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Éditorial

LES ENTREPRISES ET LES TEMPS DE LA GLOBALISATION

Gabriel Galvez-Behar, Philippe Lefebvre

ESKA | « Entreprises et histoire »

2019/1 n° 94 | pages 5 à 15
ISSN 1161-2770
ISBN 9782747229050
DOI 10.3917/eh.094.0005
Article disponible en ligne à l'adresse :
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© Éditions ESKA, 2019

É D I T O R I A L

LES ENTREPRISES
ET LES TEMPS
DE LA GLOBALISATION
par Gabriel GALVEZ-BEHAR
IRHIS-Université de Lille

et Philippe LEFEBVRE
CGS Mines ParisTech PSL Research University

L e terme de mondialisation apparaît les études sur la globalisation et la mondial-


dès le début du XXe siècle et celui de glo- isation n’ont cessé de se développer. Ainsi
balisation, en anglais, se répand durant la notre revue, après avoir publié en 1995 un
Seconde Guerre mondiale à la faveur d’une numéro sur l’implantation internationale,
mutation de l’imaginaire géographique 1. La leur a consacré un numéro en 2003 4. Le
publication en 1968 de l’ouvrage de Marshall colloque international « Capitalism and the
McLuhan et Quentin Fiore War and Peace Corporation: Today and Yesterday » qui
in the Global Village marque un autre jalon s’est tenu du 23 au 25 octobre 2014 à l’Uni-
important de cette dynamique 2. L’article de versité Bocconi, à l’initiative de Franco
Theodore Levitt, « The globalization of mar- Amatori et du regretté Luigi Orsenigo, leur
kets », publié en mai 1983 dans la Harvard a accordé une grande attention, et nous
Business Review semble entériner l’entrée sommes heureux d’avoir ici l’opportunité
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du terme dans la communauté académique d’en publier quatre communications 5. La
qui s’intéresse aux entreprises et symbolise réunion annuelle de la Business History
sur ce plan l’émergence de la mondialisation Conference en mars 2019 a, elle, porté sur
actuelle 3. Depuis le milieu des années 1980, globalisation et déglobalisation 6. L’ampleur
1 
R. Dagorn, « Une brève histoire du mot "mondialisation" », in M. Beaud et alii, Mondialisation. Les mots et les
choses, Paris, Karthala, 1999, p. 187-204 ; O. Bach, Die Erfindung der Globalisierung: Entstehung und Wandel eines
zeitgeschichtlichen Grundbegriffs, Francfort sur le Main, Campus Verlag, 2013 ; V. Capdepuy, « L’histoire d’un
mot », Alternatives économiques, « Mondialisation et démondialisation », hors-série n° 101, avril 2014 et « L’entrée
des États-Unis dans l’« âge global » : un tournant géohistorique ? », Monde(s), n° 8, novembre 2015, p. 177-196.
2 
M. McLuhan et Q. Fiore, War and Peace in the Global Village. An inventory of some of the current spastic situations
that could be eliminated by more feedforward, coordinated by J. Agel, New York, McGraw-Hill, 1968.
3 
T. Levitt, “The Globalization of Markets”, Harvard Business Review, vol. 61, no 3, May-June 1983, p. 92-102.
4
A. Broder (dir.), L’implantation internationale, Entreprises et Histoire, n° 8, juin 1995. D. Barjot (dir.), Globalization
– La mondialisation, Entreprises et Histoire, n° 32, avril 2003.
5
Courriel de Louis Galambos à la revue au nom des organisateurs du colloque, 4 décembre 2018.
6
Le thème de la Business History Conference tenue en mars 2019 à Carthagène (Colombie) était : « Globalization
and Deglobalization: Shifts of Power and Wealth ».

ENTREPRISES ET HISTOIRE, AVRIL 2019, N° 94, pages 5 à 15 5


ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE

du thème, son renouvellement incessant (la


mondialisation est un processus toujours à 1. LES TROIS
l’œuvre), l’importance des questions qu’il MONDIALISATIONS :
soulève, voilà autant d’éléments qui justi-
fient l’intérêt constant pour ce thème et les
PROTO-MONDIALISATION,
tentatives de renouvellement d’éclairage à MONDIALISATION
son sujet. INDUSTRIELLE,
Pour sa part, ce numéro entend traiter des GLOBALISATION
manières de lire certaines transformations
importantes des entreprises en rapport aux
mondialisations successives, aux États et à Les analyses insistent bien souvent
l’espace social. Il examine d’abord certaines sur le caractère inédit de la globalisation.
des formes de mondialisation qui ont pesé sur L’historien Adam McKeown s’est déjà inter-
les différents types d’entreprises, cette mon- rogé sur ce « processus continuellement
dialisation des entreprises étant vue comme obsédé par sa propre nouveauté » 8. Cette
une suite à d’autres formes de mondialisation obsession fait courir le risque d’une forme
(les trois premiers articles de ce numéro) ; de présentisme qui invite à replacer ces phé-
il cerne ensuite comment, par leurs choix nomènes dans le temps long pour mieux
de découpage des activités, d’implantation en faire ressortir la singularité – et non pas
géographique, voire d’externalisation, ces nécessairement la nouveauté 9. Ce détour
firmes contribuent elles-mêmes à construire par l’histoire pose cependant toute une série
ce qu’on appelle « mondialisation » (les trois de difficultés méthodologiques. Comme le
articles suivants) ; enfin il observe comment souligne Sebastian Conrad, l’histoire de la
elles coordonnent des activités globalisées et globalisation n’épuise pas toute l’approche
s’il ressort de cela, d’abord, un modèle unique d’histoire globale qui s’est développée depuis
de structure des firmes globales ou plusieurs, plus d’une vingtaine d’années 10. L’histoire
ensuite, des formes de structures nouvelles de la globalisation n’est donc sans doute
pas appréhendée de la même manière en
ou non par rapport à ce qu’on connaissait
fonction des disciplines, voire des subdis-
jusque-là (les trois derniers articles)  7.
ciplines. Même au sein de chacune d’elles,
Mais avant d’envisager les articulations l’histoire des entreprises par exemple, on
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entre mondialisation et transformations des peut noter une pluralité d’approches 11. Pour
entreprises, il faut revenir sur la mondialisation autant, on peut s’accorder sur l’existence de
elle-même. Sur la longue durée, distinguons deux moments essentiels constitués par le
trois temps de la mondialisation. développement d’une proto-mondialisation

