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1.

la composition de la lettre aux Romains 11

la source d ' instruction pour tout croyant, en vue de l'espérance (Rm 15,4). Sans
elles, l'Évangile resterait incompréhensible 10 •
Dès le début, dans la lettre aux Romains, Jésus-Christ, objet et sujet porteur
de l'Évangile, est relié au roi par excellence d ' Israël : lui qui est« issu selon la
chair de la lignée de David » (Rm 1,3). Dès le début, Pau l, « Israélite, de la
race d'Abraham, de la tribu de Benjamin » (Rm 11 ,3, cf. Ph 3,5-6; 2 Co
11 ,22), est censé expliquer les rapports entre sa foi d 'origine et l'Évangile,
«[... ]qu'il considère non pas comme une déviance, mais comme ('accomplis-
sement de la fo i d ' Israël » 11 .

1. 2 L 'authenticité et l'intégrité de la lettre aux Romains 12


L'intégrité du texte de la lettre aux Romains a été particulièrement discutée
dans les années soixante et soixante-d ix du s iècle dernier. Parmi les auteurs qui
ont soutenu le caractère composite de cette lettre, sur la base de sa complexité
argumentative et de quelques déclarations paul iniennes pouvant apparaître
contrad ictoires 13 , Junji Kinosch ita 14 a supposé que la lettre aux Romains était
la combinaison de trois lettres distinctes : une prédication concernant la mis-
sion aux païens (Rm 1, 1- 32 ; 2,6- 16; 3,2 1- 26; 5, 1- 11 ; 8, 1- 39; 12, L- 13, 14 ;

10
Voi r Antonio P1n·A, Leuera ai Romani, p. 554. La lettre aux Romains, en fa it, est
pleine de références explicites aux Écritures d'Israël. Vo ir par exemple les références aux
patriarches et aux matriarcbes d ' Israël (deux sur quatre, cf. Rt 4,1 1) : Abraham
(4, 1.2.3.9. 12.13. 16 ; 9, 7 ; 11 , I) et Sara ( 4, 19 ; 9 ,9), Isaac (9, 7 . 10) et Rébecca (9, 10.1 1), Ja-
cob (9, 13 ; 11,26), ou les références au grand guide et législateur : Moïse (5, 14 ; 9, 15 ; 10,5 ;
10, 19), au roi pa r excellence : David ( 1,3 ; 4,6 ; 11 ,9), aux prophètes ( 1,2 ; 11 ,3) et aux
livres prophétiques d'Osée (9,25) et d ' Ésaïe (9,27.29 ; 10,16.20 ; 15,12); aux Écritures
saintes(« Écritures saintes», 1,2 ; ou encore:« Écriture», 4,3 ; 9, 17 ; 10, 11 ; 11 ,2 ; et
«Écritures», 15,4), à la Paro le de Dieu (9,6 ; cf. 3,2: «les révélations -Àoyux - de Dieu »),
à« la loi et les prophètes» (3,2 1), aux personnages d ' Adam (5, 14[bis]), d'Ésaü (9, 13), d ' Élie
( 11 ,2), au(x) Juif(s) (1, 16 ; 2,9. 10.17.28.29 ; 3, 1 ; 10, 12, au singulier ; 3,9.29; 9,24, au
pluriel), aux Israélites (9,4 ; 11, 1), à la tribu de Benjamin ( 11 , 1). au peuple et aux
lieux d'Israël (9 ,6[bis] ; 9,27[bis] ; 9,3 1 ; 10, 19.2 1 ; 11 ,2.7.25.26) : Sion (9,33 ; 11 ,26), Jé-
rusalem (15, 19.25 .26.3 1), Judée (15,31), et aux rites, tradit ions et coutumes variés :
nEp Lrnµil (2,25 [bis ].26.27 .28 .29 ; 3, 1 ; 4, 10.1 1. 12 ), D..1wtilpwv (3 ,25), cipfXi (8, 15), ÔL0:9tjKTJ
(9,4, au pluriel ; 11 ,27), ÈKÀoytj {9, 11 ; 11 ,5.7.28), Ti p[(a rnû 'Irnoa[ ( 15, 12), ciµtjv ( 1,25 ;
9,5 ; 11 ,36 ; 15,33), et passim. Et tout cela, sans compter, le chapitre disputé de Rm 16, sur
lequel nous reviendrons plus loin (voir infra).
11
Ainsi Paul BONY, Un Juifs 'explique sur/ 'Évangile. La Lettre de Paul aux Romains ,
p. 13.
12
Voi r notamment Joseph A. FITZMYER, lettera ai Romani. Commentario critico-teo-
logico, Piemme, Casa le Monferrato 1999, p. 1OO ; A. Andrew DAS, Solving the Romans
Debate, Fortress, Minneapolis 2007, pp. 10- 13
13
Voir, par exemple, la tension qui apparaît à une première lecture de Rm 1,8- 15 et 15,20.
Cf. Joseph A. FITZMYER, lettera ai Romani. Commentario critico-teologico, p. 1OO.
14
« Romans: Two Writings Combined », in Novum Testamentum 7, 1964, pp. 258- 277.
14 Chapitre I : la lettre aux Romains dans son contexte socio-historique

Plus précisément, en raison de ('étonnante fluctuation textuelle concernant


la localisation de la « doxologie » 27 (voir ci-dessous pour une esquisse recons-
truite par Bruce M. Metzger28), et des discussions qu'elle suscite, l'on a
envisagé la circulation de trois formes de la lettre avant qu'elle soit fixée sous
sa forme courante dans les manuscrits 29 :

Séquence Témoins
sp61 ••d ~ B C D 81 1739 itd· 61 vg syrP
(a) 1, 1- 16,23 + doxologie
cop•a. 00 e th
1, 1- 14,23 + doxologie + 15, 1- 16,23
(b) A P 5 33 104 arm
+ doxologie
L 'P 0209';d 1813263306 141175 By=
(c) 1, 1- 14,23 + doxologie+ 15, 1-16,24 syrh msssclon Origène lat
Fgr G (peut-être l'arché type de D) 629
(d) 1, 1- 16,24 m sssclon Jérôme

(e) 1, 1- 15,33 + doxologie+ 16, 1- 23 sp46


vgmss Anciens manuscrits latinsselon des
(/) 1, 1- 14,23 + 16,24 + doxologie capitula

a) Une forme courte ou abrégée en 14 chapitres, que l' on a même pu tenir


pour« probable »30. Cette forme, d'après une notice rapportée par Origène
(Commentaire sur L'Épitre aux Romains X,43 ; Vll,453), serait due à l'am-
putation des chapitres 15 et 16 accomplie par Marcion ou par ses

27
Par « doxologie », on entend ici le texte liturgique particulièrement somptue ux ou soi-
gné, d ' un point de vue stylistique et théologique, que le Novum Testamentum Graece, 28<
édition du NESTLE-ALAN D, Deutsche Bibelgesellschaft, S tuttgart 2012, a décidé de retenir à
son endroit traditionne l 16,25- 27 : «À celui qui a le pouvoir de vous affermir selon I' Évan-
gile que j ' annonce en prêchant Jésus Christ, selon la révélation d ' un mystère gardé dans le
s ilence durant des temps éternels, mais maintenant manifesté et porté à la connaissance de
tous les peuples païens par des écrits prophétiques, selon l' ordre du Dieu éternel, pour les
conduire à l'obéissance de la foi , à Dieu, seul sage, gloire, par Jésus Christ, aux s iècles des
s iècles! Amen.», bien qu'incorporé entre crochets[...] pour signaler le degré d'i ncertitude
qui l'entoure.
28
Bruce M. M ETZGER, A Textua / Commentary on the Greek New Testament (Second
Edition), p. 4 71.
29
Pour plus de détails, voir Joseph A . FITZMYER, lettera ai Romani. Commen/Clrio cri-
tico teologico, pp. 82 -85 ; Richard N. LONGENECKER, lmroducing Romans. Critical Issues
in Paul's Most Famous letter, Eerdmans, Grand Ra pids 2011 , pp. 15-38, cf. ID. : The Epistle
Io the Romans, pp. 1010-1011 , 1074 ; Alai n GIGNAC, l 'épître aux Romains, (Commentaire
biblique : Nouveau Testament, 6), Éditions du Cerf, Paris 2014, pp. 39-42.
30 Ainsi Richard N. Lo GENECKER, lntroducing Romans. Critical Issues in Pau/ 's Most

Famous l etter, pp. 20- 22.


/.La composition de la Jeure aux Romains 15

disciples 31, au nes iècle. Elle se serait répandue bien au-de là de leurs com-
munautés32. Au niveau de la tradition manuscrite (voir supra la séquence/
de M etzge r), cette forme de la lettre en 14 chapitres, s uivie uniquement de
16,2433 et de la doxologie, est attestée dans certains manuscri ts de la Vul-
gate et dans des capitula, à savoir des brefs somma ires du texte, que l'on
trouve dans d 'autres anciens manuscrits latins (Codex Amiatinus, vgA, d u
VIIIe s iècle, e t le Codex Fuldensis, vg F, du VIe siècle) 34 , et qui ne d isent
rie n à propos de Rm 15 et 16. Ce s ilence est alo rs interprété, sans que l'on
puisse toutefois vérifier, comme la preuve de l'existence d' une forme tex-
tue lle antérieure à la Vulgate qui ne comporta it pas les chapitres 15 et 1635.
b) Une forme intermédiaire en 15 chapitres, que l' on a aussi considérée
comme « possible »36, voire comme une sorte d 'état inte rmédiaire en vu e
de la restauration de la forme orig inale 37 , et qui n 'est envisageable qu 'à
partir d u SJ)46 (Chester Beatty Pap . II) , c 'est-à-dire du plus ancien manuscrit
conservé de l'épître (daté a uto ur de l'année 200), lui-même pa rtie llement
lacunaire (sept fo lios du texte, co rrespo ndant à l , 1-5, 16, o nt été vraisem-
blableme nt perdus) 38 . La lettre aux Ro mains y revêt la forme sui vante :
5, 17- 15,33 + doxolog ie+ 16, 1-23 (voir supra la séquence e de Metzger).
La place uniq ue de la doxologie à la fin du chapitre 15 a fait songer à la
possibilité q ue Paul ait envoyé à l'orig ine a ux croyants romains une lettre
dépo urvue du chapitre 16, et que, dans un deuxième temps, lui o u

31Le recours massif au P remier Testament que l'on constate en Rm 15,3.9- 12.2 1 était
certainement incompatible avec les vues spécialement ant ijuives de MARCION, voir notam-
ment 15,4 : « Or, tout ce qui a été écri t jadis l 'a été pour notre instruction, afin que , par la
persévérance et la consolation apportées par les Écritures, nous possédions ) 'espérance », et
15,8: « Je l'affirme en effet, c'est au nom de la fidé lité de Dieu que Chri st s'est fait serviteur
des ci rconcis, pour accompli r les promesses fa ites aux péres ». Voir inter a/ia Charles E.B.
CRANFIELD, La leuera di Paolo ai Romani, (Parola per l'uomo d 'oggi, 1 1), vol. 1, Clau-
d iana, Torino 1998, p. 7.
32
Cf. A. Andrew DAS, Solving the Romans Debate, pp. 15- 16.
33
Rm 16,24 « Que la grâce de notre Seigneur Jésus Christ soit avec vous tous ! Amen »,
étant un peu une reprise de 16,20b, a été considéré un ajout secondaire et n ' a pas été retenu
dans le tex te par les plus récentes éd itions c ri tiques du texte grec du Nouveau Testament.
Rm 16,24 est néanmoi ns présent dans des témoins qui ne comportent pas 16,20, vraisembla-
blement en tant q ue nécessaire form ule de bénédiction finale. Voir Bruce M. METZGER, A
Textual Commentaiy on the Greek New Testament (Second Edition) , pp. 47 1 et 476.
34
Voir Joseph A. F ITZMYER, Lettera ai Romani. Commentario critico-teologico, p. 83 ;
A lain GIG AC, L'épître aux Romains, p. 39.
35
Voi r Bruce M. M ETZGER, A Textua/ Commen tary on the Greek New Testament (Second
Edition), p. 472.
36
Ainsi Richard N. LONGENECKER, lntroducing Romans. Crilical Issues in Paul 's Most
Famous Leller, pp. 22- 25.
37
Voir Peter STUHLMACl-IER, « The Purpose of Romans», p. 237.
38 Voir Richard N. LONGENECKER, lntroducing Romans. Critical issues in Paul 's Most

Famous Leller, p. 18.


16 Chapitre I : La lettre aux Romains dans son conlexte socio-historique

que lqu' un après lui ait rédigé ce dernier chapitre pour le joindre à un e co-
pie de la lettre à transmettre, quant à elle, aux croyants d'Éphèse39 .
c) Une/orme longue en 16 chapitres, que l'on appelle co uramment la/orme
canonique ou traditio nne lle : 1, 1- 16,23 + doxologie (voir supra la sé-
quence a de Metzger), attestée par plusieurs des manuscrits de première
catégorie (c'est-à-dire d ' une« qua lité très spéciale »40) , le Sinaiticus et le
Vaticanus du IV 0 siècle, le minuscule 1739 du X 0 siècle, et représentant
vraisemblab lement la fo rme de la lettre la plus proche de l 'ori gina141 . Cette
fo rme longue est attestée encore, mais sans la doxologie: 1,1- 16,24 (voir
supra la séquence d de Metzger), par d 'autres manuscri ts de tro isième ca-
tégori e (le Codex Augiensis, F, du 1x• siècle, et le Codex Boernerianus, G,
du IX0 siècle)42 . De cette fo rme longue relèvent encore des manuscrits qu i
attestent une coupure entre Rm 14,23 et Rm 15, 1, du fai t de l'i nsertion de
la doxologie (voir supra la séquence c de M etzger), et qui comportent en-
suite 15, 1- 16,24. Dans certains cas, relevant eux au ssi de la fo rme longue,
cette doxologie est même redoublée : entre 14,23 et 15, 1 et après 15, 1-
16,23 (voir supra la séquence b de Metzger, attestée notamment par le mi-
nuscule 33, autre témoin de première catégorie). Enfi n, le 'fl 46 lui-même,
qu i relève aussi des témoins de première catégorie et dont on a pu infé rer
l'existence de la fo rme moyenne, atteste la fo rme longue.

Le plus vraisemblable, et de loin, est que les fo rmes hypothétiques, courte et


intermédiaire, consti tuent des abréviations de la forme origi nale de la lettre en
16 chapitres 43 . La forme courte, d 'ori g ine« marc ioni te », apparaît dépourvue
de toute logique littéraire en raison de l 'évidente uni té thématique du dévelop-
pement concernant les faib les et les fo rts, qui commence en Rm 14, 1 et se
poursuit j u squ'en 15,7 ou 15,13, et, aussi, en ra ison du manque d 'une conc lu-
sion épistolaire adéquate44 . Quant à la forme intermédia ire, qu i n'est attestée

39
Voir Bruce M. METZGER, A Textual Commentwy on the Greek New Testamenl (Second
Edition), p. 470.
40
Pour ce qui est de la catégorisation des témoins du Nouveau Testament, voir Kurt
A LAND and Barbara A LAND, The Text ofthe New Testament. An Introduction ta the Critical
Editions and ta the Theory and Practice of Modern Tex tuai Criticism , Brill, Leiden 1987,
pp. 155- 159, ici p. 155.
41
Voir Joseph A. FITZMYER, lettera ai Romani. Commentario critico-teologico, p. 84.
42
Dans le Codex Boernerianus, G, manque effectivement la doxologie ma is entre 14,23
et 15, 1 l'on constate une espace vide de six lignes, suffisant pour l' y copier. JI est donc
permis de penser que le copiste de G était conscient de son existence, à cet endroit, mais que
celle-ci manquait dans le manuscrit qu' il était en train de transcrire. Voi r Bruce M. METZ-
GER, A Tex tu al Commentary on the Greek New Testamenl (Second Edition) , p. 4 71.
43
Voir Joseph A. FITZMYER, lettera ai Romani. Commentario critico-teologico, p. 85.
44
Voi r inter alia Jordi SANCHEZ BOSCH, Scrilfi paolini, p. 266.
1. la composition de la lettre aux Romains 17

en fait que par un témoin 45 , voici schématiquement les arguments substantiels


avancés en sa faveur :
a) le caractère abso lument unique et quelque peu énigmatique de Rm 16 46,
chapitre fa it de 26 salutations personnelles (nominales) et d 'autres encore,
adressées à plusieurs groupes del 'entourage chrétien visé par la lettre, sans
que Paul n'ait jamais visité la ville de Rome (cf. Rm 1, 13 ; 15,22), sur-
prend;
b) l'évocation de ces nombreux noms de frères et sœurs conviendrait tout
aussi bien à l'église d 'Éphèse où Paul a travai llé longtemps dans les diffi-
cu ltés (cf. Ac 19,8. 10.22 ; 20,31 ) 47 ;
c) le changement de ton en Rm 16, 17- 20a, aussi dérangeant qu' imprévu, crée
une tens ion avec le ton irénique et accueillant de Paul dans le reste de la
lettre, et incite à s upposer un changement d'auditoire ;
d) l'attestation, dans le 1})46 , de la doxolog ie Rm 16,25-27 à la suite de Rm
15,33 et avant Rm 16, 1- 23, permet d'envisager Rm 16 comme un supplé-
ment tardif.

C ' est autour de ces arguments principaux que, dans les années soixante et
soixante-dix du xxc s iècle, on a observé un premier consensus sur la « desti-
nation éphésienne » de Rm 1648. Thomas W. Manson expliquait, pour sa part,
que Paul aurait d 'abord écrit, de la v ille de Corinthe, la lettre aux Romains en
15 chapitres (1 , 1- 15,33) et l'aurait envoyée à Rome ; ensuite, il en aurait pré-
paré une copie pour l'église d'Éphèse et lui aurait ajouté une « note d ' accom-
pagnement », à savoir Rm 16, eng lobant : une recommandation d e Phoebé, en
tant que porteuse de la lettre ( 16, l - 2), les salutations pour les frères et sœurs
d ' Asie Mineure (16,3- 16) et, finalement, un avertissement spécial aux anciens
de l' église contre certains agitateurs ( 16, 17-20, cf. Ac 20,29-32)49 .

45
Il s'agit du minuscule 1506 (voir infra).
46
Voir inter alia François VOUGA, « L'Épître aux Romains», in Daniel MARGU ERAT
(éd.), introduction au Nouveau Testament, (Le monde de la Bible, 41 ), Labor et Fides, Ge-
nève 2000, pp. 159- 178, ici p. 162.
47
Voir notamment la référence â Prisci lle et Aqui las (Rm 16,3) vivant à Éphèse lors de
la rédaction de I Corin1hiens (cf. 1 Co 16,8.19), et la référence à Epénète, indiqué comme
« prémices de l'Asie pour le Christ» (Rm l 6,5b).
48
Voir inler alia Rudolf BULTMANN, Günther BORNKAMM, Willi MARXSEN, John
KNOX, Thomas W. MANSON, M. Jack SUGGS, in Karl P. DONFRIED, « A Short Note on
Romans 16 », in ID., (éd.), The Romans Debate. Revised and Expanded Edition, pp. 44- 52,
ici p. 44 ; cf. Joseph A. FITZMYER, lettera ai Romani. Commentario critico-teologico, pp.
92- 93.
49
Thomas W. MANSON, « St. Paul 's Letter to the Romans - And Others », in Karl P.
DONFRIED (éd.), The Romans Debale. Revised and Expanded Edition, pp. 3- 15, ici p. 13,
déjà paru in Matthew BLACK (éd.), Studies in the Gospels and Epistles, Manchester Univer-
sity Press, Manchester 1962, pp. 225- 241 .
18 Chapitre I : La lettre aux Romains dans son conlexte socio-historique

Ces a rg uments, cependant, o nt fa it l' objet de nombreuses objectio ns ou de


contre argumentations visant à défendre l'intégrité de la lettre en 16 chapitres
(Rm 1, 1- 16,23) et, donc, l'originaire« destination romaine» de Rm 16 50 . Les
études de Harry A. Gambie Jr. 51, sur l'histoire du texte, et de Peter La mpe 52 ,
d ' un point de vue d e ! ' histoire socia le, constituent à présent la base d'un nou-
veau consensus invitant à considérer Rm 16 comme étant partie originale et
intégrante de la lettre aux Romains 53 . Quant à nous, no us adhérons à cette no u-
velle o rientation interprétative pour les ra isons sui vantes :
a) c'est une évidence, dans la tradition textuelle de la lettre aux Ro mains,
qu'aucun des manuscrits ne se termine en Rm 15,33, exception faite pour
le minuscul e 1506 daté de 1320 54 . De fait, même le 'J'.)46 fait suiv re la doxo-
logie par 16, 1-23, témoignant ainsi du caractère très anc ien de ce dernier
texte. 11 se trouve, donc, que Rm 15 et 16, 1-23 sont présents conjointement
ou bien manquent tous deux. Il n'y a donc pas d e ra isons d e les séparer.
La conjonctio n de coordination ôÉ qui ouvre Rm 16, signa le, en fait, un
lien avec ce qui précède et présuppose que l'on lise ensemble Rm 15 et
1655 . En outre, la grande vari abilité textuelle de la doxo logie (voi r supra),
retenue par les éditeurs du Novum Testamentum Graece (28e édition) entre
crochets en Rm 16,25- 27, peut suggérer son origine tardive (de l'époque
de Marcion) et non paulinienne 56 . D 'ailleurs, le vocabulaire est quas i

50 Voir, parmi ces savants, Paul ALTHAUS, Charles K. BARRETI', Donald GUTHRIE, Wer-

ner George KüMMEL, Stanislas LYONNET et Will iam SANDAY and Arthur C. HEADLAM,
cités par Joseph A. FITZMYER, Lettera ai Romani. Commenta rio crilico-teologico, p. 1OO.
51
Harry A. GAMBLE JR. , The Textual History of the Leller ta the Romans. A Study in
Textual and Literaty Criticism , (Studies and Documents, 42), Eerdmans, Grand Rapids
1977.
52 Peter LAMPE, From Paul ta Va lenlinus. Christians at Rome in the First Two Centuries ,

Fortress, Minneapolis 2003 (orig. 1987) ; Peter LAMPE, « The Roman Christians of Romans
16 »,in Karl P. OONFRIED (éd.), The Romans Debate. Revised and Expanded Edition, Hen-
drickson, Peabody 1991 2, pp. 216- 230.
53
Voi r Karl P. DONFRI ED, « Introduction 1991 : the Romans Debate since 1977 », in ID.,
(éd.), The Romans Debate. Revised and Expanded Edition , pp. XLIX- LXXII, ici p. LI V.
Joseph A. FITZMYER, Lettera ai Romani. Commenta rio critico-teologico, p. 1OO, a déclaré
ouvertement qu 'aprés avoir soutenu la « destination éphésienne» de Rm 16, in Raymond E.
BROWN - Joseph A. FITZMYER - Roland E. MURPHY (éds.), The Jerome Biblical Commen-
ta1y , Prentice- Hall, Englewood Cliffs 1968, vol. Il, p. 330 (cf. p. 225), il a abandonné cette
thèse ancienne en faveur de la « destination romai ne » de Rm 16.
54
Ce manuscrit très tardif (XJV0 siècle), d'ailleurs, est considéré comme un descendant
lointain du texte de la lettre aux Romains abrégée par MARCION ou par ses disciples. Voir
pour les détai ls, Peter LAMPE, « The Roman Christians of Romans 16 », p. 217.
55 Ibidem.
56 Voir Karl P. DONFR IED, « A Short Note on Romans 16 », in ID. (éd.), The Romans

Debate. Revised and Expanded Edition, pp. 44-52, ici p. 50 ; Joseph A. FITZMYER, Lettera
ai Romani. Commentario critico-teologico, p. 888; Bruce M. METZGER, A Texwal Comme11-
ta1y on the Greek New Testament (Second Edition) , pp. 472, 476-477; Riccardo MAISANO,
/. la composition de la lettre aux Romains 21

(cf 1 Co 16,2 1-24 ; Ga 6, 11 - 18 ; Phm 19) 69, la crainte que des enseigne-
ments et des manifestations adverses à sa pensée th éologique se produisent
aussi à Rome 70, comme cela a déjà été le cas, par exemple, en Galatie (Ga
6, 12-15) et à Phi 1ippes où i 1 a stig matisé des gens se comportant en « en-
nemis de la croix du Christ »,dont la fin « sera la perditio n », et dont il
affirme:« leur di eu, c'est leur ventre(~ KoLHcx), et leur g loire, ils la met-
tent dans leur ho nte, eux qui n 'ont à cœur que les choses de la terre » (Ph
3,2. 18- 19)71 .
t) Si Rm 16 n'appartenait pas à la lettre aux Roma ins originale, cette lettre,
finissant a lors en Rm 15,33, manquerait d ' une véri table conc lusio n épis-
tolaire, typ ique des lettres pauliniennes, incluant les salutations72 (16,3-
15), l'appel à un « saint baiser» mutue l ( 16, 16) 73 , une exhortation ( 16, l 7-
20a) et une bénédiction ( l 6,20b) 74 .

69
Voir James D.G. DUNN, Romans 9- 16, vol. Il, (Word Biblical Commentary, 38b),
Word Books, Dallas 1988, p. 906.
70 JI n'est pas sans importance de souligner ici le lien existant entre ! 'enseignement

(ôLooxtj) menacé par ces adversaires pouvant susciter « divisions et scandales » (Rm 16, 17)
et la fo rme d'enseignement (1û11ov lilooxf]ç) auquel les chrétiens romains ont été confiés (Rm
6, 17).
71 Voir Peter LAMPE, « The Roman Cbristians of Romans 16 », p. 221 ; James D.G.

DUNN, Romans, vol. li, p. 901 ; Joseph A. FITZMY ER, lettera ai Romani. Commentario cril-
ico-teologico, pp. 879- 880 ; Douglas J. MOO, The Epistle to the Romans, (The New Inter-
national Commentary on the New Testament), Eerdmans, Grand Rapids - Cambridge 1996,
p. 929; Raymond E. BROWN, Que sait-on du Nouveau Testament? , Bayard, Paris 20003, p.
6 1O. D'avis différent, sans trop convaincre, Philip F. ESLER, Conjl.itto e identità ne/la lettera
ai Romani. Il contesto sociale dell 'epistola di Paolo, (lntroduzione allo studio della Bibbia.
Supplementi, 40), Paideia, Brescia 2008, pp. 160-163, qu i interprète Rm 16, 17-20 comme
une admonition relative à !'argument déjà abordé par Paul en Rm l 4, l- 15, 13, voire comme
«une synthèse conclusive» (cf. Karl P. DONFRIED, «A Short Note on Romans 16 », p. 5 1).
Ces dissidents, selon Raymond E. BROWN, « Roma », in Raymond E. BROWN - John P.
MEIER, Antiochia e Roma. Chiese madri della catto/icità romana , (Orizzon ti biblici), Citta-
della, Assisi 1987, pp. 109- 251 , ici p. 153, étaient des extrémistes insistant sur la circonci-
sion. Pour d'autres détails, voir infra, notamment pp. 104, 256, 308.
72 Dans les lettres pau liniennes dites« authentiques», exception fai te de la lettre aux Ga-

lates, si polémique que Paul saute même !'habituelle action de grâce, il introduit toujours ses
salutations finales par le verbe àomx( oµm . C'est une constante. Voir dans! 'ordre canonique:
Rm 16,3.5.6.7.8.9. IO[bis). 1l[bis).12[bis). 13. 14. 15.16[bis].21.22.23(bis); 1Co16,19[bis).
20[bis] ; 2 Co l 3, 12[bis) ; Ph 4,2 1[bis].22 ; 1 Th 5,26 ; Phm 23.
73
Cette invitation est présente dans quatre lettres sur sept, voir Rm 16, 16 ; 1 Co 16,20 ;
2 Co 13,12 ; 1Th5,26.
74
Voir Harry A. GAMBLE JR., The Te.xtual His tory of the Letter to the Romans. A Study
in Te.xtual and litera1y Criticism, pp. 84-95 ; Joseph A. FITZMYER, lettera ai Romani.
Commentario critico-teologico, pp. 97- 1OO.
22 Chapitre I : La lettre aux Romains dans son conlexte socio-historique

Il est donc plausible, pour conclure, que ! 'appartenance effective de Rm 16 à


la lettre aux Romains puisse constituer la forme la plus proche de la lettre ori-
ginelle et puisse jeter un important éclairage sur la composition de la commu-
nauté chrétienne à Rome 75 et sur les circonstances de rédaction de la lettre 76.

1.3 les grands axes de la lettre aux Romains


La lettre aux Romains, considérée dans son ensemble, a une nature remarqua-
blement théologique, tout en étant enracinée et nouée inextricablement à la si-
tuation historique contingente des premières communautés chrétiennes de
Rome. En gros, nous partageons l'avis de Charles D. Myers Jr., « Contraire-
ment à 1 Corinthiens,[ ... ] Romains, n'est pas une réponse à des questions pré-
c ises adressées à Paul par la communauté. Contrairement à Galates, Romains
n'est pas une réaction à un enseignement hérétique. Et, contrairement aux
autres épîtres paul iniennes, le corps de Romains ne présente pas un caractère
"occasionnel" évident »77 . Cela étant rappelé, nous tenons à souligner que la
communication adressée par Paul à ses auditeurs romains (églises, groupes ou
communautés domestiques, individus) est aussi une pensée contingente, pasto-
rale et pragmatique, ce qui ne veut pas dire sans valeur théologique, ni sans
cohérence78 .
L'Évangile, que Paul a l'audace d'appeler« mon Évangile (to EûayyÉhov
µou) » (Rm 2, 16 ; 16,25 ; cf. II Tm 2,8), un « Évangile libre et libérateur »79,
est finalement le grand thème sous-jacent à la lettre, à partir duquel s'épanouit
un message vital pour le développement durable et équilibré du christianisme
primitif romain. C'est la prédication de l'Évangi le« ad Gentes », aux païens,
soit l'objectifmême de la vocation missionnaire de Paul (Rm 1, 15 ; I 5, 16.20 ;

75
Voir Jean-Noël ALETTI, La lettera ai Romani. Chiavi di lettura , (Nuove vie dell'ese-
gesi ), Boria, Roma 20 11, p. 123.
76
Voir, inter a/ia, Mark REASONER, « Roma e il cristianesimo romano », in Gerald F.
HAWTHORNE - Ralph P. MARTIN - Daniel G. REID (éds.), Dizionario di Paolo e delle sue
lettere, (1 Dizionari), San Paolo, Cinisello Balsamo 1999, pp. 1345- 1353, ici pp. 1351-
1352 ; A. Andrew DAS, Solving the Romans Debate, p. 17.
77
Voir Charles D. MY ERS JR., « Epistle to the Romans», in David Noel FREEDMAN (éd.),
The Anchor Bible Dictionary, vol. V, Doubleday, New York 1992, pp. 816- 830, ici p. 819.
78 Voir Thomas R. SCHREINER, « lnterpreting the Pauline Epistles »,in David A. BLACK

and David S. DOCKER Y (éds.), lnterpreting the New Testament. Essays on Method and Is-
sues, Broadman & Ho Iman, Nashville 2001 , pp. 412-432 (en ligne
http://www.sbts.edu/documents/tschreiner/3.3_article.pdf, 17 juin 2014, ici p. 4) ; Rinaldo
FABRIS, Paolo, l 'apostolo delle genti, (Donne e uomini della storia, 6), Paoline, Milano
19992 , pp. 380-382.
79 Ainsi Corina COMB ET-GALLAND,« Paul l'apôtre: un voyage contrarié pour bagage»,

in Études Théologiques et Religieuses 80, 2005, pp. 361 - 374, ici p. 362.
/ . la composition de la lettre aux Romains 23

cf Ga 1, 15- 16 ; 2,8-9) 80, sur l' arrière-p lan de la mission décis ive et prophé-
tique d ' Israël, celle d ' être la « lumière des nations », d ' après les chants du
Serviteur du livre d' Ésaïe (cf 42,6 ; 49,6)81 • Vo ic i, donc, une esquisse sché-
matique de ! ' articulation de la lettre concernant l 'Évangile selon Pau!8 2 :

PROLOGUE - Rm l,l- 17
- Adresse épistolaire avec introduction christologique, Rm 1, 1- 7 ;
-Action de grâce et dés ir de Paul d ' aller à Rome, Rm 1,8- 15 ;
- Propositio principale ou annonce de la thèse, Rm 1, 16- 17 ;

CORPUS DE LA LETTRE - RM 1,18- 15,13


1. L ' ÉVANGILE DU SALUT EN J ÉSUS- CHRIST (Rm 1, 18- 11 ,36)
SECTION THÉOLOGIQUE

a) Tous pécheurs, tous appe lés gratuitement au salut, Rm 1, 18- 4,25 ;


b) La grâce surabondante et le secours de !' Espri t, Rm 5, 1- 8,39 ;
c) Le rapport entre Israël et ! 'Évangile, Rm 9, 1- 11,36 ;
2. L ' ÉVANGILE DANS L'EXISTENCE CHRÉTI ENNE (Rm 12, 1- 15, 13)
SECTION ÉTHIQUE

a) Le fondement de la vie nouvelle, Rm 12, 1-2 ;


b) La fo i au quotidien, intra et extra ecc/esiam , Rm 12,3- 13,7;
c) L' amour d'autru i comme plénitude de la loi, Rm 13,8- 10 ;
d) Appel à la cohérence et à la vigi lance, Rm 13, 11 - 14 ;
e) L ' accueil de l' autre à l' in star de l' accueil di vin, Rm 14, 1- 15,13 ;

ÉPLLOGUE - RM 15,14- 16,27


- Les projets missionnaires de Paul, Rm 15, 14- 33 ;
- Dernières recommandations et salutations, Rm 16, 1-23 ;
- Doxologie fina le, Rm 16,24-27.

80
La v ie, tout comme la prière , de Paul ètait dominèe par la mission. G iancarlo BIGUZZI,
Paolo missionario. Da Oriente a Occidente, ( Paolo di Tarso, 8), Pao line, Milano 2009, p.
53.
81
Voir Karl Olav SANDNES, Paul - One of the Prophets ? A Contribution to the Apostle 's
Selfunderstanding , ( Wissenschaftli che Unters uchungen zum Neuen Testament, ll/43),
Mohr Siebeck, Tübingen 199 1, pp. 58- 78, cité par Rainer RI ESNER , « L' héritage juif de Paul
et les débuts de sa mission », in A ndreas DETTWI LER, Jean-Danie l KAESTLI et Dan iel MAR-
GU ERAT (éds.), Paul, une théologie en construction, pp. 135- 155, ici p. 149.
82
D'après Jean-Noël ALETTI, « Rétributio n et jugement de Dieu en Rm 1- 3. Enjeux du
probléme et proposition d ' interprétat ion », in Didaska/ia XXXVI, 2006, pp. 47- 63 , ici p.
47, le« thème principa l » de la lettre a ux Romains est l' Évangi le de Dieu, tel que celui-ci
est interprété par Paul.
24 Chapitre I : La lettre aux Romains dans son conlexte socio-historique

Ce schéma très c lass ique répo nd à la logique de l'Évang ile pa ulinien83 : l' ini-
tiati ve d iv ine m iséricord ieuse du salut précède et motive l 'acte de fo i et la ré-
ponse éth iq ue du croyant84 . L'Évang ile est à la fo is don de la grâce d ivine et
a ppel à d es choix éthi ques conséq uents. L ' articul atio n créative de ces deux
mo ments, sans cesse en mouve ment au sein de la vie croyante, constit ue la
profondeu r et la pléni tude spiritue lle du message évangélique, dont la source
rés ide, pour Paul, da ns la« Kreuzestheologie »(« théologie de la cro ix ») 85 .

2. Le contexte socio-historique de Paul

Toute reconstruction historique, tout en visant ! 'objectivité, ressemb le à « un


puzzle dont certaines pièces manquent »86. Dès lors, la reconstruction histo-
riq ue de la vie de Paul, aussi bien que celle du premier audito ire de la lettre aux
Romain s, demeure limitée et to ujours o uverte à de nouvelles précisions, voire
à des correctio ns. D ans la lettre aux Ro mains, plus qu'ailleurs, la pensée et la
vie de Paul apparaissent intimement liées et requièrent une attention toute par-
ticul ière87.

83
Par comparaison, voir notamment la structure thématique et théo logique de la lettre
aux Galates.
84
« La vie ch rétienne découle de 1'œuvre de Dieu, et même s' il y a une réponse éthique
et phys ique définie, cette réponse est fondée sur la théo logie, c'est-à-dire l'action de Dieu ».
Stanley E. PORTER, The Letter ta the Romans. A Linguistic and Literwy Commentary, (New
Testament Monographs, 37), Sheffield Phoenix Press, Sheffield 2015, p. 230.
85 Ainsi Wi lliam S. CAMPBELL, « Romans III as a Key to the Structure and Thought of

the Letter », in Karl P. DONFRIED (éd.), The Romans Debate. Revised and Expanded Edition,
pp. 25 1- 264, ici p. 262.
86
Ainsi Pierre GEOLTRAfN, « Introduction. Les origines du Christianisme: comment en
écrire l'h istoire», in ID., Aux origines du Christianisme, pp. 1- LV ll, ici pp. XII- XII I, cf. p.
LVII I.
87
Voir à ce propos Gerd THEISSEN - Petra von GEMÜNDEN, La Lellera ai Romani. Le
ragioni di un riformatore, (Strumenti 81. Nuovo Testamento), Claudiana, Brescia 2020, p.
88.
2. le contexte socio-historique de Paul 25

2. 1 Paul, l'apôtre des païens


Dès le début de la lettre, Paul présente sa vie comme entièrement dépendante
de Jésus-Christ88 , en tant que ooûl..oç 89, chargé d ' une mission spéciale: l'an-
nonce de l'Évangi le de Dieu (Rm 1, 1). Il se voit comme« l' apôtre (&n6otol..oç)
des païens » (Rm 11 , 13, cf. Ga 1, 16 ; 2,9), « un officiant (1..ntoupy6ç) de Jésus
Christ auprès des païens» (Rm 15, 16)90 .
D'une manière certes asymétrique, on peut saisir chez Paul deux attitudes
complémentaires : l' une pastorale et l'autre plus intellectue lle, rétléchie 91 . Sa
pensée est « ri che et insaisissable » 92 , voire complexe et vari ée. C'est le fruit
direct de son engagement sur le terra in de la mission chrétienne, entre difficul-
tés concrètes, nombreux périls et joies spiri tuelles (cf. par exemple 2 Co 11 ).
Sa théologie ne découle pas d ' une spéculation abstraite, mais elle est l 'abou-
tissement de son combat réel avec les diverses situations de vie auxquelles il
se trouve confronté lui-même, ainsi que l'Église, la communauté des disciples
du Christ93 .
Il reconnaît en Jésus le Messied ' Israël, le Christ promis, et sa foi en Lui ne
signifie pas l' expression ou l' inauguration d ' une religion nouvel le mais I 'achè-
ve ment de sa fo i traditionnelle 94 . C'est ce qu 'exprime Jean-Noël Aletti :
« Si, pendant longtemps, on a fait de Paul le héraut de la rupture entre le judaïsme et le
christianisme, il n'en est plus ainsi aujourd' hui. Au demeurant, l'apôtre n'a jamais

88 Ce que représentait la Torah pour Paul, avant la rencontre sur la route de Damas, est
désormais représenté par le Christ, véritable centre de sa théologie. Voir George EICHHOLZ,
Die Theo/agie des Paulus im Umriss , Neukirchener Verlag, Neukirchen-Vluyn 1972, p. 225,
cité par Giorgio ]O SSA , Giudei o cristiani ? I seguaci di Gesù in cerca di una propria ide11-
tità, (Studi biblici, 142), Paideia, Brescia 2004, p. 137.
89 Paul se présente en tant qu '« esclave - serviteur » de Jésus ici, comme en Ga 1, 10 et

Ph 1, 1, de même que l'auteur de 2 P ( 1, 1) et Jude ( 1), à l' image des grandes figures de la foi
juive: Abraham (Ps 105,42), Moïse (1 R 8,56), David (2 S 7,5); etc.
90
Le mot« gentil » ou «païen », ou encore« paganisme », n'ont ici aucune visée négative
ou péjorative, mais sont utilisés sic et simpliciter pour exprimer l'ensemble de tous ceux qui,
croyants dans d' au tres religions traditionnelles ou non-croyants, ne rentrent pas dans le sillon
religieux juifou chrétien.
91
Voir Romano PENNA, « Paolo pastore e pensatore: una teologia agganciata alla vita »,
in ID., Paolo e la chiesa di Roma , (Biblioteca di cultura religiosa, 67), Paideia, Brescia 2009,
pp. 24-52, ici p. 26.
92
Romano PENNA, Paolo di Tarso. Un cristianesimo possibile, San Paolo, Cinisello Bal-
samo 1992, p. 64.
93
Voir Romano PENNA, « Paolo pastore e pensatore: una teologia agganciata alla vita »,
pp. 34- 35, et 51.
94
Voir Giorgio JOSSA, Giudei o cristiani ? I seguaci di Gesù in cerca di una propria
identità, p. 132. « Paul n'a pas changé de religion ni de mœurs. Mais il est vrai qu' il n'a pas
pu répondre à cet appel sans se retourner vers celui qu' il déconsidérait et persécutait ». Pau l
BONY, Un Juif s'explique sur l 'Évangile. la Le/Ire de Paul aux Romains, p. 292, n. 4 ; cf.
Giancarlo BIGUZZI, Paolo missionario. Da Oriente a Occidente, pp. 16-17.
28 Chapitre I : La lettre aux Romains dans son conlexte socio-historique

Pseudo-clémentines 1,70,2.8 ; 7 1,3) 105. Déjà au cours du ne siècle, l'accueil ré-


servé à Paul était polychrome :
« Assimi lation enthousiaste, lecture inintelligente, interprétation radicalisée, indifférence
po lie et rejet horrifié se côtoient. La grande Église prend alors ses propres dispositions
qui sont au nombre de deux : Paul survivra soit sous forme de document, soit sous fo rme
de monument ; c'est-à-dire soit comme texte, soit comme figure» 106.

Il nous faut ici préciser que les expressions «judaïsme» et « christianisme»,


assez évidentes pour les lecteurs contemporains, ne ! 'étaient pas au 1er siècle.
Le mot 'Iouôa"Laµoç est rarement attesté dans le Nouveau Testament ; on ne le
trouve que 2 fois chez Paul en Galates ( 1, 13.14), et on le rencontre aussi dans
la Septante: 4 fois en 2 Maccabées (2,2 1 ; 8, 1 ; 14,38[bis]) et l fois en 4 Mac-
cabées (IV,26), toujours pour désigner la doctrine de vie du peuple d'Israël.
Quant à l'expression (( christianisme », elle n' apparait que plus tard, au ne
siècle, à partir d'Ignace d'Antioche (Lettre aux Magnésiens X,1.3; Lettre aux
Romains III,3 ; Lettre aux Philadelphiens VI, 1) 107.
Paul le pharisien 108 , le champion du zèle dans la tradition juive 109, persécu-
tait' 10 et voulait détruire l'Église de Dieu. Son propos v iolent est présenté ainsi

'°5 Ainsi, Paul au Il° siécle était perçu comme « [.. .] le fo ndateur de la fa usse Égl ise,
tandis que Jacques était celui de la communauté fidèle à la volonté divine ». Étienne
TROCMÉ, « Paul, fondateur du Christianisme?» in Pierre GEOLTRAIN (éd.}, Aux origines
du Christianisme, pp. 390- 399, ici p. 393. Le judéo-christianisme ancien englobe l'ensemb le
des chrétiens d'originejuive qui reconnaissent en Jésus le Messie, divin ou non, et continuent
à observer la Torah. Cette définition a une certaine va leur pour la période qui commence dès
135, après la deuxième guerre juive contre Rome. À partir de ce moment-là, le j udéo-chris-
tianisme ancien, en rupture avec le judaïsme, se définit de manière autonome en divers
groupes : nazôréens, ébionites et e lkasaïtes. Cette définition, cependant, ne convient pas
aussi bien pour le mouvement des disciples de Jésus, avant 135, dans lequel coexistent, très
tôt au cours du 1er sièc le, des d isci ples d ' origine juive et d'origine païenne. Ainsi Simon
C laude MIMOUN!,« Les chréti ens d 'origine juive du Ier au rv• siècle», in Pierre GEOLTRAIN
(éd.}, Aux origines du Christianisme, pp. 289-320, ici pp. 290-291. Pour la réception de
Paul au se in des divers courants judéo-chrétiens des premiers siècles, aussi bien que pour
leurs doctrines, voir François YOUGA, Il cristianesimo delle origini. Scriui, protagonisti,
dibattiti, (Strumenti 7. Biblica), Claudiana, Torino 2001, pp. 196-197 ; cf. Frédérique
MANNS, «Les Pseudo-clémentines (Homélies et Reconnaissances). État de la question », in
Liber Annuus 53, 2003, pp. 157-184.
106
Ainsi François BOVON, « Pau l comme document et Paul comme monument», p. 54.
107 Voir Romano PENNA, « La Chiesa di Roma corne tes t del rapporto tra g iudaismo e

cristianesimo alla metà del primo secolo », in ID., Paolo alla chiesa di Roma, (Biblioteca di
cultura re ligiosa, 67), Paideia, Brescia 2009, pp. 53- 70, ici p. 53. Pour d'autres attestations
encore plus tardives de l'expression« christianisme», voir Corpus lnscriptionum Judaica-
rum 537, et midrash Esther Rabbah 7, 11 , cités par idem, p. 53, n. 3.
108
Ph 3,5.
109
Ga 1, 13- 14.
110 1Co 15,9; Ph 3 ,6; Ga 1, 13.22, cf. 1Tm1 , 13.
2. le contexte socio-historique de Paul 29

dans le récit des Actes:« Q uant à Saul, il ravageait l'Église; il pénétrait d ans
les ma isons, en arracha it ho mmes et fe mmes et les jeta it en prison » (8,3) 111 .
Dans le li vre des Actes, 1'« œ uvre paulinienne» occupe une place cons idé-
rable (Ac 13, 1-28,3 1) 112. li s'agit d ' un véritable portra it du p lus grand missio n-
na ire chréti en au se rvice de l'Évangile de Jésus-Christ. Ce cho ix narratif est
po ur le mo ins surprenant ! L'on ignore presque to ut d u m inistère des Douze et
l'on cho is it de suivre le parcours de ce Juif de la Diaspora, né à Tarse en C ilicie
(Ac 9, 11.30 ; 11 ,25 ; 21 ,39 ; 22,3), éduqué à l 'école d e Gamaliel (Ac 22,3),
partenaire du mouvement pharis ien (Ac 26,5), violent persécuteur des disciples
du Se igneur (Ac 9, l ss; 22,4 ; 26,9ss) et de l'Église de Dieu, do nt la vie a été
bo uleversée à j amais par la rencontre ex traordinaire de Jésus sur la route de
D amas. Paul devient l' icône du véritable témo in de Jésus et du règne de D ieu
envoyé par le Ressuscité« j usqu 'aux extrém ités de la terre» (Ac 1,8, cf. 28,28-
3 1):
«Lui, l'homme de deux cultures allait devenir[ ... ] l'homme par excellence de la transi-
tion entre deux mondes: l'univers juif et l'univers grec. Lui, l'homme entier, qui avait
défendu jusque-là un judaïsme strict dont on ne saurait impunément outrepasser les fron-
tières, allait se faire le défenseur passionné et le promoteur résolu d'une annonce de
l'Évangile sans frontières. Lui, le j ui f, fier de son appartenance à un peuple, allait se faire
tout à tous, et notamment aux païens » 1n

Le liv re des Actes s'achève sur le récit du séjour de Paul à Ro me, non pas en
ho mme libre confo rmément à sa prière et à son désir (Rm 1,9- 13; 15,22- 29,
cf. Ac 19,2 1), ma is en prisonnier en attente de jugement, in « custodia mili-
taris »(Ac 28,1 6) 114. Il n'ex iste pas de no ti ce avérée extra scripturaire quant à
la d urée et aux circonstances préc ises du séj our de Paul à Rome, ou encore

111
L'apôtre des païens (Rm 1 1, 13 cf. Ac 9, 15 ; 22, 15 ; 26, 17) nous est présenté par )'au-
teur des Actes sous un double nom, Saul (I:aouÀ, Ac 9,4.17 ; 22, 7, 13 ; 26, 14, soit un iquement
dans les récits de vocation ; et fo û.loç, Ac 7,58 ; 8, 1.3 ; et passim) - Paul (Ilaû.loç, Ac
13,9. 13, 16,43.45-46,50; et passim). Il laisse apparaître ainsi la double appartenance et la
formation culturelle juive et hellénistique de )'apôtre. Voir Rinaldo FABRIS, Paolo, l 'apo-
stolo delle genti, pp. 3 1- 34; Joachim GNILKA, Paolo di Tarso. Apostolo e testimone, (Sup-
plementi al Commentario teo logico del Nuovo testamento, 6), Paideia, Brescia 1998, pp. 31 -
32.
11 2
Voir François VOUGA, Il cristianesimo delle origini. Seri/li, protagonisti, dibattiti, p.
11 0.
113
Ainsi Christian GRAPPE, Initiation au monde du Nouveau Testament , (Le monde de la
Bible, 63), Labor et Fides, Genève 2010, p. 99. D 'après Rina ldo FABRIS, Paolo, l 'apostolo
delle genti, pp. 44-47, Paul est un homme« à la fron tière entre deux mondes».
114
Pour un approfondissement de ce sujet, voir Harry W. T AJRA, The Martyrdom ofSt.
Paul, (Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament, 2.67), J.C.B. Mohr,
Tübingen 1994, pp. 43-44, cité par Reidar HVALVIK, « Jewish Believers and Jewish ln-
nuence in the Roman Church until the Early Second Century », in Oskar SKARSAUNE and
Reidar HVALVJK (éds.}, Jewish Believers in Jesus, Hendrickson, Peabody 2007, pp. 179-
2 16, ici p. 196, n. 92.
30 Chapitre I : La lettre aux Romains dans son conlexte socio-historique

concernant un voyage e ffectif en Espagne (Rm 15,24.28). A ins i la formule, que


l' on retro uve dans )'Ép ître de Clément aux Corinthiens V,7: « Après avo ir
enseigné la justi ce au monde entier et atte int les bo rnes de ! 'Occident[ ... ] » 115,
pourra it éventue llement être interprétée comme une expressio n hyperbo liq ue
voul ant s ignifier que la ville de Ro me est la capita le de ) ' Occident, l'apogée de
la terre. Ce qui expliquerait, aussi, le re latif s ilence d'Eusèbe de Césarée, dans
son Histoire ecclésiastique (III, 1-3), à propos d 'autres territo ires évangélisés
par les apô tres et par les disciples de Jésus 116.

2.2 Lieu et date de rédaction de fa lettre aux Romains


Si l'on suppose, comme nous le fai sons, que Rm 16 fait partie intégrante de la
lettre aux Romains 117, le lieu le plus probable d ' où Paul écrit, g râce à l' aide de
l'éni gmatique amanuensis Tertius ( 16,22) 118, est la ville de Corinthe 119• Lors-
que Paul écrit, en effet, il se trouve chez Gaïus, qui l 'accueille, lui et « to ute
l'église» (Rm 16,23), très vraisemblab lement le Gaïus qui a été baptisé par
l'apô tre lui-même(cf. l Co 1, 14).
D ' aut re part, l'on sait, par la correspo ndance corinthienne, qu e Paul a été
I'« ex pert architecte » qui a fo ndé spiritue llement )'église de Corinthe 120 , à
l'occasio n de son premier séjour missio nna ire da ns la ville, et qui l'a visitée
encore une deuxième fois (cf. 2 Co 13,2) pour consolider sa foi.
Ce doubl e séj o ur d e Paul à Corinthe est d 'ailleurs confirmé, voire précisé,
par le li vre des Actes. D 'après le récit d 'Ac 18, 12- 17, l'on peut dater histori-
quement le premier séjour de Paul à Corinthe, d ' une durée d '« un an et six
mo is» (Ac 18, 1 I ), à !'époque o ù Gal lion, frère aîné du plus connu philosophe

115
Traduction fra nçaise in CLÉMENT DE ROME, Épître aux Corinthiens, introduction,
texte, traduction, notes et index par Annie JAUBERT, (Sources chrétiennes, 167) Cerf, Paris
201 1, p. 109.
116
Voir Gi useppe PULCIN ELLI, « Occasione e scopo della Lettera ai Romani, vagliando
le opzioni », in Lateranum 75, 2009, pp. 567-587, ici p. 579 n. 43.
11 7
Voir inter alia, Peter LAMPE, « The Roman Christians of Romans 16 », pp. 216- 230 ;
Harry A. GAMBLE JR., The Tex tuai HistOIJ' ofthe Letter ta the Romans. A Study in Textual
and Literary Criticism, ad locum.
118
L' uti lisation d'un amanuensis pour la rédaction matériel le de certaines lettres du cor-
pus paulinien est bien attestée ; voir par exemple : pour les« lettres authentiques», Sosthène
pour I Corinthiens ( 1, 1 cf. 16,21) et Timothée pour Philémon (v. 1 cf. v. 19) ; pour les
« lettres deutéro-pauliniennes », Sil vain et Timothée pour 2 Thessa/oniciens (1 , 1 cf. 3,17) et
Timothée pour Colossiens (1 , 1 cf. 4, 18).
119
Voir inter alia Günther BORNKAMM , «The Letter to the Romans as Paul 's Last Wi ll
and Testament », in Karl P. DONFRIED (éd.), The Romans Debate. Revised and Expanded
Edition , pp. 16- 28, p. 16.
120
l Co 3,9- 10, cf. 1 Co 4,15 : « En effet, quand vous auriez dix mille pédagogues en
Christ, vous n'avez pas plusieurs pères. C'est moi qui, par l'Évangile, vous ai engendrés en
Jésus Christ».
2. le contexte socio-historique de Paul 31

Sénèque, était proconsul d' Achaïe, vraisemblablement entre 5 1- 52 121. À l'oc-


casion de ce premier séjour, Paul est hébergé, selon Ac 18,2, chez un couple
de chrétiens d'origine juive 122, vivant en Diaspora, à savo ir Aquilas et Priscille,
arrivés à Corinthe à la suite de l'éd it d 'expulsion des Juifs de la v ille de Rome,
proclamé par l'empereur C laude en 49 ap. J.-C. 123•

12 1
Le proconsul GALLION est mentionné dans I'Inscription de Delphes, trouvée en 1905 ;
voir pour plus de détails Franco MANZI , Seconda lettera ai Corin=i. Nuova versione, intro-
du=ione e commenta, (l libri biblici. Nuovo Testamento, 9), Paoline, M ilano 2002, pp. 74-
75 ; Laura BOFFO, lscri=ioni Greche e latine per Io swdio della Bibbia, (Biblioteca di storia
e storiografia dei tempi bibl ici, 9), Paideia, Brescia 1994, pp. 247-256.
122 En s implifiant un peu notre vocabu la ire, nous préférons parler de chrétiens d'origine

juive (tels que Pierre, Jean, Paul, Prisci lle et Aqu ilas, etc.) plutôt que de judéo-chrétiens en
raison de la confus ion possible de ces derniers avec les courants radicaux des judéo-chrétiens
dont il est question, notamment, à partir du ne siècle (tels que les Ébionites, les Elkasaïtes,
les Nazôréens, etc.). Nous parlons, par contre, de judaïsants lorsque nous voulons parler de
chrétiens d 'origine j uive ou non, à ! 'époque apostolique, qui demandent ou imposent aux
chrétiens d'origine païenne la circoncision, voire l'observance de toute la loi de Moïse,
comme condition nécessaire pour le salut (vo ir, par exemple , les adversa ires de Paul au mi-
lieu des églises de Galatie, cf. Ga 6, 12- 13: « Des gens désireux de se faire remarquer dans
l'ordre de la chair, voi là les gens qui vous imposent la c irconcision. Leur seul but est de ne
pas être persécutés à cause de la croix du Chri st ; ca r, ceux-là mêmes qu i se font circoncire
n'observent pas la lo i; ils veulent néanmoins que vous soyez circoncis, pour avoir, en votre
cha ir, un titre de gloire» ; ou encore, ces croyants d 'origine pharisienne dont il est question
e n Ac 15, 1.5 : « Certaines gens descendirent alors de Judée, qui voulaient endoctriner les
frères : "S i vous ne vous faites pas circoncire selon la règle de Moïse, disaient-ils, vous ne
pouvez pas être sauvés." [ ... ] Des fidèles issus du pharisaïsme intervinrent alors pour soutenir
qu' il fa llait circoncire les païens et leur prescrire d ' observer la loi de Moïse»). D 'après la
thèse d e Marcel SIMON, fondée sur le critère de! 'observance, l'on peut définir comme judéo-
chrétien tout ce qui dépasse, au niveau des observances juives, les limites du décret aposto-
lique ou de l'accord de Jérusalem (cf. Ac 15,28- 29). Voir Marcel SIMON, « li giudeo-cri-
stianesimo » , in Marcel S IMON - André BENOÎT, Giudaismo e cristia11esimo. Una storia
antica, (Economica Laterza, 373), Laterza, Roma - Bari 2005 (orig. 1968), pp. 236-254, ici
p. 247. Pour un approfondissement de ces questio ns, nous renvoyons à Simon C laude MI-
MOUN! (dir.), l e Judéo-Christianisme dans tous ses états : actes du colloque de Jérusalem
6- IOJuillet 1998, en collaboration avec F. Stan ley JONES, (Lectio divina. Hors-série), Cerf,
Paris 2001 ; Claudio GtANOTTO (éd.), Ebrei, credenti in Gesù. la testimonianza degli autori
antichi, (Letture cristiane del seconde millennio, 48), Paoli ne, Mila no 2012 ; Simon Claude
MIMOUNI , « Le judaïsme chrétien ancien : quelques remarques et réflexions sur un problème
débattu et rebattu », in Judaïsme antique / Ancient Judaism 1, 2013, pp. 263- 279, dont voici
la dernière dé finition concernant le j udéo-christianisme, rebaptisé« judaïsme c hrétien », va-
lable pour ! 'ensemble des chrétiens des origines jusque vers les années 135- 150 : « le ju-
daïsme chrétien est une formu lation désignant des chrétiens d'origine judéenne et d'origine
non judéenne qui o nt reconnu la messianité de Jésus, q ui ont reconnu ou qui n'ont pas re-
connu la divinité du Christ, mais qui tous continuent à observer en totalité ou en partie la
Torah » (p. 274).
123 Cf. aussi SUÉTONE, Vies des dou=e Césars. Claude XXY,4.
32 Chapitre I : La lettre aux Romains dans son conlexte socio-historique

Le deuxième séjour de Paul à Corinthe (cf 2 Co 13,2) est habituellement


mis en relation avec le bref séjour de « troi s mois» de Paul en Grèce (Ac 20,2-
3, cf l Co 16,5-7), vers la fin de ce que l'on appelle conventionnel lement le
troisième voyage missionnaire de Paul (Ac 18,23-21 , 16), soit entre 53-58 ap.
J.-C. Or, vu que la ville d'Éph èse fut le véritable centre de ce voyage, d ' une
durée à peu près de« trois ans» (Ac 20,3 1) 124, à la fin duquel Paul « ... prit la
d écision, dans !'Esprit, de se rendre à Jé rusalem en passant par la Macédoine
et I' Achaïe. [...] » (Ac 19,2 l ), l'on peut envisager que la circonstance histo-
rique à l' occasion de laque lle Paul écrivit sa lettre aux Romains est vra isem-
blab lement ce bref séjour en Grèce, à Corinthe, tout juste avant qu'i l se rende
à Jémsalem pour apporter la collecte récoltée en Macédoine et en Achaïe (Rm
15,25-28, cf 1 Co16, 1-4 ; 2 Co 8-9; Ga 2, 10 ; cf Ac 24, 17) 125. C'est pour
cela que l'on date, habitue llement, la rédaction de la lettre aux Romains autour
d e 57 ap. J.-C. 126
L'on sait, par ailleurs, que Paul recommande aux frères de Rome de recevoir
Phoebé, la sœur « ôuxKovoç » de l'église de Cenchrées, l'un des ports de Co-
rinthe (Rm 16, 1) 127, peut-être porteuse de sa lettre. Le dernier indice pouvant
associer la rédaction de la lettre aux Romains avec la ville de Corinthe est la
mention d'Éraste (Rm 16,23), otKOvoµoç de la ville et collaborateur de Paul à
Corinthe (2 Tm 4,20, cf. Ac 19,22).

2.3 La collecte pour l'église de Jérusalem


D 'après les Actes (9, 1- 2. 13- 14.26; cf Ga 1, 13- 14), Paul a été co nnu à Jéru-
salem, d'abord, comme le pharisien zélé, persécuteur acharné des disciples de
Jésus, et, ensuite, co mme l'apostat, le renégat, l'ennemi de la loi et de Dieu
(Ac 2 1,21 ). Pourtant, il a voyagé par me r et sur terre prêchant !'Évangile, pen-
dant un peu plus de vingt ans, dans les synagogues comm e sur les places pu-
bliques, surtout en Asie Mineure, en Grèce et en Macédoine. li a fondé des

124
D'après les Actes, Paul prêche dans la synagogue d ' Éphèse durant« trois mois » (Ac
19,8), puis encore à Éphèse« dans l'école de Tyrannos ... pendant deux ans» ( 19,9- 10), et
finalement il prolonge encore« ... un peu son séjour en Asie» ( 19,22).
125
li est fort probable, d ' après 1 Co 16, 1-4, que Paul ait récolté des offrandes pour les
saints de Jérusalem aussi parmi les églises de Galatie.
126
Voir inter alia, Frederick F. BRUCE,« The Romans Debate - Cont inued », in Karl P.
DONFRIED (éd .), The Romans Debate. Revised and Expanded Edilion, pp. 175- 194, ici p.
177 ; Robert JEWETT, Romans. A commentmy, ( Hermeneia. A Critical and l-listorical Com-
mentary on the Bible), Fortress, Minneapoli s 2007, p. 20.
127
D' après Marc SCHOEN I, « Épître aux Romains », p. 707 : « Phoebé n 'est pas seulement
riche et influente ; c'est une théologienne. Le convoyeur d ' une lettre était chargé de l' expli-
quer à ses destinataires ; étant donné la matière de Rm, seule une théologienne à la compé-
tence reconnue par Paul pouvait remplir cette tâche. Phoebé est la première interprète connue
d e Rm».
2. le contexte socio-historique de Paul 35

de persona non grata » 142 , de personne indésirable, et surtout aurait discrédité


la mission à laquelle il se préparait : l'annonce de l'Évangile en Espagne. D'où
cette sorte de combat spirituel , au point qu ' il engage les frères et sœurs à Rome
à s' unir avec lui en prière, pour lui permettre d 'échapper « aux incrédu les de
Judée » (Rm 15,3 1).
En revanche, ce qui est moins aisé à déterminer, c'est de savoir jusqu'à quel
point cette crainte de Paul a pu influencer, d ' une certaine manière, aussi la
rédaction de sa lettre aux Romains. Il ne peut être exclu que ce fort travail
intérieur de Pa ul ait pu contribuer à le fa ire réfléchir davantage aux relations
dé licates qui se nouent entre la fo i d ' Israël et l'Évangile 143. À cette époque, le
statut et la valeur de croyant en Jés us posaient des problèmes au niveau eth-
nique et pragmatique. En effet, tout au long de la lettre, de son début (1, 16-
17 : « ... pour le salut de quiconque croit, du Juif d ' abord, puis du Grec »), en
passant par Rm 9, 1- 11 ,36 et jusqu ' à Rm 14 , 1- 15, 13, Paul semble déterminé à
plaider en faveur de l'égali té et de l' unité des croyants, q u ' ils soient d'origine
juive ou païenne: «Ainsi, il n'y a pas de diffé rence entre Ju if et Grec : tous
ont le même Seigneur, riche envers tous ceux qu i l' invoquent » (Rm 10, 12, cf.
1 Co 12, 13; Ga 3,28) 144 .
La subdi vision de l'ensemble de l'humanité en Juifs et non-juifs (à savoir,
les Grecs, les inc irconc is, les Gentils, les « sans loi » ... ), exp loitée par Paul
(Ga 3,28 ; 1 Co 9,20- 22 ; 10,32 et passim) en vue de sa relativisation (Rm
2,9- 11 ; 2,28- 29; 3,23) et de son dépassement, en tout cas s ur le plan théolo-
gique (Rm 1, 16; 3,29- 30 ; 10,12; 15,8- 13), était aussi une donnée tradition-
ne lle de la foi d ' Israël (cf. Dt 7,6; 14,2), typique à la fo is de )'ethnocentrisme
juif1 45 et de la tradition rabbinique 146.

142
Ainsi S imon BUTTICAZ, «Pau l et le judaïsme: des identités en construction», p. 268.
143
Quant à Simon BUTrICAZ, cela ne fait pas de doute:« À l'aide de Romains, l'apôtre
s' interprète lui-même, consc ient des effets problématiques, pour ne pas dire désastreux, de
sa po lém ique antijudaïsante développée à l'occasion de la crise Galate. [ ... ]à l'aide de Ro-
mains, l'apôtre s'efforce de démontrer que la construction d'une méta-identité fondée "en
Christ", te lle que celle qui est conduite en Galates, n 'était pas synonyme d 'antinomisme ou
de rejet du judaïsme. En relativisant les appartenances ethniques et les attaches re li gieuses,
notamment le pa rticularisme national juif que défendaient ses opposants, Paul n ' aurait pas
eu pour ambition de ruiner la valeur de la Loi mosaïque et sa pertinence pour les croyants
d 'originejuive ». Idem , p. 267.
144
Voir Odette MAINVILLE, Un plaidoyer en faveur de l 'unité. la lettre aux Romains,
(Sciences bibliques, 6), Médiaspau l, Montréal 1999, notamment pp. 122- 132.
145
Pour plus de détails, voir Adriana DESTRO - Mauro PESCE, «Confronta e classifica-
zione d i "culture"», in ID., Anlropologia delle origini crisliane, (Econom ica Laterza, 457),
Laterza, Bari 2008, pp. 13 1- 146, notanunent pp. 133- 135 et 143.
146
Voir Gary G. PORTON, Goyim. Ge111iles and lsraelites in Mishnah-Tosefla, ( Brown
Judaic Studies, 155), Scho lars Press, Atlanta 1988, p. 289, cité par idem, p. 133, n. 6.
36 Chapitre I : La Jeure aux Romains dans son contexte socio-historique

3. Le contexte socio-historique
des destinataires de la lettre aux Romains

3.1 Rome, ville impériale


Le dernier portrait de Paul, « apôtre des païens », esquissé par ! ' auteur des
Actes (28, 16-3 1), est celui d'un évangéliste éprouvé fier d'annoncer le Règne
de Dieu dans la capitale de l'Empire romain: Rome « caput mundi ». D 'après
! 'historien Tacite, ! ' histoire de ! 'Empire est interdépendante de ! ' histoire de
Rome: la destinée de l' un est aussi celle de l'autre 147 .
En voulant retracer le cadre essentiel du contexte socio-historique de la com-
munauté des« bien-aimés de Dieu qui sont à Rome» (Rm 1,7, cf v. 15), ou
des « frères » qui y résident (cf Ac 28, 15), nous avons expressément limité
notre champ d 'enquête à la période historique située au tournant de l'ère chré-
tienne. Plus précisément, feront objet de no tre attention les rapports particuliers
entre Juifs et Romains à partir de l'entrée à Jérusalem du généra l romain Pom-
pée, en 63 av. J.-C., jusqu'à la première révolte juive contre Ro me, en 66-70
ap. J.-C., à savoir un peu plus d ' un sièc le d 'histoire.
L'Empire romain constitue le cadre socioculturel élargi au sein duquel le chris-
tianisme a pris forme et s'est développé, à la suite de plusieurs poussées et
épreuves, jusqu' à devenir religio licita et définitivement religion d 'État au rv•
siècle. L'un des trai ts fondateurs de ! 'Empire est le caractère composite de sa
population et le pluralisme culturel de la ville de Rome 148 • À Rome conflue et
se propage, d 'après Tacite, « tout ce qu'il y a d ' affreux ou de honteux dans le
monde » 149 .
Rome, au 1er s iècle de notre ère, est une métropole cosmopolite et multicul-
turelle 150 , ce qui lui vaut, en 1 P 5, 13, le surnom de « Babylone » 151 .

