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Yves Grevet

 
 
 
 
 
 
 

Méto
Tome 1
« La Maison »
 
 
 
 
 
SYROS
© Copirate by BB
 
 
 
 
 
 
À Pierre
CHAPITRE
1
Crac !… Le bruit est à peine audible, mais il réveille tout
le monde. Les respirations sont coupées. On attend dans un
silence angoissant. Il est cinq ou six heures du matin. On
sent poindre le jour à travers l’oculus. Soudain Servius
chuchote :
— C’est Quintus !
—  Non, c’est pas moi  ! répond l’autre, comme si on
l’injuriait.
—  Taisez-vous tous, gronde Claudius, taisez-vous ou ils
vont venir. Allez  ! Tout le monde dort, espérons que ça ne
se verra pas.
Une heure plus tard, le moment est venu de se lever.
Chacun se redresse et descend lentement de son lit, puis
en fait le tour en pinçant délicatement avec son pouce et
son index les fines planches qui l’entourent.
La plupart du temps, ce geste quotidien est presque un
plaisir. En l’accomplissant, on s’assure que tout va bien. Ce
matin, c’est différent, un lit a craqué pendant la nuit. Un de
nous est en danger et vit peut-être ses dernières heures
dans la Maison.
— C’est Quintus !
La phrase est partie comme une flèche, mais cette fois
on ne sait pas qui l’a prononcée. Quintus est assis par
terre, la tête entre les mains. Tous les enfants passent près
de lui. Certains lui touchent l’épaule en signe d’affection,
les autres osent à peine le regarder. Marius pleure
bruyamment.
Nous nous dirigeons vers la salle des lavabos. Marcus
s’approche de moi et me glisse à l’oreille d’une voix
hésitante :
— On ne peut pas continuer comme ça !
— Je sais, Marcus, dis-je sans le regarder. Mais qu’est-ce
qu’on peut faire ?
À peine avons-nous franchi la porte à battants qu’une
sirène nous intime l’ordre de ne plus bouger et de fermer
les yeux. On entend un bruit de pas rapides dans le couloir.
Ils sont au moins cinq. Je pense tout à coup à Rémus que je
n’ai pas vu se lever. Que va-t-il lui arriver quand, venant
chercher Quintus, ils le verront dormir ?
L’un d’eux s’est arrêté au milieu de la salle des lavabos.
Au bout de quelques secondes, il entreprend une
inspection. Il fixe les visages de très près. On sent la forte
odeur de la graisse qu’il met sur ses chaussures ferrées.
Cette odeur m’écœure. Je salive. Je sens que je pourrais
vomir. Il se tourne vers la porte et s’immobilise. On entend
les mêmes pas rapides dans le couloir, auxquels s’ajoute le
bruit d’un sac qu’on traîne. Notre cerbère se dirige vers la
sortie. J’entrouvre un œil et le vois de profil. C’est un
homme de petite taille, plus petit que moi, sa tête paraît
très grosse et comme déformée, et ses bras sont trop longs.
 
Après le petit déjeuner, César 1 vient me chercher et
m’emmène dans la salle bleue. Il porte une barbe fine et a
le crâne qui luit. Un numéro 1 est brodé sur sa poitrine. Il
me fait signe de m’asseoir sur un des bancs qui longent les
murs. Il disparaît derrière une petite porte. J’attends. Je ne
sais où porter mon regard. Je connais ces murs vides par
cœur. J’ai souvent patienté ici dans l’attente d’une sanction.
Cela fait plus d’un an que je ne suis plus revenu. La porte
s’ouvre. Un jeune enfant entre, suivi de près par César 3,
copie quasi parfaite du numéro 1.
—  Je te présente Crassus. Tu seras responsable de lui
pendant un mois. C’est à toi de l’initier aux règles de la
Maison. C’est à toi de lui éviter toutes les erreurs que
commettent ceux qui ne savent pas. Aujourd’hui, tu lui fais
visiter les lieux. Tu es dispensé d’activités. Tu as bien
compris : s’il commet une faute, c’est toi qui paies, et cela
pour une durée d’un mois à compter de ce jour.
— J’ai compris.
J’avais compris avant même qu’il ne parle. Quintus est
«  parti  » et il faut le remplacer le jour même avant midi.
C’est la première fois qu’on me confie une initiation. J’ai
déjà vu les autres à l’œuvre. Je sais que c’est périlleux car
les enfants, pourtant tous dociles dès le départ, ne peuvent
éviter de se tromper. Il y a tellement de règles à
apprendre  ! Il faut au début sans cesse se contrôler. Le
principal conseil à donner, c’est d’attendre, de toujours
attendre : attendre avant de parler, attendre avant d’agir.
—  Ne reste pas planté là, dit doucement César 3, tu as
du travail. Commence tout de suite. César te verra en fin de
journée. Au revoir.
Sans un regard, il sort. Je me tourne vers le nouveau.
—  Bonjour, Crassus. Écoute bien mon conseil  : face à
toute situation inconnue, fais la statue. Reste immobile et
la bouche fermée. Attends que je t’explique. Même si tu es
sûr d’avoir compris, ne te précipite pas. Regarde d’abord
comment je fais et imite-moi, même si cela te paraît
bizarre… Au départ, tout te paraîtra bizarre ici. Après, ça
devient naturel et on n’y pense plus. Rappelle-toi : tu as de
la chance d’être ici. On dort au chaud dans des draps
propres et on mange à notre faim. On peut aussi lire et
apprendre des jeux.
— Comment tu t’appelles ?
— Je ne te l’ai pas dit ? Je suis Méto. On va commencer
par le dortoir. Aujourd’hui, je vais te parler presque sans
arrêt. N’hésite pas à me faire répéter, si tu ne comprends
pas bien.
Nous marchons dans des couloirs déserts. Par moments,
Crassus serre son manteau contre lui, comme s’il avait
froid. Je reprends :
— Aujourd’hui, nous sommes le 29. C’est un jour impair,
un jour à piqûre. Nous devons être à l’infirmerie pour dix
heures. Tu dois commencer à comprendre qu’ici les
horaires sont très stricts.
— Stricts ? ?
— Ça veut dire qu’il est très important de les respecter
et qu’il ne faut jamais arriver en retard. Sinon…
— Sinon ?
—  On peut avoir des ennuis. Mais si tu fais attention,
tout ira bien.
Je pousse la porte du dortoir et prends la main de
Crassus qui, bien que surpris, se laisse faire.
— Surtout, tu ne touches pas les lits. Lis ce qui est écrit
là, sur le mur.
Il se tourne vers moi d’un air étonné.
— Vas-y ! Lis. Tu ne sais pas lire ?
— Non.
—  Écoute bien, alors  : Le dortoir est exclusivement
réservé au repos. Tu as compris  ? Ici, personne ne jouera
avec toi, personne ne te poursuivra pour s’amuser. Tu ne
verras personne se cacher, ni se battre, même gentiment,
avec un oreiller. Ici le mobilier est précieux, surtout les lits
qui sont extrêmement fragiles. Un seul contact un peu
violent peut casser une des parois, et un lit cassé, c’est
l’expulsion.
— L’expulsion ? C’est quoi ?
— Tu disparais et on ne te revoit jamais.
 
La piqûre se pratique en haut des fesses. Elle a lieu
juste avant le cours de lutte. Nous sommes habitués à ce
traitement, personne ne rechigne.
— Les piqûres nous permettent d’être en bonne santé et
de ne pas trop grandir. Tu n’as pas peur, Crassus  ? Je te
promets que tu ne sentiras presque rien.
Le nouveau se soumet avec docilité au rituel. Je vois son
visage grimacer au moment où l’aiguille pénètre dans la
chair. Il se croit obligé de me rassurer :
—  Je ne crains pas les piqûres. Mais, Méto, pourquoi
c’est bien de ne pas trop grandir ?
En fait, je ne sais pas pourquoi il est bien d’être petit,
mais ici, c’est comme ça. Tout le monde est petit. Tant
qu’on est petit, on reste au chaud dans le nid, après c’est le
grand saut dans le vide…
—  Viens, Crassus, on va s’asseoir. Il faut que je te
raconte une histoire. Un jour, je suis passé deux fois à la
piqûre. C’était un mardi. J’avais cassé mon ruban bleu ciel
la veille.
— Ton ruban bleu ?
— Ah oui, les rubans… Je t’expliquerai cet après-midi. Je
reprends. Donc, le ruban, ça m’avait perturbé et j’avais fait
deux fois la queue. Tout se déroulait si vite, comme
d’habitude, que personne ne semblait y faire attention.
Pourtant, l’infirmier s’en est aperçu. Sûrement en voyant
qu’on avait utilisé une seringue de trop. La leçon de sport a
été annulée. Personne ne m’a dénoncé mais, le soir au
dortoir, j’ai compris que cela ne se faisait pas. J’étais jeune,
j’apprenais. «  Il y a deux règles à respecter, avait martelé
un grand dont j’ai oublié le nom  : 1) Ne jamais voler la
piqûre d’un autre. 2) Ne jamais priver les enfants de sport.
La sanction en cas de récidive, c’est l’explosion nocturne
du lit du coupable. » Même s’il me semblait que j’avais déjà
compris, j’avais demandé en tremblant  : «  C’est quoi,
récidive  ?  » «  Ne recommence pas  ! Voilà ce que ça veut
dire. Et puis demain, tu donneras ta piqûre à Mamercus. Il
a eu une alerte cette nuit. Son lit a fait un drôle de bruit. »
Je n’avais pas protesté. Ils étaient tous d’accord et j’étais
nouveau à l’époque. Je n’avais pas d’amis, tout le monde se
méfie des nouveaux. Ils causent parfois des catastrophes.
Tu verras qu’il existe un trafic autour des piqûres.
Certains échangent leur injection contre une bonne note
ou une part de gâteau. Des petits, surtout, qui n’ont pas
encore tout compris.
Immobiles sur un banc, nous regardons les autres qui
partent à la lutte en souriant.
—  Tu veux les rejoindre  ? Aujourd’hui, tu n’es pas
obligé, c’est ton premier jour.
— Je suis un peu fatigué, et puis…
— Et puis ?
— J’ai faim.
— Je sais, mais pour cela il faut attendre, ici les horaires
sont…
— Stricts.
— C’est ça. Tu comprends vite.
Crassus serre de nouveau son manteau contre lui.
— Tu as froid ?
— Non, il fait chaud ici.
Nous restons là, silencieux. Crassus s’est endormi. Je
sens un poids sur mon épaule. Au bout de quelques
minutes, ma position devient inconfortable, mais je n’ose
pas bouger de peur de le réveiller. Il sent le savon, il a dû
passer au décrassage. Ma douleur étant de plus en plus
forte, je m’écarte doucement et retiens sa tête pour éviter
qu’il ne se cogne. Enfin je décide d’allonger ses jambes sur
le banc et je m’assois près de sa tête. Ses cheveux sont ras.
Il a une petite croûte de cicatrisation sur l’arrière du crâne.
Je devais lui ressembler, il y a quatre ans, quand j’ai
découvert la Maison. Un petit être déplumé et fatigué, trop
content de trouver un endroit sûr pour dormir. Je n’arrive
pas à me souvenir d’avant. Je me souviens juste du froid, du
noir et de ces terribles odeurs dont la seule évocation, des
années plus tard, peut me faire vomir. Ce que je sais, c’est
qu’ici c’est mieux.
Soudain je pense à Rémus qui ce matin dormait quand
ils sont venus chercher Quintus. Comment est-ce possible ?
Je n’ai pas eu le temps de lui en parler. On m’a mis ce
moineau dans les pattes. Cette mission me sépare des
autres. Je n’aime pas ça.
 
Il est presque midi. Je dois réveiller Crassus. Nous ne
pouvons pas rater le repas, surtout lui, dans son état. Je le
secoue sans trop de ménagement et là, dans le silence, il
hurle comme si je l’avais frappé. Je le secoue de nouveau
en lui ordonnant sèchement de se taire.
—  Ah, c’est toi, dit-il en reprenant son souffle, je crois
que je rêvais. Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai dormi longtemps ?
—  C’est bientôt l’heure du déjeuner. Nous allons nous
diriger vers la salle à manger.
— Excuse-moi d’avoir crié.
— Ce n’est rien, on y va.
 
On entre dans la salle les premiers et Crassus découvre
avec émerveillement les tables garnies de victuailles.
Il s’immobilise et reste planté, la bouche ouverte, sans
doute saisi par la richesse et la variété des plats, ou bien il
a déjà acquis le «  réflexe de la statue  ». Je lui tape
gentiment sur l’épaule :
—  Avance, n’aie pas peur. C’est aussi pour toi, tout ça.
Ici, on va te remplumer.
Bientôt, nous sommes rejoints par les autres enfants qui
gagnent leur place dans un léger brouhaha. Ils s’assoient et
les bruits cessent. César 5 a levé sa fourchette en signe de
bon appétit. Je glisse à l’oreille de Crassus :
—  Tu dois compter jusqu’à 120 avant de toucher tes
couverts et laisser un espace de cinquante secondes entre
deux bouchées. À part cela, tu peux manger autant que tu
veux dans la limite du temps imparti pour le repas.
J’entends Crassus qui respire fort près de moi. Il a les
yeux dans le vague et semble perdu.
— Écoute les petits qui comptent à voix basse…
— 115… 116… 117… 118… 119… 120…
Crassus est surpris par le bruit que font… d’un coup
soixante-quatre mains qui empoignent une fourchette.
Quelques secondes plus tard, il me regarde en mâchant. On
n’entend presque plus rien. Bientôt, on perçoit de nouveau
la voix de petits qui égrènent 46… 47… 48… 49… 50… Moi,
il y a longtemps que je ne compte plus. Je sens, à chaque
fois, le moment exact où je peux piquer avec ma fourchette.
Crassus mange jusqu’à la dernière seconde. Il a planté
soixante-douze fois  : le maximum. Je le sens fatigué
soudain, sans doute le stress que génère, au début, ce
rituel du repas. J’ai oublié de lui dire que c’est dangereux
de manger trop, surtout après avoir connu la faim comme
lui, mais à quoi bon ? M’aurait-il entendu ?
Nous nous levons. Je le soutiens un peu. Marcus me
frôle.
— Surveille-le, il ne doit pas vomir.
— Je sais.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? demande Crassus.
—  Rien. Je te propose de faire une petite promenade
pour t’aider à digérer. Tu es trop lourd pour aller jouer.
— On va où ?
—  Au phare. De là-haut, on peut voir toute l’île. Il y a
beaucoup d’escaliers, mais on va y grimper doucement.
— J’ai un peu mal au ventre.
— Si ça ne va pas, parle-moi. Évitons les catastrophes.
 
Le phare surmonte le toit de la Maison. On y accède par
une série de couloirs. Nous passons devant de nombreuses
portes que j’ai toujours vues fermées. Différentes odeurs
s’échappent des salles  : relents d’égouts, de transpiration,
de renfermé ou de médicaments. Crassus fait la grimace. Je
vois bien que ça ne va pas. Je cherche une solution. Toutes
les portes sont closes, surtout celles donnant vers
l’extérieur, où pendent d’énormes chaînes dorées. Il ne
peut pas vomir là, au milieu d’un couloir.
—  Ne t’inquiète pas, Méto, je sens que je vais mieux,
mais on ne pourrait pas ouvrir une fenêtre que je puisse
respirer un peu d’air frais ?
— Je n’ai jamais vu de fenêtres ouvertes dans la Maison.
C’est aussi pour ça qu’il y fait toujours chaud. Maintenant,
nous allons commencer l’ascension. Il y a des bancs tous
les deux étages, on s’arrête quand tu veux.
Crassus se détend. Il monte doucement, en prenant bien
soin de respirer profondément. Nous arrivons au sommet
au bout d’un quart d’heure. La vue est dégagée. Je
commence la leçon :
— Notre île ressemble à une étoile de mer. C’est une île
d’origine volcanique avec une montagne au centre  :
l’ancien volcan. On a construit la Maison au fond du
cratère. Les pentes du volcan sont riches et on peut y
cultiver des fruits, des légumes et des céréales pendant la
belle saison. Au nord se trouvent une forêt, où sont élevés
des cochons, et des prairies, où vivent des ruminants et des
volailles. On a aussi installé des ruches. La pêche se
pratique tout autour de l’île et dans les grottes sous-
marines situées sur la côte ouest.
En donnant ces explications, je me rends compte que je
n’ai jamais vu de près tout ce dont je parle. J’ai tout étudié
pendant les cours. Je ne vois des cochons des forêts que les
tranches de jambon qui remplissent mon assiette ou les
images des manuels. Soudain, j’aperçois César 1. Ai-je déjà
commis une erreur ? Il a le même visage que d’habitude. Il
sourit. Mais il sourit toujours, même quand il annonce les
pires nouvelles.
—  Méto, ton protégé doit porter l’uniforme au repas de
ce soir. J’ai l’impression que tu as oublié de passer chez le
tailleur.
— Non, César, je n’ai pas oublié. Nous irons là-bas juste
avant la chorale. Crassus était très faible ce matin. Il a
dormi un peu et puis je ne voulais pas qu’il rate l’heure du
repas.
—  J’ai vu qu’il en avait besoin. Tu as bien fait. N’a-t-il
pas trop mangé à midi ?
— Sans doute, mais ça ira.
—  Ne tarde pas, le tailleur t’attend et il n’est pas dans
un bon jour.
— Pourquoi ?
— Des petits se sont battus au début du cours de lutte et
ont déchiré leurs uniformes. Les grands sont intervenus un
peu tard. Il y aura des sanctions. Elles seront prononcées
au dîner, annonce-t-il avec le même sourire inexpressif.
Je déteste César 1.
Il tourne les talons sans un regard pour Crassus.
— Il fait comme si je n’existais pas, s’inquiète celui-ci.
— Pour l’instant, tu ne fais pas partie de la Maison. Il te
parlera à la fin de ton initiation. Jusque-là, je parle à ta
place. À présent, nous allons chez le tailleur.
 
Le tailleur me regarde avec cet air mauvais qui ne le
quitte jamais.
— Alors, c’est lui, le nouveau ? lâche-t-il. Il lui faut du 4.
Tiens.
Il me tend un ballot de grosse toile verdâtre. Je passe
avec Crassus dans le vestiaire. Je déplie le tissu sur la large
table au centre de la pièce. Il y a dedans une chemise
blanche, des sous-vêtements blancs, un pantalon marron,
une grosse veste de couleur grise, des chaussettes et des
chaussures noires.
— Voilà les vêtements que tu vas porter aujourd’hui. Tu
rentres dans cette cabine, tu te changes et tu reviens plier
toutes tes anciennes affaires. Tu les replaces dans le ballot
et on part pour la chorale.
— On va me les rendre après ?
— Après quoi ?
— Quand je partirai.
—  Non, je crois qu’ils les brûlent. Les vêtements qui
composent l’uniforme sont neufs, plus chauds et de
meilleure qualité. Tu n’as rien à regretter.
— Je veux garder mon manteau.
— Pourquoi ?
— C’est tout ce que j’ai… et puis il est très chaud.
Qu’est-ce qu’il veut, celui-là  ? Qu’on rate l’heure de la
chorale à cause de son manteau pourri en poils de rat ? Je
ne dois pas m’énerver, je sais que ça peut tout gâcher.
J’essaie d’adopter un ton calme mais ferme :
— Ce n’est pas possible. Rentre là-dedans et change-toi.
En lui parlant, je le pousse doucement dans la cabine
étroite, dont je ferme la porte.
Je regarde ma montre en respirant lentement. Je ne
l’entends pas s’affairer. Alors, je compte trente secondes
dans ma tête et j’ouvre la porte. Il est assis par terre et
pleure en silence.
— J’ai peur d’avoir froid, et puis ce manteau, c’est à moi.
Je ne veux pas qu’on le brûle, gémit-il.
— Écoute-moi, dis-je, un peu embêté, mets tes nouvelles
affaires. Pour le manteau, je te promets d’en parler à César
avant le repas. Ici, tu n’auras jamais froid. Tu verras ton
armoire ce soir, dans le dortoir. Elle sera pleine à craquer
de pulls, de vestes et de manteaux. Allez, fais vite. Je ne
veux pas qu’on arrive en retard à la chorale.
Crassus se relève. Il ferme la porte et s’habille en
quelques secondes. Quand il ressort, il est transformé. Il se
force à sourire. Je laisse le ballot au tailleur et lui précise
d’une voix la plus aimable possible :
—  Il veut garder son manteau en souvenir. Je vais en
parler à César ce soir. D’ici là, je vous remercie de ne pas le
brûler.
— C’est ça… c’est ça… En souvenir. Va parler à César.
Dans son regard, je perçois une complicité malsaine,
comme s’il pensait que je joue la comédie et que ni l’un ni
l’autre nous ne sommes dupes.
Je rattrape Crassus.
— Ça va aller. Allons chanter.
 
Une fois par semaine, nous allons à la chorale. Le rituel
veut que chacun s’attache, avant de commencer, une bande
de papier de couleur autour de la poitrine. La bande doit
être parfaitement ajustée. Elle ne doit pas être trop lâche
et risquer de descendre, ni bien sûr se déchirer pour avoir
été trop serrée… Il y a quatre couleurs. J’accroche à
Crassus un ruban bleu ciel. Rémus, Marcus, Claudius et
moi portons le rouge, la dernière taille.
—  Crassus, lorsque ton ruban craquera, tu en auras un
bleu foncé, puis un violet et enfin un rouge comme le mien.
Surtout ne le touche pas. Je te l’enlèverai à la fin du cours.
Va rejoindre les quinze autres «  Bleu ciel  » et ne sois pas
trop bavard. Regarde bien le professeur quand il parle.
Je ne me souviens pas avoir déjà vu craquer un ruban
pendant un chant. On déchire plus facilement son bandeau
quand on l’enfile maladroitement parce qu’on est pressé,
anxieux ou impressionné. Parfois c’est parce que le moment
est venu de changer. Il y a souvent des phénomènes de
contagion  : quatre ou cinq bandeaux se rompent le même
lundi.
Lorsque nous chantons, nous sommes tous statiques. On
ne voir bouger que les mâchoires et les ventres qui servent
de soufflet.
Comme à chaque fois, le professeur est installé quand
nous arrivons. Ses jambes sont dissimulées sous un plaid.
J’ai l’impression qu’on l’a posé là derrière son piano pour
toujours. La chorale est un moment magique. Je m’y sens
puissant près de mes amis et je me surprends parfois à
m’essuyer une larme au coin de l’œil.
— Qui initie le nouveau ? interroge le professeur.
— C’est moi.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Crassus.
— Aime-t-il chanter ?
— Je ne sais pas.
— Demande-le-lui.
Je me rapproche de Crassus que les Bleu ciel ont rejeté
à l’écart.
— Tu aimes chanter ?
— Je ne sais pas. Je crois que je n’ai jamais essayé.
Je me tourne vers le professeur.
— Il n’a jamais essayé.
Le professeur nous fixe avec un regard vide pendant
plusieurs secondes.
—  Qu’il essaie doucement pour ne pas perturber les
autres et, quand tu sauras s’il aime chanter, viens me le
dire.
— Bien, professeur.
Je retourne à ma place. Crassus me lance des regards
désespérés. Il a l’impression que je l’abandonne. Je lui
souris.
 
En fin d’après-midi, Crassus me demande de retourner
au dortoir. Il vide son armoire pour compter ses affaires. Il
frotte les maillots de corps contre ses joues et caresse les
pulls.
— Ça va, tu es content ?
— Oui, c’est bien ici.
— Alors, tu aimes chanter ?
— Aujourd’hui, je n’ai pas osé essayer. J’ai écouté, c’était
tellement beau. Je vais m’entraîner tout seul pendant la
semaine. Dis, est-ce que tu sais ce qui est arrivé au prof  ?
Pourquoi est-il handicapé ? C’est de naissance ?
—  Non, c’était un accident. Je ne sais plus qui m’a
raconté cela. Tu verras, tous les profs ont été touchés.
— Et tu sais ce qui s’est passé ?
—  Ils escaladaient la paroi sud du volcan et ils ont
dévissé. Comme ils étaient encordés les uns aux autres, ils
sont tous tombés.
—  Ah bon… Quelle histoire  ! Est-ce que je peux mettre
un pull sous ma veste ce soir ?
— Si tu veux. Tu as froid ?
— Non, j’aime mes pulls. Ils sentent si bon. Est-ce qu’on
lave nous-mêmes nos affaires ?
—  Non, tu retrouves tes affaires propres chaque matin.
Ce sont des fées ou des lutins qui font tout le travail la nuit
quand on dort.
— Tu me parles comme à un petit.
— Tu es petit. Et puis je n’ai pas d’autre explication à te
donner. En fait, personne ne sait.
Je jette un coup d’œil à ma montre et déclare :
— C’est bientôt l’heure du dîner. Je vais essayer de voir
César pour ton manteau.
Nous quittons le dortoir en direction de la salle de jeux.
J’espère y trouver Marcus à qui je pourrai confier Crassus.
Quand nous pénétrons dans la salle, toutes les places sont
prises. On entend rire, pester, même siffler. Je repère
Marcus qui observe Claudius et Paulus en pleine partie de
petits chevaux.
Toujours inséparables, ces deux-là, depuis que l’un a
initié l’autre. C’est un phénomène très rare à la Maison  :
une amitié entre un petit et un grand. L’initiation crée
généralement des tensions. Le grand, souvent puni à cause
du petit, ne pense qu’à s’en débarrasser. Plus tard, on
assiste même parfois à des vengeances.
— Marcus, je te confie le petit cinq minutes. Je dois voir
César.
D’un geste de la main, Marcus invite Crassus à s’asseoir.
J’hésite à m’éloigner et reste un instant à les regarder.
— Crassus, c’est bien ça ton prénom ? interroge Marcus.
— Oui.
Mon ami désigne du doigt le plateau du jeu.
— Tu connais les règles ?
— Non.
— Regarde comme c’est beau. Si ça t’intéresse, un jour,
je t’apprendrai. Tu peux y aller, Méto. On ne bouge pas.
À peine suis-je sorti de la pièce qu’une voix forte
m’appelle :
— Méto ! Méto ! Où est ton protégé ?
— César, justement je vous cherchais. J’ai confié Crassus
à Marcus.
— Il est sous ta responsabilité…
— Il fallait que je vous voie seul.
—  Il y a un problème  ? Il a vomi  ? Il a cassé quelque
chose ? Il a…
Je décide d’attendre qu’il me laisse parler. Je regarde
mes chaussures. Il comprend très vite :
— Allez, parle !
— C’est au sujet de son manteau…
— Ah oui. On m’a raconté. Mens-lui.
— Je n’en ai pas envie.
—  Mens-lui. Il n’est pas en état de connaître la vérité.
Vas-y tout de suite.
Il me plante là. La discussion est close. Je retourne sur
mes pas.
— Tu es déjà revenu ? demande Crassus.
— Oui, César semblait m’attendre à la sortie de la salle
de jeux. Ton manteau… ton manteau ne sera pas brûlé. Ils
te le rendront quand tu partiras, si… si tu le leur
demandes.
Paulus, qui allait jeter un dé, interrompt son geste et me
fixe dans les yeux :
— Tu l’as cru ?
— César le lui a dit, intervient Claudius avec vigueur.
— Si César le lui a dit… répète Paulus.
 
Au dîner, l’ambiance est très tendue. César 1 est
debout  ; et arbore un sourire qui promet. Crassus semble
plus serein. Je le regarde. Je me sens coupable. Mais César
a raison. Quand il aura grandi, il sera plus à même de
comprendre et d’accepter la vérité. De plus, je ne serai plus
là pour qu’il me le reproche, j’aurai «  craqué  » depuis
longtemps.
Chaque enfant a regagné sa place et attend dans un
silence parfait. César 1 commence :
— 1) Kaeso et Décimus se sont battus. Sanction : vingt-
quatre heures de chambre froide. Application  : immédiate.
2) Les « Rouges » sont intervenus trop tard. Sanction : une
claque tournante. Application : à vingt heures ce soir dans
le dortoir. Bon appétit.
Décimus et Kaeso se lèvent, et suivent César 5. Ils ont
du mal à contenir leurs larmes. J’ai expérimenté cette
punition, qu’entre nous nous appelons le frigo. Dans cette
prison obscure, la température ne dépasse jamais zéro
degré. Ils vont apprendre à se connaître. Ils auront besoin
d’être solidaires pour survivre.
César lève sa fourchette. Le compte peut commencer.
Aux tables des grands, des regards s’échangent  : certains
montrent de la colère, d’autres de l’indifférence ou de la
résignation. Crassus me chuchote à l’oreille :
— Toi, tu n’étais pas là quand c’est arrivé. Tu ne risques
rien.
— Je suis Rouge, donc je suis concerné.
Le petit me regarde, horrifié.
— Je ne comprends rien !
Il marque une pause puis demande :
— Ça fait mal, une claque tournante ?
—  Tu verras, ça dépend. Ne t’inquiète pas pour ça. Ce
n’est pas ma première. Surtout, Crassus, ce soir, ne mange
pas trop.
 
À vingt heures précises, César 3 entre dans le dortoir,
un petit sac noir à la main. Tous les grands s’approchent et
piochent, chacun à son tour, un jeton de bois sur lequel est
inscrit un numéro. Moi, j’ai le 14. Ensuite, nous formons un
cercle en respectant l’ordre indiqué par le tirage au sort.
César se place alors au centre et demande si nous sommes
prêts.
— Je commence. Attention… 1… 2… 3…
En entendant son numéro, le 1 assène une violente gifle
au 2 qui pivote et frappe le 3, et ainsi jusqu’au numéro 16,
qui frappe le numéro 1. César laisse trois secondes entre
chaque coup.
— 13… Clac. 14… Clac. 15… Clac. 16… Clac.
C’est fini. César tend le petit sac et chacun s’avance
pour rendre son jeton avant de gagner son lit. Octavius
était en treizième position et ne m’a pas raté, malgré son
majeur amputé. Moi, j’ai allumé Tibérius dont la joue molle
a bien sonné. César est parti. Je retrouve Crassus au pied
de son lit, les mains sur les oreilles. Je le rassure :
— Tu vois, je ne suis pas mort.
— Vous pourriez taper moins fort !
— Nous n’avons pas le choix. Si quelqu’un fait semblant,
César peut nous imposer un deuxième tour qui, en général,
est beaucoup plus violent, chacun voulant être sûr que
c’est bien le dernier.
Tibérius passe devant moi en se frottant la joue.
— C’était trop fort, Tibérius ?
— Non, c’était parfait, Méto. Bonne nuit.
Je me retourne vers Crassus pour mes dernières
instructions :
—  Monte doucement dans ton lit et couche-toi bien au
milieu. Sors les bras. Ce soir, pour te montrer, c’est moi qui
vais te border.
Crassus s’exécute. Je tire sur ses draps. Il pousse un
petit cri :
— Tu serres trop, ça fait mal.
— Tu dois apprendre à dormir comme ça. Ainsi, la nuit,
si tu rêves, tu ne risques pas d’endommager ton lit.
— Je ne peux pas respirer, se plaint-il.
— Tu vas y arriver. Calme-toi. Fais un effort.
— J’ai mal au ventre.
— Tu as encore trop mangé.
— Non, c’est le drap qui m’appuie sur l’estomac. Tu sais,
je n’ai pas touché au dessert. Ah, j’ai mal !
—  Arrête de parler  ! Concentre-toi sur ta respiration.
Ton corps va s’habituer et tu vas t’endormir.
—  Alors, ça y est  ? On a bordé son bébé  ? me lance
Marcus.
— Tu verras quand ce sera toi qui joueras les nounous !
 
Ce soir, c’est au tour de Paulus d’aller éteindre la
lumière centrale. Au retour, l’obscurité est totale. S’il ne
veut courir aucun risque, celui qui est chargé de cette
tâche doit, pendant la journée, s’entraîner à prendre des
repères, à compter ses pas pour ne rien casser.
En terminant de coincer mes draps, je me tourne vers
mon protégé :
— Bonne nuit, Crassus. Cette nuit, tu dors au chaud.
Il ne me répond pas. Il est déjà endormi.
Après quelques minutes de silence absolu, on commence
à percevoir des chuchotements. Les conversations se font
uniquement avec un voisin immédiat. Il est impossible de
comprendre précisément ce que disent les autres, mais on
peut s’amuser à deviner. Le corps coincé par les draps, il
faut dresser le cou au maximum pour voir par-dessus le
montant du lit. C’est donc au prix d’un gros effort qu’on
parvient à maintenir nos têtes orientées vers notre
interlocuteur. Il n’est pas question de desserrer l’étreinte
de la couverture pour poser, ne serait-ce qu’un instant, les
coudes, le sommeil nous surprend toujours si brutalement.
Étant près d’une cloison, je n’ai qu’un seul voisin
immédiat, Marcus. C’est cette position qui nous a
rapprochés lorsque nous étions Bleu clair et que, le soir
venu, des larmes soudaines nous submergeaient. Marcus
chuchote :
— Encore un peu de salive pour ton pote ?
— J’ai attendu ce moment toute la journée. Tu as parlé à
Rémus, aujourd’hui ?
— Oui, un peu, comme d’habitude.
— Il ne t’a rien dit pour ce matin ?
— Non, pourquoi ? Que s’est-il passé ?
— Il n’était pas dans la salle des lavabos au moment de
la visite des soldats.
— Tu es sûr ?
—  Il faut croire qu’ils l’ont laissé dormir. Et qu’ils ne
l’ont pas puni.
—  Tant mieux pour lui… Mais peut-être ne l’ont-ils tout
simplement pas vu.
— Moi, en revanche, j’en ai vu un !
Marcus marque un temps d’arrêt. Il détend son cou
pendant quelques secondes en se tournant vers le plafond.
J’en profite pour en faire autant.
— Tu as osé… Alors, ils sont effrayants ?
— Oui, effrayants. La deuxième fois, on doit avoir moins
peur.
— Tu recommenceras, alors ?
— Oui, je veux savoir, même si j’ai peur.
— Moi aussi, je veux savoir.
Les chuchotements s’arrêtent un à un, comme par
contagion, dans un temps très court.
CHAPITRE
2
Je suis réveillé. J’attends le signal. Ma montre m’indique
que je dispose d’une dizaine de minutes de répit, comme
une longue respiration avant de me lancer clans la course
quotidienne.
C’est le deuxième jour d’initiation pour Crassus, le plus
périlleux. Il va commencer seul sa première journée type.
Je n’ai pas pu tout lui dire, or je ne serai pas toujours
derrière lui pendant les quatorze heures qui nous séparent
du coucher. En tant que Rouge, je ne suis pas les mêmes
cours que lui.
Lui va apprendre à lire et compter comme un petit qu’il
est, et moi l’art d’engraisser et de saigner les cochons, de
semer efficacement les céréales ou toutes autres choses
que je ferai peut-être un jour. On n’apprend pas tout cela
pour rien en attendant de grandir. On servira bien à
quelque chose après. Pourquoi on ne nous dit rien ?
Un souvenir me revient à propos de tous ces mystères
autour de notre avenir. Il y a plusieurs mois, après le sport
du matin, une rumeur avait circulé. Il y avait quelque chose
dans les toilettes. Une inscription à la craie derrière une
porte. J’ai réussi à la lire juste avant qu’on ne l’efface :
Je veux savoir d’où je viens et ce qu’on devient après.
S’il vous plaît.
Ce n’était pas signé. Mais on voyait tout autour comme
une constellation de petites croix au tracé mal assuré. J’en
ai compté une trentaine. La craie était posée par terre. J’ai
ajouté ma croix et les deux copains qui m’accompagnaient
ce jour-là, Marcus et Octavius, ont fait de même. Durant la
journée qui a suivi, les enfants ont échangé des signes qui
disaient  : «  J’ai vu.  » «  T’as vu  ?  » «  J’ai signé.  » «  T’as
signé ? »
Longtemps après cet événement, ces toilettes-là étaient
toujours les plus utilisées. C’était comme si on venait aux
nouvelles, pour connaître la suite d’une histoire ou alors
pour signifier qu’on se sentait appartenir à un clan dont le
local serait si exigu que ses membres ne pourraient le
fréquenter qu’à tour de rôle. Pourtant, aucune autre
inscription n’a vu le jour depuis.
Qu’est devenu Quintus depuis vingt-quatre heures ? Est-
il apprenti paysan ou pêcheur dans l’île ? Est-il en partance
vers un ailleurs inconnu  ? Est-il mort  ? Est-il soldat avec
des chaussures qui puent la graisse  ? Non, sûrement pas
cette dernière solution. Il n’a pas le physique pour ça : trop
maigre et trop grand. Personne n’a le physique du soldat
que j’ai aperçu hier. Je me demande où ils les trouvent,
ceux-là. La nature n’engendre pas de tels monstres.
La sonnerie. C’est l’heure, plus le temps de rêvasser. À
peine levé, je répète à Crassus le seul conseil qui vaille :
— Regarde les autres avant de faire ou de dire quelque
chose. Dans la mesure du possible, ne parle pas et surtout
ne pose pas de questions.
— Je resterai très concentré. Je te le promets, Méto.
— Les Rouges à la course ! Les Rouges à la course ! crie
Claudius. Méto, dépêche-toi !
— Je vous rattrape.
Je cherche, parmi les Bleu clair, un garçon digne de
confiance.
—  Sextus, surveille Crassus discrètement. Fais ça pour
moi. Juste aujourd’hui.
— OK, Méto, je ne le lâcherai pas.
 
La course matinale a lieu dans le couloir qui borde le
bâtiment. Il en épouse la forme octogonale. La surface de
l’étage est coupée en quatre par deux passages
perpendiculaires  : un sud-nord et un est-ouest. Au centre
de la croix ainsi formée se placent quatre César, chacun
s’occupant d’un point cardinal. Les enfants courent par
équipes de quatre, contre le chronomètre. On commence
par les Rouges, et dans l’ordre des performances établi la
veille. Je suis dans l’équipe qui part la première chaque
matin, parce que c’est la plus rapide depuis longtemps. Au
sein de chaque équipe et selon le même principe, les
coureurs sont classés. Dans la mienne, Rémus est premier,
Claudius second, Octavius troisième et moi quatrième.
Chaque enfant s’installe au bout d’un des passages. Au top
départ, les enfants s’élancent, deux vers la droite et les
deux autres vers la gauche. À chaque fois qu’ils sont
visibles au bout d’un passage, le César qui leur fait face
hurle leur numéro. Les garçons ont cinq tours à faire s’ils
sont Rouges, quatre s’ils sont Violets, trois s’ils sont Bleu
foncé et deux s’ils sont Bleu clair.
Si la hiérarchie est respectée, on doit entendre les
chiffres dans l’ordre. Dans le cas contraire, on redistribue
les numéros pour le lendemain. César 1 chronomètre la
performance du groupe qui peut être rétrogradé en cas de
défaillance. Le classement des enfants par couleur est
affiché chaque jour. Il n’est pas bon d’être classé seizième,
sauf si l’on vient d’entrer dans une couleur. On essuie sans
cesse les quolibets, on n’est plus appelé par son prénom
mais par le sobriquet infamant de « Zzeu ». Si un élève se
complaît dans cette situation marginale, des pressions sont
exercées par les César, souvent des privations de
nourriture.
Moi, j’ai de la chance, j’ai toujours couru vite. Je suis
dans le groupe 1 depuis plus d’un an. Si je ne grandis pas
trop vite, je peux encore progresser.
C’est parti. Après ma journée de quasi-repos d’hier, je
me sens en pleine forme.
— 1,4, 2,3.
Je suis bon.
— 1,4, 2,3.
Je croise Claudius, classé 2, qui me fusille du regard et
me lance :
— Petit rêveur !
Pas le temps de répondre. Je m’accroche.
— 1,2, 4,3.
Au troisième tour, j’ai cm l’espace d’une seconde que
Claudius avait dévié légèrement sa course comme s’il
cherchait à m’accrocher. Il n’a aucun intérêt à le faire.
C’est ça l’intelligence du système  : on joue contre et avec
les autres en même temps. Une chute nous coûterait trop à
chacun.
— 1,2, 3,4 ! hurle César 1.
C’est fini. Nous rejoignons le centre de l’octogone en
soufflant profondément.
— Groupe 1 : ordre respecté. Chrono amélioré.
— Combien, le chrono ? réclament en chœur Claudius et
Octavius.
— 4.8.
— Merci, César.
—  Hé, Rémus, on a fait 4.8  ! C’est super  ! lance
Octavius.
— Pas mal. J’ai déjà fait mieux. Avec d’autres.
— Quand ?
Il ne répond pas. Rémus, l’indétrônable premier, s’en va
tranquillement vers les lavabos. Nous restons pour écouter
le score des autres équipes. Pas de changement dans le
classement des groupes à l’issue de l’exercice, demain
l’ordre au départ sera identique.
 
Nous partons pour le deuxième atelier consacré à la
musculation. Au programme  : concours de pompes. Les
pieds sont posés sur un banc. Nous sommes installés en
rang d’oignons selon le classement de la veille. Je suis en
dixième position, Rémus, comme partout en sport, occupe
la première place. Un César donne le départ et chacun
exécute à son tour le mouvement, qui doit être
parfaitement contrôlé. Le menton vient effleurer le sol et
une pause de trois ou quatre secondes est obligatoirement
respectée avant de remonter dans la position initiale. La
cadence est tranquille au début. On ne fait l’effort qu’une
fois toutes les deux minutes. Mais, à mesure des abandons
ou des disqualifications pour gestes non conformes, le
rythme s’accélère. Quand le «  Zzeu  » est désigné,
beaucoup laissent tomber. Il y a, devant, quatre ou cinq
spécialistes absolument inattaquables.
Le troisième atelier, celui des assouplissements, est un
vrai moment de détente. L’enchaînement des mouvements
est exécuté dans un ordre immuable. Un de nous se place
face aux autres et donne le tempo. Les Rouges le font
presque les yeux fermés.
La dernière activité du sport matinal est la corde.
Véritable supplice pour les Bleu ciel qui abîment leurs
mains avant d’avoir assimilé la technique. À partir du
moment où l’on intègre le groupe des Violets, on travaille
sans l’aide des jambes, à la seule force des bras. On nous
impose la lenteur et le sourire. Chez les Rouges, certains se
rajoutent des bracelets lestés aux chevilles.
C’est fini. Je n’ai pas progressé dans les classements et
j’assume mes médiocres performances en pompes et en
corde.
 
Au moment du petit déjeuner, je croise Crassus, le teint
livide. Il s’écroule à sa place.
— C’est comme ça tous les matins ? chuchote-t-il.
— Oui, tu vas t’habituer. On a dû te dire que tu devais au
plus vite te dégager des places de « Zzeu ».
— Oui, on me l’a dit.
— Je te retrouverai à la lutte. Je pense que tu seras dans
mon groupe. D’ici là, sois attentif.
Je croise le regard rassurant de Sextus qui hoche la tête
doucement pour me signifier que tout va bien. -Attention,
ça commence…
Les enfants ont faim et dévorent toute leur assiette. Je
vois Crassus hésiter :
— Je n’ai pas trop faim après le sport.
—  Mange quand même un peu. La prochaine fois, c’est
dans trois heures.
 
Ce matin, je suis les cours de pêche de monsieur V. :
Comment capturer et cuisiner le dauphin. À mon
arrivée, je ne comprenais rien à rien. La mer, les vagues,
les marées, les poissons ne sont que des dessins et des
mots dans les livres. Une fois ou deux, on a fait une sortie
dans les couloirs pour aller regarder la mer du haut du
phare.
Un jour, j’avais posé une question :
—  Comment discerne-t-on les poissons dans la mer qui
est colorée ? Quand je plonge ma cuillère dans la soupe de
légumes, je ne la vois plus.
—  L’eau de mer n’est pas comme la soupe, elle est
transparente et incolore. Vous le constatez dans votre livre.
— Du haut du phare, j’ai vu qu’elle était verte.
—  Il faut croire vos livres, avait affirmé monsieur V., ils
ne mentent pas. Vos impressions, votre vision par exemple,
peuvent vous tromper.
Un autre élève avait insisté :
— Moi aussi, j’ai vu comme Méto que la mer est colorée.
— Ça suffit ! On reparlera de cela plus tard.
— Pourquoi pas maintenant ? avais-je insisté.
—  Parce que ce n’est pas prévu. Si vous voulez, je
demanderai si j’ai le droit de revenir sur cette question une
autre fois.
— Vous demanderez à qui ?
—  Ça suffit  ! Reprenons notre cours. Nous avons perdu
assez de temps aujourd’hui. Méto, je ne vous autorise plus
à poser de questions de toute la semaine.
— Bien, maître.
Monsieur V. n’en avait bien entendu jamais reparlé. Moi,
j’avais à partir de cet épisode arrêté d’interroger les
professeurs parce que cela ne servait à rien, parce qu’ils se
mettaient en colère ou avaient l’air gênés.
Aujourd’hui, je prends des notes sérieusement car il y
aura bientôt des contrôles. Si on n’est pas performant, on
est obligé d’aller à des cours de rattrapage pendant les
activités de jeux. Pour ceux que le sport n’intéresse pas –
ils sont rares –, des restrictions de nourriture sont à
craindre.
En règle générale, les enfants comprennent vite que la
bonne solution, c’est de travailler. Travailler signifiant
essentiellement quatre choses :
1) Apprendre par cœur les cours, même si on ne les
comprend pas parfaitement.
2) Savoir recopier vite et sans faire de fautes de longs
textes compliqués.
3) Pouvoir identifier de manière automatique une grande
quantité d’espèces végétales et animales.
4) Enfin, être capable de dessiner proprement, de
manière réaliste.
 
Les cours de lutte ont toujours lieu avec l’ensemble des
enfants, répartis en quatre groupes, placés chacun sous la
responsabilité de quatre Rouges. Ces derniers ne
combattent pas. Ils organisent les échauffements, les
exercices et arbitrent les duels.
J’ai la responsabilité d’un groupe avec Titus, un grand
blond qui ne sourit jamais. On nous a attribué deux
assistants qui nous regardent en souriant bêtement  :
Marcus et Rémus.
Les deux professeurs, monsieur A. et monsieur P., se
déplacent avec difficulté. Ils portent des corsets et restent
le plus souvent appuyés sur les barres qui entourent
l’immense salle de sport.
Ils ne montrent aucun geste technique aux élèves. Ce
sont les Rouges les plus expérimentés qui miment les
prises et les phases de combat. Mais leurs remarques et
leurs conseils sont toujours extrêmement précis. Tout
semble prouver qu’ils étaient de grands champions avant
l’accident.
J’occupe un poste à risque car je dois avant tout éviter
les bagarres générales qui parfois éclatent subitement.
Quand un lutteur se juge maltraité, quand il a été mordillé,
pincé, ou qu’on lui a tordu les doigts, il a tendance à
répliquer. Les amis au bord du tapis prennent vite parti et
la salle peut s’embraser. J’ai assisté à un épisode de
déchaînement peu de temps après mon arrivée et j’en
garde encore aujourd’hui un souvenir horrifié. Les coups se
sont abattus avec une extrême violence car tous savaient
que le temps était compté et que l’intervention des deux
professeurs mettrait fin aux affrontements. Messieurs A. et
P. n’ont pas crié et se sont déplacés avec une certaine
lenteur. Ils ne sont intervenus que lorsqu’ils ont été sûrs
qu’on pouvait les entendre. S’ils prononçaient deux fois le
nom d’un enfant, celui-ci savait qu’une punition tomberait
le soir même. La grande majorité des enfants ne donnaient
donc qu’un ou deux coups et se protégeaient ensuite en
attendant l’arrivée des deux adultes. C’était à qui taperait
le premier et le plus fort.
Depuis que j’ai cette charge, il ne s’est jamais rien passé
au sein de mon équipe. Titus et moi connaissons bien les
élèves. Nous arrivons à déceler, avant même que les
combats ne commencent, quand un enfant va perturber la
séance. Il y a des signes qui ne trompent pas, comme une
main qui fuit quand on la serre, un visage fermé ou un
sourire insistant. Ces jours-là, l’enfant ne combat pas. Un
de nous discute avec lui pour comprendre ce qui cloche.
Cette charge me permet d’être bien informé des tensions,
des rancœurs, mais aussi des amitiés et parfois des secrets
qui existent dans la Maison.
Je présente le nouveau aux autres :
—  Voici Crassus. Il sera dans notre groupe. Soyez
sympas avec lui. C’est sa première séance et il est un peu
perdu. Décimus, s’il te plaît, tu lui rappelles les règles.
Celui-ci s’exécute aussitôt :
—  Le but du jeu, explique-t-il, c’est de maintenir son
adversaire le dos collé au sol pendant dix secondes. On ne
doit pas frapper, pincer, mordre, déchirer le justaucorps de
l’autre, tirer les cheveux, les oreilles ou…
— C’est bon, je pense qu’il a compris.
Après un échauffement d’un quart d’heure, je groupe les
enfants par deux et on répète des prises. C’est Marius, un
Bleu foncé très doux, qui initie Crassus.
Le nouveau a peur. Dès que son partenaire l’attrape, on
a l’impression qu’il cède tout de suite, qu’il se met à
genoux en signe de soumission. J’ai même le sentiment
qu’il bloque sa respiration quand on l’immobilise, comme
s’il voulait qu’on le croie mort.
Titus choisit de ne pas le faire participer aux combats
aujourd’hui. Il doit comprendre l’esprit du jeu et se
rassurer.
 
À table, Crassus mâche lentement, en silence. Il semble
réfléchir. Il commence à percevoir ce que sera son
quotidien pendant quatre ou cinq ans. Il sait que ce sera
dur, mais que, comme les autres, il finira par s’y faire.
Il y a une minuscule récréation d’un quart d’heure après
le repas. Les enfants se répartissent par petits groupes
dans l’ensemble des couloirs. C’est le seul moment non
organisé de notre emploi du temps. Les pensionnaires en
profitent pour libérer le flot de paroles qu’ils accumulent
depuis des heures. Dans certains groupes de petits, tout le
monde parle en même temps sans se soucier du discours de
l’autre. Chez les plus vieux, en revanche, on peut avoir de
vraies discussions. Bien entendu, pour prévenir tout conflit,
des César sont harmonieusement répartis sur tout l’étage.
La parole est surveillée, même si c’est souvent de loin.
Les cours théoriques reprennent ensuite à quinze
heures. Puis les enfants vont en alternance aux jeux de
table ou aux sports collectifs en fonction de leur couleur.
On inverse les activités chaque jour.
Les jeux de table partent tous de la même base  : les
petits chevaux. Un plateau de quatre couleurs, un dé et
deux pions colorés par joueur. Les nouveaux jouent selon la
méthode traditionnelle, la plus facile. Le jet du dé est
essentiel. On gagne si on a de la chance.
Les autres, en grandissant, utilisent des variantes où la
stratégie a plus de place. La première consiste à envoyer
un cheval dans un sens et un autre en sens contraire. Le
but est de rejoindre au plus vite son camp comme dans le
jeu classique, mais en multipliant les conflits. La deuxième,
de loin la plus utilisée, n’a gardé pour ultime objectif que
l’élimination totale des trois autres adversaires. On jette le
dé deux fois. Les pions avancent dans le sens qu’on désire.
On est libre de choisir un sens et un pion pour le premier
jet, et de changer l’un ou l’autre pour le second. La figure
qu’on recherche le plus est le «  sandwich de la mort  »,
quand deux pions d’une même couleur bloquent
complètement un pion adverse qui attend, impuissant, son
élimination. On peut jouer en équipe ou chacun pour soi. Il
est aussi possible de nouer, selon les circonstances, des
alliances officieuses du type « l’ennemi de mon ennemi est
mon ami jusqu’à ce que notre ennemi commun
disparaisse  ». Ces variantes sont tolérées si elles
n’occasionnent pas de débordements violents.
Un classement officieux est établi chaque jour. En fin de
semaine, les champions s’affrontent sous le contrôle de
tous les autres. Je me suis passionné au début pour ces
jeux, pour le prestige que cela apporte. Mais, en
vieillissant, je me suis aperçu que les vainqueurs ne font
jamais partie du cercle de mes proches. J’ai depuis
quelques mois pour principe de ne jamais participer aux
finales. D’abord, pour éviter de perdre mon sang-froid
devant les autres, juste pour un jeu, mais aussi parce que
j’apprécie d’être inactif pendant ce temps. Je fais semblant
de regarder et je laisse mon esprit divaguer. Sortir du
cadre, ne serait-ce que quelques minutes, une fois par
semaine, me procure un grand plaisir. Je ne dois pas m’en
vanter, les César n’apprécieraient pas.
 
Ce soir, nous, les grands, avons sport en salle. L’activité
commence par un long travail d’habillage baptisé le
« carapaçonnage ». On enfile tout d’abord une combinaison
élastique sur laquelle on a cousu des anneaux en métal. On
fixe ensuite, sur ces anneaux, à l’aide de lanières, des
pièces de cuir qui ont la forme et la couleur des principaux
muscles visibles de notre corps. Ainsi harnachés, nous
ressemblons au dessin de l’écorché qui trône dans la salle
d’anatomie. Un masque de fer et de peau couvre la moitié
du visage. Deux gros globes en plastique transparent
placés sur les yeux nous font ressembler à des mouches.
Les équipes sont composées de six joueurs. J’appartiens
à celle de Claudius. Avant d’accrocher la lanière du casque,
notre capitaine nous appelle. Nous formons un cercle en
nous serrant par le cou. La pression nous fait baisser la
tête. Tout le monde se tait. Moins la mise au point dure,
moins c’est douloureux.
—  On fera l’Appius 1.3. Même sizaine de départ que
dimanche. Pas de questions ?
— Non ! hurle-t-on en chœur.
Le cercle se disloque. Les joueurs se mettent en place
en faisant des rotations de la tête. Aujourd’hui, nous
jouerons donc une partition déjà inscrite au catalogue. Cela
fait bien trois semaines que personne n’a proposé une
nouveauté. Peut-être qu’on est arrivés au bout des
stratégies possibles. Il y en a une de moi classée dans le
gros bouquin qui les recense. Elle est codée Méto 2.1. Je
pense avoir trouvé le sens de cette numérotation obscure.
Le 2 signifie que je suis le deuxième Méto de la Maison, en
tout cas le deuxième à avoir proposé une stratégie, et le 1
signifie que c’est ma première combinaison acceptée.
Jamais un César n’a confirmé mon hypothèse : on ne parle
pas du passé.
—  Le passé, comme dit César 2, c’est l’histoire des
autres et on ne doit s’occuper que de sa propre histoire.
Le jeu de salle s’appelle l’« inche ». Le but du jeu pour
chaque équipe est d’aller porter une boule de poils et de
tissu dans un trou carré de vingt centimètres de côté situé
dans le mur du camp adverse, tout en empêchant l’équipe
concurrente d’en faire autant.
Tous les coups sont permis  : pousser, jeter, écraser
l’adversaire. Il n’y a pas de hors-jeu. Les rôles au sein des
équipes sont très spécialisés. Il y a des nettoyeurs chargés
de «  clarifier la zone de but  », des transperceurs qui
perforent les lignes adverses et des placeurs censés
concrétiser l’avantage. Ce sont les « artistes » du sport car
ce sont les plus adroits et les plus précis. La partie s’arrête
dès que la boule a trouvé une niche.
Ah oui, j’oubliais le principal : tous les déplacements se
font à quatre pattes et la boule est tenue entre les dents.
Ce jeu est violent et provoque une très grosse dépense
d’énergie. Ceux qui tiennent la boule doivent sans cesse
agiter la tête pour éviter qu’un adversaire ne puisse
mordre dedans.
Je suis placeur, moins pour mon adresse qu’à cause de
mon manque de masse musculaire. Le match commence.
Cette «  Appius  » est très spectaculaire. Claudius, notre
transperceur, mord dans la boule et quatre équipiers le
saisissent et l’envoient de toutes leurs forces percuter les
lignes ennemies. Il écarte ses jambes et ses bras pour
accrocher et aplatir le plus possible d’adversaires en
retombant. Ensuite, chacun retrouve son rôle. Profitant de
l’effet produit par Claudius, je me faufile derrière les lignes
et je circule de droite à gauche et de gauche à droite en
esquivant les coups. Je m’épuise à aller et venir. Je sens que
je n’aurai qu’une chance dans le match car les contre-
attaques sont souvent meurtrières.
De plus, c’est Titus, mon partenaire à la lutte, qui joue
placeur en face et c’est un véritable génie de la cible.
J’ai pris un coup dans le dos. C’est un défenseur qui m’a
touché avec son pied en essayant de se sortir des griffes
d’un nettoyeur. Claudius a toujours la boule à la bouche. Il
arrose les autres de sueur et de bave en tournant la tête.
Ça y est, il m’a vu. La passe est précise. Je reçois la boule
mouillée en pleine figure. Je m’aplatis dessus. Je mords. Je
me relève et tire d’instinct vers la niche, avant de sentir le
poids d’un nettoyeur qui plonge sur mon dos et me plaque
contre terre. Un coup de sifflet bref m’indique que c’est
fini. J’ai marqué. On a gagné. Les élèves se mettent debout,
aident les plus mal en point à en faire autant. Chacun
vérifie que son corps est resté intact. Les visages sont
souriants. Pas de dégâts aujourd’hui. On se congratule.
Après un court moment de repos, les perdants passent
la serpillière pour effacer les traces de salive, de sueur ou
de sang. C’est la bouche qui saigne le plus, lèvres éclatées,
dents cassées, voire arrachées. On range ensuite
soigneusement les éléments de la carapace dans les
paniers qui leur correspondent. On met les combinaisons
trempées et la boule dans le trou du linge sale.
C’est sous les douches qu’on fait le vrai bilan des dégâts
corporels  : hématomes, morsures, griffures, entailles au
niveau des globes protecteurs. Personne ne se plaint ni ne
s’apitoie sur les autres. Ce jeu, on l’aime pour sa violence.
La première fois que j’ai vu d’autres enfants y jouer, cela
m’a rappelé une image du livre sur les espèces sauvages :
on y voit deux sangliers adultes qui se battent pour une
charogne.
 
L’étude est un grand moment de solitude à plusieurs,
chacun travaillant seul dans son coin, au milieu des seize
autres. Tout se passe dans un silence que ne viennent
troubler que le bruit d’un César faisant les cent pas, celui
des pages d’un livre qu’on tourne ou le grattement des
stylos plume sur le papier.
Certains, le visage en l’air, les yeux fixes ou fermés,
révisent leurs leçons. D’autres noircissent pendant toute
l’heure des pages et des pages. D’autres encore dessinent.
Absorbés, concentrés, nous ne voyons pas passer cette
heure-là.
 
Au moment du repas, j’essaie de faire le point avec
Crassus :
— Alors, cette journée ?
Il me regarde sans me répondre. Il a l’air épuisé.
— C’était dur ?
— Je ne sais pas. Je… je…
Nous avalons une bouchée.
—  Mâche bien. On a le temps. Ne parle que si tu en as
envie.
— J’ai entendu parler de l’inche. C’est un jeu horrible.
— Tu finiras par apprécier.
— Je ne crois pas.
Quelques bouchées plus tard, comme s’il avait eu besoin
de reprendre son élan :
—  Les cours… c’est très long. Je n’arrive pas à me
concentrer. Très vite, je ne comprends plus rien.
— C’est normal.
— Le pire, c’est l’étude… Ce silence qui me fait peur.
— Si tu travailles, tu oublies l’angoisse.
Il me regarde, énervé. Comme quelqu’un emprisonné
dans une cage de verre, qu’on ne pourrait pas entendre.
—  Je n’y comprends rien. Je ne sais rien faire. Tous les
autres…
Il sanglote doucement et rate les dernières bouchées.
Dans les couloirs, je lui pose la main sur l’épaule et je
tente de le rassurer :
— Tu es nouveau, mais tu n’es pas bête. Chaque jour tu
feras des progrès. Tous les nouveaux qui débarquent sont
comme toi. Nuls, extra-nuls en tout. Et puis cela s’arrange.
—  Il paraît qu’on peut nous priver de nourriture quand
on ne travaille pas.
— Ça arrive à ceux qui y mettent de la mauvaise volonté,
mais si tu fais des efforts, tu seras soutenu et personne ne
te reprochera rien. Je pourrai demander le droit de t’aider,
aussi.
— C’est vrai ?
—  Des grands qui soutiennent des petits pendant
l’étude, c’est assez courant.
Marcus et Octavius me rejoignent près des lavabos.
—  Alors, on continue l’élevage du petit poussin  ? lance
Marcus.
— Rigolez, les gars… Bientôt, ce sera votre tour.
Ce soir, Crassus se borde tout seul. Il me demande tout
de même de vérifier. Je lis dans ses yeux que quelque chose
le tracasse. Il hésite puis se lance :
— Pour mon manteau…
— Oui ?
— Y en a qui m’ont dit que…
Je l’interromps brutalement. Il m’énerve avec sa peau de
rat.
— Parce que tu ne me fais pas confiance ?
— Si, bien sûr…
— Alors, dors et n’en parle plus.
CHAPITRE
3
Aujourd’hui, nous sommes à la moitié de l’initiation de
Crassus. Il s’habitue. Comme prévu, le brouillard se dissipe
pendant les cours. Je vais bientôt pouvoir l’abandonner lors
de l’étude. Ce cours de soutien m’empêche de participer
aux activités de la fin d’après-midi car mon travail
personnel doit être terminé et visé par les César avant que
je puisse rejoindre mon protégé. J’étudie donc tout seul
dans la salle, bercé par les cris énervés de mes camarades
se livrant aux délices de la compétition à quelques pas de
là.
J’aimerais tellement retourner jouer à l’inche. Ils vont
finir par me remplacer tout à fait au poste de placeur. Pour
l’instant, je sais que ceux qui se sont lancés ont échoué,
l’un a eu le bras cassé, un autre a supplié ses partenaires
de le remettre à l’arrière. Il était complètement perdu et se
sentait grandement responsable des défaites. Presque
chaque jour, un de mes coéquipiers m’aborde dans les
couloirs pour me demander la date de ma reprise.
— Bientôt, très bientôt, les gars.
Crassus s’est mis à l’inche. Il a compris qu’on peut
survivre, qu’un traumatisme crânien vous met sur la touche
une semaine mais ne vous empêche pas d’avoir envie d’y
retourner. Il sait qu’il doit s’endurcir pour résister ici.
Apprendre à obéir, c’est bon pour éviter les problèmes avec
les César, mais pas pour éviter ceux que les enfants se
créent entre eux. Crassus a des dispositions pour passer au
travers des ennuis, il est malin. Il a ça dans le sang.
J’éprouve pour ce trait de caractère un mélange de dégoût
et d’admiration. On gagne toujours au détriment des
autres. Il sera parfait pour la Maison.
 
—  Course-purée… Il va y avoir une course-purée. C’est
quoi encore, ce truc ? interroge mon protégé. Ça fait mal ?
— Non, c’est un petit spectacle clandestin, juste pour se
distraire.
— Tu m’expliques ?
—  Deux enfants de même couleur, assis l’un en face de
l’autre, entourés de leurs intimes qui font écran, se défient
pendant le repas. Au moment où César donnera
l’autorisation de manger à tout le réfectoire, ils vont tenter
de vider leur assiette en enfournant à chaque bouchée la
plus grosse quantité de bouffe possible. La partie s’arrête
quand l’assiette est parfaitement récurée.
— C’est rigolo !
—  Et interdit aussi. Si les César repèrent des taches
suspectes sur ton uniforme, tu es bon pour le frigo. Pour
éviter ce genre de traces, certains se défient à l’eau, mais
vu les quantités qu’ils peuvent boire, beaucoup se sont
rendus malades pour de vrai. Au fait, tu sais qui sont les
compétiteurs ?
— Non, pas exactement, des Bleu foncé en tout cas. Toi,
tu as déjà essayé ?
—  Moi, j’ai tout fait. Tu commences à me connaître…
Lors d’une course-purée, j’ai bien failli m’étouffer. J’en ai
rejeté par les narines. Un vrai supplice.
— Et alors ?
— J’ai perdu.
— Je ne vois pas l’intérêt de ce jeu.
— Il faut bien passer le temps.
 
—  Rémus pleure, me glisse Octavius à l’oreille, au
moment où nous rejoignons la salle d’étude. Il est assis par
terre dans le couloir, la tête dans les mains.
— Quelqu’un lui a parlé ?
— Moi.
— Et que veut-il ?
— Il veut te parler, et à toi seulement.
— J’y vais.
— Ce n’est pas le bon moment. Qu’est-ce que tu vas dire
à César ?
—  La vérité. Il finit toujours par la connaître, de toute
façon. J’y vais.
Je trouve Rémus au bout du couloir est. Il a les yeux
dans le vague.
— Qu’est-ce que tu as ?
— J’ai été suspendu d’inche, me répond Rémus.
— Ce n’est pas nouveau. Pour un an, je crois, c’est ça ?
— Oui, mais je devais reprendre bientôt. J’ai demandé à
César la date précise de ma réintégration dans l’équipe. Et
là, il m’a annoncé qu’ils avaient décidé de me suspendre un
an de plus. Dans un an, je ne serai plus là.
— Tu le leur as dit ?
—  Oui. Eh bien, ils m’ont assuré que si. Que je serai
encore là. Moi, je sais que je suis vieux, je suis un Rouge
plus mûr que toi, et toi, dans trois ou quatre mois, tu es
fini.
—  Je vais voir ce que je peux faire. En attendant, lève-
toi. Tu ne peux pas rester là.
— Non, d’abord, promets-moi que tu vas m’aider. Je veux
rejouer au moins une fois, au moins une fois.
— Je m’en occupe. Lève-toi, maintenant.
Il se relève tranquillement et part en direction des
dortoirs. Il ne va jamais à l’étude et personne ne lui dit
rien. En ce qui concerne sa prolongation, je ne lui ai pas
promis de réussir, mais je vais essayer. Si les César avaient
eu plus de courage, ils lui auraient directement annoncé
qu’il était interdit à vie. Rémus, dans le jeu, peut être d’une
violence extrême, d’un acharnement qui fout vraiment la
trouille. Je l’ai vu une fois cherchant à casser le bras de
Claudius. Il écumait de rage et était totalement
incontrôlable. Tous les joueurs s’y sont mis pour les
séparer. Il a fallu l’assommer pour qu’il lâche prise. Il est
interdit d’inche « pour cruauté ».
Son exclusion a entraîné, pendant plusieurs mois, un
arrêt total des matchs. Mais des bagarres éclataient
pendant des séances de lutte ou dans les couloirs, et le
frigo tournait à plein régime. Et comme la violence
contrôlée et organisée est plus facile à gérer, l’inche a été
rétabli.
Je rentre dans l’étude. Je viens me planter devant César
3 qui me regarde comme s’il était surpris que je veuille lui
parler, Pourtant, si je m’étais glissé discrètement à ma
place, j’aurais passé un sale quart d’heure dans son
bureau.
—  Je viens vous expliquer mon retard  : un camarade
pleurait, prostré dans le couloir est. Il m’a fait dire qu’il
désirait me parler. J’ai pens…, pardon, j’ai…, j’y suis allé
sans trop réfléchir.
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi toi ?
— Je ne le sais pas. Il ne me l’a pas dit.
— Et toi, qu’en penses-tu ?
— Je n’en pense rien.
— Où est-il maintenant ?
— Il s’est relevé et il est parti vers…
— Je sais vers où, tu peux regagner ta place.
— César, j’ai promis d’intercéder en sa faveur…
Il ne relève même pas la tête. Il a mis un terme à la
discussion et n’imagine pas que je puisse la prolonger de
mon propre chef. J’insiste :
— César ?
—  Tu es encore là ? Alors que tu as déjà pris beaucoup
de retard dans ton travail ?
Il marque un long silence puis reprend :
— Plus tard, peut-être, on se parlera.
Je n’insiste pas. Une vague promesse de sa part, ce n’est
déjà pas si mal.
 
Je repense à ce que m’a dit Rémus  : «  Dans trois ou
quatre mois, tu es fini.  » C’est quoi, finir  ? Qu’est-ce qui
m’arrivera ? Et Quintus, traîné par deux monstres dans un
sac, il y a deux semaines… Qu’est-il devenu ? Est-il encore
en vie  ? Je me suis fait à l’idée qu’on nous recyclera dans
un emploi, ailleurs. On ne peut pas nous avoir entraînés et
éduqués chaque jour pour ne rien faire de nous au bout du
compte.
 
Crassus s’est assis en face de moi pour manger. Il a sans
doute des questions en réserve. Curieusement, il ne
démarre pas tout de suite. Il m’observe sans rien dire
pendant la moitié du repas. Qu’attend-il ?
— Rémus, finit-il par lâcher, c’est ton ami ?
— Oui, on peut dire ça. Je ne parle pas avec lui tous les
jours, ce n’est pas un bavard. Mais je le connais depuis
mon arrivée et c’est un équipier fidèle et efficace à la
course.
—  C’est un méchant. On m’a raconté des horreurs sur
lui.
— Sans doute beaucoup de légendes. Mais il est certain
qu’il peut être violent.
— Dans quelles circonstances ?
—  Il n’y a pas de circonstances particulières. Ça arrive
brutalement, par crises.
Crassus recommence à me regarder comme une bête
curieuse. Pourquoi ce soudain intérêt pour Rémus  ?
L’épisode du couloir a-t-il déjà fait le tour de la Maison ?
Je suis maintenant distrait par un petit Bleu assis à côté
de lui. Il vient de pousser son dessert vers son voisin de
gauche. Quelle est sa dette  ? Je le lui demanderai quand
nous quitterons le réfectoire. Crassus, qui a aussi remarqué
le manège, m’interroge du regard. On va bientôt savoir.
En sortant, j’aborde le dénommé Kaeso qui m’explique
avec légèreté la raison de son régime sans sucre :
—  J’ai perdu tous mes desserts du mois en jouant aux
petits chevaux. Je n’ai compris que vers la fin de la partie
que, malgré les insultes qu’ils s’échangeaient, les autres
étaient complices et me tendaient un piège.
— Un mois, c’est trop. Tu veux que j’intervienne ?
— Non, je te remercie. Je serai plus méfiant la prochaine
fois. Et puis, je n’aime pas trop les desserts, je préfère le
pain.
— Comme tu voudras. C’est qui, ces vautours ?
Il fait comme s’il ne m’avait pas entendu et va rejoindre
ses copains. Les rations servies étant très abondantes, ceux
qui arnaquent les plus jeunes ne le font jamais par
nécessité, mais pour montrer qu’ils ont le pouvoir, qu’ils
leur sont supérieurs et pas seulement par la taille.
D’ailleurs, les portions taxées sont à peine touchées. Les
petits ne se plaignent pas, ils se disent que, plus tard, ils se
vengeront. Mais sur qui  ? Pas sur ceux qui les ont volés,
mais sur d’autres plus petits qui n’avaient rien demandé.
Les Bleus envient les grands, même s’ils savent que leur
temps est compté.
— Méto, tu voulais me parler ? me demande César 1.
— J’ai promis à Rémus d’intercéder pour lui. Il voudrait
rejouer à l’inche une seule fois, une dernière fois.
— Tu sais très bien que c’est une bonne chose pour ses
camarades qu’il ne mette plus jamais les pieds sur un
terrain. Tu as toi-même déjà eu à subir sa violence.
Je suis étonné par ce qu’il vient de me dire. Je demande :
— Ah oui ? Quand ça ?
— Tu étais Violet, on t’avait mordu dans le bas du dos.
Je me souviens de la douleur. J’avais mis des semaines à
cicatriser. Je souffrais terriblement, le soir, allongé sur le
dos, avant de m’endormir.
—  Mais, César, ce n’était pas lui  ! C’était Philippus, il
était passé au frigo pour ça et avait disparu assez vite
après.
— Ah ? En effet, j’ai dû me tromper. Enfin, pour revenir
à Rémus, tu sais qu’il est dangereux ?
— Oui.
—  Alors, dis-lui que tu as fait ce que tu pouvais, mais
que ça n’a servi à rien.
—  Je me disais qu’on pouvait essayer, juste une fois, en
prenant des précautions et seulement avec des
volontaires…
— Oublie ça, Méto. Bonne nuit.
Il a déjà détourné la tête. Je n’existe plus pour lui. César
1 m’a souvent énervé. Plus jeune, j’ai plusieurs fois rêvé
qu’il participait un soir à une claque tournante et que
j’étais juste à côté de lui. Mon coup violent l’envoyait voler
à travers le dortoir. Pourtant, je ne suis pas sûr que ça
aurait suffi à gommer ce regard impassible pour bien
longtemps.
 
Je retrouve Marcus devant les lavabos. Il m’attendait.
—  Alors, tu ne t’es pas attiré d’ennuis avec cette
histoire ?
— Rémus va être déçu. Je le lui dirai demain. J’ai encore
un petit espoir que César change d’avis pendant la nuit.
— C’est à propos de l’inche ? C’est ça ?
—  Oui, j’ai proposé d’organiser une partie avec des
volontaires pour jouer avec lui une dernière fois.
—  Tu n’en trouveras pas beaucoup pour prendre un tel
risque. Regarde, dans la journée, tout le monde l’évite. À
part toi, Octavius et Claudius, bien sûr… Il fait peur.
Crassus nous rejoint.
— Méto, j’ai un truc à te demander.
Marcus m’interroge du regard.
— Reste, Marcus. Tu veux savoir quoi, petit ?
— Où sont les passages secrets ?
Mon vieux copain sourit et intervient :
— Ah, ça ! Moi aussi j’aimerais bien savoir, Méto.
—  On raconte, dis-je, qu’il y en a partout. À tous les
étages, dans chaque pièce ou couloir, mais durant toutes
ces années personne n’a été capable de m’en montrer un
seul.
— Tu penses qu’ils n’existent pas. C’est ça ?
— J’y crois de moins en moins. Un matin, j’ai fait le guet
pour un grand qui, pour percer ce mystère, avait décidé
d’inspecter un placard à balais. Il n’a rien trouvé, le
pauvre. Mais, lui, les César l’ont trouvé et envoyé au frigo
directement.
— Et toi, tu y es allé avec lui ? demande Crassus.
— Pas cette fois-là.
— Pourquoi ? Tu l’avais trahi ?
— Ta question est une insulte, Crassus ! Si je ne devais
pas te garder sous ma protection, je pense que ta tête
aurait embrassé l’émail du lavabo…
J’ai parlé avec calme mais le message est passé.
—  Excuse-moi. J’ai parlé trop vite. Je sais que tu ne
l’aurais jamais fait, Méto.
— Quoi ? Trahir ou te punir ?
— Trahir.
—  Non, je ne l’aurais jamais fait. Ce jour-là, je n’ai pas
eu le temps de le prévenir, juste celui de sauver ma peau.
Et je n’étais pas fier. Au fait, qui t’a parlé de ces passages ?
— Je ne sais pas.
—  Comment ça  ? Si tu ne connais pas son prénom, tu
peux au moins me le montrer.
— Je ne sais pas qui c’est, parce que je ne l’ai jamais vu.
J’ai rêvé de ces passages. Pendant mon sommeil, on me
parlait de leur existence. J’aurai peut-être plus de détails la
prochaine fois. Si c’est le cas, je te raconterai.
— Quelqu’un te parle pendant ton sommeil ? Et de quoi
d’autre t’a-t-il parlé ?
— De rien d’autre.
— Tu es sûr ? Je sens que tu me caches quelque chose.
Tu dois tout me dire, je te rappelle que je suis responsable
de toi pendant deux semaines encore.
— Tu vas t’énerver.
— Pourquoi ?
— Tu m’avais dit de ne plus aborder ce sujet.
— Il te parle de ton manteau ? C’est ça ?
— Oui.
— Tu as raison. Je ne veux plus en discuter.
Crassus s’éloigne, tête baissée, comme s’il voulait me
montrer qu’il m’obéit ou peut-être me cacher un regard de
défi ou de colère. Marcus est dubitatif. Il lève les sourcils :
— Je me demande ce qu’il a dans la tête, ton élève.
— Moi, je crois qu’il a tout inventé. Il n’a jamais entendu
de voix la nuit. Il a imaginé cette histoire juste pour avoir
l’occasion de me reparler de son foutu manteau.
— Et les passages secrets ? Pourquoi s’intéresserait-il à
eux ?
—  Je ne sais pas. C’est peut-être le prétexte qu’il a
trouvé pour m’interroger au départ et, ensuite, il voulait
glisser vers le sujet qui l’obsède.
— Et si c’était vrai, cette histoire de voix ?
— Tu vois que c’est un bon acteur, le petit Crassus. Toi-
même, tu es prêt à le croire.
— Dans tous les cas, tu devrais te méfier de lui au moins
pendant les deux semaines de tutorat qui te restent.
Ce matin, Rémus nous rejoint in extremis pour la course.
Nous avons tous cru à une disqualification pour cause de
retard. On a dû aller le secouer pour qu’il daigne ouvrir les
yeux.
—  Aujourd’hui, j’avais décidé de ne pas me lever,
déclare-t-il calmement.
Je demande :
— Pourquoi ?
— Je suis fatigué.
— Tu as mal quelque part ? Tu es malade ?
— Non. J’en ai marre de tout ce cirque.
—  Allez, viens. Habille-toi ou ils vont tous nous
rétrograder.
— Bon, d’accord. Je le fais uniquement pour vous.
La course se déroule presque comme d’habitude. Quand
je croise le regard de Rémus, je sens qu’il attend de moi
des réponses. Que vais-je lui dire  ? Je n’arrive pas à me
convaincre que César ait définitivement fermé la porte. Je
lui répéterai mot pour mot les paroles échangées avec lui
et il décidera de ce qu’il veut comprendre.
Je l’aborde dans le couloir qui nous conduit à la salle des
pompes. Après mon récit, il me sourit. Ce qui me rend
perplexe. Avec lui, c’est souvent le cas.
— Vous êtes mes amis, déclare-t-il, je ne recommencerai
plus. Merci.
 
Cours de mathématiques. Nous sommes en phase
d’«  imprégnation  ». Le professeur nous fait répéter en
chœur une équation, en espérant qu’elle pénètre ainsi plus
facilement dans notre mémoire. Plus jeune, j’adorais ces
moments où il n’y avait rien à comprendre. Juste répéter,
parfois en gueulant ou en déformant pour faire sourire les
autres.
La sonnerie retentit. C’est une alerte. Comme par
réflexe, tous les enfants plaquent leur front sur la table et
regardent leurs chaussures. Les plus prudents ferment
aussi les yeux. Le prof a ouvert la porte et attend,
immobile, les informations. On entend des cavalcades de
souliers ferrés.
Je tourne la tête le plus lentement possible vers la porte
et j’entrouvre les yeux. Un «  monstre-soldat, presque
identique à celui aperçu deux semaines plus tôt, parle à
voix basse à notre enseignant. La discussion dure un bon
moment, mais est rigoureusement inaudible. La sonnerie
de nouveau. La porte se ferme. On attend encore quelques
minutes l’ordre de se relever.
Au moment du déjeuner, je trouverai sans doute
quelqu’un pour m’éclairer sur l’origine de cette agitation.
 
Dans les couloirs, les nouvelles circulent plus vite que
les élèves. Les «  Foncés » ont tout vu. Ils vont avoir plein
d’amis durant le repas. Je m’assois devant Marius qui me
regarde, amusé. Crassus est à côté de moi.
— Tu viens aux renseignements ?
— Comment tu as deviné ?
César 1 s’est levé. La rumeur se tait brutalement.
Crassus murmure :
— Il va nous expliquer ?
Je lui fais signe que non. Je sais déjà ce qu’il va dire.
— Déjeuner muet ! hurle le grand chef.
On entend alors comme un souffle de dépit. Puis le bruit
des chaises des César au grand complet qui se lèvent et
partent arpenter les allées à l’affût de la moindre parole. Ils
sont armés d’une petite baguette fine au bout arrondi qui
ne sert pas à taper mais à indiquer les punis « à refroidir »
sur-le-champ. Tous les enfants connaissent la règle et
Crassus, à qui je n’en ai jamais parlé, l’a immédiatement
intégrée. Je me suis souvent demandé ce qui se passerait si
tous les élèves décidaient ensemble de ne pas obéir. Je
pense qu’on entendrait la sonnerie.
Je n’ai pas choisi par hasard Marius comme voisin. Nous
savons communiquer en silence. Je le vois pousser la
nourriture vers le haut pour libérer un espace d’environ un
tiers de la surface de son assiette. Je dois le regarder le
plus discrètement possible et lui faire signe quand j’ai
compris et qu’il peut passer à la suite de son message.
Il étale d’abord une feuille de salade mais n’en conserve
que la partie la plus verte. Je pense « du vert ou du verre ».
Il entreprend à présent de faire comme s’il voulait la
casser. Ensuite il en détache des petits morceaux.
J’interprète  : «  des morceaux ou des éclats de verre  ». Il
mange tranquillement. Sans doute doit-il réfléchir à la
suite.
Il dessine alors un sillon dans la nourriture. C’est une
forme géométrique  : un octogone. Le plan des couloirs du
deuxième étage où nous courons le matin. Il va m’indiquer
le lieu. Le couloir est. « Une vitre a explosé dans le couloir
est ce matin.  » C’est logique, la salle d’étude des Bleu
foncé est toute proche.
Il dispose trois pommes de terre et, avec la pointe de
son couteau, il entaille légèrement leur surface. Il me
regarde. Je fixe longuement son assiette. J’hésite. Je décide
de lui faire signe de continuer, les morceaux du puzzle
s’agenceront peut-être dans quelques minutes.
«  Trois projectiles  », pas des pommes de terre. Les
vitres sont très épaisses. « Trois pierres », sans doute…
Il découpe maintenant un morceau de jambon. Plus
précisément, il sépare le blanc du rose. Il mange ce dernier
et expose le gras. Il avale la seconde patate et entreprend
de former un angle aigu ou un oiseau en vol avec des petits
pois. Il me regarde, puis mange sa dernière patate avant de
tout mélanger. Fin du message.
Je vais comprendre, j’en suis sûr. Je mastique et
réfléchis.
« Gravé », c’est ça, gras-V : des pierres gravées.
Je décolle mon pouce de la cuillère. Il fait de même,
nous nous sommes compris. À une époque où les rapports
étaient plus tendus, les repas muets étaient très fréquents
et beaucoup d’enfants ont développé des systèmes pour
communiquer.
Comme prévu par tous les anciens, les Bleu foncé seront
invisibles jusqu’au prochain repas. Un César les attend à la
sortie de la salle à manger pour une longue séance de
discussion qui comportera deux parties principales et un
conseil très clair. D’abord  : «  Racontez-nous ce que vous
avez cru comprendre des événements de ce matin  », et
ensuite  : «  Écoutez ce qui s’est réellement passé et
apprenez-le par cœur  », puis le conseil  : «  Taisez-vous à
jamais sur le sujet  !  » Chaque enfant, à tour de rôle,
viendra devant les autres réexpliquer la nouvelle version,
souvent il rajoutera des petits détails personnels. J’ai déjà
vécu cette expérience quand j’étais Bleu clair. À la fin de la
journée, j’étais sûr et certain de m’être trompé au départ
Au moment où je vais rejoindre Crassus en salle d’étude,
César 2 me fait signe de le suivre dans son bureau.
—  Tu reprends l’inche demain, commence-t-il. Nous
avons décidé de permettre à Rémus de rejouer une unique
fois. Tu formeras les équipes. Le match aura lieu dans
soixante-quinze jours. D’ici là, tu as le temps de convaincre
des joueurs.
— J’espère que j’y arriverai.
— Nous comptons sur toi. C’est ton idée.
— Je peux en parler à Rémus ?
— Tu peux.
 
Le repas du soir commence par une annonce de César
1 :
— Je voudrais que nous revenions sur les événements de
ce matin.
— Tu vois qu’il va nous expliquer… me lance Crassus.
— Chut !
— Nous allons écouter le récit de Paulus, reprend César
doucement.
—  Le bruit, commence le Bleu foncé, que certains ont
entendu pendant leur cours a été provoqué par trois
goélands qui ont percuté une vitre du couloir est. Ils ont
été rabattus par un coup de vent très violent. Deux des
oiseaux sont morts sous le choc, le dernier, plus petit, est
gravement blessé au bec et ne peut plus s’alimenter. C’est
tout.
— C’est triste, déclare Crassus.
Je ne peux m’empêcher de sourire.
— Tu ne crois pas que c’est vrai ? s’insurge Crassus.
— Si… si. Je trouve un peu bizarre qu’on déclenche une
alerte pour trois malheureux oiseaux qui s’éclatent contre
des vitres… Mais il y a sans doute une explication.
César est resté debout, il n’a pas fini :
— Ce soir, projection de La Maison du bonheur.
Un murmure de contentement parcourt les tablées.
Le signal de manger est enfin donné.
—  La Maison du bonheur  ? C’est quoi, ce film  ? Tu l’as
déjà vu ?
—  Une quinzaine de fois. Je crois qu’il n’en existe pas
d’autres.
— Et ça parle de quoi ?
— De notre histoire à tous. De notre vie d’avant, de celle
d’ici aussi.
— Et ils vont projeter ça où ?
— Ici, tu verras.
— Et c’est bien ?
— Tu verras.
Crassus semble agacé par mon manque de précision. Il
répète :
— Tu verras, tu verras…
À la fin du repas, les enfants écartent les chaises et se
placent autour de leur table. Aux ordres donnés par les
Rouges, ils la soulèvent et la déplacent, encore couverte
des restes de nourriture, vers le fond de la salle. Ensuite,
chacun récupère sa chaise et va la déposer sur les marques
que Crassus découvre à cette occasion. Les couleurs sont
indiquées. Les petits devant et les grands derrière. Tout le
monde est assis en silence. Le noir se fait. On entend le
bruit du projecteur qui démarre. Il n’y a pas de générique.
C’est en noir et blanc.
On est d’abord dans une cave inondée par un liquide qui
a la couleur de l’encre. Des papiers et des cartons flottent
çà et là. On distingue des sacs en jute entassés un peu
partout. La caméra se rapproche. Certains sacs semblent
bouger tout seuls. On aperçoit bientôt, cachés derrière, des
enfants au visage noirci par la crasse. Leurs lèvres
tremblent de froid ou de peur. Puis on entend des cris et
des sanglots. Des hommes sont entrés. Ils ont de grandes
bottes qui brillent. Ils frappent un peu au hasard sur les
sacs. Les hurlements s’amplifient sans que l’on comprenne
s’ils proviennent des agresseurs ou des agressés. D’autres
scènes plus ou moins violentes suivent, dans divers lieux
sordides. Soudain, c’est la lumière. Des soldats
s’interposent et soulèvent les enfants tristes et affamés
dans leurs bras au-dessus des immondices. Ils les
enveloppent dans des couvertures et les emportent en
souriant vers l’extérieur. Ces soldats ne ressemblent pas à
ceux que j’ai vus ici. Ils sont comme nous, juste plus grands
et plus forts. On les retrouve tous ensuite dans un bateau
qui fonce dans la nuit au milieu de grosses vagues. Le film
devient encore plus lumineux quand on entre dans la
Maison, la Maison du bonheur. Et là, on reconnaît
immédiatement les lieux que nous fréquentons
quotidiennement. On voit beaucoup rire les enfants. On les
voit également faire du sport, manger à pleines dents, se
laver, et tout cela avec un sourire qui ne s’efface jamais.
La projection se déroule dans un recueillement étrange.
Les petits se voilent les yeux quand ils ont peur ou plaquent
leur main sur la bouche pour assourdir leurs réactions. Les
moyens récitent toutes les paroles au fur et à mesure que
les scènes du film défilent. Les Rouges s’efforcent de
garder un visage impassible devant ce spectacle. Moi, je ne
suis plus impressionné aujourd’hui par ces images, mais je
suis toujours touché en les voyant, presque malgré moi. Ce
film a été très important pour chacun d’entre nous, surtout
au début. Et même après une quinzième projection, je ne
connais personne qui ose rigoler ou se moquer.
Je retrouve Crassus dans les couloirs. Il est totalement
bouleversé et ne parvient pas à contenir ses larmes. Il finit
par articuler :
— Ils le repasseront quand ?
— Je ne peux pas te le dire précisément car ce n’est pas
régulier. Mais tu le reverras bientôt, ça c’est sûr.
—  C’est que je pleurais tellement que je n’ai pas vu
grand-chose. Dis-moi, Méto…
— Quoi ?
— Pourquoi l’ont-ils passé ce soir ?
— Je crois que ça a un rapport avec ce qui s’est produit
ce matin.
— Je ne comprends pas.
—  Je ne saurais pas te l’expliquer, mais ici ils ne font
jamais les choses par hasard.
CHAPITRE
4
Nous sommes convoqués avec Crassus à neuf heures
trente dans le bureau des César. Pour la première fois, le
nouveau pourra lever la tête et sentira le regard direct d’un
adulte, il pourra même s’adresser à lui.
J’attends ce moment avec impatience. C’est dur de
rester vigilant pour un autre. Je suis pressé de retrouver
ma liberté même si c’est pour aller au frigo. La sanction a
été différée pour que je puisse terminer mon travail
d’initiation mais je ne vais pas y couper.
Depuis une semaine, Crassus me regarde drôlement  : il
se sent coupable. Je lui ai dit de ne rien tenter auprès de
César. Aucune démarche ne pourra changer les choses.
— Tu sais, le frigo, c’est comme la claque tournante, vu
de l’extérieur, c’est très impressionnant et très violent,
surtout la première fois. Quand on y est, on s’accroche à
l’idée que c’est une épreuve dont on ressort toujours, dis-
je.
— Mais dans quel état ? objecte Crassus.
— On en ressort plus fort et endurci.
— Pourtant César sait bien que c’est uniquement de ma
faute. Je ne comprends rien à vos règles ! s’emporte-t-il.
— N’aggrave pas mes affaires. J’étais responsable de toi
et je paye donc pour toi. Si tu te plains avant neuf heures
trente, César est capable, en suivant le même principe, de
me rajouter un jour de frigo sous prétexte que je ne t’aurai
pas dissuadé d’aller le voir. Allez, laisse tomber. N’y pense
plus.
—  Que j’ai été bête  ! Vouloir à tout prix récupérer ce
foutu manteau ! Et sans t’en parler, en plus…
— Il faudra quand même, quand je serai de retour, qu’on
revienne sur certains détails de ton expédition au vestiaire.
Je ne comprends toujours pas comment toi, un petit
nouveau, tu as réussi à échafauder un tel plan : comment tu
as déterminé le moment idéal pour échapper à ma
surveillance et surtout comment tu as trouvé tout seul ce
«  passage secret  » au fond du placard des toilettes, qui
mène droit au vestiaire.
—  J’ai rêvé tout cela dans les moindres détails, répond
Crassus.
— Je ne crois pas à tes histoires de rêves.
— Quelle est ton explication, alors ?
— Je n’en ai pas encore, mais je finirai par comprendre.
 
Le bureau est petit. Il sent l’encaustique et les vieux
papiers, César 3 est assis, plongé dans ses documents. Il
relève la tête et regarde Crassus en détail, comme pour
imprimer ses traits dans un coin de son cerveau. Il
s’adresse au petit :
— Alors, c’est toi, le nouveau ! Bienvenue parmi nous. Je
suis César, mais je pense que tu le sais déjà. Tu peux y
aller, maintenant, je te souhaite une bonne journée. Méto,
reste, je dois te parler.
Crassus est planté devant le bureau, hésitant. Il doit
quitter la pièce seul. Il met quelques secondes à se décider.
—  Bonne journée, finit-il par dire. Méto, on se retrouve
au repas…
Je lui souris en signe d’assentiment et il sort.
—  Assieds-toi. L’initiation s’est déroulée de façon
excellente, commence César… jusqu’à cette curieuse
affaire d’expédition au vestiaire. À ce sujet, il reste des
points à éclaircir. Je t’écoute.
Un silence vite gênant s’installe, mais je ne vois rien à
dire. Je finis par lâcher :
— Je crois que je vous ai tout dit la dernière fois. Depuis,
j’ai souvent réfléchi à cette histoire, mais je n’y comprends
toujours rien. Je pense que quelqu’un l’a manipulé. Lui ne
se souvient pas précisément. Il évoque des rêves. J’en ai
déduit qu’on lui avait sans doute parlé pendant son
sommeil…
— Qui ?
— Je ne sais pas.
—  Si tu me donnes un nom avant ce soir, tu n’iras pas
dans la chambre froide.
—  Je pense qu’on cherche peut-être à me séparer de
Crassus.
J’ai dit cela sans réfléchir mais, à la lueur qui apparaît
dans l’œil de César, je comprends que j’aurais peut-être dû
me taire.
—  Réfléchis encore. Sinon, ta punition commencera ce
soir à vingt-deux heures, après la séance de rire mensuelle.
Profite bien de ta journée. Pendant les quatre jours qui vont
suivre, tu n’auras pas beaucoup d’occasions de t’amuser.
Au revoir.
 
Il n’y a pas eu de miracle et l’heure du châtiment est
arrivée. Quatre-vingt-seize heures interminables avec, je
l’espère, quelques visites de Romu, le «  démon du frigo  ».
C’est un élève qu’on ne peut rencontrer que là. Il semble y
habiter. Je l’ai vu à chacun de mes passages. La première
fois, j’étais terrorisé et il n’avait rien fait pour me rassurer.
Je n’avais pas dormi une seule seconde. Il tapait le sol près
de moi avec une barre de fer. Son visage était déformé par
d’horribles grimaces. Et il me hurlait dans les oreilles  :
«  Tu n’es pas Rémus  ? Pas Rémus  ! Pas Rémus  !  » J’avais
crié, couru jusqu’à l’épuisement. On aurait dit qu’il jouait
comme un chat sadique avec une taupe sans défense.
Aujourd’hui, je sais qu’il avait fait tout cela pour
m’éviter l’endormissement et les engelures.
La deuxième fois, il était resté muet, le plus souvent
prostré dans un coin de la chambre froide. Enfin, la
dernière fois, il m’avait observé en souriant, mais n’avait
lâché que ces quelques mots, juste avant mon départ :
— La prochaine fois, je te parlerai.
Ce soir-là, en sortant, je m’étais promis de rentrer dans
le rang et de ne plus jamais revenir. J’avais boité jusqu’à
l’hôpital, où on avait failli m’amputer des deux plus petits
orteils du pied droit.
Quatrième séjour signifie quatre jours. Un record pour
les élèves de l’actuel dortoir. J’espère de tout mon cœur
que Romu sera là et qu’il tiendra sa promesse.
Au détour d’un couloir, je retrouve Crassus.
— Alors, dit-il, il a supprimé la punition ?
— Pour quoi faire ? Il ne retire jamais de punition. Mais
arrête de parler de ça. Ne me gâche pas mes dernières
heures. En plus, ce soir, il y a une surprise : soirée rire !
—  Je n’aime pas les surprises. Ici, elles sont souvent
redoutables.
— Tu verras, celle-là ne fait pas mal.
 
Après le repas, tous les élèves sont rassemblés en
cercles, par couleur. Armé d’un micro, César 2 est aux
commandes et donne les consignes avant chaque séquence.
À des exercices de respiration un peu longs succèdent
des sortes de vocalises  : «  Aaaaah aaaaah  ! Oooooooh
ooooooooh ! » Certains grimacent, d’autres sourient. Petit à
petit, sans qu’on comprenne pourquoi, des élèves partent
dans des rires bruyants et communicatifs. Bientôt, c’est
toute la salle qui est secouée. Au bout d’une dizaine de
minutes, un coup de sifflet brutal nous ramène à la raison
et chacun regagne le dortoir.
César vient discrètement me chercher et m’accompagne
dans la cuisine. Il ouvre une lourde porte et me pousse
fermement à l’intérieur. Je me laisse faire, je n’ai pas le
choix.
La «  boîte  » est très faiblement éclairée. Au début, le
froid ne paraît pas agressif. Mais le corps épuise vite son
énergie en s’efforçant de se maintenir à 37,5°C. L’endroit,
pas très grand, est encombré de gros piliers. Il y a une
deuxième issue qui donne sur une partie de la Maison
inconnue des enfants. C’est par cette porte métallique que
le «  démon du frigo  » apparaît et disparaît à chaque fois.
Romu est peut-être caché dans un recoin sombre. Je vais
l’attendre. Je ferme les yeux et je me concentre sur le
moindre bruit. Après quelques instants, je perçois une
autre respiration. Je la sens qui s’amplifie. Je soulève alors
doucement les paupières  : il est là, un léger sourire aux
lèvres, à moins d’un mètre. Il n’a pas changé : même taille,
même corps athlétique et même crâne rasé.
— Enfin, tu es revenu ! La dernière fois, c’était il y a un
an et demi, lance-t-il.
— Je ne sais plus très bien.
— Dix-neuf mois et deux jours.
— Je n’ai jamais compté. Je m’étais même persuadé que
je n’y reviendrais jamais.
— Et ?
— Celui que j’initiais a fait une connerie.
—  Classique, presque banal. Quatre jours et quatre
nuits, ça va être dur.
— Je sais, mais tu es là.
De la tête, il me fait signe de le suivre près du moteur
du frigo.
—  On va parler tous les deux, dit-il sans élever la voix
malgré le bruit.
Je me concentre sur le mouvement de ses lèvres pour le
comprendre.
— Ici, on est en sécurité. Pour une fois que c’est un ami
que je retrouve. Tu es bien le seul qu’ils n’ont pas réussi à
dresser. Ça va me changer des petits qui passent leur
temps à pleurer et hurlent dès que je les approche. Comme
si j’allais les étrangler… À force, c’est vrai que j’en ai
souvent envie.
— Tu quittes parfois le frigo, quand même ?
— Pendant cinq ou six heures chaque nuit. Je dors dans
une pièce minuscule mais chauffée. Une tasse de thé est
posée sur la table de nuit. Je ne vois personne. Je me lave
aussi, quelquefois, même si par cette température je ne
sens pas trop mes odeurs.
—  Pourquoi on te garde à l’isolement, loin des autres
enfants ?
— C’est que je ne suis plus du tout un enfant.
— Tu n’es pas plus grand que moi, pourtant.
—  Tu n’as pas encore tout compris, toi… Je dois te
quitter, maintenant. Si nous ne ressortons pas de derrière
ce pilier, ils vont s’affoler. À demain.
Il s’éloigne et j’entends bientôt claquer la porte de son
couloir. Je me dirige très vite vers elle pour profiter de la
chaleur qui a pu pénétrer quand on lui a ouvert. Je ne sens
rien. Je reste planté là quelques secondes.
Maintenant que j’ai l’expérience du frigo, je sais ce qu’il
faut faire pour en sortir indemne  : s’occuper l’esprit avec
n’importe quoi, comme réciter tous les règlements appris
depuis mon arrivée à la Maison, ou bien encore compter le
plus loin possible. Il faut également penser à son corps en
se massant violemment les pieds, les mains et les oreilles.
Marcher. Il faut marcher sans cesse, mais pas trop vite
pour ne pas s’épuiser. Je ne sais pas si on peut tenir quatre
jours. Je ne sais pas si quelqu’un l’a fait avant moi.
Je me rappelle les fautes qui m’ont conduit au frigo, par
le passé.
La première fois, c’était un malentendu. Deux élèves se
battaient : le grand Appius, aujourd’hui disparu, et Rémus.
Puis il y avait eu une bousculade, j’étais tombé par terre.
On m’avait ramassé et conduit dans le bureau de César
avec Appius, mais sans Rémus. Ils s’étaient trompés. Je
n’avais rien dit, Appius non plus. Nous savions déjà qu’il ne
servait à rien de discuter. J’avais vu César tripoter une
grande boîte métallique pendant quelques secondes. Puis il
l’avait reposée et avait fermé les yeux pour réfléchir. Après,
il s’était levé et nous avait tourné le dos. Enfin il s’était
rassis et avait ouvert la boîte à clefs. Une pour chacun.
Appius, qui avait été blessé à une arcade, avait eu le droit
de cicatriser à l’infirmerie avant le frigo. Moi j’y avais été
conduit directement et tout seul.
La deuxième fois, c’était entièrement de ma faute. Je
l’avais presque fait exprès. À l’époque, j’étais sans cervelle
et j’avais décidé de sortir légèrement des rails,
rigoureusement tous les jours, juste pour voir si on pouvait
passer au travers des sanctions. C’était le plus souvent de
manière infime  : je ne chantais pas tous les couplets des
chants à la chorale, je mettais ma fourchette dans ma
bouche au bout de quarante-huit secondes ou je ne
boutonnais pas tout mon pyjama. Chaque nuit, au moment
de m’endormir, j’étais fier. Fier d’avoir résisté, même si
personne ne s’en apercevait ou ne voulait le remarquer.
Mais un soir, après le repas, César 2 était venu me
chercher. Il m’avait bandé les yeux avant de m’entraîner
dans les couloirs jusqu’à une lourde porte métallique qu’il
avait ouverte avec peine. Puis, assis sur un tabouret, j’avais
attendu dans le noir l’arrivée d’une personne à la démarche
hésitante et à la respiration difficile. Un vieillard, sans
doute. Celui-ci m’avait plaqué sa montre sur l’oreille
pendant quelques secondes.
Ses mains noueuses et sèches sentaient le vinaigre.
Il m’avait ensuite observé pendant un bon quart d’heure
sans desserrer les dents puis avait griffonné un mot sur un
papier qu’il avait tendu à César. Il avait dû écrire  : Pas de
problème d’oreilles. Bon pour le frigo, car quelques
minutes plus tard j’y étais enfermé pour deux jours.
J’avais occupé mon séjour à échafauder un plan pour
m’enfuir. Peu de temps auparavant, j’avais repéré la seule
fenêtre parfois ouverte dans la Maison  : un étroit vasistas
dans la cuisine. Je m’étais dit qu’il fallait que j’agisse assez
vite car plus je grandirais, moins j’aurais de chances de
pouvoir passer par cette ouverture.
J’avais par moments parlé à haute voix et Romu semblait
m’écouter. Mais, pour toute remarque, il m’avait fait
quelques grimaces qui exprimaient la peur et la colère.
Aujourd’hui, je comprends que, en se livrant à ces facéties,
il avait peut-être voulu me montrer ce qui allait m’arriver
plus tard, si je mettais mes plans à exécution. Je n’y avais
même pas réfléchi, à l’époque, j’étais sûr d’avoir affaire à
un fou qui, même s’il ne m’effrayait plus, ne pouvait rien
m’apporter.
Quelques mois plus tard, c’était donc fort logiquement
ma tentative de fuite qui m’avait réexpédié au frigo. Ce
sinistre ratage avait été naturellement, et heureusement
pour les autres, une aventure solitaire, celle d’un petit
enfant buté qui se méfiait de tout le monde. J’avais réussi
un soir à glisser des cales en papier sous chaque porte,
empêchant, mais de manière invisible, leur fermeture
totale. Dans la journée, elles sont bloquées en position
ouverte.
Cette nuit-là, je n’avais pas attendu que tous les enfants
soient endormis car j’aurais sans doute plongé dans le
sommeil en même temps qu’eux. Je m’étais donc relevé, à
peine la lumière éteinte.
J’avais slalomé au milieu des lits dans le noir complet.
Tout d’abord, personne n’avait osé me parler. Puis, soudain,
j’avais entendu la voix douce et craintive de Marcus me
demander :
— Où tu vas ?
— J’ai oublié d’aller pisser.
— Tu n’as plus le droit, maintenant. Tu vas t’attirer des
ennuis.
— Ne t’inquiète pas, Marcus.
— Reste.
J’avais poussé lentement la porte et je m’étais retrouvé
dans le premier couloir. J’avais franchi avec la même
facilité la deuxième porte. J’étais très excité, c’était si
simple. J’avais mis quelques secondes à me calmer, puis
j’avais entrepris de compter mes pas : seize vers la droite,
quart de tour gauche et six pas et demi. J’étais maintenant
devant la porte de la cuisine. Je l’avais poussée avec
douceur et j’avais senti un léger courant d’air qui
m’indiquait que le vasistas était ouvert. À peine avais-je
fermé la porte derrière moi que la lumière s’était allumée.
César 4 était planté devant moi et souriait :
—  Une petite faim, peut-être  ? Tu es encore tout
habillé ? Enlève ce pull et suis-moi, je vais te rafraîchir les
idées.
Quelques secondes plus tard, j’avais retrouvé la
pénombre et laissé éclater ma colère. J’avais hurlé durant
de longues minutes et pleuré soudain comme une fontaine.
 
J’ai mal dans le dos. Quelqu’un m’assène de violents
coups de poing. Je parviens difficilement à ouvrir les yeux.
C’est Romu qui se démène pour me réveiller. Mes doigts de
la main gauche me font souffrir. Il me prend la main et nous
marchons ainsi doucement entre les colonnes. Je mets
presque une heure à calmer ma douleur. Romu m’a sans
doute sauvé d’une amputation ou même de la mort. Mais je
ne crois pas qu’ils laissent mourir les enfants ici, ça se
saurait. Romu me regarde :
—  Tu ne dois pas dormir aussi longtemps. Tu le sais,
quand même ! me reproche-t-il.
Je ne trouve rien de plus intelligent à lui répondre que :
— Je n’ai pas fait exprès.
— Tu bois trop d’eau au repas du soir, c’est pour ça que
tu roupilles.
Il tourne la tête et s’éloigne.
Qu’a-t-il voulu dire ? On nous droguerait tous pour nous
faire dormir la nuit ?
Mes yeux se ferment à nouveau, mais je lutte contre le
sommeil en continuant de marcher. Je n’arrive plus à
réfléchir, alors je chantonne tous les airs que j’ai appris à la
chorale depuis mon arrivée.
Je ne connais pas d’autres chansons. J’ai pourtant dû en
entendre dans le passé. C’est comme si j’étais né le jour de
mon entrée dans la Maison. Cependant, je suis sûr qu’il y a
eu une vie avant. Je n’ai que quatre ans de mémoire. Avant,
rien… enfin, pas tout à fait. J’ai une image en moi. À
chaque fois qu’elle apparaît, elle me semble plus précise. Je
suis petit. J’ai des cheveux collés sur le front. Je me
cramponne à un gros cylindre qui doit être une canalisation
de chauffage. Je sue. Il fait noir. Il y a un bruit
assourdissant et cette odeur de graisse à machines qui me
donne la nausée… Je ne suis pas seul dans cet endroit.
J’entends des cris d’enfants qu’on maltraite, là, tout près de
moi. C’est tout. Parfois, je doute de ce souvenir, car je le
trouve tellement proche du début de La Maison du
bonheur.
Tous les enfants de la Maison avec qui j’en ai parlé ont
un souvenir d’avant. En tout cas, ils peuvent en citer un.
Sont-ils toujours véritables ? Sont-ils parfois imaginaires ou
réinventés ? Comment savoir ?
Certains, comme Marcus, sont catégoriques :
—  Je m’appelle Olive, m’a-t-il affirmé un soir. Marcus,
c’est un nom bidon qu’on m’a donné ici. J’en suis sûr. Dans
mes rêves, quelqu’un de très gentil m’appelle par ce
prénom : « Olive, mon petit Olive. »
De là à penser qu’on porte tous des faux noms, il n’y a
qu’un pas que je n’arrive pas à franchir. Méto, c’est un
prénom que j’aime.
J’occupe mon esprit en me remémorant les «  souvenirs
d’avant » des autres.
Alors, Claudius  ? Ah oui, je me souviens. Il parle d’un
objet qu’il appelle « maman ». Il ne sait plus exactement à
quoi il ressemble. Mais ce mot ne le quitte pas. Ce dont il
est sûr, c’est qu’il y a une relation entre cet objet et le
moment du coucher, et aussi qu’il est chaud et doux. Il
pense que c’est peut-être une autre façon de désigner un
oreiller ou une couverture.
Paulus, son souvenir est un lieu, une petite pièce dans
une petite maison. Un endroit comme un dortoir où il n’y
aurait qu’un lit. Il décrit précisément deux objets posés sur
sa couverture bleue, deux faux animaux  : un petit ours et
un lapin. Il voit aussi une grande photographie, collée au-
dessus de son lit, où deux chatons jouent avec une pelote
de laine.
Cette énumération me maintient en éveil, mais je
commence à fatiguer.
Octavius… Octavius se rappelle un visage  : c’est un
enfant roux comme lui, mais avec de très longs cheveux
tressés comme deux cordes. Ce visage lui sourit puis lui
tire la langue, toujours en souriant. Cette image lui sert à
se calmer certains soirs, après des vexations ou des
injustices. Et il en a eu besoin, de son souvenir, pour
survivre ici, lui.
Octavius a perdu ses deux phalanges par étourderie.
Piégé par une rêverie, un jour, il a commencé à manger
trop tôt. Une autre fois, il a enfourné soixante-quatorze
bouchées. L’un de ses doigts n’a pas résisté aux basses
températures du frigo.
Depuis, il est surveillé dès le réveil par un Rouge.
Il n’y a pas vraiment de tour de rôle, mais chaque jour
quelqu’un le prend en charge. Ces derniers mois, c’est
surtout Marcus et moi qui nous occupons de lui et nous
sommes devenus très proches.
J’ai faim. Je vais plaquer mon oreille à la porte pour
guetter l’arrivée de mon repas. Je me retire bientôt car j’ai
peur de rester collé au métal.
Pourquoi Romu m’a-t-il dit que je n’avais rien compris ?
Qu’y a-t-il à comprendre ?
La porte s’ouvre. César 2 dépose un plateau sans rien
dire. Je me précipite pour sentir la chaleur du dehors.
Trop tard, il est reparti. J’avale d’abord les liquides
avant qu’ils ne soient trop froids et ne deviennent
douloureux dans la gorge. Je mange ensuite tout le reste,
sauf le pain que je garde pour plus tard, contre la faim,
mais surtout contre l’ennui. Ensuite je marche puis je
m’accroupis, enfin je m’étire. Je répète machinalement ces
mouvements une vingtaine de fois.
Romu arrive. Aussitôt, je me dirige vers le moteur pour
lui signifier que j’ai besoin de parler tout de suite.
— Tu as l’air en forme… C’est bien, me dit-il.
— J’en ai déjà marre. Merci pour cette nuit.
—  C’est un peu mon travail. Je dois éviter les
catastrophes. Parlons vite et bien. César 1 se méfie de toi.
Il m’a proposé de ne pas venir du tout au frigo cette
nuit. C’est la première fois qu’il est aussi gentil…
— Tu vas bientôt partir, alors ?
—  Oui, dans cinq minutes. Tu sais, je tiens à toi. Nous
avons six jours et demi de vie commune. C’est toi que je
connais le mieux.
—  Pourquoi t’impose-t-on une vie semblable à celle des
punis ?
—  Je dois payer pour plein de fautes, semble-t-il. La
plupart, je ne me les rappelle plus. Ma plus grosse, c’est
sans doute d’être né.
— Pourquoi dis-tu cela ?
—  Du plus loin qu’il m’en souvienne, je n’ai jamais été
comme il faut à ses yeux. J’ai toujours été le méchant
Romulus.
— Aux yeux de qui ?
—  De lui… de celui qui a créé tout ça. Je suis Romu le
fou, l’imprévisible.
—  Moi, je sais que tu es gentil. Tu m’as sauvé la vie
plusieurs fois.
—  J’agissais sur ordre. Je vais partir, je reviendrai
demain. Je sais beaucoup de choses mais je ne sais pas par
où commencer. Pour demain, prépare-moi trois questions
que tu juges essentielles et j’y répondrai. Salut.
Il disparaît derrière un poteau puis, quelques secondes
après, j’entends la porte qui se referme avec fracas.
Je vais occuper mon esprit en inventoriant tous les
mystères de la Maison. Il faut que je sois prêt pour son
retour. Je ne dois pas me tromper. Les poings fermés, je me
tape les genoux. Je lutte pour faire disparaître la douleur
qui revient à la main gauche. Je desserre mes lacets pour
que mes orteils remuent à l’intérieur de la chaussure quand
je marche. Je m’assois deux minutes.
Je compte les secondes pour ne pas m’endormir et je
repars. Il faut que je passe le temps avec n’importe quoi, si
possible avec un sujet qui ne s’épuise pas trop vite.
Ah oui… les questions de Marcus sur notre origine.
Elles nous ont tant fait rire. C’est son sujet de
prédilection. Il l’aborde depuis son entrée ici.
Après une leçon sur l’entretien des ruches, il avait
interrogé Claudius sur l’existence d’un souterrain secret où
pourrait se cacher notre reine. Une autre fois, il m’avait
demandé si, à mon avis, on naissait sans pattes et avec une
queue au fond de l’eau.
— Comme un têtard ? avais-je demandé en rigolant.
—  Oui, parce que, figure-toi, m’avait-il assuré, je crois
que j’ai trouvé, là, dans le bas du dos, l’endroit où était
autrefois attachée notre queue.
Mais l’épisode qui reste marqué à jamais dans nos
mémoires s’était déroulé pendant un cours de sciences, et
sa question, cette fois, c’est au prof directement qu’il
l’avait posée.
Nous venions d’écouter un exposé sur l’élevage des
porcs sur l’île, quand soudain il avait levé la main :
—  Nous, les hommes, avait-il demandé, nous sommes
aussi des mammifères ?
—  Oui, Marcus, avait répondu doucement le maître.
Quelle est ta question ?
— À quoi ressemblent les femelles humaines ? Ont-elles,
comme les truies, un sexe à l’intérieur et des rangées de
pis sur l’abdomen ?
Tous les enfants avaient ri devant l’audace de la
question. Mais personne parmi nous ne connaissait la
réponse.
— Ta question est sans objet, avait répliqué le maître sur
le ton de la colère. C’est un cours sur les porcs. Ici, nous
élevons des porcs ! Les hommes, nous les instruisons !
Après un long silence, il avait repris :
—  Tu as commis une grave erreur, Marcus. On ne pose
pas de questions hors sujet et tu le sais, n’est-ce pas ? Pour
une telle faute, tu risques une punition.
—  Je vous présente mes excuses, avait articulé Marcus.
Je ne sais pas ce qui m’a pris. Pardon, pardon !
—  J’accepte tes excuses pour cette fois. Mais ne
recommence jamais  ! Et cet avertissement doit servir à
tous ! avait dit le maître en élevant la voix.
— Je vous le promets, avait assuré Marcus.
Mon ami s’en était sorti indemne et j’en éprouvais une
immense satisfaction. Mais j’avais eu honte d’avoir
participé aux rires.
Le soir, je n’avais pu résister à l’envie de lui faire part de
mon admiration :
—  Tu as osé poser une vraie question  : fondamentale,
essentielle.
—  Je l’ai posée pour rien. Nous n’aurons jamais la
réponse, avait-il répliqué tristement.
— Je suis sûr qu’un jour on saura, avais-je affirmé.
Curieusement, ce n’est qu’à partir de cet instant que je
me suis mis à réfléchir à mes origines. Non, je n’étais pas
apparu un jour au fond d’une cave comme par magie. Oui,
j’étais né de l’accouplement d’un mâle et d’une femelle. Et
sans doute n’étais-je pas seul dans la portée ce jour-là.
 
Le temps s’écoule avec une lenteur désespérante. Mes
yeux se ferment malgré moi. Il ne faut pas. Romulus va
revenir et je risque de ne pas être prêt. Je dois me centrer
sur le plus important  : l’avenir, notre destin à la sortie.
Comment dois-je poser la question pour ne pas recevoir en
retour une réponse sibylline ? Est-ce que… ? Comment… ?
Je me réveille allongé dans la poussière, avec des
douleurs dans le dos. J’ai dû dormir, il ne faut pas. Soudain,
une main m’effleure l’épaule.
— Alors, ces questions ?
Je ne sais plus quoi dire.
—  Lance-toi, m’encourage-t-il, j’ai le pressentiment que
ça va être très court, ce matin.
— Pourquoi… pourquoi tu m’as dit que tu n’étais plus un
enfant ?
— Parce que c’est vrai. Un enfant, c’est quelqu’un qui a
moins de quinze ans. J’ai vu passer dans ton lit quatre
générations d’enfants. Sachant qu’ils restent en moyenne
quatre ou cinq ans, j’en déduis que j’ai au moins trente ans.
Comme Rémus, d’ailleurs, que je connais depuis toujours…
—  Que deviennent les Rouges quand on les sort de la
Maison ?
— Cela dépend : ils ont un choix à faire. Enfin, pas tous
exactement le même… Attention !
La porte s’ouvre brusquement et je n’ai pas le temps de
comprendre. J’ai soudain l’impression qu’on m’enfonce
quelque chose dans la tête.
 
Quand je me réveille, je suis dans un fauteuil, au chaud.
J’ai même de la sueur sur le front et ma chemise est
collante. César 3 est en face de moi.
— Que t’a dit Romulus ?
— Romu ? Il m’a dit qu’il s’ennuyait.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Il m’a dit qu’il était content de me revoir…
—  Arrête de te moquer de moi. Je peux tout ici, tu le
sais. Par exemple, te remettre au frigo une semaine et te
laisser crever !
Il est hors de lui, je ne l’ai jamais vu comme cela. Lui,
toujours si calme, si dominateur, si maître de lui…
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
—  Il m’a dit qu’il n’était plus un enfant, qu’il pensait
avoir au moins trente ans. Et qu’il connaissait bien Rémus.
— Tu l’as cru ?
— Non, enfin, je ne sais pas. Je crois qu’il n’est pas tout
à fait normal…
—  Oui, il est très perturbé, assure César d’une voix
redevenue paisible. Il vit seul et a beaucoup d’imagination.
Ensuite ?
— Je…
— Vas-y !
—  Je lui ai demandé ce que deviennent les Rouges,
comme Quintus par exemple, quand ils partent.
— Et ?
—  Il m’a dit qu’ils avaient un choix à faire et puis
quelqu’un est arrivé et je ne me souviens plus de rien.
César se lisse la barbe et m’observe avec un petit
sourire.
—  Un choix… Il a dit «  un choix  ». Tu ne mens pas, on
m’a rapporté ces derniers mots. Bien, bien… Tu vas finir ta
peine. Il te reste un jour et demi à tenir. Tu as le droit de
manger avant d’y retourner : un repas de « trente-six ».
— Est-ce que Romu sera puni ?
— Non, probablement pas, on ne punit pas les malades,
ils n’y peuvent rien. Toi, tu gardes le silence sur ce qu’il t’a
raconté. J’ai des oreilles partout  : dans le dortoir, au
réfectoire, partout.
Au bout de la table de la cuisine se trouve une assiette :
trente-six fourchettes de bonheur. Le rata est tiède et
insipide, mais j’en pleurerais de joie.
César me regarde et surveille mon timing.
— C’est l’heure, Méto.
Je remplis mes poumons d’air chaud et je rentre dans le
frigo.
 
Je reprends mes exercices comme par réflexe et je me
répète sans cesse : « J’aurai le choix… J’aurai le choix. Mais
lequel  ? Entre le mauvais et le pire  ?  » Je n’ai finalement
pas appris grand-chose. Si, la présence parmi les enfants
d’indicateurs, de ceux qu’on pourrait appeler les « oreilles
de César ». Je croise des mouchards tous les jours. Je leur
parle, certains sont peut-être des amis. Je passe en revue
tous les gars du dortoir. J’ai l’impression de les connaître si
bien. Même s’ils ne sont pas tous mes camarades, même si
j’ai longtemps cru que je n’étais pas fait pour vivre avec
eux, je n’arrive pas à m’imaginer que parmi eux se cachent
des traîtres. J’ai toujours senti, de la part de tous, de la
compassion pour ceux qui se faisaient punir. Plusieurs
joueraient la comédie, et cela depuis toujours… Je me dois
d’être méfiant, même avec mes proches.
Je ne vais pas parler tout de suite de ce que j’ai appris.
Je vais me forcer à observer mes amis pendant plusieurs
semaines. Je vais m’assurer que mon jugement est clair et
que je ne me laisse pas aveugler par l’affection ou les
habitudes.
 
Libéré…
C’est le soir. Je mange d’abord un «  soixante-douze  »,
seul dans la cuisine, et puis j’ai droit au gros décrassage
avant de mettre un pyjama propre. Tout le matériel
habituel est là : du plus doux au plus rugueux. Du gant à la
brosse. L’eau est distribuée sans compter, c’est bien la
première fois. Je ne peux m’empêcher d’évaluer la durée de
la douche  : c’est au moins une «  quatre cents secondes  »,
du jamais-vu.
César 5 m’accompagne dans l’obscurité jusqu’à mon lit.
Tout le monde semble dormir. La porte se referme.
Je m’approche des lits de mes camarades qui vont
bientôt sombrer dans le sommeil.
— Méto, c’est toi ? chuchote Marcus.
— Oui.
— T’es pas passé par l’infirmerie ? s’inquiète Octavius.
— Non, je suis toujours complet.
— C’est bien.
— Excuse-moi, Méto, lance Crassus timidement.
— C’est fini, maintenant. Mais il faut que je dorme.
— Bien sûr, Méto. Bonne nuit, ajoute Marcus.
—  Réveillez-moi demain, les gars, je ne veux pas être
puni.
—  Ne t’inquiète pas, assure mon meilleur ami, je suis
trop heureux de t’avoir retrouvé.
J’ai mal partout. J’ai le dos qui chauffe. Ma tête semble
prête à exploser. Je dois ralentir ma respiration pour laisser
le sommeil m’envahir doucement.
 
Le réveil me paraît brutal. J’ai des courbatures. Je boite
jusqu’au lavabo.
—  On a beaucoup pensé à toi, me glisse Crassus, on a
même essayé de t’envoyer mentalement des ondes pour te
réchauffer. Tu ne les as pas senties ?
Marcus rigole. Crassus et moi partons dans un fou rire.
— Crassus ? Tu as réussi à survivre sans moi ?
—  Oui, je n’ai même pas fait de bêtises. De nombreux
enfants sont venus me parler de toi. Beaucoup admirent
ton courage, tu sais ?
— Quel courage ?
— Ta tentative de fuite, tes séjours au frigo.
—  Je regrette ces moments. Je n’en tire aucune fierté.
Toi, n’oublie pas : reste dans la ligne. Moi, j’ai mis trop de
temps à le comprendre.
— C’est promis.
CHAPITRE
5
Aujourd’hui, je suis décidé  : je vais parler de ce que je
sais à Marcus et Claudius. Je n’ai pas envie de mêler
Crassus à tout cela. Il est trop jeune et trop léger. Il
pourrait s’attirer des ennuis et m’en attirer par la même
occasion. Pour Octavius, je serai obligé de le faire tôt ou
tard, mais son manque de concentration parfois et sa
distraction maladive me font hésiter. Il pourrait se trahir si
facilement.
Cela fait plus de trois semaines, et j’en ai un peu honte,
que je joue les espions avec mes propres amis. Trois
semaines que je les suis presque partout et pendant toute
la journée.
Aucun n’a disparu à un moment pour aller faire son
rapport. Je me suis à chaque fois endormi le dernier. Je suis
sûr qu’ils sont fiables. C’est des autres que nous devons
nous méfier.
J’ai prévu de leur demander, avant, s’ils veulent ou non
entendre ce que j’ai à dire. Je vais leur faire courir un
danger, après ils seront mes complices.
 
Je commence par Marcus, avec qui je me retrouve seul
en sortant du dortoir :
— J’ai appris des secrets pendant mon séjour au frigo. Je
n’ai pas le droit d’en parler. Je suis très surveillé par César.
Si tu veux savoir, je veux bien te mettre dans la confidence.
Mais ne me réponds pas maintenant. Réfléchis jusqu’à ce
soir.
Le visage fermé, Marcus fait un léger mouvement de
tête pour me signifier qu’il a compris.
— Réfléchir à quoi ? demande Crassus en me tapant sur
l’épaule.
— Ah, tu es là ! Réfléchir au sens de la vie… à la mort…
—  Vous vous moquez de moi  ! Je suis sûr que vous me
cachez quelque chose !
— Non.
— Je suis sûr que si. C’est quoi ?
Comme nous restons silencieux, je vois le regard de
Crassus s’assombrir. Il semble blessé. Je me retiens
d’ajouter  : «  C’est pour ton bien.  » Pourtant, c’est
exactement ce que je pense.
J’approche ma deuxième cible pendant la chorale.
Paulus a rejoint les Violets. C’est donc un moment propice
pour voir Claudius seul. Il chante juste à ma gauche. J’ai
préparé un message écrit sur du papier-toilette, car le
professeur déteste les bavardages.
Nous avons nos partitions à la main. Je glisse mon
papier sous son pouce. Je vois Claudius froncer les sourcils.
Il a lu mon message. Il ne chante pas, il cherche mon
regard. Je chante plus fort que d’habitude en souriant aux
anges pour ne pas éveiller les soupçons. La chorale se
termine. Je sens qu’il me glisse un papier dans la poche. Je
le sors discrètement pour l’identifier  : c’est mon message.
Il me l’a rendu. Je cherche Claudius des yeux. Il s’est mêlé
au troupeau qui s’éparpille.
Je le retrouve quelques minutes plus tard, posté à
l’entrée des toilettes, sans doute en train d’attendre Paulus.
Il me fait signe d’un mouvement de tête. Quand j’arrive à
sa hauteur, il me glisse :
— Je ne veux pas savoir.
—  Tu es sûr  ? Tu n’es pas obligé de me répondre
maintenant.
—  Je ne veux pas savoir, dit-il en détachant bien ses
mots. Et toi, fais attention.
Paulus revient, je m’éclipse.
Je suis sous le choc. Claudius aurait-il peur  ? Pour lui-
même  ? Pour Paulus  ? Je l’ai toujours vu comme un grand
frère solide et sûr. Pourquoi me fait-il ça ?
 
Ce soir, au repas, Marcus est en face de moi, il me fixe.
Il a bien choisi son moment. Dans le brouhaha qui précède
le début du « soixante-douze », personne ne peut entendre
ce qu’il va dire.
— C’est d’accord, lâche-t-il d’une voix claire.
Il ne me sourit pas et baisse la tête.
— Tu en as parlé à quelqu’un d’autre ? ajoute-t-il.
— J’ai essayé d’informer Claudius. Mais il a refusé. Je ne
comprends pas pourquoi.
— Il cherche à te protéger. Moi, j’ai la trouille, reprend-
il, mais je ne veux pas te laisser seul avec ton secret.
Quand tu m’auras raconté ce que tu sais, laisse-moi
tranquille avec tout ça.
 
Le soir, avant de m’endormir, je fais part à Marcus de ce
que j’ai appris.
Après un court silence, il réplique :
—  Profitons des moments que nous avons à passer ici.
Promets-moi de ne plus rien tenter.
Comme je ne réponds pas, il reprend :
—  Ce qu’il faut que tu comprennes, c’est que je tiens à
toi comme si tu étais une partie de moi. J’ai peur pour toi.
Claudius aussi, j’en suis sûr.
Je me sens obligé de mentir pour le rassurer.
—  J’ai besoin de réfléchir, vous avez peut-être raison.
Bonne nuit, Marcus.
— Bonne nuit, Méto.
Leurs peurs, je les comprends. Moi aussi, j’ai la trouille.
Pourtant je veux savoir. Je dois découvrir ce qui se cache
derrière les portes, derrière les visages lisses des César,
derrière les gueules cabossées des monstres-soldats.
Demain soir, je ne boirai pas pendant le repas et je
verrai bien si Romu a raison quand il dit qu’on nous drogue
pour dormir.
 
Ce matin, j’ai pris la décision d’être un élève obéissant,
un gentil mouton durant la journée. Cela me permettra
d’être invisible. Il faut qu’on m’oublie. Ainsi personne ne
pourra se douter que la nuit je me transforme en une petite
fouine prête à braver tous les interdits.
La journée se déroule comme prévu jusqu’au repas du
soir. Là, une épreuve m’attend. Ne pas boire est un vrai
calvaire. J’ai horriblement soif dès les premières bouchées
avalées. Les aliments doivent être saturés de sel ou d’une
autre substance provoquant le même effet. Ce qui est
curieux, c’est que je ne sens rien. Le goût doit être masqué.
J’observe mes voisins et je mesure la quantité d’eau qu’ils
consomment. Les trois enfants assis devant moi ont bu
respectivement dix verres, sept verres et treize verres. Moi,
je me contente de manipuler la carafe et de porter mon
verre à mes lèvres sans rien avaler.
Au moment de me brosser les dents, en revanche, je
profite du rinçage de la bouche pour me rattraper. Je dois
ingurgiter une grande quantité d’eau pour éteindre le feu
qui brûle ma gorge.
Comme à l’habitude, le coucher s’effectue dans une
ambiance calme et apaisée. Après des conversations
réduites à quelques minutes, les voix se taisent une à une
et le dortoir est plongé dans un profond silence. Moi, je ne
dors pas. Mes yeux ne me piquent pas. De longues minutes
s’écoulent. Je me décide à faire un test : j’appelle un par un
tous les enfants autour de moi. Aucun ne me répond. Je n’ai
jamais tant élevé la voix dans cet endroit, même dans la
journée. Mes yeux, totalement habitués à l’obscurité, voient
presque comme en plein jour. Je me suis redressé et je
regarde mes amis dormir. Les grands sont couchés en
diagonale et les petits sont, eux, parfaitement parallèles
aux bords du lit.
J’entends des pas derrière la porte. Je m’allonge et
remonte un peu ma couverture. Et là survient l’incroyable :
quelqu’un allume les lumières. Aucun enfant ne réagit.
C’est sûrement comme ça chaque nuit. Je n’ose pas encore
ouvrir les paupières. Je sens des présences autour de moi.
Je ne perçois pas l’odeur de la graisse à chaussures, mais
des effluves de désinfectant ou de shampooing antipoux.
J’entrouvre les yeux et je les vois  : ils sont grands, très
grands. Ils se baissent pour ramasser le linge dans des sacs
marqués au nom des élèves. Ensuite, j’entends le bruit des
portes des placards qui s’ouvrent une à une. Ils sont au
moins six. Je referme les yeux quand les visages se
tournent dans ma direction. Maintenant, ils passent le
balai. Aulus effleure mon lit de sa main droite. Je suis sûr
que c’est lui, il était Rouge quand j’ai débarqué à la
Maison. Ils portent des combinaisons noires avec un
numéro peint sur le dos. Aulus a le 197. Son visage est
creusé, il semble triste et fatigué, et ses gestes sont
machinaux. Il a comme les autres un anneau épais et très
large à l’oreille. Il s’interrompt dix secondes pour toucher
les cheveux de Paulus, je crois, ou bien d’un de ses voisins.
Je devine plus que je ne vois réellement. La lumière
s’éteint.
Ainsi les anciens, pour une part au moins, ne sont pas
chassés de l’île et livrés au froid et à la peur quand ils
dépassent la taille maximale. Certains restent à la Maison.
Ils travaillent au nettoyage la nuit. Au vu de leur état, je
pense qu’ils ne doivent pas trop se reposer pendant la
journée.
Grâce à Romu, j’ai l’impression que le rideau
s’entrouvre doucement. Je ne dirai rien à Marcus demain,
je ne veux pas qu’il s’inquiète. Le sommeil me rattrape
bientôt.
 
La nuit suivante, ce sont les mêmes qui reviennent.
Quand Aulus se baisse pour ramasser mes affaires, je
décide soudain de lui parler. J’ouvre les yeux. Il me fixe et
déclare bien fort :
— Un Rouge a ouvert les yeux. Méto en 6/4. À signaler.
J’en entends un, plus loin, qui lui répond comme un
écho :
— Méto en 6/4. OK.
Je suis pétrifié. Je le fixe encore quelques secondes en
louchant légèrement et je referme mes paupières. Je suis
parfaitement immobile. Je les entends s’affairer encore
quelques très longues minutes, puis la lumière s’éteint et la
porte claque. Demain et pendant la semaine suivante, je
vais redormir comme les autres et vider des carafes
entières le soir au dîner.
 
Pendant les jours qui suivent, chaque matin, au réveil, je
sens l’odeur de la graisse à chaussures. Elle imprègne mes
draps. La nuit, les « monstres » me regardent dormir, c’est
sûr.
Je me sens de plus en plus seul. Bientôt, je vais
ressembler à Romu.
Marcus me lance des coups d’œil angoissés.
—  Tu as fait quelque chose de grave. Je le vois à ton
regard, me lâche-t-il un soir.
— Pas si grave. La preuve, je suis toujours là. Tu ne veux
pas que je te raconte ?
— Non.
— Tu n’as donc aucune curiosité ?
— Si, mais j’ai peur. J’ai peur pour toi aussi. S’ils sentent
que tu es pressé de connaître ton futur, ils peuvent te
casser ton lit. C’est déjà arrivé.
— D’où sors-tu cette histoire ?
—  Rémus me l’a raconté  : c’est ce qui s’est passé pour
un Violet nommé Gnaeus, un rebelle notoire, d’après lui.
— Je vais discuter avec Rémus.
—  Méfie-toi de lui. Les traîtres dont tu m’as parlé sont
bien quelque part.
— Pas Rémus.
 
Dès le lendemain, je décide de suivre Rémus des yeux
pendant une semaine. Rien à signaler, à part qu’il reste
souvent seul, assis, les yeux dans le vague, et qu’il arrive
toujours au dernier moment pour participer aux activités.
J’essaie de me rapprocher de lui. Je m’assois par
exemple à sa table aux heures des repas. Mais je
m’aperçois vite qu’il n’y a rien à en tirer. Je veux qu’il me
parle de ce Gnaeus et je lui glisse mine de rien quelques
questions sur le personnage. Il se contente de me regarder
avec un petit sourire aux lèvres. Dans ces moments-là, j’ai
l’impression qu’il est vide et ne comprend rien.
Un matin, après une ultime tentative de ma part, il me
prend la main et m’attire dans un recoin.
—  Gnaeus n’était pas gentil, alors il a été puni et on a
cassé son lit. Et après, il est parti.
— Qui a cassé son lit ?
— C’est le mystère de la nuit. Mais la nuit, ce n’est pas
pour les enfants. La nuit, les enfants dorment.
— Tu n’es plus un enfant, Rémus.
— Si, un peu. Je suis encore un Rouge.
Soudainement, il change de ton :
— Méto, évitons-nous pendant quelques jours, sinon…
Il s’éloigne sans finir et entre dans les toilettes. Je pars
rejoindre Marcus.
Rémus est absent au moment du repas. Il nous retrouve
à la chorale. J’aperçois César 4 qui le suit des yeux.
 
