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Revue d'histoire et de

philosophie religieuses

Paul et la rhétorique. Regard sur l’histoire et les enjeux d’un


débat
Christian Grappe

Résumé
L’approche rhétorique des épîtres de Paul, remise au goût du jour par H. D. Betz en 1975, renoue en fait avec une
pratique illustrée dans les premiers temps de la Réforme notamment par Melanchthon et Calvin. Elle a alors contribué à
mettre en valeur la dynamique de la Parole et à battre en brèche l’exégèse scolastique. Mais elle trouve ses racines, par
delà certains théologiens médiévaux qui étaient partis en quête de l’intention de l’auteur, chez Augustin et Jean
Chrysostome. Bien comprise, elle permet de mieux se mettre à l’écoute des diverses voix qui se font entendre au sein du
canon et de s’affranchir d’une lecture fondamentaliste des textes.

Abstract
The rhetorical approach of the Pauline epistles, reintroduced by H. D. Betz in 1975, in fact revives a practice in use during
the first decades of the Reformation, especially by Melanchthon and Calvin. At that time, it helped to bring to light the
dynamic of the Word and to breach scholastic exegesis. Apart from certain medieval theologians who searched for the
intention of the authors, its roots can be found in the works of Augustine and Chrysostom. This approach allows to listen
more carefully to the several voices of the canon and to free oneself from a fundamentalist reading of the texts.

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Grappe Christian. Paul et la rhétorique. Regard sur l’histoire et les enjeux d’un débat. In: Revue d'histoire et de
philosophie religieuses, 89e année n°4, Octobre-Décembre 2009. Octobre-Décembre 2009. pp. 511-530 ;

doi : https://doi.org/10.3406/rhpr.2009.5844

https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_2009_num_89_4_5844

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CH. GRAPPE, PAUL ET LA RHÉTORIQUE. HISTOIRE ET ENJEUX D’UN DÉBAT 511

PAUL ET LA RHÉTORIQUE
Regard sur l’histoire et les enjeux d’un débat

Christian Grappe
Faculté de Théologie Protestante – Université de Strasbourg
9 place de l’Université – F-67084 Strasbourg Cedex

Résumé : L’approche rhétorique des épîtres de Paul, remise au goût du jour


par H. D. Betz en 1975, renoue en fait avec une pratique illustrée dans les
premiers temps de la Réforme notamment par Melanchthon et Calvin. Elle a
alors contribué à mettre en valeur la dynamique de la Parole et à battre en
brèche l’exégèse scolastique. Mais elle trouve ses racines, par delà certains
théologiens médiévaux qui étaient partis en quête de l’intention de l’auteur,
chez Augustin et Jean Chrysostome. Bien comprise, elle permet de mieux se
mettre à l’écoute des diverses voix qui se font entendre au sein du canon et
de s’affranchir d’une lecture fondamentaliste des textes.
Abstract : The rhetorical approach of the Pauline epistles, reintroduced by
H. D. Betz in 1975, in fact revives a practice in use during the first decades of
the Reformation, especially by Melanchthon and Calvin. At that time, it helped
to bring to light the dynamic of the Word and to breach scholastic exegesis.
Apart from certain medieval theologians who searched for the intention of
the authors, its roots can be found in the works of Augustine and Chrysostom.
This approach allows to listen more carefully to the several voices of the
canon and to free oneself from a fundamentalist reading of the texts.

En 1975, Hans Dieter Betz, néotestamentaire reconnu et, paral-


lèlement, remarquable spécialiste de la littérature grecque, fit souffler
un vent nouveau dans le champ des études pauliniennes. Il publia
un article 1 dans lequel il proposait que Paul se soit conformé, en
composant l’Épître aux Galates, au modèle fourni par la rhétorique
antique 2.

—————
1
Betz, 1975.
2
Notre exposé se limitera à l’étude de deux des cinq opérations-mères que distinguait
la technè rhetorikè, la dispositio, qui consistait à metre en ordre ce que l’on avait trouvé
comme preuves lors de la phase initiale de l’inventio, et l’elocutio, qui visait à l’ornement
du discours à travers le choix des mots et des figures. Nous n’envisagerons pas les deux
phases ultérieures, qui n’ont de toute façon pas de place dès lors qu’il s’agit de consigner
un discours par écrit sans envisager de le prononcer, la memoria, qui permettait de s’en
souvenir, et l’actio, qui consistait finalement à le jouer.

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Dans cette épître, rappelons-le, Paul s’en prend de manière


vigoureuse à des personnages, qu’il stigmatise comme des adver-
saires. Les Galates sont tombés sous leur coupe au point de se
détourner de l’Évangile du salut par la grâce en Christ au profit,
tempête Paul, d’un autre évangile (Galates 1,6-8). Après la saluta-
tion d’usage, l’apôtre – et c’est un cas unique dans ses lettres – ne
prend pas le temps d’insérer dans l’exorde une formule de reconnais-
sance relative aux destinataires. Il n’a en fait à leur endroit que des
griefs. Et l’absence de vœu de bénédiction en conclusion de sa
lettre confirme l’état de tension extrême qui prévaut au moment où
il la rédige. Courroucé qu’il est, Paul s’emploie, tout au long de son
épître, à défendre avec véhémence l’Évangile tel qu’il le conçoit.
Betz proposait, dans son étude pionnière de 1975, que, pour mieux
parvenir à convaincre son auditoire, il ait en fait recouru à un
discours de type judiciaire au sein d’une lettre à caractère apolo-
gétique affirmé.
En avançant une telle thèse, Betz supposait que Paul ait recouru
à l’un des trois grands genres de discours que distinguait la rhé-
torique antique 3, le genre judiciaire, destiné à plaider une cause,
qu’il s’agisse d’accuser ou de défendre, ce que l’apôtre fait tout à la
fois en stigmatisant les adversaires et en faisant l’apologie de son
Évangile.
Betz allait plus loin encore en affirmant que Paul aurait, dans son
épître, suivi, à l’intérieur du cadre épistolaire, le schéma classique
des discours antiques 4 avec successivement :
Préface épistolaire (1,1-5)
Exorde (1,6-11)
Narratio (1,12-2,14) avec thèse (1,12)
Propositio (2,15-21)
Probatio (3,1-4,31)
Exhortatio (5,1-6,10)
Postface épistolaire (6,11-18)

—————
3
Ces trois grands genres sont : le genre délibératif, classiquement dirigé vers les
membres d’une assemblée politique pour les inviter à choisir, pour le futur, entre l’utile et
le nuisible ; le genre judiciaire, prioritairement destiné aux juges d’un tribunal appelés à
se prononcer en toute justice sur une affaire passée ; le genre épidictique, orienté quant à
lui vers une assemblée donnée pour louer ou blâmer, dans le présent, un personnage, un
comportement….
4
Le schéma classique de la dispositio, formalisé notamment par Aristote, faisait se suivre :
exorde (entrée en matière) ; narratio (exposé des faits) ; confirmatio (exposé des arguments
comportant fréquemment une thèse ou propositio, dans tous les cas une argumentatio ou
probatio, et, quand cela s’avère utile, une refutatio ou altercatio) ; peroratio (épilogue). À
ces quatre parties, pouvait s’en ajouter une autre, l’egressio ou digressio, susceptible de
trouver sa place à tout moment. Plus tard, Quintillien proposa un schéma en cinq parties
en distinguant confirmatio et refutatio pour en faire deux sections distinctes.

