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Sous la direction de

Louise Blais

Vivre à la marge
Réflexions autour de la souffrance sociale
Collection dirigée par Francine Saillant

Cette collection propose des ouvrages portant sur divers


thèmes associés au large domaine de la santé, en mettant en valeur les
apports des sciences sociales, en particulier de líanthropologie, de la
sociologie, de líhistoire et des sciences politiques. Líhistoire et la trans-
formation des systèmes de santé au Québec et en Occident et leurs enjeux,
les systèmes de médecine traditionnelle, les mouvements sociaux et des
droits des usagers, les professionnels, les questions éthiques et politiques,
les problèmes particuliers des pays du Tiers-Monde sont autant de ques-
tions sur lesquelles cette collection síouvrira. Notre souhait est de
permettre la compréhension des expériences individuelles et collectives
liées à la santé et à la maladie, les cadres de gestion offerts aux popula-
tions aussi bien que les modèles de soins et díaccompagnement qui
rejoignent les individus, tout cela dans leurs particularités et leur diver-
sité.
Vivre à la marge
Réflexions autour de la souffrance sociale
Vivre à la marge
Réflexions autour de la souffrance sociale

Sous la direction de
LOUISE BLAIS
Pour Érasme
(Équipe de recherche et action
en santé mentale et culture)

Les Presses de l’Université Laval


Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du
Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du
Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entre-
mise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition
(PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Mise en pages : Diane Trottier


Maquette de couverture : Hélène Saillant

ISBN : 978-2-7637-8590-5

© Les Presses de l’Université Laval 2008


Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 1er trimestre 2008

Les Presses de l’Université Laval


Pavillon Maurice-Pollack
2305, de l’Université, bureau 3103
Québec, (Québec) G1V 0A6
Canada
www.pulaval.com
Table des matières

Présentation ...........................................................................................................1
Louise Blais avec Ellen Corin et Jocelyne Lamoureux

PREMIÈRE PARTIE
LA PAROLE : LES MOTS ET LES MAUX

Souffrance sociale, parole publique, espace politique ...................................15


Louise Blais

Souffrance sociale en paroles ...........................................................................37


Karine Vanthuyne

Entre les mots. Plis et défauts du sens dans la psychose ................................53


Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay

DEUXIÈME PARTIE
LA RESTRUCTURATION : LE TEMPS ET L’ESPACE

Moi, les autres : nous ? La souffrance sociale et son rapport au temps ..........87
Cécile Marotte

La transmission traumatique au cœur des processus de reconstruction ...105


Cécile Rousseau et Abdelwahed Mekki-Berrada

Psychotropes et santé mentale. Écouter ou réguler la souffrance ? .............121


Lourdes Rodriguez del Barrio, Nadine Perron et Jean-Nicolas Ouellette
viii Vivre à la marge ˜ Réflexions autour de la souffrance sociale

TROISIÈME PARTIE
L’ACTION : POUR UNE PENSÉE MÉTISSE

Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? .......................149


Marc Perreault

Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ................................................185


Gilles Bibeau

Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire :


Réflexions sur la subjectivation politique .......................................................213
Jocelyne Lamoureux

COMMENTAIRES

D’un regard à l’autre :


La souffrance sociale entre compassion et impuissance ..............................243
Michèle Clément

Une éthique de la parole ...................................................................................247


Éric Gagnon

Biographies .........................................................................................................253
Présentation

Louise Blais
avec Ellen Corin et Jocelyne Lamoureux

C’est un des nombreux paradoxes de cette époque complexe que les iné-
galités et les injustices sociales soient à la fois méticuleusement documentées et
profondément méconnues. Et c’est sans doute d’avoir consulté, au fil des der-
nières décennies, quantité croissante de rapports, de documents, de statistiques
et d’articles scientifiques sur les déterminants sociaux de la santé et de la santé
mentale, et en réaction au sentiment d’impuissance face à ce qui apparaît
comme un échec social, qu’est née l’idée de cet ouvrage collectif. Car comment
nommer autrement les bouleversements des dernières décennies qui ont creusé
les écarts sociaux et transformé le visage des sociétés dites avancées, menaçant
ainsi les principes fondateurs de la démocratie ? Comme si les savoirs officiels et
institutionnalisés, de plus en plus raffinés et globalisants, ne parviennent pas à
rendre compte de manière reconnaissable, saisissable, palpable, des réalités
humaines, des expériences limites et des dynamiques de résistances qui se vivent
au jour le jour dans des vies bien concrètes.
En effet, on a l’impression qu’en se concentrant davantage sur les pro-
blèmes méthodologiques liés à la nécessité que posent l’évaluation et la
quantification des diagnostics et repérages au sein de la population générale, les
perspectives sous-tendant les développements technologiques et méthodolo-
giques de ce dernier demi-siècle ont compromis les efforts pour comprendre
comment opèrent les dynamiques sociales et culturelles dans la genèse et l’évo-
lution des problèmes psychologiques. Au sortir de la machine à broyer des
données sensibles, c’est un portrait « sanitarisé » qui émerge pour plutôt marquer
un ensemble toujours plus étendu de manques, de risques et de problèmes, tou-
jours plus individualisés, voire biologisés, et auxquels doivent répondre tel
programme, telle intervention, telle politique. Autre paradoxe, on observe sur
le plan des politiques sociales et de la santé une série de contradictions entre,
2 Vivre à la marge ˜ Réflexions autour de la souffrance sociale

d’une part, des textes officiels qui insistent sur la nécessité d’articuler les poli-
tiques et programmes aux milieux de vie, en partenariat avec les acteurs du
milieu ; et de l’autre, l’emprise croissante de logiques technocratiques qui défi-
nissent des programmes et des modèles d’intervention fondés sur la valorisation
de savoirs experts, laissant peu de place à d’autres perspectives et à d’autres
acteurs.
D’un côté donc, inflation du discours expert sur les risques, les besoins,
les problèmes ; de l’autre, déficit de sens et de prise sur le monde. D’un côté,
parcellisation des connaissances, spécialisation des pratiques, professionnalisa-
tion des disciplines ; de l’autre, beaucoup de communication et d’informations,
mais peu de débats. Intimité publique, peuple muet ?
Pourtant, partout dans les interstices de la société, il y a de la vie. On la
crée, on la recrée ; on s’y accroche à travers des gestes, des pratiques, des rituels,
des savoirs, des subversions qui ne relèvent pas de ce que l’on appelle aujourd’hui
les savoirs experts scientifiques. Comment alors faire parler autrement les expé-
riences humaines limites de manière à interpeller les politiques, les institutions,
les intervenantes et intervenants trop souvent prisonniers de pratiques codifiées,
rigides et hautement administrées ? La tâche n’est pas simple tant on doit com-
poser avec l’emprise du savoir officiel et institutionnalisé dans la désignation de
la « connaissance vraie » sur le monde. Une telle tâche est pourtant essentielle si,
à l’instar de Foucault (1997 : 3-19), on se rappelle que ceux qui ont été vaincus
sont ceux à qui par définition on a retiré la parole. Non pas qu’ils soient muets,
mais plutôt qu’on leur a imposé une langue étrangère, c’est-à-dire la langue du
pouvoir (Carnevale, 2005). Le « sujet assujetti » est celui dont on parle beaucoup,
mais que l’on n’entend pas (Rancière, 1996).
C’est sur cet horizon qu’est né le présent ouvrage proposé par les membres
d’Érasme (Équipe de recherche et action en santé mentale et culture)1. La trace

1. Constituée de membres actifs d’organismes communautaires œuvrant auprès


d’immigrants, de réfugiés et de personnes psychiatrisées, ainsi que de chercheurs
universitaires de diverses disciplines (anthropologie, sociologie, psychiatrie, travail
social, psychanalyse, science politique), l’équipe Érasme poursuit, depuis 1992,
trois objectifs généraux. Un premier consiste à relever les défis que les multiples
sources de diversité et d’exclusion imposent aux services publics et aux groupes
communautaires. Un second veut proposer et tester des modalités de négociation
et de partenariat entre institutions, groupes sociaux, communautés et usagers des
services. Un troisième examine la manière dont les politiques et programmes
répondent à ces défis et tiennent compte de la pluralité des pratiques, savoirs et
expertises développés par l’ensemble des acteurs. Ce partenariat a permis la réali-
sation d’une série de recherches qui ont donné aux partenaires des outils pour
repenser les interventions et les méthodes de recherche, pour agir sur le plan
politique et fonder de nouvelles pratiques. L’équipe a également élaboré des straté-
gies rigoureuses et exigeantes de travail en équipe. Ainsi, nous avons mis en place
un espace permettant d’intégrer les différentes cultures communautaires et
Présentation 3

laissée, ces dernières années, par les travaux autour du thème de la souf-
france sociale, notamment dans les sciences humaines et sociales, nous a paru
ouvrir une voie permettant de rendre compte, d’éclairer, de réinterpréter, à
travers une méta-analyse des recherches menées depuis plus de quinze ans
auprès d’individus et de groupes dont la caractéristique commune est de
vivre dans la marge et la précarité, certes, mais plus encore, comme le dirait
Arlette Farge (Farge et autres, 2004 : 11), dans la « non-représentation sociale »,
« sans visages »… et sans parole.

***

Pourquoi la souffrance sociale ? Quelle peut être la valeur de cette notion


comme catégorie d’analyse ? Quelle en est la valeur heuristique ? Qu’est-ce que
l’on entend par « parole autre » ? À l’ère de la communication et de l’informa-
tion en surabondance, on est en droit de se demander si c’est bien une autre
parole, fût-elle « Autre », qu’il nous faut. Il y a là encore un paradoxe : d’une
part, la coexistence de savoirs experts de plus en plus englobants, globalisants,
pris dans une quête d’objectivité scientifique qui aboutit à un appauvrissement
du sens ; et de l’autre, une « intimité publique » caractéristique d’une culture du
« tout dire », qui peut être tout aussi déformante des réalités des personnes et des
collectivités en les enfermant dans des représentations marquées au sceau du
négatif ou du pathologique.
Le fait de parler, dans ce contexte, de la notion de souffrance sociale n’est
pas sans poser certaines difficultés, et les contributions à ce volume en témoi-
gnent. La parole dont nous traitons dans nos recherches est une parole privée,
cueillie à travers des entretiens privés. Au moyen de rapports, d’articles et
d’autres formes de transfert des connaissances, la recherche la convertit en
parole publique. Un tel discours qui juxtapose le caractère nécessairement
intime et privé de la souffrance et l’idée du social pourrait, sans qu’on le veuille,
en arriver à banaliser des situations par ailleurs insoutenables. Comment éviter
l’écueil de « psychologiser » encore plus le social, alors qu’il s’agit précisément
de ce que nous récusions au départ ? Cette approche pourrait aussi, ce qui est
également grave, être récupérée comme un outil de manipulation à des fins
politiques, institutionnelles, religieuses ou autres. Au-delà des exigences des

universitaires à travers des réunions mensuelles. Cette double dynamique de travail,


alliant les projets particuliers des partenaires communautaires et leur intégration
dans une problématique commune, a permis la cohérence de l’ensemble des
travaux d’ÉRASME et a amené à un travail commun de méta-analyse à partir des
données recueillies dans les divers projets de recherche dont les sujets et les
méthodes, ainsi que les modes de transfert des connaissances, se conjuguent à
l’aune de la diversité.
4 Vivre à la marge ˜ Réflexions autour de la souffrance sociale

comités de déontologie visant la protection des sujets humains dans les recher-
ches, il y a aussi, sinon surtout, le positionnement éthique des chercheurs face à
leurs sujets ; c’est la qualité de la relation établie au cœur du processus de
recherche qui sera, en bout de ligne, garante des mécanismes de sauvegarde.
La notion de souffrance sociale ne se prête pas à une définition étanche
et claire. La souffrance s’inscrit dans et est reprise par une diversité de philoso-
phies et de pratiques, selon les cultures (Singleton, 1994) et les époques. Il ne
s’agit donc pas de proposer ici un « concept valise » qui serait pour un temps à la
mode, le temps de se voir recodé, hiérarchisé, ordonné, au nom d’une « connais-
sance vraie ». On se rappelle à cet effet le sort réservé aux mots comme pauvreté,
inégalités ou exclusion dont l’usage répandu a fini par en vider le sens et le
pouvoir évocateur et, donc, la force mobilisatrice (Castel, 2003). Le recours à la
notion de souffrance sociale vise en fait à mettre en relief la manière dont le
contexte social et culturel peut s’incorporer à la souffrance individuelle, en
imprégner à la fois la dynamique et le sens, attirant ainsi l’attention sur les
manières dont une société peut, par les dispositifs qu’elle met en œuvre, venir
invalider ceux qui sont porteurs d’une différence et dont l’altérité est marquée
sur, dans et par le corps.
Recourir à la notion de souffrance sociale rappelle aussi que, faute de
tenir compte du contexte (social, culturel, économique, politique…) dans lequel
émerge la souffrance de l’individu, on ne peut prétendre « guérir » le mal(aise) :
« La souffrance individuelle est toujours fonction d’un malaise social », dira Sin-
gleton (1994 : 155). Il s’agit plutôt, et c’est là le but de cet ouvrage, de rendre
visible et de faire jouer le savoir que développent les personnes et groupes contre
la pensée unique des discours scientifiques totalisants, levant ainsi, pour citer
encore Foucault (1997 : 10-11), « la tyrannie des discours englobants », et faisant
« éclater ce que tout le monde sait déjà mais qui ne se dit plus » (Gros, 2002 :
166). Bref, de laisser émerger ce que l’on savait déjà, mais qu’on ne savait plus
que l’on savait.

***

LA PAROLE : LES MOTS ET LES MAUX

Les contributions à cet ouvrage ont été regroupées en trois parties. La


première porte sur le statut de la parole, en l’occurrence celle de femmes et
d’hommes dont le statut social est marqué au sceau d’un diagnostic psychia-
trique. On soutient ici que la réalité existentielle que recouvre ce dernier et qui
se condense dans le malaise profond que vient engloutir le diagnostic, trouve de
moins en moins de résonance dans les grilles du savoir expert. En revanche, il
ne s’agit pas de les remplacer, bien au contraire, par une litanie de maux qui
Présentation 5

viendrait en banaliser à leur tour, voire invalider, le caractère tranchant de ces


expériences. Il s’agit plutôt, à partir de données de recherches, de regarder les
espaces où une parole sur la souffrance sociale puisse s’exprimer, sans que les
acteurs la nomment comme telle. On ne cherche ici, ni à définir ces espaces, ni
à offrir un mode d’emploi pour « pratiques exemplaires ». Les trois chapitres qui
constituent cette première partie montrent, au contraire, à quel point l’aména-
gement d’espaces pour la parole, qu’elle soit individuelle ou collective, est un
enjeu important dans la métamorphose d’expériences souffrantes, à la fois per-
sonnelles et sociales.
Le texte de Blais reprend les questions à la base de cet ouvrage et puise
dans des travaux théoriques sur le thème de la souffrance sociale pour en saisir
à la fois les écueils et la valeur heuristique quand il s’agit d’interpréter des
données de recherche. Sensible aux dérapages potentiels que comporte l’éta-
lage des « misères du monde », son texte cherche à mieux comprendre les
conditions d’existence d’espaces pour la parole qui seraient susceptibles de favo-
riser, on non, la (re)conquête d’un statut de sujet (individuel ou collectif). Le
thème de la souffrance sociale se présente ici comme outil permettant de mettre
en relief, dans ses données de recherche, le rôle qu’y joue la violence, celle des
violences sociales subies par des individus dans la famille, dans les institutions,
dans la culture ambiante qui en permet ou en interdit l’expression. Le véritable
défi d’une parole sur la souffrance sociale, voire l’enjeu de sa métamorphose,
réside dans sa capacité à la mettre en résonance, à la faire reconnaître, tant dans
la recherche que dans la clinique, mais progressivement aussi dans l’espace
public, c’est-à-dire dans l’espace qui se rapporte aux affaires de la cité et aux
manières dont les individus font lien.
Le texte de Vanthuyne examine les espaces de parole spécifiquement
aménagés par des ressources alternatives en santé mentale. Il s’agit d’organismes
aux approches plurielles, caractéristiques du Regroupement des ressources
alternatives du Québec, et à travers lesquels des personnes psychiatrisées circu-
lent librement. Le texte montre que ces espaces pluriels de la parole, analysés à
l’aune de la notion de souffrance sociale, permettent de déstabiliser l’hégé-
monie des savoirs experts, mettant en jeu les relations de savoir et de pouvoir
dont chercheurs et praticiens doivent tenir compte dans leurs pratiques et écrits.
Ces espaces se révèlent aussi être des lieux d’échange où les personnes qui y
circulent peuvent, par une parole qui se construit collectivement, prendre une
distance par rapport à leur souffrance subjective, sans pour autant l’ignorer,
pour accéder progressivement à des représentations, à des manières de se dire,
à des connaissances, à des argumentations qui permettent de se faire entendre
sur la place publique et de réintégrer l’espace du vivre ensemble, c’est-à-dire
l’espace de la citoyenneté.
L’aménagement d’espaces pour une parole sur la souffrance incarne,
certes, la force des rapports sociaux et le poids de la culture ambiante, selon ses
6 Vivre à la marge ˜ Réflexions autour de la souffrance sociale

ouvertures et ses fermetures face à des individus et groupes marginalisés. Toute-


fois, comme le développe le chapitre de Corin, Rodriguez et Guay, à ces
expériences limites vécues subjectivement, il restera toujours « un reste » qui ne
se dit pas, ou se contredit, se « mi-dit » ; qui cherche une voie, avant d’être une
voix. Et la voie est aussi celle du silence, du droit au secret, dans la rencontre
clinique comme dans celle de la recherche. On est ainsi mis en garde contre le
risque qui guette les chercheurs et praticiens d’imposer aux personnes une
grille d’analyse, fût-elle « alternative », qui, par excès d’interprétation, ferait vio-
lence à cet espace privé et intime qui est celui de la pensée en mouvement. Ici,
la métamorphose de la souffrance sociale passe par une parole qui exige du
temps pour qu’elle puisse se (re)construire, au moyen de l’espace/temps d’une
écoute, par définition relationnel, de l’appel à la reconnaissance et à la recons-
truction d’un lien, en mettant en jeu une temporalité où l’on accepte le rythme
de l’humain, et donc du monde. On est loin ici de l’hyperrationalité qui carac-
térise les sociétés contemporaines et qui pénètre les milieux d’intervention et de
recherche hautement bureaucratisés et techniques.

LA RESTRUCTURATION : LE TEMPS ET L’ESPACE

La deuxième partie de l’ouvrage prolonge la première en éclairant de


manière particulièrement saisissante l’enjeu temporel et spatial que pose, tant
pour les chercheurs et chercheures que pour les intervenants et intervenantes,
la transmission d’une parole sur la souffrance qui découle de la violence orga-
nisée, qu’elle soit politique ou produite par une certaine organisation des
pratiques et des savoirs experts.
Dans le texte de Marotte, la souffrance sociale est celle du temps suspendu
de l’exil, de la fuite devant des violences d’un autre temps, d’un autre lieu ; le
temps suspendu au présent, où la projection dans l’avenir est tributaire du droit
et de la loi du pays dit d’accueil. On est ici devant un état de dépendance complet,
avec ses implications quant à l’estime de soi, au découragement, au suicide…
Est-ce là encore une des figures de la « vie nue », du « mépris social » dont nous
parlent Agamben et d’autres (voir Bibeau dans ce volume) qui marquent les
sociétés contemporaines ?
Rousseau et Mekki-Berrada, pour leur part, montrent comment la
recherche auprès de réfugiés, survivants d’une violence organisée qui frappe le
lien social, ouvre un espace pour la parole et permet de briser le silence. En tant
que lieu de transmission du trauma, la recherche peut jouer un rôle de transfor-
mation de l’expérience, être source de reconstruction du lien social. Mais elle
peut aussi s’avérer force de déstructuration lorsque la mise en parole et le dévoi-
lement de traumatismes donnent lieu à la répétition inutile de la douleur. La
recherche peut encore être source de déstructuration quand elle se voit
façonnée, contrôlée, masquée par des pouvoirs externes, dont celui du savoir
Présentation 7

expert. À travers l’analyse de diverses recherches qu’ont menées ces auteurs, ce


sont les enjeux éthiques de la recherche, de la pratique clinique ou de l’action
humanitaire qui se pointent dès lors qu’il s’agit de la notion de souffrance
sociale.
Comme le montre le texte de Rodriguez, Perron et Ouellette, l’hégé-
monie, en Occident, du langage psychopathologique pour rendre compte
d’expériences limites a pour effet de les individualiser et ainsi de les neutraliser
face à la collectivité, aux institutions, aussi bien que dans la culture. Ici, les psy-
chotropes constituent le traitement de choix, avec leur charge symbolique, leurs
effets secondaires, et leur rôle central dans l’organisation du travail des interve-
nants et intervenantes dont le rapport aux personnes se résume trop souvent à
la surveillance de la prise des médicaments. Dans ce contexte, l’aménagement
d’espaces pour la parole permet de faire ressortir l’impact de ces médicaments,
tant sur les gens qui les consomment que sur leurs relations à autrui ; il permet
aussi d’élaborer de nouveaux discours et de nouvelles pratiques pouvant inté-
grer des points de vue tenus à la marge.

L’ACTION : POUR UNE PENSÉE MÉTISSE

Lues à travers la lorgnette de la souffrance sociale, les données de


recherche des chapitres précédents révèlent, en creux, la violence organisée et
institutionnalisée qui a traversé la vie des personnes, les fragilisant sur les plans
à la fois personnel et social. L’analyse faite de ces récits, et le décodage qui en est
proposé, repose sur les perspectives venant des sciences sociales et humaines. La
troisième partie de l’ouvrage porte explicitement sur la nécessité de ce virage
disciplinaire pour se détourner d’un savoir expert et technicisé, et trouver les
outils conceptuels qui nous permettent de comprendre le monde dans lequel on
vit et la violence/souffrance sociale qu’il produit.
Marqué par sa méfiance à l’endroit de la notion de souffrance sociale, une
méfiance qui a nourri la réflexion des membres d’Érasme tout au long de la
production de cet ouvrage, le texte de Perreault montre bien les pièges qu’ouvre
cette notion si l’on se refuse à considérer la souffrance sociale comme l’envers
de la violence sociale. Violence et souffrance apparaissent ainsi comme les deux
faces du mal, selon le point de vue que l’on adopte. Et mal il y a. Où ? Dans les
groupes fortement marginalisés avec lesquels Perreault a travaillé (gangs de
rue, toxicomanes) ? Dans les contextes économiques, sociaux, familiaux qui les
ont engendrés ? Dans les processus sociaux et les mécanismes institutionnels qui
maintiennent de plus en plus de gens dans la marge et l’exclusion ? Parler de la
souffrance sociale, c’est du même coup, pour Perreault, évoquer la violence
sociale, la mémoire de la souffrance permettant de nommer les lieux de l’injus-
tice, sans quoi on risque de sombrer dans une psychologie du social, alors que
l’enjeu est ailleurs.
8 Vivre à la marge ˜ Réflexions autour de la souffrance sociale

Bibeau, pour sa part, et dans cette lignée, s’érige contre le mythe de la


santé parfaite pour penser la souffrance, la douleur, le mal contre le tout-positif,
pour imaginer faire un espace social au négatif, faute de quoi le négatif risque
de resurgir sous forme de violence (autodestruction, terrorisme, indifférence
bureaucratique). Si l’épidémiologie sociale montre avec force le rapport entre
l’état de santé (mentale ou physique) et les inégalités sociales, c’est dans les
écrits des sciences humaines et sociales que l’on peut le mieux comprendre les
enjeux du néolibéralisme, de sa violence et les formes contemporaines de souf-
frances d’origine sociale, mais vécues subjectivement. Lisant par-dessus les
épaules des Agamben, Honneth, Renaut, Foucault, Hardt et Negri, entre autres
penseurs contemporains, Bibeau nous invite à poser la question de la violence
des société néolibérales. Depuis trois ou quatre décennies, soutient-il, nous
avons changé de civilisation pour nous trouver dans une contre-civilisation qui
a transformé les programmes de protection sociale en « gestion disciplinaire de
la vie des pauvres et des exclus ». Ce faisant, on enferme les sujets, toujours plus
nombreux, dans le mépris social et la « vie nue ». À la notion de souffrance psy-
chique qui risque de réduire les injustices sociales à des « blessures de l’âme », de
« sanitariser » le social, Bibeau oppose l’idée de la reconnaissance comme valeur
qui permet de rattacher la souffrance subjective au désir d’être reconnu dans sa
dignité, individuelle ou collective. Le déni de reconnaissance et le mépris social
autour desquels se noue la souffrance constituent, soutient-il encore, le pro-
blème politique des sociétés néolibérales.
Lamoureux conclut cet ouvrage dans un chapitre qui se déploie en deux
temps. Dans un premier, elle interroge les maîtres mots comme pauvreté, exclu-
sion, souffrance sociale, chacun ayant son histoire propre et son paradigme
pour rendre compte des problèmes sociaux contemporains et le regard qu’une
société porte sur elle-même. Cette mise en perspective conceptuelle et pratique
montre bien les limites des mots dès lors qu’ils s’érigent en maîtres, le terme est
juste, pour penser et dire la complexité des processus sociaux. La notion de
souffrance sociale n’est pas à l’abri des dérives, loin s’en faut, dans la mesure où
ses origines dans la psychosociologie et ses intentions comme critique politique
signalent le danger de connivence entre la médecine et le politique, poussant
encore plus les processus de sanitarisation du social. La question que pose alors
Lamoureux dans le deuxième temps de son texte est celle de savoir comment
envisager l’espace et le processus de subjectivation politique dans une société de
pauvres, d’exclus, de souffrants. S’inspirant des travaux de Rancière notam-
ment, elle présente des recherches qu’elle a menées sur les processus de
subjectivation politique dans divers mouvements sociaux (anti-pauvreté, fémi-
niste…). Elle nous amène ainsi à penser le politique et la démocratie comme
processus qui rend visibles et audibles celles et ceux qui sont exclus du regard,
de la pensée, de la parole.
Présentation 9

***

Les forces déployées par les sociétés néolibérales conspirent, certes, à faire
des femmes, hommes et enfants des sujets assujettis, et les témoignages recueillis
par nos recherches exposent le rôle central de la violence – institutionnelle,
familiale, sociale, économique ou politique – dans l’expression d’une souffrance
subjective. Par ailleurs, ces mêmes forces masquent aussi le fait qu’il s’agit de
sujets agissants, des sujets parlants capables d’une parole d’une implacable luci-
dité et d’un irrépressible espoir. Du coup, on est amené à se déplacer, à se
distancier du registre du besoin vers celui du désir. On ne se représente pas de
la même façon l’être du besoin et l’être animé par le désir de vivre. L’un est de
l’ordre de la passivité et de la prise en charge ; l’autre, de l’ordre de la capacité
d’élaborer sa propre subjectivité. Le sujet agissant, parlant, est celui qui prend
position dans le débat. À condition, bien sûr, qu’il existe des espaces de débat,
ou plutôt, et à l’instar d’Hannah Arendt, des espaces de dissension pour pouvoir
débattre. C’est à cet exercice que veut contribuer cet ouvrage.

***

Au-delà des auteurs des chapitres qui le composent, ce livre doit son exis-
tence à plusieurs personnes dont il importe de reconnaître les contributions
plus spécifiques.
Pendant les années de préparation du volume, le thème de la souffrance
sociale fut l’objet d’un travail théorique et empirique de l’ensemble de l’équipe
Érasme, chacun des chapitres, dans leurs diverses moutures, y étant soumis
pour discussion, évaluation et débat. À ce travail, ont contribué des membres du
Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec
(RRASMQ), dont Marie Drolet et Marie-Laurence Poirel ; de la Table de concer-
tation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes
(TCRI), en particulier Stéphane Reichold et Marie-Claire Rufagari, ainsi que
du Parc Extension Youth Organisation (PEYO), dont Cynthia Martiny, profes-
seure en carriérologie à l’UQAM. C’est dans ce travail sous forme de séminaires
que nous prenions conscience des forces et des limites du thème de la souf-
france sociale comme perspective d’analyse.
En cours de route, Michèle Clément et Éric Gagnon, chercheurs au Centre
de santé et de services sociaux de la Vieille-Capitale et professeurs associés au
Département d’anthropologie de l’Université Laval, ainsi que Francine Saillant,
professeure titulaire au Département d’anthropologie de l’Université Laval, se
sont joints à Érasme ; leurs réflexions généreuses et leurs interrogations ont
enrichi les séances de travail. Francine Saillant nous a ouvert les portes de la
collection Sociétés, cultures et santé qu’elle dirige aux Presses de l’Université
Laval. Michèle Clément et Éric Gagnon ont accepté de lire l’ensemble des textes
10 Vivre à la marge ˜ Réflexions autour de la souffrance sociale

qui constituent cet ouvrage et de signaler certaines des lignes qui les traversent.
Leurs commentaires permettent de redéployer la notion de souffrance sociale à
la lumière de ce qu’ils ont retenu et de ce qu’ils en ont retissé à partir des pers-
pectives qui leur sont propres.
Ellen Corin et Jocelyne Lamoureux ont formé, avec Louise Blais, le comité
de rédaction interne. Mais l’empreinte des deux premières sur cet ouvrage va
bien au-delà de sa production matérielle. Ellen Corin a porté et guidé l’équipe
de recherche Érasme dès ses débuts et pendant ses dix premières années. C’est
sous sa poussée que s’est imposée la nécessité d’une méta-analyse de l’ensemble
des recherches menées par Érasme. Le thème de la souffrance sociale émerge
dans cette période, au moyen d’un travail conceptuel et analytique qu’elle a
suscité, orienté, confronté, mis en débat.
Jocelyne Lamoureux a profondément marqué les nombreuses sessions de
travail qu’elle dirigeait sur les diverses versions des chapitres. Son empreinte
traverse, parfois en creux, l’ensemble de l’ouvrage et constitue la passerelle vers
les nouveaux travaux amorcés par les membres d’Érasme et dont Lourdes Rodri-
guez del Barrio (Service social, Université de Montréal) assume désormais la
direction.
Notre reconnaissance va également aux organismes subventionnaires des
diverses recherches sur lesquelles s’appuie cet ouvrage, plus particulièrement le
Fonds québécois de la recherche sociale et communautaire (FQRSC), et précé-
demment, le Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS), dont Érasme
détient des subventions pour des équipes universitaires et communautaires
depuis 1992.
Enfin, nous tenons à remercier nos universités et organismes d’apparte-
nance respectifs pour les diverses formes d’appui (subventions internes,
assistanats d’étudiants et étudiantes, etc.) qu’ils ont offertes à la production de
ce volume : l’Université de Montréal, le Département d’anthropologie et l’École
de service social ; l’Université McGill, le Département de psychiatrie culturelle ;
l’UQAM, le Département de sociologie ; l’Université d’Ottawa, l’École de service
social ; le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec
(RRASMQ) ; la Table de concertation des réfugiés et immigrants (TCRI) ; le
Parc Extension Youth Organisation (PEYO). Notre reconnaissance va aussi à
Évelyne Crépeau et à Manon Ouellette, étudiantes de deuxième cycle en service
social de l’Université d’Ottawa pour leur travail dans la préparation de ce
manuscrit.
Présentation 11

Références

Carnevale, F. (2005), « La parrhèsia, le courage de la révolte et de la vérité », dans


Pascale Michon, Philippe Hausser, Fluvia Carnevale et Alain Brossat (dir.),
Foucault dans tous ses éclats, Paris, L’Harmattan, p. 141-210.
Castel, R. (2003), L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, coll. La répu-
blique des idées.
Farge, Arlette (2004), Sans visages. L’impossible regard sur le pauvre, sous la direction de
Arlette Farge, Jean-François Laé, Patrick Cingolani et Franck Magloire, Paris,
Bayard, p. 11.
Foucault, M. (1997), « Cours du 7 janvier, 1976 ». Il faut défendre la société. Cours au
Collège de France, 1976. Paris, Gallimard et Seuil, p. 3-19.
Gros, F. (2002), Foucault. Le courage de la vérité, Paris, Presses Universitaires de France,
p. 166.
Rancière, J. (1996), La mésentente, Paris, La Découverte.
Singleton, M. (1994), « Du leurre de la douleur », Autrement, Souffrances, Corps et âme,
épreuves partagées, no 142, p. 152-161.
I
Première partie
LA PAROLE : LES MOTS ET LES MAUX
Souffrance sociale, parole publique,
espace politique

Louise Blais

Le langage n’est pas l’expérience. Il est un moyen d’organiser


l’expérience. […] Se sentir privé du langage, c’est perdre son
propre corps. Quand les mots font défaut, on se dissout en une
image du néant. On disparaît1.

RÉCITS, GRANDS ET PETITS

Les dernières décennies ont vu l’élargissement du fossé entre savoirs


experts et savoirs ordinaires, et la relégation de ces derniers à un statut d’insi-
gnifiance, aux sens propre et statistique. La réduction de problèmes complexes
à un schéma nosologique de plus en plus étendu dans ses différenciations
internes et ses applications externes, voire globalisantes, tend à aseptiser ce en
quoi sont faits les problèmes ou malaises, contribuant ainsi à éliminer d’autres
sens qu’ils pourraient prendre dans la collectivité2. On a, dès lors, l’impression
d’assister à un processus d’usurpation de la parole et d’un langage capable de
nommer les choses et le réel. Les problèmes semblent se multiplier à l’infini et
de façon exponentielle, éclats de malaises érigés en diagnostics de plus en plus
différenciés qui alimentent, dans l’air du temps, l’insécurité et le sentiment

1. P. Auster, Constat d’accident et autres textes, p. 13, 30.


2. M. Singleton, « Du leurre de la douleur », p. 152-161 ; E. Corin, L. Rodriguez del
Barrio et L. Guay, « Les figures de l’aliénation : un regard alternatif sur l’appropria-
tion du pouvoir », p. 45-67.
16 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

d’impuissance individuelle et collective. Qui alimentent aussi les préjugés, les


peurs et l’insécurité dans la collectivité, terreau de toute logique d’enferme-
ment et d’exclusion sociale. Qui alimentent, enfin, un dispositif d’intervention
qui, malgré le discours dominant en ces temps de « coupures », est moins en
rétrécissement qu’en réorganisation profonde (la « réingénierie »), sorte d’ag-
giornamento des anciennes formes de protection collective dont s’était doté l’État
social à travers ses services publics.
D’un côté donc, inflation du discours sur les risques, les problèmes, les
besoins ; de l’autre, déficit de sens et de prise sur le monde. La psychobiolo-
gisation du langage contemporain pour désigner ce qui ne va pas dans la
collectivité, et le diagnostic qui sera posé, en sont venus à ne plus rien signifier
(« have become meaningless3 »), sinon, comme disait Illich, « […] un enchevêtre-
ment de courbes de probabilités organisées en profil qui servent de critères
“ objectifs ” pour déterminer les besoins en fonction d’un nombre croissant de
paramètres financiers4 » – et administratifs, pourrait-on ajouter.
La prégnance du paradigme psychobiologique s’est accompagnée d’un
recul des sciences humaines et sociales dans les manières de désigner, de symbo-
liser, de représenter, voire de penser les malaises dans la collectivité. Transformées
en pathologie individuelle et en problème médical, policier, institutionnel ou
professionnel, des réalités sociales, familiales, culturelles, économiques et poli-
tiques sont « sanitarisées », pour ainsi dire. « Figurer et masquer, masquer donc
défigurer », dirait Arlette Farge5. On peut postuler que, posés ainsi, les modes
bureaucratiques de représentation et de marquage – les mots pour le dire, pour
se dire – se présentent comme un des rouages de la crise de la représentation
politique et du déficit démocratique plus large. Ils contribueraient, de ce fait, à
l’appauvrissement généralisé de l’espace public où des discours autres pour-
raient s’élaborer dans la construction de ce que Taylor appelle un « horizon de
sens partagé6 ».
Aujourd’hui, le raffinement des catégories nosologiques et des mesures
statistiques doit être conjugué avec l’avancement des recherches en neurobio-
logie et en génie génétique qui servent de paradigme dominant dans l’étude
d’un ensemble de plus en plus étendu d’attitudes, d’affects et de comporte-
ments7. Marcel Mauss avait pourtant signalé, il y a déjà longtemps, l’imprudence

3. D. B. Morris, Illness and culture in the post modern age.


4. I. Illich, « Un facteur pathogène prédominant : l’obsession de la santé parfaite »,
p. 8.
5. A. Farge, « Les lumières et ses pauvres », dans Sans visages. L’impossible regard sur le
pauvre, p. 35.
6. C. Taylor, Le malaise de la modernité.
7. Depuis une trentaine d’années, on assiste à une standardisation accrue des grilles
d’enquête et d’analyse dans le champ de la santé mentale. Elles s’appuient, d’une
part, sur un dispositif méthodologique et technologique capable d’étendre les
Souffrance sociale, parole publique, espace politique ˜ Louise Blais 17

que constitue le fait d’utiliser une terminologie psychiatrique/psychologique


pour caractériser les phénomènes sociaux, processus qui ne pouvait aboutir
qu’à soumettre le sociologique au psychologique, alors que la relation devrait
être inverse8. Il s’agit plutôt, proposait Mauss, de montrer la liaison directe,
chez l’être humain, « du physique, du psychologique, et du moral, c’est-à-dire
le social9 ». Devant des situations limites, celles qui « déstabilisent et désorga-
nisent la conscience, la personnalité, voire la vie elle-même, – là où la nature
sociale rejoint […] la nature biologique10 » de l’être humain, il ne suffit pas,
disait-il encore, de considérer le psychique ou le psycho-organique ; il faut
considérer le social, sans quoi « on ne fait de ces états limites qu’affaire d’hôpi-
taux et d’un dispositif d’intervention technique, la “ gangue ” qui sape les
solidarités collectives ».
Au cours des dernières décennies, divers auteurs ont sonné l’alarme sur
les enjeux sociaux, culturels et politiques de ce glissement. Foucault, par
exemple, a montré le rôle central de la biomédecine dans le projet politique
d’un Occident qu’il définissait comme cette « petite portion du monde dont le
destin […] violent a été d’imposer […] ses manières de voir, de penser, de dire
et de faire au monde tout entier11 ». Aussi, les travaux récents en anthropologie
médicale et de la santé ont proposé les outils conceptuels et méthodologiques
permettant de recadrer la recherche et la pratique à partir de l’univers de sens
des gens concernés par des situations limites. Ils ont ainsi pu confronter aux
discours dominants d’autres manières de voir, de penser, de dire et de faire que
recèlent les savoirs dits ordinaires, ceux qui se déploient dans les gestes de tous
les jours, là où la vie se vit12.
L’impasse du contrat social13 nous convie à un « retour à l’ordinaire », tant
celui du langage que celui des pratiques quotidiennes. Une telle vision implique,

études à des populations de plus en plus vastes et, de l’autre, sur un système de
classification diagnostique de plus en plus différencié et raffiné. Ainsi, le Diagnostic
and Statistical Manual (DSM) de l’American Psychiatric Association (APA) qui
constitue la base de ces enquêtes, a vu quadrupler le nombre de catégories diagnos-
tiques depuis sa première publication en 1952 : le DSM-IV (1994) comprend autour
de 400 diagnostics couvrant une symptomatologie extrêmement variée et de plus
en plus légère.
8. C. Lévy-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss ».
9. M. Mauss, Sociologie et anthropologie, p. 312.
10. Ibid., p. 329.
11. M. Foucault, « Le pouvoir, une bête magnifique », p. 370.
12. Illich en parlerait en termes de savoirs « indigènes » dont il a pu montrer comment
opéraient les processus de dépossession par des savoirs experts et des dépendances
qui en découlent (Illich, 1999). Le « savoir des gens » est, pour Foucault (1997 : 9),
un savoir local et disqualifié.
13. A. Farge, « Les lumières et ses pauvres », dans Sans visages. L’impossible regard sur le
pauvre, p. 16.
18 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

argue Morris, une ouverture sur les histoires des gens car ce sont des histoires
qui permettent de contextualiser des variables par ailleurs difficilement saisissa-
bles. C’est avec des histoires que l’on pense – et que l’on panse. Les croyances
personnelles, les émotions et les contextes culturels font ainsi de toute situation
limite une expérience à la fois individuelle et sociale. Mettre en mots son expé-
rience est une action à travers laquelle la personne négocie le remodelage ou la
reconstruction de sa vie. De là l’importance d’une éthique de la narration qui,
toujours selon Morris, s’appuie sur trois concepts étrangers à la littérature scien-
tifique : l’émotion, le dialogue et la vie quotidienne14.
L’émotion est liée à l’interprétation que l’on fait des événements ; il est
donc important de surmonter les préjugés scientifiques et professionnels à son
endroit. Le dialogue, pour sa part, est une « affaire de tous les jours » et implique
la trace de l’autre, d’où l’importance d’être attentif à la dimension sociale du
langage contenue dans le dialogue – celui de la recherche, de la clinique, de
l’intervention sociale. Cela suppose une écoute qui porte attention non seule-
ment à ce qui est entendu mais surtout à ce qui est dit. La capacité d’adopter la
perspective de l’autre, de tolérer l’ambiguïté et de reconnaître les significations
multiples et souvent contradictoires des événements permet une compréhension
plus juste de l’expérience. Enfin, le « retour à l’ordinaire » exige que l’on se
détache de la science « mégawatt » – pour emprunter le terme de Morris – qui
sert à justifier le recours à l’intervention « lourde ». Celui-ci propose plutôt que
l’on se concentre collectivement sur l’irréductible caractère ordinaire et quoti-
dien de toute vie humaine. Sa « philosophie du langage ordinaire » fait donc
appel à la reconstruction du quotidien, à l’engagement dans la vie de tous les
jours que le savoir expert tend à banaliser.

LA SOUFFRANCE EST TOUJOURS SOCIALE

Le thème de la souffrance sociale servira, dans ce texte, de perspective


d’analyse qui se veut alternative, un outil de travail pour explorer le sens social,
au sens de Mauss, de réalités défigurées par excès d’objectivité et, par là, cachées.
Il permet d’ouvrir sur un contenu qui rend visible et audible un savoir autre sur
une réalité donnée afin de démocratiser, non de supplanter, le savoir expert15,
de le rendre plus accessible comme outil pour (se) comprendre, (se) recon-
naître, (se) représenter et délibérer.
Dans nos sociétés hyperrationnelles, la souffrance est une « affaire »
privée, « personnelle ». Trop subjective, trop empreinte (de trop) d’émotions,

14. D. B. Morris, Illness and culture in the post modern age.


15. On ne peut s’y soustraire complètement ; on ne peut jamais être entièrement hors
du savoir expert.
Souffrance sociale, parole publique, espace politique ˜ Louise Blais 19

une parole de la souffrance est engloutie par la rationalité technocratique qui


s’est imposée comme mode de connaissance et d’organisation des sociétés
modernes. On ne saurait, en effet, que faire d’un concept aussi flou, pour ne pas
dire passéiste, qui viendrait contaminer les catégories objectives et scientifiques
sur lesquelles prennent appui les politiques et les pratiques bureaucratiques.
Seuls importent les symptômes individuels perceptibles et dont l’individu est
responsable. En résistant à l’expérience de la souffrance, le langage scientifique
et professionnel transforme non seulement notre façon d’y répondre, mais
entraîne également des répercussions sur l’expérience même. Les gens appren-
nent à marginaliser la souffrance ou à la taire, réduisant ainsi ses significations
morales, culturelles, politiques et sociales16.
La souffrance n’est pas, par essence, privée, là où la rationalité technocra-
tique l’a reléguée. Vécue et ressentie dans l’intimité d’un corps/esprit individuel,
l’expérience de la souffrance se traduit par une altération du rapport à soi : on
n’est plus « soi-même », ni avec soi, ni par conséquent avec les autres17. La souf-
france est sociale dans la mesure où elle affecte, temporairement ou de manière
durable, le lien qui nous unit au monde et à autrui.
Elle est sociale ensuite dans la manière dont on parle de la souffrance, ce
qu’il est permis ou non de dire, ce qui est recevable pour une collectivité donnée,
à une époque donnée. Elle est en quelque sorte « prisonnière » d’un milieu,
d’une communauté, des codes dominants. La souffrance n’existe que par les
manières de la désigner et de la (faire) reconnaître et entendre. La souffrance
est toujours sociale en ce que c’est là où elle peut prendre son sens, avoir une
résonance18. Elle est sociale dans la manière dont les modes collectifs de l’expé-
rience façonnent, légitiment ou invalident les perceptions et les expressions de
la souffrance19. On peut penser ici, à titre d’exemple, à la problématique de la
violence faite aux femmes dont l’expression de la souffrance qu’elle engendre
n’est pas toujours, ni partout, légitimée. La souffrance porte, par conséquent, et
inéluctablement, la trace de l’autre, qu’il s’agisse des « mots pour le dire » de
manière reconnaissable ou encore des lieux de la parole qui en permettent
l’expression.
Kleinman et ses collègues (1997) définissent la souffrance sociale comme
une indication historique et culturelle d’un aspect universel de l’expérience
humaine dans laquelle les individus et les groupes subissent et portent certains
fardeaux, troubles et blessures liés au corps et à l’esprit. La souffrance sociale,
proposent-ils, est issue des conséquences de la guerre, de la famine, de la maladie,
de la torture et autres violences – c’est-à-dire de tout un assemblage de problèmes

16. A. Kleinman, V. Das et M. Lock, Social Suffering.


17. P. Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur ».
18. M. Singleton, « Du leurre de la douleur », p. 152-161.
19. D. B. Morris, Illness and culture in the post modern age, p. 204.
20 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

humains qui résultent des effets du pouvoir politique, économique et institu-


tionnel sur les gens – de même que des réponses humaines aux problèmes sociaux
qui sont influencés par ces formes de pouvoir (Kleinman et autres, 1997).
Ricœur (1994) établit une distinction entre douleur, qui est d’ordre objectif
et physique, logée dans un organe du corps, et souffrance, d’ordre subjectif, ren-
voyant à des « affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, à
autrui, au sens ». Cette distinction paraît moins importante pour d’autres
auteurs, dont Morris (1998) et Singleton (1994), pour qui la souffrance au sens
de Ricœur est toujours une douleur qui se loge aussi dans un corps pensant,
sentant, parlant. Plus important dans la pensée de Ricœur, est qu’en l’absence
de repères nosographiques, la question est de savoir comment éviter de se
trouver devant une litanie interminable de maux. Il propose ainsi d’explorer la
souffrance sur deux axes. D’une part, celui du rapport soi-autrui où l’on s’inté-
resse à la façon dont la souffrance vient altérer à la fois le rapport à soi et à
autrui, c’est-à-dire le lien social ; de l’autre, celui de l’agir-pâtir indiquant une
diminution de la puissance d’agir et la mesure par laquelle les personnes, par
ailleurs fort différentes, sont affectées par des situations qui échappent à leur
contrôle et qui ont sur elles ou sur leur groupe de référence un effet négatif.
Dans cette perspective, Ricœur (1990 : 368) introduira l’idée de la passivité
comme venant attester, non pas tant un symptôme de « problème personnel »,
mais plutôt un principe d’altérité traduisant « la variété des expériences de pas-
sivité, entremêlées de façons multiples à l’agir humain ».
Zola (1992), pour sa part, parlera de la souffrance comme étant sociale-
ment construite en ce sens qu’au-delà de ses manifestations individuelles, elle
est infligée par une société discriminante envers des gens ayant une différence
quelconque, à l’endroit desquels elle taille une place vulnérable, fragile, quand
ce n’est pas marginale. Ce n’est pas qu’il y ait négation des dimensions indivi-
duelles de la souffrance ; mais Zola cherche à faire porter la réflexion sur la
souffrance à partir du manque au niveau du lien social et de la vulnérabilité en
termes d’inscriptions relationnelles et institutionnelles provenant d’un contexte
extrêmement contraignant.

COMMENT REPRÉSENTER LA SOUFFRANCE SOCIALE ?

L’effort pour légitimer un discours sur la souffrance porte néanmoins le


risque de l’exhiber, de sorte qu’elle se trouve figée dans des représentations
négatives. Le défi consiste alors à dépasser le cadre restrictif de la description
détaillée des « misères du monde », pour en arriver à une formulation de l’expé-
rience de la souffrance en tant que malaise social 20. Le thème de la souffrance

20. L. Boltanski, La souffrance à distance : morale humanitaire, médias et politique.


Souffrance sociale, parole publique, espace politique ˜ Louise Blais 21

sociale se présente en fait comme une sorte de coffre à outils permettant de


donner accès aux conditions de production des problèmes, que l’on doit distin-
guer de leur construction savante21. Il s’agit non pas d’étaler les « grandes
misères du petit monde », mais de légitimer une parole qui met en scène et
permet que s’affrontent des visions du monde différentes, voire antagonistes22.
Mais alors, jusqu’où convient-il d’aller dans la description de détails misé-
rables ? Dans quel état faut-il montrer les personnes atteintes de maladies, ou
victimes de violences et d’injustices, afin de susciter l’attention, et ultimement,
l’engagement, sans pour autant les réduire à des corps à ce point meurtris et
affligés que nous détournons le regard ou devenons tout simplement aveugles à
leur détresse ? Boltanski (1993) soutient qu’un tableau qui pousse trop loin la
description réaliste de détails horribles devient réducteur en ce sens qu’il qua-
lifie entièrement la personne par la souffrance qui l’afflige, et qu’il soustrait
cette souffrance à l’individu qui s’en trouve affecté pour l’exhiber aux yeux des
gens qui ne souffrent pas.
Boltanski ainsi que Kleinman, Das et Lock l’ont montré : la médiatisation
de la souffrance, ces images de la faim extrême ou de violences inouïes que l’on
peut voir confortablement installé devant le petit écran, peuvent avoir l’effet, à
la fois, de nous donner bonne conscience, voire nous désensibiliser, à la manière
d’un vaccin, tenant ainsi à distance la souffrance de l’autre plus ou moins
proche. On soutient que le fait de trop parler de la souffrance ne peut
qu’émousser sa nature tranchante. Une telle emphase peut même nous rendre
sourds aux cris que suscitent souvent les discours sur la souffrance. Les travaux
de recherche sur la souffrance sociale comportent aussi ce risque de désensibi-
lisation en montrant ce que les gens peuvent endurer, et en laissant supposer
qu’ils peuvent même finir par s’y adapter.
Il existe une tension permanente entre, d’une part, l’interdit de la des-
cription sans perspective, sans point de vue, où le spectateur (chercheur,
intervenant,…) a la possibilité de voir sans être vu et, d’autre part, l’exigence de
la parole publique qui doit sa pertinence à un espace public (Singleton, 1994).
La question posée par Boltanski est celle de savoir « comment donner corps à la
souffrance sans descendre dans le détail qui fait basculer la démonstration dans
le local » (Boltanski, 1993 : 28). Bourdieu (1993) dirait le détail qui cloue au
pilori celles et ceux envers qui on a par ailleurs de si aimables intentions. Et Zola
(1992), pour sa part, dirait le détail qui met en spectacle la souffrance à travers
des êtres humiliés et dépendants, victimes toujours passives, sans dignité, tou-
jours en position de faiblesse et de demande d’aide ; bref, jamais acteurs,
producteurs de sens et d’agir.

21. D. Fassin, L’espace politique de la santé : essai de généalogie.


22. P. Bourdieu, La misère du monde, p. 13.
22 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

Toutefois, la relation entre la souffrance sociale et sa transformation aux


fins d’action collective n’est pas sans ambiguïté. La notion de souffrance sociale
permet d’ouvrir sur le politique de deux façons. La première part d’une critique
des modes de connaissance et de prise en charge, dans le contexte des processus
de bureaucratisation à l’œuvre dans la société, parallèlement à un appauvrisse-
ment de la démocratie. L’importance accordée au diagnostic s’inscrirait dans
cette bureaucratisation de la société. La seconde voie consiste à ouvrir sur un
langage plus créateur, plus complexe, évitant ainsi que soient rejetés dans les
marges ceux qui ressentent ou subissent sans pouvoir dire (Dufour, 2002).
L’être humain est un producteur de sens. Il cherche à « faire sens » de son
expérience, afin de donner une cohérence relative à ce qui l’unit au monde. La
parole (parlée, écrite, signifiée) nomme les choses ; elle est un acte constitutif du
sujet, aussi bien individuel que collectif. Par parole autre, nous entendons les
manières différenciées dont les individus et groupes signifient les problèmes,
malaises, situations ou états limites ; mais aussi les gestes, actions et réactions
que ceux-ci mobilisent dans l’effort de reconstruction et qui trouvent peu d’écho
dans les grilles standardisées et les pratiques codifiées des milieux d’interven-
tion. D’où les dérives potentielles de certains programmes et politiques de santé
et des services sociaux qui en viennent à mettre en place des formes de gestion
des individus et groupes les plus socialement vulnérables, voire de gestion de
l’exclusion.
La légitimation d’une parole sur la souffrance signifie fondamentalement
un espace/temps permettant de la transcender, de la métamorphoser. Il s’agit
d’un effort pour transformer des données de recherche (ou d’intervention) de
manière à engager la collectivité (les intervenants et intervenantes compris) par
une « mobilisation du groupe social qui opère à travers une mise en communi-
cation du problème et son ouverture sur l’espace social et culturel » (Corin,
1989 : 13). Il importe donc non seulement de voir à la diffusion et au transfert de
résultats de recherche à travers des rapports, colloques, séminaires de forma-
tion, c’est-à-dire sur un plan discursif et argumentatif, qui demeure bien sûr
essentiel, mais il s’agit aussi de jouer un rôle de stimulation d’une parole créa-
trice – une parole agissante – qui s’inscrit dans les possibilités offertes par la
culture et les met au travail tant dans la recherche, la clinique, l’intervention,
l’université, que dans les regroupements de type associatif.
La prise de parole a quelque chose de fondateur pour l’instauration d’un
espace qui permette contestation et résistance. Vue de cette manière, la parole
autre est en fait une condition d’accès à la citoyenneté, à une parole citoyenne.
Ainsi, faire place à une parole sur la souffrance sociale se révèle important de
deux façons. D’abord en tant que contenu : en laissant transpercer l’univers de
sens des gens concernés par des situations limites, la notion de souffrance
sociale joue une fonction créatrice sur le plan du langage et le rend plus acces-
sible comme outil pour (se) comprendre et délibérer. Elle est importante ensuite
Souffrance sociale, parole publique, espace politique ˜ Louise Blais 23

en tant que processus qui implique l’aménagement des conditions et des espaces
permettant l’émergence et l’expression d’une parole autre. La question est alors
de savoir comment donner corps à la souffrance sans descendre dans le détail
qui cloue au pilori celles et ceux envers qui on a par ailleurs de si aimables inten-
tions (Bourdieu, 1993). Zola (1992), pour sa part, dirait le détail qui met en
spectacle la souffrance à travers des êtres humiliés et dépendants, victimes pas-
sives, sans dignité, toujours en position de faiblesse et de demande d’aide ; bref,
jamais acteurs, producteurs de sens et d’agir. La règle implicite, véritable éthique
du rapport à l’autre, consiste alors à ne pas montrer les autres comme on ne
voudrait pas être montré soi-même (Boltanski, 1993).

SOUFFRANCE SOCIALE OU VIOLENCES SOCIALES ?


LE LANGAGE ORDINAIRE SUR LE MAL (PEU) ORDINAIRE

C’est à l’aune de ces considérations que nous puiserons ici dans des recher-
ches23 menées auprès de femmes et d’hommes vivant une grande précarité
sociale à la suite d’un divorce, d’une perte d’emploi ou d’une maladie physique
ou mentale. Dans nos données, chaque histoire est singulière, mais chacune
témoigne d’un enchevêtrement d’expériences limites qui se nouent comme un
étau ayant progressivement resserré les existences.
Parmi les thèmes les plus importants qui s’imposent lors de l’analyse : la
violence, subie, nommée, décrite. Répandue, envahissante et insupportable, elle
traverse ces vies, d’abord en famille, souvent, mais pas toujours, dans l’enfance,
plus tard dans le couple, enfin dans nos institutions d’aide, et que l’on porte
comme autant de marques (in)visibles sur le corps. La violence traverse l’en-
semble des données pour témoigner de son rôle décisif dans les trajectoires des
individus : une violence physique ou psychique qui ronge de l’intérieur la dignité
humaine, l’amour-propre, la confiance en soi et en autrui, les repères qui
donnent sens à l’existence, pour céder la place progressivement à la honte, au
sentiment d’échec, à une certaine intériorisation de sa place et de son rôle (de
malade : « je suis malade en santé mentale » disait une jeune femme en se pré-
sentant lors d’une rencontre) dans l’ordre des choses, du social et du cosmos.
C’est dans ce terreau que se fabriquent l’identité, la vision intérieure que
l’on a de soi en relation avec le monde dans lequel on évolue ; une vue de soi qui

23. Il s’agit de femmes et d’hommes suivis en psychiatrie que nous avons rencontrés à
l’urgence psychiatrique d’un hôpital spécialisé à Montréal (Blais, 1986), ou dans
divers organismes communautaires de Montréal (Blais et Guay, 1991) et d’Ottawa
(Blais et autres, 1998 ; Blais, 2004). Les entretiens semi-dirigés portaient sur les
trajectoires personnelles et sociales les ayant conduits à la psychiatrie, ainsi que les
trajectoires depuis, incluant celles empruntées ou créées pour se mouvoir dans la
cité et se tailler un espace vital dans des conditions de grandes contraintes.
24 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

se forge dans le regard d’autrui, en relation avec les autres, dans la famille et
dans les lieux publics, dont les institutions. L’identité n’est jamais une donnée
figée ; elle sera au contraire toujours travaillée par les contingences de la vie et
les événements sur lesquels les individus ont peu ou pas de contrôle, mais qui
seront, pour le meilleur, pour le pire, déterminants dans les récits qu’ils feront
de leur histoire singulière.
La violence subie par les femmes, comme fillette ou comme épouse, et de
manière soutenue sur une longue période, jette une lumière particulièrement
crue sur la nature sexuée d’une violence sociale qui se déploie dans l’intimité
familiale : « […] dans la maison, c’était la prison ; une prison sans barreaux, mais
une prison quand même », dira l’une d’elles, en écho à bien d’autres. Les écrits
féministes ont largement documenté ce problème depuis vingt ans ; il convient
néanmoins de souligner ici la place que prend la violence dans les récits que l’on
fait de sa trajectoire psychiatrique.
On peut se demander si cette violence envers les femmes, et en famille,
n’est pas la pointe de l’iceberg d’une violence plus large qui frappe aussi les
hommes, un peu à la manière des poor whites aux États-Unis pour qui les Afro-
Américains servent d’exutoire à leur propre oppression. En ce sens, on peut se
demander si la violence que subissent les femmes, en soi instrument d’une
oppression qui doit interpeller les collectivités, ne constitue pas un baromètre
de l’étendue et de la profondeur d’une violence sociale plus généralisée : de
classe, d’ethnie, de croyances, de conditions de santé (physique ou mentale)…
Les récits révèlent aussi, en creux, des familles d’origine dont le rapport
au champ socioculturel plus large a souvent lui-même été marqué par une vio-
lence sociale « ordinaire » : chômage, pauvreté, abandon, marginalisation.
I come from a poor family, a tough neighbourhood. I’ve seen a lot of bad stuff you
know ; people getting wasted […] that kind of made me tough […] ; but I realized
then [à 18 ans] that I was kind of withdrawn, a bit depressed. I’ve all given up my
dreams now. I’ve been up and down so many times. I fought my way to the top and
then I end up at the bottom and then I fought all the way to the top… in school,
a job, my wife. […] So I accepted my lot in life.
On se rappelle ici les réflexions de Castoriadis-Aulagnier24 à propos des
« contrats sociaux viciés d’avance » qui ont été imposés à des familles de psycho-
tiques. D’où l’importance, proposait-elle, de donner un poids égal autant aux
événements qui touchent le corps des individus, qu’à la position d’exclu,
d’exploité et de victime que la société aurait pu imposer à la famille.
Sans nécessairement être nommée comme telle par les acteurs, la souf-
france s’exprime de manières diverses et intègre des éléments du présent et du

24. P. Castoriadis-Aulagnier, La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé,


p. 191-192.
Souffrance sociale, parole publique, espace politique ˜ Louise Blais 25

passé où l’on voit émerger un processus qui opère sur les deux axes proposés par
Ricœur25 : celui d’une modification progressive du rapport soi-autrui – « j’étais
heureuse avant », « j’étais normal avant » – et celui de l’agir-pâtir auquel conduit
le premier. Jusqu’au moment de cassure, le point culminant, la goutte en trop,
la vie sur une corde raide qui finit par céder : tentative de suicide, délit, rupture
psychotique, dépression…
L’expérience déterminante parmi toutes, celle qui démarque un « avant »
et un « après » dans les récits des trajectoires est sans aucun doute celle de l’en-
trée dans l’univers psychiatrique auquel la collectivité confie les blessures dont
elle est, en premier lieu, responsable26. Alors que la demande initiale cherchait
à résoudre une situation immédiate de crise – « a crisis is 5 or 6 things going on
all at once, or one thing with a lot of implications », la réponse institutionnelle
apparaît à la fois comme un « en moins » :
[…] The health system likes quick, easy fixes : [they say] […] your problem is too
many problems and we don’t deal with that, that’s too much. We can’t help you
with that. It’s almost like they say there’s no hope.
I found since all the times I’ve went to psychiatry, the biggest cure that they have
for anybody is to give them a big enough pill to make them dopy enough so they
won’t bother anybody.
et comme un « en trop » :
[…] The minute I walked into that man’s [psychiatrist] office […] my life was
changed. […] In less time than it takes to bat an eyelash, 50 minutes, he dia-
gnosed me as manic-depressive, declared I could never marry, never have children,
never lead a normal life. […] That was a pretty oppressive diagnosis. […] It totally
submerged me ; the me that existed before I met him went into a shell, a hole, and
kind of died. […] [a psychiatric diagnosis] […] reduced my life experiences, it
limited my life, it kept me from achieving my full potential […]. I removed myself
because of feelings of inferiority and nothing to contribute. The problem with
diagnoses, they tend to become limiting, classificatory and eventually you become
treated as an illness rather than a person.
Cette citation, comme bien d’autres, prend tout son sens quand on consi-
dère l’observation de Corin et de ses collègues27 selon laquelle, lorsque le
diagnostic s’accompagne d’un pronostic relativement négatif, les gens peuvent
se sentir coincés dans une identité de patient qui « fait obstacle à la possibilité
d’intégrer positivement une expérience toujours douloureuse et de l’élaborer
de manière significative ».

25. P. Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur ».


26. P. Aulagnier, « Le droit au secret : condition pour pouvoir penser », p. 219-239.
27. E. Corin, L. Rodriguez del Barrio et L. Guay, « Les figures de l’aliénation : un
regard alternatif sur l’appropriation du pouvoir », p. 45-67.
26 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

Voie royale vers la grande pauvreté et l’assistance sociale, le diagnostic


psychiatrique se présente, à travers ces récits, comme un statut social qui a été
imposé par tout un dispositif de soin et d’assistance. Une réponse qui dépasse la
demande initiale, sorte de take-over institutionnel qui dépossède les gens de
leurs capacités autonomes ou de ce qui leur en reste, et les inscrits dans des rap-
ports de dépendance, d’infériorité et de surveillance…
I’m totally dependent on these guys and they’ve taken any initiative away I could
to develop myself, to get away from this dependency.
Après un certain temps passé à l’hôpital, tu perds la réalité. Tu te retrouves plus
dans le monde, dans la société normale. C’est fini. C’est juste du passé. Moi, dans
le temps passé, j’étais normal. Mais depuis que je suis sorti de l’hôpital, je ne suis
plus le même. C’est pas normal ce qui nous entoure, ce qu’on vit.
On perçoit bien dans ces témoignages ce que Foucault appelle la mise en
dépendance qui constitue le noyau dur des programmes d’intégration, l’envers
ombrageux de la sécurité sociale et un phénomène culturel, politique et social
extrêmement important28. Pourtant, la dépendance n’est pas en soi un mal ; elle
est même nécessaire, voire parfois incontournable (l’enfance, la maladie). De
quelle dépendance s’agirait-il donc qui justifie d’en parler comme effet pervers ?
Recourons encore à Foucault : la mise en dépendance par l’intégration et la
mise en dépendance par marginalisation ou par exclusion, par opposition à un
système de couverture sociale qui prend en compte la demande d’autonomie
face « à des dangers et à des situations qui seraient de nature à inférioriser ou à
assujettir »29 l’individu en tant que sujet.
Dans ce sens aussi, Morel30 montre comment les politiques d’intégration
se fondent sur des pratiques de réciprocité qui se matérialisent à travers le
contrat. Toutefois, entre les deux parties, bénéficiaire ou prestataire et l’État et
son délégué, il y a une relation juridiquement inégalitaire. En l’absence d’un
contre-pouvoir organisé, suggère l’auteure, toute velléité d’instaurer des pra-
tiques et politiques contractuelles est en fait un simulacre. La relation
assistancielle est déterminée unilatéralement, en l’occurrence par l’État et son
délégué. En tant qu’agents chargés de l’application et de la mise en œuvre des
politiques de l’État en regard de groupes et d’individus vulnérables (psychia-
trisés, assistées sociales monoparentales, etc.), les intervenants sociaux, soutient
Morel, disposent d’une autorité déléguée et d’un pouvoir discrétionnaire réel.
En effet, l’obéissance aux prescriptions des travailleuses sociales, des gestion-
naires de cas ou autres intervenants est requise de la part des prestataires de
services ou de bénéfices. Leurs pratiques doivent donc être examinées en soi,

28. M. Foucault, « Un système fini face à une demande infinie », p. 367-383.


29. Ibid., p. 370.
30. S. Morel, Les logiques de la réciprocité. Les transformations de la relation d’assistance aux
États-Unis et en France.
Souffrance sociale, parole publique, espace politique ˜ Louise Blais 27

car c’est à partir de ces pratiques que « la loi dépasse son cadre formel, pour
s’incarner dans la réalité […]31 ». C’est là où le projet politique dominant se
matérialise.
La très grande pauvreté à laquelle ces hommes et femmes sont confrontés
affecte tout : l’habitation, la nourriture, la vie ludique, les liens à autrui et à soi-
même ; une quotidienneté traversée par la précarité et l’insécurité extrêmes
dont une large part pourrait être neutralisée par des politiques sociales redéfi-
nies en fonction de contraintes bien concrètes, et qui s’inscrivent dans une
quotidienneté ordinaire.
Le manque d’argent, c’est le gros problème. Les fins de mois sont terribles : à la
troisième semaine on est à sec. On grignote… Le logement prend une trop grosse
part du BES. On est barré ben raide… pogné ben dur à cause du logement. Faut
se priver de tout. C’est frustrant à la longue. Pas de téléphone, pas de sorties, pas
de maquillage. Le luxe nous est défendu.
[…] My career as a poor person is a bigger problem than being a crazy person.
[…] there’s much more stigma attached to it than being a crazy person. […]
there’s a whole stripping of your identity. Because as soon as you hit welfare,
you’re treated as an incompetent liar and a second class citizen without any
rights.
Ces citations illustrent de manière forte un ensemble de problèmes
humains qui est au cœur d’une souffrance sociale produite par un pouvoir qui
assujettit les individus et qui se prolonge dans les réponses qui sont proposées
ou imposées par les dispositifs institutionnels32. S’il est clair que la souffrance
des gens rencontrés est faite d’une variété d’expériences limites dont une grande
partie échappe à toute possibilité d’y remédier – on ne peut changer le passé –,
il est également clair que la pauvreté dans laquelle ces personnes ont été pous-
sées par les contingences de la vie est largement du ressort de la collectivité, de
ses choix politiques et de ses pratiques institutionnelles. C’est en effet tout un
dispositif de marquage et d’intervention qui a eu pour effet pervers de faire de
ces gens, déjà fragiles sur les plans personnel et social, des assistés placés hors
des circuits vivants des échanges sociaux33.
Il y a pas mal de préjugés. […] on est comme mis à part. […] Parce que dans le
social, on n’a pas de travail, on n’a pas d’argent. On n’arrive pas financièrement
comme les autres. Ça paraît tout de suite, ça démarque… Les gens sont portés à
nous repousser.
Le gouvernement n’est pas intelligent. Les gens peuvent travailler quelques heures
par jour. Pourquoi ne pas leur laisser leur BES ? Ils arriveraient à se nourrir, à
mieux vivre. Ils seraient encouragés. Peut-être que plus tard, ils prendraient des

31. Ibid., p. 76-78.


32. A. Kleinman, V. Das et M. Lock, Social Suffering.
33. R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat.
28 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

forces, reviendraient en meilleure santé et pourraient retourner d’eux-mêmes sur


le marché du travail. Mais il n’y a rien pour ça, c’est un cercle vicieux.

ESPACES DE RECONSTRUCTION :
SOUFFRANCE SOCIALE ET PAROLE AGISSANTE

Toute société, rappelle Foucault, secrète ses propres normes34. Elle secrète
aussi, et par conséquent, ses propres marges. On peut dire que sans marges,
toujours là où loge l’autre de l’autre, il n’y a pas de société, sinon totalitaire.
Pour certains, plus fragiles dans leur intégrité psychique, physique et sociale, la
marge peut s’avérer un lieu de chute vers la déliaison relationnelle, institution-
nelle et sociale35. Une société se mesure aussi, par conséquent, à la place, au
traitement, aux espaces (de liberté) qu’elle laisse aux individus et groupes qui,
par choix ou par destinée, se trouvent dans ses marges.
Mais il n’y a pas de vide social, les marges ayant toujours une existence
sociale qui leur est propre. S’il est vrai que l’individu contrôle peu de choses, il
demeure quand même un être agissant, disposant d’une capacité d’arbitrage
qui lui est propre. Il est un acteur intentionnel, capable d’exprimer consciem-
ment des connaissances, des valeurs, des jugements et des projets36. La souffrance
sociale désigne un lieu d’action37, tant de la parole que des pratiques quoti-
diennes : construire son histoire, poser des gestes, entre autres pour (sur)vivre
au quotidien. En faisant émerger l’univers de sens des gens concernés par des
situations limites, le thème de la souffrance sociale peut avoir une fonction créa-
trice sur le plan du langage et des représentations collectives, permettant ainsi
de voir dans ces hommes et femmes, moins des êtres de besoins et de passivité
que les efforts qu’ils déploient pour être reconnus et entendus, pour vivre. Le
désir du démuni, dirait Arlette Farge, est à voir et à (se) représenter comme un
« morceau actif de la société, une action vers le devenir38 ».

…l’isolement et la solitude
L’isolement est grand, on le dit, on le « sait », on peut se l’imaginer à la
lumière des récits qui l’ancrent dans un contexte de contraintes matérielles
extrêmes, de rejet relationnel et d’un marché du travail en mutation. Pourtant,

34. M. Foucault, « La folie et la société », p. 477-499.


35. R. Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?
36. J. Lévy, « Du monde à l’individu. La complexité dans les sciences sociales »,
p. 27-31.
37. L’expression est de C. Rousseau.
38. A. Farge, « Les lumières et ses pauvres », dans Sans visages. L’impossible regard sur le
pauvre, p. 42.
Souffrance sociale, parole publique, espace politique ˜ Louise Blais 29

le retrait, le repli stratégique, la découverte de la solitude et de l’intériorité revê-


tent aussi, dans ces récits, un aspect protecteur et nécessaire : « J’ai appris que
quand tu fais un délire, tu le dis pas. Tu le laisses passer, pis ça s’en va. »
« Aujourd’hui, quand je suis malade, je le dis à personne. Mais j’ai appris à être
très discrète, puis à me taire. » Ces citations montrent bien, en creux, toute la
complexité, voire l’enjeu, de la mise en mots des maux39. Ainsi, ce qui peut appa-
raître comme symptôme peut être lu, à l’instar de Ricœur, comme une passivité
qui atteste de l’action, d’un « principe d’altérité et de la variété des expériences
de passivité, entremêlées de façons multiples à l’agir humain40 ».
Dans cette solitude, la « spiritualité », c’est-à-dire ce rapport que l’on entre-
tient avec un au-delà, une force plus grande que soi, prend une place importante.
C’est ainsi que reviennent si souvent dans les entretiens des expressions telles
que : « Dieu ne nous en met jamais plus que ce que nos épaules peuvent porter » ;
ou encore que « le bon et le mauvais, la joie comme la souffrance, font partie de
toute vie sur terre ». La « spiritualité » peut aussi se trouver dans la beauté d’un
coucher de soleil, d’un ciel étoilé… ; bref, une esthétique de la transcendance
qui pointe vers la création, quelle que soit la forme, comme lieu du dépassement
de soi41. L’espace ouvert par ces croyances et pratiques constitue en fait un espace
tantôt privé et intime pour penser42 – et panser –, tantôt public et collectif où l’on
(re)noue des liens sociaux.

…par rapport au lien


Si les dernières décennies de désinstitutionnalisation psychiatrique ont
contribué à la fabrication de l’individu négatif, selon l’expression de Castel, c’est
aussi un nouvel acteur collectif qui a fait son entrée sur la scène publique. À
travers des actions de survie qui surgissent en réponse aux conséquences sociales
d’une désinstitutionnalisation souvent sauvage et pingre ; face aussi aux situa-
tions limites vécues au quotidien et dans le champ social – pauvreté extrême,
isolement social, rejet du milieu, discrimination, etc. – on a assisté, entre 1975 et
1995, au Québec et ailleurs au Canada et en Occident, à la création par des psy-
chiatrisés et diverses actions citoyennes (incluant parfois celles des professionnels
des services publics), de lieux et de réseaux dits alternatifs où on circulait libre-
ment, tantôt pour manger, tantôt pour parler, parfois pour travailler, sortir,
agir, se reconnaître, revendiquer ou simplement être, avec son semblable, même
dans son étrangeté radicale. Ces lieux et réseaux sont souvent mal connus des

39. Voir le chapitre de Cécile Rousseau et Abdelwahed Mekki-Berrada dans cet


ouvrage.
40. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 368.
41. D. B. Morris, Illness and culture in the post modern age.
42. Voir Aulagnier (1991) concernant l’importance du droit au secret comme condi-
tion pour pouvoir penser.
30 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

intervenants et le dispositif institutionnel et professionnel a tendance à s’en


méfier ou, pire, à les ignorer. Pourtant, se construisent aussi dans ces marges des
stratégies de protection à travers des réseaux d’échanges, d’entraide, de services
de proximité ; des espaces publics, marginaux bien sûr, mais qui fabriquent du
lien social43.
L’implication dans divers lieux communautaires, si elle peut parfois avoir
pour les gens un effet de « ghetto », amène les individus à se voir en relation avec
l’autre dans une souffrance partagée, sans nécessairement être dite, nommée,
décrite, mais plutôt acceptée, reconnue ; non pas jugée ou évaluée : « On a tous
une souffrance commune, elle est plus forte pour d’autres, plus faible pour
d’autres, […] mais c’est une souffrance quand même. » L’existence de ces lieux
en marge des institutions formelles nous apparaît, à travers les récits, comme
des lieux de liberté relative où l’on peut « […] faire des choix [soi]-même, au lieu
d’avoir des règles ». Ils permettent, en voix polyphonique, de :

briser une partie de l’isolement


communiquer
se responsabiliser
développer sa personnalité
s’occuper
partager
aider d’autres plus mal pris
relativiser son problème, apprendre l’autonomie
faire des repas économiques
voir plus loin
reprendre contact avec d’autres
se remettre en valeur […].

Se crée ainsi un espace où germent la confiance, l’acceptation, la solida-


rité qui ouvrent sur le don de soi – « […] me dépenser pour les autres » – et
l’engagement social. Nos analyses indiquent que ce choix relativement auto-
nome de se rendre dans de tels lieux en marge du dispositif d’intervention
formel, et parfois contre lui, joue un rôle déterminant dans les efforts pour
reconstruire sa vie et transformer des expériences difficiles. Les récits ouvrent,
à tout le moins, sur un horizon de valeurs, de croyances et de pratiques qui per-
mettent de (re)penser les solidarités collectives à partir de ce qui se noue dans
les interstices ou les marges de la société.

43. G. Bibeau et M. Perreault, Dérives montréalaises ; E. Corin et G. Lauzon, « Réalités et


mirages : les espaces psychiques et sociaux de la réinsertion » ; J.-L. Laville, « Asso-
ciations et activités économiques. L’exemple des services de proximité ».
Souffrance sociale, parole publique, espace politique ˜ Louise Blais 31

[…] J’ai rencontré d’autres gens qui ont déjà fait des psychoses. M’associer avec
eux autres, je me comprends plus moi-même […]. Je voulais savoir comment ils s’y
prenaient eux autres pour rester en dehors des hôpitaux et survivre […].
Le réconfort, la recherche que tu peux faire, c’est d’aller vers l’extérieur… Le fait
de venir ici [au centre communautaire], de rencontrer d’autres personnes qui
étaient en difficulté… je pouvais les aider, elles qui m’étaient tout à fait étran-
gères. Je me suis fait des amies et j’ai senti que je les aidais. En les aidant, ça m’a
aidée, ça m’a revalorisée. En dépression, tu perds confiance en toi et si tu peux
arriver à retrouver tes valeurs, c’est une grande partie de ta guérison. Le plus
important, c’est d’aider les autres. On s’en sort soi-même en aidant les autres à
s’en sortir, en utilisant l’expérience de notre propre vécu…
Au moment qu’on dit qu’on n’a pas besoin […] des autres, on arrête d’exister. La
vie, ça se vit, même en tant que psychiatrisé, ensemble.

SOUFFRANCE SOCIALE ET ESPACE(S) POLITIQUE(S)

À la lumière de ces témoignages, on est amené à relativiser la place de


l’intervention professionnelle et institutionnelle par rapport à tout un univers
de sens et de pratiques que des gens, même lourdement hypothéqués sur les
plans social et personnel, cherchent à élaborer en tant que sujets pensants et
agissants. Ces témoignages nous amènent sur le terrain des droits à être pro-
tégés contre des processus de fragilisation et d’insécurité extrêmes : droit à des
services publics, mais droit aussi, et surtout, à un revenu d’existence, au loge-
ment, au travail, à la non-discrimination44…
Quelles « leçons » tirer pour les politiques et les pratiques sociales,
aujourd’hui en redéfinition profonde ? Dans la foulée du 11 septembre qui en
constitue la justification emblématique, la notion d’insécurité sociale subit une
mutation qui n’est pas sans avoir des répercussions sur les pratiques d’interven-
tion et l’organisation des services publics. Le glissement de l’État social vers
l’État sécuritaire, selon l’expression de Castel, se matérialise dans les pratiques
formelles des institutions, même décentralisées. De manière sournoise, l’obses-
sion pour la sécurité s’insinue dans les interstices de la vie quotidienne des gens,
ouvrant ainsi la voie « à l’omniprésence des policiers45 ». C’est sur cet arrière-
plan qu’il faut saisir les enjeux des politiques et des pratiques de plus en plus
codifiées, hiérarchisées, contrôlées, dont on peut se demander s’il ne s’agit pas
des formes contemporaines de l’enfermement ou de son risque. Le risque est
grand, en effet, de se tourner vers une gestion de la pénurie plutôt que vers une
redéfinition de notre philosophie de la santé et de la normalité.

