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Early Modern French Studies

ISSN: 2056-3035 (Print) 2056-3043 (Online) Journal homepage: http://www.tandfonline.com/loi/yemf20

La théorie de la représentation chez Louis Marin:


Entre texte et image, de la visualité à la figurabilité

Agnès Guiderdoni

To cite this article: Agnès Guiderdoni (2016) La théorie de la représentation chez Louis Marin:
Entre texte et image, de la visualité à la figurabilité, Early Modern French Studies, 38:1, 74-83,
DOI: 10.1080/20563035.2016.1181431

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early modern french studies, Vol. 38 No. 1, July 2016, 74–83

La théorie de la représentation chez


Louis Marin: Entre texte et image, de la
visualité à la figurabilité1
Agnès Guiderdoni
Université catholique de Louvain, France

La conception de la représentation que Louis Marin développe tout au long de


ses écrits est profondément et d’abord ancrée dans un rapport spécifique
entre texte et image. Partant d’abord du signe linguistique, il entreprend
très vite d’y associer le signe iconique, non pas cependant dans une relation
d’équivalence, de concurrence ou même de complémentarité. Tout au contrai-
re de ces relations duelles qui suggèrent toujours une quelconque forme de
hiérarchie, il ancre l’un et l’autre type de signes dans le substrat commun
d’une réflexion sur la figure (figura), à partir de laquelle il devient possible
de penser la zone d’indétermination entre texte et image comme puissance
figurale, tout en maintenant leur irréductibilité l’un à l’autre. En d’autres
termes, il s’agit d’examiner ‘les concrétions des interférences’ — pour
reprendre les termes de Marin — entre texte et image, comme moment
d’émergence en puissance de l’image au sein du langage ou du langage au
sein de l’image. Marin l’a particulièrement bien mis en évidence, par
exemple, dans Les Essais de Montaigne où ‘la figurabilité du moi’ (et non
pas le portrait ou l’image) est rendue possible par un dispositif textuel spéci-
fique de l’ensemble des Essais, ou, inversement, comment le texte biblique est
figuralement travaillé dans la Transfiguration de Raphaël.

mots cleś Louis Marin, représentation, figurabilité, objet théorique, opacité,


transparence, images, lieu, seuil, cadre, pouvoir des images

‘Un discours sur l’œuvre de peinture est-il possible? […] Peut-il y avoir un métalan-
gage verbal sur le langage de la peinture? Le langage est-il l’interprétant général de

1
Cet article est une version traduite et modifiée de ‘Louis Marin’s theories of representation between text and
image: from visuality to figurability’, paru dans Modern French Visual Theory: A Critical Reader, éd. par
Nigel Saint et Andrew Stafford (Manchester: Manchester University Press, 2013), pp. 127–43.

© The Society For Seventeenth-Century French Studies 2016 DOI 10.1080/20563035.2016.1181431


LA THÉORIE DE LA REPRÉSENTATION CHEZ LOUIS MARIN 75

tous les systèmes signifiants?’.2 C’est ainsi que Louis Marin ouvre, ou presque, son
livre Détruire la peinture. Cette interrogation pourrait être emblématique de la ques-
tion de fond qui traverse son œuvre, tout entière attachée à rendre compte de la re-
présentation, c’est-à-dire à en explorer l’économie par laquelle elle se constitue
comme lieu de transactions et d’effets. Comment en rendre compte dans la mesure
où le langage construit souvent un piège où s’abolissent les spécificités — verbales,
visuelles, ou musicales?3 Comment donc en saisir les résistances qui permettent au
lecteur ou au spectateur d’entrer en contact avec l’œuvre? C’est à la position du
langage par rapport au visuel chez Louis Marin que cette étude s’attachera pour
montrer la manière dont ce penseur de la représentation, d’abord philosophe, s’est
efforcé tout au long de son œuvre de dépasser la dichotomie.

