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Thierry Audouin

COMME DEUX GOUTTES D’EAU


(ou l’histoire d’un(e) mythomane qui perd les eaux)

Toute représentation de la pièce doit faire l’objet


d’une demande d’autorisation auprès de la SACD

- Il était un fois…

- Je la connais ton histoire, je l’ai vue à la télé !

- Ah oui ? Et qu’est-ce que ça raconte s’il te plaît ?

- C’est l’histoire d’un loup avec un bonnet rouge…

- Je le connais lui ! C’est le loup de mer, celui du collège…

- Jacques-Yves Costaud.

- C’est ça.

- Mais non ! C’est un loup qui dormait tout le temps et puis un jour il y eut une
princesse qui arriva sur une citrouille et la princesse, elle embrassa le loup sur
la bouche…

- C’est dégoûtant !

- Même pas parce que le loup s’était brossé ses grandes dents avant et quand
la princesse embrassa le loup, le loup se réveilla transformé aussitôt en
carrosse.

- N’importe quoi. C’est même pas ça.

- Si ! Même que le loup a perdu sa chaussure en fourrure.


- Aucun lien !

- Bon, je peux reprendre mon histoire ? (Un temps.) Il était une fois…

- Tu l’as déjà dit !

- Il était une fois…

- Là, ça fait même trois fois !

- Il était un fois deux gouttes d’eau qui se ressemblaient comme deux


gouttes d’eau.

1 Thierry Audouin
Comme deux gouttes d’eau
- Ça coule de source.

- Un jour, il faisait tellement chaud sur la mer que…

- Alors c’était des gouttes d’eau salée, tu ne l’avais pas dit. Comment veux-tu
qu’on comprenne si tu ne dis pas tout ?

- C’est-à-dire qu’au début, elles n’étaient pas salées parce que…

- Pourquoi, on n’était pas au début, là ?

- Vous savez pourquoi elle est salée, la mer ?

- C’est à cause du moulin à sel.

- Mais non, ça c’est des histoires !

- La mer, elle est salée, parce que le jour où tu es né, tête de nœud, le ciel a
tellement pleuré qu’il a salé la mer.

- En fait, avant le « il était une fois », les deux gouttes d’eau, elles étaient
dans un fleuve. Avant le fleuve, elles étaient dans la rivière. Avant la
rivière, elles étaient dans le ruisseau…

- Les flash-back, moi, ça me fatigue…

- C’est un conte ou un roman fleuve ?

- Tu ne peux pas la raconter dans le bon sens, ton histoire ? Je vais finir par
avoir les oreilles à l’envers !

- Avant le ruisseau, elles étaient dans le ru…

- Comme les chômeurs. Mon père, il dit que si je travaille pas, je ferai chômeur
et que je finirai dans la rue.

- J’ai dit le ru, masculin, pas la rue, féminin.

- Macho !

- Oh ! On n’est pas à l’école, quand même !

- Avant le ru, les deux gouttes elles sont nées entre deux rochers.

- C’est le début, là ?

- Oui. Donc, au début, elles n’étaient pas salées.

- Là, on est d’accord.


2 Thierry Audouin
Comme deux gouttes d’eau
- Un jour, il faisait tellement chaud sur la mer, que les deux gouttes d’eau
qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau se sont évaporées.
Vous savez ce que ça veut dire « évaporé » ?

- Oh ! On n’est pas à l’école, quand même !

- Mon père, il dit souvent que ma mère, elle est complètement évaporée.

- Et les deux gouttes d’eau se sont retrouvées dans le ventre d’un


immense cumulo-nimbus.

- C’est pas la peine de chercher à nous impressionner avec tes grands mots.
On sait tous ce que c’est.

- Et qu’est-ce que c’est ?

- Un avion !

- Un dinosaure !

- Un violon !

- Oh ! On n’est pas à l’école, quand même !

- C’est un nuage, bande d’ignares. Si vous continuez à m’interrompre, je


ne raconte plus. Et vous resterez à jamais le bec dans l’eau.

- Te fâche pas, on est tout ouïe.

- Donc les deux gouttes d’eau se sont retrouvées dans le ventre d’un
immense cumulo-nimbus. Poussé par les vents, le nuage a voyagé,
voyagé… Il a survolé la mer, les montagnes, les plaines et puis un jour…
Pourquoi vous ne dites plus rien ? Elle ne vous intéresse pas mon
histoire ?

- On est tout ouïe, on te dit.

- Moi, j’ai une question, mais je ne voulais pas t’interrompre.

- Vas-y, là tu peux y aller, je suis interrompu.

- Si les deux gouttes d’eau, elles se ressemblent comme deux gouttes d’eau,
comment fait-on pour les reconnaître ?