44. R. Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, p. 23.


45. Ibid.
32 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

Ce risque est notamment présent dans les équipes ACT (Assertive Com-
munity Treatment, ou Traitement intensif dans la communauté). Importé des
États-Unis, le ACT est en passe de devenir le principal mode de gestion (de gou-
vernance ?) dans le champ de la psychiatrie/santé mentale et constitue la réponse
des années 199546 aux effets pervers de la désinstitutionnalisation psychiatrique
des trente années précédentes.
Les ACT sont des équipes pluridisciplinaires qui suivent à domicile les
personnes ayant des troubles psychiatriques « graves et persistants ». Elles se pré-
sentent le plus souvent comme une sorte d’extension hors les murs de la
psychiatrie hospitalière, une façon d’étendre l’organisation hospitalière à
travers une organisation du travail impliquant des intervenants mandatés pour
assurer la prise de médicaments à domicile, la présence aux rendez-vous, la sur-
veillance du comportement et de la fonctionnalité du « client », à domicile et
dans son environnement, sa propreté, ses déplacements, ses fréquentations… Il
s’agit en effet de pratiques d’insertion sociale qui semblent considérer l’auto-
nomie avant tout comme une question instrumentale que l’on peut cerner par
des mesures fonctionnelles et comportementales et qui placent sous haute sur-
veillance les psychiatrisés sur lesquels on intervient. Bref, des institutions pour
désinstitutionnalisés, dit-on à Trieste.
À cette instrumentalisation des pratiques à domicile47 s’ajoutent, et c’est
plus grave, des lois qui s’implantent un peu partout en Amérique du Nord, qui
font « reculer de plus de trente ans les lois sur la santé mentale », comme le disait
un psychiatrisé de longue date, en imposant le traitement obligatoire dans la
communauté et en élargissant les pouvoirs de diverses catégories d’intervention
liées à la psychiatrie/santé mentale. Ces mesures, en conflit avec l’esprit des
chartes des droits et libertés, ne sont qu’une des facettes d’un ensemble plus
vaste de resserrement des contrôles des populations assistées ou dépendantes et
qui retranchent un peu plus, et dans l’air du temps, les espaces de liberté.
D’autres scénarios existent pourtant, et trouvent leur ancrage dans des
pratiques concrètes, comme en témoignent nos interlocuteurs, ainsi que diverses
études menées depuis une dizaine d’années48. Ces pratiques contiennent des

46. Qui correspond, en Ontario, à l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement néoconser-


vateur dont la « révolution du bon sens » s’est traduite par des politiques marquées
au sceau à la fois de l’abandon et de contrôles accrus des individus et groupes les
plus vulnérables. Cette tendance lourde des modes de gouvernance semble se
manifester de plus en plus au Québec depuis l’arrivée du gouvernement Charest.
47. F. Saillant et É. Gagnon, « Soins, lien social et responsabilité ».
48. D. White, « The Community-Based Mental Health System : What Does It Mean ? » ;
J. Lamoureux, Le partenariat à l’épreuve. L’articulation paradoxale des dynamiques insti-
tutionnelles et communautaires dans le domaine de la santé mentale ; K. Church, « Beyond
“ Bad Manners ” : The Power Relations of “ Consumer Participation ” in Ontario’s
Community Mental Health Reform » ; L. Blais, L. Mulligan-Roy et C. Camirand,
Souffrance sociale, parole publique, espace politique ˜ Louise Blais 33

éléments du contre-pouvoir organisé dont parle Morel qui seraient susceptibles


d’informer autrement les pratiques d’intervention sociale face à cette figure de
l’Autre qu’est celui ou celle mis « hors jeu », en ouvrant la pratique davantage à
la perspective de la défense des droits sociaux et civils.
Être incapable de penser (faire place à, admettre, nommer) la souffrance
autrement que comme pathologie, écart à une norme, à un idéal de la santé,
c’est être profondément apolitique. Car une société qui fait de la santé son insti-
tution principale est une société malade – malade des symboles et du langage
qui permettent à une collectivité de se reconnaître comme communauté de
semblables, au-delà des différences, parfois radicales, qui traversent les sociétés
plurielles, et qui signifient les conditions d’un vivre ensemble social.
Sans tomber dans l’excès du tout au politique qui aboutirait à la négation
des conséquences très personnelles et intimes de ce que recouvre la souffrance
sociale, conséquences qui peuvent, par ailleurs, faire appel à un travail d’ordre
clinique et individuel, la prise de parole a quelque chose de fondateur pour
l’instauration d’un espace (dans la recherche, dans la « société civile ») où la
souffrance sociale peut trouver une résonance dans la collectivité, ouvrant ainsi
sur la possibilité de contestation et de résistance. Se faire entendre est une
condition d’accès à la citoyenneté, à une parole citoyenne. Dans ce sens, on peut
se représenter l’espace politique comme étant « ce qui rapporte aux affaires de
la cité, c’est-à-dire au mode selon lequel les individus font lien49 ».
Laissons longuement le dernier mot à Francis Jeanson50 :
Le milieu soignant aujourd’hui se refuse catégoriquement à voir une dimension
politique à sa pratique ; […] on se refuse à voir l’intérêt politique de l’autonomi-
sation de l’individu, on se refuse à voir l’importance de l’autonomisation
collective.
Mais partout où il y a des gens qui veulent résister, il faut travailler avec eux, là où
l’on est, dans les limites où l’on a des prises réelles. […] C’est à ce niveau qu’il faut
travailler et créer, si possible, des relations entre ces différents foyers, porteurs
d’exigences parfois en apparence très différentes les unes des autres, mais avec,
au fond, toujours cette exigence commune, celle de redonner du sens à ce qu’on
fait. Et de le faire en s’adressant à des sujets, bien sûr, en fonction de leur poten-
tialité citoyenne. La fonction sujet n’étant d’ailleurs elle-même que la difficile
mise en œuvre d’un potentiel psychosocial.

« Un chien dans un jeu de quilles. Le mouvement des psychiatrisés et la politique


de santé mentale communautaire en Ontario ».
49. D. R. Dufour, « Nommer pour penser, la tâche des intellectuels », p. 172.
50. F. Jeanson, « De la misère du social, de la perte de sens ». Philosophe français, com-
pagnon de route de Sartre et de Beauvoir, fondateur des Réseaux Jeanson venant
en aide aux Algériens pendant la guerre d’indépendance, Jeanson travaille depuis
plus de trente ans à la désinstitutionnalisation psychiatrique en France, tant des
patients ou malades que des intervenants.
34 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

Bibliographie

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Souffrance sociale en paroles
Aménager des espaces de parole
pour les personnes aux prises avec la folie

Karine Vanthuyne

SAVOIRS EXPERTS ET VÉRITÉS PROPRES

Les hôpitaux, […] tu sais, à part de me prescrire des médicaments, ils n’allaient
pas voir plus loin que ça puis je retournais chez nous dans l’angoisse totale là…
[…]. Eux autres, ils me diagnostiquaient paranoïaque parce que là mon conjoint
[…], il entrait dans le bureau du psychiatre, puis euh « moi je suis son conjoint,
puis qu’est-ce qu’elle a, elle invente ça [le récit de la violence qu’il lui faisait subir],
puis euh, là, il va falloir que vous lui trouviez un remède parce qu’elle fait des
crises », puis tout ça. Mais ce n’était pas des crises que je faisais, c’était des états de
peur extrême (extrait d’un entretien mené auprès d’une ex-psychiatrisée).
Malgré l’engagement du milieu institutionnel psychiatrique de « mettre la
personne au centre1 » en se mettant davantage à l’écoute de ses revendications,
de ses points de vue et de son vécu, un fossé semble demeurer entre ce que cher-
chent à dire les personnes aux prises avec la « maladie mentale » et ce qu’en
entendent les décideurs et les praticiens.
En Amérique du Nord, le Diagnostic Statistical Manual (DSM) est l’outil
de base de la psychiatrie. Sa troisième version, publiée dans les années 1980, a
profondément transformé la recherche et la clinique. Dans le but d’affirmer et
de défendre le statut de spécialité médicale de la psychiatrie, les auteurs du

1. Politique de santé mentale de 1989, Gouvernement du Québec.


38 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

DSM-III ont cherché à objectiver le diagnostic en psychiatrie afin d’éliminer


toute subjectivité des pratiques visant à l’identification et à la classification des
pathologies mentales2. Le diagnostic psychiatrique s’est ainsi trouvé standardisé
et systématisé par la seule prise en compte de signes objectifs, c’est-à-dire les
symptômes de ces pathologies.
Or, bien que l’élaboration du DSM-III se soit faite à partir d’un nombre
important de récits de personnes aux prises avec des troubles mentaux, les caté-
gories pathologiques qui y sont décrites ne représentent qu’une petite partie de
l’ensemble de l’expérience des personnes. Cette lacune est d’autant plus problé-
matique qu’elle est continuellement répétée, la plupart des psychiatres
nord-américains se référant pratiquement exclusivement au DSM pour orienter
leur approche clinique3. Ce faisant, ils prêtent peu attention à ce qui dépasse
leur cadre d’analyse4. Ce qui déborde est soit ignoré, soit recadré à l’intérieur
du paradigme lui-même, au lieu d’être pris comme une invitation à ouvrir ou à
élaborer des pistes complémentaires de compréhension5.
Face au réductionnisme du langage biopsychiatrique dans le traitement
de la souffrance psychique, les groupes membres du Regroupement des res-
sources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ) ont dès leur
naissance, vers la fin des années 1970, cherché à développer des modèles d’inter-
vention plus souples et mieux adaptés aux personnes que ne le sont ceux des
milieux institutionnels de soins psychiatriques. S’opposant à l’approche biomé-
dicale qui domine le milieu institutionnel et qui, selon eux, s’attaque quasi
exclusivement au symptôme dont est porteuse la personne souffrante, les
groupes membres du RRASMQ entendent saisir cette souffrance non pas à
partir de grilles de lecture préétablies mais au plus près de son impact sur l’ex-
périence personnelle et relationnelle. Ce faisant, les usagers de ces ressources
sont encouragés à prendre la parole, à faire part de leur vécu, à énoncer une
« vérité propre » concernant l’expérience de la folie.
La mise en mots de l’expérience des troubles psychiatriques, comme celle
de toute autre expérience humaine, n’est cependant jamais la simple traduction
d’une réalité objective6. L’être humain n’a accès aux processus physiologiques et
psychologiques qui le constituent qu’à travers les systèmes de représentation
dont est porteur son environnement social7. Foucault rappelle par ailleurs dans

2. E. Corin, « Présentation : les détours de la raison » ; G. L. Klerman, « The Advan-


tages of DSM-III ».
3. N. C. Andreasen, « The evolving concept of schizophrenia : from Kraepelin to the
present and future ».
4. J. S. Stauss, « Subjective Experiences of Schizophrenia : Towards a New Dynamic
Psychiatry-II ».
5. G. Lanteri-Laura, « Sémiologie et critique de la connaissance ».
6. E. M. Bruner, « Introduction ».
7. E. Scarry, The Body in Pain : The Making and Unmaking of the World.
Souffrance sociale en paroles ˜ Karine Vanthuyne 39

nombre de ses travaux combien tout sujet qui cherche à s’approprier son expé-
rience en la traduisant dans ses propres mots ne peut échapper au jeu des
relations de savoir et de pouvoir qui le constituent. Selon Foucault, le sujet est
une forme qui à la fois est construite et se construit à travers différents « jeux de
vérité8 ». Même lorsqu’il se constitue de façon active, qu’il dispose d’une cer-
taine liberté quant à la forme qu’il se donne, le sujet opère toujours à partir
d’un ensemble de règles de production de la vérité, ces dernières définissant ce
qui compte comme information, qui a la compétence pour valider ou invalider
une information et comment acquérir cette compétence.
S’appuyant sur une recherche de terrain menée dans trois ressources
alternatives en santé mentale au Québec, je veux tenter de mettre en lumière les
enjeux que soulève le parti pris des organismes membres du Regroupement de
soutenir leurs participants dans l’expression de leurs « vérités propres ». La prise
de parole des personnes aux prises avec la folie implique un ensemble de pro-
cessus de nature à la fois politique et sémantique : politique de par la négociation
qui engage dès lors les autres acteurs du domaine relationnel, dans un champ
de discours et de contre-discours dominé par des savoirs experts ; et sémantique
à travers le recours à des langages qui impliquent des manières différenciées de
donner sens aux troubles mentaux et d’y réagir. Dans les lignes qui suivent, je
vais donc analyser les espaces de parole aménagés par les ressources que j’ai
visitées en m’interrogeant sur la manière dont on y accueille et dont on y sou-
tient les voix des usagers.
Par ailleurs, à travers cette analyse du rapport des usagers de ces res-
sources à la parole qui s’énonce dans l’espace des organismes alternatifs, je
cherche également à apprécier, mais aussi à critiquer, la notion de « souffrance
sociale » développée par Kleinman, Das et Lock9. Ce concept entend faire
contrepoids à l’objectivité désincarnée qui domine les politiques et les savoirs
experts en centrant le regard sur les rapports qui existent entre une personne
souffrante et le monde social et politique dans lequel elle se situe : la manière
dont le contexte politique, tant local que global, marque les corps des individus ;
et les façons dont l’ordre social et politique se mobilise pour soigner les personnes
souffrantes. Considérer les troubles psychiatriques comme une « souffrance
sociale » signifie donc tenir compte : (1) des origines sociales, économiques et
politiques de ces troubles ; (2) des modes collectifs de représentation et d’action
qui leur sont associés ; et (3) des rapports interpersonnels dans lesquels s’inscri-
vent le vécu subjectif et la mise en mots de l’expérience personnelle des troubles
mentaux.

8. M. Foucault, Dits et écrits I, 1954-1975.


9. A. Kleinman, V. Das et M. Lock, « Introduction ».
40 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

Une telle démarche d’analyse et d’intervention enrichit de manière consi-


dérable les représentations et les modèles de pratiques qui peuvent en découler ;
elle comporte la promesse d’un regard et d’une action épousant de très près la
complexité à laquelle renvoient les problèmes de santé mentale. Toutefois, la
relation entre la notion de la « souffrance sociale » et sa représentation, d’une
part, et celle entre cette représentation et sa transformation aux fins d’action
collective, d’autre part, ne sont pas sans ambiguïté. Même s’ils élaborent des
langages plus riches, plus à même de saisir les sens multiples et contradictoires
du souffrir, les chercheurs en sciences sociales ne sont pas plus que les praticiens
en santé mentale exempts du risque d’en venir à ignorer les limites des modèles
d’interprétation et d’action qu’ils construisent, voire à oublier les tensions qui
se jouent inévitablement entre leur propre langage et la « vérité propre » des
personnes aux prises avec cette souffrance. En analysant les espaces de parole
aménagés par trois ressources alternatives en santé mentale, je veux mettre en
exergue les questions que soulèvent l’élaboration de langages et l’aménagement
de milieux d’expression qui prétendent accueillir la souffrance dans toutes ses
dimensions.

DESCRIPTION DE L’ÉTUDE

Cet article découle d’une recherche que j’ai réalisée en 2001 à Montréal,
dans trois ressources alternatives en santé mentale. Menée dans le cadre de mon
mémoire de maîtrise, cette étude portait sur les différents processus qu’im-
plique la transformation narrative de l’expérience de la folie ainsi que son
énonciation10. Ici, je vais plus particulièrement me centrer sur l’analyse des
documents produits par les différentes ressources que j’ai visitées et des données
recueillies à travers mon observation-participante pour dépeindre et différen-
cier les contextes d’énonciation qu’offrent ces ressources. De tels contextes
peuvent être spécifiés en fonction d’un certain nombre d’éléments. D’abord, les
types d’acteurs porteurs de parole : des intervenants (professionnels), des ani-
mateurs (non professionnels) et des usagers. Ensuite, les styles d’interactions ou
la manière dont la parole circule : les intervenants tendent-ils à en avoir le mono-
pole ? Les usagers sont-ils davantage invités à la prendre ? Enfin, le champ
discursif et les règles en fonction desquelles s’articule la parole : celle des inter-
venants et celle des usagers. Après avoir brièvement présenté chacune des
ressources étudiées, je vais me centrer sur les dynamiques de pouvoir/savoir qui
y prévalent, m’interrogeant sur la possibilité ou non pour les usagers d’exprimer
leur souffrance dans les chemins qui sont les leurs. Suivra une discussion où je

10. K. Vanthuyne, Trouver les mots pour le dire. S’approprier un certain pouvoir sur l’expérience
de la folie à travers la prise de parole.
Souffrance sociale en paroles ˜ Karine Vanthuyne 41

soulignerai les enjeux que pose l’aménagement d’espaces de parole cherchant à


accueillir la pluralité des dimensions du souffrir.
Le RRASMQ regroupe différents types de ressources autour d’une même
philosophie. Cette dernière met l’accent sur la création d’un espace favorisant
la réappropriation pour le sujet d’un pouvoir sur son expérience11. Cette philo-
sophie implique une série de postulats. On peut citer celui de placer la personne
(et non pas sa « maladie ») au centre, de considérer les usagers comme des per-
sonnes à part entière (et non pas uniquement comme des « patients ») et de
redonner du pouvoir à la personne (au lieu de chercher à la contrôler). Par
ailleurs, à travers leurs pratiques, les ressources alternatives en santé mentale
disent aussi chercher à saisir la personne individuelle comme un être social.
Elles prennent en compte les contraintes micro et macrosociales qui pèsent sur
elle, telles la pauvreté, la stigmatisation et l’exclusion sociale et politique dont
sont l’objet les personnes souffrant de troubles mentaux. Les groupes membres
du Regroupement semblent ainsi témoigner d’un souci de promouvoir des
modèles d’approche et d’intervention mieux à même de tenir compte des divers
aspects « sociaux » de la souffrance de leurs usagers.
Les diverses ressources du RRASMQ ont cependant des manières diffé-
rentes d’interpréter la philosophie à la base du Regroupement et de la traduire
en termes de pratiques. Chacune d’elles se spécifie par des acteurs et des modes
de fonctionnement particuliers et propose donc des contextes variés de prise de
parole. C’est pourquoi j’ai choisi de visiter trois ressources afin de mettre en
relief des différences possibles dans les discours des usagers quant au type de
rapports de pouvoir qui y prévaut et aux langages auxquels ils se réfèrent : un
centre de services thérapeutiques, un groupe de défense des droits en santé
mentale et un groupe d’entraide.
Le centre d’apprentissage s’adresse aux personnes vivant ou ayant vécu
des problèmes de santé mentale. Au moyen d’ateliers de développement des
habiletés cognitives et sociales, de rencontres thérapeutiques et d’activités
ludiques, il a pour objectif la réinsertion sociale de ces personnes. Cependant,
il ne s’agit pas ici de « normaliser » les participants, voire de se limiter à les
rendre à nouveau aptes à s’intégrer au marché du travail. Il s’agit plutôt de leur
offrir la possibilité de s’engager dans « une démarche de réappropriation de
leur pouvoir d’être et d’agir » afin que ceux-ci soient à nouveau « en mesure de
s’accomplir et d’être satisfaits de la place qu’ils occupent au sein de la
société12 ».

11. RRASMQ, Manifeste du Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du


Québec ; RRASMQ, Les indicateurs du manifeste… questionnés : document de travail.
12. Pour des raisons de confidentialité et d’anonymat, je ne donnerai pas la référence
des ouvrages cités. Ne voulant cependant pas m’approprier tout le travail de
réflexion des ressources vis-à-vis de leurs propres modèles de pratiques, je ferai tout
42 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

Le principe de base qui anime le groupe de défense des droits est que
pour pouvoir pleinement se développer, et donc défendre ses droits et libertés,
une personne doit commencer par analyser la place qu’elle occupe au sein de la
société afin de discerner ce qui y réprime son plein épanouissement. À travers
des séminaires, des films et des groupes de discussion, cette ressource s’emploie
donc à sensibiliser ses membres aux rapports de force et d’exclusion dans les-
quels ils s’inscrivent en prenant appui sur un cadre d’analyse marxiste.
Le groupe d’entraide a quant à lui la particularité d’être un organisme
qui n’inclut pas d’intervenant, chacun et chacune étant aidé ou aidant selon les
circonstances. La prise en charge dans ce groupe est donc entièrement assurée
par ses membres, qui, selon la définition du groupe, sont des « personne[s]
psychiatrisée[s], ex-psychiatrisée[s], vivant ou ayant vécu la détresse émotion-
nelle ou intimement touchée[s] par la folie ». Véritable milieu de vie, cette
ressource offre également à ses membres des repas économiques, des ateliers
artistiques et des activités ludiques et éducatives.

AU-DELÀ DU SILENCE DE LA FOLIE,


AMÉNAGER DES ESPACES DE PAROLE

Au milieu du monde serein de la maladie mentale, l’homme moderne ne commu-


nique plus avec le fou : il y a d’une part l’homme de raison, qui délègue vers la
folie le médecin, n’autorisant ainsi de rapport qu’à travers l’universalité abstraite
de la maladie ; il y a d’autre part l’homme de folie qui ne communique avec l’autre
que par l’intermédiaire d’une raison tout aussi abstraite, qui est ordre, contrainte
physique et morale, pression anonyme du groupe, exigence de conformité. De
langage commun, il n’y en a pas ; ou il n’y en a plus ; la constitution de la folie
comme maladie mentale […] dresse le constat d’un dialogue rompu […] et
enfonce dans l’oubli tous ces mots imparfaits, sans syntaxe fixe, un peu balbu-
tiants, dans lesquels se faisait l’échange de la folie et de la raison. Le langage de
la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie, n’a pu s’établir que sur
un tel silence13.
La citation ci haut est tirée de la préface de la première édition d’Histoire
de la folie à l’âge classique14 . Dans Surveiller et punir15 et Histoire de la sexualité : La
volonté de savoir16 , Foucault poursuit la réflexion amorcée dans ce premier
ouvrage sur le silence de la folie en examinant comment les sciences du sujet se
sont approprié une certaine autorité sur l’expérience du sujet, et comment,

de même usage de guillemets pour signaler le fait que je me réfère à leurs docu-
ments.
13. M. Foucault, Dits et écrits I, 1954-1975, p. 188.
14. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique.
15. M. Foucault, Surveiller et punir.
16. M. Foucault, Histoire de la sexualité I : La Volonté de savoir.
Souffrance sociale en paroles ˜ Karine Vanthuyne 43

pour s’établir et être reconnues comme sciences, ces disciplines ont transformé
le récit de soi et le récit de l’expérience personnelle en l’objet d’un savoir expert.
Foucault avance qu’une telle appropriation de l’autorité opère en destituant le
sujet de sa compétence à révéler une certaine vérité. Alors qu’on avait déjà
reconnu au criminel, par exemple, le pouvoir de produire la vérité du crime en
l’avouant, on refuserait dorénavant au sujet ce pouvoir en affirmant que seul un
spécialiste, en raison de sa formation, de ses connaissances et/ou de son statut,
détient le pouvoir de déchiffrer son récit et d’en faire apparaître le sens caché.
Ainsi, avec l’avènement des sciences humaines, le sujet a été déclaré dans les
sociétés occidentales contemporaines inapte à accéder, par lui-même, à l’intelli-
gibilité de son propre discours, et, par extension, inapte à participer à la
définition des modalités de son traitement, de sa guérison, de sa réhabilitation
ou de sa réadaptation. Parce qu’il ne peut pas saisir le sens de ses expériences, il
ne peut pas définir ses propres besoins, d’où le pouvoir exclusif des spécialistes
de décider eux-mêmes des régimes de traitement, de punitions ou de soins à
administrer au sujet.
La première chose qui capte l’attention de l’observateur sur le terrain des
ressources alternatives en santé mentale est la place qu’on semble chercher à y
aménager pour les savoirs dits « expérientiels ». Témoignant sans doute du souci
des groupes membres du RRASMQ de tourner le dos aux savoirs experts pour
plutôt s’engager dans une démarche de création et d’expérimentation de nou-
veaux modèles de pratiques, les organismes que j’ai visités semblent se
caractériser par une reconnaissance de la validité et, même, de la valeur parti-
culière des connaissances issues de l’expérience des troubles psychiques.
D’abord, dans certains d’entre eux (dont le groupe d’entraide), le vécu psychia-
trique est valorisé comme compétence : y sont employés comme animateurs non
pas des professionnels de la santé mentale (psychologue ou travailleur social),
mais des personnes qui sont elles-mêmes aux prises avec la folie. Dans les res-
sources où seuls des diplômés sont embauchés (dont le centre d’apprentissage et
le groupe de défense des droits), on note tout de même chez ces personnes une
même appréciation des connaissances fondées sur l’expérience propre de la
« maladie mentale », alors que les intervenants non seulement encouragent les
participants à faire part des enseignements qu’ils ont tirés de leur propre vécu
avec la folie, mais aussi se montrent généralement ouverts à ce que les usagers
remettent en question ce qu’ils avancent.
Cette considération pour le savoir propre des personnes aux prises avec la
folie se traduit en termes de pratiques par l’entretien d’un rapport davantage
égalitaire que hiérarchique entre les participants et les personnes-ressources17.

17. Afin d’alléger le texte, et lorsque la distinction entre les deux termes n’est pas utile
à l’analyse, je parlerai de personne-ressource pour à la fois désigner des animateurs
(terme qui désigne les employés des ressources alternatives en santé mentale qui ne
44 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

Dans le groupe d’entraide, par exemple, au sein des groupes de discussion, les
animateurs se soumettent aux mêmes procédures et critères de prise de la
parole. Ils ont, par exemple, eux aussi à demander le droit de parole pour
pouvoir s’exprimer. La seule chose qui les différencie des autres est le pouvoir
ponctuel et limité qui leur est donné de circonscrire ou de faciliter la prise de
parole des autres pour qu’elle demeure dans le cadre du sujet discuté. Par
ailleurs, la contribution des participants est également sollicitée dans cette res-
source en ce qui a trait à son fonctionnement. Ces derniers y sont régulièrement
convoqués à des réunions pour discuter et trouver des solutions aux difficultés
rencontrées, par exemple l’intégration difficile des nouveaux membres
(comment faciliter leur intégration ?), le fait que des participants ne s’impli-
quent pas dans la gestion du groupe d’entraide (jusqu’où respecter le rythme
des gens ?), ou que des participants masculins « harcèlent » des participants fémi-
nins (de la « cruise » au harcèlement : comment protéger l’espace des femmes
dans la ressource ?).
On constate ce même effort de démocratisation du rapport participant/
personne-ressource dans les deux autres organismes étudiés. Les intervenants
qui y travaillent semblent en effet eux aussi chercher à encourager les partici-
pants à faire part de leurs propres connaissances sur les questions abordées. Par
exemple, dans le centre d’apprentissage, lorsque Zoé indique qu’elle entend des
voix le soir chez elle quand elle va se coucher, et qu’elle n’est pas sûre si c’est le
fruit de son imagination ou si ce sont ses voisins qui lui parlent, Marie, l’interve-
nante qui anime le groupe de discussion, demande aux autres participants :
« Qu’est-ce qu’on dit à Zoé ? » Victor, un autre participant, suggère : « Vérifier
serait la bonne affaire à faire. » Zoé répond alors : « Oui, mais je suis pas pour
aller cogner à tout bout de champ chez les voisins ! » Victor rétorque : « C’est
qu’entendre des voix, c’est profondément angoissant. C’est vrai que vérifier tout
le temps c’est pas nécessairement bon, mais c’est certain que ça prend du
support, quelqu’un qui pourrait te dire : “ non, tu n’entends pas des voix ”. »
Par ailleurs, lorsque l’expérience sur le terrain des participants entre en
contradiction avec ce qu’avancent les intervenants, ces derniers semblent géné-
ralement accepter de revoir leur position. Par leurs modes de questionnement et
leurs affirmations, les intervenants reconnaissent s’avancer en fait sur un terrain
fragile. N’ayant pas eux-mêmes vécu de désordre émotionnel, les intervenants
savent qu’ils s’appuient sur des prémisses issues d’une connaissance et d’une
expérience qui sont « extérieures » à la folie. C’est pourquoi ils se montrent le
plus souvent disposés à réviser leur point de vue lorsque des gens leur font com-
prendre qu’ils font fausse route. Ainsi, lorsqu’un intervenant du groupe de

sont pas des professionnels) et des intervenants (terme qui désigne les employés des
ressources alternatives en santé mentale qui sont des professionnels).
Souffrance sociale en paroles ˜ Karine Vanthuyne 45

défense des droits, Roger, affirme qu’à bien examiner les lois, on trouve tou-
jours un moyen de défendre les droits des gens, un participant, Pierre, riposte :
Pierre : Le problème avec l’appareil juridique, c’est qu’il fonctionne jamais en
notre faveur. […] Les juges ne nous entendent pas. Ils écoutent plutôt les psy-
chiatres comme des papes.
Roger : Sauf qu’on en gagne [des procès] avec certains avocats, bien que souvent
sur la peau des fesses.
Pierre : Jamais.
Roger : Mais c’est vrai que […] c’est un jeu à double tranchant : c’est arrivé que
l’hôpital a abandonné ses requêtes, mais c’est arrivé aussi que quand on est dans
le décor [les groupes de promotion et de défense des droits], ils augmentent les
charges [le nombre ou la gravité des accusations].
On remarque ainsi le souci de ces différents organismes d’aménager des
espaces de parole où le savoir des participants est non seulement sollicité et
entendu, mais aussi pris en compte. Outre l’embauche de non-professionnels,
cet intérêt pour les connaissances issues du vécu personnel semble plus généra-
lement se manifester par un effort des intervenants de ne pas s’accaparer le
droit de parole et de décision en ce qui concerne le fonctionnement de la res-
source, de même que par leur ouverture à la remise en question de leurs points
de vue et pratiques d’intervention.
Le rapport relativement égalitaire qui relie en général personnes-
ressources et participants au sein des organismes du RRASMQ semble en retour
offrir à ces derniers des espaces où il est possible de s’exprimer librement. Et les
participants m’ont fréquemment témoigné apprécier particulièrement que leur
parole soit ainsi sollicitée, entendue et généralement prise en compte. Alors
qu’à l’extérieur, plusieurs personnes ont mentionné se sentir généralement
ostracisées alors qu’on fait généralement peu de cas de leur point de vue (et ce,
même si ce qui était en cause les concernait directement, tels leur médication ou
leur mode d’hébergement), il semble que dans ces ressources, elles puissent se
sentir entendues peu importe qu’on leur aie ou non explicitement demandé
leur opinion. Les participants prennent la parole non seulement quand on les
invite à faire part de leurs commentaires ou suggestions ; ils n’hésitent pas non
plus à interrompre à tout moment la personne-ressource ou un participant pour
exprimer spontanément leurs impressions ou leurs difficultés quant au thème
abordé, mais parfois aussi quant à quelque chose qu’ils désirent tout simplement
exprimer dans l’instant.
Toutefois, malgré cet effort des groupes membres du RRASMQ d’assou-
plir les règles de circulation de la parole afin de soutenir l’expression de leurs
usagers, j’ai observé le maintien d’une certaine hiérarchie entre le savoir des
employés et celui des participants. L’ouverture des personnes-ressources aux
voix des usagers semble en effet limitée par ce qu’elles semblent percevoir
comme une « responsabilité » vis-à-vis des participants. Aussi, bien que dans ces
46 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

organismes, comme dans la plupart des ressources du Regroupement, on dise


« vouloir se limiter à soutenir la personne selon les chemins qu’elle-même veut
emprunter », il n’en demeure pas moins qu’on y privilégie dans chaque orga-
nisme ou ressource des moyens particuliers de le faire. Cela incite donc parfois
les employés à donner plus de place à certaines prises de parole plutôt qu’à
d’autres, à encourager certains points de vue plutôt que d’autres, en accord avec
leur vision de ce qui devrait aider les participants à se sentir mieux dans leur
peau et dans la collectivité.
Par exemple, dans un atelier du centre d’apprentissage, l’intervenante,
Marie, est convaincue qu’un retour sur le passé permet de donner sens à la crise
et est nécessaire au cheminement vers un mieux-être. Or, les participants y sem-
blent très réticents, comme s’ils avaient peur que le fait d’en parler les fasse
« retomber dedans ». Quand ils discutent des mesures à prendre pour prévenir
la crise et que Marie formule : « Revenir sur la crise et en chercher le sens », Zoé,
une participante, demande alors : « Es-tu sûre de ton affaire ? » Marie répond :
« Peut-être pas quand tu es dedans, mais après. Tu sais, ça n’arrive pas pour rien
une crise. Une crise, c’est une quête de sens. »
Cet encadrement plus serré de ce qui est discuté au sein de ces ressources
se fait d’autant plus sentir lorsque la ligne de pensée que suit l’organisme prend
des dimensions dogmatiques. Dans le centre de défense des droits par exemple,
lorsque des participants remettent en question leur cadre d’analyse, les employés
trouvent rapidement des arguments pour défendre ce dernier. Ainsi, lorsqu’un
intervenant avance que les gouvernements des régimes socialistes sont plus pré-
occupés par les conditions de vie des gens que ne le sont les gouvernements des
sociétés capitalistes, un participant rétorque : « Vous avez une obsession antica-
pitaliste et êtes trop procommunistes, alors qu’il y a aussi eu des abus en
psychiatrie sous ces régimes. » Ce à quoi l’intervenant répond : « Il y a effective-
ment eu des camps de rééducation sous ces régimes, mais c’était de l’initiative
des anciens bourgeois, et ça visait à s’opposer à la mobilisation massive des gens.
[…] Les excès de la Révolution Culturelle en Chine sont dus à la bourgeoisie
chinoise. »
On pourrait croire que le groupe d’entraide ne connaît pas cette diffi-
culté à complètement démocratiser les relations de savoir/pouvoir entre
personnes-ressources et participants. Or, dans les groupes de discussion, l’ani-
mateur accapare parfois lui aussi la parole, donnant ainsi à ses points de vue une
allure d’autorité. Bien qu’au départ animateur et participant soient considérés
comme des pairs, il n’en demeure pas moins que ceux-ci se reconnaissent une
compétence distincte. Comme les autres participants à la discussion, l’anima-
teur tire sa connaissance de la folie de son expérience personnelle. Néanmoins,
c’est parce que ce dernier s’en est distancié et y a particulièrement réfléchi qu’il
se trouve dans la position d’animateur. Ses réflexions l’ont amené à certaines
conclusions, des conclusions qui vont influencer et parfois même structurer la
Souffrance sociale en paroles ˜ Karine Vanthuyne 47

manière dont il approche le sujet qu’il propose de discuter. Cet animateur aura
alors tendance à reprendre la parole des participants en la synthétisant ou en
l’analysant, ce qui neutralise parfois les digressions et les remises en question
des perspectives que des usagers défendent personnellement quant aux thèmes
abordés.
Le fait que certains employés de ces ressources encadrent de manière plus
serrée la parole des usagers (que ce soit par sentiment de responsabilité par
rapport à une mission, ou par conviction d’une vérité dont ils auraient le mono-
pole) module en retour ce que les personnes sentent pouvoir ou non exprimer.
En empruntant et en défendant des langages particuliers, ces dernières déter-
minent de manière plus précise les termes de la discussion. Par exemple, dans
un atelier du centre d’apprentissage, l’intervenante, Marie, emprunte surtout
un « langage des émotions » : elle questionne, provoque, et se met à l’écoute
pour, d’une part, inviter les gens à communiquer leur vécu personnel et, d’autre
part, les conduire à certaines prises de conscience. Les participants à son atelier
vont donc surtout se raconter (« moi, je vis beaucoup d’anxiété quand je me
retrouve entouré de gens ») et s’autoanalyser (« dans le fond, c’est peut-être parce
que je n’ai pas reçu beaucoup d’amour de mes parents quand j’étais jeune, et
que j’ai plutôt été violentée »).
Par contraste, dans un cours du centre de défense des droits sur les modes
de traitement de la folie au Québec, l’intervenant, Roger, emploie un « langage
politique » : lui aussi interroge et écoute les participants, mais dans ce cas non
pas pour les encourager à entrer en contact avec ce qu’ils vivent de l’intérieur et
à l’exprimer, mais pour qu’ils se rendent compte des dynamiques sociales et
économiques qui sont à l’origine de leur mal-être. Or, ce changement de regard
de l’intervenant qui, tourné vers l’intérieur pour Marie, vise l’extérieur pour
Roger, est repris par les gens. Ceux-ci vont en effet non pas uniquement se
centrer sur ce qu’ils ressentent ; ils vont aussi dénoncer ce qui, sur le plan struc-
turel, met en jeu leur sérénité.
[L]a problématique de la psychiatrie, [c’est qu’on] n’a pas des vies standardisées.
Alors l’employeur, lui, il veut rien savoir. […] Même la psychiatrie pourra faire les
réussites qu’elle voudra, si on peut pas s’intégrer dans la société, si on est exclu, si
on peut pas expliquer qu’on a eu des problèmes mais qu’on est capable de sur-
monter certaines difficultés puis on est capable d’être productif dans la société,
puis d’enrichir la société, puis en même temps nous enrichir aussi, participer au
processus social… […] Quand tu es isolé, que tu ne peux pas travailler, donc tu
ne peux pas te marier, donc tu ne peux pas avoir d’enfants, donc tu ne peux pas
avoir de famille, tu ne peux pas avoir de vie sociale. Euh, tu fais quoi ? La vie c’est
ça. Tu fais quoi dans la vie ? Tu fais rien. Tu vis comme un vagabond, un errant.
Alors, après ça, […] la société vient se plaindre qu’on erre dans les rues. Mais tu
sais, c’est la seule place qu’on nous laisse.
48 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

Commentant des textes d’autoprésentation de ressources alternatives qui


se qualifient de « thérapeutiques », Corin18 note que ces ressources reconnais-
sent la violence que fait le diagnostic psychiatrique à la réalité, une réalité
toujours plus complexe que ce à quoi ce dernier la réduit. Les intervenants de
ces ressources témoignent cependant aussi de leur propre souci de se donner
une expertise, étayée sur un cadre de référence théorique particulier. Un tel
cadre permettrait de se donner des repères et de renforcer ainsi le sentiment de
sa compétence dans le traitement de la « maladie mentale ». Il contribuerait
aussi à affirmer la légitimité des pratiques des intervenants aux yeux du réseau
institutionnel, pour qui le caractère « expert » d’un savoir marque sa validité.
Bien que l’idée d’un rapport direct entre la réalité et les savoirs soit uto-
pique – « toute rencontre est une entreprise d’interprétation où chacun cherche
à comprendre et à interpréter les signes et les mots de l’autre en fonction de son
propre cadre de référence », rappelle à juste titre Corin19 – il faut se demander
si le fait de disposer d’un tel cadre ne risque pas de moduler trop vite, ou même
de faire taire, une parole en souffrance d’être prononcée. Quelle place ces
cadres de référence laissent-ils au « reste » qui les déborde ?
Selon Foucault20, le sujet est une forme qui à la fois est construite et se
construit à travers différents « jeux de vérité ». Lorsque les sujets prennent la
parole, mettent en mots leur expérience de la maladie mentale, ils le font tou-
jours plus ou moins consciemment en tenant compte du système de règles de
production de la vérité de leur interlocuteur, réel ou symbolique. Toutefois,
dans son analyse du rapport sujet – « jeux de vérité », cet auteur montre qu’il est
possible pour les sujets de dégager des espaces de parole à partir desquels ils
peuvent exprimer leur vérité propre. Lorsque ces sujets entretiennent des rela-
tions de pouvoir plutôt mobiles avec leurs interlocuteurs, ils peuvent négocier
avec eux, se servir des « jeux de vérité » de ces derniers pour faire entendre leur
voix.
Mes observations sur le terrain témoignent de cette capacité des usagers
des ressources du Regroupement de jouer avec les « jeux de vérité » qui y pré-
valent. Dans les différents contextes d’énonciation qu’elles traversent, les
personnes semblent en venir à définir une « grille de l’acceptable », un ensemble
de règles qui leur indiquent dans quel langage se situent leurs interlocuteurs et
qui précisent ce dont il est permis ou non de parler, ce qu’il est pertinent ou non
de dire. Elles peuvent alors choisir ou bien de suivre ces règles, c’est-à-dire de
« jouer le jeu » de leur(s) interlocuteur(s), ou bien de les déstabiliser en « jouant
un autre jeu ». Il ne faut cependant pas voir ces deux stratégies comme des prises
de position stables ; les personnes ont plutôt tendance à ajuster et à transformer

18. E. Corin, « Le paysage de l’alternatif dans le champ des thérapies ».


19. E. Corin, ibid., p. 22.
20. M. Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988.
Souffrance sociale en paroles ˜ Karine Vanthuyne 49

leur rapport au langage de l’autre selon les divers enjeux auxquels elles font face
et selon leurs désirs.
Il faut par ailleurs souligner que les usagers de l’espace alternatif en santé
mentale sont en fait libres de fréquenter les ressources de leur choix, selon leur
rythme et pour le laps de temps qui leur convient. Circulant librement à travers
ces ressources, ils disposent donc d’un certain éventail de possibilités discur-
sives quant à la manière de donner sens à ce qu’ils vivent et d’y réagir. Si certains
cadres limitent la possibilité des individus d’exprimer ce qu’ils vivent dans l’ins-
tant, d’autres au contraire soutiennent leur prise de parole. Si « reste » il y a,
celui-ci trouve le plus souvent place pour se faire entendre en raison de la plura-
lité d’approches qu’offre le Regroupement à ses participants.

SOUFFRANCE SOCIALE EN PAROLES

La traduction, en termes de cadres de référence et de modèles de pra-


tiques, des aspects « sociaux » de la souffrance ne se réalise pas sans difficultés.
La mise en exergue des rapports de pouvoir et des règles de discours, dans
lesquels s’inscrit la prise de parole des usagers des ressources alternatives, met
en lumière quelques-uns des enjeux que pose la mise en forme de langages et de
milieux d’expression sensibles aux dimensions multiples – « sociales » selon
l’expression de Kleinman et ses collègues – du souffrir. En dépit du parti pris
des ressources alternatives d’articuler leurs modèles d’approches et de pratiques
au plus près des « vérités propres » de leurs usagers, l’analyse ci-dessus témoigne
de l’inévitable médiation de rapports de force et de grilles de lecture dans les
échanges qu’ont les personnes-ressources des services étudiés avec leurs
membres. En proposant un regard plus attentif à la complexité de l’expérience
de la maladie, de la pauvreté ou de la violence politique, la notion de souffrance
sociale défendue par Kleinman et ses collègues permet de déstabiliser l’hégé-
monie des savoirs experts dans le traitement et la prise en charge du corps
souffrant. Cependant, mon analyse suggère combien ce même regard met lui-
même en jeu des relations de savoir et de pouvoir, des relations que les praticiens
comme les chercheurs en sciences sociales se doivent de prendre en compte
dans leurs pratiques et leurs écrits s’ils veulent rester attentifs au « reste » qui
déborde leurs cadres et ainsi éviter de condamner au silence des voix qu’ils cher-
chaient pourtant à écouter.
Ce faisant, cette étude des contextes d’énonciation offerts par le milieu
alternatif souligne en filigrane un autre enjeu important que suppose le recours
à la notion de « souffrance sociale ». Dans sa critique des travaux de Kleinman et
ses collègues sur la souffrance sociale, Fassin demande « en quoi […] les sciences
sociales [qui font usage de cette approche] se font miroir de sociétés contempo-
raines qui recourent de plus en plus volontiers au registre “ humanitaire ” dans la
50 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

justification des actions publiques ou privées21 ». Certes, poursuit Fassin22, la souf-


france d’autrui constitue un puissant ressort de mobilisation. Et les politiques
publiques, ayant pour registre la compassion, participent, ajoute-t-il, d’une forme
d’humanisation des relations sociales. Toutefois, cette reconnaissance de l’autre
par la souffrance supplante un droit de citoyen. Prenant pour exemple la fragili-
sation croissante du droit d’asile en France (les demandeurs étant de plus en plus
requalifiés de « clandestins » par les administrateurs des requêtes), et l’augmenta-
tion parallèle de la prorogation du droit de séjour des requérants pour « raison
humanitaire » (depuis 1997, la loi Debré fait de la maladie grave un critère oppo-
sable à l’éloignement du territoire), Fassin souligne le réductionnisme qu’opère
le fait de ne reconnaître une victime qu’en tant que personne souffrante, rabat-
tant le « social » sur la « vie nue23 », le simple fait de vivre. C’est de moins en moins
au nom du droit institué par la Convention de Genève qu’on examine la situation
des réfugiés en France, mais au titre de la compassion que leur malheur inspire.
Le rapport compassionnel, conclut-il, s’il humanise la relation à l’autre, la dépo-
litise, en éludant les rapports de domination économique, déplaçant ainsi le
droit à la vie du politique à l’humanitaire.
Or, il est important ici de souligner combien l’espace alternatif permet
non seulement à ses participants d’exprimer leur souffrance selon les chemins
qui sont les leurs, mais également de la transcender alors qu’ils y sont aussi
invités à parler d’autre chose que de leurs troubles psychiatriques. D’autres
travaux soulignent d’ailleurs cet apport important du milieu alternatif. Ainsi,
Lamoureux soutient qu’en donnant la possibilité aux personnes de se distancier
de leur expérience de souffrance sans toutefois l’ignorer, les ressources du
réseau communautaire autonome québécois (dont fait partie le RRASMQ) per-
mettent à ces individus de « prendre une place en tant que personne à part
entière, [de] retrouver [leur] dignité, [d’]intégrer ou [de] réintégrer significati-
vement l’espace du vivre-ensemble24 ». Elles ouvrent en leur sein des espaces
d’échange où les personnes peuvent progressivement acquérir les compétences
(cognitives, juridiques, procédurales, éthiques et sociales) nécessaires pour se
faire entendre, tant sur la scène politique institutionnelle que dans l’espace
social public politique. Elles leur permettent ainsi de ne plus être seulement des
citoyens sociaux (c’est-à-dire des êtres de besoins, qu’on invite, sans vraiment les
impliquer, aux réunions ministérielles où seront décidées les politiques les
concernant), mais aussi de s’affirmer comme des citoyens politiques (c’est-à-dire

21. D. Fassin, « Et la souffrance devint sociale. Critique », p. 24 (guillemets tels que dans
le texte original).
22. D. Fassin, « La souffrance du monde. Considérations anthropologiques sur les poli-
tiques contemporaines de la compassion ».
23. G. Agamben, Homo Sacer 1. Le pouvoir souverain et la vie nue.
24. J. Lamoureux, « Marges et citoyenneté », p. 35 (italiques tels que dans le texte ori-
ginal).
Souffrance sociale en paroles ˜ Karine Vanthuyne 51

comme des êtres de paroles, en droit et position de délibérer, de soulever des


controverses et de faire admettre des divergences).
Le recours à la notion de souffrance sociale, de même que sa traduction
en termes de représentations et de pratiques est certes problématique. Toute-
fois, les groupes membres du Regroupement des ressources alternatives en santé
mentale du Québec démontrent que compassion et droit politique ne sont pas
nécessairement, comme pourraient le suggérer les analyses de Fassin, antithéti-
ques. Tant qu’elles resteront vigilantes au « reste » qui déborde leurs cadres
d’approche et de pratique, et tant que l’attention portée à l’intime sera aussi
accompagnée d’une mise en valeur des droits politiques des usagers, les res-
sources alternatives resteront l’incarnation de la possible double prise en compte
de la « souffrance sociale » de leurs participants, voire de l’expérience subjective
de la souffrance, et des inégalités sociales à son origine.

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Entre les mots.
Plis et défauts du sens dans la psychose

Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay

PROLOGUE

Et si quelque chose échappait, irrémédiablement, au filet de nos mots et


de nos récits ? Et si, parfois, l’expérience résistait à dévoiler son dessin et sa
trame ?
Un souvenir remonte depuis l’enfance : où se cache la figure dont
les traits se confondent avec ceux d’un dessin quelconque ? Comment
déstabiliser suffisamment le regard pour qu’il ne se laisse pas
prendre au leurre de l’image pleine, cohérente et pour que, flot-
tant, il puisse se laisser saisir par la forme cachée, énigmatique ?
Mais encore. Si derrière le tracé de l’image apparente, manifeste, il n’y
avait pas de figure à trouver mais seulement des fragments, des éclats d’images,
des demi-formes qui pointent vers une existence hybride, paradoxale, morcelée ?
Et si c’était justement cet état de la forme qui était l’énigme à découvrir, particu-
lièrement dans le cas de personnes qui ont reçu un diagnostic de psychose ou de
« trouble grave et persistant » de santé mentale ?
Et comment, sur cet horizon, repenser ou préciser le heurt entre l’intime
et le social, entre soi et les autres ? Comment aussi ne pas participer à la violence
qu’impose aux êtres les plus fragiles la cohérence de nos certitudes, qu’elles
s’appuient sur un savoir professionnel ou, plus insidieusement, sur une idéo-
logie ou sur des valeurs qui prédéfinissent le sens du bon et du souhaitable ?
Comment se laisser saisir par ce qui échappe en tant que cela échappe, non
54 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

pour en combler le vide mais pour permettre au mouvement de la vie de se


poursuivre et de se relancer ?
On ne peut sans doute aborder la portée du fragment sans commencer
par s’interroger de manière plus générale sur le sens et le statut du récit et sur
ce qu’il produit pour celui qui parle et pour celui qui entend mais aussi pour
celui qui sollicite le récit ; sans mettre ainsi en question cette tendance que nous
avons à reconnaître dans les récits la structure de nos hypothèses ou de nos
présupposés, à les lire à partir d’un déjà su.

REPÈRES

1. La question du récit
Les sciences humaines contemporaines tiennent pour acquis que toute
saisie de la réalité est de nature interprétative, au sens où cette réalité ne nous
apparaît que filtrée par nos perceptions et nos instruments, par les schèmes de
compréhension qui animent notre pensée1. Pour Gianni Vattimo2, l’herméneu-
tique est la koiné de la philosophie et de la culture actuelles, avec son attention à
ce qui concerne la signification, le contexte, l’expérience et la subjectivité3. Il
s’agit alors de s’intéresser aux récits à travers lesquels les acteurs tentent de se
dire leur histoire et de la raconter, d’inscrire l’événement dans une temporalité
longue qui lui donne un sens.
Dans Temps et récit, Ricœur4 soutient que le récit utilise nécessairement les
ressources entrecroisées de l’histoire et de la fiction, en sorte que la narration
du passé déborde nécessairement le compte rendu des événements selon une
chronologie objective, par ailleurs inaccessible ; elle les inscrit dans une suite
d’intrigues et de possibilités dont on ne peut que supputer le mouvement et les
enchaînements. À travers l’ordre qu’il propose aux événements, le récit contribue
ainsi à former cette expérience selon un mouvement toujours repris et retra-
vaillé dans l’après-coup, en « avant-coup » aussi lorsque l’anticipation d’un
certain devenir infléchit le cours de ce devenir. Le récit médiatise ainsi les
constructions émergentes de la réalité et le degré de cohérence qu’il possède
n’est pas nécessairement le reflet d’une cohérence de l’expérience5.

1. P. Rabinow et W. M. Sullivan, « The interpretative turn : Emergence of an


approach ».
2. G. Vattimo, « Ermeneutica come Koiné ».
3. G. Bibeau et E. Corin, « From submission to the text to interpretive violence ».
4. P. Ricœur, Temps et récit. 3 : Le temps raconté.
5. C. Mattingly et L. C. Garro, Narrative and the Cultural Construction of Illness and
Healing.
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 55

Les acteurs ne se contentent pas de dire ou de raconter ; ils produisent des


effets dont la visée consciente ou implicite sous-tend la dynamique de la narra-
tion6. Certains auteurs proposent de distinguer histoire (« story ») et récit
(« narrative »), la première se référant aux événements rapportés et le second, à
la façon discursive de les raconter, à la manière dont la séquence des événements
est retravaillée à travers un certain style et à celle dont l’événement émerge à
travers une certaine façon de le raconter. Il existe ainsi toujours un décalage
entre le discours qui raconte et la vie telle que vécue et on peut dire que tout
récit est une distorsion des événements racontés, à partir de la dynamique du
récit.
Dans le domaine de la santé et de la maladie, les récits ouvrent une fenêtre
sur la face subjective des problèmes, sur la dimension intime de la souffrance et
ce qui l’organise. Ils permettent à la personne de nommer ce qui la déborde ou
l’envahit, ou encore son sentiment d’une vulnérabilité particulière, et de situer
l’actuel dans une histoire qui lui donne sens et direction. Ainsi, les récits de
maladie traitent souvent moins de la maladie que d’une vie perturbée par la
maladie ; ils reflètent un combat avec l’idéologie qui définit la « normalité » en
termes moraux, un combat dont l’enjeu est la possibilité de trouver sa place dans
un champ culturel qui fait peu de place à de telles expériences à la marge7. La
narration donne forme et visibilité à des aspects de l’expérience et à des pra-
tiques qui risqueraient autrement de demeurer dans une zone obscure parce
qu’échappant à ce qu’en préfigurent et en retiennent les savoirs dominants8. On
peut dire que les récits permettent de déplacer l’éclairage de la scène, mettant
en relief les traits saillants de l’expérience et de son devenir et le contexte dans
lequel elle s’inscrit, selon le point de vue des personnes qui racontent.
Par ailleurs, les récits ne peuvent être conçus comme des objets autonomes
qui donneraient directement accès à une vérité objective ou subjective dont ils
témoigneraient. Ils portent la marque de forces plus larges : qu’il s’agisse des
forces institutionnelles qui modulent la manière dont est vécue et rapportée
l’expérience individuelle, ou encore du contexte dans lequel le récit est raconté,
de l’adresse qui l’anime et du désir ou des intérêts que l’on prête à l’interlocu-
teur. Sur le premier de ces plans, les événements et la façon de les raconter se
construisent à travers des interactions complexes entre des acteurs qui occupent
différentes positions sociales, qui ont un accès différentiel au pouvoir et qui
possèdent différents points de vue. Ce qui est ici en jeu inclut aussi bien l’in-
fluence des institutions ou des professionnels avec lesquels la personne est
entrée en contact, chacun possédant son système de référence et sa logique
propre de fonctionnement, que la façon dont leur message ou des bribes de

6. Ibid.
7. Ibid. ; G. Becker, Disrupted lives : How people create meaning in a chaotic world.
8. J. Bruner, Acts of Meaning.
56 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

celui-ci ont été compris et interprétés par la personne à partir du monde qu’elle
habite. Il faudrait aussi parler du rôle que joue un certain « esprit du temps » qui
définit plus largement les frontières du dicible et du crédible, et propose au sujet
ses mots clés pour l’exprimer9. Ainsi, à la dimension temporelle des récits
s’ajoute une dimension spatiale qui ancre l’expérience dans la structure sociale10.
Sur le second plan, celui de l’adresse, notre propre présence comme écoutants
est nécessairement teintée par notre position réelle ou imaginée dans le champ
des rapports sociaux et les dynamiques de pouvoir qui les animent.
Il est dès lors impératif de s’interroger sur le régime de vérité que reflè-
tent les récits que nous recueillons, sur les forces qui contribuent à leur mise en
forme, ainsi que sur la manière dont nous participons, souvent à notre insu, à
l’élaboration des histoires que l’on nous raconte. Une conscience qui impose
une lecture au moins double des récits : en fonction de ce qu’ils cherchent à
traduire et de ce qui leur donne forme, et en fonction de notre rapport à l’autre
et de ce que nous injectons nécessairement dans l’échange.
Quelle polyphonie hante le récit ? Est-ce la voix de la personne elle-
même qui parle ? L’écho de ce qu’elle a entendu dans son entourage ?
Les voix glanées au cours des rencontres et des lieux fréquentés,
celles des milieux psychiatriques ou celles des groupes commu-
nautaires fréquentés ? S’agirait-il alors de voix étrangères qui
dépossèdent d’une voix propre, ou bien de mots de l’autre qui per-
mettent de dire ce qui, de l’expérience, demeure trop chaotique ou
trop fragmentaire pour pouvoir se mettre en mots ?

2. La violence de l’interprétation
Face à ce qui hésite, se dérobe, se mi-dit, se dresse le désir du clinicien,
celui du chercheur, le nôtre, de restituer aux récits leur cohérence cachée, de
pouvoir la constituer et en rendre compte. Une cohérence bi-face qui à la fois,
restituée à l’autre, pourrait l’aider à trouver son chemin à travers les mots, un
chemin vers soi et vers l’autre et qui, en même temps, fait écho à et confirme nos
attentes, nos présupposés comme écoutants, qui légitime la justesse de notre
propre argument. Bruner11 parle de la structure narrative implicite qui guide
les histoires que nous racontons comme ethnographes, comme chercheurs :
celle de nos propres structures narratives qui précèdent les récits, qui confèrent
une structure à ce que nous recueillons. Les anthropologues ne construisent
pas leurs récits à partir de leurs données, écrit-il, ils découvrent les données à

9. E. Corin et G. Lauzon, « Les évidences en questions ».


10. O. Dreier, « Psychotherapy in Client’s Trajectories across Contexts ».
11. E. M. Bruner, « Ethnography as narrative ».
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 57

cause des histoires qui donnent forme à leurs perceptions du terrain, qui éta-
blissent d’avance ce qui comptera comme donnée.
Comment ne pas écouter l’autre à partir de soi, de ce que l’on pense
en savoir, de nos enjeux ? Et quel est l’effet de violence de la manière
dont nous entendons l’autre ?
Piera Aulagnier12 écrit que la mère prête à l’infans des désirs et des attentes,
des émotions et des réactions, tout comme elle s’invente de lui une réponse qu’il
n’est pas encore à même de formuler, en un véritable soliloque à deux voix.
Cette violence primaire que porte le discours maternel a une action anticipative
au sens où elle projette sur l’enfant des désirs ou des réponses qu’il n’est pas
encore à même de formuler. Elle transforme en signification partagée, acces-
sible, ce qui est encore de l’ordre de l’indicible et de l’impensable. On peut dire
qu’elle donne une première forme, un premier sens à ce qui pour l’infans
demeure encore pris au plus près du corps. Elle remarque qu’une telle violence
interprétative est nécessaire à l’advenue du sujet et à son entrée dans le langage
et dans ce qui est de l’ordre de l’humain. Cette violence est cependant toujours
en risque d’excès ou d’abus, surtout lorsqu’elle prétend s’imposer à l’activité de
penser et rendre cette dernière transparente au savoir de la mère ; une violence
qui prédéfinit alors ce qui est pensable et ce qui ne l’est pas, ce qu’on a le droit
de penser et ce qui doit demeurer hors champ.
Comment, pour ceux qui nous parlent, résister à la transparence
que sollicitent nos questions, qu’impose une compréhension qui se
vit et se pense empathique ?
Par ailleurs, les histoires comportent de nombreuses ambiguïtés et une
relative indétermination. Catherine Kohler Riessman commente : « Les textes
sont ajourés ; ils contiennent des vides et des incertitudes, et ils laissent une place
considérable à la réponse du lecteur13. »
Où passe pour nous la limite entre ce que, écoutant l’autre, nous
l’aidons à penser et à mettre en mots dans ce qui l’habite, et ce que,
à partir de notre propre lieu, nous lui prêtons de notre propre dis-
cours ? Et quelle est ici l’action de préformation de l’écoute que
supportent nos idées et nos représentations concernant ce qu’il en
est de l’humain dans le monde, de la folie et de la maladie mentale ?
Nos systèmes de référence et nos savoirs experts, même s’il s’agit de
savoirs que nous voulons alternatifs, créent-ils des zones d’ombre ou
de silence dans l’échange ?

12. P. Aulagnier, La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé.


13. C. K. Riessman, cité dans C. Mattingly et L. C. Garro, « Narrative Turns », p. 263.
58 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

Ainsi, Foucault14 avait anticipé un temps où l’on ne saurait plus bien ce


qu’a pu être la folie parce que, expulsée des savoirs psychologiques dominants et
réduite à des signes à traiter pharmacologiquement, on ne pourrait plus déchif-
frer ses traces, entendre ce qu’elle chercherait à dire. Il s’agit ici d’une limite de
l’écoute définie par un certain état de la culture qui fait que certaines choses
sont placées hors champ, rendues étrangères aux catégories avec lesquelles nous
pensons le monde.
Interpréter, écrit Pierre Fédida dans son introduction à un ouvrage de
Binswanger, ne se limite pas à traduire d’un langage dans un autre langage ni à
fixer le sens dans une signification claire. « C’est permettre que le sens se meuve
et circule sous les expressions diverses et multiples qu’emprunte le langage pour
lui donner corps et vie15. » La lecture d’œuvres comme celles de Freud ou de
Binswanger, pour rester pleinement productive, doit continuer à « travailler »
celui qui la pratique.

3. Les arcanes du secret


Beaucoup demeure non dit, peut-être même indicible dans les récits, par-
ticulièrement lorsque les circonstances de la vie sont les plus éprouvantes16. C’est
sur cet horizon que se déploie un premier mouvement du secret : celui qui vise
à résister à un excès de violence interprétative et à protéger un espace de
pensée.
C’est encore Piera Aulagnier17 qui parle du droit au secret comme d’une
condition pour pouvoir penser et investir l’activité de penser. Il s’agit pour tout
sujet de préserver un espace psychique inaccessible au regard de l’autre, de
choisir les pensées que l’on veut communiquer et celles que l’on préfère garder
pour soi : liberté de dire et de ne pas dire, ou de dire autrement, qui serait indis-
pensable au développement et à l’investissement de pensées qui nous soient
propres. Elle écrit : « S’il est vrai que pouvoir communiquer ses pensées, désirer
le faire, en attendre une réponse font parties intégrantes du fonctionnement
psychique et en sont des conditions vitales, il est tout aussi vrai que doit coexister
parallèlement la possibilité pour le sujet de créer des pensées qui ont comme
seul but d’apporter au Je qui les pense la preuve de l’autonomie de l’espace qu’il
habite et de l’autonomie d’une fonction pensante qu’il est seul à pouvoir assurer :
d’où le plaisir qu’éprouve le Je en les pensant18.

14. M. Foucault, « La folie, absence d’œuvre ».


15. P. Fédida, « Préface. Binswanger et l’impossibilité de conclure », p. 20.
16. U. Wikan, « With Life in One’s Lap : The Story of an Eye/I (or Two) ».
17. P. Aulagnier, « Le droit au secret : condition pour pouvoir penser ».
18. Ibid., p. 225 (italiques dans le texte).
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 59

Elle rappelle aussi que le droit de jouir de son activité de pensée a été
l’enjeu d’une lutte dont la victoire était loin d’être assurée. Ainsi, se découvrir
capable de mentir serait le premier coup porté, et le plus décisif, à la croyance
en la toute-puissance parentale. « À la dure ananké qui impose au sujet d’ac-
cepter la loi du discours […], le Je doit pouvoir opposer, comme en son temps au
pouvoir maternel, l’inaliénabilité de son droit de jouissance sur certaines de ses
pensées, son droit à penser secrètement et à en éprouver du plaisir19. » Et aussi :
« […] ce plaisir n’est possible “ par nature ” que si le pensé peut apporter la
preuve qu’il n’est pas la simple répétition d’un déjà-pensé-depuis-toujours20 ».
Ainsi, dans la psychose, on peut imaginer que tout un pan de ce qui
demeure non dit est une résistance à la transparence supposée de la souffrance
qu’imposent à l’expérience les savoirs experts ; ces savoirs qui sauraient d’em-
blée ce qu’il en est des processus de pensée, de ce qui habite les sujets et les
meut, de ce qui creuse l’angoisse et le sentiment que le monde bascule. Un pro-
blème de neurotransmetteurs, dites-vous ? Un déficit des capacités cognitives ?
Quels sont alors les ressorts des récits que l’autre accepte de nous
faire ? Comment entre en jeu notre propre désir de savoir, qui
pousse l’autre à dire et à nous faire entrer dans l’intimité de son
histoire, de sa vie ? Faut-il, et comment, aussi l’aider à préserver un
espace de non-dit ? Ne pas vouloir tout deviner, tout savoir, tout
comprendre ? Accepter les lacunes et les blancs ?
La dynamique du secret s’inscrit aussi dans un second mouvement qui
nous met plus directement en jeu, dans ce que nous sommes et dans ce que nous
représentons. Andras Zempléni21 en a bien décrit la dynamique lorsqu’il place
le secret au cœur de la rencontre ethnographique alors que secret se conjugue
avec sujétion, celle des peuples sur lesquels porte classiquement l’observation.
L’auteur voit dans le secret une caractéristique des peuples soumis ou opprimés
qui cherchent par ce biais à préserver leur identité sociale et culturelle. Le secret
serait cependant animé par une dynamique paradoxale : d’une part, il renvoie à
un acte de refus qui s’inscrit dans le rapport négatif qui lie le détenteur du
secret et son destinataire (c’est-à-dire celui face auquel quelque chose est
constitué en secret) ; d’autre part, il est habité par une tendance incoercible à se
frayer une voie vers son destinataire. Or, qu’il le veuille ou non, l’ethnologue (on
pourrait aussi dire tout chercheur) se présente comme le représentant de l’autre
monde, celui des dominants, celui des « normaux », de par sa prise particulière
dans la réalité historique, sociale, culturelle. Il participe ainsi au monde du

19. Ibid., p. 231.


20. Ibid., p. 233.
21. A. Zempléni, « Secret et sujétion. Pourquoi ses “ informateurs ” parlent-ils à l’ethno-
logue ? ».
60 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

destinataire du secret, ce secret par lequel la société ethnographiée (les sujets


de recherche) résiste à sa sujétion.
Cette situation limite se trouve reflétée dans le caractère ambigu de la
situation ethnographique qui est à la fois l’occasion de faire une expérience
heuristique et existentielle de la différence culturelle, et qui vise à objectiver la
réalité étudiée et à en donner un compte rendu fidèle et systématique. Cette
position frontière du chercheur le placerait en situation d’adresse privilégiée
par rapport à ceux que pousse une impulsion à dire. Paradoxalement, ce serait
le silence historique des peuples face au monde que nous représentons qui
impulserait leur désir de parler ; le secret, loin d’être un simple obstacle à la
connaissance objective, serait le véritable animateur du désir de dire. « Il est
chargé de la tension des multiples refus et résistances qui le fondent et cette
tension – que la réalité permanente de la sujétion se charge d’entretenir –
cherche, elle aussi, à se décharger22. » Le secret défensif est ainsi l’une des
conditions qui propulsent la pratique parlante. L’ethnologue se trouve placé
dans la position du confident-dépositaire, de celui auquel les informateurs
peuvent adresser « le désir d’être reconnus dans leur être et leur propre valeur 23 ».
À charge de veiller à ce que ce secret ne se déréalise pas et ne se perde pas dans
les méandres d’ouvrages spécialisés.
En se basant sur sa propre expérience de travail comme pédopsychiatre,
Sylvaine De Plaen ramène cette interrogation de Zempléni au sein de la relation
clinique. Elle remarque que l’apparition, souvent inattendue, de secrets au cours
d’entrevues d’évaluation avec des familles ou lors de séances de thérapie indivi-
duelle s’accompagne toujours d’un certain niveau de tension et d’anxiété, et
cela, tant du côté des patients que de celui du thérapeute. Elle note qu’une telle
révélation risque d’inverser les rapports de pouvoir au sein de la relation théra-
peutique et qu’elle interroge les rapports soignants-soigné. Elle écrit : « Interpellé
dans ses propres zones d’ombre, le thérapeute doit se questionner sur lui-même
tout autant que sur la nature de l’objet qui lui échappe, afin d’éclairer davan-
tage ses attitudes et ses choix thérapeutiques, dans le respect du patient et du
cadre de la thérapie24. »
Dans une recherche portant sur la dynamique des savoirs et du dire dans
un espace clinique multiculturel, dans le champ de la psychose, des entrevues
avec des patients, un membre de leur entourage et des intervenants révèlent le
jeu du dit et du non-dit dans l’échange et dans la représentation que chacun se
fait de l’autre. On peut penser que le décalage qu’illustrent les récits entre ce
que dérange et mobilise la psychose, pour le patient et pour ses proches, et ce

22. Ibid., p. 109.


23. Ibid., p. 115.
24. S. De Plaen, « Réflexions sur le lien entre secret et identité », p. 161.
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 61

qui en est communiqué dans l’espace clinique participe des stratégies défensives
qu’évoque Zempléni.
Une tension un peu différente anime sans doute aussi le désir de dire et
de raconter : c’est celle que produit la mise au silence de larges pans de l’expé-
rience parce qu’ils sont jugés non pertinents par rapport au savoir qui préside
aux pratiques de traitement et de réhabilitation.
Dans l’un et l’autre cas, un contenu se trouve repoussé vers la marge, dans
une zone où il se fond avec les bruits du monde, ceux que l’on cherche à oublier
ou dont on déclare d’emblée la non-pertinence par rapport au discours que
construit le savoir et à ce que ce dernier rend audible.

4. L’altérité dans la psychose


Il faut encore mentionner une troisième spire du silence et du non-dit
dans la psychose. C’est celle qui tient à l’expérience elle-même et à ce qui en elle
résiste au langage. David Morris souligne que la souffrance, comme la douleur,
est en partie au-delà du langage : « […] la souffrance comporte une dimension
non verbale irréductible que nous ne pouvons pas connaître – du moins pas
selon les modes ordinaires de la connaissance – parce qu’elle se passe dans un
domaine au-delà du langage. La qualité d’une telle souffrance demeure comme
le blanc de la pensée, comme le vide ouvert par un cri25. »
La phénoménologie psychiatrique européenne, telle que l’illustre
Wolfgang Blankenburg26, cherche à comprendre la psychose à partir de l’ho-
rizon que constituent l’humain et son ancrage dans le monde ; elle cherche à
cibler l’altération fondamentale de l’expérience dont témoigne la multiplicité
des symptômes. Blankenburg pointe ici vers une « perte de l’évidence natu-
relle », cette évidence qui découle du sens commun et qui confère un sentiment
de familiarité au monde qui nous entoure, qui nous permet d’habiter le monde.
Parlant du patient schizophrène, Blankenburg remarque que « ce qui est en
question chez lui, c’est l’évidence de ce qui est évident, et non pas cet évident
lui-même27 ». L’auteur en déploie les modalités selon quatre registres : le rapport
au monde déjà-là, dans son caractère apersonnel et anonyme ; la constitution
temporelle de l’« être-dans-le-monde » ou sa continuité avec un passé qui per-
mette à la personne de se penser « à partir de », d’imaginer un devenir ; le
rapport à soi-même en tant que donné d’emblée, fondement implicite de notre
être ; et le rapport aux autres qui fait que l’on s’entend sur ce qui est évident.

25. D. B. Morris, « About Suffering : Voice, Genre, and Moral Community », p. 27


(traduction personnelle).
26. W. Blankenburg, La perte de l’évidence naturelle.
27. Ibid., p. 114.
62 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

Ainsi, ce qui allait de soi dans le rapport à la culture, au monde ordinaire, se voit
affecté d’une marque d’étrangeté, de non-nécessité.
La psychose est donc une expérience limite, marquée par un sentiment
de désaisissement de soi dont témoignent aussi des récits recueillis en Inde et à
Montréal. Le sentiment d’une altération innommable s’y manifeste à travers la
peur diffuse ou cristallisée qui domine la majorité des récits d’entrée en psy-
chose. Cette peur irradie en direction de l’impression d’une hostilité générale
du monde environnant, du sentiment d’une porosité des frontières qui démar-
quent un dehors et un dedans, le soi et le monde. Elle se diffuse en un sentiment
général de débordement ou de confusion qui brouille les pensées et parfois le
rapport au langage même28.
Comment protéger ces frontières du corps et de l’âme que l’on sent
constamment envahies, transgressées ? Ici, le non-dit peut se dresser
comme un écran, comme la seule possibilité de protéger un espace
intime.
À cette bascule du monde s’oppose la clarté apparente des critères dia-
gnostiques posés dans un manuel comme le DSM-IV. À ce propos, François
Peraldi29 parle d’une sorte de glossolalie délirante dans laquelle on aurait
sombré, d’une folie bureaucratique et politique qui renvoie à la force extermi-
natrice des institutions humaines, cette folie qui, note-t-il, constitue sans doute
l’essence de l’homme occidental en proie à la technique. Quelle que soit la posi-
tion pragmatique que l’on puisse adopter par rapport à l’utilité de tels manuels
diagnostiques, lorsqu’on les considère du point de vue de l’expérience qui vient
s’y buter ou s’y prendre, on ne peut qu’être frappés par l’abîme qui les sépare de
la face subjective de la psychose… même si pour certains patients, ces diagnos-
tics ont le mérite de nommer et de contenir la dérive de l’être et l’angoisse
qu’elle peut comporter. On peut se demander si des manuels diagnostiques du
type DSM, dans lesquels le repérage de quelques critères clés a déplacé une
tradition sémiologique attentive à la diversité des signes et des manifestations
du malaise psychique, ne participent pas de cette vision technocrate critiquée
par Adorno, une vision qui participerait au dévoiement de la pensée30.
Morris31 remarque ainsi que le silence de la souffrance peut aussi répondre
au sentiment que toute aide, toute préoccupation effective ont disparu. Qu’en
est-il alors d’un système de soins qui ne laisse plus de place à la parole singulière ?

28. E. Corin et autres, « Living through a Staggering World : The Play of Signifiers in
early Psychosis in South India ».
29. F. Peraldi, « Le désir de la chose. Lettres de François Peraldi à Jean Forest ».
30. L. Kahn, Fiction et vérité freudiennes. Entretiens avec Michel Enaudeau.
31. D. B. Morris, « About Suffering : Voice, Genre, and Moral Community ».
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 63

Lorsque les mots sont pris dans un projet de confirmation diagnostique, ou


rabattus sur l’aire du besoin ?
Comment dès lors faire le récit de ces expériences, si ce n’est de
manière oblique, partielle, lacunaire ?
On peut penser que le style même des récits reflète une convergence pos-
sible entre deux types de forces : les unes qui reflètent le caractère inadéquat du
langage à traduire une expérience à la dérive, et les autres qui confisquent les
mots pour dire l’expérience, en les réinterprétant à partir d’une grille de signes
et de symptômes qui rabat la dimension proprement humaine de l’expérience
sur des dysfonctionnements neurobiologiques.
De façon plus générale, René Major remarque que les marques de l’alté-
rité de l’autre (un diagnostic de psychose par exemple) ne disent rien en soi ;
elles ne parlent qu’à travers ce qui se dit et s’entend de l’autre : « restent la voix
et le regard prisonniers ou exclus d’un système de représentation32 ». Cette réci-
procité de l’expression et de l’écoute, Pierre Fédida la rappelle lorsqu’il écrit, à
propos de « l’homme-malade » : « Faut-il comprendre comment l’homme-ma-
lade est, par la psychiatrie, mis à l’écart de sa propre présence et constitué en
“ objet ” ou faut-il ramener à sa question l’homme qui cherche à comprendre33 ? »
Commentant la place de la parole chez Antonin Artaud, Jacques Derrida 34
rappelle l’incompatibilité qui existe entre le discours clinique, qui se réfère à
des structures psychologiques, et un commentaire attentif à d’autres traits de ce
qui est dit, tels le style ou la forme poétique. Il évoque Foucault qui écrit à propos
du commentaire de Hölderlin par Jean Laplanche : « Ces deux discours, malgré
l’identité d’un contenu toujours réversible de l’un à l’autre et pour chacun
démonstratif, sont sans doute d’une profonde incompatibilité. Le déchiffrement
conjoint des structures poétiques et des structures psychologiques n’en réduira
jamais la distance35. » Derrida radicalise cette critique ou en étend la portée ; il
souligne que l’une et l’autre de ces lectures se révèlent également complices de
par leur souci d’ériger le particulier en exemple plus général, un exemple qui
participe d’un côté comme de l’autre à une abstraction basée sur la même
méconnaissance, la même violence.
Comment entendre dès lors ? Quel traitement réserver à l’unique ?
Comment établir des passages entre les récits, ne pas les laisser à
leur solitude première ? Ainsi, d’un côté, une volonté totalisante de
la raison qui obéit à un principe de domination aveugle sur le non

32. R. Major, « Le non-lieu de la femme », p. 17.


33. P. Fédida, « Préface. Binswanger et l’impossibilité de conclure », p. 17 (italiques
dans le texte).
34. J. Derrida, « La parole soufflée ».
35. Ibid., p. 254.
64 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

connu, transformant tout en objet et traitant alors objectivement de


cet objet : « Dès l’instant où la raison métamorphose le non connu
en une “ inconnue ”, bonne à mettre en équation, elle détruit l’indi-
vidu36. » De l’autre, la capacité de l’individu de résister à la commune
mesure ; le plaidoyer d’Adorno pour le singulier, l’incommensu-
rable, qui n’invalide en rien la dimension de l’universel37. Et le
contraste entre l’application d’un pré-savoir sur l’événement et la
patience nécessaire pour permettre que surgisse une forme dans la
surprise38.
Exprimer quelque chose de l’expérience demande alors du temps : du
temps pour chercher à dire, du temps du côté de l’écoute aussi ; cela exige de
part et d’autre une tolérance au mi-dire, à l’à-peu-près. Or, remarque Bau-
drillard, sur l’horizon de la popularité dont jouissent la communication et
l’information, « il n’y a plus de temps pour le silence », le silence est banni39.
Reprenant l’expression de Georges Bataille, il parle à ce propos de part maudite,
conséquence d’une production ininterrompue de positivité. « Le monde est tel-
lement plein de positif, tout mouvement de l’âme retombera bientôt dans la
clandestinité40. »
On pourrait dire que cette difficulté du dire, si manifeste dans la psy-
chose, met en évidence la limite du langage constitué de mots déjà marqués par
des usages antérieurs, qui parlent d’un monde de significations partagées ou
partageables dans le cas d’une culture donnée. « Dès que je parle, les mots que
j’ai trouvés, dès lors que ce sont des mots, ne m’appartiennent plus, sont origi-
nairement répétés41. » Ainsi, le champ organisé de la parole est d’abord « le
champ culturel où je dois puiser mes mots et ma syntaxe, champ historique dans
lequel je dois lire en écrivant. La structure de vol [se] loge déjà [dans] le rapport
de la parole à la langue42. »
Par ailleurs, c’est la lacune qui serait la marque en surface d’une inscrip-
tion en profondeur, note Laurence Kahn43, l’indice de la mise en latence d’une
expérience initiale, violente, incompréhensible et que le sujet refoule.
Il s’agirait alors de suspendre notre préoccupation pour le contenu
de ce qui est dit pour chercher à saisir le mouvement, le style.

36. L. Kahn, Fiction et vérité freudiennes. Entretiens avec Michel Enaudeau, p. 270.
37. Ibid.
38. L. Kahn, Cures d’enfance.
39. J. Baudrillard, La transparence du mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, p. 20.
40. Ibid., p. 112.
41. Ibid., p. 264.
42. Ibid., p. 265.
43. L. Kahn, Fiction et vérité freudiennes. Entretiens avec Michel Enaudeau.
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 65

Évoquant Winnicott, Laurence Kahn44 laisse entendre que si l’intelligence


lutte contre le chaos et veut mettre de l’ordre, il faut aussi être en mesure, dans
la rencontre, d’accepter les séquences de pensée sans lien et permettre à l’enfant
d’être informe ; interpréter suffisamment pour que s’établissent la sécurité et la
confiance nécessaires à l’acceptation de l’informe.
Par ailleurs, inventer une histoire (« history »), plutôt que juste raconter
une histoire (« story »), c’est chercher la réponse à une énigme, passer d’une
histoire sèche à une histoire chaude, libidinalisée, selon la terminologie de
Laurence Kahn45.
Morris46 en appelle dans ce contexte à une modification sur le plan de
l’écoute, à une forme de détachement à la Brecht, afin de permettre une rééva-
luation de la souffrance peut-être impossible à atteindre à travers des techniques
d’empathie.

POSTURE

Nous voulons explorer ici la possibilité d’une autre lecture des récits qui
réponde à une attitude qui demeure en attente, qui fasse sienne la part d’incer-
titude que comportent les récits, leur part d’ombre, et explorer comment saisir
quelque chose de leur mouvement propre.
Un autre type d’écoute qui cherche à se situer au plus près de ce qui
court derrière ou à côté des mots, au plus près de la dynamique
dont témoigne le caractère parcellaire ou contradictoire des récits.
Il s’agira moins ici de chercher à dévoiler ce dont il serait ultimement
question dans ces zones de non-dit ou de mi-dit, que de réfléchir à ce que cela
suggère quant à une collusion possible entre des forces internes et externes qui
font obstacle à la mise en récit ou la font trébucher.
Moins de prétendre rendre par l’analyse ce qui a échappé au
langage que de souligner l’importance de ce qui, dans les creux du
langage, indique le tracé d’un mouvement intérieur qui parle,
d’une part, de l’inhumain dans la souffrance et, d’autre part, de la
temporalité et des trajets hésitants d’un mouvement vers la forme ;
d’évoquer la violence particulière à laquelle se heurtent certaines
existences, et que vient radicaliser la faillite du langage à dire l’ex-
périence.

