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Louise Blais
Vivre à la marge
Réflexions autour de la souffrance sociale
Collection dirigée par Francine Saillant
Sous la direction de
LOUISE BLAIS
Pour Érasme
(Équipe de recherche et action
en santé mentale et culture)
ISBN : 978-2-7637-8590-5
Présentation ...........................................................................................................1
Louise Blais avec Ellen Corin et Jocelyne Lamoureux
PREMIÈRE PARTIE
LA PAROLE : LES MOTS ET LES MAUX
DEUXIÈME PARTIE
LA RESTRUCTURATION : LE TEMPS ET L’ESPACE
Moi, les autres : nous ? La souffrance sociale et son rapport au temps ..........87
Cécile Marotte
TROISIÈME PARTIE
L’ACTION : POUR UNE PENSÉE MÉTISSE
COMMENTAIRES
Biographies .........................................................................................................253
Présentation
Louise Blais
avec Ellen Corin et Jocelyne Lamoureux
C’est un des nombreux paradoxes de cette époque complexe que les iné-
galités et les injustices sociales soient à la fois méticuleusement documentées et
profondément méconnues. Et c’est sans doute d’avoir consulté, au fil des der-
nières décennies, quantité croissante de rapports, de documents, de statistiques
et d’articles scientifiques sur les déterminants sociaux de la santé et de la santé
mentale, et en réaction au sentiment d’impuissance face à ce qui apparaît
comme un échec social, qu’est née l’idée de cet ouvrage collectif. Car comment
nommer autrement les bouleversements des dernières décennies qui ont creusé
les écarts sociaux et transformé le visage des sociétés dites avancées, menaçant
ainsi les principes fondateurs de la démocratie ? Comme si les savoirs officiels et
institutionnalisés, de plus en plus raffinés et globalisants, ne parviennent pas à
rendre compte de manière reconnaissable, saisissable, palpable, des réalités
humaines, des expériences limites et des dynamiques de résistances qui se vivent
au jour le jour dans des vies bien concrètes.
En effet, on a l’impression qu’en se concentrant davantage sur les pro-
blèmes méthodologiques liés à la nécessité que posent l’évaluation et la
quantification des diagnostics et repérages au sein de la population générale, les
perspectives sous-tendant les développements technologiques et méthodolo-
giques de ce dernier demi-siècle ont compromis les efforts pour comprendre
comment opèrent les dynamiques sociales et culturelles dans la genèse et l’évo-
lution des problèmes psychologiques. Au sortir de la machine à broyer des
données sensibles, c’est un portrait « sanitarisé » qui émerge pour plutôt marquer
un ensemble toujours plus étendu de manques, de risques et de problèmes, tou-
jours plus individualisés, voire biologisés, et auxquels doivent répondre tel
programme, telle intervention, telle politique. Autre paradoxe, on observe sur
le plan des politiques sociales et de la santé une série de contradictions entre,
2 Vivre à la marge ˜ Réflexions autour de la souffrance sociale
d’une part, des textes officiels qui insistent sur la nécessité d’articuler les poli-
tiques et programmes aux milieux de vie, en partenariat avec les acteurs du
milieu ; et de l’autre, l’emprise croissante de logiques technocratiques qui défi-
nissent des programmes et des modèles d’intervention fondés sur la valorisation
de savoirs experts, laissant peu de place à d’autres perspectives et à d’autres
acteurs.
D’un côté donc, inflation du discours expert sur les risques, les besoins,
les problèmes ; de l’autre, déficit de sens et de prise sur le monde. D’un côté,
parcellisation des connaissances, spécialisation des pratiques, professionnalisa-
tion des disciplines ; de l’autre, beaucoup de communication et d’informations,
mais peu de débats. Intimité publique, peuple muet ?
Pourtant, partout dans les interstices de la société, il y a de la vie. On la
crée, on la recrée ; on s’y accroche à travers des gestes, des pratiques, des rituels,
des savoirs, des subversions qui ne relèvent pas de ce que l’on appelle aujourd’hui
les savoirs experts scientifiques. Comment alors faire parler autrement les expé-
riences humaines limites de manière à interpeller les politiques, les institutions,
les intervenantes et intervenants trop souvent prisonniers de pratiques codifiées,
rigides et hautement administrées ? La tâche n’est pas simple tant on doit com-
poser avec l’emprise du savoir officiel et institutionnalisé dans la désignation de
la « connaissance vraie » sur le monde. Une telle tâche est pourtant essentielle si,
à l’instar de Foucault (1997 : 3-19), on se rappelle que ceux qui ont été vaincus
sont ceux à qui par définition on a retiré la parole. Non pas qu’ils soient muets,
mais plutôt qu’on leur a imposé une langue étrangère, c’est-à-dire la langue du
pouvoir (Carnevale, 2005). Le « sujet assujetti » est celui dont on parle beaucoup,
mais que l’on n’entend pas (Rancière, 1996).
C’est sur cet horizon qu’est né le présent ouvrage proposé par les membres
d’Érasme (Équipe de recherche et action en santé mentale et culture)1. La trace
laissée, ces dernières années, par les travaux autour du thème de la souf-
france sociale, notamment dans les sciences humaines et sociales, nous a paru
ouvrir une voie permettant de rendre compte, d’éclairer, de réinterpréter, à
travers une méta-analyse des recherches menées depuis plus de quinze ans
auprès d’individus et de groupes dont la caractéristique commune est de
vivre dans la marge et la précarité, certes, mais plus encore, comme le dirait
Arlette Farge (Farge et autres, 2004 : 11), dans la « non-représentation sociale »,
« sans visages »… et sans parole.
***
comités de déontologie visant la protection des sujets humains dans les recher-
ches, il y a aussi, sinon surtout, le positionnement éthique des chercheurs face à
leurs sujets ; c’est la qualité de la relation établie au cœur du processus de
recherche qui sera, en bout de ligne, garante des mécanismes de sauvegarde.
La notion de souffrance sociale ne se prête pas à une définition étanche
et claire. La souffrance s’inscrit dans et est reprise par une diversité de philoso-
phies et de pratiques, selon les cultures (Singleton, 1994) et les époques. Il ne
s’agit donc pas de proposer ici un « concept valise » qui serait pour un temps à la
mode, le temps de se voir recodé, hiérarchisé, ordonné, au nom d’une « connais-
sance vraie ». On se rappelle à cet effet le sort réservé aux mots comme pauvreté,
inégalités ou exclusion dont l’usage répandu a fini par en vider le sens et le
pouvoir évocateur et, donc, la force mobilisatrice (Castel, 2003). Le recours à la
notion de souffrance sociale vise en fait à mettre en relief la manière dont le
contexte social et culturel peut s’incorporer à la souffrance individuelle, en
imprégner à la fois la dynamique et le sens, attirant ainsi l’attention sur les
manières dont une société peut, par les dispositifs qu’elle met en œuvre, venir
invalider ceux qui sont porteurs d’une différence et dont l’altérité est marquée
sur, dans et par le corps.
Recourir à la notion de souffrance sociale rappelle aussi que, faute de
tenir compte du contexte (social, culturel, économique, politique…) dans lequel
émerge la souffrance de l’individu, on ne peut prétendre « guérir » le mal(aise) :
« La souffrance individuelle est toujours fonction d’un malaise social », dira Sin-
gleton (1994 : 155). Il s’agit plutôt, et c’est là le but de cet ouvrage, de rendre
visible et de faire jouer le savoir que développent les personnes et groupes contre
la pensée unique des discours scientifiques totalisants, levant ainsi, pour citer
encore Foucault (1997 : 10-11), « la tyrannie des discours englobants », et faisant
« éclater ce que tout le monde sait déjà mais qui ne se dit plus » (Gros, 2002 :
166). Bref, de laisser émerger ce que l’on savait déjà, mais qu’on ne savait plus
que l’on savait.
***
***
Les forces déployées par les sociétés néolibérales conspirent, certes, à faire
des femmes, hommes et enfants des sujets assujettis, et les témoignages recueillis
par nos recherches exposent le rôle central de la violence – institutionnelle,
familiale, sociale, économique ou politique – dans l’expression d’une souffrance
subjective. Par ailleurs, ces mêmes forces masquent aussi le fait qu’il s’agit de
sujets agissants, des sujets parlants capables d’une parole d’une implacable luci-
dité et d’un irrépressible espoir. Du coup, on est amené à se déplacer, à se
distancier du registre du besoin vers celui du désir. On ne se représente pas de
la même façon l’être du besoin et l’être animé par le désir de vivre. L’un est de
l’ordre de la passivité et de la prise en charge ; l’autre, de l’ordre de la capacité
d’élaborer sa propre subjectivité. Le sujet agissant, parlant, est celui qui prend
position dans le débat. À condition, bien sûr, qu’il existe des espaces de débat,
ou plutôt, et à l’instar d’Hannah Arendt, des espaces de dissension pour pouvoir
débattre. C’est à cet exercice que veut contribuer cet ouvrage.
***
Au-delà des auteurs des chapitres qui le composent, ce livre doit son exis-
tence à plusieurs personnes dont il importe de reconnaître les contributions
plus spécifiques.
Pendant les années de préparation du volume, le thème de la souffrance
sociale fut l’objet d’un travail théorique et empirique de l’ensemble de l’équipe
Érasme, chacun des chapitres, dans leurs diverses moutures, y étant soumis
pour discussion, évaluation et débat. À ce travail, ont contribué des membres du
Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec
(RRASMQ), dont Marie Drolet et Marie-Laurence Poirel ; de la Table de concer-
tation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes
(TCRI), en particulier Stéphane Reichold et Marie-Claire Rufagari, ainsi que
du Parc Extension Youth Organisation (PEYO), dont Cynthia Martiny, profes-
seure en carriérologie à l’UQAM. C’est dans ce travail sous forme de séminaires
que nous prenions conscience des forces et des limites du thème de la souf-
france sociale comme perspective d’analyse.
En cours de route, Michèle Clément et Éric Gagnon, chercheurs au Centre
de santé et de services sociaux de la Vieille-Capitale et professeurs associés au
Département d’anthropologie de l’Université Laval, ainsi que Francine Saillant,
professeure titulaire au Département d’anthropologie de l’Université Laval, se
sont joints à Érasme ; leurs réflexions généreuses et leurs interrogations ont
enrichi les séances de travail. Francine Saillant nous a ouvert les portes de la
collection Sociétés, cultures et santé qu’elle dirige aux Presses de l’Université
Laval. Michèle Clément et Éric Gagnon ont accepté de lire l’ensemble des textes
10 Vivre à la marge ˜ Réflexions autour de la souffrance sociale
qui constituent cet ouvrage et de signaler certaines des lignes qui les traversent.
Leurs commentaires permettent de redéployer la notion de souffrance sociale à
la lumière de ce qu’ils ont retenu et de ce qu’ils en ont retissé à partir des pers-
pectives qui leur sont propres.
Ellen Corin et Jocelyne Lamoureux ont formé, avec Louise Blais, le comité
de rédaction interne. Mais l’empreinte des deux premières sur cet ouvrage va
bien au-delà de sa production matérielle. Ellen Corin a porté et guidé l’équipe
de recherche Érasme dès ses débuts et pendant ses dix premières années. C’est
sous sa poussée que s’est imposée la nécessité d’une méta-analyse de l’ensemble
des recherches menées par Érasme. Le thème de la souffrance sociale émerge
dans cette période, au moyen d’un travail conceptuel et analytique qu’elle a
suscité, orienté, confronté, mis en débat.
Jocelyne Lamoureux a profondément marqué les nombreuses sessions de
travail qu’elle dirigeait sur les diverses versions des chapitres. Son empreinte
traverse, parfois en creux, l’ensemble de l’ouvrage et constitue la passerelle vers
les nouveaux travaux amorcés par les membres d’Érasme et dont Lourdes Rodri-
guez del Barrio (Service social, Université de Montréal) assume désormais la
direction.
Notre reconnaissance va également aux organismes subventionnaires des
diverses recherches sur lesquelles s’appuie cet ouvrage, plus particulièrement le
Fonds québécois de la recherche sociale et communautaire (FQRSC), et précé-
demment, le Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS), dont Érasme
détient des subventions pour des équipes universitaires et communautaires
depuis 1992.
Enfin, nous tenons à remercier nos universités et organismes d’apparte-
nance respectifs pour les diverses formes d’appui (subventions internes,
assistanats d’étudiants et étudiantes, etc.) qu’ils ont offertes à la production de
ce volume : l’Université de Montréal, le Département d’anthropologie et l’École
de service social ; l’Université McGill, le Département de psychiatrie culturelle ;
l’UQAM, le Département de sociologie ; l’Université d’Ottawa, l’École de service
social ; le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec
(RRASMQ) ; la Table de concertation des réfugiés et immigrants (TCRI) ; le
Parc Extension Youth Organisation (PEYO). Notre reconnaissance va aussi à
Évelyne Crépeau et à Manon Ouellette, étudiantes de deuxième cycle en service
social de l’Université d’Ottawa pour leur travail dans la préparation de ce
manuscrit.
Présentation 11
Références
Louise Blais
études à des populations de plus en plus vastes et, de l’autre, sur un système de
classification diagnostique de plus en plus différencié et raffiné. Ainsi, le Diagnostic
and Statistical Manual (DSM) de l’American Psychiatric Association (APA) qui
constitue la base de ces enquêtes, a vu quadrupler le nombre de catégories diagnos-
tiques depuis sa première publication en 1952 : le DSM-IV (1994) comprend autour
de 400 diagnostics couvrant une symptomatologie extrêmement variée et de plus
en plus légère.
8. C. Lévy-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss ».
9. M. Mauss, Sociologie et anthropologie, p. 312.
10. Ibid., p. 329.
11. M. Foucault, « Le pouvoir, une bête magnifique », p. 370.
12. Illich en parlerait en termes de savoirs « indigènes » dont il a pu montrer comment
opéraient les processus de dépossession par des savoirs experts et des dépendances
qui en découlent (Illich, 1999). Le « savoir des gens » est, pour Foucault (1997 : 9),
un savoir local et disqualifié.
13. A. Farge, « Les lumières et ses pauvres », dans Sans visages. L’impossible regard sur le
pauvre, p. 16.
18 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
argue Morris, une ouverture sur les histoires des gens car ce sont des histoires
qui permettent de contextualiser des variables par ailleurs difficilement saisissa-
bles. C’est avec des histoires que l’on pense – et que l’on panse. Les croyances
personnelles, les émotions et les contextes culturels font ainsi de toute situation
limite une expérience à la fois individuelle et sociale. Mettre en mots son expé-
rience est une action à travers laquelle la personne négocie le remodelage ou la
reconstruction de sa vie. De là l’importance d’une éthique de la narration qui,
toujours selon Morris, s’appuie sur trois concepts étrangers à la littérature scien-
tifique : l’émotion, le dialogue et la vie quotidienne14.
L’émotion est liée à l’interprétation que l’on fait des événements ; il est
donc important de surmonter les préjugés scientifiques et professionnels à son
endroit. Le dialogue, pour sa part, est une « affaire de tous les jours » et implique
la trace de l’autre, d’où l’importance d’être attentif à la dimension sociale du
langage contenue dans le dialogue – celui de la recherche, de la clinique, de
l’intervention sociale. Cela suppose une écoute qui porte attention non seule-
ment à ce qui est entendu mais surtout à ce qui est dit. La capacité d’adopter la
perspective de l’autre, de tolérer l’ambiguïté et de reconnaître les significations
multiples et souvent contradictoires des événements permet une compréhension
plus juste de l’expérience. Enfin, le « retour à l’ordinaire » exige que l’on se
détache de la science « mégawatt » – pour emprunter le terme de Morris – qui
sert à justifier le recours à l’intervention « lourde ». Celui-ci propose plutôt que
l’on se concentre collectivement sur l’irréductible caractère ordinaire et quoti-
dien de toute vie humaine. Sa « philosophie du langage ordinaire » fait donc
appel à la reconstruction du quotidien, à l’engagement dans la vie de tous les
jours que le savoir expert tend à banaliser.
en tant que processus qui implique l’aménagement des conditions et des espaces
permettant l’émergence et l’expression d’une parole autre. La question est alors
de savoir comment donner corps à la souffrance sans descendre dans le détail
qui cloue au pilori celles et ceux envers qui on a par ailleurs de si aimables inten-
tions (Bourdieu, 1993). Zola (1992), pour sa part, dirait le détail qui met en
spectacle la souffrance à travers des êtres humiliés et dépendants, victimes pas-
sives, sans dignité, toujours en position de faiblesse et de demande d’aide ; bref,
jamais acteurs, producteurs de sens et d’agir. La règle implicite, véritable éthique
du rapport à l’autre, consiste alors à ne pas montrer les autres comme on ne
voudrait pas être montré soi-même (Boltanski, 1993).
C’est à l’aune de ces considérations que nous puiserons ici dans des recher-
ches23 menées auprès de femmes et d’hommes vivant une grande précarité
sociale à la suite d’un divorce, d’une perte d’emploi ou d’une maladie physique
ou mentale. Dans nos données, chaque histoire est singulière, mais chacune
témoigne d’un enchevêtrement d’expériences limites qui se nouent comme un
étau ayant progressivement resserré les existences.
Parmi les thèmes les plus importants qui s’imposent lors de l’analyse : la
violence, subie, nommée, décrite. Répandue, envahissante et insupportable, elle
traverse ces vies, d’abord en famille, souvent, mais pas toujours, dans l’enfance,
plus tard dans le couple, enfin dans nos institutions d’aide, et que l’on porte
comme autant de marques (in)visibles sur le corps. La violence traverse l’en-
semble des données pour témoigner de son rôle décisif dans les trajectoires des
individus : une violence physique ou psychique qui ronge de l’intérieur la dignité
humaine, l’amour-propre, la confiance en soi et en autrui, les repères qui
donnent sens à l’existence, pour céder la place progressivement à la honte, au
sentiment d’échec, à une certaine intériorisation de sa place et de son rôle (de
malade : « je suis malade en santé mentale » disait une jeune femme en se pré-
sentant lors d’une rencontre) dans l’ordre des choses, du social et du cosmos.
C’est dans ce terreau que se fabriquent l’identité, la vision intérieure que
l’on a de soi en relation avec le monde dans lequel on évolue ; une vue de soi qui
23. Il s’agit de femmes et d’hommes suivis en psychiatrie que nous avons rencontrés à
l’urgence psychiatrique d’un hôpital spécialisé à Montréal (Blais, 1986), ou dans
divers organismes communautaires de Montréal (Blais et Guay, 1991) et d’Ottawa
(Blais et autres, 1998 ; Blais, 2004). Les entretiens semi-dirigés portaient sur les
trajectoires personnelles et sociales les ayant conduits à la psychiatrie, ainsi que les
trajectoires depuis, incluant celles empruntées ou créées pour se mouvoir dans la
cité et se tailler un espace vital dans des conditions de grandes contraintes.
24 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
se forge dans le regard d’autrui, en relation avec les autres, dans la famille et
dans les lieux publics, dont les institutions. L’identité n’est jamais une donnée
figée ; elle sera au contraire toujours travaillée par les contingences de la vie et
les événements sur lesquels les individus ont peu ou pas de contrôle, mais qui
seront, pour le meilleur, pour le pire, déterminants dans les récits qu’ils feront
de leur histoire singulière.
La violence subie par les femmes, comme fillette ou comme épouse, et de
manière soutenue sur une longue période, jette une lumière particulièrement
crue sur la nature sexuée d’une violence sociale qui se déploie dans l’intimité
familiale : « […] dans la maison, c’était la prison ; une prison sans barreaux, mais
une prison quand même », dira l’une d’elles, en écho à bien d’autres. Les écrits
féministes ont largement documenté ce problème depuis vingt ans ; il convient
néanmoins de souligner ici la place que prend la violence dans les récits que l’on
fait de sa trajectoire psychiatrique.
On peut se demander si cette violence envers les femmes, et en famille,
n’est pas la pointe de l’iceberg d’une violence plus large qui frappe aussi les
hommes, un peu à la manière des poor whites aux États-Unis pour qui les Afro-
Américains servent d’exutoire à leur propre oppression. En ce sens, on peut se
demander si la violence que subissent les femmes, en soi instrument d’une
oppression qui doit interpeller les collectivités, ne constitue pas un baromètre
de l’étendue et de la profondeur d’une violence sociale plus généralisée : de
classe, d’ethnie, de croyances, de conditions de santé (physique ou mentale)…
Les récits révèlent aussi, en creux, des familles d’origine dont le rapport
au champ socioculturel plus large a souvent lui-même été marqué par une vio-
lence sociale « ordinaire » : chômage, pauvreté, abandon, marginalisation.
I come from a poor family, a tough neighbourhood. I’ve seen a lot of bad stuff you
know ; people getting wasted […] that kind of made me tough […] ; but I realized
then [à 18 ans] that I was kind of withdrawn, a bit depressed. I’ve all given up my
dreams now. I’ve been up and down so many times. I fought my way to the top and
then I end up at the bottom and then I fought all the way to the top… in school,
a job, my wife. […] So I accepted my lot in life.
On se rappelle ici les réflexions de Castoriadis-Aulagnier24 à propos des
« contrats sociaux viciés d’avance » qui ont été imposés à des familles de psycho-
tiques. D’où l’importance, proposait-elle, de donner un poids égal autant aux
événements qui touchent le corps des individus, qu’à la position d’exclu,
d’exploité et de victime que la société aurait pu imposer à la famille.
Sans nécessairement être nommée comme telle par les acteurs, la souf-
france s’exprime de manières diverses et intègre des éléments du présent et du
passé où l’on voit émerger un processus qui opère sur les deux axes proposés par
Ricœur25 : celui d’une modification progressive du rapport soi-autrui – « j’étais
heureuse avant », « j’étais normal avant » – et celui de l’agir-pâtir auquel conduit
le premier. Jusqu’au moment de cassure, le point culminant, la goutte en trop,
la vie sur une corde raide qui finit par céder : tentative de suicide, délit, rupture
psychotique, dépression…
L’expérience déterminante parmi toutes, celle qui démarque un « avant »
et un « après » dans les récits des trajectoires est sans aucun doute celle de l’en-
trée dans l’univers psychiatrique auquel la collectivité confie les blessures dont
elle est, en premier lieu, responsable26. Alors que la demande initiale cherchait
à résoudre une situation immédiate de crise – « a crisis is 5 or 6 things going on
all at once, or one thing with a lot of implications », la réponse institutionnelle
apparaît à la fois comme un « en moins » :
[…] The health system likes quick, easy fixes : [they say] […] your problem is too
many problems and we don’t deal with that, that’s too much. We can’t help you
with that. It’s almost like they say there’s no hope.
I found since all the times I’ve went to psychiatry, the biggest cure that they have
for anybody is to give them a big enough pill to make them dopy enough so they
won’t bother anybody.
et comme un « en trop » :
[…] The minute I walked into that man’s [psychiatrist] office […] my life was
changed. […] In less time than it takes to bat an eyelash, 50 minutes, he dia-
gnosed me as manic-depressive, declared I could never marry, never have children,
never lead a normal life. […] That was a pretty oppressive diagnosis. […] It totally
submerged me ; the me that existed before I met him went into a shell, a hole, and
kind of died. […] [a psychiatric diagnosis] […] reduced my life experiences, it
limited my life, it kept me from achieving my full potential […]. I removed myself
because of feelings of inferiority and nothing to contribute. The problem with
diagnoses, they tend to become limiting, classificatory and eventually you become
treated as an illness rather than a person.
Cette citation, comme bien d’autres, prend tout son sens quand on consi-
dère l’observation de Corin et de ses collègues27 selon laquelle, lorsque le
diagnostic s’accompagne d’un pronostic relativement négatif, les gens peuvent
se sentir coincés dans une identité de patient qui « fait obstacle à la possibilité
d’intégrer positivement une expérience toujours douloureuse et de l’élaborer
de manière significative ».
car c’est à partir de ces pratiques que « la loi dépasse son cadre formel, pour
s’incarner dans la réalité […]31 ». C’est là où le projet politique dominant se
matérialise.
La très grande pauvreté à laquelle ces hommes et femmes sont confrontés
affecte tout : l’habitation, la nourriture, la vie ludique, les liens à autrui et à soi-
même ; une quotidienneté traversée par la précarité et l’insécurité extrêmes
dont une large part pourrait être neutralisée par des politiques sociales redéfi-
nies en fonction de contraintes bien concrètes, et qui s’inscrivent dans une
quotidienneté ordinaire.
Le manque d’argent, c’est le gros problème. Les fins de mois sont terribles : à la
troisième semaine on est à sec. On grignote… Le logement prend une trop grosse
part du BES. On est barré ben raide… pogné ben dur à cause du logement. Faut
se priver de tout. C’est frustrant à la longue. Pas de téléphone, pas de sorties, pas
de maquillage. Le luxe nous est défendu.
[…] My career as a poor person is a bigger problem than being a crazy person.
[…] there’s much more stigma attached to it than being a crazy person. […]
there’s a whole stripping of your identity. Because as soon as you hit welfare,
you’re treated as an incompetent liar and a second class citizen without any
rights.
Ces citations illustrent de manière forte un ensemble de problèmes
humains qui est au cœur d’une souffrance sociale produite par un pouvoir qui
assujettit les individus et qui se prolonge dans les réponses qui sont proposées
ou imposées par les dispositifs institutionnels32. S’il est clair que la souffrance
des gens rencontrés est faite d’une variété d’expériences limites dont une grande
partie échappe à toute possibilité d’y remédier – on ne peut changer le passé –,
il est également clair que la pauvreté dans laquelle ces personnes ont été pous-
sées par les contingences de la vie est largement du ressort de la collectivité, de
ses choix politiques et de ses pratiques institutionnelles. C’est en effet tout un
dispositif de marquage et d’intervention qui a eu pour effet pervers de faire de
ces gens, déjà fragiles sur les plans personnel et social, des assistés placés hors
des circuits vivants des échanges sociaux33.
Il y a pas mal de préjugés. […] on est comme mis à part. […] Parce que dans le
social, on n’a pas de travail, on n’a pas d’argent. On n’arrive pas financièrement
comme les autres. Ça paraît tout de suite, ça démarque… Les gens sont portés à
nous repousser.
Le gouvernement n’est pas intelligent. Les gens peuvent travailler quelques heures
par jour. Pourquoi ne pas leur laisser leur BES ? Ils arriveraient à se nourrir, à
mieux vivre. Ils seraient encouragés. Peut-être que plus tard, ils prendraient des
ESPACES DE RECONSTRUCTION :
SOUFFRANCE SOCIALE ET PAROLE AGISSANTE
Toute société, rappelle Foucault, secrète ses propres normes34. Elle secrète
aussi, et par conséquent, ses propres marges. On peut dire que sans marges,
toujours là où loge l’autre de l’autre, il n’y a pas de société, sinon totalitaire.
Pour certains, plus fragiles dans leur intégrité psychique, physique et sociale, la
marge peut s’avérer un lieu de chute vers la déliaison relationnelle, institution-
nelle et sociale35. Une société se mesure aussi, par conséquent, à la place, au
traitement, aux espaces (de liberté) qu’elle laisse aux individus et groupes qui,
par choix ou par destinée, se trouvent dans ses marges.
Mais il n’y a pas de vide social, les marges ayant toujours une existence
sociale qui leur est propre. S’il est vrai que l’individu contrôle peu de choses, il
demeure quand même un être agissant, disposant d’une capacité d’arbitrage
qui lui est propre. Il est un acteur intentionnel, capable d’exprimer consciem-
ment des connaissances, des valeurs, des jugements et des projets36. La souffrance
sociale désigne un lieu d’action37, tant de la parole que des pratiques quoti-
diennes : construire son histoire, poser des gestes, entre autres pour (sur)vivre
au quotidien. En faisant émerger l’univers de sens des gens concernés par des
situations limites, le thème de la souffrance sociale peut avoir une fonction créa-
trice sur le plan du langage et des représentations collectives, permettant ainsi
de voir dans ces hommes et femmes, moins des êtres de besoins et de passivité
que les efforts qu’ils déploient pour être reconnus et entendus, pour vivre. Le
désir du démuni, dirait Arlette Farge, est à voir et à (se) représenter comme un
« morceau actif de la société, une action vers le devenir38 ».
…l’isolement et la solitude
L’isolement est grand, on le dit, on le « sait », on peut se l’imaginer à la
lumière des récits qui l’ancrent dans un contexte de contraintes matérielles
extrêmes, de rejet relationnel et d’un marché du travail en mutation. Pourtant,
[…] J’ai rencontré d’autres gens qui ont déjà fait des psychoses. M’associer avec
eux autres, je me comprends plus moi-même […]. Je voulais savoir comment ils s’y
prenaient eux autres pour rester en dehors des hôpitaux et survivre […].
Le réconfort, la recherche que tu peux faire, c’est d’aller vers l’extérieur… Le fait
de venir ici [au centre communautaire], de rencontrer d’autres personnes qui
étaient en difficulté… je pouvais les aider, elles qui m’étaient tout à fait étran-
gères. Je me suis fait des amies et j’ai senti que je les aidais. En les aidant, ça m’a
aidée, ça m’a revalorisée. En dépression, tu perds confiance en toi et si tu peux
arriver à retrouver tes valeurs, c’est une grande partie de ta guérison. Le plus
important, c’est d’aider les autres. On s’en sort soi-même en aidant les autres à
s’en sortir, en utilisant l’expérience de notre propre vécu…
Au moment qu’on dit qu’on n’a pas besoin […] des autres, on arrête d’exister. La
vie, ça se vit, même en tant que psychiatrisé, ensemble.
Ce risque est notamment présent dans les équipes ACT (Assertive Com-
munity Treatment, ou Traitement intensif dans la communauté). Importé des
États-Unis, le ACT est en passe de devenir le principal mode de gestion (de gou-
vernance ?) dans le champ de la psychiatrie/santé mentale et constitue la réponse
des années 199546 aux effets pervers de la désinstitutionnalisation psychiatrique
des trente années précédentes.
Les ACT sont des équipes pluridisciplinaires qui suivent à domicile les
personnes ayant des troubles psychiatriques « graves et persistants ». Elles se pré-
sentent le plus souvent comme une sorte d’extension hors les murs de la
psychiatrie hospitalière, une façon d’étendre l’organisation hospitalière à
travers une organisation du travail impliquant des intervenants mandatés pour
assurer la prise de médicaments à domicile, la présence aux rendez-vous, la sur-
veillance du comportement et de la fonctionnalité du « client », à domicile et
dans son environnement, sa propreté, ses déplacements, ses fréquentations… Il
s’agit en effet de pratiques d’insertion sociale qui semblent considérer l’auto-
nomie avant tout comme une question instrumentale que l’on peut cerner par
des mesures fonctionnelles et comportementales et qui placent sous haute sur-
veillance les psychiatrisés sur lesquels on intervient. Bref, des institutions pour
désinstitutionnalisés, dit-on à Trieste.
