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Megan Harold

ALWAYS YOU
Intégrale
1. Pluie diluvienne

Dix minutes.

J’ai dix minutes pour me rendre à la gare routière et attraper mon bus pour
New York !

Je dévale les escaliers du perron de la maison de Ruth sous une pluie battante.

Orage, pluie diluvienne, entretien. Le combo idéal pour générer du stress


puissance mille !

Pas la peine de me plaindre, de maudire le ciel. Je n’ai plus le temps pour ça.
Il faut que je passe en mode concentration. J’ai besoin de ce job. J’ai besoin de
quitter Newark. Cette banlieue de New York ne peut plus rien m’offrir
désormais. Même si ça ne plaît pas à Ruth.

Bon sang, je n’avais pas non plus besoin de ses larmes !

Mon vieux parapluie tente de me mettre à l’abri des trombes d’eau mais avec
les rafales de vent, il peine à assurer sa tâche.

Tiens le coup, mon vieux ! Je dois arriver présentable !

J’aime l’été, vraiment. Je pourrais même dire que j’aime la pluie, l’odeur de
l’herbe humide aussi, les couleurs que prend le ciel quand l’orage s’en va. Et le
soleil brûlant qui revient pour tout effacer. Mais là…

Ce n’était pas vraiment le moment !

Je peste et nous bravons les éléments, mon protecteur de fortune et moi. Je


fonce, tête baissée. Aux autres de m’éviter, pas le temps pour les slaloms. De
toute façon, il n’y a personne. Qui aurait l’idée de se promener dehors par un
temps pareil ! Tout le monde attend que l’orage passe, que la pluie s’arrête. Il n’y
a que moi dans cette maudite rue !

Elle a toujours été aussi interminable ?

L’eau coule sur mes jambes. Ma jupe noire commence à coller à mes cuisses.
Heureusement que j’ai eu la bonne idée d’enfiler mes New Balance et de laisser
mes talons dans mon sac ! Je peux avancer plus vite, presque me faufiler entre
les gouttes.

Ha ha, quel humour…

Et mon maquillage n’est même pas waterproof !

Je dois me rendre à l’évidence. Je ne serai jamais présentable si je continue de


m’entêter. Il faut que je respire, que je retrouve un peu de lucidité.

Voir Ruth n’était pas une bonne idée, pas aujourd’hui, pas avant mon
entretien, du moins. Mais comment lui dire non quand elle est plongée dans le
désespoir de la solitude ? J’essaie d’avancer, de la soutenir, de la porter avec
moi. Je suis tellement démunie parfois… Gérer sa peine, la mienne, et tout le
reste…

Il faut que je prenne un taxi. La course va me coûter un bras, c’est certain,


mais tant pis. Je dois me mettre au sec !

Je change de trajectoire pour me rapprocher du trottoir. Ma chance n’est pas


de la partie aujourd’hui, mais la rue est assez fréquentée pour que j’aie l’espoir
qu’un taxi passe par là. Je me donne cinq minutes pour en attraper un. Après, je
passe en mode Usain Bolt pour me rabattre sur l’option bus.

À quoi ça sert de mettre des baskets si ce n’est pas pour courir avec ?

Au bord de la route, je lève la tête, les yeux, le bras, prête à appeler la


première voiture jaune. Mais ce n’est pas un taxi qui arrive sur moi, beaucoup
trop vite. Je n’ai pas le temps de faire un pas en arrière, ni de mettre mon
parapluie en protection, que je me fais éclabousser, de la taille jusqu’aux pieds.

La douche. Et froide en plus.


– Mais quel con ! Quel…

Je hurle toutes les insultes qui me viennent. Je dois passer pour une
hystérique !

Ou une pauvre fille qui ne regardait pas où elle fonçait.

La voiture ne s’arrête pas, pas d’excuses, rien. Je reste plantée là, sur mon
bout de trottoir, à tenter de réparer les dégâts.

– Est-ce que ça va ? Montez ou vous allez finir complètement trempée !

Une voix lointaine, masculine, semble sortir de nulle part. Je relève la tête et
croise le regard d’un homme, penché hors de sa voiture par la fenêtre côté
passager.

– Montez !

La voix se fait plus impérieuse et j’entends le clic de la portière qui se


déverrouille. Mon cerveau a dû prendre l’eau car rien ne se passe dans ma boîte
crânienne.

Monter dans la voiture d’un inconnu… Il faudrait vraiment être désespérée


pour…

Et pourtant, c’est ce que je fais. Mon corps prend le contrôle et se glisse dans
la voiture aux côtés de mon sauveur.

Il doit en avoir marre de se faire mouiller !

Cette journée m’échappe complètement. Je suis à bord du Titanic en train de


sombrer. Ce n’est pas un iceberg qui a fendu la coque, ce sont des trombes d’eau
qui le coulent vers le fond !

– Je vous ai vue foncer sur la route, heureusement, vous vous êtes arrêtée à
temps ! La voiture aurait pu vous renverser !
– Je ne sais pas ce qu’il y a de pire entre être renversée ou trempée jusqu’aux
os, plaisanté-je.
Je regarde mes jambes, dégoulinantes. Le tissu de mes New Balance a
littéralement changé de couleur, passant du bleu ciel au bleu foncé. Je soupire.

– Il faut vous sécher, sinon vous allez attraper la mort. Tournez le chauffage
vers le sol !

Pour la première fois depuis mon entrée mouillée dans la voiture, je tourne la
tête vers l’inconnu qui se prend un peu pour mon père. Je suis à deux doigts de
lui dire que je n’ai pas le temps, que je peux me débrouiller, mais je tombe sur
des yeux bleus impressionnants de pureté qui m’imposent le silence. Un bleu
juste parfait, limpide. Une nuance que je n’ai jamais vue en vrai, si ce n’est dans
les magazines de voyage où la couleur de la mer est retouchée pour vendre
encore plus de rêves.

Sauf que son bleu à lui est totalement naturel.

– Le chauffage…

Mon hôte me regarde avec plus d’insistance et me montre l’aération. Quitter


son regard me fait reprendre pied dans la réalité.

– Le chauffage… répété-je bêtement.

J’oriente les grilles vers moi alors qu’il pousse la soufflerie à fond.

– Il y a un café plus loin, je pense qu’il devrait y avoir de quoi vous sécher.

L’air chaud propulsé à fond chasse mon stupide ébahissement pour me


replonger dans la réalité des minutes qui s’égrènent.

– Merci mais je n’ai vraiment pas le temps, je dois être à New York d’ici
trente minutes ! Bon sang, mais jamais je ne serai à l’heure !

Je fouille dans mon sac pour trouver un mouchoir que je passe énergiquement
sur moi.

Taux d’absorption : zéro…

– Un rendez-vous ?
– Un entretien !
– Un entretien ? Avec vos baskets ?
– Quoi ? Mes baskets ? Ah oui… Non, ça, c’est pour marcher plus vite !
– Si vous devez passer un entretien, raison de plus pour vous sécher ! En
l’état, vous êtes plutôt…
– Trempée !
– Allez, un café pour vous réchauffer, deux, trois serviettes pour vous sécher,
un miroir pour vous recoiffer, ça ne prendra que quelques minutes.

Me recoiffer ?

J’abaisse le pare-soleil pour apercevoir mon reflet dans le miroir de


courtoisie.

Et merde.

– Bon, OK pour le café ! Je crois que je n’ai vraiment pas le choix, vous avez
raison… accepté-je en relevant le pare-soleil d’un geste nerveux.
– Ceinture ! Je vais me garer juste en face pour ne pas empirer les dégâts.
Dans la boîte à gants, j’ai un parapluie. Prenez-le. Le vôtre a l’air en fin de vie.

Je m’exécute. Est-ce que je vais arriver à être à l’heure ?! Et même si j’y


arrive, dans quel état serai-je ?

L’inconnu aux yeux bleus se gare en quelques secondes. Ni une ni deux,


j’ouvre la porte de sa voiture, son parapluie noir au-dessus de la tête. Pas une
seconde je ne pense à reprendre le mien. Je passe devant lui sans même lui jeter
un regard. Je n’ai plus qu’une idée en tête, trouver les toilettes, me sécher, et
repartir au plus vite.

L’atmosphère chaleureuse du lieu, presque moite, me fait du bien. Mais je


n’ai pas une minute à perdre !

L’inconnu est plus réactif que moi. À la table où il s’installe, le serveur


apporte déjà des serviettes pour m’essuyer.

Prompte à la réaction !

Je le remercie de me sauver la mise encore une fois, m’installe en face de lui


et, sans aucune gêne, commence à m’essuyer les jambes au milieu du café.

L’urgence de la situation…

Dans ma tête, le lapin d’Alice tape de la patte, au rythme des secondes que je
perds…

– Vous comptez vous rendre comment à New York ? Vous avez une voiture ?
– Non, je voulais attraper un taxi… Ou prendre le bus.
– Vous ne serez jamais à l’heure avec un bus ! Je vous appelle un taxi.

Je m’attaque à mes chaussures alors que le serveur nous apporte deux grandes
tasses de café fumant. Un long café, voilà exactement ce dont j’ai besoin ! Il fait
chaud pourtant, mais toute cette eau commence à me frigorifier. Une fois les
pieds secs, mes baskets abandonnées au sol en faveur de mes chaussures à
talons, sèches, elles, j’essaie de boire rapidement une gorgée du breuvage noir.
Mais je grimace aussitôt. Il est brûlant.

Pour la deuxième fois, je lève les yeux vers l’inconnu et croise à nouveau ce
regard hypnotique. Mâchoire carrée, barbe de quelques jours, cheveux noirs, une
carrure d’athlète dans un costume sombre parfaitement taillé pour lui…
L’inconnu sort tout droit des pages du magazine Forbes, rubrique « Ces hommes
d’affaires les plus séduisants de New York ».

Et il tient la deuxième place du classement, si ce n’est la première…

– Merci pour tout, finis-je par dire, un peu décontenancée par la situation
improbable dans laquelle je me trouve.
– Vous aviez l’air d’avoir besoin d’aide.

OK… Un sourire désarmant en plus… Il n’est pas dans le classement, il est


hors catégorie !

J’essaie de boire une deuxième gorgée de café. Je sais qu’il est brûlant mais
j’éprouve le besoin de masquer une petite gêne que je sens poindre en moi.

Je ne sais pas si c’est la situation dans laquelle je me trouve qui me trouble,


mon cas désespéré, le stress du retard, ou lui. Juste lui.
– Je… Je vais essayer de trouver un miroir…

Je me lève, oublie un instant que je suis en talons, manque de trébucher mais


heureusement, une légère pirouette et ma maladresse passe inaperçue.

Après la fille trempée, la fille qui tombe. J’assure le show jusqu’au bout !

Dans les toilettes du café que je finis enfin par trouver, mon reflet n’est pas
désastreux, il est pire ! Je sors ma pochette de secours, celle qui devait me servir
juste avant l’entretien pour me refaire une petite beauté.

Pour réparer des dégâts, elle est plus limitée.

Pour mes cheveux, c’est la catastrophe. La pluie leur a été fatale. Ils sont
plats, ternes et des frisottis partent dans tous les sens. Tant pis, j’opte pour une
solution de secours, le chignon. Disciplinés par l’humidité, mes cheveux se
laissent faire sans broncher et j’arrive à avoir une coiffure presque structurée.

Ce sera parfait pour l’entretien ! J’aurais même dû y penser plus tôt !

J’ai repris apparence humaine, l’eau n’a laissé aucune trace de saleté sur ma
jupe – encore très humide, mais qui finira bien par sécher – et tout le haut est
heureusement resté au sec. Je n’ai plus qu’à gérer le timing.

Et remercier l’inconnu.

Je le retrouve, au téléphone. Il raccroche en m’apercevant. Il ne se cache pas


pour me détailler des pieds à la tête. Une véritable inspection ! Je me retiens de
lui demander si ce qu’il voit lui plaît, il vient de me sortir d’une mauvaise passe
et il serait assez malvenu que je me montre désagréable avec lui. J’ai repris du
poil de la bête, retrouvé un peu mes esprits, et son coup de main, justement,
m’interroge.

Sauver une jeune femme en détresse, c’est digne du prince charmant de… De
quelle histoire déjà ?

– Votre taxi sera là dans une dizaine de minutes. Vous voulez que je demande
à ce qu’on mette votre café dans une Thermos pour le terminer sur la route ?
– Vu comment ma journée se déroule, il va finir sur moi ou dans le taxi, peut-
être même sur quelqu’un. Il vaut mieux que je le boive ici.

Depuis le début, cet homme contrôle tout, prend tout en main. Je n’ai eu qu’à
me laisser porter, il s’est occupé de moi. Ça pourrait être agréable de se laisser
porter, mais dans le cas présent, c’est assez étrange… Je ne connais rien de lui,
lui rien de moi. Il agit comme un ange tombé du ciel et comme ça n’existe que
dans les séries B à la télé, je suis un peu sur la défensive.

Et curieuse aussi.

L’inconnu se contente de hocher la tête et de m’adresser un sourire


énigmatique. Cet homme m’interpelle. Je ne comprends pas ce qu’il fait là, ce
qui l’a poussé à m’aider et pourquoi il reste à attendre avec moi. S’il voulait me
draguer, il serait passé à l’offensive… Pourquoi est-il au contraire si
imperturbable ?!

– Merci pour tout, en tout cas. Vous devez avoir autre chose à faire que de
rester ici avec moi. Tout va bien maintenant, vous pouvez y aller. Je vous offre
votre café !
– Je vais attendre ici que la pluie se calme, dit-il en jetant un œil dehors. Je
n’aime pas rouler dans ces conditions.
– Bien sûr.

C’est effectivement une bonne raison… Attendre que l’orage passe.

Mon regard glisse de ses cheveux à ses épaules. Il ne s’est pas abrité entre sa
voiture et le café, il m’a laissé son parapluie.

Chez lui, le cheveu mouillé le sublime. Chez moi, il m’enrhume. Éternelle


injustice…

– La pluie ne vous a pas épargné.


– L’orage m’a surpris moi aussi, j’avais oublié combien ils pouvaient être
violents ici.

L’inconnu joue avec le sachet de sucre sans jamais me quitter des yeux. Il fait
preuve d’un calme olympien par rapport au stress qui me ronge. Je ne sais pas ce
qui m’impressionne le plus chez lui : son impassibilité à toute épreuve, ce côté
super-héros qui a tout pris en main pour me remettre sur pied, son regard ou ce
sentiment de sécurité qu’il m’inspire.

Ça existe vraiment, des personnes complètement désintéressées qui aident


encore les autres ?

Désintéressées ET au physique parfait ?

Avec mon bol, je suis peut-être tombée sur un charmant psychopathe !

Je l’observe comme il m’observe. Je crois deviner sous son costume une


silhouette sportive. Je souris intérieurement. Cette rencontre est tellement
invraisemblable ! J’ai été accostée par un dieu vivant, qui a pris en main ma vie
pour me remettre sur pied et faire en sorte que je sois à l’heure à mon entretien.

Normal.

Je tente de boire mon café, avec plus de succès cette fois. Le silence s’installe
entre nous.

Et moi qui croyais qu’il était peut-être intéressé…

Je suis un peu prétentieuse non ? Moi, intéresser quelqu’un comme lui avec
mon allure de chien mouillé ?

– Vous souriez, remarque-t-il, une pointe de curiosité dans la voix. Vous vous
détendez enfin ?
– Je… pensais à quelque chose… d’improbable.
– Que vous ne tenez pas à partager ?
– Non, réponds-je en souriant plus franchement. Je vais garder ça pour moi…
Vous sauvez souvent des femmes en détresse ?

Ma question le surprend. Quitte à passer du temps avec lui, autant meubler. Et


j’aimerais quand même en savoir plus avant de le quitter pour toujours.

Oui, pour toujours.

– Je rencontre peu de femmes qui se jettent sous les roues des voitures,
répond-il avec une pointe d’ironie dans la voix.
– Je ne me jetais pas sous les roues, je cherchais un taxi, riposté-je aussitôt. Je
contrôlais parfaitement la situation !
– Ce n’est pas vraiment l’idée que je me fais du contrôle.
– Et vous en connaissez un rayon dans le domaine, non ? le provoqué-je
gentiment.
– Comment ça ?
– Vous avez tout pris en main depuis que je suis montée dans la voiture. Vous
avez été précis, efficace.
– Et ça vous gêne ?
– Non, je suis comme vous… d’habitude.
– Ça se voit.
– Vous vous moquez ?
– Vos cheveux…
– Mes cheveux ?
– Vous avez réussi à les dompter… Je n’y croyais pas vraiment.

Je porte ma main à mon chignon improvisé sous son regard amusé et pétillant.

– C’est une preuve de votre capacité à surmonter les problèmes, souligne-t-il


en essayant de prendre un ton plus sérieux. Vous devriez le mettre en avant
pendant votre entretien.
– Vous me conseillez de leur parler de ma gestion des problèmes capillaires ?
Je prépare ce moment depuis des jours et j’ai plein d’exemples plus pertinents à
leur soumettre.
– Vous devez être redoutable ! s’exclame-t-il l’air sincère.
– Complètement ! Mon esprit est « affûté pour être incisif », comme dirait
mon père ! Je tiens à ce job !

Mon inconnu plisse les yeux pour me sonder.

Belle tentative pour essayer de lire en moi ! Mais ça ne fonctionnera pas !

– Tout le monde veut travailler à New York, relève-t-il.


– Mais tout le monde n’a pas les mêmes raisons d’y vivre.
– Et les vôtres sont si particulières ?
– Les miennes sont personnelles.

Je lui réponds du tac au tac, fermant toutes ses tentatives d’en savoir plus sur
moi. Il est évident que je ne vais pas dévoiler ma vie à un inconnu, aussi beau et
« désintéressé » soit-il…

Il m’adresse un sourire des plus désarmants. Nos yeux ne se quittent pas,


j’attends la suite avec impatience. J’aimerais le quitter en sachant qui il est
vraiment ! Mais un coup d’œil à ma montre fait s’envoler cette envie.

– Appelez-les, me conseille mon bel inconnu. Ils comprendront.


– J’aimerais avoir votre confiance, je lui réponds, rattrapée par la réalité de
ma situation.
– Pourquoi perdre votre temps à Newark si vous deviez être à New York ?
– Je devais voir une amie, soufflé-je en fixant ma tasse.

Une amie bouleversée par mon départ…

– Elle doit vraiment compter pour que vous risquiez un job…


– Mon entretien est extrêmement important, mais il n’éclipse pas les
promesses que je fais, rétorqué-je en détournant la tête, rattrapée par le souvenir
des larmes de Ruth.

Le charme de notre joute verbale s’est envolé. Si mon ange gardien a su me


faire oublier le chaos dans lequel je me trouve, la réalité me frappe de plein
fouet. Et je n’ai plus de temps à perdre. Ni pour me faire draguer ou discuter ou
jouer ou je ne sais quoi d’autre.

Ni aujourd’hui, ni demain.

Son regard me transperce une fois de plus. J’aurais aimé prolonger ce


moment. Dans une autre vie peut-être. Je jette un œil par la fenêtre du café pour
voir si mon taxi n’est pas arrivé. Et miracle ! Il se gare à l’instant !

– Mon taxi est là ! Encore merci pour tout, dis-je précipitamment en me


levant.

L’inconnu se lève à son tour. Je ne vois plus que ses yeux bleus qu’il pose sur
moi. Le genre de regard qu’on ne peut pas oublier.

– Au fait, je m’appelle Sacha. Vous pouvez m’appeler si vous avez besoin de


quelque chose. Quand vous serez à New York…
Et voilà le numéro de téléphone… Donc il me draguait ? Merde alors !

Je prends le sous-bock qu’il me tend, sur lequel il a eu le temps de griffonner


un numéro et son prénom, d’une écriture fine et rapide.

Sacha… Pas très courant par ici…

– Je vous appelle au prochain orage ! lui lancé-je en partant.

Sacha esquisse un léger sourire. Debout, au milieu du café, plein d’aplomb.


De force tranquille. Troublant.

J’espère qu’il a compris le message ! C’était sympa mais il n’y aura pas de
deuxième fois.

Je file m’engouffrer dans le taxi qui m’attend. À l’intérieur, je me rends


compte que je ne lui ai pas rendu son parapluie et que le mien gît dans sa voiture.

Je peux toujours l’appeler pour le lui rendre.

Hors de question !

Le taxi m’entraîne dans les rues ruisselantes, sous une pluie fine cette fois. Le
plus gros de l’orage est passé et quelques morceaux de ciel bleu percent parmi
les nuages.

Sacha. Quelle rencontre étrange ! Quand je raconterai ça à Abby !

Je secoue la tête en souriant et glisse le carton au fond de mon sac. Il me reste


dix minutes pour être dans le centre de Manhattan. Autant dire que c’est peine
perdue ! J’attrape mon téléphone, retrouve le numéro de mon interlocuteur et
m’éclaircis la voix pendant que la sonnerie se fait entendre.

– Allô ?
– Bonjour, ici Flora Taylor. J’ai un entretien avec vous d’ici dix minutes mais
je pense que je serai en retard. Je suis vraiment désolée, mais avec l’orage et…
– On ne vous a pas prévenue ?
– Prévenue ? Non…
– Le poste a été pourvu ce matin. J’ai demandé à ma secrétaire d’appeler tout
le monde pour annuler les entretiens. Ça n’a pas dû être fait.
– Je confirme que ça n’a pas été fait…

Tout ça pour ça… Tout ce stress pour rien…

– Bon eh bien… Merci d’avoir sélectionné mon profil. À bientôt, peut-être.


– Au revoir mademoiselle Taylor, bonne continuation dans vos recherches.

Et voilà. Encore une piste de job qui s’envole et mon installation à New York
qui se complique.

Et je n’ai plus beaucoup de temps…

– Changement de programme, dis-je au chauffeur du taxi. On ne va plus à


New York.

Je lui donne mon adresse et m’enferme dans le silence. Je dois continuer de


chercher, persévérer. Rebondir après l’échec. Je croyais tellement à ce poste, je
m’y étais tellement préparée ! Tout est à refaire !

Mais quelle journée de merde !

Je jette un œil à ma jupe humide. Si l’assistante avait fait son job, je n’aurais
pas risqué d’attraper une pneumonie !

Mais je n’aurais pas rencontré Sacha non plus… L’homme aux yeux bleus si
limpides…

Pour ce que ça m’apporte ! J’ai besoin d’un job, pas d’un prince charmant !
2. La résilience, question de survie

– Maman, c’est moi, je suis rentrée !

Dans la maison de mes parents, où je vis à nouveau, je file directement dans


ma chambre pour me changer. Je savoure mes vêtements secs et regarde à regret
le petit tailleur qui devait me montrer sous mon meilleur jour. Quand je retrouve
ma mère en bas, je fonds en premier sur ma petite princesse, ma Mila.

– Bonjour, mon cœur. Tu as été sage avec Mamie Chat ?

Je m’agenouille devant ma fille et ma puce me serre dans ses bras du haut de


ses 3 ans. « Mamie Chat » est un petit surnom que nous avons trouvé pour ma
mère. Ou plutôt, c’est Mila qui l’a trouvé en voyant ma mère s’occuper des chats
du voisinage. Elle a commencé à signer « Mamie Chat » pour la distinguer de sa
« Mamie sourire ». Mila est née sourde. En plus de devenir maman très jeune,
j’ai dû faire face à son handicap. Je me suis plongée dans l’apprentissage de la
langue des signes, j’ai passé des heures devant des vidéos sur Internet pour
répéter les bons gestes, inlassablement. Mes parents s’y sont mis eux aussi et les
échanges avec Mila deviennent plus simples au quotidien. Mais seulement avec
nous. Très peu de gens savent signer…

Mila est une petite fille curieuse, épanouie. Elle a envie d’apprendre, elle
s’intéresse à tout. J’ai mal pour elle quand je la sens frustrée de ne pas entendre,
quand elle se réfugie dans son monde… On lui apprend aussi à lire sur les lèvres.
Je tiens à ce qu’elle ait le maximum d’outils en sa possession pour comprendre
le monde qui l’entoure. Mais ce n’est pas toujours suffisant.

– Adorable, comme toujours ! répond ma mère. Mais tu rentres bien tôt, tu


n’avais pas un entretien ?

J’attrape Mila et m’assois dans le canapé en la mettant sur mes genoux. Je


plonge mon nez dans ses cheveux bouclés et ferme les yeux juste pour respirer
son odeur.
Elle a le pouvoir de recharger mes batteries !

J’explique rapidement à ma mère mes aventures orageuses en omettant de


parler de Sacha. Pas la peine de s’étendre sur quelqu’un que je ne pense pas
revoir.

– Je voulais voir Ruth avant d’aller à New York. Mais ça a pris plus de temps
que prévu. Je m’inquiète pour elle… Elle va se retrouver si seule quand Mila et
moi serons parties. Son état ne s’améliore pas depuis le suicide de Stan.

Mila gigote et s’échappe. L’instant câlin a duré suffisamment longtemps pour


elle, ses poupées l’attendent.

– Ruth n’a pas eu une vie facile… Je perdrais pied s’il t’arrivait quelque
chose, surtout d’une façon aussi tragique ! Mais tu ne peux pas être là tout le
temps, Flo ! À ce rythme, tu ne tiendras jamais le coup : il y a eu tes études de
communication, tes jobs d’étudiante, tes stages, Mila, Stan, et bientôt un travail à
temps plein et un déménagement… Il faut que tu penses à toi et à ta fille. Tu en
fais déjà beaucoup trop !

Ma mère pose une main sur mon genou, inquiète.

Je sais tout ça…

– Je ne pense qu’à Mila, tu le sais, Maman. Je veux qu’elle ait une vie
normale, qu’elle rentre dans cet institut, il faut qu’elle soit prise pour les
implants. Ils sont hors de prix…
– Je sais, Flora. Et crois-moi, si on pouvait t’aider plus pour te soulager…
– Maman, tu me soulages déjà énormément en gardant aussi souvent Mila. Je
n’aurais jamais pu faire tout ça si vous n’aviez pas été là. Surtout après la mort
de Stan.
– J’ai quand même hâte que tu te poses et que tu arrêtes de courir partout.
– Tout ira mieux quand j’aurai un job et un appart, que Mila sera rentrée à
l’institut. Ce n’est plus qu’une question de temps !

J’essaie de me montrer positive. La rentrée dans cette école spécialisée se fait


heureusement en décalé par rapport aux écoles traditionnelles, ce qui me laisse
un peu de temps pour trouver un vrai travail et un appartement pas loin de
l’institut. Mais les jours passent et je dois bien admettre que je commence moi
aussi à craindre le pire.

Hors de question de baisser les bras. Mila rentrera dans cette école, je
trouverai toujours une solution !

– On a préparé du thé glacé avec Mila, il doit être bien frais, tu en veux ?
– Oh oui !

La chaleur moite et humide qu’a laissée l’orage derrière lui entre par les
fenêtres ouvertes.

J’observe ma mère dans la grande cuisine que mon père a ouverte sur le salon
à sa demande, il y a quelques années. Quand je suis tombée enceinte il y a trois
ans, par accident, jamais je n’ai eu l’idée d’avorter. Stan et moi tenions à garder
le bébé. Ma mère m’a soutenue et poussée à continuer mes études. Elle a quitté
son poste d’enseignante pour se consacrer à sa petite-fille. Il n’a jamais été
question de sacrifice pour elle, devenir grand-mère l’a rendue tellement
heureuse ! J’ai assumé Mila autant que possible, financièrement aussi. Si mon
père gagne bien sa vie avec son métier de consultant dans les ressources
humaines, ce n’était pas à eux d’assumer mon enfant. Stan et moi ne le voulions
pas.

Stan…

Je me lève du canapé pour secouer la mélancolie qui s’immisce dans mon


cœur et dans ma tête. Stan n’est plus là et je dois construire mon avenir et celui
de Mila. La tristesse n’a pas sa place dans mes plans d’avenir.

– Quand je serai installée, j’essaierai de prendre Ruth le week-end, qu’elle


puisse voir Mila souvent… dis-je, décidée, en rejoignant ma mère derrière le bar
de la cuisine. Qui sait, j’aurai peut-être une chambre d’amis ? Ou je viendrai
vous voir à Newark !

Ma mère soupire en levant les yeux au ciel.

– Tu pourras aussi profiter de ton week-end, prendre le soleil à Central Park,


ou faire du sport… Des choses pour toi !
Son index vient me chatouiller les côtes pour ponctuer ses derniers mots. Je
me précipite vers Mila.

– Aide-moi, Mamie Chat m’attaque !

La petite se lève, campe sur ses jambes, pose ses mains sur sa taille et lance
un regard noir à sa grand-mère.

– Mamie Chat, arrête ! signe-t-elle.


– D’accord Mila ! lui répond ma mère. Tu veux goûter ?

Son visage s’éclaire et elle court aussitôt dans la cuisine. Ma mère l’attrape
pour l’asseoir sur le plan de travail.

– OK, je ne peux pas compter sur ma fille pour me défendre !

Alors que je les rejoins toutes les deux, mon père rentre de sa journée de
travail. Et il me saute littéralement dessus.

– Alors Flora, cet entretien ! me demande-t-il en posant son sac dans l’entrée.
– Il n’a pas eu lieu, ils ont attribué le poste ce matin.
– Oh non… Ils donnent le travail alors qu’ils n’ont pas vu tous les
candidats ?! Si tu veux mon avis, ça sent le piston ! Flora, tu dois tellement être
déçue, on avait si bien préparé tout ça !
– Ça va aller, Papa. Si ce n’est pas ce boulot-là, ce sera un autre ! Je le sens
bien, je pense que je suis dans une bonne phase… J’ai décroché un entretien, la
prochaine fois, ce sera le job !

Optimisme et enthousiasme. Mes deux maîtres mots !

Mon père fait le tour de l’îlot central pour embrasser ma mère et prendre Mila
dans ses bras.

Me voilà repartie à zéro. Recherches, candidatures, attente… J’aime mes


parents, beaucoup, mais j’ai aussi envie d’avoir ma vie, avec Mila.

– Je ne doute pas de toi, Flo, reprend mon père en m’adressant un regard


bienveillant. Tu trouveras, et tu seras prête pour la rentrée de Mila. Tu as
toujours tout réussi. C’est juste un peu plus compliqué, mais tu vas y arriver !
– Allez, sortons dans le jardin ! Rien de tel qu’une part de gâteau et un bon
thé glacé pour repartir du bon pied, nous lance joyeusement ma mère.

Mon père dépose Mila sur le sol et lui tend son gobelet en plastique qu’elle
emporte dehors. Je ferme la marche, ne ratant rien du baiser volé que mon père
offre à ma mère. Ces deux-là s’aiment comme au premier jour.

J’ai vraiment énormément de chance de les avoir. L’annonce de ma grossesse,


le suicide de Stan dans la foulée… Je ne leur ai pas vraiment offert une vie
paisible ces dernières années…

Et il faudrait qu’eux aussi puissent se poser, un jour.

Dans le jardin, Mila me tend une de ses poupées pour que je joue avec elle.

Une poupée aux yeux bleus…

Le regard de Sacha s’impose dans mon esprit. Quelle rencontre quand même !
J’ai presque l’impression qu’elle n’a pas été réelle.

– À quoi penses-tu, Flora, avec ce petit sourire en coin ? me demande ma


mère.

Un sourire ?

– À rien…

Je secoue la tête pour chasser une sensation étrange que je ne saurais décrire.
Tout est allé si vite cet après-midi… Mes nerfs doivent me jouer des tours. La
pression qui se relâche, sûrement.

– Maman ! Joue avec moi, m’ordonne ma petite commandante.


– Oui, chef !
3. Premiers pas en Sibérie

Après un week-end avec Mila passé au zoo du coin, une de ses sorties
préférées, je m’installe devant mon ordinateur pour reprendre mes recherches
dans le petit bureau de la maison. J’ai une petite heure d’accalmie devant moi,
Mila faisant encore la sieste en début d’après-midi.

Tasse de café, OK. Stylo et bloc-notes, OK. Connexion Internet, parfaite.


Portable sous la main…

Mon téléphone est resté dans mon sac. Quand je farfouille à l’intérieur pour le
retrouver, ma main effleure un bout de carton. J’attrape d’une main mon
smartphone et de l’autre, je transforme en boule le sous-bock avant de le lancer
dans la corbeille. Je me rassois devant l’écran, mais mon regard est attiré vers la
corbeille. Comme si la petite carte m’appelait de sa petite voix : « Tu es vraiment
sûre que tu veux me jeter ? »

Évidemment, je suis sûre !

Je sursaute en entendant le vibreur de mon téléphone. Timing parfait pour


chasser l’indésirable !

– Allô ?
– Mademoiselle Taylor ? Ici Nora de l’agence de recrutement. Votre profil a
été retenu par l’un de nos clients et…

Mon cœur se met à battre, tous mes sens sont en éveil.

– … et je voulais discuter avec vous pour parler du poste.


– Oui, très bien… Je vous écoute, dis-je en essayant de garder une voix posée.
– C’est un poste de responsable de communication pour une start-up. Je peux
vous envoyer toute la documentation pour vous faire une idée, avec le descriptif
du poste. Vous verrez, c’est un peu léger, mais si vous êtes intéressée, il y a
l’essentiel pour vous préparer à l’entretien.
Si je suis intéressée ?

– Bien sûr, vous pouvez tout m’envoyer. Et quand a lieu cet entretien ?
– Cet après-midi à 16 heures dans nos locaux. Le patron de la start-up est
assez pressé de former ses équipes. Vous êtes disponible ?
– Oui, oui, 16 heures, c’est parfait pour moi.
– Très bien, mademoiselle Taylor. Je vous envoie tout sur votre e-mail. À tout
à l’heure !
– Merci !

Je saute de ma chaise après avoir raccroché. Mon profit a été repéré ! Mon
CV a parlé pour moi ! Je souffle un coup pour retrouver mon calme et me rassois
pour consulter ma messagerie électronique. L’expérience de la recherche active
m’a appris à ne pas m’emballer si vite. Nora est efficace, l’e-mail est déjà là.
Dans les pièces jointes, je trouve un rapide topo sur la start-up, Care Robotics. Je
parcours le document et comprends qu’elle est spécialisée dans la robotique
médicale…

La robotique… Je n’y connais absolument rien…

Les lignes qui suivent me séduisent nettement plus : Care Robotics a pour
vocation d’aider les gens au quotidien au moyen d’une assistance robotisée. La
start-up s’installe à New York, tout est à faire. Le descriptif du poste est clair, il
est question de partir de zéro, de faire connaître la boîte, de trouver des contacts,
lancer des partenariats, développer toute la communication, convaincre,
s’investir à fond, relever un défi…

Plus je lis le descriptif, plus mon cœur s’emballe. Partir de zéro, ça me parle.
Et le premier robot qui doit être commercialisé a pour vocation d’aider les
personnes en difficulté ! Je n’aurai aucun mal à trouver les bons angles
d’approche.

C’est un aspect qui m’aidera à dépasser le côté un peu geek du poste…

Je passe l’heure qui suit à faire des recherches sur la Care Robotics, mais je
ne trouve absolument rien. La société ne dispose encore d’aucune vitrine sur le
Web. Je lorgne aussi du côté des robots domestiques qui existent déjà. Je ne
m’étais jamais intéressée au sujet, je sais que les robots font un peu peur dans
l’imaginaire collectif, mais je découvre à quel point ils peuvent se montrer
intéressants.

Je crois que ce poste me plaît de plus en plus !

Cette fois, pas question d’arriver en retard ou trempée ! Je consulte la météo,


aucun orage n’est annoncé. C’est déjà ça ! Je file en trombe dans le salon
apprendre la bonne nouvelle à ma mère.

– Maman ! J’ai un entretien ! Tu peux garder Mila ? lui demandé-je sans


contenir mon excitation.
– Oh ! Bien sûr ! À quelle heure ? Et c’est pour quoi ? Pour qui ?

Ma mère est gagnée par mon enthousiasme, à tel point qu’elle se lève aussitôt
de son fauteuil en jetant presque son livre au sol.

– Un poste de responsable de communication dans une start-up qui se lance…


J’en saurai plus ce soir, mais ça a l’air terrible ! Franchement ce n’est pas loin du
boulot de mes rêves, Maman ! J’ai rendez-vous à 16 heures, mais je vais partir
tôt cette fois !
– Est-ce que tu veux que j’appelle ton père ?
– Non, ça ira. Tu me laisses prendre ta voiture ?
– Oui, oui, vas-y !
– Tu vas voir, je vais décrocher ce job ! Il est à moi !

Je monte dans ma chambre pour me changer et mettre le fameux tailleur, qui a


eu le temps de faire un aller-retour au pressing depuis sa dernière sortie. Après
l’excitation, l’heure est à la concentration. Je répète mentalement ma
présentation, prépare mes questions, imagine tous les pièges possibles…

J’ai été à bonne école… Mon père m’a toujours préparée à un entretien
comme un boxeur !

Je quitte la maison sous les encouragements de ma mère. À travers la fenêtre,


elle me fait signe qu’elle croise les doigts pour moi.

Il faut que je leur rapporte une bonne nouvelle…

Je regarde ma montre. Il est 14 heures, j’ai deux heures devant moi pour
parcourir une trentaine de kilomètres.

Si Sacha me voyait, il me féliciterait pour mon parfait contrôle de la


situation !

Sacha ? Il n’est pas parti à la corbeille en même temps que le bout de


carton ?

Trente-cinq minutes plus tard, je me gare à New York, à deux pas de l’agence
de recrutement. Je m’installe à un café juste en face, pour relire mes notes et me
concentrer. Vraiment, on ne peut pas dire que je ne mets pas toutes les chances
de mon côté ! J’ai le réflexe de consulter mon téléphone, au cas où Nora aurait
cherché à me joindre. Rien.

Tout est sous contrôle. Je gère !

Si je décroche le job, je peux me lancer dans la recherche d’appart, finaliser


l’inscription de Mila à l’institut et démarrer notre nouvelle vie !

Doucement, chaque chose en son temps.

15 h 50.

Je quitte le café, pousse la porte de l’agence, prête à monter sur le ring. Je suis
arrivée à bon port, à l’heure mais le plus gros reste à faire.

– Flora ? m’accueille une jeune femme souriante. Je suis Nora. Vous êtes en
avance, c’est parfait ! M. Leskov est déjà là et il vous attend.

Déjà là ?!

Nora me fait entrer dans une grande salle de réunion. Un homme est là, il me
tourne le dos. Je manque de m’étrangler quand il se retourne.

– Sacha ?!

Mon ange gardien me fait face. Quand il s’approche de moi pour me saluer, je
retrouve son regard limpide, son sourire désarmant. Il n’a pas changé depuis
vendredi dernier. Si ce n’est qu’il a rasé sa barbe, ce qui lui donne un côté plus
sérieux, plus pro.

– Vous n’êtes pas en retard cette fois-ci ! relève-t-il en m’adressant un petit


sourire ironique. Si vous êtes ici, j’en déduis que vous n’avez pas eu l’autre
poste ?

Je m’installe à la grande table, sentant son regard sur moi. Je suis


complètement déstabilisée par cette deuxième rencontre. C’est inattendu,
impensable même. Tellement gros que…

Un coup monté ?

– Vous saviez que c’était moi que vous alliez recevoir ?

La question me brûle trop les lèvres pour que je puisse la retenir plus
longtemps.

– L’agence m’a donné quelques dossiers de candidats. J’ai reconnu votre


photo et…
– Et vous avez voulu donner une chance à la pauvre fille trempée que vous
avez ramassée sur le trottoir, ironisé-je.
– J’allais plutôt dire que votre profil correspond à ce que je recherche.

Sa réponse me prend de court. Mais je dois vite rebondir, reprendre pied.


Savoir qui j’ai en face de moi : Sacha le sauveur ou M. Leskov, le fondateur de
la Care Robotics ? J’opte pour la seconde option. Je suis là pour un entretien. Je
suis là pour me montrer professionnelle dans mon métier !

Il s’est assis en face de moi, un doigt posé sur les lèvres, il étudie mon
dossier, impassible. J’essaie de reprendre le contrôle de ma respiration et de faire
taire les questions qui me polluent l’esprit. Je lui ai fait tellement pitié vendredi
qu’il est prêt à me donner un nouveau coup de pouce avec ce job ? Ou est-ce que
je corresponds vraiment à ce qu’il recherche ?

La coïncidence est tellement difficile à croire !

Pire… Se pourrait-il que me convoquer ici ne soit qu’un prétexte pour me


revoir ? Impossible… non ?
– Bien, Flora, nous allons commencer l’entretien, dit-il en posant son regard
sur moi. Je suis Alexeï Leskov, Sacha n’est qu’un surnom qu’on me donne en
Russie.

OK, plus de Sacha. Je dois penser Alexeï. Alexeï Leskov.

Sach… Alexeï continue la présentation de sa start-up, impassible. Il n’y a plus


de lueur dans ses yeux, plus de sourire sur ses lèvres. Il est complètement dans
son rôle de chef d’entreprise en entretien.

– La Care Robotics a toutes les chances de réussir puisque sur le sol


américain nous sommes les seuls à proposer ce type de robot. J’ai conçu le
premier prototype en Russie, puis suis venu à New York. Le marché américain
est plus prometteur pour ce genre de produit.
– Vous l’avez créé… tout seul ? m’étonné-je.

Il semble un instant déstabilisé par ma question. Comme si c’était tout à fait


courant de créer un robot et de lancer sa société dans la foulée.

– En effet, je suis son inventeur, j’ai déposé un brevet. Ce robot est mon
œuvre.
– C’est très intéressant ! m’enthousiasmé-je.
– Vous trouvez ? m’interroge-t-il.
– Oui, bien sûr ! Pour la communication, c’est un plus, expliqué-je. Cela va
nous permettre de vendre un produit et pas seulement une idée. C’est bien plus
facile de convaincre le public quand il n’a pas à faire l’effort d’imaginer le
résultat. C’est très concret, le robot existe ! Il n’appartient pas à l’ordre du
possible, il est déjà là !
– Exactement, mais avant de pouvoir lancer la production et la mise en vente
sur le marché grand public, il faut commencer par les bases : faire valider cette
technologie par le milieu de la robotique, puis trouver le meilleur modèle
économique. Pour ça, je dois recruter, former une équipe, trouver des locaux, des
investisseurs, nous faire connaître. C’est un job qui demande énormément
d’investissement. Travailler pour moi et avec moi, c’est s’engager à 100 %. Vous
êtes prête pour ça, Flora ?

100 % ? OK, sans problème !


– Je m’investis toujours dans ce que je fais et je vous rejoins complètement
sur votre conception de servir l’être humain, lui réponds-je sans sourciller.
– C’est important que vous compreniez bien l’exigence du poste. Tout est à
faire. Nous avons besoin d’investisseurs rapidement. Financièrement, je peux
porter le projet mais j’ai besoin de soutiens extérieurs pour m’installer
durablement sur le marché. Vous comprenez ?

Il était nettement plus chaleureux dans son rôle de super-héros ! Alexeï donne
l’impression d’avoir amené le froid de Sibérie avec lui ! Sacha dégageait plus de
chaleur !

Je ne me démonte pas devant ce changement de personnalité. Le poste me


plaît toujours autant, même si c’est avec lui.

– Je comprends les enjeux, oui. Pour être complètement honnête avec vous, je
ne connais absolument rien à la robotique, ou au développement d’une
intelligence artificielle. Vous devrez me former sur ces points. Pour ma part, je
gère toute la partie communication, c’est mon métier. Mes notes de stages sont
excellentes et je peux vous fournir un certain nombre de références de mes
anciens chefs pour vous garantir la qualité de mon travail. Mais vous devrez
compléter mes connaissances pour me rendre parfaite sur ce poste.

Alexeï se lève pour faire quelques pas. Mains dans les poches, le regard porté
vers la fenêtre, il semble en profonde réflexion.

– Vous êtes directe, Flora, c’est une qualité, finit-il par me dire en plongeant à
nouveau son regard polaire dans le mien. Je pense que vous avez le caractère
pour vous lancer dans ce genre de défi. À moi de savoir si vous avez les épaules
pour ce genre de challenge. Il y aura des hauts et des bas, tout ne fonctionnera
pas du premier coup. Nous devrons rebondir, trouver d’autres solutions…

Il suffirait que je lui parle de ma vie privée pour qu’il comprenne que je fais
ça tous les jours depuis des années !

Je pose mes bras sur la table et j’en appelle à toute la confiance que j’ai en
moi pour lui répondre, les yeux dans les yeux.

– Je suis une battante. Résilience est mon second prénom. Je n’ai pas peur de
me tromper ni de recommencer. Je suis persuadée que ce robot a tout pour
séduire et je suis prête à mettre toutes les chances de son côté pour qu’il fasse ce
pour quoi vous l’avez créé. Si vous me prenez dans votre équipe, vous ne serez
pas déçu. Votre objectif sera le mien. À la minute où je signerai le contrat.

J’en fais peut-être un peu trop, mais je suis sincère. C’est bien l’une des rares
fois où je trouve un emploi aussi intéressant. Bien sûr, dans mon cas, j’aurais
besoin de plus de sécurité qu’une start-up qui se lance. Mais j’ai envie de défis
professionnels. Ma mère me demande de penser à moi… C’est ce que je fais
avec ce job.

Je ne sais pas si mes paroles ont un impact, mais je crois sentir un léger
changement d’attitude chez lui. Il se rassoit, prend des notes.

En tout cas, je peux être rassurée, il est professionnel. Aucune ambiguïté vu la


distance qu’il met entre nous !

Mon cœur bat à mille à l’heure. L’adrénaline coule dans mes veines. Je veux
décrocher ce job, et pas seulement parce que j’en ai besoin. Je veux le
convaincre que c’est moi qu’il lui faut ! Alexeï, lui, ne trahit toujours aucune
émotion. Pas un instant je ne l’ai senti heureux de me revoir. Plutôt indifférent. Il
attrape mon CV, le parcourt encore… Son silence devient de plus en plus
insupportable.

– C’est un pari pour moi que de trouver les bonnes personnes, finit-il par me
confier. Je n’ai pas de temps à perdre à multiplier les entretiens. Je cherche des
gens motivés et fiables avant tout.
– Je comprends, rétorqué-je. Si j’étais à votre place, que je lançais ma propre
entreprise, je me poserais les mêmes questions.

Bon sang, jamais je n’ai vécu d’entretien plus pesant. Les silences qu’il fait
traîner, son côté impénétrable, difficile de savoir si j’ai mes chances ou pas !

– Très bien. Vous avez le poste. Félicitations.

Alexeï me tend la main en me décrochant un rapide sourire. J’ai tout juste le


temps de me lever et de la saisir, de bafouiller un rapide merci, qu’il est déjà sur
le départ.
– Mais… Nous n’avons pas parlé des points pratiques… Ou le salaire ? Vous
voulez que je commence quand ?

Les questions s’enchaînent, maladroitement. Je suis tellement surprise par le


dénouement brutal de cet entretien, que je n’arrive pas à garder mon sang-froid.

– Vous verrez tout ça avec l’agence, dit-il en se retournant. Pour le salaire, je


pense que vous serez satisfaite. Mais n’attendez pas de négociations, c’est à
prendre ou à laisser. Pour le reste, vous trouverez tout dans le dossier qui vous
sera remis. Je dois vous laisser, on m’attend. À bientôt, Flora.

Et la porte de la salle de réunion se referme sur lui. Je suis seule, debout,


peinant à réaliser ce qui m’arrive. J’ai le job ?

J’ai le job !

Je rassemble mes notes, mes affaires, pour retrouver Nora à son bureau.

– Je reviens vous voir pour le poste. Il semblerait que je l’aie…


– Félicitations ! me lance-t-elle en m’adressant un sourire chaleureux, elle.

Après le froid sibérien que je viens de traverser, il me fait plutôt du bien !

– M. Leskov nous avait prévenus qu’il prendrait sa décision assez rapidement,


ajoute-t-elle en fouillant dans ses dossiers sur son bureau. Tout est prêt. Je vous
laisse lire le contrat. On n’est pas habitués à cette façon de fonctionner, mais ça a
le mérite de nous faire gagner du temps. Et vous, vous n’avez pas à attendre
qu’on vous rappelle.
– Oui, c’est vrai… me contenté-je de dire en attrapant le paquet de feuilles
qu’elle me tend.
– C’est un homme qui sait ce qu’il veut ! Prenez le temps de tout lire, de bien
remplir les informations et venez me rendre le contrat signé avant de partir !

Nora m’installe dans un canapé. Sa bonne humeur est communicative et, petit
à petit, je commence à comprendre ce que je suis en train de faire.

Lire mon contrat… J’ai vraiment le job !

Je parcours minutieusement le document. Mon père m’a aussi appris à repérer


les pièges. Mais je n’en vois aucun, Alexeï a fait les choses dans les règles.

Pas comme son entretien…

Arrivée au paragraphe du salaire, je pousse un petit cri de surprise. Je jette un


œil du côté de Nora, mais elle n’a rien entendu. Je relis… C’est nettement
supérieur à ce que j’espérais ! On est bien au-dessus des salaires de débutants !
Je parcours le reste rapidement, gagnée par l’excitation, par la joie d’avoir
réussi, par les perspectives qui s’offrent à moi. Et l’avenir avec Mila qui semble
enfin se mettre en place ! Je signe tous les exemplaires et remplis tout ce qu’on
me demande. Je ne parle pas de ma fille, ni de mon statut de maman. Avec
l’implication qu’il demande, Alexeï pourrait y voir un frein à mon
investissement… Et je ne tiens pas à perdre cette chance ! Ma nouvelle vie
commence dans une semaine. J’ai donc sept jours pour m’organiser avec Mila.

Je prends le temps de savourer l’instant avant de rendre mon précieux contrat


à Nora. Je ne sais pas vraiment ce qui m’attend en travaillant avec Alexeï, je
pense que j’ai encore beaucoup de choses à lui prouver, que je dois me préparer
à avoir un boss vraiment exigeant, mais le challenge est tellement motivant !

J’ai décroché un job à New York !

Quand je sors de l’agence, mon premier réflexe est d’envoyer un message à


ma meilleure amie, Abby.

[J’ai décroché un job !]

[Non ! C’est génial ! Passe à la


maison pour tout me raconter !]

Je saute dans la voiture de ma mère. J’annoncerai la bonne nouvelle à mes


parents plus tard avec une bouteille de champagne. Nous avons tous mérité de
fêter ça !

***

Abby me saute dessus à peine ai-je passé la porte de chez elle.

– Ça y est ! Ton rêve se réalise enfin ! Dis-moi tout ! Où, quand, comment !
Dans son studio de Newark, nous nous installons dans son canapé défoncé. Je
lui raconte tout. De ma première rencontre avec Sacha, de celle plus froide avec
Alexeï et le job. Dans ses moindres détails !

– Flora, c’est vraiment une super nouvelle ! Tu verras si ton « Docteur Jekyll
et Mister Hyde » te donne du fil à retordre, mais en tout cas, tu as un job avec un
bon salaire ! C’est tout ce que tu voulais !
– Je ne m’en rends pas encore compte… Je n’arrive pas à me dire que, dans
une semaine, je vais bosser. Je trouve la situation toujours aussi improbable,
mais ce n’est pas le plus important !
– Tu peux remercier l’orage de l’avoir mis sur ton chemin !
– Pas l’orage, l’abruti qui m’a éclaboussée !

Ma meilleure amie se lève pour ouvrir son four. Avec le rayon de soleil qui
passe à travers la fenêtre, ses cheveux roux étincellent.

– Assez parlé de moi ! Tu en es où, toi ?


– Je sors justement une nouvelle recette d’amuse-bouche que j’aimerais
ajouter à ma carte. Tu vas faire le cobaye ! dit-elle en prenant un air diabolique.
– Comme d’habitude ! Ça te dit d’emmener tout ça chez mes parents ? J’ai
acheté une bouteille sur la route, pour fêter la nouvelle. Ils ne vont pas en
revenir !
– Donne-moi cinq minutes pour tout emballer ! J’ai hâte de voir leur tête !

J’aide Abby à empaqueter ses nouvelles créations. Ma meilleure amie est


traiteur, elle se lance petit à petit. Elle est comme moi, déterminée à réussir.
C’est d’ailleurs pour ça qu’on s’entend si bien. Elle ne me fait pas le reproche de
trop bosser, elle sait ce que c’est ! Quand il a fallu que j’enchaîne les stages et les
petits boulots à la fac, puis quand j’ai occupé mes premiers vrais postes, elle ne
m’a jamais reproché de ne pas avoir beaucoup de temps à lui consacrer.

Devant la maison de mes parents, je me mets à klaxonner pour prévenir de


notre arrivée. Ma mère sort comme une torpille.

– Alors ! l’entends-je crier à travers la vitre.

Je sors de la voiture sans un mot. Mais quand elle voit la bouteille, ma mère
comprend aussitôt.
– Tu as déjà eu la réponse ? Tu es prise ? C’est bon ?!
– Je commence la semaine prochaine !

Elle me saute dans les bras pour me féliciter. Quand elle s’écarte de moi, je
vois bien qu’elle a les yeux humides.

– James !

Mon père apparaît sur le perron, Mila dans les bras. Je m’approche pour
récupérer ma fille, à qui je fais un gros câlin.

– Tu vas bien, Mila ? Maman a une bonne nouvelle et je suis très contente,
dis-je doucement pour qu’elle puisse lire sur mes lèvres.
– Ta mère m’a parlé de ton entretien, intervient mon père, curieux d’en savoir
plus. Alors ?
– Et si on entrait pour discuter à l’intérieur ? propose Abby, portant à bout de
bras sa boîte.

J’explique à mes parents le déroulé de l’entretien en évitant toujours de parler


d’Alexeï. Si ma mère est vraiment heureuse, et soulagée aussi pour moi, mon
père, lui, se montre plus méfiant.

– Une start-up… On ne sait jamais avec ce genre d’entreprise si ça va bien se


passer ou non, tique-t-il.
– Oh, arrête, James ! C’est ça le monde du travail maintenant ! Plein de
petites entreprises dynamiques ! Et ta fille en fait partie désormais !
– Je dis juste que ça n’offre pas la même sécurité de l’emploi !
– Vivement que tu prennes ta retraite ! Tu ne pourrais pas t’adapter à ces
nouvelles approches du travail !

Je laisse mes parents se chamailler gentiment pour aller voir Abby, concentrée
à faire les bons signes pour que Mila la comprenne. Même ma meilleure amie
s’est investie dans l’apprentissage de cette langue.

Avec plus ou moins de facilité !

– Tes amuse-bouche sont vraiment délicieux Abby ! lui lancé-je après en


avoir goûté un.
– Tu trouves ? Je crois qu’il faut que j’ajuste encore les épices et ce sera
parfait ! Alors, maintenant que tu as le job, c’est quoi la prochaine étape ?
– L’appart ! dis-je aussitôt, le regard pétillant. Une nouvelle maison pour Mila
et moi !

Je signe devant ma fille pour lui expliquer. Je l’ai préparée au fait que nous
allions déménager, qu’elle allait entrer à l’école. Mila a hâte. Je crois qu’elle
tient ça de moi : l’envie de vivre de nouvelles expériences. Stan était plus sur la
réserve, plus bourru.

– Non, plus sérieusement, la prochaine étape, c’est faire un peu de shopping.


J’ai un vrai job maintenant, je ne peux plus mettre n’importe quoi !
– Je peux venir avec toi ? T’aider à choisir si tu veux, me propose Abby, aussi
excitée que moi.
– Tu peux te libérer la semaine prochaine ?
– Oui, sans problème, je n’ai qu’une soirée de prévue ! Rien d’extraordinaire.
– Alors oui, tu m’aideras !

Nous trinquons tous les deux et Mila nous tire le bras pour faire tinter son
gobelet, elle aussi.

Ma nouvelle vie commence !


4. Prévoir moufles, écharpe et chapka

Je fais les cent pas devant le Manhattan Mall. Abby m’a promis d’être à
l’heure mais voilà déjà dix minutes que je l’attends. Ici, je suis sûre de trouver
des vêtements dans mon budget. J’ai travaillé tout l’été en tant que serveuse dans
un bar cosy de Newark dans l’optique de refaire ma garde-robe avant d’entrer
dans la vie active. Et puisque désormais je suis la responsable communication de
la Care Robotics, je dois être à la hauteur du défi !

Mlle Taylor, responsable communication… J’adore !

– Désolée du retard ! Un client potentiel m’a appelée sur la route, je ne


pouvais pas risquer de le perdre ! me lance Abby en me rejoignant enfin,
essoufflée.
– Ça va, j’accepte l’excuse, je lui réponds, faussement contrariée.
– Voilà une éternité que je n’ai pas mis les pieds ici ! ajoute-t-elle en
regardant autour d’elle. Quand tu commenceras à toucher ton salaire, on montera
en gamme ! Je rêve de faire du shopping à Westfield !
– Si ton service traiteur fonctionne bien, tu iras peut-être avant moi !
– Que le Ciel t’entende ! s’exclame Abby en levant les bras.

Mon exubérante meilleure amie, ou plutôt la tornade, m’entraîne par le bras à


l’assaut des premières boutiques.

« Tatie Tornade », ce serait facile à signer pour Mila…

– Tu as eu des nouvelles de ton nouveau boss ? me demande Abby au travers


de la cabine d’essayage.
– Aucune ! Le prochain face-à-face aura lieu à 9 heures précises dans son
penthouse.
– Son penthouse ? T’es sûre que c’est un vrai boulot légal ?
– Mais oui… dis-je en sortant pour m’exposer devant le miroir. Il n’a pas de
locaux encore, donc en attendant, il a installé ses bureaux là où il peut.
– Cette jupe est mal coupée ! Prends plutôt la robe de tout à l’heure, la grise.
Celle qui te fait un corps de rêve. Puisque tu vas dans un « penthouse »…

Abby insiste bien sur le dernier mot en me décrochant un regard lubrique.

– Abby !
– Tu m’expliques que ton futur boss est à tomber et qu’il t’attend dans sa suite
de luxe ! Excuse-moi, mais ce n’est pas banal comme premier jour !
– Il nous attend ! Il est en plein recrutement. Il n’y a pas que moi qui
travaillerai là-bas ! m’exclamé-je. Bon, OK, pas la jupe. Et la veste ?

Autant changer de sujet, sinon elle va déraper…

– Sympa. Bon, tu te pousses, je voudrais essayer un truc moi aussi !


– Mais il y a des cabines vides !
– Oui, mais la tienne est grande ! me dit-elle avec de grands yeux de biche
innocente.

Ne pas lutter non plus…

Je referme le rideau d’un geste sec derrière moi et commence à me rhabiller.

– Et tu es sûre que vous ne serez pas seuls dans son penthouse ?

Ne pas répondre !

– C’est bon ! Tu peux y aller !

Je sors, un peu ébouriffée, les bras chargés de vêtements. Je saute sur une
vendeuse pour faire le tri avec elle. Robes, jupes, jeans, tops classiques pour
l’été, vestes, je crois que j’ai tout. J’entends Abby discuter dans mon dos mais je
n’y prête pas attention. Je crois entendre qu’elle est passée sur la taille des lits
king size dans les penthouses. Je la laisse là, attirée comme un aimant par le
rayon enfant.

– Tu m’as laissée toute seule ! fait sa voix dans mon dos alors que j’ai la tête
plongée dans les petites tailles.

Je manque d’éclater de rire quand je m’aperçois qu’Abby porte une robe noire
très sexy à moitié attachée, et qu’elle semble avoir mené une bataille frontale
avec la fermeture Éclair. Et elle a traversé tout le magasin, dans cette tenue, pour
me trouver !

– Un souci ? lui demandé-je naïvement.


– Oui ! Je voulais ton aide ! Et ton avis !
– Tu veux que je sois franche ? Ou que j’arrondisse les angles ?

Abby se regarde dans le miroir et grimace.

– T’as raison. J’ai l’air d’une call-girl qui se prépare pour son rendez-vous
dans le penthouse de ton boss…
– Ne recommence pas où je…
– J’adore te taquiner, crie-t-elle en s’éloignant. Et arrête de chercher des
habits pour Mila, on est là pour toi !

Elle disparaît derrière un portant. Elle a raison, ma fille n’a besoin de rien…
Mais comment ne pas craquer devant tous ces modèles ? Je dois me faire
violence pour tout reposer et partir sans rien lui prendre.

Dans quelques semaines, je reviendrai avec elle pour le shopping de la


rentrée ! Juste elle et moi pour une sortie mère-fille comme je les aime !

Quelques boutiques plus tard, nous sortons enfin à l’air libre, les doigts
torturés par nos sacs de courses. Mais à peine avons-nous fait quelques pas pour
retrouver la voiture et nous décharger qu’Abby s’arrête devant une affiche.

– Flora ! Il y a un concert de jazz ce soir à Central Park, on y va ? me


demande-t-elle avec enthousiasme.
– Je ne peux pas, Mila m’attend…
– Oh allez, Flo, on ne rentrera pas trop tard ! Tu vas te lancer dans la vraie vie
dans pas longtemps et avec tout ce qui t’attend, tu n’auras plus beaucoup de
temps pour t’amuser ! Profite encore de ta liberté !
– Mais ma mère, elle…
– Ne prends pas ta mère comme excuse, je suis sûre qu’elle sera ravie de
savoir que tu sors !

Abby m’implore du regard. J’observe l’affiche. C’est vrai que le concert me


tente bien. Je nous imagine déjà assises dans l’herbe dans Central Park.
– OK, finis-je par accepter. Je préviens ma mère…
– Super ! Donne-moi tes sacs, je file à la voiture pour les déposer !

Je prends mon téléphone, un peu coupable de délaisser Mila et mes parents un


samedi soir.

[Est-ce que ça t’ennuie si je reste


à NY ce soir avec Abby ? Dis-moi,
sinon je peux rentrer !]

Je fais quelques pas en attendant Abby et la réponse de ma mère, qui ne tarde


pas à arriver.

[Amuse-toi bien surtout !


Mila t’envoie un bisou. À demain !]

[Dis-lui que je l’aime. Et merci !]

– Alors ? me demande Abby quand elle me rejoint, le regard pétillant.


– C’est bon, j’ai la permission de minuit ! plaisanté-je.
– Super ! Viens, on file s’acheter de quoi pique-niquer sur place ! Tu te rends
compte, ça fait cent ans que nous n’avons pas passé une soirée sans qu’il soit
question de nos jobs !

Je ne me souviens même plus quand c’est arrivé la dernière fois ! Entre Abby
qui lance son affaire et moi qui multipliais les petits boulots…

***

Quand nous arrivons à Central Park, nous nous frayons un chemin pour
trouver un coin de pelouse libre, suffisamment grand pour nous accueillir, nous
et nos sacs de provisions. Il fait chaud, le soleil est encore de la partie. C’est une
belle soirée estivale qui nous attend et Abby est excitée comme une puce.

– J’adorerai vivre à New York juste pour pouvoir assister à ce genre


d’événements plus souvent !
– Cherche des clients ici alors, pas à Newark, lui proposé-je en lui tendant une
bière fraîche.
– J’y pense… J’ai commandé des flyers avec ma nouvelle carte. Puisque tu
vas bosser ici, tu pourras en distribuer pendant ta pause déjeuner ?
– Il faut voir plus grand Abby ! Je les donnerai aux investisseurs que je vais
rencontrer bientôt, à leurs assistants, à ceux qui organisent des soirées business !
– Tu n’arrêtes jamais… dit-elle, admirative, en portant sa bière à ses lèvres.

Très vite, son attention se porte sur un groupe de garçons à deux pas de nous.
Elle me pousse du coude et me fait un signe de tête pour me les montrer. Devant
mon indifférence la plus complète, Abby leur adresse un grand sourire. Une
sorte d’appât lancé qui fait mouche… Ils se déplacent aussitôt et entament la
discussion avec ma meilleure amie, ravie d’avoir réussi son coup.

La soirée passe et le concert est fantastique. Les musiciens prennent un plaisir


fou sur scène et ça se ressent dans leur jeu, leur énergie. Et le saxophoniste fait
des solos incroyables ! Abby rigole, tente parfois de me mêler à la discussion.
L’ambiance est légère, sympa. Je ferme les yeux pour me laisser bercer par les
notes, pour me vider complètement la tête. Il fait beau, le ciel a pris des jolies
couleurs, je profite de ce moment à moi. Jusqu’à ce qu’un coude vienne me
cogner les côtes.

– Tu t’amuses ? Tu as l’air tellement sérieuse ! chuchote-t-elle pour ne pas se


faire entendre de nos voisins. Je crois que tu plais à l’un d’eux…
– Tu m’as fait mal ! dis-je en lui lançant un regard de travers.
– Tu veux que je me pousse pour vous laisser discuter ? me demande-t-elle,
indifférente à ma douleur.
– Non, merci, réponds-je, le regard à nouveau posé sur les musiciens.
– Laisse-toi aller un peu, Flo… Ça fait combien de temps que tu n’as pas eu
de mec ?

Je tourne la tête vers Abby, incrédule ! C’est ma meilleure amie que j’ai en
face de moi ?!

Faut-il vraiment que je réponde à cette question ?

– Pardon, je parle trop vite, se reprend-elle aussitôt, confuse. Désolée, Flora,


c’était nul de ma part.
– On va faire comme si je n’avais rien entendu… Mais rassure-moi, tu te
souviens que je ne suis pas encore prête pour ça et que je n’ai même pas le temps
d’y penser ? Tu ne vas pas m’arranger un plan foireux ?
– Non, non, bien sûr que non…
– Allez, Abby, ne fais pas cette tête, je ne t’en veux pas ! Mais vas-y toi,
amuse-toi, occupe ton célibat !

Mon amie semble vraiment s’en vouloir de sa maladresse. Je ne lui en tiens


pas rigueur, elle l’a dit dans l’euphorie de la soirée. Ce n’est pas si important que
ça pour moi et j’essaie de l’encourager à reprendre ses discussions avec le
groupe.

Depuis quand est-ce que je n’ai pas eu de mec ?

Sa question tourne dans ma tête. Depuis Stan bien sûr. Je n’ai même pas été
attirée par un autre homme depuis trois ans. Il faut dire aussi que je n’ai
rencontré personne qui avait des yeux comme Sacha !

Sacha.

Je fronce les sourcils en pensant à lui. Il m’a marquée, OK, mais juste parce
que les circonstances de nos deux rencontres étaient particulières ! Je me
surprends à parcourir des yeux la foule de Central Park. Est-ce qu’il est là,
quelque part, à écouter le concert, à profiter d’une de ses premières soirées new-
yorkaises ?

Est-ce que j’aurais pensé à l’appeler ce soir pour l’inviter à nous rejoindre ?

Je ne viens pas de dire à Abby que je n’étais pas prête pour ce genre de
choses ? Que je n’en ai même pas envie ?!

Et puis il n’est plus question de Sacha, mais bien d’Alexeï désormais. Mon
boss ! Mon futur bourreau de travail ! Alors je crois qu’il n’est même plus
permis de se poser la question de savoir si oui ou non j’aurais utilisé son numéro
de téléphone. Si je le fais maintenant, ce ne sera que pour le boulot !

Le concert se termine sous les applaudissements d’un public conquis.

– Ciao ! lance Abby au groupe, sous le regard surpris de chacun.


– C’est tout ?! Tu les laisses comme ça ? lui demandé-je alors que nous
prenons le chemin de la sortie. Pas de numéro, rien ?
– Oh non, ils étaient sympas, mais sans plus !
Nous montons dans la voiture d’Abby, ou plutôt, sa fourgonnette de livraison,
pour reprendre le chemin de Newark.

– Merci, lui glissé-je dans sa voiture. Pour cette soirée. Tu as bien fait
d’insister !
– C’est dingue comme tu as du mal à admettre que j’ai souvent raison ! Je te
connais bien, Taylor, je sais aussi ce qui est bon pour toi. Un peu comme ta
mère, mais en plus jeune !

Abby me laisse devant la maison de mes parents, et je lui promets de


l’informer des moindres détails du penthouse, du comportement de mon
séduisant patron, et aussi un peu de mon travail.

Mais je sais déjà quelles seront ses premières questions et ça ne concernera


pas vraiment mon job !

***

Mon réveil ce matin est matinal. C’est le grand jour pour moi, le début de ma
nouvelle carrière. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, me demandant comment
allait se passer cette première journée, comment Alexeï m’accueillerait…

Mila dort encore quand je descends doucement les escaliers. Mes parents, en
revanche, sont là, en robe de chambre et attablés devant un petit déjeuner
copieux. Je souris. Ils ne le montrent pas, mais je suis sûre qu’ils vont s’inquiéter
pour moi aujourd’hui.

Comme ce premier jour de rentrée où nous venions tout juste d’emménager à


Newark.

– Merci, Maman, mais je n’ai pas vraiment le temps de m’asseoir. Je préfère


être à l’heure pour mon premier jour ! dis-je en l’embrassant sur la joue.
– Tu veux que je te prépare de quoi manger ? me propose-t-elle.
– Tu sais, Maman, je crois que je suis un peu vieille pour une lunch box !
plaisanté-je en me servant une tasse de café. Je me trouverai à manger là-bas, ne
t’en fais pas.
– Tu ne veux pas que je te dépose ? demande à son tour mon père.
– Tu n’as rien à faire à New York ! Merci de vous inquiéter, tous les deux,
mais vraiment, tout va bien ! Allez, je file. Comment vous me trouvez ?

Je tourne sur moi. J’ai opté pour un pantalon classique et un top sombre assez
fluide. Il va faire chaud aujourd’hui encore et ma tenue reste correcte si je dois
rencontrer du monde. Un soupçon de maquillage, un chignon pour libérer ma
nuque, des escarpins… Je cherche à faire bonne impression devant Alexeï !

– Magnifique ! me lance ma mère en me couvant du regard.

Pas sûre qu’elle soit très objective…

– Embrassez Mila pour moi. Dès que je commencerai à y voir clair dans mon
quotidien, je lui trouverai une nounou pour vous soulager.
– Une nounou ?! Et puis quoi encore ! Tant que je peux garder ma petite fille,
je suis sa nounou attitrée ! me fustige ma mère avec nettement moins d’amour
dans le regard.
– Très bien… À ce soir !

Je les embrasse en coup de vent. Mais avant de partir, je prends quelques


minutes pour monter doucement dans la chambre de Mila. Elle dort
paisiblement. J’aimerais la serrer contre moi, mais je me contente d’un léger
baiser sur ses boucles brunes.

Je t’aime, petite Mila… Notre vie est en train de changer mais tout se passera
bien !

Je ferme délicatement la porte et fonce vers ma nouvelle vie.

À moi New York ! À moi le marché du robot domestique !

***

À la sortie du métro sur Lexington Avenue, je prends le temps de trouver mon


chemin et c’est sans mal que j’arrive au pied du 995 Fifth Avenue, un immeuble
d’une quinzaine d’étages face au célèbre Metropolitan Museum of Art.

Le quartier n’est vraiment pas mal !

Le portier me laisse entrer et m’apprend qu’Alexeï Leskov m’attend au


dernier étage. Dans l’ascenseur, je jette un dernier coup d’œil à mon reflet. Plus
je m’approche du but, plus ma gorge se serre. Je souffle plusieurs fois pour
chasser le stress.

Est-ce la perspective de revoir Alexeï qui m’intimide ou la crainte de ne pas


être à la hauteur ?

Je n’ai pas le temps de répondre à cette question. Les portes s’ouvrent et je


débarque sur un large palier. Une seule porte, impossible de se tromper.

Hauts les cœurs ! C’est le grand moment !

Je m’apprête à frapper quelques coups mais ma main s’arrête en vol. Alexeï


vient d’ouvrir en grand la porte de son penthouse.

Un moment, un court instant, je suis déstabilisée. Le revoir avec sa barbe de


quelques jours, comme lorsqu’il était Sacha, le fait qu’il m’ouvre la porte de
chez lui, son odeur qui vole dans l’air… Abby avait raison. On est loin du cadre
habituel d’un job.

Est-ce qu’Alexeï est lui-même quelqu’un d’« habituel » ?

– Flora ! Le portier m’a prévenu de votre arrivée. Entrez.

Je n’ai pas fait un pas dans cette suite que la vue que j’aperçois m’hypnotise
déjà. Surpris par mon temps d’arrêt, Alexeï ne tarde pas à comprendre ce qui me
perturbe autant.

– Je crois que nous allons commencer par la visite des lieux, me lance-t-il,
une pointe d’amusement dans la voix.
– Je vous suis…
– Vous voulez un café ? Un thé ?

Je n’arrive pas à reprendre pied ou à retrouver ne serait-ce qu’un éclair de


génie ou quelque chose d’intelligent à dire.

– OK ! dis-je simplement.
– OK pour… ? me demande Alexeï en se tournant vers moi.
– Le café ! Je ne bois que du café.
Il reprend son pas rapide pour me mener dans une cuisine spacieuse, blanche,
complètement épurée.

– Le penthouse est largement assez grand pour nous accueillir tous les deux,
continue-t-il sans s’attarder.

Tous les deux ? Seulement tous les deux ?

– Pour démarrer, j’ai pensé qu’il serait plus simple de s’installer ici, plutôt
que d’opter trop vite pour des bureaux qui ne conviendraient pas, ajoute-t-il
toujours aussi sérieux. Je ne veux pas perdre de temps à multiplier les
emménagements. Vous pouvez vous servir de cette cuisine, comme tout le reste
des pièces ici. Sauf les chambres, bien sûr.
– Les chambres… Bien sûr.

Alexeï me tend une tasse de café en me jetant un regard appuyé. Je crois qu’il
essaie de savoir ce qui peut me mettre dans un tel état de silence. Je l’ai habitué à
plus d’énergie !

– Je vous ai installé un poste de travail ici, poursuit-il en me montrant une


bibliothèque dont la baie vitrée, grande ouverte, laisse entrer une belle
luminosité. Mon bureau se trouve dans cette pièce voisine. Je me mets un peu à
l’écart, je passe beaucoup de temps au téléphone.

Bon sang, j’ai l’impression de visiter un appart ! C’est magnifique ! Sublime !

– Et enfin, la terrasse.

Alexeï me laisse passer alors que je mets un pied dehors, sous le soleil
matinal. La terrasse fait le tour de l’immeuble ! Je n’en reviens pas… Mais la
plus belle partie domine Central Park. Un petit salon extérieur a été aménagé,
auquel on accède par un escalier. J’essaie vraiment de ne pas paraître trop
émerveillée par tout ce que je vois, de garder à l’esprit que c’est mon lieu de
travail, mais j’ai beaucoup de mal !

– Je crois qu’on ne peut pas faire meilleur cadre de travail, soufflé-je en


essayant de me ressaisir.
– Ma future assistante devrait nous rejoindre d’ici quelques jours, continue-t-
il en rentrant dans le penthouse, indifférent à ma remarque.
Notre tête-à-tête ne sera que provisoire. Je préfère ça !

– Je vous laisse vous installer. J’ai préparé des documents sur votre ordinateur
portable, à vous de jouer.

En langage plus direct, ça veut dire « Au boulot ! »

– J’ai des appels à passer, à plus tard !

Alexeï s’éclipse dans sa partie, comme un coup de vent. Je pose ma tasse sur
mon bureau et observe mon nouvel environnement avant de me mettre au travail.
J’ose même prendre une photo de la vue que j’ai sous les yeux pour l’envoyer à
Abby. Je m’installe, contente d’être à nouveau seule avec moi-même pour
prendre mes marques. J’ose un regard vers le bureau d’Alexeï. Une paroi vitrée,
légèrement fumée, nous sépare. Il est effectivement au téléphone à faire les cent
pas, avec ce même aplomb du guerrier qui s’apprête à conquérir le monde. Je
crois que je vais m’habituer à lui et oublier complètement qu’il a été Sacha, qu’il
a été souriant et chaleureux. Autant me faire à Alexeï, à son côté impassible, un
peu froid et surtout très distant !

Quand sa silhouette s’immobilise face à moi, à travers la vitre, je tressaille,


surprise. Je me tourne vivement vers mon écran et feins une profonde
concentration. Je dois aussi arrêter d’être sur les nerfs ou il va regretter de
m’avoir engagée ! Je ne fais pas pro du tout, je dois vraiment donner
l’impression de débarquer !

Je me plonge à la découverte du robot de la Care Robotics, un certain Pio


dont les qualités que je découvre me séduisent de plus en plus ! Il est capable de
répondre, de sonder l’humain pour savoir si tout va bien, d’enregistrer des
données médicales, comme le rythme cardiaque, d’appeler les secours, de
proposer des films, de la musique, de jouer. Il sait même passer l’aspirateur avec
sa soufflerie intégrée !

Ce robot sait tout faire !

Captivée par toutes ses capacités, je ne vois pas le temps passer. Je prends des
notes. Ce robot mérite d’être connu et d’être commercialisé. Je pense à Ruth.
C’est exactement le genre d’aide qu’il lui faudrait au quotidien. Rien de médical
ni d’effrayant pour elle, juste un compagnon pour l’aider dans des tâches
banales, un support de vie !

Mon crayon file sur le bloc-notes. Je dresse une ébauche du plan de


communication, j’écris mes questions pour Alexeï. Je dois connaître ses priorités
et le budget qu’il alloue au pôle communication.

– Tout va bien ?

Je sursaute au son de la voix d’Alexeï, plus chaude que ce matin.

Je me retourne pour voir mon nouveau patron, les mains dans les poches,
m’observer attentivement.

– Oui, dis-je en souriant, consciente de mon sursaut. Assez bien.


– Je vous observe depuis tout à l’heure, vous n’avez pas levé le nez de votre
écran depuis trois heures ! Une pause ?

Le sourire qu’il m’adresse est plus chaleureux, plus détendu aussi.

Me voir aussi investie d’entrée de jeu le rassure-t-il sur son choix ?

– Avec plaisir, réponds-je en me levant.


– Installez-vous en bas, sur la terrasse, j’arrive avec nos cafés.

J’accepte mais prends mes notes avec moi. Travailler m’a soulagée d’un
poids. Je suis lancée sur mon sujet, j’ai encore plein de choses à apprendre pour
avancer sur le bon chemin, mais le trouble matinal a fini par se dissiper.

Je foule la pelouse de la terrasse avec délicatesse. C’est doux, moelleux, on


pourrait s’y allonger pour observer un ciel étoilé !

J’opte pour un fauteuil et m’installe dedans, décidée à être insensible au


charme du penthouse. Du moins pas en compagnie d’Alexeï ! Il revient
d’ailleurs, les bras chargés d’un plateau. Le traitement de faveur ne s’arrête pas à
la pause-café, elle inclut même des biscuits.

– J’ai commencé une ébauche de plan, lui dis-je aussitôt, lui laissant à peine
le temps de s’asseoir. Je ne sais pas comment vous voulez qu’on procède : je
programme une réunion, je vous fais un e-mail pour vous livrer toutes mes
questions ?

Alexeï ne s’attendait sans doute pas à ce que j’exploite cette pause de cette
façon-là, mais il attrape les notes que je lui tends. Il prend le temps de les
parcourir. Je soumets mon travail à son jugement. Est-ce que je crains sa
réaction ? Non, je suis dans une démarche constructive, si je me plante, autant
être réaiguillée tout de suite.

– Vous avez eu le temps de faire tout ça en si peu de temps ? me demande-t-il


enfin, admiratif.
– Oui…
– À ce rythme, vous allez me mettre en retard sur mes propres productions !
– Oh, non, ce n’est pas que je veux aller vite, c’est que…
– Tout va bien, Flora ! C’est exactement ce que j’attends de vous !

J’écoute attentivement les réponses et les détails que m’apporte Alexeï. Il


maîtrise parfaitement son sujet, il sait exactement où il veut aller, ce qui lui
donne un côté très rassurant. On dirait qu’il a étudié toutes les marges d’erreur,
qu’il a déjà déblayé le terrain et qu’il ne nous reste plus qu’à suivre la voie qu’il
a tracée. Il est passionné par ce qu’il fait.

C’est peut-être ça son vrai visage… Là où Sacha et Alexeï se rejoignent ?

Et je me surprends à aimer ça. À apprécier ce que je commence à voir. Alexeï


a beau le cacher, je suis sûre qu’il a un côté humain profondément marqué. Mais
ce n’est pas facile à déceler. Il se cache derrière un mur de glace.

You know nothing, Jon Snow !

Oh non, pas grand-chose de cet homme, c’est vrai !

Quand je tourne ma tête dans sa direction, piquée par la curiosité, je croise


son regard posé sur moi. Je ne peux m’empêcher de rougir et j’espère que mon
maquillage masque cette subite émotion. Impossible de me contrôler quand il a
cette intensité dans les yeux.

Comme s’il cherchait à lire en moi.


Mais moi aussi, je me cache, et lui non plus ne sait rien…

– L’agence de recrutement m’a appelé ce matin. Une assistante sera là d’ici


deux semaines, m’apprend-il sans se me quitter des yeux.
– L’équipe s’agrandit, c’est bien, m’exclamé-je, enthousiaste.

Je le pense sincèrement et j’ai vraiment hâte de voir arriver quelqu’un d’autre


ici. Que je ne sois plus seule avec lui. Il y a une tension étrange entre nous que je
n’arrive pas encore à décrypter.

– Bien, il est temps de s’y remettre !

Alexeï bondit littéralement de son fauteuil et remonte l’escalier rapidement,


me laissant là sans plus de commentaires. Je vais devoir m’habituer à sa façon
d’être sans transition sympathique, passionné, disponible puis soudain froid,
distant ou pressé de partir, comme maintenant.

Mais qui n’a jamais eu un chef lunatique ?

À l’heure du déjeuner, alors que mon ventre crie famine, je jette un œil vers le
bureau d’Alexeï. Il est vide. Pas un bruit ne règne dans le penthouse. Je
rassemble mes affaires, fais un détour par la cuisine, jette un œil sur la terrasse.
Personne.

Il serait parti sans rien me dire ?

Je suis bloquée ici. Si je sors et qu’il n’est pas rentré, je serai à la porte. Je
n’ai pas de clé, pas d’infos, rien. Super… J’opte pour la livraison et appelle un
traiteur chinois. Et je me promets de soulever ce petit problème de logistique à
son retour.

Un retour qui survient en fin de journée, juste avant mon départ. Je l’entends
parcourir le long couloir qui mène jusqu’à la bibliothèque. Mon cœur s’affole.

Je dois me calmer, ce n’est pas Barbe bleue qui rentre !

– Flora, vous êtes encore là ! J’ai une très bonne nouvelle !

Il me laisse tout juste le temps de pousser mes affaires avant de s’asseoir sur
un coin de mon bureau.

Chez Alexeï, les bonnes nouvelles se traduisent par une autre nuance de bleu
de son iris. Pas d’autres effusions.

– Laquelle ?
– J’ai décroché une place pour un salon à San Francisco. Un événement
incontournable où se rendent les investisseurs pour découvrir les dernières
innovations technologiques. C’est le lieu pour nouer des contacts, pour se faire
connaître, pour prospecter. C’est une chance pour la boîte !
– Super ! m’exclamé-je en me redressant, gagnée par son excitation. Il faut
qu’on prépare de la doc, qu’on organise nos présentations. Il faut être prêt
quand ?
– Demain !
– Demain ?!
– Le salon dure deux jours. Nous partirons demain et nous serons rentrés en
milieu de semaine.

Il est d’un calme olympien devant l’urgence du départ. Mais il remarque


aussitôt que mon enthousiasme vient de fondre comme neige au soleil.
Demain… Ça me laisse peu de temps pour m’organiser avec Mila… Il ne sait
rien pour elle, rien de son existence.

– Un problème, Flora ? Quelque chose vous empêche de partir ?

Son regard, lumineux il y a quelques secondes, vient de s’obscurcir.

Effet vent glacial de Sibérie. Retour au froid polaire.

– Non, rien. C’est bon pour moi. Nous partons quand vous voulez ! je réponds
cette fois sans hésitation.
– Très bien. Je m’occupe de tout, du voyage, de l’hôtel. Je vous envoie
l’heure du vol ce soir sur votre téléphone, OK ?

Alexeï se lève de mon bureau. Il semble refroidi par ma réaction. Son visage
s’est fermé à nouveau et je regrette cet impair. Ce sont des points en moins pour
moi !

– C’est une super opportunité, Flora ! croit-il bon d’ajouter en se tournant


vers moi. Si ça marche, nous pourrons passer la vitesse supérieure en matière de
développement. C’est un tremplin qu’on ne peut prendre à la légère.

Message reçu ! Ce salon, c’est mon épreuve du feu en somme !

– Je serai au rendez-vous, vous pouvez compter sur moi ! lui dis-je


convaincue.

Et c’est vrai. Je tiens sincèrement à transformer l’essai et faire en sorte que la


Care Robotics s’envole. C’est de mon avenir dont il est question aussi, non ? Et
de celui de Mila !
5. Cours particulier

Dans le taxi qui m’emmène à l’aéroport, j’ai le cœur lourd de laisser Mila
derrière moi. Ma mère s’est montrée encourageante, très enthousiaste. Elle a
compris elle aussi que ce salon me ferait marquer des points. Ou en perdre.

Si je me montre indispensable, je pourrai lui révéler l’existence de Mila. Il


comprendra que je peux être pleinement à mon travail tout en assumant mon
rôle de mère !

Je le retrouve dans le hall, en jean et veste décontractée. Je l’observe de loin.


Concentré sur son téléphone, sa valise à ses pieds, il inspire la force tranquille au
milieu des autres voyageurs qui courent dans tous les sens pour ne pas rater leur
avion. J’avance avec prudence pour le rejoindre, je ne sais pas si je vais avoir
affaire à Sacha ou Alexeï. Dans les deux cas, il reste incroyablement séduisant.

Et je n’y suis pas insensible, malheureusement…

– Flora ! Ponctuelle, une fois de plus !


– Quand les éléments ne se déchaînent pas contre moi, je maîtrise
parfaitement le timing, répliqué-je en souriant.
– Prête ? me demande-t-il en ignorant la référence à notre première rencontre.
Ce salon sera très révélateur pour moi : je saurai si j’ai eu raison de vous faire
confiance.
– J’ai bien compris l’enjeu pour Care Robotics, mais pour moi aussi, rassurez-
vous. Et je n’ai pas l’intention de faillir.

Si Alexeï pouvait encore me troubler il y a quelques minutes, cette mise au


point professionnelle a le don de me rappeler pourquoi je suis là et qui j’ai en
face de moi.

Mon boss, qui tient à sa réussite. Ni plus ni moins mon boss !

Six heures de vol m’attendent en sa compagnie. Alexeï nous a réservé des


sièges en business class, côte à côte, et nous nous installons au milieu d’hommes
et de femmes d’affaires tirés à quatre épingles. Comme lui, j’ai opté pour une
tenue plus décontractée pour le voyage, un jean/t-shirt passe-partout, et je ne me
sens pas vraiment à ma place.

Mais est-ce qu’ils travaillent pour un projet aussi intéressant que le mien ?

Silencieux, Alexeï ne s’encombre pas à me faire la discussion. Moi non plus.


Il plonge dans le journal alors que j’opte pour la contemplation du paysage, du
sol qui s’éloigne et des nuages qui nous entourent. Quand il n’y a plus rien à voir
de particulier, j’opte pour un film.

Avec Alexeï à côté de moi, je ne peux pas choisir n’importe quoi. Il pourrait
en tirer des conclusions hâtives, on ne sait jamais…

J’oublie donc Wonder Woman (une femme qui sauve le monde, il pourrait
croire que j’ai besoin de ça pour me motiver), je ne choisis pas non plus le
dernier Pirates des Caraïbes (groupie de Johnny Depp, manque d’originalité) et
opte pour un thriller.

Alors que j’installe mes écouteurs, l’hôtesse de l’air vient s’enquérir de notre
bien-être. Si son regard glisse sur moi, il s’attarde beaucoup plus sur Alexeï.
Sans surprises, mon patron sexy lui a tapé dans l’œil. J’assiste ni plus ni moins à
un jeu de séduction dans les minutes qui suivent, un spectacle bien plus
passionnant que ce qui se passe sur mon écran. Regards en coin, main sur
l’épaule, rires un peu trop perchés avec ses collègues… Elle cherche à attirer son
attention, ça ne fait aucun doute ! Je jette un œil du côté d’Alexeï pour voir s’il
est réceptif, mais il a toujours le nez plongé dans son journal.

– Vous avez une touche, chuchoté-je, amusée, en enlevant mes écouteurs.


– Pardon ?
– L’hôtesse, je crois que vous lui plaisez, ajouté-je en faisant un signe de la
tête dans sa direction.

Sans discrétion aucune, Alexeï se tourne vers elle.

– Dommage pour elle, ce n’est pas réciproque… conclut-il avant de reprendre


sa lecture.
Voilà qui a le mérite d’être clair !

– Et vous, Flora ? Un petit ami ? me demande-t-il soudainement, sans même


me regarder.
– Euh… non…

Je suis surprise de sa question personnelle, lui qui est si… impersonnel


justement !

– Tant mieux, lâche-t-il en plongeant ses yeux dans les miens. Vous aurez plus
de temps à consacrer à votre job !

Et encore le boulot ! Mais il ne pense donc qu’à ça ?!

– Je suis peut-être célibataire, mais j’ai une vie sociale !

Je me retiens d’ajouter que ma vie est bien remplie, qu’il faut aussi s’aérer
l’esprit de temps en temps. Son attitude m’exaspère. Je peux comprendre que
lancer sa boîte demande une implication pleine et entière, qu’il s’agit d’un enjeu
de taille. Mais, personnellement, ce job n’est pas ma raison de vivre. Et puisque
nous ne travaillons pas dans cet avion, qu’il n’a pas l’air de vouloir se détendre,
je laisse tomber la discussion.

Je me lève pour me dégourdir les jambes. Je me rends en queue, loin de lui et


de l’hôtesse en feu, et même si les turbulences me font vaciller dans le couloir, je
choisis de me trouver les toilettes les plus éloignées. Quand j’en sors et remonte
la seconde allée, pour varier les plaisirs, je croise Alexeï en chemin.

– J’avais besoin de marcher, me glisse-t-il quand je parviens à son niveau.

Ou d’échapper aux avances de l’hôtesse ?

– Bonne promenade !

Dans l’exiguïté du passage, je me faufile de côté pour le laisser passer. Mais


l’avion choisit pile ce moment pour subir une nouvelle secousse qui me fait
perdre l’équilibre. Alexeï est le plus prompte à me rattraper par la taille et
m’attire contre lui pour m’éviter la chute sur les genoux d’une vieille dame.
Je ne bouge pas, presque tétanisée de me sentir dans les bras d’un homme.
Alexeï me tient fermement contre lui, pendant que les turbulences continuent de
malmener l’avion. Tout n’est que chaleur : son contact, son aura, mes joues, mon
ventre… La voix d’une hôtesse nous demandant de rejoindre nos sièges me
réveille et je m’écarte rapidement, sans jeter un regard à Alexeï. Je veux
retrouver mon siège, mon film, retrouver le contrôle de mon corps, de mon
rythme cardiaque.