44. L. Kahn, Cures d’enfance.


45. Ibid.
46. D. B. Morris, « About Suffering : Voice, Genre, and Moral Community ».
66 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

Pour aborder cette zone du dire en bordure des mots, nous allons
emprunter successivement plusieurs voies d’entrée qui évoquent différents plis
du mouvement de la parole dont nous ont paru témoigner les récits. Il ne faut
pas les comprendre comme des catégories exclusives mais comme des accentua-
tions particulières de dynamiques que l’on retrouve sur un mode majeur ou
mineur dans la grande majorité des récits. Ces voies diverses jettent chacune un
éclairage partiel sur la zone d’ombre du discours, comme chaque tour de l’ex-
trémité d’un kaléidoscope réarrange différents éclats de verre colorés et révèle
un dessin particulier et en partie contingent.

CONTEXTE ET OBJECTIFS DE LA RECHERCHE

La recherche dans laquelle s’inscrivent les entrevues relues sur l’horizon


des questions posées ici a été réalisée en étroite collaboration avec le Regroupe-
ment des ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ), dans
le cadre de la collaboration entre ÉRASME et le RRASMQ. Elle participe d’un
mouvement d’autoréflexion critique porté par ce dernier et s’inscrit dans un
ensemble plus large de recherches en partenariat47. Elle émane aussi d’un
ensemble d’études sur l’expérience subjective et intersubjective de la psychose
et sur son articulation par le contexte social et culturel, ici et ailleurs48. Les ques-
tions qui ont sous-tendu cette recherche particulière, la méthode utilisée et les
principaux résultats ont été présentés ailleurs49. L’étude concernait des per-
sonnes usagères de ressources alternatives en santé mentale, identifiées comme
souffrant de problèmes graves. La majorité d’entre elles ont reçu un diagnostic
psychiatrique de psychose.
De ce corpus d’entrevues effectuées auprès d’usagers de ressources alter-
natives en santé mentale, nous avons tiré huit récits au hasard et les avons relus
en fonction du style de leur narration plus que de leur contenu proprement dit ;
en fonction du rythme du dévoilement et des hésitations qui les marquent, de ce

47. E. Corin et autres, « Les figures de l’aliénation. Un regard alternatif sur l’appropria-
tion du pouvoir » ; Rodriguez et autres, « La thérapie alternative : se (re)mettre en
mouvement ».
48. E. Corin, « Facts and meaning in psychiatry. An Anthropological Approach to the
Lifeworld of Schizophrenics » ; E. Corin, « The Thickness of Being : Intentional
Worlds, Strategies of Identity and Experience among Schizophrenics » ; E. Corin,
« The “ Other ” of Culture in Psychosis » ; E. Corin et autres, « Living through a Stag-
gering World : The Play of Signifiers in early Psychosis in South India ».
49. E. Corin et autres, « Les figures de l’aliénation. Un regard alternatif sur l’appropria-
tion du pouvoir » ; Rodriguez et autres, « La thérapie alternative : se (re)mettre en
mouvement ».
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 67

qui cherche à se dire ou à ne pas se dire, de ce qui échappe50. Ce type de lecture


révèle que ces questions semblent en fait au cœur même des récits et en animer
le flux, au sens où l’entrevue paraît elle-même animée par la question de la mise
en récit. Différents types de mouvements ont ainsi fait surface. Ils témoignent de
l’empreinte que des histoires singulières laissent sur la possibilité de se repré-
senter et de dire la texture de la souffrance, de la vie et de ses aléas. Nous
cherchons ici à en explorer les points saillants et à en suivre ce que l’on pourrait
appeler les zones de propagation, les domaines touchés. Pour la clarté de la
présentation, chacun de ces mouvements sera illustré par un ou plusieurs récits
qui ouvrent sur des trajets singuliers. Dans le concret cependant, les mouve-
ments se superposent ou se conjuguent dans la plupart des récits.
Dans ce qui suit, chaque usager est identifié par la lettre U suivie d’un
chiffre. Par-delà son aridité, cette notation veut exprimer le caractère transper-
sonnel des processus en jeu, même si leur actualisation est toujours intimement
tissée à même la singularité des histoires.

1. La résistance des mots et le désir de dire


On est frappé dans plusieurs des récits par la tension dont ils témoignent
entre un désir ou même un besoin de dire, une impulsion qui submerge, et le
sentiment de ne pas pouvoir mettre des mots sur l’expérience. Cette tension
semble animée par une incertitude profonde quant à soi et au rapport à l’autre,
par une anxiété qui impulse un questionnement inlassablement adressé à
l’autre.
Le récit d’U13 est marqué par la référence à un afflux de paroles et de
demandes adressées aux autres, mais aussi par une incertitude quant à la possi-
bilité de dire : « Je ne suis pas capable de mettre des mots sur qu’est-ce que je
pense. » Ainsi, cette jeune femme rapporte comment elle demande continuelle-
ment aux autres de l’aider à s’orienter face à l’incertitude qu’elle vit dans son
rapport à elle et aux autres.
Elle parle de son souci constant d’avoir leur opinion sur tout, évoque
comment elle sollicite leur avis face à l’absence de repères qui lui permettraient
de décider du bon ou du juste dans les détails de la vie quotidienne. Elle appelle
alors son père, sa sœur, ou encore une des différentes lignes d’écoute dont elle
est une usagère régulière : « Je suis portée à raconter des choses négatives parce
que des fois, je suis angoissée puis il faut que j’appelle. Je suis toujours en train
de penser aux autres : les autres sont-ils fâchés contre moi ? Est-ce qu’ils rient de
moi ? Il faut que j’aille vérifier, puis ça prend du temps… Je demandais toujours

50. Cette relecture s’est appuyée sur un premier travail d’analyse réalisé par Karine
Vanthuyne en fonction d’un certain nombre de catégories de contenu.
68 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

sur des décisions que j’avais à prendre. » Quand elle se sent enragée, il faut aussi
qu’elle le raconte à quelqu’un et cela lui fait du bien. Elle se sent un peu mieux.
Par ailleurs, elle commente aussi : « C’est que je ne sais pas quoi dire, puis
à qui le dire, puis comment le dire. » Cette hésitation pénètre tout, contamine
tout, la fait par exemple hésiter indéfiniment quant à la direction à prendre
dans le métro : « Ça me prenait du temps à réfléchir puis je restais dans le métro.
J’hésitais tellement à aller dans une direction ou l’autre. » Sa confusion est ren-
forcée par le sentiment d’entendre des voix. Dans ce contexte, elle en appelle à
l’autre, demande son avis : « C’est un de mes problèmes encore : je parle pas aux
bonnes personnes puis pas au bon moment. » L’autre est ressenti à la fois comme
hostile et surprésent, une surprésence à laquelle, on peut le penser, font écho les
voix qu’elle entend dans le métro lorsqu’elle bascule dans l’indécision.
Ainsi, on a l’impression que l’ouverture de U13 aux autres témoigne en
fait d’une double dynamique qui met en jeu la certitude et la sécurité des limites
entre soi et autrui aux frontières du soi. D’une part, elle témoigne du sentiment
d’une hémorragie, d’un flux incontrôlable qui vient du dedans et répond à un
besoin d’assurer ses prises sur le monde, comme le grimpeur en montagne ;
d’autre part, elle évoque la tentative toujours reprise de conjurer une menace
qui vient des autres et qui prend la forme du soupçon général que ces autres lui
sont hostiles, une impression qui fait écho à son sentiment de ne pas avoir de
repères. On a l’impression d’une confusion qui ne peut être contenue du dedans
et qui exige sa décharge sous peine d’angoisse, mais sans que cette décharge
parvienne véritablement à nommer ce qui est en question ; l’impression que
l’autre est à la fois un destinataire constamment recherché et quelqu’un tou-
jours suspect d’être contre elle. Ainsi, confie-t-elle, elle a toujours tendance à
« interpréter ».
À cette impulsion de tout dire s’oppose par ailleurs à la fois le sentiment
que les bons mots font défaut malgré leur abondance, et un désir de ne pas
parler, une retenue par rapport à la parole. Plus fondamentalement, cet échec
du dire ou ce retrait prolongent et inscrivent dans l’actuel un blanc qui concerne
la mémoire de ce qui fait mal. Elle dit ainsi ne pas se rappeler, avoir oublié tout
ce qui s’est passé avant la première arrivée à l’hôpital et, sur un horizon plus
vaste, ne pas même se souvenir de sa mère morte au début de son adolescence :
« C’est comme si j’avais oublié plein d’affaires… Je pensais que ça allait revenir
au début, mais je ne me suis jamais souvenue… J’en ai perdu des boutes… la
période précédant et entourant la mort de ma mère. »
Pour mettre de l’ordre dans ce double rapport aux mots, U13 en appelle
parfois à la temporalité : « Je pense que j’étais renfermée dans ce temps-là.
Aujourd’hui c’est le contraire », mais le récit semble ensuite se contredire et
laisse entendre qu’elle demeure jusqu’à aujourd’hui dans un rapport paradoxal
au dire : « Dans ce temps-là il me semble que j’étais hyper. Je racontais toutes
mes affaires personnelles puis j’essayais toujours de demander aux autres ce
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 69

qu’ils en pensaient… Je suis encore comme ça. Je veux avoir l’opinion des
autres. »
C’est plus profondément son histoire qui semble marquée par la para-
doxalité, par le sentiment d’être en marge, de ne pas comprendre. Ainsi, de sa
mère, elle rapporte d’une part le sentiment d’avoir été très proche d’elle, de lui
avoir tout raconté, de s’être trop fiée à elle plutôt que de faire les choses par elle-
même, mais aussi son déni face à la gravité de la maladie de sa mère : « Quand
j’ai su que ma mère était malade, je trouvais ça drôle parce que je ne savais pas
c’était quoi le cancer ; puis ma sœur m’avait dit : elle va mourir, niaiseuse. » Elle
évoque une jeunesse marquée par une grande consommation de drogues mais
aussi par son excentricité par rapport à sa famille : son père qu’éloignent ses
problèmes de drogue et qui préfère sa sœur ; cette dernière qui la traite de niai-
seuse, un jugement que prolongent et confirment les nombreux échecs qu’elle
vit par la suite ; le sentiment d’être à part dans ses cours. Elle se met à interpréter
ce que disent les professeurs, les étudiants ; elle mélange tout, elle se décrit
comme « pas mal éparpillée en ce temps-là ». « J’avais de l’énergie puis je restais
toute seule, puis là je comprenais plus rien. J’étais complètement en dehors de
la réalité. » Son isolement s’accentue après la mort de sa mère en même temps
qu’elle ne supporte pas la solitude et échoue à vivre seule « comme une de ses
amies ».
Ainsi, une vie à la fois en demande par rapport à l’autre et qui se sent
toujours en puissance d’être évaluée, rejetée par l’autre. Un mouvement qui se
cristallise dans son rapport aux mots, dans le blanc qui creuse la possibilité de
donner un récit cohérent de sa trajectoire de vie.
La question du rapport entre la parole, l’oubli et le secret est aussi au
centre du récit de U21, une femme de 46 ans qui a reçu un diagnostic de schi-
zophrénie. Dans son cas, c’est une histoire d’abus répétés qui constitue la trame
de l’histoire de vie ainsi que, plus profondément, la conscience que « tout le
monde savait » alors qu’elle-même ne parlait de rien. Son récit entrelace l’abus
par le père et par le médecin, un abus dont elle prend conscience, dans ce
dernier cas, lorsque le médecin lui demande de ne pas en parler à sa mère :
« J’étais une personne gênée, je n’ai pas pris garde. » La question du non-dit
noue ensemble ces deux abus et les fait se recouvrir en sorte qu’ils paraissent
glisser l’un sur l’autre et se confondre dans le récit, constituer un seul événe-
ment et il est parfois difficile de savoir de quoi elle parle. Elle se rappelle : « Tout
le monde le savait, mais je n’en parlais pas… Je l’ai su quand mon père a passé
en cour, que tout le monde savait. » Sa mère aussi se trouve prise dans cette
dynamique : « Elle aurait pu essayer… me parler, quelque chose. » Elle-même se
refuse à témoigner en personne au procès de son père : « Je ne veux pas témoi-
gner, parce que c’est mon père… je ne veux pas être celle qui le rentre plus
profond, qui le cale. » Les silences et les mots se heurtent lorsqu’il s’agit de
mettre des mots sur ce qui ne peut se dire.
70 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

Elle voudrait parler cependant, mais comment dire ce qui est enfoui si
profond ? « Je veux me faire comprendre mais ce n’est pas nécessairement qu’ils
vont me comprendre. C’est que j’ai une mauvaise habitude. Penser avant de
parler. Savoir comment dire. Si je dis quelque chose, est-ce que je vais le dire
croche ? Alors, je suis mieux de ne pas parler. » Refus de témoigner, impossibilité
de dire, impression que de toutes façons, les autres ne vont pas comprendre.
Pour elle aussi, cette carence des mots rencontre un blanc quant aux sou-
venirs, un blanc qui ici semble faire tache d’huile : « Comment j’étais quand
j’étais petite ? C’est une drôle de question parce que je ne me souviens pas. Il y a
des blancs. » Quand on lui demande à quel âge a eu lieu l’agression sexuelle par
son père, elle répond : « Je sais que j’ai des blancs. Mon père, c’est un voleur
aussi. Et c’est là que je suis mêlée. Je suis vraiment mêlée dans ce bout-là. » Un
voleur ? Un violeur ? Témoigner contre son père ? Comment le pourrait-elle ? « Il
manque tellement d’information dans ma tête. » Elle nous permet d’approcher
un peu cette difficulté à dire lorsque, à propos du médecin, elle commente :
« J’ai de la misère à en parler, parce que c’est dur. »
Face à son incertitude, elle essaie de s’accrocher à des bribes de positif
mais ces dernières se révèlent à leur tour minées, paradoxales. À propos de sa
mère, elle dit : « C’est sûr qu’elle doit m’avoir aimée quelque part, mais… ce qui
me faisait mal, c’est qu’elle parlait plus avec les plus jeunes que moi… » Au sou-
venir du silence de sa mère « qui savait » et à son regret que sa mère n’aie pas
essayé de lui parler, elle oppose l’image où elle est sous les jupes de sa mère
« parce qu’elle avait su me protéger ». Mais le passé résiste : « Je me souviens plus,
j’ai des blancs. J’essaie de trouver du positif, j’arrive pas à en trouver. » Ce carac-
tère paradoxal des traces de la mémoire marque aussi les souvenirs qu’elle essaie
de rassembler par rapport à son père : « J’essaie de trouver un bon côté à mon
père. Il aimait nous faire prendre des chocs sur une chaise. Il trouvait ça drôle. »
Son père qui finit par la « sacrer dehors » après la mort de sa mère quand elle est
jeune adulte : « Il ne voulait rien garder de maman et moi, je voulais lui laisser
des choses. » Elle dit encore : « Ma famille, je suis appréciée. Mais je ne suis pas
sûre. » Durant l’entrevue, elle parvient à nommer ce sentiment de confusion
dans lequel elle se perd : « Trop d’affaires. Trop d’agressivité. La honte. J’en ai
mangé de la honte. De la haine, de l’amour, c’est un vrai mélange. » Comment
parler alors, mettre en récit, lorsque les repères de réalité semblent aussi fuyants,
incertains ?
La balance semble en fait toujours pencher vers le négatif. Jeune déjà, elle
« défaisait les chansons », transformant le « c’est beau la vie » en « c’est moche la
vie ». Elle se rappelle ses échecs à l’école, les menaces répétées d’abus au travail,
son sentiment d’être rejetée, effacée quant à son être propre. Ainsi, alors qu’elle
le regarde danser, son père lui enjoint d’arrêter de pleurer : « En voulant dire :
Tu es un torchon, tu pleures pour rien. C’est que tu vois ce qui se passe, l’amour
qu’il a pour les autres et que moi, ben, mange de la merde. Ça, ça m’avait fait
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 71

mal. » Comment alors avoir une position à partir de laquelle on pourrait


s’adresser à quelqu’un ?
Il est frappant de voir à quel point ce sentiment d’être prise dans des abus
et d’être entourée de gens qui savent mais n’en disent rien semble se trouver
traduit sur le plan perceptuel à travers les visions qui s’imposent à elle à répéti-
tion, traces quasi tactiles de ce double enserrement, des images de fils d’araignée
qui s’avancent vers elle : « Quand le fil d’araignée vient vers toi, c’est là que c’est
épeurant » ; elle se lève et se bat contre les fils. Parfois, le visage ou la forme de
son père lui apparaissent pleins de fils d’araignée.
Dans un rêve répétitif, elle voit quelqu’un dont elle ne distingue pas la
physionomie, sans yeux, éblouissant, en train de faire l’amour mais de suite
après, ce sont à nouveau les fils d’araignée. Ces glissements de plan où bon et
mauvais se superposent ou se confondent se trouvent aussi directement mis en
scène dans ses visions lorsque ce qui paraît être « comme du tulle, bleu pâle,
comme bleu bébé, des couleurs excitantes » se trouve remplacé par des fils
d’araignée. Hésitation et incertitude comme celles qui marquent le rapport à la
mémoire et le rapport paradoxal au dire. La toile d’araignée est sans doute aussi
une représentation visible de ce qui la retient et l’enferme, de ce contre quoi elle
cherche à lutter : « Partir, je ne savais pas où. Vouloir partir. J’ai toujours eu ce
sentiment. Et quand ça ne va pas bien, je l’ai encore. » Mais là aussi, et de manière
inverse : « Je pense beaucoup mais j’ai super peur, malgré tout, d’avancer. C’est
quoi que j’ai peur dans la vie ? Des changements, de l’inconnu. Le soir, j’ai peur.
J’ai super peur dans la nuit. Je fige… j’ai peur de faire des erreurs. » Ce mouve-
ment d’élan et de retrait évoque celui de son rapport à la parole ; se trouver le
théâtre de forces contraires, infiniment.
Et comme horizon ultime de sa vie, la grande pauvreté dans laquelle sa
famille a vécu : « Mon enfance, ça a été l’enfer. C’est dans une cave qu’on a resté.
On n’avait pas de fenêtres, pas de plancher. Il y avait une grosse fournaise, du
charbon. C’est des choses qui me faisaient peur. Des rats aussi… »

2. La résistance des mots et la tension du faire


Chez d’autres personnes, la difficulté de recourir aux mots se trouve
évoquée de biais, par le fait que l’expérience subjective semble tout entière
rabattue sur des agirs, tant par rapport à l’expression du malaise qu’à la
recherche d’aide et à la compréhension de ce qui se passe.
Ainsi, U39 évoque un malaise qui l’habite depuis aussi loin qu’il peut s’en
rappeler : « depuis mon enfance, depuis que je suis au monde » ; ce malaise
emprunte pour s’exprimer la voie d’agirs qui semblent l’entraîner dans leur
spirale : abandon de l’école, départ pour la Côte Ouest, intense prise de drogues,
mauvais coups à répétition même si, dit-il, il n’a jamais aimé ça. Sans avoir jamais
beaucoup parlé, il demande à plusieurs reprises de l’aide pour contenir des
72 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

comportements qui deviennent trop autodestructeurs. Quand il est sur la Côte


Ouest, c’est son abus de drogues qui l’amène à demander de l’aide et à parti-
ciper à des groupes d’entraide pour toxicomanes. Son seul recours quand cela
va trop mal est de se faire hospitaliser ; il le demande lui-même directement ou,
parfois, de biais lorsqu’il fait de mauvais coups comme briser des choses ou, une
fois, mettre le feu à sa chambre « pour que quelqu’un intervienne ». On a l’im-
pression que ce sentiment de malaise prend de plus en plus de place dans sa vie
et s’étend comme une tache d’huile ; qu’il se trouve rabattu sur le corps (« J’ai le
cerveau fragile »). Il se trouve donc rassuré quand le psychiatre lui dit que tout
ce qu’il lui raconte est le résultat de sa maladie qui lui fait peur : « Ça m’a rassuré.
On ne sait pas ce qui arrive des fois, on panique… le fait d’être dans un hôpital,
on se sent plus en sécurité qu’à l’extérieur, même avec nos parents. » Par rapport
aux médicaments, et même s’il a arrêté plusieurs fois de les prendre, il com-
mente : « Ça me relaxe. On dirait que ça me soigne le cerveau. Je ne sais pas. »
C’est sur le plan d’hésitations dans le dire, ou d’un dire qui semble glisser
sur lui-même, que quelque chose d’une inquiétude plus subjective peut
affleurer.
Ainsi, par rapport à son diagnostic, il dit d’abord avoir une dépression :
« une dépression, c’est pas grave, ça passe. Quand tu es schizophrène, tu ne
guéris pas, ça peut durer toute une vie. » Il ajoute cependant : « La schizoph-
rénie, je savais que c’était pas une maladie importante, une maladie grave. Je
prenais bien ça. J’ai pas paniqué. J’ai compris comme il faut, j’ai toujours été
bien lucide d’esprit, réaliste, qui comprend facilement ce qui arrive. » Même s’il
dit à un autre moment avoir le cerveau fragile, qu’il a « tendance à la maladie »,
le fait d’assumer le diagnostic de schizophrénie est pour lui une façon de sur-
monter ce diagnostic et, d’une certaine manière, de le contredire. Dans un
autre registre, quand on l’interroge sur la réaction de sa famille à ses problèmes,
la charge potentiellement négative de la réalité se mi-dit ou s’efface à travers
d’abord un long silence puis un commentaire qui hésite : « Ben j’ai trouvé que
ma famille… mon entourage a bien pris ça. »
De ce flottement actuel, U39 détache une image positive du passé mais
comme en suspens, alors que c’était la famille qui était pour lui la plus impor-
tante ; actuellement, il n’y a personne à qui il tienne et cela le laisse indifférent.
Une autre image évoque aussi la solitude ressentie à son arrivée à Montréal : « Je
prenais des marches les jours de grand vent, j’avais mal aux pieds, je savais pas
quoi faire. » Comme repères dans le présent, il évoque un restaurant et une
maison de chambres qu’il fréquente, des réseaux mobiles de sociabilité faits de
patients et d’ex-patients. De la ressource alternative qu’il fréquente, il évoque
des parties de cartes quotidiennes et spécifie deux fois que « on ne se parle pas ».
Un être ensemble donc dans une proximité du geste, en marge des mots.
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 73

3. Se construire en double
Dans d’autres récits, la question du dire se déploie sur l’horizon d’une
dualité qui sépare l’être et le paraître, celui d’une exigence de dissimuler de
larges pans de vie. Ainsi, pour U02, l’impossibilité de parler, de trouver les mots
semble plonger ses racines dans une orientation sexuelle qui le rend double-
ment marginal : par rapport à son petit village où il ne trouve personne à qui
parler, aucun modèle auquel se référer, et par rapport au milieu gay de Montréal
dans lequel il se sent incapable de s’intégrer. Une homosexualité qui est vécue
comme une source de confusion et que le diagnostic d’un guérisseur révèle elle-
même marquée par l’ambiguïté : il serait « 50 – 50 ».
Cette ambiguïté de fond semble impulser le mouvement d’une vie sur un
double registre : « Ce qu’il y a au-dedans, il ne faut pas que cela paraisse parce
que tu es gay » et se prolonge dans une coupure plus générale par rapport aux
émotions et une difficulté à exprimer ses émotions en thérapie, même s’il peut
verbaliser ses difficultés et les comprendre intellectuellement. Ce retrait par
rapport aux mots semble pris dans une indécision interne dont il n’arrive pas à
se déprendre : « Il y a un arrêt, tu sais, intérieurement. Tu te fais brasser par ça,
t’es comme pas assez conscient, c’est ce que j’appelle être dans les limbes, être
dans la brume. » Cette incertitude irradie sur l’ensemble de sa vie : « Je me suis
toujours cherché. J’avais beaucoup de difficultés à m’ancrer, à choisir des
études… Moi, j’ai comme une grosse confusion, puis une grosse division… Je
me sens comme ambivalent à la base. » Il a des mots très forts pour dire la souf-
france intérieure : « J’ai vécu trop de dépression, en dedans, c’était l’enfer. C’est
plus que le mal à l’âme, c’est une grande déchirure, c’est l’enfer. »
U02 associe ce clivage de son monde intérieur moins à des expériences
négatives qu’il aurait eues dans son rapport aux autres qu’au mouvement même
de sa quête personnelle : « C’est plus ma dynamique à moi, parce que je vis des
problèmes d’orientation sexuelle. J’ai comme appris jeune : ferme ta gueule.
C’est comme resté. » Pourtant, s’il dit ne pas avoir été lui-même confronté à des
réactions négatives, la violence des autres lui est révélée de biais, à travers ce
qu’il voit arriver à certains de ses camarades à l’allure efféminée. On peut penser
que ces images ont inscrit en lui leur empreinte par le dedans, lui ont imposé
cette nécessité de ne pas dire, qui entre en résonance avec les exigences de sa
propre indécision.
Par ailleurs, pour U02, ce double registre du dire et du non-dire rejoint
d’autres dédoublements : au niveau de l’image de soi qui se déploie selon une
polarité où au « J’étais très inventif, bricoleur » répond un « J’étais très luna-
tique, absent » ; au niveau du contraste ouverture-fermeture entre la ressource
alternative (« une maison ouverte ») et l’expérience vécue en psychiatrie, per-
sonnellement ou à travers ceux qu’il y a côtoyés : « ne pas se sentir traité
humainement… » ; au niveau de la double valence potentielle des ressources
74 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

alternatives selon l’angle sous lequel on les considère : « Dans les groupes d’en-
traide, ça a deux aspects, tout dépend de son attitude intérieure. Ça peut autant
te caler, tous les problèmes que les autres vivent, comme il y a un aspect vrai-
ment positif à partager ce que tu vis et à rencontrer des gens qui vivent un petit
peu la même chose que toi » ; dualité aussi au niveau d’une attitude intérieure
qui oscille entre un désespoir sous-tendu par l’incertitude et la peur de perdre
la boule, et la conviction qu’il va s’en sortir. Il se construit ainsi en double : « Je
faisais tout ce qu’on attendait de moi » comme aller à l’école, apprendre un
métier, « mais j’étais complètement à côté, en dehors de moi-même, à côté de la
coche. C’est un rôle que je faisais, moi. »
Un dédoublement intérieur qui s’accompagne du sentiment d’une intense
solitude, du sentiment d’être à part. C’est en termes de dédoublement qu’il
décrit aussi le point culminant de sa crise : « Je pensais plus rien qu’au pylône
électrique, j’avais l’impression de marcher sur la rue, j’allais au coin de la rue,
j’allais me diviser en deux. Je me suis présenté à Louis-H. Lafontaine. » Par
ailleurs, ce dédoublement se trouve aussi actualisé ou matérialisé, dans un sens
positif cette fois, à travers des expériences de type paranormal qu’il vit sur le
plan psychique, « des prémonitions… des choses difficiles à expliquer ». Il
précise : « Et ce n’est pas la maladie mentale, je m’en excuse, et ce n’est pas non
plus de la dépression, là. » C’est aussi là un registre d’expérience qui le réinscrit
dans une continuité, qui l’ancre cette fois dans une filiation puisque sa mère est
médium et que « il n’est donc pas étranger à cela ».
Dans ce contexte, la possibilité de se reconstruire lui paraît passer essen-
tiellement par un essai de mettre de l’ordre : « Je me sens comme si j’étais en
train de faire un casse-tête de ma vie, de brasser les pièces puis tranquillement,
ça se met en place. » Mais en figure inverse, il dit aussi avoir peur de « perdre des
boutes », que ce soit les poumons (car il fume) ou une autre affaire. Une méfiance
demeure par rapport au dire, la conscience de la nécessité de préserver une
zone intérieure d’intimité : « Il faudrait qu’il y ait une petite clochette qui sonne
dans ta tête pour te le rappeler, pour que tu ailles pas trop loin, pas sans le
vouloir. » Il faudrait aussi pouvoir effectuer un parcours intérieur qui le conduise
vers un lieu qu’il puisse vraiment habiter : « J’avais toujours des idées de voyage.
Un jour, d’avoir une serre, un jardin, des choses comme ça. Je dirais que c’est
plutôt de me trouver moi-même. » Mais le sentiment de demeurer pris dans un
mouvement qui n’arrive pas à se déployer demeure : « Je suis quelqu’un qui s’est
toujours cherché dans la vie, je ne suis pas arrivé à rien… j’ai comme tourné en
rond, je me suis épuisé là-dedans, j’ai pas trouvé mon chemin… des boutes, c’est
le désespoir. » Et il cherche encore et encore, a essayé des pratiques naturelles et
alternatives diverses, consulté des médiums et lu de nombreux livres. Et quand
plus rien ne fait, « je me couche chez nous, je fais la planche. Quand ça ne va
vraiment pas, je vais pleurer. » Il est convaincu que c’est du dedans de la per-
sonne que doit venir le changement.
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 75

Et dans ce cas aussi, comme trame de l’histoire, une grosse famille, la


pauvreté et l’isolement qui l’accompagnent, un père inconnu qui lui fait peur,
une mère épuisée avec les enfants et surprotectrice. Dans un essai de racheter
cette enfance difficile, où « ça a brassé », marquée aussi par la mort de deux
frères, il commente : « Tu ne peux pas donner ce que tu n’as pas eu. Je trouve que
j’ai eu de très, très bons parents. »

4. Un passé en décalage
Cette tentative de reconfigurer le passé en y injectant un positif qui le
rende pensable ou représentable, se trouve mise en acte avec beaucoup de force
dans certains récits. Les personnes mettent alors de l’avant une image positive,
idyllique, du passé ; toutefois, d’autres traces qui affleurent dans le récit suggè-
rent une réalité plus sombre ou à tout le moins plus ambiguë. On peut dire que
positif et négatif s’y trouvent moins entretissés que juxtaposés. Un exemple
permet de l’illustrer.
Lorsqu’on l’interroge sur son enfance, U09 présente d’abord un récit qui
a tous les traits d’une belle histoire ; elle convoque jeux, lumières et couleurs
pour raconter une vie heureuse, comme on le ferait au chevet d’un enfant
apeuré. Elle évoque ainsi le paysage heureux de l’enfance chez ses parents, dans
la pelouse, parmi les arbres, les rochers, le soleil, la pluie ; les jeux dans la forêt
et avec la terre que l’on mêle à l’eau grâce aux couvercles de pots que donne sa
mère ; la balançoire construite par son père. En parallèle, elle raconte aussi
comment avec sa sœur, dans cette famille de 14 enfants, elle se trouvait prise
entre les plus vieux (« Un moment donné, deux de mes frères se sont mis à ne
plus nous parler ; lui, on le trouvait méchant, je défendais ma petite sœur) et les
plus jeunes qui leur faisaient la guerre et se cachaient derrière les aînés lorsqu’elle
et sa sœur voulaient se défendre. Un double registre similaire marque la descrip-
tion des parents présentés à la fois comme de bons parents mais aussi comme
émotionnellement distants : « De très bons parents mais je les ai vus s’embrasser
peut-être une fois dans ma vie ; des caresses de mon père et de ma mère, je n’en
ai jamais eues. »
Sa vie de couple est elle-même décrite et commentée à travers un jeu simi-
laire de contrastes. U09 oppose le caractère heureux de son enfance et une
relation de couple très difficile, où son mari apparaît de plus en plus comme un
personnage diabolique ; leur relation contraste avec la vision idéale et salvatrice
du couple qu’elle s’était formée : « J’avais mis tout mon être là-dedans, cette vie
de couple… Plus le temps avançait, plus mon couple se brisait. » Alors qu’elle
aurait aimé avoir une belle vie familiale, à l’image sans doute de la face positive
des souvenirs de l’enfance, la réalité est tout autre. Elle parle de la vie avec son
mari comme d’une vie de peur et de désolation ; ses deux enfants ne se parlent
plus, n’ont avec elle que des relations très distantes. Une dualité analogue fait
76 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

aussi surface sur le plan du religieux : alors qu’elle pense régler ses problèmes en
fréquentant un groupe charismatique vers lequel l’envoie son mari (« Ça allait
me faire du bien »), elle s’y trouve à nouveau en plein négatif : « Ça a rempiré. Ils
ont commencé à parler des affaires négatives, des démons, des fantômes, moi
j’ai eu peur de ça. »
Les voix qu’elle entend semblent donner forme et matérialité à cette
dualité. Certaines voix lui disent qu’elle n’est pas gentille, qu’elle est méchante :
« Tu n’es rien, tu n’es qu’une petite cervelle d’oiseau. » Tout à coup cependant, la
voix change : « Tu es une fille sympathique, tu sais bien travailler, tu es adroite. »
Elle ajoute : « J’avais une voix qui était positive et une négative. Et les deux voix
étaient toujours en train de se quereller ensemble. »
Et ici aussi, c’est le négatif qui impose sa marque et l’entraîne : « Ce que je
recevais, c’était rien que du négatif. Mon intérieur, c’était rien que du négatif, à
tous les jours, de l’accumulation. » Elle sent que son mari cherche constamment
à la diminuer. Elle se décrit comme « le cœur gros, la gorge serrée, le moton
dans la gorge, pendant des années ». Mais de cette souffrance, elle n’en parle
pas, elle cherche à la dissimuler, à ses enfants, à sa famille ; elle vit un sentiment
de solitude intense, se sent diminuée, « moins que rien » parce qu’elle est sur le
bien-être social. Elle se décrit comme « un roc fermé ; j’exprime pas tellement
mes sentiments ». Le milieu psychiatrique participe pour elle de la même dyna-
mique au sens où elle s’y sent rabaissée, un sentiment qu’accentuent les
promenades obligatoires qui la désignent aux yeux de tous comme « du monde
de la psychiatrie ». Un sentiment qui, pour elle, reprend et rejoue ce qu’elle a
déjà vécu avec son mari, mais que vient compenser la relation qu’elle a pu y
nouer avec une intervenante qu’elle peut appeler quand elle a de la peine.
On a l’impression que cette vision positive de l’enfance sur laquelle s’ouvre
son récit, l’image qu’elle parvient à garder de ce qu’aurait dû être sa vie (« Si
j’avais eu un homme dans ma vie, un vrai homme qui aurait su me protéger,
protéger mes enfants… »), le désir qui demeure de se faire bercer par son père,
les figures du « bon dieu » et de « maman Marie » : « C’est important, un être
suprême qui veille sur vous », toutes ces références lui permettent de tenir, de
s’accrocher à du positif même s’il demeure largement virtuel. C’est sans doute ce
qui lui permet de garder ouverte la polarité positive de son rapport à l’avenir,
alors qu’elle parle de l’idée d’aller vivre seule comme d’un défi qu’elle va tenir :
« ma nouvelle vie à moi, ma nouvelle manière de me comporter et d’agir selon
mes goûts, selon ce que je veux de la vie » même si en même temps, « me retrouver
seule en loyer, j’ai crainte de ça… ça ne m’enthousiasme pas parce que j’ai la
crainte que ce ne soit pas à mon goût ». Cette fois, et grâce au soutien de la res-
source alternative, à l’accueil, à l’écoute et à l’accompagnement qu’elle y a
trouvés, il est peut-être possible que le positif l’emporte, même si à chaque fois
qu’elle pense s’en sortir pour de bon, quelque chose arrive qui vient la recaler
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 77

encore. La ressource alternative est aussi le seul lieu dans son récit qui semble
préservé de l’ambivalence ou de la dualité qui s’étend sur tout.

5. La force de la répétition
Dans d’autres récits encore, c’est à travers la répétition qui anime l’en-
semble du récit que semble se dire la sensation d’un enfermement ou encore
l’insistance d’un destin qui marque les différentes facettes de la vie. Dans le
récit de U34, une des choses qui frappent est la répétition de certains mots ou
de certains signifiants, une répétition qui évoque de biais la force des contraintes
dont ce jeune homme se sent le jouet.
Ainsi, lorsqu’il parle de sa vie, il fait s’enchaîner un double deuil : celui de
sa mère décédée quand il avait 14 ou 15 ans, et celui de sa chatte. Dans les deux
cas, il est question d’un mal insidieux, rampant, qui fait son œuvre sans qu’il en
ait conscience : le diabète juvénile pour sa mère, la leucémie pour sa chatte. À un
autre moment de l’entrevue, il commente : « J’ai demandé souvent à Dieu :
Comment se fait-il que tu m’as donné ma mère malade, une chatte malade ? » La
suite de sa phrase, dans son caractère paradoxal, évoque la malignité du destin :
« Probablement que c’est de l’amour inconditionnel. C’est inconditionnel et je
dois l’accepter. » Un inconditionnel qui ne renvoie donc pas ici à la certitude de
l’amour de l’autre quoi qu’il arrive, comme le voudrait l’usage commun de la
langue, mais à la force de la contrainte qui demeure active dans l’actuel : « Je ne
l’ai plus, j’ai de la difficulté à faire le deuil. Tout refait surface. »
La perte de sa mère se voit creusée par la violence de l’emprise que son
père exerce sur lui : ce père qui s’oppose à ce qu’il parte avec sa mère lorsqu’elle
se sépare de lui quand il a dix ans ; un père incestueux et qui l’oblige à faire
toutes les tâches du ménage lorsqu’il rentre de l’école (« J’entretenais la fonction
d’épouse à la maison, c’est pas normal »), ce qui l’isole encore davantage des
autres, lui qui est déjà renfermé ; un père qui « tape les lignes » et enregistre ses
conversations téléphoniques avec sa mère, qui l’oblige à lui dire des choses vio-
lentes ; qui « avait les yeux collés dans mon journal intime, lisait ce que j’avais
écrit par rapport à certaines choses de ma vie ». Un père qui à la fois pénètre les
frontières du soi et le coupe des autres, de sa mère, de ses grands-parents pater-
nels dont il craint qu’ils ne décident de lui laisser leur argent et qu’il n’a pas
revus après qu’ils aient été placés.
Cette intrusion violente du père dans sa relation avec sa mère semble se
rejouer indéfiniment à travers l’impression actuelle qu’il a que quelqu’un le sur-
veille : « J’entends un déclic provenant du téléphone, qui ne vient pas de Bell.
J’ouvre le téléphone et j’entends quelqu’un qui veut me faire du mal, qui écoute
mon téléphone. Ce sont des phénomènes que je ne peux pas expliquer. » C’est
aussi l’empreinte du père que semble évoquer la répétition et le flottement du
terme « manipulation » qui qualifie tant le comportement de son père à son
78 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

égard : « J’ai été tellement manipulé par mon père, je n’accepte plus mon père »,
que son propre rapport aux autres lorsque, enfant, il est placé à Rivière-des-
Prairies : « J’étais très agité, j’aimais à faire peur aux autres. C’est au niveau de la
manipulation, c’est pas malsain… mon père disait que je manipulais les autres à
l’hôpital. Je ne crois pas, j’étais jeune, je voulais étudier les personnages de mon
entourage. » Un signifiant qui passe du père au fils mais dont on ne sait plus,
dans ce dernier cas, qui le prononce.
La confusion entre ce qui vient de soi et ce qui vient de l’autre redouble
ainsi, ou vient révéler, la transgression par le père des frontières du soi et de
l’intimité. U34 dit ne pas être un gars violent mais c’est lui-même qu’il coupe à
l’hôpital avec une lame de rasoir. Violence de/vers l’autre, infléchie vers le soi.
Une caméra qui tourne dans sa tête quand il est seul dans son appartement :
« Ça tourne sans arrêt, c’est à devenir fou… des fois, au coucher, j’entends un
homme ou une femme me parler dans l’oreille droite. Je deviens paranoïaque,
j’imagine que le voisin entend tout ce que je dis. » Les limites entre fantasme et
réalité s’estompent : « Je faisais des cauchemars la nuit, des rêves éveillé. J’avais
peur. Je voyais une dame courir avec un couteau à travers les murs. J’allumais la
lumière du passage pour me sécuriser. » Dans la même ligne, l’ordre des généra-
tions semble brouillé : « Je me sentais aimé par ma mère. Elle était comme une
sœur pour moi. »
Dans ce contexte, d’une part il se renferme, a du mal à exprimer ce qu’il
ressent, et d’autre part, il s’en remet à un principe d’ordre supérieur : « Le père
modèle que j’ai jamais eu, aujourd’hui je sais que j’en ai un. C’est Dieu. C’est
Dieu mon père. C’est écrit dans la Bible que l’on est informe, non complet dans
le ventre de notre mère. Dieu ne condamne pas. Pour moi, il n’y a que lui dans
ma vie pour me soutenir… J’ai une statue de la Vierge avec le petit Jésus dans les
bras et je l’allume le soir… je crois que ma mère me protège et qu’il y a des anges
gardiens qui me protègent. »
Ainsi, dominant son récit, il y a la force du négatif qui lui empoisonne la
vie et il ne sait plus ce qui le concerne en propre et ce qui est lié à la vie même :
« C’est ancré, collé à ta peau et mes angoisses, malgré les médicaments… Les
angoisses partent de loin, de peut-être quand on est jeune. Ça fait mal dedans
puis t’es comme prisonnier de ça. » Mais c’est ce même arrière-plan, absorbé
dans la contrainte, qui fait aussi ressortir la force ou le courage qu’il a de mobi-
liser son imaginaire pour se construire un monde habitable, aimable. Dieu, la
Vierge, des figures qui le protègent, mais aussi : « Des fois, je pars au parc juste à
côté, je m’adosse à la petite fontaine et je m’imagine que c’est une rivière. Ça me
fait du bien. » Une force qui demeure malgré tout comme en suspens sur le vide :
« J’espère de pouvoir m’en sortir… je le vois pas, mon avenir. »
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 79

TROUVER UNE VOIE, TROUVER SA VOIX

On peut dire que les hésitations qui marquent la parole que nos questions
ont sollicitée incarnent de manière tangible une incertitude plus fondamentale,
que l’on peut qualifier d’ontologique au sens où elle ne concerne pas, ou pas
seulement, des expériences cognitives mais plus fondamentalement le sentiment
de soi, le statut de son existence propre et les rapports aux autres.
C’est de biais qu’évoquent les récits, à travers le mouvement des mots, les
paradoxes et les silences. Il nous a ainsi semblé qu’au-delà de leur contenu
souvent poignant, c’est par leur rythme même que les récits tentent d’approcher
un certain indicible qui fait son travail dans la personne.
Une empreinte qui marque l’existence et la meut, et que les per-
sonnes luttent pour transformer en trace d’une histoire dont on
pourrait retrouver des épisodes et ainsi peut-être se libérer de sa
contrainte. Face au dessaisissement de soi, le mi-dit permet de pro-
téger des frontières par rapport aux autres mais aussi, de manière
plus intérieure, par rapport à l’insoutenable du passé.
Une chose qui frappe, c’est à quel point, pour la grande majorité de ces
personnes, les difficultés actuelles révèlent au grand jour le poids d’existences
marquées par la pauvreté et l’abus, la manière dont se nouent conditions sociales
et expérience subjective en sorte que les failles et les dérives qui les marquent se
renforcent réciproquement. C’est sans doute cette intrication et ses ramifica-
tions à tous les niveaux de la vie de la personne qui sous-tendent en grande
partie cette difficulté à dire et l’impuissance du récit à brosser un portrait cohé-
rent d’une histoire elle-même brisée en fragments contradictoires. On peut
ainsi penser que la violence de la réalité rejoint celle qu’implique la psychose
pour l’expérience subjective et que c’est de ce nouage qu’il faut partir pour
rejoindre la personne dans sa complexité et la singularité de sa vie.
Dans ce contexte, l’hospitalisation a représenté pour plusieurs une source
de sécurité : « On se sent plus en sécurité qu’à l’extérieur », « Moi, ça me sécurise
l’hôpital » ; aussi, un rempart contre la solitude : « J’avais du monde avec moi.
J’essayais de remonter la pente avec du monde », « J’attendais qu’on m’aide, qu’on
me laisse pas seul, c’était le dernier recours ». Les mots du psychiatre, son dia-
gnostic parfois, peuvent aussi rassurer en proposant des mots et une « raison » à
ce qui est en bordure des mots, à ce qui agit du dedans ou revient en boomerang
de l’extérieur sous la forme de voix. Pour d’autres au contraire, la psychiatrie
appartient à un monde hostile, étranger, qui laisse l’empreinte d’une violence
additionnelle en réponse à la déréliction ressentie : « Je comprenais pas ça
l’hôpital, la psychiatrie. Je comprenais pas. Il m’avait brassée pas mal, l’infir-
mier, être enfermée parce que je ne voulais pas me déshabiller. Une fois, ils
m’avaient attachée mais avant, ils m’avaient donné une piqûre », « Je me suis
présenté à l’hôpital, je savais pas que les portes barraient en arrière… j’ai
80 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

complètement paniqué à voir les grilles et les fenêtres. Je me sentais pas bien
avec tous ces gens bizarres qui erraient dans les couloirs… les limbes. » À la vio-
lence de l’inconnu s’ajoute ainsi parfois celle de pratiques qui redoublent la
détresse et un sentiment d’abandon : « […] l’expérience que les autres m’ont
contée. Il y a du monde qui ont été drôlement maganés… ne pas se sentir traité
humainement », « À l’hôpital, je pleurais, je pleurais. Celle qui s’occupait de moi
a dit : va te coucher, va te reposer. Ils m’ont augmenté la dose de médicaments
plutôt que de me consoler, de me rassurer… Si tu fais pas correct, tu vas aller
dans une chambre en arrière, tu vas te faire embarrer ».
Quelle que soit l’expérience vécue en psychiatrie, le soutien que les per-
sonnes y trouvent est le plus souvent perçu comme demeurant de l’ordre du
palliatif ou d’un refuge disponible en cas de crise, mais qui ne semble pas avoir
de prise sur ce dont il est réellement question dans la détresse ressentie. Une des
personnes exprime ainsi clairement ce qui court dans la trame des différents
récits : « Le diagnostic, c’est pas vraiment important parce qu’ils se trompent de
toute façon. Ils ne le savent pas plus… il y a juste toi qui le sais, parce que t’es
malade. »
Par contre, l’incertitude quant à l’être et au dire que révèle le style des
récits dessine un paysage qui permet de cerner avec plus de précision ce qui,
dans la fréquentation des ressources alternatives en santé mentale, semble
rejoindre la personne au plus près de sa détresse et rouvrir pour elle une possi-
bilité d’exister comme sujet de sa vie. Ainsi, plusieurs personnes soulignent
l’accueil et la présence qu’elles y ont rencontrés, une présence et une reconnais-
sance qui portent la possibilité de dire et qui contraste avec l’impression d’être
à côté, en marge ou exclues qui domine leur vie : « Les gens, la communication,
l’écoute », « La manière dont j’ai été accueillie, c’était mon refuge. Pouvoir
jaser », « La ressource alternative m’a aidé à me structurer, à m’enraciner tran-
quillement », « Le sentiment d’une appartenance. Avoir une maison, ça favorise
ça. Une deuxième famille ». Les personnes mentionnent s’être senties considé-
rées, pour la première fois parfois : « Je me sens respectée. C’est le seul endroit
où je sens que j’ai ma place », « C’est comme une famille. On se sent apprécié, en
tout cas ». Plusieurs soulignent aussi la disponibilité d’une écoute aux moments
où l’on se sent porté à parler, une écoute qui porte la possibilité de dire : « Ils
nous écoutent quand tu as besoin », « Elle a vraiment le tour de venir chercher
les affaires, même si c’est entre les lignes… j’ai pu sortir la bouchée, ce que mon
père a fait… un moment, je lui ai écrit ».
Ce contexte permet aussi de s’ouvrir à de nouvelles dimensions de l’être :
« Ça m’a appris à découvrir l’humain, à moins juger… apprendre à comprendre
l’humain puis à me comprendre à travers ça. » La possibilité de faire du béné-
volat, le fait de prendre des responsabilités marque aussi un tournant important
pour plusieurs : « Ici, je suis bénévole. Donc, c’est à moi de donner ce que j’ai à
donner. L’importance de la ressource alternative, c’est de me sentir utile. C’est
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 81

aussi d’être capable de donner. Quand tu es malade, tu es que capable de rece-


voir », « Avec ce poste de responsabilité, ça me fait tenir stable, ça me fait avancer.
J’aide la responsable et je m’aide en même temps ».
Ainsi, ce qui frappe c’est que l’accès à une parole qui petit à petit parvient
à nommer et à dire à la fois l’insoutenable et l’espoir, suppose comme condition
le sentiment d’être reconnu et la possibilité de reconstruire un certain lien
social, le sentiment de (re)trouver une densité, une position qui rendent possibles
à la fois une parole vraie et le fait que cette parole puisse s’adresser à quelqu’un.
Dans le récit des personnes, le fait de pouvoir prendre appui sur un tissu com-
munautaire et de s’y sentir reconnues comme personnes humaines à part
entière, par-delà les contraintes et les symptômes qui lestent l’existence d’un
poids souvent insupportable, cette possibilité paraît liée à celle de commencer à
dire, sans supprimer pour autant les hésitations, les contradictions ou les blancs
qui révèlent, par leur rythme même, l’absurdité et le manque de cohérence de
la vie.

LE TEMPS POUR DIRE ET POUR ENTENDRE

Il est évident que si ces personnes ont accepté de nous rencontrer et de


nous parler, c’est d’une part à partir de cet apprivoisement de la parole et du
langage porté par leur fréquentation des ressources alternatives en santé
mentale ; d’autre part, parce que ces dernières soutenaient la recherche en cours
et nous conféraient ainsi une légitimité. Que cela ait biaisé ce que ces personnes
nous ont dit, c’est possible mais n’est-ce pas là le sort de toute parole, qu’elle
prenne la forme de la réponse à un instrument standardisé ou celle d’une his-
toire de vie ? Et un tel biais n’aurait en tout cas pas été suffisant pour gommer ou
égaliser la singularité et la profondeur des récits de souffrance et de reconstruc-
tion que nous avons recueillis, l’incertitude et les hésitations qui les marquent.
On peut penser que comme chercheurs, nous avons aussi représenté un
monde plus large auquel dire l’insoutenable de l’expérience et son excès par
rapport aux savoirs psychiatriques ordinaires, témoigner de l’humain en
chacun. Convoqués comme dépositaires et comme témoins, implicitement
sommés de rendre des comptes.
Ces récits disent une parole qui se cherche, qui d’un même souffle souvent
dit et dédit. Elle exige du temps pour le dire, du temps aussi pour l’écoute, une
tolérance au clair-obscur et à la perte des repères. D’accepter un rythme qui est
celui de la respiration, de l’humain, du monde.
82 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux

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2
Deuxième partie
LA RESTRUCTURATION :
LE TEMPS ET L’ESPACE
Moi, les autres : nous ?
La souffrance sociale et son rapport au temps

Cécile Marotte

« Si je pense et regarde pour voir si la réalité étanche ma soif, je


vois des maisons inexpressives, des visages inexpressifs, des gestes
inexpressifs.
Pierres, corps, idées – tout est mort.
Tous les mouvements sont des arrêts, le même arrêt pour eux
tous.
Rien ne me dit rien.
Rien ne m’est connu, non parce que je le trouve étrange, mais
parce que je ne sais pas ce que c’est.
Le monde s’est perdu1. »

Un jeune homme, en train de nettoyer des planchers, fait une pause pour
répondre à quelqu’un qui lui demande de ses nouvelles. Il est venu seul au Canada
et y est arrivé comme demandeur d’asile depuis trois ans, a été refusé au statut de
réfugié et attend le résultat de son recours en immigration sur la base de motifs
humanitaires.
Au cours de ce temps d’attente indéterminé qui correspond au fait que son dossier
n’a pas encore été examiné, il est susceptible d’être déporté à tout moment. Le
retour dans son pays d’origine comporte des risques. Il le sait et l’explique claire-
ment. Contre toute attente, le jeune homme conclut avec le sourire : « C’est ma vie
et elle continue ! »

1. F. Pessoa, Le livre de l’intranquilité.


88 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

Deux femmes sont en tête-à-tête, elles ont subi chacune des effractions physiques
violentes et multiples quant à l’intégrité de leur personne et sont habitées d’une
parole indicible et d’un silence insupportable. L’une est la mère de l’autre : elles
sont arrivées au Canada à un mois d’intervalle.
La plus âgée ne peut ouvrir normalement l’un de ses yeux affecté d’une lésion de
la cornée qui la fait souffrir et qui l’empêche de supporter toute lumière vive.
Lorsqu’elle s’est rendue à l’hôpital, elle a pu faire quelques examens mais son cas
relève d’une chirurgie oculaire laquelle n’est pas couverte par son statut de
demandeur d’asile. Souffrance physique individuelle, en attente. La plus jeune,
impuissante, assiste la souffrance de l’autre. Deux souffrances.
Une femme est arrivée seule au Canada avec son fils aîné ; un an plus tard, son
conjoint a pu la rejoindre avec les deux enfants plus jeunes. Pendant cette année
de séparation, Madame a été traitée pour une infection irréversible à la suite des
violences subies dans son pays. Souffrance profonde, indicible.
Ils sont, depuis quatre ans, dans l’attente indéterminée du résultat du recours en
immigration qui a été engagé par un organisme communautaire sur la base de
motifs humanitaires. Monsieur travaille depuis son arrivée au Canada dans une
manufacture : « Si je n’étais pas venu au Canada, je n’aurais jamais fait cette
expérience qui m’a énormément appris sur le Canada et qui m’a enrichi morale-
ment ! »
Le fils aîné, lors de son arrivée, était encore mineur et avait accès à l’éducation
publique. Il a brillamment terminé son secondaire et s’est orienté dans un cégep.
Ce jeune homme est devenu majeur (18 ans) en cours d’année, et le cégep l’a
renvoyé à cause de l’absence de statut juridique. Le jeune homme travaille actuel-
lement. Une immense amertume l’habite, génératrice de colère. Souffrance
individuelle, violence systémique, souffrance sociale.

Nous avons choisi de nous pencher sur la souffrance telle que nous la
côtoyons dans un contexte spécifique : celui d’un organisme communautaire2
dont la clientèle est composée pour l’essentiel de demandeurs d’asile venant de
tous pays, hommes et femmes qui y sont dirigés par une clinique médicale spé-
cialisée3 pour un soutien psychothérapeutique. Chaque semaine, des intervenants
reçoivent, envoyées par un médecin, des personnes en grande souffrance dans
le contexte d’un déracinement brutal ; dans la plupart des cas, leur vécu actuel4
est celui d’une solitude insupportable, difficilement compensée par la sécurité
ambiante dans laquelle elles évoluent.

2. RIVO : Réseau d’intervention auprès des personnes ayant subi la violence orga-
nisée. Organisme communautaire, Montréal.
3. CSA : Clinique santé accueil, spécialisée dans les soins médicaux aux demandeurs
d’asile, aux victimes de torture et aux réfugiés, localisée au CLSC Côte-des-Neiges,
Montréal.
4. Le nombre des cas rencontrés au RIVO ne reflète qu’une petite partie de l’en-
semble des demandeurs d’asile du Canada ou du Québec.
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 89

Nos observations nous ont amenée à penser que les demandeurs d’asile
sont confrontés à de nouveaux paramètres par rapport au temps : le temps de
l’urgence, de la précipitation, de la cruauté directe et brute, s’estompe sans dis-
paraître. Ce temps-là arrêtait la vie, la fauchait, l’estropiait ou la rendait
souffrante au-delà du supportable. Les violences et les souffrances ont fait
advenir au prix de l’exil un autre temps. Une lame a tranché l’enfance, la famille,
les multiples appartenances. C’est donc un temps nouveau : celui de la déli-
vrance, auquel accèdent les demandeurs d’asile lors de leur arrivée au Canada.
Cette nouvelle temporalité se perçoit et beaucoup l’éprouvent à la manière
d’une souffrance.
Cette souffrance qui ne se donne pas immédiatement à voir, qui n’est ni
dangereuse ni contagieuse, qui de surcroît ne dérange pas directement, nous
allons tenter de montrer en quoi et comment le temps, dans la manière dont il
s’impose ou s’estompe, en constitue un paramètre essentiel, comment la souf-
france s’aiguise au plan individuel lorsque le temps s’articule dans son
déroulement aux rouages juridiques et sociaux des procédures d’immigration.
Des années de recherche ont démontré l’incidence des politiques d’immi-
gration sur la santé mentale des demandeurs d’asile et des réfugiés. Nous avons
intégré à notre propos les effets sur le plan politique des actions de la TCRI5 sur
l’amélioration des conditions d’exil des nouveaux arrivants et les perspectives
ouvertes par ses propres recherches portant sur les incidences sur la santé
mentale de la séparation et de la réunification familiales chez les demandeurs
d’asile et les réfugiés.
Afin d’approcher plus finement la souffrance sociale d’individus en situa-
tion d’exil, qui se redouble pour certains par un contexte de séparation ou de
réunification familiale, nous avons pris appui sur deux recherches menées et
publiées par la TCRI en collaboration avec le Centre universitaire de santé
McGill et l’Équipe de recherche et d’action en santé mentale et culture
(ÉRASME), respectivement en janvier 19976 et en avril 20017. Ces recherches
avaient déjà noté l’importance du facteur temps qui intervenait à la fois à travers
les deuils à faire du passé, la difficulté de se projeter dans un futur social et
l’incertitude liée à l’attente indéterminée de l’audience.
Pourquoi avoir retenu le temps comme paramètre essentiel dans l’analyse
de la souffrance sociale ? L’incertitude quant à la durée d’attente relative aux
décisions juridiques annule chez les demandeurs d’asile, et ceci de manière

5. TCRI : Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et


immigrantes, Montréal.
6. C. Rousseau, S. Moreau, A. Drapeau et C. Marotte, Politique d’immigration et santé
mentale : impact des séparations familiales prolongées sur la santé mentale des réfugiés.
7. C. Rousseau, J. Bertot, A. Mekki-Berrada, T.J. Measham et A. Drapeau, Étude longi-
tudinale du processus de réunification familiale chez les réfugiés.
90 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

paradoxale, la notion de temps comme telle. L’après – le futur – est totalement


suspendu à la décision de maintenant – le présent – et ce maintenant s’est essen-
tiellement construit à l’arrivée dans la société d’accueil sur l’avant – le passé.
Durant cette période de dépendance complète par rapport aux décisions parfois
prises sans même que le client ait à rencontrer les agents d’immigration (voir
ERAR8), les notions de projet, de projection sont contraintes de fonctionner
autrement, en particulier pour tout ce qui a trait à l’employabilité, à la forma-
tion professionnelle. L’attente de certaines décisions pouvant durer jusqu’à
plusieurs années, il est inévitable – en particulier quand il s’agit d’adultes venus
seuls – que les motivations s’émoussent ou stagnent. Le sentiment d’être inutile
ou disqualifié par rapport aux compétences antérieures dans le pays d’origine
peut être vécu par certains comme profondément dévastateur : certains sujets
tombent dans le découragement et ont l’impression que leur force psycholo-
gique se dilapide pour rien, en tout cas pas à leur avantage ! Plus le temps s’étire,
plus il ruine insidieusement l’estime de soi du sujet qui voit sa compétence non
requise, non utilisée. La précision des balises temporelles qui prévalent dans les
sociétés occidentales inscrit en effet un individu dans la rentabilité de ses capa-
cités et dans la mise à l’épreuve de ses compétences. Or, dans le cas des
demandeurs d’asile, capacités et compétences peuvent être mises entre paren-
thèses pendant des mois, voire des années lorsqu’elles dépendent de l’obtention
d’un statut juridique.
Le temps a également un impact considérable dans le cas des réunifica-
tions familiales qui tardent : celles-ci peuvent prendre actuellement plusieurs
années. La lenteur du processus global peut entraîner alors un prix à payer
terrible : celui de l’effritement du cadre traditionnel familial. Certains membres
de la famille, arrivés les premiers, se sont jetés corps et âme dans la société
d’accueil et ont joué tous les possibles auxquels ils pouvaient avoir accès afin de
faciliter la réalisation de la réunification des membres de leur famille, mais ceci
en mettant en veilleuse leurs propres désirs de réalisation personnelle. Lorsque
la réunification familiale a enfin lieu, des décalages ont pu parfois s’opérer dans
les relations familiales, dus au déplacement et au replacement des rôles exigés
dans la société d’accueil moderne.
Tout cela se passe sur une toile de fond de déchirements et de souffrances
individuelles profondes, distinctes du récit des séquences traumatiques que les
personnes ont pu faire pour obtenir leur statut de réfugié. Ces souffrances psy-
chologiques plus intimes ne sont dites le plus souvent qu’à moitié ou sont

8. ERAR : Examen des Risques Avant Renvoi. Les décisions négatives issues de
l’examen d’un dossier soumis à l’ERAR ne prévoient pas de rencontre avec la per-
sonne concernée. Seules les décisions positives, lesquelles représentent entre 1 % et
2 % du total des demandes soumises, permettent une rencontre effective avec la
personne concernée.
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 91

évoquées en pointillé. Ce métissage entre les souffrances individuelles et des


situations de souffrance engendrées par la violence incontournable et anonyme
des structures de droit apparaît comme un résultat inévitable ou comme le prix
à payer pour être là. Quand histoires individuelles et structures sociales se
confrontent, quand au nom du droit et de l’intérêt public de nouvelles souf-
frances viennent se superposer aux anciennes, parfois avec la violence que revêt
tout processus légal impersonnel, nous pensons qu’il est alors possible de parler
de souffrance sociale.
Individuelle d’abord, la souffrance du demandeur d’asile cherche un
ancrage lors de son arrivée dans la nouvelle société. La souffrance sociale ne
serait-elle pas alors cet espace intermédiaire où le droit et la loi tentent de
contenir les temporalités des histoires individuelles ?

1. HISTOIRE MIGRATOIRE ET SOUFFRANCE INDIVIDUELLE :


LA HACHURE DU TEMPS

Le plus souvent, la fuite du pays s’est décidée dans l’urgence et elle


implique le fait d’échapper à des poursuivants, de déjouer des dénonciations,
tout en restant dans le pays d’origine. Il a fallu ensuite parvenir à sortir du pays,
seul ou avec une partie des siens, sachant la vulnérabilité et l’exposition de ceux
qui restent, parfois transités dans plusieurs autres pays fort lointains de la société
d’accueil actuelle. Le temps se brasse à toute allure, dans l’urgence, dans la
dissimulation, dans la peur : ce temps-là est inexorable, violent et rapide. Il
contraint à des adieux tronqués ou à des départs sans adieux, à des séparations
douloureuses ou à risque. C’est un individu malaxé, broyé, vulnérable qui arrive
comme survivant dans la société d’accueil.
Tout système social prévoit normalement de contenir la peine, les pertes, ce
qu’on nomme communément la souffrance, et attribue des rôles spécifiques à
certains membres du corps social et religieux pour aider à remodeler ce qui a
été fragmenté, démantelé, disloqué, abîmé, perdu. Lorsque c’est le système
social du pays d’origine lui-même qui inflige des pertes irréparables à ses
membres, que les cadres sociaux ou religieux destinés à contenir la souffrance
sont eux-mêmes en état de détresse ou de disparition à cause de la violence
organisée, que les structures d’État en charge de contenir les excès de la vio-
lence ou de les réprimer font défaut, autorisant dans l’impunité tortures, viols
ou exactions diverses : alors, lorsqu’ils sont encore possibles pour quelques-uns,
la fuite et l’exil s’imposent.
Le deuil à faire est brutal avant même de parvenir au pays où la demande
d’exil sera adressée : c’est la société, le pays, la communauté de là-bas et un
certain mode de vie quotidienne dont il faut faire le deuil ; puis ce sont les
proches qui sont restés là-bas, ceux qui ne partiront jamais (personnes âgées
92 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

surtout), ceux qui n’ont pas voulu partir et ceux qui n’y parviennent pas ; il y a
une page à tourner mais constamment c’est un mot, une phrase, un paragraphe
sur la page précédente sur lesquels il faut revenir pour continuer la lecture et
comprendre.
Le passé continue d’envahir et d’occuper un espace dans le présent actuel :
il a une place et, qui plus est, une place de droit car c’est en l’évoquant, en l’in-
voquant et en le construisant à la manière d’une deuxième peau qu’on voudrait
détacher de soi, que la demande de statut de réfugié se construit. On exige du
demandeur d’asile qu’il se transporte dans le passé et se regarde souffrir. Cette
exigence est juridique. Dans cette tentative de détachement, de regard sur ce
qui a été vécu douloureusement, certains sujets se retrouvent comme des écor-
chés vifs et ne parviennent pas facilement à la rationalité du discours attendue
par les commissaires et les décideurs. Pour d’autres demandeurs d’asile, davan-
tage maîtres d’eux-mêmes ou capables de la distance requise sur le plan
juridique, les traumatismes divers peuvent revêtir une fonction utilitaire : même
si les dires sont une souffrance, les dissimuler entraîne le risque de ne pas être
cru et d’être étiqueté comme menteur, porte ouverte au refus d’obtention du
statut. L’accompagnement social et psychologique prend alors toute sa valeur
car il va permettre cette traduction d’un vécu hautement traumatique en termes
juridiquement acceptables. Certains demandeurs d’asile excellent d’eux-mêmes
dans ce travail de « traduction » des traumatismes de leur vécu, ce qui ne rend
pas cependant cette capacité exempte de souffrances.
Les 28 premiers jours du demandeur d’asile à compter de son arrivée au
Canada ont une densité temporelle extrême car ils représentent le délai de
temps légal accordé pour rendre admissible la demande d’asile. Outre le fait de
devoir trouver un avocat et de constituer un dossier juridique acceptable qui
réponde aux exigences administratives, il faut – si un acheminement vers un
travailleur social n’a pas été fait à l’arrivée – mettre en place les recours légaux
à l’aide sociale dont l’allocation permettra de vivre minimalement au quotidien.
Passé ce délai 28 jours, sauf avis médical impératif, si la personne n’a pas com-
plété son dossier juridique, elle devient illégale, un statut dont il sera difficile et
long de sortir et qui stigmatise à court et à moyen terme.
Face à la diversité et à la nouveauté des choses à régler, le temps ne
s’éprouve pas comme une durée mais davantage comme une fuite en avant faite
d’activités juxtaposées qui n’engendrent pas de sentiment de continuité mais
qui s’accomplissent dans un flottement : une sorte d’anesthésie psychologique
où il faut apprendre à vivre par soi-même selon le temps des autres.
Il y a un deuil momentané mais impératif, du/des deuils à faire : si le
temps de ces 28 jours est chargé d’espoirs, ces espoirs sont en quelque sorte
flottants ; lorsque la détresse émotionnelle resurgit, il faut l’oublier : ce n’est pas
le moment de s’y arrêter ! Plus tard, dans quelques jours. Aussi, quand la revivis-
cence émotionnelle l’emporte, elle agit comme un frein dans ce tumulte de
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 93

l’arrivée qui doit être productif. Mais pour la mère qui a laissé ou perdu des
enfants derrière elle, pour les familles séparées, pour ceux qui ont déjà tout
perdu, le resurgissement de la souffrance est aussi inévitable qu’aigu, aussi
rapide que dévastateur : c’est alors entre la culpabilité et la peur de ce qui peut
encore survenir là-bas que se jouent les premiers pas de l’adaptation ici et c’est
l’utilité des balises du temps d’ici qui n’est pas toujours bien comprise.
Le temps de l’arrivée peut ainsi être sans pitié. Nous avons été témoins de
la souffrance individuelle éprouvée par certains demandeurs d’asile lorsque,
après quelques jours, ils commencent à réaliser qu’ils sont arrivés sans retour
immédiatement pensable. Certains en éprouvent du désespoir car ils ont été
contraints socialement à partir (mineurs non accompagnés, personnes risquant
de mettre en danger leur famille) : ils ont subi une pression familiale/sociale qui
se traduit ici par une souffrance indicible car ils ne voulaient pas quitter leur
pays ou leur famille. Quand ils commencent à comprendre le fonctionnement
du processus d’admissibilité au statut de réfugié, les lenteurs des procédures,
celles de la réunification familiale, celles du parrainage, quelques-uns perdent
pied et s’effondrent psychologiquement. D’autres, plus rarement, ne supportent
pas l’incertitude des délais d’attente, un temps qui ne se définit pas en étapes
précises et qui les pousse à se percevoir à des années-lumière de chez eux : ils
repartent alors définitivement.
Ce temps qui s’écoule indépendamment d’eux est également insupportable
pour ceux qui, dotés de compétences spécifiques, voient une partie d’eux-mêmes
comme gommée d’un seul coup par la mise en attente du statut. Seuls sont uti-
lisés à des fins juridiques, comme extirpés d’eux-mêmes, les événements
traumatiques qui vont autoriser leur existence administrative et permettre en
même temps immédiatement de les identifier comme venant d’ailleurs (voir
numérotation spéciale de la carte d’assurance sociale).
Ainsi, socialement et juridiquement, le traumatisme acquiert une fonc-
tion nouvelle qui est d’inscrire juridiquement le sujet dans la nouvelle société.
UÊ /iÊViʓœ˜ÃˆiÕÀʵՈÊ>«ÀmÃÊ>ۜˆÀʵՈÌÌjÊܘʫ>ÞÃ]Ê>Û>ˆÌÊÌÀ>˜ÃˆÌjÊ`ˆÝ‡…ÕˆÌʓœˆÃÊ
dans un autre pays avant de rejoindre le Canada et avait sollicité une
demande d’asile, laquelle lui avait été refusée, ce qui ne l’avait pas étonné
outre mesure. Afin d’éviter une déportation vers son pays d’origine, il
était donc venu au Canada. C’est lors de son arrivée au Canada, après la
période des premiers 28 jours que ce monsieur s’est effondré psychologi-
quement : cette fois il ne pouvait plus aller plus loin dans la recherche de
solutions à son statut d’exilé, mais il était définitivement très loin de chez
lui. Son illusoire maîtrise du temps s’était envolée une fois le processus de
régularisation des 28 premiers jours mis en place. Comme s’il avait voulu
créer des espaces de temps pour reculer l’arrivée définitive quelque part,
en donnant l’illusion de s’éloigner par bribes.
94 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace


iÌÊ >ÕÌÀiÊ “œ˜ÃˆiÕÀ]Ê j«ÕˆÃjÊ «>ÀÊ ½i˜Ãi“LiÊ `iÃÊ ÃjµÕi˜ViÃÊ ÌÀ>Փ>̈µÕiÃÊ
traversées pour parvenir à quitter son pays, ne pouvait à son arrivée que
dormir, ahuri en quelque sorte par la sécurité ambiante, comme anes-
thésié. En outre, personne ne l’en empêchait ou ne le conseillait en quoi
que ce soit. C’est dans un état de torpeur qu’il se rendait aux sessions
d’informations générales de l’organisme où il était momentanément logé.
Il ne parvenait pas à embrayer sur ce temps de l’urgence de l’arrivée dans
la société d’accueil, il ne saisissait pas ce que représentait cette urgence au
sein d’une ambiance sécuritaire : il ne comprenait tout simplement pas
que le temps lui était compté pour ne pas devenir illégal ! Croyant se
mesurer à l’ancienne notion de droit d’asile et courant donc le risque de
pas arriver à temps sur le plan administratif ! Lui se croyait arrivé définiti-
vement une fois pour toutes et pouvoir fonctionner sur un temps qui,
comme dans son pays, ne se compte ni en minutes ni en jours.
D’autres encore se montrent très résilients par rapport à leur passé trau-
matique et parviennent rapidement à intégrer et à utiliser les services existants ;
leur adaptation semble donc très rapide. Ils ne sont pourtant pas épargnés par
la reviviscence des attachements premiers, toujours entachés de douleur et le
passé resurgit la plupart du temps à l’improviste : affectivement et émotionnelle-
ment il vient usurper l’énergie requise pour les premières démarches.
Ce qui est gagné sur les plans administratif et juridique grâce au trauma-
tisme n’a cependant pas pour corollaire d’alléger la reviviscence traumatique ni
la détresse émotionnelle des souvenirs. Aucune équivalence ne peut s’envisager
qui permettrait d’avancer que les bénéfices obtenus présentement pourraient
contrebalancer les exactions subies dans le passé. Le sujet ne s’y retrouve pas
toujours et oscille entre la désespérance de trouver un sens ici, la souffrance
d’avoir dû quitter là-bas et la nécessité d’apprendre à vivre normalement, indivi-
duellement, ce qui est très dur quand on sait la prégnance qu’avaient souvent
là-bas les systèmes de vie communautaire pour lesquels vivre seul n’est tout sim-
plement pas pensable.

2. EXIL ET SOUFFRANCE SOCIALE : L’ÉPREUVE DU TEMPS

L’attente du statut : obtention par opposition à refus,


recours juridiques, réunification familiale
Au-delà des 28 premiers jours qui suivent son arrivée, le demandeur
d’asile qui a complété le processus administratif dispose alors d’un temps indéter-
miné, non scandé par les impératifs juridico-administratifs, où resurgissent les
anciens liens d’appartenance, les souffrances anciennes. Le sujet les croit-il
maintenant si anciennes que cela ? Rien n’est moins sûr. Leur présence, leur
reviviscence est prégnante au point que chez certains, progressivement, l’exil, le
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 95

voyage et les souffrances endurés semblent devenir inutiles et ne pas trouver, ici,
de résonance ou du moins, la résonance attendue, espérée. Commence alors
pour certains un naufrage psychologique où la réalité – être ici – fait peur : les
différents possibles exigent insidieusement une métamorphose d’autant moins
consentie qu’il n’y a aucune assurance de l’obtention du statut de réfugié.
Qui croire et quoi comprendre, quoi accepter quand la souffrance indivi-
duelle est accrue par l’application de procédures dont le déroulement nous
échappe ? Comment allier les exigences des procédures légales liées à la demande
d’asile (ou aux divers recours existants en cas de refus) avec les freins structurels
engendrés au nom même des droits civiques ?
UÊ Ê>Êۈœi˜VioÊÌÀ>Û>ˆiÊDÊiÝ̈À«iÀÊ`iʏ>Ê`œÕiÕÀÊ՘iÊ>VVÀj`ˆÌ>̈œ˜oÊiÊ
discours acquiert le pouvoir de découper le corps, de déterminer ce qui en
est recevable ou non et de préciser à quel endroit doit passer le couteau de
la torture9. »
Les étapes temporelles de la légalité sont un chemin de Damas à par-
courir. Ainsi en va-t-il pour les reports d’audience à des dates indéterminées
lorsque les sujets se trouvent dans un processus juridique dont l’élasticité tem-
porelle s’inscrit toujours dans les paramètres de la légalité. En même temps que
le temps joue comme bon lui semble au regard d’un échéancier, il garde les
pleins pouvoirs sur les individus : les projections et prévisions individuelles
deviennent progressivement des préoccupations sans véritable intérêt puisqu’elles
ne peuvent s’actualiser tant que le processus juridique n’aura pas été terminé et
qu’elles risquent aussi d’être annihilées par le résultat de la décision juridique.
Au cours de cette période, nous avons relevé un accroissement certain des
conversions aux Églises protestantes chez bon nombre de demandeurs d’asile
qu’ils soient ou non des convertis récents, qu’ils se rendent dans ces églises pour
accompagner une personne de leurs connaissances ou pour passer le temps. La
conversion, contre l’angoisse et la peur montante est recherchée pour procurer
un apaisement face à des problèmes cruciaux, tant passés que présents. Dans le
contexte qui est le nôtre, tout se passe comme si, parvenus à un certain seuil
traumatique, le sujet devait, en même temps qu’il subit ces séquences trauma-
tiques, chercher à leur échapper en optant pour une autre voie religieuse, et
qu’il lui faille se réfugier dans un contenant autre, capable d’absorber les souf-
frances actuelles en plus des anciennes. La religion d’origine est cependant loin
d’être abandonnée et les références aux équipes de psychiatrie transculturelle
l’attestent, qui permettent d’établir des passerelles entre l’avant et le mainte-
nant, entre l’appartenance traditionnelle et l’insertion dans la modernité.
Le sujet est donc durant cette période en pleine oscillation et vacille entre
la mise en route d’une métamorphose de ses anciennes appartenances abîmées

9. M. de Certau, Corps torturés, parles capturés, p. x.


96 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

ou en pleine dérive et les nouvelles alliances à faire avec les valeurs de la société
d’accueil qui se profilent cependant pour lui à la manière d’un mirage : sédui-
santes mais insaisissables et trompeuses.

L’attente de l’audience
Durant ce temps d’attente, le demandeur d’asile est sans statut juridique
et son rayon d’activités se trouve par là même limité. L’absence de statut juri-
dique installe la personne dans un « no man’s land » administratif, scolaire,
relatif à l’employabilité et à la formation professionnelle : elle ne permet ni l’in-
sertion ni à plus forte raison l’intégration, elle isole le sujet et le maintient dans
une insécurité administrative et psychologique très dure à vivre au quotidien.
Le sujet en attente devient alors facilement le jouet d’un temps (non fonc-
tionnel) qui le renvoie au passé et sa souffrance n’a d’égale que son profond
sentiment d’impuissance. Les procédures dépersonnalisent le problème et, en
soumettant sa résolution à une durée indéterminée, semblent le banaliser aux
yeux du demandeur d’asile. Les structures et les procédures décisionnelles revê-
tent un caractère impalpable et semblent planer dans une sphère non atteignable ;
on peut mentionner ici comme exemples les délibérés interminables, les refus
du statut de réfugié, les décisions se rapportant aux recours juridiques quand il
y a eu refus. Lorsque sont mises en place les procédures de recours relatives à la
demande de résidence pour motifs humanitaires ou à l’évaluation des risques
avant renvoi, on se trouve en présence de personnes particulièrement vulné-
rables et les procédures des recours, à cause de leur durée indéterminée, peuvent
en elles-mêmes constituer un facteur de retraumatisation.
Le statut juridique de réfugié, en revanche, revêt aux yeux des deman-
deurs d’asile des traits quelque peu idylliques et idéalisés de confort et de
certitude. Le sujet « deviendra » un sujet de droit à part entière, ayant les mêmes
droits civiques que les autres personnes de la société d’accueil : droit à la santé,
à l’emploi, à l’éducation, aux recours juridiques. On a souvent, et à juste titre,
insisté sur l’aspect thérapeutique que peut revêtir l’obtention du statut de
réfugié et sur le fait qu’une mesure juridique peut être aussi, pour nombre de
demandeurs d’asile, une manière de rendre justice à ceux qui ont été les victimes
irréversibles de la violence organisée.
Doté de droits à partir du moment où il a été accepté par la CISR, le
réfugié va alors nourrir l’illusion que le droit peut faire l’économie du temps
pour permettre la réalisation d’objectifs légitimes. Dans les nouvelles limites de
la puissance d’agir imparties à un sujet ou à une famille en exil, surgit insidieu-
sement mais de manière certaine une souffrance où le sujet se sent davantage
mal qu’il n’a mal physiquement : il éprouve la solitude de l’exil davantage comme
un isolement que comme une solitude consentie, surtout quand se profilent à
l’horizon du mal-être ressenti par le sujet, les représentations identitaires de la
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 97

malédiction, du doute et de la culpabilité. La souffrance sociale d’ici avec l’hé-


ritage obligé des couleurs de la souffrance sociale de là-bas peut parfois entraîner
une sorte de paralysie sociale : un sujet qui ne parvient plus ni à dire ni à se dire
ni à agir se trouve alors en grande souffrance. Les autres, ses voisins, ne sont pas
encore les autres et la nouvelle liberté peut se vivre dans un isolement tra-
gique.
Nous voulons dire – parce que cela n’est dit que trop rarement – que les
cas d’épisodes dépressifs graves, allant jusqu’à entraîner des tentatives de suicide
qui se produisent chez des individus isolés, la plupart sans liens de famille réels
avec leur pays d’origine, surviennent précisément au moment de l’obtention de
leur carte de résidence permanente au Canada. C’est comme s’ils arrivaient
seulement maintenant pour de bon, comme si l’exil et l’attente avaient été des
anesthésiques et avaient endormi des séquences traumatiques trop doulou-
reuses, dont le rappel ou le réveil est une souffrance vive.
UÊ /iÊViʍi՘iʅœ““iÊ>vÀˆV>ˆ˜]Ê>ÀÀˆÛjÊ>ÕÊ
>˜>`>]Ê`>˜Ãʏ½ˆ}˜œÀ>˜ViÊVœ“-
plète de son identité et de sa filiation parentale : enfant – esclave vendu
très jeune aux propriétaires d’une grande plantation, malmené et vio-
lenté par la vie depuis le début de ses souvenirs, dépossédé de toute
appartenance. Au terme d’une acceptation rapide au statut de réfugié
(dans les six mois suivant son arrivée) par la CISR10, bien que ne pouvant
attester de son identité, CIC11 invoqua le manque de documents d’identité
pour refuser la mise en route du processus de la résidence permanente. Il
fallut alors avoir recours à la procédure Aden spécifiquement mise en
place en 2003 pour résoudre cette contradiction administrative interne,
laquelle se révéla fructueuse. Après deux ans de « batailles » administra-
tives, la résidence permanente lui fut accordée. Au cours de ces deux
années, M. a travaillé ici et là, déménagé et fait des projets de mise à
niveau scolaire pour intégrer une formation professionnelle. Mais lorsque
M. obtient le statut de résident permanent au Canada, toutes ses tentatives
d’insertion se trouvent de manière non prévisible comme balayées d’un
seul coup. D’un seul coup, à la manière d’une exigence massive, la ques-
tion de l’ignorance absolue de sa filiation biologique et le besoin impératif
de le découvrir : c’est-à-dire de retourner dans son pays d’origine pour
investiguer. La Loi d’immigration canadienne n’autorise cependant pas
les résidents permanents issus du statut de réfugié à retourner dans leur
pays d’origine tant qu’ils ne sont pas devenus des citoyens canadiens.