147
Voir Peter LAMPE, From Paul 10 Valenlinus. Christians at Rome in the First Two
Centuries, p. 409.
148
Voir Pierre GRIMAL, La civiltà dell'antica Roma. La storia secolare di una città e di
un popolo che ha11110 lasciato al monda w1 'eredità i11dime11ticabile, (Universale Storica
Newton), Newton & Compton editori, Roma 2004, pp. 19, 27, 29- 30.
149
Annales XV,44,3, in TACITE, Annales, Livres XIII- XV I, texté établi et traduit par
Pierre WUILLEUMIER, (Collection des Univers ités de France. Série latine - Collection Budé,
22), Les Belles Lettres, Paris 19782 , p. 17 1.
150
«C'est d'abord une des conséquences de la conquête qui a réuni dans un même Empire
les nations de trois continents. Cet espace pluriethnique et pluriculturel a favorisé les
échanges, les contacts et les syncrétismes, surtout dans les grands centres urbains, à com-
mencer par Rome même dont TITE-LrVE (Histoire romaine XXXIX,3,6) écrit que, déjà au
lendemain de la deuxième guerre punique, "une foule d 'étrangers encombrait la vi lle"».
Robert TURCAN , «À Rome, des cultes venus d'Orient» , in Pierre GEOLTRAIN (éd.), Aux
origines du Christianisme, pp. 430-43 7, ici p. 431.
151 Il s'agit-là d ' une métaphore exprimant aussi toute l'oppression et le paganis me de

Rome. Ai nsi Michele MAZZEO, Lettere di Pietro. Lettera di Giuda. Nuova versione,
3. le contexte des destinataires de la lettre aux Romains 37

L 'Apocalypse de Jean désigne la Rome impériale comme la « grande prosti-


tuée » (Ap 17, 1), la « grande cité » (Ap 17, 18), qui réside sur « les sept mon-
tagnes» (Ap 17,9). Dans la tradition manuscrite relative à 1P5, 13, on relève,
à propos de« Bnpu.:i..wv », la leçon variante « 'Pwµ11 », attestée dans les manus-
crits minuscules 4 mg, 1518 et 2038 152 •
La relig ion romaine, dès son origine, a eu un caractère très di versifié, hété-
rogène et syncrétiste 153, ce qui la distingue fondamentalement de la religion
j ui ve et aussi du christianisme primitif Elle n 'avait aucun souc i d ' orthodoxie
ni d 'exclus ivisme 154 et se présentait avan t tout comme une discipl ine de vie
conforme aux vertus ancestrales, soc iales et morales, une réalité juridique et
rationnelle fondée sur une sorte d 'alliance avec les di vinités pouvant assurer la
« pax deorum », à savoir l' ordre social et la prospérité 155 . La vie religieuse des
Romains visait, d ' une part, la plus grande fidélité aux rites anciens et tradition-
nel s, car « 1 ' homme romain est un homme de tradition, qui avait une aversion
viscérale contre tout ce qui est no uvea u » 156, et, d ' autre part, s'occupait du
ma intien de l' ordre et de l'équi libre existants 157 . La d évotion à la patrie, le sens
très vif du sacré et du surnaturel, la quête de « virtus, pietas, jides, discipline,
respect, fidélité aux engagements » 158 , avaient pour but la préservation de
l'ordre établi, conva incu que l'on était que seule la pratique des lois et des
vertus pouvait préserver la société du déclin 159. C'est pourquoi la philosophie
du Stoïcisme, dans sa recherche de sagesse, d ' autocontrôle et d e conformité à
l' ordre naturel, beaucoup plus quel 'Épicuréisme, a trouvé bon accueil à Rome,

introduzione e commento , (1 libri bibl ici. Nuovo Testamento, 18), Paoline, Milano 2002, p.
178. D' après EUSÈBE DE CÈSARÈE, Histoire ecclésiastique Il, 15,2 : « Pierre fa it mention de
Marc dans sa première épître, que, dit-on, il composa à Rome même, ce q u ' il signifie lu i-
même en appelant cette v ille d ' une manière métaphorique Babylone dans ce passage :
·'L 'élue [église, ndr] qui est à Babylone, ainsi que Marc mon fils vous salue."», traduction
frança ise in Eusèbe de Césarée. Histoire ecclésiastique, li vres 1- IV, texte grec, traduction et
annotation par G ustave BARDY, (Sources Chréti ennes, 31 ), Cerf, Paris 1952, p. 7 1.
152
D'après Bruce M. M ETZGER, A Textual Commentary on the Greek New Testament
(Second Edition} , p. 628, alors que le Novum Testamentum Graece (28° édition)· ad locum ,
ne cite que la correction du manuscrit minuscule 161 1 (X 0 s iècle).
153
Vo ir Robert TURCAN, «À Rome, des cu ltes venus d ' Orient », pp. 430-437.
154
Voir David E. AUNE,« Religioni greco-romane »,in Gerald F. HAWTHORNE - Ralph
P. MARTIN - Danie l G. REID (éds.), Di=ionario di Paolo e delle sue lettere, pp. 1293- 1310,
ic i p. 1300.
155
Voir Mark REASO ER, « Roma e il cristianesi mo romano», p. 1347.
156
Ainsi Adalbert-Gautier HAMMAN, « C hrétiens et christianisme vus et jugés par Sué-
tone, Tacite et Pline le Jeune», in Forma Futuri. Studi in onore del cardinale Michele Pe/-
legrino, Bottega d'Erasmo, Torino 1975, pp. 9 1- 109, ici p. 94, cité par Steeve B ÉLANGER,
« À la croisée des chemins : les premiers chrétiens et leur quête identitaire», in Cahiers des
études anciennes XLIV, 2007, pp. 137- 169, ici pp. 160- 16 1.
157
Voir Pierre GRIMAL, l a civiltà del/ 'antica Roma, p. 7 1, cf. aussi pp. 74-75.
158
Idem, p. 76.
159
Idem , pp. 69- 78.
38 Chapitre I : La lellre aux Romains dans son contexte socio-historique

déjà au cours du nes iècle av. J.-C., et fourni une justification rationnelle à la
morale spontanée romaine 160.
Le culte de l' Empereur, quant à lui, était avant tout une manifestation de
loyauté, de soumission et de gratitude 161 .
À Rome, comme dans la plupart du monde gréco-romain, on pouvait ren-
contrer et pratiquer de nombreux cultes, comme celui de Mithra, d ' Isis et
d' Osiris, ainsi que les religions juive et chrétienne 162 .

3.2 Les Juifs à Rome, origine et témoignages historiques


Parmi les multiples étrangers demeurant dans la capitale romaine, à l' aube de
l'ère chrétienne, la présence des Juifs peut être considérée, sous différents
points de vue, comme un cas tout à fait spécial. Leur présence à Rome, aussi
bien qu 'au se in de tout l' Empire, est l'un des effets tardifs de la grande Dias-
pora ou « dispersion » juive, qui s 'est développée à partir de l ' Exil babylonien,
au vie s iècle av. J.-C., et qui s'est accrue en plusieurs occasions et circons-
tances dramatiques : « déportations, esclavage, fuites, implantations militaires,
querelles religieuses, difficultés économiques ... » 163. Le phénomène de la Dias-
pora juive était si ample et si important 164 qu'au 1er siècle« [... ], deux fois plus
de juifs résident en Diaspora qu'en Judée et dans les régions qui lui sont tradi-
tionnellement liées » 16 5 _
Quant à l'époque précise de l'arrivée des Juifs à Rome, il n'existe pas de
notices historiques sûres. Cependant, quelques témoignages permettent de re-
tracer et de confirmer leur présence dans la ville à partir du nesiècle av. J.-C.
(cf. Valère Maxime, Actions et paroles mémorables J,3,3).
Dans 1 Maccabées, dont l' historicité des récits n ' est toutefois pas toujours
assurée, on peut lire, d 'une part, un éloge démesuré des Romains (1 M 8, 1- 16),
tenus pour un peuple bienveillant, amical, vaillant guerrier, habile, persévérant,
« à (' apogée de leur puissance » (v. 13), et, d'autre part, un récit concernant
l'ambassade juive envoyée à Rome, vers 160 av. J.-C. , par Judas Maccabée ( 1
M 8, 17-32), chef de file de la révolte juive contre les Séleucides, demandant
« amitié et alliance » aux Romains. L ' issue positive de cette ambassade,

160
Voir Pierre GRIMAL, la civiltà del/ 'antica Roma, p. 78.
161
Voir Eric NOFFKE, Cristo contra Cesare. Come gli ebrei e i cristiani del I secolo
risposero alla sfida dell 'imperialismo romano, ( Picco la biblio teca teologica, 71 ), Claudiana,
Torino 2006, pp. 260- 26 1.
162
Voir Joseph A. FITZMYER, lettera ai Romani. Commentario critico-teologico, p. 57.
163
Ainsi Jean-Pie rre LEMONON, « Aux origines», in Hugues COUSIN (éd.), le monde où
vivait Jésus, Cerf, Paris 1998, pp. 35- 38, p. 38.
164
On estime que viva ient en Diaspora entre cinq et six millions d e Jui fs, voir Wayne A.
MEEKS, 1 Cristiani dei primi seco/i. JI monda sociale del/ 'apostolo Paolo, p. 104.
165
Jea n-Pierre LEMONON, «Aux origines », p. 35 ; cf. Sean FR EYNE, The World of the
New Testament, pp. 69- 78.
3. Le contexte des destinataires de la lettre aux Romains 39

confirmée entre autres par Flavius Josèphe: «Tel fut le premier traité d'al-
liance et d'amitié entre les Romains et les Juifs » 166, ouvre la possibilité que
des Juifs aient eu, déjà au ne s iècle av. J.-C., des échanges et des contacts im-
portants et directs avec Rome, ce nouveau centre de pouvoir dont la renommée
était déjà croissante et attrayante.
D 'après Strabon, géographe grec du 1er siècle av. J.-C., cité par Flavius Jo-
sèphe 167, les Juifs étaient répandus partout dans I'« ol.KouµÉv11 » si bien qu'il
n'y avait pas de v ille (ce qui relève certainement d ' un langage hyperbolique)
où l'on ne pouvait retrouver des Juifs 168. Il y en avait surtout en Égypte, en
Asie Mineure et en Europe, et leur lien spirituel et socia l avec Jérusalem, ja-
mais rompu, é ta it si étroit et significatif que les Juifs de la vaste Diaspora ne
manquaient pas d'apporte r leur contribution et leur soutien au Temple 169. Être
juif, après tout, « c'est aussi appartenir à un peuple lié à une terre», dont Jéru-
salem et le Temple symbo lisaient l' identité religieuse et nationale 170.
En 63 av. J.-C., l'attaque et la victoire du général romain Pompée a u détri-
ment des Juifs, et notamment des frères Hy rcan et Aristobule 1l en grave et
violent désaccord pour le titre de roi des Juifs 171, ont signifié, d'une part, le
nouveau joug étranger et païen à Jé rusalem et en Palestine 172, et, d'autre part,
l'exi l déchirant de plusieurs milliers de Juifs. Beaucoup d 'entre eux, en fait,
devinrent prisonniers de guerre ou esclaves et furent emmenés à Rome en gage

166
Antiquités juives XII, 10,6§§414--419, traduction de Joseph CHA MO ARD, in Œuvres
complètes de Flavius Josèphe, Tome Ill : Antiquités judaïques. Livres XI- XV, traduites en
français sous la direction de Théodore REINACH, ( Publications de la société des études
juives), Ernest Leroux, Paris 1904, p. 125.
167
Antiquités juives XIV,7 ,2 § 115. La présentation de l'histoire juive et de ses traditions
par STRABON, Géographie f,2,34--40, apparaît assez respectueuse des Juifs contrai rement à
celle d'autres auteurs anciens, à savoir PLUTARQUE, TACITE, etc.
168
Aux alentours du 1or siècle de notre ère,«[ . ..] les juifs de la d iaspora sont plusieurs
millions, alors que l 'Empire ne compte au total que 50 à 60 millions d ' habitants». Jean-
Pierre LÉMONON - François RICHARD, « La diaspora dans l'Empire romain et ses relatio ns
avec Jérusalem », p. 52.
169
FLAVl US JOSÈPHE, Antiquités juives XlV,7,2 § 110, cf. aussi CICÉRON, Pour l. Flac-
cus XXV lll,67-69; PHILON, Legatio ad Caium § 156. Parmi ces liens de cohésion entre les
Juifs de Palestine et ceux de la Diaspora, on rappellera encore la relatio n symbol ique des
Juifs avec Jérusalem et son T emple, le calendrier des fêtes, l 'impôt annue l pour le Temple,
les pèlerinages à Jérusale m . Voir Gerd THEISSEN, «Judaïsme et Christianisme chez Paul»,
in ID., Histoire sociale du christianisme primitif, (Le monde de la Bible, 33), Labor et Fides,
Genève 1996, pp. 161 - 192, notamment pp. 178- 182.
170
Voir Pierre G EOLTRA IN, « Introduction . Les origines du Christianisme: comment en
écrire l'histoire», p. VII!.
171
Cf. STRABON, Géographie l,2,40 ; FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités juives XIV ,4,5 § 77 ;
DION CASSIUS, Histoire romaine XXXVII, 15.
172 Cf. TITE-LI VE, Periochae Cii ; TACITE, Histoires V, § 9.
42 Chapitre I : La lettre aux Romains dans son conlexte socio-historique

délégation de cinquante juifs envoyés à Rome, depuis la Judée, pour demander


à l'empereur l' indépendance nationale contre le violent Hérode Archélaos,
s'est vue appuyée et soutenue par plus de huit mille juifs résidant dans la capi-
ta le, à savoir une« fou le» de juifs 196.
Cela étant, il faut aussi rappeler que les rapports entre les Rom a ins et les
Juifs à Rome n ' ont pas toujours été paisibles. L 'empereur Tibère César ( 14-
37 ap. J.-C.) 197 , en 19 ap. J.-C., ordonna l'expulsion des Juifs de Rome 198 à la
suite du « prosélytisme trompeur », dans le cas précis, de certains juifs, qui
avaient dupé une noble dame romaine, Fulvia, « convertie aux lois du
judaïsme » 199 et trop génére use par ses dons en faveur du Temple de Jérusalem.
D' après le témoignage de Suétone, !'empereur Tibère :
« [... ] interdit les religions étrangères, les cultes égyptien et juif, en obligeant les adeptes
de cette première superstition à brû ler tous les vêtements et objets sacrés. La jeunesse
j uive fut répartie, sous prétexte de service militaire, dans des provinces malsaines, et les
autres membres de cette nation ou gens de culte ana logue furent chassés de Rome, sous
peine d' une servitude perpétuelle, en cas de désobéissance. Il voulut aussi bannir les as-
trologues, mais devant leurs supplications et sur la promesse qu ' ils renonceraient à leur
art, il leur fit grâce » (Vies des do1i=e Césars. Tibère XXXV1)200

Ce témoignage, indépendamment des conséquences socio-historiques effec-


tives de l'ordre d'expulsion de Tibère, vient infléchir la description

196
An1iquitésjuives XVll,10, 1 §30 1.
197
C'est précisément à l'époque de « TL[3Ep[oç Ka[oapoç » que les événements principaux
de la vie de Jésus se déroulent, cf. Le 3, l . L' œuvre lucanienne, particul ièrement sensib le aux
données historiques, cite aussi « Ka[oapoç Aùyoûotoç » (Le 2, 1) et« IO..auôwç »(Ac 11 ,28 ;
18,2). De ce fait, Luc est certainement !'écriva in néotestamentaire le plus intéressé« à placer
l' histoire des origines chrétiennes dans le contexte de ! ' histoire mondiale». Voir Frederick
F. BRUCE, « Christianity Under Claudius », in Bullellin of the John Rylands Library 44,
1962, pp. 309- 326, ici p. 309.
198
Voir à ce propos FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités j uives XVlll,3,5 §§ 8 1-84 ; TACITE,
Annales 11,85,4 ; DION CASSIUS, Histoire romaine LVII, l 8,5a ; JUVÉNAL, Satires lll, l 0,62-
63 ; XIV,96- 104 ; auteurs cités par Joseph A. FITZMYER, Lettera ai Romani. Commentario
critico-teologico, pp. 58- 59. C'est DION CASSIUS qui présente 1' intense activité de prosély-
tisme comme étant la cause de l'expulsion ordonnée par TIBÈRE CÉSAR. Cf. Giorgio JOSSA,
Giudei o cristiani ? I seguaci di Gesù in cerca di una propria identità, p. 176 ; Eric NOFFKE,
Cristo contra Cesare. Come gli ebrei e i cristiani del I secolo risposero alla sfida dell 'im-
perialismo romano, p. 7 1.
199
FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités juives XV lll,3,5 § 82, traduction de G. MATHIEU & L.
HERRMANN , in Œuvres complètes de Flavius Josèphe, Tome IV : Antiquités j uda fques.
Li vres XV I- XX, avec le concours de S. REINACH & J. WEILL, (Publications de la société
des études juives), Ernest Leroux, Paris 1929, p. 148.
200
Traduction fra nçaise in SUÉTONE, Vies des dou=e César, Tome li : Tibère - Caligula
- Claude - Néron, texte établi et traduit par Henri AILLOUD, (Collection des Universités de
France. Série latine - Collection Budé), Les Belles Lettres, Paris 1980 5, p. 30.
3. le contexte des destinataires de la lettre aux Romains 43

particulièrement irénique et bienveillante des rapports entre le pouvoir romain


et les Juifs que Philon201 aussi pouvait brosser :
« [ 155] Comment donc s' est-il montré favorab le (Auguste, cf.§ 152 ndr] ? Le vaste quar-
tier de Rome, au-delà du Tibre, il n ' ignorait pas qu'il était occupé el habité par des Juifs.
La plupart étaient des affranchis romains. Amenés en Italie comme prisonniers de guerre,
ils avaient été ensuite affranchis par leurs maîtres, sans avoir été contraints d 'altérer au-
cune de leurs traditions. [ 156] Par conséquent il savait bien aussi qu'ils avaient des syna-
gogues et qu' ils s'y réunissaient, en particulier aux sacrosai nts septièmes jours, où ils
reçoivent en commun l' enseignement de leur " philosophie" traditionnelle. Il savait aussi
qu'ils réunissa ient des fonds sacrés, ceux des prémices, et qu ' ils les envoyaient à Jérusa-
lem par des délégués chargés d 'y faire monter leurs sacrifices. ( 157] Et pourtant il n 'a
pas expulsé ces gens de Rome, il ne les a pas dépouillés de leurs droits respectifs de cité
romaine, pour le fait qu'i ls gardaient la fierté de leur qualité de Juifs, il n 'a pas introdu it
d' innovations blessantes dans leurs synagogues, il ne les a pas empêchés de se réunir
pour les instructions sur leurs lois, il n 'a pas fait d'opposition à la levée des prémices,
mais il s'est montré si scrupuleux dans le respect de nos institutions qu 'avec à peu près
toute sa fami lle il a enrichi notre sanctuaire d 'ex-voto de grand prix et qu 'il a fait en outre
une fondation pour l'offrande à perpétuité d'holocaustes quotidiens, en prenant sur ses
revenus personnels, comme prémices au Dieu Très -Haut, sacrifices qui s'accomplissent
encore maintenant et qui seront toujours accomplis ; autant de tra its qui révè lent des qua-
lités vraiment impériales »202.
«Sous Tibère auss i les choses se passèrent de même (...] »2 0 3 _

Il apparaît que Philon, par un effet rhétorique d ' amplification, a voulu mieux
faire ressortir en contrepoint l'attitude hosti le et antijuive de l' empereur Caius
Caligula (37-4 l ap. J.-C.). Sous son règne, les juifs alexandrins avaient souf-
fert les pires pe rsécutions de la part des Égyptiens leurs concitoyens 204 , sans
que le pouvoir romain s ' en préoccupe ou n' intervienne. Ainsi, les nombreuses
« npooEUxa[ » juives, véritables maisons de prière, présentes à Alexandrie,
avaient été dévastées et profanées, des statues à ('effigie de Caius Caligula y
étant même installées 205 . La démence 206 et la folie 207 de l'Empereur, ses

20 1
Legatio ad Caium §§ 133 , 346, un écrit rédigé vraisemblablement après 41 ap. J. -C.,
étant donné qu 'il cite déjà l'empereur CLAUDE GERMAN ICUS (41 - 54 ap. J.-C.), cf. § 206.
Voir auss i FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités juives X IX, 1, 1 § 1.
202
PHILON, l egatio ad Caium §§ 155- 157, traduction française in Philon, legatio ad
Caium, introduction, traduction et notes d ' André PELLETIER, ( Les œuvres de Philon
d'Alexandrie, 32), Cerf, Paris 1972, pp. 179 et 183. D' après PHILON, OCTAVIEN AUGUSTE
est « le premier, le plus grand et! ' universel bienfaiteur » de l' humanité, un homme« d ' une
admirable compétence dans le gouvernement », cf. § 149, traduction d ' André PELLETIER,
pp. 173 et 175.
203
PHILON, legatio ad Caium § 159, traduction d'André PELLETI ER, p. 183.
204
Legatio ad Caium §§ 11 4-137. Cf. FLAVIUS JOSÈPH E, Antiquités juives XVlll,8,1 §
257.
205
Legatio ad Caiz11n §§ 132- 134, 346.
206
legatio ad Caium § 93.
207
legatio ad Caium § 190; FLAVI US JOSÈPHE, Antiquités juives XIX, 1,2 § 11.
44 Chapitre I : l a le/Ire aux Romains dans son contexte socio-historique

« obsessions mégalomanes » 208 , furent telles qu'il alla jusqu ' à exiger « de ses
sujets des ho nneurs surhumains », osant aussi appeler Jupiter, roi des dieux
vénérés par les Romains, « son frère » 209 . C'était un homme au caractère infi-
niment vaniteux et ambitieux 210 , aspirant même à adapter et transformer le
Temple de Jérusalem « en son sanctuaire propre, qui porterait officie llement le
nom de sanctuaire de Caïus, nouveau Zeus Épiphane »2 11 . Bien évidemment,
pour les Juifs du monde entier cela ne pouvait être considéré autrement que
comme« la plus atroce des impiétés »212 .
À la mort du tyran si peu aimé q ue fut Caïus Caligula, dont la disparition
aurait été saluée par la plupart des gens comme un motif de bonheur213 , le nou-
vel empereur Claude (41 - 54 ap. J.-C.), désireux de mettre fin à l' affaire épi-
neuse du conflit à Alexandrie, proclama un édit impérial 214 qui mit fin à la sé-
dition des Grecs contre les Juifs et rétablit le droit et les privi lèges de ces der-
niers face à toute I'« oi.KouµÉvîJ »215.

208
Ai ns i Jo h n M.G. BARCLAY, Jews in the Mediterranean Diaspora, From Alexander to
Trajan (323 BCE - 11 7 CE), T & T Clark, Edi nburg h 1996, p. 301.
209
Antiquités juives XIX, 1,4 § 4 ; Guerre j uive II, 10, 1 § 184 ; cf. a ussi PHILON, Legatio
ad Caiurn §§ 75- 76 ; § 162.
21 0 Cf. PHI LON, Legatio ad Caium § 114.
211
PHILON, legatio ad Caium § 346, traduction d ' André PELLETIER, p. 303. Pour un
approfondisseme nt des rapports ex istant entre Rome et 1'Empire, d 'une part, et les j uifs
alexandrins, de l'autre, voi r Ro mano PENNA,« L' immagine di Roma in Filone Alessandrino
(ln Flaccum e legatio ad Gaium) », in ID., Paolo e la chiesa di Roma , pp. 259- 274. Par le
biais des derniers écrits phi Io niens, ment ionnés dans le titre d e sa contribution, PENNA relate
d' abord les fa ils historiques relatifs au x émeutes antijuives survenues à Alexandrie d ' Égypte
au temps du pré fet FLACCUS et sous le principat de CAIUS CALIGULA, et analyse, dans un
deux ié me temps , les évaluations positives el négatives exprimées par PHILON à l 'égard de la
politique haineuse et ma lveillante q ue les autorités romaines ont exercée à l ' encontre des
Juifs (ln Flaccum § 54; Lega1io ad Cailun §§ 97, 180, 350). PHILON, d 'après cette étude, ne
voulait pas tant attaquer la politique romaine d ans son « identité ins titutionnelle » (p. 272)
que l'hostilité arbitraire et souda ine de CALIGULA envers les Ju ifs, à l 'opposé de la politique
d e tolérance que Rome avait a utrefois menée au se in de l'Empire.
21 2
PHILON , Legatio ad Caium § 11 8, traduction d ' André PELLETIER, p. 147.
213
Cf. FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités j uives XIX, 1, 10 § 62.
214
Cf. FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités juives X IX,5,2 §§ 280- 285.
215
FLAVIUS JOSÈPHE, Allliquités j uives XIX,5,3 §§ 287- 29 1 : « [287) T IBERIUS CLAU-
DIUS CÉSAR A UGUSTUS G ERMA ICUS, g rand pontife, investi de la puissance tribuni tienne,
cons ul désig né pour la deuxième foi s, édicte: [288) Les rois Agrippa et Hérode, qui me sont
très chers, m ' ayan t demandé de permettre à tous les Jui fs vivant dans ! 'Empire roma in d e
conserver les mê mes droits q ue ceux d ' Alexandrie , j'ai accédé volontiers à leur priè re, et ce
n'est pas seulement parce qu'ils me le d e mandaient que je le leur ai accordé, [289) ma is
aussi parce que j'en ai jugé dignes ceux en faveur qui j 'étais sollic ité, en raison de leur
fid élité e t de leur amitié pour les Roma ins, et s urto ut parce que j e regardais comme légitime
qu ' aucune v ille mê me grecque ne fût privée de ces droits, puisqu ' elles les ava ient conservés
même sous le di v in Auguste ; [290) il est donc juste que dans tout 1' univers sou mis [« Èv
11avt( tc;i ù<j>' Î]µâç Kooµ~ »]à notre pouvoir les Juifs aussi conservent sans e ntraves leurs
3. Le contexte des destinataires de la lettre aux Romains 45

Par ailleurs, d'après une notice rapportée par T acite, l' on sait que C laude fut
également intéressé à la conservation et à la valorisation de ! ' anc ienne relig ion
romaine, perçue co mme menacée par le « développement des superstitio ns
étrangères (externae superstitiones) »216 . Ce qui est une allus ion, très probable-
ment, aux cultes égyptien et juif, avant tout, et peut-être aussi à la foi chré-
tienne217, cultes si bien représentés à Ro me et d ans tout ! 'Empire. A utour de
47--48 ap. J.-C., Claude demanda a ins i au Sénat de rétablir le « collège d es
haruspices» qui autrefo is, par so n art di vinatoire d 'orig ine étrusque, avait ap-
porté secours aux Romains en temps de calamité 218 .
L ' attitude bienveillante d e Claude semble en tout cas démentie 219, du fait
que autour de 49 ap. J.-C., à la suite des désordres et des émeutes causés parmi
les Juifs de Rome à l' instigatio n d ' un certain Chrestus, vocalisation fautive du
Christ220 ma lgré l'évident anachronisme, il ordo nna leur expulsio n. L'erreur de

coutumes ancestrales; ma is je les avertis à présent[« vûv napayyÉUw »]de ne pas abuser
désormais de ma bonté et de ne pas mépriser les croyances [« rnt µ~ 'trXÇ ••. ÔELOLôaLµov(aç
Èt;ou9EvL(ELv »] des autres peuples alors qu'ils gardent leurs propres lois. [29 1] Je veux que
mon édit soit transcrit par les magistrats des vi lles, colonies et municipes d ' Ital ie et d'ai l-
leurs, par les rois el les princes avec l'aide de leurs propres agents, et qu'i l soit affiché pen-
dant trente jours au moins en un lieu où l'on puisse le lire fac ilement de plain-pied. », tra-
duction de G. MATHI EU & L. HERRMANN, in Œuvres complètes de Flavius Josèphe, Tome
IV : Antiquités judaïques. Livres XVI- XX, avec le concours de S. REINACll & J. WEILL,
(Publications de la société des études juives), Ernest Leroux, Paris 1929, p. 238 (c'est nous
qui soulignons). Cette notice de FLAVIUS JOSÈPHE est tout à fai t intéressante, tant comme
vestige d' un man ifeste très ancien du droit à la liberté religieuse des peuples, que par la
surprenante proximi té du sage appel de CLAUDE - contemporain de Paul - au respect de
l'autre(« ne pas mépriser les croyances des autres peuples ... »), certes motivé de man ière
pragmatique par le souci du maintien de ! 'ordre public el de la paix appelée à en résulter au
sein de l'Empire, et de l'argumentation que Paul mène en Rm 14,1- 15, 13 (voir notamment
14,3. 10).
216
TACITE, Annales XI, 15, traduction française in TACITE, Annales, Livres XI- XII, texte
étab li et traduit par Pierre WUILLEUMIER, (Collection des Universités de France. Série latine
- Collection Budé, 3), Les Belles Lettres, Paris 1976, p. 18.
217
Ainsi Matilde CALTABIANO in TACITO, Annali: dalla morte del diva Augusto, traduc-
tion par Enrico ODDONE, introduction, notes et bibliographie éditées par Matilde CALTA-
BIANO, (1classici della storia. Sezione greco-romana, XXV I), Rusconi, Milano 1978, p. 402,
n. 2.
21 8 La question des cultes égyptien et juif avait déjà été objet d'un sénatus-consu lte, en

19 ap. J .-C., au temps de l'empereur TIBÈRE CÉSAR, cf. TACITE, Annales II,85.
219
D'après Leonard V. RUTGERS, « Roman Policy toward the Jews: Expulsions from the
City of Rome during the First Century C.E. », in Karl P. ÜONFRI ED - Peter RICHARDSON
(éds.), Judaism and Christianity in First-Cent111y Rome, pp. 93- 11 6, la politique de !'Empire
romain envers les Juifs, plutôt qu'une attitude de tolérance, était une po litique pragmatique
de« non-intrusion » (p. 112), à savoir des mesures ad hoc, limitées dans l'espace et dans le
temps, pour assurer le maintien de la loi et de l'ordre (p. 114).
220
Voir à ce propos Frederick F. BRUCE, « The Romans Debate - Continued », p. 178 ;
cf. Giorgio JOSSA , Giudei o cristiani ? 1 seguaci di Gesù in cerca di una proprio identità, p.
46 Chapitre I : La lettre aux Romains dans son conlexte socio-historique

Suétone, dans ce cas, ne concernait pas le nom « Christ » mais plutôt le rôle-
même de celui-ci. Ce fut le cu lte offert à Chrestus/Christ par ses croyants et
ses disciples qu i put provoquer le désordre et les troubles au sein des syna-
gogues juives, non pas le Christ lui-même, en tant que leader 22 1. D' après le
même historien 222 , C laude aurait ex pulsé de Rome les Juifs au motif des
troub les graves («assidue tumultuantis ») qui éclatèrent en leur sein, vraisem-
blablement entre les Juifs les plus conservateurs et ceux qu i, parmi eux, avaient
adhéré à la foi au Christ223 . Il est possible que la prédication de l'Évangile à
Rome ait généré aussi une certa ine hétéropraxie par rapport à la loi et aux cou-
tumes jui ves224 .
Quelle que soit la fiabilité historique quel 'on accorde au livre des Actes, les
conflits ou les tensions suscitées par la prédication chrétienne au sein des sy-
nagogues juives (voir par exemple : à Thessalonique, à Corinthe, à Jérusalem,
à Rome ... ) correspondent selon toute vraisemblance à une réalité 225 . L'expul-
sion effective des Juifs de Rome reste toutefois discutée. Déjà Dion Cassius,
au début du llI0 siècle, peut-être avec un peu plus de réalisme, en raison de
l'ample ur et de l'extension sociale de la communauté juive romaine, observait :

178. Le genre de confusion entre Chrestus et Chrisws apparait aussi dans la tradition ma-
nuscrite du Nouveau Testament à propos de Xpwrnxvo[ et Xp11ornxvo[ notamment dans les
leçons variantes du Codex Sinaiticus (IVe siècle), en Ac 11,26 et 26,28, mais non pas en 1 P
4,16, comme l'avait déjà signalé Wi lliam L. LANE,« Social Perspectives on Roman Chris-
tianity during the Formative Years from Nero to Nerva: Romans, Hebrews, 1 Clement», in
Karl P. DONFRIED - Peter RICHARDSON (éds.), Judaism and Christianity in First-Ce111t11y
Rome, pp. 196--244, ici p. 205 ; contra Marta SORDI, I cristiani e / 'impero romano, (Di fronte
e attraverso, 67 1), Jaca Book, Mi lano 2004 2, p. 39, qui préfère interpréter l 'impulsore
Chresto comme étant « un Juif inconnu de Rome» (p. 43).
221 Wolfgang WIEFEL, « The Jewish Community in Ancien! Rome and the Origins of

Roman Christianity »,pp. 92- 93.


222
SUÉTONE, Vies des dou=e Césars. Claude XXV,4 : « l udaeos impulsore Chresto assi-
due tumultuantis Roma expulit », in op. cit. , p. 134. La date du 49 ap. J.-C. vient de l'apolo-
giste Paul OROSE, Histoires (Contre les Païens) 7,6,15-16, qui fixe cet éd it à la neuvième
année du règne de CLAUDE, alors que, d' après l' historien DION CASSIUS, Histoire romaine
LX,6, l'empereur Claude expulsa les Jui fs de Rome dès la première an née de son règne, soit
en 41 ap. J.-C.
223 D'après Michel QUESNEL, « Les sources littéraires de la vie de Jésus », in Pierre

GEOLTRAIN (éd.), Aux origines du Christianisme, pp. 191-198, ici p. 197, «Les remous dans
la communauté juive venaient sans doute du fa it que quelques-uns d'entre eux, attei nts par
la prédication des évangél isateurs parvenus dans la capita le de l' Empire, avaient rejoint
l'Église et étaient en cela pris à partie par les autres. Incomplètement informé, Suétone
semble présenter les choses comme si Jésus lui-même était venu à Rome ».
224
Voir Reidar HVALVIK, « Jewish Believers and Jewish Influence in the Roman Church
until the Early Second Century », p. 182.
225
Voir Giorgio JOSSA, Giudei o cristiani ? 1 seguaci di Gesil in cerca di ww propria
identità, pp. 182- 184 ; Romano PENNA, « La Chiesa di Roma corne test del rapporto tra
giudaismo e cristianesimo alla metà del primo secolo »,pp. 61 --02.
les portraits principaux des «faibles dans la foi» 129

les seuls pagano-chrétiens, évoqués au v. 9, et ce serait parmi eux seuls


que se trouvera ient à la foi s les faib les et les forts 66 .

4. La« faiblesse dans la foi» était une situation transversale


D 'après cette hypothèse, la faiblesse dans la foi propre aux chrétiens à Rome
était indépendante de toute origine ou connotation ethnique, sociale et reli-
gieuse67. C'était en fait une situation transversale commune aux chrétiens qui
pratiquaient un mode de v ie ascétique pour des raisons qui restent encore in-
connues68. C'est la conviction déjà exprimée par le commentaire de I 'Ambro-
siaster69. Il aurait pu s'agir d'un « mélange » de pratiques et d 'observances
différentes déterminées par un arrière-plan à la fois juif et païen 70 . Marie-Jo-
seph Lagrange, à la suite de I'« opinion dom inante » des Pères de l'Église,
considérait a ins i que les faib les éta ient « des ascètes imbus d ' idées juives » 71.
Andrea Albertin, pour sa part, conclut, vu la g rande variabilité des hypothèses
re latives à l' identité socio-historique des faib les et l' impossibilité de distinguer

66 Voir Michael WOLTER, Der Brie/ an die Ramer. Teilband I : Rom 1- 8, p. 53; cf. ID.,

Der Brie/ an die Ramer. Teifband 2: Rom 9- 16, pp. 403-405.


67
D'après Antonio PtTTA, lettera ai Romani, p. 462, Paul ne distingue pas les faibles et
les forts d' un point de vue ethnique mais éthique, c'est-à-dire à parti r de leur conduite. Cf.
Andrea ALBERTIN, Il casa dei debofi e deiforti. Rm 14,1- 15, 13 came esempliflca=ione di
vita etica alla luce della giustiflca=ione per fede , p. 359.
68
Ainsi Romano PENNA, « La Chiesa di Roma come test del rapporto tra gi udaismo e
cristianesimo alla metà del primo secolo », p. 66 ; cf. inler alia William S. CAMPBELL,« The
Rule of Faith in Romans 12.1- 15. 13. The Obligation of Humble Obedience to Christ as the
Only Adequate Response to the Mercies of God », p. 277 ; Anton io P1n·A, l ettera ai Rom-
ani, pp. 46 1 et 464 ; Jean-Noël ALETTI, la lettera ai Romani. Chiavi di lettura, p. 116 ; Paul
BONY, Un Juif s 'explique sur l 'Évangile. la Lettre de Paul aux Romains, p. 328 ; Paul J.
ACHTEMEIER, Romani, (Strumenti , 66. Commentari), Claudiana, Torino 2014, p. 228.
69
AMBROSIASTER, Commenta a{{a lettera ai Romani XJV,14, p. 290, et XIV,23, p. 295.
Voir supra « Chapitre 1 : La lettre aux Romains dans son contexte socio-historique », no-
tamment p. 75 .
70
Voir D. Hans LI ETZMANN, Ein.fiihrung in die Textgeschichte der Paufusbriefe an die
Ramer, (Handbuch zum Neuen Testament 8). Mohr Siebeck, Tubingen 197 15, pp. 114-1 15,
cité par Carl N. TONEY, Paul 's Inclusive Ethic. Resolving Community Conflicts and Promot-
ing Mission in Romans 14-15, p. 9. D'après Mark REASONER, The S!rong and the Weak.
Romans 14, 1- 15,13 in Context, pp. 22- 23, les habitudes particulières des faibles (abstention
de la viande et du vin, distinction des jours) ne sont pas déterminées uniquement par la piété
j uive mais aussi par une grande variété de raisons extra-juives (cf. pp. 136- 138). li soutient,
entre autres, que les distinctions entre les forts et les faibles pourraient s'expliquer aussi en
fonction du statut social des ôuvcrrnl et des iiôwm:ol / iio9EvEiç, en l'occurrence du statut
social des patentes (ceux qu i pouvaient compter sur richesses et pouvoir) et des inferiores
(ceux qui n'avaient pas de moyens) dans la ville de Rome (p. 58, cf. pp. 6 1- 63).
71 Épître aux Romains, p. 335. Voir aussi Giuseppe RICCIOTTI, Atti degfi apostoli. lellere

di San Paolo, (Oscar. Uomini e re ligioni, 63), Mondadori , Cl es 1991 (orig. 1958), p. 544.
132 Chapitre 3 : l 'identité controversée des « faibles dans la foi » à Rome

Ces observances, de to ute évidence, ne sont pas ressenties par Paul comme
d es œuvres méritoires ayant une va leur sotério logique 77 , ni comme l'adhésion
à des doctrines fausses 78 , ou nécessairement à corriger, mais plutôt comme
l'expression à la fois d 'une conduite s incère et fidèl e a u Christ 79 - même si elle
reste que lque peu immature -, accomplie uniquement « pour honorer le Sei-
g neur (KupLCJt) » 80 (Rm 14,6, 3 fois), et en s igne de gratitude envers Dieu
(Euxo:pwtEL tc.\î 9Ec.\î, Rm 14,6, 2 fois). La préoccupation majeure de Paul n 'était
pas de prescrire ce qu i est bien o u ma l, ce qui est v rai ou faux , du point de vue
d e la légitimité th éorique, mais de rechercher la paix, l'éd ification réciproque
(Rm 14, 19) 81 . Ce qui faisait vraiment problème à Rome, c'étaient les effets
négatifs, vo ire les répercussions néfastes, que les pratiques divergentes des uns
et des autres ava ient au niveau ecclésio logique : jugement, mépris, chute, scan-
dale, conflit, d ésagrégation, perte de la fo i82. Ains i, au moyen d'une« éthique

en prolongeant un peu cette explication, Gerd TH EISSEN - Petra von GEMÜNDEN, la lettera
ai Romani. le ragio11i di un riformatore, pp. 332- 348, notamment pp. 337- 343, proposent
d'expliquer le végétarisme des faibles (croyants d' origines juives) non seulement sur la base
des traditions juives mais aussi pour des raisons socio-politiques liées aux décrets impériaux
qui interdisent à Rome, tout au long du 1er siècle (de Tibère à Vespasien), la vente et la
consommation de viande dans les tavernes romaines (cf. SUÉTONE, Vies des dou=e Césars.
Tibère XXX IV ; Claude XXXVIII ; Néron XVI ; et DION CASSIUS, Histoire romaine
LXV, 10,3, pour Vespasien). La plupart des personnes de classe sociale inférieure, qui habi-
taient dans des logements loués, où la préparation de repas chauds n 'était normalement pas
autorisée, étaient obligées de se rendre dans les tavernes publiques à cette fin . La raison
principale de ces décrets était d 'empêcher le rassemblement de groupes politiquement sus-
pects (cf. pp. 482-483). Cependant, les arguments avancés à l' appui de cette explication ne
semblent pas très convaincants. En réalité, les faibles dont il est question en Rm 14, l - 15, l 3
s'abstenaient de la viande (et de vin), non pas pour des raisons d ' ordre socio-politique ou
économique (la loyauté due à l'État, cf. Rm 13, 1- 7), mais pour des raisons de« foi» (Rm
14, 1- 2.22- 23), «pour (honorer) le Seigneur» (14,6). De plus, la loyauté due aux décrets
impériaux aurait éventuellement concerné tout le monde, et donc les fa ibles comme les forts,
exactement de la même manière, mais ce n' est pas précisément ce que Paul écrit.
77 Voir Antonio PITTA, «La diffamazione di Paolo, i forti e i debo li nello sfondo stori co

della lettera ai Romani », in Lateranum 75, 2009, pp. 597- 608, ici p. 607 ; Andrea ALBER-
TIN, Il caso dei deboli e deiforti. Rm 14,1- 15, 13 come esemplifica=ione di vita etica alla
luce della giustifica=ione per fede, p. 201.
78
Ainsi Giuseppe RICCIOTTI, Atti degli apostoli. lellere di San Paolo, p. 544.
79
Voir John M.G. BARCLAY, « Faith and Self-Detachment from Cultural Norms : A
Study in Romans 14- 15 », notamment pp. 200 et 206.
°8 C' est la traduction par« équivalences dynamiques» proposée par la Bible en français

courant, Société biblique française, Paris 1997.


81
Voi r Douglas J. Moo, The Epistle to the Romans, p. 832. Cf. Stanley E. PORTER, The
letter Io 1he Romans. A linguistic and literary CommentG1y, pp. 267- 268.
82
Andrea ALBERTIN, Il caso dei deboli e deiforti. Rm 14, l - l 5, 13 come esemplifica=ione
di vita etica alla luce della giustificazione per fede , rev ient à plusieurs reprises sur cet
aspect: en Rm 14, 1- 15, l 3, il ne s'agit pas avant tout de problèmes in Ira-personnels, à savoir
de conflits de consc ience individuels, mais plutôt de problèmes i111er-personnels, c'est-à-dire
136 Chapitre 3 : l 'identité controversée des« faibles dans la foi» à Rome

début de )'entretien, en déclarant que je ne serais poi nt sauvé si je ne les observais


pas »95_

Or l'on sait également, par le contexte plus large dans lequel survient cette
question96, que Justin, ayant en vue le courant judéo-chrétien, vraisemblable-
ment des Ébionites, qui continua it d'observer intégralement la loi mosaïque
(circoncision, sabbat et autres prescriptions),« par fa iblesse de jugement (ôtà:
i:à &a8EvÈç i:fjç yvwµT]ç) » (XLVll,2), plaide en faveur de ('accueil de ceux-ci,
pourvu qu' ils ne cherchent pas à imposer leurs observances aux païens et qu' ils
ne leur accordent pas de valeur sotériologique. L 'écho thématique que l'on
trouve en l'occurrence à la faiblesse, même si c ' est avec quelques différences,
et à la nécessité de l' accueil (cf. l' usage du même verbe « npoaÀaµpcivoµ 1n »
que celui qui est utilisé par Paul en Rm 14, 1) entre« frères» (Dialogue avec
le Juif T1yphon XLYil,2) est frappant97 .
En ayant à l'esprit la complexité intrinsèque de l' identification socio-histo-
rique des fa ibles et des forts 98 , nous allons maintenant nous tourner davantage
vers le texte, d 'un point de vue essentiellement synchronique, pour ('écouter
en profondeur, pour lui laisser le dernier mot. Dans le prochain chapitre de
notre étude, nous allons ainsi introduire la« rhétorique paulinienne» pour li re
et po ur saisir la force persuasive du discours de Paul en Rm 14, 1- 15, 13.

95
Traduction fra nçaise de Philippe BOBICMON, in JUSTIN MARTYR, Dialogue avec T1y-
phon. Édition critique, traduction, commentaire, (Paradosis. Étude de littérature et de théo-
logie anciennes, 47/1), Academ ic Press Fribourg, Fribourg 2003, vol. 1, p. 30 1.
96 Voir Dialogue avec le Juif Tryphon XLIV- XLVII.
97
Voi r Phi lippe BOBICMON, in JUSTIN MARTY R, Dialogue avec T1yphon. Édition cri-
tique, traduction, commentaire, vol. 2, p. 714; cf. idem, vol. 1, p. 92.
98 Pour Andrea ALBERTIN, li caso dei deboli e deiforti. Rm l 4, l-15, l 3 come esemplifi-

ca=ione di vita etica alla luce della giustifica=ione perfede, p. 3 18, les résu ltats auxquels
sont parvenues les études socio-historiques à propos de )' identité des faibles et des forts à
Rome ne coïncident pas parfaitement avec l'ethos spéc ifique d' un groupe religieux ou phi-
losophique. La grande variété de pratiques et d'idéologies que l'on peut imaginer à Rome,
au milieu du l<'siéc le, et qui aurait pu très facilement infl uencer l' un ou l'autre des croyants
en Christ, incite à beaucoup de prudence. L'essentiel de l'Évangile pratique que Paul annon-
çait à tout croyant à Rome, ici en Rm 14, 1- 15, 13, au moyen d'un lexique intentionnellement
flou ou générique, n'aurait, de toute façon, pas été affecté par cette grande diversité. Cf.
idem, pp. 306- 307 et 328- 329.
D EUXIÈME PARTIE

Les faibles et les forts à l'épreuve


de la stratégie de médiation de Paul
Chapitre 4

La « rhétorique paulinienne »,
éléments de méthode

« [ ... ] ['interprétation rhétorique des lettres de Paul


n'est pas juste une option, ou une sorte d'appendice éso-
térique dont quelqu 'un pourrait être curieux, mais une
nécessité, une exigence de toute analyse qui prend au
sérieux les le/Ires de Paul comme une tentative d 'affec-
ter, d 'informer et d 'instruire les lecteurs ou les audi-
teurs, anciens ou modernes, dans la vie de foi ».

Jeffrey Paul Sampley 1

Sans négliger l'apport nécessaire d e l'encadrement socio-historique (plan dia-


chronique) esquissé jusqu ' ic i, et indispensab le à tout effort exégétique digne
de ce nom 2, pour mieux cerner le sens de notre passage nous allons maintenant
nous pencher davantage sur le texte, et l'approche que nous privilégierons,
pour la s uite de notre enquête, sera l'analyse rhétorique (plan synchronique).
Dans ce chapitre, avant de passer à l'analyse rhétorique de Rm 14,1- 15,13, il
no us fa ut rappeler l'essentiel concernant la pertinence de l'approche rhéto-
rique3 et quelques é léments de méthode qui nous paraissent uti les et importants
pour la lecture des lettres paulinienn es.

1
Jeffrey Paul SAMPLEY, « Ruminations Occasioned by the Publication of These Essays
and the End of the Seminar », in Jeffrey Paul SAMPLEY - Peter LAMPE (éds.), Paul and
Rhetoric, (Biblical Studies), T & T Clark, New York - London 20 10, pp. I X- XVII , ici p.
IX.
2 Nous sommes d'accord, en ce sens, avec Stanley E. PORTER,<< Exegesis of the Pauline

Letters, including the Deutero-Pauline Letters », p. 543, lorsqu' il affirme que l' analyse rhé-
torique est <<une forme d' exégèse», ce qui veut dire aussi qu 'elle n'est pas la seule, et qu 'elle
n'est pas non plus nécessairement l' approche interprétative à privilégier. C'est nous qui sou-
lignons.
3 Par « approche rhétorique», nous entendons l'approche de lecture inspirée et empruntée

aux ouvrages principaux de la rhétorique classique, gréco-romaine, que nous citerons tou-
jours, sauf exceptions signalées, d'après les éditions et les traductions françaises suivantes :
ARISTOTE, Rhétorique, introduction, traduction, notes, bibliographie et index par Pierre CHI-
RON, GF Flammarion, Paris 2007 ; CICÉRON, De /'invention , texte établi et traduit par Guy
/. La pertinence de l'approche rhétorique 143

rhétorique permettant de considérer ces lettres 14 aussi comme des discours, ou


des« activités d ' art oratoi re » 15, destinés à persuader, à convai ncre, à encoura-
ger, à corriger, à désapprouver, etc.
À plusieurs endroits, l'on peut facilement saisir le caractère discursif et
quelque peu dialogique des lettres de Paul. Elles ressemblent à un entretien à
distance où les sentiments de celui qu i écrit, de celui qui lit et de ceux qu i
écoutent se fo nt écho les uns les autres : « Oh ! j e voudrais être auprès de vous
en ce moment pour trouver le ton qui conv ient, car je ne sais comment m 'y
prendre avec vous » (Ga 4,20).
Selon Harry Y. Gambie, les différences entre la communication orale ou
écrite dans I' Antiquité sont quelque peu à recons idérer :
«( ... ]dans !' Antiquité, pratiquement toute lecture, publique ou privée, était fa ite à vo ix
haute: les textes étaient do nc naturellement convertis en mode oral. Sachant ceci, les
allleurs anliques écrivaient aussi bien pour être lus que pour être entendus. C ' est pour-
quoi, même si l' oral et l 'écrit restaient des modes d ' expressio ns distincts, ils étaient bien
plus proches et en plus grande interaction dans I ' Antiquité qu ' aujourd ' hui : les différen-
cier trop nettement en théorie est méconnaître cette situation »16.

être considérées comme des œuvres rhétoriques, en termes d 'autorité de !' écrivain, de qualité
de l' écriture, et de l ' effet désiré sur l'auditoire. La cri tique rhétorique[ ... ] s ' intéresse tout
particuliérement à la façon dont les matériaux ont été cho isis et mis en ordre dans une lettre,
et à la façon do nt celle-ci est fo rmu lée (à la fo is quant au vocabula ire et à ! 'organisatio n)
pour pouvoir être a isément comprise et mémorisée». Raymond E. BROWN, Que sait-on du
Nouveau Testament, Bayard, Paris 20003 , p . 455.
14
«La lettre est une volonté de présence d ' un absent ... ». Ainsi Silvano FAUST!, Verità
del Vangelo, libertà difigli. Commenta rio spiritua le della Leuera ai Gala li , Piemme, Casa le
Mo nferrato 1993 , p. 9. Par ai lleurs, d'après CICÉRON , Philippiques 4,7, la lettre est « une
conversation des amis absents (amicorum colloquia absentium) », in Hans-Josef KLAUCK,
La lellera antica e il Nuovo Testamenlo. Guida al contesto e all 'esegesi, ( lntroduz ione allo
studio de lla Bibbia. Supplementi, 4 7), Paideia, Brescia 201 1, p. 180. Cf. aussi Francesco
BIANCHINI , L 'analisi retorica delle lettere paoline. Un 'introduzione, (Comprendere la Bib-
bia), San Paolo, Cinisello Balsamo 201 1, p. 36.
15
« Speech-events », pour utili ser les mots de Jeffrey Paul SAMPLEY, « Ruminations Oc-
casioned by the Publication of These Essays and the End of the Seminar », p. IX ; cf. Peter
LAM PE, « Rhetorica l Analysis of Pauline Texts - Quo Yad it? » , p. 14.
16
Ainsi Harry Y. GAM BLE, Livres et lecteurs aux premiers temps du christianisme.
Usage et production des textes chrétiens antiques, (Christianismes antiques, 5), Labor et
Fides, Genève 201 2, p. 42, cf. pp. 287- 338 (c' est nous qui soulignons). La lecture de la
Torah étai t une coutume répand ue et établie en milieu synagogal au 1er siècle ap. J.-C. (voir
FLAVIUS JOSÉPHE, Contre Apion Il , § 175 ; Ac 13, 14-15 ; 15,21 ; cf. Le 4, 16- 30). Il n'y a
pas, en revanc he, jusqu 'à présent de preuves ass urées concernant la lecture liturgiq ue des
Écritures dans le culte c hrétien à la même période. On ne peut que supposer une certaine
influence et une imitation de la pratique synagogale en mi lieu chrétien. idem , p. 295 et n.
13.
144 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

Un des s ignes typ iques de l'esprit hellénistique, pour le dire avec le grand spé-
c ialiste Henri-Irénée Marrou 17, était la culture oratoire ; cela signifie que ce
serait une trahiso n historiq ue que voulo ir maintenir une frontière rig ide entre
la parole orale et la parole écrite : « À cause de la pratique de la lecture à haute
vo ix, il n'y a pas de fro ntière entre la parole et le liv re ; aussi l'éloq uence im-
pose-t-elle ses catégories à toutes les formes de l'activité de l'esprit : poésie,
histo ire, et même [ . .. ] philosophie » 18.
Il faut donc rappeler constamment que le texte du No uveau Testament était
conçu, pour le christianisme primitif, comme «un support à écouter» plus que
comme un texte à lire en privé. La culture anc ienne étai t dom inée par la com-
mun ication orale 19. Très peu de chrétiens, en fa it, pouvaient d isposer de copies
privées de ces éc rits 20, et, dans la plupart des cas, ils ne savaient même pas
li re21 . Ainsi les lettres pauliniennes présupposaient-e lles plus d 'auditeurs en
communauté que de lecteu rs so litaires.
En ce sens, les lettres de Paul ne do ivent plus être cons idérées exclusivement
comme des substituts à la présence de! 'apôtre (cf. 1 Th 2, 17 ; Ga 4,20 ; l Co
5,3 ; Col 2,5), ou encore comme une man ière concrète de combler la distance
géographique séparant Pau l des églises do nt il s'occupait, mais bien plus
comme un véritable moyen de communication persuasive écrite, un instrument
intentio nnellement adopté pour régler des questions théologiques ou pratiq ues,
don t ses destinataires, ou ses« auditeurs», ava ient besoin 22 .

17 l 'histoire de/ 'éducation dans /'Antiquité, vol. 1 : le monde grec, Seuil, Paris 1948,
pp. 292- 293.
18
Henri-Irénée MARROU, l 'histoire de l'éducation dans / 'Antiquité, vol. 1 : le monde
grec, p. 293.
19
Voir Bernhard ÜESTREICH, Performance Criticism of the Pauline l etters, p. 42, à la
suite des travaux de David RHOADS, « Performance Criticism : An Emerging Methodology
on Biblical Studies », in Biblical Theology Bulletin 36, 2006, pp. 118- 133, et pp. 164- 184.
RHOADS compare la présentation orale, la lecture communautaire des textes bibliques avec
la présentation de spectacles musicaux et théâtraux, ou leur « performance », et demande,
d' une manière provocante, pourquoi les interprètes de la Bible analysent d'habitude les
textes sans tenir dûment en considération ou faire ! ' expérience de leur «performance»,
c 'est-à-dire de la déclamation publique et à haute voix du « discours biblique» impliquant
un performer, des auditeurs, un événement public. Il convient ainsi de s'i ntéresser non seu-
lement aux conditions de création d' un texte mais aussi à l'effet pragmatique effectif ou
supposé sur ses destinataires. Idem, p. 5 1.
20
Voir George A. KENNEDY, Nuovo Testamento e critica retorica, p. 16.
21 Pour une discussion concernant le niveau d' alphabétisation élémentaire dans l' Empire

romain, voir Bernhard OESTREICH, Pe1formance Criticism of the Pauline le/lers, p. 74, n.
303.
22
Voir Peter LAMPE,« Rhetorical Analysis of Pauline Texts - Quo Vadit? », p. 16. Selon
Benoît STANDAERT, « La rhétorique ancienne dans Saint Paul », in Albert VANHOYE (éd.),
L 'Apôtre Paul. Personnalité, style et conception du ministère, (Bibli otbeca Epbemeridum
Theologicarum Lovaniensium, 73), University Press, Louvain 1986, pp. 78- 92, ici p. 83 :
« li est remarq uable que Paul ne vienne pas en personne régler la situation en Galatie, et il
/. La pertinence de l'approche rhétorique 147

données des Actes, est né à Tarse en C ilicie (Ac 9, 11 ; 2 1,39 ; 22,3), une véri-
table« métropole » de l'époque, il n'est pas inutile de rappeler la renommée
dont cette ville pouvait, sous différents points de vue, se vanter, et, dès lors,
l' influence possible qu'elle pourrait avo ir exercée sur la fo rmation cu lturelle et
intellectue lle de Paul :
« Les habi tants de Tarse se sont adonnés avec tant de passion, non seu lement à la philo-
sophie, mais aussi à l 'ensemble des disciplines intellectuelles, qu ' ils ont surpassé
Athénes, Alexandrie e t tout autre lieu où des philosophes ont dirigé des écoles et donné
des cours. Car c'est s i différent des autres cités qu ' il y a des hommes qui sont fous de
connaissance et qui sont de toutes les nationalités. De p lus, on trouve à Tarse toutes sortes
d 'éco les de rhétorique (1!Epi. J..6youç -rExvwv) et, en géné ral, la population y est non seu-
lement fl orissante mais aussi trés puissante, soutenant de ce fait la renommée de la cité
mère »J1•

Il n'est pas nécessaire de prouver que Paul était un spécial iste de rhétorique,
ayant suivi un cursus avancé d'éloquence g réco-romaine 32 , pour accepter le fait

His Theology, Baylor Uni vers ity Press, Waco 2015 , p. 13. Par ailleurs, d 'après Carl Joachim
CLASSEN, « Paul and the Terminology of Ancien/ Greek Rhetoric », in ID., Rhetorical Cri-
ticism ofthe New Testament, pp. 29-44, ici pp. 43-44, l'étude de certains termes techn iques
utili sés par Pa ul dans ses épîtres démontre qu'il était familier de la théorie rhétorique ou de
son application.
J I STRABON, Géographie XI V,5, 13, traduction empruntée à J .C. LENTZ, Le portrait de
Paul selon Luc dans les Actes des apôtres, ( Lectio Divina, 172), Cerf, Paris 1998, p. 47, c ité
par Christophe JACON, La sagesse du discours. Analyse rhétorique et épistolaire de 1 Co-
rinthiens, p. 38.
JZ En fait, cela n ' implique pas nécessa irement que Paul ait suiv i une formation rhétorique
directe, mais qu'il ait pu avoir du moins une connaissance rhétorique égale à tout citoyen
intelligent et voyageur dans le monde hellénistique de son époque. Vo ir à ce s ujet Romano
PENNA , « La questione della dispositio rhetorica nella lettera di Paolo ai Romani . Confronto
con la lettera 7 di Platone e la lettera 95 d i Seneca », in ID., Paolo alla chiesa di Roma,
(Biblioteca di cultura religiosa, 67), Paide ia, Brescia 2009, pp. 71 - 98, ici p. 79, n. 5. En
o utre, d ' après la tentative de reconstruc tion historique de ! 'éducation d e Paul, menée par
Andrew W. PITTS, « Paul in Tarsus. Historica l Factors in Assessing Paul 's Early Education»,
in Stanley E. PORTER et Bryan R. DYER (éds.), Paul and Ancien/ Rhetoric. Theo1y and Prac-
tice in the Hellenistic Context, pp. 43- 67, il appert, en synthèse, que Paul aurait pu acquérir
à Tarse, sous l'égide d ' un grammaticus, le niveau é lémenta ire de l'éducation grecque, la-
quelle prévoyait des compétences littéraires grecques, la connaissance de quelques poètes
majeurs et quelques outi ls (devices) relatifs à la composition rhétorique élémentaire (cf. à ce
propos« les npoyuµvcioµcmx », à savoir des exercices rhétoriques préparato ires, p. 67). Or ce
niveau d 'éducation pouva it aussi être considéré, dans le cas de Paul, à! ' instar de ce qui valait
pour tout citoyen de l'époque, comme étant une sorte d ' investissement pédagogique à ex-
ploiter entre autres da ns le commerce et les affaires de sa famille (p. 55). D'un autre côté, il
faut reconnaître qu ' il n'existe pas encore de preuves his toriques que Paul ait suivi à Tarse
également une for mation rhétorique avancée, réservée la plupart du temps aux jeunes
hommes relevant d ' une é lite (p. 75), avant de se rendre à Jérusalem, à l 'âge environ de 12 à
15 ans (p. 66), pour achever sa formation, selo n les Actes : « une formation strictement con-
form e à la Loi de nos pères» (Ac 22,3). Ainsi, finalement, la question de savoi r où et dans
150 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

de d iscours vulgarisés par la rhétorique classique. De plus, si l 'on attendait que


Pau l pense et écrive presque à la man ière d'un nouvel «Aristote christia-
nisé »42 , il n'y aurait ma lheureusement aucune possibilité de reconnaître, chez
Pau l l' apôtre des nations, même un usage minima liste des outils de la rhéto-
rique ancienne. À ce propos, une remarque d'U li Ruegg nous paraît aussi per-
ti nente qu'écla irante:
« ... Paul uti lise la rhétorique avec liberté et avec maîtrise. Alors qu'un élève qui domine
mal son sujet montre le plus souvent sa dépendance envers des schémas, des techniques
et des théories, Paul se sert de l'art oratoire comme d'un outil dont il a appris à connaître
les avantages et les inconvénients. Quintilien ne se fait pas faute de citer à toute occasion
des exemples où l'on s'amuse du ridicule d' un orateur qui a mal assimilé les préceptes
de sa discipline ; il se moque du tribun dont l'astuce est si visible qu 'elle se retourne
contre lui, ou de celui qui veut tellement bien imiter le modèle d' un orateur célèbre qu ' il
provoque l' hi larité générale. Paul est d' une autre trempe. li fait preuve de personna lité,
d'une personnalité libre et cultivée »43 .

Paul a utilisé les modèles de la rhétorique anc ienne« sans être jamais esclave
d'un schéma préétabli »44 . li l' a fait à sa manière, avec liberté et génie 45 , tout
en gardant un style sobre, p lus proche du style « attique » que de sa version
plus fle urie « asiatiq ue » 46 . À la façon d'un orateur expert, capable, à ! 'occa-
sion, de transgresser (dans le sens étymologique: d'aller au-delà, voire de dé-
passer) les règles de la rhétorique lorsque le cas spécifique le demanda it. C'est
d'ai lleurs ce qu 'avait déjà compris et enseigné Quintilien 47 au sujet de la

42
Voir à cet effet les critiques exprimées par Jeffrey A.D. WEIMA, « What Does Aristotle
Have to Do with Paul ? An Evaluation of Rhetorical Criticism », in Calvin Theological Jour-
nal 32, 1997, pp. 458-468, sans nous convaincre vraiment.
43
Ainsi Uli RUEGG, « Paul et la rhétorique ancienne», in Bulletin du Centre Protestant
d'Études 35, 1983, pp. 1- 35, ici p. 25.
44
Ainsi Jean-Noël ALETTI, « La dispositio rhétorique dans les épîtres pauliniennes. Pro-
positions de méthode », in New Testament Studies 38, 1992, pp. 385-401 , ici p. 394.
45
Voir Jean-Noël ALETTI, Comment Dieu est-il Juste ? Clefs pour interpréter l'épître
aux Romains, Seuil, Paris 1991 , pp. 37 e 79. Pour Giuseppe BARBAGLIO, « Les lettres de
Paul : contexte de création et modalité de communication de sa théologie», p. 73, « [ ... ]
Paul est trop libre et trop créatif pour entrer doci lement dans les canons de la rhétorique, qui
proviennent d'ailleurs des théories propagées par quelques traités fameux».
46
Voir à ce propos Edwin A. Source JUDGE, « Paul's Boasting in Relation to Contemporary
Professional Practice », p. 41 , à la suite des travaux de Eduard NORDEN, Die Antike
Kunstprosa , Teubner, Leipzig 1909, p. 507.
47
Cf. Institution oratoire 11, 13,2.6.7, pp. 69- 70 (traduction Jean COUSIN, 1976): « La
rhétorique serait en effet chose tout à fait facile et modeste, si elle se limitait à un unique et
bref ensemble de préceptes ; en réalité, la plupart évoluent selon les cas, les circonstances,
l'occasion, la nécessité. Par suite, la principale qualité chez un orateur, c'est la réflexion,
qui lui permet de se retourner selon les exigences variées de la conjoncture ».
[... ] 6 [ ... ]En fait, ces préceptes n'ont pas été établis par des lois ou des plébiscites ;
quels qu'ils soient, c'est l' utilité seule qui les a inspi rés. 7. Je ne nierai pas en revanche que,
la plupart du temps, il est utile qu'i l en soit ainsi ; autrement, je n'écrirais pas ce traité ; mais
2. L'art rhétorique gréco-romain 151

souplesse nécessaire à ! 'élaboration de tout discours rhétorique et du danger lié


à l'application rigide des règles et des préceptes de la rhétorique 48. L'art rh éto-
rique n'est donc pas à comprendre comme un recueil de prescriptions à sui vre
« [ .. .] comme des impératifs, et comme si la loi divine interdisait de faire au-
trement »49 .

2. L'art rhétorique gréco-romain50

L'art rhétorique, appelé aussi tÉxvri pritopLK~ , est l' art de la parole ou du dis-
cours, « ... la capacité (ùûvcxµLç) de discerner (8Ewp€Lv) dans chaque cas ce qu i
est potentiellement persuasif »51 . Historiquement, cet art a été é laboré non pas
à partir d'une réflex ion portant s ur la valeur esthétique ou performative du lan-
gage en soi ni à partir d'exercices académiques, mais comme une pure« reven-
dication de propriété », une défense de son propre bien, dans un contexte de
conflit social et d e procès au y e siècle av. J.-C., où l'on a lutté contre le despo-
tisme et les abus subis par les paysans du fait de deux tyrans siciliens : Gelo n
et Hieron52 . L'éloquence, par conséquent, est une technique rigoureuse visant
à faire valoir ses droits ou encore à gagner !'adhésion de so n auditeur, ou de
son aud itoire, à sa propre cause 53 .

si cette même utilité nous conseille une autre tactique, négligeant l'autorité des maitres,
c'est elle que nous suivrons». C'est nous qui soulignons.
48
Voir Uli RUEGG, « Paul et la rhétorique ancienne», p. 23 ; Christian GRAPPE, « Paul
et la rhétorique. Regard sur! ' histoire et les enjeux d' un débat », p. 28.
49
Voir QUINTILI EN, Institution oratoire Il, 13, 1 p. 69 (traduction Jean COUSIN, 1976).
Carl Joachim CLASSEN, « Paul's Epistles and Ancien! Greek and Roman Rhetoric »,p. 26,
n. 7 1, a mis en évidence, lui aussi, la nécessité d' une application flexible des règles de la
rhétorique, comme elle était déjà recommandée par les manuels anciens, citant à ! 'appui la
Rhétorique à Herennius Ill, 17, pp. 102- 103 (traduction Guy ACHARD, 1989): « [... )quand
il faut s'écarter de l'ordre fixé par les règles, la disposition est différente : elle est laissée au
jugement de l'orateur qui l'adapte aux circonstances.[ ... ) li est souvent nécessaire de re-
courir à ces changements et à ces permutations lorsque le sujet même contraint à modifier
avec art la disposition dictée par les règles de l'art» (c'est nous qui soulignons). Cf. Jean-
Jacques ROBRI EUX, Rhétorique et argumentation, (Lettre Sup), Armand Colin, Paris 2012 3,
p. 27: « [... ] les plans du discours sont quelque peu "préfabriqués" comme le sont, d'une
certaine maniére, nos plans de dissertations, de lettres commerciales ou de rapports profes-
sionnels. Mais dans I 'Antiquité comme aujourd'hui, les plans types autorisent et le cas
échéant réclament certaines libertés ».
50
Pour un aperçu, aussi synthétique que solide, concernant l' art rhétorique, nous ren-
voyons à Roland BARTHES, « L'ancienne rhétorique. Aide-mémoire», in Communications
16, 1970, pp. 172- 223.
51 ARISTOTE, Rhétorique 1,2, p. 124 (traduction Pierre ClllRON, 2007).
52
Voir Roland BARTHES,« L'ancienne rhétorique. Aide-mémoire», pp. 175- 176.
53 D'après Chaïm PERELMAN et Lucie ÜLBRECHTS-TYTECA, Traité del 'argumentation.

La nouvelle rhétorique, p. 7 : « L' objet de la rhétorique des Anciens était, avant tout, l'art
152 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

La rhétorique, tout au long de son histo ire, n 'a pas touj ours joui d ' un bon
accueil ou d ' une bonne réputation 54 . Elle a même été considérée comme une
force dangereuse et manipulatrice. Les préjugés concernant le pouvo ir de la
parole sont très anc iens. Ainsi, par exemple, Aristote a-t-il dû défendre la force
de la parole contre des accusations injustes, ou, en tout cas, contre un dénigre-
ment systématique :
« Mais, objectera-1-on, user à des fi ns inj ustes de celte puissance d u discours (ôuvaµEL
twv i..6ywv) peut nuire gravement, à quoi l 'on rétorquera que cet inconvénient est com-
mun à tous les biens - excepté [5) la vertu - et surto ut aux biens les plus uti les comme la
fo rce, la santé, la richesse et le pouvoir. Q ui en fait j uste usage peut rendre les plus grands
services, qui s'en sert injustement peut causer les plus grands torts » 55 .

Quintilien, à la suite de Cicéron qui avait déjà, lui aussi, essayé de moraliser la
rhétorique 56, a évoqué, avec une grande sensibilité, les critiques et les préjugés
principaux touchant à la rhétorique :
«C'est l'éloquence, disent-i ls [les adversaires ou les détracteu rs de la rhétorique, ndr),
qui soustrait les crim inels aux châtiments, qui, parfois, par ses artifices, fai t condamner
des gens honnêtes, oriente les délibérations vers le pire, suscite les séditions, les troubles
populaires, même les guerres inexpiables, et sert enfin tout particulièrement à fa ire pré-
valoir le faux s ur le vrai » 57 .

