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Agnès Guiderdoni
To cite this article: Agnès Guiderdoni (2016) La théorie de la représentation chez Louis Marin:
Entre texte et image, de la visualité à la figurabilité, Early Modern French Studies, 38:1, 74-83,
DOI: 10.1080/20563035.2016.1181431
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‘Un discours sur l’œuvre de peinture est-il possible? […] Peut-il y avoir un métalan-
gage verbal sur le langage de la peinture? Le langage est-il l’interprétant général de
1
Cet article est une version traduite et modifiée de ‘Louis Marin’s theories of representation between text and
image: from visuality to figurability’, paru dans Modern French Visual Theory: A Critical Reader, éd. par
Nigel Saint et Andrew Stafford (Manchester: Manchester University Press, 2013), pp. 127–43.
tous les systèmes signifiants?’.2 C’est ainsi que Louis Marin ouvre, ou presque, son
livre Détruire la peinture. Cette interrogation pourrait être emblématique de la ques-
tion de fond qui traverse son œuvre, tout entière attachée à rendre compte de la re-
présentation, c’est-à-dire à en explorer l’économie par laquelle elle se constitue
comme lieu de transactions et d’effets. Comment en rendre compte dans la mesure
où le langage construit souvent un piège où s’abolissent les spécificités — verbales,
visuelles, ou musicales?3 Comment donc en saisir les résistances qui permettent au
lecteur ou au spectateur d’entrer en contact avec l’œuvre? C’est à la position du
langage par rapport au visuel chez Louis Marin que cette étude s’attachera pour
montrer la manière dont ce penseur de la représentation, d’abord philosophe, s’est
efforcé tout au long de son œuvre de dépasser la dichotomie.
Un penseur de la représentation
Après l’édition des Pensées en 1969 et de la Logique ou l’Art de penser en 1970,
Marin publie ce qui peut être considéré comme son étude fondatrice, La Critique
du discours, en ce sens qu’elle contient toutes les idées qui vont servir de base, à
la fois méthodologique et théorique, à sa réflexion continue sur les fondements et
les pouvoirs de la représentation, et en particulier sur l’intrication du visuel et du
verbal: comment le visuel et le verbal sont intriqués l’un dans l’autre, ou plutôt
comment le visuel en tant que ‘figurable’ émerge nécessairement du verbal. Il pour-
suit l’exploration de ces idées dans ces œuvres ultérieures depuis Le Portrait du roi
en 1981 jusqu’à Opacité de la peinture en 1989 et Philippe de Champaigne ou la
présence cachée.4 Ainsi, le paradigme fondateur chez Marin de la compréhension
du signe de toute sorte comme représentation est la théorie représentationnelle du
langage et son usage dans la Logique de Port Royal, qu’il a étudiée dans les moindres
détails dans la Critique du discours. Il l’utilise, systématiquement, presque même
avec obsession, afin de comprendre la tension dialectique entre le signe (signum),
la chose (res) et l’idée.5 Le processus sémiotique est ainsi compris à travers le
concept de représentation: l’idée représente la chose dans notre esprit, et le signe,
exprimé ou orienté vers d’autres esprits, est la représentation de cette idée. Le
signe est par conséquent une représentation au carré, et cette représentation de re-
présentation est la signification du signe.6 Cette équivalence entre signe et représen-
tation est essentielle pour comprendre le reste de sa pensée car elle en constitue le
socle.
2
Louis Marin, Détruire la peinture (Paris: Flammarion, 1987), p. 26 (édition originale de Paris: Galilée, 1977).
3
Louis Marin, ‘L’Œuvre d’art et les sciences sociales’, dans Encyclopaedia Universalis: Les Enjeux, II (Paris:
Universalis, 1990), pp. 947–71.
4
Louis Marin, Le Portrait du roi (Paris: Minuit, 1981), pp. 7–22 et pp. 263–90. Voir aussi Louis Marin,
Opacité de la peinture: essais sur la représentation au Quattrocento, éd. par Cléo Pace (Paris: EHESS,
2006), (édition original de Paris: Usher, 1989), p. 65. La Logique y est présentée ainsi: ‘L’ouvrage qui, au
cours du XVIIe siècle, résume toute une histoire de la sémiotique en Occident, en parachevant dans le
champ de l’épistémé cartésienne la tradition augustinienne […]’. Voir également Louis Marin, Philippe de
Champaigne ou la présence cachée (Paris: Hazan, 1995), pp. 85 sqq.
5
Louis Marin, La Critique du discours, sur la Logique de Port-Royal et les Pensées de Pascal (Paris: Minuit,
1975), p. 47.
6
Marin, La Critique du discours, p. 60; Marin, Opacité de la peinture, p. 65.
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7
Par exemple Louis Marin, Le Portrait du Roi, pp. 9–11; Louis Marin, Politiques de la représentation, éd. par
Alain Cantillon (Paris: Kimé, 2005), pp. 71–73; Marin, Opacité de la peinture, pp. 66–68.