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Depuis les études de Betz 5, la prise en compte de la rhétorique


antique dans l’interprétation des épîtres pauliniennes a pris un réel
essor. Elle donne lieu à de féconds débats, notamment à propos de
l’Épître aux Galates, mais aussi de l’Épître aux Romains. Ces débats
sont souvent vifs. De fait, dès sa publication, le commentaire de
Betz a suscité de nombreuses réactions. Certains, tout en manifestant
un réel intérêt pour son hypothèse rhétorique, ne sont pas du même
avis que lui quant au genre de l’épître et considèrent qu’elle relève
du genre délibératif dans la mesure où elle appelle les destinataires
à une décision qui va déterminer leur existence tout entière, et donc
leur avenir. Certains encore – et ce sont parfois les mêmes –
reconnaissent à leur tour que le schéma de la dispositio classique
est éclairant pour mieux saisir le mouvement et la progression de
l’argumentation au sein de l’épître, mais s’écartent de la proposition
de Betz dès lors qu’il s’agit de déterminer jusqu’où va la narratio
et où se trouve la propositio – c’est-à-dire la thèse même de
l’épître 6… Et ces débats se retrouvent dès lors qu’il est question de
l’Épître aux Romains ou d’autres écrits encore 7.

Mais ce dont Betz n’était pas forcément conscient, pas plus


d’ailleurs que nombre de ceux qui s’engouffrent dans la brèche qu’il
a ouverte, c’est que, en proposant une telle hypothèse, il renouait
en fait avec une ancienne tradition exégétique, illustrée à la Réforme
par différents auteurs, au premier rang desquels Philipp Melanchthon 8.
Melanchthon, qui fut, au côté de Luther, l’un des initiateurs de
la Réforme au sein du Saint Empire romain germanique, avait,
dès 1519, proposé une approche tout à fait originale de l’Épître aux
Romains, fondée sur une grille d’analyse rhétorique 9. Le premier
essai qu’il réalisa ainsi s’intitulait Theologica Institutio in Epistulam
Pauli ad Romanos (1519). Pendant treize années, Melanchthon allait
—————
5
Après son article pionnier, Betz a amplement développé ses vues dans un commen-
taire qui a fait date (Betz, 1979).
6
On pourra trouver un aperçu de ces débats chez Fairweather, 1994a et 1994b ;
Witherington, 1998, p. 25-35 ; Rastouin, 2003, p. 9-15 ; Lémonon, 2008, p. 40-45 ;
Classen, 2009, p. 146-153.
7
On relèvera à cet égard l’importance des contributions de Kennedy, 1984, et de Classen,
2000, et on pourra consulter notamment les approches générales de Witheringhton, 2009
et de Classen, 2009. Sur Romains, les travaux qui nous apparaissent les plus fructueux sont
ceux d’Aletti, 1990, 1991 et 1998, parce que, en accordant la priorité à la délimitation des
propositiones, il se montre très souple dans l’application du schéma de la dispositio aux
différentes unités argumentatives qu’il met en évidence, mais on trouvera des approches
plus englobantes chez Wuellner, 1976, Siegert, 1985, Vouga, 1988 ou encore Jewett, 2007,
p. VII-X.
8
Voir pourtant l’importante mise au point de Classen, 1993, reprise et amplifiée dans
Classen, 2000, p. 1-28, et aussi Plummer, 2002.
9
Sur cette approche, on pourra consulter notamment, Classen, 2000, p. 144-160 ; Plummer,
2002 ; Grappe, 2008, où sont développés plus amplement certains points qui sont repris ici.

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revenir sans cesse à cette épître. Il proposa successivement des


annotations en marge des éditions latine et grecque de l’épître
(Artificium epistulae Pauli ad Romanos a Philippo Melanchthone,
1520 ; Annotationes Phil. Melanchthonis in Epistolas Pauli ad
Romanos et ad Corinthios, Norimbergae (Nürnberg), Joh. Stuchs,
1522), une approche plus spécialement déterminée par la prise en
compte de sa dynamique argumentative (Dispositio orationis in
Epistula Pauli ad Romanos, 1529) et enfin un commentaire en 1532
(Commentarii in Epistulam Pauli ad Romanos).
Au cours de son cheminement en compagnie de l’Épître aux
Romains, on voit Melanchthon évoluer et, de son point de vue, pro-
gresser, puisque, au moment de la publication de son commentaire,
il a renié, à l’exception de l’ouvrage qu’il avait réservé à la dis-
positio de l’épître, l’ensemble des écrits qu’il lui avait antérieure-
ment consacrés. Ces écrits nous ont été heureusement conservés si
bien que nous pouvons voir aujourd’hui encore Melanchthon évoluer
dans sa lecture, assurément plus souple au départ qu’à l’arrivée, et
parfois aussi d’une hardiesse qui lui confère une extrême modernité.
La prise en compte de cette évolution et de certaines observations
ponctuelles de Melanchthon, qu’elles se situent dans des œuvres
qu’il a reniées ou non, nous semble s’avérer intéressante à plus
d’un titre en fonction de notre sujet.
Melanchthon était, il faut s’en souvenir et nous aurons l’occasion
d’y revenir, un spécialiste de rhétorique.
Une première évolution, la plus visible sans doute, apparaît dans
sa lecture dès lors qu’il s’agit de déterminer le genre du discours.
Après l’avoir assigné à l’un des trois grands genres que distinguait
la rhétorique antique, le genre judiciaire 10, celui-là même que Betz
reconnaît à l’arrière-plan de l’Épître aux Galates, il le range dans une
catégorie spécifique, qu’il crée à cet effet, le genre didactique 11. Il
veut marquer ainsi que « Paul propose un traité complet, satis-
faisant aux exigences de la méthode scientifique, sur son thème,
[un traité] dans lequel chaque énoncé a sa place et son rang et où
l’on ne peut arracher une phrase isolée à son contexte pour la
monnayer isolément » 12. Au terme de son cheminement, dans son
commentaire, il parle non seulement de genus didaskalikon 13, mais

—————
10
Philipp Melanchthon, Theologica Institutio in Epistulam Pauli ad Romanos (manuscrit
de 1519), p. 37, l. 22 (= Bizer, 1966, p. 97).
11
Philipp Melanchthon, Artificium epistulae Pauli ad Romanos a Philippo Melanchthone,
1520 [?]), f. 2 (= Bizer, 1966, p. 20, l. 17).
12
Bizer, 1966, p. 13.
13
Philipp Melanchthon, Commentarii in Epistulam Pauli ad Romanos, Wittenberg,
1532, 1 VII, l. 7 : genus causae didaskalikon (voir aussi Schäfer, 1965, p. 32, l. 14).