10. CISR : Commission de l’immigration et du statut de réfugié (aussi IRB : Immigra-


tion Refugee Board).
11. CIC : Citoyenneté et immigration Canada (ou Citizenship and Immigration
Canada).
98 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

Si on analyse plus en profondeur cet exemple, tout se passe chez ce jeune


homme comme si, une fois le problème juridique et administratif résolu, se
réactivait d’un seul coup, transcendant le temps écoulé depuis l’arrivée, le pro-
blème par excellence du sujet, celui précisément auquel on n’a pas touché et
pour lequel il y a même eu une procédure juridique permettant de le résoudre
au plan administratif. La séquence traumatique s’est fossilisée et s’est tue
pendant un temps. Lorsqu’elle resurgit, elle est intacte. Étant finalement en
règle au plan juridique, le sujet ne perçoit plus le sens de son existence ici
puisque pour lui sa souffrance est intacte. Tout ce qui lui est proposé ici perd de
son sens. On peut aller jusqu’à avancer que la procédure spéciale mise en place
par CIC pour sortir des contradictions administratives, à savoir évacuer d’un
point de vue administratif le problème des documents d’identité pour faciliter
l’obtention du statut de résidence, a davantage facilité les procédures d’immi-
gration qu’elle n’a pris la mesure de la profondeur du problème au niveau du
vécu : comment être un humain sans aucune filiation ?
Le chemin parcouru par ce demandeur d’asile pour atteindre le statut de
réfugié, puis celui de résident permanent n’a pourtant pas diminué le sentiment
terrible d’absence par rapport à lui-même qu’il éprouvait à la manière d’une
souffrance lancinante. Comme si sa souffrance, individuelle au départ, s’était
accrue pour devenir souffrance sociale, avec de surcroît un cautionnement légal
donné par des structures d’immigration à cette absence de filiation. Le pro-
blème est crucial. Si l’exil n’est pas parvenu à y apporter clarifications et
allègements, pourquoi s’être exilé ? Le temps passé ici et le temps à vivre main-
tenant ne sont plus porteurs de sens. Au même titre que – mais dans une
perspective identitaire cette fois – un sujet sans aucune filiation est au sens strict
un non-humain.
L’attente indéterminée dans les procédures administratives de la réunifica-
tion familiale installe également les personnes dans une dépendance complète
par rapport à la résolution de ce problème qui est le leur à part entière aux plans
de la filiation, de l’appartenance, des émotions mais qui, paradoxalement, ne
leur appartient plus que sous un aspect parfaitement neutre et impersonnel qui
est l’angle financier : les personnes réfugiées qui attendent l’aboutissement de la
réunification de leur famille travaillent quelquefois des mois, voire des années
dans les manufactures ou des organismes où ils sont sous-payés pour régler les
frais des preuves à fournir quant à leur filiation réelle (coûts élevés des tests
ADN12 des membres de la famille à faire venir) puis les frais de voyage. Dans le
temps de cette attente sont alors mis en veilleuse d’autres possibles, qui auraient
pu favoriser l’intégration à la nouvelle société, tels que formations profession-

12. Test ADN : ADN, acide désoxyribonucléique, porteur de l’information génétique


dans les chromosomes. Ce test permet de vérifier les liens de filiation biologique
des membres d’une même famille.
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 99

nelles, mises à niveau, recyclages ou reprises d’études académiques. Mais on sait


également les limites de l’employabilité offerte aux nouveaux arrivants, qu’ils
aient ou non acquis une formation. Dans la séparation familiale, l’absence et
l’attente de la réunification des membres de la famille sont très souvent idéali-
sées : « Un temps où la vie s’est arrêtée », un temps de déchirures et d’abandons
obligés, où le rôle des parents se modifie, où les habitudes et les codes anciens
disparaissent et où les personnes tentent de les remplacer par des stratégies
empruntées à la société d’accueil encore mal connue, où aux yeux des parents,
les enfants sont dotés trop précocement de droits et d’autonomie, au détriment
du respect des valeurs traditionnelles de la famille et du pays d’origine.
Par ailleurs, cette période d’attente interminable pour ceux d’ici ne met
pas à l’abri ceux qui attendent là-bas. Désespoir et colère se mêlent dès lors chez
ceux d’ici qui restent informés de ce qui se passe dans leur pays d’origine. Le
sentiment d’avoir tout fait, voire plus que ce qu’un être humain peut supporter,
pour fuir cette situation et se mettre en position de faire sortir les membres de
la famille les plus proches et les plus à risque, leur rend incompréhensible un
processus qui semble se passer d’eux pour décider de la suite à donner, malgré
toutes les preuves à l’appui, et ne faire appel à eux que pour régler des questions
financières. Des événements tragiques peuvent à nouveau se produire durant
cette période d’attente et frapper irréversiblement des enfants ou des conjoints
là-bas : des sentiments d’impuissance et d’inutilité profonds génèrent alors
culpabilité et dépression. Tout ici semble devoir se faire en son temps, dans
l’ordre des procédures et selon la loi, certes : mais pendant cette attente, c’est la
femme ou la fille qui se sont fait attaquer et violer, ce sont le mari et ses fils dont
on a perdu la trace et dont on a appris qu’ils se sont fait enlever et qu’ils sont
depuis portés disparus ! Qui va pouvoir entendre cette souffrance indicible de la
part de personnes qui doivent maintenant continuer à vivre en toute sécurité,
comment contenir cette culpabilité débordante ? Comment appréhender la
continuité de la vie ?
UÊ Ê"ՈoÊV½iÃÌÊÛÀ>ˆ“i˜ÌoÊtÊ >ʘœÕÃÊ`jÃÌ>LˆˆÃiÊ՘ʫiÕʵ՜ˆ°Ê >ʘœÕÃÊ`jÃÌ>-
bilise un peu. On peut rien faire. Les enfants sont trop loin de chez nous.
On sait pas ce qui peut leur arriver… C’est un grand problème que nous
avons13. » (Femme zaïroise)
Cette culpabilité peut être approchée comme une forme de souffrance
sociale : les principaux protagonistes du processus (ici et là-bas) sont niés en tant
qu’acteurs effectifs. Ils ont le sentiment de ne plus appartenir à aucune des deux
réalités qui restent cependant, de manière inéluctable, les leurs. Souffrance
sociale lorsque ce sont donc, davantage que des individus, des structures sociales
ou des politiques qui déterminent les modes de résolution de problèmes cruciaux

13. C. Rousseau, J. Bertot, A. Mekki-Berrada, T. J. Measham et A. Drapeau, Étude longi-


tudinale du processus de réunification familiale chez les réfugiés, p. 92.
100 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

parce qu’existentiels. Quand les individus prennent plus clairement conscience


des lenteurs et des complexités légales des processus en cours, à mesure que le
temps s’écoule mais en quelque sorte sans eux, ils ont le sentiment d’être dans une
impasse et le rappel de leur passé se fait de manière massive et intrusive.
Nous pouvons donc avancer l’hypothèse qu’un sujet (ou une famille) se
trouve en souffrance sociale lorsqu’il (elle) est contraint(e) de dépendre de
structures juridico-administratives impersonnelles qui vont décider dans un
espace de temps indéterminé de son installation dans la société d’accueil ou de
son renvoi : son implication dans le résultat du processus est réduite et ce sujet
ou cette famille peut éprouver sa volonté à s’adapter comme étant réduite à une
impuissance qui entame insidieusement sa dynamique psychologique.
En conséquence, le temps de maintenant se profile difficilement : de
jeunes hommes et de jeunes femmes demandent l’asile, parfois à la manière de
l’antique droit d’asile et d’un droit de protection ; mais les lois d’immigration et
les politiques actuelles ont fait de ce droit une trajectoire codée juridiquement
qu’il n’est pas donné à tous de parcourir. L’attente est cruelle par le fait qu’elle
est indéterminée, comme si « on », c’est-à-dire les administrations de référence,
renforçait les balises juridiques pour se protéger et ne pas être « atteint » par des
situations d’urgence personnalisées qui sont seulement l’apanage des personnes
en attente. Mécanismes de protection ? La légalité des processus a une part de
cruauté là où la souffrance individuelle comme telle est juridiquement endi-
guée et socialement gommée. Dans l’attente, si le temps d’avant resurgit, celui
de l’avenir ne se profile pas.

3. L INTERVENTION : LE TEMPS DE LA NÉGOCIATION

Aucun service public ne prévoit la prise en charge d’interventions psycho-


logiques de suivi et de soutien psychothérapeutique aux demandeurs d’asile.
Les hôpitaux qui ont mis en place des équipes de psychiatrie transculturelle sur
le modèle de consultations d’ethnopsychiatrie l’ont fait au sein des départe-
ments de psychiatrie ; ces équipes ne sont pas nombreuses et ne sont pas
seulement destinées aux demandeurs d’asile ou aux réfugiés. Les structures
d’accueil de clients référés par un médecin pour un soutien ou un suivi psycho-
thérapeutique sont donc surtout le fait de quelques organismes communautaires.
L’intervention psychologique auprès des demandeurs d’asile est paradoxale et
génère chez l’intervenant anxiété et sentiment d’impuissance puisqu’elle est en
relation obligée avec le résultat de la décision juridique prise lors de l’audience
à la CISR. Elle doit anticiper le futur avec en toile de fond une stabilité hypothé-
tique : les recommandations les plus intelligentes et les plus en concordance avec
l’histoire de vie du client peuvent être annihilées par le résultat d’une décision
juridique négative. La lenteur des procédures de recours judiciaire ravive les
états dépressifs et les troubles anxieux ; les séparations familiales – inter minables
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 101

– sont annonciatrices des difficultés que la réunification familiale aura à tra-


verser : on est très loin du coup de baguette magique qui avait pu être imaginé
avant l’exil ou au moment de l’arrivée ; il est difficile à la thérapie d’échapper
aux innombrables facteurs de retraumatisation qui accompagnent l’adaptation
du client, qu’il s’agisse d’événements de sa vie personnelle ou des effets divers
des mesures juridiques ou administratives. Il est impossible au clinicien de les
ignorer. Le soutien et le suivi psychothérapeutiques ne peuvent évacuer le par-
cours juridique de la personne car ce dernier pèse très lourd dans l’ensemble
des problèmes actuels de la personne et représente la première négociation qu’elle
a eu à faire entre son passé et la légalité de sa présence ici.
Le client, en général référé par un médecin, vient d’arriver au Canada, ou
s’approche de la date de son audience à la CISR, ou encore s’est vu refuser le
statut de réfugié et vogue à travers le temps interminable des recours judiciaires.
Ces situations sont les plus courantes. D’autres personnes peuvent être référées
également à l’organisme parce que leur souffrance psychologique est davantage
celle de l’exil où la nouvelle vie ne parvient pas à devenir signifiante et que les
compensations qu’elle offre ne font pas le poids avec les événements endurés par
le passé. Elles présentent alors des états anxio-dépressifs ou des décompensa-
tions pouvant aller jusqu’à des états dissociatifs ou à des épisodes psychotiques,
des idées suicidaires.
Certains conflits psychiques peuvent aussi se traduire en symptômes
somatiques ou aller jusqu’à produire des épisodes psychotiques brefs dus à une
surcharge d’épisodes traumatiques trop intenses : identifier chez un sujet, dans
la proportion qui leur revient, les symptômes pathologiques d’hystérie ou de
psychose affective, des manifestations de type traditionnel n’est pas toujours
facile. L’accompagnement et le suivi psychothérapeutiques des demandeurs
d’asile et des réfugiés exigent donc de l’intervenant qu’il recompose ses divers
savoirs académiques et qu’il les métisse d’abord avec l’urgence de la situation
juridique, ensuite avec l’origine culturelle des clients dans la mesure où ces der-
niers sont souvent « hantés » par les souvenirs de leur première appartenance.
On connaît l’étymologie du terme « hanté », utilisé la plupart du temps pour
parler de lieux non habités, visités et occupés par des esprits ou des fantômes,
impérativement envahis par des non-humains. Or, les souvenirs qui viennent
hanter les demandeurs d’asile sont très souvent ceux des horreurs (tortures,
disparitions) qu’ils ont dû subir et qui, précisément, ont débordé les limites de
ce qu’un être humain peut supporter. Travailler en thérapie autour de ces han-
tises peut exiger des intervenants une certaine connaissance des appartenances
culturelles et religieuses des clients.
La reprise des récits de violences (ruptures, séparations, multiples
déchirures de l’existence) dans l’évocation des cauchemars, dans le repli sur soi
et l’isolement, de même que la tristesse insurmontable ou le silence de l’indi-
cible font en sorte que le psychothérapeute confronte une routine agressive et
102 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

déconstructive de son univers : pour les clients, c’est le récit d’un temps arrêté,
bafoué et tissé de ruptures violentes ; pour les intervenants, c’est un voyage au
sein de la monstruosité. Dans ce voyage à deux entre l’intervenant et le sujet, la
souffrance s’octroie le droit arbitraire d’éclabousser qui et quand bon lui
semble ; l’intervenant n’est donc pas épargné et les récits qu’il a à entendre lui
font approcher l’étrangeté au sens fort du terme de pratiques humaines mais
vidées d’humanité. À travers l’évocation du temps et de la mémoire de l’autre, à
travers l’écoute de l’inaudible et l’attention prêtée à l’indicible, comment ima-
giner la continuation de la vie, impulser un temps nouveau ?
Que la souffrance se dise ou se taise, les récits des histoires prémigratoires
risquent dans certains cas de retentir paradoxalement sur des intervenants (non
avertis des bénéfices de la supervision) à la manière d’une routine infernale : or,
est-il possible de parler de routine en psychothérapie, de surcroît d’une routine
de l’horreur quand il s’agit d’une clinique de demandeurs d’asile et de réfugiés ?
Le temps s’arrête, repart et s’éprouve comme une souffrance, pour les clients
comme pour les intervenants. Aucune projection ne paraît signifiante ou utile,
aucune compétence spécifique ne peut non plus être évaluée, toutes deux étant
suspendues à la décision juridique. La négociation en jeu est terrible : je te
donne à connaître mes horreurs, je te donne à apercevoir ce que tu n’imagines
pas, pour qu’implicitement tu m’aides à arrêter mes obsessions, mes cauche-
mars, que tu m’aides à endormir ma souffrance et à émerger du labyrinthe où je
me perds et me débats. Mais l’accalmie peut aussi venir des recours traditionnels
ou religieux de la culture d’appartenance dont l’absence est si présente et qui se
révéleront parfois – mais pas toujours – plus utiles à la personne en grande souf-
france.
Est-ce alors à l’intervenant qu’il revient d’induire cette négociation, en se
tournant vers les appartenances culturelles du sujet, en l’amenant à les reconsi-
dérer et donc à trouver dans ses racines ce qui peut encore l’aider pour impulser
du sens à sa vie actuelle ? Si tel est le cas, le risque encouru est de taille car l’in-
tervention thérapeutique peut aussi s’installer dans des dérives où le patient et
l’intervenant deviennent les jouets subtils d’une idéalisation de la culture et des
recours traditionnels sans prendre la mesure :
– du décalage enclenché par la situation d’exil ;
– de la possibilité de certains recours traditionnels d’être devenus
caduques ;
– de la capacité de certains recours traditionnels d’être tout simple-
ment inopérants par rapport à la situation actuelle.
Plusieurs histoires tissées et tramées de temporalités différentes sont en
présence : celle du client qui tente de dire l’indicible de son vécu, celle de l’in-
tervenant qui tente de contenir cet indicible tout en assistant à la déconstruction
inévitable et dérisoire tout à la fois de son propre bien-être. Métamorphose
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 103

irréversible qui recadre autrement les paramètres des souffrances éprouvées.


Subtile, parfois acrobatique, cette négociation se joue au fil du temps, sans
cependant d’échéancier préétabli. Dans ce labyrinthe de ruptures, de pertes et
d’appartenances, elle consiste à dérouler un fil d’Ariane, c’est-à-dire à nommer
la mort pour se mettre à vivre14.
Aux fondements de cette rencontre, il va donc s’agir d’accompagner et
d’amener des sujets dont le présent est encore instable, en situation de déchi-
rure profonde par rapport à leur passé, vers une projection quant à leur avenir.
Travail habile et dangereux où l’on tente de faire que ce ne soit plus seulement
le temps qui mène le jeu ! Il convient ici de reconnaître la capacité que certaines
personnes ont de déployer par elles-mêmes ce que l’on appelle communément
la résilience, stratégie d’adaptation tout à la fois faite d’imagination, de force et
de relance de leur dynamique psychologique, malgré les événements traumati-
ques subis. Mais comme leurs clients, les cliniciens peuvent faire l’épreuve de ce
temps juridique qui mène le jeu : mis à part les situations plus extrêmes de déten-
tion ou de déportation, certaines personnes vivent la lenteur de certaines
procédures (parfois plusieurs années) à la manière d’une souffrance que nous
appelons ici sociale parce qu’elle est davantage le fait de structures que d’indi-
vidus mais derrière lesquelles il est aussi facile de se réfugier. Quand cette
souffrance se surajoute à une histoire migratoire traumatique et à un exil dou-
loureux, elle atteint sur des modes différents et le client et le clinicien mais ce
dernier n’en est pas exempt.
Il y a plus de 24 siècles, le mythe de la caverne évoqué par Platon dans la
République nous donne déjà à penser, à travers une parole autre, la question cru-
ciale de la souffrance éprouvée par des personnes en situation de délivrance.
Cette souffrance s’aiguise d’abord au contact d’une nouvelle réalité bien long-
temps avant que le sujet ne puisse vivre avec, c’est-à-dire en l’intégrant à son
présent.
Imagine des hommes dans une demeure souterraine, une caverne […] : ils sont là
les jambes et le cou enchaînés depuis leur enfance, de sorte qu’ils sont immobiles
et ne regardent que ce qui est devant eux, leur chaîne les empêchant de tourner
la tête […]
Si l’un d’eux était maintenant délivré, et forcé soudain de se lever […] envisage
maintenant ce qu’il ressentirait à être délivré de ses chaînes… si on le traînait de
force tout au long de la montée rude, escarpée, et qu’on ne le lâchât pas avant de
l’avoir tiré dehors à la lumière du soleil, ne penses-tu pas qu’il souffrirait et s’in-
dignerait d’être ainsi traîné […] Il aurait besoin de s’habituer pour être en
mesure de voir le monde d’en haut15.

14. C. Marotte, « Nommer la mort, histoire de vivre. Essai pour une approche clinique
des victimes de torture », p. 33-43.
15. Platon, « L’allégorie de la caverne », p. 514a-516a.
104 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

Tel est l’éclairage que nous avons voulu apporter sur la souffrance sociale
en relation avec la violence que les procédures juridiques et politiques peuvent
revêtir, telle que peuvent l’éprouver les demandeurs d’asile et les personnes
réfugiées. La délivrance de souffrances individuelles innommables, à travers
l’exil, ne les met cependant pas à l’abri d’autres souffrances générées la plupart
du temps par les structures mêmes qui ont forgé les instruments de la délivrance
et qui ont voulu juridiquement l’accréditer. Cette souffrance sociale devient
l’affaire de tous et son rapport au temps est incontournable. En la banalisant, on
tente de l’ignorer. En l’ignorant, on banalise cette part d’humanité capable de
non-humanité. Dans les deux cas, on cautionne un mensonge public.

Bibliographie

De Certeau, Michel (1987), Corps torturés, paroles capturées, Cahiers pour un temps
présent, Paris, Centre Georges-Pompidou.
Marotte, Cécile (1996), « Nommer la mort, histoire de vivre. Essai pour une approche
clinique des victimes de torture », Revue Filigrane – Écoutes psychothérapeutiques,
no 5, p. 33-43.
Pessoa, Fernando (1982), Le livre de l’intranquillité, Lisbonne, Éditions Atica.
Platon (1981), « L’allégorie de la caverne », dans République. Livre VII, Paris, Péda-
gogie moderne, p. 514a-516a.
Rousseau, Cécile, Jocelyne Bertot, Abdelwahed Mekki-Berrada, Toby J. Measham et
Aline Drapeau (2001), Étude longitudinale du processus de réunification familiale
chez les réfugiés, Montréal, Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS).
Rousseau, Cécile, Sylvie Moreau, Aline Drapeau et Cécile Marotte (1997), Politique
d’immigration et santé mentale : impact des séparations familiales prolongées sur la
santé mentale des réfugiés, Montréal, Conseil québécois de la recherche sociale
(CQRS).
La transmission traumatique au
cœur des processus de reconstruction

Cécile Rousseau et Abdelwahed Mekki-Berrada

Souffrir ensemble c’est vivre simultanément des événements ou des circons-


tances qui sont considérés comme difficiles, voire traumatisants, par le groupe
d’appartenance des sujets concernés. La similarité apparente du vécu devient
une source de référence et peut être revendiquée comme une connaissance légi-
time. Au-delà de la référence commune, la subjectivité introduit cependant des
différences profondes qui remettent en question les apparences de proximité
sur le plan de l’expérience. Souffrir ensemble et partager la souffrance sont
deux choses distinctes, même si le passage de la souffrance singulière à la trans-
mission de l’expérience se fonde sur la possibilité même d’une histoire
partiellement commune. Le partage de la souffrance se manifeste dans les
diverses formes de proximité reconnue qui se bâtissent autour d’une expérience,
qu’il y ait ou non vécu direct des mêmes événements. Lorsqu’une grande asymé-
trie de vécu caractérise deux sujets, on parlera de transmission traumatique, ce
qui introduit l’idée d’un mouvement du sujet traumatisé vers un autre. Ce mou-
vement peut être passif, se rapprochant plus alors d’une émanation, d’une
contamination que Gampel1 évoque en parlant d’une identification radioactive
qui mine lentement non seulement le sujet mais ceux qui l’entourent. Il peut
aussi surgir d’un désir de part ou d’autre : désir de dire ou d’exprimer pour
ceux qui ont vécu la violence ; désir de savoir, par voyeurisme, empathie et soli-
darité tout à la fois, pour les autres.
La violence organisée atteint le social avant la personne. « La terreur poli-
tique frappe le lien social avant le “ je ”, les autres qui me constituent sont à

1. Y. Gampel, « Reflections on the prevalence of the uncanny in social violence ».


106 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

l’avant de la scène2. » L’inversion du monde des valeurs et la mise en scène d’une


absurdité qui se fonde sur l’arbitraire participent de cette rupture du lien social.
Ce faisant, la violence organisée atteint son objectif premier : en fragmentant le
tissu social, elle fracture les solidarités et limite l’organisation de la résistance.
La méfiance devient une stratégie de survie incontournable et s’insinue, au-delà
des rapports groupaux, dans les relations interpersonnelles, dans la relation à
Dieu et aux ancêtres et jusque dans la relation à soi. La transmission de la souf-
france surgit alors comme une nécessité réparatrice face à cette fracture sociale,
en même temps qu’elle constitue une onde de choc qui peut l’aggraver.
Pour les réfugiés, inscrits dans une histoire singulière ou collective de
violence organisée, la transmission de l’histoire traumatique joue un rôle clé
sur le plan légal alors qu’il faut convaincre les autorités migratoires de l’authen-
ticité de leur vécu. Elle structure aussi le rétablissement d’un réseau de liens qui
définissent le quotidien, la recherche d’aide, le futur possible sur les plans per-
sonnel ou transgénérationnel. Dans le cadre de ce chapitre, nous proposerons
que la transmission traumatique, loin d’être un « dommage collatéral » qu’il
faut minimiser, un contrecoup fâcheux du traumatisme, est au cœur de tous les
processus de reconstruction. Nous puiserons dans des recherches réalisées avec
des réfugiés au Québec et au Guatemala pour tenter, à partir de la transmission
induite par la recherche elle-même, de cerner le rôle de la transmission trauma-
tique dans des contextes spécifiques, en examinant en particulier l’influence
des dynamiques de pouvoir qui façonnent les stratégies de mémoire, les moda-
lités du dire et entourent le rétablissement du lien social.
La déstructuration symbolique et la rupture des liens sociaux associés à la
violence organisée représentent l’arrière-fond sur lequel se greffent, qu’elles en
tiennent compte ou non, les recherches portant sur les réfugiés. Cet arrière-
fond, où la méfiance s’exprime en note dominante, est indissociable de la
relation entre chercheurs et répondants. Dans ce contexte de déstructuration,
la recherche, en proposant au-delà de l’espace de la parole une structure impli-
cite, pourra être ressentie à la fois comme une contrainte, une nouvelle violence
et comme un espace permettant de contenir l’expérience. Lorsque la personne
est invitée à participer à une étude qui réactive, directement ou indirectement,
le trauma et la souffrance associée à la violence organisée, la recherche se pose
comme lieu de transmission et peut jouer à la fois un rôle de transformation de
l’expérience et devenir un événement qui entraîne une répétition douloureuse,
parfois inutile, de l’expérience traumatique.
Très souvent, la recherche se décrit comme distante face à son sujet
d’étude. Elle se veut spectatrice et se réclame d’un objectivisme qui confond
fréquemment le sujet avec les principes du rapport théorique que le chercheur

2. M. Vinar et M. Vinar, Exil et torture.


La transmission traumatique ˜ Cécile Rousseau et Abdelwahed Mekki-Berrada 107

importe dans ce sujet3, qui confond le sujet avec la relation entre celui-ci et le
chercheur. Dans le domaine de la recherche avec les réfugiés, si l’on s’interroge
sur le présupposé de la distance entre chercheur et sujet, plusieurs questions
surgissent. Que provoque la recherche au travers de l’établissement d’une rela-
tion particulière ? Comment devient-elle partie prenante d’un processus qu’elle
se propose d’étudier ? Enfin, quelles sont les implications éthiques d’une
recherche dans un contexte de désintégration ou de reconstruction sociale ?

1. DE L’EFFRACTION À L’EMPREINTE : LA SOUFFRANCE


DE L’AUTRE, SOURCE DE DOULEUR ET DE CONNAISSANCE

La question de la transmission traumatique a d’abord et surtout été


abordée dans le champ de l’intervention clinique. Le modèle dominant de com-
préhension de la transmission traumatique se fonde sur l’idée de la contagion.
Les symptômes du patient se transmettent au clinicien qui les ressent « à la
place » de celui-ci comme l’indique le label de traumatisme indirect (vicarious
traumatization) qui implique l’idée de délégation. Dans d’autres domaines,
comme le domaine légal, le même modèle permet d’expliquer l’épuisement des
ressources de compassion chez les fonctionnaires ou les juges qui se sentent
agressés par les histoires qu’ils entendent et deviennent hostiles, ou au mieux
indifférents, face aux porteurs de ces histoires menaçantes. Dans tous les cas,
alors que généralement l’idée de dévoilement est implicitement associée à la
notion de catharsis et de soulagement pour la personne ayant vécu un trauma-
tisme, la réception de l’histoire traumatique est vue essentiellement comme un
fardeau pour le thérapeute. Si l’ouverture à l’autre est perçue comme un préa-
lable à la rencontre clinique, le clinicien qui fait montre d’une trop grande
ouverture devient rapidement suspect, de collusion idéologique ou de trop
grande vulnérabilité émotionnelle. Ce modèle de représentation du trauma-
tisme transmis évoque les peurs que suscite l’effraction du traumatisme de
l’autre dans l’enveloppe psychique. D’après Anzieu4, l’enveloppe psychique
permet l’interface entre le monde externe et le monde interne. Lieu de passage,
de protection et de différenciation entre le dedans et le dehors, elle permet de
filtrer l’expérience, de moduler son inscription. S’inspirant d’Anzieu, Enriquez5
évoque l’enveloppe de mémoire et ses trous. Il situe l’historicité sur le plan
d’une activité de remémoration entre deux sujets. Le fantasme d’une mémoire
commune devient une condition de l’accès à l’expérience nécessairement par-
tagée de l’histoire. Dans les situations traumatiques, l’idée d’une enveloppe de
mémoire structurante et protectrice permet d’évoquer la brèche, une ouverture

3. P. Bourdieu, Le sens pratique.


4. D. Anzieu, « Freud et la mythologie ».
5. M. Enriquez, « L’enveloppe de mémoire et ses trous ».
108 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

qui est aussi déchirure, provoquée par l’irruption de la mémoire de l’autre.


Enriquez l’utilise pour représenter les transmissions impossibles, qu’elles soient
associées aux mémoires interdites qui obligent à l’oubli ou à celles dont la vio-
lence naît d’une obligation qui interdit l’oubli. L’empreinte qui résulte de ces
transmissions est un écho de l’expérience de l’autre qu’elle ne reflète jamais que
très partiellement. Elle constitue néanmoins une source de connaissance de cet
autre, et au-delà de lui de tout autre, et permet une reconnaissance des liens et
des ruptures qui tissent la trame irrégulière et parfois ajourée du lien social.
Alors que l’horreur fait éclater le lien social, le partage du traumatisme tente de
rétablir ce lien sans effacer les déchirures du corps et de l’espace psychique ou
communautaire, mais plutôt en les incorporant, sous forme de trop plein ou de
manque, au travail de mémoire qui permet la continuité.
Si la souffrance est source de métamorphose et n’est pas seulement vécue
dans la passivité, la compassion est également mobilisatrice, qu’elle fonde des
solidarités ou qu’elle engendre de la colère. Le tiers-témoin est invité à prendre
parti, pour l’agresseur, pour la victime ou pour les deux, ou à se détourner.
L’empreinte qui résulte de la transmission traumatique est inscrite sur le corps,
dans la psyché et transforme les relations entre la personne et le monde exté-
rieur rejouant tour à tour la rupture et le lien, la souffrance et la connaissance,
la solidarité et la trahison. Mais elle est aussi façonnée, voire parfois maquillée,
par des pouvoirs externes qui misent sur l’influence de la transmission de la
mémoire dans les processus de reconstruction et cherchent à les canaliser, sinon
à les contrôler.

2. L’INFLUENCE DU POUVOIR SUR LES STRATÉGIES


DE MÉMOIRE ET DE TRANSMISSION DE L’EXPÉRIENCE

Les prémisses qui structurent la compréhension de la transmission trau-


matique dans les domaines légaux, politiques et dans le champ de la santé se
retrouvent dans le discours des organismes internationaux, qui représentent
une tête de pont de la mondialisation6. Les présupposés entourant le potentiel
thérapeutique du dévoilement dans le domaine psychologique vont se conju-
guer aux représentations sociales et juridiques associées au discours sur les
droits humains. Ces dernières préconisent la nécessité du témoignage pour réta-
blir une vérité historique et posent le « devoir de mémoire » comme un jalon
incontournable de la reconstruction collective. Alors que le devoir de mémoire
proposé par Primo Lévi répond à la fois à des impératifs internalisés et collectifs
dans un contexte spécifique, la transformation de ce concept en prescription
universelle structure l’intervention des organisations non gouvernementales et

6. L. Atlani, Nations Unies, société civile et bonne gouvernance […].


La transmission traumatique ˜ Cécile Rousseau et Abdelwahed Mekki-Berrada 109

internationales qui œuvrent dans le domaine de la reconstruction après les


conflits, en faisant trop souvent fi des particularités locales des processus de
mémoire. Empruntés pour leur valeur protectrice réelle et symbolique ou pour
le soutien financier qui les accompagnent, les discours internationaux vont
influencer les stratégies de mémoire collective des réfugiés. En nous appuyant
sur des données recueillies au Guatemala, nous montrerons ici comment cette
« obligation » de transmission peut constituer une forme de violence et de
quelles façons les stratégies collectives propres à une communauté reprennent
leurs droits lorsque l’influence étrangère diminue.
Le retour des réfugiés au Guatemala a constitué l’un des jalons du long
processus qui a débouché sur les accords de paix de décembre 1996. Négocié
entre les Commissions permanentes des réfugiés guatémaltèques (Comisiones
permanentes – CCPP) et le gouvernement guatémaltèque à partir de 1987-1988,
le retour s’est concrétisé à partir de 1993 par l’arrivée d’une première commu-
nauté : celle de La Victoria dans la région d’Ixcan au Quiche. D’autres groupes
allaient suivre, revenant du Mexique de façon collective ou de manière plus
individuelle, de sorte qu’en 1995 environ 26 000 réfugiés étaient déjà revenus ou
avaient été rapatriés au Guatemala.
En 1996, une recherche auprès de jeunes réfugiés mayas revenus au Gua-
temala après douze ans d’exil au Mexique avait décrit les diverses façons dont ils
s’appropriaient le projet collectif du retour. Deux communautés mayas dont
l’histoire de retour différait avaient été comparées7. Les résultats indiquaient
que l’aide internationale et la présence des ONG influençaient de façon impor-
tante les stratégies de reconstruction choisies en donnant en particulier une
place de premier plan au rôle de l’organisation, de l’éducation et des droits
humains. La communauté de La Victoria, qui avait reçu un appui extérieur
massif et beaucoup d’attention médiatique, mettait l’accent sur l’histoire collec-
tive traumatique, ce passé venant confirmer la nécessité de poursuivre le
changement social amorcé au Mexique. Sur le plan du discours, les jeunes de La
Victoria parlaient de leur communauté et du projet collectif de façon surtout
enthousiaste. Les trois conditions clés d’un retour réussi des communautés réfu-
giées, qui avaient été définies par Avancso8, semblaient réunies : tout d’abord,
un certain niveau de sécurité psychologique paraissait atteint puisque les jeunes
se disaient confiants que le développement de l’organisation et des droits les
protégerait à présent ; de plus la communauté était présentée comme cohésive,
unie autour d’objectifs partagés ; enfin, elle recevait un appui important qui
assurait la survie des initiatives locales. Au contraire, à La Esperanza, une com-
munauté revenue plus tard avec beaucoup moins de ressources et de soutien de
la part des ONG, les jeunes évoquaient plus indirectement la guerre et se

7. C. Rousseau, M. Morales et P. Foxen, « Going home […] ».


8. AVANCSO, Donde esta el futuro ? […].
110 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

centraient surtout sur les problèmes quotidiens de survie. Le futur était incer-
tain et les références au discours international beaucoup plus rares. L’exploration
du monde imaginaire des jeunes de La Victoria mettait en évidence un décalage
entre les perspectives d’avenir envisagées dans les récits de vie et l’enlisement
dans la répétition traumatique au niveau du monde intrapsychique. Alors que
les jeunes pouvaient imaginer et décrire ce que serait leur futur et celui de la
communauté – comment ils étudieraient et deviendraient des « maestros »,
comment la communauté s’organiserait de mieux en mieux –, la plupart des
histoires imaginaires qu’ils racontaient se terminaient de façon dramatique ;
quels que soient les efforts des héros pour s’en sortir, la mort et la désolation
finissaient par régner. Ce hiatus soulevait des questions quant à la superficialité
éventuelle des emprunts aux discours internationaux sur l’organisation et les
droits humains et quant à la dimension temporelle des processus collectifs d’in-
tégration traumatique, une résolution apparente sur le plan des discours
pouvant masquer des incertitudes tenaces.
En 1999, une deuxième recherche, portant cette fois uniquement sur La
Victoria, a montré qu’après ces trois années, qui ont été marquées par le départ
des ONG et l’arrêt de l’aide extérieure pour la communauté, on observe un
glissement du discours des jeunes vers des préoccupations et des modes d’ex-
pression qui se rapprochent beaucoup de ceux de communautés de même
culture ayant une expérience assez similaire, mais qui n’ont pas reçu un appui
extérieur massif.
Lors de ce deuxième terrain, la recherche et la proposition d’entrevues
ont provoqué un éventail de réactions chez les jeunes contactés dans la commu-
nauté. Tout d’abord, la présence et l’intérêt d’une personne extérieure à la
communauté réveillaient la nostalgie de l’époque où la communauté recevait le
soutien de nombreuses organisations internationales et réactivaient les espoirs
d’une aide extérieure renouvelée, malgré les clarifications au sujet du rôle très
limité des chercheurs. La plupart des jeunes se disaient heureux d’avoir une
occasion de réfléchir autour du passé même si cela ramenait des souvenirs
pénibles. Du même souffle, la méfiance était aussi évoquée, même si de façon
indirecte : « quelquefois, les gens ont peur de parler, ils ne savent pas ce qui
amène les institutions ici et puis à cause de tout ce qui est arrivé ».
Pour plusieurs jeunes, la demande d’entrevue évoquait la possibilité de la
mémoire autour de ces périodes de leur vie. Plusieurs disaient devoir demander
à leurs parents parce qu’ils étaient trop jeunes à l’époque. D’autre voyaient la
recherche comme faisant partie de leurs efforts personnels de préserver la
mémoire, leurs souvenirs, de retenir ce passé qui leur paraissait souvent irréel,
« como un sueño » (comme un rêve). L’un d’eux avait commencé à écrire un
livre sur l’histoire de la guerre et de l’exil, mais la pluie avait trempé ses papiers
et les rats et les « cucarachas » les avaient mangés. Il rêvait encore de pouvoir
transmettre une histoire.
La transmission traumatique ˜ Cécile Rousseau et Abdelwahed Mekki-Berrada 111

Le projet de recherche avait aussi suscité des réactions chez les personnes
plus âgées de la communauté. Celles-ci reconnaissaient d’une part la précarité
de la situation des jeunes, qui risquaient de devoir partir de la communauté
pour pouvoir trouver du travail, et approuvaient la recherche ; d’autre part, elles
remettaient en question la légitimité des souvenirs des jeunes et la « vérité » des
histoires qu’ils racontaient. « Ils ne savent rien de ce qui s’est passé. Leurs parents
peuvent leur avoir raconté des choses qui n’étaient pas vraies. Ils ne savent rien.
Ce qu’on leur raconte peut être vrai, ou pas. Ceux qui savent ont entre 30 et 45
ans, les jeunes sont mexicains. » « Ils doivent oublier : c’est tout du passé mainte-
nant ! »
Les jeunes pour leur part semblaient osciller entre le désir de transmettre
leur expérience et celle de leurs parents et le désir d’une distance nécessaire,
d’un oubli qui laisse de la place pour leurs préoccupations quotidiennes. Se
souvenir était d’autant plus difficile, et attirant, qu’ils n’étaient pas considérés
comme des acteurs à part entière de cette histoire par beaucoup de membres de
la communauté.
Dans les discours de jeunes recueillis en 1999, même si l’événement
« retour », c’est-à-dire le voyage de retour et les jours ayant suivi l’arrivée, demeure
très investi, le discours sur l’organisation et les droits humains qui l’accompa-
gnent n’est plus structurant. À sa place, s’exprime l’amertume face au départ des
ONG, vécu comme abandon, et face à l’inertie du gouvernement qui devait
assumer progressivement un rôle de remplacement, en même temps qu’émer-
gent des regrets face au départ du Mexique, qui n’avaient que peu de place
auparavant. Les jeunes qui avaient, dans l’enthousiasme du retour, cru à la
« communauté imaginée9 » et endossé une identité guatémaltèque ou maya se
permettent d’affirmer leur appartenance au Mexique ; l’ambivalence identitaire
retrouve une voix.
Une autre observation frappante qui ressort de la comparaison des
données de 1996 avec celles de 1999 est la diminution drastique des références
directes faites aux massacres et aux traumatismes. Le discours sur les événe-
ments traumatiques utilise plus l’implicite et l’évocation indirecte, rappelant
ainsi celui des jeunes de La Esperanza. Cet émoussement du discours sur le
trauma suggère un déplacement dans l’oscillation entre l’appropriation et la
distanciation que nous avions alors proposé10,11. La disparition partielle du bou-
clier de protection associé symboliquement aux ONG et le deuil des illusions de
changement associées au discours sur les droits humains et l’organisation,
peuvent avoir rendu plus impérieux le besoin de distance avec les souvenirs

9. F. Stepputat, « The Imagined Return Community of Guatemalan Refugees ».


10. C. Rousseau, M. Morales et P. Foxen, « Going home […] ».
11. C. Rousseau, S. Moreau et A. Mekki-Berrada, « Trauma and extended separation
[…] ».
112 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

traumatiques ; en effet, le dévoilement non seulement n’offre plus de garanties


de protection ou d’espoir de réparation mais rend menaçante la précarité d’un
présent aux prises avec diverses formes de répétition traumatique. On peut aussi
se demander si, en perdant partiellement le cadre convenu de la « denuncia », le
souvenir des événements traumatiques ne retourne pas vers l’innommable qui
entoure les morts oubliés, ceux qui n’ont personne pour les évoquer12 et dont la
mémoire ne peut donc pas consolider le statut de la terre en tant que terre des
ancêtres13. Enfin, sur le plan de l’imaginaire, le besoin d’une plus grande dis-
tance paraît se traduire non seulement par une diminution des référents
traumatiques directs mais aussi par l’apparition de métaphores partagées por-
teuses à la fois des angoisses collectives de répétition traumatique et du désir
tenace d’y échapper. Ainsi, alors que les références à la nature étaient communes
dans les histoires provenant de La Esperanza en 1996, elles étaient à peu près
inexistantes à La Victoria ; trois ans plus tard presque tous les sujets de La Vic-
toria y font allusion. Les références à la terre et à la nature s’éloignent cependant
des images de plénitude et d’harmonie traditionnellement associées à la « madre
tierra » dans la cosmogonie maya. Ce sont les images de contamination et de
destruction qui dominent, image d’une désertification due au manque d’eau,
aux volcans, mais avant tout secondaire par rapport aux actions humaines qui
contaminent et détruisent la nature.
Ces résultats soulèvent plusieurs questions. Tout d’abord, ils interrogent
les changements associés à l’aide internationale massive et leur caractère éven-
tuellement superficiel. Les communautés soumises à cette métamorphose
sortent-elles plus outillées ou, au contraire, fragilisées par l’adoption d’un dis-
cours qui ne trouve plus d’écho après un certain temps sur le plan de l’expérience
de la communauté elle-même ? De quelle façon les instances internationales
peuvent-elles accompagner ou soutenir les processus de transmission sans leur
imposer leur propre discours ? Quelles sont les conditions nécessaires à la
mémoire ? À quelle mémoire ?
Ces observations confirment aussi l’importance du jeu d’appropriation-
distanciation autour de la mémoire traumatique collective et introduisent le
rôle de la métaphore dans ce processus. Elles mettent en question les interven-
tions monolithiques qui prônent la réappropriation d’une mémoire partagée et
la formulation d’une histoire commune, sans aménager des espaces qui per-
mettent à la fois de maintenir parfois une distance suffisante avec certains
aspects du passé et la coexistence de significations diverses dans l’espace social.
Si la transmission de l’expérience collective est incontournable après une tra-
gédie comme celle du Guatemala, celle-ci se doit de faire place à une multiplicité

12. J.-J. Breton, J.-P. Valla, C. Berthiaume, N. Gaudet, J. Lambert, M. St-Georges,


C. Crawford Brown et M. Rattray, The barrel children of the Caribbean […].
13. Y. Le Bot, La guerre en terre maya […].
La transmission traumatique ˜ Cécile Rousseau et Abdelwahed Mekki-Berrada 113

de voix14 si elle ne veut pas à son tour faire violence aux fragiles processus de
reconstruction du tissu social.
Quel est le rôle de la recherche dans ce contexte ? Elle semble avoir été
utilisée de diverses façons par les membres de la communauté. Tout d’abord,
elle a servi à exprimer l’amertume et le ressentiment de l’ensemble de la com-
munauté face à l’abandon international. Au-delà de ce discours commun, la
recherche a sans doute été utilisée par les jeunes pour reconstruire ou rétablir
des histoires autour du passé, entre eux et leurs parents. Enfin, elle a pu aussi
apporter une certaine légitimité aux voix des jeunes dans les processus de trans-
mission d’une histoire fragmentée mais néanmoins commune.

3. TRANSMETTRE LE PLEIN, TRANSMETTRE LE VIDE : LORSQUE


LA RECHERCHE ACCOMPAGNE LA RÉUNIFICATION FAMILIALE

Dans le cadre d’une recherche réalisée avec la Table de concertation pour


les réfugiés et les immigrants (TCRI) sur les processus de réunification fami-
liale, nous avons été frappés par deux phénomènes complémentaires. D’une
part, il est apparu que la recherche elle-même, en proposant une prise de parole,
constituait un lieu de transmission de l’expérience traumatique dont l’impact
est souvent minimisé quand il n’est pas simplement nié. D’autre part, à cause du
caractère longitudinal de cette recherche, nous avons pu nous rendre compte
du rôle de cette transmission en termes de liens, de fardeau et de solidarité dans
la relation entre les sujets, les intervieweurs et les chercheurs.
La violence organisée provoque l’exil forcé de millions de personnes à
travers le monde. Parmi celles-ci, entre 10 000 et 25 000 par année arrivent res-
pectivement au Québec et au Canada. Les études menées à Montréal avec la
TCRI indiquent que 99 % des revendicateurs rencontrés ont vécu au moins un
événement traumatique (torture, viol, emprisonnement, menaces, etc.) lié à la
violence organisée sévissant dans le pays d’origine. Ces recherches soulignent
également que 80 % des revendicateurs du statut de réfugié arrivent aux fron-
tières canadiennes sans leur famille immédiate. Les séparations familiales
prolongées (3,5 années en moyenne) découlant des politiques d’immigration
ont généralement pour conséquence l’apparition de difficultés émotionnelles
associées aux pertes et aux deuils inhérents au processus de refuge15. La réuni-
fication familiale, après une trop longue séparation, peut elle-même être semée
d’embûches et laisser place à de nombreuses difficultés dans les relations intra-
familiales, notamment en raison du fait que, souvent, les années de séparation

14. P. Foxen, K’iche’ Maya in a re-imagined world […].


15. S. Moreau, C. Rousseau et A. Mekki-Berrada, « Politiques d’immigration et santé
mentale des réfugiés […] ».
114 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

ont provoqué une métamorphose, progressive mais certaine, des membres de la


famille d’ici et de là-bas qui se retrouvent face à face, étrangers et proches à la
fois. Les traumatismes prémigratoires vécus dans le pays d’origine vulnéra-
bilisent particulièrement les réfugiés comme si, lors des séparations familiales,
ceux-ci ne pouvaient faire face à la double tâche de l’intégration traumatique et
du deuil de la séparation.
L’étude longitudinale du processus de réunification familiale concerne
38 familles congolaises et algériennes réfugiées et arrivées récemment au
Québec. Les répondants sont invités à participer à des entrevues, individuelles
et semi-directives, complétées par un volet quantitatif. Chaque membre de la
famille, âgé de douze ans et plus, est rencontré à trois reprises : une première
rencontre a lieu au moment de la séparation, une seconde, quelques semaines
après la réunification complète, et une troisième, de six mois à un an après la
réunification. Les données sont recueillies par des intervieweurs recrutés en
fonction de leurs compétences professionnelles en matière de recherche, ainsi
qu’à partir de critères discutés avec des personnes-ressources issues des commu-
nautés congolaises et algériennes, et ce, afin de maximiser les possibilités d’une
rencontre entre intervieweurs et répondants, en respectant les normes socio-
culturelles relatives aux codes de communication, les compétences linguistiques
et les sensibilités en matière d’âge, d’appartenance à un genre ou à une ethnie.
Les intervieweurs ont suivi une formation qui a donné lieu à une réflexion en
profondeur sur les référents socioculturels des deux communautés concernées,
et à des mises en situation permettant d’envisager les conséquences éventuelles
de la recherche pour les répondants, en insistant sur les recours possibles en cas
de situation de crise ou de détresse. Les intervieweurs avaient de l’expérience
dans le domaine de l’intervention et trois d’entre eux (sur quatre) ont une for-
mation en psychologie. Une attention particulière a été portée aux frontières et
aux flous possibles entre l’intervention et la recherche auprès de personnes
souffrantes.
Chez un premier groupe de répondants, la recherche est perçue comme
inutile pour la personne, donc sans pertinence réelle : « la recherche ne peut
rien pour moi, elle n’accélérera pas l’obtention de mon statut ni ma réunifica-
tion, donc elle ne sert à rien ». Ce type de réaction s’accompagne souvent
d’expression de désespoir et de colère. Ces répondants vont parfois adopter une
stratégie d’évitement (refus déguisé) face à la recherche ou, le plus souvent,
refuser catégoriquement d’y participer. Ce refus est l’occasion d’exprimer de
façon massive la détresse et la colère qui le motivent. Ainsi, même dans les cas
de refus, la recherche apparaît comme une façon d’exprimer et de transmettre
des sentiments associés à l’impression d’avoir été trahi par d’autres humains, et
ce, d’autant plus facilement que le sujet est dans une relation impersonnelle et
dépourvue de suites. « De toutes façons, ici, personne ne peut rien pour nous. »
Le refus de participer à la recherche semble correspondre d’une part à la colère,
La transmission traumatique ˜ Cécile Rousseau et Abdelwahed Mekki-Berrada 115

au sentiment de révolte et de désespoir contre la société hôte et au-delà d’elle


contre l’humanité et, d’autre part, au désir de garder dans l’indicible un passé
traumatique, un présent insoutenable et un futur angoissant.
Pour un deuxième groupe, la méfiance envers la recherche et les cher-
cheurs s’exprime de façon explicite à plusieurs niveaux : en s’impliquant dans la
première, on se voit risquer de compromettre l’obtention du statut de réfugié ou
la réunification familiale au travers de ce qui est perçu comme une remise en
cause de l’ordre établi. De plus, avec l’équipe de recherche, il y a toujours la
crainte du bris de la confidentialité, et ce, malgré toute l’assurance apportée
aux répondants au sujet des mesures strictes prises à cet égard. « Les autorités
vont savoir », « la communauté va savoir » : la peur reflétée par ces réserves peut
même aller au-delà de la relation à l’intervieweur ou au chercheur. On peut
faire confiance à ces derniers, personnellement, mais il y a toujours le danger
qu’une personne mal intentionnée parvienne à savoir, par des moyens insoup-
çonnés : « Il y a des gens ici qui nous surveillent, qui nous suivent ; on ne les
connaît pas mais eux, ils savent… »
On multiplie alors les lieux anonymes de rendez-vous avec l’intervieweur.
On lui parle, sans lui accorder officiellement d’entrevue, de sa peur, de sa souf-
france, de son désespoir, puis on disparaît. La peur des réfugiés ne concerne pas
que leur personne, il y a aussi la sécurité de la famille demeurée là-bas qui peut
être menacée : « Ma femme et mes enfants, ils sont encore là-bas. Je ne veux pas
les mettre en danger. »
Enfin, il y a aussi la peur et la méfiance d’être encore une fois agressé,
parce que forcé de revenir une fois de plus sur ce qui a été si difficile à mettre
entre parenthèses. Les risques inhérents au dévoilement et à la reviviscence
traumatique sont alors perçus comme une douleur infligée à partir de per-
sonnes extérieures insensibles à la blessure interne. Les autorités migratoires
sont considérées comme des agresseurs face auxquels on n’a pas d’autres choix
que de raconter, décrire et livrer dans leur crudité les traumas prémigratoires et
la violence organisée subie, afin de légitimer la demande du statut de réfugié et
la nécessité de la réunification familiale. Pour contenir l’horreur et la terreur
vécues, beaucoup de réfugiés préfèrent se confier à Dieu ou parfois même parler
tout seuls, parce qu’ils sentent qu’il n’y a personne ici qui peut comprendre et
apaiser cette souffrance.
Ce que l’on retiendra dans la situation de ces deux premiers groupes où la
rupture des liens sociaux est particulièrement marquée, c’est que presque tous
les réfugiés qui ont refusé de participer à la recherche ont néanmoins saisi l’op-
portunité du contact téléphonique ou en face-à-face pour exprimer une colère,
un désespoir et une méfiance dépassant largement l’ennui occasionné habituel-
lement par la perspective d’une recherche. Cette expression est en elle-même un
bris du silence qui laisse transparaître la souffrance. Même refusée, la recherche
représente un outil, ne serait-ce que lors d’une conversation téléphonique, pour
116 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

dénoncer, douter, pleurer et exprimer sa déception. Les attitudes de refus engen-


drent une relation, aussi brève et risquée soit-elle, qui devient un lieu de
transmission de la souffrance et des sentiments qui lui sont associés. Ici la
recherche provoque ponctuellement le bris du silence dans la mesure où les
répondants utilisent celle-ci comme déclencheur cathartique. Ils la transforment
en un événement permettant de mettre en mots et en mouvement des expériences
et des émotions engendrées par les traumas prémigratoires et postmigratoires.
En justifiant leur refus, ils donnent sens à ce refus, à ce qui le motive, donc à leur
expérience. Ils donnent sens aussi à leur présent et, tout en disant « non », ils
expriment leurs choix et leur volonté de reprendre un minimum de contrôle sur
leur vie.
Pour un troisième groupe de personnes vivant une grande solitude à la
suite de l’éclatement de leurs liens sociaux, la recherche peut être perçue
comme potentiellement créatrice d’un lien social, notamment avec l’inter-
vieweur qui est appelé à réaliser trois entrevues semi-directives (d’une durée de
deux à trois heures chacune) durant lesquelles la personne est invitée à parler
de son passé, de son présent et de son avenir. La recherche suscite alors des
attentes face au besoin de briser la solitude, ne serait-ce que partiellement.
Quand un lien s’établit avec l’intervieweur, les répondants vont souvent relancer
celui-ci et solliciter de sa part une aide d’ordre pratique ou face à une situation
de crise ou de mal-être. Les intervieweurs sont formés et outillés pour éviter une
implication trop grande qui les transforme en intervenants ; ils savent orienter
les répondants vers des intervenants du milieu clinique et communautaire, de
façon éthique, empathique et professionnelle. Cependant, les répondants
refusent fréquemment toute alternative suggérée pour n’accepter que le soutien
de « leur » intervieweur. En fait, à partir du moment où le répondant a accepté
de confier à l’intervieweur des aspects de sa vie qu’il ne confierait, en contexte
habituel (de son pays d’origine), qu’à des membres spécifiques de sa parenté, il
a investi l’intervieweur du rôle de substitut de ces personnes (médiateurs de la
famille). L’intervieweur peut difficilement se rétracter de ce rôle sans risquer de
provoquer une répétition grave des ruptures des liens sociaux significatifs pour
la personne, et donc la déstabiliser davantage. Il lui faut donc parvenir à gérer
la tension distance-rapprochement pour protéger l’équilibre, souvent fragile,
du répondant et réussir à le convaincre d’insérer une tierce personne dans la
dynamique d’aide. Les répondants transmettent leur souffrance aux inter-
vieweurs et leur en font porter le poids, ce qui peut être agressant et déroutant
pour l’intervieweur. Il s’agit souvent de situations graves qui menacent l’équi-
libre de la personne ou de l’un de ses proches (avortement, suicide). Ainsi, pour
des raisons éthiques, les intervieweurs ne peuvent totalement se dégager des
attentes des répondants, ni du caractère empathique de la relation, ni de la
nécessité de contribuer à la construction d’un soutien psychosocial pertinent.
Le poids de la souffrance et des attentes des sujets, porté par les intervieweurs,
est par la suite transmis à l’équipe de recherche qui se mobilise devant la
La transmission traumatique ˜ Cécile Rousseau et Abdelwahed Mekki-Berrada 117

demande d’aide directe ou indirecte en mobilisant à leur tour des intervenants


cliniques et communautaires.
En somme, la solitude et l’éclatement des liens sociaux vécus par les
répondants de ce troisième groupe vont créer des attentes chez eux face à la
recherche et aux intervieweurs qui leur ouvrent un espace de parole, et par là
même leur reconnaissent un statut de sujets. La recherche devient un lieu de
transmission du vécu traumatique qui permet de rétablir les liens sociaux agis-
sant autour de problèmes spécifiques. Ces liens s’établissent d’abord entre
répondants et intervieweurs puis, par la mobilisation d’un réseau d’aide tech-
nique et psychosociale, s’étendent aux organismes communautaires dont la
plupart agissent comme relais entre nouveaux arrivants en difficulté et la société
d’accueil.
Pour un dernier groupe de réfugiés ayant déjà rétabli un réseau de liens
sociaux, la recherche est perçue comme ayant un impact positif potentiel sur les
politiques migratoires du pays d’accueil, sur ses pratiques d’intervention auprès
des réfugiés et des revendicateurs du statut de réfugié, et sur les conditions d’exil.
Ils voient leur contribution comme un moyen susceptible d’aider d’autres familles
réfugiées à traverser un pénible processus qu’ils connaissent bien dans la mesure
même où ils le vivent encore. La recherche se pose alors comme un lieu de
reconstruction collective de liens entre réfugiés (action solidaire) et avec la
société d’accueil (rapport aux politiques et aux interventions, sensibilisation à la
situation des réfugiés). Dans cette situation, les répondants font de la recherche
une opportunité, un événement, un forum où ils peuvent dénoncer ce qu’on leur
a fait subir là-bas et ici. Un forum aussi pour faire connaître à la société d’accueil
la souffrance des nouveaux arrivants confrontés aux conséquences de la violence
organisée, aux expériences traumatiques et aux séparations familiales soudaines
et involontaires. Les répondants s’inscrivent ainsi dans une action sociale et poli-
tique en utilisant la recherche pour ne plus seulement subir, mais aussi pour agir
sur le contexte et le processus du refuge dans la société d’accueil.
La recherche sur la réunification familiale nous a donc amenés à penser
le processus de recherche lui-même. Elle met en évidence qu’à titre d’événe-
ment surgissant dans l’univers des réfugiés, toute étude interpellant leur vécu
devient un des facteurs de reconstruction de leurs liens sociaux ou de répétition
du bris de ces liens. Elle se déroule nécessairement dans une tension dynamique
et créatrice entre distanciation et rapprochement de l’équipe face au sujet, et de
celui-ci face à son passé. La notion de lien étant intimement liée à la notion de
temps, cette tension s’amplifie dans le cas de recherches longitudinales où la
démarche méthodologique exige le maintien d’un lien sur une période pro-
longée. Cette situation a un impact direct sur les différents acteurs impliqués
dans la recherche. Nier l’impact relationnel de la recherche revient à nier l’im-
pact de la souffrance (dite ou tue) sur le sujet, ainsi que sur l’intervieweur et le
chercheur auxquels elle est transmise.
118 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

L’analyse des interactions entre l’équipe de chercheurs, les répondants,


leurs familles et leurs communautés a mis en évidence que la recherche devient
un acteur de plus parmi les forces de déstructuration et de reconstruction qui
habitent le monde des réfugiés. Le rôle d’acteur de la recherche s’articule essen-
tiellement autour de deux pôles interreliés : l’espace de la parole et la transmission
traumatique.
En constituant, plus en fonction de ses besoins propres que des besoins
des répondants, un espace de parole, la recherche contribue à rompre le silence
imposé par le pouvoir, celui du pays d’origine et celui du pays hôte, dont le déni
s’accorde mal avec la présence de témoins de l’inhumanité humaine. La parole
invite à la mémoire et celle-ci est omniprésente lors de l’entrevue de recherche.
Or, même s’il y a une volonté d’évitement de la part du répondant, volonté
rigoureusement respectée par les intervieweurs, l’expression de cet évitement
est en soi l’amorce d’une reconstruction de la mémoire personnelle et familiale
qui est un premier pas dans la reconstruction de la mémoire collective. Se sou-
venir devient donc éminemment subversif et constitue une stratégie de résistance
qui permet de reprendre le pouvoir (symboliquement, dans le cas de réfugiés,
mais parfois de façon bien tangible si l’on pense aux mères de la Place de mai).
Cette stratégie de résistance comporte cependant des risques, puisque d’une
part la mémoire va raviver la douleur, qui est parfois évitée au prix d’une atomi-
sation du temps16 et puisque, d’autre part, il s’agit d’un retour à des stratégies
qui ont, dans bien des cas, un rôle de détonateur face à une répression qui visait
à les détruire.
Dans le contexte de la recherche, l’espace de la parole se construit autour
d’une relation inégale où le réfugié est appelé à partager sa vie, à la transmettre
à l’intervieweur. Cette transmission qui est centrée sur l’histoire du répondant
est aussi un partage du traumatisme, événement ou expérience, dit ou tu, qui est
à la fois souhaité et craint par l’intervieweur. Dans le cadre de la recherche sur
la réunification familiale, le partage de l’expérience a été vécu par les inter-
vieweurs à la fois comme un fardeau qui les fragilisait et comme une source de
connaissances et un geste de solidarité.
Le rôle des deux phénomènes, la constitution d’un espace de la parole et
la transmission traumatique mobilisatrice, s’est probablement imposé à l’équipe
à cause du caractère longitudinal de la recherche qui ne permet pas l’évitement
par les mécanismes habituels : professionnalisation de la situation et rationalisa-
tion. L’inscription de la relation répondant-chercheur dans une temporalité lui
a conféré un statut d’histoire, faisant de cette relation une relation incontour-
nable, une responsabilité qui dépasse celle qui est habituellement attribuée à la
détection de problèmes dans le cadre d’une recherche. Ces observations et ce

16. M. Beiser et I. Hyman, « Refugees’ time perspective and mental health ».


La transmission traumatique ˜ Cécile Rousseau et Abdelwahed Mekki-Berrada 119

vécu ont été pour l’équipe de recherche l’occasion de questionnement métho-


dologique et éthique.
Sur le plan méthodologique, le poids de la relation intervieweur-répon-
dant est tel que celle-ci ne peut être reléguée au rang de simple biais ou d’artefact
méthodologique. Cette relation devient une donnée qui parle d’une part du
sujet et de sa famille, mais aussi de l’intégration collective du vécu de la violence
organisée. D’autre part, il s’agit aussi d’une information privilégiée qui, au-delà
de la personne de l’intervieweur, décrit partiellement le champ des interactions
de reconstruction ou d’affrontements possibles dans la société d’accueil. Il
devient dès lors nécessaire de considérer les connaissances acquises à partir du
processus même de la recherche comme aussi importantes que le contenu de ce
qui est dit par le répondant. Celui-ci d’ailleurs ne peut être compris que dans la
dynamique relationnelle ainsi établie.
En ce qui concerne l’éthique, l’analyse de la relation intervieweur-
répondant nous a rendus extrêmement sensibles aux implications de la
recherche, au point même de la remettre en question. Nous nous sommes sérieu-
sement interrogés sur l’équilibre entre les risques que cette intrusion représente
pour le sujet et les ouvertures qui peuvent alors prendre place. L’équipe en est
arrivée à penser que la non-intervention, dans ce cas l’absence de recherche,
était elle-même une intervention, puisqu’elle favorisait le statu quo. Malgré le
poids et la responsabilité que cela représente pour les équipes de recherche et
pour les sujets, celle-ci demeure parfois nécessaire pour contrer le déni de nos
sociétés et orienter les politiques et les services. Elle se doit cependant d’avoir
une conscience aiguë de son pouvoir dans le fragile processus de reconstruction
des liens pour le réfugié.

4. RECHERCHE, POUVOIR ET TRANSMISSION TRAUMATIQUE

Au travers des deux études présentées, nous avons montré comment les
jeux de pouvoir qui structurent les processus de reconstruction vont infléchir
le rétablissement du lien social fragilisé par un contexte de violence organisée
extrême. La recherche participe parfois activement ou parfois à son corps
défendant, à ces dynamiques. Dans son désir de faire émerger une parole,
l’expression d’une expérience, elle devient un acteur de la transmission trau-
matique. Celle-ci s’effectue par l’entremise d’un travail de mémoire qui remanie
le souvenir et l’oubli, la place du dit et de l’indicible. Dans ce processus, si la
recherche peut prêter sa voix et son pouvoir aux transformations qu’exige la
souffrance, elle peut aussi faire violence aux liens qui tentent de se rétablir en
mettant trop l’accent sur un niveau de discours, aux dépens d’un autre, en
gommant des ambivalences, en essayant de cerner à tout prix ce qui ne peut ou
ne doit pas être dit. Cette violence est-elle évitable ? Nous ne le croyons pas. Elle
fait, elle aussi, partie des processus de transmission. Le défi pour le chercheur,
120 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

pour les personnes et pour les communautés avec lesquelles il travaille consiste
à l’assumer.

Références

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Vinar, Maren, et Marcelo Vinar (1989), Exil et torture, Paris, Éditions Denoël.
Psychotropes et santé mentale
Écouter ou réguler la souffrance ?

Lourdes Rodriguez del Barrio, Nadine Perron et Jean-Nicolas Ouellette

INTRODUCTION

La souffrance humaine est aujourd’hui la cible d’un ensemble complexe


de politiques, programmes, services et pratiques. Elle est également objet de
débats et de luttes entre divers domaines d’expertise. Dans les sociétés occiden-
tales en particulier, la psychopathologie s’est imposée comme langage principal
pour exprimer la souffrance psychique, relationnelle et sociale ; son corollaire,
le traitement pharmacologique, s’étend de nos jours à de nombreuses expé-
riences qui échappaient jadis au regard médical. Que ce soit pour réguler les
changements d’humeur, pour améliorer la performance au travail, pour faire
face à des situations stressantes, à la tristesse provoquée par un deuil, aux effets
traumatiques de certaines expériences ou pour traiter les altérations associées
aux troubles mentaux graves, l’utilisation de psychotropes fait maintenant
partie de la vie ordinaire. Certains vont même jusqu’à prédire leur usage « cos-
métique » (Kramer, 1994). On peut ainsi penser que la conception biomédicale
des troubles mentaux domine aujourd’hui le champ de la santé mentale de
manière quasi hégémonique et qu’elle tend à l’étendre à d’autres domaines
d’intervention. Associé à cette approche, le traitement pharmacologique a
transformé radicalement l’expérience même de la souffrance.
Pourtant, l’efficacité des psychotropes pour traiter les troubles mentaux
et d’autres malaises est limitée. Leurs effets secondaires, associés à une
consommation à long terme, sont non seulement très importants mais parfois
très négatifs. Et ce qui surprend est le manque d’espace pour interroger non
122 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

seulement l’ampleur de leur utilisation mais les hypothèses et conceptions de


la souffrance qui fondent leur légitimité.
Depuis plusieurs années, les effets, les limites et les contradictions de
l’approche pharmacologique ont fait l’objet de débats importants et de recher-
ches au sein des espaces de participation de personnes utilisatrices de services
en santé mentale. Au Québec, ces espaces ont été ouverts par le mouvement de
défense de droits et le mouvement alternatif en santé mentale. Ces nouveaux
acteurs interrogent, depuis la marge, les pratiques actuelles et mettent en
évidence leurs contradictions et leurs limites en transformant en enjeux de dis-
cussion ce qui s’imposait auparavant comme « évidence » dans l’intervention.
Depuis 1993, le Regroupement des ressources alternatives en santé
mentale du Québec (RRASMQ), en collaboration avec des chercheurs de
l’Équipe de recherche et action en santé mentale et culture (ÉRASME), a mis en
place un processus de questionnement, d’expérimentation et de recherche pour
interroger la place de la médication dans la vie des personnes, son rôle dans les
pratiques professionnelles et sa pénétration et perception dans l’ensemble de la
société. L’ouverture de ces espaces d’expression et de dialogue a permis d’enri-
chir le regard sur les pratiques en santé mentale et d’élaborer une nouvelle
approche d’intervention nommée Gestion autonome de la médication.
La recherche a fait l’analyse de la manière dont s’est élaborée progressive-
ment et articulée cette approche alternative de l’emploi de la pharmacologie en
psychiatrie. Ce travail de réflexion a permis de mettre en évidence les enjeux
associés à l’émergence d’espaces où des personnes vivant avec de graves pro-
blèmes de santé mentale, jusque-là réduites au silence et maintenues à l’écart de
l’action sociale, culturelle et politique, passent du statut d’objets à celui de sujets
et d’acteurs développant des discours et des pratiques qui remettent en question
les représentations dominantes de la santé et de la maladie. On peut aussi se
demander, d’une part, comment ces discours et ces pratiques élaborés collecti-
vement peuvent demeurer ouverts à la pluralité et ancrés dans les réalités
singulières mouvantes et, d’autre part, quels sont les enjeux, les défis et les
limites associés à ces espaces d’élaboration collectifs.
Dans un premier temps, cet article abordera le contexte d’émergence de
ces espaces d’expression, de débat, de réflexion et d’action en montrant l’impor-
tance que la médication psychotrope occupe dans la société et sur le plan des
pratiques en santé mentale. Le fait de mettre l’accent dans cette analyse sur le
caractère quasi hégémonique de cette perspective fera ressortir à quel point ces
discours et pratiques sont devenus des évidences et, en tant que telles, exclues du
débat public (Rodriguez, 2005). Surtout, ce travail permettra de saisir leur
impact sur les personnes qui consomment les psychotropes, sur leurs proches et
sur celles qui les prescrivent ainsi que sur le système de soins.
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 123

La deuxième partie s’articule autour de la présentation des « points tour-


nants », des « moments clés », des enjeux et des dilemmes1 qui ont marqué le
processus collectif d’élaboration de ces nouveaux discours et pratiques qui
intègrent des points de vue jusque-là tenus à la marge. Cette réflexion a été éla-
borée à partir de l’analyse d’observations, d’entrevues et de documents recueillis
dans le cadre de la recherche évaluative participative portant sur la Gestion
autonome de la médication.

1. LE PSYCHOTROPE : UNE RÉPONSE À QUELLE SOUFFRANCE ?

Depuis son introduction en psychiatrie, la consommation de psychotropes


a connu une croissance phénoménale, plus particulièrement dans les pays occi-
dentaux. Et elle demeure toujours un phénomène en expansion constante. La
psychiatrie biomédicale a développé de nouvelles catégories de symptômes et
identifié des troubles qu’elle associe à des causes biologiques. La recherche
engendre rapidement de nouvelles substances capables d’influencer le fonction-
nement psychique et qui visent des symptômes de plus en plus précis. La
psychiatrie a trouvé ainsi une légitimité parmi les sciences biomédicales en
développant un dispositif sophistiqué pour traiter une diversité d’expériences
que l’on identifie à des troubles psychopathologiques d’origine biologique.
Cette perspective dominante tend à occulter la grande complexité de ces
phénomènes que révèle, entre autres, l’analyse socioculturelle des pratiques
médicales. Les recherches sociologiques récentes mettent en évidence des liens
troublants entre la prescription de psychotropes et des situations de détresse
associées aux conditions sociales d’existence. Plusieurs études montrent qu’entre
25 % et 75 % des patients ayant reçu une prescription de psychotropes ne pré-
sentaient pas d’évidence de morbidité psychiatrique ni d’indication médicale
fondée (Le Moigne, 2002). Les prescriptions psychopharmacologiques affectent
plus particulièrement certains groupes sociaux : les femmes qui reçoivent deux
fois plus de prescriptions de psychotropes que les hommes (Lovell et Fuhrer,
1996, cités par Le Moigne, 2002) et des groupes vulnérables en raison de l’âge
ou du statut social, par exemple les personnes âgées ou les hommes exclus du
marché du travail (Le Moigne, 2002). Au Québec, la consommation de benzo-
diazépines (tranquillisants et somnifères) chez les personnes âgées non
institutionnalisées représente de 20 % à 30 % de la consommation globale de ce
type de médicaments (Collin, 2005). Les stimulants, neuroleptiques et autres
psychotropes, sont de plus en plus prescrits aux enfants et aux jeunes en cli-
nique pédiatrique, à l’école et dans les centres jeunesse où ces prescriptions

1. L’histoire de l’expérience de ce comité et des étapes d’élaboration, d’expérimenta-


tion et d’élargissement de l’approche de la GAM a déjà été présentée ailleurs
(Rodriguez et Poirel, 2007).
124 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

affectent 35 % des jeunes. Pour cette population, de nouvelles catégories noso-


graphiques émergent et l’on tente d’établir la base neurophysiologique des
troubles de comportement, notamment ceux associés à l’agressivité et à l’impul-
sivité. On constate aussi une grande pression de la part des enseignants et des
parents qui, conscients de leur impuissance à faire face à la situation, réclament
l’intervention médicale par l’entremise de la prescription de psychotropes
(Doré et Cohen, 1997). Chez les adultes, la consommation d’antidépresseurs
augmente aussi de manière très importante. En France par exemple, où le dia-
gnostic de dépression est le deuxième motif de consultation médicale, les
prescriptions d’antidépresseurs ont doublé entre 1995 et 2000.
Le fait de recourir aux services de santé mentale, de se voir assigner un
diagnostic et de recevoir une prescription pharmacologique donne accès à des
mesures de protection sociale et à d’autres modalités de traitement et de soutien
professionnel : congé de travail, temporaire ou permanent, indemnités versées
par les assureurs privés, sécurité du revenu, aide psychologique, etc. Ainsi, le
dispositif psychiatrique permet aux personnes de se protéger des exigences du
travail, de la vie familiale, des difficultés qui peuvent devenir excessives. Ce dis-
positif balise, limite, régule et contrôle l’accès au statut de malade, transitoire
ou permanent. Le médecin en est l’agent principal. Il possède le pouvoir de
diagnostiquer et de prescrire, de déterminer l’accès aux moments de répit et à
d’autres services. Selon le statut et le diagnostic attribués, la personne sera
susceptible de recevoir divers types de traitement plus ou moins contraignants.
Contrairement aux maladies physiques, l’assignation d’une catégorie dia-
gnostique est particulièrement complexe et ne dépend pas d’un indicateur
biomédical fiable capable de déceler la cause du trouble mental. Les frontières
entre les catégories diagnostiques sont souvent fluides et floues, ce qui accentue
le pouvoir arbitraire de celui qui diagnostique et prescrit et affecte ces gestes
d’une aura d’incertitude dont le patient n’est pas toujours conscient. Certains
chercheurs affirment que parfois, c’est l’identification préalable des effets d’une
molécule sur certains symptômes qui détermine l’établissement d’une nouvelle
catégorie diagnostique et son introduction dans le DSM, comme dans le cas des
troubles de panique (Wortis et Stone, 1992, cités par Cohen, 1996).

2. PSYCHOPHARMACOLOGIE EN SANTÉ MENTALE :


ÉCOUTER LA SOUFFRANCE OU RÉGULER LES SYMPTÔMES ?

Dans le champ de la santé mentale, on attribue à la pharmacothérapie un


rôle important dans la désinstitutionnalisation : le recours systématique aux psy-
chotropes aurait en effet permis à des milliers de patients – la plupart enfermés
pour de très longues périodes sinon pour la vie – de vivre dans la communauté.
On considère aussi que la médication a contribué à une certaine humanisation
des pratiques en réduisant le recours à d’autres méthodes plus contraignantes.
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 125

De manière générale, la perspective biomédicale contribuerait à réduire la stig-


matisation des personnes vivant avec de graves problèmes en santé mentale
puisque leur maladie peut être considérée désormais comme étant « une maladie
comme les autres ».
Quand une personne demande une aide aux services psychiatriques, ses
expériences et difficultés sont souvent interprétées comme étant des symptômes
d’un trouble mental et, presque toujours, la personne recevra un diagnostic et
un traitement pharmacologique. Ainsi, sur le plan de l’intervention, on tend à
minimiser les limites et les contradictions de l’approche biomédicale et du trai-
tement pharmacologique, limites pourtant bien documentées et connues des
chercheurs et professionnels (Olié et autres, 1997).
Dans le nouveau contexte de la désinstitutionnalisation, les usagers ont
accès à une gamme de services fort diversifiés mais dont les approches et les
pratiques psychiatriques demeurent parfois calquées sur celles des milieux
hospitaliers. Par exemple, dans les hôpitaux et dans certaines ressources d’hé-
bergement, la distribution des médicaments est très ritualisée (Dorvil, 2006) :
les médicaments sont distribués par les intervenants et les patients attendent
leur tour pour prendre leur médicament en leur présence. On constate aussi de
grands contrastes quant aux pratiques de contrôle de la médication : il y a à la
fois émergence de nouvelles pratiques d’intervention dans la communauté et,
simultanément, une grande prégnance de l’approche biomédicale dans plu-
sieurs modèles d’intervention dans la communauté. Les mêmes personnes
peuvent fréquenter ces divers lieux à différents moments de leur vie. Le rapport
à la médication devient parfois le symbole par excellence du rapport au système
psychiatrique.
Les courants dominants en réadaptation psychosociale et en suivi dans la
communauté considèrent ainsi que les problèmes associés à la prise de médica-
ments s’expliquent en grande partie par la non-observance des prescriptions et
par les difficultés à établir les doses adéquates. Par conséquent, le problème
majeur est de comprendre et de contourner les résistances des patients à l’obser-
vance des prescriptions (Weiden et autres, 1991). De nombreuses recherches se
sont ainsi orientées vers l’évaluation des meilleures pratiques de prescription,
susceptibles à la fois d’optimiser le traitement psychopharmacologique et de
minimiser ses effets secondaires. À cet égard, quelques études explorent la ques-
tion de l’efficacité de doses réduites, ce qui permettrait de limiter les risques liés
à la consommation de neuroleptiques (Rifkin et autres, 1991 ; Van Putten et
autres, 1990). Ce type de stratégie nécessite néanmoins un investissement accru
dans l’accompagnement des personnes (Keith et autres, 1984), une pratique
difficile à appliquer dans le contexte actuel des services publics.
Ces pratiques ont été longtemps imprégnées par une perspective biomé-
dicale qui met l’accent sur des stratégies favorisant des pratiques de soutien actif
à la prise de médicaments (Rodriguez, 2005). Fondée sur l’hypothèse d’une
126 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

origine biologique des troubles mentaux (Dincin, 1995 ; Stein et Santos, 1998 ;
Test, 1998), cette approche tend à considérer la médication comme l’élément
moteur du traitement et la base de l’intégration sociale (Gélinas, 1997). Ainsi,
le rôle principal des intervenants consiste à aider les personnes à accepter leur
maladie et à respecter les prescriptions médicales, étapes incontournables dans
le processus de réhabilitation. On considère que les difficultés qu’éprouvent les
patients, en particulier les schizophrènes, à reconnaître leur maladie (insight)
(Munetz et Frese, 2001) constituent un obstacle majeur quant à l’observance du
traitement pharmacologique. Dans cette perspective, un des objectifs princi-
paux des interventions psychosociales consiste à améliorer la compréhension du
traitement et de la maladie en insistant sur son origine biologique (Gury, 2001 ;
McEvoy, 1998) par des méthodes éducatives (Dincin, 1995). On considère que la
consommation régulière de psychotropes est la seule voie permettant de
contrôler les symptômes (Gélinas, 1999). On met ainsi l’accent sur les aspects
bénéfiques des médicaments afin de contrer les résistances des patients.
Certains modèles proposent des pratiques d’accompagnement plus
intensif impliquant une intervention plus directe et plus contraignante pour
s’assurer du respect des prescriptions et de la prise régulière des médicaments.
Dans une analyse récente de la relation entre la désinstitutionnalisation et l’em-
ploi de la médication en psychiatrie, Dorvil (2006) montre que le travail
d’intervention dans la communauté comprend des pratiques aussi contrai-
gnantes que celles appliquées en milieu hospitalier. Il note que dans certains
services de suivi intensif dans la communauté, aux États-Unis (Estroff, 1998), on
va même jusqu’à payer les usagers pour qu’ils prennent leur médication. De
façon générale, les équipes de suivi intensif vont à domicile pour distribuer les
médicaments. Les patients font alors l’objet de pressions très fortes pour qu’ils
les consomment régulièrement. Certains services sont conditionnels à la prise
régulière de médicaments. Par exemple, l’accès à certains milieux d’héberge-
ment, liés aux établissements psychiatriques, implique la signature d’un contrat
d’observance de la prise de médicaments et de respect des rendez-vous médi-
caux (Dorvil, 2006). Dans la jurisprudence québécoise, l’interruption de la
prise de psychotropes constitue un critère de dangerosité accepté par la cour du
Québec (Barreau du Québec, 2002, cité par Dorvil, 2006). Même si des contrats
formels n’existent pas officiellement au Québec, nombreux sont les usagers
interrogés qui craignent de voir leur relation aux services psychiatriques
menacée s’ils remettent en question le traitement.
Sur le plan des services publics, l’accessibilité au traitement pharma-
cologique dépasse de loin l’accessibilité à d’autres approches, notamment
psychothérapeutiques. Ce traitement a aussi un rôle de régulation très impor-
tant. En effet, il est reconnu par les entreprises privées et les compagnies
d’assurances qui exigent l’assignation d’un diagnostic psychiatrique et d’un
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 127

traitement pharmacologique comme condition pour avoir accès à des indem-


nités en cas de congé de maladie et à d’autres modalités d’aide.
Ainsi, le recours à la médication psychiatrique est peu remis en question
et d’autres formes de traitement sont réduites à n’être que des approches com-
plémentaires ou secondaires. L’emploi des psychotropes s’impose souvent
comme une évidence qui tend à occulter les limites de leur efficacité et qui
réduit au silence de nombreuses questions et demandes des usagers ainsi que
des dilemmes que rencontrent les intervenants dans leur pratique quotidienne
(Rodriguez, 2005).

