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2019/1 n° 94 | pages 5 à 15
ISSN 1161-2770
ISBN 9782747229050
DOI 10.3917/eh.094.0005
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-entreprises-et-histoire-2019-1-page-5.htm
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É D I T O R I A L
LES ENTREPRISES
ET LES TEMPS
DE LA GLOBALISATION
par Gabriel GALVEZ-BEHAR
IRHIS-Université de Lille
et Philippe LEFEBVRE
CGS Mines ParisTech PSL Research University
7
Remercions ici chaleureusement les lecteurs anonymes des articles ainsi que nos collègues d’Entreprises et Histoire :
Patrick Fridenson, Arielle Haakenstad, Sylvain Lenfle et Nadège Sougy pour leur aide précieuse dans la préparation
de ce numéro.
8
A. McKeown, « Periodizing Globalization », History Workshop Journal, n° 63, Spring 2007, p. 218-230, ici p. 219.
9
S. Conrad, What is global history?, Princeton, Princeton University Press, 2016, p. 97; R. E. Baldwin, The Great
Convergence. Information Technology and the New Globalization, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2016.
10
S. Conrad, What is global history?, op. cit., p. 98-101. Sur l’histoire globale : A. Stanziani, Les entrelacements
du monde : histoire globale, pensée globale: XVIe-XXIe siècles, Paris, CNRS Éditions, 2018 ; C. Maurel, Manuel
d’histoire globale. Comprendre le « global turn » des sciences humaines, Paris, A. Colin, 2014 ; Le Débat, « Écrire
l’histoire du monde », n° 154, mars-avril 2009 ; C. Douki et P. Minard (dir.), Histoire globale, histoires connectées,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 54, n° 4 bis, décembre 2007.
11
T. da Silva Lopes, C. Lubinski et H. J. S. Tworek (eds.), The Routledge companion to the makers of global business,
New York, Routledge, 2019 ; G. Jones, “Globalization”, in G. Jones et J. Zeitlin (eds.), The Oxford Handbook of
Business History, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 141-170.
6 ENTREPRISES ET HISTOIRE
ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE
entre les XVe et XVIIIe siècles, d’une part, cette période est souvent analysée comme
et par celui d’une mondialisation liée au un moment de l’expansion européenne, il
développement du capitalisme industriel qui importe de ne pas oublier la force de ces éco-
parcourt le XIXe siècle pour se cristalliser à la nomies-monde extra-européennes. Au milieu
fin de ce dernier. Ces deux processus peuvent du XVIIIe siècle la Chine et le sub-continent
être comparés à la globalisation actuelle qui indien produisent près de la moitié des biens
s’affirme depuis les années 1980 et qui n’est manufacturés dans le monde et notamment
pas non plus une période monolithique. des produits de consommation comme les
indiennes, importées en Europe avant que ne
s’y développe une industrie locale 15.
La proto-mondialisation
La proto-mondialisation possède des
des économies-monde particularités fortes. La masse des échanges
(XVe-XVIIIe siècles) à l’échelle du monde reste très faible par rap-
port à l’ensemble de la production, même si
L’histoire de la globalisation doit beau- ces échanges peuvent être décisifs sur le plan
coup à l’histoire du capitalisme et aux qualitatif. De nouvelles formes d’entreprise
analyses en termes d’économies-mondes apparaissent – que l’on songe aux différentes
développées par Fernand Braudel puis par Compagnies des Indes orientales qui se dotent
Immanuel Wallerstein. Comme le rappelait de nouvelles structures actionnariales et qui
Braudel, il faut toutefois distinguer les éco- sont adossées à des monopoles accordés par le
nomies-monde de l’économie mondiale 12. pouvoir politique. Cette proto-mondialisation
Alors que « l’économie mondiale s’étend repose aussi sur des migrations importantes,
à la terre entière », les économies-monde parfois forcées, comme en témoignent les
s’étendent sur un espace géographique donné plus de huit millions d’esclaves africains
autour d’un centre urbain et s’organisent soumis à la traite transatlantique du XVIe
concentriquement autour de lui 13. Même à la fin du XVIIIe siècle. Si les différences
si les économies-monde sont centrées sur sont nettes entre cette proto-mondialisation
elles-mêmes, elles ne sont pas tout à fait et la globalisation actuelle – les ressources
autarciques. La circumnavigation entre- naturelles ne sont guère considérées comme
prise par Fernand de Magellan et achevée des « biens communs mondiaux » –, il existe
par Jean Sébastien Elcano entre 1519 et des similitudes qu’il s’agisse du caractère
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ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE
16
K. H. O’Rourke et J. G. Williamson, “When did globalisation begin?”, European Review of Economic History, vol.
6, n° 1, 2002, p. 23-50 ; M. Fouquin, J. Hugot et S. Jean, « II. Une brève histoire des mondialisations commerciales »,
in CEPII, L’économie mondiale 2017, Paris, La Découverte, 2016, p. 22-38 ; G. Federico et A. Tena-Junguito, “A
tale of two globalizations: gains from trade and openness 1800-2010”, Review of World Economics, vol. 153, n° 3,
2017, p. 601-626.
17
K. H. O’Rourke et J. G. Williamson, Globalization and History. The Evolution of a Nineteenth–Century Atlantic
Economy, Cambridge (Mass), MIT Press, 1999, chapitres 8 et 10 ; K. H. O’Rourke, “The era of free migration: Les-
sons for today”, in A. Sobel (ed.), Challenges of Globalization: Immigration, Social Welfare, Global Governance,
New York, Routledge, 2009, p. 58-77.
18
S. Berger, Notre première mondialisation : leçons d’un échec oublié, Paris, Le Seuil, 2003.
19
M. Fouquin, J. Hugot et S. Jean, « Une brève histoire des mondialisations commerciales », art. cit., p. 25.
8 ENTREPRISES ET HISTOIRE
ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE
et agricole 20. Alors que cette période est de commerce multilatéraux, commence une
celle qui voit l’émergence de « l’entreprise période d’ouverture commerciale sensible-
industrielle moderne » au sens chandlérien ment plus significative, qui renoue avec
du terme, Mira Wilkins observe au même les taux d’ouverture des économies qu’on
moment la cristallisation d’un « modèle amé- observait durant la première mondialisa-
ricain » de firmes multinationales implantant tion. La création de l’Organisation Mondiale
des sites de production en dehors de leurs du Commerce (OMC) en 1995 signe une
pays d’origine 21. Ces acteurs vont jouer un seconde phase de cette ouverture commer-
rôle fondamental dans la mondialisation ciale conçue par certains comme une phase
au XXe siècle, en particulier dans celle qui de « reglobalisation » 22.
s’opère à la fin de ce dernier.
Cette mondialisation n’est pas un bloc.
On peut distinguer deux sous-périodes de la
« La » mondialisation mondialisation actuelle dont le tournant serait
actuelle (1980-aujourd’hui) symbolisé par la création du G20 en 1999 et
l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001. Les
et ses inflexions traits distinctifs de chacun de ces moments
sont la variation d’ampleur des échanges
La mondialisation que nous vivons commerciaux mondiaux ainsi que la nature de
aujourd’hui, dont l’on date souvent l’essor leurs acteurs et de leur hiérarchie. S’y ajoutent
du tournant des années 1970 et 1980, est l’expansion, la vitesse et l’instabilité des mar-
issue elle aussi d’un long mouvement de chés financiers ainsi que l’émergence d’une
libéralisation des échanges, entamé long- gouvernance mondiale, pour l’environnement
temps auparavant, d’abord dans le cadre des et le climat notamment 23. « La » mondialisa-
négociations du GATT à partir de 1948. Les tion actuelle est donc loin d’être mouvement
Trente Glorieuses constituent une période monolithique, continu, c’est un phénomène
de relative clôture des économies ou du profondément dynamique : travailler et vivre
moins d’ouverture contrôlée, progressive, dans la mondialisation de 1979, dans celle de
dans une logique de rattrapage de l’Europe 1999 ou dans celle de 2019 est très différent.
