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Revue théologique de Louvain

La christologie de Matthieu à la croisée des chemins


Camille Focant

Citer ce document / Cite this document :

Focant Camille. La christologie de Matthieu à la croisée des chemins. In: Revue théologique de Louvain, 41ᵉ année, fasc.
1, 2010. pp. 3-31;

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2010_num_41_1_3810

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Abstract
What are the varieties of the narrative identity of Jesus in the Gospel of Matthew ? The question is
treated in four stages, starting with the Christological impact of the limits of the Matthean narrative
(beginning and finale). In a second section, attention is given to the development of the plot of
resolution, thirdly to the plot of revelation. Finally a reflection is proposed on the Christology of Mt
at the crossroads. The hypothesis given is that the rédaction of Mt took place under the sign of a
double marginality : that of a Christian community living within the Jewish world of which it was still
part but with which there were increasing tensions, also that of a Jewish-Christian community
which had more and more difficulties of situating itself within a Christianity which was more and
more orientated towards the pagans. As a resuit, the Jésus presented by Mt is less enigmatic than
that of Mk, he is more clearly defined and his authority is more strongly asserted.

Résumé
Comment l'identité narrative de Jésus se décline-t-elle dans l'évangile selon Matthieu ? La
question est traitée en quatre étapes, à commencer par un examen de l'impact christologique des
limites du récit matthéen (commencement et finale). Dans un deuxième temps, l'attention se porte
sur le développement de l'intrigue de résolution et, en troisième lieu, sur l'intrigue de révélation. En
finale, une réflexion est proposée sur la christologie de Mt à la croisée des chemins. L'hypothèse
est que la rédac¬ tion de Mt s'inscrit sous le signe d'une double marginalité : celle d'une com¬
munauté chrétienne vivant à l'intérieur du monde juif dont elle fait toujours partie, mais avec
laquelle les tensions vont croissant ; celle aussi d'une com¬ munauté judéo-chrétienne qui peine à
se positionner au sein d'un christia¬ nisme de plus en plus tourné vers les païens. Du coup, le
Jésus présenté par Mt est moins énigmatique que celui de Me ; il est plus clairement défini et son
autorité est plus affirmée.
doi: 1 0.2 J43/RTL.4 1.1. 2045858
Revue théologique de Louvain , 41, 2010, 3-31.
C. Focant

La christologie de Matthieu à la croisée


des chemins

Dans cet article*, je pars de l'hypothèse que la rédaction l'évangile


de Matthieu s'inscrit sous le signe d'une double marginalité1 et que
cela marque sa christologie. La première est celle d'une communauté
chrétienne à l'intérieur du monde juif dont elle fait toujours partie
mais avec lequel les tensions vont croissant. La seconde est celle
d'une communauté judéo-chrétienne qui peine à se positionner au
sein d'un christianisme qui s'élargit toujours davantage vers les
païens, d'une Église de plus en plus influencée par la culture de ces
nouveaux chrétiens. Ainsi situés à la croisée des chemins, Matthieu
et sa communauté ne se sentaient probablement ni dominants, ni
assurés. Raison pour laquelle sans doute Mt a corrigé ses sources, en
particulier Me, pour présenter un Jésus moins énigmatique, plus clai¬
rement défini et à l'autorité plus affirmée. Dès lors, par une sorte
d'ironie de l'histoire, quand il deviendra l'évangile par excellence2
dans le cadre d'un christianisme de plus en plus gréco-romain et sur¬
tout quand ce dernier deviendra religion d'empire, l'assurance et
l'autorité du Jésus mt3 auront des effets de sens bien différents de
ceux qu'elles avaient dans le contexte marginal primitif.
Comme je l'ai fait ailleurs pour Me4, je vais me demander com¬
ment l'identité narrative de Jésus se décline dans l'évangile selon
Matthieu. Je le ferai en quatre étapes. Je m'interrogerai d'abord sur

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3 Cette abréviation est utilisée pour l'adjectif «matthéen(ne)».


4 C. Focant, «Une christologie de type 'mystique' (Marc 1.1-16.8)», dans NTS,
t. 55, 2009, p. 1-21.
4 C. FOCANT

l'impact christologique des limites du récit mt, son évangile de l'en¬


fance et sa finale. Dans un deuxième temps, mon attention se portera
sur le développement de l'intrigue de résolution à partir des actions
du protagoniste et des réactions qu'elles suscitent. En troisième lieu,
l'intrigue de révélation et l'évolution des manières de désigner Jésus
seront analysées. Enfin, je formulerai sous mode de synthèse quelques
réflexions sur la christologie de Matthieu à la croisée des chemins.

I. Le cadre du récit de Matthieu

Dans le continuum des événements, en particulier ceux de la vie de


Jésus et de ses disciples, chaque évangéliste a opéré un découpage
qui lui est propre et qui diffère de l'un à l'autre. C'est le premier
témoignage du génie narratif de chacun. Bien interpréter un évangile
nécessite d'examiner où et comment il débute, où et comment il finit.
Mt commence par un titre, une généalogie et un récit des événements
de la naissance de Jésus mis en parallèle avec ceux de l'histoire
d'Israël, celle de l'Exode en particulier. Il termine par un envoi en
mission élargi à toutes les nations et accompagné d'une promesse de
présence avec les siens jusqu'à la fin des temps.

1. L' ouverture de Mt et ses énigmes

Je ne traite pas la question discutée de la délimitation de l'ouverture


du premier évangile5. Quoi qu'il en soit, il est évident que Mt propose
une ouverture originale et modifie complètement le prologue reçu de
Me. Relativement bref, ce dernier (Me 1,1-13) constituait une sorte
d'aparté narratif avec le lecteur avant l'entrée en scène des principaux
acteurs. Il permettait de fournir au lecteur quelques repères essentiels
concernant l'identité de Jésus comme Messie et Fils de Dieu, lui don-

5 Pour tous les chercheurs, l'ouverture inclut l'évangile de l'enfance. Mais la plu¬
part la limitent à ces deux premiers chapitres, tandis que d'autres la prolongent jus¬
qu'à la fin des tentations au désert (4,11), voire incluent l'enseignement de Jésus
(4,17). Cette extension la plus large a été défendue par E. Krentz, «The Extent of
Matthew's Prologue», dans JBL, t. 83, 1964, p. 409-414. Dans le cadre d'une
réflexion sur la christologie mt, je limite mon attention aux deux premiers chapitres.
Pour un large état de la question, voir W.D. Davies - D.C. Allison, A Critical and
Exegetical Commentary on he Gospel According to Saint Matthew (coll. ICC), Edin-
burgh, T &T Clark, 1988, I, p. 58-72.
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 5

nant une longueur d'avance sur les disciples qui devront peiner pour
arriver enfin à la reconnaissance du Messie à Césarée (Me 8,29), une
reconnaissance pourtant encore bien imparfaite. Cette tension drama¬
tique si caractéristique du second évangile ne se retrouve pas comme
telle en Mt6, où les disciples reçoivent la révélation de la filiation
divine de Jésus dès 1 1 ,27 et la confessent eux-mêmes en se prosternant
(14,33) après la marche sur les eaux, bien avant la confession de Césa¬
rée qui, chez Mt, ne concerne d'ailleurs pas seulement la messianité de
Jésus, mais aussi sa filiation divine (16,16).
Dans ses premiers chapitres, Mt propose plutôt une relecture mul¬
tiforme de l'histoire d'Israël à la lumière de l'événement Jésus. Elle
est déjà présente dans le syntagme nominal sans verbe qui constitue
le titre7 «Livre de la genèse de Jésus Christ, fils de David, fils
d'Abraham» (1,1). L'appartenance du protagoniste Jésus au peuple
élu et sa messianité y sont clairement posées8, et en même temps l'in-
tertextualité vétérotestamentaire est mise au premier plan. Par
ailleurs, l'expression pi(3À,oç yevéaecoç ne peut manquer de faire
penser à Gn 2,4 et 5,1, et donc à un nouveau commencement9. L'in¬
térêt du lecteur est immédiatement éveillé: que va lui apprendre le
récit à propos de ce fils de David et d'Abraham, ce Messie10?

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eschatologisch Sohn Gottes ist».
9 W.D. Davies - D.C. Allison, Matthew (n. 5), I, p. 149-155 défendent l'idée
que Mt évoquerait une nouvelle création. Cette hypothèse est contredite par
G.N. Stanton, «Matthew: BIBAOS, EYANrTEAION, or BIOS?», dans F. Van
Segbroeck et al. (eds.), The Four Gospels 1992. FS F. Neirynck, II, p. 1187-1201,
voir p. 1 189.
10 Ces diverses fonctions du titre sont bien mises en valeur par M. Mayordomo-
Marin, Den Anfang hôren (n. 7), p. 206-217. Il les résume comme suit: «Mt 1,1
6 C. FOCANT

La généalogie qui suit (1,2-17) met en relief par sa partition les


deux filiations introduites par le titre du v. 1. La première souligne la
qualité messianique de Jésus en tant que fils de David; en qualifiant
Jésus de fils d'Abraham, la seconde est plus intrigante, car ce titre
«ne correspond pas à une titulature et apparaît redondant puisque
tout fils de David est fils d'Abraham»11. C'est une manière de pré¬
senter Jésus comme l'accomplissement des promesses faites à Abra¬
ham. Toutefois, en plus de souligner l'enracinement de Jésus dans le
peuple de l'élection, la généalogie introduit une énigme sur sa nais¬
sance en brisant au v. 16 la chaîne des générations masculines12.
Cette énigme va être éclairée par un deuxième volet du triptyque
sur la naissance de Jésus introduit par la reprise du mot yévscnç en
1,18. Inscrite dans l'histoire d'Israël, la naissance de Jésus n'en est
pas seulement le produit. La discontinuité est introduite par un acte
créateur de Dieu révélé à Joseph par l'ange du Seigneur apparu en
songe (1,20-21) et au lecteur par une intervention directe du narrateur
montrant que cette naissance accomplit les Écritures (1,22-23). L'en¬
semble de ce second volet développe de façon narrative une vérité
théologique: ce fils d'Israël, ce Messie vient de l'Esprit Saint. Et si
Joseph est invité à l'appeler Jésus («Dieu sauve»), «on» lui donnera
le nom d'Emmanuel, «Dieu avec nous».
Le troisième volet du triptyque est introduit par la formule xofj 8è
Tr|<roî) y8wr|0évToç... iSoû (2,1): les récits qui suivent concernent
toujours bien la naissance de Jésus et ils en explicitent la portée à tra¬
vers une confrontation avec Hérode, dont le nom n'apparaît pas

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4.