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encore de genus praedicandum 14. Ce genre est en fait pour lui non
seulement spécifique mais mixte. De fait, dans sa Dispositio
orationis in Epistula Pauli ad Romanos, il précise, à propos de
Romains 12,1, soit à la jonction entre ce que l’on a coutume
d’appeler la partie doctrinale et la partie parénétique, exhortative,
de l’œuvre :
Nous avons classé la partie précédente de l’épître dans le genre judi-
ciaire ; elle s’acquitte en effet d’enseigner. Les chapitres suivants, qui
sont comme un appendice à ce débat, relèvent du genre de la persuasion
[ou du conseil], puisqu’ils contiennent des préceptes moraux 15.
Il convient de se souvenir ici que persuader était la vocation
même du genre délibératif 16. On mesure ainsi que, en assignant
l’épître à un genre particulier adapté et destiné à l’enseignement et à
la prédication, Melanchthon prend en compte le fait que ses diverses
parties n’ont pas forcément la même vocation, tout en se montrant
sensible à la tension entre genre judiciaire et genre délibératif qui
agite, nous l’avons vu, les débats contemporains.
Il montre par ailleurs, quand il utilise l’expression genus prae-
dicandum dans son commentaire, combien la prédication évangélique
lui apparaît spécifique au regard de la littérature classique, du fait
même de la radicale nouveauté de l’Évangile qui proclame la
justification gracieuse, par la foi 17. Il écrit ainsi, en commentant
Romains 3,21 :
Maintenant seulement, il [Paul] est parvenu à la thèse principale, qui
est l’objet de toute son épître. Comme l’architecte a toute la forme de
l’édifice enclose dans son esprit et voit comment toutes les parties
s’accordent, ainsi il importe que, quand nous lisons des débats lourds
d’enjeu, nous embrassions de notre esprit la série de toutes les thèses
(propositio) et les arguments. Et il est nécessaire de se souvenir en
premier lieu de l’objet du débat (status), qui renferme toute l’affaire
(negotii summam), à laquelle tous les arguments sont référés. Et de
même que ceux qui lancent un projectile le dirigent vers une cible
donnée, ainsi la réflexion de tout notre esprit doit être dirigée vers
l’objet du débat (status) comme vers une cible. Par conséquent, dans
cette épître, c’est au premier chef ce passage (locus) qui doit être

—————
14
Philipp Melanchthon, Commentarii in Epistulam Pauli ad Romanos, Wittenberg, 1532,
A 1v, l. 23 (voir aussi Schäfer, 1965, p. 58, l. 10-11).
15
Philipp Melanchthon, Dispositio orationis in Epistula Pauli ad Romanos (1529),
f. E 5r, l. 5-9, dans l’édition wittenbergeoise de 1530 : Superiorem Epistulae partem collo-
cauimus in genere iudiciali, uersatur enim in docendo. Sequentia capita, quae sunt uelut
appendix illius disputationis, pertinent ad genum suasorium, quia continent praecepta de
moribus (voir aussi Corpus Reformatorum 15, col. 483, l. 37-41).
16
Voir déjà supra, note 3. Sur le genre délibératif et sa fonction persuasive, on pourra
se reporter à Lausberg, 1960, § 61.2.a ; 224 ; 229 ; 230.
17
Sur cette spécificité, voir encore Philipp Melanchthon, Dispositio orationis in Epistula
Pauli ad Romanos (1529), f. A 4v, l. 8-f. A 5r, l. 10 ; f. E 4v, l. 4-f. E 5r, l. 3 dans l’édition
wittembergeoise de 1530 (voir aussi Corpus Reformatorum 15, col. 445 et 482-483).

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observé. C’est là la thèse principale de toute l’affaire (haec principalis


est totius causae propositio), la définition de la justice chrétienne, à
savoir que la justice doit être crue, qu’à cause du Christ nous sommes
accueillis dans la grâce du Père, que Christ est rédempteur et propitia-
toire, qu’à cause de lui nous sommes justifiés gratuitement (gratis), sans
nos mérites, si nous croyons 18.
L’épître ne saurait donc être conçue pour lui comme « une
carrière, mais [comme] un monument harmonieux, que l’on doit
apprécier comme un tout en ses diverses parties, sous peine de ne
pas la comprendre » 19. Melanchthon ne se départira pas de cette
approche de Romains en tant qu’ensemble cohérent dont chaque
partie doit finalement être rapportée au tout, même si chaque section
n’a pas forcément la même importance à ses yeux.
Défenseur de la cohérence du discours, Melanchthon s’est en
effet intéressé aussi à son organisation, et, par conséquent, à la
dispositio de l’épître.
Là encore, sa lecture a quelque peu a évolué, mais elle a
toujours fait place à une certaine souplesse dans l’analyse 20, en ce
sens que le schéma de la dispositio classique n’est jamais appliqué
de manière massive à l’échelle de l’écrit tout entier. Melanchthon y
distingue assez rapidement quatre grandes parties dont la fonction
et le rapport au tout varient.
Ces parties englobent respectivement 1,1-5,11 ; 5,12-8,39 ;
9,1-11,33 ; 12,1-15,29.
La première est manifestement celle qui, à ses yeux, revêt le plus
d’importance. Il y discerne, dans un premier temps (1519), outre un
exorde, une narratio (1,18-3,31), une confirmatio suivie d’une
amplificatio (4,1-31) et enfin une exhortatio (5,1-11) 21. Pareille
—————
18
Philipp Melanchthon, Dispositio orationis in Epistula Pauli ad Romanos (1529),
f. B 1v, l. 2-18, dans l’édition wittenbergeoise de 1530 : Nunc demum peruenit ad prin-
cipalem propositionem quae est huius totius Epistulae status. Ut autem Architectus totam
aedificij formam in animo inclusam habet, et uidet quomodo omnes inter se partes
consentiant. Ita nos in legendis gravibus disputationibus, omnium propositionum atque
argumentorum seriem oportet animo complecti. In primis autem meminisse statum necesse
est, qui continet negotij summam, ad quem omnia argumenta tanquam ad caput referuntur
Et quemadmodum illi qui iaculantur, ad certum scopum dirigunt telum, ita omnis animi
cogitatio ad statum, uelut ad scopum dirigenda est. Proinde in hac Epistola in primis
obseruandus est hic locus. Haec principalis est totius causae propositio, haec definitio est
Christianae iustitiae, quod iustitia sit credere, quod propter Christum in gratiam patris
recipiamur, quod Christus sit redemptor et propiciatorium, quod propter eum gratis, sine
nostris meritis iustificemur, si credamus (voir aussi Corpus Reformatorum 15, col. 450,
l. 40-col. 451, l. 10).
19
Bizer, 1966, p. 13. On notera que cette formule paraphrase les propos mêmes de
Melanchthon tels qu’on les trouve consignés, par exemple, dans sa Dispositio orationis in
Epistula Pauli ad Romanos (1529), fol. B 1v, l. 2-18, dans l’édition wittenbergeoise de 1530.
20
Plummer, 2002, souligne cet aspect des choses.
21
Philipp Melanchthon, Theologica Institutio in Epistulam Pauli ad Romanos (manuscrit
de 1519), p. 38-43 (voir aussi Bizer, 1966, p. 97-98).