et du Japon vis-à-vis des États-Unis. Avec
la sortie du système de Bretton Woods par Cette distinction permet d’enrichir la com-
le président Nixon en 1971 et les politiques paraison entre la globalisation de la fin du
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que les taux d’ouverture commerciale à la sont ces entreprises et leurs transformations
veille de la Première Guerre mondiale sont qui sont au cœur de ce numéro.
similaires à ceux des débuts de la vague
actuelle de mondialisation. Des différences
significatives existent cependant comme 2. LES TRANSFORMATIONS
celle qui concerne les zones géographiques
impliquées. À côté de la Triade et de régions DES ENTREPRISES
qui rappellent les « économies-monde » MULTINATIONALES :
de la proto-industrialisation – Chine, Inde, CONSÉQUENCE DE LA
Russie, Indonésie (qui recouvre en bonne
partie l’ancienne Insulinde), Arabie Saoudite GLOBALISATION OU MOTEUR
(qui ne recouvre qu’une partie de l’ancienne DE CETTE GLOBALISATION ?
économie-monde du Moyen-Orient) – des
puissances économiques comme le Brésil
ou l’Afrique du Sud s’affirment. En outre, la La question qui doit être posée est celle
mondialisation du XXIe siècle voit s’accentuer des rapports qu’entretient la globalisation
les interdépendances entre ces ensembles qui des entreprises avec les autres dimensions
touchent désormais l’ensemble de la planète. de cette globalisation. Tout d’abord, la crois-
sance des échanges commerciaux mondiaux
La mondialisation actuelle se distingue est intimement liée à l’évolution des activi-
fortement des deux précédentes vagues sur tés internes aux entreprises. Au cours de la
trois plans. La question de la nature comme globalisation actuelle, on estime qu’entre
bien commun mondial et comme enjeu d’ac- le tiers et un peu moins de la moitié de ce
tion concertée à l’échelle du monde est posée. qu’on mesure à travers les statistiques du
Ce problème du climat et de la biodiversité « commerce mondial » correspond en fait à
n’est rien moins que cardinal pour l’avenir de des transferts intra-entreprises, destinés à faire
l’humanité et il pose la question de l’invention passer les composants des biens et services
d’une nouvelle gouvernance mondiale. La d’une étape de leur réalisation à une autre au
globalisation n’est pas l’internationalisation ; sein des différentes implantations de la firme 25.
c’est même une forme d’affaiblissement de La croissance du commerce global est ainsi
l’internationalisation. C’est le deuxième point : due, pour la moitié du phénomène environ,
les États-nations qui s’étaient développés lors à la globalisation interne des entreprises,
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25
J. Piel, « De quelques considérations lexicales et historiques à propos de la ’mondialisation’ », in M. Beaud et alii,
Mondialisation, op. cit., p. 166 ; C.-A. Michalet, Mondialisation, la grande rupture, Paris, La Découverte, 2009.
26
T. Auvray, T. Dallery, S. Rigot, L’entreprise liquidée. La finance contre l’investissement, Paris, Michalon, 2016 ;
R. Belinga, L’engagement actionnarial : de l’industrialisation de l’actionnariat à l’expression de nouvelles respon-
sabilités, thèse de doctorat en sciences de gestion, Mines ParisTech – PSL Research University, 2018.