7 
Remercions ici chaleureusement les lecteurs anonymes des articles ainsi que nos collègues d’Entreprises et Histoire :
Patrick Fridenson, Arielle Haakenstad, Sylvain Lenfle et Nadège Sougy pour leur aide précieuse dans la préparation
de ce numéro.
8 
A. McKeown, « Periodizing Globalization », History Workshop Journal, n° 63, Spring 2007, p. 218-230, ici p. 219.
9 
S. Conrad, What is global history?, Princeton, Princeton University Press, 2016, p. 97; R. E. Baldwin, The Great
Convergence. Information Technology and the New Globalization, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2016.
10 
S. Conrad, What is global history?, op. cit., p. 98-101. Sur l’histoire globale : A. Stanziani, Les entrelacements
du monde : histoire globale, pensée globale: XVIe-XXIe siècles, Paris, CNRS Éditions, 2018 ; C. Maurel, Manuel
d’histoire globale. Comprendre le « global turn » des sciences humaines, Paris, A. Colin, 2014 ; Le Débat, « Écrire
l’histoire du monde », n° 154, mars-avril 2009 ; C. Douki et P. Minard (dir.), Histoire globale, histoires connectées,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 54, n° 4 bis, décembre 2007.
11 
T. da Silva Lopes, C. Lubinski et H. J. S. Tworek (eds.), The Routledge companion to the makers of global business,
New York, Routledge, 2019 ; G. Jones, “Globalization”, in G. Jones et J. Zeitlin (eds.), The Oxford Handbook of
Business History, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 141-170.

6 ENTREPRISES ET HISTOIRE
ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE

entre les XVe et XVIIIe siècles, d’une part, cette période est souvent analysée comme
et par celui d’une mondialisation liée au un moment de l’expansion européenne, il
développement du capitalisme industriel qui importe de ne pas oublier la force de ces éco-
parcourt le XIXe siècle pour se cristalliser à la nomies-monde extra-européennes. Au milieu
fin de ce dernier. Ces deux processus peuvent du XVIIIe siècle la Chine et le sub-continent
être comparés à la globalisation actuelle qui indien produisent près de la moitié des biens
s’affirme depuis les années 1980 et qui n’est manufacturés dans le monde et notamment
pas non plus une période monolithique. des produits de consommation comme les
indiennes, importées en Europe avant que ne
s’y développe une industrie locale 15.
La proto-mondialisation
La proto-mondialisation possède des
des économies-monde particularités fortes. La masse des échanges
(XVe-XVIIIe siècles) à l’échelle du monde reste très faible par rap-
port à l’ensemble de la production, même si
L’histoire de la globalisation doit beau- ces échanges peuvent être décisifs sur le plan
coup à l’histoire du capitalisme et aux qualitatif. De nouvelles formes d’entreprise
analyses en termes d’économies-mondes apparaissent – que l’on songe aux différentes
développées par Fernand Braudel puis par Compagnies des Indes orientales qui se dotent
Immanuel Wallerstein. Comme le rappelait de nouvelles structures actionnariales et qui
Braudel, il faut toutefois distinguer les éco- sont adossées à des monopoles accordés par le
nomies-monde de l’économie mondiale 12. pouvoir politique. Cette proto-mondialisation
Alors que « l’économie mondiale s’étend repose aussi sur des migrations importantes,
à la terre entière », les économies-monde parfois forcées, comme en témoignent les
s’étendent sur un espace géographique donné plus de huit millions d’esclaves africains
autour d’un centre urbain et s’organisent soumis à la traite transatlantique du XVIe
concentriquement autour de lui 13. Même à la fin du XVIIIe  siècle. Si les différences
si les économies-monde sont centrées sur sont nettes entre cette proto-mondialisation
elles-mêmes, elles ne sont pas tout à fait et la globalisation actuelle – les ressources
autarciques. La circumnavigation entre- naturelles ne sont guère considérées comme
prise par Fernand de Magellan et achevée des « biens communs mondiaux » –, il existe
par Jean Sébastien Elcano entre 1519 et des similitudes qu’il s’agisse du caractère
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1522, l’expansion espagnole et portugaise régional des échanges ou du caractère mul-
puis la mondialisation ibérique marquent tipolaire du système-monde. À côté de l’Eu-
les débuts d’une proto-mondialisation qui rope, d’autres économies-monde tout aussi
voit se développer les échanges entre ces puissantes existent alors, technologique-
économies-monde 14. Elle s’étend jusqu’à ment aussi développées et aux niveaux de
la guerre de Sept Ans quand la France et vie moyens comparables : la Chine, l’Inde,
la Grande-Bretagne s’opposent à l’échelle l’Insulinde, la Russie et l’économie-monde
du monde au milieu du XVIIIe siècle. Si moyen-orientale.
12
F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, t. III : Le temps du monde, Paris, A. Colin, 1979, p. 12.
13 
F. Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 2014 (1ère édition en 1985 chez Arthaud), p.76-80.
14 
Le terme de « proto-mondialisation » est utilisé par l’historien François Crouzet en 2003 pour évoquer les échanges
entre économies-monde in D. Barjot et alii, « La mondialisation », Entreprises et Histoire, n° 32, avril 2003, p. 140.
Son pendant anglais : proto-globalization est employé de manière plus systématique dans A. G. Hopkins (ed.), Glo-
balization in World History, New York, Norton & Co., 2002.
15 
P. Bairoch, “International industrialization levels from 1750 to 1980”, Journal of European Economic History,
vol. 11, n° 2, 1982, p. 269-333 ; P. Verley, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris,
Gallimard, 1997, p. 161-179.