Il en conc lut que l'éloquence ne do it jamais être dissociée de l' honnêteté et de


la vertu :
« (...) Aussi , même si les armes de l'éloquence sont à double tranchant, il n'est pas
équ itable de tenir pour un mal ce dont il est loisibl e de fa ire un bon usage. 11. Ces pro-
blèmes peuvent être abandonnés peut-être à ceux qui ont ramené !'essentiel de la rhéto-
rique au pouvoir de persuader. Si ell e est, au contraire, la science de bien dire, selon la
défi nition que nous adoptons, d 'où il résu lte que l'orateur doit être, avant tout, un homme
de bien (vir bonus), il faut reconnaître aussi qu'elle est utile »58.

de parler en public de façon pers uasive: elle concernait donc l'usage d u langage parlé, d u
d iscours, devant une fo ule réunie sur la p lace publique, dans le but d 'obtenir l'adhésion de
celle-ci à une thèse qu'on lui présentait. O n voit, par-là, q ue le but de/ 'art oratoire. / 'adhé-
sions des esprits, est le même que celui de toute argumentation». C ' est nous q ui sou lig nons.
54
« .. . pour nous, modernes, la rhéto rique est synonyme d'artifice, d ' insincérité, de dé-
cadence ». Henri- Irénée MARROU, l'histoire de /'éducation dans /'Antiquité, vol. 1 : le
monde grec, p. 305, cf. p. 306.
55 ARJSTOTE, Rhétorique 1,1, 13, pp. 12 1- 122 (traduction Pierre CHIRON, 2007).
56 Voir Ro land BARTH ES, « L'anc ienne rhétorique. Ai de-mémoire», p. 180.
57
Institution oratoire 11, 16,2, pp. 85- 86 (traduction Jean COUSIN, 1976).
58
!nstitution oratoire ll , 16, 10- 11 , p. 87 (traduct ion Jean COUSIN, 1976, c'est nous qui
soulignons). Cf. 11 , 17,43 , pp. 100- 10 1 (traduction Jean COUSIN, 1976): «[ ... )C'est là un
fait que to us do ivent reconnaître - et nous principalement - qui ne séparons pas la science
d e l'éloq uence et !' homme de bien». Xll,2, 1, pp. 79- 80 (traduction Jean COUSIN, 1980 ) :
« Puisque l'orateur est donc un homme de bien et qu'i l ne peut se concevoir sans vertu, la
vertu, tout en tirant de la nature certa ines impulsions, doit être rendue parfaite par un
2. L'art rhétorique gréco-romain 155

précisément à partir et en vue de l'auditeur/auditoire que l'orateur choisit le


genre du discours le plus approprié pour atteindre son but : gagner !'assenti-
ment ou !'adhésion de son auditeur/aud itoire à la « causa » traitée. Ce qui con-
firme, entre autres, le caractère pragmatique de l'art oratoire69 , son orientation
« vers la vie pratique» 70_
La causa n'est pas une question d 'ordre abstrait, général ou indéterminé - ce
serait là une thèse (8ÉaLç - propositum)-, mais bien« une question particulière,
impliquant des faits, des circonstances, des personnes, bref un temps et un
lieu », ce que l'on appelle l' hypothèse (i.nré-8EaLç - causa)71 . Or, en raison du
«temps»: passé, présent, futur, l'on a théorisé depuis Aristote trois genres de
causa et, du même coup, trois genres de discoursn
D'abord, aux débuts de la rhétorique, en raison d 'affaires de propriété
d'ordre juridique et politique, on a développé respectivement le genre judi-
ciaire et le genre délibératif, après quoi, à partir des éloges funèbres, a aussi
vu le jour le genre épidictique. Pour! 'essentiel, nous allons reprendre le déve-
loppement esqu issé par un tableau dû à Roland Barthes (voir ci-après)73 :

GENRES DÉLIBÉRATIF JUDICIAIRE ÉPIDICTIQUE


Membres d 'une Spectateurs,
Auditoire Juges
assemblée public
Conseiller / Accuser / Louer /
Finalité
déconsei ! Ier défendre blâmer
Utile / Juste / Beau /
Objet
nuisible injuste laid
Temps Avenir Passé Présent

C'est pourquoi, de toute nécessité, il y a trois genres (yÉvri) de discours relevant de la rhéto-
rique : le délibératif (ouµpouÀEunKov) , le judiciaire (ôiKaviKov), !'épidictique (ÉTILÔELKnKov).
Dans une délibération, tantôt l'on exhorte, tantôt l'on di ssuade. Dans tous les cas en effet,
que l'on donne un conse il en privé ou que 1'on adresse [ 1O] au peuple un discours sur les
affaires communes, on fait l'une ou l'autre chose. Dans un procès, il y a d ' un côté l' accusa-
tion et de ! 'autre la défense, car il est nécessaire que les parties adverses fassent soit ! 'une
soit l'autre. L'épidictique se divise en louange (Énaivoç) et en blâme (\jloyoç) ».
69 Voir Bice Mortara GARA VELL! , Ma nua le di retorica, (Studi Bompiani), Bompiani, Mi-

lano 19892 , p. 26.


70 Ainsi Henri-Irénée MARROU, L 'histoire de l 'éducation dans /'Antiquité, vol. 1 : Le

monde romain, p. 92.


71
Voir Roland BARTHES,« L'ancienne rhétorique. Aide-mémoire», p. 21 O.
72
ARISTOTE, Rhétorique 1,3, 1- 3. Cf. CICÉRON, L 'orateur. Du meilleur genre d'orateurs
§ 37 ; Divisions de/ 'art oratoire § 10 ; QUINTILIEN, Institution oratoire 111,4.
73
«L' ancienne rhétorique. Aide-mémoire», p. 21 O. Pour des questions de mise en page,
nous nous sommes permis d ' inverser les matériaux du tableau, disposés initialement hori-
zontalement (en 7 colonnes), verticalement (en 4 colonnes).
156 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

Comparaison
Raisonnement" Exempla Enthymèmes
amplifianteh
Possible / Réel / Plus /
lieux communs
impossible non réel moins
<•> Il s'agit d'une dominante.
(b) C'est une variante d' induction, un exemplum orienté vers l'exaltation de la personne
louée (par comparaisons implicites).

1) le genre judiciaire (yÉvoç ÔLKCWLKOv - genus iudiciale) est employé pour


accuser ou défendre une causa, en voulant établir ce qui est juste ou injuste
au sein d' un tribunal , où l'on présuppose d' habitude un chef d'accusation,
un accusé, un plaignant, un avocat de la défense et un j uge ; le raisonne-
ment dominant est l'enthymème 74 et le discours porte essentiellement sur
des fa its, sur des événements du passé ;
2) le genre délibératif(yÉvoc; ouµpouÀEUTLKOv - genus deliberativum) est des-
tiné à conseiller ou déconseiller une action à entreprendre, une décision,
en montrant ce qui est utile et ce qui ne l'est pas, au sein d' une assemblée
publique ou politique, au sujet de revenus, de la guerre et de la paix, de
lois, de la défense du territoire, etc.75 ; le raisonnement le plus fréquent est
I' exemplum (napaôEL yµa) 76 et le discours vise particulièrement ! ' avenir,
tandis que les décisions portent sur le futur;
3) le genre épidictique ou démonstratif(yÉvoc; ÈmÔELKTLKOv - genus demons-
trativum) est conçu pour louer ou blâmer, approuver ou désapprouver un

74 L'entbyméme est un « syllogisme rhétorique» fondé non pas sur le vrai ou !'immédiat,
car cela relèverait du système de la dialectique, mais sur ce qui est vraisemblable, probable,
au niveau du grand public, voire des incultes. Il procure la persuasion sans offrir la démons-
tration. Voir Roland BARTHES, «L'ancienne rhétorique. Aide-mémoire», pp. 201- 202.
Toujours sur l'enthymème, nous citons verbatim une des mei lleures définitions que nous en
ayons trouvée : « L'enthymème a les agréments d' un cheminement, d' un voyage: on part
d' un point qui n'a pas besoin d'être prouvé et de là on va vers un autre point qui a besoin de
l'être; on a le sentiment agréable (même s'il provient d' une force) de découvrir du nouveau
par une sorte de contagion naturelle, de capi llarité qui étend le connu (l' opinable) vers l' in-
connu. [...] l'enthymème n'est pas un syllogisme tronqué par carence, dégradation, ma is
parce qu 'il faut laisser à ! 'auditeur le plaisir de tout faire dans la construction de )'argument :
c'est un peu le plaisir qu 'il y a à compléter soi-même une grille donnée (cryptogrammes,
jeux, mots croisés) ». ln idem, p. 203. Plus simplement, l 'enthyméme est une affirmation,
une allégation, étayée par une justification ou un ra isonnement. Ainsi George A. KENNEDY,
Nuovo Testamento e critica retorica, p. 18.
15
Voir Bice Mortara GARAVELLI, Manuale di retorica, p. 26.
76
Il s'agit d' une sim ilitude ayant la force persuasive d' un argu ment par analogie. li peut
s'agir d' un mot ou d'un fait, réel ou fictif (parabole, fable), ou encore d' un personnage
exemplaire. Roland BARTHES, « L' ancienne rhétorique. Aide-mémoire», pp. 200- 20 1.
2. L'art rhétorique gréco-romain 157

personnage, une action, une valeur ou des aspirations communes 77 , à I'oc-


casion d'une pièce de théâtre, de fêtes ou de commémorations particuliè-
rement joyeuses ou tristes (funérai lles) ; il convient aussi à tout contexte
arétalogique et pragmatique, où ! 'orateu r devient éducateur78 ; le ra isonne-
ment le plus courant est l'amplification (aul;T)aLç - ampliflcatio), et la di-
mension temporelle dominante est le présent. L'on sait, enfin, par Aris-
tote79, que le genre épidictique est connu aussi comme le genre qui se prête
le mieux à être mis par écrit. Ce troisième genre de discours a été aussi
employé comme une sorte de « ressource universelle » 80 , « une catégorie
fourre-tout» (a catchall categ01y)81 , pour classifier tout discours qu i ne
rentrait pas dans les genres précédents. En gros, c'est « l'art du conféren-
cier »82 .

Cette classification ou systématisation pédagogique présente, cependant, aussi


des limites. On pourrait, en fait, se demander si effectivement il n 'existe pas
d'autres genres de discours que ces trois-là. Qu inti lien, pour sa part, voit clai-
rement la question : «Mais y en a-t-i l tro is [genera causarum, ndr] ou
plus? » 83 , et après avoir observé qu'i l existe, en effet, une grande quantité
d'autres causes, il se réfère aux anciens 84 pour c lore son propos ainsi :
«( ... ]il y a donc bien trois genres de causes, mais tous servent, partie au traitement des
affaires, partie à ! 'ostentation. [ ... ) Toutes les autres espéces se rangeront par incidence
sous ces trois genres, et l'on n'en trouvera aucune, où l'on ne doive louer ou blâmer,

77
Voir Thomas R. SCHREINER, « lnterpreting the Pauline Epistlcs », in David A. BLACK
and David S. DOCKERY (éds.), lnterpreting the New Testament. Essays on Method and Is-
sues, Broadman & Holman, Nashvi lle 200 1, pp. 412-432, ici p. 422.
78 Voir Chaïm PERELMAN et Lucie OLBR.ECHTS-TYTECA, Traité de l'argumentation. La

nouvelle rhétorique, pp. 68- 69.


79 Rhétorique Ill , 12,5, p. 490 (traduction Pierre CHIRON, 2007).
80
Voir Hans-Josef KLAUCK, la lettera antica e il Nuovo Testamento. Guida al contesta
e al/ 'esegesi, p. 199.
81
Voir Duane F. WATSON,« The Three Species ofRhetoric and the Study of the Pauline
Epistles », in Jeffrey Paul SAMPLEY - Peter LAMPE (éds.), Paul and Rhetoric, pp. 25-47, ici
p. 43.
82 Ainsi Henri-Irénée MARROU, L'histoire de /'éducation dans /'Antiquité, vol. 1 : le
monde grec, p. 293.
83
institution oratoire III,4, 1, p. 151 (traduction Jean COUSIN, 1976).
84 institution oratoire lll,4,3-4 : « [ ...) dans quel genre estimera-t-on que nous devrons

nous placer, lorsque nous nous plaignons, que nous consolons, apaisons, excitons, intimi-
dons, encourageons, conseillons, interprétons, des énoncés obscurs, racontons, conjurons,
remercions, félicitons, reprenons, invectivons, décrivons, recommandons, faisons des rétrac-
tations, des vœux, des conjectures et bien d 'autres choses? 4. C'est au point que, personnel-
lement attaché à l'ancienne op inion, je dois presque demander ! 'i ndulgence et chercher ce
qui a pu déterminer mes prédécesseurs à restreindre une matiére si étendue à des limites si
étroites ». Traduction Jean COUSIN, 1976, pp. 15 1- 152.
158 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

persuader o u dissuader, intenter une poursuite ou ! 'écarter. Mais concil ier, raconter, in-
former, amplifier, atténuer, façonner les esprits des auditeurs en excitant les passions ou
en les ca lmant, cela aussi est commun aux trois genres »85 .

Ayant admis le caractère décidément englobant des trois genres rhétoriques,


a ussi bien que leur caractère quelque peu réducteur, on peut expliquer que tout
discours, sur n' importe quel suj et de l' existence, peut s'articuler de manière
conventionnelle à partir des indications énumérées par les manuels de la rhé-
torique ancienne. À l' intérieur de ces trois genres rhétoriques, il y a donc de la
place pour des variations et des transformations. En outre, il peut arriver parfois
que, dans le même discours, coexistent plus ieurs genres rhétoriques, mais alors
il y en a un qui s'avère être dominant et qui reflète l' intention principale de
l 'auteur86 . Une certaine dose de soup lesse et de bon sens, encore une fois, sug-
gèrera les choix les meilleurs.

2.1.2 La dispositio : le plan ou l'articulation du discours


Quintilien a consacré à la dispositio tout le septième livre de son Institution
oratoire. li rappelle toute son importance et affirme que même les preuves les
meilleures ne serviraient pas la cause sans un arrangement adéquat, créant
l' unité et la cohérence du discours :
« À mon sens, il n ' y a pas erreur à penser que l'ordre est essentiel à l 'existence de la
nature, et, s ' il éta it d étruit, tout périrai t. De même, un discours, dépourvu de cette q ualité,
doit nécessairement être incohérent, dériver comme un navire sans pilote, manquer
d'unité interne, abonder en répétitions et en omissions, ressemb ler à un voyageur errant
la nuit en des lieux inconnus, et, n ' ayant en vue ni commencement ni fin , suivre plutôt le
hasard que la réfl exion »87 .

La dispositio du discours, comme nous l' avons anticipé plus haut, est la grille
ou le modèle par lequel on ordonne les différentes parties constitutives du dis-
cours rhétorique. La dispositio (tcil;Lç) courante à l'époque d ' Aristote, inaugu-
rée par Isocrate et ses successeurs, mise au point initialement pour le discours
d e genre judiciaire, se composait de quatre parties : npoo(µLOv , ÔLtjyT)aLç, n(at LÇ
et Én(J..oyoç 88 . Toutefois, le modèle qui s' imposera dès le 1er siècle ap. J.-C. est

85 !nstitution oratoire lll,4 , 14- 15, pp. 153- 154 (traduction Jean COUSIN, 1976). C'est
nous qui soulignons.
86 Voir George A. KENNEDY, Nuovo Testamento e critica retorica, p. 3 1. « Dans le genre

j udiciaire, l 'arg umentation porte fonda mentalement s ur la vér ité ou sur la justice ; dans le
d élibérati f, s ur l'intérêt personnel et sur les avantages futurs ; dans !'épidictique, sur un chan-
gement d'attitudes et sur !' approfondissement de valeurs telles que ! 'honnêteté et la bonté
ou, en contexte chrétien, la croyance et la foi ». Idem , p. 32.
87
Q UINTI LIEN, Institution oratoire VII, Avant-propos 3, p. 107 (traduction Jean COUSIN,
1977). C'est nous qui soulignons.
88
Ainsi M. DORA11 (Testo critico, traduzione e note), in ARISTOTELE, Retorica, (Oscar
classici greci e latini), Mondadori, Milano 1996, p. 392, n. 157.
2. L'art rhétorique gréco-romain 159

celu i de Qu intilien89 , dans lequel figu rent cinq parties, en ra ison du dédouble-
ment de la TTLonç (o u probatio) : l'exordium, la narratio, la conflrmatio, la
refi1tatio et la peroratio90 .
Q uant au rôle que ces d ifférentes parties de la dispositio jo uent en rapport à
la force persuas ive du discours, il nous fa ut du moins connaître et rappeler
que:
1) l'exordium (TTpoo[µwv) est l' introduction par laquelle l'orateur établit le
premier contact avec son auditoire; il essaie d'en capter l'attention, à
l'aide d ' une c itatio n o u d'un proverbe célèbre, et aussi la b ienveillance, au
moyen de la captatio benevolentiae ; enfi n, à !'aide d ' une partitio, il an-
nonce les déve loppements qui vont suivre. « En effet, mesurer ! ' impor-
tance d ' un travail accompli est un plaisir, et savoir combien il reste à faire
est un stimula nt pour le poursui vre j usqu'à la fin . Car, nécessairement, o n
ne trouve j ama is long ce dont o n voit la fin avec cert itude »91 .
2) La narratio (liL~yrioLç) est l'expositio n des fa its ou des données principales
concernant la causa o u le s ujet à débattre ; e lle do it être cla ire, brève, et
vraisemblable, en vue de préparer le moment de la probatio ; mieux en-
core, on peut, lo rs de l'exposition des faits, procéder aussi à ce que l 'on
appelle semina probationum 92 , à savoir le fa it de dissém iner des ind ices
probants que l'on exploitera davantage lors de la probatio. Par ailleu rs,
avant o u après la narratio, et juste avant la probatio, 1'on retrouve la pro-
positio (TTpo8EoLç)93 , à savoir la thèse à traiter, à développer, à arg umenter.

89
Institution oratoire lfl,9,5.
90
Étant donné l'ampleur du systéme rhétorique, qui n'a cessé de se développer pendant
des siécles, il n'est pas surprenant qu'il ne soit pas totalement unifié et qu'existent donc des
divergences de définition el d' appréciation. Voir Laurent PERNOT, La Rhétorique dans/ 'An-
tiquité, (Références : inédit. Le livre de poche), Librai rie Générale Française, Paris 2010,
pp. 279- 280.
91
Ainsi QUINTILIEN, Institution oratoire JV,5,23, p. 89 (traduction Jean COUSIN, 1976),
cité aussi par Roland BARTllES, « L'ancienne rhétorique. Aide-mémoire», p. 215.
92 Voir Roland BARTHES, « L'ancienne rhétoriq ue. Aide-mémoire», p. 213.
93
D'après AR ISTOTE, Rhétorique Ill, 13, 1- 2.4, pp. 492-493 (traduction Pierre CH IRON,
2007), la 11p69rnLç (propositio) est une partie essentielle, voire indispensable, de tout dis-
cours rhétorique ; et, d'après QUINTILI EN, Institution oratoire IV,4, 1, p. 80 (traduction Jean
COUSIN, 1976), elle est« [... ]le commencement de toute preuve, que 1'on a l'habitude d'em-
ployer, non seulement pour éclai rer la question principale, mais parfois même au cours des
argumentations isolées, et tout particulièrement de celles que l ' on appelle ÈTILXELP~µata (épi-
chérèmes) ». Elle peut être simple, double ou multiple selon les cas (Idem IV ,4,5, p. 8 1) et,
de plus,«[ ... ) doit être avant tout claire et limpide (qu'y a-t-il de plus détestable que l'obs-
curi té même d' une partie, qui a pour but unique de prévenir l'obscurité des autres?) - en
outre, elle doit être brève et déchargée de tout mot superflu ; car, ce que nous indiquons, ce
n'est pas ce que nous sommes en train de dire, mais ce que nous allons dire». Idem IV,5,26,
p. 90. C'est nous qui soulignons.
162 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

tout dit. Cependant, je vais tenter d' exposer les règles traditionnelles, en indiquant ce
qu' il y a de meilleur en elles, et ce qu 'il me paraîtra préférable de modifier, d'ajouter,
de retrancher »104.

C'est là une réflexion qui relève du pur bon sens, nécessaire pour éviter toute
inféodation aux conventions ou aux suggestions élaborées par les modèles clas-
siques, régissant la composition du discours 105.
C'est pourquoi , lorsqu' il s'agira de repérer la dispositio ou le plan du dis-
cours de Paul en Rm 14, 1- 15, 13, il conv iendra d'écouter sa logique en profon-
deur sans succomber à la tentation de lui imposer de ('extérieur un schéma
préconditionné. Ce serait, pour le dire avec Olivier Reboul, qui reprend Quin-
tilien 106, une très grave erreur de stratégie : « ... imposer un plan type à ('ora-
teur est aussi stup ide que d' imposer une stratégie type à un généra l ! Au fond,
peu importe dans quel ordre le général et (' orateur atteignent les objectifs, le
tout est qu'ils les atteignent » 107 . Tout comme, pour bien écrire, il est nécessaire
d'avoir une organisation des idées, ainsi, pour bien lire, il est nécessaire de
découvrir cette organisation 108.
Enfin, avant de passer brièvement à I'elocutio , il faut préciser que I'inventio
et la dispositio, bien qu'elles puissent être considérées comme étant deux
phases distinctes de l'art oratoire, venant l'une après l'autre, sont aussi à con-
sidérer comme « inséparablement liées »109 .

2. 1.3 l 'elocutio : le style du discours


La ÀÉ/;Lç ou I' elocutio est le choix soigné et convenable des mots (electio ), aussi
bien que leur assemblage éclairé (compositio). Il s'agit d' un art exigeant et

104 Institution oratoire li, 13, 17, p. 73 (traduction Jean COUS IN, 1976). «Cicéron (Parti-
tiones oratoriae, § 90) démontre qu'i l faut parler autrement à l 'espéce d' hommes " ignorante
et grossière, qui préfère toujours l' uti le à l'honnête" et à " l'autre, éclairée et cultivée qui met
la dignité moral e au-dessus de tout"». Chaïm PERELMAN et Lucie ÜLBRECHTS-TYTECA,
Traité de l'argumentation. La nouvelle rhétorique, p. 26.
105
L'auteur de la Rhétorique à Herennius Ill, 16, p. 101 (traduction Guy ACHARD, 1989),
très probablement CORNI FICIUS, écrivait au 1er siècle av. J.-C. : « Puisque la disposition sert
à mettre en ordre les matériaux de l' invention de manière à présenter chaque élément à un
endroit déterminé, il faut voir quel principe il convient de suivre pour réaliser ce travail. li y
a deux sortes de plans; l' un tiré des règles de l'art, l'autre adapté al/X circonstances». C'est
nous qui soulignons.
IO<i Institution oratoire Il, 13,3- 8, pp. 70- 71 (traduction Jean COUSIN, 1976).
107
Ainsi Olivier REBOUL, Introduction à la rhétorique, Presses Universitaires de France,
Paris 19942 , p. 69.
108
Voir Michael J. GORMAN, Elemenls of Biblical Exegesis. A Guide for Students and
Ministers, Hendrickson, Peabody 2001 , p. 78.
109
Ainsi Heinrich LAUSBERG, Handbook ofLiterary Rhetoric. A Foundationfor Litermy
Study, § 444, p. 212, cf. Hans-Josef KLAUCK, la lettera antica e il Nuovo Testamento. Guida
al contesto e al/ 'esegesi, p. 202.
2. L'art rhétorique gréco-romain 163

labori eux : « [ ... ] l' invention et la disposition sont à la portée de tout homme
de bon sens, mais [ ... ] l'éloquence appartient à l'orateur » 110 . L'elocutio est
donc l'ornement du discours, par ses« couleurs» et ses figures, à savoir « le
langage de la passion » 111 , au niveau syntax ique, sémantique et pragmatique 112.
Conçue, en fonction d ' une dérive moderne résultant d ' une focalisation sur les
figures, comme l' aspect essentie l de l'élaboration du d iscours, l 'elocutio a mal-
heureusement fin i par absorber toute l'entreprise rhétorique ou à la réduire à
son seu l champ 113. Contra irement à cette« dérive», qui considère la rhétoriq ue
comme une question avant tout de style o u de s imple esthétique du discours, il
nous faut insister sur le fa it q ue la rhétorique d 'Aristote a été avan t tout une
rhétorique du ra isonnement, de la preuve et de l'argumentation (n[anc; - pro-
batio). Le sty le ou l' ornement du discours était certes important, mais là ne
rés idait pas l'essentie l 114. Néanmo ins, pour Quintilien, la beauté du discours,
« [ ... ] l'ornement du style ne contribuera pas médiocrement au succès de la
cause. Car ceux q ui écoutent volontiers sont plus attentifs et nous croient plus
facilement ; la plupart du temps, ils se laissent prendre par le plaisir même ;
que lquefois, l'admiratio n les transporte » 11 5.
En raison de l'ampleur du classement des figures et de la grande divers ité
de nomenc latures proposées, no us ne pouvons que renvoyer ici aux manuels de
rhétorique anc ienne et modem e 116. Nous y reviendrons, bien entendu, lorsqu' il

110 QUINTILI EN, institution oratoire Vlll, Avant-propos 14, p. 48, en citant CICÉRON,

L 'Orateur. Du meilleur genre d'orateurs§ 44.


111
Ainsi Roland BARTllES, « L'ancienne rhétorique. Aide-mémoire», p. 221.
11 2
Voir Hans-Josef KLAUCK, La Jettera antica e il Nuovo Testamento. Guida al contesta
e all 'esegesi, p. 202.
113
Voir Roland BARTHES, « L'ancienne rhétorique. Aide-mémoire», pp. 217- 218 ; cf.
Wilhelm WUELLNER, « Critica retorica », p. 233.
114
Voir Roland BARTHES, « L'ancienne rhétorique. Aide-mémoire», p. 179.
11 5
Institution oratoire Vlll,3,5, p. 62 (traduction Jean COUSIN, 1978). D'après Jean-
Jacques ROBRIEUX, Rhétorique et argumentation , p. 48, les figures rhétoriques utilisées par
l'orateur, de manière consciente ou inconsciente, ne constituent pas un simple ornement sty-
listique du discou rs mais elles sont partie intégrante de! 'acte de communication. li ne s'agit
pas uniquement de forme mais aussi du fond et du contenu de la communication. À propos
du rapport dialectique existant entre/orme et contenu, nous nous sentons très proche de Hans
Urs von BALTHASAR, Gloria. Un 'estetica teologica. 1. La perce=ione della forma , Jaca
Book, Milano 1975, p. 137: « Le contenu ne repose pas derriére la forme mais en elle. Celui
qui n'arrive pas à voir et à lire la forme ne peut même pas saisir le contenu. À celui à qui la
forme ne donne pas de lumière, la lumière du contenu restera également invisible ». C'est
nous qui soulignons.
116
Voir notamment AR ISTOTE, Rhétorique Ill, 1- 12 ; Rhétorique à Herennius IV ; QUIN-
TILI EN, Institution oratoire VIII- X ; cf. Heinrich LAUSBERG, Elementi di retorica, (Stru-
menti. Linguistica e critica letteraria), li Mulino, Bologna 1969 ; ID., Handbook of Literary
Rhetoric. A Foundationfor Lite1wy Study, édité par David E. ÜRTON, R. Dean ANDERSON,
préfacé par George A. KENNEDY, Brill, Leiden 1998 ; Ethelbert W. BULLINGER, Figures of
Speech Used in the Bible. Explained and !llustrated, Baker Book 1-louse, Grand Rapids
164 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

s'agira d'étudier les choix stylistiques mis en œuvre par Paul pour rendre plus
efficace et incisif son discours de Rm 14, 1- 15, 13. D'après la belle intu ition de
Marie-Joseph Lagrange 117, Paul cherchait en fait
« ... à s'exprimer d' une manière ingènieuse pour frapper plus vivement les esprits. Savait-
il qu ' il employait alors une figure et quel ètait le nom de cette figure ? Il n'importe. Il
ètait trop apôtre pour chercher à plaire par le style, mais trop apôtre aussi pour se priver
des ressources que lui offraient son imagination et sa connaissance des nuances pour
mieux exprimer une idée».

3. La« rhétorique paulinienne »,


quelques éléments de méthode

Les lettres pauliniennes ont été conçues comme des véritables instruments de
persuasion. Elles ont été employées expressément par I' Apôtre des nations,
d'une part, pour gagner l' assentiment de ses destinataires concernant sa théo-
logie et ses avertissements pragmatiques, et, d 'autre part, pour appeler à parta-
ger son point de vue au sujet de ses valeurs, de ses idéaux et de ses priorités
m1ss1onna1res.
En s'appropriant et en modifiant les modèles épistolaires conventionnels,
Paul a développé un type de lettre extrêmement intime, la « lettre communau-
taire», conçue comme un discours à destination des assemblées chrétiennes,
pour exposer ses arguments théologiques, ses appels, ses plaintes, sa parénèse
éthique 118• De ce point de vue, les lettres que Paul a écrites ne l' ont pas été
uniquement pour être lues ou écoutées, mais davantage « pour être mises en
œuvre (but to be performed) » 119• Encore, d' après Alain Gignac, la lettre aux
Romains est « un texte performat if qui entend réaliser et actualiser ce dont il

199922 ; Giovanni BARBER! SQUA ROTrt, Giovanna GORRASI, Walter MELIGA e Carlo Mo-
LINARO (éds.), Dizionario di Retorica e Stilistica, (Utet Libreria), Utet, Torino 1995 ; R.
Dean ANDERSON, Glossary of Greek Rhetorica/ Terms Connected to Methods of Argumen-
tation, Figures and Tropes,from Anaximenes to Qui111ilian, (Contributions to Biblical Exe-
gesis and Theology, 24), Peeters, Leuven 2000.
11 7
Épître aux Romains, p. XLV I.
11
s Voir Christopher FORBES, «Ancien! Rhetoric and Ancien! Letters. Models for Read-
ing Paul and Their Limits », in Jeffrey Paul SAMPLEY - Peter LAMPE (éds.), Paul and Rhet-
oric, pp. 143- 160, ici p. 159.
119
Ai nsi Christopher FORB ES, « Ancient Rhetoric and Ancient Letters. Models for Read-
ing Paul and Their Limits », p. 159. De plus, ces« lettres communauta ires» de Paul sont
«[... ]des lettres tout à fait atypiques, dans la tai ll e, dans le contenu et dans le style, précisé-
ment parce que ce sont des lettres conçues pour être transmises par voie orale à des groupes
(tout à fait atypiques). Sur cette base, les modèles épistolaires peuvent être appliqués avec
succès à certaines caractéristiques de ses lettres ; mais les modèles rhétoriques auront aussi
très certainement leur place» (Ibidem) .
3. la «rhétorique paulinienne» 165

parle. Constamment, le lecteur est invité à intérioriser le discours pour recon-


figurer son identité » 120_
Les écrits de Paul, par conséquent, peuvent être class ifi és, sans jamais les
confondre, à cheval entre épistolographie 121 et rhétorique 122 . li s peuvent avoir
à la fois des affinités et des différences avec chacun de ces deux doma ines 123 .
Ainsi, d ' après Giuseppe Barbaglio, les deux approches, l' épistolaire et la rhé-
torique, doivent se côtoyer : « la lettre - le corps épistolaire - se présente en
réalité comme un discours rhétorique enchâssé dans un cadre épistolaire » 124 .
Dans la lettre aux Romains, ainsi que dans Galates et dans plus ieurs sections
de la correspondance corinthienne, le modèle di scursif(rhétorique) est prépon-
dérant, alors que dans 1 et 2 Th, Ph et Phm, c'est le modèle épistolaire qui
domine 125 . Par ailleurs, sur le plan de la communication entre expéditeur et
destinataires, les lettres pauliniennes s'articulent à partir d'un axe binaire

120 l 'épître aux Romains, p. 65.


12 1
Le schéma classique de l'épistolographie ancienne, que l'on retrouve dans les lettres
pauliniennes, est le suivant : praescriptum, exordium (+formule de grâce), corps de la lettre,
post-scriptum. Voir Francesco BlANCHINI, L 'analisi retorica delle lettere paoline. Un 'intro-
duzione, p. 40.
122 Voir Jean-Noë l ALETTI, « Paul et la rhétorique. État de la question et propositions »,

p. 38; ID., Israël et la loi dans la lettre aux Romains , pp. 34-36 ; Francesco BIANCHIN I,
L 'analisi retorica delle lettere paoli11e. Un 'introdidone, p. 38 ; Christophe JACON, l a sa-
gesse du discours. Analyse rhétorique et épistolaire de I Corinthiens, pp. 46-122. D'après
Jerome MURPllY-O ' CONNOR, Paul et l'art épistolaire. Contexte et structure littéraires, p.
145 : « Aucune catégorie unique ne saurait rendre justice à la complexité d 'une épître pau-
linienne ».
123
Voir Hans-JosefKLA UCK, l a Jettera antica e il Nuovo Teslamento. Guida al contesto
e all'esegesi, p. 193. D'après Troy W. MARTIN, « Invention and Arrangement in Rece11t
Pauline Rhetorical Studies. A Survey of tbe Practices and the Problems », in Jeffrey Paul
SAMPLEY - Peter LAMPE (éds.), Paul and Rhetoric, pp. 48- 11 8, ici pp. 61-62: (( Le débat
animé concernant la relation entre la rhétorique gréco-romaine et l'épistolographie s'est
calmé sans qu'il y ait eu une victoire déc isive de l' un ou de l'autre côté». Les participants à
ce débat polarisé n'ont finalement réalisé qu ' un consensus frag ile, portant sur la considéra-
tion que les modèles épistolaires avaient quelques analogies auss i avec quelques parties com-
posant le discours rhétorique, moins sur le plan forme l que sur le plan fonctionnel (c f. p. 71).
C'est aussi l'avis récent de Loïc P.M. BERGE, Faiblesse et force, présidence et collégialité
che: Paul de Tarse. Recherche liuéraire et théologique sur 2 Co 10- 13 dans le contexte du
genre épistolaire all/ique, (Supplements to Novum Testamentum, 161 ), Bri ll, Leiden - Bos-
ton 2015, pp. 233- 234.
124
Ainsi Giuseppe BARBAGLIO, « Les lettres de Paul : contexte de création et modalité
de communication de sa théologie», p. 72. Cf. George A. KENNEDY, Nuovo Testame11to e
critica retorica, p. 173: « La structure d' une lettre gréco-romaine rappelle un discours, ren-
fermé entre les salutations introductives et les hommages conclusifs. [... ] ».
125
Voir Jean-Noël ALETTI, « Paul et la rhétorique. État de la question et propositions »,
pp. 36- 38. Cf. Mark D. GIVEN, « Parenesis and Peroration. The Rhetorical Function of Ro-
mans 12: 1- 15: 13 »,in Stanley E. PORTER et Bryan R. DYER (éds.), Paul and Ancien/ Rhet-
oric. Theory and Practice in the Hellenistic Context, pp. 206- 227, ici p. 208.
166 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

portant sur un « Paul provoqué » et un « Paul provocateur». De fait, Paul est


provoqué par les besoins et les circo nstances de vie de ses destinata ires qui le
poussent à intervenir et à écrire, et il est aussi provocateur en ce sens que sa
communication est prédéterminée en vue de faire réagir ses destinataires et,
fina lement, de les convaincre et de les persuader 126. La lettre, d'après Barba-
g lio127, «est un instrument qui vise à influencer, la lettre est une force ; c'est
pourquo i celui qui l' utilise do it être rhétoriquement bien fo rmé et capable de
to ucher ses interlocuteurs. Les moyens ne manq ua ient pas, ils étaient fo urnis
par l'art rhéto rique». La théorie épistola ire, d 'après Abraham J. Malherbe, bien
qu 'elle ne fit pas partie à l' orig ine du système rhétorique, car elle éta it pl us
ancienne et plus vaste que celle-ci, n'échappait non plus au domaine des rhé-
teurs128.
Paul, pour sa part, n' a pas construit son « discours» dans le vide, mais à
pa rtir du vécu réel et de la co ntingence de son audito ire, avec lequel il a instauré
un intense réseau de relations, un ample« dialogue» à distance. Ce n 'est pas
aller trop lo in qu 'affirmer que, parmi les lettres pauliniennes, la lettre aux Ro-
mains est certainement le me illeur exemple d ' une« lettre-disco urs (speech-let-
ter) », soit un écrit d ' un genre no uveau 129. E n ce sens, Bernhard Oestreicb sou-
ti ent que la lettre exige un type de discours spécifique se s ituant « [ ... ]q ue lque
part entre le style d ' un orateur à la cour o u lo rs d ' un événement public et le
langage fa milier » 130.

3.1 L 'intérêt pour/ 'analyse rhétorique des lettres pauliniennes


Le pionnier d e l ' anal yse rh étorique appliquée à l'étude des lettres pauliniennes,
a u cours du xxe siècle, a été certainement Hanz Dieter Betz 131. Ses intuitions

126 Voir Giuseppe BARBAGLIO, « Les lettres de Paul : contexte de création et moda lité de

commun ication de sa théologie », pp. 75-80.


127
Idem , p. 78.
128
Ancien/ Epistolwy Theorists, (Society of Biblical Literature, 19), Scholar Press, At-
lanta 1988, p. 3, cité par Antonio PITTA, Disposi=ione e messaggio della lettera ai Galati.
Analisi retorico-letteraria, (Analecta Biblica, 131), Editrice Pontificio lstituto Biblico,
Roma 1992, p. 68, n. 87, cf. p. 78.
129
Ainsi Mark D. GIVEN, « Parenesis and Peroration. The Rhetorical Function of Romans
12: 1-15: 13 », p. 208, n. 7, à la suite de l'étude proposée par Christopher FOR BES, « Ancient
Rhetoric and Ancien! Letters: Models for Reading Paul, and Their Limits », in Jeffrey Paul
SAM PLEY - Peter LAMPE (éds.), Paul and Rhetoric, pp. 143- 160.
130
Ai nsi Bernhard OESTREICH, Performance Criticism of the Pauline letters, p. 3.
131
«The Literary Composition and Function of Paul 's Letter to the Galatians », New
Testament Studies 21 , 1975, pp. 353- 3 79 ; ID., Gala tians. A commentwy on Paul 's letter ro
the Churches in Galatia, Hermeneia, Philadelphia 1979 ; ID.,« The Problem ofRhetoric and
Theology accord ing to the Apostle Paul », in Albert VANHOYE (éd.), L 'Apôtre Paul. Per-
sonnalité, style et conception du ministère, (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lo-
vaniensium, 73), Leuven University Press, Louvai n 1986, pp. 16-48.
3. l a «rhétorique paulinienne» 169

offrirait à la communauté chrétienne de Rome un exemple de sa prédication,


de son enseignement, qu ' il mettrait en œuvre lorsqu'il aurait rejoint les desti-
nataires à Rome 147.

En mil ieu francophone, l'exégète qui a le plus développé une approche rhéto-
rique, appelée aussi « rhétorique paulinienne », est certainement Jean -Noël
Aletti 148• À la différence de Kennedy, qui part des modè les de discours rhéto-
rique pour aller vers les écrits du Nouveau Testament, Aletti préfère partir du
« tissu » 149 du texte biblique, de sa logique propre, pour aller comparer les
textes discursifs avec les modèles du discours offerts par les manuels de rhéto-
rique ancienne. Ainsi la « rhétorique paulinienne » prônée par Aletti se veut-
elle libre de tout carcan extérieur et, tout en se servant des schémas rhétoriques
mais pas seulement 150 , vise à suivre de très près le « tissu argumentatif » du
texte pour saisir son intention primaire 15 1. li rappelle, entre autres, qu ' il ne fa ut
jama is confondre une lettre et un discours, car, de to ute évidence, les écrits
pauliniens sont avant tout des lettres que, en l'occurrence, on peut anal yser en
comparant leurs techniques de compositions aux règles des discours

147
Voir George A. KENNEDY, Nuovo Tesramento e critica retorica, p. 190.
148
Voir Jean-Noël ALETTl, « La présence d' un modèle rhétorique en Romains: son rôle
et son importance », in Bib/ica 71, 1990, pp. 1- 24 ; Comment Dieu est-il juste ? Clefs pour
inte1préter l 'épître aux Romains, Seuil , Pari s 199 1 ; « La dispositio rhétorique dans les
épîtres pauliniennes. Propositions de méthode », in New Testament Studies 38, 1992, pp.
385--401 ; « Paul et la rhétorique. État de la question et propositions», in Jacques SCHLOS-
SER (éd.), Paul de Tarse. Congrès de l 'ACFEB (Strasbourg, 1995), (Lectio divina, 165),
Cerf, Paris 1996, pp. 27- 50 ; Israël et la loi dans la leltre aux Romains, (Lectio divina, 173),
Cerf, Paris 1998 ; « Romans», in William R. FARMER (éd.), The International Bible Com-
mentary. A Catholic and Ecumenical Commentmy for the Twenty-First Century, Liturgical
Press, Collegeville 1998, pp. 1553- 1600 ; « Paul a-t-il été un écrivain ? », in le monde de
la Bible 123, 1999, pp. 57- 6 1 ; « La rhétorique paulinienne: construction et communication
d' une pensée», in Andreas DETfWI LER - Jean-Daniel KAESTLI - Daniel MARGUERAT
(éds.), Paul, une théologie en co11structio11 , (Le Monde de la Bible, 51), Labor et Fides, Ge-
nève 2004, pp. 47- 66 ; « Lecture rhétorique. Diffic ultés et enjeux d ' une nouvelle ap-
proche», in André LACOCQUE (dir.), Guide des nouvelles lectures de la Bible, Bayard, Paris
2005, pp. 40- 66 ; la lettera ai Romani. Chiavi di lellura , (Nuove vie dell 'esegesi), Borla,
Roma 20 11 ; « Romani 14, 1- 15,6: di nuovo alla ricerca di chi sono i fo rti e chi i deboli »,
in Carlo BAZZI - Roberto AMICJ (éds.), Donare. Esegesi, teologia e altro, (Studia, 63), Ur-
baniana Uni versity Press, Città del Vaticano 20 12, pp. 9 1- 104 ; « Approccio retorico in ese-
gesi e sua ricaduta teologica », in Teologia 38, 20 13, pp. 575- 588.
149
Au passage, nous rappelons que les mots« tissu »et « texte » viennent du même verbe
latin : texere, c'est-à-dire tisser, tramer.
150
À partir des parallélismes lexicaux et sémantiques fréquentes dans ! 'écriture pauli-
nienne, ALETTI est aussi très attentif aux différentes techniques de composition juive : con-
centrique (ABA'), chiastique (A BB' A' ), alternée (AB A ' B' ). Voir Jean-Noël ALETll , « Ap-
procc io retorico in esegesi e sua ricaduta teologica », p. 576.
15 1
Voir Jean-Noël ALETTI, Israël et la loi dans la tertre aux Romains, pp. 13- 14.
170 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

rhétoriques. Paul a utilisé à la fois deux modèles de composition : le modèle


épisto laire et le modèle discursif ou rhétorique 152. 11 s'en est servi à son gré, en
ra iso n d es objectifs spécifiques et d ivers qu ' il entendait poursuivre. De ce point
d e vue, la lettre aux Roma ins est une ill ustration magnifique de ! 'écriture pau-
linienne. D ' un côté, son cadre épistolaire est très bien caractérisé. Paul com-
mence la lettre par un praescriptum (Rm 1, l-7, où l'on retrouve les éléments
principaux de l'épistolographie ancienne : titulatio, adscriptio, salutatio... ),
une fo rmu le de grâce et des nouvelles de lui (1,8- 17) ; il poursuit par le corpus
d e la lettre, constitué par le contenu de la communication, en ('occurrence le
message apostolique ( 1, 18- 15, 13) ; et il conclut par un post-scriptum, fai t de
souhaits ultimes, de conclusions et de salutations ( 15, 14- 16,27). Cependant, à
l' intérieur de ce cadre épi stolaire essentiel, il est possible de repérer un certain
nombre de parties argumentatives plus ou moins étendues, soig neusement éla-
borées, qui sui vent aussi les modè les ou les techniques des discours rhéto-
riques 153 •
L'approche d' Aletti a eu le mérite, entre autres, d e dépasser cette sorte d 'ob-
session originaire 154 consistant à voulo ir appliquer à tout prix les modèles de la
dispositio rhétorique ancienne à l'éche lle de la lettre ou d 'un écrit pris en son
entier. Au lieu d 'appliquer le schéma c lassiq ue de la dispositio rhétorique
(exordium , narratio, probatio, refutatio , peroratio) à ! 'ensemble de la lettre, il
propose de repérer les macro- et les micro-unités rhétoriques, à savoir des un i-
tés argumentatives plus réduites, au travers desque lles Paul déploie et déve-
loppe son argumentation et sa réflexion théo logique. De manière schématique,
on pourrait résumer ains i les suggestions méthodologiques principales
d 'Aletti 155 au sujet de la dispositio :
1) l'expérience de l' analyse rhétorique a montré que l'existence d'unepro-
positio generalis d ans une lettre, cf. par exemple : Rm 1, 16- 17, n'empêche

152
«S'il faut reconnaître qu'à l'époque de Paul la rhétorique et l' épistolographie sont
"deux choses différentes", à ne pas confondre, il semble cependant que, sur ce point, la flexi-
bilité soit encore requise à propos de Paul, qui peut argumenter (selon des régies empruntées
à la rhétorique discursive) tout en maintenant un rapport épisto laire strict avec ses correspon-
dants». Jean-Noël ALETrI, Israël et la loi dans la leure aux Romains, p. 36 (c'est nous qui
soulignons).
153 Idem, p. 12.
154
Parmi les auteurs qui ont continué de suivre ! ' approche rigide de Hanz Dieter BETZ,
signalons, au moyen de Jean-Noë l ALETTI, Israël et la loi dans la lettre aux Romains, pp.
12- 13, les travaux de Margaret M. MITCHELL, Paul and the Rhetoric of Reconciliation. An
Exegetical Investigation of the language and Composition of l Corinthians, J.C.B Mohr
(Paul Siebeck), Tübingen 1991 , et ceux de R. Dean ANDERSON Jr., Ancien/ Rhetorical The-
ory and Paul, (Contributions to Biblical Exegesis and Theo logy, 18), Kok Pharos, Kampen
1996, pp. 226- 229.
155 Pour! 'essentiel, nous allons résumer ici sa contribution : « Approccio retorico in ese-

gesi e sua ricaduta teologica », notamment pp. 580- 584.


3. la «rhétorique paulinienne» 17 1

pas !'existence d'autres propositiones secondaires, ou subpropositiones 156,


qu i, à leur tour, sont étayées par des probationes correspondantes 157 ;
chaque unité argumentative, au niveau des macro- ou des micro-unités rhé-
toriques (appelées aussi : argumentations élémentaires 158) chez Paul, est
composée d'une propositio et d ' une probatio 159. La hiérarchisation de ces
propositiones diverses permet, entre autres,« de savoir s' il y a ou non un
thème principal et que l il est » 160.
2) La probatio est celle des unités rhétoriques au moyen de laquelle Paul s 'ef-
force de préciser, d'expliquer, de fonder ou de justifier le o u les thèmes
énoncés. Habituellement, la probatio paulinienne se compose de trois
types de preuves : a) les faits ou les exemples concernant la vie des
croyants et de ! ' humanité en général (cf. par exemple : Rm 7, 1-4 ; 11 , 16-
24); b) les principes (en grec ÂoyOL) divi ns, anthropologiques, moraux ou
philosophiques et leurs implications pour les croyants (cf. par exemple:
Rm 2,6.1 1 ; 6, 7. 10 ; 11 , 16) ; c) les autorités, à savoir le recours aux Écri-
tures d' Israël ou à !'autorité du Se igneur Jésus (cf. par exemple : Rm 3, 10-
18 ; Rm 4 ; Rm 9,6-29) 161. Le fait de su ivre la progression de ces preuves
permet de comprendre ce que Paul a cherché à démontrer et comment il
l'a fait. Comprendre la progression ou les différentes étapes de ! 'argumen-
tation signifie auss i comprendre sa force persuasive réelle.
3) Paul, dans sa façon de composer et d'argumenter dans ses lettres, ne s'em-
ploie pas à répondre aux sollicitations, aux difficultés et aux problèmes

156
« Lapropositio principale n' interdit pas l'existence de propositiones ou thèses secon-
daires (en latin subpropositiones), qui explicitent, ètalent en quelque sorte la principale et
permettent à ! 'argumentation paulinienne de se prèciser progressivement et de se dèvelopper
en une sèrie d 'étapes assez facilement repérables». Jean-Noël ALETTI, Israël et la loi dans
la lettre aux Romains, p. 14.
157
Voir à cet égard le sché ma proposé par Jean-Noël ALETT I, « Approccio retorico in
esegesi e s ua ricaduta teologica », p. 581 : Rm 1, 16- 17, propositio generalis ; Rm 1, 18,
propositio de ! 'argumentation allant de Rm 1, 18 à 3 ,20 ; Rm 3,21 -22, propositio de ! 'argu-
mentation allant de Rm 3 ,2 1 à Rm 4 ,25 ; Rm 5,20- 21 , propositio de ! 'argumentation allant
de Rm 6, 1à8,30 ; Rm 9,6, propositio de l'argumentation en Rm 9,6b- 29 ; Rm 10,4, propo-
sitio de l'argumentation en Rm 10,5- 18 ; Rm 11 , 1, propositio de ! ' argumentation en Rm
11 , 1- 32. Pour une liste complète des probationes, voir son essai: la lettera ai Romani.
Chiavi di letl!lra.
158
Voir Jean-Noël ALETTI, « La rhétorique paulinienne: construction et communication
d ' une pensée», p. 60, n. 43.
159
Pour être honnête, l'habitude de Paul de s'exprimer au travers d ' une propositio é labo-
rée ensuite par une série de tonoL (arguments et thèmes), visant! 'adhésion de son auditoire,
avait déjà été déduite, bien que d ' une façon rapide, par George A. KENNEDY, Nuovo Testa-
mento e critica retorica, p. 195.
160
Ainsi Jean-Noël ALETTI, Israël et la loi dans la lettre aux Romains, p. 33.
161 Voir Jean-Noël ALETTI , « La rhétorique paulinienne : construction et communication

d'une pensée», pp. 62- 63 , cf. ID. , Israël et la loi dans la lettre aux Romains, pp. 12- 13.
172 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

soulevés par les communautés, d ' une manière directe et soudaine, car il
préfère prendre du recul et opter pour une prise de distance. Au lieu de
s'attaqu er de front aux questions q u ' il fau t aborder, en risq uant la superfi-
cial ité et la précipitation, il fa it plutôt un détou r, inc line à élaborer le dos-
sier et prépare le terrain avant de livrer son av is 162 .
4) Si les unités argumentatives, chez Paul , suivent les modèles du d iscou rs
rhétorique, les parties exhortati ves suivent o rd ina irement un type de com-
positi on concentrique : aBa' dans laquelle a est l'exhortation (faire o u ne
pas faire), Best l' exposition d es motivations (pourquo i... ) et a' est lare-
prise de l'exhortation (donc, faire ou ne pas fai re ... ) 163 .
5) Contrairement à Kennedy, selon lequel l' identification du genre du d is-
cours rhétorique dom inant (jud ic iaire, dé li bératif ou épidictique) précède
la d éterminati on de la dispositio, d'ap rès Aletti, c 'est la dispositio qui
constitue plutôt le point de départ de toute l' analyse rhétorique 164 . Car il
est tout à fa it possible que, dans la même lettre ou dans la même section
arg umentat ive, il y ait plus d ' un genre 165 , en fonction d es obj ectifs de
l ' Apôtre, et que ce genre soit à déterminer plutôt à partir d e l'appréciation
des propositiones 166.

L'essentiel de cette approche a été auss i suivi avec profit par Antonio Pitta qui
l' a appliquée et expéri mentée d ' abord pour l'analyse et l'interprétation de la

162 C'est ce qu 'il fai t, par exemple, dans 1 Co 12- 14 à propos de la glossolalie. Avant de

se prononcer au chap. 14, il s'explique en fait sur la diversité des dons spirituels ( 1 Co 12)
et sur la valeur relative de chaque don face à l'&ycl.nT) (1 Co 13). Voir Jean-Noël ALETTI,
<< La rhétorique paulinienne : construction et communication d' une pensée», p. 52, cf. ID.,
«Lecture rhétorique. Difficultés et enjeux d' une nouvelle approche», pp. 54-56. Christophe
) ACON, la sagesse du discours. Analyse rhétorique et épisLolaire de I CorinLhiens , p. 292,
quasi certainement à la suite d'ALETTI, considère en fait que 1 Co 12,3 1- 14,la est une di-
gressio rhétorique et non pas un aparté accidentel : <<C'est une digressio par laquelle Paul
détourne quelque peu le regard de ses destinataires des dons de l 'Esprit, et en particulier du
parler en langues, pour les inviter à se tourner vers l '&ycl.nT). En situant cette vertu au-dessus
et au-delà des dons quels qu'i ls soient, cette digressio permet de relativiser " la course au
don" dans laquelle s'étaient engagés les Corinthiens».
163
Voir Jean-Noël ALETTI, « Approccio retorico in esegesi e sua ricaduta teologica », p.
583.
164
Voir Jean-Noël ALETTI, « La rhétorique paulinienne : construction et communication
d' une pensée», pp. 62- 63.
165
Voir aussi George A. KENNEDY, Nuovo Testamento e critica retorica, pp. 36- 38.
166
Voir aussi Jerome MURPHY-O'CONNOR, Paul et l 'art épistolaire. Contexte et struc-
ture li1téraires, p. 128 : « La critique rhétorique centrée essentiellement sur la propositio a
pour mérite de susciter un nouvel examen, d'un point de vue différent, du détail de l'articu-
lation de la pensée de Paul ».
3. la « rhétorique paulinienne » 173

lettre aux Galates 167 et, ensuite, sur la lettre aux Roma ins 168 . Quant à sa métho-
dologie appliquée à l'ana lyse de la lettre aux Galates, d ' une manière certai ne-
ment moins artific ie lle que celle de Betz et dans le sillon tracé par Aletti, on
pourrait la résumer comme suit (à trois niveaux) :
1) identification des micro-unités littéraires, au moyen de (' anal yse séman-
tique et de l'analyse des figures (chiasmes, parallé lismes, anti thèses... ), et,
par conséquent, détermination aussi des macro-unités o u des sections lit-
téraires ;
2) établissement de la dispositio et identification des enchainements argu-
mentatifs, en re lation avec les moyens de persuas ion : ethos, logos, pathos,
ainsi que des fi gures de sty le (elocutio);
3) identification du genre rhétorique dominant et exposition du message théo-
logique d 'ensemble (intentions, effets, implications ...) 169.
Pour ce qui nous concerne, en passant du Rhetorical Criticism à la« rhétorique
paulinienne »170, que l'on a aussi appe lée « rhétorique littéraire » ou encore

167
Disposi::ione e messaggio della lettera ai Galati. Analisi retorico-letteraria, (Analecta
Biblica, 131 ), Editrice Pontificio lstituto Biblico, Roma 1992. li s'agit de la publication de
sa thèse doctorale préparée sous la direction de Jean-Noël ALETTI. Cette thèse est organisée
en quatre parties fondamentales: 1) L' histoi re de l'interprétation relative aux structures pro-
posées pour la lettre aux Ga lates et leur éva luation ; 2) Une herméneutique de la rhétorique
classique, à savoir une introduction à la rhétorique gréco-romaine, dans son rapport avec la
diatribe et l'épistolographie classique ; 3) La dispositio de la lettre aux Galates ; 4) De la
dispositio au message, en passant par l' identification du genre rhétorique. D'après PITTA, la
lettre aux Galates se configure comme une lettre de blâme et donc de genre rhétorique épi-
dictique. Au moyen de quatre démonstrations (1 : Ga 1, 13- 2,21 ; Il : 3, 1-4,7 ; Ill : 4,8- 5, 12 ;
IV : 5, 13- 6, 10), introdui tes par un praescriptum (1 , 1- 5), un exordium (1 ,6-10) et une pro-
positio principale ( 1, 11- 12), et complétées par une peroratio / post-scriptum (6, l 1- 18), Paul
propose un itinéraire de formation pédagogique dont le but ultime serait une nouvelle évan-
gélisation (cf. Ga 4, 19), une nouvelle compréhension de l'Évangile paulinien, libre de la
circoncision et de ses implications. Paul blâme, d ' une part, les choix présents des Galates
( 1,6- 10 ; 3, 1- 5 ; 4,8- 11) et de ses adversaires ( 1,7 ; 4, 17 ; 5, 10.12; 6, 12- 13) et, d'autre part,
il fait un éloge de lui-même (1 , 13-2,21 ; 6, 14- 17), d' Abraham (3,6-7), de l' expérience pas-
sée des Galates (4, 12- 20), pour montrer que le salut vient uniquement de la foi en Christ et
non du système mosaïque. Paul, en un mot, n'attaque pas le passé des Galates, ni leur futur,
mais les choix qu'ils sont en train de faire dans le présent!
168
lettera ai Romani. Nuova versione, introduzione e commento , (1 libri bibl ici. Nuovo
Testamento, 6), Paoline, Cinisello Balsamo 2009 3 ; « 1 fort i e i debo li nelle comunità dome-
stiche di Roma», in ID. , Paolo, la Scrittura e la legge. Antiche e nuove prospettive , (Studi
Biblici, 57), Dehoniane, Bologna 2009, pp. 161- 180 ; « 1 forti, i deboli e la legge », in ID.,
Paolo, la Scrillura e la legge. Antiche e nuove prospettive, pp. 181 - 22 1 ; « Form and Con-
tent of the Proposilio in Pauline Letters : The Case of Rom 5, 1- 8,39 », in Revue Biblique
122, 20 15, pp. 575- 59 1.
169
Voi r Antonio PrITA, Disposi::ione e messaggio della lettera ai Galati. Analisi re-
torico-letteraria, pp. 9- 10 et pp. 62- 64.
170 Voir Jean-Noël ALETTI, « La rhétorique paulinienne: construction et communication

d'une pensée ».
3. la «rhétorique paulinienne» 175

3.2 l es exhortations pauliniennes et l'analyse rhétorique


La pertinence de l' analyse rhétorique pour l'étude et la compréhension des sec-
tions exhortati ves des lettres pauliniennes, tout comme l'appartenance de
celles-ci aux modèles du discours rhétorique, est une « question épineuse » 174 .
D'après A letti, les longues sections de Ga 5,13- 6, 10 et de Rm 12,1- 15,1
[sic !] relèveraient plutôt des modè les épistolaires he llénistiques où l'on re-
trouve souvent la séquence narratio (prise de contact, événements intermé-
diaires, situation motivant la lettre ... ) - exhortatio (invitation à pratiquer te lle
vertu ou à rendre tel service ... ), notammen t du « tunoç vou8Eti'jtLKoç »,q ue l'on
a traduit par « genre d 'avertissement » 175 , «genre d 'admonestation » 176 o u en-
core« genre moralisateur » 177 .

174 Ainsi Jean-Noël ALETII, « La dispositio rhétorique dans les épîtres pauliniennes. Pro-

positions de méthode », p. 400. Andrea ALBERTIN, li caso dei deboli e deiforti. Rm 14,1-
15, 13 come esempliftca=ione di vila elica alla Luce della giustiftcazione per fede, p. 19, fait
un appe l à la prudence: la section de Rm 14, 1- 15, 13 ne constituerait pas une véritab le ar-
gumentation mais une exhortation, elle ne démontrerait pas une thèse, ou une propositio,
mais elle entendrait exhorter. Comme nous le ferons va loir par la suite, nous ne sommes pas
entièrement d'accord avec cette orientation qui nous paraît strictement technique et assez
peu féconde.
175 Pour plus de détails, voir Jean-Noël ALETTI, Israël et la loi dans la lettre aux Romains,

pp. 15 et 35 .
176
Voir Jerome MURPIW-O'CONNOR, Paul et/ 'art épistolaire. Contexte et structure lit-
téraires, p. 144.
177 Voir l elfres pour toutes circonstances. l es traités épistolaires du Pseudo -libanios el

du Pseudo-Démétrios de Phalère, introduction, traduction et commentaire par Pierre-Louis


MALOSSE, (La Roue à livres, 42), Les Belles Lettres, Paris 2004, p. 55. D 'après PSEUDO-
DÉM ÉTRIOS de Phalère, Types épistolaires VII : « La lettre moralisatrice est celle qui , par sa
dénomination même, indique en quoi elle consiste : " faire la morale", c'est introduire le sens
moral chez celui à qui on la fait et enseigner ce qu'il faut et ne faut pas fa ire[ ... ] », in idem,
p. 58. La liste de 21 types de lettres répertoriées, vraisemblab lement entre le ne siècle et le
milieu du 1°' siècle av. J.-C. (p. 69), par PSEUDO-DÉMÉTRIOS de Phalère, Types épistolaires,
est la suivante: « Il y a, d'après mon expérience, vingt et un genres de lettres. Il est bien
possible que le temps les mu ltiplie, car c'est un inventeur-né d'arts et de sciences, mais,
selon moi, il n' y a aucun autre type important qui se rapporte au mode épistolaire. Chacun
d'eux est nommé d'après la définition qui est la sienne, à savoi r : amical (<jJLÀLKoç), de re-
commandation (auamnKoç), de reproche (µeµmLKoç), de blâme (ovELOLOtLKoç), de réconfort
(mrpaµu9T]tLKoç), d'admonestation (È1TLtLµT]tLKoç), moralisateur (vou9Et T]tLKoç), de menaces
(iinELÀT]t LKoç), de censure (l(!EKtLKoç), épénétique (Ènet LVEtLKoç), instigateur (a uµ~ouÀEutLK oç),
de requête (ii~LwµanKoç), de demande (Èpwt riµanKo ç), d'affirmation (iino<jlavnKoç), allégo-
rique (iiUT]yopLKoç), étiologique (aLn oJ..oyLKoç), d'accusation (KettT]yopLKoç), apologétique
(iinoJ..oyT]nKoç), de félicitation (auvxapT]tLKoç), ironique (e lpwvtKoç), de remerciement
(iineuxapLOtLKOÇ) », in idem, pp. 54- 55. Cf. Jerome MURPHY-O'CONNOR, Paul et l'arl épi-
stolaire. Contexte et structure littéraires , pp. 142- 145 ; Antonio PITTA, Disposi=ione e mes-
saggio della lettera ai Galati. Analisi retorico-letteraria, pp. 66- 67.
176 Chapitre 4: la« rhétorique paulinienne». éléments de méthode

David E. Aune, pour sa part, estime que la remarquable section parénétique


d e Rm 12, 1- 15, 13 serait la conc lus ion appropr iée de ) 'ample « discours d 'ex-
hortation (.l..6yoç npotprnLLKoç) » 178 , correspondant à la section centrale de la
lettre aux Roma ins ( 1, 16-15, 13), encadré par une introductio n ( 1, 1- 15) et une
co nclusion ( 15, 14- 16,27) de genre épistola ire. De cette façon, Pau l aurait sou-
haité, à la manière d 'un philosophe he llénistique 179, d ' un e part, convaincre les
chrétiens de Ro me de la vérité ou de la fiabilité de «sa propre version » d e
l'Évangile (Rm 2, 16 ; cf. 16,25 ; Ga 1,6- 9 ; 2,2) et les encourager à mener une
vie morale co nséquente, et, d ' autre part, dé monter toute prétention de vérité
prônée par d ' autres« écoles», concurrentes, de pensée chrétienne 180 . Malheu-
reusement, les manuels de rhétorique que nous connaissons à ce jour ne d iscu-
tent nulle part ce genre de « discours protreptique ». De la période hellénis-
tique, seuls peu d ' exemples de .l..6yoç npotprnnK6ç o nt survécu, certains d'une
man ière fragme nta ire, comme le Protreptique d'Aristote ou le Hortensius de
Cicéron. Le s ilence de ces célèbres rhéto riciens à ce propos po urrait trouver
une explicati on, au moins partie lle, dans ! ' hostilité de lo ngue date qui ex istait
incontestablement entre les philosophes et les rhétoriciens anciens 181•

178
David E. AUNE « Romans as a logos Protreptikos », in Karl P. DONFRIED (éd.), The
Romans Debate. Revised and Expanded Edition , pp. 278- 296. D'après AUN E, le « Àoy6ç
11potprnnK6ç », dans le contexte des écoles de philosophie ancienne, était un discours de
propagande finalisé à gagner des nouveaux « convertis », voi re des « disciples »,à un parti-
culier style de vie ou de philosophie (p. 278).
179
Pour David E. AUNE, « Romans as a logos Protreptikos », pp. 289- 290, le contexte
social dans lequel Paul a pu élaborer sa pensé théologique peut être partiellement reconstitué
à partir des indices suivants : 1) sa fréquentation de la synagogue (Ac 9,20 ; 13,5. 14-
43 ; 14, 1- 2 ; 17,1- 3 ; 18,4 ; 19,8) ; 2) les maisons privées (Ac l 8,7s. ; 20,7- 11 ; 28,30-3 1 ;
cf. LUCIEN DE SAMOSATE, Hermotinos XI); 3) l'école de Tyrannos (Ac 19,9- 10) où Paul a
enseigné pendant deux ans, en assumant un peu les caractéristiques d 'un philosophe itinérant
(cf. EPICTÈTE, les Entretiens l!!,23 ,30); 4) la « propre école» de Paul, c 'est-à-dire sa façon
propre d'enseigner la foi chrétienne à des étudia nts réels ou potentiels ; 5) les ateliers où il
exerçait sa profession ancestrale et y engageait aussi des discussions (Ac 18,3) ; 6) les places
publiques (Ac 17, 16- 34 ; cf. DION CHRYSOSTOME, Or. Xlll, 12- 13: Â Athènes, sur sa
fuite) ; 7) la prison (2 Co 11,23- 33). Par ailleurs, les traits dialogiques et rhétoriques de la
lettre aux Romains seraient cohérents avec la présentation lucanienne de Paul dans les Actes,
en tant que personnage s'employant inlassab lement à convaincre Juifs et Grecs d'accepter
la vérité de l' Évangile (cf. Ac 13,43 ; 17,4 ; 18,4 ; 19,8.26 ; 26,28 ; 28,23- 24). Le verbe
11d0w (persuader, convaincre), en effet, appartient au même sous-domaine sémantique que
le verbe 11potpÉ11w (exhorter), voir Johannes P. LOUW - Eugene A. NIDA (éds.), Greek-En-
glish lexicon of the New Testament Based on Semantic Domains, 2 voll., United Bible So-
cieties, New York 1988, vol. 1.33.446 ; 1.33.26 ; 1.33.30 1, 1.33.300. Nous nous sommes
permis, ci-dessus, d' ajouter quelques références bibliques complémentaires à celles citées
par AUNE.
180 Voir Davi d E. AUNE,« Romans as a logos Protreptikos », p. 279.
1 1
8 Idem , pp. 280- 281 .
3. la «rhétorique paulinienne» 177

Effectivement, les exhortations en tant que telles n 'appartien nent pas,


d ' après les manuels de rhétorique ancienne, à la dispositio des discours c las-
siques182. Cicéron, cependant, tout en admettant que « les exhortations, les con-
so lations, les instructions, les avertissements » ne figurent pas dans les traités
de rh étorique, reconnaît que tous ces genres «exigent un grand talent de paro-
le »183 , que l'orateur peut à son gré s'en occuper pourvu qu ' il se donne les
justes bornes, et que, de ce fait, il n'est pas nécessaire qu'on lui prescrive
d 'autres préceptes à ce propos 184 .

182
Voir inter a/ia Hans-Josef KLAUCK, la /ettera antica e il Nuovo Testamento. Guida
al contesta e ail 'esegesi, p. 200.
183
Voir CICÉRON, De l'orateur 11,64, p. 32 (traduction Edmond COURBAUD, 19593) : «
Or, sur tous ces points essentiels, existe-t-il un seul précepte dans les écrits des rhéteurs? Le
même silence enveloppe beaucoup d 'autres genres qui rentrent dans le domaine de l'orateur,
exhortations, consolations, instructions, avertissements ; tous, pour être bien traités, exigent
un grand talent de parole ; lisez cependant les ouvrages transmis sur la matiére : leur place
y est nulle». C'est Hans-Josef KLAUCK, la lettera antica e il Nuovo Testamento. Guida al
contesta e ail 'esegesi, p. 200, qui nous a rendu attentif à ce témoignage cicéronien, mais, à
partir de son contexte large, concernant les devo irs de ('orateur sur le plan moral et politique,
nous en retirons des conclusions différentes.
184
Nous citons ci-dessous la suite du discours de CICÉRON, De /'orateur 11,67- 70, pp.
33-35 (traduction Edmond COURBAUD, 19593) , car elle nous paraît éclairante pour une meil-
leure appréciation de l'ex hortation dans l'art oratoire ancien, d'autant qu'à notre connais-
sance elle n'a jamais été produite dans la discussion : « 67 Que si nous voulons rattacher à
la compétence de l'orateur ces questions indéterminées elles-mêmes, masse flottante, sans
limites, d'étendue immense ; si nous croyons qu'il doit être en état de parler sur le bien et le
mal, les choses à rechercher ou à fuir, l'honnête et son contraire, l'utile et l' inuti le, sur la
vertu, la justice, la continence, la prudence, la grandeur d 'âme, la libéralité, la piété, ('amitié,
la bonne foi, le devoir, bref toutes les vertus et sur leurs contraires, tous les vices ; puis sur
la république, le commandement, la guerre, ] 'administration et mœurs des hommes : eh
bien ! soit, assignons-lui cette tâche, mais à condition qu'elle reste circonscrite dans des
limites raisonnables. 68 Assurément, ce qui regarde les usages, la coutume, les relations
sociales, le sentiment et la raison universels, la nature et le caractére de l'espèce humaine,
tout cela, selon moi , est du ressort de! 'orateur ; non pas que sur chacune de ces questions il
soit tenu de répondre à la maniére des ph ilosophes, mais il saura en mêler habilement la
substance à ses plaidoiries ; il saura même en parler comme ceux qui ont fondé le droit, les
lois, les États, j'entends d ' une façon simple et lumineuse, sans se perdre jamais dans une
série de discussion ni dans de stériles querelles de mots.
69 Avant d'aller plus loin, et pour qu ' on ne s'étonne pas si je ne donne aucun précepte
sur tant d 'objets d ' une telle importance, je pose le principe suivant : dans tous les arts,
lorsqu 'on a enseigné les parties les plus difficiles, le reste, ou parce qu'il est plus facile que
celles-ci ou parce qu ' il leur ressemble, n'a pas besoin d'être montré. Ainsi dans la peinture
par exemple, celui qui a bien appris à représenter la figure humaine, pourra lui donner en-
suite, même sans autres leçons, la forme ou l'âge qu ' il voudra. Il n'est point à craindre, non
plus, que l'animalier qui excelle à peindre un lion ou un taureau, ne sache pas rendre avec la
même sûreté les autres quadrupèdes. Aucun art 11 'exisle, où le maitre enseigne tout ce que,
par le moyen de cet art, il est possible de faire. Quand une fois l'on possède les principes
essentiels et les règles générales, on les applique sans effort aux cas particuliers. 70 Il en est
178 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

Au rer siècle av. J.-C. , on admettait donc que, pour n' importe quel type de
sujet allant au-de là des plaidoyers et rentrant d ' une certaine manière dans le
troisième genre de l'art oratoire, le genre épidictique ou les panégyriques 185 , il
n'éta it pas nécessaire d'établi r des préceptes supplémentaires:
« 49 [ ... ] - Voic i maintenant une mission fréquemment confiée à nos premiers citoyens :
transmettre quelque message au sénat de la part d'un général ou à un général , à un roi, à
un peuple, de la part du sénat. De ce que, en pareille circonstance, une élocution p lus
soignée est de rigueur, s'ensuit-i l q ue cette variété de discours doive compter à part et
posséder ses règles spéciales ?