Un penseur de la représentation
Après l’édition des Pensées en 1969 et de la Logique ou l’Art de penser en 1970,
Marin publie ce qui peut être considéré comme son étude fondatrice, La Critique
du discours, en ce sens qu’elle contient toutes les idées qui vont servir de base, à
la fois méthodologique et théorique, à sa réflexion continue sur les fondements et
les pouvoirs de la représentation, et en particulier sur l’intrication du visuel et du
verbal: comment le visuel et le verbal sont intriqués l’un dans l’autre, ou plutôt
comment le visuel en tant que ‘figurable’ émerge nécessairement du verbal. Il pour-
suit l’exploration de ces idées dans ces œuvres ultérieures depuis Le Portrait du roi
en 1981 jusqu’à Opacité de la peinture en 1989 et Philippe de Champaigne ou la
présence cachée.4 Ainsi, le paradigme fondateur chez Marin de la compréhension
du signe de toute sorte comme représentation est la théorie représentationnelle du
langage et son usage dans la Logique de Port Royal, qu’il a étudiée dans les moindres
détails dans la Critique du discours. Il l’utilise, systématiquement, presque même
avec obsession, afin de comprendre la tension dialectique entre le signe (signum),
la chose (res) et l’idée.5 Le processus sémiotique est ainsi compris à travers le
concept de représentation: l’idée représente la chose dans notre esprit, et le signe,
exprimé ou orienté vers d’autres esprits, est la représentation de cette idée. Le
signe est par conséquent une représentation au carré, et cette représentation de re-
présentation est la signification du signe.6 Cette équivalence entre signe et représen-
tation est essentielle pour comprendre le reste de sa pensée car elle en constitue le
socle.
2
Louis Marin, Détruire la peinture (Paris: Flammarion, 1987), p. 26 (édition originale de Paris: Galilée, 1977).
3
Louis Marin, ‘L’Œuvre d’art et les sciences sociales’, dans Encyclopaedia Universalis: Les Enjeux, II (Paris:
Universalis, 1990), pp. 947–71.
4
Louis Marin, Le Portrait du roi (Paris: Minuit, 1981), pp. 7–22 et pp. 263–90. Voir aussi Louis Marin,
Opacité de la peinture: essais sur la représentation au Quattrocento, éd. par Cléo Pace (Paris: EHESS,
2006), (édition original de Paris: Usher, 1989), p. 65. La Logique y est présentée ainsi: ‘L’ouvrage qui, au
cours du XVIIe siècle, résume toute une histoire de la sémiotique en Occident, en parachevant dans le
champ de l’épistémé cartésienne la tradition augustinienne […]’. Voir également Louis Marin, Philippe de
Champaigne ou la présence cachée (Paris: Hazan, 1995), pp. 85 sqq.
5
Louis Marin, La Critique du discours, sur la Logique de Port-Royal et les Pensées de Pascal (Paris: Minuit,
1975), p. 47.
6
Marin, La Critique du discours, p. 60; Marin, Opacité de la peinture, p. 65.
76 AGNÈS GUIDERDONI

Marin a donné une définition très précise de la représentation en plusieurs


occasions.7 Cette définition, qui semble s’être formée autour de 1980, s’avère remar-
quablement stable. ‘Représenter’ a deux sens différents, selon le sens que l’on donne
au préfixe ‘re-’. Le premier sens est ‘prendre la place de’, ‘rendre présent sous la
forme d’un substitut’ où le préfixe a une valeur substitutive et où la représentation
produit un effet de présence — d’où son pouvoir — à la place de la présence elle-
même.8 C’est le règne du faire-croire, du ‘comme si’, et en conséquence du
moment transitif de la représentation, ou transparence, quand le signe comme
objet s’efface devant l’effet de présence de la chose représentée. Dans ce cas, la re-
présentation représente quelque chose. Le deuxième sens est ‘rendre effectivement
présent à la vue, à l’esprit de quelqu’un’ et aussi ‘re-présenter’, c’est-à-dire
‘montrer, fournir, remettre [un document]’, où le préfixe a une valeur intensive et
où la repréentation répète la présentation et produit ce que Marin appelle ‘un
effet de sujet’.9 Après le pouvoir de l’effet de présence, le pouvoir de l’effet de
sujet institue la représentation comme sujet ou comme son propre sujet de présen-
tation. Dans ce cas, la représentation se présente comme représentant quelque
chose, pointant sa dimension réflexive, autrement dit son opacité. La représentation
produit ainsi un double effet pour un double pouvoir: le pouvoir de rendre quelque
chose présent dans notre imagination, et le pouvoir de se constituter en son propre
sujet.10 Les deux dimensions co-existent au sein de la même représentation; c’est la
qualité de leur tension qui détermine la profondeur signifiante de l’œuvre ainsi que
sa virtu, sa force. La définition à deux visages de la représentation s’applique à toutes
les sortes de média et n’est pas exclusive. Marin l’applique ainsi au théâtre et à la
performance, aux jardins, paysages, villes, et cartes, à l’architecture, et bien sûr à
la peinture et la littérature.11 Il faut bien cependant admettre que les représentations
picturales semblent incarner à ses yeux la représentation par essence, comme il le
suggère ainsi: ‘Toute représentation — et la représentation de peinture au premier
chef — se présentait représentant quelque chose’.12
Dans la mesure où la représentation implique une tension dans ses effets entre
transitivité et réflexivité, il s’ensuit qu’un tiers intervient dans le procès de significa-
tion, à savoir le lecteur et/ou spectateur. Dans Détruire la peinture, Marin présente
les trois pôles de la représentation (conçue donc comme une chose montrée en rep-
résentation): ‘Moi comme res cogitans ou sujet de représentation, le procès de rep-
résentation, relation “spéculaire” avec la chose, l’idée dans laquelle la chose est
présente à la pensée’.13 En conséquence, la subjectivité y joue un rôle de premier
plan en tant qu’interface à la fois pour produire et recevoir l’œuvre d’art. On com-
prend pourquoi Marin s’est montré particulièrement intéressé par la représentation

