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ALWAYS YOU
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1. Pluie diluvienne
Dix minutes.
J’ai dix minutes pour me rendre à la gare routière et attraper mon bus pour
New York !
Je dévale les escaliers du perron de la maison de Ruth sous une pluie battante.
Pas la peine de me plaindre, de maudire le ciel. Je n’ai plus le temps pour ça.
Il faut que je passe en mode concentration. J’ai besoin de ce job. J’ai besoin de
quitter Newark. Cette banlieue de New York ne peut plus rien m’offrir
désormais. Même si ça ne plaît pas à Ruth.
Mon vieux parapluie tente de me mettre à l’abri des trombes d’eau mais avec
les rafales de vent, il peine à assurer sa tâche.
J’aime l’été, vraiment. Je pourrais même dire que j’aime la pluie, l’odeur de
l’herbe humide aussi, les couleurs que prend le ciel quand l’orage s’en va. Et le
soleil brûlant qui revient pour tout effacer. Mais là…
L’eau coule sur mes jambes. Ma jupe noire commence à coller à mes cuisses.
Heureusement que j’ai eu la bonne idée d’enfiler mes New Balance et de laisser
mes talons dans mon sac ! Je peux avancer plus vite, presque me faufiler entre
les gouttes.
Voir Ruth n’était pas une bonne idée, pas aujourd’hui, pas avant mon
entretien, du moins. Mais comment lui dire non quand elle est plongée dans le
désespoir de la solitude ? J’essaie d’avancer, de la soutenir, de la porter avec
moi. Je suis tellement démunie parfois… Gérer sa peine, la mienne, et tout le
reste…
À quoi ça sert de mettre des baskets si ce n’est pas pour courir avec ?
Je hurle toutes les insultes qui me viennent. Je dois passer pour une
hystérique !
La voiture ne s’arrête pas, pas d’excuses, rien. Je reste plantée là, sur mon
bout de trottoir, à tenter de réparer les dégâts.
Une voix lointaine, masculine, semble sortir de nulle part. Je relève la tête et
croise le regard d’un homme, penché hors de sa voiture par la fenêtre côté
passager.
– Montez !
Et pourtant, c’est ce que je fais. Mon corps prend le contrôle et se glisse dans
la voiture aux côtés de mon sauveur.
– Je vous ai vue foncer sur la route, heureusement, vous vous êtes arrêtée à
temps ! La voiture aurait pu vous renverser !
– Je ne sais pas ce qu’il y a de pire entre être renversée ou trempée jusqu’aux
os, plaisanté-je.
Je regarde mes jambes, dégoulinantes. Le tissu de mes New Balance a
littéralement changé de couleur, passant du bleu ciel au bleu foncé. Je soupire.
– Il faut vous sécher, sinon vous allez attraper la mort. Tournez le chauffage
vers le sol !
Pour la première fois depuis mon entrée mouillée dans la voiture, je tourne la
tête vers l’inconnu qui se prend un peu pour mon père. Je suis à deux doigts de
lui dire que je n’ai pas le temps, que je peux me débrouiller, mais je tombe sur
des yeux bleus impressionnants de pureté qui m’imposent le silence. Un bleu
juste parfait, limpide. Une nuance que je n’ai jamais vue en vrai, si ce n’est dans
les magazines de voyage où la couleur de la mer est retouchée pour vendre
encore plus de rêves.
– Le chauffage…
J’oriente les grilles vers moi alors qu’il pousse la soufflerie à fond.
– Il y a un café plus loin, je pense qu’il devrait y avoir de quoi vous sécher.
– Merci mais je n’ai vraiment pas le temps, je dois être à New York d’ici
trente minutes ! Bon sang, mais jamais je ne serai à l’heure !
Je fouille dans mon sac pour trouver un mouchoir que je passe énergiquement
sur moi.
– Un rendez-vous ?
– Un entretien !
– Un entretien ? Avec vos baskets ?
– Quoi ? Mes baskets ? Ah oui… Non, ça, c’est pour marcher plus vite !
– Si vous devez passer un entretien, raison de plus pour vous sécher ! En
l’état, vous êtes plutôt…
– Trempée !
– Allez, un café pour vous réchauffer, deux, trois serviettes pour vous sécher,
un miroir pour vous recoiffer, ça ne prendra que quelques minutes.
Me recoiffer ?
Et merde.
– Bon, OK pour le café ! Je crois que je n’ai vraiment pas le choix, vous avez
raison… accepté-je en relevant le pare-soleil d’un geste nerveux.
– Ceinture ! Je vais me garer juste en face pour ne pas empirer les dégâts.
Dans la boîte à gants, j’ai un parapluie. Prenez-le. Le vôtre a l’air en fin de vie.
Prompte à la réaction !
L’urgence de la situation…
Dans ma tête, le lapin d’Alice tape de la patte, au rythme des secondes que je
perds…
– Vous comptez vous rendre comment à New York ? Vous avez une voiture ?
– Non, je voulais attraper un taxi… Ou prendre le bus.
– Vous ne serez jamais à l’heure avec un bus ! Je vous appelle un taxi.
Je m’attaque à mes chaussures alors que le serveur nous apporte deux grandes
tasses de café fumant. Un long café, voilà exactement ce dont j’ai besoin ! Il fait
chaud pourtant, mais toute cette eau commence à me frigorifier. Une fois les
pieds secs, mes baskets abandonnées au sol en faveur de mes chaussures à
talons, sèches, elles, j’essaie de boire rapidement une gorgée du breuvage noir.
Mais je grimace aussitôt. Il est brûlant.
Pour la deuxième fois, je lève les yeux vers l’inconnu et croise à nouveau ce
regard hypnotique. Mâchoire carrée, barbe de quelques jours, cheveux noirs, une
carrure d’athlète dans un costume sombre parfaitement taillé pour lui…
L’inconnu sort tout droit des pages du magazine Forbes, rubrique « Ces hommes
d’affaires les plus séduisants de New York ».
– Merci pour tout, finis-je par dire, un peu décontenancée par la situation
improbable dans laquelle je me trouve.
– Vous aviez l’air d’avoir besoin d’aide.
J’essaie de boire une deuxième gorgée de café. Je sais qu’il est brûlant mais
j’éprouve le besoin de masquer une petite gêne que je sens poindre en moi.
Après la fille trempée, la fille qui tombe. J’assure le show jusqu’au bout !
Dans les toilettes du café que je finis enfin par trouver, mon reflet n’est pas
désastreux, il est pire ! Je sors ma pochette de secours, celle qui devait me servir
juste avant l’entretien pour me refaire une petite beauté.
Pour mes cheveux, c’est la catastrophe. La pluie leur a été fatale. Ils sont
plats, ternes et des frisottis partent dans tous les sens. Tant pis, j’opte pour une
solution de secours, le chignon. Disciplinés par l’humidité, mes cheveux se
laissent faire sans broncher et j’arrive à avoir une coiffure presque structurée.
J’ai repris apparence humaine, l’eau n’a laissé aucune trace de saleté sur ma
jupe – encore très humide, mais qui finira bien par sécher – et tout le haut est
heureusement resté au sec. Je n’ai plus qu’à gérer le timing.
Et remercier l’inconnu.
Sauver une jeune femme en détresse, c’est digne du prince charmant de… De
quelle histoire déjà ?
– Votre taxi sera là dans une dizaine de minutes. Vous voulez que je demande
à ce qu’on mette votre café dans une Thermos pour le terminer sur la route ?
– Vu comment ma journée se déroule, il va finir sur moi ou dans le taxi, peut-
être même sur quelqu’un. Il vaut mieux que je le boive ici.
Depuis le début, cet homme contrôle tout, prend tout en main. Je n’ai eu qu’à
me laisser porter, il s’est occupé de moi. Ça pourrait être agréable de se laisser
porter, mais dans le cas présent, c’est assez étrange… Je ne connais rien de lui,
lui rien de moi. Il agit comme un ange tombé du ciel et comme ça n’existe que
dans les séries B à la télé, je suis un peu sur la défensive.
Et curieuse aussi.
– Merci pour tout, en tout cas. Vous devez avoir autre chose à faire que de
rester ici avec moi. Tout va bien maintenant, vous pouvez y aller. Je vous offre
votre café !
– Je vais attendre ici que la pluie se calme, dit-il en jetant un œil dehors. Je
n’aime pas rouler dans ces conditions.
– Bien sûr.
Mon regard glisse de ses cheveux à ses épaules. Il ne s’est pas abrité entre sa
voiture et le café, il m’a laissé son parapluie.
L’inconnu joue avec le sachet de sucre sans jamais me quitter des yeux. Il fait
preuve d’un calme olympien par rapport au stress qui me ronge. Je ne sais pas ce
qui m’impressionne le plus chez lui : son impassibilité à toute épreuve, ce côté
super-héros qui a tout pris en main pour me remettre sur pied, son regard ou ce
sentiment de sécurité qu’il m’inspire.
Normal.
Je tente de boire mon café, avec plus de succès cette fois. Le silence s’installe
entre nous.
Je suis un peu prétentieuse non ? Moi, intéresser quelqu’un comme lui avec
mon allure de chien mouillé ?
– Vous souriez, remarque-t-il, une pointe de curiosité dans la voix. Vous vous
détendez enfin ?
– Je… pensais à quelque chose… d’improbable.
– Que vous ne tenez pas à partager ?
– Non, réponds-je en souriant plus franchement. Je vais garder ça pour moi…
Vous sauvez souvent des femmes en détresse ?
– Je rencontre peu de femmes qui se jettent sous les roues des voitures,
répond-il avec une pointe d’ironie dans la voix.
– Je ne me jetais pas sous les roues, je cherchais un taxi, riposté-je aussitôt. Je
contrôlais parfaitement la situation !
– Ce n’est pas vraiment l’idée que je me fais du contrôle.
– Et vous en connaissez un rayon dans le domaine, non ? le provoqué-je
gentiment.
– Comment ça ?
– Vous avez tout pris en main depuis que je suis montée dans la voiture. Vous
avez été précis, efficace.
– Et ça vous gêne ?
– Non, je suis comme vous… d’habitude.
– Ça se voit.
– Vous vous moquez ?
– Vos cheveux…
– Mes cheveux ?
– Vous avez réussi à les dompter… Je n’y croyais pas vraiment.
Je porte ma main à mon chignon improvisé sous son regard amusé et pétillant.
Je lui réponds du tac au tac, fermant toutes ses tentatives d’en savoir plus sur
moi. Il est évident que je ne vais pas dévoiler ma vie à un inconnu, aussi beau et
« désintéressé » soit-il…
Ni aujourd’hui, ni demain.
L’inconnu se lève à son tour. Je ne vois plus que ses yeux bleus qu’il pose sur
moi. Le genre de regard qu’on ne peut pas oublier.
J’espère qu’il a compris le message ! C’était sympa mais il n’y aura pas de
deuxième fois.
Hors de question !
Le taxi m’entraîne dans les rues ruisselantes, sous une pluie fine cette fois. Le
plus gros de l’orage est passé et quelques morceaux de ciel bleu percent parmi
les nuages.
– Allô ?
– Bonjour, ici Flora Taylor. J’ai un entretien avec vous d’ici dix minutes mais
je pense que je serai en retard. Je suis vraiment désolée, mais avec l’orage et…
– On ne vous a pas prévenue ?
– Prévenue ? Non…
– Le poste a été pourvu ce matin. J’ai demandé à ma secrétaire d’appeler tout
le monde pour annuler les entretiens. Ça n’a pas dû être fait.
– Je confirme que ça n’a pas été fait…
Et voilà. Encore une piste de job qui s’envole et mon installation à New York
qui se complique.
Je jette un œil à ma jupe humide. Si l’assistante avait fait son job, je n’aurais
pas risqué d’attraper une pneumonie !
Mais je n’aurais pas rencontré Sacha non plus… L’homme aux yeux bleus si
limpides…
Pour ce que ça m’apporte ! J’ai besoin d’un job, pas d’un prince charmant !
2. La résilience, question de survie
Mila est une petite fille curieuse, épanouie. Elle a envie d’apprendre, elle
s’intéresse à tout. J’ai mal pour elle quand je la sens frustrée de ne pas entendre,
quand elle se réfugie dans son monde… On lui apprend aussi à lire sur les lèvres.
Je tiens à ce qu’elle ait le maximum d’outils en sa possession pour comprendre
le monde qui l’entoure. Mais ce n’est pas toujours suffisant.
– Je voulais voir Ruth avant d’aller à New York. Mais ça a pris plus de temps
que prévu. Je m’inquiète pour elle… Elle va se retrouver si seule quand Mila et
moi serons parties. Son état ne s’améliore pas depuis le suicide de Stan.
– Ruth n’a pas eu une vie facile… Je perdrais pied s’il t’arrivait quelque
chose, surtout d’une façon aussi tragique ! Mais tu ne peux pas être là tout le
temps, Flo ! À ce rythme, tu ne tiendras jamais le coup : il y a eu tes études de
communication, tes jobs d’étudiante, tes stages, Mila, Stan, et bientôt un travail à
temps plein et un déménagement… Il faut que tu penses à toi et à ta fille. Tu en
fais déjà beaucoup trop !
– Je ne pense qu’à Mila, tu le sais, Maman. Je veux qu’elle ait une vie
normale, qu’elle rentre dans cet institut, il faut qu’elle soit prise pour les
implants. Ils sont hors de prix…
– Je sais, Flora. Et crois-moi, si on pouvait t’aider plus pour te soulager…
– Maman, tu me soulages déjà énormément en gardant aussi souvent Mila. Je
n’aurais jamais pu faire tout ça si vous n’aviez pas été là. Surtout après la mort
de Stan.
– J’ai quand même hâte que tu te poses et que tu arrêtes de courir partout.
– Tout ira mieux quand j’aurai un job et un appart, que Mila sera rentrée à
l’institut. Ce n’est plus qu’une question de temps !
Hors de question de baisser les bras. Mila rentrera dans cette école, je
trouverai toujours une solution !
– On a préparé du thé glacé avec Mila, il doit être bien frais, tu en veux ?
– Oh oui !
La chaleur moite et humide qu’a laissée l’orage derrière lui entre par les
fenêtres ouvertes.
J’observe ma mère dans la grande cuisine que mon père a ouverte sur le salon
à sa demande, il y a quelques années. Quand je suis tombée enceinte il y a trois
ans, par accident, jamais je n’ai eu l’idée d’avorter. Stan et moi tenions à garder
le bébé. Ma mère m’a soutenue et poussée à continuer mes études. Elle a quitté
son poste d’enseignante pour se consacrer à sa petite-fille. Il n’a jamais été
question de sacrifice pour elle, devenir grand-mère l’a rendue tellement
heureuse ! J’ai assumé Mila autant que possible, financièrement aussi. Si mon
père gagne bien sa vie avec son métier de consultant dans les ressources
humaines, ce n’était pas à eux d’assumer mon enfant. Stan et moi ne le voulions
pas.
Stan…
La petite se lève, campe sur ses jambes, pose ses mains sur sa taille et lance
un regard noir à sa grand-mère.
Son visage s’éclaire et elle court aussitôt dans la cuisine. Ma mère l’attrape
pour l’asseoir sur le plan de travail.
Alors que je les rejoins toutes les deux, mon père rentre de sa journée de
travail. Et il me saute littéralement dessus.
– Alors Flora, cet entretien ! me demande-t-il en posant son sac dans l’entrée.
– Il n’a pas eu lieu, ils ont attribué le poste ce matin.
– Oh non… Ils donnent le travail alors qu’ils n’ont pas vu tous les
candidats ?! Si tu veux mon avis, ça sent le piston ! Flora, tu dois tellement être
déçue, on avait si bien préparé tout ça !
– Ça va aller, Papa. Si ce n’est pas ce boulot-là, ce sera un autre ! Je le sens
bien, je pense que je suis dans une bonne phase… J’ai décroché un entretien, la
prochaine fois, ce sera le job !
Mon père fait le tour de l’îlot central pour embrasser ma mère et prendre Mila
dans ses bras.
Mon père dépose Mila sur le sol et lui tend son gobelet en plastique qu’elle
emporte dehors. Je ferme la marche, ne ratant rien du baiser volé que mon père
offre à ma mère. Ces deux-là s’aiment comme au premier jour.
Dans le jardin, Mila me tend une de ses poupées pour que je joue avec elle.
Le regard de Sacha s’impose dans mon esprit. Quelle rencontre quand même !
J’ai presque l’impression qu’elle n’a pas été réelle.
Un sourire ?
– À rien…
Je secoue la tête pour chasser une sensation étrange que je ne saurais décrire.
Tout est allé si vite cet après-midi… Mes nerfs doivent me jouer des tours. La
pression qui se relâche, sûrement.
Après un week-end avec Mila passé au zoo du coin, une de ses sorties
préférées, je m’installe devant mon ordinateur pour reprendre mes recherches
dans le petit bureau de la maison. J’ai une petite heure d’accalmie devant moi,
Mila faisant encore la sieste en début d’après-midi.
Mon téléphone est resté dans mon sac. Quand je farfouille à l’intérieur pour le
retrouver, ma main effleure un bout de carton. J’attrape d’une main mon
smartphone et de l’autre, je transforme en boule le sous-bock avant de le lancer
dans la corbeille. Je me rassois devant l’écran, mais mon regard est attiré vers la
corbeille. Comme si la petite carte m’appelait de sa petite voix : « Tu es vraiment
sûre que tu veux me jeter ? »
– Allô ?
– Mademoiselle Taylor ? Ici Nora de l’agence de recrutement. Votre profil a
été retenu par l’un de nos clients et…
– Bien sûr, vous pouvez tout m’envoyer. Et quand a lieu cet entretien ?
– Cet après-midi à 16 heures dans nos locaux. Le patron de la start-up est
assez pressé de former ses équipes. Vous êtes disponible ?
– Oui, oui, 16 heures, c’est parfait pour moi.
– Très bien, mademoiselle Taylor. Je vous envoie tout sur votre e-mail. À tout
à l’heure !
– Merci !
Je saute de ma chaise après avoir raccroché. Mon profit a été repéré ! Mon
CV a parlé pour moi ! Je souffle un coup pour retrouver mon calme et me rassois
pour consulter ma messagerie électronique. L’expérience de la recherche active
m’a appris à ne pas m’emballer si vite. Nora est efficace, l’e-mail est déjà là.
Dans les pièces jointes, je trouve un rapide topo sur la start-up, Care Robotics. Je
parcours le document et comprends qu’elle est spécialisée dans la robotique
médicale…
Les lignes qui suivent me séduisent nettement plus : Care Robotics a pour
vocation d’aider les gens au quotidien au moyen d’une assistance robotisée. La
start-up s’installe à New York, tout est à faire. Le descriptif du poste est clair, il
est question de partir de zéro, de faire connaître la boîte, de trouver des contacts,
lancer des partenariats, développer toute la communication, convaincre,
s’investir à fond, relever un défi…
Plus je lis le descriptif, plus mon cœur s’emballe. Partir de zéro, ça me parle.
Et le premier robot qui doit être commercialisé a pour vocation d’aider les
personnes en difficulté ! Je n’aurai aucun mal à trouver les bons angles
d’approche.
Je passe l’heure qui suit à faire des recherches sur la Care Robotics, mais je
ne trouve absolument rien. La société ne dispose encore d’aucune vitrine sur le
Web. Je lorgne aussi du côté des robots domestiques qui existent déjà. Je ne
m’étais jamais intéressée au sujet, je sais que les robots font un peu peur dans
l’imaginaire collectif, mais je découvre à quel point ils peuvent se montrer
intéressants.
Ma mère est gagnée par mon enthousiasme, à tel point qu’elle se lève aussitôt
de son fauteuil en jetant presque son livre au sol.
J’ai été à bonne école… Mon père m’a toujours préparée à un entretien
comme un boxeur !
Je regarde ma montre. Il est 14 heures, j’ai deux heures devant moi pour
parcourir une trentaine de kilomètres.
Trente-cinq minutes plus tard, je me gare à New York, à deux pas de l’agence
de recrutement. Je m’installe à un café juste en face, pour relire mes notes et me
concentrer. Vraiment, on ne peut pas dire que je ne mets pas toutes les chances
de mon côté ! J’ai le réflexe de consulter mon téléphone, au cas où Nora aurait
cherché à me joindre. Rien.
15 h 50.
Je quitte le café, pousse la porte de l’agence, prête à monter sur le ring. Je suis
arrivée à bon port, à l’heure mais le plus gros reste à faire.
– Flora ? m’accueille une jeune femme souriante. Je suis Nora. Vous êtes en
avance, c’est parfait ! M. Leskov est déjà là et il vous attend.
Déjà là ?!
Nora me fait entrer dans une grande salle de réunion. Un homme est là, il me
tourne le dos. Je manque de m’étrangler quand il se retourne.
– Sacha ?!
Mon ange gardien me fait face. Quand il s’approche de moi pour me saluer, je
retrouve son regard limpide, son sourire désarmant. Il n’a pas changé depuis
vendredi dernier. Si ce n’est qu’il a rasé sa barbe, ce qui lui donne un côté plus
sérieux, plus pro.
Un coup monté ?
La question me brûle trop les lèvres pour que je puisse la retenir plus
longtemps.
Il s’est assis en face de moi, un doigt posé sur les lèvres, il étudie mon
dossier, impassible. J’essaie de reprendre le contrôle de ma respiration et de faire
taire les questions qui me polluent l’esprit. Je lui ai fait tellement pitié vendredi
qu’il est prêt à me donner un nouveau coup de pouce avec ce job ? Ou est-ce que
je corresponds vraiment à ce qu’il recherche ?
– En effet, je suis son inventeur, j’ai déposé un brevet. Ce robot est mon
œuvre.
– C’est très intéressant ! m’enthousiasmé-je.
– Vous trouvez ? m’interroge-t-il.
– Oui, bien sûr ! Pour la communication, c’est un plus, expliqué-je. Cela va
nous permettre de vendre un produit et pas seulement une idée. C’est bien plus
facile de convaincre le public quand il n’a pas à faire l’effort d’imaginer le
résultat. C’est très concret, le robot existe ! Il n’appartient pas à l’ordre du
possible, il est déjà là !
– Exactement, mais avant de pouvoir lancer la production et la mise en vente
sur le marché grand public, il faut commencer par les bases : faire valider cette
technologie par le milieu de la robotique, puis trouver le meilleur modèle
économique. Pour ça, je dois recruter, former une équipe, trouver des locaux, des
investisseurs, nous faire connaître. C’est un job qui demande énormément
d’investissement. Travailler pour moi et avec moi, c’est s’engager à 100 %. Vous
êtes prête pour ça, Flora ?
Il était nettement plus chaleureux dans son rôle de super-héros ! Alexeï donne
l’impression d’avoir amené le froid de Sibérie avec lui ! Sacha dégageait plus de
chaleur !
– Je comprends les enjeux, oui. Pour être complètement honnête avec vous, je
ne connais absolument rien à la robotique, ou au développement d’une
intelligence artificielle. Vous devrez me former sur ces points. Pour ma part, je
gère toute la partie communication, c’est mon métier. Mes notes de stages sont
excellentes et je peux vous fournir un certain nombre de références de mes
anciens chefs pour vous garantir la qualité de mon travail. Mais vous devrez
compléter mes connaissances pour me rendre parfaite sur ce poste.
Alexeï se lève pour faire quelques pas. Mains dans les poches, le regard porté
vers la fenêtre, il semble en profonde réflexion.
– Vous êtes directe, Flora, c’est une qualité, finit-il par me dire en plongeant à
nouveau son regard polaire dans le mien. Je pense que vous avez le caractère
pour vous lancer dans ce genre de défi. À moi de savoir si vous avez les épaules
pour ce genre de challenge. Il y aura des hauts et des bas, tout ne fonctionnera
pas du premier coup. Nous devrons rebondir, trouver d’autres solutions…
Il suffirait que je lui parle de ma vie privée pour qu’il comprenne que je fais
ça tous les jours depuis des années !
Je pose mes bras sur la table et j’en appelle à toute la confiance que j’ai en
moi pour lui répondre, les yeux dans les yeux.
– Je suis une battante. Résilience est mon second prénom. Je n’ai pas peur de
me tromper ni de recommencer. Je suis persuadée que ce robot a tout pour
séduire et je suis prête à mettre toutes les chances de son côté pour qu’il fasse ce
pour quoi vous l’avez créé. Si vous me prenez dans votre équipe, vous ne serez
pas déçu. Votre objectif sera le mien. À la minute où je signerai le contrat.
J’en fais peut-être un peu trop, mais je suis sincère. C’est bien l’une des rares
fois où je trouve un emploi aussi intéressant. Bien sûr, dans mon cas, j’aurais
besoin de plus de sécurité qu’une start-up qui se lance. Mais j’ai envie de défis
professionnels. Ma mère me demande de penser à moi… C’est ce que je fais
avec ce job.
Je ne sais pas si mes paroles ont un impact, mais je crois sentir un léger
changement d’attitude chez lui. Il se rassoit, prend des notes.
Mon cœur bat à mille à l’heure. L’adrénaline coule dans mes veines. Je veux
décrocher ce job, et pas seulement parce que j’en ai besoin. Je veux le
convaincre que c’est moi qu’il lui faut ! Alexeï, lui, ne trahit toujours aucune
émotion. Pas un instant je ne l’ai senti heureux de me revoir. Plutôt indifférent. Il
attrape mon CV, le parcourt encore… Son silence devient de plus en plus
insupportable.
– C’est un pari pour moi que de trouver les bonnes personnes, finit-il par me
confier. Je n’ai pas de temps à perdre à multiplier les entretiens. Je cherche des
gens motivés et fiables avant tout.
– Je comprends, rétorqué-je. Si j’étais à votre place, que je lançais ma propre
entreprise, je me poserais les mêmes questions.
Bon sang, jamais je n’ai vécu d’entretien plus pesant. Les silences qu’il fait
traîner, son côté impénétrable, difficile de savoir si j’ai mes chances ou pas !
J’ai le job !
Je rassemble mes notes, mes affaires, pour retrouver Nora à son bureau.
Nora m’installe dans un canapé. Sa bonne humeur est communicative et, petit
à petit, je commence à comprendre ce que je suis en train de faire.
***
– Ça y est ! Ton rêve se réalise enfin ! Dis-moi tout ! Où, quand, comment !
Dans son studio de Newark, nous nous installons dans son canapé défoncé. Je
lui raconte tout. De ma première rencontre avec Sacha, de celle plus froide avec
Alexeï et le job. Dans ses moindres détails !
– Flora, c’est vraiment une super nouvelle ! Tu verras si ton « Docteur Jekyll
et Mister Hyde » te donne du fil à retordre, mais en tout cas, tu as un job avec un
bon salaire ! C’est tout ce que tu voulais !
– Je ne m’en rends pas encore compte… Je n’arrive pas à me dire que, dans
une semaine, je vais bosser. Je trouve la situation toujours aussi improbable,
mais ce n’est pas le plus important !
– Tu peux remercier l’orage de l’avoir mis sur ton chemin !
– Pas l’orage, l’abruti qui m’a éclaboussée !
Ma meilleure amie se lève pour ouvrir son four. Avec le rayon de soleil qui
passe à travers la fenêtre, ses cheveux roux étincellent.
Je sors de la voiture sans un mot. Mais quand elle voit la bouteille, ma mère
comprend aussitôt.
– Tu as déjà eu la réponse ? Tu es prise ? C’est bon ?!
– Je commence la semaine prochaine !
Elle me saute dans les bras pour me féliciter. Quand elle s’écarte de moi, je
vois bien qu’elle a les yeux humides.
– James !
Mon père apparaît sur le perron, Mila dans les bras. Je m’approche pour
récupérer ma fille, à qui je fais un gros câlin.
– Tu vas bien, Mila ? Maman a une bonne nouvelle et je suis très contente,
dis-je doucement pour qu’elle puisse lire sur mes lèvres.
– Ta mère m’a parlé de ton entretien, intervient mon père, curieux d’en savoir
plus. Alors ?
– Et si on entrait pour discuter à l’intérieur ? propose Abby, portant à bout de
bras sa boîte.
Je laisse mes parents se chamailler gentiment pour aller voir Abby, concentrée
à faire les bons signes pour que Mila la comprenne. Même ma meilleure amie
s’est investie dans l’apprentissage de cette langue.
Je signe devant ma fille pour lui expliquer. Je l’ai préparée au fait que nous
allions déménager, qu’elle allait entrer à l’école. Mila a hâte. Je crois qu’elle
tient ça de moi : l’envie de vivre de nouvelles expériences. Stan était plus sur la
réserve, plus bourru.
Nous trinquons tous les deux et Mila nous tire le bras pour faire tinter son
gobelet, elle aussi.
Je fais les cent pas devant le Manhattan Mall. Abby m’a promis d’être à
l’heure mais voilà déjà dix minutes que je l’attends. Ici, je suis sûre de trouver
des vêtements dans mon budget. J’ai travaillé tout l’été en tant que serveuse dans
un bar cosy de Newark dans l’optique de refaire ma garde-robe avant d’entrer
dans la vie active. Et puisque désormais je suis la responsable communication de
la Care Robotics, je dois être à la hauteur du défi !
– Abby !
– Tu m’expliques que ton futur boss est à tomber et qu’il t’attend dans sa suite
de luxe ! Excuse-moi, mais ce n’est pas banal comme premier jour !
– Il nous attend ! Il est en plein recrutement. Il n’y a pas que moi qui
travaillerai là-bas ! m’exclamé-je. Bon, OK, pas la jupe. Et la veste ?
Ne pas répondre !
Je sors, un peu ébouriffée, les bras chargés de vêtements. Je saute sur une
vendeuse pour faire le tri avec elle. Robes, jupes, jeans, tops classiques pour
l’été, vestes, je crois que j’ai tout. J’entends Abby discuter dans mon dos mais je
n’y prête pas attention. Je crois entendre qu’elle est passée sur la taille des lits
king size dans les penthouses. Je la laisse là, attirée comme un aimant par le
rayon enfant.
– Tu m’as laissée toute seule ! fait sa voix dans mon dos alors que j’ai la tête
plongée dans les petites tailles.
Je manque d’éclater de rire quand je m’aperçois qu’Abby porte une robe noire
très sexy à moitié attachée, et qu’elle semble avoir mené une bataille frontale
avec la fermeture Éclair. Et elle a traversé tout le magasin, dans cette tenue, pour
me trouver !
– T’as raison. J’ai l’air d’une call-girl qui se prépare pour son rendez-vous
dans le penthouse de ton boss…
– Ne recommence pas où je…
– J’adore te taquiner, crie-t-elle en s’éloignant. Et arrête de chercher des
habits pour Mila, on est là pour toi !
Elle disparaît derrière un portant. Elle a raison, ma fille n’a besoin de rien…
Mais comment ne pas craquer devant tous ces modèles ? Je dois me faire
violence pour tout reposer et partir sans rien lui prendre.
Quelques boutiques plus tard, nous sortons enfin à l’air libre, les doigts
torturés par nos sacs de courses. Mais à peine avons-nous fait quelques pas pour
retrouver la voiture et nous décharger qu’Abby s’arrête devant une affiche.
Je ne me souviens même plus quand c’est arrivé la dernière fois ! Entre Abby
qui lance son affaire et moi qui multipliais les petits boulots…
***
Quand nous arrivons à Central Park, nous nous frayons un chemin pour
trouver un coin de pelouse libre, suffisamment grand pour nous accueillir, nous
et nos sacs de provisions. Il fait chaud, le soleil est encore de la partie. C’est une
belle soirée estivale qui nous attend et Abby est excitée comme une puce.
Très vite, son attention se porte sur un groupe de garçons à deux pas de nous.
Elle me pousse du coude et me fait un signe de tête pour me les montrer. Devant
mon indifférence la plus complète, Abby leur adresse un grand sourire. Une
sorte d’appât lancé qui fait mouche… Ils se déplacent aussitôt et entament la
discussion avec ma meilleure amie, ravie d’avoir réussi son coup.
Je tourne la tête vers Abby, incrédule ! C’est ma meilleure amie que j’ai en
face de moi ?!
Sa question tourne dans ma tête. Depuis Stan bien sûr. Je n’ai même pas été
attirée par un autre homme depuis trois ans. Il faut dire aussi que je n’ai
rencontré personne qui avait des yeux comme Sacha !
Sacha.
Je fronce les sourcils en pensant à lui. Il m’a marquée, OK, mais juste parce
que les circonstances de nos deux rencontres étaient particulières ! Je me
surprends à parcourir des yeux la foule de Central Park. Est-ce qu’il est là,
quelque part, à écouter le concert, à profiter d’une de ses premières soirées new-
yorkaises ?
Est-ce que j’aurais pensé à l’appeler ce soir pour l’inviter à nous rejoindre ?
Je ne viens pas de dire à Abby que je n’étais pas prête pour ce genre de
choses ? Que je n’en ai même pas envie ?!
Et puis il n’est plus question de Sacha, mais bien d’Alexeï désormais. Mon
boss ! Mon futur bourreau de travail ! Alors je crois qu’il n’est même plus
permis de se poser la question de savoir si oui ou non j’aurais utilisé son numéro
de téléphone. Si je le fais maintenant, ce ne sera que pour le boulot !
– Merci, lui glissé-je dans sa voiture. Pour cette soirée. Tu as bien fait
d’insister !
– C’est dingue comme tu as du mal à admettre que j’ai souvent raison ! Je te
connais bien, Taylor, je sais aussi ce qui est bon pour toi. Un peu comme ta
mère, mais en plus jeune !
***
Mon réveil ce matin est matinal. C’est le grand jour pour moi, le début de ma
nouvelle carrière. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, me demandant comment
allait se passer cette première journée, comment Alexeï m’accueillerait…
Mila dort encore quand je descends doucement les escaliers. Mes parents, en
revanche, sont là, en robe de chambre et attablés devant un petit déjeuner
copieux. Je souris. Ils ne le montrent pas, mais je suis sûre qu’ils vont s’inquiéter
pour moi aujourd’hui.
Je tourne sur moi. J’ai opté pour un pantalon classique et un top sombre assez
fluide. Il va faire chaud aujourd’hui encore et ma tenue reste correcte si je dois
rencontrer du monde. Un soupçon de maquillage, un chignon pour libérer ma
nuque, des escarpins… Je cherche à faire bonne impression devant Alexeï !
– Embrassez Mila pour moi. Dès que je commencerai à y voir clair dans mon
quotidien, je lui trouverai une nounou pour vous soulager.
– Une nounou ?! Et puis quoi encore ! Tant que je peux garder ma petite fille,
je suis sa nounou attitrée ! me fustige ma mère avec nettement moins d’amour
dans le regard.
– Très bien… À ce soir !
Je t’aime, petite Mila… Notre vie est en train de changer mais tout se passera
bien !
***
Je n’ai pas fait un pas dans cette suite que la vue que j’aperçois m’hypnotise
déjà. Surpris par mon temps d’arrêt, Alexeï ne tarde pas à comprendre ce qui me
perturbe autant.
– Je crois que nous allons commencer par la visite des lieux, me lance-t-il,
une pointe d’amusement dans la voix.
– Je vous suis…
– Vous voulez un café ? Un thé ?
– OK ! dis-je simplement.
– OK pour… ? me demande Alexeï en se tournant vers moi.
– Le café ! Je ne bois que du café.
Il reprend son pas rapide pour me mener dans une cuisine spacieuse, blanche,
complètement épurée.
– Le penthouse est largement assez grand pour nous accueillir tous les deux,
continue-t-il sans s’attarder.
– Pour démarrer, j’ai pensé qu’il serait plus simple de s’installer ici, plutôt
que d’opter trop vite pour des bureaux qui ne conviendraient pas, ajoute-t-il
toujours aussi sérieux. Je ne veux pas perdre de temps à multiplier les
emménagements. Vous pouvez vous servir de cette cuisine, comme tout le reste
des pièces ici. Sauf les chambres, bien sûr.
– Les chambres… Bien sûr.
Alexeï me tend une tasse de café en me jetant un regard appuyé. Je crois qu’il
essaie de savoir ce qui peut me mettre dans un tel état de silence. Je l’ai habitué à
plus d’énergie !
– Et enfin, la terrasse.
Alexeï me laisse passer alors que je mets un pied dehors, sous le soleil
matinal. La terrasse fait le tour de l’immeuble ! Je n’en reviens pas… Mais la
plus belle partie domine Central Park. Un petit salon extérieur a été aménagé,
auquel on accède par un escalier. J’essaie vraiment de ne pas paraître trop
émerveillée par tout ce que je vois, de garder à l’esprit que c’est mon lieu de
travail, mais j’ai beaucoup de mal !
– Je vous laisse vous installer. J’ai préparé des documents sur votre ordinateur
portable, à vous de jouer.
Alexeï s’éclipse dans sa partie, comme un coup de vent. Je pose ma tasse sur
mon bureau et observe mon nouvel environnement avant de me mettre au travail.
J’ose même prendre une photo de la vue que j’ai sous les yeux pour l’envoyer à
Abby. Je m’installe, contente d’être à nouveau seule avec moi-même pour
prendre mes marques. J’ose un regard vers le bureau d’Alexeï. Une paroi vitrée,
légèrement fumée, nous sépare. Il est effectivement au téléphone à faire les cent
pas, avec ce même aplomb du guerrier qui s’apprête à conquérir le monde. Je
crois que je vais m’habituer à lui et oublier complètement qu’il a été Sacha, qu’il
a été souriant et chaleureux. Autant me faire à Alexeï, à son côté impassible, un
peu froid et surtout très distant !
Captivée par toutes ses capacités, je ne vois pas le temps passer. Je prends des
notes. Ce robot mérite d’être connu et d’être commercialisé. Je pense à Ruth.
C’est exactement le genre d’aide qu’il lui faudrait au quotidien. Rien de médical
ni d’effrayant pour elle, juste un compagnon pour l’aider dans des tâches
banales, un support de vie !
– Tout va bien ?
Je me retourne pour voir mon nouveau patron, les mains dans les poches,
m’observer attentivement.
J’accepte mais prends mes notes avec moi. Travailler m’a soulagée d’un
poids. Je suis lancée sur mon sujet, j’ai encore plein de choses à apprendre pour
avancer sur le bon chemin, mais le trouble matinal a fini par se dissiper.
– J’ai commencé une ébauche de plan, lui dis-je aussitôt, lui laissant à peine
le temps de s’asseoir. Je ne sais pas comment vous voulez qu’on procède : je
programme une réunion, je vous fais un e-mail pour vous livrer toutes mes
questions ?
Alexeï ne s’attendait sans doute pas à ce que j’exploite cette pause de cette
façon-là, mais il attrape les notes que je lui tends. Il prend le temps de les
parcourir. Je soumets mon travail à son jugement. Est-ce que je crains sa
réaction ? Non, je suis dans une démarche constructive, si je me plante, autant
être réaiguillée tout de suite.
À l’heure du déjeuner, alors que mon ventre crie famine, je jette un œil vers le
bureau d’Alexeï. Il est vide. Pas un bruit ne règne dans le penthouse. Je
rassemble mes affaires, fais un détour par la cuisine, jette un œil sur la terrasse.
Personne.
Je suis bloquée ici. Si je sors et qu’il n’est pas rentré, je serai à la porte. Je
n’ai pas de clé, pas d’infos, rien. Super… J’opte pour la livraison et appelle un
traiteur chinois. Et je me promets de soulever ce petit problème de logistique à
son retour.
Un retour qui survient en fin de journée, juste avant mon départ. Je l’entends
parcourir le long couloir qui mène jusqu’à la bibliothèque. Mon cœur s’affole.
Il me laisse tout juste le temps de pousser mes affaires avant de s’asseoir sur
un coin de mon bureau.
Chez Alexeï, les bonnes nouvelles se traduisent par une autre nuance de bleu
de son iris. Pas d’autres effusions.
– Laquelle ?
– J’ai décroché une place pour un salon à San Francisco. Un événement
incontournable où se rendent les investisseurs pour découvrir les dernières
innovations technologiques. C’est le lieu pour nouer des contacts, pour se faire
connaître, pour prospecter. C’est une chance pour la boîte !
– Super ! m’exclamé-je en me redressant, gagnée par son excitation. Il faut
qu’on prépare de la doc, qu’on organise nos présentations. Il faut être prêt
quand ?
– Demain !
– Demain ?!
– Le salon dure deux jours. Nous partirons demain et nous serons rentrés en
milieu de semaine.
– Non, rien. C’est bon pour moi. Nous partons quand vous voulez ! je réponds
cette fois sans hésitation.
– Très bien. Je m’occupe de tout, du voyage, de l’hôtel. Je vous envoie
l’heure du vol ce soir sur votre téléphone, OK ?
Alexeï se lève de mon bureau. Il semble refroidi par ma réaction. Son visage
s’est fermé à nouveau et je regrette cet impair. Ce sont des points en moins pour
moi !
Dans le taxi qui m’emmène à l’aéroport, j’ai le cœur lourd de laisser Mila
derrière moi. Ma mère s’est montrée encourageante, très enthousiaste. Elle a
compris elle aussi que ce salon me ferait marquer des points. Ou en perdre.
Mais est-ce qu’ils travaillent pour un projet aussi intéressant que le mien ?
Avec Alexeï à côté de moi, je ne peux pas choisir n’importe quoi. Il pourrait
en tirer des conclusions hâtives, on ne sait jamais…
J’oublie donc Wonder Woman (une femme qui sauve le monde, il pourrait
croire que j’ai besoin de ça pour me motiver), je ne choisis pas non plus le
dernier Pirates des Caraïbes (groupie de Johnny Depp, manque d’originalité) et
opte pour un thriller.
Alors que j’installe mes écouteurs, l’hôtesse de l’air vient s’enquérir de notre
bien-être. Si son regard glisse sur moi, il s’attarde beaucoup plus sur Alexeï.
Sans surprises, mon patron sexy lui a tapé dans l’œil. J’assiste ni plus ni moins à
un jeu de séduction dans les minutes qui suivent, un spectacle bien plus
passionnant que ce qui se passe sur mon écran. Regards en coin, main sur
l’épaule, rires un peu trop perchés avec ses collègues… Elle cherche à attirer son
attention, ça ne fait aucun doute ! Je jette un œil du côté d’Alexeï pour voir s’il
est réceptif, mais il a toujours le nez plongé dans son journal.
– Tant mieux, lâche-t-il en plongeant ses yeux dans les miens. Vous aurez plus
de temps à consacrer à votre job !
Je me retiens d’ajouter que ma vie est bien remplie, qu’il faut aussi s’aérer
l’esprit de temps en temps. Son attitude m’exaspère. Je peux comprendre que
lancer sa boîte demande une implication pleine et entière, qu’il s’agit d’un enjeu
de taille. Mais, personnellement, ce job n’est pas ma raison de vivre. Et puisque
nous ne travaillons pas dans cet avion, qu’il n’a pas l’air de vouloir se détendre,
je laisse tomber la discussion.
– Bonne promenade !
Je m’assois, attache ma ceinture d’un geste vif et ferme les yeux. Je ne sais
pas si Alexeï m’a suivie, je ne veux pas le savoir. Je suis bouleversée par ce qui
vient de se passer. Perturbée. Qui m’a pris dans ses bras depuis Stan ? Ce contact
brutal a réveillé des sensations enfouies. Je me rends compte que j’aurais pu
rester plus longtemps contre lui, dans cette sécurité, ce confort… Je ne m’étais
pas rendu compte à quel point ça me manquait…
J’ouvre les yeux et prends sur moi. L’hôtesse choisit ce moment pour
s’approcher d’Alexeï.
Très vite, elle glisse dans la poche de la veste d’Alexeï un morceau de papier.