- Je…

- Coulé !

3 Thierry Audouin
Comme deux gouttes d’eau
(Il y a un long silence, tous se regardent et regardent le « narrateur » qui a gardé
la bouche ouverte.)

- On pourrait peut-être leur donner un nom.

- Je propose Ache et deuzo. Plic et Ploc !


- C’est nul !

- Qu’est-ce tu en penses, c’est toi qui racontes après tout ?

- Moi, je ne me mouille pas. De toute façon c’est une histoire universelle,


on n’a pas besoin de nom.

- Si (madame) monsieur verse dans le mythe maintenant…

- (Elle) Lui, (elle) il verse et nous, on se mouille.

- Taisez-vous, je reprends. Allons-y pour Plic et Ploc si ça vous chante.

- C’est nul !

- Les mythes ne sont plus ce qu’ils étaient.

- Plic et Ploc étaient donc dans le ventre de l’immense cumulo-nimbus et


un jour ils se retrouvèrent au-dessus du désert. Là vivaient des nomades
qui se retrouvaient une fois par semaine autour d’un puits où ils
venaient chercher leur réserve d’eau, pour eux et leurs troupeaux. Mais il
avait fallu, par deux fois déjà rallonger la corde et les femmes qui
discutaient autour du puits étaient très inquiètes : bientôt le puits serait
à sec et si la pluie ne venait pas… (Silence.)

- C’est fini, là ?

- Tais-toi, imbécile ! C’est une pause dramatique.

- Chut !

- L’une des femmes autour du puits semblait particulièrement inquiète.


Elle ne parlait pas beaucoup, mais elle scrutait le fond du puits et de
semaine en semaine le reflet de sa silhouette à la surface de l’eau se
faisait plus petit.

- Ça veut dire que le niveau de l’eau était de plus en plus bas.

- On avait compris !

- Pourtant de semaine en semaine, la silhouette de cette femme


s’arrondissait, son ventre ressemblait maintenant à une pastèque bien
mûre…

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Comme deux gouttes d’eau
- Ça veut dire…

- On a compris !

- Un jour, il fallut rallonger la corde du puits pour la troisième fois. Les


plus vieux des nomades savaient ce que signifiaient ces trois nœuds sur
la corde. Dans sept jours, il ne resterait plus d’eau dans le puits. La
femme au ventre rond comme une pastèque bien mûre s’éloigna du puits
tellement désespérée qu’elle baissa la tête et renversa la cruche qui y
était posée. L’eau fut bue instantanément par le sable.

- C’est pas vrai !

- Bien-sûr que c’est pas vrai, c’est une histoire !

- Des racontars.

- Des fadaises.

- Des commérages.

- Des ragots.

- Mytho !
- Moi, l’aime que les histoires vraies.

- C’est pas une histoire d’abord, c’est un mythe.

- Tu vois que c’est vrai que c’est (une) un mytho.

- Un mythe, c’est une histoire pas vraie mais elle est vraie.

- C’est pas clair, ton histoire…

- (fort pour reprendre la parole.) L’eau fut bue instantanément par le sable.
(un temps.) Il y eut alors un grand éclair qui déchira le cumulo-nimbus.
Tous les nomades levèrent les yeux au ciel. Les hommes tremblèrent,
les femmes crièrent. L’une d’elles, celle dont le ventre s’était arrondi
comme une pastèque bien mûre criait plus fort que les autres : « je perds
les eaux ! je perds les eaux ! »

- Ça veut dire…

- Ça veut dire ?

- Ça veut dire… Ça veut dire…

- Vas-y, accouche !

- Ben oui, ça veut dire ça.


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Comme deux gouttes d’eau
- C’est comme l’autre mythomane quand (elle) il accouche d’une histoire. Ça
marine dans sa tête, ça marine dans sa tête, et puis un jour, (elle) il perd les
eaux et on assiste à la naissance de l’histoire.

- C’est pareil ?
- C’est pareil.

- Alors vas-y, accouche !

- Dans le cumulo-nimbus, Plic et Ploc avait été séparés par le grand éclair
et il s’était alors mis à pleuvoir. Plic tomba directement dans le puits
mais Ploc tomba sur le sable et fut avalé en un instant. Les nomades
couraient en tous sens, agités par l’espoir verdoyant des prairies à venir.
Et puis la femme dont le ventre s’était arrondi comme une pastèque bien
mûre continuant son chant de vie, « je perds les eaux ! Je perds les
eaux », les rappelèrent à l’ouvrage du présent. Ils tendirent une toile
entre deux branches plantées dans le sable et confectionnèrent ainsi un
abri pour la mère et son enfant à naître. Plusieurs heures passèrent…

- Ça, c’est une éclipse !