7
Par exemple Louis Marin, Le Portrait du Roi, pp. 9–11; Louis Marin, Politiques de la représentation, éd. par
Alain Cantillon (Paris: Kimé, 2005), pp. 71–73; Marin, Opacité de la peinture, pp. 66–68.
8
‘Représenter’, in Le Trésor de la langue française informatisé, <http://atilf.atilf.fr/tlf.htm> [dernier accès le 2
décembre 2015].
9
‘Représenter’, in Le Trésor de la langue française informatisé.
10
Marin, Politiques de la représentation, p. 73.
11
A propos du théâtre et de la performance, voir, par exemple, Marin, Le Portrait du Roi, pp. 236–50; Des
pouvoirs de l’image: gloses (Paris: Seuil, 1993), pp. 133–58; et Politiques de la représentation, pp. 175–84.
12
Louis Marin, Jean-Charles Blais: du figurable en peinture (Paris: Blusson, 1988), p. 9 (mon italique).
13
Marin, Détruire la peinture, p. 28.
LA THÉORIE DE LA REPRÉSENTATION CHEZ LOUIS MARIN 77

du moi et de la figure humaine, essentiellement dans sa forme autobiographique et


d’auto-portrait.
Saisir cette représentation aux enjeux et au fonctionnement si complexes nécessi-
tait la mise en place d’une approche tout à fait spécifique des textes et des images,
d’une manière transdisciplinaire et transgénérique. Les clés de compréhension sont
à chercher dans les indices que l’objet même contient et qu’il donne, plus ou
moins explicitement, à voir ou à lire. C’est ainsi que se construit peu à peu un
‘objet théorique’.

Première étape: des objets hybrides


Marin était fasciné par ce qu’il appelait des ‘objets hybrides, concrétions des inter-
férences entre le texte comme écriture et le tableau comme figure’.14 En d’autres
termes, nous n’avons pas à faire ici à l’étude des relations entre l’image et le texte
comme juxtaposition de deux éléments hétérogènes, ni leur soi-disante complémen-
tarité ou rivalité, pas plus que les possibles échanges de contenu, mais bien plutôt à la
manière dont ils se génèrent mutuellement l’un (dans) l’autre, par leurs effets sur le
spectateur ou le lecteur. Dans un texte au titre bien à-propos, ‘Transparence et
opacité de la peinture… du moi’, Marin explique qu’il veut participer au ‘dialogue
entre l’art de l’image, du visuel et du visible qu’est la peinture, et la science […] du
signe, du discours, de la lettre et de l’écriture, de la littérature en un mot, […] double
peinture, en face à face ou en miroir, d’un unique objet, une peinture d’images et une
peinture de mots, celle du sujet […], du sujet écrivant et peignant, écrivant avec des
images et peignant avec des mots’.15 Dans cette perspective, texte et image sont les
deux faces d’une même médaille; ils ne sont séparés que par une mince frontière,
presque intangible, et ce lien étroit, et paradoxal jusqu’à un certain point, constitue
l’essence même de la figurabilité qui peut être déployée à la fois dans le texte (comme
chez Stendhal et Montaigne) et dans l’image (comme chez Champaigne ou les pein-
tures du Quattrocento). Les écrits de Montaigne représentent à cet égard un cas
exemplaire, de même que l’analyse du récit du siège de Gand, rédigé par Racine,
alors historiographe de Louis XIV.16 Il semble que les images et les textes ne puissent
être pensés séparément parce que nécessairement, ils s’appellent mutuellement. Des
pouvoirs de l’image est à ce sujet un ouvrage frappant puisqu’on n’y trouve aucune
discussion sur des peintures ou des sculptures en elles-mêmes mais plutôt une réfle-
xion sur l’image qui émerge du texte, comment elle l’imprègne et le subvertit,
comment elle organise profondément le texte et lui donne finalement son sens.
Tous ces textes traitent d’images bien réelles, existantes, et des enjeux qu’elles
posent au texte, soit explicitement en réfléchissant à leur propre pouvoir (ainsi La
Fontaine avec les fables ‘L’homme et son image’ et ‘Le Statuaire et la statue de
Jupiter’, et Rousseau avec Narcisse ou l’amant de lui-même et Pygmalion), soit
plus subtilement en réfléchissant au pouvoir qu’elles confèrent au texte. D’où le
14
Louis Marin, Études sémiologiques: écritures, peintures (Paris: Klincksieck, 1971), p. 10 (mon italique).
15
Louis Marin, L’Écriture de soi: Ignace de Loyola, Montaigne, Stendhal, Roland Barthes, éd. par Pierre
Antoine Fabre (Paris: PUF, 1999), pp. 127–36, et p. 128.
16
Marin, L’Ecriture de soi, pp. 113–36; Opacité de la peinture, p. 63; La Voix excommuniée: essais de
mémoire (Paris: Galilée, 1981), pp. 133–56; Le Récit est un piège (Paris: Minuit, 1978), pp. 87–115.
78 AGNÈS GUIDERDONI

