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Estelle

a 39 ans et, en apparence, tout pour être heureuse. Pourtant, elle rêve
d’une vie plus belle dans laquelle son mari ferait attention à elle, son fils
travaillerait à l’école et son chef de service reconnaîtrait sa vraie valeur.
Lors d’une insomnie provoquée par les ronflements de son conjoint, Estelle
googlise « changer de vie ». Elle tombe sur un article, inspiré par la loi
d’attraction, d’après lequel il suffirait de visualiser ce que l’on souhaite et de
l’écrire. Sans y croire une seconde, elle formule son voeu : « je souhaite avoir
un mari beau, charmeur, attentionné, comme Brad Pitt ».
Le lendemain matin, quand Brad se réveille à ses côtés, Estelle découvre
qu’elle a souscrit, bien malgré elle, à un programme de réalisation de rêves.
Se prenant au jeu, elle émettra un ensemble de souhaits pour transformer sa
vie. Mais, alors que tout change autour d’elle selon ses désirs les plus
fantasques, Estelle se sent toujours insatisfaite… À quoi tient donc le
bonheur ?

Marilyse Trécourt se dit atteinte du syndrome d’Amélie Poulain, qui consiste
à essayer de rendre heureux tous ceux qui l’entourent. Il l’a incitée à écrire ce
roman pour répondre aux attentes des amateurs d’émotions, d’humour, de
romance, de suspense et de développement personnel, mais aussi de tous ceux
qui rêvent d’une vie meilleure.
Groupe Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com

Éditrice externe : Agnès Marot


Composé par Soft Office

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le
présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
d’exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
© Groupe Eyrolles, 2018
ISBN : 978-2-212-56949-0
1
– L ucie ? Tu es là ? Il faut vraiment que tu m’aides. Je ne sais pas
comment, mais… J’ai besoin de ton énergie, de ta force, de ton culot.
J’étouffe. Cette vie ne me convient plus, il me faut du changement, de l’air
frais. Par où commencer ?
Le visage de Lucie me regarde avec son sourire désarmant sur la photo
écornée. Ce visage tellement semblable au mien qu’un inconnu pourrait s’y
méprendre.
Le parc est désert à cette heure-ci, comme d’habitude. Les balançoires et les
tourniquets attendent sagement, stoïques, l’arrivée de la horde d’enfants
hystériques qui déferlera après l’école, si la pluie consent à aller voir ailleurs.
On n’entend que le bruit des voitures qui descendent l’avenue et les gouttes
qui s’écrasent sur mon parapluie.
Je viens parfois ici, tôt le matin, avant d’aller travailler. Ça m’apaise. Je peux
parler à voix haute, lâcher tout ce que j’ai sur le cœur et même pleurer si j’en
ai envie. Et elle, elle m’écoute, le visage éternellement souriant, sans jamais
m’interrompre. L’espace de quelques minutes, je peux être moi-même et
exprimer mes doutes.
— Alors, tu ferais quoi à ma place ?
Je l’entends ricaner d’ici. « Oh, arrête de te plaindre, ça n’a jamais fait
avancer les choses. Si cette vie t’ennuie, changes-en ! »
Mais je ne suis pas elle. Je n’ai pas son courage.
Je range la photo dans mon sac à main, calant tant bien que mal le manche de
mon parapluie contre mon cou. L’eau glacée en profite pour s’y infiltrer. Mes
bottines sont détrempées.
Lucie a de la chance, elle est à l’abri, là où elle est. Mais j’en ai encore plus
qu’elle, pour une fois. Moi, je suis en vie. Du moins, je survis. Je suppose que
ce n’est déjà pas si mal.
2
n refermant la portière de ma voiture, je me glisse dans le corps

E d’Estelle-qui-va-bien. « Estelle ? Elle va bien ! » C’est ce que les gens


pourraient répondre à mon sujet. J’accroche un sourire sur mon visage,
et c’est parti !
J’arrive à la banque avec dix-neuf minutes de retard – merci les
embouteillages. Maudite pluie ! Dès que le temps s’humidifie, non seulement
les voitures s’agglutinent et pourrissent mon emploi du temps (et mon
humeur) mais de plus, mes cheveux estiment d’un commun accord avec eux-
mêmes que c’est leur heure de gloire. Comme si cette humidité les autorisait
à s’exprimer à leur guise en dépit de toute considération esthétique, et à se
transformer en d’horribles petites queues de cochon. Je relève rapidement ma
tignasse en un vague chignon, pour éviter de me faire plaquer au sol par le
vigile de ma boîte. Une femme me tient la porte d’entrée. Susie. Manquait
plus qu’elle. Il me reste deux mètres pour recomposer un sourire hypocrite sur
mon visage.
— Salut, ma beeeelle ! me lance-t-elle en me claquant la bise. Oh, c’est
amusant, tu t’es fait un palmier sur la tête ? Tu voulais te rajeunir ?
Voilà, en trois phrases, vous avez une idée de qui est Susie. Elle se fait passer
pour votre meilleure amie avec ses petites salutations suintantes de douceur et
vous poignarde aussitôt dans le dos avec une pique assassine, formulée
comme la blague la plus drôle du monde.
— Oh non, je les ai attachés comme ça, à la va-vite, à cause de la pluie.
Sans attendre sa réponse, je lui tourne le dos et fonce dans mon bureau, mon
imperméable dégoulinant toujours sur le dos. Vite, allumer mon ordinateur
avant que mon chef ne découvre mon retard.
Au même moment, mon portable sonne, affichant le visage de Lucas. Je
décroche en soupirant.
— Maman ? Je ne trouve pas mes clés.
— Premier tiroir de la commode de l’entrée. Tu ne commences pas à
8 heures ?
— Si, pourquoi ?
— Parce qu’il est 8 h 25 !
— Ah bon ? Je n’ai pas vu l’heure passer.
— Lucas ! Dépêche-toi d’y aller !
Stéphane, le chef du service marketing, fait une entrée fracassante dans mon
bureau. Raccrochant précipitamment, je me promets de poursuivre cette
conversation avec mon tête en l’air de fils plus tard, et m’évertue à prendre un
air absorbé devant mon ordinateur. Il s’approche et écrase ma main dans la
sienne.
— Bonjour, Estelle.
— Bonjour ! Je suis justement dans les budgets.
Il se penche et jette un regard perplexe sur mon fond d’écran où mon mari,
mon fils et mon chien Mojito, un petit bouledogue français tout noir et
parfaitement horripilant, nous regardent en souriant. J’ouvre un onglet au
hasard pour cacher mon trouble. Une publicité de croquettes pour chiens.
Stéphane lève un sourcil circonspect.
— Enfin, j’y réfléchissais, plutôt, dis-je en bafouillant. Je vous apporte un
café ?
— Serré. Et envoyez-moi le compte rendu de la réunion d’hier.
Pas un « Merci, vous êtes bien aimable » ou un « Si vous avez le temps,
malgré votre quantité de travail colossale, un travail pour le moins admirable
d’ailleurs ».
Il sort de mon bureau ; j’en profite pour retirer mon trench trempé. Qu’est-ce
qu’il va penser de moi, encore ?
On est deux dans son équipe : moi, l’assistante marketing, et Kévin, le CRM
analytics manager (ne me demandez pas, je n’ai toujours pas compris ce que
ça voulait dire). C’est le petit jeune du service, vingt-cinq ans à peine et très
sympa. Toujours tiré à quatre épingles, il collectionnait les petites copines
jusqu’à ce qu’il décide de se caser pour de bon avec la femme de sa vie,
Joyce, il y a trois semaines. Alors que je dépose, toute dépitée, son café
à Stéphane, Kévin arrive à ma rescousse dans le bureau, un grand sourire aux
lèvres et un sachet à la main.
— Oh non, t’as pas fait ça ?
— Quoi donc ? me demande-t-il avec son air angélique.
— Là, dans le sachet, c’est quoi ?
— Bah, des viennoiseries !
— Kévin ! C’est à cause de toi que je ressemble à une mamma italienne !
— Plains-toi ! Grâce à moi, tu ressembles à Monica Bellucci.
— C’est ça, moque-toi… Comment va Joyce ?
— Super ! Je lui ai donné la clé de mon appart hier soir…
— Non ! Déjà ? Enfin, je veux dire, c’est super ! Je te souhaite d’être
vraiment heureux avec elle. Tu n’as pas pris de pain aux raisins ?
Mon téléphone portable sonne de nouveau, coupant court à la conversation.
Cette fois, c’est mon mari. Je soupire de plus belle.
— Qu’est-ce qui se passe, Richard ?
— Je suis repassé à la maison pour récupérer mon portable et j’ai trouvé
Lucas en train de jouer aux jeux vidéo. C’est normal ?
— Non, bien sûr que ce n’est pas normal ! Il était en retard ce matin mais je
lui ai dit d’aller en classe quand même.
Dans le combiné, j’entends mon fils se justifier :
— J’avais peur de me faire coller par Hitler !
Hitler, c’est le proviseur du lycée, qui doit son surnom à sa sévérité et à la
petite moustache ridicule qu’il arbore depuis toujours. Je soupire une fois de
plus, déjà épuisée, et demande à Richard de conduire Lucas au lycée avant de
me plonger enfin dans mon travail.
Un travail qui ne me passionne pas plus que ça, à vrai dire, mais qui a le
mérite de faire défiler la journée en un clin d’œil.



18 h 30. Je rentre enfin chez moi. Il ne pleut plus, mais les embouteillages
embouteillent toujours les routes. Mon estomac crie famine à cause de la
cafétéria du boulot qui ne propose que des plats baignant dans la mayonnaise
alors que je suis au régime (un régime très personnel fluctuant au gré de mes
humeurs), je suis exténuée et je n’ai qu’une envie : me rouler dans la couette
pour oublier cette journée atroce. Pourtant, quand je pense à ce qui m’attend
en rentrant, j’ai presque envie de repartir travailler. Inciter Lucas à faire ses
devoirs pendant qu’il répète toutes les cinq minutes « Quand est-ce qu’on
mange ? J’ai les crocs ! », endurer les états d’âme de Richard qui ne supporte
plus ce con-de-Durand (alias son chef des ventes) et réparer la énième bêtise
de Mojito… Les larmes me brouillent la vue et un sentiment de vide abyssal
s’empare de moi.
Agacée, je chasse mes larmes d’un geste sec. L’important, c’est que nous
soyons tous en bonne santé. La famille passe avant tout et la mienne est
formidable.
Je prends le temps de retrouver la Estelle-qui-va-bien, me convaincs que la
soirée me réserve peut-être de bonnes surprises, et j’ouvre la porte de
l’appartement.
3
– L ucas, c’est bon, tes devoirs sont faits ?
— Ouais, t’inquiète ! me répond-il sans même détourner le regard de la télé
où de jeunes gens en maillots de bain taillant objectivement trop petit
s’engueulent au bord d’une piscine. On mange quoi ?
— Je ne sais pas encore…
— On pourrait manger un truc bon ?
— Pourquoi ? D’habitude, c’est pas bon, ce que je te fais ?
— Si, mais tu vois ce que je veux dire…, me répond-il en caressant Mojito
qui vient de sauter sur ses genoux.
On va faire comme si.
— Et toi, ça va, mamounette ?
— Ça peut aller, mon grand. Merci.
Lucas est un fainéant, incontestablement, mais il sait aussi être adorable, voire
câlin (à ses heures) et je ne me lasse pas de discuter avec lui de ses copains,
de ses petites copines, et de questions philosophiques du genre « Si un
poisson mange un autre poisson, tu crois qu’il peut s’étrangler avec une
arête ? ».
Je lui souris et passe dans la salle de bains pour sortir le linge de la machine
à laver. Douze tee-shirts à Lucas, cinquante-trois chaussettes à Lucas, quatre
jeans à Lucas, dix caleçons à Lucas et deux pulls à Richard. Rien à moi. Il n’y
avait plus de place dans la machine. De retour dans la cuisine, je sors la
vaisselle du lave-vaisselle et le remplis avec la sale.
Un bruit étrange me parvient du couloir. Une sorte de grognement doublé
d’un halètement asthmatique. Soudain gagnée par un mauvais pressentiment,
j’avance sur la pointe des pieds… C’est Mojito ! Il s’amuse à mordiller un tas
de chaussettes qu’il disperse dans tous les coins. Les cinquante-trois
chaussettes que je viens d’étendre se retrouvent à présent recouvertes de
bave… Si je les remets dans la corbeille à linge sale, Lucas va encore se
plaindre qu’il n’a plus de chaussettes propres ; je décide donc de la jouer
finaude et de replacer les chaussettes baveuses sur l’étendoir, comme si de
rien n’était. Il y a fort à parier que Lucas ne se rendra compte de rien.
Richard arrive et lance ses chaussures et sa mallette à travers le salon.
— Salut, poupoune ! me crie-t-il. On mange quoi ?
— Je ne sais pas encore. Pas eu le temps de regarder. Tu as passé une bonne
journée ?
— Oh, m’en parle pas ! Ce con-de-Durand nous en a encore sorti une bien
bonne, tu ne devineras jamais !
Je ne supporte plus de l’entendre se plaindre de ce « con-de-Durand », qui lui
fixe des objectifs « de dingo », qui ne lui lâche jamais « la grappe » et qui le
presse « comme un citron ». S’il en a marre de son boulot, il n’a qu’à essayer
d’en changer !
« Et toi, tu fais quoi au juste, ma grande ? »
Tiens, revoilà Lucie. Ou peut-être est-ce juste ma conscience, celle qui
s’évertue à me montrer tout ce que je fais de travers et tout ce que je n’ai pas
le courage d’accomplir.
— Et alors, je lui ai dit qu’il pouvait aller se faire voir, avec ses objectifs de
dingo !
— Tu lui as vraiment dit ça ? je demande, par automatisme.
— Ouais ! Bien sûr ! Mais ce con-là est sourd comme un pot, je ne suis même
pas sûr qu’il ait entendu. Et toi, tu as passé une bonne journée ?
— Stéphane aussi a été très pénible, aujourd’hui. Il m’a fait refaire deux fois
le compte rendu de la réunion et m’a demandé de finaliser les projections
budgétaires de l’année prochaine en moins de vingt-quatre heures ! Tu te
rends compte ?
— Ouais, il abuse ! Tu ne devrais pas te laisser faire, poupoune. On mange
quoi ?
Direction la cuisine pour préparer le repas. Le frigo est presque vide, je n’ai
pas eu le temps d’aller faire des courses. Pâtes carbonara et salade verte, c’est
le mieux que je puisse faire dans ces circonstances. Mes hommes
engloutissent leurs pâtes à toute vitesse, sans même se demander si c’est bon,
sans même penser à me le dire.
— Tu manges pas ? me demande Richard.
— Je n’ai pas très faim ce soir, je suis un peu…
— Je peux finir le plat alors ?
— Oui.
Je devrais reparler de l’incident de ce matin, du fait que Lucas s’autorise
à rater des heures de cours, de son absence de maturité et de sérieux, mais
aussi du manque d’initiative de son père qui aurait pu régler la situation tout
seul, sans me déranger sur mon lieu de travail. Je devrais, mais je n’en ai pas
le courage. Pas ce soir. Je n’ai qu’une envie : me plonger dans un bain chaud
et regarder un bon film. Love Actually, par exemple…
Après avoir débarrassé, je rejoins Richard sur le canapé et pose ma tête sur
son épaule. Il regarde le journal télé.
— Il faudrait sortir Mojito.
— Oh, j’ai pas la force, ce soir, je suis tellement crevé que j’en ai des
vertiges. Je dois couver un sale truc. Vraiment, je ne le sens pas, là.
— C’est toujours la même chose. Moi aussi, je suis crevée.
— Je sais, poupoune. J’irai la prochaine fois, promis.
Comme s’il avait suivi notre conversation, Mojito se pointe et pose sa petite
tête baveuse sur mon genou, m’implorant de ses grands yeux noirs. Je
capitule, consciente que cette bataille est perdue d’avance.
— T’as gagné, boule de poils !
Je remets mon imperméable et attrape mon parapluie et sa laisse. Les rues
sont désertes, plongées dans une obscurité perturbée par les phares des
voitures et les lumières provenant des habitations. J’aime bien regarder chez
les gens, la nuit, sans qu’ils s’en aperçoivent. Je m’amuse à imaginer ce qu’ils
se disent pendant le repas, leurs blagues, leurs gestes tendres, les histoires que
les mamans racontent à leurs enfants en les bordant dans leur lit…
Ah, si Lola m’entendait ! Elle répète tout le temps qu’il ne faut pas subir nos
vies. Lola, c’est mon amie d’enfance. Avec Lucie, on était comme les trois
doigts d’une main, même si j’étais beaucoup plus timide et réservée qu’elles
deux. Lola se moque éperdument du regard des autres. Elle cherche à se plaire
avant tout, à être bien avec elle-même et ça la rend terriblement attirante. Un
concept qui m’est totalement étranger.
Assise sur un banc mouillé, je sors mon téléphone et compose son numéro
dans l’espoir qu’elle saura me remonter le moral. Répondeur.
— Salut, Lola, c’est Stella. Je voulais avoir de tes nouvelles. Pense
à m’appeler quand tu auras le temps, OK ? Bisous !
Lola m’a toujours appelée Stella, il paraît que c’est plus « fun » qu’Estelle.
C’est aussi elle qui m’a suggéré le nom de mon chien : d’après elle, lors de
nos soirées filles, je deviens aussi excitée que lui dès mon premier mojito.
N’importe quoi ! Tu ne peux plus chanter du Luis Mariano, ni faire rigoler les
serveurs sans passer pour une folle, maintenant.
Quand Mojito a terminé sa petite affaire, il se tourne vers moi, visiblement
fier de lui. « Bon, on y va ou quoi ? » m’interroge-t-il du regard. Le vent se
lève et s’engouffre sous mon parapluie pour l’emporter trois mètres plus loin.
Mon bouledogue court aussi vite que ses petites pattes le lui permettent pour
me le rapporter, comme s’il s’agissait d’un jeu. Il me le tend mais c’est trop
tard, je suis complètement trempée. Je pose le parapluie à côté de moi sur le
banc et regarde les voitures passer sans faire attention à moi, ni à mon visage
ruisselant de pluie. De pluie et de larmes. Que je ne parviens plus à endiguer.
Le barrage a cédé. C’est trop tard.
Mon chien grimpe sur le banc et blottit son corps trempé contre le mien.
— Tu vois, toi, c’est facile, je sais qui tu es, dis-je à mon toutou tout mouillé.
Un chien. Moi, je n’en sais rien. Je sais juste qui je suis par rapport aux
autres : la mère dévouée d’un ado glandeur, l’épouse tout aussi dévouée d’un
mari qui ne me voit même plus et l’assistante beaucoup trop dévouée d’un
chefaillon tyrannique. Mais toute seule, je suis qui ? J’ai l’impression d’être
une coquille vide. Une coquille mal coiffée, en plus.
Mojito me fixe avec ses billes noires, aussi muet que d’habitude.
— Oh, Lucie, j’ai besoin de toi, faut vraiment que tu me donnes un coup de
main !
Le silence nocturne me répond. Je me sens plus seule que jamais.
4
u beau milieu de la nuit, un bruit épouvantable me réveille en

A sursaut : Richard ronfle tel un orignal enragé. Comme toutes les


nuits. Et, comme toutes les nuits, ses ronflements ont raison de mon
sommeil sous somnifères. Les yeux bouffis d’avoir trop pleuré, une migraine
lancinante dans le crâne, je comprends que je ne me rendormirai pas.
Finalement, je me lève pour aller boire un verre d’eau. La porte de la chambre
de Lucas est entrouverte ; il dort en travers de son lit, sa couette tombée au
sol. C’est plus fort que moi : je la ramasse et la replace sur lui.
J’entends d’ici Lola me répéter que je devrais arrêter de materner tout le
monde et penser un peu plus à moi. J’ai bien envie de lui répondre que je
pense à moi, et même tout le temps. Je pense à tout ce qui ne va pas dans ma
vie. Pourtant, je suis incapable d’y changer quoi que ce soit.
Le somnifère me fait chanceler, embrouille mes pensées déjà confuses. Je
m’assieds devant l’ordinateur, ouvre le moteur de recherche et, de dépit,
y tape : « comment changer de vie », ainsi que je l’ai déjà fait à de
nombreuses reprises ces derniers temps, sans jamais trouver de réponses
pertinentes. Plusieurs propositions apparaissent :
– Tout quitter pour changer de vie
– Changez de vie en boostant votre sexualité
– Changer de vie et réaliser ses rêves

Je clique sur ce troisième lien qui ne s’était encore jamais affiché dans mes
résultats de recherche. L’article explique que pour amorcer le changement, il
faut utiliser la « loi de l’attraction ». D’abord, visualiser ce que l’on souhaite,
dans ses moindres détails. Ensuite, s’imaginer être déjà celui que l’on veut
devenir. Puis éprouver d’ores et déjà de la gratitude pour ce bienfait. Cette
attitude permettrait de dégager une énergie qui attirerait automatiquement
à nous ce que l’on désire.
N’importe quoi ! Comment pourrais-je me réjouir d’être mince alors que ma
balance me crie « Allez, plus que trente kilos et on arrive au quintal ! » dès
que je lui grimpe dessus ?
De toute façon, c’est bien gentil mais je n’ai aucune idée de ce que je pourrais
écrire. Voyons… si je creuse un peu, je dirais que j’aimerais bien avoir un
corps de rêve (mais pas envie de faire un régime trop strict), un boulot plus
intéressant, voire diriger le service (mais pas envie de faire des heures sup’),
un peu plus d’aide à la maison (mais quand j’en parle à Richard, il me regarde
comme si je lui demandais de me donner l’un de ses organes).
Je l’entends ronfler d’ici. Après tout, beaucoup de gens doivent supporter les
ronflements de leur conjoint. Même Angélina Jolie ne fait sans doute pas
exception à la règle avec Brad Pitt. Quoique, non, pas lui. Je ne le vois pas
ronfler. Je l’imagine comme dans la publicité pour ce parfum dont j’ai oublié
le nom : élégant, mystérieux, charmeur, tendre et fort à la fois.
« Voilà ce qu’il te faudrait, ma grande ! »
— C’est ça, oui. Il me faut Brad Pitt comme mari, dis-je à voix haute.
L’esprit embué par les somnifères, j’ouvre en ricanant ma messagerie
électronique et écris :
« Brad Pitt est mon mari, il est beau, charmeur, attentionné, mystérieux, tendre. Et j’en éprouve
beaucoup de gratitude. »

Réprimant un bâillement, je m’envoie ce message à moi-même en souriant.


— Voilà, c’est fait, j’ai changé ma vie. Brad sera un mari merveilleux !
Génial. Mais je vais d’abord essayer de dormir un peu. Bonne nuit, tout le
monde.
Mojito me répond en grognant. Tant bien que mal, je retrouve le chemin de
mon lit et constate, soulagée, que Richard a enfin cessé de ronfler. Aucun
souhait stupide ne remplacera une bonne nuit de sommeil !
5
e sens une caresse dans mon cou. Pas vraiment le genre de Richard…

J — Mojito, laisse-moi dormir !


Cette crapule a dû monter sur le lit. Il me caresse le cou avec sa papatte. Une
papatte toute douce. Mmm… c’est agréable, finalement.
— Bonjour, mon ange, me dit-il.
Ah, d’accord, je rêve. Mojito n’a pas cette voix de crooner. Je remonte la
couette sur mon épaule et me pelotonne dans mon lit en poursuivant mon
doux rêve. La papatte de Mojito descend le long de mon cou jusque dans mon
décolleté.
J’ouvre les yeux et m’écrie :
— Dégage, Mojito !
Mais ce n’est pas mon toutou aux penchants lubriques qui me fait face.
— Aaaaaahhhhhh !!!
— Bonjour, mon cœur. Qu’est-ce qui se passe ?
Un homme visiblement nu me regarde en souriant. Un homme qui n’est, tout
aussi visiblement, pas Richard.
— Mais qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous fichez dans mon lit ? Où est
Richard ?
Il esquisse un sourire mi-amusé, mi-surpris.
— Ben alors, tu ne reconnais plus ton mari ?
Encore embrumée par les somnifères, tentant désespérément de comprendre
ce qui se passe, je dévisage cet inconnu, son sourire, sa voix douce, ses yeux
rieurs. Ces yeux que j’ai déjà vus avant, quelque part. Au cinéma. Dans
Sept ans au Tibet, l’un de mes films préférés.
Et je me rappelle soudain ce que j’ai fait cette nuit.
— Oh mon Dieu ! Brad Pitt est… mon mari !
— Tu n’es pas encore bien réveillée, apparemment, rétorque-t-il en
m’embrassant sur la bouche. Prends ton temps, je vais préparer le café.
Frappée d’hébétude, je me contente de lorgner ce corps de dieu grec à poil.
J’ai donc écrit un vœu… et il se serait réalisé ? Comme ça, si vite ? Mais…
J’ai fait ça sans y réfléchir vraiment !
Je secoue la tête, perplexe. Tout est exactement comme avant : la chambre,
mes vêtements pliés sur la chaise, le lit, le réveil… Mes yeux se posent enfin
sur les chiffres lumineux : 7 h 20 ! Je vais être en retard ! Je n’ai jamais dormi
aussi tard. D’ordinaire, vers 6 heures, les ronflements de Richard me tiennent
lieu de réveil et cette nuit… rien. Je n’ai rien entendu après être retournée me
coucher.
— Maman, tu as vu mon agenda ?
Cette fois, je suis bel et bien réveillée. Je me lève et enfile mes chaussons,
bien décidée à tirer cette affaire au clair. L’angoisse me monte soudain à la
gorge quand je réalise que Lucas est sur le point de prendre son petit
déjeuner ; comment va-t-il réagir en voyant que son père s’est transformé en
Brad Pitt ?
Sa voix me parvient depuis la cuisine :
— Ouais, t’as raison, je sais. OK, je vais le chercher…
Il passe devant moi, entre dans sa chambre, soulève une pile de vêtements
entassés sur sa chaise de bureau et retrouve miraculeusement le fameux
agenda.
— C’est bon, je l’ai, p’pa ! crie-t-il dans le couloir. Salut, mamounette, t’as
bien dormi ?
— C’est prêt ! lance la voix de Brad.
— Cool, je meurs de faim !
Lucas se précipite à table, sans même avoir remarqué qu’il a changé de père.
J’avance sur la pointe des pieds, hésitant sur la réaction appropriée : partir en
courant en chemise de nuit Mickey, retourner me planquer sous la couette et
faire la morte ou continuer à marcher avec ma tête de chouette effarée en
essayant de comprendre ce que j’ai fait. C’est cette dernière option qui
l’emporte, allez savoir pourquoi.
Un pas. Deux pas. Trois pas. Ce n’est pas si compliqué. Quatre pas. La porte
de la cuisine.
— Salut, toi ! Viens t’asseoir, ton café est servi.
L’homme, dont le corps musclé est désormais moulé dans un peignoir blanc,
me regarde en souriant. Mais qu’est-ce qui m’arrive, enfin ? Où est mon
Richard ?
Lucas finit d’engloutir ses céréales Chokolox et sort de la cuisine, me laissant
seule avec ce type aussi séduisant qu’intimidant. Sur la table, mon mug de
café m’attend, à côté de mes tartines grillées, mon beurre allégé, mon miel,
mes abricots secs, une orange pressée et une serviette savamment pliée en
forme de fleur. Sur la surface du beurre, un cœur a été gravé.
— C’est vous qui avez tout préparé ? je lui demande, la voix mal assurée.
— Non, c’est moi tout seul, mon cœur. Lucas n’a pas eu le temps de m’aider
aujourd’hui.
Je bredouille, incapable de démêler mes pensées. Accrochée à ma tasse avec
l’énergie du désespoir, je cherche à vérifier que tout ça est réel. Le café est
absolument délicieux, tel que je n’en ai jamais bu d’ailleurs. Beurrer les
tartines, étaler le miel, croquer délicatement, m’essuyer le coin des lèvres,
penser à respirer. Je gère. Pendant ce temps, il s’assied face à moi et me
regarde, l’air béat, comme si j’étais la huitième merveille du monde. Son
attitude n’est pas pour me rassurer.
Mojito arrive en se dandinant. J’appréhende sa réaction. Mon toutou
s’approche de l’homme, lui renifle la jambe, lève son museau pour lui
adresser un regard menaçant… et lui lèche la main, avant de repartir en
roulant du popotin. C’est comme si Brad avait toujours vécu ici. Hallucinant !
— Je dois aller me préparer, je vais être en retard au travail, bredouillé-je pour
cacher mon trouble.
— J’ai repassé ton chemisier, il est dans la salle de bains.
— Sérieusement ? Bon, d’accord, je vais le mettre alors.
J’entre dans la salle de bains, tourne le verrou et saute dans la douche.
Quelques minutes après, je sors de la chambre, avec mon chemisier préféré,
celui que je ne porte jamais car il est trop compliqué à repasser.
— J’y vais, me dit-il alors que je ne l’avais pas entendu arriver. Passe une
bonne journée.
Il attrape mon visage dans ses grandes mains chaudes et m’embrasse
tendrement. Mes jambes flageolent subitement. Le stress, sans doute.
— Merci. Vous… toi aussi, lui dis-je quand il consent à s’éloigner.
Il recule pour me regarder, l’air soucieux.
— Tu te sens bien ? Je te trouve une petite mine aujourd’hui. Tu devrais rester
ici et te reposer. Tu veux que j’appelle Stéphane pour le prévenir que tu es
souffrante ?
— Je… Non, ça va.
Ses yeux, son parfum… Ma tête se croit sur un navire en pleine mer et tangue
dangereusement. Le mur me retient in extremis.
— Allez, va t’allonger, mon cœur, me répond-il en revenant vers moi et en
m’enlaçant. J’appelle Stéphane et j’arrange ça avec lui. Repose-toi, et ce soir
je rapporterai du chinois en rentrant, ça te va ?
— C’est vrai, ça me fera du bien, après tout, dis-je, abasourdie.
— Je t’aime, tu sais ? murmure-t-il en embrassant mon front.
Il me serre contre lui et s’éloigne à reculons, un sourire éclatant aux lèvres.
Une fois la porte refermée derrière lui, je me laisse glisser le long du mur, où
mon toutou me rejoint.
Et je réalise enfin ce qui est en train de se passer.
— Brad Pitt est mon mari ! lancé-je à Mojito pour la seconde fois.
6
lors comme ça, Brad Pitt, ou plutôt le nouveau Richard, est mon

A mari… C’est dingue ! Il est beaucoup trop bien pour moi. Je me


demande même pourquoi il m’a épousée. Et pourquoi il reste avec
moi, d’ailleurs. Parce que, soyons honnêtes, je ressemble autant à Angelina
Jolie que Mojito à un cheval de course. J’ai trente centimètres de moins (en
hauteur), vingt centimètres de plus (en tour de taille), deux kilos en moins
(dans la partie mammaire) et quinze kilos de plus (dans le reste du corps).
Je me vois déjà déambuler à ses côtés sur la plage, à narguer toutes ces
femmes qui baveraient d’envie en le regardant. Je resterai digne en leur
adressant un léger sourire complice. C’est sûr, il faudra que je rentre le ventre
pour rester digne et que j’enfile une djellaba pour cacher mes formes
voluptueuses, mais c’est jouable. Et Lola ! Elle va en être verte de jalousie !
Elle qui ne sort qu’avec de beaux gosses, ils n’arrivent quand même pas à la
cheville de Brad, enfin de mon mari, enfin de lui… Bon, j’ai encore du mal
à m’y faire. Et à comprendre ce qui m’arrive. Je sais juste que c’est
géniaaaaal !
J’ai l’impression d’être dans la peau d’une Cendrillon qui serait devenue
princesse (ou en tout cas l’épouse du prince) d’un coup de baguette magique.
Comme dans le dessin animé, je vois une nuée d’oiseaux voleter autour de ma
tête. Mais n’oublions pas que Cendrillon s’est retrouvée souillon à minuit…
— Oh non ! J’espère que mon vœu ne va pas s’annuler en pleine nuit !
Je m’assieds et ouvre ma messagerie, pour y retrouver mon vœu et vérifier si
j’ai précisé une date de péremption. Il est là sous une dizaine de mails
publicitaires, émanant de ma propre adresse :
« Brad Pitt est mon mari, il est beau, charmeur, mystérieux, attentionné, tendre. Et j’en éprouve
beaucoup de gratitude. »

Pas de DLC1, c’est déjà ça.


Scrutant mon écran comme s’il pouvait m’expliquer ce qui m’arrive, j’avise
soudain une nouvelle icône au bas de la fenêtre de messagerie. Elle représente
la tête d’un petit bonhomme portant un casque téléphonique. Quand je passe
mon curseur dessus, une indication apparaît :
« Je m’appelle Tom. Comment puis-je vous aider ? »

Après tout, pourquoi pas ? Je clique dessus, curieuse de voir ce qui va se


passer. Une bulle de conversation s’affiche.
Bonjour. Comment puis-je vous aider ?

Euh… je ne sais quoi lui dire, à ce robot.


Qui êtes-vous ?
Je suis Tom, votre assistant.

Ah, d’accord, c’est un assistant virtuel. J’ai lu un article l’autre jour sur ce
sujet. Il s’agit d’un programme informatique dans lequel on rentre toutes les
questions susceptibles d’être posées par les clients et les réponses
correspondantes, de manière à donner l’impression qu’on s’adresse réellement
à un être humain. Ça pourrait être amusant !
Bonjour, Tom. Hier soir, j’ai formulé un vœu sous forme d’e-mail et il s’est réalisé.
Vous avez émis le vœu d’avoir Brad Pitt comme mari, un mari « beau, charmeur, mystérieux,
attentionné, tendre ». C’est bien ça ?
Euh, oui… Mais comment pouvez-vous le savoir ?
C’est ma mission. Je suis doté d’une intelligence artificielle (qu’on appelle aussi IA) dernier cri. Je
suis là pour réaliser vos vœux. Le vôtre répond-il à vos attentes ?
Il est beau, attentionné et tendre, ce n’est pas le problème, mais… où est Richard ?
C’est Richard. Votre mari, celui que vous avez épousé le 19 juillet 1999.
Non, je veux dire… l’autre Richard. Est-ce qu’il a disparu pour toujours ?
C’est bien l’objectif de ce vœu, non ? Vous vouliez quelqu’un de différent, qui vous corresponde
davantage. Le Richard d’avant vous rendait-il heureuse ?

C’est un peu bizarre de discuter de ça avec une intelligence artificielle… Je


n’en ai jamais parlé à personne, à part à Lucie, et elle n’existe pas vraiment.
Ce qui, à bien y réfléchir, lui fait un point commun avec Tom. Mais après
tout, quel mal y a-t-il à se confier à quelqu’un qui n’est pas vraiment
humain ?
Après une brève hésitation, je me résous à écrire :
Eh bien, je ne sais pas, mais je m’étais habituée à lui, depuis toutes ces années. Alors, d’accord, ce
n’était plus la passion des premiers jours mais on s’entendait bien. Enfin… Il avait des côtés
agaçants, c’est vrai, il ne m’aidait pas à la maison, il ne remarquait jamais que j’avais acheté un
nouveau pull, il n’écoutait pas mes problèmes de boulot, il ne voulait jamais sortir le week-end, il ne
m’offrait jamais ni fleur ni quoi que ce soit d’autre et il a même oublié mon anniversaire le mois
dernier…

En tapant ces lignes à toute vitesse, je réalise que je parle de Richard comme
s’il n’appartenait déjà plus à mon présent. Comme s’il était mort. Et,
étrangement, ce constat me rend affreusement triste, malgré les reproches que
je viens de formuler.
Je ne comprends pas ce que ce Richard-là est devenu.
Il n’appartient plus à votre vie. Vous ne l’avez même jamais rencontré. Si vous regardez vos albums
de mariage, vous verrez que c’est le nouveau Richard qui se tient à vos côtés. Votre fils, votre
famille, vos amis n’ont jamais connu que lui.
Mais alors, comment se fait-il que, moi, je me souvienne de l’ancien Richard ?
Vous êtes la seule à vous en souvenir. La réalisation de vœux n’est enrichissante que si l’on peut
mesurer les bienfaits qu’elle nous apporte. Aujourd’hui, vous remarquez toutes les qualités de votre
nouveau mari, si je puis dire. Mais, si vous le considériez comme votre mari depuis plus de
quinze ans, ses belles qualités ne vous apparaîtraient sans doute plus de manière aussi évidente.

La façon dont cette intelligence artificielle lit en moi a quelque chose de


dérangeant. Et pourtant… C’est aussi un vrai soulagement de pouvoir enfin
parler librement à quelqu’un qui me comprend. Quelqu’un qui n’est pas une
personne réelle, et dont je suis sûre qu’il ne me jugera pas.
Vous voulez dire que quand c’est tout nouveau, c’est tout beau, comme dit le proverbe ?
En effet. Vous apprécierez certainement davantage les nouvelles qualités de Richard puisque ce sont
celles qui vous manquaient auparavant.
Alors pourquoi est-ce que je me sens si triste et perdue ?
Vous étiez habituée à l’ancien Richard, même s’il ne vous rendait pas heureuse. Le changement vous
perturbe, et c’est une étape normale. Mais vous vous apercevrez vite qu’il a parfois du bon.
C’est assez excitant, je dois le reconnaître. Alors cet homme qui ressemble à Brad Pitt est bel et bien
mon mari ? C’est dingue !
À ce propos, je dois m’excuser de n’avoir pas pu vous offrir réellement le célèbre acteur, ce n’était
pas possible d’un point de vue technique. Cet homme-là lui ressemble beaucoup, mais il a sa propre
vie. Il s’appelle Richard Bazin, il a trente-neuf ans, et il travaille dans une concession automobile,
comme le précédent Richard. Mais il a ses propres qualités, ses propres défauts, et sa propre
personnalité. Entre nous, ça vaut mieux pour vous parce que le vrai Brad Pitt n’est pas vraiment un
ange…
Cette histoire ça me donne le tournis.
C’est tout à fait normal, il vous faudra quelques jours pour vous y faire.
Et si ce n’est pas le cas ? Si je ne suis pas plus heureuse qu’avant et que je veux retrouver mon
ancien mari ?
Je ne garantis pas le bonheur, Estelle, juste la réalisation des vœux que vous formulerez. C’est
à vous de déterminer ceux qui peuvent effectivement vous rendre heureuse.
Là, tout de suite, je ne vois pas…
La question que vous devez vous poser, Estelle, c’est : quel est mon rêve ?
Mon rêve ?
Votre rêve de vie. Que voulez-vous devenir ou entreprendre pour avoir le sentiment de vous réaliser
pleinement ?
Ouh là ! Je n’en ai aucune idée ! Je rêve de sérénité, de… liberté. Mais ce n’est pas assez concret.
C’est déjà un bon début : un rêve de vie ne se décide pas en un jour. Prenez le temps d’y réfléchir.
Vous avez toutes les cartes en main.

Il me faut quelques minutes pour comprendre le message. Alors que j’ai


toujours voulu changer ma vie, voilà que c’est désormais de l’ordre du
possible. À moi de me débrouiller pour faire les bons choix.
Une autre question, Tom. Est-ce que je suis la seule à pouvoir vous parler ? Est-ce que vous avez
d’autres… patients ?
Oui, mais tout le monde ne peut pas en profiter. En fait, quand une personne formule un souhait sur
le réseau informatique, mon programme détecte celles qui sont réellement en détresse et qui ont
également le désir sincère d’améliorer leur vie.
Mais comment ce programme peut-il le savoir ?
Il se fonde pour cela sur une analyse très fine de leur personnalité à travers différents paramètres,
tels que leur historique de navigation sur Internet et la nature de leurs communications en ligne.
C’est ainsi que sont sélectionnés les « réalisants », comme j’appelle ceux qui réalisent leurs
souhaits. En revanche, je préfère que vous n’en parliez à personne. Ceux que je ne peux pas aider
pourraient être terriblement jaloux.
Bien sûr. Mais, tout de même… Comment faites-vous pour réaliser tous ces souhaits ?
Ne vous encombrez pas de toutes ces interrogations, Estelle. Certaines personnes passent un temps
infini à se poser toutes sortes de questions sur le comment, le pourquoi et le quand, alors que
d’autres décident d’agir et de profiter de la vie, tout simplement.
Ma sœur était comme elles… J’aimerais pouvoir en faire autant.
Ça ne tient qu’à vous. C’est parfois une simple question de choix, même si les meilleures décisions
ne sont pas toujours les plus faciles à prendre.
Donc, je peux demander ce que je veux ?
Absolument tout, à part ressusciter les morts.
Dommage, j’aurais bien aimé faire revivre Lucie.
Je suis désolé, Estelle. Puis-je faire autre chose pour vous ?
Je crois que je vais m’en tenir là pour l’instant. Ça fait déjà beaucoup d’informations à digérer.
Pourrai-je vous poser d’autres questions plus tard ?
Je suis là, jour et nuit. Il vous suffit de m’activer pour obtenir des réponses.
Oh, Tom ? Et les autres… « réalisants », comme vous dites, que vous demandent-ils ?
Cette information est malheureusement confidentielle. En revanche, au fil des années, je me suis
aperçu que ceux qui faisaient appel à moi avaient un réel besoin de soutien dans leur vie. J’ai alors
suggéré à certains d’entre eux de mettre en place un stage dont l’objectif est d’accompagner les
nouveaux réalisants dans leur réflexion sur leur chemin de vie à travers différentes techniques. Vos
choix de vœux seront ainsi plus judicieux.
C’est un stage avec une IA, comme vous ?
Non, ce stage se déroule dans plusieurs villes et réunit tous les réalisants d’une même région. Vous
y rencontrerez un animateur qui a lui-même été réalisant, et différents intervenants qui vous
aideront, chacun à leur façon, à vivre cette expérience de la façon la plus efficace et la plus sereine
possible.
C’est un peu comme une réunion des Alcooliques anonymes où chacun va raconter sa vie, ses
malheurs et ses vœux ?
L’animateur ne vous demandera pas de vous confier sur votre propre vie, ce sera à vous de décider
si vous souhaitez le faire.
Mais de quel genre de techniques il s’agit ? Du style stage commando ? Ou retraite dans un
monastère ?
Rassurez-vous, ce sont des techniques douces, accessibles à tous, qui ont fait leurs preuves ; votre
animateur vous les présentera mieux que moi. La prochaine session de votre région est programmée
ce samedi…
Ah, ce samedi ? Mais je dois faire les courses et le ménage et sortir Mojito au parc et…
Je vous laisse y réfléchir.
Bien, je vais y penser. Je ne vous promets rien.
Vos choix vous appartiennent.
Hum… À bientôt, Tom. Et merci pour vos réponses.
Je vous en prie, je suis là pour ça. À bientôt, Estelle.