Juste avant le souper, je m’assois à côté de Claudius en
silence. Depuis ma proposition et son refus, je sens une
grande distance entre nous.
— Méto !
La voix est calme et ferme. Je ne me retourne pas et
réponds :
— Oui, César.
Je l’attendais.
— Il faut qu’on parle, Méto, reprend-il.
Je le suis jusqu’à son bureau. Il classe des papiers
pendant un long moment en me jetant des regards rapides.
Enfin il demande :
— Alors, tu as parlé à Rémus ?
— Je l’aime bien, Rémus.
— Tu lui as demandé quoi ?
— De me parler de Gnaeus.
— Pourquoi t’intéresses-tu à lui ?
—  On m’a dit qu’autrefois quelqu’un avait
volontairement cassé le lit d’un certain Gnaeus, alors qu’il
n’était que Violet. Je voulais savoir si c’était une légende
qu’on raconte pour effrayer les enfants ou si ce garçon a
réellement existé. Alors, j’ai demandé à celui qui est ici
depuis le plus longtemps, c’est-à-dire Rémus.
— Et alors ? Qu’est-ce qu’il t’a répondu ?
— Il m’a dit que c’était vrai.
— Quoi d’autre ?
—  Il a ajouté qu’il ne savait pas qui avait cassé le lit.
C’est tout.
Je dois à tout prix me contrôler et ne pas montrer ma
peur. Je reprends d’une voix douce et ferme, en prenant
soin de bien articuler :
— Je n’ai rien raconté à Rémus. Je ne lui ai pas parlé de
Romulus ni de ce qu’il m’a dit. J’ai tenu ma promesse.
—  Il semblerait que oui. Méto, ne gâche pas ta vie ici,
elle n’est peut-être plus très longue. Profite  ! Apprends  !
Amuse-toi ! Et surtout, dors bien !
—  César, j’ai un peu faim. Je n’ai pas encore mangé ce
soir et je n’ai rien bu non plus, fais-je remarquer
innocemment.
— Passe en cuisine, nous avons tout prévu.
Je mange seul dans un coin de la cuisine et je regagne le
dortoir au dernier moment. Crassus me fait signe.
— C’était quoi, ce soir ? demande Marcus.
— Rien. La suite du frigo. César veut être sûr que je n’y
retournerai jamais.
—  Tu ne m’as pas raconté le frigo, à moi, intervient
Crassus.
—  C’est le passé. Je n’aime pas y repenser. C’était très
dur. Je t’en parlerai plus tard, dans quelques mois par
exemple.
—  Tu l’as raconté à Claudius et à Marcus, dit-il en
prenant une voix un peu suppliante.
—  Non, enfin, à peine. Tu dois comprendre que je ne
suis plus ton tuteur. J’ai repris une vie normale : je discute
avec tout le monde, surtout avec des Rouges que je connais
depuis très longtemps et de qui j’ai été séparé pendant ton
initiation et le séjour au frais qui a suivi.
—  Oui, je comprends, mais je veux être ton ami, moi
aussi.
— Tu es mon ami. Mais je te donne un conseil : trouve-
t’en d’autres, s’il te plaît, de ton âge et de ta couleur. Ils
dureront plus longtemps.
— Tu es Rouge depuis longtemps ?
— Je crois que je suis à moins trois.
Il baisse les yeux. Je ne sais pas s’il a compris.
— À moins de trois centimètres de la grande casse. Il me
reste au mieux trois à six mois. Enfin, je crois.
— Alors, n’attends pas trop pour me raconter.
Je grimpe dans mon lit et me glisse sous les draps. Bien
content d’être au chaud. Marcus tourne sa tête vers moi,
au moment où on éteint les lumières :
— Je suis soulagé de te voir. J’avais peur.
—  Tu vois, ce n’est pas si grave. De toute façon, je n’ai
pas envie de t’abandonner.
Mes yeux se ferment. Je vais bien dormir.
 
Ce matin, je ne sens plus l’odeur des soldats flotter
autour de mon lit. Je me lève. Ma main effleure un petit
bâton glissé sous un coin de mon oreiller. Comme par
instinct, je le glisse dans la poche de ma veste de pyjama. À
l’aveugle, je tente de comprendre. Ce n’est pas un bâton,
mais ça en a la forme. C’est plus souple, peut-être un
morceau de carton extrêmement fin. Je le transfère bientôt
dans mon pantalon. Je dois trouver un moment propice
pour le regarder sans risque. Je fais ma première tentative
aux toilettes mais, à peine entré, j’entends tambouriner un
petit qui hurle que je dois me presser. Toutes les activités
de ce début de matinée s’enchaînent au pas de course. Dès
que j’en ai l’occasion, je touche le petit bâton, le soupèse,
le tords. Je ne connais même pas sa couleur. À force de le
triturer, je m’aperçois qu’il s’agit d’un rouleau de papier
roulé très serré. Avec l’ongle du pouce, je parviens à
l’étaler. Je suis maintenant sûr que c’est un message, un
message de la nuit.
 
Je suis assis depuis un quart d’heure et j’écoute un cours
sur la culture de la pomme de terre, ses origines, ses
propriétés nutritives…
Je sors mon mouchoir que je serre autour du papier. Je
laisse glisser le message sur mon cahier et je me mouche.
Marcus tourne la tête vers moi et me sourit.
— Tu as pris froid ? chuchote-t-il.
Je ne réponds pas car j’entends le prof de botanique qui
s’interrompt et tourne sa tête vers nous.
C’est un homme sans âge et sans cheveux qui se déplace
difficilement en s’aidant de lourdes béquilles. Un élève lui
sert de poisson pilote dans les couloirs car il est aveugle,
ou quasiment. Il parle d’une voix claire et calme :
—  Marcus, lance-t-il, ne vous inquiétez pas de la santé
de votre camarade. Il n’est pas du tout malade, vous savez.
Il y a dix secondes, il a mouché à vide.
Il se tait. Va-t-il reprendre son cours ?
— Méto, pourquoi avez-vous mouché à vide, au fait ?
Je ne desserre pas les dents. Si je parle, il comprendra
que je mens. Je patiente. Une longue minute s’écoule.
—  C’est sans importance, après tout  ! déclare-t-il
finalement. Revenons à nos patates qui ne méritent aucun
contretemps.
Je respire enfin mais pas trop fort.
Tout en écrivant de la main droite, je retourne le papier.
Il mesure environ huit centimètres sur un. Il y a deux lignes
tracées à l’encre grise, les caractères sont minuscules :
Agir pendant qu’on est encore à la Maison est plus facile
qu’après. Ne fais confiance à personne ni le jour ni la nuit.
Si tu veux suivre nos pistes, enroule un de tes cheveux
autour du premier bouton de ta chemise du jour. Mange le
message.
J’attends la fin du cours, le moment où les chaises
reculent bruyamment, pour chiffonner le papier et en faire
une boulette que j’avale. Personne ne m’a vu.
Marcus semble encore perturbé par l’incident. Il me
regarde avec des yeux de chien battu. Dans le couloir, il me
retient par le bras.
— Pourquoi tu n’as pas répondu ?
— Je ne pouvais pas répondre.
— Pourquoi ?
— Je ne peux rien te dire.
Son regard se durcit. Il est en colère. Il doit avoir
l’impression que je le trahis un peu plus chaque jour. Il
s’écarte et lâche :
— Et puis merde !
Je le regarde qui s’éloigne vers la salle de piqûre. Une
main se pose sur mon épaule. C’est Crassus.
—  Alors, Méto, tu vas bien  ? Qu’est-ce que tu me
racontes ?
Cette question, que je devrais juger légère, me perturbe
un instant :
— Que veux-tu que je te raconte ? On était en botanique.
On a parlé patates. Et toi ?
— Moi, j’étais en mécanique, on a eu droit à l’histoire de
la chaudière volcanique de la Maison.
— Toi qui crains le froid, tu devais être passionné. Bon,
on se retrouve après pour la lutte. Je dois aller à la piqûre.
 
Nos élèves sont alignés en silence. Ils ont revêtu leur
justaucorps marron. Je les regarde l’un après l’autre.
Aujourd’hui, Marius n’est pas dans son assiette. Il serre les
dents et braque ses yeux sur Crassus, mon «  ancien
élève ».
Titus, à qui rien n’échappe, me propose :
—  Tu commences l’entraînement et je m’occupe de
Marius. Il est très remonté. Mais tu préfères peut-être que
ce soit le contraire ?
— Non, vas-y.
Titus se dirige droit sur Marius, le prend par les épaules
amicalement mais fermement et l’éloigne des autres.
Je commence l’échauffement sous le regard goguenard
de nos deux assistants habituels.
Titus revient au bout de quelques minutes.
— Il est calmé, mais c’est à toi qu’il veut parler.
Je rejoins Marius.
— Crassus bave, déclare-t-il gravement.
— Crassus ? Le petit nouveau dont je me suis occupé ?
—  Oui. Tu n’as pas dû assez lui expliquer qu’on ne doit
pas raconter des trucs sur les uns et les autres.
— Il fait ça ? Donne-moi des exemples.
— Il a dit des trucs sur Quintus.
— Sur Quintus ? Il est arrivé le jour de son départ ! Il ne
l’a même pas connu… Je te promets de tirer cette affaire au
clair et de t’en reparler.
— Méto, on a confiance en toi. Ne te trompe pas d’amis.
— J’ai compris, va t’amuser.
J’appelle Crassus qui me sort son plus beau sourire.
—  Crassus, c’est quoi cette histoire  ? Tu as insulté
Quintus ?
— J’ai juste dit qu’il n’était pas très courageux.
— Et comment sais-tu cela ?
—  Méto, je t’ai déjà raconté que, la nuit, j’entends des
voix. Alors, le matin, je répète ce que j’ai entendu. J’en ai
parlé à Marius par hasard, pendant le petit déjeuner. Je ne
savais même pas que c’était son copain.
—  Arrête tes salades  ! Si tu n’es pas capable de
contrôler tes paroles, tu risques de très graves ennuis.
— Je n’ai pas peur. Tu ne dois pas t’inquiéter pour moi,
tu n’es plus mon tuteur. Tu me l’as déjà dit.
— Je te parle comme à un ami.
— Je ne le ferai plus, c’est promis.
— Tu vas t’excuser tout de suite.
— Si tu veux.
Je fais un signe à Titus. Il pousse amicalement Marius
vers Crassus qui sourit. Le Bleu foncé garde un visage très
fermé. Les deux se serrent la main et Crassus articule :
— Je regrette ce que j’ai dit. Je te prie de m’excuser.
En sortant de la salle de gym, Marius me frôle et me
glisse :
—  Il n’était pas sincère. Je laisse tomber pour ne pas
t’attirer de problèmes, mais Crassus n’est pas clair et il
continue à me défier du regard.
— Il est jeune, je vais le surveiller.
—  N’en fais pas trop pour lui. La dernière fois, ça t’a
coûté quatre jours au frais. Maintenant tu n’es plus obligé.
J’observe mon ex-protégé pendant le repas. Il a trouvé
sa place maintenant. Il est détendu et souriant. Il a un air
presque dominateur quand il regarde les autres. Je
m’aperçois que, si le hasard ne m’avait pas obligé à m’en
occuper, il ne serait jamais devenu mon ami.
D’ailleurs, est-ce un ami ?
Pour beaucoup de mes camarades, je devrais le haïr ou
au moins m’en méfier. Si je fais le bilan de ce qu’il m’a
apporté – quatre jours au frigo, des parties d’inche
supprimées quand je devais l’aider pour son travail –, ce
n’est pas très reluisant. Je pense aussi qu’il m’a menti
quant à son expédition au vestiaire et qu’il s’est payé ma
tête à la fin du cours de lutte…
Et si Crassus représentait un danger  ? Et si c’était une
« oreille de César » ?
Cette idée s’impose soudain à moi comme une évidence.
J’aurais aidé, protégé, couvé même un petit mouchard ?
Comment agir maintenant  ? Tout d’abord, vérifier mes
impressions, en le gardant à l’œil le plus possible, et puis
arrêter de m’occuper de lui. Qu’il les assume tout seul, ses
provocations et les prétendues voix entendues pendant son
sommeil.
 
Le soir, au moment où j’enlève ma chemise, je me pose
une autre question  : est-ce que je dois, dès à présent, me
signaler à «  mes amis de la nuit  »  ? J’hésite, à cause des
remarques du prof pendant le cours d’agriculture. Mon
attitude a-t-elle fait l’objet d’un rapport  ? Une «  oreille de
César  » aura-t-elle soupçonné quelque chose  ? Je me dois
d’être prudent.
 
À mon réveil, je comprends que ma méfiance de la veille
était justifiée. Il y a ce matin une drôle d’odeur près de mon
lit, comme si les soldats étaient revenus surveiller mon
sommeil ou fouiller mes affaires. Je vais adopter pendant la
journée le comportement du mouton que j’ai déjà
expérimenté.
Après le dîner, je retrouve mes amis aux lavabos pour le
brossage des dents. En rangeant le dentifrice dans ma
sacoche, je saisis mon peigne et l’inspecte à la recherche
d’un long cheveu que j’enroule autour de mon index
gauche. Je le glisse ensuite dans ma bouche.
J’ai choisi de sauter le pas. Si je deviens trop prudent, je
n’aurai rien fait avant d’avoir « craqué ». C’est maintenant
ou jamais que je dois savoir.
Je retourne dans le dortoir. J’enfile mon pyjama et je plie
mes affaires soigneusement en terminant par la chemise.
Puis je fais semblant de prendre de la salive comme
lorsqu’on veut nettoyer une tache, et je place mon cheveu à
l’endroit convenu. On me claque vigoureusement le dos.
— Alors, on rêvasse ? m’interroge Crassus.
Je ne me laisse pas surprendre et je contre-attaque :
—  Salut. Au fait, tu étais où à la fin de l’étude  ? Je t’ai
attendu.
— Tu m’espionnes, toi, maintenant ? dit-il en rigolant. Je
souris et reprends sur le même ton léger :
— Non, j’avais un truc à te dire. Mais là, maintenant, ça
ne me revient pas.
— Ah bon ? Bonne nuit, Méto. Il ne m’a pas répondu.
 
Ce matin, le courrier est passé. Je dois éviter de le lire
en cours. Je décide d’aller m’enfermer aux toilettes.
À deux, vous serez plus forts. Signale-toi à l’autre en
retournant une fois la jambe gauche de ton pantalon de
pyjama quand tu iras au lavabo demain.
J’avale le message en tirant la chasse d’eau. Ensuite, je
vais boire au robinet pour l’aider à passer.
—  Ne bois pas trop d’eau avant la course, tu vas
t’alourdir.
Je me retourne. C’est Paulus. Je réplique :
—  Quand tu seras en mesure de me battre, tu pourras
me donner des conseils.
— Il disait ça pour ton bien ! intervient Claudius.
— Je sais, je sais ! Mais je préfère qu’on ne s’occupe pas
trop de moi en ce moment… Paulus, je me suis énervé.
Sans rancune ?
— Sans rancune, bien sûr, affirme ce dernier.
Il faut que je me calme. J’aimerais tant à cet instant être
seul pour savourer la nouvelle. Bientôt, nous serons deux à
partager le poids des secrets et les risques. Je dois me
concentrer sur ma journée. D’abord, rejoindre
tranquillement mes partenaires de relais, faire le vide et
donner mon maximum.
 
La matinée s’est bien passée. Je rejoins Octavius et
Marcus pour le repas. Je ne peux m’empêcher de parler de
Claudius, de la proximité qu’il a avec Paulus au point de
souvent intervenir à sa place.
— C’est un peu ridicule, déclare Marcus, Paulus devrait
s’émanciper.
— Je crois que ça lui convient, intervient Octavius. Moi,
je vous aime bien, mais j’aime aussi être seul parfois.
— Il doit surtout penser à la séparation. Claudius est en
fin de parcours, ajoute Marcus.
 
Pour m’occuper l’esprit, je continue la surveillance de
mon suspect. J’en suis venu à la conclusion que, sur
l’ensemble de ses journées, il passe beaucoup trop de
temps aux toilettes. Je n’avais jamais remarqué ce
phénomène pendant son initiation. Peut-être emprunte-t-il
le passage par le placard pour aller rapporter à César. Moi,
j’ai essayé de l’ouvrir maintes fois, depuis que j’en connais
l’existence, mais il est toujours fermé. Crassus, lui, a-t-il la
clef ?
Je ne dois pas me laisser convaincre sans preuves.
 
À la sortie des cours théoriques, j’aperçois Spurius qui
me regarde et hésite à m’aborder. Je sais ce qu’il veut. Mes
copains m’en ont déjà parlé. Il aimerait bien jouer placeur.
C’était son poste dans ses équipes précédentes. Il n’a
jamais osé me demander directement de lui céder la place.
Il attend finalement le moment du «  carapaçonnage  »
pour se lancer :
—  Comment es-tu devenu placeur la première fois chez
les Rouges ? me demande-t-il.
—  Le précédent s’était cassé le nez. Le temps qu’il
cicatrise, il avait « craqué ». Depuis je n’ai jamais lâché le
poste, sauf durant mes séjours au frigo.
—  Tu sais que j’étais efficace à ce poste dans mon
équipe de Violets ? reprend-il.
—  On m’a dit ça. Et là, maintenant, tu te sens capable
d’essayer chez les Rouges ?
—  Oui. Pas pour te remplacer à chaque fois, mais pour
participer, tu comprends ?
Aujourd’hui, j’ai envie de dire oui. Ce défoulement de fin
de journée commencerait-il à me lasser ?
— Si Claudius est d’accord, tu peux jouer cette partie.
—  T’es génial, Méto  ! Merci. J’en avais déjà parlé à
Claudius.
J’ai rarement vu une pareille joie. Je ralentis
immédiatement mon habillage et réponds en souriant aux
signes amicaux que me lance le reste de l’équipe. Ils ont
l’air contents.
Je prends place sur le banc des remplaçants. Le match
commence par une ouverture qui plaît beaucoup aux
débutants, parce qu’elle est très spectaculaire. Le
transperceur prend la position de l’œuf et ses coéquipiers
le roulent le plus loin possible. C’est la Romulus 1.1. Dès
que le mouvement est décodé, les adversaires se ruent sur
le meneur pour lui faire lâcher prise.
Nous avons récupéré la boule. Spurius souffre. Il est
incapable de se dégager de l’emprise des nettoyeurs.
Il est cloué au sol et Claudius s’épuise à chercher une
solution. Ça y est, on nous a repris la boule. C’est la contre-
attaque. Spurius s’est enfin relevé et plonge tête la
première sur le porteur du précieux paquet. Le choc est
violent. Il s’affale comme un sac de linge. Titus attrape la
balle et marque. C’est fini. Le nouveau placeur ne bouge
plus. César 2 intervient :
— Brancard ! Brancard !
Je bondis sur ses talons.
—  On va le poser doucement, précise-t-il. Attention à la
tête ! C’est bon. Claudius et Méto, portez-le à l’infirmerie.
César dégage doucement le casque. Une bande violacée
barre le front de Spurius. Il y a du sang sous ses yeux.
—  Il a la tête dure. Il s’en sortira. Méto, pourquoi
n’étais-tu pas placeur ce soir ?
—  Spurius m’a demandé de le laisser essayer. J’avais
confiance car il jouait à ce poste chez les Violets.
Maintenant que je l’ai vu à l’œuvre, je pense qu’il ne fait
pas le poids.
— Claudius, tu étais d’accord pour cet essai ?
— Bien sûr. Nous sommes des Rouges bien mûrs. Il faut
penser à l’avenir.
—  Ce n’est pas à vous de penser à l’avenir. Allez-y et
rassurez vos amis. Je vais rester près de lui ce soir.
Dans le vestiaire, les autres nous entourent.
— Alors, il a bougé ? risque Marcus.
— Non, dis-je, mais, d’après César, il s’en sortira. Moi, je
le trouve bien amoché. Il n’était sans doute pas prêt à me
remplacer.
—  Méto, tu n’y es pour rien. Spurius en rêvait et nous
étions tous d’accord. Demain, tu reprendras ta place et lui,
il apprendra en te regardant depuis le banc.
— Je l’espère.
Ce soir, je devrais être heureux car, demain, je vais
rencontrer l’autre moi-même, le seul ici qui ait choisi de
savoir. Mais l’image qui me hante à cet instant précis, c’est
celle de Spurius allongé, inerte sur le lit de l’infirmerie.
Celle d’un mort.
CHAPITRE
6
Réveillé un peu en avance, comme d’habitude, je me
contorsionne pour atteindre mon bas de pyjama sans trop
desserrer l’étreinte des draps. Je dois sortir comme les
autres jours et comme tout le monde, par le haut et en
douceur. Ce procédé a deux avantages, il nous rappelle
qu’il faut y aller très prudemment et il nous évite de refaire
le lit chaque matin.
Je m’applique à marcher avec naturel. Seul celui qui sait
pensera à regarder le pli incongru. Les autres courent dans
tous les sens pour avoir une bonne place aux lavabos ou
aux toilettes avant de foncer à la course. J’ai l’impression
que c’est un coup pour rien. J’enlève mon pyjama et je me
prépare pour la course.
Mes copains sont déjà là. On se tape dans les mains
pour s’encourager et se secouer un peu. Nous gagnons nos
positions.
C’est parti.
Premier tour  : Claudius qui court en sens inverse m’a
frôlé. J’ai cru qu’il allait me parler. Je dois rester concentré
sur ma course.
Deuxième tour.
— C’est moi, l’autre.
Claudius, c’est Claudius qui a dit ça !
Troisième tour.
— Alors, tu as compris ? insiste-t-il.
Quatrième tour.
— Oui, j’ai compris.
Cinquième tour.
— On est faibles aujourd’hui, annonce-t-il.
Il a raison. La course, rien que la course…
C’est fini. Notre performance est moyenne. Nous nous
retrouvons au centre pour reprendre notre souffle.
Claudius se rapproche de moi.
— Alors, tu es étonné ?
—  Oui, mais ça me plaît. Pourquoi tu n’as pas voulu
m’écouter après le frigo ?
— J’attendais un ordre.
— Paulus est avec nous ?
— Non, c’est un traître.
Nous nous dirigeons vers les autres activités.
— Ton ami est un traître ?
— Ce n’est pas mon ami. Je le surveille. Séparons-nous,
on nous a trop vus ensemble.
 
Pendant le cours d’agriculture, j’ai du mal à prendre des
notes. Si je ne me contrôlais pas, je passerais mon temps à
contempler Claudius. C’est lui… Je n’avais rien deviné.
Comment aurais-je pu ?
Il va falloir qu’on s’organise, tous les deux, des moments
où on pourra échanger des informations sans provoquer la
suspicion des César et la curiosité de nos proches. Hormis
pendant la chorale, où nos places nous ont été imposées, je
m’aperçois que je ne suis jamais à côté de Claudius.
Comment mes fidèles Marcus et Octavius vont-ils ressentir
le fait que je choisisse de m’éloigner d’eux  ? Et lui,
comment fera-t-il pour se défaire de Paulus  ? À la fin du
cours, Marcus me demande :
—  Qu’est-ce qui t’arrive ce matin  ? Tu n’es pas avec
nous. À quoi penses-tu ?
Comme je mets quelques secondes à répondre, il
enchaîne :
— Tu penses à Spurius ?
Au moment où j’acquiesce machinalement, l’image du
jeune placeur m’envahit. Je sens remonter en moi comme
un malaise, une honte.
— Il faudrait qu’on s’en occupe.
— Et comment, Méto ? demande Octavius.
—  En allant demander à César si on peut lui rendre
visite.
—  Tu sais que normalement on doit attendre que César
nous le propose ?
— Mais s’il n’y pense pas, on ne saura rien aujourd’hui.
Marcus ajoute :
— C’est moi qui vais demander. Toi, tu restes là.
— D’accord.
J’aurais pu répondre « merci », aussi, car je me dois de
rester discret. En même temps, depuis que je sais que nous
sommes deux à savoir, je me sens presque invincible.
 
Au repas, Marcus s’assoit en face de moi. Il commence :
—  César a dit que Spurius s’était réveillé mais qu’il ne
pourrait pas quitter l’infirmerie pendant une semaine.
— On peut aller le voir, alors ?
—  César a dit que ce n’était pas une bonne idée, car
Spurius doit se reposer.
— Et tu as eu l’impression qu’il te mentait ?
— Non, pourquoi ? Attendons une semaine pour tirer des
conclusions.
Je suis toujours étonné qu’après tant d’années nous
soyons si peu à douter.
Dès le début de la chorale, un drame éclate. Un petit qui
trébuche, peut-être poussé, et qui se rattrape à un autre.
Un début de dispute. Un ami qui s’interpose. Résultat  :
trois rubans arrachés.
—  C’est un accident, c’est un accident, je n’ai pas la
taille ! crie Mamercus. César, s’il vous plaît !
— Et merde ! lâche Appius, un Bleu foncé.
Le petit Caelus est en larmes et répète :
— Ce n’est pas ma faute ! Ce n’est pas ma faute !
César 5 intervient avec un grand sourire. Sans un mot, il
ramasse les rubans et invite de la main les trois
«  craqueurs  » de l’après-midi à le suivre. Un Bleu ciel, un
Violet et un Bleu foncé. Mamercus ne se lamente plus, il est
furieux. S’il n’y avait pas de témoin, il frapperait
rageusement le responsable.
Cette scène du ruban brisé, je l’ai vécue des dizaines de
fois, mais aujourd’hui je la vois avec des yeux neufs. Avant
cet instant, je l’avais toujours considérée comme une étape
naturelle, un passage obligé dans une évolution inéluctable.
Mais c’est une mise en scène, un acte provoqué pour
rétablir un équilibre. J’ai compris et j’en suis sûr : Spurius
est mort. Il faut donc un nouveau Rouge, un nouveau Violet
et un nouveau Bleu foncé.
Il faut faire une place au petit Bleu clair qui arrivera
bientôt et surtout il faut boucher le trou laissé par Spurius,
qu’on va se dépêcher d’oublier.
À partir d’aujourd’hui, plus personne n’osera demander
de ses nouvelles. Marcus sait aussi que je ne lui en parlerai
plus. À quoi bon risquer le frigo ?
À la fin de la chorale, Claudius se rapproche de moi :
— On se parle avant l’inche ?
— Si tu veux. Et Spurius ?
— Laisse tomber Spurius. Ils l’ont évacué cette nuit.
— Comment le sais-tu ?
— On me l’a dit.
— Tu sais qui ?
Il ne répond pas. Paulus l’a rejoint. Je m’éloigne pour
aller retrouver Octavius et Marcus.
 
Dans les rangs des petits, ça parle fort :
—  Je vais le dire à César. Je l’ai vu quand il l’a fait
tomber, déclare Kaeso.
—  Ne dis rien, l’avertit Décimus, au mieux tu te feras
engueuler.
— Je m’en fous, j’en ai marre de la fermer.
—  Laisse tomber  ! je te dis. Je ne t’accompagnerai pas
cette fois-ci au frigo.
—  Arrête d’avoir peur. Je ne vais rien faire de mal. Je
vais juste parler à César.
Je m’approche. Je ne peux m’empêcher d’intervenir :
— N’élevez pas la voix ainsi ! Qu’est-ce qui vous arrive ?
—  Bonjour, Méto. J’ai tout vu pendant la chorale,
commence Kaeso.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
— C’est Paulus qui a poussé Caelus sur Mamercus.
— Qui l’a vu à part toi ?
— Personne, je crois… Enfin, peut-être d’autres, mais ils
ont peur.
Il est très énervé et ne parvient pas à baisser le ton de
sa voix. J’essaie de mon côté d’être le plus calme possible :
—  Alors, ce sera ta parole contre la sienne. Tu es plus
jeune. Ce n’est pas à toi qu’on donnera raison. Tu ne
gagneras pas.
—  Tu préfères croire Paulus parce que c’est l’ami de
Claudius ? C’est ça ?
—  Tu crois ce que tu veux, Kaeso. Écoute mon conseil.
C’est vraiment pour ton bien. Ne va pas voir César ! Je sais
comment ça marche.
J’attrape Décimus par le bras et lui chuchote :
— Ne lâche pas ton copain, c’est un têtu.
— Je sais. Ne t’inquiète pas.
Je rejoins mes camarades qui s’étaient éloignés pour
qu’un attroupement n’attire pas l’attention d’un César.
—  Finalement, ça te plaît de materner les petits,
plaisante Octavius.
Au moment du «  carapaçonnage  », Claudius s’installe
près de moi.
— Paulus a fait son boulot pendant la chorale, lui dis-je.
—  Je sais. Ce n’est pas la première fois. Nous sommes
loin à ce moment-là et il en profite. Bon, je change de sujet.
On a une urgence : découvrir les autres traîtres comme lui.
— Je crois que j’en connais un autre : Crassus.
— Tu as des preuves ?
— Non.
— Tu dois être sûr. C’est très important.
—  Et tes copains de la nuit ne pourraient pas nous
donner leurs noms ?
— Pas précisément, mais ils nous aideront.
Les autres se sont rapprochés. J’aurais tellement de
questions à poser à Claudius. Comment et depuis quand a-
t-il rejoint ceux qui résistent  ? Vu la brièveté de nos
échanges, je ne suis pas près de tout connaître.
Curieusement, aucun membre de l’équipe n’évoque
l’absence de notre copain accidenté la veille. Il n’y a pas de
volontaire pour prendre sa place. Je vais donc me défouler
ce soir, même si le cœur n’y est pas.
La partie est enragée comme toujours et nous perdons
assez vite suite à une mésentente entre les deux arrières. Il
n’y a pas de dégâts, c’est ce qui compte.
En sortant de l’étude, je décide de commencer tout de
suite ma première mission et de m’asseoir en face de
Crassus pendant le dîner. Si c’est une « oreille », je vais le
démasquer. J’engage la conversation :
— Tu as appris pour Spurius ?
— Oui, il s’est blessé pendant l’inche et il est toujours à
l’infirmerie.
— Non, je crois qu’il est mort.
— Qui t’a dit ça ?
Je lui fais une moue pour exprimer mon ignorance. Il
insiste :
— Qui t’a dit ça ?
Il comprend que je ne vais pas répondre, alors il marque
un temps et change de sujet :
— Tu ne devais pas me raconter le frigo ?
—  Non, enfin, je ne sais pas, qu’est-ce que tu voulais
savoir ?
— C’était comment ?
—  Froid, extrêmement pénible parce que interminable.
J’ai l’impression d’avoir vieilli d’une année en quatre jours.
— Comment tu as fait pour passer le temps ?
—  J’ai pensé, je me suis parlé, j’ai chanté même… En
fait, je ne crois pas que ces renseignements te seront utiles
un jour.
— Pourquoi ? On ne sait jamais.
— Tu n’iras jamais au frigo.
— Comment peux-tu en être sûr ?
—  C’est comme ça, je le sens, et c’est tant mieux pour
toi.
Crassus me regarde. Il ne prend pas mes dernières
paroles pour un compliment. Je le fixe et me dis  : «  Allez,
vas-y, petit toutou  ! Va rapporter ce que le méchant Méto
t’a raconté. Vas-y et j’aurai la preuve que c’est toi le
traître.  » Nos regards se croisent et semblent se défier.
Crassus me sourit. De loin, on prendrait cela pour de la
complicité.
 
Le résultat ne se fait pas attendre. Le visage de César 3
apparaît dans le miroir tandis que je me lave les dents. Il
m’invite d’un geste sans équivoque à le suivre.
Il va falloir que je joue serré. À peine assis, il attaque :
— On t’a rapporté que Spurius était mort ?
— Non, mais je crois qu’il est mort car, s’il allait mieux,
je pense qu’on nous aurait permis de le voir. Pourquoi  ? Il
est vivant ?
— Donc, c’est toi qui l’as déduit mais sans preuves ?
— C’est ça.
— C’est juste une conjecture ?
— Oui.
—  Évite de parler de tes conjectures. Évite même d’en
faire. Tu es trop souvent dans mon bureau.
— C’est la dernière fois… Je vous le promets.
— Tu n’as pas besoin de promettre. Moi je sais que c’est
la dernière fois. Bonne nuit, Méto.
— Bonne nuit, César.
Je rejoins les autres discrètement. Maintenant je suis
sûr que Crassus est un espion. Je sais aussi que je ne
dispose plus que de quelques jours pour agir, quelques
semaines tout au plus.
 
Le lendemain dans l’après-midi, je croise Claudius dans
un couloir. Il me frôle. Il m’a glissé quelque chose dans la
poche. Un message. Il est plus long que d’habitude et c’est
moi qui vais devoir l’avaler. Je m’enferme dans les toilettes.
Les oreilles au repos forment toujours un carré. Quand
on en connaît deux, on en connaît quatre.
Incinération d’un Rouge bouclé blond cette nuit. Le
remplaçant n’est pas prêt.
 
À l’instant où je sors de ma cachette, Marcus passe
devant moi et baisse la tête. Je crois que notre amitié est en
danger. Je m’aperçois qu’on ne s’est pas parlé de toute la
journée. Il m’évite. Moi, je viens juste de le remarquer. Je
suis entièrement accaparé par mes découvertes. Je dois le
forcer à renouer avec moi. Je ne veux pas perdre un ami
comme lui.
Au moment de l’extinction, je tourne la tête vers la
droite. Il s’en aperçoit mais il reste sur le dos et ferme les
yeux.
 
Ce matin, je découvre un nouveau message. Je me hisse
hors du lit. Je suis heureux, presque euphorique, car j’ai le
sentiment que la journée qui s’annonce va être pleine de
découvertes. Marcus et Octavius sont déjà levés. Je vais les
rejoindre comme si de rien n’était. Je deviens un roi du
secret.
Octavius m’accueille avec un sourire :
— Alors ? Toujours parmi nous ?
— Oui, pourquoi ?
—  À chaque fois que tu disparais dans le bureau de
César, j’ai peur que tu n’en ressortes pas.
Je regarde Marcus dans le miroir. Je lui souris. Il se voile
le visage derrière sa serviette. Je reprends :
—  Les gars, même si je vous semble un peu ailleurs en
ce moment, vous devez savoir que je ne vous abandonnerai
jamais. Je tiens trop à vous deux.
— Alors, on mange ensemble aujourd’hui ?
— C’est promis.
Marcus est resté muet mais n’a rien perdu de la
conversation. Je rentre dans une cabine et déroule enfin le
nouveau message  : Prends le laitage au couvercle
légèrement décollé. Bon appétit.
Claudius profite de la course du matin pour me signaler
qu’il a été averti de ce qu’il appelle mon initiation.
— Et toi, tu l’as faite ?
— Oui.
— Et c’est comment ?
—  N’aie pas peur. Aie confiance. Tu sauras bientôt
presque tout.
 
Partagé entre la peur et l’impatience, je regarde se
dérouler la matinée en spectateur. Au moment du repas, je
presse mes copains pour arriver dans les premiers.
— Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ?
— J’ai faim, c’est tout.
— Tu sais très bien qu’arriver en avance ne permet pas
de manger avant les autres, m’objecte Octavius. J’entends
Marcus qui lui glisse à l’oreille :
— Il nous cache encore quelque chose.
Je ne relève pas, il a déjà compris.
Devant les desserts, je sélectionne avec minutie le mien.
Octavius s’énerve un peu :
— C’est tous les mêmes, Méto !
Marcus lui adresse une grimace qui signifie : « Tu vois,
j’avais raison, il nous cache quelque chose. »
— C’est bon, les gars, j’ai entendu.
J’espère que j’ai choisi le bon.
Lorsque je le déguste, je comprends vite que je ne me
suis pas trompé. Je repère une texture inhabituelle,
sablonneuse. Je le finis entièrement en évitant les
grimaces. Marcus m’adresse enfin la parole :
— C’était bon ?
On ne peut rien lui cacher à celui-là, il me connaît par
cœur.
— Oui, pourquoi ?
— Je trouve que tu as mis du temps à le terminer.
Je ne relève pas et me contente de sourire.
 
Pendant l’après-midi, sans bien comprendre pourquoi, je
me sens vite mal à l’aise. Je me répète que je dois avoir
confiance et que tout va bien. Durant l’étude, les premières
démangeaisons apparaissent. Ce n’est pas douloureux mais
je me gratte sous les vêtements. César 3 s’installe en face
de moi sur une chaise et m’observe. Ça m’est déjà arrivé
quand j’étais plus jeune. Parfois, cela n’a aucune
conséquence  : il regarde et c’est tout. Là, je sens qu’il va
parler :
— Méto ? Tu vas bien ?
— Je me gratte, mais ça va passer.
— Suis-moi à l’infirmerie.
Tous les regards se tournent vers moi avec étonnement
ou dégoût. Ils me donnent l’impression qu’une corne m’a
poussé au milieu du visage. Ce n’est que devant la glace
des toilettes que je prends conscience de la gravité du
problème. Mon visage est cramoisi, marqué de petites
plaques tirant sur le violet.
 
Je suis maintenant assis devant César qui téléphone
pour expliquer mes symptômes. Il raccroche et sort un
épais ruban de son tiroir. Il me bande alors les yeux et me
met debout. Je le suis dans les couloirs. Il ouvre une porte
et me fait asseoir. Il y a quelqu’un d’autre. Des mains
sèches m’effleurent les joues et le cou. Elles sentent le
vinaigre. L’homme ne parle pas. J’imagine qu’il fait des
gestes. C’est comme si César traduisait pour lui-même :
— Il est contagieux. Il doit se reposer et c’est tout.
J’entends l’homme s’éloigner en claudiquant. César me
retire le bandeau. Je suis dans une pièce toute blanche avec
un lit et une petite table. Il y a aussi une armoire à
pharmacie d’où il sort une seringue et un flacon rempli
d’un liquide rosâtre.
—  Tu vas dormir jusqu’à ta guérison. Ce produit va te
plonger dans un sommeil très profond et ainsi tu ne seras
pas tenté de te gratter. C’est mieux pour toi.
De toute façon, il ne me demande pas mon avis. Il me
saisit le bras et enfonce son aiguille. Je ne sens presque
rien. Il sort. Je reste assis là quelques secondes, immobile.
J’ai du mal à donner du sens à ce qu’il m’arrive. On m’a
rendu malade en me faisant manger un aliment. Je suis
maintenant à l’isolement. Je vais, d’après César, passer tout
mon temps à dormir. À quoi tout cela peut-il bien servir ? Je
me force à me répéter les paroles de mon ami : je dois avoir
confiance et je vais bientôt tout savoir.
Je sens mon bras piqué qui s’engourdit et mon regard
commence à se brouiller. Je rejoins mon lit. Mes yeux se
ferment. Je suis bien.
 
Je suis réveillé. César est près de moi, il me parle :
—  Tu vas aller aux toilettes. Tu vas aussi manger et
boire. Ensuite, tu te rendormiras. Allez, lève-toi
maintenant !
C’est difficile mais j’y parviens. Mes mouvements sont
lents. Je vois César qui consulte sa montre. Il semble pressé
que j’en finisse. À peine un quart d’heure a passé que déjà
il m’invite à lui tendre le bras pour une nouvelle injection.
 
Je suis de nouveau réveillé mais je suis seul. Je suis peut-
être un peu en avance sur l’heure prévue de mon réveil. Et
si c’était normal  ? Si le plan préparé par ceux de la nuit
allait se mettre en place ? Comme par réflexe, je glisse ma
main sous mon oreiller. Bingo, un message !
Nous avons dilué le sédatif et tu disposes d’une heure.
C’est l’heure morte de la nuit. Plus personne ne circule.
Pousse les portes, regarde. Ne perds pas de temps et ne te
perds pas. Mange le message.
Je le déchire minutieusement en quatre et je commence
à mâchonner un premier morceau. J’observe la pièce.
Il y a deux portes. J’en pousse une au hasard, elle donne
sur le couloir. J’essaie l’autre. Il y a un escalier. Je monte et
débouche sur une autre porte que j’ouvre. Je suis à présent
dans une pièce à peine éclairée. Les lumières proviennent
de deux veilleuses fixées au plafond et des cadrans allumés
de deux grosses machines qui ronronnent contre un mur
latéral. Au centre trône un grand fauteuil surmonté d’un
drôle de casque strié qui ressemble à un cerveau. En
m’approchant, je distingue des zones délimitées par d’épais
traits noirs. Chacune est étiquetée. Je parviens à lire  :
mémoire 1, motricité, vue, goût, langage, mémoire 2,
odorat, ouïe… Ça me fait penser au poster de la classe
d’agriculture, le poster des morceaux du cochon. Au milieu
de chaque zone du casque, il y a un petit trou. Dans l’un
d’entre eux, une aiguille est restée enfoncée.
Je dois tout retenir. J’essaierai d’analyser ensuite.
J’entends un souffle régulier derrière moi. Quelqu’un dort.
C’est un petit. Il a le crâne entièrement rasé et un
pansement collé sur l’arrière de la tête. Il porte un tee-shirt
gris avec un numéro  : 257. À côté de son lit, sur une
tablette, sont posées deux feuilles cartonnées. Sur chacune
d’elles, un prénom est écrit. Il s’appellera Rufus ou
Quintus, ce n’est pas décidé. Ceux de la nuit l’avaient
écrit  : Le remplaçant n’est pas prêt. Spurius est mort trop
tôt.
Il y a une autre porte. Cette seconde salle ressemble
plutôt à un atelier. Des dizaines de scies, de couteaux, de
lames de toutes sortes sont suspendus au mur qui me fait
face. La pièce est carrelée de blanc du sol au plafond. Une
longue table trône au milieu. Je découvre plusieurs
planches anatomiques sur le mur de droite. L’une d’elles est
semblable à celle que nous utilisons pendant les cours, à
ceci près qu’on y a ajouté des pointillés rouges sur les os de
la jambe et que des vertèbres sont colorées de la même
couleur. Une autre présente un squelette réduit, mais pas
d’une manière harmonieuse, comme serait celui d’un petit
enfant. Ici, les bras sont trop longs par rapport au tronc et
aux jambes. Le soldat que j’ai entraperçu dans la salle des
lavabos le matin où ils ont emporté Quintus dans un sac
avait un peu cet aspect. C’est peut-être là qu’on les
fabrique. Sur le mur opposé, je découvre une sorte de
fenêtre éclairée par des lampes, sur laquelle sont collées
des photos transparentes de tibia, de péroné et de fémur.
Tous les os sont comme striés de quelques traits blancs.
Au fond, j’aperçois une porte discrète. À peine le seuil
franchi, je sens des présences. L’éclairage très faible me
permet tout de même de distinguer des lits, pour la plupart
occupés. L’odeur est un peu agressive  : un mélange de
cuisine et de vestiaire après l’effort. Les gens qui sont là
dorment, certains bruyamment. Ils ont tous des cotons
humides sur les yeux et d’épais pansements leur tiennent
lieu de vêtements. Ce sont des soldats. Plusieurs portent
des attelles métalliques aux jambes. Des vis sont fixées à
même la peau. Je m’arrête devant l’un d’entre eux parce
que je le connais. Pourtant son nom ne me revient pas. Il
était avec nous avant. Je reconnais son front légèrement
bosselé, son nez court et ses petits yeux rentrés. Il
s’appelle… je ne sais plus… Il n’a pas seulement vieilli, ils
l’ont changé. Sa tête paraît plus large et ses pommettes
sont absolument carrées, comme si on lui avait glissé des
plaques sous la peau.
Est-ce une chambre de torture ou un hôpital  ? La
puanteur est vraiment trop forte. Elle m’envahit et
m’empêche d’analyser ce que je vois. Je veux sortir
maintenant. Je mets quelques minutes à retrouver mon
chemin. Je n’ai aucune idée du temps qui s’est écoulé
depuis mon réveil. Doucement, je refais le parcours inverse
en prenant garde à bien refermer les portes et je me
recouche. Je ne retrouverai pas le sommeil.
Je commence à comprendre un des choix qui s’offriront
à moi  : être un monstre-soldat ou un esclave. Souffrir
beaucoup pour être transformé ou souffrir le restant de
mon existence pour avoir refusé la souffrance.
 
J’entends une porte s’ouvrir. Je garde les yeux fermés.
On me secoue sans ménagement. César 3 est de retour.
— Tu vas mieux. Tu rejoindras le groupe demain matin.
Ne traîne pas.
J’ai envie de parler :
— Et les autres vont bien ?
— Pourquoi cette question, Méto ?
— Comme ça, pour rien.
— Alors, ne gaspille pas ton temps en bavardages.
César est-il préoccupé ou veut-il me faire payer le temps
que je lui fais perdre  ? Il s’y reprend à trois fois pour
réussir son injection. Mon bras me fait horriblement
souffrir. Heureusement, ça ne dure pas et je m’endors.
 
Je suis réveillé. Je vais aux nouvelles. Le message est
court et n’occupe qu’un dixième de la feuille.
Trouve les traîtres. Stylo sous la table. À ranger après.
M. l. m.
Avant de m’installer pour travailler, je pars à la
recherche du stylo. Il est fixé par deux élastiques sur le
côté gauche du plateau. Il est plus petit que mon
auriculaire.
Je sais comment chercher. Les oreilles au repos forment
un carré. Je dois dessiner le plan du dortoir, un quadrillage
de douze sur six, avec un rectangle vide de quatre sur deux
à l’endroit de l’entrée. Je place les noms des soixante-
quatre enfants. Pour cela, je ferme les yeux à plusieurs
reprises car j’ai besoin de visualiser. Je ne veux pas me
tromper. Jamais plus je ne disposerai d’un tel moment de
tranquillité. J’avance doucement, même si je n’ai pas
vraiment d’hésitation. C’est prêt. Je relie Crassus à Paulus.
Il n’y a pas de possibilité de développer le carré vers le
haut car on dépasse les limites. Je trace donc, à angle droit,
deux côtés de même longueur vers le bas. Julius chez les
Violets et Publius chez les Rouges. Je les connais très bien,
mais ils n’ont jamais appartenu au cercle de mes proches.
J’ai eu l’occasion d’échanger quelques mots avec Publius
depuis mon retour du frigo, car c’est lui qui a remplacé
Quintus chez les Rouges et dans mon équipe d’inche. Il
joue nettoyeur. Il aime beaucoup parler mais surtout être à
l’écoute des autres. Maintenant je comprends mieux
pourquoi.
Ce qui me trouble, c’est que, lorsque j’espionnais
Crassus, je n’ai jamais vu Julius ni Publius en grande
discussion avec lui. Ils doivent donc utiliser des codes,
comme nous.
Maintenant que j’ai accompli ma mission, je vais devoir
avaler le message. Sans eau. Je le découpe en tout petits
morceaux et je mâche méthodiquement. C’est long et amer.
Je ne dois pas m’endormir avant d’avoir fini. Je ne sais pas
de combien de temps je dispose avant le retour de César. Je
me mets à suer. Je dois me calmer. Je suis à présent allongé
dans le lit et je guette le moindre bruit. Deux boulettes
résistent. Elles ne peuvent franchir la barrière au fond de
la gorge. Des pas se rapprochent.
— Bonjour, Méto.
Je me contente de lui sourire et j’en profite pour caler
les restes de papier dans le creux de mes molaires du bas à
droite.
Il m’observe attentivement. Pourrait-il voir quelque
chose ?
— Tu vas bien ?
— Oui, mais j’ai un peu soif.
Il détourne le regard et enchaîne :
— Lève-toi. Tu as juste le temps de passer au décrassage
et de t’habiller avant la course.
 
Sous la douche, j’ouvre la bouche. Je suis enfin libéré du
message. Je remarque que j’ai une petite tache d’encre
entre le pouce et l’index. Je frotte pour l’atténuer. J’ai du
mal à me persuader que César ne l’a pas vue. Je frictionne
violemment mes joues et je sautille sur place pour me
réveiller. J’ai une compétition dans un quart d’heure et mes
copains comptent sur moi.
Ils sont là. Ils m’attendent.
—  T’as l’air en pleine forme, commence Octavius. Tant
mieux parce qu’il faut qu’on s’arrache ce matin, sinon ils
vont nous rétrograder. Hier, notre temps à trois a été
déplorable. C’est le mot qu’a employé César.
— J’ai senti des regards de défi toute la journée, comme
si notre tour était venu de passer la main, surenchérit
Claudius.
—  Sûrement pas, déclare Rémus, je n’ai jamais fait
partie d’un autre groupe.
Je les rassure :
—  Ne vous inquiétez pas, les gars, je suis plein
d’énergie. J’ai passé mon temps à dormir.
Nous rejoignons nos places.
C’est parti. C’est vrai que je suis en forme et je ressens
un réel bonheur à courir. Je vois arriver Claudius. Il va me
parler :
— Tu les connais ?
— Oui.
Deuxième tour, j’annonce :
— Julius.
— Julius, répète-t-il.
Troisième tour :
— Publius.
— Publius.
Quatrième tour :
— Bon boulot. Allez, on met la gomme !
— OK.
Les quatre visages sont crispés, personne ne veut rien
lâcher.
— 1,2, 4,3, annonce César. Temps amélioré.
Rémus arbore un large sourire.
— C’était bien, les gars. Méto, tu passes en trois. Tu as
entendu ?
— Oui, oui. Alors, Octavius ? Pas trop déçu ?
—  Non, répond mon ami en souriant. Je soupçonne les
médicaments qu’on t’a donnés d’y être un peu pour
quelque chose.
— Si tu le dis, camarade.
— Demain, annonce-t-il, je prendrai ma revanche !
Claudius me rejoint.
— Tu sais presque tout maintenant.
— Oui, et ce n’est pas gai.
— Grâce à nous, ça va changer.
CHAPITRE
7
Le lendemain, Claudius m’attend devant les lavabos.
Aucune « oreille » à l’horizon.
— J’ai reçu un message. Nous devons préparer le grand
jour.
— Le grand jour ?
—  Le jour où les enfants et les serviteurs prendront le
pouvoir.
— Contre les soldats, on ne pèsera pas lourd.
— Ils quittent l’île une ou deux fois par an.
— Tous ?
— Presque tous. Il faudra saisir notre chance.
— Ce sera… bien… si… on…
Crassus vient de m’apparaître dans le miroir.
— Vous parlez de quoi ?
—  Je disais que ce serait bien d’améliorer encore notre
temps.
— Tu veux passer deuxième maintenant, c’est ça ?
— Pas forcément.
S’il savait comme aujourd’hui tous ces rituels pour
lesquels je me passionnais m’indiffèrent. Je n’y participe
que pour ne pas me faire remarquer. Claudius me tape sur
l’épaule :
— Faut y aller tout de suite, Méto.
— Salut, Crassus.
De nouveau tranquilles pendant quelques secondes,
nous reprenons notre discussion à l’endroit précis où nous
nous étions interrompus :
— Ce sera quand ?
—  Pas dans les tout prochains jours. Nous devons
d’abord recruter des gens sûrs pour nous aider.
 
Nous avons rejoint nos amis au point central. Je manque
presque le départ de la course. Je crois que je vais vite
retrouver ma vraie place dans la hiérarchie. Qui  ? Qui
mettre dans la confidence ? À qui faire prendre ce risque ?
Ceux qui participeront ne pourront pas faire marche
arrière.
Claudius m’engueule en me croisant :
— Bouge-toi ! Ce n’est pas le moment de faire n’importe
quoi !
C’est comme si je me réveillais. Je fonce. Je me fais mal.
Lorsque je m’arrête, je reste recroquevillé, un genou à
terre pendant plusieurs minutes. C’est le vide. Octavius
vient me relever.
— Ça va aller ?
Je retrouve une respiration presque normale.
— Oui, oui, merci. Et le chrono ?
— Comme d’habitude, mais tu es repassé derrière moi.
— Ce n’est pas grave.
Octavius  ? Oserai-je mouiller Octavius  ? Si ce n’est pas
lui ou Marcus, en qui j’ai toute confiance, à qui pourrai-je
parler ?
Claudius nous a rejoints. Il retrouve le ton autoritaire et
bienveillant qui nous rassure tous.
— Méto, tu dois te concentrer sur ta course. Je veux que
tu restes dans mon équipe.
— J’ai compris, chef, dis-je en souriant.
 
Toute la journée, une idée me taraude. Et si je m’étais
trompé en repérant les traîtres ?
Je décide que ma première cible sera Marcus. Je dois
commencer par lui, au nom de notre amitié. Le problème,
c’est qu’il m’évite depuis plusieurs jours. Je ne peux lui
parler qu’au moment du coucher, et encore, s’il accepte
d’orienter la tête vers moi. Le soir même, je fais ma
première tentative. Je me tourne vers lui :
—  Marcus, écoute-moi  ! Il se prépare de grands
changements et nous cherchons des enfants pour nous
soutenir.
— C’est qui, nous ?
— Claudius et moi, et puis des serviteurs qui travaillent
la nuit. Nous sommes en contact avec eux, depuis quelque
temps…
— Pourquoi tu me le demandes à moi, le trouillard ?
— Ce n’est pas ce que je pense de toi. Tu es mon ami et
même si tu choisis de rester à l’écart de tout ça, je voulais
te prévenir en premier.
Je n’y tiens plus et je relève la tête. Au bout de quelques
secondes, je tords mon cou vers lui pour guetter son
assentiment ou son refus. Il regarde le plafond et a placé
ses mains sur ses oreilles. Après quelques instants, alors
que j’ai renoncé à lui parler, il se décide à répondre :
— Cela ne m’intéresse pas.
 
Au milieu du dortoir silencieux, à quelques minutes du
réveil général, je mets au point mon futur recrutement.
Dans ma tête, j’établis une première liste : Octavius, que je
ne peux laisser à l’écart plus longtemps, et Titus, qui
encadre avec moi la lutte depuis des mois. Je connais sa
droiture, je peux lui faire confiance. Je veux qu’ils me
disent oui et, en même temps, je souhaite qu’ils refusent
pour sauver leur peau en cas de malheur.
Devant les lavabos, je comprends que Claudius n’a pas
les mêmes hésitations :
— Combien ? interroge-t-il.
— Aucun. J’ai fait une tentative qui a échoué.
— C’était qui ?
— Marcus.
— Ça ne me surprend pas. Moi, j’en ai deux, Octavius…
— Octavius ? J’étais sûr qu’il dirait oui. Et le deuxième ?
—  Mamercus. Important, celui-là, il débarque de chez
les Violets. Il les connaît par cœur.
— Et il se doutait pour Julius ?
— Oui, il n’a pas été étonné… Tu crois qu’on va exploser
notre score ce matin, Méto ? demande soudain mon copain,
qui vient d’apercevoir Paulus entrer dans la salle.
—  Oui, si je m’arrache comme à la fin de la séance
d’hier… Tiens, salut Paulus !
Curieusement, c’est à moi que celui-ci s’adresse. Son
expression m’avertit que l’heure est grave :
—  Je viens te voir. Je m’inquiète pour Marcus, ton
copain. Je l’ai trouvé bizarre ce matin.
En essayant de cacher mon angoisse, je demande :
— Il t’a causé ?
— Non, pas vraiment… Il parlait tout seul à voix basse. Il
répétait un truc du genre : « J’ai peur ! J’ai peur ! », comme
un refrain de chanson. Alors, je lui ai demandé doucement :
« Mais de quoi, Marcus ? » Et là, comme s’il reprenait ses
esprits, il m’a répondu : « De rien… de rien, Paulus. »
Sans réfléchir, je fonce retrouver mon copain qui
arrange son lit. Je me plante devant lui. Il semble calme.
—  Je ne t’obligerai à rien et je te protégerai si tu en as
besoin. Tu es mon ami.
— Je sais tout ça, Méto…
— Juste une chose très importante. Ne te confie jamais à
Paulus, c’est un traître. Je me sauve tout de suite, sinon je
vais être en retard.
 
La course se déroule sans anicroche. Je profite de cet
effort pour faire le vide. Mes copains sont rassurés et
souriants.
Je me suis fixé d’aborder Titus au moment de la séance
de lutte. J’aime son esprit carré et son regard franc. C’est
un gars qui n’a jamais trahi sa parole. À peine ai-je
commencé qu’il me donne sa réponse  : c’est oui. Mais il
veut tout savoir. Je lui demande d’espacer nos rencontres
au cours de la journée et de ne me poser qu’une seule
question à chaque fois. Tout au long de mes déplacements
dans la Maison, je croise des regards qui me semblent
complices. Combien d’enfants savent déjà  ? Les choses
vont-elles trop vite ? J’ai peur de ce que feront les petits et
les plus faibles quand ils auront l’information. N’iront-ils
pas directement en parler à ceux qui les nourrissent et leur
assurent le repos et la sécurité depuis des mois ou des
années  ? Peut-être auront-ils l’impression d’avertir les
César pour notre bien à tous ?
Au repas, tout en s’asseyant, Titus me demande :
— Est-ce qu’il faudra tuer ?
Je suis pris au dépourvu et marque un temps avant de
répondre :
— Je pense que oui.
— Je suis capable de faire ça, tu sais. Je crois que je l’ai
fait souvent avant.
 
Le lendemain matin, j’ai un message sous l’oreiller  :
Avant trois jours. Trouve comment ouvrir la boîte aux clefs.
Bureau de César.
Je raconte à Claudius qui semble perplexe :
— Tu sais de quoi ils parlent ? me demande-t-il.
—  Oui. Mes nombreuses convocations au bureau m’ont
permis d’acquérir une certaine «  culture césarienne  ».
C’est une boîte en métal posée sur le bureau. On y trouve,
par exemple, la clef du frigo. Les César l’ouvrent grâce à
une combinaison à cinq chiffres. Mais, pour plus de
sécurité, ils changent souvent la suite des chiffres. Je les ai
vus plusieurs fois marquer un temps d’arrêt avant d’ouvrir
la boîte, me tourner le dos et contempler le mur où sont
rangés les dossiers de couleur. La solution doit se trouver
là.
— Je ne comprends rien. Occupe-t’en et laisse-moi faire
le recrutement.
—  D’accord. À propos des nouveaux à mettre dans la
confidence, il faut absolument écarter les Bleus.
— Pour moi, il n’a jamais été question qu’ils se joignent
à nous. Je croyais te l’avoir déjà dit.
Claudius s’éloigne. Je suis un peu rassuré.
 
Depuis que j’ai résolu le problème d’identification des
traîtres, nos alliés de la nuit ont confiance en moi. Je ne
sais pas si, cette fois-ci, je serai à la hauteur.
Je ne vois pas passer la journée. Je vis machinalement,
comme un engin programmé pour les différents rituels qui
constituent notre vie ici, sauf que j’ai un autre cerveau qui,
lui, travaille à résoudre une énigme. Marcus m’évite.
Octavius est bien silencieux, il doit comme moi peser la
gravité de l’acte que nous nous apprêtons à commettre. Je
me prends à désirer que tout soit remis à plus tard. Quand
je m’en ouvre à Claudius, il me répond sèchement :
— Si tu vivais la condition d’esclaves qu’on leur impose
là-haut, tu serais pressé de réussir pour les libérer.
Je crois qu’il en sait beaucoup sur le sujet. Il n’a jamais
eu l’occasion de me raconter.
Je suis convaincu que, si je ne peux pas retourner dans
le bureau de César et y rester un moment, je ne
parviendrai pas à résoudre le problème qu’on m’a soumis.
Claudius en est conscient mais il n’a pas la solution pour
me faire pénétrer dans l’antre des chefs.
—  Nous savons qu’ils occupent le bureau toute la
journée. Et tu ne peux pas simuler une autre maladie.
— Envoyons Octavius. Je lui expliquerai ce que je sais.
— Non, c’est toi qui dois y aller. Je vais demander l’aide
des serviteurs.
— Comment tu leur fais parvenir tes messages ?
—  Avec celui qui s’occupe de mon linge, on a mis au
point un système de boîte aux lettres. S’il trouve un cheveu
enroulé au premier bouton de ma chemise, il sait qu’il y a
du courrier. Le message est placé sous mon oreiller. C’est
génial comme système, n’est-ce pas ?
— Quel système ?
Encore Paulus… Il doit se douter de quelque chose. -On
met au point une nouvelle technique pour l’inche.
— Un Claudius 2.1 ou un Méto 2.2 ?
— Un Médius 1.1.
— Ou un Clauto 1.1.
On part dans un grand éclat de rire. Je vois Paulus
froncer les sourcils, il se sent exclu de notre relation. Je lui
vole celui qu’il pense être son meilleur ami. Je les quitte
pour ne pas envenimer les choses.
Plus tard dans l’après-midi, un Violet dénommé Caïus
me frôle l’épaule et cligne des yeux. C’est certainement un
« nouveau partisan ». Combien sommes-nous maintenant ?
J’éprouve soudain un sentiment de puissance et de bonheur
que Mamercus vient contrarier quelques minutes après :
—  Méto, il faut parler à Claudius. J’ai l’impression que
ça s’emballe. L’euphorie qui gagne certains leur fait perdre
toute prudence. J’ai déjà dû effrayer un Violet qui parlait un
peu fort de nos secrets. Comme si, l’issue approchant, on
pouvait se laisser aller. Je ne vois pas comment on va éviter
une catastrophe.
— Entendu, Mamercus. Je lui parlerai.
—  Tu ne sais pas combien de temps on doit encore
tenir ?
— Non. Personne ne le sait.
— Tu n’as pas l’air inquiet. Ton calme me rassure.
En guise de réponse, je me contente de lui sourire.
L’image qu’il me renvoie de moi me paraît bien flatteuse,
mais à quoi cela servirait-il que je le lui dise ?
Il s’éloigne. J’informerai Claudius comme promis, mais
je crois que c’est déjà trop tard.
 
Durant l’étude, après avoir expédié mes devoirs, j’essaie
de visualiser le mur que contemplent les César quand ils
ont oublié la combinaison de la boîte à clefs.
Je voudrais utiliser un dessin. Cela m’aiderait, mais c’est
impossible. Il n’existe pas de feuille pour dessiner
librement. Les cahiers ont des pages numérotées et sont
vérifiés à la fin de chaque cours. J’aimerais d’ailleurs bien
savoir sur quoi Claudius écrit ses messages.
Je décide de tenter quelque chose. Je vais utiliser une
petite zone d’une feuille blanche pour me livrer à mes
recherches et ensuite je camouflerai tout sous un des
dessins imposés pour les concours  : la chaudière de la
Maison, par exemple. Il y en a deux autres qu’on peut faire
et refaire, pour s’entraîner  : le couple de cochons et ses
deux petits, ou bien trois épis de maïs liés par une ficelle.
Je choisis la chaudière car, il y a environ six mois, j’avais
décidé, sans succès, de devenir champion sur ce motif. Je le
connais donc dans ses moindres détails.
Ces compétitions sont organisées deux fois par an et
sont ouvertes à toutes les couleurs. Les César jugent la
dextérité et la rapidité. Ils appliquent ensuite un coefficient
en fonction de la couleur de l’élève, et le champion est
applaudi par tous. On ne gagne rien. Maintenant que j’y
pense, ces concours doivent avoir leur utilité. Je sais qu’ici
rien n’est fait pour rien. Cela doit entrer dans le processus
de sélection pour « après ».
On trouve sur le mur du fond des dossiers rangés par
couleur. Chaque série est numérotée. Il y a cinq étagères.
Les dossiers peuvent avoir des épaisseurs très diverses.
Les rouges occupent la première rangée, celle du haut.
Je m’en souviens car une fois où César m’avait fait
patienter plus d’une demi-heure, je m’étais dit que les
dossiers rouges étaient dans la même position que nous, les
anciens. Ils dominent les autres couleurs, mais à une
altitude où la chute est douloureuse à coup sûr. Il y a des
gris et des marron à côté. Sur la deuxième étagère, on
trouve des bleus, des violets et des roses, je crois. Marcus,
qui veille sur moi, même quand je ne le sais pas, me glisse
à l’oreille :
— Il te reste un quart d’heure avant la fin.
— OK, OK, mon ami.
Je noircis mon travail et je le transforme. Quelques
minutes plus tard s’offre aux yeux de tous un des côtés de
la chaudière avec une partie dans l’ombre. Je fais le reste
de façon mécanique. César s’est levé et chacun range ses
affaires dans sa case. Le cahier doit, lui, rester bien en
évidence pour le contrôle.
 
Le matin suivant, devant la glace, je remarque que
Claudius et moi, nous nous ressemblons  : même visage
préoccupé et triste. Je lui murmure :
— Claudius, Mamercus est inquiet.
—  Je sais. À cause des Violets. Moi aussi. J’ai reçu une
réponse pour notre affaire. Un soir prochain, pendant
l’étude, tu disposeras de dix minutes.
— Mais comment ?
—  Je ne sais pas. Tiens-toi prêt et, le moment venu, tu
comprendras. On a un autre problème. Paulus a annoncé à
tout le monde qu’on préparait une nouvelle ouverture pour
l’inche. Il ne faudrait pas les faire attendre trop longtemps.
On ne doit pas attirer les soupçons.
— Et tu as une idée, toi ?
— Non, mais je compte sur toi.
Il va rejoindre les autres et me laisse là, perplexe.
 
Les cours s’enchaînent. Je n’écoute rien mais j’essaie
que ça ne se voie pas trop. Penser à cette nouvelle
ouverture pour la partie de ce soir me semble bien futile,
surtout en regard de ce qui se passera peut-être pendant
l’étude. Je n’arrive pas à imaginer que je puisse accomplir
ma mission sans me faire prendre. Un César et un traître
dans la salle, un autre César dans le bureau. Je n’ai pas la
capacité de me rendre invisible !
 
En sortant du cours d’agriculture, j’entends des cris qui
viennent des couloirs et je vais voir. Crassus est par terre et
se tient la tête. Trois élèves entourent Marcus qui se débat.
César 4 arrive et désigne d’un geste sec deux enfants pour
accompagner la « victime » à l’infirmerie. Puis, se tournant
vers le «  coupable  », il lève son pouce. La sentence est
tombée : un jour de frigo. Marcus a le visage fermé. Il sait
qu’il n’y a rien à tenter, que c’est trop tard, qu’il s’est fait
piéger. Je le prends dans mes bras. Il me chuchote à
l’oreille :
— Un jour, je le tuerai.
—  Écoute bien mes conseils. Je ne suis pas sûr de te
revoir avant qu’il ne t’emmène ce soir.
— Pourquoi, tu quittes la Maison aujourd’hui ?
— Non, mais on ne sait jamais. Écoute-moi. Au dîner, ne
mange pas trop et retiens-toi de boire jusqu’à ce qu’on aille
aux lavabos, où tu pourras te rattraper. L’eau des carafes
est bourrée de somnifères et tu dois absolument éviter de
dormir là-bas.
— D’accord, je m’en remets au spécialiste, dit-il, presque
en souriant.
—  Ah oui  ! Encore une chose  : ne sois pas effrayé par
Romu, l’enfant du frigo. S’il te fait peur, c’est pour t’éviter
de t’endormir et d’avoir les extrémités gelées. C’est un ami.
À plus tard.
 
Nous formons un mur de trois attaquants accrochés
solidement par les bras. Le transperceur est recroquevillé
derrière moi. Les nettoyeurs sont en retrait, ramassés sur
eux-mêmes. Au signal, nous progressons. Les coups
s’abattent et nos adversaires essayent de nous séparer
pour accéder au transperceur et à la boule. Quand nous ne
pouvons plus résister, je pivote vers nos lignes arrière et
fais mine de récupérer l’objet, puis je plonge en avant. Ils
me retournent comme une crêpe et découvrent que je n’ai
rien. Ils s’abattent alors sur Claudius, le meneur, pour un
résultat équivalent. Et là, pour eux, c’est trop tard. Un des
nettoyeurs m’a expédié la boule et je marque sans trembler.
On a gagné. Mes copains se relèvent avec un sourire
parfois noyé de sang. Je suis dans mes petits souliers. Vais-
je voir mon ouverture validée et me couvrir de gloire, ou
vais-je essuyer des injures et des quolibets  ? Je regarde
César qui fait durer le suspense :
— La Méto 2.2. rentre dans le grand livre. Sous réserve,
dit-il sans émotion.
Toujours la même tactique. Faire planer un doute pour
éviter qu’on ne se réjouisse trop.
Les regards de mes copains me montrent que pour eux
le doute n’est pas permis. Octavius est carrément
enthousiaste :
— Je n’imaginais pas qu’il y avait encore quelque chose
à inventer. Tu es génial, mon pote !
Nous allons sous la douche. Titus, grand perdant, vient
faire ses remarques :
— Vous avez gagné grâce à l’effet de surprise, en faisant
croire que la boule était entre les dents du transperceur.
Mais c’est facile à contrer quand on le sait.
— Sans doute, sans doute, Titus. Enfin, reconnais que ce
soir nous étions meilleurs.
Il s’écarte en souriant. Il n’est pas convaincu. Loin de
toute cette agitation, presque caché dans un recoin,
Publius se frotte les yeux. Je comprends tout de suite que
ce n’est pas à cause du savon. Je m’approche du «  traître
Rouge ».
—  Qu’est-ce qui t’arrive  ? Tu as été secoué pendant
l’attaque ?
—  Non, après l’attaque, répond-il en s’efforçant de ne
pas pleurer. Ils me sont tombés dessus alors que j’enlevais
mon casque. Des gars de mon équipe. Sans le faire exprès,
soi-disant.
Il baisse la tête et me montre une estafilade au-dessus
de sa nuque.
— Je ne sais pas ce qu’ils me veulent.
— Tu ne vas pas aller te plaindre à César ? Ce ne serait
pas bon pour l’esprit de votre équipe. Va voir Titus d’abord.
C’est ton capitaine.
—  Peut-être. Mais il faudra quand même qu’on me
soigne.
— Bien sûr, fais-toi soigner, Publius.
— Tu sais, je n’ai pas envie de finir comme Spurius.
 
Au moment de dormir, des images de la journée me
reviennent en mémoire. Je sens que la bataille a
commencé. Les provocations qui se répondent. Les
vengeances qui se précisent. Il faut calmer le jeu au plus
vite, sinon… sinon quoi ?
La réponse à cette question arrive le lendemain vers
cinq heures du matin. Branle-bas de combat dans le dortoir.
Les enfants sont rassemblés dans les couloirs puis forcés
de s’allonger, les yeux fermés, face contre terre, avec les
mains dans le dos. Des cris. Des sifflets percent nos
tympans. Des soldats marchent sur nous en hurlant.
Certains d’entre nous sont relevés sans ménagement et des
exécutions sont simulées. Je suis victime d’un simulacre
d’étranglement avec un lacet. Même si j’essaie de me
persuader qu’ils sont juste là pour nous effrayer, j’ai peur
et, un instant, j’ai vraiment cru qu’ils allaient me tuer.
Beaucoup d’enfants pleurent doucement. Soudain, tout
s’arrête. On entend les soldats se regrouper et s’éloigner.
On se remet debout et on rejoint les lavabos. Pourquoi ont-
ils fait ça ? Qu’ont-ils découvert ?
 
Claudius m’explique la consigne que chacun fera passer
à celui ou à ceux qu’il a convertis personnellement  :
stopper tout recrutement, se mêler aux autres et
communiquer le moins possible entre comploteurs.
—  Et surtout, ajoute-t-il, si on sent une angoisse
dangereuse chez notre interlocuteur, il faut lui faire croire
que tout est annulé, qu’on a renoncé. Cette journée doit
être sans tache.
Une ambiance étrange règne. Les enfants payent le
réveil violent et matinal. Les performances sportives sont
déplorables. Une certaine apathie envahit les couloirs et les
salles de classe. Je suis content que Marcus ait échappé à
cette démonstration de sauvagerie.
Un Violet nommé Aulus s’installe en face de moi pendant
le repas. Malgré les recommandations qu’on a dû lui faire,
il tente d’entrer en contact avec moi. Ce sera un message
muet ou presque. Je dois comprendre en regardant ses
lèvres. Après un instant d’hésitation, je décide de
l’« écouter ». Je ne suis pas trop doué pour cet exercice, ce
qui l’oblige à recommencer deux fois. La teneur de son
message est la suivante :
—  Ce matin, j’ai compris que tout le monde avait peur,
même toi. Je l’ai senti quand il s’acharnait sur ton cou.
J’étais juste à côté. Et pourtant, vous n’abandonnerez pas,
n’est-ce pas ?
Pour toute réponse, je le fixe d’un regard grave pour lui
signifier que notre détermination est intacte. Je lui fais
aussi comprendre que la conversation doit s’arrêter là.
Il acquiesce et serre les doigts de sa main droite en
signe de solidarité.
 
Le soir, la partie d’inche est désordonnée car les enfants
sont fatigués et énervés à la fois. Deux d’entre eux se
blessent lors d’un choc violent. Bilan : une clavicule cassée
et un poignet fracturé.
Après le repas, César 2 se fend d’un petit discours sur le
climat déplorable de ces derniers jours :
—  Ce vent de violence sera combattu par une violence
encore plus forte. Nous en surveillons certains, ils se
reconnaîtront.
C’est dans un silence glacial que chacun regagne le
dortoir. Je lance à Claudius :
— Peut-être à demain.
— C’est ça, peut-être à demain.
Marcus est déjà dans son lit. Il a les yeux fermés.
Il récupère. Il a survécu.
 
Ce matin, le courrier est passé  : Aujourd’hui, dix
minutes après le début de l’étude. Le bureau sera vide.
Comme d’habitude, je retrouve Claudius aux lavabos. Il
a reçu un message, lui aussi, plutôt rassurant  : Ils sont
nerveux mais ils ne savent rien.
— Tu crois que je pourrai quitter l’étude comme ça, sans
raison valable ?
—  Fais-leur confiance. Ils connaissent la Maison mieux
que nous.
Je repère Marcus qui s’asperge d’eau glacée pour se
donner du courage. Je m’approche de lui et lui souris :
— J’étais sûr que tu tiendrais le coup.
—  Je suis fatigué. Méto, j’ai un message pour toi de la
part de Romu.
Je vérifie que personne ne peut nous entendre.
— Vas-y !
— Méfiez-vous de Rémus.
— C’est tout ?
— Oui. Méto, faut que t’y ailles.
 
Après la course, je rapporte à Claudius les propos de
Marcus. Il me rassure :
—  À part toi, Octavius et moi, tout le monde craint
Rémus et personne n’ose l’approcher. Par ailleurs, Octavius
m’a dit qu’il avait seulement converti un Violet.
— Et toi, tu n’as pas eu envie de le mettre au courant ?
—  Non. J’ai toujours pensé qu’il était ingérable  : trop
impulsif, trop violent.
—  Je suis assez d’accord, même si je ne peux
m’empêcher d’avoir de la sympathie pour lui.
—  Et, à propos de Rémus, tu as trouvé des volontaires
pour se faire casser en deux pour son ultime partie
d’inche ?
—  Je n’ai pas eu le temps de m’en occuper et j’espère
que tout sera fini avant.
 
Lorsque j’entre dans la salle d’étude, je suis très mal à
l’aise. J’ai l’impression de ne rien contrôler. Que va-t-il se
passer  ? Que vais-je pouvoir dire  ? Aucune excuse n’est
recevable et ils n’ont jamais fait d’exception. Si je demande
à aller aux toilettes, je déclencherai un éclat de rire
général. Je ferme les yeux et j’attends un miracle qui
n’arrivera pas. Les minutes s’écoulent avec lenteur.
Je suis incapable de fixer mon attention et j’ai très
chaud.
Je dois lever la main. Je vais lever la main. Je lève la
main.
—  Oui, Méto  ? interroge César 3 avec un léger sourire.
La porte de l’étude s’ouvre. César 5 entre et murmure
quelques mots à l’oreille de son homologue. Ce dernier
déclare :
— Je dois m’absenter quelques minutes avec Publius. Je
vous fais confiance. Ne nous décevez pas ou nous serons
impitoyables.
Ils sortent tous les trois. Nous sommes sans
surveillance. C’est tout à fait inédit et les élèves se
regardent, abasourdis. Certains commencent à rire et à
s’agiter. Claudius se lève et me fait signe de partir. Je
l’entends parler doucement pendant que je passe la tête
dans le couloir :
—  Il est important que chacun se comporte
normalement, et le fait que Méto soit sorti doit rester
absolument secret. C’est compris ?
Le silence est rétabli. Personne à l’horizon. Je cours
jusqu’au bureau qui est ouvert. Je referme la porte. Je me
tourne vers les étagères et, tout de suite, je repère que les
dossiers ont changé de place. Les rouges ne sont plus en
haut. Je prends le cadenas entre mes doigts. Il y a cinq
roues comme les cinq étagères. Les dossiers ayant tous des
numéros, la solution est devant moi. On doit sans doute lire
la combinaison verticalement. Elle ne peut pas être à
gauche car les séries commencent naturellement toutes par
le chiffre 1. Je ne peux donc m’intéresser qu’au dernier
chiffre à droite. Là, c’est différent, les séries ne comportant
pas toutes le même nombre de dossiers. Par exemple, il y a
huit dossiers jaunes très fins et quatre très gros dossiers
gris. Je lis en descendant le dernier chiffre de chaque ligne,
ça donne 7 4 6 4 5. J’essaie. Ça ne marche pas. J’utilise les
mêmes chiffres mais en remontant  : 5  4 6  4 7, et ça
marche  ! J’ai réussi à ouvrir la boîte. Je rétablis la
combinaison d’origine et je regagne discrètement la salle
d’étude où il règne un silence pesant. Je n’ose tourner la
tête vers le bureau de peur d’y voir trôner César. Je
m’assois et je lève les yeux. Personne, j’ai donc accompli
ma mission. Je tremble. Je dois retrouver mon calme. Je
ferme les yeux.
 
Marcus me tapote la main, sans doute pour me
réconforter. Non, il m’avertit que le chef et le traître sont
revenus. César reste debout et fait claquer sa règle
violemment pour obtenir toute notre attention :
—  L’inche est supprimé jusqu’à nouvel ordre. Le temps
d’étude est donc doublé. Ceux qui n’ont rien à faire se
préparent pour le grand concours de dessin qui aura lieu
dans une semaine.
Un murmure réprobateur s’élève. La règle claque une
seconde fois et le silence revient. Il reprend :
—  Je peux dès à présent vous annoncer que des
sanctions seront prises contre les auteurs de violences
gratuites. Le ménage commencera par les Rouges.
Les «  oreilles  » ont fait leur rapport et le frigo va
recevoir son lot de chair fraîche.
 
Je transmets la combinaison à Claudius et surtout la
manière dont on peut la retrouver en cas de changement.
— Tu m’épates, Méto, tu es vraiment doué ! D’après toi,
pourquoi sentent-ils le besoin de la modifier  ? C’est
vraiment se compliquer la vie, tu ne trouves pas ?
—  Si tu utilises toujours le même code, à la longue, on
doit pouvoir repérer des traces d’usure sur les chiffres.
— Comment sais-tu tout ça ?
— C’est logique. Il faut juste réfléchir.
 
Comme prévu, le repas du soir est précédé par la
proclamation des mesures répressives. C’est César 1 qui
s’en charge :
—  Pour leur manque de vigilance, toutes les couleurs
participeront ce soir à une double claque tournante. Bien
entendu, les victimes des violences seront exclues du cercle
de douleur. Juste après, Mamercus et Tibérius iront en
chambre froide. Lundi soir, ce sera le tour de Flavius et
Caïus, et, mercredi soir, celui de Sextus et Kaeso.
Il s’assied et donne le signal du repas.
 
Dans les couloirs, je rejoins Mamercus qui me déclare
avec calme :
—  J’ai déconné après l’inche d’hier, alors je paye. C’est
normal.
— Tu veux les conseils d’un vieil habitué ?
—  J’ai été mis au parfum par ton ami Marcus. Je te
remercie.
— Vous êtes deux. Veillez bien l’un sur l’autre.
 
Le dortoir est silencieux. César est déjà là. Les Rouges
s’approchent pour puiser un numéro. Rares sont ceux qui
arborent un regard bravache, la grande majorité des
enfants ont pris le masque des martyrs.
Feu !
CHAPITRE
8
C’est l’heure. Je ne sais pas exactement laquelle, mais il
est plus tôt que d’habitude. Claudius m’a réveillé avant les
autres. Nous passons voir chacun de nos partisans chez les
Rouges et les Violets. Nous sommes treize, les seuls qui
agiront au grand jour. Marcus est parmi nous. Son séjour
au frigo lui a enlevé ses derniers doutes. Les Bleus ne
seront pas impliqués. L’hypothèse d’un échec a été
envisagée et il nous a semblé important, dans le cas d’un
retour au mode de vie habituel, que les plus jeunes ne
soient pas punis.
Nous sommes à présent trois autour du lit de chaque
traître. Un s’occupe de le bâillonner pendant que les deux
autres le maintiennent. Claudius est dans l’équipe qui
s’occupe de Paulus. Ce dernier, la surprise passée, a lancé
des regards haineux à son ancien copain. Crassus adopte,
vis-à-vis de moi, un air suppliant. Les quatre garçons sont
conduits dans la salle des douches. Trois enfants sont
désignés comme geôliers. Nous laissons les Bleus dormir.
Mamercus reste sur place pour les surveiller.
 
Claudius a trouvé une clef sous son oreiller, ce matin,
signal que le grand jour était arrivé. Nous l’utilisons pour
ouvrir les portes qui conduisent au couloir central. Nous
allons ensuite dans le bureau, où nous surprenons deux
César en plein travail.
— Méto ! Claudius ! Mais qui vous a permis ?
Nous fondons sur eux sans leur répondre. Ils savent
qu’ils ne peuvent résister physiquement face à des garçons
surentraînés. César 1 se lance dans un discours qui se veut
menaçant :
— Vous paierez pour cet affront ! Si vous persistez dans
cette action absurde, vous le regretterez  ! Vous verserez
des larmes de sang !
Le regard amusé que lui renvoie Titus le coupe dans son
élan. Il comprend que sa harangue est inutile et il baisse la
tête.
Sans un mot, quatre enfants les entraînent auprès des
traîtres. Je me précipite sur la boîte à clefs. Ils ont modifié
la combinaison depuis mon dernier passage. Je compose le
nouveau code en tremblant. Et s’ils avaient changé leur
système  ? Non, ça marche. Je découvre un trousseau
impressionnant. Je l’évalue à trente ou trente-cinq clefs.
Claudius me pousse vers la sortie.
— Porte 204. Vite !
— Allons d’abord au frigo ! Il y a Sextus et Kaeso là-bas.
—  Non. Je ne les oublie pas, mais suivons l’ordre qui a
été décidé.
 
Les clefs ne sont pas numérotées. Je ne sais par où
commencer. Ce n’est qu’au dix-huitième essai que je réussis
à faire tourner le barillet de la porte 204. Nous entrons. Il
fait froid. Nous tâtonnons dans la pénombre à la recherche
d’un interrupteur. On entend des bruits de respiration et le
cliquetis de lourdes pièces métalliques. Une voix nous
interpelle :
—  C’est à gauche de la porte, à cinquante centimètres,
et à un mètre quarante de hauteur.
Je cherche un instant puis j’allume la lampe. Le
spectacle qui s’offre à nos yeux nous laisse bouche bée. Ils
sont vingt-cinq ou trente serviteurs allongés sur une
paillasse grisâtre. L’endroit est si exigu qu’ils ne peuvent
dormir que sur le côté et collés les uns aux autres. Ils sont
enchaînés ensemble au niveau des mollets, des poignets et
de l’anneau de leur oreille droite. Les extrémités des trois
chaînes sont reliées par deux gros cadenas à d’épaisses
boucles métalliques scellées dans le sol. Je reconnais
Numérius. C’est lui qui a parlé. Son visage s’illumine :
—  Je t’avais dit, Claudius, qu’on se reverrait tous les
deux. Méto, montre-moi le trousseau, je vais te désigner la
bonne clef. C’est la petite jaune très usée. Oui, celle-là !
J’actionne le mécanisme et je libère les serviteurs. J’en
vois certains cogner sur deux d’entre eux. J’imagine que ce
sont leurs espions. Puis tous se mettent debout. Les traîtres
ont les bras maintenus dans le dos et la tête baissée par la
pression qu’on imprime sur leur nuque.
Désignant deux serviteurs qui portent les numéros 126
et 94, Numérius ordonne :
— Conduisez ces deux salauds aux douches.
J’interpelle l’ami de Claudius :
— Numérius, il faudrait vider le frigo.
—  Je veux savoir d’abord de combien de temps nous
disposons.
—  Deux heures avant le réveil programmé, précise
Claudius.
— Alors, OK pour le frigo. Méto, tu y vas avec Optimus.
Il connaît les clefs, tu gagneras du temps. Dès que vous
avez fini, revenez immédiatement. On aura besoin de vous.
Je suis pressé et je pars en courant. Celui qui
m’accompagne a du mal à me suivre. Il est plus grand que
moi mais dans un très mauvais état physique. Maigre, pâle,
il semble courbé sous le poids d’une immense fatigue. Je
ralentis. Il se force à sourire :
— C’est bien que vous soyez venus. Je n’en pouvais plus.
— On y est. Tu me montres la clef ?
— C’est celle-là !
Sextus et Kaeso semblaient nous attendre derrière la
porte.
— C’est toi ? On croyait que c’était la bouffe, dit Sextus.
—  Je ne comprends pas comment tu as pu résister
quatre jours, ajoute l’autre.
— Je te raconterai une autre fois.
— C’est qui, le grand ?
— Je suis Optimus, répond celui-ci avec douceur.
— Alors, ça y est ? On est les maîtres de la Maison ?
—  Pas encore tout à fait. Regagnez le dortoir. On va
venir vous informer.
— Méto, on a faim !
— Ce n’est pas le moment. Allez finir votre nuit et soyez
très discrets. On s’occupera de la bouffe plus tard.
 
Je repars vers la chambre-cellule des serviteurs. La
discussion est très animée. Tous se retournent avec un air
impatient quand nous arrivons.
—  Ce n’est pas trop tôt  ! déclare Numérius. On doit
mettre la main sur les trois César qui manquent.
— Et tu sais où les trouver ?
— On sait où dorment les César. Avec un peu de chance,
ils ne seront pas encore levés.
— Et Jove ? interroge Claudius.
—  Jove, reprend Numérius, on sait qu’il existe car
beaucoup d’entre nous ont senti son odeur vinaigrée, un
jour ou l’autre. Quant à savoir où il se cache, nous n’avons
aucun indice.
— De qui parlez-vous ? demande Titus.
— Jove est le grand maître de la Maison, le créateur de
tout ça, précise Claudius.
 
Nous partons dans les étages en courant. Un serviteur
nous désigne la porte 404. Nous l’ouvrons avec prudence.
Elle débouche sur un couloir au fond duquel il y a une autre
porte. Numérius nous fait signe de nous taire. Je mets la
clef dans la serrure avec le maximum de précaution. Ça
tourne. Je pousse doucement la porte. Trois serviteurs
m’écartent et pénètrent dans la chambre plongée dans la
pénombre. Ils se dirigent lentement vers des points qu’ils
connaissent par cœur. J’entends le bruit de quelqu’un qui
se débat. Claudius allume la lumière. Deux César sont
plaqués sur leur lit. Bâillonnés et mains liées, ils vont sous
escorte rejoindre les autres.
—  Il en manque un, déclare Numérius, déçu. Il faut
organiser au plus vite un rassemblement.
—  Et les profs  ? On ne doit pas s’occuper d’eux  ?
interroge Marcus.
—  Rien à craindre de leur côté, réplique le chef des
serviteurs, ils sont enfermés dans leurs appartements et, de
toute façon, ils sont inoffensifs.
 
Les révoltés Rouges et Violets forment un cercle.
Numérius prend la parole :
—  Les petits et les neutres dorment encore. À leur
réveil, plein de problèmes matériels vont se poser, auxquels
on n’a pas eu le temps de réfléchir. Mais, tous ensemble, on
trouvera des solutions. Avant cela, nous devons sécuriser la
Maison. Les forces armées sur l’île sont très faibles en ce
moment, on ne compte qu’une douzaine de gardes répartis
dans les différents campements. Ils sont chargés de la
surveillance des travailleurs de l’extérieur. Le gros de la
troupe est en maraude sur le continent. La principale
menace se trouve au troisième étage : il y a là un poste de
garde avec six soldats, prêts à intervenir en cas d’extrême
urgence. Cette mission est très dangereuse. A priori, nous
bénéficions encore de l’effet de surprise et nous n’aurons
sans doute pas à nous battre. Mais nous devons nous
préparer au pire.
— Tu as un plan d’attaque ? interroge Claudius.
—  Oui, nous connaissons le moyen de les bloquer dans
leur repaire.
— Si nous devons nous battre malgré tout, avec quelles
armes allons-nous affronter les soldats ? demande Titus.
— Nous n’avons rien pour l’instant. Des caches d’armes
existeraient dans la Maison, mais nous ne disposons
actuellement d’aucun élément pour les localiser. Alors,
nous allons passer à la cuisine et nous saisir de tout ce qui
peut servir à nous défendre.
—  On va les affronter avec des fourchettes  ? demande
Octavius, goguenard. Ça me va !
—  Je suggère qu’on utilise aussi les protections de
l’inche, propose un autre.
— Nous n’avons pas le temps, tranche Numérius. Alors ?
Qui est partant ?
Une dizaine de doigts se lèvent. Ce sont les convertis de
la première heure. Numérius sourit et nous entraîne vers la
cuisine.
Octavius se coiffe d’une casserole et brandit une louche
et un couvercle de marmite.
— Et comme ça, Méto ? Je te fais peur ? demande-t-il en
rigolant.
Je suis beaucoup moins à l’aise que lui. Je ne desserre
pas les dents. Je récupère dans le four une lourde broche et
je vais retrouver les autres. Si j’étais moins angoissé, je
crois bien que j’éclaterais de rire devant notre troupe dont
les regards sérieux tranchent radicalement avec le ridicule
de notre armement.
Numérius passe devant. Il sait où il va. Nous nous
retrouvons devant une petite porte, la 411, que j’aurais
prise pour l’entrée d’un placard à balais. Il fait sombre. La
porte franchie, nous progressons dans un étroit couloir, en
silence. Bientôt, l’espace s’élargit. À une dizaine de mètres,
j’aperçois un rai de lumière vertical. Numérius lève son
bras. Il avance tout seul et plaque son visage contre la
fente. Il se recule et attrape deux d’entre nous par le cou.
Tous les enfants l’imitent et nous nous retrouvons les têtes
plaquées les unes contre les autres. Il parle très bas :
—  Cette porte à double battant donne sur la salle des
gardes. Ils sont six, comme prévu. Quatre sont allongés sur
leur lit mais gardent les yeux ouverts. Deux sont debout,
aux aguets. Ils sont équipés et prêts à envahir les couloirs.
Il y a…
Il marque un temps. Nous retenons notre souffle. Aucun
bruit. Il reprend :
— Il y a un moyen de les empêcher de sortir. Au pied du
mur, à ma droite, sont posées trois barres de fer qu’il faut
fixer dans des logements prévus sur les côtés de la porte.
Cette manœuvre doit s’effectuer dans un silence parfait.
Nous commencerons par celle du milieu.
Je ne suis pas sûr d’avoir très bien compris. Je suis les
autres. Nous nous répartissons le long d’une des barres.
Nous regardons la bouche de Numérius qui compte sans
bruit, en bougeant seulement les lèvres :
— 1,2, 3…
C’est si lourd que, pendant un moment, j’ai l’impression
qu’on ne progresse pas. Je puise dans mes réserves. Je vois
les autres grimacer sous l’effort. Octavius respire trop fort
et Claudius lui décoche un petit coup de coude dans les
côtes pour le lui faire remarquer. Surpris, Octavius se plie
et manque de tout faire chavirer. La première barre est en
place. Nous nous reculons pour positionner la deuxième,
celle du bas. Les corps sont douloureux et, çà et là, des
gémissements discrets se font entendre. Il faudrait
accélérer la manœuvre mais nous en sommes incapables.
Quand nous laissons tomber la barre dans son logement,
nous percevons des bruits qui nous glacent le sang. Nous
avons tous compris  : les soldats nous ont entendus et ils
vont se défendre. Des coups d’une violence inouïe font
trembler la porte. Nous nous regardons. Si nos yeux
pouvaient émettre des sons, ils hurleraient : « Barrons-nous
tout de suite ! »
Claudius prend la parole. Il doit crier pour se faire
entendre :
—  Nous ne partirons que quand la troisième barre sera
placée. Allez, les gars ! C’est la dernière ! On y va.
Comme si un signal nous l’avait indiqué, nous nous
mettons tous à hurler, à jurer. Nous empoignons la lourde
pièce en fer en nous criant des encouragements, peut-être
surtout pour couvrir le bruit de la menace qui se précise.
Nous touchons au but. Beaucoup tremblent. Un dernier
effort. Ça y est, c’est fini. Je tombe à genoux et je ne suis
pas le seul. Le bruit derrière la porte s’est brusquement
arrêté. Les soldats ont compris et ont aussitôt renoncé.
Octavius m’aide à me relever. Les sourires commencent à
poindre sur les visages exténués.
 
Nous regagnons le dortoir en marchant doucement.
Certains boitillent, d’autres font des mouvements pour
soulager leurs membres endoloris.
—  Et maintenant, on ne risque plus rien, Numérius  ?
interroge Claudius.
— On leur a fermé l’accès direct vers chez nous, mais ils
vont se réorganiser et contre-attaquer.
—  Je ne comprends pas, intervient Marcus. Ils ne sont
pas enfermés dans leur salle de garde ?
—  Non. Je vous explique… La Maison est composée de
deux espaces autonomes et séparés  : d’un côté le monde
des enfants et des César, et de l’autre le monde des soldats
et des serviteurs. Ces deux zones comportent les mêmes
lieux  : des dortoirs, un réfectoire, des salles de sport, des
couloirs, etc. Quelques pièces font communiquer les deux
espaces, car elles ont une issue dans chacun d’eux, c’est ce
qu’on appelle les passages. La salle des gardes, le frigo et
notre dortoir-cellule en sont des exemples.
— Et tu connais tous ces passages ? reprend mon ami.
— Non.
— Alors les gardes peuvent entrer quand ils veulent.
— Si nous maintenons les portes fermées de notre côté,
nous sommes en sécurité.
Mamercus court à notre rencontre :
—  J’ai deux nouvelles  : une bonne et une moins bonne,
enfin, je crois… Voilà, on a trouvé le dernier César et
Rémus a disparu.
— C’est peut-être mieux qu’on n’ait pas à le gérer, celui-
là. Comment ça s’est passé ? demande Claudius.
—  Je surveillais le dortoir et j’informais ceux qui se
réveillaient de la nouvelle situation. Lui n’a rien demandé,
il a foncé dans les couloirs. Je l’ai appelé et me suis lancé à
sa poursuite. Il a pris le couloir est. J’étais à dix mètres
derrière lui. Après le virage, il a disparu.
— Comment ça, disparu ? insiste Octavius.
— Je ne sais pas, moi. Il a dû prendre un de ces passages
secrets.
—  Nous en reparlerons plus tard, tranche Numérius.
Rassemblons d’abord tout le monde. Rassurons les petits et
organisons-nous pour le reste de la journée.
La grande réunion a lieu dans le gymnase. Les enfants
se sont assis spontanément à leur place habituelle. Ils
attendent sagement. C’est Claudius qui s’adresse à eux :
— Ce matin, nous avons pris le pouvoir dans la Maison.
Nous avons libéré nos anciens amis que les César avaient
transformés en esclaves. Nous avons fermé les accès de la
Maison. Personne ne peut plus y pénétrer sans notre
autorisation. Nous retenons prisonniers les César et les
enfants qui sont à leur service. Aujourd’hui, l’organisation
de la journée va changer. Les horaires des repas seront
maintenus mais il n’y aura ni cours ni compétition. Ce soir,
nous nous réunirons pour préparer le programme des jours
suivants et vous pourrez poser toutes vos questions.
Un Bleu clair pleure bruyamment. Claudius l’interpelle :
— Qu’est-ce qu’il y a, petit Bleu ?
L’enfant relève la tête. Il peine à articuler :
—  Mais quand ils reviendront, Claudius, quand ils
reviendront, ils nous feront du mal !
— Toi, tu ne risques rien, tu n’as pas participé.
— Mais ils ne le sauront pas que je suis resté gentil !
—  Tu dois avoir confiance en nous. Tout va bien se
passer. Ils ne reviendront plus.
Le petit n’est pas convaincu. Ils sont nombreux comme
lui, mais n’osent rien dire. Ils auraient honte de montrer
leur peur.
Les Bleus quittent le gymnase, comme à regret. Ils ne
savent où aller. Beaucoup s’asseyent dans les couloirs pour
attendre.
 
Les révoltés se réunissent de nouveau, mais seuls. Je
décide de prendre la parole. Numérius me regarde d’un
drôle d’air, comme si je voulais lui voler son pouvoir.
Claudius lui sourit. Il s’apaise. Je commence :
—  Je crois que si nous voulons éviter les mauvaises
surprises, nous devons d’abord visiter de fond en comble la
Maison. Il faut ouvrir chaque porte, nous avons les clefs
pour le faire. Ainsi, nous découvrirons les caches d’armes,
s’il y en a, et les passages vers l’autre côté dont a parlé
Numérius. Il faut les identifier et les surveiller. Qu’en
pensez-vous ?
—  Je suis convaincu que tu as raison, assure mon ami.
Prends un gars avec toi et charge-toi de cette mission.
Le chef des anciens esclaves se sent obligé d’ajouter
quelque chose :
—  Nous, les serviteurs, connaissons mieux la Maison
que vous. Optimus t’indiquera les seules portes qui nous
étaient interdites. Allez-y tous les deux et soyez prudents. À
la moindre erreur de votre part, ils seront sans pitié,
surtout après l’affront qu’ils viennent de subir.
— Je peux commencer tout de suite ?
— Si tu veux, confirme Claudius.
— Marcus, tu nous accompagnes ?
— Je viens, Méto.
Nous nous éloignons d’un pas rapide. Je dois d’abord
retrouver l’endroit secret où j’ai été soigné. Il communique
avec une sorte d’hôpital pour soldats. Si on ouvre cette
porte, on offre aux monstres un passage. Je demande à
Marcus de me bander les yeux devant le bureau des César
et de me suivre dans les couloirs. Je me retrouve après
quelques tâtonnements devant une porte, la 114. C’est
celle-là. Je vérifie qu’elle est fermée et je fixe dessus un
avertissement : Danger. Ne jamais ouvrir.
Je me sens plus tranquille. J’explique à mes coéquipiers
que j’ai envie de passer par la salle d’étude pour arracher
des feuilles dans mon cahier. Je veux établir des plans et
tout indiquer dessus. Malgré les recommandations de
Numérius, je décide de fouiller moi-même tous les recoins.
Nous commençons par notre étage. Nous inspectons les
pièces où l’on ne va jamais. Ce ne sont que des locaux
techniques  : réserves de produits d’entretien, placards à
balais ou salles remplies de tuyaux avec des cadrans. C’est
pourtant derrière une de ces portes qu’a disparu Rémus
tout à l’heure. Je commence à me dire que notre action est
inutile. C’est cela que voulait me faire comprendre le
copain de Claudius pendant la réunion.
Je sais qui pourrait nous renseigner. J’en parle aux deux
autres :
— Il faudrait aller au frigo pour rencontrer Romu. Je suis
sûr qu’il nous aiderait.
Optimus fait la grimace :
— Ce n’est pas une bonne idée. Romu est le fils de Jove.
Je répète sans vraiment comprendre :
— Le fils de Jove…
— Le fils… Tu ne sais pas ce que ça veut dire ? Jove est
le mâle qui a fécondé une femelle qui, elle, a engendré
Romu. Et pour Rémus, c’est pareil, ils sont donc frères.
—  Frères  ? Ça veut dire nés du même mâle et de la
même femelle ?
—  Mais pas seulement  : Jove s’est occupé d’eux quand
ils étaient petits. Il les a nourris et protégés. On dit que
c’est leur père.
Ces mots résonnent en moi bizarrement. Je ne les ai
jamais entendus ni même prononcés, du moins depuis que
je suis ici, mais ils remontent lentement à la surface de ma
mémoire. Un père, un frère, une m… mè… mère.
Je dois rester concentré sur notre tâche et ne pas me
laisser envahir par cette évocation. Je regarde Marcus qui
pleure.
— Romu est différent. Il m’a prouvé plusieurs fois que je
pouvais lui faire confiance.
—  Comme tu voudras, Méto. Mais il serait plus sage
qu’on en réfère aux autres.
— Nous n’avons pas le temps.
Nous courons vers le frigo, qui est évidemment vide.
Pourquoi Romu y serait-il resté, d’ailleurs ? Il n’a plus rien
à y faire. Je décide de laisser tout de même un message
derrière le poteau où il me donnait rendez-vous : J’ai besoin
de toi. Méto.
 
Après le repas, je croise Claudius qui m’interroge :
— Alors, cette fouille ?
— Pour l’instant, rien, mais je garde espoir.
Je n’ose pas lui avouer que j’en suis réduit à attendre de
l’aide de quelqu’un qui causera peut-être notre perte à
tous. Je change de sujet :
—  J’ai une question à te poser. Maintenant que nous
sommes coupés du reste de l’île, nous ne recevrons plus de
ravitaillement. Comment allons-nous survivre ?
—  Nous en avons parlé après ton départ. Un groupe a
évalué précisément les réserves. On pense qu’on peut
survivre un mois. Pour la suite, des messages ont été
cachés avant la révolte dans les sacs à provisions
qu’utilisent les serviteurs extérieurs pour les livraisons. On
veut les inviter à participer à notre rébellion.
— Que sait-on sur eux ?
—  Qu’ils vivent dans des campements sévèrement
gardés. Qu’ils cultivent la terre et font de l’élevage pour
nourrir ceux de la Maison. Qu’ils livrent chaque matin des
produits frais.
Je suis dans la salle d’étude en train de recopier au
propre mon plan de la matinée, quand j’entends des voix
qui s’élèvent dans le couloir. Je tends l’oreille :
—  Laissez-moi voir mon ami, ou je peux vous causer
beaucoup de tort.
C’est la voix de Romu. L’échange avec Numérius est vif.
Ils se menacent l’un l’autre, mais aucun des deux ne
semble prendre le dessus.
— Je n’ai aucune confiance. Je sais d’où tu viens et quel
rôle tu joues.
— Tu ne sais pas grand-chose, en fait.
Les voix se sont rapprochées et je suis debout quand
Romu pousse la porte. Les autres sont derrière lui. Ils sont
quatre. J’interviens :
—  Laissez-nous seuls. Si vous n’avez pas confiance,
montez la garde devant la porte. Romu est venu parce que
je le lui ai demandé. Je sais qu’il peut nous aider.
Romu a pris une chaise et leur tourne le dos. Je soutiens
leur regard. Ils voient que je ne céderai pas et tournent les
talons. Numérius me lance :
— Tu ne restes avec lui que quelques minutes et je veux
te voir après.
— C’est promis. Ne t’inquiète pas.
Ils referment la porte. Romu me sourit.
— On ne peut donc jamais discuter tranquillement, tous
les deux ! Alors c’est lui, le chef ? Vous n’avez pas choisi le
plus brillant !
—  Nous n’avons pas désigné de chef pour l’instant,
mais…
Sa remarque m’a mis mal à l’aise. Je change de sujet :
— Romu, tu as compris ce qui se passe, j’imagine.
— Bien sûr. Je savais que ça arriverait un jour. Mon père,
au contraire, en est tout retourné. Vous avez bien préparé
votre attaque. Pour l’instant, vous réalisez un sans-faute.
—  Pour que ça continue, nous devons absolument
identifier toutes les pièces à double issue. Peux-tu nous y
aider ?
— Il vous suffit de repérer les numéros de portes dont la
somme des chiffres est égale à 6, comme 222,204…
— 303 aussi, alors ?
— Oui, tu as compris.
— Au fait, et toi, comment es-tu entré ?
— Par un passage connu de moi seul. Rassure-toi, je n’ai
pas été suivi.
—  Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi le
système ne marche pas dans les deux sens. Les soldats ne
peuvent pas intervenir sans notre aide. Ça paraît absurde.
—  Ils ne peuvent intervenir que si les César les y
autorisent. Jove se méfie plus des soldats que des enfants.
Les soldats, même dans leur état normal, ont une énergie
difficile à canaliser. C’est pour ça qu’il les laisse parfois
partir sur le continent pour qu’ils donnent libre cours à
leurs instincts. À certaines périodes, ils sont presque
incontrôlables. C’est comme une épidémie qui se propage,
ils peuvent s’en prendre à n’importe qui, à des serviteurs, à
d’autres soldats, à eux-mêmes parfois. Jove n’a jamais
voulu laisser les enfants sans défense à la merci de ces
bêtes.
—  C’est pourtant lui qui les a créées, ces brutes, si j’ai
bien compris.
— Oui, mais il sait y faire. Quand il sent la crise monter,
il drogue leur nourriture.
— Donc, nous sommes en sécurité ?
— Presque. Vous devez vous débarrasser des César et de
leurs complices au plus vite. Sinon, l’un d’entre eux
réussira à ouvrir un passage ou persuadera un esprit faible
de le faire.
— Comment doit-on s’y prendre ?
—  Enfermez-les dans le frigo et je m’occuperai de les
faire sortir de l’autre côté.
—  Je voudrais savoir aussi où se trouvent les caches
d’armes. Vu les monstres que tu décris, on peut en avoir
besoin.
Je sens qu’il hésite :
— Tu me promets de ne t’en servir que contre eux ?
— Je te le promets.
—  Je vais t’en indiquer une, une seule. Pièce 203. C’est
un placard. La cache ne se dévoile que si tu t’enfermes à
l’intérieur sans allumer la lumière. Au bout de quelques
instants, tu vois la cloison du fond qui monte doucement et
la lampe s’allume toute seule. Attention, ne te trompe pas
de porte, la 204 peut être mortelle.
— J’ai bien retenu la leçon.
— Je dois y aller, Méto. J’espère que tout se passera bien
et qu’on se reverra un jour.
— Moi aussi. Merci, mon ami. J’ai une dernière question.
—  Dis vite. La durée de mon absence va devenir
suspecte.
— Où est Jove ?
— Tu ne peux pas me demander de trahir un membre de
ma famille, même s’il n’agit pas bien. Tu ne peux pas,
Méto, dit-il gravement.
Il se lève et sort. J’aurais voulu le rappeler pour
m’excuser de cette ultime requête, mais il est déjà loin. Je
l’entends qui interpelle Numérius :
— Alors, tu as vu ? Méto a survécu au méchant Romulus.
 
Quelques minutes plus tard, je fais mon rapport à
l’assemblée des révoltés.
Après m’avoir écouté, Mamercus prend la parole :
—  La voilà, la solution à notre problème  ! On va foutre
dehors les César et leurs espions qui narguent et menacent
leurs geôliers.
— Bonne idée ! renchérit Marcus, enthousiaste. De toute
façon, on ne trouvait plus de volontaires pour faire ce
boulot.
—  Doucement, doucement, les gars  ! intervient
Numérius. Je n’ai aucune confiance en ce cinglé de Romu.
J’ai la conviction qu’il nous tend un piège. On ouvrira le
frigo, et les autres, en embuscade, nous tomberont dessus
et s’introduiront chez nous pour nous massacrer.
Le dernier mot prononcé marque les esprits et le silence
se fait.
— Par ailleurs, je suis persuadé que ces indications pour
trouver les caches d’armes ne sont pas fiables, poursuit
Numérius. Et si, en croyant trouver des fusils, on ouvrait un
passage ?
Personne n’ose plus intervenir. Claudius me regarde :
— Tu en penses quoi, Méto ?
— Moi, j’ai confiance. Sinon, je ne l’aurais pas appelé. Je
crois aussi qu’il s’est mis en danger pour venir me voir. Et,
pour prouver que j’ai raison, j’accepte de courir le risque
seul. Je rentre dans la 203 et vous fermez à clef derrière
moi. Si je trouve des armes, vous m’ouvrez. Si je trouve des
soldats, vous ne m’ouvrez pas.
—  Je suis d’accord si tu es sûr de le vouloir, déclare
Claudius.
— Moi aussi, dit Numérius.
—  Pas moi, dit Marcus, un peu fort. Ou alors je
t’accompagne.
— Moi aussi, avec une de mes fourchettes bien affûtées,
ajoute Octavius.
 
Le moment du test est arrivé. Presque tous les révoltés
sont présents. Personne ne sourit. Marcus, Octavius et moi
entrons dans la petite pièce avec une bougie allumée. Je me
maîtrise pour ne pas trembler. La clef tourne bruyamment
dans notre dos. Nous sommes enfermés. Je retiens mon
souffle. Marcus se cache les yeux. Peu après, on entend
comme un bruit de roulettes et la paroi coulisse
verticalement vers le haut. À une trentaine de centimètres,
j’aperçois une première étagère garnie de boîtes cubiques.
Ce sont les munitions. Trois gros caissons remplis de
poignards, haches et pistolets occupent la deuxième. Enfin,
plus haut, six fusils sont rangés dans des niches en bois.
C’est le modèle dessiné sur les manuels, on s’en sert pour
tuer les cochons sauvages. J’en décroche un et frappe avec
la crosse sur la porte  : trois coups brefs, je marque un
temps et je recommence. C’est le code. La porte s’ouvre.
On sort sous les hourras.
 
Le repas du soir est à peine plus bruyant qu’un repas
surveillé. La veillée-débat, elle, est très animée, mais je
remarque que ce sont toujours les mêmes qui prennent la
parole. Certains disent qu’ils se sont ennuyés sans le sport.
Beaucoup de questions tournent autour du thème de la
nourriture : la plupart ont peur d’en manquer.
Certains enfants, muets pendant toute la soirée, restent
prostrés dans un coin. Ils donnent l’impression de ne pas
s’intéresser aux échanges. Comme si écouter, c’était pour
eux montrer un consentement.
Ceux qu’on appelle maintenant les « Isolants », sur une
proposition de Kaeso, parce que, a-t-il expliqué, «  leur
résistance a rompu le courant de la soumission  », se
réunissent ensuite dans le gymnase. Le premier problème
abordé est la garde des ennemis. Titus et Octavius se
portent volontaires. Pour remercier ce dernier de sa
solidarité dans l’épreuve de la cache d’armes, je décide de
me joindre à eux. Marcus fait de même. Numérius explique
que, pour que la nuit se passe bien, les Bleus ont bu
pendant le repas l’eau habituelle, chargée de soporifique.
Titus demande si on peut garder des armes à portée de
main pour impressionner les César et leurs amis, en cas de
nécessité. Claudius est d’accord mais il ajoute :
— Surtout, les gars, en cas de problème, n’hésitez pas à
venir nous réveiller.
— C’est promis, assure Octavius.
 
Nous débarquons dans la salle de classe qui a été
réquisitionnée pour les prisonniers. Ils sont assis sur le sol
et enchaînés par groupes de trois aux radiateurs. Les
traîtres arborent une mine plutôt réjouie qui m’étonne.
Ont-ils une idée en tête ? Les César conservent leur air
supérieur, malgré leur situation piteuse. Ils s’adressent à
nous d’une voix très sûre et très calme :
— Bonsoir, mes enfants, commence César 3.
—  Vous savez que vous avez fait un très mauvais choix,
continue César 1. Vous n’avez pas…
—  Tais-toi  ! hurle Titus. Nous ne sommes pas venus ici
pour discuter mais pour dormir. Tout César que vous êtes,
sachez que nous n’avons plus rien à perdre et que je
n’aurai aucune hésitation à vous fracasser les membres ou
la tête si vous me provoquez. Vous avez compris ? Regardez
ce que nous avons trouvé en cherchant une serpillière. Il
paraît que ça ne pardonne pas, à bout portant.
 
Plusieurs heures se passent et tout paraît facile. Nous
échangeons de brèves paroles entre nous. Je veux que nous
organisions des tours de garde pour que chacun puisse se
reposer un peu. Marcus et moi dormirons la première
partie de la nuit.
Même sans drogue, je m’endors en quelques minutes. Je
suis soudain réveillé par des gémissements. J’ai des
difficultés à comprendre ce qu’il se passe. Un César gît par
terre. Il a une blessure à la tête. Octavius pleure. Titus a
braqué un fusil sur la tempe de Crassus, qui pleure aussi.
Marcus s’est réveillé juste après moi. Octavius se met à
parler doucement, comme s’il ne s’adressait qu’à lui-même.
Il est à bout.
—  Ils n’ont pas le droit de dire ça sur nous… Ils n’ont
pas le droit.
— Que se passe-t-il ?
—  Ils disent des choses sur nous avant, des choses pas
bien, surtout à Titus.
— Moi, je vais dégommer ce petit con ! hurle ce dernier.
—  Les gars, on se calme. Venez avec moi au fond de la
salle. On va parler.
Je saisis doucement l’arme de Titus qui se laisse faire.
Mes copains se lèvent et me suivent. Octavius prend la
parole :
— Ils ont dit que Titus avait tué toute sa famille dans des
conditions atroces. Ils ont aussi parlé de toi. Ils disaient
que tu allais nous trahir, que tu faisais semblant de dormir,
que tu attendais le moment pour nous fusiller et… On est
fatigués…
— Ils veulent nous diviser. Ils veulent nous faire craquer.
Mais, les gars, je sais comment agir. On va les conduire au
frigo, comme l’a suggéré qui vous savez. On va les évacuer
tout de suite et…
—  Je suis d’accord, coupe Titus, mais on doit prévenir
les autres, on a promis hier soir.
—  Je suis sûr qu’ils hésiteront à prendre la décision,
alors que nous, nous savons bien que c’est la seule solution.
Même à bout de forces, ils ne semblent pas convaincus.
— Si vous voulez, je dirai que c’est moi, que je vous y ai
contraints.
— Pas la peine, je suis avec toi, dit Marcus.
 
Quand nous nous tournons vers nos ennemis, je vois
qu’ils ont compris que la partie est perdue pour eux.
Crassus, à qui j’ai pourtant sauvé la vie cinq minutes avant,
me lance un regard plein de haine. Ils se lèvent en silence.
Ils savent où nous les conduisons. Je déverrouille la porte
du frigo et je regarde entrer, enchaînés les uns aux autres,
nos adversaires défaits. César 4 grimace. Pour lui comme
pour ses compagnons d’infortune, c’est une première. Je
referme la porte. J’espère que Romu ne les trouvera pas
trop tôt. J’aimerais qu’ils aient le temps d’apprécier le
climat sain de l’endroit.
Nous retournons au dortoir, épuisés mais souriants.
Nous nous en sommes bien tirés.
CHAPITRE
9
Ce matin, mon réveil est tardif. C’est la première fois de
ma vie. L’emploi du temps ne s’applique plus et chacun
choisit de disposer de sa journée comme il l’entend. Cet
état de fait ne résulte pas d’une décision mûrement
concertée, c’est plutôt une non-décision, en attendant d’en
prendre une vraie.
Nous prenons le petit déjeuner dans un brouhaha de
plus en plus sonore. On a des difficultés à se comprendre.
Marcus et moi y renonçons après deux ou trois tentatives.
Je sais, de toute façon, ce qu’il veut me dire, qu’il est
content de la résolution prise ensemble cette nuit, mais
aussi qu’il craint les remontrances des autres. Claudius me
tape sur l’épaule et me glisse que nous devons le rejoindre
avec Octavius dans le bureau des César, dès qu’on aura fini
de manger. Je transmets par signes le message à Marcus
qui s’angoisse déjà. Dans un lieu aussi exigu, je devine que
nous ne serons pas jugés par l’ensemble des Isolants. Peut-
être ne seront présents que Claudius et Numérius.
J’avais raison. Ils trônent tous les deux sur les fauteuils
des César en regardant des papiers, et nous, pauvres
coupables, restons debout à les contempler. Ils ne vont tout
de même pas nous laisser mariner, comme le faisaient ceux
qui occupaient ces sièges il y a quelques jours  ! Je casse
tout de suite ce que je perçois comme une mise en scène :
—  Bon, on est là pour quoi  ? J’ai d’autres projets pour
ma matinée.
Mes complices sourient de mon arrogance. Les deux
autres sont surpris.
Numérius prend la parole, d’une voix agacée :
—  On veut comprendre pourquoi vous avez pris la
décision de vous débarrasser des César et des autres,
contrairement à ce qui avait été décidé hier soir.
—  Ils nous ont poussés à bout et, sans l’intervention de
Méto, ça aurait tourné au carnage, commence Titus.
Je précise avec fermeté :
— Nous avons jugé que c’était la meilleure chose à faire
à ce moment-là. À l’entrée du frigo, nous ne sommes
tombés dans aucun guet-apens et maintenant nous ne
sommes plus menacés par leurs agissements. Que voulez-
vous de plus ?
— Ce n’est pas ce que nous avions décidé. Vous n’aviez
pas le droit d’agir ainsi, précise Claudius.
—  Vous vous conduisez comme des César  ! Quand vous
parlez, on doit tout le temps être d’accord. Vous êtes
toujours sûrs d’avoir raison. Eh bien, là, vous aviez tort. Et
si vous vous attendez à des excuses, j’espère que vous avez
plusieurs vies devant vous, parce qu’on ne se sent pas
prêts.
Numérius se lève, excédé :
— Tu nous insultes en nous traitant de César !
—  Mais regardez-vous, assis dans leurs fauteuils, avec
devant vous des petits élèves convoqués ! Allez, les gars, on
s’en va.
 
Nous sortons. Dans les couloirs, mes copains me
bousculent en rigolant.
—  T’as raison, pourquoi serions-nous moins intelligents
qu’eux ? déclare Titus.
— Et tu penses qu’ils en resteront là ? interroge Marcus.
—  Que veux-tu qu’ils fassent  ? Et puis je crois que le
moment était venu de poser ces questions.
— Quelles questions ?
—  Qui commande maintenant  ? Et pourquoi  ? Et
comment ?
Nous croisons Optimus qui porte une lourde panière de
linge sale. Il me sourit et s’éloigne. Je le suis des yeux et
l’appelle :
— Optimus ! Attends, je vais t’aider.
Il s’arrête et prend un air gêné :
— J’ai l’habitude, Méto. Tu as sans doute des choses plus
importantes à faire avec tes amis.
—  Les serviteurs ne doivent pas travailler pour les
autres, on doit partager le travail. Je vais en parler au
conseil des Isolants cet après-midi.
—  En attendant, je vais faire la lessive, conclut le
serviteur en s’éloignant.
 
Une heure plus tard, Claudius m’aborde
chaleureusement :
— J’ai besoin de toi, mon ami. Je peux te voir tout seul ?
— Bien sûr, mon ami.
— Romulus nous a fait comprendre qu’il y avait d’autres
caches d’armes. Il faudrait les découvrir et entraîner des
volontaires au tir. Je pense que c’est encore une sorte
d’énigme à résoudre pour toi.
—  Je m’en occupe. Dis-moi, j’imagine que tu as été
choqué par ce que j’ai dit ce matin ?
— En effet, ça m’a beaucoup touché, troublé aussi. Sans
doute parce que tu as dit vrai. Si nous commandons,
Numérius et moi, c’est parce que c’est nous qui avons
organisé tout ça, avec ton aide, bien sûr  ; c’est nous qui
sommes à l’origine de cette révolte. On se sent
responsables.
—  Je sais, mais je crois que maintenant nous devons
prendre les décisions tous ensemble. Nous devons écouter
tout le monde. C’est important de ne pas refaire ce que
nous avons détesté.
—  Nous en parlerons peut-être tout à l’heure. Nous
réunissons les Isolants à onze heures trente dans le
réfectoire.
— J’y serai. D’ici là, je vais réfléchir aux caches d’armes.
 
Je rejoins mes copains pour leur raconter.
— Tu avais finalement raison. Il ne t’en veut même pas,
déclare Marcus, ravi.
Nous entendons des enfants crier et nous nous
précipitons. C’est une grosse bagarre. Ils sont presque une
vingtaine, uniquement des Bleus. Certains sont par terre et
se font piétiner. Rien ne sert de crier, personne ne peut
nous entendre. Nous rentrons dans la mêlée pour séparer
énergiquement les belligérants. Nous prenons des coups
mais, lorsqu’ils nous reconnaissent, les enfants s’écartent.
Je demande d’un air sévère :
— Je peux savoir la raison de votre dispute ?
Ils me regardent avec un mauvais sourire. Ils en
poussent un devant eux qui murmure :
— On ne sait pas.
— Je ne t’entends pas, dis-je en haussant le ton.
— J’ai dit : On ne sait pas.
— Comment ça ?
—  On s’ennuyait. Alors on s’est dit qu’on pouvait
s’organiser une petite lutte sans règles pour voir qui sont
les plus forts.
— On ne fait rien de mal, ajoute un autre qui porte une
chemise tachée de sang.
—  On joue un peu à ce qu’on veut maintenant. Il n’y a
plus de César pour nous mettre au frigo, s’enhardit un
troisième.
Je ne sais quoi leur répondre. Je ne peux pas les laisser
se fracasser la tête, mais de quel droit pourrais-je les en
empêcher ?
—  Je veux bien m’occuper de vous ce matin, propose
Titus, mais vous vous mettez en tenue et on se bat à la
régulière. Ça vous intéresse ?
Une dizaine d’enfants lèvent la main. D’autres
détournent la tête et s’éloignent, peut-être pour
recommencer leur pugilat dans un endroit plus discret un
peu plus tard.
Octavius reste pour aider Titus, et Marcus me suit dans
notre salle d’étude où je sors mon cahier pour réfléchir à
mon nouveau problème. Marcus se lance :
—  Pourquoi t’installes-tu pour écrire  ? Si c’est comme
pour les portes des passages et qu’il suffit d’additionner les
chiffres, on devrait essayer la 302.
—  Je pense que ce serait trop simple, mais on ne sait
jamais. Tentons le coup.
Quelques dizaines de secondes plus tard, je suis enfermé
dans un des placards à balais du troisième étage et
j’attends, une bougie à la main, qu’il se passe quelque
chose. Mais rien ne bouge. C’est raté. Je ressors. Marcus
est déçu, moi je l’avais pressenti.
De retour dans la salle, je reprends mon papier et je
réfléchis tout haut :
—  Jove est un homme rationnel. Donc, une cache
d’armes par étage me paraît suffisant. Romu nous a indiqué
celle du deuxième  : la 203. On sait aussi que le grand
maître aime jouer avec les chiffres. On peut par conséquent
déduire les trois autres. Il faut émettre des hypothèses.
Ouvrons la 102.
— Pourquoi ?
— J’ai une idée. Allons essayer.
Marcus s’installe derrière l’épais battant. Après moins
d’une minute, j’entends des coups. Il produit le même code
que lors de la première découverte.
Je déverrouille la porte. Il arbore un fusil en bandoulière
et fait le V de la victoire.
—  Alors, commence-t-il, si ce n’est pas un coup de pot,
tu dois connaître l’emplacement des autres.
—  Oui, j’espère que j’ai compris, sinon on
recommencera.
Je conduis mon ami successivement à la 304 et à la 401
avec les résultats attendus. Marcus est très impressionné :
— Tu es vraiment fort !
— J’ai juste suivi un raisonnement très « carré ».
— Et maintenant, tu es sûr qu’il n’y en a plus d’autre ?
— Je pense qu’on a tout trouvé, mais je ne suis pas dans
le cerveau du créateur de la Maison.
 
L’heure de la réunion approche et nous rejoignons
tranquillement le réfectoire. Les serviteurs mettent le
couvert et posent les plats. Des chaises ont été disposées
en cercle. Nous nous asseyons. Petit à petit, les sièges se
remplissent. Numérius se place en face de moi. Il évite mon
regard. Lui n’a pas digéré notre dispute.
Il ouvre le débat en énumérant les différents problèmes
à régler :
— Nous devons aborder en urgence les points suivants :
comment rallier les serviteurs de l’extérieur et ceux que les
soldats appellent les « Oreilles coupées » ?
— C’est qui, ceux-là ? demande Mamercus.
— Ne m’interromps pas, s’il te plaît.
—  Excuse-le, dis-je. Mais on veut savoir. C’est la
première fois qu’on en entend parler.
Numérius comprend qu’il ne pourra pas remettre à plus
tard son explication :
—  Ce sont des serviteurs évadés. Ils se cachent au sud
de l’île, dans des grottes. On les appelle comme ça parce
qu’ils ont été obligés de se fendre le lobe de l’oreille pour
enlever leur anneau.
Il joint le geste à la parole. Beaucoup d’enfants font la
grimace.
— Ensuite, nous parlerons de la défense de la Maison en
cas d’attaque.
Il me regarde et ajoute :
— Est-ce que vous voulez aborder d’autres sujets ?
Titus lève la main :
—  Les Bleus sont désorientés. Ils s’ennuient, ne
dépensent plus leur énergie. Il faudrait qu’on s’occupe
d’eux. Tout à l’heure, on est intervenus pour arrêter une
bagarre qui tournait mal. Après, j’en ai entraîné la moitié à
la lutte pendant une heure, et il faudrait pour cet après-
midi des volon…
—  Merci, il faudra qu’on y pense. Tu as raison. Mais je
crois qu’il n’y a pas urgence.
Titus souffle bruyamment pour marquer son agacement.
Numérius continue :
—  Je reprends, donc… Ah oui, les serviteurs extérieurs
ont reçu notre message. On a eu une réponse. Ils écrivent
qu’ils vont prévenir les Oreilles coupées. Certains
voudraient qu’on leur donne des armes pour qu’ils
éliminent leurs gardiens.
— C’est normal, déclare Tibérius.
—  Sauf que nous ne pouvons pas être sûrs, reprend
Numérius, qu’il ne s’agisse pas d’un piège tendu par les
soldats ou des espions pour s’approprier nos armes ou
pénétrer dans la Maison.
—  À moins d’aller les rencontrer pour s’assurer de leur
bonne foi, je ne vois pas ce que nous pouvons faire, insiste
Tibérius.
—  Nous devons soigneusement préparer cette
rencontre. Il faut prendre le temps de réfléchir pour
éliminer tous les risques, déclare Claudius.
— Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre, il me
semble. Nous dépendons d’eux pour le ravitaillement, fait
remarquer Octavius.
—  Les réserves sont impressionnantes, nous ne
mourrons pas de faim tout de suite, assure Numérius. Ce
que je crains, c’est le retour du reste des soldats sur l’île.
Réunissons-nous cet après-midi à quelques-uns pour mettre
au point un plan.
Je décide d’intervenir :
— Moi, je voudrais poser une question sur les serviteurs
de l’intérieur. Voilà…
— Ce n’est pas le sujet, tranche le « nouveau César ».
—  Laisse les autres en juger. Nous parlons et, en ce
moment, des serviteurs, dans cette même salle, continuent
leurs occupations habituelles. Qu’est-ce qui a changé pour
eux ?
—  Ils ne sont plus frappés et humiliés à longueur de
journée, et ils dorment chaque nuit de manière raisonnable,
explique Numérius.
—  Pourquoi ne sont-ils pas invités à nos discussions,
comme toi par exemple, et pourquoi n’organisons-nous pas
le travail différemment  ? Les élèves pourraient participer
aux travaux et les serviteurs, eux, pourraient faire du sport
ou continuer à apprendre.
—  C’est une excellente idée, intervient Claudius, mais
nous sommes dans l’urgence et nous ne pouvons pas tout
traiter à la fois. Dans un premier temps, et avec leur
accord, il a été décidé que les serviteurs assureraient leur
travail habituel. Rassure-toi, cette organisation est
transitoire. Elle durera tant que la défense de la Maison ne
sera pas parfaitement organisée. Ensuite, une nouvelle vie
commencera ici, sans serviteurs ni servis, dans la liberté et
l’autonomie, avec moins de violence. Personnellement, c’est
ce que j’espère et je crois ne pas être le seul.
— J’aime t’entendre parler ainsi, Claudius, dis-je.
— Moi aussi, ajoute Marcus.
Pendant quelques secondes, personne n’ose intervenir.
Claudius reprend :
—  Merci, les gars. Je change de sujet. Avez-vous trouvé
les caches d’armes ?
— Oui, on a trouvé les trois autres. Elles renferment les
mêmes munitions que la première.
— C’est une très bonne nouvelle. Bravo, les gars !
Quelques élèves applaudissent. Je vois Numérius qui
plisse ses lèvres nerveusement. Il marque un temps avant
d’intervenir :
—  Je propose qu’on remette la décision pour ceux du
dehors à la réunion de ce soir. Et, si vous êtes d’accord, on
peut inviter tous les serviteurs. Sachez tout de même que je
leur rends compte fidèlement de nos discussions. Enfin,
puisque nous avons des armes, je propose que certains
s’exercent à les utiliser. Y a-t-il des volontaires ?
Titus lève la main :
—  Je suis un expert dans ce domaine et je servirai
d’instructeur. J’invite tous ceux qui le veulent à me
retrouver après le repas.
Claudius approuve :
—  J’étais sûr qu’on pouvait compter sur toi. Hier, en te
voyant manier un fusil, j’ai tout de suite compris que tu t’y
connaissais. Ah oui… Avant qu’on ne se sépare, je voulais
vous informer que, cette nuit, la décision a été prise de
nous débarrasser des César et de leurs fidèles. Ils ont été
conduits au frigo ce matin. Et, pour revenir à la proposition
de Titus, il faudrait que certains se désignent pour
organiser ou surveiller les activités des Bleus.
Mamercus lève la main pour se proposer. Marcus le
rejoint. Je me lève avec le sourire. Je regarde Numérius. Je
suis sûr qu’on peut tous ensemble faire de belles choses ici.
 
Pendant le repas, qui atteint un niveau sonore
jusqu’alors inimaginable, je n’essaie même pas de parler. Je
me demande comment je vais occuper mes prochaines
heures. Vais-je apprendre à tirer pour être prêt à défendre
la Maison efficacement en cas d’attaque des soldats ? Vais-
je donner mon temps aux plus jeunes pour assurer la paix
dans la Maison  ? Je sens monter en moi une envie qui
surpasse toutes les autres. Je veux fouiller dans les
mystérieux dossiers des César. Je veux savoir d’où je viens,
qui sont les membres de ma famille, s’ils existent encore et
comment je m’appelle vraiment. Quelque chose me dit que
la réponse est là et qu’elle me tend les bras. J’irai en parler
à Claudius à la fin du déjeuner.
 
Je retrouve mon ami dans le bureau de nos anciens
chefs.
—  Nous avons commencé à mettre le nez dans leurs
papiers, me déclare Claudius. Nous n’avons pas encore
trouvé de dossier sur les enfants. Si tu veux nous aider
dans nos recherches, tu es le bienvenu.
—  Sur quoi portaient les dossiers que vous avez
parcourus ?
— Des inventaires de matériel, des tableaux, des calculs
sur la consommation de la Maison en énergie, sur
l’approvisionnement des cuisines, des plans…
— Des plans de la Maison ?
—  Je ne crois pas. Ça ne ressemble pas à la disposition
d’ici.
— Il y a des annotations qui pourraient nous renseigner
sur l’endroit représenté ?
—  Il y en a, mais elles sont cryptées  : des séries de
chiffres remplacent toutes les légendes. Tu pourras y jeter
un œil, toi qui es doué pour les énigmes.
— Quelle partie des dossiers avez-vous fouillée ?
—  Les classeurs de couleur, ceux qui t’ont permis de
trouver la combinaison de la boîte aux clefs. Je crois que les
secrets sont dans cette armoire métallique-là car il est
impossible de l’ouvrir. Aucune clef ne correspond.
Mon ami s’éloigne. Si lui a échoué en employant son
intelligence, c’est qu’il ne reste que la manière forte et
brutale pour résoudre le problème. Je vais pouvoir me
défouler. Je décide d’aller chercher une hache, j’en ai
aperçu dans les caches d’armes. Je cogne comme un fou. Le
métal plie, pourtant la porte ne s’ouvre pas. Je m’épuise
vite. Le bruit attire peu à peu des spectateurs. Plein de
volontaires se proposent pour m’aider. Bientôt, Titus
apparaît avec sa petite armée. Il élève la voix pour que je
l’entende :
— Tu t’y prends mal, Méto. Pose la hache et écarte-toi.
Je n’ai pas le temps de répondre qu’il tire déjà à cinq
reprises dans la serrure, qui cède aussitôt.
— Autre chose, mon ami ?
— Non, je te remercie.
Mes spectateurs s’écartent bientôt quand ils me voient
reprendre mon travail de fouille.
 
C’est long et je veux le faire sérieusement. J’épluche
tous les dossiers, tous les registres, en commençant par
ceux du haut à gauche. Au bout de trois heures, je tombe
sur un petit cahier calé au milieu d’un classeur de schémas
techniques. C’est une liste sans doute chronologique des
enfants, avec notre nom d’ici et la photo prise à notre
arrivée. On trouve une lettre associée à chaque cliché. Il y
en a trois différentes : A, G et E. Je suis E et Claudius est G.
Comment savoir à quoi elles correspondent ? Peut-être est-
ce le rôle qu’on avait prévu de nous faire jouer plus tard ?
Dans ce cas, nous n’aurions pas eu le choix, contrairement
à ce que m’avait indiqué Romu… Peut-être est-ce en
rapport avec le temps d’avant, le lieu d’où nous venons.
Dans un classeur vert, je trouve les pages qui avaient
été arrachées dans notre livre de sciences. Elles évoquent
avec des photos et des planches la reproduction humaine.
Tous mes copains rêveraient d’être à ma place. Je m’arrête
sur la photo d’une maman ou d’une sœur, avec des cheveux
longs et des pectoraux en forme de cône, qui doivent servir
à l’allaitement. Je glisse les feuilles sous ma chemise, je
prendrai le temps ce soir de les examiner plus en détail.
Dans le même classeur, je trouve des schémas du
cerveau, des dessins de têtes rasées couvertes de petites
zones de tailles différentes et numérotées. En dessous, la
légende indique à quoi elles correspondent  : sentiments,
motricité, intelligence, mémoire 1, mémoire 2… Dans les
pages qui suivent, on parle de mémoire autobiographique,
de mémoire sémantique, de mémoire à court et long
termes. Pour l’instant, je n’y comprends rien, mais un jour
ces documents devraient m’éclairer sur les tripatouillages
pratiqués dans la salle située au-dessus de l’infirmerie.
Tout en bas de l’armoire, plaqué contre le fond, je
déniche un fin classeur métallique avec un impressionnant
cadenas à roulettes. C’est une combinaison à dix chiffres.
Je suis presque sûr d’être enfin tombé sur quelque chose
d’important. Cette boîte renferme sans doute une partie
des secrets de la Maison. Mais je sais aussi que je devrai
attendre longtemps avant de réussir à l’ouvrir.
 
Le repas du soir tourne vite à la bataille rangée. Cela a
commencé par une table de Bleu foncé. Au début, ce sont
des boulettes de pain qui fusent, puis des morceaux entiers
et enfin l’eau et le contenu des assiettes. Les grands,
surpris, mettent du temps à réagir. Les petits sont
« désarmés » et plaqués contre les murs. Deux enfants qui
se débattent se font frapper.
— Repas suspendu pour les Bleus, tous les Bleus.
— J’ai rien fait ! hurle un petit en larmes.
—  J’ai dit  : Tous les Bleus  ! répète Numérius. Tour de
garde par six. S’il le faut, frappez-les !
Numérius pointe six grands qui se chargent d’organiser
un rang parfait en vociférant et en bousculant les plus
jeunes. La colonne quitte la salle à manger dans le plus
grand silence. Mais les petits ne sont pas calmés pour
autant.
—  Réunion des Isolants dans cinq minutes. Mangez et
réfléchissez aux mesures qu’on peut prendre contre eux.
Je suis mal à l’aise parce qu’il a parlé de «  mesures
contre eux », comme s’il s’agissait de nos ennemis. Ils nous
ressemblent. Ils sont juste plus jeunes que nous.
La fin du dîner se déroule dans un calme glacial. Ensuite
chacun saisit sa chaise et nous nous disposons pour former
un cercle.
— Que proposez-vous ? lance Claudius.
Je vais dire ce que j’ai sur le cœur. Je suis sûr qu’ils
seront d’accord :
—  Il ne faut pas les punir. Il faut leur parler, leur
expliquer les problèmes qu’on rencontre et les
conséquences de leurs conneries. Il faut aussi leur donner
un rôle à jouer, qu’ils se sentent impliqués et…
—  J’ai eu tort de sévir, alors  ? demande Numérius,
agacé.
—  Je n’ai pas dit ça. La réaction pendant le repas, bien
qu’un peu violente à mon goût, était justifiée, mais elle ne
résout rien.
— Moi, je crois qu’il faut les punir, intervient Mamercus.
On ne peut pas utiliser le frigo, car ce serait les livrer aux
César et à leurs monstres, alors frappons-les devant tous
les autres. Ça servira d’exemple.
— On n’a pas le droit d’être pires que les César, objecte
Marcus.
—  C’est la guerre  ! tranche Numérius. On n’a pas le
temps d’inventer une nouvelle punition qui fasse moins
mal !
—  On pourrait les droguer, il reste un gros stock de
sédatifs. Comme ça, ils dormiraient toute la journée,
propose Tibérius.
—  Punissons-les ou débarrassons-nous d’eux, ajoute un
Violet nommé Brutus. Tout à l’heure, quand je maîtrisais
l’un d’entre eux, il m’a menacé. Ces gars-là représentent un
danger pour nous.
— Si personne n’a rien à ajouter, passons au vote.
Je redemande la parole :
—  Laissez-moi une chance de régler le problème par la
discussion. Ce ne sont que des petits, on était comme eux
avant. On ne doit pas s’en faire des ennemis. Si, demain, ils
recommencent, je vous laisserai les punir.
Claudius intervient avec calme :
—  Pour moi, c’est d’accord. Tu en prends la
responsabilité. Mais pour ce soir, il me paraît raisonnable
de les droguer. Nous avons des questions urgentes à
trancher. On ne doit pas perdre de temps.
 