- Null ement, répondit Catulus. L 'homme exercé à la parole ne sera pas, en ces occasions,
à court de ressources ; il les tirera de ses connaissances antérieures et des causes déjà
plaidées.
50
- Eh bien ! il en sera de même pour ces autres matières qui, ex igeant le ta lent de la
parole, rentrent (je d isais tout à l' heure en célébrant l' éloquence) dans le domaine de
l'orateur. Elles n'ont pas leur place parmi les différents genres de discours, elles ne sont
pas soumises à des règles particu lières ; et cependant elles ne demandent pas moins de
talent oratoire que les plaidoyers : telles sont les réprimandes, les exhortations, les con-
solations. Il n'est aucune d'entre e lles qui ne réclame tous les ornements de la diction ;
mais elles ne vont pas chercher dans un ouvrage théorique les préceptes nécessaires.

- Je sui s entièrement de cet avis» 186.

En outre, le manque de préceptes spéc ifiques de l'art oratoire au sujet des ex-
hortations ne veut pas dire nécessairement que l 'on ne puisse pas repérer, dans
les sections exhortati ves pauliniennes, les tra its typ iques des micro -unités

de même dans ce que nous appelons/ 'art 011 l'exercice de la parole. L' homme, dont le talent
s'élève à une te lle puissance qu ' il est capable, s' il défend ses intérêts ou ceux de la répu-
blique, s'i l parle en faveur d ' un client ou combat un adversaire, d'entraîner à son g ré les
auditeurs qui ont la décision en leurs mains, un tel homme, sur n ' importe quel autre sujet
d'ordre général, ne sera pas plus embarrassé pour savoir comment s'exprimer [ ... ]». C'est
nous qui soulignons.
185
Voir CICÉRON, De l 'orateur II ,43-48.
186
Ainsi CICÉRON, De l 'orateur 11,49- 50, pp. 26- 27 (traduction Edmond COURBAUD,
19593). C'est nous qui soulignons.
3. la «rhétorique paulinienne» 179

argumentatives répondant à ! 'essentiel du discours rhétorique : propositio -


probatio 187 , comme l'avait déjà suggéré Aristote 188 •
Les exhortations pauliniennes sont généralement beaucoup plus que des
simples avertissements, des appe ls ou des consei ls pastoraux, fondés unique-
ment sur ! 'autorité apostolique (1 Th 2, 12 ; Rm 12,3 cf. 1, 1). En voulant con-
vaincre et persuader ses interlocuteurs, Paul « [ ... ] choisit la voie de I'argumen-
tation et avance des raisons valables; à l' impératif, il ajoute l'indicatif » 189 .
Dans sa personne, Paul laisse coexister le pasteur et le théologien : «Pau l est
théologien parce qu'il est avant tout un pasteur et un éducateur » 190.
À propos de la fonction rhétorique de la parénèse pauli nienne, Duane F. Wat-
son, sur la base des travaux classiques de Theodore C. Burgess 191, a soutenu qu' il

187
Par ailleurs, l'on note que d'après la Rhétorique à Herennius 11,28,30, pp. 60- 61 (tra-
duction Guy ACHARD, 1989) : « 28. Donc! 'argumentation la plus complète et la plus parfaite
est celle qui comprend cinq parties: la proposition (proposilionem), la preuve (rationem) , la
confirmation de la preuve (rationis co11fcrmationem), la mise en valeur (exornationem) , le
rèsumé (conplexionem) (...]», p. 59 ; mais que celles-ci ne sont pas toujours nécessaires, car
« 30. [... ] li y a des cas où l'on doit laisser de côté le résumè, si la cause est assez brève pour
qu'on puisse la retenir aisément ; il en est où l' on doit éviter de mettre en valeur, si l' affa ire
paraît trop mince pour qu 'on lui donne de l'ampleur et de l'éclat. Si l'argumentation est
courte et la cause dépourvue de grandeur et d' intérêt, il ne faut pas employer ni mise en
valeur ni résumé ». Par conséquent, ! 'argumentation la plus courte se compose de trois par-
ties : proposition, preuve, confirmalion de la preuve.
188
Raymond F. COLLINS, First Corinlhians, (Sacra Pagina, 7), The Liturgical Press, Col-
legeville 1999, cité par Troy W. MARTIN, « Invention and Arrangement in Recent Pauline
Rhetorical Studies. A Survey of the Practices and the Problems », p. 66, n. 90, considère,
lui-aussi, que ces deux parties essentielles du discours, « statement and proof », constituent
« l'outi l d'analyse le plus efficace».
189 Ainsi Giuseppe BARBAGLIO, « Les lettres de Paul : contexte de création et modalité

de communication de sa théologie», p. 84, qui renvoie en outre à Wilhelm WUELLNER,


« Paul as Pastor : The Function of Rhetorical Questions in First Corinthians », in Albert
YANllOYE (éd.), l 'apôtre Paul. Personnalité, style et conception du ministère, pp. 49- 77.
Pour une évaluation critique du «couple conceptuel » indicatif/impératif, comme étant en-
core utile pour l'explication des parénèses pauliniennes, voi r Michael WOLTER, Paul. An
Out/ine of His Theology, pp. 303- 304.
190
Ainsi Giuseppe BARBAGLIO, « Les lettres de Paul : contexte de création et modalité
de communication de sa théologie», p. 88. Paul, de plus,« n'est donc pas un théologien de
cabinet, mais un serviteur de ! ' Évangile qui , par la nécessité des choses, est allé au-delà de
la simple annonce et a répondu aux interrogations, aux problèmes et aux exigences concrètes
que ses interlocuteurs et lui-même avaient à comprendre». Ibidem. L'attitude de Paul , à la
fois pasteur et théo logien, lui a aussi permis de prendre en charge la crise de ! 'église de
Corinthe:« Un moment d'épreuve devient alors un temps de grâce. Le pasteur a suscité le
théologien. Le théologien a permis au pasteur de remplir sa mission ». Ainsi François
FRAIZY, «Service pastoral et enseignement théologiq ue. La manière de procéder de Paul à
la lumière de 1 Co 1, 10-4,2 1 », in Théophi!yon XVI, 201 1, pp. 403-424, ici p. 423.
191
Epideiclic literature, Garland, New York 1987, pp. 112, 228- 234.
182 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

4) le registre formellement argumentati f de Rm 14, 1- 15, 13, attesté par la


haute récurrence de la conjonction de coordination yap 201 , ayant surtout
une valeur explicative et causale 202, notamment en Rm 14203 ;

201La conjonction ycip est attestée maintes fois dans tout le Nouveau Testament ( 1036
occurrences), mais les occurrences les plus nombreuses sont attestées précisément ici dans
la lettre aux Romains (à peu prés une occurrence tous les trois versets). Voir Friedrich BLASS
- Albert DEBRUNNER, Grammatica del greco del Nuovo Testamento , nouve lle édition par
Friedrich REHKOPF, édition italienne par Giordana P1s1 , (Supplementi al Grande lessico del
Nuovo Testamento, 3), Paideia, Brescia 1982, p. 551 , § 452. Ce caractère argumentati f de
Rm 14, 1-15, 13 est reconnu aussi, bien que d'une manière rapide, par Stan ley E. PORTER,
«Ancien! Literate Culture and Popu lar Rhetorica l Knowledge. Impl ications for Study ing
Pauline Rhetoric », p. 11 O.
202 La conjonction ycip indique principalement un rapport causal entre deux expressions,

dont celle qui suit motive et expl ique celle qui précède. Karl- Heinz PRIDI K, « ycip » , in Horst
BALZ - Gerhard SCHNEIDER (éds.}, Dizionario esegetico del Nuovo Testamento , ( lntrodu-
zione allo studio de lla Bibbia. Supplementi, 15}, Paideia, Brescia 2004, vol. 1, col l. 628- 630,
ici col. 629.
203 Quelques statistiques : le chapitre de la lettre aux Romains qui détient dans ! 'absolu

le maximum d'occurrences de ycip est Rm 8, avec ses 17 occurrences en les 39 vv. À l'in-
verse, le chapitre de la lettre aux Romains qui présente, dans l' absolu, le moins d'occurrences
d e ycip est Rm 16 (il s'agit précisément d'une longue liste de salutations}, avec ses 3 occur-
rences en 33 vv. Le chapitre de la lettre aux Romains dont le rapport entre le nombre d'oc-
currences de ycip et le nombre d e versets est le plus é levé est Rm 13, avec ses 10 occurrences
en 14 vv. Enfin, toujours d'après ce dernier type de classement statistique, Rm 14 suit Rm
13 en deuxième position, quant au nombre d 'occurrences d e ycip, à savoi r 12 en 23 vv. Voir
le tableau suivant :

C lasse-
Cha- Nombre
Nombre ment rela-
pitres de récur-
OCCURRENCES de ver- % tif au
de rences de
sets nombre de
Rm ycip
versets
1 9.l l.16fbis].17.18.19.20.26 9 32 28,21 9
2 1rbis l.1 1. 12.13.1 4.24.25.28 9 29 3 1,03 8
3 2.3.9.20.22.23.28 7 31 22,58 13
4 2 .3.9.13.1 4. 15 6 25 24 12
5 6.?rbisl. 10.13.15.16. 17.19 9 21 42.85 6
6 5.7. t o . 14rbisl. 19.20.21.23 9 23 39, 13 7
l.2.5.7.8. 11.1 4.15[bis].18
7 13 25 52 3
fbisl.19.22
2.3.5.6.7[bis]. 13.14.15. l 8.1
8 17 39 43,58 5
9.20.22.24fbis].26.38
1 1 ex
9 3.6.9. 11.15.17. 19.28 8 33 24,24
œquo
10 2.3.4.5. 10.11.12rbisl.13. J6 10 21 47,61 4
1. 15 .21.23.24.25,29.30.32.3
Il 10 36 27,77 10
4
12 3.4. 19.20 4 21 19 04 14
3. la «rhétorique paulinienne» 183

5) la constation que Rm 14, 1, à la manière d ' une propositio rhétorique204 ,


enclenche une exhortation cohérente et bien argumentée (comparable à
une probatio rhétorique bien qu'elle ne soit pas conventionnelle en tout
point205), dans laquelle Paul s'empresse d'étayer sa propositio, voire de la
justifier et de l'amplifier, par plusieurs raisonnements (rationes) 206 , ou
d' arguments ad hoc207 ;

13 l.3.4rterl.6rbisl. 8.9. l I 10 14 71,42 1


3.4.[5j.6. 7.8.9.10.11.15.17.
14 12 23 52, l 7 2
18
11 ex
15 3.4.8. 18.24.26.27[bis] 8 33 24,24
œquo
16 2.18.19 3 27 11 ,11 15
Total 144 433 33,25

204
Selon Jean-Noe! ALETTI, Comment Dieu est-il juste ? Clefs pour interpréter/ 'épître
aux Romains, p. 36 : «Ce qui distingue la propositio des autres thèses importantes de
I' Apôtre, c'est qu 'elle engendre un développement qui a pour fo nction de ! 'expliquer, de la
clarifier et de la justifier. Bref, une propositio n'annonce pas seulement une thématique, elle
n'exprime pas seulement une thèse, voire une idée chére à !'écrivain ou à l'orateur, elle
déc lenche, elle engendre une argumentation, laquelle forme une micro- ou une macro-unité
littéraire ».
205 « L 'adaptabilité et la flexibilité sont les traits distinctifs de la rhétorique paulinienne.

La reconnaissance de ce fa it essentiel contraint la critique rhétorique à aligner les apriora


des manuels avec la praxis paulinienne. Il y a des discontinuités profondes entre la façon
dont la rhétorique doit être pratiquée et comment Paul pratique la rhétorique ».Ainsi Robert
M. BERCJ·IM AN, « Galatians ( 1: 1- 5): Paul and Greco-Roman Rhetoric », in Jacob NEUSNER
and Ernest S. FRERICHS (éds.), Judaic and Christian Interpretation of Texts: Contents and
Contexts, (New Perspectives on Ancient Judaism, 3), University Press of America, Lanham
1987, pp. 1- 15, ici p. 4, cité par Duane F. WATSON,« The Three Species ofRhetoric and
the Study of the Pauline Ep istl es », p. 45. À cet égard, Jean-Noe! ALEHI, « La dispositio
rhétorique dans les épîtres pauliniennes. Propositions de méthode », p. 400, écrit : « Pour la
seule épître aux Romains, de nombreux indices soulignent le caractère démonstratif des ex-
hortations finales (Rm 12, 1- 15, 13) et militent en faveur d' une extension maxima le de la
propositio de 1, 16- 17. Mais comme une réponse fiable, surtout si elle devait s'appliquer à
toutes les épîtres, exigerait de plus amples développements, il vaut mieux la renvoyer à plus
tard. On doit toutefois se demander si la présence de ces exhortations n' est pas un signe
supplémentaire de la liberté avec laquelle les premiers auteurs chrétiens ont repris les mo-
déles à leur disposition jusqu'à les modifier, jusqu'à en faire même des écrits d' un genre
nouveau» (c'est nous qui soulignons). Cf. aussi Jean-Jacques ROBRJEUX, Rhétorique et ar-
gumentation , p. 27, d' après lequel, les plans types de la rhétorique ancienne, hier comme
aujourd'hui, ne restreignent pas la liberté créative de !'auteur/orateur, mais parfois même la
réclament.
206
Voir Jean-Noe! ALETTI, « La rhétorique paulinienne : construction et communication
d' une pensée», p. 60 ; ID., la Lettera ai Romani. Chiavi di /ettura , p. 1O.
207
Ainsi Giuseppe BARBAGLIO, « Les lettres de Paul : contexte de création et modalité
de communication de sa théologie», p. 84.
184 Chapitre 4: la «rhétorique paulinienne». éléments de méthode

Par conséquent, nous sommes d 'avis que Rm 14, 1- 15, 13 constitue une exhor-
tation adm irab lement serrée et raisonnée, vouée à montrer la nécessité de l 'ac-
c ue il réc iproque et de la paix communautaire (cf. Rm 14, 19), cela en vue de la
louange et de ! 'adoratio n commune de tout chrétien, qu'il soit d 'origine juive
ou d 'orig ine païenne ( 15,8- 13), et qu'e lle peut donc être étudiée comme une
unité rhétorique cohérente. Dans ces conditions, l'application de l'approche
rhétorique à l'ensemble de Rm 14, 1- 15, 13 , à lire dans le contexte large de la
lettre aux Romains et notamment à l' intéri eur de sa macro-section exhortative
et éthique en Rm 12, 1- 15, 13, nous paraît tout à fait appropriée pour suivre de
près « la dynamique et la logique du disco urs »208 de Paul, aussi bien que I ' in-
tention du texte d'engager le lecteur à le s uivre209 .
En fin, le fa it de distinguer dans un texte ce qui est l' intention primaire, voire
décisive, de son auteur, par rapport à ce q ui est, en revanche, accessoire, ou
subs idiaire, nous permettra auss i de distinguer ce qui est le plus important
parmi les choses essentie lles, et de no us foca liser davantage sur les buts réels
et les ra isons pratiq ues qui sont à la base des lettres de Paul 210 .
« La vraie va leur de !'ana lyse rhétorique des diverses lettres de Paul réside dans le fait
qu'elle nous permet de savoir l'objectif qu ' il cherchait à atteindre et le dessein qu 'il ex-
posa it en écrivant telle ou telle épître . la connaissance de son style rhétorique nous em-
pêche ainsi de sous-évaluer ou de surévaluer tel aspect particulier de son argumentation.
Si nous ne discernons pas quand ! ' apôtre est ironique ou sarcastique, ou lorsqu 'il parle à
mots couverts, nous passerons à côté de la force de son raisonnement »211 .

C'est cela, effecti vement, l' exigence principale posée par l'ana lyse de l'argu-
mentation:« l' interprétation d'un texte ne s ' épuise pas dans l'explication de
ses divers énoncés, ma is e lle do it assumer le devoir de rendre compte des rap-
ports logiques et argumentatifs dans lesque ls le texte les insère »212 •

208 Ains i Christian GRAPPE, « Paul et la rhétorique. Regard sur l' histoire et les enjeux

d ' un débat», p. 528 ; cf. François VOUGA, « Anal isi retorica e interpretazione esistenziale »,
in Protestantesimo 49, 1994, pp. 256- 27 l , ici pp. 269- 270 ; Jean-Noël ALETTI , « Paul a-t-
il été un écriva in ?», in le monde de la Bible 123, 1999, pp. 56-6 1, ici p. 58.
209
Sur le « pouvoir du texte », cf. Wi lhelm W UELLN ER, « Critica retorica », pp. 242,
244- 245.
2t0 Voir Frank W. HUGHES, « Pau l and Traditions of G reco-Roman Rhetoric » , p. 95.
2 11
Ainsi Ben WITHERINGTON, Histoire du Nouveau Testament et de son siècle, (Théolo-
gie Biblique), Excels is, Charols 2003, p. 255 (c'est nous qui soulignons).
212
Ains i François VOUGA, « Analisi retorica e interpretazione esistenz iale », p. 270.
Chapitre 5

À l'écoute de Rm 14,1-15,13,
une analyse rhétorique

«C'est en apprenant comment un message est fabriqué,


du point de vue du style, des argume111s et des structures,
qu 'on en saisit véritablement le sens au-delà des appa-
rences».

Jean-Jacques Robrieux 1

Après avoir rappelé l' intérêt de l'analyse rhétorique pour la lecture de Rm


14, 1- 15, 13, nous allons nous plonger à l'écoutedu texte, rep lacé dans son con-
texte littéraire et rhétorique.
Une lecture, même la plus simple, de Rm 14, 1- 15,13 est en mesure de nous
faire comprendre que l'exhortation paulinienne est beaucoup plus qu'un rudi-
mentaire recue il de conseils non articulés ou d'avertissements plus ou moins
arrangés. Au contraire, l'on perçoit que Paul a bien à l'esprit le thème de l'ac-
cueil réciproque 2 comme étant une sorte de « remède thérapeutique » à un état
de conflit, de critique et de division, en son stade vraisemb lablement initial,
opposant les croyants romains : les uns méprisent a lors que les autres jugent,
voire condamnent (14,3.10). La fo i des uns et des autres est menacée à des
titres divers: e lle est parfois mise en péril et parfois met en péril. L'air que l'on
respire parmi ces croyants romains n 'est pas tout à fa it propice à l' harmonie. 11
y a là une page d'authentique réalis me : l'human ité, la fragilité et la différence,
inhérentes aux expériences et au vécu divers des croyants, ne sont pas effacées
par la fo i sincère en le Christ comme par un coup de baguette magique. Dans
le quotidien du partage communautaire, les différences créent la diversité et la
diversité se résout assez souvent dans le conflit, dans les préjugés, dan s la ri-
valité. C'est dans ce contexte re lationnel précaire, propre aux églises

1
Jean-Jacques ROBRIEUX, Rhétorique et argumentation, (Lettre Sup), Armand Colin, Pa-
ris 20123 , p. 13. C'est nous qui soulignons.
2
Voir inter alia Angelo COLACRAI, For=a dei deboli e debole::a dei potenli. la coppia
« debole.forte »ne/ C01p11s Paolinum, San Paolo, Cinisello Balsamo 2003, pp. 506- 507.
186 Chapitre 5 : Â l 'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

domestiques roma ines et dont o n ne peut pas mesurer exactement ('ampleu r,


que Paul veut « faire passer» son message concernant l 'accue il3.
L' analyse rhétorique qu i va sui vre nous aidera à mieux saisir la stratégie
communicative, persuas ive, mise en œuvre par Paul en Rm 14, 1- 15, 13 pour
ex horter et encourager les faibles et les forts à Ro me à dépasser ensemble cet
état de tens ion et de critique négative, vo ire destructrice, autour de relations
tendues entre chréti ens essentie llement d'origine juive et païenne. Dit encore
autrement, avec Jeffrey A. Crafton, le problème qui accablai t les chrétiens à
Rome était« un manque d'acceptation réc iproque et de tolérance» 4 .
Ce ne sera pas, cependant, une enquête rhétorique exclusivement descri p-
tive5, ni « un exercice de nomenclature rhétorique »6 , mais un effort en vue de
comprendre l' intention théologique de Paul, en fonction de la progression de
son argumentation et de l' impact pragmatique souhaité sur les chréti ens appar-
tenant aux diverses communautés chrétiennes à Rome 7.
En nous occupant d'ana lyse rhétorique d ' un discours écrit, seules les trois
premières opérations de l'art rhétorique retiendront notre attention : I' inventio,
la dispositio et I'elocutio. On se posera les questions sui vantes : qu'est-ce que
Paul voul ait montrer exactement en Rm 14, 1- 15, 13, en fa isant face à ce« sujet
brûlant qui divise les chrétiens de Rome »8 ? Q uelle éta it la cohérence interne
d e son message? Q uelles raisons ou quelles j ustificatio ns a-t-il produites pour
motiver son ex ho rtatio n à 1'accueil ? Dans quel ordre circonstanc ié a-t-il a
choisi d ' arranger ses arg uments? E t, finalement, que lles figures de rhétorique
a-t-il employé pour aiguiser la force persuasive de son message/d iscours?
Quelle a été la stratégie de médiation mise en œu vre par Paul pour désamorcer
le conflit ou les « div isions intracommunautaires » 9 ?

3 Pour Jean-Jacques ROBRIEUX, Rhétorique el argumentation, p. 12, « li n' y a de rhéto-

rique que lorsque la finalité du discours est bien de " faire passer" un message». C'est pré-
cisément le cas de Paul !
4
« Paul's Rhetorical Vision and the Purpose of Romans : Toward a New Understan-
ding », in Novum Testamenwm XXXII, 1990, pp. 325- 339, ici p. 321 ; cf. p. 325 : une si-
tuation de méfiance et d' intolérance.
5
Voir Jean-Noël ALETTI, « La rhétorique paulinienne : construction et communication
d' une pensée », p. 47.
6
Ainsi Robert JEWETT, Romans. A Commentary, p. 40.
7
Ibidem.
8
Ai nsi Paul BONY, Un Juifs 'explique sur l 'Évangile. La Lettre de Paul aux Romains, p.
327 ; cf. François VOUGA, Il cristianesimo delle origini, p. 97.
9 Nous empruntons cette expression à Alain GIGNAC, L 'épître aux Romains, pp. 448, 498.
1. l 'unité rhétorique de Rm / 4, /- 15, / 3 187

l. L'unité rhétorique de Rm 14,1- 15, 13 dans son contexte,


un discours sur l'accueil

Face aux difficultés d ' un certa in nombre de chrétiens à accepter l ' autre, au-
delà de ses convictions et de ses pratiques spiritue lles, et dans un c limat de
tensions internes marquées, Paul, usant de son autorité aposto lique, choisit,
d' une manière quelque peu surprenante, de ne pas juger mais d 'exh orter. Il
évite de jouer à l 'arbitre 10 entre les fa ibles et les fo rts en disant ce qui est bien
et ce qui est ma l 11 . La métaphore de l' arbitre, en effet, ne nous semble pas très
pertinent, car e lle ne sous-tend pas seulement deux côtés à gérer, deux équipes
en compétition, ou encore une controverse à régler, mais aussi, à la fin du
match, la responsabilité de désigner un gagnant et un perdant, d 'i ndiquer qui a
raison et qui a tort. La stratégie de médiation de Paul, du début à la fi n de son
discours, nous apparaît d'ores et déj à beaucoup plus raffi née et sage, même
d' un point de vue psychologique: il reconnaît la diversité et invite à fa ire de
même. À notre avis, Paul a préféré accompagner les uns et les autres sur le
chemin de la paix , pour retrouver le respect et l' unité, au moyen d'un accueil
sans polémique. À cet effet, il joue plutôt la carte du raisonnement, de la ré-
flexion, tout en préférant rester assez discret sur les pratiques des uns et des
autres.
L'ouverture de cette un ité rhétorique ( 14,1 - 15, 13) consiste dans une exhor-
tation, un appel, une injonction aux forts :« Accueillez celui qui est faible dans
la fo i, non pour disputes d'opinions» (14,1) 12 . Paul débute en prenant en
charge d 'abord celui qui est faib le dan s la fo i, ma is son exhortation a finale-
ment une portée plus étendue. Il part au secours de l'individu, de la personne
en soi la plus faible, pour arriver à toute la communauté. Il a princ ipalement à
l' esprit un triple objectif, une triple intention : a) p romouvoir l' accueil réc i-
proque ; b) mettre un terme au c limat de dénigrement ; c) restaurer la pa ix com-
munautaire, en vue de l'adoration et de la louange commu ne.
Afin d 'atte indre ces obj ectifs, Paul va employer une stratégie persuasive. Il
prend soin d 'expliquer le sérieux de la situation et la nécessité d ' un changement

°
1
Contra A ngelo COLACRA I, For=a dei deboli e debo/ez=a dei potenti. La coppia « de-
bole.forte » nef Corpus Paolinum, p. 465, cf. p. 544.
11
Sur ce point, nous sommes entièrement d 'accord avec Doug las J. Moo, The Epistle to
the Romans, p. 832. D' après Haritsima RAZANA DRAKOTO, «Sans la loi mais par la foi ... et
dans l'un ique corps. Exégèse de Romains 12, 1- 15, 13 », in Études Théologiques et Reli-
gieuses 93, 20 18, pp. 133- 143, ici p. 139, « L' important pour Paul n'est pas de savoir qui a
tort ou qui a raison, mais de se remettre en question en se situant dans une re lation triangu-
laire et en considérant que le "moi" et " l'autre" sont sur un pied d'égalité devant Dieu ».
12
C 'est nous qui traduisons.
188 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

d'attitude, ce qu'il développera au moyen d'une série d'exhortations accompa-


gnées par autant d'arguments et de justifications théologiques 13 .
L'unité littéraire et rhétorique qui fait ! ' objet de notre étude, Rm 14, 1-15, 13,
coïncide avec la dernière portion de la section parénétique 14 de la lettre aux
Romains (12, 1- 15,13), portant essentiellement sur les effets et les retombées
de l'Évangile dans l'existence chrétienne. Les extrêmes de cette section se font
écho: Rm 12,1-2 commence par une métaphore cultuelle, c'est-à-dire le
« cu lte rationnel (.loyLK~v À.<npE [av) » que tout croyant est appelé à offrir à
Dieu, et Rm 15, 7- 13 se tennine par le cu lte et la louange communs et inclusifs
auxquels tous les êtres hu mai ns sont appelés 15. À l' intérieur de cette section, il
est question d'une sorte de« vademecum pratique » 16 sur la manière de vivre
la fo i au quotidien. Elle est divisée habituellement en deux parties : une exhor-
tation concernant des questions d'ordre général ( 12,1-13,14) et une exhorta-
tion re lative à des questions d 'ordre spéciflque ( 14, 1-15, 13) 17 . Le plus souvent,
le texte de Rm 14, 1- 15, 13, au même titre que le reste de la section éthique, n 'a
pas retenu, dans l' histoire de l'exégèse de la lettre aux Romains, la considéra-
tion qu' il mérite, au bénéfice de la section doctrinale, kérygmatique et théolo-
gique, de la lettre (Rm 1- 11 ) 18. To ut à fait emblématique, à ce propos, nous
paraît encore le commentaire de Jean -Noël A letti, « Romans» (dans The

13 Jean-Noël ALETTI, « Romani 14, 1- 15,6 : di nuovo alla ricerca di chi sono i forti e chi

i deboli », p. 100, a parlé d' un enchainement d'exhortations et de justifications, voire de


raisons.
14
Selon Antonio P1n·A, Lellera ai Romani. Nuova versione, introduzione e commenta,
p. 417, n. 5, il s'agirait plutôt d'une « paraclèse »en raison soit de l' usage typiquement
paulinien du verbe napaKcû.Eiv et du substantif napciKÀTJOLÇ, soit de l' usage rare du verbe
napaLvEiv (attesté uniquement en Ac 27,9.22) et de la totale absence du substantif napciLvEoLç
dans le corpus néotestamentaire. Dans le même sens, Chri stophe RAIMBAULT, «"Et pourtant
l' apôtre Paul juge !" ou plutôt "Peut-on vraiment dire que Paul juge ?"», in Transversalités
136, 2016, pp. 33-44, ici p. 35, fait valoir que la parénèse, ou plutôt la paraclèse, pauli-
nienne«[... ] est de l'ordre de l'exhortation, (napaKal..w, naparnÀÉw) au sens d' invitation et
d'interpellation, de consolation et d'encouragement, dans la grande tradition prophétique
(cf. LXX, Es 40, 1) ». Pour des précisions sur l' usage et le sens de napaKal..Eiv et de
napciKÀTJOLÇ dans le Premier Testament et chez Paul, voir aussi Michael WOLTER, Der Brie/
an die Romer. Teilband 2: Rom 9- 16, p. 249.
15
Voir Gerd TH EISSEN - Petra von GEMÜN DEN, La Lettera ai Romani. Le ragioni di un
riformatore, pp. 80-84 ; cf. Alain GIGNAC, L 'épitre aux Romains , p. 450.
16
Ainsi Rinaldo FABRIS, Paolo, l'apostolo delle genti, p. 422. Cf. Peter STUHLMACHER,
« The Theme of Romans », p. 341 , qui a parlé de Rm 12- 15 comme d' un « cas de test pra-
tique» pour la « justification » enseignée par! 'apôtre Paul.
17
Voir inter alia Joseph A. FITZMYER, Lel/era ai Romani. Commentario crilico-teolo-
gico, p. 8 12 ; Douglas J. Moo, The Epistle to the Romans , p. 747 ; Richard N. LONG E-
NECKER, The Epistle to the Romans , p. 994.
18
Voir Antonio PITTA, « l forti, i deboli e la legge », in ID., Paolo, la Scrillura e la Legge.
Antiche e nuove prospettive, (Studi Biblici, 57), Dehoniane, Bologna 2009, pp. 181- 22 1,
notamment p. 184.
1. l 'unité rhétorique de Rm 14, 1- 15, 13 189

i nternational Bible Commentary. A Catholic and Ecumenical Commentaiy for


the Twenty-First Century, 1998), qui ne réserve à Rm 12,1- 15, 13 que l'équi-
valent d' une seule page de commentaire (sic!) sur les quarante-huit pages au
total19 . On fait donc valoir, en toute hypothèse, que l'asymétrie ex istant entre
la section théologique (Rm 1, 16-11 ,36) et la section parénétique (Rm 12, 1-
15,1 3) s'explique du fait que la première est essentielle, alors que la deuxième
en est une conséquence, l'aboutissement naturel. Ainsi, ! 'agir moral du chrétien
n'a de sens qu 'à partir de l'amour de Dieu qui vient à sa rencontre pour le
sauver 20 . Cet amour traverse pratiq uement toute la lettre, de part en part,
comme un fil rouge (cf. Rm 1,7; 5,5.8 ; 8,35.37.39 ; 11,28; 15,30).
D' un tout autre avis est toutefois, parmi d 'autres, Odette Mainville, qui s'est
proposée de relire toute la lettre aux Romains à la lumière de la situation his-
torique de division et de tension caractéristique de la communauté chrétienne
de Rome21. Paul, selon elle, serait beaucoup plus motivé et intéressé à soulager
la vie communautaire qu 'à «consolider des assises dogmatiques » 22, privilé-
giant, dans ce cas précis, la dimension éthique par rapport à la théologie 23. En
fo nction de ce renversement méthodologique, un certain nombre d'exégètes est
arrivé à la conclusion suivante : la lettre aux Romains serait à lire de man ière
rétrospective, à partir de la dernière section du corpus de la lettre: Rm 14, 1-
15,13, à l'exclusion de la conclusion épistolaire (15, 14- 16,27)24.
Une autre perspective, quoique plus laborieuse et peu convaincante, a été
proposée par Mark D. Given25 . Selon lui, la section parénétique de Rm 12, 1-
15, 13 serait à comprendre comme étant la peroratio de la lettre aux Romains,
à savoir « une application séquentielle», faite d'exhortation et de récapitula-
tion, en relation directe avec les cinq arguments constituant la section théolo-
gique de la lettre (Rm 1, 18- 1 1,36). La dispositio rhétorique de la lettre aux
Romains proposée par Given, et que nous présentons en note ci-dessous d ' une
manière simplifiée26 , nous semble peu cohérente et même trop prétentieuse, car

19
Voir Jean-Noël ALETTI, « Romans», in Wi lliam R. FARMER (éd.), The International
Bible Commenta1y. A Catholic and Ecumenical Commentary for the Twenty-First Centwy,
The Liturg ica l Press, Collegevi lle 1998, pp. 1553- 1600, ici pp. 1599- 1600.
20
Voir Romano PENNA,« La questione della dispositio rhetorica nella lettera di Paolo ai
Romani. Confronto con la lettera 7 di Platone e la lettera 95 di Seneca », in ID., Paolo alla
chiesa di Roma, pp. 7 1- 98, ici p. 97.
21 Voir Odette MAI NVILLE, Un plaidoyer en faveur de l'unité. la lenre aux Romains.
22
idem , p. 134.
23 idem, p. 8, cf. p. 13.
24
Voir A lessandro SACCHI, « Alla Chiesa di Roma », p. 183.
25
« Parenesis and Peroration. The Rhetorical Function of Romans 12: 1- 15: 13 », pp. 206-
227.
26
Mark D. G IVEN, « Parenesis and Perorat ion. The Rhetorical Function of Romans 12 : 1-
15: l 3 », p. 2 15, Tableau 1 : Exordium (l , l - 15) ; Propositio (1 , 16- 17) ; Narratio (1, 18-
3,20; notamment 3,9- 20) ; Argumentatio ( 1, 16-11 ,36) - Peroratio ( l 2, 1- 15, 13) ; Argument
1 (3,2 1- 5, l I ) - Application 1 ( 12, l - 3); Argument 2 (5 , 12- 6, l 4) - Application 2 ( 12,3- 8);
190 Chapitre 5 : Â l 'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

les correspondances et les liens établis entre argumentatio et peroratio, nous


apparaissent faibl es, voire fantai sistes27 . À titre d'exemple, il serait diffici le
d 'expliquer la péricope de Rm 13, 1-7 concernant la soumission aux autorités
comme la peroratio rhétorique d' un sujet qui n' apparaît pratiquement j amais
dans le reste de la lettre, ni dans ! ' argument 3 (6, 15-8,8, cf. 2,6- 16), comme le
prétend Given. Au contraire, il est bien connu que cette péricope, en raison de
sa nouveauté thématique, est parfois expliquée même comme une interpolation
tardive. Cela dit, il n'en demeure pas moins qu' il existe bien des relations entre
Rm 1- 11 et 12- 15, mais d' un autre genre que celles esquissées par Given.
Quant à l' unité rhétorique de Rm 14, 1- 15, 13, encore du point de vue de Given,
elle constituerait !'application relative au cinquième argument de la lettre (Rm
9-11 ), concernant le salut de Dieu pour le Juif, d'abord, puis pour le païen28 .
Or, si nous admettons volontiers que Rm 14, 1- 15, 13 présente avec Rm 9-11
un certain nombre de liens, qui découlent d' ailleurs ultimement de la propositio
generalis (Rm 1, 16- 17), nous ne sommes pas du tout convaincu que l'on puisse
expliquer Rm 9- 11 en termes d 'argumentatio et Rm 14, 1-1 5, 13 en termes de
peroratio conséquente, car ce n'est pas le cas.
Quant à l' av is de N icholas Thomas Wright29 , selon lequel la section exhor-
tati ve de Rm 14, l- 15, 13 constituerait « le climax de toute l'épître», prônant
la tolérance du fort vers le faible, il nous paraît quelque peu forcé, voire exa-
géré. Car, si c'est là précisément que l'on peut glaner quelques indices concer-
nant la situation concrète, en l' occurrence les problèmes historiques que Paul
a voulu affronter, on ne saurait non plus réduire toute la portée théologique de
l'Évangile paul inien (1- 11 ) à la résolution d' un sujet de controverse commu-
nautaire30. Ainsi, il ne s'agit pas de La raison principale pour laquelle Paul écrit
sa lettre, mais d' une exhortation en vue de !' unité des croyants, en dépit des
différences d ' opinion et de pratique31 •
Par ailleurs, s i nous sommes prêt à partager l' avis de Jean-Noël Aletti selon
lequel la section exhortative de Rm 12, 1- 15, 13 est si riche de nouveaux thèmes
que ses liens avec la première section de la lettre (Rm 1- 1 1) apparaissent un

Argument 3 (6, 15- 8,8, cf. 2,6- 16) - Appl ication 3 ( 12,9- 13, 10) ; Argument 4 (8,9- 39) -
Application 4 ( 13, 11- 14) ; Argument 5 (9- 11 ) - Application 5 ( 14,1- 15, 13).
27
Voir Mark D. GIVEN, « Parenesis and Peroration. The Rhetorical Function of Romans
12:1- 15:13 », pp. 2 14- 225.
28
idem, pp. 223- 225.
29 The Climax of the Covenant. Christ and the Law in Pauline Theology, Fortress, Min-

neapo lis 199 1, p. 235, in Robert JEWETT, Romans. A Commentary, p. 84. Cf. A. Andrew
DAS, Solving the Romans Debate, pp. 39-40.
Jo En ce sens, nous apprécions beaucoup ! 'approche générale proposée par Douglas J.
Moo, The Epistle Io the Romans, p. 832.
J I idem, p. 828, n. 7. Cf. Peter J. TOMSON, « Jewish Food Laws in Early Christian Com-
mun ity Discourse », in Semeia 86, 1999, pp. 193- 2 11 , ici pp. 204- 205 ; Sigve K. TONSTAD,
The Leuer to the Romans: Paul among the Ecologists , p. 337.
/. l 'unité rhétorique de Rm 14, 1- 15, 13 19 1

peu faibles32 , nous sommes également d' avis que la relation de Rm 14, 1- 15, 13
avec l'ensemble du discours théologique développé en Rm 1- 11 , notamment
avec la propositio principa le de toute la lettre (Rm 1, 16- 17)33 qui est récapitu-
lée et approfondie en 3,21 -3 134 , peut et doit être réévaluée, et cela en fonction
des deux éléments suivants.
li y a d 'abord la centralité du thème par excellence qui traverse toute la
lettre: la foi (m'.onç - mot Euw)35 en relation à l'Évangile de Jésus-Christ36.
Notre unité rhétorique s'ouvre et se referme, en fait, sur le même thème. Il
s'agit en effet d 'accueillir« celui qui est faible dans la foi (tlj 1TLOtEL) » (Rm
14, 1). Les tensions existant parmi les croyants à Rome 37 touchent à la foi des
uns et des autres : « La fo i de l'un (oç µÈv nwtEUEL ) 38 lui permet de manger

32 Voir Jean-Noël ALETTI, Israël et la loi dans la lettre aux Romains, p. 15. Cela est
particulièrement vrai, par exemple, pour Rm 12,9- 2 1 : « une sèrie d' instructions vaguement
liées ». Cf. inter alia Karl BARTH, A Shorter Commentary on Romans, with an lntroductory
Essay by Maico M. MICHIELIN, Translation of Karl Barth text by D.H. VAN DAALEN, Ashgate
e-Book, Aldershot - Burlington 2007, pp. 95- 96 ; Douglas J. Moo, The Epistle ta the Ro-
mans, p. 747.
33 R.m 1, 16- 17 avait été déjà défini en 19 16 par Marie-Joseph LAGRANGE, Épître aux

Romains, p. XXXVI, comme étant « une véritable propositio selon les préceptes de la rhé-
torique ancienne (QUINTILI EN, Institution oratoire VII, 1,4) »; cf. p. XXX IX et, inter alia,
Bruno MAGGION I, Il Nuovo Testamento. Conoscerlo, leggerlo, viverlo, (Guida alla Bibbia),
San Paolo, Cinisello Balsamo 20 13, pp. 72, 75 ; Marty L. REI D,« A Rhetorical Ana lys is of
Romans 1: 1- 5:21 with Attention Given to the Rhetorical Function of 5: 1- 21 >>, p. 258.
34
Voir Ben WITHERINGTON Ill with Darlene HYATT, Paul 's letter ta the Romans. A
Socio-Rhetorical Commentary, Eerdmans, Grand Rapids - Cambridge 2004, p. 99.
35 La lettre aux Romains est l'écrit néotestamentaire où le mot TTLOtLç revient le plus sou-
vent (40 occurrences, cf. Rm l ,5.8.12.17(ter]; 3,3.22.25.26.27.28.30(bis).31 ; 4,5.9.11. 12.
13. 14.16[bis).19.20 ; 5, 1.2 ; 9,30.32; 10,6.8. 17 ; 11 ,20 ; 12,3.6 ; J4.J.22.23[bis}; 16,26) ;
et aussi le troisième écrit du Nouveau Testament, après l'Évangile de Jean (98 occurrences)
et après les Actes (37 occurrences), dans lequel revient le plus souvent le verbe motEuw (2 1
occurrences, cf. Rm 1, 16 ; 3,2.22 ; 4,3.5. 11.1 7. 18.24 ; 6,8 ; 9,33 ; 10,4.9.1 O. l l. 14[bis]. l 6 ;
13,11 ; 14,2' 15,13).
36
D'après Michael WOLTER, Paul. An Outline of His Theology, pp. 81- 82, « foi »
(TTlonç) et « croire » (moreuw) signifient non seulement l'acte de « devenir chrétien », la
conversion, mais aussi « l 'être chrétien», l'existence chrétienne, au sens d'une adhésion ou
d'une orientation permanente de la vie en et vers Christ. De plus, pour le dire avec les caté-
gories sociologiques introduites par James D.G. DUNN, cette « foi en Christ » fo nctionne
comme marqueur d'identité définissant la communauté chrétienne.
37 Contre la menace de la désunion, toujours dans le contexte littéraire proche de Rm

14, 1- 15,13, Pau l, parmi d' autres encouragements, exhorte aussi les croyants romains à se
conduire« sans querelles ni jalousie(µ~ ËpLÔL Kal (~ÀCiJ) » ( 13, 13, cf. 1 Co 3,3 ; 2 Co 12,20),
comportements qui , d' après Ga 5,20, figurent parmi les œuvres de la chair. Voir aussi infra.
38 Certes, en Rm 14,2, le véritable sens du verbe TTWtEuw est discuté. D'après Friedrich
BLASS - Albert DEBRUNNER, Grammatica del greco del Nuovo Testamento , § 397.2, p. 483,
cité également par Joseph A. FITZMYER, lettera ai Romani. Commentario critico-teologico,
p. 8 15, il n'aurait pas le sens de « croire » mai s celui « d'avoir le courage de risquer, de se
192 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l-15, l 3, une analyse rhétorique

de tout [le fort, ndr] , tandis que ('autre, par faiblesse [étant faible, &a9EVwv,
sous-entendu dans la foi , ndr], ne mange que des légumes» (Rm 14,2, cf. aussi
les vv. 22- 23). Il y a plus. La volonté pauli nienne que l'on parvienne à un
accueil possible et pacificateur en fonction de la situation donnée s'exprime
par un appel qui s'adresse aux uns et aux autres (Rm 14, 1 ; 15,7) et par une
prière au« Dieu de l'espérance», afi n qu' il les comble tous de joie et de paix
précisément « dans la foi (Êv te.\) motEÛELv) » (Rm 15, 13). Des valeurs qui
devaient faire défaut dans la communauté de Rome, illo tempore. La prem ière
et la dern ière occurrence du verbe TTWtEÛw (cf. l , 16 et 15, 13) forment ainsi une
macro inclusion, un cadre bien organisé pour ('ensemble du message paulinien.
Ce n'est certainement pas fortui t39 .
En outre, la propositio principale de la lettre établit au cœur de ('Évangile
le salut « de quiconque croi t, du Juif d'abord, puis du Grec (mxvtl. te.\)
TTWtEÛovn, 'loufo[c.y tE TTpwrnv Kat "EUTJVL) » (v. 16)40 . Or ce« Juif» et ce
«Grec » sont les «représentants» emblématiques de ceux que l'on retrouve
aussi en Rm 15,7-13 , dans la dernière péricope de notre unité rhétorique, à
savoir le peuple d ' Israël (ou « ceux de la circoncision», v. 8) et les païens (ou
« les Nations», les« non-juifs », les «étrangers», v. 9). Ce couple représen-
tatif traverse lui aussi ('ensemble de la lettre et englobe tout être humain (Rm
2,9- 10; 3,9; 10, 12) 41 ; de la même manière que les autres« binômes » :
'Ioufoîoç - Ë9voç (Rm 3,29 ; 9,24) 42 , et encore TTEpLtoµ~ - àKpo~uot[a (Rm
2,25- 27 ; 3,30 ; 4 ,9- 12)4 3 . lis sont appelés, tous ensemble, à se réjouir et à
louer Dieu : « Nations, réjouissez-vous avec son peuple» (Rm 15, 10, cf. v. 11 ).
De cette manière, Rm 14, 1- 15,13 constitue un « exemple pratique » concer-
nant essentiellement la question des rapports complexes (non seulement de
continuité, non seulement de rupture ... ) entre Juifs et païens, entre Loi et

sentir à la hauteur de faire quelque chose». C'est aussi le sens qui apparaît en note dans la
Traduction Œcuménique de la Bible ( 1998 8), p. 2730, note n) : «Litt. l'un croit (pouvoir)
manger de tout. Le verbe croire, comme le mot foi aux v. 22 et 23 , est employé en un sens
assez particulier. li ne s'agit pas directement de la foi salvifique considérée en e lle-même
(comme en 3,21 - 26), mais des jugements pratiques que cette foi entraine , dans le doma ine
du comportement : celui qui est fort dans la foi sait qu ' il n'est plus lié par les observances
légales ; celui dont la foi est faible croir qu'il y est encore soumis». li n' en reste pas moins
vrai , pour notre part, que la répétition à distance de ce même verbe sert à fournir, de toute
façon, un lien et un cadre bien cohérent (cf. Rm 14,2 et 15, 13).
39 En ce sens, James D.G. DUNN, Romans 9- 16, p. 853, sou ligne que la locution : Èv •<ï>

rrtotEUHv n'est pas ici accidentelle, car elle permet à Paul de rattacher sa longue exposition
( 1, 18- 15, 13) à son thème principal (1 , 16- 17).
40
Voir Jean-Noël ALETTI, « Rétribution et jugement de Dieu en Rm 1- 3. Enjeux du pro-
blème et proposition d ' interprétation», in Didaska/ia XXXVI, 2006, pp . 47- 63, ici p. 47.
41
Cf. 1Co1 ,22; 12, 13 ; Ga 3,28; Col 3, 11 ; Ac 14, 1 ; 18,4 ; 19, 10 et passim.
42 Cf. 1Co1 ,23; Ga 2, 14- 15 ; Ac 14,5.
43
Cf. 1Co7, 19 ; Ga 2,7 ; 5,6; 6, 15 ; Ep 2, 11 ; Col 3, 11.
2. Paul et sa recherche des a1guments 193

Évangile, entre Ancien (ou Premier) et Nouveau Testa ment«, ou, dit encore
autrement, l '« application pratique »45 du thème principal de la lettre aux Ro-
mains, pour et à partir d 'une communauté de croyants réellement menacée par
le conflit interne et la div ision, les sujets de controverses n 'étant, en fait, qu ' un
symptôme d ' un ma laise relationne l beaucoup plus ample 46.

2. Paul et sa recherche des arguments (Jnventio)

L'opération rhétorique que l' on ap pelle inventio répond premièrement à la


question : quoi dire47 ? Il s'agit d 'élaborer une sorte d ' inventaire 48, c'est-à-dire
un recensement créatif concernant le matérie l expérientiel et littéraire néces-
saire à l'orateur/auteur pour la construction et le développement de son dis-
cours/message49, afin de gagner l'assentiment de son audi toire. La notion d 'au-
ditoire est ici très importante, car il n 'y a pas de discours ou de texte sans réfé-
rence à un auditoire donné. Consciemment ou inconsciemment, l 'orateur/écri-
vain est toujours condi tionné par la représentation qu ' il se fait de ceux auxque ls
il s' adresse50 . Toute argumentation, de p lus, ne démarre et ne se déroule qu 'à
partir des accords admis entre orateur et auditoi re 51 .
Parmi les arguments ou les raisons que Paul utilise dans cette section de la
lettre aux Roma ins pour fonder et justifier son exhortation à l'accueil -

44
Voir Douglas J. MOO, The Epistle to the Romans, p. 832.
45
Ainsi Charles K. BARRETT, La teologia di San Paolo. lntroduzione al pensiero
dell'apostolo, (Universo Teologia. Biblica, 52), San Paolo, Cinisello Balsamo 1996, p. 67 ;
cf. Rinaldo FABRIS, Paolo, l 'apostolo delle genti, pp. 424-425. En explorant les liens qui
unissent Rm 1- 5 avec Rm 14- 15, Simon GATHERCOLE, « Romans 1- 5 and the "Weak" and
the "Strong": Pau line Theology, Pastoral Rhetoric, and the Purpose of Romans», pp. 40- 48,
a montré, de son côté, l'intérêt de ma intenir ensemble dans le discours de Paul, comme dans
l'expérience chrétienne, la théologie et la pratique pastorale (cf. p. 49).
46
Voir Bernhard OESTREICH, Pe1forma11ce Criticism of the Pauline Letters, p. 163. À
propos de l' importance de la nourriture comme symbole majeur de communion et de partage,
voir Peter J. TOMSON, « Jewish Food Laws in Early Christian Community Discourse », pp.
196- 197.
47
Cf. Roland BARTHES,« L'ancienne rhétorique. Aide- mémoire», p. 206.
48
Ainsi Antonio PITTA, Lettera ai Romani. Nuova versione, introdu=ione e commento , p.
28.
49
Voir Hei nrich LAUSBERG, Handbook of Literary Rhetoric. A Foundation for Literary
Study, § 260, p. 11 9.
50
Voir Chaïm PERELMAN et Lucie ÜLBRECHTS-TYTECA, Traité de l 'argumentation. La
nouvelle rhétorique, pp. 8- 9.
51 Ces accords peuvent être groupés en deux catégories : ceux qui concernent le réel : les

fai ts, les vérités et les présomptions ; et, ceux qui concernent le préférable : les valeurs, les
hiérarchies et les li eux du préférable. Ainsi Chaïm PERELMAN et Lucie ÜLBRECHTS-
TYTECA, Traité del 'argumentation. La nouvelle rhétorique, pp. 87- 88.
194 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

arguments que l'on retrouvera plus en détail encore à l'occasion de l'analyse


d e la dispositio rhétorique-, une place prééminente est occupée par : I'enthy-
mème (E:v9uµT}µa - en.thymema), preuve ou démonstration par déductio n, géné-
ra lement sig nalée par les conjo nctions yap et 52
on
; l'exemple (napaôHyµa -
53
exemplum), preuve par inductio n ; l'argument d'autorité, dans notre cas, la
c itation scripturaire54.
Plus exactement, Paul semble avo ir puisé la matière et la substance de ce
qu 'il vou lait exposer aux croyants roma ins dans trois sources principales : les
Écritures d'Israël, son expérience d 'apôtre de Jésus-Christ, sa correspondance
épistola ire antécédente.

2. 1 Les Écritures saintes


Paul, depuis le tout début de sa lettre aux Romains, affiche et révèle la source
d e sa pensée théologique. L'Évang ile de Dieu qu'i l an nonce n'est pas une nou-
veauté apportée par Jésus55 , mais la réalisation du dessein salvifiq ue et gracieux
d e Dieu, «qu' il avait déjà promis (o npoETTTJYYELÂat0) par ses prophètes dans
les Écritures sa intes » (Rm 1,2) 56 . Ainsi, le recours presq ue inévitable de Paul
aux Écritures d ' Israël à travers « un processus de " décontextualisatio n" et de
" recontextualisation" »57, d'ai lleurs assez libre et créatif, a naturellement ali-
menté et tissé la trame de sa pensée, voire de sa théo logie, ainsi que « son »
écriture et sa manière de composer.
Paul, en Rm 14,1- 15, 13, fait recours explicitement aux Écritures d ' Israël au
mo ins en six occasions, précisément en 14, 11 , en c itant Es 45,23 ; en 15,3 , en
citant Ps 68, 10 ; en 15,9- 12, où on a affa ire à un e chaine de quatre c itations :
Ps 17,50 ; Dt 32,43 ; Ps 117, 1 ; Es 11, 1O. Le renvo i et la citation scripturaires

52
Voir George A. KENNEDY, Nuovo Teswmento e critica retorica, p. 28.
53
Voir ARISTOTE, Rhétorique 1,2,8 ; Roland BARTHES, « L'ancienne rhétorique. Aide-
mémoire », p. 200.
54
Dans la lettre aux Romains appara issent 45 citations bibliques ayant une fonction ar-
gumentative, alors que dans l Co, 2 Co et Ga réunies, on ne rencontre que 28 citations. Voir
Romano PENNA, Leuera ai Romani. /. Rm 1- 5. lntroduzione, versione e commento, (Scritti
delle origini cristiane, 6), Dehoniane, Bologna 2007, p. 62.
55 D'après Giuseppe BARBAGLIO, « Les lettres de Paul : contexte de création et moda lité

de communication de sa théologie», p. 102, l'Évangile du salut « [... ] a été anticipé dans le


"pré-Évangile" d' Abraham dont témoigne le li vre de la Genèse (Gn 15,6 ; 17,5 ; 15,5) ».
56
L'expression« Écritures saintes» (al ypmpai. iiyLaL) est un hapax legomenon dans le
Nouveau Testament, et elle est absente dans la Septante. En 2 Tm 3, 15, apparaît une expres-
sion un peu similaire : « [i:à] lEpà ypaµµai:a ». L'« Écriture» (~ ypmp~) est encore men-
tionnée explicitement en Rm 4,3 ; 9, 17 ; 10, 11 ; 11 ,2 (voir encore« Écritures», au pluriel,
en 15,4), alors qu'en 16,26 il est question« des écrits prophétiques » (ypa<j>wv 11po<f>11nKwv).
57
Ainsi Antonio PITTA, « Le Scritture d ' lsraele », in ID., Paolo, la Scrittura e la Legge.
Antiche e nuove prospettive, pp. 81 - 130, ic i p. 104.
2. Paul et sa recherche des a1guments 195

constituent pour Paul (' argument d ' autorité par excellence58. En matière de rhé-
torique, notamment pour les discours de genre épidictique, on parlerait de« va-
leurs incontestées», voire de valeurs admises ou reconnues soit par ('orateur,
qui se veut à leur service, soit par son auditoire, avec lequel il aspire à commu-
nier59.
Par ailleurs, les« Écritures saintes» représentent, pour Paul comme pour tout
juif de son temps, le témoignage de la mémoire et de l' hjstoi re vivante d' Israël.
Une histoire traditionnelle qui remonte d' abord à Abraham, le premier patriarche
des juifs (Rm 4 ; 9,7 ; 11 , 1), à Adam, c'est-à-dire aux origines de toute l' huma-
nité (Rm 5, 14, cf 1 Co 15,22.45) ; et qui se prolonge dans l'aveni r eschatolo-
gique par le salut universel d'Israël et des Nations (Rm 11,25- 26 ; 15,8- 13). Le
point de convergence de cette histoire de salut inclusive est Jésus Christ, « le
rejeton de Jessé » (Rm 15, 12, cf. Es 11 , 1.10), le Seigneur de tous (Rm 10, 12, cf.
14,8-9).

2. 2 L 'expérience d'apôtre de Jésus-Christ


Tout au long de son ministère, qui avait commencé un peu plus d ' une vingtaine
d'années avant la rédaction de la lettre aux Romains, ('apôtre Paul a enduré de
nombreux défis (2 Co 10- 12). li a été confronté notamment à un considérable
effort d ' inculturation de la foi en Jésus, en tant que Messie, venu accomplir les
attentes d' Israël, effort nécessaire en milieu païen aux origines du christia-
nisme. L'expérience personnelle de Paul, en tant que «serviteur de Jésus
Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour annoncer l'Évangile de Dieu »
(Rm 1, 1) , a certainement façon né sa pensée et son raisonnement théologique
(cf. par exemple : 1 Co7, 10- 11 ; 15,3 ; Ga 1,11 - 12) 60.
À Thessalonique comme à Corinthe, à Philippes comme parmi les églises
implantées en Galatie, et encore à Antioche, à Jérusalem, s'était déjà posée la
question épineuse et brûlante de la relation entre Israël et les païens ( tà Ë9vri -
c:iJi}, les nations, les Genti ls, cf. Ga 3,7-8). li ne s'agissait pas simplement,
de fait, d' une question de rapports tendus, provoquant de la souffrance et de la
tribulation ( 1Th2,14- 16 ; cf. Ac 17, 13), ou du seul rite de la circoncision (1

58 Voir inter a lia Antonio Prrr A, Lellera ai Romani. Nuova versione, introdu=ione e com-
mento, p. 29.
59
Voir Chaïm PERELMAN et Lucie ÜLBRECHTS-TYTECA, Traité de l 'argumentation. La
nouvelle rhétorique, pp. 68- 69. À propos de l' importance et de la valeur prophétique que
Paul attribue aux Écritures, tout au long de sa lettre, voi r supra « Chapitre 1 : La lettre aux
Romains dans son contexte socio-historique ».
60
Voir Johan S. Vos, « "To Make the Weaker Argument Defeat the Stronger": Sophisti-
cal Argumentation in Paul 's Letter to the Romans», in Anders ERIKSSON, Thomas H. ÜL-
BR.ICHT and Walter ÜBELACKER (éds.), Rhetorical A1gumentatio11 in Biblical Texts. Essays
/rom the Lund 2000 Co11ference, (Emory Studies in Early Christianity), Trinity Press Inter-
national, Harrisburg 2002, pp. 217- 23 1, ici p. 220.
196 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l-15, l 3, une analyse rhétorique

Co 7,18-19; Ph 3,2- 3; Ga 2,1- 10 ; 5, 1- 12 ; 6, 12-15 ; cf. Ac 15, 1-6, et pas-


sim), mais, de manière bien plus essentielle, il s'agissait de comprendre com-
ment les Juifs et les païens pouvaient partager ensemble la même foi en Jésus-
Christ, eux qui, auparavant, se considéraient souvent comme des ennemis et se
dépréciaient mutuellement. Comment réunir dans la même louange et la même
adoration des chrétiens d 'origine juive, dont certains étaient enflés d'orgueil et
de sentiments de supériorité (2 Co 11 ,28 ; Ga 6, 13 ; cf. Rm 2, 17-24 ; 3,9 .27-
30 ; 9,3- 5), ainsi que d 'exclusivisme 61 , envers tou t étranger (Ac 10,28.45 ;
11 , 1- 3.18)62 et des chrétiens d'origine païenne, ayant vécu jusque-là dans une
religiosité plus ou moins polythéiste et idolâtre (cf. 1 Co 8, 1ss. ; 10,7- 8 ; 12,2 ;
Rm l , 18- 32 ; et passim), et caractérisée bien souvent par des coutumes morales
tout à fait discutables et décadentes (cf. 1 Th 4,5 ; 1 Co 5, 1.9- 11 ; 6,9-1 1 ; Ga
2, 15 ; et passim)? Comment justifier qu ' ils puissent s'asseoir tous ensemble,
les uns à côté des autres, sous le même toit ou sous le même« ciel liturgique »,
si l'on peut oser pareille métaphore, alors que les païens, du point de vue des
Juifs, ne pouvaient même pas avoir accès, avec eux, à une communion de

61 D' un point de vue symbolique et religieux, la ville de Jérusalem, notamment par la

présence du Temple, représentait le centre du monde,« le nombril de la terre (rov oµ<j>aÀov


tfiç yf]ç) », Ez 38, 12 (LXX), cf. Jg 9,37. Voir aussi I Hénoch XXV I, 1- 2 ; Jubilés VI II , 19;
FLAVIUS JOSÈPllE, Guerre juive llI,35- 38. Voir Philippe ABADI E, ((Le second Temple, ou
Temple d' Hérode », in Hugues COUSIN (éd.), l e monde où vivait Jésus, pp. 250-274, ici pp.
262- 265.
62
Il n'y a, toutefois, aucun précepte explicite dans la Torah interdi sant le contact avec les
païens, ou avec les étrangers. Au contrai re, ceux qui habitaient au milieu du peuple de Dieu
deva ient être traités avec du respect (Lv 19,33- 34 ; Dt 27, 19). Israël , en tant que peuple élu,
en voulant se protéger de l' idolâtrie et de l' immoralité des nations (Dt 18,9- 14; 20, 16), a
développé un séparatisme que l'on peut tenir pour un fruit de son hi stoire d 'exilé (Esd 6,21 ;
10, 11 ; Ne 9,2 ; 10,3 1- 32) et de sa persécution (Jubilés XXII , 16 : «Sépare-toi des nations,
ne mange pas avec elles, n'agis pas selon leurs manières, et ne deviens pas leur semblable,
car leurs actes sont impurs et toute leur condu ite est souillée, immonde, et abominable » -
traduction André CAQUOT, in André DUPONT-SOMMER et Marc PHI LONENKO (éds.), la
Bible. Écrits lntertestamentaires, p. 722 ; cf. PHILON, De migratione Abrahami §§ 89- 90 ;
De specialibus legibus 1, §§ 5 1- 53 ; De virtutibus § 175 ; FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités
juives XIV, 10,4- 25 § 199- 265 ; Guerre juive 11,8, 10 § 150 ; Contre Apion Il, §§ 209- 2 10).
Pour plus de renseignements, voir Daniel MARGUERAT, Alti degli apostoli. I ( 1- 12), Deho-
niane, Bologna 20 11 , p. 441 ; Jan JOOSTEN, «Christ a-t-il aboli la loi pour réconcilier Juifs
et païens?», in Études Théologiques el Religieuses 80, 2005, pp. 95- 102, ici pp. 101- 102.
Une forme extrême de ce séparatisme, à !'aube de! 'ère chrétienne, peut se lire en 1 QS 1,3-
4.9- 10 à propos de l'amour qu ' il convient de réserver aux membres de la secte de Qumrân,
«les fils de lumière», et à propos de la haine envers les «fils des ténèbres», c'est-à-dire
envers tous ceux qui n'appartiennent pas à la secte. Ce qui , par conséquent, fait apparaître
comme étant encore plus surprenant le visage de Dieu proposé par le Jésus matthéen : « il
fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les
injustes» (Mt 5,43-48). Voir Luigi MORALDI (éd.), I manoscritti di Qumrân, (Rel igioni e
miti, 150), TEA, Milano 1994, pp. 132- 133.
2. Paul et sa recherche des a1guments 199

Th 1,10 ; 4, 14 ; 1 Co 15,3-8 ; 2 Co 5, 15), soit le fondement de l'existence


chrétienne (2 Co 5, 14- 15, cf. Rm 6,8- 11 ; 14,8-9) ; 2) la discussion interven ue
parmi les chrétiens à Corinthe, « ITEpl. [ .. .] twv ElôwJ..o8utwv »,concernant un
problème de conscience re latif à la consommation de viandes sacrifiées aux
idoles à l'occasion de rites païens (1 Co 8, 1- 11 , 1), qui risquait de diviser et de
déchirer la communauté, aurait pu suggérer à Paul la voie commode consistant
à« copier-coller »73 son discours, adressé aux Corinthiens, pour le rediriger sic
et simpliciter à l'attention des croyants romains. Or, de toute évidence, Paul
n' a pas procédé ainsi. C'est pourquoi, nous sommes d ' accord avec Pitta: « [ ... ]
les briques sont les mêmes, mais les constructions sont bien différentes, en ra i-
son des contextes historiques différents et des questions connexes» 74 .
Enfin, pour ce qui concerne les différents types d 'arguments, re levant res-
pectivement de l'ethos, du logos et du pathos, en Rm 14, 1-15, 13, Paul semble
avoir employé et a lterné habilement surtout ceux du logos et du pathos (voir
infra). Cela étant, plus tôt dans sa lettre, il évoque « des titres à prendre la
parole »75 , en relation à son ethos, et cela dès l'incipit de la lettre aux Romains
(1 , 1). Il s'y présente d'emblée comme étant « ôoûÀoç Xpwtoû 'IT)aoû, KÀT)toç
&n6atoÀOÇ acjlwpwµÉvoç)) pour l'Évangile de Dieu (v. 1). Il se présente encore
ensu ite comme« Israélite, de la descendance d 'Abraham, de la tribu de Benja-
min » ( 11 , 1), comme « apôtre des païens » ( 11 , 13) et, pour boucler la boucle,
comme « officiant de Jésus Christ auprès des païens, consacré au ministère de
l' Évangile de Dieu » (15, 16). La vie de Paul, par conséquent, apparaît comme
totalement orientée par l' Évangile et vouée à l'Évangile, à l' annonce du salut
en Jésus-Christ. D 'ailleurs, il ne vit désormais que pour cela (cf. Ga 2,20).
« La vie de l'orateur, dans la mesure où e lle est publique, constitue un long
préambule à son discours » 76. C'est la pure vérité.

73
L'image est empruntée à Antonio PITTA , Lellera ai Romani. Nuova versione, introdu-
=ione e commento, p. 30.
74
Voir Antonio PITTA, « 1 fort i e i deboli ne lie comunità domestiche di Roma ( Rm 14, 1-
15, 13) », in ID., Paolo, la Scrittura e la Legge. An liche e nuove prospellive, pp. 16 1-179, ici
pp. 166-167. Nous avons déjà insisté sur les différences entre Rm 14, 1- 15, 13 et 1 Co 8, 1-
11 , 1, vo ir supra « Chapitre 3 : L' identité controversée des "faibles dans la foi" à Rome ».
Nous reviendrons encore, en un sens inverse, s ur quelques parallé lismes entre ces deux sec-
tions, voir infra.
75
Dans les discours épidictiques, en particulier, il est important que le prestige del 'ora-
teur soit préalablement reconnu par son auditoire. Voi r Chaïm PERELMAN et Lucie OL-
BRECHTS-TYTECA, Traité de /'argumentation. La nouvelle rhétorique, p. 69.
76 Ainsi Chaïm PERELMAN et Lucie ÜLBRECHTS-TYTECA, Traité de l'argumentation. La
nouvelle rhétorique, p. 430.
200 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

3. L' arrangement et la force persuasive


du discours de Paul sur l'accueil (Dispositio et Elocutio)

S i l'inventio répond essentiellement à la question du « quoi dire?», la dispo-


sitio et I'elocutio répondent respectivement aux questions : «dans quel ordre
le dire» et « comment ou par quels mots ou figures le dire ? » Ainsi, pour évi-
ter tout schématisme superflu et des répétitions fâc heuses, et au profit de la
force persuasive globale inhérente au texte, nous avons choisi d ' anal yser con-
jo intement la dispositio et l'elocutio, car nous sommes convai ncu que ces deux
étapes de la rhétorique ancienne sont beaucoup plus entremê lées qu'on ne le
pense d ' habitude. La force d'une figure de rhétorique, en fa it, ne réside pas
uniquement dans des questions d 'esthétique du discours (un simple ornement,
une simple figure de style), ma is principa lement dans la force aiguë qu'elle
confère au discours en vu e de la persuasion (une figure ayant de la force argu-
mentative)77. On parlera donc de figure de rhétorique ou de figure argumenta-
tive lorsqu 'elle contribue au propos soutenu par son auteur78 . li est évident que,
dans cette analyse, nous donnerons la priorité au texte plus qu ' aux discussions
de nomenclature, d'autant qu ' en matière d' élocutio plusieurs figures de rhéto-
riq ue sont très proches l' une de l'autre. Nous reconnaissons, par cela, que toute
prétention à l' exhaustivité, à ce propos, serait forcément utop ique. Notre ana-
lyse sera donc une proposition ouverte, en permanence, à des approfond isse-
ments ultérieurs.
D 'après Quintilien,« l'ordre est la condition de l' existence du monde »79 • Il
n 'y a pas de véritable discours qui soit compréhensible et efficace san s un ordre
établi et réfléchi. À cet effet, la dispositio représente le point de départ, la porte

77
Voir Jean-Noël ALETTI, Israël et la loi dans la leare aux Romains , p. 3 1.
78
Voi r Chaïm PERELMAN et Lucie ÜLBRECHTS-TYTECA, Traité de l 'argumentation. La
nouvelle rhétorique, § 41 : « Figures de rhétorique et argumentation », pp. 225- 231 .
79
Q UINTILIEN, Institution oratoire V il , Avant-propos 1- 3, pp. 106- 107 (traduction Jean
COUSIN, 1977) consacre à l'approfondissement de la dispositio du discours l 'ensemble du
septième livre, do nt voici l' introduction, esquissée au travers d'une série de métaphores fort
intéressantes autant qu 'amusantes: « (... ] comme il ne s uffit pas, quand on constru it des
bâtiments de rassembler des pierres et du bois et tous les autres matériaux utiles au bâtisseur,
et qu ' il faut aussi pour les arranger et les dis poser l ' habileté manuelle des artisans, lorsqu'i l
s'agit de la parole, une abondance copieuse d'idées, si grande so it-elle, ne fourn irait qu ' un
amas et un entassement, si la même disposition ne les ordonnait et ne les liait en les enchaî-
nant entre elles. 2. Ce n'est donc pas sans raison qu 'on a fait de la dispositio n la seconde des
cinq parties de l'art oratoire, puisque, sans e lle, la première ne vaudrai t rien. Ainsi l 'on au ra
beau avoir fondu tous les membres d'une statue, e lle n'aura pas d ' existence, si l'ensemble
n'est pas mis en place ; et si dans notre corps ou celui des autres êtres vivants on pratiquait
une mutation et un transfert, bien que le nombre des parties soit le même, l 'ensemble n'en
serait pas moins un monstre ; et les membres, déplacés même légèrement, perdent leur usage
et leur v igueur, comme des armées en désordre s' embarrassent elles-mêmes». C'est nous
qui so ul ignons.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 20 L

d'accès à la rhétorique paulinienne80 , c'est-à-dire un des moyens privilégiés


pour suivre la progression et la trajectoire argumentative du discours de Paul 81 •
Toute analyse rhétorique, par conséquent, ne peut que commencer par là. Rrn
14, 1- 15, 13, que nous nous apprêtons à analyser, est composée de 36 versets et
de 59 l mots au total82, l'exhortation et le ra isonnement théologique ( enthy-
mèmes, justifications, exemples, citations ... ) se mê lant strictement 83 . Il s'agit
d' une unité rhétorique cohérente et bien articulée.
Avant d'en venir à notre proposition de dispositio rhétorique, pour se faire
une idée d 'ensemble des dispositiones ou des structures ayant quelques traits
rhétoriques, proposées dans les dernières décennies, nous passerons en revue
quelques exemples.