Les effets des médicaments psychotropes :


limites et contradictions
Pourtant, les effets des médicaments psychotropes sont limités, tempo-
raires, multiples et parfois même en contradiction avec leurs finalités
thérapeutiques. On sait qu’entre le quart et la moitié des personnes considérées
comme schizophrènes n’obtiennent pas de leurs neuroleptiques les résultats
thérapeutiques escomptés, malgré une consommation régulière. Ce sont les
symptômes et non les patients qui résistent au traitement pharmacologique. Les
effets secondaires ont aussi des répercussions très importantes sur la santé phy-
sique, l’image de soi, le rapport au corps de même que sur la réinsertion sociale :
difficulté de concentration, étourdissements, modification du schéma corporel,
mouvements involontaires, etc. Les personnes ont souvent l’impression d’une
perte de contrôle et d’autonomie sur elles-mêmes, sur leur propre vie.
L’introduction des antipsychotiques de deuxième génération a suscité de
nombreux espoirs, laissant présager l’amélioration du rapport bénéfices-risques
d’un traitement à long terme (Kane, 1999 ; Wahlbeck et autres, 1999) en ce qui
concerne, entre autres : les taux de rechute, les effets secondaires (mouvements
involontaires), le contrôle des effets négatifs (Corrigan et autres, 2002 ; Ziegler
et Peachey, 2003) et le niveau de qualité de vie (Weiden et autres, 1996 ; Frantz
et autres, 1997, cités par Dorvil, 2006). Néanmoins, plusieurs études récentes
démontrent que leur efficacité est comparable à certains antipsychotiques de
première génération comme la perphénazine (beaucoup moins chers) ; qu’ils
induisent des effets secondaires importants, dont surtout des gains de poids très
substantiels, une augmentation du sucre et du gras dans le sang et des dysfonc-
tionnements éjaculatoires chez les hommes (Masters et autres, 2005, cités par
Dorvil, 2006 ; Casey, 1996 ; Lieberman, Stroupi et autres, 2005).

Non-observance et arrêt de la médication


Le caractère intolérable des effets secondaires de la médication psychia-
trique et leur impact thérapeutique limité amènent de nombreux patients, y
128 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

compris ceux qui consomment des antipsychotiques atypiques, à tenter d’inter-


rompre abruptement leur médication, sans soutien et sans suivi. L’étude de
Lieberman et auytres (2005), effectuée dans 57 établissements américains
auprès de 1493 patients diagnostiqués « schizophrènes », montre que les taux
d’interruption du traitement oscillent entre 64 % et 82 %, selon les médicaments
(Dorvil, 2006).
Souvent les personnes qui prennent ce risque, parce qu’elles perçoivent
n’avoir d’autre choix, sont des personnes fragilisées par un ensemble de
contraintes familiales, sociales et économiques. Il en résulte qu’elles se retrou-
vent en crise, puis hospitalisées et enfin obtiennent leur congé avec une nouvelle
prescription pharmacologique (Rodriguez et autres, 2001) et le cercle vicieux se
répète. Les récits d’usagers font état de longs et douloureux parcours de
demande d’aide avant que la personne n’ait réussi à comprendre son état et à
obtenir de l’information sur son diagnostic et son traitement.

Exclusion de l’expérience subjective


Il me disait que je devrais prendre des médicaments toute ma
vie. […] J’ai eu aussi des électrochocs. Peut-être que je n’aurais
pas eu besoin. Quand j’ai dit ça à mon médecin, il m’a dit : « Vous
savez madame, quand la douleur est trop grande… » J’aurais
voulu lui dire : « Quand la douleur est trop grande… parlons-en…
de la douleur »… (RRASMQ-ÉRASME, 20062)

En plus d’imposer le traitement pharmacologique comme réponse prin-


cipale ou exclusive et souvent comme le seul traitement accessible, cette tendance
dominante dans les discours et les pratiques en santé mentale a comme consé-
quence de réduire les espaces d’expression et d’élaboration par le sujet de son
expérience et de limiter sa capacité d’agir sur soi. D’un côté, on tend à évacuer
la prise en compte de l’expérience subjective, notamment celle qui dépasse le
cadre des symptômes. On réduit les espaces de communication entre les patients
et les intervenants à la vérification de la présence des symptômes dans le but
d’établir un diagnostic. D’un autre côté, les interventions sont concentrées sur
le contrôle de l’observance rigoureuse de la prescription pharmacologique et,
dans le meilleur des cas, sur son ajustement continu. Ainsi, le traitement se
trouve parfois limité à une intervention purement technique et instrumentale
de régulation des symptômes ciblés. Le dialogue patient-intervenant est alors

2. Témoignages recueillis lors de la réalisation du documentaire vidéo produit par le


RRASMQ et ÉRASME dans le cadre du projet GAM.
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 129

tout entier contenu dans le rapport à la médication, laissant dans l’ombre les
multiples non-dits de la souffrance.
Toutefois, les récits des personnes font aussi état de difficultés, d’ambiva-
lences, d’une incertitude quant aux distinctions à établir entre les effets de la
médication et les difficultés à l’origine de la prise de médicaments, comme si on
ne savait plus ce qui est quoi, comme si la médication et ses effets venaient
brouiller les frontières entre le dedans et le dehors, la maladie et la guérison,
comme si de nouvelles souffrances venaient s’ajouter aux précédentes qu’on
croyait pourtant avoir éliminées en prenant ses médicaments. Les personnes
parlent longuement et avec insistance des effets des psychotropes sur leur état.
Elles ont souvent l’impression que leur univers intérieur est contrôlé par un
instrument externe sur lequel elles n’ont que peu de pouvoir et qui peut prendre
différents visages : psychiatre, agent d’aide sociale, proches. La perception lan-
cinante d’être désapproprié de soi-même provoquée par l’expérience des
symptômes se voit ainsi consolidée et même renforcée par un système de ser-
vices qui occulte les limites de la médication et ses effets paradoxaux sur des
personnes qui, par ailleurs, les expérimentent directement et douloureusement
dans et sur leur corps (Rodriguez, 2005), souvent dans le silence.
Le récit de Fernand illustre bien ce rapport à la médication (Rodriguez,
2000b). Quand il parle des effets de la médication, il ne se réfère pas à la réduc-
tion des capacités motrices ou cognitives souvent décrites comme des effets
secondaires de certains psychotropes. Il évoque plutôt la régulation de ses sen-
sations, la réduction et même la disparition de ses désirs et finalement la
dépendance à certains médicaments. La médication entraîne un manque de
stimulations, une absence de contact vital avec le monde, un manque qui
demeure toujours une expérience des plus menaçantes : « […] Tout le temps les
médicaments. Il n’y a pas de bonheur […]. C’est important de ne pas être stimulé
seulement par les médicaments. Ça prend aussi nos sensations pour vivre, c’est
important d’avoir des “ feelings ”, […] pas être complètement seul. »
Ainsi, le rapport à soi et le rapport entre soi et le monde sont obscurcis,
brouillés par la médication :
La psychiatrie, c’est comme une prison, c’est comme la prison chimique en dedans
de moi, tu ne peux pas aller travailler, tu ne peux pas tout le temps quand tu es
sur les médicaments. Si tu veux un jour te sortir de la psychiatrie et ne plus
prendre de médicaments, tu ne peux pas. Le sevrage est tellement difficile que tu
retombes malade. Il faut que ça soit un médecin qui te les enlève. Fait que tu n’as
pas ta liberté. J’ai l’impression d’avoir toujours besoin de l’aide chimique avec
moi. Je n’étais pas libre. Bien souvent j’aurais voulu avoir ma liberté pour ne pas
me sentir prisonnier.
Pour Lucie (Rodriguez, 2000a) aussi la médication (elle suit un traite-
ment au lithium) implique de faire le deuil d’une partie importante d’elle-même
et de son univers intérieur, notamment la création et l’art : « C’est une vie de
130 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

couvent que de prendre une médication. […] Je vis comme une religieuse. C’est
grâce à ça que je peux passer à travers. » Elle rêve encore « qu’en quelque part,
un jour, on pourra avoir autre chose que du lithium. On pourra vivre maniaco
sans être un monstre ».
Josée associe aussi la médication au contrôle des émotions, une situation
qu’elle connaît depuis son enfance alors que personne n’exprimait ses émotions
(Rodriguez, 2000a) :
J’étais gelée. On me gelait sur les médicaments. Ça faisait juste remettre à plus
tard ce que je ressentais dans le fond. Ce que j’avais à sortir, je l’engourdissais. Ça
remettait pareil tout le temps à plus tard. J’accumulais pareil, tout le temps les
frustrations […] Si je suis pour passer le reste de mes jours comme ça, je veux
mourir. [Après coup, après plusieurs années de démarche personnelle dans
diverses ressources thérapeutiques, elle évalue son rapport au traitement médical.
À l’époque, elle pensait comme tout le monde que « c’est dans sa tête que ça ne
marche pas ».] Je pensais que ça allait tout guérir mes affaires. Le docteur va tout
guérir ça. Il a la solution. Et ce n’est pas vrai parce que c’est en dedans de nous
autres que ça se passe. Et c’est des choses qui commencent la plupart du temps
dans l’enfance, qu’on accumule et qui nous amènent au suicide.
Ces récits témoignent de l’absence d’espaces dont auraient absolument
besoin les personnes pour pouvoir parler, élaborer et agir sur leurs difficultés
avec le soutien des intervenants.
[J’ai] le rêve utopique, […] j’aimerais ça qu’à un moment donné, à l’hôpital psy-
chiatrique, on soit plus à l’écoute du monde de la personne, au lieu de bon, vite
je te bourre d’une injection ou de pilules. Mais de dire : « Qu’est-ce que tu viens
de vivre ? » Et moi, j’ai l’impression des fois, qu’en dedans de deux jours, la per-
sonne serait prête à sortir chez elle. Juste parce que quelqu’un l’écoute. Souvent,
les gens ont l’impression de ne pas être écoutés ou entendus (Lucie).
Très souvent les récits font état des hésitations, des peurs, des craintes
ressenties par les personnes face aux éventuelles conséquences d’une remise en
question du traitement. Bien plus, les récits mettent en lumière la façon dont se
trouve intériorisé le discours dominant qui contraint à accepter l’identité de
malade à vie et les conditions de vie qui lui semblent associées : pauvreté, inca-
pacité, accès limité à des activités socioculturelles. On ne peut tout simplement
pas envisager de poser des questions aux professionnels, de contester certains
aspects, même secondaires, même minimes du traitement ou de l’approche tant
le recours à la médication s’impose comme une « évidence », comme un passage
obligé vers la promesse d’un certain mieux-être, à la limite comme une croyance
à laquelle on s’accroche désespérément.
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 131

3. LES VOIX DE LA MARGE : L’ÉMERGENCE


D’UNE RÉFLEXION ALTERNATIVE SUR LE TRAITEMENT
PSYCHOPHARMACOLOGIQUE

Depuis sa fondation, le Regroupement des ressources alternatives en santé


mentale du Québec (RRASMQ)3 a mis en place des lieux d’expression, de
réflexion et d’échange pour les usagers et les intervenants des groupes membres4.
Cette orientation repose sur une philosophie d’intervention qui considère la
personne comme le sujet de son propre rétablissement, qui mise sur ses poten-
tialités plutôt que sur ses handicaps et qui l’interpelle comme citoyenne ayant
un rôle actif à jouer dans sa communauté. C’est dans ces espaces de partici-
pation qu’on entend les usagers parler de leur vie quotidienne, donner leur
opinion sur la psychiatrie, les politiques sociales, et la médication psychiatrique5.
On y entend de longs réquisitoires concernant les effets secondaires de la médi-
cation, on se plaint des difficultés – parfois des refus et des blocages – de
communication avec le médecin-prescripteur et qui empêchent de faire état des
effets de la médication sur leur vie : par exemple, l’usager qui n’arrive pas à
dormir et aimerait en parler à son psychiatre pour changer l’heure où il prend
tel médicament.
Dans ces divers lieux de parole, de partage d’expérience et de participa-
tion, on entend ainsi des commentaires épars, fragmentés sur la médication,
lancés au milieu d’autres débats. D’autres fois, les usagers expriment des critiques
très élaborées concernant le caractère trop dominant et exclusif de l’approche
biomédicale en psychiatrie et revendiquent un meilleur accueil en ce qui

3. À partir de la fin des années 1970, des personnes usagères des services en santé
mentale au Québec se sont alliées à des intervenantes et intervenants issus des ser-
vices publics et communautaires en santé mentale pour fonder diverses ressources
alternatives. Ces organismes se sont regroupés en 1983 dans le Regroupement de
ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ). Ces ressources
veulent se distinguer par leur « ailleurs et autrement » dont une façon singulière
d’accueillir la souffrance, le caractère novateur de leurs pratiques, l’humanisme et
la qualité de l’accueil, leur polyvalence, leur implication dans la communauté et
dans la société, leurs structures qui favorisent des rapports égalitaires entre les
usagers et les intervenants et la participation dans les instances de décision. Il s’agit
de centres de crise, des groupes d’entraide, de ressources thérapeutiques, de lieux
d’hébergement, de centres de jour, de ressources de réintégration au travail et de
ressources de suivi dans la communauté.
4. Le conseil d’administration, les assemblées générales et les comités de travail sont
toujours composés d’usagers et d’intervenants de ressources issues des diverses
régions du Québec.
5. Nous avons sélectionné ces exemples à partir des ateliers et rencontres qui ont été
enregistrés et qui ont fait l’objet des observations participantes dans le cadre de
recherches réalisées par ÉRASME depuis 1991.
132 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

concerne les services publics ou l’accès à des pratiques alternatives à la psycho-


pharmacologie. Ces prises de parole sont parfois empreintes de colère et de
tristesse, le plus souvent d’incertitude et de peur.
À partir de 1993, le RRASMQ prend la décision d’aborder directement
ces questions. Il met en place un comité de travail6 et le charge de proposer à
l’ensemble des ressources membres une démarche systématique, rigoureuse,
plus formelle et orientée vers la construction d’une analyse et d’une position
commune sur la médication psychiatrique. Fait très important à noter : ce
comité7 naît à l’initiative d’un petit groupe d’usagers et d’usagers-intervenants
encouragés et soutenus par des intervenants des ressources alternatives et par
des chercheurs. Ce sont principalement les usagers qui ont forcé le questionne-
ment au sein du RRASMQ et ils y ont trouvé un écho et un espace d’expression
et de réflexion qui s’est élargi par la suite.
Depuis, plusieurs comités – de projets d’expérimentation et de recherche-
action – se sont succédé dans l’élaboration d’une approche nouvelle, la Gestion
autonome de la médication (GAM), qui a permis d’articuler les discours et les pra-
tiques plurielles des usagers et intervenants des ressources alternatives et ceux
d’autres acteurs du champ de la santé mentale.
Au cours de ces années de débat, de réflexion, de recherche, d’expéri-
mentation et d’évaluation, l’élaboration du discours et des pratiques a donné
lieu à plusieurs déplacements importants concernant en particulier la représen-

6. Les comités du RRASMQ sont les principaux lieux de participation pour les usagers
et intervenants des ressources membres. Ils se veulent des espaces d’échange égali-
taires et représentatifs de la diversité de réalités des personnes et des groupes qui
font partie du mouvement alternatif. Les ressources alternatives et le RRASMQ
constituent les premiers espaces de représentation où intervenants et usagers
peuvent ainsi débattre et dialoguer. On assiste aujourd’hui à la multiplication des
espaces de consultation et de participation des usagers tant dans le mouvement
associatif que dans le secteur public.
7. L’Association des groupes d’intervention et d’accompagnement en défense des
droits en santé mentale du Québec (AGIDD-SMQ) s’est intégrée aussi aux travaux
du comité. L’AGIDD-SMQ a été constituée en 1990 : elle est le résultat de deux
décennies de travail en défense des droits en santé mentale par les usagers eux-
mêmes et un certain nombre d’intervenants. Ces groupes avaient déjà réussi lors
des audiences préparatoires à l’élaboration d’une politique de santé mentale à y
faire inscrire l’obligation pour le gouvernement de reconnaître et de financer un
groupe de défense de droits en santé mentale dans chacune des régions du Québec.
Cette association regroupe aujourd’hui quarante organismes dont quinze ont été
mandatés par le MSSS pour l’accompagnement en défense de droits dans toutes les
régions du Québec et dans les établissements. Les groupes de défense de droits,
membres du RRASMQ jusqu’à la création de l’AGIDD-SMQ en 1990, s’étaient déjà
intéressés depuis longtemps à la question de la médication dans une perspective de
défense de droits (Rodriguez et autres, 2007 ; 2006 ; 2001).
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 133

tation de la place que la médication psychiatrique occupe dans la vie des


personnes et dans les pratiques de santé mentale.
Ce texte s’articule autour de la présentation des « points tournants », des
« moments clés », des enjeux et des dilemmes qui ont traversé un processus col-
lectif d’élaboration de nouvelles pratiques intégrant des points de vue tenus
jusque-là à la marge. Cette réflexion a été élaborée à partir de l’analyse des
observations, d’entrevues et de documents recueillis dans le cadre de la
recherche évaluative participative portant sur la Gestion autonome de la médi-
cation.

Le projet initial : une ressource pour faciliter


le sevrage des médicaments psychotropes
En 1990, un usager, coordonnateur d’une ressource alternative, propose
au RRASMQ la création d’un comité pour étudier la question de la médication
en psychiatrie et la possibilité de mettre en place une ressource spécialisée en
sevrage de neuroleptiques, d’antidépresseurs, de tranquillisants, etc. Ce projet
visait à faciliter, aux personnes qui le souhaiteraient, l’accessibilité à un milieu
favorable et surtout à un accompagnement pour diminuer ou abandonner la
consommation de médicaments psychiatriques. Le projet voulait aussi faire une
large place à des traitements alternatifs (massage, acupuncture, alimentation
adéquate, relaxation, etc.). Le projet cherchait ainsi à trouver une réponse
immédiate et concrète aux préoccupations partagées par de nombreux usagers
quant au problème généralisé de la surconsommation de certains médicaments,
quant à l’efficacité limitée du traitement pharmacologique, aux contraintes
sévères liées aux effets secondaires et à la consommation à long terme de psy-
chotropes, aux conséquences de sevrages abrupts réalisés sans suivi médical.
Le comité « sevrage » est mis en place en 1993, animé par l’équipe de
travail du RRASMQ : il devient immédiatement un espace de discussion,
d’échange et d’étude de la question auquel participent des usagers, des interve-
nants, des coordonnateurs de ressources.
Plusieurs personnes sont invitées à présenter leurs réflexions8 au comité.
Les membres du groupe effectuent aussi deux voyages pour étudier « ce qui se
fait ailleurs » et s’en inspirer si possible : une maison d’hébergement consacrée
au sevrage dans le Maine aux États-Unis et le 388 à Québec qui a développé une
approche psychanalytique des troubles mentaux avec une position particulière
sur la médication (Turmel, 1990). De plus, les débats s’enrichissent des résultats

8. Parmi les invités du comité, mentionnons : David Cohen, Ph. D., à l’époque profes-
seur à l’Université de Montréal en service social et auteur du Guide critique des
médicaments de l’âme en collaboration avec l’AGIDD-SMQ ; Cécile Rousseau, psy-
chiatre, chercheure et clinicienne à l’Hôpital de Montréal pour enfants.
134 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

d’une recherche portant sur la Spécificité des pratiques alternatives en santé mentale :
discours et pratiques des usagers. L’analyse des résultats partiels a permis de mettre
en évidence la pluralité des relations que les usagers entretiennent avec leur
médication ainsi que les significations contradictoires que celle-ci acquiert dans
leur vie9.
Au fil des débats, la question du « sevrage » viendra occuper une place
moins centrale. L’intervention d’un participant au comité résume bien ce
premier déplacement dans l’élaboration du discours collectif : « On doit resituer
la question du sevrage dans notre compréhension globale de la santé mentale.
C’est-à-dire que la surmédication y est, pour ainsi dire, un problème de seconde
génération : avant la médication, il y a bel et bien une souffrance » (compte
rendu de la réunion du 26 février 1996, cité dans Rodriguez et autres, 2007,
2001).
Cette première phase du projet est donc marquée par la présence
constante des usagers qui portent l’interrogation initiale fondatrice de la GAM,
par une alliance entre usagers, intervenants et chercheurs et par une démarche
lente, longue et exigeante où tous les acteurs se sont installés dans une posture
de quête, de recherche, de tâtonnements, d’ouverture et d’écoute envers des
positions plurielles de délibération, ce qui permet d’éviter le piège du dogma-
tisme, du « modèle unique », de la fermeture.

La souffrance et la pluralité des expériences singulières :


au-delà des symptômes et du traitement pharmacologique

Considérer la souffrance
L’analyse des récits de vie des personnes vivant avec de graves problèmes
de santé mentale10 montre que la demande d’aide en psychiatrie, à l’origine de
la consommation des psychotropes, est réalisée dans un contexte de souffrance,
souvent extrême, où la personne a le sentiment douloureux d’avoir touché les
limites de ses ressources personnelles et de celles de son entourage. Lorsque les
personnes tentent de retracer les origines de cette souffrance, leurs récits
retrouvent souvent le fil d’une trajectoire personnelle jalonnée d’expériences
éprouvantes.
Les symptômes psychiatriques font ainsi partie d’une chaîne complexe de
difficultés personnelles, relationnelles et sociales ; ils y sont l’un des aspects plus

9. Les résultats ont été présentés au comité par Lourdes Rodriguez et publiés dans
Rodriguez, Corin et Poirel (2001).
10. La présentation des résultats de la recherche sur la Spécificité des pratiques alternatives
en santé mentale : discours et pratiques des usagers, contribue à ouvrir la réflexion autour
de cette question.
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 135

visibles d’un sentiment de désappropriation plus large qui envahit le rapport à


soi et au monde (Corin et autres, 1996). La psychose en particulier confronte la
personne et son entourage à l’étrangeté radicale et à l’incertitude.

Efficacité et signification
Les récits montrent aussi que le rapport à la médication est très complexe,
pluriel et paradoxal. Au-delà de son efficacité biologique, la prise de médica-
ments a toujours une valeur symbolique pour la personne et son entourage. Le
même traitement peut signifier des choses différentes à des moments distincts
de la vie de la personne. Ainsi, la médication psychiatrique peut parfois apporter
un certain calme dans une période de crise, mais par la suite, apporter un
sentiment de manque de vitalité, de détachement émotif ou être la source d’ef-
fets secondaires, difficiles à assumer à long terme. Parfois, des significations
contradictoires coexistent : la consommation de psychotropes représente, simul-
tanément, un certain équilibre et la santé, ainsi que le maintien du statut de
malade et de la dépendance envers le système de soins psychiatriques.
Pour certains usagers, la médication psychiatrique a contribué à réduire
la souffrance. Souvent, de longs parcours de demande d’aide ont précédé l’ob-
tention de l’information sur le traitement et la prescription de doses adéquates
dont les effets sont jugés positivement par la personne. D’autres souhaiteraient
vivre avec moins de médicaments ou trouver le traitement ou les doses qui per-
mettraient de réduire les effets secondaires. Finalement, certains souhaitent
vivre sans traitement pharmacologique et trouver des solutions alternatives.
L’importance de tenir compte de cette pluralité de positions face à la
médication dans l’élaboration d’une toute nouvelle approche a été confirmée
lors de l’évaluation faite par les usagers du Guide personnel de la gestion autonome
de la médication. La première version du Guide contenait des extraits de témoi-
gnages des expériences réussies de diminution et de sevrage des médicaments
psychiatriques. Lors des groupes de discussion constitués pour évaluer le Guide,
nombreux sont les usagers qui ont exprimé que ces témoignages présentaient
un modèle trop limitatif, loin de leurs expériences et de leurs attentes. Certains
considéraient que ces exemples véhiculaient un idéal inatteignable ou non sou-
haitable pour tous. Ceux qui ne cherchaient pas nécessairement à réduire ou à
abandonner la médication psychiatrique sentaient que ce guide portait un juge-
ment négatif implicite sur l’option qu’ils avaient prise, celle-ci s’éloignant de
« l’usager-modèle » valorisé par cet outil.
Le Guide a été modifié à partir des conclusions de cette évaluation. On a
ainsi diversifié les témoignages présentés afin de refléter la pluralité des rapports
à la médication, mais toujours dans l’optique de favoriser une appropriation du
pouvoir et la qualité de vie. On a aussi fait état des limites et des obstacles aux-
quels font face les personnes dans leurs trajectoires et dans leur vie quotidienne.
136 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

Les témoignages retenus permettaient de montrer que d’autres voies sont possi-
bles, incluant la vie sans psychotropes, et ceci, sans disqualifier la diversité de
choix des usagers.
L’idée initiale d’implanter une ressource ayant comme objectif d’accom-
pagner les personnes souhaitant diminuer ou abandonner leur médication et
accéder à un traitement alternatif est finalement abandonnée. Les membres du
comité considèrent qu’il faut proposer une réponse plus large et intégrée, qui
tienne compte de la pluralité des expériences personnelles. Le comité tient
cependant à ne pas laisser de côté la difficile question du « sevrage » et l’impor-
tance d’offrir un véritable choix aux personnes usagères.
L’expression Gestion autonome de la médication apparaît pour la première
fois dans un document de travail du comité en 1997. Cette appellation met en
évidence le déplacement effectué par le comité : le sevrage n’est plus considéré
comme une fin en soi. En 1998, le comité propose à l’Assemblée générale du
RRASMQ11 d’adopter l’approche de la GAM comme partie intégrante des pra-
tiques alternatives que l’ensemble des groupes membres s’engagerait à mettre
en application. Une première étape d’expérimentation est prévue afin de mieux
étudier et approfondir la démarche d’implantation de cette perspective.
Pour ce faire, un nouveau comité est mis en place en 1999 et vise cette
fois-ci à implanter la GAM dans dix ressources. Ce comité compte deux outils
principaux : un guide personnel de la GAM qui s’adresse aux usagers et une
première version du programme GAM qui s’adresse aux ressources membres et
où on énonce les principes et les étapes de mise en application. Ce projet-pilote
a impliqué d’emblée une articulation étroite entre milieux de pratique et
milieux de recherche. Des chercheures d’ÉRASME en ont assuré le suivi éva-
luatif d’implantation (Rodriguez et Poirel, 2001 et 2003). La contribution de
cette équipe se situe dans une perspective de recherche-action ; cette contri-
bution a notamment permis un va-et-vient constant entre l’élaboration des
principes et la mise en place des pratiques.
Le développement des pratiques GAM est alors au cœur des débats et de
nouvelles questions sont soulevées : les exigences que comporte l’accompagne-
ment d’une telle approche pour les ressources et leurs intervenants, les craintes
face aux réticences du secteur public12, la nécessité de transformer les pratiques
en santé mentale et de chercher des alliances auprès des psychiatres, des méde-
cins et d’autres professionnels, les limites de la GAM face aux situations de crise

11. Constituée des représentants (usagers et intervenants) de plus d’une centaine de


ressources alternatives aux modèles d’intervention pluriels réparties dans toutes les
régions du Québec.
12. Entre autres, certaines ressources ne sont plus recommandées aux patients par cer-
tains établissements car on craint une approche antipsychiatrique de la part
d’organismes qui prônent la GAM.
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 137

et au manque de ressources et, en particulier, les défis que représente l’expé-


rience psychotique.
Parmi ces nombreux thèmes, les débats autour de la question des droits
illustre bien les nuances complexes que l’approche GAM a dû intégrer afin de
répondre aux exigences de la pratique et du dialogue entre les usagers et les
intervenants. Il s’agit encore là d’un point tournant où les discours et les pra-
tiques GAM s’ouvrent à nouveau à la pluralité sans réduire la radicalité des
enjeux et des tensions qui les rendent vivants.

La question des droits et ses limites


En plus de chercher à mettre en place des pratiques alternatives concrètes
pour répondre aux difficultés quotidiennes vécues par les personnes, le comité
s’est penché sur la question des droits et des aspects légaux et éthiques de l’uti-
lisation de la médication psychiatrique. Les groupes de défense des droits
travaillent depuis longtemps sur ces questions et mettent l’accent sur les condi-
tions qui permettent l’exercice du droit au consentement libre et éclairé au
traitement, notamment le droit à l’information. Les ressources alternatives sou-
lèvent aussi des interrogations concernant les compétences nécessaires et la
responsabilité professionnelle dans un domaine d’intervention très spécialisé et
délicat où les risques sont grands pour la personne de revivre des crises très
graves et où les enjeux se posent parfois en termes de vie ou de mort. Préoccupé
par ces questions, le comité demande un avis juridique.

Le droit au consentement libre et éclairé


« La Gestion autonome des médicaments est non seulement un
choix, mais un droit fondamental de la personne » (MSSS,
1998).

Le droit au consentement libre et éclairé s’appuie sur le Code civil, et sur


la Charte des droits et libertés. Plus particulièrement, l’article 8 de la Loi sur la
santé et les services sociaux affirme que toute « personne utilisatrice de services
de santé et des services sociaux a le droit d’être informée sur son état de santé
et de bien-être, de manière à connaître dans la mesure du possible les diffé-
rentes options qui s’offrent à elle ainsi que les risques et les conséquences
généralement associés à chacune des options avant de consentir à des soins la
concernant ».
C’est dans cette optique que l’AGIDD-SMQ avait collaboré avec le
chercheur David Cohen à la publication du Guide critique des médicaments de l’âme,
et à l’élaboration de la formation L’Autre côté de la pilule. Il s’agissait principale-
ment de rendre disponible de l’information sur les limites de l’efficacité des
138 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

psychotropes, sur leurs effets secondaires et sur les symptômes de sevrage de


diverses familles de médicaments. Le Guide permet aussi de comparer leur effi-
cacité à d’autres traitements alternatifs et propose une méthode sécuritaire
pour le sevrage en fonction de divers types de psychotropes.
Selon la perspective des droits, la GAM consiste avant tout à garantir le
droit au consentement libre et éclairé. Elle considère que la GAM doit avoir
comme objectif de rendre accessibles à l’ensemble des usagers les informations
sur les effets secondaires de la médication et, dans le cas où les personnes sou-
haiteraient diminuer ou arrêter leur consommation, assurer l’accompagnement
médical nécessaire pour un sevrage progressif et sans danger. De ce point de
vue, les décisions relatives à la prise de médicaments concernent exclusivement
la personne. Celle-ci est responsable de sa démarche et, pour assurer l’exercice
de ses droits, elle doit pouvoir compter sur une information et un soutien adé-
quats tout au long du processus. Ainsi, d’un point de vue strictement légal, sauf
dans des situations extrêmes, bien définies par la Loi (danger pour soi ou pour
les autres), la personne possède le droit de donner ou non son consentement au
traitement et d’explorer des solutions alternatives. Seuls les professionnels de la
santé dont la compétence est reconnue peuvent modifier les prescriptions
(médecin, médecin psychiatre). De ce point de vue, le rôle des ressources alter-
natives consisterait à rendre les informations disponibles et, si la personne le
souhaite, accompagner celle-ci dans ses démarches. Les prescripteurs devraient
assurer l’accès à l’information et l’aide nécessaire à l’ajustement, à la réduction
ou au sevrage des médicaments.
Le comité fait face à une tension entre deux perspectives : la première,
prônée surtout par les groupes de défense des droits, donne la priorité à l’exer-
cice d’un droit ; la deuxième s’interroge sur les exigences d’accompagnement et
sur le soutien à offrir, pour la GAM, à des personnes vivant avec de graves pro-
blèmes de santé mentale. Il ne s’agit pas de remettre en question l’importance
des droits, mais de nuancer la manière de les appliquer dans le contexte des
ressources alternatives à partir de l’expérience d’intervention qu’elles possèdent,
des limites du système de soins et des défis que présente l’accompagnement de
personnes en situation limite.

Sujet de droits, sujet souffrant, sujet en mouvement


Les situations de souffrance extrême interrogent une conception centrée
exclusivement sur les droits et mettent en évidence ses limites pour orienter les
interventions. L’intervention en santé mentale et le rôle de la médication psy-
chiatrique mettent en lumière des dilemmes et des paradoxes dont la résolution
semble difficile, voire parfois impossible. Ainsi, certains usagers défendent leur
droit à ne pas vouloir toujours tout savoir. Dans certaines circonstances, ils ne se
sentent pas prêts à connaître les dangers que représente pour leur santé la
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 139

consommation régulière de psychotropes. Dans leur état, cela leur semble un


moindre mal ; ils ne veulent pas être confrontés dans leur choix. Les interve-
nants ou les usagers en position d’aidants considèrent la nécessité de donner
leur point de vue à la personne même si celui-ci va à l’encontre de son choix.
Cela peut impliquer de remettre en question le choix de la personne de refuser
le traitement pharmacologique, si l’on considère qu’elle n’a pas les moyens de
faire face aux difficultés qui suivront ou si la ressource ne peut pas assumer
l’accompagnement que la personne demande. Dans tous les cas, en situation
d’intervention, on est en contexte de relation et les choix personnels doivent
toujours tenir compte de la réponse de l’autre et impliquent une responsabilité
partagée. Le discours et les pratiques deviennent alors extrêmement nuancés et
complexes. Il est question de négociation des limites, de dialogue constant. Ce
travail dépasse largement une approche technique centrée sur l’information.
Au-delà des prescripteurs, ce travail concerne l’ensemble des individus, interve-
nants et professionnels qui viennent en aide à la personne.
Ainsi, les travaux des comités ouvrent la porte à de nouvelles réflexions
sur la place que la médication occupe dans la vie des personnes et dans les pra-
tiques courantes du système de soins en santé mentale. Il s’agit là d’un domaine
encore peu exploré tant par les ressources alternatives que par les intervenants
de la santé et des services sociaux en général.
Dans sa deuxième version, le cadre de référence de la GAM intègre ces
nouvelles réflexions. Ce document continue à attribuer une place essentielle au
droit au consentement libre et éclairé qui fonde l’approche GAM. Toutefois, les
pratiques concernant l’accès à l’information sont intégrées dans une perspec-
tive plus large où l’on donne la priorité à l’ouverture d’espaces de dialogue
individuels et collectifs, entre usagers et entre usagers et intervenants (incluant
les médecins) pour alimenter sans cesse la réflexion sur la place de la médica-
tion dans la vie des personnes et dans les pratiques en santé mentale.
Le RRASMQ met donc l’accent sur la mise en place des conditions qui
favorisent et assurent le consentement libre et éclairé, notamment l’accessibilité
à l’information régulière sur les droits, sur le traitement pharmacologique et
sur les approches complémentaires ou alternatives. La promotion d’une
meilleure collaboration entre les usagers, leurs proches et les intervenants du
secteur public et communautaire est aussi considérée comme une condition
indispensable au renouvellement des pratiques (RRASMQ, 1998), Ainsi, à la
suite du développement de la GAM à l’intérieur des ressources alternatives, un
nouveau projet de sensibilisation impliquant les services psychiatriques13 a été
développé (Rodriguez et Poirel, 2007).

13. Cette phase a été financée par le MSSS. Un comité provincial a été formé afin
d’accompagner ces expériences ; il était composé de représentants des ressources
alternatives, de personnes usagères, de psychiatres, de professionnelles et
140 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

Le travail de réflexion, de dialogue et de formation réalisé auprès des


partenaires du réseau public et du communautaire rencontre un écho très
positif (Rodriguez et Drolet, 2006). Ce travail a permis de sensibiliser les
proches, les intervenantes et intervenants en santé mentale à l’importance de
rester à l’écoute des personnes dans leurs rapports complexes à la médication.
Il arrive de plus en plus souvent que des ponts soient établis avec des interve-
nantes et intervenants du communautaire et du réseau public de la santé
(Rodriguez et Drolet, 2006).

LA RELATION DE LA RECHERCHE ET L’ACTION :


UN DIALOGUE INACHEVÉ

La description du long processus d’élaboration de la GAM et l’analyse des


enjeux qu’elle soulève permettent de saisir la contribution de ces nouveaux
acteurs que sont les usagers, à l’élaboration et au renouvellement des pratiques.
Cette analyse a aussi permis de montrer les tensions qui constituent cette nou-
velle manière d’aborder l’emploi de la médication en psychiatrie. Loin de
proposer une résolution définitive des dilemmes qui émergent, par exemple, de
la tension entre la perspective des droits et la perspective de l’intervention et de
l’accompagnement, ou entre celle d’une utilisation optimale des psychotropes
et la revendication d’approches alternatives en santé mentale, la GAM propose
de maintenir le dialogue ouvert. Il ne s’agit pas de chercher à résoudre ces ten-
sions et contradictions par de faux consensus, mais d’élargir les espaces de
débat et de dialogue où ces questions importantes peuvent être abordées dans
toute leur radicalité.
Durant ce parcours, la relation de la recherche avec l’action a permis
d’élargir les perspectives, de documenter les processus et les pratiques et de
rendre visibles les savoirs émergeant tant des usagers que des intervenants impli-
qués. L’analyse des récits de vie a révélé une pluralité d’expériences subjectives
que les espaces collectifs d’expression ne réussissent pas toujours à rendre audi-
bles et qui sont parfois occultées par les « discours officiels ». À travers de
nombreuses entrevues avec les usagers et intervenants participant à l’élabora-
tion des pratiques, la recherche permet aussi la création d’espaces d’expression
individuels « neutres » où l’on peut exprimer plus librement des critiques ou des
limitations qui resteraient autrement dans l’ombre.

professionnels de la santé et des services sociaux. Par la suite, le ministère du Déve-


loppement économique, de l’Innovation et de l’Exportation du Québec a octroyé
une nouvelle subvention afin de favoriser et élargir le transfert de connaissances et
consolider les pratiques GAM dans les ressources alternatives.
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 141

Dans ce processus, le chercheur n’est pas seulement un animateur sans


visage. L’image que la recherche renvoie aux acteurs en est toujours une d’éla-
boration, de recadrage, de construction nouvelle. Cette posture de recherche
implique de refuser une position de neutralité supposée mais impossible. Il
s’agit de maintenir la rigueur de la méthode et, par le transfert des résultats, la
réouverture du débat et du dialogue.
Par cette invitation au dialogue, et par l’intégration de la recherche à
l’action, le discours collectif et les pratiques qui constituent la GAM maintien-
nent l’ancrage de cette dernière dans des expériences singulières et plurielles
s’éloignant des discours rigides ou dogmatiques.

Pour conclure

Interroger les pratiques à partir des marges et des résistances


Les sociétés contemporaines imposent des logiques complexes de régula-
tion de la souffrance. L’analyse de la place très importante, pour ne pas dire
hégémonique, que le traitement pharmacologique a acquise, est particulière-
ment éclairante. Certes, la psychiatrie biomédicale permet de saisir certains
aspects essentiels du développement des troubles mentaux. On peut aussi penser
que, du point de vue subjectif, la psychopharmacologie ouvre aux personnes
concernées de nouvelles possibilités de soulagement d’une souffrance certaine,
une capacité d’être davantage en contrôle de soi et de se réapproprier un
pouvoir – même parcellaire – sur sa vie (Rodriguez, 2005). La recherche bio-
médicale en psychiatrie ouvre certainement de nouveaux horizons pour
comprendre l’être humain et ses souffrances.
Par ailleurs, la place qu’occupe cette approche sur le terrain des pratiques
tend à lui conférer une aura exclusive de légitimité scientifique. Cette approche
serait en soi objective, neutre, athéorique et n’aurait donc aucunement besoin
de se soumettre à des débats d’idées. Les contradictions, les limites et la plura-
lité des perspectives théoriques, scientifiques et éthiques risquent alors de se
voir occultées et, par le fait même, banalisées. Cette perspective tend à indivi-
dualiser les expériences de la souffrance et à offrir des réponses surtout
technocratiques qui ne tiennent pas compte de la pluralité des expériences et
des dimensions socioculturelles et relationnelles en jeu.
La réflexion proposée ici sur l’émergence de l’approche de la GAM
permet de mettre en évidence l’importance d’étudier les passages entre les
expériences individuelles et la construction des actions et des discours collectifs.
Le passage du singulier au collectif présente de nombreux défis et dangers et
des dérives potentielles. Les discours collectifs peuvent cristalliser les positions,
arrêter le débat et devenir des outils de promotion de certaines positions idéolo-
giques détachées à leur tour des expériences qui les fondent, se faire sourds aux
142 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace

plaintes qui cherchent des réponses, reproduisant ainsi le cercle de l’exclusion.


D’autres discours collectifs sont susceptibles de rendre visibles les enjeux asso-
ciés aux expériences de la souffrance et font contrepoids aux tendances
systémiques qui tendent à les fragmenter et à les individualiser en les détachant
de leurs causes et de leurs conséquences socioculturelles et politiques.
Si l’on considère le développement historique du champ des services
sociaux et de la santé selon les moments, la conjoncture, de nouveaux acteurs
émergent et deviennent les protagonistes de conflits et de négociations : certains
trouvent leur voix et réussissent à se faire entendre dans l’espace public ; d’autres
se révèlent incapables de trouver une parole signifiante que puisse entendre la
collectivité ou impuissants à percer les discours dominants ; d’autres enfin dis-
paraissent. Chaque fois, les acteurs sociaux prennent position pour influencer
la prise de décisions concernant la production, l’orientation et la distribution
des ressources symboliques, matérielles et humaines. C’est dans un tel scénario
que se jouent notamment les rapports sociaux d’inclusion et d’exclusion.
Certains mouvements rendent visibles les contradictions du système et les
conflits entre les divers acteurs impliqués et qui renvoient à une pluralité d’inté-
rêts parfois très divergents. L’histoire du développement de l’approche de la
Gestion autonome de la médication démontre le potentiel transformateur de
ces nouveaux espaces de dialogue entre, d’une part, les usagers, leurs proches et
les intervenants et, de l’autre, le secteur public et communautaire. Se situer dans
ces espaces frontaliers et contribuer à leur émergence, à la marge du système de
régulation, permet d’en relever les contradictions, de se mettre à l’écoute des
résistances et des conflits et de cibler les transformations nécessaires, notam-
ment, pour humaniser les pratiques, pour les rendre plus respectueuses des
personnes, de leurs univers de vie, de leurs expériences subjectives et de leurs
stratégies personnelles.

Bibliographie

Barazer, C., et C. Ehrenberg (1994), « La folie perdue de vue », Esprit, vol. 203, no 9,
p. 29-39.
Casey, D.E. (1996), « Side Effect Profiles of New Antipsychotic Agents », Journal of
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3
Troisième partie
L’ACTION : POUR UNE PENSÉE MÉTISSE
Aux limites du mal : souffrance
sociale ou violence sociale ?

Marc Perreault

Tout le monde tient le beau pour le beau,


c’est en cela que réside sa laideur.
Tout le monde tient le bien pour le bien,
c’est en cela que réside son mal1.

Ce texte est avant tout l’histoire d’un parcours intellectuel : un parcours


en allers et retours réalisé aux limites conceptuelles de la souffrance et de la
violence. Il ne s’agit pas de s’aventurer dans une quête personnelle de sens, mais
d’essayer de saisir la frange qui, à la fois, sépare et relie sur le plan social la souf-
france et la violence. Pour ce faire, j’intercalerai entre les notions de souffrance
et de violence celle du « mal ». Si « souffrir veut dire avoir mal2 », la violence est
ce qui fait mal. « Avoir mal » et « faire mal », tels sont les deux pôles du conti-
nuum réversible par lequel, je suppose, la souffrance est liée à la violence. Entre
ces deux extrémités du mal, comme sensation d’une part et comme action
d’autre part, se glisse le statut ambigu de l’« être mal », lequel pouvant autant
exprimer un état de mal-être : je suis mal, je me sens mal, que désigner un être mal,
un être par qui le mal arrive ou qui incarne le mal.
En introduisant le mal comme notion limitrophe de la souffrance et de la
violence, je situe d’emblée mon propos sur un plan social et culturel. La concep-
tion du mal, qui appelle à son tour celle du bien, varie en fonction des normes

1. Lao-Tseu, Tao-tö king, p. 12.


2. B. Vergely, La souffrance. Recherche du sens perdu, p. 9.
150 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

qu’elle vise à établir. Le champ du religieux, en particulier, a fait de l’idée du


Mal avec une majuscule un de ses thèmes privilégiés. Avec « le problème du
Mal » on entre, en effet, rappelle J. Bottéro3, dans un des domaines fondamen-
taux « de la psychologie religieuse et de l’histoire des religions ». En plus des
normes, la conceptualisation du Mal et du Bien soulève la question des enjeux
moraux et éthiques liés aux représentations et aux traitements de la violence et
de la souffrance. « Seuls les êtres moraux souffrent » prétend B. Vergely4.
Il va sans dire que je n’entends pas épuiser ici un thème aussi complexe,
émotif et subjectif que le mal dans ses rapports avec la violence et la souffrance.
L’usage que je fais de l’une ou l’autre de ces notions, et des autres apparentées
qui en découlent, sert avant tout à me guider dans le parcours qu’a constitué la
réalisation de ce texte ; lequel, soulignons-le, n’a aucune prétention à l’exhausti-
vité. Au contraire, ce texte ne relate qu’une partie seulement de la trajectoire
intellectuelle amorcée à partir de mon travail de « méta-analyse » au sein
d’Érasme5. À titre de « chercheur communautaire », on exigeait de moi que je
puisse revoir, voire réinterpréter, à partir de la perspective de la souffrance
sociale, les données de recherche recueillies dans les milieux marginaux des
jeunes Québécois d’origine afro-antillaise6. Les circonstances m’ont toutefois
amené à suivre une filière davantage réflexive qu’analytique.

3. J. Bottéro, Naissance de Dieu. La Bible et l’historien, p. 293.


4. B. Vergely, La souffrance. Recherche du sens perdu, p. 269.
5. Rappelons que ce travail de « méta-analyse » a été intégré, dans un premier temps,
lors de l’interprétation des phénomènes de violence des jeunes Québécois d’ori-
gine afro-antillaise vivotant dans et autour des « gangs de rue ». Les analyses
résultant de ce regard sur la violence par la lorgnette de la souffrance ont fait
l’objet d’un chapitre spécifique intitulé « Violence et souffrance : quelques itiné-
raires typiques » de notre ouvrage La gang : une chimère à apprivoiser. Voir Perreault
et Bibeau (2003), p. 144-224.
6. Dans le cadre de ma participation à Érasme, j’ai été de 1993 à 1999, comme cher-
cheur communautaire, responsable de la recherche à l’Institut Interculturel de
Montréal (IIM) auprès des milieux marginaux des jeunes Québécois d’origine
afro-antillaise. Appuyé par Kalpana Das, directrice générale de l’IIM, de Gilles
Bibeau, professeur à l’Université de Montréal et responsable scientifique de la
recherche et d’une équipe d’assistants de recherche principalement composée
d’intervenants de terrain œuvrant auprès des clientèles des milieux marginaux
afro-antillais, nous avons réalisé 135 entrevues en profondeur auprès de jeunes
âgés de 13 à 26 ans. À ces entretiens enregistrés et retranscrits sur support informa-
tique s’ajoute un questionnaire écrit auquel ont répondu 120 autres jeunes. Les
résultats de la partie francophone de cette recherche ont été publiés dans un
ouvrage aux éditions Boréal (voir Perrreault et Bibeau, 2003). Je tiens par la pré-
sente à remercier l’IIM pour m’avoir soutenu tout au long de la réalisation de cette
recherche ainsi que l’Organisation des jeunes de Parc-Extension (PEYO) qui m’a
permis de 1999 à 2004 de poursuivre le travail de « méta-analyse » dont est issu le
présent chapitre.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 151

Marqué par le sceau du temps7, mon travail de réflexion sur la souffrance


sociale s’est étendu dans l’espace. S’il débute par la révision des données de
recherche sur les milieux marginaux afro-antillais de Montréal, il s’est poursuivi
aussi loin qu’au Cambodge, avec la visite symbolique du Musée du génocide à
Phnom-Penh, ainsi qu’au Brésil, avec l’observation participante des jeunes
fumeurs de crack au centre historique de Salvador8. À vrai dire, c’est en côtoyant
au quotidien les jeunes fumeurs de crack de la rue que la dimension limite du
mal dans son rapport à la souffrance et à la violence s’est révélée déterminante
à mon esprit. Ce rapport limite du mal avec la souffrance et la violence se tradui-
sait alors à mes yeux par l’état limite de « jouissance » que constitue le moment
de la prise du crack, drogue autour de laquelle tourne toute la vie de ces jeunes
aux corps et aux visages émaciés. Aussi m’apparaissait-il que plus les conditions
de souffrance/violence sociale (il faudra voir comment il est possible ou non de
départager l’une de l’autre), qui marquent le vécu de ces jeunes, sont poussées
aux limites individuelles du tolérable, plus le sens catalyseur de la jouissance de
la consommation occupe l’espace central de leur existence. Comme s’il était
possible, dans certaines situations limites, d’établir une corrélation entre l’état
de mal vécu et celui du plaisir/déplaisir ressenti. Dans le cas des toxicomanies,
cette interface limite entre le mal et le plaisir trouve dans la figure antinomique
de la drogue comme pharmakon, c’est-à-dire la drogue à la fois comme poison et
antidote, son expression la plus significative9.
Le mal comme figure limite de l’interface entre la souffrance et la violence
possède différents visages, incluant celui des « sans visages », pour reprendre
l’image de Arlette Farge et de ses collaborateurs10, que sont les pauvres et les
démunis de nos sociétés. Aussi, dans notre représentation limite du mal, devons-
nous être en mesure d’opposer le « mal radical », à l’origine de notre conduite
rationnelle selon Kant11, avec la paradoxale « banalité du mal », à laquelle fait
référence H. Arendt12, et qui suppose « la possibilité de l’inhumain en chacun
de nous13 ». Tout le travail de méta-réflexion qu’est devenu pour moi l’exercice
de la méta-analyse, m’aura permis, entre autres choses, de mieux saisir le

7. Il faut rappeler que le travail de la méta-analyse a débuté dans mon cas à la fin de


l’année 1997 pour se terminer en janvier 2006. Nul besoin de dire que le prolonge-
ment dans le temps de ma réflexion est marqué par une distance, à la fois concrète
et analytique, par rapport aux données de recherche que mes collègues et moi
avons recueillies dans le cadre de notre collaboration avec Érasme.
8. M. Perreault, « Tourisme, marginalité sociale et restauration du centre historique
de la ville de Salvador au Brésil », p. 37-44.
9. À propos de l’utilité de la notion de pharmakon pour comprendre les toxicomanies,
on peut se reporter à notre ouvrage, Bibeau et Perreault (1995), p. 116-134.
10. A. Farge et autres, Sans visages. L’impossible regard sur le pauvre.
11. C. Crignon, Le mal, p. 59-61.
12. H. Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal.
13. M. Alpozzo, Y a-t-il une banalité du mal ?
152 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

caractère limite du mal dans ses rapports à la violence et à la souffrance. À ses


extrêmes, cette dimension limite se manifeste, par exemple, tout autant, d’un
point de vue personnel, dans le cri ou le silence de celui ou celle qui souffre que,
d’un point de vue collectif, dans « l’impossible regard sur le pauvre14 » par oppo-
sition au « devoir de mémoire15 » envers les victimes des atrocités humaines que
sont les génocides.
Amorcé à partir de la parole des jeunes Québécois d’origine afro-an-
tillaise qui fréquentent ou appartiennent aux milieux des gangs de rue, parole
qui compose le noyau principal de notre corpus de données16, mon travail de
méta-analyse sur la « souffrance sociale » est devenu peu à peu le prétexte à la
régénération de ma compréhension de la violence sociale qui avait, jusqu’alors,
orienté conceptuellement ma compréhension de ces milieux. Souffrance sociale
ou violence sociale ? En quoi ces deux notions se rapprochent et se distinguent-
elles ? Quel intérêt pour le chercheur et pour l’intervenant y a-t-il à les
distinguer ?
Dans ce chapitre, je présente les grandes lignes de ce travail de réflexion,
qui m’a conduit à repenser mon approche de la violence sociale. Il s’agit, en
suivant entre autres quelques pistes tracées par les enseignements de la littéra-
ture, d’examiner certains rapports qui unissent et distinguent la souffrance et la
violence en tant que notions opérationnelles nous aidant à mieux comprendre
la nature du social et de l’humain.
Dans un premier temps, je verrai à retracer les filières du Mal et de la
souffrance depuis la perspective religieuse. Avec son passage obligé par la phi-
losophie, ce parcours intellectuel m’amènera à effleurer la perspective de type
psychanalytique17. Le passage de la religion à la psychanalyse est, je le crois, le
principal chemin qu’a suivi la notion de souffrance pour devenir un objet
d’étude distinct pouvant être approché sous ses caractéristiques propres. Avec la
psychanalyse, les signes de la souffrance ne sont plus compris à la seule lumière

14. A. Farge et autres, Sans visages. L’impossible regard sur le pauvre.


15. T. Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle.
16. Par mesure de commodité, par la suite lorsque je me référerai à la parole de ces
jeunes, je parlerai des « jeunes de notre corpus ».
17. Je ne fais référence ici à aucune « école » de pensée ou de pratique en particulier.
Derrière l’expression « type psychanalytique », je range toute approche de soins ou
d’analyse fondée sur des modalités d’écoute et d’interprétation non déterminées
par une exégèse dogmatique mais fondée plutôt sur une herméneutique ouverte à
la recherche du sens. Si je cite les travaux de S. Freud plus que d’autres, c’est uni-
quement, d’une part, pour situer le caractère naissant de ma propre réflexion en
lien avec « la naissance de la psychanalyse » et parce que, d’autre part, comme le
souligne J.-B. Pontalis (1977 : 256), on retrouve « en creux », de bout en bout de
l’œuvre de cet auteur, « l’ébauche d’une théorie originale de la douleur » même si
celle-ci reste toujours inachevée.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 153

des exégèses religieuses ou d’une sémiologie médicale quelconque, mais nous


parlent de quelque chose d’autre dans un langage incertain à découvrir et qui
reste à décoder18. Une fois extirpée de ses arcanes religieux, la souffrance peut
dès lors être traitée en-soi et pour-soi, dans ses rapports avec la personne qui
souffre et avec autrui. Elle ne peut, autrement dit, comme on le verra, être
approchée que dans un jeu d’approximation intersubjective de la réalité et de
l’expérience de la sensation. Au terme de ce voyage par les idées et les auteurs,
je reviendrai sur certaines leçons que l’on peut tirer de la parole des jeunes de
notre corpus.

SOUFFRANCE ET VIOLENCE : LES DEUX FACES DU MAL

Je dois avouer que j’étais peu enthousiaste au moment où l’on proposa la


souffrance comme thème de la méta-analyse. Non pas que le sujet ne m’appa-
raissait pas digne d’intérêt, mais j’avais alors l’impression, à tort ou à raison,
qu’en choisissant la souffrance, on faisait prendre un virage résolument psycho-
logisant à l’approche sociale de la violence que je privilégiais. Ma crainte était
amplifiée par le fait que n’ayant jamais directement abordé la question de la
souffrance lors de mes travaux de recherche au sein d’Érasme, je m’interrogeais
sur ma capacité réelle de parler au nom de la souffrance des autres, une souf-
france qui demeure la plupart du temps non dite et que je dois extrapoler à
partir de ma propre conception de la souffrance19.
Les paroles de Wittgenstein sur la difficulté de ressentir la douleur
d’autrui me revenaient en tête. « Je peux seulement croire, note Wittgenstein20,
qu’autrui souffre, mais je sais quand je souffre. » Aussi ne devrait-on pas dire « Il

18. Cela dit, la psychanalyse n’est pas à l’abri d’une interprétation exégétique de la
souffrance fondée sur ses propres dogmes ou mythes intellectuels.
19. Il faut toutefois rappeler, pour le bénéfice du lecteur, qu’au départ il n’était pas
encore question au sein d’Érasme de « souffrance sociale » mais de la souffrance
tout court. Or, la perspective de la violence a contribué à imposer au sein de
l’équipe l’idée de la souffrance sociale. Si, d’entrée de jeu, la nouvelle délimitation
du thème de la méta-analyse a permis de dissiper quelque peu mes craintes initiales
à propos des risques de dérapages de type psychologisant que recèle toute approche
de la souffrance, elle n’a pas pour autant diminué mes craintes quant à la subjec-
tivisation des données et à leur interprétation. Au contraire, qu’est-ce que la
« souffrance sociale » ? À la première écoute, il n’est pas interdit de penser que cette
expression réfère à des formes de misérabilisme. Aussi, afin de ne pas tomber à
mon tour dans le panneau de la complainte et de la désolation, ai-je choisi dans un
premier temps de mettre en veilleuse l’idée de la souffrance sociale, pour me
concentrer sur les rapports que la souffrance et la violence entretiennent entre
elles. Je me proposais cependant d’examiner ces rapports dans une perspective,
avant tout, sociale.
20. L. Wittgenstein, « Investigations philosophiques », p. 225.
154 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

souffre » mais plutôt, précise le philosophe, « Je crois qu’il souffre21. » Mon


rapport avec la souffrance d’autrui est voilé par le doute sur sa spécificité. Toute
souffrance comporte une part indicible qui reste insaisissable pour l’autre.
Lorsque je parle ou que j’essaie de dire ma douleur à un autre, je suis déjà dans
une autre réalité que la douleur elle-même. Tout effort de communication de la
souffrance procéderait, en ce sens, par des formes d’approximation intersubjec-
tive entre la personne qui a mal et l’autre qui croit qu’elle a mal.
La crainte qu’une « méta-analyse » construite autour de la notion de souf-
france ne dérive vers une interprétation subjective du mal et de ses significations
était accrue, de plus, par la nature même du matériau constituant notre corpus
de données. En effet, la nature violente des milieux que j’ai étudiés, en particu-
lier les gangs de rue, permet de croire qu’il est facile de sombrer dans le pathos
lorsqu’il s’agit de présumer de la souffrance qui est engendrée par la violence ou
qui serait à l’origine de celle-ci. Nul doute que le viol collectif d’une jeune fille,
les tentatives d’assassinat « entre frères » ennemis ou la raclée que la gang oblige
à subir en guise d’initiation comportent chacun leur part de souffrance. Par
contre, je ne peux que supposer la nature de cette souffrance et la forme qu’elle
prend, surtout lorsque la personne qui la subit décide, délibérément ou non, de
la taire. Sauf quelques rares exceptions, l’expression de la souffrance ne se
dégage pas de la parole des jeunes des milieux marginaux que nous avons ren-
contrés. Or suis-je autorisé à parler de cette souffrance à leur place ?
Toutefois, telle une forme de dissidence parmi le silence qui recouvre la
souffrance de ces jeunes, une phrase résonnait encore haut et fort dans ma tête.
Celle-ci avait été prononcée par une adolescente qui, au moment où nous l’avons
rencontrée, se sentait rejetée autant par sa famille que par son ancienne gang.
« Je suis la plus souffrante à Montréal » avait dit cette jeune femme en proie à des
idéations suicidaires. Or, s’il est possible d’entendre, dans ces mots à teneur
dramatique, un appel à l’aide s’adressant à celle ou celui qui écoute, cette phrase
sonne aussi, à l’oreille du chercheur que je suis, comme une brèche dans le
matériau composant notre corpus de données. On peut, en fait, parler d’une
« brèche de sens » qui ouvre vers un autre rapport de compréhension avec le
reste des données. En criant sa souffrance, cette jeune mère proclamait à qui
voulait l’entendre la position limite et insoutenable qu’elle occupait. Se sentant
rejetée de ses principaux ancrages dans sa communauté, il ne lui restait à ses
yeux que la mort comme principale porte de sortie. Expérience limite de libéra-
tion, l’appel à la mort par son sacrifice semblait alors donner un sens à ses
souffrances. Son témoignage est d’autant plus troublant qu’il détonne par
rapport à celui des autres jeunes de notre corpus. Chez les jeunes des milieux
marginaux afro-antillais que nous avons rencontrés, le suicide n’est pas une
solution envisageable. Ce sont des jeunes engagés dans l’action pour lesquels la

21. Ibid.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 155

gang constitue avant tout une stratégie de survie et un espace protecteur face
aux ennemis extérieurs de leur réalité quotidienne de fils et de filles d’immi-
grants22. Pour eux, il importe aussi de prendre soin de leur corps. Objet de
séduction, celui-ci est pour les garçons un moyen d’affirmer leur virilité et, pour
les filles, danseuses nues ou prostituées, un instrument de travail23.
Témoignage limite de notre corpus, se situant en quelque sorte à la marge
de la marge par rapport à la voix des autres jeunes, le cri retentissant de cette
jeune femme m’autorisait, dans le cadre de la méta-analyse, à suivre une pre-
mière piste concrète, et non seulement subjective, dans mon approche de la
souffrance de l’autre. Ce cri, comme je devais le comprendre plus tard, expri-
mait parmi toutes choses la rupture du lien qui caractérise toute souffrance/
violence sociale. Au fur et à mesure que ma réflexion sur la souffrance progres-
sait, c’est toute mon approche de la violence qui se transformait. Contre toute
attente, la méta-analyse me força à intégrer les rapports d’intersubjectivité
propres à toute approche ou communication de la souffrance dans ma compré-
hension des formes de violence.
Cette nouvelle perspective présuppose qu’il y a dans la volonté de compré-
hension du chercheur une part de reconnaissance de son engagement vis-à-vis
de son ou ses « sujets » de recherche. L’approche de la souffrance, quelle qu’en
soit la nature, ne peut prétendre à la neutralité. En effet, toute approche de la
souffrance conduit à des formes de traitement de celle-ci qui implique la subjec-
tivité intentionnelle de celui ou celle qui cherche à entrer en relation avec la
douleur de la personne qui souffre. On ne peut rester neutre devant l’expres-
sion de la souffrance que l’on cherche à traduire et à comprendre. Si, dans le cas
de la violence, on peut concevoir la possibilité d’une description objective des
traits qui la caractérisent, tels la force de l’impact, le nombre de morts et de
blessés ou l’état d’une maladie d’ordre biologique, dans le cas de la souffrance,
une description « objective » reste pratiquement impossible ou contraire à sa
réalité subjective.
La présomption de souffrance est toujours liée à l’appréhension de la per-
sonne qui lui concède le « doute » de son existence. Approcher la souffrance,
c’est toujours se placer en relation avec elle, pour le meilleur ou pour le pire.
Cela dit, il ne faut pas déduire de ce que je viens de dire que la violence est
objective et que la souffrance est subjective. Non seulement le traitement de la

22. M. Perreault et autres, « De la gang : une stratégie de survie », p. 29-46.


23. Sur la question du suicide et du rapport au corps chez les jeunes de différents
milieux marginaux, j’ai semé quelques pistes de recherche dans un article récent
(Perreault, 2005a). Ajoutons, ici, l’importance que joue la religion ou la spiritualité
dans la vie des jeunes des milieux immigrés d’origine afro-antillaise et qui semble
constituer un facteur non négligent de résilience face à l’option du suicide et de
l’avortement.
156 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

violence est tout aussi sinon plus subjectif que la souffrance24, mais cette der-
nière est objectivement bien réelle pour la personne qui la vit. Mon point de vue
se limite ici à la capacité de décrire, de comprendre et de communiquer l’une et
l’autre. On ne peut aborder la « souffrance » de l’autre sans se mettre dans une
prédisposition de « complicité25 » favorable ou défavorable avec celle-ci, tandis
que pour la violence il est toujours possible de conserver avec elle une distance
critique, bien que cela n’arrive presque jamais tellement les interprétations com-
munes de la violence sont stéréotypées. En fait, violence et souffrance sont si
mêlées dans nos esprits qu’il est souvent difficile de les dissocier.
« La souffrance, dit W. Sofsky26, est la souffrance. Elle n’est pas un signe,
elle n’est porteuse d’aucun message. Elle ne renvoie à rien. Elle n’est rien que le
pire de tous les maux. » Or nous sommes encore loin d’une telle conception
épurée de la souffrance. L’ordre moral d’aujourd’hui est le règne des « bien-
souffrants » et non plus des bien-pensants. « Je souffre donc je vaux. Au lieu, dit
Bruckner27, de rivaliser dans l’excellence, l’enthousiasme, hommes et femmes
rivalisent dans l’étalage de leurs disgrâces. » L’idolâtrie que nous vouons à la
douleur, l’élévation de « la victime en héros national », auquel le reality show nous
invite à nous identifier, créent « l’idée que seuls accèdent à la dignité les êtres
qui ont pâti ». Même entre les « peuples martyrs » s’établit une « concurrence
victimaire28 » sur la base de leurs souffrances et de leur droit à la vengeance.
Comment penser les rapports que la violence et la souffrance entretien-
nent avec le mal sans tomber dans le panneau de la victimisation ni celui de la
banalisation ? Tel est un des défis que pose l’élaboration d’un modèle de com-
préhension de la souffrance/violence sociale s’inscrivant à la base d’une théorie
du social et de l’action.

24. À propos de la subjectivité de la violence ou plutôt comment l’expérience collective


de la violence peut modifier la subjectivité individuelle, voir entre autres Das et
autres (2000). Par ailleurs, comme le souligne à juste titre M. Wieviorka (2002), il
n’y a pas « réellement de solution à ce problème de la dualité de la violence, qui est
à la fois objective et subjective ». En fait, précise-t-il, il importe de « toujours essayer
de circuler entre les deux points de vue. Il ne faut jamais accepter la pure subjecti-
vité de ce qui est dit sur la violence, mais il ne faut jamais non plus se contenter de
chiffres et de statistiques. L’important est de ne pas se figer sur l’un de ces deux
pôles. »
25. Les deux figures extrêmes de cette « complicité » avec la souffrance d’autrui sont
certainement la posture de compassion ou d’empathie d’un côté et celle du tortion-
naire de l’autre.
26. W. Sofsky, Traité de la violence, p. 63.
27. P. Bruckner, L’Euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, p. 135-136.
28. P. Bruckner, La tentation de l’innocence.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 157

DE LA RELIGION À LA PSYCHANALYSE :
LES SENS DE LA SOUFFRANCE

On peut trouver hâtif le saut de la religion à la psychanalyse par lequel je


me propose d’appréhender la souffrance en tant qu’objet d’étude distinct et
spécifique. Laissons tomber, pour l’instant, l’idée de souffrance sociale pour
nous concentrer sur les caractéristiques humaines et conceptuelles de la souf-
france. Au-delà d’une simple question de mots, et de la confusion qui peut
émaner de ceux-ci29, le thème de la souffrance est, pour moi, autre chose que la
seule sensation de douleur. Dans mon esprit, l’idée de la souffrance sous-entend
l’existence d’un rapport cognitif, émotif et culturel, un rapport appelons-le
humain, avec la douleur30. C’est ce rapport à la douleur ou au « mal », qui se
dévoile en général sous la forme de « signes », qui distinguerait la notion de
souffrance de celle de la douleur. Il y aurait donc, selon moi, implicitement
enfouie dans la notion de souffrance, l’idée d’une distance conceptuelle avec la
sensation de douleur, peu importe l’importance ou la forme que peut prendre
cette distance.
On peut invoquer que la médecine, du moins dans sa version moderne
occidentale, a su, bien avant la psychanalyse, établir un rapport signifiant avec
le sens de la douleur. Or, dans le tableau clinique de la sémiologie médicale, la
douleur est avant tout un indice de la maladie ou un symptôme du corps souf-
frant ; elle n’est pas ce que l’on traite mais ce qui indique ce que l’on doit traiter
ou une conséquence de ce traitement. L’apparition des « cliniques de la douleur »,
l’intérêt que la médecine voue de plus en plus à l’apaisement du mal sont des
phénomènes relativement nouveaux, s’inscrivant dans un courant de société
plus large où le rapport à la souffrance n’a plus la même signification qu’aupa-
ravant. Aux dires de certains, nous vivons aujourd’hui à une époque où le
« devoir de bonheur » à tout prix nous rendrait intolérables à toutes formes de
malheur et de souffrance31. Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, nos

29. L. Blais, « Construire l’autre… comme semblable », p. 105-124 ; P. Ricœur, « La souf-


france n’est pas douleur », p. 58-69.
30. Ainsi selon cette définition minimale, s’il m’est possible par exemple de présumer
de la douleur d’un animal, je ne peux, par contre, lui appliquer la propriété de
souffrance qu’en prêtant à celui-ci des traits anthropomorphes. Au-delà d’une
simple histoire de mots, il s’agit seulement de nuancer la signification spécifique
que j’accorde à chacun d’eux, même si je sais que dans l’usage courant, il est pos-
sible de changer l’un pour l’autre sans altérer le sens de notre propos. Ainsi, si je
parle de « douleur psychique », aussi réelle et douloureuse qu’elle soit, je me situe
dans mon schéma du côté de la « souffrance » bien que l’expression « douleur psy-
chique » demeure tout à fait valable pour signifier la nature de cette souffrance.
31. En contrepartie de ce « devoir de bonheur », interdisant le malheur et la souffrance,
on peut se questionner sur la montée de la violence spectacle dans la société, alors
qu’il est devenu tout à fait normal, pour ne pas dire banal, pour certains, de se
158 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

sociétés n’ont jamais autant parlé de souffrance depuis qu’elles s’occupent exclu-
sivement du bonheur32.
À vrai dire, la médecine n’a entrepris que depuis peu de « s’attaquer offi-
ciellement au problème de la douleur et de la souffrance33 ». La tâche est loin
cependant « d’être achevée, tant les réticences demeurent trop grandes, par
exemple, parfois, pour donner de la morphine à un malade qui souffre trop,
celle-ci étant assimilée à la drogue34 ». La médecine occidentale a, dans les faits,
évolué en parallèle, sinon à l’ombre de la morale religieuse dominante. Long-
temps, le : « femme, tu enfanteras dans la douleur » de la Genèse a été adopté
comme la règle sensée du corps médical. Même la guérison de la maladie se doit
parfois de faire mal. On n’a qu’à penser à cette croyance populaire selon laquelle
un traitement qui fait mal est un traitement qui fait effet.
Dans tous les cas, on ne peut comprendre les rapports historiques qu’une
société établit avec la souffrance sans tenir compte des dimensions religieuses
qui leur donnent sens et qui participent à leur institution dans les discours et les
représentations. Ainsi est-il révélateur d’opposer la logique punitive de la souf-
france héritée de l’Ancien Testament35 à la représentation de la vie comme
souffrance (« la vie est souffrance ») propre à l’hindouisme et au bouddhisme.
Nous avons ici deux conceptions du monde édifiées sur un rapport différent de
l’homme et de la femme avec la souffrance.
Dans la Genèse, « l’homme est la cause du mal » ; « c’est par lui que le mal
vient au monde – quelle que soit sa nature36 ». L’homme introduit le mal dans la
perfection de la Création en mangeant le fruit de l’arbre de la connaissance du
bien et du mal. Or, explique Safranski, « l’histoire du péché originel montre que
l’homme est un être qui, par nature, a le choix, un être libre37 ». La réalité du
mal serait en ce sens la conséquence de notre liberté. Le prix à payer pour cette
liberté ne serait toutefois pas le même pour tout le monde. Ainsi, l’origine de
l’histoire selon la Genèse débute-t-elle par le châtiment de la femme qui a péché

divertir en regardant le malheur des autres, parfois même mortel, dans des émis-
sions de télévision qui présentent ces drames sous l’angle de la cocasserie.
32. P. Bruckner, L’Euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur.
33. B. Vergely, La souffrance. Recherche du sens perdu, p. 24.
34. Ibid., p. 25.
35. « L’Ancien Testament avait su donner aux maux terrestres un sens justificatif rigou-
reusement logique. Toute souffrance n’était, en fin de compte, que punitive, que
l’accomplissement, dès ici-bas, d’une justice divine avide de vengeance, la punition
du péché de l’individu, de l’enfant, comme de celui des parents et de toute la géné-
ration entachée du péché originel » (Scheler, 1942 : 62-63).
36. R. Safranski, Le Mal ou le Théâtre de la liberté, p. 25.
37. Ibid., p. 19.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 159

par son désir de s’unir à l’homme38. Au Moyen Âge, par exemple, on reconnaissait
« la dignité du pauvre, image du Christ souffrant, mais aussi son utilité par son
rôle d’intercesseur en faveur du riche39 ». Par contre, lorsque le pauvre sous les
traits du « vagabond a rompu tout lien avec le monde de l’interconnaissance, il
brise l’ordre social et devient le porteur d’une inquiétante altérité ». À ce moment,
il devient « un “ sans-aveu ” dépourvu d’appartenance communautaire40 ».
Le sens de la souffrance est cependant autre dans les enseignements
bouddhistes, eux-mêmes hérités de la tradition hindouiste. Dans cette concep-
tion du monde où domine le non-soi, la souffrance est la première des quatre
nobles vérités41. Aussi faut-il connaître l’origine de la souffrance (deuxième
vérité), afin de pouvoir la détruire et réaliser la cessation de la souffrance
(troisième vérité), de façon à mettre celle-ci en pratique par la voie de la cessa-
tion de la souffrance (quatrième vérité). Si la douleur et la souffrance sont des
faits inéluctables de la vie, ils ne sont pas pour autant souhaitables. Ainsi distin-
gue-t-on les souffrances en deux catégories interreliées : soit celles qui sont
évitables telles que la guerre, la pauvreté ou la violence et celles qui ne le sont
pas telles que la maladie, le grand âge et la mort42. Notre expérience de la souf-
france est également liée à celle des autres, d’où notre capacité commune
d’empathie43. Dans la pensée bouddhique, l’expérience de la souffrance com-
mande différentes postures « éthiques » dont celle de la compassion, que l’on se
doit d’avoir à l’endroit de la souffrance des autres incluant son tortionnaire44 !
Suivant une logique d’interdépendance avec l’ensemble du cosmos et des
êtres vivants, il est donc de notre ressort d’éviter, sinon d’atténuer, les souf-
frances, en commençant par la souffrance d’autrui. La souffrance n’est pas ici
l’indice d’un châtiment de Dieu ou d’une étape inéluctable à franchir en vue

38. Ainsi ce passage de la Genèse cité par R. Safranski (1999 : 25) : « Dieu dit à la
femme : “ Je ferai qu’enceinte, tu sois dans les grandes souffrances ; c’est pénible-
ment que tu enfanteras des fils. Tu seras avide de ton homme et lui te
dominera ”. »
39. J. Cubero, Histoire du vagabondage du Moyen Âge à nos jours, p. 83.
40. Ibid., p. 47.-
41. T. Gyatso, The Fourth Noble Truths. Fundamentals of the Buddhist Teachings.
42. Cette distinction entre une souffrance souhaitable et une autre qui l’est moins n’est
pas sans rappeler la remarque que fait Primo Levi à propos de la « violence utile »
par opposition à la « violence inutile » : « Existe-t-il une violence utile ? Oui, malheu-
reusement. La mort, même non provoquée, même la plus clémente, est une violence,
mais elle est tristement utile : un monde d’immortels ne serait ni concevable ni
vivable, il serait plus violent que le monde actuel, qui l’est cependant » (Levi, 1989 :
104).
43. T. Gyatso, The Fourth Noble Truths. Fundamentals of the Buddhist Teaching, p. 137-138.
44. Le dalaï-lama rappelle souvent cette histoire d’un moine tibétain, ayant vécu près
d’un quart de siècle dans une prison chinoise désaffectée et ayant subi les pires
sévices physiques, dont la plus grande crainte durant toutes ces longues années a
été de perdre sa compassion à l’endroit de ses geôliers !
160 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

d’arriver à un monde meilleur, mais une qualité immanente de la vie45. Une fois
ce fait compris, il est donc tout à fait normal que nous désirions le bonheur et
non pas souffrir, entendu que le bonheur est un état intermittent et relatif46.
Cette conception du bonheur comme « phénomène épisodique » et relatif n’est
pas sans rappeler celle de S. Freud.
Dans Malaise dans la civilisation47, Freud souligne que l’aspiration au
bonheur, propre à la conduite des hommes et à leurs attentes face à la vie, com-
porte deux faces : « un but négatif » consistant à « éviter douleur et privation de
joie » et « un but positif » consistant à « rechercher de fortes jouissances ». Or,
pour lui, il est clair que dans « son sens plus étroit, le terme “ bonheur ” signifie
seulement que ce second but a été atteint48 ». Le bonheur, dit-il, « résulte d’une
satisfaction soudaine de besoins ayant atteint une haute tension49 ». Il découle
de ce constat que « nos facultés de bonheur sont déjà limitées par notre consti-
tution », puisque « toute persistance d’une situation qu’a fait désirer le principe
du plaisir n’engendre qu’un bien-être assez tiède ». En fait, « seul le contraste est
capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l’état lui-même ne
nous en procure que très peu ». Aussi nous est-il beaucoup moins difficile de
faire l’expérience du malheur que du bonheur50. Selon Freud, « la souffrance
nous menace de trois côtés », soit depuis notre propre corps qui ne peut « se
passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse », soit
depuis le « monde extérieur » qui dispose de forces invincibles et inexorables
pouvant nous anéantir, soit depuis « nos rapports avec les autres êtres
humains51 ».

