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Introduction

Les seize textes ici réunis n’étaient pas destinés à faire un livre. Ecrits au cours d’une
longue période – de 1959 à 1984 -, pour des publications assez diverses – depuis la célèbre
revue Les Temps modernes dirigée par Jean-Paul Sartre jusqu’à des bulletins militants plutôt
confidentiels -, ils ont pour seul point commun d’aborder, de front ou par la bande, la
question de l’antisémitisme dans le monde actuel. Nous les avons rassemblés autour de cinq
thèmes : en premier lieu, l’antisémitisme en général et ses variantes, ensuite les rapports
respectifs du fascisme, du catholicisme, du communisme et du sionisme à l’antisémitisme.
Ce qui nous a convaincus de l’intérêt de publier ces textes anciens et parfois circonstanciels,
c’est un double étonnement dont nous avions été frappés en les découvrant : étonnement
devant la pertinence actuelle du propos et étonnement devant la liberté de ton, l’absence
d’autocensure avec lesquelles les questions les plus « sensibles » sont traitées.

Cette pertinence actuelle ne doit pas être comprise comme si rien n’avait changé au
cours des vingt-cinq années qui nous séparent du dernier texte de Marcel Liebman sur le sujet.
Au contraire. On ne pourrait certes plus écrire tout bonnement de nos jours, comme il le
faisait en 1962, que l’antisémitisme, ayant perdu sa virulence, est « devenu sous-jacent et
constitu[e] pour l’instant un phénomène relevant de la psychologie ou de la microsociologie
plus que de la politique » [1962]. Cette distinction s’appuyait sur le constat, fait en examinant
la présence d’« un reliquat, d’un résidu solide et solidement enraciné de quelques-uns des
ingrédients majeurs » [1978] du fascisme et du nazisme dans la société contemporaine, qu’un
déplacement s’était effectué : le Juif avait cessé d’être la « cible principale » du racisme, ce
rôle étant désormais dévolu à un autre, « le travailleur immigré, l'étranger, l'Europaria »
[1980]. Il pouvait même aller plus loin et affirmer que dans le clivage imaginaire de
l’humanité auquel procède tout racisme, le Juif se retrouvait pour l’instant du côté du
manche : « l'affrontement fondamental sur le terrain du racisme, opposant maintenant
l'homme blanc à l'homme de couleur, le Juif fait automatiquement partie, pour reprendre la
terminologie de la sociologie américaine, de l'in-group par rapport à l'out-group, du groupe
dominant face au groupe dominé. Cette intégration n'est pas consciente, elle est loin d'être
complète et n'empêche pas tous les heurts, mais elle n'en est pas moins réelle » [1962]. Thèse
évidemment largement confirmée ensuite par le discours et les succès de l’extrême droite
xénophobe au cours des années 1980 et 1990 et qui reste toujours vraie aujourd’hui à l’échelle
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de la société dans son ensemble. Il n’en demeure pas moins que, comme Marcel Liebman en
avait d’ailleurs fait l’hypothèse, l’antisémitisme représente désormais à nouveau un
phénomène collectif (« relevant de la macrosociologie » si l’on veut le parodier), qu’il a
retrouvé une bonne partie de sa virulence et qu’il a même commencé à se manifester dans le
champ politique. De même aujourd’hui, il serait impensable de se limiter aux fascisme,
catholicisme, communisme et sionisme lorsqu’on envisage les grandes matrices où s’engendre
l’antisémitisme et de ne pas y joindre l’islamisme.