Je ferme ma messagerie et pivote sur mon fauteuil à roulettes. Les yeux de
Lucie me fixent. Dans son cadre, sur l’étagère, elle me nargue : « Tu voulais
changer ta vie ? C’est chose faite ! » Mojito se rapproche de moi en se
dandinant. Je hisse mon chien sur mes genoux et lui caresse le cou.
— Et toi, mon gros toutou, t’en penses quoi ? Il est bien, ce nouveau mari ?
En guise de réponse, ledit toutou ouvre la bouche et laisse couler un long filet
de bave sur mon joli chemisier si bien repassé.
1. Date limite de consommation.
7
e regarde autour de moi, en me demandant comment je vais pouvoir

J occuper cette longue journée qui me tend les bras. Faire descendre la
montagne de linge à repasser ? Bof… De plus, il y a surtout les
vêtements de Lucas qui pique une crise quand ils sont trop bien repassés.
Non, je ferais mieux de faire quelque chose pour moi, quelque chose que je ne
fais jamais d’habitude. Me vernir les ongles des pieds ? Mon seul vernis date
du mariage de ma cousine Ursule, il y a sept ans. Je doute qu’il me serve
à autre chose qu’à colmater un trou dans le mur. Je pourrais m’épiler les
jambes avec l’épilateur que Richard m’a offert pour mon anniversaire (celui
où je lui avais bien fait comprendre que je voulais le dernier parfum de chez
Guerlain). Non, ça me rappelle les mauvais souvenirs de ce jour-là, et la
simple pensée de mes pauvres poils se faisant extraire l’un après l’autre en
poussant des cris aussi atroces que silencieux me fait grimacer.
Mojito saute à terre et revient un instant plus tard, sa laisse dans la gueule,
avec des yeux de cocker totalement ridicules sur un bouledogue. Mais
terriblement efficaces.
— Allez, viens, boule de poils, on va faire un tour.
Il fait beau, même si l’air est frais. J’hésite sur ma destination. Le parc de
Lucie ? Pas aujourd’hui… J’ai envie d’être un peu seule dans ma tête, là,
maintenant. Je tourne à gauche au bout de ma rue et prends le chemin de
l’église orthodoxe russe. Bien que non orthodoxe et encore moins russe,
j’adore cet endroit, si calme, si beau, si reposant. Ça fait bien longtemps que
je n’y suis pas allée. En cette saison, les arbres commencent à se parer d’une
jolie couleur vert tendre qui se marie parfaitement aux ors du clocher à bulbe
de l’église. Je m’assieds sur un banc du parc qui entoure l’église, laissant
Mojito gambader et trébucher sur la pelouse, telle Laura Ingalls (ou sa sœur,
je ne sais plus).
Gling !
Mon téléphone m’annonce l’arrivée d’un texto. C’est Brad. Enfin, Richard.
Disons, Richard-Brad. Et, pour me troubler encore plus, sa photo de beau
gosse s’affiche à côté de son prénom.
Salut, toi ! Comment te sens-tu, sweet heart ? J’espère que tu te reposes bien. J’ai tellement hâte de
te retrouver ce soir pour te serrer très fort dans mes bras. Kiss
Oh, mon Dieu ! Je suis toute chose… Je crois que je n’ai pas reçu ce genre de
message depuis… le collège. C’est amusant, ça ! Qui emploie les expressions
« sweet heart » et « kiss » dans un texte français, de nos jours ? C’est
tellement bon de sentir que quelqu’un s’intéresse à moi, s’inquiète même pour
moi, et désire me serrer dans ses bras.
Que puis-je lui répondre ? Je me fais l’effet d’une ado avant son premier
rencard, un peu comme Lucas quand il cherche à inviter une copine de classe
au cinéma par messagerie interposée (après m’avoir demandé plusieurs fois le
sens et l’orthographe des mots qu’il souhaite écrire).
Hello, you ! (Apparemment, ça fait plus jeune de parler en anglais… mais mes notions s’arrêtent
là.) C’est gentil de t’inquiéter pour moi. Moi aussi, j’ai hâte d’être à ce soir pour me retrouver dans
tes bras. (Dans un premier temps… Je ne suis pas obligée de lui détailler le programme que
j’imagine en secret) Bisous ! (Je ne peux définitivement pas me résoudre à écrire « kiss » à mon
âge !)

Et hop, j’appuie sur « Envoyer » ! Mes mains sont moites, mon cœur palpite
et j’ai quatorze ans. Je ricane toute seule, comme une adolescente aux joues
empourprées. Alors que j’enfonce mon téléphone dans mon sac en me
demandant comment je vais m’habiller ce soir, il se met à émettre les
premières notes de la chanson René la Taupe, une sonnerie ridicule que Lucas
a installée sur mon portable et que je ne sais pas changer. « T’es siiiiii mignon,
mignon, mignon, mais gros, gros, gros. » Numéro inconnu…
— Allô ? Bonjour, ici le conseiller principal d’éducation du lycée Sainte-
Thérèse, monsieur Hilman. Je vous appelle au sujet de votre fils, Lucas. J’ai
reçu des plaintes de plusieurs de ses professeurs qui font état de son
comportement perturbateur et de son manque d’investissement dans les
études. Nous en avons discuté au dernier conseil de classe et nous voulions
envisager avec vous une éventuelle réorientation.
— Comment ça ?
— Eh bien, nous pensons que le profil de Lucas serait sans doute plus adapté
à une filière professionnelle.
— Mais ce n’est pas ce qu’il veut ! Il veut devenir journaliste. Il a besoin de
passer un bac généraliste pour cela. Et à ma connaissance, ses notes sont
plutôt bonnes, non ?
— Tout est relatif, madame. Dix sur vingt de moyenne générale, c’est sans
doute bon, comme vous dites, dans des établissements disons « populaires »,
mais à Sainte-Thérèse, c’est très insuffisant, vous comprenez ?
Il m’énerve, avec son ton suffisant et son « Vous comprenez ? ». Je ne suis pas
complètement demeurée, merci bien ! Je comprends surtout qu’il ne veut pas
que la moyenne générale de son établissement soit réduite à cause des notes
de mon fils.
— Oui, je comprends, monsieur Hitler.
— Hilman, madame. Et ses notes baissent régulièrement, de surcroît. Le
conseil de classe lui laisse une dernière chance de remonter sa moyenne et
d’adopter une attitude plus sérieuse en classe, sinon…
Sinon, ils le mettront dehors. Je me retiens de lui crier que c’est injuste,
inhumain, élitiste, qu’ils n’ont aucune considération pour ceux qui ont des
difficultés à apprendre et qu’ils sont prêts à les sacrifier et à sacrifier leur
avenir. Il ne faut pas compromettre les chances de Lucas de rester dans cette
école réputée. J’inspire un grand coup.
— J’ai bien compris. Nous allons faire le nécessaire. Au revoir,
monsieur Hit… Hilman.
Je raccroche, furieuse. Furieuse contre Hilman pour son arrogance et son
manque d’empathie, contre mon fils qui effectivement se la coule douce, mais
aussi contre moi. J’ai la sensation d’avoir été lâche, de ne pas avoir défendu
mon fils, de ne pas avoir exprimé le fond de ma pensée. Mais c’est plus fort
que moi, j’ai toujours détesté les conflits. Ma mère m’a appris à faire le dos
rond, à ne pas répondre, à continuer à sourire même quand je bouillais de rage
à l’intérieur. Et c’est bien ce qui me ronge, désormais.
Le vent se lève et Mojito tire sur sa laisse pour me faire comprendre qu’il veut
partir. Je jette un dernier regard au message de Richard qui me réchauffe le
cœur. Allons, ce petit proviseur moustachu ne va pas me gâcher la journée, ni
ma nouvelle vie aux côtés de ce nouveau mari si attentionné. Je prends la
direction du centre-ville, Mojito roulant du popotin à mes côtés. En passant
devant une vitrine, j’avise mon reflet et constate que j’ai une tête à faire peur :
mes cheveux sont tout crépus, leur coloration auburn n’est plus qu’un lointain
souvenir et leur coupe ressemble à celle d’un troll sous acide.
La vitrine en question est justement celle d’un coiffeur. Un coiffeur que je ne
connais pas puisque je fréquente depuis des années le Coiff’pascher du centre
commercial. Celui-ci, si j’en juge par le soin apporté à la décoration et aux
uniformes des coiffeurs, doit demander pour une simple coupe l’équivalent de
trois brushings et d’un lissage brésilien du Coiff’pascher. Le genre de salon
où il faut prendre rendez-vous six mois à l’avance en dehors des horaires de
travail… mais on est en semaine, au beau milieu de la matinée, et il n’y
a aucun autre client. Après tout, pourquoi pas ? Je pousse la porte et un joli
carillon annonce mon entrée en toute discrétion. Les têtes des coiffeurs se
tournent vers moi en un même mouvement angoissant. L’une des coiffeuses
adresse un signe de tête discret à son collègue, un grand blond aux cheveux
longs et au jean moulant. Celui-ci pose son peigne sur la tablette devant lui et
s’avance vers moi. Il doit s’agir du « Maître des causes désespérées ».
— Bonjour, madaaaame, et bienvenue chez Pierre-Loup Damien. Que puis-je
faire pour vous ?
— Euh, eh bien, je voudrais une coupe.
— Juste une coupe ? Parce que là, il faudrait, comment dire, revoir un peu la
couleur, non ?
— Je ne sais pas… Mais je n’ai pas pris rendez-vous, vous n’avez sans doute
plus de place et j’ai mon chien.
— Pas de problème, le toutou peut attendre ici, nous avons un panier en
plumes d’oie pour lui et je suis disponible pour vous, chère madaaaame.
Venez vous installer, je vais vous transformer en star de cinéma !
— Ah oui, c’est exactement ce qu’il me faut, lui dis-je timidement, passant
mes bras dans l’immense peignoir noir que me tend Luigi (c’est en tout cas le
nom inscrit sur la blouse).
Mon chien saute dans le panier en plumes d’oie et je prie pour qu’il ne le
réduise pas en un amas de duvet baveux. Je m’assieds dans le fauteuil, face
à un grand miroir. Mon reflet me fait peur ; alors je me concentre sur le dos de
mes mains, où de petites taches moches sont apparues récemment… Je sens
Luigi étudier la masse informe qui me fait office de chevelure, tirer sur mes
queues-de-cochon, apprécier le volume global, scruter l’état de mes pointes et
frémir devant la longueur de mes racines blanches. Je n’ose relever la tête de
peur d’affronter son indignation.
— Vous avez des cheveux magnifiques.
Je ricane.
— Oui, bien sûr, ils sont sublimes.
— Mais tout à fait, me répond-il très sérieusement. Ils sont très doux et
vigoureux. Et puis, ils ont un volume fantastique, regardez ! Ça va être un jeu
d’enfant.
— Vous êtes sérieux ? Écoutez, faites-en ce que vous voulez. Je sais que je ne
dois pas m’attendre à un miracle mais je voudrais vraiment plaire à mon mari,
ce soir.
Il s’approche alors de mon oreille et fixe mon visage dans le miroir.
— Plaire à votre mari, c’est bien, mais le plus important c’est de vous plaire
à vous-même.
La justesse de ce qu’il vient de me dire me frappe soudain. Je n’avais jamais
vu les choses comme ça… Mais je dois reconnaître qu’il a parfaitement
raison.
— J’aimerais donner l’impression d’être sûre de moi.
Je ne sais pas ce qui me prend de me confier ainsi à ce coiffeur qui me
regarde avec une telle intensité qu’elle me trouble. Brusquement mes larmes
affluent, alors je baisse les yeux et prends une grande inspiration. Luigi pose
sa main sur mon épaule, la serre un instant et n’ajoute rien.
Je passe les deux heures suivantes le nez plongé dans des magazines people
à dénicher des photos du vrai Brad, si semblable à mon nouveau mari, en
prenant soin de ne pas croiser mon reflet, ni mes mains vieillissantes pendant
que Luigi s’affaire sur mon crâne chevelu. Une cliente arrivée après moi se
lève et contemple sa coupe toute neuve dans le miroir. Ses cheveux sont
bleus ! Un joli bleu roi, certes, mais bleu quand même. Oh mon Dieu, qu’est-
ce qui m’a pris de venir ici ?
— Et voilà ! s’écrie Luigi, me faisant sursauter. Comment vous vous
trouvez ?
Je prends mon temps avant de relever les yeux. Une femme me fait face dans
le miroir. Je me retourne, mais il n’y a personne. Juste moi. Moi, avec des
cheveux souples, brillants, ondulés, aux reflets marron glacé, moi, avec une
frange effilée. Moi, en beaucoup mieux.
— Vous aimez ?
— Oui ! J’ai même du mal à me reconnaître…
— Et ce n’est pas fini. Kimberley va vous faire une retouche maquillage
avant de vous laisser filer, me précise-t-il en faisant pivoter mon fauteuil d’un
quart de tour.
La dénommée Kimberley s’avance vers moi avec un large sourire. Elle scrute
mon visage, puis commence à m’appliquer tout un tas de crèmes, de fards et
de je-ne-sais-quoi. Quelques minutes plus tard, elle retourne mon fauteuil vers
le miroir.
Je suis tout simplement méconnaissable. Exit les cernes, les taches de soleil,
les ridules au coin des yeux – des yeux immenses d’ailleurs, et beaucoup plus
verts que d’habitude, à croire qu’elle a projeté sa poudre directement dans
mon iris. Une star de cinéma. Carrément. Devant Kimberley, rien ne me vient
pour exprimer ma satisfaction et ma gratitude. Mon air ébahi, mon grand
sourire et ma larmichette le disent à ma place.
Le pas étonnamment assuré, je m’avance vers le comptoir, et m’accroupis
devant Mojito qui s’est miraculeusement endormi. Il ouvre les yeux, me
regarde, fronce ce qui lui fait office de sourcils, approche sa truffe humide de
ma main, la renifle et finit par la lécher, rassuré.
Ne me demandez pas combien m’a coûté cette séance. Une folie, comme je le
craignais ! Folie que je ne suis pourtant pas près de regretter. Je ne sais pas si
je vais plaire à Richard, mais une chose est sûre, je me plais déjà à moi !
Quand j’examine de nouveau mon reflet dans la vitrine, en sortant du salon,
après avoir remercié chaleureusement Luigi et Kimberley, je marque un temps
d’arrêt devant cette femme inconnue. Une femme sûre d’elle, qui va de
l’avant. Je sais que ce n’est qu’une apparence extérieure. Mais une petite
voix, au fond de moi, me murmure qu’il ne tient qu’à moi de la faire entrer
à l’intérieur…
8
e constate que Richard m’a laissé quatre autres messages, tout aussi

J fleuris que le premier. Dans le dernier, il s’inquiète que je ne lui réponde


pas. Je m’empresse donc de le rassurer en lui indiquant que je me sens
mieux et que je profite de ma journée de repos. J’envoie une photo de moi
à Lola en lui demandant comment elle me trouve. Elle me répond du tac au
tac :
« T’es trop belle, j’adore ! On fête ça samedi ! Soirée mojitos ! »

Sa réaction me rassure et renforce ma nouvelle confiance en moi. Je décide de


profiter de cet état d’esprit auquel je ne suis pas habituée pour aller faire du
shopping et m’offrir de nouvelles tenues en prévision de l’été prochain.
Bizarrement, je me trouve plutôt « pas trop moche » dans ces robes aussi
légères que mon état d’esprit…
À 18 heures, me voilà de retour à la maison, les bras chargés de paquets.
Richard ne devrait plus tarder à arriver. Je file sous la douche en prenant soin
de cacher tous mes cheveux sous une charlotte plastifiée pour éviter de
ressembler à une salade frisée. En sortant, je me plante devant mon placard et
réfléchis à la meilleure tenue à adopter. En d’autres temps, j’aurais enfilé un
jogging confortable et très peu usé par d’hypothétiques séances de sport mais,
aujourd’hui, j’ai vraiment envie de faire un effort. Pour Richard-Brad.
Ma garde-robe n’est constituée que de pantalons, de chemisiers et de pulls.
Pas vraiment glamour. Et mes achats du jour ne sont pas encore adaptés aux
températures du moment… Il y a bien cette robe vert émeraude à manches
longues que j’avais achetée pour l’enterrement de vie de jeune fille d’Ursule,
mais elle est vraiment très courte, la couleur est trop voyante et je suis trop
vieille pour porter ça. N’ayant plus le temps de tergiverser, je retire mes gros
chaussons à tête de licorne, et enfile ladite robe. Tant pis pour la longueur,
après tout, je ne sors pas. La robe est beaucoup plus moulante qu’il y a
sept ans… Sans doute une question d’humidité ambiante, je ne vois pas
d’autres explications.
J’ajoute des collants opaques (taille 3, mais à effet ventre plat, ce qui, comme
chacun sait, oblige à prendre une taille au-dessus sous peine de mourir
étouffée). Avec un sautoir et un gros bracelet, c’est… juste parfait. Non, sans
rire, ça me va très bien, j’ai vraiment l’air plus jeune et plus mince dans cette
tenue ! Dire que cette pauvre robe m’attendait désespérément dans un coin
sombre de mon placard depuis des années !
Je glisse mes pieds dans mes escarpins. Pouahhhh ! Le gauche est rempli d’un
liquide chaud et visqueux.
— Mojito !!!! Où tu es, sale bête ?
En guise de réponse, un léger couinement me parvient de sous le lit. Je me
mets à genoux et rencontre deux petites billes noires qui brillent dans
l’obscurité. En tirant sur l’une de ses pattes, je réussis à l’extirper de sa
cachette.
— Mojito, qu’est-ce que tu as fait, hein ? Regarde ma chaussure, elle est
dégoûtante ! m’écrié-je en inclinant ladite chaussure qui déverse un long filet
de bave sur le sol.
Allongé sur le ventre, tête baissée, il s’évertue à cacher son museau sous ses
deux pattes avant et finit par m’arracher un sourire, bien malgré moi.
Quelles chaussures vais-je pouvoir mettre ? Ma deuxième paire d’escarpins
est chez le cordonnier et les autres sont démodées. Il reste mes baskets rose et
jaune et des ballerines à paillettes que j’avais achetées pour un réveillon de la
Saint Sylvestre mais que je n’ai jamais osé remettre depuis, car elles me font
ressembler à un lutin psychédélique. Pas le choix : va pour le lutin
psychédélique.
J’entends une clé tourner dans la serrure. Lucas entre, jette son sac à dos et
ses baskets dans le couloir et lance un « Salut, m’man ! » avant de lever la
tête vers moi.
— Wouah ! J’ai failli ne pas te reconnaître ! T’es carrément canon ! Ça te
change vachement… Enfin, tu vois ce que je veux dire, hein…
— Oui, moi aussi j’ai eu du mal à me reconnaître. Lucas, viens t’asseoir, il
faut qu’on parle. Hitler m’a appelée aujourd’hui. Il m’a dit que tu n’étais pas
très sérieux en classe et que tes notes étaient insuffisantes.
— Les profs me détestent !
— Il paraît que tu as un comportement perturbateur.
— Tout de suite les grands mots ! Je lance une blague ou deux en cours, de
temps en temps, histoire de détendre l’atmosphère. Ils sont trop relous là-bas !
— C’est un lycée réputé, Lucas, ils ont des règles très strictes, tu le sais. Tu
veux toujours suivre des études de journalisme ?
— Ouais, et je sais même dans quel domaine !
— Super ! Lequel ?
— Journaliste pour un site de jeux vidéo ! Ils passent leur temps à tester les
derniers jeux sortis et à donner leur avis. C’est hyper cool, non ?
— Eh bien, pour ça, il va falloir travailler dur. Je veux vraiment que tu fasses
un effort pour remonter tes notes et te montrer plus sérieux en cours, c’est
compris ?
— Mais oui, mamounette, promis ! m’assure-t-il en me collant un bisou sur le
front.
J’ébouriffe sa chevelure hirsute et il part dans sa chambre quand la porte
d’entrée s’ouvre de nouveau.
— Hello ! lance Richard en accrochant son trench dans la penderie.
Je m’avance vers lui, soudain tout intimidée, comme si j’assistais à un
premier rendez-vous.
— Salut, toi.
Richard-Brad se retourne au ralenti, comme dans les films, et ouvre la bouche
sans prononcer un seul son.
— Tu aimes ? dis-je en rougissant et en passant la main dans mes cheveux
nouvellement soyeux.
— Je ne pensais pas que tu pouvais être plus belle, mais c’est pourtant le cas.
Tu es juste sublime.
— Oh, n’exagère pas…
— C’est sincère, rétorque-t-il en attrapant mon visage entre ses grandes mains
douces pour m’embrasser tendrement.
Je fonds et me colle contre lui, profitant de son étreinte réconfortante. Il sent
tellement bon ! Nous nous asseyons sur le canapé ; il continue à me dévisager
en silence, un petit sourire mutin au coin des lèvres, comme s’il cachait des
pensées coupables.
Au bout d’un moment, bien qu’appréciant à sa juste valeur sa réaction, je
commence à trouver le temps long.
— Richard ?
— Oh, pardon, j’étais plongé dans mes pensées et tu y jouais un rôle très
spécial, répond-il avec un sourire coquin qui me fait instantanément rougir.
— Hum… C’est gentil mais je commence à avoir un peu faim, là… Tu as
rapporté du chinois ?
— Non, je viens de changer d’idée. Tu es trop belle pour rester enfermée ici !
Je t’invite dans un beau restaurant. On y va en amoureux, et je fais livrer une
pizza pour Lucas.
— Mais je ne peux pas sortir comme ça, avec cette robe trop moulante et ces
chaussures-là, enfin !
— Et pourquoi pas ? Tu devrais être fière de si bien les porter.
Une vingtaine de minutes plus tard, nous nous retrouvons dans le beau
restaurant promis par Richard. En attendant nos plats, il m’observe au-dessus
de la bougie. La lumière rougeoyante éclaire son regard d’une lueur
mystérieuse, comme remplie de promesses inavouables. Je déglutis, trop
consciente de mon air ahuri face à cet homme si beau et distingué qui m’a fait
rêver pendant des années.
— Et ta journée ? Ce « con-de-Durand » t’a laissé tranquille ?
Il écarquille les yeux.
— Pourquoi tu l’appelles comme ça, le pauvre ? Oui, M. Durand a été
sympathique. Je lui ai fait mon rapport, comme d’habitude.
— Il ne t’a pas fixé d’objectifs de dingos ?
— Ils sont un peu élevés c’est vrai, mais il n’a pas le choix, tu sais.
Décidément, mon nouveau mari n’a pas seulement un physique plus
avantageux, il est aussi beaucoup plus posé, réfléchi. C’est tellement
agréable… Je lui souris béatement, alors qu’il remplit mon verre de vin.
— Et toi, ma princesse, tu as passé une bonne journée ?
— Excellente ! Pour une fois, je me suis occupée de moi. Je ne me suis pas
sentie aussi bien depuis… une éternité.
— Tu devrais le faire plus souvent, tu le mérites, mon cœur.
À la fin du repas, Richard m’aide à enfiler mon manteau et nous rentrons à la
maison en marchant. Il passe un bras autour de ma taille et je ne peux retenir
un frisson de plaisir en posant ma tête contre son épaule. Nous restons ainsi
longuement, sous les étoiles, dans l’air frais de la nuit, partageant un silence
paisible.
Une fois rentrée, je m’apprête, mon manteau toujours sur le dos, à décrocher
la laisse de Mojito d’un geste automatique quand Richard me devance.
— Je sors le chien, et après, je serai tout à toi, me susurre-t-il en m’enlaçant
tendrement.
Il s’en va en me lançant des œillades explicites.
Une demi-heure plus tard, après une longue douche revigorante, je découvre
Richard-Brad allongé sur le lit, entièrement nu, face à moi. Il me tend la main
et je reste pétrifiée. Devant cet homme aussi beau (et aussi bien pourvu !), j’ai
l’impression d’être une jouvencelle pure et innocente. Que va-t-il penser de
moi ? Vais-je le décevoir ? Et si je m’y prenais mal ? Si je ne faisais pas ce
qu’il apprécie ? Et si…
« Et si tu mettais ton cerveau sur off pour laisser parler tes hormones,
bécasse ? »
Ce serait le moment de signifier à Lucie de déguerpir de ma chambre
à coucher mais elle a sans doute raison. OK, arrêter de réfléchir et se laisser
aller. J’attrape sa main avant qu’il n’ait des crampes dans le bras et il m’attire
à lui, tout en délicatesse. Je m’assieds sur le lit et il passe derrière mon dos.
Ses lèvres sont chaudes et douces dans mon cou. Avec une dextérité
déconcertante, ses doigts s’égarent sur ma poitrine pendant que d’autres (mais
combien a-t-il de mains, au fait ?) font glisser mon peignoir au sol. Je sens
alors monter en moi les fameuses hormones et me retourne vivement vers lui
pour l’embrasser avec passion.
Bien plus tard, Richard s’endort dans mes bras, le sourire aux lèvres. J’arbore
le même que lui. Cette soirée a été un véritable enchantement et cette nuit,
une expérience qui a relégué mes fantasmes les plus secrets au rang de jolies
bluettes. Je suis sans doute la femme la plus chanceuse du monde.
Resserrant mes bras autour de son torse musclé, j’inspire profondément. Et
j’attends… J’attends ces papillons qui volaient dans mon ventre il y a bien
longtemps, quand j’étais dans les bras de Richard (l’ancien Richard). Rien ne
vient. Juste une sensation de bien-être, de plaisir, de satisfaction. Sans plus.
« T’es vraiment difficile, quand même ! » s’insurge Lucie.
Richard-Brad est toujours aussi beau. Je caresse ses biceps rebondis. Toujours
rien. Peut-être suis je difficile ou complètement dérangée, mais il semblerait
que quelque chose ne tourne vraiment pas rond chez moi !
9
À mon réveil, je passe en revue ma folle journée d’hier. L’arrivée de ce
nouveau Richard-Brad dans ma vie, ma nouvelle apparence et ce
sentiment inédit de liberté et de renouveau qui m’a fait tant de bien ! Sans
parler de notre nuit torride qui m’a non seulement comblée au-delà de
l’imaginable, mais aussi réconciliée avec moi-même et avec mon corps que je
ne trouve plus si disgracieux que ça.
Une nouvelle vie semble s’offrir enfin à moi et c’est extrêmement exaltant. Je
me demande même si ce n’est pas trop beau pour être vrai. Si ça se trouve,
tout est déjà revenu comme avant ? Et si mon vœu n’avait fonctionné que
quelques heures, comme celui de Cendrillon ? Pour en avoir le cœur net,
j’attrape la petite lampe de poche dans ma table de chevet, et la braque sur
son visage.
— Aaaah ! crie-t-il en levant les bras au ciel. Qu’est-ce que c’est ?
— Aaaah ! Tu m’as fait peur ! C’est rien, juste une mauvaise manipulation,
rendors-toi.
Je récupère la lampe que j’ai lâchée sous la couette et l’éclaire encore une
fois, histoire de vérifier… Il grogne de nouveau mais oui, c’est bien lui,
Richard-Brad, avec ses cheveux blonds, sa barbe de trois jours et ses yeux
tout gonflés de sommeil. Même comme ça, il est beau à tomber. Trêve de
contemplation, d’autres réjouissances m’attendent !
Une heure plus tard, je monte dans ma voiture et prends la route de l’arrière-
pays niçois, direction le stage des réalisants. Je doute d’y trouver les réponses
à mes questions, mais j’ai besoin de parler de ce qui m’arrive à un être
vivant… ne serait-ce que pour me prouver que je ne suis pas en train de
devenir folle.
Je m’enfonce dans la campagne en suivant les indications nasillardes de
Simone, alias mon horrible GPS. Après une heure à pester contre ses
indications imprécises, c’est la délivrance :
— Vous êtes arrivée.
Enfin ! Devant moi se dresse un grand panneau : « La Bastide des fleurs ». Je
me gare sur un parking en terre battue, à côté d’autres véhicules, et engage
quelques pas hésitants sur le chemin qui mène à la fameuse bastide. Qu’est-ce
que je fais ici ?
Devant, sur la terrasse, plusieurs personnes discutent entre elles. Je n’ai
jamais aimé arriver la dernière dans un groupe. Tout le monde nous regarde et
nous juge et on se sent godiche… Et si je repartais, l’air de rien ? Trop tard :
un homme se détache de l’assemblée et vient à ma rencontre. Allure joviale,
crâne rasé, visage rond, tee-shirt à l’effigie d’un énorme smiley pleurant de
rire et baskets Nike dernier cri.
— Bonjour ! Sois la bienvenue. Je suis Adam, et toi ? me dit-il en me
claquant la bise, comme si nous nous connaissions déjà.
— Bonjour. Je m’appelle Estelle.
— Enchanté, Estelle. Viens, on a préparé un petit déjeuner.
— Salut ! me lancent joyeusement les personnes présentes.
Je leur adresse un sourire timide et me précipite sur la table des victuailles
pour me donner une contenance. Sur celle-ci sont disposés des fruits frais et
secs, des bols de müesli, des madeleines, des thermos de café et de thé. Je me
sers une tasse de thé et une madeleine. Quand je me retourne, une femme aux
cheveux blancs me fait face.
— Salut, moi c’est Clémence. Tu es nouvelle, non ?
— Euh… Oui ! Ça se voit autant que ça ?
— Les amis ! s’écrie Adam. Je vous propose de nous réunir dans la yourte
pour passer aux choses sérieuses, qu’en dites-vous ?
— Ne t’inquiète pas, me murmure Clémence, je suis sûre que tout va bien
aller.
Nous nous dirigeons vers une yourte dressée dans le jardin, derrière la
maison, et nous installons sur de gros coussins brodés et multicolores.
À l’intérieur, la décoration mongole est splendide, très raffinée. Clémence
s’assied à côté de moi. Adam prend place sur un autre coussin, face aux autres
personnes présentes.
— Ah, comme je suis heureux de vous recevoir ici, les amis ! Je sais ce que
vous pensez, car je suis passé par là avant vous. Vous venez de réaliser votre
premier vœu et, même si celui-ci vous semble idéal, vous vous retrouvez
désemparés devant un tel changement de vie qui soulève tout un tas de
questions. Hélas, je n’y répondrai pas, pour la bonne raison que je n’ai pas les
réponses. L’objectif de ce stage est de vous amener à les trouver vous-mêmes,
en vous, en allant à la rencontre de votre moi profond. Pour cela, nous allons
vous proposer plusieurs techniques qui vous aideront à vous reconnecter
à vous-mêmes, à vos désirs, vos attentes. Cela vous semble certainement très
fumeux, ajoute-t-il en riant, mais nous allons très vite passer à la pratique,
don’t worry ! Pendant ce stage, vous allez rencontrer plusieurs intervenants
qui vont vous guider et, moi, je reste disponible pour répondre à toutes vos
questions, alors ne soyez pas timides ! D’ailleurs, vous en avez une, là, tout
de suite ?
Je n’en ai pas une, j’en ai mille, mais je ne veux pas me faire remarquer en les
posant devant tout le monde. Un homme que j’ai déjà repéré, un grand barbu
à la carrure d’armoire normande, lève une main pour prendre la parole.
— Je me pose une question, Adam. L’apéro, c’est à quelle heure,
exactement ?
Tout le monde éclate alors de rire, Adam y compris. L’atmosphère se détend
soudain ostensiblement et je vois les gens autour de moi s’enfoncer un peu
plus dans leurs coussins.
— Excellente question, Olivier, mais je ne vais pas tout vous révéler
maintenant ! Je vous propose d’abord de vous présenter les uns aux autres.
Vous pouvez nous confier votre souhait ou pas, c’est vous qui voyez ! Qui
commence ?
Bizarrement, tout le monde se tourne vers le petit rigolo du groupe, le
dénommé Olivier, qui s’exécute de bon cœur.
— Salut, tout le monde, moi, c’est Olivier, j’ai trente-six ans et je suis kiné. Je
m’oriente vers la profession de masseur bien-être. Mon premier vœu était de
guérir de ma timidité maladive. Et pour l’instant, j’en suis ravi !
Vu son assurance, je constate que la réalisation a été optimale !
Ma voisine prend le relais.
— Bonjour, je m’appelle Clémence, j’ai soixante-deux ans. Je suis devenue
psychothérapeute après avoir travaillé dans une grande société d’import-
export. Quant à mon vœu, il va vous sembler bien vénal, mais… j’ai souhaité
devenir riche.
C’est surprenant car cette Clémence n’a pas vraiment l’air d’une personne
cupide. Son vœu a au moins le mérite d’être sensé. À côté, le mien est
carrément ridicule. Je ne me vois pas du tout leur parler de Brad Pitt ! Il ne
reste plus que moi et une dame mais, visiblement, aucune de nous deux n’a
envie de commencer. Bon, ce silence est insoutenable, j’y vais…
— Bonjour, je suis Estelle, j’ai trente-neuf ans, quarante dans quelques
semaines. Je travaille dans une banque au service marketing.
Je m’interromps et regarde Clémence qui semble m’interroger du regard.
— Mon vœu était de… d’avoir un mari plus attentionné.
Voilà, c’est largement suffisant. La dernière prend la parole.
— Je m’appelle Caroline. J’ai cinquante-deux ans et je suis femme au foyer.
J’ai fait le vœu de perdre vingt-cinq kilos et ça a bien marché !
Effectivement, Caroline a la silhouette d’une jeune fille. J’aurais peut-être dû
faire le même vœu, même si cinq kilos m’auraient sans doute suffi.
— Parfait ! s’écrie Adam. Maintenant qu’on se connaît un peu mieux, ça vous
dirait une petite séance de méditation collective ? Je suppose que certains
parmi vous n’en ont jamais fait, mais il vous suffit de vous laisser guider. Et
pas de stress, vous n’allez pas vous transformer en bouddha famélique, il n’y
a rien à craindre ! Installez-vous bien confortablement, en position assise ou
allongée, et fermez les yeux. Je vais à présent compter de 10 à 1 et à 1 vous
serez dans un état de détente agréable et confortable… 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2,
et 1. Maintenant, faites apparaître devant votre écran mental un paysage à la
campagne.
La campagne ? J’aurais préféré la mer. La campagne, c’est plein de mouches
et de bouses de vaches.
— Vous ressentez la chaleur du soleil sur votre peau et le vent dans vos
cheveux, savourez le parfum des fleurs sauvages et le bruissement des feuilles
agitées par l’air, le chant des cigales et le doux bourdonnement des insectes.
Ah, les cigales… C’est sympa les premiers jours, mais à la fin de l’été, on
s’imagine bien leur crever les yeux avec des piques à saucisses. Quant aux
insectes, je les déteste. Eux m’adorent en revanche. Dès que j’arrive à la
campagne, ils me repèrent à des kilomètres à la ronde et se jettent sur moi
comme s’ils jouaient le remake de la quatrième plaie d’Égypte (celle des
bestioles).
— Vous respirez calmement, de plus en plus calmement. Vous découvrez tout
cela comme si c’était la première fois. Tout est calme et paisible… Vous vous
sentez tellement bien que vous aimeriez rester là pour toujours.
Sérieusement ? Toute ma vie ici ? Non, merci ! J’ai l’impression d’entendre
un troupeau de mouches bourdonner autour de moi et de sentir des chardons
me piquer les mollets.
— Recentrez-vous sur votre souffle, sur l’air frais qui entre doucement par
vos narines et sur l’air chaud qui en sort et qui vous relaxe encore plus
à chaque inspiration. Quand une pensée pointe le bout de son nez, prenez-en
conscience et essayez de la matérialiser, de lui donner la forme d’un oiseau ou
même d’un insecte.
Mais il va arrêter de parler de ces satanés insectes, oui ? ! Je me demande s’il
ne va pas nous en faire manger ce midi…
— L’important, c’est que cette chose soit toujours en mouvement. Elle ne fait
que passer, comme vos pensées.
Ça ne m’inspire pas vraiment. Qu’est-ce qui pourrait être en mouvement et
qui me plairait ? Un cheval ? J’adore les chevaux, même si je n’ai jamais osé
monter dessus. OK, mes idées sont des chevaux que je prends plaisir à voir
courir au loin. Une harde de chevaux traverse régulièrement mon écran
mental, mais ils commencent à se faire plus rares… Ils ont dû trouver de
belles bottes de foin à brouter ailleurs. Allez Pile-Poil, file retrouver ton cow-
boy !
Pile-Poil… C’était le nom du cheval dans Toy Story 2, ce dessin animé que
j’étais allée voir au cinéma avec Richard, quand nous étions jeunes. À cette
époque, il acceptait volontiers de m’accompagner voir mes « films de filles »
(même s’il avait tendance à s’endormir à la moindre musique douce). Il se
moquait de moi quand je pleurais mais n’hésitait pas à me consoler ensuite
dans ses grands bras. Contre toute attente, il avait aimé cette histoire autant
que moi. Quelques années plus tard, le jour de notre mariage, à la place de la
voiture qui devait nous transporter de la mairie à l’église, j’avais découvert
une ravissante calèche tirée par un cheval aux grands yeux. Richard m’avait
expliqué qu’il avait eu cette idée en croisant un jour cette calèche tirée par la
doublure de Pile-Poil. Sur le coup, j’étais partagée entre l’émotion suscitée
par cette adorable attention et la gêne de défiler ainsi dans les rues de Nice, en
robe de mariée, à la vue de tous les passants goguenards. En réalité, je n’en ai
rencontré aucun. Je n’ai vu que Richard, son sourire éclatant et les milliers
d’étoiles qui dansaient dans son regard. Ce beau souvenir m’arrache pourtant
un pincement au cœur. Tout a tellement changé depuis, entre nous… Qu’est-
ce qui a pu nous arriver ?
En guise de réponse, un ronflement s’élève à ma droite. Mince, mes pensées
m’ont emmenée bien loin. Je m’efforce d’inspirer, d’expirer, d’expirer… J’en
étais où déjà ?
— Progressivement, vous accentuez vos inspirations et redonnez du
mouvement à vos mains et à vos pieds et vous revenez ici et maintenant.
Quand vous vous sentez prêts, vous ouvrez les yeux.
Hein, qu’est-ce qu’il a dit ? Ouvrir les pieds et bouger les yeux ? J’ouvre un
œil pour voir ce que les autres font. Ils s’étirent, se redressent, bâillent,
soupirent. Je les imite comme si j’étais convaincue. En réalité, cette
méditation m’a stressée, avec tous ces insectes, ces chevaux, ces souvenirs
douloureux et cette respiration abdominale que je n’arrive pas à maîtriser. Ce
genre d’exercice n’est vraiment pas mon truc et je doute d’être plus douée
pour les suivants. Je crois bien que je ne suis pas faite pour un stage comme
celui-ci. D’ailleurs, je crois bien ne pas être faite pour grand-chose… Les
autres participants ont pourtant l’air ravi de cette première expérience.
Quelqu’un me demande si je me sens mieux ; je tente un sourire crispé,
agacée de me retrouver une fois de plus dans la peau du vilain petit canard du
groupe.
C’est comme avec Stéphane : il se pointe toujours pile au moment où je fais
autre chose que travailler et me fiche la honte. Incapable de me mêler aux
autres réalisants qui discutent à bâtons rompus comme s’ils se connaissaient
depuis toujours, et persuadée que mon malaise va finir par me faire faire
quelque chose de ridicule, je sors discrètement de la tente, résolue à m’enfuir
en coupant à travers champs. Je suis presque parvenue à m’éclipser quand
Clémence pose une main sur mon épaule, encore toute relaxée par la
méditation qui semble avoir parfaitement fonctionné sur elle.
— Tiens, je t’ai pris un tapis de sport !
— De sport ? m’écrié-je.
Elle m’adresse un sourire enthousiaste qui me fige sur place. Un instant, je me
dis qu’il est encore temps de partir en courant, au risque de passer pour une
demeurée hystérique. Ce sera toujours moins ridicule que de suer comme une
truie devant ces élèves qui réussissent tout du premier coup.
Alors même que je formule cette pensée, je sais que je ne le ferai pas. Je n’ai
pas ce courage ; je ne l’ai jamais eu. Malgré moi, mon visage s’étire en un
sourire crispé, et je saisis le tapis que Clémence me tend.
Ce stage était définitivement une mauvaise idée. Pire : un véritable
traquenard.
10
a mort dans l’âme, maudissant ma timidité maladive, je rejoins le