plan, un peu spécial, du livre, procédant par ‘glose’ et ‘entreglose’ — glose du texte
en quête de l’image absente, dont l’absence est le moteur du texte et la source de son
pouvoir.17 D’où aussi l’importance de l’ekphrasis en tant que point de rencontre
entre le récit et l’icône, et l’importance du questionnement sur le processus consistant
à décrire les images.

Deuxième étape: décrire les images


Pourquoi avons-nous besoin de parler des images? Comme les décrivons-nous?
Comment donc rendons-nous compte d’une image? Enfin pourquoi voulons-nous
la décrire? En effet, en vertu de leur étrangeté et singularité radicales, les images de-
vraient être ou sont par nature étrangères, aliénées, à toute description ou narration
verbale. Voici comment Marin ouvre, étonnamment, Détruire la peinture:
‘Comment trouver le chemin de l’œuvre de peinture? Et pourquoi parler du
tableau s’il suffit, pour accomplir la finalité de l’acte de peindre, d’y prendre
plaisir ou jouissance?’.18
Dans un texte datant de 1968 et publié dans Etudes sémiologiques, Marin pré-
sente son entreprise comme les prémices d’une science nouvelle de lire les images,
basée sur la linguistique et la sémiotique: il visait alors à construire une ‘sémiologie
de la mimésis’ ou ‘une sémiologie picturale’.19 Un autre texte de la même année
posait la question ‘Comment lire une peinture?’ et concluait que la signification
des peintures se trouvait dans le plaisir du regard, qui lit le visible et voit l’intelligi-
ble.20 Marin revient sur cette question en 1977 dans Détruire la peinture, et plus spé-
cialement à partir de l’injonction donnée par Poussin à Chantelou à propos de son
tableau de La Manne: ‘Lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose
est appropriée au sujet’, puis il y revient encore en 1983 à un colloque sur les ‘Pra-
tiques de la lecture’, et en 1987 dans un article intitulé ‘Mimésis et description’.21 De
1968 à 1987, on observe ainsi la transformation de la description en ‘descriptibilité’,
et une métamorphose similaire dans tous les outils qui servent à rendre compte du
discours de la peinture (et non sur la peinture): visible devient visibilité, figure, fig-
urabilité, énoncé, énonciabilité, etc. L’ajout du suffixe exprime l’idée d’un processus
en construction, inachevé, que Marin appelle ‘les marqueurs de virtualité’ grâce aux-
quels la lecture du tableau ne fige pas son sens, ni, surtout, son pouvoir suggestif et
émouvant, son pouvoir de suggestion et sujétion ainsi que d’émotion.22 A ces con-
ditions, la lecture n’épuisera pas le sens, n’anéantira pas le pouvoir de fascination
— au sens le plus fort du terme, presque sidération — exercé sur le spectateur, et
enfin n’empêchera pas l’émergence d’un récit virtuel pour le spectateur. Cette
lecture permettra le déploiement de toutes les virtualités de l’image. En fait, le
visuel est incommensurable au verbal mais ils entretiennent entre eux un lien de
nécessité. Marin déclare enfin dans Philippe de Champaigne, écrit dans les années
17
Marin, Des pouvoirs de l’image, pp. 21–22.
18
Marin, Détruire la peinture, p. 17.
19
Marin, Études sémiologiques, pp. 17–43.
20
Marin, Études sémiologiques, pp. 89–99 (pour la conclusion voir p. 99).
21
Marin, Détruire la peinture, p. 41; Sublime Poussin (Paris: Seuil, 1995), pp. 11–34; ‘Mimésis et description’,
in De la représentation, éd. par Alain Cantillon et. al (Paris: Seuil-Gallimard, 1994), pp. 251–66.
22
Marin, De la représentation, p. 260.
LA THÉORIE DE LA REPRÉSENTATION CHEZ LOUIS MARIN 79

