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a 39 ans et, en apparence, tout pour être heureuse. Pourtant, elle rêve
d’une vie plus belle dans laquelle son mari ferait attention à elle, son fils
travaillerait à l’école et son chef de service reconnaîtrait sa vraie valeur.
Lors d’une insomnie provoquée par les ronflements de son conjoint, Estelle
googlise « changer de vie ». Elle tombe sur un article, inspiré par la loi
d’attraction, d’après lequel il suffirait de visualiser ce que l’on souhaite et de
l’écrire. Sans y croire une seconde, elle formule son voeu : « je souhaite avoir
un mari beau, charmeur, attentionné, comme Brad Pitt ».
Le lendemain matin, quand Brad se réveille à ses côtés, Estelle découvre
qu’elle a souscrit, bien malgré elle, à un programme de réalisation de rêves.
Se prenant au jeu, elle émettra un ensemble de souhaits pour transformer sa
vie. Mais, alors que tout change autour d’elle selon ses désirs les plus
fantasques, Estelle se sent toujours insatisfaite… À quoi tient donc le
bonheur ?
Marilyse Trécourt se dit atteinte du syndrome d’Amélie Poulain, qui consiste
à essayer de rendre heureux tous ceux qui l’entourent. Il l’a incitée à écrire ce
roman pour répondre aux attentes des amateurs d’émotions, d’humour, de
romance, de suspense et de développement personnel, mais aussi de tous ceux
qui rêvent d’une vie meilleure.
Groupe Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com
Éditrice externe : Agnès Marot
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En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le
présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
d’exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
© Groupe Eyrolles, 2018
ISBN : 978-2-212-56949-0
1
– L ucie ? Tu es là ? Il faut vraiment que tu m’aides. Je ne sais pas
comment, mais… J’ai besoin de ton énergie, de ta force, de ton culot.
J’étouffe. Cette vie ne me convient plus, il me faut du changement, de l’air
frais. Par où commencer ?
Le visage de Lucie me regarde avec son sourire désarmant sur la photo
écornée. Ce visage tellement semblable au mien qu’un inconnu pourrait s’y
méprendre.
Le parc est désert à cette heure-ci, comme d’habitude. Les balançoires et les
tourniquets attendent sagement, stoïques, l’arrivée de la horde d’enfants
hystériques qui déferlera après l’école, si la pluie consent à aller voir ailleurs.
On n’entend que le bruit des voitures qui descendent l’avenue et les gouttes
qui s’écrasent sur mon parapluie.
Je viens parfois ici, tôt le matin, avant d’aller travailler. Ça m’apaise. Je peux
parler à voix haute, lâcher tout ce que j’ai sur le cœur et même pleurer si j’en
ai envie. Et elle, elle m’écoute, le visage éternellement souriant, sans jamais
m’interrompre. L’espace de quelques minutes, je peux être moi-même et
exprimer mes doutes.
— Alors, tu ferais quoi à ma place ?
Je l’entends ricaner d’ici. « Oh, arrête de te plaindre, ça n’a jamais fait
avancer les choses. Si cette vie t’ennuie, changes-en ! »
Mais je ne suis pas elle. Je n’ai pas son courage.
Je range la photo dans mon sac à main, calant tant bien que mal le manche de
mon parapluie contre mon cou. L’eau glacée en profite pour s’y infiltrer. Mes
bottines sont détrempées.
Lucie a de la chance, elle est à l’abri, là où elle est. Mais j’en ai encore plus
qu’elle, pour une fois. Moi, je suis en vie. Du moins, je survis. Je suppose que
ce n’est déjà pas si mal.
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n refermant la portière de ma voiture, je me glisse dans le corps
Je clique sur ce troisième lien qui ne s’était encore jamais affiché dans mes
résultats de recherche. L’article explique que pour amorcer le changement, il
faut utiliser la « loi de l’attraction ». D’abord, visualiser ce que l’on souhaite,
dans ses moindres détails. Ensuite, s’imaginer être déjà celui que l’on veut
devenir. Puis éprouver d’ores et déjà de la gratitude pour ce bienfait. Cette
attitude permettrait de dégager une énergie qui attirerait automatiquement
à nous ce que l’on désire.
N’importe quoi ! Comment pourrais-je me réjouir d’être mince alors que ma
balance me crie « Allez, plus que trente kilos et on arrive au quintal ! » dès
que je lui grimpe dessus ?
De toute façon, c’est bien gentil mais je n’ai aucune idée de ce que je pourrais
écrire. Voyons… si je creuse un peu, je dirais que j’aimerais bien avoir un
corps de rêve (mais pas envie de faire un régime trop strict), un boulot plus
intéressant, voire diriger le service (mais pas envie de faire des heures sup’),
un peu plus d’aide à la maison (mais quand j’en parle à Richard, il me regarde
comme si je lui demandais de me donner l’un de ses organes).