J’en oublie mes craintes tant je n’en crois pas mes yeux.
– Désolé, mais nous avons des projets ce soir, rétorque Alexeï en posant sa
main sur la mienne.
Je ferme les yeux. Et quand une nouvelle secousse agite l’appareil, je serre ses
doigts un peu plus fort. Alexeï me répond en exerçant une douce pression, un
geste de réconfort pour me dire que tout va bien se passer.
Je la retire dès que l’avion s’immobilise. Ce vol a été un peu usant pour mes
nerfs et a donné lieu à beaucoup trop de contacts avec Alexeï. Finalement, je
préfère nettement plus quand il se montre distant. Ça suscite moins d’émotions
chez moi !
Si ça me dérange ? Oui !
Bien sûr, le boulot. Parfait ! Revenons à la raison pour laquelle nous sommes
là !
N’importe quoi !
***
L’endroit est spacieux, silencieux aussi. J’ouvre toutes les portes pour visiter
les lieux. La salle de bains, les placards, les toilettes… Une dernière s’offre à
moi dans le salon. Quand je l’ouvre en grand, je tombe dans la chambre
d’Alexeï, aussi surpris que moi de me voir !
– J’ai oublié de vous dire que nos chambres sont communicantes, m’apprend-
il sans se lever de son fauteuil, amusé par ma gêne que je ne cache pas, cette
fois. Ce sera très pratique pour travailler ! On se voit dans une heure pour
préparer le salon ?
– Parfait, à tout à l’heure !
Je referme aussitôt la porte derrière moi, non sans vérifier qu’elle peut se
fermer avec un verrou.
***
Alexeï entre dans ma chambre. Je ne me sens pas encore très sereine vis-à-vis
de lui. Je n’arrive pas à chasser ce moment où je me suis retrouvée contre lui…
Il a pris le temps lui aussi de se laver. Ses cheveux sont encore légèrement
humides et le t-shirt qu’il arbore a la délicieuse idée de souligner ses pectoraux.
Pio me suit des yeux. Rien n’est figé chez lui, on dirait même qu’il est
conscient de ce qui se passe.
Je suis surprise par la tonalité de sa voix. Elle n’a rien de métallique, elle n’est
pas humaine non plus, mais elle est douce, dans le timbre des jeunes garçons
avant de muer.
– Votre cœur bat un peu vite, Flora. Est-ce que vous vous sentez mal ?
– Non, je me sens bien, Pio, réponds-je aussitôt. Mais tu sais qui appeler en
cas de besoin ?
– Parfaitement. Il y a vos parents à Newark et Alexeï.
– Alexeï ?
– Oui, je sais qu’il vous a aidée une fois, c’est dans mon historique.
Le petit sourire en coin qu’il prend pour prononcer ce « tous les deux »
provoque chez moi un frisson incontrôlé.
– Vous me laissez Pio pour la nuit ? Je serai en sécurité avec lui, plaisanté-je.
– Je pensais que ma seule présence juste à côté de votre chambre suffirait,
mais si vous y tenez…
– Bien sûr, j’avais oublié votre côté « sauveur d’âmes en détresse ».
– Oublié ? Les temps sont durs pour les…
– Les super-héros ?
– Je n’ai pas cette prétention.
– De toute façon, je vous voyais plus en ange gardien.
– Votre ange gardien ?
Stop !
– L’ange ici, c’est Pio. Je suis bluffée, arrivée-je à dire, la voix un peu sourde.
Relancer le sujet Pio, recentrer la discussion sur notre raison d’être là. Pour le
robot. Exclusivement.
Si Alexeï n’est pas un ange, je sais qu’il est un bourreau de travail. Il n’y a
que ça qui compte pour lui.
Côte à côte dans le canapé de ma chambre, je n’en mène pas large d’être aussi
proche de lui d’autant que nos cuisses se frôlent. Mais l’indifférence d’Alexeï
m’aide à me concentrer sur notre sujet. S’il est si insensible, c’est bien la preuve
que je suis la seule à me faire des idées. Que je suis la seule à vivre
intérieurement ce grand huit de sensations. Et c’est tant mieux !
Alexeï pose un regard plein d’amour sur son œuvre, le genre de regard que
pose un père sur son enfant. Il est fier de ce qu’il a créé, fier du résultat, de son
travail et de toutes les promesses de réussites qui s’offrent à lui.
Les doigts accrochés à mon bloc-notes, je retiens mon souffle. Alexeï qui
s’ouvre, c’est un moment exceptionnel !
Dans l’intimité…
Je me lève d’un bond du canapé. Je vais trop loin. Je pense trop. Je ressens
trop ! Voilà trois ans que tout ça sommeille en moi et il fallait que cela se réveille
pile au moment où je joue mon job ! Avec mon chef !
– Je crois que je suis prête à répondre à toutes les questions pendant le salon,
dis-je rapidement, le dos tourné pour éviter son regard.
Je l’entends se lever, je sens son regard dans mon dos. Comme une brûlure. Il
faut que j’enchaîne, que je reprenne pied. Que je retrouve la raison !
Est-ce qu’il faut que je me rappelle pourquoi je suis là, combien j’ai besoin
de mon job ?!
– Et je vois exactement l’utilité de Pio. J’ai une amie, une vieille dame, qui
serait ravie de l’avoir pour la sortir un peu de sa solitude.
– Celle qui vous a empêchée d’être à l’heure à votre entretien vendredi ? Vous
avez l’air de beaucoup tenir à elle.
Il est là, dans mon dos, tout près. J’évite la proximité et mets Pio entre nous
deux.
– Oui, beaucoup. Elle a perdu ses deux fils. Elle est seule maintenant, elle est
un peu fragile, Pio pourrait vraiment lui faire le plus grand bien.
C’est bien… Penser à Ruth, à Stan. Remettre les pieds sur terre, la tête sur les
épaules, tout à sa place…
On faisait plus qu’aller à la fac ensemble… Mais Alexeï n’a pas besoin de
savoir tous les détails de ma vie.
Le chemin que je prends est tout aussi glissant que celui que je cherche à
quitter. Dans mon état de bouleversement avancé, évoquer le passé et replonger
dans les drames ne va pas m’aider à me sentir mieux.
– Il est tard, une grosse journée nous attend demain, dit soudain Alexeï d’une
voix froide.
J’ose un regard, peureux, curieux, vers lui. Et remarque que son attitude est
radicalement différente. Qu’un vent polaire est passé dans ma chambre sans que
j’en prenne conscience, trop occupée à écouter mes états d’âme. Raide, visage
fermé, mâchoire crispée. Son regard est glacial.
– À demain, Flora.
***
Impossible de fermer les yeux. Je tourne en rond dans mon lit, dans ma
chambre. À côté, mon voisin russe ne fait aucun bruit.
Je fais le vide, essaie de me recentrer sur moi. Ce qui s’est passé aujourd’hui a
mis à rude épreuve mes nerfs. C’est inattendu et incontrôlable. Je refuse de
revivre ça demain. Ni jamais.
Que mon corps, ma tête, ma raison, mes sens se mettent tous d’accord, ça
n’arrivera plus !
Quelques longueurs plus tard, je finis par m’asseoir sur le bord. Je cherche
des yeux une horloge. Il ne doit pas être loin de minuit et je ne ressens aucune
sensation de fatigue. Je soupire en observant les lieux. Le bar de l’hôtel est juste
au-dessus de moi et par la grande baie vitrée, je peux apercevoir quelques
tables…
Une silhouette sombre, installée dans un fauteuil, près de la vitre, attire mon
regard. Je reconnais très vite l’insomniaque. C’est Alexeï et j’ai le sentiment
que, de son perchoir, il m’observe.
J’enfile mon peignoir et pars sans jeter un regard dans sa direction. Je tremble
presque tellement j’aimerais le croiser. Je secoue la tête, effrayée de voir
s’envoler aussi vite mes bonnes résolutions. Je ne m’aide pas, pas du tout…
Qu’est-ce que je cherche, bon sang ?!
L’étage du bar…
Et qui entre ?
Mais il se retourne subitement vers moi. Le regard brûlant qu’il fait courir sur
moi n’est plus le fruit de mon imagination. Il est bien réel ! Son doigt se pose sur
le col de mon peignoir, à quelques centimètres de mon cœur qui s’emballe,
presque sur ma peau. S’il va plus loin, j’ai peur de ne plus répondre de rien…
Il ne fait rien. Absolument rien. Il est dans le contrôle. Alexeï n’est pas du
genre à sauter sur quelqu’un dans un ascenseur. Certainement pas une de ses
salariées en plus !
Mais Sacha ?
– Oh non ! soufflé-je
– Un problème ? me demande Alexeï sur le point de rentrer.
– Ma carte a dû tomber à la piscine, je vais redescendre.
– Je pourrais croire que vous faites tout pour passer la nuit avec moi,
plaisante-t-il doucement.
– Je vous assure que non, soufflé-je. Pio n’a pas l’option crochetage de
porte ?
Alexeï jette un œil du côté du robot avant de revenir à moi. Son regard
m’hypnotise. La teinte bleue de ses yeux a pris un ton plus sombre…
Est-ce qu’il est possible que le bleu polaire puisse cohabiter avec les
flammes ?
Sa bouche fond sur la mienne, dans un baiser puissant, sauvage. Et bien sûr, je
lui réponds, sans retenue, sans pudeur. Tout ce que j’ai imaginé arrive,
brutalement. J’en appelle une dernière fois à ma raison… Aux abonnées
absentes.
Encouragé par mon baiser, Alexeï m’attrape par la taille et me presse un peu
plus contre lui. Il m’embrasse avec une sensualité qui me fait complètement
perdre pied.
Je sais que je devrais partir, en rester là. Il est plus facile d’oublier un baiser
qu’une nuit complète avec son boss, non ? Mais impossible pour moi de bouger.
Mon corps se refuse à tout mouvement de repli. Je le sens au contraire prêt à se
donner entièrement.
Quand Alexeï s’écarte de moi, je comprends qu’il a perdu tout contrôle. Qu’il
n’y a plus aucune barrière entre nous. L’envie de me jeter dans ses bras me
pousse à aller de nouveau chercher ses lèvres. Impossible de résister à Alexeï, à
ses yeux devenus si torrides. Impossible de ne pas ressentir le besoin de coller
mon corps au sien et de me laisser aller à éprouver des sensations oubliées
depuis trois ans maintenant. C’est moi qui l’embrasse cette fois, avec fougue,
avec cette folie furieuse de me sentir femme et d’exister à nouveau, guidée par
l’heureuse découverte que, non, embrasser quelqu’un ne s’oublie pas. On oublie
juste le goût, les sensations, et ma langue se délecte en dansant avec celle
d’Alexeï.
Mon corps n’obéit plus qu’à ses propres désirs et réalise tous les souhaits que
j’ai pu émettre inconsciemment. Mes doigts se posent sur son torse, je l’explore.
Ses épaules carrées, ses côtes, son ventre musclé, son dos… J’ose même les
glisser sous son t-shirt, effleurer sa peau.
Ce n’est pas la glace que je sens sous la pulpe de mes doigts, mais une
chaleur quasi brûlante.
Je plante mes yeux dans les siens, il n’y a aucun doute dans mon regard,
aucune réticence. Aucune crainte.
– Sacha… murmuré-je.
Ses doigts s’accrochent aux pans de mon peignoir pour les ouvrir et faire
tomber le tissu éponge à mes pieds. Me voilà en bikini devant lui, exposée à son
regard, presque nue. Sacha suspend ses gestes, prend le temps de faire
connaissance avec mes courbes. L’humidité de mes cheveux, dans mon dos,
n’arrive même pas à faire baisser ma température.
Son index m’explore alors que nos regards sont accrochés l’un à l’autre. Il
parcourt mon épaule, glisse sur ma clavicule, parvient à la naissance de ma
gorge. Il descend, ma respiration s’accélère. Plus il avance vers mes seins, plus
je sens que je vais défaillir. Mais il s’arrête au tissu de mon haut, passe par-
dessus, non sans effleurer la pointe de mon téton de son pouce. De façon très
fugace, mais assez pour me faire fermer les yeux sous le coup de la décharge.
Ses gestes sont doux, précis, respectueux.
Tout n’est plus que soupirs et caresses entre nous. Nous cherchons tous les
deux à prolonger l’instant, à lutter le plus longtemps contre cette vague de désir
qui nous pousse l’un vers l’autre et qui pourrait transformer cette rencontre
charnelle en un corps-à-corps plus passionné. Nous sommes à deux doigts d’y
succomber.
Et le saut dans le vide a lieu au moment où il tire sur la ficelle de mon haut,
au moment où mes seins se libèrent. Sous ses yeux. Sous son regard brûlant.
Mais dans ses bras, je n’ai pas peur de me laisser aller. Il est à l’écoute de mes
moindres soupirs, de mes hésitations. Il ne brusque rien et s’assure à chaque fois
que je suis près de le suivre en plongeant son regard dans le mien. C’est en
douceur que sa main se pose sur l’un de mes seins, qu’il commence à le caresser.
Je me retiens à ses bras pour ne pas tomber tellement le plaisir que j’éprouve est
vertigineux.
– Je te tiens…
À la lueur des lumières du salon, son regard prend des teintes nouvelles. Plus
sombres, comme l’éclat des flammes bleues.
Sacha s’allonge à mes côtés et laisse traîner ses lèvres sur mes seins. Sa
langue fait le tour de mes aréoles avant de titiller mes tétons, durcis par
l’excitation. Je me cambre et gémis un peu. Je m’attaque à sa ceinture, son
pantalon. Une bataille acharnée que je ne gagne qu’avec l’intervention des mains
plus habiles de Sacha. Quand il se relève pour l’enlever, je me mords les lèvres.
Le tissu de son boxer et celui de mon maillot de bain sont les derniers
remparts à notre fièvre. Sacha fait disparaître le sien rapidement. Il se retrouve
nu, sur moi et j’entoure sa taille de mes jambes sans perdre de temps. Mon
maillot de bain résiste alors que nous nous dévorons tous les deux. Il me mord
les lèvres, le menton, le cou, le lobe de mes oreilles. Je me cambre pour sentir
son sexe contre le mien. Je suis ivre de désir, totalement emportée.
J’ouvre les yeux, plonge mon regard dans le sien. Mon cœur est prêt à
exploser dans ma poitrine. Je retiens mon souffle. Sacha, amant sexy et beau
comme un dieu, juste au-dessus de moi, libère la femme en moi…
C’est… bouleversant.
Sa bouche se promène sur ma poitrine mais ne s’y attarde pas. Elle descend
vers mon ventre. Sacha est désormais à la hauteur de mon intimité, arrêté à la
dernière barrière de mon maillot de bain. Mais entre ses doigts, elle ne tarde pas
à disparaître. Ce qu’il me fait ensuite provoque chez moi un long gémissement
de surprise, de plaisir aussi. Sa langue me caresse, se fraie un chemin pour
atteindre le cœur de mon volcan. Tout mon corps se cambre au moindre de ses
effleurements, légers d’abord puis de plus en plus appuyés. Je me tords de
plaisir, les jambes calées sur ses épaules. Mes doigts attrapent les draps. Je
m’agrippe à tout ce que je peux tant je suis prise de vertiges.
Sacha me fait bondir, me fait gémir et… jouir aussi. Je sens la chaleur naître
au creux de mes reins, se propager et prendre de l’ampleur. Je me laisse emporter
par l’orgasme. L’émotion aussi m’étreint le cœur, la gorge. Sacha remonte vers
moi, disséminant derrière lui un chemin de baiser. Arrivé à ma hauteur, il
surprend une larme qu’il attrape du bout des doigts. Son regard m’interroge. Je
souris, rassurante.
– Qui a dit que j’en avais terminé avec toi ? me demande-t-il en mordillant
mon épaule, le regard toujours aussi provocateur.
Nu, Sacha dégage une force inébranlable, une assurance extrême dans
chacun de ses gestes.
Son sourire, quand il revient sur moi, est celui du prédateur qui s’apprête à
déguster sa proie. Mais je n’ai aucune envie de jouer ce rôle. Je bascule Sacha en
arrière pour m’asseoir à califourchon sur lui. Des gestes oubliés reviennent en
même temps que les sensations. Je pose mes mains sur les siennes, de chaque
côté de sa tête. Il se laisse faire, un sourire éloquent sur les lèvres.
Sacha ponctue sa phrase d’un baiser torride, mordant. Et son bassin bouge,
son sexe évolue en moi, délivrant d’incessantes vagues de plaisir. De mes mains
libérées, je me retiens à ses épaules, quand je sens que l’orgasme s’apprête à
déferler sur moi. Je m’accroche à lui au moment où je me laisse aller, totalement.
Je crie, je me libère, j’ai besoin d’évacuer ce trop-plein de sensations. Sacha
ralentit ses coups de bassin, son corps se crispe tout entier. Il jouit au creux de
mon cou, dans un râle masculin que j’aimerais entendre, encore et encore…
Nous nous taisons, submergés l’un par l’autre. Nos cœurs affolés commencent
à s’apaiser. Je frissonne, non pas parce que j’ai froid, mais parce que mon corps
tout entier se détend enfin. Sacha se décale un peu pour nous couvrir, d’un
simple geste du bras. Le couvre-lit s’abat sur nous, nous enfermant dans cette
bulle si agréable de l’après. Ce moment bienheureux de deux amants apaisés.
Mon cerveau n’est pas reconnecté. J’en profite pour fermer les yeux et me
laisser porter par la respiration de Sacha. Du bout de ses doigts, il me caresse le
bras.
Il cauchemarde, oui !
J’ai couché avec mon boss ! Mais qu’est-ce qui m’a pris ?!
Alors qu’il s’agite encore, je ramasse mon maillot de bain, mon peignoir. Je
me rhabille, tente de reprendre une allure convenable et file à la réception pour
récupérer une clé, pour ma porte. Quand enfin je peux entrer dans ma chambre,
je cours jusqu’à mon lit me réfugier sous les draps.
Si mon corps est apaisé, repu, mon esprit, lui, est en ébullition. Des regrets,
j’en ai à la pelle ! J’ai fait n’importe quoi et cette nuit risque d’influencer mes
rapports avec Alexeï ! Peut-être même tout remettre en question ! Je m’en veux
de n’avoir pas su résister à mes instincts primaires, de ne pas avoir su lui dire
d’arrêter quand il me le demandait !
***
Il faut que j’arrive à faire la part des choses. Ce qui s’est passé cette nuit est
une chose, le boulot qui m’attend en est une autre. Je dois me reconcentrer sur
l’essentiel.
Un papier attire mon regard sur la table du salon. Je le prends et le lis avec
soulagement.
Je suis parti de bonne heure m’assurer que tout est en place pour Pio. À tout à
l’heure. Alexeï.
Je trouve sans difficulté l’espace qui est alloué à la Care Robotics dans le
grand hall du parc d’expositions. J’aperçois Alexeï, de loin et au téléphone. Il ne
se retourne pas quand j’arrive.
– Je suis allée chercher des cafés, dis-je simplement en lui tendant le sien,
crispée.
– Merci ! se contente-t-il de me dire sans m’adresser un regard.
Bon, autant crever l’abcès dès maintenant, sinon la journée s’annonce très
difficile.
Son regard bleu polaire est sans appel. Alexeï a tourné la page. Très bien.
C’est brutal, mais c’est ce qu’il y a de mieux à faire.
La discussion est close. Je n’ai même pas le temps de lui dire que je suis du
même avis que lui. J’espère qu’il ne s’imagine pas que ça a compté pour moi,
que je vois ça comme le début d’une relation ou je ne sais quoi ?! C’est trop tard
pour le lui glisser et la meilleure réponse reste de me jeter corps et âme dans le
travail et lui montrer que je ne suis pas touchée par tout ça.
Je me tourne vers Alexeï pour avoir son avis. Il leur fait un signe de tête et
vient leur serrer la main.
À moi, rien. Pas un regard… Quand nous sommes seuls, il se replonge dans
son carnet de rendez-vous, classe les cartes de visite récupérées. J’attrape un
chiffon pour m’occuper de Pio, je le prépare pour demain.
– Toi aussi tu as bien bossé, lui dis-je en souriant. Tu as bien mérité un peu de
repos.
– Les robots ne connaissent pas la fatigue, fait la voix d’Alexeï, pas si
indifférent que ça à ce que je fais.
– Tant mieux, parce qu’on remet ça demain !
Je frotte les traces de doigts des curieux, je le rends rutilant, beau comme…
un robot tout neuf. Il est tellement attachant. Aujourd’hui, j’ai l’impression
d’avoir eu une autre personne avec nous. Mila adorerait avoir un compagnon de
jeu comme lui !
– Il faudrait passer du temps avec ce type de public pour cerner leurs besoins
essentiels et voir si techniquement c’est réalisable. Pourquoi cette question ?
– Pour rien… me contenté-je de répondre en observant Pio.
Je sens le regard d’Alexeï posé sur moi. Perdue dans mes pensées, je termine
de rendre notre espace présentable après le séisme du jour. Nous sortons parmi
les derniers, dans un silence pesant.
Il presse le pas pour retrouver son rendez-vous. Je suis presque clouée sur
place. Déconcertée.
Le message est on ne peut plus clair ! Il n’avait pas besoin de ça pour me faire
comprendre qu’il tourne la page ! Et avec quelle facilité !
À l’hôtel, je monte dans ma chambre. Furieuse après moi, après lui. Les
nouvelles de Mila peinent à me calmer, j’abrège la discussion avec mes parents,
prétextant un coup de fatigue. Je tente le bain, le film, je mange devant la télé, je
bouquine. Rien n’arrive à me faire penser à autre chose. J’imagine Alexeï avec
son hôtesse, lui adresser ses regards de séducteur, ses sourires énigmatiques…
Et moi ? Je n’ai pas cherché à assouvir une pulsion dans ses bras ? C’est
pareil…
– Tenez, vous allez en avoir besoin. Vous avez l’air d’avoir peu dormi !
Je me retourne, surprise.
Ses mots me perturbent, son regard aussi… Mais je ne veux pas aller plus
loin, ni chercher à comprendre. Ni même me réjouir de l’échec de l’hôtesse de
l’air.
Deux fois !
Je mets de côté ces histoires pour me lancer dans cette nouvelle journée.
Comme la veille, l’activité ne cesse jamais. Et comme la veille, nous en sortons
épuisés. Alexeï se montre distant, une fois de plus. Ça ne me surprend même
plus…
– Tenez, votre billet d’avion. Je vous ai trouvé un vol pour ce soir, j’ai pensé
que vous aimeriez rentrer, me dit-il avant de quitter le salon.
– Merci ! Vous ne rentrez pas ?
– Non, j’ai un rendez-vous d’affaires ce soir. Je rentrerai d’ici un ou deux
jours. D’ailleurs, prenez votre journée demain. Vous avez bien bossé, vous
méritez un peu de repos.
– Oh… Merci.
– À bientôt, Flora !
Alexeï part de son côté. Mon billet d’avion à la main, je n’ai plus qu’à filer à
l’hôtel, prendre mes affaires et m’envoler vers New York !
***
Voilà une semaine que nous sommes rentrés de San Francisco et Alexeï se
montre plus distant que jamais. J’ai désormais des clés pour accéder librement à
mon bureau, dans son penthouse. Nos échanges sont rapides, souvent par e-mail
d’ailleurs. Cette nuit, entre nous, a certainement influencé la nature de nos
relations. Je ne sais pas si Alexeï m’évite volontairement ou s’il est vraiment
accaparé par son travail. Les retours du salon continuent de tomber, le téléphone
n’arrête pas de sonner.
J’apprécie cette distance. Chaque fois qu’Alexeï est dans la même pièce que
moi, mon corps se réveille. Comme s’il avait décidé d’agir indépendamment de
ma raison, il replonge dans des émois que j’essaie tant bien que mal de contrôler.
Heureusement que j’ai ma famille, Mila, Abby pour penser à autre chose !
J’attrape mon téléphone pour regarder les photos prises lors de la fête du
4 Juillet, il y a deux jours. Le sourire de Mila dans les jeux gonflables, le jardin
de mes parents décoré aux couleurs des États-Unis, le barbecue d’Abby, Ruth
rayonnante…
C’est sur ce genre d’événements que je dois me concentrer.
De : Alexeï Leskov
À : Flora Taylor
Objet : Organisation de soirée
Bonjour Flora,
J’aimerais organiser une soirée à New York pour surfer sur notre succès
actuel. J’ai réussi à faire venir quelques investisseurs rencontrés à San
Francisco pour l’occasion. Il faudrait que cette soirée ait lieu d’ici trois
semaines, le temps pour moi de rencontrer des contacts supplémentaires.
Je vous laisse carte blanche pour gérer toute l’organisation. Ce sera notre
première prestation à New York, il est important que ce soit parfait.
Alexeï
Alexeï est un paradoxe pour moi. Il me met la pression pour que tout soit
parfait, mais il me fait aussi totalement confiance en me laissant une complète
liberté sur cet événement déterminant pour notre intronisation à New York.
Comme s’il savait qu’en misant sur moi il aurait exactement le résultat qu’il
attend. Il a fait la même chose avec les investisseurs à San Francisco. Il en a
choisi certains, écarté d’autres. Quand il m’a dit qu’il voulait s’entourer des
meilleurs, je ne pensais pas qu’il le ferait avec une précision aussi chirurgicale !
Il a l’air de deviner le potentiel ou la fiabilité de ceux qu’il rencontre avec un
sixième sens très aiguisé.
C’est de la prise de risques contrôlée par une perception aiguë des autres.
C’est impressionnant ! Je suis flattée d’appartenir au cercle professionnel fermé
qu’il construit autour de lui…
Je lui réponds aussitôt. Je prends les choses en main. Et oui, ce sera parfait !
Trois semaines pour réunir la presse spécialisée, inviter les principaux acteurs du
monde médical, les investisseurs…
Complètement plongée dans mon travail, je n’entends pas tout de suite que
quelqu’un frappe à la porte du penthouse. Je me précipite pour ouvrir, les
coursiers n’étant pas du genre patient. Mais c’est Abby que je trouve derrière la
porte.
– Si je m’attendais à ça, finit par me dire Abby, les yeux grands ouverts par la
surprise. Toi qui ne voulais pas du tout te laisser aller il y a quelques jours ! Il
doit être vraiment terrible pour que tu aies transgressé tous tes principes.
– Je pense que je vais lui parler. Je suis sûre que cette nuit pèse sur nos
relations professionnelles. Je dois…
– Tu ne dois rien du tout ! m’interrompt-elle. Tu n’es pas la première à
coucher avec son boss, c’est arrivé, et voilà ! Si tu dis qu’il est passé à autre
chose, fais pareil. Par contre, si tu remets ça sur le tapis, il va croire que ça TE
pose un problème. Alors que non, tout est clair pour toi, non ? Tu n’as pas envie
de recommencer, si ?
– Pas du tout ! Surtout pas, non ! C’était une parfaite erreur ! Plus jamais !
m’insurgé-je vivement.
– Bon, alors pas besoin de discussion. Fais ton job, occupe-toi de toi et tu
finiras par oublier tout ça !
– Je vais faire ça, tu as raison, lui dis-je, convaincue. On va visiter cet appart ?
Nous partons, bras dessus, bras dessous à la découverte de ce qui sera peut-
être mon prochain chez-moi. Mais sur le chemin, Alexeï habite encore mes
pensées. Abby a raison, je dois savoir tourner la page, prendre ça plus à la légère
peut-être.
L’appart que nous découvrons chasse tous les nuages. Il est juste parfait pour
Mila et moi. Extrêmement bien situé pour le loyer demandé, tout au nord de
Manhattan dans un quartier calme, à deux pas de l’institut de Mila. Il remplit
tous les critères !
Ou presque…
Plongée dans mon travail, je n’entends pas Alexeï entrer, accompagné par une
femme que je comprends être sa nouvelle assistante.
– Flora, je vous présente Mary Lee, notre nouvelle assistante. Mary, voici
Flora, elle gère toute la communication ici et elle te guidera pendant tes premiers
jours. N’hésite pas à la solliciter.
La jeune femme, petite brune dynamique, m’adresse un franc sourire. Je la
sens impressionnée par Alexeï, par les lieux, pas son premier jour aussi.
Alexeï se tourne vers moi. Je connais cette petite lueur dans les yeux. Il avait
la même quand il m’a annoncé notre départ pour San Francisco.
– Flora, j’aimerais que vous m’accompagniez ce matin. Nous avons une visite
de bureaux et j’aimerais votre avis.
– Bien sûr, je prends mes affaires et j’arrive.
Devant Mary, je cache ma joie. Cette proposition est le signe que je compte
encore pour cette boîte et qu’Alexeï n’a pas décidé de me mettre au placard
après notre nuit. Que tout est normal entre nous. Nous laissons Mary prendre
possession de son bureau à côté de celui d’Alexeï. Quant à nous, nous nous
retrouvons rapidement seuls dans l’ascenseur. J’essaie de surmonter le malaise
qui s’immisce en moi, mais c’est Alexeï qui le dissipe complètement en rompant
le silence.
– J’ai réussi à faire intégrer la Care Robotics dans le programme des start-up
suivies par New York University. Ça nous donne droit à des locaux, dans un
endroit le plus à la pointe en matière de nouvelles technologies, m’explique
Alexeï, bras croisés.
– C’est vraiment une bonne nouvelle, j’ai cru comprendre que les places
étaient très demandées pour peu d’élus ! m’exclamé-je, sincèrement
enthousiaste.
– J’aime vraiment travailler avec vous, Flora, m’avoue-t-il, droit dans les
yeux. Vous êtes beaucoup plus impliquée que je ne le pensais. C’est important
pour moi de savoir que je ne porte plus mon robot seul, que vous y croyez, vous
aussi. J’apprécie.
Troublée par ces paroles inattendues et leur sincérité, je ne trouve pas les mots
pour le remercier.
C’est la première fois que je monte dans sa voiture depuis le jour de l’orage.
Par réflexe, je regarde si mon vieux parapluie ne gît pas quelque part. Mais
aucune trace de lui. Et je refuse de poser la question à Alexeï. Cette rencontre
n’a plus rien à faire dans notre relation strictement professionnelle.
La promiscuité de nos corps dans l’habitacle joue contre moi. Je lutte contre
les souvenirs de cette nuit qui affluent, encouragés par les effluves de son
parfum. Est-ce qu’Alexeï y pense, lui ? Un coup d’œil discret de son côté ne
m’apporte aucune réponse. Son visage est toujours impassible. Rien chez lui ne
trahit un quelconque sentiment à mon égard ni même une tension. Je suis tout
son contraire. Je lutte contre moi-même mais au creux de mon ventre, je sens
comme une boule de désir me titiller encore.
La seule solution pour me calmer : parler boulot. Je lui fais un rapide point
sur la soirée à venir, sur mes avancées, les invités qui ont répondu présents, ceux
dont j’attends encore la réponse, les perspectives de publication dans des
magazines de référence… Je parle beaucoup, et vite, lui laissant à peine la
possibilité d’intervenir.
Je finis par me taire et c’est dans un silence tendu (pour moi) que nous
prenons la direction de Brooklyn Bridge. Il nous faut peu de temps pour
rejoindre l’Urban Future Lab, le lieu de référence des start-up high-tech de la
ville.
Pardon ?!
Les bureaux qui nous ont été réservés sont spacieux et lumineux. Situés dans
les derniers étages, ils offrent même une vue magnifique sur Brooklyn et l’East
River, plus loin. Je laisse Alexeï parler avec le responsable. Celui-ci n’en mène
pas large, d’autant qu’Alexeï ne se défait pas de son ton froid et distant.
Tout est extrêmement bien conçu. Un petit hall d’accueil sépare l’entrée des
bureaux, les cloisons délimitent les espaces… Je me revois il y a quelques jours
en train de visiter l’appartement. Les bureaux me procurent la même sensation
de bien-être et je me projette déjà à l’idée de travailler ici.
Je me retourne et me retrouve quasiment nez à nez avec lui tant la remise est
étroite. Une situation qui me replonge aussitôt dans mes souvenirs, quand, en
maillot de bain sous mon peignoir, nous nous tenions à quelques centimètres l’un
de l’autre avant qu’il m’embrasse…
Cette image du baiser, ses sensations, ce regard qu’il pose sur moi à cet
instant précis me mettent mal à l’aise.
– J’ai trouvé ce placard… Il est grand, et les étagères ont l’air solide. On
pourra facilement mettre nos documents ici, ce sera parfait. Non ?
Mon flot de paroles est rapide, mon trouble est palpable. Pire, Alexeï esquisse
un léger sourire en coin.
– Vous savez, Flora, avec l’informatique, on ne stocke plus nos dossiers dans
des boîtes d’archives… Le cloud est vraiment utile pour ça, m’explique-t-il, un
peu moqueur. Mais vous avez raison, les étagères sont belles.
Je sens tous mes moyens me quitter les uns après les autres…
– Vous avez raison, murmuré-je presque. Je ne sais pas ce qu’on pourra faire
de cette pièce alors…
Mon rythme cardiaque s’accélère, je me sens rougir. Il faut que je quitte cette
pièce, mais Alexeï est devant la porte et il n’a déjà plus le même regard. Est-ce
qu’il pense à la même chose ? Sa main effleure ma joue dans un geste inattendu
qui me fait sursauter.
Heureusement, lui qui pensait déjà que j’étais là pour la décoration… S’il
nous voyait sortir tous les deux de la remise…
Dans la voiture qui nous amène à Newark, je triture mon téléphone. Ruth a
fait un malaise. Elle était seule chez elle sans personne pour l’aider. Elle a de
plus en plus besoin d’aide, besoin de quelqu’un à ses côtés. Sinon…
– Cette amie, elle n’a personne d’autre que vous ? me demande Alexeï, les
yeux rivés sur la route.
– Non… Je suis la seule famille qu’il lui reste…
– Famille ?
– Je suis sa belle-fille, avoué-je à Alexeï. Son fils et moi, nous étions
ensemble avant qu’il ne meure… Je n’ai jamais coupé les liens avec elle, elle fait
partie de ma famille.
Je parle sans filtre, bouleversée par la réalité qui me rattrape. Trop concentrée
à construire ma vie, à penser à mes états d’âme, j’ai laissé Ruth de côté. Je n’ai
pas vu qu’elle allait mal au point de faire un malaise…
Alexeï se tait, me laissant à mes pensées. Je m’en veux d’avoir été si égoïste.
Je n’ai même pas pensé une seule minute à l’appeler ou à aller la voir depuis !
– Je vais rentrer à New York, me dit Alexeï, distant. Si vous avez besoin de
quelque chose, appelez-moi…
– Merci… lui lancé-je avant de m’engouffrer dans les couloirs.
Qu’il parte et qu’il emporte avec lui toutes ces pensées qui me font perdre de
vue l’essentiel… Oh, Stan, pardonne-moi !
Je retrouve Ruth endormie dans son grand lit. Son visage est paisible. Mais
elle a l’air si petite, si fragile… Le médecin que je rencontre m’explique que son
voisin l’a vue depuis sa fenêtre tomber dans sa cuisine. Les secours sont arrivés
rapidement et son malaise ne devrait pas provoquer de séquelles. Il lui a donné
des médicaments pour l’apaiser et la faire dormir un peu. Je le remercie, jette un
dernier regard à Ruth avant de prendre le chemin de la cafétéria pour me
remettre de mes émotions.
– Tu ne veux pas t’allonger, Ruth ? Je vais rester avec toi, lui dis-je
doucement en posant ma main sur la sienne.
Ruth ne peut plus rester seule… Mais je n’ai aucune envie de la mettre dans
une maison de retraite… Et avec quel argent ?
***
Et même avec ça, je ne suis pas sûre de lui trouver un endroit décent !
La porte de la chambre de Ruth n’est pas fermée. Elle a même une visite.
L’homme se tient de dos et sa silhouette attire mon attention.
Alexeï se retourne vers moi. Son visage ne trahit aucune émotion. Il est
fermé, comme à son habitude.
Je ne bouge pas, ne fais aucun geste. Je ne crois pas ce qui se passe. Je scrute
Alexeï. Dans ma tête, c’est l’incompréhension la plus totale.
– Flora, attends !
Je sens les larmes couler sur mes joues. La colère jaillit et je ne cherche pas à
la contrôler.
– Je ne veux plus rien avoir affaire avec vous ! Vous resterez à mes yeux le
frère le plus lâche, celui qui a laissé tomber sa famille et fuit ses responsabilités !
Le changement de nom, c’est pour éviter les ennuis avec la police ? Pour laver
votre conscience, oublier que vous êtes mêlé à une affaire de meurtre ? Ne
m’approchez plus, Alexeï, Alex, Sacha, qui que vous soyez !
Je cours pour sortir de là, mettre de la distance entre lui et moi. La culpabilité
me prend soudain les tripes à m’en faire suffoquer. Je suis obligée de m’arrêter,
de me soutenir à un mur.
À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
8. Intrusion
Les mots de Ruth résonnent encore dans ma tête, comme un écho depuis
presque une semaine. Ça et le souvenir de son bonheur d’avoir retrouvé un fils.
Car c’est ça le pire… Ce qu’on a fait, cette nuit-là, à San Francisco. Cette
attirance que j’ai éprouvée, cette façon de me laisser aller dans ses bras…
Je n’ai pas approché un seul homme depuis le suicide de Stan. Pas le temps,
pas l’envie.
Pas prête.
Et la seule fois où je remets en question cette décision, c’est avec son frère !
Je ne veux rien avoir affaire avec lui… Qu’il disparaisse de ma vie, je ne lui
pardonne pas. Je ne ME pardonne pas.
Mila s’amuse. Dans sa petite robe rouge, ses boucles brunes sur son front, elle
affiche son petit air espiègle. Elle a le terrain de jeu pour elle toute seule, elle
peut s’en donner à cœur joie. Explorer, escalader, monter, descendre, seule, sans
les autres enfants qui irrémédiablement lui rappellent son handicap. Pas
forcément méchamment, mais toujours maladroitement. Mila n’est pourtant pas
du genre à se faire marcher sur les pieds, mais elle s’isole, de guerre lasse, trop
fatiguée du haut de ses 3 ans à essayer de s’intégrer ou se faire comprendre.
L’institut aurait tout changé, les implants auraient pu l’aider. Mais je n’ai
plus de job.
Mes actes ont des conséquences directes sur Mila. Comment est-ce que j’ai
pu…
Son oncle…
Je saute sur mes pieds, décidée à ne pas me laisser emporter à nouveau par
cette colère. Je ne la veux pas quand je suis avec Mila. Je dois mettre cette rage
au profit de notre avenir. Pour réparer, rebondir. Préserver son avenir. Je dois
avancer pour elle, pour nos projets, pour sa vie à elle !
Je ne sais pas si Mila comprend mes signes alors qu’elle se trouve la tête à
l’envers, suspendue à une barre, mais elle revient sur terre dans une pirouette qui
fait frémir mon cœur de maman. Je suis surprise de l’absence de résistance de sa
part. La promesse d’une fournée de cupcakes vanille-framboise y est
certainement pour quelque chose !
Nous rentrons main dans la main à l’ombre des arbres de notre quartier. Tout
est paisible ici, rien à voir avec celui de notre prochain appartement à New
York !
Si j’arrive encore à l’avoir sans job…
Le regard perçant d’Alexeï se pose sur Mila puis revient sur moi. Je me sens
comme une louve, prête à mordre pour protéger ma fille. Ils sont liés lui et elle
par des liens de sang, mais je ne veux même pas en entendre parler, encore
moins y penser. Alexeï n’appartient pas à ma famille. Encore moins à celle de
Mila !
Un silence pesant s’installe entre nous. Je croise les bras sur ma poitrine. Ce
n’est pas l’envie qui me manque de le mettre dehors ! Quel culot de venir chez
moi !
Je ferme les yeux et passe une main lasse sur mon visage. La culpabilité me
ronge à m’en faire mal !
Alexeï fait un pas en arrière, comme si je l’avais giflé. Un éclat passe dans ses
yeux, fugace. Tristesse ? Colère ? Je m’en fiche royalement.
Je ne peux plus me retenir. S’il ne part pas maintenant, je suis capable du pire,
de le pousser, de le frapper, je ne sais pas… Je serre les dents, retenant mes
larmes de colère. Je suis à bout, mes nerfs lâchent.
Qu’il parte…
– OK. J’ai laissé tes papiers sur la table du salon, dit-il, de nouveau
impassible. Je suis aussi d’accord sur le fait que nous ne pouvons plus travailler
ensemble.
Il me tourne le dos et s’apprête à quitter les lieux. Mais il s’arrête devant une
photo de Mila, encadrée à côté de la porte.
Pas Mila.
Je claque la porte et pose mon front dessus. Je ne retiens plus mes larmes. Je
tremble, j’ai besoin de souffler, de me remettre, de prendre l’air… Mon
désormais ancien chef, Alexeï, vient de sortir de ma vie.
Mais Alex ?
9. Confidences
[Un souci ?
Je suis au local, viens !]
Je file dans le jardin rejoindre ma mère pour lui indiquer que je dois
m’absenter, en essayant tant bien que mal de rester naturelle. Si elle se rend
compte de quelque chose, elle aura le tact de ne pas le relever. Je serre Mila
contre moi, respire l’odeur de ses cheveux, j’embrasse sa joue rebondie par un
morceau de cupcake.
– Je reviens très vite, lui dis-je tendrement. Maman t’aime très fort, Mila.
Abby suspend son fouet dans les airs et ses yeux s’agrandissent de surprise.
Abby m’attire contre elle pour me consoler. Je me laisse aller dans ses bras.
J’essuie mes larmes avec rage d’un revers de la main. Si Abby s’y met elle
aussi !
Abby persiste dans ses gestes de réconfort. Je ne la repousse pas cette fois,
même si je ne suis pas d’accord avec elle. Je me remets sur ses verrines avec
l’énergie du désespoir.
Je souris, malgré tout, en observant mon travail. Le résultat n’est pas vilain
pour une débutante.
Abby a raison… Je ne peux pas refuser une rentrée d’argent avec tous les
frais que j’ai engagés, surtout avec l’appartement de New York.
L’atmosphère se détend petit à petit. Abby n’a plus de temps à perdre pour sa
commande et je décide de continuer à lui donner un coup de main. Notre
discussion prend un tour plus léger et les tentatives de mon amie pour me faire
sourire fonctionnent presque. Mon cœur est lourd. Il me faudra du temps pour
que je retrouve un peu de légèreté, que je me pardonne mon écart. Que j’oublie
l’image même de Sacha, de tout ce que j’ai pu éprouver dans ses bras. Que je
fasse le deuil d’un job de rêve.
Et que je me relance encore une fois dans ma quête du meilleur pour Mila.
10. Et si ?
Ruth ne se rend pas compte à quel point ses mots sont des coups de poignard.
Stan m’a expliqué qu’elle n’a jamais rien su des circonstances exactes du départ
de son fils. Qu’il ne lui a jamais rien dit pour ne pas lui faire de mal, qu’il ne
s’est jamais plaint auprès d’elle de ce frère absent. Aujourd’hui, je trouve ça
tellement injuste de voir avec quelle facilité elle l’intègre à sa vie, avec quelle
joie elle lui tend les bras, comme si elle n’avait pas souffert de son départ, ni de
son absence. Ruth n’a aucune rancœur. Elle ne voit que le bien…
– Est-ce que les médecins t’ont dit quand tu pouvais sortir ? lui demandé-je
sans répondre à sa question.
– Ils ne me disent rien, mais Alex se charge de tout ça…
– Oh…
Le coup est rude à encaisser. J’ai toujours été la seule à m’occuper de Ruth,
après Stan.