quatre-vingt, que le tableau, cet ‘artefact de la visualité’, contient des mystères des
‘insinuations du secret dont la représentation fut pénétrée, traversée, parfois dépla-
cée, les secreta d’un mystère dont, paradoxalement, la peinture, le tableau de pein-
ture, l’artefact même de la visualité, pouvait assumer la présence, au-delà du langage,
du discours et du texte, au-delà des articulations conceptuelles ou “des objectivités”
de la connaissance’.23

Troisième étape: unicité et singularité


L’idée d’incommensurabilité suggère le caractère unique et singulier de chaque
œuvre d’art, une caractéristique essentielle au cœur des préoccupations de Marin
comme il l’expose dans un long article de 1990, ‘L’œuvre d’art et les sciences
sociales’.24 Il donne dans ce texte le mode d’emploi de sa propre méthodologie:
Œuvre(s) d’art et sciences sociales, tout au plus un domaine ouvert, mais dont l’ouver-
ture ne signifierait pas la dispersion, voire la dissipation de ses objets, l’incertitude de
ses limites et de ses frontières, l’opportunisme de ses principes et le caractère hétéroclite
de ses méthodes; dont la cohérence cependant ne tiendrait pas à un système unitaire et à
la méthodologie qui en serait issue, mais à quelques décisions opératoires, heuristiques, à
valeur théorique et à puissance pratique.25

Les deux écueils qui menacent le critique et entre lesquels nous devons naviguer sont
d’une part l’autonomie et d’autre part la dissolution. En d’autres termes, le critique
doit trouver le juste équilibre entre faire usage d’une variété de disciplines et d’outils
théoriques et se concentrer exclusivement sur une œuvre d’art. Afin de lui conserver
sa singularité et résister à toute forme de réduction (même scientifique), Marin
suggère que nous considérions les œuvres d’art (plastiques, musicales ou verbales)
comme des ensembles signifiants, dans un sens sémiotique et sémantique, mais
aussi esthétique et sensible, pathétique et affectif. En outre, ces œuvres doivent
être envisagées dans leur propre contexte — historique, matériel, intellectuel et spi-
rituel — de façon ‘à atteindre la singularité insurpassable de l’œuvre’.26

Quatrième étape: l’objet théorique


Retenir et souligner la singularité de chaque œuvre d’art consiste à la replacer dans
son contexte et à circonscrire sa place exacte située entre des déterminations externes
et une logique interne. Cela signifie également que le dernier mot revient à l’œuvre
elle-même et qu’il appartient au critique de trouver sa voie au sein du discours sin-
gulier de l’œuvre, au sein de la tension organisée par le discours de l’œuvre entre his-
toire et théorie: ‘Comment donc le texte passé “devient-il” un objet théorique?’.27
C’est la question à laquelle le premier chapitre de Opacité de la peinture tente de
répondre, où nous trouvons la meilleure explication de ce qu’est un objet théorique
et comment il émerge de l’œuvre même.
23
Marin, Philippe de Champaigne, p. 17.
24
Marin, ‘L’Œuvre d’art et les sciences sociales’.
25
Marin, ‘L’Œuvre d’art d’art et les sciences sociales’, p. 948.
26
Marin, ‘L’Œuvre d’art et les sciences sociales’, pp. 948–49.
27
Marin, Opacité de la peinture, p. 23.
80 AGNÈS GUIDERDONI

Tout d’abord, l’objet théorique consiste à identifier la théorie propre, appartenant