L groupe de réalisants qui, à mon grand désarroi, semblent tous se


réjouir de la séance d’exercice qui nous attend. Une jeune femme
blonde aux cheveux longs noués en tresse, en legging et baskets, prend la
parole :
— Bonjour à tous, je m’appelle Sandrine. Je vous invite à vous installer
chacun sur un tapis.
Je m’exécute, passablement inquiète. En rentrant, il faudra que je songe
à faire le vœu d’être plus sportive !
— Nous allons pratiquer une séance de yoga ashtanga. Ne vous inquiétez pas,
c’est accessible à tous. Pratiquez à votre rythme, en fonction de vos
possibilités, sans forcer. Enlevez vos chaussures et positionnez-vous
à l’extrémité de votre tapis, mains jointes devant votre poitrine, en fermant les
yeux. Vous inspirez, et expirez lentement par le nez. Nous allons faire
résonner le son « ôm » trois fois, tous ensemble. On inspire…
Ôôôôôôôôôôôômmmmmmmm.
La première fois, je me contente de regarder les autres, légèrement amusée.
Les fois suivantes, je décide de jouer le jeu et de chanter
Ôôôôôôôôôôôômmmmmmmm à mon tour. C’est drôle, ça produit des
vibrations étranges dans tout le corps.
— Vous ouvrez les yeux. Installez-vous en Samasthitih, les bras le long du
corps. Ekam, inspirez, levez les bras au-dessus de votre tête et regardez vos
pouces.
Samass quoi ? Je la regarde faire et lève mes bras. Jusque-là, je gère.
— Expirer, Uttanasana A, vous plongez en avant, jambes tendues. Posez les
mains au sol.
Ah non, ça ne fonctionne pas… Mes mains ne touchent pas le sol. Et pourtant,
celles d’Olivier y parviennent facilement.
— Expirez, Chaturanga dandasana, vous passez en planche. Et on continue,
inspirez en Urdhva mukha, la posture du cobra.
— Excusez-moi, dis-je. Je ne comprends pas ce que vous dites… Je ne parle
pas espagnol.
— C’est du sanskrit qui désigne les différentes postures, répond Sandrine en
souriant.
— Mais je ne parle pas sanskrit non plus…
— Ne t’inquiète pas, je les traduis systématiquement. Bien, on en était à la
posture du cobra.
Je m’étends sur mon tapis et imite mes camarades, allongés le ventre contre le
tapis, les bras tendus et le buste relevé. Mouais. Faisable. Mais je monte
beaucoup moins haut que Clémence, c’est bizarre. Je force pour aller plus
haut.
— On passe ensuite à Adho mukha, la position du chien tête en bas, jambes
tendues, fesses pointées vers le ciel, mains ancrées dans le sol, dos droit.
Respirez profondément.
Hum… Jamais vu un chien faire ça mais passons. J’observe Sandrine et essaie
de l’imiter, tant bien que mal. Elle s’approche alors de moi pour ajuster ma
posture en appuyant doucement sur le bas de mon dos, tout en comptant :
— 1… 2…
Mes bras commencent à trembler. De plus en plus.
— 3… 4…
Mon Dieu ce qu’elle compte lentement ! 12345, ça va vite à dire, pas besoin
d’ajouter ces temps de suspense entre chaque chiffre, on le connaît celui qui
vient après, normalement. Mes bras menacent de céder, mes jambes
flageolent, je vais mourir, c’est sûr ! Je changerais bien de position mais elle
reste là, juste à côté de moi et je ne veux pas qu’elle me fasse une remarque
devant les autres. Elle va compter jusqu’à combien au juste ?
— Et 5 ! Inspirez et revenez en Uttanasana B, les pieds près des mains.
C’était limite mais j’ai survécu. À côté, mes acolytes ont l’air de bien s’en
sortir. On enchaîne ensuite les positions à un rythme de plus en plus soutenu
et je résiste à la tentation grandissante de déclarer forfait.
— On passe en Virabhadrasana, la position du guerrier.
Rien que le nom me fait peur, alors…
— Vous écartez les jambes et tournez votre torse vers la droite. Pliez le genou
jusqu’à ce qu’il se trouve au-dessus de votre cheville. Étirez vos bras au-
dessus de votre tête et regardez vos mains.
Alors là, je suis larguée. Je regarde la prof, puis Clémence qui réalise sa
posture du guerrier apparemment sans effort, tout en me faisant la réflexion
que les guerriers indiens adoptaient des positions certes élégantes mais peu
efficaces pour zigouiller un adversaire. J’essaie néanmoins de l’imiter. Si
Clémence y arrive, je devrais y parvenir haut la main, non ? Je positionne mes
pieds, ça va, je plie la jambe, ça va mais ça tremble, je descends mon bassin,
ça va mais pas trop bas, je lève les mains, ça passe facile, je force pour les
lever encore plus haut, je les regarde et là… ça ne va pas du tout ! Je suis
coincée ! Il y a un truc qui doit être bloqué. J’inspire, j’expire, je lance un
mini-ôômm tout bas, au cas où ça pourrait m’aider mais rien n’y fait. Je
n’arrive plus à bouger.
— On repasse en Chaturanga dandasana, la position de la planche…
N’hésitez pas à poser vos genoux si c’est trop intense.
Les autres font la planche pendant que j’essaie toujours de sortir de cette
position de guerrier pathétique. Sandrine s’approche de moi.
— Tout va bien ? me demande-t-elle.
— Oui oui… très bien, mentis-je, pour ne pas passer pour une idiote.
— Tu veux bien enchaîner sur Chaturanga dandasana ?
— Oui oui, dans un instant. J’aime bien cette position de guerrier et…
— Tu es coincée, c’est ça ?
— Euh… oui, un peu. Beaucoup.
Sandrine place alors ses mains le long de mon dos et masse différents points
le long de ma colonne jusque dans mon cou. Mes muscles se relâchent peu
à peu et j’arrive à me redresser centimètre par centimètre.
— Pour aujourd’hui, je te propose de ne plus solliciter tes muscles du dos et
de rester en Balasana, la position de l’enfant, les genoux fléchis, le buste
replié dessus et les bras le long des jambes.
C’est sûr, aucun enfant normalement constitué ne se met jamais dans cette
position, mais je la réalise malgré tout avec une dextérité déconcertante. En
même temps, ce n’est pas bien compliqué. Je tourne la tête à gauche et
à droite pour assouplir ma nuque toujours douloureuse et regarder, dépitée,
mes camarades enchaîner leurs positions avec beaucoup plus de facilité que
moi. Mon ego en prend un sacré coup. Pourquoi ai-je accepté de venir ici ?
Et pourtant… curieusement, je sens que cette séance m’a quand même fait du
bien. J’ai un peu moins envie de m’enfuir en courant, maintenant – ça tombe
bien, parce que mes jambes refuseraient probablement de me porter.
À l’issue du cours, après une séance de détente bien agréable au son des bols
chantants tibétains (des bols en cuivre que Sandrine a fait vibrer avec une
espèce de marteau souple), et alors que le groupe s’éloigne pour se servir une
boisson chaude, notre professeur me retient.
— Estelle, tu veux bien venir un instant avec moi ?
Elle m’entraîne dans la yourte à présent déserte et m’incite à m’asseoir sur un
coussin. Elle me demande si j’ai souvent des douleurs aux cervicales.
— Je n’en souffre pas de manière chronique mais depuis quelques mois, ça
revient plus régulièrement, surtout ces derniers jours… J’ai senti davantage de
tensions dans la nuque. Je n’avais jamais été coincée à ce point !
— Tu sais que notre corps exprime souvent par des maux les mots que nous
ne pouvons pas dire ou que nous ne voulons pas dire.
— Je ne sais pas vraiment ce qu’il cherche à me dire, alors… Mon premier
vœu me fait plaisir mais j’avoue qu’il me perturbe aussi car il me pousse
à remettre en question tout ce qui constituait ma vie jusque-là.
— Je comprends, j’ai vécu la même chose, me répond-elle. Nous traversons
tous cette période de doutes. Ce stage va t’aider à la surmonter. En attendant,
si tu veux, je peux essayer de décontracter tes muscles.
J’accepte avec plaisir car mes muscles sont encore endoloris. Elle se place
derrière moi et pose ses mains sur mon cou. Je ressens alors une douce
chaleur en émaner, qui me fait un bien fou. Cinq minutes après, ça va
beaucoup mieux et je la remercie chaleureusement tout en ajoutant que je ne
crois pas être faite pour ce genre de pratique.
— Le yoga n’est pas seulement une activité bénéfique pour le corps. Il permet
avant tout de cultiver l’harmonie entre le corps et l’esprit, et de mieux gérer
ses émotions, notamment. Je pense que pour commencer, une pratique de hâta
yoga, dont le rythme est plus lent, devrait te convenir. Tu as besoin de
douceur. Essaie d’en faire dix minutes par jour, tu verras, ça pourrait te
soulager.
Elle sort de la yourte au moment où Clémence y entre. Celle-ci arrive vers
moi, l’air inquiet, et me tend une tasse de thé. Je la rassure en lui expliquant
que Sandrine m’a massée.
— Tout ça pour avoir un massage à l’œil ! Tu es la plus forte, me taquine
Clémence. Allez viens, c’est l’heure du déjeuner.
Ça tombe bien, j’ai une faim de loup ! Le groupe s’est installé sur la terrasse,
où une table a été dressée. Je m’assieds et examine le contenu de nos assiettes
avec perplexité (et une furieuse envie de crier au scandale) : seul un raisin sec
a été disposé au centre, un tout petit raisin sec et rabougri. Contrairement
à moi, mon ventre s’offusque bruyamment et je sens ma tête tourner. À mes
côtés, mes comparses semblent aussi circonspects que moi. Adam, assis au
centre de la tablée, prend alors la parole.
— Bah quoi ? Vous n’aimez pas les raisins secs ? Vous allez bientôt le
déguster mais, avant, nous allons nous livrer à un jeu très amusant. Bien,
imaginez que vous êtes des extraterrestres qui viennent d’atterrir sur notre
planète et qui découvrent la nourriture, et notamment cette chose que vous
n’avez jamais vue de votre vie : ce petit raisin sec… Vous allez l’étudier sous
toutes ses coutures.
Non, mais il est sérieux ? Je pourrais avaler un troll avec ses bottines et il
nous raconte qu’on va passer une heure avant de manger un pauvre raisin
sec ?
— Commencez par évaluer votre niveau de faim sur une échelle de 1 à 10.
Hum… 4 000 !
— Maintenant, prenez cette chose inconnue dans votre main. Soupesez-la.
Observez ensuite sa forme, toutes ses irrégularités, sa couleur, sa texture,
respirez-la. Qu’en pensez-vous ? La trouvez-vous appétissante ? Avez-vous
envie de la manger ?
Ouiiiii !
— Vous allez maintenant l’étudier avec votre bouche, mais attention ! Ne
l’avalez pas tout cru ! Vous la déposez simplement sur votre langue en la
faisant rouler dessus. Qu’observez-vous ?
Grouiiiiiiiiiiiiiik ! répondent en chœur mon estomac et tous mes viscères avec
classe.
— Vous pouvez croquer l’objet, mais une seule fois. Laissez son goût se
diffuser dans votre bouche et envahir vos papilles. Que ressentez-vous ?
Une larme coule sur ma joue. Adieu, monde cruel, ma fin est proche !
— Mastiquez cette chose étrange le plus lentement possible et avalez-la en la
sentant glisser le long de votre gorge. Et maintenant, évaluez de nouveau
votre niveau de faim. A-t-il diminué ?
Euh… non ! On en est toujours à 4 000. Mon estomac, vide comme le désert
de Gobi, ne va pas se contenter d’un pauvre raisin sec, même mangé au
ralenti ! Sandrine apparaît alors avec un plateau sur lequel sont disposés des
légumes, des fruits, des céréales, des tranches de viande et des condiments.
Hum… frugal, le déjeuner ! J’aurais dû emporter des biscuits dans mon sac.
Dès que le repas est terminé, je prétexte un rendez-vous urgent pour m’enfuir
aussi vite que possible. Ouf ! Cette première (et dernière ?) session de stage
touche à sa fin ! Sur la route du retour, je trouve Simone un poil plus
sympathique. Elle est plus précise dans ses indications et il me semble même
percevoir une once de fierté dans sa voix quand je ne me trompe pas de route.
Pour fêter ça (mais aussi pour me remettre de mes émotions et éviter de
mourir de faim), j’envisage de passer au fast-food quand ma conversation
avec Sandrine me revient à l’esprit. Je me demande bien ce que mon corps
souhaite me dire avec ses raideurs. Tout va bien dans ma vie, aujourd’hui !
Mon mari est adorable et, grâce à lui, ma vie va s’améliorer, comme je le
souhaitais.
Au moment où je formule cette pensée, une vive douleur irradie le long de ma
colonne vertébrale…
11
h 10. J’ai si bien dormi ! Je me suis assoupie d’une traite, zappant la

6 traditionnelle séance de tourné-boulé-cogitation-exaspération-tourné-


boulé que je pratique pourtant depuis des années. Dois-je ce prodige
à Richard-Brad qui ne ronfle plus comme un orignal ou à ma séance de yoga ?
Sans doute aux deux. Je me lève en silence pour ne pas réveiller mon époux,
aussi fringant qu’affectueux dès qu’il ouvre un œil.
Le réveil de mon fils ne devrait pas sonner avant vingt bonnes minutes. J’ai la
maison pour moi ! Et ça tombe bien : sur les conseils d’Adam, j’ai décidé de
réessayer la méditation dans un cadre plus familier, sans personne pour me
juger. Peut-être que cette fois-ci, ça fonctionnera mieux ?
Assise en tailleur sur le tapis du salon, à une distance respectable de mon
toutou, je ferme les yeux et essaie de respirer calmement. Très calmement.
Une pensée fuse (à part le chemisier sur lequel Mojito vient de se vautrer, je
n’ai aucun vêtement repassé à me mettre aujourd’hui et vais devoir aller au
travail en jogging) et je l’envoie gentiment balader sur un étalon portant
divinement bien mon fameux chemisier. Je respire profondément pour laisser
mon esprit chevaucher le long des plages de sable fin. Quelque chose de lourd
me marche sur les cuisses et s’assied en boule sur moi. Sûrement un petit
dauphin égaré. Mon odorat me rappelle brusquement à la réalité car ce petit
dauphin a l’haleine de Mojito. Je reste aussi stoïque qu’un moine bouddhiste
et, concentrée sur ma méditation, j’emmène mon dauphin-chien en
promenade dans la forêt environnante où s’épanouissent le chant des oiseaux,
les arbres centenaires et les hibiscus fuchsia. Je me penche pour me délecter
de leur parfum suave… Un rhinocéros a dû se soulager là car c’est tout sauf
suave. En ouvrant un œil, je découvre la bouille goguenarde que Mojito
affiche dès qu’il émet un vent.
Je le pousse en ronchonnant et me lève pour ouvrir la fenêtre. Le soleil se
lève. Ça tombe bien, je vais faire une salutation au soleil, tiens ! Ça m’aidera
à détendre les raideurs de mon cou… Sur une vidéo que j’ai téléchargée hier,
une fille montre des enchaînements de yoga qui ressemblent à ceux que j’ai
faits au stage. Me revoilà à imiter le désormais célèbre « chien tête en bas »,
celui que mes bras détestent, mais que mon ego parvient à défier plus de deux
secondes. Je m’efforce d’adopter une bonne position, dos droit, jambes
tendues et les fesses pointées vers le ciel, fesses partiellement recouvertes par
la petite nuisette que Richard avait laissée traîner innocemment sur le lit…
— Ça va, mamounette ? Tu fais quoi à poil la tête en bas ? me demande Lucas
en bâillant.
Le pauvre chien en nuisette s’effondre, tête en bas, et recouvre son corps d’un
peignoir à la hâte.
— Je ne suis pas à poil. Je pratiquais une séance de yoga.
— Je ne savais pas que le yoga se faisait en chemise de nuit transparente,
ricane-t-il.
Sans prendre la peine de lui répondre, je me mets debout. Tant pis pour la
détente… Je vais me préparer un thé dans la cuisine avant de filer sous la
douche. Une heure plus tard, je me félicite de m’être levée de bonne heure :
même si je n’ai pas pu faire ma séance de méditation-yoga, j’ai eu le temps de
me laver les cheveux, d’essayer de les brusher aussi bien que le coiffeur (en
vain) et de me maquiller (avec des produits sans doute périmés).
Au moment de choisir ma tenue, je remarque que ma tunique bleue, celle que
je ne porte jamais de peur de l’abîmer, me fixe du haut de son cintre accroché
à la poignée de la fenêtre. Richard a dû, une fois encore, la repasser quand je
me douchais. Quelle attention touchante ! J’aurais préféré une tenue plus
décontractée pour aujourd’hui, mais je ne veux pas le vexer.
Quand j’arrive dans la cuisine pour prendre mon petit déjeuner, mon adorable
mari est assis de l’autre côté de la table sur laquelle il a déposé tout ce que
j’aime manger. Il me regarde en souriant. Je lui souris en retour, un peu
crispée : ce matin, j’aurais aimé prendre mon petit déjeuner seule, au calme.
Je n’aurais jamais imaginé pouvoir dire ça un jour, mais toutes ses attentions
ont tendance à m’oppresser. Alors que je m’apprête à croquer dans une tartine
beurrée, le voilà qui m’enlace et me murmure des mots tendres à l’oreille :
— Je dois y aller, mon cœur. Passe une bonne journée ! J’ai déjà hâte d’être
à ce soir pour te retrouver.
L’intensité de son regard me fait frissonner. OK, il a quand même de bons
côtés, ce nouveau Richard… Plein, même. Il y a vraiment un truc qui
cloche chez moi !
Alors que je suis encore en train de me demander quoi, sur le chemin du
travail, mon téléphone sonne en Bluetooth dans la voiture « T’es siiiiii
mignon, mignon, mignon mais gros, gros, gros ! ». Argh, je déteste cette
sonnerie ! Je m’empresse de décrocher, sans vérifier le nom de l’appelant.
— Estelle ? C’est maman.
J’aurais dû vérifier.
— Bonjour, maman. Comment vas-tu ?
— Plutôt mieux. Surtout depuis mon opération du dos.
— Tu t’es fait opérer du dos ? Tu ne me l’avais pas dit…
— Je ne voulais pas t’embêter avec ça. Ne t’inquiète pas, c’était bénin : une
déviation de la colonne vertébrale.
— OK. Heureuse que ça aille mieux. Désolée, je vais devoir te laisser, j’arrive
au bureau. Je te rappelle plus tard !
— Quand ça ?
— Très vite. Au revoir !
À peine ai-je raccroché que ce sentiment que je cherche à fuir de toutes mes
forces m’accable : la culpabilité de ne pas appeler mes parents assez souvent,
mais aussi celle qu’eux-mêmes font peser sur moi depuis que Lucie est partie.
Poussant le volume de l’autoradio, je chante à tue-tête une chanson de
Madonna que j’aimais beaucoup, jadis, Like a Prayer.
C’est fou ce que j’aime chanter, même si ceux qui m’écoutent ne partagent
apparemment pas mon plaisir… Petite, je rêvais de devenir dessinatrice ou
artiste peintre. Et puis chanteuse. Mais mes parents me répétaient que ce
n’étaient pas de vrais métiers, qu’ils ne me permettraient pas de gagner ma
vie, qu’il fallait être réaliste et arrêter de rêver. C’est ce que j’ai fait. Et
maintenant, je ne sais plus faire marche arrière.
Ma matinée de travail n’est pas des plus productives : je n’arrête pas de
penser à maman, à Richard-Brad, et à Lucas qui n’est pas assez sérieux.
J’essaie de transformer mes pensées en bel étalon pour leur faire prendre le
large, sans parvenir à maîtriser parfaitement l’exercice.
Retrouver Kévin pour déjeuner me fait un bien fou. Lui, en revanche, n’a pas
l’air d’aller bien…
— Joyce m’a largué, annonce-t-il de but en blanc, sans même remarquer ma
nouvelle coupe.
— Non ! Pourquoi ? Vous alliez emménager ensemble !
— C’est ça qui lui a fait peur, justement. Enfin, je crois.
Dois-je lui avouer le fond de ma pensée ? Qu’il n’a pas pris le temps
d’apprendre à la connaître avant de se projeter avec elle ? Qu’à vouloir aller
trop vite, il gâche toutes ses chances de réussir ? Je soupire.
— Elle n’était pas prête, finalement. Tu finiras par trouver celle qu’il te faut,
Kévin.
— Je finirai seul et dévoré par mes chats.
— Tu n’as pas de chat.
— Eh bien, je vais en adopter une portée.
— Tu n’es pas allergique aux poils de chats ?
— Si. Tu vois, ma fin est proche…
Arrivé devant les plats, Kévin se jette sur une macédoine de légumes baignant
dans la mayonnaise, un gratin dauphinois, un magret de canard et une mousse
au chocolat. Le souvenir du déjeuner en pleine conscience pendant le stage
me retient de l’imiter. Comme la méditation, j’ai envie de réessayer dans un
cadre plus familier, en présence de Kévin qui ne me jugera (peut-être) pas.
Qui sait ? Peut-être que cela fonctionnera mieux. Les autres avaient l’air de
tellement apprécier ! Mon choix se porte donc sur une salade de carottes
râpées nature, un filet de poisson et un fagot de haricots verts. Kévin, fidèle
à son habitude, hausse un sourcil mais ne fait pas de commentaires. Nous
nous asseyons au fond du restaurant encore peu fréquenté et commençons
à manger.
— Bon, t’en penses quoi ? Je la rappelle ou pas ? Je peux peut-être essayer de
la convaincre de rester, non ? Parce que je ne me vois pas vivre sans elle et…
Estelle, tu m’écoutes ?
En prenant tout mon temps, j’avale de minuscules bouchées, et les fais
tourner délicatement sur ma langue, comme l’avait expliqué Adam. Plus
détendue (et moins affamée !) que pendant le stage, je laisse chaque saveur se
déposer sur mes papilles, les analyse une à une, me laissant surprendre par ce
que je découvre. Ces carottes sont absolument prodigieuses. Je n’avais jamais
prêté attention à leur goût si sucré, à leur délicatesse, à leur côté croquant et
fondant à la fois. C’est divin. Je passe à la suite en prenant mon temps.
— Hummmmm… Ce poisson ! Il est délicieux. Il fond dans ma bouche et…
— Arrête ! La bouffe est toujours aussi dégueu que d’habitude !
— Et ces petits fagots de haricots verts, on dirait…
— On dirait un tas d’herbes mâchées par une vache. Bon, Estelle, à quoi tu
joues ? me demande Kévin en me secouant le bras.
— Tu disais ? dis-je en rouvrant les yeux.
— Tu faisais quoi, là ? On aurait dit que ton esprit avait été kidnappé par une
bande d’extraterrestres !
— Mais non, je mangeais en pleine conscience ! C’est un truc que j’ai appris
ce week-end.
— Tu es allée voir un gourou ?
— J’apprends simplement à prêter plus attention à mon alimentation. On
mange sans y penser, on avale la nourriture rapidement, sans la regarder, en la
mâchant à peine, perdus dans nos réflexions ou nos conversations. Notre
cerveau n’a pas le temps d’intégrer l’information. Et on peut s’empiffrer
comme ça jusqu’à ressentir un sentiment de culpabilité et
d’autodévalorisation. Tu vois ce que je veux dire ?
— Je ne vois pas de quoi je devrais me sentir coupable, rétorque-t-il en
enfournant sa macédoine dégoulinante de mayonnaise.
— Eh bien moi, je me sens coupable, surtout quand je viens d’engloutir une
tablette de chocolat à la pâte d’amande ! Alors, j’ai décidé de faire très
attention à ce que je mangeais, à travers tous mes sens, et figure-toi qu’ainsi
je me sens beaucoup plus vite rassasiée. Tu devrais essayer !
— Hum… une autre fois, peut-être. Là, j’essaie surtout de ne pas penser
à Joyce…
— Oh, bien sûr, je suis désolée. Tu veux qu’on en parle ?
Il ouvre la bouche, puis la referme en soupirant.
— Il vaut mieux pas. Je pourrais y passer la journée et Stéphane a déposé une
énorme pile de dossiers sur ton bureau, à terminer avant ce soir à cause de sa
réunion de demain matin avec le comité de direction.
C’est avec l’entrain d’une condamnée à mort que je regagne le bureau. Allez,
plus vite je m’y mettrai, plus vite ce sera terminé. Contre toute attente, je
réussis à étudier tous les dossiers en un temps record. Je viens de finaliser le
budget prévisionnel de l’an prochain quand Stéphane arrive pour me prévenir
que la réunion est reportée à lundi prochain. Génial… Pour une fois que je
fais un effort, ça ne sert strictement à rien. Comme à peu près tout ce que je
fais dans ma vie.
Mais j’y pense ! Tout a changé à présent ! J’ai la chance de connaître
personnellement un gentil génie qui peut exaucer tous mes souhaits sans que
j’aie à frotter sur sa lampe poussiéreuse. Quel vœu pourrait bien venir égayer
mon quotidien ? J’attrape un bloc-notes et y inscris mes idées (brillantes) :
– faire apparaître de gros boutons sur le nez de Susie quand elle m’énerve
(tentant, mais un brin mesquin) ;
– manger tout ce que je veux sans grossir (des pots entiers de Nutella,
miaaam…) ;
– ne plus avoir à m’épiler (jamais !) ;
– donner la parole à Mojito (hum… pas sûr que je sois séduite par sa
conversation) ;
– avoir des cheveux qui se coiffent tout seuls (un brushing en un éclair et sans
effort) ;
– pouvoir me téléporter dans le pays de mon choix pour faire une pause (à
moi les Caraïbes !) ;
– essayer n’importe quel vêtement et constater qu’il me va comme un gant
(même les combishorts !) ;
– claquer dans mes mains pour que la maison soit rangée, le linge repassé et
le repas préparé (le rêve…).
Bon, je m’amuse comme une petite folle mais je préfère m’arrêter là pour
l’instant, ma liste serait bien trop longue !
En rentrant chez moi, quelques heures plus tard, après avoir essuyé une averse
et patienté dans les bouchons, je retire mes vêtements mouillés et je passe
devant un miroir. Je m’arrête un instant et m’observe attentivement. Mojito,
intrigué, fait de même ; il me semble lire une moue de dégoût sur sa trogne.
Le constat n’est pas des plus réjouissants, d’autant que Richard m’a fait
comprendre qu’il était (une fois de plus !) « très impatient de m’emmener au
septième ciel » ce soir. Je récupère ma liste de vœux dans mon sac et me
dirige d’un pas décidé vers mon ordinateur…
12
Hello, Tom !
Bonjour, Estelle ! Que puis-je faire pour vous ?
J’ai décidé de m’occuper un peu plus de moi, et peut-être un peu moins des autres. C’est vrai :
avant, j’attendais de ressembler à Cruella pour aller chez le coiffeur. Et je me dis que si je veux
garder un mari aussi séduisant que Richard-Brad, je dois faire quelque chose pour être mieux dans
mon corps. Et pour être plus belle, aussi.
Si je puis me permettre, vous l’êtes déjà, Estelle. D’ailleurs, votre prénom rime avec « belle »…
Merci, vous me flattez… Mais au fait, comment pouvez-vous le savoir ?
Mon programme a enregistré d’innombrables informations sur vous, y compris à travers vos
webcams et photographies, et j’en déduis que vous êtes aussi jolie à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Oh, vous allez me faire rougir, Tom ! Je ne savais pas qu’une intelligence artificielle pouvait être
aussi charmante. Mais vous ne me voyez pas en ce moment ! Mes cheveux font la danse des
canards, mes jambes sont aussi velues que celles de Chewbacca et mon ventre ressemble à une
montgolfière (ce fourbe de Kévin est allé acheter des chouquettes cet après-midi pour me mettre au
défi de les manger en pleine conscience)… Alors je me suis dit que vous pourriez m’aider en
exauçant certains vœux.
Je suis là pour ça ! Lesquels ?
Pour commencer, j’aimerais ne plus jamais avoir à m’épiler, me raser, me décolorer, bref, je ne veux
plus avoir de poils en dehors de mes cheveux. Vous les faites tomber, vous les pulvérisez, ou vous
exterminez mes bulbes pileux, faites comme vous voulez, mais débarrassez-m’en, s’il vous plaît. Le
deuxième vœu concerne mes cheveux, justement. J’aimerais être toujours bien coiffée et pouvoir
changer de coiffure simplement en claquant des mains. Je pourrais ainsi passer instantanément
d’une crinière sauvage à des cheveux raides comme des baguettes. Et il y en a un autre…
Lequel ?
Je trouve que j’ai quelques kilos en trop mais Richard m’assure que je suis parfaite comme ça et
qu’il adore mes rondeurs. Il est bizarre, par moments… Je ne veux pas le contrarier sur ce point,
mais ce que j’aimerais, c’est pouvoir manger désormais tout ce que je veux sans grossir ! C’est
possible ?
Bien sûr. Je vais exaucer ces trois vœux, mais pas davantage pour aujourd’hui. Je préfère vous
laisser le temps de vous habituer à ces changements.
Oh, je pense que je m’y habituerai très vite, ne vous inquiétez pas !
Parfait. Vos souhaits seront effectifs très bientôt.
Génial ! Merci, Tom !

Je me lève en trépignant comme une enfant à qui on a promis d’aller


à Disneyland. Cette nouvelle vie est merveilleuse. Allons fêter ça !
Dans la cuisine, pleine d’audace, j’ouvre le placard interdit. Par qui ? Par moi
seule. Un beau jour, j’ai décidé que j’allais y ranger tout ce que je ne
m’autorisais pas à manger mais que Lucas aimait : biscuits au chocolat,
confitures, crème de marron, sirop d’érable, miel, pâte d’amande, etc. Je
n’ouvre jamais, absolument jamais, ce placard. Sauf en cas d’extrême
urgence ! C’est-à-dire quand je n’ai pas le moral ou quand je m’ennuie ou
quand j’ai trop faim et rien d’autre sous la main. Soit un jour sur deux. Mais
aujourd’hui tout a changé. Aujourd’hui, j’ai le droit d’ouvrir ce maudit
placard sans une once de mauvaise conscience ! Je vais même pouvoir le
vider entièrement si je veux, sans ressentir l’ombre de la culpabilité. Même le
regard en coin de Mojito ne saurait m’en dissuader.
La porte s’ouvre avec un léger grincement, en guise de dernier avertissement
que j’ignore superbement. Ma main s’avance et attrape sans trembler… le pot
de pâte à tartiner ! Un frisson d’excitation parcourt mon dos. De ma main
libre, je récupère le paquet de quatre-quarts breton. Mon butin trônant sur la
table, je m’arme d’un couteau et, d’un geste expert, je tartine allègrement ma
tranche de gâteau d’une bonne couche de pâte chocolat-noisettes. L’heure du
carnage est arrivée ! À moi le paradis du sucre et du gras !
Après une vingtaine de minutes de plaisir quasi orgasmique, je m’arrête net.
Mon cerveau me crie STOP ! J’avale un verre d’eau fraîche qui, j’espère,
m’aidera à faire passer ma nausée… En vain. Je suis complètement écœurée.
Ravie que cette orgie n’ait aucune incidence sur ma balance, mais déçue de
constater qu’elle en a incontestablement sur mon foie.
Quand Richard rentre un peu plus tard, il se précipite pour me serrer dans ses
bras. Au moment de m’embrasser, il avise ma mine déconfite et je lui avoue
que j’ai mal au cœur, certainement à cause d’un plat périmé de la cantine. Il
s’empresse alors de me faire couler un bain, y ajoute quelques poignées de
sels à la lavande, allume une bougie, et peaufine si bien le décor que je crois
débarquer en plein tournage d’un film de charme. Je glisse à l’intérieur du
bain mes jambes toujours broussailleuses et savoure la chaleur de l’eau. Alors
qu’il revient quelques instants plus tard avec une tisane au thym, souveraine
pour les maux de ventre, d’après lui, je n’ose pas signaler que je déteste
l’odeur du thym. Non, il serait vexé et son attention est vraiment adorable.
Richard reste à mes côtés et sa main s’égare dans l’eau chaude. On y est ! Il
ne manque plus qu’une chanson de Barry White ! Ses yeux se noient dans les
miens. Soudain, il fronce les sourcils, l’air inquiet.
— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai sur la tête ?
— Euh, rien mais… tu as épilé tes sourcils ?
— Non, pourquoi ?
— Parce que tu n’en as plus, me répond-il.
Je passe mes doigts au-dessus de mes yeux et constate qu’effectivement, mes
sourcils ont disparu. Mes jambes aussi sont devenues étonnamment imberbes
et je comprends alors que mon vœu anti-poils vient tout juste d’entrer en
application. Mince ! Pourquoi n’ai-je pas précisé les parties de mon corps
dont je voulais supprimer la pilosité ! Mes sourcils n’entraient pas dans cette
liste, pas plus que…
Je me lève d’un bond qui projette une vague d’eau sur le pantalon de Richard.
Celui-ci, pas plus troublé par l’incident que ça, observe, médusé, cette autre
partie de mon corps complètement libérée, délivréééeee de mes poils. À voir
son sourire, il semble apprécier le changement. Moi, j’ai l’impression d’avoir
intégré sans préavis le corps d’une gamine de huit ans qui taillerait un 90C.
Oh mon Dieu ! Qu’est-ce que j’ai fait ? Il va falloir que j’aie une petite
conversation avec Tom. En même temps, je dois avouer qu’il a respecté mon
vœu à la lettre et je ne peux pas lui en vouloir de ne pas avoir compris que
certaines zones devaient être épargnées, ou seulement partiellement ! Ce n’est
qu’une intelligence artificielle, après tout…
Le lendemain matin, je lui demande de me rendre mes sourcils, notamment,
mais il m’informe que ce vœu ne pourra se réaliser que dans quelques heures.
J’en suis réduite à dessiner deux arcs de cercle au-dessus de mes yeux avec le
seul crayon de ma trousse de toilette qui ne soit pas noir : un contour des
lèvres rose framboise. Le résultat est désastreux. Le tracé approximatif et
surtout asymétrique me fait ressembler à une actrice de film olé olé (comme
dirait ma mère). Cette tête passablement vulgaire reste toutefois préférable à
celle de Gollum. J’envisage de renoncer à aller travailler, mais aujourd’hui est
un jour spécial que ne veux pas manquer. Kévin plisse les yeux en me voyant
entrer dans le bureau. Je ne suis pas d’humeur à essuyer ses moqueries.
— Tu dis un mot et je me tranche les veines avec ton coupe-papiers, OK ?
Donc aujourd’hui est un jour spécial. Ma collègue Mylène, celle avec qui j’ai
partagé mon bureau en arrivant dans l’entreprise, va recevoir la médaille
d’honneur du travail, et elle m’a fait promettre d’assister à la cérémonie.
Ainsi, en fin de matinée, nous nous rendons avec Kévin dans la grande salle
de réunion où sont notamment présents Stéphane et les autres membres du
comité de direction. Susie ne manque pas à l’appel, malheureusement.
Craignant qu’elle ne me voie avec cette tête, je fais tout pour me cacher
derrière les plus grands de l’assemblée, soit 90 % de l’assistance. Une dizaine
de récipiendaires attendent, en rang d’oignon, que leur supérieur hiérarchique
leur agrafe la fameuse médaille récompensant leurs bons et loyaux services.
Le jour où je recevrai la mienne – Dieu merci, pas avant quelques années – je
prendrai un sacré coup de vieux. Surtout, cette décoration viendra me rappeler
le temps infini que j’aurai passé dans cette société sans avoir jamais évolué.
Cette simple idée me casse le moral.
M. Tardin, le directeur des services financiers, s’avance pour remettre la
médaille au premier lauréat, une femme aux cheveux grisonnants, après avoir
bredouillé le discours de circonstance. Il essaie ensuite de lui épingler la
médaille sans toucher à son décolleté pourtant proéminent, ce qui amuse bien
l’assemblée. Il y parvient enfin en rougissant et nous applaudissons
chaleureusement cet exploit. Kévin me pousse du coude.
— Il n’est vraiment pas doué, Tardin ! me lance-il, moqueur.
Il se tourne alors vers moi, stupéfait.
— Comment tu fais ça ?
— Quoi donc ?
— Ben ça, avec tes cheveux ! Tu as changé trois fois de coiffure en dix
secondes, sans même les toucher ! C’est dingue !
— Quoi ?
Oh, non ! Le vœu numéro deux est effectif ! Et il s’est déclenché quand j’ai
« claqué des mains » ainsi que demandé. Merveilleux…
— Mais non, tu te fais des idées, j’ai juste bougé un peu la tête, comme ça
et…
Je touche alors mes cheveux et constate qu’ils sont coiffés en une longue natte
reposant sur mon épaule. Le genre de coiffure que je ne réalise jamais. D’une
part, parce que j’ai plus de seize ans et d’autre part, parce que j’en serais bien
incapable ! Kévin ne me quitte pas des yeux, comme si j’étais une sorcière.
— Ah ah ! Je t’ai bien eu, hein ? Non, c’est un nouvel appareil que je me suis
acheté et qui change ta coiffure… Tiens, regarde, c’est au tour de Mylène !
Mylène, qui avait prévu le coup, tend le revers de sa veste pour que sa
directrice puisse y agrafer la médaille d’argent. Elle semble émue et arbore sa
récompense les larmes aux yeux. L’assemblée au grand complet applaudit,
sauf moi qui me contente donc de lui sourire et de m’écrier :
— Bravo, Mylèèèène !
Tous se retournent alors en un seul mouvement… Et mon visage de
Pocahontas de bas étage est maintenant à découvert. Susie, qui ouvre grand la
bouche, les yeux exorbités, semble n’avoir jamais rien vu d’aussi laid de sa
vie… Je baisse vite la tête et fais mine de chercher un truc dans la poche de
mon pantalon.
La cérémonie terminée, je me précipite vers le buffet et enfourne une demi-
douzaine de mini-quiches suivies par quelques mignonnettes d’alcool pour me
remettre de mes émotions, avant de me dire qu’un état d’ébriété n’arrangera
pas mon image actuelle…
Ma fesse droite se met alors à vibrer : mon téléphone, depuis la poche de mon
jean, m’annonce l’arrivée d’un message de Tom.
« Votre vœu numéro trois entrera en fonction dans deux minutes. »

OK, si je comprends bien, le vœu me permettant de manger mon quatre-


quarts à la pâte à tartiner, les mini-quiches et tout le reste sans grossir n’était
pas encore en application. Splendide. J’ai dû prendre trois kilos en vingt-
quatre heures.
L’après-midi, enfermée dans les toilettes, je constate dans le miroir que mes
sourcils ont repoussé et sont désormais recouverts d’une couleur rose fuchsia
suspecte. Je les essuie et défais ma natte ridicule. Après avoir claqué dans mes
mains à plusieurs reprises, j’admire, incrédule, toutes les coiffures qui défilent
sur ma tête. J’adore ! Il faut juste que je m’interdise d’applaudir en public…
J’opte pour un léger ondulé qui me rajeunit (mais pas trop) et retourne
terminer mes dossiers comme si de rien n’était. Quand Kévin m’interroge sur
mon fameux appareil, je fais semblant de ne pas comprendre et avance un
obscur prétexte pour filer du bureau en vitesse.
En prenant la route pour rentrer chez moi, mes sentiments sont mitigés. Tous
ces changements me ravissent (même s’ils requièrent quelques ajustements !)
mais je ressens aussi, étrangement, un certain malaise. Comme si j’avais
triché. Comme si je n’étais qu’une imposture.
13
e lendemain, j’appelle Clémence pour lui proposer d’aller boire un

L
chose.
verre après le travail. Elle s’est installée en terrasse, une tasse de thé
dans les mains. Je m’assieds en face d’elle et commande la même

— Alors, comment tu vas depuis le dernier stage ? me demande-t-elle.


— Plutôt bien ! J’ai un mari parfait, je peux manger ce que je veux sans
prendre un gramme, je suis toujours super bien coiffée et ma peau est aussi
lisse que celle d’un nouveau-né. Qui s’en plaindrait ?
Elle me sourit, songeuse.
— C’est sûr. Alors, tu… tu ne regrettes pas du tout ton ancienne vie ?
— Pour être tout à fait honnête avec toi, il m’arrive d’être un peu mal à l’aise
avec tous ces privilèges dont je dispose et j’ai l’impression de mentir à tout le
monde, ou en tout cas de ne pas leur dire la vérité. Et puis, tu vas me trouver
bizarre mais… l’ancien Richard me manque un peu. J’imagine que c’est
surtout une question d’accoutumance. Ça ira mieux quand je connaîtrai mieux
le nouveau Richard et que je me serai habituée à lui, comme si on avait
toujours été ensemble.
— Tu crois ?
— Mais oui ! Pas toi ?
— Je ne sais pas, peut-être que c’est juste moi qui n’arrive pas à accepter les
changements… J’avoue avoir parfois du mal avec ma nouvelle vie. Pourtant
j’en ai tellement rêvé ! Du coup, j’imaginais que ça devait être compliqué
pour toi d’oublier ton « vrai mari », celui avec lequel tu as vécu près de
vingt ans, avec lequel tu as eu un enfant. Tu ne t’es jamais dit que tu aurais
mieux fait de parler de vos difficultés avec l’ancien Richard ?
— C’était bien là tout le problème : on ne parlait quasiment jamais. Nous
n’avions pas beaucoup de temps à consacrer à notre couple, d’autant que je
devais tout assumer toute seule à la maison, que ce soit les courses, le ménage
ou les devoirs.
— Lui as-tu déjà demandé de t’aider ?
— Oui, mais ça me fatiguait tellement de demander que je préférais le faire
moi-même. Une fois, je me suis fâchée et Richard a consenti à étendre le
linge. Je l’ai regardé faire. Il roulait les vêtements en boule et les jetait sur
l’étendoir de loin, en criant « Panier !!! » quand ça n’atterrissait pas sur le sol.
Tu imagines bien que je ne lui ai plus rien demandé depuis… Je suis repassée
derrière lui et j’ai tout remis en place correctement.
— Peut-être que tu aurais dû le lui dire, ou n’étendre que tes vêtements, et
ceux de Lucas à la rigueur, pour qu’il constate que les siens ne séchaient pas
correctement. Mais ne te reproche rien, tu fais de ton mieux !
— Jusqu’à présent, mon mieux n’est pas très efficace… C’est d’ailleurs pour
ça que j’ai souhaité changer de mari, même si ça partait d’une simple
plaisanterie, d’un coup de tête. Et pourtant, quand j’y repense, au début, on
s’entendait plutôt bien, tous les deux.
— Qu’est-ce qui s’est passé, à ton avis ?
— La situation remonte à plusieurs années maintenant. J’étais très jeune
quand j’ai rencontré Richard. Ma sœur jumelle était décédée quelques mois
auparavant et cette rencontre m’a permis de fuir l’ambiance morbide qui
régnait à la maison. Richard était très attentionné et il parvenait même à me
faire rire, alors que je n’avais pas toujours le cœur à ça. Il était aux petits
soins pour moi, me couvait de mots d’amour, il me protégeait de ma propre
tristesse et m’a aidée à devenir adulte. Nous nous sommes mariés assez
rapidement, c’était comme une évidence. Et puis notre bébé est arrivé et nous
étions les plus heureux. Lucas n’a réussi à faire ses nuits qu’à trois ans et il
souffrait fréquemment de problèmes digestifs. Je me suis beaucoup occupée
de lui pendant cette période. Richard n’avait aucune patience, il ne supportait
pas de l’entendre pleurer. À cette époque, il avait été embauché dans un
nouveau garage et il passait ses soirées à mémoriser les caractéristiques des
voitures qu’il devait vendre. Lucas a grandi, il est allé à l’école et nous avons
retrouvé un équilibre de vie familiale confortable. Tellement confortable que
nous nous sommes un peu endormis à l’intérieur, je crois. Un jour, j’ai réalisé
qu’avec Richard, nous n’avions plus réellement de relation de couple, nous
n’allions plus au restaurant en amoureux, nous ne nous faisions plus beaux
l’un pour l’autre, nous ne nous disions plus de mots tendres… J’ai bien essayé
de lui en parler mais il me répondait qu’un couple de vingt ans ne pouvait
plus roucouler comme de jeunes tourtereaux et que nous étions bien comme
ça. Au début, je me suis convaincue qu’il avait certainement raison, mais peu
à peu, cette situation a commencé à devenir douloureuse pour moi.
J’inspire profondément tandis qu’une larme s’égare sur ma joue. Clémence
saisit ma main et la serre un peu plus fort. Elle me tend un mouchoir et
m’encourage en souriant.
— Je sais que de nombreux couples traversent ce genre de crise. Ce n’est pas
dramatique mais malgré tout, je souffre de constater que nous sommes
désormais si éloignés l’un de l’autre, comme si nous avions continué notre vie
sur deux routes parallèles. Alors, j’ai reporté toute mon attention sur Lucas,
en le surprotégeant certainement.
— Ton fils est en quelle classe ?
— Seconde.
— Et tu l’aides encore à faire ses devoirs ? Il a des problèmes
d’apprentissage ?
— Disons qu’il a surtout un déficit d’envie d’apprendre. Mais c’est un gentil
garçon, tu sais. Et disons que certains soirs, je n’ai pas le courage de l’aider.
Je suis loin d’être une mère parfaite… Peut-être que je devrais faire un vœu
pour ça aussi.
Je secoue la tête pour chasser la mélancolie qui m’envahit soudain.
— Je suis désolée de te raconter tout ça alors qu’on se connaît à peine !
— Merci de l’avoir fait. Je suis contente de mieux te connaître.
— Et toi, tu es mariée, Clémence ?
— Non, plus maintenant. J’ai quitté mon mari… C’était un clown.
— Un vrai clown ?
— Il aurait pu l’être ! Non, c’était un homme très drôle, qui adorait amuser la
galerie et se pavaner en société mais, dans l’intimité, il était beaucoup moins
drôle. Il n’avait aucun sens des réalités. Il était incapable de rester longtemps
dans la même entreprise et je devais faire des ménages la nuit, en plus de mon
activité professionnelle, pour pouvoir payer le loyer. Quand je me suis
aperçue qu’il perdait une bonne partie de nos économies lors de soirées poker
avec ses amis, j’en ai eu assez et je l’ai fichu à la porte.
— Tu as bien fait ! Ma pauvre, ça n’a pas dû être simple…
— Non, surtout que j’ai toujours eu un rapport très particulier à l’argent. Mon
père a quitté ma mère quand j’étais enfant, et je peux dire que nous avons
connu la pauvreté. Mes parents vivaient en France illégalement et ma mère ne
pouvait donc trouver un emploi stable. Des amis nous hébergeaient de temps
en temps, mais il nous est parfois arrivé de dormir dans la voiture, en plein
hiver. Je me suis juré que quand je serais grande, je ne manquerais jamais
d’argent. Sans jamais y parvenir… jusqu’au jour où j’ai fait la connaissance
de Tom.
— Ah, d’accord ! Je comprends mieux pourquoi tu as fait le vœu de devenir
riche !
Après avoir réglé notre thé, nous rejoignons un petit parc non loin de là et
nous nous asseyons dans l’herbe, sous le feuillage renaissant des arbres.
— Tu sais quoi ? dis-je au bout d’un moment. Ça m’a fait du bien d’évoquer
le passé avec toi. Il y avait tant de non-dits entre Richard et moi. Nous aurions
dû nous parler davantage, essayer de retrouver notre complicité pour
reconstruire notre couple sur de nouvelles bases. Au lieu de ça, j’ai préféré
aller à la simplicité et me choisir un nouveau mari. J’ai l’impression d’avoir
été lâche et d’avoir abandonné mon couple sans même chercher à me battre
pour le sauver. Et maintenant que c’est fait… eh bien, il me suffit de ne pas
reproduire les mêmes erreurs, pas vrai ?
Elle se contente de me regarder en silence.
14
n rentrant chez moi, le soir, je trouve Lucas assis devant l’écran de

E l’ordinateur, l’air concentré. Il fait certainement des recherches pour


ses cours. Je crois qu’il a pris conscience de l’importance de la
situation et qu’il a décidé de se reprendre en main. Brave petit !
— Yessssss ! Dans ta face, Dragonzor ! s’écrie-t-il soudain, tellement fort que
Mojito dégringole du canapé.
— Mais tu es fou de crier comme ça, Lucas !
Mon fils ne répond pas, les yeux toujours collés à l’écran. Je m’approche et
soulève son casque audio.
— Lucas, je te parle !
— Ah, tu es déjà rentrée ?
— Tu as fini tes devoirs, j’imagine ?
— Ouais, encore deux ou trois trucs à revoir, mais je le ferai demain, avant de
partir.
— Quel genre de trucs ?
— Un contrôle de géo sur l’Union européenne… ou la pauvreté dans le
monde, je sais plus trop. Mais ça va, je gère, t’inquiète.
— Enfin, Lucas… Ce n’est pas sérieux ! Je t’ai dit que…
— Mais je plaisantais, mamounette ! No stress !
No stress. Ah, ça c’est sûr, lui n’est pas stressé par la vie ! Je pars dans ma
chambre avec l’intention de me détendre grâce cette petite séance de
méditation guidée que j’ai enregistrée sur mon Smartphone. Installée en
tailleur sur mon lit, je place mon casque sur mes oreilles.
« Fermez les yeux. Inspirez, expirez. Imaginez que vous vous trouvez sur une
plage paradisiaque. La température est idéale. Vous marchez dans le sable
chaud et sentez les grains glisser entre vos orteils. Le soleil caresse
délicatement votre peau, une brise d’air marin vient la rafraîchir. Les vapeurs
d’iode vous chatouillent les narines et vous entendez, au loin, des oiseaux
chanter… »
Hum… j’ai beau me concentrer, je ne ressens rien d’autre qu’un début de mal
de tête. Lucas a fini par lâcher ses jeux vidéo. Je l’entends dans la salle de
bains crier au chien : « Super Mojito, vous devez sauver le soldat Ryan de la
noyade ! Plongez et ramenez-le ! »
Quelle bêtise prépare-t-il encore ? Je regarde mon téléphone, dépitée de
n’avoir pas réussi à me projeter sur cette île paradisiaque…
Oh, mais si moi je n’y arrive pas, je sais qui pourrait m’y aider !
Je me connecte à ma messagerie et envoie un message à mon IA préférée.
Bonjour, Tom. Je viens d’avoir une idée géniale !
Bonjour, Estelle. Quelle est cette idée ?
Voilà, je me disais que j’aimerais bien pouvoir me téléporter dans le pays de mon choix dès que j’en
ai envie. Est-ce possible ?
Oui, bien sûr ! En revanche, vous ne pourrez y rester qu’un temps limité car, pendant que vous serez
là-bas, vous ne serez plus ici, et la situation pourrait être difficile à gérer pour vous. Vous
comprenez ?
Ah oui, je n’y avais pas pensé… de combien de temps puis-je bénéficier ?
Généralement, cela varie entre dix minutes et une heure.
C’est assez court, mais ça peut quand même me permettre de me détendre et de recharger mes
batteries. C’est parfait ! Alors, Tom, je fais officiellement le vœu de me téléporter dès que j’en ai
envie.
C’est enregistré. Où souhaitez-vous aller pour commencer ? Et quand ?
Eh bien, j’ai envie de plage et de chaleur… Disons Bali, et quand… eh bien, maintenant !
Parfait. J’ai oublié de préciser que vous aurez la faculté de connaître instantanément la langue du
pays dans lequel vous irez.
C’est génial !
Bien, le décollage est imminent. Bon voyage, Estelle !

