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Dans la vie, Emma sait ce qu’elle veut ! Propre sur elle, polie et discrète la journée, sa vraie nature se
révèle le soir. Emma se transforme alors en femme sûre d’elle séductrice et fière de ses atouts.
Elle s’est fixé deux règles :

protéger son secret


rester libre et insoumise.

Alors pour elle, l’amour s’apparente à des rencontres avec des hommes qu’elle ne reverra jamais. Et ça
lui suffit. Mais c’était sans compter sur cet homme troublant, capable de tout pour l’approcher, même du
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Suze est convaincue que l’amour n’existe pas, tout simplement. Ce qu’elle cherche, c’est un homme
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Pilote star et enfant terrible des pistes, Nate est un prodige de F1 accro au risque. Rien ni personne ne lui
résiste !
Joana le déteste autant qu’elle est attirée par lui, mais hors de question de craquer. Nate est un concurrent
de son écurie de course ! Et elle compte bien lui faire mordre la poussière.
Mais quand la passion irrépressible l’emporte sur la raison, impossible de résister. Tout les sépare, tout
est interdit, et le secret ne devra jamais être révélé.
Facile, non ?

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Lisa Swann
DIRTY ROMANCE
Vol. 1

ZAUR_001 à 2
1. Nouveau départ

– Miam, succulent ton cheesecake, maman, dis-je en tendant mon assiette pour qu’elle m’en resserve
une autre part.

Ma mère, en plus d’être une superbe brune dont j’ai la chance d’avoir récupéré quelques miettes de
beauté et de talent artistique, est un sacré cordon-bleu.

– Heureusement qu’il n’y a que le poids des bagages qui soit limité dans l’avion, marmonne mon père,
qui a toujours un irrésistible humour pince-sans-rire.

Je lui fais une grimace ; il me répond par un sourire malicieux, et ma mère paraît se tendre quand elle
me pose la question qu’elle m’a déjà posée cent fois en un mois.

– Ton vol est direct, c’est ça ?

Je ne pars que dans deux semaines, mais mon départ paraît tellement angoisser ma mère qu’elle ne
peut s’empêcher de s’attacher à ce genre de détails.

– C’est ça, maman, je décolle à 10 h 30, dis-je rapidement, mais je sens que tout ça te rend très
nerveuse et je n’ai pas envie d’au revoir tendus et larmoyants. Je commence une nouvelle vie, je ne pars
pas à la guerre.

Malgré son air peiné, je sens bien que ma mère a envie de me faire plaisir, qu’elle est fière de moi
aussi ; mes parents me le disent assez. Comme mon père me jette un petit regard d’avertissement, je me
reprends :

– Maman, je ne veux pas que vous vous inquiétiez. J’ai tout planifié. Tu sais que je ne pars pas à
l’aventure. J’aurai un toit, je serai avec Saskia. J’ai des contacts professionnels là-bas, et je ne pars
qu’avec un visa de six mois. Je ne disparais pas à tout jamais.

Le problème est très simple et prend de l’envergure à mesure que mon départ approche : moi, Anna
Claudel, 25 ans, je pars dans deux semaines à New York, dans le quartier de Williamsburg, à Brooklyn
plus précisément. Je ne pars pas pour un voyage d’agrément, mais pour une nouvelle vie, la tête pleine de
projets. Je m’installe avec mon amie Saskia, artiste dans l’âme, à qui une galerie d’art de Brooklyn offre
une résidence artistique : un an de créations et de projets financés. Quant à moi, c’est l’occasion de me
lancer dans la grande aventure américaine pendant une période de six mois, que j’espère renouveler.
Pendant que Saskia se consacrera à son œuvre, je perfectionnerai mes talents personnels, l’écriture et le
dessin, et j’espère bien me faire une place dans le monde du journalisme outre-Atlantique. Que du positif
en somme, si ce n’est l’accueil mitigé de mes parents. De ma mère surtout.

Pourtant, elle a grandi à Philadelphie ; elle devrait être heureuse que je m’installe dans son pays natal
– ma mère est Américaine, ce qui explique que je suis naturellement bilingue, passant d’une langue à
l’autre sans y penser – et surtout que je me serve de certains talents qu’elle m’a transmis. Ma mère a
toujours peint.

Quand on lui demande ce qu’elle fait dans la vie, elle répond immanquablement : « Rien ». Ce qui a le
don d’agacer mon père, parce que c’est loin d’être vrai. Alors non, ma mère n’a jamais travaillé au sens
conventionnel du terme, mais quelle discipline dans son art ! Enfant, j’étais fascinée de la voir levée
avant toute la famille, déjà dans son atelier. Je l’admire vraiment ; elle réussit tout ce qu’elle touche, mais
c’est comme si elle refusait de l’admettre. Alors elle se contente de donner des cours et assure qu’elle
s’en satisfait.

De ma mère, j’ai pris l’habitude de tout « croquer », un carnet toujours à portée de mains. À la place
de la trousse à maquillage « classique », j’en ai toujours une remplie de matériel dans mon sac à main.
Fusains, crayons, aquarelles de poche, feutres… j’ai tout à disposition, et mes amis ont pris l’habitude de
me voir griffonner pendant que nous discutons. Le résultat peut être comique !

– Anna ? Tu me réponds ? me demande mon père.

Euh, là, je griffonnais justement deux silhouettes féminines dans une étreinte affectueuse, une mère
et une fille.

C’est parfois difficile pour moi de parler, et je sais que ma mère comprend ce genre de langage.
Comme mon père comprend aussitôt que je ne l’ai pas écouté – dans la famille Tête-en-l’air, je voudrais
la fille ! –, il me répète en soupirant :

– Vous avez trouvé une solution pour l’appartement avec Saskia ?


– Oui, oui, dis-je, soulagée de pouvoir les rassurer. La galerie a cherché un appartement avec une
chambre de plus, et je paie le supplément par rapport à la location initialement prévue, si Saskia avait dû
louer un appartement seule. Pas besoin de carte verte, ni d’ennuis avec des proprios, tout passe par la
galerie qui offre la résidence à Saskia.
– Très bien, murmure mon père.
– J’ai ma lettre de recommandation pour le magazine What’s Up et ma rédac’ chef m’a assuré qu’elle
pourrait m’avoir des piges à Esquire. Mais le must du must, c’est quand même que le Elle américain a
intégré sur son site un lien vers mon blog. Ils en ont même parlé dans une parution du mois dernier. Du
coup, la fréquentation de mon site a terriblement augmenté !

Mon père sourit devant mon enthousiasme.

– On sait que tu vas réussir, Anna ; on a confiance en toi. N’est-ce pas, Jane ? dit-il en posant une main
sur celle de ma mère.

Je sens bien qu’elle cache son chagrin, mais je suis grande, je vais m’en sortir !

– Oui, on est fiers de toi, ma chérie, murmure-t-elle.

Je lui fais glisser mon petit croquis que j’ai agrémenté de cœurs. Un peu puérils, certes, mais qui en
disent long sur l’amour que j’ai pour elle. Elle le regarde avec émotion.
– Bon, mon seul souci, c’est de caser la visite de Churchill chez le véto avant le départ, ajouté-je pour
détendre l’atmosphère.

Mes parents prennent une mine ahurie.

– Churchill ? demande mon père.


– Oui, mon nouveau chat, celui que j’ai adopté quand j’ai fait mon article sur les animaux de
compagnie pour célibataires.

Maman fait la moue et ferme les yeux.

– Avais-tu besoin de t’embarrasser d’un animal alors que tu ne sais même pas ce que sera ta vie là-
bas ? Sans compter les formalités, Anna, dit-elle.
– Rien de rien, pas de quarantaine ; mon futur collègue de bureau a un pedigree et des papiers en
bonne et due forme. Je croise juste les doigts pour qu’il ne chope pas un rhume avant le départ…
– J’aurais plutôt pensé que ton souci allait être de dire au revoir à Jonathan, commente mon père, mais
je crois comprendre que l’adoption de ce Churchill implique que tu te considères déjà comme une
célibataire endurcie ayant besoin d’un animal de compagnie.

Quel finaud, mon papa qui sent tout…

– Oui et Jonathan, comment va-t-il ? surenchérit ma mère.

En quelques mots, Jonathan a été mon petit ami pendant ces deux dernières années. À vrai dire, il a
plus été mon ami tout court que mon petit ami, et ça, dès le début. Nous nous sommes rencontrés à l’école
de journalisme. Son père possède un journal quotidien local en Écosse, et j’aimais beaucoup l’humour de
Jonathan, son côté un peu farfelu. J’avais surtout l’impression que Jonathan me comprenait. Il a été d’une
grande indulgence pour mes habitudes un peu déroutantes, et notamment la capacité que j’ai de me
plonger dans un autre monde pendant des heures, durant lesquelles je ne fais qu’alterner entre écriture et
dessin. Le principal souci avec Jonathan, c’est donc plutôt qu’il a toujours été un très bon copain et que
nous avons fait l’erreur de croire que cela suffisait pour construire une relation amoureuse.

Quand j’y pense, ça n’a jamais été la flamme entre nous. On est devenus amants, mais ça n’a jamais été
vraiment passionné. Au lit, c’était comme dans la vie, on s’entendait et on rigolait bien, mais je ne suis
pas sûre que ce soit l’endroit idéal pour se payer des crises de fous rires. Et puis surtout, Jonathan n’a
plus paru me comprendre quand j’ai commencé à évoquer, l’an dernier, mon envie d’aller vivre aux
États-Unis. Il y a même eu un sacré couac entre nous. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé qu’il nous
avait concocté un joli petit avenir à deux avec professions assurées par papa, maison en Écosse, mariage
et bambins à la clé. Autant nous envoyer directement en maison de retraite ! Très peu pour moi, merci.

Alors, progressivement, j’ai fait comprendre à Jonathan que ce plan sur la comète s’arrêtait là pour
nous deux, que c’était chacun notre route et vogue la galère !

Je frime, je n’ai jamais dit ça… Pas mon genre, de faire du mal !

Non, j’ai pris mes distances et nous avons beaucoup discuté. Mais, avec Jonathan, je me demande
parfois si trop discuter ne tue pas la discussion. À force de parler, le vif du sujet devient une sorte de
concept abstrait, comme dans une émission de télévision où les invités débattent d’un sujet qu’ils ne
connaissent pas vraiment. Pour résumer, il y a deux mois, j’ai rompu avec Jonathan, mais, à deux
semaines de mon départ, Jonathan semble vouloir occulter notre rupture et nourrir le fol espoir que je ne
parte pas… C’est d’autant plus douloureux que je n’ai aucune envie qu’on se dispute et j’aspire
sincèrement à le garder dans ma vie comme ami.

Je sais, c’est horrible de dire cela à un homme quand on rompt, mais c’est vrai !

Pour couronner le tout, mes parents adorent Jonathan, qu’ils trouvent sympathique, simple et stable. Ce
qui est vrai aussi ! Je me vois mal leur expliquer que mon traversin me fait plus d’effet que le jeune
homme qu’ils voyaient déjà comme leur gendre…

– Jonathan va bien, dis-je. Enfin, il irait mieux si je ne m’en allais pas. On a déjà eu cette discussion
cent fois et je ne veux pas nier la peine que je lui fais, mais je crois que c’est mieux ainsi.

Mes parents hochent la tête comme s’ils n’avaient pas le choix. Je consulte discrètement ma montre. Il
est presque 16 heures. Je vais devoir les quitter pour rentrer à Paris.

Dans l’entrée, j’ai droit aux dernières recommandations pour les préparatifs, puis ils me serrent fort
dans leurs bras. C’est une répétition de ce qui va se passer dans deux semaines à l’aéroport, sauf qu’il y
aura certainement plus de larmes.

Je referme la grille du pavillon de la banlieue parisienne en meulières, la maison où j’ai grandi. Mes
parents sont sur le perron ; mon père tient ma mère par la taille, et ils m’envoient tous les deux un baiser
de la main. Je leur réponds de la même manière et file, tête baissée, la gorge serrée, vers la gare.

Dans le RER, j’observe les gens et le décor extérieur, je dessine quelques postures et ambiances en
imaginant ce que je verrai dans quelques semaines quand j’emprunterai les transports en commun new-
yorkais. Mon cœur se met à battre fort et j’en oublie un peu la tristesse éprouvée à m’éloigner de mes
parents.

Métro, escaliers, rue, je débouche place des Abbesses et, là, à quelques mètres de l’entrée de mon
immeuble, j’aperçois Jonathan planté devant la porte. En me voyant approcher, il cache maladroitement
derrière lui un bouquet de fleurs.

Bien entendu, cela me fait plaisir de le voir. Je suis toujours contente de discuter avec lui. Ce qui
m’ennuie, c’est qu’il va peut-être falloir tout réexpliquer depuis le début…

Je me penche pour lui faire la bise. Il a l’air tout désemparé, comme si le fait que je l’embrasse sur les
joues allait le faire se désintégrer.

– C’est sympa de passer me voir, dis-je. J’étais chez mes parents. Ils t’embrassent. Ça fait longtemps
que tu attends ?
– Non, non, ment-il.
– Tu montes boire un thé ? lui proposé-je.
– Ben, c’est-à-dire que, tu sais, je suis allergique aux poils de chat, et avec ton nouveau colocataire…
J’aurais voulu le faire exprès que je n’aurais pas pu mieux faire…

– Je t’offre un verre au café du coin alors ? dis-je en l’attrapant par le bras pour l’entraîner.

Comme Jonathan est embarrassé par son bouquet alors que nous marchons, il finit par me le donner en
bafouillant à nouveau.

– Comme tu t’en vas bientôt, j’ai pensé que tu pourrais profiter des fleurs avant ton départ, dit-il.
– C’est gentil ça, merci, réponds-je négligemment.
– Ça n’est pas ce que tu crois, hein ? ajoute-t-il aussitôt. Je n’espère plus rien. C’est juste que j’avais
envie de te faire plaisir.

Le problème de Jonathan, c’est qu’il est intelligent mais très émotif. Aussi, il sait très vite ce que je
pense, mais se dévoile tout aussi rapidement, en affirmant le contraire en général.

Au café, il me pose des questions sur mon déménagement, mes projets, le quartier où nous allons
habiter avec Saskia, toutes ces choses qu’il sait déjà mais qu’il a besoin d’entendre encore une fois pour
que mon départ devienne réel. Je réponds à toutes ses questions, je l’aide à confirmer notre rupture, le
fait que nos routes vont se séparer. C’est important d’accompagner l’autre dans une rupture, enfin, c’est
ce que je pense.

– Tu seras le bienvenu si tu veux venir nous voir, tu sais, lui dis-je.

Mais je sais ce qu’il pense de Saskia, une fille trop exubérante à son goût, imprévisible et surtout trop
entreprenante avec les hommes.

– Même si tu ne viens pas seul, ajouté-je en me filant intérieurement une gifle.

Ça n’est pas de très bon goût, mais c’est sincère. J’espère vraiment qu’il trouvera quelqu’un, et je
serais contente de rencontrer cette personne. Nous nous quittons pour le moment en nous embrassant
comme des amis de longue date. Je me doute bien qu’il trouvera un moyen de venir me souhaiter bon
voyage une dernière fois.

À peine mets-je le pied dans l’immeuble ancien où je vis que j’entends le vacarme très lyrique qui
gronde derrière la porte du premier étage où habite mon cher ami et voisin Gauthier. Avant de rejoindre
mon petit appartement au second, je frappe à sa porte. Une, deux, quatre fois, évidemment, avec ce
boucan, il ne doit pas m’entendre. Je teste la poignée, la porte est ouverte, comme toujours.

Dans le salon, la musique est tellement forte que j’en deviens presque sourde et qu’il m’est difficile de
m’orienter. Comme je suppose que le tintement métallique que j’entends ne fait pas partie de la partition
de La Bohème de Puccini, je me dirige vers la cuisine.

Me tournant le dos, ce grand brun de Gauthier dirige un orchestre imaginaire, une cuillère en bois à la
main, dont il assène par moments de petits coups sur des casseroles accrochées à un râtelier.

– En voilà une manière pas banale de jouer de la baguette, monsieur le chef d’orchestre ! lui dis-je en
hurlant presque.
Gauthier se retourne d’un coup et me répond sans perdre le fil de la musique des mouvements de sa
cuillère en bois :

– Il faut être un peu partout, madame, les percussions sont ce que je maîtrise le mieux. Tiens, tu m’as
apporté des fleurs ? s’étonne-t-il.
– C’est Jonathan qui vient de me les offrir.

Gauthier fait une petite moue ennuyée et me dépasse pour aller baisser le volume de la musique.

– D’autre part, ton colocataire n’a pas forcément la classe anglaise que laisserait augurer son nom. Il a
miaulé, que dis-je, hurlé une bonne heure en début d’après-midi, dit-il en m’agitant sa cuillère sous le
nez.

Il faut juste s’accoutumer, Gauthier parle comme ça. Il fait des phrases bien tournées, mais parfois, il
dit aussi des choses très détestables.

– Churchill doit s’habituer à sa nouvelle maison. Sois un peu indulgent…


– À sa nouvelle maison pendant deux semaines encore, oui. Tu veux un thé, Anna ?

Je refuse en agitant la tête.

– Comment s’est passé ce repas dominical en famille, alors ? me demande Gauthier en me tendant une
plaquette de chocolat noir que je ne refuse pas.

Nous allons dans son salon où je lui raconte ma journée, le déjeuner chez mes parents, leurs questions
et leurs inquiétudes, puis ma rencontre avec Jonathan devant l’immeuble. Je fixe devant moi le portrait à
l’encre que j’ai fait de Gauthier, son profil racé et sa bouche rieuse.

– Moi aussi, je suis fier de toi, Anna, me dit mon ami en me serrant très vite dans ses bras. Je suis
heureux pour toi, heureux de vous rejoindre bientôt, aussi, Saskia et toi. Si tout va bien, je m’installerai à
New York dans deux mois. Vraiment, j’ai hâte, mais je suis encore plus heureux que tu me débarrasses de
ce monstre à pedigree qui braille dès que tu sors. On n’est pas à la SPA, merde ! dit-il avec son ton
Madame-de-Rothschild que j’adore et qui nous fait éclater de rire.

Dès que j’entre dans mon appartement, la musique reprend de plus belle à l’étage du dessous.
Churchill, mon british shorthair de 6 mois, qui pèse le poids d’un gros chat adulte, se couche sur le dos
devant mes pieds pour que je lui gratte le ventre, puis, quand il en a assez, se relève et se lance dans une
tirade de miaulements sans fin qui m’est adressée, sans aucun doute, étant donné qu’il me fixe de ses yeux
dorés et diaboliques.

Je repense à l’article que j’ai écrit : « Le mâle British shorthair se caractérise par une forte
tendance à moduler ses miaulements à votre attention, de sorte que vous avez véritablement
l’impression qu’il a des choses à vous raconter. À conseiller à celles qui ont besoin de parler en
rentrant du bureau. ». Et il était tellement mignon, celui-ci, chez l’éleveur que j’avais interviewé, cette
grosse boule de poils qu’un client avait rapportée car il était allergique aux poils de chat… Je n’ai pas pu
résister.
– Quoi ?! Ce truc à poils t’a coûté 800 euros ?! s’était exclamé Gauthier quand je l’avais rapporté à la
maison.
– Mais non, je t’ai dit qu’il valait 800 euros ! lui avais-je répondu.
– Tu sais quoi ? On n’a qu’à le revendre et on va à l’opéra tous les soirs de la semaine prochaine !

Gauthier a un humour assez proche de celui de mon père, mais en plus fou et plus bruyant.

Churchill continue son monologue.

– Oui, moi aussi, mon gros, lui dis-je en essayant de le dégager de mes pattes quand mon portable
sonne dans mon sac.

C’est Saskia.

– Hello ! What’s up, ma belle ? Ça s’est passé comment avec tes parents ? On sort ce soir ? J’ai un
super plan.

Je vous présente Saskia, qui parle plus vite que son ombre et tire dix cartouches de sujets de
discussion à la seconde. Ma méthode, c’est de mémoriser et de répondre dans l’ordre en essayant de
garder le rythme.

– Hello ! Je rentre juste. Très bien. Je suis partante. C’est quoi ?


– Je te dirai tout à l’heure. Je me débarbouille de toute la peinture que j’ai sur moi, je me fais belle et
j’arrive !
2. Sortir ce soir

Se débarbouiller de la peinture que Saskia a sur elle, cela peut prendre du temps. Je prends donc le
mien pour me préparer, sous l’œil attentif de Churchill. C’est fou comme ce que je fais paraît tout d’un
coup important à travers le regard d’un gros chat anglais qui fait du lard toute la journée. Quand je lui
demande si telle tenue me va – une minijupe en jean, un legging en coton fin aux motifs gris ton sur ton, un
débardeur, un tee-shirt fluide qui dénude mes épaules, et des ballerines de danse vernies rose bonbon –, il
me répond ! Cet animal est mieux qu’un Furby !

Presque deux heures plus tard, après un coup strident à la sonnette, Saskia entre de son pas empressé.
On a toujours l’impression qu’elle marche par grand vent, un peu penchée en avant, qu’elle fend un air
qui serait solide.

Saskia, grande fille à peine plus âgée que moi, m’a accostée quatre ans plus tôt lors d’une expo, en me
demandant si elle pouvait peindre ma peau. Entendez, peindre sur ma peau. J’ai accepté. Ce fut une
expérience étonnante ; j’ai découvert l’œuvre de Saskia et trouvé une amie.

On ne pourrait pas trouver moins assorties que nous deux : Saskia est grande, tout en muscles et en
membres secs, alors que je suis plutôt du style poupée de porcelaine, aux formes bien proportionnées.
Saskia arbore une longue tignasse blonde qu’elle malmène dans des coiffures sauvages, et moi, une coupe
mi-longue brune, artistiquement décoiffée. Elle a des yeux sombres, et les miens sont verts tachetés de
doré. Saskia parle et rit fort, fait de grands gestes et ne passe jamais inaperçue, tandis que j’essaie d’être
aussi discrète que possible et me retrouve toujours un peu embarrassée quand un homme pose un regard
curieux sur moi. Pourtant, nous avons le chic pour nous retrouver habillées dans les mêmes tons ou le
même style, bien que Saskia y ajoute toujours sa touche de folie. À l’image de ce soir, où sa tenue diffère
à peine de la mienne. Son haut est largement décolleté et ses stilettos multicolores lui donnent plus d’une
tête de plus que moi.

Elle se pose sur le tabouret devant ma table à dessin.

– Tu as encore de la peinture dans les cheveux, lui fais-je remarquer.

Et elle est parfumée à la térébenthine…

– Pas grave, dans le noir, ça ne se verra pas, répond-elle.


– Alors, quel est le programme ?
– Je te raconte. Il m’est arrivé un truc dingue hier soir.

Il ne lui arrive QUE des trucs dingues !

– Je faisais cette performance dans une galerie avec ces musiciens un peu barrés qui jouaient de la
musique expérimentale pendant que je peignais dans le noir, en dansant, avec des couleurs fluo. Dingue…
– Et ?
– Et dans le public, il y avait ce type très… comment dire… très à part. Un grand brun avec des
lunettes et un bouc, les cheveux hyperlongs. Il est venu me voir à la fin de la performance. C’est un
Américain. Il est bassiste. Il joue avec son groupe ce soir au Duc des Lombards.

Tandis qu’elle me parle, elle fixe Churchill, assis de dos sur le rebord de la fenêtre.

– Tu sais que ce chat ressemble à une grosse poire velue. Tu es sûre que tu l’emmènes à New York ?
S’il continue à grossir comme ça, il va occuper toute une pièce.

Je soupire.

– Je pars à New York avec Churchill, dis-je. Non, rectifié-je, je suis déjà à New York avec Churchill !

J’attrape ma besace.

– Donc c’est au Duc des Lombards qu’on va, si j’ai bien compris, dis-je. Et sans aucune arrière-
pensée, n’est-ce pas ? Juste pour le plaisir d’écouter de la musique…

Quelques stations de métro plus tard, nous nous retrouvons devant l’entrée du Duc des Lombards. Par
cette soirée de juillet, le public est autant sur la terrasse en coin de rue qu’à l’intérieur. Une foule
branchée, hétéroclite, qui va du jeune étudiant au producteur quinquagénaire et sa clique de belles
femmes apprêtées. Pas vraiment ma tasse de thé cette ambiance confinée et très tape-à-l’œil. Encore
moins cette sorte de jazz sirupeux joué par des musiciens quinquagénaires dans la salle de concert du
sous-sol.

Je jette un regard à Saskia une fois à l’intérieur.

– Ne me dis pas que c’est…


– Non, non, me coupe Saskia, ce n’est pas son groupe. Ils jouent juste après.

Nous commandons un verre, et Saskia vide le sien d’un trait pour aller se faufiler au travers des
auditeurs jusqu’à la scène au moment où le groupe suivant, les 3 Points Circle, est annoncé. Je reste en
retrait, debout contre un mur, pour siroter tranquillement mon jus de fruits.

Les quatre musiciens s’installent sur scène. Je repère aussitôt celui qui intéresse mon amie, pas
vraiment étonnée qu’elle ait jeté son dévolu sur le plus atypique des quatre, un homme maigre et élancé,
aux mains et aux bras puissants, qui joue de la basse d’un air paisible, avec un petit sourire intérieur. De
loin, je vois la tignasse de Saskia qui se balance presque aux pieds de l’homme…

La musique est plaisante et plus rythmée, après la mélasse mille fois entendue du groupe précédent.
C’est une sorte de rock-blues, un peu jazzy, principalement musical, avec quelques interventions vocales
d’un guitariste qui me captive aussitôt. Je ne dois d’ailleurs pas être la seule à être captivée ! Il est tout
simplement… charismatique. Il n’en rajoute pas pour attirer l’attention, mais c’est impossible de ne pas
le voir. Habillé sobrement d’une chemise noire largement déboutonnée au col, sur un torse que je devine
divinement sculpté et d’un jean slim foncé.
Non mais, n’importe quoi, il faut que je me calme !

On ne voit que lui ! Son visage bien dessiné à la mâchoire carrée, son sourire effilé quand il chante les
yeux fermés, ses yeux pâles (bleus, verts ou gris ?) quand il regarde droit vers la foule, ses cheveux
châtain clair, assez courts mais ébouriffés. Il bouge élégamment, on sent qu’il prend du plaisir à ce qu’il
fait.

Et moi à le regarder…

Je regarde autour de moi et constate que je ne suis pas la seule sous le charme. Les visages féminins
sont tournés vers lui, un sourire rêveur aux lèvres. Perdue au milieu de ces admiratrices, je me laisse, moi
aussi, envoûter avec un même sourire ravi. Le groupe alterne les morceaux rythmés avec d’autres plus
apaisants et magiques, où l’on sent que chacun improvise de manière inspirée.

Surtout ce superbe guitariste…

Je reste fascinée tout au long de leur set. Ma peau se couvre de chair de poule quand le guitariste se
lance dans un solo ou lorsqu’il fredonne tout simplement d’une voix chaude, un rien éraillée. Je frissonne
et me trouve stupide à avoir l’impression que c’est à moi qu’il s’adresse quand il parle de sentiments
amoureux. Voilà un homme qui donne envie de contacts. C’est certainement un type inaccessible et
dangereux qui doit profiter de ses charmes. Je secoue la tête. Je ne suis pourtant pas une midinette, mais,
là, il faut bien l’avouer, ce type me rend le corps chaud et me retourne complètement.

Quand ils disparaissent de scène, je cherche Saskia des yeux sans la trouver. Elle a sans doute dû aller
retrouver son bassiste en coulisse. Loin de moi l’idée de la rejoindre, au risque de tomber sur ce beau
guitariste et me ridiculiser…

Le public se disperse et je m’assieds au fond de la salle à une table où je ne connais personne et


personne ne me remarque. J’ai ce don pour la discrétion et pour passer inaperçue… Je sors mon carnet de
croquis de mon sac et me mets à griffonner automatiquement jusqu’à ce que je me rende compte que je
suis en train de dessiner le portrait du guitariste de mémoire et à en couvrir toute une page du carnet.

Si c’est comme ça, autant me laisser aller…

Je tourne la page et le « croque » en pied dans les attitudes qui se sont imprimées dans ma tête. Puis,
de nouveau son visage, son sourire, son regard, ses épaules… je suis vraiment absorbée par mes croquis
quand une main se pose sur mon épaule.

– Are you Saskia’s friend ?

Je lève la tête vers la voix masculine qui vient de s’adresser à moi et… je reste bouche bée, le feutre
pointé dans le vide, le souffle coupé. C’est lui, le guitariste, comme s’il venait de prendre vie des pages
de mon carnet.

Il faut que je parle ! Il faut que je retrouve ma voix !

– Vous êtes l’amie de Saskia ? redemande-t-il, cette fois en français avec un accent à tomber par terre.
J’arrive tout juste à balbutier « Oui, yes I am », pour lui faire comprendre que, bon sang, je suis
bilingue, non ?!, et je lui demande en anglais où se trouve mon amie.

– Elle est en coulisse avec nous. Elle m’a demandé de venir te chercher. Tu viens ?

Il a compris le message et est repassé à l’anglais de sa voix juste un peu rauque – automatiquement, je
l’entends me tutoyer. Cette langue a du bon, elle rend les gens plus proches –, et là, il m’attend, debout, à
quelques centimètres de moi. Personne ne pourrait résister à ce beau sourire ou refuser son invitation.

– Tu dessinais ? demande-t-il en baissant les yeux sur mon carnet.

Et sur tous ces portraits de lui !

Je referme brusquement le carnet sur mes genoux. Il a un petit sourire amusé et ses yeux brillent d’une
curiosité ravageuse.

Il les a vus ! Il a vu mes dessins de lui !

Je me mets à trembler. Il faut que je me lève. Ce que je fais d’un coup tout en forçant ma voix :

– Je te suis, dis-je en avançant franchement, l’air faussement déterminé.

Je fais deux pas qui me coûtent, les jambes flageolantes, sous son regard toujours amusé.

– Tu ne prends pas ton sac ? me dit-il.

Merde ! J’ai bien mon carnet et mon feutre à la main, mais j’ai laissé ma besace accrochée au dossier
du fauteuil. Je fais une brutale volte-face, rouge jusqu’à la racine des cheveux, et je percute une fille avec
son verre. Elle recule d’un pas, et c’est l’enchaînement des dominos : elle bouscule un des types qui
étaient assis à la même table que moi, lui renverse son verre sur la chemise, le type se lève d’un bond,
entraîne la table dans le mouvement et tous les verres se répandent sur les genoux de tous ceux assis
autour… et sur ma besace qui gît par terre maintenant que mon fauteuil vide a, lui aussi, basculé. Les
victimes s’énervent, le ton monte, on comprend très vite qui est l’origine de la catastrophe et je me
retrouve énergiquement prise à partie.

Et il intervient… comme mon sauveur. Il s’interpose, calme le jeu, pose une main apaisante sur le bras
du type trempé, calme les piaillements des filles maculées et propose de payer une tournée à la table.
Pendant ce temps, accroupie par terre, j’essuie tant bien que mal ma besace dégoulinante.

Bien joué, Anna ! Franchement, si tu voulais passer pour une cruche et te ridiculiser, tu n’aurais
pas pu mieux faire…

De nouveau, sa main se pose sur mon épaule.

– Ça va ? me demande-t-il.
– Oui, oui, bafouillé-je en me relevant. Ce n’est pas grave, c’est juste un sac, hein… Merci.
– Allez viens, me dit-il en me prenant la main et en m’entraînant derrière lui dans la foule.
Ma main dans la sienne, c’est presque une expérience mystique… comme si, soudain, je prenais
conscience d’avoir un corps, une peau, le sang qui bat dans mes veines. Le point de contact de nos deux
mains me paraît brûlant comme de la lave. Je déglutis et, les jambes en coton, je le suis. Mais il s’arrête
presque aussitôt et se tourne vers moi :

– Au fait, moi, c’est Dayton. Et toi ?

Il me tient toujours la main. Je la sens chaude et électrique contre ma peau. Encore une fois, je perds
tous mes moyens, comme si j’étais devenue amnésique et avais oublié jusqu’à mon prénom. Mes lèvres
restent closes et ses yeux bleu clair ne me quittent pas. Il incline la tête sur le côté, sourit légèrement en
fronçant les sourcils.

– Eh ! tu es sûre que ça va ? me demande-t-il.

Mais bon sang, réveille-toi, Anna !

– Oui, oui, c’est juste qu’il y a beaucoup de bruit et de monde. Je ne suis pas trop à l’aise dans ce
genre d’ambiance.
– Tu n’aimes pas les concerts ?
– Ben oui, si, bien sûr !

Ma confusion le fait rire et il rejette la tête en arrière. Mon regard reste rivé à son cou et à sa bouche
qui s’entrouvre.

– Je ne sais toujours pas comment tu t’appelles, dit-il.


– Anna, c’est Anna.
– Comment se fait-il que tu parles si bien anglais, Anna ?
– Euh, ma mère est Américaine, voilà, c’est tout simple, balbutié-je comme une élève qu’on interroge.
– Bon, fait-il en me souriant, allons rejoindre les autres dans un endroit moins bruyant.

Nous reprenons notre traversée de la salle, main dans la main, moi dans son sillage, me laissant
entraîner par… Dayton. Je voudrais que ce moment ne s’arrête jamais. J’ai l’impression de me réduire à
cette main qu’il serre dans la sienne. Il se retourne parfois pour s’assurer sans doute que je n’ai pas
provoqué un nouveau cataclysme et me sourit. Je ne suis qu’une poupée de chiffons ballotée au milieu de
la foule. Dayton est interpellé de temps en temps par des personnes du public qui le reconnaissent et le
félicitent, échangent quelques mots avec lui, mais il ne lâche jamais ma main. J’attends patiemment,
embarrassée et ne peux m’empêcher de remarquer que des femmes posent des regards dubitatifs sur nos
deux mains qui se tiennent. Je ne sais plus où me mettre et, pourtant, je ne dis rien. Je ne comprends
toujours pas ce qu’il s’est passé entre le moment où je suis tombée sous le charme de son apparition sur
scène et là, maintenant qu’il me tient la main. Chaque fois que nous reprenons notre route, il m’adresse un
nouveau sourire irrésistible. J’ai le souffle court et j’ai très chaud.

Nous parvenons enfin dans la loge du groupe et, dès que Dayton en ouvre la porte, il est accueilli par
des « Ah » enjoués. Quand j’apparais derrière lui, les regards se fixent sur moi. Je repère aussitôt Saskia
qui lance un « Twinkle ! » que je regrette dans la seconde où elle l’a prononcé.

– Twinkle ? me demande Dayton en haussant ses divins sourcils.


« Twinkle », c’est le pseudo de narratrice du blog que je tiens. J’avoue que, parfois, mes amis s’y
perdent autant que moi. C’est un verbe ou un nom, comme on veut. Au choix, cela signifie « scintiller » ou
« pétillement dans les yeux ». Il y a sans aucun doute beaucoup de moi dans cette « Twinkle », dans ce
qu’elle pense et dans les sujets qu’elle aborde, mais je n’ai en rien sa repartie et sa spontanéité. En tout
cas, pas dans la vraie vie. La preuve en est que « Twinkle » ne resterait pas livide et muette devant le
beau spécimen masculin qui vient de me poser une question.

Le bassiste – que je trouve déjà bien proche de mon amie – se met alors à fredonner « Twinkle twinkle
little star, how I wonder who you are » (Scintille, scintille petite étoile, je me demande bien qui tu es), et
Dayton, qui me fixe toujours, éclate de rire en même temps que les autres.

– Non, non, euh, c’est bien Anna, dis-je très vite en lançant un regard noir à ma copine qui a déjà
oublié sa gaffe et gesticule en étant déjà passée à autre chose.

Dayton pose une main dans mon dos, toujours avec ce sourire malicieux.

Je dois vraiment l’amuser… Moi-même, je me trouve super-drôle !

– Je te présente ? dit-il en se penchant légèrement vers moi.

Il dégage un parfum épicé et boisé à la fois, et son torse n’est qu’à quelques centimètres de main.

Sent-il qu’il me trouble ? Je dois être cramoisie…

Nous nous dirigeons vers Saskia et son bassiste ; ça a l’air de bien passer entre eux, et la joie de mon
amie est toujours communicative. Au moins, je ne suis plus seule avec Dayton. Pendant que ce dernier
s’adresse à son copain, Saskia roule des yeux dans ma direction en signe d’encouragement. Je sais que,
dans son langage corporel, ça veut dire : « Vas-y ! Attaque, qu’est-ce que tu attends ? » Excepté que je
n’attaque jamais !

Dayton se charge des présentations : Julian, le bassiste, qui doit être magnétique vu comme Saskia est
aimantée par lui, puis le batteur et le second guitariste ; ces deux derniers sont en grande discussion sur le
programme de leur fin de soirée. Il y a d’autres personnes qui vont et viennent dans la loge, et je me
retrouve bientôt un peu esseulée dans mon coin, à siroter un jus de fruits que Dayton m’a mis dans la
main. Ça plaisante, ça s’interpelle, ça discute business et musique. Des filles un peu énervées déboulent,
les musiciens rigolent avec elles. Je ne me sens pas trop à ma place, mais je n’arrive pas à me décider à
partir. J’échange avec Julian et Saskia, qui est en train de lui expliquer notre imminent départ pour New
York. Dès que nous abordons ce sujet, je suis intarissable, et me voilà lancée dans la description de notre
future aventure, tout en essayant d’observer Dayton à la dérobée, mais il me surprend à plusieurs
reprises.

Un moment, je le sens s’approcher dans mon dos. Il reste ainsi, quelques secondes, à m’écouter parler,
comme s’il hésitait à intervenir. Puis, je sens son souffle dans ma nuque et je me raidis quand il me
murmure :

– J’aimerais bien voir ce que tu dessines.


Je rougis et me tourne vers lui. Saskia saisit la balle au bond.

– J’adore ce que fait Anna, c’est très spontané, pris sur le vif et juste, dit-elle.
– Ah, je ne sais pas, bafouillé-je, ce sont juste des croquis, des illustrations pour des articles… Saskia
est une vraie artiste, elle !

Dayton ne me quitte pas des yeux. J’ai toujours le sentiment qu’il se retient de quelque chose, comme
si ses pensées le perturbaient. Je déglutis avec difficulté, une boule dans la gorge. Un frisson me traverse,
faisant pointer mes seins sous mon fin tee-shirt. Je croise les bras sur ma poitrine et tourne mon visage
vers lui.

– Alors peut-être pourras-tu m’en dire plus sur « Twinkle » ? ajoute-t-il en plongeant ses yeux clairs
dans les miens.

A-t-il seulement conscience de l’effet qu’il me fait ?

Je ne peux m’empêcher de fixer ses lèvres et son sourire malicieux. Il s’amuse sans doute de tout cela
parce que je ne peux m’empêcher de sentir aussi une certaine distance, une réserve dans ce regard,
comme s’il se préservait de quelque chose.

– On part boire un verre ! me lance Saskia, accrochée au bras de Julian.

Les deux autres musiciens assurent le rapatriement du matériel à leur hôtel et, de toute évidence, ils ont
trouvé de l’aide auprès de cinq jeunes femmes très excitées et bruyantes. Si bien que je me retrouve sur le
trottoir, à côté de Dayton qui, après avoir pris congé de ses acolytes, se tourne vers moi.

– Bon, eh bien, on dirait que tout le monde nous a lâchés, dit-il en souriant. Ça te dit qu’on se balade
un peu pour profiter de cette belle nuit ?

Je hoche la tête avant d’émettre un timide :

– Oui, d’accord.

J’ai cette pensée troublante.

Je ne peux que lui obéir.


3. Paris la nuit

Loin du public du Duc des Lombards et de l’euphorie d’après concert de la loge, je me retrouve pour
la première fois seule avec Dayton. D’accord, nous ne sommes pas vraiment seuls, nous déambulons dans
la rue qui est encore animée par cette chaude nuit estivale, mais, même s’il ne me touche pas comme il l’a
fait en me tenant la main une heure plus tôt, sa proximité, son corps à quelques centimètres du mien, alors
que nous marchons lentement, me plongent dans un embarras qu’il doit certainement sentir. J’ai la gorge
serrée et les mains chaudes. Je m’agrippe à la bandoulière de ma besace.

– Tu voulais peut-être rentrer te coucher ? me demande-t-il.


– Non, non, c’est une bonne idée de se promener un peu, réponds-je avec un filet de voix.
– J’avais envie d’en savoir plus sur toi, ajoute-t-il sur un ton qui me semble gêné, qu’on passe un
moment ensemble.

Difficile de refuser une telle proposition ! Autant l’admettre, moi aussi j’ai envie de passer plus de
temps avec lui. Jamais je n’aurais rêvé d’une situation pareille : tomber sous le charme d’un musicien
séduisant et attirer son attention. Bon sang, je ne crois toujours pas à ce qui est en train de m’arriver. Ça
ne rime véritablement à rien puisque, dans deux semaines, je m’envole vers de nouveaux horizons.

Perdue dans mes réflexions, je me tais. Comme Dayton est, lui aussi, silencieux, je me tourne
lentement vers lui pour l’observer, tout en marchant. Il est peut-être aussi en train de se demander ce qu’il
fait là, avec une fille incapable d’aligner trois phrases sensées. Je découvre que, lui aussi, m’observe.
Quand il constate ma surprise, il me sourit, embarrassé d’être pris en flagrant délit.

– On devrait un peu se détendre, tu ne crois pas, Anna, dit-il avec un sourire presque gamin.

À sentir son regard ainsi rivé sur moi, mon malaise redouble. Je tire sur ma jupe, remonte mon tee-
shirt sur mon épaule et essaie de dissimuler entièrement mon visage derrière trois mèches de cheveux. En
même temps, je ne me le cache pas, j’ai juste envie de me jeter sur cet homme, de poser mes lèvres sur ce
sourire, de sentir ses mains remonter ma jupe et baisser mon tee-shirt…

Ouh là, il ne faut pas que je m'emballe !

Tout ce qui se bouscule dans ma tête, et maintenant dans mon ventre, entre mes cuisses, rend la
situation éminemment inconfortable…

Dayton n’a pas l’air non plus très à l’aise. Mon embarras doit être contagieux ou pesant, je ne sais pas.
Il lève la main droite pour la passer dans ses cheveux. Mon attention est soudain attirée par un petit détail
que je n’avais pas remarqué jusqu’alors. Sur l’intérieur de son bras droit, un peu plus haut que son
poignet, à la lisière de sa manche roulée, il y a un tatouage discret d’un cercle autour duquel sont
disposés trois points.
– Qu’est-ce que c’est ? demandé-je en approchant mon doigt sans toucher sa peau, comme si j’avais
peur de me brûler.

Une seconde, rien qu’une, ses yeux bleus s’assombrissent. Il baisse vivement le bras pour que le
tatouage se retrouve de nouveau dissimulé sous la chemise.

– Comme de nombreux tatouages, c’est une erreur de jeunesse, répond-il. Un truc qui n’a aucun sens
particulier, qui est juste là pour incarner le mystère. C’est aussi le nom de notre groupe.

Oui, suis-je bête, 3 Points Circle… qui ne veut en effet pas dire grand-chose…

La circulation est quasi inexistante à cette heure de la nuit. Nous croisons des groupes de jeunes qui
plaisantent et s’interpellent d’une voix forte, des couples de tous les âges qui marchent d’un pas rapide
vers une destination commune ou flânent, bras dessus bras dessous, pour profiter de la chaleur nocturne.

Et nous, qui sommes-nous ? Un homme et une femme qui ne se connaissent pas, qui se promènent,
silencieux, à la discussion tâtonnante. Mettons ça sur le compte de la transition entre l’effervescence du
Duc des Lombards et les rues plus calmes. Après tout, il vient de jouer avec son groupe ; il peut tout aussi
bien avoir envie de calme, juste d’une compagnie apaisante et réconfortante pour une petite promenade de
détente… Sauf que la compagnie qu'il a justement choisie, à savoir moi, est complètement perturbée par
son charme…

Dayton a une manière féline de se déplacer, souple mais puissante. À l’approche de la place du
Châtelet, il s’arrête une seconde.

– On va sur les quais ? me demande-t-il, comme si cette idée soudaine de nous retrouver entre
inconnus allait nous sortir enfin de l’embarras.

Alors que nous traversons la place, qu’il avance d’une démarche détendue, mon cerveau carbure à
toute vitesse. Quelque chose est en train de se passer, là, maintenant ; quelque chose que je n’ai jamais
connue ; un tourbillon qui me prend le corps et le cœur, et qui n’arrive que dans les films qu’on regarde
en se gavant de chocolat, les soirs où on trouve que, franchement, la vie, ça n’est pas une fête foraine. Par
contre, depuis le début de la soirée, j’ai l’impression de passer de la grande roue aux montagnes russes.
Que penser aussi de cette chaleur dans tout mon corps, de cette envie d’une peau que je connais à peine ?
Et le fait d’être en juillet n’a rien à voir avec tout ça !

En bord de Seine, nous bifurquons vers le Pont Neuf. Là, dans cet espace plus ouvert, c’est comme si
nous respirions mieux tous les deux.

– Tu pars aux États-Unis bientôt alors ? me demande-t-il.


– Oui, dans deux semaines, réponds-je en souriant, tant cette perspective me remplit de joie.
– Pour t’y installer et travailler là-bas, c’est ça ? ajoute-t-il.

S’il me lance sur ce sujet, il est sûr que je vais être intarissable. Dans un sens, cela me permet de
m’arracher à la tension sensuelle qu’il dégage et qu’il provoque en moi. Quand je me décide à lui
expliquer mes projets, j’ai l’impression de retrouver une sorte de présence.
– Oui, je suis en contact avec des rédactions de magazines là-bas. Ma rédac chef m’a pas mal aidée,
c’est vrai ; elle croit en moi, j’ai de la chance. C’est un grand pas, ce départ à New York ! dis-je avec un
grand sourire.
– En tous les cas, rien que de l’évoquer, cela te transforme, dit-il avec les yeux pétillant d’humour. Ça
fait plaisir de voir tant d’enthousiasme.

Un instant, je me sens un peu stupide avant de comprendre qu’il est sincère.

Pas de panique, on discute, là.

– C’est vrai, continue-t-il, les gens paraissent blasés de tout. Il y a pourtant encore des choses qui
valent le coup de s’emballer, non ? Dans tous les cas, c’est un sacré moteur, cette énergie que tu dégages.

J’ai toujours le sourire figé de la fille contente d’être comprise.

– Enfin, ça se sent, ajoute-t-il, comme s’il jonglait maladroitement avec les mots, pendant que nous
marchons toujours lentement et que nos bras se frôlent par moments.

Une sorte de complicité s’installe entre nous dans cette déambulation calme et, sans m’en rendre
compte, je me dévoile. Répondant à ses questions, je parle à Dayton de ce que j’ai entrepris et de ce qu’il
me reste comme énergie à déployer.

Avec humour et spontanéité, comme si j’oubliais à quel superbe spécimen masculin je m’adresse. Tout
y passe : mon amitié avec Saskia, son importance dans mon projet, la manière dont elle me stimule et
celle dont Gauthier me soutient et me fait rire aussi, la forte probabilité qu’il nous rejoigne à New York,
mes parents qui me couvent un peu trop mais qui m’aiment tant, le talent de ma mère pour la peinture, le
chat que je viens d’adopter, le blog de « Twinkle »…

C'est n'importe quoi, pourquoi est-ce que je lui raconte tout ça ? Il doit me prendre pour une folle…

Je lui dis tout ! Je plaisante en livrant à Dayton des anecdotes qui le font rire. Le temps de cette
discussion, je suis un peu la « Twinkle » de mon blog ; ce qui ne m’arrive presque jamais dans la vie
réelle, enfin pas avec les autres.

J'en oublie même de l'interroger sur sa vie à lui mais, chaque fois que je suis prise d'un sursaut de
culpabilité et que je lui pose une question, il esquive pour détourner le sujet et revenir à moi. Et me
revoilà à parler et à me livrer sans pouvoir écarter la pensée que non, décidément, je n'ai pas été élevée
comme ça, que je frôle l'impolitesse à ne parler que de moi ! Mais la nuit, le regard de Dayton, son
attention, sa manière de me relancer chaque fois par une question judicieuse, comme s’il voulait toujours
en savoir plus sur moi, tout cela me donne le sentiment que je peux tout lui dire, alors que, quelques
minutes plus tôt, le simple fait de le regarder me donnait des jambes en coton.

C’est un flux ininterrompu de paroles qui sort de ma bouche, et, certainement, un grand nombre
d’inepties, mais Dayton s’esclaffe, s’amuse. Me voilà maintenant à expliquer, sans y parvenir vraiment,
que le dessin et l’écriture me permettent d’exprimer ce que je n’arrive pas à dire.

Oups, je m'embrouille là, non ?


Dayton s’arrête sur le trottoir et me fixe d’un regard doux et profond, qui provoque aussitôt un
emballement de mon cœur.

– Je ne voudrais pas te gêner, ni te donner l’impression que j’insiste, me dit-il avec ce qu’il me semble
être une multitude de précautions, mais j’aimerais bien voir ce que tu dessines. J’ai vu que tu avais un
carnet de croquis avec toi, tout à l’heure.

C’est reparti, je ne sais plus où me mettre, le rouge me monte aux joues en même temps qu’une bouffée
de chaleur.

– Ça n’est pas que je ne veux pas te montrer les croquis du carnet, c’est juste que je ne pensais pas
que, en dessinant, je me trouverais en situation de te les faire voir. Et c’est un peu… personnel, enfin…
intime.

Je m’embourbe, et Dayton esquisse un sourire en fronçant les sourcils d’un air amusé.

– Voilà, continué-je, pendant le concert, c’est toi que j’ai essentiellement dessiné, comme ça, d’après
ce que j’ai observé. Je ne suis pas certaine que ça vaille le coup d’être vu, c’est tout.
– Je ne pensais pas que ce serait aussi gênant pour toi, comme tu dessinais au milieu du public,
excuse-moi, dit-il en posant sa main sur mon bras.

Ma voix m’échappe à nouveau. Son contact est pareil à un sortilège qui me paralyse.

Oh et puis rien à faire, tout sera oublié demain !

Je me jette à l’eau et fouille dans ma besace pour en sortir mon carnet de croquis. Je le feuillette pour
dévoiler des expressions de Dayton croquées d’un trait nerveux. Des détails qui en disent sûrement très
long sur le regard que j’ai posé sur lui et le charme qui s’est opéré. Des esquisses de sa tête tournée et de
sa nuque, son sourire, ses yeux clos, l’inclinaison de son visage, sa chemise déboutonnée, son regard, ses
mains.

Il me prend le carnet des mains avec un regard interrogateur, comme pour me demander la permission,
et je cède, bizarrement, sans crainte. Il examine les croquis en silence avant de relever la tête, la mine
sérieuse.

– Ce sont des dessins très sensuels, Anna, dit-il.

Mon Dieu, s’il savait la moitié des trucs qui me sont passés par la tête depuis que je l’ai vu…

– Le regard que tu as posé sur moi est troublant. Je n’aurais pas pensé… Pour être franc, je n’ai pas
l’habitude d’être perçu ainsi, dit-il avec un petit rire embarrassé.
– Ah, fais-je, et comment te perçoit-on alors ?

J’ai envie d’en savoir davantage sur lui. Il n’a cessé de m’écouter depuis que nous sommes partis du
Duc des Lombards. Mais, comme à chaque question que j’ai essayé de lui poser, Dayton élude à nouveau
celle-ci en se tournant vers la Seine et les quais illuminés de l’autre rive, comme si c’était exactement le
moment de contempler le paysage !
Mon cerveau fait alors l’expérience d’une rapide mise à jour impliquant le carambolage sauvage de
plusieurs questions : à quoi tout cela rime-t-il ? Comment cela va-t-il finir ? Ne suis-je pas un peu
innocente et stupide pour croire que cet homme superbe et séduisant, qui doit plaire à toutes les femmes,
s’intéresse à moi ? Est-il seulement possible qu'il puisse être attiré par moi comme moi par lui ? Ressent-
il le même trouble ?

– Tu es très belle comme ça, pensive, Anna, me souffle-t-il à l’oreille.

Et il me sourit alors que j’émerge de mes pensées. Son regard est tendre. C’est étrange, cette tendresse
qui émane de lui alors même qu’il dégage une terrible sensualité. Sa main se lève, s’apprête à me
caresser la joue. On dirait… puis c’est comme s’il changeait d’avis ; la main retombe, mais l’intention est
là, troublante entre nous. Tout mon corps est en alerte ; un frisson me prend et nous échangeons un regard
profond qui dit bien plus que cette caresse arrêtée en plein vol.

Je me rends compte que ma tension s’est évanouie à mesure que les heures avec Dayton ont passé.
Cette nuit, qui s’annonce blanche, me donne finalement l’impression de planer sur un nuage. C’est juste
imprévu, surnaturel. Je devrais cesser de m’interroger sur la réalité de cette situation. J’aimerais que
cette promenade dure toujours.

– La nuit est-elle aussi magique à New York ? demandé-je sans arrière-pensée, juste parce que ce
moment merveilleux me fait penser à voix haute.
– Qui sait ? Nous aurons peut-être l’occasion d’y faire une autre promenade nocturne ? répond-il sur le
même ton rêveur. C’est là que j’habite la plupart du temps, après tout.

Je me tourne vers lui. La tête penchée, il scrute mon visage comme s’il essayait du regard de percer
mes pensées, puis il se détourne. Mes pensées sont certainement trop confuses pour qu’il parvienne à les
lire.

