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Annales littéraires de l'Université

de Besançon

La symbolique du sel dans les textes anciens


Christiane Perrichet-Thomas

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Perrichet-Thomas Christiane. La symbolique du sel dans les textes anciens. In: Mélanges Pierre Lévêque. Tome 7 :
Anthropologie et société. Besançon : Université de Franche-Comté, 1993. pp. 287-296. (Annales littéraires de l'Université
de Besançon, 491);

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La symbolique du sel dans les textes anciens.

Christiane PERRICHET-THOMAS, Chercheur associé au CNRS


URA 338 - Besançon.

"... Achille étale la braise ; au-dessud il étend les broches, qu'il soulève de leurs
supports pour verser le sel divin..." Homère (II, IX, 214) qualifie ainsi cet élément
huit siècles avant notre ère ; treize siècles plus tard, Sidoine Apollinaire (Ep. IX, 12)
écrivant à son cher Orésius en 481-482, le remercie de sa lettre "... qui porte en elle
beaucoup de ressemblance avec le sel d'Espagne extrait des montagnes de Tarragone.
Elle est en effet pour celui qui l'examine pleine d'éclat et de sel...". Entre ces deux
hommes s'écoule une période durant laquelle de très nombreux textes font état de la
valeur commerciale, rituelle et symbolique du sel.
Il n'est pas un aliment en lui-même, et ses rôles comme condiment et comme
conservateur sont les plus évidents, connus sans doute depuis les débuts de
l'agriculture ; au moins dans le monde méditerranéen et occidental, il forme avec le
pain la base de l'alimentation et Horace (Sat. II, 2, 17) n'hésite pas à dire que le pain
accompagné de sel suffit à calmer les cris de l'estomac. Il annonce même dans les
Satires (I, 3, 14) "... Je ne souhaite qu'une table à trois pieds, une coquille de simple
sel, une toge qui me défende du froid, si grossière qu'elle puisse être.

Nécessité du sel

La faim de sel, correspondant à une nécessité physiologique, se différencie du


besoin de sel qui dépend du genre de vie et de régime i. Mais l'étude des textes,
comme l'archéologie, expose bien la place tenue par le sel ; ainsi Platon (Banq. 177b)
regrettant que pas un seul poète n'ait composé des vers à la louange de l'amour,
constate qu'un savant homme avait fait du sel "... un prodigieux éloge eu égard à son
utilité... !" Plutarque (Quaest. Conv. IV, 4, 3) disserte longuement sur le sel,
expliquant que sans ce produit "... rien pour ainsi dire n'est mangeable..." ; il
compare le sel à l'espérance qui donne de l'agrément à la vie et la rend supportable.

1 . Ces deux comportements différents sont analysés avec précision par le Docteur CLAUDIAN,
Propositions pour l'analyse du comportement alimentaire de l'homme, Paris 1964.
288 Christiane Perrichet -Thomas