Nous débarquons dans le dortoir qui est étrangement
silencieux alors que personne ne dort. J’aperçois cinq
enfants à genoux, les mains sur la tête, près de l’entrée. Ils
ont du sang sur la chemise.
Numérius prend la parole :
—  Distribution d’eau avant de dormir. Vous verrez
demain ce qu’on décidera. Rangez-vous en colonnes.
 
Les Isolants sont de nouveau réunis dans la salle à
manger. Les serviteurs nous ont rejoints. Numérius mène
les débats :
—  Je vais commencer par vous présenter les réflexions
du groupe et après nous déciderons ensemble de la marche
à suivre. Nous ne pouvons rester isolés. Quand les soldats
seront de retour, il sera difficile, voire impossible, de
réussir tout seuls face à eux. Ils sont armés, entraînés. Ils
peuvent nous couper des autres, bloquer le ravitaillement
et nous affamer. Nous devons réunir toutes les forces
possibles de l’île contre les soldats pour préparer la bataille
qui aura lieu à leur retour.
«  Le problème, c’est que jusqu’à maintenant les seuls
contacts que nous avons eus avec l’extérieur étaient des
messages écrits. On ne peut pas être sûrs qu’ils n’émanent
pas des César et de leurs alliés.
«  La conclusion à laquelle nous sommes parvenus est
qu’il faut sortir de la Maison et aller se rendre compte de la
situation par nous-mêmes, bien que ce soit extrêmement
dangereux. Comme je suis à l’origine de cette mutinerie, je
me sens responsable de vous tous. Aussi, je souhaite
participer à cette expédition. Le groupe propose qu’on
sorte à deux cette nuit même.
Les têtes approuvent silencieusement.
Je me lance :
— J’irai avec toi, si tu veux bien.
— Pas toi ! intervient Marcus.
— Pourquoi ?
Il semble chercher ses mots :
— Parce que, sans toi, j’ai… enfin, je veux dire, on… on a
peur ici. On ne sait pas toujours comment réagir et…
Les autres sourient et son visage s’assombrit. Numérius
reprend la parole comme si de rien n’était :
— Y a-t-il d’autres volontaires que Méto ?
Sept mains se lèvent : les costauds de la bande, ceux qui
ont joué aux armes tout l’après-midi et qui veulent en
découdre.
—  Comment fait-on, Numérius  ? Tu veux décider  ?
propose Claudius.
— Je ne veux pas choisir. Je propose que le sort désigne
celui qui m’accompagnera.
Claudius déchire des petits papiers de taille égale et les
distribue aux volontaires. Un crayon circule pour que
chacun griffonne son nom. Notre ami récupère les papiers
et les plie soigneusement en quatre. Il les enferme entre
ses mains et souffle doucement au niveau des pouces pour
les mélanger durant une trentaine de secondes. Enfin, il
relève le majeur de la main droite, ouvrant ainsi un trou.
Un papier s’échappe et tombe à ses pieds.
— Mamercus.
L’enfant désigné sourit. Ses copains viennent lui toucher
l’épaule en signe de soutien. Numérius enchaîne :
— Nous allons sortir pour rejoindre les Oreilles coupées
et tenter de libérer des serviteurs.
—  Vous devez vous barbouiller la peau avec du noir de
cheminée et emporter des couteaux recourbés et des
poinçons. Nous en avons découvert dans le vestiaire. Ils
s’en servaient pour fabriquer des chaussures. C’est très
efficace pour tuer, assure Titus.
— Bonne idée, mais je ne suis pas sûr de savoir faire ça,
déclare Numérius.
— Laisse-moi vous accompagner. Je le ferai pour vous.
—  Titus, la décision a été prise, ne revenons pas là-
dessus. Mais je suis d’accord pour que tu nous montres des
prises un peu plus tard. Je reprends  : nous savons que les
gardiens portent autour de leur cou les clefs des chaînes
servant à attacher les serviteurs extérieurs pendant la nuit.
Un double de toutes ces clefs se trouve sur le trousseau
que nous avons récupéré dans le bureau des César. Nous
emporterons donc toutes les clefs dont nous ne connaissons
pas l’usage.
— Vous savez où trouver les esclaves, dehors ? demande
Marcus.
— Optimus nous a fait un plan. Il a travaillé à l’extérieur
pendant quelques mois au début, avant de tomber
gravement malade. Si les campements n’ont pas changé de
place, on sait où les localiser.
— Il y a beaucoup de gardes ?
—  Chaque brigade, précise Optimus, comporte vingt
travailleurs, dont deux mouchards et trois gardes qui se
relaient pour dormir. Ils sont armés.
—  Et comment rentrerez-vous en contact avec les
Oreilles coupées ?
— Nous ne savons pas, mais d’après Optimus…
—  C’est eux qui les trouveront, explique ce dernier. Ils
ont des guetteurs partout.
—  Nous devons déterminer par où Mamercus et
Numérius vont sortir, reprend Claudius. Il y a quatre issues
aux quatre points cardinaux, malheureusement elles sont
très visibles.
— Je sais ce qu’il faut faire, intervient Mamercus. Il faut
créer une diversion. Leur faire croire qu’on sort au nord et
sortir au sud un peu plus tard.
—  Bien raisonné, approuve Titus. On sort avec des
armes à feu, on fait un maximum de bruit. On avertit en
même temps les Oreilles coupées qu’il se passe quelque
chose. Si on se débrouille bien, on dégomme deux ou trois
soldats au passage.
— Que nous reste-t-il à faire avant l’heure H ? demande
Mamercus.
—  Il faut installer des sentinelles aux quatre sorties
possibles, déclare Claudius, et observer s’il y a des
mouvements de troupes.
Il se tourne vers Numérius et Mamercus :
—  Vous deux, Titus va vous expliquer comment vous
servir de vos lames.
—  Je vais vous indiquer les parties du corps les plus
tendres à percer, précise ce dernier.
—  Allez-y, les gars, reprend Claudius. Méto, toi, tu
prépares la journée pour les Bleus. Tu me tiendras au
courant après le petit déjeuner. Je veux deux sentinelles
par issue. Optimus va vous montrer le chemin. Les autres,
allez vous coucher. Je suis sûr que demain nous aurons à
faire face à de nouveaux problèmes.
Il serre dans ses bras les deux futurs éclaireurs. Tous les
enfants les entourent en silence et viennent former une
masse compacte autour d’eux.
Je n’ai pas eu l’occasion de leur parler de mes
découvertes de l’après-midi dans le bureau des César.
CHAPITRE
10
Il est sept heures. Ce matin, je retiens les petits dans le
dortoir. Je leur assène un discours moralisateur sur les
provisions qu’il faut économiser, sur le respect qu’on doit
avoir envers les serviteurs. Je les menace des pires
châtiments, du retour du frigo, de coups donnés en public,
si leur attitude n’évolue pas dans le bon sens. Je leur
présente aussi le programme de la journée  : du sport, des
travaux ménagers avec les serviteurs, mais également des
cours sans sujet défini où ils pourront poser toutes les
questions qu’ils voudront.
—  Toutes les questions qu’on voudra  ? insiste un Bleu
clair qui n’en revient pas.
— Oui, toutes.
Leur curiosité est piquée. L’animosité, voire l’agressivité
qu’on pouvait ressentir hier soir, semble avoir disparu.
Dans le réfectoire, les grands sont déjà installés selon
mes directives. Les petits bouchent les trous laissés : aucun
regroupement d’agitateurs n’est possible. Ils se sentent
sous contrôle. Le calme règne pour la première fois depuis
le début du soulèvement. J’en profite pour m’informer
auprès de Claudius des derniers événements de la nuit. Je
commence par lui faire part de ma frustration :
— J’aurais voulu être là, mais je me suis endormi sur ma
préparation de la journée. Je me suis réveillé avec le jour et
j’ai compris au vu du silence qui régnait dans les couloirs
que tout était terminé.
—  Tu devais bien dormir, car ça ne s’est pas déroulé
dans la discrétion. L’opération a commencé vers deux
heures. La diversion a eu lieu côté nord. Titus et deux
autres ont fait une sortie discrète, et, quand ils ont repéré
des soldats, ils ont ouvert le feu. Ils pensent en avoir
touché mortellement au moins deux. Au bout de quelques
minutes, on a entendu des mouvements de troupes qui
affluaient en renfort. Nous avons alors fait sortir Mamercus
et Numérius par l’issue opposée. Après un bon quart
d’heure à échanger des tirs, nos trois camarades se sont
repliés à l’intérieur, heureusement sains et saufs.
— Tu t’attends à avoir des nouvelles quand ?
—  J’espérais qu’ils seraient de retour avant le lever du
soleil. En cas de difficultés à rentrer avant la fin de la nuit,
ils avaient pour consigne de se cacher pendant la journée.
J’ai posté des guetteurs en haut du phare pour tenter de les
repérer. Des tireurs sont prêts à couvrir leur repli. Nous
n’avons plus qu’à attendre. Et avec les petits  ? Quel est le
programme ?
Je lui fais un topo rapide. Il approuve, mais me demande
de ne pas solliciter des gars comme Titus et des « membres
de la garde  » pour animer le sport. Ils doivent être
disponibles en cas de retour difficile de nos deux
émissaires.
 
Le premier cours commence. J’ai regroupé tous les
Bleus dans la même salle et je leur ai demandé de m’écrire
la question ou le thème qu’ils veulent aborder. Le choix est
vite fait. Une écrasante majorité propose qu’on parle des
femelles chez les humains.
Je commence dans un silence recueilli :
—  À l’instar des autres mammifères, on trouve chez les
humains des mâles, qu’on appelle des «  hommes  », des
femelles qu’on appelle des «  femmes  » et des enfants qui,
quand ils sont mâles, sont appelés « garçons » et, quand ils
sont femelles, sont appelés « filles ». Dans ce qu’on nomme
une famille, le géniteur s’appelle le « père » ou le « papa »,
la génitrice la «  mère  » ou la «  maman  », le garçon le
« fils », et pour la fille… eh bien… on dit la « fille ». Quand
les mêmes géniteurs ont plus d’un enfant, celui ou celle
qu’ils ont déjà désigné le nouveau par le mot «  frère  » si
c’est un garçon et par le mot « sœur » si c’est une fille.
Comme pour Marcus, la veille, la simple évocation de
ces mots provoque chez une partie de l’auditoire des
réactions physiques discrètes mais perceptibles, des
déglutitions, des soupirs, des yeux rougis, des larmes aussi.
Comme si remontaient soudain à la surface des souvenirs
trop forts.
—  Pour une fois, me fait remarquer Kaeso, j’aurais eu
envie de prendre des notes sur mon cahier. Tout
m’intéresse. Mais j’ai un peu peur de ne pas tout retenir, il
y a tellement de vocabulaire.
Après un court silence, un des enfants m’interpelle :
—  Et à quoi ça ressemble exactement, une femme  ?
Combien a-t-elle de paires de mamelles ?
—  Je vais vous la dessiner rapidement. Si je commence
par la tête, elle est semblable à celle de l’homme, sauf
qu’elle n’a pas de pilosité sur les joues comme les César.
Les femmes portent sur tous les schémas que j’ai vus des
cheveux très longs. Je ne sais pas très bien à quoi cela peut
leur servir. Elles ont une paire de mamelles qu’on appelle
des seins. Nous avons nous-mêmes deux mamelons, il faut
les imaginer surmontant deux bosses graisseuses.
— C’est gros comment ?
— Il semblerait qu’il y ait des tailles et même des formes
assez variées. Je montrerai en fin de cours, si vous êtes
sages, les différents dessins que j’ai trouvés. Les hanches
sont plus larges que celles des hommes car c’est à ce
niveau que l’enfant se développe après la fécondation.
Le débat continue ainsi dans une ambiance chaleureuse.
Les questions se font plus techniques  : durée de la
gestation et durée du sevrage, nombre d’enfants par
portée. J’essaie, à chaque fois, d’être précis et d’apporter le
vocabulaire spécifique pour les humains, ce qui m’oblige à
relire sans cesse mes notes.
—  Méto, interroge Kaeso, est-ce que tu sais si, parmi
nous, il y en a qui sont frères  ? Moi, je crois que Décimus
est mon frère. On se ressemble et on pense souvent pareil.
—  Je ne peux pas te répondre. Il doit y avoir quelque
part dans la Maison des archives qui pourraient nous
renseigner sur nos origines, mais on ne les a pas encore
trouvées.
—  Est-ce que, à mon stade de développement, je
pourrais être un géniteur ?
—  Pourquoi tu demandes ça  ? Il n’y a pas de fille pour
t’accoupler  ! répond un gamin qui se cache derrière son
voisin.
Quelques enfants partent d’un grand éclat de rire.
J’attends qu’ils se calment.
—  La puberté, c’est-à-dire la période où on passe de
l’état d’enfant à celui d’adulte, a lieu entre treize et quinze
ans chez les garçons. Le problème, c’est que nous ne
connaissons ici que le nombre d’années que nous avons
vécues depuis notre arrivée. Pas le nombre de celles vécues
avant. Pour être simple, je te dirai que tu es trop jeune
pour être papa. Il y a des signes associés à la puberté, poils
sous les bras et sur le menton, par exemple, que tu n’as
pas.
— Toi tu pourrais, alors ?
—  Il semble que oui. J’ai déterminé que j’avais sans
doute à peu près quatorze ans.
D’autres enfants lèvent la main pour poser des
questions, mais nous devons nous arrêter.
—  On doit passer à la suite du programme. Demain, je
vous promets qu’on pourra recommencer.
— Allez ! Une dernière ! Méto, s’il te plaît !
J’aperçois Claudius qui patiente dans le couloir. Il me
fait signe de sortir.
— Demain, je vous le promets. Attendez deux minutes, je
reviens.
 
Je sors de la salle. Mon ami semble préoccupé.
— Tu as des nouvelles de Numérius et Mamercus ?
—  Aucune. Aucun signe. Tout est très calme. Je ne sais
pas quoi penser. Titus a proposé de partir à leur recherche
avec Octavius. Je m’y suis opposé. Je ne veux pas risquer de
les perdre à leur tour. Toi, quel est ton avis ?
—  Tu as raison. Dis-lui d’attendre jusqu’à la nuit, nous
prendrons la décision ensemble.
— Comment ça se passe avec les petits ?
— Très bien, ils sont passionnés.
—  Je vois un dessin bizarre au tableau. Laisse-moi
deviner… C’est une femelle humaine ?
—  Tout juste. J’ai retrouvé les pages arrachées du livre
de sciences…
—  Les pages 42 à 48  ? Quand as-tu fait cette
découverte ?
—  Hier après-midi, dans le bureau des César, mais je
n’ai pas trouvé l’occasion de t’en parler.
— Je ne sais pas si nous en verrons un jour un spécimen
en vrai, déclare Claudius, soucieux.
—  J’en suis sûr. Nous avons encore plusieurs années à
vivre. Tu viens présenter la suite aux Bleus avec moi ?
— Oui, ça me changera les idées.
 
Nous rentrons dans la salle où les Bleus nous accueillent
avec le sourire.
— Suite à l’épisode d’hier soir, commence Claudius, très
solennel, nous avons décidé de vous faire découvrir le
travail des serviteurs de la maison. Vous allez être associés
à un serviteur et vous le suivrez pendant les deux heures
qui nous séparent du repas de midi. Vous l’observerez, vous
l’aiderez et vous lui obéirez en tous points. Avez-vous des
questions ?
—  Je ne comprends pas très bien l’intérêt de cette
activité, objecte un petit qui se planque derrière les autres.
Claudius hausse le ton :
—  J’aimerais te voir quand tu me parles. Approche-toi,
Cornélius  ! Je crois que tu comprendras quand tu auras
vécu l’expérience. Fais-nous confiance et dis-toi que tu n’as
pas le choix. D’autres questions ?
L’ambiance s’est de nouveau tendue. Je reprends la
parole d’un ton le plus naturel possible :
—  Je vais faire l’appel et vous indiquer le nom de votre
tuteur-serviteur et le lieu où il se trouve. Il vous attend.
Soyez respectueux. Des grands passeront vérifier que tout
se déroule comme il faut.
En sortant, certains me lancent un drôle de regard,
comme si je les avais trahis.
 
À l’heure du repas, nous n’avons toujours pas de
nouvelles de nos camarades. Titus est très agité. Il s’assoit
en face de moi. Il s’efforce de parler doucement car il ne
veut pas que les petits entendent :
—  Il faut que tu ailles voir Claudius, me dit-il. Toi, il
t’écoute. On doit faire quelque chose. Imagine que
Mamercus et Numérius se soient cachés, les autres doivent
passer l’île au peigne fin. Plus nous attendons, plus les
chances de les retrouver diminuent.
— Titus, on ne sait pas où les chercher. Et nos ennemis
n’attendent sans doute que ça, qu’on sorte par petits
groupes et qu’on se fasse prendre les uns après les autres.
Tant que nous avons les armes, que nous surveillons les
issues, ils ne peuvent rien tenter contre nous. En revanche,
je pense que pour nos deux camarades c’est foutu. Ils ont
dû les prendre. À moins, et c’est à cet espoir que je
m’accroche, à moins qu’ils ne soient d’abord tombés sur les
Oreilles coupées.
—  Au fond, je sais bien que tu as raison, que ce serait
dangereux, voire suicidaire, mais je n’en peux plus
d’attendre.
Il a du mal à contenir son impatience. Il manipule
bruyamment sa mitraillette et il met en joue des cibles
imaginaires en faisant claquer sa langue.
— Titus, je crois que, bientôt, on regrettera cet endroit.
— Pourquoi dis-tu ça ?
—  Je sens au fond de moi que le temps ici nous est
compté. Arrête de jouer et profite de ton repas chaud.
 
Le déjeuner se passe sans incident. Les petits, bien
encadrés, mangent avec appétit. Je cherche des yeux ceux
qui me défiaient du regard tout à l’heure. Je ne parviens
pas à décrypter ce qu’ils peuvent ressentir à cet instant.
 
À l’issue du repas, nous réunissons les Bleus dans le
gymnase. C’est Claudius qui mène les débats :
— D’abord, je veux vous dire que je suis content car les
serviteurs que j’ai rencontrés avant le déjeuner m’ont
rapporté que vous vous étiez bien tenus. Alors, les gars,
pouvez-vous nous raconter ce que vous avez fait ?
—  Moi, j’ai fait la lessive. J’ai essayé d’enlever des
taches de confiture sur des vêtements. C’était pénible.
— Moi, j’ai lavé les douches et les toilettes.
— Moi, le sol des couloirs.
— Moi, j’ai préparé à manger. J’ai épluché des centaines
de carottes. Mais je n’ai pas trouvé ça trop long parce que
j’ai discuté avec Optimus. On a parlé de celui qui m’a initié
autrefois parce que c’est son ami. Il m’a raconté qu’Appius
s’est coupé l’oreille pour fuir il y a un mois.
— Moi, le mien m’a révélé tout ce qui lui est arrivé après
qu’il a cassé son lit.
— Moi, j’ai appris des trucs horri…
Quelqu’un frappe à la porte et entre sans attendre. C’est
Titus, le visage fermé, qui s’adresse à Claudius :
— Viens. Il y a du nouveau.
— Méto, tu termines. Je reviens dès que je peux.
Mes deux copains sortent de la pièce. Personne n’ose
reprendre la parole. Je décide d’abréger la discussion.
C’est trop dur de ne pas savoir.
—  Bien. Ce matin, quelqu’un a demandé pourquoi on
vous imposait ces travaux. Il y a deux raisons que vous avez
comprises maintenant. D’abord, vous faire rencontrer des
serviteurs qui, il y a quelques années, étaient à votre
place ; vous montrer également ce qu’est leur travail et le
boulot que vous leur donnez quand vous agissez n’importe
comment. Nous voulons, dans quelque temps, partager le
travail avec eux et…
Je n’arrive plus à faire semblant. Les visages de
Numérius et de Mamercus m’apparaissent sans cesse.
—  On va arrêter là pour aujourd’hui. Vous vous rendez
calmement en salle de jeux et… Allez-y.
 
Je retrouve Claudius et Titus au centre de la Maison. Le
ton monte :
— Je te l’avais dit. On les a abandonnés.
—  Tais-toi. Ne dis pas ça, Numérius était mon meilleur
ami.
J’arrive en courant.
—  Expliquez-moi ce qui se passe et arrêtez de vous
engueuler. On doit rester unis.
— C’est foutu, Méto. Ils ont eu Numérius.
Claudius peine à contenir son émotion :
—  On a reçu un message de l’extérieur nous indiquant
qu’on trouverait un colis au frigo. On a entrouvert la porte
et on a vu le corps de Numérius avec un message autour du
cou : Rendez-vous ou vous finirez tous comme lui.
— Il est toujours là-bas ?
—  Méto  ! C’est tout ce que ça te fait  ? s’insurge mon
ami. Ils l’ont tué et toi tu…
Je le prends dans mes bras quelques secondes. Soudain,
il éclate en sanglots. Je l’entraîne vers le bureau des César
et je l’assois dans un fauteuil.
— Attends-nous là. Repose-toi.
Je sors, accompagné de Titus.
—  Il faut vérifier qu’il est bien mort et surtout qu’il n’a
pas dissimulé un message pour nous avant d’être pris.
— Tu as raison, mais je vais appeler du renfort. Si c’était
un piège, il faut qu’on soit couverts.
 
Le corps de notre ami gît à nos pieds. Je lui ferme les
yeux. J’inspecte ensuite ses poches. Je lui ouvre la bouche.
Marcus ne peut s’empêcher de me le reprocher :
— Laisse-le en paix, Méto. Il est mort.
Je continue ma fouille sans me déconcentrer. Et, dans sa
chaussette gauche, je trouve deux feuilles pliées en huit. Ce
n’est pas l’ultime message de Numérius, c’est une missive
de Romu. Elle m’est adressée. J’entreprends de la lire à
haute voix.
 
Méto,
C’est bien moi. Fais-moi confiance. Pour ce message, je
suis absolument sûr qu’ils ne se doutent de rien. Si on se
rencontre un jour, je t’expliquerai pourquoi. La feuille qui
suit te donne la liste de ceux qui seront exécutés après
l’assaut. Tous ceux qui s’y trouvent doivent fuir la Maison
avant ce soir minuit. C’est l’heure actuellement retenue
pour l’intervention. Mais ne tardez pas trop car elle peut
être avancée. Les soldats seront de retour sur l’île d’un
moment à l’autre. Ce sont eux qu’on attend pour passer à
l’attaque. Il existe un tunnel qui peut vous permettre de
rejoindre le sud de l’île, zone non contrôlée par les troupes
de mon père. On y accède par le débarras (porte 101). À
l’intérieur, tourne le clou auquel est suspendu le balai pour
ouvrir l’entrée du passage. Un long escalier vous conduira
en dehors de la Maison. À la sortie du tunnel, suivez le
chemin tout droit. À deux cents mètres, sur la gauche du
sentier, se trouve un poste de garde que vous devrez
neutraliser avant de passer. Il faut à tout prix éviter que
l’alerte ne soit donnée. Bonne chance.
Romu
 
Mes copains se jettent sur la liste. Ils trouvent tous leur
nom. Marcus ne peut retenir ses larmes. Nous partons
retrouver Claudius.
Il est étrangement calme. Il parcourt rapidement la liste
et déclare :
—  Tous les Rouges et les Violets, et tous les serviteurs,
ils ne font pas dans le détail… Alors ? Vous en pensez quoi ?
Mes copains se tournent vers moi. Ils savent déjà ce que
je vais dire :
—  Ce n’est pas un piège. Romu ne m’a jamais trahi. La
fuite nous permettra de bien montrer que nous seuls
sommes responsables, que les petits n’ont fait que nous
obéir. En ne les mêlant pas à une résistance, de toute façon
inutile, nous augmentons les chances qu’ils soient
épargnés. Et comme nous partons avec les armes et que
quelques-uns d’entre nous sauveront sans doute leur peau,
peut-être pourrons-nous même revenir un jour libérer les
Bleus.
Mes copains semblent abattus et personne ne songe à
discuter. Octavius conclut pour tout le monde :
— Perdu pour perdu…
Claudius reprend la parole :
—  Nous partirons après le repas. Je vais aller prévenir
les serviteurs. Méto, retourne près des petits. Les autres,
préparez les sacs. Emportez à manger et des couvertures,
des vêtements chauds aussi. Titus, tu t’occupes des armes.
Ce soir, il ne faudra pas lésiner sur le somnifère pour les
Bleus. On mangera à des tables séparées pour ne pas se
tromper. Est-ce que j’oublie quelque chose ?
—  On pourrait emporter les combinaisons d’inche sous
nos affaires et porter des casques, propose Marcus.
— Retenu.
—  Est-ce qu’on ne pourrait pas mettre dans la
confidence un des Bleus pour qu’il explique aux autres un
peu plus tard la raison de notre départ ?
—  Méto, tu ferais courir un grand risque à tout le
monde. Je ne sais pas ce que vous en pensez, les gars, mais
ça me semble être une très mauvaise idée.
—  Je suis d’accord, déclare Titus, catégorique. Oublie
ça, Méto.
Je hoche la tête en signifiant que je me rallie au groupe.
Nous nous dispersons. Je retrouve les Bleus, étonnamment
calmes. Décimus quitte sa table de jeu pour venir me
parler :
—  T’as vu, on est sages. On voulait te faire la surprise.
C’est bien, cette révolte. Elle est sympa, la Maison, comme
ça. Méto ? Méto, pourquoi tu fais la gueule ? Vous avez eu
de mauvaises nouvelles ?
—  Non, ça va. On est inquiets parce que Numérius et
Mamercus sont partis rallier les autres serviteurs de l’île la
nuit dernière et que nous n’avons pas de nouvelles.
Son visage devient grave. Il hésite puis se lance :
— Tu crois que tout pourrait redevenir comme avant ?
—  Non, on est là, nous. On est là pour que ça n’arrive
pas.
— Tu viens jouer avec nous ?
— Pourquoi pas ?
 
Claudius s’est installé face à moi pour le repas. Il est
pensif. Moi aussi. Je me sens déjà nostalgique d’un monde
que pourtant je n’aimais pas. Des choses vont me manquer
quand même. Les parties d’inche, par exemple, ou les
conversations clandestines, le soir avant de dormir. J’ai
l’impression de n’en avoir pas assez profité. Une page se
tourne définitivement. J’ai peur aussi que mes amis
meurent ce soir. Tous ceux qui me font confiance vont peut-
être tomber dans un piège. Je pense à Claudius, qui est à
l’origine de cette révolte, qui l’a provoquée pour sauver son
ami Numérius, mort aujourd’hui. Vers où ses pensées vont-
elles, là, à cet instant ?
— Méto… Méto ? appelle Claudius.
— Oui, pardon ? Tu disais ?
—  Les petits étaient sages quand tu as débarqué tout à
l’heure sans prévenir ?
— Oui, c’était beau à voir. Je savais qu’on pouvait arriver
à un équilibre, ici.
—  On aura manqué de temps et d’un peu de chance,
déclare Claudius.
Titus intervient brutalement :
—  Revenez sur terre, les gars. Ce soir, c’est de survie
qu’il s’agit. Pensez à bien manger. Fourrez-vous du pain et
du sucre dans les poches. Le rendez-vous est fixé dans une
heure. Tout le monde devra se passer le visage et les mains
à la suie.
— J’irai surveiller le coucher et je vous rejoindrai le plus
vite possible.
— Ton sac est fait ?
— Non, pas encore.
— Je le préparerai pour toi, me propose Claudius. C’est
bien que tu continues à t’occuper des petits. Comme ça, ils
ne se douteront de rien. Il n’y a rien de spécial que tu
désirerais emporter ?
—  Si, trois choses  : un classeur métallique qui, je
l’espère, contient plein de secrets sur la Maison et sur ses
habitants, un petit cahier, et aussi un dossier vert avec des
documents scientifiques, entre autres sur la reproduction
humaine.
—  Alors là, tu m’intéresses, intervient Titus avec un
large sourire.
— C’est tout ?
— Oui.
 
Les petits, commençant à sentir les effets de la drogue
dissoute dans l’eau, se dirigent rapidement vers les
dortoirs. Comme chaque soir, ils plient leurs affaires et se
hissent dans leur lit avec précaution. Certains s’endorment
à l’instant où leur tête touche l’oreiller.
Qu’ils dorment. Le réveil sera dur demain. Ils ne vont
rien comprendre. Je sais que j’ai promis, mais c’est plus
fort que moi. Je me dirige vers le lit de Décimus, qui garde
encore quelques instants les yeux ouverts.
—  Donne-moi ta main, Décimus, et promets-moi de
m’écouter jusqu’au bout sans réagir.
Il acquiesce. Son visage est grave. Il doit sentir que je
ne suis pas seulement là pour lui souhaiter bonne nuit.
—  Décimus, les grands doivent quitter la Maison cette
nuit.
— Quoi ?
Je lui plaque la main sur la bouche. Comme je sens qu’il
se détend, je relâche la pression.
—  Écoute-moi, Décimus. Tu vas bientôt t’endormir. Il
faut que tu m’écoutes. Nous avons reçu un message cet
après-midi. Nous sommes condamnés, nous devons fuir et
éviter au maximum que vous ne souffriez de nos actions.
Nous n’avons pas d’autre solution. Je te fais le serment que
si nous arrivons à rejoindre les Oreilles coupées,
j’organiserai la révolte contre les soldats et on viendra vous
libérer. On ne vous oubliera pas.
Décimus a lâché ma main. Il dort. J’espère qu’il aura
compris le principal. Je cours retrouver mes amis. C’est
bientôt l’heure.
 
—  On n’attendait plus que toi. Alors, ça y est  ? Ils
dorment tous ? m’interroge Claudius en me jetant mon sac.
J’enfile une carapace tout en parlant :
— Oui, j’ai attendu que le dernier soit endormi.
Octavius, qui est déjà prêt, me vient en aide. Je recouvre
mes protections d’un manteau. Et pendant que je me
maquille de noir, Titus me met au courant du plan :
—  Quand on sera dans le tunnel, silence total. Je passe
devant avec Tibérius. On rampe tous les deux jusqu’au
poste de garde et on les neutralise en silence. Quand on
siffle trois fois, vous arrivez avec nos sacs et nos fusils.
C’est bon pour tout le monde ?
—  Vous allez vous y prendre comment  ? interroge
Marcus.
—  Fais-nous confiance. On s’est entraînés tout l’après-
midi. Un lacet, une bonne lame et l’effet de surprise nous
permettront de prendre l’avantage.
Mes copains s’écartent pour me laisser ouvrir le placard
à balais et actionner l’ouverture. Et ça marche. Titus, muni
d’une torche électrique, me dépasse avec son copain de
combat. Le boyau est étroit. Nous descendons les marches
les uns à la suite des autres. Une porte claque derrière
nous. Trop tard pour les regrets.
 
À suivre…
L’auteur
 
Yves Grevet est né en 1961 à Paris. Il est marié et père
de trois enfants. Il habite dans la banlieue est de Paris, où il
enseigne en classe de CM2.
Il est l’auteur de romans ancrés dans la réalité sociale.
Les thèmes qui traversent ses ouvrages sont les liens
familiaux, la solidarité, l’apprentissage de la liberté et de
l’autonomie.
Avec Méto, il aborde un genre nouveau pour lui  : le
grand roman d’aventures, tout en restant fidèle à ses sujets
de prédilection.
Du même auteur
 
 
Aux éditions Syros ;
 
C’était mon oncle !, coll. « Tempo », 2006
Jacquot et le grand-père indigne, coll. « Tempo », 2007
 
 
Chez d’autres éditeurs :
 
Mon premier rôle, Nathan, 2004
Comme les cinq doigts du pied, Nathan, 2005
Yves Grevet
 
 
 
 
 
 
 

Méto
Tome 2
« Lîle »
 
 
 
 
 
SYROS
© Copirate by BB
CHAPITRE
1
Un carnage. Comme un match d’inche qu’on aurait
laissé durer sans jamais intervenir, un combat jusqu’à la
mort de tous les participants. Une immense mêlée, avec
des cris terribles qui couvraient presque le bruit des balles.
Puis la douleur qui m’a soudain foudroyé. J’ai vacillé sous le
choc. Quelqu’un m’a violemment poussé dans un trou. Le
passage était assez étroit pour freiner ma chute mais assez
large pour que j’atteigne le fond. J’ai eu le réflexe de me
protéger la tête avec les mains, mon corps a lourdement
cogné le sol. Je me suis glissé à grand-peine dans l’étroit
boyau pour tenter de ne plus entendre les hurlements de
souffrance de mes camarades ou, peut-être, ceux de leurs
victimes. Je ne voulais pas, mais un râle de douleur s’est
échappé de ma bouche. En pleurant, j’ai entrepris de
dénouer une partie du carapaçonnage de l’inche. Quand j’ai
vu le trou béant sous ma poitrine, tout est devenu noir.
 
On m’a transporté car je ne reconnais pas les parois de
ce que j’avais pris pour ma tombe. Je me trouve dans une
grotte plus vaste. Les murs paraissent griffés d’une
écriture inconnue. Une bougie brûle sur le sol, à quelques
mètres de moi. Mon ventre grouille de vie. Des armées
d’insectes semblent s’y livrer bataille. Leurs carapaces
coupantes entaillent à chacun de leurs mouvements ma
chair qui se défait. Je vais mourir peut-être. Je veux mourir.
Je souffre trop.
Je ne suis pas seul. Quelqu’un se déplace dans la
pénombre. Il est tellement voûté que ses mains effleurent
le sol. Son corps est enveloppé d’une étoffe légère qui flotte
autour de lui comme un drapeau. Il a les cheveux longs
d’un gars qui aurait évité le rasoir pendant de longues
années. J’appelle :
—  Je suis réveillé  ! Ohé  ! Je voudrais boire, s’il vous
plaît !
Le silence s’est de nouveau installé. Je suis sûr que
l’inconnu m’observe, figé quelque part. Je recommence à
appeler pendant plusieurs minutes, en vain. J’en viens à
douter de l’avoir vu. Mes yeux me piquent, je sens que je
sombre.
On m’a encore déplacé car maintenant je perçois un
courant d’air frais. De nombreuses présences circulent
autour de moi, mais restent à distance. J’entends des
murmures et je voudrais ouvrir les yeux. C’est impossible !
Mes paupières semblent avoir été collées et, pour plus de
sûreté peut-être, on m’a également bandé les yeux. En
serrant le morceau de tissu, ils ont replié le haut de mon
oreille droite. Effrayé, j’essaie de relever la tête mais je
découvre que je suis attaché au niveau du cou. Si j’insiste,
je vais m’étrangler. D’autres liens m’enserrent la poitrine,
les chevilles et les poignets. Ma douleur au côté me
taraude mais j’ai moins mal.
Je revois les images de l’assaut et les visages affolés de
mes frères. Pourquoi ne sont-ils pas avec moi  ? Peut-être
que je les ai perdus à jamais et que je suis l’unique
survivant du massacre, celui qui se sentira coupable de ne
pas les avoir accompagnés jusqu’au bout, jusqu’à la mort.
Je n’en peux plus et je hurle :
— Je veux qu’on me parle ! Je veux voir !
Des bruits de pas se rapprochent, accompagnés
d’odeurs fortes d’individus qui auraient oublié de se laver.
L’un d’eux se penche sur moi. Je sens son souffle.
— Le petit Méto semble tiré d’affaire. Il faudra prévenir
le Premier cercle.
— Et demander si on l’autorise à voir, ajoute le second.
Je ne reconnais pas leurs voix et me risque à les
interroger :
— Qui êtes-vous ? Où sont mes amis ?
—  Doucement, doucement, Méto. Tu devras encore
attendre. Nous n’avons pas la permission de communiquer
avec toi. Plus tard sans doute. D’ici là, tais-toi et ne te fais
pas remarquer.
Ils sont repartis. Pourquoi me laissent-ils dans le doute ?
Ils doivent se méfier de moi. J’étais persuadé, en
m’enfuyant de la Maison, que les Oreilles coupées nous
accueilleraient à bras ouverts. Nous avons pris des risques
tellement énormes pour les rejoindre… Ils ont prononcé
mon prénom, je suis sûr de me trouver dans leur repaire ; il
y a sans doute parmi eux des visages familiers, des grands
qui me regardaient à l’époque avec bienveillance. Qui est
leur chef  ? Est-ce que je le connais  ? Que m’est-il interdit
de voir ici ?
Tout au long des heures qui suivent, je sens des
présences qui m’entourent. J’ai du mal à saisir leurs
commentaires car tous chuchotent. Quelqu’un en profite
pour appuyer avec force sur le pansement qui recouvre
mon ventre. Je crois qu’il veut juste m’entendre souffrir. Je
serre les dents. Je ne lui donnerai pas satisfaction.
Petit à petit, les bruits s’éloignent. Les gars semblent
s’être regroupés très loin de moi. J’entends une rumeur qui
s’amplifie par à-coups. Des souffles rauques me
parviennent. On dirait deux bêtes qui cherchent à
s’impressionner mutuellement. Que se passe-t-il là-bas  ?
Peut-être organisent-ils des combats d’animaux…
La fatigue s’abat brutalement sur moi.
 
On m’a réveillé en me glissant dans la main droite une
petite gourde tiède. Comme on a sectionné le lien qui
enserrait mon poignet, je peux dévisser le bouchon et
porter le goulot à ma bouche. C’est une soupe composée de
poisson et de légumes cuits hachés grossièrement. Je n’ai
pas très faim. Dans ma position allongée, je suis contraint
d’aspirer la nourriture très lentement et de bien la mâcher
avant de déglutir. Je dois également inspirer profondément
avant de reprendre une nouvelle gorgée. Les habitudes de
la Maison, où les repas étaient réglés à la seconde près, me
reviennent en mémoire. Le goût est un peu fade mais
j’apprécie la sensation du liquide qui circule doucement
dans mon œsophage. Je guette le retour de mon
ravitailleur.
Je l’attends longtemps. Et si, de son côté, il surveillait
l’instant où je vais replonger dans le sommeil ?
 
Le bruit revient petit à petit. Soudain on me frôle. Il a
posé une gourde froide dans ma main droite et a ramassé
l’autre. Je risque un timide :
—  Merci. Attends  ! S’il te plaît  ! Je m’appelle Méto. Et
toi ?
C’est inutile car il est reparti en courant, pour éviter le
moindre échange verbal, je suppose. J’ai très envie
d’interpeller ceux que je sens passer à proximité durant
cette journée. Mais quelque chose me dit que je dois suivre
le conseil qu’on m’a donné. Je dois me faire oublier  : pour
qu’on soit gentil avec moi et qu’on me permette de
retrouver mes amis, s’ils sont encore vivants.
 
Je reste éveillé plus longtemps. Mon esprit est
constamment préoccupé par la douleur qui me lance sans
prévenir. Quand elle se fait trop forte, je respire avec
application et j’attends que ça se calme. J’essaie de me
concentrer sur autre chose. Je pense à mes frères qui me
manquent. Je tente de visualiser chacun d’entre eux pour
les garder en moi. Marcus, celui dont je suis le plus proche
et à qui, sans l’exprimer jamais, j’ai juré fidélité jusqu’à la
mort. Même si j’ai toujours tout fait pour le protéger, il a
souffert à cause de moi. Il m’a souvent cru perdu, mort
même. Il est du genre anxieux. Je l’ai senti s’éloigner les
semaines précédant la révolte, juste avant son passage au
frigo. Là, il s’est rendu compte que la peur du danger est
parfois plus douloureuse que le danger lui-même et qu’on
survit à presque tout. Claudius, notre chef, le premier à
avoir compris que le changement était possible, mon
premier compagnon de combat. Je ne l’ai vu qu’une fois
perdre cette sérénité dont son visage était toujours
empreint. C’était quelques heures avant notre fuite, quand
il a su que Numérius avait été exécuté et que ceux de la
Maison utilisaient le corps de son ami pour nous convaincre
d’abandonner. Octavius, le camarade doux et lunaire, plus
attentif aux autres qu’à lui-même, l’enfant mutilé suite à un
séjour de trop au frigo, parce que ses pensées l’éloignaient
souvent de l’essentiel, sa simple survie. Titus, enfin, dont la
violence maîtrisée nous rassurait et en même temps nous
effrayait. Il parlait de tuer l’ennemi avec tellement de
calme, comme si donner la mort était pour lui une tâche
normale, presque habituelle. «  Je crois que je l’ai fait
souvent avant », m’avait-il déclaré un jour.
Je m’endors à plusieurs reprises, peut-être pas
longtemps mais profondément, car on a placé une nouvelle
gourde dans ma main, sans que je comprenne comment.
C’est la même nourriture qu’hier. Je mange très lentement.
Je n’ai que cela à faire. Où sont mes frères  ? Que vais-je
devenir sans eux ?
J’essaie de me remémorer les derniers moments que
nous avons partagés avant que je ne disparaisse au fond
d’un trou sombre.
Je dois repartir du début, au moment où la porte a
claqué, nous condamnant à ne plus pouvoir revenir en
arrière. Après une vingtaine de mètres dans l’étroit tunnel,
nous avons rencontré les premières marches d’un
interminable escalier qui nous a entraînés vers la base du
volcan. Les marches métalliques étaient courtes et
glissantes. Une eau noirâtre gouttait çà et là des parois.
Enfin, on a distingué la porte métallique qui nous séparait
de l’extérieur. Elle était lourde et grinçait un peu. Titus
nous a intimé l’ordre de nous taire absolument et de faire
les statues. On l’a vu, avec Tibérius, s’enfoncer dans le noir
sans hésiter. Nous retenions notre souffle. Chacun, l’oreille
tendue, essayait de décrypter ce qui pouvait se passer là-
bas. Nous nous serrions les uns contre les autres pour être
moins visibles. Soudain, Maximus, un serviteur, s’est mis à
trembler et à respirer en chuintant. Il craquait. L’onde de
ses mouvements s’est propagée à tout le groupe. Claudius
a alors posé ses mains sur sa tête. Les secousses se sont
estompées difficilement. Puis il y a eu le signal  : trois
sifflements brefs. Nos corps n’attendaient que cela et se
sont projetés tous ensemble vers l’avant. Une course s’est
engagée. On suivait le mouvement sans savoir si le premier
dirigeait vraiment la manœuvre. Le groupe s’est étiré de
lui-même car beaucoup peinaient à maintenir le rythme.
Des serviteurs se sont mis à marcher après quelques
dizaines de mètres. Titus et Tibérius nous attendaient sous
de jeunes arbres. Titus nous a fait signe d’approcher et de
nous accroupir. Avant même que le groupe soit au complet,
il a déclaré :
— Nous avons neutralisé le poste de garde. Mais en vous
attendant, après les coups de sifflet, nous avons vu des
buissons bouger. Nous devons être très prudents. Il s’agit
peut-être d’une patrouille partie donner l’alerte.
— Ou des Oreilles coupées qui viennent nous chercher, a
suggéré Marcus.
—  J’y ai pensé, mais pourquoi seraient-ils repartis  ?
Restons sur nos gardes, sortons nos armes et progressons
en silence.
La colonne s’est ébranlée doucement. À peine avions-
nous parcouru une centaine de mètres qu’une première
balle a sifflé à nos oreilles. La deuxième a arraché un
morceau du carapaçonnage de l’épaule de Titus.
—  À couvert, et chacun pour sa peau  ! a hurlé ce
dernier.
Combien étaient-ils en face de nous ? Des dizaines sans
doute. Certains de mes amis hésitaient à bouger et
semblaient prêts à renoncer à se battre. C’est alors qu’une
voix amplifiée par un mégaphone a retenti :
— Dans votre intérêt, rendez-vous tout de suite !
Trois de nos compagnons se sont levés et ont été abattus
immédiatement. Nos adversaires avaient donné le ton, celui
d’un combat à la vie ou à la mort. Nous nous sommes
dispersés en rampant ou en roulant. Les soldats avaient
allumé les puissantes torches fixées à leur casque. Elles
illuminaient le décor comme en plein jour. Après avoir
dégringolé dans la pente pendant une dizaine de mètres, je
me suis remis debout et engagé sur un sentier, suivi de
deux camarades. Mais nous arrivions au sommet d’une
falaise  : il nous fallait rebrousser chemin et affronter nos
ennemis. Nous étions sûrs de repartir vers la mort. À cet
instant-là, nous avons entendu une immense clameur
derrière les lignes des soldats. C’étaient les Oreilles
coupées qui venaient à notre secours. Reprenant courage,
j’ai armé mon fusil et je suis entré dans la bataille. Le
moment était venu pour chacun de montrer sa bravoure.
J’ai eu le temps de viser la tête d’un soldat qui s’acharnait
sur un serviteur mais comme je m’avançais pour l’achever,
j’ai été propulsé par un choc terrible qui m’a écrasé le côté.
Je me suis senti chanceler quand… Je me souviens
maintenant… Un gros barbu au visage noir de suie m’a
poussé dans un buisson d’épines qui cachait un trou dans
lequel j’ai disparu, à demi-inconscient.
Cet homme m’a sauvé la vie. J’ai encore en mémoire son
regard gris. J’espère que je le reverrai un jour.
 
On tire sur mon pouce comme si on voulait le casser. Je
crie :
— Arrête ! Arrête !
—  Ouvre les doigts  ! Je dois récupérer la gourde. Tu es
crispé dessus. Allez, lâche !
La voix n’est pas autoritaire mais craintive, presque
suppliante. Je desserre mon étreinte peu à peu. Mes
dernières phalanges sont durcies et engourdies. Mon
visiteur m’effleure les cheveux et me glisse à l’oreille un
furtif « merci ».
Sa voix peu assurée me fait penser qu’il doit rendre des
comptes. Moi qui croyais qu’ici, entre frères révoltés, ils
n’avaient pas eu besoin de mettre en place un système
hiérarchique fondé sur la peur. Y aurait-il des serviteurs  ?
Quand nous étions devenus les maîtres de la Maison, nous
avions essayé d’adopter un modèle de fonctionnement
moins dur où chacun pouvait s’épanouir dans l’égalité et le
respect de l’autre.
Des rires  ! J’entends des rires, les premiers depuis si
longtemps. Deux gars se poursuivent et s’invectivent. Le
premier semble peu enclin à s’amuser.
— Je vais te tuer ! crie-t-il.
—  Tu sais que c’est interdit de tuer un frère, rigole
l’autre.
— Je me débrouillerai pour que ça ait l’air d’un accident.
Ils se rapprochent, me tournent autour. L’un d’eux
s’appuie même sur mon lit. Le tissu rêche de son vêtement
me frôle l’avant-bras.
— Tu oublies le témoin, lance le poursuivi.
— Ton témoin est aveugle et faible, c’est un Petit de rien
du tout qui ne passera peut-être pas la nuit, surtout si on le
malmène un peu. Regarde-le ! Il est tout effrayé.
Soudain, il pousse violemment mon lit qui bute sur un
obstacle, sans doute les genoux de l’autre qui étouffe un
petit cri de douleur. Leur odeur à tous deux est presque
insoutenable. Je sens la soupe de poisson qui remonte. Ils
se font face, cramponnés aux montants opposés. Leurs
forces semblent égales car le lit gémit tout en restant en
place. Le premier fait mine de lâcher, mais c’est pour mieux
pousser ensuite. L’autre cède brutalement, le lit bascule et
je me sens partir à la renverse. Je laisse échapper un
hurlement de panique. Un instant en déséquilibre, je
m’agite pour faire contrepoids. Le lit retombe. Ils semblent
s’éloigner. Ma douleur se réveille. C’est comme si on
brûlait ma plaie et qu’on appuyait dessus pour que le feu
pénètre au plus profond. Je ne peux retenir un violent
tremblement qui attise encore plus mon mal. Les deux gars
se rapprochent dangereusement. Pétrifié par la peur, je
tente de contrôler mes frissons. Mon visage se couvre de
sueur. Les voilà qui me sautent par-dessus, provoquant un
nuage de poussière. Je suis pris d’une quinte de toux. Le
premier trébuche en retombant. Je comprends qu’une lutte
similaire à celles de la Maison se déroule maintenant tout
près de moi. Une pluie de terre s’abat sur mon visage. Je
grimace pour empêcher les particules de rentrer dans mes
narines. J’éternue et ma tête part vers l’avant ; la ficelle qui
m’entrave au niveau de la gorge coupe un instant ma
respiration. Je tousse.
D’autres les ont rejoints, j’inhale moins de poussière.
Des spectateurs ont dû se placer entre les combattants et
le lit, me servant ainsi de paravent. Pourquoi personne
n’intervient-il  ? Peut-être attendent-ils de voir couler du
sang.
Je reconnais bientôt les mêmes grognements sourds et
les râles que j’avais comparés à un combat de bêtes. Ils
luttent d’une manière qui m’est inconnue. Enfin, je
comprends qu’un gars a cédé.
— Stop ! hurle une voix. Nadrer : 30, Ganeslir : 26. Tout
le monde est d’accord ?
— C’est ça, Canofu.
Cette fois-ci, c’est bien fini. Je les entends qui
s’éloignent, je suis tranquille. Mais pour combien de
temps  ? M’a-t-on planté là, au milieu de leur cour de
récréation, pour servir leurs jeux  ? Je suis épuisé. La
douleur se dissipe à mesure que le sommeil m’envahit.
 
Je suis brûlant, ma tête va exploser. J’ai chaud, vraiment,
j’ai tellement chaud. Des pas se rapprochent.
Plusieurs mains se posent sur mon front. On me plaque
même une éponge glacée sur le crâne. Je fais le mort, sans
avoir besoin de me forcer.
—  Un séjour à l’infirmerie semble s’imposer. Il est
fiévreux. Il a des tremblements, des convulsions. Je
m’interroge sur la cause de cette rechute. Hier, il semblait
tiré d’affaire. A-t-il été maltraité depuis ? Je l’avais interdit,
pourtant.
—  On m’a rapporté que des frères s’étaient affrontés
dans ce secteur aujourd’hui, mais sans le blesser. Peut-être
a-t-il eu peur ?
—  Je ne veux pas qu’on le perde. Les Petits qui ont
survécu à la bataille l’ont décrit comme un cerveau
puissant, un décodeur hors pair. Il nous sera utile le
moment venu.
— Que fait-on ?
— Toi, tu restes à ses côtés et tu essaies de le rassurer,
mais sans lui répondre s’il te questionne. Tâche de faire
baisser sa fièvre. Je vais ordonner son déplacement pour
cette nuit.
—  Si tu veux que ses brancardiers ne soient pas tentés
de lui faire passer un sale quart d’heure, impose-leur un
transport furtif avec défi silencieux.
— Excellente idée.
Je me répète plusieurs fois leur dernier échange. Mes
copains, certains du moins, sont vivants. Ils sont quelque
part dans ce souterrain. Mon garde-malade me caresse la
tête, puis m’asperge les cheveux avec de l’eau. Des gouttes
froides s’infiltrent sous mon bandeau. J’espère qu’elles vont
m’aider à recouvrer la vue. C’est comme si le gars avait la
même pensée. Il m’éponge et entreprend de me sécher le
front avec un tissu, sans doute sa manche. Je bloque ma
respiration, asphyxié par la puanteur qu’il dégage.
 
Quand je me réveille, je suis seul. Ma tête me lance.
Peut-être m’ont-ils oublié. J’entends soudain un cri animal.
S’ensuit un silence quasi parfait annonçant, je le pressens,
une nouvelle épreuve.
L’odeur, c’est l’odeur qui me parvient en premier. On
s’avance vers moi et, avant même que je puisse
comprendre, une main me fourre un chiffon sale dans la
bouche. On soulève mon lit. Le déplacement n’est pas
linéaire  : ils effectuent souvent des virages, ils frôlent les
parois. Mais ils prennent des précautions pour ne pas trop
me secouer. Si je n’avais pas ce tissu nauséabond coincé
dans la gorge, ce serait presque agréable. Ils s’arrêtent et
me déposent. Je les entends s’éloigner en marmonnant,
comme s’ils étaient énervés ou déçus ; ils ont dû perdre le
jeu dont parlaient les autres un peu plus tôt. De nouveaux
gars ont pris le relais. La cadence est plus rapide. Ils
chuchotent :
—  Ces lourdauds ont fait des progrès, leur ruse a failli
marcher.
— Tu es gentil avec eux. Je n’y ai pas cru un seul instant.
— Nous y sommes.
On retire le linge. J’aimerais vomir, mais mon ventre se
tord sans que rien ne sorte. On m’enfonce une aiguille dans
le bras, puis une autre près de ma plaie. Je sens que des
larmes voudraient couler de mes yeux scellés. Mais, ici, je
n’ai même pas le droit de pleurer.
CHAPITRE
2
Quelques hommes puants se sont regroupés autour de
moi. Je reconnais la voix de celui qui m’a appelé Petit Méto
il y a quelque temps. Ce doit être lui qui me plaque un
doigt sur la bouche. C’est inutile, je n’ai plus aucune envie
de parler. Un autre prend la parole :
—  C’est lui  ? Pas très impressionnant, votre rebelle  !
Amenez-le près des autres, demain.
Je sens son haleine tout près de moi, comme s’il voulait
lire dans mes pensées. Il a dû s’accroupir. Je me
décontracte un peu. J’ai le sentiment que mon isolement va
prendre fin et je me prends à rêver que les « autres » sont
bien mes frères. Il s’est relevé. Mais avant de s’éloigner, il
ajoute :
—  Ne te réjouis pas trop vite, Petit. Tu auras des
comptes à rendre.
 
J’entends une voix. C’est Claudius  ! Si je pouvais, j’en
pleurerais.
— Méto, je suis là. Ils viennent de t’installer dans notre
réduit. Ne fais pas trop d’efforts.
— Claudius ! Tu es tout seul ?
— Pour l’instant. Je vais t’enlever ton bandage.
— Mais les autres ? Ils sont vivants ?
—  Oui, rassure-toi, Marcus, Titus et Octavius ne
devraient pas tarder. Ils sont à la corvée d’eau.
Il entreprend de dénouer le tissu. Après quelques
minutes de patience, je sens glisser l’étoffe sur mes
cheveux. Le haut de mon oreille retrouve sa place et se fait
oublier aussitôt. Je n’y vois toujours rien. Claudius me
libère de la cordelette qui m’enserrait le cou, je respire
déjà mieux.
— Surtout, ne force pas sur tes paupières. Le Chamane
t’a appliqué de la colle sur les cils quand tu résidais dans
l’Entre-deux. Je dois juste attendre, pour commencer
l’opération, que l’eau tiédisse un peu. Je ne veux pas te
brûler.
J’entends ses doigts qui agitent le liquide, pour
accélérer son refroidissement. Il prend beaucoup de
précautions, j’aimerais qu’il aille plus vite. Pendant que
Claudius se penche sur moi, je ne peux m’empêcher de
grimacer car ses mains sentent horriblement fort. Je ne lui
dis rien. Je veux qu’il reste concentré sur le nettoyage de
mes yeux.
— N’essaie pas de les ouvrir avant que je te le dise. Cela
va prendre un peu de temps.
Je me laisse faire. Au début, la sensation de brûlure est
réelle mais, au fur et à mesure, la peau s’habitue. Je
n’attends pas le signal et j’entrouvre l’œil droit avec
difficulté. Claudius est presque identique à mon souvenir, à
l’exception de traces grisâtres sur son visage et de ses
cheveux luisants.
Il semble soulagé et me lance un clin d’œil.
—  Depuis combien de temps avons-nous quitté la
Maison ?
— Ça va bientôt faire trois semaines.
— Et vous vous êtes lavés depuis ?
— Ah, tu as remarqué ! On le leur réclame chaque jour.
Ils nous sourient pour seule réponse. Ici, tout le monde pue
et cela ne semble pas poser de problème, Octavius a le
corps couvert de griffures. Ça le démange tellement qu’il se
gratte jusqu’au sang en dormant.
—  J’ai cru comprendre que nous ne sommes pas les
bienvenus ici.
—  Après la bataille, c’était pire  : injures, coups,
humiliations… Un déchaînement de haine. Leurs chefs ont
fait construire à la va-vite un enclos constitué de pieux
plantés serrés, soi-disant pour nous protéger de la violence
de certains membres de la communauté. Nous sommes
comme des animaux d’élevage. La tension est retombée,
mais ils nous restent hostiles. Quand nous devons nous
déplacer, il n’est pas rare que des excités en profitent
encore pour nous bousculer. Le seul qui échappe à ces
désagréments, c’est Titus.
— Tu sais pourquoi ?
—  Il a été très efficace pendant la bataille. On raconte
qu’il aurait liquidé sept personnes à lui seul.
— Sept ?… Et à nous, ils nous reprochent quoi ?
—  Les pertes parmi les Oreilles coupées, dues à notre
évasion, et surtout la disparition des corps de leurs amis.
— C’est-à-dire ?
—  Eh bien, on s’est rendu compte qu’à la fin de la
bataille, la quasi-totalité des morts et des blessés ont été
récupérés par ceux de la Maison. Mais, ici, un homme qui
ne part pas les yeux collés par le Chamane ne gagne jamais
ce qu’ils appellent l’« Autre Monde ».
—  Alors moi, j’avais les yeux collés parce qu’ils
pensaient que j’allais mourir ?
— Peut-être. Je ne sais pas. Ici, on ne comprend pas tout.
Mes trois frères accourent en même temps, me pressent
les mains. Marcus verse une larme. L’émotion me
submerge, j’ai presque du mal à respirer. J’aimerais les
serrer dans mes bras et ne plus les lâcher. Je suis heureux
enfin.
 
Quand je me réveille, ils dorment tous. J’entends leur
respiration comme au dortoir. Je me sens mieux
maintenant. Avec eux, j’ai le sentiment qu’il ne peut rien
m’arriver.
Tout de même, les dernières paroles d’un des chefs
résonnent en moi. J’aurai des «  comptes à rendre  » pour
leurs combattants disparus. Que croient-ils, qu’on a
volontairement envoyé au massacre des dizaines d’êtres
humains ? Qu’on est dirigés par leurs ennemis et qu’on est
des traîtres  ? Tout à la joie de revoir mes proches, je n’ai
songé qu’à moi. Après avoir compris qu’ils étaient sains et
saufs, je n’ai pas demandé de nouvelles de ceux que nous
avons entraînés dans la révolte presque malgré eux. J’ai du
mal à évaluer le nombre des dormeurs qui m’entourent. Je
tourne la tête et m’aperçois qu’ils sont nichés dans des
alvéoles creusées dans la roche. Quelques échelles
permettent à certains de gagner les plus hautes  : il doit y
avoir une dizaine de trous. Quand je me tourne de l’autre
côté, je distingue les pieux qui forment comme une grille,
nous séparant du reste de la grotte. Il m’est impossible de
voir derrière moi, il fait trop sombre, mais j’imagine qu’une
barrière ferme notre enclos. Nous sommes donc
prisonniers. Moi, fixé à mon lit, je le suis doublement. La
lumière est faible. Deux lampes à huile sont disposées dans
de petites cavités situées à un mètre cinquante de hauteur.
Derrière nos barreaux, j’aperçois une lueur plus vive. C’est
un feu de camp installé à même le sol, à une trentaine de
mètres de nos couchages. Des ombres immenses se
découpent sur la paroi. Elles se lèvent, s’assoient,
circulent. Je n’entends rien de leur conversation.
Brusquement, le ton semble monter. Des grognements, des
sifflements, des insultes incompréhensibles. Un nouveau
combat sans doute, mais qui reste localisé loin de nous.
Soudain, un bruit de pierre qui tombe dans l’eau,
semblable à un signal de fin. Je ne perçois plus que des
murmures qui s’éloignent.
Je vais me forcer à me rendormir. Je serai en meilleure
forme demain pour parler avec mes amis, si, par chance, on
ne les envoie pas trimer au loin avant mon réveil.
 
Ils sont là et s’affairent en silence autour de moi. Ils
sourient tous, heureux de m’avoir avec eux.
—  J’ai récupéré un peu de nourriture pour toi,
commence Marcus. Ils ne vont pas tarder à nous appeler.
— Pour faire quoi ?
— On ne sait jamais avant d’y aller. Du ramassage  sur la
plage, des trous à creuser, du nettoyage, de la cuisine…
— Y a-t-il eu d’autres survivants ?
—  Nous ne sommes plus que douze sur les cinquante-
deux à s’être enfuis : cinq Rouges, sept Violets mais aucun
serviteur. Les autres ont disparu dans la bataille.
—  Disparus, ça ne veut pas dire morts… Que sais-tu de
Tibérius, par exemple ?
—  Je l’ai entendu appeler au secours pendant les
combats. Il semblait touché à la tête. Mais on ne pouvait
rien faire, les soldats étaient si nombreux !
— Qui sont les Violets ?
—  Brutus, Flavius, Proculus, Aurélius, Démétrius,
Sylvius et Lucius.
— Pourquoi ne sont-ils pas venus me voir ?
— Je ne sais pas.
— Tu sais pourquoi je suis attaché ?
—  C’est pour éviter que tu bouges trop pendant ton
sommeil. Tu risquerais d’arracher ton pansement. Tu as,
paraît-il, une immense cicatrice au ventre et ils ont peur
qu’elle ne s’ouvre. Dans quelques jours, tu pourras
t’asseoir.
—  Vous avez beaucoup discuté avec les Oreilles
coupées ?
—  Non. Ils ne répondent jamais à nos questions. Ils
crient seulement quelques ordres de temps en temps.
Hier, ils nous ont juste expliqué comment nous occuper
de toi. Autrement, ils nous évitent et parlent dans notre
dos. Je n’avais jamais imaginé un accueil aussi terrible. Tu
veux boire ? propose Marcus.
— Oui.
Il me relève doucement la tête pour me faire avaler de
l’eau.
—  Je crois que tu devrais te reposer maintenant. Tu es
une sorte de miraculé, tu sais.
— Tu n’as pas été blessé ?
— J’ai perdu connaissance au début du combat. Mais je
ne me souviens de rien. Je ne me suis réveillé que quelques
heures plus tard, dans la grotte.
— Et on a une idée de ce qui t’est arrivé ?
—  Non. Certains ont suggéré que je m’étais évanoui à
cause de la peur. Souviens-toi, Marcus le trouillard…
— Je n’ai jamais pensé ça de toi. Je suis sûr qu’il y a une
autre raison.
—  Peut-être. Ils ont parlé à mi-mot d’un étrange bubon
sur ma cuisse gauche, comme si on m’avait fait une piqûre
qui se serait infectée…
Soudain, derrière nous, une voix grave appelle :
— Au boulot, les minus !
Le ton est dédaigneux. On sent l’homme presque
dégoûté de leur adresser la parole.
Mes camarades partent en courant et tête baissée. Le
silence revient. J’ignore combien de temps je vais devoir
attendre leur retour.
Durant les quelques jours qui suivent, les douleurs
s’estompent peu à peu et je me sens revivre. J’ai tout le
loisir de me faire une idée précise du lieu où je me trouve,
ayant demandé à mes amis de m’installer au plus près des
pieux. Je profite maintenant d’une excellente vue sur tout
ce petit monde. Je perçois les sens de circulation, les
différentes issues. L’endroit est très vaste et change
d’atmosphère tout au long de la journée. Abandonné durant
de longues heures, il se remplit à la nuit tombée des cris et
des rires des hommes qui reviennent de la « chasse ». C’est
le mot qu’ils emploient mais je ne vois jamais la moindre
trace de gibier. Peut-être le déposent-ils à l’entrée ou dans
une cuisine. Je retrouve les autres dans ces moments-là. Ils
s’occupent de me nourrir et de me porter jusqu’à des
toilettes aménagées à une cinquantaine de mètres de notre
prison, dans un recoin de la grotte.
Les Oreilles coupées sont très différents de nous. Ils ne
sont pas seulement plus grands, mais également plus
massifs. Ils occupent l’espace et sont impressionnants.
Leurs barbes et leurs chevelures sont souvent très fournies,
parfois structurées par des tressages qui ressemblent à des
cordes. Leur façon de s’habiller est étonnante. J’ai mis un
certain temps à comprendre que leur accoutrement avait
pour base l’uniforme de la Maison  : ce sont les mêmes
chemises, mais taillées en lanières, parfois agrémentées de
coquillages, recouvertes de dessins, de signes. Leurs pulls
sont percés de trous aux contours bien dessinés ou
sauvagement tailladés. Les pantalons sont tantôt
raccourcis, tantôt serrés au niveau des mollets par
d’épaisses ficelles. Des broderies grossières utilisant des
fils de toutes sortes décorent les vestes. Et que dire de
leurs visages, marqués de curieuses cicatrices aux formes
géométriques, de peintures noirâtres qu’ils nomment
tatouages et d’autres, plus rouges, qui ressemblent à des
brûlures  ? Certains font peur, d’autres me feraient plutôt
rire. J’ai réussi à reconnaître quelques anciens de la
Maison, enfin, je crois, car ils ont beaucoup changé et
portent sans doute d’autres noms maintenant.
Caché derrière mes poteaux, j’ai le sentiment d’être
transparent. J’écoute les conversations. Quand des Oreilles
coupées viennent s’appuyer contre les morceaux de bois
pour discuter, je me mets dans la position du dormeur.
J’essaie de mémoriser un maximum d’informations que je
trie ensuite pendant mes longs moments de solitude. Le
soir, mes copains se regroupent autour de moi et nous
partageons ce que nous avons appris.
J’avais évalué le nombre des Oreilles coupées à une
quarantaine, mais Octavius me précise que la communauté
compte aussi une dizaine de membres travaillant sur la
plage et dans les cuisines, que l’on n’aperçoit jamais dans
la grotte principale.
Je sais aussi qu’ils ne se rassemblent tous que très
rarement, pour des raisons de sécurité. J’ai découvert qu’ils
prennent les grandes décisions au sein de différentes
assemblées appelées cercles. Les discussions tournent
beaucoup autour de paris organisés avant les matchs
d’inche. J’ai eu du mal à le croire mais, quelque part dans
ces grottes ou peut-être à l’extérieur, se cache un vrai
terrain. Ils parient de la nourriture, des coquillages ou des
corvées. La question de leur rang revient sans arrêt, ils
semblent acquérir une place dans la hiérarchie grâce à des
duels. Je pense aux deux combats dont j’ai été le témoin
auditif. Mes amis m’ont expliqué un soir qu’il en existe un
troisième type, qui se pratique sur des échelles. La
communauté est divisée en groupes, des clans qui
s’opposent parfois violemment. J’ai également compris ce
qui se cache derrière le terme « chasse ». C’est du pillage.
La quasi-totalité de ce que nous consommons ou utilisons
ici est volée ou détournée de la Maison. Une économie de
parasites. Je n’arrive pas à m’expliquer comment cette
situation peut durer depuis tellement d’années. Si ceux de
la Maison décidaient de renforcer les contrôles, ils
pourraient facilement affamer les membres de la
communauté. Les Oreilles coupées doivent avoir des
complices à des niveaux importants car ils mangent tous à
leur faim.
 
Ce soir, quand je retrouve mes amis, Claudius a la mine
grave :
—  Un des Anciens, dont j’ignore le nom, m’a demandé
de tes nouvelles. Quand je lui ai appris que tu allais mieux,
il m’a dit qu’on devait s’attendre à rendre bientôt des
comptes devant le Grand cercle. Seulement toi et moi, en
tant que meneurs du soulèvement. Dès que tu seras sur
pied, ils vont organiser un procès.
— Et on risque quoi ?
—  S’ils prouvent une complicité avec les César ou avec
Jove et ses fils, on peut être condamnés à mort.
—  Rien que ça  ! Claudius, sais-tu où est mon sac  ? Il y
avait des documents précieux à l’intérieur.
—  Je m’en souviens, ton dossier de sciences naturelles
sur les femelles.
— On dit « femmes », Claudius.
— Sur les femmes, tu as raison. Tu te rappelles m’avoir
promis un jour que j’en verrais une vraie ? Ça ne sera pas
pour tout de suite… Il y avait aussi un petit cahier avec nos
noms suivis d’une lettre et un classeur métallique fermé
par une combinaison à dix chiffres. On nous a tout pris.
« On verra plus tard », qu’ils disent. Si tu veux mon avis, on
a peu de chances de remettre la main dessus.
—  Surtout s’ils nous tuent après le procès, dis-je en
esquissant un sourire.
— Je n’aime pas ton humour, intervient Marcus. Je crois
que nos hôtes sont capables de le faire.
—  Ne dites pas ça, s’insurge Titus. Ces gars sont
énervés contre nous parce qu’ils sont malheureux, mais ce
ne sont pas nos ennemis. Ils nous hébergent et nous
nourrissent, ils ont aussi soigné Méto. Nous leur devons le
respect.
—  Moi, je n’arrive pas à leur faire confiance, reprend
Marcus. Je n’ai toujours pas digéré l’épreuve qu’ils nous
ont fait subir le deuxième soir. Toi-même, tu as cru que tu
allais mourir !
— C’est vrai, mais ce n’était qu’un jeu. La preuve, nous
sommes toujours vivants !
Je voudrais bien couper court à cette discussion, mais
j’ai trop envie de savoir ce qui s’est passé.
— Vous pouvez m’expliquer ?
Claudius prend la parole :
—  La journée qui a suivi les combats a été épuisante.
Les Oreilles coupées nous ont fait nettoyer le champ de
bataille. Nous devions collecter les armes, les vêtements,
les lambeaux de tissu, les douilles, mais aussi retourner la
terre souillée par le sang, comme s’il fallait faire
disparaître la moindre trace. Les sacs ont ensuite été posés
au centre de la grotte. Les gars pleuraient ou laissaient
exploser leur colère sur tout ce qui se trouvait à leur
portée. Nous faisions donc de grands détours pour les
éviter. Au début de la soirée, alors que nous dévorions en
silence les quelques restes de provisions oubliés au fond de
nos poches, l’un deux s’est planté devant nous et a déclaré
que nous allions participer à la «  grande épreuve  ». Les
règles étaient simples : on disposait de quatre minutes pour
se cacher. Le premier qui serait découvert mettrait fin au
jeu, mais serait exécuté sur-le-champ. Si personne n’était
attrapé au bout d’un quart d’heure, nous aurions tous la vie
sauve. Nous devions attendre le cri de départ pour nous
mettre en mouvement. Tu peux imaginer dans quel état de
panique nous nous trouvions. Titus nous a réunis pour nous
donner de précieux conseils  : ne pas rester groupés,
mouiller nos avant-bras et notre visage pour les couvrir
ensuite de poussière afin de nous camoufler et masquer les
odeurs corporelles, nous glisser dans des trous profonds,
chercher une position confortable et faire le mort. Un cri
aigu suivi d’une immense clameur nous a fait comprendre
que la partie venait de s’engager. Le plus dur, au début, a
été de parvenir à se séparer et à s’enfoncer dans le noir de
couloirs inconnus. Des trous, ici, il y en a partout, mais peu
sont d’une profondeur permettant de se mettre à l’abri de
chasseurs aussi expérimentés que les Oreilles coupées. À
peine calés au fond de nos cavités, il a fallu attendre
l’arrivée de la meute surexcitée. Armés de torches et de
barres de fer, ils fouillaient au hasard. Nous avons presque
tous senti les flammes nous lécher la peau ou les
vêtements. Octavius a été brûlé au coude mais n’a pas crié.
En fait, malgré l’état d’épuisement et de terreur dans
lequel nous nous trouvions, aucun de nous n’a craqué.
— Tu oublies de dire qu’ils en ont trouvé un. On l’a tous
entendu hurler et supplier, intervient Marcus.
—  Laisse-moi finir, reprend sèchement Claudius. En
effet, nous avons entendu des plaintes mais, à la fin du jeu,
nous étions tous là. On peut donc penser qu’ils ont voulu
nous faire peur en simulant une exécution.
— Tu es absolument sûr, demandé-je, d’avoir eu en tête,
à ce moment précis, tous les survivants de la Maison ?
—  Cette histoire a hanté mes nuits pendant plus d’une
semaine. Je me suis repassé sans fin la liste des enfants
présents à la fin de la bataille. Et, surtout, j’ai interrogé
tous les survivants. J’en suis arrivé à la conclusion qu’il n’y
avait eu aucune exécution ce soir-là. Maintenant que tu es
au courant, Méto, j’aimerais que nous n’évoquions plus cet
épisode. Allons-nous coucher.
Je suis autorisé à m’asseoir depuis ce matin. J’ai toujours
très mal au côté droit. Dès que je bouge pour remettre en
place l’oreiller ou que je me redresse, ma blessure se
réveille et c’est comme si on m’enfonçait des aiguilles dans
le ventre. Cette nouvelle position me permet de mieux voir,
mais présente l’inconvénient de me rendre beaucoup plus
visible. Je dois maintenant tendre l’oreille pour saisir les
bribes d’une conversation car les gars s’approchent moins
de moi.
Un certain Plautius, qui était Rouge quand je suis arrivé
à la Maison, m’a reconnu. Après être passé plusieurs fois à
proximité en ne m’adressant qu’un signe discret, il s’est
enfin décidé à s’arrêter, un jour où la salle s’était vidée plus
vite qu’à l’habitude.
— Je me souviens de toi, Méto. Tu étais un petit animal
buté à l’époque.
—  Plautius, comme tu as grandi  ! Tu ne pourrais plus
passer sous les portes de la Maison.
— Je ne suis plus Plautius. J’ai renié mon nom d’esclave.
Je suis Radzel maintenant. Tu vas mieux, on dirait. Le
Chamane a encore fait des miracles. C’est un magicien, tu
sais.
— Je l’ai vu quand j’étais là-bas. Il portait même…
— Tais-toi. On ne peut pas le décrire car il est invisible.
— Si, je t’assure, je l’ai vu.
— Tu devais délirer à cause de la fièvre, rétorque-t-il en
haussant brusquement la voix, et tu as rêvé que tu le
voyais. Un conseil, et pour une fois dans ta vie, suis-le,
celui-là  : ne me contredis pas quand je t’affirme que tu
n’étais pas dans ton état normal. Et surtout, Méto, ne
répète à personne ce que tu m’as confié.
Il s’arrête et semble réfléchir.
—  Ici, ajoute-t-il sur le ton de la confidence, certains
affirment que celui qui croise le regard du Chamane
mourra dans les deux jours.
— Je ne dirai rien, c’est promis.
— Moi non plus. Allez, repose-toi maintenant. Si tout se
passe bien, je t’emmènerai chasser un jour.
 
Ce matin, j’ai le droit de faire quelques pas, soutenu par
Marcus et Octavius. Ils me lâchent même quelques
secondes. Ils se tiennent les bras écartés, comme pour faire
la ronde, prêts à me saisir si je vacille. Je suis heureux de
tenir debout malgré la douleur, mais soudain une fatigue
terrible m’envahit et mes amis me réinstallent dans mon lit.
Je m’endors presque instantanément.
 
Ma rééducation se poursuit. Je dois suivre fidèlement les
prescriptions de «  celui qu’on ne peut regarder  ». Chaque
jour, il faut que j’ajoute à mon programme dix pas en étant
soutenu par mes camarades et cinq pas en solo. À partir du
cinquième jour, je dois aussi m’entraîner à grimper à
l’échelle, à raison de deux barreaux de plus par jour. C’est
dur et je manque souvent de dégringoler, mais je suis très
motivé à l’idée de revoir le ciel.
Plautius-Radzel est revenu me parler. Il y semble
autorisé, cette fois-ci, car sa voix est plus assurée et il ne
passe pas son temps à regarder autour de lui.
— Alors, comme ça, commence-t-il, tu étais un des chefs
de cette mutinerie ? Tu ne t’es jamais assagi, Petit Méto…
Combien de frigos en tout ?
— Quatre jours. Un record, d’après Romu, il…
—  Romu le chien, tu veux dire  ! reprend-il, soudain
énervé. C’est comme ça que tout le monde l’appelle ici.
Pourquoi tu me regardes comme ça ? Tu es de son côté ?
— Non, je suis avec vous.
—  «  Ton copain  » Romu, ajoute-t-il d’un air dégoûté, a
demandé à exécuter personnellement Numérius. Tu te
souviens de Numérius ?
—  Vous en êtes sûrs  ? Enfin, je veux dire… Comment…
comment le savez-vous ?
—  Un de nos espions était présent. Alors, tu le trouves
toujours aussi sympathique, ce fils de chien ?
—  Non, je ne savais pas, je réponds, sincèrement
choqué.
Il me regarde fixement avant de s’éloigner. Il doute de
moi, c’est certain.
 
Mes douloureuses promenades me permettent
d’explorer la grotte un peu plus chaque jour. Elle se
compose d’une salle principale d’environ quatre-vingts
mètres de longueur. Elle s’élargit à mesure qu’on y pénètre
et atteint dans sa plus grande largeur une trentaine de
mètres. Elle est percée de très nombreux couloirs obscurs.
Au fond, quatre cavités ont été aménagées  : la première
sert à entreposer les réserves, la deuxième abrite la cuisine
et la cantine, la troisième est utilisée comme infirmerie. La
dernière s’appelle l’Entre-deux  : c’est le repère du
Chamane. Pour y accéder, on emprunte un court tunnel
débouchant sur une massive porte en bois, sans doute
récupérée à la Maison, qui en barre l’entrée. Une vaste
tente de toile grise composée de couvertures
soigneusement assemblées est plantée non loin de ces
emplacements essentiels à la survie de tous. C’est la tente
du Premier cercle, celle du pouvoir. Les clans se partagent,
dans le même secteur, des zones proches de leurs alvéoles
respectives. Nous, les Petits, les derniers arrivés, sommes
relégués à l’autre extrémité, dans la partie la plus déserte
où ne résident qu’une quinzaine d’individus qui
n’appartiennent apparemment à aucun groupe. Dans le
plafond de la salle principale, il y a des puits de lumière un
peu partout. Certains semblent venir d’éboulis naturels,
d’autres sont formés par des troncs d’arbres évidés. Cette
lumière est amplifiée ou guidée par un système de miroirs
et de plaques de métal poli tout à fait impressionnant. Les
matériaux proviennent de la cuisine de la Maison  : des
plats, des plateaux, des saladiers déformés… Au pied de
chaque puits, des petits bassins d’argile ont été aménagés
pour recueillir l’eau de pluie. Des chiffons sales surnagent
dans l’eau boueuse.
—  Ces cuvettes, m’explique Marcus un soir, servent à
parer les attaques chimiques des soldats. Ces derniers
envoient par les trous des morceaux de tissu enflammés
qu’ils ont préalablement imprégnés de produits asphyxiants
pour intoxiquer les habitants de la grotte. L’eau les éteint
presque instantanément.
— Comment as-tu appris tout cela ?
—  Par Toutèche… enfin, il s’appelait Fabricius quand il
était à la Maison.
— Oui, je me souviens de lui.
—  Malgré les consignes, il me parle quelquefois en
cachette. Nos conversations sont très brèves. Je n’obtiens
parfois la réponse à une question que je lui pose que le
lendemain ou le surlendemain. Il est très prudent.
— Quel est son rôle ici ?
—  Il garde une des entrées de la grotte. C’est un
guetteur. Il s’ennuie ferme la plupart du temps. C’est pour
cela qu’il a accepté de me parier. Il était très bavard avant,
tu t’en souviens ?
— Oui, il avait eu droit à l’aspirateur un soir, pendant un
repas, parce qu’il s’était fait trop entendre…
— En repensant à cet appareil accroché à sa bouche, qui
envoyait un flot constant de nourriture… j’ai des frissons
dans le dos. J’avais eu peur de m’étouffer moi-même rien
qu’en le regardant, ajoute mon ami en grimaçant.
—  J’ai testé ce truc avant que tu n’arrives. C’était
surtout impressionnant. Le secret, c’était de bien respirer
par le nez et de rester très concentré. Mais tu terminais le
repas épuisé. C’était quand même horrible, là-bas, non ? Je
veux dire, on est mieux ici. Tu ne crois pas ?
—  J’attends de savoir ce qu’ils nous réservent. Ce qui
m’angoisse, c’est l’incertitude. À la Maison, au moins, si on
suivait leurs règles absurdes, tout allait «  bien  ». Avec les
Oreilles coupées, on ne sait jamais comment se comporter.
Il ferme les yeux et grimace en bâillant :
—  Méto, je suis fatigué. Il faut que je dorme. Nos
journées sont épuisantes. Enfin, maintenant, on n’a plus
besoin de somnifères.
 
Qui sait  ? Qui sait si on ne nous drogue pas aussi, ici  ?
Visiblement, ils volent tous les produits dont ils ont besoin
à la Maison, alors pourquoi pas celui-là  ? J’ai le sentiment
que les Oreilles coupées ne sont pas si différents de ceux
qu’ils combattent, avec leurs membres qui se surveillent et
se dénoncent entre eux et leurs chefs autoritaires.
J’essaie de faire le point sur ce que je dirai au procès.
Nous allons devoir jouer serré. Je ne dois pas être surpris
par la moindre remarque ou question. Ils feront tout pour
nous coincer, je ne m’attends à aucune pitié de leur part. Je
sens que mes bonnes relations avec Romu ne pourront que
me nuire, mais qu’il ne servira à rien de les dissimuler : ils
ont dû interroger tous mes amis en plus de leur réseau
d’informateurs. Comment peuvent-ils penser que nous
faisons partie d’un complot  ? Et dans quel but  ? Romu
disait que son père avait été surpris par notre rébellion.
Romu disait… Romu disait… Si je me mets à douter de lui,
c’est toute ma vision du monde qui s’écroule. Il m’a ouvert
les yeux. C’est lui qui m’a appris à me méfier de l’ordre
établi. Ce serait lui… qui m’aurait manipulé et trahi ?
 
Je reçois la visite de Fabricius-Toutèche que je reconnais
tout de suite, malgré son épaisse barbe blonde qui
s’effiloche en six queues parfaitement équivalentes. Il en
tourne une entre ses doigts tout en s’adressant à moi :
— J’avais envie de te voir, Méto. Tu te souviens de moi ?
—  Parfaitement. Tu as toujours les mêmes yeux
souriants.
— Des yeux souriants ? Tu es sûr ?
Je ne peux détacher mon regard de son oreille coupée.
La plupart de celles que j’ai pu observer ici laissent
apparaître une cicatrice plus ou moins visible. La sienne est
restée fendue et deux morceaux de peau pendouillent. Ils
tremblotent même quand il secoue la tête. Il comprend vite
ce qui retient mon attention :
— Tu admires mon oreille bifide, Méto ? Je suis le seul à
en avoir une comme ça.
— Pourquoi ?
—  Le Chamane était introuvable quand il a fallu me
recoudre après l’arrachage de l’anneau. Les frères ont fait
le boulot salement. Donc, j’ai eu le choix entre risquer de
perdre toute l’oreille à cause de l’infection ou garder un
lobe à jamais abîmé. Ce qui était au début une marque
honteuse que je cherchais toujours à dissimuler est devenu
ma fierté. Grâce à elle, je suis unique, Méto.
—  À part toi, tous les autres nous traitent comme des
chiens. Pourquoi ?
—  Ils sont sur leurs gardes. Le danger est partout. Nos
adversaires sont prêts à toutes les ruses pour nous anéantir
ou voler nos corps. L’infiltration est le stratagème le plus
souvent utilisé, avec les faux évadés par exemple. Si les
frères n’étaient pas aussi méfiants, on aurait tous disparu
depuis longtemps.
— Et toi ?
— Moi, je sais que vous êtes restés de braves Petits.
— Et tu leur as dit que tu parlais à Marcus ?
—  Non, j’essaie d’être discret. Je ne veux pas qu’on
m’interdise formellement de vous approcher parce que,
dans ce cas-là, je serai obligé de suivre les ordres. Méto, je
ferais bien d’aller regagner mon poste. À une prochaine
fois.
Peu après le départ de Toutèche, alors que mes yeux
commencent à se fermer, je sursaute au bruit d’une
cavalcade. Des échos de coups frappés en cadence sur des
plaques métalliques me parviennent. C’est sûrement une
alerte. Des hommes se regroupent près des puits de
lumière, démontent les miroirs et enfoncent des paquets de
tissu dans les conduits. En quelques minutes, le noir absolu
s’installe, puis, juste après, c’est le silence total. Je n’ose
plus respirer. J’ai le réflexe de compter pour tenter
d’évaluer le temps. J’espère que mes amis sont à l’abri. Le
son d’une cloche semble annoncer la fin de ce que je
suppose n’être qu’un exercice pour tester les réflexes de la
communauté. Il aura duré plus de onze minutes. Avant de
le comprendre, j’ai eu quelques sueurs froides, abandonné
de tous et complètement vulnérable.
 
Mes copains reviennent quelques heures plus tard.
Leurs mines sont assombries par ce que je pressens être
une mauvaise nouvelle.
J’apprends que notre seul ami, Toutèche, a été puni à
l’issue de cette simulation d’attaque pour «  abandon
prolongé de poste  ». Selon Marcus, cela ne fait aucun
doute, il a été repéré et les autres veulent le sanctionner.
J’interroge :
— Vous savez ce qu’ils vont lui faire ?
— Non, répond Marcus. Mais il avait les yeux rougis par
les larmes quand je l’ai croisé. Il doit regretter sa
gentillesse envers nous.
— Pour l’instant, reprend Claudius, nous ne pouvons pas
intervenir. Nous devons absolument gagner leur confiance
avant de pouvoir espérer être écoutés.
— Tu n’as pas la date de notre procès ? À cette occasion,
on pourra vraiment s’expliquer, leur faire comprendre
qu’on a agi pour aider les serviteurs et qu’on a été obligés
de s’enfuir après…
—  Nous serons vite fixés. Tu dois passer le test de la
grande échelle. Ils veulent être sûrs que tu peux témoigner
debout. Comment te sens-tu ?
— Beaucoup mieux. Je suis les étapes de ma rééducation
à la lettre. Je suis plutôt en avance sur le programme.
J’arrive à marcher assez longtemps et je mets moins de
temps à récupérer. Pendant que j’y pense, savez-vous où se
trouve la salle d’inche  ? Je cherche de nouveaux parcours
pour mes promenades mais j’ai peur de me perdre.
Titus intervient :
—  Elle doit être bien cachée. Le jeu me manque. J’en
viens presque à regretter la Maison. J’espère que quand je
serai initié, ils me laisseront jouer.
— Tu veux appartenir à leur communauté ?
—  Méto, il faut savoir tourner la page. Notre nouvelle
vie est ici, parmi les Oreilles coupées.
— La tienne peut-être, mais pas la mienne !
Marcus change de sujet :
— Tu peux aller voir ce que nous appelons le « mur des
grimaces  », suggère-t-il. On passe devant chaque matin et
on n’a jamais le temps de s’y arrêter. Tu pourras nous
raconter. Je t’indiquerai où c’est.
 
Je découvre que la grotte principale est reliée par un
réseau de boyaux plus ou moins étroits à d’autres cavités
plus petites. C’est un véritable labyrinthe et, sans les
précisions de Marcus, j’aurais pu chercher longtemps. Les
Oreilles coupées aiment visiblement dessiner et écrire. La
paroi a préalablement été enduite d’une couche d’ocre
rouge. Ils l’ont ensuite grattée pour faire réapparaître la
roche grise d’origine. Je ne sais où porter le regard. Il y a
beaucoup de portraits exécutés avec plus ou moins de
dextérité, des dessins d’animaux et de nombreux signes
inconnus. Certains ressemblent aux tatouages portés par
les habitants des grottes. Dans une cavité un peu à l’écart,
je trouve des dizaines de masques modelés dans l’argile et
fixés sur la paroi. Les nez sont écrasés, les bouches
déformées et les yeux toujours clos. Tous semblent crier
leur souffrance.
J’égrène les noms qui sont inscrits en dessous  :
Reniglas, Ligarnes, Azdrel, Nardre, Nerdra…
Quelqu’un s’est approché. Je l’entends respirer
difficilement. J’ai envie de me retourner pour voir à quoi il
ressemble. Je jette un coup d’œil furtif dans sa direction. Il
est à genoux. Ses cheveux masquent son visage comme un
rideau épais qui ondule au rythme de ses lamentations. Au
deuxième regard que je lui lance, je comprends soudain
qu’il est debout. Je sens mes jambes qui se dérobent. Je
sais à qui j’ai affaire  : à un monstre-soldat déguisé. Peut-
être est-il venu me chercher. Dans mon état, je ne me sens
pas apte à me défendre. Et qui m’entendra crier dans ce
lieu isolé  ? Je suis cloué au sol, incapable de faire le
moindre pas. J’ai peur… que tout recommence comme
avant.
Le monstre-soldat s’approche.
— Tu n’as rien à craindre de moi, me glisse-t-il sur le ton
de la confidence, je n’appartiens plus à ceux de la Maison.
Ne dis pas aux autres que je t’ai parlé, on me l’a interdit. Je
me suis promis de venir chaque semaine rendre hommage
à mon frère et je ne savais pas que tu viendrais par là.
Il rejette ses cheveux en arrière et je découvre son
visage bosselé et ses yeux rouges de fatigue. Comme je ne
bouge ni ne réponds, il insiste :
— Tu dois partir maintenant.
Je retourne vers notre cage, l’esprit encore imprégné
par cette visite qui sentait la mort et la douleur. À cet
instant, je me jure que l’île ne sera pour moi qu’une étape
vers l’ailleurs, vers le monde qui se cache derrière
l’horizon. Il existe sans doute, quelque part, un lieu où une
vie libre et sans menaces est possible. Dès que j’irai mieux,
je partirai à sa recherche et j’emmènerai mes amis.
 
Ce matin, je gravis sans trop d’efforts les barreaux de
l’échelle principale. Marcus me suit, au cas où je glisserais.
Mais je suis sûr de réussir. À mesure que je grimpe, je sens
l’air frais remplir mon corps. Une fois que j’arrive en haut,
la lumière me fait cligner des yeux. Ma blessure a bien
cicatrisé. C’est juste une gêne, plus une souffrance. J’y
suis ! J’ai la tête dans le ciel. Je me saoule d’air jusqu’à en
être étourdi. C’est ma première immersion en plein jour
depuis… je ne me rappelle pas qu’il y ait eu un jour comme
ça avant. L’odeur des pins m’assaille. Elle me renvoie à
notre nuit de fuite, lorsque, tapis sous les branches
piquantes, nous écoutions Titus. Mon nez s’était empli de
ce parfum tenace.
Marcus me ramène à la réalité :
— Méto, pour une première sortie au grand air, je crois
que c’est suffisant.
— Oui, tu as raison, je descends.
Arrivé en bas, je suis un peu sonné. Un Chevelu
m’attend et m’observe.
— Je vois que tout s’est bien passé, déclare-t-il. Je peux
donc fixer une date.
Il parcourt des yeux plusieurs feuilles chiffonnées puis
ajoute avec un petit sourire qui ne me dit rien de bon :
—  Votre procès commencera dans cinq jours. Profite de
tes amis, Méto. Ce sont peut-être tes derniers instants avec
eux.
Son regard ne trahit aucune émotion. Pour lui, je ne suis
pas plus important qu’une fourmi qu’on écrase en
marchant. Un frisson me parcourt le corps. Il s’éloigne,
visiblement content de son pouvoir. L’image qui me vient à
ce moment précis, c’est celle d’un César qui aurait laissé
pousser ses poils, son ventre aussi.
CHAPITRE
3
Le grand jour est arrivé. La salle principale a été
organisée pour le procès. Trois cercles concentriques ont
été tracés dans la terre à l’aide d’une ficelle reliée à deux
bâtons. Le premier est planté au centre et l’autre sert à
dessiner les trois circonférences. Claudius et moi avons été
placés debout, au centre. La longue procession des
Chevelus fait son entrée. Les premiers longent les cercles,
en commençant par le plus grand. Les places doivent être
déterminées à l’avance car ils s’arrêtent l’un après l’autre
et s’assoient. La répartition dans l’espace semble parfaite :
un cercle de six, puis un second de douze et un dernier de
vingt-quatre. Ceux qui sont le plus proches de nous
appartiennent donc au premier cercle, le plus important. Le
silence est glaçant.
Je cherche désespérément dans l’assistance des visages
connus ou bienveillants pour me rassurer, mais tous
baissent la tête, n’offrant à mon regard que leur épaisse
tignasse. Quant à nos camarades, ils sont interdits de
procès.
Un des hommes proches de moi se lève et déclare d’une
voix forte :
—  Nous sommes ici pour savoir pourquoi les Petits,
représentés par leurs deux chefs Claudius et Méto, se sont
lancés dans cette aventure hasardeuse qui a tant coûté à
notre communauté. Dix disparus dans nos rangs, dont
Nardre, notre ancien chef. Vingt-cinq parmi ces gamins
sans cervelle. Nous chercherons aussi à comprendre s’ils
ont simplement agi par bêtise et ignorance, ou s’ils ont été
des marionnettes entre les mains de Jove. Dans ce dernier
cas, nous devrons évaluer leur degré de complicité et en
tirer les conséquences.
Celui qui parle s’appelait Cassius à la Maison. Je n’ai pas
eu le temps de beaucoup le voir. Je me souviens que les
Rouges le regrettaient car c’était une grande figure de
l’inche, un nettoyeur intraitable.
—  Les Petits, reprend-il, si vous vous adressez à moi,
apprenez que mon nom est Nairgels. Je suis le chef des
Oreilles coupées. Drazel le Sage dirigera la séance. Mes
frères, vous savez le danger que nous courons en nous
réunissant tous aujourd’hui. Le procès ne doit pas être
interrompu. Faisons confiance à Drazel pour parler en
notre nom.
Le chef s’est assis et, les uns après les autres, en suivant
l’ordre hiérarchique, tous relèvent la tête, comme une
vague qui remonterait lentement un cours d’eau. Drazel
s’est levé à son tour :
—  Claudius, nous commencerons par toi, car tu as été
contacté le premier par les serviteurs de la nuit… Peux-tu
nous expliquer dans quelles circonstances ?
—  Numérius m’a glissé un mot dans la main pendant
que je dormais. Il me mettait en garde contre Paulus, qui
espionnait selon lui pour le compte des César. Il m’a
ensuite expliqué comment nous pouvions correspondre. J’ai
su dans quelles conditions misérables vivaient les
serviteurs.
— De qui est venue l’idée de la rébellion ?
— Je ne m’en souviens pas. C’est arrivé naturellement.
— Ça ne veut rien dire, Petit. Qui en a parlé le premier ?
— Peut-être moi.
—  Tes amis ont insisté sur ta loyauté, Claudius,
intervient Nairgels, et je sais qu’il te sera impossible de
mettre en cause un proche, même, peut-être surtout s’il est
mort comme Numérius. Sache que nous ne voulons que la
vérité. Dans ton intérêt, reste honnête.
—  C’est moi, reprend Claudius d’une voix plus assurée.
Mais lui aussi le voulait. Je pense qu’il m’a parlé de ses
conditions de vie parce qu’il n’en pouvait plus et avait
besoin d’aide.
— Et c’est toi qui as contacté Méto ensuite ?
—  Non, les serviteurs avaient arrangé le rendez-vous
pendant une course.
Le sage se tourne vers moi :
— À ton tour, Méto.
Je raconte tout, depuis mon dernier séjour au frigo où
Romu m’avait fait comprendre que nous étions drogués
pour dormir la nuit et qu’il se passait des choses pendant
notre sommeil.
—  C’est donc Romu, ce chien galeux, qui t’a mis au
parfum ? insiste Drazel.
— En quelque sorte. C’est lui, le premier, qui m’a aidé à
comprendre.
Le seul fait d’entendre prononcer le prénom du fils de
Jove provoque de l’agitation dans les rangs des
spectateurs, du dégoût et de la colère. Certains crachent
même bruyamment ou font semblant de vomir.
Je suis alors invité à revenir sur tous les épisodes qui ont
précédé notre fuite. Je dissèque le contenu de chaque
courrier reçu ou envoyé, la préparation de la révolte aussi.
Avec moi, ils sont servis. J’ai diverti mes nuits d’insomnie
par des exercices de mémoire. Je suis prêt. Je leur récite,
dans l’ordre chronologique, toutes les phases de ma prise
de conscience, les préparatifs de la révolte, avec les noms
des participants et même le détail de nos échanges. Je le
fais parce que je veux qu’ils comprennent, mais aussi pour
retarder le moment où arrivera la question fatale.
—  Méto, comment peux-tu expliquer que tu aies pu
pénétrer et rester seul dans le bureau des César ce soir-là
pendant l’étude ?
Ça y est, il l’a posée. Je fais l’innocent. Je vais le laisser
parler mais je suis sûr qu’il en est arrivé à la même
conclusion que moi.
— Je l’ignore, Drazel, dis-je timidement.
— Tu l’ignores ? Ça m’étonne. D’après tes amis, tu peux
toujours tout expliquer. Tu es le «  monsieur Je-sais-tout  »
de la bande. Alors ?
Je me tais.
—  Je vais t’exposer notre théorie, reprend-il, et elle fait
froid dans le dos. Personne, hormis Jove, ne pouvait ainsi
dérégler la surveillance de la Maison. Il est le seul à
disposer d’un tel pouvoir. Si tu as pu pénétrer seul dans ce
lieu interdit, c’est que Jove l’a décidé.
Un murmure agressif monte dans la salle. Le chef
l’interrompt d’un geste bref.
Je suis d’accord avec son analyse, à la nuance près que
je crois que la complicité d’un seul César a pu suffire. Mais
c’est déjà trop grave pour que je puisse l’énoncer devant
l’assemblée. Je décide de semer le doute en contre-
attaquant :
—  Mais toi, comment peux-tu expliquer que Romu nous
ait fourni des armes en nous indiquant les caches  ? Elles
ont tué des soldats et, entre vos mains, en tueront encore
longtemps.
Je sens au silence qui s’installe que mon argument a
porté. Drazel marque un temps avant de reprendre :
—  C’est la seule erreur commise par Romu, sans doute
dans un de ses accès de folie. Ou peut-être a-t-il voulu
sauver quelques-uns d’entre vous, ses amis ou ses
complices. Ce n’est pourtant pas un sentimental.
Il se tourne vers l’assemblée et lance :
—  Mes frères, nous nous retrouverons demain pour
annoncer notre sentence.
La salle se vide dans le même ordre parfait qu’à
l’ouverture du procès. Comme un serpent qui se déroule et
s’éloigne, la file des Oreilles coupées se reconstitue pour
quitter la salle.
 
Il est minuit. Mes copains dorment, à l’exception de
Claudius qui marmonne dans son coin. Parqués durant les
débats, ils ont occupé leur temps à creuser la roche pour
me construire une alvéole personnelle. Quand je les ai
retrouvés pour le repas, je me suis efforcé de sourire pour
les rassurer, comme si j’étais persuadé que le pire était
passé. Ils m’ont montré ma future couchette.
—  Ce n’est pas encore prêt, a précisé Marcus, mais
dormir dans un lit est dangereux en cas d’attaque ou
d’inondation. On essaiera de finir au plus vite.
— Merci, les gars. Vous êtes vraiment des frères.
—  On te doit bien ça, Méto, déclare Octavius, la mine
grave. On était tous ensemble et c’est seulement à vous
deux qu’ils s’en prennent.
—  Merci, mais ne vous inquiétez pas, les choses vont
s’arranger.
 
Je sens que mon coaccusé a besoin de parler. Je l’appelle
en chuchotant :
— Claudius ! Je peux venir cinq minutes ?
—  Toute la nuit si tu veux. Je suis trop énervé pour
trouver le sommeil.
Je grimpe dans son alvéole. Nous nous asseyons au fond,
nos jambes se balançant dans le vide. Même si sa voix reste
douce, j’y sens de la colère :
—  Ils nous font passer pour des Petits un peu simplets,
facilement manipulables, et qui, sans le faire exprès, ont
commis une très grosse bêtise. Je n’aime pas cette idée. Il y
a peu, nous étions les Grands et nous décidions seuls de
nos destinées. Aujourd’hui, nous sommes rabaissés, comme
des Bleu ciel tout juste tombés du nid et terrorisés par les
César.
—  Oui, c’est exactement ça. Mais, avec le temps, ils
apprendront à reconnaître notre valeur. Pour l’instant, ils
se méfient. Nous leur prouverons bientôt qu’ils ont tort,
que nous sommes honnêtes, que nous ne voulons que le
bonheur de tous.
— Et tu penses que nous n’avons pas commis d’erreurs ?
— Si tu fais allusion à Romu, je crois que nous avons eu
raison de lui faire confiance.
— Mais il a tué Numérius de ses propres mains !
— Au début, je ne croyais pas trop à cette histoire mais,
en y réfléchissant, j’ai trouvé une explication à cet acte
odieux.
— Laquelle ?
—  Il savait Numérius condamné à mort pour l’exemple.
En se chargeant du crime, il pouvait, sans éveiller les
soupçons, nous faire passer la liste de ceux qui devaient
fuir à tout prix. Il a pensé que sacrifier un gars pour en
sauver cinquante, c’était justifié.
— À sa place, tu l’aurais fait, toi ?
— Non, Claudius, mais j’aurais sans doute eu tort.
 
Ce matin, nous attendons dans le silence que le procès
reprenne. Nairgels, le chef, a dans les mains une petite
feuille pliée en deux. Il se lève :
— Mes frères, pour la sécurité de tous, je vais prononcer
la sentence sans attendre.
Sa voix devient solennelle. Il déplie son papier mais le
récite sans le lire :
— Le Premier cercle a décidé de voter la clémence pour
ces Petits qui se sont laissé abuser par les ruses de Jove et
de ses sbires. Éduqués à obéir plutôt qu’à réfléchir, ils
n’ont pas compris qu’on leur tendait un piège. Nous
n’avons pas décelé en eux de volonté de nous nuire ou de
trahir leurs frères. Ils seront dès aujourd’hui à nouveau
libres de leurs mouvements mais, par précaution, ils
continueront pendant un an à être étroitement surveillés.
Et plus tard peut-être, s’ils s’en montrent dignes, ils seront
initiés. Mais, d’abord, le sang de nos frères appelle des
excuses. À genoux, Claudius !
Mon copain se lance. Sa voix est posée. Il connaît son
texte :
—  Je m’excuse de tout mon cœur d’avoir causé la mort
de vos frères, de Numérius et des autres. En voulant sauver
les serviteurs, je les ai précipités vers leur fin. Pardon à
tous : aux morts et aux vivants qui pleurent leurs amis.
Il se relève et se tourne vers moi. J’attends l’ordre.
— À genoux, Méto !
— Je m’excuse sincèrement d’avoir causé la perte de vos
frères venus nous secourir ainsi que d’avoir provoqué la
mort d’enfants et de serviteurs innocents en les entraînant
dans ce désastre.
Un barbu au ventre énorme lève la main.
—  Méto doit aussi s’excuser pour avoir fait confiance à
ce chien de Romu !
— Oui ! hurle un autre, il doit renier ce chien de Romu !
Je dois aller jusqu’au bout. Je le sais. Je reprends :
— Je renie Romu à qui…
— Ce chien de Romu ! Dis-le !
La voix qui sort de ma gorge me paraît étrangère. Elle
est tremblante et un peu trop forte :
—  Je renie ce chien de Romu à qui je regrette d’avoir
accordé ma confiance.
C’est ce qu’ils veulent entendre. Nous n’avons pas le
choix. Nous voulons aussi pouvoir commencer au plus vite
une nouvelle vie.
 
Le soir, c’est à mon tour de parler seul dans mon coin. Je
me rejoue la scène du jugement et me répète ce que
j’aurais pu dire si j’avais eu plus de courage : « Romu n’est
pas Jove ! Il s’est opposé à son père, et souvent sans doute,
sinon pourquoi aurait-il été condamné au frigo toutes ces
années  ?  » Marcus est descendu de son perchoir et vient
me toucher l’épaule :
—  C’est fini, Méto. Tu dois penser à autre chose.
Demain, tu viendras avec nous à la plage. Tu vas tremper
tes pieds dans l’eau et les enfoncer dans le sable. Les
journées sont épuisantes mais l’air qu’on respire dehors est
vivant.
 
Ma formation commence. Il est prévu que nous, les
douze rescapés, apprenions à connaître les différents
groupes qui composent la tribu en partageant leurs tâches.
Les autres m’expliquent que nous débutons tout en bas de
l’échelle, par les Plageurs. Comme je l’avais deviné, la
communauté est très hiérarchisée.
— La plage, c’est le refuge des lâches, des idiots ou des
éclopés, des indignes, de ceux qui ont renoncé à se battre,
me précise Radzel, qui m’a pris sous son aile mais que je
n’aime pas. Ils sont loin de la frontière et des lieux de
confrontation. Pour eux, la vie est sans risques.
Mes copains les connaissent bien  : pendant leur
quarantaine, c’est là qu’ils trimaient le plus souvent. Ils
savent que le travail est dur. Les Plageurs sont souvent
dans l’eau, récupérant les filets posés à marée basse ou
encore courbés pour ramasser du bois flotté jusqu’aux
dernières lueurs du jour. Beaucoup ont le corps abîmé, et
leurs vêtements en lambeaux cachent mal leurs cicatrices.
Certains boitent et sont incapables de courir. Ce sont des
solitaires, des taiseux, des résignés. Mes copains pensaient
qu’ils ne leur adressaient pas la parole à cause des
consignes données avant le procès, mais ils n’en sont plus
très sûrs. Aucun geste amical, aucun sourire. Mes premiers
pas à l’extérieur sont un peu maladroits. Je mets plusieurs
minutes à m’habituer à l’intensité de la lumière et à la
force du vent. Je m’adresse à celui qui marche devant,
peut-être leur chef :
— Bonjour, je suis Méto.
Il n’a même pas un regard. J’insiste :
— Et toi ? Comment t’appelles-tu ?
—  Pourquoi tu demandes ça  ? Mon nom n’a aucune
importance.
Comme je reste près de lui, il consent à lâcher :
— On m’appelle Tordu. Ça te va ?
—  Comment as-tu décidé de rejoindre les Oreilles
coupées ?
— T’es vraiment un Petit, toi ! Tu apprendras que, dans
la vie, on ne décide de rien, c’est la vie qui décide pour
nous.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
Il souffle, visiblement exaspéré, me faisant sentir qu’il
prend sur lui pour me répondre et que je vais devoir me
contenter de cette ultime explication.
—  Cela veut dire que je suis né pour servir les autres  :
les Petits de la Maison, les soldats dans les campements,
les Chevelus sur la plage… Il faut bien que quelqu’un le
fasse.
— Nous ne sommes pas des gens intéressants, intervient
un autre, et trop parler apporte souvent des problèmes.
Claudius m’a rejoint et me glisse :
—  Il n’y a rien à en tirer. Le seul qui nous parlait
librement, c’était Louche, le cuisinier, mais ceux du
Premier cercle nous ont vite interdit de le fréquenter.
La plage a sur moi et mes camarades un effet
euphorisant. Les pieds nus dans le sable et les flaques
d’eau, on ne peut s’empêcher de s’éclabousser ou de se
jeter des algues collantes. On rigole comme jamais. On
élève la voix, on crie même parfois. La pluie, le vent et le
soleil semblent pénétrer mon corps et le nourrir. Le soir, je
suis épuisé mais heureux.
— Vous verrez, si vous n’êtes pas déjà montés en grade,
qu’on s’amuse moins l’hiver, quand l’eau glace le sang et
infecte les blessures, lance Tordu un jour où nos rires
l’agacent.
 
Notre groupe des survivants se scinde petit à petit en
deux, sans qu’on l’ait consciemment décidé. Peut-être est-
ce l’habitude acquise à la Maison de rester entre enfants de
la même couleur, mais les anciens Violets ne nous
adressent bientôt plus la parole, sauf quand les
circonstances les y obligent. Certains, comme Brutus,
avaient pourtant participé activement à la révolte avec
nous. Un matin, je l’aborde sur la grève avant une pêche
aux crabes :
— Brutus, pourquoi tu m’évites ?
— C’est comme ça, c’est tout.
—  Non, j’aimerais comprendre. S’il te plaît. Explique-
moi. Fais-le au nom de notre amitié passée.
Il marque un temps avant de répondre. Son visage est
grave et je le sens ému.
— Après la bataille, nous avons vécu l’enfer, et toi, Méto,
tu n’étais pas là pour nous protéger. Je ne suis pas le seul
des anciens Violets à regretter la Maison. Nous n’aurions
jamais dû t’écouter et te laisser décider à notre place de
notre existence. À cause de toi, Cornélius… est mort, tué
pendant la bataille.
Il reprend son souffle, visiblement au bord des larmes,
et ajoute d’une voix sourde :
—  Alors maintenant, laisse-nous en paix, Méto. Oublie-
nous.
Je voudrais le prendre dans mes bras mais il me tourne
le dos et retourne près de ses copains.
 
C’est Radzel qui semble avoir été désigné pour nous
initier. Son ton condescendant nous insupporte mais nous
sommes contents d’être enfin informés. Il nous apprend, à
notre grande surprise et pour notre plus grand
soulagement, que les Oreilles coupées se lavent parfois :
— Il est en revanche interdit de laver les vêtements qui
doivent garder l’odeur corporelle de chacun pour des
raisons évidentes de sécurité. Dans les combats nocturnes
ou dans les grottes, c’est un des seuls moyens de se
reconnaître. Je précise tout de même que les sous-
vêtements peuvent être nettoyés aussi souvent que vous le
désirez. Mais apprenez à les cacher quand ils sèchent, car
c’est comme cela que les fainéants, comme moi, font leur
lessive. On vole aussi beaucoup de linge neuf dans les
campements.
—  C’est pour ça qu’on nous a empêchés de nous laver
pendant tout ce temps ? s’insurge Marcus.
—  Oui, vous deviez d’abord imprégner vos vêtements.
Un bon mois est une durée raisonnable pour que ce soit
efficace. Et, surtout, l’endroit où sont situées les douches
jouxte la frontière et on ne pouvait y emmener des traîtres
potentiels.
— On pourra y aller quand ?
—  Peut-être cette nuit. Je vais en parler au Premier
cercle.
— Qu’est devenu Toutèche ?
—  Vous le reverrez bientôt. Je ne sais pas si vous
pourrez facilement le reconnaître. Il ressemble à un
nouveau-né, précise-t-il en ricanant, sans que nous
comprenions ce qu’il veut dire.
Je m’attends au pire.
 
Juste après le repas, à la nuit tombée, un Chevelu
nommé Denrar vient nous chercher.
—  Alors, les Petits, on a besoin de sentir bon  ? Nous
allons d’abord chercher le matériel  : du savon, une
serviette et même des slips, des chaussettes et des maillots
propres  ! Dès que nous serons dehors, il sera très
important de garder le silence et de laisser un espace de
deux ou trois mètres entre vous. Nous pouvons être la cible
d’un tireur isolé. Sur place, vous pourrez vous détendre car
la zone des douches est surveillée en permanence par nos
guetteurs et a priori on ne risque rien. Mais rappelez-vous
que l’ennemi est rusé. Certains sont morts d’un excès
d’hygiène, précise-t-il avec un petit sourire ironique.
Nous le suivons sans mot dire. Après avoir quitté la
grotte, nous empruntons d’abord un chemin étroit à flanc
de falaise. Lorsque nous croisons des Chevelus, nous
devons nous plaquer contre la paroi pour les laisser passer.
Le sentier s’élargit ensuite quand nous traversons une
petite clairière encombrée d’arbres couchés, qu’il faut
enjamber. Nous descendons enfin le long d’une seconde
paroi jusqu’à un large surplomb qui sert d’abri. Notre
guide désigne du doigt six d’entre nous. Nous nous
déshabillons et empilons notre linge crasseux à nos pieds.
Juste ceints de nos serviettes, nous suivons ensuite le
Chevelu pendant une trentaine de mètres. La terre, à cet
endroit, semble plus dure. Denrar s’accroupit et se met à
balayer avec ses mains des branches qui jonchent le sol.
Nous découvrons bientôt des planches de bois assemblées
formant une terrasse. Denrar s’est glissé sous la plate-
forme et nous l’entendons tourner un robinet qui grince un
peu. L’eau froide nous éclabousse soudain comme une pluie
puissante. Je n’ai pas compris d’où elle sort et ne suis que
partiellement mouillé. Je me frotte énergiquement avec
mon savon en évitant ma cicatrice encore sensible. Le jet
nous asperge de nouveau, moins fort mais un peu plus
longtemps. Je me décale légèrement vers la droite pour
mieux profiter du rinçage. Denrar coupe l’eau. Nous nous
essuyons et remettons nos chaussures avant de retourner
vers l’abri où nos camarades guettent notre retour pour
prendre notre place. Nous nous rhabillons en silence. Je
prends une grande inspiration avant de remettre, écœuré,
ma chemise et mon pantalon sales. L’opération aura duré
moins de cinq minutes.
De retour dans la grotte, chacun fait le point sur ce qu’il
a perdu dans le noir  : un slip pour l’un, une ou deux
chaussettes pour d’autres.
—  Il faudra apprendre à mieux vous organiser, annonce
Denrar. Vous serez encore guidés la prochaine fois mais ce
sera la dernière. N’oubliez pas qu’il est interdit d’aller se
doucher à moins de quatre, le risque est trop grand.
Beaucoup ne sont jamais revenus.
Même si la crasse n’a pas complètement disparu et que
certaines parties de mon corps me démangent encore un
peu, je sens que je vais mieux dormir.
 
Ce matin, lorsque nous le voyons, nous comprenons le
sens de l’expression «  nouveau-né  » employée par Radzel
pour qualifier l’apparence de Toutèche  : il est entièrement
rasé et, quand il soulève ses lèvres, on ne voit plus rien.
Une colle brunâtre a été passée sur ses gencives et ses
dents. Il ne peut plus écarter les mâchoires. Un trou
circulaire a été percé au centre pour faire passer une
paille. Radzel nous précise, avec un petit sourire en coin,
que la «  muselière  » est la punition prévue pour ceux qui
mettent en danger la sécurité du groupe en parlant trop,
malgré les consignes strictes. La durée de la peine dépend
de la quantité de matière utilisée, sachant que le seul
moyen de s’en débarrasser est de produire un maximum de
salive et d’user la colle en frottant avec sa langue. Cela
peut prendre deux à trois semaines pour tout éliminer.
— Il va en baver, conclut-il, goguenard.
Il est très fier de son jeu de mots qu’il a dû préparer.
J’interviens :
— Et le crâne et la barbe rasés ? C’est pour l’humilier ?
—  Non, pas seulement. Vous verrez vite qu’ici les
membres les plus importants portent le poil long. C’est
signe de courage et d’ancienneté. Car, dans le combat, on
s’attrape par tout ce qui dépasse. Plus vous êtes sûr de
votre force, plus vous offrez de prises à l’adversaire. Les
trouillards aux cheveux courts et les enfants ne font pas
partie du jeu.
— Cela veut dire que Toutèche reprend tout à zéro ?
—  Tu as bien compris. Vous allez pouvoir profiter de sa
«  conversation  » car il ne pourra rejoindre son clan qu’à
l’issue de sa peine.
Il nous sourit comme s’il nous voulait ses complices. Nos
regards marquent plutôt la stupeur ou le dégoût devant
tant de cruauté. À peine s’est-il éloigné que nous nous
précipitons pour entourer Toutèche. Marcus bredouille,
troublé :
— C’est de ma faute. Excuse-moi.
Le puni fait non de la tête. Ses yeux se veulent
rassurants mais ils ont perdu cette expression que j’aimais
tant. Je ne serai jamais du côté de ses bourreaux, même
s’ils nous ont sauvé la vie. Je me promets de régler notre
dette au plus vite et de les quitter.
 
Nous partons travailler sur la plage. Aujourd’hui, nous
devons rechercher des appâts pour la pêche  : des petits
poissons, des vers, des crustacés… Notre groupe se
disperse pour explorer les rochers découverts à marée
basse. Dans une flaque d’eau, je trouve deux oiseaux morts.
Je demande à Tordu si leur chair est comestible. Il
s’approche et me demande :
— Tu ne les as pas touchés ?
— Non.
—  C’est mieux. Ils ont les yeux blancs, tu vois. Ils sont
morts infectés. Je vais les rapporter à la grotte, on me dira
si c’est grave.
Au moment du déjeuner, les Plageurs se rassemblent à
l’écart. Ils semblent troublés par le phénomène, comme s’il
leur rappelait quelque chose.
Toutèche profite de la pause pour communiquer avec
nous en écrivant sur le sable. Il veut absolument rassurer
Marcus. Cette punition couvait depuis plusieurs mois. Il
l’analyse comme une vengeance d’un des clans qui
composent la communauté. Depuis sa victoire au combat
contre un certain Nacofu, les autres voulaient sa peau.
Notre nouvel ami savait qu’ils trouveraient un moyen de le
piéger tôt ou tard. Il reviendra plus fort et prendra sa
revanche.
Notre découverte du matin entraîne notre convocation, à
Claudius et à moi, au sein du Premier cercle.
— Demain, commence Nairgels, vous ratisserez toute la
côte. Il faut éviter que le reste de la chaîne alimentaire ne
soit contaminé. Vous brûlerez les cadavres. Vérifiez bien
que tout le monde mette des gants. Les Plageurs sont un
peu suicidaires, ils négligent souvent les règles de sécurité.
—  Et… la Maison… comment être sûrs que les enfants
ne seront pas intoxiqués non plus ? ose demander Claudius.
— Ils seront prévenus. C’est prévu.
Comme il semble dans de bonnes dispositions, je me
lance :
— Comment faites-vous pour communiquer avec eux ?
—  Tu es bien curieux  ! Mais, après tout, ce
renseignement n’est pas confidentiel. Dans ce cas précis,
on va catapulter un oiseau mort lesté d’une pierre gravée
contre une des baies vitrées. On fera ça demain dans la
matinée, quand les enfants seront réveillés.
— Et vous savez ce qu’ils ont fait aux Petits après notre
évasion ?
— Tu connais leurs méthodes ? Ils ont désigné quelques
coupables au hasard pour en faire des exemples. Autre
chose ?
—  Nairgels, je voulais te parler des objets que je
transportais à mon arrivée et qui ont été confisqués.
—  Je sais de quoi tu parles. Je crois qu’ils sont plus à
leur place entre nos mains.
— Je pense que je pourrais vous être utile pour ouvrir le
classeur gris, enfin, si vous voulez.
— Explique.
— C’est-à-dire que… je sais déjà comment il ne faut pas
faire.
— Nous en reparlerons. Allez dormir et n’oubliez pas ce
que je vous ai dit.
 
Ce matin, Marcus marche en silence près de moi. Je
sens qu’il va me demander quelque chose.
—  Méto, je sais que tu as compris beaucoup de choses
sur les mystères de la Maison, mais tu ne m’as jamais
raconté. Quand tu voulais, j’avais peur, ensuite, pendant la
révolte, nous n’avions pas le temps, et après la bataille
nous avons été séparés…
— Je peux te dire ce que je sais, ou plus précisément ce
dont je suis à peu près sûr. Qu’est-ce que tu veux savoir ?
—  Pourquoi la Maison est-elle cachée dans un volcan,
sur cette île isolée ?
—  Jove a choisi cet endroit perdu pour se cacher du
monde parce qu’il nous a enlevés de force à nos familles et
qu’on nous recherche…
—  Et depuis tout ce temps, personne ne nous aurait
retrouvés ?
À cet instant, je comprends que ce que je viens
d’énoncer est plus une espérance qu’une vérité objective.
— Et pourquoi avoir créé cette Maison ? reprend-il.
—  Je crois n’avoir deviné qu’une des raisons qui ont
poussé Jove à construire cet endroit. Il me semble qu’il a
voulu fabriquer un monde qui soit à l’échelle de ses fils,
Romu et Rémus, qui ont gardé, malgré les années, leurs
corps d’enfants. Jove voulait peut-être qu’ils ne souffrent
pas trop de leurs différences.
—  Toutes ces douleurs supportées par des centaines
d’enfants depuis si longtemps pour les deux siens !
— Sans doute.
—  Mais pourquoi a-t-il enfermé Romu au frigo pendant
toutes ces années ?
—  Romu a dû très vite comprendre qu’il vivait dans le
mensonge  ; il a dû menacer de tout révéler à son frère ou
peut-être a-t-il cherché à s’enfuir.
— Tu penses que Rémus est encore dupe ?
—  Oui. Il a une intelligence et une maturité qui ne
correspondent même pas à sa taille. C’est encore un petit
garçon dans sa tête. Je crois qu’il n’a jamais douté.
—  Mais, d’après toi, ça n’explique qu’en partie
l’existence de la Maison ?
—  Oui. Si c’était pour donner le change à ses fils, une
dizaine d’enfants, un précepteur, quelques aides dans un
lieu un peu à l’écart auraient suffi, tu ne penses pas ? C’est
trop grand, tout ça. Pourquoi soixante-quatre enfants, des
dizaines de gardes et de serviteurs ? Pourquoi tolérer, voire
peut-être protéger la vie de dizaines d’Oreilles coupées qui
se nourrissent grâce à la Maison ? Et je ne te parle que de
la partie que nous connaissons car, derrière ces portes
closes, combien de personnes travaillent dans les
laboratoires, à l’hôpital et dans plein d’autres endroits dont
nous ignorons l’existence !
 
Nous arrivons sur le lieu du ramassage. Chacun enfile
ses gants. Tordu constitue des groupes et nous assigne des
zones à explorer. Je fais équipe avec Titus et un Plageur
dont je ne connais pas le nom. Peut-être est-il muet car il
utilise un langage uniquement composé de mimiques et de
signes. Nous le suivons. La récolte s’avère importante.
Nous trouvons des oiseaux piégés entre les rochers par
paquets. Certains ne sont pas morts. Notre guide les
achève à coups de botte. Nous écrasons au passage, par
précaution, tous les crustacés attirés par les cadavres.
Quand nous rejoignons les autres, je vois Marcus, à l’écart,
qui me fixe. Je m’approche de lui. Il m’attendait et souhaite
que nous restions discrets.
—  Tout à l’heure, quand j’explorais une grotte, j’ai
entendu une voix de petit enfant qui criait. Elle semblait
venir du plus profond de la caverne. J’ai appelé ceux qui
m’accompagnaient. Mais au moment où ils se
rapprochaient de moi, la voix s’est tue. J’ai fini par croire,
comme un Plageur me le suggérait, que c’était un simple
écho et que je m’étais trompé. Mais quand les autres se
sont éloignés, ça a recommencé et, là, c’était plus précis.
— Tu as compris ce qu’elle disait ?
—  Je ne sais pas si tu vas me croire. On m’appelait par
mon prénom.
— Qu’est-ce que tu as entendu au juste ?
— « Olive ! Olive, viens me voir ! »
— Tu es sûr ?
Le visage de mon camarade ne présente aucun signe de
doute. Je suis troublé. Marcus est persuadé qu’Olivier est
son vrai prénom, celui qu’il portait avant son entrée dans la
Maison. Je m’apprête à poser la seule question qui pourrait
expliquer une partie de ce mystère, mais il me devance :
— Il n’y a que toi qui saches mon vrai prénom, Méto.
—  Et après, tu n’as pas tenté de te rapprocher de la
voix ?
—  J’ai essayé mais Titus m’a fait signe de revenir,
m’expliquant que les oiseaux ne nichaient pas si loin et
qu’il était l’heure de rejoindre le grand groupe. Je voudrais
y retourner avec toi.
Avant que j’aie le temps de répondre, je sens les regards
de tous nos compagnons qui convergent sur nous. Nos
confidences commencent à intriguer. Je souris et nous
retournons nous mêler aux autres.
Titus nous interpelle :
— Vous parliez de quoi ?
—  On s’interrogeait sur cette maladie, dis-je, son
origine, sa dangerosité. Disons qu’on est inquiets.
—  On doit faire confiance aux Anciens. Ils savent ce
qu’ils font, assure-t-il.
—  C’est ça, c’est ça, ajoute le chef des Plageurs sur un
ton peu convaincu, faites confiance aux Anciens. Bien, tout
le monde m’écoute  ? Avant de manger, nous allons réunir
du bois pour brûler toutes les bêtes. Ne vous éloignez pas
trop et restez à plusieurs. On se retrouve dans un quart
d’heure.
C’est l’occasion ou jamais. Nous attirons Octavius au
passage. Claudius, qui semble avoir compris que nous
avons une idée en tête, entraîne Titus à l’opposé. Nous
suivons Marcus qui court. Devant l’entrée de la grotte,
nous demandons à Octavius de commencer à entasser
quelques branches tout en faisant le guet.
L’intérieur se rétrécit vite et on ne peut se faufiler que
l’un derrière l’autre et accroupis. On s’arrête bientôt pour
écouter. Je n’entends rien. Marcus se retourne et
chuchote :
—  Recule et ne bouge plus. Je crois qu’il veut que j’y
aille seul.
Il n’attend pas mon assentiment et continue sa
progression. À peine s’est-il éloigné que, déjà, une boule
d’angoisse se forme dans ma poitrine. Et si c’était un
piège  ? L’attente me semble longue. Soudain, j’entends un
cri d’effroi. Je mets quelques minutes à rejoindre Marcus. Il
est évanoui. Je le tire vers l’extérieur. Ses pieds traînent et
s’enfoncent dans le sable mouillé. J’arrive épuisé à l’entrée.
Marcus semble tétanisé, ses poings sont crispés. On
distingue quelques gouttes de sang à l’arrière de son crâne.
Octavius se précipite.
— Qu’est-ce qu’il a ? On doit retrouver les autres tout de
suite ou ils vont s’inquiéter.
Quelques petites claques réveillent bientôt notre ami.
Pas le temps de discuter  : nous le remettons debout et
ramassons le bois rassemblé par notre guetteur. En courant
rejoindre les autres, je leur lance :
—  Pas un mot sur le sujet. On attend la nuit pour en
reparler.
— D’accord, Méto, souffle Marcus.
Dans le silence et la quasi-pénombre, nous attendons
d’être sûrs que tout le monde dorme pour grimper dans
l’alvéole de Claudius : nous le considérons toujours comme
notre chef. Personne n’évoque le fait que Titus, notre ami,
n’ait pas été invité, mais je crois qu’à cet instant chacun
pense à lui. Marcus refait à Claudius le récit complet des
événements. J’apprends ce qui s’est passé au fond de la
grotte au moment du cri.
— Une main m’a saisi le bras. J’en ai eu le souffle coupé
et je suis tombé évanoui contre un rocher. Je ne me suis
réveillé qu’à l’extérieur, quand Méto m’a secoué.
—  Tu es sûr que c’était une main… humaine  ? Ce
pourrait être un animal, une chauve-souris, un rat… qui
t’aurait effleuré, propose Octavius.
—  Non, c’était quelqu’un  ! Regarde ce que je tenais
serré dans ma main en sortant.
Marcus tire de sa poche droite un petit papier couvert
d’une écriture malhabile. Je me penche pour attraper la
lampe à huile qui occupe une des petites niches.
 
Olive,
Je peux te livrer des informations sur ta famille. Je
t’attendrai ici tous les soirs à minuit pendant les deux
prochaines semaines. Viens seul.
CHAPITRE
4
Titus ne dormait pas. Je ne m’en suis pas aperçu
pendant que je brûlais le message au-dessus de la lampe à
huile ni même en remontant dans ma couchette. Je le
réalise seulement à mon réveil, quand je constate que son
alvéole reste vide trop longtemps. Je comprends tout de
suite qu’il nous a entendus et qu’il s’est senti trahi par ses
frères. Puisqu’il en est ainsi, il se tournera vers les autres.
Ce matin, il a définitivement choisi son camp. C’est triste
mais nous sortons du mensonge et je me sens soulagé. Je
préviens mes amis. Je ferai le porte-parole au cas où nous
serions interrogés sur notre discussion de la veille. Marcus
me promet de ne pas intervenir. Nous attendons notre
convocation en faisant comme si de rien n’était.
Un énorme Chevelu vient en effet nous chercher. Nous
le suivons tous sans rien demander.
L’accueil est beaucoup moins amical que lorsqu’ils nous
ont fait venir pour les oiseaux morts. À la manière des
César, ils prennent le temps de nous scruter avant de
s’adresser à nous, comme pour déceler notre angoisse ou
faire monter la tension. Je ne sais pas pour les autres, mais
j’ai vécu cette situation si souvent que j’en sourirais
presque.
—  Alors, les Petits, on attend vos explications. Soyez
brefs et surtout convaincants.
Je regarde mes copains comme pour réclamer le droit de
parler en leur nom. Ils acquiescent d’un hochement de tête.
Je commence :
—  Je pense que notre ami Titus vous a rapporté
fidèlement l’échange que nous avons eu hier soir tous les
quatre. Je connais son honnêteté et je sais qu’il n’a pas
déformé les paroles que nous avons prononcées. Vous savez
donc qu’aucune décision n’a été prise à ce moment-là pour
tenter quelque chose sans vous prévenir. Nous avions
besoin d’analyser la situation de notre côté. Mais, sachant
combien la communauté a été frappée récemment à cause
de nous, nous aurions décidé, je le sais, de tout vous
raconter dès ce matin. Je suis pour ma part persuadé que
tout ceci n’est qu’une mise en scène élaborée par ceux de
la Maison pour récupérer Marcus.
Les Chevelus se regardent en silence puis leur chef
intervient :
—  On va encore une fois vous laisser le bénéfice du
doute et supposer que vous auriez respecté votre parole.
J’ai quand même une question : pourquoi avoir écarté Titus,
ton « ami », de votre discussion ?
—  On ne voulait pas qu’il croie qu’il avait à choisir un
camp.
— Sache qu’il est de notre côté maintenant. Vous devez
vous mettre dans le crâne qu’ici la sécurité prime sur tout
le reste. Vous n’avez le droit à aucun secret envers nous.
Nous devons tout savoir sur tout le monde. Nous seuls
ensuite sommes aptes à faire le tri des informations.
Marcus, tu restes avec nous ce matin. Les autres, retournez
brûler les oiseaux. Et sachez qu’il n’y aura pas de
prochaine fois.
—  Et pour l’enfant qui m’a parlé, qu’est-ce que vous
allez faire  ? demande notre ami avant que nous ne soyons
séparés.
— Vous n’avez pas à le savoir, répond Nairgels d’un ton
cassant.
 
De retour à la plage, nous retrouvons Toutèche qui me
demande, par gestes, de lui expliquer pourquoi nous étions
retenus auprès du Premier cercle. J’aperçois plus loin Titus
qui baisse la tête. Je me débrouille pour que nous soyons
affectés à la même zone de travail, car j’ai besoin de lui
parler. Tordu montre au groupe ce qui constitue la frontière
avec le territoire de la Maison  : un petit rocher dont la
forme évoque une tête d’oiseau de proie. Nous ramassons
chacun notre lot de cadavres. Au moment de l’incinération,
je me rapproche de celui qui, pour moi, reste notre ami. Il
me fait face et affronte mon regard. Je suis partagé entre
l’envie de lui faire des excuses et celle de lui faire des
reproches.
— Titus, on ne peut pas t’en vouloir. On t’a écarté et tu
étais donc libre de faire ton choix. Le fait que tu te
rapproches des autres nous rend tristes car on sent qu’on
te perd.
—  Je veux m’intégrer au plus vite parmi les Oreilles
coupées et devenir un combattant respecté. Je n’oublierai
jamais ce que nous avons vécu ensemble mais je veux
grandir. Et si cela nécessite que nous soyons séparés, tant
pis !
 
Pendant le déjeuner, Toutèche nous montre l’état de sa
bouche. Nous constatons le faible avancement du
processus d’usure de la pâte à punir. Il nous explique, en
écrivant dans le sable, que s’il frotte sa langue dessus sans
arrêt, le produit peut devenir irritant et entraîner des
saignements et une perte du goût. Octavius, qui a
visiblement beaucoup réfléchi au problème, propose une
solution :
— On pourrait desceller l’ensemble de la plaque pendant
la nuit et la mettre à tremper dans un récipient pour que
cela fonde plus vite. Il suffirait de la repositionner chaque
matin avec une colle alimentaire.
— Une colle alimentaire ? interroge Claudius.
—  On peut utiliser du sucre. Quand on le chauffe avec
un peu d’eau, il devient liquide puis se solidifie en
refroidissant, et il a une couleur vraiment semblable à ce
produit. En plus, le goût est bon. Il y a malgré tout
quelques risques de brûlures. J’ai fait le test cette nuit au-
dessus d’une lampe à huile. Vous pouvez voir le résultat.
Octavius soulève ses lèvres et nous montre ses dents du
haut. À la limite avec les gencives, un cordon marron
irrégulier est fixé sur l’émail. Il passe sa langue dessus en
souriant. Toutèche semble convaincu.
Marcus revient dans l’après-midi  ; il a l’air presque
joyeux, comme s’il avait réussi à jouer un bon tour à
quelqu’un. Moi qui avais peur que ces brutes ne le
terrorisent ou ne le frappent, j’ai le pressentiment que cela
cache quelque chose. Il vient me rejoindre près du bûcher.
Je demande :
— Tout s’est bien passé ?
—  Oui, ils n’ont pas mis mon témoignage en doute. Ils
m’ont fait répéter chaque mot pour qu’ils puissent
retranscrire le récit de cet épisode, que j’ai dû signer. Ils
m’ont indiqué qu’ils allaient faire fouiller les grottes pour
retrouver des indices. Ils voulaient surtout être sûrs que je
n’irais pas faire une bêtise tout seul, alors je les ai
rassurés.
— Tu n’iras pas ?
— Non, je n’irai pas… tout seul. Je leur ai même promis
et juré.
Il scrute mon visage à la recherche d’une réaction et
ajoute :
— Je n’irai pas tout seul puisque tu viendras.
Et Marcus part dans un grand éclat de rire.
Malheureusement, je sais qu’il ne plaisante pas. Je connais
son esprit buté. Je me souviens qu’à la Maison, il refusait
de me parler des jours entiers parce que je prenais trop de
risques. Ce qui le rendait totalement inoffensif jusqu’à
maintenant, c’était la peur. Mais comme il a survécu à la
révolte, il se croit désormais invincible. Les chefs du
Premier cercle ont dû déjà tout lui expliquer et mes
arguments risquent eux aussi de tomber à plat. Je tente
néanmoins de le faire changer d’avis :
— As-tu réfléchi à ce qui t’est arrivé pendant la bataille ?
À ta perte de connaissance probablement due à une
injection  ? Ils ont déjà, à ce moment-là, essayé de te
récupérer. Je crois qu’ils ont été surpris que tu t’évades
avec nous car c’est eux qui ont tout fait pendant des années
pour te rendre peureux. Je suis persuadé que tu
représentes beaucoup pour Jove et ses amis.
Son visage devient grave. Je suis content qu’il n’ait pas
balayé mon raisonnement d’un revers de la main. Mais je
sais que la partie n’est pas gagnée pour autant. Il me glisse
avant de s’éloigner :
— On en reparlera un peu plus tard.
 