Nous approchons du pont des Arts et sa surcharge de cadenas amoureux, et il se met à fredonner tout
en pointant le doigt vers le ciel… vers la lune encore visible dans le jour qui se lève bientôt. Puis il
chante d’une voix de crooner :

« Fly me to the Moon

Let me play among the stars

Let me see what spring is like

On Jupiter and Mars

Emmène-moi sur la lune

Laisse-moi jouer parmi les étoiles

Laisse-moi voir à quoi ressemble le printemps

Sur Jupiter et Mars. »


Il prend ma main, et j'ai la confirmation de l’effet surnaturel qu’il me fait. Une décharge remonte le
long de mon bras et envahit tout mon corps. Le temps de deux secondes, il ne dit rien, ses yeux bleus dans
les miens et ses lèvres effilées esquissant tout juste un sourire. Comme s’il se posait une question
silencieuse. Peut-être la même que moi.

Bon sang, je ne comprends rien…

Il m'entraîne sur le pont et je suis cette chose paralysée qu’il entraîne derrière lui. Malgré tout, un petit
rire ravi m’échappe. On se croirait dans une comédie musicale… Sa voix chaude se fait plus enjôleuse,
alors qu’il me prend dans ses bras pour m’emporter dans une danse lente. Il chante Sinatra tout contre
mon visage :

« In other words, hold my hand

In other words, baby, kiss me

En d’autres mots, prends ma main

En d’autres mots, bébé, embrasse-moi. »

Sourire béat et rêveur, je me liquéfie à l’intérieur. Son souffle est tout proche de ma bouche, je respire
son odeur épicée, je perçois la chaleur de sa peau. Je ferme les yeux…

Mais il me lâche brusquement, et je le vois se précipiter à l’autre bout du pont avec l’élégance d’un
jaguar. Je reste les bras ballants. De loin, je l’observe appeler un passant. J’entends une discussion que je
ne saisis pas, puis, très vite, il revient vers moi en trottant, le sourire et le regard lumineux. Il rit tout seul,
et ce rire est d’une sensualité terrible. Je serais capable de n’importe quoi… Il serre contre lui une bonne
trentaine de roses.

– Le pauvre gars allait rentrer chez lui sans avoir vendu une rose ! lance-t-il en s’arrêtant devant moi.
J’ai eu envie que tu t’endormes au milieu de ces fleurs, ajoute-t-il plus calmement en me les offrant.

Les bras chargés de roses, le cœur battant à tout rompre, je murmure : « Merci », alors que j’ai envie
de lui dire qu’on ne m’a jamais fait ça, que c’est un peu fou mais que ça me plaît, que ça me bouleverse,
que son rire et son regard me rendent folle. Alors, je me penche juste un peu et je pose un baiser sur sa
joue, très près du coin de sa bouche.

Quelque chose de l’ordre de la surprise et du désir enflamme ses yeux, puis il change complètement de
comportement, comme s’il se retenait une nouvelle fois de quelque chose.

Mais non !

– Il est tard, Anna, ou tôt, ça dépend du point de vue, dit-il. Tu dois être fatiguée et je le suis moi aussi.
Je repars dans trois jours ; mon programme parisien est un peu… chargé. Je vais te trouver un taxi.

Je suis déboussolée. Je sais qu’il s’est passé quelque chose, je l’ai senti et lui aussi, je l’ai vu dans
ses yeux ! Alors quoi ?! Il a trop de choses à faire ? Je ne suis pas assez bien ? Ma vie va changer dans
quelques semaines ? Trop de choses pourraient expliquer cette brusque distance qu’il met entre nous, et
pourtant c’est autre chose, ce doit être autre chose…

Nous marchons lentement vers le Pont Neuf. J’ai les bras chargés de roses. Dayton reste à quelques
centimètres de moi, les mains dans les poches. Je n’ose plus rien dire, et lui semble vouloir meubler le
silence embarrassé en parlant du concert. Soudain, il aperçoit un taxi et se met à courir pour attirer
l’attention du chauffeur. Je m’immobilise sur le trottoir.

Non, ça ne peut pas s’arrêter là…

Dayton discute avec le chauffeur. Je le vois lui glisser des billets pour ma course alors que je
m’approche. Dayton m’ouvre la portière arrière, je me fige avant de monter.

– Dayton, dis-je, la gorge nouée.

Mais je perds ma voix quand il prend mon visage entre ses mains. Cela semble durer des secondes et
des secondes, ses yeux dans les miens sans que je comprenne ce que ce regard veut dire. Puis, il penche
son visage vers moi et ses lèvres se posent sur les miennes. Longtemps. Sa bouche paraît ne pas vouloir
se détacher. Les yeux clos, je savoure ce contact brûlant, passionné, que Dayton semble contrôler. Puis il
s’écarte doucement, sans un mot, m’installe sur la banquette arrière sans que nos yeux se quittent et ferme
la portière.

Le taxi démarre et, quand je me retourne pour lancer un dernier regard à Dayton, il s’éloigne déjà dans
la direction opposée.
4. Cet obscur objet du désir

Je crois bien que le chauffeur a voulu me faire la conversation pendant le trajet, mais je suis restée
bloquée entre tristesse et stupéfaction. Le vide. Juste un prénom peut-être.

Dayton…

Et un énorme point d’interrogation entourant cet homme, son apparition surnaturelle et la nuit que je
viens de vivre près de lui.

J’arrive chez moi pour me coucher, quand la ville s’apprête à se lever pour aller travailler. Il faut bien
que mon métier ait quelques avantages…

J’avance au radar, Churchill dans mes jambes, jusqu’à ma chambre où je m’extirpe de mes vêtements,
avant de m’entortiller en petite culotte dans mon drap. Je caresse mon gros chat affectueux d’un air
absent, espérant que son ronronnement finira par me bercer, mais j’ai les lèvres qui me brûlent encore du
baiser de Dayton et, devant mes yeux, rien d’autre que son visage, son regard clair et son sourire. Sa voix
chaude résonne encore en moi.

Tout cela s’est-il réellement passé ?

Je n’ai pourtant rien inventé. Il m’a dit des choses : que j’étais belle, qu’il a été touché par mes
dessins. Il m’a fait comprendre que je ne le laissais pas insensible, et cette danse romantique sur le pont
des Arts, les fleurs et ce baiser ! Tout s’emmêle dans ma tête. J’ai le corps chaud et, en même temps,
envie de pleurer. Churchill ronronne en me gratifiant d’un regard bienveillant. Je finis par m’endormir
sans m’en rendre compte.

Le sommeil est de courte durée. Dormir en plein jour, ça n’a jamais été mon truc, et l’excitation de la
nuit passée ne me lâche pas. Quatre heures plus tard, j’ouvre les yeux. J’ai faim, besoin d’une douche et
je suis déjà à compter les minutes qui ont passé depuis que Dayton a fermé la portière du taxi. C’est déjà
du passé, quel constat terrible !

– Des nuits comme ça, il doit en passer dans chaque ville, hein ? Une admiratrice dans chaque port !
Des rencontres agréables qui lui permettent de décompresser après ses concerts et de s’assurer qu’il plaît
ou un truc comme ça… Enfin, je ne me fais pas de soucis pour lui… Tu ne crois pas ? dis-je tout haut.

Churchill émet un truc bizarre qui lui tient lieu de miaulement.

– Je vais m’en remettre, tu sais… Après tout, on n’a pas la chance de vivre des moments comme ça
tous les jours !

Mon colocataire se met dans la position du chien qui veut qu’on lui gratte le ventre.
– Oh mais, tu sais qu’on a envie de te manger, toi, dis-je en le prenant dans mes bras et en l’emportant
dans la cuisine… où je nous nourris tous les deux, moi d’un bol de céréales et lui de croquettes.

J’enclenche la bouilloire électrique et file prendre une douche pour me remettre les idées en place.
Ensuite, je m’installe à ma table de travail avec mon mug de thé. Il est 11 heures. J’ai rendez-vous cet
après-midi avec ma rédactrice en chef, Claire Courtevel, pour débriefer sur mon reportage concernant les
animaux de compagnie pour célibataires. Normalement, avec Internet, je ne devrais pas avoir besoin
d’aller la voir, mais Claire aime rencontrer régulièrement les journalistes avec qui elle travaille. C’est
d’autant plus motivant qu’elle est toujours de bon conseil et soutient l’originalité de mon travail.

D’ici là, je compte bien poster un nouvel article et quelques illustrations sur mon blog « Twinkle in
Paris », qui deviendra bientôt « Twinkle in New York » ! Mes textes sont accessibles en anglais comme
en français. Pour le premier jet, ça dépend de mon humeur, mais ces dernières semaines, c’est souvent en
anglais que je rédige d’abord, histoire de me mettre dans le bain de ma future vie.

Je relis mon dernier article posté, intitulé Le nouveau mâle de la maison… ou presque et illustré par
un croquis à l’aquarelle représentant mon gros British shorthair couleur sable, confortablement installé
dans un fauteuil club, un cigare à la main.

J’aborde tous les sujets dans ce blog, qui est censé être représentatif de la vie trépidante – ou pas –
d’une jeune Parisienne curieuse. Cela va de la séance chez l’esthéticienne aux interrogations sur les
relations amoureuses, amicales ou professionnelles. J’y parle aussi de films, de chaussures ou du dernier
stage de conduite sportive auquel j’ai participé pour la rédaction d’un article. En somme, toute une foule
d’anecdotes. Finalement, je me sers juste de ma vie et transforme tout. J’édulcore ou j’enjolive, je rends
souvent comique ce qui ne l’est pas et, surtout, j’essaie de ne pas me prendre au sérieux sans être futile.
Je crois que c’est pour cela que beaucoup de lectrices se retrouvent dans ce que je raconte. Toutefois, je
n’oublie jamais que « Twinkle » est un personnage fictif !

Le sujet du jour s’impose évidemment. J’aurais envie d’oublier le ton léger et enjoué de mon blog
pour disserter sans fin sur ma nuit avec Dayton… mais raconter ces heures sur un ton humoristique me
permettra sans doute de soulager mon cœur. Churchill passe près de moi avec sa petite pieuvre en
peluche dans la gueule, tel un chien de chasse. C’est bon, tout le monde se met au travail !

Une heure et demie plus tard, j’ai fini mon article qui m’a fait revivre les heures magiques vécues avec
Dayton, à peine enjolivées. C’est un moment que toutes les femmes aimeraient connaître. J’ai intitulé le
post J’ai fait un rêve et j’ai griffonné un dessin représentant mon personnage en train de valser avec un
homme hyper-sexy sur le pont des Arts au lever du soleil… Presque la vérité… Pour rester dans le ton du
blog, je finis par cette phrase :

« Quel homme surprenant, capable, aux petites heures de l’aube, de dévaliser un vendeur de roses
pour m’en couvrir, ses mains caressantes pressant pétales odorants et ronronnant ( !) contre mon visage…
jusqu’au moment où je me réveille la tête enfouie sous mon colocataire anglais réclamant sa ration de
croquettes. Un rêve ? »

Je traduis rapidement, poste le tout sur le blog et reste pensive à mon bureau, envahie par le souvenir
de Dayton. Je soupire.
Percevant du bruit à l’étage du dessous, je donne deux coups de talons sur le plancher, auxquels me
répondent très vite deux autres coups. Ce qui veut dire que Gauthier est disponible pour une petite visite.
Je regarde l’heure, celle de déjeuner, prends deux ou trois bricoles dans mon réfrigérateur et descends
dans l’appartement du dessous, dans lequel j’entre sans frapper.

Mon ami est assis à son bureau, au milieu d’un fouillis de documents, car il travaille également chez
lui. Il gère les contrats et la promotion de plusieurs artistes parisiens, tous masculins, tous jeunes. Chacun
possède une caractéristique pour laquelle Gauthier est tombé follement amoureux : la voix d’un certain
conteur, le corps d’un danseur ou encore les mains d’un comédien. C’est parce qu’il envisage de
promouvoir certains de ses « poulains » aux États-Unis et de découvrir d’autres artistes français à New
York qu’il nous rejoindra certainement dans quelques mois.

Gauthier se lève pour m’accueillir.

– Toi, tu n’as pas beaucoup dormi ! me dit-il.


– Si, un peu, réponds-je sans grande conviction.
– Non seulement tu as très peu dormi mais, en plus, à la tête que tu fais, tu as un truc hyper-excitant à
me raconter, ajoute-t-il.
– Ouiii !

Gauthier n’est pas mon ami pour rien, il me connaît bien !

Pendant que nous grignotons, je raconte ma nuit avec Dayton, espérant que Gauthier me rassure sur la
possibilité que je revoie ma rock star ; c’est sans compter le côté très rationnel et prudent de mon ami.

– Je comprends que ce genre de nuit te bouleverse, Anna, qui ne le serait pas ? Mais ce type me paraît
un peu étrange. Il te sort le grand jeu de l’Américain à Paris, puis il te plante sans un mot en
t’embrassant… Franchement, on se demande s’il ne s’est pas un peu amusé avec toi.

Je fais la moue.

– Mais bien sûr que j’aimerais que cet Apollon au torse envoûtant te rappelle, continue-t-il en posant
la main sur la mienne pour me réconforter. J’aimerais qu’il t’emmène dans un tourbillon d’amour, et tout
et tout. J’aimerais surtout que tu sois heureuse, Anna… mais je crains que tu ne sois déçue.
– Je sais, réponds-je en hochant la tête, j’y ai pensé aussi. Il vaut mieux ne pas se monter la tête. Tu as
raison, il aurait pu me faire comprendre qu’il voulait me revoir, d’autant qu’il sait que je pars à New
York dans deux semaines. Mais, il ne l’a pas fait…
– Voilà ! dit Gauthier. Maintenant je crois que nous avons besoin de chocolat et d’un petit café !

Je remonte dans mon appartement pour me préparer à mon rendez-vous avec Claire Courtevel. Je
consulte mes mails et passe faire un petit tour sur mon blog pour voir si des lectrices ont réagi. J’imagine
avoir réveillé une multitude de rêves de romance. Si seulement elles savaient…

En effet, il y a déjà quelques commentaires au bout d’à peine deux heures. Certains me font sourire :

« Oh non, j’y croyais !!! »


Moi aussi…

« Fais-nous rêver ENCORE, Twinkle ! »

Mais je voudrais bien !

Et je m’arrête sur celui-ci, visiblement d’un nouveau visiteur du blog :

« Ce n’était pas un rêve… », signé du pseudo PontDesArts.

Mon cœur s’emballe, j’ai les jambes coupées sur ma chaise. En voilà une affirmation, pour un lecteur
qui n’a jamais visité ce blog !

Je me surprends à imaginer ce qui serait inespéré… mais non, impossible ! Dayton m’a bien dit que
son agenda parisien était très chargé. Je le vois mal en train de me pister sur Internet… En même temps,
ce ne doit pas être trop compliqué de m’y retrouver. Je lui ai parlé de ce blog, il connaît mon pseudo…
Non, non et non, c’est encore un de ces dragueurs virtuels qui a flairé mon âme romantique. Ça ne serait
pas la première fois…

J’enfreins la règle que je me suis fixé de ne pas contacter directement mes lecteurs, justement pour
éviter les débordements, et je clique sur son pseudo pour accéder à son adresse mail et lui envoie un
message :

« Pourtant, c’était bien mon chat que j’ai trouvé dans mon lit à mon réveil. »

Pour éviter les impairs, je m’arrête là et j’attends sa réponse. Son commentaire date apparemment de
quelques minutes.

Je patiente, mais rien… L’étincelle d’espoir qui s’est enflammée quelques minutes plus tôt s’éteint
déjà, quand un nouveau commentaire de PontDesArts apparaît sur mon blog :

« C’étaient les roses qui devaient passer la nuit avec toi. »

Cela ne peut être que lui ! Non ? Oui ? Merde, c’est l’heure de partir à mon rendez-vous ! J’attrape ma
besace et manque de piétiner Churchill en train de faire la sieste sur le dos, devant la porte.

– Mais bouge-toi, mon gros, il se passe des choses, là ! m’énervé-je.

Je file à toute allure, sans pouvoir même passer une tête chez Gauthier pour lui annoncer le dernier
rebondissement. Le métro est bondé. Je sens que je vais être en retard. Coincée entre deux touristes, je
dégaine mon portable. Il faut que je parle à Saskia de toute urgence ! Trois sonneries, puis elle répond :

– Anna, attends, je suis en pleine négociation, je te rappelle, me lance-t-elle avant de raccrocher.

Je n’ai même pas eu le temps de lui parler de Dayton. Comme tout ceci est frustrant !

J’ai à peine cinq minutes de retard, mais Claire Courtevel a l’air agacé. En fait, c’est son air habituel,
donc autant ne pas se formaliser. Ça va avec ses tenues très businesswoman version presse féminine,
c’est-à-dire un tout petit peu plus excentrique que le gris anthracite.

– Anna, enfin ! lance-t-elle quand j’entre.


– Bonjour Claire, dis-je en m’asseyant aussitôt et en sortant mon cahier de notes car, avec Claire,
mieux vaut ne pas s’étendre en politesses.

Bizarrement, j’aime bien cette belle femme un peu revêche. J’ai accepté ses manières brusques car je
crois que j’en ai besoin. Elles me rassurent dans ma vie, qui n’a pas vraiment d’horaires, ni de discipline.
Malgré son comportement, Claire m’a toujours appuyée et croit en moi. Je la respecte vraiment.

– Bon, eh bien, pas mal ton reportage sur les animaux, Anna, commence-t-elle tout en brassant des
feuilles sur son bureau. Tu t’en es bien sortie. C’est documenté, à la fois sérieux et léger, vivant et c’est
une véritable mine d’informations. De plus, tes illustrations sont géniales…

Trop de compliments, il doit y avoir un hic…

– Il faudrait juste que tu me rajoutes un peu d’exotisme et de luxe, tu vois, ajoute-t-elle en levant la tête
pour me fixer.
– Euh… exotisme et luxe, répété-je en prenant des notes, sans voir où elle veut en venir.
– Oui enfin, tu vois quoi… des bêtes pas communes ou des lézards qui coûtent la peau des fesses, une
interview d’un vendeur de trucs dans le genre et d’un célibataire accro à ce type de bestioles…

Je lève des yeux ronds comme des soucoupes.

– Du coup, tu me rajoutes une petite illustration aussi. Dans le même style.

Je suis toujours muette.

– Et le délai est un peu court en fait. C’est pour demain en début d’après-midi, ça te va ?

Ne jamais dire non à Claire !

– D’accord, réponds-je en me levant. Je ne traîne pas alors.

Au moment de sortir, Claire m’interpelle :

– Et Anna, c’est du beau boulot. Je fais toujours suivre à la rédaction de New York. Du beau boulot,
vraiment !

Je lui adresse un petit sourire de remerciement.

Dans la rue, je consulte mon portable. Saskia a essayé de me joindre et je la rappelle.

– Tu es où, là ? lui demandé-je dès qu’elle décroche.


– Pas loin de la Madeleine, pourquoi ?
– Parce qu’il faut que je te parle. Je suis là dans 20 minutes, tu m’attends ?
– Oui, oui, t’inquiète, je suis occupée. J’ai du matériel et l’autorisation de gribouiller sur une
devanture de magasin en travaux.
Mon amie est comme ça. Même si tous – moi, la première ! – reconnaissent la valeur de son travail,
elle a une vision très ludique de ses actions éphémères de rue. Pour ma part, je ne me permettrais jamais
de dire qu’elle gribouille !

Saskia me donne l’adresse et, 20 minutes plus tard, je la retrouve travaillant devant une boutique en
chantier.

– Tu peins quoi ? lui demandé-je.


– Un nu de femme. C’est un magasin de vêtements pour hommes, répond-elle. Toi, ma louloute, je
crois qu’il t’est arrivé quelque chose cette nuit ou je me trompe ? ajoute-t-elle.
– Comment tu sais ça ?
– Parce que, comme il m’en est arrivé un aussi, ce matin, j’ai entendu Julian appeler son pote Dayton
dans sa chambre d’hôtel. Celui-ci lui aurait dit qu’il avait passé la nuit avec toi et qu’il était rentré au
petit matin… Alors ?
– Alors oui, nous avons passé la nuit ensemble, mais pas pour ce que tu crois ! Nous avons parlé !

Je lui raconte toute l’aventure « Dayton », pendant qu’elle continue de peindre à la main sur le
panneau.

– Mais c’est complètement fou ! s’exclame-t-elle. Qu’est-ce que tu comptes faire ?


– Ben, attendre qu’il réponde à mon message.
– Mais non ! J’ai une meilleure idée ! Attends…

Elle s’enduit une dernière fois la main de peinture pour écrire en gros sous sa femme nue : « Faites
l’amour, pas les magasins », puis elle s’essuie les mains sur sa jupe en jean déjà maculée, range ses trois
tubes d’acrylique dans son sac et part de son pas habituel sur le trottoir. Je me retourne pour contempler
son œuvre sur le panneau. C’est de l’art éphémère, du graff poétique, et j’admire mon amie pour sa
capacité à créer ainsi, en trois mouvements, n’importe où.

– Suis-moi ! me lance-t-elle.

Ce que je fais. Quelques coins de rue plus loin, elle s’arrête et me désigne une façade d’immeuble sur
laquelle s’étale un énorme panneau noir affichant le nom de l’hôtel Le Burgundy.

– Julian, Dayton et les autres séjournent là, dit Saskia. Et toi, tu n’as qu’une chose à faire, c’est
d’entrer là-dedans, demander le numéro de la chambre de Dayton et te pointer comme une fleur à sa porte
pour lui faire la surprise.
– Non, pas question, dis-je, les jambes coupées.

C’est un vrai palace… Je ne l’aurais jamais imaginé dans un tel endroit…

– Non, non, dis-je en m’éloignant. S’il avait voulu me revoir, il m’aurait donné son numéro ou le nom
de son hôtel… Je ne peux pas faire ça.

Saskia est désemparée de me voir fuir.


– Mais tu ne peux pas laisser passer un type pareil, Anna !

Elle me rattrape et me tire par la main.

– Attends avant de filer, j’ai une autre idée, dit-elle en m’entraînant derrière elle.

Hé, c’est une manie décidément !

Elle s’arrête devant un gros Porsche Cayenne noir.

– Tu vois ça ? fait-elle en agitant les mains. Ce… gros truc luxueux, eh bien, c’est une de leurs
voitures pendant leur séjour. Ils en ont une autre pour leurs instruments.
– Et ?
– Eh bien, tu n’as qu’à lui laisser un message sur le pare-brise. C’est Dayton qui s’en sert le plus,
d’après Julian.
– Un message ? demandé-je, l’air perdu. Mais quoi ?

Saskia prend un air exaspéré. Elle fouille dans son sac et me tend un rouge à lèvres.

– Je ne sais pas, moi, un truc clair du genre : « Trouve-moi », dit-elle en me poussant vers la voiture.

Je reste figée sur place, le rouge à lèvres à la main. Ça n’est pas du tout mon truc, le tag improvisé.
Encore moins quand il s’agit d’un potentiel message amoureux. Et puis n’est-ce pas un peu illégal de faire
ça sur la voiture de quelqu’un ? Saskia trépigne à côté de moi et finit par me secouer par le bras.

– Allez « Twinkle » !

Oh et puis zut, je n’ai rien à perdre !

Je me lance. Je dessine rapidement une fille allongée sur le ventre, le visage appuyé sur une main, l’air
rêveur et j’écris en dessous « Trouve-moi » pendant que Saskia surveille les alentours.

Fière de moi, elle m’applaudit, puis nous nous éloignons, l’air de rien, en pouffant.
5. Rendez-vous au paradis

Je quitte Saskia pour rentrer dare-dare chez moi. J’ai du travail qui m’attend, des recherches et des
interviews à faire et une illustration à dessiner.

Je dois aussi absolument consulter mon blog pour voir si mon mystérieux lecteur s’est de nouveau
manifesté !

Je sais, tout le monde maintenant peut faire cela depuis son téléphone, mais je considère que je passe
assez de temps devant mon ordinateur pour éviter de le faire quand je sors. Dans la rue, dans le métro, je
regarde autour de moi et je dessine.

Pas de bruit chez Gauthier, qui doit être sorti. Je rentre chez moi et j’allume mon ordinateur. Avant de
rechercher les perles rares des animaux de compagnie, je me connecte à mon blog. Pas de réponse écrite,
mais un fichier sonore joint : une voix masculine qui fredonne Fly Me to the Moon de Sinatra et, derrière,
des bruits de circulation, des voix, un brouhaha urbain. Je ne suis pas certaine que ce soit Dayton.
Évidemment, j’ai cité la chanson dans mon blog ; ce pourrait donc être n’importe quel rigolo voulant
semer la confusion dans mon esprit.

Ne pas s’emballer… Rester calme…

Je réponds prudemment :

« Qui êtes-vous ? »

Après le grand n’importe quoi au rouge à lèvres sur le pare-brise, je crois qu’il est temps pour moi de
me reprendre. Si un abruti a envie de me faire tourner en bourrique sur mon blog, je ne vais pas y passer
la soirée, mais si c’est en effet Dayton… La phrase de Gauthier me revient alors à l’esprit : « On se
demande s’il ne s’est pas un peu amusé avec toi. » Oui, c’est ça, il s’amuse… et moi, j’ai du boulot !

Après une heure de recherches sur Internet, je dégote un éleveur d’axolotl, –Quelle horreur cette
grosse salamandre albinos ! Qui peut avoir envie d’un tel truc comme animal de compagnie ? –, un
vendeur de pythons et deux heureux propriétaires, l’une d’un dromadaire et l’autre d’un singe-écureuil.
J’appelle les uns, envoie mes questions aux autres, me renseigne sur les législations concernant ces
copains exotiques, le coût de telles adoptions, je gribouille d’après photos des illustrations décalées.
Bref, je bosse.

Même si je dois me reprendre plusieurs fois, l’esprit envahi de souvenirs de Dayton, je m’acharne à la
tâche et, comme toujours, le dessin m’emporte dans un autre monde.

Une seule fois, je m’aventure à réécouter l’enregistrement de la voix sur mon blog.
Je sais, c’est ridicule.

Je sais aussi que Saskia retrouve Julian ce soir. Sans doute va-t-elle voir Dayton ? Tout d’un coup, je
lui en veux, puis j’en veux à Saskia, puis je m’en veux parce que je refuse de me mettre dans tous mes
états pour un homme que je ne reverrai sans doute pas, alors que je suis au seuil de ma nouvelle vie.

– Hors de question que je me laisse perturber, dis-je à l’attention de Churchill qui acquiesce en se
léchant la patte.

La soirée est bien avancée mais je n’ai pas faim. Je n’en peux plus de ces animaux débiles pour
célibataires. Churchill prend un air offusqué en m’entendant jurer.

Je griffonne toujours, bien qu’il me semble avoir trouvé deux illustrations valables pour mon article, et
je me rends soudain compte que je viens de dessiner un portrait de Dayton tenant plus du gros monstre
poilu que de l’homme séduisant qu’il est. C’est l’obsession… Alors je fais comme tout le monde,
Internet, Google, je cherche des photos de lui, de son groupe et ne parviens à trouver ni son nom de
famille, qui me permettrait d’être plus précise dans mes investigations, ni des photos de son groupe où il
apparaîtrait. C’est comme s’il n’existait tout bonnement pas ! J’éteins mon ordinateur en trouvant que
c’est la fin idéale pour cette journée. Le mystère est éclairci car il n’y a pas de mystère ! Bonne nuit !

Malgré la fatigue, je ne cesse de me réveiller toute la nuit et, quand l’alarme de mon téléphone sonne à
10 heures, je m’extirpe difficilement du lit. J’ai l’impression de peser une tonne. Tout est dans le geste ; il
faut que je me force à faire les choses. Douche, petit déjeuner sans appétit, mon colocataire anglais sent
bien que quelque chose cloche et tourne en rond en miaulant. Tout m’agace…

Je me mets au travail, accuse réception des réponses de mes interlocuteurs de la veille, rédige mon
article, peaufine mes illustrations et envoie mon texte à ma rédactrice en chef. Ensuite, je poste un nouvel
épisode de « Twinkle » sur mon blog.

Évidemment, pas de réponse de mon mystérieux dragueur…

Cette fois, l’article parle des symptômes d’une nouvelle maladie mentale intitulée « Docteur, je
consulte mes mails toutes les 30 secondes », dans lequel je me moque gentiment des femmes incapables
de ne pas vérifier 15 fois par heure que leur portable capte bien.

Ce pourrait être moi, si j’avais eu l’intelligence de filer mon numéro de téléphone à Dayton…

Je dessine « Twinkle » avec une banane collée à l’oreille, un entonnoir sur la tête et les yeux cernés,
englués à un écran d’ordinateur.

Qu’est-ce que je me fais rire…

Un message privé me parvient juste au moment où je m’apprête à me déconnecter. C’est un message de


PontDesArts. La revanche… mon cœur manque un battement. Enfin une réponse à mon prudent : « Qui
êtes-vous ? » !

« Tu veux savoir ? Rdv au Café de Flore à 5 :00 pm »


Je reste à fixer le message en essayant de rassembler calmement mes pensées, ce qui est difficile étant
donné que mon cœur s’est soudain emballé à l’idée que cette proposition puisse venir de Dayton.
Reprenons la situation point par point :

1. S’il s’agit d’un petit rigolo, ce serait une bonne occasion de le remettre à sa place.

2. S’il s’agit justement d’un petit rigolo, ce serait tout de même stupide de me donner rendez-vous dans
un lieu plutôt fréquenté, alors que je ne sais pas à quoi il ressemble et que, sans doute, lui ne sait pas non
plus quelle tête j’ai (à moins qu’il sache).

3. L’heure du rendez-vous est écrite à l’anglaise… donc ce pourrait être Dayton…

4. Dans ce cas, à quel petit jeu joue-t-il avec moi ?

Je suis confuse, j’ai envie de croire à un heureux retournement de situation, mais j’ai peur d’être
déçue. Évidemment, j’ai d’autres sujets de préoccupation en ce moment. Je pourrais, par exemple,
commencer à faire un premier tri dans mes affaires pour savoir ce que je vais emporter à New York…
mais qui laisserait un tel mystère en suspens ? Franchement ! Sans compter que si le message est de
Dayton, je regretterai sans doute toute ma vie de ne pas avoir répondu présente !

Je vais aller au Flore ! J’ai envie de croire que c’est Dayton qui m’y attendra. Au pire, je serai fixée
sur ma sottise et aurai une bonne raison de tirer un trait sur mes souvenirs romantiques.

Au pire, je me vengerai même sur un pauvre idiot qui aura tenté de me draguer sur Internet !

Alors que l’heure de partir approche, je commence à me préparer pour le mystérieux rendez-vous. Je
l’admets, je suis nerveuse comme pour un premier rendez-vous amoureux. Ne pas savoir me bouleverse.
Et oui, j’ai la trouille parce qu’il est possible que je sois sur le point de retrouver Dayton et, bien que je
m’interdise d’y croire, c’est impossible de ne pas nourrir un minuscule espoir.

Je fais au mieux pour paraître jolie sans être trop apprêtée : un jean délavé, une blouse diaphane et des
sandales colorées.

J’arrive un peu en avance au café. La terrasse à l’ombre est plutôt bondée par cette chaude journée de
juillet et pendant une seconde, je crains de ne pouvoir trouver de place et d’être obligée d’attendre dans
la salle ou sur le trottoir au risque de ne pas être repérée par mon énigmatique rendez-vous.

S’il vient…

Un couple libère une table et je me jette dessus comme la misère sur le monde. Je m’installe sous le
nez de deux touristes qui patientaient comme moi. Il faudra me déloger de là à la grue !

Respirer, rester calme, ne pas attendre fébrilement. Je sors mon carnet et me mets à gribouiller
n’importe quoi. Au bout de quatre pages remplies, deux cafés avalés d’un trait – des cafés au prix d’un
cocktail –, je n’ose pas regarder ma montre. L’heure du rendez-vous doit être passée.

– Bonjour, mademoiselle, dit-il en français avec un accent à tomber raide, en s’asseyant près de moi.
Je suis stupéfaite. Mon cœur explose dans ma poitrine. Dayton est là, ses yeux pâles, ses lèvres
effilées, ses cheveux clairs avec quelques reflets cuivrés. Un ange passe et nous décoche une flèche en
plein cœur. Dayton marque un temps, sûrement sensible au même trouble que moi, puis il pose
nonchalamment son bras sur le dossier de ma chaise, croise ses jambes et me dévisage en haussant un
sourcil étonné.

– C’est bien avec moi que tu as rendez-vous ou bien tu attends quelqu’un d’autre ? demande-t-il.
– Non, enfin, je veux dire, oui, en fait, non, je n’étais même pas sûre qu’il s’agisse de toi. Pour être
honnête, je m’attendais à avoir rencard avec un pervers ! dis-je avant de m’esclaffer nerveusement.
– Tu prends souvent le risque d’accepter des rendez-vous avec des inconnus ? plaisante-t-il. Tu es une
véritable aventurière.

Il me sourit, lève la main avec confiance et capte aussitôt l’attention de la serveuse. Qui ne le
remarquerait pas ? Je suis surprise de le voir porter une veste légère de costume par-dessus une chemise
déboutonnée au col, un pantalon droit et des chaussures de ville qui contrastent avec son image de
musicien. Mais il est tout simplement superbe, une sorte d’idéal de l’homme viril et mystérieux.
Tellement beau à regarder, mais si difficile à lire.

Il se penche vers moi, plonge son regard intense dans le mien. Un frisson parcourt tout mon corps. Ce
regard est comme une caresse.

– Je suis désolé pour le retard, Anna, dit-il, mais j’ai eu un contretemps. Ta copine Saskia n’a rien
trouvé de mieux à faire que de barbouiller le pare-brise de ma voiture au rouge à lèvres. Il m’a fallu
trouver quelqu’un pour enlever tout ce gras, et ça m’a retardé.

Merde…

Je dois être cramoisie. Évidemment, il a dû reconnaître mon style de dessin. Il me scrute avec une
étincelle rieuse dans les yeux. Démasquée, je rougis de plus belle. Puis, il pose une main sur la mienne et
je fonds.

– J’ai beaucoup ri en lisant ton blog, Anna. Je savais que tu avais un certain talent pour saisir les gens
et les situations en dessin, mais tu as aussi du talent pour écrire avec humour. Je comprends que ça plaise.
Je suis sûr que cela va marcher pour toi aux States.

Quel beau sourire stupide je dois afficher…

– D’ailleurs, continue-t-il, c’est à n’y rien comprendre, cette différence entre ce que tu écris et ce que
tu es, même si tu as beaucoup parlé l’autre nuit.

C’est vrai que là, je suis plutôt sans voix. Et il vaut mieux car je suis à deux doigts de livrer toutes les
choses que je ressens.

– Quelque chose ne va pas, Anna ? me demande-t-il.

J’agite la tête.
– Non, non.

Il se penche vers moi avec une expression inquiète. Je devrais être radieuse ; il est là, près de moi et
tout ce que je ressens me paralyse. Il va falloir que je m’en soulage ou bien il sera incapable de me
soutirer deux phrases d’affilée.

Je lève des yeux perdus vers lui. Une boule obstrue ma gorge.

– Tu me troubles, parviens-je à murmurer.

Il se recule sur sa chaise, l’air gêné, mais pas comme si mon aveu l’embarrassait, plutôt comme s’il
était touché et ému.

– Je te trouble ? répète-t-il.
– Oui, dis-je. Je ne fais que penser à l’autre nuit, à tout ce qui s’est passé, à toi. Je n’arrive pas à
donner un sens à ce qui m’arrive, et je sais que je dois te paraître ridicule et stupide, que toutes les filles
doivent te raconter les mêmes sottises.
– Chut, fait-il en posant ses doigts sur mes lèvres. Cette nuit a été magique en tous points : la façon de
te rencontrer, ce que tu m’as dit de toi, cette danse sur le pont des Arts. J’ai apprécié ce qu’il s’est passé.
Comme toi, je n’ai pas cessé d’y penser.

Au passé, il parle au passé !

Je retiens mon souffle en espérant qu’il change de temps.

– Je te l’ai dit, je pars après-demain et mon agenda à Paris est chargé. Il l’est tout autant à New York.

Je hoche la tête.

– Mais j’avais envie de te revoir, répond-il comme s’il sous-entendait bien plus. Bien sûr qu’il s’est
passé des choses entre nous l’autre nuit, Anna. Cette complicité, cette proximité, tout semblait naturel,
normal. Ça peut faire peur, non ? C’est sans doute pour cela qu’on y pense tous les deux depuis ?
– Ça fait peur ? Je ne sais pas, Dayton. Qu’est-ce que tu entends par là ?
– J’ai eu envie de t’emmener avec moi, de prolonger ce moment et, en même temps, qu’aurais-tu
pensé ? Que tu étais une fille d’un soir ? Je n’ai pas envie de ça, explique-t-il.

Je suis un peu perdue, tout comme il a l’air de l’être dans ses explications.

– Tu vas commencer une nouvelle vie, Anna. Tout est ouvert devant toi.
– Je ne vois pas où tu veux en venir, dis-je.

Il approche son visage du mien, ses lèvres des miennes, ses yeux dans les miens.

– Tu ne te rends pas compte de ce que tu dégages, Anna, des regards qui se posent sur toi. New York
va t’appartenir, je le sens. Tu dois commencer libre cette nouvelle vie.

Je reste interloquée. Qu’entend-il par là ? Se cherche-t-il des prétextes ou des excuses ? Je voudrais
lui demander des explications. Est-ce mon trouble qui rend incompréhensible ce qu’il veut me dire ? Tout
s’embrouille en moi. Je n’arrive pas à le suivre, ni même à trouver la phrase juste qui pourrait exprimer
tout cela. Alors, perdue, je ne parviens qu’à lui demander :

– Tu joues avec moi, Dayton ?

Muet, il me fixe de son regard plus ombrageux.

– C’est tout le contraire, Anna ! Viens, me dit-il en se levant.

Il fait signe à la serveuse pour montrer qu’il laisse un billet sur la table et s’éloigne de la terrasse en
me traînant derrière lui. J’ai tout juste le temps d’attraper mon sac. Je n’attends pas dix mètres pour me
planter sur le trottoir et tirer d’un coup sur son bras en m’exclamant :

– Et ça suffit de me traîner comme ça sans me demander mon avis comme si c’était une habitude ! Je
ne suis pas… je ne suis pas… bafouillé-je comme une enfant en colère.

Après m’avoir dévisagée, surpris, il sourit et s’avance brusquement vers moi.

– Oh Anna, murmure-t-il en prenant mon visage entre ses mains, Anna…

Et il m’embrasse.

Il m’embrasse, et ce baiser dure des secondes et des minutes. Il est plus passionné, plus aventureux
que celui de l’autre nuit. Ses lèvres ouvrent les miennes, sa langue vient me chercher, ses mains m’attirent
contre lui, et je réponds à sa fougue sans essayer de comprendre ce qu’il est en train de se passer.

Il s’écarte de mon visage. Ses yeux scintillent et il a ce sourire qui ne cache pas son ravissement. Il me
reprend la main et repart. Cette fois, je le suis sans résister. Je ne sais pas où il m’emmène, mais peu
importe, je le suis. Je ne le laisserai pas me faire monter dans un taxi et claquer la portière une seconde
fois.

Cela ne semble pas être dans ses intentions, car, alors que nous continuons de marcher vers je ne sais
où, il s’arrête parfois pour me regarder et m’embrasser encore et encore. Il me colle contre le mur d’un
immeuble, et son baiser se fait plus empressé, pendant que ses mains cherchent mon corps. Je me rends,
les jambes tremblantes et le ventre en feu.

Ce que je ressens pour cet homme depuis la première fois où il m’a parlé s’abat sur moi comme une
évidence. Cela dépasse ma chair, une simple attirance. C’est une fusion de mon cœur et de mon corps, de
mon souffle et de mon sang, avec tout ce qu’il est. La puissance de sa présence près de moi et la force des
regards qu’il pose sur moi parlent de la même réaction chimique et unique qui me dévaste. Impossible de
lutter ou de nier ce qui est entre nous ; c’est une énergie plus forte que nos volontés réunies.

Je perds mes mains dans ses cheveux, l’attire vers moi en le tenant par la nuque. Il s’écarte parfois
pour me dévisager et, dans ces moments, son regard est envoûtant. Il me sourit, rejette la tête en arrière et
éclate d’un rire d’homme qui me fait frissonner. C’est une situation complètement folle, encore plus
magique que l’autre nuit…
À quelques pas de Saint-Germain-des-Prés, il s’arrête devant la façade d’un immeuble élégant,
typique du quartier. Une plaque fixée au mur annonce que l’hôtel a accueilli de prestigieux écrivains.
Dayton me lance un regard interrogateur.

– Je ne veux pas que tu croies que… commence-t-il.

Mon regard amoureux l’apaise aussitôt. Je lui prends la main pour le guider le temps de quelques pas.
Je ne veux rien croire, juste être avec lui. Dayton me sourit, puis il entre dans l’hôtel et se dirige vers la
réception. La réceptionniste semble le reconnaître. Ils discutent tous les deux. Dayton prend une clé et
revient vers moi en me convoitant de ses beaux yeux bleus.

– Anna, je ne veux pas que tu croies que c’est une habitude chez moi d’emmener les femmes dans des
hôtels en plein après-midi.

Je hoche la tête en souriant.

– Je ne veux pas non plus que tu croies que je suis connu ici parce que j’aurais l’habitude d’y amener
mes conquêtes. J’y ai une suite à l’année. C’est mon pied-à-terre quand je viens à Paris sans le groupe.

Une suite à l’année dans un hôtel de luxe ?

Ce n’est pas le moment de me pencher sur les aspects pratiques de la vie de Dayton. La magie est là,
c’est tout ce qui importe. J’acquiesce une nouvelle fois.

– Je ne veux pas non plus que tu croies que je te considère comme un coup d’un soir, conclut-il en
m’adressant un regard profond qui en dit long.

Je regarde autour de nous pour m’assurer que personne ne l’a entendu prononcer cette dernière phrase.
Après tout, c’est la première fois que j’accompagne un homme – certes, pas n’importe quel homme ! –
dans un hôtel en pleine journée.

– Tu es sûre, Anna ? me demande-t-il doucement.

Oui, je suis sûre, j’ai le goût de ses baisers sur mes lèvres.

Nous montons dans la suite Mistinguett, au décor de verre Art Déco. L’endroit est d’une autre époque.
Comme l’autre nuit sur le pont des Arts, c’est comme si nous nous coupions du monde. Nous sommes l’un
avec l’autre, hors du temps. En cette fin de journée, le soleil illumine tous les miroirs de la chambre.

J’entends verrouiller la porte dans mon dos, et mon cœur s’emballe. Il s’approche de moi sans faire de
bruit. Il a déjà dû ôter ses chaussures. Je me retourne. Ses yeux sont pareils à du métal liquide dans cet
éclairage flamboyant, ses traits sont comme sculptés. Il prend mon visage entre ses mains, pose son front
contre le mien, tandis que ses doigts caressent mes lèvres. Encore une fois, j’ai l’impression qu’une
guerre se livre en lui. Une guerre que j’aimerais tellement apaiser. Je me laisse attirer contre son corps
avec l’envie de me fondre à sa chair, à son cœur et de me mettre au diapason de son souffle. Je n’ai
jamais éprouvé avec autant de confiance ce désir de m’oublier dans l’autre. Je veux être avec lui. À lui.
Pour lui.
Les lèvres de Dayton se posent sur les miennes et me dévorent tandis que ses mains se faufilent sous
ma tunique.

Tout mon corps se couvre de frissons sous la chaleur de son contact, sous la caresse ferme de ses
mains qui découvrent mon corps. Son ventre force contre le mien et je sens son désir déjà très présent.
Jamais un homme ne m’a autant affirmé son envie, et cette affirmation est naturelle, un aveu que tous les
mots ne pourraient exprimer. C’est plus fort que moi, je gémis, les lèvres prises entre les siennes, agacées
par les mordillements. Ses doigts qui palpent mon dos descendent sur mes fesses.

– Mmm, Anna, me susurre-t-il. Moi aussi, je pense à toi depuis l’autre nuit, et tu ne peux pas savoir à
quel point je me suis battu pour ne pas t’entraîner dans un hôtel. J’avais tellement envie de plus.

Je reste muette. Je sais maintenant qu’il a lutté, qu’il ne voulait pas que je croie à une aventure, et c’est
apaisée que je savoure l’instant brûlant de ces retrouvailles.

Je bascule la tête en arrière sous l’assaut de ses baisers qui me dévorent la gorge. Sa langue effleure
mon cou et sa main explore mon ventre, remonte vers mes seins, tire sur le tissu de mon soutien-gorge
pour accéder à mon mamelon. Un nouveau gémissement s’élève de ma gorge. Mon désir est oppressant,
dévastateur, j’en perds le rythme de ma respiration. J’ai l’impression à la fois d’étouffer et d’avoir trop
d’air dans mes poumons. J’ai chaud, les tempes fiévreuses et le sexe qui s’embrase d’un coup quand
Dayton prend un de mes seins en main pour le malaxer avec passion, tout en me mordillant la gorge.

Je laisse échapper une sorte de râle qui semble venir tout droit de mon ventre. Nous sommes collés
contre le mur le plus proche, nos souffles sauvages. Ce désir que nous gardons en nous depuis l’autre nuit
est une vague qui nous submerge et nous malmène. Nous ne pouvons y résister.

Ma main part à la recherche de sa hanche pour rapprocher Dayton. Après ces heures sans savoir si je
le reverrais, l’envie de me fondre en lui est urgente. Je ne me rappelle pas d’étreinte aussi passionnée. Je
vis cela pour la première fois. Je ne me rappelle pas avoir été dévastée et brûlante, et le souffle court
comme en cet instant. C’est Dayton qui, tel une substance chimique, me transforme complètement.

Pressé contre moi, je sens son érection qui bat au travers du tissu de son pantalon. Dayton émet un
soupir rauque. Il s’appuie d’une main contre le mur, à hauteur de mon visage, puis avance son bassin
contre mon ventre. Sa respiration s’apaise et il plonge son regard brûlant dans mes yeux.

– Tu me troubles aussi, Anna, c’est une évidence, murmure-t-il.

Je suis à bout de souffle, la voix me manque.

– Anna, est-ce que tu me crois ? demande-t-il.


– Oui, dis-je dans un soupir.

Je me rends compte que le simple fait d’évoquer son désir de moi est tout aussi excitant que son
érection que je sens pressante. Je tiens à peine sur mes jambes.

– Il n’y a que les femmes fatales qui sont désirables. Celles qui sont sûres d’elles et ont toujours la
phrase juste, Anna, chuchote-t-il.
– Je ne sais pas, Dayton.
– Tu es désirable, Anna. Ta bouche donne envie d’embrasser, ton corps de caresser et ton rire de
t’entendre jouir.

Ce mot dans sa bouche, toutes les perspectives qu’il offre… je sens mon sexe qui se serre déjà.

Il m’éloigne lentement du mur et me conduit au centre de la chambre. Les meubles couverts de miroirs,
certainement à l’image de la loge de l’époque de Mistinguett, renvoient le reflet de nos deux corps, nous
donnant l’impression de nous retrouver au centre d’un palais des glaces. Nous restons debout, face à face.

Son regard est pénétrant. Je suis perdue et mes jambes se dérobent sous moi quand il me dit :

– Je veux te donner du plaisir, Anna.

Puis les paroles laissent place aux gestes. Il prend le bas de ma tunique et relève mes bras pour m’ôter
le vêtement. Ses gestes sont lents et attentifs comme s’il ne voulait pas perdre un détail de ce qu’il voit.
Nos yeux ne se quittent pas. Je me laisse faire, confiante, frémissant chaque fois que ses doigts entrent en
contact avec ma peau, mais si légèrement. Il s’empare de mon jean qu’il déboutonne, puis il me bascule
avec précaution sur les draps de satin blanc du lit avant de faire glisser le jean le long de mes jambes et
de défaire les sangles de mes sandales en effleurant tout juste mes pieds.

Il contrôle tout, avec douceur et attention. Je reste à demi étendue en sous-vêtements sur le lit pendant
que, devant moi, toujours sans me quitter des yeux comme s’il fallait que je ne perde rien du feu qui
embrase son regard, il se déshabille lui aussi. Je découvre son torse puissant, ses pectoraux parfaitement
dessinés, ses bras à la longue musculature, ses hanches qui ressortent pour souligner la découpe de son
ventre, ses cuisses fermes. C’est au-delà de ce que j’avais pu deviner ou apercevoir de son corps. Il est
superbe, encore plus beau… Sous son boxer, son sexe bandé ne demande qu’à être libéré.

Je ne détourne pas le regard, je ne minaude pas. J’ai voulu ce moment, je l’ai rêvé, et je veux profiter
de chaque minute. Jamais je n’ai désiré un homme de cette manière, avec une telle force. Dans la lumière
éclatante des miroirs, au milieu des reflets du corps nu de Dayton projeté à l’infini, je prends conscience
que cette brûlure de tout mon être, c’est la première fois que je la ressens.

Dayton se love tout contre moi sur les draps de satin. Il ne dit plus rien. Il se contente de me regarder,
puis il me fait rouler sur lui, cuisses de part et d’autre de son bassin, sexe contre sexe au travers de nos
sous-vêtements, et il presse mon visage d’une main ferme contre le sien, tandis que l’autre main appuie
sur mes reins pour que nos ventres se touchent plus encore. Nous ne parlons plus, mais nos yeux qui ne se
quittent pas, continuent le langage complice et intime que nous avons débuté plus tôt.

Au moment où sa langue pénètre ma bouche, il rehausse son bassin et je sens son sexe dur forcer
contre mon clitoris hypersensible. Maintenue contre sa bouche et son ventre, alors qu’il n’est pas encore
en moi, je me sens déjà entièrement prise.

Folle de désir, je me mets à rouler des hanches pour me frotter contre son érection. Je ne peux
m’empêcher de gémir entre ses lèvres. Sa main passe de l’arrière de ma tête à la fermeture de mon
soutien-gorge, qu’il détache très vite. Il fait glisser une bretelle sur mon épaule. Je me débarrasse du
sous-vêtement, surprise par le poids de mes seins tendus par l’excitation, qui flottent à quelques
centimètres de la bouche de Dayton.

Il me fait de nouveau rouler, et je suis sous lui. Son regard ne se lasse pas de me dévorer, ses bras
abandonnés de part et d’autre de ma tête. Je le regarde comme si je lui confessais que c’est lui que
j’attends depuis des années, comme si je le suppliais de mettre fin à cette attente. Jamais le désir n’a été
aussi fort ; jamais je n’ai eu envie de crier à un homme de me pénétrer et de me posséder. Plus les yeux
de Dayton s’attardent sur mon corps et en explorent la moindre surface, plus mon excitation est décuplée.

Je n’en peux plus…

Dayton se recule et attrape ma petite culotte. Je soulève le bassin pour lui faciliter la tâche.

– Attends, dit-il.

Il lâche les côtés de la culotte et, redressée sur mes coudes, je le vois s’approcher de mon sexe encore
couvert. Du bout des doigts, il effleure mon clitoris au travers de l’étoffe. Je soupire et écarte les cuisses.
Il se penche pour caresser le même endroit avec ses lèvres.

– Ta culotte est toute mouillée, Anna, murmure-t-il d’une voix rauque.

Ces paroles explicites déclenchent un nouveau frisson.

Il se redresse d’un coup et ne me laisse pas le temps de l’aider cette fois, mais m’enlève mon sous-
vêtement d’un coup sec. Puis il se défait du sien. Je ne peux retenir un autre gémissement devant son sexe
libéré. Dayton pose ses mains à l’intérieur de mes cuisses, de part et d’autre de mon sexe, et je me sens
soudain vulnérable sous son regard qui fouille mon intimité.

– Tu brilles tellement tu es excitée, Anna.

Je ne veux pas répondre, je veux juste l’attirer à moi, en moi. Je me redresse pour lui faire
comprendre, essaie de saisir ses bras.

– Ne bouge pas, Anna, je veux te regarder. J’avais tellement envie de toi l’autre nuit… L’envie est
encore plus forte aujourd’hui, violente… C’est à peine si je peux respirer.

Il approche sa bouche de mon sexe et souffle doucement dessus, en l’écartant de ses doigts. Je me
cambre. Ses mains remontent aussitôt jusqu’à mes seins durs et ses doigts se mettent à jouer avec délice
sur mes mamelons. Je m’arque sur le lit.

– On prendra tout notre temps ensuite, Anna, chuchote-t-il contre mon sexe, mais pour la première fois,
je crois qu’on ne peut plus attendre…

Il se redresse et saisit lestement un étui sur la table de nuit. Dans le mouvement, son sexe est à
quelques centimètres de mes mains et, alors que, me dominant à genoux, il fait glisser le préservatif sur
son érection en me fixant des yeux, j’effleure sa verge du bout des doigts et me laisse retomber sur le lit
quand Dayton étend son corps au-dessus du mien.
Son érection bat contre mon ventre, descend et trouve mon clitoris. Dayton s’amuse quelques secondes
à se frotter ainsi contre moi. Le désir devient terrible, une torture. Alors il couvre ma bouche de ses
lèvres. Sa langue fouille profondément pour trouver la mienne, comme s’il voulait me manger
entièrement. À l’entrée de mon sexe, le bout de sa verge force lentement. Je roule des hanches pour
accélérer la progression, mais il se retient, se fige sur place avant de me pénétrer un peu plus loin. J’ai
envie de crier, et il me semble que c’est ce qu’il m’arrive, mais sa bouche couvre toujours la mienne.
Mes mains se referment sur ses fesses ; je veux qu’il me prenne complètement.