Je l’entends ronfler d’ici. Après tout, beaucoup de gens doivent supporter les
ronflements de leur conjoint. Même Angélina Jolie ne fait sans doute pas
exception à la règle avec Brad Pitt. Quoique, non, pas lui. Je ne le vois pas
ronfler. Je l’imagine comme dans la publicité pour ce parfum dont j’ai oublié
le nom : élégant, mystérieux, charmeur, tendre et fort à la fois.
« Voilà ce qu’il te faudrait, ma grande ! »
— C’est ça, oui. Il me faut Brad Pitt comme mari, dis-je à voix haute.
L’esprit embué par les somnifères, j’ouvre en ricanant ma messagerie
électronique et écris :
« Brad Pitt est mon mari, il est beau, charmeur, attentionné, mystérieux, tendre. Et j’en éprouve
beaucoup de gratitude. »
Ah, d’accord, c’est un assistant virtuel. J’ai lu un article l’autre jour sur ce
sujet. Il s’agit d’un programme informatique dans lequel on rentre toutes les
questions susceptibles d’être posées par les clients et les réponses
correspondantes, de manière à donner l’impression qu’on s’adresse réellement
à un être humain. Ça pourrait être amusant !
Bonjour, Tom. Hier soir, j’ai formulé un vœu sous forme d’e-mail et il s’est réalisé.
Vous avez émis le vœu d’avoir Brad Pitt comme mari, un mari « beau, charmeur, mystérieux,
attentionné, tendre ». C’est bien ça ?
Euh, oui… Mais comment pouvez-vous le savoir ?
C’est ma mission. Je suis doté d’une intelligence artificielle (qu’on appelle aussi IA) dernier cri. Je
suis là pour réaliser vos vœux. Le vôtre répond-il à vos attentes ?
Il est beau, attentionné et tendre, ce n’est pas le problème, mais… où est Richard ?
C’est Richard. Votre mari, celui que vous avez épousé le 19 juillet 1999.
Non, je veux dire… l’autre Richard. Est-ce qu’il a disparu pour toujours ?
C’est bien l’objectif de ce vœu, non ? Vous vouliez quelqu’un de différent, qui vous corresponde
davantage. Le Richard d’avant vous rendait-il heureuse ?
En tapant ces lignes à toute vitesse, je réalise que je parle de Richard comme
s’il n’appartenait déjà plus à mon présent. Comme s’il était mort. Et,
étrangement, ce constat me rend affreusement triste, malgré les reproches que
je viens de formuler.
Je ne comprends pas ce que ce Richard-là est devenu.
Il n’appartient plus à votre vie. Vous ne l’avez même jamais rencontré. Si vous regardez vos albums
de mariage, vous verrez que c’est le nouveau Richard qui se tient à vos côtés. Votre fils, votre
famille, vos amis n’ont jamais connu que lui.
Mais alors, comment se fait-il que, moi, je me souvienne de l’ancien Richard ?
Vous êtes la seule à vous en souvenir. La réalisation de vœux n’est enrichissante que si l’on peut
mesurer les bienfaits qu’elle nous apporte. Aujourd’hui, vous remarquez toutes les qualités de votre
nouveau mari, si je puis dire. Mais, si vous le considériez comme votre mari depuis plus de
quinze ans, ses belles qualités ne vous apparaîtraient sans doute plus de manière aussi évidente.
Je ferme ma messagerie et pivote sur mon fauteuil à roulettes. Les yeux de
Lucie me fixent. Dans son cadre, sur l’étagère, elle me nargue : « Tu voulais
changer ta vie ? C’est chose faite ! » Mojito se rapproche de moi en se
dandinant. Je hisse mon chien sur mes genoux et lui caresse le cou.
— Et toi, mon gros toutou, t’en penses quoi ? Il est bien, ce nouveau mari ?
En guise de réponse, ledit toutou ouvre la bouche et laisse couler un long filet
de bave sur mon joli chemisier si bien repassé.
1. Date limite de consommation.
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e regarde autour de moi, en me demandant comment je vais pouvoir
J occuper cette longue journée qui me tend les bras. Faire descendre la
montagne de linge à repasser ? Bof… De plus, il y a surtout les
vêtements de Lucas qui pique une crise quand ils sont trop bien repassés.
Non, je ferais mieux de faire quelque chose pour moi, quelque chose que je ne
fais jamais d’habitude. Me vernir les ongles des pieds ? Mon seul vernis date
du mariage de ma cousine Ursule, il y a sept ans. Je doute qu’il me serve
à autre chose qu’à colmater un trou dans le mur. Je pourrais m’épiler les
jambes avec l’épilateur que Richard m’a offert pour mon anniversaire (celui
où je lui avais bien fait comprendre que je voulais le dernier parfum de chez
Guerlain). Non, ça me rappelle les mauvais souvenirs de ce jour-là, et la
simple pensée de mes pauvres poils se faisant extraire l’un après l’autre en
poussant des cris aussi atroces que silencieux me fait grimacer.