À cette instrumentalisation des pratiques à domicile47 s’ajoutent, et c’est
plus grave, des lois qui s’implantent un peu partout en Amérique du Nord, qui
font « reculer de plus de trente ans les lois sur la santé mentale », comme le disait
un psychiatrisé de longue date, en imposant le traitement obligatoire dans la
communauté et en élargissant les pouvoirs de diverses catégories d’intervention
liées à la psychiatrie/santé mentale. Ces mesures, en conflit avec l’esprit des
chartes des droits et libertés, ne sont qu’une des facettes d’un ensemble plus
vaste de resserrement des contrôles des populations assistées ou dépendantes et
qui retranchent un peu plus, et dans l’air du temps, les espaces de liberté.
D’autres scénarios existent pourtant, et trouvent leur ancrage dans des
pratiques concrètes, comme en témoignent nos interlocuteurs, ainsi que diverses
études menées depuis une dizaine d’années48. Ces pratiques contiennent des
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Souffrance sociale en paroles
Aménager des espaces de parole
pour les personnes aux prises avec la folie
Karine Vanthuyne
Les hôpitaux, […] tu sais, à part de me prescrire des médicaments, ils n’allaient
pas voir plus loin que ça puis je retournais chez nous dans l’angoisse totale là…
[…]. Eux autres, ils me diagnostiquaient paranoïaque parce que là mon conjoint
[…], il entrait dans le bureau du psychiatre, puis euh « moi je suis son conjoint,
puis qu’est-ce qu’elle a, elle invente ça [le récit de la violence qu’il lui faisait subir],
puis euh, là, il va falloir que vous lui trouviez un remède parce qu’elle fait des
crises », puis tout ça. Mais ce n’était pas des crises que je faisais, c’était des états de
peur extrême (extrait d’un entretien mené auprès d’une ex-psychiatrisée).
Malgré l’engagement du milieu institutionnel psychiatrique de « mettre la
personne au centre1 » en se mettant davantage à l’écoute de ses revendications,
de ses points de vue et de son vécu, un fossé semble demeurer entre ce que cher-
chent à dire les personnes aux prises avec la « maladie mentale » et ce qu’en
entendent les décideurs et les praticiens.
En Amérique du Nord, le Diagnostic Statistical Manual (DSM) est l’outil
de base de la psychiatrie. Sa troisième version, publiée dans les années 1980, a
profondément transformé la recherche et la clinique. Dans le but d’affirmer et
de défendre le statut de spécialité médicale de la psychiatrie, les auteurs du
nombre de ses travaux combien tout sujet qui cherche à s’approprier son expé-
rience en la traduisant dans ses propres mots ne peut échapper au jeu des
relations de savoir et de pouvoir qui le constituent. Selon Foucault, le sujet est
une forme qui à la fois est construite et se construit à travers différents « jeux de
vérité8 ». Même lorsqu’il se constitue de façon active, qu’il dispose d’une cer-
taine liberté quant à la forme qu’il se donne, le sujet opère toujours à partir
d’un ensemble de règles de production de la vérité, ces dernières définissant ce
qui compte comme information, qui a la compétence pour valider ou invalider
une information et comment acquérir cette compétence.
S’appuyant sur une recherche de terrain menée dans trois ressources
alternatives en santé mentale au Québec, je veux tenter de mettre en lumière les
enjeux que soulève le parti pris des organismes membres du Regroupement de
soutenir leurs participants dans l’expression de leurs « vérités propres ». La prise
de parole des personnes aux prises avec la folie implique un ensemble de pro-
cessus de nature à la fois politique et sémantique : politique de par la négociation
qui engage dès lors les autres acteurs du domaine relationnel, dans un champ
de discours et de contre-discours dominé par des savoirs experts ; et sémantique
à travers le recours à des langages qui impliquent des manières différenciées de
donner sens aux troubles mentaux et d’y réagir. Dans les lignes qui suivent, je
vais donc analyser les espaces de parole aménagés par les ressources que j’ai
visitées en m’interrogeant sur la manière dont on y accueille et dont on y sou-
tient les voix des usagers.
Par ailleurs, à travers cette analyse du rapport des usagers de ces res-
sources à la parole qui s’énonce dans l’espace des organismes alternatifs, je
cherche également à apprécier, mais aussi à critiquer, la notion de « souffrance
sociale » développée par Kleinman, Das et Lock9. Ce concept entend faire
contrepoids à l’objectivité désincarnée qui domine les politiques et les savoirs
experts en centrant le regard sur les rapports qui existent entre une personne
souffrante et le monde social et politique dans lequel elle se situe : la manière
dont le contexte politique, tant local que global, marque les corps des individus ;
et les façons dont l’ordre social et politique se mobilise pour soigner les personnes
souffrantes. Considérer les troubles psychiatriques comme une « souffrance
sociale » signifie donc tenir compte : (1) des origines sociales, économiques et
politiques de ces troubles ; (2) des modes collectifs de représentation et d’action
qui leur sont associés ; et (3) des rapports interpersonnels dans lesquels s’inscri-
vent le vécu subjectif et la mise en mots de l’expérience personnelle des troubles
mentaux.
DESCRIPTION DE L’ÉTUDE
Cet article découle d’une recherche que j’ai réalisée en 2001 à Montréal,
dans trois ressources alternatives en santé mentale. Menée dans le cadre de mon
mémoire de maîtrise, cette étude portait sur les différents processus qu’im-
plique la transformation narrative de l’expérience de la folie ainsi que son
énonciation10. Ici, je vais plus particulièrement me centrer sur l’analyse des
documents produits par les différentes ressources que j’ai visitées et des données
recueillies à travers mon observation-participante pour dépeindre et différen-
cier les contextes d’énonciation qu’offrent ces ressources. De tels contextes
peuvent être spécifiés en fonction d’un certain nombre d’éléments. D’abord, les
types d’acteurs porteurs de parole : des intervenants (professionnels), des ani-
mateurs (non professionnels) et des usagers. Ensuite, les styles d’interactions ou
la manière dont la parole circule : les intervenants tendent-ils à en avoir le mono-
pole ? Les usagers sont-ils davantage invités à la prendre ? Enfin, le champ
discursif et les règles en fonction desquelles s’articule la parole : celle des inter-
venants et celle des usagers. Après avoir brièvement présenté chacune des
ressources étudiées, je vais me centrer sur les dynamiques de pouvoir/savoir qui
y prévalent, m’interrogeant sur la possibilité ou non pour les usagers d’exprimer
leur souffrance dans les chemins qui sont les leurs. Suivra une discussion où je
10. K. Vanthuyne, Trouver les mots pour le dire. S’approprier un certain pouvoir sur l’expérience
de la folie à travers la prise de parole.
Souffrance sociale en paroles ˜ Karine Vanthuyne 41
Le principe de base qui anime le groupe de défense des droits est que
pour pouvoir pleinement se développer, et donc défendre ses droits et libertés,
une personne doit commencer par analyser la place qu’elle occupe au sein de la
société afin de discerner ce qui y réprime son plein épanouissement. À travers
des séminaires, des films et des groupes de discussion, cette ressource s’emploie
donc à sensibiliser ses membres aux rapports de force et d’exclusion dans les-
quels ils s’inscrivent en prenant appui sur un cadre d’analyse marxiste.
Le groupe d’entraide a quant à lui la particularité d’être un organisme
qui n’inclut pas d’intervenant, chacun et chacune étant aidé ou aidant selon les
circonstances. La prise en charge dans ce groupe est donc entièrement assurée
par ses membres, qui, selon la définition du groupe, sont des « personne[s]
psychiatrisée[s], ex-psychiatrisée[s], vivant ou ayant vécu la détresse émotion-
nelle ou intimement touchée[s] par la folie ». Véritable milieu de vie, cette
ressource offre également à ses membres des repas économiques, des ateliers
artistiques et des activités ludiques et éducatives.
de même usage de guillemets pour signaler le fait que je me réfère à leurs docu-
ments.
13. M. Foucault, Dits et écrits I, 1954-1975, p. 188.
14. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique.
15. M. Foucault, Surveiller et punir.
16. M. Foucault, Histoire de la sexualité I : La Volonté de savoir.
Souffrance sociale en paroles ˜ Karine Vanthuyne 43
pour s’établir et être reconnues comme sciences, ces disciplines ont transformé
le récit de soi et le récit de l’expérience personnelle en l’objet d’un savoir expert.
Foucault avance qu’une telle appropriation de l’autorité opère en destituant le
sujet de sa compétence à révéler une certaine vérité. Alors qu’on avait déjà
reconnu au criminel, par exemple, le pouvoir de produire la vérité du crime en
l’avouant, on refuserait dorénavant au sujet ce pouvoir en affirmant que seul un
spécialiste, en raison de sa formation, de ses connaissances et/ou de son statut,
détient le pouvoir de déchiffrer son récit et d’en faire apparaître le sens caché.
Ainsi, avec l’avènement des sciences humaines, le sujet a été déclaré dans les
sociétés occidentales contemporaines inapte à accéder, par lui-même, à l’intelli-
gibilité de son propre discours, et, par extension, inapte à participer à la
définition des modalités de son traitement, de sa guérison, de sa réhabilitation
ou de sa réadaptation. Parce qu’il ne peut pas saisir le sens de ses expériences, il
ne peut pas définir ses propres besoins, d’où le pouvoir exclusif des spécialistes
de décider eux-mêmes des régimes de traitement, de punitions ou de soins à
administrer au sujet.
La première chose qui capte l’attention de l’observateur sur le terrain des
ressources alternatives en santé mentale est la place qu’on semble chercher à y
aménager pour les savoirs dits « expérientiels ». Témoignant sans doute du souci
des groupes membres du RRASMQ de tourner le dos aux savoirs experts pour
plutôt s’engager dans une démarche de création et d’expérimentation de nou-
veaux modèles de pratiques, les organismes que j’ai visités semblent se
caractériser par une reconnaissance de la validité et, même, de la valeur parti-
culière des connaissances issues de l’expérience des troubles psychiques.
D’abord, dans certains d’entre eux (dont le groupe d’entraide), le vécu psychia-
trique est valorisé comme compétence : y sont employés comme animateurs non
pas des professionnels de la santé mentale (psychologue ou travailleur social),
mais des personnes qui sont elles-mêmes aux prises avec la folie. Dans les res-
sources où seuls des diplômés sont embauchés (dont le centre d’apprentissage et
le groupe de défense des droits), on note tout de même chez ces personnes une
même appréciation des connaissances fondées sur l’expérience propre de la
« maladie mentale », alors que les intervenants non seulement encouragent les
participants à faire part des enseignements qu’ils ont tirés de leur propre vécu
avec la folie, mais aussi se montrent généralement ouverts à ce que les usagers
remettent en question ce qu’ils avancent.
Cette considération pour le savoir propre des personnes aux prises avec la
folie se traduit en termes de pratiques par l’entretien d’un rapport davantage
égalitaire que hiérarchique entre les participants et les personnes-ressources17.
17. Afin d’alléger le texte, et lorsque la distinction entre les deux termes n’est pas utile
à l’analyse, je parlerai de personne-ressource pour à la fois désigner des animateurs
(terme qui désigne les employés des ressources alternatives en santé mentale qui ne
44 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
Dans le groupe d’entraide, par exemple, au sein des groupes de discussion, les
animateurs se soumettent aux mêmes procédures et critères de prise de la
parole. Ils ont, par exemple, eux aussi à demander le droit de parole pour
pouvoir s’exprimer. La seule chose qui les différencie des autres est le pouvoir
ponctuel et limité qui leur est donné de circonscrire ou de faciliter la prise de
parole des autres pour qu’elle demeure dans le cadre du sujet discuté. Par
ailleurs, la contribution des participants est également sollicitée dans cette res-
source en ce qui a trait à son fonctionnement. Ces derniers y sont régulièrement
convoqués à des réunions pour discuter et trouver des solutions aux difficultés
rencontrées, par exemple l’intégration difficile des nouveaux membres
(comment faciliter leur intégration ?), le fait que des participants ne s’impli-
quent pas dans la gestion du groupe d’entraide (jusqu’où respecter le rythme
des gens ?), ou que des participants masculins « harcèlent » des participants fémi-
nins (de la « cruise » au harcèlement : comment protéger l’espace des femmes
dans la ressource ?).
On constate ce même effort de démocratisation du rapport participant/
personne-ressource dans les deux autres organismes étudiés. Les intervenants
qui y travaillent semblent en effet eux aussi chercher à encourager les partici-
pants à faire part de leurs propres connaissances sur les questions abordées. Par
exemple, dans le centre d’apprentissage, lorsque Zoé indique qu’elle entend des
voix le soir chez elle quand elle va se coucher, et qu’elle n’est pas sûre si c’est le
fruit de son imagination ou si ce sont ses voisins qui lui parlent, Marie, l’interve-
nante qui anime le groupe de discussion, demande aux autres participants :
« Qu’est-ce qu’on dit à Zoé ? » Victor, un autre participant, suggère : « Vérifier
serait la bonne affaire à faire. » Zoé répond alors : « Oui, mais je suis pas pour
aller cogner à tout bout de champ chez les voisins ! » Victor rétorque : « C’est
qu’entendre des voix, c’est profondément angoissant. C’est vrai que vérifier tout
le temps c’est pas nécessairement bon, mais c’est certain que ça prend du
support, quelqu’un qui pourrait te dire : “ non, tu n’entends pas des voix ”. »
Par ailleurs, lorsque l’expérience sur le terrain des participants entre en
contradiction avec ce qu’avancent les intervenants, ces derniers semblent géné-
ralement accepter de revoir leur position. Par leurs modes de questionnement et
leurs affirmations, les intervenants reconnaissent s’avancer en fait sur un terrain
fragile. N’ayant pas eux-mêmes vécu de désordre émotionnel, les intervenants
savent qu’ils s’appuient sur des prémisses issues d’une connaissance et d’une
expérience qui sont « extérieures » à la folie. C’est pourquoi ils se montrent le
plus souvent disposés à réviser leur point de vue lorsque des gens leur font com-
prendre qu’ils font fausse route. Ainsi, lorsqu’un intervenant du groupe de
sont pas des professionnels) et des intervenants (terme qui désigne les employés des
ressources alternatives en santé mentale qui sont des professionnels).
Souffrance sociale en paroles ˜ Karine Vanthuyne 45
défense des droits, Roger, affirme qu’à bien examiner les lois, on trouve tou-
jours un moyen de défendre les droits des gens, un participant, Pierre, riposte :
Pierre : Le problème avec l’appareil juridique, c’est qu’il fonctionne jamais en
notre faveur. […] Les juges ne nous entendent pas. Ils écoutent plutôt les psy-
chiatres comme des papes.
Roger : Sauf qu’on en gagne [des procès] avec certains avocats, bien que souvent
sur la peau des fesses.
Pierre : Jamais.
Roger : Mais c’est vrai que […] c’est un jeu à double tranchant : c’est arrivé que
l’hôpital a abandonné ses requêtes, mais c’est arrivé aussi que quand on est dans
le décor [les groupes de promotion et de défense des droits], ils augmentent les
charges [le nombre ou la gravité des accusations].
On remarque ainsi le souci de ces différents organismes d’aménager des
espaces de parole où le savoir des participants est non seulement sollicité et
entendu, mais aussi pris en compte. Outre l’embauche de non-professionnels,
cet intérêt pour les connaissances issues du vécu personnel semble plus généra-
lement se manifester par un effort des intervenants de ne pas s’accaparer le
droit de parole et de décision en ce qui concerne le fonctionnement de la res-
source, de même que par leur ouverture à la remise en question de leurs points
de vue et pratiques d’intervention.
Le rapport relativement égalitaire qui relie en général personnes-
ressources et participants au sein des organismes du RRASMQ semble en retour
offrir à ces derniers des espaces où il est possible de s’exprimer librement. Et les
participants m’ont fréquemment témoigné apprécier particulièrement que leur
parole soit ainsi sollicitée, entendue et généralement prise en compte. Alors
qu’à l’extérieur, plusieurs personnes ont mentionné se sentir généralement
ostracisées alors qu’on fait généralement peu de cas de leur point de vue (et ce,
même si ce qui était en cause les concernait directement, tels leur médication ou
leur mode d’hébergement), il semble que dans ces ressources, elles puissent se
sentir entendues peu importe qu’on leur aie ou non explicitement demandé
leur opinion. Les participants prennent la parole non seulement quand on les
invite à faire part de leurs commentaires ou suggestions ; ils n’hésitent pas non
plus à interrompre à tout moment la personne-ressource ou un participant pour
exprimer spontanément leurs impressions ou leurs difficultés quant au thème
abordé, mais parfois aussi quant à quelque chose qu’ils désirent tout simplement
exprimer dans l’instant.
Toutefois, malgré cet effort des groupes membres du RRASMQ d’assou-
plir les règles de circulation de la parole afin de soutenir l’expression de leurs
usagers, j’ai observé le maintien d’une certaine hiérarchie entre le savoir des
employés et celui des participants. L’ouverture des personnes-ressources aux
voix des usagers semble en effet limitée par ce qu’elles semblent percevoir
comme une « responsabilité » vis-à-vis des participants. Aussi, bien que dans ces
46 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
manière dont il approche le sujet qu’il propose de discuter. Cet animateur aura
alors tendance à reprendre la parole des participants en la synthétisant ou en
l’analysant, ce qui neutralise parfois les digressions et les remises en question
des perspectives que des usagers défendent personnellement quant aux thèmes
abordés.
Le fait que certains employés de ces ressources encadrent de manière plus
serrée la parole des usagers (que ce soit par sentiment de responsabilité par
rapport à une mission, ou par conviction d’une vérité dont ils auraient le mono-
pole) module en retour ce que les personnes sentent pouvoir ou non exprimer.
En empruntant et en défendant des langages particuliers, ces dernières déter-
minent de manière plus précise les termes de la discussion. Par exemple, dans
un atelier du centre d’apprentissage, l’intervenante, Marie, emprunte surtout
un « langage des émotions » : elle questionne, provoque, et se met à l’écoute
pour, d’une part, inviter les gens à communiquer leur vécu personnel et, d’autre
part, les conduire à certaines prises de conscience. Les participants à son atelier
vont donc surtout se raconter (« moi, je vis beaucoup d’anxiété quand je me
retrouve entouré de gens ») et s’autoanalyser (« dans le fond, c’est peut-être parce
que je n’ai pas reçu beaucoup d’amour de mes parents quand j’étais jeune, et
que j’ai plutôt été violentée »).
Par contraste, dans un cours du centre de défense des droits sur les modes
de traitement de la folie au Québec, l’intervenant, Roger, emploie un « langage
politique » : lui aussi interroge et écoute les participants, mais dans ce cas non
pas pour les encourager à entrer en contact avec ce qu’ils vivent de l’intérieur et
à l’exprimer, mais pour qu’ils se rendent compte des dynamiques sociales et
économiques qui sont à l’origine de leur mal-être. Or, ce changement de regard
de l’intervenant qui, tourné vers l’intérieur pour Marie, vise l’extérieur pour
Roger, est repris par les gens. Ceux-ci vont en effet non pas uniquement se
centrer sur ce qu’ils ressentent ; ils vont aussi dénoncer ce qui, sur le plan struc-
turel, met en jeu leur sérénité.
[L]a problématique de la psychiatrie, [c’est qu’on] n’a pas des vies standardisées.
Alors l’employeur, lui, il veut rien savoir. […] Même la psychiatrie pourra faire les
réussites qu’elle voudra, si on peut pas s’intégrer dans la société, si on est exclu, si
on peut pas expliquer qu’on a eu des problèmes mais qu’on est capable de sur-
monter certaines difficultés puis on est capable d’être productif dans la société,
puis d’enrichir la société, puis en même temps nous enrichir aussi, participer au
processus social… […] Quand tu es isolé, que tu ne peux pas travailler, donc tu
ne peux pas te marier, donc tu ne peux pas avoir d’enfants, donc tu ne peux pas
avoir de famille, tu ne peux pas avoir de vie sociale. Euh, tu fais quoi ? La vie c’est
ça. Tu fais quoi dans la vie ? Tu fais rien. Tu vis comme un vagabond, un errant.
Alors, après ça, […] la société vient se plaindre qu’on erre dans les rues. Mais tu
sais, c’est la seule place qu’on nous laisse.
48 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
leur rapport au langage de l’autre selon les divers enjeux auxquels elles font face
et selon leurs désirs.
Il faut par ailleurs souligner que les usagers de l’espace alternatif en santé
mentale sont en fait libres de fréquenter les ressources de leur choix, selon leur
rythme et pour le laps de temps qui leur convient. Circulant librement à travers
ces ressources, ils disposent donc d’un certain éventail de possibilités discur-
sives quant à la manière de donner sens à ce qu’ils vivent et d’y réagir. Si certains
cadres limitent la possibilité des individus d’exprimer ce qu’ils vivent dans l’ins-
tant, d’autres au contraire soutiennent leur prise de parole. Si « reste » il y a,
celui-ci trouve le plus souvent place pour se faire entendre en raison de la plura-
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24. J. Lamoureux, « Marges et citoyenneté », p. 35 (italiques tels que dans le texte ori-
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Souffrance sociale en paroles ˜ Karine Vanthuyne 51
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52 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
PROLOGUE
REPÈRES
1. La question du récit
Les sciences humaines contemporaines tiennent pour acquis que toute
saisie de la réalité est de nature interprétative, au sens où cette réalité ne nous
apparaît que filtrée par nos perceptions et nos instruments, par les schèmes de
compréhension qui animent notre pensée1. Pour Gianni Vattimo2, l’herméneu-
tique est la koiné de la philosophie et de la culture actuelles, avec son attention à
ce qui concerne la signification, le contexte, l’expérience et la subjectivité3. Il
s’agit alors de s’intéresser aux récits à travers lesquels les acteurs tentent de se
dire leur histoire et de la raconter, d’inscrire l’événement dans une temporalité
longue qui lui donne un sens.
Dans Temps et récit, Ricœur4 soutient que le récit utilise nécessairement les
ressources entrecroisées de l’histoire et de la fiction, en sorte que la narration
du passé déborde nécessairement le compte rendu des événements selon une
chronologie objective, par ailleurs inaccessible ; elle les inscrit dans une suite
d’intrigues et de possibilités dont on ne peut que supputer le mouvement et les
enchaînements. À travers l’ordre qu’il propose aux événements, le récit contribue
ainsi à former cette expérience selon un mouvement toujours repris et retra-
vaillé dans l’après-coup, en « avant-coup » aussi lorsque l’anticipation d’un
certain devenir infléchit le cours de ce devenir. Le récit médiatise ainsi les
constructions émergentes de la réalité et le degré de cohérence qu’il possède
n’est pas nécessairement le reflet d’une cohérence de l’expérience5.
6. Ibid.
7. Ibid. ; G. Becker, Disrupted lives : How people create meaning in a chaotic world.
8. J. Bruner, Acts of Meaning.
56 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
celui-ci ont été compris et interprétés par la personne à partir du monde qu’elle
habite. Il faudrait aussi parler du rôle que joue un certain « esprit du temps » qui
définit plus largement les frontières du dicible et du crédible, et propose au sujet
ses mots clés pour l’exprimer9. Ainsi, à la dimension temporelle des récits
s’ajoute une dimension spatiale qui ancre l’expérience dans la structure sociale10.
Sur le second plan, celui de l’adresse, notre propre présence comme écoutants
est nécessairement teintée par notre position réelle ou imaginée dans le champ
des rapports sociaux et les dynamiques de pouvoir qui les animent.
Il est dès lors impératif de s’interroger sur le régime de vérité que reflè-
tent les récits que nous recueillons, sur les forces qui contribuent à leur mise en
forme, ainsi que sur la manière dont nous participons, souvent à notre insu, à
l’élaboration des histoires que l’on nous raconte. Une conscience qui impose
une lecture au moins double des récits : en fonction de ce qu’ils cherchent à
traduire et de ce qui leur donne forme, et en fonction de notre rapport à l’autre
et de ce que nous injectons nécessairement dans l’échange.
Quelle polyphonie hante le récit ? Est-ce la voix de la personne elle-
même qui parle ? L’écho de ce qu’elle a entendu dans son entourage ?
Les voix glanées au cours des rencontres et des lieux fréquentés,
celles des milieux psychiatriques ou celles des groupes commu-
nautaires fréquentés ? S’agirait-il alors de voix étrangères qui
dépossèdent d’une voix propre, ou bien de mots de l’autre qui per-
mettent de dire ce qui, de l’expérience, demeure trop chaotique ou
trop fragmentaire pour pouvoir se mettre en mots ?
2. La violence de l’interprétation
Face à ce qui hésite, se dérobe, se mi-dit, se dresse le désir du clinicien,
celui du chercheur, le nôtre, de restituer aux récits leur cohérence cachée, de
pouvoir la constituer et en rendre compte. Une cohérence bi-face qui à la fois,
restituée à l’autre, pourrait l’aider à trouver son chemin à travers les mots, un
chemin vers soi et vers l’autre et qui, en même temps, fait écho à et confirme nos
attentes, nos présupposés comme écoutants, qui légitime la justesse de notre
propre argument. Bruner11 parle de la structure narrative implicite qui guide
les histoires que nous racontons comme ethnographes, comme chercheurs :
celle de nos propres structures narratives qui précèdent les récits, qui confèrent
une structure à ce que nous recueillons. Les anthropologues ne construisent
pas leurs récits à partir de leurs données, écrit-il, ils découvrent les données à
cause des histoires qui donnent forme à leurs perceptions du terrain, qui éta-
blissent d’avance ce qui comptera comme donnée.
Comment ne pas écouter l’autre à partir de soi, de ce que l’on pense
en savoir, de nos enjeux ? Et quel est l’effet de violence de la manière
dont nous entendons l’autre ?
Piera Aulagnier12 écrit que la mère prête à l’infans des désirs et des attentes,
des émotions et des réactions, tout comme elle s’invente de lui une réponse qu’il
n’est pas encore à même de formuler, en un véritable soliloque à deux voix.
Cette violence primaire que porte le discours maternel a une action anticipative
au sens où elle projette sur l’enfant des désirs ou des réponses qu’il n’est pas
encore à même de formuler. Elle transforme en signification partagée, acces-
sible, ce qui est encore de l’ordre de l’indicible et de l’impensable. On peut dire
qu’elle donne une première forme, un premier sens à ce qui pour l’infans
demeure encore pris au plus près du corps. Elle remarque qu’une telle violence
interprétative est nécessaire à l’advenue du sujet et à son entrée dans le langage
et dans ce qui est de l’ordre de l’humain. Cette violence est cependant toujours
en risque d’excès ou d’abus, surtout lorsqu’elle prétend s’imposer à l’activité de
penser et rendre cette dernière transparente au savoir de la mère ; une violence
qui prédéfinit alors ce qui est pensable et ce qui ne l’est pas, ce qu’on a le droit
de penser et ce qui doit demeurer hors champ.
Comment, pour ceux qui nous parlent, résister à la transparence
que sollicitent nos questions, qu’impose une compréhension qui se
vit et se pense empathique ?
Par ailleurs, les histoires comportent de nombreuses ambiguïtés et une
relative indétermination. Catherine Kohler Riessman commente : « Les textes
sont ajourés ; ils contiennent des vides et des incertitudes, et ils laissent une place
considérable à la réponse du lecteur13. »
Où passe pour nous la limite entre ce que, écoutant l’autre, nous
l’aidons à penser et à mettre en mots dans ce qui l’habite, et ce que,
à partir de notre propre lieu, nous lui prêtons de notre propre dis-
cours ? Et quelle est ici l’action de préformation de l’écoute que
supportent nos idées et nos représentations concernant ce qu’il en
est de l’humain dans le monde, de la folie et de la maladie mentale ?
Nos systèmes de référence et nos savoirs experts, même s’il s’agit de
savoirs que nous voulons alternatifs, créent-ils des zones d’ombre ou
de silence dans l’échange ?
Elle rappelle aussi que le droit de jouir de son activité de pensée a été
l’enjeu d’une lutte dont la victoire était loin d’être assurée. Ainsi, se découvrir
capable de mentir serait le premier coup porté, et le plus décisif, à la croyance
en la toute-puissance parentale. « À la dure ananké qui impose au sujet d’ac-
cepter la loi du discours […], le Je doit pouvoir opposer, comme en son temps au
pouvoir maternel, l’inaliénabilité de son droit de jouissance sur certaines de ses
pensées, son droit à penser secrètement et à en éprouver du plaisir19. » Et aussi :
« […] ce plaisir n’est possible “ par nature ” que si le pensé peut apporter la
preuve qu’il n’est pas la simple répétition d’un déjà-pensé-depuis-toujours20 ».
Ainsi, dans la psychose, on peut imaginer que tout un pan de ce qui
demeure non dit est une résistance à la transparence supposée de la souffrance
qu’imposent à l’expérience les savoirs experts ; ces savoirs qui sauraient d’em-
blée ce qu’il en est des processus de pensée, de ce qui habite les sujets et les
meut, de ce qui creuse l’angoisse et le sentiment que le monde bascule. Un pro-
blème de neurotransmetteurs, dites-vous ? Un déficit des capacités cognitives ?
Quels sont alors les ressorts des récits que l’autre accepte de nous
faire ? Comment entre en jeu notre propre désir de savoir, qui
pousse l’autre à dire et à nous faire entrer dans l’intimité de son
histoire, de sa vie ? Faut-il, et comment, aussi l’aider à préserver un
espace de non-dit ? Ne pas vouloir tout deviner, tout savoir, tout
comprendre ? Accepter les lacunes et les blancs ?
La dynamique du secret s’inscrit aussi dans un second mouvement qui
nous met plus directement en jeu, dans ce que nous sommes et dans ce que nous
représentons. Andras Zempléni21 en a bien décrit la dynamique lorsqu’il place
le secret au cœur de la rencontre ethnographique alors que secret se conjugue
avec sujétion, celle des peuples sur lesquels porte classiquement l’observation.
L’auteur voit dans le secret une caractéristique des peuples soumis ou opprimés
qui cherchent par ce biais à préserver leur identité sociale et culturelle. Le secret
serait cependant animé par une dynamique paradoxale : d’une part, il renvoie à
un acte de refus qui s’inscrit dans le rapport négatif qui lie le détenteur du
secret et son destinataire (c’est-à-dire celui face auquel quelque chose est
constitué en secret) ; d’autre part, il est habité par une tendance incoercible à se
frayer une voie vers son destinataire. Or, qu’il le veuille ou non, l’ethnologue (on
pourrait aussi dire tout chercheur) se présente comme le représentant de l’autre
monde, celui des dominants, celui des « normaux », de par sa prise particulière
dans la réalité historique, sociale, culturelle. Il participe ainsi au monde du
qui en est communiqué dans l’espace clinique participe des stratégies défensives
qu’évoque Zempléni.