Aristophane (Eckl. 606), imaginant un monde parfait, prévoit la mise en


commun de tous les biens et inscrit les salaisons dans la liste idéale de la communauté,
montrant ainsi l'autre aspect du sel : son rôle de conservateur, essentiel dans
l'économie jusqu'à nos jours 2. Que ce soit pour le poisson, la viande, le fromage et
même le vin, le sel permet le transport de ces denrées à travers le monde romain et les
"magnifiques pièces de porc salé" ... des Séquanes étaient transportées jusqu'aux
tables romaines, si l'on en croit Strabon (IV, 3, 2).
Le sel a toujours paru un produit de valeur, et Plaute (Per. 267) peut stigmatiser
"... ces ladres renforcés, ces vieux grigous, ces avares au cœur sec, qui tiennent le sel
sous scellés dans la salière, de peur qu'un esclave n'y touche..." La salière est un
repère important qui permet, par sa qualité, de juger du bien-être d'une famille. En
effet pour Horace (Odes, 2, 16, 14) la présence de la salière patrimoniale est un
symbole de modeste aisance et le gage d'une vie heureuse. Un siècle plus tard, Perse
(Sat. III, 25) reprend l'image de la salière qui se transmet sans doute de père en fils ;
il apostrophe un jeune homme qui se laisse aller à ne rien faire (et surtout ne se livre
pas à l'étude de la philosophie) alors qu'il a "... sur le domaine paternel une récolte de
blé moyenne, ..., une salière propre et sans tare..." Cette propreté devait être la
particularité des salières pour que Catulle (Poe m. XXIII, 19) s'adressant à un certain
Furius et décrivant sa sécheresse physique, explique que son "... derrière encore plus
qu'une salière est net..." L'aspect immaculé de la salière, de tradition chez nos
ancêtres, est lié en partie à la valeur accordée à ce produit, valeur exprimée par Pline
(XXXI, 102) pour lequel "... il n'est rien pour tout le corps de plus utile que le sel et
le soleil...".
Pour les chrétiens, dans l'Évangile de Saint Matthieu (V, 13), le caractère unique
du sel est précisé car le Christ, s'adressant à ses disciples, leur dit qu'ils sont "... le
sel de la terre...", donc ce qu'il existe de meilleur, de plus précieux, de plus
indispensable. Et quand le Christ imagine que le sel perd sa saveur 3, alors le sel ne
vaut plus rien car rien n'existe pour l'assaisonner. Il est donc unique, irremplaçable et
s'il devient insipide "... il n'est plus bon qu'à être jeté dehors et foulé aux pieds par les
gens..."

Indispensable à presque tous les humains 4 ainsi qu'aux animaux, surtout les
herbivores 5, le sel, depuis la plus haute Antiquité, a été l'objet de troc, de commerce,
de profit, de conflits et de lois.

2. Ainsi Strabon énumère les salines très nombreuses autour de la Méditerranée, ainsi que les
établissements de salaisons : III, 1,8; III, 2,6 ; III, 4, 6 ; IV, 4, 3.
3. Marc, 9, 49 ; Luc, 14,39.
4. Son usage est moins indispensable chez les peuples qui se nourrissent principalement de gibier.
5. C'est abondamment expliqué chez tous les Agronomes latins (Caton, Vairon, Columelle...) mais
les références sont trop nombreuses pour figurer ici.
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Sel, objet de troc, de commerce, de profit, de conflit


Troc, certainement car l'ethnologie en fournit des témoignages en Afrique, et en
Nouvelle Guinée le sel devient même une monnaie 6 ; d'autre part Strabon (ΙΠ, 5, 1 1)
explique que les insulaires des Cassitérides échangent leurs diverses richesses (peaux
de bêtes, étain et plomb) "... contre des poteries, du sel et des objets en bronze. . . ".
Commerce et profit : bien avant Strabon déjà cité, Aristote (Econ. II, 2, 3)
expose que vraisemblablement au milieu du Ve siècle, les habitants de Byzance eurent
de grands besoins d'argent et vendirent ce qui était monnayable à bon prix : des
terres, des emplacements de marchands divers "... le droit de pêche maritime et de
commerce du sel..." Il semblerait d'après Denys d'Halicarnasse (II, 55) que l'on
puisse remonter le temps jusqu'à Romulus ; celui-ci fut vainqueur des Veiens et
n'accorda aux vaincus un traité d'amitié pour un siècle qu'en échange, entre autres,
des salines près du fleuve. Un siècle plus tard, Plutarque (Rom. 25, 5) reprend le
même récit du combat des Véiens contre Romulus.
Source de profit important, Pline (XXI, 77) le confirme en décrivant des
montagnes de sel en Inde, comme l'Oromenus, dont les rois "... tirent un revenu plus
important que de l'or et des perles..." ; l'image est assez parlante et il n'est pas
étonnant que la source de tels profits soit aussi une source de conflit : Strabon (VII, 5,
11) fait allusion aux guerres qui provenaient de la transgression d'une convention
établie au sujet d'une saline à la frontière de deux peuples d'Illyrie, les Antariates et les
Ardioens. Cette saline devait être exploitée à tour de rôle mais chaque peuple essayait
de l'accaparer. De même Tacite (Ann. XIII, 57) raconte le combat acharné que se
livrèrent les Hermundures et les Chattes pour la possession d'un fleuve qui les
séparait 7, or celui-ci contenait du sel en dissolution ; ce lieu était béni des dieux et le
sel était obtenu de façon originale "... en versant l'eau du fleuve sur un monceau
d'arbres embrasés, ces deux éléments contraires, le feu et les eaux, produisant la
cristallisation...". Et au IVe siècle, Ammien Marcellin (XXVIII, 5, 11) rapporte que
les Burgondes et les Alamans s'opposent encore pour des questions de salines, peut-
être les mêmes qui entraînèrent de si terribles luttes entre les Hermundures et les
Chattes !