La pertinence des textes de Liebman relève avant tout de la méthode sous-tendant son
approche : l’antisémitisme n’est pas un phénomène métaphysique, une malédiction éternelle,
ni même une constante transhistorique mais, dans sa nature comme dans ses modalités, il
représente un fait social, produit de l’histoire et même de plusieurs histoires (parmi lesquelles
celle des communautés juives qui ne sont pas les objets passifs d’une histoire faite par
d’autres). Ce problème de méthode débouche immédiatement sur un enjeu politique : la
croyance au caractère permanent, éternel et donc insurmontable de l’hostilité aux Juifs
représente le socle commun aux antisémites et aux sionistes, la seule différence entre eux
étant que les premiers considèrent les Juifs comme responsables de l’animosité qui les frappe
à juste titre alors que les seconds se proposent de les soustraire aux mauvais traitements qu’ils
subissent injustement. Mais antisémites et sionistes partagent néanmoins l’idée que
« l’élément juif est inassimilable : constituant dans les nations où il s’est introduit un corps
étranger, il doit en être isolé et si possible évacué » [1970].1
La contextualisation social-historique de l’antisémitisme est donc absolument indispensable si
l’on veut le comprendre et le combattre. L’usage d’un terme unique (« antisémitisme »),
apparu au XIXe siècle dans un contexte précis, pour désigner toutes les formes d’hostilité aux
Juifs qui se sont manifestées dans l’histoire, est déjà générateur d’une grande confusion et du
risque de toutes les assimiler à la forme raciste essentialiste pour laquelle ce terme avait
d’abord été forgé. C’est pourquoi, en 1979, Maxime Rodinson avait proposé de remplacer le
concept d’antisémitisme par celui de judéophobie, dont il ne représenterait qu’une variante :
« le terme d’antisémitisme s’est perpétué, charriant une masse de confusions tout le long d’un
bon siècle. Il vaudrait mieux, dans la plupart des cas, pour éviter ces confusions, parler de
judéophobie et, dans le cas du racisme des XIXe-XXe siècles, de judéophobie pratique cadrée
dans un antisémitisme théorique. En fait cette judéophobie élargie au niveau d’une pseudo-
1
La position des antisémites est d’ailleurs plus logique : si un grand nombre de peuples, différant à plein
d’égards, ont eu pour seul point commun ou presque de haïr les Juifs, ce doit être dans le comportement attribué
à ceux-ci qu’il faut rechercher l’explication de cette hostilité.
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théorie était une des innombrables formes (particulièrement élaborée et supérieurement