D'abord la structure de Rm 14, 1- 15, 13 proposée par Kuo-We i Peng, Hate the
Evil, Hold Fast to the Good. Structuring Romans 12, 1- 15, f (sic !)84, basée sur
« une approche éclectique » voulant tenir ensemble trois approches diffé-
rentes : «exégèse structure lle, analyse du discours et critique rhétorique »85 . À
la suite des travaux et des analyses de H. Yan Dyke Parunak86 et de Michael
Thompson 87 , Peng explique l'exhortation à l' accuei l en Rm 14, 1- 15, 13,
comme une stratégie argumentative christologique en deux panneaux parallèles
(Rrn 14, 1- 15,6 Il Rrn 15,7- 13), structurés sur la base de deux impératifs
( 14, 1 et1 5,7a), sui vis respectivement d ' instructions ( 14,2- 15,4), d' un soutien
à l'exhortation (l5,7b- 12), et enfin d ' une double prière (ou souhait, 15,5- 6 et

80
Voir Jean-Noël ALETTI, « Paul et la rhétorique. État de la question et propositions »,
p. 34 ; cf. ID., « La rhétorique paulinienne : construction et communication d' une pensée»,
pp. 62- 63.
81
Voir Jean-Noël ALETTI, Israël et la loi dans la le/Ire aux Romains, pp. 12- 13.
82
Voir Novum Testamentum Graece, 28° édition du NESTLE-ALAND.
83
Voir George A. KENNEDY, Nuovo Testamelllo e crilica retorica , p. 188. D'après Dou-
glas J. Moo, The Epistle to the Romans , p. 832, Paul combine ensemble« exhortation avec
argumentation théologique ».
84
11 s'agit certainement d' une grave erreur dans le titre, car la monographie (2006) s'oc-
cupe de la section de Rm 12, 1- 15, 13 dans son ensemble, cf. par exemple l'introduction (pp.
1-6) et la conclusion (pp. 199-202). De plus, le titre du Chapitre 6 : « Analysis of 14. 1-15.
13 », dans l'en-tête de toutes les pages impaires (cf. pp. 144- 188), est toujours rendu d'une
manière inexacte : « Analysis of 14.1- 15.3 » (sic !).
85
Voir Kuo-Wei PENG, Hate the Evi/, Ho/d Fast to the Good. Structuring Romans 12,1-
15,1, pp. 7, 199.
86
H. Van Dyke PARUNAK, « Transitional Techniques in the Bible», in Journal ofBiblica/
Litera/ure 102, 1983, pp. 525- 548, notamment pp. 534- 536.
87
Michael THOMPSON, Clothed with Chrisl. The E.xample and Teaching ofJesus in Ro-
mans 12.1- 15.13, (Journa l for the Study of the New Testament. Supplement, 59), Sheffield
Academic Press, Sheffield 1991 , p. 162.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 20 3

par exemple, on reste perplexe du fa it que Rm 15, 7-13 soit co nsidéré en même
temps soit comme le deuxième panneau de la stratégie argumentative de Rm
14, 1- 15, 13, soit comme la conc lus io n de ! ' exho rtati on aux fa ibles et aux forts
de Rm 14, 1- 15,6 94 . Il n'est pas c la ir dans que l sens et de que lle manière cette
unité peut avo ir cette do uble fo ncti on. En o utre, il y a une légère hésitatio n
lorsque ! 'auteur confère à Rm 15, 13, qu' il appe lle « prière-souha it », le rô le o u
la fo ncti on de conc lure le deuxième pan neau (Rm 15, 7-13) et a ussi ! 'ensemble
de Rm 14, 1- 15, 1395 _
Par ail leurs, et cela nous paraît être une faiblesse, de notre point de v ue, il
ne fa it presque aucune place à la À.ÉÇLc; (ou elocutio) du discours, pour saisir
l'avantage supplémenta ire q u'elle apporte à l'ensemble de l' a rg umentation en
termes d 'efficacité et d e beauté. Il ne s' interroge pas no n plus sur le genre do-
minant (j udiciaire, dé libératif ou épidictique) de cette unité manifeste ment ar-
gumentati ve, qui aurait en revanche donné une idée pl us cla ire de l' intention
de Paul, ce à quo i Peng semble peu in téressé.

Un autre exemple de structure , o u de dispositio rhétoriq ue, plus intellig ible et


mieux réussi de Rm 14, 1-15, 13, est celui d ' Anto nio Pitta96 : « [ .. .)la section
de Rm 14, 1- 15, 13 répond à une thématique unitaire et bien articulée, selon le
schéma suivant :
1) Propositio spécifique concernant l'accue il d es faibles dans la foi ( 14 , 1).
2) Probatio à ! 'appu i de la positio n de Paul ( 14,2- 15,6) :
a) le service des faib les et des forts po ur le Seigneur (vv. 2- 12) ;
b) le scanda le du frè re (vv. 13- 23) ;
a' ) Chr ist, le mod èle pou r les forts ( 15, 1- 6)97 .
3) Peroratio fina le concernant l'accueil réciproque ( 15,7- 13) »98 .

14, 13b ; 14, 16), « Positive ingiunction » (R.m 15, 1- 2) ou encore « Positive ' imperative' »
(Rm 14, 19; 14,22) et « Negat ive ' imperative' » ( Rrn 14,20a). Dans le même esp rit, qu'est-
ce qu 'on doit entendre par « Proposition» (Rm 14, IOb) et quel est sa véritable fonction ?
Que lle est la d ifférence entre« Conclusions» ( Rm 14, l 2- l 3a), « Summaries » (Rm 14, 19-
23) et « Conclud ing ingiunction » (Rm 15, 1-2) ?
94
Voir Kuo-Wei PENG, Hate the Evi/, Hold Fast to the Good. Structuring Romans 12,1-
15,1, pp. 178, 180.
95
Cf. idem, p. 185.
96
Antonio PIITA., « 1 fort i, i deboli e la legge », p. 184 ; ID., Lellera ai Romani. Nuova
versione, introdu=ione e commenta, p. 33.
97
D 'après Antonio PIITA, « 1 forti, i debol i e la legge », p. 185, laprobatio suivrait ici
un modèle de com position circulaire aba ', typique du corpus paulinien .
98
Cette disposition quadripartite (1 4 , 1[2]- 12 ; 14, 13- 23; 15, 1- 6 ; 15,7- 13), avec la-
quelle nous sommes également d ' accord, est probablement celle qui fai t ! ' objet du plus g rand
consensus parmi les s pécialistes modernes, mais avec des justifications toujours différentes.
Voir à cet égard Ernst KASEMANN, Commentary on Romans, p. 365 ; Ja mes D.G. DUNN,
Romans, vol. Il, p. 794- 853 ; Jo seph A. FITZMYER Lettera ai Romani. Commentario critico-
teologico, pp. 813- 8 14 ; Brendan BYRNE, Romans, (Sacra Pagina Series, 6), The Liturgical
Press, Collegeville 2007, pp. 28, 406-407 ; Douglas J. Moo, The Epislie to the Romans, pp.
204 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

Avec Pitta, nous partageons certainement le caractère exceptionnel de Rm


14, 1- 15, 13, par rapport à d 'autres exhortations conclus ives du corpus pauli-
nien : il s'agit d'« un e véritable démonstration » bien ra isonnée99, qui vise, de
son point de vue, à mettre en discussio n la mentalité des deux factio ns, les
fa ibles et les forts, afin d e les orienter vers u ne nouve lle compréhension de leur
fo i en Christ, en vue de l' accuei l réciproque 100. En effet, sa propos ition de dis-
positio rhétoriqu e répo nd, par sa nature même, aux articul ations essentie lles
suggérées par les modèles discurs ifs de la rhétorique classique 101 .
Cependant, à notre avis, elle reste que lque peu embryonnaire ou minimaliste
en ce qui concerne l' arrangement de la probatio (14,2- 15,6) en particu lier. Son
commentaire, en fait, procède essentiellement verset par verset 102, mais sans
vraiment a ller au fond de la logique pers uas ive du discours de Paul. C'est pour-
quoi, pour notre part, tout en sui vant grosso modo la même grille de départ,
nous chercherons à approfondir la cohérence et la progression rhétorique du
disco urs dans son ensemble, l' exigence del ' accue il formu lée par la p ropositio
( 14, 1), et, en particulier, les raisons ou les arguments proposés par Paul à l ' ap-
pui de celle-ci. Par ail leurs, nous nous intéresserons davantage aux figures de
rhétoriques impliq uées dans son discours de d iverses manières, afi n de fa ire
mieux adhérer son auditoire à sa vision des choses, à sa stratégie persuasive.

826-884 ; Simon LÉGASSE, L 'Epistola di Paolo ai Romani, p. 672 ; Robert JEWETT, Romans.
A Commentary, pp. 833, 855- 856, 875, 887- 888 ; Richard N. LONGENECK.ER, The Epistle
to the Romans, pp. 1000- 1OO 1.
99
Voi r Antonio PITTA, Leltera ai Romani. Nuova versione, introdu:::ione e commenta , p.
460.
100 Idem , p. 461 .

IOI La dispositio quadripartite de Rm 14, 1- 15, 13 suggérée par Antonio PITTA (mais pas
seulement) est reprise, avec des légères différences, également par Paul BONY, Un Juifs 'ex-
plique sur l 'Évangile. La Lettre de Paul aux Romains, p. 329 : << Premier mouvement ( 14, 1-
12) : proposition ( 14, 1) : accueillir "le fa ible dans la foi " en respectant la diversité des con-
victions et des options. Second mouvement ( 14, 13- 23) : proposition ( 14, 13): "juger" (déci-
der) de faire attention au "frère", ne pas être pour lui pierre d' achoppement. Troisième mou-
vement ( 15, 1- 6) : proposition ( 15, 1) : aux forts de porter les faibles comme a fait le Christ.
Péroraison ( 15,7- 13) qui élargit la question des rapports faibles/forts en l' éclairant par le
service du Chri st par rapport aux Juifs et aux Nations. Ainsi la péroraison clôt-elle toute la
partie d' exhortation de !'Épître».
BONY identifie ici trois proposiliones (14, 1 ; 14, 13 et 15, l), sans ind iquer une éventuelle
hiérarchie entre elles (â savoir, par exemple, entre propositio et subpropositio), ni aucune
relation significative entre elles. Par conséquent, la logique argumentative du discours ex-
hortatif de Paul n'apparaît pas dans toute sa force et sa cohérence. li ne s'attarde pas suffi-
samment sur la véritable progression rhétorique inhérente au discours de Paul, pris dans son
ensemble, ni sur les arguments utilisés.
wi Voir Antonio PITTA, Leuera ai Romani. Nuova versione, introdu::ione e commenta,
pp. 462-492.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 205

Quant à la contri bution de Jean-Noël Aletti , concernant la lecture et la dispo-


sitio rhétorique de Rm 14, 1- 15, 13 103, même s' il n'a pas vraiment proposé une
dispositio rhéto rique explicite et suivie de cette section, on pourrait essayer
d'en reconstituer les traits essentiels (sous réserve de quelques imprécisions
graphiques et d e certa ines hésitations, notamment en ce qui concerne Rm
15, 13) 104 de cette manière :

Exhortation particulière : les forts et les faib les au sein de la communauté


(14, 1- 15, 13)
Rm 14, 1- 15,6: le cas des faib les ;
- Rm 14, 1 : exhortation-thèse : « accueillez celui qui est faib le dans
la foi ... » ;
- Rm 14,2-23 : le cas des forts et des faibles, règles diverses et prin-
c ipes de d iscernement ;
- Rm 15, 1- 13 [sic!] : amplification et motivations christologi-
ques:
vv. 1-6: ne pas rechercher ce qui plaît à soi-même, selon
l'exemple de Christ ;
Rm 15,7- 13: amp lification, accueil lir comme le Christ nous a accuei llis.

Dans le détail, selon A letti, le passage en question est composé essentiellement


de trois unités rhétoriques: Rm 14, l- 13a, l 4, 13b- 23 et 15, 1- 6, suivies d'une
conclusion généralisante ( 15,7- 13) 105 . Cohérent avec son approche d'analyse
rhétorique 106, sens ible à l'enchaînement typiquement paulinien d 'exhortations
et de justifications, A letti identifie d'abord, en Rm 14,2- 13a, les raisons prin-
cipales par lesquelles Paul moti ve l'exigence de l'accueil du frère (Rm 14, 1) ;
les faits (l'accuei l de Dieu, Rm 14 ,3b) ; le principe général de la vie croyante
comme étant ordonnée à honorer le Seigneur (Rm 14,6-9) et l'autorité des
Écritures (en relation avec le j ugement dernier, Rm 14, 10-12, cf. Es 49, 18 et
45,23b). Ensuite, à partir de la deuxième unité (Rm 14, 13b-23), le focus du
discours, initialement orienté vers la casu istique, s'est déplacé vers les effets
délétères, qui sont provoqués par le mépris et le jugement des acteurs en conflit
(le fort et le faible) sur les destinataires (l'autre frère, la communauté entière).
L 'attention due à l'autre est si importante que la question du pur et de l ' impur
(vv. 14 et 20) devient inévitablement secondaire, de l'ordre des ci:ùux<jlopcx. En

IOJ Comme nous l'avons déjà mentionné supra, cf. notamment p. 181 , n. 200, ALETTI
reconnaît dans la section éthique de Rm l 2, l- l S, 13 la présence d'un certain nombre d ' unités
rhétoriques.
104
Nous nous référerons ici au schéma suggéré par Jean-Noël ALETTI, la lellera ai Ro-
mani. Chiavi di lettura, pp. 109- 110.
105
Voir Jean-Noël ALETTI, La Leltera ai Romani. Chiavi di /euura, p. 11 8 ; cf. ID.,« Ro-
mani 14, 1- 15,6 : di nuovo alla ricerca di chi sono i forti e chi i deboli », pp. 98- 99.
106 Voir supra, notamment pp. 169- 172.
206 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

Rm 15, 1- 6, Paul pose enfin les bases d ' une vie commune en tant que frères (et
sœurs) : souten ir les faiblesses d 'autrui, chercher à plaire à son prochain selon
le modèle du Christ (15,3)101.
On peut certes reconnaître la pertinence de cette analyse rhétorique plutôt es-
sentielle, mais on est un peu surpris que, contrairement à ce qui se passe pour
d 'autres unités rhétoriques, toujours dans la lettre aux Romains (voir par exemple
la dispositio proposée pour Rm 5- 8) 108, A letti n'ait pas identifié, dans Rm 14, 1-
15, 13, aucune autre thèse secondaire (ou subpropositio) qui reprend et relance
conceptuellement la propositio majeure (ce qu ' il appelle "exhortation-thèse") de
Rm 14, 1.
D'autre part, on s'étonne également qu ' il n'ait pas tiré de profit supplémen-
taire de l' identificatio n en Rm 15,7- 13 d 'une conclusion généralisante, même si
à notre avis (mais pas seulement à notre avis), il semblerait une peroratio rhéto-
rique assez semblable, par exemple, à celle qu ' Aletti lui-même identifie en Rm
8,3 1- 39 109. On constate, enfin, que dans l'analyse de la composition du passage,
Aletti n'accorde aucune place à (' analyse de l 'elocutio que Paul a m is en place
pour atteindre son propos.

Le commentaire de la lettre aux Romains qui, à notre connaissance, a travaillé


le plus cette unité d ' un point de vue socio-historique et rhétorique - nous en-
tendons ici la rhétorique gréco-romaine, ce qui exclut le commentaire de Por-
ter110, est celui de Robert Jewett. Ce qui suit est un aperçu de la dispositio rhé-
torique qu ' il propose 111 :

PARTIE 1 - Exordium 1,1- 12 « introduction»


PARTIE 2 - Narratio 1, 13- 15 « Exposé des fai ts » : L 'arrière-plan du projet
missionnaire de Paul
PARTIE 3 - Propositio 1, 16- 17 «Thèse, affirmation de base » : L'Évangile
comme l' incarnation puissante de la justice de Dieu
PARTIE 4 - Probatio l ,l 8-15, 13 « Démonstration » : Quatre preuves de la
thèse et ses implications pour les communautés romaines

107
Voir Jean-Noël ALETTI, La Lellera ai Romani. Chiavi di lettura, pp. 119- 122 ; cf. ID.,
« Romani 14, 1- 15,6: di nuovo alla ricerca di chi sono i forti e chi i deboli », pp. 100-104.
108
Idem , pp. 48-49.
109
Idem , p. 85.
110
Stanley E. PORTER, The Le/Ier to the Romans. A Linguistic and Literary Commelllary,
(New Testament Monographs, 37), Sheffield Phoenix Press, Sheffield 2015.
111
Voir Robert JEWETT, Romans. A Commentary, pp. Vil- X, 30, 724, 833, 855- 856, 875,
887- 888 ; cf. ID.,« Following the Argument of Romans», in Karl P. DONFRI ED (éd.),
The Romans Debate. Revised and Expanded Edition, pp. 272- 276.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 207

P REMIÈRE PREUVE : 1, 18- 4,25 - L 'Évangile exprime la justice impartiale


de Dieu en renversant les revendications de supériorité culturelle et
en légitimant les Juifs et les Grecs par la grâce seule.
D EUXIÈME PREUVE : 5, 1-8,39 - La vie en Christ comme nouveau système
d'honneur qui remplace la quête du statut par la conformité à la loi.
TROISIÈME PREUVE: 9, 1- 11 ,36 - Le triomphe de la justice divine dans la
mission del 'Évangile pour Israël et pour les Gentils.
QUATRJÈME PREUVE : 12, 1- 15, 13 -Vivre ensemble selon l'Évangile pour
soutenir l'espérance d'une transformation globale (Exhortatio, di x
péricopes) :
[ ... ]
14, 1- 12 : 7. Exhortations pour les faibles et pour les forts
14,l : a. Exhortation th ématique à l'accueil des faibles sans ar-
rière-pensées
14,2-4 : b. Application du principe de l'accueil à la question de
nourriture
l 4,5-9 c. Extension du principe de ! 'accue il mutuel aux questions
des jours et des al iments consacrés
14,10- 12 : d. Le défi d'éviter de violer le principe de l'accueil
mutuel

14, 13- 23: 8. Exhortations pour l 'édification réciproque dans les


communautés pluralistes
14,13 : a. Exhortation thématique pour éviter une conduite des-
tructrice dans la communauté
14,14- 18: b. Les raisons théologiques pour éviter une conduite
destructrice dans la communauté
14,19- 23 : c. C larification de la stratégie communautaire de Paul
pour protéger les faibles et les forts

15, 1- 6 : 9. L'exigence de suivre l 'exemple du Christ dans l 'édification


des uns et des autres
15,1- 2 : a. Exhortations concernant la manière correcte de
« pla ire »
15,3-4 : b. Les raisons théologiques (L' exemplum du Christ et la
preuve scri ptura ire)
15,5- 6: c. Bénédiction homilétique

15,7- 13 : JO. Conclusion: Récapitulation de l'éthique inclusive qui


contribuera à la mission de transformation globale
15,7 : a. Récapitu lation éthique pour accuei llir les autres confor-
mément à l'accueil par le Christ des étrangers
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 209

essentiellement que l'expression du vif désir de Pau l de se rendre à Rome pour


les rencontrer en personne et leur annoncer l'Évangile. À tel point que ce dés ir
ne se trouve nulle part dans la probatio (selon Jewett, Rm l , I 8-15, 13), sauf dans
ce qu ' on pourrait appe ler son cadre spécifiquement épisto laire' 19, cf. Rrn 15,22-
24. Grâce à Aristote 120 , l'on sait entre autres que la narratio n' est strictement
nécessaire que pour le d iscours judiciaire, mais ce n'est pas le cas dans la lettre
aux Ro mains.
Encore une fois, la volonté (presque l' o bsession) de lire l'ensemble de la
lettre aux Romains comme un discours m ode lé dans chacune de ses parties
selon les manue ls de la rhétorique ancienne a également conduit Jewett, comme
certains de ses prédécesseurs, à prétendre expliquer la section éthique ou paré-
nétique de la lettre aux Ro mains ( 12, 1- 15, 13), comme la « Quatrième (et d er-
ni ère) preuve (Exhortatio) 121 »de la probatio. Ma is cela, en toute modestie, est
loin d ' être une évidence 122 .
Tout cela étant rappelé, bien que la dispositio rhétorique proposée par Jewett
po ur Rm 14, 1-15, 13 sui ve de près l'arrangement quadripartite traditio nn el
(voir supra), son ana lyse des micro-unités discurs ives demeure très méticu-
leuse et manifeste une sensibilité rhétorique exemplai re, tant pour la teneur
argumentative du propos tenu par Paul que pour l'appréciation des figures sty-
listiques employées à cet effet.

Pour notre part, nous cons idérons que ('ensemble du discours de Paul en Rrn
14, 1- 15, 13, où se mêlent à la fois exhortation et argumentation, est articulé en
trois parties rhétoriques essentielles, assez faci lement repérables : 1) propositio
princ ipale (Rrn 14, 1), 2)probatio (Rrn 14,2- 15,6) et 3)peroratio amplifiante
(Rrn 15,7- 13), selon le schéma synthétique sui van t :

L ' ACCUEIL DE L'AUTRE DANS SA DIVERSITÉ


Disposilio rhétorique (Rm 14,1-1 5,13)
Rrn 14, 1 - PROPOSIT!O : Accueillir le faible dans la foi sans critiquer ses opi-
nions
Rrn 14,2- 15,6 - P ROBATIO: les raisons de l'accueil
Rrn 14,2- 12 - (A) Accueillir sans mépriser, ni juger
Rm 14, 13- 23 - (B) La dynamique de l' accueil : du jugement à l' édifica-
tio n réciproque (v. 13 : subpropositio - mettre fin au jugement réci-
proque et ne pas fa ire trébucher le frère)

119
Voir R.m 1, 1- 15 et 15, 14- 16,27.
120
Rhétorique IJI, 13,3.
121
Voir Robert J EWETT, Romans. A Commentwy, p. 724.
122 Nous renvoyons à ce propos au Chapitre 4, au paragraphe : « 3.2 Les exhortations

pauliniennes et l' ana lyse rhétorique ».


210 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains 14, l- l 5, l 3, une analyse rhétorique

Rrn 15, 1-6 - (C) Suivre l'exemple du Christ (vv. 1- 2: subpropositio -


soutenir les « non-forts » et plaire à son prochain)
Rm 15,7- 13 - P ERORA TIO: L 'accueil réciproque à l'instar de l'accueil univer-
sel du Christ

À regarder de près la progression rhétorique de cette unité 123 , l' on perçoit une
d ynamique é loquente, allant d'un état de faib lesse dans la foi et de critique
transversale vers l' accuei l réciproque et la lo uange communautaire univer-
selle124, d'une perspective locale vers une perspective globale, d 'une dimens ion
historique vers une dimens ion eschatologique.

3.1 La propos itio (Rm 14,1) : Accueillir le faible dans lafoi


sans critiquer ses opinions
« 1 Accueillez (11pooJ..o:µpavE08e) celui qui est faible dans la foi, non pour disputes d' opi-
nions(µ~ eiç oLo:Kp[oELç oLo:ÀoyLOµwv) » 125.

La propositio, c'est-à-dire l'anno nce du sujet ou le résumé du « point à dé-


battre »126, que Paul veut inculquer ici aux chrétiens de Rome, est ! 'ex igence

123 Pou r plus de détails sur notre proposition, voir !' Appendice: Dispositio de Rm 14,1-

15, 13. Tableau synoptique.


124 Cette dynamique concernant la progress ion du discours de Paul a aussi été vue par

Bernhard OESTREICH, Pe1forma11ce Criticism of the Pauline Lellers, p. 157, qui parle de
« chemin linguistique »amenant les auditeurs romains « de la division des croyants en deux
groupes à la formation d ' une nouvelle unité)>.
125
Nous traduisons ici délibérément le sens littéral. Cf. inter alia la traduction proposée
par La Nouvelle Bible Segond. Édition d'étude, Alliance Biblique Universelle, Villiers-le-
Bel 2002 : « Accuei llez celui qui est faible dans la foi, sans discrimination d 'opinions». En
revanche, nous nous écartons ici de la Traduction Œcuménique de la Bible (notamment en
Rm 14, lb) : «sans cri tiquer ses scrupules», car il ne s'agit pas vraiment de« scrupules»
mais d'opinions (owJ..oyLOµwv) , de vues différentes pouvant condu ire, d' après les circons-
tances, à des discussions communautaires animées (cf. Ph 2, 14). La traduction « scrupules»
prête ici à confusion et il convient d 'en éviter l'emploi. Outre le fait que ce mot n'est pas
explicitement présent dans Je texte, il risque d ' introdu ire des connotations psychologiques
négatives qui sont certainement étrangères au discours et aux intentions de Paul. Le mot grec
lov9uµLOv, littéralement « ce qui est à cœur )>,ou encore ce qui préoccupe, ce qui susc ite des
scrupules, est absent du vocabulaire néotestame11taire. Voir à ce sujet Franco MONTANARJ,
Vocabolario della lingua greca, avec la collaboration de Ivan GAROFALO e Daniela MA-
NETTI, fondé sur un projet de Nino MARINONE, Loescher, Tori no 20 133, p. 827. Comme
nous l'avons déjà mentionné supra, en Rm 14- 15 il ne s'agit pas de disputes intra-person-
nelles (conflits de conscience, scrupu les) mais plutôt de di sputes inter-personnelles (conflits
communautaires, divergence d'opinions). Cf. également Peter SPJTALER, « Household Dis-
putes in Rome (Romans 14: 1- 15: 13) », notamment pp. 1 et 60.
126
Ainsi Jean-Jacques ROBRIEUX, Rhétorique et argumentation , p. 3 1. Cf. Francesco
BIANCHI NI, L 'analisi retorica delle lettere paoli11e. U11 'i11troduzio11e, p. 40.
212 Chapitre 5: Â l'écoute de Romains 14, l- l 5, l 3, une analyse rhétorique

la bienvenue et recevoir de bon cœur » (cf. Ac 28,2) ID Bien que nous soyons
d 'accord avec lui quant à l' accueil interpersonnel, voire communautaire, il
reste à expliquer quel est le sens de l'accueil de Dieu et du Christ en faveur des
croyants ( 14,3; 15,7), exprimé par le même verbe. Il nous semble, en effet, un
peu court de se limiter à affirmer : « Dieu a accueill i dans sa fami lle à la fo is
les fa ibles et les forts » 134, sans autres précisions. À notre modeste avis, il y a
plus.
Ce verbe peu fréquent suggère, d'après l'usage qu i en est fait par Paul, un
accuei l aimable, voire fraternel, poussant à prendre l' initiative pour outrepasser
les obstacles à la relation, ou encore un état de tension, de différend. Accueillir,
en ce sens, ne signifie pas« vis et laisse vivre», mais plutôt une ouverture, une
reconnaissance de ! 'autre, ici du frère faible, malgré ses divergences d 'obser-
vances (14,2.5.21) qui risquent de briser la relation et d 'élever des murs épais
de préjugés. Cet accueil doit être accompagné d' une résolution nette de con-
clure une trêve, vo ire un « cessez-le-feu » (cf. 14, lb). En Phm 17, l'accueil
d' Onésime, cet esclave fugitif pour lequel Paul intercède auprès de son patron
Phi lémon, a l'air de signifier presque une réconciliation, un nouveau commen-
cement, un acte de grâce, en dépit du tort éprouvé. C'est le cas, aussi, de l' ac-
cueil de Dieu et de Christ envers tout croyant ( l 4,3c et l 5,7b) 135 . En ce sens,
deux autres emplois du verbe npool..aµpavoµa Lnous apparaissent éclairants. On
les trouve dans la Septante en 1 S l 2,22b et en Ps 26, 10, passages dans lesquels
le sujet du verbe est à chaque fois le Seigneur, YHWH.
En J Samuel 12,22, on trouve la toute première occurrence du verbe
npool..aµpc:tvoµaL dans la Septante. Elle apparaît dans le contexte historique que
constitue le tournant entre la période des Juges et l'inauguration de la monar-
chie. En cette occasion, il est raconté que YHWH, malgré les péchés et le tort
d ' Israël d'avoir demandé un roi comme les autres nations, décide de lui accor-
der son soutien, et même de lui renouveler son alliance, au lieu de le rejeter
(&.nw0ÉoµaL) 136 en tant que son peuple. C'est précisément cet acte d ' acceptation
ultérieure, qui relève de la grâce divine, qu i a été traduit en grec à l'aide du

133
Joseph A. FITZMYER, lettera ai Romani. Commentario crilico-teologico, p. 814. Pour
d'autres détails, voir également Simon LÉGASSE, l 'Epistola di Paolo ai Romani, p. 676 ;
Robert JEWETT, Romans. A Commenta1y, p. 835.
134 Ainsi Joseph A. FITZMYER, Lettera ai Romani. Commentario critico-teologico, p. 815.
135
En Le 15,2 le sens du verbe 11pooôÉxoµm, dont le sujet est Jésus, est proche du verbe
11po0Àllµp<ivoµcu : «Cet homme-là fait bon accuei l (11pooôÉxrnu) aux pécheurs et mange avec
eux ! » Cf. aussi Rm 16,2 où Paul exhorte la communauté romaine à accueillir dans le Sei-
gneur la diaconesse Phoebé ; et Ph 2,29, où Paul recommande aux« saints en Jésus Christ
qui sont à Philippes» de faire de même avec Epaphrodite.
136 Paul utili se ce même verbe 2 fois dans la lettre aux Romains ( 11, 1.2) : « Je demande

donc : Dieu aurait-il rejeté(µ~ &11wocrto) son peuple? Certes non ! Car je suis moi-même
Israélite, de la descendance d'Abraham, de la tribu de Benjamin. Dieu n'a pas rejeté (ouK
&11wocrto) son peuple, que d'avance il a connu.[ ...] ».
2 14 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains 14, l- l 5, l 3, une analyse rhétorique

ou subpropositio, par rapport, d' une part, à la propositio generalis (Rm 1, 16-
17), qui régit tout le corpus de la lettre aux Romains (1, 18- 15, 13), et, d' autre
part, à la « propositio ethica » 144 de Rm 12, 1-2, qui régit la section éthique ou
parénétique de la lettre ( 12, 1- 15,13) 145.
De plus, cette propositio est formulée sous une double perspective : ce qu' il
faut impérativement pratiquer, l'accueil du frère « fa ible dans la foi », et ce
qu ' il faut éviter, les contrastes ou les disputes d ' opi nions(µ~ dç ÔLtxKpLOELÇ
ÔLaÀoywµwv, v. l b) 146. On note au passage lejeu d 'assonance créé par la suc-
cession des deux termes ôtaKpLOELÇet ôtaJ..oywµ wv, une sorte de clin d'œil pour
interpeller. Il ne s'agit pas de forcer la main, d 'essayer de discuter pour con-
vaincre l' autre de son erreur ou de son infraction.
On trouve, dans ce même verset, le thème principal, à savoir la réalisation
d ' un espace apaisé et fraternel où l'on fa it de la place à l'autre, et aussi la cause
des relations communautaires tendues parm i les chrétiens à Rome. Ce n 'est pas
un hasard, en effet, que plusieurs verbes reflètent dans la suite du discours, de
manière directe ou indirecte, ce climat de discussion, de polémique généralisé
et délétère: le verbe Kp[vw apparaît 8 fois ( l4,3 .4.5[bis]. l 0.1 3[bis].22) ; le
verbe ÔL<XKp[voµaL l fois ( 14,23, cf. v. l : ôuxKpwLç) ; le verbe K<XtaKp[vw 1 fo is
( 14,23) ; le verbe ÔOK Lµa (w 1 fois (14,22, cf. v. 18 : ôÜKLµoç) ; et le verbe
ÉÇou8EvÉw 2 foi s (14,3. 10).
Aux yeux de Paul, il y a donc de la place pour des opinions et des pratiques
différentes, pourvu qu 'elles ne soient pas vécues comme des moyens de justi-
fication, de mérite, devant Dieu, ou encore comme des œuvres méritoires en
vue du salut 147 .
En conséquence du contexte, le « faible dans la foi » 148, au-delà de toute
identité historique controversée (voir supra «Chapitre 3 : L' identité contro-
versée des "faibles dans la foi" à Rome »), est un croyant en Jésus présentant

fede , p. 159 ; comme« la thèse qui domine les lignes directrices de Paul », par Richard N.
LONGENECKER, The Epistle to the Romans, p. 1001. C'est nous qui soulignons.
144
Ainsi Andrea ALBERTIN, Il casa dei deboli e dei forti. Rm l 4, 1- 15, 13 corne esempli-
flca=ione di vit a etica alla luce della giustijica=ione perJede , p. 220, n. 135.
145
D' après Antonio PJTTA , Leltera ai Romani. Nuova versione, i111rodu=io11e e commenta,
p. 34, n. 69, Rm 14,1 est la dernière des thèses secondaires de la lettre aux Romains (cf.
1,18; 3,21 - 22 ; 5, 1- 2 ; 6,1.1 5 ; 7,7 ; 8, 1- 2 ; 9,6 ; 10,4 ; 11 ,2.25 ; 12,1- 2 ; 13, 1).
146
Voir Gerhard DAUTZENB ERG, (( ÔLaKp LVW », in Horst BALZ - Gerhard SCHNEIDER
(éds.), Dizionario esegetico del Nuovo Testamento , vol. 1, coll. 805- 811 , ici col. 810.
147
Voir Rm 1, 16- 17 ; 3,21- 3 1 ; cf. Ga 2, 16; Ph 3,9, et passim. Voir aussi Paul BONY,
Un Juifs 'explique sur l 'Évangile. La Lettre de Paul aux Romains, pp. 330 et 336. Cf. Charles
K . BARRETT, A Commentary on the Epistle to the Romans, (Harper's New Testament Com-
mentaries), Harper & Row, San Francisco 1957, pp. 256- 257 ; Doug las J. Moo, The Epistle
to the Romans, p. 830.
148
L' expression est ici à comprendre comme un « s ingulier collectif », par opposition au
groupe desforts (cf. Rm 15,1) et de ceux qui sont appelés à accueill ir (14,1). Voir Simon
LÉGASSE, L 'Epistola di Paolo ai Romani, pp. 675- 676 et 678.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 215

encore un manque, vraisemblablement en rapport avec l' Évangile, qui est


ôUva.µ tç 9rnû (Rm 1, 16) suffisante pour le salut de tout croyant 149, ou éprouvant
encore quelques hésitations, notamment sur les retombées communautaires de
sa foi. Comme l'a expliqué aussi Angelo Colacrai150, l'expression «celui qui
estfaible dans lafoi (tàv ... cio9EVoûvm tiJ n[otEL) » ( 14, 1) ou « celui qui est
faible (6 ... cio9Evwv) » (v. 2), et le couple sémantique : ôuva.to[ / ciôuva.rn[, en
15, 1, rappellent et renvoient par leur lexique à ('expérience d' Abraham (cf. Rm
4, 19- 21). Cet homme qui, malgré l'évidence de son âge avancé et de celu i de
Sara,« ne faiblit pas dans la foi (µ~ cio9Ev~oa.ç tiJ n[otEL) » (4, 19), et, devant
la promesse de Dieu,« ne succomba pas au doute (où ôtEKpL9TJ, 14,23), mais
fut fortifié par la foi (ciU'ÉvEôuva.µw9TJ tiJ n[otEL) » (4,20), en devenant ainsi
le père de tous les croyants. La combinaison stylistique « µ~ cio9EV~oa.ç tiJ
n[otEL ... ciU'ÉvEôuva.µw9TJ tiJ n[otEL », du type : « non x, mais y » est précisé-
ment la fi gure rhétorique dite correctio 151 • De plus, Paul continue à écrire à
propos d'Abraham, qu'i l fut « pleinement convaincu (nÀT)po<PopTJ9E[ç) que, ce
qu' il a promis, Dieu a aussi la puissance (ôuva.t6ç) de l'accomplir » (4,21).
Alors que, malheureusement, ce n'est pas encore le cas pour les croyants ro-
mains, auxquels Paul adresse son exhortation : « Que chacun, en son jugement
personnel, soit animé d'une pleine conviction (nt..ripo<PopE[o9w) » ( 14,5). À no-
ter, que le verbe TTÀTJpo<PopÉw, signifiant remplir à 1'actif et aussi être convaincu
au passif, n'est pas attesté dans les lettres pauliniennes dites« authentiques»,
en dehors de ces deux cas. D'après Paul, donc, le fort est celui qui croit en Dieu
en pleine assurance, sans hésitation, et le faible, par contraste, est celui qui
reste un peu dans l' incertitude, en hésitant aussi face à la puissance de Dieu
pouvant ressusciter ou revitaliser quiconque croit 152 .
L'emploi du participe présent du verbe cio9EvÉw ( 14, 1- 2) pour décrire la
condition du faib le dans la foi, au lieu de ('adjectif cio9Ev~ç, pourrait également
suggérer que sa condition n'est pas défi nitive, qu 'elle est en mouvement,
qu'elle est relative à « un moment donné sur un point spécial » 153. De cette
façon, la caractérisation du chrétien comme étan t « faible dans la foi » ( 14, 1)
n'a pas une connotation péjorative, la valeur sémantique de cette faiblesse étant
neutre (cf. 1 Th 5,14) 154 . Le« fa ible dans la fo i » exprime à sa manière un
manque, un besoin d'aide et de protection. Sa foi est quelque peu « instable,

149
Ainsi Angelo COLACRAI, For=a dei deboli e debolez=a dei potenti. La coppia
« debole: forte» ne/ Corpus Pao/inum , p. 534.
150 Idem, pp. 481-488.
151
Idem, p. 481 .
152
Angelo COLACRAI, For=a dei deboli e debole==a dei potenti. La coppia « debo/e:
forte» nef Corpus Pao!inum , pp. 485 et 504.
153
Ainsi Frédéric GODET, Commentaire sur !'Épitre aux Romains, t. !!, Delachaux et
Niestlé - Grassart Librairie, Neuchâtel - Paris 18902 , p. 506.
154
Voir à ce propos Michael WOLTER, Der Brie/an die Romer. Teilband 2: Rom 9- 16,
p. 353, qui est ici d' un avis contraire à James D.G. DUNN, Romans 9- 16, p. 797.
216 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains 14, l- l 5, l 3, une analyse rhétorique

non consolidée ou craintive » 155 , par rapport à la foi ou à la conv iction du fort
(14,2). fi ne s'agit pas, en tout cas, d ' u ne déficience intellectu elle ou morale.
Le faib le dans la fo i peut être fort, à son tour, dans d ' autres domaines 156.
Ce ne sont pas non plus les o bservances des fa ibles qui sont en question,
mais plutôt leur attitude vis-à-vis de ceux qui, dans la même communauté, se
conduisent autrement qu ' eux 157 . Ainsi, sans jamais arriver à des prétentions
légalistes 158, à l' instar des frères judaïsants en Galatie, auquel cas Paul n ' aura it
pas manqué d'intervenir en défense de la « vérité de l'Évangile» (Ga 2,5. 14),
à savoir de la justification par la foi sans les œuvres de la loi (Ga 2,16, cf. Rrn
3,2 1- 31 ), le faib le accorde une importance que lque peu excessive à ses obser-
vances, une importance supérieure même à celle qu ' il est prêt à reconnaître aux
frères, ce qu i le rend « juge » de ses frères ( 14,3.10). A insi, il se peut que le
faible soit tel non pas tant en raison de sa foi , mais plutôt en raison du fait qu 'il
juge, vo ire condamne, le comportement des forts. De toute façon, sa manière
d e vivre la fo i a des retombées o u, pour le moins, montre d es carences préoc-
c upantes. fi ne s'agit donc pas d ' un manque de foi , mais - pour le dire avec
John M .G. Barclay 159 - d ' une foi en Christ vu lnérable, parce qu ' encore très
d éterminée (en matière de no urriture et de calendrier) par un attachement par-
ticulier aux normes et aux traditions juives.
La propositio principale de cette unité, nous le verrons par la suite, sera re-
prise et relancée par deux autres exhortations, ayant fonction de subproposi-
tiones, dont le sujet verbal d 'o uverture est toujours exprimé à la première per-
sonne du pluriel : 1) « Cessons donc de nous juger les uns les autres ... »
( 14, 13) ; 2) « Mais c ' est un devo ir pour nous, les forts, de porter l' infirmité des
fa ibles et de ne pas rechercher ce qui nous plaît... » ( l 5, l - 2). Paul vise à nouer

155 Ainsi Michael WOLTER, Der Brie/ an die Romer. Teilband 2 : Rom 9- 16, p. 353, cf.
p. 393.
156
Idem, p. 353.
157
La conduite des fa ibles n'était qu'une mani ère « de ne pas offenser Die u et de lu i rester
fidè le». Voir Simon LÉGASSE, L 'Epistola di Paolo ai Romani, p. 678 et n. 18, q ui renvoie
à Dn 13,3- 16; 10,3; Tb 1, 10- 12; Jdt 12,2 . 19 ; Est 4, 17 ( LXX) ; 2 M 6, 18- 3 1 ; 7, 1; JV
Esdras IX ,2 1- 26 ; X ll ,5 1 ; Josèphe et Aseneth V II , 1 ; V III ,5 ; Testament de Ruben 1, 10 ;
Testa men/ de Juda XV,4 (voir aussi XY l,3) ; Martyre d 'Jsaïe Il , 11 . Vo ir aussi supra,« Cha-
pitre 3 : L' identité controversée des "faibles dans la foi" à Rome ».
158 Sur ce poi nt, nous ne suivons pas ! 'avis d ' Angelo COLACRAI, For=a dei deboli e de-

bole=za dei potenti. La coppia « debole.forte » ne/ C01p11s Paolinum, pp. 536- 537, car, de
notre point de vue, rien dans le texte ni dans le contexte de Rrn 14, 1- 15, 13 n'autorise à
penser ni ne prouve q ue les observances des faib les étaient considérées comme étant un
moyen de salut devant Dieu. Ce serait tout au p lus une s upposition non vérifiable par le texte.
À ce propos, cf. Thomas R. SCHREINER, Romans , (Baker Exegetical Commentary on the
New Testament, 6), Baker Academic, Grand Rapids 1998 , p. 720 : « Paul aurait résisté avec
passion à une telle posi tion » .
159 « Faith and Self-Detachment from Cultural Norms : A Study in Romans 14- 15 »,p.

206.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 217

et à renforcer les liens communautaires. Il joue la carte de la solidarité et de


l'appartenance à la même communauté: d'abord, en 14, 13, en vou lant créer
les conditions de l'accueil, il implique et exhorte tous les membres de la com-
munauté à mettre un terme au climat transversal de critique destructrice ; en-
suite, en 15, 1- 2, par la réitération thématique de la nécessité de l'accuei l, il
appelle, s' il est possible d' une manière plus exigeante encore, soit à soutenir
« tà &.a8Ev~µcmx twv &.ôuvcitwv », so it à prendre en charge le bonheur d'autrui
(à.pÉaKW), Jésus étant ici l'exemple à imiter (15,3).
Andrea Albertin 160 , sans recourir à )' utilisation de )'approche rhétorique
pour ('exp lication des sections exhortatives des lettres pauliniennes 161, a remar-
qué que Rm 14,1 ; 14,13 et 15,1, versets que nous avons appelés respective-
ment propositio ( 14, 1) et subpropositiones (14, 13 ; 15, 1-2), constituent effec-
tivement les« exhortations principales » de cette unité ( 14, 1-15, 13) et, fait in-
téressant pour nous, qu 'elles sont toutes accompagnées et amplifiées par des
« modalités d'exécution » :
- Rm 14, 1 : « accueillez le fa ible dans la fo i, non pour disputes d'opinions » ;
- Rm 14, 13 : arrêtons le jugement réciproque, « Juge= plutôt qu'il ne faut pas
être pour un frère cause de chute ou de scandale»;
- Rm 15, 1 : « ... c'est un devoir pour nous, les forts, de porter ) ' infirmité des
faibles et de ne pas rechercher ce qui nous plaît ».

3.2 Les rationes (Rm 14,2-15,6) de l'accueil en 3 étapes: (A) - (B)- (C)
La TILanç - probatio - argumentatio est la partie centrale, le noyau essentiel
du discours, où l'on met avant tout l'accent sur la tâche du docere, c'est-à-dire
sur le devoir d' instruire pour convaincre, mais pas seulement 162. C'est la partie
dans laquel le Paul déploie les TILGtELÇ, ou encore mieux les rationes, à l'appui
de sa thèse. Par ratio, nous entendons une pensée, une idée ayant fonction d 'ar-
gument en rapport avec ce quel 'on veut démontrer (la propositio), à savoir une
raison ou un raisonnement, une explication ou une justification, bien souvent

160
Il caso dei deboli e dei forti. Rm 14, 1- 15, 13 come esemplificazione di vita etica alla
luce della giustifica=ione per fede, pp. 153- 155.
16 1
idem, p. 147. ALBERTIN, à la suite de Jean-Noël ALETTI, « Romani 14, 1-15,6: di
nuovo a lla ricerca d i chi sono i forti e chi i deboli », préfère lire Rm 14, 1- 15, 13 en donnant
la priorité au paradigme concentrique ou ternaire ABA ', c ' est-à-dire : «exhortation - moti-
vation - et reprise (éventuelle) de l' exhortation à la lumière du développement de B »(cf. p.
136, n. 55, pp. 149, 154).
162
Voir ARISTOTE, Rhétorique 1,2,2 ; QUINTILIEN, institution oratoire, Y, 1, 1. Heinrich
LAUSBERG, Handbook of literary Rhetoric. A Foundationfor litera1y Study, §§ 348- 349,
pp. 160- 16 l . D' après Francesco BIANCI-ll NI , L 'analisi retorica delle /ettere pao/ine. Un 'in-
troduzione, p. 40, la probatio justifie et discute la propositio qui la précède, et elle se termine
là où le lexique et les thématiques n ' ont plus de liens évidents.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 2 19

des faits en discussion 169, à l'ori g ine du conflit. On ressent chez Paul une cer-
ta ine discréti on, voire une réticence (&TToawTTî]OlÇ - reticentia) 170 . fi préfère ne
pas s'expliquer en déta il, ic i et tout au long d e cette unité 171 , vraisemblablement
po ur ne pas creuser davantage le clivage existant entre les fa ibles et les fo rts,
et pour éviter de perdre de vue l 'essentie l 172 .
A ins i, après avo ir exhorté le fo rt à ne pas mépriser 173, et le fa ible à ne pas
juger/condamner (v. 3ab, cf. 14, 10), esquissant du même coup la vo ie royale
du respect nécessaire pour faire place à la di versité (cf. v. l b), il commence
avec son prem ier argument 174 , à l' appui de la propositio: « ... car Dieu l' a ac-
c ueilli (6 8Eoç yàp autov TTpoaEÀaPEto) » (v. 3c). C'est là l'argument le plus
fo rt : l'El.Kwv - imago, o u «personnage exemplaire», qu i est un e forme parti-
culière de l'exemplum 175, à savoir un mode persuas if par ind uction, consistant

169
Voir Jean-Noël ALETTI, « La dispositio rhétorique dans les épîtres pauliniennes. Pro-
positions de méthode», p. 395. Rappelons, au passage, que la narratio n'est indispensable
que dans le discours judiciaire. Or, de toute évidence, on ne se trouve pas dans ce cas de
figure ici. Cf. AR ISTOTE, Rhétorique Ill, 13,3.
170
« La réticence permet d'évoquer une idée et de laisser le développement à l'auditeur
[...] ». Chaïm PER ELMAN et Lucie ÜLBRECHTS-TYTECA, Le traité de l'argumenlation. La
nouvelle rhétorique, p. 645.
171
Selon Robert JEWETT, Romans. A Commenta1y, p. 833, loin de s' attarder sur les dé-
tails, Paul va tout droit aux idées essentielles.
172 À propos du caractére hypothétique de toute reconstruction historique avérée de la

communauté romaine, Jean-Noël ALETTI, «Romani 14,1- 15,6: di nuovo alla ricerca di chi
sono i forti e chi i debol i », pp. 94-95, estime que la « résistance» affichée par le texte de
Rm 14, 1- 15,6 vis-à-vis de détai ls propres à la situation historique des chrétiens à Rome est
pl us un effel rhétorique voulu qu'un maladroit manque de clarté. C'est pourquoi, d' un point
de vue méthodologique, il invite les exégétes à bien distinguer la siluation historique, qui ne
peut être reconstituée que d' une maniére approximative, et la situation rhétorique, celle des
lecteurs de la lettre paulinienne, que l'on peut esqui sser en sui vant de prés l' articulation
rhétorique spécifique de la lettre ou de !' unité littéraire concernée. C'est nous qui soulignons.
173
À propos de cette attitude déplorable de mépris (ÈÇou9EvÉw, 14,3. 10) affichée par les
forts, il peut être utile de relever la proximi té littéraire, sinon thématique, avec! ' exhortation
d' un édit de l'empereur CLAUDE, adressée aux Juifs d' Alexandrie, telle qu 'elle est relatée
quelques années plus tard par FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités juives XlX,5,3 § 29 1 : « je les
avertis à présent[« vûv mxpcxyyÉHw »] de ne pas abuser désormais de ma bonté et de ne pas
mépriser les croyances[« Kat µ~ tàç ... ÔELO LÔCXLµovicxç ÈÇou9Evt(ELV »]des autres peuples
alors qu' ils gardent leurs propres lois». Voir supra pp. 44-45, n. 2 15.
174
« L 'argumentation est une action qui tend toujours à modifier un état de choses pré-
existant. Cela est vra i, même du discours épidictique : c'est par là qu ' il est argumentatif ».
Ainsi Chaïm PERELMAN et Lucie ÜLBRECHTS-TYTECA, Le traité de l'argumentation. La
nouvelle rhétorique, p. 72.
175
QUINTILIEN, Institution oratoire V, 11 ,6, p. 164 (traduction Jean COUSIN, 1976),
écrit à propos de l'exemplum (ncxpciôELyµcx): « Parmi les arguments de ce genre, le plus effi-
cace est celui que nous appelons proprement exemple, c'est-à-dire le rappel d' un fait histo-
rique ou présumé tel, qui sert à persuader l'auditeur de l'exactitude de ce que l'on a en vue
» (c'est nous qui soulignons). Le modèle, en fai t, inspire un processus d' imitation, une
220 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

en« l' incarnation d'une vertu dans une figure » 176. En l'occurrence, la valeur
de l'accueil est ici incarnée, exemplifiée s i l' on préfère, par l ' agir accueillant
de Dieu face à l'être humain (14,3) 177• L' exhortation à l' accueil du frère fa ible
dans la foi (14, 1) est ainsi motivée par ou fondée sur l'accueil réservé par Dieu
au croyant. Ce même argument sera repris, et même amp lifié, à propos du
Christ ( 15,7, voi r infra) en fin de parcours. Ce qui est tout à fait compatible
avec « l' ordre homérique » que nous avons déjà décrit 178.
« ... car Dieu l'a accueilli (6 8Eoç yàp cx.ùtov npooüapH o, 14,3c) », la for-
mu le paulinienne apparaît dé libérément ambiguë 179, car il n ' est pas possible de
déterminer avec précision s i celui qui fait l' objet de cet accuei l est celui qui
mange ou celui qui ne mange pas, c'est-à-dire le fort ou le faib le. Le contexte
littéra ire, pas plus que la construction syntax iq ue et sémantique en isocolon
(lo6KwÀ.ov - compar, exaequatum membris)180 du v. 3a et du v . 3b, ne permet
de lever cette incertitude et pourrait suggérer l'équivalence des deux poss ibi li-
tés: a) soit Paul, en s' adressant au fort, l'exhorte à ne pas mépriser le faible,
parce que Dieu a déjà accuei lli ce derni er et que, par conséq uent, il est appe lé
à en faire autant (comme en 14, 1) ; b) soit Paul, en s 'adressant au faible,

conduite à suivre. Cf. Chaïm PERELMAN et Lucie ÜLBRECllTS-TYTECA, Traité de l 'argu-


mentation. la nouvelle rhétorique, pp. 488-490.
176
Ainsi Roland BARTll ES, « L' ancienne rhétorique. Aide-mémoire», p. 201. Par ail-
leurs, d'après Jean-Jacques ROBRIEUX, Rhétorique et argumentation, p. 200, l'exemple« se
présente comme un cas particulier et concret, soumis à !' auditoire en vue d'étayer une thèse,
voire de contribuer à la fonder. Argument extrêmement courant, il peut être présenté aprés
la thése en question, la précéder, ou même s'y superposer ».
177 Dans un discours, les valeurs constituent un des éléments de base de ! 'argumentation :

« On y fait appel pour engager !'auditeur à faire certains choix plutôt que d'autres, et surtout
pour justifier ceux-ci, de manière à les rendre acceptables et approuvés par autrui ». Chaïm
PERELMAN et Lucie OLBRECHTS-TYTECA, Le traité de l 'argumentation. la nouvelle rhéto-
rique, p. 1OO.
178
Voir QUINTILI EN, Institution oratoire V, 12, 14, p. 192 (traduction Jean COUSIN, 1976),
et supra, « Chapitre 4 : La "rhétorique paulinienne", éléments de méthode».
179
Cette ambiguiïé grammaticale a également été relevée par Robert SMITll, « Pau l's
Quest for a Holy Church : Romans 14: 1- 15: 13 », in Wesleyan Theological Journal 42, 2007,
pp. 103- 119, ici p. 11 2.
180
li s'agit d' une figure de construction qui consiste dans la correspondance parfaite, ou
quas i parfaite, de deux ou plusieurs membres, par le nombre et la disposition des mots :
a) 6 Éo9[wv TOV µ~ Éa9[ovm µ~ ÈÇou9evdTw,
b) 6 ôÈ µ~ Èo9[wv Tov Èo9[ovm µ~ KptvÉTW,
c) 6 9eoç yàp cxù•ov 11pood.a[3E•o (Rm 14,3).
Cf. un autre excellent exemple en 1 Co 10,2 1 :
où ôUvao9e 11o• r\pwv Kup[ou 11[vELv KctL 1T01:rJpLov ÔCILµov[wv,
où ôuvao9e rpa11É(~ç Kup[ou µeTÉXELV Kat Tpa11É(~ç ôaLµov[wv .
Pour la définition d' isocolon, voir Heinrich LAUSBERG, Handbook of lilerary Rhetoric.
A Foundation for literwy Study, § 7 19 , pp. 320- 321 ; Bice Mortara GARAVELLI, Manuale
di retorica, p. 232.
222 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l-15, l 3, une analyse rhétorique

modernes, surtout en anglais et presque toujours établies sur la base d'« équi-
valences dynamiques», aient choisi de traduire, ou plutôt d' interpréter, le sin-
gulier (cxin:àv) par un pluriel :« car Dieu les a accueillis» ( l4,3c) 185 .

3.2. l .2 Ratio 2 - Le Seigneur a le pouvoir de soutenir


tout croyant en toute circonstance (14,4)
« 4 Qui es-tu pour juger un serv iteur qui ne t 'appart ient pas? Qu'il tienne bon ou qu'il
tombe, cela regarde son propre maître. Et i1tiendra bon, car (ytip) le Seigneur a le pouvoir
(ôuvaîEi) de le fa ire teni r».

Le deuxiéme argument (v. 4) vise à renforcer la confiance du croyant en son


Seigneur 186 . Paul, au travers d 'une apostrophe (cbroatpocp~ - aversio) et d' une
question oratoire 187 à la deuxième personne du singulier, interpelle vivement
son interlocuteur fictif, cela pour l'engager et l' interpeller davantage 188 . On

185
Voir, par exemple, New Revised Standard Version (1989): «for God has welcomed
them » ; Contemporary English Version (1995) : « After ail , God welcomes everyone » ;
Easy-to-Read Version (2006) : « God has accepted them » ; Common English Bible (20 1 1) :
« because God has accepted them » ; New International Version (201 1) : « for God has
accepted them » ; New lnternatio11al Reader's Version (20 14) : « That's because God has
accepted them » ; et, enfin, une traduction en ita lien, la Bibbia della Gioia (2006) : « perché
Dio stesso li ha accettati came suoiflgli ». Pour d'autres detai ls, cf. www.biblegateway.com.
186
Nous ne suivons pas ici le découpage suggéré par la dispositio de Robert JEWETT, Ro-
mans. A Commentmy, pp. 841 - 844, en raison de la présence de la conjonction ytip, qui, à notre
avis, signale un deuxième argument visant à décourager toute dispute ou polémique concernant
la vie et les choix d'autrui , notamment envers ceux qui prétendaient d'avoir quelques droits à
cet égard. Pour Paul, ce« droit » est catégoriquement exclu, puisqu ' il n'appartient qu'au Sei-
gneur Jésus.
187
« L'apostrophe, la question oratoire, qui ne vise ni à s'informer ni à s'assurer un ac-
cord, sont souvent figures de communion ; dans la communication oratoire on demande à
l'adversaire même, au j uge, de réfléchir à la situation dans laquelle on se trouve, on )' invite
à participer à la délibération que l'on semble poursuivre devant lui, ou bien encore l'orateur
cherche à se confondre avec son auditoire [ ... ] ». Chaïm PERELMAN et Lucie OLBRECHTS-
TYTECA, Traité del 'argumentation. la nouvelle rhétorique, p. 240. Il s'agit encore d '« une
sorte d 'affirmation déguisée en question, une fo rmule phatique propre à rendre plus vivant
un monologue ». Jean-Jacques ROBRI EUX, Rhétorique el argumenta/ion, p. 2 14 ; cf. Bice
Mortara GARAVELLI , Manuale di retorica, p. 269 ; Michael WOLTER, Der Brie/ an die Ra-
mer. Tei/band 2: Rom 9- 16, p. 356.
188 Les questions présentes en Rm 14,4.10 ont été expliquées par Duane F. WATSON,

(( Diatriba », in Gerald F. HAWTHORNE - Ralph P. MARTIN - Danie l G. REID (éds.), Di=io-


nario di Paolo e delle sue leuere, pp. 443-445, ici pp. 444-445, et Stan ley. K. STOWERS,
The Diatribe and Paul 's leuer to the Romans, (Society of Biblical Literature Dissertation
Series, 57), Scholars Press, Chico 198 1, cités par Angelo COLACRAI, For::.a dei deboli e
debo/e::.::.a dei potenti. La coppia « debole.forte » ne/ Corpus Pao/inum, p. 519, n. 198,
comme étant des exemples typiques du style de la diatribe, à ) ' instar de Rm 2, 1- 5.17- 24 ;
9,19- 21 ; 11, 17- 24.
224 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

3.2. 1.3 Ratio 3 - Ce qui compte vraiment, au-delà de toute différence, c'est
d 'appartenir au Seigneur ( 14,5- 9), avec une deuxième expositio : 14,Sab
« 5 [yap] Pour l' un, il y a des différences entre les jours ; pour l' autre, ils se va lent tous.
Que chacun, en son j ugement personnel, soit animé d'une pleine conviction. 6 Celui qui
tient compte des jours le fait pour le Seigneur ; celui qui mange de tout le fa it pour le
Seigneur, en effet (yap), il rend grâce à Dieu. Et celui qui ne mange pas de tout le fait
pour le Seigneur, et il rend grâce à Dieu. 7 En effet (yap), aucun de nous ne vit pour soi-
même et personne ne meurt pour soi-même. 8 Car (yap ), si nous vivons, nous vivons pour
le Seigneur ; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur : soit ( oùv) que nous vi-
vions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur. 9 Car (yap) c'est pour être
Seigneur des morts et des vivants que Christ est mort et qu'il a repris vie».

Au v. 5ab (expositio), il est question du deuxième sujet de controverse 197 : "Oç


µÈv [yècp] Kp LVEL ~µÉpcw nap' ~µÉpav, oç ôÈ KpLVEL niiaav ~µÉpav · , à savoir
des observances en matière de jours spéciaux et de calendrier (cf. 14,2, po ur le
premier sujet de controverse). Il s'agit d' une« formulation générique » 198, bien
qu 'en grec ce v. 5ab soit orné par la figure de la symploque (ouµnÀoK~ - com-
plexio, selon le schéma: lx ... y/x ... y/) 199• L'on note, à cet égard, les répétitions
et donc la mise en relief de mots au début (anaphore) « "Oç [ ... ] Kpl.vEL » et à
la fin (épiphore) « ~µÉpav » dans les deux phrases. Il est fort difficile de défin ir
exactement de quels « jours » il s'agit, d'autant plus que les deux verbes
(Kpl.vw et cppovÉw) que Paul associe à ces« jours», aux vv. 5 et 6, créent des
énonciations singulières qui ne semblent pas avoir d'équivalent dans toute la
Bible. L'interprétation la plus simple serait de penser aux nombreux jours des
fêtes solennelles juives (Pâque, Semaines, Tabernacles, Yom Kippur, pour ne
mentionner que les plus connues, cf. Lv 23). En fo nction du contexte littéraire
proche (v. 6) 200 ayant trait aux questions d' alimentation (cf. Rm 14,2.3.17 .20.
2 1.23), on pourrait aussi penser aux jours de jeûne devenus même hebdoma-
daires, notamment pour les pharisiens (cf. Mc 2, 18 et // ; Le 18, 12 ; Didachè
Vlfl, 1 ; Megillat Ta 'anit 2,9)201 . On pourrait songer enfin aux jours de sab-

197
Voir Charles E. B. CRANFlELD, The Epistle to the Romans, vol. 2, p. 704.
198
Pour plus de détails, voir Robert JEWETT, Romans. A Commentary, p. 844. Pour Mi-
chael WOLTER, Der Brie/ an die Ramer. Teilband 2: Rom 9- 16, pp. 358- 359, cette descrip-
tion est si générale qu'elle ne permet pas de tirer des conclusions avérées.
199
Voir Heinrich LA USBERG, Handbook ofliteraty Rhetoric. A Fou11datio11 for literary
Study, § 633 pp. 284-285 ; Bice Mortara GARA VELU, Manuale di retorica, p. 205.
200 Par ailleurs, la construction du v. 6ab (6 </Jpovr.Jv i:~v ~µÉpav Kupt!\) </Jpovl'i· Kal 6
ù1B{wv KUPL!\> ù;Büi) est une épanadiplose (É1Tetvetôl1TÀWOLÇ - inclusio, redditio), enrichie
par la figure du polyptote, utilisée pour marquer l'essentiel à reten ir. Sur la fig ure de l' épa-
nadiplose, voir Heinrich LAUSBERG, Handbook of literary Rhetoric. A Foundation for li-
terary Study, § 625, pp. 280- 281 ; Bice Mortara GARAVELLI, Manuale di retorica, pp. 199-
200.
201
Voir Emil SCMÜRER, Storia del popolo giudaico al tempo di Gesù Cristo (1 75 a.C. -
135 d.C.) . vol. Il, pp. 576- 577. D'aprés Joseph HUBY, Épître aux Romains, Beauchesne,
Paris 1957, p. 455: <<À la distinction des aliments s'ajoute celle des jours, mais toujours à
226 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

ne se déclare ni pour, ni contre cette distinction de jours 208, étant donné qu' il
ne s'agit pas de questions affectant la sotério logie mais de points d' importance
secondaire. Il préfère insister sur sa propre stratégie, à savoir motiver son appel
à l'accue il en ex hortant chacun soit à tro uver en soi-même (Èv Tc.\) Lôlu,i vat) la
pleine conviction quant à ses choix personne ls (v. 5c), de la même man ière
qu 'Abraham, convaincu par la promesse de Dieu et par sa puissance (cf. Rm
4,20- 21 ) 209, soit à avo ir confiance en l'appartenance au Seigneur (v. 8), indé-
pendamment des observances des uns et des autres en matière de « jours »
(14,5- 6) et d'« alimentation » (14,6) 21 0, pourvu qu'elles soient vécues« pour
le Seigneur» (Kup(u,i, 3 fo is au v. 6), c'est-à-dire pour honorer le Seigneur, le
Christ qui est mort et revenu à la vie (v. 9, cf. 10,9), et qu 'elles soient aussi
l'occasion de rendre grâce à Dieu (El'.ixapwTEÎ. [ ... ]Tc.\) 9Ec.\), 2 fois au v. 6, cf. 1
Co 10,30-3 1)211 . C'est là un argument de plus à fa ire valoir contre !'hypothèse
de ceux qui voudraient expliquer ces observances exclusivement à partir d'un
contexte d'ascétisme païen 212 • Ces croyants romains agissaient, quant à eux, de
telle sorte qu' ils croyaient honorer le Seigneur et lui montrer leur fidé li té.
Aux vv. 7-9, pour re lativiser ces observances et faire respirer un peu ses
lecteurs, Paul construit un ra isonnement poétique 213 , très agréable à lire, à

Centuries, p. 73 ; Jeffrey Paul SAMPLEY, « The Weak and the Strong: Pau l's Careful and
Crafty Rhetorical Strategy in Romans 14: 1- 15: 13 », p. 42.
208 Comme l'a bien souligné Jean-Noël ALETTI, La Lettera ai Romani. Chiavi di leltura,

p. 118, les jugements de valeur portés ici par Paul ne concernent pas les observances, mais
l'attitude des fréres et sœurs: certai ns méprisent, alors que d'autres critiquent. Cf. ID.,« Ro-
mani 14, 1- 15,6: di nuovo alla ricerca di chi sono i forti e chi i deboli »,p. 99 ; Frédéric
GODET, Commentaire sur /'Épître aux Romains, t. Il, pp. 5 10- 511 ; Ernst KASEMANN, Com-
mentary on Romans, p. 358 ; Michael WOLTER, Paul. An Owline of His Theology, p. 3 16 .
209 Rm 4,21 est le seul autre end roit, dans les lettres pauliniennes dites« authentiques»

ou «prolo-pauliniennes» par la plupart de la critique contemporaine, où l' on retrouve le


verbe 11J..11po<jiopÉoµaL (être complétement certain). Cf. Col 4, 12 ; 2 Tm 4,5. 17.
21 0
Le v. 6, à propos d'alimentation : « 6 Éo9[wv Kup[c.p Éo9[EL [... ] Kat 6 µ~ Éo9[wv
Kup[w », très littéralement : « celui qui mange le fai t pour le Seigneur [... ] Et celui qui ne
mange pas le fait pour le Seigneur», est formu lé de manière elliptique. Il manque, à chaque
fois, la précision dont il est question en Rm 14,2, à savoir le fait de manger :« 11<ivta »,« de
tout, toute chose ». Il s'agit du style elliptique utilisé aussi en 14,3 pour alléger le discours
et le rendre encore plus incisif.
211 La coutume relative à la bénédiction du repas est attestée auss i en Mc 8,6 ; Mt 15,36 ;

Jn 6, 11.23 ; Ac 27,35 ; 1 Tm 4,3- 5. Voir Robert JEWETT, Romans. A Commentmy, p. 846.


212
Voir supra «Chapitre 3 : L' identité controversée des "faibles dans la foi" à Rome».
Cf. Alain GIGNAC, L 'épître aux Romains, p. 499, qui parle à bon droit d'« un débat intra
chrétien ».
2 13
Selon Robert JEWETT, Romans. A Commentary, pp. 832- 833, notamment p. 847, et
Andrea ALBERTIN, Il casa dei deboli e deiforti. Rm 14,/- /5, /3 came esemplificci=ione di
vita etica alla luce della giustifica=ione per fede, pp. 187- 188, il s'agit d' un syllogisme con-
cernant la vie et la mort en Christ, ou la relation mystique avec lui. Par ai lleurs, le caractère
« poétique » de cette composition a été également apprécié par Michael TH EOBALD, « Der
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 227

écouter et à retenir pour construire sa relation au Seigneur. Ainsi , l' intensité de


la communication paulinienne augmente et devient un hymne à Christ 214 .
L' apôtre affirme que la vie humaine 215 ne se détermine véritablement pas en
direction du soi (oùôEtc; ... È1wtt\i, 2 fois au v. 7: «aucun de nous ne vit pour
so i-même et personne ne meurt pour soi-même» )216, mais en direction du Sei-
gneur (tt\i Kuptl.\), 2 fois au v. 8 : « En effet [yap ] , si nous vivons, nous vivons
pour le Seigneur ; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Donc
[oùv ], soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes du Sei-

Ei nsamkeit des Selbst entnommen - dem Herm gehorig: Ein christologisches Lehrstück des
Paulus (Rom 14,7- 9) », in ID., Studien =um Romerbrief, (Wissenschaftliche Untersuchungen
zum Neuen Testament, 136), Mohr Siebeck, Tübingen 200 1, pp. 142- 163, ainsi que par Jan
LAM BRECHT, « " lt is for the Lord that we live and die". A Theological Reflection on Romans
14,7- 9 », in Louvain Studies 28, 2003, pp. 143- 154, ici p. 152. lis divergent toutefois sur
son origine exacte. Pour THEOBALD, il s'agirait d' un enseignement de Paul rédigé indépen-
damment de la lettre aux Romains et inséré à cet endroit dans un deuxième temps, alors que
pour LAM BRECHT, en ra ison de la cohérence de son développement à l' intérieur de Rm 14, 1-
12, Paul l'aurait composé délibérément pour l' occasion tout en changeant de style (p. 152).
Quant à nous, vu le caractère ultimement indémontrable de la suggestion de THEOBALD,
nous préférons suivre la dynamique du raisonnement paulinien. En principe, le fa it de con-
fesser cette doctrine christo logique (Rm 14,7- 9) doit év iter, d'après Paul , les conflits et les
altercations au sei n de la communauté (cf. THEOBALD, p. 153).
2 14 Voir Bernhard OESTREICH, Pe1formance Criticism of the Pauline Letters, p. 174.