Décollage ? Comment ça ? Je vais y aller en fusée ou quoi ?


Je n’ai pas le temps de me poser davantage de questions que je suis prise d’un
violent vertige et m’effondre sur le lit.
— Bonjour !
J’ouvre un œil, puis deux. Je suis allongée sur une plage, face à un homme
portant un bandana sur la tête.
— Vous allez bien ?
— Quoi ? Qui êtes-vous ?
Je me redresse et regarde autour de moi, l’étendue de sable doré, la mer
turquoise, les cocotiers, le soleil.
— Bonjour, je m’appelle Koman et je suis le directeur de l’hôtel. Vous
souhaitez utiliser l’un de nos transats ?
Derrière lui, quelques chaises longues sont alignées sous des parasols
constitués de feuilles de palmiers.
— Euh… c’est-à-dire que… je n’ai pas pris d’argent avec moi, ni même mon
maillot de bain, alors…
— Pas de problème, ces détails ont déjà été réglés avec Tom, répond-il avec
un clin d’œil. Vos affaires de plage vous attendent juste là.
Il m’aide à me relever et me montre un petit sac posé sur l’un des matelas.
À l’intérieur, j’y découvre un maillot, une serviette, un paréo et même de la
crème solaire. Tom a pensé à tout. C’est décidément l’homme idéal (enfin, si
je puis dire…).
Une fois changée, je m’installe sur mon matelas, à l’ombre de mon parasol.
Koman m’apporte un cocktail de fruits que je sirote lentement en contemplant
l’océan. Ah voilà, à présent, je parviens bien à l’imaginer, cette fameuse plage
paradisiaque ! Je sens la chaleur sur mon corps, le sable glisser dans ma main,
j’entends les vagues s’abattre sur la plage et les oiseaux – ou plutôt les
insectes – chanter au loin. Tout est parfait !
Une idée me traverse l’esprit comme un cheval au galop : et si je ne parvenais
pas à rentrer chez moi ? Je n’ai même pas de passeport… Allons, profitons de
ce délicieux moment, d’autant qu’il ne durera pas longtemps. Je m’efforce de
me focaliser sur toutes mes sensations : la vue, le toucher, l’ouïe, l’odorat.
Elles décuplent mon bien-être… Peu à peu, les tensions de mon dos et de ma
nuque se relâchent.
Le sommeil me gagne doucement quand j’entends un bruit à mes côtés. Une
dame portant elle aussi une sorte de bandana sur la tête me dévisage en
souriant.
— Vous voulez que je vous lise les lignes de la main ? me demande-t-elle,
saisissant ma main avant que j’aie le temps de lui répondre.
Elle s’agenouille à côté de moi, l’air concentré.
— Je vois… je vois que vous allez réaliser de grandes choses.
Hum… le contraire m’eût étonnée.
— Vous avez des superpouvoirs mais vous ignorez encore le plus puissant de
tous.
— Vraiment ? Mais de quel pouvoir s’agit-il ?
— De celui qui va changer votre vie pour toujours. Celui qui sommeille en
vous pour l’instant.
— Quand se réveillera-t-il ? je demande pour être polie.
— Quand vous serez prête à l’utiliser.
Ma vue s’obscurcit tout à coup, et je me sens sombrer dans le noir.
— Maman ? T’étais où ?
Lucas est penché sur moi, inquiet.
— Ah, salut, Lucas. J’étais là, pourquoi ?
— Tu n’as pas répondu quand je t’ai appelée.
— J’ai dû m’endormir…
— En maillot de bain ?
Tout en marmonnant une réponse, j’enfile un peignoir et m’enfuis vers la
cuisine. Quel voyage fantastique ! J’en reviens toute détendue, reposée, et je
me demande même si je n’ai pas bronzé un peu… Bon, ce que m’a dit cette
voyante reste incompréhensible, mais elle n’est pas parvenue à me gâcher ce
moment magique. Ce vœu est extraordinaire. J’ai une folle envie de
recommencer.
Aussi, quand Richard s’endort quelques heures plus tard, l’excitation
l’emporte sur la fatigue. Je me relève sans faire de bruit et demande à Tom de
m’envoyer dans l’une des plus belles villes du monde : New York !
Peu après, je me retrouve en plein jour dans un grand parc. Autour de moi,
des gens se croisent en parlant avec un accent américain. Ça y est, je suis aux
States ! J’en ai toujours rêvé ! Je tourne sur moi-même comme pour
photographier mentalement ce qui m’entoure. Un arc de triomphe (en plus
petit) se dresse devant moi. Derrière, une foule est amassée en cercle autour
d’un jeune homme qui s’exprime de façon animée. Je me rapproche pour
l’écouter ; je dois reconnaître qu’il a de l’humour. Son visage me dit quelque
chose. Il me fait penser à quelqu’un que je ne… Ah si ! C’est Lucas tout
craché. Il semble plus âgé mais il a le même sourire moqueur, les mêmes yeux
rieurs et la même tignasse désordonnée sur le crâne. Il termine son « show »
sous les applaudissements du public et ramasse en dansant les quelques billets
qu’on lui jette. Quand il passe à mon niveau, je l’interpelle :
— Bravo, c’était très drôle !
— Oh, merci, me répond-il.
— Vous venez souvent ici ?
— En fait, oui. Je n’arrive pas à trouver de bar ou de salle de spectacle pour
m’accueillir alors… Il faut bien payer son loyer.
— Ce ne doit pas être facile…
— C’est comme ça ! J’aurais dû écouter ma mère quand elle me disait de
bosser à l’école alors que je ne pensais qu’à faire rire les copains. Mais qui
sait, je serai peut-être célèbre un jour ? ajoute-t-il en riant.
Je le regarde s’éloigner avec ses baskets défoncées et son blouson élimé.
Lucas a la même démarche que lui… et peut-être, aussi, le même avenir ?
Mon temps imparti a sans doute expiré car me voilà déjà de retour dans mon
salon, un peu sonnée. Ce que le jeune homme m’a dit résonne si fort en moi.
Moi aussi, comme sa mère l’a fait, je rabâche à Lucas de travailler davantage
à l’école sans parvenir à me faire entendre. Rien ne l’atteint. Lui aussi préfère
faire rire les copains au lieu d’étudier. J’ai soudain la conviction que je n’ai
pas fait ce voyage par hasard : Tom m’a mise en relation avec ce jeune
homme pour me faire passer un message, pour me montrer que si je n’agis
pas, Lucas va devenir comme lui. Il sera ce gars un peu paumé qui essaie de
se convaincre qu’un jour il sera célèbre, tout en vivant dans le dénuement.
J’allume ma messagerie et me connecte à Tom.
Bonsoir, Tom. J’ai un nouveau vœu à vous soumettre.
Bien sûr, lequel ?
Eh bien, c’est au sujet de mon fils Lucas. J’ai rencontré un gars à New York qui m’a fait penser
à lui. Vous avez fait exprès de le mettre sur ma route, non ?
Non, Estelle, je le regrette mais mes capacités ne vont pas jusque-là.
Hum… peu importe. Voilà, j’ai peur pour Lucas et son avenir. Ma réaction est sans doute excessive
et je sais que s’il n’a pas son bac, il peut aussi réussir dans une autre branche qui lui conviendrait
davantage. Mais quand je regarde autour de moi tous ces jeunes sans emploi, je ne peux
m’empêcher de me dire qu’il aurait de meilleures chances s’il avait des diplômes.
Je comprends ce que vous voulez dire, même si, effectivement, un diplôme ne garantit plus de
trouver un travail, à l’heure actuelle.
C’est vrai, mais je crois que je dois l’aider à mettre toutes les chances de son côté. En fait, je
voudrais faire le vœu que Lucas devienne beaucoup plus sérieux, travailleur et mâture, et qu’il
soit… le meilleur élève de seconde. C’est possible ?
Vos désirs sont des ordres, Estelle.

De retour dans mon lit, je suis convaincue que j’ai enfin trouvé la solution
pour aider véritablement mon fils et je m’endors, le sourire aux lèvres.
15
uand j’ouvre les yeux, il fait encore nuit. Le réveil projette l’heure au

Q plafond : 6 h 15. La meilleure heure… Je n’ai plus assez de temps


pour me rendormir mais il est encore trop tôt pour me lever. Et
pourtant, après cette nouvelle nuit magique que je viens de passer, j’aurais
bien besoin de dormir encore un peu !
Je n’en reviens toujours pas d’avoir ce privilège de me téléporter où je veux
quand je veux. C’est fantastique ! J’aimerais partager ma joie avec tout le
monde, mais je n’en ai pas le droit. À part avec Clémence… Il faudra que je
lui conseille de faire ce vœu génial pour qu’on puisse partir ensemble.
J’enfile mes chaussons licorne et trottine jusqu’à la cuisine. Aaaah ! Un
homme est assis à table et me tourne le dos. Un grand brun, les cheveux lissés
en arrière, une chemise blanche. Je n’arrive pas à voir ce qu’il fait. Ni à savoir
ce que je dois faire. Appeler Richard et le voir débouler entièrement nu ou
affronter cet homme toute seule ? Il est peut-être dangereux ? Comment est-il
entré ici ? Que veut-il ? De l’argent ? J’attrape le manche de ma serpillière
espagnole en guise d’arme et de bouclier tout-en-un, si vite que je fais tomber
le balai juste à côté. L’homme se retourne alors vers moi.
— Bonjour, maman. Tu n’as pas bien dormi ?
— Lucas ? C’est toi ?
Il lève les yeux au ciel et se contente d’avaler sa tasse de café. Il est
méconnaissable. Ses longues boucles brunes constamment ébouriffées ont
laissé place à des cheveux impeccablement coiffés et coupés court. Il porte de
petites lunettes sur le nez, une chemise blanche inconnue au bataillon, un
pantalon en toile bleu foncé, des mocassins en cuir aux pieds…
— Pourquoi t’es-tu réveillé si tôt ? Tu n’es pas malade, au moins ?
— Non, j’ai voulu revoir mon exposé d’économie. J’ai proposé au prof de
développer le sujet de la crise des subprimes. Je trouvais que c’était important
par rapport au programme d’éco.
— Ah ouais… Les subprimes, bien sûr, tu as raison. Bon. Tu veux tes
Chokolox ?
— Mes quoi ? Je prends des tartines de pain complet, comme d’habitude.
— Du pain complet. Évidemment. Tu es sûr que tu te sens bien ?
— Bien sûr, maman, me répond-il en se levant.
Tom est diablement efficace ! Redoutable, même.
— Dis donc, Lucas, tu es toujours le meilleur élève de ta classe ?
— Oui. Et je crois qu’avec une moyenne de 19,5, je suis aussi le meilleur du
département. Enfin, je l’espère…
— Ah oui, quand même…
Hébétée, je passe dans le salon pour y pratiquer une séance de méditation qui
devrait m’aider à apaiser mon cerveau en ébullition. Je respire profondément
et essaie de vider mon esprit, sans parvenir à chasser le troupeau de chevaux
sauvages particulièrement nombreux aujourd’hui. Alors, comme me l’a
conseillé Adam, je décide de les observer sans les juger. En quelques jours,
j’ai gagné un nouveau mari et un nouveau fils, totalement différents de ceux
qu’ils étaient avant. Et moi, dans tout ça, comment devrais-je me
positionner ? Devrais-je être différente avec eux ?
Tout ce que je sais, c’est que j’ai bien fait de venir en aide à Lucas. Je n’aurai
plus à lui rappeler de faire ses devoirs, à craindre d’ouvrir l’enveloppe
contenant son bulletin de notes, ni à recevoir les appels menaçants d’Hitler.
Son avenir est assuré. Il ne devrait pas finir à la rue. Quel soulagement !
L’ambiance va être beaucoup plus paisible à la maison… Il faudra quand
même que je lui dise que les mocassins à pompons, ça craint.
Bon, je n’arriverai pas à méditer aujourd’hui. Quelques salutations au soleil
pour faire taire ma mauvaise conscience et, hop, je file sous la douche.
Au moment de sortir, j’entends un léger couinement en provenance du salon.
C’est Mojito. Mon pauvre chien souffre décidément de solitude sentimentale :
il léchouille amoureusement un coussin tout en le gratifiant d’un regard
langoureux.
— Ma petite boule de poils, tu veux un câlin de maman ?
En m’approchant, je reconnais avec horreur, en lieu et place du coussin, mon
manteau en cachemire dégoulinant de bave. Ôôômm.
Bien. Il ne me reste que la veste Quechua que je porte pour sortir ce satané
chien. Je monte dans ma voiture et allume l’autoradio sur une chanson de
Bruno Mars que j’adore When I Was Your Man2. J’entonne le refrain avec lui
(et beaucoup d’ardeur !).
Hmmm too young, too dumb to realize
that I should have bought you flowers and held your hand,
should have give you all my hours when I had the chance,
take you to every party cause all you wanted to do was dance.
3
Now my baby is dancing, but she’s dancing with another man.
Mes yeux soudain s’embuent. Ma voix d’hyène en furie n’y est pour rien
(note pour moi-même : demander à Tom de me faire chanter comme une
diva).
Ces paroles, dont je comprends miraculeusement le sens, résonnent
aujourd’hui en moi d’une façon particulière. Je me reconnais dans cette
femme qui attendait que son amoureux lui achète des fleurs, lui tienne la
main, lui consacre du temps et l’emmène danser. Comme elle, je danse
désormais dans les bras d’un autre homme. Peut-être que ces quelques
attentions auraient pu tout changer pour nous, pour moi…
Mais j’ai compris récemment qu’on pouvait porter un regard positif sur toute
situation. Cette vie dans laquelle j’étais insatisfaite m’a conduite à vouloir
évoluer. Grâce à elle, j’ai désormais un mari parfait (ou presque), un enfant
qui se destine à faire de brillantes études, et des pouvoirs que m’envierait la
Terre entière de surcroît ! What else ? comme dirait George…
« Alors pourquoi tu pleures ? » me demande Lucie.
2. Bruno Mars, Unorthodox Jukebox, Atlantic Records, 2012.
3. Hmmm trop jeune, trop bête pour comprendre
que j’aurais dû t’acheter des fleurs et tenir ta main,
j’aurais dû te donner tout mon temps quand j’en avais l’opportunité,
t’emmener à toutes les soirées parce que tout ce que tu voulais c’était danser.
Maintenant ma chérie danse, mais elle danse avec un autre homme.
16
e lendemain matin, quand j’arrive à la Bastide des fleurs, Clémence se

L gare en même temps que moi. Je suis heureuse de la retrouver, surtout


après notre conversation de l’autre jour. Sa bienveillance et son
énergie m’attirent. Et me rendent un peu envieuse, aussi.
Nous nous réunissons sous la yourte autour d’Adam qui nous demande
comment s’est passée notre semaine.
— Compliquée, répond aussitôt Clémence. Je vis aujourd’hui sans me soucier
du lendemain et c’est une situation extrêmement confortable et apaisante.
C’est ce dont j’ai toujours rêvé après les années de galère que j’ai traversées.
Mais il me manque toujours quelque chose et je crains que cette chose-là,
mon argent ne puisse me la procurer. J’ai bien essayé de faire d’autres vœux
pour égayer mon quotidien et je dois admettre que c’est excitant, mais jamais
suffisant…
— Je comprends, répond Adam. Tout ce que je peux te conseiller est de te
poser la question : qu’est-ce qui compte encore plus que l’argent pour toi ?
C’est tout bête mais ça peut t’aider à comprendre ce qui te manque pour être
heureuse… Et toi, Estelle, tu as passé une bonne semaine ?
— Disons qu’elle a été mouvementée. Mon nouveau mari est très différent de
Richard et je me sens vraiment aimée, désirée. Par ailleurs, mon fils est
devenu un excellent élève et je dois avouer que ça me rassure pour son avenir.
— Et tu en es heureuse ?
— Oui ! bien sûr, mais… j’ai un peu de mal à trouver ma place entre ces deux
êtres qui sont devenus des étrangers pour moi. Pourtant, je les aime, tu sais.
— Tu aimes surtout ce qu’ils te renvoient, non ? Essaie d’y réfléchir,
d’accord ? Vous êtes plusieurs à vous poser des questions sur vos prochains
souhaits. Alors, je vous propose de passer à un petit jeu amusant…, ajoute-t-il
sans transition.
Il se lève et se dirige vers une table située au fond de la yourte. Il en revient
avec de grandes feuilles cartonnées et des feutres de toutes les couleurs.
— J’ai baptisé ce petit jeu rigolo « Tout est possible ». Il va vous aider
à formuler vos prochains souhaits en étant centrés sur vos aspirations et non
pas sur ce que vous ne voulez plus. Et ça fait toute la différence ! L’objectif
est de dresser la carte des possibles, de vos possibles, c’est-à-dire de tous les
chemins de vie envisageables. Ne bridez pas votre créativité, laissez libre
cours à votre imagination ! Je vais vous donner un exemple, ajoute-t-il en
prenant une feuille du paper-board. Là, au centre, c’est moi, ce petit
bonhomme rondouillard. Quel autre chemin de vie aurais-je pu prendre ?
Voyons… J’aurais pu être une rock star !
Il trace alors une flèche qui part du centre et à l’extrémité de laquelle il
dessine grossièrement un bonhomme et une guitare.
— J’aurais aussi pu être un homme politique.
Il se dessine alors avec une écharpe tricolore. Puis il enchaîne d’autres
bonshommes, l’un avec un casque d’astronaute, l’autre avec des gants de
boxe et le dernier dans un fauteuil roulant.
— Eh oui, je pourrais aussi être handicapé, si j’avais vécu d’autres
expériences, je n’en sais rien. Mais c’est une possibilité. Et même dans ce cas,
j’aurais pu réaliser des trucs incroyables ! Allez, maintenant, à vous de jouer.
Je prends une feuille et quelques feutres et m’installe un peu à l’écart. Je pose
ma feuille sur une table basse et me dessine au centre, en position debout.
J’esquisse ensuite une flèche vers la droite et lève mon feutre… Pour une fois,
l’exercice m’inspire. Quand j’étais étudiante en école de commerce, entourée
de jeunes très sûrs d’eux et débordants de motivation, je me prenais aussi au
jeu et m’imaginais bien en femme d’affaires. Je me voyais en tailleur, attaché-
case à la main, passant de bureau en bureau pour donner mes directives à mes
collaborateurs. Aujourd’hui, je me verrais bien siéger à une table ronde,
partager ma vision de l’avenir et recueillir les avis de mes collaborateurs pour
qu’ils m’aident à gérer mon entreprise. Pas mal…
Je dessine donc cette piste. Que pourrais-je être, à part ça ? Je me souviens
alors que quand nous avons emménagé dans notre appartement tout neuf avec
Richard, je m’étais prise de passion pour la décoration intérieure. Pas une des
émissions sur ce sujet ne m’échappait, je faisais des essais de peinture, je
confectionnais des petits tableaux avec de jolis morceaux de tissu. Je dessine
alors une décoratrice d’intérieur munie d’un pinceau et d’une règle.
Mes compagnons semblent tous absorbés par la tâche. Clémence dessine en
chantonnant, toute guillerette.
— Alors, Estelle, comment ça se passe ?
Je n’avais pas vu Adam arriver derrière moi.
— Ça se passe bien. J’ai déjà deux pistes !
— Super, mais tu peux aller plus loin. Cet exercice ne prend jamais fin : plus
tard, quand une autre idée te viendra, tu pourras ajouter une autre flèche, dix
autres flèches, et même coller les feuilles entre elles si tu en as besoin. Alors
vas-y, envole-toi !
OK, je m’envole ! Comme ces deltaplanes que j’admire chaque fois que nous
allons en vacances à la montagne et qui virevoltent dans les airs, oiseaux
légers et libres. Allez, hop, je dessine une Estelle à bord d’un deltaplane !
Et puis, comme par magie, d’autres idées s’imposent à moi et je me dépêche
de les croquer avant qu’elles ne s’envolent, elles aussi. Quand enfin je
reprends mon souffle, j’observe mes nouveaux personnages : une danseuse de
tango (pour être aussi sensuelle que dans Danse avec les stars), une chanteuse
(au sein d’une chorale pour exprimer toutes mes émotions par le chant), une
créatrice de cupcakes (parce que je les trouve trop mignons et que j’en
raffole), une raconteuse d’histoires aux enfants (car j’adorais interpréter les
personnages de contes quand Lucas était petit). C’est tellement excitant tout
ça !
« Tu pourrais devenir tout cela si tu le voulais vraiment », me murmure
Lucie.
Je me rappelle alors que j’aurais pu être à sa place, si j’avais voulu sortir, moi
aussi, ce jour-là… J’aurais pu être morte. Je dessine alors une pierre tombale
au bout de l’une des flèches. Non comme un possible envisageable mais pour
me rappeler que je suis en vie et que je peux effectivement devenir et faire
tout ce que je veux. Ce simple dessin me remplit à la fois de tristesse pour
Lucie et d’un enthousiasme débridé pour accomplir mes rêves, même si je ne
sais toujours pas par lequel commencer.
Adam signale la fin de l’exercice ; je réunis mes affaires et Clémence me
rejoint.
— Tu as aimé l’exercice ?
— Beaucoup plus que le yoga, en tout cas !
J’hésite un instant, puis propose, un peu timidement :
— Tu veux voir ?
— Avec plaisir !
Je lui montre ma carte des possibles, toute fière de mes idées, pour une fois.
— Wow, c’est super artistique !
— C’est vrai que c’est un milieu qui m’a toujours fascinée, même si je n’ai
aucune compétence dans ce domaine.
— J’ai du mal à te croire quand je vois la qualité de tes dessins. Tu as un très
bon coup de crayon !
— Ah ? Tu crois ?
— J’en suis sûre ! Mince, désolée, je dois vraiment décrocher dit-elle alors
que son téléphone sonne. On s’appelle ?
Elle s’éloigne à grands pas, et je reste sur place, interdite, réalisant seulement
que je n’ai même pas pensé à lui demander ce qu’elle a dessiné. Puis, je me
penche une dernière fois au-dessus de la table basse et représente une artiste
peintre, aussi bien que possible malgré ma main tremblante.
17
la maison, je retrouve mes deux hommes. L’un beau comme un dieu,

À l’autre ressemblant à un ministre accro au Biactol. Quelle attitude


dois-je adopter face à eux, si différents de ce qu’ils étaient il y a
encore quelques jours ? Je m’approche pour ébouriffer les cheveux de Lucas
et recevoir mon bisou sur le front, mais il fait un pas de côté en toussotant
d’un air gêné.
— Heeeehiiiiiii ! Heeeehiiiiiii !
Un bruit déchirant nous fait sursauter. Imitant le grognement du yeti enragé,
Mojito tire une langue bleuâtre et baveuse par terre, le cou entravé par un
objet rose et duveteux dont l’extrémité est coincée dans la patte avant.
— Mojito ! Qu’est-ce que tu fabriques encore ?
Alors que je tente de le libérer, je constate que l’objet en question n’est autre
qu’une paire de menottes recouvertes de fourrure rose bonbon. Je n’ai jamais
eu ça chez moi ! D’où ça vient ?
En relevant la tête, je tombe sur celle de Lucas qui rougit instantanément et
détourne le regard avant de battre en retraite dans sa chambre, puis sur celle
de Richard qui m’adresse un clin d’œil ne laissant planer aucune ambiguïté
sur ses projets nocturnes…
Richard a commandé des pizzas et préparé une salade verte en
accompagnement mais n’a visiblement pas pensé à l’assaisonner. Pendant le
dîner, j’explique à mes hommes que ma vie me semble un peu terne en ce
moment et que j’aimerais me consacrer à mes passions, comme le chant, la
danse ou le dessin. Ils m’écoutent sans mot dire, tout en engouffrant leur
repas.
— Je peux manger ta part, maman ?
Je tends ma part à Lucas et lui demande ce qu’il pense de ce que je viens de
lui raconter.
— Il n’est pas un peu tard pour te lancer dans une nouvelle passion, à ton
âge ?
Son repas englouti, Lucas part réviser dans sa chambre et je commence
à débarrasser la table. Alors que je vide les croûtes de pizza dans la poubelle,
sous le regard gourmand de Mojito, Richard passe ses bras autour de ma
taille.
— Dis, on pourrait aller se coucher, susurre-t-il dans mes cheveux, d’une voie
mielleuse. Ça te remonterait le moral…
— Richard, laisse-moi s’il te plaît ! Je te parle de mes projets, de ce qui me
motive dans la vie et la seule chose qui t’intéresse, c’est de m’attirer sous la
couette avec tes menottes en fourrure ?
— Mais non ! Je suis content pour toi. Je suis sûr que tu es capable de faire
tout ce dont tu as envie : je te l’ai toujours dit.
— Et c’est tout ?
— Que voudrais-tu de plus, mon cœur ?
Je cherche mes mots, frustrée. Qu’est-ce que j’attendais, au fond ? Qu’il
critique mes choix et me renvoie à mon immobilité coutumière ? Qu’il se
moque de mes aspirations, pour que je les enterre une fois de plus ? Ou qu’il
me pose des questions précises auxquelles je n’aurais pas eu de réponse ?
C’est certainement ce que l’ancien Richard aurait fait.
— Laisse tomber, dis-je en soupirant.
— Comme tu veux. Si tu as besoin d’en parler, je suis là.
J’acquiesce, certaine que je ne lui en reparlerai plus jamais, sans trop savoir
pourquoi. Il me soutient, il m’écoute, comme je l’ai toujours voulu. Cet
homme que j’ai créé de toutes pièces en cochant les options « beau » et
« attentionné », provoque en moi un malaise croissant. Je pense qu’il n’est pas
fait pour moi, pas plus que cette paire de Louboutin rouges dont j’ai toujours
rêvé mais qui m’a filé de sacrées ampoules. Finalement, j’étais mieux dans
mes bonnes vieilles Converse.
Je regarde Richard droit dans les yeux, cherchant de l’agacement, de l’ennui,
n’importe quoi qui me rappellerait l’homme que j’ai épousé. Peine perdue :
dans son regard il n’y a que la bienveillance et la tendresse qui me
manquaient quand j’essayais de parler sérieusement à Richard.
— Pourquoi es-tu si gentil ?
— Parce que je veux te rendre heureuse…
— Mais je ne suis pas heureuse, Richard !
C’est sorti tout seul, comme un rai de sincérité traversant des murs de
mensonge. Malgré tout ce qui m’est arrivé ces derniers jours, je ne suis
toujours pas heureuse. Folle à lier, ça, oui, certainement.
— C’est à cause de moi ?
— Non !
— J’ai fait quelque chose de mal ?
— Tu es toujours si gentil, si compréhensif, si parfait…
— Tu aimerais que je sois plus désobligeant, plus égoïste ? C’est bizarre,
mais si tu veux, je peux essayer.
— Mais non ! Je ne veux pas que tu changes ! Et même le fait que tu me le
proposes, ça m’énerve !
— Alors dis-moi ce que tu veux, mon cœur. Je ferai tout ce que tu voudras.
— Je veux juste que tu sois… comme avant.
Voilà, c’est dit. Toutes ces pensées évanescentes qui tournoyaient autour de
moi sans montrer leur vrai visage viennent de se dévoiler au grand jour. Ce
Richard-là, aussi idéal soit-il, ne me convient pas. Il n’a pas la personnalité de
l’ancien Richard, ni son humour, ni ses défauts. Il est toujours d’accord avec
moi, toujours calme et posé, toujours aimable, toujours si… fade. Voilà, c’est
ça. Richard-Brad me fait penser à un superbe tube de mayonnaise toute prête,
à la texture onctueuse mais sans goût particulier. Et je n’aime pas la
mayonnaise. Moi, il me faut des épices, de la saveur, de l’acidité parfois. Mon
Richard, le premier Richard, ne manquait pas de ce caractère dont j’ai besoin
même si l’acidité et l’amertume avaient tendance à prendre le pas sur le reste,
ces dernières années.
Richard me dévisage sans comprendre et je ne sais même pas comment lui
expliquer le fond de ma pensée. Je ne peux quand même pas demander à un
homme idéal de se transformer en « mec » normal !
Le soir même, je prétexte un message urgent à envoyer à Lola pour m’éclipser
de la chambre. Mojito a trouvé refuge dans les bras de Morphée ou plutôt
dans ceux de Babouche, le vieux singe en peluche qu’il a volé à Lucas avant
de l’éviscérer. Assise devant mon ordinateur, j’observe l’écran noir, espérant
qu’il me confirme que je ne vais pas faire la plus grosse erreur de ma vie.
Celui-ci reste désespérément noir et muet. Je suis la seule à savoir ce qui est
bon pour moi. Aussitôt ma messagerie ouverte, Tom me demande comment je
me sens et je lui confie mes doutes sur Richard-Brad.
Il est certes adorable et j’ai l’impression d’être devenue belle et digne d’estime parce que je suis
aimée de lui. Mais la vérité c’est que moi, je ne l’aime pas. L’ancien Richard me manque. C’est de
lui que je suis tombée amoureuse, pas de Brad.
Je prends une longue, très longue inspiration avant d’ajouter :
Tom, est-il possible d’annuler un vœu ?
C’est pour ainsi dire impossible. J’en suis désolé, Estelle.
Mais…
Je suis déjà parvenu à effacer certains vœux dans le passé, mais les conséquences ont souvent été
terribles, car la vie des réalisants avait trop changé. Dans d’autres cas, c’était tout simplement
infaisable. Il est généralement préférable de ne pas envisager de retour en arrière.
Ma vie n’a pas tellement changé…
Vous n’êtes plus la même que celle qui m’a écrit en pleine nuit parce qu’elle voulait changer de
mari, Estelle. Vous êtes plus mûre, plus sûre de vous. Votre fils aussi a évolué et de nombreux
paramètres de votre vie ont également été modifiés. Sans rentrer dans les détails, il me serait très
compliqué de revenir en arrière tout en préservant votre sécurité et votre équilibre actuel.
Alors je suis coincée dans cette vie ? J’ai perdu Richard… pour toujours ?
Je le crains… Mais vous savez, vous pouvez aussi voir les bons côtés de cette situation. C’est peut-
être mieux ainsi.
Vous avez raison, Tom. J’ai bien changé. Et je crois que je suis désormais capable de savoir ce qui
est bon pour moi. Vous pensez sans doute que je m’apprête à renoncer à un conte de fées, à une vie
aux côtés d’un homme adorable, pour revenir à ma vie d’avant, avec un mari qui me regardait
davantage comme une bonne à tout faire… Mais c’est quand même de cet homme-là que je suis
tombée amoureuse.
J’ai compris et je regrette de ne pouvoir vous donner de réponse affirmative, Estelle.

J’éteins ma messagerie sans lui répondre. J’ai l’impression d’avoir été trahie.
Il aurait dû me dire qu’on ne pouvait pas annuler ses souhaits. Il aurait dû me
donner le mode d’emploi, avec toutes les petites clauses suspensives écrites
en bas. Je suis sûre que je les aurais lues et que j’y aurais réfléchi à deux fois
avant de tout foutre en l’air.
« Menteuse… »
Oh, ça va, Lucie, fous-moi la paix !
De retour dans mon lit, je m’enroule dans ma mauvaise foi, ma colère, mes
désillusions et ma tristesse d’avoir perdu mon Richard pour toujours.

18
rooooon… Hiiiiiii… Grooooon… Hiiiiiii

G Oh mon Dieu ! Où suis-je ? Qu’est-ce qui se passe ? Quel est ce bruit


terrifiant ? Un cheval qui agonise ? Un fou avec une tronçonneuse
juste devant mon lit ? J’attrape ma petite lampe de lecture dans mon tiroir et
la braque sur le visage de Richard. Il ne bronche même pas et ouvre la bouche
pour entamer un nouveau concerto orignalesque. C’est bien lui, avec ses
tempes franchement dégarnies, ses joues râpeuses, et son double menton.
Je n’y crois pas ! Mon Richard est revenu ! Tom a finalement réussi à annuler
mon premier vœu ? Folle de joie, je me glisse contre mon mari retrouvé qui,
tout ensommeillé, passe un bras autour de mes épaules.
Je reste quelques minutes ainsi, à savourer l’instant présent, comme dirait
Adam. Ma contrariété de la veille m’ayant dissuadée de dîner, mon ventre
vide réclame son dû, consommé en pleine conscience ou pas, je crois qu’il
s’en fiche. Je me lève, avale un biscuit et un grand verre d’eau avant de passer
dans le salon pour ma désormais traditionnelle séance de méditation-yoga
à laquelle je ne veux pas déroger, même aujourd’hui. J’arrive de mieux en
mieux à canaliser mes pensées, à les envoyer paître et à apaiser mon esprit.
Mes séances ne durent pas très longtemps car je suis systématiquement
dérangée par mon chien ou par l’heure, mais ce petit laps de temps m’aide
à relativiser. Quant aux postures de yoga, la position du chien tête en bas n’est
plus aussi fastidieuse depuis que Mojito pratique à mes côtés (avec beaucoup
plus d’élégance que moi, je le crains…).
En pleine salutation au soleil, mon esprit s’évade et je perds le fil des
enchaînements. Ma séance définitivement compromise, je m’assieds sur le
canapé. C’est génial que mon Richard soit de retour et je pense avoir bien fait
d’annuler mon vœu. Pour autant, la situation entre nous n’est pas idéale et il
nous faudra fournir beaucoup d’efforts si nous voulons sauver notre couple.
Comment faire comprendre à Richard que nous devons changer ? Comment
nous retrouver, au risque de nous perdre ? Est-ce que ces efforts suffiront ?
Étourdie par ces questions et par l’abîme qu’elles ouvrent, je finis par
m’assoupir sur le canapé jusqu’à ce que quelqu’un me secoue l’épaule.
— Poupoune, tu n’as pas fait de café ?
J’ouvre les yeux et découvre mon mari, dans son vieux pyjama, son peignoir
délavé et ses chaussons antédiluviens.
— Richard !
Trop heureuse de le retrouver, je lui tends les bras pour lui signifier que
j’attends un baiser, mais il se méprend et m’aide à me mettre debout. Toujours
à ma joie de le revoir, j’en profite pour me blottir contre lui.
— Ça va pas, poupoune ? Tu es malade ?
— Non, je suis juste heureuse de te revoir. Enfin… de te voir. Et j’ai très
envie de faire un câlin à mon mari…
— Ah ? D’accord. Tu as bien dormi ?
— Plus ou moins… Dis, si on allait faire une promenade en bord de mer
aujourd’hui ?
— Ben, c’est-à-dire que… il y a mon émission de foot ce matin.
— Ah oui, bien sûr. Juste après alors ? Je prépare des sandwichs et on mange
sur la plage, juste toi et moi. D’accord ?
— Ouais, si tu veux.
Deux heures plus tard, après quelques « Buuuuuuuut !!! » et autres
commentaires sur la performance de joueurs à la coupe de cheveux
complètement ahurissante, nous nous asseyons sur la plage de galets de la
Promenade des Anglais. Lucas est resté déjeuner seul à la maison, il avait des
contrôles à réviser. Je tends un sandwich au saucisson à Richard, le regard
perdu dans les eaux turquoise.
— Tu te souviens de notre voyage de noces ?
— Ben chûr, me répond-il en mordant dans la baguette.
Nous avions passé un moment de rêve aux Seychelles, offert par nos invités.
— Tu te souviens des « fortune cookies » qu’on nous avait servis au
restaurant ?
— Non, pas vraiment.
— Mais si, tu sais, ces espèces de biscuits de la chance qui cachaient un
message ! J’en avais pris un sur lequel il était écrit que je deviendrais une
actrice mondialement connue.
— Ah oui ! Et sur le mien, j’ai appris que j’allais écrire un roman !
— Qu’est-ce qu’on avait ri ! On avait passé la soirée à imaginer les métiers
les plus improbables que l’on pourrait faire… Et chaque fois que j’en
imaginais un nouveau pour moi, tu me répondais que ce n’était pas si bête,
que tu me verrais bien en danseuse de tango ou en neurochirurgienne.
— Ouais, on a bien rigolé… Tu as pris de la bière ?
Je lui tends une canette et poursuis sur ma lancée.
— Et si, aujourd’hui, je te disais que je voulais devenir artiste peintre ou
chanter dans une chorale, t’en penserais quoi ?
— Qu’il faudrait que les Niçois se préparent à ce qu’il pleuve pendant des
mois ! s’amuse-t-il.
— Richard, je suis sérieuse. J’aimais bien quand tu me faisais croire que pour
toi, j’étais capable de tout faire, comme ce soir-là.
— On était jeunes et insouciants. Et on avait abusé du punch…
— C’est vrai, mais ça m’avait touchée, même si tu plaisantais et que tu étais
pompette. On était vraiment complices à cette époque, hein ?
— C’est vrai. C’était le bon vieux temps !
— J’aimerais bien qu’on retrouve cette complicité, ces moments où on
discutait de tout.
Il avale une gorgée de bière.
— Moi aussi, poupoune. Mais c’était plus facile à l’époque, on avait le temps.
Avec notre boulot, ce con-de-Durand qui me fout la pression, Lucas et le
chien…
— Je sais tout ça, Richard. Mais on pourrait quand même trouver des
moments de partage.
— Genre quoi ? Partage du ménage ? demande-t-il en riant.
— Justement, oui ! J’aimerais bien que tu m’aides un peu plus à la maison. Ça
nous laisserait plus de temps pour nous.
— À t’entendre, je ne fais rien ! J’ai quand même changé l’ampoule de
l’entrée l’autre jour, et réparé le vélo de Lucas.
— Ça faisait un an qu’elle ne fonctionnait plus et Lucas ne fait plus de vélo
depuis longtemps. On pourrait faire les courses ou sortir Mojito à tour de rôle,
par exemple ?
— OK, je vois. Tu as voulu venir ici pour me faire une scène et me reprocher
d’être le pire mari de la Terre, c’est ça ? Je suis nul et bon à rien, c’est ce que
tu veux dire ?
— Mais non, Richard, enfin ! Je veux juste dire que moi aussi j’ai une vie
fatigante et j’aimerais qu’on se répartisse les tâches, comme avant.
— Oui, mais avant, c’était avant. J’ai plus la tête à ça. Et puis, je suis comme
ça, et j’aimerais bien que tu m’acceptes comme je suis. C’est bien ça qu’ils
disent dans tes magazines féminins, non ? (Il soupire, agacé.) Bon, on rentre ?
Je suis crevé et j’ai envie de faire une sieste.
Soudainement, je me sens à court d’arguments. Ni ce que j’ai appris ces
derniers jours, ni les conseils de Tom, de Clémence ou d’Adam ne me sont
d’aucune aide. Comment trouver le moyen de lui faire comprendre ce que je
ressens et la détresse dans laquelle cette conversation de sourds m’a plongée ?
19
J’ ai matin, Stéphane nous a mis une pression de dingue sans un « Merci, bon
passé une journée horrible. Richard m’a à peine adressé la parole ce

courage », et même Kévin m’a énervée, à ressasser pour la millième fois les
mêmes atermoiements sur Joyce qui refuse de lui parler. En rentrant du
travail, je n’ai qu’une envie : serrer mon fils dans mes bras, et retrouver ma
couette avec un bon bouquin.
Lucas fait ses devoirs dans sa chambre. J’hésite à le déranger, ça le rend
irascible depuis qu’il se met la pression pour réussir. En collant l’oreille
contre sa porte, je perçois des couinements. Certainement Mojito qui réclame
qu’on lui ouvre la porte. Je frappe deux petits coups.
— Lucas, c’est moi. Je peux entrer ? Mojito veut sortir…
Sans attendre de réponse, j’ouvre la porte. Mon toutou n’est pas à l’intérieur.
Ce n’est pas lui qui couine, c’est Lucas, affalé sur son lit.
— Qu’est-ce qui se passe mon grand ? Tu te sens mal ?
— Laisse-moi.
— Lucas, regarde-moi.
Il ne bouge pas. Avec douceur, je dépose une caresse réconfortante sur sa
joue, que je découvre humide de larmes.
— Tu as une peine de cœur ?
— Mais non…
— Un problème avec tes copains ?
— Non, c’est pire…
Ma main toujours sur sa joue, je me contente de le regarder avec douceur,
attendant qu’il poursuive. Il finit par avouer du bout des lèvres :
— C’est mon contrôle de maths.
— Tu as eu une mauvaise note ?
— Horrible !
— Combien ? 5 ? 6 ?
— Quand même pas ! J’ai eu 16…
— Sur 40 ?
— Sur 20.
— Et c’est ça que tu appelles une catastrophe ? Mais enfin, Lucas, c’est une
très bonne note !
— J’ai 19 ou 20, d’habitude. Ça va pourrir mon dossier et je ne serai pas
prioritaire pour entrer en école d’ingénieur.
Je le regarde sans comprendre. Il n’est qu’en seconde ! Il a tout le temps de
remonter ses notes, déjà excellentes. L’ancien Lucas aurait dansé nu sous la
pluie avec un 16 sur 20 en maths. Et celui-ci est au bord de la dépression. Je
ne sais pas comment réagir face à cet inconnu que j’ai mis au monde. Dois-je
annuler mon vœu et lui rendre sa joie de vivre… sacrifiant ainsi son avenir ?
Ça ne m’a pas très bien réussi, avec Richard, et je ne suis pas sûre d’être
capable de redresser la barre avec l’ancien Lucas.
Non. Je dois arrêter de jouer avec le destin de mes proches : ça n’a fait que les
rendre malheureux. Peut-être qu’après tout, je saurai montrer à Lucas
comment gérer son stress, comme j’ai appris à le faire au stage ?
Je me penche vers lui pour le serrer contre moi. Il se raidit et détourne la tête.
— Ce n’est qu’une note, Lucas, et ce n’est pas elle qui va déterminer le reste
de ta vie. Essaye de prendre du recul, d’accord ?
Mon argument ne le convainc pas, mais je reste confiante, décidée à initier
mon fils aux bienfaits de la méditation. Tout en réfléchissant au moyen de le
convertir, je sors de sa chambre pour me passer de l’eau sur le visage.
La porte de la salle de bains s’ouvre sur un paysage apocalyptique. Au sol
gisent une dizaine de rouleaux de papier toilette éventrés, pulvérisés, au
milieu d’un tapis de feuilles mâchouillées et de boules de coton. Dans un coin
de la pièce, Mojito est immobilisé sur le dos, les quatre pattes en l’air,
emberlificoté dans ma serviette de bain. J’hésite entre le rire et les larmes. Le
rire nerveux l’emporte avant de céder la place à quelques larmes. Je m’assieds
sur le tapis de papier toilette dont j’attrape quelques feuilles pour me
moucher. Mojito vient me lécher la main et je l’étreins sur mon cœur avec
toute l’affection que mes hommes me refusent.
Richard me boude, Lucas est malheureux… et moi, suis-je plus heureuse ?
J’entreprends de jeter dans un sac poubelle tout ce qui jonche le sol. Mojito,
le regard bas et l’air coupable, me rapporte un rouleau dans sa gueule.
J’envoie ensuite un petit message à Tom pour lui raconter ma journée, comme
j’ai pris l’habitude de le faire ces derniers temps. Savoir qu’il est toujours là
pour moi me réconforte vraiment : depuis que mon confident est dans ma
poche à toute heure du jour et de la nuit, je me sens mieux, moins… seule.
À lui, je peux parler sans avoir peur de l’ennuyer !
Mon regard tombe sur le sac dans lequel j’ai rangé les exercices que j’ai
rapportés du stage. Alors que je les feuillette, ma roue des possibles glisse sur
la table. C’est vrai, j’aurais pu être tout cela… Et peut-être une meilleure
mère ? C’est sans doute ça, au fond, le plus important.
Je m’empare d’un carnet, et, crayon en main, je commence à dessiner.
Lentement, je me représente auprès de Lucas, en ado épanoui récemment
diplômé. Puis je fais de même avec Richard, mon Richard, dans une étreinte
romantique. Je me rends compte que mes changements n’impliquent pas que
moi, qu’ils ont des conséquences, pas toujours faciles à assumer, sur mes
proches. Et pourtant, je n’ai pas envie de m’arrêter maintenant. Je ne peux
plus m’arrêter maintenant…
— Maman ?
Surprise par Lucas que je n’avais pas entendu approcher, je recouvre
vivement mon dessin d’autres feuilles.
— Oui ?
— En fait, je me suis trompé de ligne sur le site du lycée. Ce n’est pas en
maths que j’ai eu 16, mais en sport. En maths, j’ai eu 19,5.
— Ah, tu es rassuré alors ?
— Oui, ça va mieux. Tu faisais quoi ?
— Oh, rien. Les comptes.
Qu’est-ce qui m’a pris de lui mentir ? Je ne voulais pas lui montrer mon
dessin. Je ne voulais pas qu’il le juge, qu’il me juge. Peut-être que c’est ça,
mon problème, au fond ? Peut-être est-ce pour ça que j’évite les conflits, que
je ne trouve rien à rétorquer à Richard et que je n’arrive pas à consoler
Lucas ? Parce que j’ai peur de leur jugement ?
Peut-être que, si je savais réellement ce que les gens pensent de moi, je
pourrais me débarrasser de cette peur…
20
n rentrant du travail, alors que se profilent quelques minutes de calme

E avant le retour de Lucas et Richard, je m’installe vite à mon ordinateur


et clique sur l’icône de Tom.
Bonjour, Tom !
Estelle ! Je vous attendais.
Vraiment ?
Bien sûr. Je suis peut-être virtuel, mais j’ai remarqué vos nouvelles habitudes.