néfaste) d’un ethnisme essentialiste de type agressif… Les situations où furent placés les
Juifs, les relations idéologiques du judaïsme avec les religions qui en dérivaient, les fonctions
particulières dans lesquelles les Juifs furent amenés à se spécialiser conditionnèrent donc,
dans beaucoup de cas, des sentiments et des conduites d’hostilité à leur égard. Ce ne sont pas
des avatars d’une hostilité universelle causée par leur essence bonne ou mauvaise, ni des
manifestations de la volonté d’un être suprême, ni une situation métaphysique. Il n’y a pas
d’antisémitisme éternel, toujours présent et prêt à chaque instant à accabler sa victime, mais
des judéophobies de formes diverses, dont les seuls éléments communs sont l’existence d’un
groupe juif et les quelques caractéristiques constantes qu’il a maintenues. »2
Même s’il ne l’a pas explicitement thématisée3, la nécessité de distinguer
l’antisémitisme d’autres variantes d’hostilité aux Juifs ou au judaïsme était partagée par
Liebman, par exemple lorsqu’il parlait de « la dominante antijudaïque du marxisme (qu'il ne
faut naturellement pas confondre avec une tendance antisémite) » [1960]. Mais il ne s’agit
évidemment pas d’abord de trouver le bon concept. Pour contextualiser l’antisémitisme, la
bonne méthode consiste à l’envisager à la fois en fonction de paramètres objectifs, qu’il
développe longuement dans la première étude de ce recueil (la rapide ascension sociale des
Juifs au cours des années 1950 et 1960, avec pour corollaire une intégration à la société
bourgeoise qui s’accompagne de « l'effritement de traditions et de coutumes juives, de la
perte d'une authenticité de civilisation ou de culture et, d'autre part, [d’un] conservatisme
politique et social [croissant] » [1962], mais aussi de paramètres subjectifs. Lesquels ? On
entend souvent dire « l’antisémitisme est l’affaire des non-Juifs et non des Juifs ». Il y a là une
petite part de vérité, au sens où la cause immédiate de l’antisémitisme, c’est le « Juif » inventé
ou imaginé par l’antisémite et non le « Juif » imaginé par les Juifs eux-mêmes. Mais, corrige
aussitôt Liebman, « la perception de la condition juive du côté juif, avec ce que cette
perception peut avoir de subjectif et de rationalisation » ([1962] est coconstitutive des
2
Maxime Rodinson, « Antisémitisme éternel ou judéophobies multiples ? », in Peuple juif ou problème juif ?,
Paris, Maspero, 1981, p. 270-71 & 285. La distinction entre antisémitisme et judéophobie a été plus récemment
au centre des écrits de Pierre-André Taguieff (La Nouvelle judéophobie, Prêcheurs de haine : Traversée de la
judéophobie planétaire, La Judéophobie des Modernes : des Lumières au Djihad mondial). Pour des raisons
politiques évidentes, Taguieff cache le fait qu’il a emprunté cette distinction à M. Rodinson. Celui-ci s’en servait
comme d’un outil d’analyse et de critique historique permettant d’échapper aux représentations idéologiques. Au
contraire, le graphomane Taguieff, dans les interminables pamphlets auxquels il donne l’apparence de travaux
académiques, a construit la catégorie de « nouvelle judéophobie » comme un concept fourre-tout permettant
d’amalgamer aux véritables manifestations de haine des Juifs toutes les formes d’opposition radicale à l’Etat
d’Israël et au sionisme.
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En distinguant entre antisémitisme de droite et « antisémitisme » de gauche, il notait « Il faudrait ici pallier une
carence terminologique qui conduit aux pires errements. Le recours que nous avons aux guillemets n'est qu'une
ressource, faute de mieux » [1959a].
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représentations antisémites dans un temps et dans un lieu donnés. En outre, cette perception
est loin de refléter seulement les « données objectives » du moment. On est en présence d’un
double phénomène d’Ungleichzeitlichkeit (Ernst Bloch), de non–contemporanéité des
représentations. D’une part, la perception de la condition juive actuelle est marquée par la
mémoire, avant tout celle du génocide nazi, et cette « mémoire est un long sanglot ». D’où,
notamment l’hypersensibilité à la moindre manifestation d’animosité ou à l’expression des
préjugés les plus banals. C’est d’ailleurs pourquoi, ajoute M Liebman, à travers l’ascension
sociale des communautés juives, le « besoin social d'intégration, avec ses résultantes : les
besoins d'identification et de conformisme » n’a pas fait disparaître « la ‘‘susceptibilité juive’’
si prompte à découvrir les relents les moins avoués et, de temps en temps, les plus douteux
d'antisémitisme » [1962]. Mais, inversement, leur « mémoire est modelée par la condition
juive actuelle ». Il suffit de penser à l’immense phénomène d’occultation de leur passé
communiste (ou de celui de leur famille) qu’on trouve chez tant de Juifs.