Ruth tapote ma main de ses doigts. Dans sa robe de chambre rose, ses
cheveux plus ou moins coiffés, elle a l’air si petite et pourtant si décidée. Je
m’apprête à me laisser convaincre quand trois petits coups brefs frappés à la
porte nous interrompent. Au sourire qui se déploie sur le visage de Ruth, je n’ai
pas besoin de me retourner pour savoir qui est entré dans la chambre.
Alex vient embrasser sa mère et s’assoit sur le fauteuil de l’autre côté du lit,
en face de moi. Je me contente d’un bonjour du bout des lèvres pour répondre au
sien, naturel. Banal.
Je ne lui adresse pas un seul regard, pas un mot non plus. Je m’enferme dans
mon silence, laissant à Ruth le monopole de la discussion. Ses yeux pétillent,
elle irradie de bonheur. Quant à Alex, sa voix est chaude, douce quand il
s’adresse à elle.
– J’ai trouvé une maison de repos, annonce soudain Alex. Je pense qu’elle
serait bien pour Ruth, mais j’aimerais avoir ton avis aussi, Flora. Ils peuvent
l’accueillir dès sa sortie d’ici.
– Ah oui ? fais-je, la voix quelque peu étranglée.
– Elle est assez bien située, à deux pas de New York, explique-t-il en me
tendant un prospectus. Très facile d’accès pour que nous puissions venir te voir,
Flora et…
– Ruth a toujours vécu à Newark, elle y a ses habitudes !
Je rêve !
– Oh Flora ! New York, c’est une très bonne idée, s’enthousiasme la vieille
dame. Je serai plus proche de Mila et toi ! Ce sera encore plus simple pour venir
me voir !
– Mais…
Alex ne me laisse pas le temps de continuer. Il lui parle du lieu, des jardins,
du calme… Je lui jette un regard noir mais ce que je lis dans ses yeux, à ce
moment-là, me fait perdre pied. J’y vois une tendresse infinie, cette même lueur
qu’a Mila quand elle me regarde lui raconter une histoire, le soir.
– Flora ?
La voix d’Alex me fait presque sursauter. Quand je croise son regard, quelque
chose en moi s’éveille.
– Oui ?
– Qu’est-ce que tu en penses ?
Cette fois, elle me lâche la main pour me laisser partir. J’attrape mon sac
quand une infirmière entre dans la chambre, nous apprenant qu’il est l’heure
pour Ruth de subir les examens de routine. Alex sort derrière moi. Je sens sa
présence dans mon dos, mais je ne me retourne pas. C’est assez dur comme ça
de le voir, il faut aussi que je lutte contre cette petite chose qui remue en moi
quand il est là, tout près.
– Je sais qui est Mila, me lance-t-il alors que je suis sur le point de partir. Tu
n’as pas non plus été très honnête avec moi !
Mon sang ne fait qu’un tour dans mes veines. Je reviens aussitôt sur mes pas.
Cette fois, c’est bien un éclat de douleur que je vois briller dans les yeux
d’Alex. Je l’ai blessé. Volontairement. Je n’en suis pas fière, mais je sortirais à
nouveau les griffes s’il me parlait encore de Mila.
***
Je fais les cent pas devant une Abby occupée à réaliser de nouveaux flyers
pour sa petite entreprise. Cette idée qu’il puisse s’imposer dans notre vie me
retourne le cœur.
Abby me traîne par la main jusqu’au bureau de son frère. L’ambiance est
calme en ce début de soirée. C’est la première fois que je mets les pieds dans un
bureau de campagne et tout autour de moi est source de curiosité. Mais je crains
de croiser Alan Bishop. Je me sens assez mal à l’aise vis-à-vis de lui après ce
que Stan lui a fait.
– Salut les filles ! nous lance Eddy en nous accueillant chaleureusement. Vous
avez une grande nouvelle à m’annoncer ? Qu’est-ce qui ne pouvait pas attendre ?
– Tu ne devineras jamais ! lui répond Abby en s’installant dans un fauteuil.
Abby et Eddy ne sont pas jumeaux mais ils ont un air de famille extrêmement
marqué. Roux tous les deux, ils ne se distinguent véritablement que sur la
couleur de leurs yeux, bleue pour Eddy, marron pour Abby.
– Alex… Alex ?
– Oui, ton pote Alex ! Celui qui est parti il y a quoi… cinq ans ?
– Vous l’avez vu ? nous demande-t-il, perplexe.
– Oui, enfin… surtout Flora. Il se fait appeler autrement maintenant. C’est
une longue histoire, on t’expliquera plus tard. Tu peux nous dire ce dont tu te
souviens de lui ? Comment il était avant cette histoire ?
– Eh bien… C’était un mec plutôt cool. On se voyait souvent chez lui, il était
un peu l’homme de la maison après le départ de leur ivrogne de père. Il prenait
sa mission à cœur, un peu trop même ! Il était toujours en train de sortir Stan de
ses mauvais coups. Un chouette type… Et vous dites qu’il est de retour ? Je n’en
reviens pas !
Alex veillait sur Stan ? Je n’en ai jamais entendu parler… Il a toujours été
question d’un fuyard, d’un lâche. Stan n’a jamais été plus loin que cet épisode du
meurtre et comme tout ce qui concernait son frère le mettait en colère, je n’ai
jamais cherché à creuser. La vie était déjà assez compliquée pour Ruth et lui, je
prenais garde à ne pas remuer le couteau dans la plaie. Nous allions de l’avant.
– Eddy, tu as lancé les événements sur Facebook ? Le planning est bon de ton
côté ? fait une voix grave mais familière dans notre dos.
– C’est OK pour moi, Alan ! J’ai prévu un point demain avec l’équipe pour
les premiers chiffres.
Je me retourne vers l’arrivant. Alan Bishop. Il est comme dans mon souvenir.
Je ne l’ai pas beaucoup vu ces trois dernières années, mais il n’a pas vraiment
changé, si ce n’est que ses tempes brunes se sont teintées de gris. Dans son
costume noir, ses pommes d’amour naissantes passent encore inaperçues. Bishop
prend soin de lui et ça se voit. La séduction fait partie intégrante de son statut de
candidat.
Je donne toutes les infos à Eddy, troublée par le plaisir qu’il éprouve à
retrouver cet ami perdu. Comme Ruth. Ils sont deux désormais à se réjouir de sa
présence. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que nous n’avons pas la même image en
tête ? Pourquoi personne ne s’inquiète de cette histoire de meurtre ?
Pourquoi est-ce que ce retour est perçu comme une bonne nouvelle ?
Le grand soir est arrivé. Celui que je redoute depuis qu’Abby m’a proposé de
travailler avec elle. C’est la soirée événement de la Care Robotics. Celle que j’ai
initiée, préparée, avant que ma remplaçante ne prenne le relai. Abby l’a eue au
téléphone ces derniers jours pour régler les derniers détails. Je n’ai rien voulu
savoir à son sujet, j’ai coupé les ponts avec cette boîte. Et visiblement, tout
continue de tourner puisque d’ici deux heures Alexeï Leskov va présenter son
robot Pio aux investisseurs et à la presse new-yorkaise.
Du moins, je l’espère !
Une jeune femme, tirée à quatre épingles, petites lunettes vissées sur le nez,
vient d’attraper Abby par le bras comme elle l’aurait fait avec une bouée de
survie en pleine tempête en mer. Elle est au bord de la crise d’angoisse.
Je me fige sur place lorsque, surgi de nulle part, j’aperçois Alex marcher dans
notre direction.
– Abby, vous avez fait du bon travail, glisse Alex en regardant autour de lui
avant de poser les yeux sur moi. Flora, je ne m’attendais pas à te voir ici.
Ses yeux bleus, rendus plus sombres par les lumières tamisées de la salle,
plongent en moi. Une légère barbe brune, soigneusement taillée, un costume
impeccable, Alex n’a rien perdu de son assurance. Ni de son magnétisme.
Il est prêt… Les portes n’ont plus qu’à s’ouvrir pour qu’Alexeï Leskov entre
en scène.
– Je… Abby m’a proposé de travailler avec elle, le temps que je trouve autre
chose.
Je ne trahis rien devant lui. Nos regards ne se quittent pas, notre échange est
silencieux. J’entends la voix de Lindsay qui tente, tant bien que mal, d’attirer son
attention.
Mon amie est très vite accaparée par d’autres questions, m’évitant ainsi de lui
répondre. Je file dans mes quartiers, perturbée.
– OK, OK…
Pas le temps pour les états d’âme, donc. À moi de savoir faire la part des
choses ce soir. La réussite d’Abby est tout ce qui compte. Et malgré moi, je ne
peux pas m’empêcher d’éprouver, à mon grand étonnement, un soupçon de
plaisir. Je serai finalement au cœur de l’événement, de cette soirée que j’ai
imaginée. Je ne suis plus actrice du lancement de Pio, mais je serai tout de même
spectatrice de la suite de ses aventures.
Heureusement que tous ces gens ne m’ont jamais vue en vrai… Ce serait
assez compliqué d’expliquer pourquoi je suis serveuse ce soir…
C’est en revanche moins serein avec Lindsay. Accrochée à ses notes, la jeune
femme semble dépassée par les questions. Ses propos sont incohérents, son
malaise palpable. Elle ne captive pas ses interlocuteurs et perd rapidement leur
attention.
Alex…
– Flora ! J’ai besoin de toi ! dit-il aussitôt en s’approchant de moi. Lindsay est
en train de me lâcher, viens m’aider. Je ne peux pas gérer tout seul, il y a trop de
monde.
Il se tient devant moi, crispé. Je lis dans ses yeux une vraie contrariété. Pour
qu’il vienne me demander mon aide, la situation doit être grave.
– Vas-y, ça ira pour moi ! Alexeï, vous ne m’en voudrez pas si le service est
un peu plus lent, mais je crois que vous avez d’autres priorités ce soir.
– Absolument !
Alex se tourne vers moi, attendant ma réponse.
– OK, c’est bon ! Mais je le fais parce que cette soirée est un peu la mienne.
C’est pour Pio, pas pour toi !
– Parfait ! Je ne te demande rien de plus. Juste de ton temps.
– Donne-moi cinq minutes pour me changer !
Je file dans les vestiaires, le cœur battant. J’aime ce que je ressens à cet
instant précis. Je me sens l’âme d’une guerrière, d’une sauveuse. J’ai envie
d’entrer dans cette salle et de montrer toutes les capacités de Pio.
Je défais mes cheveux, leur donne un coup de brosse rapide, sous le regard
pesant d’Alex.
Mon tablier finit au fond de mon vestiaire. En tailleur pantalon noir, chemise
blanche, je dois absolument perdre le look serveuse pour gagner en crédibilité.
J’essaie de faire au plus vite, mais la présence d’Alex à mes côtés me perturbe
malgré moi. Pour me donner une contenance, je lui assigne une série de tâches :
– Allons-y !
Tout le reste.
– Merci, murmure-t-il.
Mon badge…
Partir… Fuir cette tension… C’est le frère de Stan, je ne dois pas l’oublier !
Lindsay gagne en confiance. Alex nous observe et je lis dans son regard la
même admiration qu’à San Francisco.
***
– Quelle soirée ! s’exclame Abby, accoudée au bar. J’ai bien mérité de finir
ces bouteilles.
Je souris. L’adrénaline retombe pour moi aussi. Autour de nous, les seuls à
s’activer appartiennent au service de rangement de la salle. Je flotte sur un nuage
de satisfaction. À voir l’enthousiasme de la majorité des invités quand ils sont
partis, je peux dire que la soirée a été un succès.
Je fixe ma coupe. J’essaie de me convaincre que je peux rester là, devant lui,
sans rien éprouver de particulier. Je rêverais de ne ressentir que de l’indifférence.
Ce serait ma victoire. Mais ça n’est malheureusement pas le cas…
– Je suis la sœur d’Eddy, enchaîne Abby. Je sais que vous n’êtes pas vraiment
Alexeï Leskov. Vous auriez pu me reconnaître, vous êtes venu chez moi. Mais
j’étais gothique à l’époque, brune…
– Abby, la petite Abby ! Oui bien sûr ! Je me souviens plutôt d’un bruit de
porte qui claque vous… te concernant.
– C’est vrai, j’ai eu une période un peu rebelle…
– Abby a connu Stan, aussi, lâché-je brusquement pour interrompre leurs
souvenirs heureux.
Pourquoi est-ce que je me sens obligée de faire ça, remettre les points sur les
i, rappeler le mauvais pour effacer le meilleur ?
– Je vais vous laisser, nous glisse Abby, rejoint par un serveur. J’ai deux trois
petites choses à finir de ranger ici. Eddy serait content de te revoir, Alex.
– Ça me ferait très plaisir aussi !
Je me penche vers l’arrière du bar pour attraper mon sac que j’ai déposé
quelques minutes plus tôt. Mais un coup de coude maladroit fait valser un
Cosmopolitan à peine entamé sur le costume d’Alex.
– Merde !
J’ignore son allusion à notre rencontre. J’essaie de réduire les dégâts sur sa
veste autant que possible. Je ne sais pas pourquoi je m’acharne autant. Enfin si,
je sais… Ça me donne une excuse pour ignorer le trouble grandissant qui
s’éveille en moi.
Mais tout va très vite. Alex presse ma main un peu plus, la pose sur son torse
pour m’attirer contre lui. Ses lèvres frôlent les miennes. C’est doux, chaud à la
fois. Mon corps s’embrase, les frissons provoquent un black-out dans mon
cerveau. Tout s’éteint dans mon esprit, mes réticences, mes dernières défenses…
Je l’embrasse moi aussi.
Son regard est magnétique quand j’ouvre les yeux à nouveau. Il m’entraîne
loin du bar, dans une pièce annexe près des vestiaires, qu’il prend soin de
refermer derrière lui avec le verrou. Sans lâcher ma main, il m’attire contre lui et
m’embrasse à nouveau, dans la pénombre des lieux. Seuls, plus rien ne retient
nos gestes. Ni la fougue d’un désir refoulé.
J’aimerais encore avoir un peu de contrôle, je pense un instant à lui crier stop,
lui rappeler pourquoi on ne peut pas.
Mais je n’en suis déjà plus là. J’ai atteint ce point de non-retour, ce moment
où l’on bascule complètement dans le lâcher prise. Je ne pense plus aux
conséquences, je ne pense plus tout court. Je suis dans le ressenti, dans le désir,
dans l’envie de revivre cette même étreinte que dans sa chambre, à San
Francisco.
Il n’y a que dans les bras de Sacha que je me sens assez en confiance pour
baisser mes défenses.
Voilà c’est ça, je suis attirée par Sacha, pas par Alex.
Ses mains dans mon dos, ses lèvres se séparent des miennes pour se glisser
vers ma gorge. Les yeux fermés, je respire son parfum, son odeur si masculine,
si envoûtante.
Mais il se fige.
– Je peux m’arrêter, je peux te laisser ici, partir tant qu’il est encore temps. Je
ne tiens pas à être celui qui…
– Je ne veux penser à rien d’autre qu’à tes bras… Sacha… Pas de passé entre
nous, juste ce moment, chuchoté-je presque.
Mes deux mains sur la douce barbe de ses joues, c’est moi cette fois qui
l’attire pour l’embrasser. Je le désire, je veux son corps, je veux sentir cette
chaleur presque volcanique entre nous. Nous ne devons pas être ensemble. Je le
sais pertinemment. Et cette interdiction, que nous nous imposons, réveille encore
plus le feu qui naît en moi.
C’est parce que je ne sais pas s’il y aura une prochaine fois entre nous que j’ai
tant envie de me fondre dans ses bras. Que notre attraction est si puissante,
presque animale. Que lui non plus ne cherche pas à retenir ses gestes.
Nous avons beau être dans le contrôle, l’attirance, elle, se joue complètement
de nous et fait absolument ce qu’elle veut.
Sacha se laisse apprivoiser par mon baiser, ses mains reviennent sur moi et le
bout de sa langue se glisse vers la mienne.
Il n’y a plus rien entre nous qu’un désir grandissant. Mon corps réagit et se
plaque un peu plus contre lui, comme s’il voulait fusionner avec le sien. Ne faire
plus qu’un juste par le contact de nos épidermes. Au-dessus de nos deux êtres,
autour de nous, de notre bulle, de notre fusion, j’imagine les éruptions solaires,
des panaches de fumées incandescentes. Sacha n’est plus fait de glace, mais bien
de feu. Je le sens dans ses gestes, dans son souffle. Il a baissé ses défenses pour
mieux s’approcher de moi.
Ce qui est en train de se passer ne regarde plus que nous. Uniquement nous.
Sacha glisse sa main sous mon chemisier blanc. Il n’est pas question de
m’effleurer, ses caresses sont précises, assurées. J’aime quand il ne calcule pas
ses gestes, qu’il ne tergiverse pas. Nous sommes dans l’urgence. Nous ne
pouvons pas prendre notre temps au risque de nous faire rattraper par la raison.
Le temps ne concerne que les couples.
Je n’imagine pas me laisser aller dans les bras d’un seul autre homme que
lui.
Debout l’un contre l’autre, notre baiser devient langoureux. Je profite de cette
accalmie pour lui ôter sa veste, défaire sa cravate. Nous sommes tellement
accrochés l’un à l’autre que mes gestes sont difficiles, restreints. Mais je ne
recule pas, je ne fais pas un seul pas en arrière. Et Sacha ne m’en laisse pas la
liberté, comme s’il craignait que la moindre distance entre nous suffise à rompre
la magie du moment.
Pourtant, c’est lui le premier qui s’éloigne de mes lèvres pour regarder autour
de lui. Dans notre précipitation, nous n’avons allumé aucune lumière. Nous ne
savons rien de ce qui nous entoure ou de ce qui pourrait nous apporter un peu
plus de confort.
Sacha sort son téléphone de sa poche, sans jamais rompre le contact avec moi.
Cette lampe torche improvisée parcourt les lieux. La pièce est presque vide. Une
table, des chaises, des fauteuils de bar…
Je regarde autour de moi. Partir, c’est courir le risque de voir notre désir
s’envoler.
Hors de question.
J’acquiesce de la tête. Je n’ai pas bougé, mes deux mains sont toujours posées
sur son torse, sur le tissu humide de sa chemise.
Sacha attrape sa veste et la pose sur la table. Il s’empare d’une chaise pour
l’installer à ses côtés. Quand il se retourne vers moi, il me tend la main pour que
je le rejoigne. Je comprends ce qu’il attend de moi. Aussitôt, je m’assois sur
cette couche improvisée alors qu’il pose son téléphone sur le siège pour nous
apporter un peu de lumière.
Sacha me couve des yeux. Il prend sa place, entre mes cuisses, et d’un geste
puissant, attire mon bassin contre le sien. Je déboutonne les boutons de mon
chemisier. Il ne bouge pas, me laisse faire. Il assiste au spectacle de mon
effeuillage, un petit sourire aux lèvres, le regard brûlant. Je laisse le vêtement
glisser au sol alors que Sacha pose son doigt entre mes deux seins et descend
jusqu’à la lisière de mon pantalon.
Les ombres dans la pièce dansent autour de nous. C’est comme si nous avions
plongé dans la quatrième dimension, que nous vivions ce moment en noir et
blanc… Cette ambiance m’électrise un peu plus tellement elle me paraît irréelle.
Mais une décharge, tout en bas, me sort de ces considérations ésotériques. Sacha
n’a pas fait qu’enlever mon pantalon, ma culotte était elle aussi du voyage.
Un jour, peut-être, je le remercierai pour ça. Je lui dirai qu’il m’a fait du
bien. Malgré tout…
Mon cœur bat la chamade. J’ai décoché ma flèche, mis un terme moi-même à
cette relation inavouable, coupable. Sacha n’a pas cillé, mais j’ai senti une
pression plus forte dans ses mains, sur ma peau.
Nos corps se pressent l’un contre l’autre. Plus rien ne compte à présent que ce
qui s’apprête à se passer. La rencontre de nos désirs, les adieux de deux êtres qui
semblaient si bien s’entendre. Avec l’énergie qu’il me reste avant que la réalité
ne m’emporte loin de lui, je défais sa ceinture, ses boutons. Rapide, experte dans
mes gestes, agile de mes doigts, j’aide Sacha à se défaire de ses barrières de
tissus. Aussi empressé que moi, il attrape son portefeuille avec dextérité dans la
poche de sa veste, derrière moi.
Dans une autre situation, j’aurai souri, relevé cette habileté. Mais pas
maintenant. Plus rien ne compte que l’assouvissement de notre désir.
Quand Sacha se glisse en moi, je m’accroche à lui, entoure son bassin de mes
jambes. Il bouge doucement, attentif à la moindre de mes réactions.
Sacha s’allonge sur moi, autant que le permet notre position. Ses mouvements
de bassin me font perdre la tête. Je suis à lui, complètement, pleine de désir et
d’excitation. Nos baisers sont entrecoupés de soupirs. Lui et moi tombons dans
le gouffre de cette folie, emportés par le plaisir. Je jouis une nouvelle fois, contre
lui, en murmurant son nom, mes doigts emmêlés à ses cheveux. Dans un dernier
mouvement de bassin, il se laisse aller à son tour…
Pour ne pas me faire mal, il se redresse et m’attire contre son torse musclé.
Pour rien au monde je n’aimerais quitter ses bras. Aussi inconfortable et
impersonnelle que soit cette pièce, je n’ai aucune envie de partir d’ici.
C’est arrivé.
Deux fois.
J’ignore tout de cette petite voix dans ma tête qui me rappelle sans cesse que
l’autre soir était une erreur, que je n’aurais pas dû, que je suis encore un peu plus
perdue.
Mais il n’est plus l’heure pour les regrets. C’est fait. Et c’était la dernière fois.
Je redoute de croiser Alex. J’ai beau décider que c’est fini, je n’ai aucune
idée de la façon dont mon corps va réagir !
Je vais le savoir d’ici peu. Aujourd’hui, nous emmenons Ruth dans cet institut
que lui a trouvé Alex.
Mila se détourne volontairement de moi pour ne pas voir les signes que je lui
fais. Dans sa petite salopette bleue et son T-shirt blanc, elle n’a jamais autant
ressemblé à son père.
Bishop m’entraîne par le coude vers Mila. Son ton paternaliste me surprend.
Je ne savais pas qu’il se faisait autant de soucis pour moi.
– La mort de Stan m’a affecté, reprend Bishop. Le fait qu’il se suicide sur un
de mes chantiers, qu’il ait essayé de me voler, c’est un peu comme si j’étais lié à
son destin… Et le tien, et celui de Mila, par la même occasion, ajoute-t-il pour
justifier son intérêt. Tu ne méritais pas ça.
– Vous n’êtes pas responsable de sa mort, Stan a été malhonnête envers vous,
vous n’avez pas à vous occuper de moi comme ça ou…
– C’est peut-être parce que je n’ai pas eu d’enfant que je m’inquiète pour toi.
Je pourrais être ton père, sourit-il. Tu vois régulièrement ce Sparks ?
– Euh… Non… Pas vraiment… De temps en temps.
– Tant mieux. Il ne faudrait pas que tu manques de discernement à son sujet.
Il est ici sous une fausse identité, si la police le croise, qui sait ce que la justice
lui réserve… Les Sparks en ont déjà bien assez fait comme ça pour te nuire à
nouveau !
Les Sparks…
À la façon dont il prononce ce nom avec mépris, mon poil se hérisse. Je suis
touchée qu’il s’inquiète pour moi, mais pas qu’il dénigre ma famille. Et qu’est-
ce qu’il sous-entend ? Que je ne sais pas m’entourer ? Que je choisis mal mes
relations ?
– Le retour d’Alex Sparks ne me concerne pas. J’ai déjà bien trop à faire dans
ma vie pour m’occuper de celle des autres, rétorqué-je un peu trop froidement.
– C’est bien, je vois que tu es raisonnable. Eh là, attention !
Bishop me lâche le bras pour se baisser près de Mila qui courait vers nous et
vient de trébucher. Sans même me demander la permission, il l’attrape pour la
soulever du sol et la garde contre lui, dans ses bras. Voir Mila avec lui me crispe.
Je n’ai pourtant rien à craindre de Bishop. Ce doit être un pur réflexe pour lui.
Combien d’enfants prend-il dans ses bras depuis qu’il est en campagne ?
Bishop et moi nous retournons d’un même mouvement. Alex est en train de
traverser le parc pour nous rejoindre. Du coin de l’œil, je vois le sourire
bienveillant de Bishop s’envoler.
Quand Alex parvient à notre hauteur, l’atmosphère se glace. L’accueil est tout
aussi frais du côté du candidat en campagne.
Son regard se porte sur Mila, puis sur moi. Comme si lui non plus n’aimait
pas voir ma fille dans les bras de Bishop. J’éprouve aussitôt un étrange et
inattendu sentiment de sécurité. Je tends les bras vers Mila pour la récupérer.
Elle ne se fait pas prier pour se jeter sur moi, obligeant Bishop à la lâcher.
– Flora, n’oublie pas ce que je t’ai dit, finit-il par me dire en retrouvant son
éternel sourire bienveillant.
Il nous quitte en caressant la joue de Mila, mais sans adresser un seul mot ni
un regard à Alex.
Il se retourne vers moi alors que je dépose Mila au sol. La petite fille le
regarde d’un air curieux.
– Alors c’est toi la petite Mila ? Je m’appelle Alex, lui dit-il aussitôt en se
plaçant à sa hauteur. J’ai beaucoup entendu parler de toi, tu sais.
J’écarte cette soudaine prise de conscience. Les regards de Mila et Alex sur
moi se font pesants. La première veut savoir qui est cet autre inconnu et le
second doit se demander pourquoi la petite fille ne répond pas.
Ma fille ne se fait pas prier et se précipite sur le toboggan. Mais elle ne lâche
pas Alex des yeux. Elle doit sentir qu’il se passe quelque chose.
– Mila ne peut pas t’entendre, expliqué-je à Alex sans quitter ma fille des
yeux. Elle est malentendante de naissance. Si tu veux communiquer avec elle, il
faut signer. Ou articuler doucement, elle commence à lire sur les lèvres.
Je le laisse digérer la nouvelle pendant que je joue un peu avec Mila. Quand il
nous rejoint, il ne retente rien avec elle. Son sourire s’est effacé.
Il doit être mal à l’aise devant son handicap. Comme beaucoup.
Il me laissera tranquille.
– Il est temps d’y aller, annoncé-je. Tu n’as pas de place pour Mila dans ta
voiture, on te rejoint là-bas.
– OK, se contente-t-il de me dire.
Mila et moi partons main dans la main, laissant Alex derrière nous. Il n’a rien
dit, rien fait. Je ne comprends même pas pourquoi il est venu jusqu’ici. Si la fille
de son frère avait été entendante, est-ce que la situation aurait été différente ?
***
Chez Ruth, l’ambiance est plus joyeuse. Mila et sa grand-mère jouent dans le
salon alors qu’Eddy, venu donner un coup de main et revoir Alex par la même
occasion, s’occupe dans la chambre de ce dernier, restée en l’état depuis son
départ. Alex est heureusement arrivé avant nous, je n’ai pas eu à vivre le
spectacle de leurs joyeuses retrouvailles.
Il n’y a plus rien de Stan ici, je me suis occupée de ses affaires après sa mort
pour que Ruth ne vive pas dans le passé. Dans la chambre de la vieille dame, je
m’active. Tout le monde semble heureux, j’ai l’impression d’être la seule à ne
pas partager l’excitation collective. La réaction d’Alex a jeté un froid dont je
n’arrive pas à me défaire.
Alors que je m’attarde dans le salon à emballer les dernières babioles, Alex
ferme les boîtes de déménagement. Je ne vois pas tout de suite Mila se lever et
aller vers lui. C’est la voix d’Alex, plus douce, la même que celle qu’il prend
avec Ruth, qui me fait me retourner.
Mila lui adresse un sourire timide et désigne une vieille peluche, encore
attachante malgré les affres du temps. Alex n’a plus rien de cette froideur qu’il a
eue dans le parc à son égard. Bien au contraire, son attitude est pleine de
bienveillance.
– Tu veux mon ours ? Il est un peu vieux mais s’il te plaît, tu peux le garder.
Quand Alex le tend à Mila, le visage de la petite s’éclaire. Elle se tourne vers
moi, fière de ce cadeau.
– Tu as trop de peluches dans ton lit, Mila, dis-je en signant, un peu troublée
par cet échange.
La petite serre le nouvel adopté dans ses bras et prend cet air buté que je lui
connais bien.
– Mila ? ajoute Alex en attirant le regard de la petite. Il est à toi, n’écoute pas
ta maman.
Et cela fait une semaine que je n’ai pas croisé Alex. Tant mieux. Plus je mets
de la distance, moins il occupe mes pensées.
Je me lève presque d’un bond pour lui serrer la main et sortir d’ici. Je n’ai
plus de temps à perdre. Il faut absolument que je trouve les garanties nécessaires.
Appart, job… je suis au pied du mur.
***
– Je ne peux pas leur dire que je suis serveuse pour Abby, ça ne fait pas du
tout sérieux, soupiré-je devant un café, avec mes parents dans leur cuisine.
– Je peux peut-être te trouver quelque chose dans une société pour laquelle je
travaille… Mais ça ne serait que provisoire et sans doute pas dans ton domaine,
propose mon père, aussi abattu que moi.
– Ce n’est pas le moment de se décourager, riposte ma mère. Il peut s’en
passer des choses en une semaine…
– Mais je n’ai aucun entretien, aucun contact concluant ! C’est d’accord,
Papa, je suis prête à accepter n’importe quelle offre de job, du moment qu’elle
m’offre toutes les garanties qu’on me demande !
Elle aura lieu ! Je remuerai ciel et terre pour qu’on garde notre place !
[Oui !
Passe quand tu veux !]
En moins de vingt minutes, Abby est là. Nous nous installons dans le jardin
autour d’un thé glacé.
– J’ai une bonne nouvelle à fêter, dis-je en levant mon verre. J’ai eu l’appart !
– Ah, génial ! s’exclame-t-elle. Ça tombe vraiment bien avec ce que j’ai à
t’annoncer… Et à te proposer aussi… Mais dis-toi que je ne te force pas la main,
que je ne t’en voudrai pas si tu refuses, OK ?
– Tu m’intrigues. Qu’est-ce que tu veux me demander ?
– Ton appart, il a trois chambres…
– Oui…
– Alors voilà. Tu te souviens quand tu m’as proposé de monter ma petite
entreprise à New York plutôt qu’à Newark ? Ça a fait son petit chemin dans ma
tête et avec la soirée d’Alex, c’est devenu une évidence ! J’ai eu deux appels
déjà pour des soirées d’entreprises ! Alors, j’ai peut-être trouvé un local, il ne me
resterait que l’appart… Mais je me suis dit : et pourquoi ne pas faire une coloc
avec ma copine ?
Je laisse Abby mariner un peu et se débattre avec ses arguments. L’idée d’une
coloc avec elle m’enchante. Bien sûr, elle pourrait m’aider avec Mila, mais je
vois surtout le soutien que nous pourrons nous apporter. Et les soirées à papoter
pour se changer les idées.
– C’est qu’avec Mila c’est une vie calme et rangée qu’on va avoir… Tu ne
risques pas de t’ennuyer ?
– Je suis comme toi ! Priorité à ma boîte et à ma vie professionnelle !
– Écoute, je ne sais pas…
– La cuisine ! Je ferai la cuisine. Tous les jours !
Abby ouvre de grands yeux, me supplie presque. Je suis sûre qu’elle aurait
réponse à tout si j’émettais la moindre objection.
– OK !
– OK ? Tu acceptes ?
– Mais bien sûr ! Oui ! J’avais pensé à cette chambre en plus pour mes
parents, mais on trouvera un moyen de s’arranger !
– Génial ! Ça va être génial !
Nous trinquons une seconde fois. Si la journée a mal commencé, elle prend un
tour plus plaisant. J’ai gagné un appart et une colocataire. Il reste quand même à
trouver le plus épineux. Le job qui m’offrira la garantie attendue par tous, la
promesse que je pourrai payer mon loyer et l’institut. Devant mon air soudain
sérieux, Abby me pousse à lui raconter ce qui me tracasse.
Je soupire. La perspective de faire appel à Alex me rebute. Mais Abby n’a pas
tort. Je ne peux pas perdre la place de Mila pour des raisons personnelles… Son
avenir est bien plus important que mes états d’âme.
***
Jeudi 10 août.
Je raie la date sur mon calendrier. J’ai jusqu’à demain pour trouver un job.
L’agent immobilier a été conciliant et m’a remis les clés de l’appart. Je doute que
le directeur de l’institut de Mila se montre aussi compréhensif. Depuis deux
jours déjà, j’angoisse à l’idée de devoir appeler Alex.
Je suis bien trop gentille, je le sais. D’autant que je dois prendre Mila avec
moi. Mais le fichier de contacts, c’est la base de notre communication. Je le sais,
c’est moi qui l’ai fait. Avec un suivi minutieux, des annotations utiles… Le
perdre est préjudiciable.
Mais je jure que c’est la dernière fois que je lui sauve la mise !
Il me faut peu de temps pour installer Mila dans son siège à l’arrière de la
voiture de ma mère.
Je reprends en main mon ancien ordinateur et le bazar que j’y trouve me fait
peur. Mais comment fait-elle pour retrouver ses dossiers ? Je sens son regard
par-dessus mon épaule, son stress aussi. Heureusement pour elle, il me suffit de
restaurer une ancienne sauvegarde pour retrouver le fichier en question.
Je ne m’attarde pas. J’ai réussi ma mission et je ne tiens pas à croiser Alex ici.
Je me refuse même un regard vers la petite remise. Je rêve de prendre mes
distances, mais tout me pousse à rester là, en orbite, autour d’Alex. Et d’Alexeï
qui vient de sortir de l’ascenseur.
Je ne vais quand même pas lui dire que je me baladais dans le quartier et que
j’ai eu envie de monter !
– Flora ? Un problème ?
– Non… Je…
– Mon travail, ton travail, tout ça finit par payer, me dit-il en plongeant son
regard dans le mien.
– Tu veux dire, le travail de Lindsay, rectifié-je, troublée malgré moi par le
bleu puissant de ses yeux.
– Non, je parle bien de toi. Tu manques ici. On aurait pu aller tellement plus
loin, plus vite ensemble.
– Je ne pouvais pas continuer à travailler pour toi… murmuré-je presque,
touchée.
– Je respecte ta décision. Mais c’est un gâchis à mes yeux.
– À tes yeux d’entrepreneur ? relevé-je, le défiant du regard.
– Non.
– Et Mila ? Ruth m’a parlé de l’institut où tu souhaites la mettre. La rentrée
approche, non ?
– Oui.
Je ne peux pas en dire plus, je ne peux pas m’ouvrir à lui sur mes ennuis.
C’est impossible !
– Flora… J’ai tellement de questions à te poser… Sur Mila, sur Stan… Est-ce
que l’argent qu’il t’a laissé suffit à couvrir vos frais ? me demande-t-il.
– L’argent ? Tu veux parler de l’héritage de votre oncle ? souris-je devant tant
de naïveté. Stan n’avait plus rien à sa mort. Sinon, Ruth aurait été beaucoup
mieux entourée.
– Tu n’as donc rien ? me demande Alex, à la fois surpris et contrarié.
– J’ai ce qu’il me faut pour vivre.
C’est maintenant qu’il faudrait que je lui dise que je ne peux pas payer
l’institut, que je suis à deux doigts de perdre la place de Mila. Je sais qu’il
m’aiderait, j’en suis persuadée. Mais je n’y arrive tout simplement pas.
Et me sortir de là !
– Ne me dis pas que c’est encore un problème avec ma mère, murmure Alex.
– Tu es sûr que ça va aller ? Tu ne sais même pas communiquer avec elle, elle
ne te connaît pas vraiment.
– Je me débrouillerai. Va à cet entretien l’esprit serein. Prends ma carte, tu
peux lui dire de m’appeler s’il veut une recommandation à ton sujet. Je garde
Mila, tu t’occupes de décrocher ce job, OK ?
– Mila, tu vas rester avec… Alex. Je n’en ai pas pour longtemps, d’accord ?
Sois sage !
Ma petite puce me serre contre elle avant de jeter un œil dubitatif à son oncle.
Moi non plus je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure idée…
À travers la baie vitrée, j’aperçois Bishop. Nos regards se croisent. Très vite,
il nous rejoint.
Si je le savais…
– Alan, vous connaissez cette jeune femme ? lui demande son dir com,
soudain ranimé. Je la reçois pour un job chez nous, mais…
– Parfait ! Vous avez très bien choisi, l’interrompt-il en m’adressant un clin
d’œil. Flora est une jeune femme dynamique, on a besoin de quelqu’un comme
elle pour alimenter les nouveaux canaux de communication.
– Je n’ai pas encore choisi, je ne pensais pas qu’on…
– Une personne de plus vous soulagera, Frantz. Et il faut savoir encourager la
jeunesse !
– C’est vrai, Alan, vous avez raison. Flora pourra sans doute s’occuper de
votre plus jeune électorat et…
– Parfait ! Félicitations, Flora ! Frantz, je vous laisse gérer avec les RH pour
son contrat ! Bienvenue dans l’équipe !
Bishop nous quitte, nous laissant, Frantz et moi, aussi surpris par ce qui vient
de se passer. Si je jubile d’avoir décroché un job, le dir com en revanche est en
train de comprendre qu’il a été manipulé. Je ne lui laisse pas le temps d’aller
plus loin dans sa réflexion, on ne sait jamais !
– Merci beaucoup, dis-je en lui tendant la main. Je vous laisse m’appeler pour
la signature du contrat ?
Quand j’attrape mon téléphone pour prévenir Alex de mon arrivée, je trouve
un message de sa part.
Je ne réalise pas ce que je viens de vivre. J’ai un job. Avec l’aide de Bishop.
D’habitude, je n’aime pas trop le piston, mais son intervention me sauve la vie.
Bishop me donne un coup de pouce comme il l’a fait avec Stan. À moi de lui
prouver qu’il a eu raison de me faire confiance.
***
Nous entrons tous les deux dans le salon. Impossible de ne pas repenser à mes
moments passés ici. Mais je refoule tout. Absolument tout.
– Je ne savais pas ce qu’elle aimait, j’ai choisi un peu au hasard… Elle est
redoutable à cache-cache !
– Tu as joué à cache-cache ?!
– J’ai le poste, lui avoué-je. Ça n’était pas gagné, mais Bishop est intervenu
en ma faveur.
– Bishop…
– Oui… Bishop. Tu as un problème avec lui ? lui demandé-je, un peu
contrariée qu’il ne me félicite pas. Ça a un rapport avec Stan ?
– Stan ?
– Oui, Stan… Stan et Bishop… Tu ne sais rien des circonstances de sa mort ?
– Non…
– C’est vrai, tu étais loin… à l’autre bout du monde quand ça s’est produit,
remarqué-je un peu trop durement.
Je contiens l’émotion qui m’étreint la gorge et lève les yeux au plafond pour
empêcher les larmes de couler.
Alex se lève d’un bond, le visage fermé. Ses yeux n’expriment aucune
tristesse, mais de la colère. Pourquoi ?
– Je suis désolé, Flora, se reprend Alex, adouci. Je ne veux pas te mêler à tout
ça.
Il revient vers moi, essaie de me prendre dans ses bras. Je suis trop en colère
pour me laisser aller. Et je ne tiens pas à ce qu’il me touche.
Alex baisse la tête. Il n’a pas envie de se battre. Moi non plus. Je veux juste
qu’il me laisse tranquille.
– J’ai du travail ce soir, finit-il par ajouter. Fais comme chez toi. J’ai fait
installer un lit à côté de Mila dans ma chambre, si tu veux rester auprès d’elle.
Commande ce que tu veux si tu as faim.
Je secoue la tête, dépassée. Je ne suis pas sûre que lui et moi trouvions un jour
un terrain d’entente.
Cette nuit-là, alors que je me faufile dans la cuisine pour boire un verre d’eau,
j’entends une nouvelle fois Alex en prise avec ses cauchemars.
15. Guerre froide
Abby lui jette un regard noir quand son frère s’effondre sur son carton.
– Non, et je ne le force pas à parler. Je connais Alex depuis qu’on est petit,
jamais il n’aurait pu tuer quelqu’un. Il a toujours été l’homme de la maison, il a
dû se passer quelque chose qui nous dépasse pour qu’il ait fui de cette façon. Il
parlera peut-être plus tard…
Alex ne parle pas non plus à Eddy ? Il n’a donc confiance en personne pour
partager ses secrets ?
Je pose mon pinceau, soulagée de faire une pause. Mon épaule droite
commence à me faire souffrir.
La tornade rousse nous interrompt en nous lançant des bouteilles fraîches que
nous accueillons avec plaisir. La discussion s’oriente sur les projets d’Abby et
Eddy ne cherche plus à remettre Alex sur le tapis. Puis tout le monde se remet au
travail.
Le frère et la sœur se tournent vers moi, s’attendant sans doute à ce que j’aie
moi aussi reçu un message.
Si Alex fait une soirée, je ne suis pas sûre de compter parmi les invités. Notre
dernier échange était plutôt glacial et il était déjà parti quand Mila et moi nous
sommes réveillées le lendemain matin.
Mais mon téléphone vibre à son tour dans la poche arrière de mon short.
Peut-être qu’il veut que je sois là pour sauver sa soirée des bourdes de
Lindsay.
***
Alex ne tarde pas à nous apercevoir et offre à Eddy une accolade très
chaleureuse.
– Je suis désolé pour l’autre soir, commence Alex en se tournant vers moi,
sans lâcher mes doigts. J’ai beaucoup réfléchi et je comprends ta défiance vis-à-
vis de moi. Mais je te montrerai que tu peux avoir confiance en moi.
Son regard grave plonge dans le mien. Nous sommes proches l’un de l’autre,
sans doute plus que nous l’étions dans cette remise. Je sens la pression de sa
main. Je m’attends à ce qu’il m’embrasse, ou juste qu’il me serre contre lui. Mon
corps en a envie. Même ma tête est lasse de nos combats éternels. Mais il se
retient. Il n’ira pas plus loin. Pas si je ne l’y encourage pas.
La barrière entre nous est immense. Je ne suis pas sûre qu’on arrive un jour à
la dépasser…
– Je…
– Ne dis rien. Je ne voulais pas de malentendus entre nous ou de malentendu
irréversible. Je ne veux pas m’imposer entre le souvenir de Stan et toi. Tout ce
qui s’est passé entre nous, ça n’arrivera plus. Je te le promets. Mais laisse-moi
une petite chance d’entrer dans la vie de Mila. C’est tout ce qu’il me reste de
mon frère…
Je suis touchée en plein cœur par ses propos. Alex et moi… Plus d’intimité,
plus de culpabilité… Je devrais me réjouir mais ma gorge se serre.
Nous revenons sur nos pas, au cœur de la réception, plus tranquillement, sans
urgence. Alex a lâché ma main et ma peau porte encore le souvenir de sa
chaleur, de sa force aussi. Il me tend une coupe dans un sourire sincère et
détendu. Son iris bleu pétille. C’est Sacha que j’ai en face de moi et je suis
troublée.
C’est encore plus vrai quand il se met brusquement à parler en russe pour
interpeller un gaillard installé au bar, devant Abby qui s’active. L’homme,
impressionnant par sa taille et sa carrure, nous rejoint. Ses yeux se posent sur
moi et il souffle quelque chose que je ne comprends pas à Alex.