8
‘Représenter’, in Le Trésor de la langue française informatisé, <http://atilf.atilf.fr/tlf.htm> [dernier accès le 2
décembre 2015].
9
‘Représenter’, in Le Trésor de la langue française informatisé.
10
Marin, Politiques de la représentation, p. 73.
11
A propos du théâtre et de la performance, voir, par exemple, Marin, Le Portrait du Roi, pp. 236–50; Des
pouvoirs de l’image: gloses (Paris: Seuil, 1993), pp. 133–58; et Politiques de la représentation, pp. 175–84.
12
Louis Marin, Jean-Charles Blais: du figurable en peinture (Paris: Blusson, 1988), p. 9 (mon italique).
13
Marin, Détruire la peinture, p. 28.
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plan, un peu spécial, du livre, procédant par ‘glose’ et ‘entreglose’ — glose du texte
en quête de l’image absente, dont l’absence est le moteur du texte et la source de son
pouvoir.17 D’où aussi l’importance de l’ekphrasis en tant que point de rencontre
entre le récit et l’icône, et l’importance du questionnement sur le processus consistant
à décrire les images.
quatre-vingt, que le tableau, cet ‘artefact de la visualité’, contient des mystères des
‘insinuations du secret dont la représentation fut pénétrée, traversée, parfois dépla-
cée, les secreta d’un mystère dont, paradoxalement, la peinture, le tableau de pein-
ture, l’artefact même de la visualité, pouvait assumer la présence, au-delà du langage,
du discours et du texte, au-delà des articulations conceptuelles ou “des objectivités”
de la connaissance’.23
Les deux écueils qui menacent le critique et entre lesquels nous devons naviguer sont
d’une part l’autonomie et d’autre part la dissolution. En d’autres termes, le critique
doit trouver le juste équilibre entre faire usage d’une variété de disciplines et d’outils
théoriques et se concentrer exclusivement sur une œuvre d’art. Afin de lui conserver
sa singularité et résister à toute forme de réduction (même scientifique), Marin
suggère que nous considérions les œuvres d’art (plastiques, musicales ou verbales)
comme des ensembles signifiants, dans un sens sémiotique et sémantique, mais
aussi esthétique et sensible, pathétique et affectif. En outre, ces œuvres doivent
être envisagées dans leur propre contexte — historique, matériel, intellectuel et spi-
rituel — de façon ‘à atteindre la singularité insurpassable de l’œuvre’.26
Une des dernières études publiées par Marin de son vivant s’intitule Lectures tra-
versières, dans lequel il utilise le nom d’une rue de Paris, la Rue Traversière, comme
‘l’emblème “itinérant” de [mes] parcours, à travers les textes, parcours qui ont tenté
de mimer par l’écriture, et en s’écrivant, diverses réponses à ce que les grammaires
latines nomment la quatrième question du lieu: Qua? à travers?’.32 La spatialité
est certainement le premier point d’entrée dans la visualité telle que Marin la
conçoit, et ceci ne doit pas être pris métaphoriquement. En effet, l’espace et le lieu
(locus, topos) constituent le cadre dans lequel il a développé tous ses concepts et
sa méthodologie, depuis les noms (propres) de lieux dans les récits évangéliques et
littéraires, en dressant des ‘topiques’, puis progressant vers ‘l’espace de la représen-
tation’ et l’organisation des lieux dans les représentations picturales. Un objet est en
effet avant tout reçu visuellement en tant qu’il occupe un certain lieu au sein d’un
certain espace, et cet espace peut être dessiné et parcouru grâce aux multiples
lieux qui fonctionnent comme marqueurs dans le texte.33 Dans Sémiotique de la
Passion, Marin conçoit ‘la scène du récit comme réseau des lieux dans les noms
qui les indiquent’ afin de trouver le sens du récit.34 De manière similaire, quand
Poussin enjoint Chantelou de placer un cadre autour de son tableau de La
Manne, Marin lit dans la lettre du peintre la description d’‘une opération théorique,
complexe, de constitution du tableau comme objet de vision et de lecture’.35
Encadrer le tableau permet de délimiter un nouvel espace dont l’unique fonction
est de montrer des formes et les couleurs: ‘espace de représentation dans lequel
l’objet comme figure, l’espace comme lieu figuratif peuvent être connus et lus. Le
cadre marque donc la possibilité d’accession au regard, de l’objet lisible’.36 En con-
séquence, les opérateurs qu’il utilise dans ses analyses sont tous spatiaux: écart,
articulation, seuil, frontière, liminalité, bord, la spatialité conceptuelle la plus génér-
ale étant celle de la représentation comprise comme performance.
Figurabilité
C’est précisément dans la spécificité de sa définition — à travers les notions d’espace,
lieu, opacité, transparence, point de vue, autant de concepts qui construisent le texte
comme visible et l’image comme lisible — que la visualité apparaît la plus inadéquate
pour rendre compte de la pensée de Marin. Un autre concept ne cesse ainsi de s’in-
sinuer, d’émerger plus ou moins explicitement, plutôt furtivement en fait, mais avec
insistance tout au long de ses études, qui est utilisé pour étudier ces ‘objets hybrides’
et les ‘interférences’ au sein même de ces objets, c’est celui de figurabilité. Tout le
travail de Marin en est imprégné, mais la notion n’a vraiment acquis de densité et
de prééminence qu’à partir des publications des années 80.37
32
Louis Marin, Lectures traversières (Paris: Albin Michel, 1992), p. 12.