Marcel Liebman s’est révélé non pas actuel, mais prophétique sur un point décisif : en jugeant
que le « sionisme » au sens le plus simpliste du mot – le fait de considérer l’adhésion et la
solidarité inconditionnelles à la cause de l’Etat d’Israël comme le facteur déterminant de
l’identité juive actuelle – représentait le principal vecteur d’une possible renaissance de
l’antisémitisme. Nous citerons longuement les dernières lignes de son étude essentielle
« Anatomie du sionisme » car il s’agit d’un passage encore bien plus significatif aujourd’hui
qu’à l’époque où elles furent écrites :
« Ce n’est plus tellement l’antisémite qui fait le Juif, c’est le ‘‘pro-israélisme’’ comme
phénomène relativement unificateur d’une ‘‘communauté’’ au sein de laquelle les processus
de différenciation sociale et d’intégration culturelle progressent rapidement. Il n’y a plus à
proprement parler de culture juive dans les communautés juives du monde. Ce qui tient lieu à
celles-ci de ciment, c’est le regroupement autour du réseau multiforme des organisations
sionistes et pro-israéliennes. Ces dernières jouent ici un rôle perturbateur en provoquant
l’intrusion de facteurs extérieurs qui entravent l’action de processus sociologiques naturels...
Israël se présente non seulement comme l’appareil étatique de ses propres citoyens, mais
également comme le représentant des Juifs dans le monde dont il requiert plus que la
sympathie : une véritable et inconditionnelle allégeance. Car le lien entretenu entre Israël et
les Juifs du monde ne doit pas seulement être de nature culturelle ou sentimentale. Il est
nettement et étroitement politique, les communautés juives étant considérées, aux États-Unis
et en Europe occidentale surtout, comme des relais actifs et obligés de la politique d’Israël,
de sa diplomatie et de ses finances. …En systématisant les liens politiques entre citoyens
d’origine juive et un État dont les intérêts peuvent d’ailleurs se trouver en conflit avec ceux
de tel ou tel pays où les Juifs sont établis, le sionisme tend à accréditer une thèse classique du
mouvement antisémite. Ce dernier a toujours voulu voir dans les Juifs des éléments au
loyalisme suspect et dont les filiations et les allégeances étrangères interdisent tout à la fois
l’assimilation et l’accession au statut de citoyen à part entière. Entretenant le particularisme
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juif et l’allégeance envers un État dont les Juifs ne sont le plus souvent que des visiteurs et
des bailleurs de fonds, le sionisme s’emploie ainsi à bloquer le mouvement qui porte les
communautés juives à s’intégrer harmonieusement dans les ensembles nationaux ou
plurinationaux dont ils font partie. Qu’une telle politique offre aux antisémites des armes qui
pourraient, lorsque les circonstances s’y prêteront, sortir de l’arsenal où on les stocke, ne fait
pas de doute. Qu’elle puisse, à la longue et en définitive, s’avérer des plus dangereuses pour
la survie des communautés juives dans le monde ne paraît pas moins évident. C’est ainsi que
le sionisme dont les Arabes de Palestine et d’ailleurs – niés, chassés et spoliés – ont été les
principales victimes pourrait un jour se retourner contre ceux-là mêmes dont il prétend
assurer la protection et l’épanouissement » [1973].

A l’époque il ne s’agissait que d’une virtualité. Les gouvernements et les opinions publiques
des pays occidentaux épousaient très largement le point de vue de l’Etat d’Israël et
manifestaient une profonde indifférence envers le sort des Palestiniens. Le problème de la
« double allégeance » n’était donc pas susceptible d’engendrer des tensions entre les
communautés juives et leur environnement. Mais Liebman voyait plus loin et anticipait
notamment le fait « qu'à la faveur d'un retournement dans l'opinion publique, l'israélophilie
actuelle peut disparaître (d'autant qu'elle n'a pas de fondement sérieux) et faire place alors à
une hostilité qui, à défaut de prendre pour cible l’État hébreu lui-même, s'en prendra aux
communautés juives qui y sont inconditionnellement attachées. Cette hypothèse est lourde
d'un péril qu'il faut à tout prix combattre : celui d'une renaissance de l'antisémitisme » [1970]

Désormais, en 2009, nous y sommes : le retournement de l’opinion publique quant à


l’appréciation du conflit israélo-palestinien est déjà largement accompli et l’antisémitisme est
ressuscité. Reconnaître le lien entre ces deux faits, revient à reconnaître que l'exacerbation de
l'antisémitisme dans le monde aujourd'hui est d'abord et avant tout un effet de la politique
d'Israël envers les Palestiniens (et non l'expression d'une "haine éternelle" des Juifs ou d'un
« retour du refoulé » antisémite après 60 ans de censure). L’objection quelquefois entendue
suivant laquelle la politique d’Israël d’il y trente ou quarante ans n’était pas foncièrement
différente de ce qu’elle est aujourd’hui, sans pour autant que l’on assiste alors à un
déferlement d’antisémitisme, n’est pas recevable car c’est précisément la perpétuation de
cette politique sur une longue période qui la rend de plus en plus intolérable et c’est le
maintien, voire le renforcement, envers et contre tout, d’une solidarité inconditionnelle envers
la politique de l’Etat d’Israël de la part de l’establishment des communautés juives dans le
monde qui mettent celles-ci de plus en plus en porte-à-faux par rapport à l’évolution des
opinions publiques.
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La principale riposte à cette situation du côté israélien ou juif consiste à incriminer