Sacha…
Je rougis malgré moi sous le regard amusé d’Alex. Amusé mais empreint
d’autre chose… Mais quoi ? Je laisse les deux hommes se parler en russe et
m’éclipse pour rejoindre Abby. J’ai besoin de me remettre de mes émotions !
Une idée germe dans ma tête au cours de la soirée et je cherche Lindsay pour
lui en parler. Quand je la trouve enfin, je lui explique brièvement. Ses yeux
s’agrandissent, tandis qu’elle se trouve convaincue à son tour, et elle alpague
Alex pour lui en toucher deux mots devant moi.
– Flora, attends !
Alex a quitté ses invités pour me rejoindre.
Soudain, des crissements de pneus nous font tourner la tête d’un même
mouvement, vers la chaussée. Une voiture ralentit à notre hauteur. Je ne
comprends pas tout de suite ce qui nous arrive. Alex a le réflexe de me pousser
au sol alors que j’entends des coups de feu tonner près de nous.
À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
16. Incompréhension
Du sang !
Je suis bouleversée, j’ai du mal à tenir debout. J’ai tout juste le temps de
m’écarter de lui pour vomir. J’ai eu peur, la peur de ma vie. Je pense à Mila, à sa
solitude si jamais… Ma tête est douloureuse. Des sirènes se font entendre et très
vite, nous sommes cernés par la lumière des gyrophares. La police est déjà là,
sûrement appelée par un voisin. Le coup de feu a dû s’entendre dans tout le
quartier.
Alex me serre la main et me soutient par la taille. Silencieux. Son calme est
étrange, comme si se faire tirer dessus en pleine rue était une banalité ! Pourquoi
n’est-il pas terrorisé ou en colère ? Pourquoi est-ce qu’il ne semble pas plus
touché que ça ? Pourquoi se contente-t-il de rester avec moi sans dire un mot ?!
Il intériorise alors que je voudrais qu’il explose, qu’il m’explique ce qu’il vient
de se passer.
Mais qu’il me parle !
Et puis les questions de la police. Là encore, Alex est silencieux, évasif. Il n’a
rien vu. Quand la policière se tourne vers moi, mon état de nerfs me rend
bavarde. Je me lance dans un flot de paroles, comme si j’avais besoin de tout
évacuer pour surmonter ça.
Alex passe son bras autour de moi pour me calmer. Je perds à nouveau mon
sang-froid quand je revois les images de la scène, au ralenti…
– Alex, murmuré-je à peine calmée. Dis-moi que c’était une erreur, dis-moi
que ça n’est pas arrivé.
– C’est arrivé, Flora, mais je suis là. Tu n’as rien, ça va aller…
– Attendez, je veux qu’Alex vienne avec moi ! m’écrié-je une fois installée.
– Je crois qu’il est parti, me dit simplement le pompier.
– Parti ?!
– Votre ami a été emmené par mes collègues. Nous devons l’interroger au
sujet d’une ancienne histoire de meurtre… Son nom est ressorti après une rapide
recherche.
Alex… Arrêté…
C’est de ma faute, j’ai parlé trop vite, sans réfléchir… Je chancelle, je perds
pied et Alex n’est pas là pour me soutenir.
***
Je me réveille le lendemain matin, dans mon lit, au milieu des cartons dans
mon appart de New York. Abby est venue me chercher dans la nuit à l’hôpital.
J’ai eu des points de suture, heureusement à la racine de mes cheveux pour que
la cicatrice soit invisible, et des somnifères pour m’aider à dormir. Quand
j’ouvre les yeux, je suis encore dans la brume, engourdie par les derniers effets
des calmants.
– Tu ne veux pas dormir un peu plus ? Tu n’as pas très bonne mine, dit-elle en
m’examinant.
– Dis tout de suite que j’ai une tête de déterrée, essayé-je de plaisanter.
– Je pourrais dire bien pire, mais tu t’es fait tirer dessus, tu as des
circonstances atténuantes ! Ton portable a sonné plusieurs fois, je crois que tes
parents s’inquiètent…
– Mes parents ? Tu les as prévenus ?!
– Non, mais l’arrestation d’Alex est passée aux infos.
– Ah…
Je soupire en avalant une gorgée de café brûlant dans l’espoir qu’il me donne
le coup de fouet nécessaire. Et j’appelle mes parents.
Peut-être qu’il leur parlera ? Qu’il leur dira tout ce qu’il sait et qu’il en aura
fini avec cette histoire ?
« Alex Sparks a été arrêté hier soir après avoir été la victime de coups de feu.
Son nom ne vous dit rien ? Et pourtant, il est mêlé à l’une des histoires de
meurtre qui a le plus secoué l’État du New Jersey il y a cinq ans.
« Alex Sparks n’a jamais pu être interrogé en tant que témoin dans l’affaire. Il
se serait enfui juste après le meurtre. Un comportement pour le moins suspect.
Alors, Sparks, coupable ou simple témoin ? Que faisait-il avec Joanne Perkins le
soir du meurtre ? C’est ce que la police tente de savoir. À l’heure où nous vous
parlons, nous ne savons pas si l’enquête, au point mort depuis cinq ans, sera
rouverte ou non. Un point sur la Bourse maintenant… »
J’éteins.
… s’il parle.
J’attrape une nouvelle fois mon téléphone, vérifie que je n’ai pas d’appels de
sa part, de messages manqués. J’en ai bien un, mais pas de lui.
Je devrais me réjouir, sauter de joie. C’est Abby qui le fait pour moi quand je
lui répète le message. Je suis toujours dans un état second, incapable d’oublier le
coup de feu, le sang, le regard d’Alex, son arrestation… Incapable de penser à ce
qui aurait pu arriver si…
J’ai besoin de vivre, de parler, de voir les autres bouger, d’entendre du bruit.
Je ne peux pas rester seule à rejouer la scène de la veille dans ma tête, en boucle.
Dans la voiture que ma mère a bien voulu me confier pour faire mes trajets
entre New York et Newark, impossible d’échapper aux informations, surtout
quand j’entre dans le New Jersey. Les reportages se multiplient, le sujet passe en
boucle. On parle du mari éploré, des proches interrogés, des suspects écartés par
manque de preuve et de cette fameuse vidéo. Après des semaines d’enquête, la
police tourne en rond. Le témoignage d’Alex devait être déterminant. Mais il a
fui. « La fuite d’Alex Sparks », « Alex Sparks se dérobe », « Disparition d’Alex
Sparks, une drôle de coïncidence »… J’éteins la radio, exaspérée. L’Alex que je
connais n’a pas pu fuir ses responsabilités. Il devait y avoir quelque chose de
plus grave !
Mais quoi ?
– Flora ! Eddy m’a dit comment s’est finie la soirée d’inauguration de Care
Robotics. Et J’ai entendu les infos, mais je ne pensais pas que tu y étais ! Tu ne
devrais même pas être là !
– Ça va aller, dis-je en lui souriant. Je suis mieux ici que chez moi de toute
façon.
– Quel choc ça a dû être pour toi ! ajoute-t-il en s’asseyant sur mon bureau. Je
t’avais dit de te méfier de lui ! Tu as eu des nouvelles ? Il est toujours avec la
police ?
– Non… Je ne sais rien. Absolument rien.
Et c’est vrai. Je suis la moins au courant de tous sur ce qu’il s’est passé il y a
cinq ans.
– Fais attention à toi, Flora, quand même. Tu as passé l’âge de sortir avec des
délinquants recherchés par la police !
Bishop me regarde en silence, pour s’assurer peut-être que j’ai bien compris
la leçon, et me quitte en m’adressant un sourire bienveillant. Je pose mes doigts
sur mon pansement. Je commence à ressentir une légère douleur. Rien de bien
méchant, mais elle m’empêche d’oublier ma blessure.
– Alex ! Où es-tu ?!
– Au penthouse, je suis rentré il y a une heure, me répond-il d’une voix posée.
– Est-ce que tout va bien ? Je suis désolée, c’est de ma faute, j’aurais dû faire
attention à ce que je disais et…
– Flora, m’interrompt-il. N’en parlons pas au téléphone. Tu peux venir ?
– Je… Oui, j’arrive !
Bishop m’a proposé de partir si j’en avais besoin. C’est ce que je fais. J’ai
besoin de voir Alex, de lui poser toutes les questions que j’ai en tête, de savoir
comment il va, ce qu’il s’est passé au poste, tout. Sa voix n’a rien laissé
transparaître de son état. J’attrape mes affaires, préviens rapidement mes
collègues et je file sur la 78 pour rentrer à New York.
Alex m’entraîne dans la cuisine et nous prépare des cafés. Son attitude me
surprend. Ce n’est pas celle de quelqu’un qui a passé sa nuit au poste, encore
moins celle d’un homme qui s’est fait tirer dessus.
Pense-t-il vraiment que c’est en n’en parlant pas que je vais oublier ?
– Mon avocat a fait son job, j’ai pu sortir ce matin, m’apprend-il simplement
devant sa machine.
– Mais tu n’as pas été arrêté ? Tu ne risques pas de passer devant un juge,
quelque chose comme ça ?
– La police s’est contentée de me poser des questions, répond-il, évasif. Mais,
je ne t’ai pas demandé de venir pour discuter de ça… J’ai eu une idée cette nuit
que je voulais partager avec toi.
Quand il se retourne pour me tendre un café, son regard pétille. Son attitude
est complètement déroutante.
Je l’observe, incrédule.
– On s’est fait tirer dessus hier soir, tu viens de passer du temps au poste pour
une affaire de meurtre dans laquelle tu es directement impliqué et tu me parles
d’un nouveau robot ?! Tu n’as pas autre chose à penser en ce moment ? Autre
chose à me dire ?!
– J’avais besoin de me changer les idées cette nuit.
– J’ai besoin de parler de cette nuit ! On nous a tiré dessus, Alex, on t’a
menacé ! m’écrié-je. Tu es devenu le suspect numéro un dont tout le monde
parle aux infos !
– Je sais. J’ai martelé toute la nuit à la police que je n’ai pas tué cette femme.
– Je suis désolé que tu aies été mêlée à ça, reprend-il, le regard dur. Ça me
met hors de moi de savoir que tu aurais pu être touchée, ou pire encore. Mais je
ne pense pas que leur but était de nous tuer. Juste de me faire peur.
– Ils ont réussi avec moi ! J’ai peur et je ne sais pas de quoi je dois avoir
peur ! Pourquoi ces menaces, pourquoi te demander de partir ?! Qu’est-ce que tu
sais de si dérangeant ?! Est-ce que tu as fait quelque chose que je devrais
savoir ? On n’en a jamais vraiment parlé, Alex !
– Pourquoi est-ce que tu ne veux pas répondre à mes questions ! J’ai le droit
de savoir !!
Un éclat de douleur passe sur ses yeux. Un instant, il baisse la tête, comme
s’il allait déposer les armes. Mais quand son regard croise à nouveau le mien, je
comprends qu’il n’en est rien.
– Alors je ne sais pas ce que je fais là, ni ce que tu attends de moi. On est
bloqués, Alex, tout ton passé nous empêche d’avoir une simple discussion. Tout
nous ramène à ça ! On nous a tiré dessus, j’ai eu peur. Tu es visiblement une
cible pour quelqu’un. Je suis fatiguée des secrets des Sparks. Ton frère a refusé
de me parler, il s’est suicidé. Tu ne veux rien me dire non plus ? C’est trop pour
moi ! Il vaut peut-être mieux qu’on tire un trait sur…
Je m’arrête.
Je quitte le penthouse, laissant Alex derrière moi. Il n’a pas fait un geste pour
me retenir. Je pense qu’il avait raison la dernière fois. Il vaut mieux que je
m’éloigne de lui. S’il court un danger, qu’il le vive tout seul.
17. Mise à l’écart
Après une journée intense dans un quartier du New Jersey où nous avons
milité avec passion auprès des électeurs, je me repose à l’écart de l’équipe. Je
regarde défiler le paysage en laissant vagabonder mes pensées.
Irrémédiablement, elles se tournent vers Alex… Je soupire devant ma propre
faiblesse. Encore plus quand je lance l’application du Newark Post sur mon
téléphone.
Depuis l’arrestation d’Alex, l’affaire a été relancée dans les médias locaux et
Joanne Perkins fait souvent la une. Hier, un journaliste révélait la double identité
d’Alex et évoquait la Care Robotics. Pas pour parler de Pio, mais bien pour
montrer du doigt comment il avait réussi à revenir sur le sol américain sans être
inquiété.
Je me demande bien comment réagit Lindsay, elle qui perd confiance face aux
imprévus. Ce n’est pas le moment de lâcher prise pourtant, elle doit être
combattante, rassurante…
Lindsay doit être stressée pour se montrer aussi familière avec moi. Pauvre
Pio, il ne mérite pas cette mauvaise presse. Pourvu qu’Alex trouve un moyen de
renverser la tendance.
– Je connais plein de gens très bien avec qui tu pourrais t’entendre, ajoute-t-il
en plongeant dans son carnet d’adresses.
– Vous n’êtes pas en train de vouloir me caser ?!
– Je pourrais arranger des rendez-vous, mais je n’ai pas le temps… Après la
campagne, par contre…
– Après la campagne, vous serez encore plus occupé, répliqué-je en riant.
Vous m’avez déjà offert un job, restons-en là !
– Quand je serai élu, je te trouverai encore quelque chose, tu peux compter
sur moi, me confie-t-il en se levant. Tu fais du bon boulot, Flora. Je ne
l’oublierai pas.
***
Abby se retourne, contrariée d’être prise sur le fait. Je pose mon sac, pliée en
deux.
Je suis son regard d’enfant qui a fait une bêtise. Je tombe sur… cinq
bouteilles de vodka différentes posées sur le bar de la cuisine.
Abby ne se fait pas prier et sort deux verres à vodka qu’elle pose sur la table
du salon, avec les bouteilles. Elle me raconte sa fin de soirée, son excuse bidon
pour le rappeler, savoir comment il avait apprécié sa cuisine, son excuse à lui
pour l’appeler, il ne se souvenait plus du nom d’un plat dont elle lui avait parlé,
et de sa proposition, à elle, de l’inviter au resto pour lui faire goûter des plats
français, spécialités qu’elle affectionne depuis ses classes à l’école de cuisine.
– Tout n’était que prétexte entre vous, grimacé-je en avalant une gorgée de
vodka.
– C’est fort ! ajoute Abby en parlant du liquide qui brûle nos gorges.
– Plus que quatre ! dis-je en riant.
L’absence de Mila me permet d’avoir des soirées plus tranquilles. Je n’ai pas
vu Ruth depuis le déménagement et j’ai envie de savoir comment elle est
installée, comment elle se sent et, surtout, de tenir la promesse que je lui ai faite
de passer la voir.
Ruth m’accueille à bras ouverts et ne tarde pas une seconde à me faire visiter.
Elle est fière de me montrer son salon, sa chambre, sa salle de bains toute neuve
et sa petite terrasse, exposée plein ouest.
Alex…
Bien sûr.
Je n’avais pas pensé à cette éventualité. Alex pourrait fuir à nouveau devant
les ennuis… Et si sa boîte s’effondre, plus rien ne le retient ici. Il l’a déjà fait une
fois, pourquoi pas une seconde ? Mon appel tombe sur son répondeur. J’essaie
de prendre ça à la légère, de changer de sujet. Ruth m’explique qu’elle s’est fait
des amis qu’elle aimerait présenter à son fils.
J’écourte la visite, prétextant une soirée électorale. Je n’ai qu’une idée en tête.
Aller voir Alex et lui rappeler qu’il doit donner des nouvelles à sa mère. Ruth
n’est pas quelqu’un qui supporte l’inquiétude. Si Alex devait partir, je ne
voudrais pas être celle qui annonce la nouvelle à Ruth.
Les traits tirés, une barbe de trois jours sur les joues, Alex pose sur moi un
regard perçant. Je le dérange en pleine concentration.
– Ruth s’inquiète de ne pas avoir de tes nouvelles. Elle a peur que tu partes à
nouveau.
– Je vais l’appeler, dit-il en passant sa main sur son visage. Je n’ai pas eu
beaucoup de temps pour moi ces derniers jours…
– Je comprends, soufflé-je.
Je ne sais pas quoi faire de moi maintenant. Je suis venue, j’ai délivré mon
message, rien ne me retient ici. Sauf peut-être le bazar environnant, l’envie de
savoir où il en est, à quel point la situation est catastrophique. Sur son bureau,
des papiers dispersés. Pour que ce soit dans un tel état, Alex doit être débordé.
Mais dans tout ce fatras, un logo attire mon attention. Un logo qui me fait bondir.
J’explose, amère, déçue. Le pressentiment de Ruth était fondé. Alex n’a pas
changé, il préfère fuir devant ses problèmes. J’avais tellement raison de me
méfier !
– Oui, répond-il calmement, droit dans les yeux. Mais regarde la date du vol.
– J’ai voulu partir, après le coup de feu. Mon premier réflexe a été de
t’éloigner du danger, et c’est moi, le danger, Flora. À cause de moi, tu aurais pu
perdre la vie pour une histoire qui ne te concerne pas. J’ai fait mes valises, suis
allé à l’aéroport, mais je n’ai pas pu prendre cet avion. Ce n’est pas ce que je
veux, j’en ai assez de fuir, que d’autres décident de mon destin. Je ne suis plus
un gamin, mes projets sont ici, à New York. La solution n’est pas dans la fuite, ni
dans l’exil forcé. Je ne veux plus vivre comme ça.
Alex s’est levé et s’est dressé devant moi, avec cet aplomb qui le caractérise
tellement. Il a dans les yeux la même intensité que quand il s’agit de convaincre
des atouts de Pio. À tel point qu’il bouscule mes convictions, ma colère. Devant
moi, j’ai l’Alex que j’ai toujours connu : droit, inébranlable… Pas celui que m’a
dépeint Stan.
Je fais un pas en arrière pour prendre appui sur le chambranle de la porte. Les
mots d’Alex me percutent en plein cœur et ébranlent les défenses que j’ai
dressées entre lui et moi. Ses iris bleus brillent tellement ! Jamais je n’ai pensé
être au cœur de ses pensées, jamais je ne me suis imaginé que je pouvais prendre
autant de place dans sa vie.
Stan.
Un éclair de douleur passe dans les yeux d’Alex. Son silence me fait mal.
Stan m’a menti… Tout ce qu’il a pu me dire sur son frère, sa colère face à cet
abandon… Tout n’était que mensonge ? Pourquoi, s’il connaissait les véritables
raisons de ce départ, l’avoir fait passer pour un être abject ?
Si Stan s’est suicidé, c’est parce qu’il était rongé par la culpabilité… Je
croyais qu’il se sentait coupable d’avoir détourné des fonds, c’était peut-être
autre chose…
Mais alors…
Si Alex ne veut pas dire ce qu’il sait à la police, c’est qu’il a certainement ses
raisons… C’est difficile à comprendre, à accepter même. Que faire de plus de
toute façon ? Je m’accroche à mon instinct, à la croyance profonde en son
innocence. Avant, j’avais des certitudes, je croyais les mots de Stan… Ce soir,
tout a éclaté. Peut-être qu’Alex protège un meurtrier ? Que les types qui nous ont
tiré dessus reviendront un jour ? Un soir ?
Mais il est le seul à avoir des éléments de réponse. À moi de lui faire
confiance et de le laisser régler cette affaire comme il l’entend. Il semble assez
déterminé pour y mettre un terme et effacer cet obstacle entre nous.
Mais après ? Que deviendra notre relation ? Nous nous retrouverons l’un en
face de l’autre, obligés de faire face à cet autre sujet qui nous sépare. Encore
plus après ce que je viens d’apprendre.
Parce que, même si nous ne l’évoquons pas encore, Stan nous hante tous les
deux…
Cette histoire d’enquête nous évite de trop y penser, mais il faudra bien, un
jour ou l’autre, que nous nous posions la question. Que je me la pose. Est-ce que
je peux, est-ce que j’ai le droit, de me rapprocher d’Alex ?
C’est avec toutes ces questions en tête que nous quittons le bâtiment. Avant
de sortir de l’immeuble, une discussion animée entre le vigile des lieux et un
vieil homme m’interpelle. Une fraction de seconde, nos regards se croisent. J’ai
l’impression de le connaître, mais impossible de mettre un nom sur ce visage
émacié. Et cette impression s’envole dès qu’Alex se tourne vers moi, le regard
pétillant.
Mystérieux, il n’en dit pas plus sur la route. Au volant de sa voiture, il sourit,
silencieux, imperturbable face à mes questions. D’abord réticente, je me laisse
petit à petit porter par la douce excitation de la surprise et ma joie éclate, sincère,
quand j’aperçois la grande roue de Coney Island.
– Il y a tellement longtemps que je n’ai pas mis les pieds ici, m’écrié-je.
– Ce soir, on oublie tout !
Alex me prend par la main pour me mener tout droit aux nacelles de
l’attraction. Je comprends son impatience, la vue là-haut est sublime avec le
soleil couchant. Nous ne parlons pas, nous profitons de l’instant. Les rayons
illuminent ses yeux bleus. Ma main toujours dans la sienne, j’imagine ce que
pourrait être notre vie. À deux, à trois… Il m’a dit tenir à moi. Mais à quel
point ?
Je n’ai pas vraiment le temps de me blottir que déjà la grande roue s’arrête. Et
Alex révèle une autre facette de sa personnalité que je ne connaissais pas. Au
milieu de ce parc d’attractions, il ne tient pas en place. Sans me lâcher la main, il
m’entraîne de stand en stand.
Le forain lui tend une arme et, rapidement, Alex vise ses cibles avec succès.
Quand il ressort victorieux et fier de l’exercice avec trois grosses peluches vingt
minutes plus tard, je tape dans mes mains.
– Effectivement…
Mais je ne suis pas à cent pour cent là. Je n’ai pas la faculté d’Alex de passer
de la gravité à la légèreté. Le visage de l’homme croisé tout à l’heure me trotte
dans la tête. Je n’arrive pas à me souvenir où j’ai pu le croiser, ni pourquoi sa
tête me dit quelque chose.
Alex reste sans voix et tourne le regard loin, au-delà de la fête foraine. Dans
ma tête, c’est l’ébullition.
– C’est lui qui nous a tiré dessus ! C’est évident, il essaie de se venger, c’est
ça ?! Il sait où tu travailles, il sait où tu vis, il va recommencer !
Je perds mon sang-froid alors qu’Alex affiche une parfaite maîtrise de lui-
même.
Abby pose son rouleau intact et me regarde droit dans les yeux, mains sur les
hanches.
– Tu peux me dire ce qu’il se passe exactement entre vous deux ? J’ai du mal
à suivre ! Vous êtes ensemble ou pas ?!
– C’est compliqué, Abby, soufflé-je en m’asseyant sur un carton.
– Parce que c’est le frère de Stan ?
Je me lève et commence à peindre sous les yeux d’Abby qui n’a visiblement
pas l’intention de me lâcher.
Je fais rouler mon pinceau sur le mur avec énergie avant de le jeter dans le
bac de peinture.
– C’est vrai ! Je suis bien quand il est là, j’aime sa façon de se préoccuper de
Mila… Dans ses bras, c’est magique. Mais je n’arrive pas à faire abstraction du
reste ! Stan me hante depuis la dernière discussion que j’ai eue avec Alex.
J’essaie de me remémorer les souvenirs, ce que Stan disait à propos de mon
frère. Il est à nouveau omniprésent dans mon esprit…
Je soupire en m’adossant contre le mur, à côté de la peinture fraîche. Abby me
regarde, compatissante.
– Il n’y a que toi qui puisses lever tes propres barrières, Flo…
– Pour le moment, difficile d’avoir une relation, voire une simple discussion
avec quelqu’un qui se referme sur lui et ne donne aucune nouvelle !
– Ce n’est pas un Sparks pour rien, sourit Abby.
Je fais la moue, concentrée sur mon mur, quand mon téléphone vibre sur un
carton.
– Hello, lui lance mon amie en lui ouvrant. Entre, Flo est là. Moi, je file !
Les bras chargés de paquets, il fait quelques pas dans le salon. C’est la
première fois qu’il vient ici et son regard fait le tour avant de s’arrêter sur moi.
J’ai eu le temps de passer un short et un débardeur et quand ses yeux glissent sur
mes jambes pour remonter jusqu’à mes épaules dénudées, je ne peux
m’empêcher de frissonner malgré la chaleur qui règne dans cet appartement.
Abby a raison, j’éprouve bien quelque chose pour lui… Quelque chose
d’implacable.
Très glacés.
– Je sais que tu ne veux pas que je m’occupe d’elle, mais je tiens à le faire.
J’en ai le droit, continue Alex.
– Je n’ai pas changé d’avis sur la question, l’arrêté-je. Je refuse qu’elle
s’attache à toi tant que tu n’as pas réglé tes histoires. Et encore moins depuis que
je sais que Perkins est une menace pour toi.
Une lueur de contrariété passe dans ses yeux, ce qui a le don de m’agacer. Ses
cadeaux, son envie de rester ici, tout ça ne me fait pas baisser la garde pour
autant. Mila a besoin de stabilité dans sa vie, pas de quelqu’un qui traîne de trop
lourds secrets !
– Tu me fais peur, Alex, quand tu dis ça… Stan aussi voulait nous mettre à
l’abri en essayant de pirater les comptes de sa boîte. Regarde où ça l’a mené. Je
ne veux pas revivre ça, Alex, hors de question !
Alex accueille mes mots comme une gifle. Un instant, nous restons à nous
observer. Jusqu’à ce qu’il m’attire contre lui.
Il a compris.
Dans le feu de cette déclaration inattendue, Alex pose ses lèvres sur les
miennes. Notre baiser est de loin le plus passionné de tous. Cette épée de
Damoclès au-dessus de sa tête, cette peur de ne plus le voir, de ne plus l’avoir,
cette crainte de ne pas surmonter tout ce qui nous sépare nous donne l’énergie du
désespoir.
Et il arrive que lutter ne serve plus à rien devant l’évidence des sentiments,
même quand ils sont prudents.
Cette décision de nous retrouver ensemble, ce sont nos corps qui nous
l’imposent. Quand les mains d’Alex se glissent sous mon débardeur, sur ma
peau, il est évident que je suis incapable de lui demander d’arrêter.
Si ma raison sait construire des barrières, mon corps, lui, sait comment les
abattre !
Alex le prend comme un défi. Je le vois dans ses yeux. Il me soulève du sol et
commence sa progression vers notre point de chute.
Mon ironie amusée ne lui échappe pas. Pour me punir, Alex s’installe sur moi
sans me donner une chance de l’en empêcher. Notre complicité est intacte. Notre
désir l’un pour l’autre semble être exacerbé par nos aveux récents. Cette
discussion entre nous, ce courage de nous ouvrir l’un à l’autre, nous a aidés à
nous libérer. Pas complètement, c’est certain. Mais suffisamment.
Alex me dévore les lobes de l’oreille, le cou, la gorge. Il laisse dans le sillage
de sa bouche une dizaine de frissons qui m’éveillent chaque fois un peu plus.
Avec mon débardeur, aucun obstacle ne l’empêche de caresser la naissance de
mes seins. Rapidement, je sens la frustration monter. Avec ses habits, son T-shirt
et son jean, Alex ne me laisse aucun accès à sa peau. Le jeu est inégal !
Quand il se redresse sur moi pour enlever son haut, j’arrive à me relever
suffisamment pour embrasser son torse, glisser mes mains dans son dos. À mon
tour de profiter de lui, de jouer avec ma langue autour de ses tétons, de le faire
frémir en mordant son ventre. Petit à petit, je le pousse à s’agenouiller, je me
défais de son emprise pour lui faire face.
Sur mon lit, genoux enfoncés dans le moelleux de mon matelas, nous nous
observons, lui à moitié nu et moi encore habillée.
Mais si je veux jouer, mon corps, lui, veut du contact. Très vite, nous tombons
dans les bras l’un de l’autre, ma poitrine pressée contre son torse. Mes doigts
s’occupent de défaire les boutons de son pantalon et, alors que nous nous
perdons encore dans un baiser langoureux, ma main se glisse dans la voie qu’elle
s’est frayée. D’abord entre son jean et son boxer, j’effleure sa bosse. Insatisfaite,
je vais plus loin pour le toucher, le sentir, le prendre pleinement dans ma main et
le libérer de sa douloureuse compression. Contre ma bouche, je sens Alex
soupirer. Un peu plus fort encore quand je commence à le caresser, effleurer sa
douce extrémité, le masser… Mes ongles courent dans son dos, le long de sa
colonne vertébrale. Alex frissonne entre mes mains, dans mes bras, exacerbant
mon désir de le rendre encore un peu plus fou…
J’accélère mes caresses dans son boxer, mais son pantalon me gêne, mon
short me gêne. Je voudrais presser son sexe contre mon ventre, je voudrais le
sentir… Le goûter aussi…
Nos regards sont brûlants quand nous nous écartons l’un de l’autre, un très
court instant. Le temps pour moi de me défaire de mes habits. Tout y passe,
débardeur, short, sous-vêtements. L’impatience de me coller à lui totalement nue
prend le dessus sur tout. Pour Alex aussi, il n’est pas question d’attendre. Son
jean est loin, son boxer aussi.
Nous nous observons, comme deux lutteurs. C’est à celui qui sautera le
premier sur l’autre pour le renverser sur le lit. Je passe ma langue sur mes lèvres.
Depuis que Sacha m’a révélée en tant que femme, mes désirs n’ont pas été
complètement assouvis.
Je pose ma main sur son sexe. L’autre sur sa bouche. Sans un mot, je lui
intime ainsi l’ordre de ne pas bouger et de me laisser faire. Doucement, je
m’assois devant lui et, délicatement, je commence à embrasser son membre viril,
tendu vers moi, comme s’il n’attendait que ça. Un baiser, puis ma langue, puis
ma bouche. Je le prends, délicatement, entre mes lèvres, mes mains sur ses
fesses. Petit à petit, je prends de l’assurance. Ses soupirs, au-dessus de moi, sont
la preuve que je fais ce qu’il faut. Ma langue le titille, le malmène, ma bouche le
happe l’instant d’après.
Je remonte vers lui, embrassant son ventre, son torse, ses lèvres. Alors qu’il
me donne un baiser à couper le souffle, Alex pose ses mains sur mes fesses et
m’attire brusquement contre lui, son sexe trouvant le mien avec l’envie certaine
d’aller plus loin.
– Je…
Sacha ne me laisse pas parler. Sa main s’est posée entre mes jambes et son
pouce malmène mon clitoris. Quant à ses doigts, ils jouent à l’orée de mon
intimité. À mon tour de m’accrocher à lui, de fermer les yeux tellement ses
caresses me procurent du plaisir. Je me cambre quand il introduit doucement un
doigt, gémis quand un second entre en moi et que les deux commencent à
bouger, frottant parfaitement cet endroit particulièrement érogène.
– C’est très excitant de te voir perdre la tête, chuchote Alex. Encore plus
quand tu prononces mon nom.
Sacha me laisse reprendre mon souffle au creux de ses bras, son corps me
recouvrant à moitié.
Alex se redresse, m’observe un instant pour s’assurer que j’ai bien prononcé
ces mots.
Mue par le fantasme de le sentir bouger en moi, et vite, je me lève et file vers
la salle de bains. Dans les affaires d’Abby, je trouve notre objet de convoitise.
Sacha m’accueille comme une reine et repart dans une salve de baisers. La
pointe de mes seins frissonne quand sa langue les recouvre.
Ce rapide entracte n’a pas entamé notre désir. Je succombe à ses caresses, je
lui en prodigue aussi. Nos corps se retrouvent, nos peaux se touchent, nos
langues repartent dans une danse passionnée…
Arrive le moment où nous ne pouvons plus attendre. Où l’envie est plus forte,
où nous ne pouvons plus réprimer le désir de nous posséder. Sacha déroule le
préservatif sur son sexe avant de venir me chevaucher. Petit à petit, il se glisse en
moi. Je retiens ma respiration… jusqu’à ce qu’il commence à bouger. Son
rythme devient puissant, fort. Des vagues de plaisir me submergent, son va-et-
vient me fait gémir. J’ai envie de plus, qu’il aille plus loin, plus vite. J’agrippe
ses fesses, je bouge mon bassin pour lui offrir un angle plus profond.
Sacha s’écroule à mes côtés, essoufflé, le corps humide. Nous reprenons nos
esprits, nos souffles, jambes entremêlées. Quand, enfin, mon cœur bat
normalement dans ma poitrine, je me redresse et pose ma tête sur ma main, pour
mieux le regarder.
– Il nous faudrait une bonne douche fraîche, lui proposé-je, une petite idée
derrière la tête.
Je me glisse sur lui. Ventre contre ventre, seins à quelques centimètres de ses
lèvres, je sens que mon désir n’est pas encore complètement assouvi et que la
douche pourrait attendre.
Je lui montre du doigt les petits sachets que j’ai rapportés, anticipant un
rappel. Alex se mord la lèvre et en attrape un nouveau. Cette fois, c’est moi qui
le chevauche, c’est moi qui mène la danse.
J’impose la cadence, attentive à ses soupirs, à nos sensations, à nos
frémissements. Il m’appartient, tout entier. Je savoure l’excitation, me délecte de
celle de Sacha. Le désir gronde et rugit entre nous. Quand il commence à
caresser mes seins, à les embrasser, j’accélère. Le plaisir se diffuse en moi mais
celui d’offrir un orgasme à mon amant est le plus important à cet instant précis.
Je le vois vaciller sous mes yeux, se perdre complètement. Son orgasme est
beau, masculin, plein de force et de jouissance.
Je me blottis contre lui, apaisée. Épuisée aussi. J’entends son cœur battre.
Je ne sais pas où est partie Abby, mais nous profitons de son absence pour
rester ensemble, Alex et moi. Allongés sur mon lit, dans les bras l’un de l’autre,
nous prenons le temps de prolonger l’instant. Ici, nous sommes coupés du
monde, rien ne peut nous rattraper, rien ne nous atteint. Je ferme les yeux. Il y a
tellement longtemps que je n’ai pas ressenti ça. Il n’est plus question de courir,
de s’inquiéter de l’avenir, ni de se battre pour avancer. C’est un moment pour
moi, détendu, calme. Alex a ce pouvoir de m’apaiser, de m’arrêter dans le flux
du quotidien.
Le regard pétillant d’excitation, Alex est fier de me montrer les plans d’un
prototype.
Je fais défiler les images de cette nouvelle création. Je suis stupéfaite de voir à
quel point ce modèle ressemble à s’y méprendre à un jouet, à une grande poupée.
Pio a été conçu sous l’apparence classique d’un robot, alors que celui-ci cache
vraiment bien son jeu.
– Le concept est intéressant, dis-je, un peu sur la réserve. Mais ce ne sera pas
difficile à réaliser ?
– Concept ?! s’exclame Alex en se levant. Nous n’en sommes plus au stade de
concept ! Mikhaïl est rentré en Russie pour construire le prototype !
Alex doit tempérer son enthousiasme au milieu des cartons qui l’empêchent
d’aller et venir. Difficile pour lui de m’exposer un si grand projet dans un espace
aussi exigu. Mais ses yeux parlent pour lui, son regard vaut mille mots. Alex est
un passionné et ce nouveau projet anime à nouveau sa flamme. Je l’ai découverte
la première fois quand il m’a présenté Pio. Je la retrouve aujourd’hui avec ces
plans. Comment ne pas partager sa ferveur ?
Surtout qu’il l’a créé pour Mila, pour ma fille et pour lui… Pour qu’il puisse
communiquer avec elle. C’est une magnifique attention.
– Tu verras ! On oubliera que cette poupée est un robot tellement son design
sera différent de celui de Pio. On la déclinera dans différents modèles, nous
ferons des princesses, des super-héros, des cow-boys… L’enveloppe est un
détail. J’ai bien avancé sur son développement, des professionnels doivent nous
rejoindre pour intégrer le maximum de signes… Il n’y aura plus de barrière pour
communiquer avec des personnes sourdes, malentendantes ou muettes. Tu
n’imagines pas comme j’ai envie de discuter avec Mila et la frustration que je
ressens quand je ne peux pas la comprendre !
Alex me touche. Pas seulement parce que Mila est au cœur de ce projet. Mais
parce qu’il pense aux autres, parce que tout ce qu’il crée, ce qu’il imagine, est
motivé par sa générosité. Il place l’humain au centre de ses aspirations. Tout ce
qui sort de ses mains, de sa tête est destiné à améliorer le quotidien de ceux qui
en ont besoin.
Un voile passe sur ses yeux mais son enthousiasme reste intact. Quand il
plonge son regard dans le mien, je sais qu’il n’a pas baissé les bras.
Alex est une source d’inspiration. Il est impossible de se laisser abattre quand
il est là.
– C’est un très beau projet, soufflé-je en baissant les yeux sur les plans.
Mikhaïl et toi allez faire le bonheur de bien des familles.
– Abby va être déçue de savoir que Mikhaïl est reparti, enchainé-je pour
enterrer mon trouble dans un coin de ma tête.
– Pourquoi ?
– Il ne t’a rien dit ? Ils sont sortis tous les deux ensemble…
– Mikhaïl est assez secret, m’avoue-t-il, amusé. Mais ça ne m’étonne pas de
lui, Abby est tout à fait son genre. Si tout va bien, il devrait revenir d’ici
quelques semaines.
La petite chambre de Mila est peinte en un temps record. Une douce couleur
mauve couvre le plus grand mur, tout le reste est blanc et lumineux. Je refuse de
m’attendrir en voyant Alex juger du résultat, tout va bien trop vite pour moi.
– Il nous reste un peu de temps pour profiter du coucher de soleil, finit-il par
ajouter en regardant l’heure sur son téléphone.
Quand il se gare sur le bord de mer, son visage se ferme. Silencieux, nous
marchons sur le sable, main dans la main. Alex regarde droit devant lui, vers
l’horizon, puis se tourne vers la marina. Le soleil couchant n’est qu’un détail. Je
sens qu’il revit ses souvenirs, qu’il est plongé dans un autre temps, une autre
époque.
Où je ne suis pas.
– Nous venions assez souvent ici, l’été, avec Eddy… Stan nous accompagnait
aussi…
Stan. Aussitôt, je vois le père de Mila, allongé sur le sable, ses boucles brunes
au vent.
– Nous faisions des feux de camp, nous profitions des soirées, comme celle-
ci. C’était un coin où il n’y avait pas encore trop de monde, nous pouvions rester
là jusqu’au bout de la nuit sans gêner personne.
Nous nous asseyons dans le sable, côte à côte, face à l’océan. Je ne dis rien. Je
veux entendre ses souvenirs. C’est la première fois qu’Alex s’ouvre de cette
façon, je ne veux pas risquer de rompre cet instant précieux.
– Stan avait toujours cette manie de prendre un bain de minuit. L’eau pouvait
être fraîche, ce n’était jamais un problème pour lui.
Devant mes yeux, je le vois, dans l’eau, criant après son frère pour lui
demander de le rejoindre. Ce côté chien fou, c’est ce qui m’avait séduite.
– Est-ce que vous faisiez tout ensemble avec Stan ? osé-je lui demander.
– Presque… Il avait sa bande, j’avais la mienne, mais on se retrouvait
souvent. Il était jeune, impétueux, il fallait quelqu’un pour lui éviter de faire
n’importe quoi.
Alex a le regard fixé droit devant lui. Je crois que le souvenir de son frère
danse aussi devant ses yeux.
La nuit tombe quand nous arrivons à Brooklyn. Le quartier est calme, vidé de
sa population qui l’occupe essentiellement la journée. Il y a tellement peu de
monde que le SDF posté à la porte me fait de la peine.
Mais plus je m’approche, plus mes sens se mettent en alerte. Je retiens Alex
par le bras.
Je sens son corps se crisper, encore plus quand l’homme se précipite sur nous.
Je n’ai pas le temps de faire un pas en arrière que Perkins est à notre hauteur.
Je suis frappée par son visage creusé, ses yeux hagards, le regard désespéré.
Avec ses cheveux hirsutes, sa barbe peu entretenue, je comprends pourquoi je
l’ai pris pour un SDF… Seuls ses vêtements sont propres. Usés, mais propres.
Instinctivement, Alex se place entre lui et moi. Je guette les gestes de Perkins,
je me rappelle le coup de feu et commence à trembler.
Je suis frappée par le ton d’Alex. Froid, impitoyable. L’homme est au bord du
désespoir, il inspire la pitié plus que la défiance.
– Je sais que Joanne avait une liaison avec le proviseur Bishop, continue le
vieil homme sans se démonter. Elle devait le voir ce soir-là. Et c’est avec vous
qu’elle était ? Pourquoi ? Je dois savoir, je l’aimais, vous savez. Aidez-moi à
découvrir la vérité.
Des larmes roulent sur les joues creuses de Perkins. Il est en souffrance et je
suis impuissante.
– J’ai des preuves sur sa relation avec Bishop. Le proviseur du lycée, pas le
frère qui se présente aux élections ! J’étais un homme jaloux, j’ai fait appel à un
détective privé, je voulais la menacer de divorcer même si je ne l’aurais jamais
fait… La police n’a rien fait contre lui, mais vous, on vous écoutera. Je peux tout
vous montrer, c’est à la maison. Moi, on ne m’écoute plus, on me prend pour un
fou depuis mon accident cérébral. Vous êtes le seul qui puisse m’aider, je vous
en prie.
– Cet homme est là depuis plusieurs soirs… On va finir par appeler la police,
nous apprend le vigile.
– N’en faites rien. Je pense qu’il ne reviendra plus.
J’attends d’être seule avec Alex dans ses bureaux pour lui poser les questions
qui me brûlent les lèvres.
– Tu ne peux pas l’aider ? Tu ne peux rien faire pour lui ? Il avait l’air si
mal…
– Cet homme est fou…
– Il est malheureux !
Mon ton arrache Alex à ses dossiers. Depuis sa discussion avec Perkins, il
s’est renfermé sur lui-même. Je suis sûre qu’il a été touché, qu’il ne croit pas à
ce qu’il a dit. C’est impossible !
Alex a repris ses travers, me plaçant en dehors de tout ça. Sauf que j’étais là
et que j’ai entendu le désespoir de cet homme.
– Tout ce que je peux faire pour lui, Flora, c’est l’encourager à se taire et à
oublier tout ça !
Si plus tôt, dans la journée, nous nous sommes rapprochés, ce soir, Alex et
moi sommes loin l’un de l’autre. Mes craintes quant à notre relation sont
justifiées. Je prends conscience qu’il y a deux Alex. Celui qui vient en aide aux
autres, qui est chaleureux, attentionné. Et celui qui est froid, fermé, secret. Le
premier aiderait Perkins, j’en suis sûre. Mais le second est si marqué par son
passé qu’il en devient égoïste et cruel.
Et quel est le vrai Alex finalement ?
– Viens chez moi ce soir… J’ai envie de me perdre dans tes bras…
Ce soir-là, nous rentrons chez Mikhaïl. Le Russe possède une petite maison
new-yorkaise dans West Village, un endroit cosy ou Alex a emménagé.
– Tout le monde savait que je vivais dans le penthouse, c’est plus discret ici,
m’explique-t-il en rentrant.
Discret et très intimiste, le salon dans lequel nous nous installons donne sur
un petit jardin. L’odeur si propre aux soirs d’été, ces oiseaux qui chantent, ce
léger courant d’air qui nous frôle, tout est propice à la détente. Nous succombons
à l’attraction qui nous lie, toujours aussi forte et implacable.
Cette nuit-là, quand Alex s’endort dans mes bras, il est de nouveau secoué par
les cauchemars. Ses mots sont incompréhensibles, mais son visage est
tourmenté. Je repense à Perkins.