Je m’assois, attache ma ceinture d’un geste vif et ferme les yeux. Je ne sais
pas si Alexeï m’a suivie, je ne veux pas le savoir. Je suis bouleversée par ce qui
vient de se passer. Perturbée. Qui m’a pris dans ses bras depuis Stan ? Ce contact
brutal a réveillé des sensations enfouies. Je me rends compte que j’aurais pu
rester plus longtemps contre lui, dans cette sécurité, ce confort… Je ne m’étais
pas rendu compte à quel point ça me manquait…

C’est le contact avec un homme ou avec Alexeï en particulier qui me remue


autant ?

Je l’entends reprendre sa place quelques instants plus tard et fais mine de


m’être endormie.

Je suis tirée de ma somnolence par le commandant de bord qui annonce notre


descente.

L’atterrissage, il ne manquait plus que ça…

Je dois reprendre le dessus sur un flot de sentiments troubles qui menacent de


me submerger et sur ma peur des atterrissages en avion… Je souffle pour me
libérer de mes émotions, le plus possible. Une nouvelle secousse et j’attrape les
accoudoirs.

– Tout va bien, Flora ? fait la voix grave d’Alexeï.


– Oui, oui… J’ai été surprise !

J’ai la trouille oui !

Nouvelle secousse. Mes doigts se crispent.

– Vous voulez prendre ma main pour vous rassurer ? me taquine-t-il, le regard


néanmoins inquiet.
– Non, ça va aller !

J’ouvre les yeux et prends sur moi. L’hôtesse choisit ce moment pour
s’approcher d’Alexeï.

– Si on ne se revoit pas à la sortie, vous avez mon numéro, chuchote-t-elle à


son oreille, assez fort pour que je puisse l’entendre. Je suis disponible ce soir, je
connais bien San Francisco, je pourrai vous faire visiter la ville.

Très vite, elle glisse dans la poche de la veste d’Alexeï un morceau de papier.
J’en oublie mes craintes tant je n’en crois pas mes yeux.

Direct, efficace. Et culotté !

– Désolé, mais nous avons des projets ce soir, rétorque Alexeï en posant sa
main sur la mienne.

L’hôtesse rougit en me regardant, surprise, et s’en va aussitôt s’asseoir à sa


place, piquée par son échec. Quant à moi, ce nouveau contact me bouleverse
encore plus.

– L’atterrissage est un mauvais moment à passer, me dit-il sans retirer sa main


en m’adressant un sourire bienveillant.

Je ferme les yeux. Et quand une nouvelle secousse agite l’appareil, je serre ses
doigts un peu plus fort. Alexeï me répond en exerçant une douce pression, un
geste de réconfort pour me dire que tout va bien se passer.

C’est si agréable de tenir la main de quelqu’un…

Je la retire dès que l’avion s’immobilise. Ce vol a été un peu usant pour mes
nerfs et a donné lieu à beaucoup trop de contacts avec Alexeï. Finalement, je
préfère nettement plus quand il se montre distant. Ça suscite moins d’émotions
chez moi !

Au moment de quitter l’avion, l’hôtesse déçue me jette un regard noir.

– Je me suis fait une ennemie à cause de vous ! plaisanté-je pour essayer de


retrouver un peu de légèreté.
– Il faudra que je vous tienne la main à nouveau si nous prenons le même vol
qu’elle. Ça ne vous dérange pas ?

Si ça me dérange ? Oui !

– Elle est plutôt jolie, relevé-je malgré tout.


– Oui, elle l’est. Mais je ne suis pas intéressé. L’attraction entre deux êtres ne
se commande pas, n’est-ce pas ? me demande-t-il en plongeant son regard dans
le mien.

L’attraction… Je ne veux même pas y penser.

– Et puis je n’ai pas le temps pour ce genre de rendez-vous. Je dois vous


former sur Pio ce soir, ajoute Alexeï en récupérant nos bagages.

Bien sûr, le boulot. Parfait ! Revenons à la raison pour laquelle nous sommes
là !

– Oui, j’ai hâte de faire sa connaissance !

J’arrive à donner le change et à réorganiser mes pensées sur un mode plus


sérieux. Comme lui.

Ma vie quasi monacale commence à me travailler, je ne vois que ça ! Me


mettre dans tous ces états parce qu’il m’a juste rattrapée, ou même donné la
main !

N’importe quoi !

***

J’éprouve un vrai soulagement quand je me retrouve dans ma chambre


d’hôtel, seule, pour me remettre de mes émotions. Je reprends le contrôle,
doucement, mais sûrement. Je ne tiens pas à analyser ce qui s’est passé, ce que
j’ai ressenti. Ce n’était rien, rien en tout cas qui mérite que je m’attarde dessus et
me prenne la tête avec.

L’endroit est spacieux, silencieux aussi. J’ouvre toutes les portes pour visiter
les lieux. La salle de bains, les placards, les toilettes… Une dernière s’offre à
moi dans le salon. Quand je l’ouvre en grand, je tombe dans la chambre
d’Alexeï, aussi surpris que moi de me voir !

– J’ai oublié de vous dire que nos chambres sont communicantes, m’apprend-
il sans se lever de son fauteuil, amusé par ma gêne que je ne cache pas, cette
fois. Ce sera très pratique pour travailler ! On se voit dans une heure pour
préparer le salon ?
– Parfait, à tout à l’heure !

Je referme aussitôt la porte derrière moi, non sans vérifier qu’elle peut se
fermer avec un verrou.

Si j’étais somnambule… est-ce que mes pieds m’emmèneraient jusque dans sa


chambre ?

Je profite de mon heure de tranquillité pour me rafraîchir et envoyer des


nouvelles à mes parents. Et tenter de me relaxer !

***

– Entrez ! dis-je en entendant frapper à la porte communicante.

Alexeï entre dans ma chambre. Je ne me sens pas encore très sereine vis-à-vis
de lui. Je n’arrive pas à chasser ce moment où je me suis retrouvée contre lui…
Il a pris le temps lui aussi de se laver. Ses cheveux sont encore légèrement
humides et le t-shirt qu’il arbore a la délicieuse idée de souligner ses pectoraux.

Il s’octroie quand même du temps pour faire un peu de sport !

Je n’ai pas le temps de m’attarder davantage sur le corps d’Apollon de mon


boss. Alexeï n’est pas venu seul. Derrière lui, Pio arrive, en roulant.

– Bonjour Flora ! me dit-il.


– Il sait déjà mon nom ? demandé-je à Alexeï, en m’approchant de lui.
– Je l’ai programmé pour une présentation plus personnelle, m’apprend-il en
souriant.
– Il est… adorable !
Je fais le tour du robot, un peu impressionnée par cette rencontre du futur.
Taille moyenne, un mètre vingt, trente peut-être, gris, deux bras articulés, une
tablette tactile sur le torse, des enceintes en guise d’oreilles, une tête mobile… je
retrouve toutes les caractéristiques que j’avais lues sur son compte. Mais je suis
frappée par son regard bienveillant, et bleu surtout.

Comme son créateur.

Pio me suit des yeux. Rien n’est figé chez lui, on dirait même qu’il est
conscient de ce qui se passe.

– Il est… impressionnant ! Je pensais tout connaître de lui mais le voir en


vrai… C’est… On dirait qu’il est… humain ! m’exclamé-je, stupéfaite par cette
découverte.
– Il lui manque encore quelques fonctionnalités, surtout dans la mobilité, mais
son intelligence est très avancée. N’est-ce pas, Pio ?
– Je ne demande qu’à apprendre, Alexeï !

Je suis surprise par la tonalité de sa voix. Elle n’a rien de métallique, elle n’est
pas humaine non plus, mais elle est douce, dans le timbre des jeunes garçons
avant de muer.

– Pio ? Tu es prêt à montrer à Flora tout ce que tu sais faire ?


– Avec plaisir.

Le robot m’attrape la main. Je me laisse faire, curieuse.

– Votre cœur bat un peu vite, Flora. Est-ce que vous vous sentez mal ?

Je pique un fard. J’essaie de paraître naturelle, pas du tout troublée par la


présence d’Alexeï dans ma chambre d’hôtel, et Pio met mes efforts à plat !

– Non, je me sens bien, Pio, réponds-je aussitôt. Mais tu sais qui appeler en
cas de besoin ?
– Parfaitement. Il y a vos parents à Newark et Alexeï.
– Alexeï ?
– Oui, je sais qu’il vous a aidée une fois, c’est dans mon historique.

Je me tourne vers l’intéressé.


– Vous avez raconté à Pio l’épisode de l’orage ?!
– Pio est là pour partager nos vies. Plus il connaît de détails sur les gens qui
nous entourent, plus il sera capable d’appeler la bonne personne. Et vous
concernant, je n’ai que des anecdotes nous concernant, tous les deux.

Le petit sourire en coin qu’il prend pour prononcer ce « tous les deux »
provoque chez moi un frisson incontrôlé.

Bon sang, l’altitude m’a complètement détraqué l’esprit !

– Vous me laissez Pio pour la nuit ? Je serai en sécurité avec lui, plaisanté-je.
– Je pensais que ma seule présence juste à côté de votre chambre suffirait,
mais si vous y tenez…
– Bien sûr, j’avais oublié votre côté « sauveur d’âmes en détresse ».
– Oublié ? Les temps sont durs pour les…
– Les super-héros ?
– Je n’ai pas cette prétention.
– De toute façon, je vous voyais plus en ange gardien.
– Votre ange gardien ?

Sa voix devient trop grave, bien trop trop grave !

– UN ange gardien… Gardien de la pluie, pas de mon âme, rassurez-vous. Ça


vous donne moins de responsabilités.
– Gardien… Pourquoi pas. Mais pas ange… Je n’ai rien d’un ange, Flora.

Un bleu obscur vient de colorer ses pupilles, sa voix est doucement


menaçante. Alexeï me jette un regard grave, comme s’il cherchait à me prévenir.
À me prévenir de quoi, d’un danger ? Je n’ai éprouvé que de la sécurité à ses
côtés… Et je la sens à nouveau, cette tension qui monte en moi, celle que j’ai
ressentie dans ses bras, l’espace d’une poignée de seconde. Il suffirait qu’il
m’attire contre lui pour que je ressente ces frissons me parcourir…

Stop !

– L’ange ici, c’est Pio. Je suis bluffée, arrivée-je à dire, la voix un peu sourde.

Relancer le sujet Pio, recentrer la discussion sur notre raison d’être là. Pour le
robot. Exclusivement.
Si Alexeï n’est pas un ange, je sais qu’il est un bourreau de travail. Il n’y a
que ça qui compte pour lui.

– C’est exactement l’effet que je veux qu’il produise ! Installons-nous, nous


avons encore beaucoup de choses à voir ce soir.

Et encore plus de temps à passer ensemble.

Côte à côte dans le canapé de ma chambre, je n’en mène pas large d’être aussi
proche de lui d’autant que nos cuisses se frôlent. Mais l’indifférence d’Alexeï
m’aide à me concentrer sur notre sujet. S’il est si insensible, c’est bien la preuve
que je suis la seule à me faire des idées. Que je suis la seule à vivre
intérieurement ce grand huit de sensations. Et c’est tant mieux !

Alexeï se lance dans une grande démonstration que j’écoute attentivement. Je


tiens une vraie discussion avec le robot, il a une capacité énorme, un vocabulaire
particulièrement riche.

– Pio est vraiment impressionnant. Je ne vois pas comment il pourrait ne pas


convaincre !

Alexeï pose un regard plein d’amour sur son œuvre, le genre de regard que
pose un père sur son enfant. Il est fier de ce qu’il a créé, fier du résultat, de son
travail et de toutes les promesses de réussites qui s’offrent à lui.

– Il me reste à vous raconter sa naissance et vous serez prête pour demain.


Attention, ça implique que je vous raconte ma vie, me confie-t-il doucement sans
quitter Pio des yeux.

Les doigts accrochés à mon bloc-notes, je retiens mon souffle. Alexeï qui
s’ouvre, c’est un moment exceptionnel !

– J’ai entrepris le développement de Pio, en Russie, il y a deux ans et demi. Je


suis venu seul ici aux États-Unis mais j’ai un associé sur place qui attend mon
feu vert pour lancer la production.
– Vous n’avez pas du tout l’accent russe quand vous parlez, souligné-je
– C’est vrai. J’ai fait ma scolarité uniquement dans des écoles
internationales…
– Et on vous appelait Sacha là-bas ?

Pourquoi cette question ? Quel est le rapport avec Pio ?!

Alexeï se retourne vers moi et m’adresse un sourire en coin.

– Je ne pense pas que ce détail intéresse beaucoup les investisseurs, Flora.

Non, mais ça m’intéresse, moi…

– Sacha est un surnom, le diminutif d’Alexeï, accepte-t-il de me répondre.


– Pourquoi avoir utilisé Sacha et pas Alexeï, la première fois ?

Alexeï m’adresse un regard interrogateur. Je poursuis dans les questions


personnelles, complètement déplacées. Je creuse le mur de glace.

– Dans la vie privée, je suis Sacha.

Il murmure ces mots, odieusement, audacieusement. Quel besoin a-t-il de


prendre ce ton si délicieusement érotique et de m’adresser un tel regard alors
qu’il n’est qu’Alexeï pour moi ! Et mon imagination qui s’envole vers ce
moment où j’aurais pu l’appeler, le revoir, pour qu’il devienne Sacha !

Dans l’intimité…

Je me lève d’un bond du canapé. Je vais trop loin. Je pense trop. Je ressens
trop ! Voilà trois ans que tout ça sommeille en moi et il fallait que cela se réveille
pile au moment où je joue mon job ! Avec mon chef !

– Je crois que je suis prête à répondre à toutes les questions pendant le salon,
dis-je rapidement, le dos tourné pour éviter son regard.

Je l’entends se lever, je sens son regard dans mon dos. Comme une brûlure. Il
faut que j’enchaîne, que je reprenne pied. Que je retrouve la raison !

Est-ce qu’il faut que je me rappelle pourquoi je suis là, combien j’ai besoin
de mon job ?!

– Et je vois exactement l’utilité de Pio. J’ai une amie, une vieille dame, qui
serait ravie de l’avoir pour la sortir un peu de sa solitude.

Voilà… Parler, parler… ne plus penser. Parler !

– Celle qui vous a empêchée d’être à l’heure à votre entretien vendredi ? Vous
avez l’air de beaucoup tenir à elle.

Il est là, dans mon dos, tout près. J’évite la proximité et mets Pio entre nous
deux.

Sauve-moi, Pio, tire-moi de là !

– Oui, beaucoup. Elle a perdu ses deux fils. Elle est seule maintenant, elle est
un peu fragile, Pio pourrait vraiment lui faire le plus grand bien.

C’est bien… Penser à Ruth, à Stan. Remettre les pieds sur terre, la tête sur les
épaules, tout à sa place…

– Vous connaissiez ses fils ? me demande Alexeï, détaché, occupé à pianoter


sur la tablette du robot.
– Le premier, non… Il a abandonné sa famille. Il est parti comme ça, du jour
au lendemain. C’est une histoire compliquée, ça s’est passé un an avant que je ne
fasse la connaissance de… du second. On allait à la fac ensemble.

On faisait plus qu’aller à la fac ensemble… Mais Alexeï n’a pas besoin de
savoir tous les détails de ma vie.

Le chemin que je prends est tout aussi glissant que celui que je cherche à
quitter. Dans mon état de bouleversement avancé, évoquer le passé et replonger
dans les drames ne va pas m’aider à me sentir mieux.

– Il est tard, une grosse journée nous attend demain, dit soudain Alexeï d’une
voix froide.

J’ose un regard, peureux, curieux, vers lui. Et remarque que son attitude est
radicalement différente. Qu’un vent polaire est passé dans ma chambre sans que
j’en prenne conscience, trop occupée à écouter mes états d’âme. Raide, visage
fermé, mâchoire crispée. Son regard est glacial.
– À demain, Flora.

Pio et Alexeï disparaissent en un rien de temps. Je me retrouve dans une


chambre vide, silencieuse. Pourquoi s’est-il refermé ? J’ai dit ou fait quelque
chose qui n’allait pas ? Est-ce qu’il a compris qu’il m’a troublée ? Je secoue la
tête en rangeant mes notes. Alexeï est vraiment difficile à cerner. Au moins, ce
départ a refroidi mon corps, mes ardeurs.

Une vraie douche froide !

***

Impossible de fermer les yeux. Je tourne en rond dans mon lit, dans ma
chambre. À côté, mon voisin russe ne fait aucun bruit.

Je décide de descendre à la piscine de l’hôtel, au sous-sol. Un peu d’activité


me détendra ! J’enfile le maillot de bain qu’Abby a pensé à me faire prendre.
Dans les couloirs, je ne croise personne. C’est le silence le plus complet. Je pose
mon peignoir sur un transat et file me glisser dans l’eau, en silence. Je nage, j’ai
la piscine pour moi toute seule, l’ambiance est feutrée… C’est parfait. La
lumière est tamisée, provenant pour l’essentiel des spots sous l’eau.

Je fais le vide, essaie de me recentrer sur moi. Ce qui s’est passé aujourd’hui a
mis à rude épreuve mes nerfs. C’est inattendu et incontrôlable. Je refuse de
revivre ça demain. Ni jamais.

Que mon corps, ma tête, ma raison, mes sens se mettent tous d’accord, ça
n’arrivera plus !

Quelques longueurs plus tard, je finis par m’asseoir sur le bord. Je cherche
des yeux une horloge. Il ne doit pas être loin de minuit et je ne ressens aucune
sensation de fatigue. Je soupire en observant les lieux. Le bar de l’hôtel est juste
au-dessus de moi et par la grande baie vitrée, je peux apercevoir quelques
tables…

Si le sport ne me fatigue pas, je peux aller boire quelques verres…

Une silhouette sombre, installée dans un fauteuil, près de la vitre, attire mon
regard. Je reconnais très vite l’insomniaque. C’est Alexeï et j’ai le sentiment
que, de son perchoir, il m’observe.

Ou je m’imagine encore n’importe quoi…

Je glisse dans l’eau en la faisant frémir le moins possible. En apnée, je


l’imagine me chercher du regard, détailler mon corps presque nu…

Si je continue comme ça, l’eau risque de bouillir !

La pression du salon doit l’empêcher de dormir lui aussi. Le besoin


d’oxygène me fait remonter à la surface. J’hésite à sortir, à m’exposer encore à
son regard et pourtant, la situation a quelque chose de très excitant. Je sors de
l’eau, sans aucune précipitation, le cœur battant, prise d’une sensualité soudaine.
J’effleure ma peau avec une serviette, mes gestes sont mesurés.

Mais bon sang qu’est-ce qui m’arrive ?

J’enfile mon peignoir et pars sans jeter un regard dans sa direction. Je tremble
presque tellement j’aimerais le croiser. Je secoue la tête, effrayée de voir
s’envoler aussi vite mes bonnes résolutions. Je ne m’aide pas, pas du tout…
Qu’est-ce que je cherche, bon sang ?!

Je prends l’ascenseur, mais il s’arrête un étage au-dessus.

L’étage du bar…

Et qui entre ?

Alexeï, qui n’a même pas l’air surpris de me voir.

Instinctivement, je fais un pas en arrière et sers mon peignoir contre moi. La


vie se joue de moi en exposant la tentation sous mes yeux…

– Vous nagez très bien, me glisse-t-il d’une voix chaude, en fixant le


compteur des étages.
– Merci…

Il m’a regardée alors…


– Je n’arrivais pas à dormir, ajouté-je, nerveuse. Il fallait que je sorte.
– Vous avez eu raison, se contente-t-il de me répondre.

Mais il se retourne subitement vers moi. Le regard brûlant qu’il fait courir sur
moi n’est plus le fruit de mon imagination. Il est bien réel ! Son doigt se pose sur
le col de mon peignoir, à quelques centimètres de mon cœur qui s’emballe,
presque sur ma peau. S’il va plus loin, j’ai peur de ne plus répondre de rien…

Il ne fait rien. Absolument rien. Il est dans le contrôle. Alexeï n’est pas du
genre à sauter sur quelqu’un dans un ascenseur. Certainement pas une de ses
salariées en plus !

Mais Sacha ?

Je secoue la tête et pousse un soupir de soulagement quand enfin nous


arrivons à notre étage. La torture est bientôt finie. Alexeï me laisse passer
devant. Dans quelques secondes, je serai de nouveau seule dans ma chambre.
Loin de lui. Et mon corps sera bien obligé de se calmer !

– Bonne nuit, murmuré-je, devant ma porte.

Je fouille les poches de mon peignoir, fébrilement. Mais je ne trouve que le


vide.

– Oh non ! soufflé-je
– Un problème ? me demande Alexeï sur le point de rentrer.
– Ma carte a dû tomber à la piscine, je vais redescendre.

Au moment où je passe devant lui pour faire le chemin inverse, il m’arrête en


m’attrapant par la main.

– Il est tard, on s’occupera de ça demain. Passez par la porte communicante,


ce sera plus simple.

Entrer dans sa chambre… Le sort se joue de moi.

Il me laisse entrer en délaissant doucement mes doigts. Je ne m’attarde pas. Je


ne jette même pas un œil à son lit, j’essaie de ne pas respirer l’air de sa chambre,
emplie de son odeur. Je file presque comme une voleuse vers mon refuge.
Mais quand je tourne la poignée, rien ne se passe.

– J’ai mis le verrou…

Je me retourne pour m’appuyer sur la porte, les yeux vers le plafond,


soupirant de désespoir. Alexeï est déjà près de moi à essayer lui aussi d’ouvrir
cette satanée porte.

– Je pourrais croire que vous faites tout pour passer la nuit avec moi,
plaisante-t-il doucement.
– Je vous assure que non, soufflé-je. Pio n’a pas l’option crochetage de
porte ?

Alexeï jette un œil du côté du robot avant de revenir à moi. Son regard
m’hypnotise. La teinte bleue de ses yeux a pris un ton plus sombre…

Est-ce qu’il est possible que le bleu polaire puisse cohabiter avec les
flammes ?

– Je vais redescendre pour récup…

Mais Alexeï ne me laisse pas faire un geste, pas un mouvement. Il se tient


devant moi à présent, me dominant de toute sa taille, les lèvres légèrement
entrouvertes.

– Ou tu peux rester là.

Sa bouche fond sur la mienne, dans un baiser puissant, sauvage. Et bien sûr, je
lui réponds, sans retenue, sans pudeur. Tout ce que j’ai imaginé arrive,
brutalement. J’en appelle une dernière fois à ma raison… Aux abonnées
absentes.

Encouragé par mon baiser, Alexeï m’attrape par la taille et me presse un peu
plus contre lui. Il m’embrasse avec une sensualité qui me fait complètement
perdre pied.

Je sais que je devrais partir, en rester là. Il est plus facile d’oublier un baiser
qu’une nuit complète avec son boss, non ? Mais impossible pour moi de bouger.
Mon corps se refuse à tout mouvement de repli. Je le sens au contraire prêt à se
donner entièrement.

Et ma résistance est faible…

Quand Alexeï s’écarte de moi, je comprends qu’il a perdu tout contrôle. Qu’il
n’y a plus aucune barrière entre nous. L’envie de me jeter dans ses bras me
pousse à aller de nouveau chercher ses lèvres. Impossible de résister à Alexeï, à
ses yeux devenus si torrides. Impossible de ne pas ressentir le besoin de coller
mon corps au sien et de me laisser aller à éprouver des sensations oubliées
depuis trois ans maintenant. C’est moi qui l’embrasse cette fois, avec fougue,
avec cette folie furieuse de me sentir femme et d’exister à nouveau, guidée par
l’heureuse découverte que, non, embrasser quelqu’un ne s’oublie pas. On oublie
juste le goût, les sensations, et ma langue se délecte en dansant avec celle
d’Alexeï.

Mon corps n’obéit plus qu’à ses propres désirs et réalise tous les souhaits que
j’ai pu émettre inconsciemment. Mes doigts se posent sur son torse, je l’explore.
Ses épaules carrées, ses côtes, son ventre musclé, son dos… J’ose même les
glisser sous son t-shirt, effleurer sa peau.

Ce n’est pas la glace que je sens sous la pulpe de mes doigts, mais une
chaleur quasi brûlante.

Alexeï me cambre en arrière pour m’embrasser le cou. Sa bouche descend sur


le creux de ma gorge… Je m’agrippe à lui, presse mon bassin contre son jean. Sa
ceinture me fait mal mais la morsure est anecdotique. La douleur est éclipsée par
les frissons qui me parcourent. Je savoure la moindre sensation, le moindre de
ses gestes. Je suis partout à la fois, au rythme des réveils de chaque parcelle de
mon corps et de ma peau. Ses caresses enlèvent le voile de l’oubli, insufflent à
nouveau la vie. Dans mes veines, c’est une lave incandescente qui voyage,
pulsée par les battements de mon cœur, remplaçant comme un tsunami le sang
froid installé depuis bien trop longtemps.

Alors que je me laisse complètement aller, Alexeï me redresse et plonge une


nouvelle fois son regard dans le mien.

– Dis-moi d’arrêter avant qu’il ne soit trop tard, chuchote-t-il en mordillant


mon oreille.
Arrêter… Ce serait la meilleure chose à faire…

– Non… N’arrête pas, n’arrête rien…

Pour la première fois depuis longtemps, j’abaisse mes barrières et laisse un


homme prendre possession de mon corps. Ses morsures me plongent dans le
présent. Il n’y a plus que lui, Sacha. Il n’est plus le boss, mais l’homme d’une
rencontre improbable. L’homme qui a perturbé mes sens dès que ses yeux se
sont posés sur moi. Je le sais maintenant. J’ai toujours eu envie de lui.

Mon peignoir s’entrouvre et offre à Sacha la vision d’une épaule dénudée.


Collés l’un à l’autre, plus rien ne peut séparer nos deux corps. Mon désir me
submerge, irradie mon corps. Je veux qu’il me prenne, qu’il me fasse l’amour,
qu’il me redonne le goût du plaisir.

Je plante mes yeux dans les siens, il n’y a aucun doute dans mon regard,
aucune réticence. Aucune crainte.

– Sacha… murmuré-je.

Ses doigts s’accrochent aux pans de mon peignoir pour les ouvrir et faire
tomber le tissu éponge à mes pieds. Me voilà en bikini devant lui, exposée à son
regard, presque nue. Sacha suspend ses gestes, prend le temps de faire
connaissance avec mes courbes. L’humidité de mes cheveux, dans mon dos,
n’arrive même pas à faire baisser ma température.

Son index m’explore alors que nos regards sont accrochés l’un à l’autre. Il
parcourt mon épaule, glisse sur ma clavicule, parvient à la naissance de ma
gorge. Il descend, ma respiration s’accélère. Plus il avance vers mes seins, plus
je sens que je vais défaillir. Mais il s’arrête au tissu de mon haut, passe par-
dessus, non sans effleurer la pointe de mon téton de son pouce. De façon très
fugace, mais assez pour me faire fermer les yeux sous le coup de la décharge.
Ses gestes sont doux, précis, respectueux.

Mon ventre maintenant. Sacha semble délibérément faire durer cette


délicieuse torture. Son regard parle pour lui : audacieux, indécent. Je tends ma
main vers lui, mais il arrête mon geste. D’un mouvement vif, il enlève son t-
shirt. Attirées comme un aimant, mes lèvres se posent sur sa poitrine,
délicatement. Je retrouve des gestes, autrefois réservés à un autre et figés dans le
temps depuis. Mes doigts retrouvent le contact de son épiderme, si doux et si
chaud. J’ai l’impression de revivre le bouleversement d’une première fois…

Tout n’est plus que soupirs et caresses entre nous. Nous cherchons tous les
deux à prolonger l’instant, à lutter le plus longtemps contre cette vague de désir
qui nous pousse l’un vers l’autre et qui pourrait transformer cette rencontre
charnelle en un corps-à-corps plus passionné. Nous sommes à deux doigts d’y
succomber.

Sacha est encore dans le contrôle, mais pour combien de temps ?

Et le saut dans le vide a lieu au moment où il tire sur la ficelle de mon haut,
au moment où mes seins se libèrent. Sous ses yeux. Sous son regard brûlant.
Mais dans ses bras, je n’ai pas peur de me laisser aller. Il est à l’écoute de mes
moindres soupirs, de mes hésitations. Il ne brusque rien et s’assure à chaque fois
que je suis près de le suivre en plongeant son regard dans le mien. C’est en
douceur que sa main se pose sur l’un de mes seins, qu’il commence à le caresser.
Je me retiens à ses bras pour ne pas tomber tellement le plaisir que j’éprouve est
vertigineux.

– Je te tiens…

Et tout s’accélère. Sacha me porte jusqu’à son lit en m’embrassant comme un


dieu. Sa perte de contrôle m’embrase complètement. Plus de retenue entre nous,
plus de patience. Nos gestes deviennent plus spontanés, plus enfiévrés aussi.
Quand il me dépose sur son lit, qu’il me domine complètement, je n’ai plus
qu’une hâte.

Qu’il s’allonge sur moi !

À la lueur des lumières du salon, son regard prend des teintes nouvelles. Plus
sombres, comme l’éclat des flammes bleues.

Sacha s’allonge à mes côtés et laisse traîner ses lèvres sur mes seins. Sa
langue fait le tour de mes aréoles avant de titiller mes tétons, durcis par
l’excitation. Je me cambre et gémis un peu. Je m’attaque à sa ceinture, son
pantalon. Une bataille acharnée que je ne gagne qu’avec l’intervention des mains
plus habiles de Sacha. Quand il se relève pour l’enlever, je me mords les lèvres.

C’est moi qui lui fais cet effet ?

Je me redresse sur le lit. Sur mes genoux, je l’invite impatiemment à me


rejoindre. Nos bouches se scellent à nouveau, ses mains cherchent mes fesses, je
trouve les siennes la première, fermes et musclées sous mes doigts. Je perds la
tête, complètement, plus rien ne compte que l’assouvissement de ce désir qui me
vrille le ventre.

Le tissu de son boxer et celui de mon maillot de bain sont les derniers
remparts à notre fièvre. Sacha fait disparaître le sien rapidement. Il se retrouve
nu, sur moi et j’entoure sa taille de mes jambes sans perdre de temps. Mon
maillot de bain résiste alors que nous nous dévorons tous les deux. Il me mord
les lèvres, le menton, le cou, le lobe de mes oreilles. Je me cambre pour sentir
son sexe contre le mien. Je suis ivre de désir, totalement emportée.

– Tu me rends fou, Flora… murmure-t-il au creux de mon oreille.

J’ouvre les yeux, plonge mon regard dans le sien. Mon cœur est prêt à
exploser dans ma poitrine. Je retiens mon souffle. Sacha, amant sexy et beau
comme un dieu, juste au-dessus de moi, libère la femme en moi…

C’est… bouleversant.

Sa bouche se promène sur ma poitrine mais ne s’y attarde pas. Elle descend
vers mon ventre. Sacha est désormais à la hauteur de mon intimité, arrêté à la
dernière barrière de mon maillot de bain. Mais entre ses doigts, elle ne tarde pas
à disparaître. Ce qu’il me fait ensuite provoque chez moi un long gémissement
de surprise, de plaisir aussi. Sa langue me caresse, se fraie un chemin pour
atteindre le cœur de mon volcan. Tout mon corps se cambre au moindre de ses
effleurements, légers d’abord puis de plus en plus appuyés. Je me tords de
plaisir, les jambes calées sur ses épaules. Mes doigts attrapent les draps. Je
m’agrippe à tout ce que je peux tant je suis prise de vertiges.

Sacha me fait bondir, me fait gémir et… jouir aussi. Je sens la chaleur naître
au creux de mes reins, se propager et prendre de l’ampleur. Je me laisse emporter
par l’orgasme. L’émotion aussi m’étreint le cœur, la gorge. Sacha remonte vers
moi, disséminant derrière lui un chemin de baiser. Arrivé à ma hauteur, il
surprend une larme qu’il attrape du bout des doigts. Son regard m’interroge. Je
souris, rassurante.

– C’est parce que… je n’en ai pas eu assez… soufflé-je en me mordant les


lèvres.

Et c’est vrai. J’en veux encore, je veux encore me sentir vibrer !

– Qui a dit que j’en avais terminé avec toi ? me demande-t-il en mordillant
mon épaule, le regard toujours aussi provocateur.

Il se lève pour se rendre dans la salle de bains et revient rapidement avec un


préservatif entre les doigts. Dans ma tête, c’est le feu d’artifice. Je l’observe,
impatiente, dérouler le latex sur son membre tendu.

Nu, Sacha dégage une force inébranlable, une assurance extrême dans
chacun de ses gestes.

Son sourire, quand il revient sur moi, est celui du prédateur qui s’apprête à
déguster sa proie. Mais je n’ai aucune envie de jouer ce rôle. Je bascule Sacha en
arrière pour m’asseoir à califourchon sur lui. Des gestes oubliés reviennent en
même temps que les sensations. Je pose mes mains sur les siennes, de chaque
côté de sa tête. Il se laisse faire, un sourire éloquent sur les lèvres.

Doucement, je le fais entrer en moi. Je ferme les yeux pour ressentir sa


progression. Animée par un désir fou, je commence à bouger, lentement. Juste
lentement. Je me délecte de chaque instant, de chaque frisson. Quand je rouvre
les yeux pour observer Sacha, je le trouve lui aussi submergé par le plaisir.
J’accélère le rythme, son souffle devient saccadé. Ses doigts se crispent sur les
miens. Une seconde d’inattention et il me renverse à mon tour sur le côté.

– Laisse-moi te voir perdre la raison, encore une fois…

Sacha ponctue sa phrase d’un baiser torride, mordant. Et son bassin bouge,
son sexe évolue en moi, délivrant d’incessantes vagues de plaisir. De mes mains
libérées, je me retiens à ses épaules, quand je sens que l’orgasme s’apprête à
déferler sur moi. Je m’accroche à lui au moment où je me laisse aller, totalement.
Je crie, je me libère, j’ai besoin d’évacuer ce trop-plein de sensations. Sacha
ralentit ses coups de bassin, son corps se crispe tout entier. Il jouit au creux de
mon cou, dans un râle masculin que j’aimerais entendre, encore et encore…

Nous nous taisons, submergés l’un par l’autre. Nos cœurs affolés commencent
à s’apaiser. Je frissonne, non pas parce que j’ai froid, mais parce que mon corps
tout entier se détend enfin. Sacha se décale un peu pour nous couvrir, d’un
simple geste du bras. Le couvre-lit s’abat sur nous, nous enfermant dans cette
bulle si agréable de l’après. Ce moment bienheureux de deux amants apaisés.

Mon cerveau n’est pas reconnecté. J’en profite pour fermer les yeux et me
laisser porter par la respiration de Sacha. Du bout de ses doigts, il me caresse le
bras.

Je dois partir, quitter sa chambre.

Mais pas tout de suite…


6. Tensions

Un sursaut me sort de mon sommeil. Je ne réalise pas tout de suite où je suis.

– Non ! Je ne peux pas ! Non…

À mes côtés, Sacha rêve, le visage crispé.

Il cauchemarde, oui !

Instinctivement, je pose la main sur sa joue. Mais je la retire aussitôt. Ma


situation vient de me sauter aux yeux. Passée l’euphorie du désir, la réalité est
brutale.

J’ai couché avec mon boss ! Mais qu’est-ce qui m’a pris ?!

Je me glisse hors du lit, non sans jeter un regard inquiet à Sacha…

Non, Alexeï. A-le-xeï !

Alors qu’il s’agite encore, je ramasse mon maillot de bain, mon peignoir. Je
me rhabille, tente de reprendre une allure convenable et file à la réception pour
récupérer une clé, pour ma porte. Quand enfin je peux entrer dans ma chambre,
je cours jusqu’à mon lit me réfugier sous les draps.

Mais qu’est-ce que j’ai fait ?!

Si mon corps est apaisé, repu, mon esprit, lui, est en ébullition. Des regrets,
j’en ai à la pelle ! J’ai fait n’importe quoi et cette nuit risque d’influencer mes
rapports avec Alexeï ! Peut-être même tout remettre en question ! Je m’en veux
de n’avoir pas su résister à mes instincts primaires, de ne pas avoir su lui dire
d’arrêter quand il me le demandait !

Je suis complètement mortifiée. Ce moment torride avec lui m’habite encore,


très nettement, dans ses moindres détails. C’était magique, implacable. Mais les
larmes montent. Le dernier plaisir que j’ai éprouvé, c’était dans les bras de Stan.
Je ne me pensais pas capable de revivre ça, et pourtant…

J’ai laissé quelqu’un prendre la place de Stan.

Cette prise de conscience est rude et me bouleverse. J’enfouis la tête dans


mon oreiller, secouée par les sanglots.

***

Pas besoin de réveil ce matin. L’appréhension de croiser Alexeï m’a réveillée


aux aurores. Je sors de ma chambre, le pas lourd et une motivation au point mort.

Il faut que j’arrive à faire la part des choses. Ce qui s’est passé cette nuit est
une chose, le boulot qui m’attend en est une autre. Je dois me reconcentrer sur
l’essentiel.

Un papier attire mon regard sur la table du salon. Je le prends et le lis avec
soulagement.

Je suis parti de bonne heure m’assurer que tout est en place pour Pio. À tout à
l’heure. Alexeï.

Je souffle. Je gagne un peu de répit avant la confrontation !

Je passe l’essentiel de mon heure à reprendre le contrôle. OK, cette nuit a


vraiment été une mauvaise idée. Mais c’est du passé. Priorité au salon, priorité à
mon travail. J’ai encore moins le droit à l’erreur. Si Alexeï regrette lui aussi cette
nuit, il aura plus de mal à me virer si je me montre efficace !

Je trouve sans difficulté l’espace qui est alloué à la Care Robotics dans le
grand hall du parc d’expositions. J’aperçois Alexeï, de loin et au téléphone. Il ne
se retourne pas quand j’arrive.

– Salut Pio ! lancé-je au robot, mal à l’aise.


– Bonjour Flora ! répond-il en tournant la tête.

Je dois me concentrer sur lui, sur ce robot…


Je fais un rapide tour des lieux, un peu tendue par la proximité de mon chef,
toujours aussi indifférent à ma présence. Alexeï a bien bossé. Je n’ai rien d’autre
à faire que de poser mes affaires et aller chercher des cafés. Quand je reviens, je
le retrouve penché sur Pio.

– Je suis allée chercher des cafés, dis-je simplement en lui tendant le sien,
crispée.
– Merci ! se contente-t-il de me dire sans m’adresser un regard.

Bon, autant crever l’abcès dès maintenant, sinon la journée s’annonce très
difficile.

– Je… Cette nuit…


– Une erreur, m’interrompt-il en se relevant brusquement. Je n’aurais pas dû,
je suis désolé. Maintenant, je veux qu’on se concentre sur ce salon, et sur ce que
nous devons réaliser aujourd’hui, OK ?

Son regard bleu polaire est sans appel. Alexeï a tourné la page. Très bien.
C’est brutal, mais c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

– Oui, bien sûr ! Je suis là pour ça, non ?

La discussion est close. Je n’ai même pas le temps de lui dire que je suis du
même avis que lui. J’espère qu’il ne s’imagine pas que ça a compté pour moi,
que je vois ça comme le début d’une relation ou je ne sais quoi ?! C’est trop tard
pour le lui glisser et la meilleure réponse reste de me jeter corps et âme dans le
travail et lui montrer que je ne suis pas touchée par tout ça.

C’est ce que je fais. Toute la journée, je ne me laisse aucun répit. Deux


hôtesses sont là pour faire patienter les intéressés. Alexeï et moi multiplions les
démonstrations avec Pio. Quand j’ai un doute, une question, je n’hésite pas à
demander son aide. Comme si rien n’était arrivé entre nous. Je suis pro jusqu’au
bout des ongles. L’échange entre nous est fluide, nous nous révélons même
complémentaires. Nous jonglons ensemble avec le carnet de rendez-vous, les
prises de notes, les échanges avec les investisseurs les plus intéressés. Quand
Alexeï se fait happer par des journalistes, je prends le relais avec Pio.

Notre stand ne désemplit pas de toute la journée. Un vrai tourbillon. Quand


enfin la voix du salon annonce la fermeture des portes, les hôtesses soufflent et
s’assoient sur les tabourets, heureuses de pouvoir se poser enfin.

– Beau boulot, les filles, les félicité-je. Vous avez assuré !

Je me tourne vers Alexeï pour avoir son avis. Il leur fait un signe de tête et
vient leur serrer la main.

– On a tous bien bossé aujourd’hui ! leur dit-il en leur adressant un sourire


satisfait.

À moi, rien. Pas un regard… Quand nous sommes seuls, il se replonge dans
son carnet de rendez-vous, classe les cartes de visite récupérées. J’attrape un
chiffon pour m’occuper de Pio, je le prépare pour demain.

– Toi aussi tu as bien bossé, lui dis-je en souriant. Tu as bien mérité un peu de
repos.
– Les robots ne connaissent pas la fatigue, fait la voix d’Alexeï, pas si
indifférent que ça à ce que je fais.
– Tant mieux, parce qu’on remet ça demain !

Je frotte les traces de doigts des curieux, je le rends rutilant, beau comme…
un robot tout neuf. Il est tellement attachant. Aujourd’hui, j’ai l’impression
d’avoir eu une autre personne avec nous. Mila adorerait avoir un compagnon de
jeu comme lui !

Je suspends mon geste un instant.

Mais, est-ce qu’on ne pourrait pas…

– Alexeï, l’appelé-je en me levant brusquement. Et pour les handicapés, les


malentendants, on ne pourrait pas faire un robot aussi ? Il suffit de le
programmer ? Qu’il soit les oreilles de ceux qui en ont besoin, un traducteur,
quelque chose dans le genre ?

Alexeï, surpris par ma question, regarde Pio et réfléchit un instant.

– Il faudrait passer du temps avec ce type de public pour cerner leurs besoins
essentiels et voir si techniquement c’est réalisable. Pourquoi cette question ?
– Pour rien… me contenté-je de répondre en observant Pio.

Quelle révolution ce serait… Les malentendants pourraient encore plus


communiquer avec le monde qui les entoure, avec tous ceux qui ne connaissent
pas la langue des signes !

Je sens le regard d’Alexeï posé sur moi. Perdue dans mes pensées, je termine
de rendre notre espace présentable après le séisme du jour. Nous sortons parmi
les derniers, dans un silence pesant.

Dans trente secondes, il va m’apprendre qu’on débriefe ce soir ! Pas de


pauses avec lui !

Mais je m’arrête presque quand j’aperçois au loin l’hôtesse de l’air de la


veille. Ce ne peut pas être un hasard… Je me tourne vers Alexeï.

– Soirée libre pour vous aussi, Flora ! À demain !

Il presse le pas pour retrouver son rendez-vous. Je suis presque clouée sur
place. Déconcertée.

Le message est on ne peut plus clair ! Il n’avait pas besoin de ça pour me faire
comprendre qu’il tourne la page ! Et avec quelle facilité !

Une femme différente pour chaque nuit ? Il est ce genre de mec ?!

Si j’avais eu plus de présence d’esprit, jamais je n’aurais figuré sur son


tableau de chasse ! La colère monte en moi. Comment ai-je pu être aussi bête ?

À l’hôtel, je monte dans ma chambre. Furieuse après moi, après lui. Les
nouvelles de Mila peinent à me calmer, j’abrège la discussion avec mes parents,
prétextant un coup de fatigue. Je tente le bain, le film, je mange devant la télé, je
bouquine. Rien n’arrive à me faire penser à autre chose. J’imagine Alexeï avec
son hôtesse, lui adresser ses regards de séducteur, ses sourires énigmatiques…

Rhhhhaaaa mais pourquoi je pense à ça !

Quand je me surprends à écouter les bruits de sa chambre, je décide aussitôt


de tout éteindre et de me coucher. En espérant que le sommeil me prenne vite !
***

La colère ne m’a pas quittée au réveil. J’éprouve toujours une sorte de


sentiment amer. C’est idiot, mais c’est plus fort que moi. Je suis en boucle sur le
fait qu’il ait couché avec moi, juste comme ça.

Et moi ? Je n’ai pas cherché à assouvir une pulsion dans ses bras ? C’est
pareil…

Comme hier, je rapporte un café à Alexeï.

– Tenez, vous allez en avoir besoin. Vous avez l’air d’avoir peu dormi !

Je regrette aussitôt ma phrase. Si je voulais jouer la carte de l’indifférence,


c’est raté !

– Désolée, ça ne me regarde pas, ajouté-je rapidement en m’éloignant.


– Sûrement à cause du son de votre télé ! me lance Alexeï en buvant une
gorgée.

Je me retourne, surprise.

– La porte communicante, c’est bien, mais ça ne vaut pas un mur insonorisé.


Je sais même ce que vous avez commandé au service d’étage, ajoute-t-il sans me
quitter des yeux.
– Mais j’ai mangé à 20 heures !
– Je suis rentré tôt. Je vous l’ai dit, l’attraction ne se commande pas…

Ses mots me perturbent, son regard aussi… Mais je ne veux pas aller plus
loin, ni chercher à comprendre. Ni même me réjouir de l’échec de l’hôtesse de
l’air.

Deux fois !

Je mets de côté ces histoires pour me lancer dans cette nouvelle journée.
Comme la veille, l’activité ne cesse jamais. Et comme la veille, nous en sortons
épuisés. Alexeï se montre distant, une fois de plus. Ça ne me surprend même
plus…
– Tenez, votre billet d’avion. Je vous ai trouvé un vol pour ce soir, j’ai pensé
que vous aimeriez rentrer, me dit-il avant de quitter le salon.
– Merci ! Vous ne rentrez pas ?
– Non, j’ai un rendez-vous d’affaires ce soir. Je rentrerai d’ici un ou deux
jours. D’ailleurs, prenez votre journée demain. Vous avez bien bossé, vous
méritez un peu de repos.
– Oh… Merci.

Le compliment est inattendu. Léger, rapide, mais il a le mérite d’exister.

– À bientôt, Flora !

Alexeï part de son côté. Mon billet d’avion à la main, je n’ai plus qu’à filer à
l’hôtel, prendre mes affaires et m’envoler vers New York !

Rentrer à la maison et oublier tout ça ! Oh, comme j’ai hâte !

***

Voilà une semaine que nous sommes rentrés de San Francisco et Alexeï se
montre plus distant que jamais. J’ai désormais des clés pour accéder librement à
mon bureau, dans son penthouse. Nos échanges sont rapides, souvent par e-mail
d’ailleurs. Cette nuit, entre nous, a certainement influencé la nature de nos
relations. Je ne sais pas si Alexeï m’évite volontairement ou s’il est vraiment
accaparé par son travail. Les retours du salon continuent de tomber, le téléphone
n’arrête pas de sonner.

J’apprécie cette distance. Chaque fois qu’Alexeï est dans la même pièce que
moi, mon corps se réveille. Comme s’il avait décidé d’agir indépendamment de
ma raison, il replonge dans des émois que j’essaie tant bien que mal de contrôler.

Cette nuit a vraiment été une mauvaise idée !

Heureusement que j’ai ma famille, Mila, Abby pour penser à autre chose !
J’attrape mon téléphone pour regarder les photos prises lors de la fête du
4 Juillet, il y a deux jours. Le sourire de Mila dans les jeux gonflables, le jardin
de mes parents décoré aux couleurs des États-Unis, le barbecue d’Abby, Ruth
rayonnante…
C’est sur ce genre d’événements que je dois me concentrer.

La notification sonore de ma messagerie électronique me tire de mes pensées.


Alexeï…

Comment réussir à ne plus penser à lui s’il est tout le temps là ?

De : Alexeï Leskov
À : Flora Taylor
Objet : Organisation de soirée

Bonjour Flora,
J’aimerais organiser une soirée à New York pour surfer sur notre succès
actuel. J’ai réussi à faire venir quelques investisseurs rencontrés à San
Francisco pour l’occasion. Il faudrait que cette soirée ait lieu d’ici trois
semaines, le temps pour moi de rencontrer des contacts supplémentaires.
Je vous laisse carte blanche pour gérer toute l’organisation. Ce sera notre
première prestation à New York, il est important que ce soit parfait.
Alexeï

L’éternelle petite pression…

Alexeï est un paradoxe pour moi. Il me met la pression pour que tout soit
parfait, mais il me fait aussi totalement confiance en me laissant une complète
liberté sur cet événement déterminant pour notre intronisation à New York.
Comme s’il savait qu’en misant sur moi il aurait exactement le résultat qu’il
attend. Il a fait la même chose avec les investisseurs à San Francisco. Il en a
choisi certains, écarté d’autres. Quand il m’a dit qu’il voulait s’entourer des
meilleurs, je ne pensais pas qu’il le ferait avec une précision aussi chirurgicale !
Il a l’air de deviner le potentiel ou la fiabilité de ceux qu’il rencontre avec un
sixième sens très aiguisé.

C’est de la prise de risques contrôlée par une perception aiguë des autres.
C’est impressionnant ! Je suis flattée d’appartenir au cercle professionnel fermé
qu’il construit autour de lui…

Je lui réponds aussitôt. Je prends les choses en main. Et oui, ce sera parfait !
Trois semaines pour réunir la presse spécialisée, inviter les principaux acteurs du
monde médical, les investisseurs…

J’ai déjà ma petite idée sur le traiteur de la soirée !

Complètement plongée dans mon travail, je n’entends pas tout de suite que
quelqu’un frappe à la porte du penthouse. Je me précipite pour ouvrir, les
coursiers n’étant pas du genre patient. Mais c’est Abby que je trouve derrière la
porte.

– J’ai cru que tu ne m’ouvrirais jamais ! me reproche-t-elle gentiment en


entrant.
– J’ai tellement de travail que je ne vois pas le temps passer ! Viens, entre,
mon chef n’est pas là !

Je laisse Abby s’extasier sur le penthouse et sa terrasse pendant que je


sauvegarde rapidement mes dossiers. Nous avons rendez-vous pour visiter un
appartement dans une heure et je ne tiens pas du tout à être en retard !

– C’est magnifique ici ! s’exclame-t-elle en me rejoignant.


– C’est vrai… Mais ce n’est que provisoire ! Au fait, j’ai un boulot pour toi si
tu veux. Et je t’avoue, j’adorerais que tu acceptes, ça m’ôterait une épine du
pied !
– Dis-moi ? me demande-t-elle intéressée en s’asseyant sur mon bureau.
– On organise une soirée dans trois semaines, un événement à plus de cent
personnes, je ne sais pas encore exactement. Tu veux t’occuper de la réception ?
– Si je veux ?! Mais bien sûr ! C’est une aubaine pour moi, ce genre de
soirée ! s’exclame-t-elle, ravie.
– Super, alors c’est réglé. Tu nous feras un prix d’ami, ajouté-je en
plaisantant.
– Et ton boss, il est d’accord pour que ce soit moi ? Je ne suis pas très connue
encore dans le milieu…
– Si je dois attendre de le croiser pour lui demander son avis, je ne serai
jamais prête à temps. Il m’a demandé d’être autonome, proactive, c’est ce que je
fais.

Je ne peux pas m’empêcher de me montrer un peu amère, ce que relève


immédiatement la perspicace Abby.
– Ça ne se passe pas bien entre vous ?

Je m’assois sur ma chaise et me passe la main sur le front. Chez moi, la


dernière fois, ce n’était pas le moment idéal pour tout lui raconter. Seule avec
elle, je peux lui dire tout ce que j’ai sur le cœur.

– Si je m’attendais à ça, finit par me dire Abby, les yeux grands ouverts par la
surprise. Toi qui ne voulais pas du tout te laisser aller il y a quelques jours ! Il
doit être vraiment terrible pour que tu aies transgressé tous tes principes.
– Je pense que je vais lui parler. Je suis sûre que cette nuit pèse sur nos
relations professionnelles. Je dois…
– Tu ne dois rien du tout ! m’interrompt-elle. Tu n’es pas la première à
coucher avec son boss, c’est arrivé, et voilà ! Si tu dis qu’il est passé à autre
chose, fais pareil. Par contre, si tu remets ça sur le tapis, il va croire que ça TE
pose un problème. Alors que non, tout est clair pour toi, non ? Tu n’as pas envie
de recommencer, si ?
– Pas du tout ! Surtout pas, non ! C’était une parfaite erreur ! Plus jamais !
m’insurgé-je vivement.
– Bon, alors pas besoin de discussion. Fais ton job, occupe-toi de toi et tu
finiras par oublier tout ça !

Abby plisse les yeux en me fixant, comme si elle doutait de ma volonté à


passer à autre chose.

– Je vais faire ça, tu as raison, lui dis-je, convaincue. On va visiter cet appart ?

Nous partons, bras dessus, bras dessous à la découverte de ce qui sera peut-
être mon prochain chez-moi. Mais sur le chemin, Alexeï habite encore mes
pensées. Abby a raison, je dois savoir tourner la page, prendre ça plus à la légère
peut-être.

L’appart que nous découvrons chasse tous les nuages. Il est juste parfait pour
Mila et moi. Extrêmement bien situé pour le loyer demandé, tout au nord de
Manhattan dans un quartier calme, à deux pas de l’institut de Mila. Il remplit
tous les critères !

Surtout une troisième chambre !


Je pourrais inviter à dormir mes parents, Abby et surtout Ruth. L’appartement
a juste besoin d’un bon coup de peinture, d’un bon rafraîchissement et d’une
petite touche décorative pour le rendre accueillant et agréable ! J’interroge Abby
du regard et, en toute réponse, elle lève le pouce vers le haut. Elle est aussi
conquise que moi !

– Je le prends ! lancé-je avec enthousiasme à l’agent immobilier.


7. Mensonges et désillusions

Maintenant que l’appartement est trouvé, ma nouvelle vie avec Mila se


concrétise un peu plus. L’emménagement aura lieu d’ici quelques semaines, le
temps de faire de rapides travaux. Les choses se mettent en place comme je le
souhaite. Un job, un appart, la rentrée pour Mila, tout se passe réellement bien,
sans aucun couac à l’horizon.

Ou presque…

Mais ce « couac » avec Alexeï fait partie du passé, non ?

Puisque tout va pour le mieux dans ma vie privée, je décide de prendre un


nouveau départ, au travail, pour démarrer cette nouvelle semaine. Oublier la nuit
à San Francisco, oublier cette terrible attirance que provoque Alexeï chez moi,
me concentrer sur mon travail, retrouver des relations professionnelles normales
avec lui et m’accommoder de son caractère.

Voilà mes résolutions !

Seule au penthouse ce lundi matin, je me surprends à chantonner dans la


cuisine pendant que mon café se prépare. Parce que, oui, tout va bien ! Et la
soirée que me demande d’organiser Alexeï occupe tout mon esprit et mon
planning !

Ce qui s’est passé à San Francisco est resté à San Francisco.

Plongée dans mon travail, je n’entends pas Alexeï entrer, accompagné par une
femme que je comprends être sa nouvelle assistante.

– Flora, je vous présente Mary Lee, notre nouvelle assistante. Mary, voici
Flora, elle gère toute la communication ici et elle te guidera pendant tes premiers
jours. N’hésite pas à la solliciter.
La jeune femme, petite brune dynamique, m’adresse un franc sourire. Je la
sens impressionnée par Alexeï, par les lieux, pas son premier jour aussi.

Et je sais ce que c’est, j’ai vécu la même chose il y a deux semaines !

Alexeï se tourne vers moi. Je connais cette petite lueur dans les yeux. Il avait
la même quand il m’a annoncé notre départ pour San Francisco.

– Flora, j’aimerais que vous m’accompagniez ce matin. Nous avons une visite
de bureaux et j’aimerais votre avis.
– Bien sûr, je prends mes affaires et j’arrive.

Devant Mary, je cache ma joie. Cette proposition est le signe que je compte
encore pour cette boîte et qu’Alexeï n’a pas décidé de me mettre au placard
après notre nuit. Que tout est normal entre nous. Nous laissons Mary prendre
possession de son bureau à côté de celui d’Alexeï. Quant à nous, nous nous
retrouvons rapidement seuls dans l’ascenseur. J’essaie de surmonter le malaise
qui s’immisce en moi, mais c’est Alexeï qui le dissipe complètement en rompant
le silence.

– J’ai réussi à faire intégrer la Care Robotics dans le programme des start-up
suivies par New York University. Ça nous donne droit à des locaux, dans un
endroit le plus à la pointe en matière de nouvelles technologies, m’explique
Alexeï, bras croisés.
– C’est vraiment une bonne nouvelle, j’ai cru comprendre que les places
étaient très demandées pour peu d’élus ! m’exclamé-je, sincèrement
enthousiaste.

Alexeï m’observe un instant.

– J’aime vraiment travailler avec vous, Flora, m’avoue-t-il, droit dans les
yeux. Vous êtes beaucoup plus impliquée que je ne le pensais. C’est important
pour moi de savoir que je ne porte plus mon robot seul, que vous y croyez, vous
aussi. J’apprécie.

Troublée par ces paroles inattendues et leur sincérité, je ne trouve pas les mots
pour le remercier.

– Les locaux sont dans le nord de Brooklyn, reprend-il rapidement. Nous


devrions y être dans une dizaine de minutes si la circulation est bonne.

C’est la première fois que je monte dans sa voiture depuis le jour de l’orage.
Par réflexe, je regarde si mon vieux parapluie ne gît pas quelque part. Mais
aucune trace de lui. Et je refuse de poser la question à Alexeï. Cette rencontre
n’a plus rien à faire dans notre relation strictement professionnelle.

La promiscuité de nos corps dans l’habitacle joue contre moi. Je lutte contre
les souvenirs de cette nuit qui affluent, encouragés par les effluves de son
parfum. Est-ce qu’Alexeï y pense, lui ? Un coup d’œil discret de son côté ne
m’apporte aucune réponse. Son visage est toujours impassible. Rien chez lui ne
trahit un quelconque sentiment à mon égard ni même une tension. Je suis tout
son contraire. Je lutte contre moi-même mais au creux de mon ventre, je sens
comme une boule de désir me titiller encore.

Je devrais suivre son exemple et arrêter de me torturer l’esprit !

La seule solution pour me calmer : parler boulot. Je lui fais un rapide point
sur la soirée à venir, sur mes avancées, les invités qui ont répondu présents, ceux
dont j’attends encore la réponse, les perspectives de publication dans des
magazines de référence… Je parle beaucoup, et vite, lui laissant à peine la
possibilité d’intervenir.

Je finis par me taire et c’est dans un silence tendu (pour moi) que nous
prenons la direction de Brooklyn Bridge. Il nous faut peu de temps pour
rejoindre l’Urban Future Lab, le lieu de référence des start-up high-tech de la
ville.

Moi qui n’y connaissais rien en matière de technologie il y a encore quelques


semaines, voilà que je vais évoluer au cœur de cet univers comme un poisson
dans l’eau !

Dans le grand hall d’accueil du building, un homme nous accueille


chaleureusement.

– Monsieur Leskov, bienvenue chez nous !


– Merci. Voici ma collaboratrice, Flora Taylor.
– Je vois que vous souhaitez avoir un point de vue féminin pour vos locaux !
s’exclame notre interlocuteur, affable. Votre assistante pourra vous conseiller sur
la décoration !

Pardon ?!

Je m’apprête à répondre à cette remarque sexiste, mais Alexeï se montre plus


rapide que moi.

– Cette réflexion est totalement inutile et particulièrement déplacée. C’est


consternant d’entendre ce genre de commentaires, encore plus dans un endroit
aussi à la pointe de la modernité, lui lance-t-il glacial, en tournant les talons vers
la sortie.
– Je maîtrise parfaitement les réseaux sociaux, nettement moins la décoration.
Je sais par exemple quel genre de bad buzz pourrait avoir ce genre de remarque,
ajouté-je en jetant un regard noir au responsable avant de suivre Alexeï.

Alexeï a été prompt à prendre ma défense… Ou celle des femmes en général !

– Attendez ! nous rattrape le responsable, confus. Veuillez accepter toutes mes


excuses, mademoiselle Taylor.

Alexeï m’interroge du regard. Est-ce que je veux partir ou poursuivre la


visite ? Il me laisse le choix. Je réfléchis un court instant, juste le temps de
laisser le responsable imaginer le pire.

– OK, continuons, décidé-je en optant pour l’indifférence.

Alexeï m’adresse un signe de tête. J’aime la façon qu’il a de me montrer


combien mon avis est important pour lui. Il aurait respecté mon choix si j’avais
voulu claquer la porte. Mais les lieux valent plus que cet idiot de responsable, et
la Care Robotics a toute sa place ici. Hors de question de laisser cet abruti nous
retirer cette belle vitrine !

Les bureaux qui nous ont été réservés sont spacieux et lumineux. Situés dans
les derniers étages, ils offrent même une vue magnifique sur Brooklyn et l’East
River, plus loin. Je laisse Alexeï parler avec le responsable. Celui-ci n’en mène
pas large, d’autant qu’Alexeï ne se défait pas de son ton froid et distant.

Tout est extrêmement bien conçu. Un petit hall d’accueil sépare l’entrée des
bureaux, les cloisons délimitent les espaces… Je me revois il y a quelques jours
en train de visiter l’appartement. Les bureaux me procurent la même sensation
de bien-être et je me projette déjà à l’idée de travailler ici.

Je continue ma visite et pousse la porte d’une sorte de remise, très pratique


avec ses étagères murales.

– Flora, vous êtes là ? fait la voix d’Alexeï dans mon dos.

Je me retourne et me retrouve quasiment nez à nez avec lui tant la remise est
étroite. Une situation qui me replonge aussitôt dans mes souvenirs, quand, en
maillot de bain sous mon peignoir, nous nous tenions à quelques centimètres l’un
de l’autre avant qu’il m’embrasse…

Cette image du baiser, ses sensations, ce regard qu’il pose sur moi à cet
instant précis me mettent mal à l’aise.

– J’ai trouvé ce placard… Il est grand, et les étagères ont l’air solide. On
pourra facilement mettre nos documents ici, ce sera parfait. Non ?

Mon flot de paroles est rapide, mon trouble est palpable. Pire, Alexeï esquisse
un léger sourire en coin.

– Vous savez, Flora, avec l’informatique, on ne stocke plus nos dossiers dans
des boîtes d’archives… Le cloud est vraiment utile pour ça, m’explique-t-il, un
peu moqueur. Mais vous avez raison, les étagères sont belles.

Son bras se lève pour en toucher une, m’effleurant au passage.

Tout ce qu’il ne fallait pas faire…

Je sens tous mes moyens me quitter les uns après les autres…

– Vous avez raison, murmuré-je presque. Je ne sais pas ce qu’on pourra faire
de cette pièce alors…

Au contraire, j’imagine très bien ce que nous pourrions y faire…

Mon rythme cardiaque s’accélère, je me sens rougir. Il faut que je quitte cette
pièce, mais Alexeï est devant la porte et il n’a déjà plus le même regard. Est-ce
qu’il pense à la même chose ? Sa main effleure ma joue dans un geste inattendu
qui me fait sursauter.

– Il faudra enlever les toiles d’araignée, chuchote-t-il en prenant un ton plus


grave.

Je me mords les lèvres, incapable de respirer. Je sens sa chaleur irradier


autour de moi, son parfum. Je lève les yeux vers lui et je n’ai que le temps de le
voir fondre sur mes lèvres. Je lui rends son baiser, incapable de résister, je
m’accroche à ses bras alors que ses mains se pressent dans mon dos. Pire, je
l’embrasse avec autant de fougue que lui, comme si je ne rêvais qu’à ça depuis
l’autre nuit…

Quand je me recule autant que le permet l’espace de la remise, je suis prise de


vertiges.

– Il vaut mieux que je sorte d’ici… soufflé-je sans le regarder.

Alexeï s’écarte, sans me retenir. La lumière du jour m’éblouit. Le responsable


n’est pas là…

Heureusement, lui qui pensait déjà que j’étais là pour la décoration… S’il
nous voyait sortir tous les deux de la remise…

Je reprends ma visite des locaux et en profite pour me calmer. Alexeï sort et


jette un œil dans ma direction. Je refuse de l’approcher. Je prendrai le bus, le
métro, mais je ne veux plus de cette proximité.

C’est trop dangereux !

Mon téléphone se met à sonner. Je réponds machinalement mais ce que


j’entends me fait l’effet d’une douche froide.

– Comment va-t-elle ?! m’écrié-je presque.

Mon regard croise celui d’Alexeï. Je le vois serrer la main du responsable et


s’approcher de moi, le regard inquiet.
– J’arrive tout de suite, dis-je rapidement en raccrochant.
– Est-ce que ça va, Flora ? me demande Alexeï.
– Non ! Je… balbutié-je, tremblante. Mon… Mon amie, celle dont je vous ai
parlé… Elle a fait un malaise. C’était l’hôpital et je…
– OK, venez, on y va ! réagit-il promptement.

Dans la voiture qui nous amène à Newark, je triture mon téléphone. Ruth a
fait un malaise. Elle était seule chez elle sans personne pour l’aider. Elle a de
plus en plus besoin d’aide, besoin de quelqu’un à ses côtés. Sinon…

– Cette amie, elle n’a personne d’autre que vous ? me demande Alexeï, les
yeux rivés sur la route.
– Non… Je suis la seule famille qu’il lui reste…
– Famille ?
– Je suis sa belle-fille, avoué-je à Alexeï. Son fils et moi, nous étions
ensemble avant qu’il ne meure… Je n’ai jamais coupé les liens avec elle, elle fait
partie de ma famille.

Je parle sans filtre, bouleversée par la réalité qui me rattrape. Trop concentrée
à construire ma vie, à penser à mes états d’âme, j’ai laissé Ruth de côté. Je n’ai
pas vu qu’elle allait mal au point de faire un malaise…

Elle semblait aller si bien le jour de la fête de l’Indépendance !

Alexeï se tait, me laissant à mes pensées. Je m’en veux d’avoir été si égoïste.
Je n’ai même pas pensé une seule minute à l’appeler ou à aller la voir depuis !

Arrivés à l’hôpital, nous nous dirigeons vers l’accueil où je demande des


nouvelles de Ruth. Heureusement, elles sont plutôt rassurantes. J’ai le droit
d’aller la voir.

– Je vais rentrer à New York, me dit Alexeï, distant. Si vous avez besoin de
quelque chose, appelez-moi…
– Merci… lui lancé-je avant de m’engouffrer dans les couloirs.

Qu’il parte et qu’il emporte avec lui toutes ces pensées qui me font perdre de
vue l’essentiel… Oh, Stan, pardonne-moi !

Je retrouve Ruth endormie dans son grand lit. Son visage est paisible. Mais
elle a l’air si petite, si fragile… Le médecin que je rencontre m’explique que son
voisin l’a vue depuis sa fenêtre tomber dans sa cuisine. Les secours sont arrivés
rapidement et son malaise ne devrait pas provoquer de séquelles. Il lui a donné
des médicaments pour l’apaiser et la faire dormir un peu. Je le remercie, jette un
dernier regard à Ruth avant de prendre le chemin de la cafétéria pour me
remettre de mes émotions.

Quand je remonte dans sa chambre, une dizaine de minutes plus tard, je la


retrouve assise dans son lit, un grand sourire aux lèvres, le regard pétillant.

– Flora ! Tu ne devineras jamais qui j’ai vu ! s’exclame-t-elle pleine de joie


quand elle m’aperçoit.
– Qui ? lui demandé-je, surprise de la voir aussi en forme.
– Mon fils !
– Stan ?
– Non, Alex !

OK… Les médicaments la font délirer…

– Tu ne veux pas t’allonger, Ruth ? Je vais rester avec toi, lui dis-je
doucement en posant ma main sur la sienne.

Je l’aide à s’installer confortablement, je caresse ses cheveux, lui souris.


Exactement ce que je ferai avec Mila après un cauchemar.

Ruth ne peut plus rester seule… Mais je n’ai aucune envie de la mettre dans
une maison de retraite… Et avec quel argent ?

***

Le lendemain soir, directement après le travail, je file à l’hôpital retrouver


Ruth. J’ai pensé à elle toute la journée, j’ai fait mes comptes, cherché des
solutions pour que ce genre d’incidents ne se produise plus. Pour avoir de
l’argent, je dois faire des économies sur le loyer, trouver un appartement plus
petit…

Et même avec ça, je ne suis pas sûre de lui trouver un endroit décent !

La porte de la chambre de Ruth n’est pas fermée. Elle a même une visite.
L’homme se tient de dos et sa silhouette attire mon attention.

Impossible… Pourquoi est-ce qu’Alexeï serait là ?

– Flora ! s’écrie Ruth en m’apercevant sur le pas de la porte. Viens que je te


présente mon fils !

Alexeï se retourne vers moi. Son visage ne trahit aucune émotion. Il est
fermé, comme à son habitude.

– Ruth, tu te trompes, c’est Alexeï Leskov, mon chef… tenté-je de l’apaiser.


– Non, c’est bien Alex, le frère de Stan !

Ruth déborde de joie. Je me retourne vers Alexeï pour l’interroger du regard.

– Je pense qu’il n’est pas bon de la laisser croire que vous…


– Elle a raison, Flora, me coupe-t-il, la voix grave. Je suis Alex.

On nage dans l’hallucination collective, ce n’est pas possible !

– Oui, il est revenu ! Mon grand fils est revenu !

Je ne bouge pas, ne fais aucun geste. Je ne crois pas ce qui se passe. Je scrute
Alexeï. Dans ma tête, c’est l’incompréhension la plus totale.

– Désolé que tu l’apprennes de cette façon. Je comptais te dire la vérité, mais


je devais voir ma mère avant. Surtout après…

Je ne le laisse pas terminer sa phrase. Je pars. Je cours presque. Je bouillonne


intérieurement, j’éprouve un mélange de colère et de déception. Et une profonde
envie de vomir. Je ne peux pas exploser devant Ruth qui a l’air si heureuse. Mais
je ne veux pas assister à ça.

– Flora, attends !

Alexeï me rattrape dans le couloir de l’hôpital.

– Ne m’approchez pas ! hurlé-je presque. Vous m’avez menti, depuis le


début ! Vous m’avez manipulée pour reprendre contact avec Ruth ! Vous vous
êtes servi de moi !

Je sens les larmes couler sur mes joues. La colère jaillit et je ne cherche pas à
la contrôler.

– Je ne veux plus rien avoir affaire avec vous ! Vous resterez à mes yeux le
frère le plus lâche, celui qui a laissé tomber sa famille et fuit ses responsabilités !
Le changement de nom, c’est pour éviter les ennuis avec la police ? Pour laver
votre conscience, oublier que vous êtes mêlé à une affaire de meurtre ? Ne
m’approchez plus, Alexeï, Alex, Sacha, qui que vous soyez !

Je ne lui laisse aucune chance de se défendre. Il n’en a pas le droit de toute


façon !

Je cours pour sortir de là, mettre de la distance entre lui et moi. La culpabilité
me prend soudain les tripes à m’en faire suffoquer. Je suis obligée de m’arrêter,
de me soutenir à un mur.

J’ai couché avec le frère de Stan…

J’ai couché avec son ennemi juré !

À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
8. Intrusion

C’est Alex, le frère de Stan !

Les mots de Ruth résonnent encore dans ma tête, comme un écho depuis
presque une semaine. Ça et le souvenir de son bonheur d’avoir retrouvé un fils.

Sacha, Alexeï, Alex…

Depuis presque une semaine, ma colère ne retombe pas. Je bouillonne,


incapable de remettre mes idées en place. Ce sentiment d’avoir été manipulée ne
me quitte pas. Est-ce qu’Alexeï savait qui j’étais ? Est-ce qu’il s’est servi de moi
pour reprendre contact avec sa mère ? Est-ce qu’il connaissait mon lien avec
Stan avant de coucher avec moi ?

Car c’est ça le pire… Ce qu’on a fait, cette nuit-là, à San Francisco. Cette
attirance que j’ai éprouvée, cette façon de me laisser aller dans ses bras…

Je n’ai pas approché un seul homme depuis le suicide de Stan. Pas le temps,
pas l’envie.

Pas prête.

Et la seule fois où je remets en question cette décision, c’est avec son frère !

Mais qu’est-ce que j’ai fait !

J’observe Mila sur le toboggan du parc. À cette heure de la journée, il n’y a


personne. Je ne devrais pas y être moi non plus, mais il était impensable de
retourner travailler pour Alexeï dans ces conditions. J’ai donné ma lettre de
démission à Mary Lee. Il a cherché à me joindre, mais je n’ai pris aucun de ses
appels.

Je ne veux rien avoir affaire avec lui… Qu’il disparaisse de ma vie, je ne lui
pardonne pas. Je ne ME pardonne pas.

Mila s’amuse. Dans sa petite robe rouge, ses boucles brunes sur son front, elle
affiche son petit air espiègle. Elle a le terrain de jeu pour elle toute seule, elle
peut s’en donner à cœur joie. Explorer, escalader, monter, descendre, seule, sans
les autres enfants qui irrémédiablement lui rappellent son handicap. Pas
forcément méchamment, mais toujours maladroitement. Mila n’est pourtant pas
du genre à se faire marcher sur les pieds, mais elle s’isole, de guerre lasse, trop
fatiguée du haut de ses 3 ans à essayer de s’intégrer ou se faire comprendre.

L’institut aurait tout changé, les implants auraient pu l’aider. Mais je n’ai
plus de job.

Mes actes ont des conséquences directes sur Mila. Comment est-ce que j’ai
pu…

Il va falloir tout recommencer.

Et oublier Alexeï. Alex.

Son oncle…

Je saute sur mes pieds, décidée à ne pas me laisser emporter à nouveau par
cette colère. Je ne la veux pas quand je suis avec Mila. Je dois mettre cette rage
au profit de notre avenir. Pour réparer, rebondir. Préserver son avenir. Je dois
avancer pour elle, pour nos projets, pour sa vie à elle !

– Mila ! Il est l’heure de rentrer, petite cascadeuse !

Je ne sais pas si Mila comprend mes signes alors qu’elle se trouve la tête à
l’envers, suspendue à une barre, mais elle revient sur terre dans une pirouette qui
fait frémir mon cœur de maman. Je suis surprise de l’absence de résistance de sa
part. La promesse d’une fournée de cupcakes vanille-framboise y est
certainement pour quelque chose !

Nous rentrons main dans la main à l’ombre des arbres de notre quartier. Tout
est paisible ici, rien à voir avec celui de notre prochain appartement à New
York !
Si j’arrive encore à l’avoir sans job…

L’odeur de cuisine nous parvient avant même de passer le porche de la


maison. Mila me lâche la main pour entrer en trombe, mais je la rattrape dans un
réflexe de protection pour l’attirer contre moi.

Alexeï est là, au côté de ma mère dans le salon.

Je me fige, sur la défensive. Je sens la colère gronder en moi. Devant ma


mère, pas question d’exploser. Elle ne sait rien de toute cette histoire, j’ai été très
vague quant à mon départ de la Care Robotics, prétextant simplement que la
boîte n’avait pas trouvé les fonds nécessaires pour payer mon salaire…

– Flora, j’allais justement t’appeler. M. Leskov est venu te voir et je…


– Mila, va avec Mamie Chat dans la cuisine pour manger les gâteaux, soufflé-
je à ma fille, en la poussant rapidement hors du salon.
– On va laisser Maman parler au monsieur, s’empresse d’ajouter ma mère en
l’entraînant dans le jardin, surprise par ma réaction.

Le regard perçant d’Alexeï se pose sur Mila puis revient sur moi. Je me sens
comme une louve, prête à mordre pour protéger ma fille. Ils sont liés lui et elle
par des liens de sang, mais je ne veux même pas en entendre parler, encore
moins y penser. Alexeï n’appartient pas à ma famille. Encore moins à celle de
Mila !

Un silence pesant s’installe entre nous. Je croise les bras sur ma poitrine. Ce
n’est pas l’envie qui me manque de le mettre dehors ! Quel culot de venir chez
moi !

– Tu n’as pas répondu à mes appels, se contente-t-il de me dire en se levant, la


voix pleine de reproches.
– Je n’ai rien à te dire.

Je contiens ma colère. Je suis froide, glaciale. Aussi glaciale qu’il a pu l’être


parfois.

– Tu aurais pu au moins me prévenir de ta démission ! Nous avions des


dossiers en cours, toi et moi !
– C’est tout ce qui compte pour toi ? Ton job ? Ta boîte ?! Débrouille-toi sans
moi ! Il est hors de question que je travaille avec quelqu’un comme toi !
– Et qu’est-ce que tu sais de moi au juste, Flora ? me demande-t-il, sombre.
– Tout ce que j’ai besoin de savoir pour ne pas vouloir de toi dans ma vie,
privée comme professionnelle.

Alexeï s’approche de moi, je recule d’un pas, vers la porte. Je tremble de


colère sous son regard inquisiteur. Il a l’air furieux lui aussi. De quoi ?! Quel
droit a-t-il de m’en vouloir et de débarquer ici pour me faire des reproches ?!

J’ouvre la porte d’entrée. Le message est clair. Qu’il parte !

– On ne peut donc pas discuter ?


– Je ne discute pas avec quelqu’un qui m’a menti et manipulée ! Il n’y a que
Ruth qui est heureuse de te voir. Pas moi !
– Je ne t’ai pas menti, Flora, tu te trompes !
– Alors pourquoi tu ne m’as pas dit que tu étais le fils de Ruth ? Le frère de
Stan ! Est-ce que tu savais qui j’étais avant que nous… cette nuit-là ?
– Non ! Je ne savais rien de mon frère et toi ! Tu me l’as appris quand nous
sommes allés à l’hôpital, souviens-toi !
– Bon sang, tu es le frère de Stan, comment j’ai pu !

Je ferme les yeux et passe une main lasse sur mon visage. La culpabilité me
ronge à m’en faire mal !

– Je ne t’aurais pas touchée si j’avais su… ajoute-t-il, la voix adoucie.


– Ah bon ?! Pour respecter la mémoire de ton frère ? explosé-je en lui jetant
un regard furieux. Depuis quand Stan avait un intérêt pour toi ?! Où étais-tu
quand il est mort ? Tu les as laissés tomber !

Alexeï fait un pas en arrière, comme si je l’avais giflé. Un éclat passe dans ses
yeux, fugace. Tristesse ? Colère ? Je m’en fiche royalement.

– Tu ne sais absolument rien de ce qui s’est passé, Flora, souffle-t-il, la


mâchoire crispée.
– Je sais tout ce que Stan m’a dit à ton sujet. Sors de ma maison ! Aie au
moins le respect de ne pas sous-entendre qu’il ait pu me mentir !

Je ne peux plus me retenir. S’il ne part pas maintenant, je suis capable du pire,
de le pousser, de le frapper, je ne sais pas… Je serre les dents, retenant mes
larmes de colère. Je suis à bout, mes nerfs lâchent.

Qu’il parte…

– OK. J’ai laissé tes papiers sur la table du salon, dit-il, de nouveau
impassible. Je suis aussi d’accord sur le fait que nous ne pouvons plus travailler
ensemble.

Il me tourne le dos et s’apprête à quitter les lieux. Mais il s’arrête devant une
photo de Mila, encadrée à côté de la porte.

– Quel âge a ta fille ? me demande-t-il en se retournant.

Mon sang se glace.

Pas Mila.

– Rien de ce qui me concerne ne te regarde désormais !

Je claque la porte et pose mon front dessus. Je ne retiens plus mes larmes. Je
tremble, j’ai besoin de souffler, de me remettre, de prendre l’air… Mon
désormais ancien chef, Alexeï, vient de sortir de ma vie.

Mais Alex ?
9. Confidences

[On peut se voir maintenant ?


C’est urgent !]

[Un souci ?
Je suis au local, viens !]

Abby. Elle est la seule à qui je puisse confier tout ça.

Je file dans le jardin rejoindre ma mère pour lui indiquer que je dois
m’absenter, en essayant tant bien que mal de rester naturelle. Si elle se rend
compte de quelque chose, elle aura le tact de ne pas le relever. Je serre Mila
contre moi, respire l’odeur de ses cheveux, j’embrasse sa joue rebondie par un
morceau de cupcake.

– Je reviens très vite, lui dis-je tendrement. Maman t’aime très fort, Mila.

Je file jusqu’au local d’Abby, en centre-ville. Il s’agit de son laboratoire de


traiteur, là où elle cuisine et prépare ses commandes. Quand elle m’ouvre, je
comprends aussitôt qu’elle est en plein rush.

– Je te dérange ? lui demandé-je en la suivant à l’intérieur.


– Non, au contraire, tu vas m’aider ! Attrape ce tablier et remplis ces verrines
de cette sauce. J’ai une commande pour ce soir et je suis à la bourre sur le
timing !

Je m’exécute sans hésiter. Un peu d’activité manuelle ne me fera pas de mal !

– Qu’est-ce qui t’amène ? finit-elle par me demander sans interrompre ses


allées et venues. Tu n’es pas censée être à New York ?
– Non… Je ne travaille plus là-bas.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? m’interroge-t-elle en relevant la tête, étonnée. Je
croyais que le job te plaisait ? Ne me dis pas que ça remet en question la
soirée ?!
– Non, la soirée est maintenue, tu as un contrat, ça ne le remet pas en cause…
C’est juste que… Alexeï Leskov, mon chef, c’est Alex Sparks, le frère de Stan.

Abby suspend son fouet dans les airs et ses yeux s’agrandissent de surprise.

– OK, dit-elle en éteignant le feu sous la casserole. Tu vas m’expliquer ça


parce que je crois que j’ai raté un épisode.
– Tu te souviens du frère de Stan ?
– Celui qui est mêlé à une histoire de meurtre et qui a disparu de la
circulation ? Oui, bien sûr, c’était le meilleur ami de mon frère !
– Il est revenu ici, à New York. Sous un faux nom et…
– Attends… réalise-t-elle, Alex ?! Alex est de retour ?
– Oui.
– Alex était ton boss ? Oh merde, Flo ! Et en plus, tu as…
– Oui… !!!
– Mais… Comment c’est possible ? Comment tu l’as su ?

Je lui raconte tout, le malaise de Ruth, sa joie de retrouver son fils, ma


démission et sa visite de tout à l’heure. Plus j’avance dans mon récit, plus Abby
est sidérée.

– Et comment tu te sens maintenant ? me demande-t-elle en s’approchant de


moi, pleine de sollicitude.
– Je ne sais pas, tout se bouscule dans ma tête… Je me sens coupable, en
colère après moi, après lui…
– Et dire que j’aurais pu le croiser, le reconnaître peut-être ! Eddy et lui
étaient vraiment proches avant qu’il ne s’enfuie ! Je me demande s’il se souvient
de moi… Mais bref ! Cette histoire est complètement dingue ! Qu’est-ce qu’il t’a
dit exactement ?
– Rien ! Je refuse de discuter avec lui ! Après ce qu’il a fait, ce que Stan m’a
dit sur lui, je ne veux rien savoir de lui.
– C’est vrai que Stan n’était pas tendre à son sujet… Je me souviens des
colères qu’il piquait quand on lui parlait de son frère. Et c’était encore pire avant
que tu n’arrives à Newark.
– Même un an après son départ, Stan n’a jamais pardonné à son frère de les
avoir abandonnés… soupiré-je.
– Et il ne craint pas de se faire arrêter par la police ? Alex a quand même été
impliqué dans une histoire de meurtre et…
– Je te dis, je ne veux rien savoir de ce type ! Qu’il se fasse arrêter, ce n’est
pas mon problème ! Je souhaite juste que son retour n’affecte pas trop Ruth, elle
a bien assez souffert comme ça. S’il devait disparaître une seconde fois, je ne
suis pas sûre qu’elle tiendrait le coup…

Abby m’observe. Je continue à remplir ses verrines aussi consciencieusement


que possible. Mes mains tremblent encore un peu, mais ça me fait un bien fou de
lâcher tout ce que j’ai sur le cœur. Même si ça n’enlève rien de cette culpabilité
qui me colle aux tripes.

Il va falloir du temps pour que je digère ma trahison.

– Comment tu le vis ? me demande-t-elle doucement.


– Mal… Terriblement mal, arrivé-je à articuler avant d’être submergée par les
sanglots.
– Viens là…

Abby m’attire contre elle pour me consoler. Je me laisse aller dans ses bras.

Décharger mes bagages quand ils sont trop lourds…

– On pourrait aller voir Eddy si tu veux, me propose-t-elle en me caressant les


cheveux. Il pourrait t’en dire plus sur Alex, te donner un autre avis sur lui, sur
qui il était vraiment et…
– Non, répété-je, je ne veux rien entendre qui pourrait l’excuser ou le
défendre. Stan m’a tout dit ! m’écrié-je en m’écartant brusquement d’Abby.

J’essuie mes larmes avec rage d’un revers de la main. Si Abby s’y met elle
aussi !

– Écoute, Flora, continue-t-elle avec douceur. Je ne remets pas en question ce


qu’était Stan, encore moins ce qu’il disait. Mais peut-être qu’Alex n’a rien à se
reprocher dans cette histoire de meurtre, sinon pourquoi revenir ? Peut-être que
la colère que ressentait Stan contre son frère lui faisait exagérer certaines
choses ?
– Et il avait de quoi être en colère ! Son frère l’a laissé tomber, le laissant seul
avec Ruth, avec ses problèmes ! Stan a géré tout seul ! Quoi qu’il se soit passé,
c’est trop facile qu’Alex revienne maintenant, comme si de rien n’était et que
tout le monde l’accueille avec plaisir, comme si c’était le fils prodige !
– Ce n’est pas ce que je fais, Flo.
– J’ai trahi Stan en couchant avec ce frère qu’il détestait… S’il me regarde de
quelque part, j’imagine combien il doit être déçu !
– Hey… Tu ne savais pas, tu n’as rien fait de mal…

Abby persiste dans ses gestes de réconfort. Je ne la repousse pas cette fois,
même si je ne suis pas d’accord avec elle. Je me remets sur ses verrines avec
l’énergie du désespoir.

– Tu ne te débrouilles pas trop mal, me lance-t-elle, admirative, pour changer


de sujet.

Je souris, malgré tout, en observant mon travail. Le résultat n’est pas vilain
pour une débutante.

– Ça te dirait de travailler avec moi ? enchaîne Abby.


– Quoi ? Moi ?! En cuisine ?
– Peut-être pas en cuisine, mais pour des extras, en salle ? Ça ne te fera pas de
mal de te changer un peu les idées et je peux te payer un salaire en attendant que
tu retrouves un job. Qu’est-ce que t’en penses ?
– Quand tu parles d’extra, tu penses à la soirée pour la Care Robotics ? Parce
que je t’arrête tout de suite, je n’ai aucune envie de revoir Alex !
– On peut s’arranger, te mettre dans les coulisses… C’est la plus grosse soirée
de mon agenda ces prochaines semaines et elle va payer ! C’est l’occasion de se
faire de l’argent ! Et je sais que tu en as besoin !

Abby a raison… Je ne peux pas refuser une rentrée d’argent avec tous les
frais que j’ai engagés, surtout avec l’appartement de New York.

– OK, mais promets-moi que tes coulisses seront hermétiques !


– Promis !

L’atmosphère se détend petit à petit. Abby n’a plus de temps à perdre pour sa
commande et je décide de continuer à lui donner un coup de main. Notre
discussion prend un tour plus léger et les tentatives de mon amie pour me faire
sourire fonctionnent presque. Mon cœur est lourd. Il me faudra du temps pour
que je retrouve un peu de légèreté, que je me pardonne mon écart. Que j’oublie
l’image même de Sacha, de tout ce que j’ai pu éprouver dans ses bras. Que je
fasse le deuil d’un job de rêve.

Et que je me relance encore une fois dans ma quête du meilleur pour Mila.
10. Et si ?

Deux jours après la visite d’Alex à la maison, je me rends au chevet de Ruth.


Je prends soin d’y aller plus tôt dans l’après-midi pour éviter d’y croiser son fils
aîné. Mais si j’arrive à l’éviter, impossible de ne pas entendre parler de lui. Ruth
est heureuse, sa voix est chantante. Pour ne pas la blesser, je ne dis rien et tente à
chaque fois de parler d’autre chose. Ou de Mila. La grand-mère adore sa petite
fille. D’habitude, elle est le centre de son monde. Mais pour la première fois,
Alex l’éclipse.

Alex éclipse tout… Et il n’en a pas le droit…

– Il faudra que tu parles à Mila de son oncle ! me lance-t-elle avec joie. Et on


pourrait tous se réunir, comme une vraie famille.

Ruth ne se rend pas compte à quel point ses mots sont des coups de poignard.
Stan m’a expliqué qu’elle n’a jamais rien su des circonstances exactes du départ
de son fils. Qu’il ne lui a jamais rien dit pour ne pas lui faire de mal, qu’il ne
s’est jamais plaint auprès d’elle de ce frère absent. Aujourd’hui, je trouve ça
tellement injuste de voir avec quelle facilité elle l’intègre à sa vie, avec quelle
joie elle lui tend les bras, comme si elle n’avait pas souffert de son départ, ni de
son absence. Ruth n’a aucune rancœur. Elle ne voit que le bien…

– Est-ce que les médecins t’ont dit quand tu pouvais sortir ? lui demandé-je
sans répondre à sa question.
– Ils ne me disent rien, mais Alex se charge de tout ça…
– Oh…

Le coup est rude à encaisser. J’ai toujours été la seule à m’occuper de Ruth,
après Stan.

– Tu vas pouvoir te reposer un peu, Flora, ajoute-t-elle en me prenant la main.


Tu n’as plus besoin de t’occuper de la vieille femme que je suis, Alex est là
maintenant.
– Mais j’aime m’occuper de toi, Ruth ! Je te connais mieux que personne, j’ai
toujours été là, et…
– Tu as Mila, c’est à elle que tu dois donner toute ton énergie !

Ruth tapote ma main de ses doigts. Dans sa robe de chambre rose, ses
cheveux plus ou moins coiffés, elle a l’air si petite et pourtant si décidée. Je
m’apprête à me laisser convaincre quand trois petits coups brefs frappés à la
porte nous interrompent. Au sourire qui se déploie sur le visage de Ruth, je n’ai
pas besoin de me retourner pour savoir qui est entré dans la chambre.

Dois-je tirer un trait sur Ruth pour ne plus avoir à le croiser ?

– Je vais te laisser, me contenté-je de dire en l’embrassant.


– Reste, ça me fait plaisir de vous avoir tous les deux !