Une tension un peu différente anime sans doute aussi le désir de dire et
de raconter : c’est celle que produit la mise au silence de larges pans de l’expé-
rience parce qu’ils sont jugés non pertinents par rapport au savoir qui préside
aux pratiques de traitement et de réhabilitation.
Dans l’un et l’autre cas, un contenu se trouve repoussé vers la marge, dans
une zone où il se fond avec les bruits du monde, ceux que l’on cherche à oublier
ou dont on déclare d’emblée la non-pertinence par rapport au discours que
construit le savoir et à ce que ce dernier rend audible.
Ainsi, ce qui allait de soi dans le rapport à la culture, au monde ordinaire, se voit
affecté d’une marque d’étrangeté, de non-nécessité.
La psychose est donc une expérience limite, marquée par un sentiment
de désaisissement de soi dont témoignent aussi des récits recueillis en Inde et à
Montréal. Le sentiment d’une altération innommable s’y manifeste à travers la
peur diffuse ou cristallisée qui domine la majorité des récits d’entrée en psy-
chose. Cette peur irradie en direction de l’impression d’une hostilité générale
du monde environnant, du sentiment d’une porosité des frontières qui démar-
quent un dehors et un dedans, le soi et le monde. Elle se diffuse en un sentiment
général de débordement ou de confusion qui brouille les pensées et parfois le
rapport au langage même28.
Comment protéger ces frontières du corps et de l’âme que l’on sent
constamment envahies, transgressées ? Ici, le non-dit peut se dresser
comme un écran, comme la seule possibilité de protéger un espace
intime.
À cette bascule du monde s’oppose la clarté apparente des critères dia-
gnostiques posés dans un manuel comme le DSM-IV. À ce propos, François
Peraldi29 parle d’une sorte de glossolalie délirante dans laquelle on aurait
sombré, d’une folie bureaucratique et politique qui renvoie à la force extermi-
natrice des institutions humaines, cette folie qui, note-t-il, constitue sans doute
l’essence de l’homme occidental en proie à la technique. Quelle que soit la posi-
tion pragmatique que l’on puisse adopter par rapport à l’utilité de tels manuels
diagnostiques, lorsqu’on les considère du point de vue de l’expérience qui vient
s’y buter ou s’y prendre, on ne peut qu’être frappés par l’abîme qui les sépare de
la face subjective de la psychose… même si pour certains patients, ces diagnos-
tics ont le mérite de nommer et de contenir la dérive de l’être et l’angoisse
qu’elle peut comporter. On peut se demander si des manuels diagnostiques du
type DSM, dans lesquels le repérage de quelques critères clés a déplacé une
tradition sémiologique attentive à la diversité des signes et des manifestations
du malaise psychique, ne participent pas de cette vision technocrate critiquée
par Adorno, une vision qui participerait au dévoiement de la pensée30.
Morris31 remarque ainsi que le silence de la souffrance peut aussi répondre
au sentiment que toute aide, toute préoccupation effective ont disparu. Qu’en
est-il alors d’un système de soins qui ne laisse plus de place à la parole singulière ?
28. E. Corin et autres, « Living through a Staggering World : The Play of Signifiers in
early Psychosis in South India ».
29. F. Peraldi, « Le désir de la chose. Lettres de François Peraldi à Jean Forest ».
30. L. Kahn, Fiction et vérité freudiennes. Entretiens avec Michel Enaudeau.
31. D. B. Morris, « About Suffering : Voice, Genre, and Moral Community ».
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 63
36. L. Kahn, Fiction et vérité freudiennes. Entretiens avec Michel Enaudeau, p. 270.
37. Ibid.
38. L. Kahn, Cures d’enfance.
39. J. Baudrillard, La transparence du mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, p. 20.
40. Ibid., p. 112.
41. Ibid., p. 264.
42. Ibid., p. 265.
43. L. Kahn, Fiction et vérité freudiennes. Entretiens avec Michel Enaudeau.
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 65
POSTURE
Nous voulons explorer ici la possibilité d’une autre lecture des récits qui
réponde à une attitude qui demeure en attente, qui fasse sienne la part d’incer-
titude que comportent les récits, leur part d’ombre, et explorer comment saisir
quelque chose de leur mouvement propre.
Un autre type d’écoute qui cherche à se situer au plus près de ce qui
court derrière ou à côté des mots, au plus près de la dynamique
dont témoigne le caractère parcellaire ou contradictoire des récits.
Il s’agira moins ici de chercher à dévoiler ce dont il serait ultimement
question dans ces zones de non-dit ou de mi-dit, que de réfléchir à ce que cela
suggère quant à une collusion possible entre des forces internes et externes qui
font obstacle à la mise en récit ou la font trébucher.
Moins de prétendre rendre par l’analyse ce qui a échappé au
langage que de souligner l’importance de ce qui, dans les creux du
langage, indique le tracé d’un mouvement intérieur qui parle,
d’une part, de l’inhumain dans la souffrance et, d’autre part, de la
temporalité et des trajets hésitants d’un mouvement vers la forme ;
d’évoquer la violence particulière à laquelle se heurtent certaines
existences, et que vient radicaliser la faillite du langage à dire l’ex-
périence.
Pour aborder cette zone du dire en bordure des mots, nous allons
emprunter successivement plusieurs voies d’entrée qui évoquent différents plis
du mouvement de la parole dont nous ont paru témoigner les récits. Il ne faut
pas les comprendre comme des catégories exclusives mais comme des accentua-
tions particulières de dynamiques que l’on retrouve sur un mode majeur ou
mineur dans la grande majorité des récits. Ces voies diverses jettent chacune un
éclairage partiel sur la zone d’ombre du discours, comme chaque tour de l’ex-
trémité d’un kaléidoscope réarrange différents éclats de verre colorés et révèle
un dessin particulier et en partie contingent.
47. E. Corin et autres, « Les figures de l’aliénation. Un regard alternatif sur l’appropria-
tion du pouvoir » ; Rodriguez et autres, « La thérapie alternative : se (re)mettre en
mouvement ».
48. E. Corin, « Facts and meaning in psychiatry. An Anthropological Approach to the
Lifeworld of Schizophrenics » ; E. Corin, « The Thickness of Being : Intentional
Worlds, Strategies of Identity and Experience among Schizophrenics » ; E. Corin,
« The “ Other ” of Culture in Psychosis » ; E. Corin et autres, « Living through a Stag-
gering World : The Play of Signifiers in early Psychosis in South India ».
49. E. Corin et autres, « Les figures de l’aliénation. Un regard alternatif sur l’appropria-
tion du pouvoir » ; Rodriguez et autres, « La thérapie alternative : se (re)mettre en
mouvement ».
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 67
50. Cette relecture s’est appuyée sur un premier travail d’analyse réalisé par Karine
Vanthuyne en fonction d’un certain nombre de catégories de contenu.
68 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
sur des décisions que j’avais à prendre. » Quand elle se sent enragée, il faut aussi
qu’elle le raconte à quelqu’un et cela lui fait du bien. Elle se sent un peu mieux.
Par ailleurs, elle commente aussi : « C’est que je ne sais pas quoi dire, puis
à qui le dire, puis comment le dire. » Cette hésitation pénètre tout, contamine
tout, la fait par exemple hésiter indéfiniment quant à la direction à prendre
dans le métro : « Ça me prenait du temps à réfléchir puis je restais dans le métro.
J’hésitais tellement à aller dans une direction ou l’autre. » Sa confusion est ren-
forcée par le sentiment d’entendre des voix. Dans ce contexte, elle en appelle à
l’autre, demande son avis : « C’est un de mes problèmes encore : je parle pas aux
bonnes personnes puis pas au bon moment. » L’autre est ressenti à la fois comme
hostile et surprésent, une surprésence à laquelle, on peut le penser, font écho les
voix qu’elle entend dans le métro lorsqu’elle bascule dans l’indécision.
Ainsi, on a l’impression que l’ouverture de U13 aux autres témoigne en
fait d’une double dynamique qui met en jeu la certitude et la sécurité des limites
entre soi et autrui aux frontières du soi. D’une part, elle témoigne du sentiment
d’une hémorragie, d’un flux incontrôlable qui vient du dedans et répond à un
besoin d’assurer ses prises sur le monde, comme le grimpeur en montagne ;
d’autre part, elle évoque la tentative toujours reprise de conjurer une menace
qui vient des autres et qui prend la forme du soupçon général que ces autres lui
sont hostiles, une impression qui fait écho à son sentiment de ne pas avoir de
repères. On a l’impression d’une confusion qui ne peut être contenue du dedans
et qui exige sa décharge sous peine d’angoisse, mais sans que cette décharge
parvienne véritablement à nommer ce qui est en question ; l’impression que
l’autre est à la fois un destinataire constamment recherché et quelqu’un tou-
jours suspect d’être contre elle. Ainsi, confie-t-elle, elle a toujours tendance à
« interpréter ».
À cette impulsion de tout dire s’oppose par ailleurs à la fois le sentiment
que les bons mots font défaut malgré leur abondance, et un désir de ne pas
parler, une retenue par rapport à la parole. Plus fondamentalement, cet échec
du dire ou ce retrait prolongent et inscrivent dans l’actuel un blanc qui concerne
la mémoire de ce qui fait mal. Elle dit ainsi ne pas se rappeler, avoir oublié tout
ce qui s’est passé avant la première arrivée à l’hôpital et, sur un horizon plus
vaste, ne pas même se souvenir de sa mère morte au début de son adolescence :
« C’est comme si j’avais oublié plein d’affaires… Je pensais que ça allait revenir
au début, mais je ne me suis jamais souvenue… J’en ai perdu des boutes… la
période précédant et entourant la mort de ma mère. »
Pour mettre de l’ordre dans ce double rapport aux mots, U13 en appelle
parfois à la temporalité : « Je pense que j’étais renfermée dans ce temps-là.
Aujourd’hui c’est le contraire », mais le récit semble ensuite se contredire et
laisse entendre qu’elle demeure jusqu’à aujourd’hui dans un rapport paradoxal
au dire : « Dans ce temps-là il me semble que j’étais hyper. Je racontais toutes
mes affaires personnelles puis j’essayais toujours de demander aux autres ce
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 69
qu’ils en pensaient… Je suis encore comme ça. Je veux avoir l’opinion des
autres. »
C’est plus profondément son histoire qui semble marquée par la para-
doxalité, par le sentiment d’être en marge, de ne pas comprendre. Ainsi, de sa
mère, elle rapporte d’une part le sentiment d’avoir été très proche d’elle, de lui
avoir tout raconté, de s’être trop fiée à elle plutôt que de faire les choses par elle-
même, mais aussi son déni face à la gravité de la maladie de sa mère : « Quand
j’ai su que ma mère était malade, je trouvais ça drôle parce que je ne savais pas
c’était quoi le cancer ; puis ma sœur m’avait dit : elle va mourir, niaiseuse. » Elle
évoque une jeunesse marquée par une grande consommation de drogues mais
aussi par son excentricité par rapport à sa famille : son père qu’éloignent ses
problèmes de drogue et qui préfère sa sœur ; cette dernière qui la traite de niai-
seuse, un jugement que prolongent et confirment les nombreux échecs qu’elle
vit par la suite ; le sentiment d’être à part dans ses cours. Elle se met à interpréter
ce que disent les professeurs, les étudiants ; elle mélange tout, elle se décrit
comme « pas mal éparpillée en ce temps-là ». « J’avais de l’énergie puis je restais
toute seule, puis là je comprenais plus rien. J’étais complètement en dehors de
la réalité. » Son isolement s’accentue après la mort de sa mère en même temps
qu’elle ne supporte pas la solitude et échoue à vivre seule « comme une de ses
amies ».
Ainsi, une vie à la fois en demande par rapport à l’autre et qui se sent
toujours en puissance d’être évaluée, rejetée par l’autre. Un mouvement qui se
cristallise dans son rapport aux mots, dans le blanc qui creuse la possibilité de
donner un récit cohérent de sa trajectoire de vie.
La question du rapport entre la parole, l’oubli et le secret est aussi au
centre du récit de U21, une femme de 46 ans qui a reçu un diagnostic de schi-
zophrénie. Dans son cas, c’est une histoire d’abus répétés qui constitue la trame
de l’histoire de vie ainsi que, plus profondément, la conscience que « tout le
monde savait » alors qu’elle-même ne parlait de rien. Son récit entrelace l’abus
par le père et par le médecin, un abus dont elle prend conscience, dans ce
dernier cas, lorsque le médecin lui demande de ne pas en parler à sa mère :
« J’étais une personne gênée, je n’ai pas pris garde. » La question du non-dit
noue ensemble ces deux abus et les fait se recouvrir en sorte qu’ils paraissent
glisser l’un sur l’autre et se confondre dans le récit, constituer un seul événe-
ment et il est parfois difficile de savoir de quoi elle parle. Elle se rappelle : « Tout
le monde le savait, mais je n’en parlais pas… Je l’ai su quand mon père a passé
en cour, que tout le monde savait. » Sa mère aussi se trouve prise dans cette
dynamique : « Elle aurait pu essayer… me parler, quelque chose. » Elle-même se
refuse à témoigner en personne au procès de son père : « Je ne veux pas témoi-
gner, parce que c’est mon père… je ne veux pas être celle qui le rentre plus
profond, qui le cale. » Les silences et les mots se heurtent lorsqu’il s’agit de
mettre des mots sur ce qui ne peut se dire.
70 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
Elle voudrait parler cependant, mais comment dire ce qui est enfoui si
profond ? « Je veux me faire comprendre mais ce n’est pas nécessairement qu’ils
vont me comprendre. C’est que j’ai une mauvaise habitude. Penser avant de
parler. Savoir comment dire. Si je dis quelque chose, est-ce que je vais le dire
croche ? Alors, je suis mieux de ne pas parler. » Refus de témoigner, impossibilité
de dire, impression que de toutes façons, les autres ne vont pas comprendre.
Pour elle aussi, cette carence des mots rencontre un blanc quant aux sou-
venirs, un blanc qui ici semble faire tache d’huile : « Comment j’étais quand
j’étais petite ? C’est une drôle de question parce que je ne me souviens pas. Il y a
des blancs. » Quand on lui demande à quel âge a eu lieu l’agression sexuelle par
son père, elle répond : « Je sais que j’ai des blancs. Mon père, c’est un voleur
aussi. Et c’est là que je suis mêlée. Je suis vraiment mêlée dans ce bout-là. » Un
voleur ? Un violeur ? Témoigner contre son père ? Comment le pourrait-elle ? « Il
manque tellement d’information dans ma tête. » Elle nous permet d’approcher
un peu cette difficulté à dire lorsque, à propos du médecin, elle commente :
« J’ai de la misère à en parler, parce que c’est dur. »
Face à son incertitude, elle essaie de s’accrocher à des bribes de positif
mais ces dernières se révèlent à leur tour minées, paradoxales. À propos de sa
mère, elle dit : « C’est sûr qu’elle doit m’avoir aimée quelque part, mais… ce qui
me faisait mal, c’est qu’elle parlait plus avec les plus jeunes que moi… » Au sou-
venir du silence de sa mère « qui savait » et à son regret que sa mère n’aie pas
essayé de lui parler, elle oppose l’image où elle est sous les jupes de sa mère
« parce qu’elle avait su me protéger ». Mais le passé résiste : « Je me souviens plus,
j’ai des blancs. J’essaie de trouver du positif, j’arrive pas à en trouver. » Ce carac-
tère paradoxal des traces de la mémoire marque aussi les souvenirs qu’elle essaie
de rassembler par rapport à son père : « J’essaie de trouver un bon côté à mon
père. Il aimait nous faire prendre des chocs sur une chaise. Il trouvait ça drôle. »
Son père qui finit par la « sacrer dehors » après la mort de sa mère quand elle est
jeune adulte : « Il ne voulait rien garder de maman et moi, je voulais lui laisser
des choses. » Elle dit encore : « Ma famille, je suis appréciée. Mais je ne suis pas
sûre. » Durant l’entrevue, elle parvient à nommer ce sentiment de confusion
dans lequel elle se perd : « Trop d’affaires. Trop d’agressivité. La honte. J’en ai
mangé de la honte. De la haine, de l’amour, c’est un vrai mélange. » Comment
parler alors, mettre en récit, lorsque les repères de réalité semblent aussi fuyants,
incertains ?
La balance semble en fait toujours pencher vers le négatif. Jeune déjà, elle
« défaisait les chansons », transformant le « c’est beau la vie » en « c’est moche la
vie ». Elle se rappelle ses échecs à l’école, les menaces répétées d’abus au travail,
son sentiment d’être rejetée, effacée quant à son être propre. Ainsi, alors qu’elle
le regarde danser, son père lui enjoint d’arrêter de pleurer : « En voulant dire :
Tu es un torchon, tu pleures pour rien. C’est que tu vois ce qui se passe, l’amour
qu’il a pour les autres et que moi, ben, mange de la merde. Ça, ça m’avait fait
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 71
3. Se construire en double
Dans d’autres récits, la question du dire se déploie sur l’horizon d’une
dualité qui sépare l’être et le paraître, celui d’une exigence de dissimuler de
larges pans de vie. Ainsi, pour U02, l’impossibilité de parler, de trouver les mots
semble plonger ses racines dans une orientation sexuelle qui le rend double-
ment marginal : par rapport à son petit village où il ne trouve personne à qui
parler, aucun modèle auquel se référer, et par rapport au milieu gay de Montréal
dans lequel il se sent incapable de s’intégrer. Une homosexualité qui est vécue
comme une source de confusion et que le diagnostic d’un guérisseur révèle elle-
même marquée par l’ambiguïté : il serait « 50 – 50 ».
Cette ambiguïté de fond semble impulser le mouvement d’une vie sur un
double registre : « Ce qu’il y a au-dedans, il ne faut pas que cela paraisse parce
que tu es gay » et se prolonge dans une coupure plus générale par rapport aux
émotions et une difficulté à exprimer ses émotions en thérapie, même s’il peut
verbaliser ses difficultés et les comprendre intellectuellement. Ce retrait par
rapport aux mots semble pris dans une indécision interne dont il n’arrive pas à
se déprendre : « Il y a un arrêt, tu sais, intérieurement. Tu te fais brasser par ça,
t’es comme pas assez conscient, c’est ce que j’appelle être dans les limbes, être
dans la brume. » Cette incertitude irradie sur l’ensemble de sa vie : « Je me suis
toujours cherché. J’avais beaucoup de difficultés à m’ancrer, à choisir des
études… Moi, j’ai comme une grosse confusion, puis une grosse division… Je
me sens comme ambivalent à la base. » Il a des mots très forts pour dire la souf-
france intérieure : « J’ai vécu trop de dépression, en dedans, c’était l’enfer. C’est
plus que le mal à l’âme, c’est une grande déchirure, c’est l’enfer. »
U02 associe ce clivage de son monde intérieur moins à des expériences
négatives qu’il aurait eues dans son rapport aux autres qu’au mouvement même
de sa quête personnelle : « C’est plus ma dynamique à moi, parce que je vis des
problèmes d’orientation sexuelle. J’ai comme appris jeune : ferme ta gueule.
C’est comme resté. » Pourtant, s’il dit ne pas avoir été lui-même confronté à des
réactions négatives, la violence des autres lui est révélée de biais, à travers ce
qu’il voit arriver à certains de ses camarades à l’allure efféminée. On peut penser
que ces images ont inscrit en lui leur empreinte par le dedans, lui ont imposé
cette nécessité de ne pas dire, qui entre en résonance avec les exigences de sa
propre indécision.
Par ailleurs, pour U02, ce double registre du dire et du non-dire rejoint
d’autres dédoublements : au niveau de l’image de soi qui se déploie selon une
polarité où au « J’étais très inventif, bricoleur » répond un « J’étais très luna-
tique, absent » ; au niveau du contraste ouverture-fermeture entre la ressource
alternative (« une maison ouverte ») et l’expérience vécue en psychiatrie, per-
sonnellement ou à travers ceux qu’il y a côtoyés : « ne pas se sentir traité
humainement… » ; au niveau de la double valence potentielle des ressources
74 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
alternatives selon l’angle sous lequel on les considère : « Dans les groupes d’en-
traide, ça a deux aspects, tout dépend de son attitude intérieure. Ça peut autant
te caler, tous les problèmes que les autres vivent, comme il y a un aspect vrai-
ment positif à partager ce que tu vis et à rencontrer des gens qui vivent un petit
peu la même chose que toi » ; dualité aussi au niveau d’une attitude intérieure
qui oscille entre un désespoir sous-tendu par l’incertitude et la peur de perdre
la boule, et la conviction qu’il va s’en sortir. Il se construit ainsi en double : « Je
faisais tout ce qu’on attendait de moi » comme aller à l’école, apprendre un
métier, « mais j’étais complètement à côté, en dehors de moi-même, à côté de la
coche. C’est un rôle que je faisais, moi. »
Un dédoublement intérieur qui s’accompagne du sentiment d’une intense
solitude, du sentiment d’être à part. C’est en termes de dédoublement qu’il
décrit aussi le point culminant de sa crise : « Je pensais plus rien qu’au pylône
électrique, j’avais l’impression de marcher sur la rue, j’allais au coin de la rue,
j’allais me diviser en deux. Je me suis présenté à Louis-H. Lafontaine. » Par
ailleurs, ce dédoublement se trouve aussi actualisé ou matérialisé, dans un sens
positif cette fois, à travers des expériences de type paranormal qu’il vit sur le
plan psychique, « des prémonitions… des choses difficiles à expliquer ». Il
précise : « Et ce n’est pas la maladie mentale, je m’en excuse, et ce n’est pas non
plus de la dépression, là. » C’est aussi là un registre d’expérience qui le réinscrit
dans une continuité, qui l’ancre cette fois dans une filiation puisque sa mère est
médium et que « il n’est donc pas étranger à cela ».
Dans ce contexte, la possibilité de se reconstruire lui paraît passer essen-
tiellement par un essai de mettre de l’ordre : « Je me sens comme si j’étais en
train de faire un casse-tête de ma vie, de brasser les pièces puis tranquillement,
ça se met en place. » Mais en figure inverse, il dit aussi avoir peur de « perdre des
boutes », que ce soit les poumons (car il fume) ou une autre affaire. Une méfiance
demeure par rapport au dire, la conscience de la nécessité de préserver une
zone intérieure d’intimité : « Il faudrait qu’il y ait une petite clochette qui sonne
dans ta tête pour te le rappeler, pour que tu ailles pas trop loin, pas sans le
vouloir. » Il faudrait aussi pouvoir effectuer un parcours intérieur qui le conduise
vers un lieu qu’il puisse vraiment habiter : « J’avais toujours des idées de voyage.
Un jour, d’avoir une serre, un jardin, des choses comme ça. Je dirais que c’est
plutôt de me trouver moi-même. » Mais le sentiment de demeurer pris dans un
mouvement qui n’arrive pas à se déployer demeure : « Je suis quelqu’un qui s’est
toujours cherché dans la vie, je ne suis pas arrivé à rien… j’ai comme tourné en
rond, je me suis épuisé là-dedans, j’ai pas trouvé mon chemin… des boutes, c’est
le désespoir. » Et il cherche encore et encore, a essayé des pratiques naturelles et
alternatives diverses, consulté des médiums et lu de nombreux livres. Et quand
plus rien ne fait, « je me couche chez nous, je fais la planche. Quand ça ne va
vraiment pas, je vais pleurer. » Il est convaincu que c’est du dedans de la per-
sonne que doit venir le changement.
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 75
4. Un passé en décalage
Cette tentative de reconfigurer le passé en y injectant un positif qui le
rende pensable ou représentable, se trouve mise en acte avec beaucoup de force
dans certains récits. Les personnes mettent alors de l’avant une image positive,
idyllique, du passé ; toutefois, d’autres traces qui affleurent dans le récit suggè-
rent une réalité plus sombre ou à tout le moins plus ambiguë. On peut dire que
positif et négatif s’y trouvent moins entretissés que juxtaposés. Un exemple
permet de l’illustrer.
Lorsqu’on l’interroge sur son enfance, U09 présente d’abord un récit qui
a tous les traits d’une belle histoire ; elle convoque jeux, lumières et couleurs
pour raconter une vie heureuse, comme on le ferait au chevet d’un enfant
apeuré. Elle évoque ainsi le paysage heureux de l’enfance chez ses parents, dans
la pelouse, parmi les arbres, les rochers, le soleil, la pluie ; les jeux dans la forêt
et avec la terre que l’on mêle à l’eau grâce aux couvercles de pots que donne sa
mère ; la balançoire construite par son père. En parallèle, elle raconte aussi
comment avec sa sœur, dans cette famille de 14 enfants, elle se trouvait prise
entre les plus vieux (« Un moment donné, deux de mes frères se sont mis à ne
plus nous parler ; lui, on le trouvait méchant, je défendais ma petite sœur) et les
plus jeunes qui leur faisaient la guerre et se cachaient derrière les aînés lorsqu’elle
et sa sœur voulaient se défendre. Un double registre similaire marque la descrip-
tion des parents présentés à la fois comme de bons parents mais aussi comme
émotionnellement distants : « De très bons parents mais je les ai vus s’embrasser
peut-être une fois dans ma vie ; des caresses de mon père et de ma mère, je n’en
ai jamais eues. »
Sa vie de couple est elle-même décrite et commentée à travers un jeu simi-
laire de contrastes. U09 oppose le caractère heureux de son enfance et une
relation de couple très difficile, où son mari apparaît de plus en plus comme un
personnage diabolique ; leur relation contraste avec la vision idéale et salvatrice
du couple qu’elle s’était formée : « J’avais mis tout mon être là-dedans, cette vie
de couple… Plus le temps avançait, plus mon couple se brisait. » Alors qu’elle
aurait aimé avoir une belle vie familiale, à l’image sans doute de la face positive
des souvenirs de l’enfance, la réalité est tout autre. Elle parle de la vie avec son
mari comme d’une vie de peur et de désolation ; ses deux enfants ne se parlent
plus, n’ont avec elle que des relations très distantes. Une dualité analogue fait
76 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
aussi surface sur le plan du religieux : alors qu’elle pense régler ses problèmes en
fréquentant un groupe charismatique vers lequel l’envoie son mari (« Ça allait
me faire du bien »), elle s’y trouve à nouveau en plein négatif : « Ça a rempiré. Ils
ont commencé à parler des affaires négatives, des démons, des fantômes, moi
j’ai eu peur de ça. »
Les voix qu’elle entend semblent donner forme et matérialité à cette
dualité. Certaines voix lui disent qu’elle n’est pas gentille, qu’elle est méchante :
« Tu n’es rien, tu n’es qu’une petite cervelle d’oiseau. » Tout à coup cependant, la
voix change : « Tu es une fille sympathique, tu sais bien travailler, tu es adroite. »
Elle ajoute : « J’avais une voix qui était positive et une négative. Et les deux voix
étaient toujours en train de se quereller ensemble. »
Et ici aussi, c’est le négatif qui impose sa marque et l’entraîne : « Ce que je
recevais, c’était rien que du négatif. Mon intérieur, c’était rien que du négatif, à
tous les jours, de l’accumulation. » Elle sent que son mari cherche constamment
à la diminuer. Elle se décrit comme « le cœur gros, la gorge serrée, le moton
dans la gorge, pendant des années ». Mais de cette souffrance, elle n’en parle
pas, elle cherche à la dissimuler, à ses enfants, à sa famille ; elle vit un sentiment
de solitude intense, se sent diminuée, « moins que rien » parce qu’elle est sur le
bien-être social. Elle se décrit comme « un roc fermé ; j’exprime pas tellement
mes sentiments ». Le milieu psychiatrique participe pour elle de la même dyna-
mique au sens où elle s’y sent rabaissée, un sentiment qu’accentuent les
promenades obligatoires qui la désignent aux yeux de tous comme « du monde
de la psychiatrie ». Un sentiment qui, pour elle, reprend et rejoue ce qu’elle a
déjà vécu avec son mari, mais que vient compenser la relation qu’elle a pu y
nouer avec une intervenante qu’elle peut appeler quand elle a de la peine.
On a l’impression que cette vision positive de l’enfance sur laquelle s’ouvre
son récit, l’image qu’elle parvient à garder de ce qu’aurait dû être sa vie (« Si
j’avais eu un homme dans ma vie, un vrai homme qui aurait su me protéger,
protéger mes enfants… »), le désir qui demeure de se faire bercer par son père,
les figures du « bon dieu » et de « maman Marie » : « C’est important, un être
suprême qui veille sur vous », toutes ces références lui permettent de tenir, de
s’accrocher à du positif même s’il demeure largement virtuel. C’est sans doute ce
qui lui permet de garder ouverte la polarité positive de son rapport à l’avenir,
alors qu’elle parle de l’idée d’aller vivre seule comme d’un défi qu’elle va tenir :
« ma nouvelle vie à moi, ma nouvelle manière de me comporter et d’agir selon
mes goûts, selon ce que je veux de la vie » même si en même temps, « me retrouver
seule en loyer, j’ai crainte de ça… ça ne m’enthousiasme pas parce que j’ai la
crainte que ce ne soit pas à mon goût ». Cette fois, et grâce au soutien de la res-
source alternative, à l’accueil, à l’écoute et à l’accompagnement qu’elle y a
trouvés, il est peut-être possible que le positif l’emporte, même si à chaque fois
qu’elle pense s’en sortir pour de bon, quelque chose arrive qui vient la recaler
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 77
encore. La ressource alternative est aussi le seul lieu dans son récit qui semble
préservé de l’ambivalence ou de la dualité qui s’étend sur tout.
5. La force de la répétition
Dans d’autres récits encore, c’est à travers la répétition qui anime l’en-
semble du récit que semble se dire la sensation d’un enfermement ou encore
l’insistance d’un destin qui marque les différentes facettes de la vie. Dans le
récit de U34, une des choses qui frappent est la répétition de certains mots ou
de certains signifiants, une répétition qui évoque de biais la force des contraintes
dont ce jeune homme se sent le jouet.