Le poids du silence est lourd, même pour ses épaules. Mais comment arriver à
ce qu’il s’ouvre enfin ? À ce qu’il me laisse entrer dans sa pénombre pour que je
puisse l’aider à s’en libérer ?
22. Installation d’une princesse
Samedi matin, je file chez mes parents à Newark après un rapide saut chez
moi. J’ai laissé Alex à ses rendez-vous. Toujours plongée dans
l’incompréhension après sa réaction face à Perkins, je suis heureuse de retrouver
ma fille.
Mes parents m’ont laissé leur clé et j’arrive en avance pour finir quelques
cartons. Si beaucoup de choses restent ici pour que Mila puisse garder sa
chambre quand elle sera là, je dois encore rassembler et empaqueter certaines de
ses affaires. Quand ma mère finit par m’envoyer un SMS pour me prévenir
qu’ils approchent, je me rends aussitôt au bout de l’allée, impatiente.
Une petite vérification que ma mèche cache bien ma blessure et tout est bon !
Mila sort un cahier où elle a gardé tous les tickets de ses visites. Parcs, zoo,
centre aquatique, tout y est. Ma fille a eu un véritable planning de ministre. Et ce
n’est pas fini. Elle attrape dans le sac de ma mère son téléphone pour me montrer
les photos. Elle signe, s’emmêle un peu dans son impatience à tout me dire. Je
souris devant son enthousiasme, je souris de voir qu’elle est bronzée, je souris
devant ses boucles brunes qui ont légèrement éclairci. Je souris parce que je l’ai
retrouvée et que je ne compte pas me séparer d’elle avant longtemps.
Quand nous nous retrouvons autour d’un café dans le jardin avec mes parents,
je ne la quitte pas des yeux.
– Mais vous l’avez toujours aimée ! Vous disiez que ça avait été un coup de
cœur quand on a emménagé ici !
– On a beaucoup réfléchi avec ton père pendant les vacances. Ton départ et
celui de Mila vont nous peser. Nous n’avons aucune envie de finir seuls ici !
– Où voulez-vous aller ?
– À New York.
Je n’en reviens pas. Mes parents ont toujours été attachés à leur vie ici. J’ai
peur qu’ils n’aient pris cette décision pour moi, pour continuer à m’aider.
– Notre départ va justement vous soulager ! Vous aurez plus de temps pour
vous ! protesté-je.
– On va se retrouver seuls, ta mère et moi, à tourner en rond, à ne pas savoir
quoi faire de nos journées ! Je ne veux pas passer ma retraite sur un canapé !
New York a certainement plein de choses à nous faire découvrir ! Et nous serons
là pour Mila et toi !
Mes parents semblent avoir pris leur décision et ne manifestent aucun doute.
Au contraire, j’ai l’impression qu’il s’agit pour eux d’un nouveau départ, d’une
autre vie à deux qui recommencera.
– Bon, et toi, raconte-nous. Qu’est-ce qu’il s’est passé cette semaine en notre
absence ? Ton ami Alex a pu régler ses ennuis avec la justice ?
– Oui… Il… Ce n’est qu’une question de temps…
– Mila nous a parlé de lui pendant les vacances, ajoute-t-elle sur le ton de la
confidence.
– Oh…
– Nous ne l’avons pas beaucoup croisé. Est-ce que nous devons le considérer
comme l’oncle de Mila ? Ou est-ce qu’il est un peu plus pour toi…
– Je crois qu’il est un peu plus… même si c’est très compliqué, lui avoué-je
en regardant le fond de ma tasse.
– C’est un peu étrange comme situation…
– Je sais… J’ai du mal aussi. Je ne sais pas quoi faire, maman… C’est le frère
de Stan…
– Flora, des fois, il ne faut pas chercher à tout comprendre, me dit-elle en
posant sa main sur la mienne. Ni essayer de contrôler. Laisse faire les choses,
vous vous connaissez à peine tous les deux, tu verras bien où tout cela te mène.
– Harriet, tu as vu les infos, cet homme a des problèmes avec la justice,
intervient mon père, nettement moins conciliant que ma mère. Il s’est fait tirer
dessus ! Imagine si notre fille avait été là ! Ou si Mila avait été avec lui !
Si tu savais, papa…
Ma mère pose sa main sur le bras de mon père, l’empêchant d’ajouter quoi
que ce soit.
– Flora est suffisamment responsable pour faire le bon choix. Invite-le à dîner,
nous serions heureux de faire sa connaissance. Quelle que soit la place que tu lui
donnes, il fait de toute façon partie de la famille, au même titre que Ruth !
Mon père fait la moue. Je pense qu’il sera le plus difficile à se laisser
convaincre par Alex. Je promets à ma mère d’organiser cette rencontre
prochainement. Je suis soulagée qu’elle veuille le connaître pour se faire sa
propre opinion. Mais je regrette aussitôt ma promesse, sortie trop vite.
Cette présentation aux parents, ce ne serait pas officialiser une relation que je
ne suis pas sûre de vouloir ?
Après le déjeuner, mon père m’aide à charger la voiture des cartons préparés
ce matin. Mila vit son déménagement sans aucune tristesse. Je soupçonne mes
parents de lui avoir parlé de leur envie de changer de maison. Dans la voiture,
elle est collée à la fenêtre. Elle n’est venue à New York que très rarement et c’est
désormais la ville où elle va grandir.
– Comment as-tu fait ? lui demandé-je, ébahie, pendant que Mila fait le tour
de son nouveau territoire.
– J’ai appelé Eddy ce matin… Je ne me suis pas occupée de la peinture, je
pouvais au moins faire ça.
Je serre mon amie contre moi pour la remercier. Et quand je me tourne vers
Mila, je la trouve en pleine découverte du jouet apporté par Alex. Le papier
d’emballage n’est plus, la boîte non plus. Mila est déjà concentrée sur son
nouveau jeu de construction magnétique, appliquée à assembler les pièces les
unes après les autres.
[Captivée !]
***
Après une petite bataille compliquée avec Mila pour lui faire lâcher son
nouveau jouet, nous nous retrouvons toutes les deux dans la salle d’attente d’un
cabinet d’avocats de Manhattan. Pour nous accueillir un samedi après-midi, son
avocat doit connaître les enjeux de cette signature.
Alex arrive peu de temps après nous. Pantalon en toile, chemise noire et
manches repliées jusqu’aux coudes, il affiche son éternelle assurance. Il
embrasse Mila sur le front alors qu’elle se jette dans ses bras et le remercie pour
le cadeau. Devant la petite, il est plus distant avec moi, mais je vois à son sourire
qu’il est heureux de nous retrouver.
L’avocat nous fait entrer dans son bureau et m’explique le contenu des papiers
avec précision, ce dont Mila va hériter, quand elle pourra utiliser cet argent. Ma
fille s’apprête à recevoir un fonds de dépôt disponible pour ses études, ainsi
qu’une rente sur les bénéfices de la Care Robotics. Je n’ai qu’à signer pour
assurer un avenir confortable à ma fille.
Je repense à mes années de galères, à mes petits boulots. Tout ça peut lui être
évité. C’est tout ce que je lui souhaite.
– Mila est riche, soufflé-je dans l’ascenseur du cabinet, encore sous le coup
des chiffres annoncés.
– Et elle le sera encore plus quand je remettrai à flot la Care Robotics, sourit
Alex en ébouriffant les cheveux de la petite fille.
– Je dois te remercier. Ce que tu fais pour elle, c’est… Tu n’étais pas obligé
et…
– Je n’apporte que de l’argent pour son confort, Flora, toi tu lui apportes
l’amour d’une mère. C’est ça qu’elle a de plus précieux. Maintenant, tout est en
ordre.
Sa question ne s’adresse pas à moi, mais à Mila, qui lui renvoie un grand
sourire pour toute réponse.
Dans la rue, dans les magasins, je traîne deux enfants. Alex est de plus en plus
à l’aise avec Mila. Il prend vraiment le temps de parler doucement et elle essaie
de se faire comprendre au maximum. Elle ne demande pas mon aide en
revanche. Elle sait pertinemment que je ne serai pas d’accord avec tous les
achats qu’il est en train de faire dans mon dos.
Quand je les retrouve après un rapide saut dans une librairie, je la retrouve
affublée d’un cartable dernier cri.
– La vendeuse m’a dit qu’il était solide et qu’il ne lui donnerait pas mal au
dos, se défend Alex.
– Mais elle n’a que 3 ans ! Qu’est-ce que tu crois qu’elle va mettre dedans à
part une tenue de rechange et son doudou ?!
– Mila, n’accepte pas tous les cadeaux d’Alex, tu as déjà tout ce qu’il te faut !
Ma fille, haute comme trois pommes, détourne le regard pour ne pas avoir à
lire sur mes lèvres. Et entraîne Alex vers le marchand de glaces.
Je peste. Mais j’adore ce moment où tout semble normal et naturel entre nous
trois.
– Deux boules ! Trois c’est beaucoup trop ! m’écrié-je en leur courant après.
23. Impensable !
Mila est tombée de fatigue ce soir. Je n’ai même pas pris la peine de ranger
tous nos paquets.
– Il faut absolument que je fasse une mise au point avec Alex ! Il la gâte
vraiment trop !
– Je trouve ça tellement adorable de voir qu’un homme comme lui est si gaga
devant une enfant !
Abby sourit en dégustant sa pizza maison dans le canapé. Devant les résultats
de l’US Open à la télé, nous nous offrons un samedi soir calme entre filles. Je lui
ai encore demandé ses services pour une importante soirée dans la campagne de
Bishop.
Quand mon regard se pose à nouveau sur la télé, mon sourire se fige. J’attrape
la télécommande pour monter le son. Perkins est en gros plan, avec son avocate
derrière lui.
Les questions des journalistes pleuvent mais son avocate l’entraîne loin des
micros. La présentatrice continue de parler de l’affaire. La photo d’Alex et de
Joanne Perkins tirée des caméras de surveillance s’affiche à son tour à l’écran. Il
est plus jeune, mais reconnaissable. J’écoute les commentaires, le regard fixé sur
l’image d’Alex. Et les propos sont cinglants : Alex Sparks n’a pas été honnête
avec la justice.
– Ça n’annonce rien de bon tout ça… murmure Abby, figée comme moi dans
le canapé.
– Mais jamais ça ne s’arrêtera s’il ne parle pas, s’il ne se défend pas !
J’éteins brusquement la télé et jette de rage la télécommande.
***
Je laisse couler le jet d’eau chaude de la douche sur mon visage, histoire
d’effacer les traces d’une nuit trop courte. Mais Abby jaillit dans la salle de
bains, sans se soucier de ma nudité.
Si Perkins n’est pas l’auteur du coup de feu, c’est qu’Alex et lui ont un
ennemi commun !
Je me souviens des mots d’Alex… « Tout ce que je peux faire pour lui, c’est
de l’encourager à tourner la page. »
Bien sûr… Il savait que si Perkins remuait trop le passé, quelqu’un viendrait
le faire taire. Alex sait obligatoirement qui est derrière tout ça. Cette histoire
devient trop dangereuse pour qu’il garde ça pour lui !
Mon créneau est approximatif, ma voiture traîne à moitié sur la route, mais ça
m’est égal. Le vigile de la sécurité me reconnaît et me laisse monter dans les
locaux de la Care Robotics. Alex est bien là.
– Vous ne pouviez pas faire votre travail correctement ?! Je vous paie pour
ça ! Ce n’est pas du tout ce que je vous avais demandé de faire !
À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
24. Perdue
Glacée.
Alex m’a dit qu’il était innocent, qu’il n’était pas un meurtrier. Il a pu me
mentir, me raconter n’importe quoi… Je l’ai cru, même quand Perkins est venu
lui demander son aide et qu’il lui a conseillé de se taire et de tourner la page.
C’était prétendument pour le protéger…
Stop.
Je ferai d’ailleurs les sacs moi-même s’il le faut ! Stylo, T-shirts, drapeaux,
badges, papier, tasses, stylos, T-shirts, drapeaux, badges, papier, tasses, stylos…
Pas de place pour Alex !
Et pourtant. Quand je sors de mon bureau et que je lève le nez sur la télé, le
bandeau défilant m’apprend qu’il a été interrogé par la police sur l’accident de
Perkins mais qu’un alibi solide le met hors de cause.
Alex n’est pas du genre à faire le boulot lui-même… Plutôt à passer des
appels.
Mais est-ce qu’il est capable de faire ça ? Est-ce que je le crois capable du
pire ?
Ses mots tournent dans ma tête. « Vous vous êtes occupés de Perkins ? … Ce
n’est pas du tout ce que je vous avais demandé de faire… » Comment les
interpréter ? Comment savoir si Alex cherchait à l’intimider sans lui faire du
mal, s’il voulait sa mort… Ou tout autre chose encore ?
Je devrais me rendre à la police, leur dire ce que j’ai entendu, qu’ils fassent
leur travail… Est-ce que je ne le fais pas parce que j’ai peur des représailles ?
Alex pourrait se venger ? Me faire du mal ? S’en prendre à Mila ? C’est
impossible !
Pourquoi est-ce qu’il ne me dit rien ? C’est trop, trop à supporter… Tout
pourrait être si simple s’il acceptait au moins de me parler !
Alan Bishop se tient près de moi. J’étais tellement concentrée sur l’écran, que
je ne l’ai pas entendu arriver. Quand je me tourne vers lui, je remarque à quel
point son visage commence à être marqué par la fatigue. Il est partout, il vit à
cent à l’heure. Son énergie est admirable.
Bishop m’observe un instant. Je soutiens son regard pour lui assurer que je
vais bien.
– Je n’aime pas te voir comme ça, finit-il par m’avouer. Mais heureusement,
tu sais rester pro ! Ne t’inquiète pas pour cette affaire, je n’ai pas menti en disant
que je souhaitais que la vérité éclate. Et quand tout sera fini, Newark redeviendra
sereine et toi avec ! De toute façon tu sais que tu peux m’en parler quoi qu’il
arrive ? Tu peux tout me dire, Flora, j’ai appris à te connaître ces derniers temps,
et j’ai un peu l’impression que tu es la fille que je n’ai jamais eue, alors si je
peux faire quoi que ce soit…
Sauf que j’ai toujours aussi peur de ce qui pourrait arriver à Alex…
– Merci Alan, je sais que je peux compter sur vous mais ne vous inquiétez
pas ! Ça ira ! J’ai un super boulot grâce à vous et ma fille va commencer une
nouvelle vie, que demander de plus ?
– Comment va Mila d’ailleurs ? me demande-t-il
– Mila, bien… Sa rentrée a lieu demain ! D’ailleurs, je sais que ce n’est pas
trop le moment, mais je voudrais y assister et prendre le temps de vivre ça avec
elle.
– La première rentrée de ta fille, c’est exceptionnel ! me dit-il en m’offrant un
chaleureux sourire. Prends tout le temps qu’il te faut, c’est important pour la
maman que tu es !
– Merci…
Bishop me quitte une seconde fois, me laissant surprise, flattée qu’il ait pensé
à moi pour un dossier de cette ampleur, et complètement stupéfaite par la
tournure que pourrait prendre mon avenir professionnel…
Je crois que j’adore déjà ce job ! Il est hors de question que Bishop perde
cette campagne !
Mon téléphone vibre dans ma poche arrière. Le nom d’Alex, affiché sur
l’écran, fait retomber toute ma joie. Brutalement.
[Je m’inquiète.
Tu ne réponds plus à mes messages.
Appelle-moi.]
Je sens à nouveau mon sang se glacer dans mes veines, un frisson fait
trembler ma main. Je dois prendre mes distances avec lui.
Je ne veux pas être en contact avec lui. Si je lui parle de ce que j’ai entendu
l’autre soir, il se murera encore une fois dans son silence, évoquera la nécessité
de me protéger, de me tenir à distance de cette histoire.
Et ça, je ne veux plus l’entendre. Je veux des réponses à mes questions. Des
vraies.
Deux petites voix dans ma tête me tiraillent. L’une me pousse à prendre mes
distances, à tirer un trait sur Alex, à le laisser à cette sordide affaire de meurtre, à
me consacrer à ma nouvelle vie. L’autre me rappelle sans cesse que j’étais
convaincue de son innocence, qu’il ne peut pas être capable du pire… Mais
laquelle croire ?
Je n’ai qu’une seule certitude : Mila doit passer avant tout. Si pour ça je dois
m’éloigner d’Alex, je le ferai sans hésiter.
Quand je rentre ce soir-là à New York, Mila, que j’ai laissée aux bons soins
d’Abby pour cette dernière journée avant l’école, dort déjà. Je l’observe du pas
de la porte. Mon cœur déborde d’amour pour elle et je me retiens de ne pas me
pelotonner contre elle. Mais je ne tiens pas à la réveiller, je sais déjà que
l’excitation du grand jour l’a tenue éveillée plus longtemps qu’elle n’aurait dû.
Mon regard tombe sur tous les cadeaux d’Alex, sur ce cartable immense prêt
pour demain matin. Mon cœur se serre, j’ai mal.
Je suis la première à me réveiller aux aurores ce matin. J’ai mis de côté Alex,
la campagne, tout. Aujourd’hui, ma fille de 3 ans rentre à l’école pour la
première fois de sa vie. Mon bébé devient une grande et s’apprête, elle aussi, à
commencer sa nouvelle vie, aux côtés de nouvelles personnes, de nouveaux
copains… Un nouveau rythme, un autre univers, une nouvelle ville. Tant de
chamboulements pour elle ! Et pour moi !
Stressée moi ?
Abby aussi s’est levée tôt. Je l’entends s’affairer dans la cuisine. Quand je la
rejoins, j’aperçois un monticule de pancakes sur la table. Et des muffins.
Abby affiche une moue dubitative. L’arrivée d’une petite tête brune, habillée,
coiffée, prête à partir, m’empêche de riposter. Mila n’a pas attendu son réveil et
elle affiche un grand sourire !
C’est l’œil humide qu’Abby nous fait signe sur le pas de la porte, nous
confiant son fameux paquet de muffins.
Pour toute réponse, elle hoche la tête et nous partons main dans la main, dans
cette grande ville de New York. Nous foulons le trottoir d’un pas décidé et
découvrons ensemble ce que sera désormais notre chemin quotidien. Pas une fois
Mila ne flanche, ni ne me serre la main plus fort. Même à l’approche de l’école.
Au contraire, elle regarde partout, sourit à tous les enfants qui attendent devant
la porte, comme elle.
Ici, avec ces enfants qui souffrent du même handicap qu’elle, elle n’aura pas
besoin de lutter pour s’imposer ni se faire comprendre. Elle n’a pas d’inquiétude
à avoir sur son intégration. Et ça doit largement contribuer à son envie d’école.
Si, un jour, elle peut recevoir des implants, elle rejoindra une école
traditionnelle. Ce sera encore autre chose, une autre expérience.
Doucement… Mon petit cœur de maman a déjà du mal avec cette rentrée, ce
n’est pas le moment d’envisager les prochaines étapes !
Soudain, Mila me lâche la main. Trop occupée à échanger des sourires avec
les mamans présentes, je n’ai pas vu Alex s’approcher de moi. Tout mon corps
se tend. Si je pouvais invoquer une sorte de bouclier de protection contre le flot
de sentiments que j’éprouve en le voyant, des bons comme des mauvais, ou juste
faire taire les petites voix dans ma tête, je le ferais sans hésitation. Mais il est
trop tard pour enclencher quoi que ce soit. La présence d’Alex me prend au
dépourvu. Encore plus le regard inquiet qu’il pose sur moi, le sourire qu’il
adresse à Mila… Et sa façon de la porter.
– Je ne savais pas que tu serais là, arrivé-je à lui dire, la voix un peu enrouée.
– Si tu avais répondu à mes messages… me reproche-t-il avant de se tourner
vers Mila. Je ne voulais pas manquer ce grand jour ! Prête, princesse ?
Une nouvelle fois, je suis prise dans une tempête ambivalente de sentiments.
Je suis touchée qu’il soit là, aux côtés de Mila pour vivre ce grand moment. Il a
pensé à elle, elle compte pour lui… Mais je suis en colère aussi, qu’il me vole ce
moment, qu’il agisse une fois de plus comme si de rien n’était. Comme si la vie
avec lui était normale. Comme s’il n’était pas dangereux pour ma fille et moi.
Quand enfin la porte s’ouvre, je prends Mila par la main pour l’accompagner
à l’intérieur. Je n’ai pas un mot, pas un regard pour Alex. Il nous suit, jusqu’à la
classe. Si certains enfants demandent à leurs parents de les accompagner, Mila,
elle, se tourne vers nous, et se met à signer rapidement.
Elle nous embrasse, chacun notre tour, et nous laisse là, sur le pas de la porte.
Une fois, elle se retourne pour nous faire signe de la main. La maîtresse lève le
pouce dans ma direction. J’en oublierais presque de lui donner les muffins
d’Abby !
Alex n’ajoute pas un mot et me laisse prendre une grande inspiration devant
l’école, loin du regard des autres parents et des retardataires.
Quand je me tourne vers lui, il est là, les yeux rivés sur moi. Ce que j’y lis me
bouleverse. Et me met en colère. Il ne peut pas y avoir tant de chaleur, tant
d’attention dans ses yeux, tant de douceur. Il ne peut pas m’avoir de cette
façon… Et pourtant.
Je prends une grande inspiration, et je me lance, motivée par une colère froide
qui gronde en moi. Je lui parle de l’appel, de ses mots que j’ai entendus.
Alex n’exprime plus aucune bienveillance à mon égard. Son visage s’est
fermé, ses traits se sont crispés. Ses yeux bleus se sont assombris, à en devenir
noirs.
Sa question n’en est pas une… Plutôt une prise de conscience. Douloureuse.
Comme un uppercut à couper le souffle. Un puissant « Non ! » se fraie un
chemin dans ma gorge, instinctif, spontané, comme si je n’avais jamais douté.
Mais il n’a pas le temps de passer mes lèvres qu’Alex m’a déjà tourné le dos. Il
part, sans se retourner.
Je ne rattrape pas Alex, même si l’envie est là. Je fais taire la petite voix qui
me dit de le rejoindre, je la fais taire et je l’enterre au plus profond de mes
pensées. Je dois m’occuper pleinement de la soirée de campagne de Bishop, tout
préparer pour que tout soit prêt. J’ai eu bien assez d’émotions avec la rentrée de
Mila pour en supporter davantage. Ma décision est prise : j’oublie l’épisode Alex
et me concentre maintenant sur ma vie.
Je croise rapidement Eddy dans les couloirs des bureaux. Lui aussi est sous
l’eau, accaparé par tous les réseaux en ligne. C’est l’effervescence, on dirait une
ruche en activité. Je supervise rapidement les stagiaires, qui ont bien avancé sur
la réalisation de nos sacs de goodies que nous comptons offrir à tous les invités.
Et je leur remets des cartons d’invitation pour la soirée.
Qu’ils profitent eux aussi des petits plaisirs de cet événement. Ils l’auront
bien mérité !
Je pars en début d’après-midi faire le point sur place. Je file jusqu’au centre-
ville dans un des plus grands hôtels du coin. Pas trop luxueux pour ne pas
froisser une partie des électeurs, mais suffisamment classe pour comprendre que
l’événement est majeur. Du monde est attendu demain. La presse, les élus
locaux, les différents soutiens de campagne… Autant dire qu’il ne doit y avoir
aucun couac !
Sur place, je retrouve Abby, fidèle à son poste, en train de faire le point avec
ses équipes.
– La maîtresse de Mila a apprécié tes muffins, lui soufflé-je une fois seule.
Attends-toi à recevoir des commandes pour tous les anniversaires et les fêtes de
l’école !
– Tant mieux ! Et ça me détendra plus que d’organiser ce genre de soirée !
– Alex était là…
– Non ! Alex est venu pour la rentrée de Mila ?! Vous avez pu discuter ?
– Il… Il est parti assez vite…
Abby me regarde droit dans les yeux. Elle ne sait pas exactement pourquoi je
suis en froid avec lui. J’ai seulement dit à ma meilleure amie que j’en avais
marre des zones d’ombre autour d’Alex. Je ne sais pas pourquoi je garde ça
secret, peut-être par peur que cela devienne trop réel… Quand Abby s’apprête à
faire un commentaire, son regard dérive derrière moi et s’arrondit de surprise.
Abby me laisse, le regard pétillant. Quand un projet germe dans sa tête, il est
souvent mené à son terme. Est-ce que j’aimerais revoir mes anciens camarades
du lycée ?
– Flora ! s’exclame Mark. Je vois que vous avez écouté mes conseils
d’orientation quand nous nous croisions au lycée ! La communication, c’est
parfait pour vous ! Alan m’a dit que vous faisiez un travail formidable. Je peux
être fier de mes anciens élèves.
– Excusez-nous, Flora, j’ai quelques points à régler avec mon frère quant à la
soirée de samedi, nous interrompt impatiemment Alan Bishop.
– Bien sûr, je retourne au bureau, si vous avez besoin de moi…
– OK, j’y serai moi aussi plus tard.
Alan Bishop entraîne son frère par le coude, laissant à peine le temps à ce
dernier de me saluer.
Mila…
27. Pour l’amour de Mila
Mes pas m’ont conduite à lui. Je lui tends les bouts de papier et me laisse
tomber dans un siège avant de prendre ma tête dans les mains, bouleversée.
– Oh…
Eddy pose sa main sur mon épaule. Je lève la tête vers lui espérant qu’il
puisse prendre les choses en main. Je suis éteinte, sous le choc.
À mon enfant…
– J’appelle la police !
– Non ! Pas la police… Alex ! Appelle Alex, s’il te plaît.
Eddy me regarde un instant. Je ne le quitte pas des yeux. C’est Alex que je
veux, maintenant. C’est lui et seulement lui. Pour des explications, des réponses.
On touche à Mila. C’est désormais entre lui et moi. Après, la police. Mais
d’abord… je veux régler mes comptes avec lui. Une bonne fois pour toutes.
Il a raison. Alex est la cible, la seule et unique cible de ces menaces. Nous,
des dommages collatéraux… Mais si on en veut à Alex, c’est qu’il n’est peut-
être pas coupable…
Eddy attrape son téléphone et prend soin de baisser les stores des baies vitrées
pour me préserver des regards. Je tremble encore. J’ai envie d’appeler mes
parents, de leur demander si tout va bien. J’ai peur, j’ai froid, et je suis en
colère ! Le premier qui touche à un cheveu de ma fille…
Pas un instant mon ami et collègue ne me lâche la main. S’il n’a pas les mots
pour me rassurer, il se montre présent. Une demi-heure plus tard, le portable
d’Eddy sonne.
– Mais parle-moi ! S’il leur arrive quelque chose, je ne m’en remettrai pas !
Alex crie dans les couloirs. J’entends Eddy essayer de le calmer. Mais Alex
ne joue pas, il ne feint pas la panique. Mon instinct avait peut-être raison : il
n’est peut-être coupable de rien et tient vraiment à nous protéger ?
Quand Alex entre dans le bureau d’Eddy, mon premier réflexe est de me jeter
dans ses bras. Si sa voix sonnait l’inquiétude, je lis l’angoisse dans ses yeux.
Mais ma colère explose, implacable et je me recule aussi vite de lui.
– C’en est trop, Alex ! Tu ne peux pas me faire ça, tu ne peux pas mettre en
danger Mila ! Il faut que ce cauchemar s’arrête ! Tu dois l’arrêter ! Il n’y a que
toi qui puisses le faire !
– Tu as raison, me dit-il doucement. C’est allé trop loin. Mais pour l’instant,
on doit rejoindre Mila. S’assurer qu’elle va bien. On parlera de tout ça plus
tard… La priorité, c’est Mila. Eddy, tu viens ? Tu peux t’occuper de la voiture de
Flora ?
Sans aucune hésitation, Eddy attrape mes clés. Dans le couloir de la sortie,
Bishop nous observe, sur le pas de son bureau, bras croisés. Je l’aperçois, Alex
aussi. Contre lui, je sens ses muscles se tendre. Mais il ne dit rien et nous filons à
sa voiture où il prend soin de m’installer délicatement et de fermer la porte
derrière moi.
– Tu n’as pas eu d’autres menaces ? finit-il par me demander, la voix grave,
les yeux fixés sur la route. Rien d’anormal ?
– Non… Rien…
– Il faut que vous partiez, Mila et toi, le temps que je règle tout ça et…
– Mais Mila vient tout juste de rentrer à l’école ! Tu connais l’importance de
cet institut pour elle ! Non, c’est toi qui nous as mis en danger, c’est à toi de
partir !
Ma voix se brise sur ces mots. Plus que jamais, je suis prête à le sortir de ma
vie, pour Mila. Sa mâchoire se crispe, encore une fois, Alex semble touché par
mes mots.
Ça m’est égal… Ses états d’âme ne sont rien à côté de la vie de ma fille !
***
– Tu as raté tes parents de peu, ils viennent juste de… Mais, pourquoi tu fais
cette tête ? Et pourquoi vous êtes tous là ?
– Tu ne peux pas répondre au téléphone quand on t’appelle ?! Je file voir
Mila…
– Mais je… Quoi ?!
Je pousse une grande inspiration avant de rentrer dans sa chambre. Quand elle
se jette dans mes bras, c’est toute son innocence qui me saute dessus. Je retiens
mes larmes quand je la serre contre moi.
J’appelle Mila pour son bain. Mes gestes sont mécaniques, empreints
d’habitudes. Je ne réfléchis pas à ce que je fais. Je le fais, c’est tout. Je suis en
mode robot, comme Pio. Mila ne se rend compte de rien, et c’est tant mieux.
Je dois la préserver.
Nous dînons tous les cinq ensemble, avec plus ou moins d’appétit, sur la table
du salon, pour la plus grande joie de Mila. Pour elle, nous avons parlé d’une
petite fête surprise en son honneur pour ce jour mémorable.
Pour moi, il sera doublement mémorable…
Eddy nous quitte pendant que je couche Mila avec Alex. Après un dernier
baiser sur le front, nous la laissons aux bras de Morphée. Pour nous permettre de
discuter tranquillement, Abby se glisse à son tour dans sa chambre, prétextant un
réveil matinal.
Nous nous asseyons sur le canapé. Le message de menace a été balayé pour
offrir à Mila une douce soirée, mais dans le silence, désormais, la réalité me
rattrape. À m’en faire frissonner.
C’est Alex qui prend la parole le premier. Je retiens mon souffle, mes gestes.
J’ai peur qu’un seul mouvement de ma part n’interrompe ce qu’il s’apprête à me
dire. Enfin.
– Je sais que tu attends des explications, que je te raconte tout sur le meurtre
de Joanne Perkins, sur les personnes impliquées qui m’ont poussé à fuir pour que
je ne parle pas… Je n’ignore pas ton besoin de réponse, crois-moi, Flora…
– Mais qui sont-ils Alex ? Si tu me parles de ce meurtre, est-ce que je serai
plus en danger que je ne le suis maintenant ? Est-ce que ça peut aller plus loin
que ces menaces ?
Je ne peux pas me taire, c’est plus fort que moi. Ma frustration de ne pas
savoir exactement de quoi et de qui protéger ma fille ne me permet pas de garder
le silence. Je suis une mère et je dois être en mesure de défendre Mila !
– Ils ont voulu tuer Perkins pour le faire taire. Oui, ça peut aller plus loin.
Alex serre la mâchoire. Il semble choisir ses mots avec soin, avec prudence.
Une parole de trop et il me condamne, c’est ça ?
Une larme roule sur ma joue. Alex me bouleverse. J’entends dans ses mots
son amour pour nous, je lis dans ses yeux cette envie sincère de nous protéger et
cette culpabilité, aussi, de nous avoir entraînés dans tout ça.
Enfin, enfin, Alex a baissé sa garde. C’est la première fois qu’il me parle
autant, que je peux comprendre ce qu’il se passe dans sa tête, qu’il partage ses
doutes, ses réflexions, et ses projets. Il ne m’a pas tout dit encore, c’est vrai,
mais il a fait un pas dans la bonne direction.
– Ce n’est pas tout, ajoute-t-il en retrouvant une voix ferme. Perkins ne sera
pas le seul à avoir son service de sécurité. Je tiens à ce que tu en aies un, Mila
aussi, tes parents aussi peut-être. Je ne veux plus que vous soyez des cibles
faciles, mais je ne mettrai tout ça en place qu’avec ton accord.
Je reste un instant interdite. Alex ne fait pas que s’ouvrir à moi. Il passe à
l’action. C’est beaucoup à assimiler d’un coup, à digérer, à accepter aussi. Mais
l’intensité dans son regard me montre à quel point Alex est déjà engagé dans son
combat. Et il a besoin de moi pour le mener à bien. Voilà comment je peux
l’aider. En lui faisant confiance, en acceptant cette protection qui le soulagera
d’un poids. Et moi aussi.
– OK, pour Mila, pour mes parents, pour moi… J’accepte. J’avais besoin que
tu me parles, Alex… Tes mots, tes actes m’aident à me rassurer. Protège-nous,
fais ce que tu as à faire. Tant que Mila ne court plus aucun danger, tu as tout mon
soutien…
Alex me serre contre lui. Si je ne suis pas rassurée à 100 %, qu’il reste encore
des zones d’ombre, j’ai le sentiment que la situation change. Je veux croire ses
paroles. Je veux croire qu’il fera tout pour nous protéger. Je n’ai même aucun
doute.
Tard dans la nuit, nous nous quittons. Lui pour son canapé, moi pour ma
chambre. Mon sommeil est perturbé, je me réveille au moindre bruit. Puis
finalement, je sombre.
28. Touchante parenthèse
Deuxième jour d’école. La boule au ventre que je porte n’est pas du tout la
même que celle de la veille. Mais je me sens rassérénée par cette nuit de
sommeil. Par la présence d’Alex dans le salon à côté. Par le soulagement que
j’éprouve aussi. Mes doutes, mes questions quant à sa culpabilité dans cette
affaire de meurtre se sont envolés. Je m’en veux d’avoir imaginé qu’il puisse
faire du mal aux autres.
Mon cœur est plus léger et sa promesse d’agir une bonne fois pour toutes est
bien la preuve qu’il a envie de nous protéger, bien sûr, mais aussi de démarrer
une vie plus sereine.
Avec nous.
J’ai peur pour lui évidemment. Il agit seul, et malgré sa détermination, j’ai
bien compris que rien n’était gagné. Mais Alex est fort et droit, il peut y arriver.
N’est-ce pas ?
Je pars réveiller ma petite princesse, pelotonnée dans ses draps, ses peluches
dans les bras.
– Mila, chérie, lui dis-je quand elle ouvre enfin les yeux. Il y a quelqu’un dans
le salon qui mérite un gros câlin…
Le visage bouffi de sommeil, les boucles en pétard sur la tête, Mila sort de
son lit. Quand elle aperçoit Alex, encore allongé dans le canapé, elle ne se
contente pas d’un câlin. Elle se serre contre lui, le pousse aussi, sans
ménagement, pour se faire sa petite place. Alex, surpris par ce réveil brutal et
doux à la fois, la couvre de sa couverture et l’enveloppe de ses bras. Je n’existe
plus, c’est leur moment.
J’imagine ces réveils à trois, dans un vrai lit confortable… Je nous vois tous
les trois heureux, sans avoir rien d’autre à penser qu’à la journée qui s’annonce.
Ma meilleure amie commence à sortir les griffes. Mais elle n’ajoute rien de
plus. Heureusement que je ne lui ai rien dit quand j’ai cru que c’était Alex qui
avait organisé le tabassage de Perkins. Abby aurait été folle d’inquiétude ! En
dix minutes montre en main, elle est partie comme une souris, sans avoir
dérangé le petit couple attachant. C’est un crève-cœur pour moi de devoir les
réveiller, mais l’école n’attend pas. Pas d’effusions entre Alex et moi, juste un
sourire complice échangé. En revanche, quand il se met debout, Alex grimace.
– Si vous organisez une crémaillère, je sais déjà quoi vous offrir ! Un vrai
canapé !
J’aime sa présence ici, avec nous, ce sourire qu’il m’adresse, cette complicité
entre nous, comme si tout était simple et facile. Mais quand je le rejoins après
m’être préparée à mon tour, je vois à ses traits tirés que la magie matinale s’est
envolée.
– Mila, il est temps de te brosser les dents ! Ou sinon, tu vas être en retard !
L’idée même de rater quelques secondes de cette école qu’elle aime tant
motive aussitôt la petite fille. Je profite de son absence pour me tourner vers
Alex.
– Prête ? Allons-y !
Je laisse ma petite fille à sa maîtresse. Je sais qu’ici, à l’abri dans son école et
dans sa classe, il ne lui arrivera rien. Je ne peux pas la garder avec moi sans
éveiller son inquiétude, même si je meurs d’envie de veiller sur elle chaque
seconde, que la laisser est terriblement difficile. Douloureux même.
Je file à Newark en regardant sans cesse dans mes rétroviseurs pour m’assurer
que personne ne me suit. Et sur le parking, je ne peux pas m’empêcher de croire
que quelqu’un est tapi derrière une voiture et m’observe. Puis, je secoue la tête,
agacée.
Plusieurs fois, Eddy vient me voir pour s’assurer que je vais bien. Il n’est pas
le seul à prendre de mes nouvelles. Bishop passe lui aussi sa tête dans mon
bureau pour s’enquérir de mon état de fatigue.
– Tout sera prêt demain, le rassuré-je. Tout est déjà prêt d’ailleurs, il n’y a
plus qu’à entrer en scène !
Ma légèreté est convaincante. Et je ne mens pas non plus parce que le travail
accompli en amont est vraiment terminé pour nous. Il n’y aura plus qu’à tout
orchestrer demain avant l’ouverture des portes. Satisfaite, soulagée aussi d’avoir
surmonté une bonne partie de cette organisation, je file au distributeur de
douceurs pour m’octroyer une petite pause. Une barre de chocolat caramel
noisette me fait de l’œil à travers la vitre.
Parfait !
Je ferme les yeux pour la savourer tranquillement dans mon fauteuil, dans une
sorte de méditation gourmande, quand mon téléphone se met à vibrer. Alex. Je
me précipite pour répondre.
– Allô ?
J’arrive, in extremis, à partir plus tôt pour être à l’heure de la sortie d’école de
Mila. Eddy m’accompagne sur le parking, histoire de s’assurer qu’aucune
mauvaise surprise ne m’attend. Son côté garde du corps me fait penser à ceux
dont m’a parlé Alex.
S’ils sont là, ils sont effectivement très discrets. Je ne vois rien de particulier
comparé à d’habitude !
Je quitte Eddy, sourire aux lèvres. Abby se moque souvent de lui à ce sujet et
prend un malin plaisir à confondre les prénoms devant les nouvelles filles qui
l’accompagnent parfois. Aucune d’entre elles ne l’a jamais mal pris. Elles savent
toutes qu’Eddy n’est pas près de se fixer !
29. Tensions accrues
J’arrive cinq minutes avant la sortie des classes, heureuse et soulagée d’avoir
réussi mon objectif de la journée. Je ne peux m’empêcher de lancer un rapide
coup d’œil autour de moi, mais comment savoir ce qui est habituel et ce qui ne
l’est pas ? C’est la première fois que je vais chercher Mila…
Je manque de crier quand une main se pose sur mon épaule. Je me retourne,
paniquée, pour croiser le regard surpris de ma mère.
Je n’en saurai pas plus mais cette surprise tombe à point nommé pour faire
oublier à ma mère la peur qu’elle a provoquée chez moi. Je laisse mon cœur
retrouver un rythme normal alors que Mila, heureuse de nous trouver tous les
trois, saute dans nos bras.
Mila m’interroge du regard. Je hausse les épaules pour lui montrer que je n’en
sais pas plus. Une nouvelle maison, la mer… Il n’en faut pas plus pour qu’elle
accepte de suivre mes parents. Moi aussi d’ailleurs… Le quartier de Whitestone
est à vingt minutes de l’école. Quand nous roulons tranquillement dans la rue de
leur maison coup de cœur, Mila et moi sommes collées à la vitre de la voiture.
Ultrarésidentiel, très calme, l’endroit est reposant après avoir quitté Manhattan.
Mais ce n’est pas ce qui attire le plus notre attention. C’est bien la baie de l’East
Side River qui nous fait de l’œil. La maison de mes parents a un accès direct sur
un petit bout de plage.
Autant dire que Mila n’a pas besoin de plus pour être convaincue du choix de
ses grands-parents !
– Mais… vous avez acheté cette maison ? leur demandé-je sur le perron.
– C’est en cours… m’avoue mon père en ouvrant la porte. Tu vas voir, c’est
un véritable bijou.
Je n’ai pas fait dix pas dans la maison que je comprends leur décision. La
grande baie vitrée donne sur la plage, et, plus loin, sur les pontons pour les
bateaux. C’est lumineux, spacieux… À l’étage, toutes les chambres offrent la
même vue.
Pour toute réponse, je serre ma mère contre moi. Cette nouvelle maison, leur
projet avec Mila, qui est déjà en train de courir dans le sable, comment ne pas y
adhérer complètement ?
– Moi aussi, je me vois bien lire un livre dans une chaise longue, sur la
terrasse ! Mais… papa n’a pas son permis bateau…
– Oh, ne t’inquiète pas pour ça ! Il s’est déjà renseigné sur les cours !
– Quand avez-vous visité cette maison ?
– Ce matin…
– Et vous avez déjà eu le temps de…
– On ne voulait pas la laisser passer. Le propriétaire veut vendre vite, le prix
est très compétitif…
– Je comprends… Vous avez raison de foncer, c’est tellement magnifique !
J’adore !
Vu ! Je pourrai dire à Alex que son service de sécurité n’est pas si discret !
En parlant d’Alex…
– Est-ce que je peux vous déposer Mila demain ? La soirée de Bishop risque
de s’éterniser…
– Flora, est-ce que tu as besoin de nous le demander ? me gronde gentiment
ma mère. Bien sûr que oui !
– Je ne sais pas, vous pourriez être pris par votre déménagement, ou par un
cours de navigation… ! riposté-je malicieusement.
Je prends soin de bien attacher Mila sur son siège et nous quittons ce lieu
paradisiaque. J’attrape mon téléphone pour prévenir Alex, non sans m’assurer
que nos nouveaux gardes du corps sont toujours derrière nous.
Son message me fige. Il y a peut-être une erreur dans le planning ? Il faut que
ce soit ça…
À l’école…
Je serre les doigts, empêche les larmes de couler. Il faut à tout prix que je
garde mon sang-froid. Mes parents parlent de leur maison, je leur pose des
questions, Mila m’interroge à mon tour… Je donne le change et compte les
kilomètres qui nous séparent de chez moi. Et après ? Qu’est-ce qu’il se passera
après ?
[J’y serai !]
Je sens la colère monter en moi. Ils veulent que j’aie peur, ils veulent ce
pouvoir sur moi. À travers Mila et moi, c’est Alex qu’ils visent. Et l’idée qu’ils
puissent se servir de ma fille, vouloir lui faire peur, me met hors de moi. Dans le
rétroviseur avant, je vois une voiture déboîter pour nous dépasser sur la voie
rapide.
Montrez-vous…
Quand mon père se gare en bas de notre immeuble, Alex est là, fou
d’inquiétude. Je lui fais signe que tout va bien pour qu’il se détende devant mes
parents.
– Et vous, Alex, vos projets ? lui demande ma mère. J’ai entendu dire que la
Care Robotics se portait mal…
À table, devant le repas commandé par Alex pour nous éviter de cuisiner, la
discussion prend un autre tournant.
– C’est vrai, avoue Alex. Mais c’est une situation provisoire. Quand… Quand
tout sera plus calme, les investisseurs reviendront.