Mojito saute à terre et revient un instant plus tard, sa laisse dans la gueule,
avec des yeux de cocker totalement ridicules sur un bouledogue. Mais
terriblement efficaces.
— Allez, viens, boule de poils, on va faire un tour.
Il fait beau, même si l’air est frais. J’hésite sur ma destination. Le parc de
Lucie ? Pas aujourd’hui… J’ai envie d’être un peu seule dans ma tête, là,
maintenant. Je tourne à gauche au bout de ma rue et prends le chemin de
l’église orthodoxe russe. Bien que non orthodoxe et encore moins russe,
j’adore cet endroit, si calme, si beau, si reposant. Ça fait bien longtemps que
je n’y suis pas allée. En cette saison, les arbres commencent à se parer d’une
jolie couleur vert tendre qui se marie parfaitement aux ors du clocher à bulbe
de l’église. Je m’assieds sur un banc du parc qui entoure l’église, laissant
Mojito gambader et trébucher sur la pelouse, telle Laura Ingalls (ou sa sœur,
je ne sais plus).
Gling !
Mon téléphone m’annonce l’arrivée d’un texto. C’est Brad. Enfin, Richard.
Disons, Richard-Brad. Et, pour me troubler encore plus, sa photo de beau
gosse s’affiche à côté de son prénom.
Salut, toi ! Comment te sens-tu, sweet heart ? J’espère que tu te reposes bien. J’ai tellement hâte de
te retrouver ce soir pour te serrer très fort dans mes bras. Kiss
Oh, mon Dieu ! Je suis toute chose… Je crois que je n’ai pas reçu ce genre de
message depuis… le collège. C’est amusant, ça ! Qui emploie les expressions
« sweet heart » et « kiss » dans un texte français, de nos jours ? C’est
tellement bon de sentir que quelqu’un s’intéresse à moi, s’inquiète même pour
moi, et désire me serrer dans ses bras.
Que puis-je lui répondre ? Je me fais l’effet d’une ado avant son premier
rencard, un peu comme Lucas quand il cherche à inviter une copine de classe
au cinéma par messagerie interposée (après m’avoir demandé plusieurs fois le
sens et l’orthographe des mots qu’il souhaite écrire).
Hello, you ! (Apparemment, ça fait plus jeune de parler en anglais… mais mes notions s’arrêtent
là.) C’est gentil de t’inquiéter pour moi. Moi aussi, j’ai hâte d’être à ce soir pour me retrouver dans
tes bras. (Dans un premier temps… Je ne suis pas obligée de lui détailler le programme que
j’imagine en secret) Bisous ! (Je ne peux définitivement pas me résoudre à écrire « kiss » à mon
âge !)
Et hop, j’appuie sur « Envoyer » ! Mes mains sont moites, mon cœur palpite
et j’ai quatorze ans. Je ricane toute seule, comme une adolescente aux joues
empourprées. Alors que j’enfonce mon téléphone dans mon sac en me
demandant comment je vais m’habiller ce soir, il se met à émettre les
premières notes de la chanson René la Taupe, une sonnerie ridicule que Lucas
a installée sur mon portable et que je ne sais pas changer. « T’es siiiiii mignon,
mignon, mignon, mais gros, gros, gros. » Numéro inconnu…
— Allô ? Bonjour, ici le conseiller principal d’éducation du lycée Sainte-
Thérèse, monsieur Hilman. Je vous appelle au sujet de votre fils, Lucas. J’ai
reçu des plaintes de plusieurs de ses professeurs qui font état de son
comportement perturbateur et de son manque d’investissement dans les
études. Nous en avons discuté au dernier conseil de classe et nous voulions
envisager avec vous une éventuelle réorientation.
— Comment ça ?
— Eh bien, nous pensons que le profil de Lucas serait sans doute plus adapté
à une filière professionnelle.
— Mais ce n’est pas ce qu’il veut ! Il veut devenir journaliste. Il a besoin de
passer un bac généraliste pour cela. Et à ma connaissance, ses notes sont
plutôt bonnes, non ?
— Tout est relatif, madame. Dix sur vingt de moyenne générale, c’est sans
doute bon, comme vous dites, dans des établissements disons « populaires »,
mais à Sainte-Thérèse, c’est très insuffisant, vous comprenez ?
Il m’énerve, avec son ton suffisant et son « Vous comprenez ? ». Je ne suis pas
complètement demeurée, merci bien ! Je comprends surtout qu’il ne veut pas
que la moyenne générale de son établissement soit réduite à cause des notes
de mon fils.
— Oui, je comprends, monsieur Hitler.