Il relève la tête, à bout de souffle, les lèvres brillantes.

– Comme tu es serrée, Anna… J’ai peur de te faire mal, chuchote-t-il comme s’il était surpris.
– Je suis serrée parce que j’ai envie de toi. Prends-moi.

Ses yeux s’éclairent d’une lueur folle et son bassin avance d’un coup. Je me rends dans un râle. Ses
allées et venues en moi prennent de l’ampleur, sont de plus en plus fortes ; il me remplit complètement. Je
relève mes cuisses autour de sa taille et il passe une main sous mes fesses. Sa bouche suce avidement un
de mes seins.

Notre désir est urgent. À chaque poussée en moi, un petit cri m’échappe. Son souffle s’emballe quand
il sent que j’écarte encore plus les cuisses. Mon clitoris est tellement gonflé que c’est à peine
supportable. Je sens tout mon sexe qui s’ouvre autour de l’érection puissante de Dayton. Mon ventre se
crispe ; je ne veux pas que ça finisse, mais l’explosion me vient du bas du ventre, tend mes seins et,
rejetant la tête en arrière, je crie de plaisir.

– Anna, oui, crie.

Il relève le visage pour observer mon orgasme et nos regards ne se quittent pas. Je suis assaillie par
des vagues de plaisir qui ne cessent de me bousculer. Je gémis à présent, mes yeux toujours plantés dans
les siens. Ses traits se contractent, ses muscles se raidissent et il m’attrape sous les fesses pour me
pénétrer une dernière fois. Les lèvres entrouvertes, le regard vague, je lui souris.

– Tu aimes faire l’amour, Anna, dit-il en haletant.


– Non, réponds-je, le souffle court, j’aime comme tu me fais l’amour, Dayton.

Il s’allonge près de moi et me serre contre lui, dos contre son torse, en déposant de tendres baisers sur
ma nuque. Nous restons ainsi quelques minutes sans parler, à attendre que les battements de nos cœurs
s’apaisent.

– Je savais que ce serait ainsi dès l’instant où je t’ai vue assise au Duc des Lombards en train de
dessiner. Cinq minutes plus tôt, je ne savais pas qui tu étais et ton amie me demandait d’aller te chercher.
Lorsque je t’ai vue, ton épaule dénudée, tes cheveux sur ton visage, ta bouche, j’ai tout de suite eu envie
de te toucher. J’ai été déstabilisé.

Il ne me voit pas alors je ferme les yeux de plaisir.

C’est un rêve, je n’y crois pas.


Dire qu’il y a quelques heures à peine, je craignais de ne jamais le revoir.

– Je crois que tu n’as même pas conscience de quelle manière tu attires le regard, n’est-ce pas ?
poursuit Dayton. Tu es trop occupée à regarder les autres.
– Peut-être, dis-je. Je n’y ai jamais pensé comme ça.
– Je t’aurais prise sur le pont des Arts l’autre soir, avoue-t-il. C’est juste que…

Mon visage s’empourpre.

– Que quoi, Dayton ? demandé-je dans un murmure.

Mais il esquive une nouvelle fois et j’oublie qu’il esquive car son corps devient brûlant presque
instantanément.

– Je vais te prendre encore, Anna, me dit-il d’une voix dont je reconnais déjà le timbre rauque.

Contre mes fesses, sa verge prend vie. Il se frotte contre moi et ses mains trouvent aussitôt mes seins
qu’il pétrit, tout en continuant de grossir dans mon dos. Je me cambre pour lui exprimer mon approbation,
déjà excitée. Il se recule, se met à genoux et me positionne à quatre pattes devant lui.

– Baisse-toi un peu, m’ordonne-t-il, ivre de désir. Laisse le satin caresser tes seins.

Je m’exécute. Il n’est pas autoritaire et je ne suis pas son jouet. Je sens qu’il a véritablement envie que
nous prenions le maximum de plaisir.

Je m’appuie sur les coudes de sorte que les pointes de mes seins touchent le tissu satiné. Les mains
posées sur mes fesses, Dayton imprime à mon corps un léger bercement, et, très vite, la caresse des draps
sur mes seins, alliée à celles des mains de Dayton me malaxant les fesses, m’emporte dans un espace de
jouissance que je ne connaissais pas. Quand ses doigts s’immiscent dans mon sexe en tournant pour
m’ouvrir, j’ai envie de me redresser, mais mon amant expert me fait comprendre de rester en place. Son
index profondément enfoncé en moi appuie vers le bas dans mon sexe, pendant que du pouce, il tourne sur
mon clitoris. Je halète.

– Tu es belle, Anna. Je voudrais que tu jouisses comme ça.


– Non, Dayton, viens, je t’en prie.
– Tu veux ?

Toujours ce même geste rapide vers la table de nuit. Je ferme les yeux, entends les bruits discrets de
l’étui, la croupe toujours tendue.

Cette fois, il n’a pas peur de me faire mal et mon sexe est déjà prêt à le recevoir. Il m’allonge sur le
lit, rehausse juste mon bassin en repliant un peu mes cuisses et me couvre entièrement comme un roi
animal.

Cette étreinte dure longtemps. Il me prend avec lenteur et application, me retourne, me cambre. Je
jouis à répétition et il m’observe sans ciller, retenant son plaisir chaque fois pour m’envisager sous un
nouvel angle, comme si sa faim de moi était insatiable. Je me laisse totalement aller et consens à toutes
ses propositions. À chacun de mes orgasmes, son regard s’illumine dans l’éclat du soleil couchant qui se
reflète dans les mille miroirs. Ma gorge est douloureuse de toutes ces jouissances. Quand, enfin, il se
laisse aller à son propre plaisir, il est tellement fort qu’un moment, j’ai peur qu’il en perde conscience.
Puis, il s’abat sur mon corps comme un guerrier épuisé, un sourire sur les lèvres, les yeux mi-clos.

– Que me fais-tu, Anna ? murmure-t-il.

Et toi donc !

Je caresse son front couvert de sueur, l’embrasse doucement sur les lèvres. Ce n’est qu’une trêve, la
nuit commence juste. Nous nous assoupissons un peu pour reprendre des forces. Tout à l’heure, j’imagine
que nous ouvrirons les paupières, dans les bras l’un de l’autre… Et puis, et puis…
6. Attractions désastre

Je m’éveille en sentant bouger Dayton contre moi. Il se dégage doucement de mes bras, et j’ouvre les
yeux. Penché sur la table de chevet, il allume son portable, puis il me reprend contre lui.

– Tu peux encore dormir, Anna, il est tôt, me chuchote-t-il en me picorant le visage de baisers.
– Tu ne pensais quand même pas m’abandonner pendant que je dormais ? dis-je d’une voix endormie.

Comme c’est bon de se réveiller contre sa peau, dans son odeur. Je bouge un peu et me rends compte
que tout mon corps est endolori par notre nuit d’amour torride, par ces heures brûlantes que nous avons
passées à nous découvrir l’un l’autre, à confondre nos désirs et partager le plaisir. Je me blottis contre
lui, et ses gestes sont si tendres que je soupire de contentement en enfouissant mon visage dans son cou.

– Je suis bien, dis-je dans un souffle.


– Moi aussi, chuchote-t-il.

Je voudrais que la journée ne commence jamais. Je voudrais rester là, contre lui, et que nous
reprenions nos échanges de la nuit, que nous alternions encore tendresse, rire et passion. Je l’entends
encore m’avouer que je le trouble comme il me trouble. Un frisson traverse tout mon corps.

– Il va falloir que j’y aille, poursuit-il. J’ai des rendez-vous importants ce matin et je ne peux pas les
annuler.

La barbe ! Le temps ne peut-il pas s’arrêter pour les amoureux ?

– Quoi comme rendez-vous ? demandé-je.


– Des trucs, répond-il en se levant.
– Je me demande comment tu aurais réagi si j’avais répondu aussi vaguement chaque fois que tu as
posé des questions me concernant.

Assis, nu – et superbe ! –, au bord du lit, il se tourne vers moi avec cette expression qui est maintenant
sa signature : sourire fin amusé et regard intense.

– Des trucs pas très intéressants, ajoute-t-il, comme si le sujet était clos. Tu viens prendre une douche
avec moi ?

Il me tend la main, et je ne peux résister à cette invitation qui se transforme rapidement en quelque
chose de plus audacieux qu’une simple douche. De quoi merveilleusement commencer la journée…

Alors que nous nous habillons, je me retiens de lui poser la question qui me brûle les lèvres : « Quand
nous reverrons-nous ? » Je jette des coups d’œil dans sa direction, admirant son corps sculptural et ses
gestes souples. Il est terriblement viril dans ce costume léger, aussi séduisant que sur scène en jean et
chemise. J’ai la gorge nouée, et lui non plus ne prononce pas un mot.

– Tu repars demain, c’est ça ? parviens-je enfin à articuler.


– C’est ça, répond-il sans rien de plus.

Je fouille dans mon sac pour consulter mon téléphone et me donner une contenance. Je sens Dayton
s’approcher.

– Je te l’emprunte une seconde ? dit-il en désignant mon portable.

Il pianote sur mon téléphone avant de me le rendre, alors que le sien bipe pour annoncer l’arrivée d’un
message.

– Tiens, tu auras mon numéro, comme ça, dit-il sur un ton pratique. Tu es prête ? ajoute-t-il.

Je hoche la tête et le suis jusqu’à l’extérieur de l’hôtel, ma main dans la sienne.

– Je dois passer à mon hôtel pour me changer et filer à mon rendez-vous. Je te dépose quelque part ?

Et soudain, parce que j’ai le cœur gros, j’ai envie de fuir à toutes jambes, mais je parviens à rester
digne.

– Non, non, réponds-je, je vais marcher un peu et prendre le métro. Je n’ai pas de rendez-vous, j’ai
tout mon temps ! ajouté-je avec un air enjoué complètement faux.

Je repasserai pour mes talents de comédienne…

Il incline la tête, plonge ses yeux dans les miens et pose une main sur ma joue, son pouce effleurant
mes lèvres tendrement.

– J’aimerais t’avoir près de moi pour ma dernière nuit à Paris, Anna, chuchote-t-il.

« Ma dernière nuit » sonne un peu comme « notre dernière nuit ».

– Moi aussi, dis-je malgré tout.

J’en crève, oui !

– Rejoins-moi à mon hôtel en fin de journée, tu veux bien ? Je suis au Burgundy. Je t’appelle dès que
j’ai fini ma journée surchargée.

Je secoue la tête. Je ferais n’importe quoi pour lui.

– Et, Anna, ne mords pas ta lèvre comme ça, s’il te plaît, ça me fait un effet fou et nous n’avons pas le
temps…

J’esquisse un sourire et il m’embrasse avec passion.


– J’ai hâte d’être ce soir, me chuchote-t-il.

Nous nous quittons une nouvelle fois sur un trottoir, mais, cette fois, en sachant que nous allons nous
retrouver.

Je rentre chez moi sur un nuage. En bas de l’immeuble, je tombe sur Gauthier, les bras chargés de
courses. Je l’accompagne chez lui. Il est un peu pressé, car il a invité un « magnifique et talentueux »
danseur à déjeuner pour parler affaires.

– Hum, affaires, tu es certain ? dis-je.


– Mais bien sûr, je sais rester professionnel, tu sais, répond-il. Rien n’interdit d’apprécier les gens
avec qui on fait affaire. Dans mon cas, j’ai remarqué que ma motivation était bien meilleure.
– Tu me raconteras alors ?
– Uniquement si tu me racontes où tu as dormi cette nuit, me dit-il, puisque notre Premier ministre
anglais n’a cessé de miauler.

J’affiche un sourire épanoui.

– Dormi ? Non, on ne peut pas dire que j’ai beaucoup dormi… J’étais avec Dayton.
– Je vois, dit-il avec son expression soucieuse.

Mon ami est toujours méfiant. Je sais qu’il n’aime pas me voir souffrir.

– Je le revois ce soir, ajouté-je aussitôt pour le rassurer.


– Très bien, tu as l’air comblée en tout cas.

Il commence alors à me poser une longue liste de questions auxquelles je me rends bien vite compte
que je n’ai aucune réponse :

– Quel âge a Dayton ?


– Euh plus âgé que moi, la trentaine…
– Quel est son nom de famille ?
– Je ne sais pas.
– La musique est-elle sa principale activité ?
– Eh bien, oui, enfin je crois.
– Où part-il demain ?
– Aucune idée.
– Il habite à New York ?
– Oui, je pense.

Au bout de dix minutes gênantes de réponses hésitantes, je prends conscience que je n’ai que son
numéro de téléphone et les souvenirs de notre nuit passée comme certitudes. C’est mince…

Devant ma mine affolée, Gauthier me rassure en me disant que j’en saurai certainement plus ce soir,
puis il me congédie gentiment pour se mettre en cuisine et me recommande encore une fois de faire
attention à moi.
Churchill, caché sous le canapé, me prend en embuscade dès que je mets un pied dans mon
appartement. Il se jette dans mes jambes pour se venger en m’agonissant de reproches – je suppose que
c’en sont, étant donné le ton de ses miaulements. Je nourris la bête, lui accorde sa ration de câlins en
retard en le caressant d’un air absent, tout en rêvassant sur le canapé aux heures passionnées avec Dayton.
Je soupire, je tremble, et on est à peine en fin de matinée. L’après-midi va être longue…

Quand mon estomac se met à grommeler, je me rappelle que je n’ai quasiment rien mangé depuis hier,
et le peu que nous avons grignoté avec Dayton dans la chambre a rapidement été consommé dans nos
ébats. Il est également temps de se reconnecter avec la réalité. J’allume l’ordinateur. Claire Courtevel
m’a envoyé un message pour accuser réception de mes illustrations et du supplément d’article de la veille
et me féliciter de mon professionnalisme. Je fais un passage sur mon blog pour lire les derniers
commentaires de mes lectrices suite à mon dernier texte :

« Alors, il a appelé ? »

Non, mais c’était mieux.

« Une vie comme un roman… »

Mieux que ça…

J’entame la rédaction d’un nouvel article intitulé Nights in White Satin dans un style propre à faire
rêver toutes les femmes, mais qui soulève un point important : sommes-nous toutes prêtes à nous laisser
dévorer par la passion avec un homme dont on ne sait rien ? Je colore à l’aquarelle un croquis de deux
corps allongés sur un lit sous un ciel étoilé, et je laisse mes lectrices fantasmer pour la journée.

Je décide d’appeler Saskia pour la tenir au courant des dernières évolutions de mes folles aventures.
Elle répond aussitôt.

– Je ne devrais pas te répondre, Anna, dit-elle en riant à moitié, mais c’est juste que j’ai oublié de
couper mon portable.
– Ah, et tu es où ?
– Là, je suis dans un palace, dans une chambre complètement dévastée en compagnie de celui avec qui
je l’ai dévastée…
– Ah, je vois, donc je te dérange là ?
– Hum, tu ne me déranges jamais, Anna, mais comment dire, un peu quand même, là… glousse-t-elle.
– Bon, je te laisse alors, je voulais juste te dire qu’il y a eu du nouveau au sujet de Dayton…
– Oh, oh ! fait-elle. On se raconte tout ça plus tard, tu veux bien ?
– Mais oui, profite bien de ta journée, dis-je avant de raccrocher.

L’après-midi se passe mollement entre croquis et somnolence. J’envoie une photo d’un dessin très
suggestif à Dayton, représentant un couple nu en pleine passion, mais je finis par être troublée par les
pensées qui sont à l’origine de ce genre de dessins, par les initiatives qu’elles provoquent en moi, et
j’essaie de m’oublier dans des travaux plus sérieux.

Finalement, l’après-midi touche à sa fin sans que j’aie eu le moindre signe de Dayton, et les questions
paniquées m’assaillent à nouveau. S’il m’oubliait ? S’il avait mieux à faire ? Dois-je l’appeler au risque
de l’agacer ? Pourquoi n’a-t-il même pas réagi au dessin que je lui ai envoyé ? Mon coloc anglais n’a
aucune réponse.

Enfin, un SMS arrive :

[Je t’attends. Le Burgundy, 6e étage, appartement.]


« Boum » fait mon cœur, comme si c’était la première fois que j’allais le retrouver. Après tout, c’est la
première fois après la première fois… L’émotion et le trouble sont toujours là, plus intenses même.

Je peaufine mon maquillage discret, en essayant de ne pas trembler d’excitation, attrape une veste
légère en peau noire pour rendre plus rock ma robe légère –susceptible d’être très rapidement ôtée –, et
je file à toute allure après m’être assurée que Churchill a de quoi manger toute une nuit (je crois que cet
animal mange même pendant son sommeil).

Quarante minutes plus tard, je pénètre dans le vaste et lumineux hall de marbre blanc, époustouflée par
le caractère luxueux des lieux. Je me dirige droit vers les ascenseurs et monte au 6e étage où je passe
devant des portes annonçant les suites Royale ou Vendôme, avant de frapper à celle sur laquelle une
plaque en bronze annonce « Appartement ». Derrière cette porte m’attend une nuit de délices amoureux
avec l’homme le plus séduisant du monde.

À la troisième tentative nerveuse, la porte s’ouvre sur Dayton, pieds nus, jean et chemise blanche
sortie du pantalon. Il est hyper sexy, à tomber par terre dans cette tenue décontractée. Son sourire n’est
rien que pour moi, et son regard qui s’éclaire et s’intensifie d’un coup me rassure aussitôt. La nuit nous
appartient.

– Anna, dit-il en m’attirant à lui pour m’embrasser de ses lèvres voraces.

Je me laisse aller dans ses bras et sous ses mains qui reprennent possession de mes courbes.

– Le dessin que tu m’as envoyé m’a donné des envies tout l’après-midi, chuchote-t-il en me mordillant
le cou.

Je gémis de plaisir sous ses caresses. Il se redresse et me prend la main pour me guider dans un
couloir vers une porte derrière laquelle je perçois des voix. Je le regarde, intriguée.

– Tu n’es pas seul ? demandé-je.

Je croyais que nous devions passer cette soirée en amoureux. Pourquoi ne m’a-t-il pas prévenue ?

– Petite réunion imprévue, chuchote-t-il d’un air désolé, avant de poser un rapide baiser sur mes
lèvres. Ça ne devrait pas durer toute la soirée.

Il lâche ma main pour ouvrir la double porte donnant sur un salon dans lequel sont installées…
beaucoup trop de personnes.

– On a une invitée, lance Dayton à l’assemblée.


Il y a là Julian (sans Saskia ?), les deux autres musiciens du groupe entourés de filles qu’il me semble
avoir aperçu l’autre soir au Duc des Lombards, deux autres types au look débraillé que je ne connais pas
et, surtout, il y a une rousse sculpturale qui me fait aussitôt penser à la méchante adversaire de Batman,
Poison Ivy. Nonchalamment installée dans un canapé, tout habillée de vert pour faire ressortir ses
cheveux flamboyants, la bouche carnassière, le regard détaché, elle me considère de haut en bas, et je me
sens comme une première communiante tombée dans un traquenard.

– Eh ! bonjour, beauté française, me lance-t-elle alors que personne ne semble s’offusquer de son ton
un peu moqueur comme si tout le monde y était habitué.

Même Dayton !

– Anna, dit-il, je te présente Petra. C’est la chanteuse du groupe. Elle n’était pas avec nous au Duc des
Lombards parce qu’elle avait une obligation à Londres, mais elle est normalement de tous les concerts.

Super…

Ensuite, il me présente les autres, mais je ne retiens aucun nom. Je suis restée bloquée sur Petra et ses
manières de reine de la soirée. Je me sens embarrassée dans cette pièce où tous se connaissent. Les
discussions reprennent leur cours, et Petra semble monopoliser la conversation. Elle est omniprésente et
hyper sexy, a de l’humour et la voix qui porte, j’ai tout simplement envie de la tuer… ou d’être aspirée
par l’épaisse moquette. Sans compter que je pensais passer une soirée en tête-à-tête avec Dayton. Lui est
à l’aise dans cette assemblée. Il parle peu, mais je sens que tous respectent le silence chaque fois qu’il
prend la parole. Son autorité silencieuse accentue encore mon malaise. Je me sens déplacée.

Comme Julian passe près de moi, je lui demande :

– Saskia n’est pas avec toi ?

Tout d’abord, à voir sa tête, j’ai peur qu’il ne se rappelle même plus de qui je parle, puis, finalement,
il répond :

– Euh non, elle avait un truc de prévu ce soir, je ne sais pas quoi…

Il me donne surtout l’impression de s’en moquer complètement. Je ravale une brusque poussée de
colère. Pour me détendre, je me dirige vers la porte-fenêtre ouverte et vais prendre l’air sur la terrasse.
Dayton me rejoint deux minutes plus tard.

– Ça va ? me demande-t-il en me touchant doucement le visage, si vite que j’ai le sentiment qu’il ne


veut pas que cela se voie.

Je hoche la tête mais tout ment en moi, et il le sent aussitôt.

– Dis-moi ce qui ne va pas, Anna, ajoute-t-il en inclinant le visage.


– Euh, je pensais que nous allions passer la soirée seuls, enfin… ensemble.
– Oui, c’est ce que je t’ai dit et j’en ai très envie. La soirée ne fait que commencer et nous sommes
ensemble, non ? Il peut se passer bien des choses encore.
Le simple fait de me toucher ou même de déposer un léger baiser dans mon cou comme il le fait efface
toutes mes inquiétudes.

Évidemment, il ne va pas mettre tout le monde à la porte comme ça…

Nous retournons dans le salon et Dayton reprend sa place au milieu du groupe, trop loin de moi à mon
goût. Je me pose dans un fauteuil à l’écart, en sirotant le jus de fruits qu’il m’a servi. Petra monopolise
l’attention en racontant l’enregistrement qu’elle a fait à Londres avec un artiste que tous semblent
connaître, sauf moi, et dont elle dresse un portrait assez comique. Tous éclatent de rire, ce qui la pousse à
la surenchère. Elle va même jusqu’à s’accrocher aux épaules de Dayton et manifester une complicité qui
allume tous les feux de la jalousie en moi. Dayton rit de l’histoire de Petra et ne s’éloigne pas d’elle. Il la
prend même par la taille, alors qu’elle poursuit sa narration le bras autour des épaules de Dayton. Le
malaise que je ressens instantanément est physique. Mon ventre se tord et mon sang se glace d’un coup
dans mes veines.

Mais c’est un couple ou quoi ?!

Je déglutis. Qu’est-ce que je fais là ? Je ne comprends rien à leurs manières de se comporter. Cette
proximité qu’ils partagent tous, les blagues qu’ils font, ce n’est pas mon monde. J’ai envie de me lever et
de m’enfuir, mais je n’ai pas envie de passer pour une petite idiote. Alors je fais ce qui me sauve
toujours. Je sors mon carnet de croquis de mon sac et me mets à griffonner des postures et des visages,
pour me couper de ce qu’il se passe dans cette pièce, qui me blesse profondément.

Petra devient alors une femme-plante et Dayton, une sorte d’empereur. Toute la scène représente un
banquet romain où tout le monde est affalé et rit de manière grotesque.

Soudain, j’entends la voix de ma nouvelle ennemie résonner tout près de moi :

– Tu gribouilles ? demande-t-elle en se penchant, pas assez vite pour apercevoir mes dessins, car je
referme aussitôt mon carnet.

Je cherche Dayton du regard. Il fixe ses yeux sur moi et m’adresse une petite moue pour m’indiquer
que je ne dois pas prêter attention à ce qui vient de m’être dit. Enfin, je suppose que c’est ce que ce
regard veut dire. Mais le souffle me manque. Tout le monde pouffe en me voyant tétanisée dans mon
fauteuil.

Petra lance alors :

– Eh, qu’est-ce qu’on fait ? On sort dîner ensemble pour notre dernière soirée parisienne ?

La proposition semble enthousiasmer l’assemblée. Dayton me fixe toujours du regard. Je me lève


alors, bafouille que j’ai d’autres plans pour la soirée et, à peine quelques minutes plus tard, je sors de
l’ascenseur, des larmes plein les yeux.

J’ai presque atteint la sortie de l’hôtel quand j’entends des pieds nus frapper le sol de marbre. Deux
bras m’agrippent par les épaules pour me faire pivoter brutalement.
– Tu fais quoi, là, Anna ? me demande Dayton d’une voix froide.

J’ai le menton qui tremble.

– Tu vois, Dayton, là, je m’en vais. Je vous laisse entre vous pour votre dernière soirée parisienne.
– Il me semble que ce n’est pas ce qui était prévu, répond-il.
– Non, en effet, mais il n’était pas prévu non plus que je me retrouve au milieu de musiciens et leurs
groupies. Tu aurais pu me prévenir, non ? Tu as bien vu que je n’étais pas à l’aise et, pourtant, tu n’as rien
fait. Tu fais comme si je n’existais pas. Sans compter que ta copine se paie ma tête.

Il prend mon visage fermement entre ses mains.

– Anna, reste, s’il te plaît.


– Tu n’as pas entendu ce que j’ai dit, Dayton ? Je m’en vais parce que j’en ai marre que tu t’amuses
avec moi.

Tout le monde dans le hall nous regarde mine de rien. Pour couronner le tout, la voix de Petra me
parvient depuis l’endroit où se trouvent les ascenseurs.

– Dayton ! Tu comptes sortir pieds nus ?

Je détache les mains de Dayton de mon visage, je le regarde intensément en me disant que c’est la
dernière fois que je vois cet homme superbe qui m’a fait faire n’importe quoi, et je tourne les talons.
7. Qui es-tu ?

Je n’aurai jamais connu de retours aussi différents chez moi en une seule journée. Alors que ce matin,
en rentrant chez moi, je planais au paradis, mon retour ce soir, c’est comme si on venait de me repêcher
d’un marais, dégoulinante et sale. Dans le métro j’ai caché tant bien que mal mes larmes et, dans la rue, je
hâte le pas pour me retrouver au plus vite chez moi et me laisser aller à des sanglots tragiques. Je suis
furieuse et blessée, tant par ce qu’il a fait que par ma sottise.

Ça fait trois jours que je connais ce type et pas une heure sans que je sois à cran !

Pour couronner une situation déjà bien assez catastrophique, Jonathan monte la garde au bas de mon
immeuble.

C’est la goutte qui fait déborder le vase !

En me voyant le visage inondé de larmes, il prend un air affolé et inquiet.

– J’en étais sûr, me dit-il aussitôt. J’ai lu ton blog et j’ai su tout de suite que tu t’étais fourrée dans une
sale histoire avec un mec.

Les bras ballants, j’hésite entre lui hurler dessus (pour me soulager) ou lui tomber dans les bras
(comme je le ferais avec la boulangère s’il s’agissait d’elle) tant je suis anéantie. Je suis tellement à bout
que je ne peux me retenir :

– Mais enfin qu’est-ce que tu fous ici, Jonathan ? Tu ne peux pas me laisser vivre ma vie au lieu de me
traquer comme un psychopathe !
– Je m’inquiétais pour toi, Anna, bafouille-t-il.

J’agite les bras comme un moulin.

– Je ne te demande rien. Je suis bien assez grande pour vivre ma vie. J’aimerais que tu te rentres dans
la tête une bonne fois pour toutes que c’est fini entre nous et que je n’ai pas à te tenir au courant de ce que
je fais !

Je m’en veux aussitôt. Jonathan est blanc comme la craie ; je l’ai blessé. Il baisse la tête.

– Je sais tout ça, Anna. Ça n’empêche pas que je me fasse du souci pour toi.
– Je suis désolée, excuse-moi, lui dis-je pour me rattraper.

Trop tard, le mal est fait. Après ce que je viens de vivre dans la suite du Burgundy, j’ai envie d’être
seule, pas d’essayer de réparer une relation qui est finie ou de ménager les susceptibilités des autres.

– J’ai besoin d’être seule, là, Jonathan. Ne t’inquiète pas, je t’appellerai.


Il s’éloigne, affligé, et je monte à mon appartement dans lequel je m’enferme pour pleurer toutes les
larmes de mon corps. Je suis en colère et j’ai mal. Encore plus quand je me rends compte que Dayton n’a
pas cherché plus que ça à me retenir. Il n’a même pas cherché à m’appeler.

Je revois son visage dans le hall de l’hôtel, ses lèvres fines pincées, comme s’il s’interdisait de dire
quelque chose. Lorsque le visage et la voix de Petra me reviennent à l’esprit, j’ai envie de tout casser,
mais je me retiens car je ne veux pas alarmer Gauthier. Churchill, blotti sous un meuble, attend que
l’orage passe.

À peine deux heures plus tard, alors que je suis toujours pétrifiée entre chagrin et fureur, les messages
et les appels commencent à arriver, auxquels je ne réponds pas :

[Anna, réponds, je t’en prie.]


[Excuse-moi, s’il te plaît, je ne voulais pas te blesser.]

Sur d’autres messages vocaux, il ne dit rien ; je l’entends juste respirer.

Pour ne pas craquer, j’appelle Saskia et lui demande de venir. Je ne veux pas rester seule. Je sais que
je pourrais céder à nouveau pour me retrouver dans la même situation demain matin. Il est temps que je
me reprenne en main ; je ne suis plus une adolescente.

Même si j’ai envie de l’excuser, rien que pour pouvoir me retrouver contre lui…

Saskia ne se fait pas attendre, et nous nous préparons à une soirée de siège (pizza, chocolat, film)
après lui avoir expliqué tout ce qu’elle a manqué de cette stupide et merveilleuse histoire avec Dayton.

– Hum, fait-elle, il faut être solide quand on fréquente des types comme ça.
– Qu’est-ce que tu entends par là ?
– Je veux dire que ces types voyagent, qu’ils prennent du bon temps et qu’il faut fonctionner comme
eux si on ne veut pas souffrir, me dit-elle.
– C’est ce qui se passe entre Julian et toi ?
– Oui, c’est ça. On a passé du bon temps ensemble, mais il a plus ou moins une copine fixe et, le reste
du temps, il fait des rencontres. La règle du jeu est simple, on se plaît, on s’amuse, mais c’est tout. Mieux
vaut ne pas trop en savoir sur l’autre.

Je secoue la tête. Je ne comprends rien à ce genre de relations dont je suis incapable. Et puis, ça n’est
pas comme si Dayton ne s’était pas intéressé à ce que je suis. J’ai l’impression de ne lui avoir rien caché
de ma personne. Lui, par contre… c’est un mystère. C’était sûrement voulu.

Un SMS arrive :

[Je ne pars pas sans t’avoir revue, Anna.]

Saskia m’observe. J’efface le message.

Puis c’est un appel qui bascule sur la messagerie : « Anna, ça suffit, réponds-moi. De toute façon, je
sais où tu habites, j’arrive. ».
Comment ça, il sait où j’habite ?!

– Merde ! dis-je, paniquée, sans chercher à comprendre comment il a pu obtenir cette info. Il va
débarquer ici.

Un quart d’heure plus tard, le 4 x 4 dont j’ai artistiquement barbouillé le pare-brise se gare en double
file devant l’immeuble. Saskia et moi jetons un coup d’œil entre les stores.

– Tu comptes faire quoi ? me demande mon amie quand nous apercevons Dayton sortir de la voiture et
se diriger vers la porte de mon immeuble.

Je ne sais plus.

– Tu veux que j’aille lui parler, Anna ?


– Pas question. J'ai déjà passé pour une imbécile à l’hôtel. Finalement, il s’amuse avec moi depuis le
début, sans doute une question de fierté pour lui. Il ne doit pas aimer se faire planter devant tout le monde.
Je vais me comporter comme une adulte et lui demander qu’il s’en aille.

Il me faut une force surhumaine rien que pour ouvrir la porte de mon appartement et descendre
l’escalier sur mes jambes de plomb. Il est posté devant la porte de l’immeuble, que j’entrouvre sans
sortir, ni le laisser entrer. Son visage est tendu, mais ses yeux se mettent à briller dès qu’il me voit.

Bien entendu, il croit que je vais céder…

– Il faut que tu t’en ailles, Dayton. Je ne veux pas que tu restes là et je ne tiens pas à te faire monter
chez moi, ni à te suivre. Laisse-moi, s’il te plaît.
– Anna, commence-t-il en serrant les mâchoires comme s’il se retenait de parler fort, Anna, je suis
désolé pour ce qu’il s’est passé tout à l’heure. Je n’aurais pas dû laisser faire. J’aurais dû m’en tenir à ce
que nous avions convenu.
– En effet, et tu aurais dû t’en rendre compte tout de suite et pas deux heures plus tard. Je comprends
tout à fait que tu aies envie de t’amuser avec tes amis, avec moi et le monde entier, mais je peux quand
même décider si le jeu m’amuse ou pas. Je ne sais pas être une fille d’un soir.
– Anna, fait-il en entrant de force dans le hall et me prenant le visage pour le rapprocher du sien,
Anna, je m’en veux. Je ne sais pas quoi faire pour me rattraper. Je n’avais pas prévu de te rencontrer. Je
n’avais pas prévu que j’aurais envie de passer avec toi du temps que je n’ai pas. Tu n’es pas une fille
d’un soir, je te l’ai dit  ! Tu dois me croire  !

À elles seules, ses mains sur mon visage provoquent une vague de tremblements dans tout mon corps.
Puis quand il effleure mes lèvres de sa bouche, autant dire que je fonds littéralement et manque de
m’écrouler. Je sens aussitôt le désir monter en moi. Je me rappelle tout de suite le plaisir qu’il m’a
donné, mais je pense aussi aux larmes que je verserai sans doute demain quand il devra partir.

Sois forte !

– Non, s’il te plaît, Dayton, va-t’en, dis-je en le repoussant vers la porte.

Il me fixe, abasourdi. Je n’arrive pas à lire son regard. Je ne sais pas s’il est blessé ou triste, mais,
quand je referme la porte, le cœur une nouvelle fois en morceaux, je le vois taper du poing contre le mur
avant de s’éloigner vers sa voiture. Je monte me réfugier dans les bras de mon amie.

Saskia reste dormir chez moi et nous faisons ménage à trois dans mon lit : Churchill, elle et moi (plus
une tonne de mouchoirs en papier). Cela fait du bien de ne pas être seule au réveil. Chaque fois que mon
regard s’assombrit, Saskia trouve une phrase légère pour détourner mon attention. Je ne doute pas une
seconde que notre cohabitation new-yorkaise se passera bien.

À peine sommes-nous levées que je reçois un coup de fil de Claire Courtevel.

– Tu bosses sur quelque chose, là, Anna ? me demande-t-elle d’une voix qui me semble plus agacée
que d’habitude.
– Non, pourquoi ?
– Parce que tu pars pour Amsterdam ce soir, répond-elle.
– Comment ça ?
– Bon, je vais résumer la situation que je ne comprends pas plus que toi. Le rédac chef du magazine
masculin du groupe vient de m’appeler. Il te veut pour une interview exclu du patron d’une boîte de
protection informatique.

Super-excitant…

– C’est une boîte américaine très en vue et en pleine expansion, poursuit Claire. Elle ne fait pas
beaucoup de communication, mais, là, le patron a contacté le magazine pour leur proposer une
exclusivité. Ne me demande pas comment, ni pourquoi, mais c’est toi qu’ils veulent, papier plus
illustrations… Ce type est de passage dans leurs bureaux d’Amsterdam, donc tu fais ton sac. Tes billets
t’attendent à l’aéroport. Ils t’ont réservé une chambre là-bas. Enfin, tout est organisé, tu ne peux pas dire
non.
– Je vois… alors c’est oui.
– Je t’envoie de la doc par mail, Anna. Le type s’appelle Jeff Coolidge, la boîte en question, DayCool.
Essaie de te renseigner un peu sur son domaine d’activité, bien sûr. Encore une chose, ton papier paraîtra
également dans le magazine américain du groupe. Bonne chance et assure !

Quelle sacrée surprise ! Ce n’est pas du tout le genre de sujet que j’ai l’habitude de traiter. Je le dis à
Saskia qui, d’humeur à positiver, me rassure en déclarant que ce nouveau défi ne peut être que stimulant.
Elle n’a pas tort. L’article va être publié aux États-Unis ; c’est un sacré tremplin pour démarcher les
magazines là-bas. Me voilà, comme une « vraie journaliste » à m’envoler au débotté pour une interview
exclusive !

La classe, non ?

L’après-midi file. Je poste un article sur mon blog intitulé Qui est votre Poison Ivy ? en caricaturant
méchamment la mienne. Je passe voir Gauthier pour lui demander, à genoux, de prendre soin de Churchill
en mon absence et appelle mes parents pour les prévenir de mon bref voyage. Puis, direction l’aéroport.

Cette mission, bien que complètement incompréhensible, me sauve presque. Prise dans l’urgence et un
rien angoissée par mes objectifs, j’arrive à tenir à distance le souvenir obsédant de Dayton. C’est
toujours mieux que de me morfondre sur cette passion sans lendemain…

Le vol dure le temps d’un trajet en banlieue. Je le passe à parcourir ma documentation sur les sociétés
de protection informatique et le peu qu’on sait de Jeff Coolidge que je rencontrerai demain dans les
salons de l’hôtel où je dois séjourner. Tout a été organisé dans les règles de l’art ; ce qui me pousse à
nouveau à m’interroger sur l’étrangeté de cette interview.

C’est une limousine qui me conduit au Conservatorium Hotel d’Amsterdam, près de la place du
Musée. Le décor design est prestigieux. Je suis abasourdie par le luxe de l’endroit. Quelque chose
cloche, vraiment. Je n’ai jamais entendu parler d’un tel traitement pour une simple journaliste. J’ai plutôt
l’habitude d’être reçue entre deux portes ou de poireauter interminablement car mon interlocuteur a
oublié notre rendez-vous. Là, c’est plutôt le traitement « tapis rouge » !

Je souris malgré tout intérieurement en pensant que ce n’est que le troisième hôtel que je fréquente en
trois jours. Je devrais peut-être proposer un papier sur ce sujet d’ailleurs…

Quand le groom me laisse à ma chambre, je corrige aussitôt ma définition du mot « chambre ». C’est
une suite monumentale, et je me surprends même à prendre des photos que j’envoie à Saskia et Gauthier.
La baignoire est une énorme vasque de pierre posée devant une fenêtre panoramique. Je suis comme une
enfant au château de Versailles ! On me monte un dîner sans que je l’aie commandé. Je m’installe pour
préparer mon interview avec l’angoisse de la jeune journaliste qu’on doit avoir choisie par erreur… Il y
en a sûrement de nombreux autres beaucoup plus qualifiés que moi sur le sujet.

Après un bain de rêve pendant lequel mon esprit essaie de m’entraîner vers des pensées douloureuses
de Dayton, je me couche et m’endors du sommeil perturbé d’une veille d’examen.

Mon rendez-vous avec Jeff Coolidge est à 10 heures dans un salon privé de l’hôtel. Quand j’arrive, il
m’attend déjà. Ma première pensée est qu’il ne colle pas du tout avec l’idée que je me faisais d’un PDG
d’une boîte d'informatique. Jeff Coolidge est un grand mastodonte à la poigne musclée. Un impressionnant
quadragénaire black que j’aurais plus facilement imaginé entraîneur de boxe plutôt que businessman en
tenue.

Il m’invite à m’asseoir, et je sens aussitôt que tout va bien se passer entre nous. Son sourire est franc,
sa voix, douce et mesurée ; il me met en confiance.

Jeff Coolidge m’explique qu’avant de créer DayCool, il a travaillé au Computer Crime Research
Service, une organisation non gouvernementale américaine chargée d’identifier les délits commis sur
Internet. Aujourd’hui, toutes les grandes compagnies font appel à sa société pour la protection de leurs
données. DayCool possède ce qu’il appelle des « bureaux éphémères » dans tous les pays du monde.

– Il n’y a pas qu’aux États-Unis que l’on trouve des gens compétents, précise-t-il. Nous cherchons
l’excellence et l’exception partout dans le monde parce que l’approche de ce domaine, bien
qu’universelle, possède des particularités propres à chaque culture. Les gens qui travaillent pour nous
sont disséminés dans le monde entier.

Il donne l’impression d’avoir l’habitude de parler de son entreprise et il s’exprime avec enthousiasme.
– Cette interview tombe à pic, m’explique-t-il. Une grosse multinationale qui conçoit et commercialise
des ordinateurs, téléphones et autres produits électroniques vient de relever des défaillances dans son
système de protection, qui rendraient ses utilisateurs très vulnérables au piratage sur des réseaux non
sécurisés. C’est DayCool qui a lancé l’alerte et solutionné ce problème.

Tout s’explique, un beau coup de pub que cette interview…

Ce sujet, que je ne connaissais pas, m’apparaît soudain passionnant. De la manière dont en parle Jeff
Coolidge, j’imagine les employés de DayCool comme une armée de mercenaires embusqués, prêts à
lâcher leurs filets sur le moindre criminel virtuel, protégeant d’armures invisibles une multitude de
grosses entreprises.

Je n’ai quasiment pas besoin d’interroger Jeff Coolidge. C’est à croire qu’il a préparé l’interview tout
seul et qu’il me la livre toute mâchée. La discussion, bien que plaisante, me perturbe un peu quand même.
J’ai le sentiment de tenir un rôle accessoire mais bien défini, dans lequel il me serait impossible de me
tromper ; tout simplement parce que je n’ai quasiment rien à faire en tant que journaliste… Je lui explique
que je dois également illustrer mon article et lui demande si cela le dérange que nous discutions
tranquillement pendant que je griffonne quelques portraits en situation.

La séance de pose prend une petite demi-heure au bout de laquelle il se lève pour m’annoncer qu’il
doit passer le relais à une autre personne de DayCool pour la suite de l’entretien car il a un rendez-vous.

– Je vous remercie, monsieur Coolidge, mais je crois que j’ai tout ce qu’il me faut pour mon article.
– On ne sait jamais, me dit-il en me serrant la main, si d’autres questions vous viennent à l’esprit. En
tout cas, je vous remercie, Anna, vous êtes tout à fait charmante et je suis ravi qu’on vous ait chargée de
cet article.
– Euh, j’ai plutôt l’impression que c’est vous qui en avez fait la demande expresse, monsieur
Coolidge, d’après ce que m’a dit ma rédactrice en chef.

Il hoche la tête en me souriant, mais fait comme s’il ne m’avait pas entendue et sort du salon.

C’était involontaire ou il a vraiment voulu éviter de me répondre ?

Perplexe, je me réinstalle dans mon fauteuil pour peaufiner mes esquisses en attendant ce second
interlocuteur qui aura certainement plein de choses à me dire sans que je pose une question…

Je n’entends pas la porte s’ouvrir, mais je sens une présence dans la pièce. Je lève la tête pour
découvrir…

Dayton ?!

Il est adossé à la porte, ses yeux intenses rivés sur moi. Je reste bouche bée de stupéfaction et, avant
que j’aie le temps de prononcer un mot, il s’avance vers moi, mais avec précaution, comme s’il ne voulait
pas me faire fuir.

Mon cœur est au bord de l’explosion. Il est beau à en crever, là, devant moi.
Mais qu’est-ce qu’il fiche ici, au beau milieu d’une interview ?

J’en ai les mains qui tremblent. La surprise et le trouble qu’il provoque immanquablement en moi
depuis notre première rencontre se liguent pour me faire perdre les pédales.

Je me lève d’un coup et fais tomber tout mon matériel par terre. Dayton s’accroupit aussitôt pour
ramasser mes crayons et carnets.

– Décidément, c’est une manie, Anna, dit-il en levant le visage vers moi avec un petit sourire.

Je n’ai toujours pas bougé. Il se redresse, pose mes affaires sur la table et caresse ma joue, toujours
avec la même prudence.

– Que fais-tu là, Dayton ? Comment savais-tu que…


– Chut, chuchote-t-il en posant le bout de ses doigts sur mes lèvres. Je t’ai dit que je voulais te revoir.
Je me suis arrangé pour que tu fasses cette interview. J’espère que tu me crois maintenant quand je te dis
que tu n’es pas la fille d’un soir. Je ne comprends pas tout ce que je fais, Anna, mais je le fais, et c’est toi
qui déclenches tout ça en moi. Je n’ai pas envie d’y résister.

Je parviens à jeter un coup d’œil derrière lui pour m’assurer que l’autre personne de DayCool n’est
pas entrée sans qu’on s’en aperçoive.

– Ne t’inquiète pas, dit Dayton. Personne ne viendra nous déranger. Il fallait que je te parle avant de
repartir aux États-Unis. Rien que toi et moi. Tu ne sais rien de moi, Anna, mais j’ai compris qu’il fallait
que je te dise qui je suis et quelle est ma vie si je voulais avoir une chance de rentrer dans la tienne.
8. Quelques pièces du puzzle

De la main je cherche le dossier du fauteuil pour m’y appuyer une seconde.

Il faut que je reprenne mes esprits. Tout ça est un peu confus pour moi. J’étais en interview avec Jeff
Coolidge, le patron de la société de protection informatique DayCool. On m’a fait venir quasiment
d’urgence à Amsterdam pour cette rencontre. Et voilà que Dayton, mon amant-musicien mystérieux, est là
devant moi ! J’aurais dû malgré tout m’en douter : ce palace auquel j’ai eu droit… l’urgence de
l’interview… quelque chose clochait.

Je secoue la tête pour me remettre les idées en place. Dayton me prend doucement le bras.

– Ça va, Anna ? me demande-t-il, l’air soucieux.


– Oui, oui, c’est juste que tout ça est un peu surprenant, réponds-je. Tu sais que je suis en train de
travailler, là ? Je veux dire, je suis censée faire une interview.

Le sourire de Dayton provoque une vague de chaleur qui m’emplit totalement. Comment rester de
marbre devant un tel homme ?

– Je le sais d’autant plus que, comme je te l’ai dit, c’est moi qui ai organisé cette interview, Anna. Jeff
n’est pas seulement le PDG de DayCool, c’est aussi mon bras droit et mon meilleur ami. DayCool
m’appartient.

Je cligne des yeux, abasourdie.

C’est quoi ce bordel !?

– Anna, assieds-toi, je t’en prie, me dit Dayton en me prenant la main pour me conduire vers un canapé
du salon privé dans lequel j’ai interviewé « son bras droit et meilleur ami », Jeff Coolidge. Je sais que
tout cela est un peu brutal, mais il faut qu’on parle.

Nous nous installons en biais sur le canapé pour pouvoir nous regarder, préserver ce contact des yeux
qui m’évitera certainement de perdre complètement pied. Je suis déstabilisée, c’est le moins qu’on puisse
dire. Dayton pose sur moi un regard à la fois réservé et rassurant. Je ne sens plus mes jambes, je suis
comme engourdie. Je croyais avoir affaire à un rockeur, mais c’est Mr Business que j’ai devant moi. Je
me doutais bien qu’il était complexe, mais là, c’est bien plus que ce que j’aurais pu imaginer.

– Je ne sais pas par où commencer, dit-il avec un petit sourire gêné.

Tellement craquant !

Je reste vigilante, je m’attends à tout avec lui.


– Je suppose qu’il vaut mieux que j’explique tout d’abord pourquoi on en arrive à ce moment tous les
deux, dit-il après avoir pris une profonde inspiration.

Je suis toujours sans voix.

– Anna, dit Dayton en serrant ma main sans se départir de son assurance virile, ce qu’il s’est passé à
Paris m’a complètement perturbé. Il se peut donc que je ne te l’aie pas fait comprendre, ou montré comme
il fallait, mais cette rencontre inattendue, ces moments que nous avons passés ensemble, tout ça est
unique. Tu peux croire ce que tu veux, cela ne m’arrive pas tous les jours. Toutes les filles ne me font pas
cet effet, et ça, c’était déjà compliqué à vivre pour moi.

Ah ouais ? Comme si pour moi, tout était super simple…

– Je ne me suis pas bien comporté en présence du groupe et de Petra, je le sais et je tiens à m’en
excuser. Mais, vraiment, je ne savais plus où j’en étais. Je voulais en savoir encore plus sur toi, mais en
même temps, cette envie me faisait peur… J’ai eu peur de ce qui s’est passé.

Je sens bien que je dois dire quelque chose, mais, pour ne pas risquer de lâcher une bêtise, je me
tais.

– Anna, poursuit Dayton. C’était… magique, non ?

Je hoche la tête, puis quelques mots réussissent à se frayer un chemin dans ma gorge nouée par le
trouble et la stupeur :

– Oui, oui, ça l’était… En fait, ça l’est toujours, je crois, non ? demandé-je en lui jetant un regard
intrigué.

Son sourire est une réponse à lui seul.

– Oui, répond Dayton, rayonnant et rassuré. Tu ne peux pas savoir ce qui m’est passé par la tête.

Oh si, je peux imaginer, ça doit ressembler à ce qui est passé dans la mienne…

Un petit rire étonné lui échappe. Il prend ma main dans les siennes, puissantes. Je me sens toute petite.

– Je voulais savoir qui tu étais, Anna. C’est pour ça que j’ai joué à ce petit jeu du lecteur mystérieux
sur ton blog. C’était n’importe quoi mais j’avais envie de te tester. J’étais sous le charme, j’avais besoin
de savoir que c’était réciproque.

Mon naturel parvient enfin à refaire surface.

– Je suis ravie d’avoir pu te divertir, Dayton, d’autant que n’étant même pas certaine que c’était toi,
j’étais prête à rencontrer n’importe quel dragueur psychopathe… dis-je avec un petit sourire facétieux.
Toutefois, je persiste à croire qu’il aurait été plus simple de m’appeler… Après tout, tu as bien réussi à
avoir mon adresse quand ça a mal tourné…

Je marque une pause et fronce les sourcils en disant :


– Et d’ailleurs, comment as-tu eu mon adresse ?

Ses yeux pétillants se rivent aux miens. Il se penche en avant pour appuyer ses coudes sur ses genoux,
et sa proximité est grisante. Étrangement, je me sens bien en cet instant, proche de lui et complice.

– Ton adresse, ça a été un jeu d’enfant, finit par lâcher Dayton. Il me suffisait de quelques informations
à ton sujet et tu m’en as tellement dit cette première nuit qu’il m’a été très facile de te retrouver, tout
d’abord sur Internet puis dans la ville. Tu sais, c’est un peu mon domaine, finalement.

Ah, je sens qu’on arrive à de nouvelles révélations…

– Si j’ai créé DayCool, ça n’est pas par hasard. L’informatique, Internet, je m’y connais plutôt pas mal.
C’est comme ça que j’ai rencontré Jeff d’ailleurs. Je pense que tu as compris quelles étaient les activités
de DayCool… Notre boulot, c’est la protection, mais pour savoir bien protéger, il faut avoir une bonne
connaissance des attaques.

Il me parle, je l’écoute et le regarde. Je le vois littéralement se transformer sous mes yeux à mesure
que les minutes passent.

Il y a deux heures encore, Dayton était un musicien au charme animal qui m’avait complètement
envoûtée à Paris et que je m’étais résignée à chasser de mes pensées.

Ouais, j’ai même l’impression que je lui en voulais à mort…

Et le Dayton que j’ai devant moi n’est pas tout à fait le même, quoique… Je sens encore plus ce
tiraillement en lui, cette guerre intérieure que se livrent sans doute les parts de secret et de réalité de sa
vie.

Mais qui est-il exactement ? Mr Business ou Mr Star ? J’aimerais me contenter de la conviction


simple qu’il est juste cet homme au physique qui me retourne, à la sensualité ravageuse, qui me rend si
vulnérable et prête à tout.

– Anna ? Tu m’écoutes ?
– Oui, bien sûr, c’est juste que c’est à mon tour, je crois, d’être un peu sur la réserve. Pour être
franche, j’ai un peu de mal à te suivre. Tous ces changements de personnages, d’univers, ça va vite, dis-
je.
– Tu préférerais ne pas savoir ? me demande-t-il, intrigué. Tu m’as fait confiance, Anna. Tu m’as tout
dit de toi, je crois que je te dois bien la même sincérité.

Je hoche la tête avec un petit sourire embarrassé. En vérité, Dayton a le chic pour me perdre. Je ne
sais pas trop où j’en suis, mais bon, là, avec lui, c’est déjà pas mal…

– Jeff t’a sûrement expliqué que nous recrutons des petits génies, qui ne sont en fait ni plus ni moins
que des hackers reconvertis, poursuit Dayton. On préfère qu’ils mettent leurs talents au service des
autres. Ils utilisent leurs compétences pour pister les pirates, déjouer les offensives, lancer des contre-
attaques, anéantir des virus.
– C’est un peu… guerrier décrit comme ça, dis-je avec un petit sourire.
– J’ai été un de ces hackers, continue Dayton. Quand j’étais plus jeune, je me suis fait prendre en train
d’essayer d’aller là où je n’aurais pas dû. Je me suis introduit sur des sites sécurisés, j’en ai bloqué
d’autres…

Il secoue la tête d’un air ennuyé, pas fier de lui, et moi, je suis bouche bée devant cet homme qui n’est
décidément pas ce que j’avais imaginé et qui ne cesse de me révéler de nouvelles facettes de lui-même.

– Je ne t’en dirai pas plus, ça ne sert à rien, c’est du passé, dit-il. En tous les cas, Jeff m’a sauvé d’une
mauvaise passe et j’ai abandonné le côté obscur du hacker, s’esclaffe-t-il.