Ruth tient toujours ma main en otage, fermement. Il faudrait que je fasse un


geste brusque pour me soustraire à ce contact, mais il pourrait la surprendre et la
plonger dans l’incompréhension. Ou pire, la blesser. Et ce n’est pas ce que je
veux.

Alex vient embrasser sa mère et s’assoit sur le fauteuil de l’autre côté du lit,
en face de moi. Je me contente d’un bonjour du bout des lèvres pour répondre au
sien, naturel. Banal.

Je ne lui adresse pas un seul regard, pas un mot non plus. Je m’enferme dans
mon silence, laissant à Ruth le monopole de la discussion. Ses yeux pétillent,
elle irradie de bonheur. Quant à Alex, sa voix est chaude, douce quand il
s’adresse à elle.

Moi qui ai connu sa facette glaciale…

– J’ai trouvé une maison de repos, annonce soudain Alex. Je pense qu’elle
serait bien pour Ruth, mais j’aimerais avoir ton avis aussi, Flora. Ils peuvent
l’accueillir dès sa sortie d’ici.
– Ah oui ? fais-je, la voix quelque peu étranglée.
– Elle est assez bien située, à deux pas de New York, explique-t-il en me
tendant un prospectus. Très facile d’accès pour que nous puissions venir te voir,
Flora et…
– Ruth a toujours vécu à Newark, elle y a ses habitudes !

Je l’interromps sans douceur. Il vient à peine de débarquer dans la vie de Ruth


et il compte déjà tout régenter ?!

Je rêve !

– Oh Flora ! New York, c’est une très bonne idée, s’enthousiasme la vieille
dame. Je serai plus proche de Mila et toi ! Ce sera encore plus simple pour venir
me voir !
– Mais…

Alex ne me laisse pas le temps de continuer. Il lui parle du lieu, des jardins,
du calme… Je lui jette un regard noir mais ce que je lis dans ses yeux, à ce
moment-là, me fait perdre pied. J’y vois une tendresse infinie, cette même lueur
qu’a Mila quand elle me regarde lui raconter une histoire, le soir.

Un regard plein d’amour de l’enfant à sa mère, un regard qui ne ment pas…

Mais tout ça arrive bien trop tard !

– Flora ?

La voix d’Alex me fait presque sursauter. Quand je croise son regard, quelque
chose en moi s’éveille.

Non, non, hors de question. Je ne dois plus rien ressentir !

Ses yeux bleus m’interrogent.

– Oui ?
– Qu’est-ce que tu en penses ?

Je pense que je voudrais que tu ne sois jamais revenu ici…

– Si c’est ce qu’il y a de mieux pour Ruth, me contenté-je de répondre en


regardant la vieille dame. Je vais devoir te laisser maintenant.

Cette fois, elle me lâche la main pour me laisser partir. J’attrape mon sac
quand une infirmière entre dans la chambre, nous apprenant qu’il est l’heure
pour Ruth de subir les examens de routine. Alex sort derrière moi. Je sens sa
présence dans mon dos, mais je ne me retourne pas. C’est assez dur comme ça
de le voir, il faut aussi que je lutte contre cette petite chose qui remue en moi
quand il est là, tout près.

– Je sais qui est Mila, me lance-t-il alors que je suis sur le point de partir. Tu
n’as pas non plus été très honnête avec moi !

Mon sang ne fait qu’un tour dans mes veines. Je reviens aussitôt sur mes pas.

– Tu veux te rapprocher de ta mère, je ne peux pas l’empêcher. C’est même


ton devoir, un devoir que tu n’as pas assumé il y a quelques années. Mais tu n’as
rien à voir avec Mila ! Tu ne sais pas qui elle est, tu ne sais rien d’elle !
– Je sais que c’est la fille de mon frère…
– Et c’est tout ! Je refuse de lui parler de son oncle qui a laissé tomber sa
famille parce qu’il est impliqué dans une histoire de meurtre ! Il est hors de
question que ma fille soit mêlée à tout ça !

Cette fois, c’est bien un éclat de douleur que je vois briller dans les yeux
d’Alex. Je l’ai blessé. Volontairement. Je n’en suis pas fière, mais je sortirais à
nouveau les griffes s’il me parlait encore de Mila.

– Je suis son oncle, ajoute-t-il, glacial. Et j’ai le droit de connaître ma nièce.

Je fuis ces mots, sa personne, tout. J’ai l’impression de vivre un cauchemar


éveillée. Alex est en train de s’immiscer dans ma relation avec Ruth. Et il semble
vouloir faire de même avec Mila.

***

– Va voir un conseil juridique, me conseille Abby quand je la retrouve dans


son local. Il sera le seul à pouvoir te dire si Alex a des droits ou non sur Mila.
– Mais, tu imagines ?! S’il m’impose un droit de visite ? S’il commence à me
donner son avis sur l’éducation de ma fille, sur ma façon de l’élever…
– Calme-toi, Flora, vous n’en êtes pas là.

Je fais les cent pas devant une Abby occupée à réaliser de nouveaux flyers
pour sa petite entreprise. Cette idée qu’il puisse s’imposer dans notre vie me
retourne le cœur.

Stan ne l’aurait pas permis !

– Tu l’aurais vu, devant sa mère… Adorable, prévenant… ajouté-je, amère. Et


la maison de repos qu’il a trouvée est vraiment top.
– C’est peut-être une chance pour Ruth qu’il soit là. Il peut lui offrir ce qu’il y
a de mieux pour elle. Tu sais qu’elle ne peut plus vivre toute seule.
– Je sais, mais… On n’achète pas tout avec de l’argent !
– Il pourrait aussi être sincère, non ?

Je ne réponds pas. Je me rappelle son regard, cette complicité entre eux, ce


bonheur de s’être retrouvés. Il n’y avait rien de calculé chez Alex à ce moment-
là, pas de manipulations, ni de mensonges…

À moins qu’il ne cache bien son jeu !

– Allez, viens, on va voir Eddy cette fois ! me lance Abby en se levant


brusquement de sa chaise. Je l’ai prévenu qu’on passerait le voir un soir. Mon
frère a sans doute beaucoup de choses à dire sur cet Alex, il le connaît mieux que
nous. Je ne fais pas ça pour l’excuser de quoi que ce soit, OK ? Mais il faut au
moins que tu le supportes s’il compte s’investir dans la vie de Ruth. Tu ne peux
pas l’ignorer, sauf si tu comptes tirer un trait sur elle ?
– Non, ce n’est pas ce que je veux… OK. Je le fais pour Ruth. Mais ne
cherche pas à me forcer la main !
– Je ne cherche rien ! J’ai juste envie d’en savoir plus sur ce qui s’est passé au
moment de son départ. C’est tout.

Dubitative, je regarde Abby rassembler ses affaires. Au moment de


s’engouffrer dans sa voiture, elle me lance, de but en blanc.

– Et au fait, ça ne t’a rien fait de revoir Alex ? Cette attirance, tu la ressens


encore ?
– Mais ça ne va pas non ?!

Abby se contente de hausser les épaules avant de se mettre derrière le volant.

Cette foutue attirance… Si seulement je pouvais la contrôler celle-là !


Il nous faut peu de temps pour arriver jusqu’au QG de campagne d’Alan
Bishop, candidat aux sénatoriales du New Jersey, là où travaille Eddy en tant que
conseiller digital et réseaux sociaux. Une mission qu’il réalise avec passion. Il
aime son job, et Alan Bishop est une figure très charismatique, ici à Newark. Il
est le frère de notre ancien proviseur du lycée ; nous le connaissons tous depuis
longtemps. Il est non seulement un ancien promoteur de talent, indicateur de
grands projets qui ont changé la face de la ville, mais il est aussi celui qui a aidé
bien des étudiants à lancer leur carrière. Eddy en fait partie, et il y a eu Stan
aussi…

Mais Stan n’a pas saisi sa chance… Il a tout gâché…

Abby me traîne par la main jusqu’au bureau de son frère. L’ambiance est
calme en ce début de soirée. C’est la première fois que je mets les pieds dans un
bureau de campagne et tout autour de moi est source de curiosité. Mais je crains
de croiser Alan Bishop. Je me sens assez mal à l’aise vis-à-vis de lui après ce
que Stan lui a fait.

– Salut les filles ! nous lance Eddy en nous accueillant chaleureusement. Vous
avez une grande nouvelle à m’annoncer ? Qu’est-ce qui ne pouvait pas attendre ?
– Tu ne devineras jamais ! lui répond Abby en s’installant dans un fauteuil.

Abby et Eddy ne sont pas jumeaux mais ils ont un air de famille extrêmement
marqué. Roux tous les deux, ils ne se distinguent véritablement que sur la
couleur de leurs yeux, bleue pour Eddy, marron pour Abby.

Et sur la taille. Mais c’est un sujet sensible pour ma meilleure amie.

– On ne te dérange pas au moins ? lui demandé-je en m’installant au côté


d’Abby. Tu connais ta sœur…
– Oh oui… Quand elle a une idée en tête… Mais non, je viens de finir.
– La campagne fonctionne bien ?
– Stop tous les deux, on s’en fout de la campagne, on n’est pas là pour ça !
nous interrompt Abby. Tu lui dis, Flo, ou je m’en charge ?
– Tu pourrais aussi lui…
– Alex Sparks est à New York !

Abby balance la nouvelle avec toute l’énergie qui la caractérise, incapable de


se retenir plus longtemps, impatiente de voir l’effet sur son frère. Je la laisse
prendre en main la discussion. Après tout, venir ici était son idée.

– Alex… Alex ?
– Oui, ton pote Alex ! Celui qui est parti il y a quoi… cinq ans ?
– Vous l’avez vu ? nous demande-t-il, perplexe.
– Oui, enfin… surtout Flora. Il se fait appeler autrement maintenant. C’est
une longue histoire, on t’expliquera plus tard. Tu peux nous dire ce dont tu te
souviens de lui ? Comment il était avant cette histoire ?

À la tête qu’il fait, je comprends qu’Eddy est complètement dépassé par le


tourbillon Abby. Tout juste si elle lui laisse le temps de se remettre. J’avoue que
j’aimerais qu’elle se taise pour le laisser parler. Je suis curieuse de savoir. Non
pas que je remette en question ce que Stan m’a toujours raconté, mais… Je ne
sais pas…

Et maintenant que je suis là, autant entendre ce qu’il a à dire.

– Eh bien… C’était un mec plutôt cool. On se voyait souvent chez lui, il était
un peu l’homme de la maison après le départ de leur ivrogne de père. Il prenait
sa mission à cœur, un peu trop même ! Il était toujours en train de sortir Stan de
ses mauvais coups. Un chouette type… Et vous dites qu’il est de retour ? Je n’en
reviens pas !

Alex veillait sur Stan ? Je n’en ai jamais entendu parler… Il a toujours été
question d’un fuyard, d’un lâche. Stan n’a jamais été plus loin que cet épisode du
meurtre et comme tout ce qui concernait son frère le mettait en colère, je n’ai
jamais cherché à creuser. La vie était déjà assez compliquée pour Ruth et lui, je
prenais garde à ne pas remuer le couteau dans la plaie. Nous allions de l’avant.

Je brûle de questions, j’ai envie de détails, d’anecdotes. J’ai l’impression


qu’un pan entier de la vie de Stan pourrait se dévoiler avec Eddy. Qu’il a
tellement de choses à me dire, à m’apprendre…

– Eddy, tu as lancé les événements sur Facebook ? Le planning est bon de ton
côté ? fait une voix grave mais familière dans notre dos.
– C’est OK pour moi, Alan ! J’ai prévu un point demain avec l’équipe pour
les premiers chiffres.
Je me retourne vers l’arrivant. Alan Bishop. Il est comme dans mon souvenir.
Je ne l’ai pas beaucoup vu ces trois dernières années, mais il n’a pas vraiment
changé, si ce n’est que ses tempes brunes se sont teintées de gris. Dans son
costume noir, ses pommes d’amour naissantes passent encore inaperçues. Bishop
prend soin de lui et ça se voit. La séduction fait partie intégrante de son statut de
candidat.

– Flora, je ne savais pas que tu passerais ! Comment vas-tu ? me demande-t-il


en m’adressant un sourire chaleureux.
– Très bien, monsieur Bishop, dis-je en lui serrant la main, touchée par son
regard bienveillant. Et vous ? J’ai entendu dire que la campagne démarrait bien.
– Tu sais, en politique, on n’est sûr de la victoire qu’une fois investi ! Mais je
ne suis pas mécontent !

Un rapide salut à Abby, puis Bishop se tourne vers Eddy. Je me sens


profondément soulagée de voir qu’il n’y a pas de malaise, pas de défiance entre
nous.

– Tu es pâle, Eddy. Tu ne me fais pas déjà du surmenage, j’ai besoin de toi !


À moins que tu n’aies vu un fantôme, ajoute-t-il, amusé, en regardant autour de
lui.
– C’est presque ça ! Je viens d’apprendre que mon vieil ami Alex Sparks est
de retour !

Je ne peux m’empêcher de me mordre les lèvres. Je ne suis pas sûre qu’Alex


ait envie que sa présence s’ébruite autant…

– Sparks… Le frère de Stan ? me demande-t-il en se tournant vers moi, le


regard surpris. Mais il n’avait pas disparu dans la nature, lui ? Flora, ce retour
doit réveiller de vieux souvenirs pour toi. Est-ce qu’il te crée des ennuis ?
– Non, non ! Il est juste là pour… affaires…
– Pour affaires, répète Bishop dubitatif. Méfie-toi de ce garçon, on ne sait
jamais. Enfin bref ! Je vous laisse, j’ai des appels à donner !

Bishop m’adresse un dernier sourire et sort dans le couloir, le téléphone déjà


fixé à l’oreille.

– Et tu sais où je peux trouver Alex ? J’aimerais vraiment le revoir !


Eddy me sort de mes pensées, m’arrache au passé.

– Oui… Je peux te donner l’adresse de son penthouse, celle de ses bureaux, le


numéro de son assistante, dis-je en attrapant mon téléphone.
– Merci ! Il m’a vraiment manqué ! Les mecs comme lui sont rares, je crois
que je n’en ai jamais croisé d’aussi généreux et altruistes qu’il pouvait l’être.

Généreux ? Altruiste ? On parle du même Alex Sparks ?!

Je donne toutes les infos à Eddy, troublée par le plaisir qu’il éprouve à
retrouver cet ami perdu. Comme Ruth. Ils sont deux désormais à se réjouir de sa
présence. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que nous n’avons pas la même image en
tête ? Pourquoi personne ne s’inquiète de cette histoire de meurtre ?

Pourquoi est-ce que ce retour est perçu comme une bonne nouvelle ?

Stan… Est-ce que tu m’as vraiment tout dit ?


11. Pour Pio, rien que pour Pio

Le grand soir est arrivé. Celui que je redoute depuis qu’Abby m’a proposé de
travailler avec elle. C’est la soirée événement de la Care Robotics. Celle que j’ai
initiée, préparée, avant que ma remplaçante ne prenne le relai. Abby l’a eue au
téléphone ces derniers jours pour régler les derniers détails. Je n’ai rien voulu
savoir à son sujet, j’ai coupé les ponts avec cette boîte. Et visiblement, tout
continue de tourner puisque d’ici deux heures Alexeï Leskov va présenter son
robot Pio aux investisseurs et à la presse new-yorkaise.

Preuve que je n’étais pas vraiment indispensable.

Dans les coulisses de la grande salle de réception du Metropolitan Pavilion, je


ne peux m’empêcher de me sentir nerveuse. Mes mains sont glaciales. J’ai froid
tant je suis stressée. Je ne devrais pas mettre un pied dehors, j’ai pour mission de
recharger les plateaux des serveurs. Mes chances de croiser Alex ici sont nulles.

Du moins, je l’espère !

– Allez, détends-toi un peu, Flo ! me lance Abby en s’approchant de moi. Il


faut être pro ce soir, pas d’états d’âme. Je joue ma réputation ici ! Zéro
maladresse, tu envoies, tu ne te poses pas de question. Il faut que ça roule !
– Bien, chef ! lancé-je en me mettant au garde-à-vous.
– Viens au moins jeter un œil, il n’est pas là, j’ai vérifié !
– Sûre ?
– Sûre ! J’ai besoin de tes conseils !

Abby m’entraîne dans la salle, immense. La décoration est simple et moderne.


L’équipe a dressé ici et là des tables hautes aux nappes blanches, le bar brille
sous les flûtes grâce aux spots violets et roses, un subtil mélange pour rendre
l’endroit chaleureux.

– On se croirait dans un bar sélect ! félicité-je Abby. Tu as fait un job


énorme !
– Abby ! Vous êtes sûre que tout est prêt ? On ouvre les portes d’ici une
heure ! Vous pensez qu’on aura assez de champagne ?

Une jeune femme, tirée à quatre épingles, petites lunettes vissées sur le nez,
vient d’attraper Abby par le bras comme elle l’aurait fait avec une bouée de
survie en pleine tempête en mer. Elle est au bord de la crise d’angoisse.

– Tout va bien, Lindsay, on est prêt ! la rassure Abby.


– Bien, super !

Elle repart aussitôt, sans même m’adresser un regard, beaucoup trop


préoccupée à rayer des choses sur sa liste.

– C’était Lindsay, ta remplaçante, m’apprend mon amie une fois seules.


– Elle a l’air de paniquer… Et ça n’a même pas commencé !

J’espère qu’elle va se ressaisir. Les investisseurs sont difficiles et si elle n’est


pas sûre d’elle…

Je me fige sur place lorsque, surgi de nulle part, j’aperçois Alex marcher dans
notre direction.

– Il est là ! m’exclamé-je en lui tournant aussitôt le dos.


– Reste calme, Flo ! C’est ma soirée, n’oublie pas. Pas d’esclandre, pas de
plateaux qui volent ! Tu peux faire ça pour moi ?

J’ai juste le temps de lui faire un signe de consentement de la tête qu’Alex


nous a rejointes, suivi de près par Lindsay. Je tente de rester le plus impassible
possible. Comme lui. Comme il sait si bien le faire. Mais je ne peux pas
m’empêcher de penser à quel point cette soirée est importante pour lui, je
connais les enjeux pour la Care Robotics. Si Abby doit séduire, Alex, lui, doit
convaincre.

Et je ne suis pas de la partie pour vivre ce nouveau challenge.

Je ressens un pincement inattendu, à ne pas faire partie de l’action. À ne pas


pouvoir revivre cette montée d’adrénaline que j’ai eue, à San Francisco, quand
Alexeï et moi faisions équipe. Mais ce soir, Lindsay me remplace et j’espère
sincèrement qu’elle tiendra le coup.
Pour Pio et tous ceux qu’il pourra aider dans le futur.

– Abby, vous avez fait du bon travail, glisse Alex en regardant autour de lui
avant de poser les yeux sur moi. Flora, je ne m’attendais pas à te voir ici.

Ses yeux bleus, rendus plus sombres par les lumières tamisées de la salle,
plongent en moi. Une légère barbe brune, soigneusement taillée, un costume
impeccable, Alex n’a rien perdu de son assurance. Ni de son magnétisme.

Il est prêt… Les portes n’ont plus qu’à s’ouvrir pour qu’Alexeï Leskov entre
en scène.

– Je… Abby m’a proposé de travailler avec elle, le temps que je trouve autre
chose.

Je ne trahis rien devant lui. Nos regards ne se quittent pas, notre échange est
silencieux. J’entends la voix de Lindsay qui tente, tant bien que mal, d’attirer son
attention.

– Je te souhaite une bonne soirée, dis-je la première avant de prendre le


chemin des coulisses.
– Merci d’avoir pris sur toi ! murmure Abby en me suivant. Ç’a été polaire
entre vous !

Mon amie est très vite accaparée par d’autres questions, m’évitant ainsi de lui
répondre. Je file dans mes quartiers, perturbée.

– Flora ! Il va falloir que tu passes au service ! J’ai un serveur en moins ! me


lance Abby en courant vers moi, téléphone à la main.
– Mais, on avait dit que…
– S’il te plaît, Flo ! Il est trop tard pour que je trouve quelqu’un !

Super… Finie la planque !

– OK, OK…

Pas le temps pour les états d’âme, donc. À moi de savoir faire la part des
choses ce soir. La réussite d’Abby est tout ce qui compte. Et malgré moi, je ne
peux pas m’empêcher d’éprouver, à mon grand étonnement, un soupçon de
plaisir. Je serai finalement au cœur de l’événement, de cette soirée que j’ai
imaginée. Je ne suis plus actrice du lancement de Pio, mais je serai tout de même
spectatrice de la suite de ses aventures.

Loin d’Alex, le plus loin possible.

La soirée démarre sur les chapeaux de roues. Il y a du monde, beaucoup de


monde, dès l’ouverture des portes. Je reconnais certains invités et je suis même
flattée que certains journalistes de la presse aient répondu à mon invitation.

Enfin… celle d’Alex.

Heureusement que tous ces gens ne m’ont jamais vue en vrai… Ce serait
assez compliqué d’expliquer pourquoi je suis serveuse ce soir…

Avec mon plateau, je vais et je viens entre les invités. Je me donne


l’impression d’être une petite souris, une espionne. Je me garde bien d’approcher
Alex, mais il assure la présentation. Droit, concentré, il échange avec ses
interlocuteurs en faisant preuve de cette parfaite maîtrise qui le caractérise.
Quand son regard tombe sur moi, je m’empresse à chaque fois de détourner la
tête. Qu’il ne se fasse pas d’idées. Son projet m’intéresse encore, pas lui.

C’est en revanche moins serein avec Lindsay. Accrochée à ses notes, la jeune
femme semble dépassée par les questions. Ses propos sont incohérents, son
malaise palpable. Elle ne captive pas ses interlocuteurs et perd rapidement leur
attention.

– Bon sang, elle va tout faire rater ! m’exclamé-je en rejoignant Abby à


l’arrière pour changer de plateau.
– Qui ça ? Une serveuse ? Ne me dis pas qu’il y a des couacs en salle !
– Non, tout va bien pour toi… Je te parle de Lindsay ! Elle est complètement
perdue ! Je devrais lui renverser mon plateau dessus pour l’éloigner d’ici !
– Et depuis quand l’avenir de la boîte d’Alex t’intéresse ? me demande Abby,
taquine.
– Tu sais ce que je pense de son robot !

Je fais les cent pas en attendant de pouvoir repartir. Je ne comprends pas


pourquoi c’est si important pour moi. Peut-être parce que j’ai l’impression que
Lindsay est en train de gâcher tous nos efforts à Alex et moi ? Tout ce qu’on
avait commencé à construire ?

Mais bon sang, je m’en fiche, non ?!

– Elle est là… entends-je dire Abby.

Quand je tourne la tête vers elle, elle me montre du doigt.

Alex…

– Flora ! J’ai besoin de toi ! dit-il aussitôt en s’approchant de moi. Lindsay est
en train de me lâcher, viens m’aider. Je ne peux pas gérer tout seul, il y a trop de
monde.

Il se tient devant moi, crispé. Je lis dans ses yeux une vraie contrariété. Pour
qu’il vienne me demander mon aide, la situation doit être grave.

– Je ne peux pas la laisser faire, continue-t-il en jetant un œil en direction de


la salle. Elle manque d’expérience, elle n’a pas les épaules pour ça. Elle n’a pas
ton aisance, elle n’a pas ton talent oratoire.

Alex ne me supplie pas. Si je refuse, je sais qu’il retournera dans l’arène et


qu’il se battra le plus longtemps possible. Mais il a raison, il y a trop de monde à
convaincre, il va en perdre la moitié… Et un seul investisseur déçu, un seul
journaliste frustré, et tout peut s’écrouler.

C’est la lutte en moi. Je suis sensible à l’idée de le laisser se débrouiller seul,


mais ma conscience professionnelle me pousse à jeter mon tablier. Je me suis
investie, moi aussi, j’ai travaillé dur…

Et ma motivation est intacte, je la sens prête à me porter…

Je jette un regard vers Abby.

– Vas-y, ça ira pour moi ! Alexeï, vous ne m’en voudrez pas si le service est
un peu plus lent, mais je crois que vous avez d’autres priorités ce soir.
– Absolument !
Alex se tourne vers moi, attendant ma réponse.

– OK, c’est bon ! Mais je le fais parce que cette soirée est un peu la mienne.
C’est pour Pio, pas pour toi !
– Parfait ! Je ne te demande rien de plus. Juste de ton temps.
– Donne-moi cinq minutes pour me changer !

Je file dans les vestiaires, le cœur battant. J’aime ce que je ressens à cet
instant précis. Je me sens l’âme d’une guerrière, d’une sauveuse. J’ai envie
d’entrer dans cette salle et de montrer toutes les capacités de Pio.

– Tu as besoin que je te rafraîchisse la mémoire sur Pio ? fait une voix


derrière moi.

Je me retourne, surprise. Je n’avais pas entendu Alex me suivre.

– Non, ça ira… dis-je, un peu troublée.

Je défais mes cheveux, leur donne un coup de brosse rapide, sous le regard
pesant d’Alex.

Alexeï. Ce soir, il redevient Alexeï Leskov pour moi.

Mon tablier finit au fond de mon vestiaire. En tailleur pantalon noir, chemise
blanche, je dois absolument perdre le look serveuse pour gagner en crédibilité.
J’essaie de faire au plus vite, mais la présence d’Alex à mes côtés me perturbe
malgré moi. Pour me donner une contenance, je lui assigne une série de tâches :

– Il faut absolument que tu ailles parler au journaliste de la revue scientifique


de Yale. C’est ta priorité. Ensuite, je crois que c’est le représentant de la J.P.
Morgan que tu dois voir, mais à confirmer, je le confonds avec celui de Sachs…
Je te fais signe dès que j’ai sa bonne identité.

Je parle vite en me remaquillant. Plus je parlerai de cette soirée, plus cette


sensation, familière, qui monte en moi, se taira.

Et ce n’est vraiment pas le moment !

– Je m’occupe de reprendre les présentations de Pio avec Lindsay, continué-


je. Si ça ne te gêne pas.
– Comme à San Francisco… l’entends-je dire.

Un dernier coup d’œil au miroir me satisfait.

– Allons-y !

Quand je passe devant Alex, je ferme les yeux. Je retiens ma respiration. Je ne


veux pas croiser son regard, ni sentir son odeur. Je fonce et mets de côté le reste.

Tout le reste.

Mais Alex me retient par la main.

– Merci, murmure-t-il.

Son regard est limpide. Sincère. Je me mords la lèvre. Un court instant, je


doute de moi. Est-ce vraiment une bonne idée ?

Sa main remonte vers mon sein, un geste qui me tétanise.

Mon badge…

Je le laisse me l’enlever, le cœur battant. Cette proximité pourrait me faire


défaillir et je m’y refuse absolument. Je m’en veux même de ressentir ça.

– Tu es parfaite maintenant, murmure Alex.

Partir… Fuir cette tension… C’est le frère de Stan, je ne dois pas l’oublier !

Abby lève le pouce et m’adresse un sourire d’encouragement quand je passe


devant elle. Je jette un œil à Alex, pas besoin de parler, nous savons ce que nous
devons faire chacun de notre côté. Je le vois rapidement briefer Lindsay de ma
présence et quand je la rejoins, elle m’accueille avec soulagement. Je ne tiens
pas à la remplacer, encore moins à l’éclipser. C’est son job, pas le mien. Je la
guide, la conseille, lui souffle des idées pour parler de Pio.

C’est fou, je jurerais que ce robot a souri quand il a entendu ma voix !

Lindsay gagne en confiance. Alex nous observe et je lis dans son regard la
même admiration qu’à San Francisco.

Pour Lindsay, pas pour moi.

Je le vois écouter mes conseils, reprendre contact tout en tact et en finesse


avec les personnes que Lindsay avait perdues. La soirée reprend un nouvel élan
et la frénésie m’emporte.

***

– Quelle soirée ! s’exclame Abby, accoudée au bar. J’ai bien mérité de finir
ces bouteilles.

Je souris. L’adrénaline retombe pour moi aussi. Autour de nous, les seuls à
s’activer appartiennent au service de rangement de la salle. Je flotte sur un nuage
de satisfaction. À voir l’enthousiasme de la majorité des invités quand ils sont
partis, je peux dire que la soirée a été un succès.

– Tu as été impressionnante ce soir ! ajoute mon amie.


– J’ai fait mon… ancien job, me rattrapé-je en souriant.
– Voilà ton… ancien boss ! se moque-t-elle gentiment en me faisant signe de
la tête. Je vous laisse ?
– Non, reste !

Alex nous rejoint, une coupe à la main.

– Je peux ? demande-t-il à Abby.


– Vous l’avez bien mérité vous aussi ! répond-elle en lui servant elle-même du
champagne. Lindsay n’est pas avec vous ?
– Elle est déjà partie. Je crois qu’elle a besoin de se remettre de ses émotions.
– Je vais nous chercher de quoi grignoter… À moins que…

Abby s’arrête, se rappelant mes réticences à croiser Alex et m’adresse un


regard interrogateur. Je lui fais un signe de tête pour lui dire que c’est bon.

La trêve peut durer encore quelques minutes…

– Je ne sais pas comment te remercier pour ce que tu as fait ce soir, me glisse-


t-il en portant sa coupe à ses lèvres. Sans toi…
– Restons-en là. Je l’ai fait pour moi, je suis contente que ça ait fonctionné.
Ce n’était pas pro de te lâcher du jour au lendemain, je t’ai aidé ce soir, on est
quitte.

Je fixe ma coupe. J’essaie de me convaincre que je peux rester là, devant lui,
sans rien éprouver de particulier. Je rêverais de ne ressentir que de l’indifférence.
Ce serait ma victoire. Mais ça n’est malheureusement pas le cas…

– Et voilà ! fait Abby en revenant avec un plateau chargé de petits fours.


– Je dois vous féliciter pour votre travail ce soir, tout était parfait et délicieux,
vraiment ! la congratule Alex en se servant. Est-ce que vous pourriez me donner
vos coordonnées ? J’aimerais retravailler avec vous.
– Je ne demande que ça ! lui lance mon amie, ravie, en lui tendant une carte.
– Crane ? relève Alex en la lisant. Vous avez un lien avec Eddy Crane ?
– Tu ne lui as pas dit ? me demande Abby.
– On a rarement eu l’occasion de discuter de la vie d’Alex Sparks, souligné-je
amère.

Alex lève un sourcil, surpris.

– Je suis la sœur d’Eddy, enchaîne Abby. Je sais que vous n’êtes pas vraiment
Alexeï Leskov. Vous auriez pu me reconnaître, vous êtes venu chez moi. Mais
j’étais gothique à l’époque, brune…
– Abby, la petite Abby ! Oui bien sûr ! Je me souviens plutôt d’un bruit de
porte qui claque vous… te concernant.
– C’est vrai, j’ai eu une période un peu rebelle…
– Abby a connu Stan, aussi, lâché-je brusquement pour interrompre leurs
souvenirs heureux.

Pourquoi est-ce que je me sens obligée de faire ça, remettre les points sur les
i, rappeler le mauvais pour effacer le meilleur ?

– Je vais vous laisser, nous glisse Abby, rejoint par un serveur. J’ai deux trois
petites choses à finir de ranger ici. Eddy serait content de te revoir, Alex.
– Ça me ferait très plaisir aussi !

Abby m’attire un peu plus loin.


– C’est peut-être l’occasion de discuter sereinement ? me propose-t-elle.
– Je n’ai rien à lui dire, je ne vais pas tarder à rentrer moi aussi… me
contenté-je de répondre.
– Bonne nuit, ma belle, soupire Abby en m’embrassant sur la joue. J’avais
oublié à quel point il était canon !
– Abby !
– Je ne suis plus là !

Elle me quitte prestement dans un clin d’œil amusé.

– Je pars moi aussi, il est tard, dis-je en rejoignant Alex.


– Je te raccompagne ?
– Non, je vais prendre un taxi.
– Laisse-moi au moins faire ça pour toi.

Alex m’adresse un petit sourire convaincant. Il est tard, je suis fatiguée et


trouver un taxi qui me mènera de New York à Newark risque de me prendre une
partie de mon salaire de la soirée…

– OK, j’accepte, soupiré-je. Mais…


– Je sais. Pas de discussion. Je te dépose et c’est tout.

Je me penche vers l’arrière du bar pour attraper mon sac que j’ai déposé
quelques minutes plus tôt. Mais un coup de coude maladroit fait valser un
Cosmopolitan à peine entamé sur le costume d’Alex.

– Merde !

Je me dépêche de trouver un chiffon pour éponger les dégâts.

– Ce n’est rien, Flora !


– On met du jus de cranberry dans les Cosmo ! Et ça laisse des traces !
– Je ne te savais pas si experte en cocktail, relève-t-il amusé, complètement
indifférent au sort de sa veste.
– Je ne mentionne pas mes petits boulots de serveuse sur mon CV quand je
postule pour des jobs sérieux !

Alex décide enfin de me venir en aide en entrouvrant sa veste. Le cocktail a


eu le temps d’atteindre sa chemise blanche, maculée d’une tache rosâtre.
– C’est à mon tour d’être trempé, ajoute-t-il avant de défaire sa cravate et de
commencer à déboutonner sa chemise.
– Je suis désolée…

J’ignore son allusion à notre rencontre. J’essaie de réduire les dégâts sur sa
veste autant que possible. Je ne sais pas pourquoi je m’acharne autant. Enfin si,
je sais… Ça me donne une excuse pour ignorer le trouble grandissant qui
s’éveille en moi.

– Flora, tout va bien… me dit-il doucement en posant sa main sur la mienne,


stoppant ma frénésie.

Mon cœur bat à mille à l’heure. Sa main me rappelle d’autres contacts,


d’autres caresses. Tout ce que j’ai réussi à refouler en moi remonte. Mon cœur
s’emballe dans ma poitrine.

Non, je ne peux pas…

Mais tout va très vite. Alex presse ma main un peu plus, la pose sur son torse
pour m’attirer contre lui. Ses lèvres frôlent les miennes. C’est doux, chaud à la
fois. Mon corps s’embrase, les frissons provoquent un black-out dans mon
cerveau. Tout s’éteint dans mon esprit, mes réticences, mes dernières défenses…
Je l’embrasse moi aussi.

Son regard est magnétique quand j’ouvre les yeux à nouveau. Il m’entraîne
loin du bar, dans une pièce annexe près des vestiaires, qu’il prend soin de
refermer derrière lui avec le verrou. Sans lâcher ma main, il m’attire contre lui et
m’embrasse à nouveau, dans la pénombre des lieux. Seuls, plus rien ne retient
nos gestes. Ni la fougue d’un désir refoulé.

– J’ai rêvé de faire ça toute la soirée, murmure-t-il en me mordant la lèvre.

J’aimerais encore avoir un peu de contrôle, je pense un instant à lui crier stop,
lui rappeler pourquoi on ne peut pas.

Pourquoi je ne peux pas.

Mais je n’en suis déjà plus là. J’ai atteint ce point de non-retour, ce moment
où l’on bascule complètement dans le lâcher prise. Je ne pense plus aux
conséquences, je ne pense plus tout court. Je suis dans le ressenti, dans le désir,
dans l’envie de revivre cette même étreinte que dans sa chambre, à San
Francisco.

Cette première nuit a révélé quelque chose en moi. Un manque, un besoin. Et


ce n’est que dans ses bras que j’ai envie d’y répondre.

Il n’y a que dans les bras de Sacha que je me sens assez en confiance pour
baisser mes défenses.

Voilà c’est ça, je suis attirée par Sacha, pas par Alex.

Ses mains dans mon dos, ses lèvres se séparent des miennes pour se glisser
vers ma gorge. Les yeux fermés, je respire son parfum, son odeur si masculine,
si envoûtante.

Entêtante. Presque obsessionnelle.

Mais il se fige.

– Je peux m’arrêter, je peux te laisser ici, partir tant qu’il est encore temps. Je
ne tiens pas à être celui qui…

Je pose immédiatement un doigt sur sa bouche pour le faire taire. Je refuse


d’entendre ces mots, je sais trop bien où il veut en venir.

– Je ne veux penser à rien d’autre qu’à tes bras… Sacha… Pas de passé entre
nous, juste ce moment, chuchoté-je presque.

Mes deux mains sur la douce barbe de ses joues, c’est moi cette fois qui
l’attire pour l’embrasser. Je le désire, je veux son corps, je veux sentir cette
chaleur presque volcanique entre nous. Nous ne devons pas être ensemble. Je le
sais pertinemment. Et cette interdiction, que nous nous imposons, réveille encore
plus le feu qui naît en moi.

C’est parce que je ne sais pas s’il y aura une prochaine fois entre nous que j’ai
tant envie de me fondre dans ses bras. Que notre attraction est si puissante,
presque animale. Que lui non plus ne cherche pas à retenir ses gestes.
Nous avons beau être dans le contrôle, l’attirance, elle, se joue complètement
de nous et fait absolument ce qu’elle veut.

Cette force invisible qui nous anime… Elle est implacable.

Sacha se laisse apprivoiser par mon baiser, ses mains reviennent sur moi et le
bout de sa langue se glisse vers la mienne.

Il n’y a plus rien entre nous qu’un désir grandissant. Mon corps réagit et se
plaque un peu plus contre lui, comme s’il voulait fusionner avec le sien. Ne faire
plus qu’un juste par le contact de nos épidermes. Au-dessus de nos deux êtres,
autour de nous, de notre bulle, de notre fusion, j’imagine les éruptions solaires,
des panaches de fumées incandescentes. Sacha n’est plus fait de glace, mais bien
de feu. Je le sens dans ses gestes, dans son souffle. Il a baissé ses défenses pour
mieux s’approcher de moi.

Ce qui est en train de se passer ne regarde plus que nous. Uniquement nous.

Sacha glisse sa main sous mon chemisier blanc. Il n’est pas question de
m’effleurer, ses caresses sont précises, assurées. J’aime quand il ne calcule pas
ses gestes, qu’il ne tergiverse pas. Nous sommes dans l’urgence. Nous ne
pouvons pas prendre notre temps au risque de nous faire rattraper par la raison.
Le temps ne concerne que les couples.

Et nous n’en sommes pas un. Nous ne pouvons en être un…

Nous, c’est autre chose. Différent, nouveau. Et unique.

Je n’imagine pas me laisser aller dans les bras d’un seul autre homme que
lui.

Debout l’un contre l’autre, notre baiser devient langoureux. Je profite de cette
accalmie pour lui ôter sa veste, défaire sa cravate. Nous sommes tellement
accrochés l’un à l’autre que mes gestes sont difficiles, restreints. Mais je ne
recule pas, je ne fais pas un seul pas en arrière. Et Sacha ne m’en laisse pas la
liberté, comme s’il craignait que la moindre distance entre nous suffise à rompre
la magie du moment.

Pourtant, c’est lui le premier qui s’éloigne de mes lèvres pour regarder autour
de lui. Dans notre précipitation, nous n’avons allumé aucune lumière. Nous ne
savons rien de ce qui nous entoure ou de ce qui pourrait nous apporter un peu
plus de confort.

Sacha sort son téléphone de sa poche, sans jamais rompre le contact avec moi.
Cette lampe torche improvisée parcourt les lieux. La pièce est presque vide. Une
table, des chaises, des fauteuils de bar…

– C’est un peu austère, dit-il en me décrochant un sourire désarmant. Tu veux


rester ici ?

Je regarde autour de moi. Partir, c’est courir le risque de voir notre désir
s’envoler.

Hors de question.

J’acquiesce de la tête. Je n’ai pas bougé, mes deux mains sont toujours posées
sur son torse, sur le tissu humide de sa chemise.

– Ne bouge pas alors…

Sacha attrape sa veste et la pose sur la table. Il s’empare d’une chaise pour
l’installer à ses côtés. Quand il se retourne vers moi, il me tend la main pour que
je le rejoigne. Je comprends ce qu’il attend de moi. Aussitôt, je m’assois sur
cette couche improvisée alors qu’il pose son téléphone sur le siège pour nous
apporter un peu de lumière.

Sacha me couve des yeux. Il prend sa place, entre mes cuisses, et d’un geste
puissant, attire mon bassin contre le sien. Je déboutonne les boutons de mon
chemisier. Il ne bouge pas, me laisse faire. Il assiste au spectacle de mon
effeuillage, un petit sourire aux lèvres, le regard brûlant. Je laisse le vêtement
glisser au sol alors que Sacha pose son doigt entre mes deux seins et descend
jusqu’à la lisière de mon pantalon.

Si seulement j’avais pu être en jupe !

La bouche de Sacha se pose sur mon épaule, me mordille, ne laissant derrière


elle que frissons. Il me bascule légèrement en arrière pour embrasser la
naissance de mes seins, mon ventre. Ses dents m’effleurent, me dévorent sans
douleur, bien au contraire. Désormais allongée sur sa veste, protégée de la
fraîcheur de la table, je suis complètement offerte à ses caresses, ses baisers…
Mon pantalon n’est plus qu’un lointain obstacle. Je remarque qu’il n’est plus là
quand, ma jambe relevée sur son épaule, Sacha embrasse le creux de ma cuisse.

Je me redresse, curieuse de connaître la suite, de savoir si, à mon tour, je peux


terminer ce que j’ai entamé avec ses vêtements. Mais ce n’est pas le programme
de Sacha, je le comprends à ce regard ardent qu’il me lance quand il fond sur
mon intimité, comme un aigle sur sa proie.

Les ombres dans la pièce dansent autour de nous. C’est comme si nous avions
plongé dans la quatrième dimension, que nous vivions ce moment en noir et
blanc… Cette ambiance m’électrise un peu plus tellement elle me paraît irréelle.
Mais une décharge, tout en bas, me sort de ces considérations ésotériques. Sacha
n’a pas fait qu’enlever mon pantalon, ma culotte était elle aussi du voyage.

Sa langue me goûte, délicatement. Je suspends ma respiration, tout à l’écoute


de ces sensations. Entre les barrières de mon intimité, elle se fraie un chemin en
douceur jusqu’à ce que sa bouche trouve l’oasis de plaisir.

Sacha est un magicien. Il a ce pouvoir de réveiller la vie au plus profond de


moi, il réanime tout, remet tout en couleurs.

Un jour, peut-être, je le remercierai pour ça. Je lui dirai qu’il m’a fait du
bien. Malgré tout…

Une vague de bien-être me prend, m’enveloppe. Sa langue m’offre les plus


délicieux assauts et mon ventre se tord de plaisir. Je n’éprouve aucune retenue,
j’ai envie de ces sensations, j’ai envie de profiter de tout ce qu’il m’offre. Et
quand l’orgasme jaillit, je me laisse tomber dans cette bulle cotonneuse, douce et
légère, le sourire aux lèvres.

Sacha se relève, attrape ma main pour me redresser. Comme un pantin, vidée


de mes forces, je me laisse faire et pose ma tête au creux de son épaule.

– Cette pièce… Ce n’est pas ce que je veux… murmure-t-il en laissant courir


ses doigts dans mon dos.
– C’est exactement ce qu’il nous faut… Neutre. Éphémère…
Le regard qu’il me lance cette fois est plus grave.

– C’est vraiment ce que tu souhaites ?


– Pas d’implications, pas de promesses…
– Amant occasionnel… dit-il doucement en me caressant la joue. Tu mérites
mieux, Flora. Je ne tiens pas à tenir cette place, et avec ce qu’il y a… entre
nous…
– Alors… Ce sera la dernière fois…

Mon cœur bat la chamade. J’ai décoché ma flèche, mis un terme moi-même à
cette relation inavouable, coupable. Sacha n’a pas cillé, mais j’ai senti une
pression plus forte dans ses mains, sur ma peau.

Je n’ai rien à offrir. Rien à lui offrir à lui, en particulier. À personne


d’ailleurs. C’est la dernière fois…

– Prends-moi… S’il te plaît. Maintenant…

Ma supplique presque douloureuse l’atteint de plein fouet. S’il a un moment


d’hésitation, Sacha se reprend pour m’embrasser passionnément, avec cette
fougue qui marque la fin de toute chose.

Nos corps se pressent l’un contre l’autre. Plus rien ne compte à présent que ce
qui s’apprête à se passer. La rencontre de nos désirs, les adieux de deux êtres qui
semblaient si bien s’entendre. Avec l’énergie qu’il me reste avant que la réalité
ne m’emporte loin de lui, je défais sa ceinture, ses boutons. Rapide, experte dans
mes gestes, agile de mes doigts, j’aide Sacha à se défaire de ses barrières de
tissus. Aussi empressé que moi, il attrape son portefeuille avec dextérité dans la
poche de sa veste, derrière moi.

Dans une autre situation, j’aurai souri, relevé cette habileté. Mais pas
maintenant. Plus rien ne compte que l’assouvissement de notre désir.

Quand Sacha se glisse en moi, je m’accroche à lui, entoure son bassin de mes
jambes. Il bouge doucement, attentif à la moindre de mes réactions.

Je m’écarte de son corps, attrape ses lèvres, les mordille… Je me fais


sensuelle, désirable… Je descends mon bassin au plus près du bord de la table
pour qu’il puisse s’enfoncer plus loin en moi. J’attrape sa main, la fais glisser sur
mon ventre. Je m’allonge presque sur la table, je joue avec son pouce, sur mon
téton… Son regard s’allume. Son rythme de va-et-vient gagne en puissance. J’ai
réveillé la bête en lui, son regard m’incendie littéralement. La passion est à
nouveau là, entre nous. Rien ne semble pouvoir l’éteindre, pas même la
perspective de cette séparation charnelle.

Sacha s’allonge sur moi, autant que le permet notre position. Ses mouvements
de bassin me font perdre la tête. Je suis à lui, complètement, pleine de désir et
d’excitation. Nos baisers sont entrecoupés de soupirs. Lui et moi tombons dans
le gouffre de cette folie, emportés par le plaisir. Je jouis une nouvelle fois, contre
lui, en murmurant son nom, mes doigts emmêlés à ses cheveux. Dans un dernier
mouvement de bassin, il se laisse aller à son tour…

Pour ne pas me faire mal, il se redresse et m’attire contre son torse musclé.
Pour rien au monde je n’aimerais quitter ses bras. Aussi inconfortable et
impersonnelle que soit cette pièce, je n’ai aucune envie de partir d’ici.

Doucement, il attrape sa veste pour me couvrir avec. Je me love un peu plus


contre lui, inspirant son odeur masculine. Je sais qu’il faudra que je me fasse
violence pour m’arracher à lui.

Mais pas tout de suite…


12. Sceller le passé dans les cartons

C’est arrivé.

Deux fois.

Je n’arrive même pas à voir la vérité en face. Je préfère faire l’autruche. Ne


pas y penser, ne pas en parler, ne pas l’évoquer… Rien. Si j’étais encore
pardonnable la première fois, j’ai fait l’amour avec Alex en toute connaissance
de cause une deuxième fois.

En sachant pertinemment qui il est.

Je dépasse le stade de la trahison vis-à-vis de Stan.

– Mila chérie, il est temps de partir, Mamie Sourire nous attend !

J’ignore tout de cette petite voix dans ma tête qui me rappelle sans cesse que
l’autre soir était une erreur, que je n’aurais pas dû, que je suis encore un peu plus
perdue.

Mais il n’est plus l’heure pour les regrets. C’est fait. Et c’était la dernière fois.

Je redoute de croiser Alex. J’ai beau décider que c’est fini, je n’ai aucune
idée de la façon dont mon corps va réagir !

Je vais le savoir d’ici peu. Aujourd’hui, nous emmenons Ruth dans cet institut
que lui a trouvé Alex.

Mila se détourne volontairement de moi pour ne pas voir les signes que je lui
fais. Dans sa petite salopette bleue et son T-shirt blanc, elle n’a jamais autant
ressemblé à son père.

Histoire de me torturer un peu plus…


J’ai toujours cette image inacceptable de ce fils qui abandonne sa famille,
mais les propos d’Eddy, la joie de Ruth, l’implication sincère dont il fait preuve
avec sa mère, pour lui offrir le meilleur… Tout ça se distille peu à peu dans mes
convictions. Je refuse de croire que Stan m’ait menti sur son frère. Mais peut-
être n’était-il pas aussi objectif que ça… Blessé et en colère comme il était, il a
renié Alex. Et c’est tellement compréhensible !

– Mila ! crié-je en essayant d’accrocher le regard de ma fille !

Au moment où je décide d’aller la chercher moi-même sur l’aire de jeux et de


m’exposer à son caractère buté, une berline noire se gare aux abords du parc.
Elle attire tout de suite mon attention tant le quartier est vide de circulation ce
matin.

Comme souvent ici d’ailleurs.

Bishop en sort et se dirige directement vers moi, sourire aux lèvres. Un


dernier coup d’œil à Mila pour m’assurer qu’elle n’escalade rien de dangereux et
je pars à sa rencontre, quelque peu étonnée de le voir débarquer ainsi.

– Flora ! s’exclame-t-il une fois à ma hauteur, en m’embrassant familièrement


sur les deux joues. Je suis content de te voir.
– Bonjour, monsieur Bishop ! Et moi, surprise de vous voir ici !
– J’ai une petite réunion électorale avec les habitants de ce quartier. Tu sais ce
que c’est, il faut que je sois sur le terrain pour que les électeurs se souviennent
que j’existe !
– Oui, sans doute…
– C’est une bonne chose que je tombe sur toi comme ça, je voulais te parler
l’autre soir de cet Alex… Mais tu n’étais pas seule… Je sais ce que tu as traversé
et que la vie n’est pas facile pour toi. Alors, si je peux t’apporter mon humble
avis d’ancien, fais attention à toi. Ce garçon a un passé trouble, il est impliqué
dans un meurtre… Je n’ai pas envie que tu sois embarquée dans une histoire
compliquée… Mila et toi, vous n’avez pas besoin de ça !

Bishop m’entraîne par le coude vers Mila. Son ton paternaliste me surprend.
Je ne savais pas qu’il se faisait autant de soucis pour moi.

Je me promets de faire des recherches sur cette histoire de meurtre. Tout le


monde est au courant à part moi. Il est temps que je sache ce qui s’est passé.
Stan n’est plus là, je peux poser des questions que je m’étais interdit d’évoquer
avec lui. Il est temps que je me fasse ma propre idée.

– La mort de Stan m’a affecté, reprend Bishop. Le fait qu’il se suicide sur un
de mes chantiers, qu’il ait essayé de me voler, c’est un peu comme si j’étais lié à
son destin… Et le tien, et celui de Mila, par la même occasion, ajoute-t-il pour
justifier son intérêt. Tu ne méritais pas ça.
– Vous n’êtes pas responsable de sa mort, Stan a été malhonnête envers vous,
vous n’avez pas à vous occuper de moi comme ça ou…
– C’est peut-être parce que je n’ai pas eu d’enfant que je m’inquiète pour toi.
Je pourrais être ton père, sourit-il. Tu vois régulièrement ce Sparks ?
– Euh… Non… Pas vraiment… De temps en temps.
– Tant mieux. Il ne faudrait pas que tu manques de discernement à son sujet.
Il est ici sous une fausse identité, si la police le croise, qui sait ce que la justice
lui réserve… Les Sparks en ont déjà bien assez fait comme ça pour te nuire à
nouveau !

Les Sparks…

À la façon dont il prononce ce nom avec mépris, mon poil se hérisse. Je suis
touchée qu’il s’inquiète pour moi, mais pas qu’il dénigre ma famille. Et qu’est-
ce qu’il sous-entend ? Que je ne sais pas m’entourer ? Que je choisis mal mes
relations ?

J’ai déjà un père pour ça !

– Le retour d’Alex Sparks ne me concerne pas. J’ai déjà bien trop à faire dans
ma vie pour m’occuper de celle des autres, rétorqué-je un peu trop froidement.
– C’est bien, je vois que tu es raisonnable. Eh là, attention !

Bishop me lâche le bras pour se baisser près de Mila qui courait vers nous et
vient de trébucher. Sans même me demander la permission, il l’attrape pour la
soulever du sol et la garde contre lui, dans ses bras. Voir Mila avec lui me crispe.
Je n’ai pourtant rien à craindre de Bishop. Ce doit être un pur réflexe pour lui.
Combien d’enfants prend-il dans ses bras depuis qu’il est en campagne ?

Je n’aime pas ça pour autant…


Je souris à Mila pour la rassurer quand elle me lance un regard interrogateur,
surprise de se retrouver dans les bras d’un inconnu. Au même moment, une
portière de voiture claque dans notre dos.

Décidément, pour un quartier calme, c’est l’heure de pointe ?!

Bishop et moi nous retournons d’un même mouvement. Alex est en train de
traverser le parc pour nous rejoindre. Du coin de l’œil, je vois le sourire
bienveillant de Bishop s’envoler.

– Nous nous chargeons du déménagement de la mère de Stan aujourd’hui,


dis-je rapidement pour expliquer sa présence ici.

Quand Alex parvient à notre hauteur, l’atmosphère se glace. L’accueil est tout
aussi frais du côté du candidat en campagne.

– Alex Sparks ! Je ne pensais pas te revoir un jour à Newark !

Alex a le regard dur quand il le pose sur Bishop.

– Je ne suis que de passage ici, je ne m’attarde pas, se contente-t-il de


répondre.

Son regard se porte sur Mila, puis sur moi. Comme si lui non plus n’aimait
pas voir ma fille dans les bras de Bishop. J’éprouve aussitôt un étrange et
inattendu sentiment de sécurité. Je tends les bras vers Mila pour la récupérer.
Elle ne se fait pas prier pour se jeter sur moi, obligeant Bishop à la lâcher.

– Flora, n’oublie pas ce que je t’ai dit, finit-il par me dire en retrouvant son
éternel sourire bienveillant.

Il nous quitte en caressant la joue de Mila, mais sans adresser un seul mot ni
un regard à Alex.

– Il y a un problème entre vous ? lui demandé-je une fois seuls.


– Je n’ai jamais aimé cet homme… Qu’est-ce qu’il te voulait ?

Alex observe la berline partir, toujours aussi tendu.


– Prendre de mes nouvelles, me contenté-je de répondre. Qu’est-ce que tu fais
là ?
– Je suis passé chez toi, tes parents m’ont dit que je vous trouverai là…

Il se retourne vers moi alors que je dépose Mila au sol. La petite fille le
regarde d’un air curieux.

– Alors c’est toi la petite Mila ? Je m’appelle Alex, lui dit-il aussitôt en se
plaçant à sa hauteur. J’ai beaucoup entendu parler de toi, tu sais.

Mila ne comprend pas et se tourne vers moi pour attendre ma traduction,


comme d’habitude. Mais là, je ne peux pas. Je l’attire contre moi dans un geste
protecteur. Mes parents n’ont pas pu garder Mila aujourd’hui, sinon, elle ne
serait pas là, face à lui. Pour rien au monde je n’ai souhaité cette rencontre. Je
me retrouve au pied du mur. Lui dire que c’est son oncle, c’est lui donner une
place dans sa vie. Et je ne suis pas sûre de le vouloir.

Bishop a raison. Et si Alex était rattrapé par la justice ? S’il disparaissait à


nouveau ? À quoi bon s’attacher ?

J’écarte cette soudaine prise de conscience. Les regards de Mila et Alex sur
moi se font pesants. La première veut savoir qui est cet autre inconnu et le
second doit se demander pourquoi la petite fille ne répond pas.

Il n’y a pas un moyen d’arrêter le temps pour que je réfléchisse à tout ça ?

– Tu veux aller jouer encore un peu ? demandé-je à Mila en signant.

Voilà, parfait… Gagner du temps…

Ma fille ne se fait pas prier et se précipite sur le toboggan. Mais elle ne lâche
pas Alex des yeux. Elle doit sentir qu’il se passe quelque chose.

– Mila ne peut pas t’entendre, expliqué-je à Alex sans quitter ma fille des
yeux. Elle est malentendante de naissance. Si tu veux communiquer avec elle, il
faut signer. Ou articuler doucement, elle commence à lire sur les lèvres.

Je le laisse digérer la nouvelle pendant que je joue un peu avec Mila. Quand il
nous rejoint, il ne retente rien avec elle. Son sourire s’est effacé.
Il doit être mal à l’aise devant son handicap. Comme beaucoup.

Je suis amère devant cette constatation. Déçue aussi. Mais je m’attendais à


quoi ? Qu’est-ce que j’espérais ? C’est parfait. De cette façon, il ne s’impliquera
pas dans sa vie et il nous laissera tranquilles.

Il me laissera tranquille.

– Il est temps d’y aller, annoncé-je. Tu n’as pas de place pour Mila dans ta
voiture, on te rejoint là-bas.
– OK, se contente-t-il de me dire.

Mila et moi partons main dans la main, laissant Alex derrière nous. Il n’a rien
dit, rien fait. Je ne comprends même pas pourquoi il est venu jusqu’ici. Si la fille
de son frère avait été entendante, est-ce que la situation aurait été différente ?

– C’est qui ? me demande Mila sur le chemin.


– C’est le frère de ton papa, lui expliqué-je doucement. Mais il ne va pas
rester ici très longtemps. Il ne fait que passer…

***

Chez Ruth, l’ambiance est plus joyeuse. Mila et sa grand-mère jouent dans le
salon alors qu’Eddy, venu donner un coup de main et revoir Alex par la même
occasion, s’occupe dans la chambre de ce dernier, restée en l’état depuis son
départ. Alex est heureusement arrivé avant nous, je n’ai pas eu à vivre le
spectacle de leurs joyeuses retrouvailles.

Il n’y a plus rien de Stan ici, je me suis occupée de ses affaires après sa mort
pour que Ruth ne vive pas dans le passé. Dans la chambre de la vieille dame, je
m’active. Tout le monde semble heureux, j’ai l’impression d’être la seule à ne
pas partager l’excitation collective. La réaction d’Alex a jeté un froid dont je
n’arrive pas à me défaire.

– Tu veux de l’aide ? me demande-t-il justement en passant la tête dans la


chambre de sa mère.
– Non, ça ira…

Je ne fais pas attention à lui, concentrée sur mes cartons.


– C’est pour ça que tu m’as parlé d’un robot pour malentendants ? Tu pensais
à ta fille…
– Oui, me contenté-je de répondre, sans un regard vers lui.
– Mila va à l’école ? Est-ce qu’elle est suivie ? Est-ce qu’il y a une possibilité
d’amélioration ?
– Je ne suis pas sûre que ça te regarde…
– Bon sang, Flora ! Tu ne pourras pas m’écarter toute sa vie ! Je suis son
oncle et je…
– Et pourquoi pas ?! dis-je en me redressant brusquement pour le fixer. Tu
n’as pas été très famille ces dernières années, pourquoi ça changerait
aujourd’hui ? Tu croyais vraiment qu’en débarquant ici on allait tous t’ouvrir nos
portes ? Ça marche peut-être pour Ruth, pas pour moi !
– Tu m’as pourtant laissé t’approcher, me lance-t-il, droit dans les yeux.
– Et ça ne se reproduira pas !

J’attrape un carton, le cœur battant, pour le descendre sous le porche et mettre


de la distance entre nous.

Qu’on termine ce déménagement au plus vite !

Quand le camion se gare devant la maison, je monte pour prévenir les


garçons. À la porte de la chambre d’Alex, je saisis au vol leur discussion.

– Tu sais si la police te cherche encore, fait la voix d’Eddy.


– Aucune idée et je n’ai pas vraiment envie de le savoir. Toute cette histoire
est derrière moi.
– Tu ne veux vraiment pas m’en parler ?
– Non… Il n’y a rien de bon à réveiller le passé.

Imaginer qu’Alex puisse être un meurtrier… J’ai vraiment du mal à y croire.


Il semble n’avoir peur de rien, il est sûr de lui, il agit comme s’il n’avait rien à se
reprocher. N’importe qui pourrait le dénoncer, il ne se cache pas, on pourrait le
reconnaître. On voit son visage dans la presse maintenant !

Ce n’est pas du tout l’attitude d’un meurtrier en cavale !

Il est vraiment temps que je m’intéresse à cette affaire. Que je comprenne…


– Le camion est là, leur annoncé-je en interrompant leur discussion.

Les allers et retours épuisants entre la maison et le camion se font dans un


profond silence entre Alex et moi.

Encore quelques heures à tenir…

Alors que je m’attarde dans le salon à emballer les dernières babioles, Alex
ferme les boîtes de déménagement. Je ne vois pas tout de suite Mila se lever et
aller vers lui. C’est la voix d’Alex, plus douce, la même que celle qu’il prend
avec Ruth, qui me fait me retourner.

– Il y a quelque chose qui t’intéresse dans ce carton ? demande-t-il en le


posant à terre.

Mila lui adresse un sourire timide et désigne une vieille peluche, encore
attachante malgré les affres du temps. Alex n’a plus rien de cette froideur qu’il a
eue dans le parc à son égard. Bien au contraire, son attitude est pleine de
bienveillance.

– Tu veux mon ours ? Il est un peu vieux mais s’il te plaît, tu peux le garder.

Quand Alex le tend à Mila, le visage de la petite s’éclaire. Elle se tourne vers
moi, fière de ce cadeau.

– Tu as trop de peluches dans ton lit, Mila, dis-je en signant, un peu troublée
par cet échange.

La petite serre le nouvel adopté dans ses bras et prend cet air buté que je lui
connais bien.

– Mila ? ajoute Alex en attirant le regard de la petite. Il est à toi, n’écoute pas
ta maman.

S’il ne signe pas, il essaie de se faire comprendre. Et ça marche. Quand il


présente sa main pour que Mila tape dedans, la petite ne doute pas une seconde
et m’adresse un regard victorieux. Je pourrais riposter, asseoir mon autorité de
maman. Mais ce n’est pas ce qui s’impose à moi à cet instant précis. Ce moment
complice qu’ils viennent de vivre tous les deux me crispe le ventre. Je ne sais
pas si je dois m’en réjouir ou en avoir peur.

J’ai tellement envie de protéger Mila…


13. Et tout remettre en question

L’installation de Ruth dans sa nouvelle maison de repos a eu lieu il y a une


semaine et elle est toujours sur un petit nuage à chaque fois que je l’ai au
téléphone. Je lui ai fait la promesse de venir la voir rapidement avec Mila.

Et cela fait une semaine que je n’ai pas croisé Alex. Tant mieux. Plus je mets
de la distance, moins il occupe mes pensées.

Un autre sujet me préoccupe, de toute façon. Le directeur de l’institut de Mila


a demandé à me voir. Un rendez-vous imprévu, qui n’annonce rien de bon… Et
dans la salle d’attente, devant sa porte en bois foncé, je n’en mène pas large. J’ai
l’impression de me retrouver des années en arrière, au lycée, devant la porte de
Bishop.

L’autre Bishop, Mark. Le proviseur du lycée.

– M. Grahams va vous recevoir, m’apprend son assistante en me faisant signe


d’entrer.

Je souffle un coup pour chasser mon angoisse avant de pousser la porte.


Pourvu que l’inscription de Mila ne soit pas remise en cause. Je peux perdre mon
job, je peux rebondir, mais si je perds l’institut…

– Madame Taylor, fait le directeur en m’accueillant avec un léger sourire.


Merci d’être venue aussi vite.
– Un problème avec Mila ? demandé-je en m’asseyant.
– Je ne vais pas vous mentir. Votre dossier est quelque peu… léger. Vous
n’avez mentionné aucune adresse à New York, ni aucun employeur. Nous nous
posons beaucoup de questions à votre sujet, notamment sur votre capacité à
assumer les frais de scolarité.
– Je comprends, dis-je en me montrant le plus rassurante possible. Et je vous
assure que je suis tout à fait capable de payer votre institut. Notre installation à
New York est en bonne voie et je peux…
– Madame Taylor, comprenez-moi bien. Nous avons des familles sur liste
d’attente qui répondent à tous nos critères. Vous non. Nous avons besoin de
garanties, et rapidement. Sinon, nous nous verrons obligés d’attribuer votre place
à un autre enfant.
– Non, ne faites pas ça ! Je vous promets de vous apporter tout ce que vous
voulez, très vite ! Donnez-moi une semaine, une petite semaine !
– Une semaine, madame Taylor, une seule petite semaine.
– Parfait ! Vous aurez mon dossier complet, je vous le promets !

Je me lève presque d’un bond pour lui serrer la main et sortir d’ici. Je n’ai
plus de temps à perdre. Il faut absolument que je trouve les garanties nécessaires.
Appart, job… je suis au pied du mur.

***

– Je ne peux pas leur dire que je suis serveuse pour Abby, ça ne fait pas du
tout sérieux, soupiré-je devant un café, avec mes parents dans leur cuisine.
– Je peux peut-être te trouver quelque chose dans une société pour laquelle je
travaille… Mais ça ne serait que provisoire et sans doute pas dans ton domaine,
propose mon père, aussi abattu que moi.
– Ce n’est pas le moment de se décourager, riposte ma mère. Il peut s’en
passer des choses en une semaine…
– Mais je n’ai aucun entretien, aucun contact concluant ! C’est d’accord,
Papa, je suis prête à accepter n’importe quelle offre de job, du moment qu’elle
m’offre toutes les garanties qu’on me demande !

Mon téléphone nous interrompt. Je reconnais le numéro de l’agent qui s’est


occupé de l’appart que nous avions visité avec Abby. Notre coup de cœur.

J’espère qu’il a une bonne nouvelle à m’annoncer !

– Allô ? dis-je en prenant l’appel un peu à l’écart.


– Mademoiselle Taylor ? Ici Dan de l’agence. Je vous appelle pour vous dire
que vous avez bien l’appartement. Vous pouvez passer récupérer les clés, je me
souviens que vous souhaitiez commencer les travaux au plus vite.
– Super ! Vous ne savez pas comme vous tomb…
– Vous m’apporterez votre chèque de caution et deux loyers d’avance en
même temps ? m’interrompt-il, pressé. Il me faudrait aussi des garanties quant à
votre employeur.
– Des garanties…
– Oui, vous savez ce que c’est…
– Je commence à bien savoir oui !
– Parfait. J’attends tout ça. À plus tard, mademoiselle Taylor.

Je raccroche et file annoncer la bonne nouvelle à mes parents.

Des garanties… Un employeur… On tourne en rond !

– On avance ! m’exclamé-je en essayant de me montrer positive. Je sens que


ça va marcher, ça ne peut être autrement !

Je passe l’après-midi à éplucher les petites annonces, à relancer mes


anciennes candidatures, pendant que Mila profite de l’été avec ses grands-
parents, au-dehors. Ils ont programmé des vacances prochainement, cela leur
fera le plus grand bien et Mila prendra l’air en attendant sa rentrée.

Si elle a bien lieu…

Elle aura lieu ! Je remuerai ciel et terre pour qu’on garde notre place !

Une nouvelle fois, mon téléphone vibre.

[J’ai ton chèque pour la soirée d’Alex.


T’es chez toi ?]

[Oui !
Passe quand tu veux !]

En moins de vingt minutes, Abby est là. Nous nous installons dans le jardin
autour d’un thé glacé.

– J’ai une bonne nouvelle à fêter, dis-je en levant mon verre. J’ai eu l’appart !
– Ah, génial ! s’exclame-t-elle. Ça tombe vraiment bien avec ce que j’ai à
t’annoncer… Et à te proposer aussi… Mais dis-toi que je ne te force pas la main,
que je ne t’en voudrai pas si tu refuses, OK ?
– Tu m’intrigues. Qu’est-ce que tu veux me demander ?
– Ton appart, il a trois chambres…
– Oui…
– Alors voilà. Tu te souviens quand tu m’as proposé de monter ma petite
entreprise à New York plutôt qu’à Newark ? Ça a fait son petit chemin dans ma
tête et avec la soirée d’Alex, c’est devenu une évidence ! J’ai eu deux appels
déjà pour des soirées d’entreprises ! Alors, j’ai peut-être trouvé un local, il ne me
resterait que l’appart… Mais je me suis dit : et pourquoi ne pas faire une coloc
avec ma copine ?

Abby suspend sa longue tirade en m’observant, attendant impatiemment ma


réaction.

– Une coloc ? Avec Mila et moi ?


– Oui ! Regarde, il n’y a que des avantages pour toi. On partage le loyer et tu
as une baby-sitter à domicile. Bon, OK, tu voulais être seule avec ta fille, mais
on ne va pas faire une coloc toute la vie… J’adore Mila, toi et moi on s’entend
bien, on se comprend… On s’épaulera !

Je laisse Abby mariner un peu et se débattre avec ses arguments. L’idée d’une
coloc avec elle m’enchante. Bien sûr, elle pourrait m’aider avec Mila, mais je
vois surtout le soutien que nous pourrons nous apporter. Et les soirées à papoter
pour se changer les idées.

– C’est qu’avec Mila c’est une vie calme et rangée qu’on va avoir… Tu ne
risques pas de t’ennuyer ?
– Je suis comme toi ! Priorité à ma boîte et à ma vie professionnelle !
– Écoute, je ne sais pas…
– La cuisine ! Je ferai la cuisine. Tous les jours !

Abby ouvre de grands yeux, me supplie presque. Je suis sûre qu’elle aurait
réponse à tout si j’émettais la moindre objection.

– OK !
– OK ? Tu acceptes ?
– Mais bien sûr ! Oui ! J’avais pensé à cette chambre en plus pour mes
parents, mais on trouvera un moyen de s’arranger !
– Génial ! Ça va être génial !

Nous trinquons une seconde fois. Si la journée a mal commencé, elle prend un
tour plus plaisant. J’ai gagné un appart et une colocataire. Il reste quand même à
trouver le plus épineux. Le job qui m’offrira la garantie attendue par tous, la
promesse que je pourrai payer mon loyer et l’institut. Devant mon air soudain
sérieux, Abby me pousse à lui raconter ce qui me tracasse.

– Tu ne veux pas parler de tes difficultés avec l’institut à Alex ? me demande


Abby. C’est son oncle et…
– Je ne veux rien lui devoir ! Mila est peut-être sa nièce, mais ça s’arrête là !
Si je dois le recroiser, ce n’est que pour et avec Ruth. Rien d’autre !
– Ne ferme pas complètement la porte, Flora. Sa boîte se lance bien, tu le sais.
Il s’est installé dans les nouveaux locaux, il a le vent en poupe en ce moment. Il
peut t’aider si tu n’as pas d’autre solution. Ne rate pas cette chance par orgueil…
– Ce serait tellement dur de devoir en arriver là ! Quel constat d’échec pour
moi !
– Demander de l’aide ne fait pas de toi une mauvaise mère, bien au
contraire…

Je soupire. La perspective de faire appel à Alex me rebute. Mais Abby n’a pas
tort. Je ne peux pas perdre la place de Mila pour des raisons personnelles… Son
avenir est bien plus important que mes états d’âme.

Mais je jure de faire tout ce que je peux avant d’en arriver là !

***

Jeudi 10 août.

Je raie la date sur mon calendrier. J’ai jusqu’à demain pour trouver un job.
L’agent immobilier a été conciliant et m’a remis les clés de l’appart. Je doute que
le directeur de l’institut de Mila se montre aussi compréhensif. Depuis deux
jours déjà, j’angoisse à l’idée de devoir appeler Alex.

Mais quelle solution puis-je trouver en moins de vingt-quatre heures


maintenant ?

Mon téléphone sonne et je me jette dessus, pleine d’espoir.

Un appel, il suffirait d’un appel…


– Allô Flora ? C’est Lindsay, de la Care Robotics. C’est affreux, je crois que
j’ai fait une énorme bêtise !

Déçue, très contrariée aussi d’entendre la voix angoissée de ma remplaçante,


je manque de lui raccrocher au nez. Mais ce n’est pas mon genre.

– Qu’est-ce qui se passe ?


– Est-ce que tu peux passer ? je crois que j’ai perdu le fichier de nos
contacts…
– Alex… Alexeï n’est pas là pour t’aider ?
– Non… Et je n’ose pas l’appeler… Je vais me faire virer !
– Bon… OK… Je peux être là d’ici trente minutes, soupiré-je. Ne touche plus
à rien !

Je suis bien trop gentille, je le sais. D’autant que je dois prendre Mila avec
moi. Mais le fichier de contacts, c’est la base de notre communication. Je le sais,
c’est moi qui l’ai fait. Avec un suivi minutieux, des annotations utiles… Le
perdre est préjudiciable.

Mais je jure que c’est la dernière fois que je lui sauve la mise !

Il me faut peu de temps pour installer Mila dans son siège à l’arrière de la
voiture de ma mère.

Heureusement qu’elle me l’a laissée aujourd’hui, sinon, je ne pouvais rien


pour toi, Lindsay !

Je me rends dans les nouveaux bureaux et j’aperçois Lindsay, en bas de


l’immeuble, qui me fait signe. La nouvelle responsable de la com n’est pas
seulement angoissée, elle est encore une fois à deux doigts de faire un malaise.

– Alexeï n’est pas arrivé encore, m’apprend-elle quand j’installe Mila


confortablement devant une feuille et des crayons. Tu crois que tu vas pouvoir
récupérer le fichier ?
– Laisse-moi voir…

Je reprends en main mon ancien ordinateur et le bazar que j’y trouve me fait
peur. Mais comment fait-elle pour retrouver ses dossiers ? Je sens son regard
par-dessus mon épaule, son stress aussi. Heureusement pour elle, il me suffit de
restaurer une ancienne sauvegarde pour retrouver le fichier en question.

– Si je peux te donner un conseil, dis-je en me levant, enregistre-le sur le


cloud de la boîte plutôt qu’en local.
– Tu as raison, c’est ce que je vais faire ! Merci !
– C’est tout ? Pendant que je suis là, tu n’as besoin de rien d’autre ? lui
demandé-je.
– Non, je ne vais pas abuser de toi… Comment est-ce que je pourrais te
remercier pour ça ? Tu ne peux pas savoir comme tu me sauves !

Je me contente de lui sourire. Je meurs d’envie de lui répondre de changer de


job ou juste d’arrêter de m’appeler, mais je me retiens. Je regarde autour de moi
avant de prévenir Mila que notre visite est terminée. Le grand open space a été
délimité par des cloisons vitrées. Mary Lee n’a pas l’air d’être là non plus, mais
trois nouvelles têtes sont plongées derrière les écrans. Je me garde bien de
demander ce qu’ils font à Lindsay, même si la curiosité me titille.

La Care Robotics est en plein essor !

Je ne m’attarde pas. J’ai réussi ma mission et je ne tiens pas à croiser Alex ici.
Je me refuse même un regard vers la petite remise. Je rêve de prendre mes
distances, mais tout me pousse à rester là, en orbite, autour d’Alex. Et d’Alexeï
qui vient de sortir de l’ascenseur.

Impossible de me cacher. Je me tourne vers Lindsay qui rougit et m’implore


du regard de ne pas lui parler des véritables raisons de ma présence ici.

Je ne vais quand même pas lui dire que je me baladais dans le quartier et que
j’ai eu envie de monter !

Alex est encore plus surpris quand il découvre la présence de Mila.

– Flora ? Un problème ?
– Non… Je…

Un coup d’œil vers Lindsay et il ne cherche pas à en savoir davantage. Il se


penche vers Mila.

– Bonjour petite fille !


Ma puce se contente de lui jeter un regard noir avant de se remettre à son
dessin. Il l’a dérangée et elle n’apprécie pas. La complicité qu’ils ont pu partager
la fois dernière ne semble plus exister à ses yeux. Une lueur de contrariété passe
dans le regard d’Alex et je ne peux m’empêcher d’éprouver une légère
satisfaction. Je me garderais bien de lui dire que ça lui passera.

Tout le monde n’est pas forcément heureux de te revoir, Alex…

– Je te fais visiter ? me demande-t-il en se redressant.

Il n’attend pas ma réponse et m’oblige à le suivre à contrecœur. Dans son


sillon, je sens déjà son parfum. Et ça…

Il me présente les nouvelles recrues, m’apprend qu’il a décroché des


promesses de fonds de la part d’investisseurs. Le ton qu’il prend, la façon dont il
fait le bilan, tout ça me replonge des semaines en arrière où, au cours de mon
premier jour, je faisais mes premiers pas au sein de la Care Robotics.

– Mon travail, ton travail, tout ça finit par payer, me dit-il en plongeant son
regard dans le mien.
– Tu veux dire, le travail de Lindsay, rectifié-je, troublée malgré moi par le
bleu puissant de ses yeux.
– Non, je parle bien de toi. Tu manques ici. On aurait pu aller tellement plus
loin, plus vite ensemble.
– Je ne pouvais pas continuer à travailler pour toi… murmuré-je presque,
touchée.
– Je respecte ta décision. Mais c’est un gâchis à mes yeux.
– À tes yeux d’entrepreneur ? relevé-je, le défiant du regard.

Alex m’observe un instant, mais ne me répond pas. Il est fidèle à lui-même,


impassible. Beau. Magnétique. Encore une fois, je ressens l’urgence de quitter
les lieux, de m’éloigner de lui avant de sentir ce que j’essaie de refouler au plus
profond de moi.

– Est-ce que tu as retrouvé du travail ? me demande-t-il en tournant la tête


vers la vitre.

Voilà, nous y sommes…


Je pourrais lui parler de mes problèmes avec l’institut, mais les mots ne
passent pas mes cordes vocales.

– Non.
– Et Mila ? Ruth m’a parlé de l’institut où tu souhaites la mettre. La rentrée
approche, non ?

Ruth… Tu parles trop !

– Oui.

Je ne peux pas en dire plus, je ne peux pas m’ouvrir à lui sur mes ennuis.
C’est impossible !

– Flora… J’ai tellement de questions à te poser… Sur Mila, sur Stan… Est-ce
que l’argent qu’il t’a laissé suffit à couvrir vos frais ? me demande-t-il.
– L’argent ? Tu veux parler de l’héritage de votre oncle ? souris-je devant tant
de naïveté. Stan n’avait plus rien à sa mort. Sinon, Ruth aurait été beaucoup
mieux entourée.
– Tu n’as donc rien ? me demande Alex, à la fois surpris et contrarié.
– J’ai ce qu’il me faut pour vivre.

C’est maintenant qu’il faudrait que je lui dise que je ne peux pas payer
l’institut, que je suis à deux doigts de perdre la place de Mila. Je sais qu’il
m’aiderait, j’en suis persuadée. Mais je n’y arrive tout simplement pas.

Mon téléphone me sort de cette tension. Je décroche rapidement, toujours à


l’affût d’une proposition qui pourrait enfin tomber.

Et me sortir de là !

– Ne me dis pas que c’est encore un problème avec ma mère, murmure Alex.

Je secoue la tête, attentive aux propos de mon interlocuteur.

– C’est super, Eddy, vraiment ! lâché-je avec enthousiasme.


– Il faudrait que tu viennes maintenant, il est disponible pour te rencontrer.
C’est une occasion à saisir, Flo !
– Je ne peux pas, j’ai Mila… Il ne peut pas me recevoir en entretien demain
matin ? Je pourrais mieux me préparer plutôt que de débarquer maintenant !
– Non, c’est maintenant ou jamais ! Tu n’as pas d’autre solution ?

Je jette un œil à Alex.

Non… Je n’ai pas d’autre solution !

– Je peux te garder Mila, intervient-il. Si c’est un job, vas-y fonce !

J’hésite. Mais ai-je vraiment le choix ?

– OK, Eddy. Je suis là dans l’heure, ça ira ?


– Parfait ! Je le préviens ! À très vite !

Quand je raccroche, je ne sais pas si je suis tendue à la perspective de ce job


de la dernière chance ou à celle de laisser Mila à Alex.

– Tu es sûr que ça va aller ? Tu ne sais même pas communiquer avec elle, elle
ne te connaît pas vraiment.
– Je me débrouillerai. Va à cet entretien l’esprit serein. Prends ma carte, tu
peux lui dire de m’appeler s’il veut une recommandation à ton sujet. Je garde
Mila, tu t’occupes de décrocher ce job, OK ?

Alex se montre rassurant et m’entraîne pour récupérer mes affaires.

– Mila, tu vas rester avec… Alex. Je n’en ai pas pour longtemps, d’accord ?
Sois sage !

Ma petite puce me serre contre elle avant de jeter un œil dubitatif à son oncle.

Moi non plus je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure idée…

– C’est pour quel job ? me demande Alex en me raccompagnant à l’ascenseur.


– Un poste de communication sur la campagne de Bishop.

Son sourire se fige. L’ouverture des portes m’empêche de poursuivre la


discussion.

– Appelle-moi si tu as un problème avec Mila ! lancé-je avant qu’elles ne se


referment.

Bon sang… Je suis vraiment en train de lui laisser ma fille ?!


14. Encore ses cauchemars

Le directeur de la communication de la campagne de Bishop est un homme


antipathique au possible. Il semble totalement désintéressé, me pose des
questions pour la forme. C’est long, ennuyeux. Je relance l’entretien à plusieurs
reprises, je me montre motivée, mais rien n’y fait. Son long discours sur
l’implication que demande une campagne électorale a duré deux heures. Trois si
on rajoute les anecdotes sur sa vie.

Je me suis déplacée pour rien !

À travers la baie vitrée, j’aperçois Bishop. Nos regards se croisent. Très vite,
il nous rejoint.

– Flora, qu’est-ce que tu fais là ?

Si je le savais…

– Alan, vous connaissez cette jeune femme ? lui demande son dir com,
soudain ranimé. Je la reçois pour un job chez nous, mais…
– Parfait ! Vous avez très bien choisi, l’interrompt-il en m’adressant un clin
d’œil. Flora est une jeune femme dynamique, on a besoin de quelqu’un comme
elle pour alimenter les nouveaux canaux de communication.
– Je n’ai pas encore choisi, je ne pensais pas qu’on…
– Une personne de plus vous soulagera, Frantz. Et il faut savoir encourager la
jeunesse !

J’assiste au spectacle mi-amusée, mi-médusée. Bishop est en train, plus ou


moins subtilement, de pousser mon embauche.

– C’est vrai, Alan, vous avez raison. Flora pourra sans doute s’occuper de
votre plus jeune électorat et…
– Parfait ! Félicitations, Flora ! Frantz, je vous laisse gérer avec les RH pour
son contrat ! Bienvenue dans l’équipe !
Bishop nous quitte, nous laissant, Frantz et moi, aussi surpris par ce qui vient
de se passer. Si je jubile d’avoir décroché un job, le dir com en revanche est en
train de comprendre qu’il a été manipulé. Je ne lui laisse pas le temps d’aller
plus loin dans sa réflexion, on ne sait jamais !

– Merci beaucoup, dis-je en lui tendant la main. Je vous laisse m’appeler pour
la signature du contrat ?

Je file retrouver Eddy pour lui annoncer la bonne nouvelle. Mais je ne


m’attarde pas. Cet entretien a duré beaucoup plus longtemps que prévu et il me
tarde de récupérer Mila !

Quand j’attrape mon téléphone pour prévenir Alex de mon arrivée, je trouve
un message de sa part.

[Nous sommes au Penthouse.


Mila s’ennuyait au bureau.
J’espère que tout se passe bien.]

[Je quitte Newark,


j’arrive.]

Je ne réalise pas ce que je viens de vivre. J’ai un job. Avec l’aide de Bishop.
D’habitude, je n’aime pas trop le piston, mais son intervention me sauve la vie.

Bishop me donne un coup de pouce comme il l’a fait avec Stan. À moi de lui
prouver qu’il a eu raison de me faire confiance.

J’ai un job ! J’ai des garanties !

***

Quand Alex m’ouvre la porte du penthouse où il vit, je lis une pointe de


fatigue dans ses yeux. Il a quitté son costume pour un jean T-shirt plus
décontracté et ses cheveux sont un peu… en bataille. Je suis surprise de ne pas
voir Mila se précipiter dans mes bras.

– Tout va bien ? demandé-je aussitôt, inquiète.


– Mila s’est endormie… Elle est en vie et entière si c’est ce qui t’inquiète, me
répond-il, amusé.

Nous entrons tous les deux dans le salon. Impossible de ne pas repenser à mes
moments passés ici. Mais je refoule tout. Absolument tout.

– Tout s’est bien passé ?


– Je pense que oui…

Il me montre du doigt une montagne de jeux, de DVD et de livres en tous


genres.

– Je ne savais pas ce qu’elle aimait, j’ai choisi un peu au hasard… Elle est
redoutable à cache-cache !
– Tu as joué à cache-cache ?!

Je ne peux m’empêcher de sourire en imaginant Alex, plié en quatre, caché


dans un placard. Je connais bien Mila. Si elle a senti qu’il était disponible pour
elle, elle a dû le mener à la baguette ! En tout cas, il a fait l’effort de
s’impliquer…

– On ne va pas te déranger plus longtemps, dis-je en me levant. Merci encore


pour ce coup de main.
– Mila dort comme un bébé, tu ne veux pas rester un peu ? Et ce job ?

Je reste quelques instants debout, indécise. La raison voudrait que je parte


avec Mila dans les bras. Mais Alex n’a pas mérité que je me sauve comme une
voleuse. Je lui dois au moins le récit de cet entretien.

Je me rassois, délaissant mon sac à mes pieds. Je surprends le petit sourire


fugace d’Alex.

– J’ai le poste, lui avoué-je. Ça n’était pas gagné, mais Bishop est intervenu
en ma faveur.
– Bishop…
– Oui… Bishop. Tu as un problème avec lui ? lui demandé-je, un peu
contrariée qu’il ne me félicite pas. Ça a un rapport avec Stan ?
– Stan ?
– Oui, Stan… Stan et Bishop… Tu ne sais rien des circonstances de sa mort ?
– Non…
– C’est vrai, tu étais loin… à l’autre bout du monde quand ça s’est produit,
remarqué-je un peu trop durement.

Mais Alex ne s’en offusque pas. Au contraire. Je le sens à l’écoute, intéressé.


C’est vrai qu’il n’a pas dû oser en parler avec sa mère…

– Raconte-moi, dit-il en s’asseyant au bord du fauteuil.

Raconter la mort de Stan, comme si c’était facile…

Je prends sur moi pour évoquer ces souvenirs douloureux.

– Stan cherchait un stage de fin d’études. À l’époque, Bishop travaillait


encore comme promoteur et il lui a proposé un job dans sa boîte. Au début tout
se passait bien, Stan avait même une perspective d’embauche. Mais quand Mila
s’est annoncée, il a commencé à se poser des questions. On avait besoin
d’argent, pour nous installer, pour l’accueillir, pour Ruth aussi. Ton frère a été
dépassé par tout ça, je crois, toutes ces responsabilités… Il était bon en
informatique, il a piraté les comptes de la société de Bishop pour détourner de
l’argent mais… il a fini par se faire prendre. Il s’est suicidé après ça. Il devait
avoir honte de ce qu’il avait fait.

Je contiens l’émotion qui m’étreint la gorge et lève les yeux au plafond pour
empêcher les larmes de couler.

– Je ne sais pas pourquoi tu n’apprécies pas Bishop, mais il s’est montré


généreux avec nous. Avec moi aujourd’hui.

Alex se lève d’un bond, le visage fermé. Ses yeux n’expriment aucune
tristesse, mais de la colère. Pourquoi ?

– Vraiment généreux, oui… fait-il amer, en se posant devant la fenêtre pour


regarder au-dehors. Mais qu’est-ce qui a pris à Stan de faire une connerie
pareille !

Ces mots suffisent pour me faire exploser.

– Stan voulait s’occuper de nous, m’écrié-je en me levant à mon tour.


Subvenir à nos besoins ! Il a fait n’importe quoi, mais au moins, lui, il tenait à
s’occuper de sa famille !
– Ne recommence pas avec ça, Flora !
– Ah oui ? Et pourquoi pas ! Ça te gêne que je te dise que tu es un lâche ? Tu
as laissé tomber ton frère, il fallait bien qu’il se débrouille !
– Tu ne sais rien, Flora, des raisons qui m’ont poussé à partir !
– Alors, dis-moi, donne-moi ta version des faits ! Explique-moi ce qui est plus
important que sa propre famille ! C’est le meurtre ? Tu es coupable, c’est ça ?
– Je ne te dirai absolument rien.

Ces mots froids tombent comme un couperet et mettent un terme à notre


discussion. Nous avons atteint le point de non-retour. Alex est muré dans son
silence et moi dans mes convictions sur son attitude passée. Si Mila n’était pas
en train de dormir dans la pièce d’à côté, je partirais d’ici en claquant la porte.
La colère me fait trembler, je peine à réprimer des larmes de rage. De frustration
aussi. J’aimerais tellement connaître son histoire.

L’histoire des frères Sparks.

– Je suis désolé, Flora, se reprend Alex, adouci. Je ne veux pas te mêler à tout
ça.

Il revient vers moi, essaie de me prendre dans ses bras. Je suis trop en colère
pour me laisser aller. Et je ne tiens pas à ce qu’il me touche.

– Je ne veux pas te blesser en te parlant de Stan. Je sais à quel point il a


compté pour toi… Qu’il compte encore.
– Tu as raison. Il compte encore beaucoup pour moi, lâché-je, la voix
enrouée.

Alex baisse la tête. Il n’a pas envie de se battre. Moi non plus. Je veux juste
qu’il me laisse tranquille.

– J’ai du travail ce soir, finit-il par ajouter. Fais comme chez toi. J’ai fait
installer un lit à côté de Mila dans ma chambre, si tu veux rester auprès d’elle.
Commande ce que tu veux si tu as faim.

Il sort en direction de la terrasse du penthouse en me laissant dans un silence


pesant.
Stan avait les mêmes accès de colère…

Je secoue la tête, dépassée. Je ne suis pas sûre que lui et moi trouvions un jour
un terrain d’entente.

Je me réfugie auprès de Mila, installée confortablement dans le grand lit


d’Alex. Ma petite fille dort paisiblement, serrant contre elle un nouveau doudou.
Je n’ai pas le cœur à la déranger, à la réveiller. J’observe sa respiration tranquille
du pas de la porte. Elle m’apaise. Quand je la regarde, tout me paraît simple. J’ai
un job désormais, un appart. Sa place à l’institut sera garantie dès mon appel
demain au directeur.

Rien d’autre ne doit compter.

Je ne sais pas combien de temps je passe ainsi debout, dans la contemplation


de mon petit ange. Je sursaute quand une main se pose sur mon épaule.

– Je veux t’aider à m’occuper d’elle, murmure Alex près de moi.


– Ouvre-moi ton passé, je t’ouvrirai peut-être mon présent.

Je fais un pas à l’intérieur de la chambre et ferme la porte en adressant un


dernier regard à Alex.

Cette nuit-là, alors que je me faufile dans la cuisine pour boire un verre d’eau,
j’entends une nouvelle fois Alex en prise avec ses cauchemars.
15. Guerre froide

– Mais qu’est-ce que tu as mis dans ce carton !

Eddy grimace en regardant sa sœur. Abby et moi avons décidé de profiter du


week-end pour apporter quelques affaires dans notre nouvel appart. Je tiens à ce
que Mila emménage dans un lieu parfait. Et vu le travail qu’il y a à faire, autant
commencer le plus vite possible !