à l’objet étudié, le discours théorique qu’il contient comme un ensemble d’instruc-
tions qui guide l’attention du lecteur et du spectateur. S’interrogeant sur les con-
ditions d’application d’une théorie contemporaine sur les objets du passé, Marin
prône un anachronisme assumé, dont le critique doit user en toute conscience, con-
science du déplacement épistémologique que cet anachronisme réalise: ‘Texte passé
et théorie contemporaine se trouvent déplacés: l’un, hors de l’altérité de son histoire
dans l’anachronisme de propositions théoriques impensées; l’autre, hors de l’ana-
chronisme supposé de ses propositions et de ses thèses dans l’historicité d’un déve-
loppement virtuel’.28 La possibilité, on devrait même dire la liberté, est ainsi
donnée au critique d’ouvrir sa boîte à outils à un très large éventail de nouveaux
outils conceptuels, lui permettant d’atteindre des formes d’impensé de l’œuvre. En
retour — car il s’agit bien d’un échange — la théorie contemporaine se nourrit
des déterminations historiques auxquelles elle se trouve confrontée, et peut ainsi
se développer dans de nouvelles directions.
Ensuite, l’objet théorique doit être compris comme faisant partie intégrante de la défi-
nition qu’a Marin de la représentation: puisque nous devons rechercher la théorie
interne de l’objet étudié, et étant donné la double nature de la représentation telle que
décrite plus haut, à savoir à la fois transitive (transparente) et réflexive (opaque),
‘l’objet théorique se construira dans une œuvre déterminée à partir de l’ensemble des
énoncés qui en réfléchiront l’énonciation’.29 L’objet théorique doit être ainsi trouvé prin-
cipalement dans l’opacité de la représentation, là où elle s’exhibe elle-même en train de
représenter quelque chose et, ce faisant, désigne les conditions de son existence et les clés
d’accès à son sens. Un type de texte en particulier utilise par essence cette ‘monstration’
comme son mode premier de signification: ‘il s’agit du texte iconique, […] dont toute la
finalité s’épuise dans la présentation ou l’ostentation. […] Parce qu’iconique, ce texte se
trouve donc, en quelque sorte, contraint de se montrer montrant’.30 Il poursuit: ‘Enfin,
et c’est ce trait qui le constitue dans sa singularité d’objet théorique, ce texte iconique
prend, pour thème de sa représentation, les conditions et les diverses modalités, à la
fois générales et historiquement déterminées, de la discursivité.’31

La visualité est affaire d’espace et de lieu


Dans la pensée de Marin, la visualité n’est ni si évidemment ni seulement ce qui est
vu. Il existe des objets visuels, des textes visuels, des représentations visuelles, et ils se
donnent tous à voir, à regarder, à contempler même. Mais cela ne constitue pas pour
autant leur visualité en visibilité, orientant le regard et articulant un sens. Le fait
qu’ils soient visuels — c’est-à-dire appréhendés par la vue — ne les rend pas visibles.
La visualité en tant que visibilité doit être construite au moyen de plusieurs concepts
tous liés à la définition originale de la représentation et aptes à construire un possible
objet théorique pour chaque objet différent.
28
Marin, Opacité de la peinture, p. 23.
29
Marin, Opacité de la peinture, p. 24.
30
Marin, Opacité de la peinture, pp. 25–26.
31
Marin, Opacité de la peinture, p. 26.
LA THÉORIE DE LA REPRÉSENTATION CHEZ LOUIS MARIN 81

Une des dernières études publiées par Marin de son vivant s’intitule Lectures tra-
versières, dans lequel il utilise le nom d’une rue de Paris, la Rue Traversière, comme
‘l’emblème “itinérant” de [mes] parcours, à travers les textes, parcours qui ont tenté
de mimer par l’écriture, et en s’écrivant, diverses réponses à ce que les grammaires
latines nomment la quatrième question du lieu: Qua? à travers?’.32 La spatialité
est certainement le premier point d’entrée dans la visualité telle que Marin la
conçoit, et ceci ne doit pas être pris métaphoriquement. En effet, l’espace et le lieu
(locus, topos) constituent le cadre dans lequel il a développé tous ses concepts et
sa méthodologie, depuis les noms (propres) de lieux dans les récits évangéliques et
littéraires, en dressant des ‘topiques’, puis progressant vers ‘l’espace de la représen-
tation’ et l’organisation des lieux dans les représentations picturales. Un objet est en
effet avant tout reçu visuellement en tant qu’il occupe un certain lieu au sein d’un
certain espace, et cet espace peut être dessiné et parcouru grâce aux multiples
lieux qui fonctionnent comme marqueurs dans le texte.33 Dans Sémiotique de la
Passion, Marin conçoit ‘la scène du récit comme réseau des lieux dans les noms
qui les indiquent’ afin de trouver le sens du récit.34 De manière similaire, quand
Poussin enjoint Chantelou de placer un cadre autour de son tableau de La
Manne, Marin lit dans la lettre du peintre la description d’‘une opération théorique,
complexe, de constitution du tableau comme objet de vision et de lecture’.35
Encadrer le tableau permet de délimiter un nouvel espace dont l’unique fonction
est de montrer des formes et les couleurs: ‘espace de représentation dans lequel
l’objet comme figure, l’espace comme lieu figuratif peuvent être connus et lus. Le
cadre marque donc la possibilité d’accession au regard, de l’objet lisible’.36 En con-
séquence, les opérateurs qu’il utilise dans ses analyses sont tous spatiaux: écart,
articulation, seuil, frontière, liminalité, bord, la spatialité conceptuelle la plus génér-
ale étant celle de la représentation comprise comme performance.