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ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE

La mondialisation au temps rôle de la mobilité des capitaux, encouragé


par l’adoption progressive du Gold Standard,
du capitalisme industriel est aussi un trait de cette mondialisation :
au XIXe siècle, le taux de croissance annuel
Le mouvement de mondialisation qui se moyen du stock d’investissement brut réalisés
développe au XIXe siècle avec l’essor du capi- en dehors de leurs pays d’origine dépasse
talisme industriel en Europe et aux États-Unis les 4 %. Enfin, un certain nombre de régu-
est souvent identifié comme l’un des jalons lations internationales sont mises en place,
de la globalisation actuelle. Il se cristallise qu’il s’agisse de l’Union postale universelle
au tournant des XIXe et XXe siècles au cours (1874) ou de l’Union internationale pour
de la période qui débute avec la Grande la protection de la propriété industrielle
Dépression des années 1870 et qui s’achève (1883). À cet égard, le développement de
à la veille de la Première Guerre mondiale. la propriété intellectuelle va permettre à ces
Ses caractéristiques sont bien connues. Ce grandes entreprises de bénéficier de mono-
temps de la mondialisation est encouragé poles reposant sur une base technologique.
par le changement de la structure productive
en Europe et aux États-Unis au profit de Il peut paraître paradoxal que la fin du
l’industrie et par l’essor du commerce inter- XIXe  siècle et le début du XXe siècle aient
national qui croît deux fois plus vite que la pu être considérés comme le cœur d’une
production. Cette ouverture commence dans « première mondialisation » 18. La vague de
la première moitié du XIXe siècle, grâce à la mesures protectionnistes lancée à la faveur de
baisse du coût des transports et aux mesures la Grande Dépression met fin à la dynamique
adoptées en faveur du libre-échange – dont se d’ouverture qui avait caractérisé la première
préservent cependant les États allemands et moitié du XIXe siècle sans pour autant en
les États-Unis 16. Cette mondialisation se fait annuler les effets 19. Mais, comme le souligne
cependant aux dépens des industries non-oc- Patrick Verley dans son débat de ce numéro
cidentales. En Inde, par exemple, l’industrie avec Jean-Philippe Robé, la contradiction
textile ploie sous le poids de la concurrence n’est qu’apparente. Les barrières douanières
des biens manufacturés britanniques et de qui se dressent dans les années 1890 sont
la pression coloniale. En outre, les impor- contournées par les entreprises multinatio-
tantes vagues de migrations qui touchent nales qui se développent dans le monde. En
l’espace transatlantique – environ 60 millions fait, l’expansion des multinationales va de
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d’Européens émigrent en Amérique durant pair avec celle des infrastructures de transport
cette période – jouent un rôle important en et de communication, même si, dès cette
encourageant une convergence des salaires époque, les multinationales jouent aussi
et même des économies 17. Par ailleurs, le un rôle essentiel dans les secteurs minier

16 
K. H. O’Rourke et J. G. Williamson, “When did globalisation begin?”, European Review of Economic History, vol.
6, n° 1, 2002, p. 23-50 ; M. Fouquin, J. Hugot et S. Jean, « II. Une brève histoire des mondialisations commerciales »,
in CEPII, L’économie mondiale 2017, Paris, La Découverte, 2016, p. 22-38 ; G. Federico et A. Tena-Junguito, “A
tale of two globalizations: gains from trade and openness 1800-2010”, Review of World Economics, vol. 153, n° 3,
2017, p. 601-626.
17 
K. H. O’Rourke et J. G. Williamson, Globalization and History. The Evolution of a Nineteenth–Century Atlantic
Economy, Cambridge (Mass), MIT Press, 1999, chapitres 8 et 10 ; K. H. O’Rourke, “The era of free migration: Les-
sons for today”, in A. Sobel (ed.), Challenges of Globalization: Immigration, Social Welfare, Global Governance,
New York, Routledge, 2009, p. 58-77.
18 
S. Berger, Notre première mondialisation : leçons d’un échec oublié, Paris, Le Seuil, 2003.
19 
M. Fouquin, J. Hugot et S. Jean, « Une brève histoire des mondialisations commerciales », art. cit., p. 25.