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progression évoque de très près le schéma classique de la


dispositio. Melanchthon renonce toutefois très vite à parler de
narratio à propos de 1,18-3,31. Il y voit, dès 1520, une section
argumentative rythmée par trois thèses ou propositiones, dont la
dernière, énoncée à partir de 3,21, constitue à ses yeux la somme
– la quintessence pourrait-on dire – et le sujet de l’épître (Artificium
epistulae Pauli ad Romanos). Dès ce moment-là, cette section
argumentative lui apparaît liée à ce qui suit puisqu’il envisage que
le développement rythmé par trois propositiones se prolonge en
fait, jusqu’en 5,11, par ce qu’il nomme désormais une confirmatio
puis une amplificatio suivie d’une exhortatio et d’un épilogue. Les
Annotationes, publiées en 1522, proposent que la cohérence du
développement puisse se concevoir à une échelle plus grande encore
puisque deux des grandes parties que nous avons distinguées se
trouvent ici considérées comme d’un seul tenant. Melanchthon écrit
ainsi :
La première partie de l’épître, les huit premiers chapitres, traite de la
grâce, de la Loi et du péché, et cela dans l’ordre le plus approprié et,
clairement, selon la méthode rhétorique 22.
Cela étant dit, la Dispositio et le Commentaire, beaucoup plus
développés que les écrits antérieurs, montrent que, pour Melanchthon,
les statuts respectifs de 1,18-5,11 et de 5,12-8,39 restent bien
distincts. Il y pose en effet que l’on a affaire, en 1,18-5,11, à une
contentio, c’est-à-dire à une dispute au cours de laquelle se succèdent
refutatio (1,18-3,20) et confirmatio (3,21-4,25), gouvernées chacune
par une propositio (1,18 et 3,21-31), dont la seconde est aussi la
principale puisqu’elle affirme positivement la thèse défendue par
Paul. Cette contentio se conclut, pour Melanchthon, par un épilogue
qui reprend la propositio principale dans une dynamique d’amplifica-
tion (5,1-11). La partie suivante (5,12-8,39) s’inscrit dans la logique
de l’exposé, mais Melanchthon la qualifie désormais de methodus
ou analysis. Il fait valoir ainsi, en reprenant une terminologie dont
il avait usé antérieurement, que l’on a affaire à une sorte de mise au
point didactique, relevant de la pédagogie et de ce genre si parti-
culier qu’il lui a paru opportun de définir pour caractériser l’épître.
C’est d’emblée dans cette perspective qu’il avait abordé cet
ensemble dont il souligne désormais la cohérence en le considérant
comme un tout.

—————
22
Philipp Melanchthon, Annotationes Phil. Melanchthonis in Epistolas Pauli ad
Romanos et ad Corinthios, Norimbergae (Nürnberg), Joh. Stuchs, 1522, fol. a IIIr selon
Classen, 2000, p. 154, n. 138 (folio A 3v, l. 2-6, dans l’édition parue à Strasbourg
[Argentorati, apud Iohannem Hervagium] en 1523) : Prior pars epistulae octo capitum
Gratiam. Legem. Peccatum. tractat. Idque aptissimo ordine et plane Rhetorica methodo.

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L’étude du tableau qui suit illustre que la cohérence des cha-


pitres 9 à 11 n’a pas tardé à s’imposer au regard de Melanchthon
alors que les chapitres 12 à 15, sur lesquels il ne s’attarde pas dans
ses premiers écrits, ont d’emblée passé à ses yeux pour un tout.

TIEPR ArtEPR AnnEPRC DispOrEPR CEPR 23


1,1-7 Adresse Adresse Adresse Adresse
1,8-17 Exorde Exorde Exorde Exorde
1,18-3,31 Narratio Argumentation « La première Contentio ou disputatio avec
rythmée par 3 partie de l’épî- successivement : refutatio
propositiones tre, les huit pre- (1,18-3,20), commandée par
(1,18 ; 2,17 ; 3,21) miers chapitres, une première propositio (1,18),
4,1-12 Argumentatio Confirmatio traite de la confirmatio (3,21-4,25), com-
grâce, de la Loi mandée par la propositio
4,13-25 Amplificatio Amplificatio et du péché, et principale (3,21-31), et
5,1-11 Exhortatio Exhortatio et cela dans l’ordre épilogue (5,1-11) qui reprend
épilogue le plus appro- la propositio avec une ampli-
prié et, claire- fication
5,12-7,13 Mise au point Mise au point ment, selon la Methodus ou Analysis :
didactique didactique sur méthode rhéto- Comparatio peccati, legis et
rique »
7,14-8,11 Exhortation et péché, Loi et gratiae
consolation grâce
8,12-39 Exhortation et Exhortation
consolation conclusive
9 De la prédesti- À qui revient la Nouvelle dis- Troisième partie :
nation et de la grâce putatio relative Nouveau débat
vocation spécifiquement
10 De la justice à la grâce
11 Exhortation
12-15 Moralia Parénèse Parénèses Quatrième partie :
morale morales Préceptes de bonnes mœurs

Il est important, nous semble-t-il, de prendre en compte à la


fois le souci de cohérence qui apparaît au fil des publications de
Melanchthon relatives à l’épître et les limites qu’il pose, de fait, à
son approche rhétorique. La distinction de grandes unités argumen-
tatives lui permet d’aller jusqu’à envisager qu’elles puissent relever

—————
23
Les abréviations correspondent aux écrits suivants : TIEPR : Theologica Institutio
in Epistulam Pauli ad Romanos (1519) ; ArtEPR : Artificium epistulae Pauli ad Romanos
a Philippo Melanchthone, 1520 [?] ; AnnEPRC : Annotationes Philippi Melanchthonis in
Epistulam Pauli ad Rhomanos unam, Et ad Corinthios duas (1522) ; DispOrEPR : Dispo-
sitio orationis in Epistula Pauli ad Romanos (1529) ; CEPR : Commentarii in Epistulam
Pauli ad Romanos (1532).

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CH. GRAPPE, PAUL ET LA RHÉTORIQUE. HISTOIRE ET ENJEUX D’UN DÉBAT 519

d’un genre différent, ce genre didactique ou prédicatif qu’il crée


pour les besoins de la cause.
Une autre particularité de l’approche de Melanchthon réside en
ce qu’il repère différentes propositiones au fil de l’épître et de ses
diverses parties. Le plan général que l’on peut dégager à la lecture
de son commentaire permet de constater qu’il distingue non seu-
lement deux propositiones au sein de la première partie (1,18 et
3,21-31), mais encore quatre dans la seconde (5,20a ; 8,1a ; 8,12 ;
8,17b) et une dans la troisième (9,6b).
Enfin, et c’est peut-être le plus important et le plus décisif,
Melanchthon en vient, en l’un ou l’autre endroit, à relativiser une
affirmation de Paul au nom de la logique du développement. Tel est
le cas à propos de Romains 2,14, verset dans lequel il est indiqué
que les païens font par nature ce que requiert la Loi. Melanchthon
affirme ici que,
comme la signification de l’Écriture doit être cherchée plutôt à partir
de la discussion dans son ensemble qu’à partir d’un verset quelconque,
ils abusent de Paul ceux qui prétendent que ce verset plaide en faveur
de la justice des pouvoirs humains. Car, dans ce cas aussi, il faut
considérer l’ordre et la logique du sermon 24.
On voit ici que la prise en compte de la dynamique et de la
cohérence de l’épître l’amène effectivement à s’inscrire en faux
face à ceux qui la considéreraient comme une carrière dont on
pourrait choisir les pierres à sa convenance et à la tenir pour un
monument harmonieux dont il convient de ne jamais perdre de vue
la logique générale et la cohérence 25, une logique et une cohérence
qui l’une et l’autre conduisent à une lecture au terme de laquelle la
justice est conférée gracieusement à tout croyant.
Il y a là un procédé d’une grande hardiesse 26. De fait, là où la
prise en compte du canon conduisait naturellement à accorder à
chaque verset une valeur intangible, Melanchthon pose, au nom de
sa lecture rhétorique, et non en vertu d’un principe théologique,
qu’une affirmation scripturaire doit être relativisée, voire se trouve
démentie par la suite de l’argumentation. La Réforme, et Luther
avant Melanchthon, ont énoncé qu’il fallait discerner un centre
(scopus) dans l’Écriture et que ce centre n’est autre que le Christ,
—————
24
Philipp Melanchthon, Annotationes Phil. Melanchthonis in Epistolas Pauli ad
Romanos et ad Corinthios, f. B 4r, l. 19-23, sur le manuscrit strasbourgeois de 1523 : cum
sententia scriptorum potius petenda sit ex tota disputatione quam ex uno aliquo uersu.
Abutuntur Paulo, qui hunc unum uersiculum pro iustitia uirium humanarum probanda
iactant. Iam et hic spectandus est ordo et ratio sermonis (f. B IVr-v, sur l’édition princeps
selon Classen, 2000, p. 156).
25
Voir supra, note 19.
26
Ce point est souligné par Classen, 2000, p. 155-156.