Alors que Ernst KASEMANN, Commentary on Romans, p. 359, ne partage pas cette opinion.
215
«Vivre» et« mourir », en Rm 14,7- 8, expriment l'ensemble de la vie humaine dans
la diversité de ses manifestations, au travers d ' un « dualisme comp lémentaire», ou mérisme.
Voir Michael WOLTER, Der Brie/an die Ramer. Teilband 2: Rom 9- 16, p. 363.
216 Le fait de« vivre et de mourir pour soi-même » (Rm 14,7) est un motif répandu dans

la littérature gréco-romaine que Paul a adapté à ses fins théologiques. Voir à ce propos l'ex-
cursus proposé par Michael WOLTER, Der Brie/ an die Ramer. Teilband 2: Rom 9-16, pp.
36 1- 363. Pour ce qui nous concerne, nous nous contenterons de reproduire ici quelques vers
du phi losophe SÉNÈQUE (Lettres à Lucilius LV, §§ 4-5), contemporain de Paul et vivant à
Rome à l'époque de la rédaction de la lettre aux Romains : « Mais tel est, ô Lucilius, le
caractère vénérable et saint de la philosophie, qu 'au moindre trait qui la rappel le le faux-
semblant nous séduit. Car dans l'oisif le vulga ire voit un homme retiré de tout, libre de
crainte, qui se suffit et vit pour lui-même, tous privilèges qui ne sont réservés qu 'au sage.
C'est le sage qui, sans ombre de sollicitude, sait vivre pour lui ; car il possède la première
des sciences, la science de la vie. Mais fuir les affaires et les hommes, parce que nos préten-
tions échouées nous ont décidés à la retraite, ou que nous n'avons pu souffrir de voir le
bonheur des autres ; mais, de même qu'un animal timide et sans énergie, se cacher par peur,
c'est vivre, non pour soi, mais de la plus honteuse vie, pour son ventre, pour le sommeil,
pour la luxure. li ne s'ensuit pas qu'on vive pour soi de ce qu 'on ne vit pour personne».
Traduction française in SÉNÈQUE, Le/Ires à Lucilius, tradu ites par Joseph BAILLARD, vol.
li, Hachette, Paris 1914, p. 124, c'est nous qui soulignons. Par ai lleurs, en Rm 15,3, une
expression similaire (oux E<wt<.\)) est utilisée également en lien avec le Christ, cf. 2 Co 5, 14-
15.
230 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

Seigneur Jésus est« ! 'arbitre final » 229. C'est lui, et lui seul, qui fait l'un ité des
croyants en dépit de tout230 .
E nfin, « si chaq ue groupe peut reconnaître la dévotion de l'autre, dirigée
vers le même Seigneur Jésus-Christ, et rendre grâce au même Dieu, ils pou rront
partager leurs repas les uns avec les autres sans insister sur l ' uniformité » 231.
L'offre, le don du salut, manifesté par Jésus, précède tout genre de conduite et,
par cela, il fraye la vo ie pour! 'accueil de la différence.

3 .2.1.4 Ratio 4 - Il n' y a qu'un seul Juge,


mais ce n'est pas« toi» ( 14, 10-12) !
« IO Mais toi, pourquoi juges-tu ton frère ? Et toi, pourquoi méprises-tu ton frère? Tous,
en effet (yiip), nous comparaîtrons devant le tribunal de Dieu. 11 Car (yiip) il est écrit :
Aussi vra i que je vis, dit le Seigneur, tout genou fléchira devant moi et toute langue rendra
gloire à Dieu. 12 Ainsi (èipcr [oùv]), chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi-
même ».

Compte tenu de la seigneurie du Christ, la ratio 4 s'avère intimement liée à la


précédente. « Puisque le Christ est Seigneur et juge, il est totalement inappro-
prié pour certains croyants de juger ou de mépriser d'autres croyants (v.
10) ))232 .
Paul insiste et, cette fois-ci, son apostrophe s'adresse à un double interlocu-
teur, par l'effet d'un parallélisme synonymique (v. l 0). Par la reprise des verbes
KpLvw et È/;ou8EvÉw, dans l'ordre inverse par rapport au v. 3, il réclame l'atten-
tion des faib les et des forts. Ils méritent les uns et les autres la réprimande et la
désapprobation de l'apôtre. Pou r souligner la gravité de leur attitude, Paul fait
finalement place dans son discours au mot à.ùü<Pôç (frère), toujours au s ingu-
lier, qui s'avère le terme le plus uti lisé par lui dans le cadre de sa communica-
tion avec les destinataires dans ce chapitre (cf. 14, 10 [bis ].13.15 .21 ) 233 . li s'agit
bien d ' un «conflit de famille », entre« frères», de tensions néfastes pouvant
porter atteinte à l' unité de la communauté des croyants. De ce point de vue, le

229
Ainsi Robert JEWETT, Romans. A Commentwy, p. 849.
230
Voir Michael WOLTER, Der Brie/an die Ramer. Teilband 2 : Rom 9- 16, p. 361.
231
Voir Robert J EWETT, Romans. A Commentaty, p. 846. Cf. Victor Paul FURNlSH, « Liv-
ing to God, Walking in Love : Theology and Ethics in Romans », p. 199.
232 Ainsi Thomas R. SCHR EINER, Romans, p. 722.
233
De la même manière que dans 1 Thessaloniciens, «L'apôtre s' inspire vraisemblable-
ment de la Septante, car on y trouve l' emploi du terme &.liEÀ<j>oç pour exprimer la notion
d ' appartenance, comme c ' est aussi le cas dans la culture juive. Tout Israélite, par exemple,
était considéré comme un "frère", à cause de son appartenance au peuple de Dieu (cf. Ex
2, 11 ; Lv 19, 17 ; Dt 3, 18 ; 24,7). 'Aliü<j>6ç fait partie aussi du langage courant de la société
gréco-romaine. Il figure notamment dans la littérature qui parle d 'appartenance aux assoc ia-
tions gréco-romaines». Ainsi McTair WALL, « La contextual isation de l' Évangile dans la
Prem ière épître aux Thessaloniciens », in Théologie Évangélique 8, 2009, pp. 35- 53, ici p.
40.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur l 'accueil 231

mot &ôü<ji6ç peut aussi être compris comme étant une synecdoque (ouvEKôox~
- synecdoche, la partie pour le tout) 234 de l' ensemble de la communauté des
croyants (tout croyant), composée évidemment de frères et de sœurs235 . Et si,
au v. 3, Paul, tout en exhortant chacun (« celui qui mange » et « celui qui ne
mange pas») à rompre avec toute attitude de critique négative, voulait rassurer
chacun pour qu' il se montre confiant dans ! 'accueil divin, au v. 10, en re-
vanche, son interlocution fictive, demandant le pourquoi de ! 'attitude consis-
tant à mépriser ou à juger le frère, souligne le sérieux de la situation et de son
exhortation (entamée en Rm 12, 1 : « Je vous exhorte donc, &ôEÀ.QJOL »). Juger,
finalement, c'est d'exclure236 ! Le Dieu qu i a accueilli (v. 3) est aussi le Dieu
qui siègera à la cour (et pas un autre) devant laquelle tous (mivtEç, y compri s
Paul) seront appelés à comparaître (v. 10). En accord avec le témoignage
d'Esaïe (33,22, LXX), « Car mon Dieu est grand, le Seigneur ne me négligera
pas ; le Seigneur est notre juge (Kplt~ç), le Seigneur est notre prince (apxwv)237,
le Seigneur est notre roi (13<rnlÀ.Euç), celui qui nous sauvera (oùtoç ~µiiç ow-
oH) » 238_

Paul élargit ! 'horizon en le déployant d ' un kairos à ! 'autre : de la croix au


jugement eschatologique. li veut forcer la main. Les relations interpersonnelles
sont d' une importance cruciale. Il en va de la vie ou de la mort de la commu-
nauté, du corps du Christ. C'est là une question si grave que Paul ne craint pas
d'évoquer le« tribunal de Dieu »239, qui est une métaphore du jugement escha-
tologique (cf Rm 2, 16 ; 12,19). Face à ce tribunal, « Chacun doit répondre

234
« La synecdoche peut apporter de la variété dans le discours, en faisant entendre plu-
sieurs objets par un seul, le tout par la partie, le genre par ! 'espèce, ce qui suit par ce qui
précède, ou inversement ; et son emploi est plus libre chez les poètes que chez les orateurs».
QUINTILI EN, Institution oratoire Vlll,6, 19, pp. 108- 109 (traduction Jean COUSIN, 1977).
Voir Heinrich LAUSBERG, Handbook of Lilerary Rhetoric. A Foundationfor Lilerary Study,
§§ 572- 577, pp. 260- 262 ; Bice Mortara GARAVELLI, Manuale di retorica, pp. 153- 155.
235
En Rm 16 le mot aoEÂ<jir\ apparaît 2 fois, que ce so it pour Phoebé (v. 1), ou pour la
sœur de Nérée (v. 15). On pensera aussi aux autres personnages féminins évoqués et salués
par Paul parmi les croyants romains : Prisca (TiploKa, v. 3, cf. 1 Co 16, 19 ; 2 Tm 4, 19), Marie
(v. 6), Junias (d iscutée, v. 7), Tryphène et Persis (v. 12), la mère de Ru fus (v. 13), Julie (v.
15). La mention que nous faisons de ces figures féminines, bien qu ' elle soit rapide, est une
manière, modeste, de leur rendre l'honneur que souvent! ' histoi re, même chrétienne, rédigée
au masculin, leur a refusé.
236 Voir Karl BARTH, A Shorter Commentary on Romans, p. 103.
237
Cf. infra notre commentaire à propos de Rm 15, 12 : « Esaïe dit encore : Il paraîtra, le
rejeton de Jessé, celui qui se lève pour commander (iipxuv) aux nations. En lui les nations
mettront leur espérance ».
238
C'est nous qui traduisons. On note, en passant, la construction épiphorique de ce passage
dans l'origina l grec, due à la quadruple répétition du mot Kupwç.
239
En 2 Co 5, 10, Paul avait aussi parlé du « tribunal du Christ (roû Pr\µaroç toû XpLà
îOÛ) ».
232 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

pour lui-même ou pour e lle-même et non pour les autres » 240 . Paul remue et
secoue ainsi les sentiments les plus profonds des uns et des autres. Le seul
jugement qui compte au regard des querelles personnelles reste le jugement de
Dieu241 . La référence au jugement dernier, dans le contexte des conflits com-
munautaires (Rm 14, 10 ; 1 Co3,8.13-15; 4,3.4-5; 2 Co 5,10), a, pour Paul,
la fonction pragmatique de désamorcer le conflit. Car la perspective du juge-
ment divin rend chaque jugement humain sans importance, ou d'une impor-
tance tout à fait secondaire242 . Selon les propres termes de Paul : « Pour moi, il
m ' importe fort peu d 'être jugé par vous ou par un tribunal humain. Je ne me
juge pas non plus moi-même » (1 Co 4,3).
En revanche, c'est devant Lui, poursuit encore Paul, en exposant un argu-
ment d'autorité (« ipse dixit »)243 (v. 11) tiré des Écritures et notamment du
prophète Ésaïe (Es 45 ,23, cf. Ph 2, 10- 1 l ), que « tout genou fléchira ... et toute
langue rendra g lo ire à Dieu » 244 . Le fait de juger, de condamner le frère est une
manière d'usurper ! 'autorité de Dieu : « Puisque le jugement n'est que le droit
de Dieu, le jugement humain est interdit » 245. Paul envoie un message fort et
clair, et pour ne pas être perçu comme étant trop dur ou amer, il joue la carte
du « nous » au lieu de pointer du doigt ses frères. Face au tribunal de Dieu et
devant le Seigneur, on est tous égaux : faib les et non-faibles 246 .
Le v. 12 propose alors une première déduction importante, une sorte de
brève conclusion intermédiaire 247, introduite par deux conjonctions conclusi-

240
Ainsi James D.G. DUNN, Romans 9- 16, p. 803.
241 Voir Cristian Daniel CARDOZO MINDIOLA, « Eljuicio en Romanos 14, IOc- 12. Apun-
tes exegéticos y teol6gicos », in Estudios bfblicos 77, 2019, pp. 47- 63, ici p. 54.
242
Voir Michael WOLTER, Paul. An Outline of His Theology, p. 2 14.
243
En rhétorique, c'est l'opinion ou la citation d' un expert, d'un personnage illustre,
d'une tradition, etc. , avancée à l'appui de ses propres idées. Voir Bice Mortara GARAVELLI,
Manuale di retorica, p. 79.
244
Les express ions poétiques« tout genou ... toute langue »sont des synecdoques voulant
signifier la« totalité de l'être humain». Par le genou est suggérée l'expression de l'adora-
tion et de la reconnaissance de la seigneurie divine ; par la langue, le fait de lui rendre gloi re.
Voir Andrea ALBERTIN, JI caso dei deboli e deiforti. Rm 14, 1- 15, 13 come esemplifica=ione
di vita etica alla Luce della g iustifica=ione perfede, p. 193.
245
Ainsi Mathias RISSI, (( Kplvw, KpLOLÇ », in Horst BALZ - Gerhard SCHNEIDER (éds.),
Di=ionario esegetico del Nuovo Testamento , vol. Il, coll. 103- 111 , cité par Robert JEWETT,
Romans. A Commentaiy, p. 842.
246
Voir Alain GIGNAC, L'épître aux Romains, pp. 511- 512.
247 D'après la Rhétorique à Herennius 11,47, p. 80 (traduction Guy ACHARD, 1989), des

conclusions intermédiaires ou partielles peuvent se rencontrer à plusieurs endroi ts du dis-


cours : « dans !'exorde, après la narration, après ! 'argument le plus fort et à la fin du dis-
cours». Cf. CICÉRON, Divisions de l 'art oratoire§ 27. Chez QUINTILIEN, Institution ora-
toire YI, 1,54-55, p. 22 (traduction Jean CousrN, 1977), il s'agirait même de« quasi-péro-
raisons »ou de« péroraisons partielles». Selon Christophe JACON, La sagesse du discours,
pp. 87, 289, 292, 312, la « peroratio intermédiaire» serait même une caractéristique de la
rhétorique paulin ienne (cf. 1Co3,18- 23 ; 9,24- 27 et 14,26- 33a).
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 233

ves: &pa [oi'iv]248 (ainsi donc) , souvent utilisées par Paul pour sou ligner une
idée qui donne à penser, qui invite à la réflex ion attentive (cf. 14, 19 ; 5, 18 ;
7,3.25 ; 8, 12 ; 9, 16. 18). De plus, du point de vue rhétorique, il pourrait s'agir
d' une figure de pensée que l'on appelle épiphonème (Èm<PwvT]µa - epipho-
nema)249, une exclamation sentencieuse autant que brillante que l'on n'oub lie
pas faci lement, une sorte de « touche de finition »250 ou de pause de réflexion
ajoutée pour renvoyer chacun des aud iteurs/lecteurs devant Dieu, en fa isant
appel à leurs sentiments, ainsi qu'à leur responsabilité personnel le.
Ce verset, on le perçoit faci lement, porte en soi un élément d 'amplification :
le seul jugement qui compte, au-dessus de tout, pour ('ex istence croyante, est
celui de Dieu. C'est à Lui que revient le dernier mot sur la destinée de tout
individu (cf. Dt 1, 17), et, dans le présent, personne ne sa it par avance quel
verdict sera rendu à son égard. Cela reste une question ouverte25 1. Paul entend
désamorcer le conflit en demandant aux uns et aux autres d'éviter de se focali-
ser sur l'autre et de se pencher plutôt sur son propre comportement (TTEpt
Èaurnû , v. 12, cf. 14,5c)252 .
Finalement, bien qu 'elles soient d' une forme à chaque fois différente, les
quatre rationes que nous avons recensées dans cette première étape ( 14,2- 12)
s'apparentent aux réflexions théoriques qui, d'après Jordi Sanchez Bosch, sont
à la base de cette exhortation paulinienne:« Dieu a accueilli (v. 3c), Dieu sou-
tiendra (v. 4bc), nous vivons pour le Seigneur (vv. 7- 9), il nous j ugera (vv.
lOc- 12) »253 . L'on ressent tout au long de ces premières argumentations pauli-
niennes un certain accent théocentrique (et christocentrique, cf. vv. 7- 9),
comme si ('apôtre voulait suggérer à tout croyant d 'élever son regard, aupara-
vant trop focalisé sur les faib lesses d 'autrui, sur la grâce divine.

3.2.2 (B )La dynamique de l'accueil: du jugement à l'édification,


de la critique à la paix (14, 13- 2 3)
Dans cette deuxième étape de son argumentation, Paul propose un parcours
ayant vocation à conduire de la dispute à la communion, des mots vains à la
louange, de la critique (mépris et jugement) à l'accueil paisible.

248
La conjonction oùv est retenue, bien qu'entre parenthèses, dans le texte du Novum
Testamentum Graece, 28• édition du NESTLE-ALAND, ad locum , alors qu'elle est omise par
les manuscrits suivants : B D* F G P* 6. 630. 1739. 1881 lat.
249
Voir Heinrich LAUSBERG, Handbook ofLitermy Rhetoric. A Foundationfor Literary
Study, § 879, pp. 39 1- 392 ; Bice Mortara GARAVELLI, Manuale di retorica, pp. 250- 25 1 ;
cf. Jean-Jacques ROBRI EUX, Rhétorique et argumentation , p. 124.
250
Voir R. Dean ANDERSON, Glossary of Greek Rhetorical Terms Connected to Methods
of Argumentation, Figures and Tropes,from Ana.ximenes to Quinti!ian, p. 55.
25 1
Voir Michael WOLTER, Der Brie/ an die Ramer. Tei/band 2: Rom 9- 16, p. 366.
252
idem, p. 368.
253
Ainsi Jordi SÂNCHEZ BOSCH Scritti paolini, p. 261.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 235

de réciprocité, voire de so lidarité et de pluralité259. Du point de vue théo lo-


gique, selon Wolter, ce pronom, utilisé par Paul et d' autres auteu rs du Nouveau
Testament, exprime le « principe de réciprocité égalitaire » (the principle of
egalitarian reciprocity) 260 qui accompagne toute sa réflexion ecclésiologi-
que261 , et revient « avec une fréquence qu i est unique dans la littérature de l 'an-
tiquité » 262 . Par ailleurs, il est intéressant de souligner que Paul lui-même est
en quête de réconfort mutuel (cf. Rm 1, 12 : « ouµna paK1û.ÉoµaL », ce verbe est
un hapax legomenon dans toute la Bible) provenant de la « foi commune (Êv
àU~ÀoLç ni'.o<Ewç) » ( 1, 12), de la foi expérimentée par les uns et les autres.
C'est du moins le souhait qu ' il exprime au tout début de sa lettre, en pensant
rendre un service aux croyants de Rome.
Pau l relance ainsi l'exigence de l'accueil du faible autour du motif de la
vigilance à montrer envers le« frère » ( 14, 15.2 1) et la développe par la reprise
lexicale du terme np6oKoµµa (v. 13: cause de chute, obstacle) au v. 20 et par
l'écho que lui offre le verbe np6oKon<w (trébucher, heurter, faire tomber) au
V. 2 1.
L'usage verbal de la première personne du pluriel au v. 13a (déjà uti lisée en
14,7- 8. 10. 12) est une figure rhétorique de communion, à savoir l '« énallage
du nombre de personnes » 263 . Après avoir utilisé deux fois une autre figure de
communion, dite apostrophe ou question oratoire, aux vv. 4 et 10 (voir supra)
et avoir recouru une première fois au nous a u v. 8, Paul ouvre ce deuxième
volet de son argumentation (14, 13- 23) en se faisan t davantage présent parmi
son auditoire, parmi ses frères.
Par la répétition emphatique du verbe« Kpi'.vw » (juger), deux fois au v. 13,
Paul joue aussi avec les sens possibles et différents du même verbe 264, ce qui

259 Voir Helmut KRAMER, (( c:iÀ.À~ÀWV », in Horst BALZ - Gerhard SCl·INEIDER (éds.), Di-
=ionario esegelico del Nuovo Testamento , vol. 1, coll. 166- 167.
260
Ainsi Michael WOLTER, Paul. An Outline of His Theology, p. 3 14.
26 1
Cf., outre la lettre aux Romai ns, 1 Co 11 ,33 ; 12,25 ; 16,20 ; Ga 5, 13 ; 6,2 ; Ph 2, 13 ;
1 Th 3, 12 ; 4,9. 18 ; 5,111 5.
262
Voir Michael WOLTER, Der Briefan die Romer. Teilband 2: Rom 9- 16, pp. 385, 392.
263
Les figures de communion, d'après Chaïm PERELMAN et Lucie ÜLBRECHTS-TYTECA,
Trailé de/ 'argwnenlalion. la nouvelle rhétorique, pp. 239- 24 1, permettent à! 'orateur «[... )
de fai re partici per activement l'auditoire à son exposé, le prenant à partie, soll icitant son
concours, s'assimilant à lui » (p. 240). L '« énallage du nombre de personnes », à savoir le
remplacement du «je», du « tu / vous » par le « nous», crée le même effet que la mère
disant à son enfant : « Nous allons nous coucher » (p. 241 ). De toute évidence, ce sont les
croyants romains qui doivent arrêter de juger et non Paul, mais ce faisant, il souligne davan-
tage la nécessité et l' importance de cette injonction en s ' associant à eux.
264
Voir auss i Troels ENGBERG- PEDERSEN, « "Everyth ing is Clean" and "Everything that
is Not of Faith is Sin": The Logic of Pauline Casuistry in Romans 14.1- 15. 13 », in Paul
MIDDLETON, Angus PADDISON and Karen WENELL (éds.), Paul, Grace and Freedom. Es-
says in Honour ofJohn K. Riches, (T&T Clark Biblical Studies), T&T Clark, London - New
York 2009, pp. 22- 38, ici p. 33.
238 Chapitre 5: Â l'écoute de Romains 14, l- l 5, l 3, une analyse rhétorique

Si, en prenant telle nourriture, tu attristes ton frère, tu ne marches plus selon ! 'amour.
Garde-toi, pour une question de nourriture, de faire périr celui pour lequel Christ est mort.
16
Que votre privilège (oùv) ne puisse être discrédité. 17 Car (yap) le Règne de Dieu n'est
pas affaire de nourriture ou de boisson ; il est justice, paix et joie dans ! 'Esprit Saint. 18
(yap) C'est en servant le Christ de cette manière qu 'on est agréable à Dieu et estimé des
hommes. 19 Recherchons donc (&pa oùv) ce qui convient à la paix et à ! 'édification mu-
tuelle».

Pau l s'explique d'abord à la première personne (v. 14, cf. 15,8), après être
passé du nous au vous au v. 13, avant de recourir au tu au v. J 5, de repasser au
vous au v. 16 et de revenir au nous au v. 19. Il change tout le temps de pronom
personnel et cherche constamment (' intimité communicative, le partage. Vrai-
semblablement sur la base de la tradition orale relative à ('enseignement de
Jésus280 telle qu'elle est reflétée notamment par Mc 7,1 - 23 Il Mt 15, 1- 20, il
formu le d'abord une maxime (yvwµT] - sententia)281 à l' allure hyperbolique :
«rien n' est impur en soi (oûliÈv Kowàv lil' Écrntoû) ». Et, aussitôt après, en
modifiant un peu le raisonnement qu' il avait tenu en faveur de ceux qui ne
mangent que des légumes (Àaxccvcc, cf. 14,2), les faib les, il avance une fine con-
cession (auyxwpî]a Lç - concessio)282 : « Mais une chose (n ')est impure (Ko Lvov)
(que)283 pour celui qui la considère comme telle » (v. 14)284. Presque une sorte
d'exception285 . C'est la man ière par laquelle, Paul essaye d' impliquer aussi les
faib les dans sa logique médiatrice et pacificatrice, car il ne veut pas les perdre,
et de suggérer indirectement aux forts de ne pas s'étonner plus que cela de leur
attitude spécifique. Les vécus personnels, aussi bien que les convictions de
chacun, sont à respecter même lorsque l'on ne les partage pas. Paul ne veut pas
disjo indre, il veut nouer les fils de la relation. li préfère inclure plutôt qu 'ex-
clure.

le sais, j'en sui s convaincu par le Seigneur Jésus : rien n'est impur en soi, excepté (si ce
n'est) pour celui qui considère une chose être impure, pour lui est impure».
280
Voir Folker SIEGERT, « Jésus et Paul : une relation contestée», in Daniel MARGU E-
RAT, Enrico NORELLI et Jean-Michel POFFET (éds.), Jésus de Na=areth. Nouvelles approches
d'une énigme, (Le monde de la Bible, 38), pp. 439-457, ici pp. 448-449.
281
La maxime est un genre de sentence ayant une valeur générale. Voir Heinrich LAUS-
BERG, Handbook of literary Rhetoric. A Foundalion for literary S111dy, §§ 872- 879, pp.
388- 392 ; Bice Mortara GARAVELLI, Manuale di retorica, pp. 249- 250.
282 Voir Heinrich LAUSBERG, Handbook oflitera1y Rhetoric. A Foundation for litera1y

Study, § 856, p. 383 ; Bice Mortara GARA VELL!, Manuale di retorica, p. 268. Ainsi Jean-
Noël ALETTI, « Pau l et la rhétorique. État de la question et propositions », p. 43.
283
Voir supra p. 237, n. 279.
284
Le tout débout de cette phrase (v. 14b): «EL µ~»,littéralement « si non ... », d'après
Douglas J. Moo, The Epistle 10 the Romans, p. 853, veut dire ici« mais».
285
En ce sens, voir aussi notre proposition de traduction du v. 14 (vo ir supra la n. 279).
Le syntagme prépositionnel« EL µ~ » (v. 14), parmi les traductions possibles, pourrait signi-
fier aussi : « si non », «sauf que », « à moins que». Voir Franco MONTANA RI , Vocabolario
della lingua greca, pp. 71 9- 720.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 239

Toujours à propos du pur et de ! 'impur (Rm 14, 14, cf. v. 20), il nous paraît
possible d 'expliquer ce discours hyperbolique de Pau l, non pas comme une
attaque frontale et directe par rapport à la Torah (Lv 11 - Dt 14), ce qui d'ail-
leurs irait tout à fa it à ! 'encontre de sa compréhension complexe de la loi :
«Enlevons-nous par la foi toute valeur à la loi ? Bien au contraire, nous con-
firmons la loi! » (Rm 3,3 1, cf. 6,15; 7,7-12 ; 10,4 ; 13,8-10), outre que cela
aurait pu faci lement attiser ultérieurement les esprits, notamment des faibles,
mais plutôt comme une prise de position contre la tradition orale très dévelop-
pée, d'empreinte pharisienne, qui existait au sujet de la pureté rituelle, notam-
ment en matière alimentaire, en milieu juif, au 1°' siècle de notre ère.
Dans les lettres pauliniennes l' adj ectifKow6ç n' apparaît qu' en Rm 14, 14 (3
fo is, à la forme neutre, ce qui montre en effet une évidente insistance), alors
qu' il apparaît une fo is dans la lettre deutéropaulinienne à Tite (Tt 1,4), où il est
même mis en rapport à la fo i qui est dite « commune (KOLv~v) », à Paul et à
Tite. Le sens habituel de Kow6ç est profane, commun (cf. Ac 2,44 ; 4,32 ; Jude
3), mais, dans les contextes de controverse autour des questio ns d 'alimentation,
il peut signifier aussi impur286. La plupart des exégètes pensent ici aux viandes
tenues pour interdites (ou « non-kasher»), selon les prescriptions du Lévitique
(Lv 11 , cf. Dt 14), bien que ! 'adjectif KOLvoç ne soit, à vrai dire, jamais attesté
dans la Torah (LXX), où le sens du pur et de l'impur est véhiculé par le cou-
ple : (( rn8o:p6ç )) (employé aussi par Paul en Rm 14,20) et (( aKâ8o:ptoç »287 .
À ce sujet, Jiri Moskala 288 suggère une distinction importante entre
aKâ8o:ptoç et Kow6ç, car, de son point de vue, il ne s'agit pas de la même notion.
En résumé, à partir de Lv 11 ,47 (un verset constru it en parallélisme chiastique),
il comprend l ' adjectif K~~- aKâ8o:ptoç comme étant la caractéristique des ani-
maux considérés impurs, en permanence, et donc interdits à la consommation,
selon les lois alimentaires de la Bible hébraïque (Lv 11 , 1- 23.41-47 ; Dt 14, 1-
20). Alors que, ! ' adjectif Kow6ç (souillé, pollué, commun, profane), d' après
son usage dans la période intertestamentaire, n' indiquerait pas les animaux im-
purs en permanence, mais ceux qui devenaient impurs temporairement et par
contact, par contagion, avec d 'autres sources d ' impureté289. En conséquence,
Paul , en Rm 14, 14,

286 Cf. Mc 7,2.5: «mains impures»; Ac 10, 14.28; 11 ,8, où il est toujours employé en

association, un cas d' hendiadys, avec « àKà9aprnç - impur » ; 1 M 1,47.62 ; FLAVI US JO-
SÈPH E, Antiquités juives Xl,6 § 346.
287
Cf. Lv 10, 10 ; l l ,4.5.6.7.8.24.25.26(bis).27(bis).28(bis).29.3 I (bis).32(bis).33.34
(bis).35(ter).36.38.39.40(bis).43.47 ; Dt 14,7.8. 11.19. Voir Daniel MARGUERAT, Alti degli
apostoli. I ( /- 12), pp. 432-434.
288
Jii'i MOSKALA, «The Validity of the Levitical Food Laws of Clean and Unclean Ani-
mais : A Case Study of Biblical Hermeneutics », in Journal of the Adventist Theo/ogical
Society 22, 201 1, pp. 3- 31.
289 Voir idem, pp. 16 et 25.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 243

manière dont les pharisiens substituent! 'autorité de leurs traditions des anciens
à ce qui est explicitement écrit dans la Torah »308 .
Conformément au projet théolog ique annoncé dans le Sermon sur la mon-
tagne (cf. Mt 5, 17-20), la relecture matthéenne de Mc 7, 15 s'avère, en fait,
moins rad icale (Mt 15, 11 )309 et limite, à ! 'aide d ' une inclusion très c laire, !'ob-
j et de la controverse au lavage des mains (voir Mt 15,2 et 15,20).
En tous les cas, en Mc 7, 15, il ne s'agit pas d'un logion impératif qui formu le
ou prescrit des comportements explicites, ayant une valeur j urid ique : oui/non,
valable/pas valable, mais plutôt d 'un encouragement pour rechercher une com-
préhension plus profonde de la volonté de Dieu dans la circonstance donnée. Il
a même été considéré comme étant un « logion énigmatique »310, voi re« ambi-
gu »311 _
Encore, d'après Mara Rescio et Luigi Watt,
« Dans la formulation originale du dicton rapporté par Marc 7, 15, Jésus ne s'oppose pas
directement à la question des aliments purs et impurs, mais é nonce plutôt un principe

308 Ainsi Danie l BOY AR.IN, « Mark 7: 1- 23 - Finally », p. 23, cf. aussi p. 3 1.
309 Voir également Joel MARCUS, Mark 1- 8. A New Translation with /111roduction and
Commenta1y, (The Anchor Yale Bible, 27), Yal e University Press, New Haven & London
1999, pp.446, 453, 45 8.
310
Ainsi Gerd THEISSEN - Annette MERZ, // Gesù storico. Un manuale, (B iblioteca bi-
blica, 25), Queriniana, Brescia 2003 2, p. 452. Sur l'h istoricité de ce logion, John P. MEIER,
Un ebreo marginale. Ripensare il Gesù storico, vol. IV: Legge e arnore, notamm ent pp.
426-429, 451 , 462, 467, soutient que Mc 7, 15, et tout le récit de Mc 7, 1- 23 (à l'exception
des vv. 10- 12 concernant la question du Koppâv), serait à lire non pas comme ! ' enseignement
authentique du Jésus de ! ' histoire sur la pureté, mais plutôt comme un enseignement d e
l' Église post-pascale (un réflexe de stratification judéo-chrétienne et de rédaction mar-
c ienne). Il souligne, en particu lier, le manque de réaction de la foule, des disciples de Jésus
ou de ses opposants face à une telle déclaration, potentiellement destructive pour l'identité
juive en Palestine et en Diaspora; en plus du fait qu' il n'estjamai s rapporté, dans les sources
synoptiques, que Jésus et ses disciples mangeaient des aliments interdits par la Torah.
311
Ainsi Joel MARCUS, Mark 1- 8. A New Translation with Introduction and Commen-
tmy, (The Anchor Yale Bible, 27), Yale University Press, New Haven & London 1999, p.
453. Bien que pour MARCUS ce logion et son explication (Mc 7, 17- 23) constituent une ra-
dica le abrogation des lois alimentaires de la Bible hébraïque, il reconnaît éga lement que,
d'une part, cette« révocation explicite» va au-delà du Jésus historique et qu'elle doive plutôt
s'attribuer à certains évènements et débats historiques au sein de l'Église primitive (cf. p.
458) ; et, d 'autre part, que ce logion, véritable climax de Mc 7, 1- 23, pris dans« [ ... ] son
message original pouvait ne pas être si différent de celui des prophètes, qui s' insurgeaient
contre la préoccupation de leurs compatriotes israélites à propos d es rituels exté rieurs plutôt
que de la justice, et proclamaient même que Dieu méprisait leurs sacrifices et leurs fètes -
sans pour autant avoir l ' intention d'abolir ces cérémonies (par exemp le Am 5,21 - 57 [sic!
lege Am 5 ,21 - 27, ndr] ; Os 6 ,6 ; Es 1, 11- 17). De même, la parole de Jés us, confor mément
au langage sémitique de la négation dialectique, pouvai t avoir signifié, à l'origine, quelque
chose comme: "Une personne n'est pas tant soui llée par ce qui pénètre en lui de l'extérieur
que par ce qui vient de l'i ntérieur" » (p. 453).
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 245

résoudre a insi ex autoritate le problème ? »3 14 . Selon d'autres interprétations3 15 ,


pas moins compliquées, cette même phrase (Mc 7, l 9c), pourrait s'expliquer
diversement, en choisissant la variante textuelle tardive Ko:8o:p[(ov (neutre),
dans les manuscrits : Kr 33. 700. 2542 pm, au lieu d e rn8o:p[(wv (masculin),
retenu dans le texte grec du Nouveau Testament, et en la mettant en relation
avec le mot neutre à.<j>Eôpwvo: (fosse , latrine), ce qui laisserait entendre que les
aliments sont purifiés à la suite d'un processus normal de digestion 3 16. En ce
sens, J. Duncan M. Derrett a fait valoir:
«[ ... )le problème disparaît si on lit, pour Ka9ap((wv avec un oméga, Ka9ap[( ov avec un
omicron. La théorie devient alors claire. Dans une analyse moderne du concept de pé-
ché/contamination, commune aux Juifs et aux Hindous, Jésus limite l'effet contaminant
des aliments interdits aux organes digestifs: la personnalité n'est pas affectée, car la con-
dition contaminante n'est que temporai re. Il y a des passages rabbiniques qu i soutiennent
cette vision. Fondamentalement, l'alimentation ne contamine pas ('individu (seulement
selon la loi rabbinique, et non biblique, !' alimentation contamine celui qui mange) : mais
l'intérieur de l' individu produit une contamination due à des pensées/ actions peccami-
neuses et cela peut être une contamination durable »317 .

Par a illeurs, voir par exemple la traduction de la Sainte Bible. Nouvelle édition
de Genève 1979 avec parallèles:« Car cela n 'entre pas dans son cœur, mais
dans son ventre, puis s'en va dans les lieux secrets, qui purifient tous les ali-
ments» (Mc 7, 19) 318.
Pour ce qui nous concerne, sans avoir la prétention de vouloir résoudre à
tout prix la« parole énigmatique» de Jésus (Mc 7, 15- 23), il nous semble plus
sage d 'y voir une tentative provocatrice de la part du Jésus marcien de valoriser
la pureté morale au-dessus de toute autre sorte d e pureté (cf. Pr 20,9 ; Es
1, 16) 319 . Ains i, le principe énoncé par le Jésus de Marc pourrait s'entendre, d 'un

31 4
Ainsi Giuseppe BARBAGLIO, Gesù ebreo di Galilea. lndagine storica, (La Bibbia nella
storia, 11), EDB, Bologna 2004, p. 429. Cf. également J. Duncan M. DERRETT, « Marco
Vil, 15- 23: li vero significato di "purificare" »,i n ID. , Studies in the New Testame111, vol. 1 :
Glimpses of the Legal and Social Presuppositions of the Authors, E.J. Brill, Leiden 1977,
pp. 176- 183, ici p. 176.
315
Voir inter alia, Bruce J. MALINA, «A Contlict Approach to Mark 7 »,i n Forum 4, pp.
3- 30, notamment pp. 22- 23, cité par Mara RESCJO - Luigi WALT, « "There ls Nothing Un-
clean": Jesus and Paul against the Politics of Purity? », in Annali di Storia del/'Esegesi 29,
2012, pp. 53- 82, ici p. 65.
316
Voir Peter J. TOMSON, « Jewish Food Laws in Early Christian Community
Discourse », p. 206. Cf. Robert A. GUELICH, Mark 1- 8:26, (Word Biblical Commentary,
34a), Word Books, Dallas 1989, p. 378.
317
Ainsi J. Duncan M. DERRETT, « Marco VIl, 15- 23: Il vero significato di "purificare"
», p. 182, cf. également p. 179.
318
Traduction La Sainte Bible. Nouvelle édition de Genève 1979 avec parallèles , Société
Biblique de Genève, La Maison de la Bible, Paris 1988 3 . C'est nous qui soulignons.
319
C'est un peu l'avis de William L. LANE, The Gospel According to Mark, Eerdmans,
Grand Rapids 1974, p. 255 : « Jésus n'a aucune intention de nier que les lois de pureté
246 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

point de vue socio-historique, comme l'expression d' une autre conception de la


pureté rituelle, opposée aux innovations promues par les pharisiens3w En rela-
tion toujours avec le différend initial (Mc 7,2.5), à l'origine de la polémique entre
Jésus et les pharisiens, c'est-à-dire la coutume halachique de se laver les mains
avant de manger et d'autres rites de purifications, Jésus, en s'opposant à cette
tradition orale, et non aux lois alimentaires de la Torah, a su en tirer profit, d' une
part, pour fa ire valoir que« ... ce qui pénètre de l'extérieurdans l' homme - même
la nourriture qui aurait été contaminée par contact avec des mains impurs/non
lavées321 ou avec d'autres objets322 - ne peut le rendre impur » (Mc 7, 18) et,
d'autre part, par contraste, pour inspirer un véritable changement de perspective :
se préoccuper davantage de « Ce qui sort de !'homme [ ... ] les intentions mau-
vaises, inconduite, vols, meurtres, adultères, cupidité, perversités, ruse, dé-
bauche, envie, injures, vanité, déraison. Tout ce mal sort de ! ' intérieur et rend
l' homme impur » (Mc 7,20-23). Par conséquent, plutôt que de se préoccuper de
ce qui rend l'homme impur de !'extérieur, de sa vulnérabilité potentielle (qui était
la crainte majeure des pharisiens et des scribes), il faudrait se préoccuper davan-
tage - aux yeux de Jésus - du moi de l' homme comme d'une source d'impu-
reté323, en raison de « la force souillante du péché »324 . Là aussi, les règles de
pureté rituelle ne sont pas sans importance, mais à condition que l'on n'oublie
pas l'essentiel: « ... la justice et l'amour de Dieu. C'est ceci qu'il fallait faire,
sans négliger cela »(Le 11 ,42, cf. Mt 23,23)325 . Dès lors, pour Jésus, l'éthique
l'emporte sur la pureté rituelle (cf. Le 11,37-4 1)326.

occupent une place importante dans la loi mosaïque (Lv 11 , 1-47; Dt 14, 1- 20) ou de porter
atteinte à la dignité des hommes qui ont subi la mort plutôt que de violer la Loi de Dieu
régissant les aliments impurs ( 1 M l ,62s.). li insiste plutôt sur la reconnaissance que le siège
ultime de la pureté ou de la souillure devant Dieu est le cœur ». Cité par Gerhard F. HASEL,
«The Distinction between Clean and Unclean Animais in Lev 11 », p. 114.
320
Voir Yair FURSTENBERG, « Defilement Penetrating the Body: A New Understanding
of Contamination in Mark 7 .15 », pp. 177- 178.
i 21 Voir idem, pp. 182, 186.
322
Voir Mc 7,4, cf. Mt 23,25- 26 ; Le 11 ,39.
323
Voir Yair FURSTENBERG, « Defilement Penetrating the Body: A New Understanding
of Contamination in Mark 7.15 », p. 200. D' après FURSTENBERG, le logio11 de Mc 7, 15
pourrait être reformulé ainsi : « Contrairement à votre halakha, qui est inconnue dans la
Bible, le corps n'est pas souillé en mangeant de la nourriture contam inée. Au contra ire, il est
souillé par ce qui en sort» (pp. 183- 184).
324
Nous empruntons cette expression à John VAN MAAREN, « Does Mark's Jesus Abro-
gate Torah? : Jesus' Purity Logion and its lllustration in Mark 7: 15- 23 », p. 37.
325
Voir Daniel MARGUERAT, Gestl di Nazareth. Vira e destina, Claudiana, Torino 2020,
pp. 129- 130.
326
Au sujet des distinctions et des relations complexes entre« impureté rituelle » (Lv 11 -
15 ; Nb 19) et « impureté morale» (Lv 18- 20), au sein du judaïsme ancien, voir l'étude de
Jonathan KLAWANS, Impurity and Sin in Ancien/ Judaism, Oxford Un iversity Press, New
York 2000, notamment pp. 21-42. John VAN MAAREN, « Does Mark's Jesus Abrogate To-
rah? : Jesus' Purity Logion and its Illustration in Mark 7: 15- 23 », pp. 33- 37, soutient, pour
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 247

En toute hypothèse, il nous fa ut ad mettre humblement que l'on a affaire à


« un univers sy mbolique» compliqué à sa isir, é loigné de notre culture contem-
poraine, et qui nous échappe à plusieurs égards : « Nos catégories, telles que
"cultue l", " ritue l", " religieux" , " moral" ou " hyg iénique", défin ies par d es hié-
rarch ies de va leurs et d' intérêts tout à fait différents, ne peuvent donc en aucune
manière servi r à illustrer le contraste biblique du " pur et im pur" »327 . P eter J.
Tomso n 328 reconnaît, lui auss i, qu ' il n'est pas toujours aisé, en lisant par
exemple Mc 7, Ac 10, Rm 14, de faire exactement la différence entre ce qui
concerne les lois ali mentaires et ce qui concerne d'autres règles ou lo is de pu-
reté juives, qui, tout en relevant de différents domaines traditionnels hala-
chiques, font souvent l' objet d ' une terminolog ie commune 329 .
Pour revenir à notre suj et, Paul paraît s'opposer, lui aussi, en Rm 14,14.20
à une surévaluation de la traditio n juive , d e la part des faibles, concernant les
craintes attachées à la co nsommation de la viande en milieu païen. li est vrai-
semblab le, en fait, que les faibles à Rome ne mangea ient pas du tout de viande,
no n pas en raison précisément de la lo i mosaïque mais à cause de l'incertitude
et de la crainte qu ' ils associaient à la provenance et à la manipulatio n de la
viande (même convenable et lic ite d ' après Lv 11 - Dt 14) par les païens,

sa part, que le Jésus de Marc ne permet pas de distinguer trop nettement entre pureté rituel le
et pureté morale, car l' une et ! 'autre faisaient déjà parties intégrantes du même « systéme
symbolique » (Mary DOUGLAS, cf. p. 32, n. 37). Cet ama lgame était évident, par exemple, à
Qumrân (cf. Jonathan KLAWANS, Impurity and Sin in Ancien/ Judaism , pp.75- 88). Cela
n'empêche, toutefois, q ue l 'on puisse lire également dans le discours de Jésus un accent
particul ier, nouveau ou renouvelé, sur la conduite morale, sur une vie responsable envers
soi-même et envers les a utres. Après tout, il n'était certainement pas nécessaire de rappeler
précisément aux pharisiens l' importance de la pureté rituelle.
327 Ainsi Hartwig T HYEN, (( Kct9ctp6ç », in Horst BALZ - Gerhard SCHNEIDER (éd s.), Di-

::ionario esegetico del Nuovo Testamento, vol. 1, coll . 1822- 1829, ici col. 1824. Sur cette
difficulté manifeste, voir également John P. MEIER, Un ebreo marginale. Ripensare il Gesù
storico, vo l. IV: Legge e amore, ( Biblio teca di teologia contemporanea, 147), Queriniana,
Brescia 2009, pp. 346-347. D' aprés le rabbin italien Riccardo Dl SEGNI, Guida aile regole
a/imentari ebraiche, pp. 19-2 1, les lois sur ! 'alimentat ion, dans la tradition jui ve, ont leur
place dans le chemin vers la« sainteté (qedushà) ». La sainteté est un idéal de perfection qui
implique toute l'existence de l'être humain, d ans son compo rtement quotidien, dans chaque
détail du vêtement, dans la nourriture, etc. En ce sens, les lois sur l' alimentation s'avèrent
un instrument pédagogique pour apprendre à ! 'être humain qu 'i l doit constamment faire des
c hoix (distinguer), qu'il est tenu d'exercer son esprit critique, ou sa capacité de réflex ion,
dans tout doma ine de son expérience (p. 28). Voir aussi « Pureté rituelle», in Geoffrey Wl-
GODER (dir.), Dictionnaire encyclopédique du j udaïsme, Cerf, Paris 1993, pp. 927-928.
328
« Jewish Food Laws in Early C hristian Community Discourse », pp. 198, 207.
329
Le verbe rn9ap[(w apparaît, par exemple, encore 3 fois en Mc 1,40-42, à propos d ' une
source d ' impure té redoutable : la lépre. Un bilan trés uti le des interprétations courantes et
mu ltip les de la pureté et de son système symbolique, au sein du Judaïsme ancien et primitif,
a également été dressé par Wil ROGAN, « Purity in Early Judaism : Cu rrent Issues and Ques-
tions», in Currents in Bib/ical Research 16, 2018, pp. 309- 339.
248 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

indépendamment des difficultés qu'ils pouvaient éprouver à s'en procurer330.


11 en résultait, to ut naturellement, des interrogations au sujet des règles de pré-
paration ou d' abattage, de (' inspection rigoureuse des animaux, du contact pos-
sible avec les idoles vénérées dans le paganisme, des contaminations avec toute
sorte d 'animaux impurs, etc. Après tout, il n 'éta it pas vraiment diffic ile de dis-
tinguer les viandes licites de celles qui étaient interdites selon Lv 11 - Dt 14
(un poulet est toujours un poulet en Judée aussi bien qu 'à Rome), mais sur la
base de la tradition orale, voire de l'enseignement rabbinique, mais pas fo rcé-
ment mosaïque, les c hoses devenaient vraiment compliquées, surtout en Dias-
pora. Dans la Mishna, qui rassemblera par écrit la vaste tradition orale et rab-
binique (refl étant environ cinq siècles d ' interprétations et de discussions hala-
chiques, de 300 av. à 200 ap. J.-C.) 331 , à partir du début du m• siècle, on peut
trouver plus d ' un écho à cette grande prolifération de règles de pureté. Le
sixième ordre de la Mishna, fait de 12 traités, sera entièrement dédié, par
exemple, aux« choses pures» (Tohorot) 332 . Ce so uci de pureté poussé à l'ex-
trême , emprunté aux milieux pharisiens et véhiculé aussi en milieu chrétien (cf.
Ac 15,5) 333 , causait souvent des conflits et la séparation parmi les croyants,
vraisemblablement soit en rapport avec les moins rigoureux au sein de la com-
munauté so it en rapport avec les païens334. Or, étant donné cette importante
tradition juive, qui ne pouvait assurément pas échapper à Paul « Hébreu fil s
d ' Hébreux ; pour la loi, Pharisien » (Ph 3,5), la menace de la désunion com-
munautaire représentait le véritab le problème qu ' il voulait résoudre en s'adres-
sant aux croyants romains, par sa stratégie rhétorique. Le végétarisme des
faib les, aussi bien que l'abstinence de vi n, n'étai t pas un style de vie, choisi

330
Voir supra p. 135, n. 94.
331 Voir« Michnah », in Geoffrey WIGODER (dir.), Dictionnaire encyclopédique du ju-
daïsme, pp. 74 1- 744.
332
Voir inter alia Giuseppe RICCIOTTI, Vila di Gesù Cristo (Religioni. Oscar Saggi Mon-
dadori, 385), Mondadori, Cles 2003, § 72, pp. 72- 74.
333
À Qumrân aussi , à plus forte raison, ce souci de pureté était un critère de discrimi na-
tion, de séparation : « [ ... ] Et qu 'aucun des membres 16 de la Communauté ne réponde à
leurs questions concernant toute loi ou ordonnance. Et qu 'il ne mange ni ne boive rien de
°
leurs biens et qu 'il n 'accepte de leur main absolument rien [ ... ]. 2 Car ils sont vanité, tous
ceux qui ne con naissent pas son All iance, et tous ceux qui mépri sent Sa parole, li les suppri-
mera du monde ; et toutes leurs œuvres deviennent une souillure devant Lui, et impurs en
tout sont leurs biens» ( 1 QS V, 15- 20) traduction d'André DUPONT-SOMM ER, in André DU-
PONT-SOMMER et Marc PHILONENKO (éds.), La Bible. Écrits lntertestamentaires, p. 24.
334
À propos de la notion de pureté dans le mouvement des pharisiens, voir inter alia
Christian GRAPPE, Initiation au monde du Nouveau Testament, pp. 39-40: « les pharisiens
accordaient à la loi orale un poids au moins égal sinon supérieur à celui de la loi écrite.
lis les faisaient remonter toutes deux à la révélation reçue par Moïse au Sinaï et considéraient
qu 'elles se complétaient. lis étaient même prêts à admettre que la Loi orale, transmise de
génération en génération par les sages, pouvait dans certains cas supplanter la Torah
écrite », cf. aussi les pp. 52- 53. C' est nous qui soulignons.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur/ 'accueil 251

aussi que ce n'est pas seulement par la f oi (cf. Rm 1, 16- 17), mais aussi
par l'amour, que les chrétiens d 'origine juive ou païenne sont tous égaux
face à Dieu 348 . Comme en 1 Corinthiens (8, 1), c'est en introduisant
l'amour, presque comme une sorte de correctif de la connaissance, que
Paul demande à ses interlocuteurs, entre les lignes, de ne pas orienter leur
comportement en fonction de la bonne approche théologique, mais de
l'amour349 . Marcher ou vivre selon l'amour, ou dans l'amour (cf. Ep 5,2 :
TIEpLmXTEÎîE Èv <iyam;i), signifie aimer l'autre au-dessus de ses envies et,
finalement, aimer comme le Christ a aimé, n'hésitant pas à souffrir pour
les autres. Or cette « marche», qui est une métaphore de la vie chrétienne
dans ses défis éthiques quotidiens, une sorte de « style de vie »350, signifie
encore dans la lettre aux Romains : mener une vie nouvelle (Èv Kaw6n1n
(w~ç TIEPLTIIXï:tjawµEv , 6,4), se laisser guider par l'Esprit (8,4 ; cf. Ga
5,16.25), se conduire avec honnêteté ( 13,13). Et l'apôtre de poursuivre en
fai sant valoir que c'est en fait pour tout être humain, immensément pré-
cieux, que le Christ a donné sa vie. La nourriture, de même que toute autre
observance, ne doit en aucun cas entraîner la redoutable perte spirituelle
d' autrui.
Il convient de relever ici la réitération de l' argument christologique (cf.
14,8-9). Au sein de la communauté chrétienne, la valeur de tout croyant,
aussi bien que son identité de frère (et sœur), de loin beaucoup plus im-
portante que celle de fa ible ou fort, provient de la mort salvifique du
Christ. En Rm 14, 15, l'expression « celui [ou celle, ndr] pour lequel Christ
est mort » est une fi gure de sens, une périphrase affective, voire émotive,
orientée en ce cas précis vers le frère et le croyant faib le. En sorte que,
porter atteinte à un frère et/ou à une sœur signifie en même temps porter
atteinte au Christ lui-même (cf. 1 Co 8, 11 )35 1. Avant de passer au raison-
nement suivant, Paul marque une pause dans son raisonnement. Il invite à
une déduction logique (oùv, v. 16) 352 , qui concerne ce qu ' il vient de dire
aux versets précédents. Il engage ses lecteurs, notamment les forts, à évi-
ter, quant à eux, d'exposer au discrédit, à la calomnie, leur ayixe6v : (( µ~
pJ..o:acjrr"]µELG9W OÙV Ùµwv Tà aya9ov » (v. \6), c'est-à-dire Ce qu' ils

348
Voir Michael WOLTER, Der Brie/an die Ramer. Teilba11d 2: Rom 9- 16, p. 377, c'est
nous qui soulignons.
349
Ibidem.
350 Ainsi And rie DU TOIT, « Shaping a Christian Lifestyle in the Roman Capital », in

Cill iers BREYTENBACH and David S. DU TOIT, (éds.), Focusing on Paul. Persuasion and
Theological Design in Romans and Galatians , (Beihefte zur Zeitschrift fur die neutestament-
liche Wissenschaft und die Kunde der alteren Ki rche, 151 ), Walter de Gruyter, Berlin - New
York 2007, pp. 37 1-403, ici p. 398.
35 1
Voir Michael WOLTER, Paul. An Outline of His Theology, pp. 109- 11 0.
352
Voir Douglas J. Moo, The Epistle to the Romans, p. 855, préfère parler ici de« con-
clusion ».
254 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

valeur marginale des aliments et des boissons (a6Lacjiopa)368, à savoir le


salut ou I'« accueil inconditionnel »en Christ (cf Rm 15, 1- 6)369 . En outre,
par le lien qu'i l effectue avec !'Esprit Saint, Paul paraît faire écho aussi à
une autre triade : ayam1 xapà ELptjvri, triade inaugurale quand il s'agit pour
lui d'évoquer le fruit de I' Esprit dans !'expérience croyante en Ga 5,22. Le
fruit de !' Esprit, d'après Paul, s'oppose en fait aux« œuvres de la chair»,
car celles-ci sont incompatibles avec (' héritage du « royaume de Dieu »
(Ga 5,19- 21 ). Or, parmi ces œuvres relevant de la fragilité humaine (oapÇ),
on trouve notamment « haines, discorde (ËpLç), jalousie ((~Àoç), emporte-
ments, rivalités, dissensions, factions, envie» (Ga 5,20- 2 L), c'est-à-dire
des attitudes relationnelles désordonnées, problématiques et contestables,
dont plus d'un aspect évoque aussi le contexte communautaire des
croyants romains auxquels Paul adresse cette exhortation : « Conduisons-
nous (TIEpLTim:tjowµEv) honnêtement, comme en plein jour, sans ripailles ni
beuveries, sans coucheries ni débauches, sans querelles ni jalousies (µ~
ËpLÔL Kal. ( tjÀCV) » (Rm 13,13, cf Ga 5,20 ; 1Co3,3 ; 2 Co 12,20).
Enfin, si, comme nous le pensons, Paul utilise le terme ÔLKaLoouvri 370, au
v. 17, là encore en première position, dans son acception juive, c'est-à-dire
comme le « mouvement d'amour de Dieu »371, voire comme un acte de
salut372, alors la triade ÔLKŒLOOUVTl KŒL dptjvri KŒL xapà Év 1TVEuµan O:yLl\)
pourrait, par analogie avec Ga 5,20 (o ôÈ KapTiàç toû TivEuµat oç E:anv
ayaTiri xapà dptjvri ...) exprimer l'essence suprême de Dieu et de ses

368
Voir Kuo-Wei PENG, Hale the Evil, Hold Fast to the Good. Structuring Romans 12, 1-
15, I , pp. 169- 170.
369
Voir John M .G. BARCLAY, « Faith and Self-Detachment from Cultural Norms: A
Study in Romans 14- 15 », pp. 199- 200.
370
li s 'agit, par ailleurs, de la dernière occurrence du mot ÔLKCC Loouvri, si important pour
la théologie paulinienne et, notamment, pour toute la lettre aux Romains ( 1, 17; 3,5.21.22.25.
26 ; 4 ,3.5.6.9. 11 [bis].13.22; 5, 17.21 ; 6 , 13. 16. 18. 19.20 ; 8, 10 ; 9,30[ter].3 I ; 10,3[ter].4.5.6.
10 ; 14, 17).
371
Ainsi François BovoN, « Paul comme document et Paul comme monument », p. 60,
à propos de la« justice de Di eu» en Rm 1, 16- 17.
372
Justice et salut sont en rapport de parallélisme synonymique en Rm 10 , 10 : « En effet,
croire dans son cœur conduit à la justice et confesser de sa bouche conduit au salut ».Cf. Ps
7 1, 15 ; 98,2 ; Es 51 ,4- 8 ; 61 , 1O. De plus, Es 56, 1 est peut-être un des cas les plus intéressants
où « ma justice ('ni?")~ ) », celle de YHWH, a été réinterprétée dans la LXX comme « ma
miséricorde (t o ËJ..Eoç µo u) ». James D.G . DUNN, Romans 1- 8, p. 41 , estime que j ustice et
salut sont pratique ment synonymes, notamment dans les Psaumes et dans le Deutéro-Esaïe,
cf. Ps 31 , 1 ; 35,24 ; 51 , 14 ; 65,5 ; 71 ,2. 15; 9 8,2; 143, 11 ; Es 45,8.21 ; 46, 13 ; 51 ,5.6.8 ;
62, 1- 2 ; 63 , 1.7 ; pour les écrits de Qumrân, cf. 1 QS X l,2- 5. 12- 15 ; 1 QH !V,3 7 ; Xl , 17-
18.30- 3 1 ; pour les apocryphes et les pseudépigraphes, cf. Il Baruch V,2.4.9 ; I Hénoch
LXX l, 14 ; Apocalypse de Moïse (ou Vie grecque d 'Adam el Ève) XX, 1 ; I V Esdras Vlll,36.
Voir Johan Christiaan BEKER, « The Faithfulness of God and the Priority of Israel in Paul 's
Letter to the Romans », p. 33 1.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 255

bienfaits, que tout croyant et toute communauté sont censés rechercher et


faire valoir dans leur propre exi stence et dans leur expérience de foi 373 .
D' une manière paradoxale, comme l'a expliqué Douglas J. Moo, les forts
risquaient de commettre la même erreur que certains pharisiens, mais à
l' inverse: comme certains pharisiens, tout en adhérant de manière rigide
à la loi, négligeaient « ce qu' il y a de plus grave dans la Loi : la j ustice, la
miséricorde et la fidélité (tÎJv Kp[aw Kal tà ËÀEOç Kal t Îjv n[anv) », ainsi
les forts, insistant sur leur liberté par rapport à la loi, le faisaient au détri-
ment de « la justice, [de] la paix et [de] la joie dans ! ' Esprit Saint » (v.
17) 374 . Tout comme certains pharisiens exagéraient dans leurs obser-
vances, ainsi les forts pouvaient-ils exagérer dans !'exercice de leur liberté.
Une foi s encore, Paul, par cohérence et d' une manière indirecte, stigmatise
les conduites extrêmes et outrancières en appelant à ! 'équilibre et à lares-
ponsabilité. Le fanatisme, vo ire la rigidité, que les forts reprochaient vrai-
semblablement aux faibl es pouvait les concerner eux-mêmes de très près.
c) v. 18: l' approbation divine aussi bien que l'estime des êtres humains dé-
pendent, d'après Paul, non pas de l'exercice autoréférentiel de la liberté,
mais de la volonté de se mettre au service (ôouÀEuw) du Christ « Év
tOUt4J », en devenant disciple du « règne de Dieu » (cf. v. 17) 375 . Le sen 1ice
du Christ est une autre métaphore de la vie du disciple. La liberté chré-
tienne, d' après Paul, s'exprime d'une manière paradoxale: elle n' est pas
licence pour faire n' importe quoi, mais avant tout appel à se mettre au
service les uns des autres, par amour (« &Uà c'ilà tf\c; &ycim1c; ôouÀEUEtE
&UtjJ..oLç », Ga 5, 13, cf. 1 P 2,1 6). Ainsi, la vie de foi en Christ implique
un changement de maître : « libérés (ÉÀEU9Epw9ÉvtEç) du péché, vous êtes
devenus esclaves (ÉôouJ..w911tE) de la justice» (Rm 6, 18) ; « Mais mainte-
nant, libérés (ÉÀEU9Epw9ÉvtEç) du péché et devenus esclaves (ôouJ..w9ÉvtEç)
de Dieu, vous portez les fruits qui conduisent à la sanctification, et leur
aboutissement, c'est la vie éternelle» (Rm 6,22)376. Dans ce cadre, la mé-
taphore du service a été déjà introduite au v. 4. Paul lui-même est d'ailleurs
un exemple de ce service (Rm 1, 1 ; cf. Ph 1, 1 ; Ga 1, 10). Par le recours à

373
Pour Simon LÉGASSE, l 'Epistola di Paolo ai Romani, p. 692, au v. 17, le« règne de
Dieu » est compris par Paul comme ètant une réalité courante, à savoir« ! 'existence ch ré-
tienne» collective et individuelle vécue sous le signe de la grâce divine.
374
Voir Douglas J. Moo, The Epistle Io the Romans, p. 856.
375 Idem, p. 858.
376
D'après la philosophie stoïcienne, et notamment selon le grand philosophe SÉNÈQUE,
qui a été pratiquement contemporain de Paul, la vertu ou le souverain bien consiste à suivre
Dieu, à donner son assentiment à la Providence divine, sans résistance aucune : « Nous
sommes nés dans une monarchie : obéir à Dieu, voilà la liberté (deo parere libertas est)»
(la Vie heureuse XY,7). La traduction fra nçaise est empruntée à A. BOURG ERY, in SÉ-
NÈQUE, La Vie heureuse. la Providence. Bilingue, (Classiques en poche, 17), Les Belles
Lettres, Paris 1997, p. 39.
256 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

la métaphore du service, il suggère que la v ie chrétienne ne peut s 'accom-


moder d'aucune dichotomie entre service de Dieu et service du prochain.
La relat ion du croyant avec Dieu, avec Christ, ne peut pas faire l'économie
du rappo rt avec l'autre. La dimension verticale (coram Deo) et la d imen-
sion horizontale (coram hominibus) sont absolument inséparables et inter-
dépendantes. Déjà dans le message de Jésus, relayé par les Évangiles (cf.
le doub le commandement de l'amour: Mc 12,28- 34 ; Mt 22,34-40 ; ou
I'« unique» commandement de l'amour : Le 10,25- 28 et sa parabole ex-
plicative, celle du « Bon samaritain» aux vv. 29- 37), il n'y a pas de véri-
table service, ni de véritable éthique sans cette double perspective verticale
et horizonta le 377. C'est ainsi que Paul peut formu ler à l'usage des Corin-
thiens ce beau principe d'éthique, en l'occurrence à propos de la collecte:
« Nous nous préoccupons du bien non seulement aux yeux de Dieu, mais
aussi à ceux des hommes (Èvwmov Kup[ou ciUà. Kat ÈvwTILov civ8pwTiwv) »
(2 Co 8,2 1). En ce sens, quoique pour des ra isons et des accents d ifférents,
Paul et Sénèque semblent être d'accord sur la nécessité de vivre et d'ag ir en
tenant compte de Dieu et des hommes : « Vis avec les hommes comme si
Dieu te voyait ; parle à Dieu comme si les hommes t'entendaient »378.
Finalement, Paul mettra en garde ses lecteurs et les exhortera de s'éloigner
de ceux qui, dans le présent o u dans l' avenir, au lieu de serv ir le Christ,
choisissent de servir leur ventre (t fj Èautwv KOLÀLq), c 'est-à-dire : «ceux
qui suscitent divisions et scandales en s'écartant de l'enseignement que
vous avez reçu » (cf. Rm 16, 17- 18)379 . Se mettre au service total du Christ
exclut que l'on pu isse avoir tout autre maître. Le « ventre» est ici une
métaphore de la nature humaine esclave de ses propres désirs, effrénés et
autoréférentiels, aussi bien que de ses propres passions chamelles (cf. Ph
3, 19), qui vien nent à l'encontre de l' enseignement du Christ.
Au v. 19, enfin, Paul revient à la prem ière personne plurielle et au subjonctif :
« "Apa oùv ... ÔlwKwµEv ... ELç ciU~J..ouç », par une construction syntaxique qui

377
Cf. PHILON, De specialibus legibus 2, § 63. Nous nous permettons ici de renvoyer à
notre article, Filippo ALMA,« Gesù e l' etica della "prossimità". Rilettura del comandamento
dell' amore, a partire da Le 10,25- 37 », in Ram6n GELABERT - Victor M. ARM ENTEROS
(éds.), Al aire del Espfritu. Festschrifl al Dr. Roberto Badenas, Editorial Universidad Ad-
ventista del Plata - Au la7 Activa-AEGUAE, Entre Rios- Barcelona 20 13, pp. 1-26. Michael
WOLTER, Der Brie/ an die Ramer. Teilband 2: Rom 9- 16, pp. 383- 384, renvoie aussi à 1 S
2,26 ; Pr 3,4 ; Si 45,1 ; Testament de Siméon V,2; Testament de Benjamin Vl,7 ; PHILON,
De ebrietate LXXX III ; FLAVIUS JOSÈPH E, Antiquités j uives 11,22 ; 11,52 ; DENYS D' HALI-
CARNASSE, Antiquités romaines X, 10,7 ; XII, 13,2 ; SEXTUS, Sentences de Pythagore CX ;
Le 2,52 ; Ac 24, 16.
378
SENÈQUE, l etlres à lucilius X, § 5. Voir Pierre BENOIT, « Sénèque et Saint Paul », in
Revue Biblique 53, 1946, pp. 7- 35, ici p. 11 , n. 3.
379
Voir infra, dans la Conclusion générale, d 'autres préc isions concernant !' évident
changement de langage de Paul en Rm 16, 17- 18 par rapport à Rm 14, 1- 15, 13 .
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 257

fait écho au v. 13 : « MT)KÉn oùv &:U~!..ouç Kp [vwµEv ». C'est sa manière de


re lancer et de formul er pos itivement son exhortation 380, é larg ie une nouvelle
fois à l'ensemble de la communauté. li est temps de passer du jugement réci-
proque à la recherche plurielle, communauta ire, de to ut ce qui contri bue à la
pa ix (cf. 14, 17 ; 15, 13) et à la « construction »381 (cf. 15,2 ; 1 Th 5, 11 ), à savo ir
l'édification spiritue lle permanente des uns et des autres. La doubl e conjonc-
tion apex. oùv382 soulig ne bien qu'il s'agit de la conséquence logique, de la dé-
ductio n, et même de l'aboutissement positif, des exhortations adressées
jusqu ' ici, no tamment aux forts, ma is pas seulement383 . Par ce deuxième sub-
jonctif exhortatif, a u présent (cf 14, 13), Paul invite, d ' une part, à rechercher
en permanence ce qui contribue à la paix, c 'est-à-dire à déposer avant tout les
armes de la critique, à se la isser inspirer par le règne de Dieu, et, d' autre part,
à rechercher ce qui contribue à l' édification réciproque, c 'est-à-dire à s'enga-
ger à construire la communauté par des re lations solides et solidaires (cf. 1 Co
3,9). Cette métaphore de la co nstruction sera reprise, a contrario, immédi ate-
ment au v. 20 384 . La communauté chréti enne ne s'édifie pas une fo is pour
toutes, e lle est touj ours un chantier de re lations vivantes, en constructio n, une
ma ison à entretenir et dont il fa ut prendre so in constamment.

3.2.2.3 Ratio 6 - Tout est pur, ma is fai s attention ( 14,20-2 1) !


«20 Pour une question de nourriture, ne détru is pas l 'œuvre de Dieu. Tout est pur, certes,
mais il est mal (KaKov) de manger quelque chose lorsqu(e l)'on385 est ainsi cause de chute
(liLà 11pooK6µµa1:0ç). 21 Ce qui est bien (rnÀov), c'est de ne pas manger de viande, de ne
pas boire de vin, rien qui puisse faire tomber (11pooK01T'tEL) ton frère».