10 ENTREPRISES ET HISTOIRE
ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE
compétition généralisée des territoires par entreprises dans ce contexte non seulement
les multinationales – un point essentiel sou- prend des formes diverses mais encore repose
ligné par l’économiste de la mondialisation sur une organisation de cette diversité. En
Pierre-Noël Giraud – que sur la tentation pour outre, il souligne la multiplicité des tempora-
elles de s’exonérer de la prise en charge de lités à l’œuvre dans les processus de transfor-
leurs externalités et des atteintes aux biens mation – ce qui montre bien que la réflexion
publics mondiaux – donc sur la globalisation sur les rapports entre les différentes vagues
de la nature 27. Cette compétition touche aussi de mondialisation est tout sauf accessoire.
la main-d’œuvre. Le caractère structurant Trois faisceaux d’interrogations structurent
de la distinction entre les emplois directe- ce numéro. Le premier porte sur certains
ment soumis à la compétition internationale des facteurs de globalisation des entreprises
(« emplois nomades ») et ceux qui en sont pro- (comment d’autres volets de la globalisation
tégés (« emplois sédentaires ») dans certaines pèsent sur la globalisation des entreprises) et le
analyses économiques de la mondialisation deuxième sur la contribution active des entre-
actuelle est une autre expression du fait que, prises à la globalisation. Le dernier concerne
malgré de faibles flux de main-d’œuvre, on la coordination par les entreprises de leurs
peut parler de mondialisation du travail – la activités globalisées et par l’émergence – ou
mondialisation des entreprises jouant sur les non – de nouvelles structures ou modes de
emplois nomades qui jouent à leur tour sur coordination.
les emplois sédentaires 28.
L’importance prise par les multinationales Les facteurs de globalisation
est telle qu’il devient impossible de raisonner des entreprises
sur la régulation ou la gouvernance mondiale
sans prendre en compte leur place au sujet de Il était nécessaire de revenir d’abord sur
laquelle les réflexions ne cessent de s’inten- les facteurs exogènes de l’actuelle mondiali-
sifier 29. La question du droit et des rapports sation – exogènes du point de vue des entre-
de pouvoirs entre acteurs, notamment entre prises. L’article d’Antoine Frémont traite du
entreprises, États, organisations internationales rôle fondamental du transport maritime et
et ONG, prend un relief tout particulier 30. de la conteneurisation dans l’expansion du
Dans ce contexte, il devient très important commerce international dès les années 1950
d’essayer de démêler les fils, de bien distinguer qui a pour effet de pousser les entreprises à
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27
P.-N. Giraud, Les globalisations. Émergences et fragmentations, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2018, p. 38
et L’inégalité du monde, Paris, Gallimard, 1996.
28
P.-N. Giraud, Les globalisations…, op. cit., p. 78.
29
Voir par exemple O. Basso, Politique de la très grande entreprise : leadership et démocratie planétaire, Paris,
PUF, 2015 ; Les stratégies politiques des organisations, Revue française de gestion, n° 7, 2015.
30
J.-P. Robé, « Les États, les entreprises et le droit. Repenser le système-monde », Le Débat, n° 161, septembre-octobre
2010, p. 74-87 et « Les entreprises multinationales, vecteurs d’un nouveau constitutionnalisme », in id., Le temps du
monde de l’entreprise, Paris, Dalloz, 2015, p. 570-594. A. Supiot (dir.), Mondialisation ou globalisation ? Les leçons
de Simone Weil, Paris, Collège de France, 2019.
31
Dont les quatre contributions issues du colloque international de l’Université Bocconi en 2014 mentionnées plus haut.
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Tristan Auvray et Thomas Dallery étudient, mondialisation permises par l’évolution des
quant à eux, une autre dimension essentielle de transports. À côté de cette logique adapta-
la globalisation : la dimension financière 32, à tive, il existe une logique plus pro-active
partir du cas états-unien, et particulièrement la par laquelle les entreprises font aussi la
relation entre actionnaires et entreprises indus- mondialisation, la forgent, lui donnent son
trielles, qu’ils analysent à travers les droits de visage particulier. C’est cette part motrice des
vote des actionnaires aux assemblées générales entreprises dans la mondialisation qu’exa-
et la liquidité des actions. Ils montrent ainsi mine la seconde série de trois articles dans
tout à la fois les continuités et les différences ce numéro.