45. À noter que les exégètes des textes bibliques sont aujourd’hui nombreux à se distan-
cier de la représentation de la souffrance « comme à la fois une juste expiation du
péché et comme une voie nécessaire de salut ». Les effets pervers de cette représen-
tation porteraient, croit-on, préjudice au christianisme. « Le Christ a souffert non
pour que les hommes souffrent davantage, mais pour les aider à transcender spiri-
tuellement leur souffrance, pour leur permettre d’en changer le sens à leur profit,
et pour finalement les en libérer » (Larchet, 1999). Pour Jean-Paul II (1984), « dans
la souffrance se cache une force particulière qui rapproche intérieurement
l’homme du Christ, une grâce spéciale ».
46. J.-C. Larchet, Dieu ne veut pas de la souffrance des hommes, p. 49-50.
47. S. Freud, Malaise dans la civilisation. Ce livre a fait l’objet d’une nouvelle traduction
française aux PUF en 1995 sous le titre de Malaise dans la culture. Je me réfère
cependant ici à la première traduction de C. et J. Odier publiée originellement en
1971.
48. Ibid., p. 20.
49. Ibid.
50. Ibid., p. 20-21.
51. Ibid., p. 20.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 161

En faisant du bonheur « un problème d’économie libidinale indivi-


duelle52 », Freud rapproche l’état de souffrance de celui du plaisir53. Aucun
conseil n’est applicable pour tous, « chacun doit chercher par lui-même la façon
dont il peut devenir heureux54 ». Mais « la tolérance provisoire du déplaisir » est
inévitable « sur le long chemin détourné qui mène au plaisir ». Avec l’expérience
du déplaisir, « le principe de plaisir est relayé par le principe de réalité55 ». Or, selon
Pontalis56, « qu’est-ce qui est, au sens propre, au-delà du principe de plaisir-
déplaisir, sinon la douleur ? » « La douleur est effraction ; elle suppose l’existence
de limites : limites du corps, limites du moi57. » Mais c’est aussi le propre de la
douleur que de « brouiller les frontières58 ». « L’expérience de douleur s’effectue
à l’intérieur d’un “ moi-corps ” » ou d’un « “ corps psychique ” ». « Comme si, avec
la douleur, le corps se muait en psyché et la psyché en corps59. » C’est cette limite
corporelle de l’expérience de la douleur qui fait que la douleur « n’est qu’à soi60 »
à la différence de la souffrance qui peut être partagée ou collective même si elle
comporte toujours une part insaisissable pour l’autre. Ce serait en fait, pense
Freud61, le jeu de la religion, en faisant partager à ses adeptes un même « délire
collectif », d’imposer « uniformément à tous ses propres voies pour parvenir au
bonheur et à l’immunité contre la souffrance ».
Sur la douleur, dit Freud62, « nous savons très peu de choses ». Il est toute-
fois instructif de voir comment ce dernier essaie de démêler celle-ci des
sentiments d’angoisse et de deuil. La démonstration de Freud tourne autour de

52. Ibid., p. 29-30.


53. Le rapprochement entre souffrance et plaisir comme limite mutuelle de l’une et de
l’autre est un thème récurrent de la littérature remontant aussi loin qu’aux Grecs
anciens et à Épicure. Jusqu’à un certain point, en fait, l’approche freudienne du
principe de plaisir n’est pas très éloignée de l’approche épicurienne. Pour Épicure
(1994 : 194-195), « le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse ». Mais,
précise-t-il, « nous pensons que bien des douleurs sont préférables à des plaisirs,
lorsqu’un plus grand plaisir s’ensuit pour nous, après avoir longtemps supporté les
douleurs. Donc, tout plaisir, parce qu’il a une nature appropriée, est un bien, et
cependant tout plaisir n’est pas à choisir ; de même que toute douleur est un mal,
bien que toute douleur ne soit pas de nature à toujours être évitée » (Lettre à
Ménécée). Ou encore : « La suppression de tout ce qui est souffrant est la limite de
la grandeur des plaisirs. Et là où se trouve ce qui ressent du plaisir, tout le temps
qu’il est, là n’est pas ce qui est souffrant, affligé, ou les deux » (Épicure, 1994,
« Maximes capitales III », dans Lettres, maximes, sentences, p. 199).
54. S. Freud, Malaise dans la civilisation, p. 30.
55. S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », p. 46.
56. J.-B. Pontalis, Entre le rêve et la douleur, p. 259.
57. Ibid., p. 258.
58. Ibid., p. 262.
59. Ibid., p. 261-262.
60. Ibid., p. 262.
61. S. Freud, Malaise dans la civilisation, p. 31.
62. Freud (1993), Inhibition, symptômes et angoisse, p. 83.
162 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

« la perte d’objet ». Si la douleur est « la véritable réaction à la perte d’objet »,


l’angoisse est liée « au danger que cette perte entraîne » ainsi qu’au « danger de
la perte d’objet elle-même63 ». Or, « le passage de la douleur du corps à la douleur
de l’âme correspond au changement de l’investissement narcissique en investis-
sement d’objet64 ». Le besoin insatiable « de l’objet [perdu] dont on éprouve
l’absence » crée les conditions de « l’investissement en douleur de l’endroit du
corps blessé et rend possible de faire abstraction du conditionnement périphé-
rique de la douleur du corps65 ».
Les remarques de Freud nous sont utiles pour mieux saisir les enjeux limi-
trophes de la douleur du corps et de l’âme, limites poreuses entre un intérieur
et un extérieur qui relient et séparent la personne (souffrante) du reste du
monde. Elles ne nous apprennent en revanche peu de choses sur la nature du
Mal ou sur « les états incandescents d’une subjectivité-limite » que constitue
l’abjection « dont la douleur est le côté intime et l’horreur le visage public66 ».
Comment expliquer, par ailleurs, ce « sinistre mariage d’idées » entre
« souffrance et faute » selon lequel la souffrance peut « être une compensation
pour des “ dettes ” » ? C’est, dit Nietzsche67, « parce que faire souffrir donnait un
très grand plaisir et que celui qui avait subi le dommage et ses désagréments
obtenait en échange une extraordinaire contre-jouissance : faire souffrir, – véri-
table fête ». En fait, « la cruauté était la grande réjouissance de l’humanité
ancienne » ; « sans cruauté pas de fête68 ». On assiste tout au long de « l’histoire
de la civilisation supérieure », dit Nietzsche, à une « “ déification ” croissante de
la cruauté69 ». « Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore – c’est
une dure vérité, mais une vieille, puissante, capitale, vérité humaine – trop
humaine70. » Aussi existerait-il, aux dires de R. Caillois, plusieurs similitudes
entre la fête et la guerre. « Paroxysme de la société moderne », la guerre est un
« phénomène total » faisant rejaillir chez les individus la « violence libératrice »
que représente la joie de détruire et « l’ivresse de tuer ». Or « la jouissance semble
la plus grande pour l’homme quand il abîme son semblable71 ».
Dans Surveiller et punir, M. Foucault72 explique pour sa part comment au
début du 19e siècle le « double processus » de l’effacement du « grand spectacle »
des exécutions publiques et des corps suppliciés et de l’annulation de la douleur

63. Ibid.
64. Ibid., p. 84.
65. Ibid.
66. J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, p. 165-166.
67. F. Nietzsche, La généalogie de la morale. Un écrit polémique, p. 69-70.
68. Ibid., p. 70-71.
69. Ibid.
70. Ibid., p. 71.
71. R. Caillois, L’homme et le sacré, p. 221.
72. M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 163

physique du châtiment correspond à une nouvelle microphysique du pouvoir.


« La souffrance physique, la douleur du corps lui-même ne sont plus des élé-
ments constituants de la peine. Le châtiment est passé d’un art des sensations
insupportables à une économie des droits suspendus73. » On assiste alors à « un
investissement politique du corps » lié à « son utilisation économique ». Or, « le
corps ne devient force utile que s’il est à la fois corps productif et corps assu-
jetti ». L’assujettissement du corps n’est plus obtenu par « les seuls instruments
soit de la violence soit de l’idéologie », mais par ce que Foucault appelle « une
technologie politique du corps ». « Malgré la cohérence de ces résultats », cette
technologie, dit-il, est multiforme et « met en œuvre un outillage ou des pro-
cédés disparates ». Les « effets de domination » des corps spécifiques à cette
microphysique du pouvoir relèvent d’une stratégie et non pas d’une « appropria-
tion ». Ce pouvoir en fait « s’exerce plutôt qu’il ne se possède ». Il ne s’applique
pas purement et simplement « à ceux qui “ ne l’ont pas ” ; il les investit, passe par
eux et à travers eux ; il prend appui sur eux, tout comme eux-mêmes, dans leur
lutte contre lui, prennent appui à leur tour sur les prises qu’il exerce sur
eux74 ».
La logique des « micropouvoirs », à laquelle Foucault fait référence, relève
du « corps politique », lequel comprend l’ensemble des éléments matériels et des
techniques « qui investissent les corps humains et les assujettissent en en faisant
des objets de savoir ». En fait, « pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un
l’autre75 ».

CORPS, SOUFFRANCE ET MÉMOIRE

Lieu d’investissement du pouvoir et du savoir, le corps est également lieu


d’ancrage de la mémoire. L’étude des rites des sociétés que les anthropologues
ont longtemps qualifiées de « primitives » aide à mieux comprendre les rapports
de sens et d’action pouvant s’établir entre corps, souffrance et mémoire. De leur
côté, les historiens nous apprennent comment il est facile de basculer entre la
banalisation, voire l’oubli, et la sacralisation lorsqu’il s’agit d’édifier une
mémoire collective de la souffrance.

73. Ibid., p. 18.


74. Ibid., p. 34-35.
75. Ibid., p. 36-37.
164 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

SOUFFRANCE ET RITES INITIATIQUES

Presque toujours, explique P. Clastres76, le rite initiatique devant marquer


l’entrée des jeunes gens dans l’âge adulte « passe par la prise en compte du
corps des initiés ». Pour la société, le corps est le seul espace « propice à désigner
le signe d’un temps, la trace d’un passage, l’assignation d’un destin ». Le corps
individuel devient « le point de rassemblement de l’éthos tribal ». « Le corps
médiatise l’acquisition d’un savoir, ce savoir s’inscrit sur le corps77. » Or, lors du
cérémonial, la « prise de possession du corps par la société » se réalise presque
constamment en soumettant le corps à la torture. Si les techniques et les buts
explicitement affirmés de la cruauté diffèrent d’un groupe à l’autre, « la fin reste
la même : il faut faire souffrir78 ». Lors de ces rites initiatiques, la souffrance est
« un moyen d’accéder à un statut rituel et social plus élevé. Les novices subissent
une mort symbolique et une épreuve réelle79. »
Le recours à la souffrance a ici une fonction sociale. « Le but de l’initia-
tion, en son moment tortionnaire, c’est de marquer le corps : dans le rituel
initiatique, la société imprime sa marque sur le corps des jeunes gens80 . » La marque est
une sorte d’écriture sur le corps ; elle est « un obstacle à l’oubli ». Le corps est en
ce sens « une mémoire » sur laquelle est inscrit le « texte » de « la loi primi-
tive81 ».

SOUFFRANCE ET RITES PIACULAIRES

La souffrance a également un rôle social à jouer dans les rites qu’Émile


Durkheim82 appelle piaculaires. Sous ce terme se rangent les rites à caractère
expiatoire ainsi que tous ceux qui se célèbrent dans l’inquiétude ou dans la
tristesse. Les rites de deuil en sont un exemple. À la différence des rites ascé-
tiques, où l’ascète se torture pour attester qu’il est au-dessus de la souffrance,
« dans le deuil on se fait mal pour prouver que l’on souffre83 ». Le deuil n’est pas
ici, dit Durkheim, « un mouvement naturel de la sensibilité privée », mais « un
devoir imposé par le groupe84 ». La « communion des consciences » dans la

76. P. Clastres, « De la torture dans les sociétés primitives », p. 154.


77. Ibid.
78. Ibid., p. 155.
79. V. Turner, Les tambours d’affliction. Analyse des rituels chez les Ndembu de Zambie, p. 28.
80. P. Clastres, « De la torture dans les sociétés primitives », p. 157 (italique de
l’auteur).
81. Ibid., p. 157-159.
82. É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Aus-
tralie.
83. Ibid., p. 567.
84. Ibid., p. 568.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 165

tristesse « rehausse la vitalité sociale ». « La violence exceptionnelle des manifes-


tations par lesquelles s’exprime nécessairement et obligatoirement la douleur
commune atteste même que la société est, à ce moment, plus vivante et plus
agissante que jamais85. »

MÉMOIRE DE LA SOUFFRANCE, LIEN SOCIAL


ET ENGAGEMENT ÉTHIQUE

Marque d’intégration dans les rites initiatiques, lieu de communion dans


les rites piaculaires, la souffrance est source potentielle de lien social. « Les
paroles de plaintes, de souffrance, marquent un lieu frontière où l’on voit la
société réguler, affronter tant bien que mal ce qui lui survient ; la cassure que la
douleur a formée est aussi un lien social et les individus le gèrent de multiples
façons86. »
Comment l’historien peut-il traiter la souffrance ? « Comment peut-il ou
doit-il écrire ces suspens tragiques du bonheur ? » s’interroge la spécialiste du
18e siècle Arlette Farge87. La question a d’autant plus d’importance que « les
thèmes les plus étudiés sont ceux qui abordent les ruptures et les discontinuités
plus souvent souffrantes ». Autant dans la vie privée que publique, l’événement
traumatique est à la fois repérable et visible. En fait, « l’historien marque souvent
sa temporalité de ces discontinuités souffrantes, enchaînant le temps à travers
ce qui l’a rompu, brisé, interrompu par des événements contraignants ou san-
glants88 ». Sauf qu’il ne se penche pas comme tel sur les affects et les expressions
de cette souffrance. Celle-ci « est considérée comme l’évidente conséquence de
tel ou tel fait » ; elle est « un bloc en soi, une entité non étudiée en tant que telle ».
Les mots qui la disent comme les gestes qui la provoquent ne figurent pas pour
l’historien « comme constituant un objet à part entière sur lequel réfléchir et
entrant en interaction avec les événements. » À l’exception de quelques histo-
riens89, relate A. Farge, « la souffrance dite semble peu faire partie du récit
historique90 ». Aussi les propres travaux de cette historienne des « intensités
faibles » doivent-ils être vus comme un effort pour combler cette absence de la
mémoire des faits et des vivants.
Dans un ouvrage récent, sur ce qu’elle appelle « l’écrit sur soi », ces menus
objets tels que billets, lettres, missives, prières et, plus spécialement, le bracelet

85. Ibid., p. 574.


86. A. Farge, Des lieux pour l’histoire, p. 19.
87. Ibid., p. 15.
88. Ibid., p. 16.
89. Arlette Farge cite entre autres l’ouvrage de Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la
mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, publié en 1975 aux éditions du Seuil.
90. Ibid., p. 17.
166 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

de parchemin, que les hommes et les femmes au statut précaire portent sur eux
au 18e siècle, et qui ont été conservés dans les archives policières pour identifica-
tion des corps retrouvés morts sur les routes ou ailleurs, Farge91 cherche à
restituer la signification de la « mémoire de la souffrance » que le « corps-livre »
de ces personnes marginales cherche à nous dire et qui avait été jusqu’à récem-
ment ignoré des historiens. La tâche n’est par contre pas simple.
Une mémoire de la souffrance se délivre […]. Si c’est rendre quelque chose à ceux
qui ont souffert que de l’écrire, si c’est provoquer une démarche active où devient
quelque peu lisible le sens des devenirs collectifs à travers ces moments singuliers
des chagrins, il faut encore savoir qu’il existe une part ineffable de l’indicible et
du non-su, le plus souvent d’ailleurs, du non-perçu. Une étude de la mémoire de
la souffrance ne peut valablement se constituer que sur un engagement éthique
où se décrivent à la fois des pensées et des corps fabriqués et malmenés par l’his-
toire, de façon aussi individuelle que collective. Construire cette mémoire doit
inclure l’idée d’un devenir autre et non pas seulement l’entretien du souvenir.
Que ce soit sans doute une utopie ne peut empêcher la tentative : la souffrance
n’est pas un objet de musée ni de contemplation esthétisée. Il ne s’agit pas tant de
savoir qu’ils ont souffert que de construire de nouveaux types d’altérité avec ce
qui fut souffert. Actrice sociale, la mémoire de la souffrance s’enchâsse dans des
systèmes qui l’ont produite et sert à nommer les lieux de la domination et de l’in-
justice. Marque des liens sociaux, elle s’organise en dispositifs spécifiques. […] Le
corps écrit décline sous nos yeux les aires sociales qu’il arpente pendant sa vie 92.
Les mots de l’historienne nous interpellent. Le regard qu’elle pose sur le
dit de la souffrance ne s’applique pas seulement à la mémoire passée mais aussi
à la mémoire en devenir que constitue tout écrit. L’engagement éthique auquel
elle fait allusion est à la base de tout effort de restitution de la souffrance. Il ne
s’agit pas de montrer la souffrance juste pour l’exhiber au regard avide du
voyeur, mais de construire une mémoire en vue d’un devenir autre. Il faut
pouvoir résister à la « tentation du bien » que pose la « mémoire du mal93 ». Il faut
avoir conscience de ces deux écueils complémentaires entre lesquels nos rémi-
niscences naviguent : « la sacralisation, ou isolement radical du souvenir, et la
banalisation, ou assimilation abusive du présent au passé94 ». Il nous faut tout
autant pouvoir inscrire la mémoire de « l’événement “ aux limites ” dénommé
Auschwitz95 » que la mémoire de la souffrance que nous délivre le « corps-écrit »
silencieux des exclus de la société. Il nous faut apprendre des « expériences à la
limite » que nous révèlent les témoignages des rescapés de l’Holocauste96 comme
du silence de celui ou celle qui ne veut ou ne peut exprimer sa souffrance.

91. A. Farge, Le bracelet de parchemin. L’écrit sur soi au XVIIIe siècle.


92. Ibid., p. 104-105 (italique de l’auteur).
93. T. Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle.
94. Ibid., p. 223 (italique de l’auteur).
95. P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 338.
96. Ibid., p. 222-223.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 167

L’indicible de la souffrance n’est pas le propre de celui qui ne peut s’exprimer,


mais le fait même de l’expérience subjective de la souffrance. À ce propos, les
expériences personnelles des écrivains Primo Levi et Jorge Semprun, tous deux
rescapés des Lager allemands, sont tout à fait opposées comme le mentionne ce
dernier :
À l’automne 1945, à vingt-deux ans, j’ai commencé à élaborer littérairement cette
expérience : cette mémoire de la mort. Mais cela devint impossible. Entendez-moi :
il n’était pas impossible d’écrire, il aurait été impossible de survivre à l’écriture.
La seule issue possible de l’aventure du témoignage serait celle de ma propre
mort. Je ne pouvais contourner cette certitude. Il est vrai que cette expérience
m’est personnelle. D’autres – Primo Levi, par exemple (grand exemple : son
œuvre est réellement prodigieuse par sa véracité, sa compassion lucide) – ne par-
vinrent à revenir à la vie qu’au moyen de l’écriture, grâce à celle-ci. Dans mon cas,
en revanche, chaque page écrite arrachée à la souffrance, m’enfonçait dans une
mémoire irrémédiable et mortifère, m’asphyxiait dans l’angoisse du passé97.
L’auteur de Si c’est un homme, revenant sur l’expérience d’Auschwitz « qua-
rante ans après », nous met en garde contre « l’instrument merveilleux mais
trompeur » de la mémoire humaine98 en particulier lorsqu’il s’agit de raconter
la souffrance. « Avec le recul des années, dit-il, on peut affirmer aujourd’hui que
l’histoire des Lager a été écrite presque exclusivement par ceux qui, comme
moi-même, n’en ont pas sondé le fond. Ceux qui l’ont fait ne sont pas revenus,
ou bien leur capacité d’observation était paralysée par la souffrance et par l’in-
compréhension99. » Le témoin intégral est celui qui ne peut témoigner, dit
G. Agamben100, développant la pensée de Primo Levi.
Gardant à jamais ses secrets enfouis en elle, l’expérience humaine de la
souffrance ne peut être tout à fait comprise, du moins de façon partielle, dans
son rapport à l’autre et à la société, sans être posée dans ses rapports avec la
violence à laquelle elle est liée sur un plan à la fois ontologique, structurel et
identitaire.

LES MULTIPLES VISAGES DE LA VIOLENCE : UN APERÇU

On ne peut comprendre la souffrance sans dégager le caractère construit


et intersubjectif des catégories sociales, culturelles et personnelles qui la défi-
nissent. Cette compréhension nous permet moins en revanche de saisir

97. J. Semprun, Mal et modernité suivi de « …Vous avez une tombe au creux des nuages… »,
p. 93.
98. P. Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, p. 23.
99. Ibid., p. 17.
100. G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Homo Sacer III, p. 164.
168 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

« l’inhumaine comédie101 » de la violence du monde dans lequel nous vivons et


dans lequel ces catégories prennent (ou perdent ?) tout leur sens.
L’embrouillamini des liens qui existent entre la souffrance et la violence
est total lorsqu’il s’agit de cerner la construction occidentale de la notion de
victime. Comme le souligne C. Rousseau102, « l’internalisation de la violence par
une société agrandit cette zone grise où tout humain est à la fois victime et
agresseur, menacé et menaçant ». Or, comment, par exemple, penser l’interven-
tion lorsque, d’un côté, on distingue clairement entre la souffrance des victimes
que l’on veut aider et la souffrance des agresseurs dont elle n’est, croit-on, que
leur « juste châtiment » ; pendant que, de l’autre, en particulier dans le champ
médical, la construction de la notion de traumatisme efface « la distinction,
pourtant très importante dans le discours social, entre victimes et agresseurs103 ».
Il n’y a une autre fois pas de réponse toute faite à cette question épineuse qui
soulève un des nombreux paradoxes liant et séparant les notions de violence et
de souffrance selon les perspectives privilégiées.
Dans cette section, je me pencherai plus spécifiquement sur quelques-
unes des multiples formes sous lesquelles la notion de violence se présente. Je
dégagerai, entre autres, l’éclairage particulier que la notion de souffrance peut
ou non apporter à une approche du concept de violence.

La violence spectacle
La violence de nos jours se vend bien. Peu importe la forme qu’il prend,
l’événement violent capte l’attention. Les médias et autres moyens modernes de
communication le savent et n’hésitent pas à faire de celui-ci le principal point
d’attraction de leur public. À défaut d’événement réel, on recourt à la fiction ou
à la virtualité afin d’exalter cette violence accrocheuse qui fait la richesse de
l’industrie mondiale du divertissement et de l’information. Le phénomène n’est
cependant pas propre à notre société puisque la violence a été de tout temps au
cœur des grands récits, mythes et légendes des peuples. La différence avec hier
est qu’aujourd’hui la mise en scène de la violence a été transformée en bien de
consommation inépuisable et interchangeable. La violence est banalisée au
point qu’il est possible d’ignorer toute la souffrance qui lui est attachée104, à

101. M. Perreault et G. Bibeau, La gang : une chimère à apprivoiser. Marginalité et transnatio-


nalité chez les jeunes Québécois d’origine afro-antillaise.
102. C. Rousseau, « Les réfugiés à notre porte : violence organisée et souffrance sociale »,
p. 189-190.
103. Ibid.
104. On n’a qu’à regarder l’un ou l’autre des multiples films d’action américains pour
voir comment la multiplicité des morts et des corps qui explosent au grand écran
n’entraîne aucun type de sentiment de compassion envers les victimes de la part du
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 169

moins que l’on ne mette cette « souffrance à distance105 », créant par le fait même
chez le (télé)spectateur un étrange sentiment paradoxal d’indifférence et de
compassion lointaine envers ceux et celles qui souffrent.
La référence constante dans les discours populaires à cette lucrative « vio-
lence gratuite » lorsqu’il s’agit de parler de la violence a pour effet, entre autres,
de dénaturer la notion même de violence. Pour les jeunes de notre corpus, cette
violence spectacle représente avant tout un modèle d’action. Elle est un moyen,
légitimé par les mécanismes probants d’exclusion sociale qui les accablent, de
revendiquer la place qui leur revient de droit dans la société. Elle appartient à la
« stratégie de survie » que constitue « la gang » ; laquelle est, aime-t-on dire, un
moyen plus efficace que les autres à leur disposition (école, travail, famille) de
« maîtriser les signes de la réussite sociale106 ». Or, peu importe la version de la
violence spectacle à laquelle on se réfère, celle-ci ne représente que l’une parmi
d’autres des faces visibles de la violence et non pas la violence en tant que telle.
L’explosion des tours du World Trade Center, comme l’assassinat avec frasques
d’un ennemi dérangeant de la gang, ne sont qu’une expression de la violence,
un engrenage en fait d’un processus beaucoup plus complexe qui est obnubilé
par la portée spectaculaire, à des échelles différentes, de l’un ou l’autre de ces
événements. Essayer de comprendre ce processus dans son ensemble exige, en
ce sens, que l’on puisse avoir une perspective sur les faits tout autant depuis
l’envers du décor que depuis les multiples ramifications de sens, à la fois histo-
riques, locales, globales et idiosyncrasiques, qui émanent de ces faits et de leurs
explications. Il faut, autrement dit, chercher les « sens cachés » des expressions
de la violence sans céder à la complaisance facile et réductrice des explications
de la violence spectacle.

Violence, politique et modernité


En plus de donner une image trompeuse de la violence, la médiatisation
à outrance de la violence spectacle – peut-être faudrait-il parler simplement de
violence médiatique ? – a pour effet d’éliminer le caractère souffrant de la vio-
lence envers autrui, sinon à repousser cette souffrance à une distance toujours
plus éloignée de soi, jusqu’à l’indifférence la plus complète107. Or, le premier

spectateur à moins qu’il ne s’agisse des vedettes-héros dont on est venu applaudir
les exploits.
105. L. Boltanski, La souffrance à distance.
106. M. Perreault et autres, « De la gang : une stratégie de survie », p. 29-46.
107. Comme le souligne S. Sontag (2003 : 125-126), il n’existe pas d’autre façon de
regarder la souffrance qu’à distance, même « regarder de près – sans la médiation
de l’image – n’est encore que regarder ». Ce qui, en tant que personnes qui se
sentent concernées, dérangerait le plus dans l’idée de ce regard à distance est
davantage « la frustration que l’on éprouve de ne rien pouvoir faire face à ce que les
170 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

mérite de penser la violence dans ses rapports avec la souffrance est, justement,
de ne pas dissocier l’une de l’autre. En ce sens, la perspective de la souffrance
permet de sortir le concept de violence sociale de l’ornière politique qu’il a
suivie jusqu’à aujourd’hui. On doit pour une large part à Marx et à Engels la
conception « révolutionnaire » de la violence qui domina dans les discours des
sciences sociales tout au long du 20e siècle. Discutant dans son Anti-Dühring du
« rôle de la violence dans l’histoire », Engels critique la conception de M. Dühring
selon laquelle « la violence est le mal absolu » ; « le premier acte de violence »
étant « pour [Dühring] le péché originel ». Or, dit Engels, la violence joue encore
dans l’histoire un « rôle révolutionnaire ». Elle est, « selon les paroles de Marx »,
« l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs »
comme elle est « l’instrument grâce auquel le mouvement social l’emporte et
met en pièces des formes politiques figées et mortes108 ». La conception révolu-
tionnaire de la violence politique comme instrument de changement social
culmina au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans le discours des
existentialistes. « La violence, dit Camus, est à la racine de la création109. » Alors,
dit-il plus loin que si « la révolte tue des hommes », « la révolution tue des hommes
et des principes110 ». Aussi, pour lui, « il n’y a pas encore eu de révolution dans
l’histoire », puisqu’il « ne peut y en avoir qu’une qui serait la révolution défini-
tive111 ».
La violence (révolutionnaire) comme réponse à la violence (colonialiste)
prend tout son sens, au tournant des années 1960, dans les mouvements d’indé-
pendance des peuples des anciennes colonies. « Cette praxis violente, dit Fannon,
est totalisante puisque chacun se fait maillon violent de la grande chaîne, du
grand organisme violent surgi comme réaction à la violence première du colo-
nialiste112. » Unifiant le peuple, la violence « désintoxique » le colonisé en le
débarrassant « de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou
désespérées113 ». L’idée d’une violence qui guérit le mal que représente la coloni-
sation est encore plus exaltée dans la célèbre préface que Sartre fit au texte de

images montrent », frustration se traduisant souvent « en une accusation contre


l’indécence qu’il y a à regarder ces images, ou l’indécence des procédés employés
pour les diffuser – qui les font volontiers voisiner avec des crèmes hydratantes,
antalgiques ou monospaces. Si nous pouvions faire quelque chose face à ce que les
images montrent, nous ne nous sentirions peut-être pas aussi concernés par ces
questions. »
108. F. Engels, Le rôle de la violence dans l’histoire, p. 38.
109. A. Camus, L’homme révolté, p. 69.
110. Ibid., p. 136.
111. Ibid.
112. F. Fannon, Les damnés de la terre, p. 90.
113. Ibid.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 171

Fannon. « Guérirons-nous ? – s’interroge Sartre – Oui. La violence, comme la


lance d’Achille, peut cicatriser les blessures qu’elle a faites114. »
H. Arendt critique ces apologistes de la violence que sont, selon elle, des
auteurs comme Fannon et Sartre. S’il ne fait pas de doute, pour elle, que la pra-
tique de la violence puisse « changer le monde », « il est infiniment probable que
ce changement nous conduise vers un monde plus violent115 ». Or, si elle peut
être justifiable, la violence « ne sera jamais légitime » à ses yeux116. Non seule-
ment la violence et le pouvoir sont des « phénomènes distincts », mais ils sont
antinomiques : « lorsque l’un des deux prédomine de façon absolue, l’autre est
éliminé117 ».
La violence est pour H. Arendt essentiellement instrumentale118. À l’égal
du pouvoir, elle n’est pas un phénomène naturel, mais appartient plutôt, tou-
jours selon Arendt, au « domaine politique des affaires humaines119 ». Toutefois
elle n’hésite pas ailleurs, en se référant aux philosophes grecs, à faire de la vio-
lence un « moyen de maîtriser la nécessité » (laquelle relève de l’organisation
familiale) « et de se libérer ». Il incombe, en effet, à la famille d’« assumer les
nécessités de la vie comme condition de la liberté de la polis120 ». Aussi, ajoute
l’auteure : « Parce que tous les êtres humains sont soumis à la nécessité, ils ont
droit à la violence envers autrui ; la violence est l’acte prépolitique de se libérer
des contraintes de la vie pour accéder à la liberté du monde. » Cette liberté est,
par ailleurs, « la condition essentielle à ce que les Grecs appelaient le bonheur,
eudaimonia, et qui était un statut objectif dépendant avant tout de la richesse et
de la santé121 ». Non naturelle, la violence ne se situe pas moins, selon la concep-
tion d’Arendt, dans l’entre-deux, séparant la nécessité des fonctions naturelles
de la liberté de la polis, un entre-deux « prépolitique », en fait, qui relie et sépare
le domaine privé et le domaine public.
La conception instrumentale de la violence préconisée par Arendt a
l’avantage mais aussi le désavantage de limiter celle-ci au seul champ du poli-
tique. L’avantage, car elle cible davantage sa fonction dans l’histoire ; le
désavantage, puisqu’elle devient, de ce fait, à la fois quelque chose de « supra-
individuel » et de toujours non naturel. Or, la violence n’est pas seulement que

114. J.-P. Sartre, « Préface », dans Frantz Fannon, Les damnés de la terre, p. 36.
115. H. Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, p. 181.
116. Ibid., p. 153.
117. Ibid., p. 157. « La violence, précise Arendt, se manifeste lorsque le pouvoir est
menacé, mais si on la laisse se développer, elle provoquera finalement la disparition
du pouvoir. […] Parler d’un pouvoir non violent est une tautologie. La violence
peut détruire le pouvoir, elle est parfaitement incapable de le créer. »
118. Ibid., p. 146.
119. Ibid., p. 183.
120. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 68-69.
121. Ibid., p. 69.
172 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

politique et instrumentale. Elle peut aussi être naturelle et surnaturelle. Elle peut
surgir de la nature et du corps indépendamment de la volonté des hommes et de
leur communauté. La maladie comme les catastrophes naturelles sont des phé-
nomènes violents appelant un traitement qui n’est pas, non plus, toujours
politique même s’il se situe dans la cité.
Dans un ouvrage récent sur les « violences politiques », P. Braud examine
celles-ci à partir d’une conception extensive de la violence récusant, entre
autres, la dissociation entre violence symbolique (humiliation, domination, sou-
mission) et violence physique (emprisonnement, torture, etc.)122. La violence,
pour Braud, se définit par l’existence d’une victime, c’est-à-dire d’une souf-
france. Elle peut s’exprimer autant par des actions physiques « brutales » que par
le mépris de l’autre. La prétendue irrationalité de certains comportements vio-
lents, telles les batailles de rue, s’estompe dans la conception de Braud. Tous
sont, selon lui, susceptibles d’être liés aux faits et actes politiques à l’égal des
conflits militaires ou autres violences de l’État.
En plus de sa conception ouverte de la violence politique, on retiendra,
surtout, de l’approche de Braud, l’association qu’il présume entre violence,
souffrance et victime. La compréhension de la violence ne peut être dissociée de
la souffrance à laquelle elle est liée. De plus, en ne dissociant pas la violence
physique de la violence symbolique, Braud brouille la frontière entre les aspects
objectifs et subjectifs de la représentation de la violence. Si la violence symbo-
lique peut être décrite objectivement dans sa forme, elle ne peut en revanche
qu’être subjectivement comprise dans ses intentions. Ainsi sommes-nous
constamment confrontés à une espèce de zone trouble, lorsqu’il s’agit de
départager les modes d’action de la violence des modes d’expression de la souf-
france.
Comme pour la souffrance, des types différents de société s’édifieraient
selon les formes de rapport qu’elles privilégient avec la violence. Dans sa typo-
logie de la violence humaine, E. Dunning distingue, entre autres, la violence
dans sa forme « instrumentale » et la violence dans sa forme « expressive » ; c’est-
à-dire la violence comme un moyen de parvenir à un but donné et celle qui
constitue une « fin en soi » satisfaisant à un besoin émotionnel ou à un plaisir. Il
distingue, de plus, la violence « légitime » de la violence « illégitime » selon
qu’elle s’accorde ou non avec les règles et les valeurs prescrites de la société123.
Une polarisation équilibrée des formes de violence s’établirait ainsi en fonction
du type de lien social caractérisant la société. Dans une communauté à « lien
segmentaire », la violence serait « hautement chargée de contenu émotionnel ou
affectif », tandis que dans une société à « lien fonctionnel », il y aurait plutôt « un

122. P. Braud, Violences politiques.


123. E. Dunning, « Lien social et violence dans le sport », p. 312.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 173

haut degré de contrôle individuel de la violence associé à un usage plus rationnel


de la violence » dû, entre autres, à « la capacité de l’État à conserver un mono-
pole effectif des instruments de violence124 ». En passant d’une communauté à
« lien segmentaire » à une société à « lien fonctionnel », c’est tout le rapport à la
violence qui se transforme125. Alors que dans la première, le niveau de violence
dans les relations sociales, en particulier la violence physique, est élevé, dans la
deuxième il est en général faible.
Hautement chargé de contenu émotionnel, le recours à la violence ne
relève pas moins de la règle dans une communauté à lien segmentaire. Comme
le souligne A. Adler, dans son explication de la dynamique de la vengeance
entre les clans chez les Moundang du Tchad, si « la violence vindicatoire et vin-
dicative » répond à la première violence qui la motive, elle n’est pas de la même
nature puisqu’elle découle de « la loi126 ». Les motivations du comportement du
vengeur sont induites par la loi à laquelle celui-ci se trouve soumis par son
appartenance clanique127. Aussi est-il tout à fait possible qu’une personne se
dérobe de ses obligations et agisse de son propre chef en conformité ou non
avec la loi, car « ce qui vaut pour le tout vaut pour chacun de ses membres128 ».
Peu importe le type de société, l’usage de la violence est soumis à des
formes de contrôle normatif. La violence n’est « fondatrice » du social que dans
la mesure où elle appelle une réponse commune à la menace qu’elle constitue129.
De fait, souligne R. Girard, « la violence humaine est toujours posée comme
extérieure à l’homme ; c’est pourquoi elle se fond et se confond dans le sacré,
avec les forces qui pèsent réellement sur l’homme du dehors, la mort, la maladie,
les phénomènes naturels…130 ». Son traitement collectif fonde en quelque sorte
la limite entre le dedans et l’extérieur de l’appartenance au groupe. « C’est l’ex-
périence de la violence qui réunit les hommes131. » La société est avant tout « un

124. Ibid., p. 320-322.


125. Selon Dunning (op. cit., p. 319-320), « un aspect essentiel du procès de civilisation »,
soit « l’allongement des chaînes d’interdépendance », « repose sur un changement
du schéma du lien social, comparable à ce que Durkheim décrit comme le passage
d’une solidarité “ mécanique ” à une solidarité “ organique ” ». Insistant sur les
formes d’interdépendance auxquelles ces deux derniers concepts renvoient,
Dunning préfère plutôt parler du remplacement progressif des liens (segmentaires)
transmis – familiaux et locaux – par les liens (fonctionnels) acquis – déterminés par
la division du travail.
126. A. Adler, La mort est le masque du roi. La royauté sacrée des Moundang du Tchad,
p. 153-154.
127. Ibid., p. 156.
128. Ibid.
129. M. Maffesoli, Essais sur la violence banale et fondatrice ; R. Girard, La violence et le
sacré.
130. R. Girard, La violence et le sacré, p. 126.
131. W. Sofsky, Traité de la violence, p. 12.
174 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

dispositif de protection mutuelle ». La violence engendre le chaos comme elle


crée l’ordre qui, à son tour, crée peur et violence132. Aussi a-t-on pris l’habitude
de distinguer conceptuellement entre une « violence constructrice », que l’on se
doit « de respecter, voire de cultiver », et une « violence dévastatrice », que l’on
peut cependant, croit-on, convertir en la première133. Tel est le paradoxe de la
violence qui oscille entre l’illégitimité et la légitimité, le négatif et le positif, le
dévastateur et le constructif. Comme le souligne W. Sofsky134, le règne de la
violence est « coextensif à l’histoire du genre humain, du début à la fin ». Il
marque le passage, à la fois limite et réversible, entre l’acceptable et l’inaccep-
table, entre l’idée du Bien et l’idée du Mal. Poussée jusqu’à son extrême, cette
limite réversible de la violence en vient à brouiller la frontière entre le dedans et
le dehors, d’où vient le Mal. Ainsi, avec la mondialisation, l’ennemi n’est plus à
l’extérieur mais engendré de l’intérieur. D’où la « violence du mondial » à
laquelle fait référence J. Baudrillard, une violence qui mettrait fin à la violence
elle-même.
De là cette violence du mondial – violence d’un système qui traque toute forme de
négativité, de singularité, y compris cette forme ultime de singularité qu’est la
mort elle-même – violence d’une société où nous sommes virtuellement interdits
de conflits, interdits de mort – violence qui met fin en quelque sorte à la violence
elle-même, et qui travaille à mettre en place un monde affranchi de tout ordre
naturel, que ce soit celui du corps, du sexe, de la naissance ou de la mort. Plus que
de violence, il faudrait parler de virulence. Cette violence est virale : elle opère
par contagion, par réaction en chaîne, et elle détruit peu à peu toutes nos immu-
nités et notre capacité de résistance135.
Triste consolation ou sursis d’espoir, « la mondialisation n’a pas gagné
d’avance », prétend Baudrillard. De partout se lèvent des forces hétérogènes et
antagonistes face à « cette puissance homogénéisante et dissolvante ». Non seu-
lement rejette-t-on « la technostructure mondiale », mais aussi « la structure
d’équivalence de toutes les cultures136 ». Cette résurgence peut se manifester
sous des formes collectives ou individuelles, mais ce serait une erreur, ajoute
Baudrillard, « de condamner ces sursauts comme populistes, archaïques, voire
terroristes ».
Tout ce qui fait événement aujourd’hui le fait contre cette universalité abstraite
– y compris l’antagonisme de l’islam aux valeurs occidentales (c’est parce qu’il en
est la contestation la plus véhémente qu’il est aujourd’hui l’ennemi numéro
un)137.

132. Ibid.
133. J.-F. Malherbe, Les ruses de la violence dans les arts du soin. Essais d’éthique critique II.
134. W. Sofsky, Traité de la violence, p. 12.
135. J. Baudrillard, « La violence du mondial », p. 71-72.
136. Ibid., p. 72-73.
137. Ibid., p. 73.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 175

Nous entrons dans un monde sans dehors, un monde globalisant replié


sur lui-même, un monde où le réel et le virtuel se confondent sans possibilité de
distinguer la ligne de partage entre les deux. Si proche soit-elle, la violence nous
paraît irréelle. « Elle se passe à distance, comme sur une scène138. » Tout change
cependant lorsque la violence nous atteint, lorsque « la souffrance occupe toutes
les voies du corps et inonde l’ensemble du champ perceptif ». À ce moment, tout
ce qui se passe autour de nous n’a plus de signification. La souffrance « devient
le monde tout entier ». « Le choc massif du trauma fait voler en éclats l’écran
protecteur interne et concentre brutalement le monde sur le noyau corporel de
l’être vivant139. »
La souffrance efface la distance par rapport à la situation et à soi-même. Le soi se
trouve fondu dans la présence. La distinction entre extérieur et intérieur, entre
événement et vécu est effacée. Dans la souffrance, l’homme est corps, tout entier,
et rien d’autre140.
Dans un monde sans dehors, violence et souffrance appartiennent au
même registre. C’est dans le rapport de distance et de proximité avec le sujet
que l’une et l’autre prennent leur véritable signification. La violence à distance
comme la souffrance à distance relèvent davantage de l’image spectacle de
l’autre que l’on voit que de l’expérience intériorisée de la sensation de violence
et de souffrance. Plus l’autre est éloigné de nous, « plus il nous est loisible de
regarder les morts et les mourants en face141 ». En fait, dit S. Sontag, « l’autre,
même lorsqu’il n’est pas un ennemi, est toujours perçu comme quelqu’un à voir,
et non comme quelqu’un qui (à notre exemple) voit aussi142 ». Vivre l’expérience
de la souffrance et de la violence revient en quelque sorte à tracer la ligne entre
« nous » et « eux ». La violence est toujours le fait de l’autre, des autres, tandis que
seule importe la souffrance qui nous touche, « notre » souffrance en fait. Aussi y
a-t-il quelque chose d’un peu faux dans la compassion que suscitent en nous les
images à distance de la douleur des autres. Ce « faux lien » de proximité « n’est
jamais qu’une mystification supplémentaire de ce que sont nos véritables rap-
ports de pouvoir ».
Dès lors que nous éprouvons de la compassion, nous ne pouvons être complices
de ce qui a provoqué cette souffrance. Notre compassion proclame notre inno-
cence autant que notre impuissance. Dans cette mesure, elle peut devenir (malgré
toutes nos bonnes intentions) une réaction impertinente – sinon inappro-
priée143.

138. W. Sofsky, Traité de la violence, p. 66.


139. Ibid.
140. Ibid., p. 66-67.
141. S. Sontag, Devant la douleur des autres, p. 79.
142. Ibid., p. 81.
143. Ibid., p. 110.
176 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

La frontière entre « nous » et « eux » est celle-là même qui départage les
« victimes innocentes » des « coupables » à l’intérieur des conflits identitaires.
« Pour ceux qui ont souffert, pour ceux qui ont eu peur, il y a simplement “ nous ”
et “ eux ”, l’injure et la réparation, rien d’autre144 ! » D’où le danger, rappelle
Maalouf, lorsque notre regard d’observateurs externes se mêle à ce « jeu pervers »
en installant « telle communauté dans le rôle de l’agneau, et telle autre dans le
rôle du loup », d’accorder par avance et à notre insu, « l’impunité aux crimes des
uns145 ».
Aux limites du mal, de l’« avoir mal », du « faire mal » et de l’« être mal », la
violence et la souffrance ne sont que l’avers et le revers interchangeables d’une
même réalité lorsque celle-ci se conjugue au « mode » social. Violence sociale ou
souffrance sociale ? Cela n’est en fait qu’une question du point de vue que l’on
privilégie sur une situation sociale donnée, soit la source du mal ou sa consé-
quence, tout en sachant que ce point de vue est, lui-même, tributaire d’une
subjectivité se heurtant à d’autres subjectivités possibles.

DITS ET NON-DITS DE LA VIOLENCE ET DE LA SOUFFRANCE

Quelles leçons tirer de notre corpus de données ? Rendu au terme du


parcours fragmentaire que constitue le présent texte, je reviendrai sur la parole
des jeunes de notre corpus. Il s’agit moins, proprement dit, d’entreprendre une
méta-analyse des données, que de voir l’éclairage supplémentaire que l’expé-
rience vécue de ces jeunes peut apporter à la compréhension des rapports
pouvant s’établir entre les formes de violence et la souffrance sociale.
D’un point de vue conceptuel, disent Kleinman et ses collaborateurs,
l’idée de souffrance sociale fait autant référence aux conséquences du pouvoir
politique, économique et institutionnel exercé sur les populations, qu’à l’in-
fluence que ces formes de pouvoir exercent sur les réponses possibles aux
problèmes sociaux. Sous la catégorie « souffrance sociale » viennent se ranger
des états pouvant appartenir simultanément à des champs aussi variés que la
santé, le bien-être, la justice, la morale et la religion. Aussi, une des particula-
rités de la souffrance sociale est de brouiller les limites séparant les catégories
établies avec lesquelles nous sommes habitués à penser le social146.
En abordant la souffrance sociale et la violence sociale comme les deux
faces limites et interchangeables d’une même réalité, il devient possible de
revoir les données de notre corpus sans sombrer dans le pathos trop facile de la
complainte ni dans les pièges d’une interprétation strictement psychologisante

144. A. Maalouf, Les identités meurtrières, p. 42.


145. Ibid.
146. A. Kleinman et autres, Social Suffering, p. ix.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 177

de la réalité. Il faut toutefois bien préciser qu’à titre d’auteur « à distance » de


l’expression – non révélée – de la souffrance (sociale), je ne peux qu’induire
celle-ci à partir de ma compréhension des formes, cette fois explicites, de la
violence (sociale) qui marquent l’univers de ces jeunes. En effet, à part le cri de
souffrance de la jeune fille dont j’ai déjà parlé, les jeunes de notre corpus demeu-
rent très silencieux à propos de leur souffrance. Par contre, ils sont beaucoup
plus loquaces lorsqu’il s’agit d’interpréter les formes de violence dans lesquelles
baigne leur univers quotidien. L’écart marqué entre l’expression de la souf-
france et l’explication de la violence est probablement dû, en partie, à nos
instruments d’enquête, lesquels faisaient une large place à la question de la vio-
lence sans jamais aborder directement le thème de la souffrance. Mais il y a
d’autres explications possibles. Il est clair que pour ces jeunes, « fiers » de leur
personne et de leur origine, parler de « sa souffrance » est quelque chose de
presque tabou, tandis que justifier leur violence ou certains comportements vio-
lents relève d’un discours courant dont la plupart ont assimilé les subtilités.
On peut ranger en deux types distincts les formes d’expression de la vio-
lence telle qu’elle apparaît dans notre corpus. D’une part, il y a la violence
structurelle et ses conséquences, une violence que l’on peut aussi qualifier de
« violence sociale » ; d’autre part, il y a l’usage de la violence en tant que « mar-
queur identitaire ». Ces deux formes de violence sont en fait complémentaires,
la violence, appelons-la identitaire, constituant en général une réponse ou une
réaction à la violence structurelle. Sous cette dernière expression se rangent les
formes institutionnalisées de la violence sociale telles que la « violence orga-
nisée », les inégalités sociales, la pauvreté, l’exclusion, le racisme, mais aussi tout
le processus migratoire avec les ruptures, les pertes et la fin des illusions qu’il
comporte. Soulignons que lorsque les jeunes de notre corpus abordent, mais
sans par contre s’y attarder, les phénomènes d’exclusion et de racisme, c’est
surtout en référence à la violence structurelle vécue par leurs parents et aux
conséquences que celle-ci engendre sur la vie de leur famille.
On établit un lien entre la « souffrance sociale » qui s’abat sur la famille et
les parents et l’obligation de recourir à la violence comme moyen de réparer les
injustices structurelles. Un ancien chef de gang explique comment l’image
d’échec des parents justifie l’appartenance à une gang de rue.
Les parents, nous, on ne les prenait pas comme des bons modèles, pour nous les
parents c’était l’échec. C’est un échec parce que, souvent, tu regardes ton père
qui se lève le matin, pis qu’y va travailler dans une manufacture, qui lève des
boîtes, tandis que plusieurs étaient avant des professionnels, des professeurs à
l’université dans leur pays. Les parents, le père en particulier, étaient pour nous
un modèle d’échec, parce que c’était un échec. Aujourd’hui, je vois un peu les
choses différemment, même si j’ai toujours conscience que c’est un échec. Parce
qu’il faut dire qu’ils n’avaient pas le choix. Souvent aussi ils n’avaient aucun
papier. Moi je me rappelle que mon père en même temps qu’il travaillait il devait
aller à l’école pour essayer de devenir quelqu’un demain. Dans ce temps-là, on ne
178 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

le voyait jamais… Tu vois ton père rusher, tu vois ta mère qui s’occupe des enfants
et qui est aussi obligée d’aller travailler dans une manufacture. Fait que les jeunes
y se disent : « Moi je préfère crever que d’aller travailler dans une manufacture. »
Souvent le père se plaint de mal de dos devant un jeune, aussi pour le jeune c’est
tout à fait un échec. Mais en même temps le jeune sait qu’il a une autre alternative
et cette alternative c’est celle des gars qui arrivent dans le quartier avec de beaux
chars et qui leur disent : « Soit tu peux devenir proxénète, soit tu peux être dealer
de drogues147 ».
À l’échec que représente le modèle des parents s’oppose le modèle de
réussite de la gang de rue. La violence de la gang devient en ce sens une violence
réparatrice de la souffrance sociale des parents et, par extension, de la violence
subie par tout le groupe d’appartenance (ethnoculturelle). Non seulement la
gang vise à réparer les injustices de la discrimination sociale qui s’abat sur ces
jeunes néo-Québécois d’origine afro-antillaise, mais elle comble aussi leurs
principaux « besoins » et « problèmes », comme l’explique un jeune homme de
22 ans.
Parce que les gars de la gang sont toujours là pour vous écouter. Parce qu’eux
aussi ont connu les mêmes problèmes que toi. Vous trouvez une oreille attentive à
vos problèmes. Vous trouvez un jeune qui s’identifie, qui s’habille comme toi,
vous parlez de la même manière, puis vous avez les mêmes intérêts. Alors vous
venez à vous sentir comme une famille. Et la gang devient ce qu’il y a pour toi de
plus important. La gang devient même pour certains gars plus importante que
leur famille.
La gang quand t’as pas d’argent, les gars de la gang vont te tchéquer de l’argent.
T’as pas de dame, ils vont te tchéquer une dame de la gang. Ou sinon c’est juste
du sexe que tu as de besoin, inquiète-toi pas, les gars de la gang en ont toujours.
Tu veux sortir, ils vont sortir avec toi. T’as de la protection. Quand tu as un pro-
blème à la maison, tu peux aller leur en parler. Ton prof t’énerve, te fait chier. Les
gars de la gang vont aller démolir son auto pour toi. Alors la gang tu sens que c’est
l’endroit où tu as tout ce que tu veux. Alors ces gars-là, c’est vraiment une attache
plus forte que ta famille148.
Unis contre les adversités du quotidien et du système, les membres de la
gang forment une « famille » pour laquelle le recours à la violence, par la voie
des conduites antisociales, est légitimé par les « souffrances sociales » propres à
leur condition de jeunes Noirs fils et filles d’immigrants. Le « tous pour un, un
pour tous » devient le leitmotiv expliquant l’usage aveugle de la violence par
cette « famille » de pairs qui a construit ses modèles de réussite sur les valeurs
consuméristes de la société. La gang et la violence sont des moyens d’action
pour réussir dans la vie, là où l’on croit que ses parents ont échoué.

147. M. Perreault et G. Bibeau, La gang : une chimère à apprivoiser. Marginalité et transnatio-


nalité chez les jeunes Québécois d’origine afro-antillaise, p. 67.
148. Ibid., p. 115-116.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 179

Le partage des mêmes « souffrances sociales » fonde les bases d’une iden-
tité commune justifiant l’appartenance à une gang de rue, sauf que les jeux de
distinction identitaires et territoriaux qui caractérisent les champs d’action de
ces gangs exigent le passage par certaines épreuves visant à marquer les limites
internes et externes de cette appartenance. L’identification à la gang procède à
son tour par le marquage de la douleur, marquage des corps et marquage par
l’ennemi que la gang fait subir à ses membres en devenir. Comme dans les rites
de passage à l’âge adulte dans les sociétés dites primitives, l’entrée dans la gang
passe par l’inscription de la mémoire de la souffrance à la fois dans le corps et
l’esprit de l’initié. Pour adhérer au groupe, il faut en fait être plus fort que la
douleur que l’on nous fait subir ou que l’on nous demande d’infliger. Il faut se
montrer stoïque devant la douleur que l’on ressent et celle des autres. Seule
cette démonstration de courage fonde les liens de l’appartenance à la gang,
liens ténus que l’on se doit, dans certains cas, de constamment prouver aux
autres membres de la gang étant donné l’ambivalence des signes concrets d’ap-
partenance. En d’autres mots, pour faire partie de la gang, il faut toujours être
en mesure de faire ses preuves. Aussi est-il facile pour les plus expérimentés et
les anciens d’imposer aux plus vulnérables et aux plus jeunes certaines actions
violentes et illégales pour la seule raison que l’on se doit de prouver notre appar-
tenance indéfectible à la gang. L’entrée dans la gang peut signifier, pour certains,
devoir se faire tabasser par tout le groupe sans rechigner, comme cela peut
vouloir dire être obligé de se compromettre par la réalisation de certains crimes.
Dans le cas des jeunes filles, et en cela leur situation est particulière, elles doivent
très souvent passer à travers l’épreuve du viol collectif sans afficher leur souf-
france.
L’histoire des bandes de jeunes en Occident est avant tout une histoire de
garçons, « gardiens du désordre », protégeant leur capital matrimonial des
bandes rivales des autres villages149. Aussi l’émergence récente de bandes consti-
tuées uniquement de jeunes filles est-elle davantage une exception qu’une
réalité répandue. En fait, une telle bande n’existe que dans l’ombre des bandes
de garçons qui ont vite fait de les récupérer comme des groupes subalternes
soumis à la même logique de domination masculine que les autres groupes. Le
viol collectif est la démonstration poussée à l’extrême de cette domination mas-
culine. Les filles de la gang sont des biens interchangeables que l’on se doit de
marquer comme étant « nôtre ». De leur côté, les filles subissent cette « épreuve »
en montrant qu’elles sont plus fortes que la douleur qu’on leur fait subir. Elles se
font un devoir de ne pas afficher ni leur peur ni leur souffrance. Aussi est-ce à
mots couverts que certaines jeunes filles de notre corpus ont abordé le sujet. La
souffrance, sa souffrance, ne peut se dire. Même si elles portent en elles les

149. N. Schindler, « Les gardiens du désordre : rites culturels de la jeunesse à l’aube des
Temps modernes », p. 319.
180 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

stigmas de ces gestes violents commis à leur endroit, leurs forces résident dans
leur capacité à ne pas exprimer leur mal.
Une jeune fille de 14 ans nous explique comment elle a réagi lors de
l’épreuve fatidique du viol collectif qu’elle a subie, épreuve qu’elle évite toutefois
d’appeler « viol ».
Ils peuvent faire ce qu’ils veulent avec moi, car moi je suis plus smart qu’eux. S’il
y a un gars qui veut coucher avec moi, fais ce que tu veux, mais moi, quand je suis
contractée, tu ne peux rien faire. Je m’excuse mais tu ne peux rien faire. Je restais
là, puis je les regardais agir. C’est pas parce que j’avais peur du gars, parce que le
gars est grand. Moi je suis pas folle, j’ai dit au gars OK : « je suis vierge ». Il a dit :
« Ça fait pas mal. » J’ai dit : « Yeah, ça fait pas mal. » En tout cas, ben j’ai rien dit. Je
l’ai laissé faire son affaire, parce que les douze gars étaient à côté de moi et me
regardaient. Moi, je ne veux pas pleurer. Je veux juste montrer que je suis une fille
rebelle, une fille forte. Je suis restée de même, puis je regardais le gars dans les
yeux. Moi j’aime ça regarder les yeux pour voir comment tu vas réagir. Quand je
vois que tu es tanné, bon ben goodbye150 !
L’ineffable de la douleur se transforme chez cette jeune fille en démons-
tration de sa résistance, en démonstration de sa propre force rebelle. Même si
elle sait que sa réputation en restera à jamais entachée, la jeune Marie ne cède
pas devant la domination masculine de la gang. À son tour, peut-être, comme
plusieurs de ses pairs du sexe féminin, elle cherchera à se servir des charmes de
la séduction pour s’acoquiner avec celui qui sera tantôt son ami de cœur, tantôt
son proxénète. Car si les jeunes hommes usent et abusent de leur pouvoir de
domination pour soumettre les jeunes filles à leurs desseins pécuniaires, ces
dernières semblent pour leur part trouver leur compte dans les jeux de séduc-
tion et les mécanismes d’interdépendance (à la fois économiques et amoureux)
qui leur donnent l’illusion d’être indispensables pour la gang.
À la fois unis et séparés chacun de leur côté par l’inexprimable des souf-
frances, c’est par l’expression des modèles d’action de la violence envers le
système social que garçons et filles de la gang inventent leur espace identitaire
commun. Doublement marqués par la souffrance sociale de leur réalité de fils
et de filles d’immigrants de « minorité visible » et par la douleur subie lors de
leur entrée dans la gang, ils seront d’autant plus motivés à recourir à la violence
réparatrice que constituent, à leurs yeux, les activités illégales de la gang en
regard des injustices subies. Au nom du « respect » de leur identité et de leur
territoire, qu’incarne dans sa plus simple expression l’appartenance à la gang,
certains n’hésiteront pas même à user de violence meurtrière pour affirmer leur
place et leur rôle dans cet univers de souffrances et de plaisirs où réalité et vir-
tualité semblent se confondre comme dans une sorte de jeu de pouvoir. La mort,

150. M. Perreault et G. Bibeau, La gang : une chimère à apprivoiser. Marginalité et transnatio-


nalité chez les jeunes Québécois d’origine afro-antillaise, p. 159.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 181

dans un tel contexte, sa propre mort, a quelque chose de factice, sinon d’irréel.
La vie est comme un film dont on est la vedette indestructible. Aussi est-il hono-
rable de mourir comme ses héros du rap et du cinéma en sachant que les
« membres » de la gang sauront nous venger et nous faire justice.
Espace de résolution des problèmes, espace d’expiation des souffrances
sociales découlant des violences structurelles, la gang s’avère dans les faits un
« passage risqué » dont il est difficile de sortir sans séquelles151. Comme citoyen,
comme parent ou comme intervenant, nous avons raison de nous inquiéter de
l’importance grossissante que prennent ces bandes de jeunes dans notre société.
On assiste aujourd’hui à l’extension de leurs activités criminelles depuis les ban-
lieues de la métropole jusque dans les villes des régions. Aussi sommes-nous tous
concernés par l’existence des gangs de rue. Le réflexe trop facile de reporter la
faute à une communauté en particulier ou aux seuls parents de ces jeunes ne
tient plus la route.
Sans parler de solution définitive au « problème » des gangs de rue, le fait
de chercher à comprendre les actes de violence et leur portée pour les (plus)
jeunes sous l’angle de la souffrance sociale offre peut-être une piste de travail
intéressante. Il faut pouvoir déconstruire le discours justificateur des modèles
de violence en le transposant dans une praxis de la souffrance qui engage la
liberté de choix de la personne. Faire mal pour avoir moins mal ne règle pas le
mal-être de la souffrance sociale. Du moins, doit-on pouvoir en parler avec les
principaux intéressés. Nous restons toujours alors à un état limite du « mal »
dont la violence et la souffrance constituent les deux faces inextricables, les
deux faces en fait des pouvoirs de vie et des pouvoirs de mort. Si le destin de
chaque individu est de vivre son histoire avec celle des autres et de mourir seul,
il est de la logique du pouvoir, pour survivre à cette contradiction, d’essayer d’en
faire sa matière152.
À notre tour, il importe d’ouvrir aux jeunes des espaces de dialogue, voire
des « espaces de vie153 », idéalement avant même l’entrée dans le passage sans
issue que représente la gang ; des espaces où l’on puisse parler librement de
cette logique du pouvoir et de ses enjeux pour les personnes. Souffrance sociale
ou violence sociale ? Encore une fois, ce n’est qu’une question de point de vue.
Mais une chose est certaine, on ne peut parler de l’une sans penser à l’autre.

151. M. Perreault, « Les gangs de rue : un passage risqué. Quelques pistes de réflexion
pour comprendre la violence dans les milieux marginaux des jeunes Québécois
d’origine afro-antillaise », p. 57-68.
152. M. Augé, Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort. Introduction à une anthropologie de la répres-
sion.
153. G. Bibeau et M. Perreault, « Les gangs chez les jeunes néo-Québécois : des espaces
de vie pour quoi faire ? ».
182 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

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Entre mépris et vie nue,
la souffrance sociale

Gilles Bibeau

Dans l’acte même qui la violente, la victime est dépouillée de ce


bien inhérent, individualisé quoique social, et qui répond au
nom de « dignité ». […] Lorsqu’un être étiqueté « esclave »
acquiert la dignité, il cesse par là même d’être esclave1.

Mes recherches sur les gangs de rue, les piqueries et les jeux ordaliques
avec la drogue, les nouvelles pathologies des adolescents et adolescentes, les
conduites suicidaires des jeunes autochtones, l’impuissance des personnes
« socialement désaffiliées », la surveillance punitive à l’égard des allocataires
d’aide sociale et la précarité qu’une scandaleuse inégalité entraîne pour des
pays entiers en Afrique et ailleurs dans le monde, tous ces travaux m’ont rendu
extrêmement sensible aux questions d’insécurité, d’injustice, de souffrance et
de violence, celles-ci exprimant toujours, nous le savons, une souffrance cachée.
Les récits des patients atteints du VIH, les dérives des utilisateurs de drogues
injectables, la révolte que crient les jeunes dans ces gangs que l’on croise dans
les rues de nos grandes villes se sont imposés avec toujours plus d’évidence dans
mon travail d’anthropologue, me forçant à me confronter, à répétition, à la face
d’ombre de l’expérience humaine, à ces espaces de détresse d’où l’on revient
toujours transformé, et à l’hallucinante banalisation du malheur qui engendre,
chez les bien-nantis, indifférence, distance, voire mépris, à l’égard des individus
et des groupes qui ne peuvent pas s’en sortir.

1. W. Soyinka, Climat de peur, p. 102.


186 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

Je crois pouvoir dire que mes recherches d’anthropologie médicale ont


transformé, au fil des trois dernières décennies, ma vision même de la réalité
humaine, aiguisant mon sens de l’écoute des autres, surtout de la parole des
personnes souffrantes, radicalisant ma position critique face aux institutions
politiques et économiques impliquées dans la production des inégalités et sou-
haitant pour plus de gens la chance d’habiter un monde plus juste et plus
humain. Au retour de mes voyages dans le monde de la souffrance, je reconnais
avoir souvent eu de la peine à mettre en mots la détresse rencontrée, me confiant
d’abord à la langue même des personnes qui m’ont dit leur mal et m’appuyant,
au plus près possible, sur leurs récits de leur expérience de souffrance. À terme,
c’est ma manière même d’écrire qui en a été transformée.
Les résultats des recherches dont je viens d’indiquer l’orientation et l’im-
pact qu’ils ont eus sur moi pointent tous, me semble-t-il, vers un même constat :
« nous avons changé de civilisation vers la fin des années soixante ». Cette muta-
tion anthropologique majeure qu’ont provoquée tant d’événements, entrevue
tant de chercheurs et prophétisée tant d’artistes, est si considérable et continue
à se produire si vite sous nos yeux, qu’elle semble échapper à la majorité de nos
contemporains, y compris aux spécialistes des sciences sociales, qui passent sans
doute trop peu de temps à s’interroger sur les situations inédites d’inégalité
présentes au cœur même de nos sociétés néolibérales, sur l’impact destructeur
qu’elles ont sur diverses catégories de personnes et sur le refus de corriger l’in-
sécurité et l’absence de dignité humaine par un solide filet de protection sociale.
Je me demande parfois si la forme de civilisation dans laquelle nous sommes
entrés n’est pas en réalité une contre-civilisation, une espèce de contre-culture
déshumanisée fondée sur la performance des individus, la compétitivité dans
une gestion bureaucratisée du vivre-ensemble, une vision romantisée des droits
et de la démocratie, une marchandisation des biens organisée à l’échelle du
monde, la toute-puissance de médias fabricateurs de pensée unique et les pro-
messes des technosciences.
Ma réflexion sur la souffrance sociale s’engage résolument, dans le présent
essai, sur le terrain ethnographique que je croise avec le politique, le juridique
et l’éthique, et nécessairement avec ce que l’anthropologie médicale m’a appris
au sujet de la souffrance. Pour le dire autrement, j’inscris ma réflexion dans les
travaux des sciences sociales critiques et me laisse porter par une inquiétude
nourrie du souci de justice sociale, dans la conviction aussi que la dramatique
de l’existence humaine ne pourra jamais être abolie par les discours optimistes,
irréalistes, que répètent les « think tanks » néoconservateurs des États-Unis, les-
quels imposent leur vision à nos gouvernements et à une bonne partie du monde
occidental. Plutôt que la société d’égaux qu’ils disent pouvoir construire à partir
du néolibéralisme, c’est une société d’identiques, d’individus modelés selon le
même format par les médias, qui me semble se mettre en place.
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 187

Le fil directeur de l’analyse de la souffrance sociale que je présente ici se


tisse en intégrant les idées de trois groupes de penseurs. En un premier temps,
j’examine, dans la mouvance des travaux du sociologue belge G. Bajoit2 et de
son collègue québécois J. Beauchemin3, les paradoxes inscrits au cœur même de
nos sociétés néolibérales : on y trouve, d’un côté, l’appel à l’autonomie et à
l’autoréalisation lancé à chaque citoyen ; on constate, de l’autre, l’impossibilité
pour un grand nombre d’individus d’atteindre l’idéal proposé. Avec G. Bajoit,
j’explore le virage radical de nos sociétés en direction de l’autonomisation des
individus ; avec J. Beauchemin, je reconnais que notre temps assure le règne
sans partage de sujets individuels qui se dépolitisent en même temps que
l’éthique individualiste fait massivement retour et que la citoyenneté s’impose
en tant que moteur de la régulation néolibérale.
Je présente ensuite une double lecture des conditions d’humiliation et de
honte dans lesquelles vivent de nombreuses personnes, au sein même des pays
les plus riches du monde : la première lecture met l’accent sur les situations de
perte en tant qu’elles désocialisent les individus, les faisant basculer dans un
espace hors-social, dans une sorte d’état limite que j’explique à partir de la
notion de « vie nue » élaborée par le philosophe Giorgio Agamben4. La seconde
lecture envisage ces mêmes situations du point de vue du « mépris social »
qu’elles entraînent pour les individus, de ce mépris socialement institué auquel
le philosophe E. Renault 5 et le sociologue A. Honneth6 se réfèrent dans leur
description de la souffrance de ceux et celles qui sont mis au ban de la société.
Les exclus réduits à la « vie nue » ne sont plus que des collections d’individus
victimes du « mépris social » qui ont en commun le partage d’un même manque,
dans la déshumanisation même de leur existence. Le sujet politique que la
société enferme dans le « mépris social », l’homme et la femme qui n’existent
plus que comme une « vie nue », ce sont là les formes extrêmes que prend la
souffrance sociale dans nos sociétés postindustrielles.
Enfin, je fais écho dans mes réflexions à la notion de « bio-politique » telle
qu’elle fut forgée, dès ses cours de 1978, par Michel Foucault7, reprise et recon-
ceptualisée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur Anti-Œdipe8 et plus
récemment réélaborée par de nombreux penseurs critiques. Michael Hardt et

2. G. Bajoit, Le Changement social : analyse sociologique des sociétés occidentales contempo-


raines.
3. J. Beauchemin, La société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain.
4. G. Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue.
5. E. Renault, Mépris social. Éthique et politique de la reconnaissance.
6. A. Honneth, « La dynamique sociale du mépris. D’où part une théorie critique de
la société ? ».
7. M. Foucault, Sécurité, territoire, population.
8. G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe.
188 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

Antonio Negri, les auteurs de Empire9 et de Multitude10 , ont mis le « bio-politique »


au cœur de leur pensée à laquelle je fais écho dans mon texte. Ils écrivent :
Dans la post-modernisation de l’économie mondiale, la création de la richesse
tend […] vers ce que nous appellerons la production biopolitique, c’est-à-dire la
production de la vie sociale elle-même dans laquelle l’économie, la politique et la
culture se recoupent de plus en plus et s’investissent mutuellement11.
La stratégie sociale et politique des États néolibéraux consiste, selon
Hardt et Negri, à repenser leurs obligations dans un sens strictement bio-
politique, transformant du même coup leurs programmes de protection sociale
en une gestion disciplinaire de la vie des pauvres, des marginaux et des exclus
économiques, sur fond d’une préoccupation fondamentale pour la sécurité. Par
cette opération, la société est transformée en un vaste corps biopolitique.
Dans le présent essai, je m’engage dans un exercice d’autoréflexion, dans
la transparence, et j’espère dans la lucidité aussi, à l’égard de mon itinéraire
intellectuel et de mon engagement dans la promotion d’une anthropologie
médicale critique. L’argument que je défends est exposé dans cinq paragraphes :
après avoir décrit la mutation anthropologique majeure de nos sociétés, je
montre que celles-ci sont traversées par un profond paradoxe qui est générateur
de souffrance sociale pour les personnes exclues et marginalisées. Cette souf-
france est en fait redoublée, j’y insiste dans le troisième paragraphe, par des
politiques sociales exclusivement bâties dans le but de discipliner les exclus en
les réintégrant, par toutes sortes de moyens, dans la société. Ma réflexion s’at-
tarde ensuite à évoquer les leurres de la société biopolitique quand elle se met
au service du seul projet néolibéral. En finale, je m’interroge sur la pertinence
de pratiquer des sciences sociales critiques, engagées, voire militantes.

UNE MUTATION ANTHROPOLOGIQUE MAJEURE

On peut prouver par des données sociographiques toujours plus précises,


que les sociétés occidentales sont en train de vivre, depuis trente à quarante ans,
une mutation culturelle majeure en ce qui concerne, d’une part, la relation de
l’individu à la société, et d’autre part, la définition même de l’individu, dans son
rapport avec lui-même. Nous sommes passés, peut-on dire globalement, d’un
modèle de société dans lequel, pour se construire et donner du sens à son exis-
tence, l’individu devait se soumettre aux exigences du collectif, à un autre
modèle, que le sociologue G. Bajoit12 appelle « égo-identitaire », dans lequel

9. M. Hardt et A. Negri, Empire.


10. M. Hardt et A. Negri, Multitude.
11. M. Hardt et A. Negri, Empire, p. 17.
12. G. Bajoit, op. cit.
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 189

l’individu doit constamment affirmer son autonomie, se constituer comme sujet


et réclamer son droit à l’autoréalisation personnelle. Cette mutation est
confirmée par une multitude de recherches empiriques menées dans tous les
grands champs de la vie sociale : la famille, l’école, le travail, les loisirs, la reli-
gion, la citoyenneté.
L’éthique centrée sur l’individu triomphe partout, selon le sociologue
J. Beauchemin13, se substituant au politique qui est tantôt carrément nié en tant
que lieu d’un vivre-ensemble cohérent, tantôt réduit à un ensemble de revendi-
cations identitaires pour des personnes porteuses d’une différence. L’entrée
dans l’éthique des droits individuels a provoqué, un peu partout, la sortie du
politique, voire son déni, le remplacement du sujet politique par un sujet moral,
dans une véritable désociologisation des rapports sociaux. Anthropologues,
politologues, philosophes et psychanalystes rejoignent, pour une large part, les
sociologues dans leur lecture de la mutation majeure que nous vivons : notre
société serait de moins en moins solidaire14, de plus en plus massifiée15, prise
dans l’individuation extrême16, centrée sur l’espace intime17, dépressive en
même temps que compulsive18, moins dysfonctionnelle19 que surbureaucratisée,
plus citoyenne qu’ethnique20, moins areligieuse ou postreligieuse que surreli-
gieuse21. Notre société se serait paradoxalement dépolitisée en même temps que
s’affirmait, d’une part, l’éthique des droits individuels et que triomphait, de
l’autre, l’idéologie de l’égalité des chances. Elle produit, rappelle Bourdieu22,
des « espaces de misère » à côté de la colossale richesse qui se déploie dans cer-
tains segments de la société.
Caractérisant la rupture radicale qui s’est produite dans les sociétés occi-
dentales, l’anthropologue Marc Augé23 pense que la surmodernité a fini par
imposer des « médias » là où il y avait des « médiations », les premiers se « substi-
tuant » aux seconds et imposant aux individus une exigence de conformité
homogénéisante aux modèles médiatisés. Sous les apparences d’une individua-
tion des destins, c’est en réalité, pense Augé, une soumission aux valeurs
néolibérales qui est apparue ; sous couvert d’autonomie, l’aliénation s’est

13. J. Beauchemin, op. cit.


14. C. Lasch, The Revolt of Elites : and the betrayal of democracy.
15. E. Balibar, La crainte des masses.
16. G. Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain.
17. C. Lasch, Le complexe de Narcisse. La nouvelle sensibilité américaine.
18. A. Ehrenberg, L’individu incertain ; A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi.
19. T. Anatrella, La différence interdite. Sexualité, éducation, violence. Trente ans après mai
1968.
20. A. Giddens, Modernity and Self-Identity. Self and Society in the Late Modern Age.
21. M. Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité.
22. P. Bourdieu, La misère du monde.
23. M. Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité ; Pour une
anthropologie des mondes contemporains.
190 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

imposée ; à la place d’une société d’égaux, on trouve des copies conformes de


citoyens identiques. Ellen Corin24, anthropologue et psychanalyste, a pour sa
part attiré l’attention sur l’ampleur des « dérives » qui affectent aujourd’hui les
personnes dans leurs rapports aux registres communs de références et à l’envi-
ronnement social primaire, notamment à la famille occidentale qui est en pleine
restructuration. C’est cependant moins du déclin du sujet sur fond d’une crise
collective de la signifiance dont elle parle que de l’émergence de nouvelles
formes d’identité, individuelle et sociale, plurielle dans la recomposition que les
individus bricolent à partir des matériaux mis à leur disposition par la société.
Plutôt que d’un déficit et d’un manque de sens, c’est de surplus et d’excès, voire
d’un débordement, des repères identitaires dont Corin parle dans ses travaux.
Le régime d’identification individuelle qui s’impose aujourd’hui s’arti-
cule à la nouvelle vulgate planétaire dont les termes fétiches sont globalisation,
néolibéralisme, capitalisme à visage humain25, droits de l’homme, flexibilité et
multiappartenance d’un nombre croissant de personnes. Pour G. Bajoit, l’appel
lancé aujourd’hui à l’individu se décline selon quatre dimensions principales : il
est d’abord injonction directe faite aux personnes (« sois autonome, prends ta
vie en main, décide pour toi-même ») ; il est aussi exigence de fidélité à soi-même
(« deviens ce que tu crois que tu es au fond de toi-même ») ; il est encore, comme
en dérivé, invitation à la jouissance de la vie (« jouis, ici et maintenant, tout de
suite ») ; enfin, il est, sur le versant négatif, mise en garde face aux dangers
menaçant la sécurité de la personne (« sois prudent, protège-toi »). Dans les faits,
l’idéal d’individuation s’avère d’autant plus difficile à atteindre que les quatre
dimensions (autonomie, plaisir, fidélité à soi, sécurité) qui le constituent sont en
partie contradictoires : l’autoréalisation demande des efforts et procure peu de
plaisir immédiat ; être sujet implique la prise de risques, ce qui contredit la sécu-
rité. Et surtout, nous le verrons, il existe des conditions sociales, économiques et
politiques qui empêchent, objectivement, un grand nombre de personnes de se
constituer en tant que vrais sujets. Les messages culturels diffusés tous les jours
par nos institutions (école, famille, télévision, publicité) n’en appellent pas
moins tout le monde, y compris « les oubliés de l’égalité des chances26 », à se
conformer aux nouveaux impératifs de la société.
Une profonde contradiction s’inscrit au cœur même de cet appel à l’auto-
réalisation : les individus ne se réalisent en effet comme sujets autonomes qu’en
incorporant le modèle commun dominant, ce qu’ils font, en pratique, en

24. E. Corin, « Centralité des marges et dynamique des centres » ; « Le mouvement de


l’être. Impasses et défis des psychothérapies dans le monde contemporain ».
25. A. Giddens, « Neoprogressism : A New Agenda for Social Democracy » ; L. Boltanski
et È. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme ; P. Bourdieu, Contre-feux. Propos pour
servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale.
26. Y. Sabeg et L. Méhaignerie, Les oubliés de l’égalité des chances.
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 191

s’insérant dans la masse, ou en se transformant, comme le disent Hardt et Negri,


en des éléments au sein d’une multitude.
Les comportements d’intégration et d’exclusion sociale propres au pouvoir sont
de plus en plus intériorisés dans les sujets eux-mêmes. Le pouvoir s’exerce main-
tenant par des machines qui organisent directement les cerveaux (communications,
informations) et les corps (par des systèmes d’avantages sociaux, des activités
encadrées) vers un état d’aliénation autonome […], par une généralisation des
appareils normalisants de la disciplinarité qui animent de l’intérieur nos prati-
ques communes et quotidiennes27.
Les individus vivent ainsi dans la rassurante illusion d’une autonomie qui
n’est rien d’autre que reproduction du même, qu’insertion dans une identité
massifiée et qu’aliénation généralisée.
On comprend sans peine que produire des individus qui se conforment
aux nouvelles exigences est une nécessité pour des sociétés qui, sous l’impulsion
du projet économique néolibéral et d’une idéologie sociale fondée sur l’indivi-
dualisme, sont de plus en plus construites sur la compétition, la consommation
et la communication. On peut dire que ceux et celles qui répondent à ces appels
sont « fonctionnels », « normaux », « ajustés », par rapport aux besoins de nos
sociétés qui ne peuvent vraiment fonctionner que si les individus qui les compo-
sent ont incorporé les valeurs de performance, de compétitivité et de
communication. Une version unidimensionnelle de l’identité est ainsi proposée
aux sujets individuels par la machine médiatique et la puissante idéologie qui
vantent les vertus de la société néolibérale homogénéisante d’aujourd’hui.
L’apparition de l’individu massifié n’est rien d’autre, dans l’espace de nos
sociétés, qu’une caricature de la pensée occidentale moderne dans laquelle le
sujet individuel s’est historiquement constitué comme le fondement de toute
représentation28. L’être libre est désormais cet individu à la fois consommateur,
compétiteur et engagé dans la communication qui construit sa propre singula-
rité, en se fondant dans la masse. Il se pourrait bien que cette culture de
l’individuation ne puisse produire rien d’autre qu’une surface sans profondeur,
qu’une digression culturelle sans ancrage dans la dimension tragique de l’hu-
main, que la folle invention d’un être humain qui réalise, jusqu’à l’excès, la
« Condition de l’homme moderne » telle que décrite par Hannah Arendt 29. L’in-
dividu qui s’accomplit en se massifiant pourra peut-être assurer, selon certains
penseurs, le salut de nos sociétés en assumant, d’une part, la part du collectif
sans qu’on y voit nul abus de la part du groupe et en sauvegardant, d’autre part,
ce qu’il y a de plus précieux en chacun de nous : la dignité d’être soi. Nous
serions encore trop timides pour faire le saut dans l’avenir et nous hésiterions à

27. M. Hardt et A. Negri, Empire, p. 134.


28. C. Taylor, Sources of the Self.
29. H. Arendt, Condition de l’homme moderne.
192 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

nous délester des anciennes morales fondées sur l’authenticité, l’autonomie et la


vie responsable30.
« Le souci de soi » auquel M. Foucault31 s’est intéressé, dans le contexte de
sa réflexion sur la sexualité, s’articule désormais aux valeurs faustiennes de
santé, de beauté, d’immortalité et de jeunesse, à l’utopie de l’autoréalisation en
même temps qu’à l’éthique triomphante des droits individuels. La quête de la
santé parfaite est devenue le « nouveau mythe » qui s’est installé en tant que
symbole clé dans la culture occidentale : des techniques de toutes sortes disci-
plinent les corps ; une rhétorique de la persuasion régule les styles de vie des
individus ; la relation thérapeute-patient est transformée en une prise en charge
continue, à long terme, des corps (surveillance clinique ; bilans de santé régu-
liers) ; une industrie du bien-être en pleine expansion colonise des domaines
périphériques à la santé en médicalisant, entre autres, des conditions sociales et
des difficultés psychologiques qui ont souvent surtout à voir avec le fait même
que quelqu’un existe. On peut aisément donner de multiples exemples de la
généralisation de technologies médicales visant à contrôler les comportements
déviants (enfants hyperactifs ; dépendance aux drogues, etc.), à médicaliser les
cycles de vie et à transformer les déséquilibres en des événements patho-
logiques32.
Cette référence massive au nouveau complexe du « bien-être » me semble
refléter une des préoccupations centrales de notre époque : celle d’un monde
technologique optimiste qui prétend pouvoir effacer la souffrance de l’exis-
tence humaine et conjurer la souillure et le danger, notamment en maintenant
le corps et l’esprit fonctionnels aussi longtemps que possible. Pour réaliser le
rêve de la santé parfaite, l’industrie pharmaceutique dépense des millions dans
des recherches sur les traitements de l’obésité et du poids excessif, de la calvitie,
de l’acné, de la dépression et de l’impuissance sexuelle, développant un marché
des « drogues du bien-être » qui conduisent les personnes à fantasmer au sujet
de la perfection du corps, de l’esprit et de l’humeur33. Tout cela renforce la
dépendance des personnes à l’égard des « experts » de toutes sortes et des bio-
technologies visant à réparer les ratés du corps, à endormir les maux de l’esprit
et à anesthésier la douleur lorsque le mal surgit. Le rôle de la médecine qui a
consisté, dans le passé, à guérir le corps humain s’est considérablement élargi,
sous l’impact des technologies médicales, au point de viser désormais la gué-
rison totale, par le recours à la transplantation des organes, aux corrections
cosmétiques et aux prothèses de réadaptation. Les nouvelles technologies médi-
cales peuvent non seulement soigner, avec une efficacité accrue, le corps malade

30. C. Taylor, Grandeur et misère de la modernité.


31. M. Foucault, Le souci de soi. Histoire de la sexualité 3.
32. G. Bibeau et S. Fortin, « Inégalités et médicalisation de la souffrance sociale ».
33. Ibid.
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 193

mais peuvent aussi altérer le corps et l’esprit de manière à en renforcer la perfor-


mance, à préserver la vigueur de la jeunesse, à réduire ou à éliminer les
différences entre les sexes, s’évertuant ainsi à essayer de réaliser l’utopie de la
« santé parfaite34 ».
Le statut de la souffrance s’est profondément transformé dans les sociétés
occidentales. Pendant des millénaires, les êtres humains ont considéré que la
souffrance était une composante essentielle de la vie, inévitable disaient les reli-
gions, et ils l’acceptaient comme une réalité incontournable de l’existence tout
en inventant toutes sortes de mythes de rédemption qui leur faisaient accepter
cette souffrance en la transformant en une source de purification et de salut.
Cette « théologie » de la souffrance permettait, tout en procédant d’un certain
fatalisme, de donner du sens au malheur : la peine était culturellement légi-
timée, socialement valorisée et même récompensée, maintenant ou plus tard.
Plus les hommes souffraient, plus ils bénéficiaient de l’approbation des autres ;
plus ils acceptaient leur souffrance, plus ils pouvaient espérer une récompense
ailleurs, plus tard. Le plaisir était certes légitime mais il ne venait qu’après l’avoir
dûment mérité par un labeur plus ou moins pénible, tout au long de leur vie.
Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, il n’en va plus de même
aujourd’hui. Nous vivons en effet dans un monde qui bannit la souffrance : nos
contemporains ne veulent plus souffrir en aucune circonstance de leur exis-
tence. Cela est vrai de la souffrance physique comme de la souffrance psychique
et morale. Aujourd’hui, des spécialistes sont partout présents pour atténuer la
souffrance : dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les entreprises. Aussitôt que
se produit une catastrophe, ils sont là pour apporter une aide psychologique
aux victimes traumatisées. Nous avons, envers la mort, la même attitude qu’en-
vers la souffrance : elle est, en quelque sorte, « inversée », aseptisée, mise à
distance, dans l’espoir sans doute que la mort cause aux vivants le moins de
souffrance possible. On peut sans doute conclure de tout cela que nous ne
voulons plus souffrir.
Contre le mythe de la santé parfaite, je crois essentiel de rappeler qu’on
ne peut pas ne pas penser la souffrance, la douleur, le mal, qu’on doit même
obligatoirement penser tous ces phénomènes au sein d’une même théorisation
du mal. Dans son livre L’Ombre au tableau35, François Jullien dit trouver passable-
ment insupportable l’idéologie actuelle du tout-positif, son aspiration à la
réconciliation universelle, sa croyance en l’élimination du négatif, comme si un
monde pacifié, unifié, était enfin à portée de main. Le philosophe nous invite à
interroger la pensée contemporaine du point de vue de son incapacité à assigner

34. Dans la foulée des réflexions de Heidegger sur la place éminente de la technologie
dans le monde occidental, la philosophe Hannah Arendt a placé la technique au
cœur de son interprétation de la condition de l’homme moderne (1958).
35. F. Jullien, L’ombre au tableau. Du mal ou du négatif.
194 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

un espace social au « négatif » qui resurgit partout en violence et de son opti-


misme qui, loin de gommer les manifestations du négatif, les fait se reporter
dans l’espace intérieur des individus. Aujourd’hui apparaît, selon Jullien, une
sorte d’intériorisation, d’enfouissement, du « négatif », qui produit terrorisme,
violence et autodestruction. Jullien défend l’idée que le « négatif » ne disparaît
jamais, qu’il s’intériorise s’il n’a pas de lieu extérieur pour se manifester, et qu’il
prend des formes nourries par la violence. De même que l’empire mondialisé
dans lequel nous vivons ne cesse de faire la guerre tout en parlant constamment
de la paix, on assiste aujourd’hui à un retour dramatisé du thème du mal sous
les habits du bien, du droit pour tous et de l’effacement de la souffrance. Avec
Jullien, je pense qu’il est urgent de reposer la question de la place du « mal » et
du « négatif » dans les sociétés contemporaines, renouant ainsi avec une interro-
gation centrale et inépuisable de la philosophie occidentale.