– Vous voulez dire, quand cette histoire de meurtre sera réglée ! intervient
mon père sans tact.
Il le regarde droit dans les yeux. Cette affaire le gêne depuis le début, il était
évident que le sujet ressortirait à un moment ou à un autre.
– Et ce n’est plus qu’une question de temps, enchaîne Alex sans ciller. Justice
sera rendue pour Joanne Perkins et son mari, à l’hôpital.
Alex enchaîne immédiatement sur ses projets de robots et j’en profite pour
m’éclipser dans la cuisine. Quand ma mère me rejoint, je fais tomber un verre
dans l’évier.
Je reçois le message cinq sur cinq. Par ces mots, ma mère me fait comprendre
qu’elle l’accepte dans notre petit cercle. Et ça me fait beaucoup de bien à
entendre.
– Ne laissons pas Alex trop longtemps seul avec ton père, on ne sait jamais !
me dit-elle en me poussant hors de la cuisine, l’assiette des desserts à la main.
– Harriet ! Alex sait naviguer !
Mon père a les yeux qui pétillent. Alex a su inverser la tendance en évoquant
un talent que je ne lui connaissais même pas.
Il est tard pour que mes parents reprennent la route et après ce qu’il s’est
passé plus tôt, j’insiste pour qu’ils s’installent dans la chambre d’Abby, restée à
Newark pour être sur le pont tôt demain matin pour l’événement. Mila dort
depuis quelques heures, épuisée par sa journée et par ses jeux sur la plage.
Une fois encore, nous nous retrouvons seuls, dans le canapé du salon.
– Demain risque d’être une très longue journée, murmure-t-il à mon oreille.
Repose-toi, je suis là. Les hommes qui protégeront ta famille sont des
professionnels en qui j’ai toute confiance. Ce sont les meilleurs.
Le seul garde du corps que j’ai envie d’avoir pour le moment, c’est lui.
30. Même équipe
Alex s’éclipse ce matin comme prévu en déposant dans mon cou un baiser
délicat. J’aimerais l’attirer contre moi, prolonger cet instant de douceur, mais le
souvenir de Mila et de mes parents pas loin me retient.
Et cette situation rendrait les choses bien trop officielles entre nous alors
qu’elles ne le sont pas encore dans ma tête…
[Merci.
À ce soir.]
Le week-end a commencé, mais pas pour moi. Je laisse mes parents ramener
Mila chez eux, dans le New Jersey, pour la garder ces deux prochains jours. Je
suis plus sereine quand je prends le volant. Ce n’est pas la panacée mais Mila est
protégée. C’est un pas en avant dans les projets d’Alex. Je suis curieuse de
connaître le deuxième.
Quand le flash radio annonce l’affaire Perkins, je monte le son. Quand il est
question d’Alex, je m’arrête sur le bord de la route, suspendue aux lèvres du
journaliste. Je n’en crois pas mes oreilles…
On y est…
Après l’agression de M. Perkins, c’est au tour d’Alex Sparks d’être pris pour
cible. La nature des menaces visant M. Sparks n’a pas été divulguée mais
l’enquête va probablement prendre un nouveau tournant et être relancée. »
OK.
***
Pour la forme.
Pour nous changer, l’hôtel a mis à notre disposition des chambres où je prends
le temps de me préparer. Et d’envoyer un message à mes parents pour m’assurer
que tout va bien de leur côté. J’enfile ma robe fourreau noire à manches courtes,
légèrement décolletée, quelque chose de très classe pour la soirée. Je rassemble
mes longs cheveux bruns dans un chignon presque parfait, efface mes cernes et
mes traits tirés grâce à la magie du maquillage.
Tout le monde rit à ces derniers mots lancés sur le ton de la boutade. Malgré
le stress, le candidat ne se défait pas de son humour. Bishop nous serre la main,
les uns après les autres. Quand il arrive à ma hauteur, il garde la mienne plus
longtemps encore. Il s’apprête à me dire quelque chose mais son assistante vient
le chercher. Les portes sont ouvertes, il est l’heure pour lui de passer en mode
candidat.
La soirée a bien commencé quand Eddy s’approche de moi, une jolie jeune
femme inconnue au bras. Je me retiens de lui dire que finalement il a su choisir.
Abby, elle, ne se serait pas gênée. Heureusement pour son frère, elle est trop
occupée à surveiller de très près les amuse-bouche qui sortent des cuisines.
– Dis donc, elle n’est pas mal du tout ! Abby m’a toujours parlé des nanas un
peu « écervelées » que tu ramènes tout le temps. Elle n’a rien à voir ! On a
rapidement échangé sur la campagne mais elle a l’air de savoir de quoi elle
parle !
– Abby a toujours tendance à exagérer…
Pas le temps de discuter d’avantage, nous sommes sollicités de tous les côtés.
Tous les invités doivent avoir leur moment avec Alan Bishop. Tous les
journalistes, leur interview. Il faut faire patienter, tempérer les ardeurs, continuer
de convaincre les plus sceptiques…
Je ne vois pas le temps passer, j’ai tout juste le temps de boire une coupe
tranquillement. Je vais retrouver Alex complètement épuisée à ce rythme !
Vers 23 heures, alors que la soirée bat son plein depuis plus de deux heures
maintenant, je sens comme un mouvement de foule. Quelque chose vient de
perturber l’assistance… J’échange un regard avec le reste de l’équipe. Nous
sommes en alerte et prêts à intervenir pour régler le problème. Mon téléphone
vibre, interrompant mon élan.
Oh non… Alex…
Bishop, justement, fait son apparition à son tour en se frayant un chemin dans
la masse des journalistes. Très vite, il se présente aux côtés d’Alex, sous les
flashs crépitants, conscient qu’il doit à nouveau attirer l’attention sur lui.
– Alex Sparks, je ne vous savais pas sur la liste de mes invités, lui dit-il en
jetant un regard vers moi.
Pour éviter les questions, je m’interpose entre eux et invite les journalistes à
rentrer à nouveau dans le salon, rapidement aidée par toute mon équipe. Une fois
à l’intérieur, j’en guide moi-même vers d’autres invités de la soirée pour les
réorienter sur le programme de Bishop et essayer de rattraper ce qui peut l’être.
Le regard que m’a lancé ce dernier tout à l’heure n’avait rien de bienveillant…
Peut-être pour éviter que tous les journalistes ne fuient sur les traces d’Alex
et ne délaissent la soirée…
– Je dois y retourner pour faire oublier ce fâcheux épisode, finis-je par lui dire
en avalant ma dernière gorgée de champagne. Merci pour la coupe, et bonne
chance pour retrouver Eddy. Je pense qu’il va être occupé lui aussi encore un
petit moment.
– J’attendrai près du buffet, si vous le voyez…
Je laisse Holly à sa quête et me lance avec zèle auprès des invités. Je me sens
responsable de cet accident, même si je ne l’ai pas voulu… Alex est simplement
venu pour moi ! Je le cherche d’ailleurs, mais ils tardent à revenir. Je n’arrive
même pas à savoir où Alan et lui sont partis.
Je suis son regard. Alex s’approche de nous, calme, posé, comme si de rien
n’était. Cet homme qui avance vers nous, qui ne regarde que moi, irradie
d’assurance, de confiance, de contrôle. De prestance. Il est solaire. Je frissonne à
son approche, déjà électrisée par ce regard enveloppant. L’espace d’un court
instant, il n’y a que nous. Tout ce qui nous entoure s’est transformé en un
lointain brouhaha. Il réussit même à me faire oublier l’incident et Bishop.
Les deux amis d’enfance se serrent la main puis Alex se penche pour
m’embrasser la joue. Délicatement. Juste le temps de sentir cette odeur
désormais familière.
Eddy entraîne Alex sans même lui laisser le temps de riposter. J’aurais bien
aimé en savoir plus sur sa discussion avec Alan. Je les suis, entraînée par Alex,
en jetant un œil derrière moi. Dans sa précipitation Eddy en a oublié Holly à qui
je fais signe que je suis désolée !
La discussion entre eux est de courte durée tant Mark cherche à s’en
échapper. Pas un seul instant il n’a un regard pour Alex. Pas un seul instant Alex
ne le quitte des yeux…
– Allez-y, Flora ! Les invités commencent à s’en aller eux aussi. Vous avez
fait du beau boulot pour rapatrier tout le monde ici après la cohue. Pas mal !
Le temps de reprendre mes affaires, Alex et moi sommes déjà sur le trottoir. Il
attrape mes clés de voiture et les confie, quelques mètres plus loin, à un homme.
Tant que je suis seule avec lui, n’importe quelle destination me plaira !
Pour la première fois depuis des jours, je décide de lâcher prise. Mila ne
craint rien, Alex est près de moi. Ces deux derniers jours passés avec lui m’ont
aidée à retrouver toute confiance en lui. Et je n’ai plus envie de me poser de
questions. J’ai envie de retrouver l’insouciance de notre première nuit, à San
Francisco. De ne plus penser à rien sauf à cette attirance qui jaillit entre nous.
Pas question de la faire taire ce soir… J’ai besoin d’Alex, de son corps, j’ai
envie de ses bras, de lui…
Ma phrase est lourde de sous-entendus, que saisit Alex. Touché, son regard
s’intensifie.
– Et je ferai tout pour que tu ne te sentes en danger nulle part ailleurs avec
moi.
Que dire de plus à un homme qui vous promet de vous protéger ? Rien. Il n’y
a qu’une seule réponse à ça. Un baiser. Un baiser que j’attends depuis des jours.
Sentir ses lèvres frémir sous les miennes, sentir son corps se tendre vers le mien.
Alex ne force jamais rien, il attend toujours que je sois prête. Ce baiser, c’est
mon premier pas, c’est mon accord pour aller plus loin, au sommet du plaisir.
Avec lui.
Ce premier baiser, c’est moi qui le lui donne. Mes deux mains entourant son
visage, je l’attire vers moi, doucement. Ce doux contact est magique tellement il
me réchauffe, tellement il me donne l’impression de m’envelopper dans un
profond bien-être. Chaque moment passé avec Alex me procure toujours cette
même sensation de chaleur et d’évidence. Je suis là où je dois être, avec la bonne
personne. C’est instinctif et la raison n’a rien à voir dans tout ça.
Mais quoi ?
Une pause entre deux marches pour enlever mes escarpins, et nous repartons
de plus belle. Alex affiche un petit sourire, son regard pétille. Devant la porte de
la chambre où nous avons déjà passé une nuit ensemble, il se place devant moi et
attrape mes deux mains dans les siennes.
Sacha.
J’aimerais qu’il soit mon Sacha, matin et soir, jour et nuit, tous les jours, tout
le temps. Je m’en rends compte de plus en plus. Je sens mes défenses se fissurer
à mesure que nous passons du temps ensemble. Mes barrières, mes réticences,
mes propres interdictions, sans rien faire, il les balaie, naturellement.
Doucement.
Une fenêtre doit être ouverte… Quelques pas plus loin, je comprends que
nous sommes sur la terrasse. La dernière fois, je n’avais pas poussé l’exploration
plus loin que le lit.
Ce que je découvre me coupe le souffle. Nous sommes bel et bien sur une
terrasse, décorée avec soin par des plantes. Un écrin de verdure, un cocon qui
nous coupe du monde. Aucun vis-à-vis, aucune fenêtre aux alentours. On dirait
que nous venons de quitter New York pour une petite maison au cœur de la
nature…
Mais ce n’est pas tout… Des dizaines de bougies illuminent les lieux. Petites,
grandes, elles sont dispersées avec élégance, partout, dans tous les recoins : sur
le salon extérieur, au milieu des galets… jusque vers un jacuzzi extérieur dont
j’entends les bulles clapoter. Sur la table, une bouteille de champagne nous
attend dans son seau à glace, avec ses coupes.
Les flammes des bougies brillent dans son regard. Un brusque élan de joie me
pousse dans ses bras. C’est magnifique. Malgré tout ce qui nous arrive, Alex
n’oublie pas de m’apporter ce dont j’ai besoin.
Me rappeler que je suis une femme à ses yeux, une femme qui mérite tout ça…
Une femme pour qui il a envie de se battre…
Je laisse ouvert le peignoir et je retrouve Alex qui, à son regard qui descend
sur moi, semble apprécier ma nouvelle tenue. J’aime aussi la sienne. Sa veste et
sa cravate reposent sur le dossier du fauteuil et il a défait quelques boutons de sa
chemise et remonté les manches. Dans cette ambiance tamisée, il est lui aussi
terriblement attirant.
Une petite voix dans ma tête se réjouit. La soirée prend un chemin dont je n’ai
aucune envie de me détourner !
Il me tend une coupe et nous trinquons, les yeux dans les yeux. Nous n’avons
pas besoin de parler, nos yeux parlent pour nous.
– Viens…
Il m’entraîne vers le jacuzzi cette fois et, derrière moi, fait passer mon
peignoir par-dessus mes épaules. Je frissonne légèrement quand je sens son
souffle sur mon cou, au moment où il fait courir ses lèvres à la naissance de ma
nuque. Il attrape ma coupe, la pose sur le bord du bassin bouillonnant et m’aide à
me glisser à l’intérieur.
Je me délecte, pas encore de l’eau, mais bien de son regard, sombre, intense.
Sacha ne manque pas d’attention, il me traite comme une reine.
Une reine qui brûle de désir, impatiente de se tordre de plaisir entre ses
mains.
J’attrape mon verre pendant que, sous mes yeux, il déboutonne un à un les
boutons de sa chemise. Pas une seule fois nos regards ne se lâchent. Enfin… les
miens ont la fâcheuse tendance de vagabonder sur son corps.
Un large sourire vient fendre son visage. Pourquoi s’arracher l’un à l’autre
pour un banal bout de tissu ?
Avec dextérité, Alex, complètement nu, saute dans le jacuzzi sans causer trop
de remous.
Il vient s’asseoir à mes côtés, m’ouvre ses bras pour que je puisse m’y glisser.
Mais comment réussir à rester détendue, à garder son sang-froid, quand un
homme comme Sacha se presse contre vous ?
Alors, je pivote légèrement, fais glisser mes jambes autour de sa taille. Mes
mains posées sur ses épaules pour m’assurer une certaine stabilité dans les
remous incessants, je presse mes lèvres contre les siennes. Ma langue se fraie un
chemin jusqu’à la sienne, elle va la chercher sans pudeur pour l’inviter dans une
danse passionnée.
Ce n’est plus une surprise pour moi. Quand je suis dans ses bras, je laisse
parler mon désir, sans retenue, sans questions. Je sais ce que je veux et comment
j’ai envie que nous y parvenions ensemble.
Ses mains descendent sur mes hanches, tentent de se glisser sur mes fesses.
J’essaie tant bien que mal de me serrer contre lui, de m’asseoir au plus près de
son sexe, mais les vagues m’empêchent de le sentir, de faire ce que j’aimerais…
Sacha comprend très vite ma frustration et se redresse. Debout dans le bassin,
moi toujours accrochée à lui, nos lèvres collées, nous ruisselons d’eau. Il me
tient, toujours serrée contre lui, et me porte hors du jacuzzi.
Nos deux corps humides l’un contre l’autre déclenchent le feu. L’eau n’est
plus là pour l’éteindre, il peut brûler librement. Pas question pour autant de
rentrer à l’intérieur. Pas seulement parce que nous mettrions de l’eau partout,
cette idée ne nous effleure même pas, mais surtout parce que la chambre nous
paraît loin.
Je me presse, aussi nue que lui. Sa main habile remonte vers mon ventre, mais
s’arrête pour écarter légèrement mes cuisses. Délicatement, ses doigts explorent
mon intimité pour s’y enfoncer, doucement d’abord, puis avec plus de puissance.
Je pousse un soupir de plaisir, mords presque l’épaule de mon amant dont le
regard intense, les caresses plus appuyées commencent à me faire perdre pied.
Mon bassin se cambre, tout mon corps se tend. Entre ses lèvres sur mon sein
et ses doigts en moi, je ne sais plus où donner de la tête. Je frémis sous les
décharges électriques, je vibre sous cette montée du plaisir qui déferle en moi
sans commune mesure. Mon excitation est telle que je jouis sans attendre.
Sacha pose sa main sur la mienne pour interrompre mes caresses de plus en
plus jouissives pour lui. Ses lèvres se détachent des miennes, son corps
s’éloigne. Je sens un léger vent frais couvrir mon corps. Si je frissonne, c’est
surtout parce que je sais où est parti Sacha et que son retour est imminent.
Très vite, Sacha me domine à nouveau, son membre protégé dressé vers moi.
Quand il fond à nouveau sur moi, je m’agrippe à lui, à ses lèvres. Corps contre
corps, épiderme contre épiderme, tendus vers le même désir, nos caresses
deviennent confuses, empressées. Sacha se redresse légèrement, et plonge son
regard dans le mien pour observer l’effet que provoque chez moi son intrusion
charnelle. Je ferme les yeux, rejette la tête en arrière.
Il est en moi. Il bouge en moi. Mon bassin l’accompagne. Mes mains sur ses
fesses l’encouragent à aller plus loin, à augmenter la cadence. Chaque coup me
tire un soupir. Sacha me fait l’amour comme j’aime, avec puissance et attention.
Je me laisse porter, je me laisse emporter même. Son souffle se fait plus rauque.
Je lis sur son visage, dans ses yeux, tout le désir que notre corps-à-corps
provoque chez lui aussi. Nous éprouvons le même, en parfaite symbiose,
parfaitement connectés.
Pour le moment.
Nous restons ainsi, dans les bras l’un de l’autre, allongés au milieu des
bougies. Sacha me couvre de son corps pour m’empêcher d’avoir froid. Ni lui ni
moi ne souhaitons rompre le charme de l’instant. Je pourrais m’endormir ici et
aimerais me réveiller sans que le temps ne soit passé. Juste pour reprendre des
forces et profiter de cette ambiance unique un peu plus longtemps.
Sacha est de retour, rapide, avec un large plaid et nos coupes de champagne.
Compris. Je crois que je ne verrai pas l’ombre d’un maillot de bain chez lui
ce soir !
31. La révélation de trop
Alex est là, posé, son téléphone dans la main, un mug dans l’autre. Il a
visiblement eu le temps de prendre une douche. Sa barbe de quelques jours et ses
cheveux encore humides lui donnent un petit côté rebelle qui n’est pas pour me
déplaire. Quand ses yeux pétillants descendent sur ma tenue, je crois savoir
exactement ce qu’il pense.
Aucune.
Ses mains se glissent sous le tissu de ce grand T-shirt, réveillant aussitôt tout
mon corps endormi. Ses doigts sur ma peau suffisent à m’électriser.
Ce n’est que quelques heures plus tard que je m’installe enfin devant une
tasse fumante, les joues un peu rosies et un sourire accroché à mes lèvres.
Depuis notre arrivée ici, hier soir, je suis une autre. Tout est simple et tranquille,
je suis apaisée, sans crainte. Et j’ai tellement envie de faire durer ce que je
ressens, ce bien-être…
Et profiter autant que possible d’Alex… Sans me poser trop de questions.
Mais cette envie explose quand mes yeux se posent sur mon téléphone. Je
viens de recevoir une notification qui fait tout voler en éclats.
– C’est moi qui l’ai fait disparaître, finit-il par me dire. Il va bien et il était
tout à fait d’accord pour se cacher. Il n’était de toute façon plus en sécurité à
l’hôpital.
– Quoi ?!
– Mikhaïl est venu le chercher dans la nuit, Perkins était au courant de nos
plans. Et même soulagé ! Il est caché, loin d’ici, sous bonne garde.
– Mais tu ne risques pas d’avoir des ennuis ? C’est un enlèvement… Tu
risques d’être poursuivi pour ça si la police découvre que c’est toi !
Je ne sais que penser, si c’est une bonne chose, une mauvaise… Alex se rend
sciemment coupable d’un acte répréhensible par la loi.
– Quand tu dis que tu agis, tu ne fais pas les choses à moitié… murmuré-je.
– Perkins était une cible facile, seul chez lui, seul à l’hôpital. Il est un
dommage collatéral dans toute cette histoire et il n’a pas mérité ça. C’est moi, et
moi seul qui dois régler ça. Perkins ne sait rien, de toute façon. Il a juste besoin
d’être protégé.
– J’aimerais tellement pouvoir t’aider, soupiré-je. Mais je ne peux rien faire
vu que tu me mets toujours en dehors de cette histoire.
– Tu m’aides déjà beaucoup en respectant mon secret. En ne me forçant pas à
tout avouer.
– Tu le ferais ? Si je te le demandais, tu me dirais ce que tu sais ?
– Non…
Je soupire. Cette partie d’Alex m’est toujours inaccessible. Je sais qu’il le fait
pour mon bien, j’ai compris qu’il valait mieux pour moi ne rien savoir… Mais
j’ai peur de cette vérité, peur de ce qu’elle va révéler. Je ne me serai préparée à
rien…
– La seule bonne nouvelle dans tout ça, c’est que Mikhaïl est de retour,
relevé-je en essayant de retrouver un peu de légèreté. Abby sera contente de
l’apprendre !
– Oui, je lui ai demandé de venir m’aider. J’ai besoin d’un homme fort doté
sang-froid comme lui à mes côtés. En plus, il est champion de sambo, Perkins
n’a rien à craindre avec lui !
– Sambo ?
– C’est un sport de combat russe, m’apprend Alex, amusé.
– Oh… Et Mikhaïl sait pour…
– Pour tout ce que je sais à propos du meurtre ? Oui. Je lui ai tout avoué là-
bas en Russie. J’avais besoin de parler à quelqu’un et la vodka aidant…
– Donc, si je veux te faire parler…
– N’y pense même pas !
– Quoi encore ?!
Ma voiture est garée devant le portail, et, quand je me mets en route, je vois
un véhicule me suivre. Il me fait des appels de phare, je comprends qu’il s’agit
de mes gardes du corps.
Avec Perkins planqué quelque part, des gardes du corps qui nous suivent
comme des ombres, la situation est assez tendue ! J’espère qu’Alex dit vrai et
que ce n’est qu’une question de jours…
***
Quand j’arrive dans les locaux, Bishop est déjà là à faire les cent pas au
milieu de la pièce principale. Je ne jette pas un œil sur les écrans qui tournent en
boucle sur les infos. Pas besoin de voir la tête de Perkins… Je rejoins Eddy dès
que je le trouve.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? lui demandé-je aussitôt.
– Bishop est furax. On a reçu les dernières intentions de vote et il perd de son
avance.
– Merde… On pensait tous que c’était gagné d’avance !
– À tort !
– Bon, je vois que vous êtes tous là ! Merci. Je ne vais pas vous faire perdre
de temps. Les élections sont dans un mois, il faut tout donner, maintenant ! Je
veux récupérer mon avance et être serein, OK ? Alors, on se met au boulot, et on
sillonne tout le New Jersey encore une fois s’il le faut, mais je ne perdrai pas
cette élection !
Je me mets au travail, relance tous les journalistes présents la veille pour les
remercier de leur venue, leur demander quand sortiront leurs papiers… Je
communique avec les groupes locaux, les bénévoles. On est dimanche donc je ne
m’attends pas à des miracles mais il faut espérer que dès demain matin mes
messages soient lus et traités. Tout le monde doit parler Bishop, distribuer du
Bishop, vivre Bishop jusqu’à ce que ces maudits points soient retrouvés !
Une fois, une seule fois, je m’octroie une pause dans le bureau d’Eddy.
– Holly est très sympa, lui dis-je en m’installant en face de lui. Même Abby a
eu l’air de l’apprécier.
– Abby l’a vue ?
– Oui… On s’est octroyé une petite pause hier soir dans les cuisines… Ça
doit te changer de sortir avec quelqu’un qui a la tête sur les épaules. Et
journaliste en plus, pas mal !
– C’est vrai, m’avoue Eddy. Elle est plutôt pas mal. Et je crois même que je
tiens un peu à elle…
– Ne me dis pas que tu serais prêt à te poser ?!
– J’y pense… sourit-il.
– Il faudrait qu’on se revoie, que tu l’invites à la maison, qu’on fasse un peu
plus connaissance…
– Flora, Eddy, qu’est-ce que vous n’avez pas compris quand Alan a dit que
nous n’avions pas de temps à perdre ! Vos discussions privées, c’est plus tard !
Eddy vient passer la tête dans mon bureau pour savoir si je pars avec lui. Je
décline, consciencieuse. Petit à petit, autour de moi, les bureaux se vident. Et
quand enfin je décide de partir, il n’y a plus personne.
Je fais le tour des bureaux pour souhaiter une bonne soirée aux quelques
derniers restants. J’ose m’approcher de celui de Bishop, encore éclairé. J’ai
toujours en tête ce regard chargé de reproche qu’il m’a lancé hier soir. Je
voudrais m’assurer qu’il ne m’en veut pas et que les relations entre nous sont
toujours bonnes.
– S’il découvre ce qu’on a fait, il va tout balancer ! entends-je dire Mark d’un
ton angoissé au futur sénateur.
– Et comment veux-tu qu’il l’apprenne ?! C’est toi qui vas nous mettre dans
la merde si tu perds ton sang-froid ! Tu sais ce qu’il te reste à faire !
– Pourquoi est-ce que c’est toujours moi qui fais le sale boulot ?! Moi aussi,
je suis important ! Je suis le maire de cette ville, si on remonte jusqu’à moi…
– Alors fais en sorte qu’on ne remonte pas jusqu’à toi ! On aurait dû liquider
ce Sparks avec ta maîtresse ce soir-là ! Tu n’as pas voulu et regarde où on en est
aujourd’hui ! On a déjà réglé son compte à son frère, maintenant il faut se
débarrasser du dernier Sparks, compris ?! Et essaie de faire mieux que la
dernière fois ! Va prendre des cours de tir !
Mon téléphone se met à sonner, provoquant chez moi une vraie piqûre
d’adrénaline. Je croise le regard des frères Bishop à travers la vitre.
Et je cours.
Je cours pour sortir des locaux, je les entends derrière moi. Je cours sur le
parking, la vue obstruée par les larmes. Je cours pour leur échapper. Je fuis aussi
leurs mots.
À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
32. État de choc
Stan…
Bishop…
Les larmes me brouillent la vue, je cours sur les trottoirs, bouscule les
passants. Je traverse les rues n’importe comment, sous les klaxons des voitures,
lointains. Mes sanglots sont coincés dans ma gorge, je manque d’air. Mais je
veux courir, m’éloigner le plus loin possible.
Leur échapper.
Quand je n’en peux plus, quand je sens mon cœur à deux doigts d’exploser
dans ma poitrine, je m’arrête. Je regarde autour de moi pour trouver un refuge.
Un café ! Là, au milieu du monde, jamais ils n’oseront venir m’attraper. Je
crierai s’il le faut, je hurlerai tout ce que je viens d’apprendre !
Si l’homme derrière son comptoir me regarde, étonné, quand j’entre chez lui
comme une furie, je n’y prête pas attention. Mon maquillage a dû couler sur mes
joues, je dois être rouge, décoiffée, hagarde. Quelle importance ?
Les Bishop ont mis fin à ses jours… Mila n’a pas eu de père parce que…
parce que quoi au juste ?
Il faut que je rentre avant que la crise de nerfs ne gagne du terrain. Tout se
mélange dans ma tête, s’entrechoque. Les souvenirs de ce jour où on m’a
annoncé le suicide de Stan, Alan Bishop, si gentil avec moi, comme un père…
Mon estomac se retourne. Tout ce temps que j’ai passé avec lui… Le meurtrier
de Stan !
Je suis seule, isolée. Maintenant que je sais toute la vérité, ils vont peut-être
m’attendre quelque part ? Mes affaires sont restées au bureau, ma voiture, mes
clés, tout… Et s’ils s’en prennent à Mila ? À mes parents ? Je ne peux pas les
rejoindre. Pas maintenant, pas dans cet état. Chez Eddy ? Ce serait le mettre en
danger lui aussi…
Alex… Aide-moi…
– Est-ce que ça va ?
– Tout va bien, je suis l’un de vos gardes du corps. J’ai réussi à vous suivre,
mais j’ai fini par vous perdre. Vous avez dû entrer dans ce café au moment où un
camion m’a barré la route pour traverser. Belle course !
Prévenir Alex !
– Allô ?
– Alex ! explosé-je en entendant le son de sa voix. Je sais tout, Alex !
Bishop… Je… J’ai compris… Stan, c’est eux ! Ils l’ont tué, ils l’ont tué !
Je perds pied quand je prononce ces mots. Comme si le dire à voix haute me
renvoyait la réalité brutalement. Les souvenirs de Stan, le suicide, les mensonges
sur sa mort… La culpabilité…
Je ne peux pas prononcer une seule parole cohérente. Le chagrin, les nerfs,
tout me dépasse et me submerge. Je ne lutte pas quand mon garde du corps me
prend le téléphone des mains pour expliquer rapidement la situation à Alex. La
discussion est brève.
Je hoche la tête. Quand il me fait signe qu’il faut y aller, je suis incapable de
me lever. Il vient à mon aide, me soutient. Le soleil m’éblouit et c’est presque les
yeux fermés que je m’installe à l’arrière d’une voiture. Le conducteur m’adresse
un rapide sourire dans le rétroviseur. Impossible pour moi de lui répondre. Je me
recroqueville sur la banquette, la tête posée, plus que lasse, sur la vitre. Il me
tarde de retrouver Alex… Ses bras, sa protection…
La route me semble durer une éternité. J’entends les deux hommes discuter à
l’avant, passer des appels. Je suis comme anesthésiée. Je ne pense plus. Je n’ai
que l’image de Stan et de Mila devant les yeux. Et à chaque fois que je pense à
la façon dont on lui a enlevé son père, les larmes coulent.
– J’ai une bonne nouvelle, me lance mon garde du corps en se tournant vers
moi. Votre fille et votre amie sont déjà arrivées.
– Elles vont bien ? lui demandé-je aussitôt en me redressant.
– Ça va. Votre amie a trouvé une excuse pour expliquer à votre fille pourquoi
elle partait avec notre équipe. Mais…
– Mais ? relevé-je, sentant l’angoisse chasser le soulagement.
– Votre fille… Vous devez certainement vouloir la préserver de tout ça. Vu
votre état, je vous déconseille de vous montrer pour le moment.
– Oui… C’est vrai… Est-ce qu’on peut s’arrêter quelque part pour que je
puisse… arranger ça ?
Dans une station-service, je passe de l’eau froide sur mon visage. Mon reflet
est effrayant. J’ai les yeux gonflés de larmes, mon regard me fait peur… J’achète
de quoi estomper les poches sous mes yeux et masquer mes traits tirés. Le
résultat n’est pas impeccable, mais si je souris, Mila n’y verra que du feu.
Ne penser qu’à Mila, à son confort. À la rassurer. Le reste, plus tard. Je dois
être forte, pour elle !
Plus tard !
– C’est bon, on peut y aller ! lancé-je à mon garde du corps en sortant des
toilettes, d’une voix ferme et déterminée qui me surprend moi-même. Vous avez
eu des nouvelles de mes parents ?
– Les équipes n’ont rien signalé mais elles sont en alerte.
Alex a dû les appeler, pour les prévenir de renforcer la sécurité. Quand il
saura pourquoi…
Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous sommes. Nous avons quitté New
York sans que je fasse attention aux panneaux. Nous avons traversé une forêt,
puis une petite ville très résidentielle. La maison devant laquelle nous nous
garons est cosy, posée au fond d’une allée boisée, un peu à l’écart mais pas
complètement isolée non plus.
– Mila ? Abby ?
J’essaie de ne pas crier, mais quand ma fille sort du salon pour se jeter dans
mes bras, je ne peux pas m’empêcher de la serrer plus fort que d’habitude contre
moi, rassurée de sentir son petit corps chaud contre le mien. Abby la suit, moins
euphorique, le regard interrogateur. Bras croisés, appuyée à la porte, elle ne dit
rien. Que sait-elle au juste ?
Des gardes du corps l’ont sortie de la maison avec ma fille… Je pense que ça
suffit à faire naître quelques interrogations.
Alex est là, à deux pas de moi, le visage grave. Il retient ses gestes lui aussi.
Mila est au cœur de nos préoccupations.
Je mens à Mila, mais je ne trouve rien d’autre à lui dire. La petite fille fait la
moue et retourne à ses jeux, dans le salon. Quand elle est hors de vue, Alex se
jette sur moi pour me serrer dans ses bras. Je suis à deux doigts de craquer. Mais
pas maintenant, pas ici alors que Mila est dans la pièce d’à côté.
La question d’Abby ne trouve pas de réponse. Alex et moi, les yeux dans les
yeux, échangeons des paroles muettes.
Une fois que nous sommes seuls, j’entraîne Alex un peu à l’écart.
– Je sais, Alex, je sais que ce sont les Bishop qui ont tué la femme de Perkins
et qu’ils veulent t’éliminer…
– Tout ce que je ne voulais pas que tu saches… souffle-t-il en secouant la tête.
– Ils m’ont vue les écouter, mais… ce n’est pas ça le pire…
Il m’entraîne dans une pièce, plus loin, une sorte de bureau bibliothèque
offrant une vue sur un grand jardin. Il me fait asseoir dans un fauteuil et
s’accroupit en face de moi. Il ne me brusque pas pour que je parle, pourtant je
sens qu’il brûle de savoir ce que j’ai bien pu apprendre sur la mort de Stan qui
me bouleverse tant.
Je lui répète la conversation des frères Bishop, mot pour mot tellement leurs
paroles sont gravées dans ma mémoire. Alex ne frémit pas quand il apprend que
les hommes veulent le tuer. Non, c’est quand il entend la vérité sur la mort de
Stan qu’il se relève, tout son corps hurlant de colère qu’il ne prend même pas la
peine de contenir.
– Ils ont tué Stan ! J’aurais dû m’en douter, explose-t-il en faisant tomber
rageusement une pile de livres sur le bureau.
Je pleure, je laisse libre cours à mon chagrin, à l’abri entre ces quatre murs.
– Ils ont… Ils l’ont fait passer pour un voleur ! Ils ont dit qu’il avait piraté les
comptes. On a tous cru qu’il s’était suicidé par culpabilité… Mais c’est eux !
C’est eux qui l’ont tué ! J’ai haï Stan, je lui en ai voulu de nous avoir laissé
tomber mais… ce n’était pas de sa faute !
– Tu ne pouvais pas savoir, Flora, tente de me réconforter Alex.
– Pourquoi ?! Pourquoi Alex ?! Qu’est-ce que Stan a fait pour qu’il soit une
menace pour eux ?!
Alex revient vers moi. Il baisse la tête, fixe un point, sur mes cuisses. Puis il
se redresse brusquement, ses yeux plantés dans les miens. Jamais ses pupilles
n’ont été aussi bleues, limpides. Transparentes.
– On a arrêté de rire quand un autre homme est entré dans la pièce. Il n’avait
pas vu que Joanne était encore là. Il a tapé dans l’épaule du proviseur, en lui
disant que grâce à cette relation avec Joanne, il allait enfin pouvoir la faire
chanter pour obtenir un contrat immobilier… Joanne a fait un bond, elle s’est
mise en colère quand elle a compris qu’elle était manipulée. Le ton est monté,
elle a voulu partir mais l’homme l’a repoussée violemment pour la retenir… Son
crâne a heurté un coin du bureau et elle ne s’est plus relevée. Ils ont paniqué,
surtout le proviseur. L’autre semblait plus calme.
Alex se lève et se pose devant la fenêtre, les mains dans les poches, les
épaules basses. Je me lève pour le rejoindre et l’encourager à poursuivre.
– L’homme qui a poussé Joanne est venu à la maison ce jour-là, tard le soir.
Ruth dormait. Je n’ai pas voulu le laisser entrer mais il a eu le temps de me dire
que les caméras du parking du lycée m’avaient pris en photo la veille. Que
j’allais être recherché par la police et qu’il ne voulait pas que je parle. En
échange de mon silence, il m’offrait de l’argent, un avenir pour Stan, il avait le
bras long, il pouvait lui trouver un travail n’importe où… Il jurait vouloir
s’occuper de ma famille si j’acceptais de disparaître. En revanche, si je parlais,
c’était la fin pour nous trois. J’ai protesté, le proviseur devait aussi être sur la
photo, ou quelqu’un nous avait peut-être vus… Il a ri, dit que ma parole ne
vaudrait rien contre son frère et lui… Et il est parti. En laissant une énorme
somme d’argent en liquide. Stan avait tout entendu, il m’a poussé à partir. On
s’est disputé ce soir-là. Je ne voulais pas endosser le meurtre, je ne voulais pas
partir.
– Qu’est-ce que Stan t’a dit ? Il aurait pu témoigner avec toi contre eux !
– C’est ce que je lui ai proposé… Mais on s’était fait prendre en train de
falsifier un dossier, Stan risquait de ne plus pouvoir aller à la fac… Tu sais
comment il était. Ses études comptaient beaucoup pour lui, c’était le sésame
pour échapper à une vie de peu, faite de petits boulots. Ça n’aurait pas été bon
pour lui, il avait besoin d’être cadré… Et cet argent, on en avait tellement
besoin…
– Stan avait besoin d’avoir un but, soufflé-je, plongée dans mes souvenirs. Il
aurait mal fini, livré à lui-même.
– J’aurais pu l’aider, l’accompagner, le pousser à se dépasser, comme tu l’as
sans doute fait sans le savoir quand tu es entrée dans sa vie. Il méritait d’avoir sa
chance de réussir, je ne pouvais pas lui enlever ça.
– Alors tu es parti…
– Stan m’a tendu mon passeport, a attrapé l’argent et l’a partagé en deux.
Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Rester ? Stan m’en aurait voulu toute sa
vie. Et qui sait ce que l’homme aurait pu nous faire ? Je n’avais pas le choix… Je
n’étais pas rassuré de les laisser, je n’avais pas confiance en cet homme, mais…
je ne pouvais que partir.
– Mais… et toi dans tout ça ?
– Ce n’était pas moi le plus important à ce moment-là. J’avais surtout peur de
partir, de laisser Stan gérer tout seul. Il n’avait plus personne, il devenait
adulte… Mon petit frère devenait l’homme de la maison. Je lui laissais un avenir
et de quoi les mettre à l’abri. Je ne pouvais plus rien faire d’autre pour eux.
J’observe Alex, silencieuse. Longtemps j’ai cru que Stan était le Sparks le
plus fort, le plus droit. J’ai nié l’évidence. Il devait tout à son frère. Et il le
savait, il en avait conscience. Sinon pourquoi inventer tous ces mensonges sur
Alex, se mettre en colère quand on parlait de lui ? Il devait culpabiliser de l’avoir
poussé à se sacrifier pour lui. Stan a fait des erreurs. La première a été d’éloigner
les conseils et la présence de son frère. Il ne se rendait pas compte de la chance
qu’il avait de l’avoir à ses côtés.
Effrayée par cette prise de conscience que je ne sais pas gérer tellement tout
arrive en même temps, j’essaie de me raccrocher au présent et à cette vérité qu’il
me dévoile.
– Et cet homme, celui qui est derrière tout ça… tu sais qui il était ? lui
demandé-je la voix tremblante.
– Alan Bishop. Je l’ai su dès qu’il a parlé de son frère. Et j’ai fait le lien avec
le projet immobilier. Tu te souviens, c’était un gros promoteur avant de se lancer
en politique.
– Comment tu te sens ?
– Mal, effroyablement mal… Je dois digérer tout ça. Tout me dépasse. Je… Je
ne sais même pas quoi dire de plus.
– Flora ? fait la voix d’Abby à travers la porte. Mila te cherche.
– J’arrive !
Mila n’a besoin de moi que pour régler un problème de doudou. Abby a pensé
à tout en faisant son sac. Je ne tarde pas à trouver l’élu de son cœur et le lui
glisse dans les bras. Allongée dans un canapé, Mila ne semble pas touchée par la
tension qui règne. Je m’éloigne d’elle pour la préserver de mon humeur
ambivalente. Colère et tristesse.
Quand Alex et moi rejoignons Abby dans la cuisine, je m’arrête sur le pas de
la porte, surprise. Perkins est là, aux côtés de Mikhaïl.
La fameuse planque…
– Tu vas me raconter tout ce qu’il se passe et pourquoi on est ici. Et cette fois,
je veux tout savoir Flora !
Je couche Mila après un dîner que lui a spécialement concocté Abby : tartines
de tomates, jambon et fromage grillé. Elle s’allonge dans son lit, des envies plein
la tête et un peu surexcitée par ses projets de demain : Mikhaïl lui a parlé d’une
vraie cabane dans les arbres, à deux pas d’ici. Abby s’est chargée spontanément
de faire le lien entre elle et lui et de traduire ce qu’elle n’arrivait pas à
comprendre sur ses lèvres. Le Russe n’a pas du tout impressionné Mila par sa
carrure. Il faut dire que Mila a vu sa tante Abby beaucoup rire avec lui ! Je me
demande d’ailleurs si Abby n’a pas glissé à Mila qu’elle voulait qu’il soit son
amoureux tant la petite fille a ri au milieu de la soirée.
La cuisine semble être le lieu de rassemblement de cette maison. Avec son bar
qui fait le tour d’un îlot central, je retrouve tout le monde assis, une bouteille de
vodka circulant déjà. Une nouvelle venue est arrivée aussi.
– Holly ?!
– Tu savais qu’elle était la fille de John et qu’elle s’est servie de mon frère
pour approcher Bishop ?!
– Elle enquête sur les Bishop depuis des semaines et Eddy lui permettait de
s’approcher d’eux ! poursuit Abby.
– Ça va… intervient Holly, agacée. Ton frère s’en remettra. Je ne suis pas sa
première conquête, et certainement pas la dernière ! Et il n’est pas du genre à
s’attacher, il me l’a très bien fait comprendre dès le début !
– Mais on ne se sert pas des gens comme ça pour arriver à ses fins ! C’est
dans la déontologie des journalistes, ça ?!
– Abby… tenté-je de l’apaiser.
– Mais ça devient n’importe quoi cette affaire. On te tire dessus, Stan est
assassiné, on est tous planqués ici, et maintenant, j’apprends que mon frère n’est
qu’un pantin !
– Tu enquêtes sur les Bishop ? demandé-je à Holly.
– Sur Alan Bishop surtout. Sur sa carrière de promoteur. Il y a des rumeurs de
pots-de-vin, de chantages pour des contrats… Ça ferait tache que ce soit révélé
pendant sa campagne. Et papa vient de me parler, au sujet du meurtre de maman.
Maintenant qu’on sait tous qu’il est le coupable, j’en fais une affaire personnelle.
On doit coincer ce type ! Je peux écrire un papier sur ce que tu as entendu. Je ne
lâcherai rien avant qu’il soit en taule !
– Doucement… intervient Alex. Continue ton enquête. Plus le scandale est
gros et plus la justice pourra le coincer.
– Vous vous connaissiez depuis longtemps, Holly et toi ?
– On s’est croisé à l’hôpital, m’apprend Alex. Et on a discuté au moment où
on a décidé d’installer John ici.
– Mon frère en a eu, des copines, et je sais qu’il n’a pas toujours été sympa
avec elles, mais il ne mérite pas ce que tu lui fais subir ! Tu devrais l’appeler et
le quitter proprement !
Je n’ai pas faim, mais je me force à faire honneur à son plat. Un téléphone
vibre dans la pièce et tout le monde suspend sa fourchette.
– Salut frangin, quoi de neuf ? lui demande Abby la plus désinvolte possible.
– Salut Abby ! Tu as des nouvelles de Flora ? Bishop s’inquiète, elle a laissé
son téléphone et toutes ses affaires ici.