Le sel et l'État

Enfin le sel est l'objet de lois, de taxations, tant à Athènes qu'à Rome, ou chez
les Juifs, car dans la premier livre des Maccabées (I, 10, 29), Démétrius, roi de Syrie,
veut combattre l'influence d'Alexandre Balas sur le peuple juif ; aussi il écrit à ce
dernier en lui promettant l'exemption "... des tributs, des droits sur le sel. . .".

6. M. GODELIER, Horizon, trajets marxistes en anthropologie, 1973, p. 259-293.


7. Différentes identifications furent proposées : ce serait la Werra, affluent de droite de la Weser, ou
la Saale en Franconie, ou bien encore la Saale saxonne, affluent de l'Elbe.
290 Christiane Perrichet-Thomas

En Grèce, Aristophane (Ekk. 814) fait allusion à la fin du Ve siècle avant J.-C. à
un décret sur le sel, destiné à en faire baisser le prix, mais il ne fût pas appliqué. Nous
avons vu qu'Aristote (Econ. II, 2, 3) évoque aussi un droit sur le commerce du sel.
A Rome, la création des salines est attribuée par Pline (XXX, 89) au roi Ancus
Marcius 8 ; mais Denys d'Halicarnasse (II, 55), Tite Live (I, 33) et Plutarque (Rom.
25, 5) évoquent l'existence des salines d'Ostie dès l'époque de Romulus. Dès
l'origine, l'État romain se réserva le droit de vendre cette précieuse denrée et créa, par
conséquent, un monopole à son profit. Tite Live (II, 9, 6 ; XXIX, 37) y fait allusion,
ainsi qu'à un nouvel impôt sur le sel. Des changements interviennent bien sûr, et
justifieraient une étude particulière des textes juridiques 9, mais il faut surtout noter
que l'État, républicain ou impérial, a toujours contrôlé la vente ou la production du sel,
de diverses façons, soit qu'il exploite lui-même les salines, soit qu'il en confie
l'exploitation à d'autres, mais jamais il n'en a laissé le commerce vraiment libre. Il
semble en avoir toujours surveillé le prix, qu'il veuille en tirer un bénéfice, ou bien
qu'il désire mettre ce produit de première nécessité à la disposition de tous en le taxant
L'universalité géographique et temporelle du sel, sa récupération par le pouvoir,
permet de comprendre que sa fonction religieuse aille de pair avec son rôle
symbolique ; le sel fait appel à l'imaginaire, intervient dans des domaines
extrêmement variés, où il accompagne presque 10 toujours des symboles positifs : le
travail, la mer, la beauté, l'esprit ; il symbolise l'amitié, l'hospitalité, enfin... la
civilisation ; il est partie prenante dans les serments et les rituels.