– Des livres de cuisine ! Et fais attention, ils sont précieux !


– Je suis le seul homme fort dans votre carnet de contacts ? Alex n’était pas
dispo ? Si j’avais su, je lui aurais demandé de venir nous donner un coup de
main !

Abby lui jette un regard noir quand son frère s’effondre sur son carton.

– Vous êtes devenus inséparables, se moque sa sœur. Et alors ? Il se confie à


toi ? Il t’a dit pourquoi il avait tout quitté comme ça ?

Je fais semblant de ne pas vraiment écouter, occupée que je suis à donner un


coup de peinture dans le salon. Mais je remercie intérieurement Abby de poser
les bonnes questions.

– Non, et je ne le force pas à parler. Je connais Alex depuis qu’on est petit,
jamais il n’aurait pu tuer quelqu’un. Il a toujours été l’homme de la maison, il a
dû se passer quelque chose qui nous dépasse pour qu’il ait fui de cette façon. Il
parlera peut-être plus tard…

Alex ne parle pas non plus à Eddy ? Il n’a donc confiance en personne pour
partager ses secrets ?

Je continue ma peinture pendant que les Crane s’occupent de la chambre


d’Abby. L’appartement n’est pas immense et avec un peu d’organisation, on
devrait pouvoir avancer rapidement dans les travaux.
– Je vais chercher des boissons fraîches, me crie Abby en passant en coup de
vent dans le salon.

Je pose mon pinceau, soulagée de faire une pause. Mon épaule droite
commence à me faire souffrir.

– Tu avances bien, constate Eddy en regardant autour de lui.


– Pas assez vite à mon goût, avoué-je en souriant.
– Flora, continue-t-il, un peu hésitant. Je sais que ça ne me regarde pas mais
Alex a toujours aidé Stan. Il m’a dit que tu lui avais raconté son suicide. Il ne
l’avoue pas mais je pense qu’il s’en veut de ne pas avoir été là. Ne le juge pas,
laisse-lui une chance de s’expliquer. Tu es le seul lien qui lui reste avec son
frère. Il aura certainement envie de parler avec quelqu’un, un jour. Et il tient à
Mila.
– C’est ce qu’il t’a dit ?
– Pas exactement, mais ça se voit quand il en parle.
– Est-ce qu’il a toujours été comme ça, si secret ? soupiré-je.

La tornade rousse nous interrompt en nous lançant des bouteilles fraîches que
nous accueillons avec plaisir. La discussion s’oriente sur les projets d’Abby et
Eddy ne cherche plus à remettre Alex sur le tapis. Puis tout le monde se remet au
travail.

– Et un contrat en plus, un ! crie ma meilleure amie en revenant dans le salon,


brandissant son téléphone au-dessus de sa tête.
– Je crois qu’on est invité à la même soirée d’Alex, la rejoint Eddy, son
portable à la main. Enfin, je suis invité. Toi, tu bosses !

Le frère et la sœur se tournent vers moi, s’attendant sans doute à ce que j’aie
moi aussi reçu un message.

Si Alex fait une soirée, je ne suis pas sûre de compter parmi les invités. Notre
dernier échange était plutôt glacial et il était déjà parti quand Mila et moi nous
sommes réveillées le lendemain matin.

Mais mon téléphone vibre à son tour dans la poche arrière de mon short.

[Je fais une soirée au penthouse pour Pio


J’aimerais que tu sois là.]

– Les anciens de sa boîte sont aussi concernés, plaisanté-je pour masquer ma


surprise.

Je me remets à ma peinture. Il ne m’en veut donc pas… Même si je ne suis


pas encore sûre d’y aller, le fait qu’il ait pensé à moi remue quelque chose.

Peut-être qu’il veut que je sois là pour sauver sa soirée des bourdes de
Lindsay.

J’ai trois jours pour me décider.

***

Eddy et moi sommes partis directement du bureau où j’ai commencé deux


jours plus tôt. Nous sommes à l’heure à la soirée d’Alex et pourtant, il y a déjà
du monde quand un serveur nous fait entrer dans le salon. Je me suis laissé
persuader par Abby alors que j’hésitais ce matin encore. Son argument ? Me
culpabiliser sur le fait que je passerais beaucoup plus de temps avec son frère
qu’avec elle prochainement et que ce serait l’occasion de se voir. Efficace ? Pas
vraiment. Disons que je penchais déjà sur l’envie de venir. Essentiellement par
curiosité quant au chemin parcouru par la Care Robotics.

Exclusivement. Je suis attachée à cette boîte et à Pio…

Alex ne tarde pas à nous apercevoir et offre à Eddy une accolade très
chaleureuse.

– Je t’emprunte Flora quelques instants, ajoute-t-il en m’entraînant à l’écart


des invités, en me prenant la main.

Nous descendons les quelques marches qui mènent à la terrasse extérieure.


Au loin, nous entendons le bruit de la soirée qui nous parvient, étouffé.

– Je suis désolé pour l’autre soir, commence Alex en se tournant vers moi,
sans lâcher mes doigts. J’ai beaucoup réfléchi et je comprends ta défiance vis-à-
vis de moi. Mais je te montrerai que tu peux avoir confiance en moi.
Son regard grave plonge dans le mien. Nous sommes proches l’un de l’autre,
sans doute plus que nous l’étions dans cette remise. Je sens la pression de sa
main. Je m’attends à ce qu’il m’embrasse, ou juste qu’il me serre contre lui. Mon
corps en a envie. Même ma tête est lasse de nos combats éternels. Mais il se
retient. Il n’ira pas plus loin. Pas si je ne l’y encourage pas.

La barrière entre nous est immense. Je ne suis pas sûre qu’on arrive un jour à
la dépasser…

– Je…
– Ne dis rien. Je ne voulais pas de malentendus entre nous ou de malentendu
irréversible. Je ne veux pas m’imposer entre le souvenir de Stan et toi. Tout ce
qui s’est passé entre nous, ça n’arrivera plus. Je te le promets. Mais laisse-moi
une petite chance d’entrer dans la vie de Mila. C’est tout ce qu’il me reste de
mon frère…

Je suis touchée en plein cœur par ses propos. Alex et moi… Plus d’intimité,
plus de culpabilité… Je devrais me réjouir mais ma gorge se serre.

C’est pourtant ce que je veux !

– Je ne peux rien te promettre pour Mila, c’est encore tôt, murmuré-je,


frissonnant malgré l’air chaud de cette soirée d’été.
– Prends le temps dont tu as besoin… Rejoignons les autres, d’accord ? Il y a
quelqu’un que j’aimerais te présenter.

Nous revenons sur nos pas, au cœur de la réception, plus tranquillement, sans
urgence. Alex a lâché ma main et ma peau porte encore le souvenir de sa
chaleur, de sa force aussi. Il me tend une coupe dans un sourire sincère et
détendu. Son iris bleu pétille. C’est Sacha que j’ai en face de moi et je suis
troublée.

C’est encore plus vrai quand il se met brusquement à parler en russe pour
interpeller un gaillard installé au bar, devant Abby qui s’active. L’homme,
impressionnant par sa taille et sa carrure, nous rejoint. Ses yeux se posent sur
moi et il souffle quelque chose que je ne comprends pas à Alex.

– Mikhaïl, laisse-moi te présenter Flora. Je t’ai parlé d’elle, tu te souviens ?


– Oui, répond ce dernier avec un accent russe marqué. Ta perle rare. Bonsoir
Flora, je suis… très triste, que vous ne travailliez plus pour nous.
– Nous ? répété-je surprise.
– Mikhaïl est mon associé. Il s’occupe de la production de Pio en Russie.
– La production ? Tu veux dire que… ?
– C’est un peu la raison de cette fête. Mais tu l’apprends en avant-première.
Nous pouvons passer à l’étape supérieure !

J’aurais dû me douter que ce regard pétillant cachait une bonne nouvelle !

– Félicitations ! C’est génial que tout aille aussi vite.


– Et c’est grâce à vous, Flora, reprend Mikhaïl. Sacha a dit que vous étiez
parfaite.

Sacha…

Je rougis malgré moi sous le regard amusé d’Alex. Amusé mais empreint
d’autre chose… Mais quoi ? Je laisse les deux hommes se parler en russe et
m’éclipse pour rejoindre Abby. J’ai besoin de me remettre de mes émotions !

– Tu as vu le Russe ? me demande-t-elle dès qu’elle me voit. J’adore !


– Mikhaïl ?!

Abby me décroche un regard gourmand avant de servir les nouveaux venus.


Lindsay est là elle aussi comme toute la nouvelle équipe de la Care Robotics.
Quand Alex se décide enfin à annoncer la bonne nouvelle dans un discours
soigné, je remarque dans leurs yeux toute l’admiration qu’ils ont pour leur boss.
Je me tiens un peu à l’écart de cette réjouissance qui ne concerne qu’eux
finalement, mais c’est moi qu’Alex regarde quand il porte son toast.

Et me sentir unique à ses yeux me fait frissonner…

Une idée germe dans ma tête au cours de la soirée et je cherche Lindsay pour
lui en parler. Quand je la trouve enfin, je lui explique brièvement. Ses yeux
s’agrandissent, tandis qu’elle se trouve convaincue à son tour, et elle alpague
Alex pour lui en toucher deux mots devant moi.

– Alexeï, Flora me proposait d’organiser une soirée avec le candidat Alan


Bishop. C’est un homme politique influent, on parle de lui jusqu’ici à New York.
– Il serait le candidat des nouvelles technologies si on le présente au milieu
d’acteurs majeurs comme la Care Robotics ou d’autre start-up IT. Et il pourrait
vous mettre en relation avec d’autres politiciens… ajouté-je, très enthousiaste.
– Je n’ai pas envie d’être politisé, ou de m’afficher dans un parti quelconque,
déclare Alex, implacable.
– Ce serait vraiment un plus pour la campagne ! continué-je sans me
démonter. Montrer un futur sénateur investi par des problématiques médicales,
présentant les solutions des nouvelles technologies ! Il gagnerait des points et
il…
– L’image de Bishop ne m’intéresse pas ! m’interrompt Alex, cinglant. J’ai dit
non, je ne veux pas m’investir de ce côté-là, d’accord ?!

Alex nous laisse brutalement, furieux. Lindsay s’éclipse à pas de loups. Je me


retrouve seule, frustrée de ne pas pouvoir débattre sur mon idée, convaincue que
la Care Robotics pourrait tirer son épingle du jeu d’une telle association.

La soirée vient de perdre toute sa saveur et plus jamais Alex ne cherche à


croiser mon regard. Je me réfugie au côté d’Eddy, avec qui je parle de mes deux
premiers jours au sein de la campagne. Ils ont été tellement intenses que je suis
déjà très investie pour la cause de Bishop.

À oublier peut-être qu’Alex ne le supporte pas… On ne peut pas dire que je


l’aie jouée fine !

Heureusement, Abby assure discrètement le show et arrive à me changer les


idées en discutant cuisine américaine avec Mikhaïl. Elle lui propose tous les
cocktails qu’elle maîtrise. Je ne sais pas si sa technique de drague fonctionne,
mais l’associé russe passe plus de temps au bar qu’au milieu de son équipe !

En fin de soirée, Eddy donne un coup de main à Abby pour remballer le


matériel. Je salue tout le monde, fais un signe de la tête à Alex, de loin. Entre
nous, les relations sont à nouveau placées sous le signe de la guerre froide…
C’est triste et dommage. À croire que l’on ne pourra jamais s’entendre lui et
moi.

Sur le trottoir, je fais le pied de grue pour attraper un taxi.

– Flora, attends !
Alex a quitté ses invités pour me rejoindre.

– Je ne voulais pas être si brusque tout à l’heure.


– Pour une fois, c’est à moi de te présenter mes excuses. J’ai manqué de tact,
te proposer de faire quelque chose avec Bishop alors que je sais que tu ne le
supportes pas, c’était très maladroit de ma part.
– Tu avais raison l’autre soir. Bishop me rappelle trop mon frère. Je ne suis
pas revenu aux États-Unis pour ressasser le passé. Je suis complètement tourné
vers l’avenir. Mais quand il est question de Bishop…
– Je comprends, dis-je doucement.
– Je ne veux pas me battre contre toi, Flora, ajoute-t-il en m’attirant contre lui.
C’est assez compliqué entre nous alors…

Soudain, des crissements de pneus nous font tourner la tête d’un même
mouvement, vers la chaussée. Une voiture ralentit à notre hauteur. Je ne
comprends pas tout de suite ce qui nous arrive. Alex a le réflexe de me pousser
au sol alors que j’entends des coups de feu tonner près de nous.

– Va-t’en Sparks ! C’est un avertissement !

À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
16. Incompréhension

Du sang !

Il y en a partout. Sur ma main, sur la veste d’Alex. Je mets du temps à


comprendre qu’il s’agit du mien. Et quand je découvre le liquide chaud et
visqueux sur mes doigts, après avoir touché mon front douloureux, je perds mon
calme.

– C’était quoi ça ?! hurlé-je presque en regardant Alex, affolée.

Il se relève. Dans un réflexe de protection, il m’a jetée à terre en plaquant son


corps contre le mien. C’est à ce moment-là que ma tête a dû heurter le sol. Alex
fait quelques pas dans la direction où la voiture a pris la fuite, puis revient vers
moi pour m’aider à me remettre sur pieds. Je tremble, et pas de froid. Mon cœur
tambourine dans ma poitrine. Alex m’inspecte, le visage fermé, la mâchoire
crispée.

– C’est superficiel, mais il te faudra des points…

Je suis bouleversée, j’ai du mal à tenir debout. J’ai tout juste le temps de
m’écarter de lui pour vomir. J’ai eu peur, la peur de ma vie. Je pense à Mila, à sa
solitude si jamais… Ma tête est douloureuse. Des sirènes se font entendre et très
vite, nous sommes cernés par la lumière des gyrophares. La police est déjà là,
sûrement appelée par un voisin. Le coup de feu a dû s’entendre dans tout le
quartier.

Alex me serre la main et me soutient par la taille. Silencieux. Son calme est
étrange, comme si se faire tirer dessus en pleine rue était une banalité ! Pourquoi
n’est-il pas terrorisé ou en colère ? Pourquoi est-ce qu’il ne semble pas plus
touché que ça ? Pourquoi se contente-t-il de rester avec moi sans dire un mot ?!
Il intériorise alors que je voudrais qu’il explose, qu’il m’explique ce qu’il vient
de se passer.
Mais qu’il me parle !

La police nous entoure. Je suis physiquement là mais j’ai l’impression de


voler au-dessus de mon corps. D’assister à la scène plus que de la vivre. Mes
oreilles bourdonnent, je suis en état de choc. Je me laisse faire, conduire au
camion de pompiers qui vient d’arriver. Des hommes se penchent sur mon front,
on me couvre d’une couverture de survie. À mes côtés, Alex refuse de se faire
examiner. Ses doigts ne lâchent pas les miens. Parfois, je surprends son regard
sur moi. Grave. Bleu nuit. Bleu obscur.

Et puis les questions de la police. Là encore, Alex est silencieux, évasif. Il n’a
rien vu. Quand la policière se tourne vers moi, mon état de nerfs me rend
bavarde. Je me lance dans un flot de paroles, comme si j’avais besoin de tout
évacuer pour surmonter ça.

– Et puis ils ont crié « Va-t’en Sparks, c’est un avertissement ! », me rappelé-


je en frissonnant.
– Sparks ? répète l’enquêtrice. Vous m’avez dit que vous vous appeliez Alexeï
Leskov et Flora Taylor. On vous aurait pris pour quelqu’un d’autre ?
– Non ! C’est bien ça… Alexeï est Alex Sparks et c’est bien nous qu’ils
visaient ! Ils nous ont tiré dessus, vous devez les retrouver et…

Alex passe son bras autour de moi pour me calmer. Je perds à nouveau mon
sang-froid quand je revois les images de la scène, au ralenti…

– OK, ne bougez pas, je reviens, m’enjoint la policière.

Je m’accroche à Alex. Je vis un cauchemar, ce n’est pas possible. Se faire


tirer dessus dans la rue, ça n’arrive que dans les films, dans les séries, ou aux
infos, mais jamais aux gens normaux !

– Alex, murmuré-je à peine calmée. Dis-moi que c’était une erreur, dis-moi
que ça n’est pas arrivé.
– C’est arrivé, Flora, mais je suis là. Tu n’as rien, ça va aller…

Un pompier me demande d’entrer dans le camion pour me transporter à


l’hôpital. Je m’exécute, tenant sur mon front un gros pansement provisoire.

– Attendez, je veux qu’Alex vienne avec moi ! m’écrié-je une fois installée.
– Je crois qu’il est parti, me dit simplement le pompier.
– Parti ?!

Je l’empêche de fermer les portes de son camion et me précipite dehors. Je


cherche Alex du regard, je fais quelques pas, regarde partout autour de moi. Plus
aucune trace de lui… J’attrape l’enquêtrice qui nous a posé ses questions
quelques minutes plus tôt.

– Votre ami a été emmené par mes collègues. Nous devons l’interroger au
sujet d’une ancienne histoire de meurtre… Son nom est ressorti après une rapide
recherche.

Alex… Arrêté…

C’est de ma faute, j’ai parlé trop vite, sans réfléchir… Je chancelle, je perds
pied et Alex n’est pas là pour me soutenir.

***

Je me réveille le lendemain matin, dans mon lit, au milieu des cartons dans
mon appart de New York. Abby est venue me chercher dans la nuit à l’hôpital.
J’ai eu des points de suture, heureusement à la racine de mes cheveux pour que
la cicatrice soit invisible, et des somnifères pour m’aider à dormir. Quand
j’ouvre les yeux, je suis encore dans la brume, engourdie par les derniers effets
des calmants.

Je me lève en grimaçant, encore groggy par les médicaments, et retrouve


Abby dans la cuisine, les yeux à moitié ouverts.

– Tu ne veux pas dormir un peu plus ? Tu n’as pas très bonne mine, dit-elle en
m’examinant.
– Dis tout de suite que j’ai une tête de déterrée, essayé-je de plaisanter.
– Je pourrais dire bien pire, mais tu t’es fait tirer dessus, tu as des
circonstances atténuantes ! Ton portable a sonné plusieurs fois, je crois que tes
parents s’inquiètent…
– Mes parents ? Tu les as prévenus ?!
– Non, mais l’arrestation d’Alex est passée aux infos.
– Ah…
Je soupire en avalant une gorgée de café brûlant dans l’espoir qu’il me donne
le coup de fouet nécessaire. Et j’appelle mes parents.

– Flora ! s’exclame ma mère en décrochant. Tu as vu ce qui est arrivé à ton


ancien patron ?! Il s’est fait tirer dessus hier… Dis-moi que tu n’étais pas avec
lui !
– Non, maman, je n’étais pas avec lui hier soir… mais avec Abby… dis-je en
regardant mon amie. Grosse histoire, en effet. Est-ce que Mila va bien ?
– Oui, très bien. Elle a passé une excellente nuit et on se prépare pour le
centre aquatique. Elle ne tient plus en place. Bon, je suis rassurée, je vais
pouvoir te laisser ! Bonne journée !
– Embrasse Mila ! ai-je tout juste le temps de crier avant qu’elle ne raccroche.

Ma fille… j’aimerais tellement l’avoir auprès de moi ce matin pour la serrer


contre moi. J’ai failli la perdre… Si la balle avait…

Stop, pas de si… Ça ne sert à rien.

– Tu as menti à ta mère ?! m’interroge Abby.


– Je n’ai pas envie de l’inquiéter.

Je regarde mes messages. Je n’ai aucune nouvelle d’Alex. Je l’imagine dans


une salle d’interrogatoire, persécuté par un flic. Il doit me maudire d’avoir révélé
son identité.

Peut-être qu’il leur parlera ? Qu’il leur dira tout ce qu’il sait et qu’il en aura
fini avec cette histoire ?

J’allume la télé, décidée à savoir ce qui se raconte aux informations au sujet


de l’arrestation d’Alex. J’ai besoin de réponses à mes questions, même de bribes
de réponses. Au moins pour comprendre et pour combler le silence d’Alex sur
toute cette histoire.

Longtemps, je zappe afin de trouver la bonne chaîne info. Abby vient


s’installer à mes côtés, curieuse elle aussi. Quand, enfin, le sujet est lancé, je
retiens mon souffle. Jamais je n’ai été aussi attentive à un reportage !

« Alex Sparks a été arrêté hier soir après avoir été la victime de coups de feu.
Son nom ne vous dit rien ? Et pourtant, il est mêlé à l’une des histoires de
meurtre qui a le plus secoué l’État du New Jersey il y a cinq ans.

Rappel des faits : le corps de Joanne Perkins, alors femme du maire de


Newark, est retrouvé dans un terrain vague, le crâne défoncé. À l’époque, le
légiste conclut à un meurtre. Les enquêteurs découvrent sur les images d’une
vidéosurveillance qu’Alex Sparks et Joanne Perkins se trouvaient à bord d’une
voiture peu de temps avant la mort de la jeune femme. Selon le légiste et
l’estimation de l’heure du décès, Alex Sparks serait l’un des derniers à l’avoir
vue vivante. »

Quand l’image en noir et blanc d’Alex au volant de la voiture à côté d’une


femme s’affiche à l’écran, je sursaute presque.

C’est bien Alex, en plus jeune certes, mais c’est lui.

J’écoute, avide d’en savoir plus, le cœur battant.

« Alex Sparks n’a jamais pu être interrogé en tant que témoin dans l’affaire. Il
se serait enfui juste après le meurtre. Un comportement pour le moins suspect.
Alors, Sparks, coupable ou simple témoin ? Que faisait-il avec Joanne Perkins le
soir du meurtre ? C’est ce que la police tente de savoir. À l’heure où nous vous
parlons, nous ne savons pas si l’enquête, au point mort depuis cinq ans, sera
rouverte ou non. Un point sur la Bourse maintenant… »

J’éteins.

– Alex n’est pas un meurtrier en cavale, c’était un témoin en fuite, en déduit


Abby en me regardant.
– Je sais au fond de moi qu’il n’est pas un meurtrier, je le sais, je le sens ! lui
dis-je avec force. J’en suis convaincue !
– Alors, il n’y a pas à s’inquiéter ! ajoute-t-elle dans un sourire réconfortant.

Si seulement… Ça me rend folle de ne pas savoir, de ne pas pouvoir crier à


tout le monde qu’il est innocent, qu’il y a certainement une bonne explication et
qu’il peut la donner…

… s’il parle.

J’attrape une nouvelle fois mon téléphone, vérifie que je n’ai pas d’appels de
sa part, de messages manqués. J’en ai bien un, mais pas de lui.

L’institut de Mila a appelé aux aurores. Je retiens ma respiration en écoutant


le message de la secrétaire. J’ai envoyé mon dossier et toutes les garanties
demandées dès que j’ai commencé mon nouveau job pour Alan Bishop. Elle
m’apprend que tout est en ordre et me propose de la rappeler pour prendre
rendez-vous afin de finaliser la rentrée de Mila.

Je devrais me réjouir, sauter de joie. C’est Abby qui le fait pour moi quand je
lui répète le message. Je suis toujours dans un état second, incapable d’oublier le
coup de feu, le sang, le regard d’Alex, son arrestation… Incapable de penser à ce
qui aurait pu arriver si…

– Allez, je vais bosser ! décrété-je soudain.


– Tu es sérieuse ?! Tu ne veux pas te reposer ?
– Oh non, j’ai besoin de me changer les idées !

J’ai besoin de vivre, de parler, de voir les autres bouger, d’entendre du bruit.
Je ne peux pas rester seule à rejouer la scène de la veille dans ma tête, en boucle.

Dans la voiture que ma mère a bien voulu me confier pour faire mes trajets
entre New York et Newark, impossible d’échapper aux informations, surtout
quand j’entre dans le New Jersey. Les reportages se multiplient, le sujet passe en
boucle. On parle du mari éploré, des proches interrogés, des suspects écartés par
manque de preuve et de cette fameuse vidéo. Après des semaines d’enquête, la
police tourne en rond. Le témoignage d’Alex devait être déterminant. Mais il a
fui. « La fuite d’Alex Sparks », « Alex Sparks se dérobe », « Disparition d’Alex
Sparks, une drôle de coïncidence »… J’éteins la radio, exaspérée. L’Alex que je
connais n’a pas pu fuir ses responsabilités. Il devait y avoir quelque chose de
plus grave !

Mais quoi ?

Les mots résonnent dans ma tête « Suspect numéro un », « principal témoin »,


« meurtre », « Joanne Perkins », « Sparks »… Je sursaute même quand je crois
entendre une détonation… Ce n’était que le pot d’échappement d’une moto. Qui
a pu tirer sur Alex ? Qui tient à ce qu’il parte ? Je ne comprends rien des raisons
de cet acte violent contre nous. Si ce n’est qu’Alex est en danger et que
quelqu’un est prêt à tout pour le voir quitter la ville ou pire, le réduire au silence.

Je me gare sur le parking des bureaux de la campagne en interrompant le flux


des informations avec soulagement. Je ne veux plus rien savoir. Pas maintenant
en tout cas. Tout me dépasse, j’ai besoin de reprendre le dessus. Et rien ne vaut
le défi d’une campagne à gagner pour me faire penser à autre chose !

Je passe la matinée à sursauter. Quand on m’appelle, quand l’imprimante se


déclenche, quand Bishop entre brusquement dans mon bureau, l’air inquiet.

– Flora ! Eddy m’a dit comment s’est finie la soirée d’inauguration de Care
Robotics. Et J’ai entendu les infos, mais je ne pensais pas que tu y étais ! Tu ne
devrais même pas être là !
– Ça va aller, dis-je en lui souriant. Je suis mieux ici que chez moi de toute
façon.
– Quel choc ça a dû être pour toi ! ajoute-t-il en s’asseyant sur mon bureau. Je
t’avais dit de te méfier de lui ! Tu as eu des nouvelles ? Il est toujours avec la
police ?
– Non… Je ne sais rien. Absolument rien.

Et c’est vrai. Je suis la moins au courant de tous sur ce qu’il s’est passé il y a
cinq ans.

Depuis qu’Alex est entré dans ma vie, je fais l’autruche…

– Fais attention à toi, Flora, quand même. Tu as passé l’âge de sortir avec des
délinquants recherchés par la police !

Bishop me gronde comme un père, avec douceur, mais conviction. Je suis


touchée qu’il soit aussi soucieux pour moi. Ce matin, j’ai besoin de me sentir
entourée.

Même par mon patron…

– Oui, vous avez raison, soufflé-je simplement.


– Prends ta journée, si tu sens que ça ne va pas. L’équipe se débrouillera, ne
t’en fais pas pour ça.

Bishop me regarde en silence, pour s’assurer peut-être que j’ai bien compris
la leçon, et me quitte en m’adressant un sourire bienveillant. Je pose mes doigts
sur mon pansement. Je commence à ressentir une légère douleur. Rien de bien
méchant, mais elle m’empêche d’oublier ma blessure.

C’est en début d’après-midi, quand je commence enfin à me détendre,


qu’Alex appelle. Enfin. Je me précipite sur mon téléphone quand je vois son
nom s’afficher.

– Alex ! Où es-tu ?!
– Au penthouse, je suis rentré il y a une heure, me répond-il d’une voix posée.
– Est-ce que tout va bien ? Je suis désolée, c’est de ma faute, j’aurais dû faire
attention à ce que je disais et…
– Flora, m’interrompt-il. N’en parlons pas au téléphone. Tu peux venir ?
– Je… Oui, j’arrive !

Bishop m’a proposé de partir si j’en avais besoin. C’est ce que je fais. J’ai
besoin de voir Alex, de lui poser toutes les questions que j’ai en tête, de savoir
comment il va, ce qu’il s’est passé au poste, tout. Sa voix n’a rien laissé
transparaître de son état. J’attrape mes affaires, préviens rapidement mes
collègues et je file sur la 78 pour rentrer à New York.

Au penthouse, je retrouve un Alex détendu, rasé de près. Je ne vois aucune


trace de son arrestation sur ses traits. Il est même souriant quand il m’accueille.
Sauf quand son regard se pose sur mon pansement.

– Combien de points ? me demande-t-il.


– Seulement quatre… J’aurai une petite cicatrice mais rien de méchant. Mais
toi ? Comment ça s’est passé avec la police ?

Alex m’entraîne dans la cuisine et nous prépare des cafés. Son attitude me
surprend. Ce n’est pas celle de quelqu’un qui a passé sa nuit au poste, encore
moins celle d’un homme qui s’est fait tirer dessus.

Pense-t-il vraiment que c’est en n’en parlant pas que je vais oublier ?

– Mon avocat a fait son job, j’ai pu sortir ce matin, m’apprend-il simplement
devant sa machine.
– Mais tu n’as pas été arrêté ? Tu ne risques pas de passer devant un juge,
quelque chose comme ça ?
– La police s’est contentée de me poser des questions, répond-il, évasif. Mais,
je ne t’ai pas demandé de venir pour discuter de ça… J’ai eu une idée cette nuit
que je voulais partager avec toi.

Quand il se retourne pour me tendre un café, son regard pétille. Son attitude
est complètement déroutante.

Je suis bien en face d’Alex Sparks, inquiété par la justice ?!

– J’ai repensé à ton concept de robot pour malentendants. Je crois vraiment


que c’est possible, continue-t-il, enthousiaste. Il suffirait de modifier les données
de Pio, de lui apporter d’autres informations, d’autres lignes de code… Il faut
que j’en parle à mon équipe de développement. Mais avec un tel robot, nous
pourrions avoir le soutien des chercheurs, voire du département de la Santé !

Je l’observe, incrédule.

– On s’est fait tirer dessus hier soir, tu viens de passer du temps au poste pour
une affaire de meurtre dans laquelle tu es directement impliqué et tu me parles
d’un nouveau robot ?! Tu n’as pas autre chose à penser en ce moment ? Autre
chose à me dire ?!
– J’avais besoin de me changer les idées cette nuit.

Ma réaction a refroidi son enthousiasme. Malgré les volutes de fumée devant


ses yeux quand il porte la tasse à ses lèvres, le voile de contrariété qui passe sur
son regard ne m’échappe pas. Je ne peux pas faire comme si de rien n’était. Je ne
peux pas balayer les événements de la nuit d’un revers de la main.

– J’ai besoin de parler de cette nuit ! On nous a tiré dessus, Alex, on t’a
menacé ! m’écrié-je. Tu es devenu le suspect numéro un dont tout le monde
parle aux infos !
– Je sais. J’ai martelé toute la nuit à la police que je n’ai pas tué cette femme.

J’attends plus, j’attends d’autres mots… Mais ils ne viennent pas.

– Je suis désolé que tu aies été mêlée à ça, reprend-il, le regard dur. Ça me
met hors de moi de savoir que tu aurais pu être touchée, ou pire encore. Mais je
ne pense pas que leur but était de nous tuer. Juste de me faire peur.
– Ils ont réussi avec moi ! J’ai peur et je ne sais pas de quoi je dois avoir
peur ! Pourquoi ces menaces, pourquoi te demander de partir ?! Qu’est-ce que tu
sais de si dérangeant ?! Est-ce que tu as fait quelque chose que je devrais
savoir ? On n’en a jamais vraiment parlé, Alex !

Je m’emporte, frustrée de sentir que je m’adresse à un mur. Car Alex s’est


fermé. Je connais bien trop ce regard et comprends qu’il s’est réfugié à nouveau
derrière des barricades lourdement fermées.

– Pourquoi est-ce que tu ne veux pas répondre à mes questions ! J’ai le droit
de savoir !!

Un éclat de douleur passe sur ses yeux. Un instant, il baisse la tête, comme
s’il allait déposer les armes. Mais quand son regard croise à nouveau le mien, je
comprends qu’il n’en est rien.

– Je préfère que tu restes en dehors de ça, se contente-t-il de me dire.

C’en est trop.

– Alors je ne sais pas ce que je fais là, ni ce que tu attends de moi. On est
bloqués, Alex, tout ton passé nous empêche d’avoir une simple discussion. Tout
nous ramène à ça ! On nous a tiré dessus, j’ai eu peur. Tu es visiblement une
cible pour quelqu’un. Je suis fatiguée des secrets des Sparks. Ton frère a refusé
de me parler, il s’est suicidé. Tu ne veux rien me dire non plus ? C’est trop pour
moi ! Il vaut peut-être mieux qu’on tire un trait sur…

Je m’arrête.

Tirer un trait sur quoi ?

– Ne m’appelle pas, terminé-je en prenant mes affaires. Sauf si c’est pour


répondre à mes questions.

Je quitte le penthouse, laissant Alex derrière moi. Il n’a pas fait un geste pour
me retenir. Je pense qu’il avait raison la dernière fois. Il vaut mieux que je
m’éloigne de lui. S’il court un danger, qu’il le vive tout seul.
17. Mise à l’écart

Dans le car de la campagne de Bishop qui nous ramène de Trenton dans le


New Jersey, je regarde les photos de Mila. Elle et mes parents sont en vacances
en Pennsylvanie, dans un chalet en pleine nature. Ils ont tenu à l’emmener avant
la rentrée pour s’offrir un moment de détente avant de commencer sa nouvelle
vie de petite New-Yorkaise. Et me permettre de finir les travaux de
l’appartement pour mieux accueillir ma fille à son retour.

Mila me manque. Je regrette de ne pas partager ces moments avec elle, de ne


pas être là quand elle se crée des souvenirs, de rater des premières fois, des
sourires, de ne pas être là pour consoler ou rassurer. Je sais que je travaille pour
son avenir, que ces moments à deux viendront. Mais c’est difficile parfois.
Surtout quand je me sens seule et que je n’ai pas ma dose d’elle. Je vais mieux,
depuis une semaine, depuis « l’incident ». Je me suis plongée à fond dans la
campagne. Mais impossible pour autant d’oublier Alex. Je suis à la fois inquiète
et agacée. Inquiète de savoir qu’il court un danger, agacée qu’il me mette en
dehors de tout ça.

Après une journée intense dans un quartier du New Jersey où nous avons
milité avec passion auprès des électeurs, je me repose à l’écart de l’équipe. Je
regarde défiler le paysage en laissant vagabonder mes pensées.
Irrémédiablement, elles se tournent vers Alex… Je soupire devant ma propre
faiblesse. Encore plus quand je lance l’application du Newark Post sur mon
téléphone.

Depuis l’arrestation d’Alex, l’affaire a été relancée dans les médias locaux et
Joanne Perkins fait souvent la une. Hier, un journaliste révélait la double identité
d’Alex et évoquait la Care Robotics. Pas pour parler de Pio, mais bien pour
montrer du doigt comment il avait réussi à revenir sur le sol américain sans être
inquiété.

C’est de la mauvaise publicité, pas bon pour les affaires, ce genre


d’histoires…

Je me demande bien comment réagit Lindsay, elle qui perd confiance face aux
imprévus. Ce n’est pas le moment de lâcher prise pourtant, elle doit être
combattante, rassurante…

Un petit mot d’encouragement pourrait lui faire du bien…

[Bon courage pour


cette période difficile.]

Sa réponse ne se fait pas attendre. À croire qu’elle n’a que ça à faire en ce


moment, être sur son téléphone ? C’est mauvais signe…

[C’est la merde ! Rendez-vous annulés,


on ne nous appelle que pour l’affaire…
Alexeï est enfermé dans son bureau.]

Lindsay doit être stressée pour se montrer aussi familière avec moi. Pauvre
Pio, il ne mérite pas cette mauvaise presse. Pourvu qu’Alex trouve un moyen de
renverser la tendance.

– Flora, besoin de repos ? me demande soudain Bishop en s’installant dans le


fauteuil voisin. Beau travail en tout cas !
– Merci ! J’avais besoin d’un peu de silence après tout ce bruit.
– Je vois que tu suis de près l’actualité, remarque-t-il en me montrant du doigt
l’écran de mon téléphone. Des nouvelles ?
– Plus vraiment, non, j’ai écouté votre conseil et pris mes distances, lui
avoué-je. Je sais juste que sa société subit de plein fouet tout ce tapage
médiatique.
– C’est dommage, regrette Bishop. J’ai entendu parler de ce robot. Il avait
l’air prometteur. Mais je note que tu m’écoutes !

Il m’adresse un regard amusé, complice. Les déplacements de campagne nous


ont rapprochés, lui et moi. Il a toujours un mot de réconfort ces derniers jours.
Dans ma solitude, ces attentions me font du bien.

– Je connais plein de gens très bien avec qui tu pourrais t’entendre, ajoute-t-il
en plongeant dans son carnet d’adresses.
– Vous n’êtes pas en train de vouloir me caser ?!
– Je pourrais arranger des rendez-vous, mais je n’ai pas le temps… Après la
campagne, par contre…
– Après la campagne, vous serez encore plus occupé, répliqué-je en riant.
Vous m’avez déjà offert un job, restons-en là !
– Quand je serai élu, je te trouverai encore quelque chose, tu peux compter
sur moi, me confie-t-il en se levant. Tu fais du bon boulot, Flora. Je ne
l’oublierai pas.

Bishop retourne au fond du bus pour répondre à un appel. Je souris en me


tournant vers le paysage. S’il tient sa promesse, je n’aurai vraiment plus
d’inquiétude quant à notre avenir à Mila et moi.

Et nous pourrons partir en vacances, toutes les deux…

***

Arrivée à la porte de l’appart, je suis accueillie par une voix masculine, un


peu métallique. Je ne comprends absolument rien à ce qu’elle dit, mais les
sonorités de la langue me font comprendre qu’elle parle en russe… Quand
j’entre dans le salon à pas de loups, je surprends Abby en train d’essayer de
répéter, avec un accent douteux, tout ce que la voix qui sort de son téléphone lui
dit. Une scène qui me fait partir dans un gros fou rire.

Abby se retourne, contrariée d’être prise sur le fait. Je pose mon sac, pliée en
deux.

– Tu peux répéter ? me moqué-je ouvertement.


– Tu ne devais pas rentrer plus tard ?! me reproche Abby en éteignant son
application.
– Ç’aurait été dommage de rater ça ! C’est pour Mikhaïl ? Pour mieux
communiquer avec lui ?
– Et pourquoi pas ! J’essaie de marquer des points !

Je suis son regard d’enfant qui a fait une bêtise. Je tombe sur… cinq
bouteilles de vodka différentes posées sur le bar de la cuisine.

– C’est pour comprendre les différences ! se défend Abby quand je me


retourne vers elle. Et puis, ça peut aussi me servir pour des recettes…
– Tu ne t’emballes pas un peu trop vite ? Il vit quand même à l’autre bout du
monde. Tu as vraiment eu un coup de cœur pour lui ?
– Peut-être, je ne sais pas. De toute façon, il n’est pas encore parti. En le
revoyant, je saurai si c’est un vrai coup de cœur ou un coup de fatigue dans une
soirée de boulot.
– Ne me dis pas que…
– Si ! On se voit demain soir !

Je secoue la tête, amusée, devant l’incorrigible Abby.

– On goûte tes vodkas ? lui proposé-je en m’asseyant dans le canapé. Et tu


vas me raconter comment vous êtes arrivés à ce premier rendez-vous !

Abby ne se fait pas prier et sort deux verres à vodka qu’elle pose sur la table
du salon, avec les bouteilles. Elle me raconte sa fin de soirée, son excuse bidon
pour le rappeler, savoir comment il avait apprécié sa cuisine, son excuse à lui
pour l’appeler, il ne se souvenait plus du nom d’un plat dont elle lui avait parlé,
et de sa proposition, à elle, de l’inviter au resto pour lui faire goûter des plats
français, spécialités qu’elle affectionne depuis ses classes à l’école de cuisine.

– Tout n’était que prétexte entre vous, grimacé-je en avalant une gorgée de
vodka.
– C’est fort ! ajoute Abby en parlant du liquide qui brûle nos gorges.
– Plus que quatre ! dis-je en riant.

Abby et son cœur d’artichaut…

C’est la première fois que je la vois s’investir autant dans un début de


relation. Qui sait, c’est peut-être la bonne pour elle ? Malgré la distance ? Elle
mériterait de trouver quelqu’un qui s’occupe d’elle. Abby s’est démenée seule
dans la vie pour réussir, une épaule solide lui ferait tellement de bien.

Cette histoire entre Mikhaïl et Abby me ramène obligatoirement au soir de


leur rencontre… à Alex. J’essaie de ne pas ressasser en boucle cet événement,
mais tout m’y pousse. Au moment de me coucher, il n’est pas sorti de ma tête. Je
l’imagine seul, à son bureau, ou regardant Brooklyn par la fenêtre, cherchant des
solutions pour Pio. Ce projet me tenait tellement à cœur à moi aussi… Alex ne
traverse pas un moment très facile.

Pourquoi le plaindre… Il m’a fermé les portes, impossible de l’aider.


18. Fuir, encore ?

L’absence de Mila me permet d’avoir des soirées plus tranquilles. Je n’ai pas
vu Ruth depuis le déménagement et j’ai envie de savoir comment elle est
installée, comment elle se sent et, surtout, de tenir la promesse que je lui ai faite
de passer la voir.

La maison de repos qu’Alex a choisie se trouve en périphérie de New York,


dans un lieu calme et tranquille. Le terrain est immense et boisé. Quand je
remonte l’allée pour accéder au parking, le chant des oiseaux m’accueille. Les
appartements des résidents sont dispersés dans trois petits bâtiments aux noms
fleuris : Mimosa, Bleuet, Myosotis… Je marche vers celui de Ruth et salue les
quelques personnes encore dehors à profiter de la douce soirée d’été.

Ruth m’accueille à bras ouverts et ne tarde pas une seconde à me faire visiter.
Elle est fière de me montrer son salon, sa chambre, sa salle de bains toute neuve
et sa petite terrasse, exposée plein ouest.

– J’ai droit à un magnifique coucher de soleil tous les soirs ! m’apprend-elle


en me servant un thé glacé. J’adore cet endroit, Alex a tellement bien choisi !

Alex…

Bien sûr.

– Flora, est-ce que tu as eu des nouvelles de mon fils ? me demande-t-elle en


prenant soudain un air inquiet. Quand j’ai essayé de l’appeler à son hôtel, ils
m’ont dit qu’il était parti… Et je n’arrive pas à le joindre sur son portable.
– Ils ont dû se tromper, la rassuré-je. Je vais essayer de l’appeler avec mon
téléphone, je pourrai te le passer.
– J’ai tellement peur qu’il parte à nouveau, me confie-t-elle en me serrant la
main. Avec tout ce qu’on raconte sur lui aux infos…

Des dizaines de questions me brûlent les lèvres. J’aimerais savoir ce qu’elle


sait, ce dont elle se souvient, si elle a senti quelque chose d’anormal chez Alex
avant qu’il ne parte… Mais son regard inquiet, son visage crispé, son attitude de
petit oiseau qu’il faut protéger m’en empêchent. Elle a peur pour son fils. Encore
une fois.

Je n’avais pas pensé à cette éventualité. Alex pourrait fuir à nouveau devant
les ennuis… Et si sa boîte s’effondre, plus rien ne le retient ici. Il l’a déjà fait une
fois, pourquoi pas une seconde ? Mon appel tombe sur son répondeur. J’essaie
de prendre ça à la légère, de changer de sujet. Ruth m’explique qu’elle s’est fait
des amis qu’elle aimerait présenter à son fils.

J’écourte la visite, prétextant une soirée électorale. Je n’ai qu’une idée en tête.
Aller voir Alex et lui rappeler qu’il doit donner des nouvelles à sa mère. Ruth
n’est pas quelqu’un qui supporte l’inquiétude. Si Alex devait partir, je ne
voudrais pas être celle qui annonce la nouvelle à Ruth.

Je prends la direction de ses bureaux, profondément agacée par son attitude.


Après ce que sa mère a vécu avec son départ, il devrait savoir qu’il doit se
montrer plus proche d’elle. Il ne peut pas la laisser comme ça, même s’il est
accaparé par ses affaires !

La circulation dense m’empêche d’arriver rapidement à Brooklyn. Et la soirée


est déjà bien avancée quand je sors enfin de l’ascenseur devant le logo de la Care
Robotics. Tout est éteint ici. Tout sauf le bureau d’Alex. Quand je l’aperçois,
plongé dans son écran, je ne peux m’empêcher d’éprouver un vrai soulagement.

Il est encore là, il n’est pas parti comme un coupable.

– Bonsoir, dis-je doucement sur le pas de la porte.


– Flora ? Qu’est-ce que tu fais là ?!

Les traits tirés, une barbe de trois jours sur les joues, Alex pose sur moi un
regard perçant. Je le dérange en pleine concentration.

– Ruth s’inquiète de ne pas avoir de tes nouvelles. Elle a peur que tu partes à
nouveau.
– Je vais l’appeler, dit-il en passant sa main sur son visage. Je n’ai pas eu
beaucoup de temps pour moi ces derniers jours…
– Je comprends, soufflé-je.

Je ne sais pas quoi faire de moi maintenant. Je suis venue, j’ai délivré mon
message, rien ne me retient ici. Sauf peut-être le bazar environnant, l’envie de
savoir où il en est, à quel point la situation est catastrophique. Sur son bureau,
des papiers dispersés. Pour que ce soit dans un tel état, Alex doit être débordé.
Mais dans tout ce fatras, un logo attire mon attention. Un logo qui me fait bondir.

La Delta Air Lines… Un billet d’avion…

J’attrape le document en question pour vérifier. Je n’ai pas besoin de plus


d’explications.

– Tu comptais partir ?! Tu voulais fuir à nouveau ?!

J’explose, amère, déçue. Le pressentiment de Ruth était fondé. Alex n’a pas
changé, il préfère fuir devant ses problèmes. J’avais tellement raison de me
méfier !

– Oui, répond-il calmement, droit dans les yeux. Mais regarde la date du vol.

Je m’exécute. Il devait prendre l’avion il y a deux jours.

– J’ai voulu partir, après le coup de feu. Mon premier réflexe a été de
t’éloigner du danger, et c’est moi, le danger, Flora. À cause de moi, tu aurais pu
perdre la vie pour une histoire qui ne te concerne pas. J’ai fait mes valises, suis
allé à l’aéroport, mais je n’ai pas pu prendre cet avion. Ce n’est pas ce que je
veux, j’en ai assez de fuir, que d’autres décident de mon destin. Je ne suis plus
un gamin, mes projets sont ici, à New York. La solution n’est pas dans la fuite, ni
dans l’exil forcé. Je ne veux plus vivre comme ça.

Alex s’est levé et s’est dressé devant moi, avec cet aplomb qui le caractérise
tellement. Il a dans les yeux la même intensité que quand il s’agit de convaincre
des atouts de Pio. À tel point qu’il bouscule mes convictions, ma colère. Devant
moi, j’ai l’Alex que j’ai toujours connu : droit, inébranlable… Pas celui que m’a
dépeint Stan.

– Et il y a toi, Flora, et Mila, et Ruth. Je ne veux pas vous quitter. Je dois


assumer cette vieille histoire, trouver comment m’en sortir sans avoir à subir de
dommages collatéraux. Je dois y mettre un terme une bonne fois pour toutes
pour pouvoir passer à autre chose. Pour avoir une vie normale sans craindre de
vous attirer des ennuis. Pouvoir te regarder sans penser au pire, arrêter de
m’empêcher de t’appeler… Je lutte continuellement contre ça, tu es toujours là
dans ma tête… Tu te souviens, je t’ai dit l’autre jour, dans l’avion, que
l’attraction entre deux êtres ne se commande pas. Avec toi elle s’impose.

Je fais un pas en arrière pour prendre appui sur le chambranle de la porte. Les
mots d’Alex me percutent en plein cœur et ébranlent les défenses que j’ai
dressées entre lui et moi. Ses iris bleus brillent tellement ! Jamais je n’ai pensé
être au cœur de ses pensées, jamais je ne me suis imaginé que je pouvais prendre
autant de place dans sa vie.

– Je… balbutié-je, je ne sais pas quoi dire…


– Il y a des murs entre nous, Flora. L’un d’eux me concerne et je suis le seul à
pouvoir le démolir. L’autre, en revanche…

Je baisse la tête, comprenant exactement de quel mur il est question.

Stan.

J’oublie le trouble qui m’a envahi, je l’esquive pour ne pas remettre en


question mes propres protections. Ce n’est pas la priorité. Il y a plus grave à
régler…

– Tu ne veux rien me dire pour que je puisse t’aider ? lui demandé-je


doucement.
– Tu m’aides déjà beaucoup si tu as confiance en moi, que tu sais que je suis
innocent et que jamais je n’aurais pu tuer quelqu’un. C’est tout. Je ne peux
vraiment pas te mêler à ça. Tu as Mila, tu as ta vie. Tu dois préserver ça. Mon
frère aurait aimé que je te protège, malgré tout.
– Pourquoi « malgré tout » ? Et me protéger de quoi ?

Mes sens sont soudain en alerte. Quelque chose m’échappe et ça concerne


Stan.

– Est-ce qu’il… Est-ce qu’il savait quelque chose à propos de ce meurtre ?


Est-ce que c’est ça qui vous a séparés, tous les deux ? C’est pour ça qu’il était si
en colère après toi ? Explique-moi, Alex, je ne comprends rien… Qu’est-ce que
vient faire Stan dans tout ça ?

Un éclair de douleur passe dans les yeux d’Alex. Son silence me fait mal.

– Dis-moi ! l’imploré-je presque.


– Oui, Stan savait tout, à propos de ce meurtre ! Nous partagions tous les deux
ce secret. Mais… si je partais, je les mettais à l’abri. Stan n’a pas hésité à…
– À quoi ?!
– À… me dire que leur avenir serait assuré si je n’étais plus là.

Je prends un uppercut. En pleine face. Je revois la colère de Stan quand il était


question de son frère, je me souviens de ses agacements quand on lui parlait
d’Alex…

– Il t’a poussé à partir ? demandé-je, la voix étouffée.


– Ne le juge pas, Flora, ne le condamne pas. J’ai accepté de le faire, j’étais
l’aîné. Notre vie n’était pas simple et tout ça n’a rien arrangé.

Stan m’a menti… Tout ce qu’il a pu me dire sur son frère, sa colère face à cet
abandon… Tout n’était que mensonge ? Pourquoi, s’il connaissait les véritables
raisons de ce départ, l’avoir fait passer pour un être abject ?

Est-ce parce qu’il était impliqué lui aussi ?

Eddy a toujours dit qu’Alex protégeait son frère…

Je blêmis et me laisse glisser au sol. Tout se mélange, tout se percute dans


mon cerveau.

Si Stan s’est suicidé, c’est parce qu’il était rongé par la culpabilité… Je
croyais qu’il se sentait coupable d’avoir détourné des fonds, c’était peut-être
autre chose…

Mais alors…

– Est-ce que Stan était…


– Non, Flora, non, me rassure tout de suite Alex en s’accroupissant près de
moi. Stan n’a absolument rien fait. Je te raconterai tout un jour, notre vie,
comment il était… Stan était quelqu’un de bien. Nous nous sommes trouvés au
mauvais moment, au mauvais endroit. Ne le blâme pas, ne remets pas en
question son souvenir. Tout n’a pas toujours été noir entre nous.

Doucement, il m’aide à me relever et m’attire contre lui. Je me laisse aller


dans ses bras, dans son étreinte douce et rassurante. J’ai l’impression de
retrouver ma place, d’être là où je dois être, à ses côtés. Je suis bouleversée par
cette discussion, par cette vérité sur Stan, par ces mots et par les sentiments que
je ressens. Et que j’essaie de refouler pour me protéger.

Le téléphone d’Alex brise le silence et il s’écarte de moi pour y répondre, non


sans s’assurer que je peux me tenir sur mes jambes. Quand il décroche, je
comprends qu’il s’agit de son avocat. Je ne peux pas m’empêcher d’entendre
l’échange mais les réponses d’Alex ne m’aident pas à comprendre de quoi il est
vraiment question. Quand il se retourne vers moi, il affiche un petit sourire
satisfait.

– Bonnes nouvelles ? lui demandé-je.


– Excellentes. Le juge estime qu’il n’a rien contre moi. L’enquête risque d’en
rester là sans éléments nouveaux. Pour eux, mon retour ne change rien, comme
l’enquête l’avait montré il y a cinq ans ; il n’y a aucune preuve contre moi,
contrairement à tout ce que peuvent dire les médias. Dans cette affaire, je ne suis
qu’un témoin qui ne sait absolument rien du meurtre. Je risque d’être inquiété
pour entrave à la justice et pour mon changement d’identité, mais mon avocat est
confiant.
– Mais tu sais… Tu leur as menti, relevé-je.
– Je te l’ai dit, Flora, je dois trouver un moyen de mettre un terme à cette
histoire, mais je dois le faire seul. Partons d’ici, j’ai besoin de me changer les
idées…

Si Alex ne veut pas dire ce qu’il sait à la police, c’est qu’il a certainement ses
raisons… C’est difficile à comprendre, à accepter même. Que faire de plus de
toute façon ? Je m’accroche à mon instinct, à la croyance profonde en son
innocence. Avant, j’avais des certitudes, je croyais les mots de Stan… Ce soir,
tout a éclaté. Peut-être qu’Alex protège un meurtrier ? Que les types qui nous ont
tiré dessus reviendront un jour ? Un soir ?

Mais il est le seul à avoir des éléments de réponse. À moi de lui faire
confiance et de le laisser régler cette affaire comme il l’entend. Il semble assez
déterminé pour y mettre un terme et effacer cet obstacle entre nous.

Mais après ? Que deviendra notre relation ? Nous nous retrouverons l’un en
face de l’autre, obligés de faire face à cet autre sujet qui nous sépare. Encore
plus après ce que je viens d’apprendre.

Parce que, même si nous ne l’évoquons pas encore, Stan nous hante tous les
deux…

Cette histoire d’enquête nous évite de trop y penser, mais il faudra bien, un
jour ou l’autre, que nous nous posions la question. Que je me la pose. Est-ce que
je peux, est-ce que j’ai le droit, de me rapprocher d’Alex ?

C’est avec toutes ces questions en tête que nous quittons le bâtiment. Avant
de sortir de l’immeuble, une discussion animée entre le vigile des lieux et un
vieil homme m’interpelle. Une fraction de seconde, nos regards se croisent. J’ai
l’impression de le connaître, mais impossible de mettre un nom sur ce visage
émacié. Et cette impression s’envole dès qu’Alex se tourne vers moi, le regard
pétillant.

– Je t’emmène dans un endroit où j’ai passé beaucoup de temps adolescent !


Tu es libre ce soir ? Tu n’as pas Mila ?
– Non, elle est encore chez mes parents, le temps que nous finissions les
travaux de l’appart, avec Abby.

Mystérieux, il n’en dit pas plus sur la route. Au volant de sa voiture, il sourit,
silencieux, imperturbable face à mes questions. D’abord réticente, je me laisse
petit à petit porter par la douce excitation de la surprise et ma joie éclate, sincère,
quand j’aperçois la grande roue de Coney Island.

– Il y a tellement longtemps que je n’ai pas mis les pieds ici, m’écrié-je.
– Ce soir, on oublie tout !

Alex me prend par la main pour me mener tout droit aux nacelles de
l’attraction. Je comprends son impatience, la vue là-haut est sublime avec le
soleil couchant. Nous ne parlons pas, nous profitons de l’instant. Les rayons
illuminent ses yeux bleus. Ma main toujours dans la sienne, j’imagine ce que
pourrait être notre vie. À deux, à trois… Il m’a dit tenir à moi. Mais à quel
point ?

Suffisamment pour rester et décider qu’il était temps de ne plus fuir.

Quand je frissonne en repensant à ces mots qu’il a prononcés quelques


instants plus tôt, Alex m’entoure de ses bras et pose sur moi un regard profond.
J’y vois des promesses. Et je ressens brusquement l’envie de tout lâcher, de
baisser ma garde, mes réticences, pour profiter du moment et de cette soirée.

Je n’ai pas vraiment le temps de me blottir que déjà la grande roue s’arrête. Et
Alex révèle une autre facette de sa personnalité que je ne connaissais pas. Au
milieu de ce parc d’attractions, il ne tient pas en place. Sans me lâcher la main, il
m’entraîne de stand en stand.

– Voilà exactement ce que je cherchais, dit-il en s’arrêtant devant un étal de


peluches. J’ai cru comprendre que Mila adorait ça, je vais essayer de lui en
gagner quelques-unes…
– Parce que tu sais jouer au basket et mettre des paniers à tous les coups ? me
moqué-je doucement
– J’ai beaucoup de talents que tu ne soupçonnes pas !

Le forain lui tend une arme et, rapidement, Alex vise ses cibles avec succès.
Quand il ressort victorieux et fier de l’exercice avec trois grosses peluches vingt
minutes plus tard, je tape dans mes mains.

– Effectivement…

Nous repartons, complices, à l’assaut des attractions. Montagnes russes,


carrousels, manèges… nous nous amusons comme deux enfants et je dois le
retenir pour ne pas revenir avec un camion de cadeaux pour Mila. Je n’ai jamais
vu Alex aussi enjoué, comme s’il était libéré d’un poids. Plus d’investisseurs à
trouver, plus d’enquête, juste du plaisir à l’état brut. À chaque nouvelle
attraction, il tourne son regard vers moi pour s’assurer que je le suis. Quand nous
sommes en haut du grand huit, prêts à basculer dans le vide, il pose à chaque fois
sa main sur la mienne pour me rassurer. Alex est plein d’attentions.

Mais je ne suis pas à cent pour cent là. Je n’ai pas la faculté d’Alex de passer
de la gravité à la légèreté. Le visage de l’homme croisé tout à l’heure me trotte
dans la tête. Je n’arrive pas à me souvenir où j’ai pu le croiser, ni pourquoi sa
tête me dit quelque chose.

– Perkins ! crié-je soudain, entre deux bouchées de hot-dog.

Je m’arrête en plein milieu d’une allée, provoquant un bouchon derrière moi.


Tant pis, j’oublie le monde qui nous entoure quand je me tourne vers Alex.

– C’était Perkins ! répété-je en l’attrapant par le bras.


– Mais de quoi parles-tu ? me demande-t-il, surpris, ballotté par la foule.
– Perkins, l’ancien maire de Newark, le mari dont la femme a été tuée !
– Oui, je sais qui est Perkins… Attends…

Agacé par le monde, il m’entraîne dans un coin, entre deux stands.

– Il était à ton bureau tout à l’heure, continué-je, emportée par l’adrénaline. Je


suis sûre qu’il essayait de venir te voir, mais la sécurité l’en empêchait…

Alex reste sans voix et tourne le regard loin, au-delà de la fête foraine. Dans
ma tête, c’est l’ébullition.

– C’est lui qui nous a tiré dessus ! C’est évident, il essaie de se venger, c’est
ça ?! Il sait où tu travailles, il sait où tu vis, il va recommencer !

Je perds mon sang-froid alors qu’Alex affiche une parfaite maîtrise de lui-
même.

– Je vais te ramener chez toi.


– Il faut que tu préviennes la police, Alex ! Leur dire que ce dingue en a après
toi !
– Je ferai ce qu’il faut…

Et comme d’habitude, il m’écarte…


19. Accepter l’évidence

Je soupire devant le silence de mon téléphone. Alex ne m’a donné aucune


nouvelle depuis notre escapade à Coney Island. Savoir que Perkins rôde autour
de lui m’inquiète. Un homme motivé par la vengeance peut être capable du pire.

Cette histoire va se terminer en règlement de compte sordide !

Heureusement, mon planning chargé m’offre de quoi me changer les idées. Je


passe rapidement à l’institut de Mila récupérer les dernières informations
nécessaires pour la rentrée. Le directeur me réserve un accueil nettement
différent de la dernière fois. La signature d’Alan Bishop, candidat annoncé
gagnant dans le New Jersey, a fait son petit effet. Nous sommes pourtant à New
York, mais il semble intéressant d’avoir un politicien performant dans ses
contacts !

Je file à l’appart profiter de mon jour de congé pour terminer la chambre de


Mila aux côtés d’Abby. La rentrée a lieu dans une semaine, ma fille revient
demain de vacances, il faut que tout soit prêt ! Il ne reste plus que cette pièce à
terminer et l’appart aura gagné en cachet !

– Tu as eu des nouvelles d’Alex ? me demande Abby, le rouleau de peinture à


la main, prête à entamer son pan de mur. Eddy s’inquiète, il ne répond à aucun
de ses appels.
– Pas depuis notre dernière soirée…
– Stop ! On fait une pause !
– Mais on n’a même pas commencé !

Abby pose son rouleau intact et me regarde droit dans les yeux, mains sur les
hanches.

– Tu peux me dire ce qu’il se passe exactement entre vous deux ? J’ai du mal
à suivre ! Vous êtes ensemble ou pas ?!
– C’est compliqué, Abby, soufflé-je en m’asseyant sur un carton.
– Parce que c’est le frère de Stan ?

Je ne réponds pas à cette question tant la réponse me paraît évidente.

– OK, je suis d’accord, la situation est un peu bizarre, enchaîne Abby en


s’asseyant devant moi. Mais il te plaît, non ?
– Oui, mais… c’est compliqué ! Il y a Stan, et tout ce passé qu’il traîne
derrière lui, cette affaire. Je ne peux pas envisager de tomber amoureuse de lui,
ni même d’avoir une relation avec lui !

Je me lève et commence à peindre sous les yeux d’Abby qui n’a visiblement
pas l’intention de me lâcher.

– Tu t’empêches d’avoir la moindre relation depuis la mort de Stan. Il serait


peut-être temps de penser un peu à toi, non ? Tu n’as pas choisi de rencontrer
son frère, ni de tomber amoureuse de lui !
– Mais je…
– Arrête, je te connais assez pour savoir que tu te sens bien quand tu le vois et
que tu es à côté de tes pompes quand tu n’as pas de nouvelles depuis longtemps !
– Parce que je m’inquiète ! Il y a quand même quelqu’un qui cherche à
l’intimider ou même à le tuer !
– Et tu t’inquiètes parce que tu tiens à lui, arrête de te mentir ! Tu as le droit
de retrouver une vie de femme, tu n’es pas qu’une maman, Flora. Le destin a
voulu que ce soit dans les bras d’Alex que tu t’épanouisses à nouveau… Il aurait
pu choisir plus moche ! Non, sérieusement, Flora, Stan restera ton premier grand
amour. Mais pas le dernier ! Et si c’est Alex qui te rend heureuse, tu ne peux pas
contrôler ça. Fais tout de même attention à toi, avec tout ce qui tourne autour de
lui !

Je fais rouler mon pinceau sur le mur avec énergie avant de le jeter dans le
bac de peinture.

– C’est vrai ! Je suis bien quand il est là, j’aime sa façon de se préoccuper de
Mila… Dans ses bras, c’est magique. Mais je n’arrive pas à faire abstraction du
reste ! Stan me hante depuis la dernière discussion que j’ai eue avec Alex.
J’essaie de me remémorer les souvenirs, ce que Stan disait à propos de mon
frère. Il est à nouveau omniprésent dans mon esprit…
Je soupire en m’adossant contre le mur, à côté de la peinture fraîche. Abby me
regarde, compatissante.

– Il n’y a que toi qui puisses lever tes propres barrières, Flo…
– Pour le moment, difficile d’avoir une relation, voire une simple discussion
avec quelqu’un qui se referme sur lui et ne donne aucune nouvelle !
– Ce n’est pas un Sparks pour rien, sourit Abby.

Je fais la moue, concentrée sur mon mur, quand mon téléphone vibre sur un
carton.

Abby est la première à se jeter sur mon smartphone.

– Quand on parle du loup… C’est lui !

Et sans avoir l’intention de me passer le relais, elle conserve mon téléphone


dans sa main, lit le message et s’empresse d’y répondre.

– Mais qu’est-ce que tu fais ?!


– Va te changer, il est là dans vingt minutes ! m’apprend-elle, le regard
pétillant de malice. Tu voulais une bonne discussion avec lui. Voilà l’occasion !
– Quoi ?

J’attrape l’appareil pour lire l’échange. Abby vient de proposer à Alex de


passer maintenant, alors que sa question, à lui, ne concernait que le retour de
Mila…

– Allez, file ! Tu ne ressembles à rien dans ton bleu de travail !

Abby me pousse hors de la pièce. Je suis à peine sortie de la douche qu’Alex


sonne déjà à la porte.

– Hello, lui lance mon amie en lui ouvrant. Entre, Flo est là. Moi, je file !

Alex entre, surpris par la tornade.

– Abby… me contenté-je de lui dire en haussant les épaules.

Les bras chargés de paquets, il fait quelques pas dans le salon. C’est la
première fois qu’il vient ici et son regard fait le tour avant de s’arrêter sur moi.
J’ai eu le temps de passer un short et un débardeur et quand ses yeux glissent sur
mes jambes pour remonter jusqu’à mes épaules dénudées, je ne peux
m’empêcher de frissonner malgré la chaleur qui règne dans cet appartement.

Abby a raison, j’éprouve bien quelque chose pour lui… Quelque chose
d’implacable.

C’est encore plus vrai quand il est à quelques mètres de moi.

– Tu veux boire quelque chose ? lui proposé-je pour m’éloigner de lui et de


cette tension.

Je ne lui laisse pas le temps de répondre et m’éclipse dans la cuisine pour


nous rapporter deux thés glacés.

Très glacés.

Je le retrouve, installé dans le canapé, ses paquets à ses pieds.

– J’ai rapporté deux-trois choses pour Mila, m’explique-t-il en suivant mon


regard.
– Tu voulais me parler d’elle ? lui demandé-je aussitôt, curieuse de connaître
le but véritable de sa visite ici, et surtout pour me concentrer sur l’essentiel.
– Oui, j’ai beaucoup réfléchi à elle, à toi et à ce que je pouvais faire, dans
mon rôle d’oncle.

Son rôle d’oncle…

Je me crispe en entendant ces mots.

– Je sais que tu ne veux pas que je m’occupe d’elle, mais je tiens à le faire.
J’en ai le droit, continue Alex.
– Je n’ai pas changé d’avis sur la question, l’arrêté-je. Je refuse qu’elle
s’attache à toi tant que tu n’as pas réglé tes histoires. Et encore moins depuis que
je sais que Perkins est une menace pour toi.

Une lueur de contrariété passe dans ses yeux, ce qui a le don de m’agacer. Ses
cadeaux, son envie de rester ici, tout ça ne me fait pas baisser la garde pour
autant. Mila a besoin de stabilité dans sa vie, pas de quelqu’un qui traîne de trop
lourds secrets !

– Tu ne peux pas t’occuper de Mila si tu nous tiens à distance pour nous


protéger. Tu ne peux pas faire les deux, Alex !
– Tu ne veux pas que je m’investisse auprès d’elle, tu as raison. Mais je
voudrais faire en sorte que son avenir soit plus simple et tu ne peux pas m’en
empêcher.
– Qu’est-ce que tu proposes ? soupiré-je, sans aucune envie de me lancer dans
un bras de fer avec Alex Sparks.
– Je veux mettre Mila sur mon testament, lui donner des parts de la Care
Robotics. J’ai de l’argent, je veux qu’elle en profite, qu’elle ait un avenir
financier serein. Pas comme Ruth, ni toi. Je peux la mettre à l’abri, laisse-moi lui
apporter ça. Je dois mettre de l’ordre dans mes affaires, je n’ai pas envie que
mon argent se perde dans la nature…
– Testament, de l’ordre dans tes affaires… répété-je, amère. On dirait que tu
t’attends à mourir demain…
– On nous a tiré dessus, Flora, je ne prends pas ça à la légère, même si je ne te
le montre pas. Je sais où je dois mettre les pieds pour tirer un trait sur tout ça.
– Tu insinues qu’il est possible que tu meures ? Que toi aussi tu disparaisses !
Comme ton frère !
– Je ne veux pas que tu penses au pire… mais je dois mettre les gens que
j’aime à l’abri.
– Pourquoi tu ne fais pas arrêter Perkins, je suis sûre que c’est lui !

Alex ne répond pas.

– Tu me fais peur, Alex, quand tu dis ça… Stan aussi voulait nous mettre à
l’abri en essayant de pirater les comptes de sa boîte. Regarde où ça l’a mené. Je
ne veux pas revivre ça, Alex, hors de question !

Je me lève pour prendre de la distance. Pour essayer de me contrôler. Mon


ventre se serre à l’idée qu’il puisse arriver quelque chose à Alex, qu’il puisse ne
plus être là. C’est impossible ! Je prends conscience de la puissance de mes
sentiments pour lui, de cette force qui m’attire vers lui. J’ai voulu l’ignorer,
enterrer au plus profond de moi ce que je pouvais ressentir pour lui, le nier,
même. Mais cette discussion est insupportable. Je ne peux pas rester indifférente.
J’ai besoin qu’il règle cette affaire de meurtre au plus vite pour ne plus avoir à
vivre avec cette crainte de le perdre.

– Je comprends, Flora, murmure-t-il dans mon dos.


– Non, tu ne comprends rien ! Ce n’est pas l’idée de souffrir encore qui
m’inquiète, c’est de te perdre toi !

Alex accueille mes mots comme une gifle. Un instant, nous restons à nous
observer. Jusqu’à ce qu’il m’attire contre lui.

Il a compris.

– Je devrais te quitter, m’éloigner de toi, le temps de régler tout ça, et revenir


plus tard une fois que tout sera terminé. Ce serait la chose la plus raisonnable à
faire.

Mon cœur hurle de ne pas le laisser faire ça.

– Mais je ne peux pas te laisser, continue-t-il en plongeant un regard vibrant


dans le mien. Je ne peux pas oublier Stan, ni ce qu’il signifie pour toi. J’essaie de
me persuader que je n’ai pas à éprouver ce que je ressens pour toi, Flora, à
m’interdire même d’y penser. Mais je ne peux pas ! C’est plus fort que moi ! Je
ne regrette rien de nos nuits, j’adore te prendre dans mes bras, être avec toi est
un pur bonheur. Tu ne peux pas savoir tout ce que j’ai traversé dans cet exil,
cette solitude… Tu me fais un bien énorme ! Mais je dois en terminer avec mes
histoires personnelles pour pouvoir m’occuper de toi, de nous…

Dans le feu de cette déclaration inattendue, Alex pose ses lèvres sur les
miennes. Notre baiser est de loin le plus passionné de tous. Cette épée de
Damoclès au-dessus de sa tête, cette peur de ne plus le voir, de ne plus l’avoir,
cette crainte de ne pas surmonter tout ce qui nous sépare nous donne l’énergie du
désespoir.

Mais surtout, surtout… Il y a la peur mais la joie aussi d’entendre sa


déclaration. Son désarroi d’être ainsi tiraillé entre son frère et ses sentiments, son
inquiétude quant aux conséquences du passé sur notre présent. Je craque, mes
réticences craquent. Chacun de nous essaie de s’empêcher d’aller vers l’autre,
met tout en œuvre pour ne pas se laisser aller, mais aucun de nous n’y parvient.

Et il arrive que lutter ne serve plus à rien devant l’évidence des sentiments,
même quand ils sont prudents.

Cette décision de nous retrouver ensemble, ce sont nos corps qui nous
l’imposent. Quand les mains d’Alex se glissent sous mon débardeur, sur ma
peau, il est évident que je suis incapable de lui demander d’arrêter.

Si ma raison sait construire des barrières, mon corps, lui, sait comment les
abattre !

Je l’entraîne vers ma chambre, au milieu des cartons. Je le guide vers le


chemin le plus sûr, nos lèvres collées, nos langues liées dans une danse sauvage.
Déconcentrée, je bute sur une boîte et manque de nous faire chuter tous les deux.
Après cette perte d’équilibre, Alex s’éloigne de moi pour regarder autour de lui.

– C’est le parcours du combattant pour accéder à ton lit, murmure-t-il en


souriant.
– Il faut le mériter…

Alex le prend comme un défi. Je le vois dans ses yeux. Il me soulève du sol et
commence sa progression vers notre point de chute.

– Je refuse de traverser ta chambre de nuit et sans lumière, souffle-t-il après


s’être cogné deux fois.

Il me dépose délicatement, comme une princesse, sur notre îlot préservé du


bazar environnant. Quand il s’allonge à mes côtés et que ses lèvres retrouvent les
miennes, je le sens sourire.

– Ma récompense après le danger, me glisse-t-il au creux de l’oreille.


– Mon héros !

Mon ironie amusée ne lui échappe pas. Pour me punir, Alex s’installe sur moi
sans me donner une chance de l’en empêcher. Notre complicité est intacte. Notre
désir l’un pour l’autre semble être exacerbé par nos aveux récents. Cette
discussion entre nous, ce courage de nous ouvrir l’un à l’autre, nous a aidés à
nous libérer. Pas complètement, c’est certain. Mais suffisamment.

Alex me dévore les lobes de l’oreille, le cou, la gorge. Il laisse dans le sillage
de sa bouche une dizaine de frissons qui m’éveillent chaque fois un peu plus.
Avec mon débardeur, aucun obstacle ne l’empêche de caresser la naissance de
mes seins. Rapidement, je sens la frustration monter. Avec ses habits, son T-shirt
et son jean, Alex ne me laisse aucun accès à sa peau. Le jeu est inégal !

– Tu n’as pas chaud ? murmuré-je, un petit sourire en coin.


– J’ai terriblement chaud…

Quand il se redresse sur moi pour enlever son haut, j’arrive à me relever
suffisamment pour embrasser son torse, glisser mes mains dans son dos. À mon
tour de profiter de lui, de jouer avec ma langue autour de ses tétons, de le faire
frémir en mordant son ventre. Petit à petit, je le pousse à s’agenouiller, je me
défais de son emprise pour lui faire face.

Sur mon lit, genoux enfoncés dans le moelleux de mon matelas, nous nous
observons, lui à moitié nu et moi encore habillée.

Les cartes sont redistribuées…

Mais si je veux jouer, mon corps, lui, veut du contact. Très vite, nous tombons
dans les bras l’un de l’autre, ma poitrine pressée contre son torse. Mes doigts
s’occupent de défaire les boutons de son pantalon et, alors que nous nous
perdons encore dans un baiser langoureux, ma main se glisse dans la voie qu’elle
s’est frayée. D’abord entre son jean et son boxer, j’effleure sa bosse. Insatisfaite,
je vais plus loin pour le toucher, le sentir, le prendre pleinement dans ma main et
le libérer de sa douloureuse compression. Contre ma bouche, je sens Alex
soupirer. Un peu plus fort encore quand je commence à le caresser, effleurer sa
douce extrémité, le masser… Mes ongles courent dans son dos, le long de sa
colonne vertébrale. Alex frissonne entre mes mains, dans mes bras, exacerbant
mon désir de le rendre encore un peu plus fou…

J’accélère mes caresses dans son boxer, mais son pantalon me gêne, mon
short me gêne. Je voudrais presser son sexe contre mon ventre, je voudrais le
sentir… Le goûter aussi…

Nos regards sont brûlants quand nous nous écartons l’un de l’autre, un très
court instant. Le temps pour moi de me défaire de mes habits. Tout y passe,
débardeur, short, sous-vêtements. L’impatience de me coller à lui totalement nue
prend le dessus sur tout. Pour Alex aussi, il n’est pas question d’attendre. Son
jean est loin, son boxer aussi.

Nous nous observons, comme deux lutteurs. C’est à celui qui sautera le
premier sur l’autre pour le renverser sur le lit. Je passe ma langue sur mes lèvres.
Depuis que Sacha m’a révélée en tant que femme, mes désirs n’ont pas été
complètement assouvis.

Je pose ma main sur son sexe. L’autre sur sa bouche. Sans un mot, je lui
intime ainsi l’ordre de ne pas bouger et de me laisser faire. Doucement, je
m’assois devant lui et, délicatement, je commence à embrasser son membre viril,
tendu vers moi, comme s’il n’attendait que ça. Un baiser, puis ma langue, puis
ma bouche. Je le prends, délicatement, entre mes lèvres, mes mains sur ses
fesses. Petit à petit, je prends de l’assurance. Ses soupirs, au-dessus de moi, sont
la preuve que je fais ce qu’il faut. Ma langue le titille, le malmène, ma bouche le
happe l’instant d’après.

– Tu vas me rendre dingue, murmure Alex.

Je remonte vers lui, embrassant son ventre, son torse, ses lèvres. Alors qu’il
me donne un baiser à couper le souffle, Alex pose ses mains sur mes fesses et
m’attire brusquement contre lui, son sexe trouvant le mien avec l’envie certaine
d’aller plus loin.

– Sacha, soufflé-je, résistant à l’envie de le laisser entrer.


– Sacha ? répète-t-il, amusé.
– Tu es Sacha, dans l’intimité… lui avoué-je. Sacha m’a beaucoup plu quand
je l’ai rencontré…
– La Flora trempée par la pluie avait aussi quelque chose de très attirant.

Troublée, je n’émets aucune résistance quand il me bascule en arrière pour me


couvrir de son corps. Je contracte mes jambes à m’en faire mal au ventre afin de
l’empêcher de venir en moi tout de suite.

Et soudain, c’est la panique. Mes préservatifs doivent être dans un carton,


mais lequel…

– Je…

Sacha ne me laisse pas parler. Sa main s’est posée entre mes jambes et son
pouce malmène mon clitoris. Quant à ses doigts, ils jouent à l’orée de mon
intimité. À mon tour de m’accrocher à lui, de fermer les yeux tellement ses
caresses me procurent du plaisir. Je me cambre quand il introduit doucement un
doigt, gémis quand un second entre en moi et que les deux commencent à
bouger, frottant parfaitement cet endroit particulièrement érogène.

– Sacha, Alex… soupiré-je en perdant presque la tête.

Sa bouche vient trouver la mienne pour m’embrasser. Je ne suis plus que le


résultat de sensations diverses mais plaisantes, enivrantes même. J’aimerais que
le temps s’arrête, que ce plaisir dure des années, des siècles…

L’orgasme survient, puissant. Il s’impose comme un tsunami, il me balaie et


me laisse pantelante, accrochée au bras de mon amant, presque épuisée.

– C’est très excitant de te voir perdre la tête, chuchote Alex. Encore plus
quand tu prononces mon nom.

Sacha me laisse reprendre mon souffle au creux de ses bras, son corps me
recouvrant à moitié.

– Rends-moi folle encore une fois…

Alex se redresse, m’observe un instant pour s’assurer que j’ai bien prononcé
ces mots.

– Encore, répété-je en glissant mon doigt sur son membre.

Il s’éloigne de moi à la recherche de son pantalon mais il revient les mains


vides.

– Je ne pensais pas que… J’avais prévu de résister, m’explique-t-il, une pointe


de frustration dans les yeux.

Mue par le fantasme de le sentir bouger en moi, et vite, je me lève et file vers
la salle de bains. Dans les affaires d’Abby, je trouve notre objet de convoitise.
Sacha m’accueille comme une reine et repart dans une salve de baisers. La
pointe de mes seins frissonne quand sa langue les recouvre.
Ce rapide entracte n’a pas entamé notre désir. Je succombe à ses caresses, je
lui en prodigue aussi. Nos corps se retrouvent, nos peaux se touchent, nos
langues repartent dans une danse passionnée…

Arrive le moment où nous ne pouvons plus attendre. Où l’envie est plus forte,
où nous ne pouvons plus réprimer le désir de nous posséder. Sacha déroule le
préservatif sur son sexe avant de venir me chevaucher. Petit à petit, il se glisse en
moi. Je retiens ma respiration… jusqu’à ce qu’il commence à bouger. Son
rythme devient puissant, fort. Des vagues de plaisir me submergent, son va-et-
vient me fait gémir. J’ai envie de plus, qu’il aille plus loin, plus vite. J’agrippe
ses fesses, je bouge mon bassin pour lui offrir un angle plus profond.

Sacha m’embrasse, me dévore, il est en transe. Je sais ce qu’il ressent puisque


je suis exactement dans le même état que lui. La folie du plaisir nous renverse.
Quand l’orgasme me cueille une deuxième fois, j’explose. Lui aussi, dans un
soupire rauque, m’offre les derniers à-coups de notre envolée bestiale.

Sacha s’écroule à mes côtés, essoufflé, le corps humide. Nous reprenons nos
esprits, nos souffles, jambes entremêlées. Quand, enfin, mon cœur bat
normalement dans ma poitrine, je me redresse et pose ma tête sur ma main, pour
mieux le regarder.

– Il nous faudrait une bonne douche fraîche, lui proposé-je, une petite idée
derrière la tête.

Alex semble apprécier.

Je me glisse sur lui. Ventre contre ventre, seins à quelques centimètres de ses
lèvres, je sens que mon désir n’est pas encore complètement assouvi et que la
douche pourrait attendre.

Doucement, l’air de rien, je commence à me frotter contre Alex.

– Si tu continues comme ça, je ne réponds plus de rien, me prévient-il.


– Ça me va !

Je lui montre du doigt les petits sachets que j’ai rapportés, anticipant un
rappel. Alex se mord la lèvre et en attrape un nouveau. Cette fois, c’est moi qui
le chevauche, c’est moi qui mène la danse.
J’impose la cadence, attentive à ses soupirs, à nos sensations, à nos
frémissements. Il m’appartient, tout entier. Je savoure l’excitation, me délecte de
celle de Sacha. Le désir gronde et rugit entre nous. Quand il commence à
caresser mes seins, à les embrasser, j’accélère. Le plaisir se diffuse en moi mais
celui d’offrir un orgasme à mon amant est le plus important à cet instant précis.
Je le vois vaciller sous mes yeux, se perdre complètement. Son orgasme est
beau, masculin, plein de force et de jouissance.

Quand je me pose sur lui, Alex m’entoure de ses bras.

– Cette fois, je t’interdis de bouger. Laisse-moi reprendre un peu de force


avant cette douche.

Je me blottis contre lui, apaisée. Épuisée aussi. J’entends son cœur battre.

Alex est vivant. Vibrant.

Et pour rien au monde, je ne voudrais qu’il en soit autrement.


20. Protéger l'avenir

Je ne sais pas où est partie Abby, mais nous profitons de son absence pour
rester ensemble, Alex et moi. Allongés sur mon lit, dans les bras l’un de l’autre,
nous prenons le temps de prolonger l’instant. Ici, nous sommes coupés du
monde, rien ne peut nous rattraper, rien ne nous atteint. Je ferme les yeux. Il y a
tellement longtemps que je n’ai pas ressenti ça. Il n’est plus question de courir,
de s’inquiéter de l’avenir, ni de se battre pour avancer. C’est un moment pour
moi, détendu, calme. Alex a ce pouvoir de m’apaiser, de m’arrêter dans le flux
du quotidien.

Seule Mila avait ce pouvoir sur moi. Jusqu’à présent.

La similitude est déroutante. Vertigineuse. Et parce qu’elle m’effraie, je la


romps. Ce bonheur-là est menacé et je ne dois pas le perdre de vue.

– Qu’est-ce que tu as rapporté au fait ? lui demandé-je en me redressant.

Quand Alex revient dans ma chambre, il y a un paquet emballé pour ma fille.


Mais ce n’est pas tout. Il commence à dérouler sur mon lit des plans que je ne
saisis pas tout de suite.

– Tu te souviens quand je t’ai parlé de ce robot pour malentendant ? J’ai


continué de travailler sur l’idée. Je te présente donc… Mia ou Mio, version fille
ou garçon.

Le regard pétillant d’excitation, Alex est fier de me montrer les plans d’un
prototype.

– Ça ne ressemble pas du tout à Pio, remarqué-je.


– Non ! Celui-là sera complètement différent. Regarde, j’ai une vision 3 D sur
mon téléphone. Ce robot sera uniquement dédié aux enfants. Il sera grand
comme une poupée d’un mètre à peu près, avec des mains et des doigts agiles
pour pouvoir signer. On va mettre des caméras dans ses yeux et des micros dans
ses oreilles pour qu’il puisse enregistrer et traduire à l’oral.

Je fais défiler les images de cette nouvelle création. Je suis stupéfaite de voir à
quel point ce modèle ressemble à s’y méprendre à un jouet, à une grande poupée.
Pio a été conçu sous l’apparence classique d’un robot, alors que celui-ci cache
vraiment bien son jeu.

– Le concept est intéressant, dis-je, un peu sur la réserve. Mais ce ne sera pas
difficile à réaliser ?
– Concept ?! s’exclame Alex en se levant. Nous n’en sommes plus au stade de
concept ! Mikhaïl est rentré en Russie pour construire le prototype !

Alex doit tempérer son enthousiasme au milieu des cartons qui l’empêchent
d’aller et venir. Difficile pour lui de m’exposer un si grand projet dans un espace
aussi exigu. Mais ses yeux parlent pour lui, son regard vaut mille mots. Alex est
un passionné et ce nouveau projet anime à nouveau sa flamme. Je l’ai découverte
la première fois quand il m’a présenté Pio. Je la retrouve aujourd’hui avec ces
plans. Comment ne pas partager sa ferveur ?

Surtout qu’il l’a créé pour Mila, pour ma fille et pour lui… Pour qu’il puisse
communiquer avec elle. C’est une magnifique attention.

– Tu verras ! On oubliera que cette poupée est un robot tellement son design
sera différent de celui de Pio. On la déclinera dans différents modèles, nous
ferons des princesses, des super-héros, des cow-boys… L’enveloppe est un
détail. J’ai bien avancé sur son développement, des professionnels doivent nous
rejoindre pour intégrer le maximum de signes… Il n’y aura plus de barrière pour
communiquer avec des personnes sourdes, malentendantes ou muettes. Tu
n’imagines pas comme j’ai envie de discuter avec Mila et la frustration que je
ressens quand je ne peux pas la comprendre !

Alex me touche. Pas seulement parce que Mila est au cœur de ce projet. Mais
parce qu’il pense aux autres, parce que tout ce qu’il crée, ce qu’il imagine, est
motivé par sa générosité. Il place l’humain au centre de ses aspirations. Tout ce
qui sort de ses mains, de sa tête est destiné à améliorer le quotidien de ceux qui
en ont besoin.

Comment douter de lui et imaginer qu’il puisse être un meurtrier ? Perkins se


méprend, sa vengeance est basée sur une erreur…

– Mais quand as-tu eu le temps de faire tout ça ?


– L’activité a été plutôt calme au bureau ces derniers temps avec tous les
rendez-vous annulés.

Un voile passe sur ses yeux mais son enthousiasme reste intact. Quand il
plonge son regard dans le mien, je sais qu’il n’a pas baissé les bras.

– Ce n’est pas grave, je ne crains pas de repartir à zéro, de tout recommencer.


Pio a séduit, il séduira encore. Et son succès nous permettra de produire des Mia
dans la foulée !

Alex est une source d’inspiration. Il est impossible de se laisser abattre quand
il est là.

– C’est un très beau projet, soufflé-je en baissant les yeux sur les plans.
Mikhaïl et toi allez faire le bonheur de bien des familles.

Je me lève pour lui rendre ses feuilles. Ce que j’éprouve à ce moment-là ?


L’envie de partager ça avec lui, de revenir à ses côtés à la Care Robotics pour
présenter ce projet au monde entier. Je connais assez le monde des
malentendants pour pouvoir apporter ma petite touche personnelle.

Lindsay s’en chargera…

– Mila rentre quand ? me demande Alex en attrapant son paquet.


– Demain ! Il faudrait que je termine sa chambre, tu m’as fait prendre un peu
de retard ! plaisanté-je.
– Je vais t’aider.

Sans me laisser le temps de protester, il se rend dans la pièce voisine, attrape


le rouleau d’Abby et se lance dans la peinture, concentré. Je prends le mien
aussitôt et mets du cœur à l’ouvrage. Voir Alex qui s’occupe de nous de cette
façon, qui prend les choses en main pour notre installation…

Il ne faudrait pas grand-chose pour qu’il nous devienne indispensable…

– Abby va être déçue de savoir que Mikhaïl est reparti, enchainé-je pour
enterrer mon trouble dans un coin de ma tête.
– Pourquoi ?
– Il ne t’a rien dit ? Ils sont sortis tous les deux ensemble…
– Mikhaïl est assez secret, m’avoue-t-il, amusé. Mais ça ne m’étonne pas de
lui, Abby est tout à fait son genre. Si tout va bien, il devrait revenir d’ici
quelques semaines.

La petite chambre de Mila est peinte en un temps record. Une douce couleur
mauve couvre le plus grand mur, tout le reste est blanc et lumineux. Je refuse de
m’attendrir en voyant Alex juger du résultat, tout va bien trop vite pour moi.

– Tu réfléchiras à ma proposition ? Pour Mila ? me demande-t-il


brusquement. J’ai besoin de ta réponse mais aussi d’une signature pour les
papiers.
– J’y penserai.

Ce n’est pas un refus.

Alex hoche la tête. Ma réponse lui convient.

– Il nous reste un peu de temps pour profiter du coucher de soleil, finit-il par
ajouter en regardant l’heure sur son téléphone.

Le temps de tout ranger et Alex m’entraîne déjà, au volant de sa voiture, vers


une destination tout aussi mystérieuse que la dernière fois. Je me laisse porter,
heureuse de prolonger ces moments passés avec lui, de pousser un peu plus loin
la parenthèse avant de la refermer pour de bon.

Quand il prend la direction de Staten Island, je vois où il veut en venir.

– L’océan, relevé-je en le regardant conduire.


– Je n’ai pas mis les pieds sur ces plages depuis… Je m’étais juré que ce
serait la première chose à faire en revenant ici mais je n’ai jamais vraiment pris
le temps.

Quand il se gare sur le bord de mer, son visage se ferme. Silencieux, nous
marchons sur le sable, main dans la main. Alex regarde droit devant lui, vers
l’horizon, puis se tourne vers la marina. Le soleil couchant n’est qu’un détail. Je
sens qu’il revit ses souvenirs, qu’il est plongé dans un autre temps, une autre
époque.

Où je ne suis pas.

– Nous venions assez souvent ici, l’été, avec Eddy… Stan nous accompagnait
aussi…

Stan. Aussitôt, je vois le père de Mila, allongé sur le sable, ses boucles brunes
au vent.

– Nous faisions des feux de camp, nous profitions des soirées, comme celle-
ci. C’était un coin où il n’y avait pas encore trop de monde, nous pouvions rester
là jusqu’au bout de la nuit sans gêner personne.

Nous nous asseyons dans le sable, côte à côte, face à l’océan. Je ne dis rien. Je
veux entendre ses souvenirs. C’est la première fois qu’Alex s’ouvre de cette
façon, je ne veux pas risquer de rompre cet instant précieux.

– Stan avait toujours cette manie de prendre un bain de minuit. L’eau pouvait
être fraîche, ce n’était jamais un problème pour lui.

Devant mes yeux, je le vois, dans l’eau, criant après son frère pour lui
demander de le rejoindre. Ce côté chien fou, c’est ce qui m’avait séduite.