°
38 Contra Stanley E. PORTER, The Letter to the Romans. A Linguistic and Literary Com-

mentmy, p. 265, nous préférons lire ici le subjonctif ÔLWKWµEv , retenu par la 28< édition du
NESTLE-ALAND au lieu de l' indicatif liLWKOµEv (bien qu'il soit mieux attesté par les onciaux),
et cela en accord avec Joseph A. FITZMYER, Lettera ai Romani. Commentario critico-teo-
logico, p. 825, qui interpréte cette exhortation comme un écho intentionnel de Pau l à un
motif du Psaume 33, 15 (LXX) : « recherche la paix et poursuis-la (lilwÇov, ici à l' impéra-
tif) ! ».
38 1
D'aprés Josef PFAMMATTER, (( olKolioµtj - OLKOÔoµÉw », in Horst BALZ - Gerhard
SCHNEIDER (éds.), Dizionario esegetico del Nuovo Testamento , vol. Il, coll. 554-561 , ici
co l. 557, olKolioµtj est un «nom en actionis », c'est-à-di re un mot qu i désigne « ! 'activité de
construction ».
382
Cette double conjonction étai t déjà apparue en Rm 14, 12, même si c'est par une leçon
incertaine : apa [ouv].
383
En ce sens, nous ne sommes pas d' accord avec les auteurs qui font démarrer au v. 19
une nouvelle péricope ( 14, 19- 23). Voir, à titre d'exemple, Robert JEWETT, Romans. A Com-
mentmy, p. 865.
384
Voir infra.
385 Nous accuei llons, là aussi, la correction suggérée par Christian GRAPPE, voir supra.
258 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l-15, l 3, une analyse rhétorique

Paul co ntinue son argumentation, il n 'a pas e ncore fini. Il veut établir cla ire-
ment ce qu ' il considère comme étant vra iment important. Il me t e n tension,
d ' un côté, un comportement tout à fait malséant, voire nocif (Ka.Kov, v. 20)386,
à proscrire sans plus tarde r, et, d e l 'autre, un co mporteme nt convenable, bien-
venu (rn.l..6v, v. 21 )387, à promouvoir immédiate m ent. C'est le choix éthique
qu ' il propose, au-delà des c ho ix personnels des uns et des autres, dans un style
sec e t elliptique à plusieurs e ndroits. Dans ces vv. 20- 21 , il rebond it partielle-
m e nt sur la subpropositio du v. 13 par le mot 11p60Koµµa. (v. 20) e t par le verbe
11poaK611tw (v. 21). L 'objectif majeur, qui est so uligné par la figure rhétorique
du polyptote, est de pers uader ses interloc uteurs, nota mme nt les forts, d 'évite r
toute attitude pouvant deven ir un obstacle, une occasion de chute ou d e perte,
pour leur frè re.
Tout d'abord, dit Paul, cela ne vaut pas la peine, pour une affaire de nourri-
ture, à cause d'un alime nt (ËvEKEV ppwµa.toç , v. 20, cf. v. 15), de démolir ou
d'abattre (Ka.ta.À.uw) l' « œuvre de Dieu » 388, à savoir de désunir et de désagré-
ger la communauté des croyants 389 . Paul ex plic ite le revers de la médaille dès
lors qu 'est adoptée une attitude intrans igean te 390 : le verbe rnm.l..uw, tout en
continuant de file r la métaphore de la construction 391 , est exactement

386 Ainsi Michael LAlïKE, « KaKoç »,in Horst BALZ- Gerhard SCHNEIDER (éds.), Di=io-
nario esegetico del Nuovo Testamento, vol. l, co ll. 1878- 188 1, ici col. 1879.
387 L'on note ici, au vv. 20- 2 1, l'effet sonore agréable de la paronomase par le rappro-

chement de KtXKov et de KaJ..611. La figure de la paronomase consiste dans le rapprochement


de mots ayant une certaine ressemblance, une sonorité proche, mais un sens différent. Voi r
Jean-Jacques ROBRIEUX, Rhétorique et argumentation , pp. 83- 84.
388
D'après Robert JEWETT, Romans. A Commentary, p. 866, il s'agit de la communauté
des croyants, en parallèle avec ce que Paul avait écrit en 1 Co 3,9- 15 et 9,1 ; cf. auss i Antonio
PITTA, Lellera ai Romani. Nuova versione, introdu=ione e commenta, p. 477. Par ai lleurs,
l'expression to Ëpyov toû 0EOû se retrouve verbatim en Jn 6,29, mais en l'occurrence elle
consiste dans l'œuvre par laquelle Dieu lui-même accorde la foi en son Envoyé, à savoir son
Fils, par lequel il attire les êtres humains (cf. 6,44). Voir Ulrich WILCKENS, Il Vangelo se-
conda Giovanni, (Nuovo Testamento. Seconda serie, 4), Paideia , Brescia 2002, p. 134. En
raison du parallélisme que l'on peut établir entre Rm 14,20 (µ~ EVEKEV ~pwµarnç KataJ..uE)
et 14,15 (µ~ t<.\i ~pwµatl oou [... ] aTioUUE), Michael WOLTER, Der Brief an die Ramer.
Teilband 2 : Rom 9- 16, pp. 385- 386, estime quant à lui que l '« œuvre de Dieu » n'est pas
l'Église mais la délivrance accomplie par Dieu au moyen de la mort salvifique de Jésus (cf.
Rm 3,24-25).
389
Voir Hans HOBNER, (( K!Xî!XÂUW », in Horst BALZ - Gerhard SCHNEIDER (éds.), Dizio-
nario esegetico del Nuovo Testamento , vol. l, coll. 1948- 1949, ici col. 1948.
390
Ai nsi Douglas J. MOO, The Epistle to the Romans, p. 859.
391
Le verbe KarnJ..uw, hapax dans la lettre aux Romains (14,20), est utilisé encore 16 fois
dans le Nouveau Testament, soit pour abaure, démolir, détn1ire un édifice, une construction
(Mt 24,2 ; 26,6 1 ; 27,40 ; Mc 13,2; 14,58 ; 15,29; Le 21 ,6 ; Ac 6,14), d' un point de vue
matériel, soit dans un sens figuratif pour annuler, abolir (Mt 5, 17 ; Le 9,12 ; 19,7 ; 23,2 ; Ac
5,38.39 ; Ga 2, 18 ; 2 Co 5, 1). Voir Douglas J. Moo, The Epistle to the Romans, p. 859, n.
62.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur l 'accueil 261

(miç v6µoç) trouve son accomplissement en cette unique parole : Tu aimeras


ton prochain comme toi-même» (Ga 5, 14, cf. Rm 13,8- 10)400 .
La notion du pur et de l' impur, d'après Paul, n 'est pas un objet de spécula-
tion. En soi, rien n'est impur, tout est pur. C'est un langage intentionnellement
hyperbolique (cf. v. 14: oUôÉv ; v. 20: Tiavra), voire caricatural, destiné à pro-
duire le plus d'effet possible401 , et que l'on ne saurait lire comme une sugges-
tion explic ite de se désintéresser de la lo i, car cela irait précisément contre la
stratégie de médiation que Paul a mise en œuvre jusque-là 402 . Sur le plan théo-
logique, Paul considère le comportement de chacun (et de chacune) comme
légitime (cf. Rm 14,5-6), et ex horte tous ceux qui sont en communion avec

400 D'après Marc PHILONENKO, « Testaments des douze patriarches. Texte traduit, pré-

senté et annoté», in André DUPONT-SOMMER et Marc PHILONENKO (éds.), La Bible. Écrits


lntertestamentaires, pp. 811- 944, ici p. 880, n. 2, on peut entrevoir« l'annonce et la prépa-
ration du commandement évangélique», qui prescrit l'a mour de Dieu et du prochain (Mc
12,30- 31 // Mt 22,37-40 // Le 10,27 ; Je 2,8), également dans certains passages des Testa-
ments des Dou::e Patriarches. Voir notamment Testament d 'lssachar V, 1- 2: «Gardez donc,
mes enfants, la Loi de Dieu, acquerez la simplicité et marchez dans l'i nnocence, sans exa-
miner avec indiscrétion les actions de votre prochain. Mais aime:; le Seigneur et votre pro-
chain, et ayez pitié des indigents et des faibles» (c'est nous qui soulignons) ; cf. Testame11t
d'lssachar Vll,6-7; Testament de Dan V,3; Testament de Benjamin 111,3-4, bien que l' in-
dépendance de cet écrit par rapport à la tradition chrétienne fasse encore 1'objet de discus-
sions.
401
« Le caractère hyperbolique d' un texte peut aussi être rendu par la présence insistante
de toutes sortes de termes forts, comme "tout", "rien", "nul", "aucun"». Ainsi Jean-Jacques
ROBRIEUX, Rhétorique et argumentation, p. 101 . Cf. encore, dans ce discours de Paul, les
expressions : « cjlayüv rrdvra I ldxava ÉoSiEL (pris à la lettre, il pourrait s'agir soit d' un
régime totalement dérégulé, soit d' un régime végéta/ien) » (14,2) ; « oç liÈ KpivEL rrtiaav
~µÉpav » (14,5) ; « ouordç yàp ~µwv Éaut<\J ( l] KllL ouordç Éaur<\J <i1108v1]0KEL" » (14,7) ;
« rrdvffç yàp 11apaon106µE8a r<\J Pl\µan roû Srnû » ( 14, 10) ; « rrtiv yovu Kat rrtiaa y.l.waaa
ÈÇoµoÀoyl\oEtaL rc;ï 9E<\> » (14,11) ; « rrtiv ôÈ o ouK ÉK niotEWÇ àµapria Èor(v » (14,23);
« rrdvra rà ËOvT] I rrdvffç ol ÀaoL. » ( 15, 11) ; « rrdaTJÇ xapâç Kat dpl\vT]ç » ( 15, 13). Le
caractère hyperbolique, ou d'exagération des extrêmes, concernant la description des habi-
tudes alimentaires des forts et des faib les (14,2) est reconnu aussi par Robert JEWETT, Ro-
mans. A Commentary, pp. 837- 838, voir notamment p. 838 : « L'exagération dans la des-
cription de Paul [en 14,2, ndr] pourrait être rendue un peu plus habilement en traduisant:
" les faibles ne mangent que de la laitue"». Cf. Sigve K. TONSTAD, The letter to the Romans:
Paul among the Ecologists, p. 345 ; Michael WOLTER, Der Brief an die Ramer. Teilband
2 : Rom 9- 16, p. 354.
402
En ce sens, Robert JEWETT, Romans. A Commentary, p. 867, ne nous semble pas très
convaincant lorsqu ' il comprend lev. 20 comme étant un« mollo » (voire une« devise»), de
caractère quelque peu audacieux, déclarant la fin des lois de pureté. Ce n'est peut-être pas là
le plus important. « La préoccupation de Paul ne concerne pas le pur et l'impur en tant que
tels, dont il parlera de toute façon aux vv. 14- 23, mais l'accueil des faibles dans la foi (v. 1)
qui , par la suite, devient partage de leur faiblesses (Rm 15, 1) et enfin ouvre à ! ' accueil réci-
proque (Rm 15,7) ».Ai nsi Antonio PITTA, lettera ai Romani. Nuova versione, introdu::ione
e commento, p. 462.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 263

conscience », mais de se comporter en fonction de la foi personnelle au


Christ408, la fo i qui provient de l'écoute de la paro le du Christ (cf. Rm 10, 17),
d ' une expérience intime avec Lui . Ainsi comprise, d 'après Paul, la foi est ce
qui doit inspirer les convictions et les actions à vivre au quotidien. C'est la
boussole qui oriente indéfectiblement vers ce qui est bien et bon (&ya86ç, 14, 16
et 15,2 cf. 12,2.9 .21 ; KaÀoç, 14,21 cf. 12, 17), qui répand la logique de ! 'amour
du procha in (&yciTTTJ, 14, 15, cf. 13, 10) et assure la liberté de ceux qui croient en
Christ (6,8, cf. Ga 2,20) par rappo rt au péché (6, 18.20.22), par rap port à sa
conséquence la plus red outable, la mort (6,23), et, finalement, par rapport à la
loi (7, 1- 6 ; 8, 1- 2.21 ). Il ne s'agit pas nécessairement d ' une conviction de foi à
garder dans le secret, dans sa propre intimité, de peur qu 'elle puisse nuire à
chaque fois à l' autre frère ou causer des contlits 409 . De cette manière, tout di a-
logue et toute discussion seraient interdits d 'emblée, sans que puissent s ' exer-
cer le bon sens et la modérati on. La foi est discrète, ma is elle n ' est pas une
affaire exclusivement privée. Comme l'a bien écrit, James R. Edwa rds 410 :
«On est lo in d ' une apo logie d'une fo i de caractère privé. "U ne foi pri vée" est
un concept aussi étranger au christianisme qu'un virus privé pour la méde-
c ine .. . ».
« Heureux» (µaKcipwç, v. 22b) est celui qui, en se laissant g uider par la foi ,
ne se condamne pas soi-même (6 µ~ Kpl.vwv Éaut6v) de par ses cho ix, ses
décisions éthiques, qu'il considère comme étant corrects, approuvés, d'après
son expérience critique et pratique (Èv ~ ôoKLµci( n)4 11. Paul uti lise ce même

408
D'après Martin LUTHER, Commentaire de / 'Épître aux Romains, (Œuvres, Tome X II),
vol. li, Labor et Fides, Genève 1983, p. 284, « L' Apôtre parle ici de la foi de façon très
générale, il fait cependant a llusion à cette foi particulière qui est celle que l 'on a envers le
Chr ist , en dehors de laquelle il n 'y a pas de jus tice mais le péché » . Cf. p. 2 86 : « Par co nsé-
quent, le mot " foi" a deux acceptions dans ce passage. Premièrement, on peut cons idérer que
ce mot est mis pour "opinion", " conscience". C'est ains i que beaucoup exp liquen t ce pas-
sage. Deuxièmement, selon l' habitude de !'Apôtre, le mo t peut être pris d e façon absolue et
univoque pour désigner la foi au Chri st. Et c 'est ains i qu ' avec tout le respect dû [aux autres
commentateurs], je comprends ce passage».
409
L' étude intéressante de Samuel B ÉNÉTREAU, « Faut-il garder secrètes les convict ions
qui risquent de heurter les frère s ? Une lecture de Romains l 4,22a », in Revue d 'histoire et
de philosophie religieuses 83, 2003, pp. 273- 287, tâche de répondre précisément à cette
question :« que demande exactement Pau l aux " forts" de son temps? Faut-il conc lure qu ' il
est j us te de cu ltiver un j ardin secret où les convictio ns " neuves" et " dérangeantes" restent à
l' abri, ne sub issant pas la mise à l' épreuve du dialog ue et de la confrontation ?» (p. 2 75, cf.
aussi p. 279).
410
Romans , (New International Biblical Commentary), Hendrickson, Peabody 1992, p.
33 1, c ité par Samuel BÉNÉTREAU, « Faut-il garder secrètes les convictions qu i risquent de
heurter les frères ? Une lecture de Romains l 4 ,22a », p. 280.
41 1
C ' est le sens spécifique chez Paul du verbe ôoKLµci(w. Voir Gerd SCl·IUNACK, « ôo-
KLµci(w, OOKLµoç, ôoKLµtj », in Horst BALZ - Gerhard SCHNEIDER (éd s.), Di=ionario esegetico
del Nuovo Testamento, vol. 1, co ll. 905- 9 10, ici col. 907.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 265

Paul paraît effectivement opposer deux attitudes416, l' une valorisée (µcmipLOç),
l'autre stigmatisée (Ka.ta.KÉKpvrcn) sur un arrière-plan qui pourrait être non seu-
lement présent mais aussi eschatologique4 17.
D'autre part, s' il est vrai, comme l'atteste Paul par ailleurs, qu'« li n' y a
donc plus maintenant de condamnation (rntocKpLµa.) pour ceux qui sont dans le
Christ Jésus» (8, 1), il est tout aussi évident que se comporter sans aucun égard
pour la fo i, c'est-à-dire aussi sans égard pour le Christ, expose à la condamna-
tion (Ka.ta.KÉKpLta.L, 14,23).
Cela dit, Paul conclut cette partie de son discours au moyen d ' une« défini-
tion-slogan »41 8, courte autant qu 'efficace et frappante, huit mots seulement en
grec:« miv ôÈ o oÙK ÉK TTLOtEWÇ àµa.pt[a. ÉaÛv » (v. 23b)419 . Un slogan faci le
à retenir et à fa ire valoir en toute circonstance de la vie : toute action, tout
comportement, toute pensée qui ne procède pas de la fo i, à savoir tout ce qui
n'est pas en harmonie avec la foi en Chri st, la relation au Christ, est péché,
rupture avec Dieu, éloignement de Dieu. La foi n'est donc pas seulement con-
fi ance ou adhésion intellectuelle au projet salvifique du Christ, aspects qu i de-
meurent indispensables, elle est aussi un critère de choix et de discernement.
C'est le moteur dynamique de ! 'existence et de la conduite chrétienne. La foi
est donc un acte de liberté et de libération, libération notamment du péché au-
quel on succombe à nouveau dès lors que l'on n'agit pas en pleine conviction
de foi. C' est en ce sens que l'on peut comprendre aussi les mots de Paul :
«Car, pour celui qui est en Jésus Christ, ni la circoncision, ni l ' inci rconcision
ne sont efficaces, mais la fo i agissant par l'amour » (Ga 5,6, cf. 6, 15)420.
D'un point de vue rhétorique, il est intéressant de remarquer que la répétition
du verbe Kp[vw (v. 22) et de deux de ses composés, ÔLa.-Kp[voµa.L et Ka.ta.-Kp[vw
(v. 23), crée en grec un effet, qui se perd malheureusement la plupart du temps
en traduction, par un jeu de sonorité et de réverbération que l' on appelle

416
Michael WOLTER, Der Brie/an die Ramer. Teilband 2 : Rom 9- 16, p. 389 ; cf. Peter
SPITALER, « Household Disputes in Rome (Romans 14: 1-15:13) », p. 59.
417
En considération de µ aKa ptoç, terme rare chez Paul (cf. Rm 4,7- 8, où se trouvent les
deux seules autres occurrences dans la lettre aux Romains), Simon LÉGASSE, L 'Epistola di
Paolo ai Romani, p. 699, n. 94, discerne ici une perspective eschatologique, un renvoi à
l'approbation divine du jugement dernier.
418
Voir Jean-Jacques ROBRI EUX, Rhétorique et argumentation , pp. 160- 162.
419
D'après Robert JEWETT, Romans. A Commentary, p. 855, il s'agit d' une « sententia
finale ».
420
Voir John M.G. BARCLAY , « Faith and Self-Detachment from Cultural Norms : A
Study in Romans 14-15 », p. 199.
266 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l-15, l 3, une analyse rhétorique

dérivation (napriyµÉvov - derivatio) 421 ou encore paronomase422 . C'est e n tous


les cas« un effet d ' insistance »423 , une manière de souligner l'état critique en
cours et ses mauvais effets sur les relations communautaires, qu'i l s'agit tout à
la fo is de prévenir et de dépasser. Cela nous semble confirmé par le fa it que
c'est précisément dans ce chapitre 14 de la lettre aux Romains qu 'apparaît la
plus haute concentration du verbe Kp(vw et de ses composés au sein du corpus
paul inien, à savoir 11 occurrences dans 23 versets : ÔLa-KpwLç (v. 1), Kp(vw
(vv. 3.4.5[bis]. l 0. 13[bis].22), ÔLa-Kp(voµaL (v. 23), KŒta-KpLvw (v. 23). Cet
éventa il sémantique ne sera plus utilisé par Paul dans la suite de son discours.
li en a parlé tellement pour ne plus avoir à en parler, c 'est du moi ns son so uhait
fi nal et sa prière.
En fait, avec lev. 23, on a l' impression que Paul a conclu la partie la pl us
gênante et problématique de son argumentation pour ouvrir, par la suite, une
nouvelle phase. On perçoit chez Pau l un changement : il va éviter désormais
de s'attarder s ur les différences et sur leurs effets potentie llement dramatiques,
pour souligner davantage les bienfaits de l' accue il et de l' unité. Il est temps
pour lui de regarder a illeurs et de construire, ou plutôt de reconstruire, des re-
lations positives.

3.2.3 (C) Suivre l 'exemple du Christ(! 5,1-6)

3.2.3. 1 Subpropositio - Soutenir les« non-forts»


et plaire à son prochain ( 15, 1- 2)
« 1 Mais c'est un devoir pour nous, les forts (ot ôuva10(), de porter l'infirmité des fa ibles
(1wv à:ôuv<hwv) et de ne pas rechercher ce qui nous plaît (µ~ Éaurniç à:pÉoKELV). 2 Que
chacun de nous cherche à plaire (à:prnKÉ1w) à son prochain en vue du bien, pour édi fier ».

Après avoir stigmatisé les effets nocifs d ' une attitude de mépris et de condam-
nation, déterminée par des convictions de foi et des pratiques divergentes
( 14,1- 12), après avoir averti des effets dangereux d ' une conduite apparemment
« trop libre», et sûrement autoréférentielle ( 14, 13- 23), Paul passe, dans les vv.
1- 2, à un type d 'argumentation plus positive : il souligne, d'abord, le devoir
pour les forts de soutenir les fa ibles, ce qui est une ma nière de se raccorder à
la propositio principale de ce discours ou de cette un ité rhétorique (concernant

421
D' après He inrich LAUSBERG, Handbook of Literwy Rhetoric. A Foundation for Lite-
rwy Study, § 648, pp. 29 1- 292, il y a derivalio lorsqu' il s'agit de répétition de la même
racine étymologique. Cf. Bice Morta ra GARA VELU, Manuale di retorica, pp. 2 12- 213. Un
exemp le, parmi d'autres, en français : « li est interd it d ' interdire », et en angla is: « Speak
the speech ».
422
La figure d e la paronomase au vv. 22b- 23 est repérée aussi par Robert JEWEn·, Ro-
mans. A Commentmy, p. 855.
423
Ainsi Jean-Jacques ROBRIEUX , Rhétorique et argumentation, p. 78.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 267

l'accueil du faib le, 14, 1), tout en recourant à un lexique varié 424. Il souligne
ensuite le devoir de plaire à son prochain, le véritable modèle à suivre étant le
Christ (cf. v. 3). En fonction de ces données, nous estimons que les vv. 1-2
jouent le rôle de deuxième et dernière subpropositio425 . Paul ne regarde plus en
arrière ce qui ne va pas ; il n'est plus question de divergences qu i font souffrir ;
il est temps de se projeter vers le futur, vers l'axe de l'espérance.
Le changement de ton est évident, dès le v. 1, par l'emploi d'une figure très
expressive, l'euphémisme 426, en vue d'atténuer ou d'adoucir la condition des
faibles. Paul évite habilement de nommer une nouvelle fois le faib le dans la
foi (-ràv ... cio8Evoûvta t fj 11[otH, 14, 1) en tant que tel, comme au tout début de
cette large unité (14, 1- 15, 13), et désigne, au p luriel, plus généralement, les
« &ôuvato[ », littéralement les« non-forts »427 . En voulant jouer avec les mots,
on pourrait dire que la boutei lle n' est plus à moitié vide et qu 'elle est désormais
à moitié pleine. Les fa ibles sont désormais les « non-forts ». C'est probable-
ment une manière de suggérer que ces épithètes/arts (ôuvato[) et non-forts
(ciôuvato[)428 sont assez relatives et approximati ves (outre que le plus souvent
transitoires) pour exprimer la complexité de l'être humain aux prises avec son
expérience de foi . Car cette expérience peut toujours changer !
Paul a fait preuve jusqu' ici d' un grand talent communicatif. 11 ne joue jamais
la carte de la polémique, ni de 1'affrontement direct. Au contraire, tout en par-
tageant le point de vue des forts ( « Mais c' est un devoir pour nous, les forts
.. . », 15, 1), il ne ridiculise jamais les opinions et l' agir des faibles. Il reste
lucide, contrôle ses émotions, choisit ses mots, et ne révèle sa disposition per-
sonnelle que pour engager à nouveau les forts à la tâche la plus lourde et la plus
exigeante : celle de se charger, voire de« porter l 'infimité des faibles» (15 , 1).
Ce n'est pas tant une identification tout court de Paul avec les forts 429 - il est

424
Ainsi, contra Douglas J. MOO, The Epistle to the Romans, p. 865, n. 6, nous ne pen-
sons pas que ce changement de lexique s'explique tout simplement par des ra isons stylis-
tiques. Le lien thématique qui unit, d'après notre reconstruction de la dispositio de Rm 14, 1-
15, 13, la propositio (14, 1) aux deux subpropositiones ( 14, 13 et 15, 1- 2, voir supra), a éga-
lement été vu par Ernst KASEMANN, Commentwy on Romans , p. 368.
425
Pour Robert JEWETT, Romans. A Commentaty, pp. 874- 875, à la suite de John D.
HARVEY, Listening to the Text: Oral Patterning in Pau/ 's Letters, (Erfurter theologische
Studien), Baker, Grand Rapids 1998, p. 205, l'ouverture de Rm 15 crée un effet d' inclusion
avec 14, 1.
426
La figure rhétorique de l'euphémisme« vise à adoucir l'expression d' une réalité gros-
sière, bmtale ou susceptible de provoquer des sentiments de crainte ou de gêne ». Ainsi Jean-
Jacques ROBRIEUX, Rhétorique et argumentation, p. 106.
427
Douglas J. Moo, The Epistle to the Romans, p. 866, sans parler d'euphémisme, est
proche de notre traduction, il traduit aussi : les« without strength », les « sans f orce ».
428
li y a là aussi un jeu de paronomase antithétique.
429
À propos des viandes sacrifiées aux idoles, Paul témoigne d ' une manière indirecte
avoir une conscience forte et non pas faible ( 1 Co 8,7), illuminée par la connaissance de
l' inex istence des idoles (cf. 1 Co 8, !).
268 Chapitre 5 : Â /'écoute de Romains 14, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

d'ailleurs lui-aussi, comme les faibles (d 'après une interprétation majoritaire),


un croyant en Jésus-Christ d 'origine juive -, il s'agit plutôt d'une stratégie con-
sistant à mettre en valeur encore le «nous)) (première personne plurielle) au
détriment du moi, pour créer parmi les fo rts un esprit d 'accueil et de commu-
nion très concret430 . C'est à eux, en fait, qu ' il demande le plus, à savoir de
franchir un premier pas pour aller à la rencontre de l'autre.« Paul attend beau-
43 1
coup plus de ceux dont il partage les opi nions que des autres )> . Les forts
n'ont pas probablement une fo i plus grande, ni meilleure, que celle des faib les,
mais Paul considère leur fo i comme étant plus flexible et plus capable de
s' adapter à celle des faib les (cf. l Co 9, 19- 23; Ph 4 , 11 - 13)432 . À d'autres oc-
casions et dans d ' autres contextes, Paul n 'a même pas dédaigné de se ranger
parmi les fa ibles(« ovrwv ~µwv &a9EVwv )), Rm 5,6; cf. 1 Co 4, 10 ; 9,22; 2
Co 11 ,29). Une fois de plus, se confirme notre conviction que Paul ne discute
et n' argumente pas uniquement à partir d ' une identité ou d ' une origine eth-
nique/re ligieuse, mais à partir de ce que l'on observe en pratique 433 . 11 n'est pas
intéressé par les labe ls, par les étiquettes, mais par ce quel ' on vit dans sa propre
expérience de foi , à savoir dans sa propre conscience (bien que le terme n 'ap-
paraisse pas). Dans cette perspective, les fo rts sera ient « ceux qui essayent de
vivre librement la nouvelle foi et les faibles ceux qui restent encore condition-
nés par leur passé non chrétien ))4 34 , c ' est-à-dire par une fixation excessive sur

430 Voir par exemple l'emploi du pronom personnel pluriel fiµEl ç (Rm 15, 1), ~µwv (Rm

14,7. 12 ; 15,2.6), de l'adjectifpossessi f ~µEtÉpav (Rm 15,4) ou des verbes employés au plu-
riel (Rm 14,8. 10.13.19 ; 15, 1.4).
43 1
Ainsi Bernhard ÜESTREICH, Performance Criticism ofthe Pauline lellers, p. 190.
432
Voir John M.G. BARCLAY, « Faith and Self-Detachment fro m Cultural Norms : A
Study in Romans 14- 15 », pp. 205- 206. C'est mécomprendre le raisonnement et la logique
de Paul qu'estimer, comme le fait Ronald O. ROBERTS(« Deviance or acceptable differen-
ce: Observance of the Law in Romans 14- 15 and Dialogue with Trypho 47 »,p. 9), que, en
Rm 15, 1, « Paul place subtilement, et probablement involontairement, les faibles, disciples
du Christ observant la loi, dans une position inférieure aux forts, disciples du Christ non-
observant », et que, ce faisant, il exprimerait aussi sa préférence (ou son «favoritisme»)
pour les forts. Il y a à cela deux raisons: il n'est ni avéré ni vérifiable que ce soit Paul qui
introduit ces appellations parmi les croyants romains (il est fort probable que ! 'épithète
« faible dans la foi» ait été imposé par le groupe dominant/opposant, voir Robert JEWETT,
Romans. A Commentary, pp. 834- 835) ; une telle compréhension du verset va à ! 'encontre
de tout l'effort rhétorique accompli par Paul pour tenir ensemble, appeler à l'unité, les uns
et les autres dans un esprit d'accueil réciproque (effort et intention d'ailleurs reconnus par
ROBERTS, lui-même, p. 4) et sur un plan d'égale dignité. L' appel au respect des uns et des
autres et l'exhortation à abandonner toute attitude critique et de mépri s que lance Paul du
début à la fin de toute cette longue unité littéraire et rhétorique, cela sans prononcer aucun
jugement de valeur sur les observances (en elles-mêmes), nous paraissent inconci liables avec
l'opinion selon laquelle il fini rait par juger (sic !), bien que paradoxalement, les faibles.
433
Voir Angelo COLACRAI, For=a dei deboli e debole=za dei potenti. La coppia « de-
bole.forte » nef Corpus Paolinum, pp. 530- 53 1.
434
Idem , p. 53 1.
270 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

troisième fo is en trois versets438, dans le développement ( 15,3-6) qui vient


étayer l'exhortation des versets 1 et 2, dont la finalité est double(« dç rà
&:ycx9àv rrpàç otKolioµtjv ») (v. 2), puisqu ' il s'agit d'œuvrer «en vue du bien»
et« pour l'édification » communauta ire (cf. 14, 19) de tous (d'après le contexte
proche, cf. vv. 5 et 7). Les états d'âmes des uns et des autres, aussi bien que
leurs convictions et leurs actions, doivent impérativement se confronter à cette
double finalité qui a vocation à servir de filtre : ce qui est bien et ce qui édifie.
En réponse au slogan des forts à Corinthe ( 1 Co 10,23) : « Tout est permis »,
Paul avait déjà précisé : « "Tout est permis", mais tout n'éd ifie pas (navra
Ël;rnnv &:U' où otKolioµü) ». La liberté n' est pas la seule valeur qui compte.
« Construire se réalise donc dans le comportement éthique, dans la vie pra-
tique »439 .
Paul a exercé jusqu' au bout ce min istère de construction, d'édification , de
l'ÉKKÀT}a[cx, et il l' a fa it au nom de son autorité apostolique: «C'est pourquoi,
étant encore loin, je vous écris ceci pour ne pas avoir, une fois présent, à tran-
cher dans le vif selon le pouvoir que le Seigneur m' a donné pour édifier (Etç
OLKolioµtjv) et non pour détruire » (2 Co 13, 10).
On peut constater à ce propos un parallélisme frappant avec ! 'argumentation
déjà tenue par Pau l dans l Corinthiens (8, 1- 13; 10,23- 11 , l ), à propos des
viandes sacrifiées aux idoles (Etliwt..69ur6v, 1 Co 8, 1.4. 7. 10 ; 10, 19), où i1s'agit
principalement :
- de fa ire primer l'amour (&:yanri, 8, 1 cf. Rm 14, 15) sur la connaissance pour
édifier la communauté (otKolioµÉw, cf. Rm 14, 19 et 15,2, où il est aussi question
d'édification, otKolioµtj) ;
- de nourriture (PpwaLç, 8,4 cf. Rm 14, 17 ; ppwµcx, 8,8. 13 cf. Rm 14, 15) ;
- de faiblesse (par l'adjectif : &:a9Evtjç, 8,7 .10 ; par le verbe &:a9EvÉw, 8, 12, en
re lation avec la conscience), de celui qui est faible (o &:a9Evwv, celui qui se fait
des problèmes à manger de la viande immolée aux idoles, 8, 11 ; cf. celui qui
est faib le dans lafoi et ne mange que des légumes, Rm 14, 1-2), et de faibles
(8,9) ;
- de cause de chute pour les faibles (npoaKoµµcx , 8,9, cf. Rm 14, 13.20) ;
- de risque grave de perdre ou fa ire périr (&:n6UuµL , 8,11 , cf. Rm 14, 15) celui
qui est faible, le frère (&:liE!..cjJoç, idem), pour lequel Christ est mort (Xpwràç
&:nÉ8CXVEV' idem) ;
- de ne pas rechercher son intérêt personnel, mais celui d 'autrui (roû ÈtÉpou,
10,24), vraisemblablement celui du frère (8,1 l.l2.13[bis] ; 10,l ; cf. Rm
14, l O[bis].13.15.2 1) ;
- de scandale (arnvlicxt..l(w, 8, 13[bis], cf. Rm 14, 13 : aKavlicxt..ov) ;

438 Il s'agit encore d' un effet d ' ins istance assuré ici par la figure du polyptole.
439 Ansi Josef P FAMMATT ER, « olKoôoµ~ - olKoôoµÉw »,col. 560, en c itant Phillip YIEL-
HAUER, Oikodome, vol. 2, (Aufsatze zur NT), Chr. Kaiser, München 1979, pp. 1- 168, ici p.
96.
272 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

de leur bien. Il a été un véritable« exemplum gratiae »444 , un exemple de grâce


vécue et expérimentée (cf. 1 Tm 1, 12- 16).

3.2.3.2 Ratio 8 (imago , cf. 14,2- 3) - Suivre l'exemple du Christ


en vue de l' harmonie et de l' unité (15,3- 6)
« 3 Le Christ, en effet (yâp), n'a pas recherché ce qui lui plaisait mais, comme il est écrit,
les insultes de tes insulteurs sont tombées sur moi. 4 Or(yâp), tout ce qui a été écrit jadis
l'a été pour notre instructio n, afin que, par la persévérance et la consolation apportées par
les Écritures, nous possédions ! 'espérance. 5 Que le Dieu de la persévérance et de la
consolation vous donne d'être bien d' accord entre vous, comme le veut Jésus Christ, 6
afin que, d' un même cœur et d' une seule voix, vous rendiez gloire à Dieu, le Père de
notre Seigneur Jésus Christ ».
L 'exhortation de Paul aux croyants romains, en vue de réorienter ! 'objet du
verbe â.pÉaKw de soi-même en direction du prochain (vv. 1- 2) et de venir en
aide aux faibles, trouve au v. 3 son fondement, sa justification 445 : Christ est
l'exemple à suivre (EtKwv - imago, voir supra en 14,3). Le premier (14,2- 3) et
le dernier argument ( 15,3- 6) de cette partie, qui constitue la probatio, se font
écho. L'un ouvre et l'autre ferme. Parmi les arguments utilisés par Paul, l'ar-
gument christologique est indubitablement le plus contraignant et le plus im-
portant (cf. 14,8- 9)446 : Jésus-Christ est le modèle à suivre pour guérir les rela-
tions « malades » (c'est un des sens possibles du mot â.a9Ev~ç) dont il est ici
question. Sa vie et son dévouement personnel sont la référence principale pou-
vant motiver le changement d 'attitude réclamé : passer, par amour, de la cri-
tique au don total de soi. Ce qui constitue un renversement surprenant.
Paul fait ainsi l'éloge du Christ, véritable exemple d ' une vie dévouée au
bonheur d ' autrui. li connaît la force persuasive de ! 'exemple : « verba docent,
exempla trahunt » 447 , car c'était une idée clé de la pédagogie rhétorique

444
Nous empruntons cette express ion à Andreas DErrw1LER, « L'école pau li nienne : éva-
luation d'une hypothèse », in Andreas DETTWILER, Jean-Daniel KAESTLI et Daniel MAR-
GUERAT (éds.), Paul, une théologie en construction , pp. 419-440, ici p. 428, n. 3 1.
445
Une fois de plus, l' indicatif concernant !'agir de Jésus (v. 3) vient justifier et légitimer
l' impératif de la demande que Paul adresse aux forts en particulier (vv. 1-2). Voir Michael
WOLTER, Der Brie/ an die Romer. Teilband 2: Rom 9- 16, pp. 397- 398.
446
Toute la lettre aux Romains, d'ailleurs, insiste sur la centralité du Christ par rapport à
!'Évangile : dans le prologue épistolaire ( 1, 1- 6.9), dans le corps de la lettre (par exemple :
3,21 - 26 ; 5, 14- 2 1 ; 8, 1-4 ; 9,32- 10,13; 12,5; 14,8- 9 ; 15, 1- 9 ; passages auxquels nous
ajouterions volontiers 5,6- 11) ; dans la conclusion épistolaire ( 15, 16- 20). Voir James D.G.
DUNN, Romans 1-8, p. LXI. Cf. Andrie DU TOIT, « Shaping a Christian Lifestyle in the
Roman Capital », pp. 383- 384 ; Paul BONY, Un Juifs 'explique sur l'Évangile. La Lellre de
Paul aux Romains, p. 339.
447
« les mots enseignent, les exemples e11trainent ».
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 275

En Rm 12, 16, Paul utilise une expression un peu similaire : « to cdn:o d ç


aU~.J..ouç <jipovoûvtEç », « en ayant la même pensée les uns envers les autres »,
presque une sorte d' anticipation des tensions relationnelles et communautaires
mentionnées en Rm 14, 1- 15,6462 . li exhorte les croyants romains à partager les
mêmes sentiments, à vivre d ' un commun accord, en se gardant des sentiments
de grandeur et se laissant attirer par ce qui est humble (cf 2 Co 13, 11). La fo lie
des grandeurs tue la relation avec ! 'autre, ne la favorise certainement pas. Dans
le même contexte de Rm 12, Paul, au moyen de la figure rhétorique de la déri-
vation, de par l' usage qu'i l fai t de variations autour du verbe <jipovÉw et de ses
composés en Rm 12,3, verset lui-même disposé en chiasme (AB/B' A' ), a déjà
capté !' attention des croyants romains pour les encourager à penser, raisonner
(<jipovÉw, 2 fois), à ne pas se surestimer (u1T€p<jipovÉw) mais, au contraire (&H a),
à avoir une sage estime de soi (ouxppovÉw), cela sur la base de la foi que Dieu
leur a impartie. li est possible que Paul, en utilisant le verbe <jipovÉw ici en Rm
15,5, ait également pensé et fait allusion aussi à tout cela, car une saine estime
de soi est un ingrédient important, voire indispensable, pour bâtir des bonnes
relations et des accords fraternels et communautaires. Une saine estime de soi
reste le véritable point de départ pour s'ouvrir aux autres sans préjugés, pour
être réellement disponible au dialogue, à l'échange. Un autre emploi de l'ex-
pression « t o aùt o <jipovE"Lv » (Rm 15,5) se rencontre verbatim en Ph 4,2 ; ici
aussi pour exhorter, en l'occurrence, deux femmes vraisemblablement en con-
flit, Évodie et Syntyche, à trouver un accord, à savoir l'unité et la concorde,
dans le Seigneur. C' est comme si Paul voulait suggérer que l' intelligence, la
pensée, la réflex ion, peuvent servir avec profit d' instruments et de voies privi-
légiés pour atteindre la paix.
Par cette prière (Rm 15,5), Paul souligne aussi ! ' importance de l 'unité de
l'Église, le corps du Christ (Rm 12,4- 5, cf 1 Co 12), dans laquelle il existe
une dialectique incontournable entre multiplicité et unicité : «ainsi, à plu-
sieurs, nous sommes un seul corps en Christ, étant tous membres les uns des
autres, chacun pour sa part» ( 12,5)463 . Paul ne pense pas à combattre la plura-
lité ni n' appelle à la combattre, il admet qu ' en Église on puisse penser ou se
comporter autrement464 et, malgré cela, continuer de rester unis. Ce conseil
inspiré est révélateur aussi de la sensibilité pastorale de )'apôtre Paul. 11ne vise
ni l 'uniformité qui nie la différence, ni ! ' uniformité qui stigmatise la diversité
d'opinion (cf 14,1). Paul a toujours prêché l' unité, mais pas la pensée unique,

462
Voir Ala in GIGNAC, L 'épître aux Romains, p. 466.
463
L'esprit de solidarité humaine était connu et exprimé, en milieu stoïcien, par la méta-
phore du corps. D' après S ÉNÈQUE, Lettres à Lucilius , XCV, § 52, par exemple, en tant
qu'êtres humains« nous sommes les membres d ' un grand corps (membra sumus corporis
magni) ».
464
C f. Ph 3, 15 : «Nous tous, les "parfaits", comportons-nous (<j>povwµev) donc ainsi, et
si en quelque point vous vous comportez autrement (Kal ei'. n hÉpwç <j>poveî.te), là-dessus
aussi Dieu vous éclairera ».
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 277

On pourra remarquer à cet égard que l'ouverture et la conclusion de l' argu-


ment de Paul, aux vv. 3- 6, ins istent sur le Christ, ce qui n 'est certainement pas
un hasard et peut suggérer que la g lo ire de Dieu est pleinement manifestée dès
lors que les païens aussi sont associés à sa célébratio n .
En ce sens, il n 'est pas sans intérêt de remarquer que l'ouverture de l 'Évan-
g ile aux païens (en Ac 10- 11 ), bénie par l'Esprit Saint (10,44-45; 11 , 15), et
légitimée par le témoig nage expérientie l de Pierre (1 1,4-17), est saluée par
l'église de Jérusalem (cf. 11 , 1) co mme une occasio n spéciale d 'apaiser les es-
prits, après les discussions préalables (ôL<XKp(vw, 11 ,2), et de rendre gloire à
Dieu ( 11 , 18). La reconnaissance réciproque des croyants, sans aucune discri-
mination, lorsqu'elle est vécue comme un don de ('Esprit, conduit à rendre
g lo ire à Dieu.

3.3 La peroratio (Rm 15, 7- 13) : L 'accueil mutuel à l'instar


de l'accueil universel du Christ
«7 A CCUElllEZ- VOUS ("TTpooJ..aµ~tlveo0e) donc les uns les autres, comme (Ka0v.\ç) le CHRIST
vous A ACCUE!ll!S (1!pooeM13Ern), pour la g loire de Dieu. 8 Je l'affirm e en effet (ytlp),
c'est au nom de la fidélité de Dieu que Christ s'est fait serviteur des circoncis, pour ac-
compl ir les promesses faites aux pères ; 9 quant aux païens, ils glorifient Dieu pour sa
miséricorde, selon qu 'i l est écrit : C'est pourquoi je te célébrerai par mi les nations
païennes, et je chanterai en ! ' honneur de ton nom. 10 li est dit encore : Nations, réjoui s-
sez- vous avec son peuple. 11 Et encore : Nat ions, louez toutes le Seigneur, et que tous les
peuples !'acclament. 12 Esaïe dit encore : li paraîtra, le rejeton de Jessé, celui qui se lève
pour commander aux nati ons. En lui les nations mettront leur espérance. 13 Q ue le Dieu
de l' espérance vous comble de joie et de paix dans la foi , afin que vous débordiez d'es-
pérance par la puissance de I ' Esprit Saint ».

En 15,7- 13, Paul arrive fina lement à la peroratio de son discours centré sur
l'exigence de l'accueil ( 14, 1- 15, 13)468 . On discute, cependant, pour savoir si
ces versets sont à comprendre comme étant effectivement la conclusion du dis-
cours sur les faibles et les forts (14, 1- 15,6), ou bien comme étant aussi la con-
c lus ion de toute la section exhortative ( 12, 1- 15, 13), ou enfin comme étant la
conclusion du corps théo logique de la lettre ( 1, 16- 15, 13). On devine

468
Voir aussi Antonio PITIA, Lettera ai Romani. Nuova versione, imroduzione e com-
menta, pp. 485--486. Alors que, pour Troels ENGBERG- PEDERSEN, « "Everything is C lean"
and "Everything that is Not of Faith is Sin": The Logic of Pau line Casuistry in Romans 14. 1-
15.13 »,p. 24, il s'agit d'une sorte de« conclusion récapitu lat ive» non seulement de 14, 1-
15,6, mais aussi du corps de la lettre dans son ensemble. D'après C harles B. P USKAS - Mark
REASONER, The Letters of Paul: An Introduction , The Liturgical Press, Collegevi lle 2013 2,
pp. 78- 79, c'est Rm 15,7- 8 qui constitue la véritable perorario de la proposirio de la lettre
aux Romains (cf. 1, 16- 17).
278 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

facilement que, parmi les spécialistes, il y a des partisans des trois possibilités
ou de plusieurs à la foi s469.
L'un des auteurs qui a soutenu le plus énergiquement une lecture de 15,7-
13 en tant que conclusion de toute la lettre aux Romains est James D.G. Dunn,
qui estime que, dès lors que le Christ est présenté comme celui qui assure la
continuité entre la permanente fidé li té de Dieu à son peuple Israël (v. 8) et
l'extension des promesses et de son alliance miséricordieuse aux Gentils, aux
nations (vv. 9- 12), et la garanti t, il appert que l'Évangi le est ouvert désormais
à quiconque croit ( l, 16- 17), et que la miséricorde divine inclusive embrasse à
la fo is les Juifs et les païens (l l ,30- 32)410_ Plus récemment, dans ce même
sillage, Marc Schoeni4 7 1 a maintenu que la péricope de 15,7- 13 constitue « la
péroraison de tout le discours », depuis la propositio principale de toute la lettre
aux Romains (1, 16- 17), tout en considérant aussi ces versets comme la con-
c lusion des recommandations aux faibles et aux forts ( 14, 1-12 et 14, 13-23)472 .
Pour ce qui nous concerne, nous sommes encl in à aller encore plus loin et
nous suivons en gros la position de Joseph A. Fitzmyer473 qui considère que
revient à 15, 7- 13 une fonction mu ltiple4 74 . Le passage constitue à la fois la

469 Pour les détails, voir Douglas J. Moo, The Epistle to the Romans, p. 874 ; Kuo-Wei

PENG, Hale the Evil, Hold Fast to the Good. Strucwring Romans 12,1-15,1, p. 177, notam-
ment les nn. 150- 153.
470 Voir James D.G. DUNN, Romans 9-16, pp. 705- 706, cf. pp. 844- 845. La miséricorde

universel le de Dieu est considérée par Johan Christiaan BEKER, « The Faithfu lness or God
and the Priority of Israel in Paul 's Letter to the Romans», p. 330, comme étant le climax
théo logique de toute la lettre.
471
«Épître aux Romains», in Camille FOCANT et Daniel MARGUERAT (dirs.), l e Nou-
veau Testament commenté. Texte intégral. Traduction Œcuménique de la Bible, Bayard -
Labor et Fides, Montrouge - Genève 2012, pp. 639- 708, ici p. 702. D' après Antonio PITTA,
l ettera ai Romani. Nuova versione, introduzione e commenta, p. 35, n. 71 , Rm 15, 7- 13
constitue une des perorationes qui closent les différentes sections de la lettre aux Romains,
cf. Rm 3, 19- 20; 4,23- 25 ; 8,3 1- 39; 11,25- 36; 13, 11- 14 ; 16,25- 27.
472
Marc SCHOEN I, ibidem, dans la suite de son commentaire, il ne peut pas toutefois se
passer d'affirmer :« Au v. 7, retour en arrière : Paul renouvelle l'exhortation aux "faibles"
et aux "forts" (les deux parties à la fois), usant du verbe "accueillir" qui avait ouvert la
section en 14, 1. La raison donnée est ! 'accueil premier fait par le Christ. Paul glisse alors à
la conclusion de tout le discours (depuis 1, 16) dans une vision embrassant toute l'histoire et
les destinées respectives des "circoncis" (les Juifs, v. 8) et des " païens" (v. 9) ». Cf. Jordi
SÀNCHEZ BOSCH, Scritti paolini, p. 258 ; Hans-Josef KLA UCK, La /etlera antica e il Nuovo
Testame11to. Guida al contesta e all 'esegesi, p. 268.
473
Joseph A. FITZMYER, lettera ai Romani. Commentario critico-teologico, pp. 833-
834, a fait valoir que Rm 15, 7- 13 conclut d'abord le discours sur les faibles et les forts
( 14, 1- 15,6), mais joue également le rôle de conclusion de la section exhortative (12, 1- 15, 13)
et de conclusion logique de toute la lettre (1,16- 15, 13), alors que le texte de R.m 15, 14- 16,24
consti tuerait la conclusion spécifiquement épistolaire.
474
Selon Carl N. TONEY, Paul 's Inclusive Ethic. Resolving Community Conj/icts and
Promoting Mission in Romans 14- 15, pp. 120 et 125, Rm 15,7- 13 a une « double
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 279

p eroratio del 'unité exhortative entamée en 14, 1, c'est-à-dire son point cu lmi-
nant, voi re son « climax» naturel475 , mais aussi, en raison tout spécialement de
son caractère délibérément amplifiant, tant la conclusion de la section exhorta-
tive ( 12, 1-15,13)4 76 que la conclusion générale de l'Évang ile annoncé par Paul
aux croyants roma ins (1 , 16-15, 13), à partir de sa propositio generalis ( l , l 6-
17)4n
Paul conclut son discours sur les fa ibles et les forts ( 14, 1- 15,6) de la man ière
la plus c lassique478 : il résume en peu de mots l'essentiel de son propos479 par
la reprise de l'exhortation majeure à l'accuei l (cf. 14,l, avec des variations
importantes par rapport à la propositio)480 ; il amp lifie son discours, que ce soit
en passant de l' accueil du faible à l'accueil réciproque 48 1 o u en proposant
Christ comme le modèle idéal de cet accueil ; il fait appel aux sentiments de
son auditoire en évoquant l 'œuvre du Christ pour ceux de la circoncision
(TIEpttoµtj) aussi bien que pour les nations païennes (i:à Ë8vri), c'est-à-dire pour

fonction » : d'abord, le passage sert de conclusion del 'appel de Paul en vue de l'unité interne
des croyants en conflit à Rome ( 14, 1- 15,6), au travers d' une éthique inclusive ; ensuite, il
sert de conclusion pour le corps théologique de la lettre aux Romains ( 1, 16- 15, 13), en insis-
tant sur! 'adoration commune et le salut eschatologique des Juifs et des païens.
475
Ainsi Douglas J. Moo, The Epistle to the Romans, pp. 826, 874 et 883 ; cf. Thomas
R. SCHREINER, Romans, p. 704.
476 C'est l'avis de Robert JEWETI", Romans. A Commentary, p. 887. li estime que Rm

15,7- 13 pourvoit la« conclusion efficace»(« Récapitulation de l'éthique inclusive qui con-
tribuera à la mission de transformatio n globale») soit de la quatrième preuve ( 12, 1- 15, 13),
appelée en latin Exhortatio, qui inclut dix péricopes (cf. p. 724 et aussi ID., « Following the
Argument of Romans», in Karl P. DONFRIED, The Romans Debate. Revised and Expanded
Edition, p. 274), soit de l'ensemble de laprobatio de la lettre ( 1,18- 15, 13), cf. p. 899. Tandis
qu' il réserve, à notre avis de man ière discutable (voir supra), la fo nction de peroratio de la
lettre à Rm 15,14- 16,24 (cf. p. 900). Voir également Paul BONY, Un Juif s'explique sur
l 'Évangile. la le11re de Paul aux Romains, p. 341; Stanley E. PORTER, The Letter to the
Romans. A Linguistic and Litera1y Commentary, p. 271.
477
C'est aussi en R.m 15,7-13 qu ' Alain GIGNAC, L 'épître aux Romains, p. 51 , voit« le
sommet de la lettre», à savoir« la nécessité d'un accueil réciproque» ; en même temps que
la conclusion à la fois de Rm 14, 1- 15,6, de Rm 12, 1- 15,6 et de Rm 1, 18- 15,6 (p. 62 et p.
498). Cf. Michael TH EOBALD, « 2.7. Rômerbrief», p. 217, d'après lequel Rm 15,7- 13 a la
fonction généra le de peroratio de toute la lettre, et constitue donc une sorte de résumé suc-
cinct de l'objet même de la lettre.
478
Comme nous l' avons déjà esquissé supra (cf. «Chapitre 4 : La "rhétorique pauli-
nienne", éléments de méthode»), la peroratio rhétorique comptait essentiellement trois par-
ties: la récapitulation, l'amplification et l' appel à la pitié. Pour d'autres détai ls, voir Chris-
tophe JACON, la sagesse du discours, pp. 86- 87 ; cf. Jean-Noël ALETTI, la Leuera ai Ro-
mani. Chiavi di leltura, p. 85.
479
Voir Andrie DU TOIT, « Shaping a Chri stian Lifestyle in the Roman Capital », p. 397.
480
L'on sait, en fait, que« rien n'est plus déplaisant qu ' une répétition toute sèche». Voir
QUINTILIEN, Institution oratoire VI, 1,2, p. 8 (traduction Jean COUSIN, 1977).
48 1
Voir James D.G. DUNN, Romans 9- 16, p. 845.
280 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

toute l'humanité482 . Paul, en fa it, é lève sa réflex io n d'un plan local, les tensions
entre les fa ibles et les forts à Rome ( 14, 1- 15,6), à un plan universel : la re lation
entre Israël et les nations païennes, conçue su r l'arrière-plan du salut eschato-
logique, à partir des promesses de Dieu dont témoignent les Écritures (vv. 9b-
12).
Au v. 7a : « Pour ces ra isons, accueillez-vous réc iproquement (tHo
npoaJ..aµpavEa8E &U~J..ouç) » 483 , Paul, à travers un procédé d'inclusion
(ÈnavaôL TTÀWO LÇ - inclusio, redditio) 484 avec 14, 1 : « Accuei llez (npoa-
J..aµpavrn8E) celu i qui est faib le dans la foi », boucle la boucle, souligne le lien
entre l'exhortation d 'ouverture et celle de c lôture485 et arrive au point culmi-
nant de son discours 486 .
Dès lors, ce bloc littéraire, cette unité rhétorique ( 14, 1-15, 13), apparaît ef-
fectivement très cohérent. li se tient et s'explique dans sa global ité. La répéti-
tion à distance du verbe npoaJ..aµpavrn8E à l' impératif, à la même personne, au
même temps et au même mode, le suggère déjà. De plus, le propos est renforcé,
en 15,7b, par la reprise de ce même verbe, cette fo is-ci à l'indicatif (npo-
aüapno), pour exprimer l 'agir du Christ : « rn8wç rnl 6 Xpwtoç npoaEJ..aPEto
ùµâç »487, de la même manière que l'a été auparavant l'accueil octroyé par Dieu
(« 6 8Eoç yàp aiJtov npoaEJ..aPEto », 14,3c). li s'agit donc d'accueillir non

482 On peut reconnaître dans ces deux entités ou parties, la circoncision et les nations, la
figure du mérisme (µEpwµoç): «division d'un sujet, d'un point à traiter en ses diverses par-
ties». Voir Heinrich LA USBERG, Handbook ofLiterary Rhetoric. A Foundationfor li1era1y
Study, § 1246, p. 884.
483 C'est nous qui traduisons.
484 Voir Heinrich LAUSBERG, Handbook oflilerary Rhetoric. A Foundation for literaty
Study, § 625, pp. 280- 281 ; Bice Mortara GARA VELU, Manuale di retorica, p. 199. Cf.
Jeffrey Paul SAMPLEY, « Romans in a Different Light. A Response to Robert Jewett », in
David M. HAY and E. Elizabeth JOHNSON (éds.), Pauline Theology, vol. 3 : Romans, pp.
109- 129, ici p. 125 ; Thomas R. SCHREINER, Romans, p. 703 ; Alain GIGNAC - André
GAGNÉ, « N'est pas fort qui croyait l'être. Et sa foi n'est pas celle qu'il convenait d'avoir!
Ambiguïté discursive et programmation de lecture en Romains 14 », p. 25, n. 10 ; Robert
JEWETT, Romans. A Commenta1y, p. 887 ; Udo SCHNELLE, Paolo. Vitae pensiero, p. 387.
485 Voir Jean-Noël ALETTI, « Romani 14, 1- 15,6 : di nuovo alla ricerca di chi sono i forti
e chi i deboli », p. 99, n. 3 1.
486 Ainsi William S. CAMPBELL, Paul 's Gospel in an lntercultural Context: Jew and Gen-
tile in the Letter to the Romans, (Studies in the lntercultural History of Christianity, 69),
Lang, Frankfort 1991 , p. 22, in Robert JEWETT, Romans. A Commenta1y, p. 85. Pour Michael
WOLTER, Paul. An Outline of His Theology, p. 390, Rm 15,7a constitue le« résumé
parénétique »paulinien relatif au conflit entre les faibles et les forts ( 14, 1- 15,6).
487 En Rm l 5,7b existe une variante textuelle à propos du pronom personnel : ùµéiç (vous),
attestédans K AC D1 FGL't'33.81. 365. 630. 11 75. 1241. 1505. 1739. 1881 fi? latsybo) ;
~µéiç (nous ), présent dans d'autres manuscrits (BD* P 048. 104. 614. 629. 1506 br sa). Bien
que ~µéi ç apparaisse comme la leclio difficilior, nous préférons reten ir ùµéiç en fonction du
contexte de l'exhortation paulinienne (vv. 5- 7). Cf. Bruce M. METZGER, A Textual Com-
mentary on the New Testament , p. 473.
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 283

fondée non pas sur ! ' inaccess ibilité de la vérité, ni sur le caractère re latif des
points de vue huma ins, ma is sur l'action d ' accueil du Christ lui-même498 .
C'est pourquoi, bien que nous considérions, comme beaucoup de spécia-
listes, que l'arrangement structure l de 15, 1-6 et 15, 7- 13 se déploie en parallèle
- d 'abo rd, une exhortation d 'o uverture ( 15, 1- 2 Il v. 7), ensuite les raisons q ui
la j ustifient : Christ et les Écritu res ( 15,3-4 Il vv. 8- 12), et, enfin, une prière
d' intercession conc lus ive (1 5,5-6 Il v. 13) 499 -, nous remarquons qu' il y a
aussi, entre les deux sections, un incontestab le effet d ' intens ification et d ' am-
plification, dont il fa ut rendre compte.
Aux vv. 8- 9a, pour la dernière fois dans cette unité ( 14, 1- 15, 13) et en pré-
paration d' une chaîne de quatre citations bibliques, Paul, ne craig nant pas de
s'exposer, prend la parole à la pre mière personne - « Je l'affirme en effet (/...Éyw
yap) » -, cela pour étayer sa dernière justification théologique en fave ur de
l' accueil réciproque (v. 7). C'est ce que Cranfield a appe lé fort à propos « une
déclaration doctrina le solenne lle »500 . De fait, lo rsqu' il s'agit de conclure un
discours, o n doit montrer que l'on connaît parfa itement, et sans hésitation, ce
dont on parl e. Sans ambages, Paul affirme donc que« Christ s'est fait serviteur
de (la) c irconc ision (yqEvfjo8aL nEpLtoµfjç) », c 'est-à-dire des circoncis. fi uti-
lise le mo t 1TEpLtoµ~ comme une métony mie (µETwvuµ(a - metonymia:
causeleffet) 501 po ur s ignifier l'ensemble d ' lsraël502 . Et, à travers l'emp loi du
verbe y (voµa Là l'infinitif parfait, il déc lare que le rôle du Christ po ur l sraël va
bien au-de là du seu l passé : il s' est fait et il reste encore serviteur (liLaKovoç)
de son peuple 503 . Et cela, le motif de la promesse l'exprime à merveille dès lors

498
Voir Robert JEWETT, Romans. A Commentmy, p. 889.
499 Voir Douglas J. Moo, The Epistle to the Romans, p. 873; Angelo COLACRAI, Forza
dei deboli e debole==a dei potenti. La coppia « debole.fone » nel Corpus Paolinum, p. 527;
Robert JEWETT, Romans. A Commentary, p. 887 ; Jean-Noël ALETTI, « Romani 14,1- 15,6:
di nuovo alla ricerca di chi sono i forti e chi i deboli », p. 98.
500
Ainsi Charles E.B. CRANFIELD, The Epistle to the Romans, vol. 2, p. 740.
501
Voir Heinrich LAUSBERG, Handbook ofLiterai)' Rhetoric. A Foundationfor litera1y
Study, § 565, pp. 256-257 ; Bice Mortara GARA VELL!, Manuale di retorica, pp. 149- 150.
Cf. Ronald D. ROBERTS, « Deviance or acceptab le difference : Observance of the Law in
Romans 14- 15 and Dialogue with Trypho 47 », p. 3.
502 Par ai lleurs, en Rm 3,1 : «Que lle est donc la supériorité du Juif? Quelle est l' utilité

de la circoncision ?», l'on constate que 'loufoioç et 11EpL1:0µ~ sont en rapport de parallélisme
synonymique (cf. 3,30). De même, en Ga 2,8- 9, Paul oppose deux fois: 11epLtoµ~ et Ë9v11 (v.
8), Ë9vTJ et 11epLtoµ~ (v. 9), en parlant des deux missions del 'Église primitive. Or ce mélange
identitaire religieux et ethnique apparaît sous la même forme en 15,8- 9. Cette figure rhéto-
rique a été mise en évidence auss i par Antonio PITTA, Lettera ai Romani. Nuovo versione,
introduzione e commento, p. 488. Cf. Michael WOLTER, Der Brie/ an die Ramer. Tei/band
2 : Rom 9- 16, p. 408.
503
Ce qui pourrait faire allusion à l ',:lP YHWH (Es 53,J 1), bien que le mot ôLâKovoç et
le verbe ôuxKovÉw ne so ient pas attestés dans Esaïe (LXX), ou, encore, à la mission du « Fils
3. L 'arrangement du discours de Paul sur /'accueil 285

dynamique temporelle envisagée, a rendu possible leur accuei l mutuel qui réa-
lise lui-même l'aboutissement de la dynamique d 'universalité débouchant sur
la célébration, à l'un isson et d ' une seule voix, de la glo ire de Dieu.
La manière dont procède ici Paul, en fonct ion de sa stratégie rhétorique, est
sans doute la plus rassurante pour suggérer aux croyants romains d'orig ine
juive, pour l'essentiel les faibles, d ' accorder et de reconnaître aux croyants ro-
mains d ' origine païenne, pour l'essentie l les fo rts, le droit officiel, corroboré
par les Écritures depuis toujours, des 'unir au peuple d'Israël pour adorer et se
réjouir ensemble, sans devoir en demander la permission, sans devoir souscrire
à toutes les observances508. Les fa ibles sont donc censés se rappeler que les
forts aussi sont des membres du peuple de Dieu à part entière. Ils sont en effet
I'« olivier sauvage » ( 11, 17) qui a été greffé sur ! ' olivier historique, qui est le
peuple d ' Israël (Jr 11 , 16 ; Os 14,5-7). Quant aux forts, eux aussi doi vent se
souvenir que le statut dont ils bénéficient se fonde sur « la racine» (1 1, 17-18)
qui les porte 509. li n'est pas question de se vanter. Ce détour, ou cette voie
indirecte (que Jean-Noël Aletti aurait pu décrire comme « une prise de dis-
tance», voir supra), a préparé le terrain pour la nouvelle et dense argumenta-
tion scripturaire qui a également pour but de montrer que ! 'inc lusion des païens
dans la louange de Dieu faisait déjà partie de son dessein sa lvifique 510 . Israël
n'a pas l'exclusivité de Dieu: « Ainsi, il n'y a pas de différence entre Juif et
Grec : tous ont le même Seigneur, riche envers tous ceux qu i l' invoquent»
(J0,12, cf. 3,22.29- 30) ; mais, Dieu n' a pas pour autant rejeté son peuple
Israël ( l \ ,1- 6), «Car les dons et l'appel de Dieu sont irrévocables» (l 1,29).
« Il n 'y a pas deux chemins parallèles de j ustice et de salut : la Loi pour Israël ,
la fo i pour les Nations. Mais un seul et même chemin pour tous : la foi » 511 .
Pour fo nder cette unité, l' utilisation des Écritures (cf. vv. 9b- 12), toute
!'Écriture d' Israël, à savoir le TaNaK512 (acronyme de Torah-Nevi 'im-Ketou-
vim) , même s' il s 'agit à l' époque d ' un corpus qui n' est pas encore bien défini

508
En conclusion, d'après Richard N. LONGENECKER, The Epistle to the Romans, pp.
1001 , 1015 (cf. p. 1017), Paul veut montrer comment son éthique inclusive reste en conti-
nuité (« in line ») avec les Écritures juives. Par ailleurs, comme l'explique Alain GIGNAC,
L 'épître aux Romains, p. 531 , « Le messie ne concerne pas uniquement Israël, mais aussi les
nations ; en unissant Israël et les nations en une unique louange à Dieu, le messie réali se
!'attente de l' Écriture, à savoir qu ' Israël glorifie enfin son Dieu et que les nations se joignent
à lui».
509
Voir Douglas J. Moo, The Epistle to the Romans, p. 877.
510
Idem, p. 878. Cf. Stanley E. PORTER, The Letter to the Romans. A Linguistic and Lit-
erary Commentary, p. 274. Pour Michael WOLTER, Der Brie/ an die Ramer. Tei/band 2 :
Rom 9- 16, la glorification de Dieu même par les peuples non juifs est en continuité avec
!' histoire du salut (p. 410) et avec ! 'attente eschatologique juive (cf., par exemple, Ps 47,2-
5 ; 86,9 ; 11 7, 1- 2 ; Es 56,7 ; Za 2, 15 ; Testament de Juda XXV,5), (p. 416).
511
Ainsi Paul BONY, Un Juifs 'explique sur l 'Évangi!e. La Lettre de Paul aux Romains,
p. 37.
512
Voir inter alia James D.G. DUNN, Romans 9- 16, p. 845.
286 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

(cf. Le 24,27.44) 513 , représente ici l'argument d'autorité 514 finale, et il est uti-
lisé d ' une manière mass ive. Ce recours insisté à la citation, en plus d 'appuyer
le propos de Paul, est aussi un autre moyen de renforcer l'enracinement com-
515
mun liant l'auteur et le lecteur, liant l'orate ur et l'aud iteur
Paul apporte ains i la dernière touche à son discours, au travers d ' un argu-
ment décis if à ses yeux : les Écri tures dans leur ensemble ont prophétisé ! 'en-
trée ou l' intégratio n des païens, des« natio ns», dans l'adorati on de D ieu au
côté d e son peuple. Le terme servant de Lien 51 6 , de mot-crochet, entre ces q uatre
citations est Ë8vT] (to ujours au pluriel). Pau l crée un effet recherché d' intensifi-
catio n. On o bserve une concentration remarquable de ce mot, c inq occu rrences
en quatre versets ( l 5,9b. 10. 11. 12[ bis]), six si l'on y aj oute celle du v. 9a. « Les
Gentils ne d evraient jama is oublier qu ' ils o nt été appe lés par le biais d es Juifs,
et les Juifs que leur propre vocatio n ava it en vue les Gentils dès le début » 517 .
Ainsi se conj ug uent dy namique temporelle et dynamique uni verselle qui con-
fluent en vue de la célébration d e la g lo ire de Dieu.
Les q uatre citatio ns scripturai res qui se succèd ent en 15 ,9b- l 2 consti tuent
ce que l'on appe lle un jlorilège518, à savo ir u n assemblage de citati o ns cho isies
et cousues avec soin, presque une antho logie. Il a pour visée princ ipale, dans
le contex te, d e mettre en exergue la louange universelle de D ieu 519 occasionnée
par l' heureuse rencontre eschato logiq ue entre le peuple d ' Israël et les nations
païennes:
a) v. 9b : «C'est pourquo i j e te célébr erai parm i les nations païennes, et je
chantera i en l' ho nneur d e ton nom ». Mis à part le vocatifKupLE , l'apôtre
Paul cite le Ps 17,50 selon la LXX (cf. 2 S 22,50 ; Si 5 1, 12) ;
b) v. JO :« Nations, réjouissez-vous avec son peuple». Paul ci te un passage
du cantique de Moïse, en Dt 32,43, touj ours selon la LXX, qui di verge tant

5 13
Michael WOLTER, Der Brie/ an die Ramer. Teilband 2: Rom 9- 16, p. 4 10, n. 70,
renvoie, outre à Le 24,44 («la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes»), à 4Q 397 (4Q
MMTd), Fragment 14- 21 ,10 («Loi, Prophètes, David»). Cf. également Prologue de Ben
Sirach : « . .. la Loi, les Prophètes et les autres livres».
5 14
Sur la formule yÉypamaL («i l est écri t»), voir supra. Par ai lleu rs, le verbe ypacj>w,
exprimant toujours l' ancrage du message paulinien dans la tradition et dans ! ' histoire
d' Israël, se retrouve aussi en Rm 4,23 ; 10,5; 12,19 ; 15,4.
5 15
Voir Chaïm PERELMAN et Lucie ÛLBRECl-ITS-TYTECA, Traité del 'argume11lalion. la
nouvelle rhétorique, p. 240.
5 16
« Link-word », Douglas J. Moo, The Epistle to the Romans, p. 878.
5 17
Ainsi James D.G. OUNN, Romans 9- 16, p. 853.
5 18
Ai nsi Antonio PITTA, le/lera ai Romani. Nuova versione, introdu::ione e commenta ,
pp. 485 et 490. James D.G. DUNN, Romans 9- 16, p. 845, et Robert JEWETT, Romans. A
Comme11tary, p. 893 parlent, quant à eux, d' une catena d' Écritures ; alors que Richard N.
LONGENECKER, The Epistle to the Romans, p. 1015, parle de « prooftexts ».
5 19
La louange est, de fait, le dénomi nateur commun de la plupart des verbes utilisés dans
ces versets : ÊÇoµoÀoyÉoµa[ ljlaUw (v. 9b), atvÉw È11aLvÉw (v. 11). Quant au verbe Eucj>pa[vw
( v. 10), il insiste plutôt sur la joie et l' allégresse dans la communion.
3. L 'arrangement d11 disco11rs de Pa11/ s11r /'accueil 287

par rapport au TM : « Nations, acclamez son peuple ... » que par rappo rt à
un fragment retrouvé à Qumrân (4 QDtq) 520 . Sur le plan historique, la dis-
tinction entre les « nations» et Is raël n'est certes pas effacée, et cela
j usqu'à l'accomplissement eschatologique, mais, à la lumière de la justifi-
cation par la foi, Paul peut inviter dès maintenant les uns et les autres à la
communion et à la solidarité (3,22.30) 521 .
c) v. 11 : «Nations, louez toutes le Seigneur, et que tous les peuples ! 'accla-
ment ». Paul cite la mo itié du très bref Ps 11 6 selon la LXX (v. 1). Il est
d'ailleurs intéressant, comme l' a fai t remarquer Moo522, que la seconde
partie de ce même psaume (v. 2) mentionne à la fois la miséricorde
(ï t:lO - ËÀ.EOç) et lafidelité (n~~ - cU~ernx) de Dieu, ce qui , dans notre
contexte, renvoie immédiatement aux vv. 8-9a. Il fau t admettre, cepen-
dant, que le couple EÀEOÇ (it:jl)) - cU~ernx cn9~ / ;,~,~~ ) n 'est pas rare
dans la Bible hébraïque - on ne le retrouve pas moins d ' une vingtaine de
fois dans les Psaumes (LXX, cf. par exemple : Ps 24, 10 ; 35,6 ; 56,4. 11 ;
84, 11 ; 88,3. 15.25.34 ; 97,3 et passim). Le v. 11 est orné en grec (LXX)
par la figure de la dérivation, car les deux verbes cxtvÉw (v. 11 a) et ÈncxLvÉw
(v. 11 b) ont la même racine. Tout le monde, sans exception, est ainsi ap-
pelé à s'un ir à la louange, à la célébration du Seigneur. Là a ussi, on a af-
fa ire à une manière indirecte de renforcer 1' unité des croyants romains, au-
de là de toute origine ou appartenance ethnique. La louange n'est pas dé-
pendante de la possession de quelque« passeport national » que ce soit523 .
d) v. 12: « Il paraîtra, le rejeton de Jessé, celui qui se lève pour commander
aux nations. En lui les nations mettront leur espérance ». Paul c ite Es 11 , 10
conformément à la LXX, qui diverge du TM : « Il adviendra, en ce jour-
là , que la racine de Jessé sera érigée en étendard des peuples, les nations
la chercheront et la g loire sera son séjour ». Il trouve dans le texte grec une
dimens ion messianique 524 utile à son propos. D' une part, le «rejeton de

520
Pour une comparaison en langue française du texte de Dt 32,43 dans les versions LXX
- 4 QDtq - TM, voir Hugues COUSIN,« La Septante », in lD. (éd.), Le monde oil vivail Jésus,
pp. 449-473, ici pp. 463-465 ; Bible d 'Alexandrie LXX, Tome 5 : Le De11téro11ome, traduction
du texte grec de la Septante, introduction et notes par Cécile DOGNlEZ et Marguerite HARL, Le
Cerf, Paris 1992, pp. 340- 341 . Cf. Traduction Œc11méniq11e de la Bible ( 19988), p. 410, note
p).
52 1
Voir Paul BONY, Un Juifs 'explique sur/ 'Évangile. La Lettre de Paul aux Romains,
pp. 343- 344.
522
The Epist/e to lhe Romans, p. 879.
523
L'anachronisme est voulu, pour faire pièce à toute forme de violence ou de discrimi-
nation, sur une base religieuse, phénomène qui perdure jusqu'à nos jours.
524
Voir Marguerite HARL, « La Septante aux abords de l'ère chrétienne. Sa place dans le
Nouveau Testament », ill Marguerite HARL - Gilles DORIVAL - Olivier MUNN ICH, La Bible
Grecque des Septante. 011 judaïsme hellénistique au christianisme ancien , (Initiations au
christianisme ancien), Cerf - C.N.R.S., Lonrai 1994 2, pp. 269- 288, ici p. 288.
4. L'éloge de l'accueil divin 29 1

d 'espérance 541 , dans !'attente du salut eschatologique, et en étant o ri enté vers


« le but cos mique de la rédemption » 542.
Dans les tout derniers mots de Paul, au v. 13, lo rsqu' il conclut en évoq uant
laforce, la puissance (ôuvaµ[ç), de !'Esprit Saint, il y a comme un clin d'œi/543 ,
fait en directio n de ses auditeurs/ lecteurs. Les forts (ol ôuvatoL, 15, 1) , to ut
comme les faibles/non-forts (ol à-ôuvaw[, 15, 1), n'ont certa inement pas man-
qué de le relever. La véritable fo rce, celle qui compte le plus, ne v ient pas de
l'être huma in ma is vient toujours de l'Esprit. Il sera bon, pour les croyants
ro ma ins, de ne pas ('oubl ier.
Paul conc lut son discours en insistant aussi sur ! ' idée d'espérance, présente
au v. 12, de par ! ' usage du verbe ÈÂTTL(w, et au v. 13, de par la réitération du
mo t ÈÂTTLÇ, en re lation d'abord avec Dieu et puis avec tous les croyants auxquels
il s'adresse. L'Évangile et la fo i sont un regard ouvert s ur l' avenir de Dieu, un
avenir de paix, ô combien nécessaire encore aujourd ' hui !
En conc lus ion, selon Paul, ! 'accue il réciproque, en fonctio n de la di vers ité
incontournable des uns et des autres, ne sera possible que lo rsque l 'on aura
intériorisé, expérimenté, la g râce divine 544, sans réserves et sans conditio ns
(Rm 1, 16- 15, 13).