Figurabilité
C’est précisément dans la spécificité de sa définition — à travers les notions d’espace,
lieu, opacité, transparence, point de vue, autant de concepts qui construisent le texte
comme visible et l’image comme lisible — que la visualité apparaît la plus inadéquate
pour rendre compte de la pensée de Marin. Un autre concept ne cesse ainsi de s’in-
sinuer, d’émerger plus ou moins explicitement, plutôt furtivement en fait, mais avec
insistance tout au long de ses études, qui est utilisé pour étudier ces ‘objets hybrides’
et les ‘interférences’ au sein même de ces objets, c’est celui de figurabilité. Tout le
travail de Marin en est imprégné, mais la notion n’a vraiment acquis de densité et
de prééminence qu’à partir des publications des années 80.37
32
Louis Marin, Lectures traversières (Paris: Albin Michel, 1992), p. 12.
33
Marin, Sémiotique de la Passion (Paris: Desclée-Aubier, 1971); Utopiques; La Voix excommuniée.
34
Marin, Sémiotique de la Passion, p. 14.
35
Marin, Détruire la peinture, p. 45.
36
Marin, Détruire la peinture, p. 45.
37
Marin, Jean-Charles Blais; Opacité de la peinture, pp. 159–201; Des pouvoirs de l’image, pp. 233–60, De la
représentation, pp. 62–70; Pascal et Port-Royal (Paris: PUF, 1997), pp. 267–320; L’Écriture de soi, p. 113–
36.
82 AGNÈS GUIDERDONI

D’où émerge le figurable? Le lien noué entre la philosophie du langage, présente


dans la Logique de Port-Royal et les études ultérieures sur le visuel comme figurabi-
lité, est le point d’application crucial de la philosophie de la Logique: ‘Hoc est corpus
meum’, ‘Ceci est mon corps’, l’expression liturgique de consécration de l’Eucharistie,
qui fonde la possibilité de constituer un corps, donc une figure, d’abord dans le
domaine linguistique, puis dans le domaine visuel. A partir de cette parole sacramen-
taire, telle qu’elle a été travaillée par Arnauld et Nicole dans la Logique, Marin tire
son modèle théorique dialectique de relation entre le signe (signum), la chose (res) et
le verbe (verbum), c’est-à-dire un modèle quelque peu paradoxal où l’absence est
associée à la visibilité tandis que la présence est associée à l’invisibilité. Il s’agit là
des premiers linéaments d’une définition de la figurabilité, apparue tôt dans
l’œuvre de Marin, bien que le terme lui-même n’apparaisse pas explicitement:

On peut alors poser les premiers éléments du modèle théorique: l’opposition du mot-signe et
de la chose-signe est construite elle-même par une double opposition que l’on peut résumer
dans les catégories de la présence et de l’absence et de la visibilité et de l’invisibilité: par
rapport à ce dont le signe est la représentation, le mot est le signe d’une présence, mais qui
est sans rapport visible avec ce qu’il représente. La chose, de son côté, est le signe d’une
absence, mais qui a un rapport visible avec ce qu’elle représente. Ainsi, tout le modèle théo-
rique du mot et du signe se trouve sous-tendu par une métaphysique de la présence et de la
visibilité, le jeu distinctif entre l’un et l’autre pôle du modèle provenant d’un mouvement
de compensation entre présence et invisibilité d’une part, absence et visibilité d’autre part.38