8 ENTREPRISES ET HISTOIRE
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et agricole 20. Alors que cette période est de commerce multilatéraux, commence une
celle qui voit l’émergence de « l’entreprise période d’ouverture commerciale sensible-
industrielle moderne » au sens chandlérien ment plus significative, qui renoue avec
du terme, Mira Wilkins observe au même les taux d’ouverture des économies qu’on
moment la cristallisation d’un « modèle amé- observait durant la première mondialisa-
ricain » de firmes multinationales implantant tion. La création de l’Organisation Mondiale
des sites de production en dehors de leurs du Commerce (OMC) en 1995 signe une
pays d’origine 21. Ces acteurs vont jouer un seconde phase de cette ouverture commer-
rôle fondamental dans la mondialisation ciale conçue par certains comme une phase
au XXe siècle, en particulier dans celle qui de « reglobalisation » 22.
s’opère à la fin de ce dernier.
Cette mondialisation n’est pas un bloc.
On peut distinguer deux sous-périodes de la
« La » mondialisation mondialisation actuelle dont le tournant serait
actuelle (1980-aujourd’hui) symbolisé par la création du G20 en 1999 et
l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001. Les
et ses inflexions traits distinctifs de chacun de ces moments
sont la variation d’ampleur des échanges
La mondialisation que nous vivons commerciaux mondiaux ainsi que la nature de
aujourd’hui, dont l’on date souvent l’essor leurs acteurs et de leur hiérarchie. S’y ajoutent
du tournant des années 1970 et 1980, est l’expansion, la vitesse et l’instabilité des mar-
issue elle aussi d’un long mouvement de chés financiers ainsi que l’émergence d’une
libéralisation des échanges, entamé long- gouvernance mondiale, pour l’environnement
temps auparavant, d’abord dans le cadre des et le climat notamment 23. « La » mondialisa-
négociations du GATT à partir de 1948. Les tion actuelle est donc loin d’être mouvement
Trente Glorieuses constituent une période monolithique, continu, c’est un phénomène
de relative clôture des économies ou du profondément dynamique : travailler et vivre
moins d’ouverture contrôlée, progressive, dans la mondialisation de 1979, dans celle de
dans une logique de rattrapage de l’Europe 1999 ou dans celle de 2019 est très différent.
et du Japon vis-à-vis des États-Unis. Avec
la sortie du système de Bretton Woods par Cette distinction permet d’enrichir la com-
le président Nixon en 1971 et les politiques paraison entre la globalisation de la fin du
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de libéralisation entamées à partir de 1980, XIXe siècle et celle de la fin du XXe siècle,
relayées ensuite à travers une série d’accords sujet de débats récurrents 24. Il est bien établi
20 
M.Wilkins, “Multinational Enterprise to 1930. Discontinuities and Continuities”, in A. D. Chandler et B. Mazlish
(eds.), Leviathans. Multinational Corporations and the New Global Economy, Cambridge, Cambridge University
Press, 2005, p. 45-79, ici p. 51-67.
21 
Le caractère américain de ce modèle doit beaucoup au terrain d’analyse des premiers travaux de Mira Wilkins et
notamment de son ouvrage The Emergence of Multinational Enterprise: American Business Abroad from the Colonial
Era to 1914, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970, suivi de The Maturing of Multinational Enterprise:
American Business Abroad from 1914 to 1970, Cambridge (Mass.), 1974. Voir en sens inverse id., The History of
Foreign Investment in the United States to 1914, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1989 ; id., The
History of Foreign Investment in the United States, 1914-1945, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2004.
22 
R. Findlay et K. H. O’Rourke, Power and Plenty: Trade, War, and the World Economy in the Second Millennium,
Princeton, Princeton University Press, 2007.
23 
C. Bastidon Gilles, J. Brasseul et P. Gilles, Histoire de la globalisation financière. Essor, crises et perspectives des
marchés financiers internationaux, Paris, A. Colin, 2010.
24 
M. Fouquin, J. Hugot et S. Jean, « Une brève histoire des mondialisations commerciales », art. cit. ; R. E. Baldwin
et P. Martin, Two Waves of Globalisation: Superficial Similarities, Fundamental Differences, note de recherche du
National Bureau of Economic Research, n° 6904, 1999 ; G. Kébadjian, « Analyse économique et mondialisation :
six débats », in M. Beaud et alii (dir.), Mondialisation, op. cit., p. 51-77, en particulier p. 53-56.