Ainsi, lorsqu’il parle de sa vie, il fait s’enchaîner un double deuil : celui de
sa mère décédée quand il avait 14 ou 15 ans, et celui de sa chatte. Dans les deux
cas, il est question d’un mal insidieux, rampant, qui fait son œuvre sans qu’il en
ait conscience : le diabète juvénile pour sa mère, la leucémie pour sa chatte. À un
autre moment de l’entrevue, il commente : « J’ai demandé souvent à Dieu :
Comment se fait-il que tu m’as donné ma mère malade, une chatte malade ? » La
suite de sa phrase, dans son caractère paradoxal, évoque la malignité du destin :
« Probablement que c’est de l’amour inconditionnel. C’est inconditionnel et je
dois l’accepter. » Un inconditionnel qui ne renvoie donc pas ici à la certitude de
l’amour de l’autre quoi qu’il arrive, comme le voudrait l’usage commun de la
langue, mais à la force de la contrainte qui demeure active dans l’actuel : « Je ne
l’ai plus, j’ai de la difficulté à faire le deuil. Tout refait surface. »
La perte de sa mère se voit creusée par la violence de l’emprise que son
père exerce sur lui : ce père qui s’oppose à ce qu’il parte avec sa mère lorsqu’elle
se sépare de lui quand il a dix ans ; un père incestueux et qui l’oblige à faire
toutes les tâches du ménage lorsqu’il rentre de l’école (« J’entretenais la fonction
d’épouse à la maison, c’est pas normal »), ce qui l’isole encore davantage des
autres, lui qui est déjà renfermé ; un père qui « tape les lignes » et enregistre ses
conversations téléphoniques avec sa mère, qui l’oblige à lui dire des choses vio-
lentes ; qui « avait les yeux collés dans mon journal intime, lisait ce que j’avais
écrit par rapport à certaines choses de ma vie ». Un père qui à la fois pénètre les
frontières du soi et le coupe des autres, de sa mère, de ses grands-parents pater-
nels dont il craint qu’ils ne décident de lui laisser leur argent et qu’il n’a pas
revus après qu’ils aient été placés.
Cette intrusion violente du père dans sa relation avec sa mère semble se
rejouer indéfiniment à travers l’impression actuelle qu’il a que quelqu’un le sur-
veille : « J’entends un déclic provenant du téléphone, qui ne vient pas de Bell.
J’ouvre le téléphone et j’entends quelqu’un qui veut me faire du mal, qui écoute
mon téléphone. Ce sont des phénomènes que je ne peux pas expliquer. » C’est
aussi l’empreinte du père que semble évoquer la répétition et le flottement du
terme « manipulation » qui qualifie tant le comportement de son père à son
78 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
égard : « J’ai été tellement manipulé par mon père, je n’accepte plus mon père »,
que son propre rapport aux autres lorsque, enfant, il est placé à Rivière-des-
Prairies : « J’étais très agité, j’aimais à faire peur aux autres. C’est au niveau de la
manipulation, c’est pas malsain… mon père disait que je manipulais les autres à
l’hôpital. Je ne crois pas, j’étais jeune, je voulais étudier les personnages de mon
entourage. » Un signifiant qui passe du père au fils mais dont on ne sait plus,
dans ce dernier cas, qui le prononce.
La confusion entre ce qui vient de soi et ce qui vient de l’autre redouble
ainsi, ou vient révéler, la transgression par le père des frontières du soi et de
l’intimité. U34 dit ne pas être un gars violent mais c’est lui-même qu’il coupe à
l’hôpital avec une lame de rasoir. Violence de/vers l’autre, infléchie vers le soi.
Une caméra qui tourne dans sa tête quand il est seul dans son appartement :
« Ça tourne sans arrêt, c’est à devenir fou… des fois, au coucher, j’entends un
homme ou une femme me parler dans l’oreille droite. Je deviens paranoïaque,
j’imagine que le voisin entend tout ce que je dis. » Les limites entre fantasme et
réalité s’estompent : « Je faisais des cauchemars la nuit, des rêves éveillé. J’avais
peur. Je voyais une dame courir avec un couteau à travers les murs. J’allumais la
lumière du passage pour me sécuriser. » Dans la même ligne, l’ordre des généra-
tions semble brouillé : « Je me sentais aimé par ma mère. Elle était comme une
sœur pour moi. »
Dans ce contexte, d’une part il se renferme, a du mal à exprimer ce qu’il
ressent, et d’autre part, il s’en remet à un principe d’ordre supérieur : « Le père
modèle que j’ai jamais eu, aujourd’hui je sais que j’en ai un. C’est Dieu. C’est
Dieu mon père. C’est écrit dans la Bible que l’on est informe, non complet dans
le ventre de notre mère. Dieu ne condamne pas. Pour moi, il n’y a que lui dans
ma vie pour me soutenir… J’ai une statue de la Vierge avec le petit Jésus dans les
bras et je l’allume le soir… je crois que ma mère me protège et qu’il y a des anges
gardiens qui me protègent. »
Ainsi, dominant son récit, il y a la force du négatif qui lui empoisonne la
vie et il ne sait plus ce qui le concerne en propre et ce qui est lié à la vie même :
« C’est ancré, collé à ta peau et mes angoisses, malgré les médicaments… Les
angoisses partent de loin, de peut-être quand on est jeune. Ça fait mal dedans
puis t’es comme prisonnier de ça. » Mais c’est ce même arrière-plan, absorbé
dans la contrainte, qui fait aussi ressortir la force ou le courage qu’il a de mobi-
liser son imaginaire pour se construire un monde habitable, aimable. Dieu, la
Vierge, des figures qui le protègent, mais aussi : « Des fois, je pars au parc juste à
côté, je m’adosse à la petite fontaine et je m’imagine que c’est une rivière. Ça me
fait du bien. » Une force qui demeure malgré tout comme en suspens sur le vide :
« J’espère de pouvoir m’en sortir… je le vois pas, mon avenir. »
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 79
On peut dire que les hésitations qui marquent la parole que nos questions
ont sollicitée incarnent de manière tangible une incertitude plus fondamentale,
que l’on peut qualifier d’ontologique au sens où elle ne concerne pas, ou pas
seulement, des expériences cognitives mais plus fondamentalement le sentiment
de soi, le statut de son existence propre et les rapports aux autres.
C’est de biais qu’évoquent les récits, à travers le mouvement des mots, les
paradoxes et les silences. Il nous a ainsi semblé qu’au-delà de leur contenu
souvent poignant, c’est par leur rythme même que les récits tentent d’approcher
un certain indicible qui fait son travail dans la personne.
Une empreinte qui marque l’existence et la meut, et que les per-
sonnes luttent pour transformer en trace d’une histoire dont on
pourrait retrouver des épisodes et ainsi peut-être se libérer de sa
contrainte. Face au dessaisissement de soi, le mi-dit permet de pro-
téger des frontières par rapport aux autres mais aussi, de manière
plus intérieure, par rapport à l’insoutenable du passé.
Une chose qui frappe, c’est à quel point, pour la grande majorité de ces
personnes, les difficultés actuelles révèlent au grand jour le poids d’existences
marquées par la pauvreté et l’abus, la manière dont se nouent conditions sociales
et expérience subjective en sorte que les failles et les dérives qui les marquent se
renforcent réciproquement. C’est sans doute cette intrication et ses ramifica-
tions à tous les niveaux de la vie de la personne qui sous-tendent en grande
partie cette difficulté à dire et l’impuissance du récit à brosser un portrait cohé-
rent d’une histoire elle-même brisée en fragments contradictoires. On peut
ainsi penser que la violence de la réalité rejoint celle qu’implique la psychose
pour l’expérience subjective et que c’est de ce nouage qu’il faut partir pour
rejoindre la personne dans sa complexité et la singularité de sa vie.
Dans ce contexte, l’hospitalisation a représenté pour plusieurs une source
de sécurité : « On se sent plus en sécurité qu’à l’extérieur », « Moi, ça me sécurise
l’hôpital » ; aussi, un rempart contre la solitude : « J’avais du monde avec moi.
J’essayais de remonter la pente avec du monde », « J’attendais qu’on m’aide, qu’on
me laisse pas seul, c’était le dernier recours ». Les mots du psychiatre, son dia-
gnostic parfois, peuvent aussi rassurer en proposant des mots et une « raison » à
ce qui est en bordure des mots, à ce qui agit du dedans ou revient en boomerang
de l’extérieur sous la forme de voix. Pour d’autres au contraire, la psychiatrie
appartient à un monde hostile, étranger, qui laisse l’empreinte d’une violence
additionnelle en réponse à la déréliction ressentie : « Je comprenais pas ça
l’hôpital, la psychiatrie. Je comprenais pas. Il m’avait brassée pas mal, l’infir-
mier, être enfermée parce que je ne voulais pas me déshabiller. Une fois, ils
m’avaient attachée mais avant, ils m’avaient donné une piqûre », « Je me suis
présenté à l’hôpital, je savais pas que les portes barraient en arrière… j’ai
80 Première partie ˜ La parole : les mots et les maux
complètement paniqué à voir les grilles et les fenêtres. Je me sentais pas bien
avec tous ces gens bizarres qui erraient dans les couloirs… les limbes. » À la vio-
lence de l’inconnu s’ajoute ainsi parfois celle de pratiques qui redoublent la
détresse et un sentiment d’abandon : « […] l’expérience que les autres m’ont
contée. Il y a du monde qui ont été drôlement maganés… ne pas se sentir traité
humainement », « À l’hôpital, je pleurais, je pleurais. Celle qui s’occupait de moi
a dit : va te coucher, va te reposer. Ils m’ont augmenté la dose de médicaments
plutôt que de me consoler, de me rassurer… Si tu fais pas correct, tu vas aller
dans une chambre en arrière, tu vas te faire embarrer ».
Quelle que soit l’expérience vécue en psychiatrie, le soutien que les per-
sonnes y trouvent est le plus souvent perçu comme demeurant de l’ordre du
palliatif ou d’un refuge disponible en cas de crise, mais qui ne semble pas avoir
de prise sur ce dont il est réellement question dans la détresse ressentie. Une des
personnes exprime ainsi clairement ce qui court dans la trame des différents
récits : « Le diagnostic, c’est pas vraiment important parce qu’ils se trompent de
toute façon. Ils ne le savent pas plus… il y a juste toi qui le sais, parce que t’es
malade. »
Par contre, l’incertitude quant à l’être et au dire que révèle le style des
récits dessine un paysage qui permet de cerner avec plus de précision ce qui,
dans la fréquentation des ressources alternatives en santé mentale, semble
rejoindre la personne au plus près de sa détresse et rouvrir pour elle une possi-
bilité d’exister comme sujet de sa vie. Ainsi, plusieurs personnes soulignent
l’accueil et la présence qu’elles y ont rencontrés, une présence et une reconnais-
sance qui portent la possibilité de dire et qui contraste avec l’impression d’être
à côté, en marge ou exclues qui domine leur vie : « Les gens, la communication,
l’écoute », « La manière dont j’ai été accueillie, c’était mon refuge. Pouvoir
jaser », « La ressource alternative m’a aidé à me structurer, à m’enraciner tran-
quillement », « Le sentiment d’une appartenance. Avoir une maison, ça favorise
ça. Une deuxième famille ». Les personnes mentionnent s’être senties considé-
rées, pour la première fois parfois : « Je me sens respectée. C’est le seul endroit
où je sens que j’ai ma place », « C’est comme une famille. On se sent apprécié, en
tout cas ». Plusieurs soulignent aussi la disponibilité d’une écoute aux moments
où l’on se sent porté à parler, une écoute qui porte la possibilité de dire : « Ils
nous écoutent quand tu as besoin », « Elle a vraiment le tour de venir chercher
les affaires, même si c’est entre les lignes… j’ai pu sortir la bouchée, ce que mon
père a fait… un moment, je lui ai écrit ».
Ce contexte permet aussi de s’ouvrir à de nouvelles dimensions de l’être :
« Ça m’a appris à découvrir l’humain, à moins juger… apprendre à comprendre
l’humain puis à me comprendre à travers ça. » La possibilité de faire du béné-
volat, le fait de prendre des responsabilités marque aussi un tournant important
pour plusieurs : « Ici, je suis bénévole. Donc, c’est à moi de donner ce que j’ai à
donner. L’importance de la ressource alternative, c’est de me sentir utile. C’est
Entre les mots ˜ Ellen Corin, Lourdes Rodriguez del Barrio et Lorraine Guay 81
Bibliographie
Cécile Marotte
Un jeune homme, en train de nettoyer des planchers, fait une pause pour
répondre à quelqu’un qui lui demande de ses nouvelles. Il est venu seul au Canada
et y est arrivé comme demandeur d’asile depuis trois ans, a été refusé au statut de
réfugié et attend le résultat de son recours en immigration sur la base de motifs
humanitaires.
Au cours de ce temps d’attente indéterminé qui correspond au fait que son dossier
n’a pas encore été examiné, il est susceptible d’être déporté à tout moment. Le
retour dans son pays d’origine comporte des risques. Il le sait et l’explique claire-
ment. Contre toute attente, le jeune homme conclut avec le sourire : « C’est ma vie
et elle continue ! »
Deux femmes sont en tête-à-tête, elles ont subi chacune des effractions physiques
violentes et multiples quant à l’intégrité de leur personne et sont habitées d’une
parole indicible et d’un silence insupportable. L’une est la mère de l’autre : elles
sont arrivées au Canada à un mois d’intervalle.
La plus âgée ne peut ouvrir normalement l’un de ses yeux affecté d’une lésion de
la cornée qui la fait souffrir et qui l’empêche de supporter toute lumière vive.
Lorsqu’elle s’est rendue à l’hôpital, elle a pu faire quelques examens mais son cas
relève d’une chirurgie oculaire laquelle n’est pas couverte par son statut de
demandeur d’asile. Souffrance physique individuelle, en attente. La plus jeune,
impuissante, assiste la souffrance de l’autre. Deux souffrances.
Une femme est arrivée seule au Canada avec son fils aîné ; un an plus tard, son
conjoint a pu la rejoindre avec les deux enfants plus jeunes. Pendant cette année
de séparation, Madame a été traitée pour une infection irréversible à la suite des
violences subies dans son pays. Souffrance profonde, indicible.
Ils sont, depuis quatre ans, dans l’attente indéterminée du résultat du recours en
immigration qui a été engagé par un organisme communautaire sur la base de
motifs humanitaires. Monsieur travaille depuis son arrivée au Canada dans une
manufacture : « Si je n’étais pas venu au Canada, je n’aurais jamais fait cette
expérience qui m’a énormément appris sur le Canada et qui m’a enrichi morale-
ment ! »
Le fils aîné, lors de son arrivée, était encore mineur et avait accès à l’éducation
publique. Il a brillamment terminé son secondaire et s’est orienté dans un cégep.
Ce jeune homme est devenu majeur (18 ans) en cours d’année, et le cégep l’a
renvoyé à cause de l’absence de statut juridique. Le jeune homme travaille actuel-
lement. Une immense amertume l’habite, génératrice de colère. Souffrance
individuelle, violence systémique, souffrance sociale.
Nous avons choisi de nous pencher sur la souffrance telle que nous la
côtoyons dans un contexte spécifique : celui d’un organisme communautaire2
dont la clientèle est composée pour l’essentiel de demandeurs d’asile venant de
tous pays, hommes et femmes qui y sont dirigés par une clinique médicale spé-
cialisée3 pour un soutien psychothérapeutique. Chaque semaine, des intervenants
reçoivent, envoyées par un médecin, des personnes en grande souffrance dans
le contexte d’un déracinement brutal ; dans la plupart des cas, leur vécu actuel4
est celui d’une solitude insupportable, difficilement compensée par la sécurité
ambiante dans laquelle elles évoluent.
2. RIVO : Réseau d’intervention auprès des personnes ayant subi la violence orga-
nisée. Organisme communautaire, Montréal.
3. CSA : Clinique santé accueil, spécialisée dans les soins médicaux aux demandeurs
d’asile, aux victimes de torture et aux réfugiés, localisée au CLSC Côte-des-Neiges,
Montréal.
4. Le nombre des cas rencontrés au RIVO ne reflète qu’une petite partie de l’en-
semble des demandeurs d’asile du Canada ou du Québec.
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 89
Nos observations nous ont amenée à penser que les demandeurs d’asile
sont confrontés à de nouveaux paramètres par rapport au temps : le temps de
l’urgence, de la précipitation, de la cruauté directe et brute, s’estompe sans dis-
paraître. Ce temps-là arrêtait la vie, la fauchait, l’estropiait ou la rendait
souffrante au-delà du supportable. Les violences et les souffrances ont fait
advenir au prix de l’exil un autre temps. Une lame a tranché l’enfance, la famille,
les multiples appartenances. C’est donc un temps nouveau : celui de la déli-
vrance, auquel accèdent les demandeurs d’asile lors de leur arrivée au Canada.
Cette nouvelle temporalité se perçoit et beaucoup l’éprouvent à la manière
d’une souffrance.
Cette souffrance qui ne se donne pas immédiatement à voir, qui n’est ni
dangereuse ni contagieuse, qui de surcroît ne dérange pas directement, nous
allons tenter de montrer en quoi et comment le temps, dans la manière dont il
s’impose ou s’estompe, en constitue un paramètre essentiel, comment la souf-
france s’aiguise au plan individuel lorsque le temps s’articule dans son
déroulement aux rouages juridiques et sociaux des procédures d’immigration.
Des années de recherche ont démontré l’incidence des politiques d’immi-
gration sur la santé mentale des demandeurs d’asile et des réfugiés. Nous avons
intégré à notre propos les effets sur le plan politique des actions de la TCRI5 sur
l’amélioration des conditions d’exil des nouveaux arrivants et les perspectives
ouvertes par ses propres recherches portant sur les incidences sur la santé
mentale de la séparation et de la réunification familiales chez les demandeurs
d’asile et les réfugiés.
Afin d’approcher plus finement la souffrance sociale d’individus en situa-
tion d’exil, qui se redouble pour certains par un contexte de séparation ou de
réunification familiale, nous avons pris appui sur deux recherches menées et
publiées par la TCRI en collaboration avec le Centre universitaire de santé
McGill et l’Équipe de recherche et d’action en santé mentale et culture
(ÉRASME), respectivement en janvier 19976 et en avril 20017. Ces recherches
avaient déjà noté l’importance du facteur temps qui intervenait à la fois à travers
les deuils à faire du passé, la difficulté de se projeter dans un futur social et
l’incertitude liée à l’attente indéterminée de l’audience.
Pourquoi avoir retenu le temps comme paramètre essentiel dans l’analyse
de la souffrance sociale ? L’incertitude quant à la durée d’attente relative aux
décisions juridiques annule chez les demandeurs d’asile, et ceci de manière
8. ERAR : Examen des Risques Avant Renvoi. Les décisions négatives issues de
l’examen d’un dossier soumis à l’ERAR ne prévoient pas de rencontre avec la per-
sonne concernée. Seules les décisions positives, lesquelles représentent entre 1 % et
2 % du total des demandes soumises, permettent une rencontre effective avec la
personne concernée.
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 91
surtout), ceux qui n’ont pas voulu partir et ceux qui n’y parviennent pas ; il y a
une page à tourner mais constamment c’est un mot, une phrase, un paragraphe
sur la page précédente sur lesquels il faut revenir pour continuer la lecture et
comprendre.
Le passé continue d’envahir et d’occuper un espace dans le présent actuel :
il a une place et, qui plus est, une place de droit car c’est en l’évoquant, en l’in-
voquant et en le construisant à la manière d’une deuxième peau qu’on voudrait
détacher de soi, que la demande de statut de réfugié se construit. On exige du
demandeur d’asile qu’il se transporte dans le passé et se regarde souffrir. Cette
exigence est juridique. Dans cette tentative de détachement, de regard sur ce
qui a été vécu douloureusement, certains sujets se retrouvent comme des écor-
chés vifs et ne parviennent pas facilement à la rationalité du discours attendue
par les commissaires et les décideurs. Pour d’autres demandeurs d’asile, davan-
tage maîtres d’eux-mêmes ou capables de la distance requise sur le plan
juridique, les traumatismes divers peuvent revêtir une fonction utilitaire : même
si les dires sont une souffrance, les dissimuler entraîne le risque de ne pas être
cru et d’être étiqueté comme menteur, porte ouverte au refus d’obtention du
statut. L’accompagnement social et psychologique prend alors toute sa valeur
car il va permettre cette traduction d’un vécu hautement traumatique en termes
juridiquement acceptables. Certains demandeurs d’asile excellent d’eux-mêmes
dans ce travail de « traduction » des traumatismes de leur vécu, ce qui ne rend
pas cependant cette capacité exempte de souffrances.
Les 28 premiers jours du demandeur d’asile à compter de son arrivée au
Canada ont une densité temporelle extrême car ils représentent le délai de
temps légal accordé pour rendre admissible la demande d’asile. Outre le fait de
devoir trouver un avocat et de constituer un dossier juridique acceptable qui
réponde aux exigences administratives, il faut – si un acheminement vers un
travailleur social n’a pas été fait à l’arrivée – mettre en place les recours légaux
à l’aide sociale dont l’allocation permettra de vivre minimalement au quotidien.
Passé ce délai 28 jours, sauf avis médical impératif, si la personne n’a pas com-
plété son dossier juridique, elle devient illégale, un statut dont il sera difficile et
long de sortir et qui stigmatise à court et à moyen terme.
Face à la diversité et à la nouveauté des choses à régler, le temps ne
s’éprouve pas comme une durée mais davantage comme une fuite en avant faite
d’activités juxtaposées qui n’engendrent pas de sentiment de continuité mais
qui s’accomplissent dans un flottement : une sorte d’anesthésie psychologique
où il faut apprendre à vivre par soi-même selon le temps des autres.
Il y a un deuil momentané mais impératif, du/des deuils à faire : si le
temps de ces 28 jours est chargé d’espoirs, ces espoirs sont en quelque sorte
flottants ; lorsque la détresse émotionnelle resurgit, il faut l’oublier : ce n’est pas
le moment de s’y arrêter ! Plus tard, dans quelques jours. Aussi, quand la revivis-
cence émotionnelle l’emporte, elle agit comme un frein dans ce tumulte de
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 93
l’arrivée qui doit être productif. Mais pour la mère qui a laissé ou perdu des
enfants derrière elle, pour les familles séparées, pour ceux qui ont déjà tout
perdu, le resurgissement de la souffrance est aussi inévitable qu’aigu, aussi
rapide que dévastateur : c’est alors entre la culpabilité et la peur de ce qui peut
encore survenir là-bas que se jouent les premiers pas de l’adaptation ici et c’est
l’utilité des balises du temps d’ici qui n’est pas toujours bien comprise.
Le temps de l’arrivée peut ainsi être sans pitié. Nous avons été témoins de
la souffrance individuelle éprouvée par certains demandeurs d’asile lorsque,
après quelques jours, ils commencent à réaliser qu’ils sont arrivés sans retour
immédiatement pensable. Certains en éprouvent du désespoir car ils ont été
contraints socialement à partir (mineurs non accompagnés, personnes risquant
de mettre en danger leur famille) : ils ont subi une pression familiale/sociale qui
se traduit ici par une souffrance indicible car ils ne voulaient pas quitter leur
pays ou leur famille. Quand ils commencent à comprendre le fonctionnement
du processus d’admissibilité au statut de réfugié, les lenteurs des procédures,
celles de la réunification familiale, celles du parrainage, quelques-uns perdent
pied et s’effondrent psychologiquement. D’autres, plus rarement, ne supportent
pas l’incertitude des délais d’attente, un temps qui ne se définit pas en étapes
précises et qui les pousse à se percevoir à des années-lumière de chez eux : ils
repartent alors définitivement.
Ce temps qui s’écoule indépendamment d’eux est également insupportable
pour ceux qui, dotés de compétences spécifiques, voient une partie d’eux-mêmes
comme gommée d’un seul coup par la mise en attente du statut. Seuls sont uti-
lisés à des fins juridiques, comme extirpés d’eux-mêmes, les événements
traumatiques qui vont autoriser leur existence administrative et permettre en
même temps immédiatement de les identifier comme venant d’ailleurs (voir
numérotation spéciale de la carte d’assurance sociale).
Ainsi, socialement et juridiquement, le traumatisme acquiert une fonc-
tion nouvelle qui est d’inscrire juridiquement le sujet dans la nouvelle société.
UÊ /iÊViÊÃiÕÀʵÕÊ>«ÀmÃÊ>ÛÀʵÕÌÌjÊÃÊ«>ÞÃ]Ê>Û>ÌÊÌÀ>ÃÌjÊ`Ý
ÕÌÊÃÊ
dans un autre pays avant de rejoindre le Canada et avait sollicité une
demande d’asile, laquelle lui avait été refusée, ce qui ne l’avait pas étonné
outre mesure. Afin d’éviter une déportation vers son pays d’origine, il
était donc venu au Canada. C’est lors de son arrivée au Canada, après la
période des premiers 28 jours que ce monsieur s’est effondré psychologi-
quement : cette fois il ne pouvait plus aller plus loin dans la recherche de
solutions à son statut d’exilé, mais il était définitivement très loin de chez
lui. Son illusoire maîtrise du temps s’était envolée une fois le processus de
régularisation des 28 premiers jours mis en place. Comme s’il avait voulu
créer des espaces de temps pour reculer l’arrivée définitive quelque part,
en donnant l’illusion de s’éloigner par bribes.
94 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace
UÊ
iÌÊ >ÕÌÀiÊ ÃiÕÀ]Ê j«ÕÃjÊ «>ÀÊ ½iÃiLiÊ `iÃÊ ÃjµÕiViÃÊ ÌÀ>Õ>̵ÕiÃÊ
traversées pour parvenir à quitter son pays, ne pouvait à son arrivée que
dormir, ahuri en quelque sorte par la sécurité ambiante, comme anes-
thésié. En outre, personne ne l’en empêchait ou ne le conseillait en quoi
que ce soit. C’est dans un état de torpeur qu’il se rendait aux sessions
d’informations générales de l’organisme où il était momentanément logé.
Il ne parvenait pas à embrayer sur ce temps de l’urgence de l’arrivée dans
la société d’accueil, il ne saisissait pas ce que représentait cette urgence au
sein d’une ambiance sécuritaire : il ne comprenait tout simplement pas
que le temps lui était compté pour ne pas devenir illégal ! Croyant se
mesurer à l’ancienne notion de droit d’asile et courant donc le risque de
pas arriver à temps sur le plan administratif ! Lui se croyait arrivé définiti-
vement une fois pour toutes et pouvoir fonctionner sur un temps qui,
comme dans son pays, ne se compte ni en minutes ni en jours.
D’autres encore se montrent très résilients par rapport à leur passé trau-
matique et parviennent rapidement à intégrer et à utiliser les services existants ;
leur adaptation semble donc très rapide. Ils ne sont pourtant pas épargnés par
la reviviscence des attachements premiers, toujours entachés de douleur et le
passé resurgit la plupart du temps à l’improviste : affectivement et émotionnelle-
ment il vient usurper l’énergie requise pour les premières démarches.
Ce qui est gagné sur les plans administratif et juridique grâce au trauma-
tisme n’a cependant pas pour corollaire d’alléger la reviviscence traumatique ni
la détresse émotionnelle des souvenirs. Aucune équivalence ne peut s’envisager
qui permettrait d’avancer que les bénéfices obtenus présentement pourraient
contrebalancer les exactions subies dans le passé. Le sujet ne s’y retrouve pas
toujours et oscille entre la désespérance de trouver un sens ici, la souffrance
d’avoir dû quitter là-bas et la nécessité d’apprendre à vivre normalement, indivi-
duellement, ce qui est très dur quand on sait la prégnance qu’avaient souvent
là-bas les systèmes de vie communautaire pour lesquels vivre seul n’est tout sim-
plement pas pensable.
voyage et les souffrances endurés semblent devenir inutiles et ne pas trouver, ici,
de résonance ou du moins, la résonance attendue, espérée. Commence alors
pour certains un naufrage psychologique où la réalité – être ici – fait peur : les
différents possibles exigent insidieusement une métamorphose d’autant moins
consentie qu’il n’y a aucune assurance de l’obtention du statut de réfugié.
Qui croire et quoi comprendre, quoi accepter quand la souffrance indivi-
duelle est accrue par l’application de procédures dont le déroulement nous
échappe ? Comment allier les exigences des procédures légales liées à la demande
d’asile (ou aux divers recours existants en cas de refus) avec les freins structurels
engendrés au nom même des droits civiques ?
UÊ Ê>ÊÛiVioÊÌÀ>Û>iÊDÊiÝÌÀ«iÀÊ`iÊ>Ê`ÕiÕÀÊÕiÊ>VVÀj`Ì>ÌoÊiÊ
discours acquiert le pouvoir de découper le corps, de déterminer ce qui en
est recevable ou non et de préciser à quel endroit doit passer le couteau de
la torture9. »
Les étapes temporelles de la légalité sont un chemin de Damas à par-
courir. Ainsi en va-t-il pour les reports d’audience à des dates indéterminées
lorsque les sujets se trouvent dans un processus juridique dont l’élasticité tem-
porelle s’inscrit toujours dans les paramètres de la légalité. En même temps que
le temps joue comme bon lui semble au regard d’un échéancier, il garde les
pleins pouvoirs sur les individus : les projections et prévisions individuelles
deviennent progressivement des préoccupations sans véritable intérêt puisqu’elles
ne peuvent s’actualiser tant que le processus juridique n’aura pas été terminé et
qu’elles risquent aussi d’être annihilées par le résultat de la décision juridique.
Au cours de cette période, nous avons relevé un accroissement certain des
conversions aux Églises protestantes chez bon nombre de demandeurs d’asile
qu’ils soient ou non des convertis récents, qu’ils se rendent dans ces églises pour
accompagner une personne de leurs connaissances ou pour passer le temps. La
conversion, contre l’angoisse et la peur montante est recherchée pour procurer
un apaisement face à des problèmes cruciaux, tant passés que présents. Dans le
contexte qui est le nôtre, tout se passe comme si, parvenus à un certain seuil
traumatique, le sujet devait, en même temps qu’il subit ces séquences trauma-
tiques, chercher à leur échapper en optant pour une autre voie religieuse, et
qu’il lui faille se réfugier dans un contenant autre, capable d’absorber les souf-
frances actuelles en plus des anciennes. La religion d’origine est cependant loin
d’être abandonnée et les références aux équipes de psychiatrie transculturelle
l’attestent, qui permettent d’établir des passerelles entre l’avant et le mainte-
nant, entre l’appartenance traditionnelle et l’insertion dans la modernité.
Le sujet est donc durant cette période en pleine oscillation et vacille entre
la mise en route d’une métamorphose de ses anciennes appartenances abîmées
ou en pleine dérive et les nouvelles alliances à faire avec les valeurs de la société
d’accueil qui se profilent cependant pour lui à la manière d’un mirage : sédui-
santes mais insaisissables et trompeuses.
L’attente de l’audience
Durant ce temps d’attente, le demandeur d’asile est sans statut juridique
et son rayon d’activités se trouve par là même limité. L’absence de statut juri-
dique installe la personne dans un « no man’s land » administratif, scolaire,
relatif à l’employabilité et à la formation professionnelle : elle ne permet ni l’in-
sertion ni à plus forte raison l’intégration, elle isole le sujet et le maintient dans
une insécurité administrative et psychologique très dure à vivre au quotidien.