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520 CH. GRAPPE, PAUL ET LA RHÉTORIQUE. HISTOIRE ET ENJEUX D’UN DÉBAT

mort et ressuscité, en tant qu’instance exclusive d’un salut qui ne


peut être que reçu, par la foi. Au nom de ce principe, Luther lui-
même n’a pas hésité à relativiser la valeur de tel ou tel écrit au sein
du canon. Ainsi l’Épître de Jacques, qu’il tenait pour une épître de
paille parce qu’elle portait atteinte, à ses yeux, au principe fon-
damental de la justification par la foi, ou encore l’Apocalypse, qui
avait pour lui le tort de présenter le Christ avant tout comme juge.
Ici, la perspective herméneutique de Melanchthon est différente. Il
met en avant la logique même d’un écrit donné, et non pas un
principe d’interprétation général tiré du témoignage d’ensemble de
l’Écriture, pour relativiser une affirmation qu’il contient. On pourra
certes opposer que Melanchthon commente en fait l’écrit qui se trouve,
pour l’ensemble des Réformateurs, au cœur même de l’Écriture,
l’Épître aux Romains, qui représente une sorte de concentré de
l’Évangile tel qu’ils le défendent et le proclament. Il n’empêche
que l’argumentation de Melanchthon est d’une étonnante modernité
et qu’elle prend aujourd’hui tout son sens.

Quittons à présent Melanchthon pour aborder un autre Réfor-


mateur, dont on fête le 500e anniversaire de la naissance cette année
et qui a achevé, il y a 470 ans, à Strasbourg, un commentaire sur
l’Épître aux Romains qui a lui aussi tout son intérêt et toute son
importance dans la perspective qui est ici la nôtre.
Calvin se reconnaît à la fois redevable de Melanchthon et de
Bucer, qui l’avait convaincu de venir à Strasbourg. Il n’est cependant
aucunement inféodé à eux, et va mettre en avant, quant à lui, dans
sa propre exégèse, la quête de l’intention de l’auteur. On constatera
d’emblée que cette intention de l’auteur n’est somme toute pas si
éloignée de « l’ordre et [de] la logique du sermon », à laquelle il se
montre également attentif 27. Outre sur cette intention de l’auteur,
Calvin insiste de manière récurrente – et cela revient au même – sur
ce que Paul enseigne, montre, prouve et plus encore sur ce qu’il a
voulu dire, établir, montrer, signifier… 28 Ce faisant, il s’appuie,
comme Melanchthon, sur la rhétorique dans sa lecture de l’épître,
mais il s’applique prioritairement, pour sa part, à « identifi[er] le
geste rhétorique de Paul » 29.

—————
27
Calvin se recommande ainsi, dans son exégèse de Romains 3,20, de la logique, du
« fil du propos (filium disputationi [67,15]) ». Un peu plus loin, dans son interprétation
de 3,21, il se prévaut de « la déduction du texte (ex contextu planum [68,25]) ».
28
Ce point sera, comme tout notre développement relatif à Calvin, plus amplement
développé dans notre contribution « Le commentaire de Calvin sur l’Épître aux Romains »,
à paraître dans les actes du colloque « Quand Strasbourg accueillait Calvin. 1538-1541 ».
29
Girardin, 1979, p. 299.

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CH. GRAPPE, PAUL ET LA RHÉTORIQUE. HISTOIRE ET ENJEUX D’UN DÉBAT 521

Calvin est ainsi attentif à la progression du discours, qu’il


découpe en des unités qui lui paraissent constituer autant d’entités
où il en va du sens, mais aussi aux figures de mots, de pensée…
dont use Paul, selon lui à dessein.
Deux passages nous serviront ici d’illustration. Le premier est
tiré de l’explication qu’il propose de Romains 10,6-7 :
Ne di point en ton cœur, Qui montera au ciel ? etc. Moyse nomme le
Ciel et la Mer, comme les lieux les plus eslongnez et de difficile accès
à l’homme : mais sainct Paul comme s’il y avoit quelque mystère
spirituel caché sous ces mots, les tire à la mort et résurrection de
Christ. Si quelqu’un veut dire que ceste interprétation est trop
contrainte et subtile, que cestuy-là sçache que l’intention de l’Apostre
n’a point esté de regarder de près à traitter comme de propos délibéré
le passage de Moyse, mais seulement de l’appliquer à la déduction de
la matière qu’il traittoit présentement. Ainsi donc, il ne récite point
mot après mot ce qui est en Moyse, mais il use d’une expolition,
(comme disent les Rhétoriciens) c’est à dire d’un agencement, par
lequel il accommode de plus près le tesmoignage de Moyse à son
propos. Moyse avoit parlé de lieux inaccessibles ; sainct Paul exprime
des lieux qui sont plus que tous autres eslongnez et cachez à nostre
veuë, et lesquels néantmoins il faut que nostre foy contemple. Si donc
nous prenons ceci comme estant dit par amplification ou expolition, on
ne pourra point dire que S. Paul ait tiré par force ou destourné mal à
propos les paroles de Moyse : mais plustost chacun confessera que
sans faire aucunement tort au sens, il a de bien bonne grâce fait une
allusion à ces mots Ciel et Mer 30.
On voit bien ici Calvin s’appuyer sur l’intention de l’apôtre,
faire valoir que ce dernier s’appuie sur une figure pour justifier sa
propre lecture du texte et rendre compte ainsi de l’argumentation de
Paul dans un passage dont l’interprétation est, en toute hypothèse,
difficile.
Le second constitue le début de son exégèse de Romains 10,16 :
16 Mais tous n’ont pas obéy. Ceci n’appartient rien à la déduction de
l’argument lequel sainct Paul a voulu faire en ceste gradation : et
pourtant en la conclusion qui s’ensuyvra tantost, il ne répétera rien qui
tombe sur ce poinct : mais il a semblé bon à S. Paul d’entrelacer aussi
ce petit mot, par une manière d’anticipation : afin que de ce qui avoit
esté dit, que la Parole précède tousjours la foy en ordre, ne plus ne
moins que la semence est devant le blé et l’herbe qui en sort de la
terre, aucun ne veinst à faire un argument réciproque, et inférer que
par tout où la Parole est, la foy aussi s’en ensuit 31.