Dans le temps suspendu des confidences, j’en suis même arrivée à oublier une des premières
révélations qu’il m’a faite, à peine quelques minutes plus tôt : DayCool lui appartient. Et cela me revient
soudain, là, alors qu’il plaisante légèrement comme pour faire passer la grosse pilule à venir.

Alors je le devance.

– Tu es donc le patron de Jeff Coolidge, c’est ça ? demandé-je en plissant les yeux pour lui montrer
que j’essaie de mettre tous les éléments en place.
– Oui, me répond-il en me scrutant, sur le qui-vive.
– Ok, tu viens de m’expliquer comment tu as pu me retrouver, que tu as été un ancien… délinquant
d’Internet en fait, c’est ça ?

Il hoche la tête.

– Mais je ne comprends pas pourquoi tu ne m’as pas tout de suite dit que tu étais à la tête de cette
grosse société, Dayton ? Quel est le problème ? Tu as peur que je ne trouve pas ça aussi rock’n’roll qu’un
musicien ? demandé-je en ouvrant les mains d’un air interrogateur. Tout ça me semble énorme, avoué-je.
Comment peux-tu assurer sur tous les tableaux ?

Il redevient grave et, sans doute pour ne pas me paraître trop froid, sa main remonte sur mon bras et
me caresse doucement la peau, provoquant immédiatement des vagues de frissons sur tout mon corps.

– Je tiens à ce que mon rôle reste secret, me dit-il. Mon nom n’apparaît jamais associé à DayCool.
C’est Jeff le patron.

Mon air interloqué lui fait comprendre que j’ai besoin d’en savoir plus.

– Tu sais, Anna, les clients pour lesquels nous travaillons sont parfois autre chose que des grandes
entreprises. Il nous arrive de collaborer avec des gouvernements étrangers. Les virus informatiques sont
les nouvelles armes terroristes. Le fait qu’on ne sache pas quel rôle je joue dans cette société permet de
préserver les informations, d’assurer une discrétion et une sécurité pour ces missions plus délicates.

Qu’on me pince ! Je croyais juste être en train de vivre une passion amoureuse et voilà que je me
retrouve en plein roman d’espionnage !

Le silence me semble, pour le moment, la meilleure réaction, faute de mieux, parce que je ne vois
vraiment pas comment intervenir dans ces aveux.

Dayton rapproche son visage du mien, et je préférerais que ce soit pour m’embrasser que pour
s’adresser à moi avec la même gravité.

– Tu m’as fait confiance, Anna, et je te fais confiance en te disant tout cela. Il faut que tu gardes ça
pour toi. Le peu de relations solides que j’ai se base sur cette confiance. Mon intuition ne m’a jamais
trompé.

Il attend une réaction, je crois, alors je hoche la tête avec un sourire timide mais entendu.

– C’est aussi parce que j’ai envie de vivre ma passion pour la musique que je souhaite conserver la
liberté que m’apporte ce secret. Je ne veux pas tout mélanger, tu comprends ?

Mon Dieu, mais tout cela me paraît bien compliqué quand même. Cela ne va pas m’aider à savoir quel
homme j’ai en face de moi. Est-ce là son seul secret ? Me dit-il vraiment tout ?

– Les membres du groupe, Julian, les autres, ils ne savent donc pas ce que tu fais pour DayCool, c’est
ça ? demandé-je.
– Non, en effet, ils pensent juste que je suis gros actionnaire d’une entreprise florissante. Tu sais, ça ne
les intéresse pas plus que ça, du moment qu’on répète, qu’on joue, qu’on prend notre pied en concert. Ils
croient que ma fortune est personnelle et familiale.

Ta quoi ?

Je déglutis la boule dans ma gorge et ma voix sort tout éraillée.

– Ta fortune ? murmuré-je.

Dayton m’attire contre lui et prend mon visage entre ses mains. Nos souffles se rencontrent. Il sent le
désarroi qui m’a soudain envahie, comme si toutes les informations qu’il vient de me révéler s’étaient
accumulées et débordaient par mes yeux, ma bouche. Enfin, c’est trop, là.

– Anna, Anna, pas de panique ! Oui, je suis riche, mais tu as dû t’en douter, non ?
– Oui, un peu, mais je croyais que ça allait avec le statut de rock star… réponds-je d’une toute petite
voix.

Il éclate de rire.

– De rock star ? s’esclaffe-t-il. On n’est pas Muse ou les Red Hot, juste un petit groupe. On tourne,
mais rien d’exceptionnel.

Alors toutes mes pensées se libèrent comme si on faisait éclater une grosse baudruche remplie de
confettis : la suite dans l’hôtel luxueux, que dis-je, les hôtels luxueux, y compris celui d’Amsterdam ; la
voiture prestige ; la nonchalance de son élégance qui va certainement de pair avec une certaine aisance
financière ; ce pouvoir qu’il a de provoquer les événements ; cette société qui lui appartient ; ses affaires
secrètes avec des gouvernements étrangers ; son passé de cyberdélinquant ! Ça fait beaucoup !
Et moi, dans tout ça, où est ma place dans sa double vie ? Même s’il est là aujourd’hui, qu’il a tout fait
pour me retrouver, pour me faire venir ici, m’expliquer toute sa vie, qu’en sera-t-il demain ? Parce que
j’ai plutôt l’impression que sa vie est outrageusement remplie.

Elle déborde, oui…

Près de moi, mon visage entre ses mains, Dayton paraît capable de deviner toutes ces idées qui se
bousculent en moi. Ma première impulsion serait de lui demander du temps, de l’espace, enfin, un peu de
solitude pour que je puisse réfléchir à tout cela, mais sa proximité me trouble. Je suis comme aimantée et
je n’ai pas du tout envie de m’éloigner de lui pour réfléchir. Ce qu’il vient de me confier a dû lui coûter
si, en effet, peu de personnes sont au courant. C’est donc qu’il a toute confiance en moi.

– Anna, je suis venu ici et je t’ai fait venir ici parce que c’est important pour moi que tu saches qui je
suis, me chuchote-t-il en se rapprochant encore.

Et encore… jusqu’à ce que nos lèvres se frôlent doucement, pour refaire connaissance, avant de se
toucher plus volontairement et qu’enfin, nos bouches se confondent dans un baiser passionné qui souligne
toute la tension et l’importance de notre discussion.

– Je ne veux pas qu’on en reste là, murmure-t-il quand nous reprenons notre souffle.

Euh, comment ça ?

Je jette des regards autour de nous pour lui rappeler où nous sommes… à savoir, pas dans une
chambre d’hôtel.

Quand il saisit le malentendu, son sourire s’épanouit et ses yeux étincellent.

Quoi ?!

– Je ne serais pas contre un petit quart d’heure sauvage, Anna, mais ce n’était pas ce que je voulais
dire, me dit-il en m’adressant un sourire complice.

Je le regarde alors avec des yeux comme des billes. Le rouge me monte aux joues d’avoir eu les idées
aussi mal – bien ? – placées.

– Si je t’ai fait tant de révélations sur ma vie, c’est que je ne veux pas qu’on en reste là dans notre
relation. Je veux qu’on essaie tous les deux, qu’on se donne une chance, me chuchote-t-il entre deux
baisers légèrement déposés sur mes lèvres.
– Moi aussi je crois, soupiré-je, apaisée.
– Mais je te rassure, ajoute Dayton, ça n’empêchera pas ces petits quarts d’heure sauvages qui ont
l’air de t’intéresser !

Moi ? Si peu…

Je deviens rouge comme une tomate. Dayton fait diversion pour me sauver de l’embarras.
– Et je te rassure aussi, l’interview que tu as faite de Jeff n’est pas une fausse commande !

Ah oui, l’interview ! La raison officielle de ma présence à Amsterdam !

Je reprends mes esprits. Dayton a l’air plus détendu aussi. Après tout, malgré les bizarreries qu’il
vient de me révéler, je suis toujours là, troublée, sous le charme. L’attirance que nous éprouvons l’un pour
autre est à toute épreuve.

Quand nous sortons du salon privé de l’hôtel – après nous être accordé quelques minutes
supplémentaires de tendre et décente intimité –, nous retrouvons Jeff au bar qui me serre encore une fois
chaleureusement la main.

– Je suis ravi d’avoir fait votre connaissance, Anna, me dit-il avec un franc sourire sous l’œil amusé
de Dayton. Je m’excuse d’avoir fait partie de ce coup monté, mais je suis certain que votre article va tout
casser !

Je n’en suis pas si sûre, mais je lui promets que je ferai de mon mieux.

Jeff nous abandonne et Dayton m’entraîne vers la sortie de l’hôtel.

– Tu connais Amsterdam ? me demande-t-il avec son air séducteur.

Non, mais avec un tel guide, je suis prête à tout !

***

Nous partons pour quelques heures de promenade romantique dans la ville. Nous longeons les canaux
ou les enjambons sur les petits ponts pittoresques. Nous prenons le temps, main dans la main, de nous
retrouver après cette discussion lourde en révélations.

Depuis notre rencontre, il n’y a pas eu un moment passé ensemble qui ne m’ait pas déconcertée. Je suis
comme envoûtée, fascinée. Dayton m’arrache à mon quotidien et je ne sais jamais à quoi m’attendre avec
lui. Je suis constamment surprise, même si j’ai l’impression de le connaître depuis toujours.

C’est ça, être amoureuse ?

Dans l’air chaud, sous le soleil, Dayton redevient cet homme troublant, oscillant entre assurance et
attention, aux gestes sensuels, à la voix de mâle qui me fait frissonner.

Un rockeur doublé d’un businessman : Mr Business et Mr Rock ! Quel pied !

Il n’a rien d’ordinaire ; il est tout simplement exceptionnel ! Et moi qui avais cru à l’amant d’une
nuit…

Je prends toute la mesure de cet homme, allongée contre lui sur la pelouse d’un parc arboré près d’un
étang, alors qu’il me raconte quelques anecdotes de concerts. Je souris. C’est un moment précieux ; le
calme après la tempête. J’ai l’impression de revenir de très loin. Je me blottis contre lui et ferme les
yeux, sens son odeur, apprécie sa main puissante qui me caresse les cheveux. Je repousse loin de moi
l’idée qu’avec la vie qu’il mène, de pareils moments sont certainement rares.

Raison de plus en tout cas pour les apprécier !

– Il est temps d’aller à l’aéroport, Anna, me dit doucement Dayton, pour ne pas me brusquer.

Je plisse les paupières et grogne pour retarder cet instant, et ma réaction puérile le fait rire. Nous
passons à l’hôtel prendre mon sac et filons en limousine à l’aéroport. Son avion décolle un peu plus tard
que le mien.

– On se voit dans quelques jours, hein ? me dit-il en me serrant contre lui avant de m’embrasser.
– Dans neuf jours exactement, réponds-je en souriant.

Certes, il y a mon déménagement, mais maintenant je sais que je vais retrouver Dayton à New York. Et
ça, c’est la cerise sur le gâteau ! Hier encore, j’étais persuadée de ne plus jamais le revoir.

– Alors sois sage, me dit-il d’un air facétieux avant de me laisser partir vers la salle d’embarquement.
Et les petits quarts d’heure sauvages, c’est juste avec moi, hein ? ajoute-t-il avec un clin d’œil taquin.

Installée dans l’avion, je me shoote discrètement au parfum de Dayton qui imprègne encore ma
tunique.
9. New York sans toi

Retour en milieu de soirée à Paris. Je ne suis pas étonnée de voir de la lumière dans mon appartement.
J’ai prévenu Gauthier et Saskia de l’heure de mon arrivée. En montant l’escalier, je m’interroge sur ce
que je vais leur raconter. Les mots de Dayton résonnent encore en moi : « Tu dois garder tout ça pour toi,
Anna, je te fais confiance. » Ok, je comprends, mais, dans quelques jours, Saskia va partager ma vie au
quotidien ; ce qui est déjà presque le cas alors que nous ne vivons pas encore ensemble ! Alors quoi ? Je
vais devoir mentir à mes amis les plus proches, ceux à qui je confie tout ? Impossible. Si je leur mens, ils
le sentiront. Avant d’ouvrir la porte de mon appartement, j’ai pris ma décision : je ne cacherai qu’une
partie de la vérité.

Saskia, Gauthier et Churchill sont tous les trois affalés sur mon canapé en train de regarder un film. Je
dois avouer que cela fait chaud au cœur d’être attendue quand on rentre chez soi !

Gauthier éteint la télévision, et mes deux amis m’assaillent aussitôt de questions : « Alors, comment ça
s’est passé ? Tu t’en es bien sortie ? Il ressemble à quoi ce patron de société high-tech ? »

Je pose mes affaires avant de leur livrer un compte rendu dont je prends bien soin de ménager le
suspense :

– Bon, vous avez reçu les photos de la chambre ? leur demandé-je. Eh bien, en plus de la chambre
luxueuse, il y a eu la limousine qui m’attendait à l’aéroport et le petit dîner gastronomique qui m’a été
servi pendant que je préparais l’interview. Le lendemain, j’ai rencontré Jeff Coolidge dans un salon privé
de l’hôtel. Le type n’a pas du tout le physique de l’emploi…
– Ah oui, c’est-à-dire ? intervient Gauthier tout de suite intéressé.
– Bon, il ressemble plutôt à un entraîneur de boxe, dans le genre grand Black qui peut te broyer les os
en une poignée de main, mais il a vraiment été très sympa. Je ne dirais pas qu’il a répondu à toutes mes
questions parce que je n’ai presque pas eu besoin de lui en poser. Il était plutôt intéressant à « croquer »
et s’est laissé faire pendant la séance de pose.

Saskia fronce les sourcils et affiche un petit sourire intrigué.

– Je ne sais pas pour toi, Gauthier, mais moi, j’ai l’impression que notre miss Twinkle a autre chose à
nous dire, dit-elle.

Je ne peux décidément rien cacher à Saskia !

Je rougis, commence à bafouiller pour me défendre, mais, après tout, j’avais décidé de leur raconter,
non ?

– J’ai vu Dayton à Amsterdam, déclaré-je sans effet d’annonce.


– Quoi ?! s’exclame Saskia avec un grand sourire, pendant que Gauthier se prend le visage à deux
mains et que Churchill lance un couinement bruyant pour se mettre au diapason des autres.
– Il connaît Jeff Coolidge, continué-je. En fait, il a des parts dans la société DayCool, et il s’est
arrangé pour que je fasse cette interview.

Gauthier secoue la tête d’un air atterré, Saskia frétille sur place. Alors je leur raconte la version que
les musiciens du groupe connaissent. Je trouve que c’est une bonne option pour préserver le secret de
Dayton. Ce n’est qu’un demi-mensonge, finalement.

Entre les cris hystériques de Saskia, qui se réjouit de ce nouveau retournement de situation, et les
petits hochements de tête de Gauthier, qui répète en boucle : « Ce type s’amuse avec toi, Anna, méfie-
toi ! », je ne sais plus où donner de la tête.

Je jette un coup d’œil à Churchill, excédé par ce raffut. Je décide qu’il est temps pour tout le monde
d’aller se coucher !

***

Neuf jours avant New York ! Ça laisse peu de temps pour tout faire : finaliser notre déménagement,
écrire mon article sur le patron de DayCool, alimenter mon blog, m’occuper des formalités pour
Churchill, confirmer mes contacts professionnels à New York… Surtout que, je dois bien l’admettre,
Dayton occupe une grande partie de mes pensées.

Le lendemain de mon retour d’Amsterdam, je poste sur mon blog un article intitulé Deux amoureux à
Amsterdam. Un post essentiellement graphique avec les dessins et esquisses que j’ai pu faire lors de ma
promenade avec Dayton ou ceux que j’ai griffonnés dans l’avion, le nez dans son odeur. Les portraits de
Dayton que je charge sur le site réveillent en moi toutes sortes de sensations délicieuses, et je souris,
ravie.

Pour ne pas laisser mes lectrices en reste d’humour, j’ajoute un autre post composé de questions
absurdes du genre : « Et si vous rencontriez le prince charmant ? » ou bien « Et si vous étiez amoureuse
de James Bond ? » et les réponses décalées qui vont avec. Les romantiques et les rigolotes sont
comblées, et les commentaires enjoués fusent de toutes parts. Tout en restant évasive et spontanée, j’ai
réussi encore une fois à transformer la réalité !

Je suis amusée de lire quelques interventions de PontDesArts – le pseudo de Dayton – sur ma série de
croquis : « Quel joli couple ! Elle a l’air très amoureuse, faut dire qu’il a l’air génial ce mec ! »,
« Ouragan twinklien sur Amsterdam ! », et, sur ma série de questions : « Et si vous étiez amoureux d’une
incroyable pipelette virtuelle ? », « James Bond n’existe pas ou alors dis-moi où il habite que j’aille lui
casser la gueule ! ».

Savoir que Dayton lit mon blog me rend à la fois prudente, mais aussi très facétieuse. Il sait de qui je
parle. Nous partageons notre secret et je peux en jouer tout en contentant mes lectrices. J’aimerais aussi
entendre sa voix, mais je n’ose pas l’appeler. Maintenant que je connais sa vie, je suis certaine qu’il ne
doit pas vraiment avoir le temps pour dix appels enamourés dans une journée.

J’en serais capable !


Je ne tiens surtout pas à l’importuner, à être un poids pour lui, ni lui faire regretter sa décision de
donner une chance à notre histoire en passant pour un boulet ! Même s’il s’est confié à moi, l’histoire
n’est pas simple, pas installée. Il faut du temps… Encore plus de temps avec tous ses secrets ! Je gère
donc mon envie de l’entendre comme je peux.

Comme cela fait trois jours que je suis sans nouvelles de Dayton – hormis ses interventions sur mon
blog –, une fois mon article sur DayCool envoyé à la rédaction et mon esprit plus libre, je décide de le
provoquer un peu. Je poste alors sur mon blog un article intitulé Comment ne pas être un boulet avec lui  ?
et qui consiste en une petite liste de ce qu’une amoureuse rêve de faire sans oser le faire vraiment ou
qu’elle se retient de faire pour éviter que son homme s’enfuie.

La réaction de Dayton ne tarde pas. Une heure plus tard, mon téléphone sonne. Quand je vois son nom
apparaître sur l’écran, mon cœur s’emballe aussitôt, le sang me monte aux joues et bat dans mes oreilles.
C’est un tel boucan que j’ai peur qu’il l’entende depuis l’autre côté de l’océan. Je m’éclaircis la voix et
réponds d’un ton joyeux, mais pas trop :

– Bonjour, Dayton.
– Salut, Anna… répond-il de sa voix virile qui me fait autant d’effet au téléphone qu’en vrai. J’ai cru
comprendre que tu avais quelques revendications, ajoute-t-il sur un ton taquin.
– Revendications ? C’est un peu fort, mais j’avais un message à te faire passer et, apparemment, tu l’as
reçu, réponds-je en minaudant.
– Tout se passe bien pour ton déménagement ?

Je m’attendais à quelque chose de plus personnel, plus intime, mais bon…

– Oui, oui, ça se prépare, réponds-je un peu désarçonnée. Et toi ? Ça va ?

Bonjour le niveau de discussion… C’est à Mr Business que je parle ?

– Oui, pas mal de travail, des choses un peu délicates mais passionnantes. Je n’ai pas beaucoup de
temps pour moi, me confie-t-il.

C’est peut-être sa façon à lui de s’excuser… Il faut que je me reprenne. Dans deux secondes, si je ne
trouve pas quelque chose, il va raccrocher. Alors je me lance :

– Ça me fait plaisir d’entendre ta voix, elle me manquait… enfin euh… il n’y a pas que ta voix qui me
manque, hein ?

Il a un petit rire qui me fait me sentir encore plus stupide.

– Anna, moi aussi, j’ai hâte de te voir. C’est juste que je n’ai pas trop le temps de t’appeler, tu sais. Je
pense à toi souvent. Tout le temps en fait…

Je soupire presque de soulagement.

– Moi aussi, Dayton.


J’entends une voix féminine derrière lui et, aussitôt, il enchaîne :

– Je dois te laisser, Anna. On essaie de se voir un peu sur Skype demain ou le jour suivant ?
– Oui, oui, si tu veux, parviens-je à balbutier, un rien intriguée et déçue.
– Je t’embrasse fort, à bientôt.

Je n’ai même pas le temps de répondre qu’il a raccroché. Je reste comme une gourde à fixer mon
téléphone, la gorge serrée. Aussitôt, mon cerveau se met en marche : tu parles d’un coup de fil amoureux !
Il valait mieux en rester aux échanges virtuels sur mon blog… Je sais que Mr Business est occupé, mais
je n’ai pas le sentiment que je lui manque tant que ça. Et qui était cette femme qui a écourté notre
conversation ? Il ne me semble pas avoir reconnu la voix de Petra, mais suis-je seulement capable de me
souvenir de sa voix ?

Mon téléphone sonne de nouveau et j’espère que c’est Dayton qui me rappelle pour ne pas rester sur la
frustration de cette conversation, mais c’est… Jonathan !

J’essaie de ne pas m’emporter :

– Salut, Jonathan.
– Salut, Anna. J’appelais juste pour savoir si tu avais besoin d’aide, pour préparer tes cartons ou autre
chose. Le départ approche et tu dois avoir mille trucs à faire.

Et discuter avec toi n’en fait pas partie…

– Oui, mille trucs à faire et pas trop le temps de papoter, Jonathan. T’inquiète pour mes cartons,
Gauthier me file un coup de main. Et là, il faut que je te laisse parce que j’emmène Churchill chez le véto.

Du coin de l’œil, je vois mon chat anglais filer droit vers ma chambre, certainement pour se terrer
sous mon lit. Pas de panique, Churchill, c’est juste une feinte pour me débarrasser du raseur de service !

– Ah bon ? Désolé de te déranger alors. Tu crois que je peux venir te dire au revoir, à l’aéroport peut-
être ? hasarde-t-il en abattant sa dernière carte.

Je retiens un soupir exaspéré.

– Jonathan, non, je ne veux voir que mes parents. Ça va déjà être assez chargé en émotions comme ça.

Quelle diplomatie !

– Bon, d’accord, je comprends, me répond-il. Tu m’appelles en arrivant là-bas, alors ? Je te souhaite


plein de belles choses, Anna, continue-t-il de son ton larmoyant.
– Oui, merci, au revoir, Jonathan.

Je coupe la communication et serre les dents pour ne pas crier d’agacement. Il faut que je dévie cette
mauvaise humeur, quitte à bouleverser mon programme !

– Churchill ! Viens, mon gros, finalement je t’emmène voir un monsieur très, très gentil…
***

Quand Saskia arrive le lendemain matin pour qu’on fasse le point sur nos cartons qu’un transporteur
viendra chercher dans la journée, son enthousiasme m’a l’air d’être plus mesuré que la dernière fois
qu’on s’est vues.

– Qu’est-ce qui se passe ? demandé-je en imaginant le pire : sa résidence annulée, une maladie très
grave, sa paire de chaussures préférée fichue…
– Tiens, dit-elle en fouillant dans son sac. J’ai imprimé les photos de notre appart.

Elle me les tend.

– J’ai bouclé tous mes cartons, ajoute-t-elle. Je n’ai pas prévu d’en ajouter une autre fournée avec la
déco pour tout un appart !

Ah oui, en effet… tout ça n’est pas très gai. Je ne peux que le constater en regardant les photos : une
cuisine riquiqui, peinte en marron, un salon avec du papier peint dans un camaïeu de… marron, des
meubles de récupération qui m’ont l’air… marron, une salle de bains vieillotte et deux chambres que je
prends au début pour des placards fermés, et pour cause, elles sont… marron.

– C’est très… commencé-je sans savoir quoi ajouter.


– Marron ? demande Saskia.

Nous nous regardons et éclatons de rire.

– Eh ! on s’en fiche, non ? On sera à New York ! lancé-je.

Saskia acquiesce, mais je sens qu’elle est d’humour un peu bougonne. L’arrivée de Gauthier, plus tard,
ne la sort pas de ses idées… marron. Gauthier m’aide à faire le tri dans les livres que je veux emporter,
remplit des caisses, en vide d’autres, ordonne et organise. Il nous submerge de pitreries et de
commentaires croustillants sur le nouveau poulain de son écurie, Micha le danseur, qui, de toute
évidence, ne montre pas qu’un intérêt professionnel pour Gauthier, son agent. Quand Saskia repart chez
elle, elle a retrouvé le sourire.

Le soir, les photos de notre futur appartement posées sur le bureau, je rédige un article sur mon blog
sur les mauvaises surprises que nos rêves peuvent nous réserver. Je dresse une description de l’endroit
où nous allons atterrir et esquisse en couleurs un fantasme d’intérieur plus à mon goût.

– C’est un coup à ce que tu déprimes, toi ! dis-je à Churchill qui a entrepris de rogner les photos, par
vengeance sans doute.

Avant de me coucher, un SMS de Dayton me propose une heure pour une petite discussion tranquille
sur Skype le lendemain. Son message finit sur un « J’aimerais être avec toi. », qui m’emporte dans un
sommeil apaisé.

***
Le jour suivant, à l’heure dite, je me pose devant mon écran après m’être savamment coiffée dans un
style qui se veut faussement négligé. Quand Dayton apparaît sur l’ordinateur, en chemise blanche
déboutonnée au col, je réprime un frisson électrique et une bouffée de chaleur et lui adresse un grand
sourire.

– Comment vas-tu, Anna ? Le départ approche ! dit-il de son ton Mr Business.


– Oui et mon arrivée aussi, du coup ! Bien, je vais bien, Dayton. Ça fait du bien de te voir, même si ça
n’est pas vraiment comme si on était tout près, mais presque… enfin bientôt…

Mon bafouillage le fait sourire. Il est appuyé sur une table ou un bureau, le visage posé sur une main.
J’aperçois son tatouage au bord de sa manche roulée.

– Tu ferais un très joli fond d’écran vivant, Anna.

Ah ça, c’est du Mr Rock !

– Tu ne serais pas mal non plus dans ton genre. Je crois que je vais abandonner la photo de Ryan
Gosling que j’ai sur mon ordi, réponds-je l’air sérieux.
– Tu plaisantes, là ?
– Bien sûr que je plaisante, j’ai une photo de mon chat. C’est vrai quoi, je passe toute la journée avec
lui, c’est normal que je l’aie en plus sur mon ordi.

J’aime l’amuser parce que j’aime son sourire quand je l’amuse. Et son regard rieur aussi. Il suffit qu’il
sourie comme ça pour que mon ventre se mette à bouillonner. Cet homme m’a complètement ensorcelée.

Nous parlons de choses et d’autres en frôlant toujours le sujet amoureux, sans jamais tomber dans la
mièvrerie. J’aime cette nonchalance chez lui. Je sais qu’il est aussi sincère, passionné ou tendre quand il
le faut.

Et plus encore !

Je lui parle de l’appart, mais il a visiblement déjà lu mon blog et préfère demander des nouvelles de
l’article que j’ai écrit sur DayCool.

– Eh bien, je pars avec une bonne nouvelle, lui réponds-je. La rédaction américaine est ravie ! Ils
n’ont pas l’habitude de cette approche féminine, et les illustrations crayonnées sont un plus pour eux. Je
suis attendue à New York !
– J’en étais sûr, Anna. Tu as du talent, de l’esprit…

Il marque une courte pause avant d’ajouter avec un regard plus intense :

– Et tu es très séduisante, ce qui ne gâche rien.

Mon rosissement de plaisir se prend vite un seau d’eau glacée quand j’entends la même voix féminine
que la dernière fois. Dayton se tourne sur le côté pour faire signe d’attendre. Et là, je sens qu’il va encore
me planter !
– Tu n’es pas tout seul ? Tu es où ? Chez toi ? dis-je sans pouvoir m’empêcher d’enchaîner les
questions. C’est Petra ?

Il fronce les sourcils.

– Petra ? dit-il. Pourquoi voudrais-tu qu’elle soit là ?


– Je ne sais pas, vous êtes proches, non ?
– Anna, je sens une pointe de jalousie, là, répond-il sur un ton amusé.

Non, tu crois ?

– Je ne vais pas te mentir, nous avons eu une liaison, mais c’est du passé, ajoute-t-il.

Mon cœur est pris dans un bloc de glace.

– C’est fini depuis un moment déjà, reprend-il, et ne t’inquiète pas, nous sommes amis maintenant.
Cette complicité que tu as sentie, c’est surtout celle qui existe souvent entre musiciens. Il ne faut pas que
cela te perturbe.

Il se tourne une nouvelle fois pour faire signe à la voix féminine qui s’est tue.

– Anna, je ne veux pas que tu t’inquiètes. J’ai vraiment hâte que tu sois là, mais…
– Tu dois y aller, oui, je sais, dis-je d’une petite voix agacée.
– Anna, plus que trois jours, j’ai hâte de te voir.
– Je t’embrasse fort, Dayton, dis-je d’une toute petite voix avant qu’il se déconnecte.

***

Les trois jours en question passent à toute vitesse. L’appartement que je quitte appartient à mes
parents. Je l’organise donc comme un éventuel pied-à-terre que je pourrais retrouver si mon aventure
américaine – si toutes mes aventures américaines – tourne court.

À l’aéroport, j’affronte le moment des au revoir émouvants avec mes parents. Gauthier et Saskia se
tiennent en retrait pour nous laisser quelques minutes d’intimité. Mon père me serre fort et dignement dans
ses bras, et je sens sa tristesse contenue. Il donne le change en me souhaitant bonne chance. Je sais qu’il
est heureux pour moi. Avec ma mère, il y a plus d’émotions et de larmes, mais j’arrive à couper le cordon
pour franchir le portail vers la salle d’embarquement, après avoir déposé un gros bisou sur la joue de
mon Gauthier.

Au bout d’une heure de vol, alors que je fais mine de ne pas prêter attention aux miaulements terribles
de Churchill dans sa caisse de voyage, ni aux regards courroucés des autres voyageurs, Saskia se penche
vers moi :

– Je te préviens, me chuchote-t-elle, si tu ne donnes pas illico les tranquillisants à ton chat obèse, je
l’assomme d’un coup de poing et je le jette dans les toilettes de l’avion, quitte à les boucher…

Je cède, et tout le monde soupire de soulagement, y compris moi qui peux alors m’abandonner à toutes
sortes de pensées agréables de New York et de Dayton.

Il y a pas mal de choses auxquelles je m’attendais en arrivant à New York et qui ne se sont pas passées
comme prévu. D’abord, j’avais naïvement espéré que Dayton m’attendrait à l’aéroport… mais ce furent
un chauffeur et une limousine qui nous accueillirent. Passée la surprise, je me suis rendu compte que
j’aurais aimé moins de luxe et qu’il soit plutôt là… même si Saskia a littéralement frétillé d’excitation
pendant tout le trajet jusqu’à Brooklyn.

J’ai essayé de joindre Dayton tout le long du chemin. Chaque fois, j’étais basculée sur sa messagerie.
J’ai fini par abandonner après avoir laissé un message navré et navrant.

Lorsque nous ouvrons la porte de notre appartement de Brooklyn, après être passés chercher les clés à
la galerie, c’est tout simplement le choc. Inconsciemment, nous nous étions préparées à pénétrer dans une
sorte de caverne couleur terre, au mobilier abîmé, mais, dès que Saskia entre dans le couloir, elle fait
aussitôt demi-tour en secouant la tête.

– Merde, je crois qu’on s’est plantées, c’est pas le bon appart, me dit-elle.

Elle vérifie tout, puis finit par appeler la galerie. Quand elle raccroche, elle a des yeux comme des
billes et quasiment pas de voix :

– C’est le bon appartement, dit-elle.


– Quoi ? Comment ça ? demandé-je étonnée.
– C’est-à-dire qu’il y a eu des travaux cette semaine. Des artisans ont bossé jour et nuit selon elle.

Je secoue la tête sans comprendre.

– Elle m’a dit qu’un généreux mécène avait tenu à réhabiliter les lieux.

Soudain, ça fait « tilt » dans ma tête.

Je contourne Saskia et pénètre dans l’appartement qui ressemble en tout point à celui que j’ai dessiné
sur mon blog… La paroi de la cuisine a été abattue et remplacée par un comptoir moderne ouvrant sur la
pièce à vivre. La cuisine est équipée avec du matériel high-tech. Les murs sont blancs, le parquet clair et
verni, les meubles neufs et design. Je m’aventure dans la salle de bains où une cabine de douche moderne
a remplacé la baignoire sale.

Alors c’est ça être la petite amie d’un milliardaire ? Un soir, on dessine un truc sur son blog et le
lendemain, c’est la réalité ? Je n’en reviens pas…

Dans nos chambres, la transformation est aussi spectaculaire. Les lits sont même richement garnis en
draps et coussins !

– Ça doit être ma chambre, hurle Saskia dans la pièce d’à côté. Il y a un waterbed !

C’était son fantasme, comme j’en avais parlé sur le blog.


Sur mon lit, juste une petite carte : un cœur suivi de « Bonne nuit, Anna », signé Dayton.

J’essaie de le joindre pour le remercier. En vain. Alors j’envoie un SMS :

[Comment te remercier ?]

J’aurais bien une petite idée…

Et j’ajoute :

[Je suis touchée. J’aimerais que tu sois là.]

Le voyage, le décalage horaire, l’excitation de Saskia et de Churchill qui bondissent dans tous les sens
et l’absence inexpliquée de Dayton, ça fait beaucoup. Le sommeil ne va pas être simple à trouver… et
pourtant…
10. Découverte du Nouveau monde

Évidemment, la nuit a été chaotique et le réveil est désastreux. Saskia et moi nous sommes croisées à
plusieurs reprises près du frigo – rempli par les soins de la galerie – ou sur le chemin des toilettes, avec
parfois un Churchill miaulant et déboussolé dans les jambes.

Aujourd’hui, nous attendons nos cartons. Moi, j’attends surtout des nouvelles de Dayton. Les heures
passent et, quand la France commence à s’éveiller, je préviens mes parents et Gauthier que nous sommes
bien arrivées et bien épuisées. Je ne réponds pas aux messages répétés de Jonathan. Qu’il me lâche un
peu !

J’essaie encore de joindre Dayton, mais je bascule maintenant immédiatement sur la messagerie.

Je sors mon ordinateur portable, fais ce qu’il faut pour me connecter et me retrouve l’esprit vide
devant l’écran, incapable pour le moment de faire basculer mes chroniques parisiennes à New York. Si
c’est juste dans l’espoir que Dayton me lise… alors qu’il est à quelques kilomètres de moi maintenant !
De toute façon, j’ai averti mes lectrices que le blog serait en stand-by quelques jours pour cause de
déménagement outre-Atlantique.

Je suis consciente que je m’énerve toute seule parce que c’est le seul moyen de ne pas sombrer dans le
désarroi. En vérité, je suis déçue et blessée. Malgré toutes ses attentions, la limousine de l’aéroport et
l’appartement rénové, c’est lui que j’ai envie de voir, pas ce que son argent peut m’offrir.

Je passe la matinée debout à la fenêtre, à observer la vie de la rue de Brooklyn. Ce que je découvre
est dépaysant. Les odeurs et les bruits sont différents. J’ai à la fois envie de sortir et de rester cloîtrée.
Saskia part à la découverte du quartier avec l’objectif de nous rapporter un déjeuner typique junk food.
De toute façon, il faut que l’une de nous reste à l’appartement au cas où nos caisses et cartons étaient
livrés.

L’interphone sonne. Saskia a dû oublier ses clés. Mais, quand j’appuie sur le bouton en demandant qui
est là, c’est une voix d’homme qui me répond. Le transporteur ?

– Anna ? C’est Jeff Coolidge. Désolé de vous déranger dès votre arrivée, mais c’est Dayton qui m’a
demandé de passer.

Quelques secondes plus tard, l’imposant Jeff est devant la porte. Je le fais entrer et l’observe jeter un
regard appréciateur sur notre intérieur tout neuf.

– Comme d’habitude, je vois que Dayton a soigné sa surprise, dit-il avant de se tourner vers moi en
souriant. Vous avez fait bon voyage, Anna ?

Je suis contente de voir Jeff. C’est un peu de Dayton, finalement. Ça me confirme que notre histoire
n’est pas qu’une illusion de luxueuses surprises.

– Merci, Jeff, oui. Nous sommes un peu fatiguées. Je suppose que ça va durer le temps de
l’installation. Vous… Vous savez où est Dayton ? lui demandé-je en fronçant les sourcils. Je suis surprise
de ne pas avoir de nouvelles de lui, ajouté-je.
– Il m’a demandé de passer vous voir pour m’assurer que vous étiez bien installées, votre amie et
vous, me répond Jeff d’un ton rassurant. Il n’est pas joignable pour le moment.

Et un mystère de plus…

– Rien de grave, continue Jeff. Pas de quoi angoisser, Anna. C’est juste qu’il est à l’étranger pour
DayCool.
– À l’étranger ? Et il ne peut pas être joint ? dis-je en secouant la tête sans comprendre.
– Nous devons prendre certaines précautions. Nous n’avons pas affaire à une entreprise. Je crois que
Dayton vous a confié que nous travaillons parfois avec des gouvernements. C’est le cas, cette fois-ci.
C’est une mesure de sécurité que de ne pas communiquer pendant sa visite.

Je hoche la tête.

– D’accord, je comprends, dis-je.

En fait, non, je ne comprends pas, mais il vaut mieux ne pas savoir, de toute évidence.

On se croirait dans un film d’espionnage !

– Dayton devrait être de retour dans un jour ou deux, me rassure Jeff. En attendant, si vous avez besoin
de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me le faire savoir.

Il me tend sa carte de visite. Je penche la tête sur le côté, à la fois intriguée et amusée.

– Jeff, vous savez, dis-je, je ne suis pas une gamine. Je devais venir à New York, Dayton ou pas, alors
je vais faire comme ce qui était prévu et me débrouiller toute seule. Mais, merci de votre aide, malgré
tout.

Nous nous quittons sur cette petite mise au point amicale et, avant de partir, Jeff me dit :

– Le magazine m’a appelé pour l’interview. J’ai lu votre article, Anna. Il est génial, vraiment. Et vos
portraits sont étonnants, très vivants. J’avais raison de vous faire confiance. À bientôt.

Tous ces gens qui me font confiance, je vais devoir surveiller mes chevilles…

Saskia arrive presque aussitôt, les bras chargés d’emballages transpercés par la graisse. Elle apporte
l’odeur de plein de trucs qu’on ne devrait absolument pas manger.

– Dis donc, j’ai croisé un beau Black dans le hall, lance-t-elle en déposant le tout sur le comptoir. Tu
crois que c’est un voisin ?
– Non, c’était Jeff Coolidge, réponds-je en souriant. Il passait s’assurer que tout allait bien et me
prévenir que Dayton était à l’étranger.

Et là, je sais que je vais devoir me taire au risque d’en divulguer plus sur les activités de mon
amoureux. De toute façon, Saskia est obnubilée par sa rencontre avec Jeff Coolidge et la dégustation des
hot-dogs qu’elle a rapportés.

***

Nos cartons ont été livrés dans l’après-midi et nous avons passé une bonne partie de la soirée à
répartir nos affaires avant de nous jeter, éreintées, sur nos lits. Saskia m’a ramené à bout de bras un
Churchill penaud.

– Si je le reprends à faire ses griffes sur mon waterbed, je le noie, a-t-elle râlé avant de le balancer
sur ma couette.

Avant que mes paupières se ferment, j’ai une pensée fugace pour Dayton. J’ai tellement envie de le
voir. Heureusement, avec cette journée bien remplie, je n’ai pas eu une seconde à moi.

Au matin, nous décidons d’aller repérer les commerces du quartier et nous acclimater à notre nouveau
voisinage. Nous sommes comme deux ados excitées, à nous étonner de tout. Nous choisissons le diner où
nous irons faire nos pauses. Nous sommes à Brooklyn, nous n’avons pas encore fait le grand saut jusqu’à
Manhattan. Saskia a rendez-vous cet après-midi à la galerie. On va l’emmener visiter son nouvel atelier.
De mon côté, je vais continuer à ranger et faire quelques croquis de tout ce que j’ai vu dans la matinée.

Il fait chaud, j’ai laissé les fenêtres ouvertes sur la rue, même si le bruit est omniprésent. Je me sens
comme une écolière, assise à ma table de dessin toute neuve. J’ai étalé tout mon matériel et je peins des
scènes de vie à l’aquarelle, tout en gardant un œil sur Churchill présidant la rue sur le rebord de fenêtre,
quand mon portable m’annonce l’arrivée d’un SMS.

C’est Dayton ! Je fixe le message d’un air ahuri.

Au même moment, l’interphone sonne et je me précipite vers la porte pour ouvrir, convaincue que
c’est lui.

Encore une voix d’homme, mais toujours pas celle de Dayton.

– Mademoiselle Claudel ? Je viens vous chercher pour vous emmener chez M. Reeves.
– Quoi ? fais-je, abasourdie.
– Une voiture vous attend pour vous emmener chez M. Dayton Reeves, me répète celui que je suppose
être un chauffeur.

Je baisse les yeux sur ma tenue : un short en jean tout frangé et usé, un débardeur et des pieds nus.

– Mais je ne suis pas prête ! réponds-je presque en braillant.


– Prenez votre temps, mademoiselle, je vous attends en bas.

Je n’ai même pas le loisir de pester contre Dayton et ses surprises qui me mettent dans l’embarras.
Mon agacement est battu à plate couture par mon envie de le revoir.

J’arrache Churchill à sa fenêtre, prends une douche en un temps record, enfile une petite jupe droite en
toile, un tee-shirt léger et des ballerines dorées Repetto à talons. J’ébouriffe mes cheveux, attrape ma
besace et file sur le trottoir.

Une limousine noire m’attend en effet, son chauffeur au garde-à-vous près de la portière arrière, qu’il
ouvre dès qu’il me voit apparaître. Je me faufile dans le luxueux habitacle en cuir. Et c’est parti pour…
ben, je ne sais pas où !

J’envoie un SMS rapidement à Saskia pour l’avertir que je rejoins Dayton. Puis, au moment où nous
sommes sur le pont de Brooklyn et que Manhattan resplendit devant moi, j’envoie à Dayton une photo de
la vue, accompagnée de :

[J’arrive ‹3]

La voiture s’engage dans la circulation assez dense de fin de journée, et le trajet me paraît
interminable jusqu’à ce que la limousine s’arrête enfin.

– Vous êtes arrivée, mademoiselle, me dit le chauffeur.


– Dans quel quartier sommes-nous ? lui demandé-je en levant les yeux vers l’immeuble devant lequel
nous sommes stationnés.
– Tribeca, mademoiselle, dit-il avant de sortir pour m’ouvrir la portière.

Sur le trottoir, je marque une pause pour scruter l’édifice qui s’élève devant moi. C’est un immeuble
de coin de rue de quatre étages, en briques rouges et acier, aux grandes baies vitrées arrondies, avec un
air industriel renforcé par les auvents métalliques qui protègent les vitrines de l’établissement occupant
tout le rez-de-chaussée.

Une galerie d’art, mais pas de Dayton en vue ! Je fais trois pas en avant et je vois aussitôt sa silhouette
approcher et se préciser à travers la vitrine. Il est en Mr Business, pantalon de ville droit et chemise
blanche, déboutonnée au col et aux manches roulées sur ses avant-bras musclés.

Je déglutis, j’ai le souffle court et le cœur qui a envie de bondir hors de ma poitrine. Dayton se
rapproche, et nous ne nous quittons pas des yeux. Un mince sourire se dessine sur ses lèvres sensuelles, il
plisse les yeux de plaisir anticipé. Quand il atteint la porte vitrée de la galerie, je me suis moi-même
approchée, et nous restons un instant à nous fixer avec des sourires ravis.

Il fait un pas sur le trottoir et pose ses mains sur mes bras, toujours en me fixant.

– Anna, dit-il dans un soupir. Je n’arrive pas à croire que tu es là. J’avais tellement hâte de te voir.

Il m’attire dans ses bras pour m’embrasser les cheveux. Malgré la touffeur de la ville, je me surprends
à frissonner. J’enfouis mon visage dans son cou et inspire son odeur, celle de sa peau et de son parfum.
Puis il me relève le visage pour déposer un baiser tendre sur mes lèvres.

Des coups frappés contre la vitre nous extirpent brusquement de ce moment amoureux. Un homme en
costume fait un signe à Dayton.

– Ah, il faut que j’y aille, me dit-il, avant d’ajouter aussitôt devant ma mine déconfite, viens avec moi,
je vais te présenter.

Nous entrons dans la galerie pour retrouver l’homme élégant. En aparté, Dayton me glisse que c’est un
collectionneur d’art renommé. J’essaie d’être le plus à l’aise possible tout en me demandant ce que je
fiche là, alors que je croyais retrouver Dayton chez lui. Ce que je lui demande dès que le collectionneur a
pris congé.

Dayton ouvre les bras en me souriant.

– Mais c’est chez moi, ici, dit-il hilare.

Ok, on ouvre un nouveau dossier avec de nouvelles informations…

– Non mais je voulais dire où tu habites, ajouté-je en jetant un regard alentour.

Dayton me prend par la main sans se défaire de sa bonne humeur et m’entraîne vers une porte. Sur le
chemin, il adresse un signe à la personne assise au bureau au fond de la galerie pour lui faire comprendre
qu’il s’en va.

Nous passons dans un grand hall qui donne aussi sur la rue, à côté de la galerie. Tout est propre, dans
un style design industriel avec un ascenseur à porte métallique en accordéon, comme on en voit dans les
films policiers.

– C’est chez moi, me déclare Dayton. Bienvenue au Nouveau monde. C’est ainsi que j’ai baptisé cet
endroit.

Il a l’air ravi de partager ce moment avec moi. Comme d’habitude depuis que je l’ai rencontré,
j’essaie de remettre les pièces du puzzle en place et de me repasser à toute allure toutes les confidences
qu’il m’a déjà faites.

Il ne m’a jamais parlé d’une galerie, ni d’un immeuble entier ?!

– Tu veux dire que tout l’immeuble t’appartient ? demandé-je, les yeux comme des soucoupes.
– Oui, viens, je vais te faire visiter, me dit-il en m’entraînant dans l’ascenseur.

L’immeuble entier, rien que ça…

J’en ai la tête qui tourne.

– Je n’habite que le 4e étage, tu sais, poursuit-il comme un enfant heureux de montrer sa cabane.

Tu parles d’une cabane…

– Au sous-sol se trouvent la salle de répétition et le studio d’enregistrement, m’explique Dayton en


s’arrêtant au 1er étage. Ici, on a les ateliers des artistes en résidence. Ils logent au second.
Je suis Dayton dans des couloirs lumineux, donnant sur de vastes ateliers. Certains artistes ont laissé
leur porte ouverte, et Dayton passe une tête pour saluer amicalement les occupants. Je n’en crois pas mes
yeux. J’ai une pensée pour Saskia qui rêverait d’un tel endroit. Des hommes et des femmes de tous âges
sont affairés ou ont l’air pensif dans leur espace. Ça sent la sciure de bois, la térébenthine et le café. On
entend des bruits de perceuse, de la musique et des discussions.

– Je tiens à exposer leurs travaux pour qu’ils puissent vivre de leur art, me dit Dayton, enthousiasmé
par son rôle de guide et de propriétaire. J’ai envie qu’ils aient leur chance. Certains partent de rien ; ils
vont se faire un nom, ici.

Je ne quitte pas son visage des yeux. Il est radieux. Je suis admirative, troublée et… amoureuse. Cet
homme a tellement de visages et tant d’énergie. J’ai l’impression d’être emportée dans son tourbillon.
Chaque fois que sa main ou son regard se pose sur moi, c’est comme une décharge qui me traverse.

– Nous ne visitons pas le second, me dit-il alors que nous retournons vers l’ascenseur. Ce sont les
appartements dans lesquels logent les artistes. Ça te plaît ? ajoute-t-il, les yeux pétillants.
– Je… je ne m’attendais pas à ça, réponds-je. C’est incroyable tout ce que tu fais. Tu es une sorte de
mécène, en somme.
– Tu sais, Anna, j’ai eu la chance d’être aidé alors que j’avais fait un mauvais départ. Moi aussi, je
veux aider les autres.

Je suppose qu’il fait allusion à l’aide de Jeff qui l’a sorti d’une mauvaise passe. Arrivés au 3e, nous
nous dirigeons vers une double-porte qui m’a l’air d’être insonorisée. Il pousse les deux battants et nous
entrons dans une espèce de bar-lounge qui donne ensuite sur une salle de spectacle, mais qui doit aussi
pouvoir faire office de salle de projection vu le grand écran tiré sur le mur du fond.

– Il y a aussi une salle de réunion donnant sur le bar, me précise Dayton. Dans l’autre partie de
l’étage…

Dayton marque alors une pause, la mine troublée, comme s’il venait juste de penser à quelque chose.

– Qu’est-ce qu’il y a, Dayton ? demandé-je en craignant qu’il vienne de se rappeler une obligation et
qu’il me plante là.

Il a un petit sourire embarrassé.

– Il faut que je te présente quelqu’un, dit-il avant de se diriger vers l’autre partie de l’étage.

Nous nous arrêtons devant une porte. Dayton me prend les deux mains et me regarde droit dans les
yeux, comme s’il voulait s’assurer de pouvoir lire avec précision la moindre de mes réactions.

– C’est l’appartement de Summer, dit-il.

Aïe, un autre scoop… Qui est Summer ?

Je ne bronche pas. La pensée un peu absurde qu’il cacherait une épouse folle à lier dans un endroit
reclus de son immeuble me traverse l’esprit…
– Summer a 20 ans. Elle habite ici. Elle est étudiante à Columbia où elle suit des études de
psychologie et…

20 ans ! Une rivale !?

– J’en suis légalement responsable, Anna, jusqu’à sa majorité.

Mes lèvres sont collées. Mes pensées qui tournent en tous sens ne se fixent sur aucun mot. Je me tais.

– Je vais vous présenter, ce sera plus simple, ajoute-t-il avant de frapper à la porte.

Puis il me dit d’une voix douce :

– Tout va bien, Anna, n’angoisse pas.

Il est marrant, lui, on était censés se retrouver en amoureux, et voilà qu’il me sort un autre lapin de
son sac…

On entend des pas derrière la porte, qui s’ouvre sur un grand brin de fille rousse, les cheveux en
longues dreadlocks, un piercing dans la narine et une énorme salopette multicolore sur un débardeur « tie
and dye ».

– Eh, Summer ! dit Dayton. On ne te dérange pas, j’espère ?

Summer hausse les épaules et tourne les talons pour aller retrouver son canapé qui disparaît presque
sous les livres.

– Ben non, je lisais, dit-elle d’une voix à peine audible.

Dayton me fait un clin d’œil et entre dans l’appartement aussi design que le reste des lieux, mais plutôt
décoré version ado. Des posters, des drapeaux aux murs, des photos punaisées dans tous les sens et une
paroi entière en ardoise pour que Summer puisse exprimer librement ses pensées. J’aperçois une cuisine
américaine, un couloir donnant sur d’autres portes. Enfin, tout ça est loin de la chambrette de l’étudiant
moyen.

– On passait te dire bonjour, continue Dayton qui ramasse deux bricoles par terre pour les poser sur
une table. Je voulais te présenter Anna. Elle vient juste de s’installer à New York ; elle habitait Paris.
Elle est journaliste et illustratrice, et elle tient aussi un blog assez marrant que tu peux lire si tu veux.
– Ah ouais, super, fait Summer qui fait négligemment tourner son piercing.

Beurk, ces grands ados pas finis !

– Bonjour Summer, fais-je en m’avançant sans savoir quoi faire d'autre. Je suis contente de te
rencontrer. Dayton m’a dit que tu étais en psycho à la fac ?
– Ben ouais, mais là, ce sont les vacances, répond-elle en me tendant une main molle comme un
poisson mort, tout ça en évitant mon regard depuis le début.

Je me tourne vers Dayton qui est parti jeter un coup d’œil dans le réfrigérateur de la demoiselle.
– Summer, c’est vide là-dedans, lance-t-il. Si tu ne sors pas faire des courses, passe au moins te servir
dans ma cuisine.
– Ouais, ok, répond Summer qui s’applique à faire comme si je n’existais pas.
– Bon, on te laisse, dit Dayton en me tendant la main pour que je le rejoigne vers la porte. À plus.
– Ouais, à plus, répond la grande ado.

20 ans ?! 15 ans plutôt oui…

Sur le palier, Dayton a un petit sourire amusé.

– Elle n’est pas simple, mais elle s’en sortira, me dit-il en m’attirant à lui pour monter de nouveau
dans l’ascenseur. Elle revient de loin. Si je ne la surveille pas, elle est capable de rester plongée dans ses
bouquins sans manger pendant des jours. Maintenant, je vais te montrer mon chez-moi, me chuchote-t-il en
me serrant davantage contre lui.

L’embarras de la découverte de l’existence de cette Summer et notre rencontre sont aussitôt effacés par
la chaleur qui m’envahit dès que nos corps se rapprochent. Dayton me vole – enfin, je suis consentante…
– un baiser avant de sortir au 4e étage.

L’appartement, qui occupe tout l’étage, est exceptionnel. La grande pièce principale est illuminée par
de grandes baies en arc. Aucune paroi ne bloque la lumière. Le mobilier moderne mais chaleureux côtoie
des œuvres d’art aux styles les plus divers, toiles figuratives ou abstraites, sculptures très
contemporaines, photos grand format. Un coin de la salle est investi par les guitares, aux murs et sur des
stands, les amplis, etc. Le grand séjour sans fin donne sur une cuisine ouverte aux parois de carreaux
colorés et à l’îlot central colossal.

Je n’ose plus bouger au milieu d’un tel décor.