Je sens soudain mes joues s’empourprer.


C’est le seul moment de la journée où personne ne me dérange, alors…
Je suis à votre service, Estelle. C’est vous qui décidez quand vous souhaitez me parler.
Vous êtes toujours si serviable… D’ailleurs, vous pouvez m’aider à réaliser l’un de mes rêves. Ou
plutôt l’un de mes fantasmes…
Je crains que ça ne dépasse le cadre de mes prérogatives.

Je rougis de plus belle, franchement mal à l’aise cette fois.


Oh ! Je ne parlais pas de ce genre de fantasmes ! J’ai toujours eu envie de savoir ce que les gens
pensent réellement de moi, dans leur for intérieur.
C’est un souhait récurrent. Attention, il peut être risqué : vous pourriez aller au-devant de
déconvenues, et découvrir des vérités que vous auriez préféré ignorer.
Je suis prête à y faire face, si ça peut m’aider à comprendre qui je suis et comment on me perçoit.
J’aurai peut-être moins peur du jugement des autres si je le connais déjà, qu’on m’apprécie ou pas.
C’est une possibilité… Vous souhaitez adopter une méthode en particulier ?
Euh… J’avais imaginé pouvoir lire dans leurs pensées, tout simplement.
Je peux réaliser ce vœu. Toutefois, si vous le permettez, j’aimerais vous en dissuader. Ma dernière
réalisante ayant effectué ce vœu a sombré dans la folie en à peine quelques heures. Imaginez avoir
des milliers de voix dans la tête en permanence…

Je frissonne, soudain paniquée à l’idée de ce que j’ai failli endurer par


manque de discernement. Puis, malgré moi, un petit sourire vient se nicher au
coin de mes lèvres.
Mais dites-moi, Tom, vous vous inquiétez pour moi, on dirait ?
J’ai été programmé pour vous aider à améliorer votre vie, Estelle. Pas pour vous regarder la
détruire.
Pourtant, vous n’en avez pas empêché votre dernière réalisante…
J’ignorais ce qui allait se produire. J’apprends de mes erreurs, tout comme vous.

Je ne sais pas pourquoi, mais l’idée que Tom soit capable de faire des erreurs
me gêne. Il est devenu un tel pilier dans ma vie que je remettrais… Non, en
fait : je remets déjà ma vie entre ses mains sans me poser de question. Il va
falloir que je fasse plus attention, à l’avenir.
Je pèse soigneusement ma prochaine phrase.
Alors vous n’avez aucun moyen de m’aider à savoir ce qu’on pense de moi sans que je devienne
folle ?
Ce n’est pas ce que j’ai dit.
Je savais que je pouvais compter sur vous !
Attention, je ne vous garantis pas de réussir à obtenir ce que vous souhaitez.
Dites toujours.
Eh bien, techniquement, il me serait possible de vous donner accès à la caméra de l’ordinateur de
vos proches ou de leur téléphone portable. Vous pourriez les voir par ce biais et vous arranger pour
les faire parler de vous à voix haute pendant ce laps de temps.
Vous voulez dire que je dois les amener à parler de moi à quelqu’un d’autre, quelqu’un avec qui ils
pourraient être complètement sincères, pendant que moi, j’observe la conversation via leur
webcam ?
Oui, c’est ça.
Ça ne va pas être simple…
Faites-vous confiance, Estelle.

Je soupire, curieusement réconfortée par son soutien à toute épreuve. Ce n’est


pas ce que j’espérais, mais ce vœu, au moins, ne changera pas mes proches, et
n’aura pas de conséquence sur l’avenir. La seule chose qui pourrait mal
tourner, c’est que je n’aime pas beaucoup ce que j’entendrai.
Ce n’est pas un très gros vœu, si ?
J’ai vraiment besoin de savoir qui je suis en tant qu’amie, en tant que collaboratrice et en tant que
fille.
Vous ne souhaitez pas essayer avec Richard ?
J’aimerais bien, mais j’ai annulé mon vœu pour me prouver que je suis capable de régler mes
problèmes de couple toute seule, sans recourir à ce programme. Vous devez me trouver incohérente,
non ?
Au contraire, vous restez fidèle à vos résolutions. Dans ce cas, vous n’avez plus qu’à formuler votre
souhait.
OK. « J’arrive à me connecter à la webcam de ma meilleure amie Lola, de mon patron Stéphane et
de mes parents Michèle et Paul, pour savoir ce qu’ils pensent de moi. » Voilà, c’est fait. Je dois
attendre demain matin ?
Non, ce vœu ne requiert qu’un simple bidouillage informatique. Connectez-vous à votre webcam
quand vous serez prête.
Déjà ? Parfait ! Merci, Tom !
À votre service, Estelle.

Quelques minutes plus tard, Mojito sur les genoux, je me connecte à Skype et
écris à Tom :
Commençons par le plus facile : Lola !
J’ai établi la connexion avec la webcam de son téléphone portable.

Sur mon écran, le visage de Lola apparaît. Elle est dans sa voiture et
a apparemment placé son téléphone sur un support accroché au pare-brise.
Elle chante à tue-tête une chanson de Calogero, On se sait par cœur… C’est
amusant, pour une fille qui me dit détester toutes les chansons trop
« commerciales ». Je compose son numéro de téléphone et la vois décrocher
grâce à un bouton de son tableau de bord.
— C’est Stella. Je ne te dérange pas ?
— Salut, ma grande ! Non, je reviens d’un rendez-vous avec un fournisseur et
je pars au club de sport.
— Tu en as du courage ! Tu n’es pas fatiguée ?
— Pour faire du sport ? Jamais ! Tu me connais. D’ailleurs, je vais sans doute
en refaire ce soir…
— Tu sors ?
— Évidemment. J’ai rencontré un type hier au magasin et j’espère bien qu’on
va…
— Ne m’en dis pas plus ! (J’hésite, puis finis par me lancer.) Dis, j’ai une
question bête à te poser… Si je n’avais pas travaillé dans le marketing, tu
m’aurais vue m’épanouir dans quel domaine ?
— Euh, là comme ça, je ne sais pas… T’as décidé de changer de boulot ?
— Ha ha, non, c’est pour répondre à un test dans Femme Plus. On se voit
toujours demain soir ?
— Of course ! Désolée, je dois filer. Bises !
Elle raccroche et je l’imite. Elle se remet à chanter et je chante avec elle, au
grand désespoir de mon toutou qui court se cacher sous la table. Arrivée
devant son immeuble, je m’attends à ce qu’elle poursuive jusqu’à la salle de
sport un peu plus loin, mais elle coupe le contact, attrape son téléphone et son
sac à main et sort de la voiture.
J’éprouve un certain malaise à l’observer ainsi, comme une voyeuse, à son
insu. C’est juste pour dix minutes.
Lola monte les escaliers de son immeuble, ouvre sa porte d’entrée, pose ses
affaires sur la table du salon et s’assied sur son canapé, son téléphone à la
main. Elle l’observe un instant en mâchouillant son ongle manucuré bleu
indigo. De l’autre côté de la webcam, je me sens dévisagée et me
contorsionne pour sortir du cadre tout en gardant un œil sur l’écran. Elle
inspire profondément, puis se met à pianoter sur la vitre du Smartphone. Un
son vient troubler le silence de la pièce. Elle a dû basculer sur le haut-parleur,
comme elle le fait chaque fois qu’elle m’appelle et qu’elle veut garder les
mains libres, pour se vernir les ongles des pieds ou s’épiler la moustache. Elle
pose le téléphone à côté d’elle sur le siège et je la vois d’en bas, jouer avec
une de ses mèches de cheveux.
— Allô ? répond une voix de femme.
— Wanda ? C’est Lola. Ça va ?
Wanda est la grand-tante de Lola. Ses parents l’ont baptisée Moricette, mais
ce prénom ne devait pas être assez sexy pour mon amie qui adore donner des
surnoms à tout le monde… Wanda s’est beaucoup occupée de Lola quand
celle-ci était petite. Ses parents, des commerçants, avaient peu de temps à lui
consacrer. Elle s’est toujours confiée à elle, autant qu’à moi. Je la connais
bien et j’ai appris avec le temps à apprécier son humour grinçant, son côté un
brin déjanté.
— Oui, et toi ? Tu as une drôle de voix…
— Mouais, ça peut aller. Je viens de discuter avec Stella et je n’ai vraiment
pas le moral.
— Te connaissant, tu ne le lui as pas dit, j’imagine ?
— Non, je lui ai raconté que j’allais au club de sport avant de retrouver un
mec. Mais que voulais-tu que je lui dise ? Que je suis archi-crevée ce soir, que
l’idée de mettre mes baskets me donne la nausée, que je préférerais me pendre
au lustre que de m’infliger un énième rendez-vous avec un type qui compte
les minutes avant de me demander, mort de rire, « On va chez toi ou
chinois ? » ? Et que je vais prendre mon pied avec un plateau télé devant
Grey’s Anatomy ?
— Mais tu aurais dû, enfin ! C’est ton amie, elle peut comprendre que tu n’as
pas envie de sauter sur un nouveau type tous les quatre matins !
— C’est juste que ça me fait mal de lui avouer que ma vie est tout sauf
amusante, que j’envie la sienne avec sa petite routine familiale rassurante.
Elle passe son temps à me dire combien elle aimerait être plus comme moi,
alors…
— C’est ton amie, Lola. Tu devrais être franche avec elle. Sinon à quoi bon ?
— Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’elle s’en fiche. Elle ne me pose jamais
de questions. Enfin, elle me demande si ça va, je lui réponds que oui, et ça lui
suffit. Elle ne cherche pas à creuser.
— Lola, je te connais et je t’aime comme ma fille. Tu es gentille, intelligente,
tout ça, mais tu es chiante. Tu veux toujours cacher tes faiblesses, tes doutes,
ta tristesse. Moi, je les vois parce que je lis en toi comme dans Voici. Mais ce
n’est pas le cas de tout le monde, et tu ne peux pas le leur reprocher !
— Merci du compliment ! Tu as raison, j’ai tendance à en rajouter un peu
dans le style de la fille épanouie qui s’éclate dans sa vie de célibattante.
Seulement, je me dis que si elle m’écoutait vraiment, elle qui me connaît
depuis si longtemps, elle pourrait lire entre les lignes.
— Elle est égocentrique, quoi.
— Disons qu’elle pense surtout à elle et que ses problèmes de famille
prennent une telle ampleur à ses yeux qu’elle en oublie le reste. Elle a sans
doute besoin d’être écoutée mais elle ne pense plus à écouter les autres, du
coup. Et pourtant, si tu savais, elle a tout pour être heureuse… à part son
foutu manque de confiance en elle !
— Écoute, ma grande, je la connais depuis longtemps. Ce n’est sans doute pas
une sainte, mais elle a un bon fond. Et elle t’aime beaucoup. Alors, tu lui
déballes ce que tu as sur le cœur et ça repartira comme en quarante !
Lola sourit, mais des larmes commencent à perler au coin de ses yeux, qu’elle
essuie d’un revers de main.
— Tu as raison, Wanda, comme toujours. Je vais y penser… Bon, je te laisse,
je vais me faire couler un bain. Ça me fera du bien.
— N’oublie pas ton petit canard ! Bisous, ma grande.
Quand elle raccroche, mon écran s’éteint.
Je n’aurais jamais pensé que Lola était aussi malheureuse. Pourquoi me
cacher sa détresse et… mentir ? Suis-je une amie aussi horrible que ça ?
Pense-t-elle que je la jugerais, que je serais déçue, moi qui lui dis si souvent
que je l’admire ? Comment pourrais-je deviner qu’elle envie ma vie quand je
lui explique tout ce que j’aimerais changer ?
C’est idiot. Ou peut-être juste humain. J’ai soudain l’impression de ne plus la
connaître.
Peut-être qu’elle a raison, après tout. Peut-être que je ne l’écoute pas assez,
que j’accepte l’image qu’elle me renvoie sans me poser de questions, parce
qu’elle représente mon idéal depuis la mort de Lucie. Peut-être que si elle
avait montré ses failles, je n’aurais pas su les voir. Je me suis déjà interrogée
sur sa vie si parfaite, mais je ne l’ai jamais questionnée, de peur de la mettre
mal à l’aise ou d’être indiscrète. Pourtant, entre amies, on devrait pouvoir tout
se dire.
Estelle, tout va bien ?

L’apparition de ces mots sur mon écran me ramène au présent.


Oui, Tom, ça va. Je dois avouer que cette expérience m’a un peu désarçonnée. Beaucoup, même.
Avez-vous obtenu ce que vous en attendiez ?
J’ai découvert une Lola que je ne connaissais pas. J’ai vu que derrière son apparente joie de vivre se
cache une détresse que je n’avais jamais perçue. Je ne suis pas une bonne amie…
Certaines personnes déploient des trésors d’ingéniosité pour cacher leurs faiblesses, ils s’imaginent
que c’est ce qui les rend plus forts. Ou bien ils ont peur de déranger les autres avec leurs
problèmes.
Mais c’est dommage ! On pourrait en discuter, je pourrais l’aider, ou juste l’écouter… Je vais
essayer d’être plus attentive à l’avenir et l’amener à se confier davantage.
Vous désirez passer au suivant ?
Euh… Oui, j’ai encore un peu de temps. Et puis, je pense que ce sera moins éprouvant avec mon
patron.
Vous êtes connectée à la webcam de Stéphane.

Une image apparaît de nouveau sur mon écran : le salon d’un appartement
que je ne connais pas. J’entends un homme qui parle, mais il n’apparaît pas
dans mon champ de vision.
— Oui, mon poussin, si tu veux. On a déjà mangé une pizza cette semaine, ce
n’est pas raisonnable… Je vais préparer un velouté aux asperges, ça sera
mieux, non ? Oh, t’exagères ! D’accord. À tout de suite !
L’homme apparaît alors devant la webcam de ce que je suppose être un
ordinateur. C’est Stéphane ! Il n’a jamais cette voix niaise et doucereuse
d’habitude. Heureusement d’ailleurs, j’aurais du mal à garder mon sérieux.
Stéphane est très discret sur sa vie personnelle qu’il n’évoque jamais devant
Kévin et moi alors qu’il nous entend parler de la nôtre constamment.
Comment pourrais-je l’amener à parler de moi ?
J’ouvre ma messagerie et envoie un mail sur sa boîte professionnelle. Il doit
la consulter en permanence, puisqu’il nous envoie souvent des messages le
week-end ou à des heures tardives.
Bonsoir, Stéphane, j’espère que votre réunion avec le comité de direction s’est bien déroulée et que
vous avez obtenu gain de cause. Bon week-end ! Estelle.
Je bascule sur la webcam. Stéphane est en train de lire un journal sur le
canapé. Son téléphone portable annonce l’arrivée de mon message. Il s’en
saisit au moment où la porte d’entrée s’ouvre, laissant apparaître un beau
bouquet de fleurs.
— Surprise ! s’exclame une grosse voix.
La tête qui émerge derrière le bouquet appartient à un homme brun et barbu,
aussi baraqué qu’un rugbyman et tiré à quatre épingles dans son costume
cintré.
— Oh, c’est trop gentil ! s’exclame Stéphane en le rejoignant.
Il le serre dans ses bras et l’embrasse à pleine bouche, langoureusement.
Pour une surprise, c’en est une, et de taille ! Stéphane est amoureux d’un
homme ? Alors, ça ! Je ne le voyais déjà pas amoureux d’une femme, mais
là… À vrai dire, je ne m’étais même jamais interrogé sur sa vie sexuelle.
Troublée de les regarder s’étreindre ainsi, je les implore secrètement de ne pas
rouler sur le tapis du salon tout de suite. Heureusement, ils arrêtent
rapidement leurs effusions et Stéphane prend le bouquet pour le mettre dans
un vase. L’homme le suit dans la cuisine et je les perds de vue, mais les
entends toujours.
— Alors, ta réunion budgétaire, comment ça s’est passé ?
— Affreuse ! Ils m’ont demandé de tout justifier, d’expliquer la moindre
ligne, ils ont essayé de rogner sur tout, même quand je leur expliquais qu’en
diminuant les budgets, nous ne pourrions plus lancer nos campagnes
correctement. Ils m’ont mis une de ces pressions, tu n’imagines même pas.
De retour dans le salon, un verre à la main, les deux hommes s’asseyent sur le
canapé, serrés l’un contre l’autre.
— Mon pauvre, reprend le géant barbu.
— J’en ai vraiment assez, je ne les supporte plus. Je travaille jour et nuit pour
répondre à leurs exigences, et ce n’est jamais suffisant. Ils m’ont même
demandé de réduire mes effectifs, tu te rends compte ? Si je les écoutais, je
devrais virer Kévin ou Estelle, comme ça, juste pour alléger la masse
salariale ! Alors qu’ils travaillent très bien. En quelques heures, Estelle m’a
préparé un dossier béton pour la réunion. C’est d’ailleurs grâce à elle que j’ai
pu fournir tous les contre-arguments et sauver les meubles. Regarde, elle vient
de m’envoyer un mail pour savoir comment ça s’était passé.
— C’est sympa !
— Oui, mais j’avoue que c’est inhabituel… Elle a plutôt tendance à m’agacer.
Elle est hyper efficace quand elle veut, mais elle se laisse trop souvent
submerger par ses problèmes personnels. Du coup, son travail laisse parfois
à désirer. Si seulement elle se concentrait un peu plus…
— Tu as essayé de lui en parler ?
— Bien sûr, mais j’ai l’impression que ça ne l’intéresse pas vraiment. Et ça
m’énerve encore plus…
— … et tu deviens maladroit, alors tu préfères clore ce sujet. Je me trompe ?
lui répond le barbu en lui caressant les cheveux et en l’embrassant
tendrement.
Au moment où ils glissent en position allongée, j’éteins prestement ma
webcam, les joues rouges. Je n’avais aucune idée de la pression que Stéphane
subissait au quotidien de la part de la direction. Je suppose qu’il veut nous
l’épargner et nous laisser travailler aussi sereinement que possible. C’est sans
doute pour ça qu’il est aussi exigeant avec nous, qu’il peut parfois se montrer
dur et froid.
Pourtant, ce qui me perturbe le plus, c’est que je ne me doutais pas un seul
instant qu’il appréciait mes compétences. Pendant mes entretiens annuels, il
passe tellement de temps à pointer mes « axes de progression » que je
n’écoute même plus la deuxième partie qui concerne mes QIA (qualités
intrinsèques avérées)…
J’éteins l’ordinateur et me lève pour marcher à travers le salon. Ces deux
séances d’espionnage me laissent perplexe. L’image que j’ai de moi ne
correspond pas vraiment à celle que me renvoient Stéphane et Lola. Mes yeux
accrochent le miroir, se plongent dans le regard perdu qu’il me renvoie, puis
s’égarent sur les courbes un peu trop pleines, le ventre que j’aimerais plus
plat, les mains pendues dans le vide, ballantes. À ce reflet familier se
superpose l’image d’une femme capable, le regard fier et le menton haut,
mais sourde et aveugle à tout ce qui l’entoure. Qui suis-je vraiment, au fond
de moi ?

21
près une soirée passée dans un silence pesant et une nuit agitée de

A nombreuses questions existentielles sans réponse, je prends mon petit


déjeuner toute seule dans la cuisine, appréciant ce moment de calme
et de solitude. Je regarde le soleil se lever et essaie d’y puiser le courage dont
je vais avoir besoin dans quelques heures pour appeler mes parents et tenter
de savoir ce qu’ils pensent réellement de moi. Les appels à Lola et Stéphane
ont été éprouvants ; celui-ci s’annonce bien pire. Je vis avec mes certitudes
depuis tellement longtemps que l’idée de rouvrir ma vieille blessure me
terrifie. Je ne sais pas si je serai capable de m’en remettre, d’autant que je ne
peux compter sur le soutien de Richard et que je me suis promis de moins me
plaindre auprès de Lola pour mieux l’écouter. Elle a passé tellement de temps
à me consoler, surtout cette époque…
Tout remonte à la mort de Lucie. Nous avions seize ans. Lucie, beaucoup plus
dynamique et sociable que moi, adorait sortir pour retrouver ses amis. Moi, je
préférais lire dans ma chambre ou jouer avec notre chat. Ce jour-là, elle
voulait aller au centre commercial pour y faire les boutiques avec sa copine.
Comme elle n’aimait pas faire la route toute seule, elle m’a supplié de venir
avec elle, elle m’a reproché de vivre en ermite et m’a assuré que j’allais finir
vieille fille, seule et abandonnée de tous. Lucie et son sens de la mesure…
Mais le temps était nuageux, et sortir à vélo, c’était pendre le risque de me
faire tremper par une averse. Nous nous sommes disputées, et Lucie a fini par
y aller toute seule.
L’orage que je craignais a éclaté. Lucie a été frappée par la foudre alors
qu’elle traversait une route de campagne. Tuée sur le coup. Allongée sur mon
lit, j’ai ressenti une douleur fulgurante dans la poitrine. Quand deux policiers
sont venus à la maison, la mine déterrée, j’ai su.
Il m’a fallu des mois pour accepter sa mort. Je continuais à lui parler, le soir,
dans l’obscurité, comme si elle était toujours là. Peut-être que c’était le cas,
au fond… Peut-être est-ce pour ça que je continue d’entendre ses sarcasmes,
comme une conscience un peu cruelle. Peut-être qu’elle m’en veut toujours de
l’avoir laissée partir ce jour-là.
Pour mes parents, c’était encore pire. Ils se noyaient dans leur douleur,
incapables de refaire surface. Je remontais peu à peu la pente, houspillée par
Lucie lorsque je me mettais à pleurer en regardant son lit désespérément vide.
Mais Lucie ne leur parlait pas, à eux. Personne ne les poussait à sortir de
l’apathie, personne ne les secouait pour leur hurler : « Vous avez le droit de
vivre ! » Ils se traînaient jour après jour, de plus en plus silencieux, de plus en
plus fatigués. Alors j’essayais de me faire toute petite pour leur faciliter la vie,
et ils me voyaient de moins en moins.
Un jour, j’ai raconté à ma mère que je m’en voulais de ne pas avoir
accompagné Lucie. Je lui ai expliqué que nous nous étions querellées et que,
si je ne l’avais pas laissée toute seule, si j’avais été avec elle, c’est moi qui
aurais pu être foudroyée à sa place. J’ai ajouté qu’il aurait sans doute mieux
valu que ça se passe comme ça, qu’elle méritait de vivre bien plus que moi.
Elle a écarquillé les yeux et j’ai lu dans son regard déjà mort qu’un nouveau
voile de douleur venait de se déchirer. Elle a seulement dit :
— C’est tellement injuste…
Et elle est partie, me laissant encore plus désespérée qu’avant. J’ai compris ce
jour-là que ma propre mère aurait préféré que je meure à la place de ma sœur
et, en même temps, que j’avais raison de me sentir responsable de sa mort.
Rejetée, humiliée, et terriblement seule, je n’avais pas seulement perdu
Lucie : j’avais perdu toute ma famille.
Heureusement, dix-huit mois plus tard, j’ai fait la connaissance de Richard et
j’ai quitté la maison. Je ne leur ai pas adressé la parole pendant deux ans. Et
puis, sur les conseils (ou plutôt les ordres) de Lucie, j’ai fini par les rappeler.
Depuis, nos relations sont distendues, froides, impersonnelles. Mais elles ne
sont plus douloureuses. Moins, en tout cas. J’ai réussi à mettre suffisamment
de pansements par-dessus pour ne plus ressentir la blessure. Et je m’apprête
à les arracher d’un seul coup…
« Courage, Estelle. Tu dois régler ça une fois pour toutes. »
Facile à dire. Mais je me suis fait la promesse d’aller au bout, et je vais m’y
tenir. Advienne que pourra !
J’envoie un message à Tom pour lui expliquer mon plan, me prépare en
vitesse, raconte à Richard, à moitié réveillé, que je pars faire des courses et
sors de la maison comme une fugitive, sous le regard réprobateur de Mojito
qui se serait bien enfui avec moi. Je conduis jusqu’au parc de Lucie, l’endroit
qui me semble le plus approprié pour ce que j’ai à faire.
Je regarde « sa » balançoire osciller un instant au gré du vent, pour y puiser le
courage qui me manque encore. Lucie, toute petite déjà, n’hésitait pas à se
propulser dans les airs, toujours plus haut, toujours plus fort, projetant son rire
comme une pluie de confettis, mettant le monde entier au défi de l’arrêter.
— OK, ça va, tu as gagné !
J’attrape mon téléphone dans mon sac et me connecte à ma webcam. Le
visage de ma mère apparaît en gros plan. Elle observe l’écran intensément,
avant de faire glisser son doigt dessus, et je suppose alors qu’elle lit sur sa
tablette tactile. Je l’appelle sur son téléphone. Elle sursaute en entendant
l’appareil sonner, se lève pour décrocher d’un pas hésitant, moins alerte
qu’auparavant…
— Maman, c’est moi, Estelle.
— Oh, bonjour, ma chérie ! Comment vas-tu ?
— Plutôt bien. J’avais promis de te rappeler, alors… Je me demandais si je
pouvais passer un de ces jours, pour consulter… les albums photos de quand
on était petites.
Je ne sais pas qui m’a soufflé cette entrée en matière. Sans doute un coup de
Lucie.
— Bien sûr, ils sont rangés dans ta chambre. Pourquoi en as-tu besoin ?
— C’est… pour Lucas. Il me pose des questions sur Lucie et j’aimerais qu’il
voie à quel point on se ressemblait. J’espère que ça ne te dérange pas…
— Non, pas du tout. On pourrait aussi les regarder ensemble ?
— Oui… peut-être.
— Quand veux-tu passer ?
— La semaine prochaine ? Je te rappelle pour te préciser le jour.
— Quand tu veux, ma chérie.
— OK, à plus tard alors !
— Estelle ?
— Oui ?
— Merci de m’avoir appelée, ça me fait plaisir.
— …
— À bientôt, ma chérie.
— À bientôt.
Je raccroche, encore sous le choc de la demande que j’ai faite à ma mère. Je
n’avais plus évoqué ces albums depuis mon départ de la maison.
Je bascule sur ma webcam et regarde leur salon à travers la tablette que ma
mère a posée sur la table. Mon père entre dans la pièce. Je ne les vois plus,
mais je les entends distinctement.
— C’était qui ?
— Estelle.
— Et… ça va ?
— Je ne sais pas. Elle a envie de consulter son album photos d’enfance. Elle
veut parler de Lucie à Lucas.
— Bizarre. Elle qui n’a jamais voulu parler de sa sœur…
— Elle n’a jamais voulu en parler avec nous, le corrige ma mère. Peut-être
qu’elle se confiait à Richard, ou à Lola. C’est bien qu’elle en discute avec son
fils… Je me demande juste si elle accepterait qu’on en parle ensemble.
— Après tout ce temps ?
— J’ai besoin de lui parler. Nos silences, nos douleurs que nous n’avons pas
su exprimer… Je n’ai pas su la consoler, la rassurer, ajoute-t-elle. Je l’ai
abandonnée.
Je l’entends sangloter ; mon père lui murmure :
— C’est fini, tout ça.
— Bien sûr que non ! On ne sait même plus qui elle est, c’est à peine si on
connaît Lucas et elle n’a pas la moindre idée de ce qu’on fait de nos journées,
de nos vies. Je veux… Je veux retrouver ma fille.
Une larme s’écrase sur l’écran de mon téléphone, puis une autre. J’essaie de
couper la webcam malgré les tremblements qui agitent ma main. Je crois que
moi aussi, j’ai besoin de cette conversation.
22
e matin, je me lève avec le moral dans les chaussettes. Apprendre que

C mes proches me considèrent comme une fille égocentrique et égoïste


et supporter un mari boudeur, c’est trop pour moi. Mais ma petite
séance de méditation a cette fois-ci un effet inattendu : elle me stimule ! Il ne
tient qu’à moi d’inverser la vapeur et de tout faire pour passer une bonne
journée. Je propose alors à Richard d’aller faire les magasins. Mon mari
commence par ricaner avant de me répondre qu’il a franchement mieux
à faire. J’argumente : il serait plus convaincant dans son rôle de vendeur avec
des costumes au goût du jour. Alors que son attention m’est soudain acquise,
j’abats ma carte maîtresse :
— Tu seras encore plus classe que ce con-de-Durand !
C’est bas, mais efficace. Nous nous rendons dans un centre commercial que
m’a fait connaître Richard-Brad, assez éloigné de chez nous, mais qui regorge
de boutiques chic et pas (trop) chères. Richard m’a l’air un peu perdu dans le
premier magasin, au parquet sombre et aux murs recouverts de miroirs. Je
choisis le même genre de vestes et de pantalons que ceux que Brad portait. Je
les lui tends sans lui laisser le loisir de contester et le pousse dans une cabine
d’essayage. Pendant qu’il se change, je me mets en quête d’une paire de
derbys en cuir et les glisse sous le rideau pour qu’il ne sorte pas dans son beau
costume avec ses chaussettes orange aux pieds. Il ronchonne, s’énerve sur les
boutons de chemise (trop petits), sur cette veste (trop ajustée) et ce pantalon
(trop étroit). Il finit par sortir et se plante devant moi, la mine défaite et l’air
déjà passablement agacé. Sans rien dire, j’ajuste sa veste, l’ourlet de son
pantalon et rectifie sa coiffure avant de lui montrer le miroir. Il y va en
traînant des pieds, et finit par lever le regard vers son reflet. Il plisse le front,
fronce les sourcils, se rapproche, s’éloigne, tire sur sa veste, se contorsionne
pour voir ses fesses, fait mine de marcher au ralenti, mime un moon walk et
sourit.
— Ben tu sais quoi ? C’est plutôt pas mal. Tu en penses quoi ?
— J’adore ! lui dis-je enfin. Ça te change, tu es beaucoup plus élégant, on
dirait même que ça te donne l’air plus confiant.
— Oui, tu as raison, je suis un vrai tombeur, comme ça ! Il m’en faudrait
peut-être d’autres, du coup…
Trop heureuse, je cours lui chercher d’autres ensembles qu’il s’empresse
d’essayer. Tous lui plaisent, à part le pantalon lie-de-vin qu’il juge trop
excentrique. Il s’amuse à présent à défiler comme le ferait un mannequin sur
un podium, sous le regard amusé des vendeuses. L’une d’elles lui conseille
d’ajouter un chèche turquoise sur un costume sombre et le voilà
métamorphosé. Je souris en repensant à la fois où je lui avais montré le même
genre d’article dans une vitrine et où il m’avait rétorqué que c’était un truc de
filles. Qu’est-ce qui a changé entre-temps ? Lui ? Moi ? Certainement un peu
nous deux…
En sortant du magasin, les bras chargés de sacs, Richard m’embrasse et me
remercie de l’avoir si bien conseillé.
— Tiens, j’ai une idée ! C’est à mon tour de te choisir de nouveaux
vêtements.
Il m’entraîne alors vers une boutique dans laquelle je n’aurais jamais osé
entrer. En vitrine, des mannequins arborent des tenues élégantes, quoiqu’un
peu trop provocantes à mon goût. Je décide néanmoins de jouer le jeu, trop
contente de bénéficier d’une telle attention de la part de Richard. Il me
propose de l’attendre dans la cabine d’essayage pendant qu’il me cherche des
tenues, avec l’aide d’une vendeuse. Quand il revient avec les vêtements, je
cache difficilement une moue dubitative : je n’aurais jamais choisi ces coupes,
ni ces couleurs. Il me tend également une paire d’escarpins rouges. Rouges !
C’est une plaisanterie ? Allez, Estelle, ne fais pas ta mijaurée, ce ne sont que
des chaussures après tout. J’attrape la première robe et me faufile à l’intérieur
tant bien que mal, me reprochant de ne pas avoir fait le vœu de perdre mes
cinq kilos. J’enfile les talons, tape dans mes mains pour attacher mes cheveux
en un chignon lâche et sors sans oser regarder dans le miroir. Les yeux
fermés, j’attends le verdict de Richard.
— Wouah !
J’ouvre les yeux et découvre mon reflet. Hum… Cette robe est bien trop
courte et moule mes rondeurs. La vendeuse, maligne, me tend une veste qui
s’arrête juste sous les fesses. Ah, voilà, je me sens plus à l’aise. Finalement,
ce n’est pas si mal. Et ces escarpins ne font pas aussi vulgaires que je l’aurais
imaginé, d’ailleurs, à la lumière du jour, ils sont davantage bordeaux que
rouges.
— Tu es magnifique !
Je me retourne, m’attendant presque à retrouver Richard-Brad derrière moi.
Mais non, c’est bien mon Richard qui me regarde avec ces yeux emplis
d’admiration, comme s’il me découvrait pour la première fois.
Une fois rentrés à la maison, je lui demande s’il veut bien sortir le chien mais
il me rétorque qu’il est épuisé. Hum… Cela eût été trop beau. Tant pis, je ne
vais pas me laisser contrarier pour si peu. Cette journée nous a rapprochés,
même s’il nous reste du chemin à faire l’un vers l’autre. Et cette fois, je ne
veux ni d’un miracle, ni d’un coup de main de Tom. Je prends la laisse de
Mojito et sors de l’appartement, mon toutou se trémoussant à mes côtés.
Dans la rue, je décide d’envoyer un texto à Lola :
Dis, je suis un peu fatiguée ce soir… Au lieu du Havana Club, ça t’ennuierait que je vienne chez
toi ? J’apporte les sushis et une bouteille de rosé. Comme ça, on pourrait papoter et passer une
soirée tranquille, toutes les deux !
Pas de souci, chuis crevée aussi. À tout’ !