His ancestry already betrays an openness to the non-Israelite, Gentile world, conven-
tionally considered unclean» (B. Byrne, «The Messiah in Whose Name 'the
Gentiles Will Hope' (Matt 12:21): Gentile Inclusion as an Essential Element of
Matthew's Christology», dans ABR, t. 50, 2002, p. 55-73, voir p. 60).
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 7

moins de neuf fois en 2,1-23. L'élément le plus frappant est le


contraste entre le désir et la démarche positive des mages et l'indif¬
férence ou l'opposition des autorités religieuses et politiques juives13.
Les premiers, issus des nations, viennent de loin pour rencontrer
celui qu'ils tiennent pour le roi des Juifs (2,1-2) et se prosterner
devant lui (2,1 1). En revanche, le roi Hérode se retrouve dans le rôle
du pharaon d'Egypte lorsqu'il déclenche le massacre des enfants de
moins de deux ans dans le territoire de Bethléem (2,16), tandis que,
sous la conduite du Seigneur, Joseph, Marie et Jésus entament un
exode à l'envers (2,13-14). Le paradoxe est énorme: «Le Messie
enfant trouve l'insécurité dans le pays de David et la paix en
Egypte ! » 14. Les deux événements sont soutenus par des citations
d'accomplissement
narrateur omniscient.(2,15.18),
Cela invite
qui moins
constituent
le lecteur
autant
à entrer
d'intrusions
dans une
du

tension dramatique qu'à réfléchir sur l'événement de la naissance de


Jésus et ce qui s'y prépare. Il perçoit déjà que les Écritures joueront
un rôle essentiel dans l'interprétation vers laquelle il est guidé.
Il comprend aussi que l'action se situe dans le prolongement de l'his¬
toire d'Israël et en continuité avec elle, mais non sans ouverture vers
les nations. Le commencement de Mt l'oriente vers la question: com¬
ment et par qui ce Jésus sera-t-il reconnu comme fils de David et
comme Emmanuel? Dans la traduction de «Emmanuel» en 1,23, les
commentateurs voient «un arc majeur jeté en avant vers la fin du
récit»15. Il est temps de voir ce qui se passe dans cette dernière.

2. L'envoi en mission final

La finale de l'évangile fonctionne comme une interface qui aide le


lecteur à sortir du monde du récit pour revenir à son propre monde.
Elle est donc un lieu très précieux pour découvrir l'orientation sur
laquelle le récit ouvre au moment où on le quitte. Si le commence¬
ment de Mt débordait le temps du récit en l'enracinant dans le passé
par le biais de la généalogie et des citations d'accomplissement, la

Matthieu,
t. 76,
13 J.E.
14
15 P. Miler,
1988,Cuvillier,
Beauchamp,
Paris,
p. 5-38,
«Entre
Bayard,
Naissance
voir
«L'évangile
titre,
2005,
p. 23.
incipit
et
p. enfance
82.etde prologue»
Matthieu
d'un Dieu.
et l'héritage
(n. Jésusp. Christ
11), 299.d'Israël»,
dans l'évangile
dans RSR,
de
8 C. FOCANT

finale déborde, elle, vers le futur, et largement puisqu'elle va jusqu'à


la fin des temps.
Le premier et le dernier chapitres de Mt sont reliés par la présence
de l'Ange du Seigneur qu'on ne retrouve pas ailleurs dans le récit mt.
En 1,20.24, il apparaît pour éclairer une rupture dans la série des
générations et marquer un nouveau départ dans l'histoire du salut
d'Israël sous l'influence de l'Esprit Saint, tandis qu'en 28,2-7, il est
l'interprète premier d'une étape nouvelle due une fois encore à l'in¬
tervention puissante de Dieu, par la résurrection de Jésus cette fois.
Et, à la différence de Me, les femmes, certes craintives mais aussi
joyeuses, courent annoncer la nouvelle aux disciples, tout en bénéfi¬
ciant en cours de route d'une apparition de Jésus (28,8-11).
La finale chez Mt n'est donc plus énigmatique. La résurrection est
explicitée en deux apparitions qui encadrent le récit de la corruption
des gardes du tombeau. On est loin de la finale suspendue de Marc.
Un terme est atteint et il y a bien clôture. «L'évangile a commencé
avec l'annonce de la naissance de Jésus et il se termine avec le récit
de sa mort et de sa résurrection, sa présence sous le mode de l'ab¬
sence»16. Mais c'est une clôture ouverte à double titre. D'abord,
négativement, est annoncée la postérité du mensonge qui sera pro¬
pagé par les Juifs de manière à nier la résurrection en dénaturant les
événements (28,11-15). Mais, surtout positivement, la finale s'ouvre
sur le Ressuscité envoyant ses disciples en mission universelle et
inaugurant ainsi une période durant laquelle il les accompagnera de
sa présence et de son autorité jusqu'à la fin (28,16-18). C'est toute
l'histoire subséquente qui est ainsi évoquée comme temps de bap¬
tême et d'enseignement où l'œuvre entamée par Jésus sera poursuivie
en sa compagnie par ses disciples. La présence annoncée de Jésus est
sous le mode spécifique de la résurrection. Comme le souligne juste¬
ment Mogens Miiller, «le rôle joué par l'Esprit Saint dans les Actes
est ici en quelque sorte pris en charge par le Seigneur exalté décrit
d'un côté comme omniprésent dans tout ce qu'il a commandé et dans
ses petits (10,40-42; 18,5; 25,40.45) et d'un autre côté comme celui
qui viendra demander des comptes à son Église (25,1-46). Telle est
l'interprétation proprement matthéenne de la foi en la résurrec¬
tion»17. C'est d'autant mieux vu que 25,31-46 est propre à Mt. Et,

pel
1999,
1716of M.
J.p.
Matthew:
Miler,
157-173,
Mûller,
«Entre
Some
voir
«ThePrincipal
p.
titre,
Theological
166.incipit
Features
etInterprétation
prologue»
in Matthean
(n.of11),
the
Christology»,
p. 299. of Jésus
Figure dans in
NTS
the, t.Gos¬
45,
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 9

alors qu'antérieurement la mission des disciples, tout comme celle de


Jésus, restait cantonnée aux brebis perdues d'Israël (10,5-6; 15,24),
elle s'ouvre désormais à toutes les nations18 (28,19) au fil des géné¬
rations successives dans la suite desquelles s'inscrit celle du lecteur
(28,20). Celui-ci fait irruption dans le récit au moment même où il se
termine, en prenant le relais du personnage que constituent les dis¬
ciples. L'analyse de l'intrigue évangélique doit permettre de com¬
prendre si cette perspective introduit une rupture ou si elle s'inscrit
dans une continuité accompagnée d'un élargissement. En tout cas, le
caractère unifié de l'intrigue est soulignée par l'inclusion19 évidente
entre la promesse de Jésus «je suis avec vous» (28,20) qui est le der¬
nier mot de l'évangile et le nom qui lui est donné au début: Emma¬
nuel, c'est-à-dire «Dieu avec nous» (1,23).

II. L'intrigue de résolution du premier évangile

S'interroger sur l'intrigue revient à chercher le dynamisme inté¬


grateur qui permet d'écrire une histoire complète et unifiée à partir
d'une multiplicité d'éléments. L'intrigue est donc une synthèse de
l'hétéroclite «qui intègre des événements dans une histoire, et qui
compose ensemble des facteurs aussi hétérogènes que les circons¬
tances, les caractères avec leurs projets et leurs motifs, des interac¬
tions impliquant coopération ou hostilité, aide ou empêchement,
enfin des hasards»20. Comme l'intrigue fait le récit, il est donc pri¬
mordial d'en discerner le fil rouge pour comprendre la logique du
récit. Indispensable pour l'étude de la construction du personnage
principal, l'intrigue peut être approchée de deux points de vue qui, à
mon avis, se croisent en Mt. J'examine d'abord l'intrigue de résolu-

Mt 19
exemple,
18qu'ils
II est
J.-P.B.
seraient
Sonnet,
très
Byrne,
vraisemblable
exclus
«De
«TheladeMessiah»
généalogie
la mission
que cela
(n.au
dès12),
inclut
'Faites
lorsp. que
la
72,
disciples'
nation
celle-ci
n. 51. juive,
(Mt
s'universalise.
28,19).
rien n'indiquant
Le livre
Ainsi,depar
en
la

génération de Jésus», dans C. Focant, A. Wénin (éds.), Analyse narrative et Bible