l’antisémitisme sous-jacent derrière toute critique ou opposition aux agissements de l’Etat
d’Israël. Comme le disait Liebman, il s’agit « d’une forme de chantage moral et intellectuel
par lequel on voudrait empêcher tous ceux qui condamnent la haine antijuive, criminelle et
imbécile, d’ouvrir le dossier israélo-arabe et de l'examiner avec un minimum d'objectivité »
[1970]. Le caractère insupportable du chantage à l'accusation d'antisémitisme utilisé contre
les opposants et les critiques d'Israël, les antisionistes, les chercheurs qui soulèvent des
réalités déplaisantes, des humoristes, etc., etc., etc., est ressenti par de plus en plus de gens, y
compris ceux qui se taisent ou s’autocensurent par crainte d’en être l’objet. Plus la politique
israélienne perd de sa légitimité aux yeux de l'opinion publique européenne (et, à un bien
moindre degré, états-unienne), plus l'usage de cette arme devient frénétique, avec pour effet
évident de renforcer par réaction le véritable antisémitisme.

Il a certes sans doute toujours été vrai, comme le constatait Liebman, « que la haine des Juifs
puisse conduire à celle d'Israël » [1970] en citant les exemples de l’extrême-droite allemande
et des nationaux-communiste polonais, mais ce phénomène est resté pendant longtemps
marginal. Aujourd’hui, en revanche, il est devenu tout à fait évident que ce n'est pas parce que
les partisans de la politique israélienne accusent d'antisémitisme à peu près tous les gens dont
les positions leur déplaisent, qu'il n'existe pas parmi ceux-ci un certain nombre qui camouflent
leur antisémitisme du masque de l'antisionisme ou qui les confondent en tout cas allègrement.
Le mécanisme par lequel cette confusion s’étend et s’amplifie n’a rien de sorcier à
comprendre. Les sentiments d’hostilité à la politique israélienne et de révolte devant le sort
des Palestiniens s’exacerbent au fil du temps et s’étendent aux « complices » de celle-ci, dont
en premier lieu les défenseurs inconditionnels d’Israël au sein des communautés juives.
Assez souvent, ces « sentiments » se cristallisent et finissent par déboucher sur de
l'antisémitisme idéologique, au sens plein du mot, c’est à dire sur cette vision du monde qui
attribue aux Juifs la responsabilité de tous les maux de la terre, qui croit à l'existence d'une
domination juive occulte, qui se réfère aux protocoles des sages de Sion, etc., etc. Sur cette
base, on voit converger, voire confluer, comme cela s'est déjà produit dans le passé, des gens
venus de tous les bords de l'éventail politique, des néo-nazis, des catholiques intégristes, des
islamistes, des ultragauches, des tiers-mondistes, rassemblés par une seule chose : l’hostilité
aux Juifs. Arrivé à ce stade, dénoncer les sionistes et la sionisation ne désigne évidemment
plus rien d'autre que les Juifs en général, responsables de la crise financière, de la grippe
mexicaine et du divorce.
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Déjà en 1982, Liebman soulignait le danger de voir cette confusion idéologique entre
antisionisme et antisémitisme entrer en résonance avec les préjugés inhérents au
« primitivisme » politique d’une partie de la population d’origine immigrée :
« Il y a une dernière forme d'antijudaïsme quotidien sur laquelle il faut je crois insister... Il
s'agit de l’hostilité que, parmi les travailleurs immigrés arabes, on éprouve quelquefois à
l'égard des Juifs, C'est une constatation que nous devons faire. Elle est désagréable car on
aimerait s'imaginer que les victimes du racisme sont immunisées contre ce mal, mais c'est là
une illusion à laquelle il serait vain de s'accrocher. Ils sont, je crois, relativement nombreux,
les Arabes de chez nous, les jeunes Arabes par exemple, qui expriment de la haine envers les
Juifs en recourant à des thèmes aussi éculés que la richesse des Juifs. Interrogez les
enseignants qui ont des classes où les jeunes Marocains sont nombreux. Leurs témoignages
ne laissent pas de doute à cet égard. À ce propos, il me semble que les véritables victimes de
cette forme d'antijudaïsme, ce ne sont pas les Juifs eux-mêmes. Les couches qui expriment
ces préjugés sont à ce point démunies, isolées et dénuées d'influence que l’effet pratique de
leur attitude est pour ainsi dire nulle, en tout cas en ce qui concerne leurs cibles. Par contre,
cet antisémitisme traditionnel, importé chez nous et en provenance des sociétés dont nous
viennent les travailleurs immigrés me paraît surtout nocif pour ceux qui le véhiculent. C'est
une forme de primitivisme qui fait obstacle à leur conscientisation politique et sociale. Il va
de soi que cet antisémitisme, ou cet antijudaïsme en milieu arabe est favorisé par les
retombées du conflit israélo-arabe » [1982].