À la nuit tombée, pour la première fois, nous sommes
invités à nous approcher du feu de bois. C’est un rituel que
nous observions de loin jusqu’à maintenant. Tous les clans
sont présents et discutent chacun dans son coin. Nous
écoutons les conversations sans toujours bien les
comprendre. Quelques Chevelus s’écartent bientôt de leur
groupe pour s’entraîner aux différents types de lutte.
J’assiste à un combat sur échelles. Les deux adversaires se
font face pendant plusieurs secondes. Ils déterminent
ensemble le moment de l’affrontement. Les deux échelles
sont plantées à environ deux mètres de distance. Chaque
combattant grimpe quelques barreaux et vient violemment
percuter l’autre en se projetant vers l’avant. La lutte
s’engage alors à coups de tête, de poing et de pied. Chacun
cherche à déséquilibrer son adversaire et à le jeter par
terre. Ceux que je regarde finissent ensemble dans la
poussière. Ils se relèvent, se prennent dans les bras et se
congratulent. L’un des deux est désigné vainqueur, peut-
être parce qu’il a touché terre quelques secondes après
l’autre. En les voyant côte à côte, je distingue mieux les
ressemblances dans leurs accoutrements. Ils portent le
même signe, sur leur visage et leurs vêtements  : deux
petits triangles dont les angles les plus aigus pointent vers
le bas, semblables aux crocs d’un fauve. Le premier
s’appelle Ganeslir. C’est lui qui est venu secouer mon lit
quand j’étais seul et abandonné dans le noir. Son copain se
nomme Slirgena. Ces noms sont composés avec les mêmes
lettres, comme deux autres noms dont je me souviens, qui
étaient gravés sur le mur près des visages déformés  :
Relignas, Ligarnes. Si je remets les lettres dans l’ordre, je
dois pouvoir reconstituer le mot d’origine. «  Sanglier  »  !
C’est donc le clan des Sangliers. Je sais que bientôt je
décrypterai les autres.
Des combats s’engagent maintenant autour de bassines
d’eau sale. Les gars s’empoignent par les nattes ou les
barbes et essaient de se contraindre mutuellement à boire
la tasse. Mes copains ne semblent pas se lasser de ces
spectacles. Moi, je cherche un visage familier qui pourrait
m’accueillir dans son cercle de discussion. Je n’aperçois
que l’ancien monstre-soldat que j’ai rencontré le jour où j’ai
découvert le «  mur des grimaces  ». Il se tient un peu à
l’écart, appuyé à une paroi. Je décide de l’aborder :
— Je peux m’asseoir près de toi ?
—  Si tu n’as plus peur de moi, Méto, sois le bienvenu.
Mon nom est Affre.
— Et tu n’appartiens à aucun clan ?
—  Tu as déjà déduit ça  ? J’avais entendu que tu savais
réfléchir, on ne s’était pas trompé. Je sais aussi que tu
aimes beaucoup poser des questions.
— J’aime surtout comprendre.
—  Et tu t’intéresses aux autres. Tu as donc sans doute
compris que certains membres de cette communauté
étaient hors cercle. La plupart du temps, cela résulte d’un
choix individuel. Lassé, ou incapable, pour cause de
blessures, de conserver son rang dans la hiérarchie, on se
met hors-jeu. On est alors seulement toléré au vu des
services rendus par le passé. On perd son nom d’initié, qui
sera libre pour un autre, ainsi que son droit de vote aux
assemblées. Je parlerai volontiers avec toi une autre fois
mais il est temps que je regagne ma couche. Je me fatigue
très vite à mon âge. Mon corps devient soudain si
douloureux qu’il m’empêche même de réfléchir. Ah oui,
j’allais oublier, s’il te prenait l’envie de faire une bêtise…
— Pourquoi ferais-je une bêtise ?
—  Tout le monde ressent le besoin de prendre des
risques inconsidérés, le plus souvent pour de nobles
sentiments, comme l’amitié ou la fidélité. Donc, si un jour
tu vois que tu vas passer à l’acte, n’hésite pas à m’en parler
avant. J’ai beaucoup d’expérience dans ce domaine et je
pourrai sans doute t’aider. Bonsoir, Méto.
— Bonsoir, Affre.
 
Revenus dans nos trous, nous attendons que le silence
s’installe pour aider Toutèche à tester l’idée d’Octavius. Il
appartient au clan des Chouettes, ce qui paraît normal pour
un guetteur. Heureusement, son alvéole n’est pas trop
éloignée des nôtres. C’est Octavius et moi qui aiderons
notre nouvel ami pour cette première opération, Marcus et
Claudius restant sur place pour surveiller le sommeil de
Titus ou de tout autre curieux. Je repense à ma discussion
avec Marcus. Je doute de lui faire entendre raison. Ce qui
me rassure, c’est qu’il ne tentera rien sans moi. Je
trouverai des moyens de retarder le plus possible cette
aventure. Et Affre ? Puis-je lui faire confiance ? Il semble si
bien me connaître. C’est un peu comme s’il savait lire en
moi. Cela en serait presque effrayant s’il n’avait ce regard
doux et franc.
Octavius me presse le poignet. C’est l’heure d’y aller.
Nous nous plaquons contre la paroi et rejoignons Toutèche.
Octavius grimpe dans l’alvéole qui se trouve à deux mètres
de hauteur. Je reste sur l’échelle et assure l’éclairage. Mon
copain tire de ses poches une tasse en métal et une petite
gourde, une cuillère à soupe et un canif. Il entreprend
d’abord d’entamer la pâte au ras de la gencive inférieure
de Toutèche, qui émet bientôt un petit gémissement et
saisit l’instrument pour finir le travail lui-même. Il n’y
arrive qu’au bout de longues minutes, non sans avoir
souffert. À plusieurs reprises, de ses paupières crispées
s’échappent des larmes. Octavius verse le contenu de la
gourde dans la tasse et Toutèche met sa muselière à
tremper. Il respire profondément avant de parler :
—  Merci d’être venus, dit-il en se tordant la bouche.
Rendez-vous dans six heures pour refaire la soudure.
Bonne nuit. Attendez…
Il passe la tête à l’extérieur de l’alvéole et tend l’oreille.
Il me fait signe de les rejoindre dans sa couchette. Une
clameur s’amplifie doucement. Des gars sont en marche. Ils
crient des phrases dont je ne parviens pas à saisir le sens.
Quand ils se rapprochent, Toutèche nous plaque contre la
paroi du fond. Il ne faudrait pas qu’on nous découvre là, on
suspecterait un complot et la tricherie de notre compagnon
serait peut-être dévoilée au grand jour. Ils sont une
vingtaine à s’agiter et vociférer. Après quelques minutes
d’attente, Toutèche chuchote :
— Ils sont partis à la chasse à l’enfant.
 
J’ai le sentiment d’avoir à peine fermé l’œil quand
Claudius me réveille discrètement. Lorsque je le retrouve
en bas de l’échelle, Octavius semble un peu soucieux.
Toutèche nous accueille chez lui avec un large sourire. Il
tient dans la main gauche la plaque de pâte qui semble
s’être un peu affinée. Nous reprenons nos positions de la
veille. Octavius sort une pincée de sucre de sa poche et la
dépose dans la cuillère. Toutèche crache dedans. Je me
retiens de rire. En quelques secondes, la flamme de la
lampe fait son effet et un liquide marron apparaît comme
par magie. Octavius verse délicatement le mélange sur
l’intérieur de la muselière et, après une dizaine de
secondes d’attente, la tend à notre ami guetteur qui la
replace contre ses dents. Nous l’observons, un peu anxieux.
Après quelques mouvements de lèvres, il lève son pouce en
signe de victoire. Octavius et moi ouvrons la bouche en
grand pour faire mine de crier notre joie puis nous
regagnons nos couchettes afin de profiter de quelques
instants de repos avant le lever du jour.
 
Sur le chemin de la plage, Claudius nous raconte ce qu’il
a entendu au sujet de l’expédition de la nuit :
—  Ils l’ont cherché pendant deux heures mais ils n’ont
rien trouvé. Ils semblent penser qu’il n’y a jamais eu
d’enfant et que le renseignement était bidon, ou bien que
l’enfant aurait été prévenu de leurs intentions. Dans les
deux cas, ils nous ont à l’œil.
Il se tourne vers Marcus qui ne réagit pas. Je profite des
quelques minutes qui nous restent pour informer mes
copains de ce que j’ai appris de l’ex-monstre-soldat.
—  Tu crois que Affre, ça vient d’affreux  ? demande
Octavius. Comme Tordu, qui est un peu bancal ?
— Non, je pense que ce nom a une signification que nous
ne connaissons pas.
—  Et pour les autres clans, tu as trouvé  ? interroge
Claudius.
—  Oui, mais à vous de faire l’effort. Si je vous dis  :
Nadrer, Nardre, Nerdra et Denrar ? Allez ! Faites marcher
votre cerveau !
Piqués au jeu, mes copains se taisent jusqu’à ce qu’on
arrive à notre aire de travail.
Je fais équipe avec Marcus qui, comme je le supposais,
n’a pas changé d’avis. Il ne veut pas négliger le moindre
renseignement qui lui permettrait de revoir un jour sa
famille.
Nous passons au milieu de colonies d’oiseaux qui
nichent parmi les cailloux à même le sol. Nous sommes
accueillis par des piaillements franchement hostiles.
Certains volatiles viennent jusqu’à frôler nos crânes avec
leurs becs pour nous impressionner. Tordu décide de battre
en retraite en nous assurant que ces oiseaux-là ne sont pas
contaminés.
—  C’est plutôt bon signe, dit-il. Les autres ont dû
contracter la maladie ailleurs et sont juste venus mourir ici.
C’est peut-être l’île de leur naissance et l’endroit où ils se
reproduisaient chaque année.
Nous occupons notre après-midi à ramasser du bois.
Marcus m’entraîne discrètement vers ce qu’il appelle la
«  grotte de sa famille  ». Il entreprend de la fouiller. Je le
regarde faire. Il soulève tous les cailloux à sa portée.
Soudain, il se retourne. Il tient un papier à la main qu’il me
lit sur-le-champ :
 
Olive,
Aie confiance. Les autres ne peuvent rien contre nous. À
bientôt.
 
— J’en étais sûr. Figure-toi que j’ai rêvé cette nuit que je
rencontrais mon frère, me lance-t-il en sortant.
— Et il ressemblait à quoi ?
—  À toi  ! Alors, forcément, ça donne envie de faire sa
connaissance !
Maintenant, je sais que je ne pourrai l’éviter, ma
fameuse « bêtise », aussi je lui déclare avec calme :
—  Donne-moi trois jours pour préparer la rencontre.
Quand je rejoins Claudius, son regard est plein de
reproches.
— Ne me dis pas que vous y êtes retournés ? Tu ne crois
pas que nous sommes tous surveillés maintenant ?
— S’ils m’interrogent, je dirai que je l’ai convaincu mais
qu’il a voulu y retourner une dernière fois.
— Si je comprends bien, il n’a pas renoncé ?
— Non, il faut qu’on gagne du temps, mais je ne sais pas
comment.
—  Il voudra s’y rendre la nuit, c’est ça  ? Alors, on
pourrait le droguer avec des somnifères tous les soirs…
comme à la Maison.
Après lui avoir rapporté les paroles d’Affre, je fais part à
Claudius de mon intention de retourner demander conseil à
l’ancien monstre-soldat. Mon ami n’a pas confiance. Il
pense que mon informateur est en mission pour le Premier
cercle. Ils l’auraient chargé de découvrir nos secrets en
sympathisant avec nous, car ils ont compris qu’ils
n’obtiendront rien par la force.
— Et puis, ajoute-t-il, toi qui es si méfiant d’habitude, tu
ne trouves pas bizarre d’avoir fait sa rencontre justement
le soir de notre convocation devant le Premier cercle ?
J’y ai déjà songé, bien entendu, mais mon instinct me dit
clairement que cet homme est fiable. Seulement, ça, je ne
peux pas l’expliquer à Claudius.
 
Le soir, pendant le repas, une rumeur circule. Un match
d’inche sera organisé le lendemain sur la plage.
Ces rassemblements pouvant mettre en péril la sécurité
de tous, les Oreilles coupées essaient de garder la nouvelle
secrète le plus longtemps possible. Les gars se réunissent
par petits groupes pour mettre au point des stratégies. Je
ne pense pas que les matchs opposent des clans car je ne
vois pas qui pourrait faire le poids contre les Sangliers, qui
regroupent les spécimens les plus impressionnants de la
communauté. Je décide de retourner voir Affre. Claudius
m’interroge du regard. Je le rassure d’un geste  : ce n’est
pas ce soir que je vais tout déballer à mon nouvel ami.
 
— Bonsoir, Affre.
— Bonsoir, Méto. Tu veux que je te parle de la chasse à
l’enfant déclenchée par ton ami Marcus  ? Sache qu’ici ces
alertes sont prises très au sérieux. La Maison a plusieurs
fois élaboré de savants scénarios qui utilisaient des Petits
échappés ou naufragés. La confiance qu’on leur a accordée
alors a causé de nombreuses pertes. Maintenant, on se
méfie… Un autre problème, peut-être ?
—  J’ai un copain qui dort très mal. Il doit s’être
accoutumé aux somnifères de la Maison. À cause de cela, il
est très…
—  N’en fais pas trop. Dis simplement que tu as besoin
que ton ami dorme.
— Plus précisément, c’est lui qui a besoin de dormir…
—  Je crois que c’est un peu la même chose. Le seul
endroit où on peut en trouver, c’est dans l’Entre-deux…
—  J’y suis allé quand on m’a cru mort, on y soigne les
blessés graves mais je sais qu’il s’agit d’un endroit sacré et
interdit. On ne doit pas parler de celui qui… Alors j’imagine
qu’on ne peut pas lui demander non plus de la poudre pour
mon ami.
— En effet, tu devras trouver une autre solution.
— Bonne nuit, Affre.
— À demain, Méto.
Je suis énervé car ce « vieux » ne m’est d’aucun secours.
Je vais devoir me débrouiller tout seul. J’ai entendu dire
que la porte de l’Entre-deux ne comporte pas de serrure.
Que la terreur et le respect qu’inspire cet endroit
maintiennent tous les gars à distance. Mais moi, je sais
qu’il n’y a rien de magique là-dessous, je l’ai déjà vu, celui
qu’ils appellent le Chamane, et je ne suis pas mort pour
autant. Je décide d’aller me coucher plus tôt car je dois
rattraper ma courte nuit. Toutèche nous a dit qu’il se
débrouillerait tout seul. Octavius me rejoint en courant.
— Toi aussi, tu es crevé ? Méto, je voulais également te
dire que je suis là et que tu peux compter sur moi.
— Je le sais, Octavius. Bonne nuit.
 
Ce matin, Radzel vient nous avertir que nous devrons
préparer le terrain pour le jeu. Il nous explique que la
partie change d’emplacement à chaque fois pour éviter que
les soldats ne montent un guet-apens. Près des deux tiers
de la communauté seront présents. Nous devrons
également vérifier le matériel et l’équipement,
éventuellement faire des réparations. Même si je n’avais
pas imaginé une seconde pouvoir participer, le rôle de
serviteurs qu’on nous impose me déplaît. Dans ces
moments-là, je comprends mieux Titus et son désir d’être
initié au plus vite. Je pense aussi à Optimus et aux autres
travailleurs qui nous ont servis chaque jour pendant des
années, sans qu’on en prenne vraiment conscience. Ils
n’auront pas pu saisir l’occasion de la révolte pour changer
de condition. Combien sont morts  ? Et combien, après de
probables punitions, ont retrouvé leur misérable vie ?
Marcus profite de la présence de notre guide pour lui
demander si on pourrait retourner se doucher.
—  Déjà  ? répond Radzel avec son sourire crispant. J’en
parlerai à Denrar.
Nous commençons par récupérer de grands paniers
remplis de pièces servant au carapaçonnage. Nous devons
vérifier les lanières et en recoudre certaines. Octavius nous
fait une démonstration. Nous sommes particulièrement
impressionnés par sa dextérité à enfiler le fil dans le chas
de l’aiguille. Je me rends compte que je ne m’étais jamais
demandé comment on fabriquait ou réparait des vêtements.
Installés sous de grands arbres, nous en profitons pour
faire le point sur le nom des clans. Claudius commence :
— Alors, notre ami Denrar est un Renard, n’est-ce pas ?
Leur symbole est une grosse larme. Pourquoi ?
— Je crois qu’elle figure la large queue de l’animal. Mais
je n’ai pas vérifié.
Octavius se lance :
—  Radzel est un Lézard. Une queue en forme de S est
leur signe. Toutèche est une Chouette et porte un œil
circulaire sur le front. Tu en connais d’autres ?
—  J’ai eu affaire, avant de vous retrouver, à un Canofu
du groupe des Faucons. Leur symbole est un triangle
isocèle pointant vers la droite, dont on aurait tracé la
médiatrice.
—  Tu peux dire un bec d’oiseau, Méto, on comprendra,
ajoute Marcus.
Cette remarque amuse mes amis. J’aime les voir joyeux,
même quand c’est pour se moquer de moi.
 
Le match a lieu sur une plage proche de l’entrée
principale. Ce sont deux équipes très élargies puisque
chacune comporte douze joueurs. Le terrain est tracé en
conséquence. Les spectateurs viennent s’agglutiner le long
des lignes. Ils font office de murs. Deux paniers cubiques
sont accrochés avec des ficelles sur le torse de deux
Chevelus placés à chaque extrémité du terrain. Les Oreilles
coupées ont revêtu leur équipement, des versions
agrandies et rafistolées des modèles de la Maison. Les plus
massifs ne sont que partiellement protégés par le
carapaçonnage car on aperçoit de nombreux et larges
espaces entre les pièces. Pour différencier les équipes, les
joueurs arborent un bandeau de couleur. Les Rouges
affronteront donc les Noirs.
Le match commence et je comprends vite que les
spectateurs ne restent pas inactifs. Dès qu’un joueur se
rapproche d’une des limites, des pieds se tendent pour
l’atteindre. À l’occasion d’une tentative de tir, le gros qui
tenait la petite cage subit une telle pression qu’il se
retrouve propulsé sur le terrain. Il est renvoyé violemment
par les joueurs à sa place. À la différence du sport pratiqué
à la Maison, les actions sont moins lisibles. Les coups sont
très violents et le plus souvent totalement gratuits. Des
conflits se règlent dans certains coins sans que la partie
soit interrompue. Et par qui pourrait-elle l’être  ? Il n’y a
pas d’arbitre. Les Noirs se lèvent soudain pour réclamer un
arrêt de jeu aux Rouges. Il y a un blessé à évacuer. C’est le
placeur, un certain Èprive. Les spectateurs s’écartent pour
le laisser passer. Sans attendre, le match reprend avec un
nouveau, imberbe celui-là. Quand il se rapproche de moi, le
doute n’est plus permis, c’est Titus. Ils ont recruté Titus  !
Je me demande si la fierté qu’il doit ressentir d’avoir été
choisi n’est pas gâchée, à cet instant, par la terreur. Il
s’infiltre dans les lignes adverses. Un énorme Sanglier lui
sert de garde du corps. Bientôt, tous deux marquent un
temps. Ils ont dû prévoir une tactique. Le gros saisit mon
ami et l’envoie avec une force incroyable s’écraser contre
les spectateurs. Titus roule à terre puis se dresse en
hurlant. La boule lui arrive miraculeusement en pleine tête.
Il mord dedans juste avant qu’elle ne touche le sol. Sans
regarder, il l’envoie directement dans le panier. Au lieu de
se lever pour laisser éclater leur joie, les joueurs se jettent
sur Titus pour le recouvrir. On voit alors se construire une
pyramide suante et grondante, qui se met à onduler. Après
quelques minutes, le paquet se défait. Titus est porté en
triomphe par ses camarades. Beaucoup des joueurs
toussent ou crachent. Dans cette variante de l’inche, on
mange beaucoup de sable.
Les spectateurs font aux gagnants une haie d’honneur
vociférante, avant de regagner en courant leurs postes
dans la grotte et à ses alentours. Les joueurs se
rassemblent pour former une procession jusqu’à la mer. Ils
se déshabillent et vont plonger dans l’eau froide en
beuglant.
Nous devons, pour notre part, ramasser puis ranger le
matériel, classer les pièces de rembourrage et mettre à
tremper dans l’eau froide, comme nous l’apprend Octavius,
les combinaisons ensanglantées et trempées de sueur.
Quand ils repassent, les héros du jour ne nous lancent pas
un regard, pas même Titus, tout à son bonheur. Marcus est
allé prendre des nouvelles du dénommé Èprive. Il n’a qu’un
nez cassé et un traumatisme crânien sans perte de
connaissance.
— Autrement dit, presque rien, commente mon ami.
Nous restons un long moment silencieux. Personne ne
veut commenter le match qui nous a laissé un goût amer.
—  Au fait, Méto, reprend Marcus, Èprive, c’est quel
clan ?
— Les Vipères. Elles glissent en silence dans les hautes
herbes et les rochers, elles nichent parfois dans des trous.
Leurs morsures peuvent être mortelles. Tu te rappelles les
cours ? On en sait des choses, quand même !
—  Oui… On sait même comment agir pour freiner la
progression du venin vers le cœur.
 
Denrar passe nous chercher pour la douche finalement
autorisée. Cette fois-ci, il nous regarde faire et n’intervient
qu’en cas d’erreurs importantes. Claudius ouvre le pas. Il a
pris des repères et marche sans hésiter. Je ne crois pas que
j’en serais capable. Nous sommes moins nombreux que la
première fois. Pourtant, notre guide nous impose de passer
en deux groupes. Ceux qui ne se lavent pas doivent être à
l’écoute, prêts à intervenir en cas de danger. Pendant que
nous attendons les autres, Marcus me glisse à l’oreille :
—  Tu as vu que nous sommes situés au-dessus de la
« grotte de ma famille » ? C’est à peine à quelques dizaines
de mètres. On aura une excuse toute trouvée si on se fait
surprendre, le jour où on choisira d’y aller.
Je n’ai pas envie de lui répondre. À cet instant, mon ami
m’énerve. Je pense déjà à mon expédition du soir et aux
risques que je vais prendre pour lui.
De retour dans la grotte, Denrar constate que nous
avons fait des progrès car personne ne se plaint d’avoir
égaré du linge pendant l’opération.
—  C’est bien. Vous êtes mûrs pour y aller seuls la
prochaine fois. Mais pensez toujours à avertir quelqu’un de
votre sortie. Bonne nuit, les gars.
 
Dans mon alvéole, j’attends que tous mes copains soient
endormis. J’essaie de visualiser le trajet qui me sépare de
l’Entre-deux.
C’est le moment  : je n’entends plus rien. Si je patiente
encore un peu, je risque de m’endormir tout à fait. Je
descends doucement de ma couchette et rejoins un des
bassins d’eau sale. Je m’en asperge le visage et les bras
avant de saupoudrer de la terre sur ma peau. Je rase les
murs et m’accroupis aux abords des alvéoles.
Je traverse successivement les zones des Lézards, des
Renards et des Sangliers. Je sursaute au bruit d’une brute
qui éructe pendant son sommeil. Ça y est, j’y suis. Avant
d’entrer, je prends le temps d’écouter. J’entends
distinctement le bruit régulier d’une respiration.
J’entrebâille à peine la lourde porte et je me faufile à
l’intérieur. Des lampes brûlent sur le sol. Je me souviens de
ces murs couverts d’une étrange écriture. Au fond, je
distingue des étagères remplies de boîtes de médicaments.
Elles sont toutes parfaitement rangées. Un gros livre
intitulé Principes de la médecine d’urgence est posé sur
une chaise. Je ramasse une lampe sur le sol et
j’entreprends de lire tous les emballages, à la recherche de
somnifères. Après une dizaine de minutes, je tombe sur
quatre flacons de cachets blancs  : des sédatifs puissants
recommandés en cas d’opérations graves comme des
amputations. Je décide de ne pas en voler un.
Je vais plutôt mémoriser la notice et prélever une
quinzaine de cachets dans les différentes fioles. Ce sera
plus difficile à repérer. Ensuite, je repose la lampe et me
dirige vers la sortie. Je suis attiré par l’odeur inhabituelle
qui semble venir du recoin où dort le Chamane. Je me cale
contre le mur et retiens ma respiration. Je sais ce que je
risque s’il se rend compte de ma présence.
Je détaille le dormeur. Ses longs cheveux cachent le haut
de son visage. Je remarque que son menton est
complètement imberbe. Avant de sortir, je me plaque
contre la porte pour m’assurer qu’il n’y a pas de bruit
suspect à l’extérieur. Tout est parfaitement calme. Je
retourne à ma couchette.
Je suis fatigué mais j’ai du mal à trouver le sommeil, ce
visage m’obsède. Il est comme celui d’un vieil enfant. Avant
ce soir, je ne connaissais que deux personnes atteintes
d’une maladie qui empêche de devenir adulte.
CHAPITRE
5
À l’aube, je grimpe dans l’alvéole de Claudius avant le
réveil de nos compagnons et lui montre la poignée de
cachets que j’ai réussi à voler.
— Je ne te demande pas comment tu as fait, commence-
t-il.
—  Non, c’est mieux que tu ne saches pas. Il faudra
trouver une solution pour les lui faire avaler au moment du
repas. Je ne suis pas sûr que le médicament n’ait aucun
goût.
— Confie-moi quelques pilules, je vais faire des tests. Je
serai prêt demain soir. D’ici là, reste près de lui et évite
qu’il ne prenne des risques inutiles.
Toutèche nous explique pendant le petit déjeuner qu’il
ne met plus sa muselière à tremper la nuit, car elle fond
trop vite. Il ne veut pas battre des records  ; cela pourrait
laisser croire qu’il a triché ou bien que la pâte n’était pas
assez épaisse au départ et qu’il faudra augmenter la dose
pour la prochaine fois. Il ira donc montrer au Premier
cercle qu’il a fini sa peine en début de semaine seulement.
Il se passe sans cesse la main sur le menton en souriant. Sa
barbe commence à être visible. Ce n’est déjà plus un
nouveau-né.
Radzel vient nous annoncer que nous quittons les
Plageurs pour rejoindre ceux qui entretiennent les galeries.
—  Ce matin, il s’agira d’une simple visite mais, dès cet
après-midi, vous manierez la pioche et la pelle. Finies, les
promenades au grand air !
 
C’est Èprive, avec un bandeau autour de la tête et son
nez bleuâtre, qui nous sert de guide. Il essaie de sourire
mais on sent qu’il n’est pas tout à fait remis de son choc de
la veille et qu’il peine à trouver ses mots.
—  Nous allons circuler le plus souvent à couvert,
explique-t-il. Dans les souterrains, les risques d’éboulement
sont réels. La roche s’effrite suite aux pluies ou aux
dégradations volontaires de nos ennemis. Nous devons
laisser des espaces entre nous lorsque nous progressons et
porter les casques de l’inche.
Nous nous enfonçons en file indienne dans un boyau
étroit où l’on ne peut progresser qu’à quatre pattes. Nous
débouchons dans une première chambre percée d’un trou
circulaire à son sommet. Elle ressemble à s’y méprendre à
l’endroit où j’ai atterri pendant la bataille.
—  Voici une entrée de secours. Quand vous fuyez
l’ennemi à la surface, vous pouvez emprunter ces passages
secrets. Si vous participez un jour à la « chasse » ou à une
bataille, vous apprendrez à mémoriser leur localisation. Ils
sont presque invisibles de l’extérieur car camouflés par des
buissons. Il faut plonger tête la première dedans. La
cheminée freine votre chute et ensuite vous pouvez
retrouver la grotte principale grâce aux passages.
—  Mais la largeur du trou est adaptée à quel gabarit  ?
demande Octavius. Aux Sangliers ou aux Vipères ?
—  Aux Sangliers, ce qui fait qu’un gars de petite taille
doit écarter les bras et les jambes pour freiner sa
descente  ; mais les Sangliers doivent veiller à ne pas trop
grossir car on ne peut sans cesse élargir les entrées, elles
seraient trop facilement repérables.
—  Et c’est déjà arrivé qu’un gros reste coincé dans un
trou ? reprend mon copain en rigolant.
— Malheureusement oui, et cela ne nous a pas fait rire.
Il s’en est finalement sorti, mais en causant la disparition
de trois frères qui voulaient plonger à sa suite. Nous
entretenons aussi les trous d’aération et les puits de
lumière. Chaque jour, nous parcourons des centaines de
mètres de galeries pour vérifier qu’aucun passage n’a été
bouché par l’ennemi. Ce matin, nous ferons la tournée
ensemble.
Le rythme de la visite est très intense. Èprive s’arrête
souvent pour sonder la roche avec son bâton et prendre des
notes. Il nous montre à chaque fois ce qu’il écrit. On a déjà
une idée de notre activité de l’après-midi  : déblayer un
éboulement qui bouche partiellement un passage, étayer la
voûte d’une chambre qui s’écroule ou commencer le
perçage d’un nouveau tunnel. Je remarque qu’à plusieurs
reprises notre guide touche son front avec sa main droite.
—  Nous allons maintenant visiter un poste avancé de
surveillance. Comme il n’est relié à aucun souterrain, nous
sommes obligés de ressortir. Étant situé tout près de la
frontière, il est très exposé aux tireurs isolés de la Maison
qui nous prennent pour cibles quand nous nous déplaçons.
Il faudra donc être particulièrement vigilants. Si vous voyez
un de vos équipiers se jeter au sol, faites de même sans
réfléchir ; il aura peut-être perçu un bruit que…
Il marque un temps pour retrouver le fil de sa pensée :
—  Le bruit… le bruit que vous n’avez pas su, euh…
discerner. Allez, on y va.
Je regarde mes copains, qui semblent plus inquiets de
l’état de fatigue de notre nouveau chef que de la marche à
effectuer à découvert.
Il n’y a qu’une vingtaine de pas à faire pour gagner le
poste de surveillance. Nous nous laissons ensuite glisser
dans une tranchée profonde de plus de deux mètres. Èprive
reprend à voix basse :
—  Comme nous sommes juste à côté des positions
ennemies, nous devons rester discrets. Ces postes sont
occupés en permanence par des guetteurs qui se relaient
sur l’échelle par tranches de deux heures. En cas
d’attaque-surprise, ils font retentir la cloche pour prévenir
les autres postes et la grotte principale.
Notre guide est épuisé. Il ferme les yeux régulièrement
quelques secondes, comme pour récupérer de ses efforts.
Je le sens au bord de l’évanouissement. Claudius me fait un
signe qui confirme mes craintes. Je décide d’intervenir :
— Camarade, tu ne vas pas bien. Il faut rentrer te faire
soigner.
— Ça ira, les Petits, j’ai presque fini.
À peine a-t-il terminé sa phrase qu’il se plie en deux
pour vomir. Il se tient contre la paroi et reprend son souffle.
Les trois guetteurs au repos, qui jusque-là nous ignoraient
totalement, se rapprochent.
— Titus, comme tu sais tirer, tu vas rester là jusqu’à mon
retour. Je vais ramener les Petits ainsi que notre ami. Deux
d’entre vous vont le soutenir.
Le chemin du retour nous paraît très long. Nous nous
relayons pour aider le blessé. Quand cela est possible, nous
le portons. Lorsque nous arrivons à la grotte principale, il
semble n’y avoir personne. Notre nouveau guide, le
dénommé Choteute, nous entraîne jusqu’à l’Entre-deux. Il
s’agenouille devant l’entrée et demande, apeuré :
—  Chamane  ! Chamane, s’il vous plaît  ! Un frère en
souffrance !
Nous attendons quelques longues minutes. Comme rien
ne se passe, je pousse du coude le guetteur pour qu’il
réitère sa demande. Il met son doigt devant sa bouche pour
réclamer le silence et me fait signe de courber l’échine. La
lourde porte s’entrouvre. Le Chamane apparaît alors,
enveloppé dans son grand manteau. Un tissu dissimule son
visage, à l’exception de ses yeux. Son regard fiévreux
balaie rapidement notre petite assemblée. Curieusement,
sa stature me semble plus imposante que cette nuit. D’un
geste bref, il nous invite à transporter le blessé à l’intérieur
et se retire. Je tiens Èprive sous les bras et Octavius a saisi
ses chevilles. Nous suivons le mystérieux personnage sur
quelques mètres à peine. L’endroit me paraît plus sombre
aujourd’hui. J’ai l’impression d’être observé, plus
précisément d’être reniflé. Quand je tourne la tête pour
vérifier, je croise le regard vert du Chamane juste derrière
moi, qui lève la main pour me frapper. Je baisse les yeux
immédiatement mais n’évite pas la claque sur mon front.
Nous posons Èprive sur un lit et nous nous éloignons sans
nous retourner. Octavius pousse un cri. Le Chamane lui a
arraché quelques cheveux au passage. Soulagés d’être
sortis de l’antre, nous soufflons quelques secondes avant de
rejoindre les autres.
— La peur que j’ai eue ! lâche mon copain. Je n’aimerais
pas me retrouver tout seul face à lui.
— Qu’est-ce que tu as fait pour qu’il te tire les cheveux ?
—  Je n’en sais rien et je ne me voyais pas le lui
demander !
Choteute s’éloigne et nous regagnons nos alvéoles en
attendant le repas du midi.
 
Après le déjeuner, un nouveau tuteur, nommé Pirève, est
désigné. Sans nous adresser la parole, il nous entraîne
d’abord devant une paroi sur laquelle figure une large
croix. Deux pelles et deux pioches sont posées à la gauche
du dessin. Il nous désigne en touchant mon sternum ainsi
que celui de mes trois amis. Puis il indique à Titus et aux
Violets de le suivre. Je regarde les autres et saisis une
pioche. Je suis pris d’une envie soudaine de frapper.
Marcus fait de même. Nous synchronisons nos coups pour
ne pas nous blesser. Claudius et Octavius ramassent les
pelles et nous regardent en souriant. Au bout de vingt
minutes, nous changeons les rôles et déblayons pendant
qu’Octavius et Claudius se défoulent contre la paroi. La
Vipère repasse et nous indique l’endroit où les gravats
doivent être évacués. Notre ouvrage avançant doucement,
nous perdons vite notre enthousiasme. Nous terminons la
journée épuisés. Nous regrettons déjà la plage.
En passant près de l’Entre-deux, je repense au malaise
d’Èprive. Je ne comprends toujours pas qu’il ait décidé de
se charger de notre visite dans l’état où il était. Quand j’en
parle aux autres, ils trouvent cela tout à fait normal.
Claudius m’explique que, chez les Oreilles coupées, on ne
doit jamais montrer sa faiblesse. N’importe qui pourrait en
profiter pour défier celui qui est mal en point et, en cas de
victoire, occuper sa place dans la hiérarchie. Il a voulu
sauver sa peau.
 
Pendant le repas, en mâchant une pomme de terre à la
crème, je songe soudain qu’elle a exactement le même goût
que celles que nous consommions à la Maison. Et le reste
de ce que nous mangeons également. Comme ils
connaissent mieux l’île que moi, je demande à mes amis ce
qu’ils savent à ce sujet.
—  Ils ne volent tout de même pas les repas tout prêts
dans les cuisines ?
—  Je crois t’avoir déjà parlé de notre ami Louche,
intervient Claudius. Nous l’avons un peu fréquenté au
début de notre séjour ici, quand tu étais dans le noir, entre
la vie et la mort. Face à l’hostilité des autres, sa cuisine
était notre refuge. Lui ne nous insultait jamais, il tenait
même des propos assez vifs sur les Chevelus. On a
beaucoup épluché de légumes et également frotté quantité
de gamelles pendant cette période. On était tellement bien
avec lui et il nous racontait beaucoup d’histoires  : cela a
fini par agacer les Chevelus qui nous ont envoyés sur la
plage où, comme tu l’as remarqué, communiquer est
quasiment impossible. Pour revenir à ta question, Louche a
été enlevé par les Oreilles coupées pour faire le même
travail que celui qu’il effectuait pour les César et les
enfants. Il se considère lui-même comme une prise de
guerre. Et c’est un très bon cuisinier. Chaque début de
semaine, il établit une liste des ingrédients dont il a besoin
et les « Chasseurs » lancent des raids pour les lui procurer.
Ils chapardent des sacs de légumes près des campements
des serviteurs de la Maison, volent des poules et des lapins.
Ils vont jusqu’à dévaliser les réserves situées à l’intérieur
même de la Maison. Mais ça, tu l’avais déjà compris.
En écoutant ce récit, je ne peux m’empêcher de
repenser à l’impressionnante quantité de médicaments qui
se trouve dans l’Entre-deux. Ce stock vient lui aussi de la
Maison. Cet approvisionnement régulier leur paraît naturel
à tous. Mais il ne l’est pas. Je ne saisis toujours pas
pourquoi les César ne renforcent pas les serrures. Je les
connais, pourtant : quand il s’agit de protéger leurs secrets
ou d’empêcher les enfants de circuler la nuit, ils savent
déployer des trésors d’imagination et d’efficacité. Je suis
sûr que les Oreilles coupées ont leur utilité sur l’île. Ils
participent à une sorte d’équilibre. Je n’en perçois pas
encore le sens, mais c’est ma conviction. Peut-être servent-
ils d’adversaires aux soldats pour s’entraîner en prévision
des vraies batailles qui se déroulent sur le continent  ? Je
crois que je ne comprendrai que lorsque j’aurai répondu à
cette question qui me travaille depuis ma première
conversation, sur l’île, avec Claudius : pourquoi les soldats
récupèrent-ils les corps de leurs ennemis à la fin des
batailles ? Qu’en font-ils après ?
Au moment où nous quittons la table, j’aperçois Marcus
qui chahute en silence avec Toutèche. Claudius en profite
pour me prendre à l’écart et me chuchote à l’oreille :
—  J’ai écrasé un cachet entre deux pierres quand nous
sommes rentrés, dans mon alvéole. J’ai transporté la
poudre dans un morceau de papier plié. Je l’ai versée dans
mon verre pendant qu’on mangeait. Tu n’as rien vu de tout
cela ?
— Non, mon frère. Tu es très doué.
—  Méto, j’ai besoin que tu me surveilles ce soir, au cas
où je montrerais des signes de fatigue particuliers. Il ne
faudrait pas que cela se remarque. On pourrait attirer
l’attention des Oreilles coupées ou de notre ami.
—  Entendu. J’ai l’impression que tu as mis Toutèche
dans la confidence.
—  Je lui en ai dit le minimum. Il a déjà eu beaucoup
d’ennuis.
—  Et puis, en ce moment, on ne risque rien car il est
moins bavard.
Nous rions sous cape de cette dernière remarque. Nos
copains nous rejoignent. Eux aussi sont souriants. J’essaie
d’apercevoir Titus. Nous étions si proches au moment de la
rébellion. Désormais, il nous évite. Je le repère au milieu
des Sangliers. Comme chaque soir, ses nouveaux
camarades répètent des enchaînements de combats en
poussant des cris. Leurs frères les encouragent ou les
huent, selon l’humeur. Ils font tout pour qu’on les
remarque. Les autres clans sont plus discrets. Les Faucons
s’entraînent aussi à la lutte, mais par deux et en silence.
Les Chouettes, les Vipères et les Renards sont assis en
cercle et discutent. Les prises de parole sont ordonnées. Je
remarque qu’au sein de chaque groupe l’un des
participants est à genoux et tourne sans cesse la tête vers
l’extérieur, sans doute par crainte qu’ils soient espionnés et
pour donner l’alerte en cas d’attaque.
J’abandonne mes copains pour retrouver Affre qui,
comme à son habitude, se tient à l’écart.
—  Tu m’avais dit que nous pourrions discuter de
nouveau…
— Que veux-tu savoir ?
— Comment tu es arrivé ici.
—  Je ne suis pas surpris par ta demande. Mais, avant
que je ne commence, deux avertissements  : d’abord, ne
m’interromps pas. garde tes questions pour une autre fois,
et puis il faut que je sois honnête avec toi. Je ne te dirai pas
tout. Certaines informations ne doivent pas être divulguées
en dehors du Premier cercle. Même si je vis aujourd’hui en
retrait, je ne peux renier mes engagements de fidélité et de
loyauté envers les Oreilles coupées.
Je décide de ne pas contester d’emblée ce dernier point
même si je le trouve totalement injustifié. Qui sont-ils pour
décider de dire ou de cacher la vérité ? Mais je lui suis déjà
très reconnaissant qu’il accepte de m’en raconter une
partie. Pour le reste, je me réserve le droit de revenir à la
charge une autre fois. Il ferme les yeux comme pour mieux
se souvenir et se met à raconter d’une voix neutre :
—  Je suis né environ six ans avant toi et mes premiers
souvenirs remontent à mon entrée à la Maison. J’ai eu la
preuve, en allant sur le continent, que les quelques bribes
de souvenirs auxquelles je me raccrochais étaient le fait
d’une construction artificielle et erronée. Sache que le
monde qui nous entoure au-delà de la mer est loin de celui
de tes rêves. Mais je n’ai pas le droit de parler de la vie là-
bas.
«  J’ai passé quatre années à la Maison sans jamais
fréquenter le frigo. J’étais le type même du A, de ceux qui
ne prennent jamais d’initiative, suivent le troupeau et
obéissent aux ordres. Après avoir “craqué”, j’ai découvert
que deux Maisons cohabitaient dans un même lieu, la
deuxième étant le reflet de la première, avec ses dortoirs,
ses salles de sport et de classe, et même ses César. Ceux de
la deuxième ne m’ont pas menti sur les réalités de notre vie
future. Ils m’ont montré l’existence que menaient les
serviteurs et les soldats. J’ai observé les premiers, privés
de nourriture et de sommeil, se tuer à la tâche. J’ai vu les
paillasses poisseuses où ils dormaient quand ils pouvaient,
enchaînés les uns aux autres. J’ai découvert l’immense
anneau à leur oreille que leur chef saisissait violemment à
pleine main, quand ils étaient trop lents. J’ai pu voir aussi,
dans l’hôpital, les opérations que subissaient les soldats et
la douloureuse rééducation qui s’ensuivait mais, à l’époque,
je n’ai voulu retenir que leur vie d’après  : les courses à
quatre pattes sous les sapins à poursuivre les pillards qui
vivaient dans les souterrains, les parties d’inche sans
protections, les bagarres sans règles et les énormes
quantités de nourriture dont ils disposaient. Leur quotidien
ressemblait à un jeu plein de dangers excitants. Nos chefs
s’étaient bien gardés de nous parler de ce qu’on nous
obligerait à faire sur le continent et des produits qu’on
nous forcerait à ingurgiter pour nous rendre moins
sensibles à la douleur et aux émotions. Ces substances ont
causé la mort prématurée de beaucoup de mes camarades
de l’époque, dans des circonstances que j’ai du mal à
évoquer encore aujourd’hui. Tu dois également savoir qu’il
y avait parmi nous des enfants. Au départ, ils étaient
prévus pour la Maison des Petits, mais l’opération qui visait
à détruire leur mémoire autobiographique ayant atteint
d’autres zones du cerveau, ils étaient incapables
d’apprendre. Ils se retrouvaient donc directement soldats.
Ces gamins étaient tout spécialement drogués pour devenir
des candidats aux missions suicide. Leur conscience
réduite les rendait plus manipulables et compensait leur
manque de force physique. Ils faisaient peine à voir, mais
on n’avait pas le temps de s’attacher à eux car ils
mouraient très vite.
—  Après les souffrances des opérations de greffes
osseuses, quand on a eu la chance qu’elles n’occasionnent
aucune complication comme des infections ou des rejets,
tous les soldats vivent une période euphorique. On se sent
indestructible. Ceux qui n’appartiennent pas à notre troupe
baissent la tête sur notre passage, même les César
semblent nous craindre. On apprend à manipuler des
armes dangereuses, on prend des risques qu’on a plaisir à
raconter le soir venu pour épater nos camarades. Mais,
progressivement, quand commence le travail pour lequel
on a été conçu et entraîné, les choses se gâtent. On voit
souffrir ou mourir ses anciens amis et puis, dans les
moments de lucidité, on se remémore les actes cruels et
inutiles qu’on a trop souvent commis. On s’en serait cru
incapable quelques mois plus tôt. Peu à peu, beaucoup de
nos frères d’armes adoptent des comportements qui
trahissent leur envie d’en finir au plus vite ou bien ils se
mettent à surconsommer ce qu’on appelle les drogues de
combat. Un jour, j’ai décidé que je m’enfuirais et j’ai eu la
chance de rester en vie assez longtemps pour aller jusqu’au
bout de mon idée. Je savais qu’une autre existence serait
impossible sur le continent. On m’aurait tiré dessus ou
lynché avant même que je puisse expliquer que je me
rendais. Sur l’île, ma trahison présentait plus d’intérêt. Je
pouvais livrer des informations. Mais cela ne s’est pas fait
facilement, j’ai dû gagner la confiance des membres du
Premier cercle. Ils m’ont imposé de tuer un de mes frères
de combat pour leur prouver ma bonne foi. Je l’ai fait sans
trop d’arrière-pensées car ma victime m’avait plusieurs fois
parlé de son intention de mettre fin à ses jours. Ensuite, j’ai
pu débuter une vie nouvelle. Grâce à mes conseils, les
Oreilles coupées ont appris à mieux se protéger de ceux de
la Maison. Je suis monté dans la hiérarchie petit à petit,
jusqu’à occuper le troisième rang. Depuis deux ans, je me
suis mis en retrait. Je n’arrivais plus à “chasser” ou à
combattre sans mettre en danger les autres car mes os et
mes muscles me font terriblement souffrir. Aujourd’hui, je
ne pourrais même plus m’enfuir, j’ai des difficultés à rester
debout plus d’une heure. Je sens la vieillesse qui me courbe
chaque jour un peu plus. J’ai vingt ans, Méto. C’est bientôt
la fin pour moi.
Il reste un long moment silencieux, la tête baissée. Je
suis bouleversé par son histoire. Je sens qu’il est temps que
je parte mais je n’ose le faire avant qu’il ne m’y invite. Il
lève enfin son regard et se force à sourire. Il finit par
lâcher :
—  À demain, Méto. D’ici là, fais attention à toi. Ne
prends aucun risque.
Je hoche la tête en me redressant et cours retrouver mes
camarades. Je cherche Claudius du regard, je m’en veux de
l’avoir laissé si longtemps. Octavius décode mon angoisse :
— Il est allé se coucher. Visiblement, le boulot de taupe
l’a épuisé.
Nous repartons vers nos alvéoles. Marcus prend une
voix des plus innocente pour me demander :
—  Méto, on pourrait aller se doucher et faire un petit
détour en rentrant. Qu’en penses-tu ?
— Demain, Marcus, demain.
 
Le matin, quand je me lève, j’aperçois Claudius qui fait
les cent pas tout seul le long du mur. Je le rejoins.
—  J’ai très bien dormi, me confie-t-il. Le somnifère n’a
pas de goût. Je pense que c’est celui qu’on prenait à la
Maison. Le temps de réaction au cachet est de trois quarts
d’heure.
— Cela me semble parfait.
Il acquiesce et se tourne vers nos amis qui viennent
nous saluer. Tous se plaignent des courbatures
occasionnées par le travail de la veille.
— On risque de ne pas voir le ciel pendant une semaine,
gémit Marcus.
Pirève ne nous laisse pas finir notre repas. Nous devons
le suivre sans attendre dans un boyau de la partie est.
Heureusement, le matin, nous sommes à l’étayage. C’est
plus technique et moins violent. L’après-midi, nous
bouchons une issue pour, soi-disant, tromper l’ennemi en
cas d’attaque. Nous devons empiler des cailloux, des
vieilles planches et cimenter le tout. Puis notre formateur
fabrique devant nos yeux impressionnés un enduit imitant,
à la perfection, la couleur de la roche alentour. Nous
l’appliquons à l’aide de petites spatules. Pour finir,
Pirève grave son nom en petit à l’aide d’un couteau et
nous invite à faire de même. Je demande des nouvelles
d’Èprive. Son ami m’assure qu’il est sorti de l’Entre-deux
mais doit rester couché le plus possible. Il nous explique
qu’Èprive a demandé à être déclaré hors combat pendant
une semaine. C’est un droit qu’on ne peut utiliser qu’une
fois.
Au début du repas, je fais signe à Marcus que je veux lui
parler en particulier. Pendant que nous nous écartons du
groupe, il est prévu que Claudius lui prépare sa mixture. Je
l’interroge au creux de l’oreille :
— Tu veux y aller ce soir ?
— Et comment !
Nous retrouvons nos amis. Claudius me fait comprendre
qu’il a accompli sa mission. Le dîner se déroule comme à
chaque fois ; nous nous repassons le film de la journée en y
ajoutant des commentaires et en imitant les Oreilles
coupées que nous avons rencontrés. Je m’aperçois avec
soulagement que Marcus est plus réservé que d’habitude.
Ce sont sans doute les premiers effets du médicament. Je
lui demande le plus naturellement possible :
— Tu vas bien, Marcus ?
— Je suis un peu fatigué ce soir. Je crois que je vais aller
directement me coucher.
— Je t’accompagne.
— Pas la peine. Dors bien.
Je le regarde s’éloigner. Je pense que dès le lendemain,
quand il sera en capacité de réfléchir, il se posera des
questions. Dans quelques jours, il aura deviné. En le
trompant ainsi, nous courons le risque qu’il nous mente à
son tour et se jette dans la gueule du loup.
Je décide donc, sur-le-champ, de m’ouvrir à Affre du
problème en omettant de mentionner ma visite dans
l’Entre-deux. Son regard me transperce. Se doute-t-il de
quelque chose ?
—  J’ai entendu parler de cette affaire et j’ai déjà
commencé à enquêter auprès des Chouettes, qui observent
discrètement nos ennemis à longueur de journée. Ils n’ont
repéré aucun individu étranger à la communauté depuis
des semaines. Je pense comme eux que l’action vient de
l’intérieur, peut-être du clan des Lézards, car leurs
membres sont doués pour travestir leur voix. Il y a deux
entrées à cette grotte, une par la plage, l’autre par un trou
dans la falaise. Si tu décides d’y aller un soir, poste des
amis à chaque issue pour éviter les surprises.
—  Mais pourquoi les Lézards essaieraient-ils de piéger
Marcus ?
—  Ce n’est qu’une supposition. Et pour répondre plus
généralement à ta question, sache qu’on a vu par le passé
des Oreilles coupées acheter une trêve en offrant à
l’ennemi des « cadeaux ». Ton copain Marcus peut en être
un. Que sais-tu sur lui ?
Je lui raconte l’épisode de la bataille, que j’interprète
comme une première tentative d’enlèvement. Affre se
gratte la tête :
—  Ne fais rien dans l’immédiat. Je vais essayer de
t’aider. Maintenant, il faut que je réfléchisse. À demain.
Je retourne près de Claudius et d’Octavius qui
s’entraînent ensemble au combat sur échelles. Je les
regarde s’amuser pendant quelques minutes. Comme je me
dirige vers mon trou, j’ai soudain un mauvais
pressentiment et je me mets à courir. Je grimpe sur
l’échelle pour vérifier que Marcus est bien là. Ouf  ! Je me
suis inquiété pour rien. Je redescends, en souriant de mon
imagination. Je regagne mon alvéole. Je sens tout de suite
une odeur inhabituelle. J’attrape une lampe et éclaire mon
antre. Rien d’étrange à première vue. Je soulève l’oreiller
pour vérifier la présence des médicaments volés. Ils sont
bien là, mais disposés d’une manière bien particulière. Les
cachets dessinent un M majuscule barré d’un trait
horizontal. Je repose la lampe et m’allonge. Je dois me
calmer et essayer de comprendre. Est-ce que Marcus aurait
déjà compris ? Non, ce n’est pas lui. La réponse s’immisce
lentement mais inexorablement en moi. Je reconnais cette
odeur. Quand je ferme les paupières, je sens deux lueurs
qui brillent et me transpercent : les terribles yeux verts du
Chamane.
CHAPITRE
6
Je me suis réveillé avant les autres et me tiens sur mes
gardes. Je m’attends, dans les jours qui viennent, à une
ruse du Chamane qui m’enverra directement entre ses
griffes. Je suis sûr que mes jours sont comptés et j’ignore
vers qui me tourner. Ces imbéciles d’Oreilles coupées le
craignent tellement qu’aucun n’osera intervenir. Même pas
Affre qui semble pourtant avoir compris tant de choses ici.
S’ils savaient que leur « sorcier » ne fait rien de magique,
qu’il utilise la même médecine qu’à la Maison… Mes frères
accepteraient sûrement de m’aider mais se feraient tuer
sans aucune forme de procès s’ils osaient franchir les
portes interdites de l’Entre-deux. Je vais devoir me
débrouiller par moi-même. Être sur mes gardes et déjouer
les pièges pour retarder l’inévitable.
Pourquoi s’en prend-il à moi  ? J’aurais été aperçu
lorsque je volais les cachets et on m’aurait dénoncé  ? Je
suis pourtant sûr de n’avoir rien entendu cette nuit-là. Ou
bien le Chamane m’aurait surpris lui-même et saurait donc
que je l’ai vu dormir sans son accoutrement… Veut-il
cacher qu’il est plutôt frêle  ? Le fait qu’il soit un adulte
imberbe signifie peut-être qu’il a la même maladie que
Romu et Rémus. Est-il leur frère  ? Cela expliquerait sa
présence  : surveiller les Oreilles coupées et informer son
père des futurs plans d’attaque de la Maison, par exemple.
Si je connaissais les réponses, je pourrais arranger la
situation.
Et Marcus  ? Je dois absolument l’aider avant de me
retrouver enfermé dans l’Entre-deux, ou en partance pour
l’au-delà. Il ne faut pas qu’il soit sans protection au
moment où il risquera sa liberté au fond d’une grotte la
nuit.
J’aperçois Claudius qui descend de son alvéole. Il
m’interroge sur ma discussion avec Affre. Je décide de ne
pas lui parler du reste :
—  Tu te souviens du carnet que j’ai trouvé avant notre
fuite, avec nos noms auxquels ils avaient accolé les lettres
A, E ou G  ? Je connais maintenant une partie de la
solution  : les A deviennent serviteurs ou soldats. Nous
deux, nous n’aurions pas eu ce choix terrible à faire
puisque tu es G et que je suis E.
—  Et tu sais à quoi correspond la lettre A  ? A comme
quoi ?
—  J’y ai réfléchi pendant la nuit. J’ai deux hypothèses.
Les A étant les plus nombreux, ceux de la Maison ont choisi
la première lettre. Mais pourquoi alors ne pas avoir choisi
B et C pour les autres groupes  ? Ou bien, comme tu le
suggérais  : A est le début d’un mot qui pourrait être
Asservi, comme les esclaves qui doivent obéir sans
réfléchir. Les deux autres lettres correspondraient à de
meilleurs emplois, comme ceux des César par exemple.
—  Comment feraient-ils pour transformer des gars
sympathiques comme nous en d’horribles César  ? Tu as
l’air épuisé, Méto. Ce n’est quand même pas ce problème
qui t’a empêché de dormir ?
Je ne veux pas lui mentir, alors je préfère changer de
sujet :
—  J’ai parlé à Affre de Marcus et de son désir
irrépressible d’aller au-devant des pires ennuis. Il va nous
aider. Pour ma part, je pense qu’il ne faut pas trop tarder à
agir. Marcus va vite se rendre compte qu’il est drogué pour
dormir comme à la Maison. S’il découvre que c’est nous, il
agira seul et nous ne pourrons plus le protéger.
—  Allons-y demain soir, alors  ! Qu’on en finisse avec
cette histoire ! déclare Claudius, agacé.
— Cela dépendra des informations que me donnera Affre
après la veillée.
 
Au petit déjeuner, Marcus m’observe bizarrement. Peut-
être me soupçonne-t-il déjà ? Ou bien a-t-il remarqué que je
choisis avec méfiance ce que je mange, que je hume
discrètement chaque aliment, que j’absorbe à chaque fois
une toute petite quantité et la mâche longuement pour
repérer le moindre goût suspect ?
Ce qu’ils m’ont raconté la veille sur Louche devrait me
rassurer. Si le cuisinier se sent peu en sympathie avec les
Oreilles coupées, pourquoi les aiderait-il à m’empoisonner ?
Je dois me rapprocher de lui pour qu’il me connaisse, peut-
être même qu’il m’apprécie. Cela m’éviterait des ennuis.
J’ai la conviction que, sur cette île, seuls les marginaux, les
hors cercle, comme ils les appellent avec mépris, sont
dignes de confiance. Je fais immédiatement part à mes amis
de mon envie de rencontrer Louche. Cette idée les amuse.
—  Cela doit être possible, commence Octavius,
maintenant que nous sommes plus libres. Le plus gros
problème, c’est lui. Aura-t-il envie de te recevoir  ? Il est
parfois difficile à aborder.
—  Je t’accompagnerai après le travail, propose Marcus.
Il m’aime bien.
— Parfait.
—  Il l’appelait son petit poulet, s’amuse Claudius.
Quoique, quand on voit avec quel entrain il les décapitait
vivants avant de les préparer, tu devrais drôlement te
méfier !
 
La journée est épuisante. Nous creusons et déblayons
jusqu’au soir. Cela a au moins l’avantage de me faire
oublier, par moments, la menace qui plane au-dessus de
moi. Comme promis, Marcus me présente à Louche qui
m’accueille froidement par une petite moue qui signifie que
je ne l’intéresse pas du tout. Mon ami se sent obligé de
faire mon éloge :
— C’est un gars très intelligent qui a déjà résolu plein de
problèmes compliqués quand nous étions à la Maison et
même depuis que nous sommes à l’extérieur.
Le cuisinier se tourne alors vers moi et m’interpelle :
—  Méto  ? C’est ça, ton nom  ? Je vais te dire les choses
clairement  : tu m’impressionneras le jour où tu trouveras
comment quitter cette foutue île pour retrouver la
civilisation !
—  C’est dans mes projets aussi, j’ai déjà commencé à y
réfléchir. Si je vis assez longtemps, je trouverai un moyen,
je te le promets.
Il me regarde sans sourire. J’ai le sentiment que ma
remarque a fait son effet et qu’il me croit. Nous le saluons
avant de partir. Il nous gratifie d’un clin d’œil et d’un «  À
très bientôt alors, les petits gars ».
Lorsque nous partons rejoindre nos camarades, Marcus
me glisse à l’oreille :
— Pourquoi tu as dit « Si je vis assez longtemps » ? Je te
trouve bizarre depuis ce matin. Tu te sens menacé ?
Comme je fais mine de ne pas comprendre, il insiste :
— Méto, si on veut survivre ici, on doit avoir une totale
confiance l’un en l’autre. C’est le cas pour moi. Jamais je ne
douterai de toi. J’attends de ta part que ça soit réciproque.
Je réponds d’un ton ferme :
— Bien sûr que c’est réciproque !
— Et cette idée de quitter l’île, cela te paraît possible ?
Si c’est le cas, je veux en être.
— Je n’ai jamais imaginé m’enfuir sans toi !
Nous rejoignons les autres en silence.
 
Lors de la veillée, je retrouve, comme d’habitude,
l’ancien monstre-soldat. Je délaisse mes copains, mais ils
ne m’en tiennent pas rigueur. Ils pensent que j’y vais
uniquement pour recueillir des informations sur l’île et la
Maison, que je leur transmettrai ensuite. Mais j’apprécie de
plus en plus Affre, qui, malgré son expérience, me parle
comme à un égal. J’ai aussi été très ému par le récit de sa
vie, par les choix douloureux qu’il a dû faire. Enfin, j’ai
l’impression qu’il m’aime bien.
— Bonsoir, Affre.
—  Bonsoir, Méto. J’ai enquêté aujourd’hui. Maintenant
que je suis hors cercle, c’est plus compliqué pour moi.
Certains, me devant beaucoup, parfois même la vie,
acceptent de me parler mais en y mettant une condition.
— Laquelle ?
—  Toujours la même. Ils me disent  : «  Je te donne ce
renseignement à condition que tu me promettes de ne
jamais plus t’adresser à moi. » Je dois donc faire attention à
ne pas les interroger à la légère.
—  Je comprends. Je te remercie de ce que tu fais pour
nous.
— Je sais que tu ferais la même chose pour moi si je te le
demandais. N’est-ce pas, Méto ?
— Bien sûr, dis-je timidement.
—  Mais revenons à notre affaire. Certains membres
m’ont confirmé que des Lézards étaient en tractation
secrète avec des émissaires de la Maison qui seraient prêts
à déclarer une trêve et surtout à leur rendre le corps de
Lazdre, leur héros disparu durant votre évasion. Mes
informateurs ne savent pas ce que les Lézards ont à
proposer en échange mais il s’agit peut-être de ton ami. Tu
sais que, dans le carnet «  AGE  », Marcus est le seul sans
lettre attribuée…
—  Tu as eu accès au carnet que j’ai rapporté de la
Maison ! Au reste aussi ?
— Pas directement, Méto. Mais quelqu’un que je connais
travaille dans la salle des écrits  ; il a eu pour charge de
l’étudier en détail et même de l’apprendre par cœur. C’est
une précaution prise pour limiter les conséquences des
vols.
— Tu peux donc me dire à quoi correspondent les lettres
G et E ?
—  Je suis sûr que tu as déjà un début d’explication. Je
me trompe  ? Je te crois capable de trouver sans moi. Et
puis, ne perdons pas de temps avec ça. Pour notre affaire,
nous avons deux possibilités. Éventer le complot, en
utilisant une lettre anonyme envoyée au Premier cercle.
Les Lézards seront alors convoqués et nieront en bloc. Puis
ils annuleront d’eux-mêmes leur échange avec la Maison et
on n’en reparlera plus. Nous pourrions aussi les piéger et
dénoncer la négociation, mais cela, tu t’en doutes,
comporte de nombreux risques pour nous et plus
particulièrement pour Marcus. Je te laisse y réfléchir et
consulter tes proches, si tu fais le choix de les mêler à cette
aventure. Prends ta décision. Dans les deux cas, je te
suivrai. Bonne nuit, Méto.
Je comprends qu’il veut arrêter là la discussion. Je m’y
résigne.
— Bonne nuit, Affre.
Ce soir, quand je retrouve ma couchette, je soulève
machinalement mon oreiller. Les cachets ont carrément
disparu. J’essaie de me raccrocher à l’idée que c’est
Claudius qui a décidé de les prendre, dans la mesure où
c’est lui qui s’occupe de les faire avaler à notre ami, mais je
doute que ce soit le cas. Je redescends de mon alvéole pour
aller vérifier que Marcus est endormi. Il l’est.
Curieusement, Claudius dort déjà lui aussi. Je vais
interroger Octavius. Il me répond qu’il les a vus partir
ensemble au milieu de la veillée, Marcus regrettant de ne
pas avoir le courage d’aller se doucher.
De nouveau, je reste éveillé. J’ai peur et la discussion
avec Affre a soulevé beaucoup de questions. Il me paraît
évident qu’il faut faire mine d’accepter la rencontre avec
Marcus pour piéger les Lézards. Cette stratégie mettra fin
aux agissements de ces reptiles et permettra à mon ami de
vérifier par lui-même qu’il avait affaire à un complot.
Le fait que la Maison ne semble pas envisager sa future
fonction, en ne lui attribuant aucune lettre, pourrait vouloir
dire que sa simple existence le rend intéressant. Je ne
parviens pas à m’endormir mais je ne peux pas non plus
profiter de cet état de veille pour réfléchir. Des images
viennent sans arrêt brouiller mon esprit. Je sursaute au
moindre bruit. Quand le matin arrive, je me sens mieux,
comme si j’avais survécu à une épreuve. Mais, en marchant
pour aller déjeuner, j’ai l’impression que des forces me
tirent vers l’arrière pour m’empêcher d’avancer. Je
m’assois près de mes camarades qui semblent parfaitement
reposés. Au milieu d’eux, je me sens protégé, je me laisse
aller et sombre brutalement sans avoir rien avalé.
On me secoue. Mes copains me parlent. Je perçois la
voix de Marcus :
—  On t’a laissé dormir le plus longtemps possible mais,
là, il faut vraiment y aller. Tu veux venir ou retourner te
coucher ?
—  Je veux rester avec vous. Je ne sais pas ce que j’ai,
mais je dors mal la nuit.
—  Tout le contraire de nous, déclare Claudius. N’est-ce
pas, Marcus, on s’endort super tôt, tous les deux !
Mon copain sourit bizarrement, peut-être a-t-il déjà
compris. Je les suis. Peu à peu, je reprends le dessus.
Claudius sort de ses poches les morceaux de pain et les
deux barres de chocolat de mon petit déjeuner. Il me les
tend. Bien que je n’aie pas envie de manger pour le
moment, je récupère les provisions. Arrivés sur notre lieu
de travail, mes amis s’organisent pour me ménager, ils
m’invitent même à reprendre mon somme commencé au
déjeuner. Acceptant leur proposition, je m’écroule sans
attendre sur un tas de gravats. Quand je me réveille, je vais
nettement mieux, même si cette position très inconfortable
m’a laissé des courbatures. J’avale mes morceaux de pain
et offre mon chocolat à mes amis. Seul Claudius cède à la
tentation et engloutit les deux morceaux.
— J’adore ça, dit-il, comme pour se justifier.
Il profite d’un moment où nos deux amis frappent le mur
avec cœur pour m’expliquer pourquoi il s’est endormi si tôt
la veille. Il a été obligé de suivre Marcus. Dans un premier
temps, ce dernier parlait d’aller prendre une douche mais,
après avoir fait quelques dizaines de mètres, il titubait de
fatigue. Claudius l’a aidé à remonter dans son lit puis a
décidé de ne pas ressortir pour le surveiller. Je lui demande
s’il a récupéré tous les cachets dans mon alvéole. Il me
répond qu’il n’y a pas touché et a encore quatre nuits en
réserve.
En fin de matinée, c’est à son tour de donner des signes
de fatigue inhabituels. Il demande à s’asseoir puis se plaint
du ventre. Il est pris de spasmes et vomit un peu. Nous
appelons Pirève qui nous ordonne de le suivre jusqu’à
l’infirmerie.
Le Chevelu qui l’examine est perplexe. Il nous
interroge :
— Il a mangé quelque chose de particulier ce matin ?
L’infirmier fait des signes à notre tuteur. Ses gestes et
son visage expriment son impuissance. L’état de notre ami
est trop grave et dépasse ses compétences. Il est, d’après
lui, préférable de s’en remettre à l’intervention du
Chamane.
Nous devons laisser Claudius à l’entrée. Sentant notre
réticence à l’abandonner, Pirève s’approche et nous
empoigne fermement pour nous contraindre à quitter les
lieux. Soudain, un bras jaillit de l’ombre et tire Claudius
vers l’intérieur.
 
Je me sens coupable d’être là. C’était à moi de me
retrouver dans l’Entre-deux. Le chocolat m’était destiné.
C’est moi qui ai enfreint la loi. Claudius ne méritait pas ça.
Espérons que le sorcier s’apercevra vite de son erreur et
l’épargnera.
Avant le repas, je décide d’aller interroger Louche.
Connaissant le cuisinier, je ne prends pas de chemin
détourné et lui explique que mon ami a été empoisonné.
Comme tous les aliments transitent par sa cuisine, je
m’attends à une réaction un peu vive : il pourrait croire que
je le rends responsable. Sa réponse me montre qu’il n’en
est rien :
— C’est possible, dit-il. Comment es-tu sûr qu’il s’agit du
chocolat ?
— C’est une longue histoire. Pour faire simple, j’ai reçu
des menaces et je sais qu’on cherche à m’atteindre. Ce
matin, Claudius est tombé malade une heure à peine après
avoir mangé ma portion.
— Tu es menacé ? Et tu sais par qui ?
—  Non, enfin peut-être… Louche, pourrais-tu me dire
qui, en dehors de toi, approche la nourriture ?
—  Mes deux aides. Deux pauvres gars rejetés par la
Maison, parce que leur cerveau n’a pas supporté les
tripatouillages infligés à leur arrivée. Ils sont très dévoués
mais aussi très limités dans leurs actions et donc
incapables d’empoisonner du chocolat. Bien entendu, le
Chamane vient parfois la nuit goûter les produits stockés
ici et faire de grands gestes au-dessus. Le matin, il m’arrive
de trouver des paquets salement éventrés, que je n’utilise
donc pas.
Comme je ne réponds pas, Louche me fixe un instant en
grimaçant :
— Ne me dis pas que tu suspectes le Chamane d’être la
cause de…
— Non, je pensais à quelqu’un d’autre. Merci pour tout.
À bientôt.
—  Fais attention à toi. Je ne voudrais pas qu’il arrive
malheur à celui qui va peut-être me faire quitter cette
maudite île.
Au repas du soir, je parle peu. Marcus approche sa
bouche de mon oreille :
— Je renonce à aller dans la grotte.
—  Sage décision. Ce soir, sans Claudius, cela n’aurait
pas été prudent.
—  Tu n’as pas compris, je ne veux plus y aller du tout.
Ce qui est arrivé à notre frère aujourd’hui, ton état ce
matin, l’épuisement que je ressens chaque soir, tous ces
événements ont débuté quand j’ai décidé qu’on
retournerait à la grotte. Cette affaire prend une tournure
qui me fait peur, Méto. Je commence à percevoir ce que
vous essayez de me faire comprendre depuis le début  : il
s’agit d’une machination.
Je lui serre l’épaule pour lui montrer mon affection. Je
suis fier de lui et qu’il arrive enfin à comprendre qu’il avait
tort de s’entêter. Je me mets à rêver un instant qu’il l’ait
fait quelques jours plus tôt. Claudius serait près de nous et
je serais tranquille.
Après le dîner, je retrouve Affre. Je ne veux pas lui parler
de mes problèmes. Je viens pour chasser pendant quelques
instants l’image de mon ami aux prises avec le Chamane.
— Bonsoir, Affre.
— Bonsoir, Méto, tu sembles fatigué et très inquiet.
Je pourrais lui faire la même remarque. Je vois qu’il fait
un réel effort pour maintenir ses yeux ouverts.
— C’est vrai, dis-je, mais je n’ai pas envie de t’expliquer.
Peut-être une autre fois.
— Comme tu veux. Mais je serai au courant tôt ou tard.
Alors, tu peux peut-être travailler à ma place et me dire ce
que tu crois savoir sur les enfants G et E. Je me contenterai
de rectifier tes erreurs.
—  J’ai raisonné comme pour les A. J’ai trouvé A comme
Asservi, qui obéit. Pour G et E, je pense au contraire que
certains d’entre eux donnent des ordres… Alors, peut-être
que G correspond à Guide. Les César doivent appartenir à
cette catégorie. Pour les E, j’ai pensé à Éducateur, comme
les professeurs. Mon problème, c’est que je ne peux
raisonner que sur les emplois que j’ai rencontrés durant
mon séjour à la Maison, mais il y a sans doute un grand
nombre de personnes qui exercent des fonctions différentes
dans des parties du bâtiment cachées au regard des
enfants.
—  Tu m’impressionnes, Méto. G comme guide, ça me
paraît brillant et c’est l’idée principale. Pour le reste, je
vais apporter des corrections. Les professeurs
appartiennent aussi au profil G. Ce sont d’anciens César
qui ont failli. Qu’ont-ils en commun ?
— Un handicap physique dû à une chute, mais pas celle
que l’on raconte, pas l’histoire de l’escalade qui a mal
tourné. Ce serait plutôt une punition, puisque tu disais
qu’ils avaient commis des erreurs.
—  Exactement, un César qui manque de sévérité, qui
montre par exemple de la sympathie ou de la compassion
envers des élèves, perd son statut et doit affronter
l’épreuve de la falaise  : une marche en plein vent sur un
rocher à l’arête fine et irrégulière. Ne pas tomber tient du
miracle. La chute entraîne des séquelles visibles qui les
désignent à jamais comme des ratés aux yeux des autres.
En l’écoutant, je revois mes professeurs boiteux,
aveugles, hémiplégiques, s’affolant quand un élève
montrait le moindre signe de rébellion. Ils ne voulaient plus
jamais être surpris en position de faiblesse.
— Et les E, alors ?
—  C’est une caste à part et peu nombreuse. Personne
n’est autorisé à leur adresser la parole. Ils continuent à
s’exercer physiquement et étudient beaucoup. On les
entend souvent s’exprimer dans des langages inconnus. Je
sais aussi que certains se rendent parfois sur le continent.
Mais pour quelles missions  ? Je ne l’ai jamais su. Cela te
suffira pour ce soir. Je vois que tu as besoin de récupérer ;
moi aussi. À demain.
 
En me dirigeant vers mon alvéole, je sens toute la
fatigue accumulée durant les dernières vingt-quatre heures
s’abattre sur moi. Je peine à regagner ma couche, j’ai des
courbatures du cou jusqu’aux mollets. À peine allongé, je
m’effondre.
Je me réveille bien avant les autres. Comme je descends
l’échelle pour me rendre aux toilettes, je passe près de
l’alvéole de Claudius. Il est revenu  ! J’entends sa
respiration régulière. Il semble indemne. Je suis soulagé. Si
seulement les choses pouvaient s’arranger un peu !
Ce matin, je dispose de presque une heure avant le
lever. Je ne suis plus fatigué. Je ferme les yeux et laisse mes
pensées vagabonder. Je revois Décimus le soir où nous
avons quitté la Maison. À moitié endormi, il tentait de
comprendre ce que je lui disais. On les abandonnait à leur
sort, à la vengeance des soldats. Je suis pratiquement
certain qu’il n’a pas entendu la promesse que je lui ai faite
avant de lâcher sa main, celle de revenir et de les sauver
tous. Comment imaginer aujourd’hui pouvoir tenir cet
engagement  ? Maintenant que nous connaissons les
Oreilles coupées et savons que leur unique but est de
rester sur l’île en toute sécurité, il paraît clair qu’ils
n’organiseront jamais la grande révolte dont j’avais rêvé. Je
ne peux compter que sur mes proches.
Claudius est réveillé. Il ne se rappelle rien, n’a aucun
souvenir d’être rentré se coucher. Il a dû être l’objet du
transport furtif avec défi silencieux. Toutèche nous rejoint
pour nous présenter sa bouche grande ouverte. Il garde çà
et là, sur les molaires, quelques traces de la plaque. Son
châtiment a officiellement pris fin ce matin. Il va pouvoir
réintégrer son clan et reprendre son activité de guetteur.
—  Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi,
les gars, nous déclare-t-il solennellement.
—  C’était la moindre des choses, répond Claudius, tout
ça est arrivé à cause de nous.
— Seulement pour une petite part, je vous l’ai déjà dit. À
bientôt et n’hésitez pas à venir me voir pendant les veillées,
je pourrai vous présenter des amis.
 
Aujourd’hui, le groupe de travail se scinde en trois.
Pirève nous explique notre mission. Nous quatre allons
travailler en complète autonomie, dans un poste de
surveillance isolé. Un endroit dangereux car proche de la
frontière, nous précise-t-il. Nous nous y rendrons donc sans
escorte, «  comme des grands  ». Mes copains sont
euphoriques, car c’est la première fois que les autres nous
font confiance. Pour ma part, je trouve cette soudaine
liberté un peu suspecte.
—  Essayons de faire en sorte que ça ne soit pas notre
dernière sortie, déclare Claudius. Soyons très prudents.
Nous avons une feuille avec un plan et des instructions.
Octavius porte le sac avec notre repas pour midi, moi celui
contenant le matériel de réparation. La progression est
lente car il est recommandé de se déplacer uniquement en
rampant. Arrivés au bord du trou, nous nous laissons
glisser jusqu’au fond. À notre grande surprise, le poste est
inoccupé. Nous déplions la feuille pour lire notre mission.
Nous devons réparer la cloche d’alerte, fabriquer une
nouvelle échelle et creuser, dans la partie droite du trou,
une cavité pouvant abriter quatre personnes en cas de
pluie. En ouvrant mon sac, nous découvrons que nous ne
disposons que d’un marteau, d’une pioche, d’une hachette,
d’une scie et de ficelle. Claudius et Octavius, chacun leur
tour, en montant sur mes épaules, ressortent du poste. Ils
se chargent de trouver du bois pour la construction de
l’échelle. Avec Marcus, nous nous occupons de la cloche.
Nos copains tardent à revenir. On entend au loin des
détonations. Que se passe-t-il là-bas ? Nos frères sont-ils en
danger  ? Incapables de nous concentrer sur notre tâche,
nous décidons d’arrêter le travail pour les guetter.
Après plus d’une demi-heure d’absence, nos deux amis
tombent dans le trou en catastrophe. Ils sont très
essoufflés. Octavius a du mal à articuler :
—  C’est un piège, on nous tire dessus des deux côtés  !
Les tirs provenaient surtout de nos amis des grottes.
Claudius pense même avoir repéré Titus derrière un des
fusils.
—  C’est peut-être une épreuve  ? Peut-être qu’ils ne
voulaient pas vous atteindre vraiment, juste tester vos
réactions ?
—  Je n’en suis pas si sûr, intervient Claudius. Regarde
ça.
Il défait son casque pour me montrer un impact
impressionnant. Le métal est fendu sur une longueur de dix
centimètres.
Au fond de notre trou, nous nous sentons malgré tout à
l’abri. Décidés à continuer les travaux, nous nous
organisons pour alterner les tâches plus ou moins
fatigantes. Lorsque l’échelle est terminée, je me porte
volontaire pour la tester. Alors que j’aborde la première
marche, Marcus me tend un bâton sur lequel il a perché
son casque. Je comprends tout de suite son idée et
reprends mon ascension en tenant le morceau de bois à
bout de bras. À peine celui-ci dépasse-t-il du trou qu’un tir
groupé se déclenche, envoyant voler à plusieurs mètres la
protection de métal. Nous savons à quoi nous en tenir. Je
propose d’attendre la tombée du jour avant d’envisager une
nouvelle sortie.
—  Je crois qu’Octavius a raison, affirme Marcus en
chuchotant, ils veulent vraiment se débarrasser de nous.
Plus question de faire comme si de rien n’était et de
continuer à aménager l’abri. Serrés les uns contre les
autres dans le coin le plus étroit, nous restons un long
moment prostrés sans rien dire. Mais je ne tiens plus :
—  Mais qu’est-ce qu’ils veulent, ces salauds  ?
S’amuser ? Nous effrayer au risque d’en tuer un ?
—  Je crois que Radzel et les Lézards sont derrière tout
ça, répond Claudius. Comme ils ont compris que nous
avons déjoué leur ruse de la grotte et que nous ne les
laisserons jamais livrer Marcus à la Maison, ils se vengent
et ordonnent aux Sangliers de s’entraîner sur nous, comme
si nous n’étions que de vulgaires lapins.
—  Mais quel est leur rôle, ici, à ces affreux reptiles  ?
demande Marcus. On dirait qu’ils ont tous les droits, ceux-
là ! J’avais cru comprendre que les ordres n’émanaient que
du Premier cercle. Je l’ai toujours su : ici, c’est pire qu’à la
Maison !
Au bout de deux heures, Claudius distribue la nourriture
que nous mangeons lentement pour faire passer le temps.
Enfin, le soleil se couche. Depuis notre prison à ciel ouvert,
nous apercevons les premières étoiles. La chance est de
notre côté  : cette nuit, la lune n’est pas au rendez-vous.
Nous nous extirpons avec une extrême lenteur de notre
abri et nous rejoignons en tremblant le premier trou de
secours. La distance n’est pas grande mais nous sommes
épuisés. Marcus en oublie d’écarter les jambes pour freiner
sa chute et tombe lourdement. Il se relève en souriant mais
se tient l’épaule gauche. Malgré la fatigue, je sens de
nouveau la colère monter en moi. De quel droit jouent-ils
avec nos vies ? Claudius m’attrape par le bras. Sa voix est
calme. Je devrais l’admirer pour ce contrôle qu’il a sur lui-
même mais, à cet instant, il m’énerve. Je ne peux pas être
comme lui. C’est trop d’efforts.
— Ce qu’ils s’attendent à voir, Méto, c’est cette rage que
tu exprimes maintenant. Ils ont tout fait pour la susciter.
Essayons de rentrer comme s’il ne s’était rien passé. Ainsi,
on leur montrera qu’ils n’ont pas gagné.
Je respire profondément. Je me frappe les joues comme
pour me punir. Je sais qu’il a raison.
Nous retournons lentement à la grotte principale,
passons devant le clan des Lézards qui semblait nous
guetter de loin et baissons la tête pour ne pas trahir nos
sentiments. Nous percevons leurs murmures que
j’interprète comme une moquerie. Je relève la tête et essaie
de sourire. Claudius rigole carrément. Devant son visage
hilare, nous partons tous les quatre dans un contagieux fou
rire, qui sonne peut-être faux tant il est fort et bruyant.
C’est pour nous comme une explosion libératrice. Nous
sommes passés si près de la mort.
Après le repas, comme Affre demeure introuvable, nous
décidons d’aller nous doucher. Nous rejoignons sur le
chemin cinq Vipères et deux Faucons. Marcus regarde avec
insistance du côté de la plage  ; j’espère qu’il ne va pas
changer d’avis et nous entraîner dans une expédition
suicide. Nous avons eu assez d’émotions pour aujourd’hui.
Tandis que nous nous rhabillons, Claudius me fait part de
sensations de brûlures occasionnées par le savon tandis
qu’il se lavait. Je lui promets de regarder cela au retour.
Comme nous repartons, Marcus s’approche de moi et
déclare en souriant :
—  Quand je pense qu’il y a peut-être quelqu’un qui
m’attend en ce moment, prêt à me livrer des secrets sur ma
famille, et que je ne vais pas y aller !
Je suis à peine surpris de sa réflexion. Je le regarde en
essayant de rester neutre. Il ajoute d’un ton qui se veut
léger :
— Je plaisantais, Méto. Je t’ai dit hier que j’étais guéri.
Je n’en suis plus si sûr. Arrivé près de nos alvéoles,
j’inspecte comme prévu le dos de mon ami à la lueur d’une
lampe à huile. De longues lacérations rouges couvrent son
dos. À cet endroit du corps, il ne peut les avoir faites lui-
même.
—  Approche la lumière, réclame Octavius, je crois que
ce sont des écritures.
Il déchiffre avec peine :
—  Regarde, c’est ton nom, Méto  ! M, E, T et O, mais
barré par deux traits !
Marcus vient vérifier en promenant son index au ras des
marques.
—  C’est bien METO qu’on a écrit, confirme mon ami.
Quelqu’un t’en voudrait  ? Tu as une idée de qui cela
pourrait être ?
— Malheureusement, oui.
CHAPITRE
7
J’ai très bien dormi. J’avais demandé à Claudius de me
donner un des cachets qu’il conservait pour Marcus. Si
cette nuit devait être la dernière, je la voulais sans
cauchemars.
Juste avant, c’est Titus, rentrant se coucher, qui m’a
sauvé la mise et m’a permis de ne pas donner
d’explications.
Comme je regardais notre ancien ami s’approcher, j’ai
constaté que, à la différence des autres soirs, il n’essayait
pas d’éviter nos regards, il nous souriait au contraire. J’ai
senti qu’il allait même nous adresser la parole.
— Les amis, a-t-il dit avec enthousiasme, demain est un
grand jour pour moi car je vais être accueilli au sein de la
communauté. Je vais changer de nom et de lieu de
couchage. Vous êtes tous invités à la cérémonie qui se
déroulera juste après le dîner. Vous viendrez, j’espère ?
—  Pourquoi pas  ? a répondu Claudius sans hésiter,
comme s’il voulait montrer que les événements de la
journée n’avaient eu aucun effet sur lui.
— Pourquoi tu nous invites ? a interrogé Marcus, un peu
agressif. Je croyais que tu voulais faire une croix sur ton
passé, et donc sur nous ? Surtout après ce qu’il s’est passé
ce matin… Pourquoi nous avoir tiré dessus ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles, a-t-il répondu d’un air
gêné. Ici, on ne tire pas sur des amis. Bonne nuit, les gars,
et à demain soir alors, si vous vous décidez…
Nous nous sommes regardés tous les quatre, partagés
entre la perplexité et l’amusement.
 
Ce matin, je repense à notre ex-ami qui va s’engager
pour le restant de ses jours dans le clan des Sangliers.
Comment peut-il envisager une telle existence, uniquement
centrée sur la lutte pour gagner ou conserver un peu de
pouvoir ? Cela ne peut pas constituer une vie.
— Méto, c’est l’heure, m’annonce Claudius. Pirève nous
attend déjà. Je ne sais pas ce qu’il nous réserve
aujourd’hui.
— Et tes brûlures dans le dos ?
— Je ne sens plus rien.
—  J’aimerais bien les voir sous un puits de lumière, tu
permets ?
— D’accord, mais fais vite.
Il relève son maillot de corps et je commence
l’inspection. Je commente :
— Ta peau a été superficiellement entaillée par une lame
très fine. C’est le savon, en pénétrant dans les cicatrices,
qui a réveillé la douleur. Maintenant, une croûte marron
s’est formée.
— Quand j’y repense, je ressentais des picotements hier
matin après mon retour de l’Entre-deux. Je pensais que
c’étaient des puces… Méto, que te veut le Chamane ?
— N’en parle pas aux autres, s’il te plaît, Claudius.
—  D’accord, mais promets-moi de tout m’expliquer très
vite.
— Ce soir, si tu veux.
 
Pirève partage le petit déjeuner avec nous. Après
quelques bouchées, il se décide enfin à nous parler :
—  Je voulais d’abord vous féliciter pour votre
comportement d’hier. Vous vous en êtes bien sortis. Une
Chouette qui veillait sur vous m’a rapporté le zèle, voire
l’acharnement dont ont fait preuve certains membres de la
communauté qui vous testaient. Sachez que le Premier
cercle a chargé un Ancien d’enquêter à ce sujet.
Aujourd’hui, rassurez-vous, vous ne serez pas livrés à vous-
mêmes. Nous avons une urgence. On a découvert que le
couloir sud était obstrué par un gros éboulement. Il faut le
déboucher au plus vite parce que c’est la seule issue vers la
plage. Vous devez savoir que ce genre d’incident est
rarement le fruit du hasard. La Maison a peut-être prévu
une attaque pour ce soir. Finissez vite de déjeuner et
rejoignez-nous.
— Vous avez entendu ? commente Marcus. Une attaque
pour ce soir, moi qui espérais que la situation finirait par
s’apaiser.
—  Je préfère mourir plutôt que retourner à la Maison,
déclare Octavius, catégorique. J’espère que les Oreilles
coupées nous confieront des armes et qu’ils nous laisseront
nous battre jusqu’au bout.
Claudius lui tape gentiment sur l’épaule, pour le
réconforter, puis lui sourit et déclare :
—  Pirève a seulement évoqué un risque d’attaque. Ne
dramatise pas tout de suite. Sache que je n’ai prévu ni de
retourner à la Maison ni de mourir aujourd’hui.
Je sais maintenant que tous les récents événements sont
liés. Nous empêchons Marcus de tomber dans un piège en
le dissuadant de se rendre dans la grotte, alors les Lézards
nous font tirer dessus pour nous intimider, peut-être même
pour nous tuer, car ils pensent que je fais obstacle à leur
plan. Peut-être veulent-ils aussi montrer à ceux de la
Maison qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour récupérer
Marcus en nous attaquant tout près de la frontière, là où ils
se savent observés. De leur côté, ceux de la Maison, voyant
la perspective de l’échange s’éloigner, peuvent avoir décidé
de faire pression sur les Lézards en menaçant d’attaquer la
grotte… Nous sommes au milieu d’une tempête qui n’a pas
encore réellement éclaté.
 
Vu l’étroitesse du couloir, il est impossible que plus de
quatre personnes travaillent en même temps  : nous ne
déblayons qu’une demi-heure à tour de rôle. Deux autres
équipes prennent le relais. Des membres du Premier cercle
passent régulièrement pour observer l’avancement des
travaux. La galerie est entièrement nettoyée en fin d’après-
midi. Des Vipères examinent la roche et discutent. La
présence d’humidité révèle que l’éboulement a été préparé
ou provoqué de l’extérieur. L’hypothèse d’une attaque
imminente est donc retenue.
Après le repas, malgré l’alerte, beaucoup d’Oreilles
coupées se rassemblent au milieu de la salle principale.
Regroupés par clans, les Chevelus s’assoient,
s’agenouillent ou restent debout pour profiter du spectacle
de l’initiation. Toutèche s’est rapproché de nous. Les
Sangliers ont tracé sur le sol un cercle d’un mètre de
diamètre environ. Ils y versent plusieurs litres d’eau. L’un
d’entre eux remue la terre avec soin. Puis notre ancien ami
Titus est invité à s’allonger sur le ventre et à plonger la
tête dans la boue épaisse qui s’est formée. Après avoir
lancé leur cri de guerre, tous les membres du clan viennent
marcher sur la tête de notre ami. J’ai peur qu’il ne s’étouffe
et j’esquisse un mouvement pour aller à son secours.
Toutèche me retient fermement et me glisse à l’oreille :
— On est tous passés par là et jamais personne n’en est
mort. La symbolique de ce rite est la suivante : le nouveau
doit faire corps avec la terre de l’île qu’il s’engage à ne
jamais quitter. Il montre sa soumission aux règles de la
communauté et à son clan en se laissant fouler aux pieds.
Les autres lui témoignent leur solidarité en appuyant sa
résolution. Quand il se relèvera, ce sera une nouvelle
naissance pour lui. Demain matin, lorsque la boue aura
séché, les Sangliers couleront du plâtre dans l’empreinte
de son visage et son masque ira rejoindre les autres sur le
mur du Souvenir. Ainsi, même s’il disparaît un jour, son
image restera à jamais ici.
Je comprends enfin pourquoi les portraits de ce que
nous appelions entre nous le « mur des grimaces » étaient
tordus par la douleur. Je regarde Marcus qui a choisi de
fermer les yeux. Ce supplice est interminable. Je me
demande comment Titus fait pour reprendre son souffle.
Il se relève enfin, crache un peu puis lève les bras en
signe de victoire. Il est alors porté en triomphe par les
siens dans une immense clameur. Je n’envie pas une
seconde son bonheur. Autour de moi, hormis chez mes trois
camarades, c’est la joie qui domine. Même Toutèche
semble partager la liesse générale et sourit. Il nous
explique que les Sangliers vont maintenant dessiner sur le
front, le torse, le dos et les bras de Titus la lettre S. S
comme Solidarité, Soumission, Souvenir, Secret,
Sédentarité.
—  Et comme Sadisme et Saloperie, ne peut se retenir
Marcus. Moi aussi, je vais m’enfuir de cette île de tarés.
—  Qu’est-ce que tu viens de dire, Petit  ? s’exclame un
Lézard qui s’est faufilé près de nous sans qu’on le
remarque.
Avant même que nous ayons le temps de réagir, il envoie
son poing dans la figure de Marcus. Nous intervenons
aussitôt, décidés à partager les coups destinés à notre
frère. Il faut frapper fort et rester debout. Heureusement,
je m’aperçois vite que nous ne serons pas lynchés par le
groupe de nos adversaires, de plus en plus nombreux, car
de gros Chevelus s’interposent en criant. Ils nous extirpent
de force de la mêlée et nous conduisent devant le Premier
cercle.
—  Je ne suis pas là pour écouter vos explications,
commence Nairgels. Marcus a insulté la communauté.
Nous déciderons de sa peine plus tard. En attendant, vous
serez privés de nourriture pendant deux jours.
Un barbu me tâte la tête. Il montre aux autres sa main
barbouillée de sang. La douleur me parvient seulement
maintenant. Ma vision se brouille.
 
Je reconnais le lieu avant même d’ouvrir les yeux, grâce
au calme et à l’odeur si particulière. Je suis dans l’Entre-
deux, à la même place que la première fois, près du mur
couvert d’étranges écritures. Je sens que mon crâne est
entouré d’une bande. Ma tête semble prise dans un étau. Je
peine à garder les paupières ouvertes. Je ne suis pas
attaché, pourtant je ne peux bouger les membres et ma
langue paraît engourdie elle aussi.
Le Chamane est planté devant moi, son visage est
couvert de suie. Il porte un large manteau avec une
capuche qui lui cache le haut du visage. Il s’en débarrasse
et entreprend de défaire les protections d’inche qui
modifient sa silhouette. Il ne porte plus qu’une longue
chemise qui descend jusqu’aux genoux, avec une fine
ceinture de corde à la taille. Il s’écarte de mon champ de
vision, j’entends couler de l’eau. Il doit se laver le visage et
les mains. Il se penche sur moi. Ses longs cheveux sont
détachés. Je sens son odeur, si différente de celle des
Chevelus. Et je vois ses muscles pectoraux étrangement
gonflés. Dans un éclair, tout le puzzle se reconstitue. Le
Chamane est une femme et ce sont ses mamelles, je crois
me souvenir qu’on emploie un autre mot, ce sont ses seins
qui bougent sous le tissu.
Elle sourit, mais son visage ne montre aucune
gentillesse. Elle me parle. Le ton est glaçant.
—  Enfin  ! Tu es là, Méto. Tu avais compris depuis
longtemps déjà, n’est-ce pas  ? Parfois, connaître la vérité
permet de rester en vie, parfois, c’est le contraire. Je t’ai
soigné, Petit, et tu ne mourras pas de ta blessure à la tête.
Je vais te garder et profiter de ta présence quelque temps.
J’ai rarement l’occasion de parler à des êtres conscients ou
tout simplement vivants.
Elle s’allonge tout près de moi et inspecte mon visage.
Avec son doigt, elle évalue l’importance du duvet au-dessus
de ma lèvre supérieure, peut-être pour estimer mon âge.
Elle reste là une bonne heure à m’examiner. Je suis
complètement à sa merci. Je ne sais où porter les yeux car
son regard froid m’effraie. Je scrute le mur. Peut-être que,
si j’arrive à comprendre ce qui est écrit, je trouverai une
idée pour m’en sortir.
— Nous ne serons pas dérangés, annonce-t-elle soudain,
les Puants croient à une attaque. Mais j’ai eu l’occasion
d’aller faire un tour à la Maison dernièrement et je n’ai pas
remarqué l’agitation habituelle qui précède un assaut. Je
vais te préparer une purée et te la ferai manger comme à
un bébé. J’aimais faire ça autrefois avec mon petit frère.
Son visage ne montre aucune pitié. J’ai plutôt
l’impression qu’elle veut s’amuser. Je détourne les yeux
vers le mur gravé.
—  Tu t’intéresses à mes textes mais leur cryptage
pourtant fort simple n’est pas à ta portée. Ah  ! j’allais
oublier, c’est l’heure de ta piqûre. Je ne veux pas que tu te
mettes à brailler ou à gigoter dans tous les sens pendant
mon sommeil.
Elle se lève et va s’activer loin de moi. Je reconnais
l’odeur de l’alcool, ce qui signifie qu’elle stérilise l’aiguille.
Elle s’applique pour que je ne souffre pas. Pourquoi tient-
elle absolument à me tuer ? Pourquoi le fait qu’elle soit une
femme doit-il rester un secret  ? Pour me calmer, je me
concentre sur ces curieuses lettres qui courent le long de la
paroi. Il y a plusieurs lignes de longueurs différentes.
 
 
 
Je vais me focaliser uniquement sur la première. Chaque
signe doit représenter une lettre, comme quand on code un
message en remplaçant une lettre par son rang dans
l’alphabet. Méto s’écrit 13  5.20.15. Ici, chaque lettre est
remplacée par un signe. Je sais qu’en cherchant celui qui
revient le plus fréquemment, on trouve le e. Celui qui le
représenterait ressemble à un t en minuscule mais avec
une barre horizontale plus basse, elle est juste au milieu de
la barre verticale. Cela pourrait aussi être un E majuscule
inachevé. Alors on aurait un alphabet de lettres inachevées.
Des points placés à côté de certains signes pourraient
orienter la manière dont il faut compléter la lettre, par
exemple  :. I. Si je relie la base du trait vertical jusqu’au
point, j’obtiens une sorte de J anguleux. Grâce à cette
méthode, je déchiffre quelques lettres : E – E ELLE – -– -EJ.
Je ne connais pas de mot se terminant par J. Si elle utilise
un langage qui m’est inconnu, je ne trouverai jamais !
Elle revient et m’assoit sur la couche, contre le mur. Elle
entreprend de me faire manger mais, avec ma langue
engourdie, c’est très difficile. Elle me caresse la tête en
évitant ma blessure. Quand je ferme les yeux, je suis
presque bien. J’ai au fond de moi l’impression d’avoir déjà
vécu ce moment. Lorsque cette pensée se forme dans mon
esprit, sans que je puisse le maîtriser, des larmes coulent
sur mes joues.
Elle prend une voix plus douce pour me parler :
—  Il ne faut pas t’inquiéter, Méto. Je ne te ferai pas
souffrir et puis dis-toi que la vie sur l’île, dans la Maison ou
dans les grottes, ne mérite pas d’être vécue. La vraie vie
est ailleurs, mais elle n’est ni pour toi ni pour moi. Ne
pleure pas, petit Méto. Je te tuerai sans plaisir mais il le
faut, c’est comme ça.
Elle a de nouveau disparu. Je dois reprendre mon travail
de décryptage. Il ne faut pas que je pense… que sa
prochaine piqûre me sera sans doute fatale, que je vais
mourir sans avoir retrouvé mes parents… Je relis la suite
des lettres que j’ai réussi à former dans ma tête. Et si…  ?
Et si je prenais la phrase à l’envers, le premier mot serait :
JE – -– -ELLE E – E. Deux lettres identiques avant ELLE,
elle avait tort, la solution est à ma portée  : Je m’appelle
Eve. Elle s’appelle Eve. Mes yeux se ferment.
 
À mon réveil, elle est de nouveau collée contre moi et
elle dort. Je ne sais combien de temps va durer ce sursis. Je
pense à mes amis. Que font-ils sans moi ? Sont-ils sains et
saufs  ? J’espère que les Oreilles coupées n’ont pas sauté
sur l’occasion pour se débarrasser de Marcus en négociant
une trêve avec la Maison. Ils auraient trouvé une
justification à leur lâcheté. Elle bouge et pose ses lèvres
sur ma joue. Comme lorsqu’elle caressait ma tête pendant
le repas, ce geste me renvoie à un sentiment enfoui dans
ma mémoire et je souris malgré moi.
— Qu’il est mignon ! s’écrie-t-elle. Quel dommage que tu
sois un garçon, je t’aurais bien gardé.
Elle s’éloigne. Je l’entends rire toute seule.
J’arrive à bouger la langue : je me sens presque capable
de parler. Comme elle ne fait plus attention à moi, j’en
profite pour continuer ma recherche :
Je m’appelle Eve.
Je cherche mon frère.
Ne jamais faire confiance à ces Barbares.
Celui qui connaît mon secret doit mourir.
Cette dernière phrase est répétée au moins dix fois.
Elle se penche sur moi. Je ne veux pas qu’elle
m’endorme. Je me lance avant qu’il ne soit trop tard :
— Tu es venue sur cette île pour chercher ton frère.
Elle me plaque violemment deux doigts sur la bouche
pour me faire taire. Je continue en tremblant :
— Permets-moi de te parler un peu. Je ne crierai pas et
n’essaierai pas de m’enfuir. Je veux juste comprendre. Tu
me tueras plus tard, je me laisserai faire.
Elle ne m’écoute pas et plante sans attendre l’aiguille
dans ma jambe. Je suis encore trop faible pour me
défendre. Elle me fixe dans les yeux mais ne pousse pas sur
la seringue.
— Tu as quelques minutes, Méto.
— Pourquoi devrais-je mourir ? Je suis un enfant ! Je n’ai
rien à…
—  Tais-toi  ! coupe-t-elle. Je ne peux faire confiance à
personne. Les Barbares, même quand ils sont très jeunes,
sont capables d’actes d’une cruauté inouïe. J’ai vu le corps
mutilé de…
Elle s’interrompt, braque sur moi un regard dur et
ajoute d’un ton sec :
—  Je me suis juré de ne jamais tomber vivante entre
leurs mains. La discussion est terminée. Je n’ai plus envie
de parler.
Elle appuie lentement sur la seringue pour pousser le
liquide dans ma veine. Je dois encore essayer avant que le
produit agisse. Je bredouille à toute vitesse :
—  Je ne suis pas comme eux  ! Je n’ai jamais trahi
personne… Je le jure  !… Je suis gentil… Je ne veux pas
mourir !
Elle achève son geste et retire l’aiguille.
—  Arrête de geindre comme un nourrisson  ! Si tu veux
que je t’écoute encore un peu, il faudra te montrer plus
intéressant. Je perçois en toi quelque chose de légèrement
différent. Mais ne te berce pas d’illusions : tu ne feras pas
exception à la règle.
 
Je suis complètement épuisé mais j’ai le sentiment
d’avoir franchi une première étape. Je dois trouver le
moyen de faire durer nos échanges. J’ai l’intime conviction
que plus on connaît les gens, plus c’est difficile de les
supprimer. Elle a les cheveux marron orangé comme
Octavius. Se pourrait-il qu’il soit son frère ? Elle le connaît,
puisqu’il m’a accompagné dans l’Entre-deux pour déposer
Èprive et qu’elle lui a tiré les cheveux. Peut-être était-ce
pour en vérifier la couleur ?
L’injection produit son effet et mes paupières se ferment
brutalement.
 
— Alors, Petit Méto, on se réveille ? Je vais te permettre
d’utiliser mon point d’eau car j’aime les garçons propres.
Elle m’aide à me lever. Elle passe mon bras autour de
son cou et nous progressons vers le fond de sa grotte. Je
revois, en la traversant, les médicaments, le gros livre et
des cahiers semblables à ceux de la Maison. Elle me
déshabille en détournant le regard et me plonge dans une
très grande bassine d’eau chaude et savonneuse. Elle me
frotte le dos. Je me laisse faire. Elle me lave les cheveux
avec du shampoing. Elle me rince la tête puis entreprend
de m’essuyer. Je me sens bien. De nouveau, des larmes
irrépressibles affluent dans mes yeux. Elle me tend une
serviette et s’écarte de moi.
— Sèche-toi, dit-elle d’une voix soudain plus grave.
Elle s’éloigne. Je retrouve mon calme au bout de
quelques minutes. Je suis encore ankylosé et je mets un
certain temps à me rhabiller avec les affaires propres
qu’elle a préparées pour moi. Quand elle revient me
chercher, elle me sourit comme si elle était fière de moi. De
retour dans le lit, je décide d’engager la discussion. Elle ne
semble pas s’y opposer.
— Mon ami Octavius n’est pas ton frère ?
Elle paraît surprise par ma remarque. Dans un premier
temps, j’ai bien songé que je pourrais le lui faire croire.
Mais je la sais trop fine pour se laisser ainsi manipuler.
— Non, répond-elle. Les cheveux et l’âge correspondent
mais pas la couleur des yeux.
— Tu l’as beaucoup impressionné, dis-je.
— Je sais. Dis-moi, tout à l’heure, pourquoi pleurais-tu ?
C’est parce que tu avais du savon dans les yeux ?
— Je ne sais pas. C’est venu tout seul. Peut-être que ma
mère, quand j’étais petit… Je ne me souviens de rien… Si
elle venait me chercher un jour, je crois que je ne pourrais
pas la reconnaître. On m’a volé mes souvenirs et parfois…
ça me fait si mal.
— Parle-moi de la vie dans la Maison.
Pendant plus d’une heure, je lui raconte tout : les règles
absurdes, les châtiments, les injustices, les mouchards, la
peur qui nous étreint à chaque seconde. Elle m’écoute
attentivement, me fait préciser des détails. J’évoque aussi
la révolte, nos espoirs et la frustration d’avoir abandonné
les Petits. Je profite du récit, mais sans trop appuyer le
trait, pour lui montrer que je suis fidèle en amitié, que je ne
trahis jamais mes serments. Je lui parle de mes frères,
Marcus, Octavius et Claudius. J’insiste enfin sur les
attaques dont nous sommes victimes de la part des Oreilles
coupées. Je veux qu’elle comprenne que je ne suis pas de
leur côté. Je termine en lui posant à mon tour une
question :
—  Sais-tu ce que les Oreilles coupées ont fait de mes
amis depuis leur arrestation ?
—  Ils les ont relâchés. Un affreux Lézard s’est porté
garant du blasphémateur, qui est maintenant surveillé par
son clan. Je vais faire à manger, Petit Méto.
Radzel. Marcus est entre les mains de ce gars cruel et
prêt à toutes les traîtrises. Je dois retourner dans la grotte
principale. Je ne peux pas le laisser sans protection. Mais
comment faire pour sortir d’ici  ? Je sens que la situation
évolue doucement. Elle n’a pas parlé de me piquer de
nouveau. C’est un signe encourageant. J’ai l’impression
qu’elle me traite un peu comme un petit frère. Je ne crois
plus représenter désormais un réel danger pour elle tant
que je reste dans l’Entre-deux. Mais comment faire
maintenant pour qu’elle me relâche  ? Quel gage de
confiance puis-je lui donner ?
 
Elle revient et nous mangeons en silence. J’aurais envie
qu’elle me parle d’elle. J’aimerais savoir depuis combien de
temps elle est ici et ce qui se passe au-delà de l’île. Je n’ose
pas. Je la regarde.
—  Ne me regarde pas comme ça, déclare-t-elle. Je ne
suis pas gentille. C’est en inspirant la peur que j’ai survécu
ici. Tu dois me craindre, Petit Méto. Si j’ai soigné beaucoup
de Puants, c’est pour ne pas attirer l’attention, mais sache
que j’ai laissé mourir les plus pourris, ceux que je voyais
profiter de la faiblesse des autres. Je joue la régulatrice.
Elle se lève, revient avec la seringue et me pique dans la
cuisse. Je risque une question :
— Tu crois encore que tu retrouveras ton frère ?
— Si je n’y croyais plus du tout, je me serais injecté une
bonne dose pour partir dans ce qu’ils appellent l’Autre
Monde.
Je la contemple en train de revêtir son accoutrement de
Chamane. Elle va sortir. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il
est quand je m’endors.
 
Ce matin, j’arrive à manger sans son aide et elle me
laisse faire. Ce ne sont pas les plats habituels préparés par
Louche. Je respire un grand coup avant de lâcher cette
phrase dont j’ai pesé tous les mots. Je me domine pour ne
pas trembler.
— C’est très bon, Eve.
— Tu ne dois pas m’appeler comme ça. Je te l’interdis.
Je vois qu’elle est troublée. J’attends quelques longues
minutes avant de continuer :
—  Tu n’aimes pas la cuisine préparée par les Oreilles
coupées ?
—  Je préfère décider de ce que je mange et puis ça
m’occupe. En dehors des lendemains de bataille ou de
matchs d’inche et des séquelles de leurs rituels imbéciles,
je suis souvent inactive.
— Quels rituels ?
—  Demain, ils vont trancher les lobes de ton ancien
copain Titus sans aucune raison valable, puisqu’il ne portait
pas l’anneau. Ils vont le charcuter avec un couteau mal
stérilisé. Alors, il souffrira le martyre pendant des jours
mais n’osera pas se plaindre parce que c’est une brute
comme les autres. Quand on me l’amènera, il sera bien
infecté. Au fait, il est affublé désormais du nom ridicule de
Sangelir. J’espère qu’il sera moins cruel que celui qui le
portait précédemment.
— Titus est un tueur. Il le sait depuis toujours et il nous
l’a prouvé. Mais c’est encore mon ami. Où es-tu allée hier ?
— J’étais dans la Maison.
— Comment fais-tu pour y pénétrer ?
—  J’ai un trousseau de clés qui me permet entre autres
d’accéder à la réserve des médicaments.
— Et tu ne fais jamais de mauvaises rencontres ?
—  J’y vais pendant l’heure morte, les nuits où les
Renards n’y sont pas non plus…
— J’aimerais faire passer un message à Décimus pour lui
dire que je ne l’oublie pas. Tu sais, c’est un des Petits dont
je t’ai parlé hier.
Elle me sourit. Je la regarde droit dans les yeux avant de
demander :
—  Tu ne vas pas me tuer  ? Tu sais que tu peux avoir
confiance, que je ne te dénoncerai jamais.
Elle se lève sans me répondre et me tourne le dos. Elle
revient avec sa seringue et me la plante sans même lever
les yeux vers moi. Je me laisse faire, j’ai parlé trop vite.
 
Quand je me réveille, elle est près de moi et m’observe.
Elle a dû prendre sa décision.
—  Petit Méto, j’ai trouvé un message pour toi devant
l’entrée de l’Entre-deux.
Elle me tend la feuille dépliée.
 
Méto,
On a besoin de toi. Marcus a disparu cette nuit. Octavius
et moi espérons que tu vas bien. Claudius.
 
Je m’agite. Il faut qu’elle comprenne.
— Eve, je dois les rejoindre. Je ne peux pas abandonner
Marcus. Je t’ai parlé de lui, il est comme mon frère et j’ai
toujours veillé sur lui. Je te jure sur sa tête de ne jamais te
trahir. Je te supplie de me laisser sortir.
Une douleur me tord le ventre, j’ai envie de crier.
J’essaie de me maîtriser et de capter son regard. Elle est
comme absente et ses yeux paraissent vides.
— Je… je te promets aussi de tout faire pour retrouver la
trace de ton frère ! Je… je connais des gens qui savent. Je
vais les interroger… Je reviendrai t’aider, je te le promets…
Comment s’appelle-t-il ?
—  Comment comptes-tu t’y prendre  ? J’ai déjà tout
essayé.
— J’ai rapporté du bureau des César un classeur dont je
n’ai pas encore découvert le code. D’après moi, il renferme
tous les renseignements sur les enfants passés sur l’île.
Nous restons de longues minutes silencieux, à nous
regarder. Finalement, elle déclare en détachant bien ses
mots :
— Si tu me trahis, je te tuerai aussitôt. Tu as compris ?
Je hoche la tête. Je n’ose pas encore me lever, même si
je crois comprendre qu’elle va me laisser partir. Elle
reprend :
— Tu reviendras ?
— Oui, je te le promets. Je suis sûr que je peux t’aider.
À ma propre surprise, je sens que j’ai envie de revenir.
Je reste persuadé qu’elle a beaucoup à m’apprendre. Et
elle est si différente. Elle semble lire dans mes pensées car
elle ajoute :
— Attends la nuit pour sortir et n’oublie pas de remettre
tes vêtements puants avant d’y aller.
 
Je guette dans la pénombre le moindre bruit suspect.
Puis je me lance. Les feux ne brûlent plus depuis
longtemps, mais j’ai appris à me repérer. C’est comme
autrefois dans le dortoir, quand on était de service pour
éteindre la lumière et qu’il fallait zigzaguer dans le noir
absolu au milieu des lits si fragiles avant de retrouver le
sien. Mes copains dorment. Je grimpe à l’échelle et je me
glisse dans mon alvéole. Dès que je ferme les yeux, je vois
Eve. Quand je le pourrai, je retournerai la voir. De toute
façon, elle sait où je suis, elle n’hésitera pas à venir me
chercher.
 
Claudius me secoue. Il est visiblement soulagé et
heureux de me revoir vivant.
—  On a vraiment cru qu’on t’avait perdu  ! Octavius,
viens voir ! Méto est là.
J’entends, en réponse, les mots étouffés de notre ami :
— Je sais, je sais, j’arrive.
Je comprends qu’il est en train de pleurer sous le coup
de l’émotion et qu’il se cache. Je me lève, monte dans son
alvéole et le prends dans mes bras quelques minutes. Les
sanglots s’apaisent. Il est temps de revenir aux choses
sérieuses.
— Et Marcus ?
— Radzel l’a fait libérer après l’avoir forcé à des excuses
publiques. Le Premier cercle avait décidé de le séparer de
nous pour qu’il effectue sa rééducation plus efficacement.
— Ça veut dire quoi, sa rééducation ?
—  C’est une période plus ou moins longue où on fait
comprendre ses erreurs à un enfant et «  on lui enfonce
dans le crâne, par tous les moyens, les vraies valeurs de la
communauté ». Ce sont les mots exacts de Radzel que je te
rapporte.
Claudius me raconte ensuite en détail toutes les
démarches qu’ils ont entreprises pour retrouver Marcus. Ils
ont d’abord exploré la grotte et ses alentours avec minutie.
Ils ont ensuite harcelé Radzel et les Lézards qui l’avaient
fait emménager auprès d’eux pour le surveiller. Ces traîtres
leur ont dit qu’ils avaient uniquement reçu l’ordre
d’empêcher notre ami de blasphémer à nouveau, mais que
Marcus était autorisé à prendre sa douche à minuit et à
faire un détour par la plage en revenant. On ne pouvait pas
être plus explicite sur leur implication dans sa disparition,
et Marcus était tombé dans le piège. Quand, enfin, ils ont
fait part à Nairgels et au Premier cercle des soupçons
qu’ils avaient vis-à-vis du clan de Radzel et de leur
inquiétude au sujet du sort de notre ami, ils se sont
entendu répondre qu’on n’allait pas risquer des hommes
pour partir à la recherche d’un enfant qui refusait les
règles de vie des Oreilles coupées. Claudius en a conclu
qu’on ne pouvait compter que sur nous-mêmes.
—  Eh bien, dis-je avec un ton que je veux assuré, nous
allons rentrer nous-mêmes en contact avec la Maison.
CHAPITRE
8
Pendant la matinée, nous découvrons enfin l’occupation
principale des Oreilles coupées  : la chasse. Nous sommes
guidés par un Renard nommé Darren. Il nous explique que
cette activité est pratiquée par trois groupes : les Renards,
les Sangliers et les Faucons. Ces derniers se déplacent
dans les arbres et surprennent leurs adversaires en leur
tombant dessus. Les Sangliers se déplacent surtout à
quatre pattes ou en rampant sous les branches basses des
sapins et n’hésitent pas à aller au contact. Les Renards
utilisent plutôt la ruse et sont particulièrement actifs la
nuit.
—  Et quel est le rôle exact des Lézards  ? demande
Claudius.
—  Hein  ? fait notre guide, un peu gêné. Ils chassent
aussi parfois mais ils sont plus spécialisés dans la sécurité.
— C’est-à-dire ? insiste mon ami.
— En fait, ils nous surveillent, précise-t-il en baissant le
ton, nous, les autres membres de la communauté  ; ils
cherchent aussi des renseignements auprès des autres
habitants de l’île, essentiellement des serviteurs. Ils sont
très puissants. Mais nous ne sommes pas là pour parler
d’eux.
Darren nous entraîne à travers de minuscules sentiers.
Nous devons comme d’habitude nous jeter à plat ventre
sans réfléchir si notre guide le décide. Nous progressons
lentement car, peut-être pour nous tester, il plonge très
souvent. Enfin, nous nous arrêtons sur une hauteur pour
observer une scène de chasse. Quelques Renards suivent
de loin des serviteurs qui tirent une charrette à bras pleine
de sacs de patates. À l’occasion d’un virage, deux
serviteurs retirent un des sacs et le cachent dans des
fougères. Ils poursuivent ensuite leur chemin comme si de
rien n’était. Les Renards, arrivés sur les lieux quelques
minutes plus tard, récupèrent le sac. Je chuchote à l’oreille
de Darren :
— Pourquoi font-ils cela ?
—  C’est un échange. Dans le sac de pommes de terre,
nous allons trouver un message nous demandant de leur
rendre un service. On devra peut-être effrayer un autre
campement ou bien rouer de coups leurs gardes ou les
mouchards du groupe. Eux seraient passibles d’une
punition sévère, comme une amputation, s’ils étaient
découverts en train de régler leurs comptes. Ils font donc
appel à nous. Ranerd arrive, on va bientôt savoir ce qu’ils
veulent.
Le Renard tend à son chef un papier sale et chiffonné
sur lequel on peut lire : Casser Gros pif.
Sans attendre, nous repartons par un autre chemin.
Nous nous arrêtons sous des arbres où nous retrouvons
l’autre partie du clan. Darren se tourne vers nous :
—  Vous rapportez le sac chez Louche. Le reste de la
mission comporte trop de risques pour que vous puissiez
venir. Allez-y ! Rentrez directement.
Nous les regardons disparaître un à un dans les sous-
bois. Le fardeau est tellement lourd à transporter qu’il ne
nous viendrait pas à l’idée de faire un détour. Nous
parvenons péniblement à la cuisine. Nos poignets sont
douloureux et nos paumes zébrées de rouge.
—  Content de te revoir, Méto. Alors, vous faites le sale
boulot, ce matin ?
— Comme tu vois.
Nous retournons près de nos alvéoles et je commence à
expliquer mon plan à mes camarades :
— J’ai une idée pour récupérer Marcus. Je me doute que
vous allez la juger folle, voire suicidaire, mais c’est la seule
que j’aie trouvée et je crois qu’elle peut marcher. Nous
allons nous adresser à celui que nous connaissons le mieux
à la Maison et qui est le plus facilement manipulable. Il
marche à l’affectif et n’envisage pas les conséquences de
ses actes.
— Rémus ? propose Octavius.
—  T’as deviné. C’est un des fils du chef, et on sait que
son père l’aime tellement qu’il ne peut aisément lui dire
non. Souvenez-vous qu’il choisissait ses cours et était
dispensé d’étude. Je vais lui proposer de tenir la promesse
que je lui avais faite un soir, quelques semaines avant notre
fuite  : organiser un match d’inche avec lui. Si on gagne la
partie, j’impose le retour de Marcus.
— Et si on perd ? demande Octavius.
— Je me livre à la Maison.
Claudius lève les yeux au ciel comme si, pris d’une
fièvre, je m’étais mis à délirer ou comme si, tout
simplement, je plaisantais. Octavius semble plus inquiet :
—  On n’est rien, ici. Comment veux-tu qu’on organise
quoi que ce soit ? Ça revient à vouloir livrer bataille à trois
contre le reste de l’île  ! Tu oublies qu’on doit aussi se
méfier de tout le monde. Méto, reviens sur terre !
— Nous n’avons pas d’autre solution. C’est extrêmement
risqué, j’en suis conscient, mais on se doit de tout tenter
pour Marcus.
Je marque une pause et observe mes camarades. Je
reprends en essayant de me convaincre moi-même :
— Vous verrez, les gars ! On va y arriver. Ensuite, quand
Marcus sera de retour, on rejoindra le continent pour
retrouver nos familles. Je sais, avant cela il faut que les
Oreilles coupées me donnent accès au classeur gris ultra-
confidentiel et que je décrypte son code à dix chiffres.
Claudius secoue la tête. Un petit sourire perplexe se
dessine sur son visage et il détourne le regard. Je crois qu’à
cet instant il doute de moi.
 
L’après-midi nous permet de faire un peu monter notre
taux d’adrénaline, car Darren nous assigne comme tâche le
pillage d’une cabane à outils. Les pioches et les scies
qu’utilisent les Oreilles coupées s’usent dans les travaux de
perçage et de terrassement, et les Vipères n’ont pas les
instruments qui permettent de les entretenir, les aiguiser
ou les réparer. Nous devons également, au passage,
déposer les outils abîmés. La mission est périlleuse car, à
moins d’une cinquantaine de mètres en contrebas, des
serviteurs travaillent dans un champ. Première difficulté  :
un cadenas muni d’un barillet à trois roues. Je peux assez
facilement, grâce au son, retrouver la bonne combinaison,
car ils s’en servent souvent. Deuxième difficulté  : la porte
grince horriblement. Claudius l’enlève de ses gonds et la
pose doucement sur le côté. Nous échangeons les outils et
refermons la cabane. Mission accomplie.
—  Je vois, déclare notre guide, que nous n’aurons pas
grand-chose à vous apprendre.
 
Après le repas, je me mets en quête d’Affre, mais il est
toujours introuvable. Je décide de m’installer à l’endroit
habituel et de l’attendre. Un petit barbu s’approche et me
demande :
—  Méto, tu cherches Affre  ? Il t’attend. Il est dans son
alvéole, au fond du couloir à droite, près du puits de
lumière.
Je le trouve allongé, le visage crispé par la douleur. Il
essaie de sourire en me voyant.
— Content que tu sois là, j’avais peur qu’il te soit arrivé
des ennuis. Je suis en piteux état, comme tu le vois, j’ai des
douleurs articulaires atroces. C’est normal, c’est bientôt la
fin. D’habitude, les soldats meurent au combat avant de
ressentir ces souffrances. J’ai beaucoup d’informations à te
confier.
Affre m’explique alors que nous devons redoubler de
vigilance. Le clan des Lézards et quelques autres se
méfient tellement qu’ils préféreraient nous voir morts. Il
me confirme qu’ils ont bien essayé de nous éliminer,
Claudius et moi, pendant le test, en espérant faire croire à
un accident. L’enquête effectuée par un ancien ami d’Affre
l’a clairement prouvé. Ces reptiles sont trop puissants et lui
n’envisage qu’une seule solution pour nous : fuir l’île avant
qu’il ne soit trop tard. Je lui demande si les Oreilles
coupées ont trouvé un moyen d’ouvrir le classeur gris. Il
m’explique qu’ils ont mis sur pied trois équipes de deux
personnes qui se relaient jour et nuit. Elles testent toutes
les solutions possibles et écrivent sur un cahier où elles en
sont avant de céder leur place.
— Tu sais que, à raison d’une combinaison testée toutes
les minutes, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il leur
faudra plus de dix-neuf mille années pour aller au bout des
dix milliards de solutions possibles. Je n’exagère pas, je l’ai
calculé. Dis-leur que je saurais m’y prendre plus
efficacement.
—  Je transmettrai, mais on ne m’écoute plus beaucoup,
maintenant.
 
Avant de dormir, je mets en garde mes copains sur les
menaces qui pèsent sur nous et la nécessité d’organiser
notre départ. Claudius souffle, un peu découragé :
— Il est gentil, ton informateur, mais on s’en doutait un
peu. Il ne propose rien.
 
Fidèle à ma promesse, j’attends que mes amis dorment
profondément pour sortir rejoindre celle que je voudrais
connaître mieux. Je retiens mon souffle en descendant. À
mi-chemin, je reviens sur mes pas pour vérifier qu’aucun ne
faisait semblant de dormir.
Eve m’attendait, je le sens. Elle est pourtant
carapaçonnée et voilée. Je suis content qu’elle se méfie
autant des autres. Elle se débarrasse de son accoutrement
et s’installe sur son lit. Je fais un peu la grimace car ça ne
sent pas comme d’habitude. Elle le remarque aussitôt :
—  Ça pue encore, je sais. Je n’arrive pas à faire
disparaître cette odeur. Les Lézards m’ont livré un vieux
cadavre que la Maison a dû leur rendre. Ils voulaient que je
lui ferme les yeux et profère quelques incantations dans ma
« langue ». Il n’est pas resté là plus de dix minutes mais je
vais garder son souvenir parfumé ici pendant des jours
encore. Ils sont partis le brûler pendant l’après-midi. Ils ne
l’ont pas remarqué mais, comme tous les corps qui nous
reviennent, il avait d’étranges ecchymoses au pli des
coudes, comme quand on fait salement les piqûres.
— Pourquoi ?
— Je l’ignore.
—  Est-ce que tu ne pourrais pas me donner un remède
pour mon ami Affre qui souffre de douleurs articulaires ?
—  Non, je n’ai jamais traité cela. Tout le monde est
jeune ici. Affre, c’est l’ancien soldat ? Tu lui fais confiance ?
— Pas pour tout, mais il est de bon conseil.
—  Je vais chercher dans mon livre et j’irai fouiller la
réserve de médicaments à la Maison la nuit prochaine.
—  Si tu veux bien, je viendrai avec toi et je passerai au
dortoir.
— Cela ne te fait pas trop peur d’y retourner ?
— Si, mais je dois le faire.
Ensuite, Eve se penche pour attraper un de ses cahiers,
qu’elle me met dans les mains. Il ressemble à un livre.
Celui-là ne provient pas de la Maison. Je l’ouvre à la
première page. Elle pose sa main sur mon poignet et me dit
avec gravité :
— Je te fais confiance, Méto.
— Je te remercie, Eve.
Elle me regarde lire sans mot dire. Très vite, je suis
happé par le récit.
 
14 mars 1975
J’ai longtemps regardé tes pages blanches avant d’oser
commencer. Ce n’était pas l’envie qui me manquait. Je me
sens totalement seule et je ne sais jamais à qui me confier.
Ici, tout le monde vit dans la méfiance, au collège comme à
la maison. Mon amie Ella m’a dit que ça lui faisait
beaucoup de bien d’écrire. Elle se défoule, paraît-il.
Aurai-je la même audace  ? Puis-je avoir confiance en
toi  ? Quand je contemple le misérable cadenas censé te
protéger, je ne suis pas rassurée. Comment réagiraient mes
parents s’ils découvraient ce que je pense vraiment d’eux ?
 
15 mars 1975
Ella m’a précisé qu’un journal intime, à sa connaissance,
était toujours offert avec deux clefs. Elle en porte une
autour du cou et Vautre est enterrée dans un endroit connu
d’elle seule.
Mes parents en auraient-ils conservé une pour avoir
accès facilement à mes secrets  ? Ce journal serait-il un
piège  ? Et si c’était le seul moyen qu’ils aient trouvé pour
connaître mes pensées, moi qu’ils surnomment parfois le
« mur » ?
Avant de me lancer, je vais d’abord devoir trouver une
super-cachette.
 
18 mars 1975
Mes parents sont des trouillards et ils méritent bien
qu’on les appelle les «  pareux  » ou les «  peurents  » entre
nous. Avec Gilles, parfois, on les taquine. On leur fait croire
qu’on a désobéi juste pour voir leurs réactions. Hier, je leur
ai dit que j’avais réussi à suivre intégralement le journal
télévisé depuis la salle de bains et qu’ils n’avaient rien
remarqué. Ils ont fait semblant de s’en moquer et se sont
contentés de nous rappeler que cette mesure visait
uniquement à protéger les enfants des images violentes,
angoissantes et démoralisantes. Comme à chaque fois,
j’avais l’impression qu’ils récitaient une leçon.
Mais, ce matin, j’ai aperçu ma mère en train de tester
s’il était possible d’entendre quelque chose du bout du
couloir. Et, ce soir, ils avaient considérablement baissé le
son.
 
22 mai 1975
Un nouvel élève est arrivé ce matin dans la classe. Je
suis allée avec lui dans la réserve pour l’aider à transporter
une table et une chaise. C’est fou comme cette pièce est
encombrée. Il est vrai qu’il y a eu beaucoup de départs ces
dernières années, surtout vers les pensionnats hors zone,
et très peu d’arrivées. Il m’a regardée avec intérêt et m’a
demandé comment je m’appelais, où j’habitais et si j’étais
une adolescente adoptée. J’en conclus que je suis une
personne intéressante.
 
23 mai 1975
Il s’appelle Charles. On a fait le chemin ensemble pour
revenir du collège. Il est un peu curieux. Il veut avoir des
renseignements sur tout le monde. En définitive, je ne sais
pas s’il s’intéresse vraiment à ma petite personne.
 
4 juin 1975
Charles n’est pas venu au collège depuis deux jours. Ella
m’a demandé si je connaissais son adresse pour lui
apporter ses devoirs. J’avais aussi songé à y aller mais il ne
m’a jamais dit où il habitait. J’ai décidé de poser la question
à l’administration du bahut. La dame m’a dit qu’il était
reparti. Elle a ajouté qu’elle trouvait étrange que je
m’intéresse à ce garçon et qu’elle en aviserait mes parents.
J’aurais sans doute dû m’abstenir, même si je ne crains pas
mes peurents.
 
2 septembre 1975
Je viens d’apprendre qu’Ella est partie dans un
pensionnat. Je ne comprends pas qu’elle n’en ait jamais
parlé avant. Nous avions choisi nos options pour être sûres
de rester dans la même classe au lycée.
Ce que je ne digère pas, c’est que ni sa mère ni sa sœur
ne veuillent me donner sa nouvelle adresse. Je ne sais pas
ce qu’elles cachent. Je suis certaine en revanche qu’il est
inutile que j’insiste. Sa mère m’a lancé un regard presque
menaçant quand j’ai abordé le sujet. On va encore avoir à
retirer une table dans la classe. Ce n’est pas la première
copine que je perds de cette façon. Il serait temps que je
comprenne pourquoi leurs parents s’en débarrassent ainsi.
Qui pourrait m’expliquer ? Personne.
 
15 septembre 1975
Il m’arrive de repensera Charles. J’ai l’impression que
lui savait beaucoup de choses. Une partie de la vérité doit
se trouver dans le journal du matin, mais mes parents ne le
laissent jamais traîner et ils doivent rendre le précédent
pour en avoir un nouveau. C’est, paraît-il, pour économiser
le papier.
 
20 octobre 1975
Ce soir, ma mère m’a annoncé que notre chat avait été
écrasé par une voiture. Même si je m’occupais peu de lui,
je savais qu’il était là pour moi : certains soirs, il acceptait
de rester sur mes genoux. Alors, je lui grattais les oreilles
et il m’écoutait parler. Enfin, il faisait comme si et moi,
j’avais moins l’impression d’être une folle qui parle toute
seule. Quand ma mère me l’a dit, j’ai pleuré et je suis allée
m’enfermer dans ma chambre. Pendant le dîner, mon père
a déclaré qu’il venait d’apprendre une bonne nouvelle au
téléphone : les voisins avaient confondu notre Titou avec un
chat errant et Titou était chez eux, sain et sauf J’aurais dû
laisser éclater ma joie, mais j’ai repéré une drôle
d’expression sur le visage de ma mère.
 
3 novembre 1975
Encore une fausse nouvelle  : notre jeune voisin aurait
été enlevé par un « dangereux pédophile ». Il s’agit du petit
Martin que je garde parfois quand ses parents vont au
concert et qui joue avec mon frère au foot.
Je ne comprends pas pourquoi ma mère m’en a parlé
comme si c’était un fait avéré. Veut-elle nous habituer pour
plus tard à des «  nouvelles angoissantes, violentes et
démoralisantes » ?
Gilles dit qu’elle « perd les pédales ».
 
24 novembre 1975
C’est au tour de mon père de jouer avec nos nerfs. Il
nous a laissé croire pendant une semaine qu’il avait un
cancer et qu’il n’en avait plus pour très longtemps. Gilles
m’a prise à part et m’a assuré que notre paternel mentait.
Ce matin, de «  nouveaux examens  » donnaient raison à
mon frère.
 
25 novembre 1975
Je me repasse le film de ces derniers mois et j’en arrive
à cette conclusion  : mes parents se sont amusés à nous
faire peur pour observer nos réactions. Au jeu de celui qui
ne se laisse jamais avoir, c’est mon frère le vainqueur. Et
celle qui tombe à chaque fois dans le panneau, c’est moi.
Avant, ils faisaient tout pour nous préserver, maintenant
ils veulent nous endurcir. Ils vont peut-être enfin nous
considérer comme des adultes.
 
16 décembre 1975
Là, on ne joue plus. Gilles a disparu, vraiment disparu.
Mes parents pensent qu’il s’agit d’une fugue. Je ne peux
pas y croire. Je suis sûre qu’il ne serait pas parti sans me
laisser un mot. Pourquoi aurait-il fugué, d’abord  ? Il est
trop jeune pour faire ça. Il n’avait pas eu de bons résultats
trimestriels pour son début au collège mais cela ne l’avait
pas traumatisé. Il disait qu’il serait sportif professionnel. Je
ne comprends pas pourquoi mes parents semblent
tellement résignés.
Quand j’y repense, je les ai beaucoup vu pleurer ces
dernières semaines, mais c’était avant que Gilles ne
disparaisse. J’ai surpris une fois papa dans la voiture, dans
le garage, en train de pleurer sur le volant. Et maman avait
les yeux rouges tous les soirs quand on rentrait de cours.
On dirait que maintenant ça va mieux pour eux.
 
24 décembre 1975
Je ne peux pas imaginer passer Noël sans mon frère
chéri. S’ils ne font rien, je partirai à sa recherche toute
seule. Mon père va tous les deux jours au commissariat
pour se tenir au courant des recherches. Mais il n’apprend
rien. Je suis certaine qu’il ne pose pas les bonnes questions
ou qu’il n’insiste pas assez. Après-demain, je vais
l’accompagner.
 
25 décembre 1975
Je n’ouvrirai pas mes cadeaux. J’attends le retour de
mon frère.
 
26 décembre 1975
Mon père s’est énervé. Il a refusé que je vienne avec lui.
Il m’a dit que, de toute façon, la loi l’interdisait.
Ma copine Sophia m’a confié qu’on avait kidnappé sa
sœur de huit ans pendant la nuit, il y a quatre mois, mais
que ses parents lui avaient interdit d’en parler. Elle m’a dit
que c’était aussi arrivé au petit frère d’une copine, qui
avait disparu sur le chemin de l’école.
 
30 décembre 1975
J’ai la certitude qu’on me cache depuis longtemps
quelque chose de très grave, d’inavouable (c’est le mot
qu’a employé Sophia qui pense comme moi). Quand j’ai dit
à ma mère que je ne voulais pas attendre encore trois ans
pour avoir le droit d’accéder aux informations, elle s’est
mise à pleurer : « Ne rajoute pas à notre malheur ! » Je sais
bien que des enfants ont été retirés à la garde de leurs
parents parce qu’ils avaient enfreint cette loi mais, pour
une fois, on pourrait tricher ! Ils savent bien qu’il n’y a pas
assez de policiers pour contrôler tout le monde.
 
1er janvier 1976
Je vais quitter la maison dès cette nuit, quand ils
dormiront. Je ne sais pas si je les aime encore.
Aujourd’hui, en fin d’après-midi, j’ai suivi discrètement
mon père au commissariat et je l’ai vu s’asseoir et regarder
sa montre. Il a déplié son journal et l’a lu durant trente
minutes sans rien demander à personne. Puis il est ressorti.
Depuis le début, il faisait semblant. À la maison, j’ai piqué
une crise devant ma mère. Je m’attendais à ce qu’elle
s’énerve aussi, mais j’ai compris à leur regard qu’ils étaient
complices. J’ai peur mais je ne peux pas rester une minute
de plus avec eux.
 
4 janvier 1976
J’ai dépensé presque tout mon argent pour payer le
billet de train jusqu’au Port E10. Après quelques heures à
errer dans les rues, j’ai rencontré un type qui m’a aidée. Il
s’appelle Garry. Il est comme moi.
Il cherche aussi son petit frère parce que ses parents ne
font rien. Il a trouvé près de la mer une maison de vacances
inutilisée et a décidé de la squatter. Nous allons y rester le
temps de nos recherches. Ce qui est bien, c’est qu’on peut
se laver et faire des lessives. J’occupe la chambre de la fille
de la famille. J’ai presque l’impression d’être à la maison.
Garry a eu la bonne idée de piquer de l’argent à ses
parents avant de partir. On peut faire les courses avec et
manger à notre faim.
Il a entendu parler de bateaux qui transportaient des
enfants sur des îles pas très loin d’ici, comme Esbee,
Hélios, Siloë, Sélène, Dodgen et Denfark.
 
5 janvier 1976
Je sais où est Gilles. Il est sur Hélios. C’est à environ
trente milles marins d’ici. Le frère de Garry est au même
endroit. On le sait parce qu’on a appris qu’«  ils  »
sélectionnaient les enfants en fonction de l’âge et du sexe.
Garry a même pu vérifier les noms sur une liste laissée à la
capitainerie du port avant le départ. J’ai immédiatement
téléphoné à ma mère pour qu’ils aillent chercher mon frère.
Mais elle m’a dit de revenir tout de suite et de ne pas
m’occuper de cette histoire. Il est clair qu’ils sont
complices de sa disparition. Je vais le ramener toute seule,
moi, mon Gilou.
 