(coll. BETL, 191), Leuven, Peeters, 2005, p. 199-209, voir p. 207. L'auteur lit le
commandement |!aOr|T£ÛaaT£, comme une invitation à produire «une généalogie
pascale sui generis» (p. 208), en faisant des disciples. La promesse finale de 28,20
est alors lue comme l'affirmation que Jésus «est le contemporain de tous ceux qui
naîtront comme disciples, dans sa 'génération', jusqu'à la fin des temps» (p. 209).
20 Paul Ricœur, Essais d'herméneutique , T. 2: Du texte à l'action (coll. Esprit ),
Paris, Seuil, 1986, p. 21-22.
10 C. FOCANT

tion, c'est-à-dire la ou les crise(s) que le récit va dénouer au niveau


pragmatique. Une telle étude rend particulièrement sensible à l'éclai¬
rage apporté à la signification des titres christologiques par le cadre
narratif où ils apparaissent, leur sens pouvant même évoluer en paral¬
lèle avec le développement du récit. Dans le point III, j'examinerai
plus explicitement l'aspect de révélation que comporte l'intrigue
dans la mesure où elle fait progresser la connaissance du personnage
principal obtenue au fur et à mesure de la progression du récit, en
particulier à travers les titres qui lui sont imputés.
Dans les recherches antérieures sur l'intrigue de résolution mt,
trois types de dynamisme intégrateur me semblent avoir été propo¬
sés21. Une première voie est tracée par Frank J. Matera22 qui recherche
une logique narrative basée sur des liens de cause à effet entre les
événements. C'est pourquoi il part de la finale de l'évangile pour
remonter la chaîne des causes menant au dénouement inattendu
qu'est la mission adressée à toutes les nations. La cause en est essen¬
tiellement le refus par Israël d'accepter Jésus comme le Messie.
Matera emprunte sa clé de lecture de l'intrigue à une théorie moderne
de la littérature développée par Seymour Chatman23. Au début de Mt,
tout semble possible: Jésus peut aussi bien être accepté que refusé
par Israël. Au centre, le rejet paraît de plus en plus probable. A la fin,
c'est devenu la réponse inévitable. Bien qu'intéressante, cette approche
reste cependant assez générale.
La catégorie utilisée par Jack D. Kingsbury24 pour décrire l'intrigue
est celle du conflit, et celui-ci est perçu comme général: avec Satan,
les démons, la nature, la maladie, les autorités civiles et religieuses,

Press,
vue
sans
comprend
grateur.
21du
yL'étude
1985,
mettre
lecteur
bien
n'est
dede
qu'en
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R.A.
pas fonction
l'époque
Edwards,
particulier.
pertinente
de du
Matthieu
Matthew's
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Son
tout,but
notre
mais
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présente
Story
sujet.
ildenemontrer
of
Il une
propose
Jésus,
tentedescription
que
de
Phildaphia,
paschaque
sedeplacer
dynamisme
du
péricope
PA,
du
fil du
point
Fortress
récit,
ne
inté¬
de
se

253.22 F.J. Matera, «The Plot of Matthew's Gospel», dans CBQ, t. 49, 1987, p. 233-

23 S. Chatman, Story and Discourse. Narrative Structure in Fiction and Film,


Ithaca, NY, Cornell University Press, 1978. Il reprend en particulier sa conception
du développement de l'intrigue adaptable à tout récit: «In the beginning, anything is
possible; in the middle, things become probable; in the ending, everything is neces-
sary» (p. 46, où Chatman cite lui-même P. Goodman, The Structure of Literature ,
Chicago, 111, University of Chicago Press, 1954).
24 J.D. Kingsbury, Matthew as Story, Philadephia, PA, Fortress Press, 1986.
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 11

les disciples, et même de Jésus avec lui-même. Toutefois certains


conflits sont rapidement résolus. Ceux qui durent et se développent,
ce sont ceux qui impliquent des humains que Jésus ne veut pas
contraindre. Et le conflit qui tient le rôle principal dans l'intrigue de
Mt est celui qui oppose Jésus et Israël. Le premier l'emporte, mais il
ne rejette cependant pas Israël qui reste inclus dans les nations men¬
tionnées en 28,19 comme objet de la mission future25. Le second
conflit à jouer un rôle important, mais moins crucial, se dessine entre
Jésus et ses disciples: il n'est pas motivé par leur hostilité, à la diffé¬
rence de ce qui se passe avec les autorités religieuses, mais par leurs
vues trop humaines et leur manque de foi.
Enfin, selon Mark A. Powell, les catégories de causalité ou de
conflit paraissent moins appropriées comme dynamismes intégrateurs
de l'intrigue mt que celle de promesse-accomplissement qui corres¬
pond à une intrigue théologique26. D'après lui, l'objet principal de
l'intrigue mt n'est pas comment l'Évangile est passé d'Israël aux
nations, mais comment Jésus est venu sauver son peuple de ses
péchés, ce qui est énoncé dès l'annonce de sa naissance (1,21) et s'ac¬
complit au long de son ministère, en particulier dans le point culmi¬
nant que constitue sa mort27. Les conflits entre Jésus et Israël ou entre
Jésus et ses disciples sont bien réels, mais ils ne trouvent pas de solu¬
tion positive définitive en finale au ch. 28. Les autorités religieuses
continuent en effet de s'opposer (28,12-15) et les disciples mêlent
révérence et doute (28,17). C'est un signe que là n'est pas le cœur de
l'intrigue. Celui-ci se situe à un niveau plus profond, à savoir l'oppo¬
sition entre Dieu à l'œuvre en Jésus d'une part et Satan d'autre part
(13,36-43). Ce conflit est, lui, clairement résolu en finale en faveur de
Jésus. En mourant celui-ci accomplit la volonté de Dieu (26,39.42) et
met en déroute celle de Satan (16,21-23). L'ironie narrative de Mt,
c'est que, pour vaincre Satan par sa mort en croix, Jésus doit
«perdre» par rapport à ses disciples qui s'opposent à la perspective

pels.
Gospel:
Peeters,
fil
1992,
narratif
25 Source
26
27 J.D.
M.A.
Powell,
p. 1993,
A
187-204,
Kingsbury,
(p.
Study
Powell,
Criticism
p.«The
191).
263-279,
in
voir
Narrative
«The
Plot
p.«The
andand
190.
Plot
voir
the
Significance
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Criticism»,
Il
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New
p.lui272.
Subplots
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Literary
(n.of
dans26),
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aussi
Criticism
Matthew's
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p. de
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196.
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(coll.
Gospel»,
(éd.),
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BETL,
l'intrigue
The
Plot
dans
Synoptic
110),
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Matthew's
unLeuven,
simple
t.Gos¬
38,
12 C. FOCANT

d'une telle mort, et il a besoin que le conflit avec les leaders religieux
se poursuive jusqu'au bout28. Bref, l'intrigue principale, c'est le plan
de Dieu qui veut sauver son peuple de ses péchés et l'opposition de
Satan qui reconnaît cependant en Jésus le Fils de Dieu sans pour
autant s'en réjouir. Elle est soutenue par deux intrigues secondaires29
(subplots) qui mettent à l' avant-plan Jésus et d'autres personnages.
La proposition développée par Powell me paraît correcte, mais elle
ne souligne pas assez les singularités de l'intrigue mt par rapport à
celle de Me30 dont il dépend pour sa structure narrative et l'agence¬
ment des faits au fil du récit. Les particularités de Mt sont pourtant
bien réelles31. C'est à partir des contradictions depuis longtemps
répertoriées et du rôle central de la Loi dans son évangile qu'il est
possible de détecter une coloration propre donnée à son intrigue de
résolution. J'énumère rapidement ces contradictions:
- la forte antinomie entre la déclaration programmatique de la vali¬
dité de la Loi dans son intégralité (5,17-20) et les antithèses dont
deux au moins portent directement atteinte à la Torah écrite;
- l'opposition entre l'invitation à se garder de l'enseignement des
pharisiens et des sadducéens (16,12) et celle à observer tout ce que
disent les scribes et les pharisiens siégeant dans la chaire de Moïse
(23,2-3a);
- la contradiction entre une évangélisation réservée strictement aux
brebis perdues de la maison d'Israël (10,5-6; 15,24) ou offerte à
toutes les nations par l'intermédiaire des disciples (28,19-20).
Dans le cadre de cette analyse narrative, j'évoque seulement en
note les explications pertinentes dans leur ordre découlant de l'étude
des circonstances historiques de composition32. Je me centre plutôt

'mystique'»
donner
àcontradictoires
livre
pire
seignement,
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l'égard
28 de
29
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voire
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pour
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qui
lui
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 13

sur la manière selon laquelle fonctionne le récit mt. Paul Beauchamp


a souligné avec raison que «la 'formule matthéenne' se construit en
quatre termes: 1. rupture avec Israël, 2. ouverture aux païens, 3. fidé¬
lité à l'héritage, 4. novation»33. Sur cette base, on peut parler pour le
premier évangile d'une construction en tension et les oppositions
peuvent, à mon avis, se marquer sur deux lignes: d'une part, il y a
rupture avec Israël en même temps que fidélité sans faille à l'héritage
juif; d'autre part, il y a ouverture aux païens, mais c'est une novation
discrète (signalée plutôt de manière allusive dans le récit) et décalée
dans le temps, la mission universelle faisant l'objet d'un mandat
postpascal. L'image de Jésus qui se dégage est elle-même en tension.
Il est celui qui accomplit l'Écriture en annonçant le droit aux nations
qui placent leur espérance en son nom (12,18.21), mais il le fait avec
discrétion: «il ne cherchera pas de querelles, il ne poussera pas de
cris» (12,19). Son œuvre est de compassion pour les pauvres et les
malades (11,5), mais il peut être occasion de chute (v. 6). Certes il
n'est pas venu abolir, mais accomplir la Loi et les prophètes34 (5,17).
Il n'y en a pas moins un aspect neuf qui réside dans son interpréta¬
tion personnelle et donnée avec autorité («Moi, je vous dis»), la
clé herméneutique fondamentale étant présentée en 22,37-40. Cette
clé permet une prise de distance avec la casuistique pharisienne, mais
elle est exprimée à l'aide d'une formulation rabbinique35. Novation et
fidélité toujours dans ce que Birger Gerhardsson appelle la dimension
éthique de la christologie mt36. Bien réelle, la fidélité de Jésus à la

restant
judaïsme.
ensuite
l'amour
tienne
22:40):
p.
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Gesetzesdimension
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57,
113-126,
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univer¬
avec
Legiti-
1995,
chré¬
die
en
de
le
14 C. FOCANT

Loi est en effet de part en part marquée par deux traits propres ou
particulièrement développés par Mt: la compassion de Jésus envers
les foules37 et ce que Mogens Millier appelle une christologie de la
douceur38 colorant son autorité. Et il n'est pas anodin que dans son
discours sur le jugement dernier de toutes les nations (25,31-46),
Jésus indique comme critère ce qui a été fait à l'égard des démunis de
toutes sortes, tout en précisant: «Chaque fois que vous l'avez fait à
l'un de ces plus petits, qui sont mes frères, c'est à moi que vous
l'avez fait» (v. 40; voir aussi v. 45). Il est légitime de lire dans ce
texte sans parallèle synoptique «l'interprétation propre à Matthieu de
la foi en la résurrection»39.