Le sujet en attente devient alors facilement le jouet d’un temps (non fonc-
tionnel) qui le renvoie au passé et sa souffrance n’a d’égale que son profond
sentiment d’impuissance. Les procédures dépersonnalisent le problème et, en
soumettant sa résolution à une durée indéterminée, semblent le banaliser aux
yeux du demandeur d’asile. Les structures et les procédures décisionnelles revê-
tent un caractère impalpable et semblent planer dans une sphère non atteignable ;
on peut mentionner ici comme exemples les délibérés interminables, les refus
du statut de réfugié, les décisions se rapportant aux recours juridiques quand il
y a eu refus. Lorsque sont mises en place les procédures de recours relatives à la
demande de résidence pour motifs humanitaires ou à l’évaluation des risques
avant renvoi, on se trouve en présence de personnes particulièrement vulné-
rables et les procédures des recours, à cause de leur durée indéterminée, peuvent
en elles-mêmes constituer un facteur de retraumatisation.
Le statut juridique de réfugié, en revanche, revêt aux yeux des deman-
deurs d’asile des traits quelque peu idylliques et idéalisés de confort et de
certitude. Le sujet « deviendra » un sujet de droit à part entière, ayant les mêmes
droits civiques que les autres personnes de la société d’accueil : droit à la santé,
à l’emploi, à l’éducation, aux recours juridiques. On a souvent, et à juste titre,
insisté sur l’aspect thérapeutique que peut revêtir l’obtention du statut de
réfugié et sur le fait qu’une mesure juridique peut être aussi, pour nombre de
demandeurs d’asile, une manière de rendre justice à ceux qui ont été les victimes
irréversibles de la violence organisée.
Doté de droits à partir du moment où il a été accepté par la CISR, le
réfugié va alors nourrir l’illusion que le droit peut faire l’économie du temps
pour permettre la réalisation d’objectifs légitimes. Dans les nouvelles limites de
la puissance d’agir imparties à un sujet ou à une famille en exil, surgit insidieu-
sement mais de manière certaine une souffrance où le sujet se sent davantage
mal qu’il n’a mal physiquement : il éprouve la solitude de l’exil davantage comme
un isolement que comme une solitude consentie, surtout quand se profilent à
l’horizon du mal-être ressenti par le sujet, les représentations identitaires de la
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 97
déconstructive de son univers : pour les clients, c’est le récit d’un temps arrêté,
bafoué et tissé de ruptures violentes ; pour les intervenants, c’est un voyage au
sein de la monstruosité. Dans ce voyage à deux entre l’intervenant et le sujet, la
souffrance s’octroie le droit arbitraire d’éclabousser qui et quand bon lui
semble ; l’intervenant n’est donc pas épargné et les récits qu’il a à entendre lui
font approcher l’étrangeté au sens fort du terme de pratiques humaines mais
vidées d’humanité. À travers l’évocation du temps et de la mémoire de l’autre, à
travers l’écoute de l’inaudible et l’attention prêtée à l’indicible, comment ima-
giner la continuation de la vie, impulser un temps nouveau ?
Que la souffrance se dise ou se taise, les récits des histoires prémigratoires
risquent dans certains cas de retentir paradoxalement sur des intervenants (non
avertis des bénéfices de la supervision) à la manière d’une routine infernale : or,
est-il possible de parler de routine en psychothérapie, de surcroît d’une routine
de l’horreur quand il s’agit d’une clinique de demandeurs d’asile et de réfugiés ?
Le temps s’arrête, repart et s’éprouve comme une souffrance, pour les clients
comme pour les intervenants. Aucune projection ne paraît signifiante ou utile,
aucune compétence spécifique ne peut non plus être évaluée, toutes deux étant
suspendues à la décision juridique. La négociation en jeu est terrible : je te
donne à connaître mes horreurs, je te donne à apercevoir ce que tu n’imagines
pas, pour qu’implicitement tu m’aides à arrêter mes obsessions, mes cauche-
mars, que tu m’aides à endormir ma souffrance et à émerger du labyrinthe où je
me perds et me débats. Mais l’accalmie peut aussi venir des recours traditionnels
ou religieux de la culture d’appartenance dont l’absence est si présente et qui se
révéleront parfois – mais pas toujours – plus utiles à la personne en grande souf-
france.
Est-ce alors à l’intervenant qu’il revient d’induire cette négociation, en se
tournant vers les appartenances culturelles du sujet, en l’amenant à les reconsi-
dérer et donc à trouver dans ses racines ce qui peut encore l’aider pour impulser
du sens à sa vie actuelle ? Si tel est le cas, le risque encouru est de taille car l’in-
tervention thérapeutique peut aussi s’installer dans des dérives où le patient et
l’intervenant deviennent les jouets subtils d’une idéalisation de la culture et des
recours traditionnels sans prendre la mesure :
– du décalage enclenché par la situation d’exil ;
– de la possibilité de certains recours traditionnels d’être devenus
caduques ;
– de la capacité de certains recours traditionnels d’être tout simple-
ment inopérants par rapport à la situation actuelle.
Plusieurs histoires tissées et tramées de temporalités différentes sont en
présence : celle du client qui tente de dire l’indicible de son vécu, celle de l’in-
tervenant qui tente de contenir cet indicible tout en assistant à la déconstruction
inévitable et dérisoire tout à la fois de son propre bien-être. Métamorphose
Moi, les autres : nous ? ˜ Cécile Marotte 103
14. C. Marotte, « Nommer la mort, histoire de vivre. Essai pour une approche clinique
des victimes de torture », p. 33-43.
15. Platon, « L’allégorie de la caverne », p. 514a-516a.
104 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace
Tel est l’éclairage que nous avons voulu apporter sur la souffrance sociale
en relation avec la violence que les procédures juridiques et politiques peuvent
revêtir, telle que peuvent l’éprouver les demandeurs d’asile et les personnes
réfugiées. La délivrance de souffrances individuelles innommables, à travers
l’exil, ne les met cependant pas à l’abri d’autres souffrances générées la plupart
du temps par les structures mêmes qui ont forgé les instruments de la délivrance
et qui ont voulu juridiquement l’accréditer. Cette souffrance sociale devient
l’affaire de tous et son rapport au temps est incontournable. En la banalisant, on
tente de l’ignorer. En l’ignorant, on banalise cette part d’humanité capable de
non-humanité. Dans les deux cas, on cautionne un mensonge public.
Bibliographie
De Certeau, Michel (1987), Corps torturés, paroles capturées, Cahiers pour un temps
présent, Paris, Centre Georges-Pompidou.
Marotte, Cécile (1996), « Nommer la mort, histoire de vivre. Essai pour une approche
clinique des victimes de torture », Revue Filigrane – Écoutes psychothérapeutiques,
no 5, p. 33-43.
Pessoa, Fernando (1982), Le livre de l’intranquillité, Lisbonne, Éditions Atica.
Platon (1981), « L’allégorie de la caverne », dans République. Livre VII, Paris, Péda-
gogie moderne, p. 514a-516a.
Rousseau, Cécile, Jocelyne Bertot, Abdelwahed Mekki-Berrada, Toby J. Measham et
Aline Drapeau (2001), Étude longitudinale du processus de réunification familiale
chez les réfugiés, Montréal, Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS).
Rousseau, Cécile, Sylvie Moreau, Aline Drapeau et Cécile Marotte (1997), Politique
d’immigration et santé mentale : impact des séparations familiales prolongées sur la
santé mentale des réfugiés, Montréal, Conseil québécois de la recherche sociale
(CQRS).
La transmission traumatique au
cœur des processus de reconstruction
importe dans ce sujet3, qui confond le sujet avec la relation entre celui-ci et le
chercheur. Dans le domaine de la recherche avec les réfugiés, si l’on s’interroge
sur le présupposé de la distance entre chercheur et sujet, plusieurs questions
surgissent. Que provoque la recherche au travers de l’établissement d’une rela-
tion particulière ? Comment devient-elle partie prenante d’un processus qu’elle
se propose d’étudier ? Enfin, quelles sont les implications éthiques d’une
recherche dans un contexte de désintégration ou de reconstruction sociale ?
centraient surtout sur les problèmes quotidiens de survie. Le futur était incer-
tain et les références au discours international beaucoup plus rares. L’exploration
du monde imaginaire des jeunes de La Victoria mettait en évidence un décalage
entre les perspectives d’avenir envisagées dans les récits de vie et l’enlisement
dans la répétition traumatique au niveau du monde intrapsychique. Alors que
les jeunes pouvaient imaginer et décrire ce que serait leur futur et celui de la
communauté – comment ils étudieraient et deviendraient des « maestros »,
comment la communauté s’organiserait de mieux en mieux –, la plupart des
histoires imaginaires qu’ils racontaient se terminaient de façon dramatique ;
quels que soient les efforts des héros pour s’en sortir, la mort et la désolation
finissaient par régner. Ce hiatus soulevait des questions quant à la superficialité
éventuelle des emprunts aux discours internationaux sur l’organisation et les
droits humains et quant à la dimension temporelle des processus collectifs d’in-
tégration traumatique, une résolution apparente sur le plan des discours
pouvant masquer des incertitudes tenaces.
En 1999, une deuxième recherche, portant cette fois uniquement sur La
Victoria, a montré qu’après ces trois années, qui ont été marquées par le départ
des ONG et l’arrêt de l’aide extérieure pour la communauté, on observe un
glissement du discours des jeunes vers des préoccupations et des modes d’ex-
pression qui se rapprochent beaucoup de ceux de communautés de même
culture ayant une expérience assez similaire, mais qui n’ont pas reçu un appui
extérieur massif.
Lors de ce deuxième terrain, la recherche et la proposition d’entrevues
ont provoqué un éventail de réactions chez les jeunes contactés dans la commu-
nauté. Tout d’abord, la présence et l’intérêt d’une personne extérieure à la
communauté réveillaient la nostalgie de l’époque où la communauté recevait le
soutien de nombreuses organisations internationales et réactivaient les espoirs
d’une aide extérieure renouvelée, malgré les clarifications au sujet du rôle très
limité des chercheurs. La plupart des jeunes se disaient heureux d’avoir une
occasion de réfléchir autour du passé même si cela ramenait des souvenirs
pénibles. Du même souffle, la méfiance était aussi évoquée, même si de façon
indirecte : « quelquefois, les gens ont peur de parler, ils ne savent pas ce qui
amène les institutions ici et puis à cause de tout ce qui est arrivé ».
Pour plusieurs jeunes, la demande d’entrevue évoquait la possibilité de la
mémoire autour de ces périodes de leur vie. Plusieurs disaient devoir demander
à leurs parents parce qu’ils étaient trop jeunes à l’époque. D’autre voyaient la
recherche comme faisant partie de leurs efforts personnels de préserver la
mémoire, leurs souvenirs, de retenir ce passé qui leur paraissait souvent irréel,
« como un sueño » (comme un rêve). L’un d’eux avait commencé à écrire un
livre sur l’histoire de la guerre et de l’exil, mais la pluie avait trempé ses papiers
et les rats et les « cucarachas » les avaient mangés. Il rêvait encore de pouvoir
transmettre une histoire.
La transmission traumatique ˜ Cécile Rousseau et Abdelwahed Mekki-Berrada 111
Le projet de recherche avait aussi suscité des réactions chez les personnes
plus âgées de la communauté. Celles-ci reconnaissaient d’une part la précarité
de la situation des jeunes, qui risquaient de devoir partir de la communauté
pour pouvoir trouver du travail, et approuvaient la recherche ; d’autre part, elles
remettaient en question la légitimité des souvenirs des jeunes et la « vérité » des
histoires qu’ils racontaient. « Ils ne savent rien de ce qui s’est passé. Leurs parents
peuvent leur avoir raconté des choses qui n’étaient pas vraies. Ils ne savent rien.
Ce qu’on leur raconte peut être vrai, ou pas. Ceux qui savent ont entre 30 et 45
ans, les jeunes sont mexicains. » « Ils doivent oublier : c’est tout du passé mainte-
nant ! »
Les jeunes pour leur part semblaient osciller entre le désir de transmettre
leur expérience et celle de leurs parents et le désir d’une distance nécessaire,
d’un oubli qui laisse de la place pour leurs préoccupations quotidiennes. Se
souvenir était d’autant plus difficile, et attirant, qu’ils n’étaient pas considérés
comme des acteurs à part entière de cette histoire par beaucoup de membres de
la communauté.
Dans les discours de jeunes recueillis en 1999, même si l’événement
« retour », c’est-à-dire le voyage de retour et les jours ayant suivi l’arrivée, demeure
très investi, le discours sur l’organisation et les droits humains qui l’accompa-
gnent n’est plus structurant. À sa place, s’exprime l’amertume face au départ des
ONG, vécu comme abandon, et face à l’inertie du gouvernement qui devait
assumer progressivement un rôle de remplacement, en même temps qu’émer-
gent des regrets face au départ du Mexique, qui n’avaient que peu de place
auparavant. Les jeunes qui avaient, dans l’enthousiasme du retour, cru à la
« communauté imaginée9 » et endossé une identité guatémaltèque ou maya se
permettent d’affirmer leur appartenance au Mexique ; l’ambivalence identitaire
retrouve une voix.
Une autre observation frappante qui ressort de la comparaison des
données de 1996 avec celles de 1999 est la diminution drastique des références
directes faites aux massacres et aux traumatismes. Le discours sur les événe-
ments traumatiques utilise plus l’implicite et l’évocation indirecte, rappelant
ainsi celui des jeunes de La Esperanza. Cet émoussement du discours sur le
trauma suggère un déplacement dans l’oscillation entre l’appropriation et la
distanciation que nous avions alors proposé10,11. La disparition partielle du bou-
clier de protection associé symboliquement aux ONG et le deuil des illusions de
changement associées au discours sur les droits humains et l’organisation,
peuvent avoir rendu plus impérieux le besoin de distance avec les souvenirs
de voix14 si elle ne veut pas à son tour faire violence aux fragiles processus de
reconstruction du tissu social.
Quel est le rôle de la recherche dans ce contexte ? Elle semble avoir été
utilisée de diverses façons par les membres de la communauté. Tout d’abord,
elle a servi à exprimer l’amertume et le ressentiment de l’ensemble de la com-
munauté face à l’abandon international. Au-delà de ce discours commun, la
recherche a sans doute été utilisée par les jeunes pour reconstruire ou rétablir
des histoires autour du passé, entre eux et leurs parents. Enfin, elle a pu aussi
apporter une certaine légitimité aux voix des jeunes dans les processus de trans-
mission d’une histoire fragmentée mais néanmoins commune.
Au travers des deux études présentées, nous avons montré comment les
jeux de pouvoir qui structurent les processus de reconstruction vont infléchir
le rétablissement du lien social fragilisé par un contexte de violence organisée
extrême. La recherche participe parfois activement ou parfois à son corps
défendant, à ces dynamiques. Dans son désir de faire émerger une parole,
l’expression d’une expérience, elle devient un acteur de la transmission trau-
matique. Celle-ci s’effectue par l’entremise d’un travail de mémoire qui remanie
le souvenir et l’oubli, la place du dit et de l’indicible. Dans ce processus, si la
recherche peut prêter sa voix et son pouvoir aux transformations qu’exige la
souffrance, elle peut aussi faire violence aux liens qui tentent de se rétablir en
mettant trop l’accent sur un niveau de discours, aux dépens d’un autre, en
gommant des ambivalences, en essayant de cerner à tout prix ce qui ne peut ou
ne doit pas être dit. Cette violence est-elle évitable ? Nous ne le croyons pas. Elle
fait, elle aussi, partie des processus de transmission. Le défi pour le chercheur,
120 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace
pour les personnes et pour les communautés avec lesquelles il travaille consiste
à l’assumer.
Références
INTRODUCTION
origine biologique des troubles mentaux (Dincin, 1995 ; Stein et Santos, 1998 ;
Test, 1998), cette approche tend à considérer la médication comme l’élément
moteur du traitement et la base de l’intégration sociale (Gélinas, 1997). Ainsi,
le rôle principal des intervenants consiste à aider les personnes à accepter leur
maladie et à respecter les prescriptions médicales, étapes incontournables dans
le processus de réhabilitation. On considère que les difficultés qu’éprouvent les
patients, en particulier les schizophrènes, à reconnaître leur maladie (insight)
(Munetz et Frese, 2001) constituent un obstacle majeur quant à l’observance du
traitement pharmacologique. Dans cette perspective, un des objectifs princi-
paux des interventions psychosociales consiste à améliorer la compréhension du
traitement et de la maladie en insistant sur son origine biologique (Gury, 2001 ;
McEvoy, 1998) par des méthodes éducatives (Dincin, 1995). On considère que la
consommation régulière de psychotropes est la seule voie permettant de
contrôler les symptômes (Gélinas, 1999). On met ainsi l’accent sur les aspects
bénéfiques des médicaments afin de contrer les résistances des patients.
Certains modèles proposent des pratiques d’accompagnement plus
intensif impliquant une intervention plus directe et plus contraignante pour
s’assurer du respect des prescriptions et de la prise régulière des médicaments.
Dans une analyse récente de la relation entre la désinstitutionnalisation et l’em-
ploi de la médication en psychiatrie, Dorvil (2006) montre que le travail
d’intervention dans la communauté comprend des pratiques aussi contrai-
gnantes que celles appliquées en milieu hospitalier. Il note que dans certains
services de suivi intensif dans la communauté, aux États-Unis (Estroff, 1998), on
va même jusqu’à payer les usagers pour qu’ils prennent leur médication. De
façon générale, les équipes de suivi intensif vont à domicile pour distribuer les
médicaments. Les patients font alors l’objet de pressions très fortes pour qu’ils
les consomment régulièrement. Certains services sont conditionnels à la prise
régulière de médicaments. Par exemple, l’accès à certains milieux d’héberge-
ment, liés aux établissements psychiatriques, implique la signature d’un contrat
d’observance de la prise de médicaments et de respect des rendez-vous médi-
caux (Dorvil, 2006). Dans la jurisprudence québécoise, l’interruption de la
prise de psychotropes constitue un critère de dangerosité accepté par la cour du
Québec (Barreau du Québec, 2002, cité par Dorvil, 2006). Même si des contrats
formels n’existent pas officiellement au Québec, nombreux sont les usagers
interrogés qui craignent de voir leur relation aux services psychiatriques
menacée s’ils remettent en question le traitement.
Sur le plan des services publics, l’accessibilité au traitement pharma-
cologique dépasse de loin l’accessibilité à d’autres approches, notamment
psychothérapeutiques. Ce traitement a aussi un rôle de régulation très impor-
tant. En effet, il est reconnu par les entreprises privées et les compagnies
d’assurances qui exigent l’assignation d’un diagnostic psychiatrique et d’un
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 127
tout entier contenu dans le rapport à la médication, laissant dans l’ombre les
multiples non-dits de la souffrance.
Toutefois, les récits des personnes font aussi état de difficultés, d’ambiva-
lences, d’une incertitude quant aux distinctions à établir entre les effets de la
médication et les difficultés à l’origine de la prise de médicaments, comme si on
ne savait plus ce qui est quoi, comme si la médication et ses effets venaient
brouiller les frontières entre le dedans et le dehors, la maladie et la guérison,
comme si de nouvelles souffrances venaient s’ajouter aux précédentes qu’on
croyait pourtant avoir éliminées en prenant ses médicaments. Les personnes
parlent longuement et avec insistance des effets des psychotropes sur leur état.
Elles ont souvent l’impression que leur univers intérieur est contrôlé par un
instrument externe sur lequel elles n’ont que peu de pouvoir et qui peut prendre
différents visages : psychiatre, agent d’aide sociale, proches. La perception lan-
cinante d’être désapproprié de soi-même provoquée par l’expérience des
symptômes se voit ainsi consolidée et même renforcée par un système de ser-
vices qui occulte les limites de la médication et ses effets paradoxaux sur des
personnes qui, par ailleurs, les expérimentent directement et douloureusement
dans et sur leur corps (Rodriguez, 2005), souvent dans le silence.
Le récit de Fernand illustre bien ce rapport à la médication (Rodriguez,
2000b). Quand il parle des effets de la médication, il ne se réfère pas à la réduc-
tion des capacités motrices ou cognitives souvent décrites comme des effets
secondaires de certains psychotropes. Il évoque plutôt la régulation de ses sen-
sations, la réduction et même la disparition de ses désirs et finalement la
dépendance à certains médicaments. La médication entraîne un manque de
stimulations, une absence de contact vital avec le monde, un manque qui
demeure toujours une expérience des plus menaçantes : « […] Tout le temps les
médicaments. Il n’y a pas de bonheur […]. C’est important de ne pas être stimulé
seulement par les médicaments. Ça prend aussi nos sensations pour vivre, c’est
important d’avoir des “ feelings ”, […] pas être complètement seul. »
Ainsi, le rapport à soi et le rapport entre soi et le monde sont obscurcis,
brouillés par la médication :
La psychiatrie, c’est comme une prison, c’est comme la prison chimique en dedans
de moi, tu ne peux pas aller travailler, tu ne peux pas tout le temps quand tu es
sur les médicaments. Si tu veux un jour te sortir de la psychiatrie et ne plus
prendre de médicaments, tu ne peux pas. Le sevrage est tellement difficile que tu
retombes malade. Il faut que ça soit un médecin qui te les enlève. Fait que tu n’as
pas ta liberté. J’ai l’impression d’avoir toujours besoin de l’aide chimique avec
moi. Je n’étais pas libre. Bien souvent j’aurais voulu avoir ma liberté pour ne pas
me sentir prisonnier.
Pour Lucie (Rodriguez, 2000a) aussi la médication (elle suit un traite-
ment au lithium) implique de faire le deuil d’une partie importante d’elle-même
et de son univers intérieur, notamment la création et l’art : « C’est une vie de
130 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace
couvent que de prendre une médication. […] Je vis comme une religieuse. C’est
grâce à ça que je peux passer à travers. » Elle rêve encore « qu’en quelque part,
un jour, on pourra avoir autre chose que du lithium. On pourra vivre maniaco
sans être un monstre ».
Josée associe aussi la médication au contrôle des émotions, une situation
qu’elle connaît depuis son enfance alors que personne n’exprimait ses émotions
(Rodriguez, 2000a) :
J’étais gelée. On me gelait sur les médicaments. Ça faisait juste remettre à plus
tard ce que je ressentais dans le fond. Ce que j’avais à sortir, je l’engourdissais. Ça
remettait pareil tout le temps à plus tard. J’accumulais pareil, tout le temps les
frustrations […] Si je suis pour passer le reste de mes jours comme ça, je veux
mourir. [Après coup, après plusieurs années de démarche personnelle dans
diverses ressources thérapeutiques, elle évalue son rapport au traitement médical.
À l’époque, elle pensait comme tout le monde que « c’est dans sa tête que ça ne
marche pas ».] Je pensais que ça allait tout guérir mes affaires. Le docteur va tout
guérir ça. Il a la solution. Et ce n’est pas vrai parce que c’est en dedans de nous
autres que ça se passe. Et c’est des choses qui commencent la plupart du temps
dans l’enfance, qu’on accumule et qui nous amènent au suicide.
Ces récits témoignent de l’absence d’espaces dont auraient absolument
besoin les personnes pour pouvoir parler, élaborer et agir sur leurs difficultés
avec le soutien des intervenants.
[J’ai] le rêve utopique, […] j’aimerais ça qu’à un moment donné, à l’hôpital psy-
chiatrique, on soit plus à l’écoute du monde de la personne, au lieu de bon, vite
je te bourre d’une injection ou de pilules. Mais de dire : « Qu’est-ce que tu viens
de vivre ? » Et moi, j’ai l’impression des fois, qu’en dedans de deux jours, la per-
sonne serait prête à sortir chez elle. Juste parce que quelqu’un l’écoute. Souvent,
les gens ont l’impression de ne pas être écoutés ou entendus (Lucie).
Très souvent les récits font état des hésitations, des peurs, des craintes
ressenties par les personnes face aux éventuelles conséquences d’une remise en
question du traitement. Bien plus, les récits mettent en lumière la façon dont se
trouve intériorisé le discours dominant qui contraint à accepter l’identité de
malade à vie et les conditions de vie qui lui semblent associées : pauvreté, inca-
pacité, accès limité à des activités socioculturelles. On ne peut tout simplement
pas envisager de poser des questions aux professionnels, de contester certains
aspects, même secondaires, même minimes du traitement ou de l’approche tant
le recours à la médication s’impose comme une « évidence », comme un passage
obligé vers la promesse d’un certain mieux-être, à la limite comme une croyance
à laquelle on s’accroche désespérément.
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 131
3. À partir de la fin des années 1970, des personnes usagères des services en santé
mentale au Québec se sont alliées à des intervenantes et intervenants issus des ser-
vices publics et communautaires en santé mentale pour fonder diverses ressources
alternatives. Ces organismes se sont regroupés en 1983 dans le Regroupement de
ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ). Ces ressources
veulent se distinguer par leur « ailleurs et autrement » dont une façon singulière
d’accueillir la souffrance, le caractère novateur de leurs pratiques, l’humanisme et
la qualité de l’accueil, leur polyvalence, leur implication dans la communauté et
dans la société, leurs structures qui favorisent des rapports égalitaires entre les
usagers et les intervenants et la participation dans les instances de décision. Il s’agit
de centres de crise, des groupes d’entraide, de ressources thérapeutiques, de lieux
d’hébergement, de centres de jour, de ressources de réintégration au travail et de
ressources de suivi dans la communauté.
4. Le conseil d’administration, les assemblées générales et les comités de travail sont
toujours composés d’usagers et d’intervenants de ressources issues des diverses
régions du Québec.
5. Nous avons sélectionné ces exemples à partir des ateliers et rencontres qui ont été
enregistrés et qui ont fait l’objet des observations participantes dans le cadre de
recherches réalisées par ÉRASME depuis 1991.
132 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace
6. Les comités du RRASMQ sont les principaux lieux de participation pour les usagers
et intervenants des ressources membres. Ils se veulent des espaces d’échange égali-
taires et représentatifs de la diversité de réalités des personnes et des groupes qui
font partie du mouvement alternatif. Les ressources alternatives et le RRASMQ
constituent les premiers espaces de représentation où intervenants et usagers
peuvent ainsi débattre et dialoguer. On assiste aujourd’hui à la multiplication des
espaces de consultation et de participation des usagers tant dans le mouvement
associatif que dans le secteur public.
7. L’Association des groupes d’intervention et d’accompagnement en défense des
droits en santé mentale du Québec (AGIDD-SMQ) s’est intégrée aussi aux travaux
du comité. L’AGIDD-SMQ a été constituée en 1990 : elle est le résultat de deux
décennies de travail en défense des droits en santé mentale par les usagers eux-
mêmes et un certain nombre d’intervenants. Ces groupes avaient déjà réussi lors
des audiences préparatoires à l’élaboration d’une politique de santé mentale à y
faire inscrire l’obligation pour le gouvernement de reconnaître et de financer un
groupe de défense de droits en santé mentale dans chacune des régions du Québec.
Cette association regroupe aujourd’hui quarante organismes dont quinze ont été
mandatés par le MSSS pour l’accompagnement en défense de droits dans toutes les
régions du Québec et dans les établissements. Les groupes de défense de droits,
membres du RRASMQ jusqu’à la création de l’AGIDD-SMQ en 1990, s’étaient déjà
intéressés depuis longtemps à la question de la médication dans une perspective de
défense de droits (Rodriguez et autres, 2007 ; 2006 ; 2001).
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 133
8. Parmi les invités du comité, mentionnons : David Cohen, Ph. D., à l’époque profes-
seur à l’Université de Montréal en service social et auteur du Guide critique des
médicaments de l’âme en collaboration avec l’AGIDD-SMQ ; Cécile Rousseau, psy-
chiatre, chercheure et clinicienne à l’Hôpital de Montréal pour enfants.
134 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace
d’une recherche portant sur la Spécificité des pratiques alternatives en santé mentale :
discours et pratiques des usagers. L’analyse des résultats partiels a permis de mettre
en évidence la pluralité des relations que les usagers entretiennent avec leur
médication ainsi que les significations contradictoires que celle-ci acquiert dans
leur vie9.
Au fil des débats, la question du « sevrage » viendra occuper une place
moins centrale. L’intervention d’un participant au comité résume bien ce
premier déplacement dans l’élaboration du discours collectif : « On doit resituer
la question du sevrage dans notre compréhension globale de la santé mentale.
C’est-à-dire que la surmédication y est, pour ainsi dire, un problème de seconde
génération : avant la médication, il y a bel et bien une souffrance » (compte
rendu de la réunion du 26 février 1996, cité dans Rodriguez et autres, 2007,
2001).
Cette première phase du projet est donc marquée par la présence
constante des usagers qui portent l’interrogation initiale fondatrice de la GAM,
par une alliance entre usagers, intervenants et chercheurs et par une démarche
lente, longue et exigeante où tous les acteurs se sont installés dans une posture
de quête, de recherche, de tâtonnements, d’ouverture et d’écoute envers des
positions plurielles de délibération, ce qui permet d’éviter le piège du dogma-
tisme, du « modèle unique », de la fermeture.
Considérer la souffrance
L’analyse des récits de vie des personnes vivant avec de graves problèmes
de santé mentale10 montre que la demande d’aide en psychiatrie, à l’origine de
la consommation des psychotropes, est réalisée dans un contexte de souffrance,
souvent extrême, où la personne a le sentiment douloureux d’avoir touché les
limites de ses ressources personnelles et de celles de son entourage. Lorsque les
personnes tentent de retracer les origines de cette souffrance, leurs récits
retrouvent souvent le fil d’une trajectoire personnelle jalonnée d’expériences
éprouvantes.
Les symptômes psychiatriques font ainsi partie d’une chaîne complexe de
difficultés personnelles, relationnelles et sociales ; ils y sont l’un des aspects plus
9. Les résultats ont été présentés au comité par Lourdes Rodriguez et publiés dans
Rodriguez, Corin et Poirel (2001).
10. La présentation des résultats de la recherche sur la Spécificité des pratiques alternatives
en santé mentale : discours et pratiques des usagers, contribue à ouvrir la réflexion autour
de cette question.
Psychotropes et santé mentale ˜ L. Rodriguez del Barrio, N. Perron et J.-N. Ouellette 135
Efficacité et signification
Les récits montrent aussi que le rapport à la médication est très complexe,
pluriel et paradoxal. Au-delà de son efficacité biologique, la prise de médica-
ments a toujours une valeur symbolique pour la personne et son entourage. Le
même traitement peut signifier des choses différentes à des moments distincts
de la vie de la personne. Ainsi, la médication psychiatrique peut parfois apporter
un certain calme dans une période de crise, mais par la suite, apporter un
sentiment de manque de vitalité, de détachement émotif ou être la source d’ef-
fets secondaires, difficiles à assumer à long terme. Parfois, des significations
contradictoires coexistent : la consommation de psychotropes représente, simul-
tanément, un certain équilibre et la santé, ainsi que le maintien du statut de
malade et de la dépendance envers le système de soins psychiatriques.