Eve me prend le journal des mains. Tant de questions se
bousculent que je ne résiste pas à l’envie de l’interroger :
—  Mais alors, il existerait aussi des Maisons pour les
filles ? Et les parents sont au courant et ils laissent…
—  Plus tard, coupe-t-elle en me caressant les cheveux,
plus tard, Méto. Il faut que tu rentres, maintenant.
À demain soir.
Je retourne à ma couchette sans prendre de précautions.
Je suis trop bouleversé par ce que je viens de lire. On nous
aurait vraiment abandonnés, alors.
 
Ce matin, ce sont les Faucons qui nous prennent en
charge. Comme la veille, nous devons piller une cabane.
Elle est située à proximité d’une des entrées de la Maison
et donc d’un poste de garde. Nous ne voulons pas le
montrer mais nous n’en menons pas large. Très vite, nous
sentons que les choses ne seront pas aussi simples. Une
détonation retentit alors que nous venons juste de forcer la
serrure. Devant nous surgissent des soldats, qui nous
visent de leurs fusils. Nous nous plaquons au sol, les mains
sur la tête, incapables du moindre mouvement. Serait-on
victimes d’un traquenard  ? Puis, très vite, d’autres coups
de feu éclatent ailleurs et des Sangliers surgissent d’un
fossé en hurlant avant de plonger à quatre pattes sous les
sapins. Les soldats sautent à leur suite et semblent se
désintéresser de nous. Nous n’étions que les appâts. Nous
rampons nous mettre à l’abri derrière une souche. La
bataille s’est déplacée en contrebas. Les Renards en
profitent pour piller les salaisons entreposées dans la
cabane. Nous nous relevons et observons de loin
l’affrontement. Des corps à corps s’engagent à différents
endroits.
À la fin de l’après-midi, les clans comptent leurs
membres. Il y a quelques fractures mais pas de blessés
graves. Curieusement, les soldats n’ont pas utilisé leurs
fusils, comme s’ils voulaient préserver leurs adversaires.
De loin, on aurait pu croire qu’ils s’entraînaient ensemble
ou qu’ils jouaient à une variante de l’inche. Avec beaucoup
de conviction tout de même, au vu des dégâts physiques.
Je suis convoqué par le Premier cercle avant le repas.
— Méto, il paraît que tu pourrais ouvrir le classeur gris,
commence Nairgels.
— J’ai dit que je pouvais essayer.
— Comment comptes-tu t’y prendre ?
—  J’ai eu à décrypter des codes pour préparer notre
révolte. Je sais que Jove ne choisit jamais au hasard les
combinaisons. Il faut tenter de raisonner comme lui. Si
vous me laissez deux ou trois heures en compagnie de mes
amis chaque jour avec du papier et des crayons, et que
vous nous permettez ensuite de tester nos hypothèses, je
crois pouvoir y arriver en une semaine.
— Pourquoi avec tes amis ?
—  Je ne veux pas qu’on soit séparés, c’est trop
dangereux ici. Vous n’avez pas su protéger Marcus et
maintenant nous n’avons plus confiance.
—  C’est nous qui fixons les conditions. Pas toi. Ici, tu
n’es rien ! hurle Nairgels.
—  À vous de voir, mais mon cerveau ne fonctionne pas
bien sous la contrainte. Bonne soirée.
Sans voix, ils me regardent quitter la tente. À cet instant
précis, ils me détestent. Je sais aussi que je prends le
risque de subir le même sort que Marcus si je m’oppose à
leur autorité. Mais il y a urgence. Je veux croire que,
lorsqu’ils auront réfléchi calmement, ils viendront me
chercher. Les Lézards en charge du décodage doivent
commencer à perdre patience.
Avant de rejoindre mes amis, je décide de rendre visite à
Louche. Il me reçoit avec un petit sourire que je n’arrive
pas à interpréter.
— On peut parler tranquillement, là ?
—  Non. Viens plutôt pour la vaisselle et amène les
autres, ainsi je pourrai donner congé à mes deux aides.
 
Comme convenu, nous retrouvons le cuisinier un peu
plus tard. Nous faisons volontairement du bruit avec les
ustensiles car nous nous savons surveillés à distance. Je lui
demande de m’expliquer ce qui est essentiel pour réussir à
quitter l’île. Il savait que j’étais là pour ça. Il tire un papier
de sa poche et me le pose sous les yeux.
Conditions pour réussir
— être plusieurs
—  trouver des amis capables de faire diversion et de
résister à l’envie de partir -savoir à quelle heure et à quel
endroit précis mouillera le bateau
— être armés
— savoir utiliser un bateau et se repérer en mer
Je suis surpris que le cuisinier ait ainsi devancé mon
attente. Jusqu’à présent, je le voyais plutôt comme
quelqu’un cherchant juste à profiter d’une opportunité pour
s’enfuir, mais n’ayant pas l’intention de s’impliquer dans la
préparation. Je suspecte mon ami Affre de ne pas être
étranger à ce changement. En faisant la plonge, je jette de
temps à autre un coup d’œil sur la liste. Mes amis font de
même. La vaisselle terminée, Louche enflamme le papier
au-dessus d’un des brûleurs de la cuisinière à bois.
 
Je repars avec Octavius et Claudius qui semblent affolés
par l’ampleur de la tâche à accomplir. Je ne suis, pour ma
part, pas persuadé que toutes les conditions énoncées
soient absolument nécessaires.
Avant de regagner ma couchette, je passe dire bonsoir à
Affre qui m’attendait.
— Alors, ils vont te confier le classeur gris.
— Je n’en suis pas sûr.
—  Ce n’est pas une question, Méto, j’en ai eu la
confirmation il y a cinq minutes. Vous devez tout mettre en
œuvre pour quitter l’île au plus vite. Un bateau ravitaille la
Maison environ deux fois par mois. Pour avoir des
précisions sur son prochain passage, vous allez rentrer en
contact avec les serviteurs du camp numéro 7 car ils
participent au débarquement des marchandises.
Je lui raconte ma visite chez Louche. Il sourit comme s’il
savait déjà tout.
— Il t’a dit que c’était moi qui organiserais la diversion ?
Même si j’avais eu l’intuition qu’ils étaient proches, je ne
peux m’empêcher de m’étonner.
—  Tu pouvais te douter qu’un homme de sa qualité
devait compter parmi mes amis. Tu en découvriras bientôt
un autre, un qui possède une documentation
impressionnante sur des sujets très divers comme…
— La navigation, par exemple ?
— Par exemple. Bonsoir, Méto.
— Bonsoir, Affre.
Je repars tout joyeux. J’espère trouver cette nuit de quoi
soulager ses douleurs. Il est tellement bon. En approchant
de notre coin, je vois un attroupement. Mes copains sont
pris à partie par quelques Lézards. Le ton monte. Octavius
et Claudius sont plaqués contre la paroi mais ils font face.
Je suis étonné que les gars responsables de l’ordre ne
soient pas déjà intervenus. Mon arrivée crée une petite
diversion. Radzel, le «  cruel  », qui ne fait plus mystère de
sa haine à notre égard, m’accueille par des mots doux :
— Et voilà le pire de tous ! Méto, qui se croit tellement
supérieur, alors que c’est un petit rien du tout !
—  Bonsoir, Radzel, tu viens nous donner des nouvelles
de Marcus ?
La tension est extrême. Si les coups partent, nous
n’aurons pas le dessus. Je dois trouver un moyen d’éviter la
bagarre. Je reprends :
— Toi qui es bien renseigné, tu dois savoir qu’à partir de
demain le Premier cercle va nous confier une mission aussi
secrète qu’importante. Une mission difficile sur laquelle
beaucoup ici se sont cassé les dents. Il ne faudrait donc pas
que certains nous empêchent de bien commencer la nuit.
Nous devons être en forme au réveil. Je pense que tu es
d’accord ?
Je sens sur son visage comme une hésitation. Il est
partagé entre l’envie de nous réduire en poussière et celle
d’obéir à sa hiérarchie. Il tourne les talons et sa petite
troupe avec. Je sais où il va. J’espère que la manière dont il
racontera cet épisode ne les fera pas changer d’avis. Mes
amis me tapent sur l’épaule.
—  On avait dit qu’on devait toujours rester ensemble,
déclare Octavius. Je préfère quand tu es là.
— Je crois, en effet, ajoute Claudius, que ce n’est qu’un
début.
Nous décidons en conséquence d’aller ensemble aux
toilettes et de rentrer ensuite directement nous coucher.
Je saisis une lampe à huile et commence à rédiger mes
messages.
 
Décimus,
Nous sommes vivants et nous tiendrons notre promesse.
Courage. Méto.
 
Rémus, mon ami,
Une promesse est une promesse. Je te propose de faire
enfin notre partie d’inche. Nous suivrons les règles
habituelles en cours à la Maison mais jouerons sur un
terrain neutre, dans la clairière près de l’entrée ouest.
Nous devons chacun de notre côté négocier une trêve
pendant la durée du jeu. Si nous gagnons, vous nous
rendrez Marcus. Si vous gagnez, je me livrerai à ton père.
À très bientôt.
Méto.
 
Je voulais me reposer une petite heure avant
l’expédition à la Maison, mais je me suis endormi. Il est
tard. J’espère qu’Eve m’aura attendu. Je prends quand
même les précautions habituelles avant de la rejoindre. Elle
est prête, la peau noircie et vêtue comme un guerrier. Elle
étale elle-même la suie sur mon visage. Je la suis dans la
nuit. Elle se faufile dans les boyaux du labyrinthe sans
marquer la moindre hésitation. Nous émergeons, après un
bon quart d’heure de marche, à proximité d’une porte
rouillée fixée dans la falaise. Elle l’ouvre sans difficulté.
Nous entamons la montée de six séries de marches et
débouchons dans un débarras semblable à celui emprunté
pour notre évasion. Nous progressons dans les couloirs en
silence, à l’affut du moindre bruit suspect, et pénétrons
dans l’infirmerie. Mon cœur bat à un rythme fou. Je me
sens fiévreux. Elle me demande de fouiller dans une
armoire à la recherche d’« anti-inflammatoires ». Je lui fais
répéter et commence la manipulation des boîtes. De son
côté, elle remplit un sac de compresses, bandes, tubes
d’aspirine, seringues et divers flacons. Je trouve deux
produits où le mot est cité.
C’est dans les couloirs que je suis soudain bouleversé.
L’odeur de la Maison fait resurgir des souvenirs qui me
glacent sur place. Sans Eve, je rebrousserais peut-être
chemin. Elle m’attrape la main et la presse quelques
secondes pour m’entraîner. Arrivé dans le dortoir, je me
faufile entre les lits jusqu’à celui de Marcus. J’avais un
mince espoir de le retrouver là. Je lui avais même préparé
un court message qui disait Nous ne t’abandonnerons
jamais. Tes frères, mais c’est un Bleu ciel suçant son pouce
qui occupe sa place. Rémus est bien là, lui. Il se démarque
de tous ces petits car la peau de son visage est striée de
fines rides. Je glisse le papier dans sa main droite que je
referme doucement. Je fais de même pour Décimus qui
sourit en dormant. Je passe près de Crassus. Si je ne
courais pas de risques, je ferais bien un peu craquer le bois
de son lit.
 
À l’abri dans les souterrains, Eve me prend la main de
nouveau.
— Tu vois, tu as réussi.
—  On n’a pas le droit d’abandonner ces Petits à leur
sort. C’est trop dur…
À l’entrée de la salle principale, nous partons chacun de
notre côté. Dans mon alvéole, je reprends enfin ma
respiration. Ce que j’ai ressenti là-bas n’était pas vraiment
de la peur, plutôt un sentiment d’étouffement. Je respirais
difficilement et avais de la peine à suivre Eve. Au détour
d’un couloir, je me suis arrêté, comme pétrifié. C’est
l’odeur de la graisse qu’utilisent les soldats qui a tout
déclenché. Des images des violences passées sont
remontées en moi. J’avais l’impression qu’une porte allait
s’ouvrir avec derrière des monstres-soldats écumant de
haine et que tout recommencerait. Heureusement, à cet
instant, Eve est revenue sur ses pas. Elle a passé son bras
autour de mon cou et m’a chuchoté :
— C’est fini, Méto. Viens, on rentre.
J’espère qu’elle a raison, que cet endroit qui sent la mort
et la souffrance appartient à tout jamais à mon passé.
CHAPITRE
9
Dans quel piège va-t-on nous jeter aujourd’hui  ? Nous
attendons, comme chaque matin, que quelqu’un nous
prenne en charge. C’est l’énorme Chevelu de la dernière
fois, une sorte de garde personnel des chefs, qui vient nous
chercher. Après l’échange de la veille avec Radzel, on
s’attendait à des cris. Et nous ne sommes pas déçus. Ils
nous reprochent d’attiser les tensions avec les Lézards en
laissant croire que nous serions soutenus par le Premier
cercle, nous qui n’appartenons à aucun clan. Pourtant, une
fois l’orage passé, nous découvrons qu’ils nous ont accordé
tout ce que nous réclamions. Aucun de nous trois ne songe,
à cet instant, à trop montrer sa satisfaction. Mais nous
avons gagné.
—  Nous insistons tout de même, ajoute Drazel l’Ancien,
pour qu’un de nos gars vous aide dans vos recherches.
—  On accepte de le prendre à l’essai. S’il nous gêne, je
vous le signalerai. On peut commencer tout de suite.
—  Oui, Reniglas va vous escorter jusqu’à l’entrée. Par
ailleurs, Méto, vous devez absolument cesser vos
provocations. Sinon, nous ne répondons plus de rien.
—  Hier soir, c’est Radzel qui voulait en découdre, pas
nous.
Nous partons par un souterrain étroit qui débouche,
après plusieurs courbes, sur une petite salle dont les murs
sont recouverts de livres. Une unique table entourée de six
chaises trône au milieu. Un gars aux cheveux ras et à la
barbe coupée court nous y attend. À peine sommes-nous
assis devant lui qu’il nous tend un cahier rempli de chiffres.
Ce sont toutes les combinaisons testées. On repère aux
changements d’écriture les différentes équipes. Ils ont
travaillé dans l’ordre en commençant à la fois par le début
et par la fin. Ces pages couvertes de nombres
impressionnent mes deux camarades.
— Je m’appelle Gouffre, commence l’homme, je crois que
tu es Méto. Affre m’a parlé de toi, c’est toi qui vas t’occuper
du classeur. Les autres, vous allez étudier les livres que je
vous ai préparés. Essayons de garder le lieu silencieux, si
l’on veut être efficaces.
J’ai un peu réfléchi à la question et je commence par
écrire des suites employant tous les chiffres. Les suites
ordonnées simples ayant été essayées, j’entreprends
d’abord de travailler sur les chiffres pairs et impairs  :
0246813579 et 1357902468, puis d’assembler les chiffres
par deux pour faire 9  : 9081726354 et 0918273645. On
peut également et à l’inverse proposer des combinaisons où
n’est utilisé qu’un seul chiffre répété dix fois, comme
5555555555, ou seulement deux, 1212121212  ; la liste
s’allonge déjà.
Notre hôte ne nous regarde pas travailler. Il lit un
ouvrage dont le titre est Histoire de l’astronomie. Je n’ose
lui demander ce que cela raconte. À écrire ainsi, je ne vois
pas le temps passer. Les estomacs de mes deux compères
se réveillent et se font entendre :
— On n’aurait pas sauté un repas ? demande Octavius.
—  Ah, vous avez faim  ? répond Gouffre. J’ai pris
l’habitude de ne jamais manger le midi. La digestion me
fait dormir et m’empêche de lire. Pas vous ?
Aux regards pleins d’incompréhension de mes copains,
Gouffre se rend compte qu’ils ne fonctionnent pas de la
même façon.
—  Je vais aller voir mon ami à la cuisine. N’en profitez
pas pour mettre du désordre.
Comme il semble nous y avoir invités, nous nous levons
et manipulons une partie des livres. Il y a des mots qui
reviennent souvent et dont je n’ai jamais entendu parler,
comme «  poésie  », «  conte  », «  roman  ». On ne nous
apprenait pas tout à la Maison, seulement ce qui pourrait
nous servir pour après.
Pendant que nous mangeons la viande froide et les
tomates que Gouffre a rapportées, il nous raconte l’histoire
de ce lieu qu’il a agrandi lui-même à la pioche. Ces livres
proviennent de la bibliothèque de la Maison qui n’est
accessible qu’aux César, aux professeurs et à Jove lui-
même. On y trouve ses ouvrages personnels et ceux
récupérés dans les bagages des enfants à leur arrivée, ou
d’autres, enfin, rapportés lors du pillage des maisons sur le
continent.
— Tu étais César, avant ?
—  Oui. Avant de fuir, j’avais caché un grand nombre de
livres dans un endroit que je savais facile d’accès. Je
pensais que ça intéresserait les habitants des grottes. Mais,
quand je les leur ai montrés, ils ont cru que j’apportais du
combustible pour la cuisinière. Il n’est pas bien vu de lire
ou d’étudier ici. Mais grâce à mes connaissances sur la
Maison et à ma capacité à trouver des informations, je leur
ai rendu service quelquefois. Alors maintenant, ils me
laissent vivre tranquille dans mon trou.
—  Tu ne leur coûtes pas trop cher en nourriture non
plus, ajoute Octavius.
—  Et comment transforme-t-on un enfant normal en
César ?
—  Jove m’a expliqué qu’il m’avait choisi parce qu’il me
trouvait intelligent et me sentait capable de persuader
facilement les autres que j’avais toujours raison. Mais, dans
la réalité, j’ai été sélectionné pour un motif beaucoup plus
simple : j’avais le physique. J’étais de petite taille, avec un
corps plutôt fluet et un visage tout en longueur, un parfait
César en somme. Ma formation a duré le temps que ma
barbe pousse et que j’apprenne à me raser le crâne sans
me couper. Mais j’ai senti peu à peu, dans mon for
intérieur, que je n’étais pas fait pour ce métier et j’ai donc
très vite eu le projet de partir. J’ai joué pendant quelques
années le bon élève obéissant chez les César, jusqu’au
moment où on m’a fait suffisamment confiance pour que je
réussisse à fuir. Vous avez devant vous un expert dans l’art
de la manipulation des esprits faibles mais, rassurez-vous,
je ne m’en servirai pas contre les amis d’un ami. Pas une
seule fois je n’ai regretté mon départ même si, ma tête
étant mise à prix, je ne sors jamais à l’air libre. Je sais
presque tout sur la Maison. Malheureusement, je ne
connais pas la combinaison qui nous permettra d’ouvrir ce
classeur. À ce propos, Méto, on pourrait essayer tes
trouvailles de la matinée.
Octavius et Claudius sont très excités à cette idée.
Personnellement, je ne me fais aucune illusion sur mon
travail du jour. Je le considère comme une mise en jambes
avant la vraie partie. Gouffre sort de son tiroir le classeur
métallique et le pose sur la table. Je les laisse essayer
chacun leur tour, en vain.
— Et pourquoi, demande Octavius, tu ne pourrais pas t’y
prendre comme avec les cadenas, à l’oreille ?
—  Pas avec celui-là, il est différent. Vous avez aussi
remarqué que l’écriture des chiffres est différente : ils sont
tous formés à partir de traits droits, ce qui fait ressembler
le 0 à un rectangle.
Mes amis reprennent leur lecture pendant que j’aligne
des listes durant une grande partie de l’après-midi. Au
moment de me lever, je rature violemment mon travail.
J’espère que demain je serai plus productif.
Nous quittons notre nouvel ami pour aller dîner. Je vois
tout de suite qu’aucune consigne n’a été donnée à Radzel
et ses sbires puisqu’ils nous attendent pour perturber notre
repas. Pas question de partir, nous devons les affronter. À
peine assis, nous voyons atterrir divers morceaux de
nourriture sur notre table. Certains nous visent au visage.
Beaucoup rigolent de la situation et personne ne
s’interpose. J’aperçois Titus et les anciens Violets qui
baissent la tête. Seul Toutèche réagit mais ses compagnons
le retiennent. Je prends une tranche de tomate en pleine
tête. Excédé, je me lève et j’interpelle l’affreux Lézard :
—  Radzel, finissons-en tous les deux. Je t’attends sur la
plage dans quinze minutes pour une lutte d’homme à
homme !
— Je n’ai pas le droit de me salir les mains avec un Petit
qui n’est pas initié !
—  Ne cherche pas d’excuses bidons pour éviter le
combat ! Si tu n’as pas peur, viens te battre.
Le calme revient mais la tension n’est pas retombée.
Tous les yeux sont braqués sur Radzel qui fanfaronne. Mes
deux copains me dévisagent comme si j’étais fou. Je hausse
les épaules en me disant que, s’il me blesse, je retrouverai
la douceur de l’Entre-deux, si ce n’est pas directement la
froideur de l’Autre Monde.
En attendant, je mange en respirant bien entre chaque
bouchée. Au fond de moi, je pense qu’il est impossible que
le Premier cercle n’essaie pas de tenter une médiation. Le
temps s’écoule et le combat paraît de plus en plus
inéluctable. Je me lève et me dirige vers la sortie,
accompagné de mes deux fidèles. La peur m’envahit alors
et je sens que je vais vomir. Radzel m’emboîte le pas, suivi
par toute sa bande.
J’ai tellement de choses à faire avant de mourir et
encore tellement de choses à apprendre… Un cri retentit
derrière nous. Enfin. Nairgels !
— Radzel et Méto, suivez-moi !
J’ai soudain l’impression d’avoir rajeuni de quelques
mois. Une convocation dans le bureau du chef… Je ne sais
si mon adversaire s’en doute, mais je suis assez fort à ce
jeu-là également.
Nairgels marque une pause. Cette fois-ci, je crois qu’il a
besoin de réfléchir à ce qu’il va nous dire :
— Quand la situation est normale, Radzel, tu as le droit
de détester Méto et même celui de le supprimer, puisqu’il
n’appartient pas à la communauté. Nous nous soutenons
entre frères en toutes circonstances, même dans nos pires
erreurs. Mais, mon frère, aujourd’hui, le Premier cercle a
décidé que Méto et ses amis devaient rester en vie, car la
communauté a besoin d’eux. En revanche si, à la fin de la
semaine, il ne nous a pas donné ce que nous voulons, il
sera à toi, Radzel. Prends patience. C’est un ordre. Et tiens
tes Lézards plus serrés…
Mon ennemi s’éloigne sans un mot. Nairgels me regarde
et se force à sourire. Quand il est sûr qu’on ne peut plus
l’entendre, il reprend :
—  Méto, tu veux la protection de Relignas pour cette
nuit ?
Je suis content qu’il s’agisse d’une question, car je vais
pouvoir décliner son offre. S’il se doutait du nombre de
gens que je vois en secret !
—  Non merci, j’ai confiance en ton autorité. Il
t’écoutera. Tu n’as pas dit ce que tu feras de nous si
j’arrive à ouvrir le classeur gris. Tu nous permettras de
quitter l’île ?
— Non, nos lois précisent que personne ne doit en partir.
Mais disons que je fermerai les yeux.
Je comprends mieux comment il est devenu chef, celui-
là. Mes amis m’attendaient devant l’entrée de la tente.
Nous tombons dans les bras les uns des autres. Octavius
annonce :
— Je sais que ça va vous paraître complètement déplacé,
voire suicidaire, mais j’ai besoin d’aller prendre une
douche. Mes démangeaisons reprennent dès que je me
néglige trop longtemps.
— On va y aller, les gars, déclare Claudius, ce n’est pas
parce que nous vivons dangereusement que nous ne devons
pas rester propres.
Je les aime, ces deux-là. Est-ce que c’est plus fort quand
on est frères pour de vrai ? Je n’arrive pas à imaginer, à cet
instant, quelque chose de plus puissant que ce sentiment.
En revenant vers la salle à manger, nous apercevons
Louche. Nous nous approchons pour le saluer. Il m’attire
vers lui en me soufflant à l’oreille :
— Soit tu es très fort, soit tu es complètement fou !
Je sens qu’il fait tomber un paquet un peu lourd dans la
poche de ma veste. Quand nous sommes à l’écart, j’en tire
un chiffon blanc qui enveloppe trois petits couteaux
aiguisés comme des rasoirs. Nous passons près de nos
alvéoles et, discrètement tout de même, prenons nos
affaires pour disparaître dans le noir. Nous croisons des
Oreilles coupées que nous ne distinguons qu’à la dernière
seconde. Le chemin étant étroit, nous nous frôlons. Il serait
facile de nous faire trébucher ou de nous jeter en bas des
rochers. Par chance, ceux que nous rencontrons
n’appartiennent pas au groupe de Radzel. Ils sont
indifférents, juste soucieux de respecter les écarts et de
progresser dans un total silence, comme chaque fois. Une
Vipère m’envoie même un sourire complice. Quand nous
arrivons sur place, nous sommes seuls. Par précaution, je
propose de surveiller les alentours pendant que mes
copains passent en premier. Soudain, j’entends des
craquements qui ne viennent pas du chemin. Une ombre
s’approche de moi par les fourrés. Je lui fais face. Elle
avance dans ma direction. Que faire ? Hurler pour appeler
à la rescousse mes amis nus et mouillés  ? Trop tard,
l’ombre se tient devant moi. C’est… c’est un soldat. Je
sursaute de terreur et lâche mon arme. Il chuchote, très
calme :
—  J’apporte un message de la part de Rémus. Il est
d’accord avec tes conditions. Tu peux fixer la date. Il a
confiance. Je te recontacterai.
Il se baisse, me tend mon couteau et disparaît dans la
nuit. Je reste tétanisé, hagard jusqu’au retour de mes amis.
Quand Octavius me touche l’épaule, c’est comme si je me
réveillais. Je fonce sous la douche. Ce n’est qu’une fois de
retour dans l’alvéole de Claudius et entouré de mes frères
que je leur raconte enfin ma rencontre du soir.
— Alors, tu l’as vraiment fait ! déclare notre hôte comme
s’il venait soudain de comprendre. Le message et le
marché  ! Comme tu l’avais dit… Mais j’avais pris ça pour
une blague, moi !
Comme je ne peux pas leur en expliquer davantage, je
préfère mettre fin à notre conversation. Je m’extirpe de sa
couchette et leur lance :
— À demain, les gars. Profitons bien de la nuit, c’est…
— Peut-être la dernière, me coupe Octavius en rigolant.
—  Et ça vous fait rire, en plus, ajoute Claudius,
décontenancé.
Pendant qu’ils cherchent le sommeil, je verse dans ma
gourde un peu de poudre récupérée à la Maison. Je
redescends pour la remplir d’eau et l’apporter à Affre.
Octavius m’entend et insiste pour m’accompagner. Quand
nous arrivons, l’ancien monstre-soldat dort. Je lui glisse
mon flacon dans une main et nous repartons.
La fin de journée a été tellement mouvementée que je ne
parviens pas à me reposer avant d’aller rejoindre Eve.
 
Nous sommes serrés l’un contre l’autre et restons
silencieux un moment, puis elle me réclame des nouvelles
d’Affre.
—  Tu as fait comme je t’ai dit  ? Il faut commencer par
une dose très faible, car parfois le corps réagit violemment
à un composant du produit. Si tu en mets trop, tu peux tuer
la personne. Cela s’appelle une allergie. Demain, tu
regarderas s’il n’a pas de signes bizarres : plaques rouges,
démangeaisons, gonflements ou autres. Si c’est bon, tu lui
en donnes plus. Si cela ne marche pas, on essaie avec un
autre produit. Tu vois, c’est simple.
Elle est très calme. Je n’ai plus du tout peur d’elle.
Soudain, elle colle sa tête sur ma poitrine pour écouter
mon cœur.
—  Je faisais ça à Gilles quand il était petit. Tu l’as déjà
fait, toi ?
Je lui fais signe que non. Elle s’allonge et je viens placer
ma joue au-dessus de ses seins. Elle m’attire doucement
contre elle. J’entends son cœur battre. Le contact avec
cette partie du corps qui me fascine tant depuis que j’ai
rencontré Eve me fait rougir malgré moi. J’ai la tête en feu
et un frisson me parcourt le corps tout entier. Je me dégage
doucement et n’ose plus la regarder pendant plusieurs
secondes. Enfin, je retrouve mes esprits et lui demande :
— Tu veux bien que je continue à lire ton journal ?
— Oui, j’ai envie que tu saches tout. Je sais que tu ne me
jugeras pas.
Comme la veille, elle me regarde lire, me fixant de ses
yeux verts.
 
8 janvier 1976
Garry et moi cherchons un moyen d’embarquer sur un
bateau qui part pour cette île. Ce n’est pas facile car c’est
une île privée très bien gardée. Ceux qui nous emmèneront
prennent un risque et veulent donc être rémunérés en
conséquence. Garry essaie de négocier avec ce qu’il lui
reste. Il a fait une offre et on attend la réponse.
 
9 janvier 1976
J’ai voulu voir à quoi ressemblaient nos passeurs. Garry
m’a prêté des habits de garçon pour que je n’attire pas
l’attention. Ils ont une façon agressive de s’adresser à
nous. Je suis certaine que ce sont des voyous et que nous
ne pouvons pas leur faire confiance. Je l’ai dit à Garry qui
pense que nous n’avons plus vraiment le choix. Quand j’ai
évoqué la possibilité de tout abandonner  ; il s’est mis à
pleurer et m’a suppliée de ne pas le laisser tomber. J’ai
réfléchi toute la nuit et j’ai décidé de surmonter ma peur et
de le suivre. Je dois essayer de sauver mon frère et une
autre occasion de le faire ne se représentera peut-être
jamais. Nous allons emporter des couteaux pour nous
défendre en cas de problèmes. Le départ est fixé pour la
nuit prochaine. J’en veux à mes parents qui ne font rien. Ce
n’est pas à leur fille de seize ans de prendre tous ces
risques. Je ne reviendrai jamais chez eux.
 
15 janvier 1976
Je suis en vie. Je suis cachée dans une grotte habitée par
un drogué qui passe beaucoup de temps à dormir. Je n’ai
pas eu l’occasion d’écrire avant aujourd’hui. Je ne me suis
jamais sentie aussi seule et je crois que la situation n’est
pas près d’évoluer.
Je vais reprendre les événements dans l’ordre.
Nous avons pris le bateau comme prévu. Tout se passait
bien quand les moteurs se sont brutalement arrêtés. Les
types se sont jetés sur nous et nous ont fouillés ainsi que
nos affaires pour voir si on ne cachait pas un peu d’argent.
J’étais tétanisée car j’avais peur qu’ils découvrent que
j’étais une fille. Comme ils ont trouvé les économies de
Garry, ils n’ont pas insisté. Ensuite, ils nous ont débarqués
en riant et nous souhaitant bonne chance. Bien sûr, ils
n’avaient pas prévu de revenir nous chercher quarante-huit
heures plus tard comme ils s’y étaient engagés.
Garry s’est calé entre deux rochers et s’est mis à
sangloter doucement. J’ai grimpé dans un arbre pour
essayer d’avoir une idée de la topographie de l’île. Soudain,
j’ai entendu des cris. C’était Garry qui venait d’être surpris
par des hommes en maraude. Je l’entendais les supplier
qu’ils ne le tuent pas. Les autres lui hurlaient dans les
oreilles :
— Vous étiez deux. Où est ton copain ?
— On va te crever si tu refuses de parler !
J’ai attendu qu’ils s’éloignent et je suis descendue de ma
cachette. J’ai récupéré mon sac, je me suis enfoncée dans
les buissons et je suis restée prostrée là pendant des
heures, partagée entre l’envie de me noyer tout de suite
pour échapper à ces Barbares et celle d’attendre de me
faire repérer. Je me sentais incapable de réagir. Quand la
nuit est tombée, je suis partie à la recherche d’un endroit
pour dormir. J’ai trouvé un trou assez large dans la falaise
et je m’y suis glissée. Comme il était profond, je m’y suis
enfoncée. C’était un passage secret mesurant une trentaine
de mètres qui menait vers une très large grotte. J’ai tout de
suite compris que ce n’était pas un endroit ordinaire. Un
homme jeune, curieusement déguisé, dormait à même le
sol. Il y avait sur des tables un tas d’objets bizarres
sculptés dans de l’os. Je me suis cachée dans un recoin. Au
bout d’une heure, un gars est entré, les yeux baissés et le
dos tellement courbé que sa barbe frôlait le sol. Il a posé à
manger sur la table et il est reparti en silence. Il avait l’air
effrayé. J’ai alors réalisé que j’étais chez une sorte de
divinité. J’entendais des cris à l’extérieur de là  :
« Cherche ! Fouillez partout ! Trouvez-le, mort ou vif ! » La
chasse à l’intrus commençait.
Celui qui était peut-être un prêtre ou un sorcier s’est
réveillé et a rampé difficilement jusqu’à une table basse où
il a récupéré un sac plein d’une poudre blanchâtre.
Ensuite, il est allé picorer dans son assiette avant de
retourner dormir. J’ai attendu d’être certaine de son
sommeil pour aller finir la nourriture. Sur une étagère, j’ai
découvert sans difficulté de quoi me suicider, il suffisait de
savoir lire les notices. Mais, après quelques heures à
pleurer, en silence, le verre de poison à la main, j’ai décidé
de différer ma fin. Je n’avais pas fait tous ces sacrifices
pour rien et je devais sauver mon frère.
Les jours suivants, j’ai eu tout loisir de visiter les lieux et
de comprendre l’activité de ce curieux personnage. Il passe
son temps à dormir et ne sort que le visage couvert, avec
des rembourrages sous son manteau pour donner l’illusion
d’une stature qu’il n’a pas. Je l’ai vu, hier, soigner un
homme qui avait une fracture du poignet. Le gars souffrait
mais n’osait pas se plaindre. Ils ont tous une telle dévotion
à son égard que ce Chamane, comme ils l’appellent, peut
faire n’importe quoi sans risques. Surtout, il a institué
comme règle l’interdiction formelle de le regarder sous
peine de mort. Vu l’état de faiblesse dans lequel la drogue
le met, on comprend pourquoi. Il se déplace péniblement et
il est secoué plusieurs fois par jour de longues crises de
tremblements. Il vomit plus qu’il ne mange. Je crois qu’il
n’en a plus pour très longtemps.
Aujourd’hui, on lui a apporté un mort. Il a bredouillé,
devant quelques brutes en larmes, des paroles dans une
langue inconnue que j’ai mémorisées phonétiquement.
Ensuite il a appliqué une pâte à l’odeur forte sur les yeux
du cadavre.
Ce soir, j’ai pris la décision de me débarrasser de lui
prochainement et de prendre sa place dès que je saurai
comment il se procure les médicaments. Je n’ai aucune
nouvelle de Garry.
 
17janvier 1976
La nuit dernière, nous sommes entrés dans la forteresse
où sont gardés les enfants. Mon frère chéri dort sans doute
derrière une de ses nombreuses portes. Le Chamane avait
des clés et se déplaçait à l’intérieur sans prendre trop de
précautions. Je le suivais discrètement. Il était dans un tel
délire qu’il ne s’est aperçu de rien. Je me demande
comment ces visites sont possibles. Ce doit être un moment
favorable, ou alors les gardes font semblant de ne pas
l’entendre.
 
19 janvier 1976
Je sais tout ce que je dois savoir et je vais bientôt
prendre sa place. Ensuite, je pourrai retrouver mon frère.
 
20 janvier 1976
Aujourd’hui, j’ai tué un homme. Au moment de le faire,
j’ai bien cru que je n’y arriverais jamais. On ne devrait
jamais être obligé de faire des choses pareilles à seize ans,
ni après, d’ailleurs. J’ai juste ajouté du poison dans son
poison. Je me rassure en me disant que j’ai seulement
écourté sa vie de quelques semaines car son état empirait
chaque jour, mais je n’en avais pas le droit. J’ai caché le
cadavre dans un coin. Je ne sais pas encore comment le
faire disparaître.
 
24 janvier 1976
J’ai effectué aujourd’hui ma première sortie. J’ai
constaté que la règle était bien appliquée  : personne ne
cherche à croiser mon regard. Les brutes ne rentrent que
si je les y autorise, et à horaires fixes, pour les repas. Ce
soir, j’ai eu mon premier malade à traiter. Une forte fièvre.
Il a survécu. Je passe beaucoup de temps à lire le livre de
médecine d’urgence. Je me demande où mon prédécesseur
l’avait déniché.
 
27janvier 1976
J’ai traîné le cadavre du Chamane au bord de l’eau cette
nuit. J’espère que la marée va m’en débarrasser.
 
30 janvier 1976
Ce matin, on m’a déposé le corps inanimé d’un jeune
homme. J’ai mis un certain temps à reconnaître Garry.
Il a été torturé. Dans de brefs moments d’éveil, il
geignait doucement. Je lui ai donné une forte dose de
somnifère. Je suis restée près de lui à le regarder dormir. Il
est mort dans l’après-midi. Je sais à quoi m’attendre si ces
Barbares me démasquent.
 
Sur les autres pages de son journal, elle raconte, au fil
des jours, sa découverte de l’univers des Oreilles coupées,
qu’elle gratifie de nouveaux surnoms, comme les Puants ou
les Sauvages. Elle décrit leur organisation hiérarchique,
leurs règles brutales. Elle évoque son impuissance face à la
mort de certains mais aussi ses meurtres quand elle croit
son secret en passe d’être découvert. Elle y fait part
également de son découragement, car ses recherches
n’avancent pas, et ses visites régulières dans le dortoir des
enfants n’aboutissent à rien. Elle s’en prend à la Terre
entière : à ses parents, aux Chevelus qui la confinent dans
ce rôle stupide de Chamane, à certaines portes de la
Maison qu’elle n’arrive pas à ouvrir et derrière lesquelles
son frère attend peut-être en pleurant. Le journal continue
sur des dizaines de pages. Les cahiers suivants sont plus
techniques  ; elle y détaille surtout ce qu’elle apprend en
soignant les autres. Je trouve peu d’indications sur sa vie
personnelle, qu’elle considère comme monotone et
«  mortifère  ». Elle m’a interdit de lire le dernier cahier,
sans doute parce qu’elle y parle de moi.
Quand je relève la tête, je m’aperçois que la nuit est déjà
bien avancée. Eve dort. Je la regarde un peu avant de me
décider à quitter son refuge.
CHAPITRE
10
Ce matin, ma première pensée est pour Affre.
Je l’ai peut-être empoisonné en voulant le guérir. Je le
secoue doucement. Il ouvre les yeux.
— Tu as vu que je t’avais rapporté de l’eau ?
— Oui, elle a un goût inhabituel. J’ai même pensé qu’on
voulait me supprimer… Il paraît que c’est très courant en
ce moment.
— Les nouvelles vont vite.
—  Je dors à côté d’un Lézard très important qui parle
pendant son sommeil. Quand je suis réveillé la nuit, c’est
parfois instructif.
— Je t’ai rapporté une gourde d’eau fraîche.
— Je la boirai entièrement et je penserai à toi.
Quand je retrouve mes amis, ils me reprochent mon
imprudence.
—  On avait dit qu’on ne se quitterait plus, insiste
Octavius.
—  C’est plus fort que lui, il se croit invincible, conclut
Claudius.
— Vous avez raison, les gars, je ne recommencerai plus.
 
Par mesure de sécurité, l’énorme Relignas nous escorte
jusqu’à la salle d’étude. Nous prendrons notre petit
déjeuner sur place et il passera régulièrement voir si tout
va bien. Sous couvert de protection, nous serons davantage
surveillés. Nous devons aussi nous habituer à vivre à l’écart
des autres, mais c’est pour nous un soulagement.
Je retrouve mon cahier et mes écritures ainsi que
l’ancien César, déjà installé avec un nouveau livre. Mes
copains découvrent aujourd’hui des ouvrages sur les
balises, les phares et l’usage des instruments d’orientation.
Aujourd’hui, je pars d’une nouvelle hypothèse  : Jove
n’aurait utilisé que neuf chiffres en répétant une fois le
même. Le nombre 9 offre une nouvelle possibilité : remplir
un carré de neuf cases. On place les chiffres dans l’ordre
croissant et on peut tracer un parcours en les reliant entre
eux. On peut ainsi expérimenter différents dessins  : des
formes géométriques, des signes, des lettres qui
s’inscrivent dans un carré. Si je passe deux fois sur le
même nombre, je l’écris deux fois, par exemple
7536895124. On peut choisir que le point d’arrivée soit le
même que le point de départ, tel un serpent qui se mord la
queue, comme 1523698741.
Quand les possibilités d’un carré sont épuisées, on peut
bouleverser l’ordre des chiffres dans les cases. Je me
souviens avoir trouvé les numéros des caches d’armes en
faisant varier cette figure et en sélectionnant seulement les
cinq premiers chiffres. Les quatre coins du carré étaient
occupés par les chiffres 1,2, 3 et 4, les autres cases vides
par le chiffre 0. On effectuait alors la lecture à partir du
coin gauche en tournant dans le sens des aiguilles d’une
montre : 102,203,304,401.
Je couvre ainsi de combinaisons des pages entières du
cahier avant de me décider à faire une pause pour manger.
Nous en profitons pour interroger Gouffre sur la vie des
César. C’est un gars qui aime raconter.
— Dans notre formation, précise-t-il, on nous obligeait à
prendre des décisions parfaitement illogiques et à les
imposer aux enfants avec une courte argumentation. Les
autres observaient notre visage qui devait rester
absolument impassible. On devait également, sans
sourciller, se montrer totalement injustes, considérer avec
dédain les pleurs et la douleur qu’on pouvait provoquer. Le
soir, quand on se rappelait nos « exploits », il était de bon
ton d’en rire. J’essaie de me persuader, depuis mon
évasion, que je n’ai jamais pris de plaisir à ces jeux et que
j’étais différent. Mais je suis sûr que, si j’étais resté, je
serais vraiment devenu comme eux, un monstre froid et
cruel, bien pire que les soldats qui exécutent les ordres par
crainte ou parce qu’on leur a gommé tous repères moraux.
Certains de mes condisciples éprouvaient une forme de
jouissance à cet exercice du pouvoir et étaient toujours
prêts à aller plus loin. Jove les encourageait dans cette
voie… Affre vous a expliqué ce qu’on faisait à ceux qui
étaient trop tendres. Comme vous le comprenez, je suis un
miraculé.
— Mais tu ne t’amusais jamais ? interroge Octavius.
—  De rares fois, quand on a reçu nos chaussures aux
semelles de feutre par exemple, celles qui te permettent de
te déplacer sans bruit. On s’amusait entre collègues à se
faire sursauter.
—  Mais, aujourd’hui, cette vie solitaire de prisonnier
doit te peser ? intervient Claudius.
—  C’est vrai que j’avais imaginé mon séjour chez les
Oreilles coupées comme un passage avant de retrouver le
continent, mais j’avais tout faux. Ici, personne ne peut ou
ne veut partir. J’espère que vous serez l’exception. Ce qui
m’a sauvé, ce sont les livres. J’apprends et je m’ouvre
l’esprit en les lisant chaque jour. Certains permettent
même de vivre d’autres vies le temps de leur lecture.
Tenez, celui-là est magique, par exemple.
Il brandit un gros volume à la couverture rouge et or
dont je n’arrive pas à déchiffrer le titre.
—  Peut-être un jour, ajoute-t-il, trouverez-vous le temps
de penser à autre chose qu’à votre survie.
Cette dernière remarque me rappelle que je dois
rencontrer Nairgels pour lui parler de la partie d’inche. Je
m’attends à des résistances, voire à un refus. Pendant que
mes amis, comme la veille, testent mes hypothèses, j’essaie
de mon côté de construire mes arguments.
Avertis de ma demande d’audience par Relignas, trois
membres du Premier cercle ont choisi, sans doute par souci
de discrétion, de venir eux-mêmes nous voir. Ils s’installent
autour de notre table et font comprendre à Gouffre, d’un
seul regard, qu’il est de trop chez lui.
—  Vous avez réussi à ouvrir le classeur infernal  ?
commence Nairgels, ironique. Non, vous avez encore fait
une bêtise qui va mettre en péril la communauté. Je me
trompe ?
—  Je vais vous expliquer, dis-je simplement, et vous
jugerez ensuite. Hier soir, je surveillais la douche de mes
amis lorsque j’ai entendu un gars qui marchait vers moi  :
c’était un soldat de la Maison. Il venait me délivrer un
message de la part de Rémus.
— Et par le plus grand des hasards, me coupe un Lézard
que je ne connais pas, c’est justement à toi
personnellement qu’il s’adresse…
— Si tu me laisses finir, tu comprendras pourquoi.
— Laisse-le parler, lance Nairgels.
—  Le message était le suivant  : Méto, tu m’as promis
une partie d’inche avant de partir. Je sais, par Marcus, que
tu n’es plus blessé. Il serait temps que tu tiennes ta parole.
C’est vrai qu’il y a quelques mois, pour calmer une de ses
crises, je lui ai fait cette promesse, mais j’espérais être
parti avant la date fixée. Le soldat m’a demandé une
réponse tout de suite. Je lui ai dit que je n’avais rien à
gagner dans cette histoire. Il m’a répondu que ce n’était
pas la réponse attendue et là je l’ai senti menaçant. Il a
ajouté que je pouvais, en revanche, fixer des conditions.
Alors je lui ai proposé ceci  : la libération de Marcus si on
gagnait. «  Et si tu perds  ?  » a-t-il lancé. Je ne savais pas
quoi proposer, à part moi. Alors j’ai déclaré que je me
livrerais à la Maison en cas de défaite. Il est parti. Voilà.
Bien entendu, ce que j’ai dit n’engage que moi. Ici je ne
suis rien, vous me l’avez souvent précisé. On peut donc
oublier tout ça, cela sera sans aucune conséquence pour
vous. J’ai même hésité à venir vous parler de cette idée tout
droit sortie du cerveau d’un enfant malade et violent. Mais
je me suis dit que vous deviez juger par vous-mêmes si vous
ne pouviez pas trouver un intérêt à accepter.
Ils se lèvent dans un même mouvement et quittent la
pièce sans un mot. Mes copains esquissent un sourire.
—  Comme ça, elle est beaucoup mieux, ton histoire,
Méto, plaisante Octavius à voix basse.
En revenant, Gouffre est bousculé par un des Chevelus
qui a fait demi-tour et qui agite un doigt menaçant devant
nous.
— Vous trois ! Interdiction formelle de quitter la grotte,
les Chouettes auront pour consigne de vous abattre si vous
traînez à l’extérieur. Compris ?
 
À part attendre, nous ne pouvons plus rien faire.
Comment allons-nous, par exemple, connaître l’horaire du
bateau qui nous permettra peut-être de partir  ? Je n’ose
interroger Toutèche, car j’ai peur de le mettre en porte-à-
faux par rapport à son clan. Me croira-t-il quand je lui
expliquerai que même leur chef est prêt à consentir à notre
départ, enfreignant ainsi une de leurs lois fondamentales
stipulant qu’on ne doit jamais quitter l’île ?
Nous voyons avec plaisir Affre entrer dans notre refuge.
Il serre Gouffre dans ses bras et s’assoit.
— Méto, je vais beaucoup mieux grâce à ton traitement.
Je crois deviner où tu l’as déniché…
—  On ne peut rien te cacher, lui dis-je en lui tendant la
boîte. Prends le reste et respecte les dosages.
—  Tu as pris beaucoup de risques pour moi. Comme je
vais mieux et que je sais que vous êtes bloqués ici, j’ai
cherché les informations qui vous manquaient pour votre
petit voyage. D’abord, les horaires du bateau. Il accostera
dans trois jours à 18 heures. Le déchargement dure
environ deux heures, ensuite les hommes du continent
prennent une heure pour se restaurer avant de repartir. Il y
a deux gardes armés en permanence devant le bateau, mais
personne à l’intérieur. Il faut donc, entre 20 et 21 heures,
grimper sur le bateau en passant par la mer, neutraliser
sans bruit les gardiens et partir direction est-sud-est. Et
espérer très fort. Je crains que le danger ne vienne plutôt
de nos amis Oreilles coupées.
— Nairgels m’a promis de fermer les yeux… si je trouve
la combinaison du classeur gris, ce qui n’est pas gagné.
— Je suis surpris par cette largesse. Je crois qu’il veut se
débarrasser de vous à tout prix. Vous devrez quand même
vous méfier. Il faut vous attendre à devoir tirer sur eux s’ils
s’interposent, peut-être même sur Titus.
 
Relignas nous livre notre repas du soir. Il reste de
longues minutes à nous fixer. Avons-nous à ce point des
visages de comploteurs ?
 
Je ne sais pas si c’est le manque d’activité physique,
mais j’ai du mal à me reposer. J’ai le sentiment d’avoir été
bien présomptueux et d’avoir promis des succès qui, dans
la réalité, relèvent tous du miracle. Il y a peu de chances
que le match d’inche soit autorisé et, s’il l’était, qu’on
puisse le gagner. Je doute aussi de réussir mieux que les
autres à ouvrir le classeur gris. N’ai-je pas dans le passé
réussi seulement par chance ou par hasard ? Il ne me reste
que soixante-douze heures pour trouver. Sans les
renseignements concernant nos véritables identités,
comment pourrons-nous faire nos recherches, une fois
arrivés sur le continent ?
 
Je vais retrouver Eve. Ce soir, elle arbore un visage dur,
comme si elle voulait se protéger à l’avance d’une nouvelle
épreuve et avait décidé de renoncer à notre relation. J’ai
l’impression de pouvoir lire en elle les questions qu’elle se
pose : « Pourquoi es-tu venu ? Tu as encore besoin de moi ?
Tu crois que je te laisserai m’abandonner ? »
— Bonsoir, Eve.
— Tu es venu me dire adieu, c’est ça ?
— Non, pas du tout.
Je veux lui prendre les mains mais elle refuse. Je décide
de tout lui raconter de nos projets sans rien omettre des
dangers qui pèsent sur nous. Je lui explique que je saurai
bientôt si son frère est encore sur l’île et que, si c’est le
cas, on le récupérera avant de partir. S’il se trouve ailleurs,
je le chercherai à ses côtés jusqu’au bout du continent. Je
lui chuchote qu’elle est mon amie maintenant et que je
n’imagine pas quitter l’île sans elle, en la laissant sous la
menace de ces Barbares. Je la prends dans mes bras. Elle
se laisse faire mais reste figée comme si elle refusait de
croire à ce morceau d’espoir. Quand je me détache d’elle,
Eve me regarde m’éloigner sans m’adresser le moindre
signe amical.
 
À peine réveillés, Relignas nous conduit dans la salle
d’étude où attendent les six membres du Premier cercle,
assis à nos places.
— Nous avons réuni cette nuit le Premier et le Deuxième
Cercles et avons décidé d’accepter cette partie absurde,
dans le seul but de récupérer le corps de Nardre. Ils
devront nous le livrer avant le match en signe de bonne
volonté. Nous ne voulons pas que son retour soit
conditionné par votre victoire à laquelle nous ne croyons
pas. Tu ne pourras aligner dans ton équipe que des hors-
cercle. Titus ne pourra donc pas participer. Pour le reste de
l’organisation, tu t’en occupes et tu nous en réfères.
—  Il faudra donc que nous soyons autorisés à prendre
une douche en début de soirée pour aller à la rencontre du
soldat, précise Claudius.
—  Entendu. Je vous rappelle aussi que, au cas où vous
réussiriez à ouvrir le classeur, vous n’êtes pas autorisés à le
lire. Vous devez nous le faire savoir immédiatement.
— J’avais compris, dis-je.
À peine sont-ils sortis que je reprends ma phrase :
— J’avais compris qu’il faudrait vous mentir encore une
fois.
Mes copains rigolent de bon cœur. Octavius
s’interrompt, comme s’il venait de se rendre compte des
conséquences de leur décision.
— D’abord, il va falloir recruter trois gars suicidaires, et
je ne sais pas où on va les trouver. Ensuite, il serait
préférable de créer pour l’occasion une ouverture inédite,
si on veut avoir une petite chance de gagner.
— Vous vous y mettez tous les deux, moi je m’occupe du
classeur.
Gouffre est revenu. Il me frôle les épaules pour signaler
sa présence sans trop nous déranger puis s’installe pour
lire.
J’ai repris mon cahier depuis une heure et j’aligne des
combinaisons avec trois chiffres : 7,3 et 0, en faisant varier
leur nombre, par exemple quatre fois le chiffre 7 et le
chiffre 3, et deux fois le chiffre 0.
3773037730
7730330377
077…
Et puis quoi  ? Tout cela ne mène à rien. Je jette
violemment le cahier qui traverse la table et va s’échouer
aux pieds de Gouffre. En gardant les yeux braqués sur son
livre, il envoie sa main gauche chercher à tâtons mon
travail et me le tend sans un regard. Je le pose
machinalement devant moi. Je dois me calmer et penser au
but que je poursuis. Je ferme les yeux. Eve, Marcus,
Claudius et Octavius, tous ceux que j’aime rêvent de
connaître ce qu’il renferme : peut-être des informations sur
notre vraie identité, le lieu où on vivait… Je le sais bien
pourtant, mais je me le répète pour m’apaiser. Je dois
essayer jusqu’au bout, ne pas baisser les bras. Après
plusieurs minutes, j’incline la tête et contemple mon cahier
qui est posé à l’envers. Et là, je m’arrête sur une des
lignes  : 5705705705. Je déchiffre SOLSOLSOLS. Je peux
lire des lettres lorsque les chiffres sont à l’envers  ! Et si
c’était la solution  ? Un message tout simple, un nom
fabriqué avec des chiffres ? C’est donc ça que cachait cette
étrange manière d’écrire les nombres !
Je saisis le classeur, compose les dix chiffres dans l’ordre
puis je le retourne.
À l’envers, le 3 ressemble à un E, le 7 à un L, le 4 peut
passer pour un h et le 5 est proche du S. 0,8 et forment
respectivement un O, un B et un I dans les deux sens. Je
dois donc chercher à créer un mot ou une suite de mots qui
comporte en tout dix lettres et utilise B, E, I, h, L, O, et S.
Je n’ai plus qu’à manipuler ces sept lettres dans tous les
sens.
SOLEIL, BILLE, BOIS, SOIE ou SOIS. SOISBELLE : sois
belle, mais il manque une lettre. BELLEBILLE : belle bille…
mais quel rapport avec la Maison ?
BOSSEBOSSE ou OBEISOBEIS ou en mélangeant les
deux : BOSSEOBEIS ; on doit se rapprocher de la solution.
Jove a dû trouver des mots plus en rapport avec lui, sa
famille, la Maison ou l’île. Comment s’appelle cet endroit,
déjà  ? Je l’ai lu dans le journal d’Eve. Elle en citait
plusieurs, Denfar, Esbee… Hélios. HELIOS  ! Hélios
comporte les bonnes lettres, mais par quoi le compléter  ?
Peut-être… île  ? C’est ça, je compose ILEHELIOS  :
501734371.
Je prends une profonde inspiration. Non, ça ne marche
pas, il n’y a que neuf lettres. J’ai pourtant la conviction que
je touche au but. Je vais souffler un moment et reprendrai
un peu plus tard. Je ferme mon cahier et, en levant les
yeux, je me rends compte que mes amis sont hilares. J’étais
tellement pris dans mes conjectures que je ne me suis pas
aperçu qu’ils ont l’air de bien s’amuser.
— On fait trop de bruit, c’est ça ? demande Octavius. On
sort tout ce qui nous traverse l’esprit pour trouver une
ouverture vraiment inédite, alors forcément on dit
beaucoup de bêtises. Et toi, ça avance ?
— Je vous le dirai quand je serai vraiment sûr.
Gouffre revient à point nommé pour nous apporter nos
sandwichs. À peine sommes-nous installés pour manger
qu’Octavius se tourne vers notre hôte.
— Comment as-tu fait pour t’enfuir ? demande-t-il.
—  J’ai préparé mon coup très longtemps à l’avance.
D’abord, je voulais m’assurer que je serais bien reçu chez
les Oreilles coupées. J’ai réussi plusieurs nuits de suite à
sortir de la Maison sans me faire repérer. J’ai rencontré
leur chef d’alors, qui s’appelait Noucaf. Nous avons
beaucoup discuté. Il voulait vérifier que je n’étais pas un
espion qui cherchait à s’infiltrer. Il m’a demandé d’apporter
un cadeau d’arrivée. Il connaissait l’existence d’un classeur
gris qui renfermait des renseignements importants. À
l’époque, je l’ai cherché des jours durant, mais en vain. J’ai
commencé, à cause de cette quête, à éveiller les soupçons
et j’ai senti qu’on allait me percer à jour. De leur côté, les
Oreilles coupées ne voulaient pas céder sur leur condition.
J’ai fini par être découvert et on m’a alors fait subir des
séances de torture destinées à me faire avouer mes
intentions. Bien entraîné à dissimuler, je ne me suis pas
trahi mais j’en ai gardé un tympan endommagé. J’ai
finalement réussi à m’enfuir. Mais les gars des grottes ont
longtemps fait peser sur moi la menace de me rendre à
Jove car ils me jugeaient inutile et diminué. J’ai pu leur
prouver le contraire à plusieurs occasions.
Nous ne posons pas d’autres questions, car nous sentons
que ces souvenirs lui sont pénibles à raconter. Mes copains
me proposent un schéma d’ouverture pour l’inche. La boule
sera coincée en sandwich entre le dos du meneur et le
ventre du lanceur qui se cramponnera fermement de tous
ses membres à son partenaire. Les autres joueurs les
encadreront pour nettoyer ceux qui essaieraient de les
décoller. Octavius explique que, s’il ferme bien ses mains,
nos adversaires ne pourront pas tenter de lui casser les
doigts. Il lui suffira de tenir la position trois ou quatre
minutes. L’originalité, c’est qu’on jouera sans placeur. Mon
rôle consistera à faire en sorte de neutraliser Rémus. Mes
copains espèrent qu’il évitera de tuer celui qu’il considère
comme son seul ami.
 
Le soir, nous demandons à Relignas de bien vouloir
amener nos compagnons d’évasion pour organiser notre
recrutement. Curieusement, quand il revient, il n’est
accompagné que de trois Violets qui se disent volontaires :
Flavius, Démétrius et Brutus. J’ai du mal à croire aux
miracles et je décide de les interroger :
—  Pourquoi voulez-vous nous rendre service  ? Cela fait
bien longtemps que vous ne nous adressez plus la parole.
— Le jeu nous manque, déclare Flavius. Et puis ça nous
plaît de jouer avec des grands qui ont inventé des
ouvertures. On était parmi les meilleurs chez les Violets et
on veut montrer à ceux de la Maison qu’on est encore des
champions de ce sport.
Octavius et Claudius semblent convaincus par leurs
raisons et nous leur donnons rendez-vous sur la plage le
lendemain à 17 heures pour s’entraîner et répéter notre
tactique.
Affre passe aux nouvelles un peu plus tard. Le
traitement semble lui faire du bien car il marche sans
boiter.
Il me dit qu’il réfléchit à l’évasion, avec la complicité de
Louche. Ils nous en parleront après l’inche et quand j’aurai
réussi à ouvrir le classeur. Il fait comme si tout cela n’était
qu’une simple question de temps. Je crois qu’il ne veut pas
nous décourager.
 
Nous nous rendons à la douche. Comme prévu, dès que
nous y sommes seuls, le messager apparaît. Quand je lui
fais part de l’exigence ajoutée par les Oreilles coupées, il
sourit et répond qu’il me suffira de placer dans la balance
mes deux compères, qui devront retourner à la Maison
avec moi si nous perdons. Octavius et Claudius hochent la
tête sans hésiter. Je fixe le match à 18 heures le
surlendemain. Il précise, avant de partir, qu’une escorte de
six soldats sera sur place pour protéger leurs joueurs et
qu’en face ils ne veulent pas en trouver plus. En cas de
guet-apens, Jove a précisé que tous ses soldats seront prêts
à intervenir en quelques minutes et auront pour consigne
de tuer. Le soldat repart sans se retourner.
— Merci les gars, dis-je, très ému.
— Nous sommes amis, répond Claudius, et notre sort est
lié depuis déjà longtemps.
 
Je passe voir Eve au milieu de la nuit. Elle se réveille à
peine quand je m’allonge à ses côtés. Nous restons ainsi
presque une heure sans parler. Elle me serre la main.
Quand elle se rendort et relâche sa pression, je me dégage
et retourne dans mon alvéole. Demain, il faudra qu’on
envisage ensemble tous les scénarios, qu’elle comprenne
bien que je n’imagine pas l’abandonner. J’ai eu une idée
près d’elle pour le code  : LILEHELIOS. C’est l’article qui
manquait. Je m’endors épuisé.
 
Ce matin, à peine arrivé dans la salle d’étude, je saisis le
classeur gris et aligne les chiffres de ma combinaison. Cela
ne s’ouvre pas, j’essaie à l’envers, sans résultat. Je décide
d’expliquer aux autres ma théorie. Ils semblent
impressionnés, surtout Gouffre qui en lâche son livre :
— Hélios, tu connais le nom de l’île, Méto ! Tu reçois tes
informations de l’Autre Monde ?
Je souris pour toute réponse. J’ai eu envie de répondre
« presque » mais je me suis ravisé, il aurait pu comprendre
que je tenais mes renseignements de l’Entre-deux. Mes
copains sont excités et peinent à se concentrer. Ils
gribouillent chacun de leur côté, à la recherche d’une
solution. Gouffre se replonge dans sa lecture.
— Je ne sais pas si je suis le seul dans ce cas, intervient
Octavius, mais je peux lire mes 2 dans les deux sens. Alors,
ça pourrait être : ILE2HELIOS. Ce serait un peu comme un
jeu de mots, « deux » à la place de « de ».
— Je crois que tu es génial, dis-je.
Nous testons l’hypothèse sur-le-champ  : 5017342371,
puis dans l’autre sens : 1732437105, mais ça ne fonctionne
pas.
— Et tu es sûr de l’orthographe du nom ? Hélios n’aurait
pas deux L par exemple ?
— Non, je l’ai vu écrit et j’en suis sûr.
—  Sur les cartes anciennes, précise soudain Gouffre en
gardant les yeux sur sa lecture, on trouve parfois «  île  »
écrit sans l’accent circonflexe, avec un s avant le l.
Sans attendre, je reprends la manipulation en suivant sa
suggestion  : ISLEHELIOS, soit 5017343751. Et… ça
s’ouvre  ! Nous nous regardons tous les quatre. Une vague
de chaleur afflue soudain en moi. Je soulève délicatement la
couverture de métal du classeur et j’observe la première
page. Elle se présente sous la forme d’un tableau avec un
titre au-dessus de chaque colonne. Je lis à haute voix, de
gauche à droite :
—  Nom, prénom, date de naissance, fratrie, adresse,
nouveau nom et date d’arrivée.
Gouffre suggère que l’un d’entre nous fasse le guet dans
le couloir.
—  Si vous prenez des notes, apprenez-les par cœur et
faites-les disparaître. On est en train de jouer nos vies.
Octavius se dévoue après avoir hésité. Nous parcourons
la dernière colonne à la recherche de nos noms. Au bout de
la sixième page, c’est l’ancien César qui réagit :
—  Là, Philippus, c’était moi  ! Je m’appelle Alain C., j’ai
vingt et un ans aujourd’hui. Fratrie  : 3/3, je suis le
troisième et dernier enfant de la famille, et j’habitais Zone
17. E189. EO ! Là, Sextus, c’était Affre ! Il faut recopier les
informations pour lui.
C’est au tour de Claudius de découvrir qu’il s’appelle
Richard et est l’aîné d’une famille de deux enfants.
Octavius, qui trépigne à la porte, s’appelle Jacques et a un
frère ou une sœur, Marcus se prénomme en réalité Olivier,
mais ça, on le savait déjà. Il est le dernier d’une fratrie de
trois. Je découvre que, à la différence des autres, on n’a pas
changé mon prénom : je m’appelle Méto M. et j’ai un petit
frère ou une petite sœur. Nous recopions tous fébrilement
nos lignes respectives, plus celles de Marcus, d’Octavius et
d’Affre. Claudius voudrait que je remette tout en place au
plus vite, avant que quelqu’un ne nous surprenne.
—  Laissez-moi encore une dizaine de minutes, je vais
juste parcourir la fin de la liste pour voir si je ne remarque
rien de particulier.
Je ne peux pas leur dire que je cherche Gilles, le frère
d’Eve. Je m’y reprends plusieurs fois. Il est introuvable.
Mes copains s’impatientent. Je referme le classeur et le
range soigneusement. Je déclare avec fermeté :
— Pas un mot au Premier cercle avant la fin de l’inche !
On est tous d’accord.
Incapables de penser à autre chose qu’à ce que nous
venons d’apprendre, nous restons silencieux et immobiles
le reste de l’après-midi. Nous savourons notre réussite.
 
À 17 heures, nous retrouvons sur la plage les autres
membres de l’équipe. Nous enfilons avec un plaisir certain
notre équipement. Après un échauffement musculaire très
complet, mené par notre capitaine, Claudius, nous
organisons une courte partie à trois contre trois pour tester
la résistance des Violets volontaires. Ils nous surprennent
agréablement par leur agressivité. On pourra peut-être le
gagner, ce match, après tout. Nous essayons l’ouverture
dite de la «  grosse bête  »  ; malgré mon acharnement et
celui de mes trois coéquipiers, nous ne parvenons pas, au
cours des trois essais, à décoller Octavius de Claudius.
Nous sommes euphoriques et allons plonger dans l’océan
pour rincer notre sueur. Nous chahutons en nous faisant
des chatouilles. Octavius et les trois petits hurlent de rire.
Affre nous rejoint sur la plage. Je m’isole avec lui pour
lui faire part de la grande nouvelle. Je lui récite ce que j’ai
lu sur lui.
— Je te remercie, Méto, mais pour moi c’est trop tard et
puis je n’aime pas mon prénom. Le vrai, c’est celui que je
me suis choisi.
 
Quand je pénètre dans l’Entre-deux, je suis très ému  ;
Eve le sent tout de suite. Et comme si j’étais contagieux, je
vois son visage qui devient plus grave. Je lui révèle sans
attendre que son frère n’a jamais vécu sur cette île. Je
m’attendais à ce qu’elle explose en sanglots, après tous les
sacrifices qu’elle a endurés pour rien, mais elle semblait s’y
attendre car sa voix est maîtrisée :
— Je m’en doutais, depuis quelques mois déjà. Au moins,
maintenant, je sais. Je crois que Garry se sentait incapable
de s’engager tout seul et qu’il m’a menti pour que je
l’accompagne. Mon frère est peut-être parti pour un
endroit moins dur.
Je lui donne tous les renseignements obtenus par Affre
sur les horaires et le lieu de l’embarquement, au cas où elle
aurait à s’enfuir seule, car nous devons envisager
l’hypothèse de la défaite à l’inche.
—  Je ne sais pas, dit-elle calmement, si je trouverai le
courage de m’évader sans vous.
—  Sache que, quelle que soit ta décision, je ferai tout
pour te retrouver. Je ne t’abandonnerai jamais.
— Quand je vois à quel point tu es fidèle à Marcus, je me
dis que je peux compter sur toi. Maintenant, laisse-moi et
retourne avec tes frères. Repose-toi bien pour être en
forme demain. À bientôt, Méto.
— À bientôt, Eve.
Malgré son conseil, je ne trouve le sommeil qu’aux
premières heures du jour. Le réveil est douloureux. Mes
amis n’ont pas l’air très en forme non plus. Nous regagnons
directement notre refuge où nous passons la journée à
cogiter chacun de son côté. Nous avons tous les trois des
difficultés à manger. Nous nous forçons sous la pression de
Gouffre, qui nous a apporté un plateau spécialement
préparé par Louche en vue de la compétition. Il y a un petit
mot caché sous une assiette. À demain ou à plus tard. Je
crois en vous. L.
À 17 heures, nous nous rendons sur le terrain en tenue.
Nous croisons trois Renards portant au-dessus de leur tête
un corps enveloppé dans un linge blanc. Des serviteurs de
la Maison ont déjà investi les lieux et délimité le terrain.
Deux panneaux de bois, percés d’une niche, ont été
installés à chaque extrémité. Une ficelle rouge est tendue à
une vingtaine de centimètres de hauteur pour marquer les
limites latérales. Nous découvrons l’équipe adverse qu’on
pourrait surnommer «  Rémus et les traîtres  », car sont
présents Paulus, l’ancien protégé de Claudius, Julius,
Publius et Crassus, qui est remplaçant. Je reconnais aussi
Mamercus, qui avait disparu avec Numérius avant l’attaque
et qu’on croyait mort. Quand je lui souris, il évite mon
regard, sans doute pour me signifier qu’il n’est pas libre de
parler. Rémus s’approche, me prend dans ses bras et
déclare, visiblement ravi :
— Je savais que je pouvais compter sur toi.
— Salut, Rémus, dis-je, un peu mal à l’aise.
Nous nous échauffons ensemble en suivant les
indications du fils de Jove. Radzel et quelques Lézards sont
venus assister au spectacle. Si ce n’était les deux rangées
composées de soldats d’un côté et de Sangliers de l’autre,
nous pourrions nous croire revenus quelques mois en
arrière.
Les équipes se mettent en place. La boule est jetée au-
dessus des deux capitaines. C’est Rémus qui s’étire le plus
et intercepte la balle. Ils vont donc engager. Nous
surveillons leurs mouvements pour anticiper l’ouverture
qu’ils ont choisie. C’est une classique, l’Atticus 2.1  : on
pouvait s’y attendre car c’est la préférée de leur capitaine.
Les deux transperceurs se placent devant le meneur et se
jettent tête la première sur les adversaires, le second
venant s’aplatir sur le premier. Le meneur fait de même et
se propulse en avant pour rouler jusqu’à la cible. Si les
transperceurs «  travaillent bien  », au moins deux ennemis
seront assommés avant l’entrée en action de Rémus. Il me
revient en mémoire une parade que nous n’avons jamais
essayée. Julius se lance et met KO deux des Petits qui
complètent notre équipe. Avant même que le deuxième ne
s’aplatisse à son tour, je me jette au cou de Rémus et lui
subtilise la boule. Je la transmets à Octavius qui saute sur
le dos de Claudius pour lancer la «  grosse bête  ». Rémus,
vexé, rentre tête la première dans les côtes de notre
meneur, qui lâche un cri terrible mais continue à avancer.
Je me faufile jusqu’à Rémus pour tenter de l’immobiliser. Je
prends un terrible coup dans la mâchoire, mais je me
cramponne. J’ai le temps de surprendre un échange de
regards entre Paulus et Radzel. Ce dernier fait semblant de
se gratter sous le bras. Paulus passe derrière Octavius et
glisse ses doigts au niveau des aisselles pour le chatouiller.
Je l’entends souffler puis hurler quand il se redresse. Les
autres ont récupéré la boule. Enfin, je crois car c’est le trou
noir.
Je suis assis sur une chaise, les mains ligotées dans le
dos, dans une pièce peu éclairée. J’entends parler
doucement. Je me sens observé. Je soulève difficilement les
paupières. Quatre ombres me font face. Et puis c’est
comme si le brouillard se dissipait. Je distingue à quelques
mètres de moi, assis derrière une longue table, deux César
et un homme aux cheveux blancs tirés en arrière qui
esquisse un geste pour obtenir le silence.
— Bonsoir, Méto, bienvenue à la Maison.
 
À suivre...
Du même auteur
 
 
Aux éditions Syros :
 
C’était mon oncle !, coll. « Tempo », 2006
Jacquot et le grand-père indigne, coll. « Tempo », 2007
Méto, tome 1, La Maison, 2008
(prix des Collégiens du Doubs, 2008,
prix Tam-Tam Je Bouquine, 2008)
 
 
Chez d’autres éditeurs :
 
Mon premier rôle, Nathan, 2004
Comme les cinq doigts du pied, Nathan, 2005
L’auteur
 
Yves Grevet est né en 1961 à Paris. Il est marié et père
de trois enfants. Il habite dans la banlieue est de Paris, où il
enseigne en classe de CM2.
Il est l’auteur de romans ancrés dans la réalité sociale.
Les thèmes qui traversent ses ouvrages sont les liens
familiaux, la solidarité, l’apprentissage de la liberté et de
l’autonomie.
Avec Méto, il aborde un genre nouveau pour lui  : le
grand roman d’aventures, tout en restant fidèle à ses sujets
de prédilection.
Découvrez aussi chez Syros
La collection Soon
 
Des histoires de futurs
pour réinventer le présent
www. syros. fr/soon/
 
Déjà PARUS
1. Apocalypse Maya
Frédérique Lorient
 
Un roman poétique et visuel sur la difficile
reconnaissance de l’Autre, qui renvoie (comme Les
Chroniques martiennes de Ray Bradbury) au génocide
indien.
 
2. Terre de tempêtes
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Lassée d’être maltraitée par la folie cupide des hommes,
la Terre se révolte. Un roman palpitant emporté par la
fureur des éléments, un cri d’alarme écologique et aussi
une émouvante chronique familiale.
 
3. À mille milles de toute terre habitée
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bouleversant sur la solitude, les ombres du passé et
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conte cruel sur les dérives de la science.
 
 
À PARAÎTRE
(Mai 2009)
 
5. Les Clés de Babel
Carina Rozenfeld
Mis en pages par DV Arts Graphiques à La Rochelle.
Cet ouvrage a été imprimé en France par
CPI Bussière à Saint-Amand-Montrond en février 2009
Dépôt légal : mars 2009
Loi n° 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse
N°d’impression : 090343/1
N°d’éditeur : 10154859
 
Yves Grevet

MÉTO
Tome 3
Le Monde

 
Hors-série

Couverture illustrée par Thomas Ehretsmann


© Syros, 2010

ISBN : 978-2-74-850953-3
 

À Paul
Chapitre 1
 
—  Tu dois en avoir des choses à nous raconter, Méto,
n’est-ce pas ? susurre le petit homme à la peau froissée et
aux lunettes épaisses. Tu sais qui je suis, bien sûr ?
—  Vous êtes Jove, le père de Rémus et Romulus. Vous
êtes le créateur de la Maison…
—  C’est bien. Les présentations étant faites, nous
t’écoutons.
Je contemple les deux César. Je n’en reconnais qu’un.
L’autre porte le numéro  3 mais ce n’est pas celui que je
côtoyais à la Maison. Il n’a pas le même regard froid et
sévère. Jove s’agite sur son siège. Je suis sans doute trop
lent à réagir. Quand il tourne la tête, je vois que ses
cheveux sont attachés à l’arrière de son crâne par un
élastique. Je ne sais pas exactement ce qu’ils veulent
m’entendre dire. Je me lance :
— Où sont Claudius et Octavius ? Et Marcus ?
— Je crois que tu ne comprends pas vraiment la situation,
intervient César  1 d’un ton sec. Tu es ligoté devant nous.
Tu nous as désobéi et tu devras payer pour ça. En
attendant, tu n’as pas d’autre choix que de t’excuser du
mal que tu as causé et de tout nous raconter. Tu dois sans
rechigner mettre en cause tous tes complices, à
commencer par ceux qui t’ont permis de croire qu’une
fugue était possible. Et un conseil en passant, tes copains
ayant été très coopératifs, n’essaie pas de nous tromper.
L’image de mes deux frères de révolte jaillit soudain
devant moi. Je suis sûr qu’ils n’ont rien dit. Je devine qu’ils
ont subi des violences et, tout à coup, un frisson me
parcourt le corps. Je dois me dominer et répondre
tranquillement. Mais aucun mot ne sort de ma bouche.
L’angoisse de trop en dire me paralyse. Je ne suis pas prêt.
Jove lève la main comme pour annoncer la fin de la
partie. Il s’exprime sans élever la voix :
—  Rafraîchissez-lui un peu la mémoire, à ce petit. On
reprendra demain. D’ici là, pas de nourriture.
Avant de quitter la pièce, il se tourne vers moi et ajoute,
comme une menace :
— Ne me déçois pas, Méto.
 
Le frigo. Tout recommence comme avant. Je m’étais
pourtant promis de ne plus jamais y retourner. César 1 me
guide en me touchant l’épaule. Je découvre les couloirs de
l’«  autre Maison  ». Nous ne croisons personne. Je n’ai
aucune idée de l’heure qu’il est. Dans la cuisine, mon
accompagnateur me pince la peau pour me faire stopper. Il
appuie fortement son index et son majeur sur mes
paupières pour m’empêcher de voir. La porte du frigo
s’ouvre. Je perçois des odeurs que je pourrais reconnaître
entre mille : celles de mes amis dans leurs vestes de Puants
qu’on fait sortir. Je lance :
— Ça va, les gars ?
— Méto ! s’exclame Claudius. Ne t’inquiète pas pour…
— Taisez-vous, sales chiens !
J’entends les coups qui pleuvent sur mes copains pendant
qu’on me pousse violemment dans la chambre froide. Bang.
La porte est close. Après quelques minutes d’hésitation,
j’entreprends de faire le tour du lieu. Rien n’a changé.
Pourrait-il en être autrement  ? Je m’approche de l’autre
porte, celle qui donne sur la Maison des enfants. Je ne crois
pas que j’aurai, cette fois-ci, la visite de Romu. Je dois
mettre à profit mon séjour en solitaire pour envisager le
meilleur moyen de récupérer au plus vite un peu
d’autonomie. Je ne dois pas perdre de vue mes objectifs  :
retrouver tous mes amis et quitter avec eux cette île. Pour
cela, je vais être obligé de dominer ma colère et pactiser du
moins en apparence avec Jove et ses complices. Il faut que
je prenne exemple sur Gouffre, l’homme des livres qui
vivait chez les Oreilles coupées  : il avait, lui, joué le bon
apprenti César quand il préparait sa fuite. Que vont-ils faire
de moi  ? Vais-je être condamné à devenir serviteur
maintenant, ou me conserveront-ils le statut de « E » ? Ma
veste déchirée ne me protège pas beaucoup et je sens le
froid s’insinuer. Il faut que je marche. Les réflexes acquis
lors de mes précédents séjours me reviennent petit à petit.
Je suis sans réfléchir une sorte de programme de survie en
milieu réfrigéré. J’alterne les moments de repos et
d’activité, et respire plus doucement.
J’ai cru comprendre que la punition n’excéderait pas
vingt-quatre heures. Je m’occupe l’esprit en inspectant
méticuleusement les piliers et les murs. Je remarque des
griffures sur un pilier, non loin d’une veilleuse. La peinture
a été volontairement grattée à plusieurs endroits. Peut-être
un enfant a-t-il essayé de tromper le temps en comptant les
heures  ? Je passe le doigt sur les traces. Ce sont des
lettres. ON N’A RIEN DIT. OC. Octavius et Claudius m’ont
laissé un message. Je pousse un cri de joie :
— Bravo, les gars !
Je suis tellement euphorique que pendant plusieurs
minutes je sautille d’excitation.
Je reviens sur mes pas pour vérifier ma découverte. La
deuxième fois, je ne suis plus vraiment certain de mon
déchiffrage. J’ai l’impression de ne parcourir des yeux que
des hachures malhabiles. Je dois me calmer. Je n’ai pas
besoin de ça pour croire en eux. Nous sommes plus que des
frères et je ne crains rien de leur part. Ils savent très bien
que si Jove s’aperçoit que nous connaissons nos véritables
identités ainsi que nos origines, il nous enfermera à jamais.
J’ai soif mais je ne dois pas y penser. Réfléchir, essayer
d’anticiper, voilà la seule tâche à accomplir pour le
moment. Me jouer les scènes futures et préparer les propos
que je devrai tenir. Rien d’autre.
Le sommeil me surprend à plusieurs reprises et je suis
obligé ensuite de me masser longuement et énergiquement
pour faire passer la douleur aux oreilles ou aux doigts. Je
retourne au pilier gravé. Je cherche près de sa base
l’instrument qui a permis aux gars de gratter la peinture. Je
ne trouve qu’un morceau de fil de fer épais, long d’à peine
un centimètre et demi. Je décide de faire disparaître les
traces. On ne sait jamais  : si quelqu’un y voyait la même
chose que moi, les conséquences pourraient être graves. Je
racle très fort pour nettoyer la zone d’écriture. La tige
métallique glisse et j’ai bientôt du sang sous les ongles.
J’arrête. Il faut que je garde aussi du temps pour me
préparer.
 
Enfin, la délivrance ! Mon corps fume pendant plusieurs
minutes alors que, encadré par deux soldats muets, je
rejoins mon lieu d’interrogatoire. Ils ouvrent les deux
battants de la porte pour me laisser passer et s’éclipsent.
Les deux César de la veille me font face, mais Jove n’est
pas là cette fois. À peine assis, César 1 prend la parole :
— J’espère que ton séjour t’a été profitable. Tu veux peut-
être boire avant de parler.
— Oui, merci.
J’avais oublié quel bonheur c’était d’étancher sa soif. Je
ferme les yeux quelques secondes.
— Alors ?
— Je suis prêt à tout vous raconter mais sachez qu’il y a
encore pour moi de nombreux points d’ombre. Je n’ai pas
toujours compris ce qui m’arrivait. Quoi qu’il en soit, je
vous promets d’être honnête.
—  Ne promets pas trop. Nous attendons des faits et des
preuves. Nous vérifierons chacun de tes propos car, après
ce qui s’est passé, nous n’avons plus confiance en toi. S’il
ne s’était agi que de moi, je t’aurais envoyé trimer à jamais
dans un endroit hostile, très loin de tous ceux que tu as
trompés. Première question  : qui t’a parlé de ceux de la
nuit ?
—  Je me doutais de leur existence depuis le début. On
voyait bien que quelqu’un changeait notre linge et faisait le
ménage autour de nous. Ensuite, j’ai découvert qu’on nous
droguait pour nous endormir.
— Tout seul ? Ne commence pas à modifier la vérité dès
ta troisième phrase. Tu as avoué aux rebelles que c’est
Romu qui te l’avait dit.
— Romu me l’a fait comprendre. Il m’a dit que je buvais
trop, et j’ai interprété ses paroles. J’ai simplifié durant mon
procès. Je savais ce que ces brutes voulaient entendre, je
n’étais pas sincère.
— Et pourquoi le serais-tu maintenant ?
—  Parce que je n’ai pas le choix, si je veux revoir mes
amis un jour.
La suite de la séance se déroule sans anicroches, jusqu’à
ce qu’on aborde le sujet des caches d’armes. Je sais que je
me dois de minimiser le rôle de Romu car j’aurai peut-être
besoin de son aide par la suite. César 1 relit ses notes :
—  Donc, suite à ton message, Romu a accepté de te
rencontrer pendant la révolte et vous vous êtes enfermés
tous les deux dans une salle d’étude pour parler. Après
cette discussion, tu as réussi à ouvrir les quatre caches
d’armes. Il est donc venu pour vous aider, ou est-ce une
coïncidence ?
—  Il est venu en ami. Il m’a mis en garde contre les
dangers que nous courions et a même proposé une
médiation. Il voulait demander une punition mesurée pour
nous, les chefs de la rébellion, en échange de notre
reddition. Je lui ai dit que nous étions déterminés à aller
jusqu’au bout. En revanche, je lui ai proposé de laisser
sortir les César et les traîtres car je craignais que les
enfants ne se déchaînent contre eux. J’y mettais une
condition  : il devait en échange m’indiquer une cache
d’armes. Il m’a dit tout net qu’il n’était pas là pour nous
aider et qu’il resterait fidèle à sa famille. Il n’a consenti à
me livrer qu’une phrase sibylline  : «  C’est seulement dans
l’obscurité qu’on peut espérer la lumière…  » et encore,
après que je lui ai juré de tout mettre en œuvre pour la
libération de nos ennemis.
— Tu veux dire qu’il n’a désigné aucune porte ?
— C’est ça.
— Et tu as trouvé comment, alors ?
—  J’ai fait plusieurs essais dans les placards, enfermé,
lumière éteinte, et ça a fini par marcher. Ensuite, j’en ai
déduit la position des autres caches d’armes.
César  1 se lève et m’annonce qu’on fait une pause.
César 3 reste pour me surveiller. Je pose mes bras en rond
sur la table pour y lover ma tête et je m’endors aussitôt.
 
À mon réveil, j’ai la bonne surprise de voir une assiette
devant moi. Je sais aussi que je ne dois pas manger avant
d’en avoir reçu l’autorisation. César en profite pour
reprendre l’interrogatoire comme si de rien n’était. J’ai du
mal à détacher mon regard de la nourriture. Je crois que
cette situation les amuse car j’aperçois un échange de
sourires. Je pousse l’assiette devant moi et relève la tête. Je
reprends mon récit en insistant sur la brutalité des Oreilles
coupées et leur méfiance à notre égard.
—  Pas tous, Méto, déclare César  1. Tu as sympathisé
avec les responsables de tous les lieux stratégiques  : la
cuisine, les archives et l’hôpital. Tu es même venu voler des
médicaments pour un affreux personnage, peut-être le pire
des soldats que nous ayons formés ici. Enfin, c’est du
passé, là où il est maintenant, il ne peut plus faire de mal.
— Affre est mort ?
—  Oui, seul, abandonné de tous et dans d’atroces
souffrances, à ce qu’on raconte. Maintenant, tu as le droit
de manger, si tu veux.
 
Je retourne passer la nuit au frigo. Je pleure. Sur Affre,
sur mes amis et sur moi aussi. Je m’en veux parce que j’ai
fini l’assiette et qu’ils me regardaient avec dégoût. Je me
retiens de vomir car je ne sais pas quand aura lieu le
prochain repas. Je dois tenir le coup malgré tout et me
montrer fort. Je mets des heures à me calmer. Je crie
beaucoup. Je devine leurs sourires de triomphe derrière les
portes en entendant craquer le petit Méto. Je m’assieds et
me laisse aller à somnoler. Je le paie par une immense
douleur aux pieds lorsque j’ouvre de nouveau les yeux. On
est venu me secouer. Je mets quelques secondes à
reconnaître Romu. Il m’aide à marcher pendant plusieurs
minutes. Quand le sang recommence à circuler
normalement, je lui souris.
— Je n’espérais pas te revoir si vite.
— Moi non plus. Ils ne doivent en aucun cas savoir que je
t’ai rendu visite. Grâce à la version que tu leur as fait
avaler hier, ils m’ont enfin offert quelques heures de
liberté. Mon père est persuadé que je suis à l’origine de
votre révolte, en quoi il a un peu raison. Il faudra que je
t’explique pourquoi, un jour. Je suis sûr qu’on peut faire
une bonne équipe tous les deux. Tu ne crois pas  ? En
attendant, sois obéissant et essaie de regagner leur
confiance. Ils vont sans cesse te tester et te tendre des
pièges. Conserve ton calme, prends le temps d’analyser et
surtout ne sois pas trop sentimental. Garde en tête que ton
but ultime, c’est de quitter l’île. Bon, j’y vais. Tiens, je t’ai
apporté ça. Mange aussi la queue.
Je retrouve le sourire en mordant dans ma pomme. Je
commence à saisir le rôle qu’il a joué au début de cette
aventure. Et moi qui avais failli le dénoncer sans le savoir.
C’était dans le bureau des César, quelques heures avant
mon dernier séjour au frigo, quand j’étais encore Rouge.
César  1 me demandait de lui expliquer pourquoi Crassus
avait fait son escapade au vestiaire. Et moi, je lui avais
répondu : « Je pense qu’on cherche peut-être à m’éloigner
de Crassus.  » C’était lui, la pièce manquante  : Romu. Il
était venu pendant la nuit inciter le petit nouveau à faire
une bêtise pour que je me retrouve au frigo en sa
compagnie et qu’il m’aide à comprendre. C’était lui
également qui avait demandé à un ou plusieurs César qu’il
tenait sous sa coupe de déserter le bureau pour que je
puisse résoudre l’énigme de la boîte à clefs. Les Oreilles
coupées n’étaient donc pas loin de la vérité. Étais-je
manipulé par Romu ? Qu’importe, maintenant ! On ne peut
revenir sur le passé.
 
Ce matin, j’ai droit à une douche avant d’être de nouveau
mené à la salle d’interrogatoire. Au moment de me
rhabiller, je découvre qu’on m’a préparé des affaires de
César ainsi qu’une montre. Je mets quelques instants avant
de me décider à les enfiler. J’ai l’impression de me renier
en portant des vêtements honteux. Les sourires qui
m’accueillent ne font rien pour dissiper mon malaise.
— Ce costume te va très bien, Méto, commente César 1.
Aujourd’hui, je veux que nous évoquions celui qu’ils
appellent le Chamane. Comme son antre est tabou, sauf
pour toi, nous avons du mal à cerner ce personnage. Alors,
nous t’écoutons.
—  Après l’évasion, comme j’étais blessé, j’ai séjourné
dans l’Entre-deux et, malgré mon état, j’ai senti qu’elle…
— Qu’elle ?
—  Je veux dire la personne… le gars qui soignait n’était
pas si effrayant. J’ai eu à y retourner une première fois afin
de récupérer des somnifères pour Marcus que je voulais
empêcher de faire des idioties la nuit. Je m’y suis de
nouveau rendu parce que j’avais besoin de médicaments
pour Affre.
—  Stop  ! me coupe César  1. Nous savons déjà tout ça.
Nous voulons un portrait précis du Chamane. Figure-toi
que nous avons vu que tu lui parlais quand vous traîniez
dans les couloirs la nuit. C’était le cas, n’est-ce pas ?
Je comprends que notre visite n’est pas passée inaperçue
et que je ne pourrai pas mentir sur tout.
— J’ai en effet réussi à gagner sa confiance et il m’a aidé
à soigner Affre. C’est un gars costaud, qui sait se faire
craindre. Il est aussi consciencieux et rigoureux dans son
travail.
—  Tu l’avais rencontré avant  ? Je veux dire quand tu
résidais à la Maison ?
— Non, il est trop âgé.
—  Il n’a pourtant pas de barbe, à ce qu’il paraît…
intervient César  3, dont j’entends la voix pour la première
fois.
—  Il se rase… avec une sorte de long couteau qui sert
pour les opérations.
J’entends frapper à la porte. On m’apporte à manger. Je
reconnais Optimus, que j’avais cru mort durant la bataille.
Lui ne semble pas autorisé à lever les yeux sur moi. César 1
m’invite d’un geste bref à entamer mon repas, puis son
collègue et lui s’éloignent pour s’entretenir à voix basse. Je
mastique lentement tout en repensant à leurs dernières
questions. Ils ne savent pas qui est le Chamane et font
peut-être l’hypothèse qu’il vient de l’extérieur. Cela doit les
rendre méfiants. J’aurais sans doute dû être moins
catégorique quand César  1 m’a demandé si je l’avais déjà
croisé à la Maison. J’entends des bribes de leur discussion :
«  Où aurait-il appris à… raser… barbe  ? Et pourquoi le
ferait-il ?… peut-être envoyer quelqu’un ? Je ne sais pas… »
J’ai la certitude que, par ma faute, Eve court un danger.
Ils reviennent. Je n’ai pas eu le temps de finir, mais César 3
me retire le plateau sans attendre.
—  Nous allons changer de sujet. Raconte-nous comment
tu as découvert le classeur gris.
Si je réponds «  Par hasard  », ils ne vont pas me croire.
C’est pourtant la vérité. Je réfléchis avant de déclarer :
—  Pendant la révolte, j’ai entrepris d’examiner tous les
documents du bureau des César. Je cherchais des papiers
susceptibles de nous éclairer sur nos origines, et je n’ai
rien trouvé, hormis un cahier associant les noms des
enfants aux lettres A, G, E et un classeur gris dont j’ai
compris l’importance lorsque j’ai réalisé que son ouverture
nécessitait un code à dix chiffres.
— Tu l’as donc découvert un peu par hasard ?
— Personne ne m’en avait parlé avant, si c’est le sens de
votre question. Je l’ai ensuite emporté dans mes bagages
pendant notre évasion. À mon arrivée dans les grottes, il
m’a été confisqué par les Oreilles coupées, mais je pense
que vos espions vous ont renseignés à ce sujet.
—  Continue. Explique-nous comment tu as su que tu
pouvais percer le mystère de son ouverture.
—  Je n’ai jamais pensé pouvoir réussir, mais il est vrai
que je l’ai prétendu. À cette période, l’hostilité des Lézards
était à son comble et nous risquions nos vies à chaque
instant. Le fait que le Premier cercle puisse croire que nous
en étions capables nous donnait de l’importance et nous
assurait une protection.
—  Et tu y es parvenu  ? demande César  1 d’une voix
calme. À son intonation, on pourrait douter qu’il s’agisse
d’une question.
Je souris et marque une pause :
—  Non, bien entendu, c’est impossible. Dix milliards de
solutions à tester…
— On nous a pourtant dit le contraire…
— On vous aura menti.
Je soutiens le regard de César  1 sans ciller. Je sais qu’il
bluffe. Jamais mes amis n’auraient parlé.
— Bien, si tu le dis. Et Philippus ?
— Je ne connais pas de Philippus.
— Philippus, celui qui s’occupe des archives.
— Vous voulez parler de Gouffre ?
—  Gouffre, c’est ça… Il est donc toujours vivant. Cela
suffira pour maintenant. Nous reviendrons te chercher
dans un moment pour une activité qui, nous l’espérons,
t’amusera.
De leur part, je crains le pire mais je n’ai pas le temps d’y
penser car je tombe de sommeil.
 
Ils me réveillent un peu plus tard sans ménagement.
Avant de m’entraîner dans les couloirs, César  3 me
bâillonne avec un foulard rouge. Nous descendons des
escaliers qui mènent à une petite salle sentant le renfermé.
Deux soldats encadrent un jeune homme aux yeux bandés.
Je reconnais tout de suite Octavius. Que vont-ils m’obliger à
faire  ? César  3 ouvre un tiroir, attrape une sorte de pince
aux mâchoires pointues et déclare :
—  Nous avons pensé que cela te ferait plaisir de lui
percer toi-même l’oreille.
Tout en gémissant à travers le tissu, je leur mime mon
désarroi et mon refus. Je ne veux pas faire mal à mon ami.
—  Ce n’est pas très douloureux, affirme calmement
César 1.
Il me colle l’outil froid et lourd entre les mains. Comme je
ne réagis pas, le ton se fait impérieux :
— Vas-y, Méto, c’est un ordre !
J’entends mon copain chuchoter :
— Fais-le, Méto ! Fais-le vite !
Je saisis la pince qui sent la ferraille rouillée et
l’approche de l’oreille gauche d’Octavius. Je tremble. Je ne
veux pas le blesser. Je dois réguler ma respiration. Je n’ai
aucun moyen de lui parler, de le rassurer. Je lui effleure
brièvement les cheveux puis j’appuie de toutes mes forces
sur la pince en espérant abréger sa souffrance. Il ne
parvient pas à retenir un cri. Il saigne. Sans attendre, un
soldat m’écarte et lui enfile l’énorme anneau. Il tire dessus
comme pour vérifier qu’il est bien accroché. Je sais qu’il
veut surtout entendre encore sa victime crier. C’est fini. Je
suis de nouveau dans les couloirs. Nous gravissons les
marches pour retourner à notre étage. On me pousse
bientôt dans une petite chambre sans fenêtre. À peine la
porte verrouillée derrière moi, je me précipite au-dessus du
lavabo pour vomir.
Je quitte l’immonde déguisement taché du sang de mon
frère. Je le jette par terre pour le piétiner. Puis je me glisse
dans les draps. J’aimerais dormir mais je n’y parviens pas.
Je sens comme une fièvre s’emparer de moi et assécher ma
bouche. Je passe une partie de la nuit à boire et me
rafraîchir le visage. Le sommeil me surprend vers
quatre heures.
 
À mon réveil, je découvre au pied de mon lit une nouvelle
tenue de César toute propre. Dans une des chaussettes, un
papier de trois centimètres sur un a été glissé. Il porte ce
court message  : Méto  =  traître. J’imagine que la nouvelle
de ma sale besogne de la veille a fait le tour des serviteurs.
Il semblerait qu’on en ait fini avec les questions car je ne
suis pas conduit à la salle habituelle mais vers le bureau
des César de la Maison des enfants. Je comprends que le
moment de l’humiliation est arrivé. Je sais que, en
m’exhibant en habit de César, ils veulent montrer à tous
que j’ai définitivement choisi le camp des méchants. Toute
la journée, je suis confronté aux regards haineux ou
écœurés de mes anciens amis. Les César ne me laissent
jamais approcher les enfants de trop près, sans doute ont-
ils peur que je puisse entrer en contact avec eux pour leur
expliquer que je suis obligé de jouer un rôle et qu’ils ne
doivent pas se fier aux apparences. S’ils le pouvaient,
certains petits me cracheraient au visage, d’autres, comme
Décimus ou Kaeso, m’ignorent totalement. J’essaie de
rester impassible mais c’est trop d’efforts, et une douleur
au ventre me fait grimacer par moments. Jove et ses sbires
savent ce qu’ils font  : ils m’isolent de tous les autres en
construisant autour de moi un mur de méfiance et de
dégoût. Je ne pourrai plus trouver aucun allié ici.
Je termine la journée complètement épuisé. Je pense très
fort à ceux que j’aime et qui, je l’espère, là où ils sont, me
font toujours confiance et comptent sur moi. C’est à
l’avenir que je dois me raccrocher. Un jour, tous les autres
comprendront.
Au milieu de la nuit, je suis convoqué par Jove dans une
pièce dont les murs sont couverts de livres. On me fait
asseoir en pyjama sur une chaise basse et lourde. Pas
moins de quatre César entourent le maître des lieux.
— Méto, nous allons te confier une mission, déclare Jove.
Si tu la réussis, nous te déclarerons «  pardonné  » et tu
intégreras le groupe  E, où je suis sûr que tes talents
pourront s’épanouir. Tu retourneras la nuit prochaine chez
les rebelles et tu récupéreras le classeur gris. D’après nos
informations, il est resté à l’endroit où tu l’as manipulé la
dernière fois. Tu emmèneras Quintus avec toi. Il sera
chargé de te surveiller. Vous vous préparerez demain.
Je suis ensuite reconduit dans ma chambre. Je
m’attendais à pire. À tout prendre, je préfère avoir peur
que honte, comme aujourd’hui. Je m’allonge et, en fermant
les yeux, je visualise tous ceux dont l’existence me pousse à
espérer. Où sont cachés Marcus et Claudius  ? Octavius
commence-t-il à moins souffrir de son oreille  ? Je revois le
tableau affreux des serviteurs dormant collés les uns aux
autres dans l’obscurité et la saleté, une lourde chaîne
entravant leurs moindres mouvements. Un jour, je réussirai
à sauver mon ami.
 
Le lendemain, je retrouve Quintus. Je suis content à
l’idée de parler avec quelqu’un de mon âge. Je garde le
souvenir d’un camarade très discret et soucieux des autres,
vers qui certains se tournaient quand ils avaient des
ennuis. En réalité, il jouait un personnage. Je l’ai découvert
bien après son départ  : c’était un traître qui espionnait
pour les César. Sans doute était-il contraint de le faire.
C’est le petit Crassus que j’ai initié qui lui a succédé.
César  3 m’accorde une heure pour présenter à Quintus le
plan de notre expédition. Nous attendons qu’il sorte pour
engager la conversation. Je commence :
— Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus. Je trouve que
tu n’as pas vraiment changé.
— Toi, si, répond-il, catégorique.
— Tu appartiens au groupe E ?
— Non, je suis apprenti César affecté à la sécurité de la
Maison.
— Tu es déjà allé chez les Oreilles coupées ?
—  Non, je n’ai jamais quitté la Maison. Je suis juste
chargé de te suivre et d’utiliser mes armes en cas de
besoin. Contre les autres, bien sûr…
Je lui explique en détail le parcours que nous aurons à
suivre et les difficultés auxquelles nous risquons d’être
confrontés  : des Renards en maraude, une Chouette à
l’affût. Nous devrons être rapides et parfaitement
silencieux. Nous nous mettons d’accord sur des gestes pour
communiquer. Même si j’insiste sur le fait que nous ne
prendrons aucun risque, je préfère le préparer au pire :
— S’ils t’attrapent, attends-toi à être roué de coups, mais
ils te garderont en vie pour que tu serves de monnaie
d’échange. Moi, cela dépendra de qui je rencontrerai en
premier. J’ai de nombreux ennemis là-bas. Je vais demander
à César  3 de nous trouver des habits sombres et larges. Il
faudra aussi de la suie pour enduire notre peau. Nous
agirons entre quatre et cinq heures du matin. Tu devras
rester très près de moi car nous marcherons dans le noir,
qui est parfois complet dans certains boyaux de la grotte.
Nous n’utiliserons une torche électrique qu’à l’intérieur de
la salle des archives. Tu apporteras quoi, comme armes ?
—  Mon couteau et mon poinçon. Je suis bien entraîné.
Dans un corps à corps, j’aurai toujours le dessus.
— Tu pourrais me les montrer ?
Comme je me rends compte qu’il hésite, je m’explique :
—  Je veux juste savoir si je pourrai m’en servir pour
ouvrir le tiroir où est rangé le classeur.
Il me les tend à contrecœur. Je les examine brièvement.
Le poinçon est assez pointu pour pénétrer dans la serrure
et la lame du couteau assez fine pour se glisser entre le
tiroir et son cadre. Je lui rends ses armes.
— Ce sera parfait. Je peux te poser une question qui n’a
rien à voir avec cette mission ?
— Essaie toujours.
— Comment es-tu devenu un informateur ?
—  Un traître, tu veux dire  ? Les choses sont simples à
expliquer et je n’ai pas honte de mon passé car je suis sûr
que, dans les mêmes circonstances, tu aurais été content
d’endosser le même rôle que moi. À peine mon initiation
terminée, mon tuteur m’a menacé de me faire la peau si
j’osais encore lui adresser la parole. Je n’avais aucun ami et
j’avais peur de tout. Je me sentais totalement abandonné à
mon sort. Et c’est à cette période que j’ai été convoqué
dans le bureau. César 2 m’a alors offert de me prendre sous
sa protection. Je pouvais, quand je le désirais, venir lui
confier les difficultés que je rencontrais. Pour le prévenir, il
me suffisait de dessiner une petite croix dans la marge de
mon cahier de devoirs et il organisait discrètement
l’entrevue dans les vingt-quatre heures qui suivaient. J’en
parle aujourd’hui comme d’une offre mais, à l’époque, je ne
pense pas que j’aurais eu la possibilité de refuser. Ce qui
comptait pour moi, c’est que j’avais de nouveau quelqu’un
sur qui m’appuyer, et pour une durée illimitée. Ce n’est que
progressivement, quand j’ai commencé à construire de
vraies relations avec les autres enfants, que j’ai découvert
que je pouvais faire du mal à ceux que j’aimais. À la fin de
ma vie chez les petits, je n’étais plus du tout à l’aise dans
ce rôle de mouchard. Surtout que, avec l’âge et
l’expérience, la protection des César était, à mes yeux,
devenue inutile. Et puis je n’étais pas du genre à profiter de
mon pouvoir pour régler mes comptes personnels. Et à
cause de Marius… Tu te souviens de lui ?
Je hoche la tête en souriant. C’était le spécialiste du
langage des signes à table.
— J’étais devenu très ami avec lui et il me disait tout car,
affirmait-il, «  on était comme les deux parties d’un même
corps, à jamais unis dans la vie et dans la mort  ». Je
partageais ce sentiment très fort mais j’étais obligé de lui
cacher la vérité. Je culpabilisais tout le temps. Quand « j’ai
craqué  », ça a été une délivrance, même si je suis privé
depuis de mon ami si cher. Au fait, tu sais que je n’avais pas
la taille, Méto  ? Que quelqu’un est venu pendant la nuit
casser mon lit ?
— Je m’en doutais, Quintus.
— Pourquoi ?
Je ne vais pas lui expliquer que son élimination du dortoir
constituait, d’après moi, la première partie du plan de
Romu. J’improvise :
—  Je me rappelle que quelques jours avant, pendant la
chorale, j’avais discrètement comparé nos tailles et que
j’étais plus grand d’un bon centimètre.
—  Je suis content que tu me dises cela car ici personne
n’a voulu me croire. On me répétait : « Ceux qui sont virés
racontent tous la même chose  : ce n’est jamais de leur
faute ! C’est toujours une erreur ! »
Je suis touché par la franchise de son récit. César 3 entre
sans prévenir. Il s’installe en face de nous et me demande
de lui exposer mon plan. À peine ai-je terminé qu’il fait
observer d’un ton sec :
—  J’avais cru comprendre que Philippus restait terré la
nuit dans la salle des archives. Tu pourras donc récupérer
la clef sur lui. Cela t’évitera d’utiliser les armes de Quintus
pour forcer la serrure du tiroir.
— Il me semble en effet qu’il dort sur place car je ne l’ai
jamais croisé ailleurs. Mais je préférerais ne pas risquer de
le réveiller.
—  Quintus n’est pas autorisé à te prêter ses armes.
Souviens-toi, Méto, que nous n’avons pas suffisamment
confiance en toi. Rappelle-toi aussi que Philippus est un
peu sourd. Enfin  ! tu n’as tout de même pas peur de ce
trouillard qui vit caché dans son trou depuis des années ?
Je ne réponds rien car je sais bien que c’est inutile.
 
Comme l’expédition aura lieu la nuit prochaine, nous
sommes autorisés à nous reposer pendant la journée. Je
m’allonge un long moment sur mon lit.
Et si Jove et ses sbires me tendaient un piège  ? Et s’ils
avaient finalement décidé de se débarrasser de moi ou de
m’imposer une confrontation avec les Lézards  ? Je vais
devoir être très prudent.
 
Les premières heures de la nuit me paraissent longues.
J’ai l’impression de ne pas dormir même si je m’assoupis
pendant de brefs moments. Quand j’entrouvre un œil, je
découvre César  3 debout à mes côtés. Il me tend ma
montre :
— C’est l’heure, Méto ! Quintus t’attend.
Nous rejoignons rapidement mon complice qui semblait
guetter mon arrivée. Nous nous enduisons d’abord le
visage de noir. Comme nous n’avons pas de miroir, nous
nous corrigeons l’un l’autre notre maquillage. Nous nous
sourions. Je crois qu’il pourrait devenir mon ami. Nous
enfilons les habits gris foncé préparés pour nous. Je ne sais
pas où César les a trouvés car je n’ai jamais croisé
personne dans cette tenue à la Maison. Nous répétons les
codes mimés que nous avons mis au point. Quintus est très
excité. Il s’agite dans tous les sens et n’arrête pas de
parler. Même si je commence à l’apprécier, j’aurais préféré
quelqu’un de plus aguerri pour m’accompagner dans une
telle mission. Je me sens contraint d’élever la voix :
— Ça suffit maintenant. Calme-toi !
Quintus s’exécute sans broncher. Je croise le regard de
César qui semble chagriné de l’autorité que j’ai prise sur
mon comparse, censé me surveiller. Je sens que César veut
parler mais il se ravise et quitte discrètement la pièce. Je
réexplique calmement à Quintus les différentes étapes du
parcours. Il semble prêt.
Nous empruntons le passage que j’ai utilisé avec Eve.
Quand nous débouchons à l’extérieur, je remarque qu’il fait
plus clair que je ne l’avais imaginé. Je coince un caillou
dans l’entrebâillement de la porte afin de l’empêcher de se
refermer. Nous avançons d’une cinquantaine de mètres
puis nous nous arrêtons un long moment afin de détecter le
moindre bruit suspect. Quintus semble très impressionné
par les chants des oiseaux car il me demande plusieurs fois
par gestes si tout est normal. Nous arrivons au trou et j’y
plonge tête la première. Mon compagnon m’imite quelques
secondes plus tard mais il écarte trop les jambes et peine à
s’extraire du conduit. Nous nous faufilons dans les couloirs
puis stoppons à l’entrée de la grotte principale. Nous
devons maintenant nous déplacer au ras du sol car nous
allons passer près des couchettes des Oreilles coupées. Je
reconnais les odeurs familières de la terre et des gars.
Quintus fait la grimace et se bouche les narines. Nous nous
enfonçons dans l’étroit couloir qui conduit à la salle des
archives, où nous pénétrons sur la pointe des pieds.
J’allume la torche et je promène son faisceau par terre. À
quelques mètres sur la gauche, Gouffre est allongé sur une
couverture, un livre posé sur son ventre. Je confie la
lumière à Quintus et lui demande de m’éclairer. Je
m’approche alors du dormeur et j’entreprends de fouiller
directement la poche droite de sa veste, où je sais qu’il
range sa clef. Mes doigts la trouvent sans difficulté sous un
mouchoir en tissu. Comme je me relève, sa respiration
s’interrompt un bref instant. Il gonfle les joues et expulse
l’air d’un coup. Je sursaute. Il entrouvre les yeux et me fixe
un moment en silence. Il m’a reconnu :
— C’est toi, Méto ! Tu es venu chercher le…
Je lui fais signe de se taire et de ne pas bouger. Il me
regarde ouvrir le tiroir et me saisir du classeur, sans
esquisser le moindre geste. Je m’approche de nouveau de
lui pour lui glisser à l’oreille :
— Rendors-toi, mon ami. Je tiendrai mes promesses, dès
que je le pourrai.
Il me sourit. Je me relève. Quintus me rend ma lampe
puis se jette sur Gouffre, dont il écrase le torse de ses deux
genoux.
— Qu’est-ce que tu fais ? Non !
L’apprenti César a sorti son couteau et, d’un geste bref, il
égorge mon ami.
—  C’est mieux comme ça. Il ne donnera pas l’alerte.
Allez, on y va.
Je ne peux plus rien faire pour Gouffre. J’éteins la lampe
et nous repartons. Je suis comme dans un cauchemar. Je
n’arrive plus à réfléchir. Mon corps semble avancer tout
seul. Nous regagnons la surface. Il fait totalement jour
maintenant. Pourquoi est-il si tard ? Je sais que, dès l’aube,
tous les guetteurs sont en place. Il va falloir courir et les
prendre de vitesse. J’avertis Quintus qu’on ne fera aucune
pause et qu’il devra foncer jusqu’à la porte. À peine la
course est-elle engagée que j’entends des sifflements
caractéristiques. L’alerte est donnée. J’aperçois sur la
gauche des gars armés qui se précipitent vers nous. Ils
s’immobilisent pour nous mettre en joue. Je crie à Quintus :
— On y est presque, alors on ne s’arrête pas.
J’entends les balles siffler près de nous. La porte est en
vue. Je plonge pour retirer la pierre. Un rebelle hurle :
— C’est Méto ! Il est avec eux maintenant ! Le salaud !
Je me glisse à l’intérieur. Quintus me suit de peu. Il est
sain et sauf. La porte s’est refermée. Nous reprenons notre
souffle. Avant de gravir les marches, je plaque violemment
mon compagnon contre le mur et laisse éclater ma colère :
—  Pourquoi as-tu tué Gouffre  ? Il n’a pas bougé… Il
n’aurait pas crié et tu l’avais compris. Alors, pourquoi ?
— Lâche-moi, Méto. Cela faisait partie de la mission. J’ai
agi sur ordre. Depuis le temps qu’ils rêvaient de lui mettre
la main dessus, ils n’allaient pas rater l’occasion.
Nous montons lentement l’escalier. Je m’en veux. Je ne
me suis pas assez méfié. Malgré tout ce que j’ai vécu, la
cruauté des autres me surprend toujours. Nous sommes
attendus à la sortie du débarras. Je jette le classeur gris
dans les bras du premier César que je croise et je
m’enfonce seul dans les couloirs. J’entends Quintus se
vanter derrière moi :
—  C’était parfait. Mission accomplie. Mais on a eu
chaud…
— Nous te félicitons, Quintus, tu as bien travaillé.
—  César, je peux remettre ma montre à l’heure
maintenant ?
 
Enfermé dans la douche, je laisse couler l’eau pour diluer
mes larmes. Je comprends tout maintenant. En retardant
ma montre, ils différaient notre escapade et s’assuraient
que nous ne passerions pas inaperçus. Ils étaient sûrs ainsi
que les Oreilles coupées pourraient m’identifier. Ils m’ont
mouillé jusqu’au cou dans leurs sales affaires. Le piège
s’est complètement refermé. Je n’ai plus aucune porte de
sortie, plus d’alliés possibles nulle part. Pour tous,
maintenant, je suis Méto le traître.
Chapitre 2
 
Ce matin, César  4 m’entraîne dans une partie de la
Maison que je ne connais pas. Je pénètre à sa suite dans
une salle de cours où l’on a disposé les tables en cercle. Je
suis présenté à un groupe d’une dizaine d’élèves silencieux,
tous plus âgés que moi, qui m’observent avec intérêt. Je lis
quelques sourires qui se voudraient complices ou
bienveillants. Un ou deux visages ne me semblent pas
inconnus mais, à cet instant, je suis incapable de leur
associer un nom. Les élèves se tiennent debout, la main
droite posée sur le dossier de leur chaise. Ils ne portent pas
d’uniforme mais des vêtements aux couleurs et tissus
variés. Certains ont les cheveux un peu trop longs pour la
Maison.
—  Voici Méto qui rejoint le groupe aujourd’hui. Vous
l’aiderez à trouver sa place parmi vous. Méto, dans un
passé récent, a commis de graves erreurs mais nous
espérons qu’avec l’aide de tous il saura évoluer dans la
bonne direction  : celle de l’obéissance et de la loyauté à
Jove.
D’un geste, César  4 nous invite à nous asseoir puis
reprend :
—  Avant d’en venir au travail du jour, je voudrais que
vous expliquiez à notre nouveau venu la raison d’être et le
fonctionnement de ce groupe. Stéphane, commence, s’il te
plaît.
Je suis troublé. Stéphane, ce prénom, je l’ai vu à
plusieurs reprises en parcourant le classeur gris. Les élèves
ont-ils récupéré leur vraie identité ?
—  Le groupe  E a pour fonction de réaliser des missions
sur le continent. Nous apprenons ici à nous comporter
comme n’importe quel individu résidant sur place. Nous
adoptons leurs codes vestimentaires, leurs prénoms et
toutes les attitudes qui nous permettront de passer
inaperçus. Les cours se divisent en trois domaines  :
l’entraînement sportif avec sports de combat, endurance,
escalade et plongée ; l’étude des dossiers de civilisation et,
enfin, les simulations de situations courantes que nous
sommes susceptibles de rencontrer à l’extérieur. Le soir,
nous pouvons parfaire nos connaissances en posant des
questions aux César, dans la mesure où elles ne concernent
pas notre histoire personnelle ni celle de nos camarades.
—  C’est une excellente introduction. Je pense que cela
suffit pour le moment. Ce matin, Méto, tu vas participer à
l’entraînement physique. Après le repas, je t’emmènerai
choisir des tenues pour tous les jours et une nouvelle
identité.
Dans les vestiaires, nous enfilons un ensemble noir et
une cagoule percée de trous pour les yeux. Une sorte de
grille a été fixée au niveau de la bouche. Un de mes
nouveaux camarades m’explique :
— Tu dois toujours la garder sur tes lèvres, sous peine de
punition. C’est pour t’empêcher de communiquer avec ceux
que nous croisons pendant les courses d’endurance. Tous
les sons que tu émets sont déformés et tes paroles rendues
incompréhensibles. Écoute : « Yennou hof ! »
— Tu essayais de me dire quoi ?
– « Bonjour Méto ! »
—  C’est comme un bâillon, mais qui te permet de
respirer.
— Tu comprends vite. Allons rejoindre les autres.
 
Nous courons dans un secteur situé à l’opposé du
territoire des Oreilles coupées. Le rythme est rapide. Je
suis très encadré. Nos curieuses respirations avertissent
les serviteurs de notre passage. Alors ils ferment les yeux
ou détournent le regard. Je découvre de nouveaux paysages
et les nombreux campements d’agriculteurs ou de pêcheurs
qui se répartissent sur l’île et alimentent la Maison. Je
reconnais certains visages d’Anciens. Ils sont amaigris et
fatigués. Si je n’en étais pas empêché par mon équipement
et mon escorte, je serais tenté de leur sourire ou de leur
adresser un salut amical. Octavius est-il parmi eux  ? Le
reverrai-je un jour ?
Nous partageons notre réfectoire avec les professeurs de
la Maison des enfants. Je suis frappé par la tristesse qui
émane de leurs visages. J’essaie de croiser le regard de
monsieur P., un de mes anciens professeurs de lutte. Mais
c’est peine perdue, il garde les yeux fixés sur son assiette.
Après le repas, César  4 me conduit dans une salle aux
étagères remplies de vêtements. Il m’explique :
—  Dans un premier temps, va vers ce qui t’attire mais,
avant de faire ton choix définitif, lis la fiche concernant
l’apparence que tu as choisie. Sur le continent, les
vêtements donnent des informations sur ton statut social,
ton attitude face aux autres. Pense aussi que, en mission, tu
devras avant tout te sentir libre de tes mouvements et
capable de prendre la fuite aisément.
César m’abandonne bientôt. Je me sens un peu perdu
dans ce nouvel environnement. Mais j’ai le sentiment que je
vais percer beaucoup des mystères qui m’obsèdent depuis
toujours. Je vais peut-être bientôt comprendre ce qui se
passe sur le continent et pourquoi nous sommes là, bloqués
sur cette île. Mon unique regret, c’est d’être seul, sans tous
ceux qui me sont chers.
Les étagères sont peintes dans quatre nuances de gris,
séparant ainsi visuellement les vêtements selon leur style.
La partie la plus claire est occupée uniquement par des
tenues de sport. Est-il permis, là-bas, de les porter à tous
les moments de la journée  ? Sur les étagères d’à côté, les
habits me semblent disproportionnés. J’essaie un pull et
une chemise blanche qui me tombent jusqu’aux genoux, et
les pantalons sont si larges qu’on pourrait s’y mettre à
deux. Les habits rangés sur les planches au gris soutenu
sont coupés, tailladés et rafistolés avec des épingles à
nourrice ou des clous. Les pantalons, parfois en cuir noir,
semblent si étroits qu’il est impossible d’y glisser les
jambes. J’opte pour la dernière catégorie, où je trouve des
affaires plus «  normales  », proches des éléments de notre
uniforme de petits. La notice explique que c’est un style
classique, passe-partout. Seule la qualité de la coupe et des
tissus révèle s’il est porté par un pauvre ou un riche. Ceux
qui adoptent ces ensembles sont peu exubérants, voire
renfermés et timides.
César  4 me rejoint. Il me contemple quelques instants
avant de déclarer :
—  C’est bien. Tu vas maintenant avoir à choisir ta
nouvelle identité au sein de cette liste. Pour que tu t’y
habitues, tous les membres du groupe l’utiliseront dès ce
soir. Tu as une heure devant toi. Ensuite, tu participeras
aux cours de combat rapproché à mains nues et à l’étude
du soir.
Il tire de sa poche un papier plié en quatre et le dépose
devant moi avant de s’éclipser. La liste est courte,
composée seulement de sept prénoms :
Philippe
Pascal
Thierry
Michel
Bruno
Olivier
Marco
Je la relis plusieurs fois. Au fond de moi, je sens que tout
mon être refuse cette nouvelle contrainte. Il doit exister un
moyen de s’y opposer. Depuis toujours, j’ai un prénom
différent de ceux des autres. Je suis le seul, avec peut-être
Rémus et Romulus, à porter celui de ma naissance. On me
l’a donné il y a quatorze ans sur le continent. Il ne m’est
donc pas impossible de m’en servir là-bas. Cet argument
imparable n’est pas utilisable devant les César car il leur
révélerait que je connais ma véritable identité. Mais je veux
rester Méto. Sans perdre une seconde, je vais frapper à la
porte du bureau. César relève la tête :
— Tu as déjà choisi ?
— Oui, je veux rester Méto. Méto, ça ressemble à Bruno
ou Marco. Il en existe sans doute d’autres sur le continent.
De plus, si je garde mon prénom, je ne risque pas de
l’oublier ou de me tromper dans un moment de tension
extrême.
—  Ce n’est pas si simple, cela créerait un précédent. Je
vais en parler à Jove.
 
La séance de combat débute par une démonstration de
deux élèves. Ils refont une dizaine de fois le mouvement qui
débouche sur une immobilisation. Je me sens un peu
gauche avec mon partenaire, un certain Gérard – ces noms
me paraissent si étranges à prononcer –, mais il se montre
très attentif à mon égard. Ensuite, nous participons ou
assistons à des combats dont le but n’est pas uniquement
l’immobilisation temporaire, comme lors de la lutte, mais
l’étouffement ou l’étranglement de l’adversaire. Je ne
connais rien à ces techniques mais mon partenaire est très
patient et j’ai l’impression de progresser assez vite.
Alors que nous nous dirigeons vers les douches, je
l’interroge :
— Tu es déjà allé sur le continent ?
—  Oui, quatre fois, mais ne me demande pas de
t’expliquer mes missions, je n’y suis pas autorisé. Ce soir,
on te détaillera les sujets de discussion licites avant que tu
ne commettes des impairs.
 
La salle d’étude a la même odeur que celle des petits.
Des dossiers avec nos noms sont posés sur les tables.
Comme je rentre en dernier, je n’ai pas à chercher ma
place.
Une fiche de présentation me précise que les
paragraphes soulignés doivent être retenus par cœur. Les
premières pages me sont déjà connues : la famille, avec le
vocabulaire précis qui la désigne, et les planches
anatomiques sur les femelles. L’image d’Eve m’apparaît
aussitôt. Elle me manque.
Les pages suivantes sont difficiles. Je découvre d’abord
une carte de ce qu’ils appellent le Monde. Un planisphère
recouvert en grande partie par la mer. Les terres émergées
sont colorées en vert, jaune et marron pour préciser le
relief. J’avais travaillé sur une carte de l’île qui utilisait les
mêmes codes. L’analyse de l’échelle me révèle que le
Monde est immense. Les différentes parties sont nommées :
Afrique, Amérique, Asie, Europe, Océanie et Antarctique.
Une deuxième carte aux très nombreuses couleurs donne le
nom de tous les «  pays  », comme Brésil, Nigeria, URSS,
États-Unis, France ou Algérie. Les surfaces des pays sont
de tailles très variables. La troisième carte est presque
identique à la précédente, à la différence près que de
grosses taches noires ont été ajoutées sur les surfaces
colorées des États-Unis et de l’URSS. Sur la dernière,
seules trois teintes subsistent : du noir, du gris et du blanc.
Les contours des pays ont disparu pour laisser place à des
«  Zones  » aux formes de disques ou de gouttes. Des
numéros ont remplacé les noms. Le noir est très
majoritaire. Je lis la légende  : Zones saines (blanc), Zones
suspectes (gris), Zones interdites (noir). Le Monde ne serait
plus composé que d’une trentaine de petits territoires
«  sains  » disséminés sur la surface du globe. Je repère les
dates. La dernière carte indique 1970, la précédente 1956,
la deuxième 1948. Je me souviens avoir lu dans le classeur
gris que les familles des enfants de la Maison habitaient
tous la Zone  17. Celle-ci correspond à l’extrémité de
l’ancien pays nommé France. Un point rouge près de la
côte semble marquer l’emplacement de notre île.
 
Je mange en silence sans en éprouver la moindre gêne. Je
repense à ce que je viens de lire pendant l’étude. Il me
manque des informations pour tout saisir mais je
comprends que le Monde est passé tout près de sa totale
destruction et que l’humanité est en sursis.
Avant d’aller dormir, nous nous regroupons dans la
« bibliothèque », assis chacun dans un « fauteuil ». Jove est
là ainsi que quelques César. Des boissons chaudes ont été
préparées. Un des gars s’occupe d’y ajouter des morceaux
de sucre et de les distribuer aux autres. Chacun, à son tour,
commente sa journée et pose s’il le désire une question.
Certains n’hésitent pas à mettre en cause leur voisin pour
une remarque ou une attitude qu’ils trouvent
répréhensible. Les personnes incriminées s’excusent et
tentent de se justifier. L’ambiance est à la méfiance, même
si les sourires sont de rigueur. Je suis ainsi « dénoncé » par
l’attentionné Gérard, que j’ai mis mal à l’aise en
l’interrogeant sur les missions à l’extérieur. Jove intervient
d’un air qui se veut bienveillant :
— Méto, que peux-tu répondre ?
—  Je ne demande qu’à connaître vos règles pour ne pas
déranger mes camarades.
—  Tu dois dire «  Maître  » quand tu t’adresses à Jove  !
intervient vivement César 1.
— En effet, reprend Jove. Mais Méto a bien répondu.
Puis, se tournant vers moi, il ajoute :
— César 1 te fera passer le Carnet des lois au plus vite.
En attendant, n’aborde avec tes camarades aucun sujet qui
ne relève pas d’une nécessité matérielle vitale.
— Entendu… entendu, Maître.
Le tour de parole obligatoire se termine par moi. Je n’ai
aucune envie de partager mes impressions avec eux. Je
bredouille :
—  C’était une journée… intéressante et… je n’ai rien à
reprocher à mes camarades.
Ma remarque les fait tous sourire. Jove demande alors :
— Et tu n’as pas de questions à poser ?
—  Si. Lorsque j’ai choisi mes habits, César a fait une
allusion au «  statut social  » des individus. J’ai également
trouvé sur une fiche deux mots qui semblent s’y référer,
« pauvre » et « riche ». Je ne connais pas ces notions.
Jove interroge du regard les membres du groupe. L’un
d’entre eux esquisse un mouvement de tête et se lance :
—  La société est dominée par l’argent, matérialisé
principalement par des rectangles de papier indiquant des
valeurs. L’argent permet d’acquérir des biens tels que des
vêtements, des maisons, des objets. Lorsqu’on est riche,
c’est qu’on en détient beaucoup, quand on est pauvre, c’est
qu’on n’en a pas ou presque pas.
— Mais comment devient-on riche ou pauvre ?
Après un regard cherchant l’approbation du Maître, le
grand continue :
—  C’est principalement de naissance. On naît dans une
famille de riches ou pas. Cela détermine plus tard si on
occupera un emploi de riche ou de pauvre. Il est possible
que la vie te fasse passer d’un statut social à un autre, mais
c’est rare.
Un geste de Jove indique à tous qu’il est temps de se
séparer. Au fond de moi, j’éprouve de la joie car Jove m’a
appelé Méto à deux reprises au cours de la soirée  : j’en
conclus que ma requête a été acceptée. Nous gagnons nos
chambres. Tandis que je tarde à trouver le sommeil,
j’entends quelqu’un tourner une clef dans ma serrure. Je
suis bouclé pour la nuit. Je dois commencer à mettre mes
idées en place et me fixer des objectifs pour chaque jour. Je
vais profiter des courses d’endurance du matin pour
localiser Octavius et repérer les zones de débarquement
des vivres. Il faut que je comprenne comment fonctionne la
surveillance de la Maison la nuit afin d’organiser au plus
vite une expédition chez Eve. Que je sache aussi ce que
sont devenus Marcus et Claudius.
 
Au réveil, je découvre sur ma table de chevet le Carnet
des lois promis par le Maître. Je le feuillette rapidement.
Vingt-quatre pages d’interdictions et de conseils. J’ai
l’impression d’être un petit nouveau à la Maison. Pour
éviter les ennuis, je vais limiter au maximum les échanges,
ainsi qu’on me l’a conseillé. Cette solitude ne me pèsera
pas. Je la préfère aux fausses amitiés. Je ne veux plus me
faire avoir comme avec Quintus.
 
Pendant la course du matin, il m’a semblé apercevoir
Octavius poussant une brouette chargée de fumier. Il m’a
été impossible de m’approcher car mes nouveaux « amis »
ne me lâchent pas d’une semelle. J’entreprends ensuite ma
première escalade d’une falaise. Je suis le seul à être
encordé. Les autres font preuve d’une grande agilité. À un
moment, je me retrouve suspendu dans le vide. Je vois bien
qu’ils testent mes réactions. Je prends sur moi pour ne pas
trop leur montrer que je suis mort de peur. Le dénommé
Gérard n’est pas le dernier à rire.
En fin de journée, je me rends avec plaisir à la salle
d’étude. Des pages agrafées ensemble ont été ajoutées à
mon dossier. Le titre du document est :
 
Brève chronologie des événements
1945
La Seconde Guerre mondiale s’achève par l’explosion de
deux bombes atomiques sur le Japon.
 
De 1950 à 1953
La Corée du Nord, soutenue par les Chinois et les
Soviétiques, affronte la Corée du Sud, soutenue par les
États-Unis et les Nations unies.
 
Février 1954
Des bombes biologiques explosent dans six grandes villes
américaines. Elles propagent un ensemble de maladies
comme la fièvre hémorragique, la peste ou la typhoïde,
provoquant des milliers de victimes.
 
Avril 1954
L’enquête internationale indique que les bombes ont été
fabriquées par des chimistes de l’ex-unité 731 de l’armée
japonaise exfiltrés vers l’URSS à la fin de la guerre. En
représailles, douze villes russes sont visées par des missiles
É
Sergent venus des États-Unis et emportant des doses deux
fois supérieures à celles de la première attaque. Les
souches ont été modifiées pour contrer toute vaccination
massive.
 
De juin à décembre 1954
La guerre entre les deux grandes puissances (les États-
Unis et l’URSS) et leurs alliés est déclarée. Par le jeu des
ripostes successives et l’utilisation de missiles à longue et
moyenne portées pour véhiculer une grande quantité de
défoliant à base de dioxine, un tiers des territoires des
États-Unis et de l’URSS sont rendus impropres à la vie
humaine.
 
À partir de 1957
La guerre totale est déclarée et tous les pays sont
sommés de choisir un camp. Les pandémies gagnent le
Monde. Le manque de vaccins en Afrique et dans le Sud de
l’Asie provoque la disparition des 9/10e de leur population.
 
À partir de 1960
La situation se stabilise et le conflit est officiellement
arrêté. L’ONU est dissoute au profit de l’AZIL (Association
des Zones indépendantes libres). Des populations
importantes restées dans les Zones contaminées se voient
définitivement coupées du reste du Monde.
Selon les chiffres les plus souvent cités, seuls 5/1 000e de
la population recensée en 1953 auraient survécu au conflit.
 
À partir de 1970
Des Zones grises dites tampons sont délimitées. Elles
sont vides de population et seront progressivement
décontaminées et blanchies.
 
La dernière page se clôt par cette simple phrase : Même
si le conflit semble achevé, de nombreux dangers persistent
à l’intérieur comme à l’extérieur des Zones de peuplement.
 
Je reste mutique durant toute la soirée. J’avais imaginé
un Monde meilleur de l’autre côté de l’horizon. Il
semblerait que je me sois lourdement trompé. Avant de
conclure la veillée, César 3 me demande :
— Méto, tu n’as pas de questions, ce soir ?
—  Si, Maître. Que savons-nous des gens qui vivent
encore dans les Zones contaminées ?
—  Nous connaissons l’existence de «  regroupements de
survie », explique-t-il. Il y régnerait le chaos et la violence.
Les maladies et les pollutions ont rendu les individus
malsains et déformés autant physiquement
qu’intellectuellement. J’espère que tu n’auras jamais à en
croiser au cours de ton existence.
Au moment où nous nous séparons, César  4 me souffle
discrètement cette recommandation :
— Prends le temps de bien lire ton Carnet des lois, quitte
à veiller un peu tard. Il serait bon que tu participes
davantage aux discussions du soir.
Je hoche la tête en signe d’assentiment et gagne ma
cellule pour la nuit.
 
Le livret contient une règle par page, suivie de sa
justification.
 
Règle 1
Ne pas chercher à connaître son histoire personnelle
Pourquoi  ? La vie a fait de nous un des membres d’une
communauté qui puise sa force dans la solidarité et
l’obéissance aux règles communes. Nous ne connaissons
entre nous aucune distinction de naissance ou de classe
sociale. Connaître notre histoire ou celle de nos camarades
pourrait révéler des différences et générer envie ou
jalousie. Ces sentiments affaibliraient le groupe.
 
Règle 2
Ne garder aucun secret
Règle 3
Toujours partager ses doutes
Règle 4
Raconter ses rêves
Les paragraphes qui valident ces directives font souvent
référence à l’entraide et la confiance, mais le mot qui
revient le plus fréquemment, c’est celui de sécurité.
Comme chez les Oreilles coupées, on fait peur aux
membres du groupe pour mieux le dominer.
J’entends marcher dans les couloirs. C’est sans doute
mon geôlier. Comme prévu, on tourne la clef dans la
serrure. J’arrête ma lecture car j’ai le sentiment que le
bruit est différent de celui d’hier, comme si on avait fait le
mouvement dans un sens et qu’on l’avait ensuite effectué
dans l’autre sens pour l’annuler. Je patiente un peu avant
d’aller vérifier, jusqu’à ce que les lumières du couloir aient
disparu et que les pas se soient éloignés. J’ai raison. Je dois
m’attendre à une surprise. Ici, elles sont rarement
heureuses. Je repense à César, qui m’a conseillé de ne pas
m’endormir trop tôt. Je n’arrive plus à me concentrer. Je
guette le moindre bruit pendant près d’une demi-heure. Les
yeux commencent à me piquer. Quelqu’un vient. Je regarde
la poignée tourner doucement. Je retiens mon souffle  :
Romu.
— Bonsoir, Méto.
— Bonsoir.
Il vient s’asseoir près de moi et consulte sa montre :
—  J’ai deux minutes à peine. Ils me croient sous la
douche. Méto, je viens te proposer un marché. Je vais
t’aider à gagner leur confiance et je répondrai à tes
questions sans détour. Mais…
— Tu m’aideras aussi à retrouver mes amis ?
—  Si tu veux, mais en contrepartie, tu devras me
promettre de me rendre des services à chaque fois que j’en
aurai besoin.
—  Quel genre de services  ? Il faut que tu m’en dises
davantage pour que je puisse m’engager.
—  J’attends ta réponse demain. Ne réfléchis pas trop.
Sans moi, tu es bien seul. Rappelle-toi aussi que c’est moi
qui décide si ta porte reste verrouillée la nuit ou pas. Salut.
Mon envie de dormir a disparu. Je suis soudain très
énervé. Je sens que Romu veut m’entraîner dans des
actions que j’accomplirai malgré moi. S’il n’a pas été plus
clair, c’est qu’il me réserve des épreuves qu’il sait
condamnables. Ai-je le choix ? Puis-je vraiment refuser ?
 
Ce matin, mon choix est fait. Je prends le risque de
l’isolement  : ce sera non. Je me suis juré de ne plus être
manipulé par quiconque, même par un ami. Je ne veux plus
y penser. C’est irrévocable.
Malgré mon manque de sommeil, je me sens gonflé
d’énergie. Je force l’allure pendant la course et oblige le
groupe à en faire autant. Je décide de montrer ma
détermination durant la lutte et fais preuve de beaucoup
d’agressivité. Mes condisciples me regardent avec surprise
et agacement. La saine fatigue générée par ces efforts
m’empêche de trop cogiter. L’après-midi est pour moi une
nouvelle occasion de souffrir. Je découvre la plongée. Nous
nous équipons d’une combinaison moulante et de palmes.
Je provoque l’hilarité de tous quand il s’agit de marcher
pour rejoindre le bateau. Je m’étale à deux reprises. Le
supplice continue à bord car les odeurs dégagées par le
moteur, ajoutées au roulis, me donnent vite envie de vomir.
Ce que je fais d’ailleurs, à peine le bateau arrêté dans la
zone choisie. On m’enfile des bouteilles très lourdes sur le
dos. Je me sens partir en arrière. Ensuite Gérard me crie
des conseils pour respirer en appliquant le détendeur sur
ma bouche. Je ne comprends rien à son discours. Il
mélange des phrases rassurantes telles que «  C’est très
facile  » et «  Il suffit de respirer normalement  » avec
d’autres plus menaçantes : « Tu risques de mourir si tu ne
fais pas attention…  » Je regarde mes camarades basculer
dans les vagues les uns après les autres. Comme il me voit
hésiter, Stéphane, qui dirige la manœuvre, me pousse
brutalement dans l’eau. Paralysé par la peur, je sens mon
corps s’enfoncer inexorablement vers les profondeurs. Je
vais mourir. Je m’agite en tous sens, me débarrasse du
tuyau et avale une grande quantité d’eau. Des membres du
groupe me hissent bientôt sans ménagement sur le bateau
et me laissent seul pendant près d’une demi-heure. Au
retour, je croise leurs regards moqueurs. Je profite de la
douche pour laisser couler mes larmes. Je les déteste tous.
Je me sens prêt à en découdre avec n’importe lequel. Je
crois que je ne sentirais même pas les coups meurtrir mon
corps. Je parviens difficilement à me calmer. Je me console
en me disant que je ne dois pas gâcher le moment de la
journée que je préfère : celui de l’étude. Je rejoins la salle
tête baissée, honteux d’avoir montré tant de faiblesse.
 