III. L'intrigue de révélation du premier évangile

Quelle que soit l'importance de l'intrigue de résolution du récit


de Matthieu, pour mener une réflexion sur sa christologie, l'intrigue
de révélation est plus pertinente, à condition toutefois de ne pas
l'isoler de la première, car le récit colore la signification des titres
donnés à Jésus. A quel «travail d'intelligence et de compréhension
de ce qui advient de Dieu dans la manifestation de Jésus, Christ, fils
de David, fils d'Abraham»40 Mt invite-t-il? S'il y avait déjà des
différences entre Mt et Me au plan de l'intrigue de résolution,
celles-ci sont beaucoup plus évidentes encore dans l'intrigue de
révélation. Je voudrais les faire apparaître à deux niveaux : celui de
la gestion des titres christologiques et celui de l'accomplissement
des Écritures et de la Torah comme catégories herméneutiques de la
christologie mt.

(n.
propre»
le
troisième
«meekness
seul
3714),
38 Ce
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P. 21,5),
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Matthieu»
quedans
Mt
de(...)
est
la

39 M. Muller, «The Theological Interprétation» (n. 17), p. 166: «Matthew's


own interprétation of faith in the résurrection».
40 J. Miler, «Entre titre, incipit et prologue» (n. 1 1), p. 300.
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 15

1. La gestion mt des titres christologiques «Fils de David» et «Fils


de Dieu»

Même si les titres christologiques fondamentaux restent identiques


à ceux de Me, leur gestion dans l'intrigue diffère. Les deux récits
évangéliques les narrativisent de façon différente, ce qui est particu¬
lièrement évident pour les titres Fils de David et Fils de Dieu.

a) «Fils de David»

Mt utilise le titre Fils de David appliqué à Jésus directement ou


indirectement à dix reprises41, soit trois fois plus que Me (3 fois) et
Le (3 fois). Parmi les titres christologiques, il est souvent considéré
comme celui dont la portée est la plus limitée, son but étant simple¬
ment de souligner combien la venue de Jésus accomplit les espé¬
rances messianiques d'Israël tout en les transformant, ce qui peut
amortir le choc de la séparation entre la synagogue et la communauté
attachée à Jésus42. L'attente d'un messie royal, davidique était large¬
ment répandue dans le judaïsme43, même s'il est difficile de dire à
partir de quand elle s'exprime à l'aide de la dénomination du Messie
comme YH p44. Même si c'est sans doute dans la tradition juive que
le titre s'enracine au moins indirectement, Mt ne l'applique pas à
Jésus dans le sens habituel de la tradition juive. Mt s'inspire plutôt
d'une tradition chrétienne, celle de Me où le titre est déjà utilisé dans
une perspective de guérison avec le récit de Bartimée (Me 10,45-52).
C'est toutefois Matthieu qui a largement développé l'image du Fils
de David thérapeute et exorciste, qu'on ne trouve guère dans la tradi¬
tion juive ancienne, si ce n'est à travers la mention occasionnelle de
l'activité d'exorciste de Salomon. L'influence de cette tradition sur

41 En outre, le titre est appliqué une fois par Mt à Joseph (1,20).


42 U. Luz, «Matthean Christology Outlined in Theses», dans Id., Studies in
Matthew, Grand Rapids MI, Eerdmans, 2005, p. 83-96, voir p. 87-88.
43 Ceci a été bien mis en évidence par C. Burger, Jésus als Davidssohn. Eine
traditionsgeschichtliche Untersuchung (coll. FRLANT, 98), Gottingen, Vandenhoeck
& Ruprecht, 1970, p. 16-23, qui cite les Psaumes de Salomon 17,4.21-32 (voir aussi
18), des textes de Qumrân et la quatorzième des 18 bénédictions (Chemoneh Esreh).
Ce qui lui permet d'écrire: «Jiidische Texte aus der Zeit ante und post Christum
natum bezeugen die Erwartung eines Messias aus dem Hause Davids» (p. 16).
44 La plus ancienne attestation connue de l'expression se trouve en Psaumes de
Salomon 17,21, selon C. Burger, Jésus als Davidssohn (n. 43), p. 17.
16 C. FOCANT

Mt reste toutefois discutée et il pourrait bien avoir pris ses distances


avec elle45. Il me semble qu'on peut relever trois autres caractéris¬
tiques propres à Mt dans l'usage de ce titre.
D'abord, Jésus se présente lui-même comme un messie doux et
humble de cœur. Son entrée à Jérusalem constitue l'accomplissement
d'une prophétie de Zacharie (Za 9,9), son roi venant à la rencontre de
la fille de Sion «doux (7ipaCç) et monté sur une ânesse et sur un
ânon» (21,5). C'est ce roi humble que les foules46 acclament d'un
vibrant «Hosanna au Fils de David» (21,9). Par ailleurs, il se décrit
lui-même comme «doux (TipaCç) et humble de cœur» (11,29).
Propre à Mt, cette christologie de la douceur apporte ainsi un correc¬
tif à une fausse christologie de la gloire47. Dans le même sens, il
convient d'évoquer la plus longue citation de l'AT proposée par Mt
en 12,17-21, à savoir celle d'Is 42,1-4, Jésus apparaissant ainsi sous
les traits du serviteur bien-aimé, élu par Dieu et conduisant avec dou¬
ceur à la victoire du droit (voir aussi la réponse à Jean Baptiste en
11,4-6). Fils de David, Jésus est certes un roi souverain, mais en
même temps humble et doux. C'est une caractéristique de l'ethos
aristocratique qu'il propose et qui se résume dans la règle d'or et le
double commandement de l'amour48.

45 Le texte le plus connu est celui de Flavius Josèphe, Antiquités juives, VIII,
45-46 (inspiré de Si 7,20). D.C. Duling, «Solomon, Exorcism, and the Son of
David», dans HTR, t. 68, 1975, p. 235-352, défend l'hypothèse que cette image de
Salomon fils de David et exorciste a pu influencer la tradition chrétienne primitive.
C. Grappe, «Jésus exorciste à la lumière des pratiques et des attentes de son temps»,
dans RB, t. 110, 2003, p. 178-196, voir p. 191, l'estime également possible. En
revanche, L. Novakovic, Messiah, the Healer of the Sick. A Study of Jésus as the
Son of David in the Gospel of Matthew (coll. WUNT, 2/170), Tiibingen, 2003, est
sceptique à propos de l'influence sur Mt des traditions salomoniennes : «Matthew's
evident attempt to dissociate Jésus from these traditions might be taken as a support
for their existence. What can be observed, however, is that Matthew's présentation
of Jésus as the Son of David is lacking ail the elements that are constitutive for these
traditions. He never directly confronts a démon, he does not possess the secret know-
ledge of exorcisms, he does not have a seal-ring, and he is addressed as the 'Son of
David' in a titular sense» (p. 187).
46 En dehors du narrateur et des foules, ce sont des gens humbles et marginalisés
qui seuls interpellent Jésus avec ce titre, comme l'a fait remarquer C.E. Carlston,
«Christology and Church in Matthew», dans F. Van Segbroeck et al. (eds), The
Four Gospels 1992. FS F. Neirynck, II, p. 1283-1304, voir p. 1284.
47 M. Muller, «The Theological Interprétation» (n. 17), p. 167 (voir ci-dessus,
n. 38).
48 G. Theissen, La religion des premiers chrétiens. Une théorie du christianisme
primitif (coll. Initiations au christianisme ancien ), Paris, Cerf, 2002, p. 282-284.
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 17

En second lieu, il est frappant que l'application du titre Fils de


David à Jésus par les foules suscite un rejet violent de la part des
autorités religieuses. En réaction, celles-ci tentent d'accréditer l'idée
que c'est plutôt un magicien et un imposteur49. Cette hostilité est par¬
ticulièrement liée à la reconnaissance de Jésus comme Fils de David
dans quatre passages propres à Mt50. Il y a d'abord l'épisode des
mages chez Hérode. Alors que l'appartenance de Jésus à la lignée
davidique est affirmée dès le début (1,1) et qu'elle se réalise par
adoption (1,16.20-21.24-25), sa naissance est saluée par les mages
(2,11-12), tandis qu'elle trouble Hérode et tout Jérusalem avec lui
(2,3), les autorités religieuses lui étant associées (2,4-5). Ils se révè¬
lent hostiles à la naissance du messie choisi par Dieu51. Le deuxième
passage, c'est la guérison de deux aveugles et l'exorcisme du possédé
muet (9,27-34). Les aveugles en appellent à Jésus comme Fils de
David et ne peuvent taire ensuite leur guérison. En réaction, les
foules s'extasient: «Jamais rien de tel ne s'est vu en Israël» (9,33),
tandis que les pharisiens éructent: «C'est par le chef des démons
qu'il chasse les démons»52 (9,34). «Le titre Fils de David confirmé
par les miracles de Jésus suscite à la fois l'admiration et l'opposition
féroce»53. Au début du troisième passage (12,22-32), alors que Jésus
vient de guérir un possédé aveugle et muet, les foules s'interrogent:
«Celui-ci n'est-il pas54 le Fils de David?» (v. 23). Ce qui provoque
de nouveau la réponse irritée des pharisiens: «Celui-là ne chasse les
démons que par Béelzéboul, le chef des démons» (v. 24). Enfin,
Jésus met son entrée à Jérusalem sous le signe de la venue du
roi messianique à la rencontre de la fille de Sion (21,5) et les foules
l'acclament: «Hosanna au Fils de David» (21,9). Irrités selon le nar-