Le sel et le rituel

Depuis la Bible jusqu'à Athénée qui nous apprend que "... chez les Phasélites,
on offre même en sacrifice des salines [poisson salé]..." (Deipno. III, 7, 13), le sel est
lié au rituel. La Bible (Lév. II, 13), non seulement précise qu'il faut saler toute
oblation, mais encore rappelle une offrande de sel faite à Yahvé. Un passage
d'Ezéchiel (43, 24) confirme la nécessité de jeter du sel sur le jeune taureau ou le bélier
offert en holocauste à Yahvé : "... Tu les présenteras devant Yahvé et les prêtres
jetteront sur eux du sel...". Dans Esdras (6, 9), le sel accompagne chaque jour les
sacrifices : "... Ce qu'il faut pour les holocaustes du Dieu du Ciel : jeunes taureaux,
béliers et agneaux, et aussi blé, sel, vin et huile, leur sera, sans négligence,
quotidiennement fourni.
A Rome, le rituel est semblable, car Ovide {Fast. 128 et 338) et Horace (Odes
III, 13, 25) rappellent l'un et l'autre l'obligation de mêler quelques grains de sel au

8. Celui-ci accorda aussi au peuple la distribution gratuite de six mille boisseaux de sel ; plus tard
Dion Cassius (XLIX, 43) raconte qu'Agrippa fit aussi une distribution "d'huile et de sel à tous les
citoyens".
9. Les principales références sont les suivantes : Gaius, Dig. III, 4, 1 ; Ulpien, Dig. LXVI, 17, 1 ;
Code Justinien, Dig. IV, 61, 11 ; Code Théodosien, VIII, 4, 17 ; XI, 203 ; XIV, 5, 1 ; Édit de
Dioctétien, III, 8 et 9 ; l'étude sera faite ultérieurement.
10. Π est aussi symbole d'aridité, de désert donc de mort, nous le verrons.
Mélanges P. Lévêque 7 291

froment, pour se concilier la bienveillance des dieux ou apaiser les Pénates ; pour
Ovide, le sel est associé au blé : "... Jadis l'homme se conciliait la bienveillance des
dieux avec un peu de froment et quelques grains brillants d'un sel pur...". Pour
Horace, l'idée est la même, mais il précise bien que cette association est suffisante :
"... Si une main qui n'a rien à expier a touché l'autel, elle a pu, sans qu'une victime
somptueuse l'eût rendu plus agréable, apaiser les Pénates hostiles avec un froment
pieux et un grain de sel pétillant. . .".
Démosthène (De falsa leg. 191) associe le sel et les libations. Denys
d'Halicarnasse (II, 25), à propos des Grecs, décrit le gâteau de froment, de farine au
sel et à l'eau ; ce gâteau sera mis sur la victime au commencement de la cérémonie des
sacrifices ; Ovide tient le même langage : "... Lorsque le prêtre offre sur mes autels le
gâteau, présent de Cérès, et le froment mêlé de sel, tu riras de tous ceux [les noms]
qu'il me donne..." (Fastes, I, 128).
Les coutumes des Égyptiens ne diffèrent de celle des Juifs, des Grecs et des
Romains que dans la présentation ; en effet les prêtres du sanctuaire d'Ammon
apportent en présent de gros grains de sel naturel ; Arrien (Anab. III, 4, 3) insiste sur
la pureté du sel et précise qu'il servait aussi pour les sacrifices : "... La contrée [où est
situé le sanctuaire d'Ammonl renferme aussi du sel naturel, qu'on extrait en creusant.
Et c'est de ce sel queues prêtres du sanctuaire d'Ammon apportent en Egypte. Quand
en effet ils vont en Egypte, ils mettent ce sel dans des corbeilles tressées avec des
feuilles de palmiers, et ils l'apportent en présent au roi ou à quelqu'un d'autre. Ce sel
se présente en gros grains, aussi purs que du cristal. Les Égyptiens et tous ceux qui
sont très scrupuleux pour le culte, s'en servent pour les sacrifices, comme étant plus
purs que le sel marin. . .".