Pour certains usagers, la médication psychiatrique a contribué à réduire
la souffrance. Souvent, de longs parcours de demande d’aide ont précédé l’ob-
tention de l’information sur le traitement et la prescription de doses adéquates
dont les effets sont jugés positivement par la personne. D’autres souhaiteraient
vivre avec moins de médicaments ou trouver le traitement ou les doses qui per-
mettraient de réduire les effets secondaires. Finalement, certains souhaitent
vivre sans traitement pharmacologique et trouver des solutions alternatives.
L’importance de tenir compte de cette pluralité de positions face à la
médication dans l’élaboration d’une toute nouvelle approche a été confirmée
lors de l’évaluation faite par les usagers du Guide personnel de la gestion autonome
de la médication. La première version du Guide contenait des extraits de témoi-
gnages des expériences réussies de diminution et de sevrage des médicaments
psychiatriques. Lors des groupes de discussion constitués pour évaluer le Guide,
nombreux sont les usagers qui ont exprimé que ces témoignages présentaient
un modèle trop limitatif, loin de leurs expériences et de leurs attentes. Certains
considéraient que ces exemples véhiculaient un idéal inatteignable ou non sou-
haitable pour tous. Ceux qui ne cherchaient pas nécessairement à réduire ou à
abandonner la médication psychiatrique sentaient que ce guide portait un juge-
ment négatif implicite sur l’option qu’ils avaient prise, celle-ci s’éloignant de
« l’usager-modèle » valorisé par cet outil.
Le Guide a été modifié à partir des conclusions de cette évaluation. On a
ainsi diversifié les témoignages présentés afin de refléter la pluralité des rapports
à la médication, mais toujours dans l’optique de favoriser une appropriation du
pouvoir et la qualité de vie. On a aussi fait état des limites et des obstacles aux-
quels font face les personnes dans leurs trajectoires et dans leur vie quotidienne.
136 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace
Les témoignages retenus permettaient de montrer que d’autres voies sont possi-
bles, incluant la vie sans psychotropes, et ceci, sans disqualifier la diversité de
choix des usagers.
L’idée initiale d’implanter une ressource ayant comme objectif d’accom-
pagner les personnes souhaitant diminuer ou abandonner leur médication et
accéder à un traitement alternatif est finalement abandonnée. Les membres du
comité considèrent qu’il faut proposer une réponse plus large et intégrée, qui
tienne compte de la pluralité des expériences personnelles. Le comité tient
cependant à ne pas laisser de côté la difficile question du « sevrage » et l’impor-
tance d’offrir un véritable choix aux personnes usagères.
L’expression Gestion autonome de la médication apparaît pour la première
fois dans un document de travail du comité en 1997. Cette appellation met en
évidence le déplacement effectué par le comité : le sevrage n’est plus considéré
comme une fin en soi. En 1998, le comité propose à l’Assemblée générale du
RRASMQ11 d’adopter l’approche de la GAM comme partie intégrante des pra-
tiques alternatives que l’ensemble des groupes membres s’engagerait à mettre
en application. Une première étape d’expérimentation est prévue afin de mieux
étudier et approfondir la démarche d’implantation de cette perspective.
Pour ce faire, un nouveau comité est mis en place en 1999 et vise cette
fois-ci à implanter la GAM dans dix ressources. Ce comité compte deux outils
principaux : un guide personnel de la GAM qui s’adresse aux usagers et une
première version du programme GAM qui s’adresse aux ressources membres et
où on énonce les principes et les étapes de mise en application. Ce projet-pilote
a impliqué d’emblée une articulation étroite entre milieux de pratique et
milieux de recherche. Des chercheures d’ÉRASME en ont assuré le suivi éva-
luatif d’implantation (Rodriguez et Poirel, 2001 et 2003). La contribution de
cette équipe se situe dans une perspective de recherche-action ; cette contri-
bution a notamment permis un va-et-vient constant entre l’élaboration des
principes et la mise en place des pratiques.
Le développement des pratiques GAM est alors au cœur des débats et de
nouvelles questions sont soulevées : les exigences que comporte l’accompagne-
ment d’une telle approche pour les ressources et leurs intervenants, les craintes
face aux réticences du secteur public12, la nécessité de transformer les pratiques
en santé mentale et de chercher des alliances auprès des psychiatres, des méde-
cins et d’autres professionnels, les limites de la GAM face aux situations de crise
13. Cette phase a été financée par le MSSS. Un comité provincial a été formé afin
d’accompagner ces expériences ; il était composé de représentants des ressources
alternatives, de personnes usagères, de psychiatres, de professionnelles et
140 Deuxième partie ˜ La restructuration : le temps et l’espace
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3
Troisième partie
L’ACTION : POUR UNE PENSÉE MÉTISSE
Aux limites du mal : souffrance
sociale ou violence sociale ?
Marc Perreault
18. Cela dit, la psychanalyse n’est pas à l’abri d’une interprétation exégétique de la
souffrance fondée sur ses propres dogmes ou mythes intellectuels.
19. Il faut toutefois rappeler, pour le bénéfice du lecteur, qu’au départ il n’était pas
encore question au sein d’Érasme de « souffrance sociale » mais de la souffrance
tout court. Or, la perspective de la violence a contribué à imposer au sein de
l’équipe l’idée de la souffrance sociale. Si, d’entrée de jeu, la nouvelle délimitation
du thème de la méta-analyse a permis de dissiper quelque peu mes craintes initiales
à propos des risques de dérapages de type psychologisant que recèle toute approche
de la souffrance, elle n’a pas pour autant diminué mes craintes quant à la subjec-
tivisation des données et à leur interprétation. Au contraire, qu’est-ce que la
« souffrance sociale » ? À la première écoute, il n’est pas interdit de penser que cette
expression réfère à des formes de misérabilisme. Aussi, afin de ne pas tomber à
mon tour dans le panneau de la complainte et de la désolation, ai-je choisi dans un
premier temps de mettre en veilleuse l’idée de la souffrance sociale, pour me
concentrer sur les rapports que la souffrance et la violence entretiennent entre
elles. Je me proposais cependant d’examiner ces rapports dans une perspective,
avant tout, sociale.
20. L. Wittgenstein, « Investigations philosophiques », p. 225.
154 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
21. Ibid.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 155
gang constitue avant tout une stratégie de survie et un espace protecteur face
aux ennemis extérieurs de leur réalité quotidienne de fils et de filles d’immi-
grants22. Pour eux, il importe aussi de prendre soin de leur corps. Objet de
séduction, celui-ci est pour les garçons un moyen d’affirmer leur virilité et, pour
les filles, danseuses nues ou prostituées, un instrument de travail23.
Témoignage limite de notre corpus, se situant en quelque sorte à la marge
de la marge par rapport à la voix des autres jeunes, le cri retentissant de cette
jeune femme m’autorisait, dans le cadre de la méta-analyse, à suivre une pre-
mière piste concrète, et non seulement subjective, dans mon approche de la
souffrance de l’autre. Ce cri, comme je devais le comprendre plus tard, expri-
mait parmi toutes choses la rupture du lien qui caractérise toute souffrance/
violence sociale. Au fur et à mesure que ma réflexion sur la souffrance progres-
sait, c’est toute mon approche de la violence qui se transformait. Contre toute
attente, la méta-analyse me força à intégrer les rapports d’intersubjectivité
propres à toute approche ou communication de la souffrance dans ma compré-
hension des formes de violence.
Cette nouvelle perspective présuppose qu’il y a dans la volonté de compré-
hension du chercheur une part de reconnaissance de son engagement vis-à-vis
de son ou ses « sujets » de recherche. L’approche de la souffrance, quelle qu’en
soit la nature, ne peut prétendre à la neutralité. En effet, toute approche de la
souffrance conduit à des formes de traitement de celle-ci qui implique la subjec-
tivité intentionnelle de celui ou celle qui cherche à entrer en relation avec la
douleur de la personne qui souffre. On ne peut rester neutre devant l’expres-
sion de la souffrance que l’on cherche à traduire et à comprendre. Si, dans le cas
de la violence, on peut concevoir la possibilité d’une description objective des
traits qui la caractérisent, tels la force de l’impact, le nombre de morts et de
blessés ou l’état d’une maladie d’ordre biologique, dans le cas de la souffrance,
une description « objective » reste pratiquement impossible ou contraire à sa
réalité subjective.
La présomption de souffrance est toujours liée à l’appréhension de la per-
sonne qui lui concède le « doute » de son existence. Approcher la souffrance,
c’est toujours se placer en relation avec elle, pour le meilleur ou pour le pire.
Cela dit, il ne faut pas déduire de ce que je viens de dire que la violence est
objective et que la souffrance est subjective. Non seulement le traitement de la
violence est tout aussi sinon plus subjectif que la souffrance24, mais cette der-
nière est objectivement bien réelle pour la personne qui la vit. Mon point de vue
se limite ici à la capacité de décrire, de comprendre et de communiquer l’une et
l’autre. On ne peut aborder la « souffrance » de l’autre sans se mettre dans une
prédisposition de « complicité25 » favorable ou défavorable avec celle-ci, tandis
que pour la violence il est toujours possible de conserver avec elle une distance
critique, bien que cela n’arrive presque jamais tellement les interprétations com-
munes de la violence sont stéréotypées. En fait, violence et souffrance sont si
mêlées dans nos esprits qu’il est souvent difficile de les dissocier.
« La souffrance, dit W. Sofsky26, est la souffrance. Elle n’est pas un signe,
elle n’est porteuse d’aucun message. Elle ne renvoie à rien. Elle n’est rien que le
pire de tous les maux. » Or nous sommes encore loin d’une telle conception
épurée de la souffrance. L’ordre moral d’aujourd’hui est le règne des « bien-
souffrants » et non plus des bien-pensants. « Je souffre donc je vaux. Au lieu, dit
Bruckner27, de rivaliser dans l’excellence, l’enthousiasme, hommes et femmes
rivalisent dans l’étalage de leurs disgrâces. » L’idolâtrie que nous vouons à la
douleur, l’élévation de « la victime en héros national », auquel le reality show nous
invite à nous identifier, créent « l’idée que seuls accèdent à la dignité les êtres
qui ont pâti ». Même entre les « peuples martyrs » s’établit une « concurrence
victimaire28 » sur la base de leurs souffrances et de leur droit à la vengeance.
Comment penser les rapports que la violence et la souffrance entretien-
nent avec le mal sans tomber dans le panneau de la victimisation ni celui de la
banalisation ? Tel est un des défis que pose l’élaboration d’un modèle de com-
préhension de la souffrance/violence sociale s’inscrivant à la base d’une théorie
du social et de l’action.
DE LA RELIGION À LA PSYCHANALYSE :
LES SENS DE LA SOUFFRANCE
sociétés n’ont jamais autant parlé de souffrance depuis qu’elles s’occupent exclu-
sivement du bonheur32.
À vrai dire, la médecine n’a entrepris que depuis peu de « s’attaquer offi-
ciellement au problème de la douleur et de la souffrance33 ». La tâche est loin
cependant « d’être achevée, tant les réticences demeurent trop grandes, par
exemple, parfois, pour donner de la morphine à un malade qui souffre trop,
celle-ci étant assimilée à la drogue34 ». La médecine occidentale a, dans les faits,
évolué en parallèle, sinon à l’ombre de la morale religieuse dominante. Long-
temps, le : « femme, tu enfanteras dans la douleur » de la Genèse a été adopté
comme la règle sensée du corps médical. Même la guérison de la maladie se doit
parfois de faire mal. On n’a qu’à penser à cette croyance populaire selon laquelle
un traitement qui fait mal est un traitement qui fait effet.
Dans tous les cas, on ne peut comprendre les rapports historiques qu’une
société établit avec la souffrance sans tenir compte des dimensions religieuses
qui leur donnent sens et qui participent à leur institution dans les discours et les
représentations. Ainsi est-il révélateur d’opposer la logique punitive de la souf-
france héritée de l’Ancien Testament35 à la représentation de la vie comme
souffrance (« la vie est souffrance ») propre à l’hindouisme et au bouddhisme.
Nous avons ici deux conceptions du monde édifiées sur un rapport différent de
l’homme et de la femme avec la souffrance.
Dans la Genèse, « l’homme est la cause du mal » ; « c’est par lui que le mal
vient au monde – quelle que soit sa nature36 ». L’homme introduit le mal dans la
perfection de la Création en mangeant le fruit de l’arbre de la connaissance du
bien et du mal. Or, explique Safranski, « l’histoire du péché originel montre que
l’homme est un être qui, par nature, a le choix, un être libre37 ». La réalité du
mal serait en ce sens la conséquence de notre liberté. Le prix à payer pour cette
liberté ne serait toutefois pas le même pour tout le monde. Ainsi, l’origine de
l’histoire selon la Genèse débute-t-elle par le châtiment de la femme qui a péché
divertir en regardant le malheur des autres, parfois même mortel, dans des émis-
sions de télévision qui présentent ces drames sous l’angle de la cocasserie.
32. P. Bruckner, L’Euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur.
33. B. Vergely, La souffrance. Recherche du sens perdu, p. 24.
34. Ibid., p. 25.
35. « L’Ancien Testament avait su donner aux maux terrestres un sens justificatif rigou-
reusement logique. Toute souffrance n’était, en fin de compte, que punitive, que
l’accomplissement, dès ici-bas, d’une justice divine avide de vengeance, la punition
du péché de l’individu, de l’enfant, comme de celui des parents et de toute la géné-
ration entachée du péché originel » (Scheler, 1942 : 62-63).
36. R. Safranski, Le Mal ou le Théâtre de la liberté, p. 25.
37. Ibid., p. 19.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 159
par son désir de s’unir à l’homme38. Au Moyen Âge, par exemple, on reconnaissait
« la dignité du pauvre, image du Christ souffrant, mais aussi son utilité par son
rôle d’intercesseur en faveur du riche39 ». Par contre, lorsque le pauvre sous les
traits du « vagabond a rompu tout lien avec le monde de l’interconnaissance, il
brise l’ordre social et devient le porteur d’une inquiétante altérité ». À ce moment,
il devient « un “ sans-aveu ” dépourvu d’appartenance communautaire40 ».
Le sens de la souffrance est cependant autre dans les enseignements
bouddhistes, eux-mêmes hérités de la tradition hindouiste. Dans cette concep-
tion du monde où domine le non-soi, la souffrance est la première des quatre
nobles vérités41. Aussi faut-il connaître l’origine de la souffrance (deuxième
vérité), afin de pouvoir la détruire et réaliser la cessation de la souffrance
(troisième vérité), de façon à mettre celle-ci en pratique par la voie de la cessa-
tion de la souffrance (quatrième vérité). Si la douleur et la souffrance sont des
faits inéluctables de la vie, ils ne sont pas pour autant souhaitables. Ainsi distin-
gue-t-on les souffrances en deux catégories interreliées : soit celles qui sont
évitables telles que la guerre, la pauvreté ou la violence et celles qui ne le sont
pas telles que la maladie, le grand âge et la mort42. Notre expérience de la souf-
france est également liée à celle des autres, d’où notre capacité commune
d’empathie43. Dans la pensée bouddhique, l’expérience de la souffrance com-
mande différentes postures « éthiques » dont celle de la compassion, que l’on se
doit d’avoir à l’endroit de la souffrance des autres incluant son tortionnaire44 !
Suivant une logique d’interdépendance avec l’ensemble du cosmos et des
êtres vivants, il est donc de notre ressort d’éviter, sinon d’atténuer, les souf-
frances, en commençant par la souffrance d’autrui. La souffrance n’est pas ici
l’indice d’un châtiment de Dieu ou d’une étape inéluctable à franchir en vue
38. Ainsi ce passage de la Genèse cité par R. Safranski (1999 : 25) : « Dieu dit à la
femme : “ Je ferai qu’enceinte, tu sois dans les grandes souffrances ; c’est pénible-
ment que tu enfanteras des fils. Tu seras avide de ton homme et lui te
dominera ”. »
39. J. Cubero, Histoire du vagabondage du Moyen Âge à nos jours, p. 83.
40. Ibid., p. 47.-
41. T. Gyatso, The Fourth Noble Truths. Fundamentals of the Buddhist Teachings.
42. Cette distinction entre une souffrance souhaitable et une autre qui l’est moins n’est
pas sans rappeler la remarque que fait Primo Levi à propos de la « violence utile »
par opposition à la « violence inutile » : « Existe-t-il une violence utile ? Oui, malheu-
reusement. La mort, même non provoquée, même la plus clémente, est une violence,
mais elle est tristement utile : un monde d’immortels ne serait ni concevable ni
vivable, il serait plus violent que le monde actuel, qui l’est cependant » (Levi, 1989 :
104).
43. T. Gyatso, The Fourth Noble Truths. Fundamentals of the Buddhist Teaching, p. 137-138.
44. Le dalaï-lama rappelle souvent cette histoire d’un moine tibétain, ayant vécu près
d’un quart de siècle dans une prison chinoise désaffectée et ayant subi les pires
sévices physiques, dont la plus grande crainte durant toutes ces longues années a
été de perdre sa compassion à l’endroit de ses geôliers !
160 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
d’arriver à un monde meilleur, mais une qualité immanente de la vie45. Une fois
ce fait compris, il est donc tout à fait normal que nous désirions le bonheur et
non pas souffrir, entendu que le bonheur est un état intermittent et relatif46.
Cette conception du bonheur comme « phénomène épisodique » et relatif n’est
pas sans rappeler celle de S. Freud.
Dans Malaise dans la civilisation47, Freud souligne que l’aspiration au
bonheur, propre à la conduite des hommes et à leurs attentes face à la vie, com-
porte deux faces : « un but négatif » consistant à « éviter douleur et privation de
joie » et « un but positif » consistant à « rechercher de fortes jouissances ». Or,
pour lui, il est clair que dans « son sens plus étroit, le terme “ bonheur ” signifie
seulement que ce second but a été atteint48 ». Le bonheur, dit-il, « résulte d’une
satisfaction soudaine de besoins ayant atteint une haute tension49 ». Il découle
de ce constat que « nos facultés de bonheur sont déjà limitées par notre consti-
tution », puisque « toute persistance d’une situation qu’a fait désirer le principe
du plaisir n’engendre qu’un bien-être assez tiède ». En fait, « seul le contraste est
capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l’état lui-même ne
nous en procure que très peu ». Aussi nous est-il beaucoup moins difficile de
faire l’expérience du malheur que du bonheur50. Selon Freud, « la souffrance
nous menace de trois côtés », soit depuis notre propre corps qui ne peut « se
passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse », soit
depuis le « monde extérieur » qui dispose de forces invincibles et inexorables
pouvant nous anéantir, soit depuis « nos rapports avec les autres êtres
humains51 ».
45. À noter que les exégètes des textes bibliques sont aujourd’hui nombreux à se distan-
cier de la représentation de la souffrance « comme à la fois une juste expiation du
péché et comme une voie nécessaire de salut ». Les effets pervers de cette représen-
tation porteraient, croit-on, préjudice au christianisme. « Le Christ a souffert non
pour que les hommes souffrent davantage, mais pour les aider à transcender spiri-
tuellement leur souffrance, pour leur permettre d’en changer le sens à leur profit,
et pour finalement les en libérer » (Larchet, 1999). Pour Jean-Paul II (1984), « dans
la souffrance se cache une force particulière qui rapproche intérieurement
l’homme du Christ, une grâce spéciale ».
46. J.-C. Larchet, Dieu ne veut pas de la souffrance des hommes, p. 49-50.
47. S. Freud, Malaise dans la civilisation. Ce livre a fait l’objet d’une nouvelle traduction
française aux PUF en 1995 sous le titre de Malaise dans la culture. Je me réfère
cependant ici à la première traduction de C. et J. Odier publiée originellement en
1971.
48. Ibid., p. 20.
49. Ibid.
50. Ibid., p. 20-21.
51. Ibid., p. 20.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 161
63. Ibid.
64. Ibid., p. 84.
65. Ibid.
66. J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, p. 165-166.
67. F. Nietzsche, La généalogie de la morale. Un écrit polémique, p. 69-70.
68. Ibid., p. 70-71.
69. Ibid.
70. Ibid., p. 71.
71. R. Caillois, L’homme et le sacré, p. 221.
72. M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 163
de parchemin, que les hommes et les femmes au statut précaire portent sur eux
au 18e siècle, et qui ont été conservés dans les archives policières pour identifica-
tion des corps retrouvés morts sur les routes ou ailleurs, Farge91 cherche à
restituer la signification de la « mémoire de la souffrance » que le « corps-livre »
de ces personnes marginales cherche à nous dire et qui avait été jusqu’à récem-
ment ignoré des historiens. La tâche n’est par contre pas simple.
Une mémoire de la souffrance se délivre […]. Si c’est rendre quelque chose à ceux
qui ont souffert que de l’écrire, si c’est provoquer une démarche active où devient
quelque peu lisible le sens des devenirs collectifs à travers ces moments singuliers
des chagrins, il faut encore savoir qu’il existe une part ineffable de l’indicible et
du non-su, le plus souvent d’ailleurs, du non-perçu. Une étude de la mémoire de
la souffrance ne peut valablement se constituer que sur un engagement éthique
où se décrivent à la fois des pensées et des corps fabriqués et malmenés par l’his-
toire, de façon aussi individuelle que collective. Construire cette mémoire doit
inclure l’idée d’un devenir autre et non pas seulement l’entretien du souvenir.
Que ce soit sans doute une utopie ne peut empêcher la tentative : la souffrance
n’est pas un objet de musée ni de contemplation esthétisée. Il ne s’agit pas tant de
savoir qu’ils ont souffert que de construire de nouveaux types d’altérité avec ce
qui fut souffert. Actrice sociale, la mémoire de la souffrance s’enchâsse dans des
systèmes qui l’ont produite et sert à nommer les lieux de la domination et de l’in-
justice. Marque des liens sociaux, elle s’organise en dispositifs spécifiques. […] Le
corps écrit décline sous nos yeux les aires sociales qu’il arpente pendant sa vie 92.
Les mots de l’historienne nous interpellent. Le regard qu’elle pose sur le
dit de la souffrance ne s’applique pas seulement à la mémoire passée mais aussi
à la mémoire en devenir que constitue tout écrit. L’engagement éthique auquel
elle fait allusion est à la base de tout effort de restitution de la souffrance. Il ne
s’agit pas de montrer la souffrance juste pour l’exhiber au regard avide du
voyeur, mais de construire une mémoire en vue d’un devenir autre. Il faut
pouvoir résister à la « tentation du bien » que pose la « mémoire du mal93 ». Il faut
avoir conscience de ces deux écueils complémentaires entre lesquels nos rémi-
niscences naviguent : « la sacralisation, ou isolement radical du souvenir, et la
banalisation, ou assimilation abusive du présent au passé94 ». Il nous faut tout
autant pouvoir inscrire la mémoire de « l’événement “ aux limites ” dénommé
Auschwitz95 » que la mémoire de la souffrance que nous délivre le « corps-écrit »
silencieux des exclus de la société. Il nous faut apprendre des « expériences à la
limite » que nous révèlent les témoignages des rescapés de l’Holocauste96 comme
du silence de celui ou celle qui ne veut ou ne peut exprimer sa souffrance.
97. J. Semprun, Mal et modernité suivi de « …Vous avez une tombe au creux des nuages… »,
p. 93.
98. P. Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, p. 23.
99. Ibid., p. 17.
100. G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Homo Sacer III, p. 164.
168 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
La violence spectacle
La violence de nos jours se vend bien. Peu importe la forme qu’il prend,
l’événement violent capte l’attention. Les médias et autres moyens modernes de
communication le savent et n’hésitent pas à faire de celui-ci le principal point
d’attraction de leur public. À défaut d’événement réel, on recourt à la fiction ou
à la virtualité afin d’exalter cette violence accrocheuse qui fait la richesse de
l’industrie mondiale du divertissement et de l’information. Le phénomène n’est
cependant pas propre à notre société puisque la violence a été de tout temps au
cœur des grands récits, mythes et légendes des peuples. La différence avec hier
est qu’aujourd’hui la mise en scène de la violence a été transformée en bien de
consommation inépuisable et interchangeable. La violence est banalisée au
point qu’il est possible d’ignorer toute la souffrance qui lui est attachée104, à
moins que l’on ne mette cette « souffrance à distance105 », créant par le fait même
chez le (télé)spectateur un étrange sentiment paradoxal d’indifférence et de
compassion lointaine envers ceux et celles qui souffrent.
La référence constante dans les discours populaires à cette lucrative « vio-
lence gratuite » lorsqu’il s’agit de parler de la violence a pour effet, entre autres,
de dénaturer la notion même de violence. Pour les jeunes de notre corpus, cette
violence spectacle représente avant tout un modèle d’action. Elle est un moyen,
légitimé par les mécanismes probants d’exclusion sociale qui les accablent, de
revendiquer la place qui leur revient de droit dans la société. Elle appartient à la
« stratégie de survie » que constitue « la gang » ; laquelle est, aime-t-on dire, un
moyen plus efficace que les autres à leur disposition (école, travail, famille) de
« maîtriser les signes de la réussite sociale106 ». Or, peu importe la version de la
violence spectacle à laquelle on se réfère, celle-ci ne représente que l’une parmi
d’autres des faces visibles de la violence et non pas la violence en tant que telle.
L’explosion des tours du World Trade Center, comme l’assassinat avec frasques
d’un ennemi dérangeant de la gang, ne sont qu’une expression de la violence,
un engrenage en fait d’un processus beaucoup plus complexe qui est obnubilé
par la portée spectaculaire, à des échelles différentes, de l’un ou l’autre de ces
événements. Essayer de comprendre ce processus dans son ensemble exige, en
ce sens, que l’on puisse avoir une perspective sur les faits tout autant depuis
l’envers du décor que depuis les multiples ramifications de sens, à la fois histo-
riques, locales, globales et idiosyncrasiques, qui émanent de ces faits et de leurs
explications. Il faut, autrement dit, chercher les « sens cachés » des expressions
de la violence sans céder à la complaisance facile et réductrice des explications
de la violence spectacle.
spectateur à moins qu’il ne s’agisse des vedettes-héros dont on est venu applaudir
les exploits.
105. L. Boltanski, La souffrance à distance.
106. M. Perreault et autres, « De la gang : une stratégie de survie », p. 29-46.
107. Comme le souligne S. Sontag (2003 : 125-126), il n’existe pas d’autre façon de
regarder la souffrance qu’à distance, même « regarder de près – sans la médiation
de l’image – n’est encore que regarder ». Ce qui, en tant que personnes qui se
sentent concernées, dérangerait le plus dans l’idée de ce regard à distance est
davantage « la frustration que l’on éprouve de ne rien pouvoir faire face à ce que les
170 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
mérite de penser la violence dans ses rapports avec la souffrance est, justement,
de ne pas dissocier l’une de l’autre. En ce sens, la perspective de la souffrance
permet de sortir le concept de violence sociale de l’ornière politique qu’il a
suivie jusqu’à aujourd’hui. On doit pour une large part à Marx et à Engels la
conception « révolutionnaire » de la violence qui domina dans les discours des
sciences sociales tout au long du 20e siècle. Discutant dans son Anti-Dühring du
« rôle de la violence dans l’histoire », Engels critique la conception de M. Dühring
selon laquelle « la violence est le mal absolu » ; « le premier acte de violence »
étant « pour [Dühring] le péché originel ». Or, dit Engels, la violence joue encore
dans l’histoire un « rôle révolutionnaire ». Elle est, « selon les paroles de Marx »,
« l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs »
comme elle est « l’instrument grâce auquel le mouvement social l’emporte et
met en pièces des formes politiques figées et mortes108 ». La conception révolu-
tionnaire de la violence politique comme instrument de changement social
culmina au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans le discours des
existentialistes. « La violence, dit Camus, est à la racine de la création109. » Alors,
dit-il plus loin que si « la révolte tue des hommes », « la révolution tue des hommes
et des principes110 ». Aussi, pour lui, « il n’y a pas encore eu de révolution dans
l’histoire », puisqu’il « ne peut y en avoir qu’une qui serait la révolution défini-
tive111 ».
La violence (révolutionnaire) comme réponse à la violence (colonialiste)
prend tout son sens, au tournant des années 1960, dans les mouvements d’indé-
pendance des peuples des anciennes colonies. « Cette praxis violente, dit Fannon,
est totalisante puisque chacun se fait maillon violent de la grande chaîne, du
grand organisme violent surgi comme réaction à la violence première du colo-
nialiste112. » Unifiant le peuple, la violence « désintoxique » le colonisé en le
débarrassant « de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou
désespérées113 ». L’idée d’une violence qui guérit le mal que représente la coloni-
sation est encore plus exaltée dans la célèbre préface que Sartre fit au texte de
114. J.-P. Sartre, « Préface », dans Frantz Fannon, Les damnés de la terre, p. 36.
115. H. Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, p. 181.
116. Ibid., p. 153.
117. Ibid., p. 157. « La violence, précise Arendt, se manifeste lorsque le pouvoir est
menacé, mais si on la laisse se développer, elle provoquera finalement la disparition
du pouvoir. […] Parler d’un pouvoir non violent est une tautologie. La violence
peut détruire le pouvoir, elle est parfaitement incapable de le créer. »
118. Ibid., p. 146.
119. Ibid., p. 183.
120. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 68-69.
121. Ibid., p. 69.
172 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
politique et instrumentale. Elle peut aussi être naturelle et surnaturelle. Elle peut
surgir de la nature et du corps indépendamment de la volonté des hommes et de
leur communauté. La maladie comme les catastrophes naturelles sont des phé-
nomènes violents appelant un traitement qui n’est pas, non plus, toujours
politique même s’il se situe dans la cité.
Dans un ouvrage récent sur les « violences politiques », P. Braud examine
celles-ci à partir d’une conception extensive de la violence récusant, entre
autres, la dissociation entre violence symbolique (humiliation, domination, sou-
mission) et violence physique (emprisonnement, torture, etc.)122. La violence,
pour Braud, se définit par l’existence d’une victime, c’est-à-dire d’une souf-
france. Elle peut s’exprimer autant par des actions physiques « brutales » que par
le mépris de l’autre. La prétendue irrationalité de certains comportements vio-
lents, telles les batailles de rue, s’estompe dans la conception de Braud. Tous
sont, selon lui, susceptibles d’être liés aux faits et actes politiques à l’égal des
conflits militaires ou autres violences de l’État.