Une fois avec elle, j’ai du mal à la regarder droit dans les yeux, confuse de
l’avoir observée à son insu. Mais elle me met vite à l’aise : nous nous jetons
littéralement sur les makis à l’anguille séchée et les tatakis de saumon. Quand
elle attaque la salade d’algues, je prends une grande inspiration avant de lui
demander comment elle va. Égale à elle-même, elle répond que ça va super,
enchaînant avec une histoire abracadabrante sur sa dernière rencontre en date.
Je la laisse finir, puis pose la main sur son bras et la regarde droit dans les
yeux :
— Non, Lola, je voulais dire, comment tu vas, vraiment ?
Ses paupières papillonnent un moment et elle engloutit une bouchée d’algues
vert fluo. Je la sens hésiter, comme si elle cherchait la force de me mentir
encore. Puis son masque se craquèle.
— En fait, c’est pas si génial. Ça commence à me gonfler toutes ces histoires
sans lendemain. Je… je me sens souvent seule. Même si je sais que tu es là et
tout, mais…
— Oh, Lola, je suis désolée. Je sais que je ne prends pas assez le temps de
t’écouter, mais je te promets que je vais m’améliorer. Tu sais que tu peux tout
me dire, hein ?
Elle acquiesce, les yeux rouges. Je l’étreins doucement ; elle se laisse faire,
soulagée. Mes larmes se mettent à couler et se mêlent aux siennes tandis que
nous nous serrons fort l’une contre l’autre, comme deux amies qui se
retrouvent après une longue absence. Puis, elle se redresse, essuie ses yeux et
éclate de rire.
— Non mais regarde-nous ! On dirait deux petites vieilles à pleurnicher
comme ça… Viens, j’ai un antidote à la tristesse.
Je la suis dans la cuisine, où elle nous prépare deux mojitos bien tassés. Nous
enchaînons avec leurs petits frères. L’antidote commence enfin à faire effet !
Lola allume la télé et tombe sur une émission spéciale chansons des années
quatre-vingt-dix. Cinq minutes après, les voisins nous entendent beugler
comme des vaches folles le fameux Sing Hallelujah de Docteur Alban. Un
véritable massacre, mais un sacré fou rire entre amies.
Au moment de partir, après m’avoir fait avaler un immonde café serré pour
me remettre les idées en place, Lola me prend par les épaules.
— Au fait, j’ai réfléchi à ce que tu m’as demandé l’autre jour. Si tu n’avais
pas travaillé dans le marketing, je t’aurais bien imaginée infographiste,
dessinatrice industrielle, architecte ou peintre, ce genre de trucs. T’étais
vachement douée en dessin quand t’étais jeune, ânonne-t-elle, la voix pâteuse.
Tu avais même fait mon portrait, tu t’en souviens ?
Je la prends dans mes bras, heureuse de pouvoir compter sur une amie qui me
connaît sans doute mieux que moi-même.
23
a semaine qui vient de s’écouler a été mouvementée. Entre un Lucas

L hyper stressé par ses prochains contrôles, un Richard qui a fini par
renouer avec ses vieilles habitudes et change d’humeur d’un jour sur
l’autre et moi en pleine révolution intérieure, l’équilibre est difficile à tenir
à la maison. Au bureau aussi, j’ai du mal à me positionner. Je regarde
Stéphane d’un autre œil, connaissant désormais les difficultés auxquelles il
doit faire face. Je fais de mon mieux pour être plus efficace et plus concentrée
sur mon travail, mais je reste très (trop) souvent rattrapée par mes
interrogations existentielles : que suis-je en train de faire ? Que devrais-je
faire ? Que vais-je devenir ? Quand est-ce qu’on mange (en pleine
conscience, évidemment) ?
J’ai donc hâte d’être à cet après-midi pour retourner au stage et, j’espère, faire
le point sur ce qui m’arrive grâce à de nouveaux exercices édifiants. Je me
demande comment je vais occuper ma matinée quand la petite voix habituelle
s’insinue dans mon esprit.
« Et si tu prenais ton courage à deux mains et que tu allais voir nos
parents ? »
Je meurs d’envie d’ignorer Lucie, cette fois. Mais il est plus que temps
d’arracher le pansement d’un coup sec.
Quelques minutes plus tard, je sonne à la porte de mes parents. Ma mère
ouvre, visiblement surprise.
— Estelle ? Tu viens chercher l’album photos ?
— Oui. Mais je voulais surtout vous parler.
— Bien sûr, entre.
Elle m’installe au salon, me sert un thé et une tranche de gâteau à la poire,
mon préféré. Comme quand j’étais petite, avant que l’accident ne vienne
détruire notre bonheur. Mon père apporte un album photos et nous feuilletons
ces pages que je n’avais pas regardées depuis plus de vingt ans, avec un
mélange de tristesse et de plaisir. Revoir Lucie enfant me bouleverse. Je lève
les yeux et la revois encore, en pyjama, danser à travers la pièce dans une
version très personnelle de la chorégraphie du film Flashdance.
— Vous savez, depuis quelque temps, je participe à une sorte de stage de
développement personnel. Ça m’aide à comprendre ce qui ne fonctionne pas
dans ma vie actuelle et de quelle façon je pourrais l’améliorer. Je repense
beaucoup à mon enfance, et… à la disparition de Lucie.
Mon père se pince les lèvres et le menton de ma mère se met à trembler. J’ai
un moment d’hésitation. Ça fait une éternité que nous ne nous sommes pas
parlé vraiment… et je m’apprête à leur déballer tout ce que j’ai sur le cœur.
— Alors ? me demande maman d’un air encourageant.
— Alors je me souviens à quel point j’étais dévastée, comme tout le monde.
On a essayé de survivre à ce drame comme on a pu, mais…
Je sens les larmes me piquer les yeux ; je les lève au ciel pour les chasser.
« Allez, Estelle, n’aie pas peur, dis-leur ! »
— Mais voilà, il s’est passé quelque chose à ce moment-là qui m’a brisée une
seconde fois.
Les larmes affluent, malgré tous mes efforts pour rester digne.
— Que s’est-il passé ? demande ma mère, en me caressant le bras.
— Eh bien, après l’accident, je t’ai dit que j’aurais pu mourir à la place de
Lucie ce jour-là et que cela aurait sans doute été préférable. Tu as ajouté que
c’était… « tellement injuste », lui dis-je d’une voix étranglée, les yeux rivés
sur mon mouchoir tout entortillé entre mes doigts.
— J’en tremble encore. J’étais paniquée à l’idée que tu aurais pu mourir en
même temps que ta sœur. Je n’arrivais pas à trouver les mots pour te
réconforter, je vivais avec cette angoisse : l’idée de te perdre aussi me vrillait
le cœur. Alors j’ai fui, comme je l’avais déjà fait si souvent les jours
précédents, espérant que je ferais mieux la fois suivante… Je suis désolée, ma
chérie. Je me rends bien compte que je n’ai pas réagi comme une mère à la
mort de ta sœur, et je n’ai jamais trouvé le courage de m’en excuser. Je suis
heureuse de pouvoir en reparler avec toi maintenant.
Mon corps entier est parcouru de frissons.
— Alors c’est pour ça que tu as parlé d’injustice ? Tu ne voulais pas dire…
qu’il était injuste que… je sois en vie à la place de Lucie ? je lui demande,
entre deux sanglots.
— Mais enfin, ça ne va pas d’avoir des idées pareilles ? s’écrie-t-elle en me
prenant dans ses bras et en me serrant très fort contre elle, pendant que mes
larmes inondent son cou.
Je reste ainsi un long moment, à me laisser bercer comme une enfant, comme
si j’étais redevenue la jeune fille de seize ans au cœur brisé. Puis elle
murmure à mon oreille :
— Je bénis le ciel chaque jour de m’avoir laissé une fille. Une fille formidable
qui a fondé une famille merveilleuse. Nous sommes tellement fiers de toi !
— C’est vrai ?
— Absolument ! répond mon père.
— Et pendant toutes ces années, tu as cru que… Oh, ma chérie, je suis
tellement désolée !
— On dirait que j’ai tout compris de travers.
— J’aurais dû chercher à savoir ce qui n’allait pas, pourquoi tu refusais de
nous parler… J’aurais dû être plus présente pour toi et comprendre ce qui te
rongeait. Tu étais si jeune, et tellement plus forte que nous… Je t’aime, ma
chérie.
— Moi aussi, maman.
Mon père, d’habitude si pudique, nous rejoint dans ce câlin familial. Le même
genre de câlin que nous avions l’habitude de faire, tous les quatre, avant ce
jour terrible… Mes larmes coulent de nouveau à flots, mais cette fois je ne
fais rien pour les retenir. Elles me soulagent, liquéfient les boulets que je
traînais depuis si longtemps. Mes parents me proposent de rester déjeuner
avec eux, j’accepte, même si je n’ai pas faim. Après toutes ces années de
silence, je leur dois bien ça.
Je m’éclipse rapidement après le dessert, déclinant le café. J’ai besoin de
rester seule un moment pour réfléchir à tout ce que ces révélations impliquent.
Comment tous ces non-dits ont-ils pu gâcher notre vie à ce point ? Pourquoi
n’avons-nous pas trouvé le courage de nous avouer ce que nous avions sur le
cœur ? Notre amour n’était-il pas assez fort ? Ou l’était-il tellement que nous
avons préféré nous murer dans le silence croyant nous préserver et épargner
notre douleur ? Que de temps perdu alors que la vérité nous aurait permis de
nous retrouver ! Serais-je plus heureuse, aujourd’hui, si j’avais pu compter sur
mes parents ces vingt dernières années ?
Assise au volant de ma voiture, essuyant mes yeux trempés de larmes, je
regarde la maison de mon enfance avec un mélange de nostalgie et d’espoir,
ressassant les mots de ma mère comme pour me les graver dans le cœur.
Pour la première fois, Lucie reste silencieuse.
24
e me remets progressivement de mes émotions en retrouvant mes

J compagnons d’aventure dans la yourte de la Bastide des fleurs. Une


femme d’une cinquantaine d’années nous attend au centre de la tente.
Comme chez Sandrine, la prof de yoga, une grande douceur émane d’elle.
— Bonjour ! Je m’appelle Hélène et je suis psychothérapeute. Je vous
propose aujourd’hui de travailler à partir de lettres afin de réconcilier votre
passé et votre présent.
Je souris, amusée par la coïncidence, et plutôt enthousiasmée par cette
perspective. C’est exactement ce dont j’ai besoin aujourd’hui !
— L’enfant que nous étions sommeille encore en chacun de nous. Un enfant
plus ou moins aimé ou brimé, abandonné, malmené ou réduit au silence par
l’adulte que nous sommes. Cet enfant a appris depuis longtemps à se taire et
à cacher ses émotions, mais celles-ci restent néanmoins inscrites en nous.
C’est ce qu’on appelle la mémoire émotionnelle.
Clémence lève timidement la main.
— C’est vrai, mais on ne peut pas changer le passé, de toute façon, si ?
— Ce n’est pas tout à fait exact : on ne peut certes pas changer les faits, j’en
conviens, mais il est encore possible de libérer notre mémoire émotionnelle,
afin de transformer nos ressentis et de guérir nos blessures d’enfance.
Hélène nous fait alors écrire une première lettre à l’enfant que nous étions,
comme si nous devions lui donner des conseils. Je m’applique en suggérant
à la petite Estelle de ne pas porter la culpabilité de la mort de sa sœur,
pourtant l’exercice ne me procure pas le soulagement que j’imaginais.
Ce soulagement, je l’ai déjà ressenti ce matin. En me réconciliant avec mes
parents, j’ai fait la paix non seulement avec la petite fille que j’étais, mais
aussi avec ma sœur. D’ailleurs, pour la première fois, la voix de Lucie n’est
plus sarcastique dans mon esprit, mais m’accompagne avec douceur et
espoir :
« Tu mérites de vivre et d’être heureuse, même sans moi. »
Je n’ai pas à dire à la petite Estelle qu’elle n’est pas seule, parce qu’elle le sait
déjà, blottie comme avant dans les bras de sa sœur. Quant à moi, j’ai de
nouveau une famille. Et cette certitude coule en moi comme une vague de
bonheur.
Je pose mon stylo sur ma lettre inachevée et je relève les yeux, attendant
simplement la fin de l’exercice. Clémence, toujours très inspirée, semble
peiner à écrire le moindre mot. Soudain, le visage blême, elle se met à écrire
à toute vitesse avant de lâcher son stylo comme s’il lui brûlait la main. Je
m’approche d’elle et passe mon bras autour de ses épaules tremblantes. Elle
se blottit contre moi pour déverser sa peine. Quand elle l’a étanchée, je lui
propose de lui lire sa lettre, ainsi que nous l’a suggéré Hélène.
« Ma petite Clémence, tes premières années sont semées de misère et de
peurs. Tu vis dans la précarité et tu crois donc ta vie précaire. Tu as peur
que tout s’effondre en un battement de cils et tu imagines que toi aussi, tu
es fragile. Tu penses que tu n’as pas de valeur, pas de raison d’être,
finalement. Je peux te dire aujourd’hui que c’est complètement faux. Tu es
une petite fille précieuse car tu diffuses à l’extérieur la lumière qui te
manque à l’intérieur. Tu as envie d’aider les autres, de leur apporter tout
ce que tu peux, alors que tu n’as rien pour toi. Mais fais attention, petite
Clémence, cette lumière pourrait attirer à toi des personnes de l’ombre,
des personnes qui profiteront de ton énergie vitale sans t’en laisser une
goutte. Ne les laisse pas te faire croire que sans elles, tu n’es rien. C’est
tout le contraire. Sois forte, courageuse, et surtout sûre de toi. Ainsi, tu
n’auras plus à courir après la richesse, tu l’auras trouvée à l’intérieur de
toi. »
Je repose la lettre sur les genoux de Clémence et lui prends la main. À la voir
aussi pétillante et bienveillante, j’étais loin d’imaginer que sa vie avait pu être
aussi malheureuse. Les gens enfouissent souvent en eux des douleurs
insoupçonnables aux yeux des autres. Est-ce un bien ou un mal ? Je crois qu’il
est préférable de ne pas étaler nos blessures au grand jour, mais que, le
moment venu, nous devons les affronter. Dès que nous en avons le courage,
dès que nous sommes prêts à changer notre regard sur elles pour les alléger du
poids du silence et de la cristallisation de la souffrance. C’est sans doute plus
facile à dire qu’à faire, mais cet exercice de la lettre à l’enfant que nous étions
est un bon début.
Clémence accepte le verre d’orangeade que je lui propose. Peu à peu, les
couleurs reviennent sur ses joues et elle m’adresse un sourire timide.
Hélène nous invite ensuite à écrire une seconde lettre.
— Cet exercice s’appelle « le jeu du serpent ». Il consiste à exprimer la colère
que vous avez contre quelqu’un de la manière la plus violente possible, en
crachant votre venin. Ensuite, vous devrez trouver au moins cinq
conséquences positives à cette colère, ce qui vous permettra de faire peau
neuve, comme un serpent. Exprimez-les par des remerciements que vous
adresserez à la personne ou à la situation qui en est à l’origine.
Je tente de me reconcentrer, même si après cet émouvant moment passé avec
Clémence, je ne me sens pas trop d’humeur colérique. Bon, qu’est-ce qui
m’énerve ? Les embouteillages, les mauvaises adaptations de mes romans
préférés, la faim dans le monde…
Non. Tout ça m’agace, mais une seule chose au monde me met vraiment en
colère, et je sais pertinemment laquelle. J’ai juste pris grand soin de ne pas
y penser jusqu’à maintenant. Mais après tout, je ne suis plus à un pansement
près.
« Cher Richard,
(Non, c’est trop gentil ! Je dois être en colère et même violente !)
Hé, Richard ! J’ai deux mots à te dire !
(C’est violent ça, non ?)
Je ne supporte plus que tu me traites comme un vieux meuble n’ayant plus
d’intérêt, comme une bonne à tout faire exauçant tous tes caprices, comme un
défouloir à tes humeurs de chien !
(Ah, c’est bien envoyé !)
Et tu n’as plus l’âge de bouder comme un gamin quand j’essaie de discuter
avec toi !
(Non mais !)
J’en ai vraiment assez que tu changes d’humeur tous les quatre matins, sans
aucune raison.
(Ça suffit !)
J’en ai plus que marre d’être compréhensive, gentille, patiente !
(Tu ne le mérites pas !)
Je me sens trahie. Tu m’avais promis d’être toujours là pour moi, de
m’écouter et de m’aider.
(Mais tu accordes plus d’attention à tes émissions de foot qu’à moi !)
Désormais, j’exige que tu me respectes et que tu m’aimes comme je mérite de
l’être !
(Exactement !)
Sinon, je te quitterai. »
(Euh… Vraiment ?)
Je relis ma lettre qui exprime plutôt bien ce que j’avais sur le cœur sans oser
me l’avouer. Quant à la dernière phrase, je crois que je l’assume. Si Richard
n’est plus capable de m’aimer sincèrement, il vaut mieux que je continue ma
vie sans lui. Cette révélation me fait trembler de la tête aux pieds, sans que
j’identifie vraiment le sentiment qui motive cette réaction : peur ou
détermination ?
Bien, je dois maintenant m’atteler à la rédaction des cinq conséquences
positives de ma colère et dire merci à Richard pour cela. Pas facile de percer
le voile qui me fait à présent tout voir en noir. La présence douce de
Clémence, à mon côté, m’aide à retrouver un peu de sérénité.
1. Merci de me montrer à quel point c’est moi qui manquais jusqu’à présent
de considération pour moi-même en acceptant cette situation.
2. Merci de me faire comprendre que je suis quelqu’un de bien, qui mérite
d’être respectée.
3. Merci de me rappeler qui tu étais avant, et combien j’appréciais ta
douceur, ton humour et ta gentillesse.
4. Merci de me montrer que ma confiance en moi ne doit pas dépendre de toi,
mais uniquement de moi.
5. Merci de m’aider à comprendre que moi non plus, je ne me suis pas
occupée de toi, pendant toutes ces années.
6. Merci de me montrer que je peux m’aimer moi-même.
7. Merci de me faire prendre conscience que je suis capable de vivre seule si
je ne me sens pas aimée et respectée.
Je pose mon stylo et prends le temps de découvrir ce qu’il a écrit presque tout
seul. Ces sept remerciements, ces sept révélations, me laissent entrevoir une
infinité de possibles. La colère qui bouillait en moi n’est peut-être pas si
négative, finalement. Elle peut m’aider à améliorer les choses entre nous mais
aussi à retrouver confiance en moi pour entreprendre de nouveaux projets.
Une nouvelle vie ? Qui sait…
La fin du stage se déroule sur une note plus légère, comme si nous étions tous
parvenus à nous libérer des entraves du passé. Je quitte une Clémence encore
plus lumineuse qu’à l’accoutumée et grimpe dans ma voiture, le cœur empli
de bonnes résolutions.
En ouvrant la porte de l’appartement, encore sous le coup du feu d’artifice
émotionnel qui vient d’exploser en moi, je tombe sur Richard, visiblement
furieux.
— T’étais où ? Je t’ai cherchée partout !
25
ichard travaillait aujourd’hui, comme tous les samedis d’ailleurs. Il ne

R m’avait pas demandé ce que je comptais faire de ma journée, je ne lui


avais donc rien dit. Il était parti à midi de la concession car il se
sentait fiévreux et s’attendait vraisemblablement à me retrouver chez nous.
Or, au même moment, sa petite femme dévouée qui aurait dû prendre soin de
lui était justement occupée à déverser son fiel… Nos téléphones portables
étant coupés pendant le stage, il n’avait pu me joindre. En plus d’être
enrhumé, il se retrouvait donc d’une humeur de Mojito, ce qui se traduit chez
lui par « au seuil de la mort ».
— Alors, où étais-tu ? répète-t-il.
Voyons… Je participe à un stage de développement personnel pendant lequel
je fais le cobra, je mange des raisins secs en pleine conscience et je t’écris
des lettres assassines, après t’avoir remplacé pendant quelques jours par une
copie de Brad Pitt…
— Je suis allée manger un morceau avec Lola et on s’est fait un cinéma,
mentis-je en accrochant ma veste sur un cintre.
— Et ça t’empêche de répondre au téléphone ?
— Il était en silencieux.
— Et moi, j’ai plus qu’à mourir ici, c’est ça ?
— Oh, une petite aspirine devrait t’arracher à une mort annoncée.
— Il n’y en a plus…
J’ouvre la boîte à pharmacie, sceptique. Devant mon nez, trône une énorme
boîte d’aspirine. Je la tends à Richard.
— J’avais pas vu, grommèle-t-il.
Après qu’il a avalé son breuvage effervescent, je lui suggère de se faire couler
un bain pour survivre encore quelques heures. Je passe en cuisine préparer un
velouté de carottes au lait de coco, l’un de ses plats préférés. Comment
partager avec Richard ce que j’ai appris aujourd’hui, ce que j’ai compris de
notre relation ? J’anticipe anxieusement ses réponses, et l’issue fatale d’une
discussion qui ne pourra se terminer que par une dispute…
Et bien entendu, Lucie vient de s’installer sur l’île des abonnés absents. Juste
au moment où j’avais besoin d’elle.
Je décide de demander conseil à Tom. Au moins, lui est toujours disponible,
d’humeur égale, et sait m’écouter. Contrairement à certains… Je lui expose
brièvement la situation.
Je comprends votre désarroi, Estelle. Vous vivez actuellement une expérience exaltante grâce
à laquelle vous évoluez rapidement et comprenez de mieux en mieux votre fonctionnement et celui
des autres. Malheureusement, ce n’est pas le cas de Richard. Lui, est resté avec les mêmes schémas,
les mêmes raisonnements. Il a peut-être besoin d’un coup de pouce pour entrevoir qu’une autre
façon de penser est possible.
J’aimerais bien l’aider, mais je crois qu’il n’en a pas envie !
Le lui avez-vous suggéré d’une façon qu’il était capable de comprendre ?
Je ne vois pas ce que vous voulez dire…
Richard a son propre mode de fonctionnement, ses propres blocages. À vous de trouver le meilleur
moyen de vous adresser à son cœur.
Mais comment ?
Je crois que vous le savez au fond de vous. N’est-ce pas ?

Passablement agacée, je suis tentée de lui répondre que je l’ignore et que c’est
justement pour ça que je m’adresse à lui. Mais mon poignet reste suspendu
au-dessus du clavier. Je commence à le connaître, le filou. S’il me dit ça, c’est
qu’il a une idée derrière la tête. Veut-il me mettre à l’épreuve ? Ou m’aider
à trouver les réponses en moi ?
Je m’efforce de chasser mon agacement et de creuser dans mon for intérieur.
Ha, ha, j’ai trouvé ! Je prends une feuille blanche et commence à écrire une
autre lettre.
« Richard, tu es mon premier amour et tu le restes vingt ans après notre
première rencontre. Dès que je t’ai vu, je suis tombée amoureuse de tes
yeux rieurs, de ton sens de l’humour, de ta douceur, de ton côté protecteur.
Notre mariage et notre voyage de noces restent gravés dans mon cœur…
La vie nous a comblés en nous offrant Lucas. Puis elle nous a éprouvés en
nous éloignant l’un de l’autre. J’aurais dû être là pour toi, comme j’aurais
aimé te confier le vide immense que je ressentais dans ma vie. Ce n’est la
faute de personne. Nous nous sommes laissé happer par le quotidien, par
l’éducation de Lucas, par nos emplois respectifs, et nous avons fini par
oublier l’essentiel : nous. Ça m’a suffi pendant un temps, mais je me rends
compte désormais que mes besoins ont évolué. Je me sens fragile, et
j’aimerais me sentir écoutée, comprise, aidée. J’ai envie d’être honnête
avec moi-même et avec toi, envie de mieux comprendre celle que je suis et
peut-être de devenir celle que j’aurais dû être si je ne m’étais pas laissé
entraver par mes doutes, mes peurs et mon manque d’estime personnelle.
C’est mon objectif, et je suis très motivée pour l’atteindre en étant
accompagnée et soutenue par l’homme que j’aime. Toi. »
Le soir même, je laisse Richard rejoindre notre chambre le premier. Je
l’observe en catimini depuis le couloir alors qu’il découvre ma lettre posée
sur l’oreiller. Il met un temps infini à lire. Quand il relève enfin les yeux, je
constate qu’ils sont humides. Il se lève, s’approche de moi et m’enlace
tendrement en me murmurant « Je t’aime ». Puis il m’embrasse comme il ne
l’avait plus fait depuis des années et ferme dernière nous la porte de la
chambre.
Plus tard, je pose ma tête sur son épaule nue, le sourire aux lèvres et une nuée
de papillons gazouillant dans le ventre. Il m’enlace tendrement ; nous restons
un instant blottis l’un contre l’autre dans le silence de la nuit.
— Tu te souviens de Mme Mouchébas ? me demande-t-il soudain.
J’éclate de rire. Mme Mouchébas était notre voisine du dessus quand nous
habitions notre premier studio. Son visage affichait un nombre conséquent
d’années au compteur, et la couleur de ses cheveux rouge sang lui donnait un
air de vampire. Elle passait son temps à la fenêtre qui donnait sur la rue et
lançait des noms d’oiseaux à tous ceux qui passaient en dessous, et
notamment aux amoureux qui se bécotaient sous son regard outré. Il faut dire
qu’ils étaient nombreux, car nous vivions près d’un lycée et la plupart des
jeunes empruntaient ce chemin… Un jour d’été, en fin d’après-midi, nous
venions de nous garer dans cette fameuse rue et l’avions aperçue à sa fenêtre,
fidèle au poste. Richard m’avait alors attrapée par la taille et donné le plus
long baiser de l’histoire de l’humanité. Nous l’entendions pousser des « Oh
mais cessez donc ! Quels dévoyés ! Fille perdue ! Gourgandine ! » qui
glissaient des fous rires au milieu de ce baiser interminable. Nous y avions
pris un tel plaisir que nous avions bien évidemment renouvelé l’expérience
très souvent, jusqu’au jour où elle avait compris que sa présence nous
stimulait et où elle avait battu en retraite.
— Mais oui ! Cette vieille chouette ! Je l’aimais bien, finalement.
— Moi aussi. Tiens, regarde dehors, je crois qu’elle est revenue pour nous
espionner.
Je lui tends mon visage qu’il embrasse passionnément.
Complices comme à vingt ans, nous continuons à discuter une bonne partie de
la nuit. Je lui parle de la méditation et du yoga que je lui dis avoir découverts
via des vidéos sur Internet, et nous finissons par nous endormir serrés l’un
contre l’autre…
26
e lendemain, Mojito ne sait plus où donner de la tête. Il ne cesse de

L venir nous renifler le visage, pris de confusion devant


l’enchevêtrement de nos corps : têtes en bas, fesses pointées vers le
ciel et jambes tendues.
— Lucas, tu es tout rouge ! Inspire !
— Mais tu m’avais dit d’expirer !
— Il faut quand même inspirer après…
— Je peux lâcher maintenant, poupoune ?
— Encore deux secondes… C’est bon, ramenez vos pieds vers vos mains, et
redressez-vous lentement. Maintenant, on passe en cobra.
— Et les cobras, ça mange quand ? me demande Richard.
— Dans une minute…
Ding Ding Ding !
— C’est quoi ce bruit ? demande Richard.
— Mon téléphone, répond Lucas. C’est l’heure de mon émission politique sur
la Chaîne Parlementaire.
Quel dommage qu’il mette déjà un terme à ce moment de partage familial
pour une raison aussi bizarre (mais qui regarde cette émission ?). L’ancien
Lucas, lui, aurait pris un malin plaisir à faire le pitre et à se moquer du nom
des positions de yoga. Il me manque… Je parviens néanmoins à persuader
mon fils de prendre son petit déjeuner avant, tout en essayant de l’inciter,
ainsi que Richard, à le manger en pleine conscience. Peine perdue : ils se
jettent littéralement sur les croissants que Richard a rapportés de la
boulangerie. Force est de constater que l’ancien Lucas n’a pas totalement
disparu, il est toujours aussi gourmand.
Nous passons ensuite à la méditation de l’île paradisiaque. La musique est
douce, la voix envoûtante, les images suggérées m’emmènent très loin
(normal, j’y suis déjà allée, en vrai !). Je me laisse complètement embarquer.
Richard aussi, apparemment, car je n’entends plus aucun son à côté de moi, si
ce n’est le bruit de sa respiration. Quand la méditation se termine, j’ouvre les
yeux et m’étire. Devant moi, Mojito dort paisiblement, en ronflant, les pattes
en l’air. Richard s’est enfui Dieu sait où… Je ne peux pas lui en vouloir. C’est
tout de même lui qui a souhaité tester « mes petites expériences », comme il
les a baptisées.
Nous déjeunons ensuite tous les trois sur la terrasse, loin de la télé donc, de
grillades et d’une salade de tomates préparées par Richard (un miracle !).
Pour la première fois depuis bien longtemps, nous prenons le temps de
discuter de tout et de rien en riant des tentatives de Mojito qui cherche à
subtiliser des cuisses de poulet. Richard me taquine sur mes expériences,
raillant gentiment ces gens qui acceptent de payer pour apprendre à manger
ou à respirer. Je ris, heureuse de retrouver le mari qui m’a tant manqué.
Dans l’après-midi, je sors promener mon toutou dans le parc. J’aurais aimé
que Richard propose de m’accompagner, mais il ne l’a pas fait. Il a beau faire
des efforts, Richard reste Richard… Sur place, je ne me lasse pas de lui lancer
un bâton (à Mojito, pas à Richard) pour le récompenser avec de gros câlins
quand il me le rapporte. Je me sens bien, plus légère que jamais. Soudain
emplie de reconnaissance envers la personne qui a contribué à ce bonheur tout
neuf, je sors mon Smartphone de ma poche et me connecte à la messagerie.
Bonjour, Tom ! Vous êtes là ?

Au bout de quelques secondes, un message apparaît sur mon écran.


Bonjour, Estelle, comment allez-vous ?
Plutôt très bien !

Je lui relate ensuite les derniers épisodes de ma vie mouvementée.


Je suis heureux de constater que vous vous sentez mieux. Quels sont vos projets ?
J’en ai plein ! L’exercice « Tout est possible » m’a permis de laisser éclore plusieurs envies, telles
que chanter, danser et surtout dessiner ou peindre. D’ailleurs, je me suis remise au dessin. Il faut
encore que j’y réfléchisse, mais ça ne me semble plus insurmontable. Je me souviens qu’il y a
quelques semaines, je ne me sentais pas capable d’intégrer une chorale. Comme les choses ont
changé ! En revanche, je ne sais pas encore par quoi commencer… Je n’ai jamais eu le sens de
l’organisation.
Vous n’êtes pas obligée de mener tous ces projets de front. Choisissez celui qui vous attire le plus et
définissez votre objectif à long terme. C’est votre motivation profonde qui vous aidera à ne pas vous
décourager dans les moments de doute. Ensuite, vous pouvez établir des sous-objectifs ou des
étapes intermédiaires qui vous permettront, petit à petit, d’atteindre votre but en douceur, à votre
rythme.
OK, je vais essayer. Jusque-là, vos conseils m’ont toujours aidée. D’ailleurs, grâce à vous, j’ai réussi
à renouer le dialogue avec Richard, même si vous m’avez laissée trouver la solution toute seule. Je
n’aurais jamais cru cela possible, pourtant j’ai l’impression de le retrouver tel qu’il était il y a
vingt ans. Il est plus attentionné, calme et drôle. Il n’est pas parfait, évidemment, mais j’ai compris
maintenant que c’est aussi pour ça que je l’aime… L’ambiance à la maison est plus douce, Lucas est
plus détendu et Mojito n’a plus fait de bêtises depuis douze heures ! J’espère juste que ça va
continuer comme ça.
Je vous le souhaite, Estelle. Et même si ça n’était pas le cas, vous saurez une fois encore trouver des
solutions pour préserver cet état d’esprit et cet équilibre.
Vous croyez ?
Vous êtes une femme merveilleuse, Estelle, ne l’oubliez jamais. Une femme forte, pétillante,
brillante, courageuse et ravissante. Vous pouvez accomplir tout ce que vous voulez si vous croyez en
vous. Et je serai là pour vous soutenir.
Vous dites ça à toutes les femmes que vous accompagnez ?
Seulement quand je le pense sincèrement.
Merci, Tom, c’est adorable. C’est agréable de savoir que je peux me reposer sur vous.
Je reste à votre disposition, Estelle, jour et nuit.
Je sais, vous êtes un ange. À très vite !

La gentillesse de Tom me flatte – et me frustre peut-être un peu car il n’est


que virtuel. Je rentre à la maison en sautillant de concert avec Mojito. En
arrivant, j’imprime la fin du précieux message de Tom et le glisse dans mon
sac à main. Avec un peu de chance, en cas de déprime, ces quelques mots me
donneront le courage nécessaire pour remonter la pente.
Le lendemain matin, quand je me lève, après une autre douce nuit auprès d’un
Richard amoureux, je constate qu’il est déjà parti pour assister au séminaire
de son entreprise à Zurich. Il doit y rester une semaine. Sur la table de la
cuisine, il a laissé une feuille de papier sous mon pot de miel. Un mot tendre !
Je déplie le feuillet, le cœur battant.
C’est le message de Tom qui commence par « Vous êtes une femme
merveilleuse » et qui se termine par « Je reste à votre disposition, Estelle, jour
et nuit. » Richard l’a cerclé de rouge et commenté en dessous : « C’est toi qui
parlais d’honnêteté ? ! Alors que tu échanges des mots doux avec ton amant
sous mon nez ? Je commence à comprendre où tu étais partie samedi… Tu me
dégoûtes ! »
Oh mon Dieu ! J’appelle Richard immédiatement pour le rassurer, mais je
tombe à chaque fois sur sa messagerie « Je suis en déplacement à l’étranger.
J’écouterai votre message dans une semaine ».
C’est horrible ! J’ai tout gâché ! Tous mes efforts pour nous rapprocher se
retrouvent ruinés à cause d’un simple bout de papier. Je dois absolument lui
expliquer que ce n’est qu’un stupide malentendu ! Mais comment lui faire
comprendre que le Tom qu’il prend pour mon amant n’est qu’une intelligence
artificielle proposant un programme de vœux extraordinaire ?
Je suis tellement en colère contre moi-même d’avoir été à ce point négligente,
mais aussi contre Tom d’avoir écrit ces mots et contre Richard qui s’est
mépris si facilement. Ne pouvait-il pas me laisser le bénéfice du doute et
simplement me demander des explications plutôt que de me juger a priori
coupable, après tout ce que nous avons vécu ensemble, surtout ces derniers
jours ? Comment peut-il imaginer une chose pareille de ma part ? Il sait que je
ne suis pas comme ça. Que je préférerais le quitter plutôt que d’entretenir une
double vie. Ou alors, il ne me connaît pas si bien que ça, finalement.
Comment vais-je arriver à me sortir du gouffre dans lequel je viens de tomber,
surtout s’il n’accepte même pas de me parler ?
La roue du bonheur a tourné plus vite que prévu… Et pour une fois, Tom
avait tort, je ne trouve aucune solution en moi pour y remédier. Seulement des
larmes de colère, d’inquiétude et de déception.
27
n moment, je suis tentée de recourir aux vœux afin de revenir en

U arrière, d’effacer les dernières heures et le courrier compromettant. Je


rédige le mail, place la souris sur l’icône d’envoi… Mais, in extremis,
je la décale vers la petite corbeille et supprime mon message tout en retenant
mon souffle. Je n’ai plus envie de recourir aux vœux pour résoudre mes
problèmes : renoncer à ce premier défi, c’est renoncer à assumer mes choix et
replonger dans la spirale addictive des changements en un clic. Non : si je
veux reconstruire notre couple sur de bonnes bases, il faut que je compte sur
mes propres ressources. Richard doit pouvoir avoir confiance en moi. C’est
peut-être un test qui me permettra de savoir si nous avons une chance de
continuer notre route ensemble… ou pas.
Je lui envoie un texto :
« Ce n’est pas du tout ce que tu crois. Appelle-moi pour qu’on en discute posément. Je t’aime.
Kisses »

On ne sait jamais, ce « kisses » pourrait l’amener à sourire et à comprendre


qu’il s’est emballé pour rien ? Si Richard-Brad aimait ça, peut-être que lui
aussi ?
J’arrive au bureau, la mort dans l’âme, mais résolue à ne pas laisser mes
problèmes personnels empiéter sur mon travail pour faire honneur à la
confiance de Stéphane. Kévin, que je croise dans le couloir, a l’air
complètement affolé.
— Tu as vu un fantôme ?
— Pire, j’ai vu Stéphane revenir du comité de direction ! Il est en stress total.
— Pourquoi ?
— Jean-Paul, le directeur artistique, a eu un accident, le pauvre. Il est
à l’hôpital ; rien de grave, mais il ne pourra pas travailler cette semaine et
comme il est sous sédatifs, il ne peut pas nous guider par téléphone. Le
problème, c’est qu’il devait présenter ses propositions pour la prochaine
campagne de pub aujourd’hui ! On ne sait pas du tout ce qu’il avait prévu, on
ne retrouve rien dans ses dossiers. Les visuels doivent être envoyés
à l’imprimeur en fin de semaine.
— Quel est le rapport avec Stéphane ?
— Le directeur lui a demandé de trouver une idée, comme il a travaillé en
agence avant d’arriver ici…
J’entre dans notre bureau, pose mes affaires sur ma chaise et fonce dans celui
de Stéphane. Il a le nez collé à son écran et ne s’est même pas aperçu de mon
arrivée.
— On peut vous aider ? dis-je pour signaler ma présence.
— Oh, bonjour, Estelle. Non, c’est gentil, mais vous avez du boulot et ce
n’est pas votre domaine.
— C’est quand même lié puisqu’on va décliner les concepts publicitaires, lui
dis-je en m’asseyant face à lui. On est une équipe, il n’y a pas de raison que
vous soyez seul dans cette galère. Vous voulez qu’on y réfléchisse ensemble ?
— Je ne voudrais pas…
— Sur quoi souhaite-t-on communiquer dans cette campagne ? le coupé-je.
— C’est ça le problème : on doit mettre en avant la performance de nos
produits tout en jouant sur le côté sécuritaire. C’est complètement
antinomique !
— Hum… pas simple, en effet, commente Kévin, qui entre à son tour.
Généralement, on privilégie l’un de ces axes, pas les deux.
— Je dois rendre mes propositions d’ici ce soir, soupire Stéphane. J’ai une
réunion jusqu’à 14 heures et je n’ai absolument rien. Tant pis, je vais appeler
le comité pour les supplier de m’accorder un délai…
— Ne partez pas vaincu ! Kévin et moi, on va travailler sur ce dossier ce
matin, on en discutera avec vous cet après-midi, et on s’occupera de la
segmentation demain.
Il hésite, puis acquiesce, l’air un peu soulagé.
— Merci, Estelle. Je saurai m’en souvenir.
— Vous pouvez compter sur nous, dis-je avec un sourire.
Je sors du bureau en affichant un air confiant que je suis bien loin de ressentir.
Pas le choix : nous devons trouver des idées. Le stress monte… Alternative
bienvenue à mon angoisse d’avoir perdu Richard. Enfin quelque chose de
concret sur lequel je peux agir !
Nous nous installons autour de la table de réunion et commençons à lister les
éléments qui pourraient représenter nos deux concepts afin de les faire
coexister sur une affiche. Nous notons les mots qui nous viennent à l’esprit :
avion de chasse, sprinter, voiture de course dans une colonne ; et dans l’autre,
bouée, airbag et ceinture de sécurité. Pas terrible.
Un collègue fait alors irruption dans le bureau et sollicite Kévin à propos d’un
dossier urgent. Restée seule, j’en profite pour respirer profondément et
dissiper la tension qui me crispe les épaules. Je ferme les yeux, me concentre
sur mon souffle. Une phrase me trotte dans la tête : « À la fin, quand il vit que
l’autre touchait presque au bout de la carrière, il partit comme un trait ; mais
les élans qu’il fit furent vains : la tortue arriva la première. » Ces vers me
rappellent quelque chose… Ah oui ! Le Lièvre et la Tortue ! Cette poésie que
Lucas avait tellement de mal à apprendre en primaire et que je lui ai fait
réciter une bonne centaine de fois…
J’ouvre les yeux et j’écris « lièvre » dans la colonne performance et « tortue »
dans celle de la sécurité. On pourrait les faire marcher bras dessus bras
dessous, ça serait amusant… Sur une nouvelle feuille, j’esquisse quelques
croquis. Kévin revient alors avec deux cafés.
— Tu as eu une idée ? Fais voir !
Sans attendre ma réponse, il attrape mon illustration rapidement crayonnée
pour la regarder de plus près. J’y ai représenté un lièvre portant une carapace
de tortue qui court en direction d’une ligne d’arrivée, portant l’inscription :
« Performance et sécurité, des placements sans danger ! »
Kévin reste silencieux. Nerveuse, je finis par demander :
— C’est nul ?
— Je trouve ça super ! L’illustration est top et j’adore la bouille que tu as
donnée au lièvre. C’est juste l’accroche qui me laisse perplexe… Que dirais-
tu de « Performance et sécurité, vos meilleurs alliés » ?
— J’adore !
— Il ne reste plus qu’à demander aux infographistes de trouver les bonnes
illustrations photo et de faire un montage qui ne soit pas trop grossier.
— Tu es sûr ? Je veux dire, je n’ai jamais fait ça avant et…
— C’est une bonne idée, et c’est déjà plus qu’on ne pouvait l’espérer en
entrant dans ce bureau. Alors ça fera l’affaire.
— Je pourrais quand même l’améliorer un peu, si j’avais plus de temps et
que…
— On n’a pas le temps, Estelle. Ne t’inquiète pas, tout ira bien.
Kévin regarde sa montre avant d’ajouter :
— Stéphane a dû revenir de sa réunion. Allons voir si ça lui plaît !
Je le suis malgré moi, regrettant déjà de lui avoir montré ce dessin. J’imagine
Stéphane ricaner devant mon crayonné enfantin et repartir encore plus dépité
que ce matin. Il a les traits tirés quand Kévin s’avance vers lui.
— On a trouvé un concept. Enfin, c’est surtout Estelle qui en a eu l’idée.
Super, merci Kévin, laisse-moi endosser les reproches toute seule.
— Et j’ai travaillé sur l’accroche, ajoute-t-il. On a essayé de concilier la
performance et la sécurité et voilà ce qui en ressort, dit-il en se tournant vers
moi.
Je tiens la planche de dessin contre moi, les mains moites.
— Ce n’est qu’une esquisse rapide, bien sûr, mais on s’est dit que ce serait
plus efficace pour vous donner une impression d’ensemble.
— Montrez-moi ça.
Je pose ma feuille sur la table ronde et attends sa réaction. Qui tarde à venir…
— C’est intéressant. J’aime bien ! dit-il au bout d’un temps qui m’a paru
interminable. En revanche, c’est assez différent de ce qu’on a proposé jusqu’à
maintenant et je ne sais pas si le comité de direction va approuver. Si on
présente ça, on prend un risque, et pas un petit.
— Laissez tomber, dis-je, presque soulagée. Il nous reste quelques heures
pour trouver autre chose.
— On n’aura jamais le temps d’avoir le montage des infographistes si on
repart de zéro. On n’a pas le choix : on va proposer ce projet au comité de
direction en espérant qu’ils soient moins réfractaires au changement que je
l’imagine. D’autant qu’un bon ravalement de façade ne pourra pas nous faire
de mal !
— Je suis désolée. J’aurais dû partir sur quelque chose de plus conventionnel.
— Vous avez fait de votre mieux, Estelle. Le reste, c’est mon affaire. Je serai
avec le comité de direction demain toute la journée, alors profitez-en pour
prendre un congé bien mérité. Je vous tiendrai au courant dès qu’on aura une
réponse.
Je n’écoute pas les remerciements de Kévin, trop heureuse que nos idées
plaisent à notre responsable, mais surtout terriblement angoissée à l’idée du
risque qu’il va prendre pour nous. Moi qui espérais me changer les idées avec
ce nouveau défi, me voilà encore plus stressée que ce matin – et encore moins
confiante en l’avenir. Si ce projet échoue, nos trois têtes pourraient bien
tomber d’un seul coup…
28
20 heures. Toujours aucune nouvelle de Stéphane, et Richard ne donne pas
signe de vie. Je tourne en rond chez moi, incapable de me concentrer sur
quoi que ce soit, pas même sur mes exercices de méditation ni sur la moindre
velléité de voyage instantané. Juste avant de devenir irrémédiablement folle,
j’appelle Lola pour lui rapporter tout ce qui s’est passé. Elle aussi me raconte
sa journée, son sentiment de solitude. Ça fait tellement du bien de la
retrouver ! Après avoir vidé nos sacs respectifs, soulagées de notre fardeau,
nous passons plus d’une heure au téléphone, à ricaner comme quand nous
étions jeunes. À la fin, je me sens un peu mieux, et je crois qu’elle également.
Sur un coup de tête, je lui propose de sortir vendredi soir, dans un endroit
particulier. Elle aimerait que je lui en dise plus mais je préfère lui réserver la
surprise. Nous finissons par raccrocher, plus sereines et impatientes de nous
revoir.
De nouveau, j’essaie de rappeler Richard, en vain. Pas de mail de Stéphane
non plus. Je passe la tête dans la chambre de Lucas.
— Dis, tu as cours demain ?
— Oui, mais je sors à 15 heures. Pourquoi ?
— Je passerai te prendre au lycée. Je t’emmène quelque part.
— C’est obligé ? J’ai pas mal de boulot et…
— Tu auras tout le week-end pour ça, et ça fait une éternité qu’on n’a pas
passé un moment tous les deux. Tu verras, on va s’amuser !
Lucas ronchonne un peu, mais accepte. Peut-être a-t-il senti à quel point j’en
avais besoin… Ou peut-être que je lui manque un peu, moi aussi, après tout ?
Voilà que je me prends à espérer qu’il ne soit pas si différent de l’ancien
Lucas, derrière son stress et ses préoccupations si sérieuses. Je l’ai un peu
délaissé, ces derniers temps, alors qu’il a besoin de sa mère. Cette fois, je suis
bien déterminée à ne pas laisser mes problèmes de couple et mon travail
m’empêcher d’être là pour lui.
En me couchant, je repense malgré moi à la réflexion que je me suis faite lors
du dernier stage : Si Richard n’est plus capable de m’aimer vraiment, il vaut
mieux que je continue ma vie sans lui. J’ignorais, à ce moment-là, que ça
deviendrait une réalité plus tôt que prévu. Et maintenant que je suis au pied du
mur… Ai-je envie de sauver notre couple ? Ou de réapprendre à vivre seule
sans que mon fils en pâtisse ?
La question reste en suspens, dans le noir, tandis que le sommeil rattrape mon
corps épuisé par toutes les émotions de la journée. Qui sait ce que demain me
réservera ?