Matthew,
49 CeciEdinburgh,
est développé
T &par
T Clark,
G.N. Stanton,
1992, p. 169-191
A Gospel(ch.
for7 aChristology
New People.andStudies
the Par-
in
ting of the Ways).
50 Bien vu par D.J. Verseput, «The Rôle and Meaning of the 'Son of God' Title
in Matthew's Gospel», dans NTS, t. 33, 1987, p. 532-556, voir p. 533-537.
51 D.J. Verseput, «The Rôle and Meaning» (n. 50), p. 534.
52 Mt est particulièrement attentif à cette accusation que Jésus exorcise par le
chef des démons, puisqu'il la mentionne à quatre reprises (9,34; 10,25; 12, 24.27),
pour deux seulement en Le et une en Me.
53 D.J. Verseput, «The Rôle and Meaning» (n. 50), p. 535.
54 Mf|ii n'induit pas dans ce cas-ci une réponse négative (sens usuel), mais soit
hésitante, soit positive. BDF, §427 (2) paraphrase: «that must be the Messiah at last,
perhaps this is the Messiah».
18 C. FOCANT

rateur par les miracles de Jésus et le fait que les enfants crient dans le
temple à nouveau «Hosanna au Fils de David», les grands-prêtres et
les scribes manifestent leur indignation, tandis que Jésus confirme
l'acclamation en citant le Ps 8,3 (21,15-16). Le fossé est abyssal et
conduira Jésus à la croix avec l'indication «Celui-ci est Jésus, le roi
des Juifs» (27,37). Avec Donald Verseput, il faut reconnaître que
«dans l'évangile de Matthieu, la catégorie christologique qui a pro¬
voqué de manière décisive l'opposition juive est celle du Messie
davidique»55.
En troisième lieu, enfin, ce titre n'est pas isolé dans le récit mt.
Il est complété par ceux de Seigneur56 et de Fils de l'homme qui
l'élargissent dans le sens de l'universalisme. D'abord, le titre peut
être adéquatement remplacé par celui de Seigneur, comme le suggère
la controverse de Mt 22,41-46. Ce Seigneur ou ce Fils de l'homme,
qui n'est pas seulement présent par ses commandements, mais aussi
dans ses petits (10,40-42; 18,5; 25,40-45), viendra lors du jugement
universel57 demander des comptes à son Église (25,1-46). Telle est
l'interprétation proprement mt de la foi en la résurrection, comme l'a
bien noté Mogens Muller58. En effet, finalement «Jésus s'élève de la
condition juive de Fils de David à celle du Seigneur de l'univers qui
règne sur le monde par ses commandements, par 'tout ce que je vous
ai prescrit' (Mt 28,20) »59.
Si Matthieu a développé de manière si originale la titulature Fils de
David et son élargissement, c'est probablement dû au contexte dans
lequel il a écrit, lui qui, avec sa communauté, se trouvait à la croisée
des chemins. Son évangile reflète une situation où la signification mes¬
sianique de Jésus restait durement contestée, comme c'est d'ailleurs

Les56
55sources
D.J. Verseput,
J.-M. van
judaïques
Cangh,
«The
du«'Fils
Nouveau
Rôledeand
David'
Testament
Meaning»
dans les
(coll.
(n.évangiles
50),
BETL,
p. 536.
synoptiques»,
204), Leuven, dans
Peeters,
Id.,

2008, p. 551-602, voir p. 595: «Le titre de Kyrie fonctionne en Mt 15,22; 20,30.31
comme l'interprète autorisé et universaliste du titre de fils de David, qui met l'accent
sur le Messie judaïque».
57 U. Luz, «Matthean Christology Outlined in Theses» (n. 42), p. 92, souligne à
juste titre: «Unlike the title 'son of David', 'Son of Man' has a universal and future
perspective.
his end». The Son of Man will judge the world, and only then will his way be at
58 Voir ci-dessus, p. 8, n. 17.
59 G. Theissen, La religion des premiers chrétiens (n. 48), p. 285, qui souligne
que,païens».
des selon Mt, «cet enseignement éthique de Jésus est supérieur à l'ethos des juifs et
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 19

annoncé en 10,25b. Les disciples de Jésus sont accusés, comme leur


maître, d'être des magiciens au service de Béelzéboul. Et comme leur
maître était accusé d'être un faux messie, eux aussi sont traités comme
des imposteurs en 27,63-64, passage propre à Mt. La réponse cinglante
du narrateur est que les soldats ont été soudoyés pour colporter la
légende juive selon laquelle les disciples auraient dérobé le corps de
nuit pendant leur sommeil (28,11-15). Ce qui souligne «le fossé béant
qui s'est creusé entre les communautés chrétiennes auxquelles s'adresse
l'évangéliste et les synagogues locales»60.

b) de
«Fils
David»
de Dieu» et «Serviteur de Dieu» clés de lecture pour «Fils

Ce qui m'incite à rapprocher les mots uiôç et 7raïç, c'est qu'ils ont
en commun chez Mt d'être parfois suivis, dans leur application à
Jésus, du pronom personnel |iou61. Ce sont les deux seuls titres à par¬
tager cette caractéristique. Bien que le titre de Fils de Dieu soit sta¬
tistiquement le plus fréquent en Mt, contrairement à Jack Kingsbury,
je ne pense pas qu'on puisse l'isoler des autres comme titre le plus
important dans la perspective du premier évangile. Le titre Serviteur
de Dieu que Mt est le seul des évangélistes62 à appliquer directement
à Jésus pourrait bien être tout aussi significatif pour lui. Avec Hill63,
je pense que tel est le cas et l'application de ce titre à Jésus oriente le
sens dans lequel il faut entendre sa filiation divine. La fonction de
12,15-21 où Mt applique le titre Serviteur de Dieu à Jésus ne peut
donc se réduire simplement à «enrichir le portrait plus complet de
Jésus comme le Fils de Dieu»64.

60 G.N. Stanton, A Gospel for a New People (n. 49), p. 179.


61 C'est le cas pour olôç en Mt 2,15; 3,17; 17,5 (voir aussi 21,37), et pour 7taïç
en Mt 12,18 (seul emploi du mot appliqué à Jésus en Mt).
62 Dans le NT, on ne retrouvera ailleurs la christologie du naïq 0soù que dans
les discours de Pierre en Ac 3,13.26; 4,27.30.
63 D. Hill, «Son and Servant: An Essay on Matthean Christology», dans JSNT,
t. 6, 1980, p. 2-16; Id., «The Figure of Jésus in Matthew's Story: A Response to
Professor Kingsbury's Literary-Critical Probe», dans JSNT, t. 21, 1984, p. 37-52.
C.E. Carlston, «Christology» (n. 46), p. 1288, trouve exagéré d'en faire, comme le
propose Hill, le titre christologique central. Il n'est toutefois pas douteux, selon lui,
que l'histoire réelle de Jésus incluant souffrance et mort empêche une lecture triom¬
phaliste des titres honorifiques.
64 J.D. Kingsbury, Matthew: Structure, Christology, Kingdom, Philadelphia,
PA, Fortress Press, 1975, p. 95: «In the last analysis, the rôle this Servant-passage
20 C. FOCANT

En 8,16-17, Mt présente les exorcismes et guérisons de Jésus


comme accomplissant une parole du prophète Isaïe (Is 53,4), citée
non pas selon la LXX, mais traduite directement de l'hébreu par Mt
en l'adaptant à son propre récit65 ou reprise par lui à une autre tra¬
duction grecque66. Quoi qu'il en soit, Mt introduit ainsi l'idée que le
ministère thérapeutique de Jésus s'inscrit dans la logique des chants
du Serviteur. Ce motif est repris et davantage développé en 12,15-21
avec la citation d'accomplissement la plus longue du premier évan¬
gile. Elle est située au cœur d'une série de controverses avec les pha¬
risiens et elle fournit une clé d'interprétation du ministère de Jésus: il
est le Serviteur, le bien-aimé sur qui repose l'Esprit; il est au service
du droit pour les nations et il accomplit ce service avec douceur et
patience et non par la force ou en haussant la voix. A tous ces titres,
il est une espérance pour les nations.
Si la signification de tout le ministère de Jésus est éclairée par
cette clé, il en va de même non seulement pour les divers titres utili¬
sés pour caractériser Jésus lui-même, en particulier pour le titre Fils
de David, mais aussi pour celui de Fils de Dieu. Contrairement au
premier, le second n'est pas appliqué à Jésus dans un cadre polé¬
mique. Il apparaît pour la première fois en Mt 2,15 dans une citation
d'accomplissement, sans que cela suscite de réaction particulière. Le
sens dans lequel Mt l'applique à Jésus s'inspire sans doute au moins
partiellement du sens juif commun où cette appellation est utilisée
soit à propos du Messie, dans la ligne de 2 S 7,14, soit à propos de
l'homme juste qui se montre fidèle à la volonté de Dieu, une ligne
d'interprétation qui se retrouve en Mt 27,43 dans la bouche des
grands prêtres, des scribes et des anciens67.
Mais le titre acquiert une autre portée68, dans la mesure où Jésus
n'est pas seulement, pour Mt, un Fils de Dieu, mais bien l'unique

plays
the
non 65Son
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infournir
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Bonnard,
theGod».
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christologie.
comprehensive
la(coll.
christologie
CNT, 1),picture
duNeuchâtel,
Fils ofdeJésus
Dieu
Dela-
as
et

chaux et Niestlé, 1963, p. 117. W.D. Davies, D.C. Allison, Matthew (n. 5), p. 37-38.
66 U. Luz, Das Evangelium nach Matthàus. II. Mt 8-17 (coll. EKK, 1/2), Zurich,
Benziger Verlag - Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 1990, p. 18, souligne la
parenté avec la traduction d'Aquila et prône l'emprunt à une collection prémat-
théenne.
67 D.J. Verseput, «The Rôle and Meaning» (n. 50), p. 537-538.
68 Ce fait est peut-être trop négligé par I. Broer, «Versuch zur Christologie des
ersten Evangeliums», in F. Van Segbroeck et al. (eds), The Four Gospels 1992. FS
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 21