– Est-ce que vous faisiez tout ensemble avec Stan ? osé-je lui demander.
– Presque… Il avait sa bande, j’avais la mienne, mais on se retrouvait
souvent. Il était jeune, impétueux, il fallait quelqu’un pour lui éviter de faire
n’importe quoi.

Alex a le regard fixé droit devant lui. Je crois que le souvenir de son frère
danse aussi devant ses yeux.

– Eddy m’a dit que tu le sortais souvent de ses mauvais plans ?


– Stan avait le don de se mettre dans de vraies galères… Je l’ai aidé, jusqu’au
soir où…

Un combat de mouettes près de nous interrompt les souvenirs. Je retiens mon


souffle, espérant qu’Alex reprenne sa phrase, aille plus loin, m’explique enfin.
Mais il secoue la tête et laisse filer le sable entre ses mains.
Les confidences sont terminées…

Nous restons un long moment, silencieux. Je le sens plongé dans ses


souvenirs, je voudrais lui crier de les partager avec moi… Mais je sais que ma
demande sera vaine. Alex n’en démordra pas, il ne me dira rien sur le meurtre de
Joanne Perkins, sur ce qu’il sait. Cette partie de lui m’échappe toujours. Ce côté
sombre qui nous empêche d’avoir une vraie relation. Je refuse de me laisser aller
avec lui, je ne sais pas ce qu’il cache, ce que je risque de découvrir un jour. Du
bon, du mauvais ? J’aimerais lui laisser une chance, mais cette inconnue est
insurmontable. Je ne peux pas risquer le pire, je ne peux pas entraîner Mila avec
moi. Tant pis si j’en meurs d’envie, tant pis pour ce que je ressens. Ce gouffre
entre nous est trop grand, trop effrayant.

– Je dois retourner au bureau récupérer un dossier pour demain, dit Alex en se


levant.

Il me tend la main pour m’aider à me relever. Notre parenthèse est close.


Retour à la réalité.
21. Tentacules du passé

La nuit tombe quand nous arrivons à Brooklyn. Le quartier est calme, vidé de
sa population qui l’occupe essentiellement la journée. Il y a tellement peu de
monde que le SDF posté à la porte me fait de la peine.

Ce n’est pas ici qu’il gagnera quelques pièces…

Mais plus je m’approche, plus mes sens se mettent en alerte. Je retiens Alex
par le bras.

– C’est Perkins, il est revenu, murmuré-je.

Je sens son corps se crisper, encore plus quand l’homme se précipite sur nous.

– Remonte dans la voiture, m’intime Alex.

Je n’ai pas le temps de faire un pas en arrière que Perkins est à notre hauteur.
Je suis frappée par son visage creusé, ses yeux hagards, le regard désespéré.
Avec ses cheveux hirsutes, sa barbe peu entretenue, je comprends pourquoi je
l’ai pris pour un SDF… Seuls ses vêtements sont propres. Usés, mais propres.

Instinctivement, Alex se place entre lui et moi. Je guette les gestes de Perkins,
je me rappelle le coup de feu et commence à trembler.

– Vous devez m’aider, implore-t-il d’une voix fatiguée en regardant Alex.


Vous êtes mon dernier espoir pour résoudre le meurtre de ma femme ! Dites-moi
ce qu’il s’est passé ce soir-là, ce que vous avez fait ensemble, ce dont vous avez
parlé…

Perkins ne pense pas Alex coupable.

Cet homme n’est pas dangereux…

Je reste méfiante mais mes craintes sont remplacées par la curiosité.


– Vous ne devriez pas être là, lâche Alex, glacial.
– Je vous en supplie ! Je sais que la police vous a arrêté, que vous avez un très
bon avocat… Vous avez de l’argent, pas moi… Personne ne veut m’aider, ni
m’écouter. Vous devez dire la vérité, Sparks, vous devez soulager votre
conscience !
– Je n’ai rien à vous dire ! Rentrez chez vous, Perkins !

Je suis frappée par le ton d’Alex. Froid, impitoyable. L’homme est au bord du
désespoir, il inspire la pitié plus que la défiance.

– Je sais que Joanne avait une liaison avec le proviseur Bishop, continue le
vieil homme sans se démonter. Elle devait le voir ce soir-là. Et c’est avec vous
qu’elle était ? Pourquoi ? Je dois savoir, je l’aimais, vous savez. Aidez-moi à
découvrir la vérité.

Des larmes roulent sur les joues creuses de Perkins. Il est en souffrance et je
suis impuissante.

– Vous devez oublier ça, l’affaire est close !

Alex le plante là et m’entraîne par la main vers l’entrée de l’immeuble. Mais


Perkins nous retient.

– J’ai des preuves sur sa relation avec Bishop. Le proviseur du lycée, pas le
frère qui se présente aux élections ! J’étais un homme jaloux, j’ai fait appel à un
détective privé, je voulais la menacer de divorcer même si je ne l’aurais jamais
fait… La police n’a rien fait contre lui, mais vous, on vous écoutera. Je peux tout
vous montrer, c’est à la maison. Moi, on ne m’écoute plus, on me prend pour un
fou depuis mon accident cérébral. Vous êtes le seul qui puisse m’aider, je vous
en prie.

Devant l’impassibilité d’Alex, Perkins se met en colère.

– Je retournerai voir la police, je ne laisserai pas tomber ! Ma Joanne mérite


qu’on retrouve son meurtrier. Je ne vous lâcherai pas, Sparks, j’y mettrai toutes
mes dernières forces !
– Vous devez oublier le passé ! lui lance Alex fermement. Laissez tomber
cette histoire, ce sera mieux pour tout le monde !
– Jamais ! Vous m’entendez, jamais ! Je suis sûr que vous en savez plus que
ce que vous dites ! Votre conscience va vous ronger de l’intérieur, vous finirez
par parler !
– Est-ce que tout va bien ?

Un agent de sécurité s’approche de nous. Quand Perkins le voit, il file, non


sans adresser un regard mauvais à Alex. Pas une seule fois, il n’a eu conscience
de ma présence.

C’était entre lui et Alex.

– Cet homme est là depuis plusieurs soirs… On va finir par appeler la police,
nous apprend le vigile.
– N’en faites rien. Je pense qu’il ne reviendra plus.

J’attends d’être seule avec Alex dans ses bureaux pour lui poser les questions
qui me brûlent les lèvres.

– Tu ne peux pas l’aider ? Tu ne peux rien faire pour lui ? Il avait l’air si
mal…
– Cet homme est fou…
– Il est malheureux !

Mon ton arrache Alex à ses dossiers. Depuis sa discussion avec Perkins, il
s’est renfermé sur lui-même. Je suis sûre qu’il a été touché, qu’il ne croit pas à
ce qu’il a dit. C’est impossible !

Alex a repris ses travers, me plaçant en dehors de tout ça. Sauf que j’étais là
et que j’ai entendu le désespoir de cet homme.

– Tout ce que je peux faire pour lui, Flora, c’est l’encourager à se taire et à
oublier tout ça !

Si plus tôt, dans la journée, nous nous sommes rapprochés, ce soir, Alex et
moi sommes loin l’un de l’autre. Mes craintes quant à notre relation sont
justifiées. Je prends conscience qu’il y a deux Alex. Celui qui vient en aide aux
autres, qui est chaleureux, attentionné. Et celui qui est froid, fermé, secret. Le
premier aiderait Perkins, j’en suis sûre. Mais le second est si marqué par son
passé qu’il en devient égoïste et cruel.
Et quel est le vrai Alex finalement ?

– Excuse-moi, Flora… C’est plus simple de me réfugier derrière mes


barrières parfois. Mais tu as raison, il faudrait que je l’aide…

La lassitude que je lis sur ses traits m’adoucit un peu.

– Viens chez moi ce soir… J’ai envie de me perdre dans tes bras…

J’hésite. Un court instant. Ma colère s’envole. Je n’ai qu’à plonger mon


regard dans le sien pour comprendre qu’il s’en veut de s’être montré aussi
brusque, aussi indifférent, lui d’habitude si ouvert aux autres. La perspective
d’une nuit dans ses bras finit de me convaincre.

Ce soir-là, nous rentrons chez Mikhaïl. Le Russe possède une petite maison
new-yorkaise dans West Village, un endroit cosy ou Alex a emménagé.

– Tout le monde savait que je vivais dans le penthouse, c’est plus discret ici,
m’explique-t-il en rentrant.

Discret et très intimiste, le salon dans lequel nous nous installons donne sur
un petit jardin. L’odeur si propre aux soirs d’été, ces oiseaux qui chantent, ce
léger courant d’air qui nous frôle, tout est propice à la détente. Nous succombons
à l’attraction qui nous lie, toujours aussi forte et implacable.

Cette nuit-là, quand Alex s’endort dans mes bras, il est de nouveau secoué par
les cauchemars. Ses mots sont incompréhensibles, mais son visage est
tourmenté. Je repense à Perkins.

Alex est rattrapé par sa conscience la nuit…

Le poids du silence est lourd, même pour ses épaules. Mais comment arriver à
ce qu’il s’ouvre enfin ? À ce qu’il me laisse entrer dans sa pénombre pour que je
puisse l’aider à s’en libérer ?
22. Installation d’une princesse

Samedi matin, je file chez mes parents à Newark après un rapide saut chez
moi. J’ai laissé Alex à ses rendez-vous. Toujours plongée dans
l’incompréhension après sa réaction face à Perkins, je suis heureuse de retrouver
ma fille.

Mes parents m’ont laissé leur clé et j’arrive en avance pour finir quelques
cartons. Si beaucoup de choses restent ici pour que Mila puisse garder sa
chambre quand elle sera là, je dois encore rassembler et empaqueter certaines de
ses affaires. Quand ma mère finit par m’envoyer un SMS pour me prévenir
qu’ils approchent, je me rends aussitôt au bout de l’allée, impatiente.

Une petite vérification que ma mèche cache bien ma blessure et tout est bon !

Au loin, je vois la voiture de mon père se rapprocher. Je trépigne de joie, mon


cœur irradie. Je lui laisse à peine le temps de se garer que j’ouvre la porte de
Mila pour la décrocher de son siège. Ma princesse m’accueille avec un grand
sourire et me tend les bras pour que je la prenne contre moi. Les retrouvailles
sont douces. Je l’embrasse sur les joues, sur les cheveux, partout. Elle en rigole
tellement je la chatouille. Elle a énormément de choses à me raconter et elle
m’entraîne par la main pour entrer dans le salon. Je jette un regard désolé à mon
père.

Il ne va pas pouvoir compter sur moi pour le déchargement de la voiture !

Mila sort un cahier où elle a gardé tous les tickets de ses visites. Parcs, zoo,
centre aquatique, tout y est. Ma fille a eu un véritable planning de ministre. Et ce
n’est pas fini. Elle attrape dans le sac de ma mère son téléphone pour me montrer
les photos. Elle signe, s’emmêle un peu dans son impatience à tout me dire. Je
souris devant son enthousiasme, je souris de voir qu’elle est bronzée, je souris
devant ses boucles brunes qui ont légèrement éclairci. Je souris parce que je l’ai
retrouvée et que je ne compte pas me séparer d’elle avant longtemps.
Quand nous nous retrouvons autour d’un café dans le jardin avec mes parents,
je ne la quitte pas des yeux.

– Elle semble si heureuse, soufflé-je.


– Elle s’est bien reposée, me confie ma mère. Cette semaine lui a fait du bien.
– Mais que cette maison est mal fichue ! se plaint mon père en s’installant à
table. Je ne comprends pas pourquoi l’architecte n’a pas mis d’accès direct au
jardin depuis la cuisine ! Ce serait quand même plus simple pour circuler !

Ma mère et moi échangeons un regard complice. Mon père râle souvent


quand il rentre de vacances…

– Et cet étage ! Même pas de chambre au rez-de-chaussée !


– Tu fais l’état des lieux de tous les défauts de ta maison ? lui demandé-je
amusée.
– Elle a fait son temps, elle ne nous correspond plus !

Mes parents se tournent vers moi et ma mère acquiesce.

– Mais vous l’avez toujours aimée ! Vous disiez que ça avait été un coup de
cœur quand on a emménagé ici !
– On a beaucoup réfléchi avec ton père pendant les vacances. Ton départ et
celui de Mila vont nous peser. Nous n’avons aucune envie de finir seuls ici !
– Où voulez-vous aller ?
– À New York.

Je regarde mon père. Puis ma mère. Et encore mon père.

– Mais vous n’aimez pas les grandes villes !


– On choisira un quartier calme, m’explique doucement ma mère. On a déjà
vu quelques endroits qui pourraient nous plaire. Nous resterons près de Mila, de
toi. Tu auras besoin de nous quand tu travailleras. Ce sera plus simple pour aller
la chercher à l’école, ce genre de choses…

Je n’en reviens pas. Mes parents ont toujours été attachés à leur vie ici. J’ai
peur qu’ils n’aient pris cette décision pour moi, pour continuer à m’aider.

– Notre départ va justement vous soulager ! Vous aurez plus de temps pour
vous ! protesté-je.
– On va se retrouver seuls, ta mère et moi, à tourner en rond, à ne pas savoir
quoi faire de nos journées ! Je ne veux pas passer ma retraite sur un canapé !
New York a certainement plein de choses à nous faire découvrir ! Et nous serons
là pour Mila et toi !

Mes parents semblent avoir pris leur décision et ne manifestent aucun doute.
Au contraire, j’ai l’impression qu’il s’agit pour eux d’un nouveau départ, d’une
autre vie à deux qui recommencera.

– Bon, et toi, raconte-nous. Qu’est-ce qu’il s’est passé cette semaine en notre
absence ? Ton ami Alex a pu régler ses ennuis avec la justice ?
– Oui… Il… Ce n’est qu’une question de temps…

Je réponds, évasive. Que dire de plus à ma mère ?

– Mila nous a parlé de lui pendant les vacances, ajoute-t-elle sur le ton de la
confidence.
– Oh…
– Nous ne l’avons pas beaucoup croisé. Est-ce que nous devons le considérer
comme l’oncle de Mila ? Ou est-ce qu’il est un peu plus pour toi…

Ma mère pose ses questions avec délicatesse, pour ne pas me brusquer.

– Je crois qu’il est un peu plus… même si c’est très compliqué, lui avoué-je
en regardant le fond de ma tasse.
– C’est un peu étrange comme situation…
– Je sais… J’ai du mal aussi. Je ne sais pas quoi faire, maman… C’est le frère
de Stan…
– Flora, des fois, il ne faut pas chercher à tout comprendre, me dit-elle en
posant sa main sur la mienne. Ni essayer de contrôler. Laisse faire les choses,
vous vous connaissez à peine tous les deux, tu verras bien où tout cela te mène.
– Harriet, tu as vu les infos, cet homme a des problèmes avec la justice,
intervient mon père, nettement moins conciliant que ma mère. Il s’est fait tirer
dessus ! Imagine si notre fille avait été là ! Ou si Mila avait été avec lui !

Si tu savais, papa…

– Mais il n’est pas coupable, ce n’est pas lui le meurtrier, protesté-je. Il me


tient éloignée de cette affaire, il refuse que je m’en mêle. Il fait attention à Mila
et moi, il essaie d’arranger les choses de son côté !

Ma mère pose sa main sur le bras de mon père, l’empêchant d’ajouter quoi
que ce soit.

– Flora est suffisamment responsable pour faire le bon choix. Invite-le à dîner,
nous serions heureux de faire sa connaissance. Quelle que soit la place que tu lui
donnes, il fait de toute façon partie de la famille, au même titre que Ruth !

Mon père fait la moue. Je pense qu’il sera le plus difficile à se laisser
convaincre par Alex. Je promets à ma mère d’organiser cette rencontre
prochainement. Je suis soulagée qu’elle veuille le connaître pour se faire sa
propre opinion. Mais je regrette aussitôt ma promesse, sortie trop vite.

Cette présentation aux parents, ce ne serait pas officialiser une relation que je
ne suis pas sûre de vouloir ?

Après le déjeuner, mon père m’aide à charger la voiture des cartons préparés
ce matin. Mila vit son déménagement sans aucune tristesse. Je soupçonne mes
parents de lui avoir parlé de leur envie de changer de maison. Dans la voiture,
elle est collée à la fenêtre. Elle n’est venue à New York que très rarement et c’est
désormais la ville où elle va grandir.

Difficile de discuter avec elle quand elle ne me porte aucune attention !


Quand on se gare devant l’immeuble, Abby est là pour m’aider à décharger. Et
elle a une surprise pour nous aussi ! Dans la chambre de Mila, les meubles sont
construits. Le lit, la commode, le coffre à jouets, les grosses peluches gagnées au
parc par Alex, tout a trouvé sa place.

– Comment as-tu fait ? lui demandé-je, ébahie, pendant que Mila fait le tour
de son nouveau territoire.
– J’ai appelé Eddy ce matin… Je ne me suis pas occupée de la peinture, je
pouvais au moins faire ça.

Je serre mon amie contre moi pour la remercier. Et quand je me tourne vers
Mila, je la trouve en pleine découverte du jouet apporté par Alex. Le papier
d’emballage n’est plus, la boîte non plus. Mila est déjà concentrée sur son
nouveau jeu de construction magnétique, appliquée à assembler les pièces les
unes après les autres.

J’attrape mon téléphone pour prendre une photo et l’envoyer à Alex.

[Elle ne s’intéresse même


pas à sa nouvelle chambre !]

[Elle a l’air déjà très douée !]

[Captivée !]

[Finalement, je m’y connais


peut-être un peu avec les enfants !]

[Ce n’est peut-être


qu’un coup de chance !]

[Plus sérieusement, mon avocat a appelé.


Les papiers sont prêts.
On peut régler ça cet après-midi.
Si tu es d’accord.]

Déjà… Alex ne veut vraiment pas perdre de temps…

Je sais pourquoi il tient à ce que ce soit rapide. Et je n’aime pas ça,


forcément…

***

Après une petite bataille compliquée avec Mila pour lui faire lâcher son
nouveau jouet, nous nous retrouvons toutes les deux dans la salle d’attente d’un
cabinet d’avocats de Manhattan. Pour nous accueillir un samedi après-midi, son
avocat doit connaître les enjeux de cette signature.

Est-ce qu’Alex s’est confié à lui ?

Alex arrive peu de temps après nous. Pantalon en toile, chemise noire et
manches repliées jusqu’aux coudes, il affiche son éternelle assurance. Il
embrasse Mila sur le front alors qu’elle se jette dans ses bras et le remercie pour
le cadeau. Devant la petite, il est plus distant avec moi, mais je vois à son sourire
qu’il est heureux de nous retrouver.

L’avocat nous fait entrer dans son bureau et m’explique le contenu des papiers
avec précision, ce dont Mila va hériter, quand elle pourra utiliser cet argent. Ma
fille s’apprête à recevoir un fonds de dépôt disponible pour ses études, ainsi
qu’une rente sur les bénéfices de la Care Robotics. Je n’ai qu’à signer pour
assurer un avenir confortable à ma fille.

Quelle mère ne le ferait pas ?

Je repense à mes années de galères, à mes petits boulots. Tout ça peut lui être
évité. C’est tout ce que je lui souhaite.

J’appose ma signature sur tous les documents et adresse un regard à Mila.


Elle était ma petite princesse, elle vient d’en devenir officiellement une !

– Mila est riche, soufflé-je dans l’ascenseur du cabinet, encore sous le coup
des chiffres annoncés.
– Et elle le sera encore plus quand je remettrai à flot la Care Robotics, sourit
Alex en ébouriffant les cheveux de la petite fille.
– Je dois te remercier. Ce que tu fais pour elle, c’est… Tu n’étais pas obligé
et…
– Je n’apporte que de l’argent pour son confort, Flora, toi tu lui apportes
l’amour d’une mère. C’est ça qu’elle a de plus précieux. Maintenant, tout est en
ordre.

Le regard d’Alex s’assombrit quand il se tourne vers Mila. Je frissonne… Il


compte faire quoi maintenant ? Partir en guerre ?!

– Tu as quelque chose de prévu ? me demande-t-il brusquement en chassant


l’ombre de ses yeux.
– Il me reste quelques courses de rentrée à faire.
– Je peux venir ?

Sa question ne s’adresse pas à moi, mais à Mila, qui lui renvoie un grand
sourire pour toute réponse.
Dans la rue, dans les magasins, je traîne deux enfants. Alex est de plus en plus
à l’aise avec Mila. Il prend vraiment le temps de parler doucement et elle essaie
de se faire comprendre au maximum. Elle ne demande pas mon aide en
revanche. Elle sait pertinemment que je ne serai pas d’accord avec tous les
achats qu’il est en train de faire dans mon dos.

Quand je les retrouve après un rapide saut dans une librairie, je la retrouve
affublée d’un cartable dernier cri.

– La vendeuse m’a dit qu’il était solide et qu’il ne lui donnerait pas mal au
dos, se défend Alex.
– Mais elle n’a que 3 ans ! Qu’est-ce que tu crois qu’elle va mettre dedans à
part une tenue de rechange et son doudou ?!

Alex adresse un clin d’œil à Mila.

OK, seule contre deux, je ne fais pas le poids.

– Mila, n’accepte pas tous les cadeaux d’Alex, tu as déjà tout ce qu’il te faut !

Ma fille, haute comme trois pommes, détourne le regard pour ne pas avoir à
lire sur mes lèvres. Et entraîne Alex vers le marchand de glaces.

Je peste. Mais j’adore ce moment où tout semble normal et naturel entre nous
trois.

Ce moment où le passé nous laisse tranquilles.

– Deux boules ! Trois c’est beaucoup trop ! m’écrié-je en leur courant après.
23. Impensable !

Mila est tombée de fatigue ce soir. Je n’ai même pas pris la peine de ranger
tous nos paquets.

– Il faut absolument que je fasse une mise au point avec Alex ! Il la gâte
vraiment trop !
– Je trouve ça tellement adorable de voir qu’un homme comme lui est si gaga
devant une enfant !

Abby sourit en dégustant sa pizza maison dans le canapé. Devant les résultats
de l’US Open à la télé, nous nous offrons un samedi soir calme entre filles. Je lui
ai encore demandé ses services pour une importante soirée dans la campagne de
Bishop.

– Tu as trouvé tous tes extras ? On attend beaucoup de monde, le double de


celle d’Alex !
– Ne me mets pas la pression avec ça, soupire Abby. J’ai une équipe sur
laquelle je peux compter, mais je ne suis pas à l’abri d’une absence.
– Et cette fois, je ne pourrai pas t’aider !
– Parce que tu m’as aidée la dernière fois ? Tu as filé secourir ton beau brun
aux yeux bleus…
– Je ne l’ai pas secouru… Et sinon, tu serais dispo pour une soirée plus intime
prochainement ou ton planning est chargé ? C’est bientôt l’anniversaire de mon
père, il va prendre sa retraite dans la foulée, ce ne serait pas mal de lui organiser
une petite fête.
– Vous allez me tuer ! Mais c’est la rançon du succès… Tout le monde fait
appel à mes services ! C’est oui ! Au fait, tu sais si Alex a eu des nouvelles de
Mikhaïl ?

Oups, j’ai oublié de la prévenir de son départ…

Je lui explique pourquoi il est parti en Russie, le nouveau robot et la promesse


d’Alex quant à un retour rapide.
– Voilà, vous nous empêchez de vivre notre histoire, se lamente Abby en
posant ses mains devant ses yeux.
– Abby, l’arrêté-je aussitôt. Tu es excellente en cuisine, mais complètement
nulle en comédie.

Elle m’adresse un sourire malicieux.

– Et la cuisine, c’est le meilleur talent pour attirer les hommes comme


Mikhaïl.

Je lève les yeux au ciel, amusée de sa repartie.

– Enfin, je relève qu’Alex s’investit vraiment avec Mila ! L’argent, les


cadeaux, un robot… Avec son petit côté mystérieux mélangé à cette facette de
tonton gâteux mais sexy… Garde-le !

Pour toute réponse, je lui jette un coussin sur la tête.

Quand mon regard se pose à nouveau sur la télé, mon sourire se fige. J’attrape
la télécommande pour monter le son. Perkins est en gros plan, avec son avocate
derrière lui.

– Alex Sparks est de retour ! Je veux qu’il parle du meurtre de ma femme !


C’est le dernier à avoir été vu avec elle, il doit forcément savoir quelque chose !
Pourquoi est-ce qu’ils étaient ensemble ? Pour aller où ? Je suis persuadé qu’il
n’a pas tout dit à la police ! Il ne peut pas se cacher derrière son avocat
éternellement ! Je ne lâcherai rien jusqu’à ce que la vérité éclate. Qu’elle soit
bonne ou mauvaise. Je veux savoir qui a tué ma femme !

Les questions des journalistes pleuvent mais son avocate l’entraîne loin des
micros. La présentatrice continue de parler de l’affaire. La photo d’Alex et de
Joanne Perkins tirée des caméras de surveillance s’affiche à son tour à l’écran. Il
est plus jeune, mais reconnaissable. J’écoute les commentaires, le regard fixé sur
l’image d’Alex. Et les propos sont cinglants : Alex Sparks n’a pas été honnête
avec la justice.

– Ça n’annonce rien de bon tout ça… murmure Abby, figée comme moi dans
le canapé.
– Mais jamais ça ne s’arrêtera s’il ne parle pas, s’il ne se défend pas !
J’éteins brusquement la télé et jette de rage la télécommande.

– Ça va aller, Flora, essaie de me rassurer Abby. S’il n’a rien à se reprocher,


tout ça va se dissiper rapidement.

Tout de suite, je pense à Alex.

[J’ai vu les infos. Appelle-moi.]

La soirée se passe, gâchée et sans réponses de sa part. La journée avait si bien


commencé, l’après-midi entre nous était parfait. Le destin se joue de moi pour
me lancer à la figure tout ce qui nous oppose.

Son silence, son passé. Deux obstacles indélogeables.

***

Je laisse couler le jet d’eau chaude de la douche sur mon visage, histoire
d’effacer les traces d’une nuit trop courte. Mais Abby jaillit dans la salle de
bains, sans se soucier de ma nudité.

– Cette histoire prend une drôle de tournure ! m’annonce-t-elle brusquement.


Perkins est à l’hôpital !
– Quoi ?!

Je tourne les robinets, attrape mon peignoir et arrive dégoulinante dans le


salon. Abby a allumé la télé sur les informations de la matinée.

« Nouveau rebondissement dans l’affaire du meurtre de Joanne Perkins.


Après sa déclaration hier soir, son mari, John Perkins, a été retrouvé à son
domicile roué de coups. Laissé pour mort, son état est critique. A-t-on essayé de
le faire taire ? Qui pouvait être gêné par ses déclarations et sa volonté de rouvrir
l’enquête sur la mort de sa femme ? »

Je n’hésite pas une seconde.

– Abby, tu peux me garder Mila ce matin ?


– Euh… oui, mais où vas-tu ?
– Voir Alex !

Je m’habille rapidement. Dans ma voiture, je prends la direction de ses


bureaux. S’il n’est pas là, je passerai chez Mikhaïl. Puisqu’il ne répond pas à
mes messages, autant aller le voir directement. Je vais l’obliger à me parler, à me
dire ce qu’il s’est passé. John Perkins est la deuxième personne qu’on veut faire
taire après Alex.

Si Perkins n’est pas l’auteur du coup de feu, c’est qu’Alex et lui ont un
ennemi commun !

Je me souviens des mots d’Alex… « Tout ce que je peux faire pour lui, c’est
de l’encourager à tourner la page. »

Bien sûr… Il savait que si Perkins remuait trop le passé, quelqu’un viendrait
le faire taire. Alex sait obligatoirement qui est derrière tout ça. Cette histoire
devient trop dangereuse pour qu’il garde ça pour lui !

Mon créneau est approximatif, ma voiture traîne à moitié sur la route, mais ça
m’est égal. Le vigile de la sécurité me reconnaît et me laisse monter dans les
locaux de la Care Robotics. Alex est bien là.

La moquette au sol amortit mes pas et il ne m’entend pas arriver. Quand


j’arrive à la porte de son bureau, il me tourne le dos. Il est en pleine discussion
au téléphone.

Au moins, il ne lui est rien arrivé au cours de la nuit.

– Vous vous êtes occupé de Perkins ?! Mais il est à l’hôpital ! s’écrie-t-il,


visiblement agacé.

Mon sang se glace. Je retiens mon souffle, fais un pas en arrière.

– Vous ne pouviez pas faire votre travail correctement ?! Je vous paie pour
ça ! Ce n’est pas du tout ce que je vous avais demandé de faire !

Je n’en crois pas mes oreilles…

Alex a commandité le passage à tabac de Perkins ? C’est lui qui voulait le


faire taire ?!

Je pars, le plus silencieusement du monde, en proie à la peur. Qui est-il ? Qui


est cet homme que je viens d’entendre ? Alex m’a menti depuis le début ? Il a
joué la carte de l’innocence alors qu’il était coupable ?

Pourquoi vouloir éliminer Perkins si ce n’est pour éviter de rouvrir l’affaire ?

Et s’il est capable de ça, alors…

… pourquoi ne serait-il pas un meurtrier… ?

À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
24. Perdue

Glacée.

Je suis glacée. Et incapable de me réchauffer depuis que j’ai entendu la


discussion d’Alex au téléphone. Chaque appel de sa part, chaque message me
donnent mal au ventre. Quand mon téléphone sonne, je sursaute. Deux jours que
je suis mal, à ne plus manger, à avoir des insomnies. Deux jours que j’essaie de
donner le change devant Mila, mes parents, Abby, mes collègues…

Mais c’est tellement dur de prendre sur soi…

Alex m’a dit qu’il était innocent, qu’il n’était pas un meurtrier. Il a pu me
mentir, me raconter n’importe quoi… Je l’ai cru, même quand Perkins est venu
lui demander son aide et qu’il lui a conseillé de se taire et de tourner la page.
C’était prétendument pour le protéger…

Je crois surtout qu’Alex cherchait à se protéger lui-même.

Perkins était devenu gênant et…

Stop.

Je suis en boucle depuis ces dernières quarante-huit heures. Je ne sais plus


quoi penser, ni croire. Je n’ai parlé à personne de ce qu’il s’est passé. Ici, à
Newark, le sujet tourne en permanence sur les écrans de télévision. Alan Bishop
lui-même est intervenu dans cette affaire. Il a fait savoir à tous ses électeurs qu’il
la prenait très au sérieux, qu’il voulait que la vérité éclate une bonne fois pour
toutes. Que la justice pour tous était un point de sa campagne auquel il portait
une attention particulière.

– Flora, il faut que tu contactes l’imprimeur ! On n’a plus assez d’affiches !


Tu as reçu tous les goodies pour la soirée ? C’est bon de ce côté-là ?
– OK, et oui ! confirmé-je en chassant les pensées qui me parasitent. La
dernière livraison a été reçue hier ! Je lance les stagiaires sur la préparation des
sacs ! On sera prêt à temps !

Le responsable de la communication, placide le jour de mon entretien, est


sous infusion de caféine ces derniers temps. La campagne bat son plein, nous
entrons dans les dernières semaines avant l’élection et la grande soirée que nous
organisons a lieu dans deux jours. Autant dire que nous ne manquons pas de
travail et que, vu ma situation, c’est exactement ce qu’il me faut ! Penser à autre
chose, ne pas m’arrêter une seconde, faire des heures supplémentaires…

Je ferai d’ailleurs les sacs moi-même s’il le faut ! Stylo, T-shirts, drapeaux,
badges, papier, tasses, stylos, T-shirts, drapeaux, badges, papier, tasses, stylos…
Pas de place pour Alex !

Et pourtant. Quand je sors de mon bureau et que je lève le nez sur la télé, le
bandeau défilant m’apprend qu’il a été interrogé par la police sur l’accident de
Perkins mais qu’un alibi solide le met hors de cause.

Alex n’est pas du genre à faire le boulot lui-même… Plutôt à passer des
appels.

Mais est-ce qu’il est capable de faire ça ? Est-ce que je le crois capable du
pire ?

Ses mots tournent dans ma tête. « Vous vous êtes occupés de Perkins ? … Ce
n’est pas du tout ce que je vous avais demandé de faire… » Comment les
interpréter ? Comment savoir si Alex cherchait à l’intimider sans lui faire du
mal, s’il voulait sa mort… Ou tout autre chose encore ?

Je devrais me rendre à la police, leur dire ce que j’ai entendu, qu’ils fassent
leur travail… Est-ce que je ne le fais pas parce que j’ai peur des représailles ?
Alex pourrait se venger ? Me faire du mal ? S’en prendre à Mila ? C’est
impossible !

Tout se mélange, mes sentiments s’emmêlent, ma raison devrait être la plus


forte, mais mon instinct prend le dessus. Je ne le sens pas coupable ! Je n’arrive
pas à le concevoir… Je ne vois pas ce mal en lui !

Pourquoi est-ce qu’il ne me dit rien ? C’est trop, trop à supporter… Tout
pourrait être si simple s’il acceptait au moins de me parler !

Que dois-je faire ?

– Flora ? As-tu terminé le communiqué de presse ? Je pense rendre visite à


Perkins à l’hôpital pour lui apporter mon soutien. En petit comité avec les
journalistes. Qu’est-ce que tu en penses ?

Alan Bishop se tient près de moi. J’étais tellement concentrée sur l’écran, que
je ne l’ai pas entendu arriver. Quand je me tourne vers lui, je remarque à quel
point son visage commence à être marqué par la fatigue. Il est partout, il vit à
cent à l’heure. Son énergie est admirable.

– Oui, je l’ai envoyé à votre assistante pour validation, lui soufflé-je en


essayant de sourire.
– Parfait ! Comme toujours ! Tu as une petite mine en ce moment, Flora.
C’est cette histoire avec Alex Sparks qui te perturbe ?
– Oui, c’est le cas, bafouillé-je. Je… Je crois que l’histoire de ce monsieur
tabassé sans raison apparente me touche et… et puis Alex reste l’oncle de ma
fille… Mais ça va passer !

Bishop m’observe un instant. Je soutiens son regard pour lui assurer que je
vais bien.

– Je n’aime pas te voir comme ça, finit-il par m’avouer. Mais heureusement,
tu sais rester pro ! Ne t’inquiète pas pour cette affaire, je n’ai pas menti en disant
que je souhaitais que la vérité éclate. Et quand tout sera fini, Newark redeviendra
sereine et toi avec ! De toute façon tu sais que tu peux m’en parler quoi qu’il
arrive ? Tu peux tout me dire, Flora, j’ai appris à te connaître ces derniers temps,
et j’ai un peu l’impression que tu es la fille que je n’ai jamais eue, alors si je
peux faire quoi que ce soit…

Sa sollicitude me touche et pendant un instant, je suis tentée de tout lui


raconter et de lui demander son avis, un regard extérieur, une bouée de
sauvetage… n’importe quoi qui puisse m’aider à y voir plus clair et à prendre
une décision.

Sauf que j’ai toujours aussi peur de ce qui pourrait arriver à Alex…
– Merci Alan, je sais que je peux compter sur vous mais ne vous inquiétez
pas ! Ça ira ! J’ai un super boulot grâce à vous et ma fille va commencer une
nouvelle vie, que demander de plus ?
– Comment va Mila d’ailleurs ? me demande-t-il
– Mila, bien… Sa rentrée a lieu demain ! D’ailleurs, je sais que ce n’est pas
trop le moment, mais je voudrais y assister et prendre le temps de vivre ça avec
elle.
– La première rentrée de ta fille, c’est exceptionnel ! me dit-il en m’offrant un
chaleureux sourire. Prends tout le temps qu’il te faut, c’est important pour la
maman que tu es !
– Merci…

Bishop me laisse en me tapotant l’épaule, en signe de réconfort et de soutien.


Mon affection pour lui grandit à mesure que je passe du temps avec lui, à ses
côtés. C’est un être humain, un vrai, sensible aux autres. Il pourrait bien changer
les choses en devenant sénateur.

– Oh Flora ! lance Bishop en revenant vers moi. J’ai repensé à notre


discussion de l’autre jour, sur le fait que je penserais à toi après la campagne.
Figure-toi que j’ai trouvé ta voie ! Que dirais-tu de rejoindre mon cabinet et de
t’occuper du dossier des enfants handicapés et de leur intégration au quotidien ?
L’État du New Jersey est assez en retard sur la question et je pense que tu es bien
placée pour maîtriser ce dossier.

Je le regarde un instant, abasourdie.

– Vous… C’est un très beau challenge ! Je le relève avec joie… si vous


pensez que j’en suis capable ! accepté-je, émue.
– Bien sûr ! Bon, il faut encore que je sois élu, ajoute-t-il en riant.
– Vous le serez !
– Nous verrons, nous verrons… Commence à réfléchir à la question, nous en
reparlerons le moment venu. Et si tu as déjà de quoi démarrer, ce serait parfait !

Bishop me quitte une seconde fois, me laissant surprise, flattée qu’il ait pensé
à moi pour un dossier de cette ampleur, et complètement stupéfaite par la
tournure que pourrait prendre mon avenir professionnel…

Tout ce que je pourrais apporter aux familles de l’État en difficulté !


J’aimerais tellement faire bouger les choses, rendre les démarches plus simples,
plus rapides !

Je crois que j’adore déjà ce job ! Il est hors de question que Bishop perde
cette campagne !

Mon téléphone vibre dans ma poche arrière. Le nom d’Alex, affiché sur
l’écran, fait retomber toute ma joie. Brutalement.

[Je m’inquiète.
Tu ne réponds plus à mes messages.
Appelle-moi.]

Je sens à nouveau mon sang se glacer dans mes veines, un frisson fait
trembler ma main. Je dois prendre mes distances avec lui.

[Beaucoup de travail avec la campagne.


Je t’appelle bientôt.]

Je ne veux pas être en contact avec lui. Si je lui parle de ce que j’ai entendu
l’autre soir, il se murera encore une fois dans son silence, évoquera la nécessité
de me protéger, de me tenir à distance de cette histoire.

Et ça, je ne veux plus l’entendre. Je veux des réponses à mes questions. Des
vraies.

Sans oublier qu’il est peut-être dangereux.

Deux petites voix dans ma tête me tiraillent. L’une me pousse à prendre mes
distances, à tirer un trait sur Alex, à le laisser à cette sordide affaire de meurtre, à
me consacrer à ma nouvelle vie. L’autre me rappelle sans cesse que j’étais
convaincue de son innocence, qu’il ne peut pas être capable du pire… Mais
laquelle croire ?

Je n’ai qu’une seule certitude : Mila doit passer avant tout. Si pour ça je dois
m’éloigner d’Alex, je le ferai sans hésiter.

Quand je rentre ce soir-là à New York, Mila, que j’ai laissée aux bons soins
d’Abby pour cette dernière journée avant l’école, dort déjà. Je l’observe du pas
de la porte. Mon cœur déborde d’amour pour elle et je me retiens de ne pas me
pelotonner contre elle. Mais je ne tiens pas à la réveiller, je sais déjà que
l’excitation du grand jour l’a tenue éveillée plus longtemps qu’elle n’aurait dû.

Mon regard tombe sur tous les cadeaux d’Alex, sur ce cartable immense prêt
pour demain matin. Mon cœur se serre, j’ai mal.

Je commençais tout juste à me laisser aller à quelques sentiments… J’avais


oublié combien aimer pouvait être douloureux.
25. Dans la cour des grands

Je suis la première à me réveiller aux aurores ce matin. J’ai mis de côté Alex,
la campagne, tout. Aujourd’hui, ma fille de 3 ans rentre à l’école pour la
première fois de sa vie. Mon bébé devient une grande et s’apprête, elle aussi, à
commencer sa nouvelle vie, aux côtés de nouvelles personnes, de nouveaux
copains… Un nouveau rythme, un autre univers, une nouvelle ville. Tant de
chamboulements pour elle ! Et pour moi !

Stressée moi ?

Abby aussi s’est levée tôt. Je l’entends s’affairer dans la cuisine. Quand je la
rejoins, j’aperçois un monticule de pancakes sur la table. Et des muffins.

– Tu te lances dans l’ouverture d’un salon de thé ? me moqué-je gentiment en


me servant un café.
– Mila doit prendre un petit déjeuner solide ce matin ! Et les muffins, c’est
pour l’école… Je me dis que si elle apporte quelque chose le premier jour, elle se
fera bien voir, non ?
– Euh… Oui, pourquoi pas… Tu as l’air aussi stressée que moi, ou je me
trompe ?
– Je crois qu’il y en a une ici qui est complètement sereine ! Et ce n’est ni toi
ni moi ! Tu l’aurais vue hier soir… Elle me parlait déjà des nouveaux amis
qu’elle allait se faire ! Tu vas tenir le coup, toi ? Tu ne vas pas te mettre à pleurer
à l’école et lui faire honte devant tout le monde !
– Eh oh ! Je ferai ce que je peux ! J’ai prévu de me contrôler !

Abby affiche une moue dubitative. L’arrivée d’une petite tête brune, habillée,
coiffée, prête à partir, m’empêche de riposter. Mila n’a pas attendu son réveil et
elle affiche un grand sourire !

– Maman, c’est l’école ! signe-t-elle, ravie.


– Oui, mais c’est encore un peu tôt ! Regarde, Abby a préparé des pancakes !
Je prépare la table du petit déjeuner sous le feu des questions de Mila
concernant l’école. Elle dévore littéralement ses assiettes alors que mon estomac
peine à accepter quoi que ce soit de solide. J’essaie vraiment de me montrer
détendue, heureuse. Mais sous la douche, je laisse aller mes larmes. Mon bébé
rentre à l’école !

C’est l’œil humide qu’Abby nous fait signe sur le pas de la porte, nous
confiant son fameux paquet de muffins.

– Allez, va pleurer dans ta cuisine, la taquiné-je en chuchotant. On se retrouve


tout à l’heure pour la réception !

Ma meilleure amie ferme la porte en reniflant. Je ne sais pas si elle exagère ou


non, mais voir Mila partir avec son cartable sur le dos doit la remuer un peu. Elle
l’a vue grandir elle aussi. Ou non, je crois qu’elle ne l’a pas vue grandir, comme
nous tous !

Quand nous sortons de l’immeuble, mon téléphone vibre. Je crains de voir le


prénom d’Alex s’afficher, mais non. Ce sont mes parents.

– Mila, tes grands-parents te font un gros bisou pour cette journée


importante ! Ils viendront te chercher ce soir.

Pour toute réponse, elle hoche la tête et nous partons main dans la main, dans
cette grande ville de New York. Nous foulons le trottoir d’un pas décidé et
découvrons ensemble ce que sera désormais notre chemin quotidien. Pas une fois
Mila ne flanche, ni ne me serre la main plus fort. Même à l’approche de l’école.
Au contraire, elle regarde partout, sourit à tous les enfants qui attendent devant
la porte, comme elle.

Ici, avec ces enfants qui souffrent du même handicap qu’elle, elle n’aura pas
besoin de lutter pour s’imposer ni se faire comprendre. Elle n’a pas d’inquiétude
à avoir sur son intégration. Et ça doit largement contribuer à son envie d’école.
Si, un jour, elle peut recevoir des implants, elle rejoindra une école
traditionnelle. Ce sera encore autre chose, une autre expérience.

Doucement… Mon petit cœur de maman a déjà du mal avec cette rentrée, ce
n’est pas le moment d’envisager les prochaines étapes !
Soudain, Mila me lâche la main. Trop occupée à échanger des sourires avec
les mamans présentes, je n’ai pas vu Alex s’approcher de moi. Tout mon corps
se tend. Si je pouvais invoquer une sorte de bouclier de protection contre le flot
de sentiments que j’éprouve en le voyant, des bons comme des mauvais, ou juste
faire taire les petites voix dans ma tête, je le ferais sans hésitation. Mais il est
trop tard pour enclencher quoi que ce soit. La présence d’Alex me prend au
dépourvu. Encore plus le regard inquiet qu’il pose sur moi, le sourire qu’il
adresse à Mila… Et sa façon de la porter.

Et sa façon à elle de lui sourire et de l’entourer de ses petits bras d’enfant.

– Je ne savais pas que tu serais là, arrivé-je à lui dire, la voix un peu enrouée.
– Si tu avais répondu à mes messages… me reproche-t-il avant de se tourner
vers Mila. Je ne voulais pas manquer ce grand jour ! Prête, princesse ?

Une nouvelle fois, je suis prise dans une tempête ambivalente de sentiments.
Je suis touchée qu’il soit là, aux côtés de Mila pour vivre ce grand moment. Il a
pensé à elle, elle compte pour lui… Mais je suis en colère aussi, qu’il me vole ce
moment, qu’il agisse une fois de plus comme si de rien n’était. Comme si la vie
avec lui était normale. Comme s’il n’était pas dangereux pour ma fille et moi.

Quand enfin la porte s’ouvre, je prends Mila par la main pour l’accompagner
à l’intérieur. Je n’ai pas un mot, pas un regard pour Alex. Il nous suit, jusqu’à la
classe. Si certains enfants demandent à leurs parents de les accompagner, Mila,
elle, se tourne vers nous, et se met à signer rapidement.

– Ça ira, maman, je suis grande.

Elle nous embrasse, chacun notre tour, et nous laisse là, sur le pas de la porte.
Une fois, elle se retourne pour nous faire signe de la main. La maîtresse lève le
pouce dans ma direction. J’en oublierais presque de lui donner les muffins
d’Abby !

– Merci, me dit l’institutrice dans un sourire gourmand. On aura bien besoin


d’énergie pour cette première journée. Vous pouvez y aller, Mila à l’air déjà très
à l’aise.

Un dernier coup d’œil à ma fille et je file, suivie par Alex.


– Est-ce que ça va ? me demande-t-il doucement.
– Je viens de vivre le premier jour d’école de ma fille, j’ai besoin de souffler
un peu !

Alex n’ajoute pas un mot et me laisse prendre une grande inspiration devant
l’école, loin du regard des autres parents et des retardataires.

Quand je me tourne vers lui, il est là, les yeux rivés sur moi. Ce que j’y lis me
bouleverse. Et me met en colère. Il ne peut pas y avoir tant de chaleur, tant
d’attention dans ses yeux, tant de douceur. Il ne peut pas m’avoir de cette
façon… Et pourtant.

Je m’en veux d’être faible, je lui en veux de ne rien me dire, de me laisser


dans ce désarroi le plus total !

– Est-ce que tu peux me dire ce qu’il se passe ?! insiste-t-il, une pointe


d’agacement dans la voix.

Je prends une grande inspiration, et je me lance, motivée par une colère froide
qui gronde en moi. Je lui parle de l’appel, de ses mots que j’ai entendus.

– Est-ce que tu es responsable de ce qui arrive à Perkins ?! Réponds-moi !


J’en ai marre de tes secrets, j’en ai assez que tu te dérobes à chaque fois en
évoquant ma sécurité ! Est-ce que tu es coupable, Alex ? Je veux le savoir une
bonne fois pour toutes ! Tu nous mets en danger, Mila et moi ! Si tu ne me dis
rien, je refuse que tu t’approches à nouveau de ma famille !

Alex n’exprime plus aucune bienveillance à mon égard. Son visage s’est
fermé, ses traits se sont crispés. Ses yeux bleus se sont assombris, à en devenir
noirs.

-– Tu crois que je pourrais faire ça ?! s’exclame-t-il choqué. Tu crois vraiment


que j’ai… engagé quelqu’un pour tabasser Perkins ?! Et pendant qu’on y est, que
j’ai tué Joanne Perkins, c’est ça ?! Je croyais que tu avais appris à me connaître,
que tu me croyais, que tu me faisais confiance ! Mais encore, si c’était ça le
pire… Parce que le pire à mes yeux, Flora, c’est que tu puisses me penser
capable de faire du mal à Mila ! Tu le crois vraiment ?

Sa question n’en est pas une… Plutôt une prise de conscience. Douloureuse.
Comme un uppercut à couper le souffle. Un puissant « Non ! » se fraie un
chemin dans ma gorge, instinctif, spontané, comme si je n’avais jamais douté.
Mais il n’a pas le temps de passer mes lèvres qu’Alex m’a déjà tourné le dos. Il
part, sans se retourner.

Et voilà. J’éprouve un soulagement teinté d’une souffrance qui m’étreint le


cœur. J’essaie de balayer mes sentiments, de me nourrir de ma colère pour me
convaincre que j’ai raison. Je ne peux plus tolérer de ne rien savoir.

Tout va aller mieux maintenant.

Mila et moi allons continuer notre vie. Seules…


26. Ne plus penser

Je ne rattrape pas Alex, même si l’envie est là. Je fais taire la petite voix qui
me dit de le rejoindre, je la fais taire et je l’enterre au plus profond de mes
pensées. Je dois m’occuper pleinement de la soirée de campagne de Bishop, tout
préparer pour que tout soit prêt. J’ai eu bien assez d’émotions avec la rentrée de
Mila pour en supporter davantage. Ma décision est prise : j’oublie l’épisode Alex
et me concentre maintenant sur ma vie.

Je croise rapidement Eddy dans les couloirs des bureaux. Lui aussi est sous
l’eau, accaparé par tous les réseaux en ligne. C’est l’effervescence, on dirait une
ruche en activité. Je supervise rapidement les stagiaires, qui ont bien avancé sur
la réalisation de nos sacs de goodies que nous comptons offrir à tous les invités.
Et je leur remets des cartons d’invitation pour la soirée.

Qu’ils profitent eux aussi des petits plaisirs de cet événement. Ils l’auront
bien mérité !

Je pars en début d’après-midi faire le point sur place. Je file jusqu’au centre-
ville dans un des plus grands hôtels du coin. Pas trop luxueux pour ne pas
froisser une partie des électeurs, mais suffisamment classe pour comprendre que
l’événement est majeur. Du monde est attendu demain. La presse, les élus
locaux, les différents soutiens de campagne… Autant dire qu’il ne doit y avoir
aucun couac !

Je ne dois pas me laisser déconcentrer par le souvenir du regard blessé


d’Alex…

Sur place, je retrouve Abby, fidèle à son poste, en train de faire le point avec
ses équipes.

– La maîtresse de Mila a apprécié tes muffins, lui soufflé-je une fois seule.
Attends-toi à recevoir des commandes pour tous les anniversaires et les fêtes de
l’école !
– Tant mieux ! Et ça me détendra plus que d’organiser ce genre de soirée !
– Alex était là…
– Non ! Alex est venu pour la rentrée de Mila ?! Vous avez pu discuter ?
– Il… Il est parti assez vite…

Abby me regarde droit dans les yeux. Elle ne sait pas exactement pourquoi je
suis en froid avec lui. J’ai seulement dit à ma meilleure amie que j’en avais
marre des zones d’ombre autour d’Alex. Je ne sais pas pourquoi je garde ça
secret, peut-être par peur que cela devienne trop réel… Quand Abby s’apprête à
faire un commentaire, son regard dérive derrière moi et s’arrondit de surprise.

– Tiens, ce n’est pas le proviseur là-bas ? me demande-t-elle.


– Le maire tu veux dire, la corrigé-je en souriant après avoir aperçu Mark
Bishop en pleine discussion avec des membres de la campagne.
– Il sera toujours notre proviseur pour moi ! Je ne me fais pas à l’idée qu’il est
devenu le maire de Newark ! J’ai du mal à réaliser qu’il ait pris la suite de
Perkins à la mairie. Tu te souviens de ses discours de fin d’année ? Et quand il
s’était pris un ballon sur le terrain ? Qu’est-ce qu’on a pu rire avec lui ! Et le jour
où…
– Arrête ! dis-je en riant. Ce n’est pas le moment de replonger dans nos
années lycée ! Et j’ai moins de souvenirs de lui que toi. Je suis arrivée en cours
de route souviens-toi…
– C’est vrai… Il faudrait que je reparle de tout ça avec Eddy et Alex ! Tu sais
ce que j’aimerais faire un jour ? Organiser une réunion d’anciens élèves !
– Parce que tu n’as pas assez de boulot en ce moment ? la taquiné-je.
– Oui, bon… Un jour, dans dix ans… On verra !

Abby me laisse, le regard pétillant. Quand un projet germe dans sa tête, il est
souvent mené à son terme. Est-ce que j’aimerais revoir mes anciens camarades
du lycée ?

Sans Stan ? Je suis sûre qu’ils me parleraient de lui…

Je checke ma « to do list » sur ma tablette, satisfaite du résultat. Tous les


prestataires assurent le coup. Il me reste quelques détails à finaliser avec Alan. Je
le cherche du regard et le trouve cette fois en compagnie de son frère. Seuls, les
deux hommes discutent entre eux.
– Arrête de t’inquiéter ! Je m’occupe de tout, comme d’habitude, lance Mark
Bishop, l’ancien proviseur, à son frère.
– Excusez-moi, dis-je en m’approchant doucement.

Le visage du maire s’éclaire en m’apercevant, une attitude que n’imite pas du


tout Alan. J’en déduis que je tombe mal !

– Flora ! s’exclame Mark. Je vois que vous avez écouté mes conseils
d’orientation quand nous nous croisions au lycée ! La communication, c’est
parfait pour vous ! Alan m’a dit que vous faisiez un travail formidable. Je peux
être fier de mes anciens élèves.

Je remercie l’ancien proviseur. À la différence de son frère, Mark Bishop


n’affiche pas le même charisme. Sa carrière est certes une réussite, mais Alan
Bishop a un naturel plus avenant. Avec Mark, on a toujours l’impression qu’il
force le trait de la sympathie. C’était parfait quand il était proviseur du lycée,
cela lui permettait de garder une certaine distance avec ses élèves, mais en tant
que maire, je me demande comment il a fait pour séduire ses électeurs.

Je suis peut-être la seule à ressentir ça avec lui.

La discussion s’éternise, banale et inutile sous le regard contrarié de mon big


boss. Lui, d’ordinaire si bienveillant et aimable avec moi, ne semble pas du tout
disposé à prendre part aux souvenirs lointains qu’évoque Mark Bishop.

– Excusez-nous, Flora, j’ai quelques points à régler avec mon frère quant à la
soirée de samedi, nous interrompt impatiemment Alan Bishop.
– Bien sûr, je retourne au bureau, si vous avez besoin de moi…
– OK, j’y serai moi aussi plus tard.

Alan Bishop entraîne son frère par le coude, laissant à peine le temps à ce
dernier de me saluer.

Le stress de cette soirée gagne tout le monde, même le principal intéressé !

Je remballe mes questions, préférant laisser Bishop à ses contrariétés du


moment et me promets de voir ça directement avec son assistante.

– Les Bishop sont à Newark ce qu’est le caramel au sundae ! dis-je à Abby


quand je la rejoins. C’est plutôt pas mal d’avoir les deux frères dans son réseau
de contacts !
– C’est vrai que l’ancien proviseur devenu maire de la ville et l’ancien
promoteur immobilier bientôt sénateur ont eu des carrières fulgurantes ! Leurs
parents doivent être fiers !
– Belle évolution, aucun couac dans l’orientation ! Exactement ce que vient
de me dire Mark Bishop ! Je te laisse finir, on se retrouve ce soir à l’appart ?
– Ça marche ! Tes parents s’occupent de Mila ?
– Oui ! J’ai hâte de savoir comment s’est passée sa première journée ! Je
repasse au bureau boucler deux trois détails et je pense que je vais vite filer pour
la retrouver !

Je laisse Abby à ses occupations de mise en place et retourne finaliser la


soirée avec l’assistante de Bishop. Une mise au point qui me demande beaucoup
plus de temps que prévu et le soleil est couchant quand je retrouve ma voiture
sur le parking. Mes parents m’ont envoyé un message dans l’après-midi pour me
rassurer et me dire que Mila avait passé une très bonne journée. Sans m’en dire
plus, bien sûr, pour laisser le soin à Mila de me raconter tout en détail !

Au volant de ma voiture, prête à partir, un papier coincé sous mon essuie-


glace retarde mon départ.

De la pub, encore de la pub…

Je ressors pour l’arracher du pare-brise sans ménagement ce qui a pour effet


de le déchirer en deux. Ça ne ressemble pas du tout à un flyer. Sur le morceau de
papier qu’il me reste dans la main un message est écrit. J’attrape l’autre bout
pour le reconstituer. Et ce que je lis enfin me fait perdre pied : « Dis à Alex de
partir, pour de bon cette fois ! Sinon, on s’en prendra à ta fille et toi ! »

Mes mains se mettent à trembler, je frissonne, j’ai l’impression que je vais


vomir sur le parking. Instinctivement, je regarde autour de moi.

Mila…
27. Pour l’amour de Mila

Je suis incapable de conduire… Je retourne au bureau, comme un zombie. Je


ne pense qu’à Mila, à ce qui pourrait lui arriver. À Alex qui devait nous protéger.

– Flora, ça ne va pas ? me demande Eddy en se levant brusquement de son


fauteuil.

Mes pas m’ont conduite à lui. Je lui tends les bouts de papier et me laisse
tomber dans un siège avant de prendre ma tête dans les mains, bouleversée.

– Oh…

Eddy pose sa main sur mon épaule. Je lève la tête vers lui espérant qu’il
puisse prendre les choses en main. Je suis éteinte, sous le choc.

Qui pourrait s’en prendre à une enfant de 3 ans ?

À mon enfant…

– Eh bien Flora ? Un coup de fatigue ? fait la voix d’Alan.

Je me force à sourire, à mettre un masque sur mon visage.

– Tout va bien, monsieur Bishop ! lancé-je d’une voix un peu rayée.


– Très bien, ce n’est pas le moment de flancher avant notre grand événement !

Le candidat est déjà loin quand Eddy s’accroupit devant moi.

– J’appelle la police !
– Non ! Pas la police… Alex ! Appelle Alex, s’il te plaît.

Eddy me regarde un instant. Je ne le quitte pas des yeux. C’est Alex que je
veux, maintenant. C’est lui et seulement lui. Pour des explications, des réponses.
On touche à Mila. C’est désormais entre lui et moi. Après, la police. Mais
d’abord… je veux régler mes comptes avec lui. Une bonne fois pour toutes.

Je frissonne, toute seule. Je croise les bras, dans un geste instinctif de


protection. Tout va trop loin…

– Ça devient grave ! s’exclame Eddy en se levant. Vous vous faites tirer


dessus, Perkins est à l’hôpital et maintenant on te menace directement ! Ici, sur
ton lieu de travail !

Il a raison. Alex est la cible, la seule et unique cible de ces menaces. Nous,
des dommages collatéraux… Mais si on en veut à Alex, c’est qu’il n’est peut-
être pas coupable…

Eddy attrape son téléphone et prend soin de baisser les stores des baies vitrées
pour me préserver des regards. Je tremble encore. J’ai envie d’appeler mes
parents, de leur demander si tout va bien. J’ai peur, j’ai froid, et je suis en
colère ! Le premier qui touche à un cheveu de ma fille…

– Il arrive, m’apprend Eddy.

L’attente est longue, silencieuse. J’essaie d’appeler Abby, de prendre des


nouvelles de Mila. Mais elle ne répond pas. Une fois. Deux fois. Trois fois…

– Ta sœur ne répond pas, soufflé-je, angoissée, à Eddy. Elle garde Mila. Si


elle ne répond pas, c’est qu’il s’est peut-être passé quelque chose… ?
– Ne pense pas au pire. Je vais essayer de la joindre moi aussi… Mila lui
donne sans doute du mal… Ou Abby prépare le repas ? Ou le bain de la petite ?

Eddy essaie tant bien que mal de me réconforter… J’aimerais un signe de la


part d’Abby, un mot… Juste un mot, un simple « OK », un signe de vie…

Je mourrais si je devais perdre Mila…

Pas un instant mon ami et collègue ne me lâche la main. S’il n’a pas les mots
pour me rassurer, il se montre présent. Une demi-heure plus tard, le portable
d’Eddy sonne.

– C’est Alex, je vais le chercher et je le ramène ici, dit-il en me laissant.


Je me redresse sur ma chaise. Il est là. Ma colère aussi. Prête à exploser. Il a
mis en danger Mila. Je ne lui pardonnerai jam…

– Où est-elle ? Eddy ! Elle va bien ? Et Mila ! Qu’est-ce qu’il s’est passé !

La voix d’Alex. Forte. Angoissée.

– Mais parle-moi ! S’il leur arrive quelque chose, je ne m’en remettrai pas !

Alex crie dans les couloirs. J’entends Eddy essayer de le calmer. Mais Alex
ne joue pas, il ne feint pas la panique. Mon instinct avait peut-être raison : il
n’est peut-être coupable de rien et tient vraiment à nous protéger ?

– Calme-toi ! Elle est là !

Quand Alex entre dans le bureau d’Eddy, mon premier réflexe est de me jeter
dans ses bras. Si sa voix sonnait l’inquiétude, je lis l’angoisse dans ses yeux.
Mais ma colère explose, implacable et je me recule aussi vite de lui.

– C’en est trop, Alex ! Tu ne peux pas me faire ça, tu ne peux pas mettre en
danger Mila ! Il faut que ce cauchemar s’arrête ! Tu dois l’arrêter ! Il n’y a que
toi qui puisses le faire !

Je crie à mon tour, presque hystérique. Je tambourine sa poitrine de mes


poings. Je lui en veux, j’ai peur, je le déteste, j’ai besoin de lui… Je ne sais
plus… Quand il m’attrape les mains pour tenter de me calmer, je fonds en larmes
sous le coup d’une violente crise de nerfs.

– Tu as raison, me dit-il doucement. C’est allé trop loin. Mais pour l’instant,
on doit rejoindre Mila. S’assurer qu’elle va bien. On parlera de tout ça plus
tard… La priorité, c’est Mila. Eddy, tu viens ? Tu peux t’occuper de la voiture de
Flora ?

Sans aucune hésitation, Eddy attrape mes clés. Dans le couloir de la sortie,
Bishop nous observe, sur le pas de son bureau, bras croisés. Je l’aperçois, Alex
aussi. Contre lui, je sens ses muscles se tendre. Mais il ne dit rien et nous filons à
sa voiture où il prend soin de m’installer délicatement et de fermer la porte
derrière moi.
– Tu n’as pas eu d’autres menaces ? finit-il par me demander, la voix grave,
les yeux fixés sur la route. Rien d’anormal ?
– Non… Rien…
– Il faut que vous partiez, Mila et toi, le temps que je règle tout ça et…
– Mais Mila vient tout juste de rentrer à l’école ! Tu connais l’importance de
cet institut pour elle ! Non, c’est toi qui nous as mis en danger, c’est à toi de
partir !

Ma voix se brise sur ces mots. Plus que jamais, je suis prête à le sortir de ma
vie, pour Mila. Sa mâchoire se crispe, encore une fois, Alex semble touché par
mes mots.

Ça m’est égal… Ses états d’âme ne sont rien à côté de la vie de ma fille !

– Tu as raison, tout est de ma faute, finit-il par lâcher. Si on te menace, c’est


parce qu’ils savent que je tiens à toi, à vous. Mais si je pars, ils ne vous lâcheront
pas, ils chercheront toujours à vous intimider pour me tenir à distance ! Je ne
peux pas partir et vous laisser seules contre ça. Je resterai, je vous protégerai et
je réglerai ça, une bonne fois pour toutes !

***

Quand nous arrivons à l’appartement, je crains de croiser mes parents. Je suis


incapable de faire bonne figure, incapable de mentir. Mais quand Abby passe la
tête dans l’entrée, j’éprouve un profond soulagement.

– Tu as raté tes parents de peu, ils viennent juste de… Mais, pourquoi tu fais
cette tête ? Et pourquoi vous êtes tous là ?
– Tu ne peux pas répondre au téléphone quand on t’appelle ?! Je file voir
Mila…
– Mais je… Quoi ?!

Je pousse une grande inspiration avant de rentrer dans sa chambre. Quand elle
se jette dans mes bras, c’est toute son innocence qui me saute dessus. Je retiens
mes larmes quand je la serre contre moi.

S’il lui arrivait quelque chose…

Mila enchaîne sur sa journée, me parle de ses copains, de sa maîtresse, de la


cour de récréation et des activités. J’ai droit à tout dans un enthousiasme que je
regrette de ne pas partager. Mais je fais semblant. Je reste avec elle longtemps,
très longtemps, seule en tête à tête avec ce que j’ai de plus précieux. Et puis je
me résous à lui apprendre qu’Alex est là, avec Eddy. En une fraction de seconde,
elle est dehors.

– Eddy m’a tout raconté, me souffle Abby en m’entraînant dans la cuisine. Je


ne suis pas rassurée du tout, Flora. Alex a prévu de faire quoi ?
– Je ne sais pas… On n’a pas encore pu en discuter.
– On ne peut pas rester sans rien faire ! Il faut aller voir la police, prendre ça
au sérieux et…
– Tu peux t’occuper du dîner de Mila ? Je vais veiller à ce qu’elle ne se
couche pas trop tard. On pourra parler, ensuite.

J’appelle Mila pour son bain. Mes gestes sont mécaniques, empreints
d’habitudes. Je ne réfléchis pas à ce que je fais. Je le fais, c’est tout. Je suis en
mode robot, comme Pio. Mila ne se rend compte de rien, et c’est tant mieux.

Je dois la préserver.

Au moment où je me rends dans ma chambre pour récupérer son pyjama pour


la nuit, je surprends une discussion entre Eddy et Alex. Un échange assez animé
qui attire mon attention. Il est rare qu’Eddy perde patience, surtout avec cet ami
qu’il a toujours défendu…

– Ça devient sérieux, Alex ! Cette histoire te dépasse complètement !


– Je sais ! Crois-moi, je m’en rends assez compte ce soir ! J’ai cru pouvoir
m’en sortir, vivre avec. J’ai eu tort !
– Qu’est-ce que tu comptes faire ? Voir la police ?
– Ce que j’aurais dû faire il y a cinq ans ! Je vais me battre, défendre les gens
que j’aime. Je te promets qu’il n’arrivera rien à Mila, ni à Flora !
– Tu as intérêt Alex ! Vraiment.

Eddy a raison. C’est ta dernière chance, Alex, de nous sauver…

Nous dînons tous les cinq ensemble, avec plus ou moins d’appétit, sur la table
du salon, pour la plus grande joie de Mila. Pour elle, nous avons parlé d’une
petite fête surprise en son honneur pour ce jour mémorable.
Pour moi, il sera doublement mémorable…

Eddy nous quitte pendant que je couche Mila avec Alex. Après un dernier
baiser sur le front, nous la laissons aux bras de Morphée. Pour nous permettre de
discuter tranquillement, Abby se glisse à son tour dans sa chambre, prétextant un
réveil matinal.

Nous nous asseyons sur le canapé. Le message de menace a été balayé pour
offrir à Mila une douce soirée, mais dans le silence, désormais, la réalité me
rattrape. À m’en faire frissonner.

C’est Alex qui prend la parole le premier. Je retiens mon souffle, mes gestes.
J’ai peur qu’un seul mouvement de ma part n’interrompe ce qu’il s’apprête à me
dire. Enfin.

– Je sais que tu attends des explications, que je te raconte tout sur le meurtre
de Joanne Perkins, sur les personnes impliquées qui m’ont poussé à fuir pour que
je ne parle pas… Je n’ignore pas ton besoin de réponse, crois-moi, Flora…
– Mais qui sont-ils Alex ? Si tu me parles de ce meurtre, est-ce que je serai
plus en danger que je ne le suis maintenant ? Est-ce que ça peut aller plus loin
que ces menaces ?

Je ne peux pas me taire, c’est plus fort que moi. Ma frustration de ne pas
savoir exactement de quoi et de qui protéger ma fille ne me permet pas de garder
le silence. Je suis une mère et je dois être en mesure de défendre Mila !

– Ils ont voulu tuer Perkins pour le faire taire. Oui, ça peut aller plus loin.

Alex serre la mâchoire. Il semble choisir ses mots avec soin, avec prudence.
Une parole de trop et il me condamne, c’est ça ?

– Je ne changerai pas d’avis, Flora, je ne peux pas tout te raconter. Ce serait


vraiment trop dangereux pour Mila et toi. Et ça l’est déjà bien assez. Je sais qui
sont les meurtriers, ce qu’ils ont fait, comment ils l’ont fait, pourquoi ils en sont
arrivés là et…
– Mais pourquoi est-ce que tu ne vas tout simplement pas voir la police ?!
l’interromps-je hors de moi.
– Parce que ce sont des gens influents, qu’ils ont du pouvoir ici ! Que je sais
pertinemment que mon témoignage ne vaudra rien contre eux ! Je dois être plus
intelligent, je dois les pousser à faire une erreur, avec des preuves irréfutables. Je
ne peux pas juste me présenter au poste et espérer que ma parole contre la leur
l’emporte. C’est impensable et voué à l’échec ! Si je fais ça, s’ils restent
impunis, nous devrons partir d’ici, toi, Mila, moi, tes parents peut-être, tous nos
proches, parce qu’il y aura forcément des représailles.
– Oh…
– Je sais ce qu’on vit, loin des siens, loin de son pays. Je ne peux pas vous
imposer ça. Tu finirais par m’en vouloir, tu serais malheureuse et Mila n’aurait
peut-être pas la chance de connaître le même genre d’institut et les espoirs qu’il
lui apporte… On ne pourrait pas revenir, jamais. J’y ai cru ! Avec un autre nom,
une autre vie, j’ai pensé que le passé resterait sagement à sa place si je ne faisais
pas de vague. Ça n’est pas possible, tu l’as vu. Je n’ai rien fait, je n’ai rien dit et
ils nous ont tiré dessus. Ma simple existence est une menace pour eux. Je ne
veux pas de cette vie pour toi, Flora. Je ne veux plus de mensonges, de fausses
identités, je ne veux pas te couper des tiens. Comme je ne veux pas vivre sans
toi, sans vous. La seule solution qu’il me reste, c’est de trouver un moyen de les
faire tomber, avec des preuves, des aveux peut-être. Je ne suis plus le gamin de
l’époque, je n’ai plus peur. Et ils le savent. C’est la seule façon pour moi de vous
protéger. De te rendre ta vie comme elle était avant que je n’arrive. Tu ne peux
pas savoir, Flora, comme je suis désolé d’être entré dans ta vie de cette façon et
d’en avoir fait un cauchemar…

Une larme roule sur ma joue. Alex me bouleverse. J’entends dans ses mots
son amour pour nous, je lis dans ses yeux cette envie sincère de nous protéger et
cette culpabilité, aussi, de nous avoir entraînés dans tout ça.

– Quand tu m’as cru coupable d’avoir commandité la mort de Perkins, j’ai


mal réagi. Ça m’a fait mal de voir cette accusation dans tes yeux. J’aurais dû
t’expliquer, faire taire ma fierté ou je ne sais quoi… Ce que tu as entendu l’autre
soir, c’était un appel à mes agents de sécurité qui ne sont pas intervenus assez
rapidement pour protéger Perkins.
– Si tu avais pris le temps de m’expliquer tout ça… plus tôt… soufflé-je.
– J’ai cru pouvoir faire sans. Je me suis trompé. Je ne peux pas espérer que tu
me fasses confiance si je ne m’ouvre pas à toi…

Enfin, enfin, Alex a baissé sa garde. C’est la première fois qu’il me parle
autant, que je peux comprendre ce qu’il se passe dans sa tête, qu’il partage ses
doutes, ses réflexions, et ses projets. Il ne m’a pas tout dit encore, c’est vrai,
mais il a fait un pas dans la bonne direction.

– Ce n’est pas tout, ajoute-t-il en retrouvant une voix ferme. Perkins ne sera
pas le seul à avoir son service de sécurité. Je tiens à ce que tu en aies un, Mila
aussi, tes parents aussi peut-être. Je ne veux plus que vous soyez des cibles
faciles, mais je ne mettrai tout ça en place qu’avec ton accord.

Je reste un instant interdite. Alex ne fait pas que s’ouvrir à moi. Il passe à
l’action. C’est beaucoup à assimiler d’un coup, à digérer, à accepter aussi. Mais
l’intensité dans son regard me montre à quel point Alex est déjà engagé dans son
combat. Et il a besoin de moi pour le mener à bien. Voilà comment je peux
l’aider. En lui faisant confiance, en acceptant cette protection qui le soulagera
d’un poids. Et moi aussi.

– OK, pour Mila, pour mes parents, pour moi… J’accepte. J’avais besoin que
tu me parles, Alex… Tes mots, tes actes m’aident à me rassurer. Protège-nous,
fais ce que tu as à faire. Tant que Mila ne court plus aucun danger, tu as tout mon
soutien…

Alex m’attrape la main et je lis un vrai soulagement dans ses yeux. Un


soulagement mêlé à une volonté farouche de nous sortir de là. Mon cœur vacille
à nouveau. Jamais je n’ai vu Alex aussi décidé à agir. S’il croyait pouvoir
échapper à ses vieux démons, il a pris conscience qu’il devait les affronter.

Pour nous. Pour Mila. Pour moi.

– Il n’arrivera rien à Mila, je te le promets ! Pas tant que je serai encore en


vie ! s’insurge Alex, déterminé.

Alex me serre contre lui. Si je ne suis pas rassurée à 100 %, qu’il reste encore
des zones d’ombre, j’ai le sentiment que la situation change. Je veux croire ses
paroles. Je veux croire qu’il fera tout pour nous protéger. Je n’ai même aucun
doute.

Mais l’auteur de cette menace a l’air d’être capable du pire…

– Je vais dormir là cette nuit, si tu veux bien, me propose doucement Alex.


Mais sur le canapé. Pour Mila, c’est mieux qu’elle ne nous trouve pas dans la
même chambre, même si je meurs d’envie de te serrer dans mes bras.
– Tu as raison. Je me sentirai déjà plus rassurée en te sachant près de nous…

Tard dans la nuit, nous nous quittons. Lui pour son canapé, moi pour ma
chambre. Mon sommeil est perturbé, je me réveille au moindre bruit. Puis
finalement, je sombre.
28. Touchante parenthèse

Deuxième jour d’école. La boule au ventre que je porte n’est pas du tout la
même que celle de la veille. Mais je me sens rassérénée par cette nuit de
sommeil. Par la présence d’Alex dans le salon à côté. Par le soulagement que
j’éprouve aussi. Mes doutes, mes questions quant à sa culpabilité dans cette
affaire de meurtre se sont envolés. Je m’en veux d’avoir imaginé qu’il puisse
faire du mal aux autres.

Mon cœur est plus léger et sa promesse d’agir une bonne fois pour toutes est
bien la preuve qu’il a envie de nous protéger, bien sûr, mais aussi de démarrer
une vie plus sereine.

Avec nous.

J’ai peur pour lui évidemment. Il agit seul, et malgré sa détermination, j’ai
bien compris que rien n’était gagné. Mais Alex est fort et droit, il peut y arriver.

N’est-ce pas ?

Quand je le retrouve dans le salon, encore endormi, je me rends compte à quel


point j’ai mis de côté ces derniers temps mon attirance pour lui. Je l’ai fait taire,
je l’ai enterrée, mais elle est là, prête à jaillir à nouveau. Je n’ose pas le réveiller
tellement ses traits sont paisibles. Notre canapé n’est pas hyper confortable et il
y a de fortes chances pour que sa nuit n’ait pas été aussi réparatrice que la
mienne…

Je pars réveiller ma petite princesse, pelotonnée dans ses draps, ses peluches
dans les bras.

– Mila, chérie, lui dis-je quand elle ouvre enfin les yeux. Il y a quelqu’un dans
le salon qui mérite un gros câlin…

Le visage bouffi de sommeil, les boucles en pétard sur la tête, Mila sort de
son lit. Quand elle aperçoit Alex, encore allongé dans le canapé, elle ne se
contente pas d’un câlin. Elle se serre contre lui, le pousse aussi, sans
ménagement, pour se faire sa petite place. Alex, surpris par ce réveil brutal et
doux à la fois, la couvre de sa couverture et l’enveloppe de ses bras. Je n’existe
plus, c’est leur moment.

J’imagine ces réveils à trois, dans un vrai lit confortable… Je nous vois tous
les trois heureux, sans avoir rien d’autre à penser qu’à la journée qui s’annonce.

Stop. Stop. Stop. Il y a beaucoup de choses à régler avant d’en arriver là !

Mais il faut bien avouer que cette idée me séduit…

Je file en cuisine pour préparer le petit déjeuner, rapidement rejointe par


Abby.

– Tu souris à cause de ce qu’il se passe dans le salon en ce moment ? me


demande-t-elle en bâillant. Je n’ai pas pu m’empêcher de prendre une photo pour
l’immortaliser.

Le cliché que me montre Abby est juste… adorable. Mignon. Touchant.


Attendrissant.

– Je me dépêche ce matin, ajoute-t-elle. J’ai encore pas mal de choses à régler


pour demain soir. Et vous deux, vous avez pu parler hier ?
– Oui… Il va faire ce qu’il faut et commencer par nous donner des gardes du
corps à Mila et moi ! Histoire de nous mettre en sécurité.
– Il serait peut-être temps qu’il arrête d’agir en égoïste ! Il n’est plus tout seul
maintenant !

Ma meilleure amie commence à sortir les griffes. Mais elle n’ajoute rien de
plus. Heureusement que je ne lui ai rien dit quand j’ai cru que c’était Alex qui
avait organisé le tabassage de Perkins. Abby aurait été folle d’inquiétude ! En
dix minutes montre en main, elle est partie comme une souris, sans avoir
dérangé le petit couple attachant. C’est un crève-cœur pour moi de devoir les
réveiller, mais l’école n’attend pas. Pas d’effusions entre Alex et moi, juste un
sourire complice échangé. En revanche, quand il se met debout, Alex grimace.

– J’ai préparé le petit déjeuner… Si ça peut t’aider à oublier tes courbatures…


Mila s’installe et bougonne devant son bol de lait et ses biscuits de tous les
jours. Abby l’a habituée à tellement mieux…

– Si vous organisez une crémaillère, je sais déjà quoi vous offrir ! Un vrai
canapé !

J’aime sa présence ici, avec nous, ce sourire qu’il m’adresse, cette complicité
entre nous, comme si tout était simple et facile. Mais quand je le rejoins après
m’être préparée à mon tour, je vois à ses traits tirés que la magie matinale s’est
envolée.

– Mila, il est temps de te brosser les dents ! Ou sinon, tu vas être en retard !

L’idée même de rater quelques secondes de cette école qu’elle aime tant
motive aussitôt la petite fille. Je profite de son absence pour me tourner vers
Alex.

– Quelque chose ne va pas ?


– Je dois passer quelques appels ce matin, me répond-il en attrapant son
téléphone.
– OK, je te laisse, je vais m’occuper de Mila.

Je n’insiste pas, pressée par le temps.

Sur le chemin de l’école, je ne peux pas m’empêcher de serrer un peu plus


fort la main de Mila et de regarder autour de moi. La présence d’Alex à nos
côtés est un danger et une sécurité à la fois. Je suis mal à l’aise, tendue,
silencieuse.

– Je ne vous accompagne pas jusqu’à l’école, m’apprend Alex. Je pense


d’ailleurs que c’est la dernière fois que je sors avec vous. On ne sait jamais…
– Oui… soufflé-je.
– Mila et toi, vous aurez une équipe de gardes du corps pour chacune de vous,
m’apprend-il en s’assurant que Mila ne le regarde pas. Ne t’inquiète pas, ils
seront discrets, tu ne les remarqueras même pas.
– OK… accepté-je. J’espère juste qu’ils n’auront pas à intervenir devant elle.
– Ils ne seront pas là avant ce soir, ou demain matin. Alors, je veux que tu
fasses très attention en allant à Newark, d’accord ?
La gravité sur son visage s’envole dès qu’il se met à la hauteur de Mila.

– Salut princesse, je pars travailler. Passe une bonne journée !

Alex et moi nous regardons, un peu maladroits de ne pas savoir comment


nous quitter. Pas de baiser devant Mila, nous ne nous serrons pas dans les bras
non plus, même si j’en ai très envie et que l’idée de me retrouver seule me
panique un peu. Alex se contente de prendre ma main et de la serrer dans la
sienne, rapidement. Son regard sur moi est lourd de sens. Inquiet et déterminé à
la fois.

– Je t’appelle… dit-il en nous laissant au coin de la rue.

Je soupire un bon coup puis me tourne vers Mila.

– Prête ? Allons-y !

Je laisse ma petite fille à sa maîtresse. Je sais qu’ici, à l’abri dans son école et
dans sa classe, il ne lui arrivera rien. Je ne peux pas la garder avec moi sans
éveiller son inquiétude, même si je meurs d’envie de veiller sur elle chaque
seconde, que la laisser est terriblement difficile. Douloureux même.

Ce soir, si je me débrouille bien, je peux être là pour la sortie !

Ça me rassurera de l’avoir près de moi.

Je file à Newark en regardant sans cesse dans mes rétroviseurs pour m’assurer
que personne ne me suit. Et sur le parking, je ne peux pas m’empêcher de croire
que quelqu’un est tapi derrière une voiture et m’observe. Puis, je secoue la tête,
agacée.

M’effrayer toute seule ne m’aidera pas à garder mon sang-froid !

L’activité de la ruche de la campagne me happe dès que je pose un pied dans


les locaux et je me laisse porter par cette énergie. Mais impossible pour moi
d’être à cent pour cent concentrée. J’oublie de mettre à jour la liste des invités,
d’appeler le transporteur pour déménager nos sacs de goodies jusqu’à la salle de
réception… Je fais tout à l’envers, sous l’œil surpris et amusé de l’assistante de
Bishop.

– Ma fille vient de rentrer à l’école, lui expliqué-je avec le sourire. Ça me


perturbe !

Ressaisis-toi, Flora ! On dirait ta remplaçante à la Care Robotics à ses


débuts !

Plusieurs fois, Eddy vient me voir pour s’assurer que je vais bien. Il n’est pas
le seul à prendre de mes nouvelles. Bishop passe lui aussi sa tête dans mon
bureau pour s’enquérir de mon état de fatigue.

– Tout sera prêt demain, le rassuré-je. Tout est déjà prêt d’ailleurs, il n’y a
plus qu’à entrer en scène !

Ma légèreté est convaincante. Et je ne mens pas non plus parce que le travail
accompli en amont est vraiment terminé pour nous. Il n’y aura plus qu’à tout
orchestrer demain avant l’ouverture des portes. Satisfaite, soulagée aussi d’avoir
surmonté une bonne partie de cette organisation, je file au distributeur de
douceurs pour m’octroyer une petite pause. Une barre de chocolat caramel
noisette me fait de l’œil à travers la vitre.

Parfait !

Je ferme les yeux pour la savourer tranquillement dans mon fauteuil, dans une
sorte de méditation gourmande, quand mon téléphone se met à vibrer. Alex. Je
me précipite pour répondre.

– Allô ?

La bouche pleine… Ce n’est pas très glamour… Surtout avec le caramel…

– Je te dérange ? me demande Alex, un soupçon d’amusement dans la voix.


– Tu me prends en flagrant délit de gourmandise, lui avoué-je. Désolée…
– Je ne serai pas long… C’est bien demain qu’a lieu la soirée de Bishop ?
– Oui, demain soir.
– C’est encore possible d’être ton cavalier ? Ou tu as quelqu’un d’autre ?
– Non… Non ! Je n’ai personne ! Je… Tu veux assister à cette soirée ? Je
pensais que Bishop et toi…
– Bishop ne m’intéresse pas… Toi, oui. Je sais que tu risques de travailler et
d’être accaparée, mais j’ai envie de ce moment avec toi. Tu trouveras bien
quelques instants de détente à m’accorder…
– Je ne sais pas si ta présence à un tel événement ne desservirait pas mon
candidat… Non pas que je ne veuille pas que tu sois là mais… Avec ce qu’il se
passe autour de toi, la presse va vouloir t’interroger, tu vas éclipser Bishop et…
– OK, je comprends… Et tu as certainement raison. Je n’ai pas envie de te
causer aussi du tort dans ton travail. Je passerai te prendre alors, ça te va ? Pour
passer le reste de la soirée avec toi.

Je souris, seule, mon téléphone sur l’oreille.

– OK, je préfère cette solution. Ce sera mieux pour tout le monde.


– Je mourais d’envie de t’embrasser ce matin… Mais avec Mila.
– Je sais. C’est un peu tôt pour elle… Pour moi aussi.
– Si tes parents la gardent, après la soirée, je pensais t’emmener quelque
part…

Cette voix, cette proposition… Mon ventre papillonne, je me sens rougir.

– Oui, elle sera avec eux pour le week-end, murmuré-je presque.


– Parfait. Fais attention à toi… Oh, Flora ! La presse va sans doute encore
parler de moi ces prochains jours. Ne t’inquiète de rien, je prends les choses en
main. À mon tour d’effrayer ceux qui tiennent tant à me voir partir.
– Comment ça ils vont parler de toi ? Tu vas faire quoi ? Rien de risqué ?!
– Tu ne sauras rien de plus, mais oui je serai prudent. À plus tard.

Alex raccroche en me laissant sur ma faim. Je préfère me recentrer sur la


perspective de cette prochaine soirée à deux plutôt que de m’interroger sur ce
qu’il prévoit de faire. Le plaisir contre l’inquiétude.

Le choix est rapide. Mes nerfs sont assez tendus comme ça !

J’arrive, in extremis, à partir plus tôt pour être à l’heure de la sortie d’école de
Mila. Eddy m’accompagne sur le parking, histoire de s’assurer qu’aucune
mauvaise surprise ne m’attend. Son côté garde du corps me fait penser à ceux
dont m’a parlé Alex.
S’ils sont là, ils sont effectivement très discrets. Je ne vois rien de particulier
comparé à d’habitude !

– Au fait ! Tu viens accompagné à la soirée de campagne ? demandé-je pour


détendre l’atmosphère. Tu as une conquête en ce moment ?
– Hum… Peut-être, je ne sais pas encore. J’ai une invitation pour deux, je vais
voir.
– Dur de choisir parmi tes copines du moment, don Juan ? me moqué-je.
– Je n’ai pas cette réputation, se défend-il en passant la main dans ses
cheveux.
– Bien sûr…

Je quitte Eddy, sourire aux lèvres. Abby se moque souvent de lui à ce sujet et
prend un malin plaisir à confondre les prénoms devant les nouvelles filles qui
l’accompagnent parfois. Aucune d’entre elles ne l’a jamais mal pris. Elles savent
toutes qu’Eddy n’est pas près de se fixer !
29. Tensions accrues

J’arrive cinq minutes avant la sortie des classes, heureuse et soulagée d’avoir
réussi mon objectif de la journée. Je ne peux m’empêcher de lancer un rapide
coup d’œil autour de moi, mais comment savoir ce qui est habituel et ce qui ne
l’est pas ? C’est la première fois que je vais chercher Mila…

Je manque de crier quand une main se pose sur mon épaule. Je me retourne,
paniquée, pour croiser le regard surpris de ma mère.

– Je ne voulais pas te faire peur, s’excuse-t-elle.


– Maman ? Je ne m’attendais pas à te voir là… Tu n’as pas eu mon message ?
– Si si, mais ton père et moi avons une petite surprise pour Mila et toi. On
voudrait profiter que tu sois là tôt pour vous la montrer à toutes les deux !
– Une surprise ?

Je me remets doucement de mes émotions quand mon père nous rejoint.

– Tout va bien ? Tu as l’air nerveuse, me fait remarquer ma mère.


– Oui, oui, le travail, la fatigue… L’organisation de la soirée de demain est
usante pour les nerfs, tenté-je de me justifier. Et cette surprise ?
– Pas un mot avant que Mila ne soit là !

Je n’en saurai pas plus mais cette surprise tombe à point nommé pour faire
oublier à ma mère la peur qu’elle a provoquée chez moi. Je laisse mon cœur
retrouver un rythme normal alors que Mila, heureuse de nous trouver tous les
trois, saute dans nos bras.

– Maintenant que Mila est là, vous pouvez nous expliquer !


– Tu te souviens de notre projet de déménagement. Ça se concrétise !
s’enthousiasme ma mère en jetant un regard lumineux vers mon père, tout aussi
joyeux.
– Comment ça ?
– Nous avons visité une maison, à Whitestone, sur le front de mer au nord du
Queens. Elle est magnifique ! On voulait absolument vous la montrer !

Mila m’interroge du regard. Je hausse les épaules pour lui montrer que je n’en
sais pas plus. Une nouvelle maison, la mer… Il n’en faut pas plus pour qu’elle
accepte de suivre mes parents. Moi aussi d’ailleurs… Le quartier de Whitestone
est à vingt minutes de l’école. Quand nous roulons tranquillement dans la rue de
leur maison coup de cœur, Mila et moi sommes collées à la vitre de la voiture.
Ultrarésidentiel, très calme, l’endroit est reposant après avoir quitté Manhattan.
Mais ce n’est pas ce qui attire le plus notre attention. C’est bien la baie de l’East
Side River qui nous fait de l’œil. La maison de mes parents a un accès direct sur
un petit bout de plage.

Autant dire que Mila n’a pas besoin de plus pour être convaincue du choix de
ses grands-parents !

– Mais… vous avez acheté cette maison ? leur demandé-je sur le perron.
– C’est en cours… m’avoue mon père en ouvrant la porte. Tu vas voir, c’est
un véritable bijou.

Je n’ai pas fait dix pas dans la maison que je comprends leur décision. La
grande baie vitrée donne sur la plage, et, plus loin, sur les pontons pour les
bateaux. C’est lumineux, spacieux… À l’étage, toutes les chambres offrent la
même vue.

– Tu comprends ? m’interroge doucement ma mère en glissant sa main dans


la mienne. On imagine tellement Mila ici, ton père l’emmènera en bateau… Les
Noëls près de la cheminée… Et c’est tellement plus proche de vous.

Pour toute réponse, je serre ma mère contre moi. Cette nouvelle maison, leur
projet avec Mila, qui est déjà en train de courir dans le sable, comment ne pas y
adhérer complètement ?

– Moi aussi, je me vois bien lire un livre dans une chaise longue, sur la
terrasse ! Mais… papa n’a pas son permis bateau…
– Oh, ne t’inquiète pas pour ça ! Il s’est déjà renseigné sur les cours !
– Quand avez-vous visité cette maison ?
– Ce matin…
– Et vous avez déjà eu le temps de…
– On ne voulait pas la laisser passer. Le propriétaire veut vendre vite, le prix
est très compétitif…
– Je comprends… Vous avez raison de foncer, c’est tellement magnifique !
J’adore !

Nous quittons difficilement la maison à cause d’une Mila déçue de ne pas


dormir dans sa nouvelle chambre. Avant de monter dans la voiture de mes
parents, j’aperçois une voiture garée à deux pas, deux hommes à l’avant.

Vu ! Je pourrai dire à Alex que son service de sécurité n’est pas si discret !