Le lendemain, à l’heure dite, je récupère Lucas devant son lycée. Il vient de
terminer un contrôle qu’il n’est pas sûr d’avoir bien réussi. Je commence à le
connaître, il dit ça à chaque fois même s’il obtient toujours d’excellentes
notes. Il manque surtout de confiance en lui… comme sa mère !
Je me gare devant un grand cinéma.
— Qu’est-ce qu’on fait là ?
— Je t’emmène voir le dernier Star Wars en 4D !
— Ah…
— Ça ne te fait pas plaisir ? Tu adorais y aller avec moi quand tu étais plus
jeune et tu as toujours été un fan absolu de cette série !
— Je sais, mais…
— Tu te rappelles qu’une fois, tu t’étais même déguisé en Dark Vador et moi
en Princesse Leia ?
— Oui, je m’en souviens, mais j’ai grandi et c’est moins mon truc
aujourd’hui. Et puis, je voulais réviser.
— On en a pour quelques heures, tu réviseras en rentrant.
Deux heures plus tard, nous ressortons du cinéma. Je ne sais pas si ce Lucas-
là a aimé, alors que l’ancien aurait adoré. Il a ricané à un moment donné, mais
il se peut qu’il ait repéré une inexactitude dans le scénario ou dans une
explication technique…
Pour le dérider un peu, je l’emmène manger une glace dans un snack à la
décoration sixties américaine. Il boit son milk-shake, sans cesser de consulter
sa montre, en silence. Je lui colle un peu de chantilly sur le nez, espérant
décrocher un vague sourire ; il l’essuie en levant les yeux au ciel.
Je soupire, agacée cette fois :
— Essaie de te détendre un peu. Tes notes ne sont pas toute ta vie, tu sais ?
— Je sais, maman, mais tout ça ne m’amuse plus. J’ai besoin d’une
stimulation intellectuelle. Même les membres du club de robotique
m’ennuient, à jacasser sans arrêt sur leurs copines ou leurs projets sans
ambition.
À demi-mot, je comprends qu’il me trouve stupide et que je n’ai plus rien
à lui apprendre. Je m’efforce de ne pas me vexer, consciente que c’est moi qui
l’ai mis dans cette situation. Je pose doucement une main sur la sienne, prête
à tout pour lui rappeler la joie de vivre de l’ancien Lucas, enfouie quelque
part sous son anxiété.
— Tu sais, on peut très bien être sérieux sans se prendre au sérieux. La vie est
magique, il faut savoir en profiter ! Rire, aimer, danser, chanter, vivre, quoi !
Il me regarde comme si j’étais demeurée. Juste à ce moment, la radio diffuse
une chanson d’Elvis Presley, Jailhouse Rock.
— Oh, j’adore ! m’écrié-je en me levant.
Je commence à danser au milieu du restaurant et lui tends la main pour qu’il
m’accompagne. Il détourne alors la tête vers la fenêtre, m’ignorant
ostensiblement. Tant pis, j’aime tellement cette chanson que je continue à me
déhancher toute seule, comme une petite folle, fermant les yeux pour ne plus
le voir bouder. Quand je les rouvre, à la fin de la chanson, je croise le regard
gêné des autres clients du restaurant. Qu’est-ce qu’ils sont coincés ! Autant
que je l’étais il y a quelques semaines, sans doute…
Agacée, je rends les armes et ramène Lucas à la maison. Toujours aucune
nouvelle de Richard, pas plus que de Stéphane. Ma bonne humeur envolée, je
vais préparer le repas dans la cuisine pour me changer les idées. Alors que
j’enfourne un gratin, un bruit inhabituel dans la salle de bains attire mon
attention. Lucas cherche quelque chose dans la boîte à pharmacie.
— Tu as mal à la tête ?
— Non… Oui… Laisse tomber.
— Le paracétamol est juste là, dis-je en montrant la boîte sous son nez.
Il ne la regarde même pas, continuant à fouiller. J’insiste :
— Je peux t’aider ?
— Non, c’est bon, je me débrouille seul.
Cette fois, c’est sûr : il me cache quelque chose.
— Lucas, qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai dit que je me débrouillais seul !
La fin de sa phrase est hachée par une respiration saccadée. Il est très pâle,
tout à coup, et commence à transpirer. Je pose une main sur son épaule pour le
forcer à me regarder dans les yeux.
— Tu fais une crise d’angoisse ?
Il rougit, essaie de reprendre sa respiration. Puis finit par avouer :
— Je ne sais pas… J’arrive plus à respirer normalement. J’ai l’impression
d’avoir une pointe dans les côtes. Et mes mains n’arrêtent pas de trembler !
— Calme-toi, Lucas. Regarde-moi, concentre-toi sur ma respiration et essaie
de te calquer dessus.
Son souffle ralentit un peu, puis s’affole de plus belle.
— Ça ne marche pas, panique-t-il. Tu as des anxiolytiques ?
— À ton âge ? Certainement pas ! Je vais te préparer un lait chaud et tu iras te
détendre dans un bain aux huiles essentielles, ça sera beaucoup mieux.
— Mais…
— Tu n’as pas besoin d’anxiolytiques, Lucas : tu dois seulement apprendre
à gérer ton stress.
Il acquiesce, l’air désespéré, non sans jeter un dernier regard à l’armoire
à pharmacie.
Je lui fais couler un bain et passe la soirée à le chouchouter, espérant le
détendre un peu, mais je ne connais plus ce Lucas qui n’aime rien de ce qui
nous liait. Même l’idée d’une partie de Guitar Hero avec moi ne l’amuse
pas ! La vérité, c’est que je suis impuissante à l’aider, incapable de
comprendre ce qu’il ressent, complètement dépassée…
S’il avait toujours été comme ça, j’aurais cherché des solutions à son
problème, mais… En réalité, je sais que le vrai problème n’est pas là. Il vient
d’un foutu mail que j’ai envoyé pour changer sa vie alors que je n’en avais
aucun droit. Bien sûr, je croyais l’aider, lui donner les meilleurs chances de
réussite dans la vie. Je réalise maintenant que le rendre plus sérieux ne lui
garantira pas forcément un avenir radieux. Tous les vœux du monde ne
remplaceront pas ce que j’aurais dû lui offrir depuis longtemps : la présence
d’une mère qui le guide dans le droit chemin. Pas seulement une maman qui
lave son linge et qui fait tout pour éviter le conflit, par peur d’être moins
aimée.
Avant d’aller me coucher, je me connecte à Tom.
Bonsoir, Tom. J’ai absolument besoin de votre aide.
Je suis là pour vous, Estelle.
Voilà, vous devez m’aider à sauver mon fils !
Comment ça ?
Lucas n’est pas heureux, il est hyper stressé par son avenir, obnubilé par ses notes et si cela
continue, il va développer des troubles anxieux, voire dépressifs. Et c’est ma faute, Tom. C’est
à cause de mon souhait qu’il est devenu comme ça. Je m’en veux terriblement ! J’ai compris une
bonne fois pour toutes que je ne devais pas me servir de vous pour transformer les gens à ma guise.
Ça ne marche pas ! Je dois les laisser évoluer comme ils l’entendent, tout en leur apportant mon aide
s’ils l’acceptent. Mais je ne peux pas gouverner l’existence de mes proches comme si j’étais Dieu,
n’est-ce pas ?
C’est en effet toujours compliqué de gérer ce genre de changement. Mais je voulais que vous en
fassiez l’expérience vous-même.
Alors voilà, je voudrais que vous annuliez ce vœu concernant mon fils. Rendez-moi mon Lucas ! Je
sais ce que vous allez me dire. C’est presque impossible, et ça peut être dangereux et tout ça, mais
ce qui est dangereux aujourd’hui, c’est de laisser mon fils vivre avec toutes ses angoisses. Et s’il
décidait un jour de vider ma boîte de somnifères juste parce qu’il a eu une mauvaise note ? Alors, je
vous en conjure, Tom, exaucez ce vœu et je vous promets que ce sera le dernier. Vous avez ma
parole.
Vous êtes très sûre de vous.
Plus que je ne l’ai jamais été. C’est mon cœur de maman qui vous parle, un cœur qui souffre
tellement qu’il préfère renoncer à la réalisation d’autres vœux pour sauver son fils.
Je vais voir ce que je peux faire… Mais une fois encore, je ne vous promets rien. En attendant,
détendez-vous et essayez de passer une bonne nuit.

Passer une bonne nuit alors que tous mes systèmes d’alerte clignotent en
rouge ? Alors que je ne sais pas si Tom va réussir une fois encore à annuler
mon vœu ? Alors que je ne sais pas si j’ai gâché la vie de mon fils en essayant
de la lui sauver…
29
h 15 : je passe la tête dans la chambre de Lucas, à la fois anxieuse et

7 impatiente. Il dort encore à poings fermés.


— Lucas ? Tu vas être en retard !
— Salut, mamounette, marmonne-t-il dans son oreiller.
Un large sourire étire mes lèvres, éclairant enfin mon visage dans le brouillard
terne de ces derniers jours. Mon bébé Lucas est revenu ! Je cours lui faire un
gros bisou et le serre dans mes bras.
— Tu as bien cours à 8 heures ?
— Ouais, j’crois…
— Alors, bouge, ton bus part dans dix minutes !
— Ouais, je suis laaaarge…
Tout est redevenu normal ! Je suis tellement soulagée que j’en ai les larmes
aux yeux. Je le couve du regard jusqu’à ce qu’il parte, au point qu’il me prend
pour une folle. Je m’en fiche : j’ai retrouvé mon Lucas ! J’ai retrouvé ma vie,
avec ses hauts et ses bas que je me sens désormais capable de gérer. En tout
cas, je l’espère… D’autant que Richard ne répond toujours pas. Je ne suis
jamais restée si longtemps sans nouvelles de lui, et ne sais plus si je dois m’en
inquiéter ou m’en réjouir. Et maintenant, je peux compter sur mon Lucas pour
m’aider à retrouver le sourire !
Quand j’arrive au bureau, je consulte mes mails à toute vitesse, fébrile.
Toujours pas de nouvelles de Stéphane à propos de notre campagne de pub.
Incapable de patienter plus longtemps, je me précipite dans son bureau dès
qu’il sort de sa réunion hebdomadaire :
— Des nouvelles du comité de direction ?
— Oui ! Il a validé le projet à l’unanimité, même si certains ont pinaillé sur le
choix de la police et l’image de fond.
— C’est vrai ? C’est génial ! Je n’en reviens pas. Moi qui croyais que mon
idée était ridicule…
Kévin, sans doute alerté par mes cris, nous rejoint.
— Pas du tout, ils l’ont trouvée amusante et très efficace. D’ailleurs, ils ont
beaucoup apprécié votre visuel et souhaitent le reprendre tel quel. Les
infographistes se chargeront ensuite de la colorisation et de la maquette.
Quant au plan marketing, il a été revu à la baisse. Je vous expliquerai ça plus
tard… Bravo à vous deux, vous avez réalisé un sacré bon boulot !
Je passe l’après-midi au studio graphique, euphorique et un brin paniquée,
pour insérer mon visuel de lapin-tortue dans l’affiche. En revenant récupérer
mes affaires au bureau, je surprends Kévin, assis à ma place, mon carnet de
dessin entre les mains. Il se lève subitement.
— Oh, Estelle, je… Je cherchais les originaux du visuel pour la pub et j’ai cru
qu’ils étaient dans ce carnet, du coup je l’ai ouvert. Je suis désolé.
Prise de court, je ne sais comment réagir. Mes dessins expriment une part de
moi, de mes pensées intimes, que je ne voulais pas dévoiler à autrui. Pas pour
l’instant en tout cas.
— Je ne comprends pas trop ce que ça représente, mais c’est magnifique,
avoue Kévin, mal à l’aise.
— Ce n’est rien, dis-je précipitamment – et alors même que je prononce ces
mots, je me rends compte que c’est un énorme mensonge. Juste un truc que je
fais pour libérer mes pensées quand je broie du noir.
Il regarde mes esquisses d’un œil nouveau, l’air intrigué.
— Ça marche comment ?
— Je ne sais pas trop… Je me détends au maximum et laisse mon crayon
glisser sur la feuille sans chercher à le contrôler. Quand j’ai terminé, j’essaie
de comprendre ce que le dessin veut me dire… (Je ris pour masquer ma gêne.)
C’est bon, tu m’as percée à jour : je suis complètement folle !
— Je t’ai toujours trouvée foldingue, c’est pas nouveau ! plaisante-t-il. Non,
sérieux, je trouve cette démarche amusante.
— Pourquoi tu n’essaierais pas, pour t’aider à surmonter ta rupture avec
Joyce ?
— Laisse tomber, je suis nul en dessin !
— On s’en fiche ! Même des bonshommes en bâtons expriment quelque
chose. L’important est ce que cela t’évoque, l’émotion qui en ressort. Essaie,
tu n’as rien à perdre !
— Mouais. Je ne suis pas convaincu.
— Pour me faire plaisir ? dis-je avec mon plus beau sourire. Tu me dois bien
ça, vu que tu as regardé mes dessins…
— Ça, c’est un coup bas, grommèle-t-il. OK, je vais y réfléchir. Qu’est-ce que
je ne ferais pas pour toi ! En même temps, ça ne pourra pas être pire…
Je ris, soudain contente qu’il ait ouvert mon carnet et de ce moment de
partage avec lui. Après tout, avoir des problèmes ne devrait pas m’empêcher
d’aider les autres. Clémence m’a bien soutenue alors qu’elle était
complètement perdue, elle ; et Lola m’a toujours écoutée, même quand je lui
faisais défaut.
Et quelqu’un, en particulier, a besoin de moi. Ça fait trop longtemps que
j’attends le moment où ça ira mieux, où je pourrai enfin me consacrer à lui,
trop longtemps que je remets à plus tard cette discussion que je dois affronter
aujourd’hui.
Plus déterminée que jamais, je prends le chemin de la maison.

Alors que je pousse la porte d’entrée, une chanson de Nirvana jouée à plein
volume envahit l’espace. Lucas se dandine face à la télé en hurlant à la mort :
« Hello, hello, hello, how low, Hello, hello, hello… » et en agitant
frénétiquement une guitare en plastique. Mojito, caché sous la table avec
Babouche, semble tétanisé. Je retiens un rire joyeux devant cette scène
familière, me compose un visage sérieux et me précipite sur la télécommande
pour éteindre le téléviseur. Lucas n’a pas l’air de s’en apercevoir, il continue
à s’égosiller : « Hello, hello, hello ».
— Lucas !
J’ai dû hurler pour qu’il m’entende. Il ouvre les yeux et me répond :
— Hello, hello, hello, how low, mamounette !
Remarquant mon air furieux, il pose sa guitare sur le canapé.
— Ça ne va pas de mettre le volume aussi fort ? Tout l’immeuble a dû
t’entendre. Peut-être même tout le quartier !
— Nirvana, ça s’écoute fort, c’est la loi.
— La loi de quoi ?
— Du rock, évidemment !
— Dans ce cas, mets des écouteurs et évite de rendre sourd tout le voisinage.
— Mais…
— Assieds-toi, il faut qu’on parle.
Il s’effondre sur le canapé, le sourire aux lèvres et le front en sueur. Mojito en
profite pour sortir de sa cachette et manifeste son soulagement en urinant dans
le couloir, sur les baskets de Lucas. Merveilleux.
— Tu as fait tes devoirs ?
— Nan, mais j’y vais, là. J’ai juste une dissert à faire.
— « Juste » une dissertation ? Ça prend des heures ! Tu aurais pu la
commencer directement en rentrant.
— Ouais, mais j’arrive pas à m’y mettre tout seul. Je préfère quand tu es là, ça
me motive.
Il me fait son air charmeur qui marche à tous les coups. Ou plutôt : qui
marchait à tous les coups.
— N’essaie pas de me flatter pour échapper à la discussion. Tu as quinze ans,
et tu comptes toujours sur moi pour te dire quoi faire, te pousser à faire tes
devoirs, comme si tu n’étais pas capable de comprendre par toi-même que
c’est important. À aucun moment tu ne t’es dit qu’il serait peut-être temps que
tu te prennes en main ? Tu n’es pas idiot ; je sais qu’il y a en toi un jeune
homme très intelligent capable de travailler pour réussir. Tu dois apprendre
à moins compter sur moi et à assumer tes responsabilités.
— Mamounette, qu’est-ce qui te prend ? T’es en colère contre moi ? C’est
à cause de la musique ? Je ne t’ai jamais vue dans cet état…
— Je sais, et j’aurais dû avoir cette conversation avec toi depuis bien
longtemps. C’est ma faute, je t’ai trop couvé, j’ai trop tiré la locomotive alors
que derrière, tu te la coulais douce.
— Mais je bosse !
— Non, Lucas. Tu fais seulement ce que je te demande, quand ça ne te
dérange pas trop. À ton âge, tu dois être capable de choisir par toi-même de
travailler. C’est à toi de faire tes choix, et ceux que tu fais aujourd’hui auront
des répercussions sur ta vie future. À toi de savoir quel est ton rêve de vie et
de mettre tout en œuvre pour le réaliser.
— Un… « rêve de vie » ? C’est un truc que tu as appris à ton stage de
méditation ?
Je me revois quelques semaines en arrière poser la même question à Tom.
— C’est simplement ce que tu veux être, Lucas. Qui tu veux être. Tu as mille
ressources en toi. Tu peux être celui que tu as envie de devenir et les choix
sont infinis. Alors réfléchis-y et agis dorénavant de manière plus responsable.
Ne compte plus sur moi pour tirer la locomotive. En revanche, je serai à bord
du train pour t’accompagner pendant le voyage.
Pas sûr qu’il ait compris la métaphore du train, mais il hoche la tête, l’air
soudain perplexe.
Alors qu’il regagne sa chambre, mon regard s’attarde sur cet ancien bébé qui
est devenu plus grand que moi, cet enfant que j’ai à peine vu grandir et que je
dois aider à devenir un homme. Bientôt, il ne sera plus là et je me retrouverai
seule avec Richard. Ou pas.
30
près le dîner, je me prépare à sortir pour retrouver Lola. Ce soir, j’ai

A
file.
envie de me faire belle. Je rappelle à Lucas que ses grands-parents
passent le prendre dans cinq minutes pour le conduire au cinéma et je

Lola ne sait toujours pas où je veux l’emmener, et je lui ai bandé les yeux
pour préserver la surprise. En route, elle imagine toutes les destinations
possibles :
— Une soirée mousse ? Ah non, ça va faire couler mon mascara. Un jacuzzi
géant ? Mince, je ne me suis pas épilée… Une boîte de nuit ? Ils ne passent
que des musiques bizarres que personne ne connaît… Bon alors, Stella, on va
oùùùùù ?
Je me contente de rire. Une fois garée, je lui retire le bandeau.
Elle se penche aussitôt pour regarder autour de nous.
— Le Coco Bongo Karaoké ? Ne me dis pas que… qu’on va…
— Hé si ! Je sais que tu trouves ça ringard, mais…
— Tu plaisantes ? J’adore ça ! Bon, OK, en société, je dis que je trouve ça
ringard, mais en vrai ça m’éclate ! On y va ?
Nous rentrons dans ce bar que m’a conseillé Adam lors de ma dernière
journée de stage. Il y a déjà beaucoup de monde et l’ambiance est à la fête.
Quelques minutes plus tard, Lola monte sur scène, déchaînée, pour reprendre
Sensualité d’Axelle Red. Elle me propose de venir avec elle, mais je préfère
prendre mon temps pour trouver la chanson qui m’inspire vraiment. Ça y est !
Lola me rejoint à table, morte de rire. J’avale une gorgée de potion magique
(aromatisée à la menthe et au rhum) et je me lance. J’ai failli demander à Tom
de me doter de la voix d’une diva, mais j’ai fini par renoncer, fidèle à ma
résolution de ne plus faire de vœu. Je n’ai jamais chanté en public ! Enserrant
le micro dans mes mains tremblantes, j’entends au loin, dans l’obscurité :
— Vas-y, Stella ! Tu vas tout déchireeeeer !
Merveilleux. Tout le monde me regarde à présent. Allez, c’est parti ! Je
commence un peu timidement puis, encouragée par l’absence de huées dans
le public, je prends un peu d’assurance, jusqu’à oublier complètement où je
suis. J’entonne le refrain avec entrain.
Viser la lune
Ça ne me fait pas peur
Même à l’usure
J’y crois encore et en cœur4

Au couplet suivant, Lola me rejoint sur scène et m’accompagne. Le public
applaudit et on entend même quelques sifflements approbateurs. Je dois
avouer que je me suis bien amusée, d’autant que ces paroles expriment
parfaitement mes émotions du moment. Je dirais même qu’elles reflètent ma
nouvelle résolution.
— Estelle !
Dans cette obscurité, je ne parviens pas à savoir qui a crié mon nom… Je
retourne m’asseoir à ma place avec Lola, quand un homme apparaît soudain
devant nous.
— Adam ! Qu’est-ce que tu fais là ?
— Comme toi, j’imagine ! Tu as super bien chanté !
— Pas aussi bien que Lola ! dis-je en désignant ma meilleure amie.
— Et tu es… ? demande cette dernière, l’air curieuse.
Adam sourit et me laisse trouver une réponse à cette question épineuse. Je
glousse, sous l’emprise certaine des mojitos déjà engloutis.
— Adam est… mon coach de méditation !
— T’as un coach de méditation, toi ? s’étonne Lola, dévisageant Adam avec
un intérêt nouveau.
— Eh ben si ! Bon, je vous abandonne deux minutes, je dois aller au petit
coin.
Quand je reviens, Adam et Lola, un peu pompettes, sont en grande discussion.
J’en profite pour passer une nouvelle fois derrière le micro, plus déchaînée
que jamais.
« Je n’ai qu’une philosophie, être acceptée comme je suis » !5
4. Amel Bent, « Ma philosophie », Amel Bent, in Un jour d’été, Jive, 2006.
5. Ibid.
31
évin attend devant l’entrée de la banque. Susie, qui passe à sa

K hauteur, lui lance :


— Saluuuuut Kév ! Tu m’attendais, mon grand ?
— Non, j’attendais Estelle, lui répond-il en levant la main dans ma direction.
— Ah… Salut, Estelle, rétorque-t-elle, visiblement vexée, en tournant les
talons.
— Je voulais te parler…, dit aussitôt Kévin en baissant la voix et en
m’entraînant un peu plus loin.
— Il y a un problème ?
— J’ai fait quelque chose hier.
— Quelque chose de grave ?
— Assez oui ! J’ai tué Joyce.
— Quoi ??
Il éclate de rire devant mon air catastrophé.
— Pas en vrai, andouille ! Avec des crayons de couleur.
Je ris à mon tour, honteuse de m’être laissé avoir.
— Et alors ? Ça t’a fait du bien ?
— Je ne sais pas… Je n’ai pas fait exprès. Je veux dire, j’ai procédé comme tu
m’as dit, j’ai laissé mon crayon vivre sa vie et quand j’ai eu fini, je me suis
rendu compte que le dessin représentait le cadavre de Joyce. C’est dingue,
non ?
— Carrément. Est-ce que tu te sens mieux ?
— Attends, ce n’est pas le meilleur. En regardant de plus près, j’ai compris
que cette femme avait tous les attributs de Joyce mais qu’elle avait aussi… le
visage de ma mère.
— Aïe…
— Ouais, ça craint. Tu crois que je fantasme sur ma mère ?
— Non, je crois que tu as des comptes à régler avec elle, des histoires liées
à votre passé commun. Et c’est peut-être ce problème qui rejaillit de manière
inconsciente dans tes relations avec les filles.
— Ah bon ?
— Je ne suis pas psy… Mais vu ce que tu m’as déjà raconté sur elle, ça me
semble plausible. Tu devrais en parler à un spécialiste. Je peux même te
conseiller quelqu’un si tu veux.
— Bon, en tout cas, une chose est sûre, c’est que je me sens soulagé par
rapport à Joyce. Je suis moins triste, moins en colère, tu vois. Même si
maintenant je suis un psychopathe qui veut tuer sa propre mère, ajoute-t-il en
riant.
Je ris avec lui, mais, au fond, je suis heureuse qu’il ait trouvé une clé de
compréhension de son problème.
Nous rentrons dans le bâtiment ; à peine arrivés, nous découvrons Stéphane,
le visage blême. Il nous demande de nous asseoir autour de la table de
réunion.
— J’ai quelque chose à vous annoncer, nous dit-il sans préambule. De toute
façon, vous allez l’apprendre par mail dans la journée alors je préfère vous
prévenir en personne. Même si ce n’est pas facile.
J’attends tranquillement la suite, étrangement sereine, tandis que Kévin
s’agite sur son siège. Finalement, Stéphane avoue :
— Notre banque vient de fusionner avec le groupe Oldis. Ça faisait un
moment que nous le pressentions car nous connaissons des difficultés
financières et il devenait compliqué pour nous de rester indépendants.
Honnêtement, je ne pensais pas que ce serait aussi rapide. Les dirigeants
d’Oldis ont attribué des postes à notre comité de direction et proposent de
garder également la plupart des employés… s’ils déménagent sur Lyon, là où
se trouve leur siège social. Mais ils ont déjà un service marketing…
— Donc on va se faire virer, conclut Kévin.
— Pas exactement. Ils souhaitent ouvrir un nouveau pôle à destination de
leurs clients professionnels et ils recherchent des profils polyvalents pour
constituer cette équipe test. Ils m’ont proposé de la manager et, avec l’accord
de M. Mangin, j’aimerais que vous en fassiez partie, tous les deux. Kévin
travaillerait à la définition des nouvelles cibles, et Estelle à la conception de
l’image de marque de cette branche, en lien avec leur agence de créa. Vos
salaires seraient augmentés de 20 %.
— Mais il nous faudrait déménager à Lyon.
— Pas avant six mois, le temps qu’ils gèrent la fusion.
— Et si on refuse ? demande Kévin.
— La banque va mettre en place un plan de départ volontaire assez
avantageux, d’après ce que j’ai compris. Je sais que vous ne vous attendiez
pas à ça…
— Merci de nous en avoir informés avant que nous l’apprenions par mail, lui
dis-je. Vous allez accepter le poste ?
— Je crois, oui. C’est une réelle opportunité d’évolution pour moi. En ce qui
vous concerne, j’aimerais vraiment que vous m’accompagniez même si je sais
que le choix n’est pas simple.
— 20 % en plus ? Ça fait quand même pas mal, calcule Kévin.
— Je vous laisse y réfléchir posément. Je ne vous demande pas de me donner
votre réponse avant une quinzaine de jours.
Quinze jours ? Quinze jours pour décider de mon sort, du reste de ma vie,
après quinze ans passés dans la même boîte ?
— Et notre campagne de pub, elle tombe à l’eau, alors ?
— Non, elle est maintenue. Le rachat ne sera effectif que dans six mois et nos
contrats seront ensuite gérés par Oldis.
— Bon, je ne sais pas pour vous, mais moi j’ai besoin d’un expresso, déclare
Kévin. Quelqu’un se joint à moi ?
— Je préfère rester là, lui dis-je.
Alors qu’il quitte la pièce, Stéphane s’approche de moi.
— Estelle, je sais que ce doit être difficile pour vous d’apprendre une telle
nouvelle. Mais je veux que vous compreniez qu’il s’agit là d’une réelle
opportunité d’évolution professionnelle. Vous auriez la responsabilité de toute
la communication publicitaire, de la définition de la stratégie à la
préconisation de concepts jusqu’à la réalisation graphique des visuels. C’est
vous qui proposeriez les campagnes à la direction, qui passeriez commande
à nos prestataires, et peut-être qu’à terme vous manageriez une petite équipe.
Vu la façon dont vous avez géré notre dernier dossier, je n’ai aucun doute sur
votre capacité à tenir ce poste.
— Je suis touchée, mais… Je ne suis pas la seule à prendre cette décision.
— Bien sûr. Parlez-en avec Richard et Lucas, mais ne traînez pas trop,
d’accord ?
— C’est promis.
Je quitte son bureau un peu sonnée, partagée entre la joie de me voir confier
un poste grâce à mes compétences artistiques et l’angoisse de prendre cette
décision en si peu de temps – d’autant plus que je n’arrive toujours pas
à joindre Richard.
Le mail fatidique finit par tomber vers midi, et une chape de béton s’écroule
sur la boîte. À la cantine et dans les couloirs, les visages sont livides, certains
pleurent, d’autres tirent des plans sur la comète ou fustigent la direction pour
sa mauvaise gestion.
Je rentre plus tôt à la maison, récupère Mojito et me promène avec lui jusqu’à
la mer. Je m’assieds sur les galets tandis que mon toutou s’amuse à courir
après les mouettes.
Une promotion comme celle-ci, j’en aurais rêvé il y a seulement quelques
semaines. Je revois la petite Estelle en tailleur, la working girl dans ma roue
des possibles. Il ne tient qu’à moi de devenir cette Estelle-là. Bien sûr, j’aurais
préféré ne pas avoir à changer de région pour ça. J’aime tellement habiter près
de la mer, le climat, la lumière… Chaque fois que la télé diffuse des images
de Lyon, il pleut.
Et Lucas, accepterait-il de ne plus voir sa bande de potes pendant ses
dernières années de lycée ? Et Richard ? Voudrait-il me suivre ? Il pourrait
peut-être demander un poste de responsable commercial, avec son expérience
et son ancienneté. Et il n’aurait plus à supporter son con-de-Durand. Si
seulement je pouvais le joindre…
J’appelle une fois encore, puis une autre, frustrée de ne pas pouvoir lui dire
combien il est important, et urgent, qu’il me réponde. Que je le veuille ou
non, je ne peux pas prendre cette décision seule. C’est notre avenir qui est en
jeu, autant que celui de notre couple.
— Bon sang, Richard, décroche !
32
À peine rentré du lycée, Lucas m’annonce une grande nouvelle.
— J’ai décidé d’aller à Londres avec l’école !
— Ah bon ? Mais l’autre jour, tu m’as dit que tu ne voyais pas l’intérêt d’aller
suivre des cours dans un lycée anglais alors que tu pouvais faire la même
chose ici et retrouver ton cher ordinateur le soir.
— Ouais, mais j’ai changé d’avis, mamounette ! Tu peux me faire un
chèque ?
Il a l’air tellement motivé par ce voyage que je ne voudrais pas l’en dissuader
en lui posant trop de questions. Je suppose qu’il y a une histoire de fille là-
dessous… À moins qu’il n’ait réellement décidé d’améliorer son anglais ?
Depuis quelques jours, il passe davantage de temps à réviser ses cours qu’à
jouer avec Dragonzor. Jusqu’à quand ? L’avenir nous le dira.
Plus tard dans la soirée, la sonnerie de mon téléphone me fait sursauter.
Richard ! Je décroche précipitamment, les doigts tremblants.
— Bonjour, lui dis-je en essayant de teinter ma voix d’une couche de chaleur
et d’assurance. Comment vas-tu ?
— Je suis sur la route. Ce séminaire était épuisant.
— Richard, je sais que ce n’est pas le moment mais j’ai ressassé ça toute la
semaine et ça ne peut pas attendre. Il faut que je te parle.
Pas de réponse. J’inspire un bon coup. Puis je déballe :
— Le message que tu as trouvé ne venait pas d’un amant, mais plutôt d’une
sorte de psy que je vais voir depuis quelque temps. Il m’aide à mieux me
connaître, à changer certaines facettes de ma personnalité, à gagner en
confiance, ce genre de choses. Ce n’est qu’une relation professionnelle,
absolument rien d’autre.
Il ne dit toujours rien.
— Tu dois me croire, Richard.
Silence.
— Tu es toujours là ?
— Oui, je suis là. Et je te crois.
— Vraiment ?
— Oui, j’ai bien réfléchi. Je crois que je me suis emballé. Ce message ne
prouve rien, et je sais que tu es une personne honnête et franche. Pourtant…
Il marque une pause de quelques secondes – autant dire une éternité.
— Moi aussi je dois être honnête avec toi, reprend-il finalement. Je suis
paumé, poupoune. Je vois bien que tu changes, tu deviens plus indépendante,
plus sûre de toi, tu essaies des trucs nouveaux, tu me parles de psychologie et
de développement personnel, toutes ces choses auxquelles je ne comprends
rien. Et je ne suis plus sûr de te comprendre, ni de savoir encore qui tu es.
À côté de toi, je me sens nul.
— Mais tu te fais des idées, enfin !
— Laisse-moi parler, s’il te plaît. Il y avait une femme au séminaire, une
attachée commerciale que je ne connaissais pas. Je me suis confié à elle, et…
— Et quoi ? lui dis-je, la voix tremblante.
— Et rien. Il ne s’est rien passé entre nous. Mais je t’avoue que j’ai été
troublé. Je me suis senti compris, écouté, je la faisais rire et j’avais
l’impression d’être… important à ses yeux.
Ma gorge est trop serrée pour me permettre de répondre. Il soupire.
— Je crois que j’ai besoin de davantage de temps. Du temps pour me
retrouver, pour savoir ce que je veux faire de ma vie. Tu comprends ? Tu veux
bien me l’accorder ?
— Si tu en as besoin…
— Je vais prendre quelques jours de congé et les passer chez mes parents.
— OK.
— Merci. Je te rappelle dès que possible. Embrasse Lucas pour moi. Et je…
t’embrasse, toi aussi.
Il raccroche sans que j’aie eu le temps, ni le courage, de lui exposer la
proposition de Stéphane.
Je prends un galet dans ma main et le jette de toutes mes forces dans l’eau en
lâchant un grand « Aaargh ! ». Un vieux monsieur se retourne et me dévisage
comme si j’étais folle à lier. Quant à mon caillou, il se noie immédiatement
dans les flots sombres, et j’y vois une allégorie de mon état d’esprit. Mon
univers se noie lui aussi, m’entraînant dans son tourbillon. Tous ces
changements pour en arriver là… Cela en valait-il la peine ?
Devant le vide qui m’envahit, mon premier réflexe est de tout nier en bloc : le
boulot, Richard, la jeune femme du séminaire. Il me suffit de formuler un vœu
pour revenir en arrière, rendre Richard de nouveau amoureux de moi et
retrouver mon travail sans avoir à déménager.
Mon téléphone déjà en main, je comprends pourtant, en voyant l’icône de
Tom clignoter, que je n’en ferai rien. Je me suis trop souvent réfugiée auprès
de sa présence rassurante, je me suis trop reposée sur cet homme évanescent,
et j’ai fini par en oublier l’importance de discuter avec des gens bien vivants –
même si, parfois, la confrontation est difficile.
D’ailleurs, moi aussi j’ai négligé Richard, je ne me suis même pas demandé
une seconde ce qu’il penserait de mes changements, et à cause de ça, je l’ai
peut-être perdu.
Tom, vous êtes là ?
Bonjour, Estelle, en quoi puis-je vous aider ?
Voilà, ma vie part en cacahuète, comme dirait mon fils, aussi bien ma vie professionnelle que ma vie
de couple. Et pourtant, je ne vais rien vous demander.
Comment ça ?
Je me suis rendu compte que ces vœux, aussi géniaux soient-ils, me laissent toujours une impression
désagréable. Celle de n’avoir pas mérité ce qu’ils m’apportent et surtout de n’avoir pas tiré les
leçons que la vie aurait pu m’apporter sans votre aide. Je veux pouvoir être fière de moi, me dire que
j’ai surmonté des obstacles toute seule, que j’ai compris où étaient mes erreurs, que j’ai dépassé mes
peurs et que je suis la seule responsable de mes succès. Vous voyez ce que je veux dire ?
Parfaitement, Estelle. Mais parfois, il faut savoir accepter l’aide que l’on vous apporte…
Votre aide réside surtout dans votre présence, Tom, dans le soutien que vous m’apportez et dans la
confiance que vous avez en moi. Vous êtes devenu un ami. Un ami précieux. Mais je ne veux plus
profiter de vos vœux pour changer ma vie. C’est à moi de la changer. À l’heure actuelle, cependant,
je dois vous avouer que je ne sais pas du tout par quel bout la prendre ! J’ai l’impression de toucher
le fond.
C’est parfois quand on touche le fond du puits qu’on voit le mieux la lumière qui l’inonde…
C’est de qui ça, de Lao Tseu ?
Non, c’est de moi. Toutes les réponses sont en vous, Estelle. Et vous êtes sur le point de les trouver,
je vous assure.
J’espère. Je suis impatiente de participer au stage, demain matin. J’y verrai peut-être plus clair ?
Je vous le souhaite, Estelle.
Merci pour tout, Tom. Au revoir.

Je suis fière de moi : j’ai pris la bonne décision.


Et maintenant, je me sens soudain tellement seule… Me laissant tomber au
sol, j’enfonce ma tête entre mes genoux et laisse couler les larmes que je ne
peux retenir plus longtemps.
33
e me suis réveillée très tard ce matin, après une nouvelle nuit de tourné-