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ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE

que les taux d’ouverture commerciale à la sont ces entreprises et leurs transformations
veille de la Première Guerre mondiale sont qui sont au cœur de ce numéro.
similaires à ceux des débuts de la vague
actuelle de mondialisation. Des différences
significatives existent cependant comme 2. LES TRANSFORMATIONS
celle qui concerne les zones géographiques
impliquées. À côté de la Triade et de régions DES ENTREPRISES
qui rappellent les « économies-monde » MULTINATIONALES :
de la proto-industrialisation – Chine, Inde, CONSÉQUENCE DE LA
Russie, Indonésie (qui recouvre en bonne
partie l’ancienne Insulinde), Arabie Saoudite GLOBALISATION OU MOTEUR
(qui ne recouvre qu’une partie de l’ancienne DE CETTE GLOBALISATION ?
économie-monde du Moyen-Orient) – des
puissances économiques comme le Brésil
ou l’Afrique du Sud s’affirment. En outre, la La question qui doit être posée est celle
mondialisation du XXIe siècle voit s’accentuer des rapports qu’entretient la globalisation
les interdépendances entre ces ensembles qui des entreprises avec les autres dimensions
touchent désormais l’ensemble de la planète. de cette globalisation. Tout d’abord, la crois-
sance des échanges commerciaux mondiaux
La mondialisation actuelle se distingue est intimement liée à l’évolution des activi-
fortement des deux précédentes vagues sur tés internes aux entreprises. Au cours de la
trois plans. La question de la nature comme globalisation actuelle, on estime qu’entre
bien commun mondial et comme enjeu d’ac- le tiers et un peu moins de la moitié de ce
tion concertée à l’échelle du monde est posée. qu’on mesure à travers les statistiques du
Ce problème du climat et de la biodiversité « commerce mondial » correspond en fait à
n’est rien moins que cardinal pour l’avenir de des transferts intra-entreprises, destinés à faire
l’humanité et il pose la question de l’invention passer les composants des biens et services
d’une nouvelle gouvernance mondiale. La d’une étape de leur réalisation à une autre au
globalisation n’est pas l’internationalisation ; sein des différentes implantations de la firme 25.
c’est même une forme d’affaiblissement de La croissance du commerce global est ainsi
l’internationalisation. C’est le deuxième point : due, pour la moitié du phénomène environ,
les États-nations qui s’étaient développés lors à la globalisation interne des entreprises,
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des mondialisations précédentes voient leur c’est-à-dire à la répartition de leurs unités
rôle remis en question – voire affaibli – par opérationnelles pensée à l’échelle globale.
la globalisation actuelle. Enfin, les entreprises Ensuite, la mondialisation financière, qui
sont appelées à participer à cette gouvernance se caractérise notamment par de nouvelles
nouvelle pour résoudre certains des problèmes formes d’engagement de l’actionnariat, joue
globaux, à commencer par celui de leurs un rôle déterminant dans la structuration des
externalités négatives au regard du climat et performances que doivent atteindre priori-
de la biodiversité. En rapport aux trois temps tairement les entreprises cotées et elle influe,
de la mondialisation et à ses formes multiples par conséquent, sur les choix d’implantation
(mondialisation du capital, du travail, de la géographique et d’externalisation d’activités 26.
nature ou des flux de biens et services), ce Cela a un effet en retour tant sur la mise en

25 
J. Piel, « De quelques considérations lexicales et historiques à propos de la ’mondialisation’ », in M. Beaud et alii,
Mondialisation, op. cit., p. 166 ; C.-A. Michalet, Mondialisation, la grande rupture, Paris, La Découverte, 2009.
26 
T. Auvray, T. Dallery, S. Rigot, L’entreprise liquidée. La finance contre l’investissement, Paris, Michalon, 2016 ;
R. Belinga, L’engagement actionnarial : de l’industrialisation de l’actionnariat à l’expression de nouvelles respon-
sabilités, thèse de doctorat en sciences de gestion, Mines ParisTech – PSL Research University, 2018.

10 ENTREPRISES ET HISTOIRE
ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE

compétition généralisée des territoires par entreprises dans ce contexte non seulement
les multinationales – un point essentiel sou- prend des formes diverses mais encore repose
ligné par l’économiste de la mondialisation sur une organisation de cette diversité. En
Pierre-Noël Giraud – que sur la tentation pour outre, il souligne la multiplicité des tempora-
elles de s’exonérer de la prise en charge de lités à l’œuvre dans les processus de transfor-
leurs externalités et des atteintes aux biens mation – ce qui montre bien que la réflexion
publics mondiaux – donc sur la globalisation sur les rapports entre les différentes vagues
de la nature 27. Cette compétition touche aussi de mondialisation est tout sauf accessoire.
la main-d’œuvre. Le caractère structurant Trois faisceaux d’interrogations structurent
de la distinction entre les emplois directe- ce numéro. Le premier porte sur certains
ment soumis à la compétition internationale des facteurs de globalisation des entreprises
(« emplois nomades ») et ceux qui en sont pro- (comment d’autres volets de la globalisation
tégés (« emplois sédentaires ») dans certaines pèsent sur la globalisation des entreprises) et le
analyses économiques de la mondialisation deuxième sur la contribution active des entre-
actuelle est une autre expression du fait que, prises à la globalisation. Le dernier concerne
malgré de faibles flux de main-d’œuvre, on la coordination par les entreprises de leurs
peut parler de mondialisation du travail – la activités globalisées et par l’émergence – ou
mondialisation des entreprises jouant sur les non – de nouvelles structures ou modes de
emplois nomades qui jouent à leur tour sur coordination.
les emplois sédentaires 28.
L’importance prise par les multinationales Les facteurs de globalisation
est telle qu’il devient impossible de raisonner des entreprises
sur la régulation ou la gouvernance mondiale
sans prendre en compte leur place au sujet de Il était nécessaire de revenir d’abord sur
laquelle les réflexions ne cessent de s’inten- les facteurs exogènes de l’actuelle mondiali-
sifier 29. La question du droit et des rapports sation – exogènes du point de vue des entre-
de pouvoirs entre acteurs, notamment entre prises. L’article d’Antoine Frémont traite du
entreprises, États, organisations internationales rôle fondamental du transport maritime et
et ONG, prend un relief tout particulier 30. de la conteneurisation dans l’expansion du
Dans ce contexte, il devient très important commerce international dès les années 1950
d’essayer de démêler les fils, de bien distinguer qui a pour effet de pousser les entreprises à
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les différents liens entre les transformations délocaliser leurs activités voire à les exter-
des entreprises aux globalisations en cours. naliser. Il analyse les effets en retour de la
Tel est l’objet de ce numéro d’Entreprises et mondialisation sur l’industrie du transport
Histoire 31. S’il revient sur certains des facteurs maritime elle-même, qui doit faire face à
essentiels de la globalisation actuelle, il met des questions sociales en environnementales
aussi en lumière combien la réinvention des accrues par l’intensification du trafic.