Fils de Dieu, le porte-parole de la volonté eschatologique de celui


qu'il appelle avec une constance inégalée dans les évangiles synop¬
tiques «mon Père»69. L'accord complet entre le ministère de Jésus et
le plan divin est ainsi pleinement manifesté.
Des trois synoptiques, Mt est incontestablement celui qui insiste le
plus sur la relation intime entre le Père des cieux et son Fils. D'une
part, l'observance de la volonté divine est recommandée par Jésus à
ceux qui se centreraient sur lui et penseraient pouvoir se contenter de
l'appeler «Seigneur, Seigneur» (7,21), et elle est la condition pour
être son disciple, faire partie de sa famille (12,49-50). D'autre part, il
est capable de se déclarer pour ou contre quelqu'un devant son Père
des cieux (10,32-33), étant donné la connaissance approfondie qu'il a
du Père. Celui-ci lui a tout remis70, ce qui lui permet de révéler le
Père (11,27).
C'est au moment où se manifeste l'hostilité d'Israël envers le
ministère messianique de Jésus (ses œuvres, 11,2 [voir aussi 1 1,19])
qu'intervient la prière de louange de Jésus en 11,25-27. Mt insiste
délibérément à ce moment de manière maximale sur l'intimité entre

F. Neirynck, II, p. 1251-1282, voir p. 1270-1278, emporté par son souci de souligner
la continuité entre la compréhension antérieure des titres dans le judaïsme et leur
sens en Mt. Il est en revanche bien noté par M. de Jonge, Christology in Context.
The Earliest Christian Response to Jésus, Philadelphia, PA, Westminster Press,
1988, p. 94.
69 L'expression ô 7raTf|p pou se retrouve dans les passages suivants de Mt, dans
tous les cas sans parallèles synoptiques: 7,21; 10,32-33; 12,50; 15,13; 16,17;
18,10.19.35; 20,23; 25,34; 26,29.42.53. En 18,14, une part importante de la tradi¬
tion manuscrite a ôpràv, mais pou est attesté notamment par B N G Q f3 syshco; Or.
Il est possible que la version toC 7taxpôç pou soit due à l'influence de 18,10 (B.M.
Metzger, A Textual Commentary on the Greek New Testament , London — New
York, United Bible Societies, 3e éd., 1971, p. 45). On peut y ajouter un unique pas¬
sage de la double tradition (Le 10,22 par. Mt 11,27) provenant sans doute de la
source Q (sur la christologie de Q, voir A. Polag, Die Christologie der Logienquelle
[coll. WMANT, 45], Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 1977, qui la considère
comme implicite plutôt qu'explicite; Fils de Dieu n'y serait pas utilisé comme un
titre de Jésus, mais comme un moyen d'exprimer la relation unique de Jésus à son
Père ainsi que son obéissance complète). Luc emploie l'expression dans deux pas¬
sages qui lui sont propres (Le 22,29; 24,49). Marc, pour sa part, ne l'emploie jamais.
70 L'expression rcàvxa pot 7tap£Ô60r| bno xoù Ttaxpôç pou 11,27 est proche de
l'expression êSôOr) poi nàoa èouaia de 28,18. Ce fait plaide en faveur d'une
vision christologique unifiée de Mt et s'oppose à l'idée d'une christologie en deux
étapes. Il est légitime d'en déduire: «Nor does Matthew give any credence to
the suggestion that the Sonship of Jésus rose to a new level of meaning following the
crucifixion and exaltation» (D.J. Verseput, «The Rôle and Meaning» [n. 50],
p. 540).
22 C. FOCANT

le Fils et son Père et sur le mandat confié au premier par le Père. La


filiation davidique est ainsi redéfinie à partir de la filiation divine lue
elle-même dans la logique du Serviteur de Dieu. Comme le montre la
suite (11,28 - 12,21), la mission du Fils, celle qui plaît à Dieu, est
celle d'un Messie doux et humble de cœur qui appelle les hommes à
lui en leur présentant un joug facile à porter et un fardeau léger
(11,28-30). Elle est bien loin de certaines attentes de victoires poli¬
tiques et guerrières. La figure qui ressort est celle d'un Messie qu'on
pourrait qualifier de «non messianique», un Messie vu de manière
nouvelle à partir de son obéissance filiale au Père, ou plutôt à son
dessein caché, un Messie conforme à l'attente de Dieu. Que telle soit
bien la compréhension de la mission du Fils transparaît à travers tout
le texte de l'évangile71.
Je me limite dans ce cadre à évoquer le texte le plus révélateur
(22,41-46). Il relève de la triple tradition synoptique, mais Mt en a
modifié subtilement le cadre. La controverse précédente sur le plus
grand commandement se termine en Me 12,3472 par l'indication que
«personne n'osait plus l'interroger». Chez Mt, celle-ci se trouve
reportée à la fin de la discussion sur le Messie, fils et Seigneur de
David. Cette différence ne manque pas d'importance, car l'impuis¬
sance ainsi mentionnée est celle des pharisiens et Mt précise qu'elle
est liée à leur incapacité à répondre aux questions de Jésus (22,46).
C'est ainsi que se terminent pour Mt les controverses avec les autori¬
tés juives et on peut supposer qu'elles ont atteint leur point culmi¬
nant73. Ce sera suivi immédiatement par une série d'invectives contre
les pharisiens (23). En 22,42, Jésus demande aux pharisiens de qui le
Messie est-il fils. De manière tout à fait prévisible, les pharisiens
répondent: «De David». Mais Jésus relance aussitôt le débat par
le biais de deux questions qu'il faut bien distinguer et qui laissent
les pharisiens pantois. A partir du Ps 109,1, il demande d'abord com¬
ment David peut, en ce cas, appeler «Seigneur» celui qui est son fils
(v. 43-44). Une telle question ne peut guère orienter que vers sa filia-

ailleurs
plus71 l'interroger
72 Bien
Le la20,40
discussion
montré
semble
surpar
rien»
sur
DJ.
bienvient
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suivre
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la discussion
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de vue.
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la
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Mais,
mention
lescomme
(n.sadducéens,
50),
«ilsilp. an'osaient
542-548.
déplacé
mais

juste avant le dialogue à propos du Messie, fils et Seigneur de David.


73 DJ. Verseput, «The Rôle and Meaning» (n. 50), p. 545: «This brief encoun-
Jews».
ter is for Matthew the final decisive reply to the charges and obdurate disbelief of the
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 23

tion divine. En second lieu, il demande si cette seigneurie (filiation


divine) serait de nature à remettre en cause sa filiation davidique
(v. 45). Telles sont les questions qui réduisent définitivement les pha¬
risiens au silence, ou plutôt à l'incapacité d'encore entrer en discus¬
sion avec Jésus. En effet, selon le Ps 109,1, c'est Dieu qui a lui-même
placé le fils de David sur son trône et qui lui permet de venir à bout
de ses ennemis. Comme le souligne Donald Verseput, ce texte crucial
constitue «le cœur de l'apologétique matthéenne en faveur du Messie
doux et rejeté»74. Cette humilité profonde cache en fait une réalité
royale et divine. Le Messie humble est bien conforme à la volonté
divine. Ne reste dès lors que l'option du silence à ceux qui souhaitent
ne pas dévoiler leur opposition aveugle à la volonté divine.
Quant à Jésus, sa conception de sa mission se trouvera ultimement
confirmée par la Passion dont Mt souligne plus que les autres synop¬
tiques le caractère volontairement accepté75. Dans un verset propre à
Mt, c'est au titre de Fils de Dieu que les grands prêtres et les scribes
se moquent de la confiance placée en Dieu par Jésus alors qu'il est en
croix (27,43; voir aussi 27,40). En écho répondent les événements
cosmiques liés à la mort de Jésus (27,51-53), confirmation de ce que
le don jusqu'à la croix de ce Messie doux et humble est bien celui de
l'élu de Dieu. Il a la qualité la plus essentielle aux yeux de Matthieu:
il est fidèle à la volonté divine76.