Cette définition, précoce dans le travail de Marin mais séminale, trouve son utilité
dans l’étude des Annonciations développée dans Opacité de la peinture en 1989, et
en 1987 dans un article intitulé ‘Figurabilité du visuel: la Véronique ou la question
du portrait à Port-Royal’.39 A ce point, Marin rassemble toutes les pièces du puzzle
paradigmatique de la représentation moderne, dans laquelle les artistes s’efforcent
de figurer l’infigurable autant que d’exprimer l’ineffable. La figurabilité définit alors
la potentialité de l’apparition, l’émergence soit de l’image au sein du langage,
comme dans Montaigne et Stendhal, soit du langage dans l’image, où l’autobiographie
et l’auto-portrait se présentent comme des pratiques emblématiques et des genres de
figurabilité exactement au point de jonction entre texte et image.40 Plutôt qu’un
concept, la figurabilité est une modalité d’actualisation d’une œuvre d’art, associée
à d’autres concepts liés tels que virtualité, potentialité, énonciabilité, nominabilité,
descriptibilité, etc.41 Ces modalités sont autant de facettes de l’œuvre d’art comprise
comme toujours ‘en puissance’ au moment où elle est saisie ou lue par un lecteur
ou spectateur, ‘imminence simultanément d’une venue et d’un effacement’ dans
l’espace du récepteur, ou comme il le dit lui-même, ‘dans la dimension du regard’.
La figurabilité est par conséquent ce qui sous-tend les pouvoirs de l’image: ‘Travail
de la figurabilité, par lequel l’œuvre ne cesse de révéler sa présentation et grâce
38
Marin, La Critique du discours, pp. 59–60.
39
Louis Marin, ‘Figurabilité du visuel: la Véronique ou la question du portrait à Port-Royal’, Nouvelle revue de
psychanalyse, 35 (1987), 51–65. Repris dans Pascal et Port-Royal, pp. 267–84.
40
Marin, L’Écriture de soi; Détruire la peinture; Philippe de Champaigne; Opacité de la peinture.
41
Marin, De la représentation, p. 260.
LA THÉORIE DE LA REPRÉSENTATION CHEZ LOUIS MARIN 83

auquel les figures, loin de se fixer […], loin de se représenter, ne cessent de renvoyer à
la ‘virtus’ de la présentation de l’œuvre, à la puissance (critique) de sa fondation’.42

Au terme de ce parcours, il me semble important de souligner une particularité,


parfois déroutante, des lectures que fait Marin des œuvres, qui consiste à prendre
littéralement ce que d’autres jugeraient simplement métaphorique dans un texte.
Ce faisant, il est ainsi attentif, à l’écoute de dimensions autrement insoupçonnées
des textes, en particulier leurs effets et pouvoirs sur le lecteur, comment le texte
prend forme et figure dans l’esprit de ce lecteur. Autrement dit, Marin était avant
tout préoccupé par le mécanisme de transformation — transfert de formes, de
signes et donc de signification et de force — entre la représentation extérieure et
la représentation mentale, entre l’image matérielle et l’image mentale. On pourrait
comparer cela, certes de manière un peu subversive, aux ‘idoles de l’esprit’ (‘idols
of the mind’) imaginée par Francis Bacon dans son Novum Organum, en ce sens
que les représentations intérieures ont le pouvoir d’influer, de biaiser notre
opinion, le pouvoir de façonner une appréhension du monde et de nous-mêmes, et
finalement de nous inciter à l’action. Cette approche si particulière des textes a
conduit Marin à examiner comment une image surgit d’un texte et inversement
comment un texte est convoqué par l’image. Ces processus symétriques d’échange,
de ‘commerce’ et de dialogue entre texte/image/lecteur/spectateur sont des processus
de figurabilité. On parvient ainsi, à ce point, proche du moment exact où il semble
impossible de déterminer, dans le cours même de ce processus, ce qui appartient au
verbal et ce qui appartient au visuel. Cet aspect est certainement le plus original et le
plus pénétrant de la pensée de Marin, mais aussi le plus déstabilisant pour le
nouveau venu, dans la mesure où il transcende les catégories intellectuelles avec les-
quelles nous avons coutume de penser. Positionner sur la ligne de crête entre texte et
image, scrutant les seuils, cadres et frontières de toutes sortes et ce qu’on pourrait
appeler la représentation de l’entre-deux, l’inchoatif — dont il a usé lui-même en
plusieurs occasions — pourrait bien être le mode de pensée de Louis Marin et sa
proposition intellectuelle la plus audacieuse.43

Note biographique
Agnès Guiderdoni est chercheuse qualifiée du F.N.R.S. (Belgique) et professeure à
l’Université catholique de Louvain, où elle co-dirige le Centre d’analyse culturelle
de la première modernité (GEMCA). Spécialiste de littérature française du XVIIe
siècle, elle travaille plus particulièrement sur la pensée figurée au début de la
période moderne. En préparation: un numéro de la revue La Part de l’Œil, intitulé
Force de figures. Le travail de la figurabilité entre texte et image (2016).
Email: agnes.guiderdoni@uclouvain.be

42
Marin, Jean-Charles Blais, p. 13; voir aussi Marin, Des pouvoirs de l’image, pp. 9–22.
43
Marin, Jean-Charles Blais, p. 13; Des pouvoirs de l’image, p. 259; Opacité de la peinture, p. 197.

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