Le risque existe dès lors de voir surgir du cocktail de sentiments confus de solidarité avec les
Palestiniens et d’une révolte sociale dépolitisée encore plus confuse un discours de haine
antisémite pur et simple sous les dehors de la lutte contre un « sionisme » globalisé et
diabolisé. L’aventure nauséabonde de la « liste antisioniste » présentée par Alain Soral et
Dieudonné aux élections européennes de 2009 en offrait un petit échantillon.
La solidarité avec les Palestiniens ou l’empathie légitime envers la révolte des victimes du
racisme et des discriminations ethniques n’impliquent à aucun moment de partager ou de
cautionner une quelconque forme d’antisémitisme, pas plus d’ailleurs que toute autre forme
d’idéologie réactionnaire.4 Celles-ci doivent toujours être combattues, où qu’elles se
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L’opposition à Israël et le soutien aux Palestiniens exprimés par Marcel Liebman ont toujours reposé sur des
critères politiques transparents, sans complaisance idéologique : « il est nécessaire de parler un langage clair :
tout ce qui rappelle de près ou de loin la ‘‘guerre sainte’’ et quel que soit le sens que l'on donne à cette notion, il
est impossible de ne pas en dénoncer la nocivité. Pour nous, la cause des peuples arabes, et tout
particulièrement celle des Palestiniens, n'est pas de nature religieuse et si c'est autour de la défense de l'Islam
que se groupent les adversaires du sionisme et de l'Etat d'Israël, ils peuvent, comme certains d'entre eux le font,
s'adresser aux musulmans du monde, à la rigueur aux croyants des cinq continents, mais l'audience qu'ils
trouveront dans les milieux anti-impérialistes ne s'en trouvera pas renforcée. Et il ne s'agit pas seulement de
‘‘guerre sainte’’, mais de tout discours ou de tout raisonnement relevant de la même démarche. ... Il est plus
inquiétant de constater que le président Nasser cède à la tentation de présenter Israël comme ‘‘l’ennemi de
Dieu’’. En réalité, si Israël n'était que ‘‘l'ennemi de Dieu’’, nous aurions sans doute moins d'objections à
soulever contre les structures de son Etat et les objectifs de sa politique.Il n'est pas plus réjouissant d'apprendre
que le journal cairote AI Goumhouria, qui appartient cependant au courant égyptien progressiste, affirme que
ce sont ‘‘les Juifs qui brûlent El Aqsa’’. Autant d'affirmations et autant d'expressions qui menacent de dénaturer
la signification du combat des nations arabes et surtout des Palestiniens. Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement
d'affirmations ou de discours. Ces derniers ne sont que la traduction d'une orientation politique déterminée. On
a beaucoup parlé, ces derniers temps, de la constitution d'un front islamique qui correspond d'ailleurs à une
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manifestent. Il faut combattre le discours sioniste d'abord parce qu'il cherche à justifier
l'oppression des Palestiniens et le bellicisme d'Israël et ensuite parce qu'il cherche à exercer
une forme de terreur intellectuelle au moyen de l'accusation mensongère d'antisémitisme
adressée à ses opposants. Il faut combattre le discours antisémite parce qu'il engendre la
haine, l'intolérance, la persécution et parce qu'il détourne les opprimés de la lutte contre leurs
véritables adversaires, et il faut le combattre y compris lorsqu'il cherche mensongèrement à
se faire passer pour de l'antisionisme. Il faut montrer que l'hyper-antisionisme pseudo-global
présente non seulement une image caricaturale stupide et grotesque des rapports sociaux et
politiques réels mais qu’il affaiblit le soutien à la lutte de libération palestinienne, brouille
tous les repères du combat antiraciste et anticolonialiste et renforce les structures de
domination. Pour ce faire, il faut, comme l’a fait Marcel Liebman à l’époque, démystifier le
mot « sioniste », dissiper l'aura diabolique dont on l'entoure, le réduire à un simple terme de
désignation (sans pour autant renoncer à critiquer le sionisme en tant que fondement
idéologique du colonialisme israélien) et, évidemment, marteler aussi souvent que nécessaire
la distinction juif/sioniste (même si c'est lassant). Bien sûr, ce n'a rien d’évident en un temps
où sévissent de « terribles simplificateurs ».