UN PROFOND PARADOXE AU CŒUR


DES SOCIÉTÉS NÉOLIBÉRALES

La mutation culturelle majeure que je viens de rappeler à grands traits


comporte un paradoxe tout à fait central qui marque les consciences de la
plupart des individus d’aujourd’hui, notamment dans les sociétés globalisées,
pluralistes et inégalitaires (de plus en plus inégalitaires, disent même certains)
dans lesquelles nous vivons. En effet, d’un côté, nous sommes appelés à devenir
des sujets d’autonomie et d’autoréalisation, vivant dans un monde de compéti-
tion, de consommation et de communication ; d’un autre côté, beaucoup d’entre
nous sont précarisés et exclus par le fonctionnement même du modèle néoli-
béral de société dans lequel nous sommes forcés nolens volens de nous inscrire. Il
ne suffit pas, en effet, de proclamer le mythe du bien-être pour tous pour que
les individus arrivent, dans les faits, à le réaliser. Le modèle néolibéral produit,
d’une manière structurelle, des barrières, des inégalités et de l’exclusion, les-
quelles sont nécessaires à son fonctionnement.
L’entrée dans le XXIe siècle s’est faite dans la confusion, avec d’un côté le
mythe de la santé parfaite qui prétend pouvoir effacer la souffrance et, de
l’autre, l’évidence que le bonheur promis est une impossibilité pour un bon
nombre de personnes. L’informatisation et la robotisation provoquent la dis-
qualification professionnelle de bon nombre de travailleurs et un chômage
structurel qu’il apparaît difficile de résorber. La compétition et les exigences de
performance éliminent les plus faibles, fragilisent les personnes et engendrent
frustration, culpabilisation et autodestruction chez un nombre croissant d’entre
elles. La consommation qu’une publicité tapageuse ne cesse de vanter produit
de l’endettement qui débouche sur de la frustration et de l’anxiété. Le sanc-
tuaire qu’est le corps se fissure, en de nouveaux lieux, sous les agressions
nouvelles qui accompagnent la vie dans nos sociétés technologiques avancées.
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 195

La souffrance psychique, mais aussi physique, des personnes augmente, surtout


chez celles qui sont incapables de s’inscrire dans la société dans laquelle il leur
faut, sans relâche, consommer, communiquer et être en compétition avec les
autres ; or leur souffrance est d’autant plus insupportable qu’elle est devenue
illégitime, n’a plus de sens et est même considérée comme absurde dans une
société dominée par le mythe du bien-être parfait.
Le paradoxe surgit du fait que les membres des groupes sociaux affectés
par la précarité et la pauvreté relatives sont appelés à devenir des individus
pétris d’autonomie, d’autoréalisation, de jouissance et de sécurité. Dans leur
conscience, cette contradiction structurelle se traduit par des tensions existen-
tielles qui deviennent insupportables pour un grand nombre. Les individus
exclus du monde du travail, appauvris, marginalisés et mal protégés par les pro-
grammes sociaux sont soumis à une injonction paradoxale : le « système », tout à
la fois, les appelle à vivre leur vie et leur interdit de vraiment la gagner. Face à
cette contradiction, ou bien ils choisissent de gagner leur vie, ce qu’ils font par
des emplois précaires qui les empêchent de s’autoréaliser ; ou bien ils choisissent
de la vivre, mais par des activités qui ne leur permettent pas de la gagner ; ou
bien encore ils ne parviennent à faire ni l’un ni l’autre. On continue à répéter à
ces personnes qu’elles ont droit à la dignité, un droit qu’on ne leur permet pas
d’exercer.
L’impossibilité de se réaliser tend à produire, chez les exclus et les margi-
nalisés, un sentiment d’incompétence, de l’autoculpabilisation et de la
frustration qui entraînent des troubles divers, identitaires, relationnels et com-
portementaux. Et ces troubles engendrent toutes sortes de conséquences : la
recherche de compensations (drogue, alcool, jeux), la déviance, la colère, la
provocation, la rage et, forcément, de l’insécurité pour tout le monde, d’abord
pour les exclus et marginalisés mais aussi pour les autres citoyens. La résigna-
tion face à l’échec a elle-même perdu toute signification ; les revendications
collectives impliqueraient qu’il existe une solidarité entre exclus, laquelle a
disparu pour être remplacée par une concurrence entre eux, dans un chacun
pour soi pour améliorer sa condition individuelle. Bien sûr, on rencontre encore
chez les laissés-pour-compte des réponses de violence mais cette violence ils la
retournent plus souvent, par impuissance, contre eux-mêmes ou d’autres exclus
plutôt que contre la société.
En dépit des inégalités qu’elle produit, les promoteurs de la société
néolibérale continuent à proclamer, sur toutes les tribunes, que tous les indi-
vidus peuvent désormais accéder à l’autoréalisation. Les recherches ont pourtant
permis d’établir, hors de tout doute, au moins trois constats d’importance
majeure quant au rôle de l’idéologie néolibérale dans la production de
196 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

l’inégalité, de la marginalisation et de l’exclusion36. Trois grands constats s’im-


posent avec force, qui sont développés ci-dessous.
Premier constat : Sur la base d’un examen comparatif de données écono-
miques, sociales et médicales relatives aux États-Unis, à l’Angleterre, au Japon et
aux pays d’Europe de l’Est, l’épidémiologiste Richard G. Wilkinson a démontré,
dans Unhealthy Societies37, que les sociétés les plus riches ne sont pas nécessaire-
ment celles dans lesquelles se retrouve le meilleur profil général de santé. Ce
sont en effet plutôt les sociétés qui présentent, selon Wilkinson, les plus petits
écarts de revenu entre riches et pauvres, en un mot les sociétés qui distribuent
le plus équitablement les revenus qui produisent le plus haut niveau global de
santé. Wilkinson a démontré que les sociétés davantage égalitaires présentent
de plus une plus grande cohésion sociale, une vie communautaire plus forte et
moins d’effets corrosifs reliés à l’inégalité. Ses analyses lui ont permis de
conclure que la cohésion sociale est cruciale à la qualité de la vie d’un plus
grand nombre de citoyens et qu’elle leur assure une meilleure protection contre
les aléas de l’existence. Le contraste existant entre l’extraordinaire succès éco-
nomique de certains pays (les États-Unis, par exemple) et leur échec relatif sur
le plan de la santé des populations s’expliquerait, selon Wilkinson, par la distri-
bution inéquitable que ces pays font de la richesse collective.
D’autres travaux ont démontré qu’il existe aussi une relation très forte, au
sein d’un même pays, entre l’inégalité dans les revenus, la cohésion sociale et les
différents indicateurs de santé : les comparaisons des niveaux de santé entre
différents États des États-Unis et entre les grandes villes américaines 38 vont en
effet dans le même sens que les conclusions de Wilkinson. Pour ce qui est des
comparaisons entre individus, la plupart des études ont établi, hors de tout
doute, une forte corrélation entre le revenu d’une personne et son niveau global
de santé : les personnes les plus démunies économiquement, celles qui sont
moins scolarisées, celles qui se situent au bas de l’échelle sociale ou qui ne béné-
ficient pas d’une vie sociale satisfaisante sont en effet plus souvent malades et
sont aux prises avec davantage de problèmes sociaux que celles vivant dans de
meilleures conditions économiques et sociales. Les chercheurs sont unanimes à
affirmer que l’environnement économique et le milieu social dans lequel évo-
luent les personnes, les familles et les collectivités constituent un puissant
déterminant, sans être le seul, de l’état de santé et de bien-être des individus.

36. J’ai développé les résultats des études épidémiologiques dans Bibeau 1999 et 2005.
37. R. G. Wilkinson, Unhealthy Societies. The Afflictions of Inequality.
38. J. W. Lynch et autres, « Income inequality and mortality in metropolitan areas in
the United States ».
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 197

Deuxième constat : Dans le populaire ouvrage Why are some healthy and
others not ?39 paru en 1994, la thèse principale défendue par les éditeurs R. G.
Evans, M. L. Barer et T. R. Marmor et leurs collègues de l’ICRA emprunte large-
ment aux travaux de l’équipe de l’épidémiologiste anglais Michael Marmot40 et
au rapport de Sir Douglas Black41. Cette thèse peut être ramenée, me semble-t-il,
à trois points principaux : a) ce sont les gradients au sein de l’organisation du
travail et plus globalement dans la hiérarchie sociale qui constituent les meilleurs
prédicateurs du niveau de santé d’un individu ; b) l’impact différentiel des gra-
dients se manifeste principalement sur les taux de mortalité à différents âges et
sur l’ensemble agrégé des pathologies ; c) des facteurs psychologiques (ex. : le
sentiment d’impuissance chez les personnes de bas statut), biologiques (ex. : les
réponses psycho-neuro-immunologiques), sociaux (ex. : la faible mobilité dans
l’échelle sociale) et culturels (ex. : la transmission familiale du statut social)
semblent agir, en synergie, pour médiatiser en quelque sorte les interactions
entre le rang d’une personne dans l’échelle sociale et son niveau de santé.
S’appuyant sur les résultats de l’étude « Whitehall I » publiés à partir de
1978 par l’équipe de Michael Marmot, les auteurs du rapport Black ont généra-
lisé à l’ensemble des milieux de travail ce que les épidémiologistes avaient
découvert dans le cas des « white-collar British civil servants », à savoir que « with
each tiny descent in civil service rank, from senior executive officer down to
executive officer, comes more angina, more diabetes and more rough cough
with plegm ». Les écarts, parfois minimes, entre les positions occupées dans l’or-
ganisation du travail sont statistiquement associés aux niveaux de santé des
individus, plus que leur appartenance à une classe sociale (sauf dans les cas où
le niveau d’emploi recouvre la classe) et plus aussi que leurs comportements
(tabac, alcool, manque d’exercice physique).
Sir Douglas Black et ses collègues de la Commission d’enquête sur la santé
ont étendu les conclusions de l’équipe de M. Marmot en affirmant qu’il existe,
en Angleterre et dans le pays de Galles, une très forte corrélation statistique
entre la santé et la position qu’occupe un individu dans la hiérarchie sociale.
Peut-être est-il intéressant de rappeler que le gouvernement conservateur qui a
succédé au Labour Party a été irrité par le rapport Black qu’il considérait n’être
rien d’autre qu’un « track » idéologique produit par des défenseurs du « welfare-
state » et par des activistes qui, sous le couvert de la médecine sociale, cherchaient
à briser le système des classes sociales sur lequel repose toute la société britan-
nique. En affirmant que la « social hierarchy is a public health problem », les

39. L’ouvrage des chercheurs de l’Institut canadien pour la recherche (ICRA) initiale-
ment paru (1994) en anglais a été publié, deux ans plus tard, en français sous le
titre : Être ou ne pas être en santé. Biologie et déterminants sociaux de la maladie.
40. M. Marmot et autres, « The changing social class distribution of heart disease ».
41. D. Black et autres, Inequalities in health. The Black Report.
198 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

experts en santé publique s’autorisaient, ont dit les politiciens, à envahir le


champ du politique.
Troisième constat : D’après Lynch et ses collaborateurs42, les sociétés carac-
térisées par un haut degré d’inégalité dans les revenus des personnes sont aussi
celles dans lesquelles on trouve une plus faible cohésion sociale, plus de per-
sonnes qui vivent dans l’incertitude et qui sont forcément moins en mesure de
s’autoréaliser. Les chercheurs ont suggéré l’idée que l’inégalité économique
(statut, pouvoir et sécurité du revenu) pouvait exercer une influence directe sur
la vitalité des liens communautaires, le degré de confiance entre les personnes
et le degré de fragilité des personnes. Leur modèle intègre, en prolongeant les
modèles de Marmot et de Wilkinson, dynamiques sociales, variables écono-
miques et niveau de santé, soulignant clairement le fait que les milieux sociaux
dans lesquels existent une forte participation communautaire et un haut niveau
de confiance entre les citoyens sont davantage favorables au développement
d’une bonne santé.
Pour ma part, je crois qu’il est urgent que les responsables politiques, les
spécialistes des sciences sociales et les professionnels de la santé prennent
conscience de la brutalité destructrice de certains environnements qui font
éclater des familles entières, qui mettent hors jeu des classes complètes de tra-
vailleurs et qui font basculer toute une génération, celle des jeunes, dans
l’incertitude la plus complète. L’ampleur que prennent certains problèmes force
en effet à penser ceux-ci au sein d’une philosophie sociale radicale capable de
faire voir les liens entre néolibéralisme économique, promotion de l’excellence
et idéologie des droits individuels par exemple, et le fait que de nombreuses
personnes et familles se retrouvent structurellement marginalisées, mises de
côté comme si on n’avait plus besoin d’elles, dans un climat dans lequel les mots-
clés sont ceux de compétition, de contrôle des dépenses publiques et de
désolidarisation.
On peut rappeler ici la pensée du sociologue américain C. Wright Mills.
S’appuyant sur les désastres personnels provoqués par la grande crise de 1929, il
a montré, dans Sociological Imagination43 , combien les trajectoires individuelles
des personnes s’enroulent toujours dans des enjeux collectifs plus larges,
comment les vies des individus sont tributaires des aléas du contexte écono-
mique, de l’esprit troublé du temps qu’elles habitent et de ce que l’on appelle
métaphoriquement le « visage » d’une époque44. Les personnes inventent dans la

42. J. W. Lynch et autres, « Income inequality and mortality in metropolitan areas in


the United States ».
43. C. Wright Mills, Sociological Imagination.
44. Le sociologue Wright Mills a personnellement connu la grande crise de l929 et les
années qui la suivirent. Dans tous ses écrits il a constamment insisté pour rappeler
combien les vies individuelles sont tributaires des processus socioéconomiques
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 199

liberté, du moins le croient-elles, leur histoire propre ; en réalité, l’itinéraire


qu’elles suivent s’inscrit, sans qu’elles en soient toujours conscientes, dans des
tracés collectifs qui dictent, à l’avance, leurs décisions et orientent leur
parcours.

UNE POLITIQUE SOCIALE FAITE POUR DISCIPLINER LES EXCLUS

Le modèle néolibéral se présente à nous, non seulement comme un


modèle économique, mais comme un projet de société fondé sur l’ancienne
utopie libérale revisitée, bâti autour de l’affirmation des droits individuels et
solidement ancré dans les valeurs d’autonomisation des individus. Les promo-
teurs de ce projet, qu’ils agissent au niveau mondial, national ou régional, ont
besoin de prouver que leur projet est susceptible de servir l’intérêt général et
qu’il peut même créer les conditions permettant de produire de l’égalité entre
les citoyens. Ils se doivent donc, d’une part, de prêcher la liberté et l’égalité que
le nouveau système est censé produire et, d’autre part, de corriger les effets
néfastes (exclusion, marginalisation, insécurité) que leur modèle fondé sur la
compétition produit, inévitablement, pour pouvoir fonctionner selon sa logique.
Et la souffrance sociale, liée à l’exclusion, qui en est un des effets les plus
néfastes, ils prétendent aussi pouvoir la prendre en charge.
L’impact pathogène du chômage, de l’insécurité face à l’avenir et de l’ex-
clusion sociale est désormais trop évident, trop brutal aussi, pour qu’on continue
à simplement ressasser les vieilles rengaines au sujet des capacités des personnes
à s’adapter aux situations chroniques de chômage, à l’exclusion et à l’assistance
sociale ; on ne peut pas non plus simplement se limiter, comme cela se fait de
plus en plus, à insister sur la « résilience », cette force mystérieuse qui permet à
certaines personnes de s’en sortir, de résister, là même où d’autres basculent
dans l’anxiété ou dans la violence, ou choisissent d’en finir en se suicidant. Une
des voies d’avenir aurait pu être la résistance ou la révolte des groupes d’exclus
mais même cette voie, qui a, dans le passé, renouvelé périodiquement les sociétés
en redistribuant les chances, semble aujourd’hui bouchée pour toutes sortes de
raisons45.

globaux, montrant à travers des histoires de vie diverses comment les itinéraires des
personnes s’enroulent toujours dans des enjeux collectifs plus larges. Son petit livre
de 1959 reste aujourd’hui encore d’une immense actualité, plus encore peut-être
qu’il ne l’a été à l’époque de sa publication.
45. Dans les sociétés fortement polarisées entre les (très) riches et les (très) pauvres et
dans lesquelles la classe moyenne a été éliminée, on risque moins en effet de voir se
développer les revendications de quelque nature qu’elles soient. L’histoire syndi-
cale a montré par exemple que les ouvriers ne sont prêts à entrer en grève que s’ils
disposent d’un minimum de sécurité financière leur permettant de survivre
pendant un certain temps. Dans un contexte d’appauvrissement croissant, ce sont
200 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

L’impossibilité de s’autoréaliser touche sélectivement certaines catégories


de personnes : les travailleurs saisonniers dans divers types d’emploi, le per-
sonnel le moins spécialisé dans des entreprises encore rentables qui se délestent
de travailleurs, et tous ceux-là qui perdent leur emploi parce que leur entreprise
transfère les activités de production, la mondialisation oblige, dans des pays où
la main-d’œuvre est encore à bon marché. Dans tous ces cas, ce sont des familles
entières qui basculent dans la pauvreté, d’autant plus vite d’ailleurs que nos
programmes de protection du revenu sont en train de se reconstruire sur de
nouvelles bases qui visent à exclure toujours un peu plus de monde. Fondamen-
talement, c’est la règle de la solidarité que nous avons placée à la base même de
nos systèmes publics de redistribution de la richesse collective qui est de plus en
plus niée par les citoyens les plus riches, par les corporations et par les entre-
prises, et par les gouvernements à qui les agences de cotation imposent un
contrôle de plus en plus drastique sur les dépenses publiques.
Le modèle de gestion de la pauvreté auquel adhèrent désormais les États
est un modèle économétrique, strictement financier, bancaire, qui risque d’en-
gendrer à terme, plus vite peut-être que les promoteurs du néolibéralisme et de
la désolidarisation ne le pensent, des coûts sociaux exorbitants, une facture
considérable, que les sociétés devront payer, ou paient déjà, sous une forme ou
sous une autre : en mettant sur pied, par exemple, plus de corps policiers, en
construisant plus de prisons ou en forçant les citoyens à se donner des systèmes
de protection domiciliaire. Les gens semblent disposés à payer pour ces nou-
veaux services mais l’on oublie encore souvent de faire entrer dans cette
comptabilité néolibérale les coûts que représenteront d’une part la prise en
charge d’une montée prévisible de la délinquance dans les groupes sociaux les
plus marginalisés, et d’autre part l’augmentation déjà attestée des problèmes
psychologiques et sociaux chez les personnes les plus directement touchées par
l’insécurité économique et qui ont été larguées par les programmes gouverne-
mentaux de protection.
Amartya Sen46, prix Nobel d’économie, n’hésite pas à affirmer que les
réductions des dépenses publiques que l’on réalise aujourd’hui sur le dos des
personnes les plus fragiles se révéleront à moyen terme avoir été de mauvaises
mesures pour redresser les finances de l’État. La déstructuration qu’on aura
laissé se mettre en place perdurera en effet encore longtemps avec son lot d’in-
fortunes et de malheurs parce qu’elle aura frappé non seulement les parents
mais les jeunes aussi, les enfants surtout, qui risquent d’avoir été marqués pour
longtemps par l’insécurité dont leurs premières années de vie auront été

les mécanismes mêmes de la révolte sociale qui risquent de se bloquer, d’autant


plus d’ailleurs que les institutions de contrôle, les agences de sécurité et les services
policiers se sont multipliés.
46. A. Sen, Repenser l’inégalité ; L’économie est une science morale.
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 201

entourées. Il en coûtera cher aux gouvernements de demain pour prendre en


charge toutes les personnes qui auront été abandonnées par ce que l’on appe-
lait, il n’y pas si longtemps encore, l’État-providence. En évoquant les mensonges
d’une économie organisée autour des grandes corporations multinationales qui
servent de modèle aux gouvernements, le célèbre économiste John K. Galbraith47
reprend, d’un autre point de vue, les mises en garde de son collègue A. Sen à
l’égard d’un système économique exclusivement tourné vers le marché et le
profit.
Les politiques néolibérales de protection sociale s’appuient désormais,
dans la plupart des pays occidentaux, sur des philosophies dépersonnalisées de
planification comptable et, ultime ironie, sur l’idée qu’il faut aujourd’hui éco-
nomiser pour ne pas indûment taxer les générations futures. C’est là l’argument
que les comptables mettent de l’avant pour justifier le virage radical vers la
décroissance de l’État et vers une réorientation radicale des programmes de
protection sociale. Ce virage à courte vue se fait paradoxalement dans un
contexte de relative abondance, de richesse même, comme l’illustrent ample-
ment les indicateurs économiques, les profits inédits que déclarent sans honte,
entre autres, les banques et le nombre croissant de millionnaires dans toutes
sortes de domaines. Les sociétés occidentales ne sont pas en effet aujourd’hui
plus pauvres qu’elles l’étaient il y a quelques décennies, et elles sont même glo-
balement beaucoup plus riches. Mais nous sommes entrés dans des temps dans
lesquels la question de la justice sociale apparaît de moins en moins importante,
le partage entre riches et pauvres de moins en moins à l’ordre du jour, certaines
personnes étant même prêtes à se défaire d’institutions et de programmes qui
ont pourtant joué un rôle majeur dans la redistribution de la richesse collective
et dans la protection des plus démunis.
L’idée centrale des nouvelles politiques sociales est que l’État néolibéral
doit, entre autres choses, cesser d’assister les exclus ou les assister le moins pos-
sible. Les pratiques d’assistance, qui étaient le pilier de ces politiques au temps
de l’État-providence, sont en train de disparaître peu à peu : l’assistance aurait
pour effet, soutient-on, d’enfoncer les pauvres ou les chômeurs dans l’exclusion
au lieu de les aider à s’en sortir ; en engendrant des dépendants et des profiteurs,
l’assistance sociale serait même contraire à la dignité humaine à laquelle les
exclus ont droit, répète-t-on un peu partout. Les pays occidentaux ont de fait
repris à leur compte la pensée des « think tanks » néoconservateurs américains 48
qui, notamment dans la mouvance de Charles Murray49, ont mené la lutte à la
prétendue « underclass » de pauvres aliénés, dissolus et dangereux qui se serait

47. J. K. Galbraith, Les mensonges de l’économie. Vérité pour notre temps.


48. J. A. Smith, The Idea Brokers : Think Tanks and the Rise of the New Policy Elite.
49. C. Murray, In Pursuit of Happiness and Good Government.
202 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

mise en place à la suite des généreuses mesures sociales instaurées lors de la


guerre à la pauvreté dans les années 1960.
Sans qu’ils aillent aussi loin que les États-Unis dans leur recherche d’une
plus grande sécurité publique, de nombreux pays occidentaux cristallisent le
danger sur cette classe mal protégée des nouveaux pauvres, dans une criminali-
sation de la misère qui conduit, ici et là, à la politique de la tolérance zéro, à une
gestion policière de la pauvreté qui dérange, surtout celle qui cause des désagré-
ments dans l’espace public et crée de l’insécurité, et à une incarcération accrue
des pauvres50. En dépit des discussions sans fin autour des questions de justice
sociale51, les principes néoconservateurs qui triomphent aux États-Unis sont
repris par les politiciens et bureaucrates dans bon nombre de pays occidentaux ;
ils servent aussi à orienter les devis de recherches d’universitaires opportunistes
qui veulent faire coller leurs recherches aux thèmes politico-médiatiques à la
mode.
Au lieu d’assister les chômeurs, les marginaux et les exclus, il est mieux,
dit-on, d’« activer » les inactifs, de « discipliner » les marginaux, d’exercer des
pressions sur les exclus pour qu’ils se réaffilient, se réintègrent au plus tôt dans
la vie sociale normale. On pense ainsi les rendre aptes à devenir des sujets auto-
nomes et responsables, qui sortiront de leurs conditions socioéconomiques
malheureuses grâce à leurs propres efforts et en prenant eux-mêmes des initia-
tives. Cette politique d’activation mise de l’avant par l’État néolibéral est en fait
construite sur trois volets complémentaires : (1) rendre les exclus responsables
de leur vie, leur apprendre l’autonomie, les requalifier et restaurer leur aptitude
à retourner sur le marché du travail ; (2) en faire des citoyens responsables, en
leur rendant plus difficile l’accès à l’aide sociale et en pourchassant partout les
profiteurs, ceux et celles qui trompent ou abusent ; (3) jumeler la politique d’ac-
tivation des exclus à un important volet sécuritaire qui implique un contrôle
croissant.
Nous avons affaire ici à un remarquable exemple d’idéologisation d’un
débat de société : puisque les anciennes méthodes fondées sur l’assistance
doivent être abandonnées (elles coûtent trop cher aux riches), il faut bien en
dire du mal, ce que les néoconservateurs font en soutenant qu’elles produisent
l’effet inverse de celui espéré et qu’elles installent les bénéficiaires de l’assistance
dans la passivité, l’inaction. Il faut aussi inventer un discours pour justifier les
nouvelles stratégies, ce que l’on fait en proclamant le droit à la dignité pour les
pauvres, les chômeurs, les marginaux qui sont appelés eux aussi, on ne cesse de
le répéter, à devenir des sujets individuels actifs dans la société néolibérale, et en
soutenant la société civile et les organisations bénévoles à qui l’État demande de

50. L. Wacquant, Les prisons de la misère.


51. W. Kymlicka, Les Théories de la justice ; M. Walzer, Spheres of Justice.
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 203

contribuer dans divers secteurs de la vie publique, notamment dans les domaines
dans lesquels l’État s’est désengagé. Dans le creux du retrait de l’État, une poli-
tique de proximité se remet en place quand ce n’est pas, tout simplement, le
retour massif de la charité.
La position d’un néoconservateur comme Charles Murray se situe à mille
lieues de la proposition progressiste des penseurs sociopolitiques qui suggèrent
de refonder la solidarité entre les citoyens sur l’instauration d’un « revenu du
citoyen » : ce serait à la fois réalisable, selon ces derniers, sur le plan fiscal, effi-
cient sur le plan économique (moins cher que les prisons à entretenir) et
désirable du point de vue civique et moral. Ce qui intéresse en réalité l’État
néolibéral, c’est de légitimer les valeurs de compétition, consommation et com-
munication, en démontrant à l’ensemble des citoyens que l’État est capable, en
concertation avec ses partenaires civils et son armée de bénévoles, de prendre
en charge, de corriger, les effets néfastes du fonctionnement du modèle. La
nouvelle politique d’activation des exclus se donne, tout en coûtant moins cher
à l’État, des airs humains grâce aux interventions compassionnelles de ces nou-
veaux ordres mendiants que sont les organisations communautaires et les
ONG.

LES LEURRES DE LA SOCIÉTÉ BIOPOLITIQUE

Les États néolibéraux se trouvent aujourd’hui pris entre deux feux : d’une
part, ils doivent se mettre au service du projet néolibéral, et pour cela, réduire
les impôts des plus riches et les coûts salariaux des entreprises, afin de favoriser
leur compétitivité sur les marchés mondiaux ; d’autre part, il doivent contrôler
les effets néfastes de ce modèle afin qu’ils ne rendent pas la vie commune impos-
sible et qu’ils ne détruisent pas complètement les plus faibles de la société. Il leur
faut donc trouver des solutions originales à la nouvelle « question sociale » qui se
formule désormais ainsi : comment résorber une exclusion qui ne cesse de
grandir tout en dépensant le moins d’argent possible ? La réponse qui a été
trouvée consiste dans la mise sur pied d’un projet biopolitique à deux volets :
d’une part, en engageant les individus, par toutes sortes de moyens, à incor-
porer les valeurs de consommation, de compétition et de communication ;
d’autre part, en encourageant les exclus et les marginaux à réintégrer la société.
Au cours des dernières décennies, la société néolibérale s’est transformée en un
espace biopolitique au sein duquel il y a toujours plus de contrôle, plus de poli-
ciers, plus de prisons, tout cela dans le but d’assurer, dit-on, la sécurité de tous.
Pour comprendre la société prétendument libre qui s’est mise en place à
l’extrême fin de la modernité, il nous faut relier les transformations sociopoliti-
ques induites par le néolibéralisme à la reconfiguration des enjeux identitaires,
juridiques et éthiques qui s’est faite sur l’horizon des droits individuels. La
notion centrale du nouvel ordre dans nos sociétés postindustrielles est celle du
204 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

« corps biopolitique collectif » qui a pris forme, parmi nous, au moment du


« passage historique et décisif, dans les formes sociales, de la société discipli-
naire à la société de contrôle52 ». Hardt et Negri soutiennent que Michel Foucault
n’a pas vraiment réussi à appréhender la dynamique de production de la société
biopolitique, sans doute parce qu’il s’est centré trop strictement sur le problème
du biopouvoir, ratant ainsi l’analyse du passage historique de la société discipli-
naire à la société de contrôle généralisé. Dans la foulée de Foucault, Deleuze et
Guattari53 ont mieux décrit, reconnaissent Hardt et Negri, la transformation
matérielle du paradigme du biopouvoir dans notre âge capitaliste et situé les
nouvelles formes de souveraineté dans un cadre biopolitique articulant gouver-
nementalité libérale, discipline policière et désir des sujets. Les auteurs de
Empire et de Multitude préfèrent s’appuyer sur l’œuvre de penseurs marxistes
italiens (Paolo Virno, Christian Marazzi) pour orienter leur analyse du bio-
politique qu’ils envisagent comme un espace situé au carrefour de la nouvelle
organisation du travail, de la production et du marché dans les sociétés néo-
libérales d’aujourd’hui.
Le philosophe italien Giorgio Agamben a lui aussi mis le biopouvoir au
cœur de sa pensée, l’interrogeant en profondeur au point d’articulation entre
vie et politique, transformant du même coup le corps en un enjeu central pour
les stratégies politiques des États et reformulant la question des liens entre poli-
tique et éthique. Dans sa réflexion sur la souveraineté, Agamben défend l’idée
que le pouvoir souverain trouve son ancrage dans l’état d’exception : c’est là qu’il
se manifeste, écrit-il, en tant qu’autorité absolue, c’est-à-dire en tant qu’instance
s’autorisant, dans l’espace de la cité, à décider de la vie et de la mort des citoyens.
Le philosophe articule sa vision du biopolitique autour de la notion d’abandon :
« Celui qui est mis au ban, écrit-il, n’est pas simplement placé en dehors de la loi
ni indifférent à elle ; il est abandonné par elle, exposé et risqué en ce seuil où la
vie et le droit, l’extérieur et l’intérieur se confondent 54. » L’homme que le souve-
rain abandonne, en ne lui apportant pas le secours dont il a besoin, bascule dans
la forme la plus élémentaire de vie qui puisse exister, celle que Agamben appelle
la « vie nue ». À travers le droit qu’il revendique de pouvoir réduire des personnes
à la « vie nue », l’État manifeste son pouvoir souverain à l’égard de qui peut vivre
et mourir. Chaque société fixe, insiste Agamben, une limite au-delà de laquelle
une vie cesse d’être socialement et politiquement acceptable, l’État s’autorisant à
négliger les personnes réduites à la « vie nue », voire à les supprimer si elles
refusent de se laisser discipliner.
Agamben a recours au personnage de l’homo sacer, à l’exemple du citoyen
réduit, dans l’ancien droit romain, à la « vie nue », à un état de vie à ce point situé

52. M. Hardt et A. Negri, Empire.


53. G. Deleuze et F. Guattari, op. cit.
54. G. Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 37.
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 205

hors du social que les autres citoyens avaient le droit de faire disparaître l’homo
sacer sans être punis, sans cependant pouvoir sacrifier cette « vie nue » qui avait
perdu toute humanité aux yeux tant des dieux que des hommes. En perdant son
humanité, l’homo sacer était rejeté hors de la société et hors du divin. À travers le
biopolitique, l’État dit posséder le droit de fixer les critères permettant de
choisir, pas seulement dans l’espace des procès, entre qui peut vivre et qui doit
mourir mais plus largement dans l’ensemble de la vie de la cité. Ce pouvoir de
mettre au ban, d’abandonner des personnes pauvres, exclues et marginalisées,
est précisément celui que les gouvernements néolibéraux exercent dans leurs
politiques sociales, dans le soutien qu’ils donnent aux uns et refusent aux autres.
À ce carrefour, vie, mort et politique se chevauchent et ouvrent à la fois sur la
nécessité d’un questionnement éthique et d’une écoute de la parole indicible,
silence plus que parole, de l’homme et de la femme réduits à la « vie nue ».
La question que soulève Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz55 est préci-
sément celle du silence, de l’impossibilité même de témoigner lorsque la
personne humaine n’est rien d’autre qu’une « vie nue ». Cette question de l’indi-
cible débouche, chez Agamben, sur la honte, sur l’indignité et sur l’impossibilité
pour la personne de se confronter à la souffrance intérieure qui l’envahit
constamment. Agamben écrit que « [a]voir honte signifie : être livré à
l’inassumable. […] Dans la honte, le sujet a donc pour seul contenu sa propre
désubjectivation : témoin de sa propre débâcle, de sa propre perte comme sujet.
Ce double mouvement – de subjectivation et désubjectivation en même temps –,
telle est la honte56. » La honte chez la personne réduite à la « vie nue » s’exprime
dans la tentative avortée de toute prise de parole, dans la demande ratée de
création d’un lien social, et dans la prise de conscience confuse de l’indignité et
de l’impureté, sentiments qui ne peuvent être surmontés qu’à travers une vio-
lence contre les autres et contre soi. En s’inspirant de la « zone grise » de l’éthique
évoquée par son compatriote Primo Levi, Agamben rappelle que l’éthique à
l’égard des personnes réduites à la « vie nue » se situe en un en-deçà du bien et
du mal, en un lieu dans lequel le mal se fait banalité. « Cette zone infâme
d’irresponsabilité constitue, écrit Agamben, notre premier cercle, d’où nul mea
culpa ne nous fera sortir, et où, de minute en minute, se grave la leçon de la
terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal57. »
La notion de « mépris social » est autant que celle de la « vie nue », à même
de faire comprendre les formes contemporaines de la souffrance d’origine
sociale qui est subjectivement ressentie. Cette notion de « mépris social » rap-
pelle que les formes de grande précarité entraînent la personne dans un espace
de souffrance situé à la jonction même du social et du psychique, du collectif et

55. G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Homo Sacer III.
56. G. Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 136-137.
57. Ibid., p. 408.
206 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

du personnel. Le philosophe E. Renault a signalé qu’il y a danger que « le


concept de souffrance psychique réduise l’injustice sociale aux seules blessures
de l’âme dans le cadre d’une “ sanitarisation ” de la question sociale58 ». Il lui
préfère une approche centrée sur la notion de « reconnaissance » à travers
laquelle il rattache la souffrance subjective non seulement au corps social mais
aussi au désir profond qui est au fondement de toute exigence éthique : le désir
pour la personne d’être reconnue dans sa dignité. On doit au sociologue Axel
Honneth59 d’avoir mis en lumière le fait que dans l’expérience de l’injustice que
vivent les plus démunis, il y a souvent le sentiment que la valeur même de l’exis-
tence n’est plus assurée, que les conditions permettant de garantir la dignité de
la personne ne sont plus présentes.
La perte de dignité advient dans les situations dans lesquelles les relations
à soi et aux autres se vivent dans la honte, la dévalorisation, la dégradation, dans
une image négative de soi. À l’inverse même du rapport positif qu’implique la
reconnaissance, les violences institutionnalisées à l’égard des personnes itiné-
rantes, des jeunes marginaux, des chômeurs chroniques provoquent mépris et
disqualification qui s’accompagnent forcément d’une extrême souffrance psy-
chique.
On admettra que notre époque ne souffre pas tant d’une perte du sens que de rapports
sociaux rendant impossible une vie conforme à des identifications significatives et valori-
santes ; ce qui signifie que c’est bien d’une aliénation, et non d’une fatigue, que sont
tributaires ces différentes formes de souffrance sociale, puisque la perte de tout rapport positif
à soi est également la perte de toute capacité d’autonomie véritable60
Renault est plus proche de Robert Castel61 évoquant la dynamique de la
« désaffiliation » que du discours de Alain Ehrenberg62 sur la « fatigue d’être
soi » : c’est une socialisation négative inscrite dans les rapports sociaux eux-
mêmes, soutient Renault, qui renvoient l’individu à l’expérience de sa propre
nullité et au sentiment qu’il ne vaut rien.
Il est inadéquat de considérer le « mépris social », la « vie nue », le déni de
reconnaissance qui sont au cœur de la souffrance sociale comme de simples
problèmes moraux ; ce sont, d’abord et avant tout, des problèmes politiques : les
sociétés néolibérales doivent s’interroger sur les processus structurels de disqua-
lification qu’elles engendrent ; elles doivent aussi entreprendre des modifications
dans une organisation du travail qui exclut et marginalise les individus ; elles
doivent de plus mettre sur pied de véritables programmes de protection des

58. E. Renault, « Mépris social et souffrance psychique », p. 42.


59. A. Honneth, « La dynamique sociale du mépris. D’où part une théorie critique de
la société ? ».
60. Ibid., p. 47.
61. R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat.
62. A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi.
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 207

droits sociaux pour ceux et celles qui n’arrivent pas à « faire partie » du système.
Les protocoles compassionnels ne suffisent pas ; ni la rhétorique de la proclama-
tion des droits individuels. Il faut de toute urgence poser la question de la
violence des sociétés néolibérales comme les antipsychiatres ont dénoncé, en un
autre temps, la violence de la famille.

QUELLES SCIENCES SOCIALES POUR AUJOURD’HUI ?

On aura compris que l’anthropologie est tout le contraire d’une disci-


pline de l’intemporel, qu’elle se pratique à chaud, dans une fièvre qui fait
éprouver la souffrance des personnes humiliées, dans un partage des blessures
que la vie leur inflige ou qu’elles s’infligent elles-mêmes. En tant que chroni-
queur de la vie des sociétés, l’ethnographe ne peut que s’engager dans l’aventure
incertaine, tâtonnante, des personnes blessées auprès desquelles il travaille,
dans la proximité de leur expérience de souffrance au point de l’éprouver
parfois lui-même. Il se laisse pour ainsi dire intoxiquer, ce sont les risques de son
métier, par les situations de « mépris social » des personnes réduites à la seule
« vie nue », coincées qu’elles sont entre, d’un côté, la violence de structures
sociales et économiques qui sont productrices d’exclusion et, de l’autre,
l’abandon dans lequel elles sont laissées par les systèmes publics de prise en
charge.
Comme intellectuels, nous pensons pouvoir nous élever par-dessus la flui-
dité des événements, pouvoir arbitrer le combat entre les forts et les faibles, et
nous faire éventuellement reconnaître comme des juges intransigeants, rigou-
reux, qui constatent la vérité des coups qui se donnent. C’est bien là notre
ambition d’intellectuels, si cela existe, ou notre rêve, si nous en avons encore,
qui est d’essayer de dominer la situation présente de notre monde, de la saisir
dans toutes ses contradictions, de la faire voir dans toute sa violence, et de dire
non seulement ses histoires de succès mais aussi le mal qu’elle crée. Cette posi-
tion, n’est-elle pas justement celle que Marcel Mauss assignait aux artistes, aux
chamans et autres déviants symboliques, et bien sûr aux intellectuels aussi qui
ne sont rien d’autre, me semble-t-il, que des déviants dans une société comme la
nôtre.
Je repense en ce moment à la parabole du lutteur de Kafka que Hannah
Arendt évoque au début de La Crise de la culture63 . Et je crois mieux comprendre
pourquoi les écrits de l’anthropologue sont des exercices souvent plus doulou-
reux que joyeux, tantôt proches du travail du « trickster » qui ose dire la colossale
violence destructrice de nos sociétés et déclarer publiquement que le roi est nu,
tantôt inspirés du « joker » quand l’ethnographe ne trouve rien de mieux à faire

63. H. Arendt, La Crise de la culture.


208 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

que d’ironiser, de jouer avec les mots, de prêcher la compassion tout en souhai-
tant l’effondrement d’un monde aussi peu convivial. Sous l’une ou l’autre figure,
il s’efforce de dévoiler quelque chose de la douloureuse réalité qu’il a décou-
verte, tant dans les pays du Sud que dans ceux du Nord, de la violence qu’il a
rencontrée au cœur même des sociétés. Il lui arrive alors de se donner une voca-
tion thérapeutique à la manière des anciens philosophes de la cité dont le rôle a
été, depuis Socrate, « d’ouvrir les abcès ».
Que faire alors ? Nous ne pouvons certainement pas nous en tenir seule-
ment à un discours qui se limiterait, d’un point de vue éthique, à dénoncer la
violence qui s’exerce à l’égard de tant de personnes. Comme l’a démontré Didier
Fassin64, on traite la souffrance aujourd’hui, d’abord, en écoutant ceux qui souf-
frent, on reconnaît le pouvoir thérapeutique de la parole, on proclame
l’importance de la proximité et de l’empathie, et on met de l’avant des proto-
coles compassionnels. Les anthropologues reconnaissent l’importance de tout
cela. Dans le même temps, ils dénoncent la « tolérance zéro » en tant que gestion
des exclus et refusent l’étonnante collaboration qui s’est mise en place entre les
professionnels de l’écoute et ceux de la sécurité, comme si l’on pouvait traiter
ensemble les deux faces de l’exclusion : la souffrance des exclus et l’insécurité
que ces exclus représentent pour la société. Suffit-il que les anthropologues
disent qu’écouter est insuffisant ? Que contrôler et discipliner ne suffisent pas ?
De plus en plus d’anthropologues pensent que leur travail doit désormais
se déployer dans deux directions principales, d’une part dans une participation
accrue aux débats qui se font autour des notions de justice distributive, d’égalité
et du rôle de l’État dans la construction d’une société plus égalitaire65 ; de l’autre,
dans un engagement éventuellement soutenu, du moins en ce qui me concerne,
par une philosophie sociopolitique organisée autour des notions de solidarité et
d’économie sociale, ancrée dans une critique de la pensée de ceux et de celles
qui veulent moins d’État, et travaillant en concertation avec la gauche sociale
qui a traditionnellement lutté, aux côtés des groupes progressistes comme les
syndicats, pour assurer un meilleur partage de la richesse collective. C’est à une
association de l’État de droit et de l’État social qu’il nous faut, je crois, travailler,
avec l’objectif « de construire une société de semblables où, à défaut d’une
stricte égalité, chacun serait reconnu comme personne indépendante et
prémuni contre les aléas de l’existence ; protégé en somme66 ».

64. D. Fassin, Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute.


65. L’ouvrage de John Rawls : A Theory of Justice (1971) compte parmi les œuvres majeures
qui ont contribué à replacer l’idée de la justice distributive au cœur des débats
politiques dans les pays occidentaux. Dans son livre, Rawls a proposé une théorie
libérale de la justice fondée sur le respect des droits civiques et des libertés écono-
miques, conférant ainsi une base morale à l’« American welfare state liberalism ».
66. R. Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 209

Dans un message que j’ai fait parvenir, il y a peu de temps, aux étudiants
de doctorat du Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, j’in-
diquais la tension entre deux scénarios face auxquels les anthropologues sont
aujourd’hui confrontés : ou la recherche confortable dans une enclave-refuge
au sein de laquelle ils peuvent devenir des excentriques amusants, des clowns
curieux, éventuellement des penseurs un peu lunatiques que bien peu de gens
ne prennent vraiment au sérieux ; ou l’engagement dans les débats de société, à
travers une réorientation majeure de leur discipline, dans le choix des thèmes
de recherche (guerre, environnement, santé publique, diversité culturelle, glo-
balisation, biotechnologie,…), dans la production de textes en prise sur les
questions contemporaines, dans une écriture accessible et lisible. J’ajoutais avoir
choisi mon camp, celui de la dénonciation des contradictions que je débusquais
au cœur même de nos sociétés néolibérales.
Je confiais aussi aux étudiants quelques-unes des graves questions qui me
reviennent souvent en tête : Faut-il blâmer la société pour notre faible visibilité
ou nous blâmer nous-mêmes ? Quelles stratégies devons-nous développer si nous
voulons vraiment être pris au sérieux ? Et à quel style d’écriture devons-nous
recourir pour être entendus et compris ? Tout au long de cet essai sur les sources
de la souffrance sociale, j’ai essayé de répondre à ces questions, en toute honnê-
teté, avec des concepts les plus clairs possible et dans une langue que j’espère
être accessible.

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Paroles dérangeantes,
scènes inédites, subversion égalitaire :
Réflexions sur la subjectivation politique

Jocelyne Lamoureux

Le présent ouvrage découle d’une relecture des données des recherches


et d’une entreprise collective, pour tous les membres d’Érasme, de métaanalyse
à la lumière du concept de souffrance sociale. L’objectif de ma contribution
spécifique est d’explorer la pertinence heuristique du concept en question pour
éclairer les démarches complexes de subjectivation et d’agir politiques des per-
sonnes et groupes aux prises avec la détresse, l’exclusion et la stigmatisation,
« l’expérience de l’injustice », « une souffrance subjectivement ressentie d’ori-
gine sociale » selon Emmanuel Renault (2002a, 2004) et que Didier Fassin
(2004a : 9) nomme une « manière particulière de souffrir par le social ; d’être
affecté dans son être psychologique par son être en société ».

1. PAUVRETÉ, EXCLUSION ET SOUFFRANCE SOCIALE :


PRATIQUES DISCURSIVES

Soulignons que les formules discursives qui ont pour objet de déchiffrer
et de qualifier les dysfonctionnements sociaux propres à une période socio-
historique donnée sont modelées par les construits sociaux et permettent de
saisir, tant il se peut, « l’esprit du temps ». Il fut justement un temps, qui se pro-
longe aujourd’hui, en particulier dans les instances internationales, où le terme
pauvreté semblait capter l’essentiel des propos de ceux qui analysaient les effets
des contraintes du système social. De nombreuses critiques ont exposé le carac-
tère étroit, économiste de cette nomenclature. Un peu plus tard, presque
214 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

simultanément, deux autres expressions ont pris du galon dans les sciences
humaines et sociales : exclusion et souffrance sociale. Au départ, l’exclusion
semblait venir d’un autre paradigme, sociologique cette fois, afin de rendre
compte de problèmes sociaux de plus en plus apparents et nouveaux surgissant
dans la foulée de la fin des Trente Glorieuses ; de la montée et de l’installation à
demeure du néolibéralisme ; de l’ébranlement des compromis fordiste et provi-
dentialiste, ces piliers de la régulation ; de l’émergence d’une nouvelle question
sociale provoquée par la massification du chômage, la multiplication des frac-
tures sociales, les mutations advenues à l’architecture de l’État-providence,
surtout en regard des protections de la solidarité étatique, de la crise du lien
social ; et enfin, un peu plus tardivement, de la conscience aiguë des consé-
quences de la mondialisation effrénée des finances, du commerce et des
communications. Si la pauvreté relevait de l’économie, l’exclusion sociale de la
sociologie, la souffrance sociale, quant à elle, fait plutôt référence à une lecture
plus psychologique des phénomènes sociaux. Quoi penser de ce déplacement
sémantique, de cette cristallisation successive de modèles phénoménologiques ?

1.1 Pauvreté – absence de pouvoir – loi du profit


Revenons d’abord très brièvement sur les moments d’apparition des
termes largement polymorphes et controversés de pauvreté, exclusion et souf-
france sociale.
L’expression la plus ancienne et toujours convenue est bien celle de pau-
vreté. Face à la très grande misère, l’abbé Pierre appelait déjà dans les années
1950 à une « insurrection de la bonté » en faveur des personnes de la rue
(Sommier, 2001 : 80). En Amérique du Nord, dans le champ du travail social et
de l’organisation communautaire, les années 1960 peuvent témoigner de débats
sur la pauvreté économique des personnes devenues apathiques, écrasées devant
la dureté de leur sort. Rapidement, le qualificatif d’apathie est dénoncé et le
concept de pauvreté englobe alors les notions d’absence d’avoir, de savoir et de
pouvoir (powerlessness). Des analyses plus radicales explicitent l’inégale réparti-
tion des richesses comme conséquence d’une recherche de profits et de privilèges
par une classe élitiste. Des travaux marxistes utilisant les concepts d’exploita-
tion, d’oppression, de classes sociales, de prolétariat et de peuple auront un
impact significatif de 1969 à 1982 au Québec. Des approches plus qualitatives du
phénomène de pauvreté (Lesemann, 1994) explicitent qu’il y a non seulement
absence matérielle, mais déficit de relations sociales, de participation à la vie
sociale et culturelle ; hors-jeu, mise au ban caractéristique d’une pauvreté de
moyens (pouvoir de décision, réseaux relationnels, connaissances, informations
stratégiques) ; non-citoyenneté effective pour cause de déni de droits.
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 215

1.2 L’exclusion : une notion valise ?


Alors que l’expression est encore très peu utilisée au Québec, se déve-
loppe en France la notion d’exclusion ou encore, du même souffle, la notion de
fracture sociale, dans la seconde moitié des années 1970. La paternité du mot
exclusion reviendrait à un ministre, René Lenoir, en 1974 dans son ouvrage : Les
exclus, un Français sur dix (Paugam, 1991). Qualifiée de « notion valise » (Castel,
1995), la problématique est disséquée et rendue plus intelligible par le travail de
nombreux sociologues et politologues. Qualifiée de « nouvelle question sociale »,
l’exclusion est abordée par Castel (1995 : 412) comme une sorte de « déficit de
places occupables dans la structure sociale, si l’on entend par places ces posi-
tions auxquelles sont associées une utilité sociale et une reconnaissance
publique ». Pour Rancière (1995, 1998), il s’agit du litige autour d’une part des
sans-part, d’un mécompte des laissés-pour-compte. Deux cadres distincts, selon
Castel, tissent le phénomène : l’exclusion professionnelle, c’est-à-dire l’expulsion
de la société salariale (nous pourrions dire aujourd’hui en sus, l’extrême préca-
risation), et l’exclusion sociale caractérisée par l’isolement relationnel, la
déliaison. Les nouvelles formes de pauvreté, la perte de dignité et de citoyen-
neté active en sont les marques. Le terme de désaffiliation sert à Castel pour
expliquer les situations de marginalisation survenant à l’aboutissement du
double processus où les personnes passent d’une zone de relative intégration à
celle de vulnérabilité et, enfin, à la zone de désaffiliation.
Toujours dans l’optique d’étoffer ou d’expliciter le terme exclusion,
Paugam (1991) choisit de parler du phénomène de disqualification. Autrement
dit, la société construit ou déconstruit l’identité personnelle et de groupe par le
regard stigmatisant qui étiquette ou disqualifie les trois types d’exclus qui sont,
selon lui : les fragiles, les assistés, les marginaux, dépourvus de statuts et de
pouvoir, infériorisés.
De Gauléjac et Taboada-Leonetti (1994), quant à eux, choisissent de
mettre l’accent sur le processus de désinsertion sociale, un mouvement de
déclassement de certains individus, de « descension » sociale et de rupture de
liens sociaux. Les facteurs de désinsertion relèvent de l’ordre économique, de
l’ordre des liens sociaux et de l’ordre symbolique et font partie d’un processus
de rupture, d’enchaînement de ruptures, de décrochage et de déchéance. Au
cours de ces étapes, il peut y avoir des réactions de résistance, d’adaptation ou
d’installation. Pour ces auteurs, la désinsertion sociale souligne la victoire du
paradigme utilitariste (pour exister socialement, il faut illustrer son utilité au
monde) et du paradigme organisationnel (il faut être reconnu par des institu-
tions qui vous octroient une place et un revenu).
Au cœur du nouveau paradigme de l’exclusion, on trouve chez les princi-
paux auteurs de son développement, l’idée d’une société « cohésive » et non plus
de luttes de classes comme dans la perspective marxiste des années 1970. Or,
216 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

cette société est en crise : crise de l’État-providence, crise du travail et du sala-


riat, crise des identités personnelles et collectives. Plutôt que le thème de la
subversion, c’est le thème de l’intégration, de l’insertion qui prévaut. Il faut
refaire le lien, resserrer la cohésion sociale.
Quoi qu’il en soit du raffinement des analyses que nous venons d’évoquer,
la rhétorique pléthorique de l’exclusion sociale soulève plusieurs passions. Pour
certains, elle dégage un espace sociologique permettant de mieux rendre
compte des situations de marginalité d’une part ; d’autre part, elle permet de
sortir de l’impasse de l’analyse marxiste en termes de classes sociales, incapable
de rendre compte des facettes nouvelles de la pauvreté (Otero, 2003) ; enfin, elle
autorise une analyse allant au-delà de la mainmise de l’économie sur le social,
et une substitution, à la vision comptable, d’une compréhension dynamique et
qualitative ayant pour cœur les rapports sociaux, les relations sociales. Un grand
nombre de perspectives et de techniques ont été travaillées afin de rendre
compte des situations plurielles et complexes. À la fois comme état et, comme
nous l’avons fait remarquer, comme trajectoire, les analyses de l’exclusion se
sont diversifiées et enrichies.
Par ailleurs, des critiques acerbes n’ont pas épargné la notion dite « valise ».
Au départ, elle ferait abstraction des concepts de domination, oppression et
exploitation, comme le souligne Bourdieu (1993). Au détriment d’une approche
selon la différenciation segmentée, la notion d’exclusion cristallise les extrêmes :
les in et les out. Les exclus de surcroît ne sont jamais vraiment out puisqu’ils sont
repérés, « pris en charge » par des mesures de contrôle social. Pour Rancière
(1995 : 158), le simple rapport du dedans et du dehors cache l’essentiel, soit le
« mode de partage selon lequel un dedans et un dehors peuvent être conjoints ».
Il suffirait, selon la pensée consensuelle, d’un supplément de lien dans le social
et de motivation dans l’individu et voilà, le tour est joué. Quant à Martuccelli
(2004) et Otero (2003), l’analyse en termes d’exclusion illustre non pas une
réelle prise en compte sociologique d’un problème social polymorphe, mais
bien l’incapacité politique de rendre compte des dysfonctionnements contem-
porains et d’imaginer d’autres modèles de régulation.
Karsenti (1996) est, quant à lui, d’avis que le discours sur l’exclusion
constitue un engrenage dans lequel la pensée de gauche s’est prise. En mettant
au second plan les déterminations économique et politique du sujet, en définis-
sant ce dernier comme sujet social aspirant à une intégration dans un système
cohérent, à une reconstitution du lien social, à des relations sociales concrètes.
Ce discours aurait « disqualifié la politique, le sens de la politique dénoncée
comme une vision abstraite ». Or, justement, l’idéal de subjectivation politique
serait la condition même d’un discours critique sur l’intégration elle-même.
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 217

1.3 La souffrance sociale : « concept-écran1 » ?


Si des vocables spécifiques deviennent des clés de lecture de problèmes
sociaux, la notion de souffrance sociale trouve sa source à la fin des années 1980
et tout au cours des années 1990 et constitue un nouveau paradigme. Deux cou-
rants sont plus connus. Le courant de sociologie et de philosophie politique
français et le courant anglo-saxon de l’anthropologie américaine. En France,
une nouvelle catégorie phénoménologique s’impose : la souffrance, qualifiée
souvent de psychologique, devient socialement produite. La souffrance est
somatique (douleur), psychique et sociale et, comme pour la notion d’exclusion,
est produite par des situations de précarisation économique, de rupture de liens
sociaux, de perte d’objets sociaux (travail, argent, logement, formation, diplôme,
place dans la famille, le groupe, la société) assurant une sécurité de base, une
reconnaissance d’existence, une possibilité d’entrer en relation.
[…] Le discours politique et l’action publique ont de plus en plus communément
recouru à ce lexique pour qualifier une série de problèmes relevant de ce que l’on
appelle souvent la « nouvelle question sociale » […] Une description du monde
social […] a ainsi pris un tour littéralement compassionnel à travers lequel se
manifeste une approche inédite de l’expérience supposée des victimes de l’injus-
tice (2004b : 17).
Pour Emmanuel Renault (2004), l’expérience de l’injustice provoque la
souffrance sociale. L’utilisation d’un terme plus psychologique que celui, socio-
logique ou sociorelationnel, d’exclusion ou économique de pauvreté tient à
rendre compte de la dimension vécue, expérientielle de l’injustice, de sa pro-
fondeur qualitative, et de son impact affectif. En d’autres termes : lésions,
fragilisation, inversion, rupture du rapport positif à soi (2004 : 133) dans des cas
d’extrême précarisation et désocialisation. La référence au social, dans l’expres-
sion, se rapporte aux violences du système.
Plusieurs auteurs contribuent à explorer et à diffuser la problématique de
la souffrance sociale : Christophe Dejours dans Plaisir et souffrance dans le travail
(1988) et Souffrance en France : la banalisation de l’injustice sociale (1995), Serge
Paugam dans La disqualification sociale (1991), Pierre Bourdieu dans La misère du
monde (1993) (où ce dernier préfère la catégorie, plus sociologique, de misère à
souffrance, expression plus psychologique, tout en affichant sur la page couver-
ture du bouquin en filigrane les mots « [silence] : souffrance, paroles, parle »).
Un célèbre rapport réalisé pour les Délégations interministérielles à la ville et au
Revenu minimum d’insertion (RMI) en 1995 : Une souffrance que l’on ne peut
cacher, nommé plus couramment le Rapport Lazarus, du nom de son auteur

1. Lazarus et des collègues spécialistes de l’intervention psychosociologique auprès


des SDF écrivent dans Rhizone, 5 juillet 2001, « La souffrance psychique, nouveau
paradigme ou concept écran ? ».
218 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

Antoine Lazarus, amorce la généralisation de l’utilisation du terme. L’utilisa-


tion du concept de souffrance psychique dans ce texte semble selon Renault
(2002b) avoir été déterminante dans la mise en perspective du paradigme de la
souffrance sociale qui tient à révéler la face subjective, irréductible de la pau-
vreté (Renault, 2002b : 26), des inégalités, des violences à l’encontre des
chômeurs de longue durée, des demandeurs d’asile, des salariés fourbus, des
usagers de drogues, etc. Pour Furtos et Laval (2005 : 3) : « La précarité psychique
correspond à la vulnérabilité psychique devant le vacillement du monde et les
difficultés de reconnaissance de soi comme digne d’existence dans un groupe
humain donné. »
Pendant ce temps, aux États-Unis, en anthropologie médicale, une équipe
de chercheurs formée, entre autres, de Joan Kleinman, Arthur Kleiman, Veena
Das, Margaret Lock, Mamphela Ramphele et Pamela Reynolds, développe tout
un programme de travail à partir de l’axe du « social suffering » pour le Social
Science Research Council de New York.
Kleinman, Das et Lock (1997 : ix) affirment :
Social suffering is a social experience […] brings into a single place an assemblage of human
problems that have their origins and consequences in the devastating injuries that social
force can inflict on human experience, what […] political, economic and institutional power
does to people.
Pour Veena Das (1997), la souffrance sociale marque les corps (« scars that
are left on the body »), taraude la mémoire et contient en elle-même des ressources
pour une éventuelle reconstruction. Surgit alors pour nous l’image de la cica-
trice comme zone de suture où la régénération des tissus s’opère. Des dynamiques
de résistance et de transformation sont possibles.
Fassin (2004b) décrit bien les modulations différentes des deux écoles
française et états-unienne sur le plan « des analyses, de la nature des causes
sociales et de la distance instituée par le regard du chercheur ». La souffrance
sociale se situe carrément dans un cadre national à partir d’une lecture critique
des politiques publiques (emploi, logement, immigration, solidarité). Quant au
social suffering, il est perçu globalement dans un contexte de violence extrême et
de circulation planétaire des images. La souffrance sociale est plutôt concentrée
sur les abus de pouvoir, la dégradation des quartiers pauvres urbains, sur la
misère « ordinaire », alors que le social suffering se rapporte à d’immenses tragé-
dies comme le totalitarisme, la guerre, la famine, l’exode, les génocides,
l’apartheid, à des souffrances occasionnées par des violences politiques et col-
lectives. Enfin, la réflexion induite sur le social suffering le constitue en véritable
objet de débat per se alors que le concept de souffrance sociale semble être
adopté par ses tenants sans trop de tiraillement. En effet, l’équipe de Kleinman
explore les origines et les diverses manifestations de la souffrance et entretient
des débats avec des historiens, des philosophes et des éthiciens.
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 219

Comme pour l’expression exclusion sociale, le concept de souffrance


sociale est lui aussi controversé. Pour ses défenseurs, il réussit à cerner l’expé-
rience de l’indignité, de la honte, de la culpabilité, des tenailles de l’angoisse, de
la conviction d’échec constant, du sentiment kafkaïen de sombrer dans la perte
de repères, dans la paranoïa : les ressorts subjectifs de la domination, en somme,
de la discrimination, de l’oppression.
Emmanuel Renault (2002a, 2004) propose de comprendre la souffrance
sociale comme des expériences de l’injustice. Elle est créée dans et par des rap-
ports sociaux spécifiques. Elle renvoie à une théorie de « l’aggravation des effets
subjectifs de la désocialisation selon la profondeur de cette dernière ». En effet,
il s’agit d’un certain type de rapport aux individus et aux institutions qui
engendre la souffrance psychique d’origine sociale. Et si le rapport positif à soi
d’une personne est intersubjectivement constitué, il est tout aussi intersubjecti-
vement chancelant. D’où sa proposition d’une approche en termes de
reconnaissance, inspirée de Honneth (2000), face à des expériences extrêmes
de quasi-mort sociale, de déshumanisation. Pour lui, la reconnaissance « consiste
à noter la singularité de l’autre, à s’apprivoiser ses perspectives et à admettre de
façon consciente et explicite la confiance dans les compétences citoyennes de
chacun, à rendre possible l’intersubjectivité ». Pour Renault, le concept de souf-
france psychique et sociale possède bien une pertinence politique. Socialement
produite, cette souffrance appelle des réponses de l’ordre « non pas de la thé-
rapie individuelle, mais de la transformation des conditions sociales productrices
de souffrance ». Il est clair cependant que l’expérience de l’injustice ne mène
pas, automatiquement, ni au sentiment d’injustice, ni à l’action revendicative,
mais qu’elle peut provoquer tout simplement des formes d’insatisfaction, de
souffrance, de résignation.
Toujours selon Renault (2000), si certaines formes des expériences d’in-
justice, de souffrance sociale sont des expériences de déni de reconnaissance,
des expériences fondées sur le sentiment « qu’un aspect essentiel de ce qui fait la
valeur de mon existence est socialement méprisé, on devra donc en conclure
que la justice doit être définie par la reconnaissance ». C’est ainsi qu’il faudrait
une reconfiguration des droits sociaux afin de ne pas prendre uniquement en
compte les logiques de redistribution du revenu mais aussi des logiques de
reconnaissance. Une réflexion semblable tisse l’argumentation de Nancy Fraser
(1998) qui propose de reformuler le dilemme reconnaissance/redistribution
qui, selon elle, fonde la justice sociale.
Plusieurs auteurs s’inspirent du concept de souffrance sociale dans des
recherches empiriques ou des explorations théoriques ou épistémologiques
pendant que d’autres en soulignent les apories. Didier Fassin, interpellé depuis
plusieurs années par la thématique, publie en 2004 Des maux indicibles : Sociologie
des lieux d’écoute. Il s’interroge sur la bonne fortune de la catégorie de la souf-
france, sur le développement consécutif des lieux d’écoute de cette dernière et
220 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

sur les raisons expliquant comment elle est devenue « une catégorie phéno-
ménologique et nosologique », un problème de santé publique. Il note une
torsion de la gestion publique des inégalités en termes de santé mentale. Mar-
tuccelli (2002) s’était déjà largement préoccupé des facteurs macrosociologiques
de la « psychologisation », de l’opacité de la domination ordinaire et des injonc-
tions normatives livrant les individus à la responsabilisation personnelle pour
eux-mêmes et pour tout ce qui arrive. D’où l’impératif de resocialiser la compré-
hension de la domination. Si Fassin ne nie pas que le spectacle du malheur
suscite la sympathie à l’égard de l’affliction, il critique le « traitement compas-
sionnel de la question sociale » qui oblitère les racines de l’inégalité et le fait que
l’inégalité soit un phénomène structurel. Les lieux d’écoute, certes utiles,
deviennent, cependant, des espaces où la vie se résume à un récit de souffrances.
Soyons claire. L’accueil de l’autre, la confirmation de son importance pour la
suite du monde, la valorisation de ses performances narratives ou des rituels
d’affliction sont essentiels dans toute trajectoire de guérison. Or, dans le cas
étudié, les préoccupations de justice sociale sont mises sous le boisseau : la souf-
france relèverait, selon Fassin (2004a : 184), de la sollicitude et non de la
solidarité. La compassion, la miséricorde, en d’autres mots le travail d’intersub-
jectivité, du « sentir avec » la personne qui exprime sa souffrance, conduisent à
un travail de réparation, de bienfaisance, dans une logique d’assistance et non
à un travail de transformation sociale dans une logique politique. Dejours
(1998) note que « l’abrasion de la vie mentale » délie la souffrance de l’injustice,
la première restant logée dans le vécu intime, psychologique, la seconde se réfé-
rant au champ social. Il y aurait « banalisation de l’injustice sociale », comme
l’indique le titre de son ouvrage. Boltanski (1993) préfère décrire la compassion
comme théologique (ressortissant de l’union des baptisés dans le corps mys-
tique) et non comme politique. D’où les œuvres de miséricorde du Bon
Samaritain et le sentiment de gratitude qu’elles doivent provoquer.
Isabelle Sommier s’interroge, dans Les nouveaux mouvements contestataires
(2001 : 80), sur la faveur de l’appellation de souffrance, « un registre basé sur la
pitié pour des personnes qui n’ont que leur qualité d’êtres humains souffrants à
faire valoir ». L’adoption de démonstrations de compassion, de sympathie, d’en-
gagements de bonne foi dans des campagnes de sensibilisation populaire
permettrait d’illustrer le passage de la politique à la morale, entièrement
résorbée en devoir envers ceux qui souffrent, les victimes, « ceux qui n’ont pas
les moyens de faire valoir leurs droits, d’en faire l’argument d’une politique »
(Rancière, 1998 : 218). Plusieurs facteurs contribuent à l’émergence de ce
registre doloriste :
Il est évident que son développement est concomitant à la fois au déclin des idéo-
logies de transformation sociale, en particulier socialistes, et la montée d’un
désenchantement à l’égard de la capacité d’action du politique. […] La défiance
croissante à l’égard d’une grammaire du monde axée sur les classes sociales et
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 221

l’exploitation, puis son obsolescence, a laissé vacant le régime d’imputation des


malheurs sociaux.
Campagnes de sensibilisation de l’opinion publique avec artistes à la clé,
initiatives privées sollicitant des contributions matérielles, mises en scène d’opé-
rations humanitaires visant à provoquer de la compassion, valorisation des
actions directes : voilà quelques exemples des mobilisations. Comme il s’agit
d’exposer la souffrance, il ne faut pas oublier l’insistance suspecte de l’accent
mis sur des témoignages, la valorisation de l’authenticité des paroles mêmes
prononcées par des personnes souffrantes, exprimant le vécu des victimes. Nous
le répétons. La valeur du récit, du témoignage comme pensée mémorielle éclai-
rante, comme rhétorique spécifique, comme émotion contagieuse, comme
amorce possible de liens entre parcours biographique et engagement social et
politique ne fait pas de doute. Ce n’est pas contre le témoignage que nous en
avons, mais contre l’utilisation opportuniste ou paternaliste du statut de victime
et de sa plainte.
Plusieurs autres commentaires critiques vis-à-vis du concept de souffrance
sociale ont souligné le danger de connivence entre la médecine et le politique
aboutissant à une forme de sanitarisation du social, à une « clinique de l’injus-
tice ». De la même façon qu’est critiquée la notion d’exclusion, il y aurait
potentielle vision dualiste : en quelque sorte le bonheur des inclus enfin réin-
sérés dans l’ordre social et la détresse des personnes souffrantes ne demandant
qu’à être rétablies, redressées. La souffrance sociale servirait ainsi à légitimer le
retour à la « normalité », à la normativité et, comme pour l’exclusion, à pacifier
la conflictualité des rapports sociaux.

1.4 En déficit de parole, à la limite de l’agissabilité2 :


le processus de subjectivation politique ?
Cette brève mise en contexte visait à systématiser les divers paradigmes
rendant compte des problèmes sociaux contemporains et surtout d’une cristal-
lisation du regard qu’une société porte sur elle-même, sur ses dysfonctionnements,
et les modes d’intervention proposés : offre de réinsertion, de réintégration des
exclus ; de compassion pour les souffrants ; de communautarisation des services
et aides dans les milieux dits « naturels ». Synthétisons les critiques : société
conçue comme un tout global, une entité structurelle dont la « cohésion » est
menacée, silence sur les causes permettant de comprendre la nouvelle question
sociale, absence de conflictualité et image de l’acteur social sous l’angle des
problèmes, des manques, des besoins donc de l’unique assistance.

2. Terme emprunté au sociologue Spyros Franguiadakis.


222 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

La question centrale que nous nous posons est la suivante : comment envi-
sager l’espace et le processus de subjectivation politique dans une société de
pauvres, d’exclus, de souffrants ?
La référence au concept de souffrance sociale nous permet-elle de com-
prendre l’agir politique de ceux et celles qu’on confine trop souvent à la
formulation de plaintes ou aux idiomes de détresse ? Comment accéder au poli-
tique à partir d’expériences de souffrance sociale, d’expériences de l’injustice ?
Notre objectif est modeste. À l’aide de trois des ouvrages de Jacques Rancière,
un philosophe politique, La mésentente (1995), Aux bords du politique (1998) et La
haine de la démocratie (2005), nous tenterons de comprendre la radicalité et le
« trouble » du processus de subjectivation politique. Nous suivrons la trajectoire
de la voix à la parole, du privé à la scène publique de la manifestation. Pour
tenter de répondre à ces questions, nous avons passé en revue certains de nos
travaux de recherche accomplis ces dernières années (1999-2004). Globalement,
ces derniers portent sur le rapport au politique du mouvement communautaire
autonome au Québec et sur les pratiques démocratiques dans les groupes du
mouvement féministe. Les thèmes relatifs aux représentations et pratiques de la
citoyenneté et de la démocratie représentative et délibérative et à l’agir politique
en situation de grande pauvreté et de désaffiliation ont été explorés3.

2. DE LA VOIX À LA PAROLE

Qu’il s’agisse de révoltantes inégalités dans la répartition des richesses et


la couverture des besoins essentiels, donc de rupture du pacte social et fiscal
essentiel au vivre ensemble ; qu’il s’agisse de trajectoires de refoulement aux
marges par processus de disqualification (Paugam, 1996), de désinsertion (de
Gauléjac et Taboada-Leonetti, 1994) et de désaffiliation sociale (Castel, 1991),
donc d’affaiblissement ou de tarissement de relations sociales et personnelles

3. Une triple stratégie de recherche menée sur six terrains, (1) l’analyse d’une abon-
dante documentation produite par les groupes, (2) quarante-cinq observations
participantes (3) et seize entretiens semi-dirigés collectifs auxquels ont participé
près de 150 personnes. Nos analyses ont paru dans plusieurs revues (4), un ouvrage
et un rapport de recherche (voir la bibliographie à la fin du texte).
Les groupes ayant participé sont :
– le Carrefour de pastorale en monde ouvrier (CAPMO), de Québec ;
– le Centre d’organisation mauricien de services et d’éducation populaire
(COMSEP), de Trois-Rivières ;
– le Café-jeunesse multiculturel de Montréal-Nord ;
– le Projet Genèse du quartier Côte-des-Neiges à Montréal ;
– le Comité des femmes d’Action Autonomie, groupe de défense des droits en santé
mentale de Montréal ;
– deux tables rondes rassemblant chaque fois une quinzaine de personnes utilisa-
trices ou ex-utilisatrices de drogues intraveineuses du quartier Centre-Sud.
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 223

structurantes ; qu’il s’agisse de stigmatisations, d’assignations identitaires


excluantes ou déviantes en raison de rapports sociaux de sexe ou de classe ou
racialisés, d’ancrages ethnoculturels, de styles de vie marginaux ou de la folie, il
ne fait aucun doute que les modes de domination, de rationalité techno-
bureaucratique et gestionnaire, les dénis de reconnaissance (Renault, 2004), les
violences de toutes sortes impriment des traces indélébiles sur les corps, dans les
mémoires et dans les rapports sociaux des personnes. Faisant la différence entre
douleur et souffrance, Ricœur (1994 : 59) décrit cette dernière comme « des
affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui,
le rapport au sens, au questionnement ». Deux axes rendent compte de la souf-
france sociale : celui de l’altération du rapport à soi et aux autres et celui de la
diminution du pouvoir d’agir. Plus exactement, Ricœur souligne la tension
entre le pâtir et l’agir. Le sens premier de souffrir n’est-il pas d’endurer au
double égard de subir et d’un autre côté de persévérer dans le désir d’être et
l’effort d’exister « en dépit de » ?