— Hilman, madame. Et ses notes baissent régulièrement, de surcroît. Le
conseil de classe lui laisse une dernière chance de remonter sa moyenne et
d’adopter une attitude plus sérieuse en classe, sinon…
Sinon, ils le mettront dehors. Je me retiens de lui crier que c’est injuste,
inhumain, élitiste, qu’ils n’ont aucune considération pour ceux qui ont des
difficultés à apprendre et qu’ils sont prêts à les sacrifier et à sacrifier leur
avenir. Il ne faut pas compromettre les chances de Lucas de rester dans cette
école réputée. J’inspire un grand coup.
— J’ai bien compris. Nous allons faire le nécessaire. Au revoir,
monsieur Hit… Hilman.
Je raccroche, furieuse. Furieuse contre Hilman pour son arrogance et son
manque d’empathie, contre mon fils qui effectivement se la coule douce, mais
aussi contre moi. J’ai la sensation d’avoir été lâche, de ne pas avoir défendu
mon fils, de ne pas avoir exprimé le fond de ma pensée. Mais c’est plus fort
que moi, j’ai toujours détesté les conflits. Ma mère m’a appris à faire le dos
rond, à ne pas répondre, à continuer à sourire même quand je bouillais de rage
à l’intérieur. Et c’est bien ce qui me ronge, désormais.
Le vent se lève et Mojito tire sur sa laisse pour me faire comprendre qu’il veut
partir. Je jette un dernier regard au message de Richard qui me réchauffe le
cœur. Allons, ce petit proviseur moustachu ne va pas me gâcher la journée, ni
ma nouvelle vie aux côtés de ce nouveau mari si attentionné. Je prends la
direction du centre-ville, Mojito roulant du popotin à mes côtés. En passant
devant une vitrine, j’avise mon reflet et constate que j’ai une tête à faire peur :
mes cheveux sont tout crépus, leur coloration auburn n’est plus qu’un lointain
souvenir et leur coupe ressemble à celle d’un troll sous acide.
La vitrine en question est justement celle d’un coiffeur. Un coiffeur que je ne
connais pas puisque je fréquente depuis des années le Coiff’pascher du centre
commercial. Celui-ci, si j’en juge par le soin apporté à la décoration et aux
uniformes des coiffeurs, doit demander pour une simple coupe l’équivalent de
trois brushings et d’un lissage brésilien du Coiff’pascher. Le genre de salon
où il faut prendre rendez-vous six mois à l’avance en dehors des horaires de
travail… mais on est en semaine, au beau milieu de la matinée, et il n’y
a aucun autre client. Après tout, pourquoi pas ? Je pousse la porte et un joli
carillon annonce mon entrée en toute discrétion. Les têtes des coiffeurs se
tournent vers moi en un même mouvement angoissant. L’une des coiffeuses
adresse un signe de tête discret à son collègue, un grand blond aux cheveux
longs et au jean moulant. Celui-ci pose son peigne sur la tablette devant lui et
s’avance vers moi. Il doit s’agir du « Maître des causes désespérées ».
— Bonjour, madaaaame, et bienvenue chez Pierre-Loup Damien. Que puis-je
faire pour vous ?
— Euh, eh bien, je voudrais une coupe.
— Juste une coupe ? Parce que là, il faudrait, comment dire, revoir un peu la
couleur, non ?
— Je ne sais pas… Mais je n’ai pas pris rendez-vous, vous n’avez sans doute
plus de place et j’ai mon chien.
— Pas de problème, le toutou peut attendre ici, nous avons un panier en
plumes d’oie pour lui et je suis disponible pour vous, chère madaaaame.
Venez vous installer, je vais vous transformer en star de cinéma !
— Ah oui, c’est exactement ce qu’il me faut, lui dis-je timidement, passant
mes bras dans l’immense peignoir noir que me tend Luigi (c’est en tout cas le
nom inscrit sur la blouse).
Mon chien saute dans le panier en plumes d’oie et je prie pour qu’il ne le
réduise pas en un amas de duvet baveux. Je m’assieds dans le fauteuil, face
à un grand miroir. Mon reflet me fait peur ; alors je me concentre sur le dos de
mes mains, où de petites taches moches sont apparues récemment… Je sens
Luigi étudier la masse informe qui me fait office de chevelure, tirer sur mes
queues-de-cochon, apprécier le volume global, scruter l’état de mes pointes et
frémir devant la longueur de mes racines blanches. Je n’ose relever la tête de
peur d’affronter son indignation.
— Vous avez des cheveux magnifiques.
Je ricane.
— Oui, bien sûr, ils sont sublimes.
— Mais tout à fait, me répond-il très sérieusement. Ils sont très doux et
vigoureux. Et puis, ils ont un volume fantastique, regardez ! Ça va être un jeu
d’enfant.