En plus de sa conception ouverte de la violence politique, on retiendra,
surtout, de l’approche de Braud, l’association qu’il présume entre violence,
souffrance et victime. La compréhension de la violence ne peut être dissociée de
la souffrance à laquelle elle est liée. De plus, en ne dissociant pas la violence
physique de la violence symbolique, Braud brouille la frontière entre les aspects
objectifs et subjectifs de la représentation de la violence. Si la violence symbo-
lique peut être décrite objectivement dans sa forme, elle ne peut en revanche
qu’être subjectivement comprise dans ses intentions. Ainsi sommes-nous
constamment confrontés à une espèce de zone trouble, lorsqu’il s’agit de
départager les modes d’action de la violence des modes d’expression de la souf-
france.
Comme pour la souffrance, des types différents de société s’édifieraient
selon les formes de rapport qu’elles privilégient avec la violence. Dans sa typo-
logie de la violence humaine, E. Dunning distingue, entre autres, la violence
dans sa forme « instrumentale » et la violence dans sa forme « expressive » ; c’est-
à-dire la violence comme un moyen de parvenir à un but donné et celle qui
constitue une « fin en soi » satisfaisant à un besoin émotionnel ou à un plaisir. Il
distingue, de plus, la violence « légitime » de la violence « illégitime » selon
qu’elle s’accorde ou non avec les règles et les valeurs prescrites de la société123.
Une polarisation équilibrée des formes de violence s’établirait ainsi en fonction
du type de lien social caractérisant la société. Dans une communauté à « lien
segmentaire », la violence serait « hautement chargée de contenu émotionnel ou
affectif », tandis que dans une société à « lien fonctionnel », il y aurait plutôt « un
132. Ibid.
133. J.-F. Malherbe, Les ruses de la violence dans les arts du soin. Essais d’éthique critique II.
134. W. Sofsky, Traité de la violence, p. 12.
135. J. Baudrillard, « La violence du mondial », p. 71-72.
136. Ibid., p. 72-73.
137. Ibid., p. 73.
Aux limites du mal : souffrance sociale ou violence sociale ? ˜ Marc Perreault 175
La frontière entre « nous » et « eux » est celle-là même qui départage les
« victimes innocentes » des « coupables » à l’intérieur des conflits identitaires.
« Pour ceux qui ont souffert, pour ceux qui ont eu peur, il y a simplement “ nous ”
et “ eux ”, l’injure et la réparation, rien d’autre144 ! » D’où le danger, rappelle
Maalouf, lorsque notre regard d’observateurs externes se mêle à ce « jeu pervers »
en installant « telle communauté dans le rôle de l’agneau, et telle autre dans le
rôle du loup », d’accorder par avance et à notre insu, « l’impunité aux crimes des
uns145 ».
Aux limites du mal, de l’« avoir mal », du « faire mal » et de l’« être mal », la
violence et la souffrance ne sont que l’avers et le revers interchangeables d’une
même réalité lorsque celle-ci se conjugue au « mode » social. Violence sociale ou
souffrance sociale ? Cela n’est en fait qu’une question du point de vue que l’on
privilégie sur une situation sociale donnée, soit la source du mal ou sa consé-
quence, tout en sachant que ce point de vue est, lui-même, tributaire d’une
subjectivité se heurtant à d’autres subjectivités possibles.
le voyait jamais… Tu vois ton père rusher, tu vois ta mère qui s’occupe des enfants
et qui est aussi obligée d’aller travailler dans une manufacture. Fait que les jeunes
y se disent : « Moi je préfère crever que d’aller travailler dans une manufacture. »
Souvent le père se plaint de mal de dos devant un jeune, aussi pour le jeune c’est
tout à fait un échec. Mais en même temps le jeune sait qu’il a une autre alternative
et cette alternative c’est celle des gars qui arrivent dans le quartier avec de beaux
chars et qui leur disent : « Soit tu peux devenir proxénète, soit tu peux être dealer
de drogues147 ».
À l’échec que représente le modèle des parents s’oppose le modèle de
réussite de la gang de rue. La violence de la gang devient en ce sens une violence
réparatrice de la souffrance sociale des parents et, par extension, de la violence
subie par tout le groupe d’appartenance (ethnoculturelle). Non seulement la
gang vise à réparer les injustices de la discrimination sociale qui s’abat sur ces
jeunes néo-Québécois d’origine afro-antillaise, mais elle comble aussi leurs
principaux « besoins » et « problèmes », comme l’explique un jeune homme de
22 ans.
Parce que les gars de la gang sont toujours là pour vous écouter. Parce qu’eux
aussi ont connu les mêmes problèmes que toi. Vous trouvez une oreille attentive à
vos problèmes. Vous trouvez un jeune qui s’identifie, qui s’habille comme toi,
vous parlez de la même manière, puis vous avez les mêmes intérêts. Alors vous
venez à vous sentir comme une famille. Et la gang devient ce qu’il y a pour toi de
plus important. La gang devient même pour certains gars plus importante que
leur famille.
La gang quand t’as pas d’argent, les gars de la gang vont te tchéquer de l’argent.
T’as pas de dame, ils vont te tchéquer une dame de la gang. Ou sinon c’est juste
du sexe que tu as de besoin, inquiète-toi pas, les gars de la gang en ont toujours.
Tu veux sortir, ils vont sortir avec toi. T’as de la protection. Quand tu as un pro-
blème à la maison, tu peux aller leur en parler. Ton prof t’énerve, te fait chier. Les
gars de la gang vont aller démolir son auto pour toi. Alors la gang tu sens que c’est
l’endroit où tu as tout ce que tu veux. Alors ces gars-là, c’est vraiment une attache
plus forte que ta famille148.
Unis contre les adversités du quotidien et du système, les membres de la
gang forment une « famille » pour laquelle le recours à la violence, par la voie
des conduites antisociales, est légitimé par les « souffrances sociales » propres à
leur condition de jeunes Noirs fils et filles d’immigrants. Le « tous pour un, un
pour tous » devient le leitmotiv expliquant l’usage aveugle de la violence par
cette « famille » de pairs qui a construit ses modèles de réussite sur les valeurs
consuméristes de la société. La gang et la violence sont des moyens d’action
pour réussir dans la vie, là où l’on croit que ses parents ont échoué.
Le partage des mêmes « souffrances sociales » fonde les bases d’une iden-
tité commune justifiant l’appartenance à une gang de rue, sauf que les jeux de
distinction identitaires et territoriaux qui caractérisent les champs d’action de
ces gangs exigent le passage par certaines épreuves visant à marquer les limites
internes et externes de cette appartenance. L’identification à la gang procède à
son tour par le marquage de la douleur, marquage des corps et marquage par
l’ennemi que la gang fait subir à ses membres en devenir. Comme dans les rites
de passage à l’âge adulte dans les sociétés dites primitives, l’entrée dans la gang
passe par l’inscription de la mémoire de la souffrance à la fois dans le corps et
l’esprit de l’initié. Pour adhérer au groupe, il faut en fait être plus fort que la
douleur que l’on nous fait subir ou que l’on nous demande d’infliger. Il faut se
montrer stoïque devant la douleur que l’on ressent et celle des autres. Seule
cette démonstration de courage fonde les liens de l’appartenance à la gang,
liens ténus que l’on se doit, dans certains cas, de constamment prouver aux
autres membres de la gang étant donné l’ambivalence des signes concrets d’ap-
partenance. En d’autres mots, pour faire partie de la gang, il faut toujours être
en mesure de faire ses preuves. Aussi est-il facile pour les plus expérimentés et
les anciens d’imposer aux plus vulnérables et aux plus jeunes certaines actions
violentes et illégales pour la seule raison que l’on se doit de prouver notre appar-
tenance indéfectible à la gang. L’entrée dans la gang peut signifier, pour certains,
devoir se faire tabasser par tout le groupe sans rechigner, comme cela peut
vouloir dire être obligé de se compromettre par la réalisation de certains crimes.
Dans le cas des jeunes filles, et en cela leur situation est particulière, elles doivent
très souvent passer à travers l’épreuve du viol collectif sans afficher leur souf-
france.
L’histoire des bandes de jeunes en Occident est avant tout une histoire de
garçons, « gardiens du désordre », protégeant leur capital matrimonial des
bandes rivales des autres villages149. Aussi l’émergence récente de bandes consti-
tuées uniquement de jeunes filles est-elle davantage une exception qu’une
réalité répandue. En fait, une telle bande n’existe que dans l’ombre des bandes
de garçons qui ont vite fait de les récupérer comme des groupes subalternes
soumis à la même logique de domination masculine que les autres groupes. Le
viol collectif est la démonstration poussée à l’extrême de cette domination mas-
culine. Les filles de la gang sont des biens interchangeables que l’on se doit de
marquer comme étant « nôtre ». De leur côté, les filles subissent cette « épreuve »
en montrant qu’elles sont plus fortes que la douleur qu’on leur fait subir. Elles se
font un devoir de ne pas afficher ni leur peur ni leur souffrance. Aussi est-ce à
mots couverts que certaines jeunes filles de notre corpus ont abordé le sujet. La
souffrance, sa souffrance, ne peut se dire. Même si elles portent en elles les
149. N. Schindler, « Les gardiens du désordre : rites culturels de la jeunesse à l’aube des
Temps modernes », p. 319.
180 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
stigmas de ces gestes violents commis à leur endroit, leurs forces résident dans
leur capacité à ne pas exprimer leur mal.
Une jeune fille de 14 ans nous explique comment elle a réagi lors de
l’épreuve fatidique du viol collectif qu’elle a subie, épreuve qu’elle évite toutefois
d’appeler « viol ».
Ils peuvent faire ce qu’ils veulent avec moi, car moi je suis plus smart qu’eux. S’il
y a un gars qui veut coucher avec moi, fais ce que tu veux, mais moi, quand je suis
contractée, tu ne peux rien faire. Je m’excuse mais tu ne peux rien faire. Je restais
là, puis je les regardais agir. C’est pas parce que j’avais peur du gars, parce que le
gars est grand. Moi je suis pas folle, j’ai dit au gars OK : « je suis vierge ». Il a dit :
« Ça fait pas mal. » J’ai dit : « Yeah, ça fait pas mal. » En tout cas, ben j’ai rien dit. Je
l’ai laissé faire son affaire, parce que les douze gars étaient à côté de moi et me
regardaient. Moi, je ne veux pas pleurer. Je veux juste montrer que je suis une fille
rebelle, une fille forte. Je suis restée de même, puis je regardais le gars dans les
yeux. Moi j’aime ça regarder les yeux pour voir comment tu vas réagir. Quand je
vois que tu es tanné, bon ben goodbye150 !
L’ineffable de la douleur se transforme chez cette jeune fille en démons-
tration de sa résistance, en démonstration de sa propre force rebelle. Même si
elle sait que sa réputation en restera à jamais entachée, la jeune Marie ne cède
pas devant la domination masculine de la gang. À son tour, peut-être, comme
plusieurs de ses pairs du sexe féminin, elle cherchera à se servir des charmes de
la séduction pour s’acoquiner avec celui qui sera tantôt son ami de cœur, tantôt
son proxénète. Car si les jeunes hommes usent et abusent de leur pouvoir de
domination pour soumettre les jeunes filles à leurs desseins pécuniaires, ces
dernières semblent pour leur part trouver leur compte dans les jeux de séduc-
tion et les mécanismes d’interdépendance (à la fois économiques et amoureux)
qui leur donnent l’illusion d’être indispensables pour la gang.
À la fois unis et séparés chacun de leur côté par l’inexprimable des souf-
frances, c’est par l’expression des modèles d’action de la violence envers le
système social que garçons et filles de la gang inventent leur espace identitaire
commun. Doublement marqués par la souffrance sociale de leur réalité de fils
et de filles d’immigrants de « minorité visible » et par la douleur subie lors de
leur entrée dans la gang, ils seront d’autant plus motivés à recourir à la violence
réparatrice que constituent, à leurs yeux, les activités illégales de la gang en
regard des injustices subies. Au nom du « respect » de leur identité et de leur
territoire, qu’incarne dans sa plus simple expression l’appartenance à la gang,
certains n’hésiteront pas même à user de violence meurtrière pour affirmer leur
place et leur rôle dans cet univers de souffrances et de plaisirs où réalité et vir-
tualité semblent se confondre comme dans une sorte de jeu de pouvoir. La mort,
dans un tel contexte, sa propre mort, a quelque chose de factice, sinon d’irréel.
La vie est comme un film dont on est la vedette indestructible. Aussi est-il hono-
rable de mourir comme ses héros du rap et du cinéma en sachant que les
« membres » de la gang sauront nous venger et nous faire justice.
Espace de résolution des problèmes, espace d’expiation des souffrances
sociales découlant des violences structurelles, la gang s’avère dans les faits un
« passage risqué » dont il est difficile de sortir sans séquelles151. Comme citoyen,
comme parent ou comme intervenant, nous avons raison de nous inquiéter de
l’importance grossissante que prennent ces bandes de jeunes dans notre société.
On assiste aujourd’hui à l’extension de leurs activités criminelles depuis les ban-
lieues de la métropole jusque dans les villes des régions. Aussi sommes-nous tous
concernés par l’existence des gangs de rue. Le réflexe trop facile de reporter la
faute à une communauté en particulier ou aux seuls parents de ces jeunes ne
tient plus la route.
Sans parler de solution définitive au « problème » des gangs de rue, le fait
de chercher à comprendre les actes de violence et leur portée pour les (plus)
jeunes sous l’angle de la souffrance sociale offre peut-être une piste de travail
intéressante. Il faut pouvoir déconstruire le discours justificateur des modèles
de violence en le transposant dans une praxis de la souffrance qui engage la
liberté de choix de la personne. Faire mal pour avoir moins mal ne règle pas le
mal-être de la souffrance sociale. Du moins, doit-on pouvoir en parler avec les
principaux intéressés. Nous restons toujours alors à un état limite du « mal »
dont la violence et la souffrance constituent les deux faces inextricables, les
deux faces en fait des pouvoirs de vie et des pouvoirs de mort. Si le destin de
chaque individu est de vivre son histoire avec celle des autres et de mourir seul,
il est de la logique du pouvoir, pour survivre à cette contradiction, d’essayer d’en
faire sa matière152.
À notre tour, il importe d’ouvrir aux jeunes des espaces de dialogue, voire
des « espaces de vie153 », idéalement avant même l’entrée dans le passage sans
issue que représente la gang ; des espaces où l’on puisse parler librement de
cette logique du pouvoir et de ses enjeux pour les personnes. Souffrance sociale
ou violence sociale ? Encore une fois, ce n’est qu’une question de point de vue.
Mais une chose est certaine, on ne peut parler de l’une sans penser à l’autre.
151. M. Perreault, « Les gangs de rue : un passage risqué. Quelques pistes de réflexion
pour comprendre la violence dans les milieux marginaux des jeunes Québécois
d’origine afro-antillaise », p. 57-68.
152. M. Augé, Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort. Introduction à une anthropologie de la répres-
sion.
153. G. Bibeau et M. Perreault, « Les gangs chez les jeunes néo-Québécois : des espaces
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Entre mépris et vie nue,
la souffrance sociale
Gilles Bibeau
Mes recherches sur les gangs de rue, les piqueries et les jeux ordaliques
avec la drogue, les nouvelles pathologies des adolescents et adolescentes, les
conduites suicidaires des jeunes autochtones, l’impuissance des personnes
« socialement désaffiliées », la surveillance punitive à l’égard des allocataires
d’aide sociale et la précarité qu’une scandaleuse inégalité entraîne pour des
pays entiers en Afrique et ailleurs dans le monde, tous ces travaux m’ont rendu
extrêmement sensible aux questions d’insécurité, d’injustice, de souffrance et
de violence, celles-ci exprimant toujours, nous le savons, une souffrance cachée.
Les récits des patients atteints du VIH, les dérives des utilisateurs de drogues
injectables, la révolte que crient les jeunes dans ces gangs que l’on croise dans
les rues de nos grandes villes se sont imposés avec toujours plus d’évidence dans
mon travail d’anthropologue, me forçant à me confronter, à répétition, à la face
d’ombre de l’expérience humaine, à ces espaces de détresse d’où l’on revient
toujours transformé, et à l’hallucinante banalisation du malheur qui engendre,
chez les bien-nantis, indifférence, distance, voire mépris, à l’égard des individus
et des groupes qui ne peuvent pas s’en sortir.
34. Dans la foulée des réflexions de Heidegger sur la place éminente de la technologie
dans le monde occidental, la philosophe Hannah Arendt a placé la technique au
cœur de son interprétation de la condition de l’homme moderne (1958).
35. F. Jullien, L’ombre au tableau. Du mal ou du négatif.
194 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
36. J’ai développé les résultats des études épidémiologiques dans Bibeau 1999 et 2005.
37. R. G. Wilkinson, Unhealthy Societies. The Afflictions of Inequality.
38. J. W. Lynch et autres, « Income inequality and mortality in metropolitan areas in
the United States ».
Entre mépris et vie nue, la souffrance sociale ˜ Gilles Bibeau 197
Deuxième constat : Dans le populaire ouvrage Why are some healthy and
others not ?39 paru en 1994, la thèse principale défendue par les éditeurs R. G.
Evans, M. L. Barer et T. R. Marmor et leurs collègues de l’ICRA emprunte large-
ment aux travaux de l’équipe de l’épidémiologiste anglais Michael Marmot40 et
au rapport de Sir Douglas Black41. Cette thèse peut être ramenée, me semble-t-il,
à trois points principaux : a) ce sont les gradients au sein de l’organisation du
travail et plus globalement dans la hiérarchie sociale qui constituent les meilleurs
prédicateurs du niveau de santé d’un individu ; b) l’impact différentiel des gra-
dients se manifeste principalement sur les taux de mortalité à différents âges et
sur l’ensemble agrégé des pathologies ; c) des facteurs psychologiques (ex. : le
sentiment d’impuissance chez les personnes de bas statut), biologiques (ex. : les
réponses psycho-neuro-immunologiques), sociaux (ex. : la faible mobilité dans
l’échelle sociale) et culturels (ex. : la transmission familiale du statut social)
semblent agir, en synergie, pour médiatiser en quelque sorte les interactions
entre le rang d’une personne dans l’échelle sociale et son niveau de santé.
S’appuyant sur les résultats de l’étude « Whitehall I » publiés à partir de
1978 par l’équipe de Michael Marmot, les auteurs du rapport Black ont généra-
lisé à l’ensemble des milieux de travail ce que les épidémiologistes avaient
découvert dans le cas des « white-collar British civil servants », à savoir que « with
each tiny descent in civil service rank, from senior executive officer down to
executive officer, comes more angina, more diabetes and more rough cough
with plegm ». Les écarts, parfois minimes, entre les positions occupées dans l’or-
ganisation du travail sont statistiquement associés aux niveaux de santé des
individus, plus que leur appartenance à une classe sociale (sauf dans les cas où
le niveau d’emploi recouvre la classe) et plus aussi que leurs comportements
(tabac, alcool, manque d’exercice physique).
Sir Douglas Black et ses collègues de la Commission d’enquête sur la santé
ont étendu les conclusions de l’équipe de M. Marmot en affirmant qu’il existe,
en Angleterre et dans le pays de Galles, une très forte corrélation statistique
entre la santé et la position qu’occupe un individu dans la hiérarchie sociale.
Peut-être est-il intéressant de rappeler que le gouvernement conservateur qui a
succédé au Labour Party a été irrité par le rapport Black qu’il considérait n’être
rien d’autre qu’un « track » idéologique produit par des défenseurs du « welfare-
state » et par des activistes qui, sous le couvert de la médecine sociale, cherchaient
à briser le système des classes sociales sur lequel repose toute la société britan-
nique. En affirmant que la « social hierarchy is a public health problem », les
39. L’ouvrage des chercheurs de l’Institut canadien pour la recherche (ICRA) initiale-
ment paru (1994) en anglais a été publié, deux ans plus tard, en français sous le
titre : Être ou ne pas être en santé. Biologie et déterminants sociaux de la maladie.
40. M. Marmot et autres, « The changing social class distribution of heart disease ».
41. D. Black et autres, Inequalities in health. The Black Report.
198 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
globaux, montrant à travers des histoires de vie diverses comment les itinéraires des
personnes s’enroulent toujours dans des enjeux collectifs plus larges. Son petit livre
de 1959 reste aujourd’hui encore d’une immense actualité, plus encore peut-être
qu’il ne l’a été à l’époque de sa publication.
45. Dans les sociétés fortement polarisées entre les (très) riches et les (très) pauvres et
dans lesquelles la classe moyenne a été éliminée, on risque moins en effet de voir se
développer les revendications de quelque nature qu’elles soient. L’histoire syndi-
cale a montré par exemple que les ouvriers ne sont prêts à entrer en grève que s’ils
disposent d’un minimum de sécurité financière leur permettant de survivre
pendant un certain temps. Dans un contexte d’appauvrissement croissant, ce sont
200 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
contribuer dans divers secteurs de la vie publique, notamment dans les domaines
dans lesquels l’État s’est désengagé. Dans le creux du retrait de l’État, une poli-
tique de proximité se remet en place quand ce n’est pas, tout simplement, le
retour massif de la charité.
La position d’un néoconservateur comme Charles Murray se situe à mille
lieues de la proposition progressiste des penseurs sociopolitiques qui suggèrent
de refonder la solidarité entre les citoyens sur l’instauration d’un « revenu du
citoyen » : ce serait à la fois réalisable, selon ces derniers, sur le plan fiscal, effi-
cient sur le plan économique (moins cher que les prisons à entretenir) et
désirable du point de vue civique et moral. Ce qui intéresse en réalité l’État
néolibéral, c’est de légitimer les valeurs de compétition, consommation et com-
munication, en démontrant à l’ensemble des citoyens que l’État est capable, en
concertation avec ses partenaires civils et son armée de bénévoles, de prendre
en charge, de corriger, les effets néfastes du fonctionnement du modèle. La
nouvelle politique d’activation des exclus se donne, tout en coûtant moins cher
à l’État, des airs humains grâce aux interventions compassionnelles de ces nou-
veaux ordres mendiants que sont les organisations communautaires et les
ONG.
Les États néolibéraux se trouvent aujourd’hui pris entre deux feux : d’une
part, ils doivent se mettre au service du projet néolibéral, et pour cela, réduire
les impôts des plus riches et les coûts salariaux des entreprises, afin de favoriser
leur compétitivité sur les marchés mondiaux ; d’autre part, il doivent contrôler
les effets néfastes de ce modèle afin qu’ils ne rendent pas la vie commune impos-
sible et qu’ils ne détruisent pas complètement les plus faibles de la société. Il leur
faut donc trouver des solutions originales à la nouvelle « question sociale » qui se
formule désormais ainsi : comment résorber une exclusion qui ne cesse de
grandir tout en dépensant le moins d’argent possible ? La réponse qui a été
trouvée consiste dans la mise sur pied d’un projet biopolitique à deux volets :
d’une part, en engageant les individus, par toutes sortes de moyens, à incor-
porer les valeurs de consommation, de compétition et de communication ;
d’autre part, en encourageant les exclus et les marginaux à réintégrer la société.
Au cours des dernières décennies, la société néolibérale s’est transformée en un
espace biopolitique au sein duquel il y a toujours plus de contrôle, plus de poli-
ciers, plus de prisons, tout cela dans le but d’assurer, dit-on, la sécurité de tous.
Pour comprendre la société prétendument libre qui s’est mise en place à
l’extrême fin de la modernité, il nous faut relier les transformations sociopoliti-
ques induites par le néolibéralisme à la reconfiguration des enjeux identitaires,
juridiques et éthiques qui s’est faite sur l’horizon des droits individuels. La
notion centrale du nouvel ordre dans nos sociétés postindustrielles est celle du
204 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
hors du social que les autres citoyens avaient le droit de faire disparaître l’homo
sacer sans être punis, sans cependant pouvoir sacrifier cette « vie nue » qui avait
perdu toute humanité aux yeux tant des dieux que des hommes. En perdant son
humanité, l’homo sacer était rejeté hors de la société et hors du divin. À travers le
biopolitique, l’État dit posséder le droit de fixer les critères permettant de
choisir, pas seulement dans l’espace des procès, entre qui peut vivre et qui doit
mourir mais plus largement dans l’ensemble de la vie de la cité. Ce pouvoir de
mettre au ban, d’abandonner des personnes pauvres, exclues et marginalisées,
est précisément celui que les gouvernements néolibéraux exercent dans leurs
politiques sociales, dans le soutien qu’ils donnent aux uns et refusent aux autres.
À ce carrefour, vie, mort et politique se chevauchent et ouvrent à la fois sur la
nécessité d’un questionnement éthique et d’une écoute de la parole indicible,
silence plus que parole, de l’homme et de la femme réduits à la « vie nue ».
La question que soulève Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz55 est préci-
sément celle du silence, de l’impossibilité même de témoigner lorsque la
personne humaine n’est rien d’autre qu’une « vie nue ». Cette question de l’indi-
cible débouche, chez Agamben, sur la honte, sur l’indignité et sur l’impossibilité
pour la personne de se confronter à la souffrance intérieure qui l’envahit
constamment. Agamben écrit que « [a]voir honte signifie : être livré à
l’inassumable. […] Dans la honte, le sujet a donc pour seul contenu sa propre
désubjectivation : témoin de sa propre débâcle, de sa propre perte comme sujet.
Ce double mouvement – de subjectivation et désubjectivation en même temps –,
telle est la honte56. » La honte chez la personne réduite à la « vie nue » s’exprime
dans la tentative avortée de toute prise de parole, dans la demande ratée de
création d’un lien social, et dans la prise de conscience confuse de l’indignité et
de l’impureté, sentiments qui ne peuvent être surmontés qu’à travers une vio-
lence contre les autres et contre soi. En s’inspirant de la « zone grise » de l’éthique
évoquée par son compatriote Primo Levi, Agamben rappelle que l’éthique à
l’égard des personnes réduites à la « vie nue » se situe en un en-deçà du bien et
du mal, en un lieu dans lequel le mal se fait banalité. « Cette zone infâme
d’irresponsabilité constitue, écrit Agamben, notre premier cercle, d’où nul mea
culpa ne nous fera sortir, et où, de minute en minute, se grave la leçon de la
terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal57. »
La notion de « mépris social » est autant que celle de la « vie nue », à même
de faire comprendre les formes contemporaines de la souffrance d’origine
sociale qui est subjectivement ressentie. Cette notion de « mépris social » rap-
pelle que les formes de grande précarité entraînent la personne dans un espace
de souffrance situé à la jonction même du social et du psychique, du collectif et
55. G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Homo Sacer III.
56. G. Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, p. 136-137.
57. Ibid., p. 408.
206 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
droits sociaux pour ceux et celles qui n’arrivent pas à « faire partie » du système.
Les protocoles compassionnels ne suffisent pas ; ni la rhétorique de la proclama-
tion des droits individuels. Il faut de toute urgence poser la question de la
violence des sociétés néolibérales comme les antipsychiatres ont dénoncé, en un
autre temps, la violence de la famille.
que d’ironiser, de jouer avec les mots, de prêcher la compassion tout en souhai-
tant l’effondrement d’un monde aussi peu convivial. Sous l’une ou l’autre figure,
il s’efforce de dévoiler quelque chose de la douloureuse réalité qu’il a décou-
verte, tant dans les pays du Sud que dans ceux du Nord, de la violence qu’il a
rencontrée au cœur même des sociétés. Il lui arrive alors de se donner une voca-
tion thérapeutique à la manière des anciens philosophes de la cité dont le rôle a
été, depuis Socrate, « d’ouvrir les abcès ».
Que faire alors ? Nous ne pouvons certainement pas nous en tenir seule-
ment à un discours qui se limiterait, d’un point de vue éthique, à dénoncer la
violence qui s’exerce à l’égard de tant de personnes. Comme l’a démontré Didier
Fassin64, on traite la souffrance aujourd’hui, d’abord, en écoutant ceux qui souf-
frent, on reconnaît le pouvoir thérapeutique de la parole, on proclame
l’importance de la proximité et de l’empathie, et on met de l’avant des proto-
coles compassionnels. Les anthropologues reconnaissent l’importance de tout
cela. Dans le même temps, ils dénoncent la « tolérance zéro » en tant que gestion
des exclus et refusent l’étonnante collaboration qui s’est mise en place entre les
professionnels de l’écoute et ceux de la sécurité, comme si l’on pouvait traiter
ensemble les deux faces de l’exclusion : la souffrance des exclus et l’insécurité
que ces exclus représentent pour la société. Suffit-il que les anthropologues
disent qu’écouter est insuffisant ? Que contrôler et discipliner ne suffisent pas ?
De plus en plus d’anthropologues pensent que leur travail doit désormais
se déployer dans deux directions principales, d’une part dans une participation
accrue aux débats qui se font autour des notions de justice distributive, d’égalité
et du rôle de l’État dans la construction d’une société plus égalitaire65 ; de l’autre,
dans un engagement éventuellement soutenu, du moins en ce qui me concerne,
par une philosophie sociopolitique organisée autour des notions de solidarité et
d’économie sociale, ancrée dans une critique de la pensée de ceux et de celles
qui veulent moins d’État, et travaillant en concertation avec la gauche sociale
qui a traditionnellement lutté, aux côtés des groupes progressistes comme les
syndicats, pour assurer un meilleur partage de la richesse collective. C’est à une
association de l’État de droit et de l’État social qu’il nous faut, je crois, travailler,
avec l’objectif « de construire une société de semblables où, à défaut d’une
stricte égalité, chacun serait reconnu comme personne indépendante et
prémuni contre les aléas de l’existence ; protégé en somme66 ».
Dans un message que j’ai fait parvenir, il y a peu de temps, aux étudiants
de doctorat du Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, j’in-
diquais la tension entre deux scénarios face auxquels les anthropologues sont
aujourd’hui confrontés : ou la recherche confortable dans une enclave-refuge
au sein de laquelle ils peuvent devenir des excentriques amusants, des clowns
curieux, éventuellement des penseurs un peu lunatiques que bien peu de gens
ne prennent vraiment au sérieux ; ou l’engagement dans les débats de société, à
travers une réorientation majeure de leur discipline, dans le choix des thèmes
de recherche (guerre, environnement, santé publique, diversité culturelle, glo-
balisation, biotechnologie,…), dans la production de textes en prise sur les
questions contemporaines, dans une écriture accessible et lisible. J’ajoutais avoir
choisi mon camp, celui de la dénonciation des contradictions que je débusquais
au cœur même de nos sociétés néolibérales.
Je confiais aussi aux étudiants quelques-unes des graves questions qui me
reviennent souvent en tête : Faut-il blâmer la société pour notre faible visibilité
ou nous blâmer nous-mêmes ? Quelles stratégies devons-nous développer si nous
voulons vraiment être pris au sérieux ? Et à quel style d’écriture devons-nous
recourir pour être entendus et compris ? Tout au long de cet essai sur les sources
de la souffrance sociale, j’ai essayé de répondre à ces questions, en toute honnê-
teté, avec des concepts les plus clairs possible et dans une langue que j’espère
être accessible.