On peut vivre tous les jours dans un endroit pareil ?

Dayton se dirige vers la cuisine et revient avec une bouteille de champagne et deux coupes.

– On va trinquer à ta nouvelle vie, non ? me demande-t-il en m’effleurant le cou des lèvres quand il
passe près de moi pour rejoindre la partie salon.

Je le suis. Malgré sa présence chaque fois plus intime et plus complice, je suis quand même
impressionnée. Je pose ma besace par terre et prends la coupe de champagne qu’il me tend.

– À ta nouvelle vie, Anna, dit-il, son regard plus intense rivé au mien. Que ta réussite soit à la mesure
de ton talent.
– Dayton, je voulais vraiment te remercier pour les travaux de l’appartement. C’est un beau cadeau
pour une nouvelle vie. J’ai été vraiment touchée par ton attention, dis-je dans un souffle.

Nous buvons une gorgée qui, j’espère, me redonnera ma voix. Dayton se rapproche de moi et sa main
caresse mon visage doucement, comme il le ferait avec un animal à apprivoiser.
– Détends-toi, Anna, me chuchote-t-il avant de me mordiller la lèvre doucement.

Mon ventre se crispe d’un coup, mes jambes se transforment en coton.

– Préviens ton amie que tu ne rentres pas ce soir, me chuchote-t-il en effleurant le lobe de mon oreille
de sa bouche.
– Ah oui ? soupiré-je en basculant la tête en arrière sous ses baisers plus dévorants.
– Oui, répond-il en faisant courir le bout de sa langue dans mon cou. Ce que j’ai envie de faire peut
nous prendre toute la nuit…

La bouche de Dayton est chaude et douce sur ma peau. Mon cou, mon buste puis mon corps tout entier
se couvrent d’une chair de poule brûlante. J’expire longuement. Le trouble emplit tout mon être comme un
tumulte.

Dayton m’enlace, encercle ma taille, puis sa main descend le long de mon bras pour me prendre la
coupe de champagne.

– On a tout le temps de s’enivrer plus tard, me susurre-t-il avant de s’écarter de moi, souriant, nos
deux coupes dans les mains.

Il les pose sur la table basse voisine, me laissant tout juste le temps de retrouver mon souffle. Je
frissonne à nouveau quand il se rapproche de moi.

– Tu as froid, Anna ? me demande-t-il doucement.


– Je crois que ça n’a rien à voir avec la température, réponds-je dans un murmure.

Le sourire qu’il m’adresse est celui d’un homme ravi et flatté, tout aussi confus que moi par nos
retrouvailles.

J’ai l’impression que ça fait si longtemps qu’on ne s’est pas vus – neuf jours, c’est terrible ! – que je
réagis comme si c’était la première fois, dans cet hôtel parisien.

Intimement, je sais que cet effet qu’il me fait n’est pas près de s’atténuer, même si je devais le voir
tous les jours. C’est une conviction. Quelque chose en lui allume mon sang comme un fétu de paille.

Ses mains se posent à nouveau sur ma taille, puis dévient vers mes reins. Les mouvements de Dayton
sont lents. Certainement, c’est une façon pour lui de refaire connaissance avec mon corps, retrouver ses
contours qui se sont frotté aux siens au cours des heures torrides de la chambre à Paris.

Je n’ose plus bouger. Non pas parce que je suis terrorisée, mais parce que je suis à l’affût du désir qui
flamboie de plus en plus violemment en moi. Je suis attentive au moindre contact de ses doigts qui se
faufilent sous mon tee-shirt. Je bloque ma respiration et je sens très distinctement ses mains qui détachent
mon soutien-gorge.

Ses lèvres naviguent sur mon visage, gobent et mordillent ma bouche, frôlent mes joues et mes
paupières. Je suis impuissante face au raz-de-marée qui prend possession de moi.
J’approche mes mains de son dos, que je survole d’abord lentement. Je sens la chaleur qui émane à
travers sa chemise et, soudain, je ne contrôle plus rien. Mes mains se promènent partout sur son dos,
sentant le moindre tressaillement de ses muscles qui se tendent à leur contact.

Dayton parcourt ma peau nue sous le tee-shirt. Nos bouches se rivent dans un baiser fougueux. La faim
que nous avons de l’autre est brutale. Nos langues se cherchent, se trouvent et s’enroulent. Elles bataillent
tandis que Dayton, une main sur ma nuque, presse son visage contre le mien, inspirant mon odeur comme
je respire la sienne.

Puis il s’écarte, un sourire enivré sur les lèvres, ses yeux bleus encore plus métalliques.

– Je crois que nous sommes tous les deux heureux de nous retrouver, non ? me dit-il avec une pointe de
malice.

Je remets deux, trois mèches savamment décoiffées en place. Mes joues me brûlent et mes lèvres sont
gonflées de notre baiser.

Dayton me prend la main et me conduit vers le canapé en cuir noir près de nous. Il s’assied et m’attire
sur ses genoux. Je m’installe à califourchon sur ses cuisses, pas du tout embarrassée par ma jupe qui
remonte bien haut.

J’oublie la vie de Dayton, sa fortune, ses missions secrètes et sa manie de me divulguer au compte-
gouttes les mystères de sa vie. Je ne vois que cet homme séduisant, terriblement sexy. Sa chemise bâille
au col et laisse apercevoir son torse et ses pectoraux bien dessinés. Je plonge, tête en avant, vers cette
parcelle de peau cuivrée, parfumée. Mes lèvres déposent de tendres baisers. Le bout de ma langue
s’échappe parfois pour taquiner la peau de mon amant. Les mains de Dayton enserrent ma taille. Malgré
moi, alors que je continue de manger avec passion le buste de Dayton, mes hanches se mettent à se
balancer. Immédiatement, Dayton, qui a rejeté la tête en arrière, se met à respirer plus vite.

– Anna, Anna, tu es un petit animal sauvage, dit-il d’une voix rauque.

Ses mains se font plus présentes sur ma taille et me collent à son bas-ventre.

Je ne suis pas la seule à être dans tous mes états…

Son érection est sensible contre le tissu tendu de ma culotte, malgré le pantalon.

Il prend mon visage entre ses mains pour un nouveau baiser passionné. Mes hanches reprennent leur
danse et le bassin de Dayton marque le tempo aux bons moments. Nos sexes encore cachés forcent l’un
contre l’autre.

– Déshabille-toi, murmure Dayton tout contre ma bouche.

Je me redresse pour ôter mon tee-shirt et mon soutien-gorge déjà dégrafé. Mes seins se mettent aussitôt
à picoter ainsi libérés, et leurs pointes dardent. Difficile de cacher mon excitation. Le regard de Dayton
balaie ma poitrine, puis ses yeux se rivent une nouvelle fois aux miens. Il passe lascivement la langue sur
ses lèvres.
Le loup va me manger !

Une boule de feu s’embrase dans mon sexe. Je me cambre d’un coup.

– Le reste, Anna, ajoute-t-il avec un sourire exquis.

Pour me déshabiller complètement, je dois me lever. Il profite de ce moment pour se débarrasser


habilement de son pantalon, de son boxer et de ses chaussures qu’il portait pieds nus. Je le vois vite sortir
un étui argenté de la poche du pantalon et le glisser entre deux coussins du canapé.

Je suis nue, debout devant lui, sous son regard appréciateur. Je parcours, moi aussi, du regard sa semi-
nudité, ses cuisses puissantes, son ventre tendu comme une armure, son érection qui m’appelle. Il a
déboutonné entièrement sa chemise blanche qui s’ouvre maintenant sur son buste de statue. Sa poitrine se
soulève de manière visible. Le désir nous possède vraiment.

Il tend ses deux mains vers moi, ce délicieux sourire toujours aux lèvres. Je me réinstalle sur lui, son
sexe battant contre mon ventre.

Dayton enlève sa chemise de deux élégants mouvements d’épaule, puis avance son buste vers moi. Je
m’immobilise quand je vois ses mains se lever vers mes seins pour m’en caresser tout d’abord le
dessous, avant de les englober comme des fruits fragiles.

Un râle m’échappe. Ses caresses sont électrisantes, je rejette la tête en arrière. Ses doigts se mettent à
jouer avec mes mamelons, tendrement d’abord puis de manière plus précise, les pinçant et les vrillant
entre le bout de ses doigts.

Je projette mon buste en avant, puis me redresse pour baisser les yeux sur lui. Il me lance un regard
intense, puis avance ses lèvres vers un sein, bouche entrouverte, langue pointant entre ses dents.

Les mains toujours autour de mes seins, les malaxant doucement, il commence à en laper les pointes.
Je sens sa langue dure qui agace mes mamelons resserrés.

Je gémis.

– Tu aimes ? chuchote-t-il.

Un autre gémissement m’échappe. Il vaut bien toutes les réponses.

Mes hanches dansent toujours contre le ventre de Dayton pendant qu’il déguste mes seins. Mon sexe,
mouillé et brûlant, se frotte contre la colonne de son érection.

Mes mains quittent les épaules de Dayton pour s’aventurer sur son torse, puis descendent plus bas,
encore plus bas. Rien qu’à anticiper leur destination, ma gorge se serre et mon cœur s’emballe de plus
belle.

J’effleure tout d’abord son pénis, puis mes deux mains se rejoignent autour de son chaud désir et
l’enserrent. Mes doigts rassemblés montent et descendent sur son sexe. Dayton grogne de plaisir contre
mon sein.

Ses mains retrouvent les miennes entre nos ventres. Une caresse aérienne sur mon sexe et je défaille
presque. Son contact se fait plus assuré, et il écarte mes lèvres de ses doigts, caresse mon clitoris ainsi
découvert, en appuyant doucement et en tournant.

Je vais jouir ! Déjà ?

Je crispe mon ventre pour retarder l’orgasme. Mes paupières battent, et je tente d’échapper à ses
doigts. Je ne veux pas jouir tout de suite ! Je le veux en moi.

Dayton se penche imperceptiblement sur le côté en s’écartant à peine. Ses mains m’abandonnent
quelques secondes – certainement pour aller chercher le préservatif qu’il a caché plus tôt entre les
coussins… –, puis reviennent jouer avec ma vulve gonflée. Puis il me prend par les hanches et me
soulève pour que je me place au-dessus de son sexe. Dayton bascule ensuite contre le dossier du canapé
et je reste un millième de seconde en suspens, avant de me poser très lentement sur son gland. J’arrête de
respirer. Nos yeux se rejoignent une nouvelle fois. Il est attentif, et je me sens perdue.

– Comme tu es belle, Anna, murmure-t-il. Comme j’ai envie de toi. Tellement envie.

C’est comme si le désir le submergeait au point que les mots se coincent dans sa gorge.

– Je te veux à moi, parvient-il à ajouter. Rien qu’à moi.

De ses mains, il appuie sur mes hanches, et mes cuisses se détendent. Je tombe lentement sur son sexe
qui s’enfonce doucement en moi.

Je suis tellement excitée qu’au début, je crains de ne pouvoir contenir son érection. La faim de lui me
serre le sexe. Au soupir qu’il exhale alors que je m’empale sur lui, je comprends que la sensation doit
être aussi délicieuse pour lui que pour moi. Je le contiens entièrement. Je n’ai pas envie de bouger. Juste
le garder en moi. Complètement.

Dayton donne de petites poussées du bassin tout en me maintenant collée à son ventre. Ses mouvements
en moi sont presque imperceptibles. J’observe son visage transformé par le plaisir, détendu et heureux, le
souffle plus ample de son torse sur lequel mes mains se posent bien à plat. Je sens battre son cœur comme
s’il était dans ma propre poitrine !

– Anna, m’appelle tendrement Dayton.

Ses lèvres m’appellent et je réponds. Le baiser que nous échangeons est profond. Nous continuons la
danse rapprochée de nos ventres. Nos sexes s’unissent en étant presque immobiles, mon clitoris pressé
contre le ventre dur de Dayton.

Nous haletons, bouche contre bouche, et soudain, je sens que ça vient. Un petit cri monte de ma gorge,
c’est l’annonce de l’orgasme que je devine dévastateur. Je n’ai jamais connu ça : sentir la jouissance
s’emparer peu à peu de mon corps tout entier, le posséder jusqu’à son implosion. En entendant mon petit
cri, Dayton a amplifié ses mouvements de bassin, toujours en me maintenant fort contre lui. Je n’ai aucun
moyen d’échapper à son invasion puissante dans mon sexe qu’il remplit tout à fait. Les lèvres
entrouvertes, la tête rejetée en arrière, je cherche l’air qui me manque. Une vague de frissons s’étend sur
mes cuisses, remonte mon ventre pour se concentrer dans les pointes douloureuses de mes seins. La vague
va me submerger.

D’un coup, mon sexe s’ouvre autour de l’érection vindicative de Dayton. Je ne sens que ses poussées
sans même plus discerner les contours de sa verge. Un ruisseau brûlant coule sur nos ventres. Dayton
s’enfonce une dernière fois plus profondément et resserre son emprise sur mes hanches. Cambré sur le
canapé, les muscles de ses bras crispés, il jouit à son tour avec un feulement sauvage. Je bascule en
arrière avec la sensation de perdre connaissance, et il a tout juste le temps de me rattraper pour éviter que
je tombe tête en arrière.

– Anna, mon Dieu, ça va ? s’exclame-t-il d’une voix enrouée.

Le décor se précise autour de moi. Une seconde, je n’étais plus là, emportée par le plaisir.

Dayton m’attire contre lui. Je me blottis contre son torse pendant qu’il me caresse doucement le dos et
les cheveux.

– Anna, qu’est-ce qui nous arrive ?

J’ai un petit sourire épuisé qu’il ne voit pas.

J’ai bien une idée de ce qui nous arrive…

Puis il me serre fort dans ses bras. Comme cette étreinte est rassurante ! Je m’y sens protégée, à l’abri
de tout.

– Comme c’est bon de se retrouver, chuchote-t-il en m’enlaçant tendrement. On oublierait presque tout,
n’est-ce pas ?

Il embrasse mes cheveux.

– La nuit ne fait que commencer. Il faut qu’on reprenne des forces. Tu as faim, Anna ?

J’émerge au ralenti et me redresse. Qu’il est beau ! Regarder cet homme suffirait à me contenter… Je
hoche la tête, m’éclaircis la voix :

– Oui, un peu, je crois, réponds-je avec un sourire enamouré.

J’enfile ma culotte et mon tee-shirt, et lui son boxer, et nous nous rendons dans la cuisine pour déguster
des sushis que Dayton avait fait préparer. Nous sirotons notre champagne tout en nous lançant des
œillades coquines.

Je découvre que j’ai réellement faim et je dévore, sous le regard attendri de Dayton. Nous ne pouvons
nous empêcher de nous effleurer et nous frôler tout en parlant.

Il m’attire soudain contre lui, très fort et avec un rire viril. Il est tout simplement heureux, je le sens.
– Reste avec moi, ce soir, Anna, me dit-il avant de m’embrasser.
– Il faut que je prévienne Saskia alors, dis-je en allant chercher mon portable pour pianoter un
message à mon amie.

Jonathan a encore essayé de me joindre. J’efface sans écouter.

[Je reste chez Dayton ce soir. Tout va bien. À demain matin.]

Et je l’envoie à Saskia avant de couper mon téléphone.

Qu’on ne me dérange sous aucun prétexte !

Une fois tous les deux rassasiés, Dayton me propose de me faire visiter le reste de l’appartement. Sa
chambre est aussi grande que notre appartement de Brooklyn, meublée dans un mélange de styles vintage
et ultramoderne. Et toujours ces peintures accrochées aux murs et… une ou deux guitares dans chaque
pièce.

Nous n’allons pourtant pas plus loin que la salle de bains, qui est digne d’un spa de luxe. La cabine de
douche à jets multiples, entièrement carrelée et vitrée, pourrait accueillir une dizaine de personnes.

Le salon de notre appart, non ?!

Dayton s’amuse de mon air ahuri.

– Tout ça n’est que du matériel, Anna… dit-il, certainement pour s’excuser de tant d’opulence.
– Ok, mais ça fait son effet ! réponds-je pour le taquiner.
– Toi aussi, tu fais de l’effet, dit-il pour poursuivre le petit jeu. J’aimerais bien essayer cette douche
qui te fait de l’effet avec la femme qui me fait de l’effet.

Ses mains se sont déjà faufilées sous mon tee-shirt, et nos bouches se trouvent d’instinct. Le baiser est
moins hésitant qu’à nos retrouvailles. Il est tout de suite dévorant et urgent.

Dayton me conduit dans la cabine où il règle l’écoulement de l’eau façon pluie tropicale… et m’attire
dessous, sans même me déshabiller.

L’eau chaude colle aussitôt le tissu sur mes seins. Ma culotte devient transparente. La chaleur de l’eau
et la vapeur nous enveloppent. Les mains de Dayton sont propriétaires, elles s’emparent de mes fesses
qu’elles malaxent.

Je me surprends à partir tout de suite à la conquête de son érection. Je tombe à genoux devant lui pour
le débarrasser de son boxer. J’approche ma bouche de son sexe et bois d’un coup de langue l’eau qui
s’écoule tout le long. Les mains de Dayton se perdent dans mes cheveux. Un râle lui vient quand mes
lèvres se posent sur son gland et que je l’aspire doucement.

– Anna, qu’est-ce que c’est bon…

Je le tiens, il est à moi, entre ma main et mes lèvres. Je le dévore. Je ne pense pas une seule seconde
que, jamais, je n’ai eu cette audace, ni même éprouvé l’envie sauvage d’engloutir un homme comme je le
fais.

Les doigts de Dayton se crispent sur ma tête.

– Attends, dit-il en m’écartant et en me relevant.

Il entrouvre la porte de la cabine, se penche pour attraper un préservatif dans un placard proche.
Quand il me fait face de nouveau, son sexe bat contre son ventre. Mon corps est bien plus chaud que l’eau
qui coule sur moi.

Dayton s’approche de moi. Son regard intense est presque un ordre. Je ne sais pas ce qu’il m’arrive,
pourquoi je me comporte ainsi. Jamais je ne me suis sentie à la fois aussi fragile et sûre de mon envie
devant un homme… Je me tourne et m’appuie contre la paroi de la douche, me cambre pour lui exprimer
mon désir.

Cette fois, notre envie est incontrôlable. Cette invitation que je lui fais le rend fou. Il se plaque contre
moi, écarte ma culotte et s’enfonce d’un coup dans mon sexe brûlant. Je gémis, m’arque davantage. Une
main en coupe sur mon sein, l’autre jouant avec mon clitoris, Dayton me dévaste de longues pénétrations.
Lentes au début, mais, très vite, ses poussées s’accélèrent. Alors qu’il me pilonne avec puissance, sa
bouche se referme sur ma nuque, ses dents agaçant ma peau.

Nous venons passionnément ensemble avant de nous appuyer l’un contre l’autre, épuisés… ravis de
l’insolence de notre plaisir partagé.
11. Les faux pas

Se réveiller au son de quelques notes de musique… le rêve ! Je sens la lumière chaude du matin sur
mes paupières et le poids du corps de Dayton, près de moi, sur le lit. J’étire comme un chat mes muscles
endoloris par notre nuit de retrouvailles. Je sens sous mes doigts les draps réchauffés par le soleil.
J’avance la main à la recherche du corps de Dayton. C’est juste un petit jeu pour prolonger ce réveil
délicieux. Aux notes vient s’ajouter la voix de Dayton qui fredonne en sourdine : « Wild, wild horses,
couldn't drag me away » (les chevaux sauvages ne pourraient m’emporter), comme pour me réveiller en
douceur.

J’ouvre les yeux et souris à l’homme séduisant, assis sur le bord du lit, une guitare acoustique entre ses
mains. C’est l’homme dont je suis terriblement amoureuse.

Et que je ne laisse pas non plus indifférent, vu la nuit que nous venons de passer.

– Mmm, tu as de la chance, mes parents étaient plus Rolling Stones que Beatles, murmuré-je avec une
moue taquine.

L’air amusé, il monte le volume de sa voix, maintenant que je suis tout à fait réveillée. Allongée sur le
dos, à l’aise dans ma nudité près de Dayton, je l’écoute chanter, un sourire aux lèvres. À la fin de la
chanson, il pose la guitare par terre et se couche à demi près de moi pour m’embrasser tendrement.

– Bien dormi, beauté française ? me chuchote-t-il en me caressant l’épaule, avant de descendre vers le
creux de ma taille.

Une vague de frissons me couvre aussitôt tout le corps et je laisse échapper un petit gémissement
satisfait – presque un ronronnement !

– Bien dormi, oui, murmuré-je en blottissant mon nez dans son cou qui sent bon le parfum et le frais.
Tu es réveillé depuis longtemps ?
– Non, pas trop, mais il va falloir que je file au bureau, Anna, dit-il en me mordillant tendrement le
lobe de l’oreille.

Mr Business est vêtu d’un pantalon cigarette gris anthracite et d’une chemise blanche à col italien. Il
est aussi sexy habillé comme ça qu’en jean ou…

Nu !

J’entoure Dayton de mes bras.

– Oh là là, je sens que tout ça peut nous entraîner très vite trop loin, s’esclaffe-t-il en essayant de
m’échapper. Tu es une dangereuse tentatrice, Anna.
J’aime cette complicité entre nous. Elle n’atténue en rien l’attraction sauvage et animale qui nous unit.
Je m’apprête à me relever pour me préparer.

– Prends ton temps, me dit Dayton quand il comprend ce que je veux faire. Tu n’es pas pressée, non ?
Tu pars quand tu veux.
– Moi aussi, il va falloir que je me remette au travail. Je ne suis pas en vacances, dis-je en m’étirant
une nouvelle fois.

J’en profite pour reluquer le beau spécimen de mâle qui évolue devant moi dans la chambre.

– Il y a des viennoiseries françaises dans la cuisine, me dit-il en souriant. J’ai demandé au chauffeur
de se tenir à disposition pour te raccompagner.
– Si ça ne te dérange pas, je vais me débrouiller toute seule, réponds-je. Je ne suis pas en sucre et j’ai
envie de découvrir l’aventure des transports en commun new-yorkais.
– Comme tu veux, dit-il. Je t’appelle ce soir ?

Il se rapproche pour m’embrasser avec gourmandise.

– Sois sage et fais attention à toi, ajoute-t-il avant de sortir de la chambre.

Je me prélasse quelques minutes encore, avant de me décider à aller prendre une douche. En entrant
dans la salle de bains grandiose, des souvenirs de notre soirée me font monter le rouge aux joues.

Je ne prendrai plus jamais une douche de la même façon !

Dayton me transforme vraiment. Jamais je n’ai été aussi audacieuse. C’est peut-être ce qui se passe
quand on partage des sentiments forts avec un homme. Je ne sais pas, je n’ai jamais vécu ça.

Après le délicieux petit-déjeuner dans la cuisine envahie par le soleil, avec vue sur la rue passante de
Tribeca, je prends le temps de parcourir le loft de Dayton. C’est vrai qu’hier soir, la visite guidée a été
quelque peu… écourtée.

L’endroit est à l’image de mon amant : grandiose, impressionnant, raffiné. Le moindre recoin dissimule
une œuvre d’art. Le mobilier est sobre mais, de toute évidence, luxueux. Quelques portes sont restées
fermées hier soir et je me sens comme l’épouse de Barbe-bleue à déambuler dans les couloirs et à tester
quelques poignées. Dayton me fait confiance et il a raison. Je suis simplement curieuse de découvrir le
royaume de mon amoureux. Il m’a déjà révélé tant de choses que je n’aurais pas soupçonnées. C’est un
homme mystérieux. Si je récapitule bien, hier soir, en l’espace d’une heure à peine, j’ai appris que
Dayton possédait le pâté de maisons, enfin l’immeuble où je me trouve, qu’il était un mécène amoureux
des arts et qu’il était responsable d’une jeune fille de 20 ans, studieuse mais pas très souriante.

D’ailleurs, c’était un peu court comme explication !

J’entre dans une pièce en pensant qu’il faut que je demande à Dayton pour quelles raisons il se
retrouve responsable de Summer. Je suis alors dans une sorte de bureau rempli d’ordinateurs de toutes
tailles ! Ce doit être là que Dayton travaille quand il n’est pas dans les bureaux de DayCool. Des
moniteurs, des câbles, le tout bien ordonné sur plusieurs niveaux, pas une seule feuille de papier, c’est
l’homme du troisième millénaire sans aucun doute. Dans un coin de la pièce se trouve une guitare sur son
stand ; je suppose qu’elle est là pour les moments de détente.

Une voix dans mon dos me fait sursauter.

– Qu’est-ce que tu fais là ?

Je me retourne pour découvrir Summer sur le seuil de la pièce. Elle porte toujours sa salopette. Ses
dreadlocks tombent sur ses épaules et elle me fixe d’un œil pas vraiment sympathique.

– Tu cherches quelque chose ? me demande-t-elle comme je ne dis toujours rien, sous le coup de la
surprise.
– Euh non, je visitais juste, balbutié-je.

Mais je ne fais rien de mal, bon sang !

– Dayton m’a dit que je pouvais prendre mon temps avant de partir, ajouté-je pour me justifier.

Je me sens vraiment stupide devant cette gamine qui me toise.

– Je ne pense pas que ça plairait à Dayton que tu fouilles dans cette pièce, dit-elle avant de tourner les
talons.

C’est trop fort ! Et « Bonjour », elle ne connaît pas ?

Je reste plantée au milieu de la pièce. Je n’ai aucune envie de lui courir après pour me justifier ou
m’excuser et encore moins de chercher à me faire aimer par une fille aussi mal élevée !

Je l’entends fureter dans la cuisine. Elle est certainement venue faire une razzia dans le réfrigérateur
de Dayton, mais je m’en fiche, je n’ai pas à me sentir coupable.

Je vais finir de me préparer dans la chambre de Dayton en bougonnant. Cette Summer a réussi à me
gâcher ma matinée. Je sais que je devrais faire un effort pour éprouver un peu de sympathie pour cette
fille sous la protection de Dayton, mais ça m’est difficile quand la seule chose que je sais d’elle, c’est
qu’elle est franchement désagréable.

Je ramasse mes affaires et me dirige vers l’ascenseur. La peste a disparu. Tant mieux !

En descendant au rez-de-chaussée, je perçois, en passant, les bruits de la vie des artistes aux premier
et second étages. L’odeur de peinture me donne envie de vite retourner à mes croquis et mes esquisses.

En sortant de l’immeuble du Nouveau monde, je fais une autre rencontre, aussi inattendue que
déplaisante, Petra Orlanda. Elle se dirige à grands pas vers l’entrée, tout de cuir vert habillée. Je me
demande si elle fait exprès d’être outrageusement provocatrice. Sa chevelure rousse flamboie toujours
autant.

Poison Ivy, le retour !


En me voyant elle affiche un sourire rayonnant et je m’applique à paraître tout aussi contente de la
voir.

Je suis bonne pour Broadway ! Que dis-je, je mérite un Oscar !

– Anna ! me dit-elle en m’ouvrant les bras. Ça fait vraiment plaisir de te voir ici. Alors ça y est ? Tu
es une New-Yorkaise ?

Je suis un peu prise de court. Petra a l’air sincèrement contente de tomber sur moi, ou alors elle aussi
mérite un Oscar ! Je me rappelle brièvement ce que Dayton m’a dit de leur relation et de leur proximité
amicale. Je m’imagine dans quelques années côtoyant Jonathan avec la même spontanéité. L’accueil est si
différent de ce que je viens de vivre avec Summer au 4e étage du Nouveau monde… Alors, je souris.
Bon, finalement oui, je suis contente aussi ! Je m’étais attendue à une attitude plus froide, pleine de
jalousie, même, de me voir sortir de si bon matin de chez Dayton. Elle aurait même pu oublier mon
prénom…

Nous voilà donc à bavarder comme si nous étions deux vieilles copines ayant l’habitude de passer
d’un continent à l’autre, en l’espace de quelques jours.

– Il faut absolument qu’on passe un petit moment ensemble, Anna, me dit-elle, tout enjouée. Qu’on
fasse un peu de shopping, qu’on papote entre filles, quoi !

Toujours abasourdie, j’accepte de bon cœur. Après tout, Saskia et moi n’allons pas rester collées
l’une à l’autre pendant six mois. Mieux vaut essayer de faire de nouvelles connaissances, et si c’est une
amie de Dayton…

– Je vais répéter au studio, m’explique Petra, mais cet après-midi, je suis libre. On n’a qu’à se
retrouver quelque part ?
– Ok, oui, d’accord, réponds-je.

Nous échangeons nos numéros de portable, avant qu’elle entre d’un pas pressé dans le Nouveau
monde.

Pendant le trajet retour – non, je ne me suis pas perdue ! –, je prends le temps d’observer discrètement
les gens qui m’entourent. Je sors mon bloc et griffonne des visages. Tout est nouveau et très exaltant.
J’aurais envie de tout garder de ces premiers moments de découverte. Je suis tellement submergée par ce
nouvel environnement que je ne me pose même pas de questions sur tout ce que j’ai déjà pu vivre ce
matin en à peine quelques heures : les émotions contradictoires, les mauvaises et les bonnes surprises, la
chaleur de ma nuit avec Dayton dans laquelle je baigne encore…

Quand j’entre dans notre appartement, Saskia se prépare à partir à son atelier.

– Il faut que tu passes voir ! me dit-elle.


– Oui, demain, sans faute, réponds-je. Je te laisse prendre tes marques.

Évidemment, elle veut quand même que je lui raconte rapidement ma soirée avec Dayton. Elle reste
hébétée par tout ce que je lui apprends – enfin, je ne lui apprends pas tout, je suis pudique !
– Ce type a une galerie d’art et des ateliers qu’il met à disposition ! s’exclame Saskia d’une voix
suraiguë à laquelle Churchill réagit en se gonflant de tous ses poils et sa graisse. On peut dire que tu as
touché le gros lot, toi !
– Euh, ce n’est pas vraiment comme si je courais après le milliardaire, réponds-je. Cette rencontre,
c’est un hasard !

Tout le monde se calme !

Quand je lui parle de Summer et de mon rendez-vous avec Petra dans l’après-midi, Saskia m’arrête
d’un geste :

– Là, c’est trop, Twinkle ! dit-elle. Je n’ai pas le temps. On se fait un petit débriefing ce soir, ok ?

Avant de claquer la porte, elle lance :

– Au fait, je veux bien faire baby-sitter pour le gros chat anglais, mais il est tout bonnement hors de
question que je nettoie sa caisse, ok ? Et ça devient urgent !

C’était donc pour cela que toutes les fenêtres étaient ouvertes. Je lance un regard noir à Churchill qui
ronge une plante verte, certainement hors de prix, sur le rebord de la fenêtre.

Après un peu de ménage, je me change et m’installe devant mon ordi pour poster sur mon blog les
croquis que j’ai faits, histoire d’annoncer que je suis bien arrivée et que je m’acclimate. Je reçois
presque immédiatement des commentaires d’encouragement et d’enthousiasme pour ma nouvelle vie. Ça
fait plaisir, même de la part d’inconnus. Enfin presque, puisque PontDesArts trouve le temps dans sa
journée de bureau de glisser une intervention sur mon blog : « Tu es talentueuse en bien des
domaines… ». J’en rougis jusqu’à la racine des cheveux !

Je réponds à des demandes de renseignements pour des commandes d’illustration, puis je me prépare à
partir retrouver Petra, suite à son SMS me donnant rendez-vous à SoHo. Mon plan de métro en poche, ma
besace bien garnie à l’épaule, je me sens une véritable aventurière urbaine.

Alors que j’aperçois de loin, sur le trottoir, la chevelure de feu de Petra, je pense soudain que je n’ai
même pas prévenu Dayton que je retrouvais son ex pour une sortie entre filles.

Après tout, je suis grande, non ?

Il serait certainement ravi de savoir que tout se passe bien entre nous. J’écarte aussitôt Summer de
mon esprit : un problème après l’autre.

Petra, aussi joviale que ce matin, m’entraîne dans des boutiques excentriques dans lesquelles je
n’aurais jamais osé entrer. Prise dans la folie de la nouveauté, me voilà à essayer des tenues plus
extravagantes les unes que les autres : pantalons moulants en tissus brillants, voire en cuir, hauts à
décolleté vertigineux et tellement cintrés que j’ai l’impression d’avoir les seins qui me remontent sous le
menton, des couleurs flashy dans des tissus toujours plus sophistiqués, des escarpins et des bottines à
talons himalayens… Je m’amuse beaucoup.
Petra s’adonne, elle aussi, à de multiples essayages, et achète sans compter. Je reste très
raisonnable… jusqu’au moment où Petra lâche, en aparté, alors que je suis déguisée en star de rock
décadente – enfin ma version de la star de rock décadente… :

– Dayton adorerait !

Difficile de passer à côté d’une telle remarque. Je jette un regard interrogateur à Petra :

– Tu es sûre ? demandé-je.
– Tu plaisantes ? me répond Petra, surprise que je me pose la question. Dayton ne résiste pas à ce type
de look : la femme sûre d’elle, décalée, rock quoi !

Si ce que dit Petra est vrai, comment Dayton peut-il être séduit par ce que je suis ? Je suis suspicieuse
et Petra le sent tout de suite.

– Eh ! ne change pas pour lui, Anna, me rassure-t-elle. Après tout, tu lui as peut-être fait découvrir
quelque chose qu’il ne connaissait pas. Reste toi-même.

Mais ce brusque retournement me rend encore plus suspicieuse… et, sur un coup de tête, je décide
d’acheter la tenue entière ! Petra applaudit.

– J’en connais un qui va être agréablement surpris, s’exclame-t-elle alors que nous sortons bras dessus
bras dessous de la boutique.

Nous rions comme des gamines de ce gentil tour que je vais jouer à Dayton et qui va sans aucun doute
le ravir !

– Pour fêter ça, je t’emmène manger une énorme glace ! lance ensuite Petra.

Cet après-midi surprise devient encore plus captivant autour de deux gigantesques ice-creams, quand
Petra, décidément très volubile, se met à me raconter son aventure actuelle avec un musicien suédois
toujours entre deux vols.

– Il est juste… pff, dit-elle, les yeux levés au ciel comme si rien que le fait de l’évoquer l’envoyait au
7e ciel. Je crois que je n’ai jamais été aussi amoureuse. Je suis prête à partir au bout du monde pour lui.

Et la voilà qui me raconte tout, de leur rencontre à leurs dernières retrouvailles. Bien sûr, Petra me
pose des questions sur mon travail, mon déménagement, mon histoire avec Dayton. Sur ce dernier point,
je suis beaucoup moins expansive qu’elle et je reste très discrète. Notre histoire commence, oui, c’est
génial, Dayton est un homme séduisant et surprenant, mais je garde mes émotions et mes sentiments pour
moi. À un moment donné, malgré tout, les confidences aidant, je me sens capable de l’interroger sur son
histoire passée avec mon amoureux.

Petra a vraiment l’air sincère quand elle me répond :

– Ah, Dayton, c’est une histoire qui a été importante pour moi. Ça, je ne peux pas le nier, commence-t-
elle, mais je crois, malgré tout, qu’on aurait dû rester amis et ne pas aller plus loin. Mais tu sais comment
ça se passe… – Euh, non… –, les répétitions, les concerts, on était très souvent ensemble. On a tout
confondu.

J’acquiesce.

– Je comprends. Moi aussi, j’ai eu une histoire comme ça, dis-je.

À la différence que, moi, j’ai encore du mal à considérer Jonathan comme un ami et même à
répondre à ses messages…

– Ah oui ? fait Petra. Alors tu vois ce que je veux dire. Et puis, Dayton est un homme très compliqué,
en fait. Il donne l’impression qu’il veut que les choses soient claires, mais il ne joue pas franc-jeu !

Je penche la tête sur le côté, intriguée.

– Comment ça ? demandé-je.
– Il a l’habitude de tout décider pour tout le monde, tout le temps, au Nouveau monde, avec Summer,
etc. C’est vrai que ce n’est pas l’idée qu’on a d’un tyran et il sait être charmant, ça, on ne peut pas le nier.
Mais alors qu’il donne l’impression que personne n’a son mot à dire dans sa vie et que c’est comme ça
que ça lui plaît, rien ne l’excite plus qu’une femme qui lui résiste…

Elle enfourne une cuillerée de glace dans sa bouche peinte en rouge vif.

– Tu m’excuses, hein, c’est un peu direct, poursuit-elle en voyant mon air ahuri, mais Dayton se lasse
vite des gens qui ne le contredisent pas, qui courent dès qu’il siffle. Lui, ce qu’il aime, c’est qu’une
femme le rende cinglé, tu vois, qu’elle ne réponde pas à ses coups de fil, qu’elle le fasse poireauter.
Finalement, peut-être qu’il n’a pas tort, parce que c’est une façon d’attiser le désir. Enfin, c’est sa
manière à lui surtout ! Il sait très bien le faire aux autres, en tout cas, non ?

Je hoche la tête.

Bien sûr, je m’en suis rendu compte à Paris, rien qu’à voir la manière avec laquelle il a joué à cache-
cache avec moi au début. Je ne peux m’empêcher de penser à mon arrivée à New York et à son absence,
même si elle était excusée.

– Mais une chose est certaine, ajoute Petra en posant la main sur la mienne dans un élan amical, il ne te
fera pas de mal. Il tient à toi, ça se voit. Il faut juste se mettre au diapason de son fonctionnement. Mais
c’est comme pour toutes les relations amoureuses, non ?

Petra m’abandonne à la sortie du diner dans lequel nous avons marqué une pause. Nous nous serrons
gentiment dans les bras l’une de l’autre, comme si j’avais tout oublié de mes premières mauvaises
impressions à son sujet. Nous nous promettons de répéter ce genre de rendez-vous.

Dans le métro, alors que je repars pour la seconde fois de la journée vers Brooklyn, je jette un coup
d’œil à mes achats en me demandant si je n’ai pas fait n’importe quoi. Je suis déboussolée comme une
enfant aux yeux bandés qu’on ferait tourner sur elle-même dans une partie de colin-maillard. Malgré tout,
en me rappelant la discussion avec Petra, je ne peux m’empêcher de trouver que certains de ses
commentaires étaient justes.

Et pourquoi me méfierais-je d’elle puisque Poison Ivy est prête à aller habiter dans une maison
Ikea et à manger du saumon à tous les repas pour les beaux yeux de son nouveau petit ami !

Épuisée, je me laisse bercer par le brouhaha du métro et m’abandonne à mes pensées. J’ai à présent
pas mal d’éléments en main pour surprendre à mon tour mon bel amant !
12. Dérapage

En arrivant à l’appartement de Brooklyn, je me rends compte que je suis éreintée. Il va falloir que je
me pose, que je cesse ces allées et venues, le temps de me remettre du chamboulement du déménagement.

Je m’affale dans le canapé. On est juste en fin d’après-midi et j’ai déjà envie de commencer ma nuit.
Je me force à allumer mon ordinateur pour vérifier mes mails et les commentaires sur mon blog. Une
sonnerie m’avertit qu’un correspondant m’appelle sur Skype.

Merde, Jonathan.

Une petite voix intérieure me dit que je ne peux pas refuser l’obstacle à chaque fois et qu’il va bien
falloir, à un moment ou un autre, que j’affronte la dure réalité du désarroi de Jonathan.

J’accepte la communication. Un Jonathan au teint gris apparaît sur l’écran. Je vérifie les réglages
couleurs de mon écran, euh non, c’est bien son teint. On dirait qu’il sort d’un séjour d’un mois à l’hôpital.

– Coucou ! lancé-je d’un air d’enthousiasme forcé.

Je dois lui apparaître en Technicolor.

– Bonjour, Anna, me répond-il. Je… comment vas-tu ?

Il arbore une barbe de plusieurs jours. Je vois bien que ses cheveux sont en bataille. Derrière lui,
j’aperçois un appartement qui semble avoir subi le passage d’un ouragan.

– Eh bien, je me pose juste, Jonathan. Tu sais, je cours un peu partout.

Il sent tout de suite que je suis sur le point de me défiler une nouvelle fois. Moi-même, je ne suis pas
très fière de me comporter aussi lâchement.

– Anna, tu ne vas pas encore t’esquiver, me dit Jonathan d’un ton las dans lequel perce un agacement
contenu.
– Euh, bien sûr que non, Jonathan, je suis là, tu vois, je t’ai répondu.
– Oui, pour toutes les autres fois où mes appels sont restés sans réponse et où tu n’as pas répondu à
mes messages.

Je m’éclaircis la voix.

– Jonathan, je sens que tu es énervé. Je ne suis pas certaine que ce soit l’humeur idéale pour une
discussion, d’autant que je suis crevée. Encore une fois, tu as envie de discuter de quelque chose qui, il
me semble, est réglé.
– Pour toi, oui, ricane-t-il. Visiblement tu t’en vas et tout ce que tu as vécu avant ce jour n’existe plus.
Tu changes de pays, tu changes de mec.
– Oh là, je ne sais pas où tu vas comme ça, dis-je, mais ça ne me plaît pas.

Il se prend la tête à deux mains. Bon sang, comme je déteste parfois Skype et le fait qu’on soit obligé
de voir ce qu’on n’a pas envie de voir.

– Excuse-moi, Anna, je t’en prie, excuse-moi. Je n’arrive pas à te sortir de ma tête, c’est tout. Tu me
manques. Je regrette tout ce que j’ai pu faire. J’aurais dû agir autrement. Je m’en veux.

Il se redresse, les yeux larmoyants, et j’essaie d’afficher un visage compatissant. Je ne suis pas
complètement insensible. Ça fait du mal de voir qu’on a blessé quelqu’un.

– Jonathan, c’est fini notre histoire, mais ça ne veut pas dire que je sors complètement de ta vie. Je
crois qu’il faut nous laisser du temps chacun de notre côté, avant de pouvoir reprendre une relation
détendue.
– Je prends le premier avion et j’arrive, Anna. Je viens te rejoindre, s’exclame-t-il d’un coup, comme
s’il sautait du plongeoir des cinq mètres.
– Non, Jonathan ! crié-je presque. Comporte-toi en adulte pour une fois !

Jonathan a été pétrifié sur place. Je me reprends aussitôt.

– Ce que je vis là, je l’ai prévu il y a plusieurs mois, poursuis-je. Tu as donné ton avis, on s’est rendu
compte que ça ne pouvait plus fonctionner entre nous. Nous en avons déjà parlé mille fois. Là, c’est
comme si tu venais juste de l’apprendre, mais je ne suis pas responsable de ton déni, et je ne veux pas
que tu fasses peser ton chagrin sur moi, alors que je dois mobiliser mon énergie pour cette nouvelle vie.

Il est toujours muet, les yeux pleins de larmes.

– Bon, tu te calmes, tu fais une bonne nuit et tu verras que ça ira mieux demain, dis-je, exaspérée.

Quelle fine psychologue, je suis…

– Jonathan, je te laisse là. Prends soin de toi, finis-je.

Je coupe la communication sur son visage blessé, son menton qui tremble, enfin la tête du type qui voit
arriver sur lui un monster truck à toute allure.

J’ai honte, terriblement honte, mais je ne veux pas céder au chantage affectif.

Mon portable m’annonce l’arrivée d’un SMS. C’est Dayton.

[New York by night, jolie Frenchie ?]

Encore perturbée par ma discussion avec Jonathan, je fixe l’écran de mon téléphone sans broncher.
J’ai besoin d’un temps de respiration, et je repense à ce que Petra m’a dit de Dayton cet après-midi. Voilà
l’occasion ou jamais de vérifier sa théorie…

Je ne réponds pas.
Saskia choisit ce moment pour rentrer. Ma vie aujourd’hui ressemble à un jeu vidéo sans aucune
seconde de répit. Mon amie est, comme d’habitude, barbouillée de peinture.

– Quel bonheur ! s’exclame-t-elle en posant son gros sac empli d’un bric-à-brac encore plus
impressionnant que celui de ma besace. Tu verrais cette lumière dans l’atelier. Incroyable !

Elle s’avachit dans le canapé.

– Et toi, ta journée ? me demande-t-elle avant de voir les sacs de mes emplettes. Tu as fait du
shopping ? Faudrait peut-être penser à bosser avant de dépenser, Twinkle ! me dit-elle pour me taquiner.
– Attends, tu vas voir ça ! réponds-je en me levant pour attraper mes sacs et filer dans ma chambre. Tu
vas être surprise !

Mon portable bipe une nouvelle fois.

– Message ! braille Saskia depuis le canapé pendant que je me change pour enfiler ma super-tenue de
rockeuse.

Je ne bronche pas. Je suis tout à fait capable de ne pas me ruer sur mon téléphone chaque fois que
Dayton me sonne.

Même si je suis terriblement curieuse de savoir comment il réagit à mon absence de réaction !

Je réussis à me glisser avec peine dans ma tenue hypermoulante, je monte sur mes bottines à talons
rouges et cloutées, et je retourne dans le salon comme un mannequin sur un podium, une main sur la
hanche, le bassin qui roule, la poitrine en avant.

Tout d’abord, Saskia me fixe de ses grands yeux tout ronds, la bouche en O. Puis, passée la seconde de
stupéfaction, elle se met à pouffer.

– C’est carnaval, Twinkle ?

Je me fige, les lèvres pincées.

– C’est une nouvelle Anna, la New-Yorkaise ! lancé-je.

Mais quand je m’entends, j’ai le sentiment de sonner faux.

– Non mais tu plaisantes là, Anna, ajoute Saskia, l’air moins rigolard.

Je ne bouge plus. Mon portable sonne une nouvelle fois. Troisième SMS de Dayton, je suppose. Je
reste immobile, le souffle court à cause de mon haut trop cintré.

Mon amie et moi échangeons un long regard silencieux.

– Qu’est-ce qui cloche, Anna ? me demande soudain Saskia, la mine inquiète en se redressant de sa
position avachie. Tu ne réponds pas ?
– Non, je ne réponds pas, dis-je.
– C’est peut-être Dayton, non ? hasarde-t-elle.
– Justement, réponds-je d’un air toujours pincé.

Saskia joint les mains devant la bouche et prend l’air soucieux.

– Je pense que tu es en train de débloquer, Anna, dit-elle calmement. Je ne sais pas quelle en est la
cause, le décalage horaire, un excès de plaisir la nuit dernière ou autre chose, mais là, tu déconnes. Alors
tu t’assieds et tu m’expliques.

Mon téléphone sonne à présent. Comme je ne bouge toujours pas, Saskia se lève pour aller le prendre
sur ma table à dessin.

– C’est Dayton, me dit-elle en me le tendant.

Je secoue la tête.

– Non.

Elle repose le téléphone.

– Tu m’expliques ce qu’il se passe ou c’est moi qui réponds la prochaine fois, me dit-elle
sérieusement. Tu trouves que ton comportement est normal ? Bien sûr, c’est tout à fait naturel de ne pas
répondre aux appels de son amoureux, surtout quand c’est un type comme Dayton, ultra sexy, attentionné
et qui a envie de te voir… D’après ce que tu m’as dit de ta soirée, tout s’est plutôt bien passé, non ?

Je me laisse tomber sur le fauteuil près de moi.

Mon Dieu, je suis épuisée, je voudrais dormir !

Comme Saskia me fixe toujours de son regard grave, je lui raconte mon après-midi avec Petra, le
shopping, ses conseils vestimentaires, ce qu’elle m’a dit de sa relation avec Dayton, jusqu’à sa théorie
sur la manière de garder cet homme exceptionnel.

Pendant que je lui parle, deux autres SMS arrivent et le téléphone sonne plusieurs fois sans que je
fasse un mouvement pour consulter mes messages. Saskia secoue la tête avec une mine exaspérée.

– Tu débloques, ma pauvre Anna, tu crois vraiment ce que cette fille te raconte ? Tu n’as pas
l’impression qu’elle se paie ta tête pour te faire faire n’importe quoi ? Et c’est exactement ce que tu fais !
Championne, cette Petra !
– Si je ne te connaissais pas si bien, je pourrais penser que tu es jalouse, Saskia, réponds-je en
regrettant aussitôt ce que j’ai dit.

Le visage de mon amie se glace d’un coup.

– Tu ne tournes pas rond, Anna, me dit-elle en prenant sur elle. Réfléchis deux secondes…

À ce moment-là, l’interphone sonne, nous figeant toutes les deux sur place. Ce doit être Dayton. Inquiet
ou furieux, mais ce doit être lui. D’un coup, je prends conscience que je n’ai pas du tout envie de voir
Dayton inquiet ou furieux. L’énormité de ce que je suis en train de faire m’explose en pleine figure, mais
c’est trop tard pour reculer. Je voulais tester la théorie de Petra ? C’est le moment ou jamais ! Même si,
là, d’un coup, j’ai compris que ce comportement ne me correspond pas du tout.

– Tu comptes ouvrir quand même ? me demande Saskia d’une voix sèche en se levant. C’est le moment
de vérité, Twinkle.

Elle va appuyer sur le bouton d’ouverture sans même vérifier qui est là. On entend des pas précipités
jusqu’au second étage. La porte s’ouvre en grand sur Dayton qui manque de bousculer Saskia.

– Saskia, bonjour, dit-il à bout de souffle. Je…

Mais son regard s’arrête aussitôt sur moi, assise dans le fauteuil.

– Anna ? Mais tu es là ?! Bon sang, ça fait plus d’une heure que j’essaie de te joindre ! J’ai eu peur
qu’il te soit arrivé quelque chose.

J’inspire un grand coup, me lève du fauteuil et me campe sur mes talons, l’air détaché, enfin, en
prenant de toutes mes forces l’air détaché.

J’ai plutôt l’impression de faire une grosse ânerie, là !

Le regard de Dayton me détaille de la tête aux pieds et, d’après ce que je vois, il n’a pas l’air
d’apprécier à sa juste mesure les efforts que j’ai déployés pour le séduire.

– Mais qu’est-ce que c’est que cette tenue, Anna ? balbutie-t-il.

Difficile de prendre ça pour l’expression d’un trouble conquis…

– C’est la nouvelle Anna, la New-yorkaise ! lâche Saskia en agitant les bras d’un air agacé. Bon, vous
êtes mignons tous les deux, mais je vais prendre une douche. Je vous laisse vous expliquer.

Dayton est toujours au même endroit, à la différence que Churchill s’est enroulé autour de ses
chevilles pour lui faire un bel ourlet de poils beiges sur son pantalon noir. Mais Dayton ne s’en rend
même pas compte.

– Tu m’expliques ce qu’il se passe, Anna ? me demande-t-il comme s’il n’était même pas certain de
s’adresser à la même personne que ce matin.

C’est une vraie manie ! Tout le monde veut que je m’explique !

Je cherche mes mots, mais je ne les trouve pas. Tout est confus dans ma tête. Je ne sais même plus ce
que je dois expliquer, et j’ai toujours cette immense fatigue qui me pèse.

Dayton patiente, les yeux écarquillés.

– Anna, tu as fait exprès de ne pas me répondre pour que je vienne ?


Silence radio, on a perdu Anna Claudel !

Je bafouille, j’ouvre la bouche, mais rien de cohérent ne vient. L’expression de colère et


d’incompréhension de Dayton se transforme en inquiétude.

– Anna ? Ça va ? Parle-moi, s’il te plaît, dit-il doucement en s’approchant de moi, les mains tendues
comme si j’étais sur le point de tomber.

Mes jambes tremblent, mes yeux me piquent, une boule m’obstrue la gorge. Elle est belle, la rockeuse
new-yorkaise…

Quand les mains de Dayton se posent sur mes bras pour me maintenir tendrement, les mots se
bousculent pour sortir en vrac de mes lèvres, et les larmes se mettent à dévaler sur mes joues.

– Non, ça ne va pas. Je fais n’importe quoi, je ne sais plus où j’en suis, ni même qui je suis, en fait,
dis-je en sanglotant. J’ai les nerfs à fleur de peau et envie de dormir. Je vois bien que tu ne comprends
pas ce qu’il m’arrive, Dayton, mais je ne saurais pas vraiment t’expliquer.

Il me fixe de ses yeux bleus, intenses.

– J’ai cru que m’habiller comme ça te plairait, alors que ça n’est pas moi et que j’étais intimement
convaincue que j’étais en train de faire une énorme connerie. Et oui, j’ai fait exprès de ne pas te répondre
parce qu’il paraît que ça se fait de se faire désirer en agissant comme ça. Mais ce n’est pas moi non plus !
Je me suis forcée. J’avais juste envie de te répondre et de te voir mais… mais…
– Chut, me murmure Dayton en posant le bout des doigts sur mes lèvres. Anna, calme-toi. J’aime ce
que tu es. Tu n’as pas à en faire plus. Tu es naturelle et spontanée, n’essaie pas d’être quelqu’un d’autre
avec moi. Je crois aussi que tu es bouleversée par ton déménagement. On va peut-être trop vite, je ne sais
pas.

J’ai un second éclair de lucidité, là, tout près de lui, presque entre ses bras. Parce que cet homme me
trouble, j’ai le fort sentiment d’être vraiment amoureuse, mais c’est comme si c’était trop pour moi. Tout
ce qu’il est.

– Je ne suis pas seulement fatiguée, Dayton ! réponds-je en contenant la crise de nerfs. Imagine un peu
tout ce à quoi je dois m’habituer depuis notre première rencontre. Je veux bien qu’une relation commence
toujours par une période d’adaptation, mais c’est vraiment à sens unique ce qui se passe entre nous, non ?
Tout ce que tu révèles de toi à chaque fois, comme si c’était normal, comme si je devais juste l’intégrer
sans que cela me perturbe.