Le sel purificateur

Ce rôle est bien attesté dans la Bible, car c'est le sel qui, jeté dans les eaux par
Elisée (Livre des Rois, 2, 20-21), les assainit et éloigne la mort et les avortements qui
dévastaient la ville. Il est écrit : "... Apportez-moi une écuelle neuve, où vous aurez
mis du sel", et ils la lui apportèrent. Il alla où jaillissaient les eaux, il y jeta du sel et
avortement..."
dit : "...ainsi parle
De même
Yahvé Augustin
: j'assainis(Ep.
ces CVIII,
eaux, il14)
ne fait
viendra
allusion,
plus dans
de làune
ni mort
lettre nià
l'évêque Macrobe, à la purification par l'eau salée d'un sol souillé par le sang versé
non pas lors d'un sacrifice, mais par violence.
Et Marc dans son Évangile (9, 49) évoque le feu qui sale afin de purifier ce par
quoi le scandale arrive. Les pécheurs brûleront dans la géhenne, "... tous seront salés
par le feu...". Ceci n'implique pourtant pas la rédemption puisque personne, en
principe, ne sort de l'enfer. Le sel est associé au feu et l'image est évocatrice.
292 Christiane Perrichet-TJwmas

Le sel et l'alliance avec Dieu

Le lien établi par le sel entre deux personnes est clairement exprimé quelques
siècles auparavant dans un texte d'Archiloque (Fr. 166), court mais éloquent : "... Tu
as violé un serment solennel, tu as trahi le sel et la table.
Dans la Bible de nouveau, le sel représente l'alliance du peuple juif avec Dieu.
En effet, il est écrit : "... Ne savez-vous pas que Yahvé, le Dieu d'Israël, a donné
pour toujours
fils..." (Livre àdes
David
Chroniques,
la royautéII,sur13,Israël
5). De
? C'est
même undans
pacteles
deNombres
sel pour lui
(18,et 11)
pour: "...
ses
Tous les prélèvements que les enfants d'Israël font pour Yahvé sur les choses saintes,
je te les donne, ainsi qu'à tes fils et à tes filles, en vertu d'une loi perpétuelle. C'est
une alliance
toi..." Enfin de
dans
sel le
pour
Lévitique
l'éternité(II,
devant
13) : Yahvé,
"... et tu
pour
ne toi
cesseras
et pourpas
ta descendance
de mettre suravec
ton
oblation le sel de l'alliance de ton Dieu...".
Hors de la présence de l'eau, le sel traverse le temps sans être altéré, sans
connaître la putréfaction, la décomposition ; c'est sans doute pour cette raison qu'il
symbolise la solidité, la pérennité d'une alliance que rien ne peut rompre.
Le sel est présent dans tous les actes importants de l'existence, puisque dès sa
naissance un enfant est frotté de sel (Ezéch. 16, 4), sans doute dans le double but de le
purifier et de le fortifier ; Yahvé, s'adressant à Jérusalem comme à une prostituée, lui
dit : "... A ta naissance, ..., on ne coupa pas le cordon, on ne te lava pas dans l'eau
pour te nettoyer, on ne te frotta pas de sel, on ne t'enveloppa pas de langes.
Le sel, produit indispensable à la vie, entre de ce fait dans le circuit commercial ;
il circule des régions productrices aux zones d'appel, et ses qualités propres lui
donnent une fonction religieuse qui l'amènent à symboliser l'alliance avec Dieu. Dans
le monde terrestre, il symbolise le travail, la mer, la beauté, l'esprit, l'amitié, le temps
qui s'écoule et l'hospitalité, enfin la civilisation.

Sel, symbole du travail


Le mot "salarium" (d'où "salaire" de nos jours) vient de la ration de sel que l'on
donnait aux soldats dans le monde romain ; Pline l'Ancien écrit : "... Il [le sel] est
mêlé même aux honneurs et au service des armes, d'où le terme de "salaire"
(salarius)..." (H.N. XXXI, 89). Le même Pline (H.N. XXXIV, 12, 2), puis Tacite
(Agr. 42) et Pline le Jeune (Epis t. IV, 12, 2) utilisent ce mot lui donnant le même sens
et, par extension, toutes les formes de salaire, gages, honoraires.