27 
P.-N. Giraud, Les globalisations. Émergences et fragmentations, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2018, p. 38
et L’inégalité du monde, Paris, Gallimard, 1996.
28 
P.-N. Giraud, Les globalisations…, op. cit., p. 78.
29 
Voir par exemple O. Basso, Politique de la très grande entreprise : leadership et démocratie planétaire, Paris,
PUF, 2015 ; Les stratégies politiques des organisations, Revue française de gestion, n° 7, 2015.
30 
J.-P. Robé, « Les États, les entreprises et le droit. Repenser le système-monde », Le Débat, n° 161, septembre-octobre
2010, p. 74-87 et « Les entreprises multinationales, vecteurs d’un nouveau constitutionnalisme », in id., Le temps du
monde de l’entreprise, Paris, Dalloz, 2015, p. 570-594. A. Supiot (dir.), Mondialisation ou globalisation ? Les leçons
de Simone Weil, Paris, Collège de France, 2019.
31 
Dont les quatre contributions issues du colloque international de l’Université Bocconi en 2014 mentionnées plus haut.

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ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE

Tristan Auvray et Thomas Dallery étudient, mondialisation permises par l’évolution des
quant à eux, une autre dimension essentielle de transports. À côté de cette logique adapta-
la globalisation : la dimension financière 32, à tive, il existe une logique plus pro-active
partir du cas états-unien, et particulièrement la par laquelle les entreprises font aussi la
relation entre actionnaires et entreprises indus- mondialisation, la forgent, lui donnent son
trielles, qu’ils analysent à travers les droits de visage particulier. C’est cette part motrice des
vote des actionnaires aux assemblées générales entreprises dans la mondialisation qu’exa-
et la liquidité des actions. Ils montrent ainsi mine la seconde série de trois articles dans
tout à la fois les continuités et les différences ce numéro.
d’une mondialisation à l’autre. En exceptant
le cas de l’actionnariat de soutien, engagé
à moyen-long terme auprès des entreprises Les entreprises, dépendantes
et toujours présent d’une mondialisation à de la globalisation ou motrices
l’autre, ils mettent en évidence qu’aussi bien
pendant la première mondialisation financière
de cette globalisation ?
que pendant la seconde, la liquidité des capi-
Cet ensemble de contributions porte sur
taux tend à opposer finance et investissement.
la transformation des activités des entreprises
La différence d’une mondialisation à l’autre
et plus précisément – dans l’ordre des articles
tient à l’hyper-liquidité des capitaux dans la
– sur la production, sur la conception des
phase actuelle, dont ils montrent l’impor-
produits, enfin sur la redéfinition même de
tance et les conséquences sur la conduite des
ce qu’est l’activité de l’entreprise. Plusieurs
entreprises.
échelles d’analyse sont mobilisées.
Enfin, prenant à rebours la position de
David Koistinen et Kenneth Lipartito
Thomas Levitt selon laquelle la globalisa-
s’intéressent ainsi à la répartition géogra-
tion se traduirait par une homogénéisation
phique de la production dans le secteur de
forcée des marchés, les entreprises visant des
l’électronique. Pour les auteurs, un mou-
économies d’échelle aussi grandes que pos-
vement de délocalisation de la production
sible, l’article d’Emanuela Scarpellini montre
entamé dès les années 1950 a préparé l’émer-
comment, malgré certaines convergences
gence de réseaux globaux de production
des goûts, s’opère une forte différenciation
à partir du milieu des années 1980. Sans
des marchés nationaux, notamment du fait
reprendre les termes précis du débat ouvert
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de dynamiques sociales. Ces singularités
par Paul Krugman sur la responsabilité de la
des marchés nationaux ou locaux, reconnues
mondialisation dans le chômage industriel
par les entreprises et acceptées par elles, ont
des pays développés, les auteurs le pro-
alors des répercussions sur les logiques de
longent et le renouvellent à leur manière.
production – des productions flexibles et non
Ils font écho aux analyses de Garry Pisano
pas de masse.
et Willy Shih qui montrent les effets des-
Dans ces articles, on le voit, les entre- tructeurs pour les États-Unis, en termes de
prises subissent la mondialisation financière, compétences des entreprises d’abord, de
s’adaptent à la mondialisation partiellement compétitivité et d’emploi industriel ensuite,
divergente des marchés des biens de consom- des politiques d’externalisation et de délo-
mation ou saisissent les opportunités de la calisation de la production 33.