— Vous êtes sérieux ? Écoutez, faites-en ce que vous voulez. Je sais que je ne
dois pas m’attendre à un miracle mais je voudrais vraiment plaire à mon mari,
ce soir.
Il s’approche alors de mon oreille et fixe mon visage dans le miroir.
— Plaire à votre mari, c’est bien, mais le plus important c’est de vous plaire
à vous-même.
La justesse de ce qu’il vient de me dire me frappe soudain. Je n’avais jamais
vu les choses comme ça… Mais je dois reconnaître qu’il a parfaitement
raison.
— J’aimerais donner l’impression d’être sûre de moi.
Je ne sais pas ce qui me prend de me confier ainsi à ce coiffeur qui me
regarde avec une telle intensité qu’elle me trouble. Brusquement mes larmes
affluent, alors je baisse les yeux et prends une grande inspiration. Luigi pose
sa main sur mon épaule, la serre un instant et n’ajoute rien.
Je passe les deux heures suivantes le nez plongé dans des magazines people
à dénicher des photos du vrai Brad, si semblable à mon nouveau mari, en
prenant soin de ne pas croiser mon reflet, ni mes mains vieillissantes pendant
que Luigi s’affaire sur mon crâne chevelu. Une cliente arrivée après moi se
lève et contemple sa coupe toute neuve dans le miroir. Ses cheveux sont
bleus ! Un joli bleu roi, certes, mais bleu quand même. Oh mon Dieu, qu’est-
ce qui m’a pris de venir ici ?
— Et voilà ! s’écrie Luigi, me faisant sursauter. Comment vous vous
trouvez ?
Je prends mon temps avant de relever les yeux. Une femme me fait face dans
le miroir. Je me retourne, mais il n’y a personne. Juste moi. Moi, avec des
cheveux souples, brillants, ondulés, aux reflets marron glacé, moi, avec une
frange effilée. Moi, en beaucoup mieux.
— Vous aimez ?
— Oui ! J’ai même du mal à me reconnaître…
— Et ce n’est pas fini. Kimberley va vous faire une retouche maquillage
avant de vous laisser filer, me précise-t-il en faisant pivoter mon fauteuil d’un
quart de tour.
La dénommée Kimberley s’avance vers moi avec un large sourire. Elle scrute
mon visage, puis commence à m’appliquer tout un tas de crèmes, de fards et
de je-ne-sais-quoi. Quelques minutes plus tard, elle retourne mon fauteuil vers
le miroir.
Je suis tout simplement méconnaissable. Exit les cernes, les taches de soleil,
les ridules au coin des yeux – des yeux immenses d’ailleurs, et beaucoup plus
verts que d’habitude, à croire qu’elle a projeté sa poudre directement dans
mon iris. Une star de cinéma. Carrément. Devant Kimberley, rien ne me vient
pour exprimer ma satisfaction et ma gratitude. Mon air ébahi, mon grand
sourire et ma larmichette le disent à ma place.
Le pas étonnamment assuré, je m’avance vers le comptoir, et m’accroupis
devant Mojito qui s’est miraculeusement endormi. Il ouvre les yeux, me
regarde, fronce ce qui lui fait office de sourcils, approche sa truffe humide de
ma main, la renifle et finit par la lécher, rassuré.
Ne me demandez pas combien m’a coûté cette séance. Une folie, comme je le
craignais ! Folie que je ne suis pourtant pas près de regretter. Je ne sais pas si
je vais plaire à Richard, mais une chose est sûre, je me plais déjà à moi !
Quand j’examine de nouveau mon reflet dans la vitrine, en sortant du salon,
après avoir remercié chaleureusement Luigi et Kimberley, je marque un temps
d’arrêt devant cette femme inconnue. Une femme sûre d’elle, qui va de
l’avant. Je sais que ce n’est qu’une apparence extérieure. Mais une petite
voix, au fond de moi, me murmure qu’il ne tient qu’à moi de la faire entrer
à l’intérieur…
8
e constate que Richard m’a laissé quatre autres messages, tout aussi
L
chose.
verre après le travail. Elle s’est installée en terrasse, une tasse de thé
dans les mains. Je m’assieds en face d’elle et commande la même
De retour dans mon lit, je suis convaincue que j’ai enfin trouvé la solution
pour aider véritablement mon fils et je m’endors, le sourire aux lèvres.
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uand j’ouvre les yeux, il fait encore nuit. Le réveil projette l’heure au
J’éteins ma messagerie sans lui répondre. J’ai l’impression d’avoir été trahie.
Il aurait dû me dire qu’on ne pouvait pas annuler ses souhaits. Il aurait dû me
donner le mode d’emploi, avec toutes les petites clauses suspensives écrites
en bas. Je suis sûre que je les aurais lues et que j’y aurais réfléchi à deux fois
avant de tout foutre en l’air.
« Menteuse… »
Oh, ça va, Lucie, fous-moi la paix !