—————
30
Traduction française de 1556 tirée de Calvin, 1855 [1556], p. 183. Le passage ainsi
traduit par Calvin se trouvait déjà dans l’édition latine de 1540. Il figure, dans Parker – Parker,
1999, à la p. 219, l. 1-15.
31
Traduction française de 1556 tirée de Calvin, 1855 [1556], p. 188. Ce passage figu-
rait lui aussi déjà dans l’édition latine de 1540 (voir Parker – Parker, 1999, p. 225, l. 31-37).

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522 CH. GRAPPE, PAUL ET LA RHÉTORIQUE. HISTOIRE ET ENJEUX D’UN DÉBAT

C’est bien du geste rhétorique de Paul que part ici Calvin qui
refuse une interprétation donnée du passage pour lui en préférer
une autre à partir de la mise en évidence de ce qui lui semble être le
mode d’argumentation de l’apôtre. Ce dernier aurait recouru en
l’occurrence à une figure de pensée, l’anticipation, qui consiste
pour l’orateur à devancer une objection qui pourrait lui être faite.
En privilégiant comme il le fait l’intention de l’auteur, Calvin
s’inscrit en fait dans un courant fort ancien, que n’ignore pas
Melanchthon lui-même et que l’on peut faire remonter, à travers
Érasme, Rodolphe Agricola (1444-1485), Georges de Trézibonde
(1395-1472 ou 1473) 32, jusqu’à des auteurs comme Thomas d’Aquin
(1227-1274), Prévostin (~1150-~1210), Honorius d’Autun (~1080-
~1157) et Anselme de Laon (1050-1117) 33. Plus en amont encore,
on peut remonter jusqu’à Augustin 34 et Jean Chrysostome qui se
situent eux-mêmes dans le sillage d’un Quintillen 35 ou de la Rhé-
torique à Herrenius, dont le rédacteur anonyme promouvait déjà à
sa manière la quête de la volonté de l’auteur 36.
Ce courant, Calvin en avait assurément connaissance.
On pourra se souvenir ici qu’il avait eu comme premier maître
Guillaume Budé, dont il s’est éloigné sur un certain nombre de
points essentiels plus tard, et que, à son contact, il avait été amené
à s’intéresser aux Pères de l’Église, dont il avait une connaissance
remarquable 37. Il tenait ainsi Augustin, à la suite de bien d’autres, pour
le « Docteur de la grâce », mais il avait trouvé en Jean Chrysostome
le modèle du vulgarisateur de la doctrine chrétienne et plus large-
ment de l’enseignement chrétien 38 en même temps que le représentant
de « son propre principe bibliciste de la Sola scriptura » 39.
Chrysostome avait reçu lui-même une éducation rhétorique des
plus sérieuse de la part d’un orateur antiochien célèbre, Libanios 40.
Il était ainsi parfaitement au fait des catégories rhétoriques an-
tiques 41. Certes, son souci premier n’est pas d’expliquer le texte
lui-même en fonction des règles de la dispositio ou de la présence
de certaines figures mais de le présenter à ses auditeurs comme un

—————
32
Sur cette filiation, Meerhoff, 2001, p. 25-38.
33
Sur ce point Spicq, 1944, p. 104 et 249.
34
Ainsi encore Spicq, 1944, p. 249.
35
Ainsi Quintillien, De insitutio oratoria 7,10,1 : quid voulerit scriptor.
36
Ainsi Rhétorique à Herennius II,IX,13 : voluntas scriptoris.
37
À ce propos, Millet, 1992, p. 168.
38
Sur ce point, Millet, 1992, p. 168-181.
39
Millet, 1992, p. 170.
40
À ce sujet, Hunter, 1989, p. 129-135 ; Fairweather, 1994a ; Mitchell, 2000.
41
Ainsi Mitchell, 2000, p. 336-339.

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CH. GRAPPE, PAUL ET LA RHÉTORIQUE. HISTOIRE ET ENJEUX D’UN DÉBAT 523

moyen de connaître la pensée et la figure de Paul 42. Il est par


ailleurs lui-même un orateur de première force dont chaque homélie
– puisque c’est dans ses homélies qu’il commente les épîtres pauli-
niennes – a son propre but (σκοπός). Il cherche également à
comprendre et expliquer pourquoi Paul a écrit chacune de ses lettres
et accorde à cet égard une importance toute particulière aux proèmes
et aux salutations finales 43. Il est ainsi en quête de ce que Paul veut
dire 44, de son but (σκοπός) 45, de ce qu’il s’emploie à montrer 46.
L’Homélie XIX sur l’Épître aux Romains nous paraît révélatrice
de ce qui, chez Chrysostome, a pu susciter l’intérêt de Calvin et
finalement l’influencer. Chrysostome commente, en ces termes,
Romains 11,11 :
Il ne nous suffit pas d’entendre ces paroles ; nous devons connaître
l’intention et le but de celui qui les prononce, savoir à quelle fin il
tend (∆εῖ δὲ ἡμᾶς οὐχ ἁπλῶς ἀκούειν τῶν λεγομένων, ἀλλὰ τὴν
γνώμην εἰδέναι καὶ τὸν σκοπὸν τοῦ λέγοντος) : ce que je demande
toujours de votre charité. Si, en effet, nous étudions ce texte dans cet
esprit, nous verrons qu’il ne renferme aucune difficulté. Or, le but que
Paul se propose maintenant (τὸ γὰρ σπουδαζόμενον αὐτῷ νῦν), c’est
de détruire l’orgueil que ses paroles auraient pu inspirer aux gentils ; en
apprenant à être modestes, ils devaient être plus solides dans leur foi,
et les Juifs, sauvés du désespoir, venir à là grâce avec plus de confiance.
Ayant donc cette intention (σκοπόν) présente à la pensée, écoutons main-
tenant ce que renferme ce passage. Que dit donc l’apôtre ? Comment
prouve-t-il (πόθεν δείκνυσιν) que la chute n’est pas irréparable, qu’ils
ne sont point rejetés à jamais ? Il le prouve par les gentils eux-mêmes,
en disant : « Par leur péché, le salut est venu aux gentils, qui devaient
ainsi leur donner de l’émulation » 47.
Chrysostome suit ici, en partant de l’intention et du but de
l’apôtre, le geste démonstratif de Paul. Il s’intéresse à ce qu’il
prouve et cherche à prouver, tout comme Calvin le fera dans son
propre commentaire.
Dans son Homélie V,4, il argumente même, à propos de
Romains 2,11, en s’appuyant sur l’organisation de l’épître :

—————
42
Mitchell, 2000, p. 339.
43
Mitchell, 2000, p. 340.
44
Ainsi Jean Chrysostome, Homélies sur l’Épître aux Romains II,3 ; [V, 4] ;
Commentaire sur l’Épître aux Galates I,11 ; II,6.
45
Ainsi Jean Chrysostome, Homélies sur l’Épître aux Romains XIII,1 (τὸν ἀποστολικὸν
σκοπόν) ; XIX,2 ; Commentaire sur l’Épître aux Galates I,2.10.
46
Jean Chrysostome, Homélies sur l’Épître aux Romains XVIII,4 (δεῖξαι ἐσπούδαζεν) ;
[XIX,2] ; Commentaire sur l’Épître aux Galates II,1.6.
47
Jean Chrysostome, Homélies sur l’Épître aux Romains XIX,2 (traduction empruntée
à Jeannin, 1864, p. 347).