J’ouvre mon dossier. Les nouvelles pages ont pour titre :
 
É
Évolution des lois sur la population
1961
Tous les gouvernements des Zones blanches restreignent
le droit d’asile et créent des unités spéciales pour contrôler
les frontières.
 
1963
Interdiction totale d’immigrer dans les Zones blanches.
 
1964
Expulsion des réfugiés de guerre arrivés après 1953.
Placement sur des bateaux sans autorisation de revenir.
Déplacement des malades mentaux hors des Zones
viables.
 
1965
Interdiction des naissances dans les familles comptant
déjà plusieurs enfants.
 
1966
Interdiction étendue aux familles comptant un enfant.
 
1969
Campagne de propagande pour encourager les couples à
ne garder qu’un enfant au sein du foyer.
Mise en place de «  primes à l’abandon  » (d’une valeur
égale à celle d’un véhicule automobile neuf).
 
1975
Obligation de ne garder qu’un enfant au sein de la
famille.
 
1976
Établissement d’un numerus clausus. La permission
d’avoir un enfant ne peut être accordée par les autorités
que si une personne meurt.
Interdiction totale de l’adoption.
 
J’aide un dénommé Arnaud à préparer les infusions. Il me
précise que la tasse noire est strictement réservée à Jove et
que ce dernier ne prend jamais de sucre.
—  Impératif, insiste-t-il, comme si j’étais sourd ou trop
bête pour piger du premier coup, absolument impératif.
Cela pourrait être très grave pour lui.
Je comprends vite, durant la discussion qui suit, que mon
attitude distante et vindicative a déplu. Tous omettent
d’aborder la séance d’humiliation qu’ils m’ont fait subir en
retour l’après-midi. Les critiques pleuvent et je dois me
justifier :
—  Le seul à qui je veux faire violence ici, c’est moi. Je
veux progresser vite et atteindre votre niveau. Je ne tiens
pas à rester le petit toujours à la traîne. Je veux être
opérationnel le plus tôt possible.
—  N’essaie pas de brûler les étapes, Méto, intervient
César 3. Tu commences à peine ton entraînement et tu n’as
pas passé ton examen de connaissances. Il te faudra être
très patient.
J’essaie en souriant de masquer ma déception. J’ajoute en
baissant les yeux :
—  Je vous remercie de bien vouloir excuser mon
comportement.
 
De retour dans ma chambre, je voudrais hurler mais je
me contiens. Il est évident que je ne peux attendre des mois
avant d’organiser notre évasion. Je dois donc m’en remettre
à Romu, même si je suis sûr que je le paierai cher. La
journée m’a épuisé et mes paupières se ferment malgré
moi. Il me secoue.
— Ils t’en font baver, hein ?
— Oui. Bonsoir, Romu.
— Je t’écoute.
— Sais-tu où sont Claudius, Marcus et Octavius ?
— Octavius travaille à l’extérieur au camp 9. C’est un des
plus durs parce qu’il est dirigé par celui qu’on surnomme
Gros Pif. Claudius sera bientôt incorporé dans une équipe
de surveillance de la Maison, en tant qu’apprenti César. Je
pourrai peut-être te le faire rencontrer «  par hasard  ».
Quant à Marcus, il a d’abord été logé dans le grand
appartement où il n’a eu de contact qu’avec César 1 et mon
père. Je ne sais d’ailleurs pas ce qui lui a valu ce traitement
de faveur. Il a quitté la Maison depuis une semaine, mais
j’ignore pour quelle destination.
—  Pourquoi Octavius est-il devenu serviteur  ? C’est
injuste. Avant, nous étions tous pareils.
—  C’est un A. Tu le sais. Il n’y peut rien. C’était écrit
dans son dossier à son arrivée. C’est une question d’argent,
tout simplement.
Devant mon regard dubitatif, il ajoute en rigolant :
—  Tu imaginais quoi, Méto  ? Qu’on vous choisissait en
fonction de votre personnalité ou de votre intelligence ? G
comme géniaux  ? E comme extras  ? La différence tient
dans le fait que certains parents ont payé une garantie
pour qu’on maintienne leur enfant en vie au moins dix ans,
c’est le cas des G. Les E bénéficient d’une garantie
Étendue. Ta famille est très riche, c’est tout ce qu’il y a à
comprendre. Ton copain n’a pas cette chance.
— Et qu’est devenu le César 3 que nous fréquentions à la
Maison ?
—  Éliminé. Il fallait bien trouver un coupable pour la
révolte.
Après un long silence, je chuchote un timide :
— Merci, Romu.
—  Ne me remercie pas. Demain, je te demanderai une
compensation. Bonne nuit.
 
Ce matin, j’apprends que deux membres des E vont
partir en mission dans les prochains jours. Ils vont donc
être dispensés d’entraînement physique pour consacrer du
temps à leur préparation. Je ne sais pas comment se
déroulent ces désignations, mais je sens aujourd’hui plus
de tensions dans le groupe. Le dénommé Stéphane profite
de la course pour exprimer bruyamment son énervement.
Tous les autres comprennent qu’il jure et insulte sous son
masque. Son attitude m’amuse et me rassure. Je ne suis pas
le seul à perdre mon self-control. Je suis certain d’avoir
aperçu Octavius. Je suis passé si près de lui que je l’ai
même frôlé. Naturellement, il lui a été impossible de me
reconnaître sous mon déguisement. Je dois trouver un
moyen d’entrer en contact avec lui.
Pendant l’entraînement au combat, je décide de ne pas
me faire remarquer. Les autres semblent apprécier, car on
me gratifie de quelques gestes amicaux. Je me dis qu’il doit
bien y avoir quelqu’un parmi eux avec qui je pourrai
devenir ami, après l’avoir testé à de nombreuses reprises,
évidemment. Mon partenaire du jour m’explique plus avant
la technique de l’étranglement à mains nues. La durée de la
pression sur la trachée détermine les conséquences pour la
victime. Un geste brusque mais court peut ne provoquer
qu’une simple syncope.
 
Cet après-midi, nous retrouvons nos deux camarades
sélectionnés pour le prochain voyage. Deux César sont
présents. Sur la table, on a posé des petits disques de métal
et des rectangles en papier.
—  Nos amis, commence César  3, auront à utiliser de
l’argent pour acheter de quoi se nourrir. À part Méto, vous
avez tous déjà manipulé ces objets. Rappelons à nos
camarades comment il faut s’en servir.
—  Il est important, commence Stéphane, de reconnaître
au premier regard les valeurs des pièces et des billets. Il ne
faut pas prendre le temps de vérifier ce qui est écrit dessus
avant de tendre son argent, sans quoi on risque de se faire
immédiatement repérer comme un hors-Zone infiltré. On
doit calculer mentalement le prix de ce qu’on achète car il
faut toujours tendre au vendeur une somme qui s’approche
du montant à régler pour rester le moins de temps possible
sur place.
—  Parfait, déclare César  3. Vous allez maintenant
entraîner vos camarades en jouant au caissier de magasin.
Utilisez les feuilles que j’ai préparées pour fabriquer des
étiquettes.
Il s’approche de moi et me propose :
—  Toi, prends une des feuilles pour reproduire les
différents billets et faire les empreintes des pièces. Un jour,
ton tour viendra de t’en servir.
Les autres organisent l’espace en déplaçant des tables.
Je m’écarte un peu pour être au calme. Les César se
retirent. Les élèves semblent bien s’amuser durant la
première demi-heure, puis les choses s’enveniment.
Frédéric, l’un des garçons choisis pour la mission, s’énerve.
D’après lui, les autres ne cherchent qu’à le piéger pour lui
faire perdre ses moyens.
—  Aie le courage de reconnaître que tu n’es pas prêt  !
lance Stéphane. Tu vas mettre en danger ton coéquipier.
— J’ai confiance en lui, déclare Bernard, et ce n’est pas à
toi de juger des compétences des autres.
Frédéric, visiblement très énervé, renverse la table et se
jette sur Stéphane. Des grands interviennent sans
ménagement pour les séparer. L’un d’eux, que je n’avais pas
vu sortir, revient avec une cordelette. Les deux gars sont
ligotés dos à dos et placés dans un coin de la salle. Avant
de les laisser se calmer et de reprendre le jeu du
marchand, Jean-Luc, un E jusque-là très discret, assène à
chacun deux violentes claques. Tous les autres viennent à
leur tour faire de même. Je suis invité à me joindre au rituel
que j’effectue avec conviction. Une dizaine de minutes plus
tard, les deux excités sont libérés. Ils se prennent dans les
bras et s’adressent des excuses.
Peu après, les César sont de retour pour la suite des
exercices. Frédéric et Bernard vont subir une simulation de
contrôle d’identité. Comme pour l’argent, César 3 demande
si un volontaire veut bien rappeler la marche à suivre. C’est
le même Stéphane qui se propose :
—  Les contrôles d’identité sont très fréquents sur le
continent. Les policiers patrouillent toujours par deux.
Pendant que l’un vérifie l’authenticité des papiers et pose
les questions, l’autre observe les moindres réactions du
contrôlé. Il faut donc savoir se maîtriser et ne montrer
aucun stress.
Il s’arrête et lance un regard ironique à Frédéric, qui fait
mine de l’ignorer.
—  Il faut, reprend-il, s’attendre à des questions sur sa
famille, son adresse, le nom des voisins et d’autres détails
de cette nature. C’est pour cela qu’il est très important de
mémoriser le plus d’éléments possible à propos de
l’identité qui vous a été attribuée.
César fait circuler deux jeux de photos, l’un pour
Frédéric, l’autre pour Bernard. On y trouve pour chacun de
nos camarades des photos de famille au dos desquelles des
noms sont inscrits, des clichés de la maison où il résidera,
mais aussi des maisons avoisinantes. Même si j’ai fini de
dessiner les billets, je ne suis que spectateur. Les César
sont présents. L’un d’entre eux joue même le rôle d’un
policier. Nos deux camarades sont d’abord fouillés
énergiquement puis observés par le groupe pendant qu’on
scrute leurs faux papiers. Frédéric garde les mains dans
ses poches, ce que Stéphane qualifie d’attitude
irrespectueuse et provocante. Frédéric lui décoche un
regard plein de ressentiment puis se défend en disant que
sa posture montre de la nonchalance et une absence
complète de stress.
Les deux garçons sont ensuite séparés et soumis à des
rafales de questions : nom des voisins, de la grand-mère, de
la fille des voisins, couleur des volets, des fleurs de la
voisine, distance du domicile au collège… S’ils tardent à
répondre, on entend soupirer ostensiblement les autres.
Après plus d’une heure d’interrogatoire, ils regagnent leur
chambre, tandis que nous partons pour la salle d’étude.
 
Mon dossier s’appelle :
 
Organisation de la vie quotidienne au sein d’une famille
Les parents travaillent et l’enfant va à l’école (trois à
onze ans), au collège (onze à quinze ans) ou au lycée
(quinze à dix-huit ans). Les parents quittent le domicile
familial plus tôt que l’enfant qui prépare lui-même son petit
déjeuner en faisant chauffer du lait auquel il ajoute du
sucre ou une poudre chocolatée. Le midi, l’enfant mange à
la cantine avec ses camarades (filles et garçons). Le soir, il
fait ses devoirs à la maison et les montre à ses parents,
surtout quand il est petit. Il est ensuite autorisé à regarder
la télévision (il s’agit d’un meuble avec un écran sur lequel
on peut visionner des images animées, comme La Maison
du bonheur). À partir de dix-neuf heures, les programmes
sont uniquement réservés aux parents car les enfants ne
sont pas à même de comprendre la complexité du monde
des adultes et les mesures sociales et politiques qui doivent
être prises dans l’intérêt de tous.
Au sein de rares foyers, on élève encore un chien ou un
chat.
Un jour par semaine, les gens ne se rendent pas au
travail. Ils en profitent pour se promener le long des côtes
ou sur le chemin des miradors qui borde la frontière.
 
Je trouve ensuite des plans d’habitations et de
nombreuses photos de rues, de maisons. Je remarque que,
pour chaque maison, on a placardé sur la porte d’entrée
des portraits photographiques en couleurs de ses habitants.
J’observe avec intérêt l’agencement des différentes pièces.
Des images sont souvent fixées sur les murs. Je découvre
aussi des photos de la famille à table, en promenade ou
jouant avec un chien.
Deux planches détaillent les objets du quotidien sur le
continent, que l’on n’utilise pas sur l’île. La première a
pour titre Les moyens de locomotion, où sont représentés
une bicyclette, une moto, une voiture, un bus, un car de la
police. Sur la seconde figurent Les moyens de
communication, comme le téléphone, la radio, la télévision.
Chaque objet se voit expliqué et daté dans les pages
suivantes.
 
Ce soir, je m’attends à ce que la discussion soit plus
animée à cause du conflit de l’après-midi. Je suis presque
déçu car personne ne mentionne l’incident. Frédéric se
déclare juste un peu nerveux mais ajoute tout de suite qu’il
n’est pas inquiet, que ce n’est pas sa première mission et
qu’il est content de faire équipe avec Bernard. Stéphane
met l’accent sur ma bonne volonté à m’intégrer au groupe.
Les autres acquiescent. Pris au dépourvu, je ne fais que
sourire. Ils doivent m’être reconnaissants de ne pas avoir
trahi leur petit secret. Je décide de poser une question sur
mon dossier du jour :
—  Je n’arrive pas à imaginer comment les parents qui
avaient deux ou trois enfants ont pu choisir. Je veux dire
désigner celui qu’ils voulaient garder et ceux qui devaient
partir.
César 4 me répond :
—  Les autorités ont mis en place des aides au choix à
caractère scientifique.
Je fais mine d’être convaincu et je finis ma tisane.
 
J’attends la visite de Romu. Pour occuper le temps,
j’essaie de trouver une solution pour communiquer avec
Octavius. En prévision de notre prochaine rencontre, j’ai
caché dans ma poche une feuille blanche pendant que je
reproduisais l’argent. Je sais ce que je vais écrire :
Toujours l’avant-dernier. De quoi as-tu besoin ? Méto.
J’envelopperai une mine de crayon et il utilisera le dos de
la feuille pour répondre. J’imagine qu’il me demandera de
la nourriture. Je pourrai en cacher pendant la course du
matin. Nous posons parfois les mains par terre quand nous
traversons des passages trop raides et… La porte s’ouvre.
—  Bonsoir. Tu vas mieux, à ce que je vois. Ne perdons
pas de temps.
Romu tire de sa poche un papier plié et me le tend :
—  Il y a une poudre à l’intérieur. C’est un médicament
pour mon père. Il refuse de le prendre, contre l’avis de ses
médecins. Ajoute toute la dose discrètement à sa tisane de
vingt heures. C’est indétectable. Tu ne risques rien. Je te le
promets.
— Mais…
— Ne pose pas de questions. Fais-moi confiance et dis-toi
que c’est pour son bien. Demain, si tu as réussi, je
t’annoncerai une surprise. Salut.
— Salut.
J’attends qu’il soit parti pour déplier délicatement le
papier. Il y a l’équivalent d’une demi-cuillère à café.
J’humecte mon index pour y faire adhérer quelques grains.
Ça laisse la même trace que la craie qu’on utilise pour
écrire sur un tableau. Je porte mon doigt à la bouche. C’est
fade, presque totalement insipide, mais à la longue je
perçois un léger goût sucré.
Chapitre 3
 
Nous commençons notre course matinale. Je viens
d’apprendre que Frédéric et Bernard sont partis pour leur
mission très tôt ce matin. Je serre dans ma main une petite
boule de papier : le message pour Octavius. Je ne suis pas
sûr de l’apercevoir aujourd’hui. Aurai-je la chance comme
hier de le trouver sur mon passage  ? Si je ne veux pas
trébucher, je dois souvent baisser le regard pour adapter
ma foulée au relief du chemin. Je jette de rapides coups
d’œil vers l’horizon pour tenter de repérer mon ami. Il est à
cinquante mètres de moi. Il pousse tête baissée une
brouette chargée de terre noire. Je fais mine de glisser et je
me déporte vers lui. Je m’accroche à ses vêtements. Je dis
« pardon » mais il entend « Ha cho ! »
Gérard qui me talonne m’évite de justesse. Je reprends
ma course. Je n’ai plus qu’à espérer que mon ami vérifiera
la poche de sa chemise. J’ai eu le temps d’apercevoir son
visage. Il est livide et épuisé. Je me sens tellement
coupable.
Ceux qui couraient devant se sont arrêtés pour nous
attendre dans une zone à l’écart du campement. Stéphane
se tient la tête. Jean-Luc a relevé sa cagoule pour libérer sa
bouche. Il prend une grande aspiration avant d’expliquer :
— On s’est fait caillasser. Ils ont touché Stéphane. On va
réduire l’allure et rentrer directement pour le soigner.
 
Notre blessé revient de l’infirmerie avec un bandage.
César 4 nous réunit pour faire le point sur l’incident. Jean-
Luc précise les circonstances :
—  Nous étions déjà sortis du campement de Gros Pif
depuis une centaine de mètres quand…
— Appelle-le « 112 », comme il se doit, rectifie César.
–  … du campement de 112 quand les premiers cailloux
nous ont atteints. J’étais le dernier du petit groupe de tête
et j’évalue le nombre de projectiles à six ou peut-être sept.
Ils ont arrêté quand Stéphane a été touché. C’étaient deux
gars, le bas du visage caché par un foulard. Ils devaient
nous attendre accroupis dans les hautes herbes. Je ne les ai
pas poursuivis. Je connais la consigne  : ne jamais se
séparer. Nous avons donc continué à courir pendant deux
cents mètres pour nous écarter de la zone et nous mettre à
l’abri.
— Tu as parlé de « petit groupe » ? Vous n’étiez pas tous
ensemble ?
Je décide de prendre les devants :
— C’est de ma faute, j’ai glissé à l’entrée du campement
et le temps que je me remette en course, les autres étaient
déjà loin.
— Ta glissade a été provoquée par quoi ? interroge notre
supérieur, un peu inquiet. Quelqu’un d’autre que toi
pourrait en être responsable ?
— Le gars à la brouette, peut-être ? risque Gérard.
— Quel gars ? interroge César, très intéressé.
J’interviens peut-être un peu vivement :
— Non ! C’est moi tout seul ! J’ai dû mettre le pied dans
un trou. J’étais un peu distrait, c’est tout.
— Ne t’énerve pas. Nous essayons juste de comprendre,
affirme César. Nous en reparlerons ce soir et déciderons
s’il y a des mesures à prendre.
 
Stéphane est dispensé de combat. J’ai l’impression que
Gérard essaie de se rapprocher de moi. On le lui a sans
doute demandé. Je fais comme si j’appréciais. Nous
concluons le plus souvent nos prises en mimant une
exécution. Aujourd’hui, nous portons des cols de cuir en
guise de protection car nous utilisons des armes. Gérard
m’apprend d’abord à utiliser un fil de fer très fin appelé
«  corde de piano  », qui rend l’étranglement plus facile. Il
sort ensuite en souriant son poinçon et me montre
comment percer la veine jugulaire ou la carotide.
—  C’est très salissant, précise-t-il, mais de loin le plus
efficace pour une mort rapide et silencieuse.
Je brûle de lui demander s’il a déjà expérimenté ces
procédés mais je sais que j’essuierais un refus et écoperais
d’un rappel à l’ordre pendant la soirée.
L’après-midi, je découvre l’«  atelier  », une vaste pièce
dont les murs sont couverts d’étagères métalliques
remplies de matériaux et d’outils. De longues tables
massives occupent l’espace. Aujourd’hui, on m’apprend à
transformer des objets du quotidien en armes de défense.
Comment casser, tailler et polir des stylos, crayons ou
brosses à dents. Gérard affûte l’un des bords de son
poinçon pour le rendre tranchant comme un rasoir. Il se
tourne vers moi et commente :
— Tu vois, comme ça, c’est l’arme parfaite pour pénétrer
la chair ou la trancher.
D’autres se mettent à souder du métal. Jean-Luc et
Arnaud ont revêtu une veste épaisse et enfilé des gants gris
et un casque avec une visière noire. Je contemple, fasciné,
le chalumeau qui chauffe la soudure. Après quelques
minutes, ils coincent leur pièce dans un étau pour la limer.
Ce moment d’activité manuelle est propice à la discussion.
Le principal sujet, qui occupe tous les esprits, est la
mission de Bernard et Frédéric. Stéphane imagine tout
haut ce qu’ils font au moment même où nous parlons :
— Ils sont sûrement « en famille », vautrés sur un lit, en
train de se reposer avant la nuit.
— Je ne les envie pas, intervient Gérard. Ce moment qui
précède l’action s’écoule si lentement que c’est une
torture. Dans quelques heures au contraire, oui, j’aimerais
être à leur place.
À leurs sourires approbateurs, je comprends que tous
connaissent l’exact objectif de la mission. J’ai la
désagréable sensation d’être celui qui les empêche de
parler ouvertement. Je me concentre sur l’affûtage de ma
brosse à dents pour éviter de croiser leurs regards.
Un peu plus tard, Gérard et Jean-Luc me conduisent dans
une salle où trône une immense baignoire. Je dois revêtir
un slip de bain et m’immerger sans attendre. Ils se
saisissent de perches en bois de deux mètres environ. Le
«  bassin  » est très profond car mes pieds ne peuvent en
toucher le fond. L’eau est froide mais c’est supportable.
—  Méto, nous avons remarqué que tu ne savais pas
nager. Avec un peu d’entraînement, tu devrais y arriver. Tu
dois comprendre que ton corps flotte naturellement dans
l’eau. Attrape ce bâton avec tes deux mains et place-toi au
centre du bassin. Tu vas maintenant essayer de t’allonger
sur le dos en écartant les membres pour former une étoile.
Surtout, ne te crispe pas. Nous sommes là pour te
récupérer en cas de problème.
Je fais plusieurs tentatives infructueuses.
—  Tu ne dois pas raidir ton cou. Mets tes oreilles dans
l’eau.
Je me fixe sans le dire des objectifs : cinq secondes sans
couler, puis dix secondes. Je sens que ça vient. Si l’eau était
un peu plus chaude, je commencerais presque à y trouver
du plaisir. Je ferme les yeux et me laisse flotter plusieurs
minutes. C’est comme si mon corps retrouvait ses
souvenirs.
Mes professeurs sont contents et m’invitent à sortir du
bassin. Ils ont prévu de m’entraîner un peu chaque jour.
— Tu n’as pas peur, me félicite Gérard, et tu es doué. Tu
pourras bientôt aller en mer et utiliser le matériel de
plongée.
« En vue de quelles missions futures ? » suis-je tenté de
demander. Mais à quoi bon, je sais que je le ferais en vain.
 
Ce soir, je dois lire et mémoriser une fiche intitulée :
 
Le processus de décontamination des Zones
Les Zones blanches ne sont pas totalement à l’abri. En
effet, des chaînes de contamination ont pu être observées.
Les sols pollués dans les Zones contaminées sont remplis
d’invertébrés qui assimilent des débris de végétaux rendus
toxiques. Ces animaux sont à leur tour mangés par des
insectes ou par des oiseaux. Les espèces de ces deux
grandes familles apportent ensuite les bactéries et les virus
pathogènes dans les Zones saines via leurs excréments. Les
insectes peuvent favoriser la propagation des maladies en
pollinisant des plantes saines avec des plantes infectées.
Remarque  : Pour l’instant, il n’a pas été constaté de
contamination de l’oiseau à l’homme, mais il semble
prudent, quand on repère un volatile aux yeux blanchis
(symptôme principal), de l’abattre et de le brûler pour ne
pas qu’il affecte le reste de la chaîne alimentaire.
 
Rappel important : L’inspection des Zones saines est donc
une obligation permanente.
 
L’île d’Esbee, qui abrite une colonie d’enfants placés, a
été déclarée «  Terre noire  » en 1978. Une interdiction
formelle d’aborder sur ses côtes a été prononcée depuis,
dans l’attente de preuves tangibles d’une amélioration de
l’écosystème local.
 
Des espoirs pour demain
La firme Cérébon a mis au point une fleur
décontaminante, ERE4 (pour Espèce Régénératrice
Expérimentale n°  4), appelée aussi Espérène. La plante
assimile les poisons contenus dans le sol et les concentre
au niveau de ses pétales de couleur rouge. Les champs sont
brûlés à la fin de l’été et réensemencés au milieu de
l’automne. Le sol sera entièrement décontaminé quand la
plante fleurira bleu. Le processus complet s’effectue sur
une période totale de dix-neuf ans (soit exactement deux
cent trente-cinq lunaisons).
L’ensemble des Zones grises sont progressivement mises
en culture (après abattage des forêts et destruction des
anciennes habitations).
 
Le moment de cette journée que je crains le plus arrive
inexorablement. J’ai coincé dans ma manche le sachet de
poudre et je me dirige le premier vers la table aux boissons
chaudes pour signifier aux autres que j’ai l’intention de
m’occuper du service. Devant ma détermination, ceux-ci
s’effacent et vont s’asseoir en parlant doucement. Je tourne
le dos à l’assemblée. Tout paraît étrangement facile. Après
un rapide coup d’œil alentour, j’expédie ma mission
dangereuse. Je constate avec soulagement que la surface
du liquide n’est pas troublée. Je respire très fort avant
d’apporter le plateau. Pendant que les infusions
refroidissent, Jove prend la parole :
—  Nous devons prendre très au sérieux l’incident de ce
matin. L’enquête conduite juste après les faits n’a pas pu
encore déterminer par qui les pierres ont été lancées. En
attendant, vous emprunterez un nouvel itinéraire qui vous
sera précisé demain matin.
—  Cela peut-il être des rebelles, Maître  ? interroge
Stéphane.
—  C’est possible, mais peu probable. Ils s’aventurent
rarement aussi loin de leurs bases. Qu’en penses-tu, Méto,
toi qui les connais bien ?
— Je crois qu’ils en sont tout à fait capables… Maître.
J’apprécie que Jove prenne mon avis devant les autres.
Pour une fois que je me sens valorisé… Je lui souris tandis
qu’il porte son infusion à ses lèvres. Les autres l’imitent. Je
n’observe qu’un léger rictus sur son visage lors de la
première gorgée. Ensuite, il vide le reste du liquide sans
manifester la moindre réaction. Une mission sans risques,
donc, comme me l’avait indiqué Romu.
— Pas de questions ce soir, Méto ?
— Non.
Je retourne dans ma chambre pour attendre ma surprise,
peut-être la promesse de bientôt retrouver Claudius. Je
déchante assez vite car, cette fois-ci, ma porte a été
réellement fermée. Je vais vérifier avant d’éteindre. Ce ne
sera pas pour ce soir.
 
Ce matin, nous partons découvrir une zone plus sauvage.
Nous progressons plus lentement que d’habitude car le
chemin n’est pas toujours bien dessiné. Quand nous
atteignons la plage, nous pouvons accélérer l’allure. Des
courses improvisées s’organisent par groupes de deux. Je
libère mon énergie et fais bonne impression. Je risque une
question :
— Vous ne jouez jamais à l’inche au sein du groupe E ?
—  Jamais, répond Jean-Luc, cela nous est formellement
interdit. Les César ne veulent pas courir le risque que nous
soyons blessés.
— Et ça vous manque ?
— Non, il faut savoir tourner la page.
Sa phrase semble récitée et ne me convainc pas. Nous
repartons vers la Maison. Lorsque je sors des douches, je
perçois chez César  4, que nous croisons, comme une
angoisse dans le regard. Il est tellement préoccupé qu’il ne
répond pas à nos saluts. Une fois dans notre salle d’étude,
César 2 nous informe que Jove a fait une terrible crise cette
nuit.
—  Ce n’est pas la première. Et il s’en sortira, mais nous
avons eu très peur. Comme si cela ne suffisait pas, nous
venons d’apprendre que vos camarades ont été arrêtés hier
soir. Ils ont été interrogés et sont enfermés à la prison du
port. Vous le savez, nous ne les laisserons pas tomber et
une expédition sera organisée au plus vite pour les
récupérer. Méto, suis-moi. Je dois éclaircir un point avec
toi.
Je lui emboîte le pas dans les couloirs et sens une boule
d’angoisse monter en moi. Il a dû faire le rapprochement
avec les infusions de la veille et je suis démasqué. Je
pénètre dans le bureau comme quelques mois auparavant,
quand je risquais le frigo pour de minuscules écarts au
règlement. Ils sont trois à me faire face et les visages sont
graves.
— Méto, tu vas être envoyé cette nuit à la prison du port.
Tu es le seul à pouvoir te faufiler par le conduit d’aération.
Les autres sont trop grands ou trop épais. Nous te ferons
un plan du bureau que tu devras fouiller. Tu ne resteras sur
place qu’une quinzaine de minutes. César  3 va t’expliquer
les détails. Pas un mot au reste du groupe. Tes camarades
ne comprendraient pas qu’on puisse donner sa chance si
vite à un garçon qui, il y a peu, tentait de nous poignarder
dans le dos. Ne crois pas pour autant que nous te fassions
confiance. Mais nous connaissons ton point faible. Si tu te
fais prendre et que tu parles, je te promets solennellement
de faire exécuter sur-le-champ ton ami Octavius et
d’amputer un doigt à Marcus et Claudius. C’est assez
clair ?
— Très clair, César.
Je ressors de la pièce complètement euphorique. J’ai
quand même cru un instant ma dernière heure arrivée…
César  3 m’entraîne dans les couloirs et me conduit à la
salle où nous avions préparé la sinistre expédition chez
Gouffre. Quintus est là aussi. J’ai du mal à lui rendre son
sourire. Il me lance :
— Content de te revoir, Méto. Je savais qu’on faisait une
bonne équipe.
— Bonjour, Quintus.
Nous nous installons autour d’une table et César ouvre
un dossier avec des plans et des photos. Il m’invite d’abord
à regarder le plan général de la prison et plusieurs clichés
de la façade. Il pointe le soupirail par lequel je devrai me
faufiler :
—  Il est situé sur le côté, dans un endroit sombre, près
des cuisines et des poubelles. Quintus fera le guet et te
protégera s’il le faut. Cette aile du bâtiment est
complètement vide la nuit.
Il me montre un plan du sous-sol et me précise quelle
porte je vais devoir forcer. J’utiliserai alors le mobilier pour
me hisser jusqu’à une gaine d’aération. Il me présente
ensuite un long parcours à mémoriser  : deux mètres à
gauche, trois mètres à droite puis deux mètres à droite, un
mètre à gauche… que j’aurai à effectuer dans l’obscurité
totale jusqu’à la bonne trappe. Comme je me gratte la tête,
il me précise :
— Dans le conduit, tu ne devras te fier qu’à ta mémoire.
Tu vas répéter ce parcours ici même avec un bandeau sur
les yeux. Voici la pièce où sont consignés les
renseignements que nous cherchons  : c’est le bureau du
directeur. À l’intérieur, sur le mur juste à droite de la porte,
tu trouveras un tableau avec des fiches de présence. Il te
suffira de repérer les noms d’emprunt de tes camarades et
d’apprendre leur numéro  de cellule. Ensuite, tu rejoindras
la gaine et feras le parcours à l’envers. Si tu te prépares
bien, ça sera facile. Apprends tout par cœur. Je vais
chercher du matériel avec Quintus en attendant.
Je reprends le dossier par le début et j’écris les questions
qui me traversent l’esprit. Je ne pourrai me reposer sur
personne et je ne dois rien négliger. César rapporte de la
craie, un mètre à ruban et un petit sac. Avec Quintus, il
entreprend de reproduire sur le plancher le chemin à
parcourir dans le noir. Je fouille dans le sac qu’il a posé
devant moi. Des tiges de fer plus ou moins fines, des clefs,
quelques outils, une mini-lampe de poche cylindrique. Je
m’entraîne ensuite à suivre le tracé en rampant en aveugle.
Nous constatons que j’ai effacé les traits, ce qui signifie que
je ne tiens pas bien compte de la largeur de la gaine.
— César, n’y aurait-il pas des gaines à peu près similaires
quelque part dans la Maison pour que je puisse évaluer
l’espace et m’habituer à la sensation que je vais éprouver ?
— Excellente idée ! Je vais me renseigner tout de suite.
Je ne fais rien. Je me contente de guetter le retour de
César. Je pressens que cette mission sera très éprouvante
physiquement et nerveusement. Je m’attends à souffrir,
peut-être aussi à échouer. Je pense au chantage qui pèse
sur moi. Si je me fais prendre malgré mes efforts, ils
pourront toujours me suspecter de l’avoir fait exprès. Que
deviendront mes amis  ? Je suis surtout inquiet pour
Octavius, Claudius risque moins gros : il est sous garantie.
Quant à Marcus, je sais par Romu qu’il a quitté l’île.
César revient et m’entraîne dans les sous-sols de la
Maison. Nous pénétrons dans une pièce humide et sale. Il
m’aide à me hisser jusqu’à la trappe et je me faufile dans le
conduit. Je saisis tout de suite la difficulté de l’entreprise.
L’extrême étroitesse de l’endroit n’autorise que de petits
mouvements, et la progression est très lente et pénible. Je
suis bloqué quelques minutes parce que ma chemise s’est
accrochée à une aspérité du métal. Il faudra adopter une
combinaison comme celle des César, où rien ne dépasse, et
mettre des gants en cuir car la transpiration rend les mains
glissantes.
L’après-midi est consacré à répéter les exercices du
matin. Vers dix-huit heures, je prends une douche, mange
en compagnie de Quintus et vais m’allonger quelques
heures.
À la nuit tombée, César  3 vient me chercher. Nous
rejoignons mon complice à l’entrée nord de la Maison.
César nous salue d’un ton grave :
—  Allez, les gars. Suivez les instructions et tout se
passera bien.
 
Après un quart d’heure de marche sous la pleine lune, je
découvre l’embarcadère. Un bateau nous attend. Une
quinzaine de soldats en occupent la partie basse. Ils
gardent la tête baissée sur leur arme, qu’ils tiennent à deux
mains. Je ne distingue aucun visage. Quintus m’explique la
raison de leur présence :
—  Ils sont là pour la deuxième phase. Dès que tu auras
localisé Bernard et Frédéric, ils entreront en action. Nous
attendrons dans le bateau la fin de l’opération pour rentrer.
Le moteur vrombit et nous quittons l’île. Je repense au
passage du film projeté les soirs de crise. Le vent, la mer et
la vitesse, tout ce que je voyais, je le vis en vrai. La peur
que j’éprouve ne peut empêcher un sentiment de bonheur.
Je suis comme soulagé de m’éloigner de l’île, ne serait-ce
que pour un bref moment. Bientôt, le trajet me paraît long
et l’euphorie fait place à un malaise physique. J’ai envie de
vomir. Heureusement, nous arrivons à peine dix minutes
après mes premiers signes de faiblesse. Le pilote a coupé le
moteur et nous profitons de notre élan pour finir le
parcours dans le silence. Quintus débarque en premier.
D’un geste, il me fait signe d’attendre. Il disparaît quelques
secondes avant de m’inviter à le suivre. Nous parcourons
un ponton désert jusqu’à une place encombrée de très
grosses caisses de métal rouillé, sans doute utilisées pour
stocker des marchandises. Je passe devant car Quintus
semble avoir du mal à se repérer. Je reconnais grâce aux
photos la façade principale de la prison. Trois gardes
surveillent l’entrée. Ils tiennent un chien en laisse. Des sacs
de sable ont été entassés pour les protéger en cas
d’attaque. Nous faisons un grand détour pour rallier notre
objectif.
La grille qui protège le soupirail ne résiste pas
longtemps. Je me glisse à l’intérieur. Des veilleuses me
permettent de me diriger sans avoir besoin d’allumer ma
lampe. La porte du local par lequel on accède au conduit
d’aération n’a pas de serrure. C’est une remise de la
cantine où sont rangés les produits d’entretien. J’empile
des cartons pour me fabriquer un escalier. J’accède à la
gaine. Elle me paraît d’une dimension exactement
semblable à celle de la Maison. J’ai l’impression d’être très
bruyant et d’avancer lentement. Je suis maintenant au-
dessus du bureau. La trappe est difficile à ouvrir. Je me
laisse tomber sur le tapis. J’espère que les locaux sont
vraiment vides car le plancher a tremblé. Je sors ma lampe
et me dirige directement vers le tableau. Je trouve sans mal
les deux fiches  : Éric N. et Denis F.  ; ils sont ensemble en
118D. Je pose une chaise sur un fauteuil pour grimper de
nouveau jusqu’à la gaine. Ma lampe éclaire alors une
grande photo représentant trois vieillards souriants vêtus
de costumes noirs. Je m’arrête quelques secondes sur le
portrait de l’un d’entre eux. Je ne sais pas pourquoi je me
sens poussé à le fixer ainsi. Je reviens à la réalité quand
j’entends des gens crier dehors. J’espère que je n’ai pas été
aperçu et que Quintus n’a pas été repéré. J’entame mon
voyage de retour. Je progresse doucement, surveillant le
moindre bruit. Le silence est complètement revenu.
Lorsque je ressors par le soupirail, Quintus n’est plus là. Je
me plaque un instant contre le mur puis je décide de
regagner la place. Mais je m’immobilise de nouveau en
entendant des pas et des voix :
—  Encore un de ces gosses abandonnés qui fouillait les
poubelles. Des vrais rats, ces mômes. Il faudrait qu’on se
décide à les éliminer une bonne fois pour toutes.
—  Je suis d’accord, répond une autre voix essoufflée, il
m’a fait cavaler, le salaud, et pour rien.
Je les laisse s’éloigner avant d’entreprendre le même
détour qu’à l’aller. J’observe de longues pauses derrière les
boîtes en métal. Soudain, quelqu’un me plaque une main
sur la bouche et me saisit le bras droit.
— C’est moi, Quintus. Tu as réussi ?
Comme il relâche son étreinte, je chuchote un simple
« oui ». Nous partons en courant vers le ponton.
— Alors, petit ? me lance un soldat du bas de l’échelle.
— Ils sont en 118D.
— D’accord. Écartez-vous.
Dans un ordre déterminé sans doute à l’avance, les
soldats quittent le bateau sans aucune bousculade. Je suis
surpris par la jeunesse de quelques-uns. Ce sont
certainement les « ratés » de l’opération sur les zones de la
mémoire dont m’a parlé Affre, ceux qu’on sacrifie les
premiers au cours des affrontements. Nous descendons
nous installer dans la cabine du pilote. Quintus me parle de
l’incident avec les gardiens :
—  C’est leur chien qui m’a reniflé. Ils l’avaient détaché
pour lui faire courser un chat. Je les entendais parier sur
ses chances de l’attraper. En revenant bredouille de sa
tentative, le chien m’a flairé et s’est approché de moi, mais
sans agressivité. Je l’ai caressé un moment. Le problème,
c’est qu’il ne voulait plus me lâcher. Quand je les ai
entendus l’appeler, j’ai préféré créer une diversion pour les
éloigner de toi.
— Tu as eu de la chance avec le chien !
—  Je ne sais pas pourquoi il est directement venu me
lécher. Il a dû percevoir que je n’avais pas peur de lui et
que je ne lui voulais aucun mal.
Nous entendons soudain des explosions violentes et
décidons de remonter sur le ponton pour évaluer la
situation. Ce sont comme des boules de lumière qui
éclatent devant la prison. Plusieurs coups de feu sont
échangés. Puis un calme lourd règne pendant une bonne
dizaine de minutes. Les soldats reviennent en courant. Les
derniers transportent les blessés. Quintus me fait signe de
le suivre à l’intérieur. Il me conduit dans un placard à
balais.
— Ne te montre pas. Bernard et Frédéric ne doivent pas
savoir que tu es là, glisse-t-il sur le ton de la confidence. À
tout à l’heure.
Les moteurs démarrent. Nous quittons le port
rapidement. J’entrouvre un peu la porte, ce qui me permet
de distinguer une partie de la troupe. Trois soldats soignent
un des leurs. Deux petits corps inanimés sont posés à
l’écart. Je me remémore leurs visages d’enfants tristes et
leur dos ployant sur le poids des armes. Ils n’auront pas
vécu longtemps. Je referme le battant et m’assieds par
terre. Je n’ai pas de larmes. Le retour me paraît plus court.
À l’arrivée, je dois patienter un bon quart d’heure avant
d’être autorisé à sortir de ma cachette. Je regagne ma
chambre où m’attendent un sandwich et un verre de lait. Je
m’endors tout habillé.
 
Ce matin, je m’offre une douche avant la course.
Bizarrement, les autres me demandent tous si je vais
mieux. Je n’essaie pas d’en savoir plus et me plie à ce qui
s’avère être la version officielle. Ils « m’apprennent » aussi
la libération de Bernard et Frédéric qui se reposent dans
leurs chambres. Jove va mieux mais doit rester alité. Nous
avons le droit de reprendre notre itinéraire normal car les
deux garçons qui ont lancé les pierres ont été neutralisés.
Je ne sais pas ce qu’ils entendent par ce terme. Je me place
en avant-dernière position, au cas où j’aurais la chance de
croiser Octavius. Je l’aperçois au dernier moment. Il est de
dos et laisse traîner son bras le long du corps. Je décélère
pour me laisser doubler. Il m’a touché la main. Cela
ressemblait plutôt à un coup qu’à un geste amical. J’ai
comme une petite pierre molle entre les doigts. Je double
Stéphane et rattrape les autres. J’ai hâte d’aller aux
toilettes pour pouvoir lire ce qu’il me demande.
Une lame.
Ces deux mots résonnent en moi et un frisson me
parcourt le corps. Que veut-il faire ? Tuer quelqu’un ou se
tuer lui-même ? Se sent-il menacé ?
Comme à la Maison, je ne ressors qu’après avoir avalé le
message.
 
Avant le cours de combat, je suis convoqué pour une
«  visite médicale de contrôle  ». Je me retrouve dans le
bureau des César. L’ambiance est moins tendue que la veille
et on me permet même de m’asseoir.
—  Au nom de Jove, nous te félicitons pour ton efficacité
et ta rigueur. Tu as parfaitement accompli ta mission. Tu as
marqué des points, Méto. Comme je sais que tu lis avec
intérêt le Carnet des lois, tu connais la numéro 9 ?
—  On ne doit jamais parler aux autres membres du
groupe de ses missions.
Il hoche la tête pour approuver. Je leur adresse un grand
sourire. Je ne peux m’empêcher de me sentir mal à l’aise en
pensant aux bravos de Jove, lui que j’ai froidement
intoxiqué deux jours avant.
 
L’après-midi, j’ai de nouveau droit à un cours de natation.
Les exercices se pratiquent sur le ventre. On m’enseigne
des techniques de propulsion avec les bras et les jambes. Je
m’habitue à l’eau froide et j’apprécie ce moment.
J’occupe mon heure d’atelier à rechercher une lame
facile à voler et cacher, tout en polissant le manche de ma
brosse à dents. Je découvre par hasard sous un établi une
recharge pour un gros cutter. Le tranchant est peu
émoussé. Je la coince dans ma chaussette. Ce petit bout de
métal se rappelle à mon souvenir tout au long de l’après-
midi quand il glisse progressivement vers la plante du pied.
 
J’ai dans mon dossier de ce soir une agréable surprise. Je
retrouve exactement la même photo des vieux que celle
aperçue dans le bureau de la prison. Je peux lire leurs noms
juste au-dessous. De gauche à droite  : Marc-Aurèle R.,
Arthur F. et Louis G. C’est le visage du premier qui avait là-
bas attiré mon attention. Je ne connais qu’un homme de son
âge et c’est Jove. Je suis pourtant sûr de l’avoir déjà
rencontré, ce Marc-Aurèle. Il appartenait peut-être à ma
vie d’avant. Je reprends la fiche au début :
 
Organisation politique des Zones blanches
Les Zones ont toutes adopté, selon les recommandations
de l’AZIL, des règles démocratiques équivalentes. Elles ont
élu à leur tête un collège de sages gérant chaque Zone avec
raison et fermeté. La durée de leur mandat a été adaptée à
la situation exceptionnelle traversée par l’humanité et fixée
à dix-neuf ans. Ces hommes ont été choisis parmi les plus
respectés, les plus honnêtes et surtout les plus riches, pour
éviter tout risque de corruption et de détournement
d’argent public.
Il est laissé à l’initiative des citoyens la possibilité de
proposer des amendements aux lois existantes sous forme
de pétition. Une pétition est acceptée à condition qu’elle
regroupe les signatures d’au moins un tiers de la
population adulte.
Remarque : Jusqu’à présent, aucune pétition n’est allée à
son terme car la bienveillance du pouvoir est reconnue par
tous.
 
Dans la Zone 17, nos trois sages sont :
Marc-Aurèle R.  – Soixante-dix  ans, industriel spécialisé
dans l’armement chimique et sa décontamination,
détenteur du brevet de l’ERE4.
Arthur F.  – Soixante-seize  ans, fabricant de produits
pharmaceutiques (médicaments, vaccins…).
Louis G.  – Soixante  ans, distributeur de produits
alimentaires.
 
Je m’étonne que cette fiche parle d’«  autorité
bienveillante  », alors que Jove nous oblige à effectuer des
missions secrètes, sans doute illégales, qui ont envoyé mes
«  camarades  » en prison. Je ne pense pas que je puisse
poser la question de cette façon ce soir.
 
En raison de son absence à la veillée, toutes les
discussions ont pour sujet le Maître et ses exploits.
J’apprends que c’est un savant et un médecin de génie, un
chirurgien habile qui, malgré son âge, ne manque, encore
aujourd’hui, aucune opération. Essaient-ils de se
convaincre ou ne connaissent-ils pas l’existence des enfants
au cerveau gâché par les tripatouillages de Jove  ? Ils
s’apitoient sur le fait que la communauté scientifique l’ait
rejeté alors que c’est un précurseur. Il a, paraît-il, trouvé un
moyen radical de limiter, voire de supprimer la
consommation de sucre chez les enfants, évitant ainsi les
fléaux que sont la carie dentaire et l’obésité  : un produit
déclenchant la pousse de poils au fond de la gorge. Le
sucre ainsi piégé provoquerait des suffocations très
désagréables. Après ce dernier récit, je dois me contenir
pour ne pas éclater de rire. On vante aussi ses qualités de
père modèle qui a tout sacrifié à ses deux enfants. Il est
qualifié par César 3 de visionnaire politique car il a compris
très tôt la nécessité de préserver des ressources rares,
comme l’eau douce. Il a su imposer la collecte des eaux de
pluie, la limitation des douches et tant d’autres choses…
Je n’entends bientôt plus que des bribes de la
conversation, comme si mon cerveau me commandait de ne
plus écouter, jusqu’à ce qu’une intervention pleine de
fougue de Stéphane me fasse sortir de ma rêverie :
—  Et tout ce qu’il a fait pour nous, notre éducation
intellectuelle, physique et morale  ! Quand on pense à ce
que vivent les enfants abandonnés dans les autres
établissements…
—  Pardon, dis-je, soudain intéressé, pourriez-vous m’en
dire plus à ce sujet ?
—  Non, tranche César, cela n’a pas grand intérêt pour
toi, et puis il est tard. Bonsoir, les gars.
De retour dans ma chambre, je suis tout énervé. J’ai
soudain envie de hurler ma colère et mon dégoût. Je ferme
les yeux et m’oblige à penser à mes amis, aux moments où
nous étions réunis, quand par exemple nous réparions en
plaisantant les éléments du carapaçonnage avant le match
d’inche sur la plage. Je pense à Eve, quand je la regardais
dormir.
Le bruit caractéristique de la clef dans la serrure
m’annonce la venue de Romu. Je fixe la porte pendant de
longues minutes. Il entre avec un air joyeux :
— Salut, vieux frère. Tu n’as pas manqué de cran durant
ces derniers jours. Cela mérite bien une récompense.
Demain, à la même heure et pour dix vraies minutes, ton
ami Claudius sera à ma place. Tu vois que moi aussi je sais
tenir une promesse. Bonne nuit.
 
Ce matin, Octavius n’est pas sur le chemin. C’est peut-
être mieux ainsi. Je m’inquiète de ce qu’il pourrait faire
avec cette lame. J’ai le sentiment que la journée s’étire
indéfiniment. Je suis tellement impatient d’être à ce soir
avec Claudius  ! Bernard et Frédéric réapparaissent dans
l’après-midi. Nous voyons sur leurs visages qu’ils ont été
mis à l’épreuve depuis leur retour et l’échec de leur
mission.
 
À l’étude, on ne m’a préparé aucun nouveau document,
juste un simple rappel :
— Mémoriser tous les passages soulignés.
— Être capable d’expliquer des détails sur les photos.
—  Pouvoir citer des dates et compléter des cartes
muettes.
— Évaluation dans deux jours.
Loin de faire la grimace, je reprends les fiches les unes
après les autres. Il y a sans doute des informations que je
vais mieux comprendre à la deuxième lecture. Tout est si
nouveau, si étrange pour moi.
Jove est de nouveau parmi nous pour la veillée. Il profite
d’un moment où je suis seul pour se rapprocher de moi. Il
me touche l’épaule comme si j’étais son frère ou son fils et
me sourit avec bienveillance.
J’utilise mon temps de parole pour demander ce que sont
devenus les réfugiés renvoyés des Zones viables sur des
bateaux. Les élèves se regardent mais aucun n’ose se
proposer pour répondre. C’est César 2 qui s’en charge :
—  Nous n’avons pas d’informations précises à ce sujet.
Nous savons que beaucoup sont partis demander l’asile aux
dirigeants des Zones blanches les moins peuplées.
Certaines personnes ont pu être accueillies moyennant
finances ou parce que leur niveau de compétences était
remarquable. Les passagers d’autres bateaux ont choisi de
s’ancrer définitivement à quelques encablures des côtes. Ils
vivent de pêche et pratiquent la culture hors sol, du soja
principalement. Des commerçants des Zones blanches
rentrent parfois en contact avec eux. On est sans nouvelles
de nombreuses embarcations  : affrontements internes,
piratage, échouages involontaires ou provoqués… Certains
équipages semblent avoir complètement disparu.
 
Je tourne en rond dans ma chambre. Je suis prêt. Je sais
que ces dix minutes me paraîtront très courtes. J’essaie
donc d’ordonner mes idées et mes questions. Il est là. Son
visage n’est pas trop marqué. Nous nous serrons les deux
mains. Il se détache en premier et déclare :
—  Je t’explique ma situation en deux mots, tu fais de
même et ensuite nous parlerons d’Octavius qui m’inquiète
beaucoup.
Son débit est rapide car il sait que le temps nous est
compté. Il poursuit :
—  Les premiers jours, j’étais avec lui. Nous avons eu
droit à quelques brutalités et un peu de frigo. Ensuite, ils
nous ont séparés. J’ai été exhibé en tenue de César au
milieu des petits pendant plusieurs journées puis ils m’ont
fait signer de mon sang, oui, de mon sang, des
engagements de fidélité. Je suis maintenant accompagné
d’un «  chien de garde  » nommé Sextus et nous effectuons
des missions de surveillance, principalement la nuit. Nous
contrôlons les serviteurs à l’extérieur comme à l’intérieur
et établissons des rapports en vue de sanctions. Ce travail
me fait haïr de tous, c’est le but, mais il me permet
également de voir et d’approcher des tas de gens. J’ai
découvert avec soulagement que beaucoup d’enfants
disparus durant la bataille étaient vivants et travaillaient
un peu partout sur l’île. Je crois que, à ce jour, seule la mort
de Tibérius m’a été confirmée. À toi.
Je lui fais un très bref récit de mes semaines passées ici.
Il reprend la parole :
—  En recoupant les informations que nous glanerons
chacun de notre côté, la Maison et ses rouages n’auront
bientôt plus aucun secret pour nous et nous pourrons
reparler de nos projets de départ. Dans l’immédiat, nous
avons une urgence : Octavius souffre d’une grave infection
à l’oreille, celle qu’on lui a percée. Le chef de son camp le
sait mais a décidé de le laisser souffrir encore quelque
temps pour que notre frère en vienne à le supplier et lui
promettre une fidélité éternelle. Je crois que c’est pour
s’opérer lui-même qu’il t’a demandé une lame. Il faut
trouver une autre solution. Je pensais que tu pourrais
dénicher un remède, comme tu l’as fait pour atténuer les
douleurs d’Affre.
—  Oui, bien sûr, je pourrais, mais ils surveillent les
couloirs la nuit. Ils savent par exemple que je suis venu, il y
a quelque temps, voler des médicaments avec le Chamane.
Et puis il faudrait mettre Romu dans la confidence  : c’est
lui seul qui décide de laisser ou non la porte de ma
chambre ouverte la nuit. Comment faire ?
— Je vais résoudre le problème de la surveillance. Pour la
clef, réfléchis de ton côté. D’ici là, tu ne fais rien passer à
Octavius. As-tu eu des nouvelles de Marcus ?
Je l’informe de ce que j’ai appris. Il consulte sa montre et
constate :
— Là, je dois vraiment y aller.
Avant de fermer la porte, il ajoute, comme à regret :
—  Il y a une drôle de rumeur qui court sur lui. On dit
qu’il serait de la famille de Jove.
Chapitre 4
 
Ce matin, je me réveille en sursaut. Je garde en tête la
dernière image de mon cauchemar  : Octavius qui pleure
des larmes de sang derrière une vitre. Je lui fais des signes
mais il ne me voit pas. Je ne peux retrouver le sommeil et
décide de me lever. Machinalement, j’essaie d’ouvrir la
porte. Bien entendu, elle est fermée.
J’écoute la Maison qui se réveille doucement  : les pas
rapides et légers des serviteurs qui se pressent vers leurs
tâches matinales, puis les démarches lourdes et assurées
des soldats qui patrouillent. J’entends que l’on déverrouille
ma porte. Je décide d’écrire un message à Octavius, au cas
où nous nous croiserions ce matin.
Je m’occupe de toi.
Lorsque je rejoins le groupe au petit déjeuner, tout le
monde est déjà assis. Les tables sont assemblées de sorte
que je ne puisse pas participer à la réunion. Avant même
que je ne réagisse, Stéphane se lève et s’approche :
—  Pour les besoins d’une mission, tu ne peux pas te
mêler à la discussion qui va commencer. C’est pour ça
qu’on t’a installé à l’écart.
Sans rien répliquer, je gagne mon lieu d’exil. Je leur
tourne le dos et, même en faisant des efforts, il m’est
impossible de comprendre ce dont ils parlent. Quand je me
relève et croise certains regards, je m’efforce de ne pas
montrer ma frustration.
Comme je suis seul, je ne suis pas autorisé à aller courir.
César 2 m’invite à me rendre à la bibliothèque pour étudier.
Je relis mes notes en prévision de mon examen. Je décalque
les cartes et tente de les compléter. Je dessine des objets
du quotidien. Je m’aperçois vite que je pourrais réciter par
cœur pratiquement l’intégralité des fiches mais, en même
temps, certains mots sont pour moi vides de sens : la notion
de «  pays  » qu’on aborde dans le premier dossier, par
exemple. Comment décide-t-on de ses limites  ? Qu’est-ce
qui rassemble des individus sur un même territoire  ?
Pourquoi des pays se sont-ils affrontés jusqu’à leur
destruction complète  ? Tous les gens étaient-ils prêts à
perdre leur vie ? Et dans quel but ?
Le Monde que je découvre n’a pas prévu de place pour
moi. Je repense à notre plan de fuite. Si les événements
avaient mieux tourné, nous nous serions retrouvés, Marcus,
Claudius, Octavius, Eve, Louche et moi, sur le continent.
Que serait-il arrivé alors  ? Eve aurait regagné son foyer.
Louche peut-être aussi, d’après ce que j’ai cru comprendre
de son histoire. Mais nous, les anciens de la Maison que
personne n’attend, aurions été condamnés à nous cacher et
à vivre dans la crainte permanente d’une arrestation qui
nous aurait ramenés à notre point de départ. Ces réflexions
me plongent soudain dans un malaise qui devient aussi
physique. Je suis pris d’une sorte de nausée. Il faut que je
bouge. Je me lève et demande à César 3, qui m’observe en
faisant mine de lire, si je peux être autorisé à m’entraîner
tout seul dans la salle de sport.
—  Pourquoi pas  ? Mais tu laisseras la porte ouverte. Tu
sembles préoccupé. Tu ne te sens pas prêt pour l’examen ?
— Si. J’ai juste besoin de me défouler.
 
Dans la salle de gym, je saute à pieds joints sur un
matelas en essayant de m’élever de plus en plus. L’avantage
de cet exercice, c’est qu’il m’épuise très vite. J’enchaîne
par des pompes et je finis par une course rapide autour des
tapis. À mesure que la fatigue se fait sentir, je restreins le
cercle. Je suis pris par le tournis et m’étale au centre de la
pièce, exténué et en larmes. Je suis désespéré. Je me traîne
jusqu’à la douche.
En sortant, je me sens un peu mieux. César  2 m’attend
près de la porte. Peut-être m’a-t-il vu craquer, car son ton
se veut amical :
— Je sais que tu es déçu d’avoir été écarté de la mission
d’aujourd’hui. Mais c’est uniquement pour des raisons
techniques  : tes camarades seront amenés à exercer leurs
talents de plongeurs et tu es un débutant dans ce domaine.
— Qu’est-ce qu’ils… Pardon… Pourquoi ne me l’a-t-on pas
simplement expliqué  ? J’avais imaginé d’autres raisons…
Après le déjeuner, me serait-il possible d’aller bricoler dans
l’atelier ?
— Tu as un projet en tête ?
— J’aimerais apprendre à souder.
— Cela doit être envisageable.
 
En l’absence de mes collègues, on m’a attribué un
professeur qu’il m’est impossible de décrire précisément
car il arrive équipé d’un casque opaque et d’une
combinaison. Nous ne sommes pas seuls, même si César 2,
plongé dans un épais dossier, s’occupe peu de nous. Le
professeur me montre les bons gestes et rappelle les règles
de sécurité. Sa voix est très déformée. Je m’exerce à coller
deux tiges assez grosses ensemble. Il lève son pouce pour
me féliciter. Nous limons ensuite les coulures avec des
outils de plus en plus fins. Avant de se lever, il trace
plusieurs lettres dans les copeaux avec son doigt  : Syrius,
puis saisit une balayette pour tout éliminer. Je lui effleure le
dos pour le remercier. Il baisse la tête en guise de salut et
quitte la pièce. Je ne connais pas ce prénom. Je suis venu
avec l’idée de forger une clef pour ma chambre, car je veux
pouvoir circuler librement la nuit dans la Maison. Je dois
d’abord me procurer du matériel non référencé. Ici, hormis
les contenus des poubelles, tout est compté et rangé par
paquets de dix. Il faut toujours réclamer et justifier sa
demande.
—  César  ? Puis-je m’exercer seul avec des morceaux de
ferraille qui traînent ?
—  D’accord, mais fais très attention, Méto. Et tu me
montreras ton travail après.
Je n’ai qu’une idée générale de la forme de ma clef, mais
j’ai envie d’en réaliser une très simple, composée d’une tige
ronde repliée en boucle à une extrémité, avec juste un petit
rectangle soudé à l’autre bout. Je l’améliorerai avec le
temps en l’essayant directement dans ma serrure et en
utilisant des limes lorsque je reviendrai. Je trouve assez
vite les deux pièces dont j’ai besoin et je les soude. J’agrège
ensuite quelques éléments épars pour leurrer César. Je
cache mon ébauche de clef dans ma chaussette avant de
m’approcher de lui. Il contemple à peine mon ouvrage puis
le jette dans une poubelle avant de sortir. Je suis tout fier
de ma réalisation, même si je sais que le chemin sera long
avant que je ne puisse l’utiliser. Cette activité m’a surtout
permis de chasser mes idées noires. Je me dis qu’il doit y
avoir un moyen de vivre libre quelque part, mais je ne le
connais pas encore.
Malgré l’absence de mes camarades du groupe  E, la
veillée est maintenue. Je ne me sens pas à ma place, seul
au milieu des César et de Jove. Je reste silencieux en
sirotant ma tisane. J’ai hâte de regagner ma chambre. Les
adultes discutent à voix basse et je fais mine d’être absorbé
dans mes pensées. Je devine que la mission a lieu à l’heure
précise où nous nous trouvons réunis. Tour à tour, ils
regardent leur montre et semblent très tendus. Voulant
peut-être donner le change, Jove m’interroge :
— Tu as quelque chose à nous demander, ce soir ?
— Oh oui ! Maître, mais je ne crois pas que cela me soit
autorisé.
— Essaie toujours.
—  J’aimerais savoir ce qu’est devenu Marcus, mon
meilleur ami. Je sais que je n’ai pas le…
— Il va bien. Il se repose. Tu le reverras le moment venu.
Tu peux aller te coucher.
Je me lève, souris et les salue. De retour dans ma
chambre, je suis pressé d’essayer ma clef. Je dois raboter le
bas car le rectangle est trop grand. Je vois aussi que
l’ouverture est plus fine sur la partie haute. Je crayonne les
espaces à limer et je la cache dans ma chaussure. Je guette
ensuite le passage de celui qui verrouille les portes. Au
bruit, je comprendrai si j’aurai ou pas un visiteur. La
réponse est oui.
C’est Claudius. Il délivre sans attendre son message :
—  La route sera libre cette nuit entre trois heures dix-
huit et cinq heures dix uniquement. Si tu trouves un
remède pour Octavius, cache-le dans le seau rouge à
l’intérieur du débarras 108. Je pourrai le lui administrer
dès demain matin.
—  Comment sont déterminés les moments sans
surveillance ?
—  De manière aléatoire  : ça change chaque nuit. J’ai eu
l’information il y a vingt minutes. Surtout, ne sois pas en
retard car, dès cinq heures quinze, les serviteurs viennent
nettoyer les chambres et ils sont dans l’obligation de
signaler la moindre absence. Une dernière chose  : en
fouillant les dossiers dans le bureau, j’ai découvert une
information concernant Marcus. Mais je ne suis pas
capable de l’interpréter pour l’instant  : Marcus  : RF. J’y
vais. Je ne sais pas quand je repasserai. Salut.
— Ma porte ne sera pas verrouillée après ton départ ?
—  Non, mais elle le sera à nouveau quand ton serviteur
chargé de faire le ménage et de changer ton linge quittera
ta chambre.
Il est déjà reparti. Je m’allonge tout habillé sur mon lit. Je
vais régler le réveil et somnoler en attendant l’heure du
départ. Je suis content de pouvoir enfin sortir, même si je
suis conscient des risques que je cours. Je ne veux pas que
quelqu’un puisse entendre mon réveil sonner : je dois donc
l’éteindre avant. Cette idée me travaille et m’empêche de
me détendre complètement. À deux heures trente, je décide
finalement de déprogrammer mon réveil mais, comme je
reste allongé, je finis par m’assoupir.
Je suis en retard. Je me frappe les joues plus pour me
punir que pour me réveiller tout à fait. Je dois garder mon
calme car la partie semble encore jouable.
J’ouvre la porte avec précaution et je m’enfonce dans les
couloirs. Je dévale les escaliers le plus rapidement possible.
À l’extérieur, je prends le temps d’écouter la nuit pendant
plusieurs minutes. Je cours jusqu’au trou et plonge dans les
entrailles de la grotte. L’odeur des lieux me rappelle ma
dernière visite, lorsque je m’étais rendu complice de la
mort de Gouffre. Je marche vite et me force à rester aux
aguets. Je gagne l’Entre-deux avec beaucoup de
précautions. À peine à l’intérieur, je sens un corps bouger.
Eve s’est redressée. Sa peau est encore noircie de suie. Son
visage semble s’ouvrir progressivement. Je retrouve son
sourire et ses grands yeux verts. Elle me serre contre elle
un long moment.
—  Tu l’avais promis mais j’avoue que je ne t’espérais
plus. Tu cours de gros risques en venant me voir. Surtout
après l’assassinat de l’ancien César qu’ils gardaient
caché… Ils ont dit que c’était toi, tu sais… Ils t’ont déclaré
ennemi mortel et ont promis un trophée à quiconque
parviendrait à te blesser. Je les ai entendus dire que des
serviteurs avaient réussi à t’atteindre avec des pierres.
— Ils ont atteint quelqu’un d’autre. Quand nous courons,
nous sommes méconnaissables.
J’entreprends de lui raconter tout ce que j’ai vécu depuis
mon retour à la Maison. À son tour, elle me narre quelques
événements marquants, dont l’agonie de mon ami Affre,
qu’elle a veillé pendant plusieurs semaines. Les doses de
médicaments n’avaient plus d’effets sur lui. Il parlait
beaucoup, parfois pendant son sommeil. Les derniers jours,
elle a renoncé à lui cacher qu’elle était une femme. Elle
pense qu’il l’avait deviné depuis longtemps car il n’a
marqué aucune surprise. Elle a été étonnée aussi qu’il
sache que nous étions amis et que j’allais parfois la
rejoindre la nuit dans l’Entre-deux.
—  Il m’a beaucoup parlé de toi. Il se disait responsable
de l’échec de ton évasion. Il ne cessait de répéter qu’il avait
manqué de vigilance. Il aurait voulu te demander pardon.
J’ai essayé de le rassurer. Je lui ai dit que, pour ma part, je
n’avais pas osé y croire parce que, au fond de moi, je savais
qu’on ne nous laisserait jamais partir.
Après un long silence, elle reprend en s’efforçant de
sourire :
— Dis-moi, Méto… Je suis sûre que, grâce à tes fiches, tu
es plus calé que moi sur le Monde maintenant. Tu sais, j’ai
honte d’avoir été si docile quand je vivais là-bas. J’aurais dû
essayer de comprendre… Alors, tu es allé sur le continent ?
Tu crois que je pourrai un jour…
— Je t’aiderai à fuir. Je te l’ai promis.
—  Tu ne dis plus comme avant  : «  Nous partirons
ensemble. » Toi, tu vas rester sur l’île…
—  Je fais partie des Indésirables sur le continent. Les
choses sont plus faciles pour toi.
— Je pourrais te cacher.
— Nous en reparlerons une autre fois. Je suis venu pour
te mettre en garde. À la Maison, ils s’intéressent beaucoup
à toi. Ils n’arrivent pas à déterminer qui tu es. Ils m’ont
interrogé à ton sujet. Reste très prudente.
Je lui expose ensuite le cas d’Octavius. Elle part
immédiatement fouiller dans ses boîtes de médicaments.
—  C’est un début d’infection. Il faut lui injecter de la
pénicilline. Je t’ai mis plusieurs doses. Tu dois piquer près
de la plaie et espacer les injections de vingt-quatre heures.
Le mieux, ce serait qu’il puisse enlever l’anneau au moins
pendant le traitement. Mais avec ces brutes, ce ne sera
peut-être pas possible. Agissez vite, sinon ils seront bientôt
contraints de lui supprimer une partie du pavillon.
—  Je dois écrire tout ça parce que c’est Claudius qui va
s’en occuper.
Elle m’a pris les mains et me regarde en souriant.
J’appuie ma tête sur son épaule et je respire ses cheveux. Je
m’accorde trois minutes et je compte dans ma tête pour ne
pas m’attarder. Je me détache d’elle.
— Je dois y aller. Je reviens dès que je peux.
— Sois prudent.
Il est presque cinq heures. J’effectue le trajet retour dans
un temps record. Je dépose le précieux colis à l’endroit
prévu, avec le mot. Je cours ensuite dans les couloirs
jusqu’à ma chambre. Il y a quelqu’un à l’intérieur qui lave
par terre. Il porte le numéro 103 sur sa combinaison noire.
Il se retourne brusquement. Son débit est hésitant. Il est
gêné mais pas apeuré. Je ne dois rien laisser paraître de
l’angoisse qui m’envahit soudain.
— Où étais-tu ? Tu es membre du groupe E. Tu n’as pas
le droit de sortir. Je vais devoir te signaler…
— J’étais aux toilettes. Je suis malade…
— Ce n’est pas vrai, je les ai nettoyées avant de venir ici.
J’essaie de ne pas montrer ma peur. Je me rapproche
lentement en le fixant et soudain je me jette sur lui. Je lui
plaque la main sur la bouche et lui pince le nez. Il vire au
rouge. Je lui chuchote à l’oreille :
—  Si tu cries, je te tue. On m’a entraîné pour ça.
J’appartiens à l’élite. Toi, tu n’es rien, en cas d’accident, on
te remplacera vite.
Je relâche mon étreinte. Il reprend difficilement son
souffle. Je continue :
—  Comment tu t’appelles  ? Et qui est ton chef  ? Ne dis
pas de bêtises, je vérifierai.
— Mon chef s’appelle Corvus. Moi, j’ai juste un numéro…
— Avant, on t’appelait comment ? Dis-le !
Il me fixe bizarrement sans rien dire. Il affiche une
espèce de sourire. Je l’interroge :
— On se connaît ?
— Oui, Méto. Tu m’as oublié, on dirait, mais ce n’est pas
grave. Autrefois, tu n’aurais jamais parlé comme ça. C’est
que tu es du bon côté maintenant. Rassure-toi, je ne
raconterai rien aux autres en souvenir d’avant. Laisse-moi
finir mon travail. Mais sache aussi que je n’ai pas peur et
que je m’en fous de mourir.
Je me déshabille et me glisse dans les draps. Je suis trop
énervé pour trouver le sommeil. Il astique le lavabo. Je le
vois de profil. Ses joues sont creusées et il est couvert de
boutons. Ses yeux me rappellent le petit gros qui souffrait
quand il s’agissait de courir ou de grimper à la corde. Il
était la cible de moqueries incessantes et se trouvait
souvent isolé. Presque tout le monde l’appelait Porcinus,
mais son vrai prénom était Atticus. Sa disparition
prématurée avait peu troublé la communauté des enfants.
Un soir, au repas, il n’était simplement plus là. Et comme il
était formellement interdit de s’en inquiéter, personne n’en
avait plus parlé. J’étais Bleu foncé et lui Bleu clair à
l’époque. Il est méconnaissable.
— Atticus. Tu as beaucoup grandi !
Il sourit et ajoute :
—  Ta mémoire est revenue. Tu étais l’un des seuls à me
nommer comme ça, Méto. Je ne suis pas resté longtemps
dans la Maison. Je ne progressais pas assez vite, selon les
César. Ils m’ont fait comprendre qu’ils s’étaient trompés
sur mes capacités physiques. J’ai tout de même eu le temps
d’apprendre à lire. Toi, tu n’as jamais été méchant avec
moi, jamais. C’est pour cela que je ne dirai rien pour cette
nuit.
—  Excuse-moi pour tout à l’heure, je regrette si je t’ai
blessé, mais si on découvre mon escapade, je ne serai pas
le seul à en souffrir.
— Tu étais où ?
Je marque un temps. Je me suis promis de ne plus me
faire avoir, mais je ne dois pas le vexer en me montrant
méfiant. Je décide d’en dire le minimum :
—  Je suis allé chercher des médicaments pour soigner
l’oreille infectée d’Octavius. Dis, tu as une clef de la
chambre ? Je peux la voir ?
— Oui. Mais dépêche-toi, j’ai bientôt fini.
J’observe l’objet avec attention. Je place ma clef à côté de
l’original pour évaluer les différences. Il me tend la main
avant de partir pour récupérer son bien.
— Salut ! À une autre fois, peut-être.
—  Au fait, c’était toi, le message où on me traitait de
traître ?
— On m’a obligé à te le transmettre. Je n’ai jamais pensé
que tu étais devenu un traître. Je sais par expérience qu’ici
on ne doit jamais se fier à ce qu’on nous raconte, on ne doit
croire que ses frères.
— Merci, Atticus. Salut !
 
Le réveil est très brutal et je peine à me sortir du lit. Mes
collègues ne sont pas présents au petit déjeuner. Je
m’endors presque en mangeant. Le début de l’étude est un
vrai calvaire. Je lutte pour garder les yeux ouverts. César 2
finit par s’en inquiéter :
— Ça ne va pas ce matin ?
— J’ai mal dormi. Des douleurs lancinantes au ventre.
—  Tu sais où se trouve l’infirmerie et tu sais lire les
indications, alors va te chercher un remède et repose-toi.
Sois de retour à onze heures précises. Ce matin, nous
t’interrogeons.
Je suis content de cette liberté qu’on m’accorde même si,
en arrivant à l’infirmerie, je tombe nez à nez avec César 3
qui semble m’attendre. Je le salue et commence à observer
les boîtes. Je trouve vite ce que je cherche. Je repère aussi
que la poubelle est pleine de compresses ensanglantées.
Mes collègues ont dû souffrir. Je m’éloigne avec deux
cachets dans la main. J’ai l’intention de m’en débarrasser
plus tard dans ma chambre. César me rappelle :
— Méto, prends-en un de plus et avale-les tout de suite.
Je m’exécute sans hésiter. J’espère que ce sera sans
conséquence. À son sourire, je me demande s’il ne sait pas
tout. Je me réfugie dans ma chambre et j’essaie de me faire
vomir mais je n’y parviens pas. Je règle mon réveil et
m’endors sur-le-champ.
 
Jove et deux César sont assis derrière une table. Je
m’assois devant une chemise où est inscrit mon prénom.
César  2 me fait signe de l’ouvrir tandis que son collègue
déclenche un chronomètre. Ce sont les mêmes feuilles que
dans mon dossier mais les cartes sont muettes et il ne reste
plus que les titres des paragraphes. Je prends mon temps
et complète les vides. Ils me regardent travailler. Ensuite,
je dois décrire et expliquer le fonctionnement du téléphone
et du vélo, puis nommer les principales parties extérieures
d’une voiture.
Enfin, on me tend des photos. Je repère que certains
détails sont absents ou modifiés par rapport aux originaux.
On me demande de commenter les clichés.
— C’est la famille Martin posant devant sa maison qui est
située aux coordonnées Z17, L215. Pourtant, en y
regardant de plus près, cette photo me semble différente.
On retrouve les éléments principaux mais ici par exemple
on a changé la couleur des fleurs et là la petite fille qui
s’appelle Mélanie, sur la vraie, elle était de l’autre côté,
près de sa mère Josiane. Et le mari, qui s’appelle Henri, ne
porte pas de lunettes noires d’habitude. Est-ce que je dois
continuer ?
—  Non, ça nous suffit, conclut Jove. Nous allons étudier
tes réponses. Retourne dans ta chambre, nous viendrons te
chercher pour les résultats.
 
De retour une heure plus tard, je n’arrive pas à décrypter
dans leur regard s’ils sont contents ou pas. Ils m’observent
un long moment puis César 1 prend la parole :
—  Tu as obtenu des résultats remarquables. Ils ont mis
en lumière tes dons d’observateur et ta facilité à
comprendre et retenir les informations. Nous connaissons
aussi depuis toujours tes capacités à t’adapter et
improviser. Il ne te manque que la connaissance du terrain
avant que l’on puisse te confier une véritable mission en
complète autonomie. Aussi, nous avons décidé de t’envoyer
quelques jours dans une famille d’accueil. Tu remplaceras
le fils de la maison qui vivra caché pendant ce temps. Tu
pourras dès demain étudier le dossier et commencer à te
glisser dans la peau de ce personnage. Sache que c’est une
grande marque de confiance que nous t’accordons, aussi ne
nous déçois pas.
 
Je retrouve mes collègues dans l’après-midi. Ils semblent
se remettre d’une terrible épreuve. Les visages sont fermés
et les corps engourdis par la douleur. Je ne me risque pas à
les interroger. Jean-Luc me propose d’aller m’entraîner à la
nage. Il est content car je prends de l’assurance. Il
m’annonce :
—  Je vais demander que tu essaies en mer la prochaine
fois. Est-ce que tu t’en sens capable ?
— Oui, j’ai le sentiment que mes membres connaissaient
les mouvements permettant de se déplacer dans l’eau et
qu’on avait juste à réveiller leurs souvenirs.
— Je crois en effet que tu savais nager avant.
— Tu as été blessé. Cela ne te fait pas trop souffrir ?
—  Ça ira. Nous avons été surpris. Quelqu’un les avait
prévenus. Mais… tu sais que je ne peux pas en parler.
— Je sais.
Mes camarades n’ayant pas le droit de faire du sport
pendant plusieurs jours, je suis contraint d’errer le reste de
l’après-midi de la chambre à la salle de sport, seul et
désœuvré. Heureusement, à l’étude, je découvre un
nouveau dossier :
 
Les enfants errants
Les récentes lois sur la famille ont entraîné de
nombreuses fugues d’adolescents, le plus souvent
encouragés par leurs parents, en dépit du fait que le
pouvoir mettait en place des structures, telles que les
Maisons, pour les accueillir dans des conditions favorables.
Ces enfants errants se sont pour la plupart regroupés au
sein de bandes qui vivent de la mendicité, du vol et du
trafic de stupéfiants. Les brigades de répression des
mineurs organisent régulièrement des descentes dans les
quartiers excentrés ou dans les sous-sols du centre où ils se
cachent.
Ces jeunes individus trouvent assez facilement des
soutiens tacites parmi la population. Des procédures contre
les adultes contrevenant aux lois ont été engagées et des
peines de prison prononcées.
Des campagnes d’information ont également été initiées
pour rappeler la loi à chacun et encourager la population à
faire preuve de civisme en dénonçant la présence d’enfants
errants. Il en va de la sécurité de tous et du nécessaire
équilibre à trouver entre les ressources dont nous
disposons durant ce temps de crise grave et la quantité
d’humains pouvant en bénéficier dans notre Zone.
Nous tenons tout de même à rappeler que les
agissements violents à l’encontre de ces jeunes individus,
«  chasse armée à l’enfant  » ou piégeages divers, sont
formellement interdits et passibles de peines
d’emprisonnement.
Une note au crayon a été ajoutée :
Méto, tu devras te méfier à la fois des contrôles officiels
et des actions rares mais parfois violentes de la population
et plus encore de ces jeunes eux-mêmes qui peuvent
apparaître sous un jour sympathique pour mieux te
corrompre et t’attirer dans leurs filets. Nous avons par le
passé déploré la disparition de plusieurs membres du
groupe E au cours des missions.
Ce soir, la veillée est annulée et tout le monde est envoyé
dans sa chambre une heure plus tôt. J’espère recevoir la
visite de Claudius car j’ai hâte de savoir si Octavius va
mieux.
Mais c’est Romu qui vient cette fois. Je me méfie de lui
maintenant car l’aide qu’il m’apporte n’est pas
désintéressée et je ne veux pas me rendre coupable d’un
meurtre.
—  Je passais te voir, commence-t-il. Tu n’as rien à me
demander ?
—  J’ai beaucoup de questions, tu t’en doutes, mais je
trouve le prix à payer un peu élevé. La dernière fois, tu
m’as demandé d’empoisonner ton père…
—  Tu n’as pas le droit de me parler comme ça  !
s’emporte-t-il. D’abord, il est toujours vivant, il me semble.
Je voulais juste qu’il souffre un peu et je t’assure que ce
n’est rien à côté de ce qu’il m’a fait subir. Il a tout mis en
œuvre pour que je ne puisse jamais avoir d’amis. Dans ma
petite enfance, il a forgé en moi un sentiment d’impunité en
me laissant faire n’importe quoi, en m’encourageant à user
de violence sur les autres, comme si c’était normal. Il
n’agissait ainsi que dans un but  : m’éloigner de mes pairs
et me rendre haïssable à leurs yeux. Ensuite, j’ai subi la
torture journalière du frigo, soi-disant pour m’endurcir.
Tout cela pour me faire craindre de tous et qu’un jour je le
remplace à la tête de son empire mafieux. Maintenant, c’est
à lui que je fais peur et il cherche à tout prix à m’écarter du
pouvoir. Il me refuse ce qui m’est dû. Je le tuerai un jour
sans doute mais ne t’inquiète pas, je le ferai moi-même, par
plaisir.
Il est au comble de la colère mais parvient à ne pas
élever la voix. Il marque une longue pause, comme pour
reprendre son souffle, puis ajoute d’une voix faible :
—  Méto, je n’ai que toi. Tu es le seul à me regarder
comme quelqu’un de normal, presque comme un ami. Je ne
veux pas gâcher cette relation. Ce que je t’ai demandé,
c’était juste un échange de services. Je ne peux compter
que sur toi. Aie confiance en moi, je ne te ferai jamais
courir de risques insensés. Je tiens à toi. Je suis venu ce
soir pour te donner un conseil. Je sais que, demain soir, tu
partiras sur le continent. Ce séjour sera un test. Tu
rencontreras là-bas une personne à laquelle tu te sentiras
prêt à tout confier. Résiste. Laisse-la parler. Surtout ne te
livre pas car la moindre de tes paroles, le moindre de tes
gestes seront consignés dans son rapport. À bientôt, Méto.
Sommes-nous vraiment amis  ? Le sommes-nous
seulement parce que nous avons absolument besoin l’un de
l’autre  ? J’aurais bien voulu qu’il m’explique l’expression
qu’il a employée à propos de son père, « empire mafieux ».
Jove est à la tête d’un empire mafieux…
On me secoue un peu violemment et je peine à ouvrir les
yeux. C’est Atticus.
Il me place dans la main deux morceaux de métal. Je me
redresse et observe, incrédule, les deux objets  : la clef
d’Atticus et une courte lime ronde.
—  J’ai pensé que ça pourrait t’être utile. Je ne peux te
confier la clef que durant mon temps de ménage car elle
doit retrouver sa place avant l’arrivée du serrurier. Chaque
nuit, nous passons ramasser nos clefs dans son bureau et
nous les replaçons après le service. Une de ses limes
traînait sur son établi. Personne ne m’a vu, du moins je
l’espère.
J’articule difficilement un merci et je passe la main sous
mon matelas pour retrouver mon ébauche de clef. Je me
mets au travail au-dessus du lavabo. Je frotte fort et sens
vite le métal chauffer. Je fais quelques pauses pour
comparer avec le modèle. J’ai l’impression de ne pas
progresser. Atticus me jette parfois un clin d’œil complice.
Avant de le laisser partir, je lui serre chaleureusement la
main. Je sais les risques qu’il prend et comment sont traités
les serviteurs désobéissants.
— Ne me remercie pas. Je suis content de t’aider. Tu ne
l’essaies pas ?
— Je ne crois pas qu’elle soit prête et puis je veux dormir
un peu.
— Attends, je vais la tester moi-même.
Il se penche et tente de l’enfoncer dans la serrure. Bien
vite, il se retourne et annonce, déçu :
— Il y a au moins deux millimètres à limer à la base, on
n’est pas près d’y arriver. Salut, Méto.
 
Ce matin, je suis agréablement surpris par l’accueil des
membres du groupe  E au petit déjeuner. Ils m’entourent
comme si j’avais réussi un exploit. On les a mis au courant
de mon prochain départ pour le continent.
— Nous sommes fiers de toi, de ton parcours, commence
Stéphane. Après cette dernière épreuve, nous serons
heureux de te compter parmi nous.
—  Si tu as besoin de conseils, ajoute Bernard, n’hésite
pas à venir nous voir pendant la journée.
J’ai droit à quelques tapes amicales sur le dos et la tête.
Puis nous mangeons en échangeant des sourires. Je ne
peux m’empêcher de trouver leur enthousiasme excessif.
Est-ce que cette attitude pourrait cacher quelque chose ?
Je suis très content de reprendre la course matinale. L’air
libre m’a manqué. Je scrute de loin tous les endroits où j’ai
déjà croisé Octavius, dans l’espoir de l’apercevoir. Il est
introuvable. J’espère que c’est un hasard et que son état
n’a pas empiré. Le rythme de la course est tranquille. On
voit que certains de mes camarades se remettent tout juste
de leurs blessures.
Après la douche, je suis conduit dans la salle où j’avais
préparé ma précédente mission. César  2 me donne un
dossier. J’y découvre d’abord une photographie d’un
adolescent blond aux yeux cernés.
— C’est à lui qu’on va te faire ressembler. On va modifier
la couleur de tes cheveux. Rassure-toi, cela ne part pas
avec la pluie. C’est même assez dur à enlever. Pour le reste,
c’est du par cœur, tu as l’habitude.
Je suis donc invité à me mouiller les cheveux. César, qui a
enfilé des gants très fins, applique une peinture sur ma
chevelure, puis, avec un petit pinceau, il vient colorer mes
sourcils et mes cils ainsi que les poils qui poussent
timidement au-dessus de ma lèvre supérieure. Je dois
ensuite attendre près d’une heure sans bouger. Le temps
passe vite car je suis plongé dans le dossier. Je vais
m’appeler Michel Chêne. Je suis âgé de quatorze ans et je
suis en quatrième. Suivent une liste de professeurs avec la
matière qu’ils enseignent et les noms des douze élèves qui
composent ma classe. Puis je découvre mes parents, ma
maison et son jardin, ma chambre, le bureau sur lequel
j’étudie. Je m’arrête un long moment sur le plan du
secteur  H qui est coloré avec deux couleurs. La légende
m’indique les rues permises et celles qui me sont
interdites. Je comprends qu’il me sera impossible de
m’approcher du collège et du poste de police du quartier.
Pour me rendre dans le centre, je ne pourrai emprunter
que deux itinéraires différents.
Enfin, je trouve une liste de tâches à accomplir à tout
prix :
— Demander mon chemin au moins trois fois.
— Acheter une boisson nommé Orangeado.
— Me préparer un petit déjeuner.
—  Aller jusqu’à la statue du Triumvirat la nuit en
échappant aux contrôles de police (repérage de cachettes à
faire de jour).
—  Parler avec au moins cinq personnes en dehors de la
maison et leur demander leurs prénom, âge et classe ou
profession.
— Prendre deux fois le bus.
Je devrai consigner dans un carnet tous les
renseignements recueillis ainsi que mes commentaires sur
les difficultés rencontrées dans la réalisation de ces tâches.
Devront également y figurer les comptes de mes dépenses,
la capsule de l’Orangeado et toutes les autres preuves
possibles de l’accomplissement de ma mission.
Au dossier est jointe une grosse enveloppe contenant de
l’argent à remettre à «  mes parents  » ainsi qu’une somme
pour couvrir mes achats.
César me rince les cheveux. Je les sèche et me plante
devant le miroir pour évaluer le résultat. Je me trouve
étrange et un peu rajeuni. Je me plonge ensuite dans le
plan de la Zone  17. Des lieux importants ont été colorés,
parmi lesquels l’embarcadère, la maison de la famille
Chêne et les postes de police. Je ferme les yeux pour
visualiser les distances et retenir les noms. Je vais
demander à consulter des photos de façades afin de me
fixer des repères visuels.
César m’emmène au vestiaire pour que j’enfile dès à
présent de nouveaux habits. Le garçon que je remplace
porte des vêtements larges et usés. Je suis gêné par leur
amplitude  : je ne me sens pas maintenu. Mon arrivée au
déjeuner provoque un peu d’agitation. Beaucoup rigolent.
Je les comprends.
L’après-midi, Jean-Luc m’aide à remplir mon sac à dos. Il
me fait découvrir des poches cachées pour y mettre
l’argent, ma corde de piano et un poinçon bien aiguisé sur
un côté, protégé par un capuchon de cuir épais.
—  C’est surtout lors de la sortie nocturne que tu as de
grandes chances de l’utiliser.
— Toi, tu t’en es servi ?
—  Oui. Quelques enfants dégénérés m’ont agressé. Ma
lame les a effrayés.
— Dégénérés ?
—  C’est le mot qu’ils emploient. Ils étaient dans un état
second, comme s’ils étaient devenus fous. César  2 m’a
expliqué que certains consommaient des produits qui
modifiaient leurs perceptions et les rendaient agressifs.
— Tu as eu peur ?
— Bien sûr.
En fin d’après-midi, je retrouve César  2 qui m’apporte
des photos des rues que j’aurai à emprunter. Il me précise
aussi les rendez-vous :
—  Sois au port à quatre heures trente précises. À ton
arrivée sur le continent, deux heures plus tard, tu te rends
à pied au domicile des Chêne. Tu ne peux pas utiliser les
bus qui circulent au petit matin. Ils sont vides ou presque
et tu te ferais tout de suite repérer. Si tu te fais arrêter, ne
panique pas. Nous en serons immédiatement informés et
nous organiserons ta récupération au plus vite. Ne réponds
à aucune question. Pas un mot, tu entends ! N’essaie même
pas de mentir. Tais-toi simplement. Dans la mesure du
possible, si tu sens ton arrestation inéluctable, débarrasse-
toi de tes papiers d’emprunt. Tout est clair, Michel ?
— Pour le retour ?
—  Tu reviendras trois nuits plus tard. Tu régleras les
détails avec le capitaine. À ce propos, ne lui raconte rien,
ce n’est pas un homme très fiable. Ce soir, tu iras au lit
directement après le repas. Mais si un détail te tracasse
pendant la soirée, n’hésite pas à venir me voir. Tu ne seras
pas enfermé et je suis de veille toute la nuit dans la
bibliothèque.
 
Ce soir, j’ai du mal à m’endormir. Je suis très excité à
l’idée de découvrir le continent en vrai et en même temps
je vais devoir affronter un monde qui ne m’est connu qu’au
travers de fiches. Je ferme les yeux pour essayer de me
reposer un peu. Claudius me réveille :
—  C’est toi, Méto  ? Mais qu’est-ce que tu as fait à tes
cheveux  ? J’ai cru un instant que je m’étais trompé de
chambre. Et tu es resté habillé ! Tu comptes sortir ?
—  Ah, tu es là  ? Je pars pour quelques jours en mission
sur le continent sous une fausse identité. Je vais me
familiariser avec la vie là-bas. Je te raconterai.
Claudius est très surpris et met plusieurs secondes à
réagir :
— Tu veux dire que tu vas revoir ta famille ?
— Je ne serai pas libre de mes mouvements. Rappelle-toi
que je suis envoyé par Jove et les César. Mais je pense
pouvoir au moins passer devant la maison de mes parents
puisque j’ai mémorisé l’adresse. Peut-être apercevrai-je un
membre de ma famille  ? En fait, c’est tout ce que je peux
espérer. Je vais surtout en profiter pour étudier en détail
les possibilités de fuite pour nous tous. Mais tu es venu
pour me donner des nouvelles d’Octavius ?
—  Oui. Je suis très inquiet. Tes piqûres avaient fait
merveille. Au bout de deux injections, la douleur semblait
se dissiper. Mais ce matin, quand je suis allé le voir, il avait
disparu. Il y a une heure à peine, j’ai découvert sur le
bureau des César un message le concernant : pour eux, pas
de doute possible, il est passé chez les Oreilles coupées.
Chapitre 5
 
C’est l’heure. Je suis seul dans la nuit. J’essaie de me
représenter le chemin que devrait suivre Eve pour aller au
point de rendez-vous. Il faudrait que je trouve à proximité
de l’embarcadère un endroit discret qui lui permettrait de
se cacher jusqu’au moment propice. J’aperçois le bateau.
Un faible éclairage signale la cabine. Je distingue une
silhouette qui s’active en m’attendant.
Je grimpe à bord. Un homme à la barbe courte et aux
vêtements peu soignés me fait face. Il me tourne
brusquement le dos et disparaît. Quelques secondes plus
tard, j’entends vrombir le moteur. Je visite discrètement
l’embarcation. C’est un petit bateau équipé pour la pêche.
J’entreprends de rechercher une cachette pour un passager
clandestin et découvre une trappe. Comme je suis hors de
vue du pilote, je décide de la soulever. C’est un espace vide
qui sert à remiser des gilets de sauvetage et divers objets.
Le sol paraît mouillé.
— Tu cherches quoi ?
— C’est normal qu’il y ait autant d’eau dans les cales ?
—  C’est pas tes affaires. Arrête de fouiner ou je te fous
par-dessus bord.
Je lui adresse un large sourire pour lui signifier que je ne
prends pas du tout sa menace au sérieux. Il retourne sans
un mot dans la cabine et, cette fois, je le suis. Il m’observe
du coin de l’œil. Je le regarde manœuvrer. On ne sait
jamais, un jour cela pourra me servir. J’ai le sentiment que
notre allure est moins rapide. Je dois tenter d’engager la
conversation.
—  Je m’appelle Méto. Excusez-moi pour tout à l’heure,
c’est la première fois que je monte sur un bateau aussi petit
et je ne suis pas très rassuré.
— Je croyais que les gens de la Maison vous demandaient
de ne pas me parler.
—  Ils ne sont pas là pour nous surveiller. C’est la
première heure de liberté dont je me souvienne.
— Tu n’es pas comme les autres, toi. Je m’appelle Juan.
Il me serre la main énergiquement et ajoute :
— Je ne sais rien sur ce qui se passe dans votre île. C’est
la loi du secret avec les autres. Ils me payent plus pour me
taire que pour la traversée. Vous êtes nombreux là-bas ?
—  Je n’ai pas accès aux chiffres exacts, mais j’évalue la
population à trois cents personnes.
—  Quand même, vous devez être bien cachés, dit-il. De
loin, l’île paraît déserte.
Puis, sans que je le lui demande, il me désigne la barre
du bateau et m’invite à m’y installer. Cette proposition
arrive au bon moment car je sentais poindre le mal de mer.
Le fait de me concentrer sur un cap et d’accompagner les
mouvements du bateau m’aide à me sentir mieux. Juan
m’explique la signification des balises que nous apercevons
à l’horizon.
—  Comme ça, conclut-il en riant, si j’ai un malaise, tu
sauras me ramener au port.
Après une demi-heure, il me fait signe de me taire et
reprend les commandes. Comme le pilote lors de la
dernière traversée, il coupe le moteur en approchant de la
côte et laisse filer le bateau en silence. Nous accostons en
douceur. Il chuchote :
—  Dans trois jours, à la même heure, au même endroit.
Sois précis, je ne peux rester plus de quelques minutes. Et
surtout, sois prudent. Si tu te sens suivi au moment du
retour, cache-toi quelque part et reviens vingt-quatre
heures après.
— OK. Merci beaucoup, Juan.
Je me hisse sur le quai désert et cherche une cachette
pour faire le point. Je trouve un buisson d’un bon mètre de
hauteur et m’accroupis derrière. Je reconnais les façades
vues sur des photos pendant la préparation et je repère le
passage à emprunter. J’attends de me sentir prêt. Le jour se
lève doucement et j’entends au loin des bruits de moteurs.
J’aperçois même quelques personnes qui discutent. À
mesure que les minutes s’écoulent, la rumeur de la ville
s’amplifie. Je sors de mon abri et m’enfonce dans les rues.
Les gens marchent tête baissée. Je les imite. Je dois tout de
même parfois lever les yeux pour trouver mon chemin. Une
grosse dame, en soufflant fort, installe des fleurs rouges
dans des seaux pour les vendre. Je prépare ma monnaie et
me dirige vers elle :
—  Bonjour, madame. Je désirerais acheter un petit
bouquet.
Sans attendre, je lui tends les trois écus requis. Même si
je le connais, je lui demande mon chemin. Pour le plaisir
d’entendre ma première voix de vieille femme et parce que
cela fait partie des tâches à accomplir.
— Pourriez-vous m’indiquer le secteur B, s’il vous plaît ?
—  Tu continues tout droit pendant cent mètres et tu
tournes à droite.
Je la remercie et reprends ma marche. L’idée d’acheter
les fleurs m’est venue tout à coup pour éviter qu’elle ne me
repousse parce que je venais la déranger en plein effort.
Les rues se remplissent peu à peu. J’essaie d’être discret
mais je suis fasciné par les femmes. Il y en a de tous les
formats  : des minuscules, des très grandes, quelques
énormes, d’autres d’une finesse maladive. Je repense à Eve.
Je crois que je n’en ai pas encore croisé de plus belle
qu’elle. Les vieux attirent aussi mon attention  : leur
démarche lente, leur dos raide, leurs gestes mal assurés. Je
me dis qu’ils pourraient me raconter tellement
d’événements, qu’ils sont à eux seuls des centaines de
fiches réunies, comme les livres que lisait Gouffre dans la
grotte.
J’aborde maintenant un secteur moins passant. Des
voitures de police circulent en faisant hurler leur sirène. Je
me force à ne pas me retourner à chaque fois. Je suis
presque arrivé. J’ai en mémoire toutes les maisons de la
rue. Je m’amuse à réciter les prénoms et noms des
habitants en longeant leur clôture. J’ouvre le portail des
Chêne et contemple sur la façade, bien en vue, les portraits
des membres de ma famille d’adoption. Je me trouve assez
ressemblant. Je traverse le jardin et me dirige vers la porte
de derrière. Alors que je m’apprête à frapper, je surprends
une violente dispute entre « ma mère » et son fils. Il hurle :
—  J’en ai marre de votre cirque  ! Un jour, je vous
balancerai à la police.
Juste après, j’entends le bruit d’une claque sonore, suivi
d’un piétinement lourd. J’attends que le silence revienne
pour me signaler. Une petite femme brune ouvre la porte.
Machinalement, je lui tends mon bouquet. Sans y jeter un
regard, elle le jette sur la table de la cuisine et me lance
d’une voix traînante :
—  J’espère surtout que t’as pas oublié l’enveloppe. Des
fleurs ? T’as de l’argent à foutre par les fenêtres ?
Son mari apparaît alors et se plante devant moi. Nous
avons à peu près la même taille. Il a des cheveux blonds,
presque blancs. Je tire l’enveloppe de mon sac et la lui
tends.
—  Tu ne dois pas aller parler à mon fils, explique-t-il. Il
est enfermé dans la cave pendant la durée de ton séjour. Je
vais appeler le collège pour signaler qu’il est malade. Ne
vas pas traîner dans le square des Espérènes, c’est là que
se réunissent ses copains. À ce soir. Ma femme va te
montrer ta chambre.
Là-dessus, il enfile son manteau et sort sans rien ajouter.
Je suis « ma mère » à l’étage où je découvre ma chambre.
Le lit est défait et des vêtements traînent sur le sol.
—  Je vais te préparer ton petit déjeuner. Ensuite, je
changerai les draps et je ferai le ménage, annonce-t-elle
avant de disparaître dans l’escalier.
Les étagères sont chargées d’objets dont je ne perçois
pas l’utilité. Je laisse mon sac à dos et descends à la
cuisine. Je dois observer «  ma mère  » à l’œuvre pour être
capable de faire mon petit déjeuner sans son aide demain.
Elle sort une bouteille de lait du frigo et en verse dans
une petite casserole. Elle frotte une allumette et tourne un
bouton pour faire sortir le gaz. Après quarante-sept
secondes, elle trempe son doigt, sans doute pour vérifier la
température. Elle verse alors le liquide dans un bol et
ajoute une cuillerée de poudre marron. Puis elle tranche du
pain pour me faire des tartines et y étale du beurre.
Je m’assois et la remercie avant de commencer à manger.
Elle m’adresse un sourire forcé avant de monter à l’étage.
Il y a une photo au mur qui représente une plage avec des
arbres penchés aux troncs écailleux sous un ciel sans
nuages. Au-dessous, des nombres de 1 à 30. Les quinze
premiers sont barrés. Nous serions donc aujourd’hui le
16 mai 1979. C’est un « calendrier ».
La femme redescend pour se préparer à sortir. Elle pose
une clef sur la table et part sans rien dire. Je me lève pour
la regarder s’éloigner. Je lave et essuie mon bol puis
j’entreprends de visiter la maison. Je pénètre dans toutes
les pièces, j’ouvre les armoires et les tiroirs. Une fois mon
inspection terminée, je décide d’aller voir mon « double ».
Au sous-sol a été installée une paroi grillagée derrière
laquelle on distingue un large espace avec un lit, un bureau
et des étagères. C’est comme une seconde chambre mais
plus vétuste et sans fenêtre. Le garçon de la famille est
allongé sous une couverture et semble dormir. Je l’appelle :
— Michel ! Je suis Méto. Tu as besoin de quelque chose ?
—  Casse-toi  ! C’est de ta faute. T’as pas le droit d’être
là ! Je dirai à mon père que tu es venu !
— Réfléchis un peu. Nous devons pouvoir nous entraider.
Tu as des choses à m’apprendre et moi je peux te rendre
des services. Je reviendrai plus tard.
— Fais-moi sortir ! Sinon, casse-toi !
Je remonte dans ma chambre et m’allonge sur le lit.
J’essaie d’organiser ma journée mentalement. Je dois en
priorité me débarrasser des tâches à accomplir car j’ai
besoin de garder du temps pour ma quête personnelle.
J’étudie à nouveau la carte pour mémoriser l’itinéraire que
j’ai prévu de suivre aujourd’hui.
Je quitte la maison vers onze heures, avec l’objectif de
me rendre dans un supermarché. J’entre pour acheter la
boisson indiquée. Je prépare ma monnaie et la pose en
même temps que la bouteille devant le vendeur. Il encaisse
et me signale d’une voix fatiguée :
— Tu penses à la consigne…
— Entendu, dis-je d’un ton que je veux assuré.
À l’extérieur, je suis perplexe. Je trouve un banc à
proximité pour m’asseoir et réfléchir. J’aurais dû me douter
que cette épreuve comportait une part d’improvisation.
Comme je ne peux pas aller demander au caissier ce que
signifie sa phrase, il ne me reste plus qu’à attendre et
espérer découvrir la solution par moi-même. Je décapsule
la bouteille et constate que de nombreuses bulles
remontent à la surface. Je détecte ainsi la présence de gaz.
Je goûte. C’est très sucré et surprenant sur la langue. Je
déglutis doucement. La sensation est assez désagréable.
Deux jeunes en tenue de sport pénètrent dans la boutique
et en ressortent peu après, avec à la main des bouteilles
renfermant un liquide violet foncé, presque noir. Ils
s’installent sur le dossier du banc, posent leurs pieds à côté
de moi et avalent leur breuvage sans effort. Puis ils se
lèvent et retournent à la boutique. J’en profite pour vider
discrètement ma boisson dans l’herbe et je les suis à
l’intérieur. Sans mot dire, ils posent leurs bouteilles sur le
comptoir et tendent la main pour recevoir une pièce de
monnaie. Je les imite. J’ai réussi. De retour dans la rue, les
deux garçons m’abordent sur un ton agressif :
— Tu sors d’où ? T’es un cousin de Michel ? Il nous doit
du fric, le gamin. T’as rien sur toi ?
Sans que j’aie le temps de répondre, l’un d’eux
m’empoigne par le manteau et commence à me secouer. Je
me libère en frappant son coude et le mets à terre en
balayant d’un coup sec sa jambe d’appui. L’autre me fait
face quelques secondes puis décide de tourner les talons.
J’aide mon adversaire à se relever. Il me fixe en se tenant le
bras :
— T’es fou ! Tu me l’as pété !
— Je ne crois pas. Comment tu t’appelles ?
Il ignore la question et se dégage énergiquement. Je ne
dois pas rester dans ces parages. Je viens de me faire deux
ennemis.
Je décide de prendre le bus et m’installe à un arrêt pour
observer les gens. Au moment où le bus arrive, tous sortent
de leur poche ou de leur sac un rectangle de carton
imprimé. En grimpant dans le véhicule, ils l’enfoncent dans
une machine pour le trouer. Il faut donc que je m’en
procure un. Une vieille dame lève le bras pour que le
chauffeur l’attende. En montant, elle laisse tomber
plusieurs petits coupons sur le marchepied et le trottoir. Je
me précipite pour l’aider à les ramasser. Elle me remercie
et m’invite à la suivre :
—  Merci pour ta gentillesse, dit-elle d’une voix très
douce. Pour ta peine, je vais t’offrir un ticket. Tu voulais
bien prendre le bus, n’est-ce pas ?
—  Oui, et j’ai oublié les miens à la maison. Merci
beaucoup.
Je progresse à sa suite vers le fond du bus et prends
place près d’elle. Elle semble heureuse de m’avoir
rencontré et engage la conversation :
— Je vais au terminus. Et toi ?
— Moi aussi.
— Tu n’es pas au collège ?
—  Non, ma prof de sciences est malade. Je vais faire un
tour au centre.
— Tu as l’air si serviable. Tu t’appelles comment ?
— Michel Chêne, et vous ?
— Madeleine Isère. Tu me rappelles mon petit-fils.
Elle marque un temps et reprend d’une voix à peine
audible :
— Il est mort pendant la catastrophe, comme le reste de
ma famille d’ailleurs. Je me demande pourquoi j’ai survécu
à tout cela. Peut-être pour qu’il y ait quelqu’un pour les
pleurer.
Je lui prends la main. Elle la serre très fort, presque
jusqu’à l’écraser. Elle me confie avec émotion :
— Des fois, je me dis que c’est peut-être mieux pour eux.
Je ne sais pas comment ils auraient pu faire leur choix : ils
avaient quatre enfants, tous plus gentils et beaux les uns
que les autres.
Je repense au journal d’Eve et j’improvise :
—  Mes parents ne m’ont jamais expliqué comment ils
avaient fait pour moi. C’est un sujet qu’on n’aborde pas. Je
sais seulement qu’ils ont profondément changé depuis le
départ de mes frères. Ils ne sourient plus et ne marquent à
mon égard aucun signe d’affection. Je suis un peu grand, je
sais, mais les câlins d’autrefois me manquent.
— Tu ne veux pas venir manger à la maison ce midi ? On
sera plus tranquilles pour parler.
— J’aimerais beaucoup.
Le reste du trajet se déroule en silence. Elle sèche ses
larmes, regarde les façades d’immeubles qui défilent. Je me
sens bien avec elle. Dans la rue, je l’aide à porter son sac.
Nous entrons dans un bâtiment de quatre étages. Elle
habite au premier. L’appartement ne compte que trois ou
quatre petites pièces. Elle déballe ses courses et commence
à préparer le repas. Elle me sert un verre d’eau et m’invite
à m’asseoir. Je participe à l’épluchage des pommes de
terre. Elle est beaucoup plus rapide que moi.
— Tout à l’heure, tu disais que tu n’as jamais su comment
tes parents avaient choisi ?
— Oui, et j’y pense tous les jours.
—  Si tu veux, je peux te renseigner sur les méthodes
employées. Toi, ensuite, comme tu connais tes parents, tu
pourras peut-être en déduire celle pour laquelle ils ont
opté. La plus connue est la méthode médicale. On fait
passer aux enfants une visite approfondie ainsi que des
examens poussés pour déterminer celui qui a la plus
grande espérance de vie. On peut tester à l’inverse l’enfant
qui résisterait le mieux à un traumatisme psychologique
pour choisir celui ou celle qu’on livrera aux Maisons. Je me
rappelle que dans le journal, à une époque, les parents
pouvaient trouver chaque jour un test à expérimenter.
Je demande :
—  Mais on n’est jamais sûr de l’avenir… Je veux dire
qu’on ne peut pas tout prévoir.
— Tu as raison, on ne peut pas anticiper les accidents de
la circulation, par exemple. C’est pour cela que certains ont
eu recours à la magie ou à de faux religieux qui
promettaient de lire l’avenir. D’autres enfin, refusant de
choisir par eux-mêmes, se sont rabattus sur le pur hasard
en jouant l’existence de leurs enfants aux dés ou en faisant
tirer leur progéniture à la courte paille. Voilà, tu sais tout.
Nous mangeons ensuite en silence des patates sautées et
une tranche de jambon. Pendant tout le repas, elle me
dévisage comme si elle essayait de lire à travers moi. Je
n’ai pas envie de parler. Je suis trop occupé à réfléchir à ce
qu’elle vient de m’exposer. Après le dessert, elle m’entraîne
dans son salon pour me montrer les photos de ses enfants
et petits-enfants. Elle nomme chacun d’eux et indique un
trait de son caractère. Elle peine à retenir ses larmes.
Quand je la quitte, elle me fait promettre de revenir le
lendemain partager le déjeuner avec elle.
En sortant, je croise une jeune fille brune qui évite mon
regard. Je suis persuadé de l’avoir déjà aperçue au cours de
la matinée, peut-être dans le bus ou au supermarché. Je me
rends sans plus tarder à la statue du Triumvirat qui
représente les « trois pères de la Zone 17 », ceux dont j’ai
appris les noms pour préparer mon examen. Une fois sur
place, je m’assieds par terre pour les dessiner. Je prévois
que quelques personnes s’approcheront pour observer mon
travail et que j’engagerai ainsi plus facilement la
conversation.
Mon dispositif fonctionne à merveille. Quatre jeunes filles
aux cheveux clairs me félicitent pour mon dessin et me
demandent de leur tirer le portrait. En échange, elles me
donnent leurs coordonnées et vont m’acheter une bouteille
d’Orangeado que je ne finis pas. Je décide bientôt de partir
car j’attire trop l’attention. En parcourant le chemin du
retour, j’essaie de repérer les recoins où je pourrai me
cacher pendant la nuit et de mémoriser au mieux les
distances. Une voiture de police se gare à ma hauteur.
Deux hommes en descendent et me barrent le passage. Le
ton est sec :
— Tes papiers !
Pendant que l’un me dévisage, l’autre observe mon
document dans tous les sens, même par transparence. Les
questions fusent :
— Nom, prénom, date de naissance, adresse, prénoms de
tes parents, leur profession et leur lieu de travail, nom des
voisins, avec les prénoms et tout le reste…
Je récite sans me presser pour qu’il puisse prendre des
notes. Pendant ce temps, l’autre se dirige vers une boîte
blanche accrochée à un poteau. Il l’ouvre et en sort un
téléphone. La discussion me semble interminable. J’essaie
de ne pas laisser paraître l’angoisse qui m’envahit. Il
revient, l’air goguenard, comme s’il avait gagné :
—  Et le chien des voisins de droite, il s’appelle
comment ?
— Ils n’ont pas de chien. Éric est allergique.
—  On n’aime pas voir traîner les ados dans les rues.
Hein, Marcel ?
— Pour sûr.
— On va te déposer. Monte !
Je n’ai pas le choix mais, aux regards amusés qu’ils
échangent, je sens que c’est un traquenard. J’essaie
d’argumenter pour gagner quelques secondes :
— Je vous remercie, mais j’habite tout près… Et puis, ma
mère…
— Monte !
— Non ! Laissez-moi partir.
Soudain, leur pare-brise explose, et juste après la vitre
droite. Nous nous plaquons contre la voiture. Sans plus
s’occuper de moi, ils grimpent dans leur véhicule et
démarrent en faisant crisser les pneus. J’ai eu de la chance
ou… quelqu’un veille sur moi.
Je rentre à la maison en pressant le pas. Je grimpe dans
ma chambre et consigne avec soin les événements de la
journée. Je ne comprends pas pourquoi les policiers
voulaient m’embarquer. J’ai beau retourner dans ma tête
toutes les questions, je n’arrive pas à trouver quelle erreur
j’aurais pu commettre. Comment me suis-je trahi  ? Je
repasse voir mon « double ». Il a un casque sur les oreilles
qui l’empêche de m’entendre. Quand il s’aperçoit de ma
présence, il me fait comprendre très clairement qu’il ne
veut pas me parler. Je me rends alors au salon et j’ouvre le
journal pour parcourir les articles du jour.
 
Découverte d’un enfant assassiné dans une cave du
secteur D
L’enquête a démontré que nous avons affaire à un tueur
en série. La façon de procéder et les traces laissées sur
place offrent des similitudes avec d’autres affaires classées
par les services de police.
Suit une interview de la mère de l’enfant qui dit ne pas
comprendre ce qui a pu se passer. Son fils jouait depuis
quelques jours avec un petit garçon dont elle ne connaissait
pas les parents mais qui semblait très poli.
L’inspecteur en charge de l’affaire précise que les autres
crimes attribués à l’assassin avaient eu pour victimes
uniquement des enfants abandonnés, ce qui explique
qu’aucune enquête n’ait été diligentée.
 
Fin du conflit avec les passagers du cargo Liberta qui
stationnait illégalement dans les eaux de la Zone 17
Le cargo Liberta dérive depuis six ans hors des eaux
territoriales. Originaire de la Zone  18, il s’est récemment
rapproché de nos côtes pour réclamer une assistance. Les
lois internationales ne permettant aucune exception,
l’armée a, à plusieurs reprises, demandé au navire de
s’éloigner. Suite à une longue négociation conclue il y a
deux jours, le Liberta a rejoint les eaux internationales,
renonçant apparemment sans contrepartie à mettre à
exécution ses menaces. Le capitaine avait en effet indiqué
qu’il ferait volontairement échouer son navire sur les côtes
de la Zone  17 si on n’acceptait pas d’évacuer les treize
malades contagieux présents à bord.
 
La nouvelle campagne d’extension des champs
d’Espérène a commencé
Comme chaque année à la même époque, les travaux
d’aménagement des nouveaux secteurs débutent à la mi-
mai. Le rayon d’action a été repoussé de dix kilomètres. Les
services concernés abattent tous les arbres et détruisent
les restes des maisons avant de mettre le feu au lance-
flammes. Comme à chaque fois, l’appui de l’armée a été
nécessaire pour évacuer plus loin les populations qui
habitaient ces lieux en toute illégalité. Des heurts violents
ont opposé des rebelles aux forces de l’ordre et on déplore
des dizaines de morts, dont un parmi les policiers. La mise
en culture de nouveaux champs d’Espérène pour dépolluer
les Zones grises aura lieu à l’automne. Marc-Aurèle, un des
pères de la Zone, a rappelé ce matin lors d’une conférence
de presse que « cette épuration des sols servira les autres
générations. C’est à l’avenir de nos enfants qu’il faut
penser. Notre génération doit se sacrifier pour la
prochaine. Les rebelles qui veulent remettre en cause
l’intégrité de notre territoire et la nécessaire marche de la
science seront punis ».
 
J’entends du bruit dans le jardin et je vais déposer le
journal sur la table du salon avant de regagner ma
chambre. Je prends un peu de repos en prévision de ma
sortie nocturne. Au repas, personne ne décroche le
moindre mot. La mère prépare un plateau qu’elle porte à
son fils. J’entends des cris. Va-t-il parler de moi  ? Elle
remonte avec le plateau intact, il a dû le refuser. Le père se
lève et descend à son tour. Il est de retour quatre minutes
plus tard et fait signe à sa femme d’y retourner. Quand elle
revient sans rien, j’en déduis que le père a convaincu
Michel.
Je monte dans ma chambre. Bientôt, mon attention est
attirée par des éclats de voix au rez-de-chaussée. Il
semblerait que des gens s’invectivent en bas. Comme je ne
parviens pas à identifier qui parle, je descends. Je découvre
alors pour la première fois la télévision. Elle était enfermée
dans un meuble. Sans rien demander, je prends une chaise
et m’assieds pour regarder. Je vois que «  mon père  » est
agacé car je suis en train d’enfreindre une règle
essentielle, mais il ne se sent pas le courage d’aller à
l’affrontement, sans doute à cause de l’enveloppe d’argent.
La télévision reprend intégralement le contenu du journal
mais n’apporte aucune information nouvelle. On montre
ensuite une phase d’un jeu d’équipe qui se joue avec une
balle ronde. Les joueurs la poussent et la frappent avec le
pied. Ils doivent tirer dans un encadrement rectangulaire
garni d’un filet. Je retourne dans ma chambre pour me
préparer. J’ouvre la fenêtre pour inspecter les alentours et
repérer d’éventuels bruits suspects. Le début de soirée est
très animé. Des gens viennent disposer au milieu de leur
jardin des paniers où il me semble reconnaître des produits
alimentaires. Chacun ferme ensuite ses volets. Quelques
minutes plus tard, j’aperçois ici et là des enfants qui
déboulent par deux ou trois pour récupérer les colis.
Certains courent pour devancer les autres. Je n’arrive pas à
bien distinguer la scène mais je me rends compte que des
enfants se battent un peu plus loin. Le calme revient peu à
peu.
Au bout d’une demi-heure, je décide de sortir. Comme on
me l’a conseillé, j’emporte mes armes au fond de ma poche.
Quand je traverse la maison, je réalise que tous dorment
déjà.
Une fois dans la rue, je progresse doucement. Je sais que
j’ai environ deux kilomètres de marche. Je prends bientôt la
décision de courir. Les seules voitures qui circulent sont
celles de la police et je les entends arriver de très loin. Je
passe à proximité du supermarché où j’ai acheté mon
Orangeado. Il est fermé, pourtant un important groupe
d’enfants s’y pressent. Je ne m’attarde pas mais j’ai le
temps de les apercevoir en train de vider les poubelles. L’un
d’eux essaie aussi de forcer la porte du magasin avec un
pied-de-biche. Aucun de ces enfants perdus ne fait
attention à moi. Ils sont trop occupés. J’aborde un secteur
plus animé et, comme les gens ont l’air de se promener,
j’arrête de courir et je me cale sur un groupe de quatre
personnes qui vont dans la même direction que moi. On
pourrait imaginer que je chemine avec elles.
Malheureusement, le groupe rentre dans une boutique qui
s’appelle un restaurant. Je regarde à l’intérieur, c’est
comme une cantine payante.
Je suis presque arrivé lorsque je réalise que je n’ai pas
croisé de patrouille depuis plus d’un quart d’heure. Je
ressens pourtant une drôle d’impression, celle d’être
surveillé. En effet, deux hommes sur le trottoir d’en face
me regardent bizarrement. Peut-être les policiers mettent-
ils des vêtements ordinaires pour ne pas se faire repérer. Je
suis si près du but que je décide de continuer. Je fais le tour
de la statue pour repartir dans l’autre sens. Comme ils se
rapprochent, je comprends qu’il faut que je réagisse
rapidement. Je pousse la porte d’un restaurant, me dirige
vers le comptoir et demande les toilettes. L’employé
esquisse un geste pour me faire sortir mais je repère
l’inscription W.-C. et file sans attendre vers le fond de la
salle. Je ferme la porte. Comme je l’avais espéré, il y a une
fenêtre qui, bien qu’étroite, me permettra de me faufiler à
l’extérieur. Je grimpe sans mal sur le lavabo et projette mon
corps en avant. Je me rétablis pour atterrir dans une petite
cour encombrée de poubelles. J’entrevois un passage vers
une autre rue. Je connais la direction et ne me pose plus de
questions  : je cours comme un fou sur la chaussée. Les
passants ne semblent pas faire trop attention à moi. Je
m’arrête à une intersection pour essayer de localiser mes
poursuivants. Je ne les vois plus. Je vais être contraint
d’effectuer un large détour pour rentrer car je ne sais pas à
quel niveau de mon itinéraire ils m’ont repéré. Je ne dois
surtout pas me perdre. Je suis en secteur  G. Il me faut
prendre plein nord. Après quelques centaines de mètres, le
paysage change. Les maisons sont plus hautes et plus
espacées. Les passants sont rares. Je suis sur une longue
ligne droite et donc facilement repérable. Je décide de
courir à nouveau. Des groupes de jeunes sont installés dans
des recoins sombres. Je ne les distingue qu’au dernier
moment. Certains s’adressent à moi mais je fais mine de les
ignorer. Un garçon aux cheveux longs, habillé de cuir,
entreprend de me rattraper mais visiblement il manque
d’entraînement. Il renonce après une centaine de mètres.
J’entends ensuite se rapprocher le vrombissement d’un
véhicule. Ce n’est pas la police et je choisis de ne pas en
tenir compte. Mais je devine assez vite que je suis l’objet
d’une sorte de chasse menée par deux motos. Je préfère
alors stopper ma course pour reprendre mon souffle avant
de les affronter. Les motards freinent près de moi et
descendent de leurs engins. Ils sont tous les deux beaucoup
plus grands et gros que moi. Je sors mon poinçon de son
étui et je le glisse dans ma manche.
— Eh, le gosse ! Où tu vas par là ? T’es sur un territoire
interdit !
—  Je me suis perdu, je crois. Je veux rentrer en
secteur  H. Je ne cherche pas les problèmes. Si vous
acceptez de me ramener, je vous paierai.
— Combien ?
—  Je pensais vous ouvrir la porte de chez moi et vous
laisser vous servir. Mes parents sont absents pour la nuit.
Ma grand-mère est moribonde, ils dorment chez elle dans
le secteur  B. Je peux vous indiquer où ils cachent leur
argent.
—  T’es pas banal, c’est la première fois qu’on nous
propose un plan comme ça ! Qu’est-ce…
— Ne cherchez pas à comprendre. Je les hais. Je ne leur
ai jamais pardonné l’abandon de ma petite sœur.
Comme ils se regardent et paraissent hésiter, j’insiste :
— Allez, les gars, vous ne le regretterez pas.
D’un mouvement de tête, l’un d’eux m’invite à grimper
sur sa machine.
— Accroche-toi. Et pas d’embrouille, sinon je t’arrange ta
petite gueule d’ange avec ma lame avant de te liquider.
Crois-moi, ça ne sera pas la première fois que je
supprimerai un gamin.
J’ai à peine le temps de comprendre ce qu’il vient de me
dire que la moto démarre. Je dois résister pour ne pas être
directement éjecté. Il a fait demi-tour et file à toute allure.
Je commence à me repérer, nous sommes proches de
l’endroit où, dans l’après-midi, les policiers voulaient
m’embarquer. Son copain le double en lui faisant un geste
de triomphe. J’attendais ce moment. Nous avançons moins
vite et je peux desserrer mon étreinte. Je ne vais pas
utiliser le poinçon mais la corde de piano que je récupère
dans la poche arrière de mon pantalon. J’espère provoquer
une syncope à mon conducteur. Des frissons me parcourent
l’échine. Il se retourne brutalement :
— C’est où ?
— La troisième à droite.
Il remonte à la hauteur de son copain pour lui
transmettre les indications puis se repositionne à quelques
mètres derrière lui. Nous longeons un parc entouré d’une
clôture de bois d’un mètre vingt de hauteur. Je saisis le fil
de fer à deux mains et le lui passe autour du cou avant de
serrer brusquement. Il suffoque et fait un curieux bruit que
le moteur couvre en partie. Il relâche progressivement la
pression sur les poignées et la moto ralentit. Je me dégage
et tombe violemment sur le sol. Je me relève sans attendre
pour plonger par-dessus la clôture. La moto cale et se
renverse. Le visage de l’homme a pris une teinte violacée.
Il est mort. Son camarade vient de se rendre compte qu’il
roule seul et amorce un demi-tour. Je m’enfonce dans le
parc en courant. Je sais à peu près où je me situe. Je
distingue à une centaine de mètres sur la gauche un
groupe de jeunes assis autour d’un feu. L’un d’eux se lève
pour me jeter des cailloux. Il est imité par une fille. Je suis
hors de portée. Je retrouve ma rue et mon jardin. Je me
glisse dans ma chambre et me jette sur mon lit. J’entends
des motos patrouiller pendant toute la nuit dans le coin. Je
viens d’ôter la vie à un homme dont je ne sais rien. Je suis
maintenant un assassin, comme Quintus. Je ne suis pas
meilleur que lui. Je finis par m’endormir.
 
Ce matin, au réveil, «  mes parents  » sont partis et je
prépare seul mon petit déjeuner. Je fais le point sur les
tâches qu’il me reste à accomplir : prendre une fois le bus
et demander deux fois mon chemin. Je pourrai les effectuer
en allant manger chez la grand-mère. Après ma douche, je
passe voir Michel dans la cave. Il est toujours allongé. Son
visage est tuméfié. C’est comme cela que son père l’a
convaincu de manger… Je l’appelle. Il se redresse et me
regarde d’un air dubitatif :
— Tu pourrais faire quelque chose pour moi ?
— Avec plaisir.
— Vers onze heures ce matin, tu déposes une lettre dans
la boîte de quelqu’un que je connais. C’est deux rues
derrière, au H1004, une maison blanche. T’es d’accord ?
Il se lève pour prendre l’enveloppe et me la tend. Je m’en
saisis mais il ne la lâche pas. Il insiste :
— C’est très important.
Je retourne dans ma chambre pour inspecter la lettre. Il
faut que je l’ouvre avant de m’acquitter de ma promesse.
On ne sait jamais  : s’il demandait à son correspondant
d’aller me dénoncer à la police…
 
Christine, mon amour,
Je vais bien et je sortirai dans deux jours.
Je pense à toi tout le temps.
Tu es mon rayon de soleil dans ma cave.
Je t’aime.
Michel
 
Je redescends dans le salon et j’ouvre le tiroir où sont
rangées les enveloppes vierges. Je refais l’adresse en
imitant son écriture et je glisse la lettre dans l’enveloppe.
Je me prépare en vitesse pour sortir. En déposant la
missive, je peux contempler le portrait de sa Christine qui a
de très longs cheveux blonds et porte des lunettes rondes.
Je me dirige vers la station de bus où j’achète un ticket.
J’y retrouve la fille brune que j’ai croisée la veille. Elle
n’essaie pas de passer inaperçue cette fois-ci. Dans le bus,
je décide de m’asseoir près d’elle et d’engager la
conversation :
— Bonjour, je m’appelle Michel. Et toi ?
— Moi, c’est Anne.
Elle se baisse pour griffonner un mot qu’elle me tend
discrètement :
Suis-moi. Nous devons parler dans un endroit moins
peuplé.
Elle détourne le regard pour observer un instant les
autres passagers. Puis elle fixe le paysage. Quatre stations
plus tard, nous descendons. Elle m’entraîne dans les rues
d’un secteur où les maisons sont très larges et entourées
de grands arbres. Elle s’arrête pour m’attendre. Son ton est
plein d’assurance :
—  Comme tu as dû le remarquer, je te suis depuis ton
arrivée. Je dois veiller sur toi. C’est grâce à mon lance-
pierres que tu as évité de te faire tabasser par deux flics
hier. J’ai perdu ta trace dans la soirée près de la statue du
Triumvirat et j’étais contente de te découvrir vivant ce
matin. Le journal m’a révélé que tu avais étranglé un
membre d’une bande de motards. L’emploi de la corde de
piano, c’est une signature de la Maison.
— Tu ne t’appelles pas Anne, alors ?
—  Quelle question stupide  ! Je porte le nom qu’on
m’attribue en ce moment, comme toi. Michel  ? Méto  ? Je
viens d’une autre île et j’appartiens aussi au groupe E.
—  Pourquoi tu as choisi de te montrer  ? Ce n’était pas
prévu, je suppose.
—  Parce que tu allais tout droit te faire arrêter chez ta
gentille Madeleine à l’heure du déjeuner. C’est une
rabatteuse à la solde de la police. Elle touche une prime
pour chaque enfant capturé. Je ne sais pas comment elle t’a
repéré parce que, a priori, tu n’as pas fait d’erreur. Tu es
peut-être un peu trop gentil ou un peu trop confiant… ou
bien tes cheveux sont trop clairs et ça attire les regards.
— Tu es sûre de ne pas te tromper pour la vieille dame ?
—  Je l’ai suivie après ton départ. Elle est directement
allée à la police organiser son piège.
— Qui vit dans le secteur où nous nous trouvons ?
— Le E, c’est le coin des très riches, des gens importants.
Les membres du gouvernement y ont leur résidence
personnelle.
— Pourquoi la police ne patrouille pas par ici ?
— Dans toutes les maisons, il y a des agents de sécurité
privés. C’est le quartier le mieux gardé et personne ne nous
demandera rien tant qu’on n’essaiera pas d’entrer dans les
propriétés.
Nous croisons une dame qui promène un tout petit chien.
Je l’interroge :
— Veuillez m’excuser, madame, pourriez-vous m’indiquer
la direction de la 150, s’il vous plaît ?
—  Volontiers, jeune homme, vous prendrez la quatrième
à gauche.
— Merci, madame.
Nous la regardons s’éloigner.
— Tu en es où de tes tâches ?
— J’ai presque fini.
— Je préférerais que tu ne bouges plus trop de la maison
des Chêne jusqu’à ton départ. Et puis tu devrais rendre tes
cheveux moins voyants en portant une casquette, par
exemple.
— Je vais m’ennuyer demain en attendant le départ.
—  Je passerai te voir. Je vais te laisser maintenant. Ne
tarde pas trop avant de rentrer.
Elle m’embrasse sur la joue et s’en va de son côté. C’est
sans doute comme cela que font les gens quand ils sont
amis pour se dire au revoir. Sans le savoir, Anne m’a mené
exactement où je rêvais d’aller. Ce secteur E, c’est celui de
ma famille… Je me dirige vers le 187, à l’adresse indiquée
dans le classeur gris. En m’approchant, je sens mon cœur
s’emballer. Je vais bientôt apercevoir les portraits des
miens. C’est une grande bâtisse, deux gardes sont plantés
devant la grille. Je jette un œil. Ils sont quatre à habiter ici,
un vieil homme aux longs cheveux blancs et une femme au
visage maigre, un homme brun au regard triste et une
petite fille aux cheveux bouclés. C’est donc eux, ceux qui
m’ont mis au monde, porté dans leurs bras, embrassé,
aimé, mais qui un jour m’ont abandonné et livré à Jove… Je
ne sais pas s’ils sont beaux ou si je leur ressemble. Je ne
suis pas déçu car je n’avais rien osé imaginer. Je me
remplis de leur image. Le vieux, c’est Marc-Aurèle, un des
dirigeants de la Zone 17. Marc-Aurèle est mon grand-père !
Je demande à un passant de m’indiquer la station de mon
bus  : il me répond qu’il n’a jamais utilisé ce mode de
transport. Je l’ai fait pour la mission car j’ai l’intention de
rentrer à pied. J’évite les axes importants et, quand je me
retrouve dans une rue déserte, je cours. Je suis de retour
vers trois heures de l’après-midi. Le frigo est presque vide.
Je me refais un petit déjeuner et monte consigner mes
dernières remarques.
J’ai vu mes parents, à qui je ne pourrai sans doute jamais
parler et qui ont tout fait pour me rayer de leurs souvenirs.
Je pense à ma sœur à qui j’aurais tant à apprendre. Mon
grand-père est le détestable instigateur de ces lois terribles
qui ont détruit des familles et condamné des enfants à
l’exil. Je m’assoupis, épuisé par toutes ces émotions.
Je suis réveillé par Michel qui m’appelle en hurlant
depuis sa cave.
— Méto ! Tu es là ?
Je descends le voir.
— Ah, salut ! Tu lui as transmis mon message ?
— Bien sûr.
— C’est maintenant, en rentrant du collège, qu’elle va le
découvrir. Dès qu’elle aura la lettre, elle viendra. C’est ma
copine Christine. On s’aime. Plus tard, on se mariera et on
aura un enfant. Méto, tu pourrais me laisser sortir dans le
jardin juste un quart d’heure ? Tu pourras surveiller. Je sais
que vous êtes entraînés au combat et que je ne fais pas le
poids. Tu ne prends aucun risque.
Je ne devrais pas mais j’ai envie de lui faire confiance.
—  Pourquoi pas  ? Mais pas de faux pas, je suis capable
du pire.
Michel m’indique où son père cache la clef du cadenas. Il
est euphorique car il ne s’attendait visiblement pas à ce
que j’accepte de le libérer. Christine l’attend devant la
grille. Elle entre et ils s’installent sur un siège qui se
balance grâce à des cordes. Ils s’embrassent en plaquant
chacun leurs lèvres sur celles de l’autre. Ils ne se parlent
presque pas. Caché derrière les rideaux, je me sens gêné et
en même temps ces pratiques m’intéressent. J’aurais pu
vivre les mêmes choses qu’eux si la vie en avait décidé
autrement. Comme promis, au bout d’un moment, il
raccompagne son amie à la grille et retourne dans sa cave.
La soirée se passe en silence. Je monte dans ma chambre
de bonne heure mais je ne parviens pas à trouver le
sommeil. J’ouvre la fenêtre pour contempler l’animation
nocturne du quartier. Les rituels de ravitaillement, les cris
de menace et les rires. J’assiste même à une descente de
police au cours de laquelle les gens sont tirés de leurs
maisons en pyjama pour être comparés à leurs portraits
extérieurs. Ensuite leur maison est fouillée.
 
Ce matin, Michel dort. Moi je parcours le journal dans un
des fauteuils du salon. On y relate un fait divers sanglant.
 
Règlement de comptes dans le milieu des motards
L’enquête sur l’assassinat de Boris B. n’a pas encore
permis de désigner son auteur. Pour rappel, le corps sans
vie de l’adolescent, âgé de dix-neuf ans, a été découvert
étranglé dans la nuit du 16 au 17  mai  1979, à proximité du
square des Espérènes.
Les recherches sur les activités et la personnalité de la
victime ont mis en évidence que ce dernier appartenait à
une bande mafieuse vivant du racket de commerçants et du
trafic de drogue et de médicaments.
Bien qu’aucune preuve formelle n’ait pu l’établir, les
services de police sont persuadés que Boris  B. a été
l’auteur dans le passé de nombreux actes de violence
gratuite sur des adolescents perdus.
Sur les lieux du crime, aucune arme n’a été retrouvée.
L’autopsie a révélé que le tueur avait utilisé un simple fil de
fer. «  La mort a été quasi instantanée. C’est un travail de
professionnel, a conclu le policier en charge de l’affaire,
sans doute le fait d’un membre d’une bande rivale. Dans ce
genre de milieu, a-t-il ajouté, on ne vit pas vieux car les
ennemis prêts à tout pour prendre votre place ne manquent
pas. »
Une question pourtant ne cesse d’interroger les
enquêteurs  : qu’allait faire Boris  B. si loin du territoire de
sa bande ?
 
Je connais maintenant le sens du terme «  mafieux  ».
J’entends soudain un bruit dans la serrure. Je tourne la tête
vers la porte d’entrée et je vois la poignée s’incliner
doucement. Je me redresse et sors mon poinçon… C’est
Anne, qui se glisse sur la pointe des pieds. Elle me sourit et
place son index sur sa bouche. Je lui fais signe de me
suivre. Arrivée dans la chambre, elle défait son manteau.
— Rassure-moi. Tu n’as pas fait de bêtises depuis hier ?
— Non, je n’ai pas fait grand-chose.
— J’ai apporté de quoi manger.
—  C’est une bonne idée. Il n’y a rien dans le frigo et je
me nourris essentiellement de petits déjeuners.
— Là où je suis, c’est plus sympa. Ils ne sont pas bavards
mais ils sont généreux, je peux manger ce que je veux et
j’ai parfois droit à quelques sourires.
— Et tu as aussi une « Anne » enfermée dans la cave ?
—  Non, leur fille a fugué. Ils sont sans nouvelles d’elle
depuis plusieurs années. Comme ils n’ont jamais déclaré sa
disparition aux autorités, je peux venir à chaque mission.
— Tu as quel âge ?
— Dix-sept. Toi, tu as quatorze ans. C’est jeune pour une
première sortie. Ils ont confiance dans tes capacités. Moi,
j’avais déjà seize ans la première fois.
— Tu sais que je m’appelle Méto. Mais moi, je ne connais
pas ton vrai prénom.
—  De toute façon, nous ne portons pas nos vrais
prénoms, alors quelle importance ?
— Dis-moi celui que tu préfères.
—  Caelina, le premier qu’on m’a donné. Il y a dans
chaque Maison un grand classeur où sont écrites nos
véritables identités. Je serais peut-être déçue par mon
prénom de naissance si on m’autorisait à le découvrir.
Elle semble attendre que je commente ses dernières
paroles mais je me contente de lui sourire. Elle reprend :
— À Siloé, le classeur est bleu. La combinaison comporte
neuf chiffres. On nous laisse le manipuler certains soirs.
Les Matrones savent bien qu’elles ne prennent aucun
risque. Sur Hélios, j’imagine que c’est pareil.
Je sens une pointe de déception devant mon absence de
réaction. Après un court silence, elle propose :
— On mange ?
 