De retour dans mon lit, je m’enroule dans ma mauvaise foi, ma colère, mes
désillusions et ma tristesse d’avoir perdu mon Richard pour toujours.
18
rooooon… Hiiiiiii… Grooooon… Hiiiiiii
courage », et même Kévin m’a énervée, à ressasser pour la millième fois les
mêmes atermoiements sur Joyce qui refuse de lui parler. En rentrant du
travail, je n’ai qu’une envie : serrer mon fils dans mes bras, et retrouver ma
couette avec un bon bouquin.
Lucas fait ses devoirs dans sa chambre. J’hésite à le déranger, ça le rend
irascible depuis qu’il se met la pression pour réussir. En collant l’oreille
contre sa porte, je perçois des couinements. Certainement Mojito qui réclame
qu’on lui ouvre la porte. Je frappe deux petits coups.
— Lucas, c’est moi. Je peux entrer ? Mojito veut sortir…
Sans attendre de réponse, j’ouvre la porte. Mon toutou n’est pas à l’intérieur.
Ce n’est pas lui qui couine, c’est Lucas, affalé sur son lit.
— Qu’est-ce qui se passe mon grand ? Tu te sens mal ?
— Laisse-moi.
— Lucas, regarde-moi.
Il ne bouge pas. Avec douceur, je dépose une caresse réconfortante sur sa
joue, que je découvre humide de larmes.
— Tu as une peine de cœur ?
— Mais non…
— Un problème avec tes copains ?
— Non, c’est pire…
Ma main toujours sur sa joue, je me contente de le regarder avec douceur,
attendant qu’il poursuive. Il finit par avouer du bout des lèvres :
— C’est mon contrôle de maths.
— Tu as eu une mauvaise note ?
— Horrible !
— Combien ? 5 ? 6 ?
— Quand même pas ! J’ai eu 16…
— Sur 40 ?
— Sur 20.
— Et c’est ça que tu appelles une catastrophe ? Mais enfin, Lucas, c’est une
très bonne note !
— J’ai 19 ou 20, d’habitude. Ça va pourrir mon dossier et je ne serai pas
prioritaire pour entrer en école d’ingénieur.
Je le regarde sans comprendre. Il n’est qu’en seconde ! Il a tout le temps de
remonter ses notes, déjà excellentes. L’ancien Lucas aurait dansé nu sous la
pluie avec un 16 sur 20 en maths. Et celui-ci est au bord de la dépression. Je
ne sais pas comment réagir face à cet inconnu que j’ai mis au monde. Dois-je
annuler mon vœu et lui rendre sa joie de vivre… sacrifiant ainsi son avenir ?
Ça ne m’a pas très bien réussi, avec Richard, et je ne suis pas sûre d’être
capable de redresser la barre avec l’ancien Lucas.
Non. Je dois arrêter de jouer avec le destin de mes proches : ça n’a fait que les
rendre malheureux. Peut-être qu’après tout, je saurai montrer à Lucas
comment gérer son stress, comme j’ai appris à le faire au stage ?
Je me penche vers lui pour le serrer contre moi. Il se raidit et détourne la tête.
— Ce n’est qu’une note, Lucas, et ce n’est pas elle qui va déterminer le reste
de ta vie. Essaye de prendre du recul, d’accord ?
Mon argument ne le convainc pas, mais je reste confiante, décidée à initier
mon fils aux bienfaits de la méditation. Tout en réfléchissant au moyen de le
convertir, je sors de sa chambre pour me passer de l’eau sur le visage.
La porte de la salle de bains s’ouvre sur un paysage apocalyptique. Au sol
gisent une dizaine de rouleaux de papier toilette éventrés, pulvérisés, au
milieu d’un tapis de feuilles mâchouillées et de boules de coton. Dans un coin
de la pièce, Mojito est immobilisé sur le dos, les quatre pattes en l’air,
emberlificoté dans ma serviette de bain. J’hésite entre le rire et les larmes. Le
rire nerveux l’emporte avant de céder la place à quelques larmes. Je m’assieds
sur le tapis de papier toilette dont j’attrape quelques feuilles pour me
moucher. Mojito vient me lécher la main et je l’étreins sur mon cœur avec
toute l’affection que mes hommes me refusent.
Richard me boude, Lucas est malheureux… et moi, suis-je plus heureuse ?
J’entreprends de jeter dans un sac poubelle tout ce qui jonche le sol. Mojito,
le regard bas et l’air coupable, me rapporte un rouleau dans sa gueule.
J’envoie ensuite un petit message à Tom pour lui raconter ma journée, comme
j’ai pris l’habitude de le faire ces derniers temps. Savoir qu’il est toujours là
pour moi me réconforte vraiment : depuis que mon confident est dans ma
poche à toute heure du jour et de la nuit, je me sens mieux, moins… seule.