Je secoue la tête. Dayton a l’air complètement perdu à présent.

– D’abord tu disparais, puis tu joues à cache-cache avec moi. Ensuite, tu me snobes devant tes amis,
puis tu manigances un rendez-vous pro pour pouvoir me retrouver. Et quand tout semble enfin sur le point
de se passer normalement, tu me vides ta cargaison de surprises, ta double vie, ta fortune, tes activités de
mécène… sans compter tes responsabilités vis-à-vis d’une jeune fille dont je n’avais jamais entendu
parler.
Dayton encaisse sans broncher et sans me lâcher non plus. Si je tiens encore debout après cette tirade,
c’est bien parce que je suis entre ses bras.

– D’ailleurs, à part bonjour-bonsoir, je ne sais rien de Summer, juste parce qu’il t’a paru suffisant de
me la présenter sans t’expliquer, dis-je enfin en me laissant aller contre lui, complètement vidée.

J’ai tout oublié de la théorie de Petra. On peut dire que je suis en pleine improvisation, mais, au
moins, je suis sincère. C’est bien moi qui parle et pas une vamp en cuir moulant et talons hauts !

L’étreinte de Dayton se resserre autour de moi. Je n’ose pas lever la tête de peur d’affronter son
regard.

– Anna, je comprends ce que tu me dis, tout ce que tu me dis, m’assure-t-il d’une voix apaisante. Je ne
me suis pas rendu compte, en effet, que cela pouvait être beaucoup pour toi. Je t’en prie, excuse-moi.

Il s’écarte de moi et plonge son regard dans le mien.

– Et oui, j’aurais dû te parler de Summer avant. Es-tu prête à apprendre autre chose de moi, là,
maintenant, alors que tu es à bout ? me demande-t-il.
– Oui, je t’en prie, Dayton, dis-moi et assure-moi que tu n’as pas d’autres mystères que tu gardes pour
la suite, réponds-je d’une toute petite voix.

Le sourire qu’il m’adresse, attendri et affectueux, vaut toutes les excuses.

– Je ne peux rien te promettre, Anna, mais je vais faire de mon mieux.

Le bras passé autour de mes épaules, il me conduit vers le canapé où nous nous asseyons.

– Parler de Summer, c’est aussi te parler de mon enfance, et je crains d’avoir encore à te faire des
révélations, commence-t-il en scrutant la moindre de mes réactions.

J’acquiesce.

– Je suis un enfant adopté, Anna. J’ai été abandonné et retrouvé à l’âge de 4 ans, avec juste une lettre
mentionnant mon prénom et une guitare pour enfant.

Je ferme les yeux pour mieux enregistrer l’information.

– On ne sait rien de ma petite enfance, mais j’ai eu la chance d’être placé dans une famille d’accueil
qui est devenue ma véritable famille. Graham et Kathy Reeves m’ont élevé comme leur fils et ont fini par
m’adopter. J’ai grandi au milieu d’autres enfants qui étaient placés chez eux. Summer est arrivée là-bas à
l’âge de 10 ans. Elle te racontera un jour son histoire si elle le désire.

Euh, ça ne risque pas étant donné nos relations !

– Elle me considère comme son grand frère, tu sais, poursuit-il. J’en suis responsable légalement
jusqu’à sa majorité parce qu’elle voulait faire des études et qu’il était plus intéressant d’être à New York
que de rester en Virginie où habitent mes parents.
Il m’observe. Je ne l’ai pas quitté des yeux tout le long de ses explications.

– Je suis désolé, Anna, me dit-il. Désolé de te révéler encore une fois quelque chose de moi.
– Tu n’as pas à être désolé, Dayton, lui réponds-je. C’est ta vie, c’est toi, tu n’y peux rien. C’est juste
que tout cela sort vraiment de l’ordinaire.

Il avance le visage vers moi en paraissant hésiter. Alors moi aussi je m’approche et nos lèvres se
rejoignent pour un doux baiser de réconciliation.

– Il me semble quand même que tu es épuisée, Anna. Je crois que te reposer te ferait du bien. Si tu
veux… si tu en as envie, je t’emmène passer deux jours à la campagne, rencontrer mes parents. On
pourrait emmener Summer. Cela vous permettrait de faire plus ample connaissance. Tu veux ?

Je hausse les épaules avec un petit sourire fatigué.

– Oui, je crois que ce serait bien.


– Oh oui, ça lui ferait le plus grand bien ! lance Saskia depuis la porte du couloir.

L’atmosphère de l’appartement devient moins électrique. Dayton me propose de passer une nuit
tranquille au loft avec lui. Nous irons ensemble prévenir Summer de notre escapade en Virginie chez les
Reeves.

Pendant que je vais troquer ma panoplie de vamp contre une tenue plus sobre dans laquelle je me sens
infiniment mieux, j’écoute Dayton discuter art avec Saskia et politique étrangère avec Churchill. Malgré
l’accalmie, j’ai encore les mains qui tremblent. Dayton a raison, je suis à bout et épuisée.

Nous repartons à Manhattan dans la voiture de sport – de luxe, une Lightning gris métallisé, encore une
surprise ! – de Dayton. Le trajet est étrangement silencieux. De temps à autre, il prend ma main pour la
serrer tendrement.

Au 3e étage du Nouveau monde, tout est calme. Dayton frappe une fois à la porte de l’appartement de
Summer, puis une deuxième fois. Pas de réponse. Il teste la poignée. La porte n’est pas fermée à clé, et
nous entrons.

– Summer ? appelle-t-il dans la grande pièce à vivre.

Puis il disparaît dans le couloir pour ouvrir d’autres portes. Je déambule dans le salon en observant
les décorations accrochées au mur. J’entends des claquements, le pas plus pressé de Dayton, puis un
« Merde ! », lancé d’une pièce voisine.

Dayton réapparaît dans le salon.

– Elle a vidé sa penderie, dit-il en se dirigeant vers une grande table dont Summer doit se servir
comme bureau. Bon sang, il n’y a plus que ses livres de cours !

J’observe sans intervenir. Il file vers le comptoir de la cuisine américaine. Regarde à droite, à gauche,
puis prend un morceau de papier posé bien en évidence. Je le vois lire ce qui est écrit.

Il se retourne vers moi, les traits tendus, livide.

– Elle est partie, dit-il d’une voix glacée. Qu’est-ce qu’il s’est passé avec Summer, Anna ?

Il me tend le papier. Je le lis à mon tour.

« Il n’y a pas de place pour tout le monde ici. Ta petite copine est une fouineuse. Summer »

Je relève les yeux vers Dayton qui me fixe.

– Qu’est-ce qu’il s’est passé avec Summer, Anna ? me demande-t-il à nouveau. Tu peux m’expliquer ?
lance-t-il avec froideur.

Oh par pitié ! Temps mort !

À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
Également disponible :

Dirty Romance – Vol. 2


« Personne ne viendra nous déranger. Rien que toi et moi. Tu ne sais rien de moi, Anna, mais j'ai compris
qu’il fallait que je te dise qui je suis et quelle est ma vie, si je veux avoir une chance de rentrer dans la
tienne. »
Découvrez Secrets interdits de Lucy K. Jones
SECRETS INTERDITS
Volume 1

ZBRU_001
1. De la même trempe

J’avais une vie claire avec des objectifs, des principes et des valeurs, bien ancrés. J’avais réussi, à
force de le vouloir, à enfouir profondément les fantômes du passé. J’avais surtout commencé à construire
mon avenir, grâce à la seule force de ma volonté. Et puis, il est entré dans ma vie. Et tout a basculé…

***

Le soleil brille sur San Francisco et, chose rare pour un matin de juillet, il ne fait pas trop chaud. Un
temps à aller à la plage… Ou à se rendre à pied au travail, quand on a, comme moi, la chance d’habiter à
proximité. Autre avantage : comme je peux me changer et me rafraîchir sur place, je combine mon trajet et
mes quinze minutes de jogging quotidien. J’adore commencer ma journée ainsi. Je ferme la porte, attache
mes cheveux en queue-de-cheval et part à petites foulées, heureuse de sentir mes muscles travailler et le
vent me fouetter le visage.

Je ralentis à quelques mètres du commissariat central, un bâtiment gris et imposant, qui


m’impressionne toujours. Il faut dire que je ne l’ai intégré que depuis une semaine, en tant qu’officière de
police. J’entre et salue mes collègues à l’accueil avant d’aller me changer. Dans les vestiaires, j’enfile
une tenue plus présentable : un jean ajusté et un chemisier noir, cintré. Joli, mais neutre. Je range mes
affaires dans mon casier et me dirige vers la grande salle. On hoche la tête sur mon passage, mais
personne ne s’arrête pour me saluer.

Rien à voir avec l’ambiance feutrée de la brigade financière où j’ai passé mes deux premières années
dans la police. Là-bas, les espaces de travail étaient clos et le silence, souvent bienvenu. Ici, tout est
ouvert, ça parle fort, on se bouscule, on chahute…

Décidément, c’est une vraie fourmilière, ici !

Enfin, avec moi, personne n’a encore osé avoir ce type de comportement. Non que cela me dérange
vraiment, mais mon nom de famille tient mes collègues sur la réserve. Je suis l’officière de police Nina
Connors, fille du commissaire principal Jack Connors.

Je n’étais pas peu fière quand on m’a annoncé ma mutation au commissariat central. Mes états de
service m’auraient permis de progresser au sein de ma brigade, mais j’avais envie de faire autre chose.
Je n’ai pas choisi ce métier pour rester derrière un bureau ! Même si mon travail me plaisait, je voulais
plus d’action. J’avais aussi besoin de prouver à mon père que je suis un bon flic. Il n’a jamais fait
mystère sur ce qu’il pense de la brigade financière : « des pantouflards et des gratte-papier ». Certes,
j’avais choisi la même voie que lui, mais il m’a bien fait sentir que nous n’étions pas de la même trempe.
Alors, j’ai demandé cette affectation. Je savais qu’il ne m’accueillerait pas à bras ouverts. D’ailleurs, il a
commencé par refuser, mais comme je n’avais émis aucun autre choix… Il a fini par accepter en me
précisant bien que je devrais apprendre, comme tout le monde. Sur ce point, depuis une semaine, je ne
suis pas déçue ! Paperasse et classement sont devenus mon quotidien, sous prétexte de me « familiariser
avec le fonctionnement du service ». C’est le lot des nouveaux, d’autant plus celui des nouvelles. Il faut
d’ailleurs que je m’y remette…

– Salut Nina ! Je t’offre un café ?


– Non, merci, Josh.

J’ai répondu sans le regarder, mais cela ne le décourage pas. Alors que je finis de ranger mes affaires,
il s’appuie contre les casiers et commence à discuter.

– Quel dommage ! J’aurais pu te raconter mon week-end. Une folie… Et toi ? Que fait un si joli brin
de fille de son temps libre ?

Josh Campbell est nouveau lui aussi. Il a fait ses classes dans la prestigieuse police de New York et
ses états de service au sein de l’unité criminelle dans laquelle il vient de passer dix ans sont exemplaires.
Est-ce que cela lui donne le droit de me faire du rentre-dedans ? Si je déplore que mes autres collègues
m’ignorent un peu trop, avec lui, c’est carrément l’inverse ! Je ne compte plus le nombre d’allusions
douteuses : mon chemisier fait de moi « une vraie bombe », ou encore, il a hâte que nous soyons ensemble
sur une enquête pour pouvoir me joindre « à toute heure du jour et de la nuit ». Ça n’a rien de méchant et
Josh, à 32 ans, est plutôt beau avec ses cheveux noirs et ses yeux verts. Mais d’une part, il n’est pas mon
type d’homme, d’autre part, je ne suis pas du genre à accepter quelque proposition que ce soit sur mon
lieu de travail.

Ce qui me rassure, c’est que lui aussi est plus ou moins snobé par les autres. Ses blagues légèrement
sexistes ont fait rire certains anciens pour qui la place d’une femme est dans une cuisine et non dans un
commissariat, mais la plupart sont restés silencieux et indifférents. Nous n’existons pas encore. Sans
doute devons-nous faire nos preuves avant d’être totalement intégrés.

Je cherche une manière polie de rembarrer mon encombrant collègue quand une voix tonitruante
retentit dans tout le commissariat :

– Connors ! Campbell ! Dans mon bureau !

Nous nous présentons dans le bureau de notre chef, assis derrière plusieurs piles de dossiers. Il prend
le temps de finir ce qu’il est en train de faire, sans nous regarder. L’entretien commencera quand il l’aura
décidé.

Mon père est une légende ici. Déjà physiquement, avec son mètre quatre-vingt-dix et ses cent vingt
kilos, c’est une montagne. Ce grand roux aux yeux marron indéchiffrables porte une cicatrice au menton
qui lui donne l’air encore plus menaçant. Mais Jack Connors est avant tout un flic hors pair, qui n’a volé
ni son grade ni ses galons. Il est de la vieille école : excellent au tir et au corps-à-corps, il mène ses
enquêtes à l’instinct. J’aime penser que j’ai hérité de sa ténacité et de son intuition, deux qualités
essentielles dans le métier que nous avons choisi.

Enfin, il relève la tête et s’adresse à nous :

– Je viens de prendre une plainte de Judith Barlow, dernière héritière de cette grande famille,
commence-t-il avec emphase. Ce matin, un expert en œuvres d’art l’a informée que le tableau qu’elle
souhaitait mettre en vente était un faux. Il s’agit d’une toile de Charles Willington. Vous allez vous rendre
au bureau de Bruce Willington, le petit-fils et unique ayant droit du peintre. C’est la seule porte d’entrée
que nous ayons. Mme Barlow a acheté cette toile il y a treize ans.
– Un trafic de tableaux ? En quoi cela nous concerne-t-il ?

Un silence glacial me répond. Mon père me regarde durant un temps qui me semble infini. J’ai
outrepassé mes fonctions.

– Un problème, Connors ?
– Non, chef.

Il acquiesce, satisfait. Le message est clair : il est plus que temps que je me souvienne que je parle à
mon supérieur hiérarchique. À mes côtés, Josh ne bronche pas.

Incorporer le fief de mon père, sa chasse gardée, est un défi, je le sais. La police est une grande
famille, dont il est une figure importante, depuis longtemps. Double pression. Pour n’importe quelle
nouvelle recrue, il n’est jamais simple de se faire accepter. Je l’ai compris à ma sortie de l’école de
police, il y a deux ans. J’ai dû montrer patte blanche, faire mes preuves au sein d’un groupe déjà constitué
et très soudé. Pourtant, j’y suis parvenue. J’y arriverai ici aussi. Même si l’ambiance est très différente de
ma précédente affectation, je parviendrai à faire ma place.

– Charles Willington était déjà célèbre de son vivant et son œuvre a pris beaucoup de valeur depuis sa
mort, en 2001, continue le commissaire. Il est donc normal que des faussaires s’y intéressent. Je viens
d’avoir le maire au téléphone : il m’a demandé de suivre ce dossier, car il implique deux des familles les
plus riches de San Francisco, ajoute-t-il.

OK, j’ai compris.

Depuis quelques années, mon père aspire à une carrière politique. Il cultive de bonnes relations avec
tous les notables de la ville, dont le maire, évidemment. L’affaire aurait dû atterrir sur le bureau d’une
brigade spécialisée, mais le maire a orienté Mme Barlow vers son ami le commissaire Connors. Je
comprends ses ambitions et son envie d’évoluer dans sa carrière, mais une part de moi ne peut
s’empêcher de se dire que ce n’est pas très réglementaire.

Mais c’est ma première affaire. Et je ferai tout pour la résoudre.

– Je compte sur vous pour être irréprochables et surtout efficaces, poursuit-il. J’exige des résultats
rapides.

Nous hochons la tête, presque au garde-à-vous. Le fait qu’il nous fasse travailler ensemble n’est pas
anodin : il teste les nouveaux. Je soupçonne aussi mon père d’avoir eu du mal à me caser auprès d’un
membre de sa brigade. Ce n’est déjà pas drôle de devoir répondre des faux pas d’une nouvelle recrue,
mais quand celle-ci s’avère être la fille du patron, c’est pire. Josh va donc s’y coller et faire ses preuves
en même temps. Pour lui non plus, ça ne va pas être évident…

D’un signe de la main, le commissaire nous indique la porte, avant de se replonger dans ses dossiers.
L’entretien est terminé.
Des têtes se lèvent à notre sortie du bureau, mais personne ne nous demande rien. Josh ne s’en
formalise pas. Mon nouveau coéquipier a un sourire jusqu’aux oreilles.

– Tu conduis ou c’est moi ?

Je le regarde, interloquée. Je ne m’étais pas posé la question. Dans mon précédent poste, il n’y avait
aucun enjeu par rapport à la voiture. Mais puisque ça a l’air de lui faire plaisir…

– Je t’en prie !, lancé-je avec une pointe de sarcasme que Josh ne relève pas.

Une fois installée à côté de lui, j’attrape mon téléphone et me connecte à Internet.

– Tu ne vas pas te mettre à jouer quand même ?!

Il a l’air tellement outré que j’éclate de rire :

– Mais non ! Je recherche des infos sur le petit-fils Willington.

Il hoche la tête en feignant un profond soulagement. Il profite du premier feu rouge pour m’interroger :

– Alors ?
– Notre homme est resté dans le domaine de l’art, mais il est marchand. C’est une sorte de prodige,
selon plusieurs sites spécialisés. Écoute ça : « Le plus jeune et le plus doué de toute la profession pour
l’ensemble de la côte Ouest. » Et ici, ce titre accrocheur : « Milliardaire à tout juste 29 ans » ou encore,
« De Seattle à San Diego, les experts se battent pour travailler avec lui. »
– Un parcours sans faute, on dirait, commente Josh. À quoi ressemble notre premier témoin ?
– En quoi est-ce important ?
– J’aime bien savoir qui je vais rencontrer.

Je ne suis pas vraiment convaincue par son explication, mais tente une recherche d’images. Surprise :
je ne trouve aucun cliché récent. Les seules photos que je trouve datent de plusieurs années. Elles
présentent un adolescent au côté de sa mère lors des obsèques de l’artiste, il y a quinze ans. Depuis cette
date, le dernier des Willington s’est fait très discret.

– C’est curieux pour une célébrité locale, tu ne trouves pas ? demandé-je à mon coéquipier.
– Son grand-père était connu. Peut-être qu’il a voulu vivre plus au calme, corrige Josh. Tous les riches
ne recherchent pas les projecteurs.

Étrange.

Je range mon téléphone et compulse le maigre dossier que nous a donné le commissaire : la plainte de
Judith Barlow, sa fiche d’identité ainsi que celle de Bruce Willington, des photos de tableaux et du faux.
Pas grand-chose de plus que sur Internet.

– Pourquoi crois-tu que nous devions l’interroger dès maintenant alors que nous n’avons aucune info,
sommes deux nouveaux qui n’avons en plus aucune compétence en art ?
J’ai conscience de dépasser les limites et regarde Josh en coin. Osera-t-il dire le fond de sa pensée ?
A-t-il compris comme moi que tout ça était probablement politique et qu’il fallait aller vite pour ne pas
heurter les grandes familles de la ville ? Et bien sûr que le commissaire nous testait avec cette affaire ?

– Je n’en sais rien mais quelque chose me dit que ce n’est pas une affaire comme les autres…

La réponse de Josh est prudente.

Tant mieux !

Je préfère avoir un coéquipier qui réfléchit et ne s’avance pas, plutôt qu’une brute qui n’aurait pas
manqué de me remettre à ma place.

- C’est là, me dit-il, avant de se garer au pied d’une des plus hautes tours de verre de la ville.

Je sens l’excitation de la première enquête monter en moi.

Enfin, je suis sur le terrain !


2. Défiée

Le bureau de Bruce Willington se situe au cœur du quartier financier dans Montgomery Street. À peine
avons-nous passé le hall d’entrée que Josh siffle entre ses dents, impressionné par tant de luxe : du
marbre, des boiseries, des lumières tamisées… Ce n’est pas mon cas. Je suis dans mon élément : à la
brigade financière, tous nos « clients » venaient de ce quartier. Forte de cette expérience, je prends les
choses en main et me dirige vers l’hôtesse d’accueil à qui je montre ma plaque d’un air assuré :

– Officiers de police Connors et Campbell. Nous aimerions voir M. Willington.


– Avez-vous rendez-vous ?
– Non, mais je suis persuadée qu’il sera ravi de nous recevoir. Tout de suite, précisé-je.

Je me retourne et constate que Josh m’observe avec un sourire en coin. Je l’interroge du regard, mais
il m’encourage à continuer.

– Je vais me renseigner, répond la jeune femme sans se laisser impressionner.

Elle s’entretient à voix basse au téléphone puis nous indique l’ascenseur.

– Vous pouvez monter au troisième étage. M. Willington va vous recevoir.

Nous sommes accueillis par un clone de l’hôtesse précédente, grande, mince, blonde et maquillée, qui
nous invite à patienter dans de petits fauteuils club. Elle nous propose même un café, que nous refusons.
Je regarde autour de nous. Le luxe est encore plus présent qu’au rez-de-chaussée, bien que moins visible :
les tableaux qui décorent les murs sont des toiles signées, le mobilier est design. Faire patienter les
forces de l’ordre au milieu d’objets qu’un simple flic ne pourra jamais s’offrir est une tactique de riches :
ils ont les moyens de nous faire attendre. Je fronce les sourcils, agacée : nul n’est au-dessus des lois.

Pour occuper mes mains, je sors mon calepin. Je l’ai acheté spécialement pour prendre des notes lors
de mes enquêtes de terrain. C’est sa première sortie ! C’est aussi le moment où je me rends compte que
j’ai oublié de prendre un stylo. Je retourne mes poches, désespérée par cette première bourde. Quand je
relève la tête, Josh me tend un crayon en souriant.

Avant que je n’aie pu le remercier, la double porte devant laquelle nous nous tenons s’ouvre à la volée
sur un homme accroché à son téléphone portable. Il est tellement absorbé par sa conversation qu’il ne
semble pas nous avoir vus. Puis, nos regards se croisent.

J’ai l’impression que la pièce vacille autour de moi. L’adolescent des photos est devenu un homme, et
quel homme ! Il est d’une beauté à couper le souffle : des cheveux bruns bouclent sur sa nuque, encadrant
un visage à la peau hâlée et aux traits fins, rehaussés par des yeux marron clair pétillants d’intelligence.
Sa bouche charnue et pulpeuse donne envie de la mordre tellement elle est sensuelle. Enfin, une
charmante fossette au menton lui donne un côté fragile, très craquant. L’illusion de la vulnérabilité
s’effondre dès que mes yeux glissent sur ses épaules. Ses muscles bien dessinés tendent le tissu d’une
chemise blanche sans doute hors de prix. Il la porte sur un pantalon en lin clair qui lui va à la perfection.
Je n’arrive pas à détacher mes yeux de cet homme. Mon cœur s’est mis à battre fort contre mes tempes et
durant une seconde, je n’entends que lui.

Qu’est-ce qui m’arrive ?

Plus rien n’existe autour de moi à part lui. J’ai oublié jusqu’à la raison de ma présence en face de lui.
J’ai l’impression d’un flash, comme un souffle dévastateur et violent. Je ne comprends rien. Je n’ai
jamais vécu ça auparavant.

Lorsqu’enfin je reconnecte avec la réalité, Bruce Willington est en train de terminer sa conversation :

– Je veux cette toile pour mon exposition. Peu m’importe qu’elle soit dans une galerie à Hongkong.
Débrouillez-vous et rappelez-moi.

Il range son téléphone dans sa poche de chemise, puis nous regarde l’un après l’autre. Il semble
surpris par notre présence. Il était dans son monde, sans doute sorti pour demander quelque chose à
l’hôtesse qui se précipite vers lui. Elle non plus ne s’attendait pas à le voir surgir de son bureau ni à
devoir lui présenter des visiteurs.

– Bonjour. Bruce Willington, se présente-t-il, poliment. Vous êtes ?


– Monsieur, il s’agit de…
– Police, monsieur Willington, bonjour, l’interrompt Josh en tendant la main à l’homme d’affaires. Je
suis l’officier Josh Campbell et voici l’officière Nina Connors.
– La police ?

Son regard passe de Josh à moi plusieurs fois. Lorsqu’il me tend la main, il plante son regard dans
mes yeux. Est-ce de la curiosité ou de la suspicion ? Je ne saurais le dire. Mon cœur s’emballe et sans y
penser, je lui rends son regard appuyé. Sa main est aussi douce que sa poigne est ferme. Je remarque une
chevalière à son annulaire.

Il finit par demander :

– Que se passe-t-il ?
– Pouvons-nous entrer ? demande Josh en désignant le bureau.
– J’aimerais d’abord savoir de quoi il s’agit, rétorque Bruce Willington sans se laisser intimider. Je
n’ai pas l’habitude que la police s’invite chez moi.

Le mélange de condescendance et d’agressivité dans sa voix me hérisse. Alors que je m’avance, prête
à le remettre à sa place, son parfum, une fragrance boisée discrète, m’enveloppe et me fait presque perdre
le fil de mes pensées.

Je dois me ressaisir !

Je vais lui dire ma façon de penser quand Josh me lance un regard. Il préfère que je n’intervienne pas.
Coupée dans mon élan, je me force à me taire : nous sommes deux et Josh est plus expérimenté que moi.
Même s’il n’est pas vraiment question de hiérarchie entre nous, je lui dois la priorité. Je recule de
quelques pas et me concentre sur la prise de notes. Je sens alors peser sur moi le regard de Bruce
Willington et relève la tête. Il affiche un rictus narquois qui va bien avec son attitude depuis qu’il sait que
nous sommes de la police. Je n’aime pas ça. Mais Josh reprend, sur un ton toujours poli et affable :

– Connaissez-vous Judith Barlow ?


– Oui, répond-il en me regardant prendre en note sa réponse.
– Savez-vous qu’elle possède des toiles peintes par votre grand-père ?
– Oui.

Il parle d’une voix neutre mais je sens que ses yeux ne me quittent pas. Il me scrute et semble même
attendre que j’aie fini de noter.

Qu’est-ce qu’il cherche à faire ? Me déstabiliser ?

– Monsieur Willington, l’interpelle Josh, pour capter son attention, Mme Barlow a déposé plainte ce
matin après avoir tenté de vendre une toile signée Charles Willington. Son expert affirme qu’il s’agit d’un
faux.

Bruce Willington ne répond rien. Est-il surpris ? Sonné ? L’expression de son visage est impénétrable.
Je note même « sans réaction » sur mon carnet avant de le souligner deux fois. Puis, brusquement, il nous
tourne le dos et pénètre dans son bureau sans refermer la porte. Nous lui emboîtons le pas.

Comme on pouvait s’y attendre, l’espace de travail de l’héritier des Willington est immense et
richement meublé. Il dispose d’une grande baie vitrée, devant laquelle il trône, assis derrière un meuble
massif et ancien. Autour de nous, deux bibliothèques recensent quantité de livres d’art, tous d’aspect
précieux. Mon regard est attiré par les tableaux qui ornent les murs : j’ai vu ces toiles durant ma
recherche dans la voiture. Elles sont toutes signées. Sans doute des originaux…

Mon carnet toujours à la main, je referme la porte derrière nous, tandis que Josh continue sur sa
lancée :

– Est-ce la première fois que vous entendez parler de faux tableaux sous le nom de votre grand-père ?
– Oui, tout à fait, dit-il en prenant place derrière son bureau, sans nous inviter à nous asseoir.

Bruce Willington porte à présent son attention sur Josh. Même si je vois bien qu’il ne demandera pas
de précisions, il attend que nous lui en donnions.

– Êtes-vous bien l’ayant droit de ses œuvres ? reprend mon collègue.


– Tout à fait, oui, répond-il avant d’attraper une liasse de papiers sur son bureau.

Je relève la tête de mon carnet. Je suis restée debout pour être en position de supériorité mais Bruce
Willington semble tout aussi à l’aise assis derrière son bureau. En fait, il a l’air de se moquer
complètement de ce que nous venons de lui apprendre.

Ce que Josh lui dit ne l’intéresse pas plus que ça ?


Son attitude désinvolte me perturbe. Il faut l’amener à se dévoiler un peu plus. J’ai peut-être une idée,
mais… Tant pis. Je délaisse mes notes et décide de prendre part à l’interrogatoire :

– Monsieur Willington, cette histoire de faux tableaux vous ennuie ?


– Bien sûr que non !

Le milliardaire tourne la tête vers moi. Il semble étonné par mon audace.

Moi aussi !

Peut-être que j’aurais dû laisser Josh parler, finalement… Comment fait-il pour rester concentré sous
le feu d’un tel regard ? Je me force pourtant à le toiser avant de poursuivre :

– Cela doit vous arranger finalement, non ? le provoqué-je. Un artiste copié voit sa cote augmenter,
n’est-ce pas ?
– Pardon ?

J’ai un peu bluffé avec cette hypothèse lancée en l’air mais j’ai réussi : il a l’air sidéré et en colère.

Exactement ce que je voulais : des émotions, enfin !

Je suis contente de mon effet, même si je suis également heureuse qu’il ne puisse pas entendre les
battements de mon cœur à cet instant !

Pour la première fois depuis le début de notre entrevue l’homme d’affaires semble déstabilisé. Cela ne
dure qu’une seconde mais je jurerais que je l’ai surpris. Cependant, il reprend bien vite son expression
indéchiffrable.

Josh s’approche. Il veut reprendre la parole : j’ai assez joué. Cependant, contre toute attente, je lui fais
discrètement signe de se taire. Je fixe Bruce, dont les yeux aux nuances irisées semblent me scruter à
nouveau.

Nous nous mesurons du regard. Je dois lutter pour ne pas détailler le reste de son visage, sa peau mate,
ses lèvres pulpeuses, ses traits ciselés. Cet homme est beau, d’une beauté terriblement dangereuse.

Il pourrait vous faire faire n’importe quoi !

Entre nous, le silence s’installe. Josh se racle la gorge pour marquer sa présence. Il est prêt à
reprendre la main. Bruce Willington résiste encore un peu, puis finalement ses lèvres s’étirent en un
sourire.

– Que voulez-vous savoir, officière Connors ? me demande-t-il sans me lâcher du regard.


– Pourquoi, si vous n’avez rien à cacher, refusez-vous de coopérer ? dis-je avec une réelle curiosité.

Josh désapprouve clairement mon attitude : il a croisé les bras comme s’il se dédouanait de cet
interrogatoire. Je le comprends, en tant que novice, j’aurais dû me cantonner à des questions sur les
tableaux, ou mieux, ne pas intervenir du tout. Mon rôle consiste à prendre des notes, pas à m’intéresser à
lui, ni à sa personnalité.

Difficile de faire autrement…

Il y a quelque chose chez lui qui me fascine. Sans pouvoir dire quoi, je suis sûre qu’il y a bien plus en
lui que ce côté clinquant qu’il donne à voir. Je ne peux m’empêcher de creuser : j’ai besoin d’en savoir
plus.

– Je vais être honnête, monsieur Willington, commencé-je d’une voix que j’aurais voulue plus ferme.
Vous n’êtes pas un suspect mais vous vous comportez comme tel. Je pense que vous avez tellement
l’habitude de cacher qui vous êtes, que vous préférez ne pas répondre en détail.

Bruce hausse les sourcils et m’invite à continuer d’un signe de la main, ce que je ne me prive pas de
faire.

– Ne pas montrer son jeu doit être une qualité dans votre milieu, monsieur Willington, mais ici, ça n’a
aucun intérêt. Car c’est justement cette impassibilité qui me donne envie de m’accrocher, de savoir ce que
vous pensez et ce que vous me cachez.

Je m’arrête, presque essoufflée par ma tirade. J’ai enfreint toutes les règles apprises à l’école de
police : j’ai dévoilé mes réflexions et parlé en mon nom. Tout flic menant l’interrogatoire d’un témoin
sait qu’il faut éviter au maximum le « je » et préférer le « nous ».

Et pire que tout, Bruce n’a pas la réaction escomptée. Il ne répond pas à chaud et semble réfléchir, son
regard brûlant toujours posé sur moi.

– Je ne crois pas les flics honnêtes, Nina.

Sa voix est calme, comme s’il énonçait une évidence. Il n’est ni agressif ni moqueur. Je m’attendais à
ce qu’il s’emporte : j’ai tout de même insinué qu’il se comportait comme un suspect ! Au lieu de cela, il
me cloue le bec d’une seule réplique et entre dans mon jeu en m’appelant par mon prénom et en jouant la
franchise brute.

Bravo, la bleue !

Josh s’est redressé, intéressé par la réaction de Bruce.

– Mais pour vous, officière Connors, je pourrais faire une exception, reprend Bruce. Je vous invite
donc à vous… comment avez-vous dit déjà ? demande-t-il, semblant réfléchir. « Vous accrocher », c’est
ça ?

Cette joute verbale inattendue semble beaucoup l’amuser. Ses yeux pétillent. Je ne m’attendais pas à
ça, mais je me prends au jeu, au point d’oublier que je suis en train d’interroger un témoin. J’aime trop
avoir le dernier mot.

– C’est exactement cela, rétorqué-je sans me démonter.


– J’aime les défis peut-être autant que la peinture. Je relève le vôtre. Mais sachez que je n’aime pas
qu’on fouille dans ma vie. Je n’ai confiance qu’en moi.
– Modeste, lancé-je avec un sourire en coin, consciente de complètement dépasser les limites.

Sur mes épaules pèse le regard de Josh. Pourtant, je ne lâche rien.

– Réaliste, répond-il laconique.


– Si vous étiez réaliste, vous répondriez à mes questions pour faire avancer l’enquête, tenté-je.
– Je vais enquêter, seul, de mon côté. Si vous trouvez avant moi, faites-moi signe. Je pourrai vous
donner des conseils.

Cette dernière remarque, prononcée sur un ton bien trop condescendant, me fait immédiatement revenir
dans mon rôle d’officière de police. Il vient de dépasser les bornes.

Pour qui se prend-il ?

Cette fois je ne joue plus. Je suis hors de moi. Le rouge me monte aux joues. Dans ma main, mon carnet
est froissé tellement je me crispe.

– Vous êtes tenu de nous informer de tout ce que vous apprendrez, lui rappelé-je sèchement.
– Très bien, officière Connors, je verrais.

Quelle arrogance !

Je vais pour répliquer quand Josh intervient :

– Monsieur Willington, vous feriez mieux de collaborer. Ce n’est qu’un conseil.


– Si tous les policiers étaient aussi francs et lisibles que vous, officière Nina Connors, dit Bruce en
ignorant Josh, croyez bien que ça aurait été avec plaisir. Malheureusement, je suis réaliste, comme je
vous l’ai dit.

Lisible ?? Je suis lisible ?

– Si tous les…

La sonnerie de son téléphone portable coupe ma réplique. Le pire, c’est que je ne sais même pas ce
que je lui aurais dit sans cette intervention. Probablement quelque chose que j’aurais regretté.

Il se détourne pour aller chercher l’appareil qui vibre sur son bureau. Ce n’est pas le moment,
pourtant, le mouvement de ses hanches me trouble… Avant de décrocher, Bruce me lance, avec un dernier
sourire :

– J’aurais adoré vous écouter plus longuement, mais mes affaires m’attendent. Vous savez où est la
sortie. Je ne vous retiens pas.

Qu’est-ce qu’il m'énerve !

– Merci de nous avoir reçus, monsieur Willington, lui répond Josh, qui est resté d’un calme olympien
tandis que je me lève, outrée par le comportement de cet homme.
Je vais m’accrocher, Willington, c’est une promesse.
3. S’accrocher

Dans la voiture, je laisse exploser ma colère et ma frustration :

– Non mais je rêve ! Pour qui il se prend, ce type ?


– Pour un homme qui n’aime pas la police, Nina, réplique Josh en souriant. Il n’est pas le seul. Tu
serais surprise de constater à quel point les autorités rendent les gens nerveux.
– Oh, mais il n’était pas du tout nerveux, m’exclamé-je, sarcastique. Juste insupportablement arrogant !

Alors que nous roulons, je n’ose pas regarder Josh. Je m’attends à une remontrance de sa part d’un
instant à l’autre.

Je l’aurais bien cherchée !

Je n’ai aucune envie de me faire sermonner, mais autant en finir tout de suite. Cependant, quand je
relève la tête, je le découvre calme et bienveillant. La pression retombe d’un seul coup.

– Je suis désolée, j’ai dépassé les bornes durant l’interrogatoire.

Mais Josh balaie mes excuses de la main.

– C’est normal de faire des erreurs. Tu as encore beaucoup à apprendre, Nina. Mais la prochaine fois,
rappelle-toi que nous travaillons en équipe, d’accord ? Tu dois me laisser te relayer.

Je hoche la tête.

– Même si je dois reconnaître que ta prestation était… intéressante, commente-t-il, avec un sourire en
coin.
– Intéressante ?
– Révélatrice même, dit-il en souriant plus largement.
– Toi aussi, tu penses que je suis lisible ?! ne puis-je m’empêcher de m’exclamer.
– Je préfère le terme « sincère ». Tu m’as montré un style d’interrogatoire que je n’avais jamais vu
avant.
– Ce sera peut-être un modèle étudié à l’école de police plus tard, marmonné-je.
– Ne te vexe pas, Nina. Ce n’était pas très réglementaire mais tu t’es adaptée au personnage. Grâce à
toi, on sait d’où vient l’impassibilité de Willington. Même si, à mon avis, il cache autre chose qu’une
haine des flics.
– Je suis d’accord et je compte bien découvrir quoi.
– Je n’en doute pas, rit-il, mais fais attention que cela ne devienne pas une affaire personnelle. Des
bons flics ont gâché leur carrière avec ça.

Il a raison. Si je m’implique trop, si j’en fais un défi, je risque de ne plus faire la part des choses.
Déjà que j’ai du mal avec un interrogatoire…

Je reste songeuse un instant. Willington m’a intriguée et, maintenant, délivrée de son charisme
troublant, je réalise qu’en plus de ne pas avoir été professionnelle j’ai ressenti une réelle excitation à
l’idée du défi qu’il m’a lancé. Ce n’était pas de la provocation comme j’en vois souvent, violente,
agressive, qui n’est qu’un réflexe de survie car sans ça, les suspects ne sont personne. « Collabore avec
un flic et plus personne ne te respectera. » Mais Bruce, lui, n’a pas besoin de ça. Il n’a pas non plus
l’attitude obséquieuse de l’homme d’affaires qui n’est pas tout blanc et qui voudrait le cacher derrière
une attitude mielleuse.

Une énigme… que j’aurais bien pu ne jamais pouvoir résoudre si Josh n’avait pas été là. Je lui dois
beaucoup sur ce coup : il m’a laissée agir tout en intervenant pour que je ne dépasse pas les limites.
J’avais complètement oublié le probable enjeu politique derrière tout ça.

Mon père ne m’aurait jamais pardonné un faux pas.

– Pourquoi tu ne m’as pas arrêtée quand tu as vu que je dérapais ? lui demandé-je en écho à mes
pensées.

Il répond par une question, qui me laisse sans voix :

– Pourquoi aurais-je voulu te discréditer en plein interrogatoire ?

Ses yeux sont rivés sur la route et il sourit toujours. Je ne reconnais pas le gros lourd qui me drague
dès qu’il en a l’occasion quand nous sommes au poste. À sa place, je vois un policier expérimenté et bien
plus posé que moi. Je pose donc la question qui me brûle les lèvres après mon mini-fiasco :

– Que fait-on à présent ?


– Notre boulot : on cherche…

Je sens qu’avec un témoin comme Bruce Willington nous n’aurons pas la tâche facile. Il est séduisant,
riche et il a le pouvoir. Mais je ne me laisserai plus entraîner. Comme le dit Josh, j’ai un boulot à
accomplir.
4. La rebelle et la loyale

Il est presque midi quand nous arrivons au poste.

– On déjeune ensemble ?
– Pas aujourd’hui. J’ai d’autres projets, réponds-je. Un autre jour, peut-être ! À tout à l’heure !
– Comme tu veux, mais n’oublie pas ton rapport. Tu as pris des notes, je crois ?

C’est un coup bas. Je m’apprête à répliquer vertement, mais son sourire me désarme : c’était une pique
et après l’interrogatoire que je viens de lui faire vivre, c’est de bonne guerre.

Il faut vraiment que je me détende !

Même si, autour de nous, personne ne la remarque, cette complicité nouvelle me fait du bien. Nous
formons une équipe.

– Tu l’auras en fin de journée, répliqué-je, en lui rendant son sourire.

Je cours jusqu’à l’arrêt de tramway le plus proche et saute dedans juste avant qu’il ne reparte. Ce n’est
pas le moyen de transport le plus rapide en ville, mais c’est de loin celui que je préfère. Je me faufile au
milieu des touristes pour accéder à la plate-forme arrière. J’adore observer les gens dans les rues. À
cette heure-ci, tout le monde se presse pour acheter à manger aux food trucks ou pour trouver une place
au restaurant. Il faudra que je pense à prendre un sandwich. Pour l’instant, je n’ai pas faim.

L’image de Bruce Willington ne sort pas de ma tête. Maintenant que je suis seule, j’ose repenser à la
sensation de vertige que j’ai ressentie quand nos yeux se sont croisés. Je n’avais jamais connu cela face à
quiconque auparavant. Cet homme est très beau, c’est indéniable.

Les yeux mi-clos, je laisse les sensations m’envahir : d’abord la douceur de sa paume sur la mienne
quand nous nous sommes serré la main. Le contact quasi électrique que j’ai ressenti alors m’a traversée
de part en part. Ses yeux aussi m’ont donné l’impression, à plusieurs reprises, de pénétrer au fond de ma
tête. Est-ce pour cela qu’il lit si facilement en moi ? Je l’ignore. Par contre, j’ai été frappée par la
sensualité qui émane de cet homme : sa démarche féline, son déhanché qui m’attire comme un aimant, son
corps parfait sur lequel je meurs d’envie de poser les mains…

Non mais qu’est-ce que je raconte ? Bruce Willington n’est pas un homme lambda : c’est un témoin
dans ma première enquête de terrain ! Je ne peux pas me permettre ce genre de pensées déplacées !

Le « ding-ding » du tramway me ramène à la réalité. J’ai failli rater mon arrêt.

Témoin ou pas, il me tourne la tête !

Une vingtaine de minutes plus tard, je passe la porte d’un grand bâtiment sur trois étages, situé au
milieu d’un grand parc un peu en dehors de la ville. L’endroit idéal pour une maison de repos.

Une hôtesse d’accueil me sourit dès mon entrée.

– Bonjour mademoiselle Connors !


– Bonjour Linda. Tout va bien aujourd’hui ?
– Très bien, merci.

Je traverse le grand hall et m’engouffre dans l’ascenseur direction le troisième étage. Ma sœur Elsa y
vit depuis déjà cinq ans, depuis son accident. Chaque fois que je marche dans le couloir, je compte les
jours : cela fait plus de soixante mois que je viens ici rendre visite à ma jumelle.

Je frappe à la porte et entre sans attendre. L’odeur des fleurs coupées me saisit dès l’entrée. J’ai tout
fait pour que ma sœur ne se sente pas à l’hôpital, quand nous avons appris qu’elle allait rester ici
longtemps : elle reçoit de nouveaux bouquets plusieurs fois par semaine, j’ai mis des photos pêle-mêle
sur les murs et son lit est recouvert de ses peluches préférées. J’ai vraiment voulu qu’elle se sente dans
son univers. C’est important. Elsa est assise sur une chaise et fixe le poste de télévision qui diffuse une
série médicale.

– Salut ma puce ! Encore des blouses blanches ? Tu n’en as pas assez ?

Elle me sourit mais ne dit rien. J’ai l’habitude. Je m’active en babillant :

– Comment ça va aujourd’hui ? Le déjeuner était bon ?

Elle hoche la tête, tandis que je change l’eau de ses fleurs. Je vérifie qu’elle a assez de vêtements
propres et m’assois enfin à côté d’elle.

Contrairement à moi, ma sœur a les cheveux très longs. Même si nous sortons souvent dans le parc,
son teint reste pâle et ses yeux sont cernés. Je la trouve un peu faible aujourd’hui. A-t-on dû augmenter sa
dose de calmants ? Je jette un œil sur la feuille de soins : la nuit s’est bien passée. Sans doute est-elle
simplement fatiguée.

Même si nous sommes jumelles, Elsa et moi avons des caractères très différents. Je me suis toujours
trouvée un peu trop calme et réservée, par rapport à mon exubérante petite sœur. Je suis l’aînée, de
quelques minutes seulement, mais tout de même ! Quand nous étions petites, c’est toujours Elsa qui nous
entraînait dans les bêtises les plus insensées. Elle était la rebelle et moi, la réfléchie. Je me débrouillais
pour nous éviter la punition. En grandissant, nos deux personnalités se sont affirmées, sans jamais
s’opposer. Je sortais avec les bons élèves, quand elle n’était attirée que par les mauvais garçons. Notre
père a fait de son mieux, mais Elsa ne lui a pas simplifié la tâche. Il nous élevait avec des règles strictes,
qu’elle prenait plaisir à détourner, quel qu’en soit le prix. Je crois qu’elle a tout fait pour le rendre fou :
elle fumait de l’herbe en cachette, séchait les cours… Il a même dû aller la chercher au poste, un soir,
alors qu’elle était complètement ivre. Nous n’avions que 15 ans !

D’aussi loin que je m’en souvienne, elle a toujours été rétive à toute forme d’autorité. Bizarrement,
même si elle ne voudra jamais le reconnaître, Elsa a beaucoup de points communs avec notre père : ils
sont aussi têtus et intransigeants l’un que l’autre par exemple. Entre les deux, il fallait toujours que je me
pose en médiateur pour apaiser les tensions. Je n’ai pas pu être là à chaque fois pour plaider sa cause,
malheureusement !

Quand retrouverai-je ma jumelle ?

Je brosse les cheveux d’Elsa. Bien sûr, le fait qu’elle parle mieux et qu’elle soit plus souvent sereine
est un signe encourageant. Mais cette jeune femme est tellement différente de celle que j’ai connue !

– Veux-tu sortir un peu ? proposé-je.


– Pas envie.

Nous restons quelques minutes devant la télévision, puis je lui dis qu’il est l’heure que je parte. Elle
me regarde prendre mes affaires et se laisse embrasser sur le front sans faire un geste. Au moment où je
vais ouvrir la porte, sa petite voix me retient :

– Nina ?
– Oui, ma puce ?
– Que s’est-il passé exactement ?

Je me fige. Dire que je pensais y avoir échappé pour aujourd’hui ! Il va encore falloir ressasser les
mêmes phrases et lire la même déception sur son visage. J’essaie de gagner du temps :

– Quand cela, Elsa ?


– Tu sais bien… Lors de ma chute.

Nous y voilà !

Je prends une profonde inspiration avant de répondre :

– Je n’en sais rien, Elsa. Je te l’ai déjà expliqué.

Mille fois !

– Mais tu étais là !

Ma sœur me regarde avec des yeux implorants tandis que je tente de maîtriser mon exaspération :

– Oui, c’est vrai. Mais je ne me souviens plus de rien.

Elsa est tombée dans les escaliers. Et j’étais là ! Je devrais me souvenir d’un moment aussi important !
Cet accident a bouleversé nos vies à tous les trois. Pourtant, rien. J’ai passé des jours et des nuits à tenter
de faire remonter mes souvenirs à la surface, sans effet.

Alors, elle se tait et regarde par la fenêtre. J’ai à la fois une furieuse envie de sortir respirer et besoin
de la prendre dans mes bras pour la réconforter.

– Ça va aller, je te le promets, dis-je en la serrant contre moi.


– Tu reviendras me voir ?
– Bien sûr, ma puce. Très bientôt.

J’ai la gorge serrée en sortant du centre. Parfois, j’aimerais la secouer, comme si cela pouvait la faire
redevenir elle-même. Ce midi, je n’ai même pas réussi à lui parler de Bruce Willington. Pourtant, avant,
je suis sûre que le sujet l’aurait passionnée : un beau milliardaire mêlé à une enquête de police ! J’aurais
voulu partager mon trouble avec elle. Lui raconter mon cœur qui s’emballe alors que c’est interdit. Lui
dire combien il m’a exaspérée durant l’interrogatoire. J’aurais pu le faire, bien sûr. Elsa ne m’aurait pas
jugée. Elle n’aurait rien dit. Elle serait restée assise sur son lit, hochant parfois la tête, le regard vague.

Ma jumelle me manque.
5. Une vie (presque) normale

De retour au commissariat, je me lance dans la rédaction de mon rapport d’interrogatoire. Je n’aime


pas la paperasse, mais aujourd’hui, cet exercice me fait du bien. Je dois me concentrer, rester factuelle et
ne rien interpréter. Quand je remets mon exemplaire à Josh, il m’indique le bureau de mon père :

– Il veut le lire.

J’ai bien fait de m’y atteler avec toute l’attention nécessaire ! Il semble que Jack Connors se
préoccupe quand même des débuts de sa fille dans son service après tout… Il me jette à peine un regard
quand je lui remets le document. Mais je suis touchée que mon père veuille lire mon premier rapport.

Jack Connors n’a jamais été un homme démonstratif, tant s'en faut. Il ne sourit sur aucune des rares
photos de famille que nous possédons. Mais peut-on vraiment sourire quand on élève seul deux petites
filles, après avoir perdu sa femme ? Ma mère est morte en laissant derrière elle des jumelles de 5 ans.
Mon père a surtout cherché à ne jamais faiblir devant ma sœur Elsa et moi. Il a préféré la rigueur et la
sévérité aux débordements d’affection. Pourtant, je suis sûre qu’il a dû connaître de grands moments de
solitude…

Mon portable vibre au moment où je sors du commissariat. En reconnaissant le numéro, je décroche en


souriant :

– Hello Émilie.
– Salut l’officière ! Tu viens t’entraîner ?

Émilie est professeur d’arts martiaux. Elle possède son propre dojo, situé à quelques minutes de chez
moi. Ceinture noire de judo, j’ai commencé le combat rapproché quand je suis entrée à l’école de police.
Mon affectation à la brigade financière a fait mourir de rire Émilie, qui a pris en main mon entraînement :
« Pour que tu ne rouilles pas ! » J’ai pris l’habitude de venir me défouler sur ses tatamis plusieurs fois
par semaine.

– Pas ce soir. Par contre, je prendrais bien un verre. Tu m’accompagnes ?


– Avec plaisir. Mais tu dois me promettre de reprendre l'entraînement au plus vite. Ce n’est pas
maintenant que tu es enfin au cœur de l’action qu’il faut te relâcher !
– Promis ! Tu me raconteras tes dernières histoires de cœur ? demandé-je innocemment.
– Oh, mais je ne sais plus où j’en étais ! s’exclame Émilie en riant. Je t’ai parlé de John ?
– Le pompier ?
– Non, le comptable !
– Tu sors avec un…
– Non, non, c’est fini !
– Ah tu me rassures ! On se retrouve au bar dans une demi-heure.
Émilie est ma meilleure amie. C’est aussi mon rayon de soleil, une vraie boule d’énergie et une
croqueuse d’hommes : je ne l’ai jamais vue rester plus d’une semaine avec le même partenaire. Grande,
blonde aux cheveux longs et aux yeux bleus, on la prend plus facilement pour un mannequin que pour une
sportive de haut niveau.

Après cette discussion, la fatigue de la journée est déjà un souvenir. Il fait bon et je peux me rendre à
pied jusqu’à notre pub préféré. C’est Émilie qui me l’a fait découvrir. J’ai tout de suite flashé sur ce bar
sombre dans lequel trône un immense billard où des équipes s’affrontent à longueur de soirée. Mon amie
est une championne connue et respectée, même par les plus machos des clients.

Je fais une bise au patron qui me salue d’un « officière Connors » un peu bourru. Il m’aime bien, même
s’il m’a précisé un grand nombre de fois qu’il ne voulait pas se transformer en « bar à flics ». C’est
devenu un jeu entre nous. Il prétend qu’il n’a rien contre la police mais que ça fait fuir la clientèle quand
il y a trop de représentants des forces de l’ordre dans un bar. Aucun danger, je déteste ces endroits
bourrés de testostérone que mon père affectionne. Mon amie arrive avant qu’il ait pu me chambrer.

– Salut ma belle ! me lance Émilie en me prenant dans ses bras. Alors, le terrain ? C’est comment ?
Tes nouveaux collègues sont mignons ?

Je lève les yeux au ciel. Elle est incroyable ! J’emporte nos deux bières à notre table pendant
qu'Émilie salue des joueurs de billard et refuse une partie.

– Tu as bien trop de choses à me raconter ! Dis-moi tout !


– Oh, tu sais… La routine : beaucoup de paperasse, des rapports à taper… L’interrogatoire de mon
premier témoin…

Je joue la blasée, mais évidemment, je suis fière. Émilie mord à l’hameçon sans se faire prier.

– Ton père t’a confié ta première affaire ? Génial ! C’est quoi ? Je me doute que tu ne peux pas en
parler… Tu as un coéquipier ?

J’éclate de rire devant sa mine gourmande. Elle ne perd pas le nord !

– Oui. Il s’appelle Josh. C’est un nouveau lui aussi.


– Mignon ?
– Pas mon genre. Et plutôt lourd parfois.
– Zut ! Ça t’aurait fait du bien de te trouver un copain.
– Sur mon lieu de travail ? Quelle horreur !

En plus, Josh n’a vraiment aucune chance face à l’homme qui m’a fait rêver aujourd’hui !

Évidemment, plusieurs hommes nous tournent autour pendant que nous discutons. Émilie remporte un
grand succès, mais je ne suis pas en reste : elle refuse six verres et moi quatre.