2.1 Une voix de souffrance


Les diverses façons de parler des expériences de la pauvreté, de l’analpha-
bétisme, de la souffrance psychique, de la relégation sociale, du sentiment
d’échec, d’incompétence et de la violence du regard, des jugements, des gestes
et des mots des autres sont interpellantes. Elles trouvent à se dire – selon nos
observations – souvent pour la première fois en petit groupe, en collectif restreint
où cette parole est accueillie, sollicitée, partagée. Trouver les mots pour le dire,
desserrer les gorges nouées et les sanglots enfouis n’est jamais facile. Et souvent,
c’est le silence, comme un cri à l’envers, qui prévaut pour des périodes plus ou
moins longues jusqu’à ce que le temps de se dire advienne ou qu’il s’envole.
Nous avons noté que cette parole sur la souffrance se présente, entre
autres, sous la configuration de deux métaphores. La première exprime une
violence subie, brûlante, quelquefois à couper le souffle. Faite de coups, bles-
sures, humiliations, répudiations, refoulements. Des personnes d’un groupe
d’alphabétisation populaire et d’économie sociale expliquent :
– Ceux qui ont de la difficulté à parler, ils sont tassés de la société.
– À quarante ans, on n’a plus de place dans la société. Ils nous prennent
comme déchets […] Ils ne peuvent pas nous envoyer à l’école à cet âge-là ;
[…] ils nous mettent dans un sac, ils le bouchent puis ils mettent ça sur le
bord du chemin (Lamoureux, 2004b : 31).
Il est récurrent dans les propos retenus de retrouver des figures de recro-
quevillement, de rapetissement, de rétraction en soi ou dans « un coin », de
honte, de hantise du mépris, de la moquerie ou du rire entendu. On évoque, en
parlant de soi, des signes de flétrissure provoquant la gêne, le recul, le dégoût,
le rejet. L’estime de soi est au plus bas. Une autre personne active dans le même
224 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

groupe souligne : « C’est blessant, […] on devient complexé au coton. » La dyade


du marquage est bien sûr à l’œuvre. D’un côté, l’unidimensionnalité, un seul
point de mire identitaire : pauvre (BS), personne arriérée, étrangère, femme
seule, individu fou, drogué. Et de l’autre, la totalisation : tous et toutes des sem-
blables au même. La violence et les insultes planent. Alors que nous faisions des
entrevues sur le thème de la citoyenneté avec une quinzaine de personnes
consommatrices de drogue, sévissait une forte opposition dans le quartier Cen-
tre-Sud à l’implantation d’une clinique d’échange de seringues. Des menaces
d’incendier ou de plastiquer le local étaient proférées par des commerçants en
colère. Des missionnaires d’un monastère voisin, publiquement, qualifiaient les
personnes en cause de « déchets toxiques » et affirmaient qu’en Afrique, « au
moins on n’imposait pas les lépreux aux gens normaux »…
La seconde série de métaphores que nous avons retenue est d’ordre
spatial. En effet, les personnes décrivent un rapport à l’espace fait d’enchevêtre-
ments inextricables, d’enclos, de barrières, de hauts murs, de portes cadenassées,
d’échelles dont les premiers barreaux sont rompus, de courses à obstacles,
d’« escalateurs » ne faisant que descendre. Lors d’une rencontre dans un orga-
nisme de Québec, une femme partage à haute voix des extraits de son journal :
[Mon tunnel] est sous forme de labyrinthe, avec une entrée sans sortie, parfois
très étroit, sans lumière. J’angoisse continuellement, même à en vomir. Je reste
immobile à cause de l’espace. Cela me donne envie de mourir tellement c’est fort.
Je ne vois aucun moyen d’en sortir (Lamoureux, 2004b : 31).
Les expressions brutes retenues ci-dessus exprimant la misère, la souf-
france, le déni de soi sont qualifiées par Jacques Rancière de voix (Rancière,
1995). Nous sommes dans l’ordre de la plainte, du cri, de la détresse sans nom,
de la colère, du gémissement. Bourdieu (1998 : 803) incite à être cependant très
attentif :
La banalité du discours le plus ritualisé s’impose souvent, dans les occasions les
plus graves de la vie quotidienne, comme la seule manière de dire l’indicible… la
terre est fichue… je suis mort. […] Un langage qui se cantonne dans le générique,
sans doute par souci de dignité et de bienséance, et aussi pour éviter la souffrance
d’un aveu trop précis.
C’est ainsi que s’inscrivent encore trop souvent des témoignages que nous
entendons, par médias interposés ou dans les assemblées publiques ou mili-
tantes. Nous croyons, malgré la valeur de ces premières expressions, du courage
qu’il faut pour « s’avouer » et de la compassion qu’elles provoquent, que ces récits
sont largement instrumentalisés par les personnes ayant, elles, la légitimité et la
compétence pour parler. Le dire des êtres souffrants devient une sorte de paren-
thèse illustrative rendant plus « vivante » – justement comme un intermède de
« vraie vie » – la démonstration en train de se déployer. Cette pratique mépri-
sante consistant à confier l’incarnation de la figure doloriste aux témoignages
du « monde ordinaire » est symptomatique, entre autres, du profond clivage
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 225

entre les savoirs de pratique et les savoirs experts d’où viendront, bien entendu,
les raisonnements et analyses.
Par ailleurs, il arrive fréquemment, au cours d’une réunion, une assem-
blée, un débat public, qu’une personne se présente au micro et, faisant fi du
propos discuté et de l’avancement de l’argumentation, expose « son cas », son
propre grief relatif à la situation pénible ou à l’injustice qu’elle vit. D’où souvent
frustration, impatience, soupirs exaspérés. Outre le fait que cette intervention
impromptue puisse être recanalisée dans le débat par une animation fine et
accueillante, comment interpréter ces paroles de misère ? Il nous apparaît
qu’elles sont tributaires du peu ou plutôt de l’absence de place où puissent se
déplier ces témoignages. Les personnes inaudibles et invisibles sont rarement
convoquées dans les cénacles des débats publics ou des conférences au sommet.
On ne devrait donc pas se surprendre alors que se glisse, dans les brèches, les
craquelures de certains espaces plus ouverts, la parole du mal-être ou de la
désespérance. « Je n’étais pas parlable », avance une femme pour signifier
qu’avant sa participation dans un des groupes rencontrés, sa voix se frayait diffi-
cilement un chemin au bord des lèvres.

2.2 Faire sens, devenir sujet


Dans les groupes communautaires qui ont participé à nos recherches, la
voix que l’on vient d’illustrer se transforme quelquefois en parole (Rancière,
1995). Il ne s’agit pas uniquement d’exposer son vécu, mais de le mettre à dis-
tance, de le transformer en expérience, d’en faire sens, processus souvent
complexe et itératif enclenché pour devenir sujet, devenir acteur ou actrice de
sa propre histoire et éventuellement de celle de sa collectivité. Tout un processus
de relecture, de désenclavage de la perspective s’enclenche. Un participant d’un
groupe à Québec signalait qu’« en autant qu’on comprend les choses, ça déplace
la souffrance. Je me sens moins comme une victime, comme un impuissant. » À
notre avis, une profonde culture de la démocratie interne dans les groupes est
nécessaire pour que la voix (phonos) qui exprime, indique la douleur, le mépris,
la relégation se transforme en parole (logos) qui manifeste, rend évident pour
une collectivité de sujets, expose le juste et l’injuste, l’utile et le nuisible.
Rancière note que le « logos marque la séparation discursive entre l’arti-
culation d’un grief et l’articulation phonique d’un gémissement » (1995 : 20).
On connaît bien l’expérience de ces cercles de parole où des personnes de
groupes subalternes laissent enfin couler ininterrompus le flot ou les hoquets de
récits de vie, apprennent à s’écouter les uns les autres, à repérer les parcours
similaires, à tranquillement faire sens des blocages, échecs, discriminations et
oppressions les ayant façonnés. De soliloques en paroles partagées, du vécu
transformé, par la distanciation et la discussion, en expérience, des « mots pour
le dire » émergent et des synthèses réflexives s’élaborent. Dans l’espace de divers
226 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

ateliers ou comités, de soupers communautaires, de café-rencontres, de réu-


nions mensuelles ou d’assemblées diverses, l’isolement, la mésestime de soi, la
méfiance à l’égard d’autrui peuvent céder le pas à une participation plus enga-
geante dans le groupe, à la décision de poser des gestes ou d’organiser des
actions, individuelles et collectives, qui feraient « tourner le vent », enfin à la
compréhension de certaines logiques de domination à l’œuvre dans la société
ou, plus simplement, à un développement de l’intérêt pour les dynamiques de la
conjoncture.
Dans un groupe d’alphabétisation où nous discutions d’expériences per-
sonnelles ayant été significatives dans le cheminement vers l’implication, au
sens où Donzelot (1994) l’entend – « ce par quoi chacun est sollicité pour devenir
producteur de lien social » –, un homme explique :
C’est en faisant mes histoires de vie, c’est là que j’ai compris, que… j’ai écrit
m’avouer pauvre, financièrement là. Puis pourquoi je ne l’ai peut-être jamais dit à
moi, puis aux autres : la peur d’être jugé face aux préjugés naturellement. […] Le
plus qu’il me reste, ç’a été de m’apercevoir que je n’étais pas seul à être pauvre
financièrement et à avoir peur d’être jugé. C’est l’affirmation de moi.
Bourdieu, dans La misère du monde (1993 : 1407), parle d’une occasion exception-
nelle qui leur est offerte […] de se faire entendre, de porter leur expérience de la
sphère privée à la sphère publique ; une occasion aussi de s’expliquer (NDLR :
Bourdieu note que s’expliquer vient de explicare, déployer), au sens le plus complet
du terme, c’est-à-dire de construire leur propre point de vue sur eux-mêmes et sur
le monde et de rendre manifeste le point, à l’intérieur de ce monde, à partir
duquel ils se voient eux-mêmes et voient le monde, et deviennent compréhensi-
bles, justifiés, et d’abord pour eux-mêmes.
Dans ce même groupe, un autre membre annonce tout fièrement qu’il est
délégué élu de son comité au conseil d’administration de l’organisme. La parole
change vraiment de statut et c’est la poursuite du désenclavage du soi propre
que l’on peut observer :
Moi, dans la ligne de participer, puis de prendre la parole, je nommerais le conseil
d’administration… Un moment important de citoyenneté. Premièrement d’y
être ! C’est un pas de plus que juste gérer ses affaires personnelles. […] Puis avec
le temps, on finit par parler ! En plus ! Ce qui est un autre défi. On ose parler sur
quelque chose qui n’est pas juste notre petite affaire, mais qui est l’affaire de plu-
sieurs personnes. Pour moi, ça, c’est un moment fort (Lamoureux, 2004b : 31).
Aux deux niveaux que nous venons d’explorer, la parole, soutenue bien
sûr par le collectif et des animateurs et animatrices, procède par itération (sta-
gnation, pas de géant, détour obligé), sinueusement, souvent dans le temps long
qu’il faut pour s’extraire des méandres de la peur et de la honte, regagner
confiance et dignité, (re)trouver un langage apte à exprimer une pensée singu-
lière, à communiquer avec d’autres, à se représenter qu’on puisse véritablement
compter, quelque part, comme être parlant déterminant, à mettre en action ses
savoirs anciens et nouvellement acquis.
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 227

Le trajet de la parole façonnant le processus de subjectivation politique


est loin d’avoir fini sa course. Si elle sait décrire la misère, commencer à se
dégager, se désenclaver d’une identité prescrite, convenue, imposée, entre
autres, par la place occupée dans l’ordre social, la personne parlante doit
apprendre à discuter, à soupeser l’utile et l’inutile, à délibérer, à tenir une argu-
mentation. Et c’est là qu’une réelle culture démocratique, encore trop mince
dans le mouvement communautaire, devient cruciale.
Mais d’abord, qu’est-ce que la démocratie pour Rancière ? Retournant
aux racines grecques de l’expérience, la démocratie est le pouvoir du peuple.
S’opposant à l’aristocratie (le pouvoir de la naissance), à l’oligarchie (le pouvoir
de la richesse), la démocratie est une manière d’être du politique. C’est le
pouvoir paradoxal de ceux et celles qui n’ont pas de titre à faire valoir pour
l’exercer – ni la gloire de la descendance, ni la toute-puissance de la fortune, ni
l’expertise du savoir (2005 : 52). Toute la radicalité de ce bouleversement dans
l’histoire des sociétés jusqu’à nos jours où règne l’épistémocratie ou techno-
cratie (le pouvoir des savants) tient dans l’affirmation incroyable de l’égalité de
n’importe qui avec n’importe qui, c’est-à-dire l’absence de commencement et de
commandement (1995 : 62), l’égalité des êtres parlants. Cette affirmation égali-
taire dresse, il va sans dire, un espace polémique, une scène de conduite d’un
litige discursif, sur le traitement, la confrontation entre l’ordre donné où les
places, les fonctions, les parts, les comptes sont assignés et le surgissement de
sujets parlants surnuméraires, en plus, des laissés-pour-compte qui affirment
avoir droit d’être comptés. Il s’agit donc d’un conflit sur le statut même des êtres
affirmant leur égalité et sur le compte des parties, donc sur la vérification effec-
tive de l’égalité.
Or, pour exécuter un « acte de parole » incarné dans une « scène de mani-
festation » où s’affirme le trait égalitaire, il ne suffit pas, comme nous l’avons
déjà souligné, d’exprimer simplement le besoin, la souffrance, la colère, mais il
faut pouvoir développer par l’argumentation une démonstration. Pour affirmer
et mettre en acte la présupposition égalitaire d’une « part des sans-part » comme
le dit Rancière, les personnes parlantes produisent des actes de langage incarnés
dans des argumentations, dans des démonstrations, dans des mises en raison
collectives. De plus, ces événements de parole sont déployés, imagés, sur des
scènes de manifestation symbolique spécifiques, transgressant « le partage du
sensible », c’est-à-dire l’ordre et la domination existante et donnant à l’égalité
une réelle effectivité. De là, l’importance d’apprendre et de s’exercer au débat,
à la délibération.
Soulignons que la critique féministe de la théorie politique démocratique
a beaucoup traité des enjeux et formes du débat démocratique. Nous pensons
entre autres à Iris Marion Young (2000), Anne Phillips (1991, 1995), Diane
Lamoureux (2002), Françoise Collin (1992).
228 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

Essentiellement, l’argument est à l’effet de permettre la plus grande


inclusion possible dans les discussions et décisions. Pour ce faire, l’unique
démonstration rationnelle sur les bonnes raisons (Habermas), la seule rationa-
lité instrumentale, exposée avec aisance et pondération selon les normes de
formalisme, d’abstraction, de clivage entre logique et émotion, entre le verbe et
la figuration ou le symbolique sont largement insuffisantes compte tenu de
l’hétérogénéité sociale, des inégalités structurelles, de la complexité des ques-
tions à décider, et du foisonnement des manières de communiquer.
On peut maintenant peut-être mieux saisir la définition suivante de Ran-
cière qui permet de penser la politique, la démocratie, comme le processus qui
rend visibles et audibles ceux et celles qui sont exclus du regard, de la pensée
(toujours définis dans l’unique logique des besoins), de la parole et de la compé-
tence citoyenne (Lamoureux, 2001 : 31).
L’activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui avait été assigné
ou change la destination d’un lieu ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu,
fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme
discours ce qui n’était entendu que comme bruit (Roncière, 1995 : 53).

2.3 Ce que délibérer veut dire


Revenons aux personnes rencontrées lors de nos entretiens dans les
groupes communautaires. Pour être en mesure d’apparaître et de se faire valoir,
de devenir audibles (prise de parole) et visibles (mise en scène), un patient
travail d’apprentissage de la discussion, du débat, de la délibération en vue de
prendre des décisions a lieu. On comprend alors l’importance de l’accueil qui
implique un climat de confiance, une écoute de l’autre, une confirmation effec-
tive de la priorité accordée à sa présence et à ses potentialités, une réelle
« politique de la présence », une visibilité. La recherche, le partage et la compré-
hension de tous les éléments d’information pour arriver à se faire un point de
vue, l’organisation de ses convictions ou hypothèses, la place et les formes de
débat, avec les inévitables confrontations et l’espace à ménager pour la dissi-
dence, l’impérieuse nécessité de développer divers modes délibératifs et
rhétoriques au-delà de l’échange verbal froid et raisonné, parce qu’il s’agit bien,
ici, de parler de domination et d’injustices et du langage des droits : que d’ap-
prentissages !
L’objectif d’une délibération est la prise de décision sur un agir commun.
Le consensus à tout crin n’est pas à favoriser. Le fameux « bien commun » tant
galvaudé n’est ni un a priori, ni automatiquement la fin du débat. Le commun est
à poser plutôt comme polémique sur les tenants et aboutissants du vivre-
ensemble.
Pour être en mesure de discuter, de formuler des arguments en réponse à
ceux des autres, pour comprendre les tenants et aboutissants d’une question
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 229

complexe, pour proposer des agirs qui « feraient tourner le vent », certains des
groupes rencontrés ont imaginé des « carrefours de savoirs », des ateliers, des
dojos (des pistes, des espaces pour cheminer), des « lieux désarmés » où il est
possible, en s’appuyant d’abord sur les savoirs et compétences des personnes
elles-mêmes (les « experts des cennes noires ») de mener une réflexion pour
comprendre le monde. Un groupe, par ce biais, travaillait même à construire ce
qu’il nomme de la théorie sociale, de nouveaux concepts puisés aux sources des
savoirs populaires qui aident à faire sens, à débattre, à proposer. Alors que dans
un atelier on tente de comprendre et de s’approprier de grandes notions d’éco-
nomie et qu’il est question du produit intérieur brut, un participant lance : « Et
si on parlait de la production intérieure douce ou du produit intérieur doux. »
Après discussion, ce terme est adopté et désignera toutes les contributions non
monétaires et non monnayables contribuant à la création de richesse humaine
et collective hors de l’emploi rémunéré. La « dépense intérieure dure », quant à
elle, nommera les humiliations et les privations quotidiennes, toutes les ponc-
tions portant atteinte à la dignité. Autre exemple : les trouvailles langagières du
Carrefour de pastorale en monde ouvrier (CAPMO).
Ainsi, les hommes d’affaires affirment « a buck is a buck » (une piastre est
une piastre). Or, rien n’est plus faux. Le CAPMO finira par développer une
conception originale : il y a des dollars vitaux, des dollars fonctionnels et des
dollars excédentaires. Les dollars vitaux ont une valeur ajoutée. Toute la lutte
citoyenne amorcée à ses débuts par ce groupe pour une loi visant à contrer la
pauvreté a tenu mordicus à ce que les dollars vitaux ne soient pas compromis. Le
groupe fonctionne d’ailleurs en exploitant les contes, les chansons populaires,
les schémas « parlants », celui, par exemple, où une personne et sa famille se
tiennent au centre d’un espace où il y a une échelle, symbole de la hiérarchie et
des écarts, un trou où il est bien cruel de s’enfoncer et trois grandes portes où il
serait bon d’accéder : répondre à ses besoins et à ceux des siens, s’intégrer à
l’activité humaine et exercer sa citoyenneté. Comme le signale un document
produit dans le cadre du Carrefour de savoirs sur les finances publiques :
Nous avons inventé des mots et des schémas pour nommer et décrire ce que nous
avons aperçu. Depuis que nous utilisons ces mots et ces schémas, nous compre-
nons mieux ce que nous vivons et pourquoi nous le vivons. Nous avons des mots là
où il y avait du nowhere. Il y a maintenant dans notre tête un monde à plusieurs
dimensions dans lequel il y a de la place pour nous et pour vous […] Ce sont nos
références communes. Des concepts dans lesquels nous pouvons exister4.
Pour s’extirper de la relégation, se mettre en mouvement, revendiquer
une place, « la citoyenneté, c’est la différence entre subir et agir », tout un pro-
cessus de subjectivation politique s’élabore. Comme le soulignait une femme,

4. CAPMO, Carrefour de savoirs sur les finances publiques, Des concepts économiques
pour tenir compte du problème de la pauvreté et de l’exclusion, mai 1998, présentation.
230 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

membre du Centre d’organisation mauricien de services et d’éducation popu-


laire (COMSEP), « être citoyenne, c’est vraiment le contraire d’être introvertie,
c’est d’avoir une vue sur mon quartier, ma ville, ma paroisse, le monde. C’est
savoir qu’est-ce qui se passe sur ce gros globe-là. »
Comment, en effet, envisager le processus ou l’espace de la subjectivation
politique, comment accéder au politique ? Il n’y a bien sûr pas de recette, pas de
mode d’utilisation ou de fabrication. Comprendre selon Rancière ne s’opère ni
comme un message qui, transmis, convertit un disciple, ni comme une semence
déposée dans l’âme de l’élève par le maître et qui finit par germer. La subjecti-
vation politique n’est ni une voix, un ethos, une culture ou une conscience
exprimant son « propre ». C’est plutôt la production d’une capacité d’énoncia-
tion, d’argumentation et la production d’une série d’actes, de mises en scène où
se revendique, s’affirme et se donne à voir une expérience d’égalité des êtres
parlants avec les autres êtres parlants. Se détachant de la distribution inégali-
taire des corps, des places et des fonctions, se détournant de leurs identités et de
leurs destins, c’est l’occupation d’une scène polémique, paradoxale, d’un côté
un événement de parole, d’argumentation où est exposé le litige, le tort en
défaisant, tordant, déplaçant les partages sensibles de l’ordre dominant puis
simultanément déploiement d’une scène de manifestation où la dramaturgie, la
métaphore poétique, l’esthétique donnent à voir une chose dans l’autre, une
refiguration du champ de l’expérience. C’est une fracture, l’écart entre la condi-
tion d’êtres souffrants doués de voix et la rencontre violente et conflictuelle de
l’égalité de la parole, illustrant les inscriptions d’égalité, ou faisant comme si
celles-ci s’incarnaient, si fragiles soit-elle.
Le litige politique révèle un inconciliable qui est pourtant traitable. Ce traite-
ment […] passe par la constitution de sujets spécifiques qui prennent le tort en
charge, lui donnant une figure, inventant ses formes et ses noms nouveaux et
conduisant son traitement dans un montage spécifique de démonstrations […] et
de manifestation5.
« Enlever son chapeau de B.S. (personne prestataire de la sécurité du
revenu, appelée communément bien-être social) et mettre son chapeau de
citoyenne », telle était la formule employée dans la vidéo En toute citoyenneté ! pour
signifier « la formation d’un un qui n’est pas un soi mais la relation d’un soi à un
autre6 » dans une mise en acte de l’égalité, dans une démonstration qui suppose
toujours un autre à qui elle s’adresse et un lieu commun polémique loin des
espaces raréfiés du dialogue et de la recherche de consensus habermassiens.
Nous avons pu recueillir de précieux récits de trajectoire ou être nous-
mêmes témoin du chemin pris par la parole conduisant de l’expression en petit
groupe, à la représentation d’un groupe devant des décideurs politiques (dépôt

5. Rancière, 1995 : 65.


6. Rancière, 1998 : 118.
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 231

de mémoires dans les commissions parlementaires par exemple, écriture d’une


lettre collective au premier ministre et lecture publique sur le parvis d’une
église), à la harangue devant une foule de 2 000 personnes sur les marches du
parlement au moment du coup d’envoi des mobilisations pour une loi visant
l’élimination de la pauvreté au Québec.

3. DES SCÈNES DE MANIFESTATION,


DES MOMENTS DE VISIBILITÉ

Si le trajet de la parole exposant publiquement le tort et vérifiant l’égalité,


plaidant un compte des incomptés ou des laissés-pour-compte a rapport avec
l’audibilité, l’occupation de lieux et de places, le siège, dans le sens d’état de
siège, se rapporte à la visibilité. Le processus de subjectivation politique selon
Rancière consiste en la capacité d’énonciation, d’argumentation, de vérification
du principe égalitaire et s’incarne dans des mises en scène, des dramaturgies,
une théâtralisation de nouveaux espaces du politique. C’est le côté poétique,
métaphorique, dans le sens de donner à voir une chose dans une autre qui entre
en jeu.
Illustrons. À l’automne 1997, le CAPMO, en collaboration avec d’autres
groupes, entreprend une action radicale de protestation. Pendant un mois, soit
du 15 novembre au 15 décembre, le Parlement de la rue dresse à Québec deux
roulottes, encadrées de bannières d’un Carrefour de savoirs au parc de l’Espla-
nade, de l’autre côté des fortifications qui le séparent de l’Assemblée nationale.
Sur les bannières, on peut lire les signes tracés par les personnes appauvries :
« prendre la parole, c’est le début de la démocratie » ; « la société, c’est tout le
monde », « un jour, je serai capable de parler au premier ministre », « on est des
entêtés, pensez pas nous épuiser ! ». Proclamée « zone libre d’oppression », cette
initiative populaire constitue un élargissement du territoire politique, là où,
selon le groupe, se réfugie la véritable opposition officielle au projet de loi, à la
veille d’être déposé en Chambre, sur une réforme de la sécurité du revenu.
Depuis deux ans que le dossier d’aide sociale fait les manchettes, le Parlement
de la rue se veut :
[…] un rappel vivant de la résistance de milliers de citoyens et de citoyennes à des
orientations politiques inacceptables. […] Quand le vrai Parlement désengage
l’État, reproduit le discours néo-libéral, fait des lois qui font mal aux plus pauvres
[…] (quoi faire) sinon s’unir, résister, chercher d’autres voies, exprimer leur
propre voix. (communiqué de presse quotidien)
Une soixantaine d’activités ont lieu au cours du siège : grand rassemble-
ment de 1 000 personnes contre la pauvreté et pour l’équité le jour de
l’inauguration, délégations d’associations étudiantes, de syndicats, de groupes
communautaires, de congrégations religieuses, ateliers divers. Tous les jours, un
point de presse et des communiqués sont préparés, un registre de solidarité,
232 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

signé par quelque 3 000 personnes, est tenu. Cinquante-sept reportages et entre-
vues sensibilisent largement à cette action de résistance civique. Un appel est
lancé pour la création de zones libres ailleurs, pour la tenue « d’actions acha-
lantes » et l’envoi de délégations à Québec. Une vingtaine de députés et de
ministres dont le vice-premier ministre Bernard Landry s’y présentent, pendant
qu’en retour les parlementaires de la rue assistent aux débats, au moment de la
période des questions, pendant une quinzaine de jours. Espace de pleine
citoyenneté, « squat réussi de démocratie parlementaire », des personnes vivant
la pauvreté ont « interprété » (joué au sens théâtral) l’écart entre un lieu où le
demos existe et une réalité quotidienne où il n’existe pas. Comme Rancière
(1995 : 126), on peut souligner que les manifestants ont « effectu[é] la puissance
des déclarations égalitaires, les inscriptions de l’égalité (Déclaration des droits
de l’Homme, préambules des constitutions, des codes), celles qui matérialisent
telle ou telle institution ». (NDLR : Ici le parlement)
L’action démocratique du Parlement dans la rue opère une torsion des
relations entre vie et citoyenneté, oppose la règle de l’égalité aux inégalités,
remet en jeu, reconfigure, contrarie la perpétuelle privatisation de la vie
publique, défait la naturalité propre des normes, des ordres, des places. Les
personnes mobilisées dans cette action ont illustré qu’elles ne sont pas seule-
ment des êtres de besoins, de plaintes, de cris ; mais des êtres de raison et de
discours, de paroles ; qu’elles peuvent, dans un espace polémique, opposer
raison à raison et construire leur action comme une démonstration de capacité,
de communauté, produire un nouveau champ d’expériences. Il y a eu déplace-
ment « des corps hors de leur place, hors de leur propre » (Rancière, 1998 :
199).
D’autres argumentations-manifestations, d’autres événements de parole
ont été recensés dans nos études. En voici quelques exemples en vrac : un
membre du Projet Genèse se présente au bureau du premier ministre, le lende-
main de son élection, vêtu en « huissier de la justice sociale » afin de lui signifier
une mise en demeure d’agir sur les inégalités les plus flagrantes, à défaut de
quoi une action en justice sera intentée. À COMSEP, à Trois-Rivières, aux élec-
tions québécoises de 1998, les participants et participantes des deux ateliers
d’alphabétisation entreprennent une action polymorphe de prise de parole et
d’affirmation de leur présence. Étude des programmes des partis, identification
des trois chefs de parti, familiarisation avec le sens des expressions et les sigles
comme PME, gel des frais de scolarité, sommet socio-économique, économie
sociale, accessibilité, médecine de corridor, etc. Dans le groupe de premier
niveau, laborieusement – car le niveau de compréhension général est assez
limité –, on travaille surtout la lecture, l’écriture avec des exercices sur le sens
des mots et la grammaire. Avec le groupe intermédiaire, c’est le sens des idées,
l’expression des questions qui sont traités. L’effort fait pour que les personnes
s’inscrivent sur la liste électorale révèle aux animatrices et à tout le groupe
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 233

l’abîme du sentiment de dépassement que ressentent les gens. Cela fait penser à
la situation dans les États du sud des États-Unis dans les années 1960 avec le vote
des électeurs noirs. Ce travail de préparation aboutit à la tenue d’une assemblée
contradictoire où quelque 70 personnes se pressent dans une salle comble afin
d’entendre les discours des candidats, poser leurs questions et partager leurs
analyses critiques. Les interrogations et opinions lues avec lenteur et effort par
les apprenants sont émouvantes et impressionnantes. Le silence règne : les autres
membres sont venus soutenir ceux et celles qui pour la première fois prennent
la parole publiquement. Toute la démarche est scrutée et transmise par les
grands réseaux (Télévision Quatre-Saisons, le Point de Radio-Canada, la radio
d’État). Les échanges et les débats suscités se concentrent sur la lutte à l’extrême
pauvreté, sur l’objectif du déficit zéro et la dette publique, et sur son antonyme
la clause de l’appauvrissement zéro, sur l’hypothèse d’un revenu de citoyenneté,
sur la gratuité scolaire de plus en plus relative. Après une simulation du vote, la
table est mise pour le jour de l’élection.
Mais que vont faire dans cette galère des personnes à faible revenu, assis-
tées sociales, peu scolarisées, chômeuses ou en situation de travail précaire ? En
plus qu’à la pauvreté se rajoute pour plusieurs d’entre elles le stigmate social, le
marquage pourrait-on dire, découlant de la coupure des bases mêmes du patri-
moine le plus crucial en ces temps programmés : la lecture et l’écriture. Car si
l’exclusion signifie une brisure des liens sociaux, l’analphabétisme est un déficit
d’accès à la parole commune, citoyenne, une exclusion effective hors de la
sphère langagière. Or, l’activité politique mise en scène « fait voir ce qui n’avait
pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu »
(Rancière).
Toutes les dominations et oppressions peuvent être mises au défi par des
sujets debout et parlants. En avril 2007, quelque 450 personnes ayant eu ou
vivant encore des problèmes de santé mentale étaient présentes à un colloque
international les réunissant ainsi qu’une centaine de personnes intervenantes
dans le réseau public de la santé (fonctionnaires, infirmières, personnes soi-
gnantes, psychiatres, psychologues, pharmaciens) et participants et participantes
de groupes communautaires alliés, universitaires et, bien sûr, une brochette
d’invités internationaux, convoqués par deux associations nationales de promo-
tion et de défense des droits7. L’événement nommé « Les psychotropes : Une
réponse à la souffrance ? » marquait une autre étape dans un long processus
d’une dizaine d’années qui avait vu les personnes des ressources alternatives et
groupes de défense des droits (accompagnées de membres d’une équipe de

7. Le colloque était organisé par le Regroupement des ressources alternatives en


santé mentale du Québec (RRASMQ), l’Association des groupes d’intervention en
défense des droits en santé mentale du Québec (AGIDD-SMQ) et Érasme (à l’ori-
gine du présent ouvrage).
234 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

recherche) s’interroger en profondeur sur la pluralité des expériences et des


significations symboliques de la médication psychotrope, sur la prégnance des
modèles biopsychiatriques et de psychopharmacologie dans le traitement de la
souffrance psychique, sur le rôle de la médication dans le parcours et la vie quo-
tidienne, et le contexte plus large des personnes confrontées à des problèmes de
santé mentale. Dans une démarche collective, très participative, à partir de
l’écoute de la parole et du savoir même des personnes, un concept novateur, la
Gestion autonome de la médication (GAM), issu et accompagnant des expé-
riences rigoureuses sur le terrain, ouvrait un espace de parole et d’agir autour
de la médication. Orientée vers la réappropriation du pouvoir et le mieux-être,
vers le rétablissement entendu comme possibilité de reprendre pied dans sa vie
et dans un monde plus habitable où les décisions ne sont plus prises par les soi-
disant bienfaiteurs des groupes dominants, la GAM prenait place dans l’espace
public d’un colloque international. Que des personnes ex ou psychiatrisées,
fières, argumentées apparaissent comme expertes dans un lieu habituellement
réservé aux savants, aux officiels gouvernementaux, aux grands bonzes
psychiatres et aux chercheurs-commerçants des géants du complexe pharmaco-
logique était à proprement parler bouleversant, déstabilisant. Présentes comme
conférencières à toutes les séances, comme animatrices chevronnées de tous les
ateliers, comme intervenantes aux divers micros des plénières, des personnes
autrement dominées par une souffrance émotionnelle et relationnelle déchi-
rante, maintenues dans des camisoles chimiques, fortement stigmatisées comme
dangers publics ou créatures confuses, donnaient à voir et faisaient entendre
une autre répartition des places et des fonctions, une parole exprimée et
entendue comme discours sur une capacité d’être et d’agir, jadis inimaginable.
On le sait, les enjeux autour des psychotropes sont ceux des savoirs sur les subs-
tances et sur leurs usages, mais aussi ceux des pouvoirs (médical, psychiatrique,
pharmacologique) revendiquant l’exclusivité de la définition de la normativité
psychique. Et voilà que, par un déplacement subversif, les personnes psychiatri-
sées et leurs alliées se ramenaient en pleine lumière, non plus refoulées à la
périphérie par le pouvoir expert, inventant, revalorisant, « pluralisant » un
nouvel espace public de débat, déverrouillant et la parole et l’agir. Ce colloque
aurait pu s’intituler « Paroles et parcours d’un pouvoir fou », titre du Guide pour
une réflexion et un dialogue sur l’appropriation du pouvoir individuel et col-
lectif des personnes utilisatrices de services en santé mentale, principalement
conçu et rédigé par un groupe extrêmement dynamique de personnes ayant
vécu au cœur de l’expérience de la souffrance.
À notre avis, les actes de parole et les scènes de manifestation (audibilité
et visibilité) que nous venons d’entrevoir sont de l’ordre d’une transgression.
Ces personnes appauvries et peu scolarisées, disqualifiées pour incohérence,
font usage d’une parole qu’elles « n’ont » pas, détournent des destins d’exclus,
fissurent des identités assignées, « introduisent sur la scène du commun de nou-
veaux sujets aptes à articuler une parole et à y poser de nouveaux objets »
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 235

(Rancière, 2005 : 71). Donner forme à l’égalité : voilà la politique, le scandale,


car l’idée que les êtres parlants puissent être égaux est déraisonnable, trouble
l’ordre de la répartition des corps et la gestion des places, des fonctions, des
parts, des pouvoirs. Les dispositifs de subjectivation politique font en sorte que
les règles du partage, l’ordre du visible et du dicible sont récusés.

4. CONCLUSION

Nous avons d’abord exploré dans notre démonstration le rôle structurant


de maîtres mots comme exclusion et souffrance sociale. Que pouvaient-ils
révéler des analyses actuelles de la misère matérielle, de la déliaison sociale et de
la détresse psychique en découlant ? Quelles perspectives paradigmatiques sont
à l’œuvre ? Quelles appréhensions de la réalité sociopolitique incarnent-ils ?
À notre avis, il est chimérique d’attendre d’une notion qu’elle synthétise
la quintessence de processus sociaux complexes, polymorphes, polysémiques,
variables et controversés en sus. On peut comprendre que des contextes et des
phénomènes nouveaux provoquent des quêtes d’intelligibilité, des cristallisa-
tions langagières, des questionnements sur la pertinence et la validité de modèles
canoniques explicatifs. Ce qui nous frappe dans les critiques apportées aux
efforts de sortie des théories économiques univoques par une lecture plus
sociologique ou sociorelationnelle dans le cas de l’exclusion, et des trois confi-
gurations de la désaffiliation, de la désinsertion et de la disqualification, ainsi
que dans le recours à une interprétation plus psychosociale dans le cas de la
souffrance psychique et sociale, c’est leur caractère nostalgique et élémentaire-
ment binaire. Rappelons-nous que la nouvelle donne paradigmatique et
discursive succède en tout ou en partie aux schémas marxistes des années 1960-
1970. La domination remplace l’exploitation, la cohésion sociale se substitue au
conflit social, les catégories floues des personnes exclues et souffrantes prennent
le relais des classes sociales, l’assistance évince la solidarité et la transformation
sociale, la (ré)insertion ou la (ré)intégration s’oppose aux actions contestataires
collectives, les contradictions structurelles sont camouflées ou tues, le sujet indi-
viduel évince l’acteur collectif et la conscience de classe.
Or, si on se situe dans une perspective d’une pensée de gauche, l’analyse
doit être beaucoup plus nuancée. Un recul critique vis-à-vis de l’économicisme
du tout aux rapports de production capitalistes, au marché, à l’exploitation
matérielle est bienvenu. Non pas qu’il faille négliger les questions économiques.
Cependant, la prise en compte d’au moins deux autres grands systèmes de
domination que sont l’hétéro(sexisme) et le racisme a permis d’éclairer les cris-
pations, les enchevêtrements des diverses structures sociales assignant une place
subalterne aux femmes, aux personnes racialisées, aux petits salariés et aux
pauvres, aux homosexuels. À un autre niveau, la reconnaissance de la pluralité
des identités de sujets construisant les personnes afin que tout ne soit pas
236 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse

subsumé dans l’appartenance de classe nous apparaît une ouverture féconde.


Que la réification du conflit central opposant le prolétariat à la bourgeoisie ait
cédé le pas, dans les années 1970, à l’élargissement des luttes sociales à d’autres
domaines, à une diffusion de la conflictualité aux rapports sociaux de sexe,
d’âge, d’origine ethnoculturelle, d’orientation sexuelle, de défense de l’envi-
ronnement, etc., à l’essor de nouveaux mouvements sociaux a permis de mettre
en relief la prégnance d’autres modes de discrimination, d’aliénation, de
contrôle social. Que de nouveaux acteurs sociaux aient pu émerger dans l’espace
public, autres que l’avant-garde éclairée de la classe ouvrière, est rassurant. Que
l’État soit autre chose que le bras administratif de la classe dominante, que les
processus de subjectivation général et politique soient perçus dans toutes leurs
dimensions : corporelle, psychique, sociale, que le fait que la misère, la reléga-
tion, la détresse émotionnelle se nomment exclusion, désaffiliation, souffrance
sociale, tout cela enclenche sans aucun doute un approfondissement de la
réflexion et de l’agir critique en vue de plus d’inclusion, d’égalité et de
solidarité.
On doit en effet se méfier des schémas binaires en raison de leur réduc-
tionnisme et de leur automatisme. Une vision pluripolaire où ce qui importe ce
sont les tensions, les interpénétrations, les paradoxes entre divers niveaux
comme l’économique, le sociopolitique, le culturel, le psychique ; entre préca-
rité ou misère économique, désocialisation et souffrance sociale, nous semble
mieux convenir à la complexité du monde.
Dans un second temps de notre réflexion, nous avons tenté une liaison
entre nos données de recherches antérieures et certains propos de Jacques Ran-
cière (1995, 1998, 2005) sur la subjectivation politique. Dans des sociétés
consensuelles comme la nôtre où la présupposition du traitement des misères
sociales est de mise, où le politique signifie le calcul avisé « des équilibres écono-
miques profitables et socialement tolérables » (Rancière, 1998 : 9-10), où l’ordre
du « tout ce qui est possible de faire » est du ressort des experts et des gestion-
naires, surgissent des « intervalles d’émancipation ». Le dispositif d’une autre
politique, la subjectivation politique, se manifeste. Et cette politique, selon
Rancière, est d’abord une intervention sur l’énonçable et sur le visible. Des
sujets formulent des arguments, occupent des lieux polémiques, produisent des
scènes paradoxales où deux logiques s’opposent, où l’expérience sociale est refi-
gurée, où est théâtralisée, c’est-à-dire où est rendu sensible ce que l’on ne voit
pas, « une démonstration du droit, une manifestation du juste ». Pas d’apitoie-
ment, pas de longues litanies ou cortèges de plaignants, mais plutôt une
expérience singulière de transgression, une affirmation de copartage d’un
monde commun. Est alors confirmée, prolongée, majorée, la puissance inscrite
dans des déclarations d’égalité antérieures et traité le litige réaménageant la
configuration du sensible.
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 237

Que la pauvreté, la désocialisation, la terrible « souffrance psychique dans


le tourbillon de la précarité du monde » (Lazarus, 2001) se nomme exclusion,
domination, souffrance sociale, exploitation, ne change rien à l’importance de
la subjectivation politique comme condition même d’un discours critique sur le
marché, sur le lien social, sur le politique.

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COMMENTAIRES
D’un regard à l’autre :
La souffrance sociale
entre compassion et impuissance

Michèle Clément

« La souffrance atteint l’homme théorique en nous, l’homme


théorique étant celui qui veut expliquer le monde et s’expliquer
avec lui » (Vergely, p. 310).

Au départ de l’ouvrage Vivre à la marge. Réflexions autour de la souffrance


sociale, une aventure intellectuelle : réinterpréter à la lumière de la perspective
de la souffrance sociale les données de recherche amassées au fil du temps par les
chercheurs et collaborateurs d’ÉRASME. Le résultat : une juxtaposition de
textes traitant de diverses figures et formes de la souffrance sociale ; une
mosaïque, en somme, organisée en trois sections distinctes sans passerelle les
unes avec les autres. Il en est de même pour les contributions regroupées dans
chacune des sections. Cet éclectisme n’est pas en soi un défaut mais signe néan-
moins une caractéristique importante de l’ouvrage : l’absence de développement
progressif sur la question de la souffrance sociale. En revanche, le lecteur qui
accepte de se déplacer sur les plans théorique, conceptuel, empirique et géogra-
phique ne pourra qu’apprécier l’éventail de perspectives, de points de vue et
d’analyses proposés.
Jusqu’à un certain point, d’ailleurs, c’est peut-être trop. Là réside en fait
mon unique réserve vis-à-vis de cet ouvrage. À sa lecture, j’ai en effet été agacée
à quelques reprises par la référence plutôt facile à la notion de « souffrance
sociale ». Seule la contribution de Jocelyne Lamoureux fait exception sur ce
plan ; le « rôle structurant des maîtres mots » sur l’analyse du social y est en effet
244 Commentaires

habilement critiqué. Pour l’essentiel, cependant, tout se passe comme s’il suffi-
sait d’évoquer l’expression pour faire advenir la perspective analytique qui la
sous-tend, comme si le seul fait de requalifier une situation de « souffrance
sociale » suffisait à faire surgir quelque chose de nouveau, quelque chose de
mieux et de plus que ce qui, jusqu’alors, était porté par d’autres perspectives, les
inégalités ou l’exclusion sociales, pour ne nommer que celles-là. Mais de quoi
s’agit-il exactement ? Quel est ce plus ? Quel est ce mieux ? On ne le sait pas vrai-
ment et cela, d’une certaine manière, a pour effet de vider la « souffrance
sociale » de sa promesse analytique, interprétative et heuristique.
L’inflation entourant la notion de souffrance sociale n’est certes pas spé-
cifique à cet ouvrage-ci ; on la trouve aussi dans la plupart des contributions
parues sur ce thème dans les dernières années. Il est vrai que la perspective
séduit. Elle est consensuelle et inclut beaucoup plus qu’elle n’exclut. À trop en
abuser, on risque cependant, comme ce fut le cas pour bien d’autres perspec-
tives avant elle, de la dépouiller de sa légitimé ne serait-ce qu’en raison du
renouveau analytique dont elle porte l’espoir ? Suffit-il d’être l’autre, à la marge,
en retrait ou en peine pour s’inscrire dans le registre de la souffrance sociale ?
Je ne le crois pas et, sur ce plan, j’aurais aimé trouver dans cet ouvrage une
réflexion un peu plus poussée. C’est ici que s’arrêtent toutefois mes regrets car,
pour le reste, je demeure convaincue qu’il s’agit d’un ouvrage courageux qui a
su relever plusieurs défis.
Le premier est d’aborder la souffrance sociale en se tenant au plus près
des mots et de la parole de ceux qui souffrent ; ici, on ne se contente pas de
parler d’eux. On parle plutôt à partir d’eux sur eux. Ce parti pris pour la
« parole » de l’autre n’est pas neutre mais renvoie plutôt à cet espoir qui se lit de
part en part de l’ouvrage, à savoir que « [l]a prise de parole a quelque chose de
fondateur pour l’instauration d’un espace où la souffrance sociale peut trouver
une résonnance dans une collectivité, ouvrant ainsi sur la possibilité de contes-
tation et de résistance » (Blais).
Un autre défi relevé par cet ouvrage est de ne pas ignorer le « social » qui
fait souffrir. Il n’est pas l’objet d’une lointaine évocation permettant de légi-
timer un propos qui serait tout autre. Au contraire, le « social qui fait souffrir »
est au cœur même de la réflexion proposée. Je pense ici, par exemple, aux
propos tenus sur le « temps » comme marqueur de la violence institutionnelle.
Qu’est-ce que le temps pour celui qui attend une réponse à sa demande d’asile ?
« Ce métissage entre les souffrances individuelles et des situations de souffrance
engendrées par la violence incontournable et anonyme des structures de droit
apparaît comme un résultat inévitable ou comme le prix à payer pour être là »
(Marotte). Mais, si on ne procède à aucune économie pour rendre compte de la
parole des êtres souffrants et du social qui fait souffrir, ce que j’ai apprécié
au-delà de tout, c’est la sensibilité et l’humilité des auteurs également capables
de s’interroger sur leurs propres violences.
D’un regard à l’autre ˜ Michèle Clément 245

VIOLENCES ET SOUFFRANCES SOCIALES :


LE « JE » AU CŒUR DE LA RÉFLEXION

Tous ceux qui ont contribué à cet ouvrage possèdent l’immense pouvoir
de s’exprimer dans un langage rarement à la disposition de ceux dont on parle.
Avec leurs mots, ils créent des réalités, des mouvements, des idées leur permet-
tant d’exister, ne serait-ce que le temps de la parole et de l’écriture. Mais ces
mots créent aussi autre chose : ils indiquent la place occupée par ceux et celles
qui parlent. On ne saurait nier, en effet, que parler de souffrance sociale c’est
déjà se situer du bon côté des choses, du côté du bien et de la morale. Beaucoup
plus rarement, ces mêmes mots produits sur la réalité des autres servent-ils à
décliner une faiblesse, une contradiction, un rapport au monde marqué par
autant de petites violences quotidiennes. Or, il est remarquable d’observer que
les auteurs ont refusé cette facilité d’inculper le social ou le politique indéfinis au
profit de leur obligation morale de porter un regard sur eux-mêmes. La violence
ici a un nom, elle a un visage et une âme.
Je souhaite revenir sur quelques-unes de ces violences courageusement
nommées. D’abord, cette hésitation ouvertement exprimée à enfermer les autres
dans des catégories qui ne sont pas les leurs : « […] l’expression de la souffrance ne se
dégage pas de leur parole […] Or suis-je autorisé à parler de cette souffrance à
leur place » (Perreault). Violence des catégories qui définissent l’autre sans qu’il
s’y reconnaisse (Rodriguez, Perron et Ouellette), des catégories qui s’imposent
et qui ne sont « jamais qu’une mystification supplémentaire de ce que sont nos
véritables rapports de pouvoir » (Perreault).
Je retiens aussi la violence de l’interprétation : « Comment ne pas écouter
l’autre à partir de soi, de ce que l’on pense en savoir, de nos enjeux. Et, quel effet
de violence de la manière dont nous entendons l’autre » (Corin, Rodriguez et
Guay). Et, j’ajouterais : avec quelle posture aussi sommes-nous appelés à entendre
l’autre ? Donc, sensibilité à l’acte d’interprétation qui met fin à l’écoute ; l’autre
à jamais muet dans les mots mêmes qui cherchent à le rendre au monde.
Je retiens également la réflexion sur la violence liée au processus de recherche :
« si la recherche peut prêter sa voix et son pouvoir aux transformations qu’exige
la souffrance, elle peut aussi faire violence […] en mettant trop l’accent sur un
niveau de discours aux dépens d’un autre, en en gommant des ambivalences, en
essayant de cerner à tout prix ce qui ne peut ou ne doit pas être dit. Cette vio-
lence est-elle inévitable ? Je ne le crois pas. […] Le défi pour les chercheurs, pour
les personnes et pour les communautés avec lesquelles ils travaillent consiste à
l’assumer » (Rousseau et Mekki-Berrada).
En somme, ce sont toutes ces petites violences à la fois dévoilées et assu-
mées qui nous apprennent le plus sur la souffrance sociale argumentée tout au
long de l’ouvrage ; c’est précisément pour cette raison aussi que ce dernier
246 Commentaires

donne de l’espoir, qu’il apporte avec lui la certitude que l’on peut encore quelque
chose pour changer le monde.

LA PIÈCE MANQUANTE : L’ACTION

Gandhi disait : « Ce qu’il y a de pire dans le mal, c’est le silence des bonnes
gens. » Dire, c’est déjà beaucoup, mais est-ce suffisant, se demande Gilles Bibeau.
Certainement pas. Alors comment faire ? Entre impuissance et compassion,
comment répondre au défi qui nous est lancé par les souffrances sociales
rendues visibles ? Sur ce point, à peu d’exceptions près, l’ouvrage se trouve là où
nous sommes tous : dans l’angle mort de l’action… C’est à se demander, à la fin,
si cette impuissance ne participe pas, elle aussi, à une autre souffrance à dire…
Une éthique de la parole

Éric Gagnon

Sans doute est-ce par compassion que l’on se tourne vers la souffrance ;
sans doute également parce qu’elle nous interroge.
À dire vrai, la compassion est déjà interrogation. Dans le double mouve-
ment d’identification à la personne qui souffre et d’éloignement vis-à-vis d’une
expérience toujours étrangère, entre l’effort d’intégrer l’expérience de l’autre à
la sienne et le sentiment de n’y parvenir, un doute s’insinue, et avec lui l’interro-
gation. Naïvement, la compassion croit en la possibilité d’une « histoire
partiellement commune » (C. Rousseau et A. Mekki-Berrada), et avec hésitation
et souvent fort maladroitement, elle adresse un signe, risque quelques mots. Elle
y reconnaît en partie ses peurs et ses douleurs, ce qui l’attire et l’éloigne en
même temps. Car la souffrance suscite un appel et une gêne. Elle nous fait
hésiter et oblige ainsi à s’interroger. Les textes ici rassemblés le rappellent,
chacun à leur manière : la souffrance ébranle la parole et défie la pensée.
Comme la folie ou le mal, la souffrance se situe aux limites de notre com-
préhension. Devant la souffrance, il y a ce rapprochement spontané que l’on
appelle empathie, suivi d’un doute qui s’insinue et qui va grandissant, un
barrage à toutes questions et explications. C’est d’ailleurs la première idée qui
nous vient en parlant de la souffrance : son incommunicabilité. On pourrait
même penser qu’elle se définit par le silence. La souffrance est, pour celui qui la
porte, indicible, et pour celui qui en est le témoin, incompréhensible. Non que
toute communication soit interdite (qu’il y ait un mot pour en parler – souf-
france – en indique déjà la possibilité), mais l’expérience est singulière, jamais
totalement saisissable, même pour celui ou celle qui la vit, tant elle est insensée,
hors du sens commun. Devant la souffrance, demeure toujours un « reste »
(K. Vanthuyne), une « part d’ombre » (E. Corin, L. Rodriguez et L. Guay) qui
demeure invisible ou inaudible. Un silence que les explications savantes ne par-
viennent à capter, écartent parfois délibérément ou encore réduisent à un
248 Commentaires

symptôme qui confirme leur propre théorie. Un silence qui est non dit, et qu’on
ne doit pas confondre avec le mutisme obtenu par la médication (L. Rodriguez,
N. Perron et J. N. Ouellette). Il y a dans la souffrance même, une réflexion sur
l’utilité de parler, sur la possibilité et la volonté de le faire, sur la nécessité du
silence. Elle est expérience de nos insuffisances, de nos difficultés à trouver les
mots justes, de notre finitude.
Devant cette difficulté à entendre et à comprendre, la souffrance peut nous
faire battre en retraite ou susciter une curiosité distante ; il n’est pas non plus
toujours facile de distinguer l’empathie du voyeurisme. Mais elle peut aussi nous
aider à nous déprendre de nous-mêmes, nous apprendre à ne pas ramener l’autre
entièrement à soi, à ne pas faire de son récit, le sien (E. Corin, L. Rodriguez et L.
Guay). Comme aucune autre expérience, elle pose les exigences de l’écoute, et
plus largement encore celles du lien social. La souffrance n’est pas uniquement un
mal ou un trouble mental à nommer et à panser pour le guérir. Elle affecte le lien
qui unit celui qui souffre aux autres, elle est altération brutale de son rapport à
soi et au monde ; une altération qui en perturbe le récit ou la confidence, toujours
traversée d’incompréhension et de méfiance, menacée d’abandon ou de trahison,
et dont le refus de témoigner (C. Rousseau et A. Mekki-Berrada) ou de la laisser
paraître (M. Perreault) sont des manières de s’en protéger. La souffrance est dans
la relation et peut-être une forme de relation : la rupture brutale qui en est à l’ori-
gine (deuil, violence, exil, folie) et qui se prolonge dans la mémoire et le récit.
Accepter d’en parler comme accepter de l’entendre, c’est s’engager dans une rela-
tion, en sonder les possibilités, en reconnaître les limites. L’interrogation que
suscite la souffrance n’est pas qu’une question d’entendement, mais autant, et
peut-être davantage, une question éthique.
Le récit de ces expériences ne peut souvent se faire que de manière
« oblique, partielle, lacunaire » (E. Corin, L. Rodriguez et L. Guay). Sans doute
faut-il pour celui qui écoute d’abord renoncer à percer le rapport secret que
chacun entretient avec sa propre histoire. Il faut sortir du désir de vérité, revoir
nos critères cliniques et bureaucratiques touchant l’accueil et les soins. Il faut
accorder un droit au silence et au secret. Écouter, c’est aussi ne pas chercher à
tout entendre et tout comprendre, pour le fonctionnaire de l’immigration,
comme pour le thérapeute ou l’intervenant qui pensent devoir tout connaître et
tenir l’explication. Écouter, c’est se garder de tout dévoiler. C’est même se défaire
de cette idée qu’il faut tout savoir pour comprendre, juger, soigner, accueillir ;
tout savoir du parcours et des événements, des douleurs et des peurs, des moti-
vations et des désirs. Loin de tout clarifier et de dissiper la souffrance, notre
volonté de savoir finit par obscurcir et ajoute de nouvelles souffrances.
La question ici est celle de notre capacité à « tolérer l’ambiguïté » (L. Blais),
à admettre l’incompréhensible et à renoncer à l’entière communication ;
apprendre à tolérer la solitude, la singularité radicale de l’autre, dont l’homogé-
néisation (G. Bibeau) des procédures, des traitements et des schèmes explicatifs
Une éthique de la parole ˜ Éric Gagnon 249

ne peut venir à bout. La souffrance appelle cet engagement éthique dont parle
Arlette Farge (que cite M. Perreault), moins préoccupé de raconter et d’entendre
toute la souffrance, que de changer notre rapport avec ceux qui souffrent ou
ont souffert.

La souffrance est une question éthique parce qu’elle interroge nos


conduites et nos institutions. Mais aussi, et inséparablement, parce qu’il y a asy-
métrie, inégalité, entre celui ou celle qui souffre et les autres, et conséquemment
responsabilité de celui qui écoute et juge à l’égard de celui qui souffre. Car
entendre, c’est aussi répondre. Nous sommes pris dans la parole, quoi qu’on
veuille. Mais que répondre à un récit de souffrance ? Que faire de ce que l’on
entend ? De ce que l’on a cherché et trouvé ? Que proposer d’autre qu’une médi-
cation qui éteint toute demande et tout désir (L. Rodriguez, N. Perron et J. N.
Ouellette) ? Devant la souffrance se pose la question des limites de notre com-
préhension, mais aussi celles de notre réponse. Il faut être conscient des effets de
la parole.
Les formes et les codifications dans lesquelles thérapeutes, fonctionnaires
ou proches aidants contraignent les récits, les explications qu’elles imposent, et
la surdité qu’elles conservent, se payent de nouvelles souffrances et de consé-
quences imprévisibles. Comment se donner du temps sans trop allonger le
temps ? Comment entendre sans entretenir la douleur ? Comme être juste sans
être indifférent ? Comment donner espoir sans promettre ce qu’on ne peut tou-
jours promettre : la fin des cauchemars, une moins grande solitude, une attente
moins longue pour le réfugié ou un travail pour celui qui n’en a plus. Comment
« l’aider à trouver son chemin à travers les mots, un chemin vers soi et vers
l’autre » (E. Corin, L. Rodriguez et L. Guay) ? À ces questions, la réponse ne
peut être simple ou définitive, elle va varier. Mais une réponse doit être cher-
chée. L’accompagnement social et psychologique, comme l’administration et la
justice, sont certes ici importants et nécessaires, pour autant qu’ils acceptent
d’affronter ces questions difficiles.
Les sociétés norment et organisent la parole, autrement elle ne serait pas
possible. Mais elles le font toujours en l’étouffant en partie, parfois volontaire-
ment, le plus souvent sans même s’en rendre compte. La violence n’est pas
l’apanage des autres, elle est aussi dans les procédures qui se veulent équitables
et soucieuses de la vérité. « Violence sociale ordinaire » (L. Blais), violence
commise dans l’exercice du droit, dans la recherche de la justice, en voulant
soigner ou aider (C. Marotte ; K. Vanthuyne ; C. Rousseau et A. Mekki-Berrada),
violence répétée en obligeant la personne à raconter à nouveau ses malheurs
pour justifier l’aide et les droits qu’on lui accorde. Le temps trop long et indéfini
de l’administration, qui se veut pourtant juste, accroît le découragement,
250 Commentaires

dilapide les forces, oblige à se raconter et à se regarder souffrir à nouveau. « La


légalité des processus a une part de cruauté » (C. Marotte). La question de
l’écoute n’est pas réservée à la thérapeutique, elle concerne aussi l’énoncé des
lois et des règlements.
Il n’y a pas d’interventions pures, ni de procédures neutres. Celles-ci com-
portent toujours des risques d’erreurs et même de la violence, une forte marge
d’incertitude, qu’il faut savoir reconnaître. On ne parle, n’entend et ne répond
que dans le risque. Entre l’indignation qui le pousse à agir et la conscience des
limites de ce qu’il peut faire, que peut l’intervenant, le fonctionnaire, le
ministre ? Sortir de l’impuissance, sans pour autant tomber dans le sentiment de
toute-puissance, qui le conduit parfois, et de manière aveugle, à redoubler de
questions, d’interrogatoires et d’interventions, de procédures et de délais qui ne
sont parfois qu’un refuge. Entre indifférence et activisme, la parole doit se
glisser. Négocier les interventions avec les personnes, être prêt à changer, se
ménager des ouvertures et en ménager aux autres, proposer une autre interpré-
tation ou plutôt ouvrir un espace d’interprétation que l’autre peut utiliser, se
donner et lui donner du jeu. Cette leçon nous dépouille de notre innocence et
de nos certitudes, mais aussi et surtout doit nous faire sentir ce que nos actes et
nos paroles ont d’imprévisible, et la nécessité d’y demeurer attentifs. La conclu-
sion des études que nous venons de lire n’est pas une invitation à renoncer, mais,
ici encore, une leçon d’éthique.
La compréhension, faisait remarquer H.-G. Gadamer, n’est pas la décou-
verte d’une signification déjà là, mais la transformation du sens, un déplacement
dans notre manière de voir et d’être ; une transformation de celui qui parle en se
racontant et de celui qui écoute en écoutant. Comprendre c’est consentir à ce
déplacement sans savoir où il va mener, c’est changer le sens d’une expérience
dans une direction imprévue. C’est accepter cette indétermination et ce change-
ment, et cela concerne tout autant les chercheurs que les dispositifs bureaucratiques
et thérapeutiques d’audition et de mise en récit de la souffrance. Les questions
les plus essentielles qui se posent à l’administration comme à l’intervention
aujourd’hui ne sont pas tant techniques, qu’éthiques. S’il y a nécessité de com-
prendre, de donner du sens, il y a nécessité tout aussi grande que le sens demeure
ouvert. Qu’il ne soit pas fermé dans une interprétation définitive, qui bloque tout
avenir, tout changement. Que la personne puisse devenir autre, ne pas être
confinée à une identité de réfugié ou de malade, ne pas être prisonnière de sa
mémoire, sans pour autant perdre toute identité et toute mémoire. Que la souf-
france demeure une interrogation, c’est précisément conserver une part
d’inexpliqué, refuser la fatalité, laisser libre la pensée. Il n’y a pas d’éthique ni de
pensée dans la cohérence implacable. Il n’y a pas d’éthique sans interrogation, et
c’est au questionnement que l’on est à nouveau invité.
Non seulement donner les moyens à celui qui souffre de se raconter, mais
aussi parfois le droit de garder silence, de ne pas tout saisir lui-même et ainsi de
Une éthique de la parole ˜ Éric Gagnon 251

garder ouvert le sens de son histoire passée et à venir, et devant l’imprévisibilité


du sens, demeurer prudent. Une « éthique de la narration » (L. Blais) ; plus
encore : une éthique de la parole.

L’enjeu premier de l’éthique est sémantique : trouver un langage qui fait la


part de la singularité des histoires et de la complexité des blessures, qui main-
tient ouvert le sens d’une expérience ou d’une vie, la pluralité des significations.
L’éthique comporte également un enjeu institutionnel, celui d’avoir un temps et
un espace pour parler, mais aussi pour garder le silence, pour entendre et
répondre sans activisme ni renoncement, toujours dans le risque. Le troisième
enjeu, enfin, est politique, celui d’un sens commun capable de faire entendre et
de porter la parole, de lui donner cette sécurité dont elle a besoin pour assumer
cette indétermination et cet avenir incertain. Répondre à l’autre, répondre de
soi et répondre devant les autres.
Cette troisième dimension – étroitement liée aux deux autres – c’est la
« part du collectif » (G. Bibeau), ces significations sociales fortes au nom des-
quelles on accueille et fait une place aux individus : un horizon de valeurs, des
idéaux de justice et un projet politique commun. Ces significations rendent pos-
sibles la parole, un repos dans la souffrance, le juste traitement de leur demande.
Ce sens commun permet à chacun, à travers la réponse d’un juge, la question
d’un intervenant ou le silence d’un groupe d’entraide, de trouver une place
dans le monde, de donner sens au passé, en même temps que d’espérer et d’ima-
giner un avenir, de reconnaître la réalité de la souffrance et la possibilité de son
dépassement. Ces significations ne prévoient pas une réponse à toutes les ques-
tions ou demandes, elles n’imposent pas de significations toutes faites aux
expériences singulières, mais elles permettent de les entendre. Elles ne suffisent
pas à tirer entièrement les personnes de leur solitude, elles laissent ouvertes
plusieurs questions, béants de grands vides, et souffrantes de nombreuses
absences, mais elles fournissent aux individus quelques garanties pour parler et
pour agir ; elles énoncent quelques exigences et ambitions auxquelles il faut se
tenir, et qui doivent animer nos institutions. C’est une sécurité matérielle et
symbolique que la collectivité s’efforce de garantir aux individus, sans laquelle
il n’y a pas de sortie possible de la souffrance. C’est un horizon politique qui
justifie la personne de chercher refuge ici ou de raconter son histoire, qui oblige
l’autre à l’écouter et à lui répondre. Une promesse en somme.
L’éthique ne se limite pas au face-à-face entre celui qui souffre et celui qui
l’écoute (compatissant, distant ou indifférent), non plus que le politique repose
sur la mise en évidence des faits et le rappel des règles. Il s’agit de restaurer
l’autonomie des personnes, dans ses différentes dimensions que décline Paul
Ricœur. D’abord, leur capacité de dire (et celle aussi de se taire) : retrouver la maî-
252 Commentaires

trise de la parole, la compréhension de la langue ou du langage (administratif,


juridique, thérapeutique), acquérir les moyens de s’expliquer et de justifier sa
demande. Ensuite la capacité de se raconter, de refaire le récit de sa vie pour lui
trouver à la fois une constance et une ouverture, une permanence et un change-
ment, afin de savoir qui l’on est et qui l’on veut demeurer ou devenir ; reprendre
le contrôle sur sa vie plutôt que laisser aux autres le soin d’en faire le récit et de
lui assigner une fin. Enfin, la capacité de faire, ne plus être entièrement à la merci
du passé et des contraintes du présent, être réintroduit dans le cercle des
échanges matériels et symboliques (travail, activités) et de la conversation, quo-
tidienne et politique. Triple tâche à laquelle nous sommes rappelés par les
études ici publiées.
Mais les personnes n’agissent, ne parlent et ne se racontent qu’en relation
avec ce que les autres font, disent et racontent à leur propos. Il ne suffit pas de
reconnaître la souffrance, même si cette reconnaissance est nécessaire ; il ne
suffit pas de réaffirmer des principes, bien que ces principes soient nécessaires
pour guider la pratique et les réformes ; il faut modifier les relations institution-
nalisées qui cantonnent dans une certaine identité, imposent un statut,
entretiennent la souffrance ; il faut imaginer des espaces, de nouvelles institu-
tions, qui permettent d’autres voix.
On ne résorbera pas ainsi toute la souffrance, loin s’en faut, mais on lui
procurera un apaisement et à l’individu on ménagera les chances d’un autre
destin.
Biographies

GILLES BIBEAU, professeur titulaire au Département d’anthropologie de


l’Université de Montréal, est un spécialiste de l’anthropologie médicale. Il s’est
impliqué dans l’animation du Groupe interuniversitaire de recherche en anthro-
pologie médicale et en ethnopsychiatrie (GIRAME) et a été éditeur de deux
revues : Psychotropes et Medical Anthropology Quaterly. Il dirige un Réseau interna-
tional (Brésil, Pérou, Nicaragua, Costa Rica et Canada) sur les déterminants
sociaux de la santé, au sein du El Colegio de las Americas. Il est engagé dans les
domaines de recherche suivants : a) Biotechnologies, géno-protéomique et
anthropologie (Le Québec transgénique. Science, marché, humanité, Montréal,
Boréal, 2004) ; b) Approche critique de la santé publique, à partir de modèles
postculturalistes et sémiologiques : ses recherches portent principalement sur la
toxicomanie, la violence et les cultures juvéniles (avec M. Perreault, Les gangs,
une chimère à apprivoiser, Montréal, Boréal, 2002 ; Dérives montréalaises, Montréal,
Boréal, 2000) c) Ethnicité et immigration dans une relecture des notions de
race et de culture ; d) Développement de pratiques cliniques interculturelles,
notamment en pédiatrie et en santé mentale ; e) Anthropologie médicale com-
parative en Afrique, en Inde et chez les Amérindiens.

LOUISE BLAIS est politologue et professeure à l’École de service social de


l’Université d’Ottawa. Ses travaux portent sur l’impact des processus sociaux
sur les trajectoires de personnes marginalisées, sur les espaces de marginalité et
les pratiques alternatives en santé mentale en Ontario et au Québec, ainsi que
sur le rapport entre savoir expert et savoirs ordinaires. Elle a publié Pauvreté et
santé mentale au féminin. L’étrangère à nos portes, Montréal, Presses de l’Université
d’Ottawa et Gaëtan Morin éditeur, 1998 ; « Sociologie et maladies mentales »,
dans P. Lalonde, F. Grunberg et J. Aubut (dir), Psychiatrie clinique. Approche bio-
psycho-sociale, Montréal, Gaëtan Morin, 2001 ; « Construire l’Autre… comme
254 Vivre à la marge ˜ Réflexions autour de la souffrance sociale

semblable », dans F. Saillant, M. Clément et C. Gaucher (dir.), Identités, vulnérabi-


lités et communautés, Québec, Nota Bene, 2004 ; « Savoir expert, savoirs ordinaires :
qui dit vrai ? Vérité et pouvoir chez Foucault », dans Sociologie et société, « Foucault
sociologue », 2006.

MICHÈLE CLÉMENT, Ph. D. est chercheure au Centre de santé et de services


sociaux de la Vieille-Capitale et professeure associée au Département d’anthro-
pologie de l’Université Laval. Ses travaux portent principalement sur l’inclusion,
l’exclusion et la participation sociales des groupes dits vulnérables, plus particu-
lièrement des personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale.
L’interprétation des droits est une autre préoccupation transversale à l’ensemble
de ses travaux. Elle est l’auteure de plusieurs articles sur ces questions et a codi-
rigé, avec Francine Saillant et Charles Gaucher, l’ouvrage Identités, vulnérabilités
et communautés.

ELLEN CORIN est professeure agrégée aux départements de psychiatrie et


d’anthropologie de l’Université McGill et chercheure à la Division de recherche
psychosociale de l’Hôpital Douglas. Elle est aussi psychanalyste clinicienne,
membre de la Société psychanalytique de Montréal. Ses recherches menées en
Afrique centrale, au Québec et en Inde se centrent sur l’interface entre la
culture et la subjectivité. Ses travaux actuels se centrent surtout sur l’influence
de la culture sur l’expérience de la psychose, en Inde et au Québec. En Inde, elle
s’intéresse également au rôle de l’ascétisme dans l’élaboration culturelle de
toute une gamme d’expériences limites. À Montréal, ses études portent sur la
place de la culture sur la scène clinique, sur les pratiques alternatives en santé
mentale et sur les rapports entre art et psychose.

ÉRIC GAGNON est sociologue, chercheur au Centre de santé et de services


sociaux de la Vieille-Capitale à Québec et professeur associé à l’Université Laval.
Ses travaux portent sur le droit et l’éthique dans les soins de santé, l’exclusion
sociale, et les usages sociaux du savoir, ainsi que sur la famille. Il a publié sur ces
questions de nombreux articles et plusieurs ouvrages : Les comités d’éthique. La
recherche médicale à l’épreuve (Québec, Presses de l’Université Laval, 1996) ; De la
dépendance et de l’accompagnement (avec F. Saillant, Québec, Presses de l’Univer-
sité Laval, 2000) ; Communautés et socialités (en collaboration, Montréal, Liber,
2005) ; De la responsabilité. Éthique et politique (en collaboration, Montréal, Liber,
2006) ; Les promesses du silence. Essai sur la parole (Montréal, Liber, 2006).

LORRAINE GUAY est l’une des cofondatrices d’Érasme à titre de coordonna-


trice du Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec
(1990-1996). Infirmière de formation, elle a travaillé dans le mouvement com-
munautaire pendant plus de trente ans, notamment à la Clinique communautaire
Biographies 255

de Pointe-Saint-Charles. Elle a participé aux travaux du Comité de la santé


mentale du Québec, à l’élaboration d’un Avis sur les liens entre la pauvreté et la
santé mentale (1994), ainsi que sur l’évaluation de la qualité des services de
santé mentale dans la communauté du point de vue des personnes qui utilisent
ces services (2004). Elle a été responsable du projet de formation « Mouvements
sociaux et citoyenneté » (UQAM, Service aux collectivités) sous la direction de
Jocelyne Lamoureux, professeure en sociologie à l’UQAM. Elle travaille présen-
tement dans un projet de recherche sur l’évaluation de l’implantation de la
politique de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire sous la
direction de Deena White (Sociologie, Université de Montréal). Elle s’est impli-
quée dans divers mouvements de solidarité avec l’Amérique latine (1980-1990),
à la Fédération des femmes du Québec, dans la Marche du Pain et des Roses
(1995) et dans la Marche mondiale des Femmes (2000), ainsi que, plus récem-
ment, au Collectif Échec à la Guerre et à la Coalition Justice et Paix en Palestine.
Elle est porte-parole du Mouvement citoyen D’Abord Solidaires.

JOCELYNE LAMOUREUX est professeure titulaire au Département de socio-


logie à l’Université du Québec à Montréal. Ses champs de recherche et
d’enseignement sont les mouvements sociaux, la démocratie et la citoyenneté
ainsi que les rapports au politique. Ses ouvrages et articles portent sur le mouve-
ment des femmes et le mouvement communautaire autonome au Québec, la
problématique du partenariat État-mouvements sociaux, le renouvellement des
pratiques citoyennes et les processus de subjectivation politique.

CÉCILE MAROTTE, ethnopsychanalyste (Ph. D.), est membre du RIVO


(Réseau d’intervention auprès des personnes ayant subi la violence organisée)
de Montréal. Son expérience clinique se fait auprès des demandeurs d’asile et
des réfugiés. Elle est directrice du projet d’assistance aux victimes de violence
organisée en Haïti – (IFES/USAID).

ABDELWAHED MEKKI-BERRADA est anthropologue médical, professeur


adjoint au Département d’anthropologie de l’Université Laval, professeur
associé (assistant clinical professor) au Department of community medicine and health
care, University of Connecticut School of Medicine et chercheur associé au Center for
international community health studies de la même université. Ses intérêts de
recherche portent sur la santé mentale des personnes réfugiées au Québec, sur
la santé sexuelle en milieu urbain en Inde, et sur l’articulation des pensées
médicales et symboliques au Maroc. Parmi ses publications à plusieurs voix,
figurent : « Men’s Extramarital Sex, Marital Relationship and Sexual Behavior in
Urban Poor Communities in India » (Journal of Urban Health, 2006) ; « Healing
Traditions and Men’s Sexual Health in Mumbai, India : The Realities of Prac-
ticed Medicine in Urban Poor Communities » (Social Science & Medicine, 2006) ;
256 Vivre à la marge ˜ Réflexions autour de la souffrance sociale

« Research on Refugees : Means of Transmitting Suffering and Forging Social


Bonds » (International Journal of Mental Health, 2001) ; « Trauma and Extended
Separation from Family among Latin American and African Refugees in
Montreal » (Psychiatry, 2001) ; « Politique d’immigration et santé mentale des
réfugiés : profil et impact des séparations familiales » (Nouvelles pratiques sociales,
1999) ; « Traumatismes et séparations familiales prolongées chez les réfugiés du
Congo-Kinshasa établis à Montréal » (Revue canadienne des études africaines,
1998) ; « A Moroccan Woman Suffering from Depression : Migration as an
Attempt to Escape Sorcery » (Culture, Medicine and Psychiatry, 1998).

Titulaire d’un doctorat en anthropologie, MARC PERREAULT a été chercheur


communautaire de 1993 à 2003 au sein d’ÉRASME. En 2004-2005, il a été pro-
fesseur substitut à l’École de travail social de l’UQAM. Il est coauteur, avec Gilles
Bibeau, de Dérives montréalaises (prix Jean-Charles-Falardeau de la Fédération
canadienne des sciences humaines) et de La gang : une chimère à apprivoiser (fina-
liste au prix Jean-Charles-Farladeau) publiés respectivement à Montréal aux
Éditions du Boréal en 1995 et en 2003. Il s’intéresse à la construction sociale des
normes et des identités et poursuit actuellement ses recherches sur la margina-
lité sociale et les pratiques des groupes vulnérables au Brésil et en Asie.

JEAN-NICOLAS OUELLETTE est agent de liaison au RRASMQ depuis trois


ans. Auparavant, il a été coordonnateur des activités dans un groupe d’entraide
en santé mentale pendant cinq ans et intervenant terrain pendant plus de huit
ans. Monsieur Ouellet est vice-président du Comité de protection des personnes
inaptes ou protégées par la Curatelle publique du Québec depuis 2005. Il a par-
ticipé au comité organisateur et au comité scientifique du Forum Gestion
autonome des médicaments (GAM). De plus, il a siégé sur le comité scientifique
de Colloque nord-américain sur l’appropriation du pouvoir par les personnes
vivant avec un problème de santé mentale (2001). Il possède un baccalauréat en
sciences économiques de l’Université de Montréal et a également poursuivi des
études en développement organisationnel.

NADINE PERRON est coordonnatrice à l’action politique depuis 2004 et


agente de liaison au RRASMQ depuis 2002. Elle a été responsable du projet
pilote Gestion autonome des médicaments (GAM) en partenariat avec le réseau
public de 2002 à 2004. Travaillant dans le milieu communautaire depuis 1992,
elle a été intervenante en travail de rue pour l’Alliance jeunesse des Chutes-de-
la-Chaudière jusqu’en 1996 et coordonnatrice du Groupe d’entraide La barre
du jour, une ressource alternative en santé mentale située dans Chaudière-
Appalaches de 1996 à 2002. Madame Perron détient une technique en éducation
spécialisée du Collège Mérici (1992), un certificat en santé mentale de l’Univer-
sité de Montréal et termine présentement des études de maîtrise en éthique à
l’UQAR.
Biographies 257

LOURDES RODRIGUEZ Ph. D. (sociologie) est professeure agrégée à l’École


de service social de l’Université de Montréal et chercheure responsable
d’ÉRASME. Elle s’intéresse à l’expérience subjective de la psychose ainsi qu’aux
impacts des pratiques, de l’organisation des services et des politiques sur les
trajectoires et sur la vie quotidienne des personnes vivant avec de graves
problèmes de santé mentale. Elle dirige la recherche évaluative portant sur la
Gestion autonome de la médication en santé mentale et a publié sur la place de
la médication dans la vie des personnes et dans les pratiques en santé mentale.
Elle a été responsable du groupe de travail sur la qualité des services du Comité
de la santé mentale du Québec (CSMQ). Au sein de ce comité elle a dirigé un
vaste processus de recherche et de consultation qui a conduit à la publication du
livre Repenser la qualité des services en santé mentale dans la communauté : Changer de
perspective (2006) avec Linda Bourgeois, Yves Landry, Lorraine Guay et Jean-Luc
Pinard.

CÉCILE ROUSSEAU est psychiatre et dirige l’Équipe de pédopsychiatrie trans-


culturelle à l’Hôpital de Montréal pour enfants. Elle est professeure agrégée au
Département de psychiatrie, Division de psychiatrie sociale et culturelle à l’Uni-
versité McGill. Parmi ses publications, notons : C. Rousseau, C. de la Aldea,
E. Viger Rojas et P. Foxen (2005), « After the NGO’s departure : Changing
Memory Strategies of Young Mayan Refugees Who Returned to Guatemala As a
Community », Anthropology and Medicine ; C. Rousseau et T. Measham (2007),
« Postraumatic suffering as a source of transformation : A clinical perspective »,
dans L.J. Kirmayer, R. Lemelson et M. Barad (dir.), Understanding trauma : Inte-
grating biological, clinical and cultural perspectives, Boston, Cambridge University
Press ; C. Rousseau, C. Rufagari, M. Bagilishya et T. Measham (2004), « Rema-
king family life : Strategies for re-establishing continuity among Congolese
refugees during the family reunification process », Social Science and Medicine.

KARINE VANTHUYNE est doctorante en anthropologie à l’École des hautes


études en sciences sociales (EHESS), Paris, et rattachée au Centre de recherches
sur la santé, le social et le politique (CRESP). Ses recherches actuelles portent
sur la manière dont le travail de la mémoire, dans lequel sont engagés les survi-
vants des massacres et leurs proches au Guatemala, modifie le rapport de ces
personnes au politique, compris sous la double modalité de sa temporalité et de
son fondement. Ses publications incluent : « Se souvenir de la guerre, devenir
une victime ? », dans Problèmes d’Amérique latine ainsi que « (Re)construire la
démocratie par le bas », dans Politix. Elle a aussi publié, en 2004, « Guatemala.
Des ONG œuvrant pour la paix », Journal de la Société des Américanistes, et, en
2003, « Searching for the words to say it. The importance of cultural idioms in
the articulation of the experience of mental illness », Ethos : Journal of the Society
for Psychological Anthropology.
certifié procédé 100 % post- archives énergie
sans consommation permanentes biogaz
chlore
Aux discours triomphants sur les progrès de la
science, les avancées technologiques et les gains
sociopolitiques qui caractériseraient les sociétés
dans lesquelles nous vivons, la « souffrance
sociale » oppose un regard différent, critique,
qui fait ressortir les maux qui sont comme
l’envers de ces avancées et en constituent la
face d’ombre. En sont les témoins une montée
de formes traditionnelles et nouvelles de phénomènes de marginalisation et
d’exclusion, le poids de la souffrance causée ou aggravée par certains modes
de fonctionnement sociétaux, la manière dont les réponses institutionnelles et
professionnelles à ces problèmes peuvent à leur tour contribuer à les aggraver
et à accentuer tant les fractures du tissu social contemporain que l’aliénation
subjective ou objective dont souffrent de trop nombreuses personnes.
Cet ouvrage vise à mettre ces questions en évidence en prenant appui sur
les recherches que mènent depuis une quinzaine d’années les membres de
l’Équipe de recherche et d’action en santé mentale et culture (ÉRASME), une
équipe de recherche en partenariat entre chercheurs de milieu académique et
groupes communautaires dans deux grands domaines : celui de la santé mentale
et celui des questions d’immigration et de refuge. Ces recherches portent sur
les personnes et des groupes dont la caractéristique commune est de vivre
dans la marge et la précarité. Nous nous sommes intéressés à la fois à saisir
les problèmes qu’elles vivent, leurs contours et ce qui est susceptible de les
accentuer, et à faire écho aux manières individuelles et collectives dont les
personnes cherchent à y faire face et aux pratiques citoyennes qu’elles inventent
dans ce contexte. La notion de souffrance sociale a servi de fil conducteur et
d’outil théorique pour réexaminer certains des résultats de ces recherches et les
mettre en dialogue.
Fondée en 1991, l’Équipe de recherche et d’action en santé mentale et culture (ÉRASME)
est constituée de onze chercheurs universitaires de diverses disciplines (anthropologie,
sociologie, travail social, sciences politiques, psychologie et psychiatrie), de cinq uni-
versités (Université McGill, Université de Montréal, Université du Québec à Montréal,
Université Laval, et Université d’Ottawa) et du Centre de santé et de services sociaux
Québec-Sud, et de trois partenaires communautaires : le Regroupement des ressources
alternatives en santé mentale (RRASMQ), la Table de concertation des organismes au
service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI) et l’Organisation des jeunes de
Parc-Extension (PEYO). Cette équipe est financée grâce au programme d’équipe du
Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC).

Collection dirigée par Francine Saillant


LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL
www.pulaval.com
Photographie de la couverture : Louise Blais

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