En parlant d’Alex…

– Est-ce que je peux vous déposer Mila demain ? La soirée de Bishop risque
de s’éterniser…
– Flora, est-ce que tu as besoin de nous le demander ? me gronde gentiment
ma mère. Bien sûr que oui !
– Je ne sais pas, vous pourriez être pris par votre déménagement, ou par un
cours de navigation… ! riposté-je malicieusement.

Je prends soin de bien attacher Mila sur son siège et nous quittons ce lieu
paradisiaque. J’attrape mon téléphone pour prévenir Alex, non sans m’assurer
que nos nouveaux gardes du corps sont toujours derrière nous.

[Merci pour les gardes du corps.


Je me sens un peu mieux en les sachant là !]

Sa réponse ne se fait pas attendre.

[Le service de sécurité ne sera là que demain matin.


Tu es sûre que tu es suivie ?!]

Son message me fige. Il y a peut-être une erreur dans le planning ? Il faut que
ce soit ça…

[Oui, on est dans le Queens avec mes parents.


On rentre. Il y a bien une voiture avec deux hommes dedans.]

[Je viens de vérifier.


Ce ne sont pas eux…
Dis-moi exactement où vous êtes !]

Je me retourne pour voir la voiture, deux véhicules plus loin. J’essaie


d’empêcher le tremblement de mes mains, de garder mon calme. Je regarde
Mila, mes parents. S’ils sont venus jusque dans le Queens, c’est qu’ils étaient là
bien avant.

À l’école…

Je serre les doigts, empêche les larmes de couler. Il faut à tout prix que je
garde mon sang-froid. Mes parents parlent de leur maison, je leur pose des
questions, Mila m’interroge à mon tour… Je donne le change et compte les
kilomètres qui nous séparent de chez moi. Et après ? Qu’est-ce qu’il se passera
après ?

Je me sens prise au piège dans l’habitacle. Je ne peux rien faire. Dans ma


main, mon téléphone ne cesse de vibrer. Alex tente de me joindre.

[On rentre à l’appart.


Nous y serons dans 10-15 min…]

[J’y serai !]

Je sens la colère monter en moi. Ils veulent que j’aie peur, ils veulent ce
pouvoir sur moi. À travers Mila et moi, c’est Alex qu’ils visent. Et l’idée qu’ils
puissent se servir de ma fille, vouloir lui faire peur, me met hors de moi. Dans le
rétroviseur avant, je vois une voiture déboîter pour nous dépasser sur la voie
rapide.

Montrez-vous…

Je lève l’objectif de mon téléphone à la hauteur de la vitre, prête à prendre


toutes les photos possibles, de leurs têtes, de leur voiture, de la plaque… Mon
cœur tambourine dans ma poitrine. Quand ils arrivent à notre hauteur, je ne
baisse pas les yeux quand mon regard croise celui du passager avant. Et je
mitraille. Et je transmets toute ma haine dans ce bref échange.

Si tu touches un cheveu de ma fille, je te crève les yeux !


Le moment est rapide et la voiture file loin devant nous. Je mets du temps à
comprendre qu’elle est partie. Et je respire, à nouveau. Soulagée. J’attrape la
main de Mila pour la serrer fort.

Quand mon père se gare en bas de notre immeuble, Alex est là, fou
d’inquiétude. Je lui fais signe que tout va bien pour qu’il se détende devant mes
parents.

– Papa, maman, vous connaissez Alex.

Je fais les présentations rapides, avant de pousser tout le monde à monter. Je


ne suis pas tranquille sur ce bout de trottoir. Je veux voir Mila à l’abri, chez elle,
avec nous.

Et Alex à nos côtés.

– Tu veux que je parte ? me demande-t-il discrètement.


– Non… Sauf si tu ne veux pas de cette soirée avec mes parents, mais je serai
rassurée si tu es là.

Si mes parents sont surpris de sa présence, ils s’abstiennent de tout


commentaire. J’oriente la discussion sur la maison, Alex se prend au jeu. Pas un
instant nous ne pouvons échanger sur ce qu’il vient de se passer. Et c’est tant
mieux. Mon état de nervosité me transforme en poule bavarde. Je parle projet,
emménagement, décoration, vacances, week-ends, école de Mila et tout à la fois.
Petit à petit, j’arrive à me détendre.

– Et vous, Alex, vos projets ? lui demande ma mère. J’ai entendu dire que la
Care Robotics se portait mal…

À table, devant le repas commandé par Alex pour nous éviter de cuisiner, la
discussion prend un autre tournant.

– C’est vrai, avoue Alex. Mais c’est une situation provisoire. Quand… Quand
tout sera plus calme, les investisseurs reviendront.
– Vous voulez dire, quand cette histoire de meurtre sera réglée ! intervient
mon père sans tact.

Il le regarde droit dans les yeux. Cette affaire le gêne depuis le début, il était
évident que le sujet ressortirait à un moment ou à un autre.

– Et ce n’est plus qu’une question de temps, enchaîne Alex sans ciller. Justice
sera rendue pour Joanne Perkins et son mari, à l’hôpital.

Alex enchaîne immédiatement sur ses projets de robots et j’en profite pour
m’éclipser dans la cuisine. Quand ma mère me rejoint, je fais tomber un verre
dans l’évier.

– Quelle maladroite je fais !


– Ne te stresse pas pour ton père, me rassure-t-elle en ramassant les
morceaux. Il est méfiant, mais c’est normal… C’est la première fois que tu nous
présentes quelqu’un depuis Stan.
– Ce n’était pas prévu comme ça…
– Et c’est parfait. Cet Alex a l’air d’être quelqu’un de bien… Et Mila semble
tellement l’apprécier. Je ne serai pas contre le revoir à nouveau !

Je reçois le message cinq sur cinq. Par ces mots, ma mère me fait comprendre
qu’elle l’accepte dans notre petit cercle. Et ça me fait beaucoup de bien à
entendre.

– Ne laissons pas Alex trop longtemps seul avec ton père, on ne sait jamais !
me dit-elle en me poussant hors de la cuisine, l’assiette des desserts à la main.
– Harriet ! Alex sait naviguer !

Mon père a les yeux qui pétillent. Alex a su inverser la tendance en évoquant
un talent que je ne lui connaissais même pas.

– Et vous avez un bateau ? lui demande ma mère en s’asseyant.


– Non, il est resté en Russie, regrette Alex.
– Ce n’est pas grave, vous serez de bon conseil quand je me lancerai !

Alex et moi échangeons un regard complice. Si ma mère l’a accepté il y a


quelques instants dans la cuisine, mon père vient de faire un pas dans le même
sens, devant témoins, en l’incluant dans ses projets. Mais je le connais assez
pour savoir qu’il restera méfiant encore quelque temps. Avec cette histoire de
meurtre, Alex a creusé la distance. Le bateau devrait les rapprocher.

Il est tard pour que mes parents reprennent la route et après ce qu’il s’est
passé plus tôt, j’insiste pour qu’ils s’installent dans la chambre d’Abby, restée à
Newark pour être sur le pont tôt demain matin pour l’événement. Mila dort
depuis quelques heures, épuisée par sa journée et par ses jeux sur la plage.

Une fois encore, nous nous retrouvons seuls, dans le canapé du salon.

– Comment tu te sens ? me demande-t-il aussitôt, en murmurant.


– Je ne sais pas comment j’ai réussi à donner le change toute la soirée. Ces
hommes, mes parents et toi… Je n’en peux plus… Tu te rends compte ? Ils
savent où est l’école, la future maison de mes parents. Ils doivent certainement
savoir où je vis… Ça devient compliqué à gérer, Alex.
– Je m’en veux d’être responsable de tes angoisses… Mais les gardes du
corps seront là, et crois-moi, ils interviendront sans attendre si ce genre de
situation devait se reproduire. Ils sauront comment agir, une équipe interviendra,
l’autre restera avec toi. Et ce sera exactement la même chose pour Mila et tes
parents. Vous ne serez jamais seuls !
– Je sais… J’ai hâte que tout ça se termine… Reste dormir avec moi, cette
nuit.
– Tu veux m’infliger ton canapé à nouveau ? sourit Alex.
– Non, viens dans ma chambre.
– D’accord. Je partirai demain matin avant que tout le monde se réveille.

J’entraîne Alex dans ma chambre et ferme la porte doucement derrière nous.


Très vite, je me colle contre lui. Après ma défiance pour lui, le stress de ces
dernières vingt-quatre heures, j’ai besoin de retrouver une intimité avec lui. De
me presser contre lui juste pour sentir la chaleur de son corps. De retrouver mes
sensations…

L’attirance, elle, est bel et bien là !

– Demain risque d’être une très longue journée, murmure-t-il à mon oreille.
Repose-toi, je suis là. Les hommes qui protégeront ta famille sont des
professionnels en qui j’ai toute confiance. Ce sont les meilleurs.

Je me blottis contre lui, sous ses caresses.

Le seul garde du corps que j’ai envie d’avoir pour le moment, c’est lui.
30. Même équipe

Alex s’éclipse ce matin comme prévu en déposant dans mon cou un baiser
délicat. J’aimerais l’attirer contre moi, prolonger cet instant de douceur, mais le
souvenir de Mila et de mes parents pas loin me retient.

Et cette situation rendrait les choses bien trop officielles entre nous alors
qu’elles ne le sont pas encore dans ma tête…

À peine est-il parti que je reçois un message de sa part.

[Les équipes sont là.


Une pour toi, une pour tes parents et Mila.]

Voilà enfin une bonne nouvelle !

[Merci.
À ce soir.]

Le week-end a commencé, mais pas pour moi. Je laisse mes parents ramener
Mila chez eux, dans le New Jersey, pour la garder ces deux prochains jours. Je
suis plus sereine quand je prends le volant. Ce n’est pas la panacée mais Mila est
protégée. C’est un pas en avant dans les projets d’Alex. Je suis curieuse de
connaître le deuxième.

Quand le flash radio annonce l’affaire Perkins, je monte le son. Quand il est
question d’Alex, je m’arrête sur le bord de la route, suspendue aux lèvres du
journaliste. Je n’en crois pas mes oreilles…

On y est…

« Nous sommes à l’hôpital Kennedy aux côtés de John Perkins et Alex


Sparks. C’est un nouveau rebondissement dans l’affaire du meurtre de Joanne
Perkins. Maître Agos, vous êtes l’avocat d’Alex Sparks. La présence de votre
client n’est pas anodine n’est-ce pas ?
– Non, pas du tout. Mon client n’a rien à se reprocher dans cette affaire. Il
tient cependant à ce que cessent les menaces et les intimidations.
– Et vous, monsieur Perkins, que signifie la présence de M. Sparks à vos
côtés ?
– Je suis content… Je me sens moins seul dans la quête de vérité sur le
meurtre de ma femme.

Après l’agression de M. Perkins, c’est au tour d’Alex Sparks d’être pris pour
cible. La nature des menaces visant M. Sparks n’a pas été divulguée mais
l’enquête va probablement prendre un nouveau tournant et être relancée. »

OK.

Le message d’Alex est clair.

En se rangeant aux côtés de Perkins, il se place aux côtés de la vérité… En


parlant des menaces et en permettant que l’enquête soit relancée, il se met du
côté de la justice… C’est un sacré pas en avant ! Pas sûr que ses détracteurs le
prennent bien !

Et je suis heureuse de savoir que des gens veillent sur moi !

***

Pas un seul instant je n’ai pu me poser de toute la journée. Les derniers


préparatifs ont été plus compliqués que prévu mais l’équipe a géré. Même Abby
a beaucoup râlé de son côté…

Pour la forme.

Pour nous changer, l’hôtel a mis à notre disposition des chambres où je prends
le temps de me préparer. Et d’envoyer un message à mes parents pour m’assurer
que tout va bien de leur côté. J’enfile ma robe fourreau noire à manches courtes,
légèrement décolletée, quelque chose de très classe pour la soirée. Je rassemble
mes longs cheveux bruns dans un chignon presque parfait, efface mes cernes et
mes traits tirés grâce à la magie du maquillage.

Prête pour retrouver Alex !


Je me regarde droit dans les yeux, surprise par cette pensée fulgurante,
naturelle. Je suis surtout prête pour la soirée de Bishop ! Même si c’est
désormais à lui et à ses invités d’assurer le show. Alex vient après…

L’équipe de campagne est au complet quand je les rejoins avant l’ouverture


des portes. Bishop aussi est là, dans son costume sombre taillé sur mesure.

– Avant de lancer les festivités, je tenais à vous remercier de votre


implication, de votre envie de mener cette campagne vers la victoire, discourt-il.
Ce soir, grâce à vous, je n’ai plus qu’à transmettre mon message et mes
convictions dans un contexte idéal. Je suis persuadé de notre réussite. Profitez de
cette soirée, ne me faites pas honte non plus, gardez pour vous vos selfies les
plus douteux… Nous sommes encore en campagne !

Tout le monde rit à ces derniers mots lancés sur le ton de la boutade. Malgré
le stress, le candidat ne se défait pas de son humour. Bishop nous serre la main,
les uns après les autres. Quand il arrive à ma hauteur, il garde la mienne plus
longtemps encore. Il s’apprête à me dire quelque chose mais son assistante vient
le chercher. Les portes sont ouvertes, il est l’heure pour lui de passer en mode
candidat.

La soirée a bien commencé quand Eddy s’approche de moi, une jolie jeune
femme inconnue au bras. Je me retiens de lui dire que finalement il a su choisir.
Abby, elle, ne se serait pas gênée. Heureusement pour son frère, elle est trop
occupée à surveiller de très près les amuse-bouche qui sortent des cuisines.

– Flora, je te présente Holly.


– Bonsoir, bienvenue ici ! lui lancé-je avec plaisir.
– Belle soirée, commente la jeune femme, en m’offrant un sourire sincère.
Alan Bishop est en passe de gagner sa campagne, les derniers chiffres sont
excellents ! Son adversaire est éclipsé par l’image énergique de votre candidat. Il
a su s’entourer de la meilleure équipe !
– Oh, merci ! Mais il va gagner surtout pour son charisme ! Nous ne faisons
que transmettre ses idées.

Holly regarde autour d’elle.

– Je vais nous chercher à boire, souffle-t-elle à Eddy. Une coupe, Flora ?


– Avec plaisir !

Quand elle s’est suffisamment éloignée, je me tourne aussitôt vers Eddy.

– Dis donc, elle n’est pas mal du tout ! Abby m’a toujours parlé des nanas un
peu « écervelées » que tu ramènes tout le temps. Elle n’a rien à voir ! On a
rapidement échangé sur la campagne mais elle a l’air de savoir de quoi elle
parle !
– Abby a toujours tendance à exagérer…

Pas le temps de discuter d’avantage, nous sommes sollicités de tous les côtés.
Tous les invités doivent avoir leur moment avec Alan Bishop. Tous les
journalistes, leur interview. Il faut faire patienter, tempérer les ardeurs, continuer
de convaincre les plus sceptiques…

Je ne vois pas le temps passer, j’ai tout juste le temps de boire une coupe
tranquillement. Je vais retrouver Alex complètement épuisée à ce rythme !

Vers 23 heures, alors que la soirée bat son plein depuis plus de deux heures
maintenant, je sens comme un mouvement de foule. Quelque chose vient de
perturber l’assistance… J’échange un regard avec le reste de l’équipe. Nous
sommes en alerte et prêts à intervenir pour régler le problème. Mon téléphone
vibre, interrompant mon élan.

[Je suis là. Tu as fini ?


Je peux repasser plus tard sinon.]

Oh non… Alex…

Et tout va très vite. Je me précipite, comme la plupart des journalistes, dehors.


Sa présence a été repérée et la nouvelle s’est répandue comme une traînée de
poudre. Rapidement, c’est la cohue sur le trottoir et je me retrouve en première
ligne, face à Alex.

– Monsieur Sparks ? Vous savez qui a tué Joanne Perkins ?


– Monsieur Sparks ! Vous savez si la police a un suspect ?

Alex conserve son calme. Et tente d’apaiser la foule. Il m’adresse un regard


pour me dire que tout va bien. Qu’il gère.
– Écoutez, ce n’est pas le moment d’évoquer cette affaire ici, alors que vous
êtes réunis ce soir pour soutenir le candidat Alan Bishop. Pour le reste, je ne
peux vous fournir aucune information sous peine de contrecarrer l’enquête. Mais
soyez patients, vous en saurez plus très rapidement !

Bishop, justement, fait son apparition à son tour en se frayant un chemin dans
la masse des journalistes. Très vite, il se présente aux côtés d’Alex, sous les
flashs crépitants, conscient qu’il doit à nouveau attirer l’attention sur lui.

– Alex Sparks, je ne vous savais pas sur la liste de mes invités, lui dit-il en
jetant un regard vers moi.

Je blêmis. Bishop risque de croire que tout est de ma faute !

La poignée de mains entre eux est chaleureuse. Du moins en apparence. Alex,


lui, est impassible. Si je ne savais pas que les deux hommes ne s’appréciaient
pas, je pourrais les trouver tout à fait cordiaux.

– Mes amis, ajoute-t-il, tempérant les journalistes d’un geste d’apaisement.


Laissons la justice faire son travail. Je suis de très près cette affaire de meurtre,
qui attire toute l’attention des États-Unis sur notre bel État. Renvoyons une
image posée et sereine, et notre confiance dans la justice. Le plus important
aujourd’hui est de savoir que John Perkins se remet de son agression.

Pour éviter les questions, je m’interpose entre eux et invite les journalistes à
rentrer à nouveau dans le salon, rapidement aidée par toute mon équipe. Une fois
à l’intérieur, j’en guide moi-même vers d’autres invités de la soirée pour les
réorienter sur le programme de Bishop et essayer de rattraper ce qui peut l’être.
Le regard que m’a lancé ce dernier tout à l’heure n’avait rien de bienveillant…

Quand je me retourne pour revenir vers Alan Bishop et m’expliquer, je les


vois, lui et Alex, entrer à leur tour dans la salle de réception et se mettre à l’écart.
Pourquoi Alan le fait-il entrer ?

Peut-être pour éviter que tous les journalistes ne fuient sur les traces d’Alex
et ne délaissent la soirée…

Il faut que j’anticipe les reproches, que je trouve une solution.


– Bishop est contrarié, Alex Sparks lui vole la vedette, fait une voix dans mon
dos.

Je me tourne vivement. Holly est là et me tend une coupe de champagne. Tout


ce dont j’avais besoin pour me remettre de mes émotions !

– Eddy m’échappe, constate-t-elle. Et je n’ai personne pour trinquer avec moi.


– Je crois que je viens de vivre le pire moment de ma carrière ! dis-je en
soupirant. Ça ne devait pas du tout se passer comme ça…
– Ce sont les aléas des campagnes politiques ! me rassure Holly. L’arrivée de
Sparks a mis du piment dans cette soirée ! Si j’avais su qu’il serait là, je me
serais mise moi aussi sur le coup ! Je suis journaliste.
– Oh…
– Mais je ne suis là que pour Eddy. Je lui ai promis de ne m’intéresser qu’à lui
ce soir. Sauf qu’il n’est pas vraiment là…

La jeune femme grimace en regardant autour d’elle.

– Je dois y retourner pour faire oublier ce fâcheux épisode, finis-je par lui dire
en avalant ma dernière gorgée de champagne. Merci pour la coupe, et bonne
chance pour retrouver Eddy. Je pense qu’il va être occupé lui aussi encore un
petit moment.
– J’attendrai près du buffet, si vous le voyez…

Je laisse Holly à sa quête et me lance avec zèle auprès des invités. Je me sens
responsable de cet accident, même si je ne l’ai pas voulu… Alex est simplement
venu pour moi ! Je le cherche d’ailleurs, mais ils tardent à revenir. Je n’arrive
même pas à savoir où Alan et lui sont partis.

– Tu sais où est Alex ? me demande Eddy quand lui et Holly me rejoignent.


– La dernière fois que je l’ai vu, il était avec Bishop… Je m’en veux, tu ne
peux pas savoir. Il était juste prévu qu’il passe me prendre !
– Il a suffi qu’un journaliste le voie pour alerter les autres… Ce n’est pas de ta
faute, Flora.
– Tu diras ça à Bishop !
– Tous les deux, vous connaissez Alex Sparks ? intervient Holly.

Eddy et moi échangeons un regard.


– C’est juste une question, se défend la jeune journaliste. Je ne vais pas vous
demander une interview exclusive, rassurez-vous ! J’aimerais bien, mais je tiens
ma promesse, Eddy. Je ne bosse pas ce soir !
– Alex est mon meilleur ami et… Ah, le voilà !

Je suis son regard. Alex s’approche de nous, calme, posé, comme si de rien
n’était. Cet homme qui avance vers nous, qui ne regarde que moi, irradie
d’assurance, de confiance, de contrôle. De prestance. Il est solaire. Je frissonne à
son approche, déjà électrisée par ce regard enveloppant. L’espace d’un court
instant, il n’y a que nous. Tout ce qui nous entoure s’est transformé en un
lointain brouhaha. Il réussit même à me faire oublier l’incident et Bishop.

Sacha est de retour.

Les deux amis d’enfance se serrent la main puis Alex se penche pour
m’embrasser la joue. Délicatement. Juste le temps de sentir cette odeur
désormais familière.

– Je suis désolé, me dit-il aussitôt. Je me suis garé et un journaliste m’a


reconnu… Tu connais le reste.
– Et Bishop, comment il l’a pris ? lui demandé-je inquiète.
– Je lui ai expliqué que tu n’avais rien à voir là-dedans. Je pense qu’il a
compris.
– Bon, puisque tu es là, autant que tu profites un peu de la soirée ! nous
interrompt Eddy. Tu te souviens du proviseur Bishop ? Il est là, il faut
absolument que tu le voies !
– Je ne suis pas sûr que…
– Allez viens… Tu ne pourras pas y échapper de toute façon !

Eddy entraîne Alex sans même lui laisser le temps de riposter. J’aurais bien
aimé en savoir plus sur sa discussion avec Alan. Je les suis, entraînée par Alex,
en jetant un œil derrière moi. Dans sa précipitation Eddy en a oublié Holly à qui
je fais signe que je suis désolée !

– Eddy, Alex ! Les deux inséparables de nouveau réunis ! s’exclame Mark


Bishop en serrant les mains des deux hommes.

La discussion entre eux est de courte durée tant Mark cherche à s’en
échapper. Pas un seul instant il n’a un regard pour Alex. Pas un seul instant Alex
ne le quitte des yeux…

– Tu as un problème avec ce Bishop-là aussi ? lui demandé-je amusée, une


fois seuls.
– Je lui ai peut-être un peu trop mené la vie dure au lycée, me répond Alex en
le suivant des yeux. Ils ont encore besoin de toi ici ? Eddy risque de m’attraper
pour me présenter de vieilles connaissances et après ce qu’il vient de se passer,
je n’ai pas vraiment envie d’être de nouveau le centre de l’attention.
– Laisse-moi voir avec mon chef si je peux partir, mais moi aussi, j’ai besoin
de calme !

Je cherche Frantz, le dir com, des yeux, et le trouve rapidement.

– Allez-y, Flora ! Les invités commencent à s’en aller eux aussi. Vous avez
fait du beau boulot pour rapatrier tout le monde ici après la cohue. Pas mal !

S’il savait qu’Alex était là pour moi, il ne me féliciterait pas autant !

Le temps de reprendre mes affaires, Alex et moi sommes déjà sur le trottoir. Il
attrape mes clés de voiture et les confie, quelques mètres plus loin, à un homme.

– L’un de tes gardes du corps va nous suivre avec ta voiture, m’apprend-il en


me prenant la main.
– Où est-ce que tu m’emmènes ?
– Chez moi ! Enfin… chez Mikhaïl ! Je pensais t’amener ailleurs, mais je sais
que là-bas nous serons en sécurité.

Tant que je suis seule avec lui, n’importe quelle destination me plaira !

Il nous faut peu de temps pour arriver dans la maison new-yorkaise.

– Enfin, du calme ! soufflé-je en m’asseyant dans le canapé du salon. J’ai


adoré préparer cette soirée, mais elle ne s’est pas vraiment passée comme prévu.
Je crains la réaction de Bishop !
– De ce que j’ai pu en voir, ça avait l’air très réussi, comme d’habitude. Il ne
peut être que satisfait, tu as parfaitement réagi… Je pourrais même être jaloux de
lui.
– Parce qu’il m’a et pas toi ? souris-je.
– Il t’a… Mais tu es avec moi ce soir.

Alex me décroche un regard éloquent à m’en faire rougir.

– Je t’ai entendu à la radio aujourd’hui, ajouté-je, plus sérieusement. Tu n’as


pas peur de mettre en colère ceux qui en ont après toi ?
– Peur ? Non, me répond-il en portant son verre à ses lèvres. Mila est en
sécurité, j’ai fait renforcer les équipes. Ils sont quatre en ce moment à entourer la
maison de tes parents. Et toi… tu es sous ma propre protection.

Pour la première fois depuis des jours, je décide de lâcher prise. Mila ne
craint rien, Alex est près de moi. Ces deux derniers jours passés avec lui m’ont
aidée à retrouver toute confiance en lui. Et je n’ai plus envie de me poser de
questions. J’ai envie de retrouver l’insouciance de notre première nuit, à San
Francisco. De ne plus penser à rien sauf à cette attirance qui jaillit entre nous.
Pas question de la faire taire ce soir… J’ai besoin d’Alex, de son corps, j’ai
envie de ses bras, de lui…

La même insouciance, des sentiments en plus.

Et à sa façon de me regarder en se mordant la lèvre, je sens que lui aussi a


besoin de cette parenthèse. De nous.

Ce soir, il n’est question que de nous.

– Je ne sais pas si je vais avoir besoin de tes services, soufflé-je doucement. Je


ne me sens pas en danger ici.

Ma phrase est lourde de sous-entendus, que saisit Alex. Touché, son regard
s’intensifie.

– Et je ferai tout pour que tu ne te sentes en danger nulle part ailleurs avec
moi.

Que dire de plus à un homme qui vous promet de vous protéger ? Rien. Il n’y
a qu’une seule réponse à ça. Un baiser. Un baiser que j’attends depuis des jours.
Sentir ses lèvres frémir sous les miennes, sentir son corps se tendre vers le mien.

Alex ne force jamais rien, il attend toujours que je sois prête. Ce baiser, c’est
mon premier pas, c’est mon accord pour aller plus loin, au sommet du plaisir.
Avec lui.

Ce premier baiser, c’est moi qui le lui donne. Mes deux mains entourant son
visage, je l’attire vers moi, doucement. Ce doux contact est magique tellement il
me réchauffe, tellement il me donne l’impression de m’envelopper dans un
profond bien-être. Chaque moment passé avec Alex me procure toujours cette
même sensation de chaleur et d’évidence. Je suis là où je dois être, avec la bonne
personne. C’est instinctif et la raison n’a rien à voir dans tout ça.

– Je t’ai promis une soirée en tête à tête. Viens avec moi…

Il m’entraîne hors du salon, me fait grimper les escaliers presque quatre à


quatre, impatient de me montrer quelque chose.

Mais quoi ?

– Doucement ! m’exclamé-je en riant. J’ai envie de conserver mes chevilles


intactes !

Une pause entre deux marches pour enlever mes escarpins, et nous repartons
de plus belle. Alex affiche un petit sourire, son regard pétille. Devant la porte de
la chambre où nous avons déjà passé une nuit ensemble, il se place devant moi et
attrape mes deux mains dans les siennes.

– Ferme les yeux, souffle-t-il.


– Qu’est-ce que vous avez préparé, Alex Sparks ?!
– Je préfère quand tu m’appelles Sacha, murmure-t-il en approchant son
visage du mien.

Sacha.

J’aimerais qu’il soit mon Sacha, matin et soir, jour et nuit, tous les jours, tout
le temps. Je m’en rends compte de plus en plus. Je sens mes défenses se fissurer
à mesure que nous passons du temps ensemble. Mes barrières, mes réticences,
mes propres interdictions, sans rien faire, il les balaie, naturellement.
Doucement.

– OK, Sacha… chuchoté-je, la voix étranglée.


Mes paupières glissent sur mes yeux pour me plonger dans l’obscurité. Je
l’entends ouvrir la porte, me guider doucement… Sur mon visage vient
m’effleurer une douce brise.

Une fenêtre doit être ouverte… Quelques pas plus loin, je comprends que
nous sommes sur la terrasse. La dernière fois, je n’avais pas poussé l’exploration
plus loin que le lit.

– Tu peux ouvrir les yeux, me dit-il en se glissant derrière moi.

Ce que je découvre me coupe le souffle. Nous sommes bel et bien sur une
terrasse, décorée avec soin par des plantes. Un écrin de verdure, un cocon qui
nous coupe du monde. Aucun vis-à-vis, aucune fenêtre aux alentours. On dirait
que nous venons de quitter New York pour une petite maison au cœur de la
nature…

Mais ce n’est pas tout… Des dizaines de bougies illuminent les lieux. Petites,
grandes, elles sont dispersées avec élégance, partout, dans tous les recoins : sur
le salon extérieur, au milieu des galets… jusque vers un jacuzzi extérieur dont
j’entends les bulles clapoter. Sur la table, une bouteille de champagne nous
attend dans son seau à glace, avec ses coupes.

– Mais quand as-tu eu le temps de préparer tout ça ? lui demandé-je en me


tournant vers lui.
– Je dois t’avouer que je me suis fait aider, en notre absence.

Les flammes des bougies brillent dans son regard. Un brusque élan de joie me
pousse dans ses bras. C’est magnifique. Malgré tout ce qui nous arrive, Alex
n’oublie pas de m’apporter ce dont j’ai besoin.

Me rappeler que je suis une femme à ses yeux, une femme qui mérite tout ça…
Une femme pour qui il a envie de se battre…

– Sur le lit, tu trouveras un maillot de bain et un peignoir, me glisse-t-il


doucement.
– Merci… arrivé-je seulement à lui dire.

Je lâche sa main pour rentrer à l’intérieur. Un bikini noir m’attend


effectivement aux côtés d’un peignoir moelleux. Je file dans la salle de bains
retirer ma robe de soirée. Le maillot de bain qu’il a choisi est à la bonne taille et
me transforme en sirène très sexy ! Avec Mila à la plage, jamais je n’oserais
porter ça. Avec Sacha, je ne me pose aucune question. Me sentir désirable, me
rendre désirable à ses yeux, c’est tout ce que j’ai envie de lui apporter ce soir.

Je laisse ouvert le peignoir et je retrouve Alex qui, à son regard qui descend
sur moi, semble apprécier ma nouvelle tenue. J’aime aussi la sienne. Sa veste et
sa cravate reposent sur le dossier du fauteuil et il a défait quelques boutons de sa
chemise et remonté les manches. Dans cette ambiance tamisée, il est lui aussi
terriblement attirant.

Une petite voix dans ma tête se réjouit. La soirée prend un chemin dont je n’ai
aucune envie de me détourner !

Il me tend une coupe et nous trinquons, les yeux dans les yeux. Nous n’avons
pas besoin de parler, nos yeux parlent pour nous.

– Viens…

Il m’entraîne vers le jacuzzi cette fois et, derrière moi, fait passer mon
peignoir par-dessus mes épaules. Je frissonne légèrement quand je sens son
souffle sur mon cou, au moment où il fait courir ses lèvres à la naissance de ma
nuque. Il attrape ma coupe, la pose sur le bord du bassin bouillonnant et m’aide à
me glisser à l’intérieur.

Je me délecte, pas encore de l’eau, mais bien de son regard, sombre, intense.
Sacha ne manque pas d’attention, il me traite comme une reine.

Une reine qui brûle de désir, impatiente de se tordre de plaisir entre ses
mains.

Alex ne me rejoint pas tout de suite. Il m’observe, s’assoit à côté de moi. Je


ferme les yeux, pour me laisser envelopper par la chaleur de l’eau, par le doux
massage des jets dans mon dos… Et les caresses de Sacha, ses doigts qui
parcourent le haut de ma poitrine.

– Tu ne me rejoins pas ? lui demandé-je en ouvrant les yeux.

Un petit sourire se dessine sur ses lèvres. Érotique, coquin.


– J’aime aussi te regarder prendre du plaisir.
– Je n’aime pas les plaisirs solitaires… Viens avec moi.

J’attrape mon verre pendant que, sous mes yeux, il déboutonne un à un les
boutons de sa chemise. Pas une seule fois nos regards ne se lâchent. Enfin… les
miens ont la fâcheuse tendance de vagabonder sur son corps.

Moi aussi j’aime le regarder…

– Tu me laisses le temps de mettre un maillot de bain ? me demande-t-il


soudain sur un air de défi.
– Non… Débrouille-toi autrement…

Un large sourire vient fendre son visage. Pourquoi s’arracher l’un à l’autre
pour un banal bout de tissu ?

Avec dextérité, Alex, complètement nu, saute dans le jacuzzi sans causer trop
de remous.

Et sans me laisser le temps d’admirer la fin du spectacle !

Il vient s’asseoir à mes côtés, m’ouvre ses bras pour que je puisse m’y glisser.
Mais comment réussir à rester détendue, à garder son sang-froid, quand un
homme comme Sacha se presse contre vous ?

Dans l’eau agitée, je me transforme en plume en apesanteur et quand je viens


me poser sur lui. Il n’en fallait pas plus pour transformer ce moment de bien-être
reposant en un geyser de désir. Son sexe, sous mes cuisses, est la preuve que
Sacha n’a pas vraiment envie de se prélasser dans les bulles en regardant les
étoiles…

Alors, je pivote légèrement, fais glisser mes jambes autour de sa taille. Mes
mains posées sur ses épaules pour m’assurer une certaine stabilité dans les
remous incessants, je presse mes lèvres contre les siennes. Ma langue se fraie un
chemin jusqu’à la sienne, elle va la chercher sans pudeur pour l’inviter dans une
danse passionnée.

Ce n’est plus une surprise pour moi. Quand je suis dans ses bras, je laisse
parler mon désir, sans retenue, sans questions. Je sais ce que je veux et comment
j’ai envie que nous y parvenions ensemble.

Ses mains descendent sur mes hanches, tentent de se glisser sur mes fesses.
J’essaie tant bien que mal de me serrer contre lui, de m’asseoir au plus près de
son sexe, mais les vagues m’empêchent de le sentir, de faire ce que j’aimerais…
Sacha comprend très vite ma frustration et se redresse. Debout dans le bassin,
moi toujours accrochée à lui, nos lèvres collées, nous ruisselons d’eau. Il me
tient, toujours serrée contre lui, et me porte hors du jacuzzi.

Je me promets d’y revenir… Quand je serai apaisée.

Sacha me dépose délicatement sur le sol et m’entoure déjà de mon peignoir.


Je n’ai pas spécialement froid, bien au contraire, mais j’apprécie cette nouvelle
attention. Et je l’attire contre moi pour qu’il puisse lui aussi se sécher un peu…

Nos deux corps humides l’un contre l’autre déclenchent le feu. L’eau n’est
plus là pour l’éteindre, il peut brûler librement. Pas question pour autant de
rentrer à l’intérieur. Pas seulement parce que nous mettrions de l’eau partout,
cette idée ne nous effleure même pas, mais surtout parce que la chambre nous
paraît loin.

Beaucoup trop loin !

Quand il me soulève pour me porter sur la double chaise longue de la terrasse,


le regard de Sacha suffit à lui seul à effacer les dernières gouttes d’eau sur mon
corps. Son désir est brûlant, à tel point que tout mon être à son tour s’embrase.
J’ai envie de lui, qu’il me prenne sans attendre, qu’il me fasse gémir, perdre la
tête, j’ai envie de le voir se perdre en moi. J’ai envie de lui, et je pourrais même
le crier !

Je sens la même impatience chez lui. Quand il se place au-dessus de moi,


qu’il commence à me dévorer le cou, je sens au creux de mes reins une douleur
quasi jouissive. J’arrive tant bien que mal à me redresser sous les assauts de sa
bouche pour défaire le haut de mon maillot de bain. Une idée qui semble lui
plaire, puisque, entre mes jambes, je sens déjà glisser le bas.

Je me presse, aussi nue que lui. Sa main habile remonte vers mon ventre, mais
s’arrête pour écarter légèrement mes cuisses. Délicatement, ses doigts explorent
mon intimité pour s’y enfoncer, doucement d’abord, puis avec plus de puissance.
Je pousse un soupir de plaisir, mords presque l’épaule de mon amant dont le
regard intense, les caresses plus appuyées commencent à me faire perdre pied.

Mon bassin se cambre, tout mon corps se tend. Entre ses lèvres sur mon sein
et ses doigts en moi, je ne sais plus où donner de la tête. Je frémis sous les
décharges électriques, je vibre sous cette montée du plaisir qui déferle en moi
sans commune mesure. Mon excitation est telle que je jouis sans attendre.

Sacha se retire doucement pour me laisser le temps de retrouver un peu


d’apaisement. Mais je ne veux pas de temps mort, je ne veux pas attendre, je
veux continuer, insatiable. Et comment mieux le lui faire comprendre qu’en
posant ma main sur son sexe et en plongeant mon regard dans le sien ?

Tout mon corps le réclame à nouveau…

Je sors ma langue pour humidifier ma bouche, mords ma lèvre inférieure tout


en commençant à le caresser, de haut en bas. Sacha frémit, un éclair de désir
traverse ses yeux enfiévrés et il me saute dessus pour attraper ma bouche. Son
baiser est dévorant, puissant. Plus j’accélère ses caresses et plus il se presse
contre moi. Au creux de mes reins, une violente douleur m’étreint. Mon être se
fait impatient…

Sacha pose sa main sur la mienne pour interrompre mes caresses de plus en
plus jouissives pour lui. Ses lèvres se détachent des miennes, son corps
s’éloigne. Je sens un léger vent frais couvrir mon corps. Si je frissonne, c’est
surtout parce que je sais où est parti Sacha et que son retour est imminent.

Et quand il sera là…

Très vite, Sacha me domine à nouveau, son membre protégé dressé vers moi.
Quand il fond à nouveau sur moi, je m’agrippe à lui, à ses lèvres. Corps contre
corps, épiderme contre épiderme, tendus vers le même désir, nos caresses
deviennent confuses, empressées. Sacha se redresse légèrement, et plonge son
regard dans le mien pour observer l’effet que provoque chez moi son intrusion
charnelle. Je ferme les yeux, rejette la tête en arrière.

Il est en moi. Il bouge en moi. Mon bassin l’accompagne. Mes mains sur ses
fesses l’encouragent à aller plus loin, à augmenter la cadence. Chaque coup me
tire un soupir. Sacha me fait l’amour comme j’aime, avec puissance et attention.
Je me laisse porter, je me laisse emporter même. Son souffle se fait plus rauque.
Je lis sur son visage, dans ses yeux, tout le désir que notre corps-à-corps
provoque chez lui aussi. Nous éprouvons le même, en parfaite symbiose,
parfaitement connectés.

La vague de plaisir me cueille, violente. L’orgasme est là. Celui de Sacha


jaillit à son tour. Nous basculons tous les deux, presque en même temps,
essoufflés, repus.

Pour le moment.

Nous restons ainsi, dans les bras l’un de l’autre, allongés au milieu des
bougies. Sacha me couvre de son corps pour m’empêcher d’avoir froid. Ni lui ni
moi ne souhaitons rompre le charme de l’instant. Je pourrais m’endormir ici et
aimerais me réveiller sans que le temps ne soit passé. Juste pour reprendre des
forces et profiter de cette ambiance unique un peu plus longtemps.

– Tu ne veux pas rentrer ? me demande doucement Sacha.


– Je vais où tu vas, murmuré-je en me blottissant un peu plus contre lui.
– Laisse-moi juste nous trouver une couverture…
– Je te donne trente secondes.

Sacha est de retour, rapide, avec un large plaid et nos coupes de champagne.

– Je tiens à une nouvelle séance de jacuzzi, me souffle-t-il en me tendant mon


verre.
– N’oublie pas ton maillot cette fois, sinon…

Sacha me décroche un sourire terriblement craquant.

Compris. Je crois que je ne verrai pas l’ombre d’un maillot de bain chez lui
ce soir !
31. La révélation de trop

Si ce matin je m’arrache du lit, c’est dans l’unique but de retrouver Alex et


espérer me fondre dans ses bras. Je fouille un peu dans ses affaires pour trouver
l’un de ses T-shirts que j’enfile avant de descendre, guidée par une délicieuse
odeur de café.

Alex est là, posé, son téléphone dans la main, un mug dans l’autre. Il a
visiblement eu le temps de prendre une douche. Sa barbe de quelques jours et ses
cheveux encore humides lui donnent un petit côté rebelle qui n’est pas pour me
déplaire. Quand ses yeux pétillants descendent sur ma tenue, je crois savoir
exactement ce qu’il pense.

Et ça non plus, ça ne me déplaît pas…

– Je me suis permise de fouiller dans tes affaires, lui dis-je en venant me


coller contre lui, sans aucune arrière-pensée.

Aucune.

– Tu peux rester comme ça toute la journée si tu veux, dit-il avant de


m’embrasser.

Ses mains se glissent sous le tissu de ce grand T-shirt, réveillant aussitôt tout
mon corps endormi. Ses doigts sur ma peau suffisent à m’électriser.

Je crois que la journée ne commencera pas par un café !

Ce n’est que quelques heures plus tard que je m’installe enfin devant une
tasse fumante, les joues un peu rosies et un sourire accroché à mes lèvres.
Depuis notre arrivée ici, hier soir, je suis une autre. Tout est simple et tranquille,
je suis apaisée, sans crainte. Et j’ai tellement envie de faire durer ce que je
ressens, ce bien-être…
Et profiter autant que possible d’Alex… Sans me poser trop de questions.

Mais cette envie explose quand mes yeux se posent sur mon téléphone. Je
viens de recevoir une notification qui fait tout voler en éclats.

– Ce n’est pas possible, on ne peut pas avoir un peu de répit ! m’exclamé-je


en repoussant mon appareil, agacée.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? me demande Alex en me rejoignant. Mila ?
– Non, pas Mila ! Perkins ! On parle de lui aux infos, il a disparu ! Il n’est
plus à l’hôpital, personne n’a rien vu, personne ne sait rien !

Alex ne semble pas surpris et se sert un nouveau café comme si de rien


n’était.

– C’est moi qui l’ai fait disparaître, finit-il par me dire. Il va bien et il était
tout à fait d’accord pour se cacher. Il n’était de toute façon plus en sécurité à
l’hôpital.
– Quoi ?!
– Mikhaïl est venu le chercher dans la nuit, Perkins était au courant de nos
plans. Et même soulagé ! Il est caché, loin d’ici, sous bonne garde.
– Mais tu ne risques pas d’avoir des ennuis ? C’est un enlèvement… Tu
risques d’être poursuivi pour ça si la police découvre que c’est toi !

Je ne sais que penser, si c’est une bonne chose, une mauvaise… Alex se rend
sciemment coupable d’un acte répréhensible par la loi.

– Il y aura une enquête, je le sais. Et si on découvre que j’ai enlevé Perkins,


j’en assumerai les conséquences le moment venu. Mais c’est un risque que je
suis prêt à courir. Sa vie est en jeu et c’est bien plus important que ma propre
condamnation.

Je n’en reviens pas.

– Quand tu dis que tu agis, tu ne fais pas les choses à moitié… murmuré-je.
– Perkins était une cible facile, seul chez lui, seul à l’hôpital. Il est un
dommage collatéral dans toute cette histoire et il n’a pas mérité ça. C’est moi, et
moi seul qui dois régler ça. Perkins ne sait rien, de toute façon. Il a juste besoin
d’être protégé.
– J’aimerais tellement pouvoir t’aider, soupiré-je. Mais je ne peux rien faire
vu que tu me mets toujours en dehors de cette histoire.
– Tu m’aides déjà beaucoup en respectant mon secret. En ne me forçant pas à
tout avouer.
– Tu le ferais ? Si je te le demandais, tu me dirais ce que tu sais ?
– Non…

Je soupire. Cette partie d’Alex m’est toujours inaccessible. Je sais qu’il le fait
pour mon bien, j’ai compris qu’il valait mieux pour moi ne rien savoir… Mais
j’ai peur de cette vérité, peur de ce qu’elle va révéler. Je ne me serai préparée à
rien…

Je ne peux que lui faire confiance.

– La seule bonne nouvelle dans tout ça, c’est que Mikhaïl est de retour,
relevé-je en essayant de retrouver un peu de légèreté. Abby sera contente de
l’apprendre !
– Oui, je lui ai demandé de venir m’aider. J’ai besoin d’un homme fort doté
sang-froid comme lui à mes côtés. En plus, il est champion de sambo, Perkins
n’a rien à craindre avec lui !
– Sambo ?
– C’est un sport de combat russe, m’apprend Alex, amusé.
– Oh… Et Mikhaïl sait pour…
– Pour tout ce que je sais à propos du meurtre ? Oui. Je lui ai tout avoué là-
bas en Russie. J’avais besoin de parler à quelqu’un et la vodka aidant…
– Donc, si je veux te faire parler…
– N’y pense même pas !

Je grimace devant la repartie d’Alex.

Abby a gardé les bouteilles de vodka de la dernière fois… Ça aurait pu


m’aider…

– Ça ne pourrait pas marcher, Flora, tu n’es pas une manipulatrice, ajoute-t-il.


– C’est vrai… Et je pense que tu tiens mieux la vodka que moi. J’aurais roulé
sous la table avant de savoir quoi que ce soit ! Bon. Et cette situation avec
Perkins va durer longtemps ?
– Non. Ce n’est plus qu’une question de quelques jours maintenant.
Autre bonne nouvelle !

Mon téléphone, vexé dans son coin, me rappelle à l’ordre.

– Quoi encore ?!

C’est un SMS de Bishop.

[Convocation de toutes les équipes.


On a perdu des points.
Tout le monde au boulot !]

– Merde, m’écrié-je en me levant. Bishop nous demande de venir. Il a perdu


des points dans les sondages !
– Un dimanche ?
– Pas de répit… Je file !
– Fais attention à toi, me glisse Alex en m’attirant contre lui.

Je quitte cette maison, ou plutôt, je m’arrache à cette maison avec difficulté,


déjà nostalgique de ces bons moments passés avec Alex. Qu’il est doux de ne
pas se poser de questions, de se laisser vivre, de profiter simplement de
l’instant… Je sais que ça ne durera pas éternellement, mais j’ai simplement
besoin de me laisser porter. Pour le moment.

Ma voiture est garée devant le portail, et, quand je me mets en route, je vois
un véhicule me suivre. Il me fait des appels de phare, je comprends qu’il s’agit
de mes gardes du corps.

Avec Perkins planqué quelque part, des gardes du corps qui nous suivent
comme des ombres, la situation est assez tendue ! J’espère qu’Alex dit vrai et
que ce n’est qu’une question de jours…

***

Quand j’arrive dans les locaux, Bishop est déjà là à faire les cent pas au
milieu de la pièce principale. Je ne jette pas un œil sur les écrans qui tournent en
boucle sur les infos. Pas besoin de voir la tête de Perkins… Je rejoins Eddy dès
que je le trouve.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? lui demandé-je aussitôt.
– Bishop est furax. On a reçu les dernières intentions de vote et il perd de son
avance.
– Merde… On pensait tous que c’était gagné d’avance !
– À tort !

Bishop attend encore quelques instants avant de se tourner vers nous.

– Bon, je vois que vous êtes tous là ! Merci. Je ne vais pas vous faire perdre
de temps. Les élections sont dans un mois, il faut tout donner, maintenant ! Je
veux récupérer mon avance et être serein, OK ? Alors, on se met au boulot, et on
sillonne tout le New Jersey encore une fois s’il le faut, mais je ne perdrai pas
cette élection !

Un planning de réunion de crise dans chaque domaine est distribué à tout le


monde. Le directeur de la com nous invite dans son bureau pour nous livrer son
plan d’action. J’ai l’impression de repartir à zéro et je me demande même si
Bishop n’en fait pas un peu trop… Il veut une victoire écrasante, une victoire
franche.

En espérant que cette obsession ne se retourne pas contre lui !

Je me mets au travail, relance tous les journalistes présents la veille pour les
remercier de leur venue, leur demander quand sortiront leurs papiers… Je
communique avec les groupes locaux, les bénévoles. On est dimanche donc je ne
m’attends pas à des miracles mais il faut espérer que dès demain matin mes
messages soient lus et traités. Tout le monde doit parler Bishop, distribuer du
Bishop, vivre Bishop jusqu’à ce que ces maudits points soient retrouvés !

Une fois, une seule fois, je m’octroie une pause dans le bureau d’Eddy.

– Holly est très sympa, lui dis-je en m’installant en face de lui. Même Abby a
eu l’air de l’apprécier.
– Abby l’a vue ?
– Oui… On s’est octroyé une petite pause hier soir dans les cuisines… Ça
doit te changer de sortir avec quelqu’un qui a la tête sur les épaules. Et
journaliste en plus, pas mal !
– C’est vrai, m’avoue Eddy. Elle est plutôt pas mal. Et je crois même que je
tiens un peu à elle…
– Ne me dis pas que tu serais prêt à te poser ?!
– J’y pense… sourit-il.
– Il faudrait qu’on se revoie, que tu l’invites à la maison, qu’on fasse un peu
plus connaissance…
– Flora, Eddy, qu’est-ce que vous n’avez pas compris quand Alan a dit que
nous n’avions pas de temps à perdre ! Vos discussions privées, c’est plus tard !

Le directeur de la communication nous aboie littéralement dessus.

– S’il ne se ménage pas, il ne finit pas la campagne, me lance Eddy


discrètement.

J’acquiesce avant de reprendre mon poste. Dans l’après-midi, j’envoie un


message à mes parents pour leur demander de rester un peu plus longtemps avec
Mila. Moi qui voulais passer un peu de temps avec elle avant d’entamer une
semaine complète d’école ! Je ne sais pas si mon chef me punit de ma pause,
mais il vient plusieurs fois me rajouter des dossiers… à traiter le plus rapidement
possible, bien sûr…

Nouveaux flyers, nouvelles affiches, le message doit être encore plus


mordant… C’est un peu comme si on lançait une seconde campagne.

Eddy vient passer la tête dans mon bureau pour savoir si je pars avec lui. Je
décline, consciencieuse. Petit à petit, autour de moi, les bureaux se vident. Et
quand enfin je décide de partir, il n’y a plus personne.

Même le dir com a jeté l’éponge pour ce soir !

Je fais le tour des bureaux pour souhaiter une bonne soirée aux quelques
derniers restants. J’ose m’approcher de celui de Bishop, encore éclairé. J’ai
toujours en tête ce regard chargé de reproche qu’il m’a lancé hier soir. Je
voudrais m’assurer qu’il ne m’en veut pas et que les relations entre nous sont
toujours bonnes.

Derrière les baies vitrées, je l’aperçois, en compagnie de son frère. J’hésite à


faire demi-tour. Ça n’a pas l’air d’être le meilleur moment pour l’aborder… La
porte est entrouverte et je commence à entendre des bribes de leur discussion.
Surtout le ton. Agacement et colère. Et particulièrement chez Alan Bishop.
Mark, lui, a la tête rentrée dans les épaules.

Il se fait passer un savon ?

– S’il découvre ce qu’on a fait, il va tout balancer ! entends-je dire Mark d’un
ton angoissé au futur sénateur.
– Et comment veux-tu qu’il l’apprenne ?! C’est toi qui vas nous mettre dans
la merde si tu perds ton sang-froid ! Tu sais ce qu’il te reste à faire !

Je me fige, curieuse malgré moi.

– Pourquoi est-ce que c’est toujours moi qui fais le sale boulot ?! Moi aussi,
je suis important ! Je suis le maire de cette ville, si on remonte jusqu’à moi…
– Alors fais en sorte qu’on ne remonte pas jusqu’à toi ! On aurait dû liquider
ce Sparks avec ta maîtresse ce soir-là ! Tu n’as pas voulu et regarde où on en est
aujourd’hui ! On a déjà réglé son compte à son frère, maintenant il faut se
débarrasser du dernier Sparks, compris ?! Et essaie de faire mieux que la
dernière fois ! Va prendre des cours de tir !

Je suis tétanisée, incapable de bouger.

Ils ont tué Stan ?!

Et… ils veulent tuer Alex ?

Bishop veut tuer Alex !

Mais… Ce n’est pas possible… Alors…

Mon téléphone se met à sonner, provoquant chez moi une vraie piqûre
d’adrénaline. Je croise le regard des frères Bishop à travers la vitre.

Et je cours.

– Elle a tout entendu bordel !

Je cours pour sortir des locaux, je les entends derrière moi. Je cours sur le
parking, la vue obstruée par les larmes. Je cours pour leur échapper. Je fuis aussi
leurs mots.

Qu’est-ce qu’ils ont fait à Stan ?!

À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
32. État de choc

Stan…

Bishop…

Je cours, encore et encore, les poumons en feu. Je fuis le bureau de campagne,


les frères Bishop et leurs mots… Surtout leurs mots…

Ils ont tué Stan !

Les larmes me brouillent la vue, je cours sur les trottoirs, bouscule les
passants. Je traverse les rues n’importe comment, sous les klaxons des voitures,
lointains. Mes sanglots sont coincés dans ma gorge, je manque d’air. Mais je
veux courir, m’éloigner le plus loin possible.

Leur échapper.

Quand je n’en peux plus, quand je sens mon cœur à deux doigts d’exploser
dans ma poitrine, je m’arrête. Je regarde autour de moi pour trouver un refuge.
Un café ! Là, au milieu du monde, jamais ils n’oseront venir m’attraper. Je
crierai s’il le faut, je hurlerai tout ce que je viens d’apprendre !

Si l’homme derrière son comptoir me regarde, étonné, quand j’entre chez lui
comme une furie, je n’y prête pas attention. Mon maquillage a dû couler sur mes
joues, je dois être rouge, décoiffée, hagarde. Quelle importance ?

Je trouve une table, vide, m’assois face à la vitre. Je tremble, je m’attends à


l’arrivée des frères Bishop. Mais une minute passe, puis une autre… Petit à petit,
mon rythme cardiaque s’apaise. Il est bien le seul ! J’essaie de ne pas exploser
ici, mais bon sang… C’est si dur.

Ils ont tué Stan…


Il ne s’est donc jamais suicidé ? Il n’a pas voulu nous quitter ?

Les Bishop ont mis fin à ses jours… Mila n’a pas eu de père parce que…
parce que quoi au juste ?

Il faut que je rentre avant que la crise de nerfs ne gagne du terrain. Tout se
mélange dans ma tête, s’entrechoque. Les souvenirs de ce jour où on m’a
annoncé le suicide de Stan, Alan Bishop, si gentil avec moi, comme un père…
Mon estomac se retourne. Tout ce temps que j’ai passé avec lui… Le meurtrier
de Stan !

Je laisse échapper un sanglot, un cri de détresse… Je cherche mon téléphone


dans mes poches… Un flash : dans ma course, j’ai heurté le chambranle de la
porte, je l’ai lâché à ce moment-là.

Je suis seule, isolée. Maintenant que je sais toute la vérité, ils vont peut-être
m’attendre quelque part ? Mes affaires sont restées au bureau, ma voiture, mes
clés, tout… Et s’ils s’en prennent à Mila ? À mes parents ? Je ne peux pas les
rejoindre. Pas maintenant, pas dans cet état. Chez Eddy ? Ce serait le mettre en
danger lui aussi…

Alex… Aide-moi…

– Est-ce que ça va ?

Quand je relève la tête et que j’aperçois un homme penché vers moi, je me


recule sur ma banquette comme un animal terrorisé.

– Tout va bien, je suis l’un de vos gardes du corps. J’ai réussi à vous suivre,
mais j’ai fini par vous perdre. Vous avez dû entrer dans ce café au moment où un
camion m’a barré la route pour traverser. Belle course !

Le sourire rassurant qu’il m’adresse n’a aucun pouvoir de réconfort.

– Est-ce… est-ce qu’ils m’ont suivie ? lui demandé-je, la voix faible.


– Pas longtemps. Il n’y en a qu’un qui a essayé de vous courir après, mais il a
abandonné. Mon collègue est resté sur place avec la voiture pour les surveiller
un peu. Vous voulez boire quelque chose ?
– Un whisky… Une tequila… Un truc fort.
– OK.

L’homme se rend au bar pour passer commande. Pas un instant il ne me quitte


des yeux. Je le sens aux aguets lui aussi, son regard dérivant sur l’avenue en face
de nous. Quand il revient vers moi avec mon shot, je le lui attrape des mains
pour le boire cul sec. L’alcool me brûle la gorge, et me réveille. Mes doigts
tremblent toujours, mais les larmes ont arrêté de couler. Pour le moment.

– Un autre, lui demandé-je.


– Non, vous êtes en état de choc ; ce n’est pas une bonne idée.

Je l’observe, un instant. Un vrai pro. Carrure imposante, plutôt sportif, regard


alerte. Ce qui m’arrive me dévaste. Pour lui, ça ne doit être qu’une gestion de
crise de plus, son quotidien.

– J’avais oublié que vous étiez là, relevé-je.


– Ça veut dire que je fais bien mon boulot, sourit-il. Je n’ai pas cherché à
vous rattraper tout de suite, je surveillais surtout celui qui vous courait après,
pour voir s’il n’allait pas prendre une voiture et continuer de vous chercher. Il a
arrêté assez vite, vous avez eu de la chance.
– De la chance… répété-je amère.
– Vous voulez m’expliquer ce qu’il s’est passé ?

J’hésite. Je crains d’imploser. Je veux juste rentrer, quelque part, me mettre à


l’abri, voir Mila, et…

Prévenir Alex !

Je me redresse sur mon siège.

– Vous avez un téléphone ? Il faut absolument que j’appelle Alex !

Le garde du corps me tend son appareil après avoir lancé l’appel.

– Allô ?
– Alex ! explosé-je en entendant le son de sa voix. Je sais tout, Alex !
Bishop… Je… J’ai compris… Stan, c’est eux ! Ils l’ont tué, ils l’ont tué !

Je perds pied quand je prononce ces mots. Comme si le dire à voix haute me
renvoyait la réalité brutalement. Les souvenirs de Stan, le suicide, les mensonges
sur sa mort… La culpabilité…

– Flora, je ne comprends rien, où es-tu, qu’est-ce qu’il y a ?!


– J’ai entendu… Mon Dieu, Alex, mes clés ! Il faut empêcher Abby de
rentrer ! Et Mila, protège Mila !

Je ne peux pas prononcer une seule parole cohérente. Le chagrin, les nerfs,
tout me dépasse et me submerge. Je ne lutte pas quand mon garde du corps me
prend le téléphone des mains pour expliquer rapidement la situation à Alex. La
discussion est brève.

– Il veut vous parler, m’apprend mon protecteur en me rendant le téléphone.


– Oui ?
– Ton garde du corps va t’emmener quelque part, Flora. Ne t’inquiète pas
pour le reste, je m’en occupe. Tu es en sécurité avec lui. On se retrouve là-bas,
d’accord ? Et tu me raconteras tout ce qu’il s’est passé.
– D’accord…

Je raccroche. Je frissonne, je tremble. J’ai des hoquets, des sanglots que je


retiens dans ma gorge. Je perds pied, je glisse petit à petit vers la crise de nerfs.

– Mon collègue arrive, m’apprend l’homme chargé de ma sécurité. On file


ensuite, OK ?

Je hoche la tête. Quand il me fait signe qu’il faut y aller, je suis incapable de
me lever. Il vient à mon aide, me soutient. Le soleil m’éblouit et c’est presque les
yeux fermés que je m’installe à l’arrière d’une voiture. Le conducteur m’adresse
un rapide sourire dans le rétroviseur. Impossible pour moi de lui répondre. Je me
recroqueville sur la banquette, la tête posée, plus que lasse, sur la vitre. Il me
tarde de retrouver Alex… Ses bras, sa protection…

Mais pas de lui apprendre comment son frère est mort…

La route me semble durer une éternité. J’entends les deux hommes discuter à
l’avant, passer des appels. Je suis comme anesthésiée. Je ne pense plus. Je n’ai
que l’image de Stan et de Mila devant les yeux. Et à chaque fois que je pense à
la façon dont on lui a enlevé son père, les larmes coulent.
– J’ai une bonne nouvelle, me lance mon garde du corps en se tournant vers
moi. Votre fille et votre amie sont déjà arrivées.
– Elles vont bien ? lui demandé-je aussitôt en me redressant.
– Ça va. Votre amie a trouvé une excuse pour expliquer à votre fille pourquoi
elle partait avec notre équipe. Mais…
– Mais ? relevé-je, sentant l’angoisse chasser le soulagement.
– Votre fille… Vous devez certainement vouloir la préserver de tout ça. Vu
votre état, je vous déconseille de vous montrer pour le moment.
– Oui… C’est vrai… Est-ce qu’on peut s’arrêter quelque part pour que je
puisse… arranger ça ?

Le conducteur me fait un signe de tête. Savoir ma fille en sécurité me procure


un regain d’énergie. De force aussi. Le garde du corps à raison, je ne veux pas
qu’elle me voie aussi dévastée. Elle doit déjà suffisamment s’interroger sur cette
escapade imprévue et le lieu inconnu où elle se trouve.

Dans une station-service, je passe de l’eau froide sur mon visage. Mon reflet
est effrayant. J’ai les yeux gonflés de larmes, mon regard me fait peur… J’achète
de quoi estomper les poches sous mes yeux et masquer mes traits tirés. Le
résultat n’est pas impeccable, mais si je souris, Mila n’y verra que du feu.

Ne penser qu’à Mila, à son confort. À la rassurer. Le reste, plus tard. Je dois
être forte, pour elle !

Je me mords la lèvre en pensant qu’un jour je devrai lui parler des


circonstances de la mort de son père.

Plus tard !

Je me redresse, souffle plusieurs fois. Je ne sais pas où je puise cette force,


sans doute dans la colère qui commence à gronder quelque part en moi.

Bishop… Ses mensonges, son hypocrisie à mon égard…

– C’est bon, on peut y aller ! lancé-je à mon garde du corps en sortant des
toilettes, d’une voix ferme et déterminée qui me surprend moi-même. Vous avez
eu des nouvelles de mes parents ?
– Les équipes n’ont rien signalé mais elles sont en alerte.
Alex a dû les appeler, pour les prévenir de renforcer la sécurité. Quand il
saura pourquoi…

Je me souviens encore quand je lui ai parlé du suicide de Stan. Il ne savait


rien à son retour de Russie. Maintenant, je vais lui dire que les frères Bishop ont
orchestré tout ça.

Bishop… Le meurtre de Joanne Perkins… L’animosité entre eux… Je


commence à comprendre… Et des tonnes de questions viennent chasser les
anciennes.
33. La vérité

Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous sommes. Nous avons quitté New
York sans que je fasse attention aux panneaux. Nous avons traversé une forêt,
puis une petite ville très résidentielle. La maison devant laquelle nous nous
garons est cosy, posée au fond d’une allée boisée, un peu à l’écart mais pas
complètement isolée non plus.

Je remonte les marches du perron rapidement et ouvre la porte sans attendre.

– Mila ? Abby ?

J’essaie de ne pas crier, mais quand ma fille sort du salon pour se jeter dans
mes bras, je ne peux pas m’empêcher de la serrer plus fort que d’habitude contre
moi, rassurée de sentir son petit corps chaud contre le mien. Abby la suit, moins
euphorique, le regard interrogateur. Bras croisés, appuyée à la porte, elle ne dit
rien. Que sait-elle au juste ?

Des gardes du corps l’ont sortie de la maison avec ma fille… Je pense que ça
suffit à faire naître quelques interrogations.

Alex est là, à deux pas de moi, le visage grave. Il retient ses gestes lui aussi.
Mila est au cœur de nos préoccupations.

– Maman, pourquoi on est là ? me demande Mila en s’écartant de moi.


– Eh bien… pour passer un moment tous ensemble. Loin de l’agitation de
New York. Un peu de vacances quoi !
– Mais l’école ?
– Ne t’inquiète pas, ta maîtresse est prévenue… Un jour ou deux et promis, tu
y retournes !

Je mens à Mila, mais je ne trouve rien d’autre à lui dire. La petite fille fait la
moue et retourne à ses jeux, dans le salon. Quand elle est hors de vue, Alex se
jette sur moi pour me serrer dans ses bras. Je suis à deux doigts de craquer. Mais
pas maintenant, pas ici alors que Mila est dans la pièce d’à côté.

– Excusez-moi vous deux, mais on peut me dire ce qu’il se passe ?

La question d’Abby ne trouve pas de réponse. Alex et moi, les yeux dans les
yeux, échangeons des paroles muettes.

– OK, je vais mettre un film à Mila. Et après, on se retrouve dans la cuisine !


Vous allez tout me dire et surtout pourquoi on m’a presque sortie de force de
chez moi !

Une fois que nous sommes seuls, j’entraîne Alex un peu à l’écart.

– Je sais, Alex, je sais que ce sont les Bishop qui ont tué la femme de Perkins
et qu’ils veulent t’éliminer…
– Tout ce que je ne voulais pas que tu saches… souffle-t-il en secouant la tête.
– Ils m’ont vue les écouter, mais… ce n’est pas ça le pire…

Il faut toute la force d’Alex pour me soutenir au moment où je repense à la


mort de Stan.

– Pas ici… murmure-t-il en jetant un regard vers le salon.

Il m’entraîne dans une pièce, plus loin, une sorte de bureau bibliothèque
offrant une vue sur un grand jardin. Il me fait asseoir dans un fauteuil et
s’accroupit en face de moi. Il ne me brusque pas pour que je parle, pourtant je
sens qu’il brûle de savoir ce que j’ai bien pu apprendre sur la mort de Stan qui
me bouleverse tant.

Je lui répète la conversation des frères Bishop, mot pour mot tellement leurs
paroles sont gravées dans ma mémoire. Alex ne frémit pas quand il apprend que
les hommes veulent le tuer. Non, c’est quand il entend la vérité sur la mort de
Stan qu’il se relève, tout son corps hurlant de colère qu’il ne prend même pas la
peine de contenir.

– Ils ont tué Stan ! J’aurais dû m’en douter, explose-t-il en faisant tomber
rageusement une pile de livres sur le bureau.

Je pleure, je laisse libre cours à mon chagrin, à l’abri entre ces quatre murs.
– Ils ont… Ils l’ont fait passer pour un voleur ! Ils ont dit qu’il avait piraté les
comptes. On a tous cru qu’il s’était suicidé par culpabilité… Mais c’est eux !
C’est eux qui l’ont tué ! J’ai haï Stan, je lui en ai voulu de nous avoir laissé
tomber mais… ce n’était pas de sa faute !
– Tu ne pouvais pas savoir, Flora, tente de me réconforter Alex.
– Pourquoi ?! Pourquoi Alex ?! Qu’est-ce que Stan a fait pour qu’il soit une
menace pour eux ?!

Alex revient vers moi. Il baisse la tête, fixe un point, sur mes cuisses. Puis il
se redresse brusquement, ses yeux plantés dans les miens. Jamais ses pupilles
n’ont été aussi bleues, limpides. Transparentes.

– Le soir du meurtre, commence-t-il, Stan et moi nous nous sommes rendus


dans le bureau du proviseur pour changer ses notes. Il avait merdé, il risquait de
perdre sa bourse, il fallait que je le sorte de là. Mais Mark Bishop est arrivé, avec
une femme. C’était Joanne Perkins, sa maîtresse, comme on l’a vite compris. On
s’est planqué dans le placard, derrière le bureau. Stan s’amusait d’assister à ça…

Il s’interrompt. Je comprends, à son regard perdu, qu’il est en train de revivre


la scène.

– On a arrêté de rire quand un autre homme est entré dans la pièce. Il n’avait
pas vu que Joanne était encore là. Il a tapé dans l’épaule du proviseur, en lui
disant que grâce à cette relation avec Joanne, il allait enfin pouvoir la faire
chanter pour obtenir un contrat immobilier… Joanne a fait un bond, elle s’est
mise en colère quand elle a compris qu’elle était manipulée. Le ton est monté,
elle a voulu partir mais l’homme l’a repoussée violemment pour la retenir… Son
crâne a heurté un coin du bureau et elle ne s’est plus relevée. Ils ont paniqué,
surtout le proviseur. L’autre semblait plus calme.

Alex se lève et se pose devant la fenêtre, les mains dans les poches, les
épaules basses. Je me lève pour le rejoindre et l’encourager à poursuivre.

– Stan et moi, on était impuissant. Il a voulu intervenir, on a fait du bruit et…


je suis sorti de mon placard, j’ai refermé la porte toute de suite derrière moi pour
que personne ne le voie. Ensuite… il a fallu que j’explique ma présence, que je
montre les dossiers de Stan ouverts sur le bureau pour qu’ils me croient. Le
proviseur n’a pas réfléchi très longtemps, il m’a promis de nettoyer le dossier de
Stan si je faisais exactement ce qu’il me demandait.
– Est-ce que Joanne… était morte ?
– Non, elle commençait à reprendre ses esprits. L’homme est parti en
demandant au proviseur de régler ça. Mark Bishop a essayé de rassurer Joanne,
lui a promis de la conduire en lieu sûr, que j’avais tout vu, que je pourrais
témoigner contre l’autre homme… Je l’ai cru moi aussi. Tu parles… Un florilège
de mensonges pour qu’elle accepte de nous suivre. Mark a insisté pour que l’on
prenne ma voiture, je n’ai pas osé refuser. Si j’avais compris à ce moment-là que
c’était un moyen pour lui de se protéger… que c’était moi que désormais tout
accusait… Bref, il est trop tard pour refaire l’histoire. Je les ai déposés devant
une maison et je suis rentré chez moi. Stan m’attendait, heureux pour son
dossier. Moi… Je sentais que quelque chose se tramait. J’avais raison. Le
lendemain, on retrouvait le corps de Joanne Perkins noyé dans la rivière.

J’ai froid… Ces révélations me glacent le sang et les larmes continuent de


couler sur mes joues. La voix d’Alex est grave, son ton est douloureux. Cette
plongée dans le passé lui coûte énormément. Mais il n’a pas fini. Son cauchemar
n’est pas terminé.

– L’homme qui a poussé Joanne est venu à la maison ce jour-là, tard le soir.
Ruth dormait. Je n’ai pas voulu le laisser entrer mais il a eu le temps de me dire
que les caméras du parking du lycée m’avaient pris en photo la veille. Que
j’allais être recherché par la police et qu’il ne voulait pas que je parle. En
échange de mon silence, il m’offrait de l’argent, un avenir pour Stan, il avait le
bras long, il pouvait lui trouver un travail n’importe où… Il jurait vouloir
s’occuper de ma famille si j’acceptais de disparaître. En revanche, si je parlais,
c’était la fin pour nous trois. J’ai protesté, le proviseur devait aussi être sur la
photo, ou quelqu’un nous avait peut-être vus… Il a ri, dit que ma parole ne
vaudrait rien contre son frère et lui… Et il est parti. En laissant une énorme
somme d’argent en liquide. Stan avait tout entendu, il m’a poussé à partir. On
s’est disputé ce soir-là. Je ne voulais pas endosser le meurtre, je ne voulais pas
partir.
– Qu’est-ce que Stan t’a dit ? Il aurait pu témoigner avec toi contre eux !
– C’est ce que je lui ai proposé… Mais on s’était fait prendre en train de
falsifier un dossier, Stan risquait de ne plus pouvoir aller à la fac… Tu sais
comment il était. Ses études comptaient beaucoup pour lui, c’était le sésame
pour échapper à une vie de peu, faite de petits boulots. Ça n’aurait pas été bon
pour lui, il avait besoin d’être cadré… Et cet argent, on en avait tellement
besoin…
– Stan avait besoin d’avoir un but, soufflé-je, plongée dans mes souvenirs. Il
aurait mal fini, livré à lui-même.
– J’aurais pu l’aider, l’accompagner, le pousser à se dépasser, comme tu l’as
sans doute fait sans le savoir quand tu es entrée dans sa vie. Il méritait d’avoir sa
chance de réussir, je ne pouvais pas lui enlever ça.
– Alors tu es parti…

Soudain, je réalise le sacrifice d’Alex. Je comprends cet éclair de douleur


dans ses yeux quand je lui reprochais d’avoir abandonné sa famille.

Il n’a laissé tomber personne, bien au contraire…

Il a aidé Stan et Ruth, en s’oubliant complètement. En effaçant tous ses


projets. Il était responsable de sa famille, il l’a tenue jusqu’au bout. Je ne peux
avoir que du respect et de l’admiration pour cet acte d’abnégation.

– Stan m’a tendu mon passeport, a attrapé l’argent et l’a partagé en deux.
Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Rester ? Stan m’en aurait voulu toute sa
vie. Et qui sait ce que l’homme aurait pu nous faire ? Je n’avais pas le choix… Je
n’étais pas rassuré de les laisser, je n’avais pas confiance en cet homme, mais…
je ne pouvais que partir.
– Mais… et toi dans tout ça ?
– Ce n’était pas moi le plus important à ce moment-là. J’avais surtout peur de
partir, de laisser Stan gérer tout seul. Il n’avait plus personne, il devenait
adulte… Mon petit frère devenait l’homme de la maison. Je lui laissais un avenir
et de quoi les mettre à l’abri. Je ne pouvais plus rien faire d’autre pour eux.

J’observe Alex, silencieuse. Longtemps j’ai cru que Stan était le Sparks le
plus fort, le plus droit. J’ai nié l’évidence. Il devait tout à son frère. Et il le
savait, il en avait conscience. Sinon pourquoi inventer tous ces mensonges sur
Alex, se mettre en colère quand on parlait de lui ? Il devait culpabiliser de l’avoir
poussé à se sacrifier pour lui. Stan a fait des erreurs. La première a été d’éloigner
les conseils et la présence de son frère. Il ne se rendait pas compte de la chance
qu’il avait de l’avoir à ses côtés.

C’est moi qui l’ai, maintenant.


Je secoue la tête, submergée par un trop-plein d’émotions. J’ai aimé Stan, du
fond du cœur, pour tout ce qu’il était, en bien comme en mal. Mais je me rends
compte à quel point j’aime cet homme en face de moi. Pour ce qu’il a fait, pour
ce qu’il fait aujourd’hui, pour tout ce qu’il m’apporte, ce qu’il me montre…
L’évidence que c’est Lui, avec un grand L.

Effrayée par cette prise de conscience que je ne sais pas gérer tellement tout
arrive en même temps, j’essaie de me raccrocher au présent et à cette vérité qu’il
me dévoile.

Je réglerai le reste, seule, avec moi-même. Plus tard.

– Et cet homme, celui qui est derrière tout ça… tu sais qui il était ? lui
demandé-je la voix tremblante.
– Alan Bishop. Je l’ai su dès qu’il a parlé de son frère. Et j’ai fait le lien avec
le projet immobilier. Tu te souviens, c’était un gros promoteur avant de se lancer
en politique.

Alan… Lui, toujours lui. Depuis le début.

– Mais… pourquoi Stan ?


– Stan a dû intervenir, parler avec Bishop de ce qu’il savait… Je ne vois que
ça.
– Comment est-ce qu’on peut savoir maintenant ? Jamais ils n’avoueront !
– Je vais parler à Mark Bishop, dès demain. Et crois-moi, je saurai toute la
vérité sur ce qui est arrivé à Stan.
– Une confrontation ? Tu n’as pas peur que…
– Non, pas si je vais le voir directement à son bureau. À la mairie, il n’osera
rien.

Je me rassois, abasourdie par tout ce que je viens d’apprendre. Je me sens


vide, j’ai comme un trou à la place du cœur. Jamais je ne me suis doutée de cette
ombre au-dessus de la tête de Stan, jamais je n’ai douté de Bishop une seule
seconde. Et pourtant, j’étais au cœur d’une affaire sordide, de chantages et de
secrets bien gardés.

– Pourquoi, pourquoi est-ce que tu m’as laissée travailler avec Bishop ?


Rester avec lui, aussi proche ? demandé-je doucement, à bout.
– Parce que si tu t’étais méfiée de lui, du jour au lendemain, il aurait pu croire
que je t’avais tout dit… Ta fraîcheur, ta spontanéité dans ton job, c’était ta seule
sécurité contre lui.

Je pose ma tête dans ma main. Alex s’approche de moi.

– Comment tu te sens ?
– Mal, effroyablement mal… Je dois digérer tout ça. Tout me dépasse. Je… Je
ne sais même pas quoi dire de plus.
– Flora ? fait la voix d’Abby à travers la porte. Mila te cherche.
– J’arrive !

Je me lève, essuie mes larmes du bout des doigts.

– Tu vas tenir le coup, je peux y aller si tu veux, me propose doucement Alex.


Le temps de te remettre.
– Non, dis-je fermement. Je vais y aller. On va y aller. Tous les deux. Je
m’occupe de Mila et tu t’occupes de ce salaud de Bishop qui lui a tué son père.
Toi et moi, on n’a plus le choix maintenant. On doit s’occuper de nous, contre
eux.

Si ma voix tremble encore, je suis complètement déterminée. Alex me prend


la main et y dépose un baiser rapide. Sa façon à lui de sceller ce pacte. Je me
bats maintenant. Je pleurerai sur mes regrets plus tard.
34. L’ennemi commun

Mila n’a besoin de moi que pour régler un problème de doudou. Abby a pensé
à tout en faisant son sac. Je ne tarde pas à trouver l’élu de son cœur et le lui
glisse dans les bras. Allongée dans un canapé, Mila ne semble pas touchée par la
tension qui règne. Je m’éloigne d’elle pour la préserver de mon humeur
ambivalente. Colère et tristesse.

Quand Alex et moi rejoignons Abby dans la cuisine, je m’arrête sur le pas de
la porte, surprise. Perkins est là, aux côtés de Mikhaïl.

La fameuse planque…

Ma meilleure amie ne me laisse pas le temps de m’installer et m’entraîne


dehors.

– Tu vas me raconter tout ce qu’il se passe et pourquoi on est ici. Et cette fois,
je veux tout savoir Flora !

Que lui dire et par quoi commencer ? Au regard qu’elle me lance, je


comprends qu’elle ne se contentera pas de demi-réponses. Je lui parle de tout,
absolument de tout. Du meurtre de Joanne Perkins à la discussion entendue ce
matin.

– Mais Flora, on doit aller voir la police !


– Non pas encore, Abby. Je veux savoir ce que les Bishop ont fait à Stan.
Alex parlera au maire, il pense qu’il a une chance. Si la police intervient, j’ai
peur que l’affaire soit classée faute de preuves. Et qui sait si Alan ne pourrait pas
faire pression sur tous les flics de la ville ? Laisse faire Alex, je t’en supplie. Il
faut que les Bishop paient pour ce qu’ils ont fait.

Ma meilleure amie hésite, songeuse.

– OK… Mais si je vois que ça empire, je file parler aux flics !


– D’accord…
– Allons retrouver les autres. Tu savais que Mikhaïl était de retour ? Il y a au
moins une bonne chose à tout ça ! Ce soir, ce sera vodka et…
– Ne m’en dis pas plus… Et prenez la chambre la plus éloignée de Mila, au
cas où… tenté-je de plaisanter avant de perdre mon sourire et de retourner à mes
sombres pensées.

Le soleil commence à décliner. Mikhaïl et Abby affichent une vraie


complicité en cuisine. Quant à Perkins, il accepte avec plaisir d’être le cobaye et
de goûter leur préparation culinaire. Je prends conscience que nous avons un
point commun lui et moi.

Les Bishop nous ont enlevé un être cher.

Alex prend l’initiative de s’occuper du bain de Mila, de l’installer dans une


des chambres de la maison, et même de lui construire une cabane en plein milieu
de la pièce pour qu’elle puisse y jouer avec ses doudous. Je les observe, je souris
même de les voir rire à deux. Mais je ne peux pas empêcher mes larmes de
couler et de penser à ces moments qu’aurait dû vivre Stan avec sa fille, si…

Je couche Mila après un dîner que lui a spécialement concocté Abby : tartines
de tomates, jambon et fromage grillé. Elle s’allonge dans son lit, des envies plein
la tête et un peu surexcitée par ses projets de demain : Mikhaïl lui a parlé d’une
vraie cabane dans les arbres, à deux pas d’ici. Abby s’est chargée spontanément
de faire le lien entre elle et lui et de traduire ce qu’elle n’arrivait pas à
comprendre sur ses lèvres. Le Russe n’a pas du tout impressionné Mila par sa
carrure. Il faut dire que Mila a vu sa tante Abby beaucoup rire avec lui ! Je me
demande d’ailleurs si Abby n’a pas glissé à Mila qu’elle voulait qu’il soit son
amoureux tant la petite fille a ri au milieu de la soirée.

Quand je la quitte, soulagée de la voir si tranquille malgré tout, je me rends


compte que nous allons passer beaucoup de temps ensemble désormais.

Je n’ai plus de job.

La cuisine semble être le lieu de rassemblement de cette maison. Avec son bar
qui fait le tour d’un îlot central, je retrouve tout le monde assis, une bouteille de
vodka circulant déjà. Une nouvelle venue est arrivée aussi.
– Holly ?!

La jeune journaliste, installée aux côtés de Perkins, n’a pas le temps de


répondre. Abby lui lance un regard noir.

– Tu savais qu’elle était la fille de John et qu’elle s’est servie de mon frère
pour approcher Bishop ?!

Holà… Trop d’informations d’un coup.

Je jette un regard interrogateur à Alex en m’asseyant à ses côtés. Il a un petit


sourire en coin et me sert un verre de vodka.

– Elle enquête sur les Bishop depuis des semaines et Eddy lui permettait de
s’approcher d’eux ! poursuit Abby.
– Ça va… intervient Holly, agacée. Ton frère s’en remettra. Je ne suis pas sa
première conquête, et certainement pas la dernière ! Et il n’est pas du genre à
s’attacher, il me l’a très bien fait comprendre dès le début !
– Mais on ne se sert pas des gens comme ça pour arriver à ses fins ! C’est
dans la déontologie des journalistes, ça ?!
– Abby… tenté-je de l’apaiser.
– Mais ça devient n’importe quoi cette affaire. On te tire dessus, Stan est
assassiné, on est tous planqués ici, et maintenant, j’apprends que mon frère n’est
qu’un pantin !
– Tu enquêtes sur les Bishop ? demandé-je à Holly.
– Sur Alan Bishop surtout. Sur sa carrière de promoteur. Il y a des rumeurs de
pots-de-vin, de chantages pour des contrats… Ça ferait tache que ce soit révélé
pendant sa campagne. Et papa vient de me parler, au sujet du meurtre de maman.
Maintenant qu’on sait tous qu’il est le coupable, j’en fais une affaire personnelle.
On doit coincer ce type ! Je peux écrire un papier sur ce que tu as entendu. Je ne
lâcherai rien avant qu’il soit en taule !
– Doucement… intervient Alex. Continue ton enquête. Plus le scandale est
gros et plus la justice pourra le coincer.
– Vous vous connaissiez depuis longtemps, Holly et toi ?
– On s’est croisé à l’hôpital, m’apprend Alex. Et on a discuté au moment où
on a décidé d’installer John ici.
– Mon frère en a eu, des copines, et je sais qu’il n’a pas toujours été sympa
avec elles, mais il ne mérite pas ce que tu lui fais subir ! Tu devrais l’appeler et
le quitter proprement !

Abby est toujours en boucle. Sa mauvaise humeur a le don de me faire sourire


et de détendre un peu l’atmosphère. Elle s’agace en cuisine, tape un peu fort ses
cuillères dans les casseroles… Si son frère la voyait le défendre ! Pas rancunière
pourtant, elle place devant tout le monde des assiettes fumantes.

– J’ai fait avec les moyens du bord : risotto aux légumes !

Je n’ai pas faim, mais je me force à faire honneur à son plat. Un téléphone
vibre dans la pièce et tout le monde suspend sa fourchette.

– C’est Eddy ! nous lance Abby. Qu’est-ce que je lui dis ?


– Rien, laisse-le parler. Bishop lui a peut-être demandé des nouvelles de
Flora, répond aussitôt Alex, tendu.
– Et évite de lui parler de moi !

Et un regard noir pour Holly, un !

– OK, je mets le haut-parleur !

Mon cœur s’affole et c’est à peine si je respire.

– Salut frangin, quoi de neuf ? lui demande Abby la plus désinvolte possible.
– Salut Abby ! Tu as des nouvelles de Flora ? Bishop s’inquiète, elle a laissé
son téléphone et toutes ses affaires ici.
– Euh… Oui… Elle a eu une petite urgence avec Mila… Tu sais comment
elle est, elle s’inquiète très vite pour pas grand-chose…
– OK, tant mieux si ce n’est rien. À plus frangine !

Quand Abby raccroche, elle se tourne aussitôt vers Holly.

– Si je n’ai rien dit à mon frère, c’est bien parce qu’il y a plus important en ce
moment, mais ne compte pas sur moi pour me taire indéfiniment.

La soirée s’achève et chacun rejoint sa chambre. J’ai peur de la nuit qui vient,
des cauchemars qui m’attendent. Et pourtant, j’ai hâte de sombrer pour ne plus
penser à rien. Faire une pause, débrancher mon cerveau. Au moins pour ce soir.
Alex respecte mon silence. Quand il s’allonge à côté de moi, je me blottis
dans ses bras. Sans un mot. Plus de questions, plus rien.

Juste le sommeil.
35. Au bord du gouffre

L’ambiance au petit déjeuner est digne d’une famille nombreuse. Le va-et-


vient autour de la machine à café et des toasts que produisent Abby et Mikhaïl à
la chaîne pourrait nous faire croire que tout va bien. Que les événements de la
veille n’ont pas existé. Perkins, toujours aussi discret, est plongé dans son
journal. De mon côté, j’ai prévenu l’institut que Mila était un peu souffrante et
qu’elle manquerait l’école aujourd’hui. Quant à Holly, elle a filé sans demander
son reste, après avoir compris que l’animosité d’Abby ne s’était pas effacée
durant la nuit.

– Je vais voir Mark Bishop ce matin, nous annonce brutalement Alex.


– Tu as besoin d’aide ? demande aussitôt Mikhaïl.
– J’ai besoin de toi ici pour garder tout le monde. Les équipes sont dehors,
mais il faut que tu restes là.
– Quand tu dis tout le monde, intervient Abby, tu m’inclus dans le groupe ?
Parce que j’ai du boulot, je voudrais passer à la maison et…
– Tu ne peux pas rentrer, pas tant qu’on ne s’est pas assuré que tout va bien.
J’ai demandé à ce qu’on change les serrures aussi, les nouvelles clés devraient
arriver dans la journée. Crois-moi, Abby, il vaudrait mieux que tu restes ici
aujourd’hui.

J’observe Mila, plongée dans la lecture de son paquet de céréales, m’assurant


qu’elle ne lise aucun mot prononcé sur nos lèvres.

– Mais qu’est-ce que je vais faire ici ! s’insurge Abby.


– Alex a raison, intervient Mikhaïl. Je ne te laisse pas mettre un pied dehors
sans moi.
– Je vais avec toi, déclaré-je soudain.

D’un seul et même mouvement, tous les trois se tournent vers moi.

– Voir Bishop. Je viens avec toi.


– Mais tu…
– Je ne te laisse pas le choix, Alex. Abby, tu peux garder Mila ?

Je me penche vers ma fille pour lui expliquer la journée qu’elle va passer.


Mikhaïl lui rappelle la cabane en mimant un toit avec ses mains, et Abby,
résignée, lui promet une fournée de pancakes.

Je la laisse… Mais c’est vital pour moi que de connaître la vérité.

Alex m’observe du coin de l’œil. Je sais qu’il déteste mon idée, qu’il n’a
aucune envie de m’impliquer dans cette affaire. Mais elle est aussi devenue la
mienne quand ils m’ont pris Stan.

Rapidement, nous sommes dans sa voiture, roulant vers la mairie de Newark.


Des voitures de gardes du corps nous suivent. Plus les kilomètres défilent, plus
la tension monte.

– Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée que tu viennes.
– Alex, je ne te demande pas ton avis. J’ai besoin de savoir pourquoi ils s’en
sont pris à Stan, j’ai besoin de l’entendre ! Je sais que tu crains pour ma sécurité,
que tu préférerais régler ça tout seul. Mais tu ne peux pas m’empêcher de venir,
c’est trop important.

Il serre la mâchoire. Je le mets dans une mauvaise posture. Il s’inquiète pour


ma sécurité. Il va devoir se montrer doublement vigilant.

– Tu l’as dit toi-même, on ne craint pas grand-chose dans un lieu public. Et je


ne ferai pas n’importe quoi. Je te laisserai parler. D’accord ?

Le visage fermé, Alex se contente d’un signe de tête. Peut-être qu’il aurait
voulu régler ça seul, entre hommes. Ils ont tué son frère. Depuis hier soir, il tente
de dompter sa colère pour me préserver. Mais je la sens. Forte, sourde. Et la
mienne est pareille. La douleur est toujours là, mais c’est bien la colère que j’ai
choisi de privilégier. Pour avancer.

À la mairie, nous passons le portillon de sécurité, sans encombre, suivis de


deux gardes du corps. Leur présence est rassurante. Nous montons les larges
escaliers sans nous arrêter. Le bureau du maire est au second, au bout d’un
couloir, il suffit de suivre les panneaux. Alex avance, déterminé, le regard fixé
droit devant lui. Plus on avance, plus je sens que sa colère monte. Rien,
absolument rien, ne pourrait l’arrêter à ce moment précis.

La secrétaire s’insurge quand elle nous voit passer et menace d’appeler la


sécurité. Mais Alex fait la sourde oreille et ouvre les deux battants du bureau de
Mark Bishop d’un large mouvement de bras.

– Votre secrétaire souhaite appeler la sécurité, lance Alex au maire de Newark


en entrant dans la pièce. Je pense que nous pouvons nous en passer, non ?

Mark Bishop, surpris de nous voir débarquer, laisse tomber ses lunettes et se
lève d’un bond. Quand son regard se pose sur moi, il blêmit.

– C’est bon, Jena, laissez-nous.

Elle referme la porte derrière nous. Nos gardes du corps sont restés dans le
couloir. Il n’y a plus que nous trois désormais, dans un triangle qui respire la
colère d’un côté, et la peur de l’autre.

– Flora, je suis ravi de voir que vous allez mieux, vous aviez l’air si
bouleversée hier.

Le maire tente la sympathie. Je le prends comme du mépris. Alex fait un pas


vers lui, supportant à peine qu’il s’adresse à moi en premier. Je pose ma main sur
son bras.

Désolée, Alex, c’est entre lui et moi.

– J’avais mes raisons… Quand on apprend que le père de son enfant s’est fait
assassiner, c’est une réaction normale. Non ?
– Flora, je savais qu’il y avait un énorme malentendu ! Vous avez mal
compris, ce n’est pas du tout ce que vous croyez.
– Ah oui ? Qu’est-ce que je crois à votre avis, monsieur Bishop ? Vous avez
orchestré sa mort, fait passer Stan pour un voleur aux yeux de tout Newark et
surtout de sa famille !