– Ce n’est pas trop compliqué de travailler avec ton père ? me demande Émilie alors que nous
commandons chacune un soda.
– On verra avec le temps. Pour l’instant, je suis une bleue qui doit faire ses preuves. C’est vrai avec
tous mes collègues, encore plus avec lui.
– Et… Tu as vu ta sœur depuis ta prise de poste ?

Elle sait que le sujet est sensible. Émilie est la personne de mon entourage qui comprend le mieux mon
désarroi ; je suis prise entre deux feux : la haine de ma sœur pour notre père et le fait qu’il soit
maintenant mon patron. Avant que j’aie pu répondre, un groupe d’étudiants vient s’incruster à notre table.
Alors qu’Émilie tente de les éconduire poliment, je suis plus directe : je pose ma plaque à côté de mon
verre. Ça fonctionne toujours : nos prétendants détalent tandis qu’Émilie se bidonne.

Toute la soirée, j'ai évité consciencieusement le « sujet Willington » ; il faut vraiment que j’arrête d’y
penser, sinon, ça va virer à l’obsession. Heureusement, mon amie ne se rend compte de rien.

Quand je rentre chez moi, je tombe de fatigue mais j’ai le sourire. Ce moment entre filles m’a fait un
bien fou. Je parviens presque à ne penser ni aux yeux marron clair ni à la fossette de Bruce Willington en
me couchant. Par contre, son sourire craquant m’accompagne au pays des songes.
6. Chuchotements

Aujourd’hui est une journée particulière. Je ne voudrais être en retard sous aucun prétexte. Le
commissaire Jack Connors reçoit une médaille pour l’ensemble de sa carrière. À cette pensée, mon cœur
se gonfle de fierté. Le procureur de l’État de Californie viendra en personne lui remettre sa décoration,
devant l’ensemble du personnel du commissariat central.

Je me lève avant que mon réveil ne sonne et fais mon jogging bien plus tôt qu’à l’ordinaire. Cette fois,
je rentre me doucher chez moi. Je dois être impeccable.

Je soigne aussi ma tenue : je veux que mon père remarque que j’ai fait un effort pour lui. J’irai donc
travailler en tailleur-pantalon noir et chemise blanche. Je noue mes cheveux en chignon et me maquille
légèrement. Je souris au miroir en voyant le résultat : quelle transformation par rapport à hier !

Quand je pénètre dans le commissariat, c’est l’effervescence : tout le monde attend mon père. Par la
porte vitrée de son bureau, je le vois qui parle avec le procureur. Quand ils sortent, ce dernier serre la
main de tous les officiers présents, en terminant par moi. Il m’adresse un sourire chaleureux :

– Vous devez être très fière de votre père, officière Connors.


– Je le suis, monsieur.

Je me sens rougir. Tandis que certains de mes collègues ricanent et que les mots « fille à papa »
commencent à circuler dans mon dos, mon père ne me lâche pas des yeux et hoche la tête.

La cérémonie est courte, mais très émouvante. J’applaudis à tout rompre quand le procureur accroche
la médaille au revers de son uniforme d’apparat. Mon père le porte vraiment très bien. Il a une prestance
incroyable. Je regarde autour de moi et lis une grande admiration chez mes collègues. Certains d’entre
eux connaissent mon père depuis très longtemps. Je reconnais quelques-uns de ses partenaires de
patrouille, qui ont fait le déplacement pour assister à l’événement. Tous me saluent avec gentillesse.
L’agent Harry Johnson, qui a travaillé avec mon père au tout début de sa carrière, vient me demander des
nouvelles :

– Eh bien Nina ! Te voici dans la cour des grands à présent.


– Eh oui, Harry. J’ai réussi !
– Bravo ! Ce n’était pas gagné avec le caractère de cochon de ton père. Sa fille dans la police !

Il rit si fort que j’en suis mal à l’aise. Des têtes se tournent vers nous.

– Mais comme tu vois, il a changé d’avis. Il voulait sans doute me protéger.


– Il pensait surtout que le terrain n’est pas la place d’une femme !

Je n’ai pas le temps de rabattre son caquet à ce vieux sexiste. Un serveur vient d’apparaître avec un
plateau plein de coupes de champagne.

– Fais bien attention à toi, petite.

Son ton est neutre mais je crois y voir comme un conseil plus proche de la menace que de la
bienveillance.

Ou alors je suis encore parano…

Il s’éloigne tandis que je reporte mon attention sur mon père. Un de ses plus proches collaborateurs
fait un discours dans lequel il vante nombre de ses qualités professionnelles : rigueur, ténacité, caractère
fort… Je souris. Quiconque connaît mon père ne pourrait lui donner tort.

Enfin, mon père s’approche de moi.

– J’ai convié des gens importants à une réception chez moi, ce soir, pour fêter ça, dit-il en me montrant
sa médaille. Je compte sur toi, évidemment.
– Mais l’enquête…

Il fronce les sourcils. Je sais déjà qu’il est inutile de chercher à échapper à ce pince-fesses, comme
dirait Émilie. Il m’en avait probablement déjà parlé, mais avec mon entrée dans le service et le début de
l’enquête, j’avais oublié. Je déteste ce genre de mondanités, dans lesquelles mon rôle se borne à sourire
bêtement tandis que mon père courtise les grandes fortunes et les hommes d’influence, dans l’espoir de
faire un jour partie des mêmes cercles.

– Je t’attends à 20 heures. Sois ponctuelle, dit mon père avant de passer à un autre groupe, un grand
sourire aux lèvres.

Il m’a déjà oubliée, occupé à serrer des mains et à répondre à toutes les félicitations qu’on lui adresse.

– Comme toujours, papa, murmuré-je pour moi-même.

Je suis habituée : Jack Connors ne parle que pour être obéi. Mais je suis déçue qu’il ne comprenne pas
que mon intérêt pour l’enquête passe au-dessus de ses besoins de représentation.

– Alors officière, on sort ce soir ?

Josh… Je ne suis pas d’humeur à écouter tes blagues…

– Et alors ?
– Rien… Je remarque qu’il y a des préférences, c’est tout ! me taquine-t-il. La fille du commissaire va
soutenir son papa…
– Tu es jaloux ?

J’ai rétorqué un peu vite et un peu fort, mon père se retourne vers nous. Il nous lance un coup d’œil
glacial et mon collègue bat en retraite.

Et il fait bien !
Car même si mon père me mettra toujours à l’épreuve, je suis sûre que, s’il le pouvait, il me
protégerait.

Mais il ne le fera pas, sous peine d’alimenter les chuchotements derrière mon dos.

***

Comme les serveurs ou le voiturier, la fille du commissaire fait partie des figures imposées de chaque
soirée organisée par mon père. Il aime que tout soit parfait, dans les moindres détails. À ce titre, il trouve
même normal de s’occuper de ma tenue. J’ai beau lui dire qu’à 23 ans je suis assez grande pour
m’habiller toute seule, il ne m’écoute pas.

Mon père a toujours pris grand soin de son apparence. Il a toujours privilégié les vêtements sur
mesure malgré leur prix. Quand il n’était qu’inspecteur, il disait qu’il préférait avoir peu de costumes
mais qu’ils soient de qualité. Aujourd’hui, son poste lui permet de s’en offrir beaucoup plus !

Quand je rentre chez moi, une robe de soirée m’attend devant ma porte. Bien sûr, il ne l’a pas choisie :
sa couturière a fait le nécessaire. Par chance, je m’entends bien avec elle et elle tient compte de mes
goûts. Ça n’a pas toujours été le cas. L’ancien tailleur de mon père me connaissait depuis l’enfance et ne
m’avait pas vue grandir : malgré mes protestations, il s’obstinait à me faire porter des robes rose tendre à
frou-frou. Un cauchemar ! J’ai poussé un soupir de soulagement quand il a pris sa retraite. Sa remplaçante
est une perle. Elle a très bien compris mon embarras devant les exigences paternelles. Je n’oublierai
jamais la manière dont elle a résumé mon souci : « Être présente oui, mais dans une tenue présentable ! »

La robe de ce soir est magnifique : elle se compose d’un bustier noir en velours et d’une jupe blanche
au-dessus du genou. De jolis escarpins noirs l’accompagnent. Je n’ai besoin que d’un trait de liner pour
mettre mes yeux en valeur et d’un peu de blush pour me redonner bonne mine et je suis prête.

Mais je n’ai aucune envie d’y aller !

Le taxi me dépose à 20 heures pile devant la maison de mon père. Ce n’est pas là que j’ai grandi, ni là
où Elsa a eu son accident. Mon père a déménagé peu après le drame. L’endroit est plus grand, bien situé
et surtout dénué de souvenirs.

En dehors des mondanités, je ne viens pas souvent ici. Cette maison n’a pas d’âme. Sans doute mon
père en avait-il besoin pour se reconstruire, mais moi, je ne ressens rien : ni la douceur de ma mère ni
l’enthousiasme de ma sœur. Pour moi, il ne s’agit que d’un lieu fonctionnel.

J’entre sans frapper : il y a déjà des voitures garées dans la cour et le roi de la fête doit être occupé
avec les premiers invités.

Je le trouve en grande conversation avec un avocat célèbre dont j’ai oublié le nom. Il remarque à
peine ma présence, comme la plupart des convives d’ailleurs : personne ne prête attention à moi.

Peut-être pourrais-je m’en aller discrètement ?


Je ne connais personne et comme à chaque fois, je risque de m’ennuyer ferme.

Je suis flic, pas figurante ! Il devrait pourtant comprendre cela mieux que personne !

Mais avant que j’aie pu rebrousser chemin, je sens une présence derrière moi. Je prépare mon plus
beau sourire, me tourne, tends déjà la main… Et me fige. Bruce Willington se tient devant moi.
7. La fille du commissaire

Je reste figée par la surprise alors que Bruce Willington est toujours aussi imperturbable.

– Officière Nina Connors… J’aurais sans doute collaboré avec plus d’entrain si vous étiez venue
m’interroger dans cette robe, dit-il en me regardant avec une moue amusée.

Je suis tellement troublée que je recule d’un pas, manquant de rentrer dans un groupe d’invités. Je
m’attendais à tout, sauf à croiser à nouveau mon séduisant témoin. Et quand je dis qu’il est séduisant, je
suis bien au-dessous de la vérité…

Il porte un costume en lin, de cette matière si difficile à repasser qu’il paraîtrait chiffonné sur
n’importe qui sauf sur lui. Au contraire, il tombe sans un pli et lui va comme un gant. Sous la veste
cintrée, une chemise blanche fait ressortir son teint hâlé et ses yeux dorés. Une coupe de champagne à la
main, il semble parfaitement à l’aise, dans son élément. Il est toujours époustouflant. J’en ai le souffle
court. Ma main, si prompte à saluer le premier venu il y a quelques secondes encore, retombe le long de
mon corps, tandis que mon cœur s’emballe.

Mais que fait-il là ?

La réponse vient avant que j’aie eu à formuler la question à voix haute. Tant mieux, car je sens mes
joues s’enflammer. S’il fallait que je parle, je crois que je ne trouverais pas mes mots.

– Monsieur Willington, c’est un plaisir de vous voir ici, lance mon père par-dessus mon épaule.
Connaissez-vous ma fille ?

Mon père a posé la main sur mon épaule et me domine d’une bonne tête. Je sens son souffle dans mes
cheveux.

– Nous avons eu l’occasion de nous rencontrer il y a peu de temps, rétorque Bruce, ses yeux plantés
dans les miens.
– Parfait. Je vous souhaite une excellente soirée, reprend mon père, sans chercher à en savoir plus.

Et pour cause : tout est dans mon rapport, sur son bureau !

En s’éloignant, il me lance un regard lourd de sous-entendus. Peut-être que je me fais des idées ? La
famille Willington est l’une des plus riches de la ville : rien d’étonnant finalement à ce qu’elle soit sur la
liste des relations convoitées par mon père. Bruce ferait un donateur de choix dans le cadre d’une
campagne électorale.

– Je suis vraiment ravi de vous revoir, mademoiselle Connors.


– On ne peut pas dire que le plaisir est partagé, lui réponds-je avec toute l’insolence dont je suis
capable.

Menteuse !

Cet homme m’attire, me donne envie de le provoquer. Et je crois qu’il l’a compris si j’en juge la lueur
malicieuse de ses yeux.

Bruce Willington est l’homme le plus charismatique de la soirée. Notre « duo » attire tous les regards.
Les femmes se retournent sur lui, sous le charme.

Mais je suis flic avant tout. Mon métier m’a enseigné certaines choses, par exemple, à me méfier des
hommes de pouvoir. Ils sont parfois attirants mais souvent dangereux. Je le sais pour en avoir côtoyé : les
« fils de » de l’école de police, les officiers à la petite autorité qui en usent au commissariat, les
criminels en col blanc sur lesquels j’ai enquêté à la brigade financière…

Mon père…

Un des hommes les plus redoutables que je connaisse.

– Mademoiselle Connors ?

Plongée dans ma contemplation, j’ai complètement déconnecté de la réalité.

A-t-on idée d’avoir de tels yeux ?

– Excusez-moi, monsieur Willington, que disiez-vous ?


– Que je ne vous crois pas, affirme-t-il d’une voix assurée.

Pardon ?

– Je ne vous suis plus !


– Quand vous me dites que le plaisir n’est pas partagé, poursuit-il en captant mon regard. Je ne vous
crois pas.

Il s’approche de moi avec un sourire à tomber. Il semble très à l’aise, alors que je me sens prise en
faute. Il aurait été tellement facile de lui répondre si seulement j’avais écouté ce qu’il me disait ! Mais
comment peut-on être aussi séduisant ? Je m’écarte instinctivement pour remettre entre nous une distance
plus acceptable.

Il ne manquerait plus qu’il voie à quel point il me trouble !

– On lit en vous comme dans un livre ouvert, ajoute-t-il comme s’il entendait mes pensées.

Et comme si cela ne suffisait pas, mon père nous surveille du coin de l’œil. Ils m’agacent, l’un comme
l’autre : « lisible » pour l’un, « prévisible » pour l’autre… Je m’apprête à répondre vertement à Bruce
que je pourrais bien refermer l’ouvrage, mais son sourire m’arrête. Dans ses yeux, je ne lis que de la
bienveillance et de la gentillesse. Mais je ne devrais même pas m’attarder sur son regard. Bruce est juste
un témoin, me répété-je.
Je n’ai pas le droit de le voir autrement !

– Puis-je vous demander quelque chose ? me demande-t-il en coulant vers moi un regard mystérieux.
– Allez-y, l’encouragé-je avec une assurance que je suis loin de ressentir.
– Que faites-vous dans la police ?

Il est volontairement provocateur, mais je ne me laisse pas démonter. On m’a souvent interrogée sur
mes motivations professionnelles : suis-je devenue flic pour faire comme mon père ? Pour
l’impressionner ? La vraie raison est bien plus simple.

– J’aime mon travail. C’est ma passion. Je crois en la justice, viscéralement.


– C’est bien ce qui m’étonne, me coupe Willington très sérieusement. Les flics que j’ai rencontrés
n’étaient pas comme vous.

Toujours ses yeux qui me scrutent et semblent lire en moi… Que cherche-t-il ?

Je suis si troublée par l’intensité de son regard que j’en oublie de poser une question logique : quand
et pourquoi a-t-il rencontré des collègues ? Au lieu de cela, prise dans le feu de notre discussion, je
réponds par une pique séductrice :

– Je vous rassure, monsieur Willington, les témoins que j’ai interrogés n’étaient pas comme vous non
plus. Vous voyez, tout peut arriver.

A-t-il remarqué que ma voix tremblait légèrement en prononçant ma dernière phrase ?

– Avez-vous toujours réponse à tout ? rétorque Bruce, les yeux pétillants de malice.
– Toujours ! m’exclamé-je avec un grand sourire, soulagée qu’il n’ait pas relevé.

Mon enthousiasme le fait rire. J’aimerais bien savoir ce qu’il voit en moi. Quand je le regarde, je vois
un joueur. Mais tout joueur a une faille et je compte bien trouver la sienne.

Il me décoche un sourire à la fois rayonnant et empathique, avec un je-ne-sais-quoi de canaille au fond


des yeux. De quoi faire fondre n’importe quelle femme.

Mais je ne peux pas !

Non, je ne peux pas craquer sur Bruce Willington. Il est trop riche, trop secret, trop beau aussi…
D’ailleurs, comment puis-je m’imaginer que je l’intéresse ? Il peut avoir qui il veut : mannequin,
héritière… Nous ne sommes pas du même monde. Je ne peux pas tout mélanger !

Une musique douce et romantique s’élève dans la pièce, comme si elle voulait balayer tous mes
doutes. Si Cendrillon devait s’élancer sur la piste au bras du prince ce soir, ce serait sans aucun doute sur
ces notes-là.

– Vous dansez ? me demande Bruce Willington en me tendant la main.


– Avec vous ?
– Qui d’autre ? s’amuse-t-il.

Et me tenir encore plus proche de lui ? Respirer à nouveau son parfum, dont les effluves m’ont déjà
fait tourner la tête hier ? Sentir la chaleur de son corps envelopper le mien ?

– Ne me prenez pas pour une imbécile. Vous savez très bien ce que je veux dire.
– De quoi avez-vous peur Nina ?

De vous…

C’est vrai. J’ai peur de lui, de son charme ravageur et de l’effet qu’il a sur moi. Si je laisse Bruce
Willington s’approcher trop près, je sens que je ne maîtriserai plus la situation.

C’est la femme ou le flic qui réagit, là ?

– C’est donc ça. Vous avez peur de moi.


– Vous êtes télépathe ? questionné-je agacée.
– D’habitude non, avec vous ça me paraît facile.
– Je croyais que vous aimiez les défis, je dois être d’un ennui pour vous…
– Détrompez-vous, Nina. Je sais que ce que je devine n’est qu’une petite partie de vous. J’aimerais
savoir quelle femme se cache derrière la flic déterminée.

Le ton sur lequel il a prononcé le mot « femme » me fait frissonner comme s’il venait de me caresser.
Son timbre est grave, sensuel. À mon grand désarroi, je sens que je rougis.

– Vous êtes bien sûr de vous, dis-je d’une petite voix pour essayer de me sortir de cette situation
embarrassante.
– Tout à fait, sourit-il, et je suis persuadé que vous allez m’accorder cette danse pour me prouver que
vous n’avez peur de rien. N’est-ce pas ? me demande-t-il avec un sérieux que ses yeux démentent.

Pourquoi pas après tout ?

– Une seule alors ! Je ne danse jamais avec des suspects potentiels, ne puis-je m’empêcher d’ajouter.

Il éclate de rire.

– Vous savez parler aux hommes, vous !

Quand il m’entraîne au centre de la pièce, Bruce Willington est parfaitement maître de la situation. Ce
n’est pas mon cas. Il n’y a plus de « distance de sécurité » à présent. Je respire son souffle, m’imprègne
de son parfum et je ne sais comment réagir à cette avalanche de sensations olfactives.

– Détendez-vous un peu, profitez de la musique, me susurre-t-il à l’oreille, me troublant davantage si


cela est possible.

Pourtant, cela se révèle plus facile que je ne le pensais, car mon partenaire me guide avec fermeté et
douceur, véritable mélange de virilité affirmée et de tendresse contenue. Je pourrais prendre un réel
plaisir à le suivre et même savourer la sensation de chaleur qui irradie de ses mains posées sur moi, mais
dans ma tête, la petite voix de la raison hurle : « Danger ! »

Les premières secondes, ça fonctionne : j’ai pleinement conscience de danser avec un témoin, je le
vois comme tel. Puis la musique nous enveloppe tout à fait. Mon corps apprivoise la proximité du sien.
Son espace devient mon espace. J’anticipe ses pas, le surprends même. Il apprécie, je le lis dans ses
yeux. Je ne prête plus attention à ce qui nous entoure. Nous dansons une première danse, puis une autre,
sans nous parler. Finalement, de plus en plus à l’aise, je l’interroge sur les personnes qui nous entourent :

– Qui connaissez-vous dans cette pièce, monsieur Willington ?


– À peu près tout le monde, je pense, répond-il en regardant autour de lui. Enfin, eux me connaissent
tous. Certaines personnes sont remarquables.
– Vraiment ? le relancé-je, amusée.
– Regardez cet homme là-bas, savez-vous qu’il vient d’épouser sa septième femme ?
– Le vieux monsieur qui tremble de tous ses membres ? demandé-je incrédule.
– Hors d’âge, certes, mais très riche. L’heureuse élue est la dame à la jupe trop voyante, juste ici. Elle
est jolie, mais surtout très jeune. Loin de s’occuper de son mari, elle roucoule auprès d’un groupe
d’industriels, trop heureux de parader devant une jouvencelle.
– Elle travaille son réseau, estimé-je, le plus sérieusement du monde.
– Je n’aurais pas mieux dit ! rit Bruce.
– Et l’homme seul, devant le buffet ?
– Qui ça, le trader ? C’est un pique-assiette, mais il présente bien. Il est de toutes les mondanités. Il
n’a pas un sou, mais réussit à faire croire qu’il est indispensable.

La musique change et, d’un commun accord, nous rejoignons une fenêtre. Un serveur nous propose du
champagne, que nous buvons en silence. Je ne le quitte pas des yeux. Après ces intéressantes
indiscrétions, une question me brûle les lèvres :

– Et vous, monsieur Willington, qui êtes-vous ?

Il prend son temps pour répondre.

– Un homme en charmante compagnie, qui passe une excellente soirée.


– J’avais pourtant cru comprendre que vous ne comptiez que sur vous-même ?

Je n’ai pas pu m’empêcher de lui rappeler son attitude détestable hier matin. Son regard se voile.

– C’est toujours vrai. Mais je sais aussi que les autres peuvent vous apporter des réponses
nécessaires.
– C’est ce que j’ai fait hier ? Vous apporter des réponses ? Vous savez que vous parlez à un flic qui
vous a interrogé ?
– Vous ne me laisserez pas l’oublier, n’est-ce pas ?

Encore une question pour une réponse !

– Non, jamais.
Et cela vaut pour moi aussi : ne pas l’oublier !

– N’en parlons plus, monsieur Willington, finis-je par dire pour éviter de dériver vers des sujets plus
dangereux.
– Bruce, s’il vous plaît.

Mon père choisit ce moment pour capter mon regard et me faire signe. Courtois, Bruce se recule. À
regret, je rejoins le commissaire. Il est temps de jouer mon rôle.

Armée de mon plus beau sourire, je serre des mains et échange quelques mots de politesse avec les
gens que mon père me présente. Au bout de quelques minutes, il m’entraîne à l’écart.

– M. Willington n’est pas insensible à tes charmes, on dirait.

Je suis immédiatement dégrisée par son ton froid et détaché. Je ne sais comment interpréter sa
remarque. Est-il ironique ? Méprisant ?

– Dans notre métier, poursuit-il comme s’il me faisait la leçon, il faut savoir profiter de toutes les
occasions.

C’est sans doute sa manière très personnelle de me donner indirectement des conseils pour mener à
bien ma première enquête. Pourtant, il me met mal à l’aise. Bien sûr, je l’ai entendu toute mon enfance
répéter que sa plus grande fierté était de coincer les bandits. Mais ce soir, je pense surtout à ce que mon
père m’avait dit, peu après mon entrée à l’école de police : sans entrer plus avant dans les détails, il
m’avait avoué ne jamais avoir hésité à utiliser « tous les moyens nécessaires » pour coincer un coupable.

– Je compte sur toi, ma fille. Tu sauras me prouver que j’ai raison, ajoute-t-il avant de s’éloigner.

Je le regarde, dubitative. Je n’aime pas vraiment ce qu’il sous-entend.

J’étouffe ici. Qu’est-ce que j’ai fait bon sang ? J’ai dansé avec un suspect.

Il n’est pas suspect…

Peut-être mais je suis chargée d’une enquête où il apparaît.

Comme témoin.

Pour l’instant.

Sur le balcon, le souffle de la nuit me fait du bien. Quasiment tous les invités sont partis, je suis seule
dehors. Je n’ai pas vu le temps passer. Cependant, trop de questions se bousculent dans ma tête : est-ce
qu’il m’attire ? Oui. Comme la plupart des femmes, je suppose. Est-ce qu’il me fait peur ? Aussi. Ai-je le
droit d’être attirée ? Pas pour le moment.

Je devrais répondre : jamais !

J’ai rarement été aussi troublée. Bien sûr, j’ai déjà douté avant de faire un choix, hésité face à l’un de
mes petits amis, mais je crois n’avoir jamais ressenti un mélange d’émotions aussi complexe.

Je me méfie naturellement des hommes et aucun ne peut s’enorgueillir d’avoir gagné ma confiance,
même pour une nuit. Alors comment Bruce Willington a-t-il su me faire oublier mes réticences le temps
d’une danse ? Pourquoi l’excitation de défier cet homme est-elle plus forte que la peur ?

Je m’accoude à la rambarde en pierre et regarde les lumières de la ville. Je laisse le calme de la nuit
m’envahir. Mes pensées s’apaisent.

Tout à coup, je sens une présence derrière moi. Et, à son parfum, je le reconnais.

– Vous allez prendre froid, me dit Bruce en posant sa veste de costume sur mes épaules.

Le vêtement me procure une douce chaleur, mais je n’ose pas me retourner.

– Merci, murmuré-je.

Il s’accoude à côté de moi.

– Vous semblez pensive Nina.

Mon prénom roule sur sa langue. Lorsqu’enfin je me tourne vers lui, mes yeux s’accrochent aux siens.

– Perdue serait plus juste…

Bruce se tourne vers moi. Il avance sa main vers mon visage et repousse une mèche de cheveux que la
brise faisait voleter.

– Vous n’avez pas à l’être.

Ses paroles, prononcées d’une voix très douce, me donnent le vertige. Nos visages sont si proches !
L’instant est suspendu. Il approche ses lèvres des miennes, sa main se pose en une caresse sur ma nuque.
Je ne pense plus, je retiens ma respiration quand sa bouche effleure la mienne. Il semble se retenir, mais
moi, je ne peux pas, je ne veux plus : j’accentue la pression de mes lèvres contre les siennes. Comme s’il
n’attendait que ce signal, Bruce m’embrasse avec une fougue inattendue. Ses bras musclés m’enveloppent.
Nous ne formons plus qu’un et la chaleur de son corps m'embrase. Sa langue caresse la mienne dans un
ballet de plus en plus rapide. Collée contre lui, j’agrippe sa chemise pour l’attirer encore plus contre
moi. Il me répond en caressant mon dos du bout des doigts, me donnant des frissons. J’ai chaud, j’ai froid,
je brûle. Mes oreilles bourdonnent. Je ferme les yeux. Je ne veux plus savoir où je suis. Je veux qu’il
continue. Encore. On ne m’a jamais embrassée comme lui.

Quand il rompt le contact, un petit gémissement m’échappe. Il me scrute, son regard m’interroge. Je ne
sais pas ce que je ressens. Je baisse les yeux. Je suis bouleversée par ce baiser. Je n’ai jamais ressenti
une telle passion. Pourtant, je ne suis pas surprise. De la part d’un homme tel que Bruce Willington, un
baiser est forcément intense.

Je relève la tête et croise son regard. Indéchiffrable. Le même que lors de l’interrogatoire. Je suis
instantanément sur mes gardes. Mon instinct de flic reprend le dessus. Comment puis-je être sûre qu’il ne
cherche pas à me manipuler ?

À cette pensée, je perds pied. Je ne veux pas qu’on se serve de moi. Jamais. Je ne veux pas être une
femme influençable.

Je recule d’un pas, les yeux toujours baissés, et fais volte-face en direction de la salle.

Ne pas relever la tête. Surtout, ne pas le regarder.

Bruce ne me retient pas alors que je rejoins la sortie. Une fois dehors, je passe devant les derniers
invités et monte dans le taxi qu’ils avaient réservé en claquant la portière. Fuir. Tout de suite.

C’est vital.
8. Cadeau empoisonné

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. À peine rentrée, j’ai pris une longue douche, comme si l’eau avait le
pouvoir de me faire oublier que je venais de renoncer à tous mes principes durant quelques secondes.

Mais quelles secondes !

Évidemment, rien n’y fait. Le baiser que Bruce et moi avons échangé imprègne encore chacun de mes
sens : la chaleur de ses lèvres sur les miennes, son souffle, sa fougue, nos corps collés l’un à l’autre…
Toutes ces sensations sont trop fortes et encore bien trop présentes dans ma mémoire pour s’effacer si
vite.

Mais aussi délicieux soit-il, ce moment n’aurait jamais dû avoir lieu. Tant que je ne l’ai pas
définitivement mis dans la case « Innocent », Bruce Willington ne m’est pas accessible. Il est un nom dans
un dossier. Une personne pour qui je me dois de conserver l’esprit clair, neutre et objectif.

L’inverse de ce que j’étais quand il m’a embrassée…

Je n’étais pas moi-même lors de cette soirée, comme si j’avais perdu, l’espace de quelques heures,
toutes les qualités qui font de moi un bon flic. Mon père a raison : notre priorité est d’arrêter les
criminels, aussi beaux et attirants soient-ils.

Puisque je le sais, comme ai-je pu le laisser m’embrasser ?

Une douche froide et deux cafés ne parviennent pas à chasser les idées noires de la nuit. Je m’en veux
terriblement. Mon laisser-aller est impardonnable. J’ouvre la porte, prête à m’élancer pour un jogging
matinal douloureux, mais je m’arrête net : j’ai bien failli donner un coup de pied dans un pot d’orchidées
de toute beauté.

Je n’en ai jamais vu d’aussi belles !

Je rentre le pot dans l’entrée. En y regardant de plus près, je découvre une carte qui a été glissée entre
les fleurs :

Les baisers volés sont les plus rares et aussi mes préférés. Merci. BW

Je froisse le bristol avec bien plus de force que nécessaire avant de le jeter à la poubelle.

Une bouffée de colère m’envahit : comment Bruce Willington s’est-il procuré mon adresse ? En tant
que membre des forces de l’ordre, je masque consciencieusement ces informations et vérifie
régulièrement que rien ne permet de m’identifier sur Internet.

J’imagine qu’un milliardaire dispose d’autres moyens d’investigation. Est-il complètement


inconscient ?!

Folle de rage, je claque la porte derrière moi. Je me force à courir lentement pour m’obliger à me
calmer. Peine perdue : j’ai à la fois envie de hurler et de frapper dans un sac de sable. Ma fureur
bouillonne. Je me connais, elle va m’accompagner tout au long de la journée.

Mon téléphone sonne au fond de ma poche. Emportée par l’élan, je décroche sans prendre le temps de
regarder le numéro :

– Bonjour Nina. Bien dormi ?

Il est partout !

– Comment avez-vous eu ce numéro ? Et mon adresse ?

Malgré ma colère qui bouillonne, j’arrive à poser froidement mes questions. Il faut que je sache et
surtout, il est impératif qu’il comprenne qu’il a dépassé les bornes.

– Les fleurs ne vous ont donc pas plu ? demande-t-il, moqueur.

Non seulement il ne répond pas à ma question, mais au son de sa voix, il a l’air très content de lui !

J’explose :

– Comment osez-vous entrer dans ma vie comme ça ? Si vous pensez pouvoir me manipuler avec des
fleurs, vous vous trompez lourdement. Vous n’obtiendrez rien de moi, monsieur Willington.

Je raccroche en appuyant bien trop fort sur mon écran.

Quel prétentieux !

Il fallait que la rage, mais aussi la peur sortent. Je me sens mieux. J’ai le réflexe d’enregistrer son
numéro dans mon répertoire : je n’ai aucune envie qu’il me rappelle, mais je veux pouvoir l’identifier s’il
le fait. Je coupe le son et range mon portable au fond de ma poche alors qu’il vibre à nouveau. Il peut
bien s’acharner : Bruce Willington va comprendre à qui il a affaire ! Pas question de me laisser harceler.

La matinée passe rapidement. Josh et moi contactons différents spécialistes pour trouver des
informations sur Charles Willington. Évidemment, tous nous renvoient vers son petit-fils et ayant droit.
L’œuvre du peintre est fascinante. Contrairement à de nombreux artistes, il est parvenu à vivre très
confortablement de sa peinture : ses toiles se vendaient déjà une petite fortune avant sa mort.

Le commissaire nous convoque pour en savoir plus.

– J’ai lu ton rapport. Complet mais sans réelle avancée pour l’enquête, assène-t-il, vous n’avez pas
obtenu de réponses.

J’aurais bien aimé le voir face à Bruce !


Je retiens de justesse cette remarque et, à ma grande surprise, c’est mon collègue qui réplique :

– Commissaire, nous n’en sommes qu’au début de nos investigations.

Josh patiente, serein. Pas moi. Je m’attends même au pire. Je n’aime pas du tout le regard en biais de
mon père.

Il avait le même avant de nous punir, Elsa et moi.

– Vous êtes nouveaux tous les deux, c’est vrai, dit mon père en faisant mine de réfléchir. Je ne tolère
aucune justification fumeuse ! tonne-t-il soudain. Dans mon commissariat, les affaires se règlent vite et
bien. Si vous n’en êtes pas capables, demandez votre mutation, ou changez de métier !

La dernière pique était pour moi, aucun doute là-dessus. J’ai l’habitude de ce genre de reproches en
privé, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il me les fasse aussi au travail. Je suis mortifiée.

Je jette un coup d’œil à Josh pour voir comment il prend l’attaque, mais il garde son air tranquille et
affiche même un léger sourire quand il répond « Oui, commissaire ». Ni l’injustice de la remarque ni son
côté blessant ne semblent avoir prise sur lui.

Quelle chance il a !

Je meurs d’envie de dire à mon père que nous n’avons rien à nous reprocher, de lui montrer sur quoi
nous avons travaillé ce matin… Mais je sais par avance que cela ne servirait à rien.

Nous sortons du bureau en silence, après que mon père nous a congédiés d’un geste. Il s’est déjà
replongé dans ses dossiers.

En voyant ma tête, Josh me prend à part et tente de me réconforter :

– Il nous met la pression, c’est normal. Pas d’inquiétude. Nous avons encore plusieurs interrogatoires
à mener. Va déjeuner dehors, ça te fera du bien. À ton retour, nous irons poser quelques questions à Mme
Barlow.
– N’a-t-elle pas tout dit quand elle est venue porter plainte ?
– Sans doute, sourit Josh. Mais nous ne l’avons pas entendue.

Je trouve un parc, non loin du poste. Mon coéquipier a raison : j’avais besoin d’une pause. Assise sur
un banc avec mon sandwich, je consulte mes appels en absence. Le nom de Bruce apparaît une dizaine de
fois. Après le savon que vient de nous passer mon père, l’épisode des fleurs m’était sorti de la tête ! En
regardant l’heure du dernier appel, je constate qu’il s’est lassé au bout d’un petit quart d’heure.

Pas si motivé que ça, le milliardaire, finalement !

Je contemple l’écran muet avec une pointe de satisfaction. Il est comme les autres ! Mon téléphone se
remet à vibrer à ce moment précis. Un numéro inconnu.

– Allô ?
– Nina, s’il vous plaît, ne raccrochez pas. Je vous appelle de mon bureau, car j’avais peur que vous
ayez définitivement bloqué mon numéro. J’ai vraiment passé une excellente soirée. J’ai bien compris à
quel point vous m’en voulez ! Si vous n’aimez pas les orchidées, je peux les changer !

Il a parlé tellement vite que je n’ai pas reconnu sa voix tout de suite. Je ne lui connaissais pas ce ton
tendu. Il semble désolé de ma réaction. Est-il sincère ? Mon intuition me dit que oui. Mais cet homme a la
capacité de me retourner la tête ! Puis-je vraiment me fier à ce que je ressens ?

– Nina ? Vous êtes toujours là ?

C’est curieux ce ton presque anxieux de la part d’un homme aussi sûr de lui.

– Oui, réponds-je en tentant d’organiser mes idées. Je réfléchissais.


– À quoi ?

Il est sans doute rassuré que je n’aie pas raccroché, car à présent, j’entends surtout de la curiosité dans
sa voix. Il est temps d’avancer un pion. Je tâche de penser en stratège, mais pour cela, il me faut oublier
l’effet que me fait Bruce. Je me force à respirer avant de répondre, trop calmement :

– Au talent de votre grand-père, tenté-je, pour tester sa réaction.

Je ne dois en aucun cas perdre de vue la raison de ma rencontre avec Bruce Willington. J’ai passé la
nuit à me le répéter en espérant que cela suffise : cet homme est témoin dans mon enquête ! Le seul pour
le moment. Je dois donc, selon les conseils du grand commissaire Connors, « saisir toutes les
occasions ».

– Il n’en manquait pas, commente Bruce. Puis-je vous poser une question à mon tour ?
– Je vous en prie… l’invité-je, à nouveau sur mes gardes.
– Où est la femme avec qui j’ai dansé hier soir ? Relâchez-la, s’il vous plaît !

Je ne peux retenir un petit rire. Je sais que Bruce ne me dira rien de plus, mais il ne peut pas m’en
vouloir d’avoir essayé ! Je constate avec soulagement qu’il n’est plus aussi incisif et sur ses gardes que
la première fois où je l’ai interrogé.

– Nina ?
– Oui, monsieur Willington ?
– J’aime vous entendre rire.

Le feu me monte aux joues. Il a prononcé cette phrase sur un ton si sensuel que mon corps se remémore
immédiatement ce qu’il a ressenti à proximité du sien hier soir. Mon cœur se met à battre plus vite. Je
dois me contrôler pour ne pas perdre pied.

Comment fait-il pour me troubler autant ?

Je dois mettre un terme à cette conversation puis l’analyser et voir comment je peux en tirer profit.
Faisant preuve d’un self-control quasi surhumain, je parviens à articuler, d’une voix bien plus douce que
je ne le voudrais :
– Je vous souhaite une excellente journée, monsieur Willington.
– Vous également, Nina. La prochaine fois, pensez à me dire pour les orchidées.
– Vous dire quoi exactement ?

Encore une fois, il a réussi à me déstabiliser. Il savait qu’en piquant ma curiosité, il ne me laissait pas
mettre fin à la conversation.

– Me dire si vous les aimez, Nina, entends-je à l’autre bout du fil, avant qu’il ne raccroche.

Je reste plusieurs secondes, le téléphone à la main, avant de reprendre une respiration normale. Je
laisse mon cœur se calmer.

Encore une fois, Bruce Willington a pris l’ascendant sur notre conversation. Je me suis fait avoir…

Mais le pire, c’est que j’y ai pris du plaisir.


9. Un air de défi

Josh et moi nous rendons au domicile de Judith Barlow. En cherchant sur Internet, mon coéquipier a
découvert un fait intéressant dont mon père ne nous a pas parlé : cette femme était plus qu’une grande
admiratrice de Charles Willington. Elle a longtemps été son modèle, son égérie.

Judith Barlow est une riche vieille dame. Avant de parvenir jusqu’à sa porte, nous passons un système
de vidéosurveillance sophistiquée et devons décliner notre identité devant un gardien. Une domestique en
uniforme noir et blanc nous attend pour nous conduire auprès de « Madame ».

Selon le dossier d’enquête, notre deuxième témoin a 75 ans. La femme devant moi en paraît facilement
dix de moins. Elle prend soin de son apparence : ses cheveux intégralement blancs sont retenus en un
chignon impeccable, elle est maquillée de manière à atténuer les effets de l’âge, sans toutefois donner
l’impression qu’elle abuse des cosmétiques. Son tailleur rouge souligne une taille fine et des jambes
musclées. En un mot, elle est splendide.

Quand elle nous accueille, elle nous adresse un sourire franc et sympathique. Nous entrons dans une
pièce rendue très lumineuse par une grande baie vitrée. De là, on a une vue plongeante sur la baie. Le
spectacle est saisissant. Cependant, je suis bien plus surprise par une présence inattendue autour de la
table : Bruce Willington est assis devant une tasse de thé. Il tourne les yeux vers moi et mon cœur
s’emballe à nouveau. Notre baiser me revient immédiatement en mémoire : ses lèvres sur les miennes, sa
fougue, nos langues qui se mêlent… Il fait brusquement très chaud.

Je suis d’autant plus mal à l’aise que Josh est à mes côtés. Je suis sûre qu’il a remarqué mon moment
d’arrêt quand j’ai reconnu Bruce.

Il va forcément se douter de quelque chose !

J’attrape carnet et stylo, prête à prendre bonne note de tout ce qui va se dire. Et surtout sans prise
directe avec le regard de Bruce.

– Monsieur Willington, quelle surprise ! s’exclame Josh.


– La police voit-elle un inconvénient à ce que je rende visite à une amie ? rétorque Bruce avec un air
de défi, avant d’avaler une gorgée de thé.
– Nullement, le rassure Josh en souriant.

Bruce se lève pour nous saluer. Je serais bien incapable de dire s’il partage mon agitation intérieure :
il est redevenu l’homme d’affaires impassible que nous avons rencontré la première fois. Je ne lis
absolument aucune émotion dans son regard, alors que le contact de sa main me donne des frissons.

À le voir installé, je comprends que Judith et Bruce sont proches : à côté de lui, un livre d’art ouvert
visiblement sorti de la bibliothèque qui recouvre tout le pan du mur au fond de la pièce. Sa veste est
négligemment posée sur le canapé.

Ainsi, lui aussi a décidé de venir prendre ses informations à la source. C’est logique. Mais s’ils se
connaissent aussi bien, comment Bruce prend-il le fait que Judith ne l’ait pas informé en premier et
qu’elle ait préféré aller voir la police ?

Josh nous présente mais je reste légèrement en retrait. Malgré mon envie d’intervenir, j’ai compris : je
laisse faire mon collègue et j’apprends. Le sourire de Judith Barlow s’élargit :

– Vous êtes les deux officiers de police chargés de mon affaire ? s’enquiert-elle aimablement, très
mondaine. Je ne veux pas vous ennuyer, mais je suis rassurée de voir que le commissaire a pris ma
plainte au sérieux.
– Naturellement, madame, répond Josh, affable. Pouvez-vous nous en dire plus sur la provenance de
cette toile ?

Mon coéquipier a le don de se mettre immédiatement au diapason de son interlocuteur. Il sait tout à fait
comment parler à cette vieille dame très riche.

– Eh bien, comme je l’expliquais à Bruce… commence-t-elle en coulant un regard affectueux vers lui,
c’est dommage, vous auriez été là il y a seulement quelques minutes…

Je la regarde avec étonnement : elle minaude. Judith a pleinement conscience d’être le centre
d’attention et elle en profite.

– Nous sommes navrés de vous faire répéter, madame Barlow, mais c’est important.

Josh prend un ton plus ferme pour recentrer l’entretien sur l’enquête. J’observe avec admiration la
façon de faire, à la fois délicate et déterminée, de mon collègue.

– Bien sûr, oui, je comprends. Vous devez faire votre travail. Eh bien comme je le disais, j’ai acheté
cette toile dans une minuscule galerie d’art dans Haight-Ashbury.
– Vous souvenez-vous de son nom ?
– Elle portait le nom de son propriétaire, je crois… dit Judith en fronçant les sourcils. Ma mémoire
n’est plus aussi bonne qu’avant, s’excuse la vieille dame avec un sourire contrit. C’était juste après la
mort de ton grand-père, précise-t-elle en regardant Bruce.

Il ne relève pas. Il ne dit rien. Même s’il n’en a pas la posture, je jurerais qu’il est sur ses gardes.
Certes, il reste parfaitement maître de son apparence décontractée, mais j’ai le sentiment qu’il s’agit d’un
masque. Si tel est le cas, il est très fort. J’ai plusieurs fois eu l’occasion d’observer des suspects, de
« vrais » suspects, feindre la désinvolture. Aucun d’eux n’était à ce point indéchiffrable.

– Doherty, je crois, s’exclame Judith. Oui, c’est ça, la Doherty Gallery dans Haight-Ashbury.

Je prends note.

– Merci. Nous allons vérifier. On ne sait jamais : plusieurs faux proviennent peut-être de là-bas.
– J’espère que vous trouverez. C’était il y a des années…
– Vous souvenez-vous combien vous l’avez payée ?

L’information est dans le dossier, mais je comprends que Josh veuille s’en assurer. Le montant nous a
fait tiquer tous les deux : Judith a dit à mon père qu’elle avait acquis la toile pour trois cent mille dollars.

C’est le prix de mon appartement et je suis endettée pour vingt ans !

Judith confirme et ajoute :

– C’était un prix relativement abordable pour une œuvre de Charles.


– Connaissiez-vous cette œuvre ?
– Non. C’était la première fois que je la voyais. Mais elle était vraiment très proche de ses autres
tableaux. J’ai cru à un premier jet… Elle semblait moins aboutie que d’autres. Je me suis dit que peut-
être il n’avait pas voulu l’exposer de son vivant… Tu sais combien il était perfectionniste, ajoute Judith à
l’attention de Bruce.

Le marchand d’art hoche la tête. Il valide un fait, rien de plus. Mais lequel ? Le perfectionnisme de son
grand-père ou son refus d’exposer une toile inachevée ? Impossible de trancher.

– Quand je l’ai vue dans la vitrine, poursuit Judith Barlow, j’ai immédiatement reconnu son style.
J’étais tellement triste ! dit-elle, la voix brisée. Quand je l’ai découverte, j’ai eu l’impression que notre
cher disparu m’apparaissait.

Elle ne quitte pas Bruce des yeux. Il semble que Judith aimait beaucoup l’homme dont elle fut le
modèle. Son émotion semble bien réelle. Pourtant, je ne peux m’empêcher de me dire qu’elle en fait un
peu trop pour un homme disparu il y a quinze ans.

Cette vieille dame distinguée m’intrigue. Pour la définir, j’hésite entre la gentille grand-mère un peu
trop protectrice et autre chose, qui m’échappe. En tout cas, je trouve qu’elle en fait trop.

À vrai dire, je ne comprends pas non plus l’attitude fermée de Bruce : alors que je l’ai senti sensible
au téléphone, il est à présent aussi froid qu’un iceberg.

– À l’époque, vous n’avez pas demandé de certificat d’authenticité ? questionne Josh, imperturbable.
– Oh non ! s'écrie Judith, choquée. J’ai voulu acheter un souvenir, pas faire un placement.

Je ne peux m’empêcher de réagir. Levant la tête de mon bloc-notes, je demande :

– Pourtant, vous vouliez bien la vendre ? C’est bien comme ça que vous avez su qu’il s’agissait d’un
faux, n’est-ce pas ?

Elle ouvre la bouche, puis la referme, prise de court. Un coup d’œil à Josh me rassure : il me fait
signe de poursuivre ; je l’ai devancé, mais nous allons dans le même sens. En attendant que Judith se
ressaisisse, je croise le regard de Bruce. Cela n’a duré qu’une seconde, mais ses yeux ont souri. Je suis
sûre qu’il se pose la même question.

J’ai hâte d’avoir ma réponse, maintenant.


– Vous avez raison, officière Connors. Pour ne rien vous cacher, je souhaite aider mon fils Ben à
s’installer en ville. Il est médecin humanitaire, précise-t-elle, avec une pointe de fierté maternelle dans la
voix.

Je reprends mes notes : Ben Barlow. Un nouveau nom pour l’enquête.

La vieille dame poursuit, intarissable :

– Mon fils a voyagé partout dans le monde pour venir en aide aux populations en guerre. C’est un
héros. Aujourd’hui, il a décidé de revenir aux États-Unis. C’est un grand bonheur. Le moins que je puisse
faire est de lui procurer l’argent pour s’installer.

Josh et moi échangeons un regard : payer une maison à son fils, « le moins qu’elle puisse faire » ?

Qu’est-ce que ce doit être quand elle fait un excès !

Le sourire qu’il m’adresse prouve que nous pensons la même chose.

– Savez-vous que Charles n’est pas le seul artiste de la famille Willington ? Bruce a autant de talent
que son aïeul. S’il s’en donnait seulement la peine…

J’ai perdu le fil de la conversation de Judith mais le mot « artiste » me fait relever la tête. Judith a
posé les mains sur les épaules de Bruce. Ce dernier coupe court au discours de son hôtesse d’un
mouvement de tête. J’ai envie d’en savoir plus :

– Vraiment ? Vous peignez, monsieur Willington ?


– Plus depuis longtemps, rétorque-t-il, avant d’attraper sa veste et d’embrasser Judith sur la joue.
Merci beaucoup pour le thé. Je dois y aller.
– Déjà ? Quel dommage, j’espérais que nous dînerions tous les deux ! s’exclame-t-elle, déçue.
– Une autre fois, très bientôt, lance Bruce depuis la porte du salon. Ce soir, j’ai d’autres projets.
Officière Connors, officier Campbell, je vous souhaite une excellente soirée, conclut-il en nous serrant la
main.

J’ai rêvé ou il m’a fait un clin d’œil ?

Elle le regarde s’éloigner, avant de préciser :

– Vous avez dû remarquer le système de sécurité que j’ai fait installer. Une dame âgée qui vit seule
attire les convoitises, vous comprenez ? J’ai la chance d’avoir de l’argent, mais je ne reçois pas
beaucoup de visites. Alors, je préfère me protéger…
– Nous comprenons tout à fait, conclut Josh, amène. N’hésitez pas à contacter le commissariat s’il se
passe quoi que ce soit, madame Barlow.
– Je n’y manquerais pas, jeune homme.

Dans la voiture, Josh et moi échangeons nos impressions :

– Il faut interroger le responsable de la galerie, dis-je.


– Si elle existe toujours, pourquoi pas ? Mais j’ai peur que nous ne fassions chou blanc. Je connais
bien le quartier et ne me souviens d’aucune galerie dans ce secteur.
– Ne viens-tu pas de New York ? demandé-je, surprise.
– En effet, sourit mon collègue.
– Et pourtant, tu connais bien San Francisco ?
– Vous m’avez démasqué, officière Connors, se moque Josh. J’avoue : j’ai une vie en dehors de la
police.
– Touché ! Désolée d’avoir été indiscrète.
– Pas du tout ! Et toi, Nina ? Que fais-tu hors du commissariat ?

Les images du baiser de la veille remontent à ma mémoire et je me sens rougir. Josh interprète aussitôt
mon embarras et lève les mains en signe d’apaisement :

– Si tu ne veux pas en parler, je comprends. Je m’excuse d’ailleurs si j’ai été un peu lourd au bureau
depuis ton arrivée.

Je le regarde avec une surprise non feinte. Josh ne me doit rien. Mais c’est agréable, et ça fait tomber
une nouvelle fois la tension entre nous. J’apprécie son attitude.

C’est la journée des excuses aujourd’hui ?

– Tu sais, il n’y a rien de passionnant à dire…


– Vraiment, mademoiselle Connors ? J’ai pourtant entendu dire que tu étais à une soirée de gala hier,
glisse-t-il en garant la voiture.

Oh mon Dieu ! Il sait !

Ma tête bouillonne. Comment est-ce possible ? Il n’y avait plus personne dans la salle quand Bruce
m’a embrassée, j’en suis sûre ! J’ai croisé les derniers convives devant la porte. Est-il possible que…

– C’était une soirée organisée par mon père. J’y suis présente et je parle aux invités, c’est normal !
m'enflammé-je, préférant parler la première. À tous les invités, je veux dire…
– Eh ! Du calme ! plaisante Josh. J’ai juste entendu dire que ton père avait fêté sa remise de médaille
avec du beau monde ! Tu as quelque chose à cacher ou quoi ?
– Moi ? Pas du tout, rétorqué-je, en sautant hors de la voiture alors que nous arrivons au commissariat.

Je commence immédiatement la rédaction de mon rapport. D’une part, je tiens à ce que mon père voie
que notre enquête progresse, d’autre part, je n’ai aucune envie de continuer la conversation avec Josh. Il
me laisse tranquille jusqu’au soir et me souhaite juste une bonne soirée en partant. Je quitte le
commissariat soulagée.

En route vers mon appartement, je réfléchis. Il faudra que je trouve un emplacement de choix pour les
orchidées : elles sont splendides, même si la manière dont je les ai reçues était pour le moins maladroite.
Je pourrais les contempler durant quelque temps avant de passer à autre chose lorsqu’elles auront fané.
C’est une bonne façon de clore le débat et de classer notre baiser comme un « moment délicieux mais
impossible à renouveler ».
Je hoche la tête, fière de ma décision, quand mon téléphone vibre à nouveau. C’est Bruce. Je ne
réponds pas, mais il rappelle plusieurs fois. Excédée, je finis par décrocher :

– Vous me harcelez, monsieur Willington ? m’enquiérs-je, instinctivement sur mes gardes.

Je me reprends aussitôt : après notre conversation ce midi, j’y vais peut-être un peu fort.
Heureusement, mon approche agressive ne le désarme pas. Il répond à ma question par une autre :

– Souhaitez-vous toujours en savoir plus sur mon grand-père, officière ?

Son ton est badin. Il m’agace : il sait très bien que oui !

Il sait attirer mon attention ! Pourtant, une partie de moi aurait voulu entendre autre chose…

Mais puisqu’il semble vouloir jouer avec moi, je prends une voix taquine pour lui demander très
sérieusement :

– Bien sûr. Vous avez des « révélations » à faire, monsieur Willington ?

Je souris. Son appel titille ma curiosité.

– Rien de fracassant, j’en ai peur, rétorque Bruce sur un ton presque ennuyé. Mais vous m’avez
questionné sur mon grand-père et je suis d’accord pour vous en dire plus.
– Ah ? J’en suis ravie. Puis-je vous demander ce qui vous a fait changer d’avis ? Je suis vraiment
curieuse de le savoir.
– Je me suis dit qu’il fallait laisser une chance à la police de faire son travail.