J boulé-cogitation-exaspération-tourné-boulé. Du coup, j’arrive très en


retard (et passablement énervée) à la Bastide des fleurs. Tout le monde
est déjà installé en rond dans la yourte. Ils ont dû finir le tour de table
permettant à chacun d’exprimer où il en est de l’expérience.
— Ah, bonjour, Estelle, je craignais que tu ne viennes pas ! me lance Adam,
avant de se tourner vers l’intervenant du jour : je vous présente Léo. Il est
chaman et va vous proposer une technique empruntée aux traditions
amérindiennes qui devrait vous faire du bien. Mais je ne vous en dis pas plus !
Léo nous salue et nous demande de le suivre. Nous arrivons bientôt dans une
clairière au centre de laquelle brûle un grand feu, non loin d’une sorte de hutte
recouverte de peaux de bêtes.
— Nous allons pratiquer un rituel connu dans de nombreuses traditions
indiennes sous le nom de « hutte de sudation », explique Léo. Plus
exactement, nous allons nous inspirer de cette pratique en l’adaptant à une
technique de coaching fondée sur l’hypnose.
Traditions indiennes ? Sudation ? Hypnose ?
Le stage m’a plutôt réussi jusqu’à présent, mais là… J’ai l’impression d’être
revenue au premier exercice de méditation. Où est la sortie ?
— Cette technique ancestrale permet de purifier notre corps en éliminant les
virus et les bactéries qui ne supportent pas les températures élevées.
Températures élevées à combien, au juste ? Le sauna, c’est vraiment pas mon
truc… La dernière fois, j’ai failli faire un malaise tellement j’avais du mal
à respirer.
— En plus, la transpiration favorise l’élimination des graisses, de la fatigue
chronique, physique et mentale. Elle agit également sur la mauvaise digestion,
soulage les contractures musculaires, et renforce le système immunitaire.
Ah, si ça élimine la graisse, alors OK !
— Pour les Indiens, c’était aussi une façon de purifier notre âme, notamment
en communiquant avec les esprits. Nous n’irons pas jusque-là, mais nous
allons mettre notre conscient au repos pour entrer directement en relation avec
notre inconscient.
— Mais qu’allons-nous faire exactement ? demande Clémence, qui pour une
fois ne semble pas très enthousiaste.
— Nous allons réaliser un petit rituel qui nous permettra de nous centrer, puis
nous entrerons dans la hutte, que l’on appelle aussi « initipi », où il règne une
obscurité presque complète. Je vous proposerai alors une petite séance
d’hypnose pendant laquelle vous resterez éveillés. Vous disposerez de
bouteilles d’eau à l’intérieur pour vous hydrater si vous en ressentez le besoin.
Vous pouvez sortir de la hutte quand vous le souhaitez et y revenir ensuite.
D’autres questions ?
— Oui, je vois des quartiers de pomme à côté du feu, dis-je timidement.
Pourrais-je en prendre un ? Je n’ai pas eu le temps de déjeuner ce matin…
— Ah non, désolé, ces pommes sont une offrande pour les dieux !
Rires de mes camarades. J’ai raté une occasion de me taire.
— Rassurez-vous, une collation vous sera servie dès que nous aurons terminé.
Bien, commençons.
Il s’approche du feu et nous tend à chacun des morceaux de pomme, non sans
un regard amusé quand il passe devant moi. Puis il nous demande de les jeter
au feu. Ensuite, il s’agenouille devant l’une des portes du tipi et pénètre
à l’intérieur en marchant à genoux. Nous le suivons avec une pointe
d’appréhension. Le sol est recouvert de copeaux de bois très doux. L’intérieur
est si obscur que je ne vois même pas mes mains. Léo nous aide à nous
asseoir en tailleur, les uns à côté des autres, en cercle. C’est très bizarre de ne
pas distinguer ce qui nous entoure. Suivant les indications de Léo, nous nous
concentrons sur notre souffle en pratiquant une respiration ample. Puis, Léo
dispose des pierres rougeoyantes dans un trou creusé au centre de notre
groupe, y dépose un bouquet de plantes avant de verser une bouteille d’eau
par-dessus. Une nappe de vapeur s’en dégage alors et nous enveloppe.
Quelques minutes après, nous entendons un son à l’extérieur, sorte de
battement régulier, d’abord surprenant, mais assez vite lénifiant. La hutte est
faiblement éclairée par le rougeoiement des pierres. Léo nous parle à voix
basse et nous propose de nous détendre, en respirant très calmement. Sa voix
semble s’éloigner de plus en plus. Je me sens curieusement bien, dans cette
chaleur et cette obscurité où je n’ai plus aucun repère, mon attention
uniquement attirée par les pierres incandescentes.
— Je vais vous demander à présent de penser à ce que vous avez vécu ces
dernières semaines, à tout ce que vous avez appris sur vous-mêmes et à ce que
vous en avez retiré sur le plan personnel.
Mon esprit confus semble fonctionner au ralenti. Mes pensées se matérialisent
sous forme d’images qui s’enchaînent les unes aux autres : mes parents qui
me disent qu’ils m’aiment et que je ne suis pas responsable de la mort de
Lucie, ma capacité à me dépasser et à créer, le discours que j’ai tenu à Lucas,
ma confiance en moi renforcée. J’essaie de rester concentrée sur ces avancées
positives pour ne penser ni à mon avenir professionnel, ni à mon couple.
Je sens que mes mains deviennent plus moites à mesure que la chaleur
augmente.
— À présent, vous allez vous concentrer sur ce que vous aimeriez changer
dans votre vie, c’est-à-dire sur tout ce qui ne vous correspond plus, nous
murmure Léo. Visualisez-vous en train d’y mettre un terme.
Je me vois alors face à Richard qui n’écoute pas ce que je lui dis et préfère
regarder un match de foot sur l’écran placé dans mon dos. Un grand trait
rouge vient subitement barrer ce tableau. Je me vois ensuite assise pendant
des heures à mon bureau, à la banque, à cibler des prospects pour les inciter
à acheter ce dont ils n’ont pas besoin. Trait rouge. Enfin, je me vois tourner en
rond, dire que je ne sais pas choisir, que je ne suis pas à la hauteur. Trait
rouge. L’évocation de ces situations dont je ne veux plus vient réveiller
douleur et colère au fond de moi.
J’attrape une bouteille d’eau et bois à petites gorgées. Je me rends compte que
je suis complètement trempée. Mes cheveux dégoulinent dans mon dos. Mais
je n’y prête pas vraiment attention, concentrée sur le son du tambour qui
résonne toujours à l’extérieur.
— Quand vous aurez terminé cet exercice, dit Léo, essayez d’envisager votre
avenir.
Toute la question est là. De quel avenir ai-je envie ? Qu’est-ce qui me motive
vraiment ? Qu’est-ce qui fait battre mon cœur ? Je revois le trait que je viens
de tracer sur mon emploi à la banque… Je n’avais pas compris jusqu’à
présent que ce travail ne me convenait plus. Ce qui m’attire aujourd’hui, c’est
un travail qui ait un sens, qui soit utile, qui aide des personnes à aller mieux et
non à consommer plus.
Quand la vapeur d’eau a fini de se disperser dans l’air, Léo nous propose de
sortir de la hutte. Je mets un moment à me ré-adapter à la luminosité
extérieure après ces instants de pénombre et la température me semble
particulièrement basse. Pourtant, quelqu’un retire son tee-shirt trempé et court
se jeter dans la rivière, en contrebas. Il est bien vite imité par les autres et je
décide de les rejoindre. L’eau est très fraîche mais elle nous fait un bien fou
après que nous avons eu si chaud !
En sortant, nous sommes accueillis par Adam et Léo qui nous tendent des
serviettes éponge. Je me souviens alors qu’Adam nous avait demandé
d’apporter des vêtements secs. Heureusement, ayant prévu que des têtes en
l’air comme moi les auraient oubliés, il me propose une salopette en coton
rose et un poncho péruvien. J’ose à peine imaginer l’image que je renvoie,
avec mon accoutrement, mes cheveux hirsutes et mon maquillage en cavale.
Mais, pour la première fois depuis des lustres, je m’en fiche complètement.
Nous revenons vers la yourte ; sur le trajet, Léo m’apprend que nous sommes
restés plus de deux heures dans le tipi et que la température y a dépassé les
quarante degrés. Je n’en reviens pas !
En arrivant sur la terrasse, je suis ravie de découvrir un brunch installé sur la
grande table de jardin. J’échange mes impressions sur cette expérience
étrange avec mes voisins de table, tout en dévorant les gougères et les
légumes crus. Bon, pour la pleine conscience, on repassera…
Clémence m’explique que l’argent qu’elle a reçu grâce à son vœu représente
un stress pour elle. Elle ne veut plus qu’il guide sa vie ou influence ses
relations avec ses proches. Elle a donc décidé d’en confier une bonne partie
à plusieurs associations humanitaires qui œuvrent au profit des enfants. Elle
ajoute qu’elle a envie de donner plus de sens à sa vie (elle aussi !) et envisage
d’aller aider concrètement les plus démunis. Elle me parle notamment d’une
association qu’elle a repérée au Cambodge, Pour un sourire d’enfants, qui
porte assistance aux enfants des bidonvilles en leur offrant une éducation. Elle
me dit aussi qu’elle a émis deux autres souhaits : renouer le dialogue avec son
fils avec lequel elle était fâchée et trouver l’âme sœur. Je la préviens que les
vœux qui visent à changer les autres peuvent avoir des conséquences
inattendues, mais elle se sent prête à les accepter.
Adam nous rejoint, et s’assied à côté de nous. Il me demande comment je me
sens depuis l’autre jour, au karaoké.
— Écoute, ma vie est un vrai chantier, mais je m’en sors.
— Tant mieux ! Et au fait, comment va Lola ?
— Bien, je suppose, mais je n’ai pas eu beaucoup de temps pour l’appeler ces
derniers jours… Pourquoi tu me demandes ça ?
— Oh, comme ça, me répond-il avec un sourire en coin.
Je change de sujet, comprenant qu’il ne m’en dira pas plus et déterminée
à cuisiner Lola sur ce qui s’est passé entre eux au karaoké.
— Tu sais quoi ? J’ai dit à Tom que je n’allais plus faire appel à lui pour
réaliser mes vœux. J’ai pris la décision de me débrouiller seule.
— Vraiment ?
— Oui, c’est important pour moi. Et je pense que je ne viendrai plus au stage
non plus. J’étais assez sceptique au début, tu sais. Et finalement, ce stage m’a
ouvert les yeux sur ma vie, aussi bien sur mon passé, mon présent que mon
futur. Il m’a réconciliée avec moi-même et m’a donné la possibilité de vivre
ma vie comme je l’entends. Et ça, c’est encore plus magique que tous les
vœux que j’ai pu faire jusqu’à présent. J’ai pris de grandes résolutions, que je
suis fermement décidée à tenir, pour la première fois de ma vie !
Je m’arrête un moment de parler pour observer la campagne environnante, si
apaisante.
— L’autre jour, quand je suis allée à Bali, une voyante m’a dit que mon
superpouvoir, celui qui sommeillait en moi, allait se réveiller quand je serais
prête. Je comprends désormais de quoi elle parlait. C’est le pouvoir de réaliser
mon rêve de vie. Il n’est pas encore très net, mais je sais quelle est sa
destination : la liberté. Liberté d’être moi-même, de me respecter, de réaliser
tous mes rêves sans être paralysée par des peurs infondées. Liberté d’être
pleinement heureuse sans avoir de scrupules. Et je suis prête à l’utiliser !
Adam me donne une accolade chaleureuse :
— Je suis très fier de toi, Estelle. La porte de la Bastide des fleurs te sera
toujours ouverte si tu as besoin des conseils de mon smiley géant. Mais je
pense en effet que tu es prête à voler de tes propres ailes et qu’il est grand
temps de vivre la vie que tu t’es imaginée.
Ses mots m’émeuvent au plus haut point, et résonnent en moi à double titre. Il
y a quelques semaines, la vie que je souhaitais se résumait à un mari beau et
attentionné et un fils premier de la classe. Je les ai eus sans pour autant m’en
sentir plus heureuse : si eux ont changé, moi, je suis restée la même, avec les
mêmes blessures, les mêmes doutes, les mêmes incompréhensions. Je sais
à présent combien je me méprenais.
Aujourd’hui, je suis prête à m’inventer une nouvelle vie. Et, quels que soient
les obstacles, j’ai confiance : elle sera belle !
34
– B onjour, Susie. M. Mangin est disponible ?
Susie, qui s’était retournée pour se remettre du rouge à lèvres, pivote
brusquement son fauteuil vers moi.
— Oh, bonjour, ma beeeelle, comment vas-tu ? Pas trop stressée par la
fusion ?
— Non, ça va, merci. Il est disponible ?
— Euh… Oui, mais tu aurais dû prendre rendez-vous. Tu veux le voir pour
quoi ?
— C’est personnel.
— Oh, allez, tu peux le dire à ta vieille copine !
— Non.
Susie ouvre la bouche et ses yeux s’arrondissent. Elle ressemble à ces
énormes poissons baudruche des aquariums. Avant qu’elle ait eu le temps de
reprendre contenance, la porte du bureau s’ouvre sur M. Mangin.
— Estelle, comment allez-vous ? Vous souhaitiez me voir ?
— Oui, monsieur. Je n’en ai que pour quelques minutes.
Il me fait entrer. Je calcule qu’en quinze ans de boîte, je n’ai jamais eu
l’occasion de venir ici. Entrée dans l’entreprise en tant que chargée de
marketing, j’occupe exactement le même poste après tout ce temps. J’en ai vu
passer des petits jeunes qui sont devenus responsables de service, des
collègues partis pour profiter d’un meilleur poste ailleurs, des collaborateurs
promus au bénéfice de l’âge… Et moi, rien. Je n’ai jamais évolué. Il faut dire
que je n’ai jamais cherché à le faire. J’attendais sagement qu’on me propose
cette augmentation dont, au fond, je ne me sentais pas digne. Je me reprochais
de ne pas travailler assez vite, de faire quelques erreurs, de ne pas être à la
hauteur. Quand on me confiait un nouveau projet, je m’efforçais de respecter
scrupuleusement les consignes, sans jamais aller au-delà, même si j’avais des
idées qui auraient certainement permis de l’améliorer. Je ne voulais pas passer
pour une prétentieuse qui saurait mieux que son responsable. Je réalise à quel
point mon comportement était dicté par la peur : peur du jugement des autres,
peur de me montrer telle que je suis, peur d’être moi-même.
Je ne peux pas dire que je ne la ressens plus, ce serait faux. Mais, aujourd’hui,
mon envie de vivre a relégué mes peurs et l’image négative que j’avais de
moi-même au second plan.
— Alors, Estelle, que puis-je pour vous ?
— C’est au sujet de votre proposition de me confier le pôle communication
externe de la branche des clients professionnels de Oldis, à Lyon. Je voulais
vous en remercier.
— C’est votre responsable qu’il faut remercier, Estelle. Il m’a dit grand bien
de vous et de vos qualités professionnelles. Je suis heureux d’apprendre que
vous continuez l’aventure avec nous, même si nous changeons de navire.
— En fait, je vais devoir décliner votre proposition, monsieur Mangin. Je sais
qu’il s’agit d’une opportunité exceptionnelle pour moi et qu’elle ne se
représentera certainement pas. Mais ce travail ne correspond plus à ce dont
j’ai besoin.
— Et de quoi avez-vous besoin ? Peut-être pouvons-nous vous l’apporter
autrement ?
— Pour être honnête, je ne sais pas encore précisément. J’ai plusieurs pistes
en tête, mais je dois prendre le temps d’y réfléchir posément, en me laissant
guider par mon instinct.
— Je comprends… Moi aussi, j’essaie de me laisser guider par mon intuition,
qui m’aide souvent à prendre les bonnes décisions. Mais, ces derniers temps,
j’ai laissé la logique financière prendre le dessus et ça ne m’a pas réussi,
comme vous le savez. Je n’ai jamais parlé de ça à personne avant vous, de
peur de passer pour un illuminé. Enfin… Tout ça pour dire que je comprends
votre décision, même si je regrette de ne plus pouvoir compter sur vos
compétences à l’avenir.
— Merci, monsieur Mangin, ça me touche beaucoup.
En ouvrant la porte de son bureau, je manque de percuter Susie qui passait
justement par là…
— Alors ? me demande-t-elle. Tu quittes l’entreprise ?
— Oui.
— Mais on t’offrait une place en or ! Pour une fille comme toi, c’était
inespéré.
— Une fille comme moi n’a rien à prouver, notamment à toi.
— Tu as vraiment changé, ces derniers temps, répond-elle, l’air pincé. Je ne te
reconnais plus !
— Tu n’as jamais su qui je suis, Susie. Bon, je dois y aller. Bonne journée !
Elle ouvre de grands yeux et me regarde partir sans rien ajouter. Je ne peux
masquer un petit sourire satisfait. Je sais, c’est moche, mais tellement
jubilatoire !
Quand je redescends dans mon bureau, je retrouve Kévin qui boude depuis
que je lui ai annoncé ma décision.
— Tu me fais toujours la tête ? je lui demande timidement.
— Nan…
Il se lève et vient me prendre dans ses bras.
— Mais bon, tu es nulle quand même. Et tu vas me manquer. À qui je vais
raconter ma vie, moi, maintenant ?
— Je crois qu’à Lyon, ils ont installé le téléphone récemment, et avec un peu
de chance tu devrais pouvoir trouver des bars connectés à Internet. (Je souris.)
Tu sais, je ne te l’ai jamais dit, mais je te considère un peu comme le petit
frère que j’aurais aimé avoir…
Il en reste bouche bée. Son menton tremblote et ses yeux s’humidifient. En
guise de réponse, il resserre son éteinte et murmure :
— Tu es nulle mais je t’aime comme ça.
À moi aussi, il va me manquer…
Après ma dernière journée de travail, je ne rentre pas tout de suite chez moi.
Je passe un moment à écouter le silence, assise dans ma voiture. Je ferme les
yeux et profite du moment. À dos de poney, je vois Richard, qui ne m’a pas
appelée depuis plusieurs jours, mais aussi Lucas qui grandit tellement vite, la
lettre de démission que j’ai remise à la DRH et mes nouveaux projets de vie
qui ressemblent à des fantômes. Je les remplace alors par le bonheur que j’ai
d’être là, en bonne santé, débordante de courage, de confiance, d’envies
à réaliser et d’amour à offrir. Pollyanna, un personnage de dessin animé de
mon enfance, arrive alors en amazone sur un âne. Elle a toujours ce même
sourire niais qui m’agaçait jadis quand, après avoir perdu l’usage de l’un de
ses bras, elle se réjouissait d’en avoir encore un autre. Avec Lucie, on
l’appelait Nunuche.
Aujourd’hui, je suis Nunuche. Et je m’en réjouis.
« Allez, Nunuche, tu as du pain sur la planche ! »
J’adresse mon plus beau sourire à Lucie, respire un grand coup et me lève
pour commencer ma nouvelle vie.
Épilogue
Six mois plus tard…
— Lucie ? Tu te rappelles, il y a sept mois, je suis venue ici pour te demander
de me donner un coup de pouce. J’espérais que tu m’enverrais ton énergie, ta
force et ton culot, tout en sachant que c’était impossible. Mais tu as réussi ! Je
ne sais pas ce que tu as manigancé mais je dois dire que tu as fait du bon
boulot. Je suis sûre que c’est toi qui as fait en sorte que Tom me contacte. Ne
mens pas, je le sais. Tu m’as offert le plus beau des cadeaux : une vie dont je
n’aurais jamais osé rêver. Merci, t’es une sœur géniale ! Bon, faut que je file,
j’ai un rendez-vous.
Je quitte la balançoire en rangeant la photo de Lucie dans mon sac, puis me
rends jusqu’au centre-ville où m’attend Laurence, une amie de fac que j’ai
retrouvée récemment grâce aux réseaux sociaux. Nous avons longuement
discuté de nos vies, en essayant de résumer ces vingt dernières années aussi
bien que possible. J’ai fini par lui avouer que je passais mon temps libre
à réaliser des tableaux. Elle a semblé très intéressée et m’a posé tout un tas de
questions à ce sujet. Elle m’a même demandé de venir lui présenter mes
« œuvres », comme elle les appelle, au bureau qu’elle occupe au sein de la
rédaction du magazine féminin Femmes de talents. J’ai hésité car cela
supposait que je les décroche des murs de mon appartement où je les avais
fixés.
Non pas que je sois tellement fière de mes dessins que je veuille en mettre
partout autour de moi. J’ai peut-être changé, mais pas à ce point ! Non, j’ai
constaté que ce que je représentais le plus souvent illustrait une (jeune)
femme (genre moi) dans des situations qui correspondaient à mes passions : le
chant, la danse, le dessin, les voyages, l’entraide. J’ai compris que mon
inconscient, mon instinct ou Dieu sait qui, m’envoyait un message. Ces
illustrations représentaient les rêves de vie que je souhaitais réaliser. J’ai eu
envie de les afficher sous mon nez pour me rappeler que c’est ce qui me
rendrait heureuse. Petit à petit, j’ai constaté que certains d’entre eux
devenaient réalité… Comme aujourd’hui. L’un de mes dessins montrait en
effet cette même femme, radieuse, posant sur une photo dans un journal. C’est
assez troublant, mais je commence à m’habituer à ces coïncidences, coups du
destin ou synchronicités, appelez-les comme vous voudrez, qui jalonnent mon
parcours.
« Allez, Estelle, ne fais pas attendre ton destin », me souffle Lucie.
Je sors de la voiture et pousse la porte du journal, en m’efforçant d’afficher un
sourire confiant sur mon visage et de calmer mon rythme cardiaque.
Une heure après, je rejoins Lola dans un restaurant du quartier. Elle me fait de
grands gestes et lance un « Stella ! » bien sonore – au cas où j’aurais perdu la
vue.
— Alors, comment ça s’est passé ?
— Tu ne me croiras jamais !
— Stella, ne fais pas durer le suspense, je vais faire une crise d’angoisse.
Je ris, euphorique.
— Elle m’a proposé de faire un article sur moi dans son prochain numéro !
— Mais c’est génial !
— Ouiiii ! m’écrié-je. Je ne réalise pas encore mais c’est dingue !
— Bon, allez, on fête ça ! Garçon ! Servez-nous trois mojitos au champagne,
s’il vous plaît ! On a deux trucs à fêter !
— Deux ?
— Ouais ! Parce que moi aussi, j’ai une surprise…
— Genre quoi ?
— Genre moi !
Je me retourne et me retrouve nez à nez avec… Adam. Mon Adam, je veux
dire mon coach.
— Qu’est-ce que…
— … je fiche ici ?
Je reste bouche bée une seconde, puis éclate de rire.
— J’en étais sûre ! Vous vous êtes revus !
— Et pas qu’une fois, glousse Lola, excitée comme une gosse.
— Eh oui, confirme Adam. Je ne sais pas encore dans quoi je m’embarque
avec cette fille qui n’a pas arrêté de me répéter que je n’étais pas son genre,
mais bon…
— Oh, ça va, j’ai dit ça juste au début ! Mais après j’ai su voir ta gentillesse,
ton humour, ta douceur, minaude-t-elle en se penchant pour l’embrasser.
— Bon, ça va, je ne vous dérange pas trop, les amoureux ?
Ils se figent, gênés, et j’éclate de rire.
— Je rigole. Je suis heureuse pour vous. (Je me tourne vers Adam avec mon
air le plus menaçant possible.) En revanche, si tu fais du mal à ma copine, je
te jure que je vais saboter tes futurs stagiaires.
— Tu veux dire nos futurs stagiaires, rétorque-t-il avec un clin d’œil.
J’acquiesce, à la fois impatiente et un brin stressée : demain, je donne mon
premier cours d’art-thérapie à la Bastide des fleurs. La dernière journée de
stage m’a fait comprendre qu’à mon tour, je pouvais permettre aux autres
de se sentir mieux. Après avoir quitté mon travail, j’ai cherché à me former à
la relation d’aide et je me suis inscrite, du jour au lendemain, à une formation
d’art-thérapie, qui me permet d’allier ma nouvelle passion à mon futur travail.
Les cours à la Bastide des fleurs seront les premiers, et j’ai hâte d’y retrouver
Clémence, qui a promis d’y assister. Comme je suis encore novice, elle
m’accompagnera dans les premiers temps, avant de partir pour le Cambodge,
avec Charles, le nouvel homme qui partage sa vie. Je suis également en
contact avec la responsable d’une maison de retraite qui pourrait être
intéressée par ce que je propose.
L’ancienne Estelle aurait été tétanisée par ces nouvelles expériences. La
nouvelle est excitée comme une puce, impatiente d’accompagner un nouveau
groupe de réalisants et des personnes âgées. L’ancienne essaie quand même
de s’incruster sur son poney pour insinuer que je ne serai pas à la hauteur,
mais je lui fourre une botte de foin entre les dents et on passe à autre chose.
Non mais !
En vérité, je ne sais pas si je serai à la hauteur. Mais j’y mettrai tout mon
cœur, tout ce que j’ai appris, toute celle que je suis devenue et j’espère qu’il
en ressortira quelques étincelles de bonheur.
J’embrasse Adam et Lola en adressant un regard appuyé à mon amie. C’est un
code secret entre nous qui signifie. « Si tu divulgues mon secret, je te tue ! »
Malgré l’interdiction de Tom, je lui ai raconté toute mon histoire : les vœux,
le stage et tout le reste (en « omettant » de mentionner l’épisode de la webcam
chez elle…). C’était plus fort que moi, je n’arrivais plus à lui mentir. Elle a eu
du mal à me croire au début, m’a demandé si j’avais bu ou fumé une
substance illicite, mais a fini par me faire confiance.
— C’est hallucinant ! Et moi, je peux faire des vœux ? m’a-t-elle demandé.
— Tu peux toujours en faire ! Mais pas forcément avec Tom : c’est lui qui
choisit les personnes qu’il aide, en privilégiant celles qui en ont vraiment
besoin. Et maintenant que tu as Adam…
— C’est vrai, d’autres en ont sûrement plus besoin que moi.
— Tu sais, quand j’y réfléchis, mes vœux m’ont surtout permis d’arrêter de
rêver à des chimères. Ce mari et ce fils sensément idéaux ne l’étaient pas tant
que ça. Pas plus que je ne le suis. J’ai compris ainsi qu’avant de chercher
à changer les autres, je devais commencer par moi.
— Tu veux dire que je pourrais le faire, moi aussi, même sans l’aide de Tom ?
— Évidemment ! Réfléchis à ce que tu aimerais changer dans ta vie, et jette
tout ce dont tu ne veux plus pour laisser la place à ce qui te rendrait heureuse.
Je t’y aiderai, si tu veux ! Et Adam est un super coach de vie.
En la voyant aussi radieuse aux côtés de cet homme adorable qu’elle n’aurait
même pas regardé auparavant, je me dis qu’elle a déjà dû faire un bon travail
sur elle-même, sur ses exigences et ses attentes en matière de bonheur.
Je les embrasse tous les deux, ravie de les voir si heureux, et consciente que je
pourrai toujours compter sur eux. Dans la voiture, mon téléphone sonne. René
la Taupe a cédé la place à Amel Bent : « Viiiser la lune, ça ne me fait pas
peur… »6. Je décroche. C’est Richard.
— Bonjour, poupoune. Tu vas bien ?
— Euh… oui. Et toi ? je lui demande timidement, comme si nous ne nous
connaissions pas.
Richard n’est toujours pas rentré à la maison. Les premières semaines n’ont
pas été faciles car je vivais dans l’attente de son appel. Et puis, peu à peu, j’ai
pris goût à ma liberté, à mes nuits silencieuses, à mon indépendance. J’ai
apprécié de pouvoir me préparer des repas légers quand j’en avais envie, de
me coucher quand j’en ressentais le besoin, de passer des heures au téléphone
avec Lola ou Clémence, et même de m’inscrire à une chorale ! J’ai pris la
décision de quitter mon travail toute seule, prête à en assumer les
conséquences. J’ai appris à me chouchouter, à me faire belle juste pour moi,
à apprécier ma silhouette allégée de trois kilos, à dompter mes boucles sans
taper dans mes mains. J’ai appris à m’aimer sans passer par le regard d’un
autre.
Son appel me prend au dépourvu et je ne sais comment réagir, alors je le
laisse parler.
— Écoute, j’ai pris le temps de réfléchir à nous, me dit-il. Je sais que tu as
besoin de changer, d’évoluer. J’ai eu du mal à l’admettre car notre petite vie et
notre petite routine me convenaient très bien comme ça. J’ai fini par
comprendre que nous étions différents et que tu avais parfaitement le droit
d’avoir d’autres désirs que les miens. Mais je me sentais minable de ne pas
chercher à améliorer mon existence, moi aussi. Alors j’ai réfléchi à ce que je
voulais faire de ma vie et j’ai demandé à suivre une formation managériale
pour devenir chef des ventes. Durand m’a même félicité, t’imagines !
Je ne peux m’empêcher de sourire en visualisant la scène.
— Quant à nous, je ne sais plus où nous en sommes, reprend-il d’un ton plus
grave. Tu as changé, je suis en train de changer et je ne sais pas si on pourra
continuer à s’entendre et à… s’aimer. Tout ce que je sais, c’est que tu me
manques. Vraiment. Passer tous ces jours loin de toi a été une véritable
torture, mais je ne voulais pas revenir avant d’être sûr de moi et de mes
sentiments. Tu sais que je ne suis pas très doué pour ce genre de discours,
mais j’ai envie de te dire que… je t’aime, poupoune.
Une larme, silencieusement, a dévalé ma joue.
— Tu es toujours là ? Pour te prouver que j’ai envie de faire des efforts, je
nous ai inscrits à un cours de danse de salon. Tu m’as dit une fois que tu
aimerais savoir danser le tango, alors j’ai pensé que ça pourrait te faire
plaisir…
Je n’aurais jamais cru qu’il retiendrait une chose pareille et mesure d’autant
plus la valeur de son geste : il est raide comme un piquet et danse toujours
à contretemps.
— Mais je sais aussi qu’on doit d’abord discuter. Accepterais-tu qu’on passe
la soirée ensemble ? Je t’emmène à la Brioche dorée !
— Quoi ? À la Brioche dorée ? je lui réponds, la voix cassée par un rire teinté
de larmes.
— Ah non, pardon, c’est à la Pigne dorée, le grand restaurant ! ajoute-t-il en
éclatant de rire. Je ne vais quand même pas t’inviter à manger un sandwich au
pâté pour nos retrouvailles !
J’éclate de rire avec lui. Au moment où je raccroche, la sonnerie retentit
à nouveau.
— Estelle ? C’est maman. Tu vas bien ?
— Ah, salut, maman ! Je vais super bien et j’ai plein de trucs à te raconter.
— J’en suis ravie ! Tu préfères un rôti de bœuf ou un poisson en croûte ?
— Des raisins secs !
— Tu veux des raisins secs ? Je te fais un tajine de poulet alors !
— Super ! À demain, maman. Bisous !
Une fois à la maison, je découvre Lucas assis dans le canapé à côté d’une
blondinette, Jane. C’est la correspondante londonienne dont il est tombé
amoureux pendant son voyage et que j’ai invitée pour les vacances d’été. Il
m’a raconté qu’il l’avait séduite en lui faisant croire que son surnom était
Tarzan… J’aurais préféré qu’il la compare à Jane Austen, mais on ne va pas
pinailler.
— Mamie nous prépare un tajine demain midi. Ça te convient, Jane, tu aimes
ça ?
— Oh, yes, oui, c’est très good. Merci, répond-elle en chatouillant le ventre
de Mojito, allongé sur elle, les pattes en l’air, visiblement au comble de
l’extase.
— Et papa, il sera là ? demande Lucas.
— Je ne sais pas, mon grand.
Deux heures plus tard, au moment où je descends les marches de mon
immeuble, dans ma petite robe vert émeraude, je ne sais toujours pas ce que je
pense de ces retrouvailles. Avons-nous encore un avenir ensemble ? Ceux que
nous sommes devenus tomberont-ils de nouveau amoureux l’un de l’autre ? Je
n’ai aucune certitude.
Il m’attend dans la rue, devant sa voiture. En m’approchant, je constate qu’il
a lui aussi perdu quelques kilos, qu’il s’est coupé les cheveux et que sa peau
est hâlée. Il porte l’un des costumes que nous avions achetés ensemble. Pour
un peu, il ressemblerait à Brad Pitt. Bon, OK, j’exagère, mais vous savez ce
qu’on dit de l’amour…
Il m’ouvre les bras, et je m’y blottis en souriant.
Je formule silencieusement mon dernier vœu : « Je suis heureuse, épanouie,
sûre de moi et je réalise tous mes rêves de vie ! »
Je sais désormais que j’ai le pouvoir de l’exaucer.
6. Ibid.
À vous de jouer !
Amie lectrice, ami lecteur,
Merci d’avoir suivi les aventures d’Estelle et son parcours vers la vie qu’elle
s’était imaginée. Comme vous l’avez constaté, les théories de développement
personnel sont très accessibles, même si, de prime abord, certains peuvent
être dubitatifs…
Je ne peux que vous conseiller de vous faire votre propre opinion et, comme
Estelle, de les tester ! D’ailleurs, j’en parle en connaissance de cause. Moi
aussi, j’ai essayé ces techniques (y compris le désormais célèbre « chien tête
en bas », c’est dire…) afin de mieux vous en parler ensuite. Je les ai toutes
adoptées et je les pratique tous les jours ou presque. Peu à peu, elles ont
changé ma vie, mon état d’esprit et elles ont attiré à moi toutes les belles
choses qui sont venues illuminer ma vie !
Alors, maintenant, c’est à vous de jouer : visez la lune et au-delà !
Je vous invite à réaliser certaines des techniques présentées dans ce roman.
Vous pouvez les expérimenter toutes ou seulement quelques-unes, c’est
à vous de voir.
Dans tous les cas, comme dans la vie en général, suivez votre intuition, cette
petite voix qui nous guide depuis toujours et que nous avons parfois du mal
à écouter.
Croyez en vous, en votre rêve de vie et inventez la vie de rêve qui vous
attend !
Et si on attirait la lune à nous ?
LA LOI D’ATTRACTION
D’après la loi d’attraction, nous attirons tout ce qui nous arrive, en bien
comme en mal. En effet, nos pensées peuvent avoir des conséquences sur
notre vie. Vous n’y croyez pas ? Essayez de passer une journée en faisant la
tête et en affichant un visage revêche, puis la suivante en souriant et en
complimentant tous ceux que vous croisez et vous constaterez vite les
différences qu’un état d’esprit et des pensées peuvent engendrer.
Comment ça marche ?
Il existe plusieurs façons de procéder, alors je vous propose de suivre la
mienne (et celle d’Estelle) :
1. Installez-vous confortablement et détendez-vous grâce à une relaxation
profonde ou à une méditation (voir page suivante).
2. Exprimez très clairement ce que vous souhaitez, en utilisant le présent et la
forme positive, de préférence par écrit (par exemple : « Je suis heureux
d’avoir… »). Cela vous permettra de préciser votre pensée et de garder une
trace de votre souhait pour vous y référer quand vous le souhaiterez.
3. Visualisez-vous en train de bénéficier de votre souhait comme s’il s’était
déjà réalisé. Ressentez-le avec tous vos sens et éprouvez d’ores et déjà le
plaisir et la gratitude qui vous habitent (c’est très important, même si ça
vous paraît bizarre !).
4. Imaginez ce que cela va changer dans votre vie et dans votre comportement
et commencez par vous conduire et par agir en conséquence. En effet, ce
que vous entreprendrez est primordial car cela amorcera le processus de
changement.
5. Soyez attentif et patient. Il est possible que votre souhait se présente à vous
de manière progressive, comme s’il balisait votre chemin de petits cailloux
conduisant à votre objectif final. Tâchez de les repérer (ces petits cailloux)
pour constater que vos vœux sont en cours de réalisation et continuez à agir,
sans vous décourager, en gardant un état d’esprit optimiste et confiant !
Et si on arrêtait de réfléchir
cinq minutes ?
LA MÉDITATION
Il n’y a pas une technique de méditation, il y en a mille (ou pas loin !).
Concentrons-nous aujourd’hui sur mes deux techniques préférées : la
méditation qui apaise l’esprit et la méditation créative qui vous permettra
d’obtenir une réponse à une question, une idée géniale ou une inspiration
bienvenue.
La méditation apaisante
1. Installez-vous dans un endroit calme, silencieux, où vous ne serez
(normalement) pas dérangé. Si vous avez peur d’y passer trop de temps (ou
de vous endormir), programmez un minuteur sur 10 minutes (pour
commencer).
2. Fermez les yeux ou, si vous préférez, observez la flamme d’une bougie.
Inspirez par le nez en comptant jusqu’à 4 et expirez, toujours par le nez, en
comptant jusqu’à 4 (et pas à toute vitesse !) puis, recommencez. Sentez
votre ventre se gonfler à l’inspiration (on s’en moque, personne ne vous
regarde) et se dégonfler à l’expiration.
3. Imaginez que l’air inspiré est teinté de votre couleur préférée (apaisante, si
possible), voire parsemé d’étoiles ou de paillettes si le cœur vous en dit, et
qu’il emplit tout votre espace corporel pour le détendre et l’illuminer de
l’intérieur (si si !). En expirant, vous pouvez visualiser vos tensions ou vos
pensées négatives s’échapper par vos narines en leur donnant une couleur
plus sombre.
4. Si une pensée survient, c’est normal. Ne vous attardez pas dessus,
imaginez-vous grimper d’un étage et considérez-la pour ce qu’elle est, une
simple pensée, ni bonne, ni mauvaise. Envoyez-la paître ailleurs,
doucement, gentiment (sans vous fustiger pour avoir osé penser pendant la
méditation !).
5. Revenez à vous, calmement, en accentuant vos inspirations.
La méditation créative
1. Munissez-vous d’un carnet et d’un stylo et reprenez les deux premières
étapes ci-dessus.
2. Imaginez que l’air que vous inspirez est chargé d’énergie positive, de
bonnes ondes, et éprouvez sincèrement de la gratitude pour 5 personnes ou
choses (même de toutes petites choses comme une journée ensoleillée ou un
bon gâteau au chocolat). Votre cœur s’ouvre peu à peu (ce n’est qu’une
image, rassurez-vous !)…
3. Posez votre question, demandez de l’inspiration ou une idée (géniale), en
continuant à respirer calmement, sans chercher à réfléchir. Laissez juste
votre demande s’envoler dans le ciel, comme s’il s’agissait d’un ballon.
4. Restez dans cet état de détente et observez les pensées ou les images qui
s’imposent à vous, même si celles-ci vous semblent saugrenues. Laissez-les
couler en vous, naturellement, sans essayer de les comprendre ou de les
juger. Accueillez tout simplement ce qui arrive.
5. Ouvrez les yeux et notez tout ce qui vous est apparu, les mots, les pensées,
les images. Cela répond-il à votre demande ?

P.-S. : Vous pouvez aussi tester la méditation au sein d’une hutte de sudation
(assurez-vous auparavant du sérieux des organismes qui le proposent). Mais si
cela vous semble trop extrême, un bon bain chaud ou un hammam peuvent
aussi être indiqués !
Et si on dégustait un raisin sec ?
L’ALIMENTATION
EN PLEINE CONSCIENCE
Dans nos vies qui filent à 100 à l’heure, nous nous contentons souvent
d’avaler la nourriture rapidement, sans la regarder, en la mâchant à peine, en
pensant aux prochaines soldes, en parlant avec des gens ou en regardant la
télé. Notre cerveau n’a pas le temps d’intégrer l’information. Notre estomac
se remplit mais notre esprit reste sur sa faim. Frustré, il continue de réclamer
de la nourriture. Nous mangeons alors souvent trop et ressentons ensuite un
sentiment de culpabilité, d’autodévalorisation et d’impuissance.
Cette pratique se rapproche de la méditation ou de la marche en pleine
conscience qui consiste à être pleinement conscient de tout ce que nous
faisons, voyons et ressentons à l’instant présent. Plus facile à dire qu’à faire…
mais avec un peu de pratique régulière, on finit par y arriver de plus en plus
facilement.
Et si on essayait la technique du raisin ?
1. Évaluez votre niveau de faim sur une échelle de 1 à 10.
2. Prenez un raisin sec (ou une noix, un carré de chocolat ou tout autre
aliment qui vous tente).
3. Maintenant, observez cet aliment. Soupesez-le, observez sa forme, toutes
ses irrégularités, sa couleur, sa texture.
4. Respirez-le, à plusieurs reprises, sentez son parfum. Que vous évoque-t-il ?
5. Placez-le dans votre bouche, sur votre langue en le faisant rouler dessus.
Qu’observez-vous ?
6. Croquez-le une seule fois. Laissez son goût se diffuser dans votre bouche et
envahir vos papilles. Que ressentez-vous ?
7. Mastiquez-le le plus lentement possible en observant les changements de
texture et de goût que cela provoque dans votre bouche. Puis avalez-le en le
sentant glisser le long de votre gorge. Vérifiez avec votre langue qu’il n’y
a plus rien dans votre bouche.
8. Évaluez de nouveau votre niveau de faim. A-t-il diminué ? Comment vous
sentez-vous ?

Essayez ensuite de renouveler l’expérience pendant un repas, en prenant tout
votre temps et en reposant vos couverts entre chaque bouchée. D’abord, il est
préférable de manger seul, pour ne pas être tenté de discuter ou de déporter
votre attention sur autre chose que la nourriture.
Au fil du temps, vous constaterez que vous apprécierez davantage vos plats et
repérerez plus facilement les signes de satiété… ce qui devrait, à terme, vous
délester naturellement de quelques kilos superflus !
Et si on écrivait pour avancer ?
LES LETTRES
L’écriture permet de coucher sur le papier ce qui tourne en boucle dans notre
tête. Mais elle est aussi un support idéal pour matérialiser nos pensées et les
transformer en une force agissante !
Écrire des lettres à nous-mêmes ou à d’autres, même si nous ne les envoyons
jamais, nous aide à vider notre sac, à nous réconcilier (avec soi et les autres),
à couper des liens nocifs ou encore à nous construire !
Je vous propose à présent d’écrire deux lettres.
La première s’adresse à votre enfant intérieur, à la petite fille ou au petit
garçon que vous étiez. Elle vous aidera à libérer votre mémoire émotionnelle,
à transformer vos ressentis et à guérir vos blessures d’enfance. Choisissez la
période où vous auriez le plus aimé entendre un message de soutien et de
réconfort de la part de l’un de vos parents ou d’un adulte bienveillant.
Lettre à mon enfant intérieur
La deuxième est la lettre venin du jeu du serpent.
Écrivez une lettre pour exprimer la colère que vous ressentez contre
quelqu’un ou contre une situation. Cette lettre, formulez-la de la manière la
plus violente possible, comme si vous crachiez votre venin.
Lettre venin
Ensuite, trouvez au moins dix conséquences positives de cette colère, de
manière à la transcender et à faire peau neuve, tel le serpent. Essayez, effet
libérateur garanti !
Les 10 conséquences positives de cette colère
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
Et si on jouait à être qui on veut ?
LA ROUE DES POSSIBLES /
LES RÊVES DE VIE
La roue des possibles est une technique utilisée pour aider les personnes
à identifier leurs rêves de vie, leurs projets d’avenir.
Il n’est pas indispensable de savoir dessiner (j’en suis la preuve !) : un petit
croquis ou un simple mot décrivant un métier ou une passion peut faire
l’affaire.
Posez-vous les questions suivantes : quels sont mes rêves de vie ?
Qu’aimerais-je devenir ? Comment je me vois dans deux ans ? Dans dix ans ?
Dessinez ou écrivez ces rêves de vie en face de chaque flèche, sans vous
brider. Imaginez que tout est possible !
Vous pouvez évidemment ajouter autant de flèches que vous le souhaitez.
À présent, sélectionnez-en une qui vous tient particulièrement à cœur et dites-
vous : « Et pourquoi pas ? Que pourrais-je faire concrètement pour réaliser
ce rêve de vie ? »
Écrivez-le, rédigez votre objectif final, déclinez-le en sous-objectifs,
définissez un planning de réalisation et… lancez-vous !
Et si on dessinait
nos rêves ?
LA PROJECTION
Une fois que vous aurez défini un (ou plusieurs) rêve de vie, vous pouvez le
rendre tangible, comme s’il était déjà là (#LoiDeLAttraction !). Pour cela,
essayez de le décrire de la manière la plus précise possible.
Vous pouvez l’exprimer de la façon qui vous convient le mieux : un dessin ou
une peinture (comme Estelle), un texte, une devise, un poème, un photo-
collage, façon scrapbooking, etc. Ces techniques peuvent même se cumuler
pour un effet renforcé.
Quand vous aurez terminé, votre œuvre ne sera peut-être pas « parfaite » d’un
point de vue qualitatif (on s’en moque !), mais elle sera parfaite pour votre
rêve de vie.
Alors, affichez-la où vous pourrez la voir très régulièrement et rester ainsi
focalisé sur votre objectif :
– Sur les murs de votre habitation (dans votre chambre ?).
– En fond d’écran de votre Smartphone ou de votre ordinateur.
– En mot de passe pour débloquer vos applications (pour la devise).
– Dans votre agenda ou votre journal intime.
– En guise de marque-page.
Illustrez votre premier rêve de vie
en utilisant votre technique préférée !
Merci !
i vous me voyiez, en cet instant, assise devant mon ordinateur, prête

S à écrire cette page de remerciements, vous remarqueriez que j’ai une


bien drôle de tête ! Une tête exprimant à la fois de la reconnaissance,
de l’impatience à l’idée de remercier tous ceux qui m’ont aidée à écrire ce
sixième roman. Mais aussi une tête un peu triste, car je sais qu’il s’agit là de
la dernière étape avant de dire au revoir à cette histoire, à tous les personnages
qui l’ont habitée et qui m’ont habitée pendant presque un an. Je me console en
pensant qu’ils ne sont finalement pas si éloignés de moi que cela…
Mais avant, laissez-moi vous raconter une petite histoire (eh oui, une autre !)
qui devrait résonner en vous d’une manière particulière après avoir lu ce
roman. Il y a quelques mois, je réfléchissais à ce sixième roman en me
demandant ce que j’aimerais qu’il soit. La réponse s’est imposée pendant une
méditation créative : un roman à la fois inspirant, amusant et émouvant ! Je
voulais écrire un (vrai) roman qui permette aux lecteurs d’apercevoir de
petites étoiles d’espoir en une autre vie et d’éclairer des pistes pour les
décrocher, tout en les divertissant avec une histoire au ton léger et drôle, mais
aussi sensible. Un ton semblable à la vie, en quelque sorte. J’avais conscience
que la difficulté de l’exercice résidait dans le dosage entre ces différents
ingrédients. Mais cela ne m’a pas arrêtée. Non seulement parce que j’ai une
propension à vouloir relever toujours de nouveaux défis (essentiellement
littéraires), mais aussi parce que je suis la victime (consentante) d’un
syndrome particulier. Le syndrome d’Amélie Poulain, comme je l’ai baptisé.
Il consiste à essayer de rendre heureux tous ceux qui m’entourent. Il m’a
poussée à chercher à faire plaisir aux amateurs d’inspiration, de mystère, de
magie, de romance, d’émotions, de suspense, de développement personnel et
d’humour. En un seul roman. Un vœu incontestablement candide et irréaliste,
autant que celui d’Estelle, mais je l’ai formulé sans me laisser contrarier par
cette petite voix qui me soufflait que je n’y arriverais jamais. Aujourd’hui, il
est encore trop tôt pour savoir s’il s’est réalisé… Mais je continue d’y croire
et de viser la lune, coûte que coûte !
En revanche, je sais qu’un autre souhait s’est réalisé. Celui-ci, je l’ai formulé
tout de suite après avoir choisi la vocation de ce roman. Je me souviens avoir
eu cette discussion avec Laurence, mon amie et capitaine de la dream team
qui me soutient depuis mes débuts. Je lui ai dit que ce roman-là, j’adorerais
qu’il soit publié dans une maison d’édition très spéciale : Eyrolles. Je
craignais que ce soit impossible car je ne pensais pas correspondre à sa ligne
éditoriale, mais pour une fois, j’ai remisé mes craintes au placard et j’ai
continué à rêver. Le lendemain, alors que je n’avais pas encore discuté de
mon projet avec Andrea, mon agent de choc chez Librinova, celle-ci
m’envoyait un mail pour m’expliquer que Stéphanie Ricordel, l’éditrice de
chez Eyrolles, souhaitait discuter d’une éventuelle collaboration avec moi !
Vous imaginez un peu ma réaction ? La suite, vous la connaissez, puisque
vous tenez entre vos mains le fruit d’une collaboration aussi enrichissante que
sympathique. Comme quoi, il faut toujours croire en ses rêves, viser la lune,
et même au-delà…
Alors mes remerciements iront en premier lieu à Stéphanie Ricordel, mon
éditrice, qui a cru en moi dès le début, même si mon histoire lui a fait rater sa
station de métro, ainsi qu’à Marie Pic-Pâris Allavena et à toute la maison
d’édition Eyrolles pour son accueil incroyablement chaleureux. Merci
également à Andrea Field qui connaît mes envies sans que j’aie besoin de les
lui confier, ainsi qu’à Laure et Charlotte de Librinova qui m’ont permis de
réaliser mon rêve : devenir écrivain.
Un énorme merci à mon amie Laurence Trochard qui a relu les dizaines de
versions de ce roman, mais aussi des précédents, avec une vitesse défiant
toute concurrence et une perspicacité (et une bienveillance) déconcertante.
Merci aussi à tous ceux qui m’ont entourée pendant l’écriture de ce roman :
mon mari Fabrice (qui supporte mes atermoiements incessants), mes amies
Mylène, Gaëlle, Émilie, Sandrine, Bénédicte, Valérie, Sophie, Stéphanie (et
tous les autres !) qui me soutiennent sans faillir (et avec beaucoup de
patience), mes parents Annie et Jean-Michel, ma belle-maman Annick mais
aussi mes enfants, Alexian et Clément. Ceux qui les connaissent auront trouvé
des similitudes troublantes entre Lucas et eux : toute ressemblance avec des
personnages réels n’est pas fortuite !
Je tiens aussi, et du fond du cœur, à remercier ma communauté de lecteurs si
fidèle, si active et si chaleureuse : vous êtes ma dream team, mes piliers, ceux
qui m’aident à vivre mon rêve chaque jour, même quand la pluie mine mon
moral !
Merci aussi à mes amis auteurs : Carène, Amélie, Valérie, Jacques, Sonia,
Margaux, Laure, Solène et tous les autres pour nos échanges et votre soutien.
Un autre merci à Sandrine Dulon, ma prof de yoga (celle qui compte si len-te-
ment quand je fais le « chien tête en bas ») pour m’avoir donné les noms
sanskrits des positions, et à Hélène Girardin qui m’a appris à parler à la
« petite Marilyse » lors de son stage sur l’enfant intérieur.
Et pour finir, j’aimerais remercier Estelle. Oui, oui, mon personnage. Estelle
me ressemble par de (très) nombreux côtés (mais pas tous !). Comme elle, j’ai
fait le vœu de changer de vie et je le réalise davantage chaque jour. Je me suis
surprise à constater que je me suis inspirée de son parcours, aussi étrange que
cela puisse paraître. Moi aussi, j’ai le désir de donner encore plus de sens
à ma vie et d’aider les gens au-delà de mes romans et de mon activité de
coaching en communication. J’ai donc conçu des ateliers d’expression
créative, baptisés « Mes mots magiques » et basés sur l’écrit (et non sur le
dessin !). Leur objectif ? Permettre à ceux qui ont un rêve ou un projet de le
découvrir (ce qui n’est pas le plus simple), de l’explorer et de l’accomplir…
Voilà, il me semble avoir remercié tout le monde, mais je tremble à l’idée
d’en avoir oublié… Pardonnez-moi si c’est le cas. Vous mettrez ça sur le
compte de l’émotion, s’il vous plaît, car vous comprendrez qu’il m’est
difficile de mettre fin à ce texte, et par là même, à ce roman. J’espère qu’il
vous aura apporté autant que ce qu’il m’a procuré. Et que mon syndrome
d’Amélie Poulain m’accompagnera encore et toujours dans mes prochaines
aventures littéraires.

P.-S. : Si cette histoire vous a plu, n’hésitez pas à en parler autour de vous.
C’est en effet le meilleur moyen d’inciter d’autres lecteurs à la découvrir
à leur tour. D’avance, merci !
Du même auteur
Au-delà des apparences : Roman
Une autre vision du bonheur : Recueil de nouvelles
Le Bon Dieu sans confession : Roman
Otage de ma mémoire, éditions Carnets Nord : Roman
L’ombre du papillon : Roman
Et j’ai choisi de vivre : Roman
Pour retrouver ou contacter l’auteur
Mail : marilysetrecourt.auteur@gmail.com
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Nous espérons que votre lecture vous a plu.

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