Sel, symbole de la mer

A Rome toujours, le mot "sal" et ses dérivés représentent la mer, les flots salés
et même Thétys, l'une des Néréides. Virgile évoque les Troyens touchant terre, "...
leurs membres brûlés par la mer (sale)..." (En. I, 173), puis décrit les bateaux qui
"...sillonnent les flots salés (sales)..." (En. V, 158). Auparavant Cicéron écrit:
"...Rappelons que de l'hymen du ciel et de la terre naquirent l'Océan et Thétys
Mélanges P. Lévêque 7 293

(Saliciam)..." (77m. XI). En remontant dans le temps, dans Trinumus (820) de Plaute,
Neptune est invoqué par l'expression "...Salsipotenti et multipotenti Iovifratri...", ce
qui peut se traduire par " . . .Toi qui règnes sur les eaux salées, très puissant frère de
Jupiter...".
Plutarque analyse cet emploi du mot "sel", à sa manière : ". . Je pense aussi que
les poètes appellent Aphrodite "haligénée" (née du sel) et qu'ils ont forgé sur son
compte et répandu la légende de sa naissance dans la mer par allusion au pouvoir
régénérateur du sel..." (Quaest. Conv. V, 10, 4).

Sel, symbole de beauté

La beauté a bizarrement inspiré Plaute (Poen. 241), dans sa comparaison hardie,


mais bien peu plaisante pour la moitié de l'humanité, où il explique que les femmes
sont comme du poisson salé, car elles doivent comme lui, être l'objet d'une longue
préparation, sinon "...elles n'ont ni saveur ni attrait...". Quant à Cornélius Nepos
(Att. 132), il applique l'adjectif "...salis..." à un bâtiment n, en un emploi qui reste
exceptionnel. Plus habituelle et valorisante est l'assimilation du sel à la beauté
féminine : Lucrèce (Nat. 4, 1162) décrivant l'aveuglement des hommes amoureux,
cite un certain nombre d'exemples de femmes affublées des pires défauts, devenant
des merveilles aux yeux de leur amant ; ainsi "...une naine, une sorte de Pygmée, est
l'une des Grâces, un pur grain de sel...".
Plutarque (Quaest. Conv. V, 10, 4) nuance l'usage de cette image en expliquant
qu'une belle femme doit être pleine de charme, "...piquante et pleine de sel...",
expression de la vitalité sans laquelle une femme est sans attrait. Dans le même sens va
Catulle (Poem. 86, 4), décrivant Quintia, "...blanche, grande et bien faite...", mais il
déplore l'absence totale de grâce et précise : "...dans ce grand corps, pas un grain de
sel...", ce sel encore une fois complément de la beauté des formes, indispensable pour
qu'une femme soit attirante et digne d'admiration.

Le sel et l'esprit

Les Grecs, et plus encore les Romains, sont passés du commentaire sur la grâce
des femmes à celui sur l'esprit. Déjà Platon (Ph. 243d), dans un dialogue entre
Socrate et Phèdre, cherche un discours qui ait les qualités de l'eau douce pour effacer
des propos dont on pourrait dire qu'ils ont l'âcreté du sel. Mais avec Térence (Ban.
400), commence au 2e siècle avant J.-C. une liste d'auteurs qui s'allonge jusqu'à
Sidoine Apollinaire,
"...salsus..." caractérisent
au Veune
siècle
certaine
aprèstournure
J.-C. Led'esprit.
substantif
Horace
"...sal..."
(p. 271)etcommente
l'adjectif
le style de Plaute et ses plaisanteries (sales). Quintilien analyse les expressions de
Cassius Severus (Inst. Or. X. 1, 117), et de Cicéron (XII, 10, 12), et qualifie leurs
traits d'esprit ou plaisanteries (salis, salibus) d'amers et froids. Il expose aussi ce
qu'est le sel de la parole, du langage : comme il pimente la nourriture et stimule
11. Un traducteur qualifie la construction d'. . . "intéressante. . . "
294 Christiane Perrichet-Thomas

l'appétit, ainsi il aiguillonne l'esprit et "...donne la soif d'écouter..." (VI, 3, 89 ; VI,