d’une mondialisation à l’autre. En exceptant
le cas de l’actionnariat de soutien, engagé
à moyen-long terme auprès des entreprises Les entreprises, dépendantes
et toujours présent d’une mondialisation à de la globalisation ou motrices
l’autre, ils mettent en évidence qu’aussi bien
pendant la première mondialisation financière
de cette globalisation ?
que pendant la seconde, la liquidité des capi-
Cet ensemble de contributions porte sur
taux tend à opposer finance et investissement.
la transformation des activités des entreprises
La différence d’une mondialisation à l’autre
et plus précisément – dans l’ordre des articles
tient à l’hyper-liquidité des capitaux dans la
– sur la production, sur la conception des
phase actuelle, dont ils montrent l’impor-
produits, enfin sur la redéfinition même de
tance et les conséquences sur la conduite des
ce qu’est l’activité de l’entreprise. Plusieurs
entreprises.
échelles d’analyse sont mobilisées.
Enfin, prenant à rebours la position de
David Koistinen et Kenneth Lipartito
Thomas Levitt selon laquelle la globalisa-
s’intéressent ainsi à la répartition géogra-
tion se traduirait par une homogénéisation
phique de la production dans le secteur de
forcée des marchés, les entreprises visant des
l’électronique. Pour les auteurs, un mou-
économies d’échelle aussi grandes que pos-
vement de délocalisation de la production
sible, l’article d’Emanuela Scarpellini montre
entamé dès les années 1950 a préparé l’émer-
comment, malgré certaines convergences
gence de réseaux globaux de production
des goûts, s’opère une forte différenciation
à partir du milieu des années 1980. Sans
des marchés nationaux, notamment du fait
reprendre les termes précis du débat ouvert
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32
Voir notamment E. Bussière et L. Warlouzet (dir.), Mondialisations financières depuis 1880, Monde(s), n° 13, mai 2018.
33
G. P. Pisano et W. C. Shih, “Restoring American competitiveness”, Harvard Business Review, vol. 87, n° 7-8,
July-August 2009, p. 114-125; Id., Producing prosperity: Why America needs a manufacturing renaissance, Boston,
Harvard Business School Press, 2012. P. R. Krugman, La mondialisation n’est pas coupable. Vertus et limites du
libre-échange, Paris, La Découverte, 1998.
12 ENTREPRISES ET HISTOIRE
ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE
Les processus d’innovation entrent dans Bocconi de 2014, au cours des dernières
le mouvement de globalisation 34. L’article de décennies le style de grande entreprise analysé
Cédric Dalmasso s’attache à une forme par- par Alfred D. Chandler a peu à peu reculé
ticulière touchant une activité de conception au profit de nouvelles formes d’organisation
– le développement. À partir de l’étude de et d’entreprise. Dès 2006 Suzanne Berger
l’ouverture d’un centre de recherche-dévelop- mettait en garde contre toute nouvelle ten-
pement d’un grand constructeur automobile tation de one best way à l’ère, pourtant, de
français, il montre que l’échec ou le succès l’hyper-compétition globale et du « made in
d’une telle externalisation suppose la bonne monde » 35 . Confortant cette analyse attentive
prise en compte des compétences dans le pays tant à l’histoire qu’à la variété des modèles
d’accueil. Or ces dernières sont tributaires d’un possibles, les trois articles de la dernière
ensemble de paramètres – le système éducatif partie de ce numéro illustrent la forte diver-
ou le marché de l’emploi, par exemple – qui ne sité des structures d’entreprises à l’ère de la
sont pas toujours bien anticipés. Même dans globalisation.
le domaine de la conception, la globalisation
Dans leur article, Asli M. Colpan et
demande du temps.