– Euh… Oui… Elle a eu une petite urgence avec Mila… Tu sais comment
elle est, elle s’inquiète très vite pour pas grand-chose…
– OK, tant mieux si ce n’est rien. À plus frangine !
– Si je n’ai rien dit à mon frère, c’est bien parce qu’il y a plus important en ce
moment, mais ne compte pas sur moi pour me taire indéfiniment.
La soirée s’achève et chacun rejoint sa chambre. J’ai peur de la nuit qui vient,
des cauchemars qui m’attendent. Et pourtant, j’ai hâte de sombrer pour ne plus
penser à rien. Faire une pause, débrancher mon cerveau. Au moins pour ce soir.
Alex respecte mon silence. Quand il s’allonge à côté de moi, je me blottis
dans ses bras. Sans un mot. Plus de questions, plus rien.
Juste le sommeil.
35. Au bord du gouffre
D’un seul et même mouvement, tous les trois se tournent vers moi.
Alex m’observe du coin de l’œil. Je sais qu’il déteste mon idée, qu’il n’a
aucune envie de m’impliquer dans cette affaire. Mais elle est aussi devenue la
mienne quand ils m’ont pris Stan.
– Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée que tu viennes.
– Alex, je ne te demande pas ton avis. J’ai besoin de savoir pourquoi ils s’en
sont pris à Stan, j’ai besoin de l’entendre ! Je sais que tu crains pour ma sécurité,
que tu préférerais régler ça tout seul. Mais tu ne peux pas m’empêcher de venir,
c’est trop important.
Le visage fermé, Alex se contente d’un signe de tête. Peut-être qu’il aurait
voulu régler ça seul, entre hommes. Ils ont tué son frère. Depuis hier soir, il tente
de dompter sa colère pour me préserver. Mais je la sens. Forte, sourde. Et la
mienne est pareille. La douleur est toujours là, mais c’est bien la colère que j’ai
choisi de privilégier. Pour avancer.
Mark Bishop, surpris de nous voir débarquer, laisse tomber ses lunettes et se
lève d’un bond. Quand son regard se pose sur moi, il blêmit.
Elle referme la porte derrière nous. Nos gardes du corps sont restés dans le
couloir. Il n’y a plus que nous trois désormais, dans un triangle qui respire la
colère d’un côté, et la peur de l’autre.
– Flora, je suis ravi de voir que vous allez mieux, vous aviez l’air si
bouleversée hier.
– J’avais mes raisons… Quand on apprend que le père de son enfant s’est fait
assassiner, c’est une réaction normale. Non ?
– Flora, je savais qu’il y avait un énorme malentendu ! Vous avez mal
compris, ce n’est pas du tout ce que vous croyez.
– Ah oui ? Qu’est-ce que je crois à votre avis, monsieur Bishop ? Vous avez
orchestré sa mort, fait passer Stan pour un voleur aux yeux de tout Newark et
surtout de sa famille !
La colère monte d’un cran et je suis à deux doigts de perdre mon sang-froid.
Nier les faits, me faire passer pour une folle qui a mal entendu, c’est pire que
tout.
– Écoutez, Bishop, intervient Alex en se posant face à lui. Il suffit que j’aille
voir la police, que je leur parle du meurtre, que je demande où votre frère a
trouvé l’argent qu’il m’a donné ce soir-là, que je parle de Stan, de John Perkins,
des menaces… Il y a tellement de choses qui s’accumulent que la police sera
obligée de rouvrir l’enquête. Ce n’est plus comme il y a cinq ans, votre frère
n’est plus aussi intouchable qu’il le croit. La presse mène déjà une enquête sur
une histoire de pots-de-vin… Il suffirait que le candidat adverse apprenne
l’existence de toutes ces petites zones sombres pour que ses enquêteurs creusent
encore un peu plus. La presse, la justice, le parti adverse, ça commence à faire
beaucoup non ?
– Je peux vous assurer que même si la vérité doit mettre des années à éclater,
je m’y emploierai avec la plus ferme des convictions, martèle Alex, plus
impressionnant que jamais. La moindre menace vous mettra en péril. Vous avez
fait une grosse erreur en vous en prenant à Flora et à Stan, Bishop ! Je vous
promets que vous allez regretter ce jour où vous avez accepté de tremper dans
les magouilles de votre frère. Je m’arrangerai pour que vous fassiez de la prison
à vie dans le plus sinistre des pénitenciers des États-Unis !
Alex a hurlé son dernier mot, nous faisant sursauter, Bishop et moi. Je
m’approche quand le maire commence à bégayer quelque chose. Je tremble à
nouveau, je serre les dents, prête à tout entendre.
Du moins, je crois.
– C’est vrai ! Stan ne s’est pas suicidé ! commence Mark. Il… Il est venu voir
mon frère un soir pour lui dire qu’il savait tout sur le meurtre de Joanne. Alan
croyait qu’il mentait, mais Stan a tout raconté en détail… Il voulait de l’argent,
contre son silence. Alan ne voulait pas d’un autre Sparks sur les bras, il a
accepté, le temps que le petit se calme. On a gagné du temps, pendant lequel on
a monté cette histoire de piratage, construit de fausses preuves… Un soir, des
amis à nous l’ont fait boire plus que de raison et… ils l’ont emmené en haut
d’une grue, et l’ont poussé dans le vide.
Je porte ma main à ma bouche pour étouffer un cri. Alex m’attire contre lui.
– La lettre… murmuré-je.
– Fausse… Montée de toutes pièces. On avait compris que Stan avait besoin
d’argent pour vous. On avait un peu enquêté, on savait que vous étiez enceinte
et…
– Vous l’avez tué en sachant qu’il allait être papa ?!
Ma colère explose. Si Alex ne me tenait pas dans ses bras, je lui sauterais
dessus.
– Très bien, Bishop, je vais appeler la police. Dites-leur que vous avez des
aveux à faire sur le dossier Perkins. Je ne bouge pas d’ici tant qu’elle n’est pas
venue vous chercher !
Mais ça ne va pas. Bishop est à son bureau, la tête dans les mains. C’est la fin
pour lui. Mais son arrestation ne comble pas la douleur qui me serre le cœur, qui
m’étouffe. Ça n’apaise pas la douleur que je lirai dans les yeux de Mila quand
elle me demandera comment son père est mort !
Je suis prise de vertige, j’ai besoin d’air. Je pars discrètement, dans le dos
d’Alex. Je préviens juste les gardes du corps que je vais aux toilettes pour qu’ils
ne me suivent pas. Mais je sors de la mairie, je marche dans les rues, droit
devant moi.
Je n’ai que Stan en tête, l’image de son corps tombant dans le vide. Je
donnerais tellement cher pour revoir son sourire. Pour le voir avec sa fille, pour
avoir juste un souvenir de lui tenant son bébé dans ses bras. Mais ça, les Bishop
nous l’ont enlevé, à tous les trois.
Je veux retrouver Mila. Sans voiture ? Sans argent sur moi ? Sans téléphone,
sans rien ? Tant pis, le taxi me coûtera un bras, mais je n’ai pas d’autre choix. Et
Abby me dépannera. Je me presse, devant l’urgence de revoir Mila. Je me
rappelle le nom de la ville où nous avons trouvé refuge, j’ai vu le panneau en
partant ce matin. Le chauffeur souffle quand je lui donne les indications, mais, à
ma tête, comprend qu’il doit y aller. Et sans attendre. J’aperçois mon reflet dans
le rétroviseur. On dirait que j’ai vu un fantôme.
36. S’accrocher à l’essentiel
Je ne réponds pas et file payer le taxi. Quand je reviens, j’attrape le sac à dos
de Mila dans lequel je fourre ses doudous et quelques livres.
– Mais qu’est-ce que tu as, Flo ? Tu es toute pâle ! Et qu’est-ce que tu fais, où
est Alex ?!
– À la mairie, avec Bishop, me contenté-je de lui répondre. Tu peux me prêter
ta voiture ?
– Ça s’est mal passé ? Tu veux aller où avec Mila comme ça ? Alex est au
courant ?
– Alex est… Bon, tu me prêtes ta voiture ou non ?!
– On va se promener, Mila ?
– J’ai besoin de prendre l’air, Abby, de prendre le large. Ça ira, ne t’en fais
pas… Je veux juste respirer…
– OK, finit-elle par accepter. Prends mon téléphone aussi… Pas de bêtise
hein ?
– Non…
J’entraîne Mila avec moi avant de revenir sur mes pas. Dans le sac de mon
amie, qui traîne dans l’entrée, j’attrape son portefeuille pour trouver sa carte
bleue.
Ce n’est qu’un emprunt, Abby, tu me pardonneras.
Je roule, en croisant les doigts pour que Mikhaïl ou Abby ne préviennent pas
tout de suite Alex de mon arrivée soudaine. J’ai un peu d’avance sur eux, je peux
encore être tranquille. Je n’ai pas vraiment menti à Abby. J’ai besoin de prendre
l’air, de me retrouver avec Mila. De mettre de la distance avec tout ça.
Alex…
Où en serons-nous après ça ?
– Mila ? Et si nous allions voir ta grand-mère ? Ça fait longtemps que tu ne
l’as pas vue ! On lui fait la surprise ?
Mila saute dans les bras de Ruth dès qu’elle nous ouvre la porte de son petit
appartement, ce qui lui arrache un cri de surprise. Cette visite inattendue
illumine son visage et elle nous serre tendrement contre elle. Ni une ni deux, elle
prend Mila par la main et l’entraîne dans le grand parc arboré. En les observant
toutes les deux, toujours aussi complices, je ne pense pas au fait qu’il faudra, à
elle aussi, lui apprendre la vérité sur la mort de son fils. Non, je ne vois que le
plaisir dans ses yeux, ses pupilles qui pétillent devant sa petite-fille qui lui
raconte déjà l’école, les copains… Je marche en retrait derrière elles, pour leur
laisser ce moment, et viens de temps en temps en aide à Ruth quand Mila
s’emballe dans ses signes. Je me sens en paix, ressourcée. Rassurée dans le fait
que rien ni personne ne m’a enlevé ce que j’avais de plus précieux.
On a sali Stan, on nous a fait du mal. Mais ce qu’il nous reste, nos souvenirs,
nos liens forts qui nous unissent, c’est ça qu’il faut préserver. C’est ça que
personne ne pourra nous enlever. C’est ça le plus important.
Ruth s’arrête pour discuter avec une jeune femme qu’elle me présente comme
une assistante de vie. Enjouée, dynamique, elle me raconte combien la grand-
mère de Mila ne cesse de lui parler de sa petite-fille. Quand je tiens à la lui
présenter, je me tourne vers ma princesse. Mais elle n’est plus là…
– Mila ? Mila !
Je suis touchée qu’il l’ait compris et qu’il ne me fasse aucun reproche quant à
mon départ précipité. Je lui attrape l’autre main et l’entraîne vers sa mère.
– Je crois qu’on a tous les deux besoin de ça, ajouté-je. La famille Sparks
réunie au complet, pour lui.
Pour Ruth, nous avoir tous est un vrai bonheur, et nous restons longtemps, à
ses côtés. Mila, elle, ne quitte pas les genoux d’Alex et lui parle de notre
escapade au motel et des souvenirs que je lui ai racontés. Il l’écoute
attentivement, il lui pose même des questions sur son père. Je souris quand je la
vois répondre très sérieusement, répétant mot pour mot ce que je lui ai dit. Stan
n’a jamais été aussi présent entre nous. Et ce n’est pas un frein, ce n’est pas une
barrière, ça n’occasionne aucune culpabilité.
Une ombre passe dans les yeux d’Alex. La fuite de Bishop serait ce qu’il peut
arriver de pire. Mais je ne veux pas y penser. Depuis cinq ans, il a eu la chance
de son côté. Je veux croire que ça ne peut plus durer.
– Après, tu crois que nous pourrons reprendre une vie normale et tranquille ?
– J’espère ! me sourit Alex.
– Enfin, tranquille… Repartir dans le stress d’une recherche d’emploi ! Mais
pour une fois, j’ai hâte de ne penser qu’à ces considérations matérielles. Quand
mon principal problème sera de payer mon loyer et l’institut, je serai très
heureuse !
Nous plaisantons tous les deux sur ma nouvelle situation précaire, sujet
tellement plus léger à nos yeux comparé à ce que nous avons vécu ces derniers
jours. Et quand nous rentrons, souriant tous les trois, je crois que nous
surprenons tout le monde, Abby la première.
Mila se frotte le ventre pour accompagner mes paroles. Je crois qu’elle a aimé
notre petite escapade, même si elle n’a pas perçu ce que cela signifiait pour moi.
Je laisse Abby rejoindre les autres pour rester seule un instant. Elle a raison.
Alex est un roc. Une fois de plus, il m’a montré qu’il tenait à nous. Il me
comprend, me protège et aime Mila, profondément. Il se dresse devant nous, fait
barrage, me rattrape quand je dérive… Abby a raison. Nous aurons bien mérité
de nous poser, tous les deux, pour ne parler que de nous.
Au cours de la soirée, pas une seule fois nous n’évoquons les événements en
cours. Nous faisons une trêve. Comme promis, les nouvelles clés de l’appart
nous sont apportées par coursier. Abby jure qu’elle reprend le chemin de son
travail demain, à la grande déception de Mikhaïl. Un instant, je la sens prête à
rester avec lui, mais la raison est plus forte. Abby a des clients dont elle doit
honorer les commandes.
– Tu reviendras avec moi pour voir la cabane, comme ça, tu pourras revoir ton
amoureux !
– Qu’est-ce que raconte cette petite ? Je ne lui ai absolument jamais rien dit
de tel ! s’insurge Abby, les pommettes légèrement roses.
– Je compte sur toi pour la faire revenir, lance Mikhaïl à Mila en lui faisant un
clin d’œil complice.
Mila se tourne vers moi pour comprendre ce qu’il vient de dire et adresse au
Russe l’un de ses plus beaux sourires pour lui donner son accord. Ces deux-là
viennent de conclure un pacte, et Abby lève les yeux au ciel, faussement agacée.
Plus tard, alors que toute la maison s’est endormie, nous nous retrouvons pour
un tête-à-tête dans le salon.
– Le soir de mon départ, il y a cinq ans, j’ai pris ce collier dans les affaires de
ma mère. C’est tout ce qui me reliait à ma famille. Je l’ai regardé, serré dans la
main, des nuits entières. Il a été mon lien le plus précieux avec ce que j’avais de
plus cher. Je voudrais que tu le portes.
Je n’ai pas les mots, mais je n’ai plus d’hésitation, ni dans ma tête, ni dans
mon cœur. Les sentiments que j’éprouve pour lui explosent en moi, trop
longtemps retenus et réduits au silence. Ils sont là, indéniables, puissants. Et je
sais aussi que ce soir je veux me sentir vivante dans ses bras. Je veux qu’il
comprenne qu’il est l’homme que je désire à mes côtés, que je l’admire pour sa
force, pour sa façon de tout affronter sans faillir, sans baisser les bras, sa façon
bien à lui de s’occuper des autres, de penser aux autres. Il a fui pour donner une
chance à Stan et il est resté pour se battre, pour moi. Et surtout, il a accepté
Mila… Quel autre homme pourrait désormais l’égaler à mes yeux ? Personne.
Si je n’arrive pas encore à lui dire tout ça, je rêve de ce moment où je pourrai
enfin lui crier que je le veux dans ma vie. En attendant, je peux juste lui montrer
que je ne me dérobe pas complètement et que l’intimité que nous avons eue n’a
pas changé. Bien au contraire. Ce soir, je le désire plus que tout. Différemment,
motivée par ces sentiments qui étaient là, latents, et que je laisse enfin
s’épanouir.
C’est lui que je veux, encore plus que les autres nuits.
Après des cris de douleur étouffés et des baisers passionnés, nous atteignons
enfin ce havre de paix ou nous pouvons laisser exprimer ce besoin et cette envie
de nous posséder l’un l’autre. Parce que, dans toute cette histoire que nous
traversons, cette attraction entre nous est restée intacte. Rien n’a réussi, jusqu’à
présent, à éteindre cette flamme entre nous. Si la raison et les événements nous
ont empêchés d’être ensemble, nos corps, eux, ont toujours décidé de n’écouter
que l’instinct et la vie qui les animent. Nous avions ça pour nous, entre nous. Et
maintenant, tout est encore plus fort, plus intense. Parce que je l’aime,
profondément et sincèrement. Mon corps et ma tête se sont mis d’accord. Je n’ai
plus de barrières, plus de petite voix à faire taire. Il n’y a plus rien… Et si je n’ai
pas encore les mots, je peux compter sur mon corps pour le lui faire comprendre.
J’entends Sacha soupirer contre moi, son étreinte est plus forte. Je rejette la
tête sur le côté, mon bassin pressé contre le sien, mes mains accrochées à ses
épaules. Cette parenthèse charnelle est nouvelle et bouleversante. Elle est
d’autant plus forte que je réalise à quel point mes sentiments pour Alex ont tout
balayé. Dans ces moments, il a toujours été Sacha, l’homme du désir, de la nuit,
mais lui et Alex ne font désormais plus qu’un. Sacha est l’homme de la première
rencontre, l’homme des nuits divines et de l’intimité pure. Alex est aussi tout ça
mais porte en plus l’avenir et la promesse d’une vie à deux.
Ses mains dans mon dos me serrent plus fort contre lui. Sa bouche me
mordille l’épaule et je sens, à la bosse qui se frotte contre mon pubis, que son
désir grandit encore. Fébriles, mes doigts n’ont plus qu’un but : se glisser sous la
chemise d’Alex pour aller à la rencontre de sa peau. Une fougue contagieuse
puisque, très vite, nos mains s’entrechoquent dans cette envie partagée de nous
débarrasser de nos vêtements.
– Tu es magnifique…
Alex prend le temps de m’observer. Je me sens tellement désirable que mon
excitation monte d’un cran. Mon corps lui plaît. Son regard me détaille et il me
brûle à la fois. Le creux de mes reins abrite un torrent de lave bouillonnante. Je
l’observe, moi aussi, comme si je le découvrais pour la première fois, avec un
autre regard. Il est beau, exceptionnel, séduisant… Il est à moi comme je suis à
lui… Je coupe court au spectacle pour me jeter dans ses bras, attraper ses lèvres,
glisser ma langue pour chercher la sienne. Mon assaut manque de nous
déséquilibrer, mais Alex réussit à rester debout grâce au mur derrière lui. Dans
mon empressement, je l’ai plaqué un peu brutalement mais il ne semble pas
m’en vouloir. Le petit sourire qu’il me décroche, ce baiser qu’il me donne
soudain montrent plutôt qu’il partage complètement mon ardeur.
Je suis galvanisée, libérée. J’ai envie de le rendre fou, qu’il me rende folle.
J’ai envie de le rendre heureux, de m’occuper de lui, d’exprimer mes sentiments
par mes gestes ! Je pose mes deux mains à plat contre le mur, de chaque côté de
sa tête. Seule ma bouche revient se coller à la sienne. Et mon bassin se frotte
contre le sien. Doucement d’abord, dans un petit mouvement de va-et-vient. Un
rythme qui prend plus d’ampleur quand ses doigts viennent agripper mes fesses.
Alex ne compte pas me laisser mener la danse seule et il impose son rythme,
plus sensuel. Il me guide pour m’offrir plus de sensations, plus de frissons. Je
soupire de plaisir, ferme les yeux. Dans la vie comme dans l’intimité, Alex
répond à mes attentes mieux que personne.
Alex attrape mon autre jambe et me soulève. Je pose ma tête au creux de son
épaule jusqu’à ce qu’il m’allonge sur le lit. Alors que je suis persuadée qu’il va
venir en moi, il m’adresse un de ces sourires dont il a le secret, dans notre
intimité. Un sourire joueur, craquant, tentant. Il fait glisser mon sous-vêtement
jusqu’à mes chevilles, puis il m’écarte délicatement les jambes, ses mains
remontent sur mes cuisses, sans me quitter des yeux. Sa bouche vient se poser
sur mon sexe, sa langue en fait le tour avec beaucoup de sensualité, comme si
elle désirait goûter les traces laissées par mon orgasme. Alex aspire mon clitoris,
gonflé par un désir infaillible. Tout mon corps se tend sous ces caresses humides,
mon bassin se cambre.
Folle de lui.
Mon corps émet un soubresaut incontrôlable qui surprend Alex. J’en profite
pour l’attirer vers moi, mais je ne sais pas ce que je veux. Le caresser à mon tour
ou le chevaucher pour qu’il vienne en moi ?
– Viens…
Quand il revient, Alex vient se poser sur moi. Il dépose sur ma peau nue des
dizaines de baisers. Du bout des doigts, il me parcourt. Les frissons reviennent,
le désir aussi. Son sexe, tendu et protégé, est une promesse de plaisir à venir.
Nos corps se touchent, se mêlent, avides d’un peau-à-peau enflammé. Nos
regards s’accrochent. Tout se passe dans le silence de cet échange. Je lui donne
le feu vert d’aller plus loin, lui me promet d’être à mon écoute et de m’apporter
tout le plaisir dont il est capable.
Je me sens épuisée mais sereine. Mon corps est lourd mais gonflé de plaisir.
Alex me serre contre lui et je me laisse aller à m’imaginer si nous serions
heureux, tous les jours, tous les deux. Notre vie de couple. Dormir avec lui,
chaque nuit.
Mon corps n’émet aucune objection. La fatigue s’est envolée, cachée dans un
recoin de ma tête, acceptant sans difficulté l’idée de passer son tour. Alors que
Sacha s’attarde sur ma poitrine, je glisse mes doigts dans ses cheveux. Son corps
sur le mien, je sens son sexe se presser contre ma cuisse. Et j’éprouve
l’irrépressible envie de lui insuffler l’énergie nécessaire pour qu’il se dresse à
nouveau.
J’écarte un peu les jambes pour lui laisser un peu plus de place et mes mains
parcourent son dos. Je soupire, mon corps se cambre pour lui montrer que je suis
réceptive à sa proposition.
Et très vite, nous repartons dans un corps-à-corps charnel, aussi intense que le
premier.
Alex soupire et m’attire contre lui. Dans son dos, je l’entoure de mes bras et
pose ma tête sur son épaule.
– Dis-moi…
– Tu as raison… Je n’ai pas vraiment réussi à dormir. Bishop est toujours
interrogé. Je crains que son frère ne soit déjà en fuite. À moins qu’il n’espère
que Mark garde le silence et le protège encore, mais plus le temps passe et plus
je doute.
– Tu ne peux rien faire de plus qu’attendre maintenant… lui dis-je doucement
en caressant ses bras. Rejoins-moi dans le lit et essaie de dormir un peu… Ou
viens juste contre moi.
***
La sonnerie exécrable du réveil me tire de mes rêves. À mes côtés, Alex n’est
plus là. J’entends l’eau de la douche couler. Un instant, je pense le rejoindre,
mais la présence toute proche de Mila m’arrête.
L’école.
Quand Abby entre dans la pièce et que je vois son regard pétiller quand il se
pose sur lui, je comprends tout de suite.
Abby me lance un clin d’œil complice. Mikhaïl la suit quand elle s’apprête à
partir et je l’entends rire dans l’entrée. Mila me regarde, étonnée.
Alex descend les escaliers au moment même où Mila passe son cartable sur le
dos.
– Je dois passer au bureau, m’apprend Alex sur la route. Il faut que je réponde
à quelques messages.
– Tu as trop mis de côté Pio et ta boîte ces derniers temps !
– Et j’ai peur de devoir repartir de zéro. Je vais sûrement avoir besoin de
quelqu’un pour remettre un peu d’ordre dans tout ça. Tu ne cherches pas un
travail justement ?
– Et Lindsay ?!
– Partie. Du jour au lendemain, sans un mot.
– Ah… Je ne vais pas te dire que c’est regrettable…
– Non… Mais le poste est vacant, si jamais tu avais envie de revenir.
– J’y penserai, soufflé-je en souriant.
Nous arrivons à l’école, dans les derniers ; Mila nous embrasse tous les deux
et part en courant retrouver sa maîtresse et ses copains. À la sortie, je ne peux
m’empêcher de surveiller les alentours. Mais rien n’a changé. Il n’y a rien
d’inhabituel.
Je me retourne pour voir que derrière nous ma garde rapprochée est déjà en
faction et l’un d’eux a pris l’initiative de monter jusqu’à l’appart pour s’assurer
que tout allait bien.
Je le quitte sur ces mots et monte, mes pensées tournées vers Alex, jusqu’à
mon appart. J’éprouve un profond soulagement de revenir ici. Rien n’a bougé,
personne n’est entré. Me retrouver seule me fera du bien pour faire le point avec
moi-même. Peut-être que je ne devrais pas attendre que tout soit fini pour dire à
Alex ce que je ressens pour lui. Peut-être que je pourrais nous organiser une
soirée, où il ne serait question que de nous ? Je soupire. Je ne sais pas si je vais
trop vite, pas assez, si je suis prête, ni même si Mila accepterait cette relation. Et
son avis est important. J’ai encore besoin de temps. Mieux vaut sans doute
attendre, ne rien précipiter pour ne rien gâcher. Lui et moi devons régler nos
comptes avec le passé.
Mon PC est tout ce qui me lie avec l’extérieur. Je suis tentée de regarder les
informations, de lire ce que la presse relaie des derniers événements. Pour le
moment, il n’y a que quelques gros titres mentionnant son passage au poste de
police. Très peu d’informations filtrent pendant son interrogatoire. C’est à se
demander pourquoi il dure aussi longtemps !
– Mais que…
– Tout va bien se passer si vous faites exactement ce que je veux ! Vous allez
dire à vos gardes du corps, en bas, que vous sortez faire une course. Voilà votre
sac, tout y est. Vous le leur montrerez. Ensuite, vous nous rejoignez dans la rue
latérale et vous montez dans la limousine. Si vous alertez qui que ce soit, nous
n’aurons plus aucune pitié pour vous, votre famille, Alex Sparks, vos amis Eddy
et Abby, et la petite Mila. Compris ?
– Compris, murmuré-je.
– Dans cinq minutes. Juste cinq minutes.
Je lui fais signe de la tête avant de le regarder partir. Pas une seconde je ne
pense à crier ou à me réfugier auprès de mes gardes du corps. Je suis tétanisée,
transformée en vrai robot. Je n’ai qu’une seule idée en tête : j’obéis, mes proches
sont préservés. Je n’obéis pas, je les mets en danger. Le choix n’existe pas.
Je serre mon sac contre moi, attrape mes clés, et file jusqu’à la voiture de
l’équipe qui me surveille. J’essaie d’être la plus naturelle possible.
Comment rater une limousine dans cette petite rue ? Je fonce et me précipite
dessus, le cœur battant. Je dois me cacher de mes gardes du corps et respecter le
timing. J’ai l’impression de me jeter dans la gueule du loup quand j’ouvre la
portière arrière et que je m’engouffre dans la voiture. Est-ce que je fais bien ?
Est-ce que c’est la pire décision que je prends de toute ma vie ? Je n’en ai
aucune idée. Pour Mila, je suis prête à tout.
– Flora, je suis heureux de vous revoir, me lance une voix que je ne connais
que trop bien.
Alan Bishop.
– Nous pourrions passer devant le bureau d’Alex, mais Brooklyn n’est pas sur
notre route. En revanche, la future maison de vos parents… Voulez-vous que
nous allions voir Ruth en passant ?
Bishop se délecte de son petit jeu. Le temps passe, les kilomètres aussi. Je
reconnais le quartier, la maison que mes parents, Mila et moi avons visitée la
semaine dernière.
La planque…
– Mais…
– L’ami russe d’Alex va bien, rassurez-vous. Il doit, à l’heure actuelle, être
juste un peu sonné par la vodka que nous avons mise dans son café, avec
quelques somnifères…
– Quand ?!
– Disons que j’ai quelques facilités à recruter les bonnes personnes. Nous
vous avons suivis, avons étudié vos allées et venues. Ensuite, il suffit d’agir
rapidement.
La limousine se remet en marche, suivie de près par la voiture transportant
Perkins.
– Alex se croit fort, persifle Bishop. Mais il ne connaît pas autant de monde
que moi pour s’informer de tout ce qui se passe à Newark, et même à New York.
– Mais qu’est-ce que vous voulez à la fin !
– L’énergie que vous avez dépensée pour mobiliser les troupes et me faire
regagner ces points perdus fonctionne à merveille. Vous êtes une alliée de taille,
Flora, ma proposition tient toujours. Continuez de travailler avec moi et…
– Jamais ! Jamais de la vie !
Je ne dis rien, prise au piège. Bishop est fin stratège. Que ce soit moi qui
m’occupe de balayer les accusations, de le montrer sous son meilleur profil alors
que je sais tout de lui… C’est une torture qu’il m’inflige et, indirectement, qu’il
inflige à Alex.
38. Un pion dans une partie d’échecs
Agir comme si rien ne se passait… Alex sait très bien le faire, lui.
– Et au fait ! Je suis tombée sur Holly ! Il faut vraiment qu’on se fasse un truc
tous les quatre ! On n’a pas vraiment eu le temps de faire connaissance au cours
de la soirée.
– C’est vrai… Mais je…
– Écoute, appelle-la, je sors mon agenda.
– Non mais Flora, je ne sais pas si c’est sérieux avec elle et…
– Écoute, on se voit tous ensemble, et comme ça, nous te donnerons un avis,
OK ? Ce serait quand même dommage de passer à côté d’une belle relation,
Eddy ! Je sais que tu n’es pas chaud pour te poser, mais je t’assure que les belles
personnes se font rares ! Alors, humm… demain soir ? Mila est avec mes
parents, ce serait parfait !
– Il faut qu’on anticipe les réactions sur les réseaux sociaux, poursuivis-je
devant un Eddy de plus en plus incrédule, les yeux ébahis devant mon attitude.
Je te prépare quelques visuels d’Alan qui le mettent en avant. Tu me tiens au
courant ? On agira en fonction des commentaires. Il faut vraiment qu’on soit
réactif !
Quand Bishop passe à côté de nous, il ne peut que constater que je me suis
lancée dans la tâche ignoble qu’il m’a assignée. Mon discours sonne juste, ma
détermination aussi. Mais heureusement qu’Eddy lui tourne le dos !
Comme j’aimerais lui dire que non, que rien ne va, tout lui dire de la véritable
facette de Bishop, l’homme qu’on se tue à faire gagner, qu’on met en avant,
qu’on apprécie.
Appréciait.
Non !
Je bondis de mon siège et cours presque jusqu’à l’accueil du QG. Mes parents
sont là !
– Flora ! Alan Bishop nous a demandé de venir. Il voulait nous parler. Tout va
bien ? Tu es toute pâle. Tu n’as pas donné beaucoup de nouvelles ces deux
derniers jours, me reproche doucement ma mère.
– Je sais, mais avec la campagne… On est dans la dernière ligne droite et…
Et vous, ça va ? Vous êtes venus seuls ?
– Bien sûr. J’ai vu que tu prends bien soin de ma voiture !
– Et il faudra qu’on te parle de la maison, intervient mon père, toujours aussi
enthousiaste quant à leur projet immobilier.
Ils vont bien… Bishop leur a tendu un piège, mais ils vont bien.
– Je veux discuter avec vous pour connaître les raisons de votre départ de
Newark. J’ai remarqué que nous perdons énormément de population ces
dernières années et j’ai envie de savoir ce qui déplaît tant dans notre bel État.
– Si nous pouvons vous aider, ce sera avec plaisir, lui répond ma mère. Nous
ne partons pas parce que nous n’aimons pas le New Jersey, c’est surtout pour
une question de commodité, pour être plus proches de notre famille…
– Allons dans mon bureau pour en discuter, d’accord ? Flora a beaucoup de
travail, et nous serons mieux pour parler.
Une alarme s’active dans ma tête. Les emmener dans son bureau, c’est pour
mieux les retenir. Sans le savoir, mes parents sont en train de se faire prendre en
otage !
– Vous ne voulez pas plutôt profiter du salon ? Je peux vous apporter des
cafés ! protesté-je pour les retenir.
– Mon bureau est bien mieux, Flora.
– J’ai entendu votre petit manège toute à l’heure, Flora, me glisse Bishop,
glacial, en me retenant par le bras. Je me doutais que vous tenteriez quelque
chose, j’avais bien fait d’inviter vos parents ! Je sais qui est la petite amie
d’Eddy, je l’ai su en l’apercevant à la soirée. Vous n’êtes vraiment pas prudente.
Un peu trop fougueuse, comme Stan. Il ne manque plus que Mila pour réunir la
petite famille, non ?
Quand il me lâche enfin pour rejoindre mes parents, je sens les larmes monter.
La colère, la frustration et la peur aussi sont à deux doigts de m’emporter. Je
serre les dents, les poings, mes ongles s’enfoncent dans ma paume. Et je retourne
à mon bureau. Perdue. J’ai l’impression de ne plus rien contrôler, d’être un
pantin entre les mains de Bishop.
Un brouhaha sourd me fait soudain relever la tête. Tout le monde quitte son
bureau pour rejoindre le cœur du QG, les yeux levés vers les écrans.
Je me lève à mon tour et rejoins tout le monde. Eddy est à côté de moi lui
aussi et quelqu’un décide enfin de monter le son. Le silence qui règne est
impressionnant.
Ça y est, on y est…
Je jette un œil vers mes parents. À mon grand soulagement, ils ont quitté le
bureau de Bishop et se tiennent dans un coin de cette grande pièce. Je les
connais, ils ne bougent pas, de peur de déranger dans un moment primordial.
Mon père regarde l’écran, il ne perd pas une miette du journal télévisé, sourcils
froncés. Quand nos regards se croisent, je sens qu’il s’interroge.
En vain. Nous n’avons pas le don de Mila de savoir lire sur les lèvres. Et
Bishop rôde, accroché à son téléphone, mais il est là toujours. Un assistant de la
campagne vient de les rejoindre, sans doute pour les rassurer quant à la situation.
Ou pour les empêcher de partir
Mais ce que n’avait sans doute pas anticipé Bishop, c’est la rapidité avec
laquelle la police a réagi aux révélations de son frère… Sur le parking, toutes
sirènes hurlantes, viennent de se garer plusieurs voitures des forces de l’ordre.
Tout le monde se met à parler en même temps, c’est le bazar général. Les
sonneries des téléphones, les gens s’interpellent entre eux… J’ai l’impression
d’être emportée par une tornade.
Quand j’entends la voix d’Alex crier mon nom, mon esprit revient
brusquement dans mon corps, comme si je reprenais pied dans la réalité. Il entre,
suivit de Mikhaïl et fonce droit sur moi. Le regard fou d’inquiétude, il me serre
contre lui. Mais l’heure n’est pas au réconfort.
Nous nous retournons tous les quatre pour faire face à Alan Bishop, qui ne se
défait pas de son aplomb. Bras croisés, le regard victorieux, il semble jubiler de
la situation.
– Entrons dans votre bureau, Bishop, à moins que vous ne souhaitiez que tout
le monde entende que vous êtes un meurtrier ?! lui lance Alex, la mâchoire
crispée.
– Alex, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée… soufflé-je, paniquée à
l’idée de me retrouver dans une pièce fermée avec Bishop.
– Ne t’inquiète pas, il ne peut plus rien t’arriver maintenant, me rassure-t-il en
me serrant un peu contre lui.
Mikhaïl ne nous quitte pas d’un pouce et se place à l’entrée de la porte. Eddy
est là, lui aussi, sans doute poussé par la curiosité. J’ai beau me persuader que
Bishop est en minorité, l’inquiétude me ronge toujours. Combien de ses hommes
de main sont dehors ? À proximité de mes parents ou de Mila ? Prêts à intervenir
au moindre signe de sa part…
– Alan, c’est terminé maintenant, vous êtes fini ! lui lance Alex, très calme.
– Fini ? Pour vous, oui, pas pour moi. Regardez, je tiens les parents de Flora,
Perkins, un appel et c’est Mila que je tiens… Vous allez risquer de les perdre ?
Comme Stan ? Allons Alex, c’est à vous d’être raisonnable.
Alex pose un regard sur moi. Et quand ses yeux se tournent à nouveau vers
Bishop, il affiche un petit sourire un coin. Je plisse les yeux, curieuse de savoir
ce qu’il cache.
– Ce ne sont plus vos règles du jeu, Bishop. Ce sont les miennes désormais.
Le témoignage de votre frère, le mien, votre réputation ne s’en remettra pas. La
police est là, rendez-vous, c’est tout ce que vous avez à faire !
– Personne ne vous croira ! s’insurge Bishop, moins pédant. Mon frère est une
girouette, il changera de version au moment même où je le croiserai. Vous
n’avez aucun pouvoir, Alex, arrêtez de vous obstiner !
Alex se tourne vers Mikhaïl et lui fait un signe de tête. Le grand gaillard russe
s’approche de moi.
Derrière mes deux protecteurs, je jette un œil vers mes parents, espérant qu’ils
ne soient plus là. Je les cherche mais ne trouve que des gens que la vue de l’arme
désarçonne. Certains restent là à nous fixer, tétanisés, d’autres filent déjà. Mes
parents me tournent le dos mais quand mon père se retourne pour comprendre le
mouvement de foule, il s’immobilise. Ma mère porte la main à la bouche. Et
mon père tombe, la main crispée sur le cœur.
Sa voix est chevrotante, presque hystérique. Alan doit se sentir pris au piège,
acculé. Il est encore plus dangereux !
– Vous n’avez plus personne, Bishop, le défie Alex. Il est en lieu sûr et se
remet de ses émotions. Ça n’a pas été très difficile de le trouver… Tentative
d’enlèvement, tentative de meurtre, homicide, à deux reprises, falsification de
preuves, menaces… La liste est tellement longue… Et le monde entier est en
train de le découvrir.
Alex montre du doigt l’écran de télévision installé dans le bureau. Holly est
là, en direct, sur le parking du QG, à quelques mètres de nous. Le gros titre est
édifiant : « Alan Bishop, meurtrier avant d’être sénateur ». Une photo de Stan
apparaît, puis celle de Joanne Perkins.
Rester avec Alex ou partir moi aussi ? Je me tourne vers lui et il suffit d’un
seul regard entre nous pour comprendre qu’il veut que je fuie, moi aussi.
J’hésite, un instant. Bishop pourrait tirer et faire des blessés…
Un geste impérieux d’Alex, un « Mila » que je lis sur les lèvres et je prends à
mon tour la direction de la sortie. Un coup de feu se fait entendre. J’ai tout juste
le temps de me retourner vers Alex pour voir comment il va que je m’effondre,
transpercée par une douleur soudaine et fulgurante.
Le trou noir.
À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
40. L’entre-deux
Des voix.
Des secousses.
J’ai mal…
Je me laisse aller, la douleur est trop forte. Le néant me soulage. Il est doux et
me fait tout oublier.
Des bruits à nouveau. Des machines, des cris… Je ne suis pas vraiment là
quand je reprends pied. Impression de flottement. Trop de lumière, la souffrance
encore et toujours.
– Sauvez-la !
Un médecin ?
Je glisse. Je n’arrive pas à lutter. Mila. Ma Mila…
Il est tout prêt, je sens sa main sur ma tête. Je ne peux plus ouvrir les yeux.
J’ai trop mal sinon… Il faudrait pourtant que je lui dise… Qu’il s’occupe de
Mila.
… s’occuper d’elle…
***
Depuis combien de temps suis-je ici ? Un bouquet est posé sur une commode,
près de mon lit. Un cadeau d’Alex ? Je me lève pour aller humer leur parfum.
J’ai envie de sentir la vie, de retrouver du plaisir. La balle semble avoir laissé un
grand vide en moi, comme une sensation étrange de solitude.
Stan.
– Pas encore, bientôt peut-être. Je ne suis pas médecin, mon truc à moi c’est
l’informatique, tu te souviens ?
Je l’observe, incrédule. J’ose même un geste pour toucher son bras, son
visage.
Une douleur traverse son regard, une douleur qui fait écho à la mienne et me
fait exploser en sanglots. Je tombe dans ses bras, si heureuse de le retrouver, si
triste aussi.
– Je sais tout, Stan, je sais tout sur ta mort… Je suis si désolée… C’est
injuste…
Il me serre contre lui, dans une étreinte que jamais je n’aurais pensé revivre.
Je le retrouve, mon amour perdu, le père de Mila.
– J’ai fait des erreurs, me console-t-il doucement. J’ai voulu le meilleur pour
nous et je t’ai offert le pire.
– Mais pourquoi ?! Je n’avais pas besoin de cet argent, j’avais juste besoin de
toi…
– Tu sais que ça n’aurait pas été suffisant pour moi. Mais ne parlons plus de
tout ça, d’accord ? Tu dois penser à ton avenir, Flora. Penser à toi.
– Tu me manques tellement !
Je dois lui faire mal à le serrer aussi fort, mais il ne dit rien.
Stan… Alex… Mon passé contre mon présent. L’amour d’hier contre celui
d’aujourd’hui… Je suis perdue…
– Non, Flora… Je refuse que ce soit ton moment. Ça ne l’est pas, tu as encore
tellement de choses à vivre, et tu as Mila.
– Ç’a été si dur sans toi !
– Tu t’en es très bien sortie jusqu’à présent. Et tu as Alex maintenant…
– Mais tu…
– Mon frère est le seul homme avec lequel j’aimerais te voir. Il a été génial
avec moi, j’ai merdé avec lui. Il saura s’occuper de toi et de Mila. Il vous rendra
heureuses, toutes les deux. Arrête de te battre toute seule, tu as mérité quelqu’un
sur qui te reposer, quelqu’un qui t’aime comme tu le mérites… Mila l’a déjà
choisi, à ton tour.
– Mila, elle parle beaucoup de toi aussi, je lui dis tout, tous mes souvenirs, je
les lui transmets.
– Je sais que tu fais ce qu’il faut, je n’ai aucun doute. Elle aussi a besoin d’un
papa maintenant.
Mes larmes roulent sur mes joues. Derrière Stan, à la porte de ma chambre,
une femme attend. Son visage est serein. Grande, blonde, la quarantaine. Je sais
qui elle est, je n’ai aucun doute là-dessus.
– Embrasse mon frère pour moi. Dis-lui que je regrette, tout. Et que je lui
confie ce que j’avais de plus beau au monde.
Il dépose un baiser sur mon front. Je sens la panique monter en moi, il part, il
est en train de me laisser une seconde fois !
– Stan !
Je crie son nom alors qu’il rejoint l’autre femme. Il m’adresse un dernier
sourire, il est calme.
Si calme…
– Stan !
Son regard est grave, fermé. Je ne vois aucun sourire, plutôt de la douleur. Il
baisse la tête, pose sa main sur la mienne et quand nos yeux se trouvent à
nouveau, il me sourit, faiblement. Quelque chose ne va pas, je le sens. Je le vois.
C’est impossible !
Je me fais violence, tente de me redresser dans mon lit mais la douleur me fait
l’effet d’un coup de poignard. Les bips de la machine voisine s’affolent à tel
point que ma chambre est aussitôt envahie d’une équipe médicale.
Je ne sais pas ce qu’il vient d’injecter dans mon intraveineuse, mais je ressens
aussitôt le besoin de fermer les yeux. Je continue de lutter, de me battre contre
cet état de léthargie. Pas maintenant ! Je continue d’appeler Alex, de plus en plus
faiblement. De plus en plus désespérée aussi. Il ne peut pas me laisser, pas
maintenant alors que…
Ma voix est faible, mes mots sont laborieux, mais Alex prend le temps de
m’écouter, son visage se détend. Il me couve des yeux et l’amour qui émane de
ce regard me remplit intérieurement de chaleur, de vie.