À lui, je peux parler sans avoir peur de l’ennuyer !
Mon regard tombe sur le sac dans lequel j’ai rangé les exercices que j’ai
rapportés du stage. Alors que je les feuillette, ma roue des possibles glisse sur
la table. C’est vrai, j’aurais pu être tout cela… Et peut-être une meilleure
mère ? C’est sans doute ça, au fond, le plus important.
Je m’empare d’un carnet, et, crayon en main, je commence à dessiner.
Lentement, je me représente auprès de Lucas, en ado épanoui récemment
diplômé. Puis je fais de même avec Richard, mon Richard, dans une étreinte
romantique. Je me rends compte que mes changements n’impliquent pas que
moi, qu’ils ont des conséquences, pas toujours faciles à assumer, sur mes
proches. Et pourtant, je n’ai pas envie de m’arrêter maintenant. Je ne peux
plus m’arrêter maintenant…
— Maman ?
Surprise par Lucas que je n’avais pas entendu approcher, je recouvre
vivement mon dessin d’autres feuilles.
— Oui ?
— En fait, je me suis trompé de ligne sur le site du lycée. Ce n’est pas en
maths que j’ai eu 16, mais en sport. En maths, j’ai eu 19,5.
— Ah, tu es rassuré alors ?
— Oui, ça va mieux. Tu faisais quoi ?
— Oh, rien. Les comptes.
Qu’est-ce qui m’a pris de lui mentir ? Je ne voulais pas lui montrer mon
dessin. Je ne voulais pas qu’il le juge, qu’il me juge. Peut-être que c’est ça,
mon problème, au fond ? Peut-être est-ce pour ça que j’évite les conflits, que
je ne trouve rien à rétorquer à Richard et que je n’arrive pas à consoler
Lucas ? Parce que j’ai peur de leur jugement ?
Peut-être que, si je savais réellement ce que les gens pensent de moi, je
pourrais me débarrasser de cette peur…
20
n rentrant du travail, alors que se profilent quelques minutes de calme
Je ne sais pas pourquoi, mais l’idée que Tom soit capable de faire des erreurs
me gêne. Il est devenu un tel pilier dans ma vie que je remettrais… Non, en
fait : je remets déjà ma vie entre ses mains sans me poser de question. Il va
falloir que je fasse plus attention, à l’avenir.
Je pèse soigneusement ma prochaine phrase.
Alors vous n’avez aucun moyen de m’aider à savoir ce qu’on pense de moi sans que je devienne
folle ?
Ce n’est pas ce que j’ai dit.
Je savais que je pouvais compter sur vous !
Attention, je ne vous garantis pas de réussir à obtenir ce que vous souhaitez.
Dites toujours.
Eh bien, techniquement, il me serait possible de vous donner accès à la caméra de l’ordinateur de
vos proches ou de leur téléphone portable. Vous pourriez les voir par ce biais et vous arranger pour
les faire parler de vous à voix haute pendant ce laps de temps.
Vous voulez dire que je dois les amener à parler de moi à quelqu’un d’autre, quelqu’un avec qui ils
pourraient être complètement sincères, pendant que moi, j’observe la conversation via leur
webcam ?
Oui, c’est ça.
Ça ne va pas être simple…
Faites-vous confiance, Estelle.
Quelques minutes plus tard, Mojito sur les genoux, je me connecte à Skype et
écris à Tom :
Commençons par le plus facile : Lola !
J’ai établi la connexion avec la webcam de son téléphone portable.
Sur mon écran, le visage de Lola apparaît. Elle est dans sa voiture et
a apparemment placé son téléphone sur un support accroché au pare-brise.
Elle chante à tue-tête une chanson de Calogero, On se sait par cœur… C’est
amusant, pour une fille qui me dit détester toutes les chansons trop
« commerciales ». Je compose son numéro de téléphone et la vois décrocher
grâce à un bouton de son tableau de bord.
— C’est Stella. Je ne te dérange pas ?
— Salut, ma grande ! Non, je reviens d’un rendez-vous avec un fournisseur et
je pars au club de sport.
— Tu en as du courage ! Tu n’es pas fatiguée ?
— Pour faire du sport ? Jamais ! Tu me connais. D’ailleurs, je vais sans doute
en refaire ce soir…
— Tu sors ?
— Évidemment. J’ai rencontré un type hier au magasin et j’espère bien qu’on
va…
— Ne m’en dis pas plus ! (J’hésite, puis finis par me lancer.) Dis, j’ai une
question bête à te poser… Si je n’avais pas travaillé dans le marketing, tu
m’aurais vue m’épanouir dans quel domaine ?
— Euh, là comme ça, je ne sais pas… T’as décidé de changer de boulot ?
— Ha ha, non, c’est pour répondre à un test dans Femme Plus. On se voit
toujours demain soir ?