2. L'accomplissement ( des Écritures, de la Loi et des prophètes )


comme catégorie herméneutique de la christologie mt

L'importance des citations d'accomplissement des Écritures dans


l'évangile de Matthieu est bien connue et elle en constitue un des
traits distinctifs caractéristiques. Je n'y insiste pas, si ce n'est pour

sieurs
volonté
lui
D.P.
(coll.
significant
obedience
the 74vertical
75
76
offrirait
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Study
sujet
Père
plu¬
of
to
la
24 C. FOCANT

noter que ces citations ont pour effet de situer Jésus en continuité avec
les Écritures. Cela permet d'affirmer globalement que la christologie
mt s'inscrit dans une fidélité à l'héritage d'Israël comme l'accomplis¬
sant. En effet, «l'évangile de Matthieu veut être l'accomplissement et
la continuation du monde des signes juifs» et il propose une meilleure
interprétation de ce monde des signes qui leur est commun77.
L'accomplissement de toute justice (3,15) ou de la Loi et des pro¬
phètes (5,17) constitue aussi un motif typiquement christologique et
exclusivement mt, en tout cas dans cette formulation. C'est pour cela
que Jésus est venu. L'attestation par une voix céleste de la filiation
divine de Jésus (3,17) est étroitement liée au fait d'accomplir toute
justice selon la toute première déclaration de Jésus qui a valeur pro¬
grammatique (v. 15). Et la portée du titre Fils de Dieu est explicitée en
rapport avec la Loi dans le récit des tentations (4,1-1 1) qui suit immé¬
diatement. «La quête du Fils se définit donc comme un consentement
à accomplir toute justice»78, c'est-à-dire sans doute la volonté divine
tout entière. Et, pour qu'il n'y ait pas de méprise sur le sens de sa mis¬
sion, Jésus précise en 5,17 qu'il n'est pas venu pour «abolir (Kaiakv-
ctcu) la Loi ou les prophètes, mais pour les accomplir (7iÀ,r| pûxrat) » .
Dans la Loi et les prophètes s'exprime la volonté divine. Jésus n'en¬
tend donc d'aucune manière les abroger, mais il veut les accomplir.
Ce qu'il entend par là est explicité par de nombreux exemples de 5,21
à 7,12, verset où on retrouve l'expression totalisante «la Loi et les
prophètes» qui est résumée dans la règle d'or.
Cet important discours présente les grandes lignes de l'interpréta¬
tion par Jésus de la Loi et du comportement éthique et celle-ci frappe
par sa radicalité79. Gerd Theissen parle avec raison de la démarcation

qui505,
l'évangile
(coll.
des
et
A.
and
p.
sion
questionnement
520-546
77Chester,
78
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Messianic
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Matthieu»,
voir
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p. 48),
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l'autre
2009,
C'est
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quelques-unes
«Eschatologie
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t.Lap.Traditions
Testament
39,
the
la
Loi
99-138).
justice
provi¬
2008,
2007,
dans
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 25

éthique vis-à-vis du judaïsme comme d'un élément caractéristique


de Mt80. Dans les antithèses du Sermon sur la montagne, ce n'est pas
la Torah qui est surpassée, mais bien son niveau d'accomplissement.
L'idée fondamentale est qu'observer la lettre du précepte sans le
dépasser, par exemple, vers la conscience du commencement du mal
dans le cœur, ou en prenant distance avec des interprétations réduc¬
trices, ne permet pas de le mettre réellement en pratique. Les impéra¬
tifs nouveaux de Jésus par rapport aux préceptes de la Torah sont à
entendre «comme des conditions de leur véritable accomplissement,
en visant à la perfection»81. Quant à la relecture des œuvres de piété
qui suit une
mande (6,1-18),
discrétion
elle bannit
tout entière
toute forme
orientée
d' autojustification
vers Dieu. Ensuite
et recom¬
une

série de monitions invitent à faire confiance sans inquiétude (6,19-


34), à ne pas juger (7,1-5) et à prier le Père avec confiance (7,7-1 1).
En rappelant en finale que faire pour autrui ce que nous voudrions
qu'il nous fasse, c'est la Loi et les prophètes (7,12), Mt fait une
inclusion: tout ce qui précède est l'accomplissement, la réalisation
eschatologique de la Loi et les prophètes82.
Cette expression se retrouve une dernière fois en 22,40. En
réponse à une demande sur le plus grand commandement dans la Loi,
Jésus énonce le double commandement d'amour et conclut: «De ces
deux commandements dépendent toute la Loi et les prophètes». C'est
la clé herméneutique fondamentale pour comprendre l'interprétation
de la Loi selon le Jésus de Mt. Gunther Bornkamm parlait d'ailleurs
du commandement de l'amour en Mt comme du «canon» d'interpré¬
tation de toute l'Écriture83. Il est légitime de parler d'un «principe de
hiérarchisation christologique»84. S'il fallait un argument de plus

cède
démarcation
MI,
testamentliche
p.
Jésus
sur85-93,
294).
129.
80leEerdmans,
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P.
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1999,
1954,
(coll.
Neu-
qu'il
274-
pro¬
une
lui,
26 C. FOCANT

pour convaincre du caractère capital de ce commandement, il suffit


de rappeler le critère utilisé par le Fils de l'homme dans le texte du
jugement dernier propre à Mt85.
Selon Mt, l'interprétation de la Loi telle qu'elle est enseignée par
Jésus fait partie - comme tout son enseignement - de ce qu'il appelle,
dans une formule qui lui est propre «l'Évangile du Royaume» (4,23;
9,35; 24,14). La Loi n'est donc pas étrangère à la christologie. On peut
même dire que «la clef des discours disparates sur la Torah est (...) à
chercher dans la christologie du premier évangile»86. C'est une chris¬
tologie du didascale87 qui enseigne son Église, non pas au sens que
Jésus développerait une nouvelle halakah, mais au sens où sa confor¬
mité scripturaire en tant que maître de la Torah est mise en valeur par
Mt. Pour lui, l'accomplissement de la Loi par Jésus qui l'interprète
dans son enseignement et dans son action est grâce. La Loi pensée à
partir de la christologie fait ainsi partie de l'Évangile88.

IV. Une christologie à la croisée des chemins

Dès l'introduction de cet article, j'ai indiqué mon hypothèse que la


christologie mt s'inscrit sous le signe d'une double marginalité qui
l'affecte profondément. Mt a été ainsi amené à présenter un Jésus

taure
selon
enseigne,
chisation
autres
inverse,
tian
and
gnage
et
l'auteur
critère
ment
mt Fides,
85est
86
87
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Ethics,
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L'expression
de
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Voir
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1991,
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prédication
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condition
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144:
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Loi...'»
placée
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etdu
«Le
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1977,
doctorat
Évangile
qu'en
l'Église.
leFultime
croyant
(n.
salut
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réalité.
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témoi¬
Chris¬
Christ
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1977,
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par
les
le

Loi
l'Évangile,
- partiepar
de la
l'Évangile».
proclamation de l'histoire du Jésus terrestre, et non pas par la seule
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 27

moins énigmatique que celui de sa source narrative première, Me.


Mieux défini, son Jésus manifeste aussi davantage son autorité.
Écrit après la chute de Jérusalem et la destruction du temple,
un des piliers identitaires principaux du judaïsme, l'évangile de
Matthieu reflète la situation difficile de sa communauté. Après 70 en
effet, le mouvement pharisien aide à la reconstruction du judaïsme
autour du pôle identitaire qu'est la Torah. Dans ce contexte de fragi¬
lisation extrême, la nécessité se fait jour de mieux définir une ortho¬
doxie juive et les synagogues locales vont dans cette ligne se séparer
de ceux qui sont considérés comme marginaux. Ce qui va avoir pour
effet de fragiliser les communautés judéo-chrétiennes. Mt reflète leur
expulsion, lorsqu'il parle de «leurs» synagogues (4,23; 9,35; 13,54)
desquelles les disciples de Jésus n'ont plus le sentiment de faire par¬
tie. Plus clairement encore, parlant de ceux qu'il envoie en mission,
le Jésus mt reproche aux pharisiens: «Vous en tuerez et mettrez en
croix, vous en flagellerez dans vos synagogues» (23,34). Bref, la
tolérance envers les judéo-chrétiens a pour le moins beaucoup dimi¬
nué. Ceux-ci sont dès lors déchirés dans leur double appartenance au
judaïsme et au mouvement de Jésus.
Pour éclairer cette situation de tension, Terence Donaldson pro¬
pose de recourir à la théorie de la dissonance cognitive89. Mt se relie
à la conviction chrétienne commune que la résurrection de Jésus
accomplit les promesses faites aux pères. Mais il y a en même temps
une distorsion, car plusieurs aspects de cet accomplissement, en par¬
ticulier la croix, ne correspondent à première vue pas à ces pro¬
messes, tandis que d'autres aspects attendus, en particulier la libéra¬
tion d'Israël, ne se sont pas réalisés. Les chrétiens mt sont divisés
entre deux mondes. «D'une part, ils s'identifient à la grande Église,
à son adhésion au Christ et à la mission vers les païens, mais ils veu¬
lent se dissocier de ce qu'ils perçoivent comme ses excès antino-
mistes et sa non observation de la Torah. D'autre part, ils partagent
avec le judaïsme rabbinique la conviction que le peuple de Dieu doit
être défini par l'adhésion à la Torah telle qu'elle est interprétée par
des maîtres autorisés, mais ils ne peuvent partager ni sa halakah ni
son attitude envers le Christ»90. Un des buts de Mt, dans la rédaction
de son évangile, est de réduire la dissonance cognitive entre ces