33
Marin, Sémiotique de la Passion (Paris: Desclée-Aubier, 1971); Utopiques; La Voix excommuniée.
34
Marin, Sémiotique de la Passion, p. 14.
35
Marin, Détruire la peinture, p. 45.
36
Marin, Détruire la peinture, p. 45.
37
Marin, Jean-Charles Blais; Opacité de la peinture, pp. 159–201; Des pouvoirs de l’image, pp. 233–60, De la
représentation, pp. 62–70; Pascal et Port-Royal (Paris: PUF, 1997), pp. 267–320; L’Écriture de soi, p. 113–
36.
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On peut alors poser les premiers éléments du modèle théorique: l’opposition du mot-signe et
de la chose-signe est construite elle-même par une double opposition que l’on peut résumer
dans les catégories de la présence et de l’absence et de la visibilité et de l’invisibilité: par
rapport à ce dont le signe est la représentation, le mot est le signe d’une présence, mais qui
est sans rapport visible avec ce qu’il représente. La chose, de son côté, est le signe d’une
absence, mais qui a un rapport visible avec ce qu’elle représente. Ainsi, tout le modèle théo-
rique du mot et du signe se trouve sous-tendu par une métaphysique de la présence et de la
visibilité, le jeu distinctif entre l’un et l’autre pôle du modèle provenant d’un mouvement
de compensation entre présence et invisibilité d’une part, absence et visibilité d’autre part.38
Cette définition, précoce dans le travail de Marin mais séminale, trouve son utilité
dans l’étude des Annonciations développée dans Opacité de la peinture en 1989, et
en 1987 dans un article intitulé ‘Figurabilité du visuel: la Véronique ou la question
du portrait à Port-Royal’.39 A ce point, Marin rassemble toutes les pièces du puzzle
paradigmatique de la représentation moderne, dans laquelle les artistes s’efforcent
de figurer l’infigurable autant que d’exprimer l’ineffable. La figurabilité définit alors
la potentialité de l’apparition, l’émergence soit de l’image au sein du langage,
comme dans Montaigne et Stendhal, soit du langage dans l’image, où l’autobiographie
et l’auto-portrait se présentent comme des pratiques emblématiques et des genres de
figurabilité exactement au point de jonction entre texte et image.40 Plutôt qu’un
concept, la figurabilité est une modalité d’actualisation d’une œuvre d’art, associée
à d’autres concepts liés tels que virtualité, potentialité, énonciabilité, nominabilité,
descriptibilité, etc.41 Ces modalités sont autant de facettes de l’œuvre d’art comprise
comme toujours ‘en puissance’ au moment où elle est saisie ou lue par un lecteur
ou spectateur, ‘imminence simultanément d’une venue et d’un effacement’ dans
l’espace du récepteur, ou comme il le dit lui-même, ‘dans la dimension du regard’.
La figurabilité est par conséquent ce qui sous-tend les pouvoirs de l’image: ‘Travail
de la figurabilité, par lequel l’œuvre ne cesse de révéler sa présentation et grâce
38
Marin, La Critique du discours, pp. 59–60.
39
Louis Marin, ‘Figurabilité du visuel: la Véronique ou la question du portrait à Port-Royal’, Nouvelle revue de
psychanalyse, 35 (1987), 51–65. Repris dans Pascal et Port-Royal, pp. 267–84.
40
Marin, L’Écriture de soi; Détruire la peinture; Philippe de Champaigne; Opacité de la peinture.
41
Marin, De la représentation, p. 260.
LA THÉORIE DE LA REPRÉSENTATION CHEZ LOUIS MARIN 83
auquel les figures, loin de se fixer […], loin de se représenter, ne cessent de renvoyer à
la ‘virtus’ de la présentation de l’œuvre, à la puissance (critique) de sa fondation’.42
Note biographique
Agnès Guiderdoni est chercheuse qualifiée du F.N.R.S. (Belgique) et professeure à
l’Université catholique de Louvain, où elle co-dirige le Centre d’analyse culturelle
de la première modernité (GEMCA). Spécialiste de littérature française du XVIIe
siècle, elle travaille plus particulièrement sur la pensée figurée au début de la
période moderne. En préparation: un numéro de la revue La Part de l’Œil, intitulé
Force de figures. Le travail de la figurabilité entre texte et image (2016).
Email: agnes.guiderdoni@uclouvain.be
42
Marin, Jean-Charles Blais, p. 13; voir aussi Marin, Des pouvoirs de l’image, pp. 9–22.
43
Marin, Jean-Charles Blais, p. 13; Des pouvoirs de l’image, p. 259; Opacité de la peinture, p. 197.