3, 19). De même Sidoine Apollinaire (cf. supra) estime que la lettre de son cher
Orésius est pleine d'éclat et de sel. Cicéron est vraiment celui qui a le plus utilisé cette
métaphore 12. Chez tous, les mots "...sal..." et "...salsus..." (quelquefois au
superlatif) indiquent un esprit mordant, ou le sel ajouté à la conversation, comme de
nos jours. Deux exemples cicéroniens en soulignent la portée. Dans une lettre, Cicéron
(Fam. 9, 15,2) félicite son ami Petus pour son sens de la plaisanterie, et établit une
comparaison entre les plaisanteries attiques et la vieille plaisanterie romaine, qu'il
semble préférer; mais il emploie dans les deux cas "...sal..." et " ...salsus..." .
D'autre part dans une lettre à Volunnius (Fam. 7, 32, 1), il se plaint de ce que la
rumeur publique lui attribue tous les bons mots circulant à Rome, même les plus
mauvais et utilise une image parlante, originale, et unique il semblerait "...possessio
salinarum mearum...", "...la possession de mes salines...".
Dans le même sens, Paul, dans YÉpître aux Colossiens (4, 6), conseille aux
chrétiens d'avoir un langage ". . .assaisonné de sel. . .", ce que le traducteur de la Bible
interprète par "... plein d'à propos...", sens qu'a développé Pline (XXXI, 88) :
"...C'est une substance [le sel] à ce point nécessaire qu'elle désigne aussi par
métaphore les plaisirs intellectuels ; c'est en effet le sel qui leur donne leur nom, et
tout l'agrément de la vie, l'extrême gaieté, le délassement après les fatigues n'ont pas
de mots qui l'expriment mieux.

Le sel, l'amitié et l'hospitalité

Si on ne mesure plus le temps et l'amitié au sel consommé, Aristote (Eth. Eud.


VII, 2, 46 ; Eth. Nie. 8, 38) évoque à deux reprises un proverbe assez souvent utilisé
pour que Cicéron (Am. 19, 67) y fasse à son tour allusion, à savoir "...qu'on ne peut
se connaître les uns les autres avant d'avoir consommé ensemble bien des boisseaux
de sel..." w.
Plutarque (Quaest. Conv. V, 10, 1) à son tour rappelle l'existence d'un proverbe
nommant "...les gens du sel et de la fève...", c'est-à-dire ceux qui sont des amis assez
intimes pour partager le mets le plus indispensable (le sel) et le meilleur marché (la
fève).
Ce sel symbole d'amitié, mais aussi du temps qui passe - il s'écoule bien des
jours avant que l'on ait achevé de consommer un boisseau de sel - est aussi symbole
d'hospitalité ; d'après Lycophron (Alex. 133), Paris, comme hôte de Ménélas, était lié
à ce dernier parce qu'il avait mangé son sel.

12. De off. 133 ; De or. II, 97 ; id. 216 ; 217 ; 221 ; 222 ; 228 ; 255 ; 270 ; Br. 128.
13. Au siècle dernier, Littré dans son dictionnaire, indique au mot "sel" : "...ils ne mangeront pas un
minot ensemble, se dit de deux personnes qui s'associent et desquelles ont prédit qu'elles ne vivront
pas longtemps ensemble. Pour connaître les gens, il faut avoir mangé ensemble plus d'un minot
de sel...".
Mélanges P. Lévêque 7 295

Le sel et la civilisation
Cette valeur rituelle s'ajoute à la nécessité physiologique quasi universelle et il ne
paraît donc pas étonnant que le sel soit le symbole de la civilisation. Homère (Od. XI,
123 ; XXIII, 270) à deux reprises, évoque dans les mêmes termes "...ceux qui ne
connaissent pas la mer et qui ne mêlent pas de sel aux aliments.
Varron (De re rust I, 7, 8) décrit des régions "...où l'on ne connaissait ni le sel
gemme ni le sel marin, et où on le remplaçait par des charbons salés obtenus par la
combustion de certains bois. v".
Pausanias parle des Épirotes en précisant qu'ils "...étaient généralement
ignorants de la mer et de l'usage du sel. . ." (Pyrrhus, I, XII, 5). Le même lien, comme
chez Homère, est établi entre le sel et la mer.
Pour les Grecs, comme pour les Romains, ne connaître ni l'un ni l'autre
représente vraiment la barbarie.