Je commence à le connaître : je n’en crois pas un mot.

– C’est trop aimable, lancé-je, pince-sans-rire.

Il ne relève pas et poursuit :

– En tant que l’ayant droit des œuvres de Charles Willington, ces faux me portent préjudice.

Là, il est sérieux. Il répond à ma première provocation lors de l’interrogatoire à son bureau : je ne suis
pas surprise qu’il ait un intérêt financier à savoir qui est le faussaire. Cependant, je suis persuadée qu’il y
a autre chose.

Lors de l’interrogatoire, je l’avais provoqué en laissant entendre qu’il tirerait peut-être profit de ces
contrefaçons. Mine de rien, j’ai ma réponse. Je le laisse poursuivre, le cerveau en ébullition.

– En diffusant ces toiles, on salit le nom et la réputation de mon grand-père, reprend-il. Il faut que cela
cesse et surtout, je veux savoir d’où viennent ces copies. Je suis prêt à vous dire tout ce que vous voulez
savoir. J’ai l’intuition, précise-t-il après un silence, que même si vous faites partie de la police, vous êtes
la bonne personne pour cette mission.
– Vraiment, je suis flattée que, « même si je fais partie de la police », vous m’accordiez votre
confiance, monsieur Willington, lancé-je avec une pointe d’ironie. Puis-je savoir sur quoi vous basez
votre… intuition ?
– Vous m’avez dit que vous ne lâchiez jamais rien, répond-il très sûr de lui.

Je ne m’attendais pas à une réponse si spontanée.

– C’est un peu rapide comme portrait de moi, vous ne trouvez pas ? remarqué-je, un grand sourire aux
lèvres.

J’aime bien qu’il me voie ainsi !

– Rassurez-vous, vous êtes bien plus charmante que ça, me susurre-t-il d’une voix qui me fait rougir.

Concentre-toi !

J’ai en ligne un témoin, prêt à coopérer. Je dois sauter sur l’occasion !

– Souhaitez-vous venir au poste afin que je prenne personnellement votre déposition ? Je vous attends,
proposé-je.
– En fait… J’allais vous proposer autre chose, lance mystérieusement le beau milliardaire.

Je lève les yeux au ciel.

Ça ne pouvait pas être si simple !

– Pourquoi ne viendriez-vous pas chez moi ? me demande-t-il le plus naturellement du monde.

Pardon ?

– À votre bureau ?

Oui, il n’a pu vouloir dire que ça.

– Non, chez moi, sur mon bateau. J’habite dans la marina.

Danger ! Danger !

J’ai la bouche sèche. Rien ne m’a préparée à rencontrer Bruce dans son environnement familier. À
l’école de police, on nous apprend dès le premier cours qu’il ne faut surtout jamais accepter ce type de
proposition.

Il faut à tout prix que je reprenne le contrôle de la discussion. Je respire profondément avant de
demander d’une voix volontairement neutre :

– Oh… Vous me convoquez, monsieur Willington ?


– Je vous invite, mademoiselle Connors, rétorque-t-il de sa voix la plus charmeuse.

Encore une fois, c’est tout sauf déontologique… Où est la petite voix dans ma tête qui devrait me
hurler de refuser, sur-le-champ ? D’habitude, elle est la première à tout faire pour me remettre dans le
droit chemin. Mais depuis notre baiser, une autre voix a pris sa place et son discours est tout autre :

Pourquoi ne pas accepter après tout ? Bruce n’est pas suspect. Et son baiser était très agréable…

Est-ce que je deviens dingue ? Comment puis-je seulement me poser cette question ? Pourtant, c’est
vrai : pour l’instant, je n’ai aucun élément qui pourrait faire de Bruce un dangereux criminel. Je ferme les
yeux. Immédiatement, son regard doré apparaît.

Quels yeux magnifiques et captivants !

Oui, il est très beau. Il a même un physique parfait. Il est aussi charmant, intrigant, intelligent et plein
d’humour. Mais est-ce suffisant pour mettre ma carrière en péril ? Quoique personne ne serait au
courant… Il est tard. La marina est hors du périmètre du commissariat. Et puis Bruce n’a rien fait de mal !
D’ailleurs, puisqu’il veut parler, je pourrais sans doute lui demander pourquoi il s’est montré tellement
silencieux chez Judith cet après-midi.

J’ai envie de passer du temps avec lui…

C’est pour l’enquête avant tout. Il est prêt à coopérer, il me l’a dit. Alors… Tant que personne ne le
sait, où est le mal ?

– Nina ?

Je suis en proie à un tel débat intérieur que j’en ai presque oublié que Bruce attend ma réponse. Sa
voix, et surtout la façon suave dont il prononce mon prénom, me fait sursauter.

– Je suis là, dis-je d’une voix trop douce.

Ma respiration s’accélère.

– Je sais, oui, sourit Bruce. Mais serez-vous sur mon bateau dans une heure ?

Je lâche ma réponse comme on se jette à l’eau :

– Si vous me donnez l’adresse, avec plaisir.

Je suis sûre que je rougis : j’ai beaucoup trop chaud tout à coup.

– Alors, à tout à l’heure.

Il me donne le numéro du quai et raccroche. Je suis toute chamboulée, mais bizarrement euphorique.
J’ai la sensation d’avoir pris la bonne décision, même si je ne sais pas du tout où elle va me mener. Je
rentre chez moi et mets immédiatement le pot d’orchidées au centre de la table. Le résultat est du plus bel
effet.

Malgré ma nuit agitée, tout signe de fatigue m’a quittée. Une bonne douche me calme un peu, mais je
suis toujours sur un nuage. Mes sens sont en alerte car j’ai besoin d’être lucide, mais j’ai aussi envie de
lui plaire. Je ne pensais pas ressentir un jour un tel mélange de sensations. Ce n’est pas désagréable.
Qu’est-ce qu’on met pour aller interroger quelqu’un en soirée ?

J’ai une pensée pour Elsa : depuis que nous avons l’âge d’en porter, ma jumelle a toujours voulu de la
belle lingerie. Je me moquais souvent de ses dessous extravagants, mais ce soir, je me demande ce
qu’elle m’aurait conseillé… Je choisis un ensemble noir très simple, orné de fines dentelles.

Ai-je l’intention qu’il le voie ?

Rouge de confusion, je chasse immédiatement cette pensée de mon esprit, pour me concentrer sur ma
tenue. Ne devrais-je pas plutôt annuler ? C’est une folie. Je devrais téléphoner à Josh pour lui demander
de convoquer Bruce demain.

Mais si je fais ça, il ne dira plus rien.

Alors que je suis devant ma penderie, une robe fluide à mi-cuisse avec un décolleté sage me tombe
presque dans la main. Je l’aime beaucoup. Son originalité tient à sa couleur : un très joli vert émeraude
qui met mes yeux et mon teint de rousse en valeur. À ce moment-là, j’ai comme un déclic : il faut que je
me lance. J’en ai envie. Je fonce.

Je ne veux pourtant pas en faire trop. Une fois habillée, j’attache mes cheveux et me maquille très
légèrement. Enfin, j’enfile des ballerines plates. Je suis prête. Je ne prends ni mon arme ni mon badge, je
n’ai pas le droit de les avoir en dehors du service.

Au moins une règle que je ne transgresse pas…

Un ultime doute m’envahit : et si je faisais une énorme bêtise ? Pour éviter de trop réfléchir, j’attrape
mon sac et me précipite dehors en claquant la porte. Oui, je m’enfuis. Oui, j’ai un peu peur de cette
soirée. Mais j’aime ça.
10. Choisir

Le trajet en tramway est un peu long mais il me dépose presque devant le bateau de Bruce. Est-il
besoin de le préciser ? Il s’agit du plus gros bateau amarré sur le port. C’est plus une villa flottante qu’un
bateau de plaisance. Mais je ne découvre pas que Bruce a de l’argent. Il est milliardaire. J’imagine qu’il
peut s’offrir toutes sortes d’habitations…

Il m’a vue arriver et m’accueille sur la passerelle. Je tressaille en le voyant : comment allons-nous
nous saluer ? Je ralentis ma marche et l’observe, il s’est changé. Il est terriblement craquant avec son jean
noir et sa chemise ouverte de deux boutons sur son torse hâlé. J’ai immédiatement envie d’y poser les
mains.

– Bonsoir Nina. Je suis heureux que vous ayez accepté mon invitation.

J’ai l’impression qu’il est aussi intimidé que moi. Mais j’ai peut-être seulement besoin de me rassurer.

Il m’ouvre la barrière qui délimite l’accès à son bateau et m’invite à monter sur la passerelle. L’a-t-il
fait exprès ? Il a évité tout contact physique. Je suis soulagée. Je ne sais pas du tout comment j’aurais
réagi si, par exemple, il m’avait fait la bise.

– Bonsoir… Bruce.

L’émotion transforme ma voix : rauque, je la reconnais à peine. Prononcer son prénom, seule avec lui,
en le regardant dans les yeux me rend toute chose. Nous montons sur le bateau et je constate que
l’intérieur est encore plus luxueux que l’extérieur. C’est effectivement une maison, avec beaucoup
d’espace et une vue omniprésente sur la baie qui nous entoure. Ce bateau dépasse de loin tout ce que j’ai
pu voir en matière de luxe.

Il me prend par la main et me fait faire le tour du propriétaire. J’aime sentir sa main dans la mienne,
mais j’ai tellement de choses à regarder que je n’ai pas le temps de m’attarder sur ce que je ressens.
Même si je savais que de telles résidences sur l’eau existaient, je suis très impressionnée. Chaque pièce
fait deux à trois fois la taille de mon appartement. Même la salle de bains ! Bruce ne s’est refusé aucun
confort : magnifique salon en cuir et bois précieux, jardin d’hiver donnant sur la baie, bibliothèque digne
d’un vieux film, cuisine high-tech, jacuzzi, hammam, sauna… Tout est beau, cher et agencé avec beaucoup
de goût.

Et tout tient vraiment sur un bateau ?

Durant toute la visite, il m’a laissée avancer dans les pièces, me reprenant la main pour me guider le
long des couloirs. Je marche à ses côtés en faisant attention à ne pas le toucher. Cela n’en rend sa
proximité que plus troublante. Quand je croise son regard, je fais exprès de ne pas baisser les yeux. Nous
nous mesurons du regard en souriant.
– Ça vous plaît ? me demande-t-il alors que nous nous installons sur le canapé.
– C’est magnifique, murmuré-je. Mais pourquoi un bateau ?
– J’aime profondément l’océan. Il me procure une grande sensation de liberté, dit Bruce, les yeux
tournés vers l’horizon. Et puis, j’ai l’impression que je pourrais partir n’importe où, n’importe quand…
Mais peut-être ne devrais-je pas dire ça devant un officier de police ? me lance-t-il avec un charmant
sourire.
– Qu’avez-vous contre nous, monsieur Willington ? rétorqué-je, en levant les yeux au ciel.
– Contre vous, Nina ? Rien du tout. Je n’aime pas la police, c’est vrai. Mais parlons d’autre chose,
voulez-vous ? Je ne voudrais pas gâcher cette soirée. J’ai pris la liberté de mettre du champagne au frais
et… de nous commander à dîner.

Je le regarde avec un demi-sourire.

– Je ne me souviens pas avoir accepté un dîner…


– Je reconnais avoir usé d’un stratagème pour vous faire venir, admet Bruce sans se départir de son
sourire.
– Vraiment ? Je pourrais tourner les talons et partir, le provoqué-je.
– J’espère sincèrement que vous n’en ferez rien, Nina. C’est ma manière de vous demander de faire la
paix. J’aimerais faire table rase de toutes mes maladresses : ma mauvaise humeur lors de votre passage
au bureau, la façon dont j’ai trouvé votre adresse…
– Notre baiser ?
– Non, ça, je ne le regrette pas, dit-il en plongeant ses yeux dans les miens.

Mon cœur se met à battre la chamade. Nous sommes si proches que je peux sentir son parfum. Encore
une fois, il m'enivre. Je retiens mon souffle… Bruce se lève pour aller chercher à boire. Je souris pour
masquer ma frustration. J’avoue, j’ai vraiment espéré qu’il me prenne dans ses bras et qu’il m’embrasse.

Je dois respirer profondément pour me rappeler pourquoi je suis là : mon témoin a des révélations à
faire sur mon enquête. Il ne faut surtout pas que je me laisse aller !

Bruce me tend une coupe et lève la sienne :

– À cette soirée.
– À votre grand-père, rétorqué-je pour lui rappeler le motif de son invitation.

Le dîner est délicieux et se déroule comme dans un rêve. Bruce raconte son enfance, les cours de
dessin auprès de Charles, qui lui a transmis son savoir et sa passion.

– Avec lui, je préférais aller au musée plutôt qu’au parc. Chaque exposition était un voyage fabuleux.

Les yeux de Bruce se sont illuminés dès qu’il a commencé à parler de son grand-père. Je suis sûre
qu’il existait une immense complicité entre eux. J’aime le découvrir ainsi. Je l’encourage à poursuivre :

– Il devait être un merveilleux professeur.


– Il avait ses humeurs. Charles n’était pas quelqu’un de simple, mais c’était un personnage brillant.
– Vous l’aimiez vraiment beaucoup, n’est-ce pas ?
C’est une évidence. Je ne pose la question que pour l’encourager à poursuivre car il semble avoir du
mal à enchaîner. Il hoche la tête.

– Était-ce sa bague ? demandé-je en pointant le bijou à son doigt.


– Oui. Il me l’a donnée un peu avant de mourir. Elle ne me quitte jamais.

Sa voix s’est légèrement tendue. Pour ne pas le perdre, je le ramène au présent :

– J’ai remarqué que vous y touchez instinctivement quand vous semblez préoccupé. Comme ce soir…
Ou comme cet après-midi.

Son regard se voile.

– Bien observé, officière, commente-t-il avec un petit sourire.


– Pourquoi ne disiez-vous rien quand Judith parlait de Charles ?

Bruce me lance un sourire énigmatique :

– Il est rare que je parle de lui aussi librement. Tout comme j’ai du mal à entendre des gens parler de
lui aussi intimement que le fait Judith. Ne vous méprenez pas : je l’aime beaucoup. C’est une amie sincère
qui m’a soutenu notamment au moment de la mort de mon grand-père. Mais c’est sa vie privée. Bien sûr,
je me doute qu’ils devaient avoir une relation… privilégiée, mais je n’aime pas qu’elle en parle ainsi
devant moi.

Je hoche la tête. Il boit une longue gorgée d’eau avant de reprendre :

– Avant que vous ne me le demandiez, Charles a perdu sa femme peu après la naissance de mon père.
Je ne l’ai pas connue.

Il me parle ensuite de la vie de son grand-père. Charles Willington n’a pas toujours été riche. Il s’est
construit tout seul, avec son art en fil rouge. Il a tâché d’inculquer ses valeurs à son petit-fils.

– Mon père est mort quand j’avais 5 ans. Ma mère était fantasque. Je n’ai jamais manqué de rien, mais
elle jetait l’argent par les fenêtres. À côté d’elle, Charles était un modèle de stabilité, malgré des côtés
parfois tourmentés.

Il paraît vraiment très fier de lui. On ne saurait trouver famille plus différente de la mienne. Certes,
j’ai perdu ma mère au même âge que Bruce son père, mais c’est tout ce que nous avons en commun.

J’en suis là de mes réflexions quand Bruce appuie sur le bouton d’une minuscule télécommande. Un air
de jazz envahit la pièce. Nous venons tout juste de finir le dessert : un fondant au chocolat à tomber.

– J’ai remarqué que vous étiez une excellente danseuse, hier soir, dit-il en me tendant la main.
– J’avais surtout un très bon cavalier.
– Vous dansez ?
– Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, Bruce.
Il lève vers moi un regard surpris : moue comique et sourcils outrageusement relevés.

– Vraiment ? Je ne le dirai à personne, promis, susurre-t-il avec un sourire charmeur.

Je m’en doute. Il n’a aucune raison d’ébruiter mon passage sur son bateau. Le bon sens voudrait que je
le remercie pour cette excellente soirée et que je rentre chez moi pour mettre mes impressions sur papier.
Mais plus j’y pense, moins j’en ai envie. Je me lève et regarde la porte pour me donner du courage.

– Vous avez vraiment envie de partir tout de suite ? Prenez au moins un café.
– Avec plaisir.

Je suis touchée par la gentillesse de Bruce et étonnée par le soulagement que je ressens en m’asseyant
à nouveau. Il me tend un café fumant à l’arôme puissant. Il a disposé un chocolat et un sucre, me propose
du lait… Il fait tout pour que je me sente à l’aise et j’apprécie. Son attitude me rassure. Je ne perçois
aucune agressivité, juste de la bienveillance. Il ne me propose plus de danser, n’insiste pas. Je me sens…
en confiance. Ça, c’est nouveau. Je n’ai jamais ressenti cela avec un autre homme.

Je bois mon café en silence, jusqu’à la dernière goutte. Quand je repose ma tasse, ma décision est
prise. Je me lève et souris :

– Bruce ? Vous voulez bien remettre la musique, s’il vous plaît ?

Il me lance un sourire radieux :

– Avec plaisir, Nina.


– Vous vous souvenez ? Vous avez promis de ne le dire à personne, murmuré-je.

Nous dansons au milieu du salon, entourés par les lumières de la baie. La musique est douce et
sensuelle. Le corps de Bruce contre le mien m’affole. Son torse, que je n’ai cessé de caresser du regard
toute la soirée, est enfin à portée de paume, de même que ses muscles si bien dessinés sous sa chemise.

C’est la première fois qu’un homme m’attire à ce point.

Je me sens particulièrement bien. Presque… à ma place, dans les bras de cet homme que je ne connais
pas et qui, je le sais, a des secrets.

Mais n’en avons-nous pas tous ?

Puis-je vraiment lui faire confiance ? La seule chose dont je sois sûre, c’est que j’aime être avec lui ce
soir. Autour de nous, la musique se fait langoureuse. Nous sommes collés l’un à l’autre. J’ai la tête dans
son cou, le nez sur son parfum. Les yeux clos, je me laisse guider.

Après un moment, je relève la tête pour chercher son regard, deviner son état d’esprit, quand un détail
attire mon attention.

– Que cachez-vous, monsieur Willington ? demandé-je, un ongle dans l’échancrure de sa chemise.

Il me regarde sans comprendre. Mon attention s’est portée sur le haut de son épaule sur laquelle je
discerne un dessin. Plus exactement, une partie d’un dessin. Je fronce les sourcils.

Un tatouage ?

J'effleure le haut de sa clavicule du bout des doigts. Bruce attrape ma main. Je me laisse faire,
accaparée par ma découverte. Il y a bien un motif, mais on le distingue à peine quand il est de face.

– Vous voulez vraiment savoir ce que c’est ?


– Oui !

Bruce s’éloigne de moi et commence à déboutonner sa chemise.

– Qu’est-ce que vous faites ? paniqué-je.


– Mon tatouage recouvre mon dos. Je continue ou c’est trop indécent pour vous ? rit-il.
– Retournez-vous alors… s’il vous plaît.

Je n’ai rien trouvé d'autre que ça pour essayer de « normaliser » une situation qui est devenue hors de
contrôle. Quand Bruce obtempère avec un sourire sans rien dire et me tourne le dos, je me demande si
c’était une bonne idée : ces muscles qui roulent à travers la chemise n’ont rien à envier à ceux du côté
face.

Je ne peux détourner le regard et quand il fait tomber sa chemise, je sursaute presque. Un immense
tatouage tribal couvre près des trois quarts du dos du beau milliardaire. Un enchevêtrement de courbes
qui convergent en un même point. On dirait un être vivant, une partie de lui-même, qu’il cache au regard
des autres. Mes mains sont attirées comme par un aimant. Je m’approche et parcours le motif des doigts.

– C’est vraiment très beau, Bruce…


– Merci.
– C’est surprenant aussi. Qu’est-ce que ça représente ?
– Tout et rien à la fois, répond-il, évasif. Tu as vraiment envie de parler de mon tatouage ? me
demande-t-il en se retournant vers moi.
– Je…

Depuis que je l’ai rencontré, je me suis juré de percer à jour le mystère qui entoure cet homme. Je suis
sûre que ce tatouage que je viens de découvrir est une des clés qui me permettront de mieux le
comprendre. Tout comme celui qui le porte, ce dessin recèle une part d’ombre. Mais tout à coup, je ne
sais pas quoi dire, oui j’ai envie d’en savoir plus mais je me vois mal l’avouer alors qu’il plonge ses
yeux en moi.

Ça me paraît soudain trop intime.

– Dansons, chuchote Bruce à mon oreille en enserrant à nouveau ma taille.

Sauf que cette fois il n’a plus de chemise !

Je me laisse pourtant entraîner encore une fois, j’ose même poser ma joue sur son torse nu, savourant
la douceur de sa peau.
– Nous sommes si différents, vous et moi, Nina.
– Pourquoi dites-vous cela ? le questionné-je en tâchant de capter son regard, même si pour cela je
dois m’écarter.

Je lis l’évidence dans ses yeux. Il ne semble même pas comprendre qu’il faille me l’expliquer :

– Vous êtes flic, je les déteste. Vous aimez la justice, elle ne m’aime pas. Je n’ai plus de famille, vous
vouez une admiration à votre père que j’ai du mal à comprendre. Vous vous méfiez des hommes, j’en suis
un…

Je souris pourtant.

– L’évidence… Alors que faisons-nous ici ce soir, Bruce ?


– Je sais pourquoi je suis là, dit-il en plongeant son regard dans mes yeux. Je sais très bien ce dont j’ai
envie. Mais toi, Nina ? De quoi as-tu envie ?

Il a chuchoté ces derniers mots qui se perdent dans la musique. La pression de ses mains sur mes reins
s’est légèrement accentuée. Un mouvement précis pour un message très clair : il a envie de moi. La petite
voix dans ma tête se réveille enfin pour me rappeler une nouvelle fois que je ne devrais sans doute pas
être là. Bruce est témoin, je suis flic. Bruce est riche, pas moi.

Bruce a envie de moi et j’ai envie de lui.

Je chuchote à mon tour :

– Je ne sais pas ce que je fais là, mais si tu ne m’embrasses pas maintenant, je vais me rappeler que je
dois te fuir.

Il m’attrape par le menton et je vois une ombre passer dans ses yeux.

– Je ne veux pas que tu me fuies, Nina. S’il te plaît.

Bruce Willington hésite car je suis un danger pour lui comme il l’est pour moi. Pour la première fois,
je nous sens d’égal à égal. Je n’avais besoin de rien d’autre pour me laisser aller.

Enfin !

Dans un même mouvement, nos visages se rapprochent et nos lèvres se joignent. Ce deuxième baiser
est bien plus sauvage que le premier. Aucun de nous ne pense aux conséquences. Seul compte le moment
présent et nos corps avides l’un de l’autre.

Nous nous embrassons longuement. Nos corps se rapprochent, se collent l’un à l’autre. Nos langues,
nos mains s’apprivoisent, prêtes à en découvrir davantage. Je sens que Bruce contient de moins en moins
son impatience.

Sans que je sache exactement comment, ses mains sont passées dans mon dos. Il descend la fermeture
Éclair et le tissu fluide glisse sur ma peau jusqu’au sol.
Je suis en sous-vêtements devant Bruce Willington !

Je ne m’appesantis pas sur ce constat. Je suis allée trop loin en choisissant d’écouter mon corps plutôt
que ma raison. Je ne vais pas reculer maintenant.

Il est trop tard.

De mes mains avides, je parcours son torse, alors qu’il s’est mis à m’embrasser dans le cou. Sous sa
peau lisse, son ventre se dessine comme un labyrinthe à suivre du bout des doigts. Un parcours qu’il me
tarde de découvrir…

Bruce me prend soudain dans ses bras, il me porte à travers le bateau pour enfin arriver dans sa
chambre. Il me dépose sur le lit et son corps recouvre le mien. Il me regarde avec une admiration qui ne
me semble pas feinte. Ses doigts me parcourent du cou à la poitrine pour atteindre mon ventre en une
légère caresse qui attise un brasier en moi.

– Ne pense plus, Nina, chuchote-t-il à mon oreille avant de m’embrasser langoureusement avec une
lenteur et une passion qui me rendent folle.

Le contact de ses doigts sur mes seins à travers le fin tissu achève de me faire perdre pied. À partir de
cet instant, et jusque tard dans la nuit, plus rien ne compte pour moi hormis le corps de Bruce Willington.

Le désir que je lis dans ses yeux fait écho au mien. Bruce passe ses mains sur mes seins, dont il pince
la pointe avec avidité à travers le tissu. Nous nous embrassons encore avec la même fougue. J’ai à la fois
envie qu’il ne s’arrête jamais et besoin qu’il passe à autre chose. Je l’imagine déjà plus sauvage.

Comme s’il avait lu dans mes pensées, il accélère le rythme. Ses doigts se faufilent dans mon dos pour
décrocher mon soutien-gorge. Il me le retire avec dextérité.

Lorsque mes seins apparaissent, son sourire le trahit : il aime ce qu’il voit. Et j’adore savoir que je lui
plais. Il m’attrape par le menton et relève ma tête pour capter mon regard. Ses pupilles ont pris une teinte
plus foncée qui donne à mon beau milliardaire une tout autre prestance.

Pour ces yeux-là, une femme peut faire n’importe quoi…

Il me regarde longuement, en silence, mon souffle s’accélère.

Je suis en petite culotte et ballerines tandis qu’il n’est que torse nu, je me redresse légèrement et
avance mes mains vers son pantalon. Mais Bruce ne me laisse pas faire, il attrape mes poignets qu’il joint
au-dessus de ma tête, tout en effleurant ma poitrine de légers baisers qui déclenchent des décharges
électriques dans tout mon corps.

Je gémis de frustration, j’ai envie de beaucoup plus !

– Pas d’impatience…

Sa voix grave et profonde me fait chavirer. J’ai les jambes en coton et les mains moites. Bien sûr que
je suis impatiente ! D’en voir, d’en toucher, d’en respirer plus…

– As-tu toujours envie de fuir, Nina ?

Son ton, à la fois provocateur et charmeur, me fait frissonner.

– Non.

Ma voix ne tremble pas. J’ai rarement été aussi sûre de mon choix.

– De quoi as-tu envie ? demande-t-il en plongeant dans mes yeux.

Encore ce regard envoûtant…

– De toi, murmuré-je dans un souffle.

Je tends les bras vers lui, mais il me pose une question étrange :

– Es-tu prête à me faire confiance ?

Il semble vraiment attendre ma réponse avant de faire quoi que ce soit d’autre. Que veut-il dire par
là ? Suis-je prête à me laisser aller avec cet homme ? Mon corps n’a aucun doute et c’est lui que je veux
écouter.

– Oui.

Comme s’il n’attendait que ça, ses lèvres s’abattent sur les miennes, ses mains se font plus pressantes,
enserrent ma poitrine, la cajolent, descendent plus bas, frôlant mon intimité.

Cette fois, il me laisse tirer sur son pantalon. Bruce comprend le message, se relève pour l’enlever
tandis que je fais voler mes ballerines au bas du lit.

Alors que je suis toujours allongée sur le dos, offerte, mon amant marque un temps d’arrêt, les yeux
brillants. J’en ai des frissons de la racine des cheveux à la pointe des pieds.

Enfin, son corps recouvre à nouveau le mien, j’ai envie de lui, maintenant. Ma culotte et son boxer sont
la dernière barrière qui nous sépare. Je voudrais lui hurler de les déchirer mais sa bouche se pose sur
mon mamelon me réduisant au silence. Il le suce, le mordille et l’aspire avec avidité. La sensation est
extraordinaire : j’ai l’impression d’une avalanche de sensualité. Je suis comme assaillie de toutes parts,
incapable d’identifier la provenance exacte de mon plaisir : il n’y a plus de gradation, je suis sensible de
partout. Ma respiration est saccadée et des gémissements incontrôlables sortent de ma bouche. Mes mains
s’agrippent à présent aux draps. Tout mon corps se tend.

Je pourrais jouir comme ça et je suis sûre qu’il le sait !

Bruce prend son temps. Avec une lenteur exaspérante, il s’empare de mon autre mamelon et le titille
lui aussi du bout des lèvres. Je me sens à sa merci, offerte et surtout prête à tout pour qu’il continue. C’est
très troublant. Je répète son nom comme un encouragement, mais il ne tient aucun compte de mon
impatience. Ses mains caressent mon ventre, l’intérieur de mes cuisses ou remontent même vers mes
épaules.

Exaspérant !

Quand il se redresse, mon corps se propulse instinctivement vers lui. Pourquoi est-il parti ? En le
sentant passer un doigt sous l’élastique de ma lingerie, je comprends qu’il se décide à s’intéresser au
dernier bout de tissu qui me protège de ses assauts torrides.

Mais je ne veux surtout pas être protégée !

Ma culotte glisse le long de mes cuisses. Je n’ose plus bouger, tendue à l’idée de ce qu’il va arriver.
Mon désir est à son paroxysme, plus aucune barrière ne me retient. Je ne pense plus, je ne suis que
pulsion et désir. Je pousse un cri libérateur quand la main de Bruce se pose enfin sur mon sexe. Je suis en
feu. Toujours sans le moindre empressement, ses doigts se glissent entre mes lèvres intimes et, quand il
agace mon clitoris, des vagues de plaisir montent en moi.

Cette fois, c’est sûr, je vais devenir folle.

Entre deux gémissements, je tourne la tête vers lui et l’implore du regard. Mon message est clair :

Qu’on en finisse ! J’ai envie de toi maintenant !

Ça ne me ressemble pas, mais je ne peux pas lutter contre la brûlure que je sens au creux de mon
ventre.

Je vois bien qu’il en est conscient. Pourtant, Bruce n’a nullement l’intention d’arrêter tout de suite de
me torturer. Au contraire. Il veut que je reste sur le fil du plaisir, à deux doigts de l’orgasme.

La chambre est bercée par la pénombre de la nuit, je ferme les yeux, cherche mon souffle. Il y a encore
quelques heures, j’aurais ri au nez de toute personne me prédisant une nuit torride avec cet homme. À
présent, allongée sur son lit, je souhaite juste qu’elle ne s’arrête jamais. Je n’ai qu’une seule envie : qu’il
fasse de moi ce qu’il veut, pourvu qu’il continue de me donner du plaisir. Et que je puisse lui en donner à
mon tour…

Quand je rouvre les yeux, son sourire rassurant est juste au-dessus de moi :

–Tu es belle… murmure-t-il en prenant mon visage entre ses mains.

Je m’accroche à son cou pour rapprocher ses lèvres des miennes. Son compliment m’est allé droit au
cœur mais menace de me faire retrouver la raison : qu’un homme puisse me toucher à ce point avec des
mots qui ont traîné dans toutes les bouches me fait peur. Heureusement, quand il m’embrasse, c’est tout
mon corps qui réagit et je peux me laisser aller à toutes ces sensations inédites sans me poser plus de
questions.

Et, quand enfin il se relève pour enlever son boxer, je peux voir à quel point son sexe est tendu. Je
n’avais guère de doute sur le désir que je lui inspirais, mais cette fois, il est bien visible. Il est nu devant
moi et je regarde avec convoitise ce sexe droit et fier. Je me rapproche du côté du lit où il se trouve,
tends la main pour le caresser et en éprouver la douceur dans le creux de ma paume. Comme le reste du
corps de Bruce, je trouve son sexe beau. Je n’ai aucune honte à avouer que j’aime le toucher et le sentir
palpiter à mon contact. Folle de désir, j’ose même implorer Bruce à haute voix :

– Viens…
– Patience… dit Bruce, alors qu’il s’éloigne pour prendre quelque chose dans la table de nuit à côté
de son lit. Il en sort un préservatif dont il se hâte de déchirer l’emballage. J’observe ses gestes alors qu’il
le met.

Je bous. J’ai l’impression que rien ne saurait calmer l’incendie qui me ravage. Alors qu’il s’approche
de moi, je n’ose pas encore l’enserrer avec mes jambes, ou appuyer sur ses fesses avec mes mains. Mais
il joue à rester à l’entrée de mon ventre brûlant sans bouger, puis s’éloigne de quelques centimètres, pour
revenir aussitôt, toujours sans se décider à s’enfoncer en moi.

Encore plus exaspérée, j’affermis autant que possible le son de ma voix et lance :

– Viens !

Mais le résultat est plus un gémissement qu’un ordre. Il relève la tête en souriant. Ses muscles qui
bougent en cadence, juste sous mes yeux, me fascinent. Je répète ma demande à bout de souffle, en
ajoutant une formule de politesse :

– Viens, s’il te plaît…

Sait-on jamais…

Enfin, il semble avoir entendu ma supplique. D’un lent mouvement de reins, il me pénètre, m’arrachant
un long cri d’extase. Il me possède, sans bouger pendant ce qui me semble une éternité. Je palpite, tout
mon être pulse autour de lui. Je pense enfin avoir atteint la jouissance, quand il reprend ses va-et-vient,
cette fois à une cadence plus soutenue. Je suis à la merci de ses moindres mouvements, véritable poupée
de chair entre ses bras. Bruce ne me quitte pas du regard et semble deviner exactement quel rythme
imposer pour que je ressente toujours plus de plaisir. Je sens mon corps se tendre peu à peu, mon ventre
se soulever, mes doigts se crisper sur les poignets de Bruce. Ses coups de reins se font plus rapides et
l’orgasme me submerge soudain. Je ne peux m’empêcher de crier comme jamais je n’aurais osé le faire
auparavant tant le plaisir qui m'envahit est fort. Quelques divines secondes plus tard, Bruce jouit à son
tour et s’allonge à mes côtés, un sourire aux lèvres, le bras en travers de ma poitrine. Il me caresse
doucement. Nous sommes tous les deux bercés par une douce torpeur.

Dans un demi-sommeil, j’entends Bruce se rendre dans la salle de bains attenante à la chambre. Il me
rejoint quelques minutes plus tard et surprend mon regard sur son corps nu. Son tatouage est toujours
aussi intrigant. Alors qu’il se rallonge à côté de moi, je passe un doigt dessus :

– Tu l’as fait il y a longtemps ?


– Assez oui, répond-il en me tournant le dos.

Je contemple le dessin alambiqué dont il émane une puissance qui se marie particulièrement bien avec
le reste de son corps. Il fait partie de lui, un peu comme s’il n’avait pas été dessiné sur sa peau, mais que
les motifs étaient apparus naturellement.

Il se tourne vers moi. Je lui souris, la tête sur ma main. Son regard est encore tellement intense qu’il
me ferait rougir si mon corps ne portait pas encore son empreinte. Je le sens partout sur moi. Il
m’imprègne comme un parfum puissant qui m’enivre. Traçant la courbe de mon sein du bout des doigts,
Bruce murmure :

– J’aime ce que cette soirée m’a révélé…

Je frissonne à son contact. Mon désir, pourtant apaisé il y a quelques minutes à peine, renaît, plus fort
et plus pressant que jamais. Ses lèvres sont si proches des miennes que ce serait un crime de ne pas les
embrasser. J’y pose un premier baiser presque chaste, puis me laisse entraîner. Ma langue rencontre la
sienne et joue avec. Les muscles de Bruce se tendent, tandis qu’il me rend mon baiser puissant, la main
posée sur ma nuque.

La chaleur monte à nouveau entre nous. Mais cette fois, j’ai envie de prendre une part un peu plus
active à notre jeu. Mes lèvres toujours collées aux siennes, je me redresse, jusqu’à lui faire face. Ses
yeux brillent d’excitation. Je passe mes mains partout sur son corps. Après mes mains, je pose ma bouche
sur son cou, sa nuque, ses épaules et son torse.

Comme il est beau !

Bruce caresse mes cheveux tandis que je continue de le découvrir.

– Tu es belle Nina, murmure Bruce.

Il ne peut pas me voir puisqu’une masse de cheveux roux couvre mon visage. Tant mieux. Encore une
fois, je ne m’attendais pas à ce compliment qui sonne si sincèrement dans sa bouche. Il me bouleverse
sans que je sache pourquoi. Une puissante envie de le sentir à nouveau en moi me gagne. Quand je
redresse la tête, je sais que mon regard ne laisse aucune ambiguïté. Il semble même surpris, mais ravi,
par ce qu’il voit.

Sans lui laisser le temps de réagir, je le prends par les épaules et l’immobilise sur le lit. Il sourit :

– Serait-ce une arrestation en bonne et due forme, officière ?

J’étouffe un petit rire. Cet homme est surprenant : il arrive à faire de l’humour de façon si sexy que je
ne m’arrête pas sur le mot « officière » et sens au contraire une nouvelle vague de désir monter en moi. Je
n’ai pas envie de lui répondre, mais je souris. Je passe au-dessus de lui et m’assieds délicatement sur son
ventre. Pour la première fois, je le domine de toute ma hauteur.

Je l’interroge du regard. Il comprend immédiatement ma demande implicite et me montre le tiroir de la


table de nuit. Je l’ouvre et en sors un préservatif.

Les mains tremblantes, je déchire l’emballage, les yeux braqués sur son sexe à nouveau tendu. En
maîtrisant mon impatience, je déroule le préservatif sur son érection, qui révèle l’intensité de son désir.
Mes mouvements hésitants semblent décupler son excitation. Je l’entends gémir. J’aime le voir ainsi, dans
l’attente. Je le trouve plus vulnérable, d’une beauté touchante. Mais je ne me sens pas capable d’attendre
plus longtemps.

Sans le quitter des yeux, je reviens sur lui, son sexe tendu à l’entrée de mon sexe. Au moment où je le
reçois en moi, nos cris de plaisir se confondent. Bruce attrape mes hanches et me fait aller et venir en
cadence. Ses doigts m’agrippent comme s’il avait peur que je m’enfuie à nouveau. D’abord à l’affût de la
moindre sensation, je tente de maintenir un rythme lent, avant de me laisser totalement aller. Nos corps
avides l’un de l’autre se couvrent de sueur. Je le griffe, me penche pour me coller contre lui… Il me
prend dans ses bras et se redresse. Nous nous embrassons avec passion. Le plaisir nous atteint tous les
deux au même moment.

Nous restons longtemps immobiles, collés l’un à l’autre, de peur de briser la magie de ce moment.
Mon cœur bat la chamade, et selon ce que je sens, le sien aussi.

Il finit par s’écarter en m’embrassant dans le cou. C’est doux, délicat et tendre. Encore une fois, je suis
saisie par une émotion inattendue. Bruce me prend par la main et m’emmène jusqu’à la salle de bains. Je
me sens à la fois épuisée et engourdie par le plaisir que nous venons de prendre.

Nous prenons une douche plus que coquine puis Bruce m’enveloppe dans une épaisse serviette de bain
et me soulève dans ses bras. Il me porte jusqu’au lit et m’installe sous la couette. Je sens vaguement sa
présence à mes côtés avant de sombrer dans un sommeil profond.
11. Tellement troublée !

J’ouvre les yeux d’un seul coup. Je suis allongée dans le noir.

Pourquoi fait-il si sombre ? Quelle heure est-il ? Est-ce le matin ? Pourquoi je ne vois pas le jour
filtrer à travers mes volets ?

Parce que ce ne sont pas « mes » volets. Ni mes draps. Ni mon lit. Celui-ci est bien plus confortable.
Avant que j’aie pu bouger, un bras s’abat sur mon torse. Si tout ne m’était pas revenu en mémoire, j’aurais
sans doute hurlé. Mais bien sûr, je me souviens : la soirée, puis la nuit avec Bruce. Il dort encore
profondément, comme me l’indique sa respiration lente et régulière.

Je reste immobile, tous les sens déjà en éveil. Puisque je ne vois rien, je décide de refermer les yeux.
J’ai besoin de faire le point. Immédiatement, les images et les sensations ressenties au moment de
l’orgasme m’assaillent. Elles sont d’une telle intensité que j’en frissonne alors que je ne fais qu’y penser.
Jusque-là, aucun de mes amants n’avait réussi à me faire jouir aussi fort.

Sans doute parce que je n’ai jamais fait confiance à aucun d’entre eux…

Il me faut plusieurs minutes pour absorber cette nouvelle réalité. Pour la première fois hier soir, moi,
Nina Connors, j’ai fait confiance à un homme au point de m’abandonner totalement.

Pourquoi lui ?

Tous les hommes que j’ai connus étaient soit de pâles copies de mon père, autoritaires, mais sans
charisme, soit son opposé, fantasques mais sans envergure. Bruce Willington est très différent : il a déjà
tout et peut presque tout se permettre. On dit que les opposés s’attirent. Dans notre cas, rien n’est plus
vrai : j’appartiens à un ensemble qu’il déteste, il est, d’une certaine manière, ce que je cherche à
combattre.

Il est témoin, pas suspect.

Je secoue la tête pour y faire le vide. J’ai déjà passé en revue l’ensemble de ces arguments, avant
d’accepter l’invitation à dîner de Bruce. Mon cœur l’avait emporté sur ma raison, puisque je suis dans
son lit ce matin. Pourtant, les mêmes pensées contradictoires me hantent toujours. Je suis à nouveau
assaillie par le doute.

– Salut, mademoiselle l’officière de police, marmonne une voix ensommeillée.


– Bonjour, monsieur Willington, dis-je sur un ton faussement cérémonieux.
– Bien dormi ?
– Oui. Impossible de me souvenir quand nous nous sommes endormis…
– Facile : nous avons pris une douche ensemble. C’était après.
Malgré moi, je me sens rougir à l’évocation de notre douche commune. Instinctivement, je cherche nos
vêtements des yeux. Bruce éclate de rire lorsqu’il s’en rend compte.

– J’ai pris le temps de tout ranger ! Je ne voulais pas que tu te réveilles dans le désordre de notre nuit,
précise-t-il avec un clin d’œil.

À nouveau, j’hésite entre sourire et exaspération. Les mots « officière de police » me ramènent à mon
enquête.

Pourquoi faut-il qu’il se montre si… horripilant ?

– Je te taquine, répond-il à la question que je n’ai pas posée.

Il va vraiment falloir que je travaille ma « lisibilité » !

– Je reconnais qu’avant le petit déjeuner ce n’est pas très fair-play. Tu veux un café ?

Il s’est levé et passe devant moi pour se rendre à la cuisine. Il est nu. Bien que j’aie fait connaissance
avec son corps cette nuit, sa plastique parfaite ne cesse de me surprendre. Sa peau hâlée appelle les
caresses, tout comme ses boucles dans le cou sont une invite à y glisser les doigts. Il surprend mon
regard :

– On peut aussi se passer de petit déjeuner, si tu préfères, susurre-t-il d’une voix pleine de promesses.

Son regard m’enveloppe et mon ventre s’embrase. Cette fois, le rouge envahit complètement mon
visage. Pour couper court à mon embarras et ne plus voir son sourire coquin qui pourrait me faire
chavirer à tout instant, je me lève d’un bond.

– Un café, c’est parfait, merci. Je peux prendre la salle de bains ?


– Je t’en prie. Tes vêtements t’y attendent.

Mon trouble semble beaucoup l’amuser. J’imagine que moi aussi je pourrais en rire, si au fond de moi
une question ne tournait en boucle : pourquoi ai-je accordé ma confiance à Bruce Willington ? J’ai beau
m’asperger le visage d’eau glacée pour me remettre les idées en place, la réponse ne m'apparaît toujours
pas clairement.

Dans la salle de bains, les souvenirs de notre étreinte sous la douche reviennent et avec eux, un
agréable fourmillement au creux des reins. Bruce est vraiment un amant formidable : sensible, attentionné,
prévenant…

Dominateur…

Encore une énigme de cette nuit : alors que jamais je n’ai autorisé un de mes amants à prendre la
moindre initiative à ma place, j’ai laissé Bruce Willington faire absolument ce qu’il voulait de moi…
Pour mon plus grand plaisir.

Je m’habille rapidement et mets de l’ordre dans mes cheveux, du bout des doigts. Ça ira. Il faudra que
je repasse chez moi me changer de toute façon. Impossible d’aller travailler dans cette robe ! Je n’ose
imaginer les commentaires de Josh si j’arrivais vêtue ainsi.

Avant de quitter la salle de bains, je me regarde longuement dans le miroir.

Cette nuit était magique, mais cette histoire ne peut pas avoir de suite. Ma morale professionnelle me
l’interdit. Mes valeurs me hurlent de tout arrêter. Je sais qu’il faut que j’y mette un terme. Ma raison a
repris le dessus, et même si je sais que cela ne sera pas facile, il faut que je prenne cette décision et que
je m’y tienne.

Cette nuit était unique.

Je prends une profonde inspiration et pars rejoindre Bruce, la mort dans l’âme.

Il m’attend dans la cuisine, accoudé au bar, les cheveux encore en bataille et les yeux à peine ouverts.
Il ne porte qu’un jean et une chemise qu’il n’a pas encore boutonnée. Il est encore plus craquant comme
ça.

En souriant, il pose une tasse de café fumant devant moi et me fait signe de m’asseoir en face de lui. Je
bois en silence, la gorge nouée.

– Tu veux manger quelque chose ? Il y a un vendeur de beignets fabuleux juste en face.


– Non, merci. Il faut que j’y aille, dis-je, sans le regarder.
– Oh, je vois : le devoir t’appelle, c’est ça ?

Son ton légèrement sarcastique me rappelle que Bruce n’aime pas la police. Il n’aime pas ce que je
suis. Cette pensée me donne le courage de parler :

– Je pense qu’il vaut mieux en rester là.

Bruce ne répond pas immédiatement. Mais quand il le fait, il ne me facilite pas la tâche :

– Pourquoi ? Tu as passé une mauvaise soirée ? Ce n’était pas bien ?

S’il savait ! Ça n’a jamais été aussi bien.

Je croise son regard et comprends que je suis bien incapable de répondre. Au lieu de cela, je me lance
dans une explication rationnelle :

– Écoute, Bruce, tu es un témoin important dans une affaire dont je m’occupe et…

Il hausse un sourcil et me coupe :

– Quel rapport avec la nuit dernière ?

Il m’agace à faire semblant de ne pas comprendre !

– Bruce, je ne peux pas tout mélanger ! Je suis flic, je t’ai interrogé…


– Et alors ?
– Que se passera-t-il si je découvre que tu me caches des choses ?

La question est sortie toute seule, mais en la prononçant, je comprends que c’est exactement ce dont
j’ai peur. À ma grande surprise, Bruce éclate de rire. Ses yeux pétillent d’insouciance. Alors que je le
regarde avec des yeux ronds, il me prend délicatement le menton et relève ma tête. Son beau regard doré
me trouble un peu plus.

Je n’avais pas besoin de ça !

– Nina, est-ce que cela changera quelque chose à ce que nous avons vécu cette nuit ? Je sais que tu
penses comme moi : nous avons passé un moment intense et… hors normes. Je me trompe ?

Il a raison. Mais il n’a pas répondu à ma question. Je me dégage doucement de son étreinte : si près de
lui, je ne suis plus sûre de rien, surtout pas de moi ! Au lieu de lui donner une réponse, je lui fais
promettre de ne parler de notre soirée et de la nuit qui a suivi à personne.

– Je n’ai pas l’habitude de confier ce genre de choses. Et à qui veux-tu que j’en parle ?

C’est vrai, je connais son histoire aussi bien par son dossier que grâce à la discussion que nous avons
eue hier soir : Bruce n’a aucun proche à qui se confier.

– Sois tranquille, officière, lance-t-il en insistant lourdement sur mon titre, je garderai le silence !

Je sens bien qu’il est blessé, même si j’ai un peu de mal à saisir pourquoi. Il se doute bien que je ne
vais pas renoncer à mon enquête !

Il y a de nouveau une barrière invisible entre nous, comme lors de notre première entrevue. Bruce
Willington toise l’officière de police Connors. Il est temps de partir.

– Il faut que j’y aille, répété-je, incapable de trouver une autre formule.
– Bonne journée, officière.

Son ton froid est heureusement démenti par ses yeux rieurs. Au moment où je passe la porte, il
m’enlace et dépose un doux baiser sur mes lèvres.

Durant ce bref instant, j’oublie tout : mon enquête, mes valeurs, mes conflits intérieurs… Seules
comptent nos langues qui se mêlent en une danse sensuelle. J’ai un mal fou à rompre le charme.

– Les baisers volés, officière Connors,… sont ceux que je préfère.

Je souris encore lorsqu’il referme la porte.

Prendre la décision de mettre fin à cette histoire et m’y tenir… Tu parles !

Après m’être assurée que personne ne m’a vue sortir du bateau, je saute dans un cab pour rentrer me
changer. Malgré le peu d’heures de sommeil, je me sens pleine d’énergie.
Chez moi, mon premier réflexe est de mettre mon portable en charge. Alors que j’enfile un jean et un
chemisier, j’entends plusieurs sonneries. J’écouterai mes messages en chemin, sinon, je vais être en
retard. Inutile de me faire mal voir alors que ma deuxième semaine n’est même pas finie. Une fois sur la
route, je peux enfin écouter ma messagerie.

Émilie me propose d’aller prendre un verre d’une voix enjouée, puis, dans un deuxième message,
espère que j’ai passé une soirée de rêve.

– Sinon, conclut-elle, tu n’as aucune raison de ne pas m’avoir rappelée !

Je pense pouvoir dire que ma soirée était encore mieux que ça. D’ailleurs, j’ai hâte d’en parler avec
elle. Je suis sûre qu’elle saura me conseiller. Je lui envoie un texto pour lui proposer de me rattraper le
soir même. Mon téléphone bipe à nouveau, je n’avais pas vu qu’il me restait un message.

Je ne suis pourtant restée injoignable qu’une seule soirée !

C’est Josh. Un camion passe dans la rue au moment où il commence à parler. Je ne distingue rien
d’autre que « Willington ». Rien de tel pour me ramener au présent ! Je m’arrête pour écouter à nouveau
l’enregistrement. Il date de ce matin : « Rappelle-moi au plus vite, Nina. J’ai découvert que les
Willington et toi êtes bien plus liés que tu ne peux le croire. »

Tout se met à tourner autour de moi. L’espace d’une seconde, un voile noir se forme même devant mes
yeux. Au loin, j’entends une voix me demander :

– Mademoiselle ? Vous vous sentez bien ?

Alors que je secoue machinalement la tête, on me met quelque chose dans la main :

– Vous avez laissé tomber votre téléphone !

Je ne m’en étais même pas rendu compte. Je remercie mon bienfaiteur sans le voir et parcours les
quelques mètres qui me séparent du commissariat dans un brouillard complet.

Je n’y comprends rien : en quoi suis-je liée avec les Willington ? À moins que… Josh serait-il déjà au
courant de ma nuit avec Bruce ? Impossible ! Je suis sûre d’avoir pris toutes les précautions nécessaires.
Brusquement, un souvenir de mon adolescence me revient : alors que je sortais avec mon petit ami au
bowling, j’ai eu la « surprise » de croiser des collègues de mon père plusieurs fois ce soir-là. Serait-il
possible que…

Non ! Je suis une adulte à présent !

Tout mon être rejette cette possibilité : m’imaginer espionnée à mon âge m’est insupportable.

Sans compter la honte de voir mise en place publique ma relation avec un suspect !

Témoin. Bruce n’est que témoin. Je me répète cette phrase en boucle comme un noyé s’accroche à une
bouée. Pourtant, si hier soir, en tête-à-tête avec lui, cela a suffi à me convaincre, c’est loin d’être le cas
ce matin.

Je rentre dans le commissariat, fébrile et tremblante. Je ne salue personne, trop occupée à chercher
mon coéquipier du regard. Est-ce la fin de ma carrière ? Et toujours cette question : comment ai-je pu
faire confiance à Bruce Willington ? Et en quoi, moi, Nina Connors, suis-je liée à cet homme ?

Une autre phrase me revient en mémoire, cette fois-ci prononcée par Josh. « N’en fais pas une affaire
personnelle », m’avait-il prévenue. Je ne l’ai pas écouté et maintenant…

Il est trop tard pour les regrets.

À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
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Secrets interdits - 2
Laisser un homme mettre sa carrière en danger ? Hors de question ! Nina est bien trop indépendante pour
ça !
Mais quand elle rencontre Bruce Willington, l’amant aux nombreux secrets, tout vole en éclats.
Il est charmeur, sexy et dangereux : ses baisers et sa passion lui font tout oublier.
Et si elle va au bout de son enquête, perdre Bruce pourrait être le prix de la vérité !

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Effet de vague, saison 1


Le sexe, c’est facile. L’amour, c’est une évidence qui s’impose. La confiance, c’est plus compliqué.

Que fait un homme qui n’a confiance en personne et ne ressent aucune émotion quand le « coup d’un soir
» fait ressurgir le passé sombre qu’il avait enterré ? Matt Garrett est un homme d’affaires qui n’a pas
l’habitude d’être dominé ni dompté, il est incapable d’aimer. Alexiane Sand est une jeune avocate franco-
américaine dont le rêve est de travailler à la Cour Pénale Internationale de la Haye. Elle ne cherche pas
plus que lui à vivre une histoire d’amour, entre eux, l’accord est clair : juste une nuit.
Mais l’aventure d’une nuit va très rapidement se compliquer : Matt et Alex sont liés par la découverte
d’un secret. Chacun a le pouvoir de détruire l’autre. Ou de le sauver.

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articles 425 et suivants du Code pénal. »

© EDISOURCE, 100 rue Petit, 75019 Paris

Février 2017

ISBN 9791025735206

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