89 T.L. Donaldson, «The Law That Hangs» (n. 35), p. 707-708.


90 704-709.
28 C. FOCANT

convictions. Ainsi, lorsqu'il exprime en 22,40 une clé herméneutique


chrétienne fondamentale qui permet de prendre distance avec la
casuistique pharisienne, il le fait en recourant à une formulation rab-
binique. Certes, il ne résout pas ainsi la dissonance, mais c'est une
manière de continuer à tenir ensemble les deux mondes, ce qui est
nécessaire pour sa communauté. Sa manière de faire lui permet de
maintenir en même temps deux convictions fondamentales: «(1) une
ecclésiologie dans laquelle la Torah est le centre matériel du peuple
de Dieu et ses interprètes autorisés en constituent le centre formel, et
(2) une christologie dans laquelle on croit que Jésus est l'accomplis¬
sement de la Loi et des prophètes»91.
Dans ce contexte, un premier but de Mt est de démontrer la légiti¬
mité du mouvement de Jésus aux frères ennemis que sont les phari¬
siens. Des deux côtés, on revendique d'être le dépositaire légitime de
la Torah, dont l'autorité n'est mise en question par personne. Les
chrétiens présentent l'interprétation de Jésus comme l'accomplisse¬
ment eschatologique de la Torah, tandis que les pharisiens rejettent
cette interprétation au nom de la tradition des pères et s'opposent vio¬
lemment à Jésus. Or, pour Mt, «Jésus n'entre pas en opposition contre
Moïse ni contre [l'enseignement de] ses successeurs. Il n'est pas un
autre Moïse, mais il est ce que Moïse n'a jamais prétendu être: le Fils,
par qui la filiation se communique»92 (voir 11, 27; 23,8-9). De son
point de vue, la synagogue s'est discréditée en refusant le Messie tel
qu'il s'est présenté, c'est-à-dire un Messie discret, doux et humble de
cœur93. Et la destruction de Jérusalem est le signe du jugement divin.
Dès lors, l'accomplissement de la Torah est désormais l'affaire des
chrétiens. L'Église chrétienne a pour rôle de faire la volonté de Dieu
en observant la Loi telle que Jésus, Fils de David et Fils de Dieu, l'a
interprétée. Un des points révélant la polémique sur ce sujet est le
débat autour de la filiation davidique de Jésus qui est systématique¬
ment contestée par les pharisiens.
Un second but est probablement de s'opposer, à l'intérieur de
l'Église, à la tendance de certains chrétiens portés à minimiser l'im¬
portance de la Torah et de l'obéissance à l'enseignement de Jésus sur

mots
91 entre
92 T.L.
P. Beauchamp,
Donaldson,
crochets. «L'évangile
«The Law That
de Matthieu»
Hangs» (n.(n.35),
14),
p. p.
709.18. J'ajoute les deux

93 Voir p. 16.
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 29

la Loi (7,13-23). Cette attitude n'est pas acceptable, l'obligation


d'enseigner à observer la Loi faisant partie du mandat de la mission
confiée par le Ressuscité en finale de l'évangile (28,20a).
Bref, on se trouve devant une christologie datée, marquée par la
façon selon laquelle Mt et sa communauté ont tenté de répondre aux
critiques de leurs coreligionnaires juifs. On pourrait parler d'une
christologie apologétique destinée à un public juif. De ce point de
vue, il est remarquable que Mt se réfère fréquemment à Os 6,6, un
texte utilisé par Johanan ben Zakkaï pour consoler ses contemporains
de la perte du temple, puisque Dieu lui-même y disait préférer la
miséricorde aux sacrifices94. Lorsque Mt cite ce même texte à deux
reprises (9,13; 12,7), il ajoute cette mention au texte de Me duquel il
part. Dans le débat sur la justice meilleure, Mt entre ainsi en concur¬
rence95 avec le mouvement pharisien rabbinique tout en partant de la
base commune qu'est la Torah. Son orientation est de rattacher prin¬
cipalement cette justice au commandement d'amour, critère du juge¬
ment dernier, lors de la parousie96 du Fils de l'homme. Mais en
même temps, Mt et sans doute sa communauté sont sur la voie d'une
ouverture vers un public païen et on peut en discerner les traces dis¬
crètes mais de plus en plus affirmées au fil de l'évangile97 et en par¬
ticulier dans sa finale.
La mission s'y adresse à toutes les nations (28,19a), ce qui sou¬
ligne la portée universelle du Ressuscité et de son Évangile. Chez Mt,
il y a cependant une tension entre une évangélisation réservée à Israël
(10,5-6; 15,24) ou offerte à toutes les nations (28,19-20). L'impres¬
sion est celle d'un chemin qui va du particulier à l'universel. Mt
consolide ainsi une communauté chrétienne dont la mission envers

287.94 Souligné par G. Theissen, La religion des premiers chrétiens (n. 48), p. 286-

95 C'est sans doute cette situation conflictuelle qui explique une certaine dureté
du Christ mt, incontestable dans certains textes, selon M. Quesnel, Jésus-Christ
selon saint Matthieu (n. 84), p. 219.
96 Mt est le seul évangéliste à utiliser le mot Ttapoualu pour la venue future du
Fils de l'homme. Il le fait à quatre reprises dans son chapitre apocalyptique
(24,3.27.37.39); le lien avec la venue du Fils de l'homme comme juge en 25,31 est
évident. G.N. Stanton, A Gospel for a New People (n. 49), p. 185-189, propose
d'attribuer à Mt les racines du schéma des deux parousies qu'on trouve chez Origène
et Justin: une première parousie d'humiliation dans la vie terrestre de Jésus, Fils de
Fils
David,de Dieu.
et une seconde parousie annoncée dans sa gloire de Fils de l'homme et de
97 Sur ce sujet, voir P. Beauchamp, «L'évangile de Matthieu» (n. 14), p. 25-30.
30 C. FOCANT

les Juifs s'est avérée être un échec et qui a été exclue des syna¬
gogues, en l'ouvrant à une mission universelle. Il s'agit de s'ouvrir et
d'accueillir les pagano-chrétiens. Toutefois cet avenir ouvert, Mt le
fonde dans des catégories forgées par le débat avec le judaïsme et en
voulant rester fidèle à l'héritage d'Israël. Il persévère probablement
dans les catégories du système que, à la suite d'Ed Parish Sanders, on
appelle le «nomisme d'alliance»98. Certes le don de Dieu est premier
dans l'alliance, mais la fidélité à la Torah est le signe qu'on veut y
demeurer. Toutefois, pour Mt, cette Torah est colorée christologique-
ment, autrement dit interprétée dans l'enseignement et l'action du
Messie, Fils de Dieu.
Le seul texte de l'évangile ne permet pas de déterminer comment
Mt envisageait concrètement la coexistence entre judéo-et pagano-
chrétiens ni les conditions posées à ceux-ci pour intégrer le mouve¬
ment de Jésus. Son ouverture à leur égard ne peut en tout cas pas être
mise en doute". Sa fidélité à l'héritage d'Israël ne débouche pas sur
une forme de conservatisme, mais sur une ouverture à la fois réelle et
discrète.

B — 1348 Louvain-la-Neuve, Camille Focant


Grand-Place 45. Professeur à la Faculté de théologie
Université catholique de Louvain

Résumé — Comment l'identité narrative de Jésus se décline-t-elle dans


l'évangile selon Matthieu? La question est traitée en quatre étapes, à com¬
mencer par un examen de l'impact christologique des limites du récit mat-
théen (commencement et finale). Dans un deuxième temps, l'attention se

98 Je traduis ainsi l'expression «covenantal nomism» présentée comme le sys¬


tème du judaïsme commun par E.P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism.
A Comparison of Patterns of Religion, Minneapolis MN, Fortress Press, 1977.
99 Ceci est bien mis en valeur par le débat entre B. Byrne et D.C. Sim (D.C. Sim,
«The Gospel of Matthew and the Gentiles», dans JSNT, t. 57, 1995, p. 19-48;
B. Byrne, «The Messiah in whose Name 'the Gentiles Will Hope' (Matt 12:21):
Gentile Inclusion as an Essential Element of Matthew's Christology», dans Austra-
lian Biblical Review, t. 50, 2002, p. 55-73; D.C. Sim, «Matthew and the Gentiles:
A Response to Brendan Byrne», dans ABR, t. 50, 2002, p. 74-79). Byrne entend res¬
ter au niveau du récit et montre comment celui-ci implique une mission tournée vers
les païens. Se plaçant au plan historique, Sim conteste la plausibilité d'une commu¬
nauté mt mixte acceptant en son sein des pagano-chrétiens. Mais l'image qu'il donne
d'une communauté mt judéo-chrétienne au sens étroit est-elle plus plausible? Je ne
le pense pas.
LA CHRISTOLOGIE DE MATTHIEU 31

porte sur le développement de l'intrigue de résolution et, en troisième lieu,


sur l'intrigue de révélation. En finale, une réflexion est proposée sur la
christologie de Mt à la croisée des chemins. L'hypothèse est que la rédac¬
tion de Mt s'inscrit sous le signe d'une double marginalité: celle d'une com¬
munauté chrétienne vivant à l'intérieur du monde juif dont elle fait toujours
partie, mais avec laquelle les tensions vont croissant; celle aussi d'une com¬
munauté judéo-chrétienne qui peine à se positionner au sein d'un christia¬
nisme de plus en plus tourné vers les païens. Du coup, le Jésus présenté par
Mt est moins énigmatique que celui de Me; il est plus clairement défini et
son autorité est plus affirmée.

Summary - What are the varieties of the narrative identity of Jésus in the
Gospel of Matthew? The question is treated in four stages, starting with the
Christological impact of the limits of the Matthean narrative (beginning and
finale). In a second section, attention is given to the development of the
plot of resolution, thirdly to the plot of révélation. Finally a reflection is pro-
posed on the Christology of Mt at the crossroads. The hypothesis given is
that the rédaction of Mt took place under the sign of a double marginality :
that of a Christian community living within the Jewish world of which it
was still part but with which there were increasing tensions, also that of a
Jewish-Christian community which had more and more difficulties of situ-
ating itself within a Christianity which was more and more orientated
towards the pagans. As a resuit, the Jésus presented by Mt is less enigmatic
than that of Mk, he is more clearly defined and his authority is more
strongly asserted.

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