Le sel négatif

Mais le sel est ambigu : il peut aussi être synonyme de mort, de sécheresse, de
mauvais augure, car d'après Festus, les potiers de terre craignaient "...de placer sur
une table une salière avec du sel...", cela portait malheur. De nos jours, renverser du
sel annonce un événement fâcheux que l'on peut éviter en jetant immédiatement du sel
par-dessus son épaule.
De fait, dès le commencement du monde biblique, la femme de Lot fut changée
en colonne de sel (Gen. XIX, 26), car elle n'avait pas cru en la parole de Yahvé et lui
avait désobéi (SG 10, 7) ; la mort purifiante est donc son destin, mais la mort est
aussi stérilité. Cette stérilité, c'est celle du désert, décrite dans les Psaumes (106, 34) :
". . .Π changeait les fleuves en désert,
Et les sources d'eau en sec,
Un pays de fruits en saline,
A cause de la malice de ses habitants.
et dans le texte de Jérémie (17, 3), ". . .la terre salée où nul n'habite. . ." est liée ". . .aux
lieux brûlés du désert. . .", et le feu de nouveau associé au sel.
Lorsque Yahvé veut manifester sa colère, il répand... le sel ; ainsi il dit :
". . . A lui, j'ai donné le désert pour demeure,
La plaine salée pour habitat..." (Job. XXXIX, 6)
". . .De même aux nations il donne sa colère en partage,
Ainsi a-t-il changé les eaux en sel..." (Ekkl. XXIX, 23)
"...Mais ses marais et ses lagunes ne seront pas assainis, ils seront abandonnés
au sel..." (Ezéchiel, XLVII, 11).
Mais les hommes aussi l'utilisent pour marquer leur pouvoir de perpétuer la
stérilité ; on le lit dans le Livre des Juges (IX, 45) : "...Toute la journée... Abimelek
donna l'assaut à la ville. L'ayant prise, il en massacra la population, détruisit la ville et
y sema du sel..." Comme on le lit chez Pline l'Ancien, dans les pages qu'il consacre
296 Christiane Perrichet-Thomas

au sel : "...Tout terrain où l'on trouve du sel est stérile et ne produit rien..." (H.N.
XXXI, 80).
Après avoir été symbole de désert, de mort, le symbole de vie peut resurgir ; en
cela le sel est symbole initiatique car il est associé au rite de passage qu'est le baptême.
Augustin, dans les Confessions, écrit : "... J'étais déjà marqué du signe de sa croix,
déjà assaisonné du sel divin, dès ma sortie du sein de ma mère, qui a tant espéré en
vous...". Le sel est posé sur la bouche de l'enfant, bouche qui exhale le souffle vital.
D est donc présent dans un sacrement qui a pour fonction d'effacer le péché originel, et
d'amener le nouveau baptisé à la vie éternelle au sein de l'Église.
Dans le domaine matériel, l'importance du sel soumis au contrôle de l'État
jusqu'à nos jours, est ressentie avec évidence. Dans le domaine religieux, la même
pérennité se manifeste du monde biblique à la fin de la romanité, tandis que dans le
domaine symbolique, des nuances se dessinent, le travail n'étant lié au sel que dans le
monde romain ; mais la mer, la beauté, l'amitié, l'esprit, la civilisation sont apparentés
au sel à Rome comme à Athènes.
Signe de mort pour le règne végétal, le sel est signe de vie pour le règne animal,
et plus encore pour les hommes, si nous suivons Pline (XXXI, 88) : "...sans sel, ma
foi ! on ne peut mener de vie civilisée.

Juin 1988

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