La colère monte d’un cran et je suis à deux doigts de perdre mon sang-froid.
Nier les faits, me faire passer pour une folle qui a mal entendu, c’est pire que
tout.
– Écoutez, Bishop, intervient Alex en se posant face à lui. Il suffit que j’aille
voir la police, que je leur parle du meurtre, que je demande où votre frère a
trouvé l’argent qu’il m’a donné ce soir-là, que je parle de Stan, de John Perkins,
des menaces… Il y a tellement de choses qui s’accumulent que la police sera
obligée de rouvrir l’enquête. Ce n’est plus comme il y a cinq ans, votre frère
n’est plus aussi intouchable qu’il le croit. La presse mène déjà une enquête sur
une histoire de pots-de-vin… Il suffirait que le candidat adverse apprenne
l’existence de toutes ces petites zones sombres pour que ses enquêteurs creusent
encore un peu plus. La presse, la justice, le parti adverse, ça commence à faire
beaucoup non ?

Bishop se rassoit. Il soutient le regard d’Alex.

– Je peux vous assurer que même si la vérité doit mettre des années à éclater,
je m’y emploierai avec la plus ferme des convictions, martèle Alex, plus
impressionnant que jamais. La moindre menace vous mettra en péril. Vous avez
fait une grosse erreur en vous en prenant à Flora et à Stan, Bishop ! Je vous
promets que vous allez regretter ce jour où vous avez accepté de tremper dans
les magouilles de votre frère. Je m’arrangerai pour que vous fassiez de la prison
à vie dans le plus sinistre des pénitenciers des États-Unis !

Le maire de Newark se décompose littéralement sur son siège. Je comprends


pourquoi Alex a décidé de parler à Mark plutôt qu’à Alan. Il est
incontestablement le plus faible des deux.

– OK, très bien ! Mais je veux un arrangement. Si je parle, je ne fais pas de


prison. Et je veux une protection aussi, mon frère va me tuer !
– J’ai ici deux gardes du corps qui vous accompagneront au poste de police le
plus proche, Bishop. Mais avant de partir, je veux que vous disiez ce que vous
avez vraiment fait à Stan. Maintenant !

Alex a hurlé son dernier mot, nous faisant sursauter, Bishop et moi. Je
m’approche quand le maire commence à bégayer quelque chose. Je tremble à
nouveau, je serre les dents, prête à tout entendre.

Du moins, je crois.

– C’est vrai ! Stan ne s’est pas suicidé ! commence Mark. Il… Il est venu voir
mon frère un soir pour lui dire qu’il savait tout sur le meurtre de Joanne. Alan
croyait qu’il mentait, mais Stan a tout raconté en détail… Il voulait de l’argent,
contre son silence. Alan ne voulait pas d’un autre Sparks sur les bras, il a
accepté, le temps que le petit se calme. On a gagné du temps, pendant lequel on
a monté cette histoire de piratage, construit de fausses preuves… Un soir, des
amis à nous l’ont fait boire plus que de raison et… ils l’ont emmené en haut
d’une grue, et l’ont poussé dans le vide.

Je porte ma main à ma bouche pour étouffer un cri. Alex m’attire contre lui.

– La lettre… murmuré-je.
– Fausse… Montée de toutes pièces. On avait compris que Stan avait besoin
d’argent pour vous. On avait un peu enquêté, on savait que vous étiez enceinte
et…
– Vous l’avez tué en sachant qu’il allait être papa ?!

Ma colère explose. Si Alex ne me tenait pas dans ses bras, je lui sauterais
dessus.

– Très bien, Bishop, je vais appeler la police. Dites-leur que vous avez des
aveux à faire sur le dossier Perkins. Je ne bouge pas d’ici tant qu’elle n’est pas
venue vous chercher !

La voix d’Alex est sourde. Il attrape son téléphone avant de le tendre au


maire. Je m’écarte de lui, le laissant à sa surveillance. Je le rassure d’un regard,
lui sourit pour lui montrer que tout va bien.

Mais ça ne va pas. Bishop est à son bureau, la tête dans les mains. C’est la fin
pour lui. Mais son arrestation ne comble pas la douleur qui me serre le cœur, qui
m’étouffe. Ça n’apaise pas la douleur que je lirai dans les yeux de Mila quand
elle me demandera comment son père est mort !

Je suis prise de vertige, j’ai besoin d’air. Je pars discrètement, dans le dos
d’Alex. Je préviens juste les gardes du corps que je vais aux toilettes pour qu’ils
ne me suivent pas. Mais je sors de la mairie, je marche dans les rues, droit
devant moi.

Je n’ai que Stan en tête, l’image de son corps tombant dans le vide. Je
donnerais tellement cher pour revoir son sourire. Pour le voir avec sa fille, pour
avoir juste un souvenir de lui tenant son bébé dans ses bras. Mais ça, les Bishop
nous l’ont enlevé, à tous les trois.

Je veux retrouver Mila. Sans voiture ? Sans argent sur moi ? Sans téléphone,
sans rien ? Tant pis, le taxi me coûtera un bras, mais je n’ai pas d’autre choix. Et
Abby me dépannera. Je me presse, devant l’urgence de revoir Mila. Je me
rappelle le nom de la ville où nous avons trouvé refuge, j’ai vu le panneau en
partant ce matin. Le chauffeur souffle quand je lui donne les indications, mais, à
ma tête, comprend qu’il doit y aller. Et sans attendre. J’aperçois mon reflet dans
le rétroviseur. On dirait que j’ai vu un fantôme.
36. S’accrocher à l’essentiel

Le taxi me dépose devant la maison et je cours à l’intérieur pour demander de


l’argent à Abby. Elle me les tend, étonnée.

– Tu n’es pas rentrée avec Alex ? Ou un de tes gardes du corps ?

Je ne réponds pas et file payer le taxi. Quand je reviens, j’attrape le sac à dos
de Mila dans lequel je fourre ses doudous et quelques livres.

– Mais qu’est-ce que tu as, Flo ? Tu es toute pâle ! Et qu’est-ce que tu fais, où
est Alex ?!
– À la mairie, avec Bishop, me contenté-je de lui répondre. Tu peux me prêter
ta voiture ?
– Ça s’est mal passé ? Tu veux aller où avec Mila comme ça ? Alex est au
courant ?
– Alex est… Bon, tu me prêtes ta voiture ou non ?!

Je vais chercher Mila, en pleine création artistique. Je l’attrape un peu


brutalement, tente de lui sourire pour rattraper le coup.

– On va se promener, Mila ?

Quand je reviens vers Abby, je sens ma meilleure amie partagée.

– J’ai besoin de prendre l’air, Abby, de prendre le large. Ça ira, ne t’en fais
pas… Je veux juste respirer…
– OK, finit-elle par accepter. Prends mon téléphone aussi… Pas de bêtise
hein ?
– Non…

J’entraîne Mila avec moi avant de revenir sur mes pas. Dans le sac de mon
amie, qui traîne dans l’entrée, j’attrape son portefeuille pour trouver sa carte
bleue.
Ce n’est qu’un emprunt, Abby, tu me pardonneras.

J’installe Mila dans le siège auto, à l’arrière de la voiture. J’essaie vraiment de


me montrer calme et détendue, mais cette fois, impossible de donner le change.
Et je lis de l’inquiétude dans ses yeux.

– Tout va bien, Mila, la rassuré-je. On va passer un peu de temps ensemble,


toi et moi, d’accord ?

Je roule, en croisant les doigts pour que Mikhaïl ou Abby ne préviennent pas
tout de suite Alex de mon arrivée soudaine. J’ai un peu d’avance sur eux, je peux
encore être tranquille. Je n’ai pas vraiment menti à Abby. J’ai besoin de prendre
l’air, de me retrouver avec Mila. De mettre de la distance avec tout ça.

À l’arrière, ma fille s’endort. Je roule une centaine de kilomètres avant de


m’arrêter dans un motel. Je n’ai pas choisi ce point de chute par hasard. C’est ici
que nous nous retrouvions, Stan et moi, quand nous avions envie de tranquillité,
sans les problèmes de Ruth, sans mes parents sur le dos…

Quand nous voulions être seuls au monde.

Je réveille doucement Mila et lui explique où nous sommes. Le téléphone


d’Abby vibre, on commence à me chercher. Mais j’ignore les appels et entraîne
ma fille dans le parc immense qui entoure le bâtiment. Je lui raconte mes
souvenirs, je lui parle de son père, du temps que nous passions ici… Mila
m’écoute, attentive. Elle aime quand je lui parle de Stan, quand elle voit des
photos de lui. Nous nous asseyons sur un banc et je sens que je m’apaise, peu à
peu. J’aimerais que, pendant mon absence, Alex règle toute cette histoire. Qu’on
ne reparle du meurtre de Stan que quand il sera question de punir les coupables,
au tribunal.

En attendant, je ne veux me souvenir de lui que dans nos meilleurs moments.


Je veux effacer ces images de lui et de son assassinat. Je veux préserver ce qu’il
y avait de mieux. Je serre Mila contre moi et dépose un baiser sur ses boucles
brunes. Dans ma poche, le téléphone vibre encore. C’est Alex.

Alex…

Où en serons-nous après ça ?
– Mila ? Et si nous allions voir ta grand-mère ? Ça fait longtemps que tu ne
l’as pas vue ! On lui fait la surprise ?

Ma fille saute sur ses pieds, ravie de ma proposition.

Nous reprenons la route, direction New York et la maison de repos où vit


Ruth depuis quelques semaines déjà. Mon cerveau ne pense plus à Bishop, au
danger, aux gardes du corps. Il a éteint toute cette partie-là dans ma tête, comme
s’il était passé en mode autodéfense. Qu’il avait compris que je n’en supporterais
pas davantage.

Mila saute dans les bras de Ruth dès qu’elle nous ouvre la porte de son petit
appartement, ce qui lui arrache un cri de surprise. Cette visite inattendue
illumine son visage et elle nous serre tendrement contre elle. Ni une ni deux, elle
prend Mila par la main et l’entraîne dans le grand parc arboré. En les observant
toutes les deux, toujours aussi complices, je ne pense pas au fait qu’il faudra, à
elle aussi, lui apprendre la vérité sur la mort de son fils. Non, je ne vois que le
plaisir dans ses yeux, ses pupilles qui pétillent devant sa petite-fille qui lui
raconte déjà l’école, les copains… Je marche en retrait derrière elles, pour leur
laisser ce moment, et viens de temps en temps en aide à Ruth quand Mila
s’emballe dans ses signes. Je me sens en paix, ressourcée. Rassurée dans le fait
que rien ni personne ne m’a enlevé ce que j’avais de plus précieux.

On a sali Stan, on nous a fait du mal. Mais ce qu’il nous reste, nos souvenirs,
nos liens forts qui nous unissent, c’est ça qu’il faut préserver. C’est ça que
personne ne pourra nous enlever. C’est ça le plus important.

Ruth s’arrête pour discuter avec une jeune femme qu’elle me présente comme
une assistante de vie. Enjouée, dynamique, elle me raconte combien la grand-
mère de Mila ne cesse de lui parler de sa petite-fille. Quand je tiens à la lui
présenter, je me tourne vers ma princesse. Mais elle n’est plus là…

– Mila ? Mila !

Je crie presque, tournant sur moi-même, l’angoisse m’étreignant déjà le cœur.

Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible !


Quand je l’aperçois enfin, plus loin dans l’allée en train de donner la main à
Alex, je pousse un soupir de soulagement. Je n’ai vraiment pas besoin de ce
genre de frayeur en ce moment !

– Tu nous as trouvées, lui glissé-je doucement en allant à sa rencontre.


– Quand Abby m’a dit que tu étais partie, j’ai pensé que tu avais besoin de
retrouver un peu de Stan. De te sentir à nouveau proche de lui. J’aurais fait la
même chose.

Je suis touchée qu’il l’ait compris et qu’il ne me fasse aucun reproche quant à
mon départ précipité. Je lui attrape l’autre main et l’entraîne vers sa mère.

– Je crois qu’on a tous les deux besoin de ça, ajouté-je. La famille Sparks
réunie au complet, pour lui.

Pour Ruth, nous avoir tous est un vrai bonheur, et nous restons longtemps, à
ses côtés. Mila, elle, ne quitte pas les genoux d’Alex et lui parle de notre
escapade au motel et des souvenirs que je lui ai racontés. Il l’écoute
attentivement, il lui pose même des questions sur son père. Je souris quand je la
vois répondre très sérieusement, répétant mot pour mot ce que je lui ai dit. Stan
n’a jamais été aussi présent entre nous. Et ce n’est pas un frein, ce n’est pas une
barrière, ça n’occasionne aucune culpabilité.

Ça nous lie, tout simplement.

Sur le chemin du retour, Mila s’endort. Derrière nous, un garde du corps


conduit la voiture d’Abby pour la lui ramener. Nous roulons en silence, un
silence sans tension. Un silence apaisant. Mon cœur est encore lourd, mais avec
le temps, je surmonterai ce nouveau deuil. Et cette fois, je ne serai pas seule pour
le traverser.

– Tu as obtenu ce que tu voulais, avec Mark Bishop ? lui demandé-je


doucement pour ne pas réveiller Mila.
– Il est au poste en train de faire sa déposition, m’explique Alex sans quitter
la route des yeux. Mon avocat est sur place, il me tient au courant…
– Et la presse ?
– On parle déjà d’un nouveau rebondissement, mais rien n’a filtré pour le
moment. Cette première étape est passée, maintenant, c’est Alan Bishop qu’il
faut arrêter et vite. Ma seule crainte est qu’il s’enfuie.

Une ombre passe dans les yeux d’Alex. La fuite de Bishop serait ce qu’il peut
arriver de pire. Mais je ne veux pas y penser. Depuis cinq ans, il a eu la chance
de son côté. Je veux croire que ça ne peut plus durer.

– Après, tu crois que nous pourrons reprendre une vie normale et tranquille ?
– J’espère ! me sourit Alex.
– Enfin, tranquille… Repartir dans le stress d’une recherche d’emploi ! Mais
pour une fois, j’ai hâte de ne penser qu’à ces considérations matérielles. Quand
mon principal problème sera de payer mon loyer et l’institut, je serai très
heureuse !

Nous plaisantons tous les deux sur ma nouvelle situation précaire, sujet
tellement plus léger à nos yeux comparé à ce que nous avons vécu ces derniers
jours. Et quand nous rentrons, souriant tous les trois, je crois que nous
surprenons tout le monde, Abby la première.

– Alors moi je suis assignée à résidence et toi tu te balades comme tu veux !


me reproche-t-elle, faussement agacée.
– Et en plus avec ta voiture, ton téléphone et… ton argent, répliqué-je en lui
tendant sa carte bleue.
– Parce que tu as…
– T’inquiète, on s’est juste fait un très bon goûter avec Mila, merci !

Mila se frotte le ventre pour accompagner mes paroles. Je crois qu’elle a aimé
notre petite escapade, même si elle n’a pas perçu ce que cela signifiait pour moi.

– Désolée, Abby, lui glissé-je en la retenant par la main. J’avais besoin de me


retrouver…
– Je comprends, me dit-elle en me serrant dans ses bras. Tu n’es pas toute
seule, Flora, on est là. Et plus je passe du temps avec Alex, plus je vois la façon
dont il te regarde et vous protège toutes les deux. Tu as un allié de taille. J’ai
hâte que tout ça se termine, que vous puissiez penser à vous deux. Vous l’aurez
bien mérité.

Je laisse Abby rejoindre les autres pour rester seule un instant. Elle a raison.
Alex est un roc. Une fois de plus, il m’a montré qu’il tenait à nous. Il me
comprend, me protège et aime Mila, profondément. Il se dresse devant nous, fait
barrage, me rattrape quand je dérive… Abby a raison. Nous aurons bien mérité
de nous poser, tous les deux, pour ne parler que de nous.

Au cours de la soirée, pas une seule fois nous n’évoquons les événements en
cours. Nous faisons une trêve. Comme promis, les nouvelles clés de l’appart
nous sont apportées par coursier. Abby jure qu’elle reprend le chemin de son
travail demain, à la grande déception de Mikhaïl. Un instant, je la sens prête à
rester avec lui, mais la raison est plus forte. Abby a des clients dont elle doit
honorer les commandes.

– Mila doit aussi retourner à l’école, ajouté-je à mon tour.

La petite fille approuve de la tête avec joie.

– Non ! intervient Mikhaïl. Vous n’aimez pas mon hospitalité ?! Et notre


cabane ?

Je traduis ses paroles à Mila et la petite fille réfléchit un instant et se tourne


brusquement vers Abby.

– Tu reviendras avec moi pour voir la cabane, comme ça, tu pourras revoir ton
amoureux !

Je traduis ce qu’elle vient de signer, amusée, sans rien omettre de sa fraîcheur


enfantine. Mon amie manque de s’étouffer devant la candeur de Mila. Mikhaïl la
regarde, franchement amusé.

– Qu’est-ce que raconte cette petite ? Je ne lui ai absolument jamais rien dit
de tel ! s’insurge Abby, les pommettes légèrement roses.
– Je compte sur toi pour la faire revenir, lance Mikhaïl à Mila en lui faisant un
clin d’œil complice.

Mila se tourne vers moi pour comprendre ce qu’il vient de dire et adresse au
Russe l’un de ses plus beaux sourires pour lui donner son accord. Ces deux-là
viennent de conclure un pacte, et Abby lève les yeux au ciel, faussement agacée.

J’observe Alex, que je sens absent. Derrière la désinvolture générale, difficile


pour lui d’oublier pourquoi nous sommes là. Même s’il fait des efforts pour
participer à la discussion, son regard est ailleurs. La mission qu’il s’est donnée
n’est pas terminée. J’aimerais qu’il puisse se détendre un peu lui aussi. Mais il
ne s’offrira ce luxe que quand cette affaire sera conclue.

Plus tard, alors que toute la maison s’est endormie, nous nous retrouvons pour
un tête-à-tête dans le salon.

– Tu es inquiet, relevé-je doucement.


– C’est vrai, avoue-t-il dans un demi-sourire. Mais pas autant que quand tu as
disparu ce matin, à la mairie, ou quand Abby m’a annoncé que tu étais partie
avec Mila.
– J’aurais dû te…
– … me prévenir, oui. J’ai imaginé le pire, pensé à Bishop en train de vous
enlever… Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de toute ma vie, Flora. Et
quand dans le parc je vous ai aperçues… Le soulagement…
– Je suis désolée de t’avoir causé encore plus de soucis. Je n’ai pensé qu’à
moi, mais cette escapade, c’était une question de survie mentale…
– Je comprends, dit-il en posant sa main sur la mienne. J’ai hâte de pouvoir
t’offrir autre chose que toutes ces mauvaises nouvelles, ces inquiétudes… Mila
et toi, vous comptez tellement à mes yeux…
– Tu comptes aussi beaucoup pour elle.
– Et toi ? Est-ce que je compte pour toi, Flora ? Est-ce qu’après tout ça nous
pourrons faire des projets ? Tous les deux ? À trois même ?
– Je…

Et soudain, c’est la panique. Je me sens perdue, empêtrée dans mes


sentiments, incapable encore de les exprimer. Je me sens intimidée, pour la
première fois, sous son regard. Avant, je pouvais me réfugier derrière mes
barrières et mes doutes. Aujourd’hui, je veux qu’il soit là, dans ma vie. Tout le
temps. Mais je ne trouve pas les mots… Je ne les ai pas encore pour lui avouer
tout ce que je ressens. Je me mords les lèvres et je m’en veux, quelque part, de
ne pas réussir à m’ouvrir à lui.

– Ne réponds pas tout de suite, me glisse-t-il dans un sourire plein de


bienveillance et d’amour. Nous aurons tout le temps pour penser à nous. Je serai
là, quand tout sera terminé. Et tu pourras encore compter sur moi, même quand
tout ira mieux.
Mon cœur se dilate, dans ma poitrine, plus reconnaissante que jamais de voir
à quel point il respecte mon silence. Il se penche soudain pour fouiller dans sa
poche. Il en ressort un collier, en argent, où brille un beau pendentif en
améthyste.

– Le soir de mon départ, il y a cinq ans, j’ai pris ce collier dans les affaires de
ma mère. C’est tout ce qui me reliait à ma famille. Je l’ai regardé, serré dans la
main, des nuits entières. Il a été mon lien le plus précieux avec ce que j’avais de
plus cher. Je voudrais que tu le portes.

Je touche la pierre du bout des doigts, frissonnant devant la signification d’un


tel cadeau. Je le laisse me l’accrocher autour du cou, avec beaucoup de
précautions.

– Tu es aujourd’hui ce que j’ai de plus précieux, murmure-t-il derrière moi


avant de m’embrasser la nuque.

Je n’ai pas les mots, mais je n’ai plus d’hésitation, ni dans ma tête, ni dans
mon cœur. Les sentiments que j’éprouve pour lui explosent en moi, trop
longtemps retenus et réduits au silence. Ils sont là, indéniables, puissants. Et je
sais aussi que ce soir je veux me sentir vivante dans ses bras. Je veux qu’il
comprenne qu’il est l’homme que je désire à mes côtés, que je l’admire pour sa
force, pour sa façon de tout affronter sans faillir, sans baisser les bras, sa façon
bien à lui de s’occuper des autres, de penser aux autres. Il a fui pour donner une
chance à Stan et il est resté pour se battre, pour moi. Et surtout, il a accepté
Mila… Quel autre homme pourrait désormais l’égaler à mes yeux ? Personne.

J’aime ses attentions, ses gestes, la façon qu’il a de me regarder, de me couver


des yeux, de s’inquiéter pour moi, j’aime me réveiller avec lui le matin, l’apaiser
pendant ses cauchemars, j’aime l’entendre rire avec Mila, j’aime… J’aime son
sens des affaires, j’aime ses projets, j’aime sa façon de s’occuper de Ruth, de
discuter avec mon père pour l’apprivoiser doucement, j’aime quand il prend du
bon temps avec Eddy, j’aime quand rien ne vient le troubler… J’aime tout chez
lui !

Si je n’arrive pas encore à lui dire tout ça, je rêve de ce moment où je pourrai
enfin lui crier que je le veux dans ma vie. En attendant, je peux juste lui montrer
que je ne me dérobe pas complètement et que l’intimité que nous avons eue n’a
pas changé. Bien au contraire. Ce soir, je le désire plus que tout. Différemment,
motivée par ces sentiments qui étaient là, latents, et que je laisse enfin
s’épanouir.

C’est lui que je veux, encore plus que les autres nuits.

Je me lève du canapé pour l’entraîner dans la chambre. Le regard accroché au


sien, je lui prends la main.

– Tu comptes… Et je ne veux personne d’autre que toi dans ma vie,


murmuré-je à son oreille, le cœur battant.

Ce début de déclaration, il l’accueille comme un électrochoc. Alex entoure


mon visage de ses mains, attire ma tête contre la sienne. Dans son regard, je lis
de l’amour, du soulagement aussi. Comme s’il avait craint que je ne le rejette
après tout ça.

Mais je ne peux pas. Mes sentiments me submergent. Ma prise de conscience


est énorme. Je veux cet homme, pour ce soir, pour demain et les autres jours qui
viennent… Je ne peux plus refouler ce que j’éprouve pour lui.

C’est définitivement impossible !

Et impossible pour Alex de réprimer sa fougue, de canaliser le bonheur que


mes mots ont dû provoquer chez lui. Le chemin vers la chambre prend plus de
temps tellement nous nous accrochons l’un à l’autre. Nous essayons de nous
montrer discrets, de ne réveiller personne, mais dans l’obscurité, difficile de ne
pas heurter un meuble.

Après des cris de douleur étouffés et des baisers passionnés, nous atteignons
enfin ce havre de paix ou nous pouvons laisser exprimer ce besoin et cette envie
de nous posséder l’un l’autre. Parce que, dans toute cette histoire que nous
traversons, cette attraction entre nous est restée intacte. Rien n’a réussi, jusqu’à
présent, à éteindre cette flamme entre nous. Si la raison et les événements nous
ont empêchés d’être ensemble, nos corps, eux, ont toujours décidé de n’écouter
que l’instinct et la vie qui les animent. Nous avions ça pour nous, entre nous. Et
maintenant, tout est encore plus fort, plus intense. Parce que je l’aime,
profondément et sincèrement. Mon corps et ma tête se sont mis d’accord. Je n’ai
plus de barrières, plus de petite voix à faire taire. Il n’y a plus rien… Et si je n’ai
pas encore les mots, je peux compter sur mon corps pour le lui faire comprendre.

Je m’abandonne totalement et ne laisse qu’un plaisir complètement inédit


entre nous guider mes gestes.

– Flora… murmure-t-il en me dévorant le cou.


– Je ne veux que toi… répété-je, submergée par ce nouveau désir.

J’entends Sacha soupirer contre moi, son étreinte est plus forte. Je rejette la
tête sur le côté, mon bassin pressé contre le sien, mes mains accrochées à ses
épaules. Cette parenthèse charnelle est nouvelle et bouleversante. Elle est
d’autant plus forte que je réalise à quel point mes sentiments pour Alex ont tout
balayé. Dans ces moments, il a toujours été Sacha, l’homme du désir, de la nuit,
mais lui et Alex ne font désormais plus qu’un. Sacha est l’homme de la première
rencontre, l’homme des nuits divines et de l’intimité pure. Alex est aussi tout ça
mais porte en plus l’avenir et la promesse d’une vie à deux.

L’impatience nous étreint. Mes mots, aussi faibles soient-ils comparés à ce


que j’aimerais lui dire, ont touché Alex. Ses pupilles brillent d’une aura
lumineuse. Il sait, il a compris. Il comprend tout, toujours. Il y a une joie entre
nous, qui s’exprime par ce corps-à-corps incontrôlable. Aucun de nous deux n’a
envie de s’interrompre, il suffit d’échanger un regard, un sourire… Tout est là.

Ses mains dans mon dos me serrent plus fort contre lui. Sa bouche me
mordille l’épaule et je sens, à la bosse qui se frotte contre mon pubis, que son
désir grandit encore. Fébriles, mes doigts n’ont plus qu’un but : se glisser sous la
chemise d’Alex pour aller à la rencontre de sa peau. Une fougue contagieuse
puisque, très vite, nos mains s’entrechoquent dans cette envie partagée de nous
débarrasser de nos vêtements.

Je l’aide à me dégager des boutons récalcitrants de mon pantalon. Pendant un


très court instant, nous ne nous touchons plus, occupés à ôter ces morceaux de
tissu trop encombrants. Sans concertation, nous nous offrons l’un à l’autre dans
la même tenue : lui en boxer gris, moi en sous-vêtements bleu nuit.

– Tu es magnifique…
Alex prend le temps de m’observer. Je me sens tellement désirable que mon
excitation monte d’un cran. Mon corps lui plaît. Son regard me détaille et il me
brûle à la fois. Le creux de mes reins abrite un torrent de lave bouillonnante. Je
l’observe, moi aussi, comme si je le découvrais pour la première fois, avec un
autre regard. Il est beau, exceptionnel, séduisant… Il est à moi comme je suis à
lui… Je coupe court au spectacle pour me jeter dans ses bras, attraper ses lèvres,
glisser ma langue pour chercher la sienne. Mon assaut manque de nous
déséquilibrer, mais Alex réussit à rester debout grâce au mur derrière lui. Dans
mon empressement, je l’ai plaqué un peu brutalement mais il ne semble pas
m’en vouloir. Le petit sourire qu’il me décroche, ce baiser qu’il me donne
soudain montrent plutôt qu’il partage complètement mon ardeur.

Je suis galvanisée, libérée. J’ai envie de le rendre fou, qu’il me rende folle.
J’ai envie de le rendre heureux, de m’occuper de lui, d’exprimer mes sentiments
par mes gestes ! Je pose mes deux mains à plat contre le mur, de chaque côté de
sa tête. Seule ma bouche revient se coller à la sienne. Et mon bassin se frotte
contre le sien. Doucement d’abord, dans un petit mouvement de va-et-vient. Un
rythme qui prend plus d’ampleur quand ses doigts viennent agripper mes fesses.
Alex ne compte pas me laisser mener la danse seule et il impose son rythme,
plus sensuel. Il me guide pour m’offrir plus de sensations, plus de frissons. Je
soupire de plaisir, ferme les yeux. Dans la vie comme dans l’intimité, Alex
répond à mes attentes mieux que personne.

Il passe une main sous ma cuisse et relève ma jambe jusqu’à sa taille. Un


changement de position dont il profite pour laisser ses doigts vagabonder sur
mes fesses, puis vers mon sexe. Le tissu de ma culotte n’est pas un obstacle, et
très vite, il découvre à quel point me presser contre lui a pu m’exciter. Entre mes
lèvres, Alex trouve mon clitoris. Sa caresse m’oblige à m’agripper à ses épaules
tant elle provoque en moi un flot de frissons et de plaisir. Je pousse un léger
gémissement, au creux de son oreille. Un encouragement pour lui. Un doigt se
glisse en moi, et sa main, plaquée contre mon sexe, décide de me faire perdre la
tête. Sa respiration s’accélère, et la mienne n’est plus qu’un mince filet de
souffle quand l’orgasme jaillit, puissant et vertigineux.

Alex attrape mon autre jambe et me soulève. Je pose ma tête au creux de son
épaule jusqu’à ce qu’il m’allonge sur le lit. Alors que je suis persuadée qu’il va
venir en moi, il m’adresse un de ces sourires dont il a le secret, dans notre
intimité. Un sourire joueur, craquant, tentant. Il fait glisser mon sous-vêtement
jusqu’à mes chevilles, puis il m’écarte délicatement les jambes, ses mains
remontent sur mes cuisses, sans me quitter des yeux. Sa bouche vient se poser
sur mon sexe, sa langue en fait le tour avec beaucoup de sensualité, comme si
elle désirait goûter les traces laissées par mon orgasme. Alex aspire mon clitoris,
gonflé par un désir infaillible. Tout mon corps se tend sous ces caresses humides,
mon bassin se cambre.

Quoi de mieux après un orgasme qu’un tel massage ? Je frissonne quand la


langue d’Alex décide d’aller beaucoup plus loin, mes mains viennent se crisper
dans ses cheveux. Une décharge électrique traverse tout mon corps. J’étouffe un
cri, je défaille complètement sous son rythme. Je ne suis plus que sensations et
frissons. Il n’existe rien d’autre que ce qui est en train de se passer, entre mes
jambes. Son souffle se fait plus rauque lui aussi. J’adorerai pouvoir le caresser
aussi, le prendre dans ma bouche, lui procurer autant de plaisir qu’il m’en donne.
Je suis folle de plaisir, folle de nouvelles envies.

Folle de lui.

Mon corps émet un soubresaut incontrôlable qui surprend Alex. J’en profite
pour l’attirer vers moi, mais je ne sais pas ce que je veux. Le caresser à mon tour
ou le chevaucher pour qu’il vienne en moi ?

– Tu me rends folle, chuchoté-je, frustrée, incapable de me décider.


– J’adore te voir perdre la tête, c’est pour ça…

Mon rythme cardiaque s’accélère, mon cœur tambourine dans ma poitrine.


J’imagine ce que je pourrais lui faire, il m’observe, il attend, sourire en coin,
plus craquant que jamais. Je me mords la lèvre, frustrée de tout vouloir à la fois
sans pouvoir le faire. Puis je finis par lui sauter dessus, par le basculer dans le lit.
Il rit, à moitié surpris par ce nouvel assaut. J’aime ce rire, ce regard… Cet
homme. Très vite son boxer n’est plus qu’un lointain souvenir. Mon soutien-
gorge le suit dans la seconde.

À mon tour de le pousser au bord du précipice. J’attrape son sexe dans ma


main, le caresse… Sa respiration se fait plus saccadée, plus profonde. Ma
bouche trouve ses lèvres, je les mordille… Il ferme les yeux quand je frôle ses
paupières de mes lèvres. Je presse son sexe contre mon ventre, je descends,
l’effleure avec mes seins. Et ma bouche, enfin, réalise un de mes fantasmes. Je le
lèche, lentement alors mes doigts glissent sur lui… Je le prends dans ma bouche,
consciente de son corps qui se crispe soudain, de sa main qui agrippe mon avant-
bras, celui qui traîne encore sur son ventre. Je lui donne autant de plaisir qu’il
vient de m’en donner, je le caresse, le suce, doucement puis plus vite… Sa voix
n’est plus qu’un feulement quand il m’interrompt :

– Viens…

Il m’aide à remonter vers lui et m’embrasse dès que j’arrive à sa portée.

– Tu es si… parfaite… Faire l’amour avec toi c’est tellement différent,


tellement parfait… me sourit-il en prenant mon visage entre ses mains.

Mon cœur se gonfle de bonheur. J’éprouve exactement la même chose avec


lui. La communion de nos deux corps est divine.

Je le laisse se lever pour récupérer un préservatif dans ses affaires. Un jour,


peut-être, nous n’aurons plus besoin de ça. La première preuve que nous serons
un vrai couple…

Cette idée m’enthousiasme. Prendre conscience de mes sentiments est un


premier pas, me rendre compte de toutes les promesses que cela implique, des
promesses de bonheur, en est un autre. Et puis viennent les craintes, les « et si
»… Je les fais taire. Ce n’est ni le lieu ni le moment. Je ne veux pas être
parasitée, je tiens juste à vivre l’instant présent à m’enflammer dans ses bras et à
me laisser bercer par cette chaleur en moi, ce bien-être, ce vide qui s’est rempli
d’un coup. Je veux juste faire l’amour avec l’homme que j’aime, un point c’est
tout.

Quand il revient, Alex vient se poser sur moi. Il dépose sur ma peau nue des
dizaines de baisers. Du bout des doigts, il me parcourt. Les frissons reviennent,
le désir aussi. Son sexe, tendu et protégé, est une promesse de plaisir à venir.
Nos corps se touchent, se mêlent, avides d’un peau-à-peau enflammé. Nos
regards s’accrochent. Tout se passe dans le silence de cet échange. Je lui donne
le feu vert d’aller plus loin, lui me promet d’être à mon écoute et de m’apporter
tout le plaisir dont il est capable.

Il se dresse au-dessus de moi et nous ne faisons plus qu’un. Je pousse un


soupir, lui aussi. J’agrippe ses fesses de mes mains pour accompagner le rythme
de son bassin. D’abord léger, il s’accentue, s’accélère puis ralentit. Nous roulons
dans le lit, imbriqués l’un dans l’autre. Sur lui, sous lui, nous sommes
insatiables. Un instant, nous nous écartons l’un de l’autre pour que Sacha vienne
derrière moi. Il agrippe mes seins, je savoure le plaisir qu’il m’offre. Je me
délecte de chaque décharge, chaque frisson, de ses soupirs… Nous maintenons
nos orgasmes aussi loin que possible : il nous reste encore tant d’envie à
satisfaire.

Mais le mien surgit, impérieux et indomptable. Dans mon dos, Sacha


m’accompagne et dans un dernier coup de bassin, explose en moi. Il nous faut un
peu de temps pour nous séparer et nous retrouver allongés dans les bras l’un de
l’autre.

Je me sens épuisée mais sereine. Mon corps est lourd mais gonflé de plaisir.
Alex me serre contre lui et je me laisse aller à m’imaginer si nous serions
heureux, tous les jours, tous les deux. Notre vie de couple. Dormir avec lui,
chaque nuit.

– À quoi penses-tu ? me demande-t-il en me caressant les cheveux.


– À toi… murmuré-je.
– Ne change rien… parce que moi, je pense à toi et tu ne peux pas savoir à
quel point ça me fait du bien.

Si, je le sais… parce que je ressens exactement la même chose.

– Je n’ai pas envie que cette nuit se termine, continue-t-il en me poussant à le


regarder.
– Qu’est-ce que tu proposes ? lui demandé-je, un petit sourire plein de défi sur
les lèvres.
– Une douche, un bain, pour commencer…
– On risque de réveiller tout le monde !
– Ou on peut rester ici, dans ce lit… Et continuer ce qu’on a commencé… En
toute discrétion…

Alex se redresse pour déposer un baiser sur mon épaule, un autre à la


naissance de ma gorge, puis un autre sur mon sein. Il s’attarde, titille mon téton.
– On risque de ne pas beaucoup dormir, relevé-je, la voix un peu rauque.
– Délicieuse insomnie !

Mon corps n’émet aucune objection. La fatigue s’est envolée, cachée dans un
recoin de ma tête, acceptant sans difficulté l’idée de passer son tour. Alors que
Sacha s’attarde sur ma poitrine, je glisse mes doigts dans ses cheveux. Son corps
sur le mien, je sens son sexe se presser contre ma cuisse. Et j’éprouve
l’irrépressible envie de lui insuffler l’énergie nécessaire pour qu’il se dresse à
nouveau.

J’écarte un peu les jambes pour lui laisser un peu plus de place et mes mains
parcourent son dos. Je soupire, mon corps se cambre pour lui montrer que je suis
réceptive à sa proposition.

Et très vite, nous repartons dans un corps-à-corps charnel, aussi intense que le
premier.

Et jamais deux sans trois…


37. Le stratège du diable

Un frôlement, un soupir, je ne sais pas ce qui me pousse à ouvrir les yeux au


milieu de la nuit. La maison est silencieuse, mais la place à côté de moi est vide.
Je me redresse et trouve Alex assis au bord du lit, la tête dans les mains.

– Il est arrivé quelque chose ? lui demandé-je en le rejoignant.


– Non, tout va bien, me rassure-t-il, les traits tirés par la fatigue.
– Ne me mens pas, je sens bien que tu n’es pas tranquille, ajouté-je
doucement en posant ma tête contre son épaule.

Alex soupire et m’attire contre lui. Dans son dos, je l’entoure de mes bras et
pose ma tête sur son épaule.

– Dis-moi…
– Tu as raison… Je n’ai pas vraiment réussi à dormir. Bishop est toujours
interrogé. Je crains que son frère ne soit déjà en fuite. À moins qu’il n’espère
que Mark garde le silence et le protège encore, mais plus le temps passe et plus
je doute.
– Tu ne peux rien faire de plus qu’attendre maintenant… lui dis-je doucement
en caressant ses bras. Rejoins-moi dans le lit et essaie de dormir un peu… Ou
viens juste contre moi.

Nous nous allongeons, collés l’un à l’autre. Je sens sa respiration se calmer,


son cœur battre un peu moins vite. Alex est en train de glisser dans le sommeil et
je n’ose faire un geste de peur de rompre ce moment tant attendu. Il ne dormira
pas beaucoup cette nuit, mais au moins, il ne pense plus… Je ferme les yeux.
Mon cerveau refuse encore de penser à Bishop, m’offrant un peu de répit pour
quelques heures.

***

La sonnerie exécrable du réveil me tire de mes rêves. À mes côtés, Alex n’est
plus là. J’entends l’eau de la douche couler. Un instant, je pense le rejoindre,
mais la présence toute proche de Mila m’arrête.

L’école.

Toute la maison est en effervescence. Abby a décidé de rentrer directement à


New York pour travailler sur ses prochaines soirées, et Alex et moi avons décidé
de nous rendre ensemble à l’institut. Une joie pour Mila ! Mikhaïl, lui, doit rester
avec Perkins et il est le seul à ne pas s’agiter dans la cuisine. Le menton dans sa
paume, il bâille devant sa tasse de café fumante.

Aurait-il peu dormi lui aussi ?

Quand Abby entre dans la pièce et que je vois son regard pétiller quand il se
pose sur lui, je comprends tout de suite.

– Alors, Mikhaïl et toi… ? lui demandé-je discrètement devant la cafetière.


– Quoi, ça se voit tant que ça ?!
– Je te connais assez bien. Alors ?
– Est-ce que je te demande comment ça se passe avec Alex en ce moment ?
Non ! Alors, attends un peu… Et je suis à la bourre ! On se retrouve ce soir à
l’appart ?
– Oui ! À moins que tu ne veuilles revenir ici…
– Je vais plutôt me faire désirer !

Abby me lance un clin d’œil complice. Mikhaïl la suit quand elle s’apprête à
partir et je l’entends rire dans l’entrée. Mila me regarde, étonnée.

– Tu avais raison, lui confié-je. Abby est amoureuse…

Mila me décroche un sourire entendu.

– Allez, en route pour l’école ! Bonne journée, monsieur Perkins !

Alex descend les escaliers au moment même où Mila passe son cartable sur le
dos.

– Tu es en retard ! le gronde la petite fille.


– Non. Je suis là, et prêt !
Ses affaires sous le bras, les nôtres sous le mien, nous montons dans la voiture
d’Alex. Je n’ai pas besoin de regarder autour de moi pour savoir que les équipes
de surveillance ont aussi mis leur moteur en marche.

– Je dois passer au bureau, m’apprend Alex sur la route. Il faut que je réponde
à quelques messages.
– Tu as trop mis de côté Pio et ta boîte ces derniers temps !
– Et j’ai peur de devoir repartir de zéro. Je vais sûrement avoir besoin de
quelqu’un pour remettre un peu d’ordre dans tout ça. Tu ne cherches pas un
travail justement ?
– Et Lindsay ?!
– Partie. Du jour au lendemain, sans un mot.
– Ah… Je ne vais pas te dire que c’est regrettable…
– Non… Mais le poste est vacant, si jamais tu avais envie de revenir.
– J’y penserai, soufflé-je en souriant.

Le poste à la Care Robotics est ce qu’il m’est arrivé de mieux,


professionnellement parlant. Le défi du lancement de la start-up n’était déjà pas
évident, mais avec cette affaire qui a entaché la réputation d’Alex, c’est
désormais l’Everest à franchir.

Et ce serait encore plus motivant… Surtout aux côtés d’Alex.

Nous arrivons à l’école, dans les derniers ; Mila nous embrasse tous les deux
et part en courant retrouver sa maîtresse et ses copains. À la sortie, je ne peux
m’empêcher de surveiller les alentours. Mais rien n’a changé. Il n’y a rien
d’inhabituel.

– Tu veux venir avec moi ? me propose Alex.


– Non merci, j’aimerais rentrer chez moi. Tu peux me déposer ? Je me sens
dépendante sans ma voiture ni mon téléphone…
– Je peux envoyer quelqu’un les chercher, ou demander à Eddy.
– Oui, avec plaisir. Je ne peux pas y aller et je ne veux pas courir le risque de
croiser Bishop… Si tu appelles Eddy, tu pourras juste lui dire que je suis
souffrante ? Qu’il ne s’inquiète pas de mon absence.
– Je m’en occupe dès que j’arrive.
– Et mes parents ?
– Aux dernières nouvelles, les équipes n’ont rien remarqué. Tes parents
multiplient les balades dans les magasins de décoration.
– Pour leur prochaine maison… Tant mieux, ils ont l’esprit occupé, c’est
parfait !

Quand Alex se gare devant l’appart, il me retient doucement par la main.

– Tu es sûre que tu veux rester toute seule ?


– Oui, ça va aller… Et je ne suis pas vraiment seule, grâce à toi…

Je me retourne pour voir que derrière nous ma garde rapprochée est déjà en
faction et l’un d’eux a pris l’initiative de monter jusqu’à l’appart pour s’assurer
que tout allait bien.

– Bon, je te laisse alors. Au moindre problème, tu…


– Je crie ? Je fais des signaux de fumée ? Ça ira, ne t’inquiète pas pour moi, le
rassuré-je. Dès que j’aurai mes affaires, ce sera très bien. C’est tout ce dont j’ai
besoin pour le moment. Et toi aussi, sois prudent. C’est toi la cible. C’est moi
qui devrais être folle d’inquiétude…
– Je n’aime pas que tu t’inquiètes, sourit Alex, mais je comprends que j’ai de
l’importance à tes yeux.
– Alex, tu sais que…
– Je sais, m’interrompt-il en m’embrassant sur les lèvres. Je crois savoir ce
que tu ne dis pas, je le vois dans tes yeux. Ça me suffit.
– Un jour…

Il m’embrasse à nouveau, sourire aux lèvres.

– Restez en vie, monsieur Sparks, je vous interdis de me laisser, soufflé-je.

Je le quitte sur ces mots et monte, mes pensées tournées vers Alex, jusqu’à
mon appart. J’éprouve un profond soulagement de revenir ici. Rien n’a bougé,
personne n’est entré. Me retrouver seule me fera du bien pour faire le point avec
moi-même. Peut-être que je ne devrais pas attendre que tout soit fini pour dire à
Alex ce que je ressens pour lui. Peut-être que je pourrais nous organiser une
soirée, où il ne serait question que de nous ? Je soupire. Je ne sais pas si je vais
trop vite, pas assez, si je suis prête, ni même si Mila accepterait cette relation. Et
son avis est important. J’ai encore besoin de temps. Mieux vaut sans doute
attendre, ne rien précipiter pour ne rien gâcher. Lui et moi devons régler nos
comptes avec le passé.

Je commence à m’activer, à faire un peu de rangement, à m’occuper des


habits de Mila, de la cuisine en vrac d’Abby. Mais il ne me faut pas des heures
pour remettre la maison en ordre et je tourne en rond, rapidement.

Mon PC est tout ce qui me lie avec l’extérieur. Je suis tentée de regarder les
informations, de lire ce que la presse relaie des derniers événements. Pour le
moment, il n’y a que quelques gros titres mentionnant son passage au poste de
police. Très peu d’informations filtrent pendant son interrogatoire. C’est à se
demander pourquoi il dure aussi longtemps !

J’éteins, regarde autour de moi. Chercher un job ? Refaire mon CV ?


Mentionner que j’ai participé à la campagne d’Alan Bishop ? Rien qu’évoquer
son nom me donne des frissons.

Soudain, on sonne à la porte. Je retiens mon souffle et avance à pas de loups


jusqu’à la porte. Une angoisse monte en moi.

– Qui est-ce ? demandé-je d’une voix que je veux ferme et posée.


– Je vous rapporte votre sac ! me répond une voix masculine.

Alex… Il n’oublie jamais ce qu’il promet de faire !

– Super, lancé-je en ouvrant la porte.

Mais à peine est-elle entrouverte que l’homme me pousse à l’intérieur de


l’appart.

– Mais que…
– Tout va bien se passer si vous faites exactement ce que je veux ! Vous allez
dire à vos gardes du corps, en bas, que vous sortez faire une course. Voilà votre
sac, tout y est. Vous le leur montrerez. Ensuite, vous nous rejoignez dans la rue
latérale et vous montez dans la limousine. Si vous alertez qui que ce soit, nous
n’aurons plus aucune pitié pour vous, votre famille, Alex Sparks, vos amis Eddy
et Abby, et la petite Mila. Compris ?
– Compris, murmuré-je.
– Dans cinq minutes. Juste cinq minutes.
Je lui fais signe de la tête avant de le regarder partir. Pas une seconde je ne
pense à crier ou à me réfugier auprès de mes gardes du corps. Je suis tétanisée,
transformée en vrai robot. Je n’ai qu’une seule idée en tête : j’obéis, mes proches
sont préservés. Je n’obéis pas, je les mets en danger. Le choix n’existe pas.

Je serre mon sac contre moi, attrape mes clés, et file jusqu’à la voiture de
l’équipe qui me surveille. J’essaie d’être la plus naturelle possible.

– J’ai récupéré mon sac, dis-je en le leur montrant et en affichant un grand


sourire. Mais vous avez dû voir le livreur, je pense… Je file faire une course, à
l’épicerie du coin, là-bas. Ne me suivez pas pour ça, j’en ai pour une minute.

Je ne leur laisse pas le temps de répondre et pars en chantonnant, le pas léger,


comme si retrouver mon sac était la plus belle chose qui me soit arrivée depuis
longtemps. Du coin de l’œil, je m’assure qu’ils ne me suivent pas. Mais ils
m’observent… Quand j’arrive à l’intersection, celle qui doit me mener à la rue
derrière mon immeuble, je profite de la livraison du fleuriste du quartier pour me
faufiler, le plus discrètement possible.

Comment rater une limousine dans cette petite rue ? Je fonce et me précipite
dessus, le cœur battant. Je dois me cacher de mes gardes du corps et respecter le
timing. J’ai l’impression de me jeter dans la gueule du loup quand j’ouvre la
portière arrière et que je m’engouffre dans la voiture. Est-ce que je fais bien ?
Est-ce que c’est la pire décision que je prends de toute ma vie ? Je n’en ai
aucune idée. Pour Mila, je suis prête à tout.

– Flora, je suis heureux de vous revoir, me lance une voix que je ne connais
que trop bien.

Alan Bishop.

– Ce n’est pas réciproque, lui lancé-je, froidement.


– Tant pis. Prête pour une petite balade ? Allons-y, Jeff !

La limousine se met aussitôt en route et prend soin de ne pas repasser devant


mon appart, loin de mon service de sécurité. Je reste silencieuse, sur mes gardes.
J’observe l’homme qui s’est comporté comme un père ces dernières semaines,
qui m’a aidée, encouragée, écoutée même. Pour mieux me manipuler et me
surveiller.

– Votre regard sur moi a changé, Flora.


– Ça vous étonne ? Après ce que j’ai appris sur vous…
– Mettez-vous à ma place… Je ne pouvais pas faire autrement que de me
protéger.

Sa voix est mielleuse, condescendante. Elle m’horripile. Sa présence même, à


quelques centimètres de moi, m’est insupportable. J’éprouve une haine
incommensurable à son égard. Et si j’avais les moyens de…

– Vous reconnaissez l’école de votre fille, j’imagine, continue-t-il alors que


nous ralentissons devant l’institut. Ouverture à 9 heures le matin, sortie des
classes à 17 heures. Et la maîtresse de Mila, Mlle Brooks, n’est-ce pas ? Toujours
très ponctuelle !

Je me fige en entendant tous ces détails.

– Nous pourrions passer devant le bureau d’Alex, mais Brooklyn n’est pas sur
notre route. En revanche, la future maison de vos parents… Voulez-vous que
nous allions voir Ruth en passant ?

Bishop se délecte de son petit jeu. Le temps passe, les kilomètres aussi. Je
reconnais le quartier, la maison que mes parents, Mila et moi avons visitée la
semaine dernière.

– Je garde le meilleur pour la fin, bien sûr.


– Vous m’avez suivie…
– Depuis longtemps, Flora. Depuis très longtemps. Bien avant qu’Alex Sparks
ne rentre aux États-Unis. Nous vous avons toujours surveillée, au cas où Stan
vous aurait révélé des choses…
– Et vous allez me tuer, moi aussi ?! m’exclamé-je, amère. Vous n’allez rien
laisser à Mila, c’est ça ?!
– Allons, Flora. Tout de suite les grands mots !
– Et dire que je vous ai fait confiance, que je vous ai même apprécié pour ce
que vous étiez ! Que je vous ai aidé à gagner cette campagne !
– En vraie professionnelle, je dois l’admettre. Vous êtes vraiment faites pour
ce job !
– Vous allez perdre, Alan ! Vous savez où est votre frère en ce moment ?!
– Mark n’est pas sérieux. Il suffit que j’introduise quelqu’un assez près de lui,
que je fabrique deux ou trois preuves contre lui, il mourra sans que je sois
inquiété.
– De la même façon que vous avez orchestré la mort de Stan.
– Je n’ai jamais voulu tuer cette femme, Flora, c’est un coup de malchance !
Je dois me dépêtrer avec une situation très désagréable, vous savez.
– Je vais vous plaindre…
– Je peux apporter de belles choses aux citoyens américains. C’est ça le plus
important ! Il y a eu des dommages collatéraux, mais ce n’est rien comparé à la
vie de tous ces hommes et ces femmes que je compte améliorer !
– Vous comptez surtout sur votre carrière, sur votre évolution. Vous vous
foutez du reste.
– Je suis déçu que vous pensiez ça de moi, Flora. J’avais vraiment fini par
vous aimer comme ma fille. Si vous n’étiez pas tombée dans les bras de l’autre
Sparks ! Cette famille vous attire, c’est affolant.
– Je…

Je m’interromps quand, par la fenêtre, je reconnais la toute petite ville où


nous étions encore ce matin. Et l’allée qui remonte vers la maison.

La planque…

– Je vous laisse profiter du spectacle, me souffle Alan en ouvrant la vitre


arrière.

Le spectacle… Je vois Perkins sortir de la maison, poussé par un homme, et


se faire entraîner dans une voiture.

– Mais…
– L’ami russe d’Alex va bien, rassurez-vous. Il doit, à l’heure actuelle, être
juste un peu sonné par la vodka que nous avons mise dans son café, avec
quelques somnifères…
– Quand ?!
– Disons que j’ai quelques facilités à recruter les bonnes personnes. Nous
vous avons suivis, avons étudié vos allées et venues. Ensuite, il suffit d’agir
rapidement.
La limousine se remet en marche, suivie de près par la voiture transportant
Perkins.

– Alex se croit fort, persifle Bishop. Mais il ne connaît pas autant de monde
que moi pour s’informer de tout ce qui se passe à Newark, et même à New York.
– Mais qu’est-ce que vous voulez à la fin !

J’essaie de masquer le tremblement de mes mains. Mes doigts s’accrochent à


mon collier, espérant sentir la force de la pierre. La colère m’aide à ne pas
succomber à la panique, à garder un minimum de contrôle. Je refuse de fondre
en larmes devant lui. Il m’a trop pris pour que je lui fasse ce plaisir !

– Vous avez forcé mon frère à parler… J’aurais dû m’attendre à un tel


revirement de sa part, et l’éliminer bien avant.
– Votre propre frère ?
– Un faible… Un couard qui panique depuis le premier jour… Je vous tiens,
Flora, et grâce à vous, je vais demander à Alex d’avouer qu’il est le meurtrier de
Joanne Perkins.
– Je refuse d’être votre monnaie d’échange ! Je préfère…
– Vous préférez quoi, Flora ! Mourir ? Laisser une petite orpheline derrière
vous ? Vous et moi savons très bien que vous sacrifierez Alex face à Mila !
– Mais vous ne pouvez pas revenir sur le témoignage de votre frère !
– Oh si, je peux faire tout ce que je veux et bien plus encore. Je suis à deux
doigts de gagner cette élection, tout ce que j’ai construit dans ma vie pour y
arriver ne sera pas éliminé de cette façon. Je serai prêt à tout pour continuer mon
chemin jusqu’à la Maison-Blanche.
– Mais vous êtes malade ! La presse est déjà sur votre dos, tout finira par se
savoir !
– Pas après qu’Alex aura avoué avoir manipulé mon frère ! Je saurai retourner
cette affaire en ma faveur ! Les gens m’aiment, personne ne me croira capable
du pire ! Mon frère voudra se faire pardonner de sa trahison, Alex sera en prison,
et vous, Flora, vous vous tairez pour votre fille.

Je frissonne. Ce plan machiavélique, cet avenir qu’il me dessine sont un


cauchemar. Jamais je ne pourrais vivre avec une telle épée de Damoclès au-
dessus de ma tête, en ayant peur pour Mila… Je ne pourrai pas le voir évoluer
sans rien dire, se faire aduler ou applaudir !
Bishop jette un œil à son téléphone et sourit.

– L’énergie que vous avez dépensée pour mobiliser les troupes et me faire
regagner ces points perdus fonctionne à merveille. Vous êtes une alliée de taille,
Flora, ma proposition tient toujours. Continuez de travailler avec moi et…
– Jamais ! Jamais de la vie !

Mon mépris fige son sourire.

– Comme vous voulez. En attendant, nous retournons au bureau, vous et moi,


Flora. Nous agissons comme d’habitude. Vous allez travailler sur un plan de com
et rappeler tous mes bons et loyaux services pour Newark et le New Jersey. Vous
dresserez le plus beau profil que vous n’ayez jamais fait de moi. Vous vous
battrez à mes côtés quand la calomnie commencera.
– Mensonges… Et si je ne veux pas ? Si j’appelle au secours ?!
– Vous ne ferez rien de tout ça. Vous avez vu, je sais exactement où se trouve
chacun de vos proches et comme il peut être facile de les enlever. Et vous n’avez
pas envie qu’il arrive quoi que ce soit à la petite Mila, n’est-ce pas ?

Je ne dis rien, prise au piège. Bishop est fin stratège. Que ce soit moi qui
m’occupe de balayer les accusations, de le montrer sous son meilleur profil alors
que je sais tout de lui… C’est une torture qu’il m’inflige et, indirectement, qu’il
inflige à Alex.
38. Un pion dans une partie d’échecs

La limousine se gare sur le parking des bureaux. Ma voiture est toujours là où


je l’ai laissée l’autre fois.

– Je te préviens, Flora, tu es surveillée. Si tu essaies de contacter quelqu’un ou


de faire passer un message à ton ami Eddy, je transmets aussitôt l’ordre
d’envoyer des gens chercher tes proches. Tu as vu comme ç’a été simple avec
Perkins, qui avait pourtant quelqu’un avec lui. Alors imagine ce qu’on peut faire
avec des personnes sans défense !

Le regard de Bishop me glace le sang. J’ai froid, je frissonne. Mais hors de


question de baisser les yeux.

– OK, me contenté-je de lui répondre.

Nous sortons de la voiture et nous marchons, côte à côte, pour rejoindre le


QG de campagne. Mon cerveau fonctionne à cent à l’heure. Je dois trouver une
solution pour alerter Alex, qu’il aille chercher Mila lui-même. Je n’ai pas le droit
à l’erreur, je dois absolument garder mon sang-froid. Faire ce qu’on attend de
moi, ou tenter du moins de le faire.

Agir comme si rien ne se passait… Alex sait très bien le faire, lui.

– Tout va bien ? me demande Eddy en me rejoignant dans mon bureau. Tu as


pu récupérer tes affaires ? La prochaine fois, préviens-moi, je te rapporterai ton
sac tout de suite !
– Oui, ça va mieux. Tu sais ce que c’est, on m’appelle pour Mila et je fuis
comme une maman louve ! Enfin… Et la campagne ? On a pu retrouver des
points ? Les sondages sont bons ?

Je me surprends moi-même à me montrer si détachée. En vrai, je fais tout


mon possible pour éviter que ma voix ne tremble. Et j’ai froid, terriblement
froid. Un coup d’œil vers la cloison vitrée de mon bureau me montre Bishop en
pleine discussion avec le directeur de sa communication. C’est une opportunité
qui ne reviendra peut-être pas ! Bishop est accaparé, Eddy est là… Il faut que
j’enchaîne, maintenant !

– Et au fait ! Je suis tombée sur Holly ! Il faut vraiment qu’on se fasse un truc
tous les quatre ! On n’a pas vraiment eu le temps de faire connaissance au cours
de la soirée.
– C’est vrai… Mais je…
– Écoute, appelle-la, je sors mon agenda.

J’espère, je le supplie intérieurement pour qu’il attrape son téléphone, et vite.

– Non mais Flora, je ne sais pas si c’est sérieux avec elle et…
– Écoute, on se voit tous ensemble, et comme ça, nous te donnerons un avis,
OK ? Ce serait quand même dommage de passer à côté d’une belle relation,
Eddy ! Je sais que tu n’es pas chaud pour te poser, mais je t’assure que les belles
personnes se font rares ! Alors, humm… demain soir ? Mila est avec mes
parents, ce serait parfait !

Je lui adresse un grand sourire enthousiaste. Ma tête lui crie de l’appeler.


Bishop discute toujours…

– Tu as raison. Holly est différente, elle a ce petit truc en plus… Ça pourrait


être le genre de nana avec qui j’aurais envie de me poser. Si je ne lui montre pas
que je m’intéresse vraiment à elle, elle risque de s’envoler ! réalise-t-il en
attrapant son téléphone.
– Mets le haut-parleur, ça sera plus sympa ! Et elle ne pourra pas dire non si
elle sait que j’écoute !

Pourvu que ça marche… Pourvu que ça marche…

Holly décroche presque instantanément, à mon grand soulagement. Je lui


laisse à peine le temps de dire bonjour, encore moins à Eddy d’en placer une,
que j’enchaîne, tout de suite.

– Salut Holly ! C’est Flora ! Comment ça va ?


– Flora ?
– Hey, Holly, c’est moi, enchaîne Eddy, surpris de mon intervention. Tu serais
dispo demain soir pour boire un verre avec nous ?
– Je suis avec Eddy, au QG de campagne, on prend une pause, on papote, tu
vois un peu, dis-je en partant dans un rire qui sonne totalement faux à mon
oreille.

Je dois lui faire savoir où je suis… Qu’elle comprenne et qu’elle en parle à


Alex !

– Euh… Oui, pourquoi pas… Mais Flora tu es…


– Oui ! J’y suis. Bishop revient, il faut qu’on se remette au travail, tu sais
comment ça se passe, il est assez tendu. À demain !

Aussitôt, j’interromps la discussion et place un dossier sur le téléphone


d’Eddy avant que Bishop ne passe devant mon bureau.

– Il faut qu’on anticipe les réactions sur les réseaux sociaux, poursuivis-je
devant un Eddy de plus en plus incrédule, les yeux ébahis devant mon attitude.
Je te prépare quelques visuels d’Alan qui le mettent en avant. Tu me tiens au
courant ? On agira en fonction des commentaires. Il faut vraiment qu’on soit
réactif !

Quand Bishop passe à côté de nous, il ne peut que constater que je me suis
lancée dans la tâche ignoble qu’il m’a assignée. Mon discours sonne juste, ma
détermination aussi. Mais heureusement qu’Eddy lui tourne le dos !

– Tu es sûre que ça va ? me demande-t-il en regardant s’éloigner Bishop.


– Bien sûr ! Je suis sur les nerfs moi aussi… Cette campagne, cette affaire,
l’implication d’Alex dans tout ça, et mon nouveau rythme avec Mila à l’école…
Je crois qu’il me faut des vacances !

Comme j’aimerais lui dire que non, que rien ne va, tout lui dire de la véritable
facette de Bishop, l’homme qu’on se tue à faire gagner, qu’on met en avant,
qu’on apprécie.

Appréciait.

Mais je ne peux pas.

Je peux juste attendre qu’Holly intervienne, en espérant qu’elle m’ait compris


et qu’elle…

Non !

Non, non, non, non, non !

Je bondis de mon siège et cours presque jusqu’à l’accueil du QG. Mes parents
sont là !

– Mais qu’est-ce que… commencé-je à dire en les retrouvant.

Ils se tournent tous les deux vers moi, souriants.

– Flora ! Alan Bishop nous a demandé de venir. Il voulait nous parler. Tout va
bien ? Tu es toute pâle. Tu n’as pas donné beaucoup de nouvelles ces deux
derniers jours, me reproche doucement ma mère.
– Je sais, mais avec la campagne… On est dans la dernière ligne droite et…
Et vous, ça va ? Vous êtes venus seuls ?
– Bien sûr. J’ai vu que tu prends bien soin de ma voiture !
– Et il faudra qu’on te parle de la maison, intervient mon père, toujours aussi
enthousiaste quant à leur projet immobilier.

Ils vont bien… Bishop leur a tendu un piège, mais ils vont bien.

Il cherche juste à me mettre la pression, à me montrer qu’il est prêt à agir.

– Monsieur et madame Taylor, pile à l’heure pour notre rendez-vous, fait la


voix affable de Bishop dans mon dos. Flora, j’ai oublié de te prévenir de leur
venue, je voulais te faire la surprise.

Son numéro de charme fonctionne à merveille. Mes parents lui tendent la


main, chaleureusement, ravis d’être les complices de cet homme. S’ils
savaient…

– Je veux discuter avec vous pour connaître les raisons de votre départ de
Newark. J’ai remarqué que nous perdons énormément de population ces
dernières années et j’ai envie de savoir ce qui déplaît tant dans notre bel État.
– Si nous pouvons vous aider, ce sera avec plaisir, lui répond ma mère. Nous
ne partons pas parce que nous n’aimons pas le New Jersey, c’est surtout pour
une question de commodité, pour être plus proches de notre famille…
– Allons dans mon bureau pour en discuter, d’accord ? Flora a beaucoup de
travail, et nous serons mieux pour parler.

Une alarme s’active dans ma tête. Les emmener dans son bureau, c’est pour
mieux les retenir. Sans le savoir, mes parents sont en train de se faire prendre en
otage !

– Vous ne voulez pas plutôt profiter du salon ? Je peux vous apporter des
cafés ! protesté-je pour les retenir.
– Mon bureau est bien mieux, Flora.

Je comprends au regard qu’il me lance que je n’aurai pas le dernier mot. Je


fais signe à mes parents, quand ils s’éloignent dans la direction que leur indique
le candidat. Mon cœur se serre, l’angoisse monte. La seule chose qui puisse me
rassurer encore, c’est le monde qui nous entoure. Il ne peut rien faire contre eux
ici.

Mais il peut tout faire contre Alex…

– J’ai entendu votre petit manège toute à l’heure, Flora, me glisse Bishop,
glacial, en me retenant par le bras. Je me doutais que vous tenteriez quelque
chose, j’avais bien fait d’inviter vos parents ! Je sais qui est la petite amie
d’Eddy, je l’ai su en l’apercevant à la soirée. Vous n’êtes vraiment pas prudente.
Un peu trop fougueuse, comme Stan. Il ne manque plus que Mila pour réunir la
petite famille, non ?

Le ton est cruel, abject.

– Ne touchez pas à ma fille ! m’exclamé-je en tempérant tant bien que mal ma


colère pour ne pas attirer l’attention.
– Alors tenez-vous tranquille ! Si votre stratagème fonctionne, Alex ne
devrait pas tarder à arriver…

Quand il me lâche enfin pour rejoindre mes parents, je sens les larmes monter.
La colère, la frustration et la peur aussi sont à deux doigts de m’emporter. Je
serre les dents, les poings, mes ongles s’enfoncent dans ma paume. Et je retourne
à mon bureau. Perdue. J’ai l’impression de ne plus rien contrôler, d’être un
pantin entre les mains de Bishop.

– Flora, il se passe quelque chose ? me demande Eddy qui m’attend dans la


pièce. Je te sens tendue, j’ai vu la façon dont Bishop t’a tenu le bras…
– Rien Eddy, ça va… On a du boulot…

Je m’assois derrière mon écran, incapable de croiser son regard. Je fais


semblant de me mettre au travail, de me lancer dans la rédaction d’un
communiqué de presse pour qu’il me laisse. Quand enfin je suis seule, je me
prends la tête dans les mains… Mon téléphone vibre dans mon sac. Je n’ose
même pas bouger. Mes parents rient, l’échange avec Bishop que je vois de mon
bureau a l’air de bien se passer…

Qu’est-ce que je peux faire ?

Si seulement Alex pouvait s’occuper de Mila plutôt que de venir ici !

J’essaie de me concentrer, d’écrire quelques lignes en faveur du candidat


Bishop. Je peine à trouver mes mots mais j’écris tel un robot programmé à sortir
un texte. S’il voit que je fais ce qu’il demande, peut-être sera-t-il plus clément…

Un brouhaha sourd me fait soudain relever la tête. Tout le monde quitte son
bureau pour rejoindre le cœur du QG, les yeux levés vers les écrans.

Qu’est-ce qu’il se passe encore ?!


39. La chute

Je me lève à mon tour et rejoins tout le monde. Eddy est à côté de moi lui
aussi et quelqu’un décide enfin de monter le son. Le silence qui règne est
impressionnant.

– Qu’on appelle mon avocat ! OK tout le monde, on y est. Voilà le pouvoir


que peuvent avoir les manipulations et les mensonges ! nous lance soudain
Bishop en grand orateur qu’il est, montrant du doigt l’écran. On cherche à me
nuire, à me faire perdre, mais je ne me laisserai pas abattre. Mon frère est
manipulé, je connais le coupable. Vous allez devoir travailler encore plus pour
montrer à tous que je ne suis pas cet homme que l’on va dépeindre dans les
médias ces prochaines heures !

Je croise son regard, rapidement. La voix de la journaliste le fait taire. À la


télé, les bandeaux rouges défilent « Nouveau rebondissement dans l’affaire
Perkins », la photo des frères Bishop s’affiche, les commentaires évoquent le
maire au poste de police, parlent de révélations…

Ça y est, on y est…

– Le service com, au boulot ! Vous allez travailler en étroite collaboration


avec mes avocats ! Je vais me rendre moi-même au poste pour dénoncer ces
manipulations et prouver mon innocence. C’est un coup dur pour notre
campagne, mais tous ensemble, nous arriverons à surmonter ça ! On peut encore
gagner !

S’il est inquiet, il sait exactement comment ne pas le montrer. Il apparaît en


vrai capitaine de campagne, son aplomb convainc tout le monde. Il se montre
fort, droit dans ses bottes. Il est redoutable.

Les téléphones se mettent à sonner, la gestion de la crise commence à


s’organiser. Des équipes se forment, tout le monde est sur le pont. Derrière les
écrans, devant le QG pour accueillir la presse… L’armée se met en mouvement
pour sauver son roi. Et je suis incapable de bouger.

– Tu m’expliques ? me demande Eddy en se plaçant devant moi. Alan Bishop


est concerné par le meurtre ?
– Je ne peux rien te dire… soufflé-je, lointaine, happée par l’étrange sensation
de n’être plus que spectatrice des événements.

Je jette un œil vers mes parents. À mon grand soulagement, ils ont quitté le
bureau de Bishop et se tiennent dans un coin de cette grande pièce. Je les
connais, ils ne bougent pas, de peur de déranger dans un moment primordial.
Mon père regarde l’écran, il ne perd pas une miette du journal télévisé, sourcils
froncés. Quand nos regards se croisent, je sens qu’il s’interroge.

– Partez, articulé-je. Partez !

En vain. Nous n’avons pas le don de Mila de savoir lire sur les lèvres. Et
Bishop rôde, accroché à son téléphone, mais il est là toujours. Un assistant de la
campagne vient de les rejoindre, sans doute pour les rassurer quant à la situation.
Ou pour les empêcher de partir

Un assistant ou un homme de main ?

Mais ce que n’avait sans doute pas anticipé Bishop, c’est la rapidité avec
laquelle la police a réagi aux révélations de son frère… Sur le parking, toutes
sirènes hurlantes, viennent de se garer plusieurs voitures des forces de l’ordre.
Tout le monde se met à parler en même temps, c’est le bazar général. Les
sonneries des téléphones, les gens s’interpellent entre eux… J’ai l’impression
d’être emportée par une tornade.

Quand j’entends la voix d’Alex crier mon nom, mon esprit revient
brusquement dans mon corps, comme si je reprenais pied dans la réalité. Il entre,
suivit de Mikhaïl et fonce droit sur moi. Le regard fou d’inquiétude, il me serre
contre lui. Mais l’heure n’est pas au réconfort.

– Flora, est-ce que tu vas bien ?


– Mila, l’interromps-je. Va t’occuper de Mila ! Ne la laisse pas toute seule,
mes parents sont là, ils…

Alex regarde derrière moi et ses yeux bleus s’assombrissent.


– Ça va aller, chuchote-t-il. Il est coincé maintenant.
– Alex Sparks, vous osez venir ici !

Nous nous retournons tous les quatre pour faire face à Alan Bishop, qui ne se
défait pas de son aplomb. Bras croisés, le regard victorieux, il semble jubiler de
la situation.

– Entrons dans votre bureau, Bishop, à moins que vous ne souhaitiez que tout
le monde entende que vous êtes un meurtrier ?! lui lance Alex, la mâchoire
crispée.

Bishop jette un œil autour de lui et accepte de nous laisser entrer.

– Alex, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée… soufflé-je, paniquée à
l’idée de me retrouver dans une pièce fermée avec Bishop.
– Ne t’inquiète pas, il ne peut plus rien t’arriver maintenant, me rassure-t-il en
me serrant un peu contre lui.

Mikhaïl ne nous quitte pas d’un pouce et se place à l’entrée de la porte. Eddy
est là, lui aussi, sans doute poussé par la curiosité. J’ai beau me persuader que
Bishop est en minorité, l’inquiétude me ronge toujours. Combien de ses hommes
de main sont dehors ? À proximité de mes parents ou de Mila ? Prêts à intervenir
au moindre signe de sa part…

– Alan, c’est terminé maintenant, vous êtes fini ! lui lance Alex, très calme.
– Fini ? Pour vous, oui, pas pour moi. Regardez, je tiens les parents de Flora,
Perkins, un appel et c’est Mila que je tiens… Vous allez risquer de les perdre ?
Comme Stan ? Allons Alex, c’est à vous d’être raisonnable.

Si des regards curieux se tournent vers nous, personne n’ose s’approcher.


Mais pour s’assurer de ne pas être entendu, Bishop baisse le ton.

– Écoutez-moi bien, Sparks, murmure presque le candidat. Vous allez vous


dénoncer, vous allez dire que c’est vous le meurtrier. Sinon, tous ceux que vous
aimez ici, vous les perdrez ! Les uns après les autres… Je suis prêt à tout, vous
ne m’arrêterez pas !

Alex pose un regard sur moi. Et quand ses yeux se tournent à nouveau vers
Bishop, il affiche un petit sourire un coin. Je plisse les yeux, curieuse de savoir
ce qu’il cache.

– Ce ne sont plus vos règles du jeu, Bishop. Ce sont les miennes désormais.
Le témoignage de votre frère, le mien, votre réputation ne s’en remettra pas. La
police est là, rendez-vous, c’est tout ce que vous avez à faire !
– Personne ne vous croira ! s’insurge Bishop, moins pédant. Mon frère est une
girouette, il changera de version au moment même où je le croiserai. Vous
n’avez aucun pouvoir, Alex, arrêtez de vous obstiner !

Alex se tourne vers Mikhaïl et lui fait un signe de tête. Le grand gaillard russe
s’approche de moi.

– Tu peux me donner ton collier, Flora ? me demande-t-il doucement.

Je m’exécute, sans comprendre. Quand il l’a entre les mains, il ouvre la


pierre, à ma grande surprise, et en sort une microcarte SD, qu’il insère dans un
dictaphone. Il accélère un peu et, quand il lance l’écoute, la voix de Bishop et la
mienne se font entendre.

– Un micro ? demandé-je en me tournant vers Alex.


– J’ai demandé à Mikhaïl qu’il installe un micro et une puce GPS dans ton
collier. Après ton départ, l’autre jour, j’ai eu peur qu’il t’arrive quelque chose. Je
ne voulais plus te perdre…
– Tu savais que…
– Oui… Dès que tes gardes du corps ont sonné l’alerte de ta disparition, on a
suivi ta position. J’ai d’abord cru que tu faisais un tour pour voir tes parents…
Mais j’ai écouté ce que tu faisais et quand j’ai entendu Bishop… j’ai foncé au
poste de police pour les prévenir. On commençait à avoir des preuves et je ne
pouvais plus agir seul…
– Tu as donc toute la discussion ?
– Absolument tout, dit-il la voix plus grave en se tournant vers Bishop. Et la
police aussi.

Le visage de Bishop se décompose. Le masque de la bienveillance glisse sur


lui pour révéler des traits haineux. D’un geste rapide, il ouvre un tiroir de son
bureau et en sort une arme, qu’il pointe aussitôt sur Alex, puis sur moi. Nous
avons tous un mouvement de recul, je pousse un cri d’effroi. Alex se met devant
moi, Mikhaïl aussi. Je sens la panique chez Eddy.

Derrière mes deux protecteurs, je jette un œil vers mes parents, espérant qu’ils
ne soient plus là. Je les cherche mais ne trouve que des gens que la vue de l’arme
désarçonne. Certains restent là à nous fixer, tétanisés, d’autres filent déjà. Mes
parents me tournent le dos mais quand mon père se retourne pour comprendre le
mouvement de foule, il s’immobilise. Ma mère porte la main à la bouche. Et
mon père tombe, la main crispée sur le cœur.

Je me précipite vers la porte.

– Ne bouge pas, Flora, où je tire sur Alex ! me menace Bishop.


– Eddy, va t’occuper de mes parents ! S’il te plaît !

Eddy se rue au-dehors du bureau de Bishop, sous l’indifférence complète du


candidat. C’est Alex qu’il ne quitte pas des yeux, c’est lui désormais qu’il
menace, le doigt sur la détente.

– J’ai Perkins en ma possession. Je peux le faire tuer ! C’est ce que vous


voulez, Sparks ? Un autre mort sur la conscience ?

Sa voix est chevrotante, presque hystérique. Alan doit se sentir pris au piège,
acculé. Il est encore plus dangereux !

– Vous n’avez plus personne, Bishop, le défie Alex. Il est en lieu sûr et se
remet de ses émotions. Ça n’a pas été très difficile de le trouver… Tentative
d’enlèvement, tentative de meurtre, homicide, à deux reprises, falsification de
preuves, menaces… La liste est tellement longue… Et le monde entier est en
train de le découvrir.

Alex montre du doigt l’écran de télévision installé dans le bureau. Holly est
là, en direct, sur le parking du QG, à quelques mètres de nous. Le gros titre est
édifiant : « Alan Bishop, meurtrier avant d’être sénateur ». Une photo de Stan
apparaît, puis celle de Joanne Perkins.

– J’ai oublié de vous dire, ajoute Alex. La presse aussi a écouté


l’enregistrement… C’est fini.

Bishop perd complètement son sang-froid et se précipite dans le hall en


menaçant tout le monde de son arme. Son regard est dément. C’est le chaos le
plus complet, tout le monde se précipite vers la sortie, d’autres se cachent
derrière les fauteuils… Alex et Mikhaïl essaient de le neutraliser. Je cherche des
yeux mes parents, ne les trouve pas.

Eddy a dû les emmener dehors.

Rester avec Alex ou partir moi aussi ? Je me tourne vers lui et il suffit d’un
seul regard entre nous pour comprendre qu’il veut que je fuie, moi aussi.
J’hésite, un instant. Bishop pourrait tirer et faire des blessés…

Un geste impérieux d’Alex, un « Mila » que je lis sur les lèvres et je prends à
mon tour la direction de la sortie. Un coup de feu se fait entendre. J’ai tout juste
le temps de me retourner vers Alex pour voir comment il va que je m’effondre,
transpercée par une douleur soudaine et fulgurante.

Le trou noir.

À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
40. L’entre-deux

J’entends des bruits.

Des voix.

Des secousses.

La douleur qui m’irradie. Insupportable.

Le trou noir encore.

J’ouvre les yeux.

J’ai mal…

Je me laisse aller, la douleur est trop forte. Le néant me soulage. Il est doux et
me fait tout oublier.

Il apaise tout, jusqu’aux battements de mon cœur. J’aspire au calme, je ne


veux plus de cette douleur…

Des bruits à nouveau. Des machines, des cris… Je ne suis pas vraiment là
quand je reprends pied. Impression de flottement. Trop de lumière, la souffrance
encore et toujours.

– Sauvez-la !

Cette voix… Alex ? Je ne suis pas sûre de le reconnaître et pourtant. Je sens


qu’il est là à mes côtés. Alex… Cette balle que je croyais pour lui. C’est moi
qu’elle a touchée ?

– Elle a perdu beaucoup de sang ! Emmenez-la au bloc !

Un médecin ?
Je glisse. Je n’arrive pas à lutter. Mila. Ma Mila…

– Tiens le coup, Flora, ne me laisse pas… Pas maintenant…

Il est tout prêt, je sens sa main sur ma tête. Je ne peux plus ouvrir les yeux.
J’ai trop mal sinon… Il faudrait pourtant que je lui dise… Qu’il s’occupe de
Mila.

Qu’il est… le seul… qui doive…

… s’occuper d’elle…

***

Je me réveille enfin. Dans un hôpital. Je me redresse brusquement dans mon


lit et mes doigts se portent aussitôt vers ce bandage qui m’enserre la poitrine. Je
n’ai plus mal. Plus de douleurs. Ils ont sûrement dû me glisser des antidouleurs
très puissants. Je ne ressens plus rien. Je pourrais même me lever, faire mon sac
et rentrer chez moi. Retrouver Mila, la rassurer.

Depuis combien de temps suis-je ici ? Un bouquet est posé sur une commode,
près de mon lit. Un cadeau d’Alex ? Je me lève pour aller humer leur parfum.
J’ai envie de sentir la vie, de retrouver du plaisir. La balle semble avoir laissé un
grand vide en moi, comme une sensation étrange de solitude.

– Elles sont belles, fait une voix dans mon dos.

Je frémis. Cette voix… Comment est-ce que…

Je me retourne, la peur au ventre, peur de ce que je vais découvrir, peur du


regard que je vais croiser.

Mais pas seulement de la peur. De l’impatience aussi.

Stan.

Assis sur mon lit, je ne l’ai pas entendu entrer.

Mais est-ce qu’on peut entendre un mort ?


Je le retrouve, comme dans mon souvenir. Sourire espiègle, cette lueur de
fierté dans le regard, ses boucles brunes sur son front, comme Mila…

Oh non… Mila… Ma pauvre Mila.

Si Stan se tient devant moi… C’est que je suis…

– Ça me fait plaisir de te revoir, me glisse-t-il sans se défaire de son sourire.


– Est-ce que… je suis…

Ou je rêve. Dis-moi que je rêve…

– Pas encore, bientôt peut-être. Je ne suis pas médecin, mon truc à moi c’est
l’informatique, tu te souviens ?

Je l’observe, incrédule. J’ose même un geste pour toucher son bras, son
visage.

– C’est bien toi, soufflé-je…


– Tu attendais quelqu’un d’autre ?! L’homme des fleurs ?
– Je…
– Tu as le droit, tu sais, je ne suis plus là… Tu as besoin de quelqu’un qui
s’occupe de toi.

Une douleur traverse son regard, une douleur qui fait écho à la mienne et me
fait exploser en sanglots. Je tombe dans ses bras, si heureuse de le retrouver, si
triste aussi.

– Je sais tout, Stan, je sais tout sur ta mort… Je suis si désolée… C’est
injuste…

Il me serre contre lui, dans une étreinte que jamais je n’aurais pensé revivre.
Je le retrouve, mon amour perdu, le père de Mila.

– J’ai fait des erreurs, me console-t-il doucement. J’ai voulu le meilleur pour
nous et je t’ai offert le pire.
– Mais pourquoi ?! Je n’avais pas besoin de cet argent, j’avais juste besoin de
toi…
– Tu sais que ça n’aurait pas été suffisant pour moi. Mais ne parlons plus de
tout ça, d’accord ? Tu dois penser à ton avenir, Flora. Penser à toi.
– Tu me manques tellement !

Je dois lui faire mal à le serrer aussi fort, mais il ne dit rien.

– Je ne veux pas te laisser repartir. Tu dois rester avec moi !

Stan… Alex… Mon passé contre mon présent. L’amour d’hier contre celui
d’aujourd’hui… Je suis perdue…

– Non, Flora… Je refuse que ce soit ton moment. Ça ne l’est pas, tu as encore
tellement de choses à vivre, et tu as Mila.
– Ç’a été si dur sans toi !
– Tu t’en es très bien sortie jusqu’à présent. Et tu as Alex maintenant…
– Mais tu…
– Mon frère est le seul homme avec lequel j’aimerais te voir. Il a été génial
avec moi, j’ai merdé avec lui. Il saura s’occuper de toi et de Mila. Il vous rendra
heureuses, toutes les deux. Arrête de te battre toute seule, tu as mérité quelqu’un
sur qui te reposer, quelqu’un qui t’aime comme tu le mérites… Mila l’a déjà
choisi, à ton tour.

Je relève la tête pour croiser son regard. Il est sincère, et doux.

– Mila, elle parle beaucoup de toi aussi, je lui dis tout, tous mes souvenirs, je
les lui transmets.
– Je sais que tu fais ce qu’il faut, je n’ai aucun doute. Elle aussi a besoin d’un
papa maintenant.

Mes larmes roulent sur mes joues. Derrière Stan, à la porte de ma chambre,
une femme attend. Son visage est serein. Grande, blonde, la quarantaine. Je sais
qui elle est, je n’ai aucun doute là-dessus.

– Allez, Flora, plus tu restes avec moi, moins tu as de chances de te réveiller.


Et il est hors de question que tu laisses notre fille toute seule !

Stan descend de mon lit dans un mouvement athlétique.

– Embrasse mon frère pour moi. Dis-lui que je regrette, tout. Et que je lui
confie ce que j’avais de plus beau au monde.
Il dépose un baiser sur mon front. Je sens la panique monter en moi, il part, il
est en train de me laisser une seconde fois !

– Stan !

Je crie son nom alors qu’il rejoint l’autre femme. Il m’adresse un dernier
sourire, il est calme.

Si calme…

– Stan !

J’ouvre les yeux brutalement, la lumière m’aveugle. J’entends des bruits


autour de moi, ma tête est lourde. Je bouge les doigts, les pieds. Je m’extirpe
avec douleur, j’émerge, je reprends possession de mon corps et j’ai l’impression
que chaque parcelle est de nouveau inondée par la vie.

– Docteur, elle se réveille !

Ce n’est plus la voix de Stan… C’est celle Alex.

Son regard est grave, fermé. Je ne vois aucun sourire, plutôt de la douleur. Il
baisse la tête, pose sa main sur la mienne et quand nos yeux se trouvent à
nouveau, il me sourit, faiblement. Quelque chose ne va pas, je le sens. Je le vois.

– Mila ? Mon père ? demandé-je faiblement.


– Tout va bien, me glisse doucement Alex. Tu es hors de danger maintenant…

Alors pourquoi est-il si distant ?

– Je vais partir, ajoute-t-il doucement. Je crois… J’ai compris que tu ne peux


pas oublier Stan. J’ai cru pouvoir te le faire oublier, mais… Il est encore très
présent pour toi, j’aurais dû m’en rendre compte bien plus tôt. Je respecte ça,
Flora, mais… Je vais prendre mes distances quelque temps pour… pour tourner
la page.

Je l’écoute, surprise. Tout se bouscule dans ma tête. L’image de Stan, Alex


qui est en train de… me laisser ?
Il dépose un baiser sur mon front et se détourne pour sortir. Mon esprit est
encore dans la brume, j’ai la tête qui tourne. J’aimerais retrouver mes idées
claires, réagir, mais mon corps ne répond pas. Alex est en train de partir, et je ne
fais rien pour le retenir ?

C’est impossible !

Je me fais violence, tente de me redresser dans mon lit mais la douleur me fait
l’effet d’un coup de poignard. Les bips de la machine voisine s’affolent à tel
point que ma chambre est aussitôt envahie d’une équipe médicale.

– Alex, crié-je presque alors que le médecin me pousse à m’allonger. Non !


Alex ! Retenez-le ! Alex !
– Ne bougez pas, entends-je dire le médecin de tout à l’heure. Ce n’est pas le
moment de vous énerver, Flora. Il vous faut du calme !
– S’il vous plaît…

Je ne sais pas ce qu’il vient d’injecter dans mon intraveineuse, mais je ressens
aussitôt le besoin de fermer les yeux. Je continue de lutter, de me battre contre
cet état de léthargie. Pas maintenant ! Je continue d’appeler Alex, de plus en plus
faiblement. De plus en plus désespérée aussi. Il ne peut pas me laisser, pas
maintenant alors que…

– Je suis là, l’entends-je murmurer. Je suis là, tout va bien…

J’ouvre les yeux et puise dans mes dernières forces.

– Ne pars pas. C’est toi que je veux, reste avec moi…


– Mais Stan ? Tu as crié son nom en te réveillant. Je resterai près de toi, mais
je comprends que tu…
– Non… Stan est parti. Pour de bon, lui expliqué-je, ma main accrochée à la
sienne, mon regard plongé dans le sien. Je l’ai vu, il était là… Il regrette ce
qu’il… ce qu’il t’a fait. Et je crois qu’il… qu’il est d’accord pour que tu
t’occupes de nous. C’est ce que je veux, moi aussi… C’est toi maintenant, rien
que toi…

Ma voix est faible, mes mots sont laborieux, mais Alex prend le temps de
m’écouter, son visage se détend. Il me couve des yeux et l’amour qui émane de
ce regard me remplit intérieurement de chaleur, de vie.

– J’ai eu peur, m’avoue-t-il.


– Ne me quitte pas… Ne me quitte plus…

Alex m’entoure doucement de ses bras, et nous restons là plusieurs minutes.


C’est notre moment, nos retrouvailles. Après la crainte de le perdre, je m’apaise
dans sa chaleur.

– J’aurais aimé pouvoir lui parler… murmure-t-il.

Je sens une larme perler au coin de ma paupière. Il la cueille aussitôt. Cette


vision de Stan, cette présence, cette expérience étrange, je comprends toute sa
signification. J’en prends pleinement conscience. Stan vient de me libérer du
poids de la culpabilité, il a levé mes dernières réticences… Et surtout, je sais,
sans qu’Alex ait besoin de me le dire, que le pire est derrière nous.

– Alors, c’est fini, dis-je en repensant à Joanne Perkins aux côtés de Stan.
– Tout est fini, me répond doucement Alex. Bishop a été arrêté, la police
enquête et a déjà déterré pas mal d’affaires… Mais on parlera de ça plus tard…
Maintenant, on s’occupe de toi, et de ta convalescence.
– Tu ne risques plus rien ? Et la justice ?!

Mes questions ne masquent pas mon inquiétude. Pour me remettre, j’ai besoin
d’avoir l’esprit complètement tranquille, de savoir que plus rien ne nous
atteindra encore.

– Mon avocat est intervenu. J’ai obtenu une certaine clémence quand ils ont
appris toutes les menaces qui pesaient sur moi. Donc non, je ne serai pas
poursuivi, je n’irai pas en prison. Je ne vous lâche plus d’un centimètre,
mademoiselle Taylor.

Alex se baisse pour déposer un tendre baiser sur mes lèvres. Je pose mes bras
autour de lui, le serre autant que me le permet ma blessure. Puis je sombre,
incapable de lutter plus longtemps contre le calmant que les médecins m’ont
injecté.

***
Je viens de me réveiller à nouveau et Alex est là. Le soulagement que je
ressens est immense.

– Il y a quelqu’un qui veut te voir, me dit-il Alex, souriant.


– Mila ? Est-ce qu’elle va bien ?
– On a essayé de ne pas trop l’inquiéter, mais elle t’a beaucoup réclamée. Te
voir lui fera du bien.
– Va la chercher s’il te plaît !

J’essaie de changer l’inclinaison de mon lit avec la télécommande et trouve


presque une position qui me convient quand je vois Mila et ses boucles brunes
passer la porte de ma chambre, comme une petite souris craintive. Mon cœur se
serre. Je repense à son père, à la folle inquiétude que je lui ai fait vivre. J’ouvre
les bras et, tout en douceur, Alex la dépose sur le lit.

Elle me regarde, silencieuse, ses yeux noisette assombris. Elle ne sourit pas.

– Maman va bien, signé-je. Je suis là maintenant.


– Tu vas mourir ? Comme papa ? me demande-t-elle.
– Non, bien sûr que non ! Les docteurs m’ont soignée. J’ai un peu mal, ici,
mais je vais guérir, je te le promets.