Je la regarde mastiquer. Elle est plus petite et plus fine
qu’Eve mais elle est jolie tout de même. Je pense que c’est
elle qui va évaluer si je suis capable d’effectuer d’autres
missions sur le continent.
À peine ses sandwichs et ses fruits avalés, elle
m’annonce qu’elle doit partir.
— Je crois qu’on se reverra vite. Au revoir, Méto.
Je dors une partie de la journée avant de préparer mes
bagages. J’organise comme la veille les retrouvailles de
Christine et Michel. Je vole un bonnet à mon double pour
cacher mes cheveux et quitte le foyer avant la tombée de la
nuit. J’ai maintenant en tête un itinéraire bien rodé, ce qui
me permet de gagner les quais sans encombre. Je trouve un
petit square et grimpe dans un arbre pour attendre Juan.
Chapitre 6
 
À peine sur le bateau, je m’endors profondément. Au
moment où nous nous quittons, Juan me le reproche :
— Je pensais que tu aurais plein de trucs à me raconter…
— La prochaine fois, c’est promis.
Je retrouve la Maison au petit matin. César me guettait
pour récupérer mon carnet. Il me propose de manger, puis
d’aller finir ma nuit dans ma chambre.
Je prends une douche avant de me glisser dans le lit. Je
ne refais surface que pour le déjeuner. Mes collègues ne
semblent pas particulièrement ravis de me revoir. Seul
Jean-Luc m’accueille avec un sourire discret. Je m’assieds
près de lui.
— Alors, ça y est ! Tu as vu des filles ? Elles sont belles,
hein  ? commence-t-il en me faisant un clin d’œil et en
mimant une silhouette féminine aux formes rebondies.
—  Je te rappelle, dis-je en souriant, que je n’ai pas le
droit de donner de détails.
Nous mangeons en silence. Il se tourne vers moi et
soudain je sens comme une inquiétude dans son regard.
 
L’après-midi est consacré à un long entretien avec deux
César qui, après m’avoir félicité pour ma mission, me
soumettent à un interrogatoire :
— Ton récit manque parfois de précision. Par exemple, tu
n’as pas décrit en détail comment tu t’es débarrassé du
motard.
— J’ai été obligé de le tuer et ce n’est pas un acte dont je
suis fier. Si c’était possible, je le rayerais de ma mémoire.
Je n’avais donc pas envie de revivre cet instant horrible en
le racontant par écrit.
—  Nous te comprenons mais tu ne dois pas garder de
secret pour nous, tu le sais.
Après un bref moment de réflexion, je me rue sur César 3
pour le saisir au niveau du cou. Surpris, il se débat mais je
le maintiens fermement en resserrant mon étreinte sous la
pomme d’Adam. Je relâche ma pression, je retourne
m’asseoir et reprends :
— Le gars avait les mains sur son guidon pour maintenir
sa moto. Il n’a pas eu le réflexe de se défendre, c’était plus
simple qu’avec César. Je m’excuse si je vous ai fait mal.
— Ce n’est rien, répond celui-ci à contrecœur.
—  Pourquoi, reprend l’autre, as-tu choisi de ne pas te
conformer aux règles édictées par le père de famille et par
les autorités de la Zone  ? En agissant ainsi, tu leur faisais
courir un danger et toi-même, tu…
— Je ne respecte que les lois de la Maison. Il m’a semblé
important pour réussir cette mission d’en savoir un peu
plus que les jeunes qui vivent sur le continent. Je pense que
vous évoquez le fait que j’ai regardé la télévision aux
heures réservées aux adultes. J’étais curieux de connaître
cet objet.
— Et tu as également lu les journaux.
—  C’est vrai, mais il fallait que je sache s’ils
mentionnaient mon meurtre et si la police avait trouvé des
témoins de la scène.
—  Et comment justifies-tu que tu aies laissé Michel en
tête à tête avec son amie dans le jardin  ? C’est encore un
élément absent de tes notes.
— D’abord, j’avais pris toutes les précautions. Ensuite, je
l’ai fait en pensant à l’avenir. Si je suis appelé à retourner
un jour sur le continent et que j’ai besoin d’aide, ce garçon-
là se sentira obligé de me donner un coup de main en
souvenir de ma gentillesse.
—  Le dernier point est celui qui nous intrigue le plus.
Lorsque tu as quitté notre agent dans le quartier  E, tu es
allé jusqu’à la résidence de Marc-Aurèle, l’un des pères de
la Zone. Pourquoi être passé spécialement par là et avoir
observé la façade ?
—  C’est le hasard qui a guidé mes pas. J’ai profité de la
tranquillité de ce secteur pour marcher un peu. Je savais
que, le lendemain, je resterais bloqué à la maison. Ce sont
les drapeaux aux fenêtres qui ont attiré mon regard. J’ai
tout de suite pensé que quelqu’un d’important devait
habiter là, alors je me suis approché. C’était par simple
curiosité, parce que j’ai envie de tout connaître…
— Mais de connaître quoi, Méto ? intervient César 3 sur
un ton agacé.
Je fais mine de ne pas comprendre sa question.
— Nous aimerions, reprend-il, que tu arrêtes de jouer les
idiots avec nous et que tu te décides à nous dire la vérité
sur ta présence au 187 du quartier E.
— Sincèrement, je ne sais pas ce…
— Très bien, nous en resterons là pour aujourd’hui, mais
je te conseille vivement d’y réfléchir au plus vite. Pour
nous, l’affaire n’est pas close.
 
Leur insistance me confirme que je ne me suis pas
trompé. Marc-Aurèle, l’un des pères de la Zone 17, l’ancien
marchand d’armes, le créateur de l’Espérène, est bien mon
grand-père. Quelle faute ai-je pu commettre pour qu’il
choisisse, malgré l’étendue de son pouvoir, de me confier à
Jove et aux César  ? Je repense aussi à Caelina, ma
surveillante surdouée, qui a réussi à m’espionner dans
l’intimité de la famille Chêne sans que je me doute de rien.
La prochaine fois, je me promets d’être plus méfiant.
 
Jean-Luc me propose d’aller nager dans la mer. Le temps
est doux et je ne me fais pas prier pour prendre un peu
d’exercice. On nous y autorise mais César 3 nous impose la
présence de Bernard qui ne semble pas ravi de nous
accompagner. C’est la première fois que je me laisse flotter
dans cet environnement fascinant. Les vagues me rejettent
sur la plage et je suis comme assailli par les algues. Mes
compagnons m’invitent à les suivre plus au large. Je suis
étrangement heureux, pas du tout anxieux. J’aperçois des
troncs d’arbres ballottés par la houle à une trentaine de
mètres. Bernard s’arrête et nous fait signe de rebrousser
chemin. Avant de regagner la plage, l’image de ce que
j’avais pris pour du bois flottant se précise  : ce sont les
corps étrangement gonflés de plusieurs hommes. Les deux
autres me rattrapent. Je sais qu’ils les ont vus aussi car
nous rentrons dans un silence gêné.
 
À l’étude, je dois reproduire une carte de la Zone 17 avec
les principaux repères et les grands axes. Je m’y applique
avec sérieux.
Après le repas, nous remarquons tous l’absence de Jove
qui est, nous annonce César 1, très fatigué.
—  S’il n’y a pas de questions particulières à aborder,
ajoute-t-il, je propose à chacun de regagner sa chambre.
Quelqu’un a-t-il… ?
Comme toujours, c’est une fausse question et personne
ne songerait à intervenir. Les membres du groupe  E
quittent leurs fauteuils en silence. César ne termine pas sa
phrase et conclut :
— Bonsoir à tous.
— Bonsoir, César, répondent en chœur mes camarades.
 
La baignade m’a fatigué et je sens les yeux me piquer. Je
résiste au sommeil car j’attends la venue de Claudius ou
celle de Romu. La porte s’ouvre. C’est mon ami.
— Tu n’as pas besoin de me raconter ta mission, déclare-
t-il, car j’ai eu l’occasion d’en lire clandestinement le
compte rendu dans le bureau des César. Tu ne t’es pas
ennuyé mais ils t’ont fait courir de sacrés risques. À la fin
du rapport, une phrase ajoutée à la main par César 1 était
plusieurs fois soulignée de rouge  : Jove ne croit pas au
hasard. Tu sais de quoi ils parlent ?
—  Oui. Jove me soupçonne de connaître mes origines et
donc peut-être d’avoir réussi à ouvrir le classeur gris.
— Cela pourrait te coûter la vie, Méto.
— Ils n’ont aucun moyen de le prouver. Ils seront obligés
de croire au hasard pour une fois, ils n’ont que cette
solution. Puis-je sortir cette nuit  ? Je veux prendre des
nouvelles d’Octavius.
—  Oui. Entre minuit quinze et trois heures vingt-sept.
Sois prudent.
— C’est promis.
 
J’effectue le parcours jusqu’à l’Entre-deux sans
problème. Eve se détourne en m’apercevant et j’entends un
bruit d’eau. Elle revient en s’épongeant le visage et me
sourit :
— Je ne voulais pas que tu me voies avec mon masque de
sorcière. Approche-toi.
Nous restons enlacés quelques minutes puis nous nous
asseyons sur son matelas. Avant même que je ne le lui
demande, elle me parle d’Octavius. Elle a dû le soigner en
lui incisant l’oreille pour la nettoyer et le débarrasser de
son anneau. Elle lui a aussi recousu quelques plaies au
visage et au ventre, et l’a veillé pendant plusieurs jours. Il a
à présent rejoint le groupe des Plageurs, et les Oreilles
coupées le traitent normalement.
—  J’avais peur qu’ils lui fassent payer notre amitié. Je
compte lui rendre visite avant de remonter, tu sais où il
dort ?
— Oui, mais tu n’iras pas. Hier, j’ai surpris une discussion
le concernant. Ils veulent te piéger, Méto, et Octavius est là
pour servir d’appât. Il est surveillé jour et nuit. Tu dois
renoncer à le rencontrer pour le moment. Je pourrai en
revanche lui faire passer des messages.
Je décide de me ranger à son avis puis je lui raconte en
détail ma mission sur le continent. Elle écoute avec
beaucoup d’attention. Je la vois grimacer quand j’évoque
Caelina :
— Cette fille joue l’enfant de la famille, et les parents font
semblant d’y croire, alors que leur vraie fille est sans doute
en danger. C’est horrible de faire ça !
— Elle ne l’a pas choisi. On l’oblige, tu sais.
Je vois son visage se durcir. Je regrette de lui en avoir
parlé. Cette histoire ressemble trop à la sienne. Elle doit
avoir peur que ses parents ne l’aient remplacée. Elle cache
son visage dans ses mains pour pleurer. Je lui passe le bras
derrière le dos et l’attire vers moi. Elle résiste un peu puis
se laisse faire, secouée par les larmes.
— Je n’en peux plus, Méto. Il faut que tu me fasses partir.
Je suis trop seule. Et je sens que les regards des brutes sur
moi ont changé, j’ai peur. Je sors de moins en moins de ma
cachette et j’ai du mal à manger et même à me laver. Je fais
des cauchemars terribles dans lesquels je suis morte et
oubliée de tous. La nuit dernière, j’ai failli avaler une boîte
de médicaments pour en finir avec tout ça.
—  Il faut absolument que tu tiennes bon, je vais te tirer
de là. Et justement, je voulais te parler du marin qui m’a
emmené à terre, Juan. Tu pourras embarquer d’ici quelque
temps sur son bateau. J’ai repéré…
— Quand penses-tu me faire quitter l’île ?
— Lors de ma prochaine mission.
— Quand, exactement, Méto ? articule-t-elle en élevant la
voix.
— Chut ! Je ne sais pas encore précisément, Eve, mais je
te promets que c’est pour bientôt.
Après un long silence, elle se détache de moi et
m’apporte de quoi écrire. Je rédige le message pour
Octavius :
Je ne t’oublie pas. Méto. M.l.m.
Je me lève et embrasse Eve sur la joue.
— Je reviendrai vite.
— Je sais.
 
Atticus me réveille en sursaut. Je ne me sens pas prêt à
limer du métal ce matin et je grogne un peu :
— Atticus, il faut que je dorme… S’il te plaît.
— Méto, j’ai un cadeau pour toi ! Secoue-toi !
J’ouvre un œil. Il me tend sa clef avec un air triomphant.
Comme je ne réagis pas, il ajoute :
— Elle est pour toi, celle-là. Moi j’en ai une autre.
— Comment t’y es-tu pris ?
—  J’ai dit que j’avais perdu la mienne et ils m’en ont
refait une.
— Et ils ne vont pas avoir de doutes ?
— Cela m’est déjà arrivé.
Il ouvre sa combinaison et me montre son dos. Je
découvre les dessins de trois clefs  : deux de couleur
brunâtre et un plus rouge.
—  C’est ma troisième, reprend-il, ils ont l’habitude. À
chaque fois, avant de me donner la nouvelle, ils la chauffent
sur des braises et me marquent avec pour que je m’en
souvienne.
—  Tu es fou  ! Tu as fait ça pour moi  ? Comment je
pourrai…
— Laisse tomber, Méto. Tu es mon seul ami. Rendors-toi
maintenant.
— Merci, Atticus.
 
Au réveil, je glisse ma clef dans ma chaussette et pars
rejoindre les autres. Jean-Luc vient s’asseoir en face de moi
avec un air étrange. Ses yeux sont cernés comme s’il
n’avait pas dormi ou avait beaucoup pleuré. Il me fait
comprendre qu’il a un secret à me confier et me demande
si je suis prêt à l’entendre. J’acquiesce. Pourquoi voudrait-il
subitement enfreindre les règles  ? Afin que les autres ne
remarquent pas nos mines de conspirateurs, j’engage la
conversation sur un ton léger :
— Il fait beau. J’espère qu’on retournera se baigner.
Il se force à sourire.
Un peu plus tard, quand nous revêtons nos tenues pour
la course matinale, il se rapproche de moi pour me
chuchoter :
—  À la fin de l’exercice, propose-toi pour ranger les
équipements.
Nous retrouvons le groupe. Ce matin, un parcours a été
installé à proximité de la Maison et nous ne sommes pas
contraints de porter notre masque. Nous devrons tour à
tour courir, grimper, ramper et sauter. Bernard dirige la
séance. C’est épuisant mais très amusant. Nous nous
défions par deux. Je suis moins entraîné que les autres,
pourtant je me défends bien. Jean-Luc montre vite son état
de faiblesse. Les autres le forcent à aller plus vite en le
rudoyant. Ils le traitent de «  faible  », d’»  indigne  » et se
moquent de lui. À la fin, Bernard réclame deux volontaires
pour rapporter le matériel. Comme prévu, j’offre mes
services et il désigne Jean-Luc pour faire le second. Les
autres s’éloignent. Nous commençons par retirer les
piquets qui maintenaient le filet délimitant notre parcours.
Jean-Luc se lance :
—  Depuis que j’ai vu ces noyés hier après-midi, je
n’arrête plus d’y penser.
— Moi je veux bien t’écouter mais tu es conscient que tu
prends des risques, Jean-Luc ?
—  Lesquels  ? Je te connais et je sais que tu n’es pas du
genre à aller rapporter. Et puis j’en ai besoin. Voilà  :
pendant la dernière mission, nous sommes intervenus sur
un cargo rempli d’»  Indésirables  ». Comme d’habitude,
nous devions faire le sale boulot, celui que les autorités de
la Zone n’osent pas imposer aux services de sécurité. Notre
tâche consistait à saboter les instruments de navigation
pendant la nuit, pour que le bateau parte à la dérive vers le
large, et ensuite à vider le carburant dans la mer à l’aide
d’une pompe. Ce n’était pas la première fois mais là, ils
nous attendaient. Ils nous sont tombés dessus, à peine
embarqués. Nous avons été enchaînés et battus sur le pont.
Des enfants et des femmes venaient nous insulter et nous
cracher dessus. Cet enfer a duré presque une heure,
jusqu’à l’intervention des soldats. Là, le carnage a
commencé. Des morts par balles partout, des familles
entières jetées par-dessus bord. J’ai participé à ce massacre
et depuis j’y pense sans arrêt.
— Le cargo, c’était le Liberta ?
— Comment tu le sais ?
— J’ai lu les journaux sur le continent. Ils écrivaient que
les passagers avaient volontairement choisi de quitter les
eaux territoriales.
—  Ce n’est pas tout. J’ai parlé à Juan la veille de la
mission. J’avais en charge la préparation du Zodiac et je l’ai
croisé sur le ponton où il réparait son bateau. Nous avons
échangé quelques mots. J’ai juste évoqué une sortie en
haute mer mais il a dû comprendre. Je ne vois pas qui
d’autre aurait pu les avertir. Depuis, je me considère
comme responsable de tous ces morts et je me sens
terriblement coupable.
— Tu as fait part aux César de tes soupçons à propos de
Juan ?
—  Tu es fou  ! Avouer que je les ai trahis  ! Je serais bon
pour crever au frigo.
— Alors, pourquoi les autres te rejettent-ils ?
—  Ils sentent bien que je suis anéanti par ce que nous
avons vécu cette nuit-là. Mais ils voudraient que je sois
comme eux, que je passe à autre chose. Ma culpabilité leur
rappelle leur propre faute. C’est pour cela qu’ils me
détestent vraiment maintenant.
Nous continuons notre tâche sans parler. Avant de
refermer la réserve, il ajoute :
— Je te remercie, Méto. Ça m’a libéré d’un grand poids.
Tu sais que si tu veux te confier, je serai là pour toi moi
aussi.
Cette dernière phrase résonne comme une invitation
mais je dois rester sur mes gardes. Et si les César
m’envoyaient un «  faux ami  » pour m’extorquer des
confidences ?
 
Je suis convoqué en fin d’après-midi dans le bureau.
— Nous avons une mission à te confier, déclare César 1.
Mais ne va pas t’imaginer que tu es devenu irremplaçable.
Nous ne pouvons pas envoyer quelqu’un d’autre car tous
tes camarades ont échoué précédemment et leurs visages
sont déjà connus de nos ennemis. Nous allons t’exposer le
problème mais tu devras réfléchir à une stratégie et nous la
présenter avant de te lancer car tes chances seront minces
et nous n’aimons pas faire courir aux membres du groupe E
des risques inconsidérés.
Il me tend une photo où j’identifie tout de suite
Hiéronymus, une personnalité marquante de la Maison, un
être d’un calme et d’une force redoutables. J’estime que
nous avons à peu près quatre ans d’écart car j’étais encore
Bleu clair quand il a disparu de la Maison des enfants. Il
était toujours bienveillant avec les petits et s’interposait en
cas d’injustice, quitte à s’opposer à l’autorité des César.
Aujourd’hui que je sais ce que ces mots recouvrent, je
pourrais dire que c’est le « grand frère » que tout le monde
aimerait avoir.
— Tu le reconnais ?
Je hoche la tête. Il reprend :
—  Il était parti infiltrer dans la Zone  17 une bande
d’enfants coupables d’actes de sabotage et il a choisi de
rester parmi eux et de devenir un de leurs chefs. Nous
avons tenté à plusieurs reprises de le ramener à la raison
mais sans succès. Nous ne savons plus comment le
convaincre. Essaie d’y réfléchir et propose-nous un plan.
Voilà le reste du dossier.
 
Dossier : Hiéronymus
Dossier prioritaire
Portrait
Cheveux foncés et teint hâlé. Yeux marron.
1,80 mètre pour 70 kilos.
Âge : 18 ans et 4 mois.
 
Trois infractions constatées durant sa période à la
Maison des enfants :
– désobéissance,
– bagarre,
– tentative de déstabilisation du groupe des Rouges.
 
Particularités
Intelligent, manipulateur, grand contrôle de ses
émotions, s’est montré capable de prendre des risques pour
les autres, peut faire preuve de générosité.
En résumé, une personnalité difficile à cerner et donc à
contrôler.
 
Mission initiale
Infiltrer la bande des enfants du secteur I connue sous le
nom de groupe « Chiendent », dont les membres se livrent
à des actions violentes principalement tournées contre les
autorités de la Zone 17. Il devait les identifier, eux ainsi que
les soutiens dont ils disposent, et repérer leurs planques et
caches d’armes.
Pendant le premier mois, des informations régulières
nous sont parvenues. Ensuite, sa trace a été perdue. Un
nouvel agent dépêché sur place a constaté qu’il était
toujours vivant. Ce dernier, ayant été reconnu par
Hiéronymus, a immédiatement été réexpédié à la Maison,
porteur du message suivant :
« Maintenant que j’ai compris, je ne reviendrai jamais. Je
sais qui sont mes frères et qui sont mes ennemis.
Hiéronymus. »
 
Liste des stratégies utilisées lors des tentatives de
récupération
– l’amitié
– la raison
– la séduction
– l’annonce de son RF
– le chantage
– la force
 
Localisation
Hiéronymus est très mobile. Il dispose d’au moins six
points de chute pour se cacher. Il utilise prioritairement
trois maisons (dont les adresses sont en annexe) habitées
par de fausses familles et trois ou quatre maisons occupées
par de vraies familles sympathisantes à sa cause.
 
Rôle actuel au sein du groupe « Chiendent »
Il est, depuis peu, le numéro un de l’organisation. Il
planifie les opérations de sabotage et n’hésite pas à y
participer personnellement à l’occasion. C’est lui qui est à
l’origine du boycott des médicaments de la firme AAAP qui
appartient à Arthur  F., un des membres du Triumvirat. Il
aurait par ailleurs mis en place des écoles clandestines
pour les orphelins. Selon des sources concordantes, il
essaierait actuellement de fédérer les différents groupes
clandestins de la Zone 17.
 
Dernière information
Son groupe est actuellement fragilisé par des vendeurs
de drogue qui tentent de s’installer sur son territoire pour
élargir leur clientèle aux jeunes marginaux jusque-là
épargnés.
Je trouve Hiéronymus formidable. Si je n’avais pas tous
mes amis qui comptaient sur moi, je suivrais peut-être le
même chemin. Je rêve depuis quelques nuits d’une fin
heureuse pour nous tous et, petit à petit, je la vois se
dessiner. Je vais avoir besoin de ce « héros » pour mener à
bien mon grand projet.
Je passe l’après-midi à relire les notes qu’on m’a
fournies. Je dois savoir au plus vite ce que signifient les
lettres RF. Je commence à avoir une idée de la stratégie
que je vais présenter aux César. Il faut que je me montre
convaincant face à eux car je veux absolument rapatrier
Eve sans délai. C’est mon premier objectif, bien avant la
mission. D’ailleurs, les autres ayant tous échoué, je ne vois
pas pourquoi je réussirais.
 
Pour la deuxième fois consécutive, Jove est absent lors de
la soirée mais César  1 ne fait aucun commentaire à ce
sujet. Nous regagnons donc nos chambres plus tôt. Comme
chaque fois, j’attends le passage d’un de mes visiteurs
habituels. Aujourd’hui, c’est Romu, qui semble très énervé.
Son débit est rapide :
—  Mon père va mal. Il va peut-être enfin mourir. Les
César sont très excités mais passent leur temps à m’éviter.
J’en suis rendu à écouter aux portes et ce que j’entends me
met en colère. Les César vont tout faire pour garder le
pouvoir en désignant Rémus comme successeur du vieux.
Comme il est incapable de prendre des décisions
rationnelles, ils décideront à sa place. Je ne vais pas les
laisser faire ! Ça, je te le jure. Ils devront m’éliminer pour
parvenir à leurs fins. Méto, je vais bientôt avoir besoin de
toi. Tu es prêt à rejoindre mon camp ?… Tu hésites ?
— Je suis de ton côté, Romu.
— Merci, c’est ce que je voulais t’entendre dire. Je dois y
aller.
Comme il s’apprête à me serrer la main, j’ajoute :
— Romu, je te suis fidèle parce que je suis sûr qu’avec toi
les choses changeront enfin à la Maison. J’ai raison, n’est-
ce pas ?
— On en reparlera plus tard. D’accord ?
 
Je suis réveillé par Atticus, qui paraît soucieux :
—  Je dois te prévenir que les choses ne se passent pas
comme je l’avais prévu. Les César vont organiser une
fouille complète des chambres et des individus pour
retrouver la clef. C’est toi qui es principalement visé. Un
copain m’a rapporté des paroles de César  3  :
«  Bizarrement, c’est un passe-partout utilisé dans le
secteur de Méto qui a disparu  !  » Où la planques-tu
habituellement ?
— Sur moi, dans une de mes chaussettes.
—  Ils vérifieront tes vêtements et tous les recoins du
vestiaire pendant la douche. Je ne sais pas comment tu vas
t’en sortir. C’est de ma faute, tout ça !
—  Atticus, je vais trouver une solution. Je t’en prie, ne
t’inquiète pas. Tu as déjà tellement fait pour moi.
Je ne parviens pas à me rendormir après son départ
mais, au matin, je sais comment procéder. La douche se
déroulant après la course matinale, je vais pouvoir cacher
la clef à l’extérieur. Il faudra pour cela échapper quelques
secondes aux regards de mes « camarades ».
Au petit déjeuner, Jean-Luc m’accapare. Son état ne s’est
pas amélioré. Il me parle à voix basse :
—  Les autres m’ont mis à l’index. Je crois qu’il serait
préférable que tu ne me fréquentes pas trop en ce moment.
Sinon, tu risques de subir le même sort.
— Je ne suis pas du genre à abandonner un ami.
— Merci de te dire mon ami.
 
Nous partons courir. Au bout de deux kilomètres à peine,
j’entends Jean-Luc s’effondrer derrière moi. Je m’arrête et
me baisse pour lui porter secours. Il semble évanoui. Avant
d’alerter les autres, j’enfouis ma clef sous une plaque de
mousse. Je place ensuite deux bâtons en croix par-dessus.
Je crie en essayant de mémoriser quelques éléments du
paysage. Tout le groupe  E rapplique et entoure Jean-Luc.
Après lui avoir assené plusieurs claques bien lourdes,
Bernard déclare :
— Fabriquons un brancard et rentrons.
En moins de cinq minutes, nous sommes déjà sur le
chemin du retour.
 
Je prends ma douche tranquillement. Les soldats qui
fouillent les lieux et les tenues avec minutie ne font rien
pour passer inaperçus. Bredouilles et dépités, ils pénètrent
dans les douches pour nous observer en détail. Nous nous
laissons manipuler comme des pantins. Avec de fines
torches électriques, ils explorent longuement l’intérieur de
nos bouches. Ils repartent en grognant. Nous nous
rhabillons en échangeant des regards soulagés.
Alors que je sors du vestiaire, César 3 m’invite à le suivre
dans la salle où l’on prépare les missions.
— Alors, commence-t-il, tu as avancé ?
— Oui, je crois. Avant tout, expliquez-moi la signification
de RF ?
—  Ce sont les initiales de Retour Famille. On lui a fait
croire que sa sœur était décédée dans un accident de
voiture et que sa famille était autorisée à réclamer son
retour.
— Cela aurait signifié qu’il était libre et n’avait donc pas
à revenir ici.
—  On l’invitait quand même à repasser par la Maison
pour obtenir les renseignements nécessaires sur sa famille
et subir une visite médicale. Mais changeons de sujet.
Comme tu l’as lu, cette annonce ne l’a pas intéressé et il a
préféré rester avec les enfants errants. J’espère donc que
tu as trouvé autre chose.
—  Oui. Mais pour peaufiner mon plan, j’aurai besoin
d’avoir des renseignements sur les passagers du Liberta, ce
bateau dont parlaient les journaux de la Zone.
— Et pourquoi donc ? articule César 3 d’une voix sévère.
— Je dois d’abord me forger un personnage crédible pour
me faire accepter de la bande. J’ai pensé dire que je m’étais
échappé du cargo pour rejoindre le continent et que je
vivais terré dans les égouts depuis mon arrivée. Cela
expliquera mon manque de connaissance de la Zone et de
la vie sur la terre ferme en général.
— Je vais réfléchir aux types de documents que je pourrai
te laisser consulter sans risques pour la Maison.
— Je crois que plus je serai informé, plus je serai efficace.
— Efficace pour quoi faire et contre qui ?
— Je ne comprends pas cette question.
—  Je suis sûr du contraire, mais passons. Comment
comptes-tu te faire adopter par ces marginaux violents ? Ils
sont non seulement suspicieux mais peu charitables. Tu as
pensé à une sorte de cadeau ?
—  J’ai découvert dans votre dossier que la bande de
Hiéronymus avait eu des conflits avec les vendeurs de
drogue. Je peux revendiquer la mort du motard nommé
Boris.
— Et pour convaincre Hiéronymus de revenir ?
— Avec lui, je jouerai franc-jeu et je me rappellerai à son
souvenir. Je me vanterai d’avoir mené avec succès une
révolte contre les César. Je lui dirai ensuite que j’ai besoin
de lui pour me venger de Jove et détruire la Maison. Je lui
expliquerai que j’ai choisi de m’infiltrer au sein du
groupe  E pour rassembler des alliés et accumuler un
maximum d’informations en vue d’élaborer un plan.
J’ajouterai que son expérience et ses compétences me sont
nécessaires pour mener à bien mes projets. Connaissant sa
générosité, il devrait accepter de m’aider.
César  3 m’adresse un regard que j’ai du mal à
décrypter : entre la méfiance et l’amusement.
— Tu es en effet très subtil.
Il se lève pour sortir. Je l’entends murmurer :
— Peut-être un peu trop à mon goût.
 
Il part, sans doute pour s’entretenir avec les autres César
avant de prendre une décision. Je reste seul près d’une
heure. Je suis conscient de l’avoir surpris et sans doute
inquiété, mais le temps presse et je me devais de proposer
une solution. Je me sens vide. César 3 est de retour :
— Contre toute attente, ta mission est validée. Envisages-
tu de travailler seul ?
— Non, j’aimerais être accompagné par Anne.
— Pourquoi elle ?
— Je l’ai vue à l’œuvre. Elle est très efficace. Elle sait se
rendre invisible et connaît bien le terrain.
La vraie raison est que je préfère savoir à tout moment
où se trouve la personne qui me surveille.
—  Entendu. Tu partiras dans deux jours. D’ici là, ne
néglige aucun détail dans ta préparation. Ah oui  ! J’allais
oublier : Jean-Luc veut te voir. Sache qu’il nous inquiète. Je
pense que nous nous sommes trompés sur son compte  : il
n’a pas l’étoffe d’un E.
 
Mon camarade est allongé sur un des lits de l’infirmerie.
Il est très agité. Son visage est couvert de sueur.
—  Ah  ! Méto, mon ami  ! Tu es là. Viens près de moi.
Parle-moi. Je dois chasser tous ces souvenirs qui
encombrent mon cerveau.
— Je ne sais pas trop quoi te dire.
— Raconte-moi ce que tu veux. Ici nous sommes seuls et
il n’y a personne qui puisse nous entendre. Ta dernière
mission ou quand tu dirigeais la révolte contre les César.
Vas-y, je t’en prie.
Comme je reste muet, il s’emporte :
— Tu n’as pas confiance ? C’est ça ? Mais moi, je t’ai tout
dit !
Je décide d’accéder à sa demande mais en prenant soin
de ne pas évoquer les fragments de l’histoire encore
ignorés des César. Il m’écoute avec attention et pose
quelques questions. Je le trouve tout à coup très vif et
concentré. Je le quitte pour aller dîner, contre la promesse
de revenir le lendemain. Ainsi que je m’y attendais, les
autres ne me montrent au moment du repas que de
l’indifférence, comme si j’avais choisi mon camp et qu’ils
me méprisaient désormais. Je ne peux m’empêcher de
penser que tout cela relève d’une mise en scène visant à
m’isoler et faire de moi un confident obligé de Jean-Luc.
 
Après l’extinction des feux, Claudius passe me voir.
—  Profitons bien de cette rencontre, Méto, déclare mon
ami, Romu m’a fait comprendre que ce serait la dernière
avant longtemps. Dorénavant, il veut que ta porte reste
close la nuit, sauf pour lui. Trop de choses lui échappent,
m’a-t-il déclaré. Il a besoin de garder le contrôle. Il a peur
qu’on complote derrière son dos.
— Ça ne m’étonne pas. Il se sent seul et traqué. Mais je
n’ai plus besoin de lui pour sortir car je dispose d’une clef
de ma chambre !
—  Je me doutais que c’était toi. Tout ce remue-ménage,
c’était de ta faute ! Et tu as réussi à passer au travers de la
fouille ?
—  J’avais été prévenu et j’ai caché la clef à l’extérieur
pendant la course du matin.
—  Méfie-toi quand même, Méto. Hier, j’ai surpris la fin
d’une discussion dans le bureau. J’ai réussi à comprendre
que Jove parlait de toi. Il disait qu’il fallait te laisser aller
au bout de ton audacieux projet et que les César devaient
cesser d’avoir peur d’un enfant. En quittant la salle,
César 2 maudissait à voix basse « le vieux chef qui n’a plus
toute sa tête et fait courir des risques inconsidérés à la
Maison ». « Mais Méto n’a pas encore gagné, je n’ai pas dit
mon dernier mot », lui a répliqué César 1.
—  J’aurai besoin de sortir demain soir. Pourrais-tu
m’indiquer les horaires ?
— Laisse ouvert, j’essaierai de passer.
Je lui explique ma prochaine mission sur le continent. Je
le vois grimacer :
—  Récupérer Hiéronymus  ? Tu me fais peur. Entre eux,
ils en parlent comme d’une opération impossible, voire
suicidaire. Je crois qu’ils ont trouvé là un moyen de se
débarrasser de toi.
— Ne t’inquiète pas. Je serai prudent.
 
Après cette première nuit complète depuis longtemps, je
pars rejoindre les autres pour le petit déjeuner. Ils m’ont
laissé une place près d’eux mais ne me permettent pas de
m’insérer dans la conversation. Je me résigne à ma
solitude. Dans les vestiaires, au moment où je me redresse
après avoir enfilé mon équipement, je perçois qu’on a glissé
quelque chose dans ma chaussure droite. J’esquisse un
mouvement pour me déchausser mais je suis retenu dans
mon geste par Bernard :
— Pas le temps, nous sommes déjà en retard.
C’est un coup monté. La douleur se fait sentir dès les
premières foulées. Je devine des sourires sous les masques
de mes bourreaux. Je déploie des efforts considérables pour
ne pas leur donner la satisfaction de me voir souffrir. Je sais
que je ne tiendrai pas longtemps. Ils me doublent un à un
en me bousculant à chaque fois, ce qui me fait perdre
l’équilibre. Ils me distancent un peu mais se retournent à
tour de rôle pour me surveiller. Je vais résister jusqu’à la
cachette de la clef. Je me concentre sur mes repères.
J’espère ne pas me tromper lorsque je me laisse tomber. Je
me débarrasse de ma chaussure tout en fouillant l’herbe en
tous sens pour retrouver l’objet. Je le glisse tout terreux
dans ma chaussette gauche. Les autres reviennent sur
leurs pas. J’extirpe un clou de mon talon. Ma chaussette est
tachée de sang. Je crie sous le masque «  Bande de
salauds  !  » mais il ne sort qu’un son ridicule, comparable
au cri d’un porc qu’on malmène. Les autres me tirent pour
me remettre debout. Je n’ai pas eu le temps de refaire mon
lacet. Ils me propulsent vers l’avant et m’obligent à courir
en tête. Ils me poussent quand je ne vais pas assez vite à
leur goût. Malgré ma colère, je ne laisse rien paraître sous
la douche et fais simplement un détour par l’infirmerie
pour me soigner. César 3 s’inquiète de mon état :
—  Comment t’es-tu blessé  ? Enlève l’autre chaussette
tout de suite ! On va t’en trouver des propres.
Je m’exécute sans angoisse car j’ai fait passer la clef dans
ma poche pendant le rhabillage.
— Juste un caillou pointu dans ma chaussure. J’aurais dû
réagir plus tôt. Comment va Jean-Luc aujourd’hui ?
— Pas très bien. Il veut te voir, d’ailleurs.
— J’essaierai d’y aller plus tard. Je dois avant tout mettre
au point ma mission.
J’ai appris à interpréter la plus petite expression qui
s’affiche sur le visage d’un César. Il est décontenancé. Il
n’avait pas prévu que je refuse.
 
Dans la bibliothèque, je trouve un dossier sur le Liberta.
J’écarte les coupures de presse que je sais peu fiables pour
m’intéresser aux plans du bateau et à la liste des passagers
et des membres d’équipage. On m’a aussi préparé un
dossier plus général sur les «  bateaux d’exil  » et les
conditions matérielles de la vie à bord.
 
Réglementation officielle
Les cargos ont le droit à deux ravitaillements en eau
potable et en carburant par an. Ceux-ci sont effectués au
large par des super-tankers affrétés par les Zones dont les
bateaux sont issus. À cette occasion, du courrier peut être
transmis. Aucun débarquement n’est autorisé.
 
Vie quotidienne à bord
La séparation entre membres d’équipage et passagers
établie au début du voyage s’estompe généralement assez
vite, et tous les passagers s’organisent pour effectuer les
différentes tâches nécessaires à la vie communautaire.
Dans certains bateaux, des comités de survie ont vu le jour
et les décisions sont prises de manière démocratique.
Pour assurer leur subsistance, les occupants développent
diverses activités, pêche, chasse et piégeage d’oiseaux,
mais également cultures hors sol de soja, haricots et
lentilles. Beaucoup ont recours en parallèle à des razzias
sur le continent dans et en dehors des Zones officielles.
Des écoles sont instituées pour les enfants et des
échanges de compétences entre adultes organisés.
 
César 3 passe faire le point. Je construis peu à peu mon
personnage et celui de Caelina qui jouera ma grande sœur.
Nous devons avoir tous deux des cheveux bruns car c’est la
couleur la plus répandue dans la Zone 17.
—  Nous avons programmé ton départ dans la nuit de
demain à après-demain, à trois heures. Tu penses que tu
seras prêt ?
Je lui assure que oui. Avant de s’éloigner, il me demande
d’aller voir Jean-Luc sur-le-champ. Il ajoute que, si ce
dernier ne se reprend pas, une décision de déclassement
sera prononcée dès le lendemain.
— Qu’attendez-vous de moi exactement ?
— Il est fragile psychologiquement en ce moment et nous
pensons que tu pourrais l’aider à passer ce mauvais cap. Il
se raccroche à toi mais visiblement ton cœur a durci et tu
ne fais rien pour lui.
Cette insistance me paraît suspecte. Comment un César
peut-il me reprocher de ne pas être sensible ?
 
Je retrouve Jean-Luc dans un piteux état. Je lui annonce :
—  Je vais bientôt partir en mission. Je voulais te revoir
avant mon départ. Tu es au courant qu’ils parlent de te
déclasser  ? Tu sais ce que cela signifie  ? Plus de missions
sur le continent, uniquement des tâches imbéciles de
contrôle et de surveillance à l’intérieur de la Maison…
— Je m’en fous. À quoi je sers ici, à part à faire le mal ?
Je me disais que ces hommes qu’on a vus flotter, on les
avait tués alors qu’ils ne causaient de tort à personne.
Notre vie est mauvaise, à quoi bon continuer ?
—  Je ne peux pas t’expliquer encore, lui dis-je, mais je
suis persuadé qu’une vie meilleure est possible pour nous.
J’ai un plan et, si tu veux en faire partie, il y a une place
pour toi.
—  C’est vrai  ? demande-t-il, en se forçant à garder les
yeux ouverts.
— Je te le promets. À bientôt, Jean-Luc.
 
Nous apercevons Jove un bref instant dans la soirée. Il
est avachi dans un fauteuil et paraît soudain plus vieux et
plus petit. Chacun s’approche à son tour. Il se contente de
nous regarder avec bienveillance. Nous regagnons nos
chambres. J’attends le silence complet dans les couloirs
pour enfin utiliser ma clef. Claudius passe très tard. Il se
glisse dans la pièce et m’annonce à voix basse :
—  Couloirs libres dans vingt minutes et jusqu’à deux
heures douze. Sois prudent. Salut.
— Merci. Ne t’inquiète pas pour moi.
Je me lève pour m’asperger la figure avec un peu d’eau
et je marche sur place pour dégourdir mes muscles. Je me
plaque ensuite contre la porte pour surveiller les derniers
déplacements. J’y vais.
J’effectue sans trop réfléchir le parcours qui me sépare
d’Eve et je parviens à l’entrée de la grande salle, où je
perçois encore quelques murmures près des feux du soir. Il
est un peu tôt. Dans mon secteur, la voie est libre et je
franchis l’Entre-deux sans attirer l’attention. Eve semblait
m’attendre. Je la sens anxieuse. Je la serre contre moi un
court moment. Nous allons nous asseoir sur son lit. Elle me
fait face. Son beau visage est marqué par la fatigue.
— Tu partiras la nuit prochaine. D’ici là, essaie de dormir
un peu.
— Demain, Méto ? Demain ?
—  Oui. Mémorise bien mes consignes. Habille-toi en
garçon et noircis ta peau. Le bateau est ancré à une
distance que j’évalue à un kilomètre cinq vers le nord. Tu
devras longer la côte par la plage. Prévois de partir à
minuit. Le trajet est escarpé. À certains endroits, tu devras
grimper ou te faufiler entre des rochers, peut-être même
enjamber des mares d’eau. Sur place, il te faudra guetter le
bon moment pour monter à bord. Le bateau est petit. À
l’avant de la cabine sont stockés des filets et des sortes de
cages. Sur le pont, tu découvriras une trappe. Ouvre-la et
glisse-toi à l’intérieur. Ne bouge sous aucun prétexte. Je
t’en ferai sortir dès que possible.
Je la trouve étrange, comme absente. Elle me sourit
bizarrement. Je lui demande de répéter toutes mes
recommandations, elle s’exécute machinalement. Je vois
peu à peu ses traits s’adoucir, comme si elle comprenait
enfin ce qu’elle disait.
— On va partir, Méto. C’est vrai alors, on va partir !
Elle se jette sur moi et éclate en sanglots. Je l’entoure de
mes bras jusqu’à ce qu’elle s’apaise. Puis, avant de me
relever, je lui glisse à l’oreille :
— À demain, Eve.
— À demain, Méto.
 
Ce matin, Jean-Luc est présent au petit déjeuner. Bien
que son état général ne semble pas s’être beaucoup
amélioré, il m’attend et se fend même d’un rictus qui
ressemble presque à un sourire.
—  Je n’ai pas encore retrouvé l’appétit, mais je voulais
être là avant ton départ pour te remercier.
— C’est normal de soutenir un ami.
— Pas pour tout le monde, chuchote-t-il. Personne ne m’a
encore dit bonjour ce matin. Il faut que je redevienne
comme eux ou que je disparaisse. Tu pars quand ?
— La nuit prochaine, mais je ne connais pas la durée de
la mission. C’est une vraie, cette fois-ci.
Il me regarde manger. Ensuite, je l’aide à se lever et le
raccompagne jusqu’à l’infirmerie. Il s’écroule sur son lit. Je
le borde avant de sortir. Les yeux fermés, il me lance :
— Je te promets d’être sur pied à ton retour.
— Mais je l’espère bien, Jean-Luc.
Au moment où je le quitte, César  3 m’attire vers le
bureau. La question est directe :
— Qu’est-ce que tu lui as dit pour qu’il réagisse enfin ?
— Ce qu’il voulait entendre. C’est vous qui m’avez appris
à mentir. J’ai bien retenu vos leçons. Vous devriez être
content.
—  Ne tourne pas autour du pot. Tu lui as dit quoi
exactement ?
—  Je lui ai parlé d’espoir. Je lui ai dit qu’on pouvait
changer l’avenir.
—  Et toi, tu y crois  ? demande-t-il en m’adressant une
moue ironique.
— Non, mais ça a marché. Je peux y aller ?
— Oui.
Je m’apprête à quitter la pièce quand il me rappelle :
— Je n’apprécie pas ton arrogance, Méto. Dis-toi bien que
je t’ai à l’œil.
 
J’occupe ma matinée à mémoriser les éléments du
dossier, en particulier la localisation des caches du
«  groupe terroriste  ». Je découvre quelques personnages
importants de la bande des Chiendents. Je cherche dans un
gros livre de mots appelé dictionnaire la signification de
cette appellation :
Chiendent (de «  chien  » et de «  dent  »)  : petite plante
herbacée à rhizomes, vivace et très nuisible aux cultures.
J’en profite pour chercher affre, car je suis sûr que mon
vieil ami, aujourd’hui disparu, n’avait pas choisi son nom
par hasard.
Affres : angoisse, tourment, torture.
Toute sa vie résumée en un mot.
Je me demande comment Caelina appréciera que je l’aie
imposée à mes côtés pour cette mission. S’il s’avère que
c’est un piège, comme le suggère Claudius, je l’entraîne
dedans.
Vers onze heures, Bernard vient m’inviter à changer ma
couleur de cheveux, ce qui me remplit de joie. J’avais peur
que les César aient oublié. Lui ne montre aucun
enthousiasme, comme si cette tâche était dégradante à ses
yeux. Il l’effectue en bougonnant. Lorsqu’il revient un peu
plus tard pour le rinçage, il consent à desserrer les dents :
—  Tu sais, pour ta mission, ne te fais pas d’illusions, tu
ne la réussiras pas. Essaie déjà de revenir entier.
— J’avais compris, Bernard.
 
César  2 passe me voir juste après le repas. Je lui
demande comment je retrouverai Caelina.
—  Tu la rejoindras vers onze heures dans le square de
l’Avenir radieux, au centre du secteur  E. Tu sais, ce
quartier qui t’intéresse tellement pour des raisons
mystérieuses.
En prononçant cette dernière phrase, le ton se veut
sarcastique. J’essaie de garder un visage impassible. Je
décèle dans son regard une menace. Il ajoute calmement :
—  Il faut que tu ailles essayer les vêtements de ta
mission. Tu ne peux pas mettre les mêmes que la dernière
fois.
— Pourquoi ?
— Il te faut des habits usés, passés de mode.
Devant mon air d’incompréhension, il explique :
—  Le style des vêtements change au fil des années. Les
gens des bateaux vivent en dehors de ces évolutions. Ils ont
gardé ceux qu’ils avaient en embarquant.
— Et ma nouvelle identité ?
—  Tu peux l’inventer toi-même, les Chiendents n’ont
aucun moyen de la vérifier. Pour les autorités de la Zone, tu
conserveras les papiers de Michel Chêne, au cas où. Mais,
pour tout te dire, il faudra que tu évites absolument tous
les contrôles car cette couverture ne tiendra pas
longtemps, surtout si les policiers suivent la procédure et
appellent le collège. Logiquement, vous ne serez pas trop
exposés. Si les enfants perdus vous adoptent, ils vous
apprendront à passer entre les mailles des filets.
 
L’après-midi me paraît interminable et je scrute sans
cesse ma montre. Je ne sais plus quoi faire pour m’occuper.
Alors, je demande à aller nager en mer. On me l’accorde
mais sous escorte. Les deux gars réquisitionnés me suivent
en traînant les pieds. Je suis le seul à me mettre à l’eau. Ils
discutent en forçant un peu la voix car les vagues et le vent
couvrent leurs paroles. Je perçois malgré tout quelques
bribes de leur conversation. Les sujets abordés tournent
autour de la succession de Jove. Il semblerait qu’une grosse
somme d’argent soit proposée à Romu pour qu’il se retire
du jeu. Il est aussi question de moi. Je crois reconnaître les
qualificatifs suivants  : «  protégé de Jove  », «  frimeur  »,
« manipulateur ». Que des compliments… Pour me venger,
je m’éloigne de mes surveillants et fais mine de ne pas les
entendre quand ils me rappellent. Je cède quand ils se sont
bien époumonés et ont mouillé leur pantalon en essayant
de se rapprocher de moi. Je prends en sortant l’air idiot du
gars sincèrement désolé. Je sens à leurs regards qu’ils ne
sont pas dupes.
Je mange en solitaire et retourne dans ma chambre
aussitôt le dîner fini, Jove étant de nouveau invisible.
Je pense à Eve, à l’épreuve que je lui impose, à cette
longue marche avec la peur au ventre. J’imagine sa frêle
silhouette se faufilant dans la nuit. Comment réagira Juan
s’il l’aperçoit  ? N’ai-je pas été trop confiant  ? Ne risque-t-
elle pas la mort à cause de moi en ce moment ?
Je veux profiter de cette mission pour me rapprocher de
ma famille. Je rêve de croiser le regard de mon père, de
prendre la main de ma petite sœur, de sentir l’odeur de ma
mère. Peut-être aussi pourrai-je revoir Marcus dont je
garde l’adresse en mémoire. Pour tout cela, je vais devoir
gagner Caelina à ma cause ou trouver un moyen de la
neutraliser.
Chapitre 7
 
César me secoue car c’est l’heure de partir. Je n’ai qu’à
enfiler mes chaussures et attraper mon sac à dos. Je le suis
jusqu’à la porte. L’air frais de la nuit me saisit et finit de me
réveiller totalement. Je longe la falaise en me répétant tout
bas : « Pourvu qu’elle soit là, pourvu qu’elle soit là. »
Juan m’accueille avec une solide poignée de main et
m’entraîne dans la cabine. Il démarre le moteur puis garde
le silence pendant de longues minutes, comme s’il voulait
mettre de la distance avec l’île avant d’engager la
discussion.
—  Alors, Méto  ? De nouveau en mission secrète pour la
Maison ?
—  Pour moi, surtout. Les César m’aident à leur insu à
réaliser mes plans personnels, comme celui de retrouver
mes parents.
— Tu es un rebelle, c’est ça ? demande-t-il, amusé.
— Comme toi, Juan. Je sais que tu renseignes les bateaux
d’Indésirables sur les projets de Jove.
Il tente de rester impassible mais son petit sourire a
disparu et je sens que j’ai touché juste. Je reprends :
— Jean-Luc l’a compris. Je te rassure, il n’en dira rien car
cela le désignerait aux autres comme un imbécile ou un
traître. Je pense que nous devrions essayer de devenir amis
car nous sommes dans le même camp.
— Et entre amis, on ne se cache rien, c’est ça ?
— Exactement.
— Alors ? Je t’écoute.
Je comprends immédiatement qu’il sait pour Eve. Comme
je préfère en avoir le cœur net, j’abats mes cartes :
—  Tu veux parler de la personne qui se planque dans la
cale ?
— Par exemple.
Il me fixe un instant, impassible, avant d’ajouter :
—  Ne t’inquiète pas pour elle. J’ai lu sur son visage une
telle détresse et un tel épuisement que j’ai sciemment
détourné la tête quand elle est arrivée. Tu pourrais la faire
sortir, c’est un endroit irrespirable.
— Tu as raison.
Je me précipite sur le pont pour délivrer Eve. Tout se
passe comme je l’avais rêvé mais nous devons rester sur
nos gardes. J’ai mon arme à portée de main. Eve s’extirpe
avec difficulté du trou. Je lui tends la main. Elle se serre
brusquement dans mes bras en pleurant. Juan n’a pas
bougé. Dans un souffle, elle articule :
— Je voudrais boire et me laver le visage.
— Viens, avant, je vais te présenter à un ami.
Je l’entraîne vers la cabine. Ses cheveux dissimulent son
visage. Juan la couve d’un regard bienveillant. Il me tend
une gourde et une couverture grise. Eve s’éloigne. Il
déclare :
— On dirait qu’elle revient de l’Enfer. Parle-moi d’elle.
Pendant que je lui raconte l’histoire de mon amie,
j’aperçois Eve qui frotte énergiquement son visage mouillé.
Puis elle s’enroule dans la couverture et s’allonge sur une
banquette. Nous ne distinguons plus qu’un peu de sa
chevelure. Elle dort enfin.
— J’ai tout de suite compris que tu étais différent, Méto,
affirme Juan en souriant. Et ta mission d’aujourd’hui, c’est
quoi ?
— Je vais chez les Chiendents retrouver un ami. Mais ne
t’inquiète pas pour eux, je n’ai pas du tout l’intention de
leur nuire. J’ai d’autres projets.
— Si tu en as besoin, je connais quelqu’un chez eux. Son
nom est Sul. C’est mon frère. Et tu seras seul ?
Lorsque je prononce le nom de Caelina, son visage se
ferme :
—  Je la connais bien, celle-là, c’est un vrai petit soldat.
Ne lui dis rien de tes motivations profondes ou je ne donne
pas cher de ta peau.
Le reste du voyage se déroule en silence. Nous
échangeons des coups d’œil complices. Nous sommes
heureux de pouvoir compter l’un sur l’autre. Le bateau
accoste et je vais réveiller Eve. Nous saluons Juan avant de
nous engager sur le ponton. Je demande à mon amie de
m’attendre un instant, le temps d’aller vérifier que la voie
est libre. Nous nous rendons dans le square proche du port
et nous cachons à l’abri d’épais bosquets. À mesure que la
ville s’éveille et qu’apparaissent les premières lueurs du
jour, je vois s’éclaircir le visage d’Eve. Elle abandonne son
masque de douleur.
Une heure plus tard, main dans la main, nous marchons
lentement sur un trottoir. Elle tourne sa tête dans tous les
sens et semble s’émerveiller de cette réalité qu’elle croyait
ne jamais revoir. Je suis très attentif aux passants et aux
voitures qui nous croisent. Je lui achète un billet de train.
Elle le porte à son nez pour le respirer. Elle me chuchote à
l’oreille :
—  Dans quelque temps, je voudrais que tu viennes chez
moi. Je veux que tu me voies vraiment, comme la jeune fille
que j’aurais toujours dû rester.
Elle m’embrasse dans le cou et ajoute :
— Je te dois tellement, Méto…
—  Pense à toi maintenant. Je te promets d’essayer de
venir, mais tu devras être patiente.
— J’ai l’habitude, mais tu ne m’as jamais fait attendre en
vain. Fais attention à toi. Je ne veux pas te perdre. J’ai
laissé un message aux Oreilles coupées pour désigner mon
successeur. C’est Octavius. J’ai pensé que l’Entre-deux
serait un refuge pour lui, comme il l’a été pour moi, et que
cela faciliterait vos rencontres. Et puis il faut bien que
quelqu’un s’occupe de soigner les brutes.
Le train entre en gare et nous nous détachons l’un de
l’autre. J’ai du mal à retenir mes larmes. Je me dirige
rapidement vers le secteur  E. Je m’arrange pour passer
devant le 187 avec le vague espoir d’apercevoir ou de
croiser un membre de ma famille. Lorsque j’arrive à
proximité, la rue semble bloquée à la circulation et de
nombreux hommes en armes sont postés tout le long du
trottoir. Une voiture anormalement longue sort de «  mon
jardin ». Un vieil homme et une femme occupent les sièges
arrière. Je parviens à croiser le regard de la dame ; je crois
que c’est Maman… Les agents de sécurité referment le
portail et les policiers s’engouffrent dans des voitures pour
suivre Marc-Aurèle. La rue retrouve son calme. Le lieu du
rendez-vous est à cinq cents mètres de là. Caelina est
assise sur un banc à l’entrée du square et fait semblant de
lire. Ses cheveux bruns sont tirés en arrière et laissent
admirer ses grands yeux sombres. Je m’assieds près d’elle.
—  Bonjour, Méto. Si quelqu’un nous observe, prends ma
main et embrasse-moi, comme tu as vu faire Michel et sa
copine dans le jardin. Nous aurons moins l’air de
dangereux comploteurs.
—  Et pourquoi tu n’en prendrais pas l’initiative toi-
même ?
— Dans ce monde, ce sont les garçons qui le font. Ne me
demande pas pourquoi, je n’en sais rien.
— Très bien.
— Il paraît que tu as un plan très original. Je t’écoute.
Pendant que je lui expose mes projets, elle me fixe
comme si j’énonçais les pires bêtises qu’on puisse imaginer.
À plusieurs reprises, je la sens même prête à
m’interrompre. Lorsque je termine, elle marque un temps
avant de déclarer :
—  Pourquoi tu me dis tout ça  ? Tu sais très bien que je
serai obligée de faire mon rapport.
—  Tu n’as aucun souci à te faire puisque c’est
exactement le plan que j’ai présenté aux César.
—  C’est uniquement une ruse, alors, pour attirer
Hiéronymus  ? Tu n’as pas réellement l’intention de te
révolter contre la Maison ?
Je vois ses traits se relâcher. Elle souffle et reprend,
soulagée :
— Donc, c’est une ruse. J’aime mieux ça.
J’évite son regard. Elle n’est pas mûre pour comprendre,
mais ça viendra. Nous nous levons et partons vers le nord.
Soudain, elle me saisit la main et pose sa tête sur mon
épaule. Cet élan de tendresse me rappelle Eve. Je me dis
que mon amie est arrivée maintenant, qu’elle a déjà serré
ses parents dans ses bras et qu’ils ont échangé leurs
regrets. Caelina appuie sur mes doigts fortement. Je me
tourne vers elle et elle m’embrasse sur la bouche. Je réalise
enfin qu’on nous a repérés. Nous pressons le pas. À la
sortie du square, Caelina me lâche la main et part en
courant. Je la suis. Nous slalomons entre les voitures et
nous engouffrons dans une étroite ruelle. Elle s’arrête
bientôt pour pousser la porte en fer d’une maison délabrée.
Elle ramasse une barre de métal avec laquelle elle bloque
l’ouverture. Nous reprenons notre respiration. Elle plaque
son oreille contre la serrure pour guetter les bruits de
l’extérieur. Après quelques minutes, elle explose :
—  Méto, si tu n’es pas plus concentré, j’annule la
mission. Sache que je n’ai jamais déçu la Maison et je ne
faillirai pas cette fois-ci à cause de toi.
— Je m’excuse, Caelina, cela n’arrivera plus.
—  En effet, c’était ta dernière chance  : tu n’as plus le
droit à l’erreur.
Sous son visage gracieux, c’est la voix menaçante d’un
César que j’entends. La partie ne sera pas facile.
J’interroge :
— Où sommes-nous ?
—  Dans une des planques des groupes  E. Comme je
t’accompagne, ils n’ont pas jugé utile de te les faire
mémoriser. On va attendre quelques heures et on sortira
par une autre issue. Je pense qu’il serait préférable
d’arriver de nuit chez les Chiendents.
— Je suis d’accord. Nous devons répéter nos rôles, nous
créer des noms, inventer notre passé, jouer au frère et à la
sœur, avoir l’air en détresse : c’est bien que nous soyons au
calme pour nous préparer.
L’atmosphère se détend progressivement. C’est une fille
rigoureuse qui n’accepte aucun à-peu-près. J’aime son
exigence. Elle me rassure. Je parviens tout de même à la
faire rire à deux reprises. Nous nous choisissons des
prénoms, elle sera Véronique et moi Bruno. Après presque
trois heures d’échanges, elle conclut :
— Nous avons bien travaillé, Méto. Maintenant, essayons
de prendre un peu de repos car la nuit sera longue.
Commence, je vais faire le guet.
— Je ne crois pas pouvoir m’endormir maintenant.
—  Allonge-toi et pose ta tête sur mes cuisses, je vais
arranger ça.
Je m’exécute sans tarder. Elle plaque ses pouces et index
sur mon front et entreprend de faire glisser la peau de mon
crâne dans un mouvement de va-et-vient.
—  Je faisais comme ça avec mon amie Lucia, quand elle
était trop énervée le soir. Et ça marchait très bien.
Ce massage n’est pas très agréable mais je ne parviens
bientôt plus à garder les yeux ouverts.
 
Je ne sais pas combien de temps j’ai dormi mais je me
sens reposé. Caelina s’installe dans la même position et
s’endort presque instantanément. Je détaille son visage, sa
peau claire et lisse, et ses paupières qui se crispent
involontairement. Je ne résiste pas à l’envie d’effleurer ses
cheveux brillants et souples. Elle fronce le nez par
moments.
Vingt-six  minutes plus tard, elle est debout et fait des
mouvements pour réveiller ses muscles. Je sors ma torche
pour éclairer la carte. Je pointe mon doigt sur le trajet à
parcourir. Caelina m’entraîne dans une autre pièce qui
donne sur une cour jonchée de gravats et de détritus. Nous
la traversons pour déboucher dans une ruelle aux murs
aveugles. Nous courons jusqu’à la rue. Le secteur semble
désert. On entend les voitures arriver de très loin. Nous
marchons vite sans croiser âme qui vive. Nous atteignons
une rue aux maisons toutes semblables, escaladons un
muret et nous glissons dans le jardin de la «  fausse
maison  ». Nous grattons doucement à la porte du garage
pendant plusieurs minutes avant d’entendre les premiers
bruits. Un garçon de seize ou dix-sept ans, qui devait nous
observer depuis longtemps, sort d’un taillis derrière nous.
Il paraît très détendu, visiblement familier de ce genre de
situation.
— Vous êtes qui ?
— Des rescapés du Liberta. Des soldats sont venus couler
notre bateau, il y a une semaine. Comme nous avions été
prévenus, le commandant a essayé d’évacuer les enfants
sur des canots de sauvetage avant la bataille.
Il lève le bras et nous sommes aussitôt entourés par une
dizaine d’enfants qui entreprennent de nous fouiller et se
saisissent de nos sacs. Nous pénétrons à l’intérieur de la
maison. On perçoit une odeur de cuisine. Nous découvrons
les visages de ceux qui nous accompagnent. C’est toujours
le même qui parle :
—  Asseyez-vous et expliquez-nous comment vous vous
êtes retrouvés à gratter à la porte de notre garage.
— Nous avons rencontré quelqu’un près du port qui nous
a parlé de vous, commence Caelina.
— Qui ?
— Nous ne savons pas. Il nous a dit de l’appeler Chef. Il
nous a nourris et cachés pendant trois jours avant de nous
donner votre adresse en échange de la montre de notre
père.
Caelina cache son visage dans ses mains comme si elle
pleurait. Je reprends :
—  Nous n’avons plus rien à perdre. Aussi nous sommes
prêts à agir en rejoignant votre combat pour venger nos
parents et nos amis. Bien sûr, nous ne connaissons pas le
coin mais nous savons nous battre avec et sans arme, et
nous sommes courageux et… désespérés.
Nos interlocuteurs nous écoutent sans réagir. Leur chef
explique :
— Nous allons vous nourrir et vous resterez ici le temps
que nous prenions une décision à votre sujet.
Deux enfants sont désignés pour nous conduire à l’étage
dans une chambre avec un grand lit et une douche
aménagée dans un coin. Nous sommes bien entendu
enfermés à clef et les fenêtres sont privées de poignée.
Tout se déroule comme nous l’avions prévu. Les murs de
cette pièce doivent être percés de petits trous pour
permettre à nos hôtes de nous espionner. Nous parlerons
donc le moins possible. On nous apporte un petit déjeuner
dans la nuit. Nous dormons à tour de rôle.
Le matin, nous sommes séparés pour être interrogés
chacun de notre côté. Caelina passe la première. Elle ne
revient que deux heures plus tard, les yeux rougis par les
larmes. Elle me sourit discrètement pour me rassurer. On
m’invite à descendre au sous-sol dans une petite pièce sans
fenêtre, juste meublée d’une table carrée et de deux
chaises. Je m’assois devant notre interlocuteur de la veille.
—  Je suis Sif, le responsable de la maison. Je dois
m’assurer que tu n’es pas venu pour nous espionner ou
nous nuire.
— Comment puis-je te prouver ma sincérité ?
—  Il n’est pas question qu’on confronte tes informations
avec celles données par ta sœur entre deux sanglots. Car si
nous avons affaire à des envoyés des Maisons ayant bien
appris leur leçon, cela ne servira à rien.
Il se recule, pose les mains à plat sur la table et me fixe.
Je soutiens un instant son regard puis je me réfugie dans la
contemplation du plafond lézardé. Il observe le moindre de
mes gestes avant de se mettre à écrire sur des feuilles
blanches. Je me surprends à bouger involontairement les
doigts de ma main gauche. A-t-il une méthode pour
interpréter les mouvements du corps  ? Peut-il percevoir
l’inquiétude, la tension, voire le mensonge ou la traîtrise ?
Je suis un peu déboussolé et je commence à mieux
comprendre que Caelina ait choisi de pleurer. Elle pouvait
ainsi en partie cacher son visage et combler le silence. Je
m’appuie bien sur le dossier de mon siège et croise les
bras. Je garde les yeux ouverts mais je m’enfonce dans mes
pensées  : Eve, Marcus, Claudius, Octavius, mes parents,
ma sœur…
— Pourquoi toi, tu ne pleures pas ? Après tout ce que tu
as subi…
— Ça ne vient pas. Plus tard, peut-être. Et puis, j’ai plus
urgent à faire. Je dois m’occuper de Véronique et assurer
notre survie, et surtout je veux agir enfin, avec vous
j’espère. Je ne demande qu’à faire mes preuves. Je suis prêt
à prendre des risques.
— On verra.
Le silence de nouveau et lui qui couvre des pages d’une
écriture serrée. Lorsqu’on me ramène à la chambre, je ne
sais quoi penser. Caelina semble dormir. Je m’allonge près
d’elle. Elle me sourit comme si elle venait de leur jouer un
bon tour. Je sens leurs présences derrière les murs et je
décide d’imiter ma complice en m’abandonnant au
sommeil.
Caelina me réveille. On nous a déposé du pain, deux
pommes et de l’eau. Nous mangeons avec appétit. La porte
s’ouvre. Sif et un plus vieux se plantent devant nous :
—  Nous allons vous mettre à l’épreuve cette nuit,
commence notre hôte. Un sabotage à effectuer. Montrez-
vous courageux et nous vous adopterons. Phil va vous
donner les détails.
Ce dernier déplie une carte de la Zone et pointe une
large tache blanche située à la périphérie.
—  C’est une usine d’Espérène de cet escroc de Marc-
Aurèle. Nous voulons lui rappeler que nous pouvons le
frapper n’importe où et à n’importe quel moment. Ce soir,
beaucoup de gens seront à leurs fenêtres car c’est la nuit
de l’Embrasement, certains tenteront même de s’approcher
pour admirer le spectacle. Comme chaque année, les
autorités mettront le feu aux fleurs d’Espérène recouvrant
la Zone grise qui ceinture la 17. Un immense ruban de
flammes entourera la Zone pendant un quart d’heure. Dans
les quartiers de la frontière, on y verra comme en plein
jour.
J’interviens :
—  Il y aura aussi des forces de police dans les rues, je
suppose.
— En effet, presque autant que de curieux. Mais si vous
réussissez, cela fera beaucoup de témoins. Demain les
journaux n’en parleront pas mais ceux qui auront vu ou
entendu l’explosion propageront l’information.
Il sort un plan grossier tracé sur une feuille de cahier
d’écolier. C’est le plan de l’usine d’Espérène. Une croix
précise le lieu où nous devons placer la charge.
— Il s’agit d’une poubelle rouge en métal située contre le
bâtiment, le long d’un mur aveugle. Donc, si vous posez la
bombe à temps et que vous ne sautez pas avec, ça ne fera
aucune victime.
Je commence à saisir pourquoi il a employé le mot
«  courage  », peut-être aurait-il dû utiliser celui de
« sacrifice ». Je demande :
—  L’explosion se déclenchera avec une minuterie que
vous allez programmer à l’avance ?
— Tu comprends vite, c’est bien. Donc, pour résumer, la
mission est simple  : vous vous rendez devant l’usine sans
vous faire arrêter, vous déposez la charge quelques minutes
avant l’horaire prévu et vous revenez ici.
—  Pourquoi seulement quelques minutes avant
l’explosion ? interroge ma complice.
—  Ils patrouillent avec des chiens entraînés à détecter
les explosifs. Plus on les dépose tôt, plus on prend le risque
de faire échouer la mission.
Pendant le long silence qui suit, nous avons le temps de
peser le côté suicidaire de l’entreprise. Phil nous observe,
guettant une réaction. Je regarde ma montre. Il est presque
dix-neuf heures.
— Vous partez dans quarante minutes. C’est assez loin et
vous irez en train. Vous serez sur place une heure avant
l’explosion de l’engin. On vous indiquera un abri où vous
cacher en attendant le bon moment.
—  Et on est sûrs de la personne qui a réglé le
détonateur ? s’enquiert Caelina.
— C’est moi. Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas eu de
surprises.
 
Une heure plus tard, nous trottinons dans des rues
désertes en direction des voies ferrées. Rita, une fille de
l’équipe, nous accompagne jusqu’à une clôture métallique.
Elle tend son bras et explique :
—  Vous courez jusqu’au tas de traverses qu’on aperçoit
là-bas. Vous vous planquez derrière en attendant le train. À
cet endroit, la voie dessine un coude et les trains roulent au
pas. Vous en profiterez pour grimper sur la dernière plate-
forme qui transporte du matériel agricole. Je vais soulever
le grillage pour que vous puissiez vous faufiler dessous.
Pour la suite et le retour, je vous ai fait un plan avec toutes
les indications. Bonne mission et à demain.
À peine arrivés aux traverses, nous percevons déjà un
bruit de moteur. La locomotive nous dépasse, suivie de
wagons de voyageurs, puis d’autres recouverts de bâches
de couleur. Nous nous hissons sans problème sur le dernier
et trouvons deux places confortables dans la cabine d’un
tracteur rouge. Après plus d’une heure de voyage, à la
hauteur du poste d’aiguillage 62, nous sautons et courons
rejoindre les rues du quartier de la frontière.
On entend des sirènes de police au loin. On aperçoit les
gyrophares des voitures qui se postent aux carrefours.
Caelina est comme toujours très concentrée. Nous
approchons de la zone critique. Nous passons entre les
planches d’une palissade pour continuer notre avancée à
couvert. Des ordures diverses jonchent un sentier mal
défini, nous progressons moins vite. Nous nous arrêtons
pour observer la carte  : nous sommes à moins de trois
cents mètres de la cache des Chiendents. Nous traversons
deux rues puis grimpons les marches défoncées d’un
immeuble éventré. Au quatrième étage, nous poussons la
seule porte encore en place pour découvrir notre poste
d’observation. Une fenêtre donne sur l’usine, l’autre sur
l’entrée de notre bâtiment. Nous pouvons enfin parler.
C’est Caelina qui prend la parole :
—  Enlève le sac à dos et va le poser derrière cette
cloison. Je ne suis pas tranquille. Je les trouve un peu
amateurs, ces Chiendents. La préparation a été bâclée.
—  Tout va bien se passer. Et puis nous avons la chance
qu’ils nous aient fait confiance si vite.
—  Justement, je trouve ça trop facile. Je crois qu’ils se
doutent de quelque chose. Cette mission est peut-être un
moyen de se débarrasser de nous.
Caelina sort des jumelles et observe l’usine. Je déplie le
plan.
— Tu aperçois la poubelle rouge ?
—  Non, mais c’est normal  : elle est dans un recoin. Par
contre, les patrouilles avec les chiens sont très visibles.
Comme nous n’avons rien à faire, je propose à Caelina de
me raconter son enfance à la Maison des filles. Je
m’attendais à un refus mais elle y consent sans se faire
prier. Comme elle me l’a dit une fois, son île s’appelle Siloé.
Elle décrit les mêmes règles absurdes que les nôtres pour
manger ou dormir. La discipline implacable des Matrones
au crâne rasé et la peur panique des enfants, que les
soldats venaient secouer en hurlant à la moindre incartade.
Je constate que, dans la Maison de mon amie, seules les
activités physiques différaient de celles des garçons. On
leur imposait des séances d’équilibre sur des plates-formes
de plus en plus réduites et de plus en plus hautes, des
exercices de souplesse où elles devaient rentrer dans des
boîtes étroites au prix de contorsions douloureuses. Petit à
petit son visage devient grave quand elle parle de ses
amies perdues à jamais et de sa «  petite sœur  » Lucia qui
deviendra bientôt une servante-esclave.
— Et vous ne jouiez jamais à l’inche ?
Devant son ignorance, je lui détaille les règles de notre
jeu préféré et lui narre nos combats acharnés. J’évoque
aussi la mort de Spurius. Elle fait une moue dégoûtée :
— Et tu aimais ça…
Après un long moment de silence, je reprends :
— Tu sais que j’ai fomenté une révolte quand j’étais à la
Maison ?
— J’ai lu ton dossier, Méto. Je ne vois pas ce que cela t’a
rapporté. Une grave blessure, deux amis morts, d’autres
sévèrement châtiés, et tout ça pourquoi ? Pour rien.
—  Pas pour rien. J’ai compris qu’on pouvait agir sur nos
vies. Qu’on pouvait changer notre avenir et celui des gens
qu’on aime, celui de ta petite Lucia…
— Et comment ? Ce Monde rejette ses enfants. Ne te fais
pas d’illusions  : la seule voie de la survie est l’obéissance
envers ceux qui détiennent du pouvoir.
— Et s’il existait une vraie solution pour tes amies et les
miens, tu serais de mon côté ?
Elle souffle en levant les yeux au ciel.
—  Méto, reprend-elle, alors, c’était vrai  : tu cherches
vraiment à agir contre Jove et tu voudrais que je sois ta
complice. C’est non, Méto.
— Tu n’es pas différente de moi, Caelina, et tu sais bien
que la vie qu’on nous impose est mauvaise et que nous
nous devons de tout tenter pour sauver de la servitude ceux
que nous aimons.
Elle regarde sa montre et déclare :
—  Je crois qu’il est temps de se rapprocher de notre
cible.
 
Il y a déjà beaucoup de monde dans la rue. Souvent
rassemblés par petits groupes, les gens progressent en
silence. Certaines personnes portent leur enfant sur les
épaules. Arrivés aux carrefours, tous lèvent les mains à la
hauteur de leurs oreilles, comme s’ils se soumettaient à un
contrôle de police. Pourtant, au lieu de rester immobiles, ils
continuent d’avancer, sourire aux lèvres et indifférents aux
injonctions des policiers. On sent une grande tension mais
la foule est trop nombreuse et déterminée pour être
stoppée. Nous nous dissimulons dans la masse et
franchissons les barrages. Nous sommes bientôt contraints
de quitter ce flux protecteur pour nous diriger vers le lieu
de notre mission. Nous courons en longeant les murs
jusqu’à un renfoncement signalé sur le plan. Nous sommes
à une cinquantaine de mètres de la poubelle rouge. Il n’est
pas question de sortir la tête pour regarder les patrouilles
passer. Nous devons uniquement nous fier au bruit des voix
et des pas sur le bitume. Le faible tic-tac de la minuterie
résonne dans nos têtes. J’ai hâte d’en finir. J’irai seul et
Caelina s’éloignera pour créer une diversion en cas de
problème. Je pose mes mains sur mes cuisses pour les
empêcher de trembler. Caelina me passe la main dans les
cheveux et articule d’une voix à peine audible :
— Vas-y maintenant !
Je fonce tête baissée, les mains effleurant presque le sol.
J’atteins sans encombre la poubelle qui a la forme d’un
large tonneau sans couvercle. Je suis tellement crispé que
j’ai du mal à retirer mon sac. Je dépose le dangereux
paquet. Au moment de revenir, j’entends un ordre crié par
un homme  : «  Attaque  !  », puis le grognement d’un chien
lancé à pleine vitesse. Je reste figé sur place le temps que
la patrouille s’éloigne. Je sens l’angoisse monter. Des
gouttes de sueur perlent sur mon front. Si je tarde trop, je
vais sauter avec l’engin. Après une profonde inspiration, je
m’extirpe de ma cachette et cours comme un fou jusqu’à
notre poste d’observation en haut de l’immeuble. Nous
nous sommes donné rendez-vous là-bas en cas de pépin. Je
vais essayer de localiser Caelina grâce aux jumelles.
Soudain une formidable détonation retentit et un objet
enflammé est propulsé à une vingtaine de mètres. Quand la
poussière retombe, je constate que la bombe a éventré un
mur. Un flot de voitures convergent sur les lieux, toutes
sirènes allumées. Je n’entends pas Caelina arriver. Elle
reprend difficilement son souffle. Elle a du sang sur le bas
de son pantalon.
— Tu es blessée ?
—  Non, c’est le sang du chien, je l’ai tué. J’ai eu très
peur, ils m’ont tiré dessus. Il ne faut pas qu’on bouge tout
de suite. On doit attendre que les gens refluent vers leurs
quartiers pour sortir.
Nous nous asseyons côte à côte. Je passe mon bras
autour de son cou. Elle se laisse faire et pose même sa tête
sur mon épaule. Nous restons ainsi à écouter nos
battements de cœur pendant de longues minutes. Puis une
rumeur se fait entendre. C’est la foule qui compte. Nous
nous relevons pour assister au spectacle. C’est comme un
chemin de lumière qui se dessine au loin. La totalité de
l’horizon est en flammes. On entend crier sans pouvoir
discerner si ce cri exprime de la joie ou de la colère. Peut-
être une forme de rage. Le feu s’éteint assez vite et nous
dévalons les escaliers pour nous fondre dans le flot humain.
Caelina me serre contre elle, sans doute pour mieux
dissimuler les taches sur ses vêtements. Nous ne parvenons
à la fausse maison qu’au petit matin.
— Bravo les gars ! lance Sif, quand nous pénétrons dans
l’entrée. Je viens d’avoir plusieurs amis au téléphone. Votre
action n’est pas passée inaperçue. Tu saignes, Véronique ?
—  Non, j’ai dû me débarrasser d’un chien. C’était la
première fois que je supprimais un être vivant, alors j’en ai
mis partout.
Sif sourit à cette remarque et ajoute :
— Allez vous reposer. Cet après-midi, je vous présenterai
quelqu’un d’important.
 
Nous mettons du temps à nous endormir. Je voudrais tant
que Caelina se rallie à ma cause. Je m’endors dans ses
cheveux.
Des mains inconnues me secouent énergiquement. Mon
amie n’est pas là. On m’informe que je suis attendu dans le
salon. Je m’habille en hâte et descends les escaliers.
Hiéronymus me fait face. J’ai devant moi celui qui défie la
Maison depuis tant d’années, celui qui a tout risqué pour
décider de sa vie, celui qui consacre son existence à
combattre l’injustice. Il émane de lui une bienveillance et
une autorité qui me rassurent. Il m’a reconnu mais se
garde de l’annoncer à ses amis.
—  Voilà le héros de la nuit  ! Tu es, paraît-il, un rescapé
du Liberta. Tu t’appelles Bruno, c’est ça ?
— Oui. Où est ma sœur ?
—  Elle est sortie pour remplacer son pantalon taché et
déchiré. Elle sera de retour dans deux heures environ.
—  Deux heures pour acheter un pantalon  ? C’est
beaucoup !
— Rita l’accompagne. Elles vont se balader un peu toutes
les deux.
J’espère que Caelina n’en profitera pas pour me
dénoncer à l’un des agents de Jove et demander ma
récupération par les soldats de l’île.
—  Je suis Géronimo, un des chefs des Chiendents. Mes
amis, j’aimerais parler seul à seul avec notre nouveau
compagnon.
Sans marquer la moindre réaction, les autres quittent la
salle. Mon ancien camarade de dortoir se rapproche :
—  Alors, Méto, que fais-tu là  ? Ne me dis pas que tu es
venu tenter de me récupérer ?
— Officiellement, si. Mais en vérité, pas du tout. Je viens
chercher de l’aide. Je joue au membre zélé du groupe  E
pour accéder au continent et organiser une révolte.
Je lui raconte toute mon aventure  : notre rébellion, le
séjour chez les Oreilles coupées, Affre, Louche, Gouffre et
Radzel, mes rapports avec Romu et le dossier gris, mes
premières missions, la mort imminente de Jove et les
manœuvres pour sa succession. Je lui parle aussi de
Caelina.
—  Nous l’avons repérée depuis longtemps. Nous avons
choisi de l’éloigner pendant notre rencontre mais, rassure-
toi, elle est bien surveillée. Tu sais que je m’attendais à ta
visite car Juan nous avait prévenus.
—  Alors tes amis savent que nous ne sommes pas des
rescapés du Liberta ?
—  Bien entendu, mais ils ne devaient pas éveiller les
soupçons de ta copine. Elle doit continuer à croire que sa
mission se déroule au mieux. Alors, comme ça, le classeur
gris t’a révélé tes origines ?
— Je suis le petit-fils de Marc-Aurèle.
— De Marc-Aurèle ? Rien que ça ! Mais parle-moi un peu
de ton projet de révolte.
—  Je veux créer une société autonome sur l’île,
complètement coupée du reste du Monde. Avant, il faut que
je réussisse à fédérer tous ses habitants : enfants, soldats,
serviteurs, Oreilles coupées, professeurs et même quelques
César. On aura besoin de tous. J’aimerais aussi y amener
les enfants perdus de la Zone et les filles et les garçons qui
souffrent dans les Maisons sur d’autres îles.
— C’est un beau rêve, très généreux ! Ton grand-père et
ses amis ne le toléreront jamais.
— J’y ai déjà réfléchi. Il faut « noircir » notre territoire en
faisant croire à une contamination sévère. Plus personne
n’osera y aborder. Dans l’immédiat, j’ai besoin que tu
m’indiques quelqu’un sur qui je pourrai compter parmi les
soldats.
— Achilléus. En espérant qu’il soit toujours vivant.
Il réfléchit un long moment puis il reprend :
—  Méto, ne te précipite pas. Tu ne dois pas entraîner
tous ces gens dans ton aventure avant d’être certain de
pouvoir réussir. Essaie de revenir me voir et nous ferons le
point.
—  D’accord. J’ai besoin que tu dises aux autres de me
laisser sortir. Mon meilleur ami qui s’appelle Marcus a
bénéficié d’un «  Retour Famille  ». J’ai très envie d’aller le
voir, si tu es d’accord…
— Bien sûr. Profite de l’absence de ta surveillante et vas-
y maintenant. Je peux même t’y déposer en moto si cela ne
t’effraie pas trop.
— J’en ai déjà fait avec un certain Boris et j’ai survécu…
Pas lui…
— Ah ! c’était toi ? Il n’a eu que ce qu’il méritait.
 
C’est aussi dans le quartier  E qu’habite la famille de
Marcus. Son immeuble est gardé par un jeune homme
affublé d’un drôle d’uniforme. Il contrôle tous les gens qui
entrent. Je suis contraint d’attendre qu’il s’intéresse à une
jolie fille qui cherche son chemin pour me faufiler derrière
son dos. Je monte au deuxième étage par un large escalier
en pierres blanches. Je sonne à la porte. Une jeune femme
avec un tablier blanc vient m’ouvrir. Elle me scrute des
pieds à la tête :
— Vous désirez, jeune homme ?
— Je voudrais voir Olivier. Je suis un ami.
— Et vous êtes ?
— Euh… Bruno.
—  Je vais me renseigner, dit-elle en refermant la porte
sur moi.
J’attends une bonne trentaine de secondes sur le palier.
Un voisin qui rentre chez lui observe avec dégoût mes
habits de pauvre. J’espère qu’il ne va pas donner l’alerte.
Mon ami apparaît enfin.
— C’est toi ? C’est toi ! Tu es là ! hurle-t-il presque. Viens
vite.
Marcus ne peut retenir ses larmes. Très vite, il essaie de
se reprendre :
— Je pense à toi, à Octavius et à Claudius tous les jours.
Vous me manquez tellement ! Comment vont-ils ?
Je lui donne de leurs nouvelles et lui raconte tout, même
mon grand projet. Puis je demande :
— Et toi ? Ta famille ? Tu es heureux ?
— Pas vraiment. Je ne suis là que parce que ma sœur est
morte. Il y a des photos d’elle partout. Ma mère essaie de
me sourire mais je dois lui rappeler sa chère disparue
parce qu’elle finit toujours par pleurer. Moi je ne suis que le
deuxième choix après tout. Je suis là faute de mieux. Et
puis je ne les connais pas. Ma vraie famille, c’est vous. Si tu
réussis à transformer l’île, je repartirai avec vous. Ici, je ne
suis pas à ma place.
Il me parle de son collège, me détaille son matériel de
classe et me fait visiter chaque pièce de son appartement.
Il tente de retarder le moment des adieux.
— Je dois y aller, maintenant, Marcus.
— Attends, il faut que je te montre quelque chose.
Il tire d’un meuble du salon un gros cahier rempli de
photos et pointe un homme au milieu d’un petit groupe :
—  Cette photo a une dizaine d’années mais on le
reconnaît bien. Jove est mon oncle, le frère de ma mère. À
bientôt, Méto.
 
Lorsque je pénètre dans la chambre où les Chiendents
nous hébergent, je surprends Caelina en train de se
regarder dans un miroir. Elle porte ce qu’on appelle une
« jupe » de couleur jaune. Elle me fait un clin d’œil et vient
coller sa bouche près de mon oreille. Sa voix est à peine
audible et l’air chaud qu’elle produit me chatouille :
— Tu étais où ?
—  J’ai fait un tour avec Hiéronymus. Nous avons même
sympathisé et mon plan l’intéresse. Et toi ?
—  Rita m’a proposé d’aller dépenser un peu d’argent
dans une boutique de vêtements. Je ne l’avais jamais fait. Je
crois que c’était une bonne expérience pour comprendre la
vie des filles ici.
—  Caelina, notre présence sur le continent n’est plus
utile pour le moment. Hiéronymus a maintenant besoin de
temps pour réfléchir et s’entretenir avec les membres de
son groupe. Il faudrait prévenir les responsables de nos
Maisons de notre intention de rentrer.
—  D’accord, je vais m’en occuper. Tu veux venir avec
moi ?
 
Nous marchons très près l’un de l’autre. Soudain, elle
m’embrasse sur les lèvres. Je tourne ma tête dans tous les
sens à la recherche d’une menace. Elle me déclare en
souriant :
—  Pas de danger en vue, Méto. Je voulais seulement
tester ta réactivité. Cela t’a déplu ?
—  Pas du tout. Si c’est dans l’intérêt de la mission,
n’hésite pas à recommencer.
Nous arrivons devant une boîte aux lettres de particulier
où elle glisse un papier qu’elle cachait dans sa poche
arrière.
—  Voilà, c’est aussi simple que ça. Demain, nous
repasserons dans la matinée pour la réponse.
Nous rentrons tranquillement, non sans effectuer
quelques « tests de réactivité », ce qui provoque à chaque
fois une étrange sensation dans mon ventre.
 
Pour la première fois, nous mangeons avec les autres. Je
trouve l’ambiance merveilleuse. Les personnes autour de la
table se racontent des histoires. Le repas est souvent
interrompu par les fous rires des plus jeunes. Un petit
garçon nommé Jeannot me fait des grimaces.
De retour dans la chambre, nous nous allongeons sur le
lit. Caelina chuchote :
— Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter quand
on sera de nouveau là-bas ?
— Ce qu’ils veulent entendre : qu’on a réussi à s’infiltrer
chez les Chiendents, qu’on a réussi notre examen de
passage, qu’on a gagné leur confiance, que Hiéronymus a
été intéressé par notre plan et qu’il veut nous revoir, qu’il
faudra d’autres voyages pour le faire mordre à l’hameçon.
C’est tout.
— Avec toi, les choses ont toujours l’air simples mais… Ils
vont m’interroger sur toi… Si je ne réponds pas
sincèrement, je les trahis, Méto.
— C’est à toi de choisir qui tu veux trahir. Je sais que tu
es quelqu’un de bien. Plus je te connais, plus je me sens
proche de toi. Je tiens à toi… J’éprouve pour toi des
sentiments que je n’ai jamais éprouvés avant.
Elle pose ses lèvres sur les miennes un court instant puis
s’écarte vivement :
—  J’avais oublié qu’ils nous observaient. On ne doit pas
faire ça entre « frère et sœur » car ce sont des prémices à
l’accouplement.
—  Caelina, ils savent que nous sommes envoyés par les
Maisons.
— Comment ça ? Mais les Chiendents détestent les gens
comme nous… Nous ne pouvons pas rester là plus
longtemps !
—  Hiéronymus s’est porté garant pour nous parce qu’il
me fait confiance.
Ma compagne ne sait plus quoi penser. Les yeux braqués
sur le plafond, elle médite un long moment. Soudain, elle
pivote vers moi et me glisse à l’oreille :
— S’ils savent, alors on peut s’embrasser.
 
Quand j’ouvre les paupières, je découvre mon amie
assise au bord du lit, le regard perdu dans le vide.
— Tu penses à moi, Caelina ?
Elle se force à sourire mais le ton est grave :
— J’ai pensé à toi toute la nuit, si tu veux savoir. Méto, je
vais trahir ma famille pour toi.
—  De qui parles-tu  ? De ceux qui t’ont coupée de ton
passé, qui te manipulent et mettent ta vie en danger ? Tu te
trompes de personnes, Caelina. Ta famille, c’est ton amie
Lucia… et moi aussi. À nous, tu peux faire confiance parce
que nous t’aimons sincèrement. En attendant de retrouver
ta vraie famille, à toi de t’en construire une.
— La vraie, si elle existe, je ne la connaîtrai jamais.
Je la sens au bord des larmes. Je pose ma main sur son
épaule et j’ajoute :
— Un jour, tu sauras, Caelina. Je te le promets.
 
Le départ est fixé à minuit et quatre minutes pour
Caelina et à une  heure  trente-sept pour moi. Nos hôtes
nous conseillent fermement de ne pas bouger de la maison
car le signalement précis d’un jeune couple de terroristes
circule dans la presse du matin. Nous aurions été filmés
par une caméra de surveillance aux abords de l’usine.
Hiéronymus repasse brièvement à la maison. Il me
convoque seul dans la salle au sous-sol. Mon amie grimace
en me regardant sortir.
 
— Nous allons préparer une expédition dans une maison
de Marc-Aurèle qui se trouve dans un secteur de campagne
de la Zone  17. D’après nos renseignements, c’était sa
résidence principale, ainsi que celle de sa famille, avant
qu’il ne s’installe dans sa demeure officielle. Il l’utilise
maintenant uniquement pendant les week-ends. Nous
pensons donc que c’est là que tu as vécu avant d’être
expédié sur Hélios. Je voulais savoir si tu avais gardé de ce
lieu un quelconque souvenir.
—  Je ne me souviens que de l’odeur de la graisse qu’on
utilise parfois en mécanique et d’une chaufferie où je me
réfugiais. Mais comment savoir si ces détails correspondent
à une réalité ?
—  Il pourrait s’agir de l’atelier secret de Marc-Aurèle…
Ta présence durant cette visite me paraît absolument
nécessaire. Méto, il faut que tu te débrouilles pour revenir
en mission d’ici une semaine. Tu as une idée pour les
convaincre ?
—  Oui, je dois finir de mettre au point ta
« récupération », cher Hiéronymus.
 
Lorsque j’ouvre la porte de la chambre, Caelina se
détourne de moi. Elle n’apprécie pas cette mise à l’écart.
Après plusieurs minutes d’un silence embarrassé, elle me
déclare, sans que je perçoive s’il s’agit vraiment d’une
question :
— Tu ne vas pas me raconter ?
— Tu voudrais ?
— Non. Je n’y tiens pas. J’ai trop peur qu’ils réussissent à
me faire parler là-bas.
Nous occupons notre attente en somnolant. Je la regarde
dormir. Je profite aussi de son sommeil pour lui rédiger un
petit mot que je glisse dans ses affaires :
307153751. Mange le message.
Chapitre 8
 
J’ai une longue conversation avec Juan pendant la
traversée de retour. Il m’annonce que son frère, Sul, a été
arrêté deux jours plus tôt et qu’il va participer la nuit
prochaine à sa tentative d’évasion. Je lui raconte nos
exploits lors de la nuit de l’Embrasement.
—  Je ne me doutais pas que c’était vous. Le pouvoir va
relancer les mesures de couvre-feu, les contrôles d’identité
et les arrestations massives pour marquer les esprits.
J’espère qu’à la longue la population va réagir et nous
rejoindre dans notre combat.
— Je vais avoir besoin que tu évacues une autre personne
pour moi d’ici quelques jours.
— Encore une jolie fille ?
— Non, un adulte retenu contre son gré chez les Oreilles
coupées. Il se fait appeler Louche.
— Pas de problème, si c’est un ami à toi.
Juan me parle ensuite de sa famille qu’il a quittée le jour
de ses dix-huit ans parce qu’il n’avait pas digéré qu’elle ait
cédé si facilement à la loi en choisissant d’abandonner son
frère.
— Maintenant, je me dis qu’elle n’avait pas le choix. C’est
toujours mieux que mes voisins qui se sont suicidés en
famille.
— Quelle horreur !
—  Leur pavillon sert aujourd’hui de «  fausse maison  ».
Des enfants s’y cachent et des militants adultes viennent, le
temps des contrôles de police, se grimer et jouer les
parents aimants.
— Comment ton frère a-t-il échappé aux Maisons ?
—  Il a été prévenu par un voisin et a réussi à s’enfuir.
Mes parents ont été longtemps suspectés d’être ses
complices et de le cacher, et les autorités ont bien failli
m’emmener à sa place. Après plusieurs semaines de
recherches et d’intimidations, les enquêteurs ont fini par
admettre leur bonne foi.
— Tu vois encore tes parents ?
— Non.
Nous n’échangeons plus le moindre mot jusqu’à l’île et
évitons même de nous regarder. Je le sens profondément
triste. Je lui frôle l’épaule en guise d’adieu. J’aperçois un
sourire forcé dans le reflet du pare-brise.
 
—  Alors, Méto  ? Déjà de retour. Tu ne nous as pas
ramené Hiéronymus ?
— Non, César, mais j’y arriverai. Je l’ai rencontré à deux
reprises et il me croit sincère. Pour le moment, une prise
du pouvoir par les habitants de l’île ne lui paraît pas
possible. Mais je l’ai convaincu de me laisser une chance de
lui prouver le contraire. À notre prochain rendez-vous, il
faudra que je lui présente un projet réaliste. Je vais donc,
grâce à votre aide, enfin, si vous le voulez bien, élaborer un
plan d’attaque crédible. Si j’y parviens, il m’a promis de
revenir sur l’île pour m’aider.
—  Si je comprends bien, il faudrait que je te permette
d’organiser au mieux notre propre destruction.
Il part soudain dans un rire nerveux dont je ne le croyais
pas capable. Il réussit très vite à le réprimer et m’offre de
nouveau son visage lisse au regard impénétrable.
— Raconte-moi en détail ton séjour sur le continent.
Je reprends par le début le récit précis de mon équipée,
en prenant soin d’occulter mes conversations que j’espère
intimes avec Caelina et ma visite chez Marcus.
—  C’est tout  ? Bien. Nous avons eu des informations
concordantes et nous n’avons donc aucune raison de douter
de ce rapport. À un détail près  : tu es repassé
volontairement devant la résidence de Marc-Aurèle au
moment où il sortait avec son escorte. Est-ce encore une
coïncidence  ? Vas-tu enfin nous dire ce qui t’attire là-bas,
Méto ?
— J’y suis allé… à cause de vous.
—  Comment cela  ? demande-t-il en haussant
brusquement le ton.
—  Vos soupçons la dernière fois face à ce qui n’était
qu’un hasard, votre insistance à me faire avouer quelque
chose que je ne comprenais pas, tout ça m’a donné envie
d’aller y voir de plus près. J’ai la conviction que vous me
cachez des éléments de mon passé, que cet homme a peut-
être un rapport avec ma vie d’avant…
—  Ça suffit  ! Ne te monte pas la tête tout seul. Arrête
d’imaginer et contente-toi d’obéir. C’est fini pour
aujourd’hui.
Il quitte la pièce d’un pas décidé.
 
Jean-Luc semble se porter mieux, même si je trouve sa
démarche encore un peu hésitante. Les autres continuent
de l’ignorer.
—  J’ai obtenu que tu sois autorisé à m’accompagner
durant ma petite promenade obligatoire à l’air libre. Ce
n’est pas encore la grande forme mais je fais des progrès.
Nous cheminons un moment sans rien dire, le temps de
prendre un peu de distance avec la Maison. Je le
questionne :
— Que s’est-il passé d’intéressant pendant mon voyage ?
— La Maison bruit de rumeurs sur Jove et sa succession.
Sa mort a été annoncée et démentie à plusieurs reprises.
Les César ne parlent que de cela. Romulus est de plus en
plus présent. J’ai été réveillé un après-midi par une violente
dispute dans le couloir. Il hurlait, menaçait et insultait ses
interlocuteurs. Je crois même que des soldats sont
intervenus.
— Et les membres du groupe E ?
—  Eux se focalisent sur un autre sujet  : toi. Ils te
présentent comme un ennemi de l’intérieur. Tu es, selon
eux, la personne dangereuse à surveiller.
—  J’ai déjà vécu cela chez les Oreilles coupées. Sais-tu
s’ils s’en sont pris à mon ami Claudius ?
Il me fait signe que non, quand nous sommes rejoints par
deux membres du groupe vêtus de leur combinaison de
course. Je reconnais la démarche un peu raide de
Stéphane. Ils restent à distance mais sont suffisamment
proches pour nous entendre. Nous optons pour le silence.
Même s’il est impossible de comprendre les sons déformés
qui sortent des masques, nous percevons qu’il s’agit de
menaces et d’intimidations. Face à notre indifférence,
l’agressivité prend la forme plus concrète de coups de pied
dans les talons et de bourrades dans le dos. Ils cherchent
l’affrontement. Mon camarade n’est pas en état de riposter
et, seul, je ne ferai pas le poids. Nous décidons de presser
le pas et de rejoindre la Maison au plus vite. Je me place
derrière mon ami pour le pousser et le protéger en faisant
écran avec mon corps. Je m’efforce de dominer une grande
colère qui monte en moi. Il le faut si je veux rester entier et
mener mon plan jusqu’au bout. Je le dois à mes frères. Les
coups s’arrêtent subitement lorsque nous posons un pied
dans le couloir. À sa demande, je laisse Jean-Luc regagner
seul l’infirmerie. Je fais un détour par ma chambre pour me
changer et décide d’aller voir César 1.
Assis à son bureau, il est absorbé par la lecture de
documents. Il me sourit pour me faire comprendre que je
suis condamné à attendre son bon vouloir et qu’il va en
profiter. Après une vingtaine de minutes, il consent à lever
la tête pour s’adresser à moi :
—  Je viens d’apercevoir ton ami qui retournait à
l’infirmerie. Il semblait préoccupé. La promenade s’est mal
passée ?
— Non, je n’ai rien remarqué.
— Pourquoi me déranges-tu ?
—  J’ai besoin de rencontrer les chefs des soldats. Il faut
que je connaisse un maximum de noms et de visages, que je
prouve à Hiéronymus que je bénéficie de soutiens
puissants, que ma révolte est possible.
— Il n’en est pas question. Leur quartier est interdit aux
civils.
— Mais César, il en va de la mission !
— Une liste avec photos te suffira.
—  Notre adversaire est subtil et méfiant. Il connaît par
cœur cette communauté. Je ne dois rien négliger car il
pourrait me piéger. Si vous n’avez pas confiance, mieux
vaut abandonner.
—  Si la décision ne venait pas de plus haut, il y a
longtemps que nous l’aurions fait.
 
Je prends seul mon repas et vais directement me
coucher. Je suis exténué. Quand je pénètre dans ma
chambre, je découvre Romu assis sur mon lit. Il a l’air à
cran.
— J’avais hâte que tu rentres. Je vais avoir besoin de toi.
Mon père est dans le coma. Pour l’instant, l’information est
secrète. Les César s’apprêtent à désigner mon frère comme
son successeur. Mais j’ai réussi à convaincre Rémus qu’on
ne devait pas laisser les autres décider à notre place. Nous
nous départagerons lors d’un combat singulier  : un simple
match de lutte où tu seras mon témoin. Celui qui perd
s’engage à quitter l’île et à ne jamais revenir.
—  Pourquoi veux-tu absolument prendre la suite de ton
père ? Ça te plaira d’être craint et détesté ?
— J’aurai enfin l’impression d’exister.
—  Que feras-tu de ton pouvoir  ? Tu changeras les
choses ?
— Sans doute. Alors, tu acceptes ?
— Oui. Romu, j’ai besoin de voir Claudius.
— Il passera demain.
— Et les autres soirs ?
—  Si tu veux. Méto, tu dois rester sur tes gardes. La
dernière fois que mon père m’a parlé, il a insisté pour que
je veille sur toi car beaucoup à la Maison aimeraient te voir
disparaître. Il a ajouté que, malgré tes erreurs dans le
passé, il avait de l’admiration pour toi, pour ton esprit
retors et ton goût du risque. Il a été jusqu’à dire que tu
étais le fils qu’il aurait aimé avoir, ce qui m’a fait très mal.
 
Je m’endors sans me déshabiller. Atticus me réveille un
peu plus tard. Je me redresse pour ne pas replonger tout de
suite dans le sommeil.
— Méto, des rumeurs sur la mort de Jove commencent à
circuler. Certains serviteurs sont nerveux. Ils ont peur de
voir un des fils arriver au pouvoir : Rémus, l’attardé cruel,
ou Romulus, le fou sanguinaire. La grande majorité a cessé
de croire à un quelconque changement. Ils attendent leur
mort en espérant qu’elle soit la moins violente possible.
Seuls quelques-uns se prennent encore à rêver d’une
insurrection générale.
—  Dis à ceux-là de ne rien tenter pour l’instant. Il est
trop tôt.
—  Méto, j’ai sur le corps les traces des précédentes
tentatives. Les soldats gagnent toujours et tout
recommence.
— Cette fois-ci, ils seront avec nous, Atticus.
— C’est ça, rendors-toi, petit Méto, et continue ton rêve.
 
Pour me réveiller tout à fait, je suis contraint de
m’asperger d’eau glacée et de m’assener quelques claques
sonores. César 1 m’intercepte à peine sorti de ma chambre
et me déclare :
—  Tu as cinq minutes pour déjeuner. Ce matin, tu vas
rencontrer quelques officiers de l’île dans leurs quartiers.
Quand tu circuleras parmi eux, évite de fixer les plus
jeunes. Ils sont souvent très agressifs. Ils passent tous par
une phase où leur apparence les effraie ou leur fait honte.
Ils sont donc extrêmement sensibles au regard des autres.
Je t’attends au bureau.
J’expédie mon repas et griffonne en urgence un court
message au cas où je croiserais Achilléus, l’ancien ami de
Hiéronymus.
 
Je suis César dans des couloirs inconnus. Bientôt, il ouvre
une porte et s’efface pour me laisser pénétrer dans ce
qu’on pourrait appeler la « Maison des soldats ».
À partir de ce moment, je suis escorté par deux hommes
en armes. Très vite, devançant notre progression, une
phrase se répand, tantôt chuchotée, tantôt hurlée  : «  Un
faible dans nos murs  ! Un faible dans nos murs  !  » Nous
croisons un groupe qui marche au pas. Le bruit des fers qui
frappent le carrelage est assourdissant. Deux handicapés
appuyés sur des béquilles s’écartent devant nous. L’odeur
est forte : un mélange de camphre qui soulage les membres
endoloris, de graisse à chaussures et de sueur. Des cris me
parviennent par une porte grande ouverte. Un gars aux
yeux bandés frappe avec un gourdin sur des assaillants qui
le harcèlent de tous côtés. Il s’encourage en éructant des
injures mais observe aussi de courtes pauses pour localiser
ses adversaires à l’oreille. Les coups portent et font mal.
Nous parvenons enfin à une pièce minuscule, juste meublée
d’une table ronde, où quatre personnes ont pris place et
semblent m’attendre. Mes guides referment la porte
derrière moi.
—  Bonjour, Méto, dit le plus vieux qui m’invite à
m’asseoir près de lui. Expose-nous ton plan. Il paraît que
nous pouvons t’être utiles.
Je détaille la stratégie que j’ai mise au point et les
péripéties de mon dernier voyage. Mon regard est attiré
par le plus jeune du groupe. Je m’efforce de ne pas montrer
mon intérêt, comme me l’a suggéré César  1. Je suis mal à
l’aise.
—  Je te fais peur, Méto  ? C’est pour ça que tes yeux me
fuient ? Ne crains pas de contempler celui que tu appelais
« ton ami » autrefois.
— Élégius ! Tu l’es toujours et je suis content de te revoir.
Je n’oublierai jamais que c’est toi qui m’as appris à dominer
ma peur après mon initiation. Tu étais aussi mon modèle à
l’inche…
Je lui souris mais ne peux m’empêcher de frémir face à
son visage méconnaissable. C’est comme si on avait greffé
ses yeux sur un horrible masque.
—  Revenons à notre sujet, s’énerve mon voisin.
Qu’attends-tu exactement de nous ?
—  Je dois faire croire à Hiéronymus que je bénéficie
d’appuis importants parmi vous. Il faut que je puisse
décrire vos méthodes, votre équipement, que je connaisse
ceux d’entre vous qui exercent le pouvoir pour prouver que
mon plan est fiable.
—  Les César semblent avoir une totale confiance en toi,
déclare le vieux. Ce n’est pas mon cas. Tu n’apprendras
qu’une infime partie de nos secrets, juste le minimum pour
accomplir ta mission.
— Je ne connais pas vos noms.
—  Je suis Quirinus, voici Achilléus et Isaurus. Tu
reviendras demain vers onze heures. Élégius va te
raccompagner. Soyez discrets, les hommes sont nerveux en
ce moment.
Je me lève et leur tends la main. Après quelques
secondes d’hésitation, Quirinus se décide à répondre à mon
geste. Les autres font de même machinalement. J’ai glissé
un message dans la manche d’Achilléus. À un furtif
mouvement de gêne qu’il a eu malgré lui, j’ai pu voir qu’il
l’avait senti.
Hiéronymus m’a dit que je pouvais compter sur toi.
Rencontrons-nous seuls au plus vite.
Mon ami me ramène sans traîner dans ma zone. Je ne
sais pas si son cœur a changé autant que son physique. Je
veux croire que non.
 
Après un repas solitaire, je suis convoqué dans le bureau
par César  1. J’en profite pour lui demander des nouvelles
de Jove.
—  Il dort, Méto. Il dort profondément. Mais il va s’en
sortir, son heure n’est pas venue.
Il ouvre ensuite un dossier et m’interroge avec son petit
sourire habituel :
—  Dans ton plan, est-ce que tu préconises l’élimination
des César ?
—  Pas nécessairement. Une nouvelle donne sera
proposée à tous. Nous ne rejetons personne a priori. Mais
ceux qui refuseront notre projet devront quitter l’île.
— Est-ce toi qui dirigeras la Maison après ?
J’ai soudain une étrange sensation, comme si César
sondait mon cerveau. Je bredouille :
— Pour… pourquoi cette question ?
—  Même si nous savons tous les deux que tout ce dont
nous parlons ne verra jamais le jour, ta vision de ce futur
improbable doit être parfaitement claire. Alors, est-ce toi
qui seras aux commandes ?
— Non, l’ensemble de la communauté se mettra d’accord
sur un mode de fonctionnement et élira un chef pour une
période courte encore à définir. Personnellement, je ne suis
pas intéressé par le pouvoir, je me verrais plutôt enseigner
ou travailler de mes mains.
—  Tu affirmes que vous chasserez ceux qui n’adhèrent
pas au nouveau système, mais qui te dit qu’ils accepteront
de partir ou qu’ils ne reviendront pas plus tard pour
reconquérir l’île avec des aides extérieures ?
— Alors, nous les tuerons.
— C’est radical et cela ne te ressemble pas beaucoup.
— Nous sommes dans une fiction, César.
 
J’accompagne Jean-Luc dans sa promenade. L’allure est
plus rapide aujourd’hui. Il fait des efforts et accepte même
de courir sur quelques centaines de mètres. Aucun membre
du groupe  E ne vient nous rendre de «  visite amicale  ».
Mon camarade a le temps de me rapporter les termes
exacts d’une dispute entre César 1 et César 2 dont il a été
témoin le matin :
–  «  Non, César  2, tant que Jove n’est pas cliniquement
mort, je me sens lié par ma promesse.  » «  Même si cette
promesse permet à Méto de diffuser des idées de révolte
parmi les soldats, sous couvert d’un plan oiseux ! Il n’a rien
à faire dans leurs quartiers, la règle veut que les
différentes communautés de l’île ne se rencontrent
jamais.  » «  Je sais tout ça. Un peu de patience et nous
réglerons le cas Méto. »
 
Le soir, nous mangeons avec les autres mais sommes
relégués en bout de table. Ils nous tournent ostensiblement
le dos. Je retrouve ma chambre avec plaisir. Je me réjouis
d’avance de la venue de Claudius.
Je dois veiller tard avant de voir enfin la porte s’ouvrir.
Mon copain est souriant. Je lui donne des nouvelles
d’Octavius et de Marcus mais je me garde de l’informer de
mes projets. Il risquerait de me décourager.
— Je veux aller voir Octavius cette nuit.
— Entre trois heures trente-huit et cinq heures quarante.
On se revoit demain ?
— Avec plaisir, mon ami.
Je règle mon réveil et je m’allonge. Les visages d’Eve, de
Caelina tournent dans ma tête mais aussi le regard vide de
ma mère quand elle m’a vu.
Il est temps que j’y aille. Dans les couloirs, malgré
l’habitude, je ne peux m’empêcher de sursauter au moindre
bruit. Je me faufile dans les boyaux de la grotte et gagne
l’Entre-deux sans problème. Octavius dort profondément. Il
a du mal à me reconnaître :
—  Méto, enfin  ! J’ai tellement besoin de toi. Si tu savais
comme c’est dur… Malgré les carnets laissés par celui
d’avant, j’hésite sans cesse dans des moments où il ne
faudrait pas. Je les fais plus souffrir que je ne les soulage.
Pourquoi est-il parti ? Que signifient ces écritures ?
Je lui raconte toute l’histoire d’Eve depuis son arrivée
jusqu’à sa fuite.
—  C’est grâce à elle que je suis là  ? Ce n’était pas une
bonne idée. Je suis incapable de la remplacer et je n’aurai
bientôt plus de médicaments.
—  Je vais t’emmener tout à l’heure dans les réserves.
J’essaie de trouver une solution pour arranger tous nos
problèmes. En attendant, fais-moi confiance et surtout aie
confiance en toi.
—  J’ai recousu Titus et j’ai pu parler avec lui. Il m’a
demandé si je savais ce que vous étiez devenus. Il m’a aussi
fait part de ses regrets. Quand les soldats les laissent
tranquilles, les luttes entre clans se déchaînent. Deux
« Sangliers » sont morts récemment, dans une embuscade.
Je l’entraîne vers la Maison. Il me suit en silence. Quand
nous pénétrons dans les couloirs, il est pris de
tremblements. Je l’entoure de mes bras et le pousse jusqu’à
la réserve de médicaments. Il se détend progressivement.
Je remplis son sac en lui chuchotant des commentaires.
Avant de partir, je lui tends deux boîtes de somnifères et
tire un papier de ma poche :
— Tu les remettras à Louche avec ce message. Viens, je
te raccompagne jusqu’à l’escalier. Je repasse bientôt.
Courage, Octavius.
 
Dans quelques jours, dès que je connaîtrai mes dates de
mission, je demanderai à Louche de droguer la nourriture
du soir pour que je puisse rencontrer longuement et sans
risque Nairgels, le chef des Oreilles coupées. Évidemment,
ensuite le cuisinier sera en danger et je devrai l’aider à fuir
comme je m’y suis engagé quand je vivais là-bas.
En rentrant, je tombe sur Atticus qui nettoie ma
chambre. Je lui souris et me glisse dans mon lit. Il me
lance :
— Tu es en retard. Tu devrais être plus prudent. Je sens
que tu nous prépares quelque chose… Méto, je serai
toujours à tes côtés même si c’est pour mourir.
— Ça sera pour vivre, Atticus, pour vivre enfin.
 
Le réveil est douloureux mais je n’ai aucune raison
objective de refuser la course du matin. Je vérifie l’intérieur
de mes chaussures avant de me lancer. L’énergie revient
peu à peu et je ne me fais pas distancer. De retour au
vestiaire, personne ne m’adresse la parole. Je sens pourtant
qu’ils brûlent de m’annoncer une mauvaise nouvelle. En
sortant, Stéphane se décide :
—  Ton copain a fait une rechute pendant la nuit, il est
définitivement hors jeu. Je pense que cela ne t’étonne pas.
Ici, il n’y a pas de place pour les faibles.
Je ne vais pas lui donner le plaisir de lui faire préciser le
sens d’« hors jeu ». J’en parlerai avec un César.
 
Je suis de retour dans la Maison des soldats où
l’ambiance est toujours aussi impressionnante. Au détour
d’un couloir, j’assiste à une scène de châtiment. Un soldat
est roué de coups par deux de ses congénères sous l’œil
bienveillant de l’assemblée qui frappe en cadence dans ses
mains. Celui qui m’escorte me saisit le bras pour me faire
avancer plus vite. Mes hôtes m’attendent. Quirinus prend
la parole d’entrée :
—  Tu vas suivre Élégius durant la journée. Ne t’écarte
pas de lui et sois très attentif à ses instructions. Les
troupes sont nerveuses depuis cette nuit et, malgré les
calmants, certains pourraient se montrer dangereux. Pose
les questions qui te sont nécessaires mais ne t’attends pas
systématiquement à des réponses.
Achilléus intervient :
— Ton plan me paraît tout à fait fantaisiste, Méto, et j’ai
du mal à croire qu’ils te laissent faire en haut lieu. Tu es
allé sur le terrain. Tu devrais pouvoir élaborer un scénario
plus simple pour piéger Hiéronymus. Une petite équipe du
groupe E et nous en soutien sur le…
—  Achilléus, ce n’est pas à nous d’en décider, intervient
Quirinus. Suivons les ordres.
— Même si c’est très risqué ?
Le chef quitte la salle sans rien ajouter. Les autres lui
emboîtent le pas. Je suis seul avec Élégius et j’en profite
pour l’interroger :
— Qu’a fait le gars qu’ils tabassaient dans le couloir ?
— Il s’est endormi en faisant le guet. Un de ses collègues
est mort. Ici, l’erreur se paie sans délai.
— C’est Quirinius qui commande ?
—  Oui, Achilléus est son second. Il est au courant de
toutes les décisions car il doit être capable de remplacer le
numéro 1 s’il venait à disparaître.
— Pourquoi, Quirinus est malade ?
— Nous le sommes tous en vieillissant. Des blessures mal
soignées, les greffes d’os qui lâchent, le sang qui se
corrompt, l’infection qui gagne. On ne manque pas de
raisons de mourir prématurément. Dans les couloirs, profil
bas. Ne réponds à personne. Première étape, une réserve
de munitions. C’est à trente mètres sur la droite.
Sur ce parcours restreint, j’ai le droit à un coup de coude
dans le ventre et une bourrade derrière la nuque.
Impossible de déterminer dans le petit groupe que nous
avons croisé qui a porté les coups. Je reprends mes esprits
dans la salle où sont stockés les grenades, armes à feu,
uniformes et couteaux. Deux gardes sont en faction devant
une épaisse cage en fer dont les rayonnages sont remplis
de boîtes blanches. Le mouvement de tête de mon guide
m’indique que je n’ai pas besoin d’user ma salive à poser
une question sur le contenu de ce stock, je n’en saurai pas
plus. Il entrouvre la porte pour vérifier si le passage est
libre.
— Cinquante mètres à gauche, la salle des cartes de l’île.
On va courir.
L’endroit est très éclairé. Des cartes de l’île et de la
Zone  17 recouvrent les murs. Certaines représentent des
endroits que je ne parviens pas à identifier. D’autres encore
s’entassent sur de larges tables. Nous sommes seuls.
Élégius ne parle pas et semble attendre un signal. Une
petite porte s’ouvre, Achilléus apparaît et me prend dans
ses bras.
—  Depuis le temps que j’espérais un message de mon
ami, je commençais à douter de voir les choses bouger
avant de quitter ce monde.
Il m’invite à m’asseoir sur une des tables. Élégius
s’écarte pour surveiller la porte.
—  Il y a maintenant trois ans, juste avant sa fuite, alors
que je me remettais à peine de mes opérations des os,
Hiéronymus est passé me voir. Nous nous sommes juré, ce
jour-là, de faire disparaître la Maison et de punir Jove.
Nous devions organiser chacun de notre côté, lui à
l’extérieur, moi à l’intérieur, une grande insurrection. J’ai
pour ma part constitué au sein des troupes un réseau
opérationnel capable d’agir le moment venu. Il t’envoie
enfin ! Je l’ai senti dès que tu es entré : tu n’as pas le profil
d’un exécutant. Je connais ton histoire et les risques que tu
as su prendre. Méto, raconte-moi ce que vous préparez.
Je lui brosse rapidement les éléments du plan en
insistant sur les questions à régler  : Que faire des
opposants  ? Comment convaincre le Monde que l’île est
passée en Zone noire ? J’ajoute :
— Le moment me semble propice. Jove est dans le coma.
La succession n’est pas établie. Je connais bien Romu. Il a
trouvé un moyen pour s’opposer aux César qui veulent
utiliser Rémus comme une marionnette. Je peux l’aider à
vaincre et ensuite…
—  Romulus fait partie du plan  ? s’inquiète mon
interlocuteur.
—  Je le connais mieux que personne et je crois qu’il
pourra nous aider.
—  J’en doute. Le pouvoir et l’argent changent les gens.
Réfléchis bien avant de lui accorder ta confiance. Trop de
vies sont en jeu.
Il semble hésiter un instant avant de demander :
—  Tu t’es fait des amis durant ton séjour chez les
rebelles des grottes ?
— J’ai encore quelques proches sur place. Les autres me
voient comme un complice de Jove et un traître à leur
cause. Ça va être un groupe difficile à convaincre. Je vais
bientôt rencontrer leur chef en tête à tête.
— Seul ? C’est suicidaire.
—  J’ai prévu d’endormir toute la communauté pendant
mon passage.
—  Je connais bien Cassius, celui qui se fait appeler
maintenant Nairgels. Nous avons mêlé notre sang et notre
sueur sur les terrains d’inche autrefois. C’était un homme
d’honneur. Je veux participer à l’entretien. J’imagine que tu
t’y rendras pendant l’heure morte une de ces prochaines
nuits. Tiens-nous au courant.
Il consulte sa montre et ajoute en levant sa main en signe
d’adieu :
—  Élégius, utilise les passages secrets pour le ramener
chez lui, je veux être sûr qu’il ne lui arrive rien. À bientôt,
Méto.
Mon guide ouvre un placard et s’y engouffre à quatre
pattes. Le conduit est étroit et parfaitement obscur. Ma
nuque et mes épaules frottent les parois. Après quelques
minutes, Élégius se fige et m’annonce doucement :
— Nous y sommes. Tu n’as plus qu’à pousser la porte.
— Que s’est-il passé pour que les soldats soient dans cet
état ?
— C’est toujours comme ça, à chaque retour de mission.
L’effet des drogues de guerre qui s’efface, les douleurs qui
réapparaissent, les hallucinations qui hantent le sommeil,
des cris dans la tête qui ne veulent pas se taire. Dans
quelques jours, tout sera rentré dans l’ordre et ils seront
prêts pour combattre à nouveau.
— Comment fais-tu pour tenir ?
—  Grâce à Achilléus et aux autres, à ceux qui ont fait
naître en moi un espoir, à toi aussi maintenant. Pour nous
contacter, deuxième cabine de douche, derrière le tuyau, à
deux mètres du sol, un petit trou qui communique avec nos
quartiers. Glisse ton message dedans. Salut, Méto.
 
La stratégie des membres du groupe  E semble avoir
changé. Ils m’ont gardé une place au milieu d’eux pour le
déjeuner. Stéphane pose sa question à voix basse :
— Qu’est-ce que tu vas faire chez les soldats ?
— La règle numéro 9, les gars ! Je ne peux rien dire.
— Tu parlais bien à Jean-Luc.
—  Oui, mais sans enfreindre les règles. Jamais. Vous
savez tous que je travaille sur l’arrestation de Hiéronymus
et que je ne pourrai pas y parvenir seul. Les César ont
envie de tester mon plan car, même s’il leur apparaît
farfelu, ils ne veulent laisser passer aucune opportunité de
coincer votre ex-ami. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi il
est si important à leurs yeux. Vous le savez, vous ?
Tous détournent la tête.
 
César  2 me reçoit un peu après. Sans que j’aborde le
sujet, il me parle de Jean-Luc, retrouvé mort dans sa
chambre au petit matin. La version du suicide semble la
plus probable car on a découvert des boîtes vides de
médicaments, des somnifères, sous son lit. Je demande à le
voir et curieusement César accepte de me conduire sur-le-
champ à l’infirmerie. Le corps de mon ami est couvert d’un
drap jusqu’au cou. Mon attention est attirée par des
marques sombres à la commissure des lèvres.
—  César, ces traces, là… C’est comme si on l’avait fait
boire et qu’il s’était débattu.
—  J’avais remarqué, Méto. Nous enquêtons sur un
membre du groupe E qui aurait pu quitter sa chambre cette
nuit… pour aller à la réserve de médicaments, par exemple.
—  J’espère que vous le trouverez, dis-je en contrôlant le
ton de ma voix. Est-ce que je peux retourner achever ma
préparation  ? Dès demain, je serai en mesure de vous
présenter mon plan.
— Vas-y, Méto. Mais, j’y pense tout à coup, cette réserve
de médicaments, c’est un lieu qui t’est familier.
—  Qui m’était familier. Depuis que je suis revenu à la
Maison, je n’y ai jamais remis les pieds.
— Bien sûr.
 
Je m’oblige à rester concentré sur mon travail. J’organise
mes notes.
 
Plan pour récupérer Hiéronymus
Lui faire croire qu’une insurrection censée renverser le
pouvoir de Jove et des César est sur le point d’aboutir et
qu’il pourra y jouer un rôle majeur.
 
Éléments du plan à présenter à Hiéronymus
Ces propositions se veulent pragmatiques. Elles sont
transitoires. Un changement trop radical est inenvisageable
à court terme.
 
Jove
Il sera empoisonné avant l’attaque ainsi que ses deux fils.
 
Les soldats
Les soldats tiendront en apparence les rênes du pouvoir.
Leur autorité s’impose aux yeux de tous car ils sont craints
et sont seuls capables d’assurer, au moins à titre provisoire,
l’ordre et la sécurité.
Plusieurs contacts ont déjà été pris avec Quirinus, leur
commandant en chef, qui se dit prêt à tenir ses hommes en
échange de conditions matérielles lui permettant d’adoucir
sa fin de vie. Il est d’accord pour laisser Hiéronymus, dont
il reconnaît l’intelligence et l’autorité naturelle, prendre les
décisions.
L’utilisation de doses massives de calmants sera
préconisée pour rendre les combattants inoffensifs.
La disparition progressive des soldats permettra
l’émergence d’une nouvelle force recrutée parmi les
enfants.
 
Les César
Les César prêteront serment de fidélité à la communauté
ou seront éliminés. Étant donné leurs capacités
d’organisation, il paraît important d’en conserver au moins
deux.
 
Les Oreilles coupées
Face à ce groupe réfractaire à l’autorité quand elle
émane de l’extérieur, la manipulation s’impose. Il faudra
attiser les oppositions claniques pour les affaiblir.
Des promesses de pouvoirs importants seront faites
conjointement et secrètement aux chefs des Sangliers, des
Lézards et des Faucons.
Les violents combats (occasionnant des blessés graves,
voire des morts) qui s’ensuivront réduiront
considérablement leur capacité à nuire.
 
Les serviteurs
Leur statut ne sera que partiellement modifié. Ils
conserveront leurs tâches mais verront leurs conditions de
vie améliorées (suppression des brimades, de l’anneau et
des privations de nourriture).
 
Les enfants de la Maison
Ils seront dans un premier temps tenus à l’écart des
changements.
 
Les enfants errants de la Zone 17
Des enfants abandonnés et persécutés de la Zone  17
pourront être accueillis sur l’île.
 
Question à résoudre encore pour que le plan semble
plausible
 
Comment couper l’île du reste du Monde pour éviter
toute intervention extérieure ?
 
Une idée de réponse
 
Faire apparaître l’île comme gravement et
irrémédiablement contaminée, et rendre l’interdiction de
débarquer officielle (comme sur Esbee). Mais comment y
parvenir ?
Je passe la fin d’après-midi à guetter un César qui
viendrait m’arrêter car quelqu’un m’a peut-être aperçu
avec Octavius dans la réserve des médicaments la nuit
dernière.
À ma grande surprise, Stéphane me demande en privé si
je peux lui trouver une place dans ma prochaine expédition
sur le continent. Il se dit lassé d’attendre qu’on le sollicite
pour une vraie mission. Je lui assure qu’il n’est pas en mon
pouvoir de recruter mon équipe et que ce sont toujours les
César qui décident. La moue qu’il m’adresse prouve que je
ne l’ai pas convaincu.
 
Je patiente sur mon lit en attendant Claudius. Il passe
peu avant onze heures.
— Tu as été aperçu chez les soldats. Ici, les informations
circulent très vite. On reparle de «  Méto, le traître  ». J’ai
même entendu «  Méto, le futur Jove  », dans les rangs des
serviteurs et des enfants. Alors, tu as un nouveau plan,
j’imagine ?
Je décide de lui raconter le double jeu que je mène
actuellement et les contacts que j’ai pu prendre.
—  Tu m’impressionneras toujours  ! Tu ne renonces
jamais. Rappelle-toi quand même que nous avons échoué la
dernière fois.
— Ce sera différent cette fois-ci.
— Si tu le dis… Comment va « Octavius le médecin » ?
— Pas très bien. Il vit dans la terreur de donner la mort
sans le faire exprès. Il a rencontré Titus qui a été blessé
lors d’une rixe. Notre ancien ami lui a dit qu’il nous
regrettait.
— Pauvre Titus, je ne l’envie pas.
—  Dis-moi, tu dois être au courant qu’un membre du
groupe E a été assassiné la nuit dernière. Tu ne sais pas si
quelqu’un a été aperçu dans les parages de l’infirmerie ?
— Je me renseignerai.
 
Romu arrive une heure plus tard. Il me fait signe de me
taire et de le suivre. Les couloirs sont déserts. Nous
pénétrons dans un placard dont la paroi amovible débouche
sur un conduit semblable à celui que j’ai emprunté le matin
chez les soldats. Nous parvenons à une salle de sport que je
ne connais pas. Rémus, les bras croisés, nous attend. Il est
accompagné de mon ami de révolte, Mamercus, que j’avais
retrouvé lors du match d’inche fatal qui avait scellé mon
retour à la Maison. Le frère de Romu m’inflige une brutale
mais amicale accolade, son témoin me serre
chaleureusement la main. Romu a le visage fermé et
semble plus conscient de l’enjeu du combat. Tandis que son
frère me sourit et grimace, il déclare sur un ton solennel :
—  L’issue de ce match déterminera le successeur de
notre père, et le perdant s’interdira toute contestation. Le
résultat sera gardé secret jusqu’au décès avéré de Jove.
Jurons ! Méto ?
— Je le jure.
— Mamercus ?
— Je le jure.
— Rémus ?
— Je jure tout aussi, dit-il en rigolant.
Puis, devant le rictus agacé de son frère, il reprend :
— Je le jure.
— Je le jure, conclut Romu.
Nous nous déchaussons et les lutteurs retirent leurs
vêtements pour ne garder que leur justaucorps. Ils
s’échauffent en effectuant des moulinets avec les bras et
des flexions. Enfin, ils se font face.
— Allez ! crie Mamercus.
Ils s’attrapent violemment et tournent sur eux-mêmes. Ils
grognent ou respirent bruyamment. Romu entraîne son
frère au sol et se plaque sur lui. Mais Rémus se dégage,
roule sur le côté pour se mettre à genoux. Romu se
redresse et lui fait face. Rémus se jette littéralement sur le
cou de son frère et entreprend de l’étrangler. Son regard à
cet instant est celui d’un fou. Nous intervenons pour les
séparer. Nous réussissons avec difficulté à écarter les
mains de l’agresseur qui se tortille dans tous les sens en
hurlant. Romu a changé de couleur et semble paralysé.
Prostré, il souffle doucement par la bouche. Je déclare
d’une voix nette :
—  Il faut arrêter, les gars. Vous n’êtes pas en état de
combattre.
— Je suis d’accord, approuve Mamercus.
Les deux frères reprennent peu à peu leurs esprits et se
relèvent. Romulus annonce :
— Il faut en finir. Tu es de mon avis, Rémus ?
— Oui, et tout de suite.
Sans que l’on puisse intervenir, le combat recommence,
plus déchaîné que jamais. Ils sont debout, enlacés jusqu’à
l’étouffement. Ils ressemblent à cet instant à un monstre à
quatre pattes qui lutte pour garder son équilibre. Rémus
plante ses dents dans l’épaule de son frère qui hurle et
propulse sa tête en avant pour lui frapper le front. L’impact
est violent et sonore. Rémus part en arrière et s’écroule sur
le banc qu’on utilise pour se déchausser. Son cou a plié
sous le choc et il est immobile. On voit couler du sang
derrière l’oreille gauche. Mamercus s’approche :
— Il faut appeler. Il va mourir.
Romu se plante devant nous et articule difficilement :
—  Je vais m’en occuper, les gars. Retournez dans vos
chambres. Je ne veux pas que vous payiez pour ça.
Comme nous ne bougeons pas, il hurle carrément :
— Foutez le camp tout de suite ! Barrez-vous !
 
J’ai honte de les laisser là, mais Romu a raison. Je détale
par mon passage secret et me précipite dans ma chambre.
À peine m’y suis-je réfugié que j’entends des pas précipités
dans le couloir et des portes qui claquent. Lorsque Atticus
arrive, j’ai l’impression de ne pas avoir fermé l’œil plus
d’une dizaine de minutes. Mais sa présence amicale
m’apaise et je me laisse envahir par le sommeil.
 
Ce matin, les visages sombres que je croise semblent
porteurs de la mauvaise nouvelle. Je suis sûr que Rémus est
mort. Aucune parole n’est échangée au cours du petit
déjeuner. En rejoignant les vestiaires avant la course du
matin, je me rapproche de Stéphane et risque d’une voix à
peine audible :
— Qu’est-ce qui se passe ce matin ?
—  Personne ne le sait mais la consigne est au silence
absolu.
Je suis le groupe avec difficulté. César m’attend à la
sortie de la douche pour me conduire dans la salle où se
préparent les missions. Je lui demande :
— Vous avez trouvé qui a tué Jean-Luc ?
—  Pas encore. Il n’y a pas de témoins ni de preuves
évidentes, mais nous soupçonnons un des membres du
groupe. Et toi, tu n’as pas ta petite idée ?
— Si, mais je n’accuse pas sans preuve.
— C’est sage. Montre-moi ton dossier.
César lit lentement mes notes. J’essaie de deviner ce qu’il
en pense. Je le sens souvent presque amusé, mais aussi
dubitatif en parcourant certains passages.
—  C’est un bon piège. Tu as su rester mesuré et l’idée
d’offrir un refuge aux enfants errants dont s’occupe notre
ami est excellente. Tu es devenu maître dans l’art de
manipuler les gens, Méto. Est-ce inné chez toi ?
—  Non, je crois avoir beaucoup appris en vivant parmi
vous.
Cette remarque ne provoque pas la moindre réaction.
J’enchaîne :
—  Avez-vous la réponse à la question que je pose à la
fin ?
— Évidemment. Les autorités de l’île doivent simplement
déclarer sur l’honneur que l’île est contaminée, indiquer les
preuves correspondantes, évaluer la gravité de la situation
et la durée possible de la «  quarantaine  ». Au vu de ces
éléments, une commission d’experts déclare officiellement
le déclassement de l’île.
Après une pause, César reprend :
—  Combien de jours sur le continent te seront
nécessaires cette fois-ci ?
— Trois jours devraient suffire. Je pourrai partir quand ?
—  Après-demain soir. D’ici là, repose-toi. Tu sembles ne
pas avoir dormi depuis une semaine.
 
Je reste dans ma chambre le plus possible jusqu’au soir
mais sans parvenir à m’assoupir. Le silence absolu reste la
règle pendant le dîner. Claudius me rend visite et me
raconte ce qu’il a appris durant la journée :
—  Rémus s’est accidentellement blessé en luttant
amicalement avec son frère. Tu imagines la «  tendresse  »
de la rencontre, dit-il en souriant. C’est suffisamment grave
pour que l’information soit tenue secrète. Tu n’es pas plus
étonné que ça ?
— Si, si.
— À part ça, l’enquête sur la mort de ton copain piétine,
ils ne savent pas où chercher.
— Oriente-les sur Stéphane. Je le trouve bizarre, celui-là.
Mon ami m’indique avant de partir le créneau horaire
pour une possible escapade.
Je suis si fatigué que j’ai du mal à me sortir du lit pour
rejoindre Octavius. L’air frais du dehors me redonne du
courage. Il dort profondément et je me contente de lui
glisser un message à donner à Louche. Je lui écris que je
reviendrai le voir la nuit prochaine.
 
Atticus m’a laissé dormir et, ce matin, je me sens mieux.
Je souffre tout de même pendant l’exercice. Je me
débrouille pour dépasser tout le groupe en fin de parcours
afin de choisir ma cabine de douche. Je glisse le message
qui indique simplement : À ce soir.
J’attends dans ma chambre des nouvelles des César,
apparemment occupés à des affaires plus urgentes. À
l’heure du déjeuner, j’apprends que Stéphane a été
convoqué pour être interrogé. En l’absence de preuves
formelles, je sais que la rencontre sera douloureuse pour
lui. Nous sommes consignés dans nos chambres pour le
restant de la journée. Peut-être ont-ils peur qu’on puisse
entendre les cris de notre collègue s’il tarde à avouer.
Je dors une bonne partie de l’après-midi. Nos repas nous
sont livrés dans nos chambres et nous sommes enfermés à
clef.
 
Vers vingt-deux  heures, je guette un moment de calme
pour déverrouiller ma porte. Claudius arrive une heure plus
tard.
—  Tu avais raison. Il a craqué vers vingt heures. Les
détails qu’il a donnés ne laissent planer aucun doute.
— Je dois me rendre chez les Oreilles coupées cette nuit.
— Tu n’as pas de temps à perdre. La voie sera libre entre
vingt-trois heures dix et une heure quarante-cinq. Salue
Octavius pour moi.
 