– Alors, c’est fini, dis-je en repensant à Joanne Perkins aux côtés de Stan.
– Tout est fini, me répond doucement Alex. Bishop a été arrêté, la police
enquête et a déjà déterré pas mal d’affaires… Mais on parlera de ça plus tard…
Maintenant, on s’occupe de toi, et de ta convalescence.
– Tu ne risques plus rien ? Et la justice ?!
Mes questions ne masquent pas mon inquiétude. Pour me remettre, j’ai besoin
d’avoir l’esprit complètement tranquille, de savoir que plus rien ne nous
atteindra encore.
– Mon avocat est intervenu. J’ai obtenu une certaine clémence quand ils ont
appris toutes les menaces qui pesaient sur moi. Donc non, je ne serai pas
poursuivi, je n’irai pas en prison. Je ne vous lâche plus d’un centimètre,
mademoiselle Taylor.
Alex se baisse pour déposer un tendre baiser sur mes lèvres. Je pose mes bras
autour de lui, le serre autant que me le permet ma blessure. Puis je sombre,
incapable de lutter plus longtemps contre le calmant que les médecins m’ont
injecté.
***
Je viens de me réveiller à nouveau et Alex est là. Le soulagement que je
ressens est immense.
Elle me regarde, silencieuse, ses yeux noisette assombris. Elle ne sourit pas.
La petite fille me regarde un instant, méfiante. Puis elle finit par se jeter dans
mes bras. Tant pis pour la douleur, mais la serrer contre moi est ce qui m’importe
le plus. Je retrouve son odeur, la douceur de ses cheveux, cette petite étincelle
dans ses yeux quand elle me regarde, heureuse et soulagée d’avoir retrouvé sa
maman.
Mila fait mine de réfléchir et finit par donner son accord. À nouveau je la
serre contre moi. Et je tends la main vers Alex. Nous sommes réunis. Enfin.
Tous les trois.
Il l’attrape pour la prendre dans ses bras et, d’un signe de la main, ils me
quittent tous les deux. Je ne tarde pas à tomber dans les bras de Morphée,
soulagée, et heureuse.
– Ton père va bien, il s’est trouvé mal mais Eddy a géré. Les médecins l’ont
examiné et il a pu rentrer. Tu peux te remettre tranquillement maintenant. Alex
s’occupe de Mila, ta mère de ton père, et moi… j’essaie de ne pas transformer
notre appart en souk, ajoute-t-elle en souriant. Tu n’as plus à t’en faire, vraiment.
Abby presse ma main. Je souris. Et referme les yeux, emportée à nouveau par
le sommeil.
41. Mise au point enfantine
Les jours qui suivent mon réveil, je reste en observation, dans une unité où je
ne peux pas voir tous les gens que j’aime. Même les visites de Mila sont courtes
et rapides. Quand on m’annonce que je suis transférée dans un autre service,
j’éprouve un vrai soulagement. Le pire est derrière moi. Je quitte ce monde où
j’ai croisé Stan pour remettre un pied dans la vie. La douleur est toujours là,
surtout quand j’essaie de me lever, ou simplement de me redresser. Mais je suis
sur la voie de la guérison et j’ai envie de sortir d’ici au plus vite.
– Mademoiselle Taylor, j’ai une bonne nouvelle pour vous, me lance mon
médecin en entrant dans ma chambre pour sa visite hebdomadaire.
– Annoncez-moi que je pars, s’il vous plaît ! le supplié-je en souriant.
– Demain, si vous le souhaitez. Ou après-demain…
– Demain ! Sans hésiter ! Je vous aime bien, docteur, vous avez été aux petits
soins avec moi, mais je rêve de rentrer chez moi, revoir ma fille, l’emmener à
l’école…
– Je comprends, rit-il. Mais pas de folie non plus ! Votre blessure n’était pas
profonde, mais vous avez subi un petit choc quand même. Je vous prescris un
repos absolu pendant au moins…
– Ne vous embêtez pas avec votre prescription. Mon dernier employeur m’a
tiré dessus, je n’ai plus de travail. Donc, ce sera repos forcé !
– Quelle histoire, soupire-t-il. Enfin, l’essentiel est de vous revoir sur pied. Je
signe tous les papiers et demain…
– …je vous quitte ! Merci docteur.
Je tends la main vers mon médecin. Jamais je ne me suis sentie mal entourée
ici. Je lui dois ma rémission.
Tellement longue…
***
Autant dire que je suis debout aux aurores, que mon sac est fermé, sur mon lit
et que j’attends, impatiente, qu’on vienne me chercher avec le traditionnel
fauteuil roulant. Je comprends cette précaution, si je chute dans l’hôpital, je peux
les conduire devant la justice et obtenir des dommages et intérêts conséquents.
Mais s’ils savaient à quel point j’ai ma dose de procès, ils me laisseraient
sûrement partir sur mes deux jambes !
J’ai beau implorer, dire que je peux m’asseoir sagement sur un banc dehors,
l’infirmière ne change pas d’idée, on ne transige pas avec la loi américaine. Je ne
partirai que quand je serai accompagnée.
Je cherche mon téléphone dans mon sac pour lui passer un nouvel appel. Le
troisième depuis ce matin. Je n’ai pas eu de réponses à mes messages qui lui
précisaient l’heure.
Elle saute dans mes bras, avec une délicatesse toute relative. Mais tant pis.
Mon amour de petite fille me serre contre elle et, quand elle me regarde, ses
yeux irradient de bonheur.
Alex se tient derrière elle, le visage serein, ses prunelles bleues pétillantes. Je
l’observe, rapidement, et ce que je vois me suffit à comprendre que lui aussi est
passé à autre chose désormais.
Il m’attire contre lui et dépose un tendre baiser sur ma joue, sous le regard
d’une Mila heureuse de me retrouver.
Quand enfin l’infirmière arrive avec son fauteuil roulant, je monte dedans
sans perdre une seconde, Mila sur mes genoux. Papiers signés, sac accroché à
l’arrière, je suis à deux doigts de pousser un cri de joie quand Alex nous emporte
sur le chemin de la sortie. J’ai presque les larmes aux yeux tellement j’éprouve, à
ce moment-là, un flot de sentiments divers et contradictoires. C’est ici que j’ai
vu Stan, c’est ici que l’affaire Bishop se termine, mais c’est aussi ici que tout
commence et qu’une nouvelle page se tourne. Et je ne pouvais pas être mieux
entourée pour écrire la nouvelle.
Avant de monter dans la voiture, je sens une petite main se glisser dans la
mienne. Mila m’arrête sur le parking. À son regard soudain très sérieux, son petit
visage fermé, je comprends aussitôt que quelque chose ne va pas.
– Est-ce qu’Alex est mon nouveau papa ? me demande-t-elle droit dans les
yeux.
Sa question m’ébranle. Elle n’est pas vraiment inattendue, mais elle survient
plus tôt que prévu, avant même que je n’aie pu aborder ce sujet avec elle. Et qui
plus est sur un parking d’hôpital. J’aurai aimé lui en parler ailleurs ou mieux
préparer ce sujet délicat.
Comment expliquer à une petite fille ce que je ressens pour Alex, en essayant
de ne pas la brusquer, ni lui faire de la peine, ni…
– Je serai ce que tu voudras, Mila, commence-t-il. Ton papa, c’était mon petit
frère et je ne veux pas prendre sa place. Mais je m’occuperai toujours de toi. Ta
maman et toi, vous êtes ce que j’aime le plus sur terre, vous êtes ma famille.
J’aime beaucoup ta maman. Et toi aussi, je t’aime beaucoup.
Mila nous regarde, l’un après l’autre. Je suis touchée par les mots d’Alex mais
j’attends encore plus sa réaction à elle.
– Oui, Mila, moi aussi, je l’aime beaucoup. Et je suis heureuse qu’il soit avec
nous.
Alex et moi nous accordons le regard le plus intense que nous n’ayons jamais
eu.
– D’accord, ça me va, finit par dire Mila en souriant avant de grimper dans
son siège pour enfant.
Nous n’échangeons pas de paroles, lui et moi. Juste un rapide baiser volé et
un sourire complice.
Parfois, les plus belles choses sortent de nous spontanément. Et c’est peut-être
plus beau comme ça que lorsqu’on décide de tout programmer ou préparer. Il
n’en fallait pas plus pour nous rendre heureux.
42. Nouveaux chemins
– Mais… Tu t’es trompé de route, remarqué-je après avoir vu passer une série
de panneaux.
– Non, se contente de me dire Alex avant d’échanger un clin d’œil avec Mila
dans le rétroviseur.
Je me tourne vers la petite fille, qui peine à ne pas rire. Elle évite même de
croiser mon regard pour ne pas craquer.
– Mila !
La petite fille ferme les yeux très fort et pose ses deux mains sur sa bouche
pour me faire comprendre que je ne tirerai rien d’elle.
Je tombe dans les bras de chacun, mais le premier avec qui je m’attarde, c’est
bien mon père.
Nous restons tous les deux en retrait alors que tout le monde est rentré. Il
m’évoque la nouvelle maison, la mise en vente de celle du New Jersey, mais je
sens que ce n’est pas ce dont il veut me parler.
– La page se tourne, papa, et j’ai envie qu’elle soit heureuse, soufflé-je, émue.
– Alors fonce ! me dit-il en me prenant dans ses bras. Tu as tellement mérité
d’être heureuse !
Mais impossible pour moi d’entraîner Alex, de lui dire tout ce que j’ai sur le
cœur. Il m’a préparé une petite fête surprise où tout le monde semble heureux de
me retrouver et de fêter la fin de l’affaire Perkins. Du moins, la fin de
l’inquiétude autour de cette affaire !
Abby me prend à son tour dans ses bras. Ma meilleure amie, ma confidente,
mon pilier sur lequel j’ai pu compter… Qu’il est bon de la revoir sans toute cette
ombre autour de nous ! Un instant, elle se laisse aller à la confidence sur sa
relation avec Mikhaïl mais un bruit de klaxon dans le jardin nous interrompt.
Je tourne la tête vers Abby. Le spectacle est jouissif. Encore plus quand son
frère annonce qu’il est d’accord.
Les deux hommes se serrent la main, heureux eux aussi de se retrouver non
seulement dans leur amitié mais sur un autre challenge.
Je ne réponds pas tout de suite. Je réfléchis. Une seconde. Non, même pas.
Une demi-seconde. Je n’ai plus envie d’hésiter. Je veux faire ce que j’aime, avec
ceux que j’aime.
– Dès que le médecin me donne son feu vert pour reprendre le travail !
m’exclamé-je. Je veux voir le petit Mio rejoindre Pio !
***
Après avoir couché Mila dans une chambre aménagée spécialement pour elle,
nous nous retrouvons, Alex et moi, seuls. Fatiguée par la journée, je prends place
dans ses bras, la tête au creux de son épaule et je me laisse enfin aller au repos, à
la détente et au plaisir de le retrouver.
– Tu le savais ?
– Disons que j’ai peut-être accéléré les choses…
– Qu’est-ce que tu as fait ?
– J’ai pris rendez-vous avec le directeur, je lui ai présenté le robot Mio…
– Et… ?
– Je lui ai promis que les bénéfices de la vente iraient à la recherche de son
institut… Tu ne m’en veux pas ?
– Si je t’en veux de te montrer aussi généreux ?! Si je t’en veux d’avoir eu
envie de pistonner Mila sans oublier pour autant les autres enfants ? Non ! Bien
sûr que non !
Je ne sais pas comment lui exprimer mon amour, ma gratitude, tout ce que je
ressens pour lui. Je suis bouleversée et les mots ont encore plus de mal à sortir.
Alex pose un index sur mes lèvres et m’attire de nouveau contre lui.
– J’ai tout mon temps, toute mon énergie désormais pour m’occuper de ce qui
est important pour moi. Et ce que tu as dit tout à l’heure, à Mila… Je sais
maintenant.
– Non… tu ne sais pas… Je… Je voudrais te dire tellement plus de choses.
– Flora… Je le lis dans tes yeux, je le vois à ta façon de rester avec moi.
Malgré tout ça, tu ne m’as pas quitté… Tu es restée. C’est tout ce dont j’ai
besoin. Les mots, on verra plus tard. L’essentiel est que tu sois là, ce soir dans
mes bras. Que Mila dorme au-dessus de nos têtes et qu’elle soit en sécurité, pour
de bon. C’est tout et ça me rend heureux, crois-moi.
– Je ne veux plus te quitter, lui glissé-je dans le cou. Je veux rester dans tes
bras, toute ma vie. C’est là où je veux être. J’en suis sûre maintenant.
Je sens Alex frémir. Et je ferme les yeux. Je ne sais pas combien de temps
après, je me sens emportée, doucement, et allongée avec beaucoup de
délicatesse. Pas une seule fois, dans la nuit, je ne m’éloigne de lui. Et pas une
seule fois Alex n’est réveillé par ses cauchemars.
Alex me presse un peu plus contre lui, délicatement, de peur de me faire mal.
– Je ne regrette rien, en tout cas… Surtout pas cette rencontre. Toi par contre,
ç’a été le début d’une descente aux enfers…
– Ne dis pas ça ! Jamais ! m’insurgé-je aussitôt en voyant son regard se
durcir. OK, je suis passée par les pires moments de ma vie, les pires frayeurs.
Mais qu’est-ce qu’il reste de tout ça aujourd’hui ?! Toi et moi, et Mila à quelques
pas de nous. Oublie le reste, Alex, ne t’en veux pas… Regarde juste où nous en
sommes, tous les deux. C’est tout… C’est tout ce qui compte.
Sacha, le surnom de notre intimité auquel j’ai déjà dit adieu, naturellement.
Pour moi, il n’y a plus qu’Alex. Définitivement Alex.
– Quand ?
– Le plus tôt possible !
***
« Le plus tôt » est programmé une semaine plus tard. Mon père,
complètement remis de ses émotions, et ma mère ont accepté avec joie de garder
Mila. Pour une fois, c’est Mikhaïl qui est resté aux États-Unis et Alex, Alexeï
pour les Russes, qui a remis les pieds dans son pays d’exil, avec moi à ses côtés.
Je ne connais rien de Moscou, je n’ai même jamais pris l’avion pour une
destination aussi lointaine. Je sais qu’Alex ne tient pas particulièrement à
s’attarder. Que son séjour ici est éphémère. Pour quelques jours, il retrouve la
peau d’Alexeï Leskov, le temps de fouler le territoire russe et de régler ses
affaires. Cette double identité n’est plus, la justice ayant confisqué ses faux
papiers.
Je l’aide dans son rangement, dans son tri, en me demandant ce qu’on peut
ressentir dans un tel moment.
À quoi pense-t-on quand on met fin à une vie d’exil et qu’on peut enfin rentrer
chez soi ?
Main dans la main, nous nous engouffrons dans la voiture de location. Dans
les rues que nous traversons de Moscou, je regarde partout, incapable de ne pas
contenir ma curiosité sur ce pays, cette ville, si différente de mon quotidien.
Alex me montre parfois un bar, là une épicerie, ici un restaurant, des endroits
qu’il affectionnait, ses incontournables. Mais je n’entends aucune nostalgie dans
sa voix.
Nous roulons une petite heure pour arriver à l’usine de production, où Pio a
vu le jour. Avec les affaires et la fuite des investisseurs, sa production a été
interrompue. Mio, que je vais découvrir, n’est que le premier d’une longue série.
En espérant qu’avec la remise à flot de la Care Robotics les deux puissent voir le
jour et profiter au plus grand nombre.
Les deux modèles de Mio passent tous nos tests. Je signe, il traduit. On lui
parle et la finesse de ses doigts lui permet de signer à son tour. La poupée est
impressionnante de précision.
Notre passage à l’usine s’achève et nous repartons non sans qu’Alex fasse
passer encore quelques directives et aménagements sur le robot Mio. La poupée,
en revanche, repart avec nous et Mila sera la première à la tester. Grâce à elle,
une série d’améliorations sera sans doute réalisable pour la rendre encore plus
parfaite à l’usage.
Ses yeux bleus pétillent à la lueur des bougies. Il est parfaitement à l’aise,
échange en russe avec les serveurs, son sourire est serein, et quand il me regarde,
j’ai l’impression de me retrouver comme dans un premier rendez-vous. Nous
avons traversé tellement de choses ensemble et pourtant, maintenant que la vie
est à nous, je me sens parfois intimidée devant cet homme. Et là, à Moscou, il
n’y a que lui et moi. Tous les deux, en tête à tête.
Jamais il ne m’a paru plus magnétique que ce soir. Peut-être parce qu’il est
libéré d’un poids, que nous ne sommes plus influencés par le passé, qu’un
chemin s’est ouvert devant nous et qu’il ne tient plus qu’à nous, voire à moi, de
nous y engager tous les deux. Alex brille ce soir, mais peut-être est-ce
simplement parce que mon regard sur lui a profondément changé. Je n’ai plus de
limites, plus de barrières. Il est exactement l’homme que je voudrais avec moi.
Et j’éprouve un véritable élan d’amour, un sentiment oublié, un sentiment
tellement bon à retrouver, moi qui me suis longtemps effacée pour penser à
l’avenir de Mila et enterrer ma peine.
Alex pose sa main sur la mienne et approche son visage du mien. Les reflets
de la flamme viennent effleurer son visage, rendant son regard plus intense.
Ses doigts pressent un peu plus fort les miens. Son sourire s’élargit et mon
cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. Je suis heureuse, sereine, en paix avec
moi-même.
Alex lâche subitement ma main pour glisser la sienne dans la poche intérieure
de sa veste. Il en ressort un petit écrin de velours noir, qu’il pose juste devant
moi, entre nos coupes de champagne. Mais son visage s’est fermé et son regard
bleu a pris une teinte plus sombre.
Je reçois ces mots comme des caresses sur mon cœur. Cette déclaration est
belle et intense. Le moment est venu pour moi de mettre fin à mon silence. Il est
temps maintenant que je nous donne vraiment une chance à tous les deux.
J’attrape doucement l’écrin et l’ouvre avec précaution. J’y découvre une bague
en argent, sertie de petits diamants. Simple mais ô combien belle. Alex a choisi
le meilleur modèle qui pouvait me correspondre, celui que j’adorerais porter,
tous les jours, tout le temps, pour penser à lui.
– Si tu ne veux pas…
– Je la veux, l’interromps-je en plongeant mon regard dans le sien. Je la veux,
et je veux tout ce que tu m’offres. Ta présence, ton amour, je les veux… Je l’ai
compris, depuis quelques jours. Je sais maintenant, je suis même sûre, que j’ai
envie de t’aimer, et de te laisser m’aimer aussi. Je ne veux plus d’ombres, de
barrières, je nous veux tous les deux, et Mila. Que tu restes avec nous, que tu
sois là près d’elle, et avec moi, tout le temps !
Jamais je n’ai mis autant de ferveur dans ma voix. Mais si les mots sortent
facilement, je n’ai pas l’impression qu’ils sont assez forts pour exprimer tout ce
que je ressens. Tout ce que je peux enfin révéler ! Alex se lève brusquement pour
faire le tour de la table, m’attrape la main pour m’attirer contre lui.
Je me presse contre lui, oubliant le restaurant et ses clients. Mais il finit par
s’éloigner de moi, et, se saisissant de l’écrin, il attrape la bague pour venir la
glisser à mon doigt.
– Vous venez de me passer la bague au doigt, monsieur Sparks, essayé-je de
plaisanter pour masquer mon émotion. Vous ne savez pas dans quoi vous venez
de mettre les pieds.
– Oh si… un délicieux enfer, souffle-t-il, sourire aux lèvres.
Son baiser est délicat, tendre. Quand nous nous rasseyons à notre table, ni
l’un ni l’autre n’arrive à se défaire de son sourire. Et nous rions, éternels
complices, pour tout et pour rien, profitant simplement de ce bonheur qui s’offre
enfin à nous.
44. Quatre ans !
Quand nous passons la porte d’entrée, Mila me saute dans les bras, puis dans
ceux d’Alex, heureuse de nous retrouver. Abby nous accueille avec un sourire
complice et il ne lui faut pas beaucoup de temps pour relever la bague à mon
doigt.
– Vous partez quatre petits jours et vous revenez changés ! Alors, ça y est ?
C’est officiel vous deux ? On peut enfin vraiment dire que vous êtes ensemble ?
– Oui, on est ensemble, pour de bon, lui accordé-je en souriant.
– Parfait ! Ça méritera bien une petite fête en attendant les fiançailles alors !
Mais avant, place à la reine du jour !
– Mila ? Tu ne veux pas sortir ? Aller te promener ? J’ai des places pour le
zoo que tu aimes tant, signé-je. Tu peux même y aller comme ça !
Mais non. La petite fille n’a pas vraiment envie de sortir et lance un regard
suppliant à Alex qui, comme souvent, a bien du mal à résister.
Abby s’occupe du gâteau et nous des cadeaux. Mila ne sait pas si elle doit
souffler, manger ou ouvrir ses paquets. Pourquoi choisir ? J’ai tout juste le temps
d’immortaliser les bougies, qu’elle attaque d’une main le gâteau au chocolat et
de l’autre, le paquet.
Et comme je m’y attendais, elle ouvre grand les yeux quand elle croise le
regard de Mia. Alors qu’elle la serre contre elle, je lui explique à quoi elle sert et
comment elle peut s’en servir. Curieuse, elle la teste avec Alex.
Abby et moi échangeons un regard complice. À ses débuts, quand elle a lancé
son activité, je lui avais apporté mon aide pour de nombreux goûters
d’anniversaire. Abby sait que ça n’a rien à voir avec un cocktail ou une soirée
avec des investisseurs. Alex, non. Pas encore…
***
Et c’est donc innocent, et moi très amusée de le voir ainsi, qu’Alex attend aux
côtés de Mila l’arrivée de ses petits copains, sa poupée sous le bras. Le premier
arrive, puis le deuxième, puis les suivants et le salon est soudain plein de vie.
Tous viennent de la même classe que Mila, à l’institut, et Alex peine à les suivre
quand ils discutent. Mais malentendants ou bien-entendants, le résultat est le
même. Un tsunami traverse l’appart.
Il me dépose un baiser léger avant de replonger dans l’arène pour calmer une
dispute.
Il n’a pas menti quand il parlait de s’impliquer. S’il sort indemne de l’après-
midi, alors je peux être sûre qu’il est l’homme qu’il me faut !
Il s’approche pour observer Alex utiliser la poupée et signe devant son fils
pour lui demander si tout va bien.
Son attitude me rend fière, fière de voir que le travail d’Alex impressionne.
Mila tend gentiment sa poupée, comprenant l’intérêt qu’on lui porte, et l’homme
l’examine lentement.
– Pour le moment, j’ai décliné le modèle en poupée pour l’offrir à Mila, mais
nous avons des plans pour réaliser d’autres versions.
– Vous me scotchez, s’exclame le père de Matthew. Et qu’est-ce qu’il vous
manque pour lancer la production ?
– Des investisseurs, sourit Alex.
– Vous en avez déjà un devant vous ! Je suis Peter Dawson, du fonds
d’investissement Dawson & Ribbes. Je suis complètement convaincu de l’intérêt
de ce robot ! Déjeunons ensemble la semaine prochaine, je veux tout savoir, et
surtout comment je peux apporter ma contribution à cette révolution !
Les deux hommes se serrent la main, comme si le marché était conclu. Je n’en
reviens pas. Je crois qu’Alex non plus, mais, toujours maître de lui, il n’en
montre rien. Quand Matthew et son père nous ont quittés, nous échangeons le
regard de la victoire !
Nous nous embrassons, sous les yeux de Mila. Cette bonne nouvelle a chassé
notre fatigue et réveillé notre enthousiasme. Pour la première fois depuis des
semaines, la Care Robotics a trouvé un investisseur sérieux !
Alex s’éloigne de moi pour attraper Mila dans ses bras et lui dévorer le cou.
Et la fête repart de plus belle, entre nous trois cette fois !
45. Adieu démons
Après l’euphorie d’un week-end festif pour l’anniversaire de Mila avec tout le
monde, le retour dans le quotidien dès ce lundi matin est un peu brutal. Seule
chez moi, je tombe sur les informations. Je ne les ai pas regardées depuis des
lustres et je me surprends même à ne pas changer de chaîne au moment où le
nom de Bishop apparaît à l’écran.
Ma colère est là, toujours. Mais elle commence à tendre vers un profond
mépris. D’un coup, je pense à Holly, que je n’ai pas vue depuis ma sortie de
l’hôpital. Elle saura me dire exactement ce qu’il en est, sans rien me cacher, sans
me préserver, comme pourrait le faire Alex.
[Avec plaisir ! 12 h au
Corner près du journal ?]
[OK !]
Je suis la première à arriver dans ce restaurant cantine qui doit accueillir ses
habitués tous les midis. Quand Holly arrive enfin, ses cheveux courts battant ses
joues, elle m’adresse un sourire franc.
Elle s’arrête en me regardant droit dans les yeux, se rappelant soudain qui est
en face d’elle.
– Et ? l’encouragé-je.
– Le faux suicide de Stan, poursuit-elle, plus doucement cette fois. Les
hommes de main ont tout avoué contre un arrangement. Alan Bishop porte à lui
seul le meurtre de ma mère, de Stan, la tentative sur toi, et pléthore d’affaires
concernant ses anciennes activités…
– Et son frère ? Mark ?
– Alors lui ! s’exclame-t-elle en riant. L’arrangement qu’il tenait tant à avoir
n’a pas du tout été conclu. Il est coupable de complicité, de malversation… Pour
lui aussi, l’avenir se fera en prison !
Je baisse les yeux un instant, mes doigts jouant avec le bout de ma fourchette.
Est-ce que je suis heureuse d’entendre tout ça ? Oui. Mais je ne jubile pas. Je
n’ai pas le goût de la vengeance. Mais la justice fait son œuvre et les frères
Bishop vont payer pour ce qu’ils ont fait. Toute ma satisfaction est là.
– Merci Holly, lui glissé-je sur le trottoir. Ça n’a pas dû être simple pour toi
non plus.
– Je suis comme mon père, j’ai trouvé la paix. Je peux vivre maintenant sans
ce poids. Ça fait du bien !
– Et le Pulitzer, tu as des nouvelles ?
– Eh bien… Je suis nommée dans la catégorie « Reportage d’investigations »,
c’est plutôt un bon début, m’apprend-elle, en souriant. Le jury décidera dans
quelques semaines.
– Félicitations ! Je croise les doigts, mais tu as fait un travail si remarquable !
– Merci… On verra. Allez je file !
***
Trois jours plus tard, Alex et moi faisons la surprise à John Perkins d’être
présents à l’aéroport. Holly a gardé le secret de notre venue et le vieil homme se
montre assez ému. L’accolade entre Alex et lui est lourde de significations et je
m’écarte un peu pour leur laisser ce moment.
– Vous nous quittez alors, lui glisse chaleureusement Alex. Vous ne restez pas
jusqu’au procès ?
– Oh non… Mon avocat y sera pour moi. J’ai eu ce que je voulais, c’est tout
ce dont j’avais besoin.
– Je suis désolé, John. Si je ne m’étais pas tu toutes ces années, vous auriez pu
trouver la tranquillité bien plus tôt.
– Ne vous excusez pas, Alex, vous avez payé un lourd tribut vous aussi, le
réconforte John en posant sa main sur son épaule. L’essentiel est que nous
soyons parvenus à nos fins. Maintenant, il est temps de penser à nous. Ce sera le
soleil de la Floride pour moi ! Et vous Alex ?
– De belles choses à venir, sourit-il en m’attirant vers lui.
Perkins nous regarde tous les deux avec bienveillance. Il n’a plus rien à voir
avec l’homme hagard qui nous avait accostés un soir. Il est serein, ses yeux se
sont éclaircis, l’ombre et le poids sur ses épaules se sont envolés.
– Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez, finit-il par nous dire
alors qu’on annonce l’embarquement de son avion. Je serai heureux de revenir à
New York fêter d’heureux événements !
– On ne vous oubliera pas, John !
Holly entraîne son père et nous restons seuls tous les deux, Alex et moi.
Alex ne m’en dit pas plus. J’ai tout juste le temps de faire un signe à Holly
qu’il m’entraîne hors de l’aéroport, jusqu’à sa voiture.
– Central Park n’est vraiment pas loin, ce sera plus sympa pour le chien.
– Le chien ? Quel chien ?! lui demandé-je en lui faisant face.
– Tu sais que nous avions un chien, quand nous étions petits, Stan et moi. J’en
garde tellement de bons souvenirs, c’est bien pour un enfant d’avoir un
compagnon, ça le guide vers les responsabilités, c’est épanouissant !
– Arrête Alex… Ne me dis pas que…
– Mila adorerait en avoir un.
– Et tu ne lui as pas dit qu’elle l’aurait ?!
– Disons que je n’ai pas vraiment dit non…
– Alex Sparks ! Mila peut te demander n’importe quoi, tu cèdes à tout !
– Je suis faible devant elle, devant sa mère aussi d’ailleurs…
Alex m’attire contre lui et m’embrasse avec tellement de passion que j’en
oublie le chien et les promenades en laisse sous la pluie. Il cloue ainsi toute
réticence de ma part, mais je me promets de remettre le sujet sur le tapis, dès que
ses lèvres arrêteront de me faire frissonner…
Je regarde autour de moi et me dirige vers la grande fenêtre pour baisser les
stores, avant de revenir vers lui.
– On signe où ?
Je pose mes mains sur mon visage, le cœur rempli de joie. Voici donc notre
maison, notre chambre. Notre avenir.
Et la surprise d’Alex mérite bien qu’on s’attarde un peu plus longtemps avant
de retrouver Mila !
– Je voulais signer les papiers rapidement, souffle-t-il à mon oreille. Mais j’ai
une autre priorité en tête finalement.
– Ah oui ? L’aménagement des pièces ? Chercher où on mettra le panier du
chien ? lui demandé-je, amusée, sachant pertinemment où il veut en venir.
– J’ai oublié…
– La vie avec toi mérite que j’en prenne soin, murmure-t-il en me rejoignant.
Que tu sois rassurée, sur tous les plans, au cas où tu t’interrogerais. Je sais que
de ton côté il n’y a eu personne après Stan et la naissance de Mila. C’était à moi
de prendre l’initiative de nous libérer de cette dernière barrière.
Je ne sais que répondre devant cette nouvelle preuve d’amour. Alex pense à
tout, anticipe mes attentes, mes questions. Mes sentiments débordent pour lui,
mais que dire de mon corps qui frétille, le creux de mes reins qui s’embrase, à
l’idée de ne plus avoir à utiliser un préservatif. Juste lui et moi.
Mais ce n’est pas assez pour Alex, dont les doigts continuent leur avancée,
dans mon dos cette fois, pour dégrafer mon soutien-gorge. Mes mains s’attardent
sur sa peau, son torse, ses côtes, sa taille, son ventre… Ma bouche mordille son
épaule et je sens son corps frissonner quand j’accentue plus ou moins ma
morsure.
Mais ce sont ses doigts qui, les premiers, se fraient un chemin en moi. Sa
bouche sur mon sein, sa main entre mes jambes, je pousse un profond soupir et,
très vite, je sens le plaisir grimper au creux de mes reins. Alex joue, me dévore
et quand il entre en moi, il plonge son regard dans le mien. Je ne ferme pas les
yeux sous ses assauts, je veux qu’il y lise toutes les sensations qu’il fait jaillir
dans tout mon être.
Il entrouvre les lèvres pour laisser passer son souffle et j’en profite pour
l’embrasser, glisser ma langue vers la sienne. Mon plaisir me prend, là au milieu
des coussins, sur ce lit improvisé. Intense et puissant, mon orgasme me
submerge. Je retiens ma respiration, ferme les yeux pour me délecter de cette
sensation unique, transcendante, avant de retomber en arrière.
Alex s’allonge à mes côtés, attrapant derrière lui une énième couverture pour
nous couvrir. Je me serre contre lui, mon nez effleurant son cou. J’adore respirer
son odeur, sentir son cœur battre. Et ce que je préfère, c’est quand il m’entoure
de ses bras et qu’il m’invite à me presser contre lui, dans la chaleur et la
protection de ses bras. Il n’y a pas un nuage à l’horizon dans mon bonheur en ce
moment.
Je lui donne un coup avec un coussin, le premier qui me passe sous la main.
Auquel il répond en l’agrippant fermement et en me tirant à lui.
Je m’allonge sur lui, essoufflée, et une fois encore, ses bras viennent
m’entourer. Je redresse la tête pour l’observer, croise son regard. Et nous nous
sourions. Le constat est partagé, et sans appel. Collés l’un à l’autre sous la
couverture, nous prenons le temps de siroter nos coupes, d’apprécier ce délicat
bonheur qui nous est offert, d’observer en silence ce qui sera notre prochain nid.
Après plusieurs dizaines de minutes, nous nous faisons violence pour quitter
ce cocon et rejoindre la salle de bains. Et une fois de plus, Alex sort du placard
tout ce dont nous avons besoin.
D’un coup de bassin, il est en moi. Pour ne pas glisser, il soulève mon autre
jambe pour entourer sa taille. Il me pénètre plus profondément, ses coups sont
forts. Je gémis, mes cris sont couverts par le bruit de l’eau qui coule… Je
m’accroche à lui de toutes mes forces, plante mes ongles dans ses épaules. Je ne
pense plus à rien, je ne suis plus que sensation et désir. Contre moi, Alex grogne,
ses mains enserrent mes fesses. Cette première sous la douche est animale et me
fait perdre la tête. J’en veux encore, longtemps, ici ou ailleurs, mais je désire
encore ses assauts puissants… L’orgasme arrive à nouveau, et je souris,
consciente que ce plaisir charnel que j’éprouve sans aucune modération arrivera
encore, et encore… Nous ne nous quitterons plus. Jamais.
Nous finissons enfin par sortir de notre douce léthargie, rattrapés par nos
obligations. Il est temps d’aller acheter cette maison et de commencer notre
aménagement très personnel. Dans cette immense salle de bains, nous nous
regardons à travers les miroirs. Et quand je surprends l’éclat dans les yeux
d’Alex, je saisis aussitôt sa pensée.
J’éclate de rire quand il fait mine de sauter sur moi, la peau encore humide. Je
me précipite dans notre chambre.
Bientôt, d’autres rires viendront habiter cette maison. J’ai hâte vraiment de
cette vie à trois.
Un an plus tard.
Le grand frère Pio nous permettra de vivre et d’exister correctement. Mio lui,
est une histoire de cœur avant tout, plus que d’argent.
– Tina, Neil, Zoey, on part dans dix minutes ! lancé-je en passant la tête dans
un bureau. Eddy est déjà sur place !
Je les quitte aussi vite pour récupérer mes affaires et mon sac. Mon téléphone
n’arrête pas de sonner. C’est l’effervescence. Tout ce que j’aime !
Je fais signe à Mikhaïl, de l’autre côté. Il a coincé son smartphone entre son
épaule et son oreille et tente de faire le nœud de sa cravate. Je souris devant son
calme éternel. Le pôle conception est un havre de paix comparé au nôtre. Il mène
la production de nos robots d’une main ferme mais jamais, jamais, je ne l’ai vu
s’énerver devant l’imprévu.
Abby !
– OK… Évite de faire ça pendant la soirée, je veux que toute l’attention des
journalistes soit portée sur Mio.
– Il survivra grâce à toi, souffle-t-elle agacée. Tu arrives quand ? Pas trop
fatiguée ?
– D’ici une vingtaine de minutes. Non ça va, au contraire !
– Tant mieux… À tout à l’heure alors.
Je jette un œil à mon équipe et m’aperçois que si Zoey et Neil sont dans les
starting-blocks, la nouvelle recrue, Tina, n’est pas aussi enthousiaste.
– Tina ? l’appelé-je.
La jeune femme, une vingtaine d’années, cheveux bruns coupés très court, me
rejoint en essayant de sourire. À ses traits tirés, je sens qu’elle est au bord du
malaise. Je ferme la porte derrière elle pour que notre échange reste entre nous.
Tina me sourit. Si elle avait connu Lindsay, elle ne s’interrogerait pas sur ses
compétences. La Care Robotics a été entre des mains bien moins habiles !
– Merci Flora.
– Allez, on se met en route ! lui lancé-je avec entrain. Les enfants vont nous
attendre !
Quand j’ouvre la porte de mon bureau, Alex est là. Je reconnais le regard
qu’il me lance : vif, aiguisé, prêt à se jeter dans l’arène.
***
La salle de réception est une vraie ruche quand nous arrivons. La soirée
débute dans deux heures, mais les espaces pour les interviews avec les enfants,
que nous avons voulus cosy et rassurants, sont encore en cours de montage. Les
serveurs s’affairent autour des bars, le premier pour les adultes, le second pour
les enfants. Il a fallu se creuser la tête pour que cette soirée ne se transforme pas
en goûter d’anniversaire. Avec la présence des plus petits et l’importance que
revêt le lancement de Mio, l’équilibre a été trouvé pour que ceux qui
participeront à cette soirée y prennent du plaisir, tout en conservant le côté
officiel de l’événement.
J’espère que les plus jeunes seront tellement impressionnés par les lieux
qu’ils ne courront pas partout !
Je fais le point avec les animateurs prêts à prendre le relais avec les enfants,
avant d’accueillir les parents qui ont accepté de jouer le jeu à nos côtés. Tous ont
reçu leur poupée et ont été convaincus de son intérêt. Pour nous, ç’a été la plus
belle preuve de notre réussite. Peut-être plus que celle de ce soir.
J’ai tout juste le temps de faire signe à Abby de loin et de voir Alex et
Mikhaïl arriver que je me lance dans mon brief d’équipe.
Le frère d’Abby me lance un clin d’œil avant de partir en petite foulée vers
les grandes portes de la salle de réception. La vue sur New York est
exceptionnelle et j’ai tout juste le temps d’admirer ce qui nous entoure dehors.
Nous avons fait les choses en grand pour marquer le coup de cette présentation
en choisissant l’un des lieux de réception le plus prisés de New York.
La soirée est un succès. Bien plus que je ne l’avais espéré. Devant mon
équipe, impossible d’exprimer mes inquiétudes. Mais c’est le premier retour de
la Care Robotics et d’Alex Sparks sur le devant de la scène après le procès des
frères Bishop. J’ai craint les questions sur l’affaire, mais je n’ai entendu aucune
allusion. Il faut dire que les enfants ont joué en notre faveur. Fiers eux aussi de
montrer ce qu’ils pouvaient faire avec leur poupée, heureux de discuter, flattés
aussi de peut-être passer à la télé, ils ont balayé le passé naturellement.
Nous faisons teinter nos verres et je l’observe, amusée, porter sa coupe à ses
lèvres.
Alex ne comprend pas tout de suite. Il lui faut un temps avant que ses yeux ne
s’agrandissent.
– Ne me dis pas que…
– J’ai eu les résultats de ma prise de sang ce matin, je voulais attendre un
meilleur moment pour te l’annoncer, mais je n’ai pas pu !
Il m’attrape dans ses bras pour me serrer contre lui. Si d’habitude nous
évitons ce genre d’effusions en public, cette entorse me réjouit.
– Flora…
Ses yeux pétillent, son sourire n’a jamais été aussi épanoui. Ce bébé, nous le
voulions tous les deux, sans nous mettre de pression. Et puis, il est là maintenant.
Un autre défi, un autre projet pour nous. Un morceau supplémentaire de bonheur
dans lequel nous sommes prêts à croquer à pleines dents !
Alex me serre contre lui, une nouvelle fois, avant de me retirer la coupe de la
main, une coupe qu’il offre aussitôt à Mikhaïl, à deux pas de nous. Le Russe est
le premier à apprendre la nouvelle et aussitôt il m’attrape dans ses bras dans une
étreinte douce, comme si j’étais déjà devenue une petite chose qu’il faut
protéger.
Nos invités nous quittent au fur et à mesure et comme promis, je laisse à toute
l’équipe le plaisir de se détendre au bar, pendant qu’Eddy et Abby nous
rejoignent.
Nous levons nos verres, plusieurs fois. Surtout eux. À la réussite de la soirée,
aux promesses des nombreux articles dans la presse, aux reportages, et à l’enfant
que je porte. La vie s’apprête à redevenir un vrai tourbillon. Mais heureux cette
fois !
***
Nous annonçons la grande nouvelle aux grands-parents une semaine plus tard,
à l’occasion de l’anniversaire de ma mère dans leur maison au bord de la plage,
alors que Mila joue un peu plus loin avec Abby. Ruth est la première à me sauter
dans les bras, émue aux larmes, suivie par mes parents, tout aussi perdus dans
leurs émotions.
Mila relève la tête en nous entendant rire. À chaque fois que je remarque ces
petits changements chez elle depuis la pose de ses implants, mon cœur se gonfle
de plaisir pour elle. Petit à petit, plus rien ne lui échappera, elle saura pleinement
utiliser ce nouveau sens qui lui a été rendu. Les progrès sont lents mais en bonne
voie. Bientôt, elle pourra intégrer une école classique.
Elle nous rejoint sur la terrasse, le regard interrogateur. Alex est le premier à
se baisser pour lui apprendre la bonne nouvelle du départ.
Dans leurs moments complices, je sais que mon intervention est inutile.
Quand ils s’approchent de moi, Mila dans les bras d’Alex, je croise les bras sur
la poitrine.
– Alors, qu’est-ce que vous voulez cette fois ? Une trottinette ? Un chat ?
– Qu’on se marie…
– Maman, est-ce que tu veux te marier avec Alex ? Lui, il est d’accord. Il m’a
demandé si je voulais bien. Je voudrais que tu dises oui.
– C’est… C’est vraiment ce que tu veux ? lui demandé-je, sentant monter les
larmes.
– Oui. Mamie Sourire m’a montré une jolie robe que je pourrais avoir, pour le
mariage.
Je me tourne vers Ruth, Abby et mes parents. Ils sont là, un peu en retrait,
mais ils ne ratent rien de la scène. La mère d’Alex presse ses mains quand ma
mère serre le bras de mon père, tous attendant ma réponse.
Il fait un pas vers moi. Je tremble un peu, j’ai chaud, j’ai froid… Je regarde
Mila et une larme roule le long de ma joue. Je signe ce qu’elle seule peut
comprendre à l’abri des regards de mes proches. Alex ne peut pas saisir ce que
nous nous disons. C’est notre langue à nous, sa langue d’enfant. Elle hoche la
tête et tend les bras vers moi pour que je la prenne.
Je ferme les yeux alors qu’elle m’entoure de ses petits bras pour me serrer
contre elle. Et quand je les ouvre pour croiser ceux d’Alex, je l’aperçois, un
genou au sol, un écrin ouvert. Son regard bleu, celui qui m’avait transpercée la
première fois, m’enveloppe de son amour. Nous enveloppe, Mila et moi.
FIN
Mon coloc, mes désirs et moi
Si vous m’aviez dit, il y a quelques mois, que j’allais intégrer l’école de mes
rêves, dans la ville de mes rêves, où habite justement ma meilleure amie, je ne
vous aurais pas cru.
Et pourtant ! Je suis bien là, à l’orée de ma vie, prête à affronter mon destin.
Alors quand j’ai trouvé la parfaite annonce du plus parfait des apparts, je n’ai
pas hésité une seconde. Et quand la colocataire prévue s’est transformée en un
séduisant mâle du nom d’Andreas, ni une ni deux j’ai fait mes valises.
Andreas, capitaine de navire le jour qui hante mes plus beaux rêves la nuit…
Réussirai-je à respecter la règle n° 1 de toute colocation : ne pas craquer sur son
coloc ?…
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Mars 2018
ISBN 9791025742488
ZGAV_006