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Paroles dérangeantes,
scènes inédites, subversion égalitaire :
Réflexions sur la subjectivation politique
Jocelyne Lamoureux
Soulignons que les formules discursives qui ont pour objet de déchiffrer
et de qualifier les dysfonctionnements sociaux propres à une période socio-
historique donnée sont modelées par les construits sociaux et permettent de
saisir, tant il se peut, « l’esprit du temps ». Il fut justement un temps, qui se pro-
longe aujourd’hui, en particulier dans les instances internationales, où le terme
pauvreté semblait capter l’essentiel des propos de ceux qui analysaient les effets
des contraintes du système social. De nombreuses critiques ont exposé le carac-
tère étroit, économiste de cette nomenclature. Un peu plus tard, presque
214 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
simultanément, deux autres expressions ont pris du galon dans les sciences
humaines et sociales : exclusion et souffrance sociale. Au départ, l’exclusion
semblait venir d’un autre paradigme, sociologique cette fois, afin de rendre
compte de problèmes sociaux de plus en plus apparents et nouveaux surgissant
dans la foulée de la fin des Trente Glorieuses ; de la montée et de l’installation à
demeure du néolibéralisme ; de l’ébranlement des compromis fordiste et provi-
dentialiste, ces piliers de la régulation ; de l’émergence d’une nouvelle question
sociale provoquée par la massification du chômage, la multiplication des frac-
tures sociales, les mutations advenues à l’architecture de l’État-providence,
surtout en regard des protections de la solidarité étatique, de la crise du lien
social ; et enfin, un peu plus tardivement, de la conscience aiguë des consé-
quences de la mondialisation effrénée des finances, du commerce et des
communications. Si la pauvreté relevait de l’économie, l’exclusion sociale de la
sociologie, la souffrance sociale, quant à elle, fait plutôt référence à une lecture
plus psychologique des phénomènes sociaux. Quoi penser de ce déplacement
sémantique, de cette cristallisation successive de modèles phénoménologiques ?
sur les raisons expliquant comment elle est devenue « une catégorie phéno-
ménologique et nosologique », un problème de santé publique. Il note une
torsion de la gestion publique des inégalités en termes de santé mentale. Mar-
tuccelli (2002) s’était déjà largement préoccupé des facteurs macrosociologiques
de la « psychologisation », de l’opacité de la domination ordinaire et des injonc-
tions normatives livrant les individus à la responsabilisation personnelle pour
eux-mêmes et pour tout ce qui arrive. D’où l’impératif de resocialiser la compré-
hension de la domination. Si Fassin ne nie pas que le spectacle du malheur
suscite la sympathie à l’égard de l’affliction, il critique le « traitement compas-
sionnel de la question sociale » qui oblitère les racines de l’inégalité et le fait que
l’inégalité soit un phénomène structurel. Les lieux d’écoute, certes utiles,
deviennent, cependant, des espaces où la vie se résume à un récit de souffrances.
Soyons claire. L’accueil de l’autre, la confirmation de son importance pour la
suite du monde, la valorisation de ses performances narratives ou des rituels
d’affliction sont essentiels dans toute trajectoire de guérison. Or, dans le cas
étudié, les préoccupations de justice sociale sont mises sous le boisseau : la souf-
france relèverait, selon Fassin (2004a : 184), de la sollicitude et non de la
solidarité. La compassion, la miséricorde, en d’autres mots le travail d’intersub-
jectivité, du « sentir avec » la personne qui exprime sa souffrance, conduisent à
un travail de réparation, de bienfaisance, dans une logique d’assistance et non
à un travail de transformation sociale dans une logique politique. Dejours
(1998) note que « l’abrasion de la vie mentale » délie la souffrance de l’injustice,
la première restant logée dans le vécu intime, psychologique, la seconde se réfé-
rant au champ social. Il y aurait « banalisation de l’injustice sociale », comme
l’indique le titre de son ouvrage. Boltanski (1993) préfère décrire la compassion
comme théologique (ressortissant de l’union des baptisés dans le corps mys-
tique) et non comme politique. D’où les œuvres de miséricorde du Bon
Samaritain et le sentiment de gratitude qu’elles doivent provoquer.
Isabelle Sommier s’interroge, dans Les nouveaux mouvements contestataires
(2001 : 80), sur la faveur de l’appellation de souffrance, « un registre basé sur la
pitié pour des personnes qui n’ont que leur qualité d’êtres humains souffrants à
faire valoir ». L’adoption de démonstrations de compassion, de sympathie, d’en-
gagements de bonne foi dans des campagnes de sensibilisation populaire
permettrait d’illustrer le passage de la politique à la morale, entièrement
résorbée en devoir envers ceux qui souffrent, les victimes, « ceux qui n’ont pas
les moyens de faire valoir leurs droits, d’en faire l’argument d’une politique »
(Rancière, 1998 : 218). Plusieurs facteurs contribuent à l’émergence de ce
registre doloriste :
Il est évident que son développement est concomitant à la fois au déclin des idéo-
logies de transformation sociale, en particulier socialistes, et la montée d’un
désenchantement à l’égard de la capacité d’action du politique. […] La défiance
croissante à l’égard d’une grammaire du monde axée sur les classes sociales et
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 221
La question centrale que nous nous posons est la suivante : comment envi-
sager l’espace et le processus de subjectivation politique dans une société de
pauvres, d’exclus, de souffrants ?
La référence au concept de souffrance sociale nous permet-elle de com-
prendre l’agir politique de ceux et celles qu’on confine trop souvent à la
formulation de plaintes ou aux idiomes de détresse ? Comment accéder au poli-
tique à partir d’expériences de souffrance sociale, d’expériences de l’injustice ?
Notre objectif est modeste. À l’aide de trois des ouvrages de Jacques Rancière,
un philosophe politique, La mésentente (1995), Aux bords du politique (1998) et La
haine de la démocratie (2005), nous tenterons de comprendre la radicalité et le
« trouble » du processus de subjectivation politique. Nous suivrons la trajectoire
de la voix à la parole, du privé à la scène publique de la manifestation. Pour
tenter de répondre à ces questions, nous avons passé en revue certains de nos
travaux de recherche accomplis ces dernières années (1999-2004). Globalement,
ces derniers portent sur le rapport au politique du mouvement communautaire
autonome au Québec et sur les pratiques démocratiques dans les groupes du
mouvement féministe. Les thèmes relatifs aux représentations et pratiques de la
citoyenneté et de la démocratie représentative et délibérative et à l’agir politique
en situation de grande pauvreté et de désaffiliation ont été explorés3.
2. DE LA VOIX À LA PAROLE
3. Une triple stratégie de recherche menée sur six terrains, (1) l’analyse d’une abon-
dante documentation produite par les groupes, (2) quarante-cinq observations
participantes (3) et seize entretiens semi-dirigés collectifs auxquels ont participé
près de 150 personnes. Nos analyses ont paru dans plusieurs revues (4), un ouvrage
et un rapport de recherche (voir la bibliographie à la fin du texte).
Les groupes ayant participé sont :
– le Carrefour de pastorale en monde ouvrier (CAPMO), de Québec ;
– le Centre d’organisation mauricien de services et d’éducation populaire
(COMSEP), de Trois-Rivières ;
– le Café-jeunesse multiculturel de Montréal-Nord ;
– le Projet Genèse du quartier Côte-des-Neiges à Montréal ;
– le Comité des femmes d’Action Autonomie, groupe de défense des droits en santé
mentale de Montréal ;
– deux tables rondes rassemblant chaque fois une quinzaine de personnes utilisa-
trices ou ex-utilisatrices de drogues intraveineuses du quartier Centre-Sud.
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 223
entre les savoirs de pratique et les savoirs experts d’où viendront, bien entendu,
les raisonnements et analyses.
Par ailleurs, il arrive fréquemment, au cours d’une réunion, une assem-
blée, un débat public, qu’une personne se présente au micro et, faisant fi du
propos discuté et de l’avancement de l’argumentation, expose « son cas », son
propre grief relatif à la situation pénible ou à l’injustice qu’elle vit. D’où souvent
frustration, impatience, soupirs exaspérés. Outre le fait que cette intervention
impromptue puisse être recanalisée dans le débat par une animation fine et
accueillante, comment interpréter ces paroles de misère ? Il nous apparaît
qu’elles sont tributaires du peu ou plutôt de l’absence de place où puissent se
déplier ces témoignages. Les personnes inaudibles et invisibles sont rarement
convoquées dans les cénacles des débats publics ou des conférences au sommet.
On ne devrait donc pas se surprendre alors que se glisse, dans les brèches, les
craquelures de certains espaces plus ouverts, la parole du mal-être ou de la
désespérance. « Je n’étais pas parlable », avance une femme pour signifier
qu’avant sa participation dans un des groupes rencontrés, sa voix se frayait diffi-
cilement un chemin au bord des lèvres.
complexe, pour proposer des agirs qui « feraient tourner le vent », certains des
groupes rencontrés ont imaginé des « carrefours de savoirs », des ateliers, des
dojos (des pistes, des espaces pour cheminer), des « lieux désarmés » où il est
possible, en s’appuyant d’abord sur les savoirs et compétences des personnes
elles-mêmes (les « experts des cennes noires ») de mener une réflexion pour
comprendre le monde. Un groupe, par ce biais, travaillait même à construire ce
qu’il nomme de la théorie sociale, de nouveaux concepts puisés aux sources des
savoirs populaires qui aident à faire sens, à débattre, à proposer. Alors que dans
un atelier on tente de comprendre et de s’approprier de grandes notions d’éco-
nomie et qu’il est question du produit intérieur brut, un participant lance : « Et
si on parlait de la production intérieure douce ou du produit intérieur doux. »
Après discussion, ce terme est adopté et désignera toutes les contributions non
monétaires et non monnayables contribuant à la création de richesse humaine
et collective hors de l’emploi rémunéré. La « dépense intérieure dure », quant à
elle, nommera les humiliations et les privations quotidiennes, toutes les ponc-
tions portant atteinte à la dignité. Autre exemple : les trouvailles langagières du
Carrefour de pastorale en monde ouvrier (CAPMO).
Ainsi, les hommes d’affaires affirment « a buck is a buck » (une piastre est
une piastre). Or, rien n’est plus faux. Le CAPMO finira par développer une
conception originale : il y a des dollars vitaux, des dollars fonctionnels et des
dollars excédentaires. Les dollars vitaux ont une valeur ajoutée. Toute la lutte
citoyenne amorcée à ses débuts par ce groupe pour une loi visant à contrer la
pauvreté a tenu mordicus à ce que les dollars vitaux ne soient pas compromis. Le
groupe fonctionne d’ailleurs en exploitant les contes, les chansons populaires,
les schémas « parlants », celui, par exemple, où une personne et sa famille se
tiennent au centre d’un espace où il y a une échelle, symbole de la hiérarchie et
des écarts, un trou où il est bien cruel de s’enfoncer et trois grandes portes où il
serait bon d’accéder : répondre à ses besoins et à ceux des siens, s’intégrer à
l’activité humaine et exercer sa citoyenneté. Comme le signale un document
produit dans le cadre du Carrefour de savoirs sur les finances publiques :
Nous avons inventé des mots et des schémas pour nommer et décrire ce que nous
avons aperçu. Depuis que nous utilisons ces mots et ces schémas, nous compre-
nons mieux ce que nous vivons et pourquoi nous le vivons. Nous avons des mots là
où il y avait du nowhere. Il y a maintenant dans notre tête un monde à plusieurs
dimensions dans lequel il y a de la place pour nous et pour vous […] Ce sont nos
références communes. Des concepts dans lesquels nous pouvons exister4.
Pour s’extirper de la relégation, se mettre en mouvement, revendiquer
une place, « la citoyenneté, c’est la différence entre subir et agir », tout un pro-
cessus de subjectivation politique s’élabore. Comme le soulignait une femme,
4. CAPMO, Carrefour de savoirs sur les finances publiques, Des concepts économiques
pour tenir compte du problème de la pauvreté et de l’exclusion, mai 1998, présentation.
230 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
signé par quelque 3 000 personnes, est tenu. Cinquante-sept reportages et entre-
vues sensibilisent largement à cette action de résistance civique. Un appel est
lancé pour la création de zones libres ailleurs, pour la tenue « d’actions acha-
lantes » et l’envoi de délégations à Québec. Une vingtaine de députés et de
ministres dont le vice-premier ministre Bernard Landry s’y présentent, pendant
qu’en retour les parlementaires de la rue assistent aux débats, au moment de la
période des questions, pendant une quinzaine de jours. Espace de pleine
citoyenneté, « squat réussi de démocratie parlementaire », des personnes vivant
la pauvreté ont « interprété » (joué au sens théâtral) l’écart entre un lieu où le
demos existe et une réalité quotidienne où il n’existe pas. Comme Rancière
(1995 : 126), on peut souligner que les manifestants ont « effectu[é] la puissance
des déclarations égalitaires, les inscriptions de l’égalité (Déclaration des droits
de l’Homme, préambules des constitutions, des codes), celles qui matérialisent
telle ou telle institution ». (NDLR : Ici le parlement)
L’action démocratique du Parlement dans la rue opère une torsion des
relations entre vie et citoyenneté, oppose la règle de l’égalité aux inégalités,
remet en jeu, reconfigure, contrarie la perpétuelle privatisation de la vie
publique, défait la naturalité propre des normes, des ordres, des places. Les
personnes mobilisées dans cette action ont illustré qu’elles ne sont pas seule-
ment des êtres de besoins, de plaintes, de cris ; mais des êtres de raison et de
discours, de paroles ; qu’elles peuvent, dans un espace polémique, opposer
raison à raison et construire leur action comme une démonstration de capacité,
de communauté, produire un nouveau champ d’expériences. Il y a eu déplace-
ment « des corps hors de leur place, hors de leur propre » (Rancière, 1998 :
199).
D’autres argumentations-manifestations, d’autres événements de parole
ont été recensés dans nos études. En voici quelques exemples en vrac : un
membre du Projet Genèse se présente au bureau du premier ministre, le lende-
main de son élection, vêtu en « huissier de la justice sociale » afin de lui signifier
une mise en demeure d’agir sur les inégalités les plus flagrantes, à défaut de
quoi une action en justice sera intentée. À COMSEP, à Trois-Rivières, aux élec-
tions québécoises de 1998, les participants et participantes des deux ateliers
d’alphabétisation entreprennent une action polymorphe de prise de parole et
d’affirmation de leur présence. Étude des programmes des partis, identification
des trois chefs de parti, familiarisation avec le sens des expressions et les sigles
comme PME, gel des frais de scolarité, sommet socio-économique, économie
sociale, accessibilité, médecine de corridor, etc. Dans le groupe de premier
niveau, laborieusement – car le niveau de compréhension général est assez
limité –, on travaille surtout la lecture, l’écriture avec des exercices sur le sens
des mots et la grammaire. Avec le groupe intermédiaire, c’est le sens des idées,
l’expression des questions qui sont traités. L’effort fait pour que les personnes
s’inscrivent sur la liste électorale révèle aux animatrices et à tout le groupe
Paroles dérangeantes, scènes inédites, subversion égalitaire ˜ Jocelyne Lamoureux 233
l’abîme du sentiment de dépassement que ressentent les gens. Cela fait penser à
la situation dans les États du sud des États-Unis dans les années 1960 avec le vote
des électeurs noirs. Ce travail de préparation aboutit à la tenue d’une assemblée
contradictoire où quelque 70 personnes se pressent dans une salle comble afin
d’entendre les discours des candidats, poser leurs questions et partager leurs
analyses critiques. Les interrogations et opinions lues avec lenteur et effort par
les apprenants sont émouvantes et impressionnantes. Le silence règne : les autres
membres sont venus soutenir ceux et celles qui pour la première fois prennent
la parole publiquement. Toute la démarche est scrutée et transmise par les
grands réseaux (Télévision Quatre-Saisons, le Point de Radio-Canada, la radio
d’État). Les échanges et les débats suscités se concentrent sur la lutte à l’extrême
pauvreté, sur l’objectif du déficit zéro et la dette publique, et sur son antonyme
la clause de l’appauvrissement zéro, sur l’hypothèse d’un revenu de citoyenneté,
sur la gratuité scolaire de plus en plus relative. Après une simulation du vote, la
table est mise pour le jour de l’élection.
Mais que vont faire dans cette galère des personnes à faible revenu, assis-
tées sociales, peu scolarisées, chômeuses ou en situation de travail précaire ? En
plus qu’à la pauvreté se rajoute pour plusieurs d’entre elles le stigmate social, le
marquage pourrait-on dire, découlant de la coupure des bases mêmes du patri-
moine le plus crucial en ces temps programmés : la lecture et l’écriture. Car si
l’exclusion signifie une brisure des liens sociaux, l’analphabétisme est un déficit
d’accès à la parole commune, citoyenne, une exclusion effective hors de la
sphère langagière. Or, l’activité politique mise en scène « fait voir ce qui n’avait
pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu »
(Rancière).
Toutes les dominations et oppressions peuvent être mises au défi par des
sujets debout et parlants. En avril 2007, quelque 450 personnes ayant eu ou
vivant encore des problèmes de santé mentale étaient présentes à un colloque
international les réunissant ainsi qu’une centaine de personnes intervenantes
dans le réseau public de la santé (fonctionnaires, infirmières, personnes soi-
gnantes, psychiatres, psychologues, pharmaciens) et participants et participantes
de groupes communautaires alliés, universitaires et, bien sûr, une brochette
d’invités internationaux, convoqués par deux associations nationales de promo-
tion et de défense des droits7. L’événement nommé « Les psychotropes : Une
réponse à la souffrance ? » marquait une autre étape dans un long processus
d’une dizaine d’années qui avait vu les personnes des ressources alternatives et
groupes de défense des droits (accompagnées de membres d’une équipe de
4. CONCLUSION
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240 Troisième partie ˜ L’action : pour une pensée métisse
Michèle Clément
habilement critiqué. Pour l’essentiel, cependant, tout se passe comme s’il suffi-
sait d’évoquer l’expression pour faire advenir la perspective analytique qui la
sous-tend, comme si le seul fait de requalifier une situation de « souffrance
sociale » suffisait à faire surgir quelque chose de nouveau, quelque chose de
mieux et de plus que ce qui, jusqu’alors, était porté par d’autres perspectives, les
inégalités ou l’exclusion sociales, pour ne nommer que celles-là. Mais de quoi
s’agit-il exactement ? Quel est ce plus ? Quel est ce mieux ? On ne le sait pas vrai-
ment et cela, d’une certaine manière, a pour effet de vider la « souffrance
sociale » de sa promesse analytique, interprétative et heuristique.
L’inflation entourant la notion de souffrance sociale n’est certes pas spé-
cifique à cet ouvrage-ci ; on la trouve aussi dans la plupart des contributions
parues sur ce thème dans les dernières années. Il est vrai que la perspective
séduit. Elle est consensuelle et inclut beaucoup plus qu’elle n’exclut. À trop en
abuser, on risque cependant, comme ce fut le cas pour bien d’autres perspec-
tives avant elle, de la dépouiller de sa légitimé ne serait-ce qu’en raison du
renouveau analytique dont elle porte l’espoir ? Suffit-il d’être l’autre, à la marge,
en retrait ou en peine pour s’inscrire dans le registre de la souffrance sociale ?
Je ne le crois pas et, sur ce plan, j’aurais aimé trouver dans cet ouvrage une
réflexion un peu plus poussée. C’est ici que s’arrêtent toutefois mes regrets car,
pour le reste, je demeure convaincue qu’il s’agit d’un ouvrage courageux qui a
su relever plusieurs défis.
Le premier est d’aborder la souffrance sociale en se tenant au plus près
des mots et de la parole de ceux qui souffrent ; ici, on ne se contente pas de
parler d’eux. On parle plutôt à partir d’eux sur eux. Ce parti pris pour la
« parole » de l’autre n’est pas neutre mais renvoie plutôt à cet espoir qui se lit de
part en part de l’ouvrage, à savoir que « [l]a prise de parole a quelque chose de
fondateur pour l’instauration d’un espace où la souffrance sociale peut trouver
une résonnance dans une collectivité, ouvrant ainsi sur la possibilité de contes-
tation et de résistance » (Blais).
Un autre défi relevé par cet ouvrage est de ne pas ignorer le « social » qui
fait souffrir. Il n’est pas l’objet d’une lointaine évocation permettant de légi-
timer un propos qui serait tout autre. Au contraire, le « social qui fait souffrir »
est au cœur même de la réflexion proposée. Je pense ici, par exemple, aux
propos tenus sur le « temps » comme marqueur de la violence institutionnelle.
Qu’est-ce que le temps pour celui qui attend une réponse à sa demande d’asile ?
« Ce métissage entre les souffrances individuelles et des situations de souffrance
engendrées par la violence incontournable et anonyme des structures de droit
apparaît comme un résultat inévitable ou comme le prix à payer pour être là »
(Marotte). Mais, si on ne procède à aucune économie pour rendre compte de la
parole des êtres souffrants et du social qui fait souffrir, ce que j’ai apprécié
au-delà de tout, c’est la sensibilité et l’humilité des auteurs également capables
de s’interroger sur leurs propres violences.
D’un regard à l’autre ˜ Michèle Clément 245
Tous ceux qui ont contribué à cet ouvrage possèdent l’immense pouvoir
de s’exprimer dans un langage rarement à la disposition de ceux dont on parle.
Avec leurs mots, ils créent des réalités, des mouvements, des idées leur permet-
tant d’exister, ne serait-ce que le temps de la parole et de l’écriture. Mais ces
mots créent aussi autre chose : ils indiquent la place occupée par ceux et celles
qui parlent. On ne saurait nier, en effet, que parler de souffrance sociale c’est
déjà se situer du bon côté des choses, du côté du bien et de la morale. Beaucoup
plus rarement, ces mêmes mots produits sur la réalité des autres servent-ils à
décliner une faiblesse, une contradiction, un rapport au monde marqué par
autant de petites violences quotidiennes. Or, il est remarquable d’observer que
les auteurs ont refusé cette facilité d’inculper le social ou le politique indéfinis au
profit de leur obligation morale de porter un regard sur eux-mêmes. La violence
ici a un nom, elle a un visage et une âme.
Je souhaite revenir sur quelques-unes de ces violences courageusement
nommées. D’abord, cette hésitation ouvertement exprimée à enfermer les autres
dans des catégories qui ne sont pas les leurs : « […] l’expression de la souffrance ne se
dégage pas de leur parole […] Or suis-je autorisé à parler de cette souffrance à
leur place » (Perreault). Violence des catégories qui définissent l’autre sans qu’il
s’y reconnaisse (Rodriguez, Perron et Ouellette), des catégories qui s’imposent
et qui ne sont « jamais qu’une mystification supplémentaire de ce que sont nos
véritables rapports de pouvoir » (Perreault).
Je retiens aussi la violence de l’interprétation : « Comment ne pas écouter
l’autre à partir de soi, de ce que l’on pense en savoir, de nos enjeux. Et, quel effet
de violence de la manière dont nous entendons l’autre » (Corin, Rodriguez et
Guay). Et, j’ajouterais : avec quelle posture aussi sommes-nous appelés à entendre
l’autre ? Donc, sensibilité à l’acte d’interprétation qui met fin à l’écoute ; l’autre
à jamais muet dans les mots mêmes qui cherchent à le rendre au monde.
Je retiens également la réflexion sur la violence liée au processus de recherche :
« si la recherche peut prêter sa voix et son pouvoir aux transformations qu’exige
la souffrance, elle peut aussi faire violence […] en mettant trop l’accent sur un
niveau de discours aux dépens d’un autre, en en gommant des ambivalences, en
essayant de cerner à tout prix ce qui ne peut ou ne doit pas être dit. Cette vio-
lence est-elle inévitable ? Je ne le crois pas. […] Le défi pour les chercheurs, pour
les personnes et pour les communautés avec lesquelles ils travaillent consiste à
l’assumer » (Rousseau et Mekki-Berrada).
En somme, ce sont toutes ces petites violences à la fois dévoilées et assu-
mées qui nous apprennent le plus sur la souffrance sociale argumentée tout au
long de l’ouvrage ; c’est précisément pour cette raison aussi que ce dernier
246 Commentaires
donne de l’espoir, qu’il apporte avec lui la certitude que l’on peut encore quelque
chose pour changer le monde.
Gandhi disait : « Ce qu’il y a de pire dans le mal, c’est le silence des bonnes
gens. » Dire, c’est déjà beaucoup, mais est-ce suffisant, se demande Gilles Bibeau.
Certainement pas. Alors comment faire ? Entre impuissance et compassion,
comment répondre au défi qui nous est lancé par les souffrances sociales
rendues visibles ? Sur ce point, à peu d’exceptions près, l’ouvrage se trouve là où
nous sommes tous : dans l’angle mort de l’action… C’est à se demander, à la fin,
si cette impuissance ne participe pas, elle aussi, à une autre souffrance à dire…
Une éthique de la parole
Éric Gagnon
Sans doute est-ce par compassion que l’on se tourne vers la souffrance ;
sans doute également parce qu’elle nous interroge.
À dire vrai, la compassion est déjà interrogation. Dans le double mouve-
ment d’identification à la personne qui souffre et d’éloignement vis-à-vis d’une
expérience toujours étrangère, entre l’effort d’intégrer l’expérience de l’autre à
la sienne et le sentiment de n’y parvenir, un doute s’insinue, et avec lui l’interro-
gation. Naïvement, la compassion croit en la possibilité d’une « histoire
partiellement commune » (C. Rousseau et A. Mekki-Berrada), et avec hésitation
et souvent fort maladroitement, elle adresse un signe, risque quelques mots. Elle
y reconnaît en partie ses peurs et ses douleurs, ce qui l’attire et l’éloigne en
même temps. Car la souffrance suscite un appel et une gêne. Elle nous fait
hésiter et oblige ainsi à s’interroger. Les textes ici rassemblés le rappellent,
chacun à leur manière : la souffrance ébranle la parole et défie la pensée.
Comme la folie ou le mal, la souffrance se situe aux limites de notre com-
préhension. Devant la souffrance, il y a ce rapprochement spontané que l’on
appelle empathie, suivi d’un doute qui s’insinue et qui va grandissant, un
barrage à toutes questions et explications. C’est d’ailleurs la première idée qui
nous vient en parlant de la souffrance : son incommunicabilité. On pourrait
même penser qu’elle se définit par le silence. La souffrance est, pour celui qui la
porte, indicible, et pour celui qui en est le témoin, incompréhensible. Non que
toute communication soit interdite (qu’il y ait un mot pour en parler – souf-
france – en indique déjà la possibilité), mais l’expérience est singulière, jamais
totalement saisissable, même pour celui ou celle qui la vit, tant elle est insensée,
hors du sens commun. Devant la souffrance, demeure toujours un « reste »
(K. Vanthuyne), une « part d’ombre » (E. Corin, L. Rodriguez et L. Guay) qui
demeure invisible ou inaudible. Un silence que les explications savantes ne par-
viennent à capter, écartent parfois délibérément ou encore réduisent à un
248 Commentaires
symptôme qui confirme leur propre théorie. Un silence qui est non dit, et qu’on
ne doit pas confondre avec le mutisme obtenu par la médication (L. Rodriguez,
N. Perron et J. N. Ouellette). Il y a dans la souffrance même, une réflexion sur
l’utilité de parler, sur la possibilité et la volonté de le faire, sur la nécessité du
silence. Elle est expérience de nos insuffisances, de nos difficultés à trouver les
mots justes, de notre finitude.
Devant cette difficulté à entendre et à comprendre, la souffrance peut nous
faire battre en retraite ou susciter une curiosité distante ; il n’est pas non plus
toujours facile de distinguer l’empathie du voyeurisme. Mais elle peut aussi nous
aider à nous déprendre de nous-mêmes, nous apprendre à ne pas ramener l’autre
entièrement à soi, à ne pas faire de son récit, le sien (E. Corin, L. Rodriguez et L.
Guay). Comme aucune autre expérience, elle pose les exigences de l’écoute, et
plus largement encore celles du lien social. La souffrance n’est pas uniquement un
mal ou un trouble mental à nommer et à panser pour le guérir. Elle affecte le lien
qui unit celui qui souffre aux autres, elle est altération brutale de son rapport à
soi et au monde ; une altération qui en perturbe le récit ou la confidence, toujours
traversée d’incompréhension et de méfiance, menacée d’abandon ou de trahison,
et dont le refus de témoigner (C. Rousseau et A. Mekki-Berrada) ou de la laisser
paraître (M. Perreault) sont des manières de s’en protéger. La souffrance est dans
la relation et peut-être une forme de relation : la rupture brutale qui en est à l’ori-
gine (deuil, violence, exil, folie) et qui se prolonge dans la mémoire et le récit.
Accepter d’en parler comme accepter de l’entendre, c’est s’engager dans une rela-
tion, en sonder les possibilités, en reconnaître les limites. L’interrogation que
suscite la souffrance n’est pas qu’une question d’entendement, mais autant, et
peut-être davantage, une question éthique.
Le récit de ces expériences ne peut souvent se faire que de manière
« oblique, partielle, lacunaire » (E. Corin, L. Rodriguez et L. Guay). Sans doute
faut-il pour celui qui écoute d’abord renoncer à percer le rapport secret que
chacun entretient avec sa propre histoire. Il faut sortir du désir de vérité, revoir
nos critères cliniques et bureaucratiques touchant l’accueil et les soins. Il faut
accorder un droit au silence et au secret. Écouter, c’est aussi ne pas chercher à
tout entendre et tout comprendre, pour le fonctionnaire de l’immigration,
comme pour le thérapeute ou l’intervenant qui pensent devoir tout connaître et
tenir l’explication. Écouter, c’est se garder de tout dévoiler. C’est même se défaire
de cette idée qu’il faut tout savoir pour comprendre, juger, soigner, accueillir ;
tout savoir du parcours et des événements, des douleurs et des peurs, des moti-
vations et des désirs. Loin de tout clarifier et de dissiper la souffrance, notre
volonté de savoir finit par obscurcir et ajoute de nouvelles souffrances.
La question ici est celle de notre capacité à « tolérer l’ambiguïté » (L. Blais),
à admettre l’incompréhensible et à renoncer à l’entière communication ;
apprendre à tolérer la solitude, la singularité radicale de l’autre, dont l’homogé-
néisation (G. Bibeau) des procédures, des traitements et des schèmes explicatifs
Une éthique de la parole ˜ Éric Gagnon 249
ne peut venir à bout. La souffrance appelle cet engagement éthique dont parle
Arlette Farge (que cite M. Perreault), moins préoccupé de raconter et d’entendre
toute la souffrance, que de changer notre rapport avec ceux qui souffrent ou
ont souffert.