Mes complices d’un soir m’attendent dans l’escalier. Ils
me suivent sans rien dire. Notre progression est plus lente
que lorsque je suis seul car Achilléus montre vite des
signes de fatigue et je comprends qu’il faut le ménager.
Dans la grotte principale, l’atmosphère est fantomatique.
Beaucoup d’Oreilles coupées se sont endormis à même le
sol. Nous trouvons comme je l’avais prévu leur chef dans la
tente de commandement. Il ne sursaute pas à notre arrivée,
comme s’il nous attendait.
—  Ma dernière heure est venue, c’est ça  ? Méto, le
traître, vient accomplir le sale boulot. Tu vois, je n’ai pas
fui quand j’ai compris que tous mes frères avaient été
drogués. Mais tu n’as pas eu le courage de venir seul. Qui
t’accompagne ?
—  Nous sommes là pour te parler. Je te présente
Achilléus et Élégius.
—  Bonsoir Cassius, commence Achilléus, tu te souviens
de moi  ? Je suis venu en personne et sans armes pour te
rencontrer. Tu connais mon pouvoir ?
—  Oui, tu es tout près du sommet. Que me vaut cet
honneur ?
—  De grands changements se préparent et la question
que tu dois te poser est la suivante  : veux-tu y prendre
part  ? Jove va mourir et nous avons l’opportunité de
construire un avenir meilleur pour tout le monde sur cette
île.
— Pourquoi prends-tu de tels risques ?
—  Je suis presque au bout du chemin et je veux offrir à
mes hommes une fin de vie digne. Je veux surtout éviter
que l’usine à monstres continue de gâcher des enfants. Je
tiens à faire quelque chose de bien avant de mourir. Et
j’aimerais que tu sois à mes côtés comme autrefois sur les
terrains d’inche, quand nous étions amis.
—  Mes gars et moi n’avons pas besoin que les choses
changent. Notre vie est comme un jeu et c’est bien ainsi.
— Vous vous entretuez pour obtenir ou garder des places
dans votre hiérarchie. Vous broyez vos faibles pour en faire
des esclaves. Vous subsistez grâce au bon vouloir de vos
oppresseurs qui ne vous gardent en vie que pour que vous
serviez de partenaires d’entraînement à leurs troupes. Tu
n’es pas idiot et tu sais tout ça. Il est temps que tu songes à
grandir, mon ami, à assumer enfin tes responsabilités de
chef, à guider tes hommes vers une voie plus difficile mais
plus digne. Je n’ai pas hésité à me présenter à visage
découvert car je sais que tu es un homme d’honneur et que
tu ne nous mettras pas en danger. Réfléchis à notre
proposition mais pas trop longtemps  : les choses risquent
de se faire sans vous.
Nairgels nous regarde partir sans broncher.
Élégius se rapproche de moi et me demande :
—  Où se trouve la couchette du Lézard qui renseigne la
Maison ?
— Radzel ? Pourquoi ?
— Je veux voir à quoi il ressemble.
Je lui montre le chemin mais j’ai la sensation désagréable
qu’il ne me dit pas tout. Il se penche soudain pour ramasser
un couteau près d’un dormeur. Achilléus m’empoigne
énergiquement pour m’empêcher d’intervenir et me glisse
à l’oreille :
— Il faut parfois en sacrifier un pour en épargner cent.
 
Je raccompagne mes amis jusqu’à la sortie de la grotte et
les abandonne pour rejoindre Octavius.
—  Tu es là, enfin  ! Que s’est-il passé  ? Tu as l’air
bouleversé !
Je lui raconte les détails de ma terrible soirée et les
événements de la nuit précédente.
—  Rentre dormir, Méto, tu n’es pas responsable des
actions de tes amis.
— Peut-être. Louche viendra sans doute se réfugier dans
l’Entre-deux pour éviter les représailles. Cache-le et donne-
lui ce message. Salut.
Chapitre 9
 
Une journée d’attente. Je m’use les nerfs à imaginer les
pires scénarios qui commencent tous par  : «  Et si, par
malheur, il arrivait que…  » Je sors seulement pour les
repas, la course du matin et pour fixer avec César  3 le
rendez-vous avec Caelina.
Pour m’occuper l’esprit, j’essaie de me représenter ce
que fait au même moment chacun de mes amis : Marcus et
Eve dans leur nouvelle vie, Octavius et Claudius entamant
une journée ordinaire, Caelina et Louche, fébriles avant le
départ, comme moi.
 
Enfin, c’est l’heure, je prends le chemin de
l’embarcadère. Juan est comme toujours mutique et froid
tant que nous ne sommes pas au large. Sans que je le lui
demande, il ouvre un placard et je découvre Louche,
complètement hébété. Mon ami cherche un peu ses mots :
—  C’est vrai… alors  ? C’est fini… Je vais revoir les…
miens, ceux que j’ai… Merci, Méto. Tu as tenu ta promesse,
toi…
Nous nous serrons dans les bras l’un de l’autre. Il est
très ému et préfère s’écarter de nous quelques minutes
pour cacher ses larmes. Puis il revient et raconte :
—  Aujourd’hui, le réveil a été dur pour la communauté.
Nairgels a tenu un discours devant une assemblée encore
abrutie par les somnifères. Il a expliqué que, avec la
complicité d’un traître, les César avaient montré la
vulnérabilité des Oreilles coupées. J’écoutais, à l’abri chez
Octavius. Comme prévu, ils m’ont cherché dans les
cuisines, ont cassé du matériel. En fouillant le reste de la
grotte, ils ont trouvé le cadavre de Radzel, que ses
camarades ont porté dans l’Entre-deux pour qu’Octavius
prononce les paroles sacrées. Ces épreuves n’ont pourtant
pas resserré les rangs des Chevelus car des bagarres ont
encore éclaté dans l’après-midi. Je suis soulagé d’être parti.
— Tu vas retrouver ta famille sur le continent ?
— Oui, ma fille de quinze ans et ma femme. Elles ont dû
penser que je les avais abandonnées. Après si longtemps,
j’espère qu’elles seront heureuses de me revoir.
— Comment es-tu arrivé sur l’île ? lui demande Juan.
— Au départ, je n’avais été embauché par la Maison que
pour trois mois. Je devais former de futurs cuisiniers,
appelés à me remplacer au terme de mon contrat. Mais une
nuit, un commando d’Oreilles coupées m’a enlevé. Et
durant deux ans, trois mois et vingt-sept jours, j’ai travaillé
comme un esclave pour ces brutes.
Puis Juan nous décrit la tentative malheureuse pour
libérer son frère. Cet épisode a révélé aux Chiendents
l’existence d’un mouchard parmi eux. À cause de cela, le
groupe ne se réunit plus et mon ami s’inquiète pour Sul,
qui risque d’être envoyé sur une île lointaine, ainsi que
l’avait prévu la loi avant qu’il ne s’enfuie.
Après le débarquement, nous attendons, comme à
chaque fois, cachés dans le square du port. Je quitte
Louche aux premières lueurs du jour. Il refuse l’argent que
je lui propose pour prendre le bus. Il veut marcher afin
d’avoir le temps de réaliser qu’il est bien là. Il veut aussi
trouver les mots qu’il prononcera en arrivant chez lui.
Je vais pour ma part attendre Caelina dans notre square
habituel. Je l’aperçois de loin et ressens à ce moment précis
comme une douleur au ventre. Je m’efforce de réguler ma
respiration. Mon amie est radieuse. Elle se lève et
m’embrasse longuement en fermant les yeux. Il ne s’agit
donc pas d’un « baiser de réactivité ». Je sens comme une
chaleur m’envahir. Nous nous asseyons côte à côte sur un
banc.
— Merci, Méto. Grâce à toi, je sais. Et cela a tout changé
au fond de moi. Je ne suis plus la Caelina docile qui avait
renoncé à conduire sa propre existence, qui se contentait
d’obéir et de regarder le temps passer. Comment
connaissais-tu le code ?
Je lui raconte la découverte du classeur gris et les
journées de recherche dans la bibliothèque de Gouffre.
—  Ce n’était qu’une hypothèse. J’avais peur que cela
fonctionne différemment sur Siloé.
—  Tu as pris un risque énorme en me donnant cette
preuve tangible de ta traîtrise envers la Maison.
—  J’ai confiance en toi. Et puis… toi aussi, tu as changé
ma vie.
Elle me prend la main et déclare :
—  Il ne faut pas qu’on reste là. Je te rappelle que nous
sommes recherchés pour actes terroristes.
 
Nous retrouvons la fausse maison et ses habitants. Nous
mangeons quelques tartines avant de rejoindre les petits
dans le garage où Rita leur apprend à écrire. Je m’occupe
de Jeannot qui fait preuve de beaucoup d’application. Après
le déjeuner, un gars vient annoncer le passage de
Hiéronymus pour la fin de l’après-midi. Nous grimpons
dans notre chambre. Caelina veut tout savoir de mes
projets.
— Sur ton île, il y aura aussi des filles ?
—  Bien sûr. Les garçons ont beaucoup à apprendre de
vous.
—  Et nous serons ensemble pour toujours. Méto, avant
d’aller vivre loin d’ici, je voudrais voir à quoi ressemblent
mes parents. J’ai un grand frère aussi.
— Nous irons. Et tu t’appelles comment, en vrai ?
— Isabelle. Mais je veux rester Caelina.
— Tu as raison, c’est très beau, Caelina.
Elle se love dans mes bras et s’endort. Je la regarde
respirer un long moment avant de succomber à la fatigue.
On frappe à notre porte. C’est Hiéronymus. Je dois
d’abord le convaincre de laisser mon amie assister à la
discussion. Il y consent à contrecœur. Nous nous
retrouvons au sous-sol, à cinq autour d’une table. Le chef
m’invite à détailler les avancées de ma préparation.
— Je te félicite, Méto. Il semble toutefois que nous aurons
du mal avec les Oreilles coupées.
Hiéronymus nous brosse ensuite par le menu
l’intervention prévue pour le lendemain. Déguisés en
jardiniers, nous allons profiter de l’absence de ma famille
pour explorer la propriété. La maison est laissée à la
surveillance de trois policiers que nous devrons neutraliser.
Nous fouillerons le domaine de fond en comble à la
recherche de tous les documents qui pourraient
compromettre Marc-Aurèle, particulièrement ceux qui
détaillent les tests qui ont été effectués sur l’Espérène.
—  D’après des savants proches de notre cause, explique
notre chef, ces rapports devraient révéler la totale
inefficacité du procédé. Je veux que cette escroquerie soit
exposée à la population de la Zone  17 et du Monde entier
avant que je parte construire sur Hélios une société
harmonieuse avec toi, Méto.
—  Tu veux dire que l’Espérène ne dépolluerait pas les
sols ? demande Caelina.
—  En effet. Avec sa pseudo-invention, Marc-Aurèle se
présente comme le sauveur de l’humanité et vend des
fleurs au prix du métal précieux.
Il déplie une carte et désigne les différents bâtiments :
— Quelque part, sans doute sous le plancher d’une de ces
constructions, est dissimulé un laboratoire avec les preuves
que nous cherchons. Méto, nous espérons que des bribes
de mémoire te reviendront.
— Et si un membre de ma famille débarque ?
—  Pas d’affolement, ils ne connaissent pas bien le
personnel qui travaille pour eux. Nous continuerons un
moment à faire semblant, puis nous disparaîtrons
discrètement. Pas d’autres questions ?
Hiéronymus quitte la pièce.
 
Je demande à Sif si nous pouvons sortir en ville. Il me
conseille d’être de retour avant le couvre-feu, car les
contrôles se sont intensifiés depuis la nuit de
l’Embrasement. Nous prenons un bus pour gagner le
centre. Nous repérons vite la vaste et imposante maison de
la famille de Caelina, située en secteur  E, tout près du
square où nous nous donnons rendez-vous.
— C’est peut-être la seule occasion que j’aurai. Je ne vais
pas rester là à contempler des murs, je veux les voir pour
de bon.
— Fais attention, tout de même.
Elle hésite quelques secondes puis s’avance vers l’entrée
en me faisant signe de rester en retrait. Je me plaque
contre le mur pour me rendre invisible. Quand la porte
s’ouvre, elle se retrouve face à une femme âgée, portant un
tablier blanc, qui la dévisage et lui demande sur un ton peu
avenant :
— Vous désirez, mademoiselle ?
Caelina comprend qu’elle a affaire à une servante et
bredouille :
— Je ne sais pas. Excusez-moi… Je voulais…
— Qui êtes-vous ? insiste l’autre d’une voix plus assurée.
— Je suis Isa… murmure mon amie, très mal à l’aise.
Une voix venue de l’intérieur interroge :
— Mais enfin, Marie, que se passe-t-il ?
Une dame se présente alors sur le perron. Je suis frappé
par la ressemblance des traits et de la chevelure. Elles ont
la même taille mais Caelina a un corps plus fin et se tient
très droite. La dame sourit puis, sans tourner la tête vers sa
servante, lui déclare :
— Laissez-nous, Marie, je vais m’en occuper.
L’employée s’efface discrètement. La femme reprend sur
un ton très doux :
— Bonsoir, mademoiselle.
—  Bonsoir, madame, répond Caelina, qui retrouve la
maîtrise d’elle-même. Excusez-moi de vous déranger mais
je dois voir votre fils.
—  Je vais appeler Victor, mais je vous en prie, ne restez
pas dehors.
La porte se referme derrière mon amie. Je m’éloigne un
peu pour l’attendre. J’essaie d’imaginer ce qui se passe de
l’autre côté. Combien de temps dois-je demeurer là avant
d’intervenir ? La rue est peu passante et je vais bientôt me
faire repérer. Je regarde ma montre. Caelina est à
l’intérieur depuis un quart d’heure, je lui laisse encore cinq
minutes. La porte s’ouvre.
—  Revenez quand vous voulez, mademoiselle. Vous êtes
ici chez vous.
— Merci beaucoup, madame.
Je laisse Caelina s’éloigner avant de courir la rejoindre.
Elle semble totalement euphorique. Elle prend une grande
inspiration avant de raconter :
—  À l’intérieur, j’ai cru m’évanouir. J’étais comme
assaillie par des sensations étranges. Je ne peux pas
t’expliquer. Heureusement, ma mère m’a gentiment pris la
main pour m’installer dans un canapé où on m’a servi du
thé avec des petits gâteaux très bons. Assis en face de moi,
mon père faisait mine de lire un journal mais je sentais qu’il
ne me quittait pas des yeux. Victor, mon frère, est arrivé.
C’est un grand gars un peu gros. Il m’a observée sans
réagir. Alors j’ai pris les devants et je lui ai « rappelé » que
je m’appelais Lisa, que j’étais toute nouvelle au lycée. Puis
je me suis lancée dans une histoire de manuel de sciences
égaré et de devoir urgent à faire. Il ne réagissait pas,
visiblement embarrassé par ma présence. Alors sa mère l’a
envoyé chercher le livre dans sa chambre. Elle s’était
assise à côté de moi et, à un moment, j’ai senti qu’elle me
caressait les cheveux. Elle s’en est excusée mais a justifié
son geste en disant  : «  Ils sont si beaux  !  » Victor est
revenu sans le livre, oublié paraît-il en cours, et s’est fait
rabrouer. J’ai décidé alors de partir. Tu as entendu, Méto ?
Elle a dit que j’étais chez moi !
Dans le bus, je remarque vite qu’un homme a les yeux
fixés sur nous. Je le vois noter quelque chose puis se diriger
vers le chauffeur à qui il tend un papier. Nous sautons du
bus à l’arrêt suivant et nous engouffrons dans une ruelle
perpendiculaire. Nous courons. Un bruit de sirène retentit
puis des aboiements. Caelina est devant : j’espère qu’elle a
une idée du chemin. Je ne connais pas du tout ce quartier.
Nous débouchons sur une large rue que nous traversons
malgré une circulation dense. Caelina est douée pour éviter
les voitures dont les klaxons blessent nos tympans. Nous
entrons dans un magasin d’alimentation. Nous nous
faufilons parmi les acheteurs et ressortons par une réserve
donnant sur une cour qui sert aux livraisons. Nous
escaladons un garage pour nous percher sur un toit-
terrasse. Assis contre une cheminée, nous reprenons notre
souffle.
—  On va attendre un peu. Ici, c’est un bon poste
d’observation.
Caelina pose sa tête sur mon épaule et se parle à haute
voix :
—  Ils ont l’air gentils. Ils correspondent exactement à
l’idée que je me faisais du mot «  parents  ». Ma mère me
ressemble. Je l’ai trouvée très élégante. Mon père paraît
calme et rassurant. La maison sent bon les fleurs et les
gâteaux.
Après un long silence, elle reprend, mélancolique :
—  Et moi, je suis là, dans le froid et les odeurs de
poubelles, poursuivie par la police et leurs chiens, livrée à
moi-même. Interdite de bonheur.
Je passe mon bras autour de son cou. Elle pleure
quelques instants puis me chuchote :
— Je suis quand même contente de savoir de quoi ils ont
l’air. Et puis je ne dois pas me plaindre parce que,
maintenant, il y a toi, Méto, qui veille sur moi.
 
Après nous être assurés du départ des patrouilles, nous
descendons de notre refuge et rentrons en courant au
repaire des Chiendents.
Sif qui nous guettait nous avoue qu’il commençait à
s’inquiéter. Après quelques hésitations, nous lui racontons
notre visite. Il s’emporte :
—  Vous avez pris des risques inconsidérés. Votre
imprudence me déçoit. Caelina, si tes parents se doutent de
quelque chose, ils iront directement se plaindre aux
autorités car leur contrat d’abandon leur garantissait
l’impossibilité d’une telle rencontre. On leur a promis que
rien ne viendrait jamais réactiver le souvenir et la douleur.
La Maison sera avertie dans l’heure. Je crois que tu dois
envisager de ne jamais retourner sur ton île.
—  Mais nous ne sommes pas sûrs qu’ils le diront. Ils
semblaient sympathiques.
Sif ignore ma remarque. Nous montons dans notre
chambre. Caelina se recroqueville sur le lit, le regard vide.
Je passe sous la douche avant de me coucher près d’elle.
Sa respiration est saccadée. Elle pleure. Je lui prends la
main et elle me laisse faire. Tout cela ne serait pas arrivé si
je ne lui avais pas donné le code du classeur.
 
Au matin, je me lève avant elle et descends déjeuner avec
les autres. Sif m’annonce :
— Elle pourra rester ici, si elle veut.
—  Merci, je le lui dirai. À quelle heure partons-nous en
mission ?
—  Quelques gars sont allés emprunter une camionnette.
Ils seront là d’ici une heure.
Quand je pénètre dans la chambre, j’entends l’eau de la
douche couler. Caelina en sort peu après, le visage
déterminé et prête à l’action.
—  C’est la vie, Méto, déclare-t-elle. Ça va seulement un
peu trop vite. Je vais manger, j’ai faim ce matin.
 
La camionnette rentre dans le garage, suivie de
Hiéronymus sur sa moto. Après nous avoir salués, il ouvre
la porte arrière du véhicule pour faire sortir cinq hommes.
Ils ont les yeux bandés et sont vêtus d’une combinaison
verte. Notre chef leur demande de se déshabiller. Ils sont
ensuite enfermés dans notre salle de réunion. Pour cette
opération, nous serons six : Caelina, Rita, Hiéronymus, moi
et deux garçons que je vois pour la première fois. Nous
enfilons les combinaisons des jardiniers et montons dans le
véhicule. Personne ne parle pendant le trajet. Nous
franchissons sans problème le poste de surveillance situé à
l’entrée du domaine. Un peu plus loin, nous nous arrêtons
pour faire descendre un gars qui n’est pas déguisé. Il doit
neutraliser le garde et prendre sa place. Nous atteignons le
perron de la maison. Les deux autres policiers sont
désarmés et bâillonnés. Nous nous emparons de leur
matériel de communication, appelé «  Talkie-Walkie  », qui
les relie à leur collègue. Nous serons ainsi prévenus si la
famille débarque plus tôt que prévu. Nous commencerons
par la visite de la maison d’habitation.
Caelina force la serrure et nous pénétrons dans une
vaste entrée. Je me sens bizarre et reste planté là plusieurs
secondes, incapable de réagir. Notre chef me rappelle à
l’ordre :
— Méto, on a du boulot.
Je commence par explorer le salon. Mon attention est
attirée par les photos. Il y en a beaucoup de ma petite sœur
dans différentes circonstances  : soufflant des bougies sur
un gâteau, déguisée avec une couronne, jouant avec une
balle dans un parc. Il y a aussi quelques clichés de mes
parents seuls ou encadrant leur enfant. Ils sont très jeunes
sur certains, moins sur d’autres. Ma mère est toujours
souriante, mon père semble souvent un peu absent. Je
m’arrête sur une photo car un détail retient mon attention.
Le nuage derrière eux paraît faux. C’est comme si on en
avait réuni deux très différents pour n’en former qu’un
seul. Je démonte le cadre et découvre que l’image a été
coupée en deux. On a supprimé un élément qui se trouvait
au milieu. Il ne me faut pas longtemps pour deviner que
c’était moi, l’« élément ». Je remets tout en ordre et passe à
la pièce suivante. Il s’agit d’un bureau. Hiéronymus
épluche des dossiers qu’il a posés à même le sol.
— C’est le bureau de ton père, pas celui de Marc-Aurèle.
Ici, on ne trouvera rien. Il faut aller au sous-sol. Tu viens ?
— Je vérifie les tiroirs et je te rejoins.
Je vide tout sur la table puis range soigneusement les
affaires à leur place. Je tombe sur un carnet rouge rempli
de textes courts écrits au crayon à papier. Sur la première
page, je lis le titre, Je ne te vois plus mais tu es toujours là.
Sans trop y réfléchir, je le glisse au fond de ma poche.
Je descends les escaliers pour retrouver les autres. À
peine sur place, je suis saisi par l’odeur, celle de la graisse
qu’on met dans les rouages des machines pour éviter les
frottements et qu’utilisent aussi les soldats de la Maison
pour nourrir le cuir de leurs chaussures. Caelina
m’interpelle :
— Méto, ça ne va pas ? Tu es tout pâle !
Je reprends peu à peu mes esprits :
— Je me souviens de ce lieu.
Mes pas me portent dans une pièce qui sert de remise à
de vieux meubles. Je me faufile jusqu’au mur de droite
couvert par un rideau. Je le dégage et révèle l’existence
d’une porte métallique sans poignée ni serrure.
—  Impossible à ouvrir, déclare mon amie. Méto, cela te
dit quelque chose ?
J’ai la sensation d’accomplir mes gestes comme si j’étais
mû par une force intérieure que je ne contrôle pas. Je
plaque mes mains aux deux coins supérieurs. Je sens le
métal se réchauffer au contact de ma peau. Au bout d’une
vingtaine de secondes, des petits bruits mécaniques se font
entendre de l’autre côté. Je m’écarte et la porte s’ouvre.
Nous nous engouffrons tous à l’intérieur. Nous descendons
un escalier et débouchons sur une vaste salle remplie de
machines de toutes tailles, de tables encombrées de
dossiers, de grandes armoires aux parois vitrées. On y
trouve aussi des combinaisons très larges d’une matière
brillante, avec un casque qui protège l’intégralité de la tête
et du cou. Mes copains ne savent pas où porter le regard.
Je traverse la pièce pour ouvrir une autre porte, c’est un
atelier avec au centre un établi sur lequel traînent des
sphères de métal. Hiéronymus fait des commentaires à voix
haute :
—  Ces boules servaient à enfermer des bacilles et des
virus, et elles étaient ensuite larguées sur les populations
pendant la guerre. Aujourd’hui, ces armes sont interdites,
mais des témoins affirment qu’elles sont encore utilisées
contre les réfugiés hors Zone. Cette machine-là sert à
emboutir la feuille de métal pour lui donner la forme
souhaitée. L’odeur de graisse est écœurante ici. Qu’y a-t-il à
côté, Méto ?
— À droite, c’est la chaufferie de la Maison, c’est là que
mon grand-père m’enfermait quand je pleurais.
Caelina me prend par le cou et me demande doucement :
— De quoi avais-tu peur ?
—  Du bruit des machines, des hommes qu’il gardait là-
bas sous la trappe et sur qui il testait des virus et des
vaccins. Il disait qu’il voulait faire de moi un guerrier qui
ignore les sentiments, qui ne pense qu’à faire éclater son
génie et sa puissance à la face du Monde. Et moi, je n’étais
qu’un enfant et…
—  Excuse-moi, Méto, me coupe Hiéronymus, mais nous
n’avons toujours pas mis la main sur les archives, et le
temps presse.
—  Au bout du couloir, pose tes mains comme moi tout à
l’heure.
Nos compagnons le suivent tandis que Caelina m’enlace
tendrement. Je lui explique :
— Tout m’est revenu d’un seul coup. Je me souviens… et
c’est dur.
—  J’ai vécu la même expérience hier et je n’en ai pas
dormi de la nuit, mais depuis ce matin je me sens mieux,
plus forte, parce que maintenant je sais. Allons rejoindre
nos amis.
Les autres sont plongés dans les dossiers, cahiers et
classeurs. Hiéronymus jette un œil sur tous ceux qu’on lui
tend avant de les fourrer dans son sac à dos. On entend
soudain grésiller le Talkie-Walkie. Notre chef appuie sur un
bouton et écoute.
—  La famille débarque, annonce-t-il. Laissez tout,
répartissez-vous dans le parc et faites semblant de
travailler. Nous remonterons dans la camionnette dans une
vingtaine de minutes.
Tout en courant, je demande :
—  Mais ils vont s’apercevoir de la disparition des deux
policiers…
— Alf doit les retenir quelques minutes à l’entrée et leur
expliquer qu’ils ont dû intervenir d’urgence sur les lieux
d’un attentat et qu’une équipe de jardiniers travaillent dans
le parc. J’attends la confirmation que le mensonge a bien
été gobé par ta mère.
Nous sommes à l’air libre. Je saisis un râteau dans le
véhicule et fonce de l’autre côté de la maison. Je reprends
mon souffle tout en rassemblant des feuilles mortes pour
former un gros tas. J’entends la voiture se garer et les cris
d’un enfant qui s’approche. Ma sœur se dirige droit sur
moi. Elle me sourit puis continue son chemin sans rien dire.
Je regarde ma montre  : il me reste quatorze minutes à
attendre. Elle s’est arrêtée sous un pommier pour s’asseoir
sur une planche suspendue par deux cordes. Elle se
balance en chantonnant. Je continue mon ouvrage en la
regardant du coin de l’œil. Elle est vraiment mignonne.
Soudain, elle m’appelle :
—  Monsieur Garçon  ! Monsieur Garçon  ! Tu peux venir
me pousser, s’il te plaît ?
Je reste impassible mais elle insiste. Je finis par céder.
— Tu t’appelles comment ? demande-t-elle.
— Bruno. Et toi ?
— Appolonia.
Je la pousse doucement.
— Plus fort, s’il te plaît.
Je m’exécute mais j’ai peur de mal faire et qu’elle tombe.
Elle rit aux éclats et m’encourage.
J’entends au loin une voix de femme qui appelle :
— Appie ! Où es-tu ? Appie ! Réponds, je te prie.
—  C’est Maman qui veut que je vienne goûter. Tu
reviendras me voir un jour  ? Je mettrai ma couronne de
princesse et ma robe qui tourne.
— C’est promis. Allez, ne fais pas attendre ta maman.
Je la regarde s’éloigner. Elle sautille et tourne sur elle-
même. J’entrevois Caelina qui me fait signe. L’heure est
venue de quitter ma maison.
 
Dans la camionnette, Hiéronymus, ravi, serre contre lui
le sac avec les documents :
—  Grâce à toi, Méto, on a mis la main sur un véritable
trésor.
Je ne réponds pas. Je me remets de mes émotions.
À l’arrivée, nos prisonniers, les yeux toujours bandés,
récupèrent leur équipement et sont reconduits par Alf à
leur point de départ. Nous sommes consignés dans nos
chambres pour des «  raisons de sécurité  ». Hiéronymus
nous promet son retour pour le lendemain.
Je montre à Caelina le carnet que j’ai subtilisé dans le
tiroir du bureau. Nous nous installons côte à côte pour le
lire. Chaque texte occupe une page.
 
 
Maestro
 
Vouloir dire Non
Maestro
Mais ne pouvoir
Produire qu’un oui ?
2.4
 
 
 
Juste après l’île
 
Il me touche le cœur
Il me tourne la tête
Il me tombe des mains
Il met ou démet la vie
Juste après l’île, il est là.
 
 
 
Mes souvenirs de toi
Envahissent mes heures
Trahissent mes regrets
Ou me rendent froid et mort.
 
 
 
(Je) vais
 
 
 
M E S  I M M O N D E S
P E N S E E S  S I
E N T E T A N T E S
E M P O I S O N N E N T
M A  V I E  V A I N E
 
Pour commencer, totem (surtout s’il est renversé) N’a pas
besoin de thé
Et Méphisto sera privé de fils
La métaphore ne souffre d’aucun affre
Et il n’y a jamais d’air parmi les météores.
 
 
 
(Je) crois
 
 
 
A H !  L A  V I E  M A L M E N E
L ’ A M E  B L E S S E E  D E S
P O E T E S  S U R  C E T T E  T E R R E
V E R I T A B L E  M O U R O I R
 
 
 
Caelina me regarde et déclare :
— Tu sembles déçu. Tu pensais qu’il y parlerait de toi ?
— Je trouve ces textes bizarres.
— Ce sont des poèmes. Ils ne sont pas toujours faits pour
qu’on les comprenne, en tout cas pas directement. Une
Matrone en lisait secrètement à la Maison. Elle en parlait
comme d’écrits magiques.
—  Ce n’est pas ce que je voulais dire, Caelina. Je crois
que ces textes en cachent d’autres.
—  Ne va pas chercher trop loin. Ton père exprime une
grande tristesse sans doute occasionnée par la perte de son
fils, même si ton nom n’est pas cité. Quoique…
— Quoi ?
—  Dans Maestro, on trouve les mêmes lettres que dans
Méto, il suffit d’en enlever une sur deux. M(A)E(S)T(R)O.
— Tu es géniale, Caelina ! Cherchons encore. Ce 2.4 à la
fin signifie peut-être qu’on doit supprimer une lettre sur
deux à la ligne quatre du paragraphe  : P(R)O(D)U(I)R(E)
Q(U)’U(N) O(U)I ? Ce qui nous donnerait Pourquoi ?
—  Méto, Pourquoi ? Tu as raison, ces poèmes parlent de
toi !
 
On nous appelle pour préparer le dîner. Nous sommes
d’épluchage de légumes. Pendant que la soupe chauffe, je
lis plusieurs fois la même histoire à Jeannot qui ne semble
pas s’en lasser. Elle s’intitule Le Petit Poucet.
—  Tu vois, déclare mon jeune ami après ma septième
lecture, à la fin, tout s’arrange et la famille est réunie.
À table, les petits racontent leur journée. Je me sens bien
dans cette ambiance fraternelle mais, ce soir, j’ai hâte de
retourner décrypter les messages de mon père. Caelina n’a
pas décroché un mot durant tout le repas. Je la sais
préoccupée. De retour dans la chambre, je décide
d’aborder le sujet qui la tracasse :
— Tu vas faire quoi demain soir ?
— Je ne repartirai pas sur l’île, à l’isolement, je ne serai
d’aucune utilité. Je ne veux pas rester non plus chez les
Chiendents car les responsables de Siloé savent où je suis.
Je suis résolue à partir avec toi… Enfin, si tu es d’accord.
Ils ne penseront jamais à me chercher sur Hélios. Tu
connais un lieu sûr où je pourrais me réfugier le temps que
tu déclenches ta « grande rébellion » ?
— Oui, l’Entre-deux des Oreilles coupées.
Je lui raconte dans le détail ma découverte du lieu,
l’histoire d’Eve et celle d’Octavius. Pendant mon récit, je la
vois grimacer comme si quelque chose la gênait.
—  Cette «  Eve  », dit-elle, tu en parles avec tant
d’émotion, comme si elle comptait beaucoup pour toi,
comme si c’était elle…
—  Caelina, c’est toi que j’aime et mon amour pour toi
grandit de jour en jour. J’ai sans cesse pensé à toi pendant
que j’étais à la Maison. Eve, c’est différent, je la vois
aujourd’hui comme une grande sœur pour qui j’éprouve
une immense affection.
Je la sens triste. Elle s’allonge sur le lit et me tourne le
dos.
 
 
Je remarque que les quatre premières lignes
commencent par Il. Et s’il fallait simplement lire les lettres
qui se trouvent juste après, comme on le précise au dernier
vers et dans le titre ?
 
Le poème suivant me paraît plus simple à déchiffrer, il
suffit de lire uniquement la lettre qui débute chaque
phrase.
 
Je passe à l’avant-dernier poème car il me semble assez
facile à percer à jour.
 
Il faut écrire totem à l’envers, soit metot et lui enlever le
t (thé). On découvre ainsi Méto. Pour Méphisto et en
suivant le même principe, il suffit de retirer le phis (fils).
On obtient toujours Méto quand on retranche de la même
façon aph…re (affre) à métaphore et é…res (air) à
météores.
 
Je recherche les quatre lettres de mon prénom dans les
deux derniers. Je découvre Méto écrit deux fois et formant
un V dans celui qui s’intitule (Je) vais et la même chose
mais en croix dans (Je) crois.
 
(Je) vais
 
 
M E S  I M M O N D E S
P E N S E E S  S I
E N T E T A N T E S
E M P O I S O N N E N T
M A  V I E  V A I N E
 
(Je) crois
 
A H !  L A  V I E  M A L M E N E
L ’ A M E  B L E S S E E  D E S
P O E T E S  S U R  C E T T E  T E R R E
V E R I T A B L E  M O U R O I R
 
Rencontrerai-je un jour l’auteur de ces textes où je suis si
présent ?
Caelina s’est endormie. Je décide de faire de même.
 
Comme la veille, nous sommes recrutés par Rita pour
l’aider à enseigner aux petits. Je prends beaucoup de
plaisir à cette activité. Hiéronymus nous rejoint pour le
déjeuner. À peine assis, il annonce :
—  Nous avons dérobé des documents exceptionnels.
Toutes les preuves sont réunies pour exercer de très fortes
pressions sur Marc-Aurèle. Des camarades réalisent
actuellement des photocopies de ces dossiers afin de
disposer de plusieurs exemplaires que nous stockerons
dans différents lieux connus de nous seuls. Nous sommes
persuadés que la police secrète va tout faire pour mettre la
main dessus.
Caelina se penche vers moi pour m’expliquer le sens du
mot «  photocopie  ». Je suis étonné qu’une machine si
pratique existe. Elle pose une question :
— Et pourquoi ne pas songer plutôt à faire tomber Marc-
Aurèle ?
—  Il serait remplacé par un autre aussi corrompu. Dans
un premier temps, il me semble plus intéressant de
procéder ainsi, entre autres pour qu’il ne s’oppose pas à
l’expérience que Méto veut mettre en place sur l’île
d’Hélios. Nous pourrons aussi nous servir de lui pour faire
réformer toutes les Maisons ou pour améliorer la situation
des populations des Terres noires. Nous avons de surcroît
découvert une correspondance entre Marc-Aurèle et Jove.
Ton grand-père gardait un double de toutes ses lettres. Il y
est fait plusieurs allusions à toi, Méto. Je vais te confier ce
dossier mais tu le laisseras à Sif avant de partir.
— Que dois-je annoncer aux César en arrivant ?
— Que je me suis engagé à venir sur l’île dans trois jours,
le temps que je prépare ma succession à la tête des
Chiendents. D’ici là, je compte sur toi et Achilléus pour
réunir la plus grande part de la population de l’île autour
de notre projet. Tu te sens prêt ?
— Et si Jove est toujours vivant ?
—  Supprimez-le. Caelina, tu as prévu de partir avec
Méto… Tu connais les risques ?
— Je les accepte.
Hiéronymus m’entraîne ensuite dans une petite pièce
pour me remettre les lettres échangées par Jove et mon
grand-père. Il me les tend.
— Je voulais aussi te parler d’une certaine Eve qui vient
de rejoindre notre organisation. Elle m’a dit qu’elle te
connaissait bien. Il se trouve que je l’avais croisée durant
une mission pour la Maison. Je devais infiltrer tous les
collèges du coin pour localiser une fille du groupe  E qui
avait disparu. Je me faisais appeler Charles à l’époque. Ah
oui  ! j’oubliais, Eve voulait que je te dise qu’elle s’est
réconciliée avec ses parents après des heures à pleurer en
famille. Ensemble, ils ont réussi à savoir où avait été
envoyé son frère. Il est sur Esbee.
— Quand nous serons maîtres d’Hélios, nous irons libérer
les enfants des autres îles et aider ceux de l’« île noire ».
— Que d’espoirs, soudain, hein, Méto ?
— Que de luttes en perspective aussi !
Je retrouve Caelina qui me lance sans attendre :
— Pourquoi m’avez-vous écartée de la discussion ? Parce
que je suis une fille ? Parce qu’il n’a pas confiance ?
—  Non, il veut que je te persuade de rester sur le
continent. Il a plein d’endroits sûrs à te proposer. Tu
devrais y réfléchir. Je te promets de venir te chercher très
vite.
—  J’ai déjà pris ma décision, dit-elle en esquissant un
sourire. Allez, montre-moi cette correspondance  ! Je veux
tout savoir.
 
 
Cher Marc-Aurèle,
 
Je t’écris à propos de mes chers enfants, Rémus et Romulus. J’étais
tellement heureux à leur naissance, tu t’en souviens ? C’était presque inespéré
à mon âge. J’avais de grands projets pour eux.
Depuis, je t’ai souvent entretenu des problèmes de croissance qu’ils
rencontrent. Je n’ai su que récemment de quel mal ils sont atteints. Ils souffrent
d’une forme rare d’insuffisance antéhypophysaire. Les glandes thyroïde et
surrénale ainsi que les gonades ne sont pas stimulées. La conséquence en est
terrible  : mes enfants ne deviendront jamais adultes. Ils vieilliront,
progresseront en sagesse et en intelligence mais garderont un corps d’enfant.
Ils seront à jamais incapables de se reproduire. Tous les traitements
hormonaux se sont révélés inutiles et je ne sais plus quoi faire. Je t’adresse
cette lettre dans l’espoir que tu m’aides. Peut-être que toi, dont l’influence est
si grande de par le Monde, tu connais des savants qui travaillent sur ce sujet ?
Je suis désespéré.
À bientôt. Fidèles amitiés.
 
Jove
 
 
Cher Marc-Aurèle,
 
Depuis quelques années, je me suis rendu à l’évidence  : je ne pourrai pas
changer mes enfants. Ils resteront tels que la Nature dans son infinie injustice
les a créés. J’ai décidé de prendre le problème à l’envers. Plutôt que d’essayer
de gommer leurs différences, j’ai choisi d’adapter leur entourage à leur
handicap. Nous ne sortons plus de peur de croiser le regard blessant des gens
normaux, mais je paye des enfants pour qu’ils viennent jouer avec Romulus et
Rémus. Je remplace mes « petits visiteurs » quand ils deviennent trop grands.
Toutefois, j’ai compris récemment que Romulus était très conscient de la
situation et montrait, en réaction, de l’agressivité envers les autres. Rémus, lui,
semble ne rien remarquer. Je commence d’ailleurs à m’interroger sur son
développement mental. Serait-ce un attardé ?
Je suis maintenant convaincu que cette situation ne pourra être que
provisoire. Aussi, je réfléchis actuellement au profit que je pourrais tirer de ces
nouvelles lois qui limitent la présence des enfants dans les Zones blanches.
Je pense t’envoyer bientôt un projet sur le sujet.
Fidèles amitiés.
 
Jove
 
 
Cher Jove,
 
J’ai lu avec un grand plaisir le dossier que tu m’as fait parvenir. Ce projet de
Maison me paraît tout à fait intéressant. Toutes les règles que tu veux mettre
en place sont absolument pertinentes. Je reconnais là ton esprit scientifique et
tes compétences en matière de psychologie. Ta gestion rationnelle des enfants
atteignant l’âge adulte est remarquable. Elle tient compte des compétences et
des différents niveaux de garantie.
Enfin, je trouve merveilleux que tu construises une «  Nouvelle Rome  »
autour de tes enfants. Ce Monde latin nous a tant fait rêver autrefois quand
nous faisions ensemble nos études  ! Nous avions même adopté des surnoms
que toi, tu as le courage d’utiliser encore. À côté de Jupiter, j’étais Mars, le dieu
de la guerre. Mes activités ultérieures ont montré que je l’avais bien choisi.
Aujourd’hui, je suis un apôtre de la paix et je préfère celui plus neutre de Marc-
Aurèle.
Tu me décris ton modèle de Maison pour enfants abandonnés comme non
généralisable car tu l’as construite autour de Rémus et Romulus, pour qu’ils s’y
sentent à l’aise au milieu d’enfants «  toujours petits  », aux délicieux prénoms
latins. Je crois au contraire que ce lieu pourrait être la matrice de toutes les
autres Maisons, il suffirait, par exemple, de quelques aménagements pour les
adapter à une population féminine. Tu devrais y réfléchir.
Mes amitiés fraternelles.
 
Mars
 
 
Cher Jove,
 
Je comprends fort bien la nécessité de gommer la mémoire
autobiographique de l’enfant au moment de son admission car il doit être
débarrassé des influences affectives familiales qui pourraient l’affaiblir. Mais je
suis plus dubitatif quant à l’intérêt de modifier le corps des futurs combattants
pour les rendre « plus compacts et résistants à la douleur ». Tu sais comme moi
que tu les exposes à des complications et des maladies infectieuses. Je ne doute
pas de tes compétences mais, statistiquement, c’est inévitable. Le jeu en vaut-il
la chandelle ?
Je pense souvent à toi en ce moment car j’ai depuis peu récupéré chez moi
Agrippa et son fils de huit ans, Méto. Mon gendre a disparu depuis six mois lors
d’une mission diplomatique dans les Terres noires. J’en profite donc pour
reprendre en main l’éducation de mon petit-fils. Cet enfant a une intelligence
remarquable. Son père, mathématicien à ses heures, a su développer son sens
de la logique et de l’analyse. Mais il est beaucoup trop sensible pour faire son
chemin dans l’existence. Je me dis parfois qu’une éducation «  à la dure  »,
comme celle que tu pratiques sur ton île, lui serait d’un grand secours.
Mes amitiés fraternelles.
 
Mars
 
 
Cher Marc-Aurèle,
 
Je voudrais d’abord te démontrer que la transformation des corps des
soldats présente énormément d’avantages. Pour ce qui est des risques, j’en suis
conscient mais ce n’est pas si grave de perdre en route quelques sujets. En
revanche, leur nouveau corps les attache irrémédiablement à la Maison, ils
sont comme des produits réputés dangereux et dont personne ne peut vouloir.
Comment de telles créatures pourraient-elles se fondre dans la population de la
Zone  ? De plus, ainsi rendus effrayants, ils me permettront de terroriser
facilement les enfants et de les dissuader de toute velléité de rébellion. Ils
pourront également servir mes intérêts (et les tiens, si tu le désires) dans les
endroits où j’aime à faire régner la « loi de Jupiter ».
En ce qui concerne ton petit-fils, tu peux me le livrer quand tu veux, je me
ferai un plaisir de le dresser. En plus, il pourra garder son prénom car, s’il était
peu porté à l’époque, c’est quand même un prénom latin.
Fidèles amitiés.
 
Jove
 
 
Cher Jove,
 
Il s’est passé plusieurs événements dans ma vie familiale que j’ai besoin de
te relater. Le diplomate, qui est aussi poète, est réapparu. Il est même resté
plusieurs mois chez moi, pour le plus grand bonheur de son fils dont je
commence d’ailleurs à désespérer. Enfin, un beau jour, il est reparti. Il
s’occupe, pour le compte de l’Azil, d’actions humanitaires auprès des
populations qui demeurent dans les Zones infectées. Je ne crois pas qu’il en
reviendra vivant. La grande nouvelle de ces derniers jours, c’est que ma fille
est enceinte. Avec les nouvelles lois en vigueur, elle devra soit avorter, soit
abandonner un de ses enfants à une Maison. Elle n’en a pas vraiment
conscience et croit sans doute que j’utiliserai mon pouvoir pour tolérer une
exception. Mais je veux être un modèle d’intégrité et également me
débarrasser de son rejeton indigne à mes yeux d’appartenir à notre lignée.
Trop de sang de poète coule dans ses veines. J’ai donc imaginé que tu pourrais
effacer la mémoire autobiographique d’Agrippa car je suis sûr que sans cela
elle sera incapable de le laisser partir. Pour ma part, je m’arrangerai pour faire
disparaître toutes les preuves matérielles de l’existence de Méto, que j’ai prévu
de te confier, mais ça, tu l’avais compris.
Mes amitiés fraternelles.
 
Mars
 
 
Cher Marc-Aurèle,
 
Je suis à ta disposition pour m’occuper de ta fille et de ton petit-fils. Tu ne le
regretteras pas. Amitiés fraternelles.
 
Jove
 
 
Cher Jove,
 
Contre toute attente, le poète est revenu. Mais rassure-toi, nous n’avons rien
à craindre car j’avais préparé une version des faits au cas où. Je lui ai dit
qu’Agrippa avait eu un accident de voiture, que Méto avait succombé à ses
blessures et que ma fille avait depuis des pertes de mémoire importantes.
Qu’elle ne gardait par exemple aucun souvenir du petit.
Depuis son retour, mon gendre passe beaucoup de temps à écrire Dieu sait
quoi dans des cahiers. Un de mes serviteurs m’a certifié qu’il l’avait vu pleurer.
Je ne crois pas qu’il va rester longtemps car Agrippa le regarde comme un
étranger et il s’occupe peu de sa fille. Il se sent coupable, le pauvre.
Pour revenir à mon petit-fils, tu m’informes qu’il a tâté à plusieurs reprises
de ton « frigo ». Je te l’avais bien dit qu’il était buté. C’est un idéaliste comme
son père, méfie-toi de lui, ce sont les plus dangereux.
 
Mars
Chapitre 10
 
Serrés l’un contre l’autre, nous attendons l’arrivée de
Juan. Il pleut et nous nous sommes réfugiés dans la cabine
d’un bateau vide. J’ai dessiné un itinéraire à Caelina pour
qu’elle rejoigne l’Entre-deux sans trop de difficultés en
passant par la plage. Elle portera aussi une lettre à
Octavius pour qu’il comprenne que ce n’est pas un piège.
J’irai les voir dès que possible. Je suis sûr qu’ils vont très
bien s’entendre.
Mon ami accoste enfin. Il ne manifeste aucune surprise à
la vue de Caelina, comme s’il avait été prévenu. Une fois
sortis du port, nous restons un long moment sans rien dire.
Je sens Juan gêné par la présence de ma compagne. Elle l’a
compris et déclare :
—  Je sens que je vous empêche de parler comme
d’habitude.
— C’est vrai, dit Juan, que j’ai du mal à me faire à l’idée
que tu aies changé de camp. Je me souviens, il n’y a pas si
longtemps, de ton regard dur et supérieur.
— Je jouais mon rôle et ne faisais que suivre les ordres.
Je n’aime pas cette tension et préfère intervenir :
— Vous apprendrez à vous connaître. Nous allons bientôt
vivre de grands changements où chacun devra montrer sa
vraie nature.
 
Nous débarquons dans la tempête. Caelina s’éloigne sans
même nous saluer. À cet instant, elle ne pense plus qu’à sa
survie. Je remonte à la Maison. César 3 m’attend devant la
porte. Je suis trempé.
—  La Maison est en deuil, commence-t-il. Jove est mort
hier soir, presque en même temps que Rémus. Romulus a
décrété vingt-quatre heures de silence total à partir de six
heures ce matin. Pour cette raison, je vais te demander de
me faire ton rapport tout de suite.
Je lui fais part de la promesse de Hiéronymus. Il marque
son contentement puis son visage s’assombrit :
— Où est Anne ?
— Elle est restée là-bas. Elle a peur.
— Que s’est-il passé ?
—  Dans le parc du secteur  E, nous avons croisé par
hasard une femme qui lui ressemblait énormément. Nous
étions si troublés que, sans nous concerter, nous nous
sommes mis à la suivre jusqu’à chez elle. Anne était
persuadée d’avoir retrouvé sa famille. J’ai tenté de l’en
dissuader mais elle a sonné à la porte et ils l’ont invitée à
entrer. Elle a improvisé un rôle de camarade de classe du
garçon et s’est éclipsée à la première occasion.
— Si c’est tellement simple, Méto, que craint-elle ?
— Elle sait qu’à la Maison, on ne croit pas au hasard.
—  Nous en reparlerons. Après la journée de
recueillement se tiendra une réunion des César et des
responsables des soldats. Romulus tient absolument à ce
que tu sois présent. Maintenant, va te coucher.
 
Je prends une douche. Pendant que j’enfile mon pyjama,
je vois tourner la poignée de ma porte. C’est Élégius, qui ne
perd pas une seconde à me dire bonjour :
— Méto. Nous nous heurtons à une résistance au sein de
nos troupes. Les soldats ont tous juré fidélité jusqu’à la
mort à Jove et ses fils. Il faut absolument que tu parles à
Romulus. Si c’est ton ami, comme tu nous l’as assuré,
convaincs-le de nous aider. Je t’ai déposé un plan pour
t’indiquer où se trouve sa chambre. Ta mission s’est bien
passée ?
Je lui raconte notre expédition chez Marc-Aurèle et
toutes nos découvertes. Il repart et me lance, enthousiaste :
— Nous tenons Marc-Aurèle, Méto !
Je me glisse dans les draps et m’endors aussitôt.
 
Je consulte ma montre. Il est presque midi mais la
Maison est comme morte aujourd’hui. En me dirigeant vers
la cuisine pour y récupérer à manger, je m’étonne des
efforts de chacun pour atténuer les bruits. Les soldats ont
même équipé leurs chaussures de semelles de feutre. Pas le
moindre sourire non plus, les gens préfèrent baisser la tête.
Je mange sur un coin de table un morceau de pain et du
fromage. Puis je retourne dans ma chambre pour écrire à
Romulus.
 
Cher Romu,
 
Je viens d’apprendre pour Rémus et ton père. J’aimais bien ton frère. Tu dois
te sentir bien seul. Je suis là comme tu l’as été quand j’avais besoin de toi. Il ne
faut pas que tu te croies coupable de sa mort, c’était un accident et il était
d’accord pour ce combat. Aujourd’hui, tu pleures tes morts mais demain tu
devras regarder vers l’avenir car tu es maintenant responsable de tous les
habitants de l’île. Beaucoup espèrent des changements. J’ai confiance en toi.
Passe me voir cette nuit. Nous devons en parler.
 
Ton ami Méto

 
Je pars ensuite à la recherche de son repaire. J’aperçois
deux soldats debout devant sa porte. Impossible de laisser
ma lettre sans me faire remarquer. Je m’approche, hésitant.
Je sors mon message et, sans un mot, à grand renfort de
gestes, j’essaie de leur expliquer que je désire le glisser
sous la porte. Ils se dévisagent un instant puis l’un d’entre
eux m’invite à m’exécuter. Le regard insistant de l’autre
m’indique qu’il me connaît mais sans sa voix je suis
incapable de l’identifier.
 
Je suis sur mon lit à ne rien faire. Je pense à Caelina et
Octavius, et je suis très inquiet. Que se passe-t-il en ce
moment chez les Oreilles coupées  ? L’Entre-deux reste-t-il
un endroit sûr ? Je suis parcouru de frissons à l’idée qu’ils
découvrent mon amie. L’après-midi se traîne. Je suis
taraudé par une envie de vomir. J’essaie de dormir, en vain.
Ce silence et cette inactivité m’angoissent. Je me rends au
bureau et demande par gestes à César  4 l’autorisation
d’aller me baigner en mer. Il acquiesce.
Dehors, je me sens mieux. Je me parle à voix haute et
prends plaisir à entendre les goélands crier et les vagues se
fracasser sur les rochers. Je nage dans un bouillon épais
chargé d’algues et de sable. Je respire enfin. Je lutte
pendant plus d’une heure contre la marée qui me rejette
sur la plage. Quand je pose les pieds sur le sable, je suis
complètement épuisé. Je rentre prendre ma douche et me
changer. Même si leur présence hostile me pèse, je suis
bien obligé de retrouver les membres du groupe E pour le
dîner. Des feuilles de papier circulent ainsi que des
crayons. C’est une conversation écrite où la taille des
caractères exprime l’intensité du message. Ils me
demandent ce que je pense de Romu. Ils anticipent ma
réponse car ils ont ajouté plusieurs points d’interrogation à
la suite, comme si je ne pouvais pas faire d’autre
commentaire que  : C’est un dangereux  ! C’est un fou  !
Lorsque j’écris C’est un ami, je sais déjà qu’ils vont
considérer cela comme une provocation ou de
l’opportunisme, mais c’est la vérité. Plus aucun papier ne
transite par moi. Et je peux manger en pensant à mes vrais
amis.
 
J’attends Romu avec impatience. Il entre enfin vers vingt-
trois heures trente. Il est très fatigué et passablement
énervé :
— Qu’est-ce que tu voulais me dire ?
—  On peut parler comme ça, à haute voix  ? Il n’est pas
encore six…
— C’est moi qui décide. Je t’écoute, Méto !
— Je voulais qu’on parle de la réunion de demain. Ça fait
longtemps que je réfléchis à la meilleure façon de faire
évoluer les choses ici.
— Tant mieux. Moi je vais leur annoncer que je pars avec
une partie du magot de Papa et que je les laisse se
débrouiller. J’ai déjà fait assez de dégâts, tu ne trouves
pas ?
— Même si je comprends ce que tu ressens, je pense que
tu ne peux pas tout abandonner comme ça. La communauté
doit parvenir à se mettre d’accord sur un projet commun. Il
faut éviter les luttes sanglantes pour le pouvoir qui risquent
d’éclater quand la place sera libre.
— Tu proposes quoi ?
— Je propose de demander à tous les habitants de l’île de
choisir leur avenir. Ensuite, chacun devra se plier à l’avis
de la majorité ou quitter l’île.
— Si ça t’amuse… Je peux imposer des élections avant de
m’en aller. Merci pour ton mot de ce matin. Je sais que toi
au moins tu es sincère. À demain.
Nous sommes répartis autour d’une table, les quatre
César, Quirinus, Achilléus, Romulus et moi. C’est le fils de
Jove qui prend la parole le premier :
—  Je viens vous annoncer que je n’assumerai pas mes
responsabilités, que je quitterai l’île et rendrai le pouvoir
quand la succession sera organisée. J’écoute vos
suggestions.
—  Je pense, commence César  1, qu’il faut continuer
l’œuvre de votre père. Le système fonctionne bien car
l’ordre règne, les conditions de vie des habitants sont
bonnes et…
J’interviens sans ménagement :
— Les nôtres sans doute, mais celles…
— Tu n’as pas le droit de m’interrompre, Méto ! Pour qui
te prends-tu ? Je me demande d’ailleurs ce que tu fais ici…
— Stop ! hurle Romu. C’est encore moi qui commande et
je désire entendre tout le monde. Méto, poursuis.
—  Il y a tant de choses à changer  : la vie pénible des
serviteurs, les règles imbéciles dans la Maison des petits,
les traitements dangereux que doivent subir les soldats…
—  Je suis d’accord sur ce dernier point, ajoute
tranquillement Quirinus. Il faut supprimer ces opérations
qui font tant souffrir nos jeunes recrues. Mais il est
important de maintenir une hiérarchie claire entre ceux qui
dominent et ceux qui sont dominés. C’est une loi naturelle.
— Tout à fait exact, Quirinus, approuve César 1. Il ne faut
pas toucher à l’équilibre de l’ensemble.
— Méto, demande Romu, tu proposerais quoi ?
—  Un partage des tâches, le droit pour chacun de
participer aux décisions, la réintégration des Oreilles
coupées au sein de la communauté, l’ouverture de l’île à
d’autres populations…
Tandis que je parle, je vois Quirinus et les César
échanger des regards amusés. Achilléus prend la parole
d’une voix ferme et posée :
—  Je trouve le projet de Méto digne d’intérêt et je ne
crois pas que je serai le seul.
Quirinus en a le souffle coupé. Romulus déclare en se
levant :
—  Deux projets différents seront donc soumis à toute la
population de l’île, y compris aux enfants et aux Oreilles
coupées, et nous procéderons ensuite à un vote à bulletin
secret. Chacun fera le serment d’accepter le verdict des
urnes, ou il sera chassé.
—  Mais un vote ici est impossible  ! s’énerve César  1.
Comment les enfants pourraient-ils savoir ce qui est bon
pour eux  ?  ! C’est totalement absurde  ! Je m’y oppose
formellement !
—  La réunion est terminée. Nous nous retrouverons
demain à la même heure. D’ici là, préparez vos arguments
et informez chacun de la situation.
Romu quitte la salle sans se retourner.
Achilléus se rapproche de moi :
— C’est une première étape, Méto, mais c’est loin d’être
gagné pour nous. Beaucoup sont effrayés par les
changements. Il faut que tu rédiges un programme simple,
pratique et rassurant.
—  Achilléus, tonne Quirinus, ne perds pas ton temps à
discuter. Nous avons du travail.
César  1 m’appelle. Son ton me montre qu’il est de
nouveau dans son rôle :
—  Tu préparais ton coup avec Achilléus depuis
longtemps  ? Cette tactique pour récupérer Hiéronymus
n’était qu’un leurre, n’est-ce pas, Méto  ? Tu penses peut-
être que nous ne nous doutions pas que tu complotais dans
notre dos ?
Comme je ne réponds pas et me dirige vers la porte, il
hausse le ton :
— Tu es un dangereux manipulateur. J’ai toujours su que
tu nous trahirais. Ne crois pas que tu aies la moindre
chance de gagner.
Je retourne dans ma chambre. Même si je dois rester
prudent, je suis soulagé d’avoir pu enfin exposer mes
opinions au grand jour. Je vais maintenant me concentrer
sur la rédaction de nos propositions. Il faudra ensuite que
je trouve des relais au sein de chaque composante de notre
communauté pour défendre mes convictions. Pendant que
j’écris, je sens une angoisse monter doucement. Des
douleurs au niveau de l’estomac se manifestent en même
temps que me reviennent les souvenirs de notre
insurrection. Toute cette exaltation et tout cet espoir…
pourquoi  ? Pour voir très vite se remettre en place l’ordre
ancien, d’autant plus dur à supporter qu’on a pu entrevoir
la possibilité d’une autre vie. Et si nous perdions  ? Les
autres nous feraient payer cher notre audace. Si nos
opinions ne triomphent pas, je ne resterai pas sur l’île. J’irai
rejoindre les Chiendents et la clandestinité.
 
Je souris en relisant ma copie. J’aimerais que mes amis
me donnent leur avis et corrigent peut-être des idées dont
je ne mesurerais pas bien les conséquences. Je voudrais
pouvoir écouter tous ceux qui, comme moi, aspirent au
changement. Pourquoi devrais-je décider seul des priorités
d’un programme qui engagera la vie de la communauté
tout entière ? Je dois revoir Romu.
Sur place, ses gardes me barrent l’entrée :
—  Il ne veut voir personne et sous aucun prétexte,
m’explique l’un d’eux d’une voix ferme.
J’élève la voix :
— C’est moi ! C’est Méto ! Ouvre-moi !
Comme je m’approche pour tambouriner sur la porte, ils
m’empoignent et me plaquent au sol. Tandis que je me
débats, on m’enfonce un mouchoir dans la bouche. La porte
s’ouvre. Romu semble se réveiller. Il articule difficilement :
— Laissez-le entrer.
Sa chambre est vaste. Au milieu trône un lit très large. Je
remarque sur la droite une chaise et un bureau. Des livres
traînent un peu partout et des vêtements jonchent le sol. À
gauche, deux fauteuils font face à une télévision. Il
m’entraîne dans cette direction et se laisse tomber sur le
plus proche. Il tient sa tête dans ses mains.
—  J’ai tout le temps mal à la tête et je ne dors plus
beaucoup. Les médicaments n’y font rien.
— Qui te donne les cachets ?
— César 3, et alors ?
—  Alors  ? Tu devrais aller à l’infirmerie toi-même et
choisir ce que tu prends en lisant les notices.
—  Tu crois que… Tu as raison, je suivrai ton conseil.
Maintenant je t’écoute. Essaie d’être bref.
— J’ai besoin de rencontrer des serviteurs et des enfants
pour prendre en compte leurs aspirations. Il faut que je
puisse circuler librement dans la Maison et dans les camps,
mais je dépends encore de l’autorité des César. Il me
faudrait un papier signé de ta main qui m’autorise à me
déplacer à ma guise.
—  Écris ce que tu veux, je le signerai. Installe-toi au
bureau. Mais dépêche-toi, s’il te plaît.
 
Je ressors ravi de la chambre de Romu mais ma joie est
de courte durée. Quatre membres du groupe E me tombent
dessus au détour d’un couloir. Trois me traînent jusqu’à ma
chambre pendant que Stéphane m’assène des coups de
pied dans les jambes et le ventre. Je suis jeté violemment
sur mon lit. Ils sont plusieurs à me maintenir, tandis que
Bernard éructe :
— Qu’est-ce que tu croyais, Méto ? Qu’on allait te laisser
faire ?
Il se recule et tire un étui de cuir de sa poche arrière. Je
sais ce qu’il renferme. En brandissant son poinçon sous
mon nez, il jubile :
—  Tu connais ce joujou  ? C’est pour se défendre contre
les enfants perdus, ceux qui ont mal tourné. Méto, tu leur
ressembles et tu mérites le même sort…
Il s’interrompt. L’odeur m’annonce que des soldats ont
débarqué. Je me relève d’un bond et découvre Élégius,
encadré de deux gardes puissamment armés. Mes
agresseurs s’évanouissent dans les couloirs, à l’exception
de Bernard, que les soldats empêchent de sortir. Il
s’exclame en souriant :
— On a quand même le droit de s’amuser un peu avec ses
collègues !
Devant le regard fermé d’Élégius, le ton se fait
menaçant :
—  Personne, hormis les César, n’a autorité sur moi.
Écartez-vous de mon chemin.
Nous le regardons s’éloigner, impuissants. Élégius
déclare :
— Je n’ai pas le pouvoir de t’accorder une protection dès
maintenant. Il faut que tu te barricades dans ta chambre.
Demain matin, Achilléus évoquera le problème durant la
réunion.
 
Je me boucle à double tour. Je ne pourrai rien faire de
l’après-midi. Je suis en colère. Je repense à la partie d’inche
que nous allions gagner et qui nous avait été volée au
dernier moment parce que nos adversaires avaient triché.
Peut-être est-il impossible de changer quoi que ce soit ici…
 
La nuit tombe. On ne m’a pas ravitaillé. J’ouvre ma porte
le plus discrètement possible. J’espère très fort que
Claudius passera. Il débarque un peu plus tard, le visage
grave :
—  Comment tu vas  ? Fais voir, ils ne t’ont pas trop
amoché  ? Notre révolution est mal partie. J’ai entendu les
César présenter le scrutin aux enfants. C’était un discours
sur l’obéissance émaillé de menaces très claires. Ils veulent
les dissuader d’y aller. Et, de toute façon, les petits sont
persuadés que les César pourront savoir pour qui ils
voteront. Le climat est à la peur, Méto, comme aux pires
heures de la Maison.
— Je sais, Claudius, c’est pour cela que je veux aller dans
le dortoir des petits cette nuit.
— Je m’en doutais. Le champ sera libre entre minuit dix
et trois heures quinze. Sois très prudent. J’ai entendu un
certain Stéphane promettre de te faire la peau.
 
Je rédige des messages pour Décimus et Mamercus :
À faire passer aux enfants
Vote anonyme et sûr. Une majorité de soldats nous
soutiennent.
Méto
Je traverse les couloirs en prenant le soin d’écouter
longuement pour repérer le moindre bruit suspect. Je
récupère une craie dans une salle de cours. Je circule
lentement dans le dortoir et vais glisser mes missives sous
l’oreiller de mes amis. Je passe ensuite par les toilettes
pour écrire une phrase dans chaque cabine :
 Je veux vivre une vraie vie d’enfant.
Je n’ai pas peur.
Je vote pour le bonheur.
Je vais dire non à mes bourreaux.
En revenant, j’entends soudain une respiration proche de
moi. Je suis observé. Je m’arrête. Ils sont au moins trois,
cachés sur la gauche à une dizaine de mètres. Je fais demi-
tour et détale dans les couloirs. Ils sont tout de suite sur
mes talons. J’ouvre la porte d’un placard qui masque un
passage et me réfugie dans les escaliers. La porte s’est
refermée. Je les entends à peine. Ils essaient toutes les
portes et visitent les débarras. Heureusement pour moi,
ceux qui me cherchent ne connaissent pas tous les secrets
de la Maison. J’attends pendant près d’une heure, la joue
collée à la porte, avant de tenter une sortie. La voie est
libre. Ma chambre est ouverte et Atticus fait le ménage.
Son visage est tuméfié et sa lèvre inférieure saigne.
— Ils sont repartis il y a une demi-heure, commence-t-il,
tu ne devrais pas rester là.
— Je vais m’enfermer et bloquer la serrure.
— Tu es courageux, Méto.
—  Toi aussi, Atticus. Dis à tes amis que le scrutin sera
réglo et qu’ils pourront s’exprimer sans crainte. Malgré les
apparences, beaucoup de gens nous soutiennent, même
parmi les soldats.
— Si tu le dis.
 
Je ne parviens à dormir que par fragments de quelques
minutes. J’ai bien fait de coincer la clef dans la serrure car,
à plusieurs reprises, je suis réveillé par des bruits
métalliques et des jurons chuchotés de l’autre côté de la
porte.
 
J’ai la surprise en quittant ma chambre au matin de
découvrir que je suis attendu par Élégius et deux gardes.
—  Je suis venu t’escorter. Achilléus a été victime d’une
tentative d’empoisonnement hier soir. Tous les soldats sont
bouclés dans leur chambrée.
Quand j’entre dans la salle, Romu n’est pas encore là et
les deux soldats ne sont plus assis côte à côte. Je prends
place à côté d’Achilléus qui m’adresse un sourire
compatissant en observant mes blessures. Il me glisse à
l’oreille :
— Ils ne nous auront pas, nous sommes des durs à cuire.
Les cinq autres arborent les mines satisfaites de ceux qui
pensent avoir déjà gagné. Romu fait son entrée d’un pas
décidé. Il semble aller beaucoup mieux. Il me fixe d’un
regard étonné :
— Tu as eu un accident ?
— Hier matin, en sortant de chez toi, j’ai été agressé par
quatre «  camarades  » du groupe  E qui m’ont traîné dans
ma chambre pour me faire la peau, et c’est un miracle si je
suis encore en vie. Cette nuit, ils ont de nouveau essayé de
me trucider dans les couloirs. Et…
—  Il est vrai, intervient César  1, que Méto n’a rien fait
pour être populaire parmi ses collègues.
Romu lui ordonne de se taire et m’invite à reprendre.
—  J’ai appris par ailleurs que les César usaient de leur
autorité pour convaincre les serviteurs et les enfants de ne
pas aller voter.
—  Qu’est-ce que c’est que ce cirque  ?  ! hurle Romu,
furieux. Vous oubliez qui commande ? César 1, en tant que
responsable de l’ordre à la Maison, j’estime que tu as failli.
Tu seras consigné dans ta chambre pour vingt-quatre
heures avec interdiction de parler à quiconque. Les
membres du groupe E, à l’exception de Méto, goûteront du
frigo durant la même période. Les autres César, vous êtes
sous surveillance. Quirinus, l’armée a-t-elle, pour sa part,
respecté son serment d’obéissance ?
— Certainement, Maître.
—  J’ai pourtant entendu parler, reprend le fils de Jove,
d’une tentative d’empoisonnement qui visait Achilléus.
— Nous enquêtons et, pour l’instant, rien ne prouve que
le coupable soit un militaire.
Romu se lève et annonce solennellement :
—  Je déclare que le vote sera strictement obligatoire et
que les chefs devront s’assurer de la participation de tous.
Nous réunirons toute la communauté dans un même lieu
pour le scrutin. Ainsi chacun pourra surveiller le bon
déroulement de l’élection. Un représentant de chaque liste
exposera son programme en trois ou quatre minutes, et
chacun s’exprimera ensuite dans le secret absolu. Désignez
deux personnes dans chaque camp pour régler avec moi les
problèmes d’organisation pratique. Le vote aura lieu
demain à dix heures. D’ici là, les déplacements seront
limités au strict minimum. Pour votre information, j’ai
rencontré Cassius cette nuit. Les Oreilles coupées seront
tous présents.
Romu sort. À peine quelques secondes plus tard, deux
gardes font irruption et se saisissent de César  1 qui
proteste :
— Je n’ai pas besoin de vous pour aller dans ma chambre.
Ne me touchez pas !
Le regard totalement impassible, les deux cerbères
soulèvent littéralement le chef de sa chaise et le poussent
dans le couloir. Les autres César les suivent, tête baissée.
Quirinus grimace puis se lève difficilement. Il s’éloigne en
bougonnant.
— Méto, me dit Achilléus, c’est toi qui présenteras notre
programme demain devant l’assemblée. Nous n’aurons pas
de sitôt une telle occasion de changer notre avenir. Tu
pourrais me montrer tes notes ?
— Avec plaisir. Je les ai apportées.
Il se plonge dans la lecture avec sérieux. En me rendant
la feuille, il précise :
— Il faut que tu ajoutes qu’on aidera les « vieux soldats »
à mettre fin à leurs jours s’ils le souhaitent. C’est très
important pour nous.
—  Nous devons désigner des hommes à nous pour la
préparation du vote. Je vais proposer Claudius.
—  Moi, j’enverrai Élégius. Je dois reconnaître, mon ami,
que tu avais vu juste pour Romulus. Ce matin, sa
clairvoyance et son autorité m’ont impressionné.
 
Je passe le reste de la matinée dans ma chambre à relire
à voix haute et à réécrire mon discours.
Je fais la sieste près de trois heures. J’ai très envie d’aller
rejoindre Caelina mais la règle aujourd’hui est d’éviter les
sorties et je dois m’y résoudre. Je pense à elle de plus en
plus souvent.
Le soir, je mange seul dans ma chambre. Je savoure
particulièrement ce repas en pensant que «  mes amis  »
dormiront au frigo. Vingt-quatre heures pour une tentative
de meurtre, ce n’est pas cher payé. À la Maison, des petits
s’y retrouvaient parfois pour avoir mal boutonné leur
chemise.
Pour la première fois depuis très longtemps, je me glisse
dans mon lit à l’heure légale. Je trouve le sommeil à peine
la tête posée sur l’oreiller. Atticus me laisse dormir.
 
Ce matin, l’atmosphère dans les couloirs est étrange. Elle
ressemble à celle de la Zone 17, la nuit de l’Embrasement.
Les visages des habitants de la Maison me rappellent ceux
de tous ces individus qui convergeaient vers la frontière
avec un mélange d’excitation et de gravité dans le regard.
Le site retenu pour le vote se trouve devant l’entrée  1,
tout au fond du cratère. Quand j’arrive, presque tous sont
là, rangés par communauté, sur la pente intérieure du
volcan.
Face à l’assemblée, trois petites tentes ont été plantées
près d’une grande table et d’un tableau noir. Romulus trône
au centre, encadré par Élégius et Claudius d’un côté, et de
l’autre par César  4 et un soldat que je ne connais pas. Un
serviteur vient déposer une caisse de bois devant Romu.
Les derniers à nous rejoindre sont les punis de la veille. Le
fils de Jove prend la parole dans un silence
impressionnant :
—  Ce jour est à marquer d’une pierre blanche. C’est la
première fois que se trouvent réunis tous les habitants de
l’île. Nous allons décider ensemble de l’avenir de chacun.
Vous entendrez tour à tour les programmes des deux listes
en présence. Vous viendrez ensuite, à l’appel de votre nom
ou de votre matricule, écrire sur un papier le chiffre 1 ou le
chiffre  2. Vous plierez votre bulletin deux fois et le
déposerez dans cette caisse. Le comptage sera effectué
devant tout le monde. Sachez enfin que, quel que soit le
résultat, je ne m’y opposerai pas. Le premier orateur, qui
défend la liste 1, est César 1.
Le représentant du camp adverse s’avance et prend la
parole :
— Mes chers enfants, je vous appelle mes enfants car je
vous connais tous. Je vous ai jadis accompagnés durant
votre séjour à la Maison. Vous y avez bénéficié d’un
enseignement solide et d’une éducation structurante. Nous
vivons depuis longtemps sur la même île dans un parfait
équilibre. Chacun reçoit chaque jour de quoi manger. Il vit
en sécurité et il est soigné quand il souffre. Même «  ceux
des grottes  » savent que nous faisons tout pour les
maintenir en vie.
«  Chacun a trouvé sa place. Certains commandent,
d’autres servent. Certains cultivent, d’autres nous
défendent. D’autres encore ont choisi de vivre en marge et
nous les respectons.
« C’est le meilleur système pour que tous soient protégés
et vivent en paix. Bien entendu, certaines règles pourraient
évoluer petit à petit. Nous pourrions, par exemple, décider
de mettre fin aux opérations sur les jeunes soldats.
« Ah ! j’oubliais. Si nous sommes élus, nous instituerons
un nouveau rituel  : un match d’inche intercommunautaire
chaque semaine.
Cette dernière phrase soulève l’enthousiasme et les
César s’échangent des clins d’œil. Il reprend, satisfait :
— Je vais laisser la parole à Méto, mon adversaire dont je
n’ai rien à craindre car vous connaissez comme moi «  ses
exploits ». Partout où il est passé, il a semé la discorde, la
souffrance et la mort.
Je suis décontenancé par cette attaque directe et je
marque un temps avant de me redresser. Je sors mon
discours et, après quelques secondes, je le range dans ma
poche. Je dois d’abord essayer de répliquer :
— Notre île ne vit pas dans la sécurité et la paix, elle vit
dans la peur. Peur du frigo, des châtiments, des brimades,
des dénonciations… Le soi-disant «  merveilleux système  »
de César  1 maintient les serviteurs dans des conditions
misérables. Les soldats sont soumis à tant d’épreuves qu’ils
dépassent rarement l’âge de vingt ans. Quelle drôle
d’harmonie en vérité ! Nous, nous voulons la fin de la peur
et une vraie fraternité, que tous soient traités à égalité.
Je récite ensuite notre programme :
— C’est pourquoi nous vous proposons une nouvelle vie.
« Avec de nouveaux droits :
Droit d’élire ceux qui nous dirigent et de participer aux
décisions.
Droit de protéger l’intégrité de son corps (suppression de
l’anneau des serviteurs et des opérations sur les os des
soldats).
Droit à une vie saine (hygiène, logement, nourriture,
repos) pour tous.
Interdiction des châtiments corporels (suppression du
frigo, de la claque tournante pour les enfants, des punitions
physiques pour les serviteurs).
« Avec une nouvelle organisation de la semaine :
Deux jours consacrés à produire (culture, élevage ou
pêche).
Un jour à s’entraîner à défendre l’île.
Un jour à transmettre aux plus jeunes.
Un jour à servir les autres (tâches d’entretien et de
restauration).
Un jour d’échange, de jeu ou de fête.
Un jour secret pour soi-même.
« Avec une population enrichie :
Par l’arrivée de filles venues d’autres Maisons.
Par l’arrivée d’enfants abandonnés de la Zone 17.
 
En retournant à ma place, j’observe l’assistance. Je ne
recueille que des sourires timides. J’ai le sentiment d’avoir
échoué. Ce n’était peut-être pas à moi de défendre nos
idées. Les César ont tant fait pour me déprécier aux yeux
de tous… Je revois aussi ces petits que nous avons
abandonnés à leur sort le soir de notre fuite, j’étais venu
leur dire «  à demain  » alors que je les livrais aux soldats.
Comment pourraient-ils me le pardonner ?
César 4 appelle ensuite les enfants un à un pour le vote,
puis c’est le tour des serviteurs, des soldats, des Oreilles
coupées, des César, de leurs apprentis, des professeurs et
du groupe  E. Malgré la lenteur des opérations, personne
n’ose se plaindre ni même élever la voix. Le dépouillement
commence et chaque papier est vérifié plusieurs fois avant
qu’un bâton soit tracé sur le tableau noir. Aucune liste ne
se détache. Plus on approche de la fin, plus la tension est
palpable. Nos adversaires extériorisent leurs sentiments.
Ils se congratulent quand, pendant quelques minutes, ils
accumulent les votes en leur faveur ou bien remontent à
notre niveau après avoir été un instant distancés. Ils
soufflent ou grimacent à chaque bulletin contre eux. En
revanche, je ne parviens pas à visualiser mes partisans. Je
les imagine partagés entre le secret espoir de la victoire et
la peur que leur engagement soit découvert en cas de
reprise en main de la Maison par les César et leurs alliés.
Les scores sont de 157 pour la liste 1 et 156 pour la nôtre,
lorsque Romu se lève pour annoncer que le dernier bulletin
va être lu. Le visage soulagé de Claudius m’indique qu’il
est en notre faveur.
—  Parfaite égalité, déclare Romu. C’est étrange, mais
cette nuit, j’ai rêvé d’un score semblable et ce matin j’ai
réfléchi à un autre moyen de vous départager. À une façon
pour chaque partie de montrer sa force et son intelligence.
Je décrète donc que, demain à dix heures, des
représentants des deux listes s’affronteront lors d’une
partie d’inche sur la plage de l’Ours. Formation classique à
six joueurs mais en deux manches gagnantes. Que les
volontaires se rapprochent de leur représentant pour
proposer leurs services avant de retourner à leurs
occupations.
Des conversations s’engagent au sein de chaque groupe
et les pentes du cratère se dépeuplent peu à peu. Une
dizaine de personnes, parmi lesquelles certains de nos
proches, mais aussi des apprentis César et des soldats,
viennent s’agglutiner près de Claudius pour figurer sur
notre liste.
—  On vous contactera plus tard pour l’entraînement,
lance-t-il, hésitant.
 
Nous faisons le point dans ma chambre avec Claudius et
Élégius :
— Méfions-nous de traîtres infiltrés, commence le soldat.
Nous ne devons compter que sur nos amis intimes. J’ai
repéré parmi nos volontaires deux soldats très liés à
Quirinus.
— Ils ont peut-être changé de camp, intervient Claudius.
—  Mais peut-être pas. Je crois me souvenir que vous
aviez rencontré le même problème lors d’un match contre
Rémus quand vous étiez encore chez les Oreilles coupées.
Je me trompe ?
—  Pas du tout, dis-je. Et toi, Claudius, connais-tu les
apprentis qui se sont proposés ?
—  Pas suffisamment pour être certain de leur loyauté
envers nous.
— Bien, voyons cette liste. Il reste nous trois, plus Titus,
Mamercus et…
—  Vitus, propose le soldat, il est sûr. C’est mon ami
depuis toujours.
— Et Octavius ?
J’explique, catégorique :
—  Il n’est pas en état de combattre. Comme tous les
serviteurs, il n’a que la peau sur les os, même s’il
commence à aller un peu mieux. Donc, cela ne fait que six.
Et Toutèche ? Toutèche ne s’est pas inscrit ?
—  Aucune chance de ce côté-là, précise Claudius. Un
message a circulé dans les rangs des Oreilles coupées juste
après l’annonce des résultats : « Celui qui combattra à côté
de Méto le traître s’exclura de lui-même de la communauté
des rebelles. »
— Nous ne serons donc que six. Il faudra faire avec, mais
nous allons avoir du mal à tenir deux ou trois manches sans
remplaçant. Maintenant, parlons «  ouverture  », je propose
l’Élégius 1.1, c’est une de mes préférées.
— Tu me flattes, Méto. Tu sais qu’elle requiert beaucoup
de précision  ? Cela dit, si on parvient à la maîtriser, je
reconnais modestement qu’elle est très efficace.
—  Il faut absolument qu’on puisse s’entraîner dans un
endroit secret pour créer la surprise, précise Mamercus.
—  Je m’en occupe, déclare Élégius en se levant. On se
retrouve ici à quinze heures avec l’équipe.
 
Nous sommes dans la salle d’inche de la Maison des
enfants. J’ai recruté Atticus pour surveiller la porte. Je
respire avec bonheur l’odeur du lieu. Les retrouvailles avec
Titus nous remplissent d’émotion. Je lui fais part de mon
inquiétude :
— Est-ce que les Chevelus savent que tu as rejoint notre
camp ?
— Non, je leur réserve la surprise pour demain.
Nous nous équipons, puis Élégius rappelle sa technique.
La boule doit être sans cesse en mouvement et ne rester
que quelques secondes dans la bouche de chaque
partenaire  : cela perturbe les adversaires qui ne savent
plus sur qui concentrer leur effort. Si les passes sont
précises et rapides, les autres sont vite épuisés et une
attaque peut être portée. Et si le placeur est dans un bon
jour, c’est gagné.
L’entraînement se déroule dans un climat chaleureux et
rigoureux. Nous testons deux autres ouvertures avant que
chacun parte rejoindre sa communauté. Je raccompagne
Titus à travers le dédale des couloirs et des escaliers. Au
moment d’ouvrir la porte sur l’extérieur, il me demande
gravement :
—  Et si on perd, Méto  ? On ne va pas rester avec ces
fous ?
—  Je crois à la victoire. Mais si j’ai tort, je vous
emmènerai ailleurs. C’est promis.
 
La plage de l’Ours est toute proche de l’entrée secrète de
l’Entre-deux. Quand j’arrive sur place, à l’heure dite, je
ressens une terrible envie de serrer Caelina contre moi et
je parviens difficilement à détacher mon regard des blocs
de rochers qui dissimulent l’étroit passage.
— Méto, ils nous attendent.
Le terrain a été délimité par des planches fixées dans le
sable et les spectateurs sont massés sur une large dune en
forme de croissant qui permet à chacun de bien voir le
match. L’équipe adverse est impressionnante. Ils sont
nombreux et costauds, principalement des soldats et des
Sangliers, et nous toisent de toute leur hauteur. Nous
relevons la tête et leur faisons face sans ciller, en nous
tenant au niveau des épaules.
Le sort nous désigne pour l’ouverture. Au coup de sifflet,
nous démarrons notre manœuvre. Les déplacements et les
passes s’enchaînent avec la précision d’une mécanique bien
huilée. Notre rythme très rapide surprend nos adversaires
qui tardent à réagir. La niche est trouvée au bout de cinq
minutes à peine. L’effet de surprise a payé. Nous nous
mettons debout pour laisser exploser notre joie. Mamercus
est resté à terre, la tête dans le sable. Il est sonné et
incapable de continuer. Nous demandons la permission de
le porter dans l’Entre-deux. Notre copain ne parle pas et
son corps inanimé est très lourd. Nous sommes inquiets.
Parvenus dans l’antre du Chamane, nous le confions à
Octavius. Caelina ne se montre pas. Nous repartons à la
bataille.
—  À cinq, avec l’ouverture pour eux, ils vont nous
écraser, déclare Claudius, très énervé.
— On doit tout tenter, les gars ! affirme Titus pour nous
motiver.
 
Sur le terrain, nous découvrons avec étonnement un
nouveau partenaire en tenue, debout au milieu de notre
camp. Je reconnais cette grande silhouette, c’est
Hiéronymus. Nous sommes sauvés. Élégius le prend à part
pour lui donner des consignes.
Nos adversaires sont en place. Ils se mettent en
formation dite de la défonceuse, connue aussi sous le nom
de Rémus  1.1  : les joueurs forment un triangle avec, à la
pointe, le placeur, soutenu par deux transperceurs, eux-
mêmes poussés par les trois autres. Ils s’accompagnent de
la voix pour synchroniser leur effort. La seule parade
consiste à arracher la boule de la bouche du placeur et à se
coucher sur le passage du groupe pour freiner sa
progression. C’est très douloureux, surtout quand les
adversaires s’ingénient à enfoncer leurs coudes et leurs
genoux dans les parties sensibles. Malgré nos efforts, ils
tiennent bon et marquent le point. Nous déplorons deux
nouveaux blessés  : Vitus et Élégius. Des serviteurs nous
aident à les charger sur les civières. Romulus accorde aux
deux équipes dix minutes de pause. Pendant le court trajet,
personne ne dit mot, sauf Vitus qui affirme qu’il est en état
de continuer. Il n’a pas encore vu la forme curieuse de son
tibia qui révèle une fracture ouverte.
—  C’est foutu, affirme Hiéronymus en pénétrant dans
l’Entre-deux. À quatre, impossible de résister, surtout qu’ils
vont faire rentrer des gars frais. Je les ai vus se préparer.
Nous baissons la tête pour cacher notre désarroi, tandis
que, secondant Octavius, les serviteurs prodiguent les
premiers soins aux blessés.
Une voix timide se fait entendre derrière nous :
— Je crois que j’ai une idée, Méto.
Caelina apparaît. Elle a revêtu l’équipement mais garde
le casque à la main. Elle porte une fine capuche serrée par
deux cordons. Elle semble toute mouillée et dégage une
odeur peu agréable. L’assistance la fixe, partagée entre
l’accablement et la curiosité. Elle répète d’un ton plus
assuré :
— Méto, j’ai une idée.
— Il faut y retourner les gars, annonce Titus, résigné.
— Écoutons-la. Vas-y, Caelina.
—  Voilà, si j’ai bien compris, ce jeu de brutes se gagne
aussi si on sait faire preuve d’imagination. Je pense que vos
adversaires seront surpris.
À grand renfort de gestes, elle nous expose son
ouverture.
— C’est génial ! clame Titus.
—  Trop risqué, tu vas te faire broyer, explique
Hiéronymus.
— Ce n’est pas à toi d’en décider, répond sèchement mon
amie. Allez, les gars, on n’a pas le choix.
Sur le chemin du retour, nous bombons le torse, plus
pour cacher la frêle Caelina que pour montrer notre
courage. Nos adversaires doivent penser que nous avons
recruté un Bleu un peu suicidaire. Nous nous mettons en
position. Titus et Claudius sont à genoux pour masquer
Caelina, qui se débarrasse de son casque et des protections
de l’inche. Pour la dernière mise en jeu, la boule est jetée
au milieu par Romulus. Elle est interceptée par Hiéronymus
qui l’envoie directement à Caelina. Celle-ci mord avec
répugnance dans la boule dégoulinante de salive. Nous
devons chacun immobiliser un adversaire pendant qu’elle
rampera et se glissera entre les joueurs dans sa
combinaison enduite de graisse à chaussures. Elle a nommé
ça la «  technique de l’anguille  ». Elle se déplace à une
vitesse incroyable et s’appuie sur les corps pour se
propulser en avant. Le temps que les lourdauds
comprennent la situation, elle n’est plus qu’à quelques
mètres de la cible. Un nettoyeur croit l’avoir attrapée mais
elle lui glisse entre les bras et se dégage énergiquement en
lui décochant un violent coup de talon dans la mâchoire.
Elle s’élance alors vers la niche et la trouve à son premier
essai. Hiéronymus a le réflexe de se lever pour la protéger
de la violence de nos adversaires qui jurent et bousculent
tout sur leur passage. La foule enfin libérée de la tension
hurle et siffle, comme si on l’autorisait soudain à
s’exprimer. Les spectateurs envahissent le terrain. Caelina
profite de la confusion pour s’éclipser et regagner le
passage secret par la plage.
— On a gagné ! On a gagné !
Titus répète cette phrase une bonne dizaine de fois,
comme s’il ne pouvait pas y croire.
Chapitre 11
 
Je regarde s’éloigner le bateau de Juan qui emporte loin
de l’île les irréductibles opposants à la nouvelle
organisation. J’étais présent, il y a moins d’une heure, lors
de leur embarquement. Quirinus, Hiéronymus et Claudius
m’accompagnaient en tant que responsables provisoires de
la communauté. Le sourire goguenard que beaucoup des
parias arboraient au moment de passer devant nous cachait
mal l’angoisse qui devait les étreindre. Pour eux, c’est un
vrai saut vers l’inconnu.
Deux mois se sont écoulés depuis notre incroyable
victoire à l’inche  : deux mois plus terribles qu’exaltants.
Nos ennemis ont tout tenté pour faire imploser notre petite
société en ravivant la peur. Beaucoup «  ont pris le
maquis  », selon l’expression de Quirinus, et vécu cachés
dans la forêt ou les grottes. Ils organisaient des missions
éclairs pour terroriser les enfants et les serviteurs ou
harceler les soldats. Ces actions ont entraîné quatre décès
et une vingtaine de personnes ont été blessées. D’autres,
en apparence convertis à la nouvelle donne, agissaient en
fait dans l’ombre au sein de la Maison. Hiéronymus a
échappé à la mort grâce à un membre de son escorte qui,
en se sacrifiant pour le protéger, est mort d’une balle dans
le cœur tirée par Stéphane, mon ex-collègue du groupe  E.
Les enquêtes auxquelles j’ai participé ont permis d’établir
la liste des Bannis. Lors du procès, il a été donné à chacun
une chance de s’amender. Et si trois personnes de la
communauté acceptaient de se porter garantes de sa
sincérité, l’accusé pouvait échapper à la sentence. Peu ont
choisi cette solution. La grande majorité d’entre eux en ont
profité pour nous cracher leur haine au visage. La phrase
qui revenait sans cesse était  : «  Plutôt crever que de vous
obéir. »
Au final, le groupe des Bannis se compose de vingt-huit
personnes :
—  Les quatre César numérotés et deux de leurs
apprentis.
— Cinq enfants, dont Publius et Crassus, celui que j’avais
naguère initié. J’ai décidé de me porter garant pour lui,
mais aucun membre de la communauté n’a voulu me suivre.
« Il est irrécupérable », m’a déclaré Octavius.
— Trois chefs de camp, dont le sadique Gros Pif.
—  L’intégralité du groupe  E, à l’exception de Stéphane,
retrouvé mort dans sa cellule trois jours plus tôt.
— Huit Oreilles coupées, essentiellement des Lézards.
 
Le travail ne manque pas sur l’île. Et, depuis la
neutralisation de nos ennemis, les travaux de construction
ont repris. La première décision entérinée par l’assemblée
a été d’offrir aux serviteurs des conditions de vie
comparables à celles des autres. Après une première
période durant laquelle ils dormaient dans les gymnases,
nous avons entrepris la fabrication de pavillons et de lits.
J’ai dû me rendre sur le continent pour acheter du matériel
avec Juan et un de mes anciens professeurs, celui qui nous
apprenait autrefois de façon théorique comment vivre de
manière autonome. Son expertise nous a été très précieuse.
Romulus a profité du bateau pour quitter définitivement
l’île en emportant dans sa valise une grosse liasse de
billets. Il paraissait soulagé de partir.
—  J’ai pris cet argent au cas où il m’arriverait malheur
mais je ne compte pas le dépenser. Explique aux autres que
je le rendrai bientôt. Je veux construire ma nouvelle vie sur
le continent sans l’aide de personne. J’ai envie de trouver
un travail qui me rende fier. Je ne demande qu’une
existence normale.
— Tu ne reviendras pas nous voir ?
— J’espère que non, Méto. Si je le faisais, cela signifierait
que j’ai échoué. Mais toi, tu viendras me rendre visite,
enfin, si tu veux.
— Je le ferai, Romu. Tu es mon ami.
 
À ma grande déception, l’organisation de la semaine que
j’avais exposée au moment du vote a été contestée par une
confortable majorité, et même par des serviteurs qui
refusaient catégoriquement l’idée de porter une arme. Il a
tout de même été décidé que les enfants devaient
participer une fois par semaine aux tâches ménagères,
permettant ainsi aux personnels de service de prendre un
jour de repos. Les Oreilles coupées se sont engagés
massivement dans l’armée, d’autres ont pris en main les
travaux de construction. Toutèche, devenu éducateur pour
les petits, organise, entre autres, des parties de cache-
cache dans les grottes qui ravissent ses jeunes participants.
Mon idée d’une «  journée secrète  », où chacun pourrait
profiter d’un moment de solitude pour penser, créer ou
simplement contempler la nature, a été balayée sans
discussion. Les commentaires montraient soit de la
moquerie  – «  C’est la journée de l’ennui  »  –, soit de
l’incompréhension.
 
Je fais partie du conseil restreint qui doit régler les
problèmes urgents. Caelina est souvent à mes côtés et
partage ma chambre. Même si elle s’habille comme un
garçon, elle se sent encore observée comme une bête
curieuse. Elle s’est donc spécialisée dans l’exploration des
archives de Jove et quitte rarement la bibliothèque. Nous
savons maintenant que Jove possédait deux autres Maisons,
en plus d’Hélios et Siloé : Esbee, l’île où se trouve Gilles, le
frère d’Eve, ainsi qu’une mystérieuse Maison en Zone
noire, sur le continent. En compulsant le dossier de l’île
interdite, mon amie a découvert que la «  mise en
quarantaine perpétuelle  » d’Esbee n’était pas due à des
observations scientifiques révélant une contamination mais
résultait d’une punition que Jove avait voulu infliger aux
César ainsi qu’aux chefs de la garnison de cette île, qu’il
jugeait trop accommodants avec leurs « inférieurs ».
 
Il y a tant de tâches à accomplir  ! J’ai envie d’être
présent partout et je me régale des interminables réunions
que nous tenons presque chaque soir. Beaucoup prennent
plaisir à s’entendre parler et à être écoutés des autres. La
liste des réformes à entreprendre semble infinie.
Claudius, Octavius, Titus et moi avons pris l’habitude de
nous retrouver le matin pour courir et déjeuner ensemble.
Nous partageons ainsi nos expériences présentes. Titus
travaille auprès des enfants de la Maison. Il leur apprend à
vivre ensemble, comme le ferait le grand frère au sein
d’une famille. Octavius a abandonné la médecine pour se
consacrer aux livres. Il est censé organiser le prêt des
ouvrages mais il passe, selon son propre aveu, la totalité de
son temps à lire. Claudius, pour sa part, va à la rencontre
des différentes populations de l’île afin de recenser les
problèmes et les aspirations de tous en vue de prochaines
réformes.
 
Ce soir, nous abordons le programme de libération des
Maisons de Jove. Hiéronymus a tenté de contacter par
téléphone les César et Matrones qui les dirigent. Il a été
impossible de trouver les coordonnées de la maison en
Zone noire, sur le continent. Les chefs d’Esbee se disent
prêts à rencontrer nos émissaires. En revanche, la
responsable de Siloé se montre totalement opposée à la
moindre réforme et plus encore à envisager un mélange de
nos deux populations pour assurer une mixité des sexes au
sein de nos communautés. Hiéronymus demande à Caelina
de nous décrire les forces en présence au sein de son
ancienne Maison.
— Notre île est très différente de la vôtre. D’abord, il n’y
a jamais eu l’équivalent des Oreilles coupées car le lieu
n’offre aucun refuge naturel et sa superficie est assez
réduite. C’est une île-jardin presque entièrement cultivée.
Les enfants ne sont pas confinés à l’intérieur et peuvent
sortir plusieurs fois par semaine sous surveillance. La
garnison est réduite, car les soldats sont uniquement là
pour assurer la sécurité. Ils ne participent jamais à des
missions à l’extérieur comme ceux d’Hélios, qui eux font
figure de corps d’élite.
— Combien sont-ils ? interroge Élégius.
— Vingt-quatre.
Les sourires échangés par les soldats indiquent qu’il leur
sera facile de leur faire entendre raison.
—  Je crois qu’on peut éviter un affrontement qui
risquerait de faire des victimes parmi mes «  sœurs  ». Il
suffirait de contourner l’implacable Matrone  1. Serait-il
possible que je me rende sur place ?
— De quoi as-tu besoin ? demande Hiéronymus.
—  Les soldats de mon ancienne Maison ont été
«  fabriqués  » ici. Il faudrait qu’un ancien ami d’Adrianus
qui dirige les soldats là-bas m’accompagne.
—  Adrianus  ! Nous avons fait quarante-huit heures de
frigo ensemble après une bagarre. Cette épreuve a scellé
notre amitié, déclare Quirinus. J’espère qu’il n’a pas trop
changé.
— Caelina, tu vois autre chose à nous demander ?
Le ton de mon amie, jusque-là très assuré, se fait plus
timide :
— Oui, j’aimerais que Méto vienne avec moi, parce que…
parce qu’il est très… enfin, vous me comprenez.
—  D’accord, Caelina, Méto t’assistera. Il faudra quand
même envisager d’utiliser la force si la médiation se passe
mal, explique solennellement notre chef.
—  Sommes-nous absolument sûrs de la neutralité de
Marc-Aurèle en cas de conflit ? interroge Élégius.
—  Pour les Maisons relevant de l’ex-empire de Jove, il a
juré de ne pas intervenir, à condition que personne sur le
continent ne soit au courant de ce qui se passe ici et que
les Retours Famille soient effectués en cas de demande des
parents. La réunion est terminée. Caelina et Quirinus,
préparez votre voyage, de mon côté, je contacte Juan.
Méto, il faut que je te parle en privé.
Je me retrouve quelques minutes plus tard dans le
bureau de Hiéronymus.
— Ton grand-père insiste à chacun de nos contacts pour
s’entretenir avec toi. Tu as toujours refusé jusqu’à
maintenant, mais…
— Cet homme a détruit ma famille, lobotomisé ma mère,
éloigné mon père et gâché mon enfance, il m’a privé de ma
sœur…
— Je sais tout ça, mais pense à ce que tu pourrais obtenir
pour toi ou pour la communauté si tu acceptais. J’ai
l’impression qu’il tient tellement à cette conversation que
n’importe quelle condition pourrait être négociée. Je veux
juste que tu y réfléchisses.
— D’accord.
 
Alors que chacun reprend son souffle après un
entraînement particulièrement intense, j’annonce à mes
amis ma prochaine mission sur Siloé avec Caelina.
— Tu nous la caches, ta petite copine ? interroge Titus en
souriant. Tu as sans doute peur qu’elle soit sensible à notre
charme ?
— Pas de danger, intervient Octavius, quand nous étions
ensemble dans l’Entre-deux, Méto était presque l’unique
sujet de conversation.
— Tu ne connais pas ta chance, Méto ! ajoute Claudius.
 
Cette nuit, nous sommes quatre sur le bateau de Juan.
Caelina plaisante avec notre capitaine. À les voir ainsi, on
les croirait amis depuis toujours. Quirinus est assis près de
moi et m’offre un visage très détendu. Je sais que son corps
le fait souffrir car il s’appuie en grimaçant sur une canne
depuis quelques jours.
—  Dans un mois ou deux, je passerai aux béquilles et
réduirai au maximum mes déplacements. Puis je terminerai
sur un fauteuil, incapable de bouger. J’ai signé un pacte
avec Achilléus, il m’aidera à en finir plus vite. Mais parlons
d’autre chose, Méto. C’est la première fois qu’on se
retrouve comme ça tous les deux à discuter et je voulais te
dire merci pour le bouleversement que tu as suscité sur
l’île. Je m’étais résigné depuis si longtemps. Cette
révolution a été pour moi comme une nouvelle naissance. Je
continue à être militaire mais je fais mon travail en y
adhérant pleinement, pour le bien du plus grand nombre. Je
ne te cache pas qu’il m’arrive de douter que tout cela soit
vrai. Et je ne peux m’empêcher de me dire que cette
aventure finira bientôt. Aussi, je profite de tous les instants
qu’il me reste à vivre.
 
Au petit matin, Caelina indique à Juan un endroit protégé
pour jeter l’ancre. Il a été convenu que le vieux soldat
demeurerait sur le bateau en attendant notre retour ou la
venue de son ancien camarade. Je suis mon amie le long de
la plage pendant plus d’un kilomètre. Nous nous cachons
dans une anfractuosité de la falaise.
—  Nous ne bougerons pas avant dix heures, quand les
filles sont réunies avec Matrone  2 pour la chorale. Elle se
déroule à une centaine de mètres d’ici, dans l’ancienne
carrière où l’acoustique est excellente. Cela nous laisse le
temps de dormir un peu à tour de rôle.
 
À mon réveil, nous grimpons dans un vieil arbre noueux.
Nous nous calons à mi-hauteur contre le tronc. La vue n’est
pas très dégagée. D’après Caelina, l’endroit est sûr. À
l’heure précise, j’entends arriver la troupe, précédée d’une
femme au crâne rasé et au visage anguleux. Elle s’écarte
du groupe pour venir poser un livre sur une pierre plate
près d’un buisson de ronces et retourne faire face aux
enfants parfaitement rangées en arc de cercle et affublées
de leur ruban. Caelina descend silencieusement de l’arbre
et rampe jusqu’au buisson. Elle s’est coiffée d’une
couronne de lierre en guise de camouflage. Le chant
commence. Le répertoire est similaire à celui des garçons.
Je me surprends à fredonner. Mon amie est de retour. Elle
chuchote à mon oreille :
— Dans une demi-heure, elle accordera un quart d’heure
de récréation aux filles avant de rentrer et viendra lire de
la poésie dans son coin. Je lui ai glissé un message pour
l’inviter à me rejoindre sur la plage. Je préférerais que tu
ne te montres pas.
— Entendu. Tu sais que cette couronne te va à ravir ?
Elle l’enlève pour me fouetter avec. Les voix se sont tues.
Matrone  1 a fait son apparition, escortée d’un groupe
d’adolescentes vêtues de noir et au visage masqué. Je
suppose que c’est le groupe  E de Siloé. Caelina est très
tendue. Elle sort sa lame et me fait signe d’en faire autant.
Le bateau a peut-être été repéré. Nous parvenons à
entendre ce qui se dit :
— Lucia !
Une frêle jeune fille avec une longue natte blonde sort du
rang précipitamment. Elle garde la tête baissée.
— On t’a vue pleurer ce matin. Est-ce vrai ?
—  Oui, Matrone, je me suis réveillée en larmes et je ne
sais pas pourquoi. Peut-être parce que… Caelina me
manque…
La Matrone gifle violemment la jeune fille, qui titube
quelques secondes avant se remettre au garde-à-vous.
— Personne n’a le droit de prononcer ce nom. Caelina, la
traîtresse, est morte. Si je le pouvais, j’irais avec mon
couteau arracher son souvenir dans toutes vos cervelles.
Elle brandit une arme au-dessus d’elle puis vient en
appliquer la pointe sur la tempe gauche de Lucia qui ne
bronche pas. Je crois voir perler quelques gouttes de sang.
Je sens Caelina au bord de l’explosion. Je lui prends
doucement la main pour tenter de la calmer. L’horrible
cheftaine reprend :
—  Tu sais aussi qu’à la Maison on n’a pas le droit de
pleurer et que cela mérite toujours une punition.
— Je le sais, Matrone.
— Deux jours de frigo. Suis-nous.
Deux membres du groupe  E se saisissent de Lucia sans
ménagement pour la pousser vers la Maison. Le silence est
glaçant. Avant de les suivre, les autres anciennes collègues
de Caelina observent avec insistance le paysage, comme si
elles se doutaient de notre présence. Elles s’éloignent enfin
et le chant des enfants reprend. J’en profite pour glisser à
l’oreille de mon amie :
— Tout ce cauchemar sera bientôt terminé. Très bientôt,
Caelina.
Je l’entends respirer profondément. Elle prend sur elle
pour ne pas craquer. Lorsque la chorale se termine, je vois
à son visage qu’elle est prête pour la suite des opérations.
Elle se glisse au pied de l’arbre pour prendre le chemin de
la plage. L’attente me paraît interminable. Je ne les ai pas
dans mon champ de vision et je commence à imaginer le
pire. Je regarde les fillettes discuter à voix basse. Certaines
se tiennent la main. Caelina est de retour et me fait signe
que tout va bien. Nous regardons partir les enfants.
—  Elle fera passer le message à Adrianus et m’a fixé un
lieu pour l’attendre à minuit.
—  J’ai du mal à comprendre comment tu peux avoir une
telle confiance. C’est quand même une Matrone !
—  Elle est très différente des autres. C’est notre ange
gardien. Beaucoup se seraient laissées mourir si elle n’avait
pas été là. Elle nous a appris à contrôler nos émotions et
retenir nos pleurs jusqu’au moment des douches, à justifier
nos yeux rouges par le fait qu’on avait malencontreusement
laissé entrer du savon sous nos paupières. Elle ne laissait
rien transparaître de sa douceur en présence des autres
cheftaines ou des traîtresses, mais les regards bienveillants
qu’elle nous adressait au cours de la journée nous
permettaient de tenir. J’espère qu’elle restera veiller sur les
enfants quand nous aurons libéré l’île.
Nous parcourons le chemin jusqu’au bateau en courant.
Nous retrouvons nos deux complices en grande
conversation et leur racontons notre matinée. Comme nous
n’avons rien à faire jusqu’au soir, Juan nous propose de
pêcher à la ligne pour occuper le temps. Caelina s’isole
dans la cabine. Assise à même le sol, elle semble perdue
dans ses pensées. À vingt-trois heures, notre capitaine met
le cap vers le lieu de rendez-vous situé à quelques
kilomètres plus au nord.
Aux alentours de minuit, deux soldats se présentent sur
la plage. Quirinus sort du bateau et va à leur rencontre.
Avant de parler, ils s’embrassent avec chaleur. Les deux
chefs retournent à bord pour engager la discussion. Celui
qui les accompagne s’appelle Callistus. Il me reconnaît tout
de suite :
— Salut Méto ! Alors, c’est la révolution !
Nous nous installons sur le pont, juste éclairés par la
pleine lune. Quirinus explique en détail ce qui se passe sur
Hélios depuis la mort de Jove, les accords conclus avec
Marc-Aurèle et les contacts infructueux pris avec
Matrone 1. Adrianus intervient :
— Je crois que la seule solution pour éviter de blesser des
innocents, c’est de supprimer la « Reine de Siloé » car elle
fera tout pour empêcher la moindre remise en cause de
l’ordre établi. Son exécution servira aussi d’exemple et
nous assurera l’obéissance du groupe E et des deux autres
Matrones. Caelina, qu’en penses-tu ?
— C’est une bonne analyse, Adrianus.
— Sur Hélios, interviens-je, nous avons choisi d’exiler nos
ennemis plutôt que de les tuer…
— Méto, tranche Adrianus, tu ne connais pas la situation
ici. Laisse-nous régler nos problèmes entre nous. Nous
vous contacterons dès que nous aurons fini, pour organiser
le transfert des populations. Merci à vous d’être venus.
Caelina, allons-y, nous n’avons pas de temps à perdre.
Mon amie me fait un signe rapide avant de disparaître
dans la nuit avec les deux soldats.
 
Trente-six heures que nous sommes sans nouvelles de
Siloé. Mes copains, après la course, essaient de me
rassurer :
— Tu n’as pas à t’inquiéter, déclare Claudius. Nous avons
mis deux mois pour faire admettre les changements aux
plus réticents et nous débarrasser des irréductibles,
accordons-leur au moins une semaine pour accomplir la
même tâche.
— Je sais tout ça, mais je ne suis pas tranquille et je me
sens inutile ici.
— Si, dans trois jours, intervient Titus, nous n’avons pas
de nouvelles, nous t’accompagnerons pour une mission
commando sur l’île des filles afin de récupérer ta bien-
aimée. Vous êtes tous d’accord ?
—  Bien sûr qu’on est d’accord, ajoute Octavius, on doit
bien ça à Méto.
 
Tout au long de la journée, je m’arrange pour croiser
Hiéronymus au moins une fois par heure, au cas où il aurait
des informations concernant l’île de Siloé. Au repas du soir,
il s’installe en face de moi.
—  Nous devons maintenant préparer le voyage sur
Esbee. Depuis leur mise en quarantaine, les gars souffrent
d’un manque de médicaments et de produits d’hygiène. Tu
vas te rendre sur le continent avec un peu d’argent pour
régler les achats. Là-bas, tu retrouveras Eve, qui a déjà
passé commande à une pharmacie dont le patron soutient
notre cause. Tu la ramèneras ici. Ensuite, j’irai avec elle
rencontrer la communauté de son frère. Tu veux partir
quand ?
— Le plus tôt possible. J’ai besoin de m’occuper l’esprit.
Au fait, j’ai réfléchi à la demande de Marc-Aurèle  : dis-lui
que, s’il m’indique précisément où est mon père et me
donne les moyens de le rencontrer, j’accepterai d’échanger
quelques mots avec lui.
— Je le lui dirai.
 
Je vais revoir Eve… J’éprouve de la joie mais aussi une
certaine appréhension. Nous avons été autrefois si proches.
Elle a tellement compté pour moi. Elle a été ma « première
femme  », celle qui a su raviver les doux souvenirs de ma
mère aujourd’hui perdue. Je l’aime aujourd’hui comme une
grande sœur, même si, quand nous étions tous les deux
près l’un de l’autre dans la grotte, des sensations
inconnues m’ont submergé et troublé.
— À quoi tu penses, Méto ? demande Juan.
—  À tout ce qui nous arrive. Tu as des nouvelles de ton
frère ?
— Hiéronymus négocie sa libération et j’ai bon espoir.
— Ça doit être bien d’avoir un frère. Moi, je ne sais pas si
je reverrai ma sœur de sitôt.
Eve m’attend près de la statue du Triumvirat. J’ai du mal
à la reconnaître. Elle m’embrasse sur les joues et me
demande :
— Comment tu me trouves, petit frère ?
— Tu es magnifique !
—  Merci. J’ai repris un peu de poids. Il faut maintenant
que je contrôle ma consommation de bonbons, sinon je ne
vais pas garder cette silhouette.
— Ton visage est plus doux. Tu sembles très heureuse.
— Tu te rends compte, je vais revoir mon frère ! Mais ne
restons pas là, nous avons du travail. Au fait, Hiéronymus
n’est pas avec toi ?
— Tu es déçue que ce soit moi qui sois venu ?
— Non, idiot, mais j’avais cru comprendre qu’il viendrait.
Elle m’entraîne dans des petites rues jusqu’à une porte
de métal où est fixé un panneau indiquant Livraisons. Nous
pénétrons dans une réserve remplie de cartons. Un homme
d’une cinquantaine d’années en blouse blanche nous
attend. Je sors l’enveloppe contenant l’argent. Il l’entrouvre
mais ne compte pas les billets. Nous chargeons ensuite un
taxi et retrouvons Juan au port. Je ne serai pas resté plus
d’une heure sur le continent. Au moment de défaire
l’amarre, deux policiers surgissent sur le ponton et crient
dans notre direction. Nous faisons mine de les ignorer. L’un
d’eux sort un pistolet et nous menace avec son arme. Juan
arrête le moteur. Les deux gars s’invitent sur le pont et
s’intéressent à notre cargaison.
—  Mademoiselle, ouvrez-moi tout ça  ! ordonne celui qui
semble être le chef. Ramon, surveille les deux autres.
Je dois agir vite, avant qu’ils n’aient le temps d’appeler
du renfort. Eve déballe les cartons et tend au chef les lots
de médicaments et les boîtes de compresses. Je me
rapproche insensiblement de l’autre homme qui pointe son
arme vers nous en tremblant un peu. Après un bref
échange de regards, Juan se plie en deux, comme surpris
par une violente douleur au ventre. Le dénommé Ramon
fait un pas dans sa direction. Je lui décoche dans le poignet
droit un coup de pied qui le contraint à lâcher son revolver,
plonge sur le sol pour le ramasser et braque les deux
policiers. Eve court se réfugier dans la cabine pendant que
Juan désarme le chef et leur lie les mains avec une corde.
Puis le capitaine met le moteur en marche et nous quittons
le port. Une centaine de mètres plus loin, il coupe les gaz.
Nous détachons nos prisonniers et leur demandons sous la
menace de l’arme de sauter dans la mer. Le chef s’exécute
tout de suite mais l’autre hésite et déclare en bégayant :
— Je… je ne… ne sais pas na… nager ! Pitié !
— Saute ou on te plombe ! hurle Juan.
Ramon est paralysé par la peur. Je m’approche de lui.
Soudain, il cède et se laisse tomber dans l’eau. Nous nous
éloignons sans attendre. Juan est énervé :
—  On ne devrait pas faire ce genre de chargement en
plein jour ! On a failli y rester.
—  Tu as raison. La prochaine fois, on embarquera la
marchandise dans un endroit moins exposé.
Affolée, Eve s’écrie :
— Mais qu’est-ce que vous avez fait ! ?
Elle détourne la tête pour cacher ses larmes. Je me dis
qu’il est préférable de la laisser seule un moment. Peu
après, elle vient me dire d’une voix sourde :
— Méto, tu es devenu froid et insensible.
Elle s’installe vers la proue et contemple l’horizon. Elle
ne m’adresse plus la parole jusqu’à notre arrivée sur
Hélios.
Hiéronymus nous guettait. Il aide Eve à sortir du bateau
et l’embrasse sur les joues.
— Vous avez eu des problèmes ?
— C’était osé d’agir en plein jour, déclare Juan. On a dû
neutraliser deux policiers.
—  Excusez-moi tous les trois, je vous ai fait courir des
risques inconsidérés. Heureusement, vous êtes sains et
saufs. Je vais faire remplir les cales avec du savon, du
dentifrice et de la nourriture sucrée. Nous partirons ce soir
pour Esbee.
Pendant le trajet vers la Maison, Hiéronymus me glisse à
l’oreille :
— Eve t’a parlé de moi ?
— Je crois que c’est toi qu’elle espérait voir ce matin…
Il ne fait pas de commentaire. Je vois sur son visage,
d’habitude si impénétrable, comme une émotion qui lui
rougit les joues. Je l’interroge à mon tour :
— Tu n’as pas de nouvelles de Caelina ?
— Je te l’aurais dit tout de suite. Tu prendras les rênes de
l’île avec Quirinus pendant mon absence. J’ai eu ton grand-
père au téléphone. Il accepte ton marché et nous rappelle
dès qu’il a localisé ton père.
 
Malgré les encouragements de mes fidèles amis,
j’éprouve des difficultés à suivre le rythme imposé par
Titus. Je n’arrive pas à faire le vide et à me concentrer sur
ma foulée. Je m’assieds sur un rocher pendant que les
autres poursuivent l’entraînement par des étirements.
—  J’ai rêvé de Marcus cette nuit, me confie Claudius.
J’aimerais bien le revoir.
—  Moi aussi, il me manque, confirme Octavius. Tu ne
pourrais pas l’appeler au téléphone, Méto ?
— C’est une bonne idée. Quand je l’avais rencontré chez
lui, il m’avait dit que si on réussissait la révolte, il
envisagerait de revenir.
—  On se retrouverait comme avant  ! s’enthousiasme
Octavius.
 
Cet après-midi, je reste de permanence au bureau à
surveiller le téléphone. Je n’ose pas m’en servir de peur de
rater l’appel tant attendu de Caelina. Je reçois la visite de
deux serviteurs qui se plaignent d’avoir été bousculés par
des soldats.
— Ils ne se sont pas excusés. Nous ne sommes pas assez
respectés, Méto. Il faudrait faire un rappel des règles et
envisager des sanctions en cas de récidive.
Je prends en note cette doléance ainsi que celles d’un
groupe d’enfants qui veulent que des cours de natation
soient ajoutés au programme, puis de soldats qui proposent
une journée de défense avec simulation d’attaque. Notre
cahier déborde d’idées. Soudain, le téléphone sonne : c’est
une voix féminine que je ne connais pas :
—  Je suis Illaria, l’ancienne Matrone  2 de Siloé. Je
voudrais parler à Hiéronymus.
— Il est sur Esbee jusqu’à demain matin. Je suis Méto et
je le remplace.
—  Bonjour. Caelina m’a parlé de toi. Nous avons un
groupe d’éléments ingérables dans notre frigo. Doit-on les
éliminer comme la numéro  1 ou serait-il envisageable de
les exiler ? Je crois que vous avez procédé ainsi sur Hélios.
—  En effet. Nous viendrons les chercher demain dans
l’après-midi.
—  Nous sommes en train de recenser les candidates à
l’émigration vers votre île ou celle d’Esbee. De votre côté,
où en êtes-vous ?
—  Nos listes sont établies. Pourriez-vous me passer
Caelina ?
— Bien sûr.
— Allô, Méto ?
—  Tu vas bien  ? Tu reviens avec le bateau demain et
après…
—  Non, Méto. Je veux rester encore un peu avec mes
« sœurs ». Elles ont besoin de moi.
Je marque un long silence avant d’ajouter :
— Je comprends. Au revoir.
— Méto ! Tu me manques aussi. À très bientôt.
 
Cette nuit, je ne trouve pas le sommeil. Je rêve tout
éveillé à ma mère qui m’a définitivement oublié, à ma sœur
pour qui je resterai à jamais un inconnu. Qu’aurait été ma
vie si les lois sur la famille n’avaient pas été promulguées ?
Serais-je plus heureux ou plus triste qu’aujourd’hui ? Cette
autre vie m’aurait-elle permis de rencontrer tous ceux qui
maintenant comptent tant pour moi  ? Mon père va-t-il me
reconnaître ou me rejeter ?
Je suis fatigué mais je ne parviens pas à garder les yeux
clos plus de quelques minutes. Vers cinq heures, je pars me
promener sur les collines. Je découvre que Toutèche a
organisé une nuit à la belle étoile avec un groupe d’enfants.
Je reconnais l’un d’eux qui surveille le feu :
— Décimus, tu ne dors pas ?
— Non, je suis trop excité. Demain, je vais avoir accès au
classeur gris et connaître mon vrai prénom. Toi, qu’est-ce
que ça t’a fait de savoir ?
—  C’était comme un vertige… À propos, tu ne m’as
jamais dit si tu avais entendu ce que je te promettais dans
le dortoir quand nous avons été obligés de fuir.
—  En fait, je ne comprenais pas tes paroles mais le son
de ta voix était bienveillant. Au matin, après la scène
d’épouvante que nous avaient préparée les César et les
soldats, j’ai rassuré mes copains en leur disant que vous
reviendriez bientôt. Je trouve juste que vous avez mis
beaucoup de temps. Mais cette fois-ci, au moins, c’est pour
toujours.
—  Oui, Décimus. Je vais rentrer pour essayer de dormir
un peu.
Sur le chemin du retour, je croise quelques pêcheurs que
se rendent sur leur bateau. Chacun me lance un tonitruant
« Bonjour, Méto ». Je leur réponds sans pouvoir citer aucun
de leurs prénoms. Le dernier lève sur moi son regard gris
en souriant. Son visage amical me trouble. À cet instant,
j’ai l’impression que des souvenirs essaient en vain de
remonter à la surface. Il s’arrête et déclare :
— Je suis Syrius, c’est moi qui t’ai appris à souder. Tu ne
peux pas te souvenir de moi, je portais un masque de
protection.
—  Mais je te connais d’avant, non  ? C’était… pendant
cette nuit d’horreur où Tibérius a trouvé la mort. Au cœur
de la bataille, tu as été là pour veiller sur moi. Tu m’as
sauvé la vie en me poussant dans un abri souterrain. Je t’ai
enfin retrouvé, Syrius…
—  En protégeant un petit, je ne faisais que mon devoir.
Bonne journée, Méto.
— Bonne journée, Syrius.
 
Ce matin, j’ai raté le rendez-vous sportif avec mes
copains et je traîne dans ma chambre en attendant le
retour d’Eve et de Hiéronymus. Celui-ci revient seul vers
midi. Je le mets au courant des dernières nouvelles.
—  Eve aussi a choisi de rester, pour aider le César
médecin à traiter les urgences. Tu n’es pas le seul à te
sentir un peu abandonné.
Je suis étonné d’une telle confidence de sa part. Je n’ose
pas demander s’ils se sont embrassés ou même tenu la
main, mais j’en crève d’envie.
—  Esbee est une île étrange, reprend mon ami. Suite à
leur disgrâce, des conflits ont brièvement opposé les César
et les soldats, chaque groupe rejetant la faute sur l’autre.
Puis, après quelques blessés graves et des tentatives de
fuite, ils ont décidé de faire la paix et de se serrer les
coudes. Devant la pénurie qui s’imposait à tous, ils ont
même informé les enfants de la situation et les ont associés
aux décisions. Il leur a fallu imaginer un mode de vie plus
solidaire, plus économe. L’ambiance sur place n’est pas à la
peur et la méfiance, comme elle a pu l’être ici autrefois.
— Et le frère d’Eve ?
—  Gilles va bien. Tu sais qu’ils envisagent de s’installer
tous les deux sur Hélios d’ici quelques années  ? Mais Eve
veut d’abord suivre des études de médecine sur le
continent.
— Quand va-t-on inviter les enfants errants de la Zone 17
sur notre île ?
—  Ils arriveront la semaine prochaine. Jeannot est
impatient de te revoir. Je les ai souvent au téléphone.
 
Plus tard dans l’après-midi, je décide d’appeler Marcus.
Je tombe d’abord sur sa mère qui me fait subir un véritable
interrogatoire avant de consentir à me passer son fils.
Heureusement que j’ai appris à improviser.
—  Allô, Méto  ! Ma mère m’étouffe un peu. Elle me pose
sans cesse des questions sur ce que je pense, ce que je fais
quand elle n’est pas là. Si je ne lui réponds pas, elle fond en
larmes. Alors j’essaie de lui faire plaisir en lui disant ce
qu’elle veut entendre.
— Et ton père ?
—  Il est distant. Il ne semble s’intéresser qu’à mes
résultats scolaires.
—  Je t’appelle pour te dire qu’on a enfin pris le pouvoir
ici.
— C’est vrai !
Je lui raconte rapidement les événements qui nous ont
conduits à la situation actuelle. Il m’oblige à rentrer dans
les détails, comme pour s’assurer que je n’invente pas. Je
conclus par cette proposition :
— Sache qu’il y aura toujours une place pour toi au sein
de la communauté.
— Merci. J’y réfléchirai. Mais pour plus tard. Peut-être.
–  … Je comprends… Tu as une famille maintenant et…
sans doute de nouveaux copains au collège.
—  Oui, c’est ça. Mais tu resteras à jamais mon meilleur
ami, Méto. Dès que Maman ira mieux, je viendrai te voir.
Quand je raccroche, une immense tristesse s’abat sur
moi. J’avais imaginé qu’il n’attendait que mon signal pour
revenir près de nous. Autrefois, nous aurions sacrifié nos
vies l’un pour l’autre. Rien ne sera plus jamais comme
avant.
 
Dans la soirée, Hiéronymus me fait appeler. J’essaie de
ne pas lui montrer le chagrin qui m’envahit aujourd’hui,
mais c’est peine perdue.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Méto ?
— J’ai des douleurs au ventre et je ne dors pas très bien.
—  Marc-Aurèle a appelé. Il envoie cette nuit un bateau
pour ton voyage dans la Zone noire où se trouve ton père.
Départ d’Hélios demain vers six heures. Passe à l’infirmerie
pour tes maux d’estomac, il faut que tu sois en forme pour
les retrouvailles. Profites-en bien. Je t’envie, Méto.
Beaucoup d’entre nous ne connaîtront jamais cette chance.
Il a raison et j’ai soudain un peu honte de m’apitoyer
ainsi sur mon sort. Je vais préparer mon sac et essayer de
dormir.
Un grand bateau blanc m’attend au port, comparable en
taille à celui que la Maison utilisait pour le transport des
troupes. Sur le pont, je suis accueilli par un homme
d’environ cinquante ans vêtu d’un costume strict.
L’équipage compte cinq matelots, deux jeunes femmes en
uniforme et un capitaine. L’intérieur est vaste et luxueux.
Une carte est dépliée sur une grande table ovale dans ce
qui ressemble à un immense salon.
—  Je suis Stan, un proche collaborateur de votre grand-
père. Je vais d’abord vous situer sur la carte l’endroit où
nous allons. Voilà, c’est ici, dans un pays qu’on appelait
autrefois l’Espagne. Comme vous le constatez, c’est assez
loin et nous ne serons sur place qu’en fin de journée. Je
vais vous conduire à votre cabine où vous pourrez vous
reposer. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, le
personnel du yacht est à votre disposition.
Je dispose d’une chambre avec plusieurs gros fauteuils,
une télévision, des revues et des livres. Une lettre à mon
intention est posée sur le lit.
 
Cher Méto,
 
Il semblerait que je t’aie mal jugé dans le passé et que tu sois devenu un vrai
meneur d’hommes capable d’initier des projets audacieux et d’affronter les
épreuves en faisant montre d’un réel courage physique. Je me réjouis de cette
évolution et souhaite renouer des liens avec toi. En attendant que nous
puissions nous parler de vive voix, profite de ton séjour à bord.
À bientôt.
 
Ton grand-père

 
PS : Ouvre les tiroirs, je t’ai préparé quelques cadeaux de bienvenue.
 
Je découvre un peu partout des paquets aux papiers
colorés, dont les rubans portent une étiquette à mon nom.
Dans le premier se trouve une montre argentée affichant
plusieurs cadrans, dans le second, une chaîne dorée, dans
les suivants, des vêtements de « riches », que j’ai appris à
reconnaître lors de mon intégration au groupe  E. Il y en a
pour une fortune. Je ne sais pas ce que Marc-Aurèle a
derrière la tête, mais là où je vis, toutes ces choses ne
servent à rien. Je refais les paquets et les remets à leur
place. Une jeune femme vient déposer un plateau chargé
de nourriture sur ma table. Elle attend un long moment
avant de finir par me demander :
— Monsieur désire-t-il autre chose ?
— Non merci, mademoiselle.
Je mange un peu puis m’allonge pour réfléchir. Stan
passe me voir dans l’après-midi. Il s’étonne :
— Vous n’avez pas déballé vos cadeaux ?
— Je ne suis pas venu pour ça.
—  Comme vous voulez. Avant de descendre, vous
revêtirez une combinaison protectrice pour ne pas attraper
de virus en vous faisant mordre par un rat ou piquer par
une puce infectée. Nous arriverons dans une heure. Vous
serez alors pris en charge par un guide qui vous conduira à
votre père.
 
J’attends le dernier moment pour enfiler le costume épais
entièrement hermétique. Calfeutrés à l’intérieur du bateau,
les autres me regardent sortir. Sur le port, personne ne
porte de protection. Ici, l’habillement des gens est proche
de celui des Chevelus des grottes. Un homme avec une
barbe m’attend sur le ponton. Il m’invite par gestes à
prendre place dans une voiture sans toit qui démarre sur-
le-champ. Je suis gêné de m’exhiber dans cette tenue au
milieu de la foule dépenaillée et exposée à tous les dangers.
Certaines personnes présentent des malformations, surtout
parmi les enfants. Même si la population ne manifeste
aucune agressivité à mon égard, je me sens soulagé quand
nous quittons la ville. Nous grimpons au sommet d’une
colline couronnée de hautes clôtures métalliques. Nous
franchissons une barrière. Un garde portant une
combinaison semblable à la mienne vérifie les papiers
tendus par mon guide et me désigne la porte principale
d’un bâtiment sans fenêtres. À l’intérieur, un homme me
vaporise un liquide bleu des chaussures à la capuche. Dans
une seconde pièce, j’enlève ma combinaison. En quittant un
dernier sas, je vois tout à coup mon père, les bras croisés,
qui guette sans doute depuis quelques minutes l’arrivée de
son visiteur inconnu. Il me regarde approcher avec
curiosité. Je suis profondément heureux de me trouver si
près de lui  ; en même temps, je suis très angoissé à l’idée
qu’il puisse me rejeter ou ne pas croire à mon histoire.
— Bonjour, jeune homme. Suivez-moi dans mon bureau et
expliquez-moi pourquoi j’ai reçu ordre de l’AZIL de vous
recevoir toutes affaires cessantes.
— Vous allez comprendre, monsieur.
— J’y compte bien.
J’attends qu’il ait fermé la porte et se soit assis pour
sortir de ma poche une des lettres de Marc-Aurèle
adressées à Jove, que je lui tends sans rien dire. Il observe
d’abord l’enveloppe avec minutie.
— Qui est Jove ?
— C’était le créateur d’un ensemble de Maisons pour les
« enfants en trop ».
Il hoche la tête et commence à lire la lettre. Soudain, il
se fige. Il parcourt plusieurs fois la feuille avant de pincer
le haut de son nez avec son pouce et son index, peut-être
pour essuyer une larme. Il baisse les yeux. J’avale une
grande bouffée d’air et déclare :
— Je suis Méto. Je suis ton fils.
Il relève doucement la tête et respire comme s’il avait
couru pendant plusieurs minutes. Il me regarde enfin avec
une grande douceur. J’articule difficilement :
— Papa ?
— Oui, Méto ?
— Papa, tu pourrais me prendre dans tes bras ?
Il se lève et bouscule maladroitement son bureau pour
me rejoindre. Je suis envahi d’une joie immense et je
pleure. Je sens que je ne suis pas le seul.
Pendant les heures qui suivent, nous ne nous quittons
pas. Mon père donne des ordres pour ne pas être dérangé.
Nous parlons sans arrêt jusqu’à ce qu’une de ses
collaboratrices nous apporte un plateau avec des
sandwichs. Vers trois heures du matin, nous nous
endormons côte à côte.
Au matin, il me présente à ses collègues, qui
m’embrassent ou me serrent la main avec chaleur. Ensuite,
nous nous enfermons dans son bureau. Pour que je
comprenne mieux le sens de son travail, il me propose de
compulser avec lui quelques-uns de ses dossiers. Je
découvre que mon père coordonne les actions de plusieurs
équipes de techniciens dans le but d’organiser la survie des
populations des Zones noires. Certains cartographient les
surfaces, après analyse, afin de déterminer celles qui
restent cultivables et celles à éviter à tout prix. D’autres
enseignent de nouvelles méthodes de culture mieux
adaptées aux besoins des groupes de population. Son
domaine d’action s’étend aussi à la santé, l’éducation, la
sécurité et la gestion de l’eau. La tâche paraît immense.
Parfois, je tourne mon regard vers lui juste pour me remplir
de son visage si doux. C’est mon père et il est merveilleux.
Quand nous nous quittons, il est très ému :
—  Je ne veux plus te perdre, dit-il en m’embrassant. Je
vais bientôt rentrer à la maison car ma mission ici prend fin
dans quelques semaines. Je révélerai la vérité à ta mère. Ce
sera difficile pour elle d’admettre que son père l’a ainsi
trahie. Quand elle sera prête, nous nous réunirons tous les
quatre. En attendant, il faudra communiquer à l’insu de
Marc-Aurèle, dont la capacité de nuisance est, tu le sais,
immense. Ce sera notre secret.
— Quand penses-tu qu’on se reverra ?
—  Je ne sais pas exactement mais je te contacterai d’ici
une semaine. As-tu la possibilité d’acheminer du courrier
depuis Hélios ?
—  Oui, nous nous rendons régulièrement sur le
continent.
—  Je vais te donner une adresse sûre. Et toi, connais-tu
quelqu’un dans la Zone  17 qui pourrait te servir de boîte
aux lettres ?
— Je trouverai.
— Je t’aime, mon fils.
— Moi aussi, Papa.
 
Affublé de mon équipement anticontamination, je refais
le trajet en sens inverse, conduit par le même guide muet,
jusqu’au bateau de Marc-Aurèle.
— Tout s’est bien passé, Méto ? me demande Stan.
— Idéalement. Merci. La nuit a été brève, alors je vais me
reposer un peu.
— À votre réveil, je vous promets une belle surprise.
 
Je m’écroule sur mon lit sans trop réfléchir à sa dernière
phrase. J’ai rarement été aussi heureux. Hiéronymus a
raison. J’ai beaucoup de chance.
 
J’ai du mal à évaluer si j’ai dormi longtemps. En me
levant pour aller rafraîchir mon visage, je me sens observé.
Je me retourne vivement  : un vieil homme aux longs
cheveux blancs est assis sur un fauteuil. Il s’approche et me
tend les bras. Je n’esquisse aucun geste en retour. Il
grimace à peine et retourne s’asseoir. Je m’installe en face
de lui.
— Bonjour, Méto.
— Bonjour.
—  Enfin, nous nous rencontrons  ! Nous avons beaucoup
de choses à nous raconter, tu ne crois pas ?
— Non. Tout ce que je sais de vous ne me donne aucune
envie de vous connaître mieux.
—  Ne me prends pas de haut, Méto. Je ne suis pas le
méchant grand-père face au petit-fils innocent. Je sais de
quoi tu es capable. Tu n’as pas les mains bien propres, toi
non plus. Combien as-tu de meurtres à ton actif ? Deux, je
crois.
— Je n’ai tué que lorsque ma vie était en danger.
—  Pour le motard peut-être, mais je n’en suis pas sûr
pour le policier, celui que tu as laissé volontairement se
noyer. C’était un père de famille très apprécié de ses
collègues. Je t’ai apporté une photo de sa fille. Tu veux la
voir ? Elle a l’âge de ta sœur.
Je le fixe en tentant de ne laisser transparaître aucune
émotion, mais la photo de l’enfant qu’il me plaque devant
les yeux me déclenche une crampe au ventre.
—  Et je ne compte pas les crimes que tu as laissés faire
ou même encouragés, l’archiviste des Oreilles coupées, le
chef des Lézards, la responsable de Siloé, le jeune
Stéphane… Il y en a sans doute d’autres dont tu n’as même
pas conscience. Je n’ai aucune leçon à recevoir de toi.
Pendant tout son discours, son ton est resté égal. Sa voix
est glaciale. Je décide de répliquer :
—  Et vous  ? Combien de morts à votre compteur  ?
Directement ou indirectement. On parle de dizaines de
millions, voire de centaines de millions de victimes, et la
liste s’allonge chaque jour. Il vous faudrait plusieurs autres
vies pour contempler ne serait-ce qu’une seconde le
portrait de chacune d’elles.
— Je ne suis pas venu en ennemi. Tu me déçois, Méto.
—  Vous êtes exactement tel que je vous imaginais et
j’espère ne jamais vous ressembler. Mais, pour la première
fois de votre vie, grâce au chantage que mes amis et moi
exerçons sur vous, vous êtes contraint de faire le bien.
Dans les anciennes Maisons de Jove, nous formerons des
êtres solidaires et fraternels qui un jour changeront ce
Monde que vous avez bâti.
— Tu peux toujours rêver. Je ne donne pas deux ans à ta
«  société idéale  » avant qu’elle ne devienne le pire panier
de crabes que la Terre ait jamais porté.
— Vous vous trompez. L’avenir vous donnera tort.
—  Je n’aurai pas le temps de le vérifier, Méto. Si j’ai
absolument tenu à te voir, c’est que je suis condamné. Mes
médecins parlent de quelques mois de sursis tout au plus.
Que tu le veuilles ou non, mon sang coule dans tes veines
et tu seras mon seul héritier. Je voulais, avant de partir,
qu’on fasse la paix tous les deux. Réfléchis à ce que tu feras
de ton héritage. Au revoir, mon petit-fils.
Il se lève et quitte la pièce sans se retourner. J’entends
peu après le bruit d’un moteur qui démarre.
Épilogue
 
Ce soir, nous sommes une quinzaine, réunis autour d’un
grand feu sur la plage. Entouré de tous mes amis, Caelina,
Claudius, Octavius, Syrius, Élégius, Toutèche, Titus,
Décimus, Mamercus, Atticus, Hiéronymus, Lucia, Eve et
Gilles, je profite du chant des vagues et de la douceur du
soir. Nous savons tous que nos lendemains seront ce que
nous en ferons et nous voulons le meilleur.
Je contemple l’horizon en repensant au matin où tout a
commencé. J’avais simplement entrouvert les yeux alors
qu’on nous intimait l’ordre de les garder fermés.
Aujourd’hui, je le sais. Il faut parfois désobéir.
L’auteur
Yves Grevet est né en 1961 à Paris. Il est marié et père
de trois enfants. Il habite dans la banlieue est de Paris, où il
enseigne en classe de CM2.
Il est l’auteur de romans ancrés dans la réalité sociale.
Les thèmes qui traversent ses ouvrages sont les liens
familiaux, la solidarité, l’apprentissage de la liberté et de
l’autonomie.
Avec Méto, il aborde un genre nouveau pour lui  : le
grand roman d’aventures, tout en restant fidèle à ses sujets
de prédilection.
Du même auteur
AUX ÉDITIONS SYROS :
 
C’était mon oncle !, coll. « Tempo », 2006
Jacquot et le grand-père indigne, coll. « Tempo », 2007
Méto, tome 1 : « La Maison », 2008
Prix des Collégiens du Doubs 2008
Prix Tam-Tam Je Bouquine 2008
Prix jeunesse de la ville d’Orsy 2009
Prix Enfantaisie 2009 (Suisse)
Prix Ruralivres en Pas-de-Calais 2008/2009
Le Roseau d’or 2009
Prix Gragnotte 2009 de la ville de Narbonne
Prix Chasseurs d’Histoires 2009 de la ville de Bagneux
Prix des Dévoreurs de livres 2010 (27)
Prix Frissons du Vercors 2010
Prix Bouqu’en Stock 2010 (académie de Rouen)
Prix des lecteurs ados de Concarneau et Quimperlé 2010
Méto, tome 2 : « L’Île », 2009
CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS :
 
Mon premier rôle, Nathan, 2004
Comme les cinq doigts du pied, Nathan, 2005
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