Takashi Hikino analysent le rôle des sièges
Cette question de la temporalité est reprise sociaux dans la longue durée du capitalisme
par James W. Cortada sur une chronologie plus industriel et son évolution récente. Comme
large. Il s’interroge sur la longévité d’IBM, W. Mark Fruin l’avait fait à propos de la
une entreprise maintenant séculaire qui se globalisation 36, ils poursuivent une approche
conçoit d’emblée comme internationale, en de type chandlérien. La transformation de la
montrant comment elle parvient à se réinventer firme M et l’émergence de nouvelles formes
en redéfinissant la nature même de ses activi- organisationnelles dans un contexte de globa-
tés, en faisant les investissements nécessaires lisation – notamment les groupes – conduisent
et en créant une culture spécifique. Il offre à redéfinir la place des sièges sociaux ainsi que
par la même occasion une analyse des traits les relations entre actionnaires et managers.
caractéristiques de ce que l’on pourrait appeler À cet égard, cet article fait aussi bien écho
des entreprises de longue durée (long-lived à celui de Tristan Auvray et Thomas Dallery
firms dans son texte). qu’à celui de James Cortada en posant la
question du lieu de ce rapport de force – qui
devrait aussi se poser pour celui qui rassemble
Structure et coordination managers et représentants des salariés. Les
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ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE
à privilégier une intégration horizontale alors expliquent que les archives de la compagnie
que d’autres secteurs comme ceux du cham- de réassurance Swiss Re, fondée en 1863,
pagne et du whisky optaient pour une inté- ont été très tôt confrontées à ces questions
gration horizontale et verticale. Le résultat de posées à l’échelle du monde. Enfin, le clin
cette évolution tout à fait particulière aboutit d’œil de Philip Scranton évoque la confiance
à la survie de marques très anciennes alors que l’on peut apporter à l’information pro-
même que les firmes nées mondiales qui les duite par ses partenaires commerciaux quand
avaient créées ont disparu. Preuve que la glo- ils appartiennent au camp d’en face. C’est
balisation est loin de faire table rase du passé poser là la question de l’intégration des pays
et qu’au-delà de la structure, la pérennité du communistes dans la mondialisation et celle
capital – fût-il immatériel – reste essentielle. des préjugés que cette dernière peut parfois
susciter.
Enfin, W. Mark Fruin et Simon A. Rodan
prolongent et renouvellent la typologie que
Chandler avait construite dans Scale and Scope
pour les firmes du capitalisme industriel. Les CONCLUSION
deux auteurs nous incitent à voir au-delà de
la firme unique et construisent un modèle
L’ensemble des articles et rubriques de
multi-firmes où la firme-réseau tend à devenir
ce numéro permet d’aller au-delà de la com-
centrale. Dans ce contexte de concurrence
plexité des processus à l’œuvre dans les entre-
renforcée, cette nouvelle structuration va de
prises de cette ère globale en identifiant des
pair avec de nouvelles formes de management
enjeux cruciaux. Le premier porte sur la nature
et invite à repenser la définition même de
de la transformation qui caractérise la globa-
l’entreprise.
lisation. L’accélération des échanges et l’in-
Outre ces contributions, ce numéro com- tensification des interdépendances contribuent
porte ses traditionnelles rubriques en lien à une dynamique qui change les produits, les
avec le thème général. Dans le débat, on activités, les organisations, les réseaux et peut-
l’a vu, Jean-Philippe Robé et Patrick Verley être même les êtres. C’est là faire écho à une
reviennent sur les temps et les enjeux de la analyse suggérée par McLuhan. L’autre enjeu
mondialisation, ses bénéficiaires et ses vic- porte sur les temporalités. Il est frappant que
times, notamment l’environnement, le climat, bon nombre des études produites se placent
et discutent des leviers d’action et des normes dans un temps relativement long, remontant
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14 ENTREPRISES ET HISTOIRE
ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE
37
R. Abdelal et R. S. Tedlow, “Theodore Levitt’s “The Globalization of Markets”: An Evaluation after Two Decades”,
in J. A. Quelch et R. Deshpande (eds.), The global market: developing a strategy to manage across borders, San
Francisco, Jossey-Bass, 2004, p. 11-30.
38
Voir par exemple G. Jones, “We are in a deglobalization period”, Live Mint, 18 February 2017.
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