32 
Voir notamment E. Bussière et L. Warlouzet (dir.), Mondialisations financières depuis 1880, Monde(s), n° 13, mai 2018.
33 
G. P. Pisano et W. C. Shih, “Restoring American competitiveness”, Harvard Business Review, vol. 87, n° 7-8,
July-August 2009, p. 114-125; Id., Producing prosperity: Why America needs a manufacturing renaissance, Boston,
Harvard Business School Press, 2012. P. R. Krugman, La mondialisation n’est pas coupable. Vertus et limites du
libre-échange, Paris, La Découverte, 1998.

12 ENTREPRISES ET HISTOIRE
ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE

Les processus d’innovation entrent dans Bocconi de 2014, au cours des dernières
le mouvement de globalisation 34. L’article de décennies le style de grande entreprise analysé
Cédric Dalmasso s’attache à une forme par- par Alfred D. Chandler a peu à peu reculé
ticulière touchant une activité de conception au profit de nouvelles formes d’organisation
– le développement. À partir de l’étude de et d’entreprise. Dès 2006 Suzanne Berger
l’ouverture d’un centre de recherche-dévelop- mettait en garde contre toute nouvelle ten-
pement d’un grand constructeur automobile tation de one best way à l’ère, pourtant, de
français, il montre que l’échec ou le succès l’hyper-compétition globale et du « made in
d’une telle externalisation suppose la bonne monde » 35 . Confortant cette analyse attentive
prise en compte des compétences dans le pays tant à l’histoire qu’à la variété des modèles
d’accueil. Or ces dernières sont tributaires d’un possibles, les trois articles de la dernière
ensemble de paramètres – le système éducatif partie de ce numéro illustrent la forte diver-
ou le marché de l’emploi, par exemple – qui ne sité des structures d’entreprises à l’ère de la
sont pas toujours bien anticipés. Même dans globalisation.
le domaine de la conception, la globalisation
Dans leur article, Asli M. Colpan et
demande du temps.
Takashi Hikino analysent le rôle des sièges
Cette question de la temporalité est reprise sociaux dans la longue durée du capitalisme
par James W. Cortada sur une chronologie plus industriel et son évolution récente. Comme
large. Il s’interroge sur la longévité d’IBM, W. Mark Fruin l’avait fait à propos de la
une entreprise maintenant séculaire qui se globalisation 36, ils poursuivent une approche
conçoit d’emblée comme internationale, en de type chandlérien. La transformation de la
montrant comment elle parvient à se réinventer firme M et l’émergence de nouvelles formes
en redéfinissant la nature même de ses activi- organisationnelles dans un contexte de globa-
tés, en faisant les investissements nécessaires lisation – notamment les groupes – conduisent
et en créant une culture spécifique. Il offre à redéfinir la place des sièges sociaux ainsi que
par la même occasion une analyse des traits les relations entre actionnaires et managers.
caractéristiques de ce que l’on pourrait appeler À cet égard, cet article fait aussi bien écho
des entreprises de longue durée (long-lived à celui de Tristan Auvray et Thomas Dallery
firms dans son texte). qu’à celui de James Cortada en posant la
question du lieu de ce rapport de force – qui
devrait aussi se poser pour celui qui rassemble
Structure et coordination managers et représentants des salariés. Les
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des multinationales à l’ère de transformations de la structure des entreprises
ne sont cependant pas sui generis.
la globalisation : du nouveau ?
L’étude du secteur du vin de Porto après la
La dernière partie du numéro porte sur Seconde Guerre mondiale menée par Teresa
l’évolution de la structure des entreprises dans da Silva Lopes illustre l’importance du secteur
la mondialisation. Comme Franco Amatori de l’agro-alimentaire dans le processus de
et Luigi Orsenigo l’indiquaient dans leur globalisation. Elle montre que les coûts de
note préparatoire au colloque de l’Université transaction au sein de ce marché ont conduit
34 
S. Ben Mahmoud-Jouini, F. Charue-Duboc et C. Midler (dir.), Management de l’innovation et globalisation. Enjeux
et pratiques contemporains, Paris, Dunod, 2015. S. Ben Mahmoud-Jouini, T. Burger-Helmchen, F. Charue-Duboc et
Y. Doz (dir.), Globalisation des processus d’innovation dans les entreprises multinationales, Management internatio-
nal, vol. 19, n° 4, été 2015. L. Hilaire-Pérez et L. Zakharova (dir.), Les techniques et la globalisation au XXe siècle,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
35
S. Berger, Made in monde : les nouvelles frontières de l’économie mondiale, Paris, Le Seuil, 2006.
36
W. M. Fruin, “Globalization and Alfred D. Chandler’s modern (American) firm: an essay”, Journal of Management
History, vol. 15, n° 3, 2009, p. 261-271.