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524 CH. GRAPPE, PAUL ET LA RHÉTORIQUE. HISTOIRE ET ENJEUX D’UN DÉBAT

Voici la preuve que c’était là son intention et qu’il disposait son discours
dans ce but (Καὶ ὅτι τοῦτο βούλεται, καὶ διὰ τοῦτο οὕτω συνέθηκε,
δῆλον ἐκεῖθεν) 48.
Mais c’est là un cas isolé dans ces deux œuvres. Il n’en demeure
pas moins que la méthode calvinienne semble bien pouvoir être
rapprochée de celle de Chrysostome.
Or, peu de temps avant de rédiger son commentaire sur l’Épître
aux Romains, Calvin avait précisément entrepris un projet, qui a
finalement avorté, de traduction des homélies de Chrysostome en
français 49. Ce projet éditorial pourrait avoir joué, aux yeux de Calvin,
pendant un temps au moins – et l’on peut raisonnablement penser,
avec Olivier Millet, à son second séjour bâlois qui a précédé immé-
diatement sa venue à Strasbourg 50 – le rôle d’une introduction à la
lecture de l’Écriture. Il aurait été abandonné parce que la version
française de l’Institution de la religion chrétienne, parue en 1541,
se serait finalement substituée à lui dans ce rôle à la fois pédago-
gique et didactique 51.
Il n’en demeure pas moins que, au moment même où Calvin est
proche de publier son premier grand commentaire d’un livre biblique,
le modèle de Chrysostome s’impose à lui et cela, selon toute vrai-
semblance à Bâle, « cité des éditions patristiques, et en particulier
de saint Jean Chrysostome » 52. On a insisté avec raison sur le fait
que Chrysostome a pu exercer un attrait sur Calvin aussi du fait que,
issu de l’école antiochienne, il représentait une méthode d’exégèse
attachée au sens littéral et ainsi bien différente de l’école alexandrine,
dont le principal représentant est Origène et qui promouvait quant à
elle une exégèse allégorique avec laquelle voulait rompre Calvin
pour en revenir précisément au sens littéral 53.
Chrysostome représente ainsi pour Calvin un modèle dont
l’importance ne saurait être négligée. Cela n’apparaît peut-être nulle
part plus clairement qu’au début de la préface de son commentaire
de l’Épître aux Romains, qu’il dédie à Grynée et qui est daté
du 18 octobre 1539 à Strasbourg :
Il me souvient qu’il y a trois ans, comme nous devisions privément
entre nous quelle estoit la meilleure façon d’interpréter l’Escriture,
que le moyen d’y procéder lequel vous approuviez le plus, fut aussi
—————
48
Traduction Jeannin, 1864, p. 217.
49
La préface, conservée, est reproduite dans le volume 38 du Corpus Reformatorum
(= Ioannis Calvini Opera quae supersunt omnia. Volume IX, Brunschwig, 1870), p. 831-
838.
50
Sur ce point, Millet, 1992, p. 173-174.
51
Ainsi, Millet, 1992, p. 175.
52
Millet, 1992, p. 173.
53
Ainsi, Millet, 1992, p. 170.

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CH. GRAPPE, PAUL ET LA RHÉTORIQUE. HISTOIRE ET ENJEUX D’UN DÉBAT 525

celuy qui me pleut plus que tous autres. Car nous estions tous deux de
cest avis, que la principale vertu d’un expositeur consiste en une
briefveté facile, et qui n’emporte point d’obscurité. Et de faict, comme
ainsi soit que quasi tout son office est comprins en ce seul poinct,
asçavoir de bien déclarer et descouvrir l’intention de l’autheur
(mentem scriptoris) lequel il a entreprins d’exposer, d’autant qu’il
mène les lecteurs hors d’icelle, d’autant aussi il s’eslongne de son but,
ou pour le moins extravague aucunement hors de ses limites 54.
La brièveté facile qu’il entend ici faire sienne peut s’inspirer
pour une part du modèle chrysostomien, mais il nous apparaît
possible qu’il soit aussi redevable, en partie au moins, de ce même
modèle, dans sa quête de l’intention de l’auteur, qui représente une
de ses particularités parmi les Réformateurs.

Avec Chrysostome, auquel on aurait pu ajouter Augustin, avec


Melanchthon, auquel nous avons associé Calvin, avec les travaux
contemporains de Betz, et de ceux qui s’inscrivent désormais dans
son sillage, il nous semble que nous sommes confrontés en fait à
trois époques et à trois moments clés où se joue, en lien avec la
prise en compte de la rhétorique, quelque chose de fondamental
dans l’histoire du christianisme.
C’est de cela que nous voudrions parler à présent, en abordant
les enjeux du débat. Nous remonterons cette fois des Pères à la
période actuelle en évoquant les enjeux qui, d’une période à l’autre,
se sont présentés.

Avec Chrysostome (349-407) et Augustin (354-430), nous avons


affaire à deux éminents savants, tous deux dûment formés à la rhé-
torique antique et, en paraphrasant le titre du dernier ouvrage que
Guillaume Budé a publié de son vivant, le De Transitu Hellenismi
ad Christianum, au passage de l’hellénisme au christianisme. Ces
rhétoriciens de formation et, pour Augustin, de métier ont vécu à un
moment où « un classicisme exaspéré régnait dans les traditions
scolaires » et où prévalait « le culte de l’art pour l’art » 55. Ils durent
en fait se persuader eux-mêmes de la valeur littéraire de la Bible.
Pour ce faire, beaucoup emboitèrent le pas d’Origène et de l’école
alexandrine, qui avait promu le sens allégorique de l’Écriture et fait
valoir ainsi que l’apparente inculture des auteurs bibliques et la
pauvreté de leur style constituaient en fait l’écrin dans lequel se
révèlent des vérités spirituelles inaccessibles au premier abord.
Chrysostome, nous l’avons signalé, n’a jamais succombé quant à
—————
54
Traduction française de 1556 tirée de Calvin, 1855 [1556], p. 1. Le passage ainsi traduit
par Calvin se trouvait déjà dans l’édition latine de 1540. Il figure, dans Parker – Parker,
1999, p. 3, l. 5-12.
55
Millet, 1992, p. 187.