Dans sa critique du racisme dans lequel peuvent tomber les victimes du racisme, Liebman
fait preuve de la même remarquable liberté de ton, affranchie de tous les tabous, qui était
celle avec laquelle il évoquait la responsabilité d’Israël et de l’establishment des
communautés juives dans la résurrection de l’antisémitisme. Dans l’un et l’autre cas, il
jugeait que la première vertu politique consiste à « dire ce qui est », sans souci de froisser le
cant des uns ou des autres. Gageons que s’il était encore parmi nous, dans ce monde où le
poids des diverses polices de la pensée s’est décuplé, il se verrait quotidiennement traiter à la
fois d’antisémite pervers et d’islamophobe sournois ! Perpétuer cette liberté, sans crainte ni
tabou, c’est le devoir de chacun d’entre nous.

vieille idée du roi Fayçal. Sur ce point-ci aussi, il faut être clair. De deux choses l'une : ou bien la lutte contre le
sionisme et l'Etat d'Israël est présentée comme un aspect de la résistance offerte par les peuples à l'oppression et
à l'impérialisme. Ou bien, c'est une croisade qui concerne les musulmans ou les croyants. En ce qui nous
concerne, nous rejetons la seconde hypothèse » (« Vers le Djihad ? », Mai, n° 7, octobre-novembre 1969)..
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Sources des textes

1. [1959a] « Antisémitisme de droite et ‘‘Antisémitisme’’ de gauche », Menorah, n° 1,


janvier-février 1959
2. [1959b] « Le Vatican et les Juifs », Menorah, n° 2, mars-avril 1959
3. [1960] « Compte-rendu : F. Fejtö : Les juifs et l’antisémitisme dans les pays
communistes », Menorah, n° 2, 1960
4. [1962] « Les variations de la notion d’antisémitisme comme reflet de la condition
juive », Les Temps modernes, n° 194, juillet 1962
5. [1964a] « Le Vatican et la persécution antisémite moderne. A propos du ‘‘Vicaire’’ »,
Carrefours de la paix, n° 7 et 8, novembre 1963 – février 1964
6. [1964b] « L’antisémitisme en URSS : innovation khrouchtchévienne ou relent
stalinien ? », La Gauche, n° 14, 3-04-1964
7. [1970] « Antisémitisme et antisionisme », Mai, n° 10, février 1970
8. [1973] « Anatomie du sionisme », La Revue nouvelle, n° 4, avril 1973
9. [1976] « Bruxelles II : le Concile juif » [à propos de la Deuxième conférence
mondiale des communautés pour les Juifs d’URSS], Hebdo 76, 25-02-1976
10. [1978] « Une espèce de fascisme très ordinaire », Les Cahiers du Libre Examen,
novembre 1978
11. [1980] « Du racisme au fascisme ordinaire », La Revue nouvelle, n° 11, novembre
1980
12. [1981a] « Fascisme d’hier et d’aujourd’hui. Des tueurs aux honnêtes gens », Points
critiques, n° 6, janvier 1981
13. [1981b] « Israël, ‘‘Terre d’asile’’ ou dépotoir ? », La Revue nouvelle, n° 1, janvier
1981
14. [1982] « L'antisémitisme aujourd'hui », in Assises contre le racisme, 1982
15. [1983] « Un Juif de situation », La Revue nouvelle, n° 10, octobre 1983
16. [1984] « Fascisme d’hier, périls d’aujourd’hui », MRAX Information, n° 34, avril 1984

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