4. L 'éloge de l' accueil div in (genre rhétorique dominant)

Déterminer le « genre rhétori que dominant » d ' un discours permet de saisir


!' intentio n primaire de l ' auteur545 , d 'observer sa perceptio n de !'aud itoire et les
moyens choisis pour I' intluencer 546 .

54 1 L'on note au v. 13, là encore, ce trait amplifiant apporté par les verbes nÀl)pÛw et
nEpLOOE UW, qui expriment très c lai re ment cette idée de plénitude, de comble, de surcroît,
d 'extraord inaire, presque d 'u n excès, qui traverse toute la peroratio (15,7- 13). « [ ... ] et
comme la partie la plus étendue de la péroraison consiste dans ! 'ampli fication, on peut légi-
timement y faire appel à la magnificence et à !'ornement des mots et des pensées. Le mo ment
donc où il y a lieu d 'émouvoir le théâtre, c 'est le point précis, où se terminent les anciennes
tragédies et comédies : "Applaud issez" ». Q UINTILI EN, Institution oratoire V I, 1,52, p. 21
(traduction Jean COUSIN, 1977).
542 Ainsi Ernst KASEMANN, CommentaJy on Romans, p. 374.
543
À ce propos, nous partageons !'avis d ' Alain GIGNAC, L 'épître aux Romains, p. 533,
lorsqu ' il relève, dans cette conc lusion du d iscours paulin ien (v. 13), « une douce ironie » :
toute la communauté pourra compter enfin sur la «force du souffle saint ».
544
Paul lui-mê me était 1111 témoin vivant de cette g râce extraord inaire (1 Co 15,8-10 ; Ga
1, 13- 16 ; cf. 1Tm1 , 12- 17 ; Ac 8,3; 9, l ss.).
545
Voir supra Chapitre 4 : La« rhétorique pau linienne », éléments de méthodes .
546
Voir Elisabeth SCHÜSSLER FJORENZA, « Rhetorica l Situation and Historica l Recon-
struction in l Corinthians », in New Testament Studies 33, 1987, pp. 386-403, citée par
Duane F. WATSON,« The Three Species of Rhetoric and the Study of the Pauline Ep is -
t les », p. 27.
292 Chapitre 5 : Â /'écoute de Romains 14, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

De l' avis de beaucoup de spécialistes, le genre rhétorique dominant de la


lettre aux Romains, dans son ensemble, est le genre ép id ictique 547 , le plus ardu
à définir ou à penser548. Les traits essentiels du discours épidictique, présentés
dans les manuels de rhétorique ancienne549, ont été bien résumés et illustrés par
Chaïm Perelman et Lucie O lbrecbts-Tyteca550 . D ' abord, le but essentiel du dis-
cours épidictique est d 'accroître l'intens ité de ('adhésion de l'auditoire à cer-
ta ines valeurs, qu ' il exalte551 , et, ainsi, de créer une commun ion entre orateur

547 Voir Wi lhelm WUELLNER, « Paul' s Rhetoric of Argumentation in Romans: An Alter-


native to the Donfried-Karris Debate over Romans », p. 140. Cf. auss i George A. KENNEDY ,
Nuovo Testamento e critica retorica, pp. 185- 191 ; Robert JEWETI, « Following the Argu-
ment of Romans», in Karl P. DONFRIED (éd.), The Romans Debate. Revised and Expanded
Edition , p. 266 ; Jean-Noël ALETTJ, « Paul et la rhétorique. État de la question et proposi-
tions», p. 38 ; ID., Israël et la loi dans la letlre aux Romains, p. 38 ; Marty L. REID, «A
Rhetorical Analysis of Romans 1: 1- 5:2 1 with Attention Given to the Rhetorical Function of
5:1- 21 », p. 258 ; Brendan BYRNE, Romans, pp. 16- 17 ; Duane F. WATSON, « The Three
Species of Rhetoric and the Study of the Pauline Epistles », pp. 34- 25 ; Charles B. PUSKAS
- Mark REASONER , The Leuers of Paul: An Introduction , The Liturgical Press, Collegevi lle
20132 , pp. 74-75 et 88. En revanche, d' après François VOUGA, « L'Épître aux Romai ns
comme document ecclésiologique (Rm 12-15) », in Études Théologiques et Religieuses 61,
1986, pp. 485-495, voir notamment ici pp. 485-486, la construction rhétorique du discours
tenu par Paul au long de la lettre aux Romains oscillerait entre « le caractère judiciaire de
l'apologie et la forme délibérative de la paraclèse »(p. 485), cela en vue d' être reçu à Rome
comme l'apôtre des nations« et d' y trouver la base nécessaire à l' organisation de sa mission
en Espagne » (Rm 15,24) (p. 491 ).
548
Voir George A. KENN EDY, Nuovo Testamento e crilica retorica, pp. 94- 95 ; cf. Benoît
SANS, « Enseigner le genre épidictique », in Rivista l taliana di Filosofia del Linguaggio
2015 (http://www.rifl.unical.it/index.php/rifl/article/view/250), pp. 20- 32, ici p. 21 ; Loïc NI-
COLAS, « L'épidictique : assise et pivot de l 'édifice rhétorique», in Rivista ltaliana di Filo-
sofia del linguaggio 2015 (http://www.ri fl .unical. it/index.php/rifl/article/view/25 I ), pp.
33-47, ici pp. 33- 34 ; Anne RÉGENT-SUSINI, «L'éloge : quoi de neuf?», in Exercices de
rhétorique 11 , 20 18, pp. 1- 17, ici p. 1.
549
ARISTOTE, Rhétorique 1,3 § l 358b ; 1,9 § l 365b ; CICÉRON, De /'in vention 1,5,7 ;
11,4, 12 ; De / 'orateur 1,31 ; Topiques XXl,70 ; Rhétorique à Herennius 1,2 ; QUINTILIEN,
Institution oratoire 111,4 et 7.
550 Traité de / 'argumentation. La nouvelle rhétorique, §§ 11 - 14, pp. 62- 83. Au siècle
dernier, les travaux de Chaïm PERELMAN et Lucie ÜLBR.ECHTS-TYTECA, aussi bien que ceux
de Laurent PERNOT, La rhétorique de/ 'éloge dans le monde gréco-romain, 2 vol t. , (Collection
des études augustiniennes. Série antiquité, 137- 138), Institut d'études augustiniennes, Paris
1993, ont contribué tout spécialement à une réévaluation sans égal du genre épidictique, en
particulier contre ceux qui le considéraient malheureusement comme étant le « parent
pauvre » du système rhétorique ancien.
551 L'amplification (aÜl;T]oLç) est le type de preuve privilégiée par le discours épidictiques,
cf. ARISTOTE, Rhétorique l,9,40, p. 202. « Le public prête volontiers attention à ce genre
d' orateur. Ce qu i rend les auditeurs attentifs, ce sont les affaires d ' importance, celles qui les
concernent personnellement, les choses extraordinaires et celles qui leur procurent du
plaisir ». Idem, Il l, 14,35, p. 498 (traduction Pierre Cl-llRON, 2007).
4. L'éloge de/ 'accueil divin 293

et auditoire552 . Ce type de discours présuppose que le prestige de l'orateur soit


pleinement recon nu par son aud itoire, car l'ethos de l'orateur est déjà, en soi,
un instrument puissant de promotion de valeurs 553 . Contrairement à ce que l'on
pense, la finalité d'un discours épidictique ne consiste pas à asseoir la réputa-
tion de l'orateur, ou à manifester son talent, ni ne se trouve dans le coup de
théâtre ou le beau spectacle qu' il serait censé proposer ; e lle réside bien plus
dans les effets, dans la disposition à l'action qu' il suscite et renforce dans l' au-
ditoire, à travers les valeurs qu'il exalte. E n langage ecclésial, on parlerait vo-
lontiers d ' un discours (voire d ' un sermon 554) d'édification 555 . L'argumentation
propre du genre épidictique, outre 1'approfondissement des valeurs admises,
v ise aussi un changement d 'attitude556. En ce sens, donc, « Les discours épi-
dictiques feront le plus facilement appel à un ordre uni versel, à une nature ou
à une divinité qui seraient garants des valeurs incontestées, et que l 'on juge
incontestables. Dans !' épidictique l'orateur se fait éducateur »557. Dit encore
autrement, selon la synthèse proposée par Benoît Sans,
«L'orateur devient alors le porte-parole de la communauté: il fait appel au souvenir des
ancêtres, des héros, des mythes fondateurs, convoque les dieux, ci te les auteurs et les
leaders célèbres. Il redécouvre le passé pour rappeler aux auditeurs ce en quoi ils ont
choisi de croire et pour quelles raisons, afin de former une communauté dans le présent,
de prendre des résolutions et contrer d'éventuelles objections dans le futur. La fonction
profonde de !'épidictique est donc de renforcer !'adhésion aux valeurs qui fondent la
communauté et ses décisions »558_

Revenons à Rm 14, 1- 15, 13. Les valeurs qui y sont promues sont nombreu-
ses : l'accueil divin de tout être huma in, indépendamment de sa condition
( 14,3c); l'accueil de l'autre dans toute sa diffé rence 559 et dans le respect de ses
opinions (14,1 ; 14 ,13 ; 15,7); la certitude d 'appartenir au Seigneur Jésus-

552
Voir Chaïm PERELMAN et Lucie 0LBRECHTS-TYTECA, Traité de l'argumentation. La
nouvelle rhétorique, p. 67.
553 Voir idem, p. 69. Dans l'exorde de sa lettre aux Romains ( 1,1- 7), mais pas seulement

là, Paul n'a certainement pas lésiné sur ses« lettres de créance» (cf. 1,1 ; 11 , 13; 15, 16).
554 D'après Jean-Jacques ROBRIEUX, Rhétorique et argumenrarion , p. 238: «Dans la lit-

térature française, le genre épidictique est brillamment représenté par les discours <l 'Église,
sermons et oraisons funèbres essentiellement ». Cf. Olivier REBOUL, introduction à la rhé-
torique, Presses Universitaires de France, Paris 1994 2, pp. 58- 59.
555 Voir Chaïm PERELMAN et Lucie OLBRECHTS-TYTECA, Traité de / 'argumentation. La

nouvelle rhétorique, p. 66.


556
Voir George A. KENNEDY, Nuovo Testamento e critica retorica, p. 32.
557 Voir Chaïm PERELMAN et Lucie OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l'argumentation. La

nouvelle rhétorique, pp. 68, 7 1.


558
Benoît SANS,« Enseigner le genre épidictique», p. 22.
559
«On ne doit pas dire : unité malgré la divers ité, mais un ité dans la diversité et au
travers de la diversité». C'est la thèse éclairante, en même temps que quasi utopique, d' un
petit ouvrage du grand Oscar CULLMANN, L 'unità attraverso la diversità. JI suo fondamento
e il prob/ema della sua reali=zazione, (Giornale di teologia, 178), Queriniana, Brescia 1987,
ici p. 18.
294 Chapitre 5 : Â l'écoute de Romains l 4, l- 15, l 3, une analyse rhétorique

Christ en toutes circonstances (14,8) ; le jugement divin, contre le jugement


humain ( 14, 10- 12) ; le « règne de Dieu », c 'est-à-dire: justice, paix, joie
( 14, 17) ; la foi en tant que pivot de la vie chrétienne (14,23) ; la solidarité, le
soutien des faib les ( 15, 1 ; cf. 14 , 15) ; les Écritures comme source d ' instruction,
de persévérance, de consolation, d 'espérance ( 15,4, cf. 1 M 12,9) ; la dimen-
sion universelle de l'espérance eschatologique ( l 5,9b. l 2) ; etc.
Paul, en tant qu 'apôtre de Jésus-Christ, envoyé aux païens ( 1, 1, cf. 11,13),
dédié au serv ice de l'Évangile de Dieu ( 15, 16), est effectivement, pour ses lec-
teurs croyants à Rome, une sorte de « gu ide spiritue l », qui leur adresse un
discours, un message sous forme de lettre, pour accroître leur compréhension
de l'Évangi le (cf. 1, 15; 15, 15) et leur adhésion aux valeurs qu 'i l propose. En
fonction de sa stratégie rhétorique essentielle, Pau l écrit sa lettre avec trois
intentions principales : a) communiquer sa compréhension spécifique de
l'Évangile, b) mettre en lum ière les implications pratiques de la foi en Jésus,
le C hrist (ainsi, la justification par la foi) , dans ! 'expérience individuelle et
communautaire (pour un corps mixte de croyants d 'orig ine juive et païenne) 560,
3) renfo rcer ! 'adhésion de ces croyants aux valeurs de l'Évangile par une ap-
proche inc lusive (élan universel) et missionnaire 561.
Or, pour ce qui concerne notre sujet, en fonction de la situation socio-histo-
rique des communautés chrétiennes à Rome, te lle qu 'elle se donne à connaître
au travers de la lettre aux Romains 562 , et plus encore en fonction de la « situa-
tion rhétorique », te lle qu 'elle se révèle à travers l' articulation paulinienne du
discours sur les faibles et les forts ( 14, 1- 15, 13) - propositio ( 14, 1), probatio
( 14,2- 15,6) et peroratio ( 15,7- 13) -, il nous semble que le genre dominant de
cette unité rhétorique est le genre épidictique 563.
Il ne s' agit pas, en effet, d ' un discours judiciaire portant sur un fait du passé,
sur lequel il conviendrait de prononcer un j ugement pour ou contre ; il ne s'agit
pas non p lus d ' un discours délibératif concernant un choix plus ou moins utile
à accomplir dans le futur ; il s'agit avant tout d'un discours exhortatif, au re-
g istre fo ndamentalement épidictique564 , pensé et écrit à partir de et pour la

560
Voir inter alia Jean-Noë l ALETTI, « Romani 14,1- 15,6: di nuovo alla ricerca di chi
sono i fort i e chi i deboli », p. 103.
561
Ce dernier accent est spécifique de Robert JEWETT, Romans. A Commentary, p. 44.
562 Voir supra« Chapitre 1 : La lettre aux Romains dans son contexte socio-historique ».
563 C'est aussi l' avis de Robert JEWETT, Romans. A Commentary, p. 833. Quant à Ben

WITHERINGTON l1I with Darlene HYATT, Paul's Letter LO the Romans. A Socio-Rhetorical
Commenuuy, p. 327; et Antonio PITTA, l ettera ai Romani. Nuova versione, introdu=ione e
commento, p. 36, ils considèrent que le discours de Paul en Rm 14, 1- 15, 13 serait à com-
prendre comme une argumentation de genre délibératif, visant à promouvoir l' accueil des
faibles, la concorde et la paix communautaire.
564
Bien que l'exhortation ne soit pas une partie codifiée de la rhétorique ancienne, les
discours épidictiques pouvaient contenir des éléments de caractère exhorta tif (voi r QUINTI-
LIEN, Institution oratoire lll,4, 14). Cf. Theodore C. BURGESS,« Ep ideictic Literature », in
4. L'éloge de /'accueil divin 295

situation présente 565 des croyants à Rom e (bien que ce tte dernière soit présu-
mée à partir d ' informations de seconde main), pour inspirer tout c royant, n ' im-
porte s i faible ou fort, à changer sa ma ni ère d 'être et d'entrer en relation avec
! 'autre, avec la différence, d a ns cet occasion malhe ureusem e nt problématique.
Po ur l'essenti e l, la stratégie de médiatio n ou la logique pe rsuas ive de Paul,
poursuit un triple but : a) faire l'éloge de l 'agir accuei lla nt, sans co nditions, de
Dieu e t du C hrist e n particul ier ( 14,3c; 15,7) 566 ; b) blâmer tant l'attitude de
mépris des forts que cel le de conda mna tio n des faibles et to ut autre co mporte-
m e nt d estructeur susceptibl e de créer la désunion ( 14,3. 10. 15 .20) ; c) disposer
les uns et les autres à l ' accueil solidaire, e n vu e de la paix et de l' harmoni e 567 ,
et e n fonction d e ('espérance eschatologique ( 15,4- 6.9b- 12).
Dit encore a utre ment, e n réponse aux tens io ns et a u climat d ' intolérance
comm una utaire que les « églises domestiques » à Ro me é taie nt e n train de
v iv re, Paul explique sa « rh étorique de la réc iprocité »568 , a ppelant toute la
communauté à la responsabilité mutue lle, à un véritable c ha ngem e nt d'attitude
et à un approfondisseme nt des vale urs, pouva nt servir de base pour de bo nnes

Studies in Classica/ Philology 3, 1902, pp. 89-261 , ici pp. 110- 113, cité par R obert JEWETT,
Romans. A Commenta1y, p. 43. L'on sait, par ai lleurs, le lien existant entre le genre épidic-
tique et le genre délibératif. D 'après ARISTOTE, Rhétorique l,9,3S, p. 200 (traduction Pie rre
CHIRON, 2007): « L'éloge (ÉnaLVoç) et les conseils (ouµ~ou/.a() relèvent d ' une espèce com-
mune, car ce que l' on peut prescrire quand on se livre à l' activité de conseil, si l'on en change
l' expression, se transforme en louanges (ÈyKwµLa) ».Voir aussi Benoît SANS,« Enseigner le
genre épidictique», p . 22, qui s'appu ie sur les travau x de Laurent P ERNOT, La rhétorique de
l 'éloge dans le monde gréco-romain, vol. Il, pp. 710-723.
565 Tout au long de cette unité rhétorique (Rm 14 , 1- 1S, 13), Paul utilise 2S verbes au passé

(aoriste et parfait), 79 au présent et seu lement 9 au futur. Selon ARISTOTE, Rhétorique


1,3 , 14- 20, p. 141 (traduction Pierre CHIRON, 2007) : « Le temps correspondant à chacun de
ces genres est, dans la délibération, le futur (car - que l'on exhorte ou que l'on dissuade -
on délibère s ur ce qui sera) ; dans un procès, c'est le passé (car !'accusation ou la défense
portent toujours s ur des actes accomp lis) ; pour / 'épidictique, c 'est principalement le pré-
sent, car tous ceux qui louent ou qui blâment le font en fonction de données actuelles, même
si l' on ajoute souvent un rappel du passé ou une ant icipation du futur ». C 'est nous qui sou-
lignons.
566 Le fait de louer la très honorable action divine, d 'après Q UINTILIEN, Institution ora-

toire lll,7 ,27, est auss i une manière d 'encourager à l' imiter. Voir Anne RÉGENT-S USINI,
« L' éloge: quoi de neuf?», p. S.
567
Frédéric GODET, Commentaire sur/ 'Épitre aux Romains, t. Il, p. SOS, écrit à ce pro-
pos :« ... il n'y a point à s'étonner que l'apôtre n' aborde pas même le fond de la question (la
d ivergence d 'opinion et d'observance, ndr] et s'en tienne exclusivement au côté par leque l
e lle intéressait le bon accord entre les membres de !'église ».
568
Ainsi Marty L. REID, « A Consideration of the Function of Rom 1:8- 1S in Light of
Greco-Roman Rhetoric »,in Journal Evangelical Theological Society 38, 199S, pp. 18 1-
191 , ici pp. 183- 184.
Conclusion générale

« Dieu ne travaille pas en série. L'être humain ne sort


pas d 'une gigantesque chaîne d 'assemblage céleste, qui
produit des créations presque identiques. Chaque être
humain est un modèle original. Chaque être humain est
créé avec des caractéristiques particulières, qu 'il pos-
sède en exclusivité. Chaque être humain est un exem-
plaire "exclusif". Dieu accorde à chaque créature l'ex-
clusivité de son image. "Je suis quelque chose qui ne
pelll pas être répété, et dont il n '.Y a pas de copie ou de
substitut" (Abraham Joshua Heschel) ».

Alessandro Pronzato 1

Au cours de notre parcours de recherche et de notre enquête exégétique et her-


méneutique, nous avons essayé d'expliquer (du latin : ex-plicare) le texte pau-
linien de Rm 14,1- 15, 13, dans le contexte large de la lettre aux Roma ins. Nous
nous sommes employé à lever quelques difficultés, mais il en reste assurément
d 'autres. No us espérons, en tous cas, ne pas en avoir ajouté, c'est-à-dire ne pas
avoir compliqué ultimement le texte (du latin : com-plicare) 2 . Nous nous
sommes mis à l'écoute de ce texte, mais nous sommes bien conscient qu ' il nous
résiste et qu ' il requiert encore d' autres lecteurs et d 'autres recherches. Cela
signifie aussi que, dans sa capacité de produire du sens, le texte nous précède
et demeure après nous.
C'est dans cet état d 'esprit que nous nous apprêtons à recue illir en gu ise de
synthèse quelques résultats de cette enquête, pour les faire valoir en fonction
de la situation contemporaine (in « auditus temporis »).Car c'est dans la vie
de tous les jours, par les choix éthiques que l' on fait par la foi (Rm 14,23), à
l'écoute de la parole du Christ (Rm 10,17), que l ' on rend à Dieu son propre
« culte intelligent», doté de bon sens (t~v Àoy LK~v ÀatpE[cw, 12,1-2)3. C'est

1
Alessandro PRONZATO, Le provocazioni di Dio, (Meditazioni sulla vita religiosa se-
condo l' an no liturgico, li. Giorni feria li dopo I'Epifania), Gribaudi, Torino 1974 2 , p. 239.
2
Nous devons ce petit jeu de mot à Alessandro D' AVENIA, voi r l'article-interview de
Davide D' ALESSANDRO, «A lessandro D' Avenia, la scrittura e Dio», in li Foglio, 7 mai
2019.
3 Cf. Es 1, 10- 20 ; Am 5,22- 24 ; Si 35 ; Jubilés 11,22 ; 1 QS LX,3- 5. Voir Michel QUES-

NEL, Les chrétiens et la loi juive. Une lecture de/ 'épître aux Romains, p. 8 1 ; Hans-Werner
1. la lettre aux Romains 299

d'ailleurs par cette foi que la vie du croyant est re modelée par la puissance de
l'Évangi le (Rm 1,16- 17), de so rte que le croyant est désorma is porteur d ' une
nouvelle identité, interprète d ' une nouvelle existence, citoyen du «pays de la
grâce (grace/and) » et « amieus Dei » (Rm 5, 1- 2. 10-1 1)4 .
La volonté de Di eu pour le croyant est toujours à discerner dans les con-
textes changeants de l'existence. E lle concerne, en fa it,« ce qui est bien, ce qui
lui est agréab le, ce qui est parfait » (Rm 12,2). Par conséquent, les choix et les
décisions éthiques qu'elle exige ne sont pas indépendants du temps et de la
culture où l'on vit, mais doivent être en cohérence avec toute nouvelle situation
éthique 5 . Car, les idéaux doi vent toujours être définis dans la vie réelle et en
fonction d'elle, et non pas indépendamment d 'elle6.

l. La lettre aux Romains,


l'Évangile à vivre pour tout être humain

Lorsque Paul écrit sa lettre aux Romains, autour de 57 ap. J.-C. , il arrive au
terme de plus de vingt ans d ' intense activité missionnaire (comme « apôtre des
païens », Rm 11 , 13), en équipe aussi bien qu ' en solitaire. À la sui te de sa ren-
contre avec Jésus, sur la route de Damas (Ga 1), il a annoncé l'Évangile, la
justification « gratis per gratiam » (Rm 3,24, Vulgate) 7 , à savoir « le salut de
quiconque croit, du Juif d 'abord, puis du Grec» ( 1, 16- 17 ; cf. 10, 12- 13), par
le moyen de la prédication et de la parole écrite. La lettre aux Romains consti-
tue l'expression la plus mûre et la plus réfléchie de l'Évangile de Dieu, de
« (s)on Évangile» (2, 16 ; 16,25), qui a bouleversé à jamais sa vie, sa pensée et
ses perspectives de juif de la Diaspora.
La lettre aux Romains constitue aussi la source la plus fiable, bien que d'une
manière indirecte 8 , pour tracer les contours socio-histo riques de la

BARTSCH (( ÀOYLKOÇ »,i n Horst BALZ - Gerhard SCHNEIDER (éds.), Di=ionario esegetico del
Nuovo Testamento, vol. li, coll. 199- 200. Pour l'arrière-plan stoïcien du concept« J..oyLK~
ÀetîpE[a »,voir Michael WOLTER, Der Brie/an die Romer. Teilband 2 : Rom 9- 16, pp. 253-
255.
4
Voir Andrie DU TOIT,« Shaping a Christian Lifestyle in the Roman Capital», pp. 3 71 -
372, 374.
5 Voir Michael WOLTER, Der Brie/ an die Romer. Teilband 2: Rom 9- 16, p. 259 (cf. p.

328).
6
Voir Hans Urs von BALTHASAR, la verità è sinfonica, p. 56. C'est nous qui soulignons.
7
Une grâce aussi « SUPER-abondante », voir Rm 5,20, fruit de l'amour de Dieu (5,5- 8),
qui dépasse toute logique humaine. Voir à ce propos de la très belle étude de Paul RICOEUR,
« La logique de Jésus. Romains 5 », in Études Théologiques et Religieuses 55, 1980, pp.
420-425.
8 Comme l'a bien montré Duane F. WATSON,« The Three Species of Rhetoric and the

Study of the Pauline Epistles », p. 40, le texte donne accès immédiat à la « situation
2. La stratégie de médiation de Paul 30L

transversal ( 14,3 .10), esquissé rhéto riquement d ' une manière assez caricatu-
rale; un climat d ' intolérance préoccupant face aux différences d ' observances
des uns et des autres apparemment auto ur de la lo i et des traditions j uives ; une
situatio n faisant craindre le danger tout à fai t probable de la désag régation com-
munautaire, voire de la perte de la fo i personne lle.
Lo in de parl er de « mo rale de s ituation » ou pire de« morale re lativiste »,
Michel Quesne l préfère parl er d e l'approche paulinienne à laquelle o n a affaire
ici en termes de« morale en s ituatio n » 11 , au centre de laq ue lle réside non pas
un précepte o u une règle théorique bien affirmée ma is le respect absolu de la
personne. Les cho ix personnels, m ême s'ils so nt toujours discutables et prov i-
soires, en matière d ' observances pratiques de no urriture ou de cal endrier, ap-
partiennent à l' individu . Il n'est pas question de convertir l'autre à son propre
avis 12.
C'est la nature du défi que Paul do it relever.

2. La stratégie de médiation de Paul

L' agencemen t rhétorique du discours écrit par Paul démontre une fois de plus
la pertinence de l' intuition d ' Aristote : « il ne suffit pas d'avoir quelque chose
à dire, il est nécessaire aussi de le dire comme il faut »13 . Paul, c'est notre
conv iction, en voul ant promouvo ir la pa ix entre les faibles et les fo rts à Rome,
a osé un e stratégie de médiation 14 • li a su mettre en valeur la personne, il a mis
au centre non pas la doctrine mais la relatio n à autrui . Il a essayé de bâtir des
ponts re latio nn els plutôt que de creuser des fossés infranchissables, ple ins de
préjugés.
Plusieurs auteurs se sont éto nnés du manque de clarté ento urant ! ' identité
socio-historique des fa ibles et des forts à Rome, mais, comme nous avons es-
sayé de le démontrer, c ' est précisément la stratégie rhétorique de Paul qui lui

persuasif, voire rhétorique, de Paul. Car, comme l'enseigne toute la rhétorique aristotéli-
cienne, il n'y a pas de véritab le discours sans auditoire. La connaissance de ! 'auditoire est
indissociable de l'élaboration aussi bien que de la finalité même du discours rhétorique. Voir,
par exemple, AR ISTOTE, Rhétorique 1, 1,3, p. 138 (traduction Pierre CH IRON, 2007) : «Trois
composantes en effet forme nt le discours : celui qui parle, celui à qui il parle; et la fi n ("rÉÀoç)
visée concerne ce dernier, je veux dire l'auditeur ».
11
Voir Michel QUESNEL, les chrétiens et la loi juive. Une lecture de/ 'épître aux Ro-
mains, p. 85. C'est nous qui soulignons.
12
Voir Michael WOLTER, Der Brie/an die Ramer. Teilband 2: Rom 9- 16, pp. 359- 360.
C'est nous qui soulignons.
13
ARISTOTE, Rhétorique Ill,1 ,2, p. 425 (traduction Pierre CHIRON, 2007, c' est nous qui
soulignons).
14
Voir notamment supra pp. 295- 297.
302 Conclusio11 générale

a fait choisir un discours.flou ou oblique à ce sujet 15. li n'est pas toujours im-
portant de signifier noir sur blanc ce qui ne marche pas et que tout le monde,
en ce cas les croyants historiques à Rome, connaît déjà. Il suffit de ! 'évoquer.
Paul ne se livre à aucun jugement de valeu r sur les tenants et les aboutissants
du conflit : manger ou ne pas manger de la v iande, boire ou ne pas boire du
vin, distinguer ou ne pas distinguer entre les jours. li vise quelque chose d 'en-
core plus important : des principes, des conseils, pouvant aider les uns et les
autres à retrouver les motivations ainsi que les ressources spirituelles person-
nelles et communautaires pour sortir de l' impasse. Et c'est là que le d iscours
de Paul nous paraît original et digne d 'être écouté encore dans notre contexte
de vie, malgré la distance temporelle et culturelle qui, bien évidemment, nous
en sépare. Voilà à ce propos quelques idées qui nous semblent mériter d 'être
retenues.

2.1 Un seul Seigneur, mais aussi un seul Juge


Jésus, d'après Paul, est le« Seigneur de tous (o yàp auwç KUpLoç mivtwv) »
(Rm 10, 12, cf. v. 9) 16. Il est le Se igneur de tous, généreux envers tous ceux qui
l' invoquent, juifs et non-juifs, chrétiens d ' origine juive et chrétiens d ' origine
païenne. Il est aussi le Seigneur des non croyants, qui peuvent ! ' invoq uer sans
le connaître vraiment (cf. Rm 2, 14- 15), ou encore de tous ceux qui croient
différemment ! En Lui, il n 'y a pas de discrimination possible. Il n'y a pas
moyen de se !'approprier, de le dérober à que lqu ' un. Peut-être une telle pensée,
en notre temps profondément multiculturel et multireligieux, peut-elle être
utile et prometteuse 17. Le fait que, par la foi en Jésus, nous lui appartenons,

15 Bien que l' identité socio-historiq ue des« faib les dans la foi» reste quelque peu faible
(calembour intentionnel !), la logique, la cohérence et la pertinence du di scours de Pau l ne
se trouvent pas pour autant a ffaiblies.
16
Nous nous éloignons sens ibleme nt ici de la Traduction Œcuménique de la Bible, q ui
nous paraît perdre une expression très rare, autant que tout à fait intéressante, que l 'on re-
trouve par ailleurs dans le contexte d ' Ac 10,34- 36 : «34 Alo rs Pierre ouvr it la bouche et dit
: "Je me rends compte e n vérité que Dieu est impartial, 35 et qu 'en toute nation, quiconque
le craint et pratique la j ustice trouve accueil auprès de lui. 36 Son message, il l' a envoyé aux
Israélites : la bonne nouvelle de la paix par Jésus Christ, lui qui est le Seigneur de tous les
hommes (ofrroç Éanv rravTwv KupLOç)." ». Là où, encore une fois , il est question de relations
tendues et compliquées entre« israélites», chrétiens d 'origine juive et païens (cf. Ac 10,28,
cf. 11 ,3). Voir aussi David G. HORRELL, « So lidarity and Di fference: Pauline Morality in
Romans 14:1- 15:13 », p. 77.
17
D 'après Luke Timothy JOHNSON, Reading Romans. A Literaty and Theological Com-
mentary, (Reading the New Testament, 6), Smyth & Helwys, Macon 2001, p. 212, cité par
Be n WITH ER!NGTON Ill with Darlene H YATT, Paul 's Letter to the Romans. A Socio-Rhe-
torical Comment01y, p. 327, Paul aborde ici la question de la multiculturalité, à savoir com-
ment les gens, provenant de milieux culture ls différents, pourraient-i ls partager une même
identité communautaire? Comment gérer la différence qui peut être à la fois source de
2. La stratégie de médiation de Paul 303

« soit que nous vivions, soit que nous mourions» (Rm 14,8), peut nous confir-
mer dans la conviction suivante: il est le Seigneur de tous.
De plus, pour Paul il était clair que le salut, le pardon divin, n'est offert que
par la fo i et la grâce (Rm 1, 16- 17 ; 3,21 - 31 ; cf. Ga 2, 16), et qu 'à ce sujet on
ne peut pas ad mettre de compromis ou de différence sans miner « la vérité de
l'Évangile » (Ga 2,5. 14) 18. En revanche, sur le plan de l'orthopraxie, à savoir
du vécu de la foi dans la pratique quotidienne et communautaire, Paul reconnaît
et envisage des différences, et alors il se fa it plus prudent (Rm 14, 1- 15, 13, cf.
1 Co 8, 1- 11 , 1) 19. Dit encore autrement, il paraît convaincu que les observances
juives traditionnelles ne sont pas incompatibles avec la foi en Jésus, à condi-
tion, toutefois, que l'on admette en même temps qu 'elles ne sont pas non plus
indispensables au salut20.
Dès lors, le visage que Paul affiche est celui d ' un « Paul modéré »21 , beau-
coup moins polémique et moins tranchant que naguère (cf. 2 Co 11 ,5. 13; Ph
3,2 ; Ga 1,8-9 ; 3, 1 ; 5, 15, et passim), assumant à la fois son héritage juif et la
liberté de l' Évangile de Jésus. Un Paul qui, face aux croyants romains, en par-
ticulier, choisit la voie de l'amour, l'esprit de douceur, plutôt que « les
verges», pour s'en tenir à ses propres mots adressés jadis aux Corinth iens ( 1
Co 4,2 1) : « Que préférez-vous? Que je vienne à vous avec des verges ou avec
amour et dans un esprit de douce ur ?»
Le « Pau l modéré», ou tolérant, capable d' attention et de sentiments comme
une « mère » bienveillante (1 Th 2,7) et comme un « père » j udicieux (1 Th
2, 11 ), tel qu' il s'est fa it connaître par l'église de Thessalonique, devient pour
les frères à Rome aussi « un précurseur d 'une éthique pluraliste »22 , convaincu

désunion ou de richesse pour la communauté ? Quel degré de diversité une communauté


peut-elle tolérer avant de se désintégrer?
18 Voir Christian GRAPPE, Initiation au monde du Nouveau Testament, pp. 100- 101 .
19
Plutôt que la différence dans le style de vie, étant donné que le règne de Dieu n'est pas
une affaire de viande(« meat il, sic!) et de boisson (Rm 14, 17), c'est l' unité de l'Église,
menacée par l'attitude arrogante et méprisante de certains croyants qui préoccupe davantage
Paul. Voir William S. CAMPBELL, « The Rule of Faith in Romans 12. 1- 15. 13. The Obliga-
tion of Humble Obedience to Christ as the Only Adequate Response to the Mercies of
God », pp. 278, 283. Cf. Michael WOLTER, Der Brie/an die Ramer. Teilband 2: Rom 9- 16,
p. 365.
20 Voir Francis WATSON,« The Two Roman Congregations: Romans 14:1- 15: 13 » p.

205.
21
Ainsi Raymond E. BROWN, « Roma », in Raymond E. BROWN - John P. MEIER, An-
tiochia e Roma. Chiese madri della cauolicità antica , pp. 163- 164.
22
Ainsi Gerd THEISSEN, Psychologie des premiers chrétiens. Héritages el ruptures,
(Christianismes antiques, 3), Labor et Fides, Genève 201 1, p. 538. D' après Wayne A.
MEEKS, « The Polyphonie Ethics of Apostle Paul », p. 29, Paul, au moyen de Rm 14, 1-
15,13, nous apprend l'essentiel d' une « éthique polyphonique il, à savoir une disposition
d'âme prête à écouter des voix différentes, un processus communautaire capable soit d 'écou-
ter ou de tenir en considération les normes exprimées dans le passé, soit d'engager les uns
306 Conc/11sio11 générale

nous aveugler au point d 'oublier que l'ex istence de l'autre nous convoque à
une responsab ilité prem ière » 32 .

2.3 Accueillir la diversité, construire/ 'unité del 'Église


Les re lations communautaires entre les chrétiens d e Rome n' étaient pas un mo-
d èle d ' harmon ie : certains éta ient méprisants alors q ue d 'autres, pire encore,
proféraient des j ugements (Rm 14,3. 10). Les observances différentes des uns
et des autres ( 14,2.5 .2 1) avaient créé des tensions ma lgré leur foi commune en
Jésus. A ujo urd ' hui, la s ituatio n n 'est pas très différente: la di versité génère
souven t des préjugés et des conflits. La sagesse de Paul, à ce sujet, est un mo-
d èle à suivre : en évitant de se ranger du côté de l' un o u de l' autre, protago-
nistes en négatif, en échappant ains i à la tentatio n de prescrire du haut de sa
« chaire apostolique» ce qui est bien ou ce qui est mal, il a su mettre en va leur
le respect de l'autre au-dessus de toute observance et de toute conviction reli-
g ieuse ( 14, 15.2 1). li en résulte q ue, l' unité de l'Église (Rm 12,4-8 ; cf. 1 Co
12, 12-27), d 'après Paul, n 'est pas d 'abord menacée par la différence, ma is par
les préjugés et l' arrogance qui l'emportent s ur le respect de l'autre. L' unité
n 'efface pas l' unic ité 33 . Ce n 'est que dan s l'amour et dans l' accueil réci proque,
sous la bannière et so us le modèle de l' accueil de Dieu et du Christ ( 14,3c, cf.
15,7), que la divers ité peut fina lement se transformer en bénédiction . La foi
chrétienne (lege &ycim1) peut intégrer et se réjouir de la d ifférence, de la diver-
s ité34. La vérité chrétienne, d 'ailleurs, est symphonique et, en son sein, « La
dissonance n' est pas une cacophon ie » 35 . D ' un point de vue théologique, la
vérité chréti enne n ' est pas une ido le à laque lle se soumettre sans un regard
critique, à obéir sans discussion.
Paul ne remet pas en cause, dans cette situation, la légitimité d 'opinions et
d 'actions différentes36 . li ne combat ni n'efface la différence, car cela ne serait

32
Ainsi Alain GIGNAC - André GAGNÉ,« N'est pas fort qui croyait 1'être. Et sa foi n'est
pas celle qu'il convena it d'avoir! Ambiguïté discursive et programmation de lecture en Ro-
mains 14 », p. 27, n. 15, à la suite des catégories philosophiques d'Emmanuel LÉVINAS.
33 Nous empruntons cette belle pensée à Lee MCGLONE, « Genesis 2: 18-24; Ephesians

5:2 1-6:9 », in Review and Expositor 86, 1989, pp. 243- 347, ici p. 245, en parlant des Codes
domestiques .
34
« L'amour, plutôt que la domination, rendra libres et prendra soin des fai bles; la di-
versité devra être reconnue et autorisée à continuer». Ainsi Will iam S. CAMPBELL, «The
Rule of Faith in Romans 12.1- 15. 13. The Obligation of Humble Obedience to Christ as the
Only Adequate Response to the Mercies of Gad », p. 285.
35
Ainsi Hans Urs von BALTHASAR, La veri1à è sinfonica , (Già ma non ancora, 220), Jaca
Book, Milano 1991 3 , p. 12.
36 Voir Robert JEWETT, Romans. A Commenta1y , p. 836.
308 Conclusio11 générale

à tout prix ! Paul sait faire la différence. Sans oublier son esprit pacifique et
pacificateur, il sait aussi changer de langage lorsqu'il le faut :
« Je vous exhorte, frères, à vous garder de ceux qui suscitent divisions et scandales en
s'écartant de l'enseignement que vous avez reçu ; éloignez- vous d 'eux. Car ces gens-là
ne servent pas le Christ, notre Seigneur, mais leur ventre, et, par leur s belles paroles et
leurs discours flatteurs, séduisent les cœurs simples » ( Rm 16, 17- 18).

Ce langage si direct, pour ne pas dire dur et quelque peu surprenant de la part
de Paul, pourrait ainsi s'expliquer par les intentions et les actions différentes
des uns et des autres. En Rm 14- 15, il est question de frères qui agissent dif-
féremment, mais en voulant tous honorer le Seigneur (« pour le Seigneur -
Kup[c.,i », 14,6, 3 fois), ce qui implique aussi une véritable relation avec le Sei-
gneur, alors qu 'en Rm 16, 17- 18, il est question de gens, pas autrement quali-
fiés, si ce n'est qu' ils sont distingués des frères auxquels Paul s'adresse, qui
suscitent ou pourraient susciter délibérément « divisions et scandales » contre
l'enseignement ou la doctrine reçus43 . On peut observer, d'ailleurs, le contraste
entre l' invitation de Paul à servir le Christ (ôouÀ.Euwv tQ XpwtQ , 14,18) et
l'action de« ces gens-là » qui « ne servent pas le Christ, notre Seigneur, mais
leur ventre (tQ Kup[c.,i ~µwv XpwtQ ou ôouÀ.Euouolv &H<X ti] Èc:cutwv
KOlÀ.Lq.) » ( 16, 18). C'est pourquoi , contre les séducteurs accrédités et à I'œuvre
(voir ici le participe présent: ÉÇcrno:twow, v. 18), qui, par ailleurs, rappellent à
Paul aussi l'esprit séducteur du serpent (Satan) sur Ève (à oqnç ÉÇrymht]OEV
Eüo:v, 2 Co 11 ,3, cf. 1 Tm 2, 14), il n'est pas question de rester tendre. Car
« ces gens-là » détruisent la communion et ébranlent même les fondements de
l' Église. li faut être réalistes. L'amour et l'accueil ne peuvent transformer que
les cœurs de ceux qui, guidés par la foi en Christ, s'ouvrent à la possibi lité de
suivre un autre « Maitre »44 !
L ' idée de rechercher ensemble un compromis, en Église, signifie savoir faire
un pas en arrière, pour désamorcer le conflit, pour résister enfin à tout fana-
tisme45. Le compromis n'est pas la compromission au rabais, qu i camoufle les

43
Michael WOLTER, Der Brie/ an die Romer. Teilband 2: Rom 9- 16, pp. 486-487, ex-
plique, pour sa part, que l'exhortation de Paul ne vise pas, en cette occasion, une situation
spécifique mais potentielle ; ell e n' aurait l' intention que d ' immun iser ses destinataires
contre des« fa uteurs de troubles » par précaution , de sorte qu'ils soient prêts dès le départ à
les rejeter. Là non plus, Paul ne fournit pas d ' autres précisions. Au v. 18, il lance même une
attaque directe contre la personne de ces« fauteurs de troubles» que l'on peut comprendre
comme un classique« argumentum a persona», utilisé précisément pour les disqualifier (cf.
Q UINTILIEN, Institution oratoire V, 10,23 ; Heinrich LAUSBERG, Handbook of Lilerary Rhe-
wric. A Foundationfor lilerary Study, § 376 ; Ga 4, 17 ; 6 , 12- 13 ; Ph 3,1 - 19 ; Col 2, 18-
19a).
44
À propos de Rm l 6, 17- 20, voir aussi supra pp. 20- 2 1, 104.
45
Voir à ce propos le très beau témoignage d ' Amos Oz, Comment guérir u11 fanatique,
(Arcades, 84), Gallimard, Mayenne 2006, p. 24 : «Je crois aux compromis, bien que sachant
que ce mot a mauvaise réputation dans les cercles idéa listes européens, la jeunesse en
3 10 Conclusion générale

humaine et fraternelle(« Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleu-
rez avec ceux qui pleurent », Rm 12, 15, cf. 1 Co 12,26), que l'on pourra encore
bâtir l'Église de Jésus-Christ, unie dans la diversité, suscitée par la richesse de
I' Esprit (Rm 12,4-8, cf. 1 Co 12,4- 1 1), certainement pas dans ! ' uniformi té, ni
dans la pensée unique, afin que le corps du Christ puisse être et rester un lieu
privilégié pour confesser la foi en Jésus, pour atteindre l'espérance du
Royaume de Dieu et pour oser encore I'amour5 2. En revanche, la recherche de
l' uniformi té, ainsi que l'assujettissement non critique aux conventions, consti-
tuent une véritab le distorsion, une anomalie, au sein de ! ' Église et pour la vie
c hrétienne 53 .
Celui qui tue la différence tue la relation, et celui qui tue la relation tue la
vie dans toutes ses expressions. Par conséquent, Paul exhorte tous les croyants
à l'accueil réciproque, parce que Dieu les a déjà accueillis (Rm 14,3c) et parce
que le Christ a fait de mê me (15,7).

52
« Réunis e n triade, la fo i, l'espérance et l' amour sont pour Paul les trois tuteurs sus-
ceptibles de permettre aux jeunes communautés chrétiennes des 'enraciner solidement à la
suite du C hrist, de grandir et de résiste r aux tempêtes internes et externes ». Ainsi Christine
J OURDAN, Foi, espérance, amour chez saint Paul. Aux sources de f 'identité chrétienne, (Lire
la bible, 163), Cerf, Paris 2010, p. 182, citée par Christophe RAIMBAULT, «"Et pourtant
l'apôtre Paul juge!" o u plutôt " Peut-on vraiment dire que Paul j uge?"», p. 42, n. 15.
53 Voi r Ernst K.ASEMANN, Commentary on Romans, p. 358.
English Synopsis

Accepting Others in Their Diversity


Paul's Mediation Strategy towards the Weak and the Strong
in Rome (Romans 14:1- 15:13)

Life questions the Bible,


the Bible questions life.

Introduction

The intended purpose of this study of Rom. 14: 1-15: 13 stems from the obvious
difficulty, in every human community, believing and Christian in our case, of
living, walking, and praising the same Lord, but from different experiences, of
diverse cultures and finally, also, of divergent or heterogeneous practices, a
situation that is increasing ly common in our Western environments and in our
time.
Due in part to immigration, churches in Western countries have become a
true reflection of our multicultural and multi-religious society. Thus, we are ail
confronted with an irreducible difference and complexity, intra et extra eccle-
siam.
Most of the time, the di fference is perceived as a threat to one 's own iden-
tity, rather than as a springboard to broaden the experience, or even enrich the
knowledge oflife. Indeed, in a way, we are like "strangers" lost in the complex
emotional and relational world of others, a world where coexistence, the re la-
tionship with the other, can become metaphorically " hell" (Jean-Paul Sartre) !
In this essentially relational context, the articulation of "Paul's speech" in
Rom. 14: 1- 15: 13 on "accepting others in their diversity" certainly conceived
for an intra-community context of believers in Jesus, very distant chronologi-
cally and culturally from ours, has not lost anything of its admirable relevance
and scope.
The Apostle Paul, in Rom. 14:1- 15:13, seems to draw the practical and com-
munal consequences of the Gospel of God "for the salvation of everyone who
believes: first for the Jew, then for the Gentile" (1: 16), bearing in mind also
3 12 English Synopsis

this diverse and contlicting relational context, in this case about different ob-
servances and practices among Roman believers.
ln the past, the text of Rom. 14: 1- 15: 13, as well as the who le ethical or
parenetical section of Rom. 12: 1- 15: 13, has rema ined somewhat in the shadow
of the more so-called " theologica l" section (Rom. 1- 11), not w ithout a certa in
ambiguity. As an example, we recall in passing the case of Jean-Noël Aletti's
commentary on "Romans" (in The International Bible Commentary. A Catho-
lic and Ecumenical Commentary for the Twenty-First Century, 1998), which
reserves fo r Rom. 12: 1- 15: 13 only the equivalent of a single page of commen-
tary (sic!) out of the fo rty-eight pages in total.
Moreover, Rom. 14:1- 15:13 has often been explained w ith a focus on the
socio-historica l identity of the weak and the strong: who are they? Where do
the differences in practices that mark and divide the community of Roman be-
lievers come from ? What is the background of the local churches in Rome, or
what is the characteristic composition of these communities of be lievers in Je-
sus? Are we dealing with genera l princ iples in Rom. 14: 1- 15: 13, or principles
applied to a historically determined situation?
As fo r us, w ithout excluding the importance of these kind of questions
(which we address at length in the first part ofour monograph), hav ing fo und,
among other things, that exegetical research has little or no disregard for the
argumentative or rhetorical component of Rom. 14: 1- 15: 13, we decided to fo-
c us our exegetical research also on a synchronie approach and particularly rhe-
torical (see the second part of our work).
What especially interests us is to grasp the mediation strategy that Paul im-
plemented to exhort, in the name of the Gospe l, the mixed and diverse commu-
nity of his Roman readers, to overcome the embryonic tearing a part in which
these disciples of Jesus Christ found themselves.
Thus, our initial hypothesis is that this speech of Paul in Rom. 14:1-15: 13
presents the essential characteristics of an argumentative or rhetorical unity.

First Part
The disciples ofJesus in Rome, a socio-historical background

The Letter to the Romans is the main literary source of information on the so-
cio-historical context of Jesus ' disciples in Rome, towards the middle of the 151
century AD. This community of believers appears to have been a "handful of
people" scattered in several groups or small family cells, of essentia lly mixed
Jewish and pagan origins (cf. Rom. 16:3- 15).
From the very beginning of this letter, Paul seems to want to create an ideal
bridge, a continuity, between his faith in Jesus a nd the fai th of Israel (Rom.
1: 1-2, cf. 1: 16-17).
3 14 English Synopsis

The city of Rome, "caput mundi ", capital of the Roman Empire in the 1st
century AD, is a cosmopolitan and multicultural metropo lis, which earned, in
1 Pet. 5: 13, the nickname of " Baby Ion". According to another report by C icero
(Pour L. Flaccus XXVIII , 66-67), it is assu med that in the 1st century BC a
Jewish community was a lready well established in the capita l and was probably
numerous, united, and perceived, at the same time, as somewhat threatening to
the Republic.
ln the pt century AD, Rome was a metropolis of about one million inhabit-
ants and had an important Jewish community of several thousand people. This
community, preferably speaking the Greek language, linguafranca of the Em-
pire, was fairly well integrated into the c ity, with a strong rel igious identity
(monotheism, sabbath, circumc ision, dietary rules, occasional community
meetings, etc.), a lthough inevitably subject to a certain degree of Hellenization
or environmental culture. From a socio-cultural point ofview, Roman Judais m
could be defined as a " popular Judaism" (Charles Perrot), generally poor fi-
nancia ll y, little educated culturall y and relig iously (Paolo Merlo). In general,
given some privileges granted to the Jewish community (on the " fri endship of
the Romans'', cf. Flavius Josephus), there is a fairly w idespread yet uneven
feel ing of opposition to Judaism and the Jews. A kind of benign aversion not
necessar ily leading to persecution or violence (Jerry L. Daniel).
Given clear customs of identity, Jews could be perceived as bearers of an
intolerant religion - without really being so - in a tolerant society, provided,
of course, that the social order established by Roman laws wou ld not be ques-
tioned (Jerry L. Daniel). Moreover, this hostile gaze on the part of the Roman
elite retains a certain ambivalence: it displays mockery and contempt and, at
the same time, suggests a curiosity, or even an attraction for other more modest
social classes (Peter Schafer). A li this is certainly not without interest for the
historical reconstruction of the orig ins of the Christian movement in Rome.
As for the historical origin of the Christian community in Rome, we do not
know much and there remains a vei l of darkness. There is no supporting evi-
dence for the trad ition of the ancient Church, between the end of the first and
second centuries, that Peter and Paul were perceived as the co-fo unders of the
Church of Rome (see above). We know from the Letter to the R omans that
Pau l, the Apostle, was not the fou nder of the Roman community because he
does not yet know it personally (cf. Rom. 1:9- 13; 15:22- 23).
Among the hypotheses on the origin of Christians in Rome, it is qu ite com-
mon to take advantage of a number of clues from the book of Acts. Thus, for
exampl e, the begi nn ings of the Christian faith in the Roman capital are related
to these Jews or Roman proselytes (cf. Acts 2: 10, 1 1) that came to Jerusalem
from the vast Jewish Diaspora on the occasion of the Feast of Pentecost. Wh ile
hearing Peter preaching the Gospel (Acts 2: 1,5 , 14), they cou Id have accepted
fa ith in Christ (cf. v. 4 1). Pilgrimages to Jerusalem by Jews and proselytes,
English Synopsis 315

residing in Rome or elsewhere in the Diaspora of the Empire, were a known


and common event.
The multiple and unpredictable socioreligious exchanges occurring between
the Jewish world, in the land of Israel and especially in the Diaspora, and Ro-
man society and its diverse interfaces (army, provinces, administration ... ) may
have paved unexpected paths for the message of Jesus the Messiah to reach the
ends of the earth (Acts 1:8, cf. 28:30-31 ).
When asked what trend or type of "Christianity" had joined Rome and was
dominant there in the forties and fifties of the 151 century AD, that is to say
before the writing of the Letter to the Romans, Raymond E. Brown replied that
"Roman Christianity" was indebted to "Hierosolymitan Christianity", similar
to that of Antioch, a type of "moderately conservative" Christianity, still well
suited to certain Jewish observances and faithful to its own heritage. Thus, the
Roman Jewish commun ity was the "crad le" (Chrys C. Caragoun is), and even
the "necessary condition" (Wolfgang Wiefel), which enabled the formation of
the new Christian community.
It is possible that riots may have occurred in the synagogues because some
participants believed in Christ (in Latin: Chrestus, cf. Acts 18: 1- 2; Suetonius,
Life of the Twelve Caesars. Claudius XXV). Following the edict of expulsion
of the Jews from Rome, ordered by Emperor Claudius in 49 AD., a decisive
turning point occurred which changed substantially and definitively the face
and composition of early Roman Christianity. The change that bas occurred
bas been so important that one can speak of a Christian community be/ore and
a community after the Edict of Claudius (Wolfgang Wiefel). Without knowing
precisely when the disciples of Jesus left the Roman synagogues to form inde-
pendent communities, it is probable that as a result ofthis upheaval the Pagan-
Christian component largely look over the Judeo-Christian component
(François Vouga). lt is likely in the context of this complex and potentially
confrontational community situation that Paul writes his letter.
The contlicts and tensions in the communities, reported in Rom. 14: 1-15: 13,
are compatible with the mixed composition of early Roman Christianity and
Christianity in general, which "never existed in a monolithic form" (Steeve
Belanger). In fact, despite the confession of the sa me faith in Jesus the Messiah
(Rom. 1: 1, cf. 3 :22), there are considerable differences between ail those in
Rome who are " loved by God and called to be saints" (Rom. 1:7), in terms of
individual practices and religious observances.
It is not difficult, in fact, to imagine possible prejudices and misunderstand-
ings, deriving from persona! histories, diverse customs and traditions, within
such a community, 1 prejudices and misunderstandings that Christian faith had

1
The double component, Jewish and pagan, of the Christian commun ity in Rome is
evoked in the Letter to the Romans in several places, cf. for example the oppositions:
'Iouôcxîoç / "EUriv, Rom. 1:16; 2:9, 10; 3:9; 10: 12; 'Iouôaîoç / Ë9voç, Rom. 3:29; 9:24;
Engfish Synopsis 31 7

3. Christians ofp agan origin:


a) Christians influenced mainly, but not limited to, by pagan ascetic prac-
tices;
b) Chris tians who observe the Noachide laws, as they are required of every
human being;
c) Pagano-Christians ca lled to mu tuai acceptance for the glorification ofGod.

4. Weakness in faith was a transversal condition of early Roman Christianity.

Ali in ail , based on a critical comparison of these hypotheses and the lack of
compelling textual evidence, the "portrait" that strikes us as the most likely,
an d which ultimately also represents, perhaps, the most convincing, if not the
most consistent explanation, is the hypothesis 2. c) . The weak in the faith, ac-
cording to the overall theological logic of the Letter to the Romans, are mostly
Christians of Jewish origin, w ho, with some sympathizers of the Jewish fai th
(from the pagan world), continue, even after having confessed their faith in
Jesus as the Messiah of Israel, to observe a certain number of mosaic laws, in
particular the distinctio n between the clean and the unclean food and the Jewish
calendar (feast days, Sabbaths, days of fasts, etc.).
However, the decisive factor of differentiation between the weak and the
strong is not ethnicity but rather each other 's attitude towards mosaic law
(Philip F. Esler). Pau l, for example, white being a disciple of Jesus of Jewish
origin, also sided with the strong (cf. Rom. 15: 1). On the other hand, the ob-
servances of the weak are not felt, obvious ly, by Paul as merito rious works
having a soteriological value (Anto nio Pitta), nor as adherence to false doc-
trines (Giuseppe Riccio tti), or necessarily to be corrected, but rather as the ex-
pression both of a sincere and fa ithful conduct to Christ (John M.G. Barclay)
- even if it remains somewhat immature -, accomplished only " to (honor) the
Lord" (Kupl.~, Ro m. 14:6, 3 times), and as a sig n of gratitude to God
(Eùxup w-rE'L -rw 9EC.~, Rom. 14:6, 2 times).
What was reall y problematic in Rome were the negative effects, even the
harmfu l repercussions, that the divergent practices had on the ecclesiological
level: judgment, contempt, fall, scandai, conflict, disintegration, loss of fa ith.
lt is not above ail an issue of intra-personal problems of individual conflicts
of conscience, but rather inter-persona/ problems linked to fratemal and com-
muni ty relations (Andrea Al bertin ; Peter Sp italer).
The fact that the mosaic law does not prohibit the consumption of either
meat (later called kasher, "suitable") o r wine is also not a problem, as it could
be a factor of exception or occasio nal abstention, as attested in Jewish history
and tradition. The abstention from meat and wine was, in a pagan environment,
the only way fo r the Jews to avoid ritually contam inating themselves and to
keep the ir own re ligious identity. Th is is what emerges, moreover, from certain
traditio nal accounts on the "heroes of the faith", or the "conscientious Heroes"
3 18 English Synopsis

(Gary Steven Shogren) in the Diaspora, namely the paradig matic ex periences
of Daniel and his companio ns at the court o f Baby lon (Dan. 1:8,12, 16); of To-
bit, true mode l of the faithful Jew, depo rted to N ineveh (Tb. 1: 10-1 1); of Ju-
dith, the courageous woman in the camp o f the enemy genera l Ho lofernes (Jdt.
10:5); of Esther, the very beautiful q ueen, at the court of the king o f Persia
(Esth. 4 : 17, L XX).

Second Part
Paul 's mediation strategy

Bearing in mind the intrins ic complexity of the socio-historical identificati on


of the weak and the strong, w hich we have alread y documented above, we w ill
now turn to the text o f the Letter, essentially , fro m a synchronie point of v iew,
to listen to it in depth, thus g iving it the last wo rd. lt is not necessary here to
recall the interest and the importan ce o f rheto rical c ritic ism fo r New Testament
exegesis and, in particular, fo r the exegesis of Pauline letters (without neglect-
ing the specific co nventions of the epistolary genre). Rather, we w ill briefly
outline the main reasons which led us to propose a rhetorical analysis of Rom.
14: 1- 15: 13, from the po int of view of the inventio, the dispositio and the elo-
cutio, to move on, in a further step, to the main resul ts we have ac hieved.
Nor is it necessary to prove that Paul was a specialist in rhetoric to accept
the fac t that, in harmony with his m ission as a zealous w itness ( 1 Cor. 9: 16, cf.
2 Cor. 11 :28) in th e servi ce of the G ospel of God (Rom. 15:16), he may have
had recourse to a il the means available to him to convince his readers of the
genuineness and life-chang ing encounter w ith Jesus Christ he had had (Ga l.
1: 11 - 23). At that time, "Every writer, G reek or Ro man, uses the instruments
o f rheto ri c to w rite any tex t in prose or in verse" (Catherine Salles). ln Paul 's
time, in He llenisti c and Roman circ les, "rhetoric was in the air" (Ri chard N.
Lo ngenecker)!
T o this end, among the ma in reaso ns w hich lead us to propose a rheto rical
ana lys is of Ro m . 14:1- 15: 13, we can mention :
1) the adaptability and fl exibility with w hich Paul resorted to the too ls of
ancient rhetoric to compose his letters;
2) the capacity, recogni zed by Paul, of knowing how to combine letter-wri t-
ing and discurs ive mode ls and therefore several mode ls of composition (H ans-
Josef Klauck);
3) the fact that even Jean-Noël A letti (among others), w hose hesitation abo ut
the application of rhetorical pattern s to th e ex hortative sections o f the Pau li ne
letters (see especially Gal. 5-6 and Rom. 12-15) we acknow ledge, was led to
identify in Rom. 14: 1 a subpropositio ("exhortatio n-thesis" ) attached to th e
main propositio n (Ro m. 12: 1-2), governing th e w ho le parenetic sectio n of the
letter (Ro m. 12: 1- 15: 13);
English Synopsis 319

4) the formally argumentative register of Rom. 14: 1- 15: 13, attested by the
high recurrence of the coordinating conjunction yap, having above ail an ex-
planatory and causal value, in particular in Rom. 14:3,4,[5],6,7,8,9, 10, 11 , 15,
17,18, and Rom . 15:3,4 ,8;
5) the observation that Rom. 14: 1, Ii ke a rhetorical propositio, triggers a
coherent and well-argued exhortation (comparable to a rhetorical probatio a lt-
hough it is not conventional in every way), in which Paul seeks to eagerly sub-
stantiate his propositio, even to justify and amplify it, by several reasonings
(rationes), or ad hoc arguments.
Thus, we therefore consider that Rom. 14: l- 15: 13 is an adm irably tight and
reasoned exhortation, dedicated to show the need for mutual acceptance and
community peace (cf. Rom. 14: 19), this with a view to the common praise and
adoration of every Christian, whether of Jew ish or pagan origin ( 15:8-13), and
that it can therefore be studied as a coherent rhetorical unit. Under these con-
ditions, the application of the rhetorica l approach to the who le of Rom. 14: 1-
15: 13, to be read in the broad context of the Letter to the Romans and in par-
ticular w ithin its parenetical and ethical macro-section in Rom. 12:1-15:13 ,
seems tous to be qu ite appropriate to fo llow c losely the dynamics and the logic
of Paul 's speech, as well as the intention of the text to involve the reader in
fo llowing it.
From a strictly methodological point of view, fo llowing Aletti and Pitta,
wanting to go beyond this sort of origina l obsession (cf. Hanz Dieter Betz)
consisting in applying at ail costs the models of the ancient rh etorical dispositio
to the scale of a letter or a piece of writing taken as a whole, we prefer to take
advantage of what Ar istotle already recommended:
"A speech has two paris. lt is necessary to state the subject, and then to prove it. [ .. .] The
first of these parts is the statement of the case (np69rn Lç), the second the proof (n laHç),
a similar divi sion to that ofproblem (np6PJ..11µa) and demonstration (ànoôELé,Lç). [ ... ]

So then the necessaiy parts (àvayKaîa) of a speech are the statement ofthe case and proof
(npo9EOLÇ KUL n[otLç). These divisions are appropriate ta eve1y speech, and at the most
the parts are four in number - exordium, statement, proof, epilogue [ .. .]". (Rhetoric
lll, 13,1- 2.4, emphasis added).

Thus, the "duo" propositio - probatio (np69EoLç - n[on ç) constitutes precisely,


accordi ng to A letti, one of the major features of what he calls "Pauline rheto-
ric" . At the end of our rhetorica l analysis of Rom. 14: 1- 15: 13, we consider that
the whole of Paul 's speech, where exhortation and argumentation are mixed, is
articulated in three essential rhetori cal parts, qui te easily identifiable: 1) main
propositio (Rom. 14: 1) , 2) probatio (Rom . 14 :2- 15:6) and 3) amplify ing per-
oratio (Rom. 15:7- 13), according to the fo llowing synthetic schema:
English Synopsis 323

of the verb npooÀ.aµp&.vrn6E in the imperative, in the same person, in the same
tense and mode, already suggests this.
Moreover, the point is reinforced in l 5:7b by the repetition of the same verb,
this time in the indicative (npooEÀa~ro), to express Christ's action: "Ka6wç rnl.
à Xp wràç npooEAfiPno ùµéiç ", in the sa me way that God 's acceptance was
previous ly granted ("o 6Eàç yàp aùtàv npooEÀaPEto", 14:3c). It is therefore a
matter of accepting not only because God has done so (y&.p, 14,3c), but a lso as
Christ has do ne (Ka6wç, 15, 7b). God, infact, has always accepted every human
being, according to the mercy he has offered to ail (Rom. 11 :32), while Jesus
a lso came to show them, by his incarnation and exemplum, how one accepts
(cf 15:3), in this case with humility, with a correct self-esteem, by taking care
of other people 's interests, by stooping down to become a servant (cf Phil.
2: 1- 11 ). Once aga in, Paul seems to return to the dialectic of indicative/imper-
ative: what Christ has do ne constilutes the foundation of what the believer is
called to do !

Conclusion

According to our analysis, the rhetorical arrangement of Paul 's speech demon-
strates once again the relevance of Aristotle's intuition: " it is not sufficient to
know what one ought to say, but one must also know how to say it" 4 . It is our
conviction that Paul, in wanting to promote peace between tbe weak and tbe
strong in Rome, dared a "mediation strategy"5 . He knew how to value the per-
son, he put at the center not the doctrine but the relationship with others. He
tried to build relational bridges rather than digging unbridgeable, prejudice-
fi lled ditches.
Severa! authors have expressed surprise at the lack of clarity surrounding
the socio-historical identity of the weak and the strong in Rome, but, as we
have tried to demonstrate, it was precisely Paul 's rhetorical strategy that made
him choose a vague or oblique speech on this subject6 . lt is not always im-
portant to spell out wbat does not work and what everyone, in th is case the
bistorical believers in Rome, already knows. lt is enough to mention it. Paul
does not make value judgements about the ins and outs of the conflict: to eat
or not to eat meat, to drink or not to drink wine, to distinguish or not to distin-
guisb between days. He is aiming at something even more important: principles

4
ARISTOTLE, Rhetoric Ill , 1,2 (emphas is added).
5 See above pp. 295- 297, 301.
6
Although the socio-historical identity of the "weak in faith" remains somewhat weak
(pun - calembour - intentional !), the logic, coherence and re levance of Paul 's speech is not
weakened.
Appendice
D ispositio rhétorique de Rm 14, 1-15,13
Tableau synoptique

PROPOSITIO: thèse principale (Rm 14 ,1)


« 1 Accueillez (npooMµpcivEOSE:) celui qui est faible dans la fo i, non pour disputes
d 'o p i nions(µ~ ELÇ liLaKpLOELç litaloywµwv) ».

PROBATIO: les raisons de l'accueil (Rm 14,2- 15,6)


en 3 étapes : A - B - C

(A) ACCUEfLLIR SANS MÉPRISER, NI JUGER (Rm 14,2- 12)


- Ratio 1 (imago , cf. 15,3- 6) - Dieu a déjà manifesté tout son accueil ( 14,2- 3,
cf 15,3- 6) + 1ère expositio, 14,2, premier sujet de conflit : les tensions relatives
à la consommation de viande (cf 14,5ab).
« 2 La foi de l'un lui permet de manger de tout, tandis que l 'autre, par faiblesse, ne
m ange que des légumes. 3 Que celui qui mange ne méprise pas celui qui ne mange
pas et que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange, car (ycip) Dieu l' a
accue iIli (npooEJ..ciPErn) ».

- Ratio 2 - Le Seigneur a le pouvoir de soutenir tout croyant en toute circons-


tance ( 14,4).
« 4 Qui es-tu pour j uger un servite ur qui ne t 'appartient pas? Qu ' il tienne bon ou
qu ' il to mbe, cela regarde son propre m aître . Et il tiendra bon, car ( ycip) le Seigneur
a le pouvoir (liuvm:ü) de le faire tenir ».

- Ratio 3 - Ce qui compte vraiment, au-delà de toute différence, c'est d'appar-


tenir au Seigneur (14,5- 9) + 2° expositio, 14,5ab, deuxième sujet de conflit :
les questions de calendrier (cf 14,2).
« 5 [ ycip] Pour l ' un, il y a des différences e ntre les jours ; pour l' a utre, ils se va le nt
tous . Que c hacun , en son jugement personnel, soit animé d ' une pleine convict io n . 6
Celui qui tient compte des jours le fait pour le Seigneur ; celui qui mange de tout le
fait pour le Seigne ur, en effet (ycip), il rend grâce à Dieu. Et celui qui ne mange pas
d e tout le fa it pour le Seigneur, et il rend grâce à Dieu. 7 En effet (ycip), a ucun de

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