La petite fille me regarde un instant, méfiante. Puis elle finit par se jeter dans
mes bras. Tant pis pour la douleur, mais la serrer contre moi est ce qui m’importe
le plus. Je retrouve son odeur, la douceur de ses cheveux, cette petite étincelle
dans ses yeux quand elle me regarde, heureuse et soulagée d’avoir retrouvé sa
maman.

– Mila, dit Alex en se plaçant en face d’elle. On va s’occuper de ta maman,


tous les deux ! On viendra la voir ici, tous les jours. D’accord ?

Elle hoche la tête, ravie.

– Docteur Mila et docteur Alex, la prochaine fois, apportez-moi des cupcakes


d’Abby !
– Hum… Tu crois qu’on peut faire ça ? lui demande-t-il.

Mila fait mine de réfléchir et finit par donner son accord. À nouveau je la
serre contre moi. Et je tends la main vers Alex. Nous sommes réunis. Enfin.
Tous les trois.

Je sens la fatigue me tomber dessus et j’embrasse Mila une dernière fois.

– Viens, Mila, maman a besoin de se reposer. On va voir si on lui trouve les


biscuits qu’elle aime, d’accord ?

Il l’attrape pour la prendre dans ses bras et, d’un signe de la main, ils me
quittent tous les deux. Je ne tarde pas à tomber dans les bras de Morphée,
soulagée, et heureuse.

Je ne sais pas combien de temps je dors, mais quand je me réveille, ce n’est


plus Alex qui est à mes côtés. Mais Abby. Elle se précipite sur moi quand je
bouge dans mon lit. Ses yeux sont inquiets, cernés, mais je lis un grand
soulagement dans ses yeux. Et ses larmes roulent et pleuvent sur moi !

– Tu nous as tellement fait peur !


– J’ai… soif… articulé-je avec difficulté.

Le brouillard épais dans mon cerveau se disperse petit à petit. Je me souviens


d’Alex et Mila, mais pas grand-chose du reste finalement.

– Raconte-moi… ce qu’il s’est passé, lui demandé-je après avoir bu une


gorgée d’eau fraîche.
– Tu as pris une balle dans la poitrine, m’explique calmement Abby. Les
médecins n’ont rien voulu nous dire. Ils t’ont opérée, très vite, mais tu ne t’es
pas réveillée. Ça faisait deux jours que tu étais dans le coma… Alex m’a
appelée.
– Et mon père ?

Les souvenirs de son malaise me reviennent, mais Abby apaise rapidement


l’angoisse qui commence à monter.

– Ton père va bien, il s’est trouvé mal mais Eddy a géré. Les médecins l’ont
examiné et il a pu rentrer. Tu peux te remettre tranquillement maintenant. Alex
s’occupe de Mila, ta mère de ton père, et moi… j’essaie de ne pas transformer
notre appart en souk, ajoute-t-elle en souriant. Tu n’as plus à t’en faire, vraiment.
Abby presse ma main. Je souris. Et referme les yeux, emportée à nouveau par
le sommeil.
41. Mise au point enfantine

Les jours qui suivent mon réveil, je reste en observation, dans une unité où je
ne peux pas voir tous les gens que j’aime. Même les visites de Mila sont courtes
et rapides. Quand on m’annonce que je suis transférée dans un autre service,
j’éprouve un vrai soulagement. Le pire est derrière moi. Je quitte ce monde où
j’ai croisé Stan pour remettre un pied dans la vie. La douleur est toujours là,
surtout quand j’essaie de me lever, ou simplement de me redresser. Mais je suis
sur la voie de la guérison et j’ai envie de sortir d’ici au plus vite.

Je ronge mon frein, je me languis dans ce lit à suivre les informations. Je


zappe dès que la tête d’Alan Bishop s’affiche sur l’écran. Je frissonne encore en
l’apercevant. Il est l’homme qui a tué Stan et qui a bien failli m’avoir aussi. Mais
je compte bien me présenter devant lui, le jour du procès, et le regarder droit
dans les yeux. L’affronter, lui montrer que je suis vivante, camper sur mes deux
jambes, solide et encore plus forte qu’au premier jour.

– Mademoiselle Taylor, j’ai une bonne nouvelle pour vous, me lance mon
médecin en entrant dans ma chambre pour sa visite hebdomadaire.
– Annoncez-moi que je pars, s’il vous plaît ! le supplié-je en souriant.
– Demain, si vous le souhaitez. Ou après-demain…
– Demain ! Sans hésiter ! Je vous aime bien, docteur, vous avez été aux petits
soins avec moi, mais je rêve de rentrer chez moi, revoir ma fille, l’emmener à
l’école…
– Je comprends, rit-il. Mais pas de folie non plus ! Votre blessure n’était pas
profonde, mais vous avez subi un petit choc quand même. Je vous prescris un
repos absolu pendant au moins…
– Ne vous embêtez pas avec votre prescription. Mon dernier employeur m’a
tiré dessus, je n’ai plus de travail. Donc, ce sera repos forcé !
– Quelle histoire, soupire-t-il. Enfin, l’essentiel est de vous revoir sur pied. Je
signe tous les papiers et demain…
– …je vous quitte ! Merci docteur.
Je tends la main vers mon médecin. Jamais je ne me suis sentie mal entourée
ici. Je lui dois ma rémission.

À peine est-il sorti que j’attrape mon téléphone.

[Je sors demain. Tu peux venir me chercher ?]

[Je serai là ! À la première heure.]

Je souris à l’idée de retrouver Alex. J’aurais pu prévenir ma mère, ou Abby,


mais c’est avec lui que je veux sortir d’ici, avec lui que je souhaite rentrer chez
moi. Il me tarde de passer du temps avec lui, de le retrouver lui aussi, loin de
tout ça. L’après que nous attendions est arrivé. Et je veux qu’il commence à la
minute où je quitterai cet hôpital. Pour faire quoi ? Je ne sais pas encore. Peut-
être commencer simplement à réapprendre à vivre normalement, mais à ses
côtés ?

Impatiente, je rassemble mes affaires. Il me faut à peine dix minutes pour


ranger mon sac. J’ai plus de douze heures d’avance sur la sortie. Et la journée
s’annonce… longue.

Tellement longue…

***

Autant dire que je suis debout aux aurores, que mon sac est fermé, sur mon lit
et que j’attends, impatiente, qu’on vienne me chercher avec le traditionnel
fauteuil roulant. Je comprends cette précaution, si je chute dans l’hôpital, je peux
les conduire devant la justice et obtenir des dommages et intérêts conséquents.
Mais s’ils savaient à quel point j’ai ma dose de procès, ils me laisseraient
sûrement partir sur mes deux jambes !

J’ai beau implorer, dire que je peux m’asseoir sagement sur un banc dehors,
l’infirmière ne change pas d’idée, on ne transige pas avec la loi américaine. Je ne
partirai que quand je serai accompagnée.

Cinq minutes de retard ! Il a cinq minutes de retard !

Je cherche mon téléphone dans mon sac pour lui passer un nouvel appel. Le
troisième depuis ce matin. Je n’ai pas eu de réponses à mes messages qui lui
précisaient l’heure.

Il avait pourtant bien dit qu’il serait là à la première heure !

Un instant, les événements récents me rattrapent et l’inquiétude me prend.


Mais je me rassure aussi vite en pensant que Bishop est loin et qu’il ne peut plus
agir contre lui. Ou même contre nous. Au moment où je me résous à appeler ma
mère, j’entends des pas dans le couloir. Rapides. Bruyants. Comme ceux d’un
enfant…

– Mila ? m’exclamé-je en sortant de ma chambre, le cœur battant.

Elle saute dans mes bras, avec une délicatesse toute relative. Mais tant pis.
Mon amour de petite fille me serre contre elle et, quand elle me regarde, ses
yeux irradient de bonheur.

– Mais… tu n’es pas à l’école, la grondé-je gentiment en l’embrassant.


– Il y avait plus important à faire aujourd’hui !

Alex se tient derrière elle, le visage serein, ses prunelles bleues pétillantes. Je
l’observe, rapidement, et ce que je vois me suffit à comprendre que lui aussi est
passé à autre chose désormais.

Il m’attire contre lui et dépose un tendre baiser sur ma joue, sous le regard
d’une Mila heureuse de me retrouver.

– On rentre avec ta maman ? signe Alex pour s’adresser à Mila.


– Tu signes ?! m’exclamé-je.
– Mila m’apprend un peu. Et je crois que je ne m’en sors pas trop mal pour un
grand débutant, sourit Alex.

La petite brunette confirme.

– Il travaille bien, me glisse-t-elle, le plus sérieusement du monde.


– Ta mère a dû s’occuper de ton père. Tout ça l’a un peu fatiguée, m’explique
Alex rapidement. Du coup, Mila et moi avons passé beaucoup de temps
ensemble ces derniers temps.
– J’ai dormi dans la maison de Mikhaïl, et tonton Alex m’a emmené à l’école
tous les matins, confirme la petite fille.
– Mais je croyais que…
– Ta mère nous a demandé de ne pas t’en parler pour ne pas t’inquiéter au
sujet de ton père. Elle craignait que ça nuise à ta convalescence. Mais rassure-
toi, il va bien.
– Bon… Je vais l’appeler vite mais pour le moment emmenez-moi loin d’ici,
s’il vous plaît !

Quand enfin l’infirmière arrive avec son fauteuil roulant, je monte dedans
sans perdre une seconde, Mila sur mes genoux. Papiers signés, sac accroché à
l’arrière, je suis à deux doigts de pousser un cri de joie quand Alex nous emporte
sur le chemin de la sortie. J’ai presque les larmes aux yeux tellement j’éprouve, à
ce moment-là, un flot de sentiments divers et contradictoires. C’est ici que j’ai
vu Stan, c’est ici que l’affaire Bishop se termine, mais c’est aussi ici que tout
commence et qu’une nouvelle page se tourne. Et je ne pouvais pas être mieux
entourée pour écrire la nouvelle.

Avant de monter dans la voiture, je sens une petite main se glisser dans la
mienne. Mila m’arrête sur le parking. À son regard soudain très sérieux, son petit
visage fermé, je comprends aussitôt que quelque chose ne va pas.

– Est-ce qu’Alex est mon nouveau papa ? me demande-t-elle droit dans les
yeux.

Sa question m’ébranle. Elle n’est pas vraiment inattendue, mais elle survient
plus tôt que prévu, avant même que je n’aie pu aborder ce sujet avec elle. Et qui
plus est sur un parking d’hôpital. J’aurai aimé lui en parler ailleurs ou mieux
préparer ce sujet délicat.

– Tu as déjà un papa, Mila, lui expliqué-je doucement en me mettant à sa


hauteur. Même s’il est parti, il reste toujours dans ton cœur, et dans le mien
aussi. Alex, lui… il…

Comment expliquer à une petite fille ce que je ressens pour Alex, en essayant
de ne pas la brusquer, ni lui faire de la peine, ni…

– Tu peux traduire pour moi ? me demande Alex en volant à mon secours.


Je lui fais signe de la tête et l’écoute, attentive.

– Je serai ce que tu voudras, Mila, commence-t-il. Ton papa, c’était mon petit
frère et je ne veux pas prendre sa place. Mais je m’occuperai toujours de toi. Ta
maman et toi, vous êtes ce que j’aime le plus sur terre, vous êtes ma famille.
J’aime beaucoup ta maman. Et toi aussi, je t’aime beaucoup.

Mila nous regarde, l’un après l’autre. Je suis touchée par les mots d’Alex mais
j’attends encore plus sa réaction à elle.

– Et toi, maman ? Tu l’aimes tonton Alex ?

Je souris. La question était on ne peut plus évidente…

– Oui, Mila, moi aussi, je l’aime beaucoup. Et je suis heureuse qu’il soit avec
nous.

Alex et moi nous accordons le regard le plus intense que nous n’ayons jamais
eu.

– D’accord, ça me va, finit par dire Mila en souriant avant de grimper dans
son siège pour enfant.

Nous n’échangeons pas de paroles, lui et moi. Juste un rapide baiser volé et
un sourire complice.

Parfois, les plus belles choses sortent de nous spontanément. Et c’est peut-être
plus beau comme ça que lorsqu’on décide de tout programmer ou préparer. Il
n’en fallait pas plus pour nous rendre heureux.
42. Nouveaux chemins

Sur la voie rapide, j’observe le trafic new-yorkais, fluide, limpide. Le soleil


de septembre est encore chaud, mais pas insupportable. L’été touche à sa fin, les
journées sont encore belles et j’ai bien envie d’en profiter. Prendre le temps de
vivre, sans courir partout… Du calme j’en rêve.

– Mais… Tu t’es trompé de route, remarqué-je après avoir vu passer une série
de panneaux.
– Non, se contente de me dire Alex avant d’échanger un clin d’œil avec Mila
dans le rétroviseur.

Je me tourne vers la petite fille, qui peine à ne pas rire. Elle évite même de
croiser mon regard pour ne pas craquer.

– Mila !

La petite fille ferme les yeux très fort et pose ses deux mains sur sa bouche
pour me faire comprendre que je ne tirerai rien d’elle.

– Bande de conspirateurs, soufflé-je en me retournant. Je ne sais pas si mon


médecin apprécierait le traitement que vous m’infligez !

Je ne tarde pas à reconnaître la route et comprendre où Alex nous emmène :


dans la grande maison de Mikhaïl. Je n’ose pas demander si c’est pour les
besoins de l’enquête, si nous devons encore nous cacher, nous protéger… Je
reconnais toutes les voitures garées dans l’allée quand nous finissons par arriver.
Et à peine est-elle détachée que Mila court jusqu’au porche où nous attendent
déjà mes parents. Abby, Eddy et Mikhaïl ne tardent pas à sortir à leur tour.

Je tombe dans les bras de chacun, mais le premier avec qui je m’attarde, c’est
bien mon père.

– Comment tu te sens ? lui demandé-je, de l’inquiétude dans la voix.


– C’est plutôt à toi que je devrais demander ça, me sourit-il doucement en me
serrant encore contre lui. Je vais mieux. Beaucoup mieux. Mais s’il te plaît, évite
de me faire revivre ça.
– Promis. Je n’aspire qu’à une vie normale et reposante, maintenant !
– Et moi à profiter de ma retraite, avec ma femme, ma fille et ma petite-fille !

Nous restons tous les deux en retrait alors que tout le monde est rentré. Il
m’évoque la nouvelle maison, la mise en vente de celle du New Jersey, mais je
sens que ce n’est pas ce dont il veut me parler.

– Tu ne me dis pas tout, papa, tu n’as rien de grave à m’annoncer, rassure-


moi ? l’interromps-je brusquement dans ses dérives immobilières.
– Non… C’est à propos d’Alex… Il a été très présent avec nous, ces derniers
jours, continue-t-il, hésitant. J’avais des réticences à son sujet mais maintenant…
J’aime bien savoir que tu as quelqu’un sur qui tu peux compter à tes côtés. Et de
Mila aussi. On aimait beaucoup Stan, tu sais, mais il est temps que tu tournes la
page, toi aussi. Et Alex, c’est peut-être l’homme qu’il te faut.

J’observe Alex et Mila, plus loin.

– La page se tourne, papa, et j’ai envie qu’elle soit heureuse, soufflé-je, émue.
– Alors fonce ! me dit-il en me prenant dans ses bras. Tu as tellement mérité
d’être heureuse !

Nous nous écartons l’un de l’autre, nos cœurs gonflés. Le sien de


soulagement sans doute de ne plus me voir affronter la vie seule et aussi que
cette affaire soit terminée, certainement, et moi de comprendre que la vie
m’envoie des signes. Stan, Mila, puis mon père. Il n’est plus du tout question
d’hésiter. Je veux me plonger dans cette nouvelle vie, je le sais, je n’ai plus de
doute.

Mais impossible pour moi d’entraîner Alex, de lui dire tout ce que j’ai sur le
cœur. Il m’a préparé une petite fête surprise où tout le monde semble heureux de
me retrouver et de fêter la fin de l’affaire Perkins. Du moins, la fin de
l’inquiétude autour de cette affaire !

Abby me tend un cocktail et anticipe mon objection.


– C’est sans alcool ! J’ai appelé l’hôpital pour savoir si tu devais avoir un
régime alimentaire particulier et ne t’inquiète pas, j’ai tout noté, absolument
tout !
– Super ! Tu es en train de m’annoncer que je vais avoir droit à la maison à la
même chose insipide que j’ai mangée là-bas ? Tu ne veux pas que je rentre,
avoue-le !
– Est-ce que je t’ai déjà fait quelque chose de mauvais ? Il leur faut des chefs
dans les hôpitaux ! Je me demande d’ailleurs si je ne vais pas me lancer dans un
nouveau concept ! Je soignerai les patients beaucoup mieux que les médecins,
j’en suis sûre !

Abby me prend à son tour dans ses bras. Ma meilleure amie, ma confidente,
mon pilier sur lequel j’ai pu compter… Qu’il est bon de la revoir sans toute cette
ombre autour de nous ! Un instant, elle se laisse aller à la confidence sur sa
relation avec Mikhaïl mais un bruit de klaxon dans le jardin nous interrompt.

– C’est Holly, lance Eddy, surpris.


– Alors elle, elle est quand même gonflée de se pointer ! lâche Abby entre ses
dents sans que son frère ne puisse l’entendre.
– Abby, garde ton calme ! J’ai vu assez de sang ces derniers jours ! lui lancé-
je en souriant.

Holly salue à la cantonade et vient directement me voir pour prendre de mes


nouvelles. Quand elle aperçoit Eddy, elle me lâche les mains pour se tourner vers
lui.

– Eddy, avec tout ça, je n’ai pas eu le temps de t’appeler, s’excuse-t-elle. Et je


dois t’avouer un truc… Je suis sortie avec toi pour approcher Bishop, pour le
boulot. Mais je crois que tu me plais et si tu veux encore de moi, j’ai vraiment
envie qu’on aille boire un verre ensemble, un de ces jours.

Je tourne la tête vers Abby. Le spectacle est jouissif. Encore plus quand son
frère annonce qu’il est d’accord.

– Mon frère n’a pas de fierté ?! me dit-elle quand je m’approche d’elle.


– Ou plutôt, il sent que c’est peut-être la bonne… Laisse-lui une chance de se
rattraper. Si ton frère le fait, pourquoi pas toi ?
– On verra…
Alex me rejoint après avoir laissé Mila à mes parents et s’empare du verre
que lui tend Abby. Mikhaïl sort de la cuisine et nous pouvons trinquer tous les
six à mon retour. Son bras autour de ma taille, je me presse un peu plus contre
Alex pour le sentir plus près de moi. Il m’a manqué, tout mon être le réclame et
il me tarde d’avoir enfin notre moment à deux…

– Alors Eddy, toujours en campagne ? lui demande-t-il.


– Une campagne ? relevé-je. Pour qui ?
– Le remplaçant de Bishop, le candidat qui a pris sa place au pied levé. Mais
c’est trop tard, c’est perdu d’avance. Et puis, avec ce que j’ai vécu, j’ai plutôt
envie de m’éloigner de la politique ! grimace-t-il, amer.
– Si tu veux, j’ai besoin de toi pour remettre la Care Robotics à flots, lui
propose Alex avec un petit sourire en coin.
– Mais oui, ce serait génial ! Il n’y a pas plus doué qu’Eddy dans le digital sur
New York ! m’exclamé-je.
– Doucement… tempère ce dernier. Mais je vais étudier ta proposition ! Je
pense même que tu peux m’envoyer ton contrat dès ce soir !

Les deux hommes se serrent la main, heureux eux aussi de se retrouver non
seulement dans leur amitié mais sur un autre challenge.

– Et toi ? me demande brusquement Alex en se tournant vers moi.


– Quoi, moi ?
– Quand est-ce que tu reviens ?

Je ne réponds pas tout de suite. Je réfléchis. Une seconde. Non, même pas.
Une demi-seconde. Je n’ai plus envie d’hésiter. Je veux faire ce que j’aime, avec
ceux que j’aime.

– Dès que le médecin me donne son feu vert pour reprendre le travail !
m’exclamé-je. Je veux voir le petit Mio rejoindre Pio !

Alex met un temps avant de comprendre ce que je viens de dire. Quand il


m’attire enfin contre lui, c’est pour m’embrasser, cette fois sur les lèvres, dans
un long baiser, accueilli par des cris de joie de nos amis.

– On va remettre sur pied la Care Robotics ! lancé-je en regardant tour à tour


Alex, Mikhaïl et Eddy.
Nous levons nos verres encore une fois à l’avenir. La fête est une vraie
réussite et mes parents nous promettent que nous en ferons une autre, très vite,
mais cette fois sur la plage, devant leur maison, tant que la saison le permet
encore. Je regarde autour de moi. Je ne vois que des sourires et des regards
pétillants. Dehors, aucun garde du corps. J’éprouve un profond sentiment de
liberté. Il ne tient plus qu’à moi de prendre la meilleure direction pour Mila et
moi.

***

Après avoir couché Mila dans une chambre aménagée spécialement pour elle,
nous nous retrouvons, Alex et moi, seuls. Fatiguée par la journée, je prends place
dans ses bras, la tête au creux de son épaule et je me laisse enfin aller au repos, à
la détente et au plaisir de le retrouver.

– Il s’est passé des choses en ton absence, commence-t-il, un soupçon de


mystère dans la voix alors qu’il me caresse la joue.
– Ne me dis rien qui ne soit pas porteur de bonne nouvelle, soufflé-je en
fermant les yeux.
– Tu as reçu une lettre de l’institut, ajoute-t-il en sortant une enveloppe pliée
de sa poche.
– L’institut ?

Je saute sur l’enveloppe en espérant qu’on ne m’annonce pas le renvoi de


Mila, ou je ne sais quelle nouvelle du genre. Mais quand je parcours le courrier,
j’entre dans un état de joie intense, de bonheur ultime et d’émotions fortes.

– Mila a été retenue pour recevoir un implant cochléaire, arrivé-je à dire à


Alex. Elle va pouvoir entendre !

Je me redresse dans le canapé, submergée par les larmes. Quand je me tourne


vers lui, je suis surprise qu’il n’éclate pas de joie lui non plus. Mais son petit
sourire me cache quelque chose…

– Tu le savais ?
– Disons que j’ai peut-être accéléré les choses…
– Qu’est-ce que tu as fait ?
– J’ai pris rendez-vous avec le directeur, je lui ai présenté le robot Mio…
– Et… ?
– Je lui ai promis que les bénéfices de la vente iraient à la recherche de son
institut… Tu ne m’en veux pas ?
– Si je t’en veux de te montrer aussi généreux ?! Si je t’en veux d’avoir eu
envie de pistonner Mila sans oublier pour autant les autres enfants ? Non ! Bien
sûr que non !

Je ne sais pas comment lui exprimer mon amour, ma gratitude, tout ce que je
ressens pour lui. Je suis bouleversée et les mots ont encore plus de mal à sortir.

– Je ne sais pas… commencé-je. Tu…

Alex pose un index sur mes lèvres et m’attire de nouveau contre lui.

– J’ai tout mon temps, toute mon énergie désormais pour m’occuper de ce qui
est important pour moi. Et ce que tu as dit tout à l’heure, à Mila… Je sais
maintenant.
– Non… tu ne sais pas… Je… Je voudrais te dire tellement plus de choses.
– Flora… Je le lis dans tes yeux, je le vois à ta façon de rester avec moi.
Malgré tout ça, tu ne m’as pas quitté… Tu es restée. C’est tout ce dont j’ai
besoin. Les mots, on verra plus tard. L’essentiel est que tu sois là, ce soir dans
mes bras. Que Mila dorme au-dessus de nos têtes et qu’elle soit en sécurité, pour
de bon. C’est tout et ça me rend heureux, crois-moi.

L’émotion, la fatigue aussi, m’impose le silence. Mais il est hors de question


pour moi d’en rester là ce soir.

– Je ne veux plus te quitter, lui glissé-je dans le cou. Je veux rester dans tes
bras, toute ma vie. C’est là où je veux être. J’en suis sûre maintenant.

Je sens Alex frémir. Et je ferme les yeux. Je ne sais pas combien de temps
après, je me sens emportée, doucement, et allongée avec beaucoup de
délicatesse. Pas une seule fois, dans la nuit, je ne m’éloigne de lui. Et pas une
seule fois Alex n’est réveillé par ses cauchemars.

C’est terminé, pour lui aussi. Résolument terminé.


43. Une fin pour un meilleur commencement

Ce matin, aucun de nous deux ne souhaite se lever en premier. Nous restons


dans les bras l’un de l’autre, sous les draps, collés l’un à l’autre dans la chaleur
de cette nuit passée, calme et apaisée.

– Tu n’as pas mal ? me demande doucement Alex en effleurant mon


pansement.
– Ça me tire un peu des fois… Mais rien de bien grave.
– Quand je t’ai vue t’effondrer…
– Chuuuut… Je ne veux pas parler de ça. C’est derrière nous maintenant. Je
vais bien.

Alex me presse un peu plus contre lui, délicatement, de peur de me faire mal.

– Je ne suis pas en sucre, tu sais, plaisanté-je.


– Peut-être. Mais j’ai envie de prendre soin de toi.

Je l’embrasse sur la joue, portée par une vague d’amour et de profonde


reconnaissance. Jamais je ne pourrai lui en vouloir pour cette cicatrice que
j’aurai certainement à vie, juste au-dessus du sein. C’est ce qui aujourd’hui me
pousse dans ses bras, ce sera le souvenir de ce moment où j’ai décidé de lui
ouvrir la porte de ma vie et de laisser parler mes sentiments. Rien d’autre.
J’oublie le pire pour ne garder que le meilleur de tout ça. Dans le silence du
matin, je revis tous les événements à ses côtés. San Francisco, mes débuts à la
Care Robotics, cette journée d’orage, son aide tombée du ciel quand il m’a…

Tombée du ciel ? Vraiment ?

Je me redresse sur un coude et plonge mon regard dans le sien.

– Toi, tu as quelque chose de sérieux à me demander, relève aussitôt Alex en


fronçant les sourcils, une ombre passant dans les yeux.
– Ce jour-là, quand il pleuvait… tu te souviens ? Tu m’as accostée à quelques
pas de la maison de Ruth… Tu savais qu’elle vivait là ?
– Oui, avoue-t-il sans hésiter. Ce n’était pas la première fois que je passais par
là. J’ai longtemps pris le même chemin, me demandant si je devais m’arrêter,
comment ma mère m’accueillerait, ce que je devais ou pouvais lui dire sur mon
départ, ce qu’avait raconté Stan… Tous les jours, pendant une semaine, je me
suis garé devant chez elle. Et puis ce soir-là tu es sortie…
– Tu m’as suivie ?!
– Non ! Enfin… si… Ne me demande pas pourquoi, je ne sais pas ce qui m’a
poussé à remettre le contact de ma voiture et à voir où tu allais… Je ne sais pas
ce qui m’est passé par la tête, et puis… Quand tu t’es fait éclabousser, que tu as
eu l’air si désespéré, j’étais obligé d’intervenir et de t’aider. C’était comme un
signe du destin, j’étais là, au bon moment.

Alex m’explique tout ça sans détourner le regard.

Le destin… Ou un coup de Stan peut-être…

– Je ne regrette rien, en tout cas… Surtout pas cette rencontre. Toi par contre,
ç’a été le début d’une descente aux enfers…
– Ne dis pas ça ! Jamais ! m’insurgé-je aussitôt en voyant son regard se
durcir. OK, je suis passée par les pires moments de ma vie, les pires frayeurs.
Mais qu’est-ce qu’il reste de tout ça aujourd’hui ?! Toi et moi, et Mila à quelques
pas de nous. Oublie le reste, Alex, ne t’en veux pas… Regarde juste où nous en
sommes, tous les deux. C’est tout… C’est tout ce qui compte.

Je murmure ces derniers mots, à quelques centimètres de sa bouche, avant de


l’embrasser.

– Je ne veux plus être triste, ou inquiète, ou en colère ou rongée par la peur…


J’en ai assez. Je veux penser au présent et construire ma vie avec toi et Mila.
– Alors, il y a une dernière chose que je dois faire, et tout sera terminé,
déclare Alex en se redressant à son tour, pris d’une nouvelle ferveur. Viens avec
moi !
– Où ?
– En Russie. J’ai tout conservé là-bas. Mon appart, mes affaires… Je pensais
rentrer, continuer ma vie à Moscou. Je n’ai plus de raison de garder tout ça !
– Tu veux que… je t’accompagne ?!
– Oui ! Je veux que tu connaisses tout sur moi, ma vie là-bas, le quotidien qui
a été le mien. Tu dois connaître cette partie de ma vie, et c’est avec toi que je
veux y mettre un terme ! Alexeï Leskov, Sacha, tout ça est terminé.

Sacha, le surnom de notre intimité auquel j’ai déjà dit adieu, naturellement.
Pour moi, il n’y a plus qu’Alex. Définitivement Alex.

– Quand ?
– Le plus tôt possible !

***

« Le plus tôt » est programmé une semaine plus tard. Mon père,
complètement remis de ses émotions, et ma mère ont accepté avec joie de garder
Mila. Pour une fois, c’est Mikhaïl qui est resté aux États-Unis et Alex, Alexeï
pour les Russes, qui a remis les pieds dans son pays d’exil, avec moi à ses côtés.

Je ne connais rien de Moscou, je n’ai même jamais pris l’avion pour une
destination aussi lointaine. Je sais qu’Alex ne tient pas particulièrement à
s’attarder. Que son séjour ici est éphémère. Pour quelques jours, il retrouve la
peau d’Alexeï Leskov, le temps de fouler le territoire russe et de régler ses
affaires. Cette double identité n’est plus, la justice ayant confisqué ses faux
papiers.

Quand, après l’aéroport, nous arrivons dans un appartement dans un quartier


vivant de la ville, j’ai l’impression de rentrer chez quelqu’un d’autre. Si l’endroit
est calme et lumineux, il ne ressemble en rien à ce que je connais d’Alex.

– Tu vivais vraiment ici ? demandé-je en regardant autour de moi. Il n’y a


rien… Pas de décoration… Une chambre à l’hôtel est moins impersonnelle…
– Je crois que je ne me suis jamais senti vraiment chez moi. Je passais plus de
temps dans mon bureau et sur mon ordinateur qu’ici.
– Comme si tu n’avais pas vraiment prévu de rester… relevé-je.

J’ouvre la porte d’une petite pièce attenante au séjour et je comprends ce


qu’entendait Alex en disant qu’il passait plus de temps à son bureau ! Des
tableaux, des dessins de robot, des lignes de codes, des schémas, des ordinateurs
noyés sous la poussière, se mélangent dans un bazar organisé. Alex s’empresse
de faire le tri, de mettre ses machines dans des cartons pour les donner à une
école du quartier. Il a convenu avec le propriétaire de l’appartement qu’il laissait
les meubles, quasi neufs, pour le prochain locataire.

Je l’aide dans son rangement, dans son tri, en me demandant ce qu’on peut
ressentir dans un tel moment.

À quoi pense-t-on quand on met fin à une vie d’exil et qu’on peut enfin rentrer
chez soi ?

– Allez, partons d’ici. Il me tarde d’enlever le nom d’Alexeï Leskov sur la


boîte aux lettres ! me lance-t-il en sortant de l’appart, sans un regard derrière lui,
un carton plein de ses dernières affaires sous le bras. Je te fais un rapide tour de
la ville, puis direction l’usine !
– L’usine ?
– Ce serait dommage de ne pas te présenter Mio !

Main dans la main, nous nous engouffrons dans la voiture de location. Dans
les rues que nous traversons de Moscou, je regarde partout, incapable de ne pas
contenir ma curiosité sur ce pays, cette ville, si différente de mon quotidien.
Alex me montre parfois un bar, là une épicerie, ici un restaurant, des endroits
qu’il affectionnait, ses incontournables. Mais je n’entends aucune nostalgie dans
sa voix.

Nous roulons une petite heure pour arriver à l’usine de production, où Pio a
vu le jour. Avec les affaires et la fuite des investisseurs, sa production a été
interrompue. Mio, que je vais découvrir, n’est que le premier d’une longue série.
En espérant qu’avec la remise à flot de la Care Robotics les deux puissent voir le
jour et profiter au plus grand nombre.

D’entrée de jeu, Alex me présente comme sa collaboratrice devant les


responsables de production. Sans hésiter une minute, je retrouve naturellement
mon rôle, le même qu’à San Francisco. Pro, attentive, à l’écoute, curieuse, je
ressens ce même enthousiasme que j’ai eu pour Pio. Et cette complicité avec
Alex, cette complémentarité, tout nous revient, intact, comme aux premiers
jours. Quand je prototype nous arrive, qu’une première démonstration nous est
faite, je ne peux m’empêcher d’être émue. Il est exactement comme me l’avait
décrit Alex, comme il l’avait imaginé. Le test est remarquable de réussite. Mais
la surprise est encore plus grande quand on met entre mes mains une poupée,
aux jolies joues roses, aux cheveux bruns frisés.

– Mila aime les poupées, non ? me glisse discrètement Alex.


– Mais… c’est Mila !
– Tu crois qu’elle lui plaira ?
– Elle va adorer !

Les deux modèles de Mio passent tous nos tests. Je signe, il traduit. On lui
parle et la finesse de ses doigts lui permet de signer à son tour. La poupée est
impressionnante de précision.

– C’est du haut niveau de technologie. Je cherche encore à baisser les coûts


pour permettre aux parents de s’offrir un tel modèle, m’explique Alex, concentré
sur son robot.
– Tu y arriveras, je n’ai aucun doute là-dessus.
– Nous y arriverons, rectifie-t-il, un doux sourire sur les lèvres.

Notre passage à l’usine s’achève et nous repartons non sans qu’Alex fasse
passer encore quelques directives et aménagements sur le robot Mio. La poupée,
en revanche, repart avec nous et Mila sera la première à la tester. Grâce à elle,
une série d’améliorations sera sans doute réalisable pour la rendre encore plus
parfaite à l’usage.

Nous rentrons à notre hôtel, heureux, excités à l’idée de lancer ce nouveau


projet, fatigués aussi par le décalage horaire. Mais rien ne vient à bout de notre
enthousiasme et Alex m’entraîne dans un restaurant moscovite pour un dîner des
plus romantiques.

Heureusement, la carte est traduite. Je ne me suis jamais sentie aussi dépaysée


que dans ce pays. L’alphabet cyrillique est déconcertant et aucun panneau, aucun
nom ici ne me permet de comprendre quoi que ce soit. Je suis déroutée, à la
merci de mon guide.

Mais quel guide…

Ses yeux bleus pétillent à la lueur des bougies. Il est parfaitement à l’aise,
échange en russe avec les serveurs, son sourire est serein, et quand il me regarde,
j’ai l’impression de me retrouver comme dans un premier rendez-vous. Nous
avons traversé tellement de choses ensemble et pourtant, maintenant que la vie
est à nous, je me sens parfois intimidée devant cet homme. Et là, à Moscou, il
n’y a que lui et moi. Tous les deux, en tête à tête.

– À quoi penses-tu ? me demande-t-il en plissant les yeux comme s’il voulait


lire en moi.
– À toi… à nous, balbutié-je, prise sur le fait.

Jamais il ne m’a paru plus magnétique que ce soir. Peut-être parce qu’il est
libéré d’un poids, que nous ne sommes plus influencés par le passé, qu’un
chemin s’est ouvert devant nous et qu’il ne tient plus qu’à nous, voire à moi, de
nous y engager tous les deux. Alex brille ce soir, mais peut-être est-ce
simplement parce que mon regard sur lui a profondément changé. Je n’ai plus de
limites, plus de barrières. Il est exactement l’homme que je voudrais avec moi.
Et j’éprouve un véritable élan d’amour, un sentiment oublié, un sentiment
tellement bon à retrouver, moi qui me suis longtemps effacée pour penser à
l’avenir de Mila et enterrer ma peine.

Alex pose sa main sur la mienne et approche son visage du mien. Les reflets
de la flamme viennent effleurer son visage, rendant son regard plus intense.

– Rien de triste ? Tu as l’air si mélancolique…


– Non ! Absolument pas, au contraire… Je crois… Je crois que je suis
heureuse.

Ses doigts pressent un peu plus fort les miens. Son sourire s’élargit et mon
cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. Je suis heureuse, sereine, en paix avec
moi-même.

Alex lâche subitement ma main pour glisser la sienne dans la poche intérieure
de sa veste. Il en ressort un petit écrin de velours noir, qu’il pose juste devant
moi, entre nos coupes de champagne. Mais son visage s’est fermé et son regard
bleu a pris une teinte plus sombre.

– J’aime te voir heureuse, m’avoue-t-il gravement. J’aimerais croire que c’est


grâce à moi mais j’ai conscience que je ne t’ai pas procuré ce genre de
sentiments ces derniers temps. Je voudrais pouvoir effacer tout ça, balayer tes
craintes, tes inquiétudes, effacer ta cicatrice, ajoute-t-il en baissant les yeux vers
ma poitrine. Mais je t’aime, Flora, vraiment. Je t’aime et tu n’imagines pas tout
ce que j’ai envie de construire avec toi. Bien sûr, il y a notre travail commun,
mais je veux une vie à deux, à tes côtés, tous les jours… Je ne parle pas de
mariage, je ne vais pas brûler les étapes. Mais après tout ce que nous avons
vécu… Je veux profiter de toi, vivre comme un couple normal… T’emmener
voir un film, en week-end, garder Mila quand tu sors avec Abby et te retrouver
après… Je n’ai plus envie de te quitter, Flora. Je vais peut-être un peu vite, je ne
sais pas… Mais je meurs d’envie d’être avec toi ! Tu ne peux pas savoir la
frustration que j’ai de vivre loin de toi, de ne pas être là tout le temps, avec vous
deux ! Je… Je n’y arrive pas Flora ! J’ai besoin de vous pour me sentir complet !

Je reçois ces mots comme des caresses sur mon cœur. Cette déclaration est
belle et intense. Le moment est venu pour moi de mettre fin à mon silence. Il est
temps maintenant que je nous donne vraiment une chance à tous les deux.
J’attrape doucement l’écrin et l’ouvre avec précaution. J’y découvre une bague
en argent, sertie de petits diamants. Simple mais ô combien belle. Alex a choisi
le meilleur modèle qui pouvait me correspondre, celui que j’adorerais porter,
tous les jours, tout le temps, pour penser à lui.

– Si tu ne veux pas…
– Je la veux, l’interromps-je en plongeant mon regard dans le sien. Je la veux,
et je veux tout ce que tu m’offres. Ta présence, ton amour, je les veux… Je l’ai
compris, depuis quelques jours. Je sais maintenant, je suis même sûre, que j’ai
envie de t’aimer, et de te laisser m’aimer aussi. Je ne veux plus d’ombres, de
barrières, je nous veux tous les deux, et Mila. Que tu restes avec nous, que tu
sois là près d’elle, et avec moi, tout le temps !

Jamais je n’ai mis autant de ferveur dans ma voix. Mais si les mots sortent
facilement, je n’ai pas l’impression qu’ils sont assez forts pour exprimer tout ce
que je ressens. Tout ce que je peux enfin révéler ! Alex se lève brusquement pour
faire le tour de la table, m’attrape la main pour m’attirer contre lui.

– Je serai à la hauteur, nous serons à la hauteur, pour Mila. Et il ne nous


arrivera plus rien, murmure-t-il près de mon oreille.

Je me presse contre lui, oubliant le restaurant et ses clients. Mais il finit par
s’éloigner de moi, et, se saisissant de l’écrin, il attrape la bague pour venir la
glisser à mon doigt.
– Vous venez de me passer la bague au doigt, monsieur Sparks, essayé-je de
plaisanter pour masquer mon émotion. Vous ne savez pas dans quoi vous venez
de mettre les pieds.
– Oh si… un délicieux enfer, souffle-t-il, sourire aux lèvres.

Son baiser est délicat, tendre. Quand nous nous rasseyons à notre table, ni
l’un ni l’autre n’arrive à se défaire de son sourire. Et nous rions, éternels
complices, pour tout et pour rien, profitant simplement de ce bonheur qui s’offre
enfin à nous.
44. Quatre ans !

Notre séjour en Russie est court et nous reprenons l’avion rapidement. Je ne


me lasse pas de regarder ma bague, de me demander ce qu’en diront Mila, Abby,
mes parents. Elle officialise notre relation et je dois avouer qu’il me tarde de la
montrer à ma meilleure amie. Cette légèreté, cet état d’esprit désinvolte…
J’avais l’impression de les avoir perdus !

Main dans la main, nous rentrons directement à mon appartement de New


York pour retrouver Mila. Notre retour correspond parfaitement à son
anniversaire et Alex tient soigneusement sous son bras le cadeau qu’il lui
rapporte de Russie. Les miens sont cachés dans ma penderie, préparés avant mon
départ, comme son goûter de demain après-midi avec ses camarades. Mais j’ai
bien peur que la poupée Mia vienne tout éclipser.

Quand nous passons la porte d’entrée, Mila me saute dans les bras, puis dans
ceux d’Alex, heureuse de nous retrouver. Abby nous accueille avec un sourire
complice et il ne lui faut pas beaucoup de temps pour relever la bague à mon
doigt.

– Vous partez quatre petits jours et vous revenez changés ! Alors, ça y est ?
C’est officiel vous deux ? On peut enfin vraiment dire que vous êtes ensemble ?
– Oui, on est ensemble, pour de bon, lui accordé-je en souriant.
– Parfait ! Ça méritera bien une petite fête en attendant les fiançailles alors !
Mais avant, place à la reine du jour !

J’oublie le décalage horaire, la fatigue pour me lancer dans la décoration du


salon pendant qu’Alex occupe Mila dans sa chambre. J’avais tout préparé et
caché un carton plein de petites choses dans la chambre d’Abby. En vingt
minutes, les ballons sont accrochés, les fées suspendues au plafond avec des
guirlandes multicolores, la vaisselle en carton dressée sur la table et un
déguisement trône à la place de Mila. Ma petite fille fête ses 4 ans, il faut que la
fête soit à la hauteur !
4 ans… Et toujours mon bébé.

Mila sort en trombe et s’émerveille de ce qui l’entoure. Quand elle découvre


le déguisement, elle saute sur place, avant de se déshabiller rapidement comme
je ne l’ai jamais vue faire. La fée a le regard qui pétille et un sourire jusqu’aux
oreilles quand elle s’installe à table, réclamant gâteaux et cadeaux.

– Mila ? Tu ne veux pas sortir ? Aller te promener ? J’ai des places pour le
zoo que tu aimes tant, signé-je. Tu peux même y aller comme ça !

Mais non. La petite fille n’a pas vraiment envie de sortir et lance un regard
suppliant à Alex qui, comme souvent, a bien du mal à résister.

– Les cadeaux d’abord, la sortie ensuite ? propose-t-il en me regardant avec


innocence.
– Oui, on peut faire ça, accepté-je, vaincue mais amusée.

Abby s’occupe du gâteau et nous des cadeaux. Mila ne sait pas si elle doit
souffler, manger ou ouvrir ses paquets. Pourquoi choisir ? J’ai tout juste le temps
d’immortaliser les bougies, qu’elle attaque d’une main le gâteau au chocolat et
de l’autre, le paquet.

Et comme je m’y attendais, elle ouvre grand les yeux quand elle croise le
regard de Mia. Alors qu’elle la serre contre elle, je lui explique à quoi elle sert et
comment elle peut s’en servir. Curieuse, elle la teste avec Alex.

– Cette poupée sait signer ? me demande Abby, perplexe.


– Complètement. Alex l’a conçue spécialement pour Mila et les enfants
comme elle…
– Eh beh… Tu pourras lui demander qu’il me fasse une poupée commis de
cuisine ? Qui ne parle pas, si possible…

Je pousse du coude Abby, et regarde, amusée et émue, Mila découvrir les


dons de Mia. Alex n’a effectivement plus besoin de moi. La poupée fait tout.
Mila peut désormais se confier à lui en toute intimité. Même s’il avait fait des
progrès en langue des signes, rien n’était encore très fluide et leur
communication était souvent frustrante. Mais celle qu’ils viennent d’engager
semble être… impossible à arrêter !
Mia et Mila deviennent vite inséparables et il est dur de convaincre la petite
de la laisser pour sortir. Mais quand la pluie s’abat brutalement sur New York,
ma petite brunette n’est en rien déçue de cette visite au zoo avortée. Mia l’attend
à l’abri et Mila a bien l’intention de lui présenter sa chambre, ses doudous et de
tout lui raconter de sa petite vie.

– Mia est adoptée, fais-je remarquer à Alex autour d’un café.


– Je suis content de voir qu’elle répond aussi bien aux attentes d’une enfant
impatiente, comme Mila, sourit-il.
– Je crois que je peux remballer ma boîte de magie, grimace Abby en
attrapant la boîte intacte.
– Demain, ce sera une activité parfaite pour tempérer les enfants du goûter, la
consolé-je. Abby la magicienne, tu vas les faire rêver !
– Demain, je ne suis pas là ! Je te laisse ce grand moment. De toute façon, tu
ne seras pas seule, tu seras là, Alex, non ?
– Bien sûr, sourit-il. Il faut un homme pour gérer la situation !

Abby et moi échangeons un regard complice. À ses débuts, quand elle a lancé
son activité, je lui avais apporté mon aide pour de nombreux goûters
d’anniversaire. Abby sait que ça n’a rien à voir avec un cocktail ou une soirée
avec des investisseurs. Alex, non. Pas encore…

***

Et c’est donc innocent, et moi très amusée de le voir ainsi, qu’Alex attend aux
côtés de Mila l’arrivée de ses petits copains, sa poupée sous le bras. Le premier
arrive, puis le deuxième, puis les suivants et le salon est soudain plein de vie.
Tous viennent de la même classe que Mila, à l’institut, et Alex peine à les suivre
quand ils discutent. Mais malentendants ou bien-entendants, le résultat est le
même. Un tsunami traverse l’appart.

Alex me rejoint, les traits tirés.

– C’est toujours comme ça ? me demande-t-il en regardant autour de lui.


– Toujours…

Il me dépose un baiser léger avant de replonger dans l’arène pour calmer une
dispute.
Il n’a pas menti quand il parlait de s’impliquer. S’il sort indemne de l’après-
midi, alors je peux être sûre qu’il est l’homme qu’il me faut !

Les parents viennent récupérer leur progéniture, et doucement l’atmosphère


redevient plus sereine. Il n’en reste plus qu’un avec Mila et les jeux se font plus
calmes. Alex s’assoit par terre auprès d’eux et ma petite princesse montre à son
copain comment utiliser Mia pour communiquer.

Je m’apprête à ranger quand on sonne à la porte.

– Désolé, s’excuse le papa du petit. Mon avion a pris du retard.


– Ce n’est pas grave, le rassuré-je en le conduisant aux enfants. Matthew est
le plus calme de tous ! Et avec l’après-midi qu’on vient de passer, ça fait du bien
de se rappeler que des enfants peuvent jouer en silence !

L’homme au sourire avenant s’arrête pour observer Alex.

– Qu’est-ce que c’est ? me demande-t-il en désignant la poupée.


– Le nouveau jouet de Mila. Une poupée robot capable de retranscrire la
langue des signes. Un petit traducteur en somme.
– Intéressant…

Il s’approche pour observer Alex utiliser la poupée et signe devant son fils
pour lui demander si tout va bien.

– Je pourrais savoir où vous avez trouvé cette poupée ? demande-t-il à Alex.


C’est génial comme concept !
– Je les fabrique, lui apprend Alex en se relevant. C’est un prototype, le
premier d’une longue série j’espère.
– Intéressant, vraiment intéressant, souffle le père de Matthew, curieux.

Son attitude me rend fière, fière de voir que le travail d’Alex impressionne.
Mila tend gentiment sa poupée, comprenant l’intérêt qu’on lui porte, et l’homme
l’examine lentement.

– Vous avez conçu cette poupée ? demande-t-il encore une fois.

Alors Alex lui explique, lui parle de la Care Robotics, de sa frustration de ne


pas pouvoir communiquer correctement avec Mila et de son projet de rendre
cette poupée accessible au plus grand nombre.

– Pour le moment, j’ai décliné le modèle en poupée pour l’offrir à Mila, mais
nous avons des plans pour réaliser d’autres versions.
– Vous me scotchez, s’exclame le père de Matthew. Et qu’est-ce qu’il vous
manque pour lancer la production ?
– Des investisseurs, sourit Alex.
– Vous en avez déjà un devant vous ! Je suis Peter Dawson, du fonds
d’investissement Dawson & Ribbes. Je suis complètement convaincu de l’intérêt
de ce robot ! Déjeunons ensemble la semaine prochaine, je veux tout savoir, et
surtout comment je peux apporter ma contribution à cette révolution !

Les deux hommes se serrent la main, comme si le marché était conclu. Je n’en
reviens pas. Je crois qu’Alex non plus, mais, toujours maître de lui, il n’en
montre rien. Quand Matthew et son père nous ont quittés, nous échangeons le
regard de la victoire !

– Je suis prêt à organiser tous les goûters d’anniversaire du monde si je


rencontre quelqu’un comme lui à chaque fois ! s’exclame Alex en m’attirant
contre lui.
– Une démonstration simple et naturelle et une promesse de fonds quasi
certaine, ce n’est pas mal, pas mal du tout !

Nous nous embrassons, sous les yeux de Mila. Cette bonne nouvelle a chassé
notre fatigue et réveillé notre enthousiasme. Pour la première fois depuis des
semaines, la Care Robotics a trouvé un investisseur sérieux !

Alex s’éloigne de moi pour attraper Mila dans ses bras et lui dévorer le cou.
Et la fête repart de plus belle, entre nous trois cette fois !
45. Adieu démons

Après l’euphorie d’un week-end festif pour l’anniversaire de Mila avec tout le
monde, le retour dans le quotidien dès ce lundi matin est un peu brutal. Seule
chez moi, je tombe sur les informations. Je ne les ai pas regardées depuis des
lustres et je me surprends même à ne pas changer de chaîne au moment où le
nom de Bishop apparaît à l’écran.

Alex et moi avons tacitement décidé de ne pas en parler. Je le soupçonne de


suivre de très près l’affaire avec son avocat, mais il respecte mon envie de ne pas
évoquer ce qui pourrait être douloureux. Pourtant, en observant l’homme en qui
j’avais une grande confiance il y a peu, sans ciller, je comprends que j’ai fait du
chemin de mon côté.

Ma colère est là, toujours. Mais elle commence à tendre vers un profond
mépris. D’un coup, je pense à Holly, que je n’ai pas vue depuis ma sortie de
l’hôpital. Elle saura me dire exactement ce qu’il en est, sans rien me cacher, sans
me préserver, comme pourrait le faire Alex.

[Libre pour déjeuner ?]

[Avec plaisir ! 12 h au
Corner près du journal ?]

[OK !]

Je suis la première à arriver dans ce restaurant cantine qui doit accueillir ses
habitués tous les midis. Quand Holly arrive enfin, ses cheveux courts battant ses
joues, elle m’adresse un sourire franc.

– Tu veux savoir où ça en est ? me demande-t-elle en s’installant.


– Je ne peux rien te cacher, soufflé-je en souriant.
– Alors tiens-toi bien, ça va te faire plaisir ! L’homme qui t’a tiré dessus n’a
aucune chance de sortir de prison ! On l’a eu, et pas qu’un peu !
Holly est directe et honnête. Pour elle aussi, c’est une victoire. Elle parle aussi
de l’homme qui a tué sa mère. Nous commandons et j’attends qu’elle
commence, impatiente.

– Bon, continue-t-elle en se penchant vers moi. Tu te souviens de mon


enquête sur les pots-de-vin quand il était promoteur ? Depuis que Bishop a été
arrêté, les langues se délient, plus personne n’a peur de lui ! Le procureur a un
dossier qui doit peser une tonne ! Ses hommes de main aussi se mettent à table,
et…

Elle s’arrête en me regardant droit dans les yeux, se rappelant soudain qui est
en face d’elle.

– Et ? l’encouragé-je.
– Le faux suicide de Stan, poursuit-elle, plus doucement cette fois. Les
hommes de main ont tout avoué contre un arrangement. Alan Bishop porte à lui
seul le meurtre de ma mère, de Stan, la tentative sur toi, et pléthore d’affaires
concernant ses anciennes activités…
– Et son frère ? Mark ?
– Alors lui ! s’exclame-t-elle en riant. L’arrangement qu’il tenait tant à avoir
n’a pas du tout été conclu. Il est coupable de complicité, de malversation… Pour
lui aussi, l’avenir se fera en prison !

Je baisse les yeux un instant, mes doigts jouant avec le bout de ma fourchette.
Est-ce que je suis heureuse d’entendre tout ça ? Oui. Mais je ne jubile pas. Je
n’ai pas le goût de la vengeance. Mais la justice fait son œuvre et les frères
Bishop vont payer pour ce qu’ils ont fait. Toute ma satisfaction est là.

Alan Bishop ne s’en sortira pas…

– Et ton père ? Comment est-ce qu’il vit tout ça ?


– Papa a décidé de partir s’installer en Floride. Il a une sœur là-bas. Il restait à
Newark dans l’espoir de voir le coupable puni. C’est chose faite. Il peut s’en
aller tranquille maintenant, il a fini sa mission. Il prend l’avion dans quelques
jours, je pense que ça lui ferait plaisir de dire au revoir à Alex.
– Je le lui dirai.

J’oriente la discussion, satisfaite, vers un sujet plus léger. Eddy. Holly


s’empourpre, soudain moins sûre d’elle que dans la peau d’une journaliste
émérite, et c’en est assez touchant. À sa façon de changer rapidement de sujet, je
comprends ce qu’elle ne dit pas.

C’est la preuve qu’il se passe quelque chose de sérieux entre eux…

Son temps est précieux et elle ne s’éternise pas à la fin du repas.

– Merci Holly, lui glissé-je sur le trottoir. Ça n’a pas dû être simple pour toi
non plus.
– Je suis comme mon père, j’ai trouvé la paix. Je peux vivre maintenant sans
ce poids. Ça fait du bien !
– Et le Pulitzer, tu as des nouvelles ?
– Eh bien… Je suis nommée dans la catégorie « Reportage d’investigations »,
c’est plutôt un bon début, m’apprend-elle, en souriant. Le jury décidera dans
quelques semaines.
– Félicitations ! Je croise les doigts, mais tu as fait un travail si remarquable !
– Merci… On verra. Allez je file !

Je l’observe traverser la rue en plein milieu de la circulation avant de


s’engouffrer dans son immeuble de bureaux. Cette affaire a donné naissance à de
jolies choses. Holly aussi en fait partie.

***

Trois jours plus tard, Alex et moi faisons la surprise à John Perkins d’être
présents à l’aéroport. Holly a gardé le secret de notre venue et le vieil homme se
montre assez ému. L’accolade entre Alex et lui est lourde de significations et je
m’écarte un peu pour leur laisser ce moment.

– Vous nous quittez alors, lui glisse chaleureusement Alex. Vous ne restez pas
jusqu’au procès ?
– Oh non… Mon avocat y sera pour moi. J’ai eu ce que je voulais, c’est tout
ce dont j’avais besoin.
– Je suis désolé, John. Si je ne m’étais pas tu toutes ces années, vous auriez pu
trouver la tranquillité bien plus tôt.
– Ne vous excusez pas, Alex, vous avez payé un lourd tribut vous aussi, le
réconforte John en posant sa main sur son épaule. L’essentiel est que nous
soyons parvenus à nos fins. Maintenant, il est temps de penser à nous. Ce sera le
soleil de la Floride pour moi ! Et vous Alex ?
– De belles choses à venir, sourit-il en m’attirant vers lui.

Perkins nous regarde tous les deux avec bienveillance. Il n’a plus rien à voir
avec l’homme hagard qui nous avait accostés un soir. Il est serein, ses yeux se
sont éclaircis, l’ombre et le poids sur ses épaules se sont envolés.

– Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez, finit-il par nous dire
alors qu’on annonce l’embarquement de son avion. Je serai heureux de revenir à
New York fêter d’heureux événements !
– On ne vous oubliera pas, John !

Holly entraîne son père et nous restons seuls tous les deux, Alex et moi.

– Il semble aller tellement mieux, relève-t-il en le regardant partir.


– John est en paix, comme sa femme, j’imagine. Mais toi aussi tu vas mieux,
lui confié-je en entourant sa taille de mes bras. Tu ne fais plus de cauchemars…
– C’est vrai ?
– Tu dors comme un bébé, plaisanté-je.
– Mes démons ont rejoint les Bishop en prison.
– Oui, tu n’as plus de raison de te battre maintenant. Tu es au repos !
– Ah si, dit-il brusquement en se tournant vers moi. J’ai une raison essentielle
de me battre aujourd’hui. Toi. Et Mila ! Viens, je t’emmène voir la première
bataille que j’ai menée. Et j’espère que je l’ai gagnée !
– Bataille ?

Alex ne m’en dit pas plus. J’ai tout juste le temps de faire un signe à Holly
qu’il m’entraîne hors de l’aéroport, jusqu’à sa voiture.

– Où est-ce que vous m’emmenez, Alex Sparks ! J’ai eu ma dose


d’enlèvements, vous savez ?
– Vous verrez bien, mademoiselle Taylor. Laissez-vous faire !

Je m’installe à l’avant de la voiture, mi-amusée, mi-curieuse devant l’air


conspirateur d’Alex. Nous ne tardons pas à quitter la zone de l’aéroport pour
retrouver le centre de Manhattan, dans l’Upper East Side, quartier sympathique,
réputé notamment pour son côté très select et ses maisons cossues de briques
rouges. Celle devant laquelle nous nous garons est différente, totalement peinte
en gris. Je crois comprendre où Alex veut en venir, mais je ne dis rien. Je me
laisse porter par son enthousiasme quand nous grimpons à la volée les cinq
marches du perron.

– Une visite ? me contenté-je de lui demander, le plus innocemment du


monde.
– Je te laisse regarder, je ne veux pas du tout t’influencer mais…
– Mais tu adores cette maison et tu espères que ce sera le cas pour moi aussi ?

Alex se contente de hausser les épaules, le regard pétillant, et ouvre la porte


pour me laisser entrer.

– Totalement rénovée, grand espace à vivre, lumineux, cuisine ouverte,


m’énonce-t-il au fur et à mesure de ma découverte. Cinq chambres, un bureau,
trois salles de bains, deux terrasses.

J’avance doucement jusqu’à la grande baie vitrée. La première terrasse est


immense, masquée du vis-à-vis par un aménagement soigné. J’imagine Mila, ici,
allongée sur le canapé extérieur, avec ses jouets ou ses livres. La maison est
époustouflante, grandiose. Immense. Cinq chambres… Une chambre pour Mila,
une chambre d’amis, une salle de jeux et… une pour un autre enfant ?

L’image de ce bébé me surprend. C’est la première fois que j’envisage de


donner un petit frère ou une petite sœur à Mila et pourtant, ça me paraît si
naturel… Si évident. Je souris. Cette maison m’influence déjà. Je m’y sens bien,
à n’en pas douter.

– Alors ? me demande impatiemment Alex. Qu’est-ce que tu en penses ?


Nous ne sommes pas encore trop loin de l’école de Mila, nous aurons de la place
tous les trois ici et… Quand je l’ai vue, je nous ai imaginés ici, tous les trois.
C’était comme…
– … une évidence ? l’interromps-je. Et depuis quand tu visites les maisons
sans rien me dire ?
– C’est la huitième, m’avoue-t-il, faussement penaud, ses pupilles bleues
étincelant de malice. J’ai envie de cette vie à trois, je ne peux plus attendre…

Je ne peux qu’être touchée en l’imaginant multiplier les visites, recherchant la


perle rare répondant à tous ses critères que je sais exigeants quand il s’agit de
nous. Ma main dans la sienne, il m’entraîne à travers la maison, que j’adore !
Mais je ne le lui dis pas, pas tout de suite. J’aime le voir s’enthousiasmer, me
révéler ses plans, me porter par la vision qu’il a de notre futur.

– Central Park n’est vraiment pas loin, ce sera plus sympa pour le chien.
– Le chien ? Quel chien ?! lui demandé-je en lui faisant face.
– Tu sais que nous avions un chien, quand nous étions petits, Stan et moi. J’en
garde tellement de bons souvenirs, c’est bien pour un enfant d’avoir un
compagnon, ça le guide vers les responsabilités, c’est épanouissant !
– Arrête Alex… Ne me dis pas que…
– Mila adorerait en avoir un.
– Et tu ne lui as pas dit qu’elle l’aurait ?!
– Disons que je n’ai pas vraiment dit non…
– Alex Sparks ! Mila peut te demander n’importe quoi, tu cèdes à tout !
– Je suis faible devant elle, devant sa mère aussi d’ailleurs…

Alex m’attire contre lui et m’embrasse avec tellement de passion que j’en
oublie le chien et les promenades en laisse sous la pluie. Il cloue ainsi toute
réticence de ma part, mais je me promets de remettre le sujet sur le tapis, dès que
ses lèvres arrêteront de me faire frissonner…

– J’ai une dernière surprise pour toi…

Il m’entraîne dans notre future chambre et sort du placard une pile de


couvertures moelleuses, des coussins, qu’il installe au milieu de la pièce pour
nous offrir un nid confortable.

– Tu savais que j’allais l’aimer ? m’exclamé-je en le voyant sortir une


bouteille de champagne et deux coupes.
– Je le supposais très fortement. Mais la décision finale te revient. On ne
prend cette maison que si elle te plaît vraiment !

Je regarde autour de moi et me dirige vers la grande fenêtre pour baisser les
stores, avant de revenir vers lui.

– On signe où ?
Je pose mes mains sur mon visage, le cœur rempli de joie. Voici donc notre
maison, notre chambre. Notre avenir.

Et la surprise d’Alex mérite bien qu’on s’attarde un peu plus longtemps avant
de retrouver Mila !

Après un baiser qui scelle mon accord, Alex débouche la bouteille de


champagne dans un bruit exacerbé par le vide de la maison. Je m’installe sur les
couvertures, au milieu des coussins, et enlève mes chaussures. Très vite, Alex est
à mes côtés et nous faisons tinter nos coupes l’une contre l’autre, les yeux dans
les yeux.

– Bienvenue chez toi, murmure-t-il.

J’ai le temps de n’avaler qu’une seule gorgée de bulles avant qu’il ne


m’enlève la coupe des mains.

– Je voulais signer les papiers rapidement, souffle-t-il à mon oreille. Mais j’ai
une autre priorité en tête finalement.
– Ah oui ? L’aménagement des pièces ? Chercher où on mettra le panier du
chien ? lui demandé-je, amusée, sachant pertinemment où il veut en venir.
– J’ai oublié…

Alex se relève brusquement pour récupérer un papier qu’il me tend. Quand je


découvre ce qu’il y est inscrit, je comprends qu’il est allé faire un test sanguin
pour le VIH.

– La vie avec toi mérite que j’en prenne soin, murmure-t-il en me rejoignant.
Que tu sois rassurée, sur tous les plans, au cas où tu t’interrogerais. Je sais que
de ton côté il n’y a eu personne après Stan et la naissance de Mila. C’était à moi
de prendre l’initiative de nous libérer de cette dernière barrière.

Je ne sais que répondre devant cette nouvelle preuve d’amour. Alex pense à
tout, anticipe mes attentes, mes questions. Mes sentiments débordent pour lui,
mais que dire de mon corps qui frétille, le creux de mes reins qui s’embrase, à
l’idée de ne plus avoir à utiliser un préservatif. Juste lui et moi.

– Je suis complètement à toi, soufflé-je.


L’éclair intense qui passe dans ses pupilles met le feu aux poudres et
l’attraction qui a toujours existé entre nous semble être galvanisée par cette
nouvelle liberté. Nous nous redressons tous les deux et, emportés par la même
fougue, par le même désir de se redécouvrir, nos mains s’emmêlent dans une
bataille furieuse pour nous défaire de nos habits. Nous rions, devant
l’empressement qui nous rend si maladroits. Quand nos lèvres s’accrochent,
nous terminons à l’aveugle et c’est tant bien que mal que nous arrivons à nous
montrer l’un à l’autre en sous-vêtements.

Mais ce n’est pas assez pour Alex, dont les doigts continuent leur avancée,
dans mon dos cette fois, pour dégrafer mon soutien-gorge. Mes mains s’attardent
sur sa peau, son torse, ses côtes, sa taille, son ventre… Ma bouche mordille son
épaule et je sens son corps frissonner quand j’accentue plus ou moins ma
morsure.

Quand il me bascule délicatement en arrière, son regard bleu s’est enfiévré et


il se mord les lèvres. Ma main posée sur son cœur, je le sens battre à mille à
l’heure. Il me domine, je suis à lui et me laisser aller sous ses caresses. Sa
bouche s’attarde sur mes seins alors que ses doigts agrippent les miens pour ne
plus les lâcher. Mon bassin se cambre quand il taquine mon téton durci par le
désir, qu’il joue avec allègrement, qu’il s’en délecte. Je l’entends soupirer lui
aussi et tente d’extraire sa main de la mienne avant de la glisser vers mon ventre.

Je redresse la jambe et me tortille un peu, anticipant la caresse à venir. Quand


elle s’immisce sous le tissu de ma culotte, je ne peux plus cacher à Alex mon
excitation. Je gémis, mon corps se tend. Je n’ai plus qu’une seule idée en tête : le
sentir en moi, chaud et vibrant. Comme si nous allions nous découvrir pour la
première fois.

Mais ce sont ses doigts qui, les premiers, se fraient un chemin en moi. Sa
bouche sur mon sein, sa main entre mes jambes, je pousse un profond soupir et,
très vite, je sens le plaisir grimper au creux de mes reins. Alex joue, me dévore
et quand il entre en moi, il plonge son regard dans le mien. Je ne ferme pas les
yeux sous ses assauts, je veux qu’il y lise toutes les sensations qu’il fait jaillir
dans tout mon être.

Il entrouvre les lèvres pour laisser passer son souffle et j’en profite pour
l’embrasser, glisser ma langue vers la sienne. Mon plaisir me prend, là au milieu
des coussins, sur ce lit improvisé. Intense et puissant, mon orgasme me
submerge. Je retiens ma respiration, ferme les yeux pour me délecter de cette
sensation unique, transcendante, avant de retomber en arrière.

Alex s’allonge à mes côtés, attrapant derrière lui une énième couverture pour
nous couvrir. Je me serre contre lui, mon nez effleurant son cou. J’adore respirer
son odeur, sentir son cœur battre. Et ce que je préfère, c’est quand il m’entoure
de ses bras et qu’il m’invite à me presser contre lui, dans la chaleur et la
protection de ses bras. Il n’y a pas un nuage à l’horizon dans mon bonheur en ce
moment.

– Tu crois qu’il faut qu’on y aille ? murmuré-je après quelques minutes


d’apaisement.
– Pas si tu n’en as pas envie. Il est encore tôt et personne ne nous mettra à la
porte.
– Alors… on peut traîner ici, comme un jeune couple fougueux ? lui
demandé-je en souriant, pleine d’arrière-pensées dans les yeux.
– J’ai pris des peignoirs, m’avoue Alex, l’air de rien, en portant sa coupe à ses
lèvres.
– Tu as quoi ? Mais… tu tiens à ce qu’on essaie toutes les pièces de la maison
avant qu’on se décide à la prendre ?
– Si c’est ce que tu veux, on peut revenir demain et continuer nos séances de
tests…

Je lui donne un coup avec un coussin, le premier qui me passe sous la main.
Auquel il répond en l’agrippant fermement et en me tirant à lui.

– Attention, à ce jeu, je peux être redoutable.


– Ah oui ? J’en connais un autre où je pense gagner à tous les coups !

Je me redresse brusquement pour venir le chevaucher. Je m’étonne moi-même


de ma rapidité, mais Alex est désormais à ma merci. Et je sais exactement dans
quel jeu je souhaite me lancer. J’attrape ses mains de chaque côté de sa tête,
l’empêchant de bouger, et commence à onduler sur lui, sensuellement. Je me
cambre, mon corps entier est une caresse sur le sien. Je presse mon bassin contre
le sien ou l’effleure selon l’envie. Et plus je bouge, plus je sens une bosse durcir
dans son boxer.
Je lui décroche un regard animal, titille le lobe de son oreille de ma langue,
mordille son cou. Je me fais lascive, désirable. Et toujours sous mon emprise, il
ne peut que subir. Son martyre semble lui plaire, je l’entends murmurer mon
prénom, je le vois fermer les yeux, entrouvrir les lèvres sous ses soupirs. Quand
je lâche ses mains pour nous enlever nos derniers sous-vêtements, il ne bouge
pas. J’esquisse un sourire. Il s’est laissé prendre à mon jeu. Le temps de dérouler
son boxer sur ses jambes, jusqu’à ses chevilles, je dépose un baiser sur son sexe
désormais dressé. Juste un baiser. Parce que je ne veux pas perdre de temps, je
veux le sentir, complètement.

Je remonte et, doucement, je m’empale sur lui. Je laisse échapper un


gémissement quand il s’immisce en moi, puissant. Je recommence à bouger sur
lui, j’alterne mon rythme et libère les mains d’Alex qui s’empresse de venir les
poser sur mes fesses pour m’accompagner. Nous faisons l’amour pour la toute
première fois sans protection, les yeux dans les yeux, à l’écoute de nos
sensations partagées. Je sens son corps se tendre, son visage se crisper. Alex
s’apprête à exploser en moi. Mon excitation grimpe d’un cran et je
l’accompagne au moment même où il expire un râle profond.

Je m’allonge sur lui, essoufflée, et une fois encore, ses bras viennent
m’entourer. Je redresse la tête pour l’observer, croise son regard. Et nous nous
sourions. Le constat est partagé, et sans appel. Collés l’un à l’autre sous la
couverture, nous prenons le temps de siroter nos coupes, d’apprécier ce délicat
bonheur qui nous est offert, d’observer en silence ce qui sera notre prochain nid.

Après plusieurs dizaines de minutes, nous nous faisons violence pour quitter
ce cocon et rejoindre la salle de bains. Et une fois de plus, Alex sort du placard
tout ce dont nous avons besoin.

– Mais quand as-tu préparé tout ça ?


– Je suis passé ici avant de te rejoindre chez toi… Je voulais parer à toutes les
situations, au cas où.
– Tu as mis toutes tes chances pour me séduire dans cette maison !
– J’avais des envies plein la tête… Je savais que nous avions du temps devant
nous…
– C’est parfait…

Je file sous la douche, heureuse de toutes les attentions d’Alex et de pouvoir


profiter d’une douche avec lui, complètement ! Il ne tarde pas à me rejoindre
sous l’eau chaude qui coule au-dessus de nos têtes, emplissant déjà la pièce
d’une douce vapeur. Le savon dans nos mains, nous caressons le corps de l’autre.
Moi ses muscles, ses pectoraux, son ventre, lui mes seins et mes fesses… Le
désir ne tarde pas à nous prendre à nouveau et celui d’Alex se révèle majestueux.
Je touche son sexe, du bout des doigts, avant qu’il ne me plaque contre le mur et
ne me relève une jambe.

– Je ne sais pas comment je vais pouvoir arrêter de te faire l’amour


aujourd’hui.
– Ne parle pas d’arrêter, viens !

D’un coup de bassin, il est en moi. Pour ne pas glisser, il soulève mon autre
jambe pour entourer sa taille. Il me pénètre plus profondément, ses coups sont
forts. Je gémis, mes cris sont couverts par le bruit de l’eau qui coule… Je
m’accroche à lui de toutes mes forces, plante mes ongles dans ses épaules. Je ne
pense plus à rien, je ne suis plus que sensation et désir. Contre moi, Alex grogne,
ses mains enserrent mes fesses. Cette première sous la douche est animale et me
fait perdre la tête. J’en veux encore, longtemps, ici ou ailleurs, mais je désire
encore ses assauts puissants… L’orgasme arrive à nouveau, et je souris,
consciente que ce plaisir charnel que j’éprouve sans aucune modération arrivera
encore, et encore… Nous ne nous quitterons plus. Jamais.

Alex jouit dans un dernier coup de bassin, le visage ruisselant d’eau. Je


l’embrasse et nous restons là, debout l’un contre l’autre, sans pouvoir nous
séparer.

J’en veux encore, mais les forces me manquent. Alex aussi.

– Quand est-ce qu’on emménage, soufflé-je près de son oreille.


– Quand tu veux. Et nous prendrons le temps de nous installer…
– Beaucoup de temps.
– Des journées entières…
– Matin et soir.
– Et la nuit, en silence…

Nous finissons enfin par sortir de notre douce léthargie, rattrapés par nos
obligations. Il est temps d’aller acheter cette maison et de commencer notre
aménagement très personnel. Dans cette immense salle de bains, nous nous
regardons à travers les miroirs. Et quand je surprends l’éclat dans les yeux
d’Alex, je saisis aussitôt sa pensée.

– Tu veux commencer par là ?


– Oh oui !

J’éclate de rire quand il fait mine de sauter sur moi, la peau encore humide. Je
me précipite dans notre chambre.

Bientôt, d’autres rires viendront habiter cette maison. J’ai hâte vraiment de
cette vie à trois.

À trois… À quatre si une boule de poils vient nous rejoindre !


Épilogue

Un an plus tard.

Un dernier coup de mascara sur mes yeux, un soupçon de rouge à lèvres,


nuance…

« We have to talk… » Original et plutôt bien tombé !

Je lisse ma jupe, redresse le col de ma chemise. Mon regard s’attarde sur ma


cicatrice, dans mon décolleté. Impossible d’oublier cette période sombre de nos
vies. Depuis que les frères Bishop ont été condamnés à perpétuité, la page a été
tournée. Aujourd’hui, je puise ma force quand je la caresse du bout des doigts.
Elle représente tout ce que j’ai dû et su surmonter pour arriver où j’en suis
désormais.

Où nous en sommes, Alex et moi.

Un dernier regard à mon reflet et je suis prête. Prête à affronter les


journalistes, prête à démontrer comment le robot Mio, ou Mia selon les modèles,
va révolutionner le monde des malentendants, ouvrir des enfants à un monde
dont ils sont tenus à distance, aider plus de copains de classe de Mila à recevoir
des implants, comme ma princesse il y a trois mois. Parce qu’Alex a tenu sa
parole. Avec son principal investisseur, ils se sont mis d’accord pour que les
bénéfices soient reversés à l’institut et permettre ainsi au plus grand nombre de
bénéficier du même programme que Mila.

Le grand frère Pio nous permettra de vivre et d’exister correctement. Mio lui,
est une histoire de cœur avant tout, plus que d’argent.

Je sors des toilettes de nos nouveaux locaux, toujours à Brooklyn, mais


désormais plus grands. Je file jusqu’au pôle communication dont j’ai repris les
rênes. Nous étions deux, avec Eddy. Nous sommes désormais six et
programmons de nouvelles embauches après la soirée de ce soir. Tous les
voyants sont au vert pour nous. La Care Robotics est une start-up qui compte
dans le paysage robotique américain et nous commençons même à établir des
contacts en Europe.

– Tina, Neil, Zoey, on part dans dix minutes ! lancé-je en passant la tête dans
un bureau. Eddy est déjà sur place !

Je les quitte aussi vite pour récupérer mes affaires et mon sac. Mon téléphone
n’arrête pas de sonner. C’est l’effervescence. Tout ce que j’aime !

Je fais signe à Mikhaïl, de l’autre côté. Il a coincé son smartphone entre son
épaule et son oreille et tente de faire le nœud de sa cravate. Je souris devant son
calme éternel. Le pôle conception est un havre de paix comparé au nôtre. Il mène
la production de nos robots d’une main ferme mais jamais, jamais, je ne l’ai vu
s’énerver devant l’imprévu.

Et c’est aussi ce qu’il faut à Abby pour la tempérer !

Abby !

Je lance l’appel pour joindre ma meilleure amie. À quelques heures de la


soirée, je dois m’assurer que tout va bien. Pour la forme. Abby n’est plus une
débutante et elle a fait beaucoup de chemin ces derniers temps. Elle aussi a dû
s’agrandir, trouver un nouvel espace de travail et s’entourer pour gérer les
nombreuses soirées dont elle s’occupe désormais.

– Tout va bien là-bas ? lui demandé-je en attrapant ma veste.


– Je n’ai encore tué personne, mais j’ai un serveur dans ma ligne de mire. Pas
sûre qu’il passe la nuit lui !

Mais rien vraiment ne change avec Abby.

– OK… Évite de faire ça pendant la soirée, je veux que toute l’attention des
journalistes soit portée sur Mio.
– Il survivra grâce à toi, souffle-t-elle agacée. Tu arrives quand ? Pas trop
fatiguée ?
– D’ici une vingtaine de minutes. Non ça va, au contraire !
– Tant mieux… À tout à l’heure alors.
Je jette un œil à mon équipe et m’aperçois que si Zoey et Neil sont dans les
starting-blocks, la nouvelle recrue, Tina, n’est pas aussi enthousiaste.

– Tina ? l’appelé-je.

La jeune femme, une vingtaine d’années, cheveux bruns coupés très court, me
rejoint en essayant de sourire. À ses traits tirés, je sens qu’elle est au bord du
malaise. Je ferme la porte derrière elle pour que notre échange reste entre nous.

– Ça n’a pas l’air d’aller, lui fais-je remarquer doucement.


– C’est que… c’est ma première soirée et si je me plante, si je ne sais pas quoi
répondre, si…
– Tout va bien se passer, l’interromps-je en posant une main sur son bras. Tu
as bien bossé, tu es plus que prête. Même si c’est le trou noir en ce moment dans
ta tête, une fois lancée, dans le cœur de l’action, tout te reviendra. Et tant pis si
tu as un trou ou un doute, Alex et moi, on sait que tu as fait un gros boulot. On
est une équipe, on sera tous là ! On y va tous ensemble et on va convaincre le
monde entier, tous ensemble ! OK ?

Tina me sourit. Si elle avait connu Lindsay, elle ne s’interrogerait pas sur ses
compétences. La Care Robotics a été entre des mains bien moins habiles !

– Merci Flora.
– Allez, on se met en route ! lui lancé-je avec entrain. Les enfants vont nous
attendre !

Quand j’ouvre la porte de mon bureau, Alex est là. Je reconnais le regard
qu’il me lance : vif, aiguisé, prêt à se jeter dans l’arène.

– Un problème ? me demande-t-il en suivant Tina des yeux.


– Aucun ! Enfin si, Mikhaïl a peut-être besoin d’aide ! On se retrouve à la
soirée ? Les enfants de l’institut vont arriver avec leurs parents, j’aimerais être là
pour les mettre en confiance avant que les journalistes ne leur sautent dessus !
– Un test grandeur nature, une interview grâce à nos robots Mio. Je t’ai déjà
dit que j’adorais cette idée ?
– Des centaines de fois ! Allez, je file. Et n’oublie pas Mikhaïl !

Je rejoins toute l’équipe qui m’attend aux portes de l’ascenseur. Quand je me


retourne pour observer Alex, je vois les deux hommes, face à face, et ne peux
m’empêcher de sourire. La Care Robotics grandit, mais nous arrivons à
conserver ces relations humaines comme au premier jour. Et c’est aussi ça qui
séduit quand on parle de nous dans la presse !

***

La salle de réception est une vraie ruche quand nous arrivons. La soirée
débute dans deux heures, mais les espaces pour les interviews avec les enfants,
que nous avons voulus cosy et rassurants, sont encore en cours de montage. Les
serveurs s’affairent autour des bars, le premier pour les adultes, le second pour
les enfants. Il a fallu se creuser la tête pour que cette soirée ne se transforme pas
en goûter d’anniversaire. Avec la présence des plus petits et l’importance que
revêt le lancement de Mio, l’équilibre a été trouvé pour que ceux qui
participeront à cette soirée y prennent du plaisir, tout en conservant le côté
officiel de l’événement.

J’espère que les plus jeunes seront tellement impressionnés par les lieux
qu’ils ne courront pas partout !

Je fais le point avec les animateurs prêts à prendre le relais avec les enfants,
avant d’accueillir les parents qui ont accepté de jouer le jeu à nos côtés. Tous ont
reçu leur poupée et ont été convaincus de son intérêt. Pour nous, ç’a été la plus
belle preuve de notre réussite. Peut-être plus que celle de ce soir.

J’ai tout juste le temps de faire signe à Abby de loin et de voir Alex et
Mikhaïl arriver que je me lance dans mon brief d’équipe.

– On a fait un travail énorme, commencé-je en les regardant tour à tour.


N’oubliez pas, c’est aussi votre soirée ! Prenez du plaisir ! On est tous
convaincus de notre produit, ce sera facile d’en parler. Venez me voir si vous
avez un souci. Quand le plus gros sera passé, que les invités commenceront à
partir, ce sera à notre tour de profiter ! Prêts ?
– Prêts ! s’exclament-ils en chœur.
– OK, Eddy, on peut ouvrir les portes alors.

Le frère d’Abby me lance un clin d’œil avant de partir en petite foulée vers
les grandes portes de la salle de réception. La vue sur New York est
exceptionnelle et j’ai tout juste le temps d’admirer ce qui nous entoure dehors.
Nous avons fait les choses en grand pour marquer le coup de cette présentation
en choisissant l’un des lieux de réception le plus prisés de New York.

J’inspire un grand coup. J’ai longtemps attendu ce moment.

À l’autre bout de la salle, Alex et moi échangeons un regard, un signe de tête,


un sourire. Et nous nous tournons d’un même mouvement, nous faisons le
premier pas en même temps, pour accueillir les premiers invités.

La soirée est un succès. Bien plus que je ne l’avais espéré. Devant mon
équipe, impossible d’exprimer mes inquiétudes. Mais c’est le premier retour de
la Care Robotics et d’Alex Sparks sur le devant de la scène après le procès des
frères Bishop. J’ai craint les questions sur l’affaire, mais je n’ai entendu aucune
allusion. Il faut dire que les enfants ont joué en notre faveur. Fiers eux aussi de
montrer ce qu’ils pouvaient faire avec leur poupée, heureux de discuter, flattés
aussi de peut-être passer à la télé, ils ont balayé le passé naturellement.

Pendant un instant de répit, Alex me retrouve et me tend une coupe.

– Je viens féliciter ma directrice de communication, sourit-il. Je ne regrette


vraiment pas de vous avoir sauvée des eaux ce jour d’orage !
– Et moi d’avoir été trempée des pieds à la tête ! plaisanté-je. Ce costume te
va si bien… Tes yeux n’ont jamais autant étincelé !
– Ah oui ? Même pas quand je te rejoins dans notre chambre ?
– Étincelé au travail, précisé-je. Rien n’égale ce qui se passe entre nous…
dans l’intimité…
– En tout cas, tu peux être fière de toi ! Je lève mon verre à ton travail, ce que
tu as fait ce soir est encore une fois exceptionnel.

Nous faisons teinter nos verres et je l’observe, amusée, porter sa coupe à ses
lèvres.

– Tu pourras féliciter toute l’équipe. Et m’apporter un verre de jus de fruits, la


prochaine fois, lui soufflé-je en posant ma main sur mon ventre.

Alex ne comprend pas tout de suite. Il lui faut un temps avant que ses yeux ne
s’agrandissent.
– Ne me dis pas que…
– J’ai eu les résultats de ma prise de sang ce matin, je voulais attendre un
meilleur moment pour te l’annoncer, mais je n’ai pas pu !

Il m’attrape dans ses bras pour me serrer contre lui. Si d’habitude nous
évitons ce genre d’effusions en public, cette entorse me réjouit.

– Flora…

Ses yeux pétillent, son sourire n’a jamais été aussi épanoui. Ce bébé, nous le
voulions tous les deux, sans nous mettre de pression. Et puis, il est là maintenant.
Un autre défi, un autre projet pour nous. Un morceau supplémentaire de bonheur
dans lequel nous sommes prêts à croquer à pleines dents !

– Je suis incapable de me reconcentrer maintenant ! Et tout va bien ? me


demande-t-il en posant à son tour sa main sur mon ventre. Il faut qu’on
l’annonce à Mila !
– Tout va bien, oui… lui apprends-je, touchée de le voir un peu ému. On
attendra un peu pour Mila. Laissons-la s’habituer à sa nouvelle perception du
monde avant de lui en parler…

Alex me serre contre lui, une nouvelle fois, avant de me retirer la coupe de la
main, une coupe qu’il offre aussitôt à Mikhaïl, à deux pas de nous. Le Russe est
le premier à apprendre la nouvelle et aussitôt il m’attrape dans ses bras dans une
étreinte douce, comme si j’étais déjà devenue une petite chose qu’il faut
protéger.

Nos invités nous quittent au fur et à mesure et comme promis, je laisse à toute
l’équipe le plaisir de se détendre au bar, pendant qu’Eddy et Abby nous
rejoignent.

– Tu lui as dit ? murmure ma meilleure amie en désignant Alex.


– Dis quoi ? demande Eddy qui a tout entendu.
– Parce que tu le savais ?! lance aussitôt Alex à Abby.
– Désolée, m’excusé-je en rougissant un peu. Mais j’avais besoin de
quelqu’un pour calmer mon impatience…
– Mais savait quoi ! s’insurge Eddy.
– Flora et moi allons avoir un bébé, lui apprend Alex en souriant.
– Félicitations !

Nous levons nos verres, plusieurs fois. Surtout eux. À la réussite de la soirée,
aux promesses des nombreux articles dans la presse, aux reportages, et à l’enfant
que je porte. La vie s’apprête à redevenir un vrai tourbillon. Mais heureux cette
fois !

***

Nous annonçons la grande nouvelle aux grands-parents une semaine plus tard,
à l’occasion de l’anniversaire de ma mère dans leur maison au bord de la plage,
alors que Mila joue un peu plus loin avec Abby. Ruth est la première à me sauter
dans les bras, émue aux larmes, suivie par mes parents, tout aussi perdus dans
leurs émotions.

– Pas un mot à Mila surtout ! Nous lui annoncerons, Alex et moi.


– En parlant de lui annoncer, commence-t-il, mystérieux, j’ai une petite
surprise pour tout le monde. J’ai réservé un petit séjour à Disney World !
– Mais, on a trop de travail en ce moment, on ne peut pas se permettre de…
– Nos équipes sauront très bien gérer en notre absence. Et puis, Mila me l’a
demandé.
– Et bien sûr, tu as accepté ! Tu es irrécupérable !
– On a tempéré pour le chien, je te rappelle… Et puis, on a bien mérité de
partir un peu, tous ensemble.

Mila relève la tête en nous entendant rire. À chaque fois que je remarque ces
petits changements chez elle depuis la pose de ses implants, mon cœur se gonfle
de plaisir pour elle. Petit à petit, plus rien ne lui échappera, elle saura pleinement
utiliser ce nouveau sens qui lui a été rendu. Les progrès sont lents mais en bonne
voie. Bientôt, elle pourra intégrer une école classique.

Et à nous de faire attention à ce que nous dirons !

Elle nous rejoint sur la terrasse, le regard interrogateur. Alex est le premier à
se baisser pour lui apprendre la bonne nouvelle du départ.

– On part tous ensemble ? lui demande-t-elle, de sa petite voix qu’elle


commence à maîtriser elle aussi.
– Oui, tous. Ta maman est d’accord. Est-ce que tu penses qu’on lui demande
encore une dernière chose ?
– Alex… le rappelé-je à l’ordre, amusée.

Dans leurs moments complices, je sais que mon intervention est inutile.
Quand ils s’approchent de moi, Mila dans les bras d’Alex, je croise les bras sur
la poitrine.

– Alors, qu’est-ce que vous voulez cette fois ? Une trottinette ? Un chat ?
– Qu’on se marie…

Je reste un instant interdite, pas vraiment sûre d’avoir compris. Mila


m’observe, Alex aussi. Ma princesse est la première à me venir en aide et
commence à signer. Nous n’avons pas arrêté, elle et moi, c’est devenu notre
façon personnelle de communiquer, notre lien unique quand nous souhaitons
nous retrouver toutes les deux.

– Maman, est-ce que tu veux te marier avec Alex ? Lui, il est d’accord. Il m’a
demandé si je voulais bien. Je voudrais que tu dises oui.
– C’est… C’est vraiment ce que tu veux ? lui demandé-je, sentant monter les
larmes.
– Oui. Mamie Sourire m’a montré une jolie robe que je pourrais avoir, pour le
mariage.

Je me tourne vers Ruth, Abby et mes parents. Ils sont là, un peu en retrait,
mais ils ne ratent rien de la scène. La mère d’Alex presse ses mains quand ma
mère serre le bras de mon père, tous attendant ma réponse.

– Mais c’est un complot ! m’exclamé-je.


– Et Mila m’a déjà commandé le dessert du mariage, ajoute Abby dans un clin
d’œil.
– Alors ? intervient Alex, ses yeux rivés aux miens, serrant toujours Mila
contre lui. Est-ce que tu veux être ma femme ?

Il fait un pas vers moi. Je tremble un peu, j’ai chaud, j’ai froid… Je regarde
Mila et une larme roule le long de ma joue. Je signe ce qu’elle seule peut
comprendre à l’abri des regards de mes proches. Alex ne peut pas saisir ce que
nous nous disons. C’est notre langue à nous, sa langue d’enfant. Elle hoche la
tête et tend les bras vers moi pour que je la prenne.

Je ferme les yeux alors qu’elle m’entoure de ses petits bras pour me serrer
contre elle. Et quand je les ouvre pour croiser ceux d’Alex, je l’aperçois, un
genou au sol, un écrin ouvert. Son regard bleu, celui qui m’avait transpercée la
première fois, m’enveloppe de son amour. Nous enveloppe, Mila et moi.

– Est-ce que tu veux être ma femme, me redemande-t-il, la voix grave. Est-ce


que tu acceptes que j’entre définitivement dans la vie de Mila ?

Je respire un grand coup l’air marin.

– Oui. Définitivement oui.

FIN
Mon coloc, mes désirs et moi
Si vous m’aviez dit, il y a quelques mois, que j’allais intégrer l’école de mes
rêves, dans la ville de mes rêves, où habite justement ma meilleure amie, je ne
vous aurais pas cru.
Et pourtant ! Je suis bien là, à l’orée de ma vie, prête à affronter mon destin.
Alors quand j’ai trouvé la parfaite annonce du plus parfait des apparts, je n’ai
pas hésité une seconde. Et quand la colocataire prévue s’est transformée en un
séduisant mâle du nom d’Andreas, ni une ni deux j’ai fait mes valises.
Andreas, capitaine de navire le jour qui hante mes plus beaux rêves la nuit…
Réussirai-je à respecter la règle n° 1 de toute colocation : ne pas craquer sur son
coloc ?…

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Mars 2018

ISBN 9791025742488

ZGAV_006

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