2019, N° 94 13
ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE

à privilégier une intégration horizontale alors expliquent que les archives de la compagnie
que d’autres secteurs comme ceux du cham- de réassurance Swiss Re, fondée en 1863,
pagne et du whisky optaient pour une inté- ont été très tôt confrontées à ces questions
gration horizontale et verticale. Le résultat de posées à l’échelle du monde. Enfin, le clin
cette évolution tout à fait particulière aboutit d’œil de Philip Scranton évoque la confiance
à la survie de marques très anciennes alors que l’on peut apporter à l’information pro-
même que les firmes nées mondiales qui les duite par ses partenaires commerciaux quand
avaient créées ont disparu. Preuve que la glo- ils appartiennent au camp d’en face. C’est
balisation est loin de faire table rase du passé poser là la question de l’intégration des pays
et qu’au-delà de la structure, la pérennité du communistes dans la mondialisation et celle
capital – fût-il immatériel – reste essentielle. des préjugés que cette dernière peut parfois
susciter.
Enfin, W. Mark Fruin et Simon A. Rodan
prolongent et renouvellent la typologie que
Chandler avait construite dans Scale and Scope
pour les firmes du capitalisme industriel. Les CONCLUSION
deux auteurs nous incitent à voir au-delà de
la firme unique et construisent un modèle
L’ensemble des articles et rubriques de
multi-firmes où la firme-réseau tend à devenir
ce numéro permet d’aller au-delà de la com-
centrale. Dans ce contexte de concurrence
plexité des processus à l’œuvre dans les entre-
renforcée, cette nouvelle structuration va de
prises de cette ère globale en identifiant des
pair avec de nouvelles formes de management
enjeux cruciaux. Le premier porte sur la nature
et invite à repenser la définition même de
de la transformation qui caractérise la globa-
l’entreprise.
lisation. L’accélération des échanges et l’in-
Outre ces contributions, ce numéro com- tensification des interdépendances contribuent
porte ses traditionnelles rubriques en lien à une dynamique qui change les produits, les
avec le thème général. Dans le débat, on activités, les organisations, les réseaux et peut-
l’a vu, Jean-Philippe Robé et Patrick Verley être même les êtres. C’est là faire écho à une
reviennent sur les temps et les enjeux de la analyse suggérée par McLuhan. L’autre enjeu
mondialisation, ses bénéficiaires et ses vic- porte sur les temporalités. Il est frappant que
times, notamment l’environnement, le climat, bon nombre des études produites se placent
et discutent des leviers d’action et des normes dans un temps relativement long, remontant
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collectives à mettre en oeuvre. Le document, bien souvent au temps du capitalisme indus-
présenté par Patrick Fridenson, permet d’ap- triel. Cela paraît nécessaire, bien sûr, pour
préhender l’implantation de Renault en Iran mieux comprendre la singularité de la globa-
grâce au témoignage d’un de ses principaux lisation actuelle. Mais, au-delà de cet aspect
acteurs : Louis Schweitzer. Au-delà des spé- méthodologique classique, plusieurs articles
cificités culturelles et institutionnelles de suggèrent qu’une certaine prise de distance
l’Iran, ce document permet d’appréhender temporelle est nécessaire pour les entreprises
des tendances générales concernant les rap- et leurs acteurs. Au sentiment d’immédiateté
ports entre les multinationales, les pays émer- inspiré par les moyens de communication
gents et les régulations internationales. La doit répondre une maîtrise du temps pour
rubrique Nouvelles des archives porte sur une construire des compétences, déployer des
des ressources dont les entreprises peuvent se projets ou faire vivre des marques séculaires.
doter face aux risques de la mondialisation : Il en va d’ailleurs de même pour toutes les
la réassurance et montre que la globalisation formes d’idiosyncrasie qui font le quotidien
concerne aussi l’activité de documentation et de la globalisation. Contrairement à ce que
d’archivage des entreprises multinationales. pouvait penser Theodore Levitt, nombre de
Niels Viggo Haueter et Salvatore Novaretti firmes n’ont pas trouvé un intérêt à aplanir

14 ENTREPRISES ET HISTOIRE
ÉDITORIAL – GABRIEL GALVEZ-BEHAR ET PHILIPPE LEFEBVRE

toute forme de singularité ; au contraire, les de 2008, la résurgence du protectionnisme


singularités peuvent s’avérer être un atout et certains phénomènes de relocalisation
pourvu qu’elles soient prises en charge par font naître une curiosité à la fois politique
une organisation adéquate 37. Enfin, la glo- et scientifique pour la « déglobalisation » 38
balisation n’est pas un processus linéaire et alors même que se construisent les nouvelles
irréversible. Les effets de la crise financière « routes de la soie ».
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37 
R. Abdelal et R. S. Tedlow, “Theodore Levitt’s “The Globalization of Markets”: An Evaluation after Two Decades”,
in J. A. Quelch et R. Deshpande (eds.), The global market: developing a strategy to manage across borders, San
Francisco, Jossey-Bass, 2004, p. 11-30.
38
Voir par exemple G. Jones, “We are in a deglobalization period”, Live Mint, 18 February 2017.

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