- Une ellipse, pas une éclipse, abruti !

- C’est pareil.

- Mais non, ce n’est pas pareil ! Une ellipse, c’est pour raccourcir une histoire
pour ne pas donner envie de s’éclipser avant la fin.

- C’est vrai que ça commence à durer un peu trop, ton histoire…

- Quand est-ce qu’on arrive à « ils se marièrent et eurent beaucoup


d’enfants » ?

- (au public.) Excusez-le, messieurs-dames, mais il faut toujours qu’il nous


retarde. Je suppose d’ailleurs que vous n’avez pas que ça à faire, laissez-
nous votre adresse électronique, on vous enverra la fin du mythe dès qu’on
en aura pris connaissance. On ne vous retient pas plus longtemps, la porte
est derrière vous.

- T’es fou toi ! On ne décide pas comme ça. On est en démocratie. Il faut voter.
Que les imbéciles qui ne comprennent rien à l’histoire et veulent partir lèvent
la main. Tu vois, ils veulent rester. Ladies and gentlemen, votre intelligence
vous honore. Pour vous, et en exclusivité mondiale aujourd’hui dans la
bibliothèque du château de Méry–sur-Oise voici la fin du mythe. A toi, coco.

- Plusieurs heures passèrent… Enfin la pluie s’arrêta et presqu’aussitôt,


on entendit les cris d’un bébé qui venait saluer le retour de l’espérance.
Une femme se rendit au bord du puits et quelques longueurs de cordes
suffirent pour atteindre l’eau. Parmi les millions de gouttes qui
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Comme deux gouttes d’eau
remplissaient la calebasse qu’elle rapporta pour laver le bébé, on
distinguait Plic, la poitrine gonflée par l’importance de sa mission : le
hasard l’avait choisi parmi des milliards de gouttes pour laver le
nouveau-né.

- La chance !
- Pauvre Ploc ! Lui, il sert à rien…

- La vie est cruelle. Mon père, il le dit bien. Le plus dur, quand on est au
chômage, c’est de se sentir inutile.

- Oui mais, parfois, même quand tu travailles, on te fait sentir que tu sers à rien.

- Quand on n’écoute pas quelqu’un venu pour vous raconter une histoire
par exemple…

- Pardon, coco, finis le travail !

- A l’endroit où Ploc, avec d’autres millions de gouttes, avait disparu dans


le sable, on vit sortir, quelques jours plus tard, des millions de brins
d’herbe tendre. Alors les nomades guidèrent les troupeaux vers ces
nouveaux pâturages. Le pis des chèvres et des vaches se gonflèrent de
lait sous le regard serein de la mère allaitant encore son enfant. Elle se
mit à fredonner une petite berceuse :

Plic Ploc Plic Ploc Plic Ploc !


C’est l’eau du Pacifique
Plic Ploc Plic Ploc Plic Ploc !
C’est l’eau de l’Atlantique
Plic Ploc Plic Ploc Plic Ploc !
C’est l’eau de l’Antarctique
Plic Ploc Plic Ploc Plic, Tiens!
C’est l’océan indien.

Tous reprennent en choeur.

- C’est fini?

- Il manque juste une phrase.

- Ben oui. Tu n’as pas dit « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ».

- Mais n’importe quoi ! Elle est déjà mariée, elle a même un gamin.

- Ça, ça ne veut rien dire. Faudrait vivre avec ton temps mon bonhomme.

- De toute façon, ce sont Plic et Ploc les héros. Ils ne vont pas se marier quand
même.

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Comme deux gouttes d’eau
- Et pourquoi pas ? faut vivre avec son temps !

- Ce sont juste des gouttes d’eau.

- Ben quoi ? Les petits ruisseaux font les grandes rivières.

- Bon, tu l’as dit ta phrase ?

(Un temps.)

- C’est ainsi que se termine l’histoire des deux gouttes d’eau qui se
ressemblaient comme deux gouttes d’eau.

- C’est nul. Imagination zéro.

- Ouais, en fait, la meuf, elle aurait pu avoir des jumeaux !

- On aurait pu les appeler Plic et Ploc.

- La classe !
- Moi, je veux faire la dernière phrase !

- Vas-y, accouche !

- « Alors la mère prena ses deux enfants dans les bras.

- « prit », abruti !

- On s’en balance des conjugaisons, c’est une histoire intemporelle.

- « Elle prit ses deux enfants dans ses bras et elle dit : voici Plic, voilà Ploc,
mes deux petits, je vous aime comme deux gouttes d’eau.

- On peut faire mieux.

(Tous se mettent à parler en même temps, on entend les mots Plic, Ploc dans la
brouhaha, comme s’il se mettait à pleuvoir.)

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