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526 CH. GRAPPE, PAUL ET LA RHÉTORIQUE. HISTOIRE ET ENJEUX D’UN DÉBAT

lui à la fièvre allégorique, inscrit qu’il était dans l’école antiochienne


d’interprétation littérale de l’Écriture. Il a n’a pas utilisé pour autant
les schémas de la dispositio pour faire valoir combien Paul sait
argumenter et prouver, même si, dans sa propre exégèse, il a insisté
sur la logique argumentative de l’apôtre. C’est en fait surtout sur le
repérage et la mise en évidence des figures que certains, tel Jérôme,
se sont appuyés pour trouver à la Bible une qualité littéraire qui fût en
conformité avec les canons antiques 56. Sinon, et l’apport d’Augustin
est ici essentiel, on parait la Bible d’une éloquence propre, « ensei-
gnant le salut et parfaitement conçue pour émouvoir les cœurs de
ceux qui veulent se mettre à son école » 57.
On assista ensuite, au crépuscule de la culture antique, à une
véritable confiscation des catégories rhétoriques au profit du texte
biblique. C’est ainsi que Bède le Vénérable (672-735) n’hésita pas
à affirmer que la Bible l’emporte sur tout autre écrit par son style
rhétorique, après avoir effectué, dans son De schematibus et tropis
sacrae scripturae, un relevé de certaines des figures que l’on y
rencontre 58. Après cela, l’exégèse médiévale put s’organiser et s’épa-
nouir, de manière à la fois complexe et foisonnante, autour des
quatre sens de l’Écriture.
La Renaissance, avec la redécouverte de la culture et des auteurs
antiques et la montée en puissance de l’humanisme, se servit de la
rhétorique comme d’un instrument puissant pour révolutionner les
approches et les savoirs. Les Réformateurs étaient tous immergés
dans l’humanisme rhétorique qui se développait alors. Ils allaient
s’en servir à merveille pour déployer la force de la Parole, prophé-
tique et salvatrice, que représentait à leurs yeux l’Évangile qu’ils
entendaient promouvoir 59. Hommes de la Parole, ils se tournent
vers l’Écriture pour y entendre cette Parole et la faire résonner
ensuite en direction de l’auditoire le plus vaste. Ils arrachent la Bible
au cercle fermé des spécialistes qui pouvaient se mouvoir dans les
complexités des quatre sens de l’Écriture pour la mettre à la portée
du plus grand nombre. Et, dans cette perspective, la rhétorique
s’avère pour eux un instrument de choix, tant pour interpréter
l’Écriture que pour persuader leurs auditeurs que la Parole qu’elle
recèle les concerne et a vocation à les rejoindre. La rhétorique leur
permet ainsi d’aller à l’essentiel et il est frappant de constater
combien cet outil leur a donné l’occasion, sans qu’ils soient inféodés
les uns aux autres, d’explorer chacun pour son compte les Écritures
—————
56
Sur ce point, notamment, Millet, 1992, p. 188.
57
Augustin, Epistulae 55,VII,13. (cité par Millet, 1992, p. 189).
58
Millet, 1992, p. 189, met ce point en évidence.
59
À ce sujet Millet, 1999, p. 263-265.

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en se retrouvant autour de ce qu’ils tenaient pour son scopus, le


salut en Jésus-Christ par la foi et la grâce seules. Au sortir d’une
période où la culture antique avait été largement oubliée, ils ont pu,
quant à eux, utiliser pleinement l’instrument rhétorique pour faire
valoir la force de l’Évangile là où les illustres rhéteurs qu’étaient
Augustin ou Chrysostome s’étaient montrés plus prudents dès lors
qu’il s’agissait de l’employer non pour persuader mais pour pénétrer
jusqu’au cœur même de l’Écriture. Que l’on compare ainsi les
approches de Melanchthon, de Bucer, de Bullinger, de Calvin…, on
constate une indépendance, une fraîcheur en même temps qu’une
tranquille assurance pour frayer des chemins nouveaux et rendre au
texte sa pleine dimension de Parole. Cet élan va durer jusqu’en 1560
environ, suite à quoi les écrits des divers réformateurs vont être à
l’origine d’orthodoxies doctrinales qui vont se figer, se raidir et
aboutir en quelque sorte à une nouvelle scolastique là où les réfor-
mateurs avaient fait voler en éclat l’ancienne 60. On continuera de
chercher l’intention de l’auteur, mais elle le sera bien souvent
davantage dans la perspective d’un système théologique clos, d’un
héritage à défendre, qu’en faisant droit à la dynamique de la Parole.
Mais n’idéalisons pas, la tension est présente aussi chez un
Melanchthon ou un Calvin, dont l’Institution de la religion chré-
tienne constitue le cadre à la lumière duquel devaient être lus et
compris ses propres commentaires. Il n’empêche que ses commen-
taires font aussi droit à la dynamique de la Parole et gardent, à ce
titre, tout leur intérêt.
Le retour de la rhétorique dans le débat exégétique au milieu
des années 1970 correspond lui aussi à une époque charnière.
L’heure de l’œcuménisme avait sonné, surtout après le concile
Vatican II. L’atmosphère était au dialogue. Il n’était plus nécessaire
de s’arc-bouter à ses propres convictions et à ses propres certitudes.
Il devenait possible de prendre pleinement en compte que diverses
voix se font entendre dans l’Écriture et que chacune peut avoir droit
au chapitre dans une unité conçue comme plurielle. Ainsi chaque écrit
pouvait-il être, au sein du canon, écouté et envisagé pour lui-même
avec son témoignage propre et ses inflexions particulières. Les
épîtres, qui relèvent du genre du discours, ont ainsi bénéficié de
l’apport de la rhétorique, en même temps que les évangiles et les
Actes, qui sont des récits, profitaient de celui de l’analyse narrative.
La rhétorique, avec d’autres outils, a pu contribuer ainsi à rendre à
chaque écrit la parole pour faire entendre sa voix au sein d’un canon
conçu davantage comme un orchestre aux harmoniques diverses.

—————
60
Ce phénomène est fort bien mis en évidence par Millet, 1999, p. 260.

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Le retour de la rhétorique a donc correspondu une nouvelle fois


à un souffle de liberté.
Comme le pressentait déjà Melanchthon, la rhétorique permet
aussi de s’affranchir, avec des arguments qui sont à la fois solides
et convaincants, d’une lecture fondamentaliste des épîtres de Paul
qui accorderait à chaque verset une même valeur. Il peut y avoir, au
sein d’un même écrit et notamment au sein de l’Épître aux Romains,
des affirmations provisionnelles (ainsi Romains 2,13.25) qui sont
démenties par la suite, et rien mieux que la dynamique et la logique
du discours, auxquelles donne accès la rhétorique, ne permet d’en
rendre compte.
Le retour de la rhétorique correspond donc aussi à un gain de
clairvoyance dans la lecture des textes.
Il n’en demeure pas moins que les leçons du passé doivent aussi
être méditées. Ceux qui, il y a peu, ont cru inventer l’approche
rhétorique ne sont en fait que les inventeurs d’un trésor longtemps
demeuré enseveli. Certes, ils ont pu montrer que Paul, à Tarse, cité
qui a vu naître et exercer d’illustres rhéteurs, avait pu recevoir une
solide formation rhétorique. Mais Paul est aussi passé maître dans
l’art de l’argumentation rabbinique. C’est par ailleurs un épistolier
qui utilise ses connaissances rhétoriques dans le cadre très particulier
de la communication avec des communautés qu’il a fondées ou
qu’il projette de visiter. Il a donc adapté à son auditoire sa stratégie
de communication et son discours. Dans cette perspective, nombreux
sont ceux qui, parmi les nouveaux tenants de l’approche rhétorique
de Galates, de Romains ou d’autres épîtres encore auraient sans
doute intérêt à se montrer plus circonspects avant d’appliquer sans
autre le modèle de la dispositio à ces lettres envisagées dans leur
totalité. Ils gagneraient pour cela à prendre en compte que, dans
l’Antiquité, les maîtres en rhétoriques restaient très prudents en
matière de lecture rhétorique des épîtres de Paul et qu’à la Réforme,
d’éminents spécialistes de la rhétorique ont pu concevoir qu’il y ait
plusieurs mouvements, plusieurs unités argumentatives et, finalement,
plusieurs types de discours dans une même lettre de l’apôtre.

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