— Of course ! Désolée, je dois filer. Bises !
Elle raccroche et je l’imite. Elle se remet à chanter et je chante avec elle, au
grand désespoir de mon toutou qui court se cacher sous la table. Arrivée
devant son immeuble, je m’attends à ce qu’elle poursuive jusqu’à la salle de
sport un peu plus loin, mais elle coupe le contact, attrape son téléphone et son
sac à main et sort de la voiture.
J’éprouve un certain malaise à l’observer ainsi, comme une voyeuse, à son
insu. C’est juste pour dix minutes.
Lola monte les escaliers de son immeuble, ouvre sa porte d’entrée, pose ses
affaires sur la table du salon et s’assied sur son canapé, son téléphone à la
main. Elle l’observe un instant en mâchouillant son ongle manucuré bleu
indigo. De l’autre côté de la webcam, je me sens dévisagée et me
contorsionne pour sortir du cadre tout en gardant un œil sur l’écran. Elle
inspire profondément, puis se met à pianoter sur la vitre du Smartphone. Un
son vient troubler le silence de la pièce. Elle a dû basculer sur le haut-parleur,
comme elle le fait chaque fois qu’elle m’appelle et qu’elle veut garder les
mains libres, pour se vernir les ongles des pieds ou s’épiler la moustache. Elle
pose le téléphone à côté d’elle sur le siège et je la vois d’en bas, jouer avec
une de ses mèches de cheveux.
— Allô ? répond une voix de femme.
— Wanda ? C’est Lola. Ça va ?
Wanda est la grand-tante de Lola. Ses parents l’ont baptisée Moricette, mais
ce prénom ne devait pas être assez sexy pour mon amie qui adore donner des
surnoms à tout le monde… Wanda s’est beaucoup occupée de Lola quand
celle-ci était petite. Ses parents, des commerçants, avaient peu de temps à lui
consacrer. Elle s’est toujours confiée à elle, autant qu’à moi. Je la connais
bien et j’ai appris avec le temps à apprécier son humour grinçant, son côté un
brin déjanté.
— Oui, et toi ? Tu as une drôle de voix…
— Mouais, ça peut aller. Je viens de discuter avec Stella et je n’ai vraiment
pas le moral.
— Te connaissant, tu ne le lui as pas dit, j’imagine ?
— Non, je lui ai raconté que j’allais au club de sport avant de retrouver un
mec. Mais que voulais-tu que je lui dise ? Que je suis archi-crevée ce soir, que
l’idée de mettre mes baskets me donne la nausée, que je préférerais me pendre
au lustre que de m’infliger un énième rendez-vous avec un type qui compte
les minutes avant de me demander, mort de rire, « On va chez toi ou
chinois ? » ? Et que je vais prendre mon pied avec un plateau télé devant
Grey’s Anatomy ?
— Mais tu aurais dû, enfin ! C’est ton amie, elle peut comprendre que tu n’as
pas envie de sauter sur un nouveau type tous les quatre matins !
— C’est juste que ça me fait mal de lui avouer que ma vie est tout sauf
amusante, que j’envie la sienne avec sa petite routine familiale rassurante.
Elle passe son temps à me dire combien elle aimerait être plus comme moi,
alors…
— C’est ton amie, Lola. Tu devrais être franche avec elle. Sinon à quoi bon ?
— Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’elle s’en fiche. Elle ne me pose jamais
de questions. Enfin, elle me demande si ça va, je lui réponds que oui, et ça lui
suffit. Elle ne cherche pas à creuser.
— Lola, je te connais et je t’aime comme ma fille. Tu es gentille, intelligente,
tout ça, mais tu es chiante. Tu veux toujours cacher tes faiblesses, tes doutes,
ta tristesse. Moi, je les vois parce que je lis en toi comme dans Voici. Mais ce
n’est pas le cas de tout le monde, et tu ne peux pas le leur reprocher !
— Merci du compliment ! Tu as raison, j’ai tendance à en rajouter un peu
dans le style de la fille épanouie qui s’éclate dans sa vie de célibattante.
Seulement, je me dis que si elle m’écoutait vraiment, elle qui me connaît
depuis si longtemps, elle pourrait lire entre les lignes.
— Elle est égocentrique, quoi.
— Disons qu’elle pense surtout à elle et que ses problèmes de famille
prennent une telle ampleur à ses yeux qu’elle en oublie le reste. Elle a sans
doute besoin d’être écoutée mais elle ne pense plus à écouter les autres, du
coup. Et pourtant, si tu savais, elle a tout pour être heureuse… à part son
foutu manque de confiance en elle !
— Écoute, ma grande, je la connais depuis longtemps. Ce n’est sans doute pas
une sainte, mais elle a un bon fond. Et elle t’aime beaucoup. Alors, tu lui
déballes ce que tu as sur le cœur et ça repartira comme en quarante !
Lola sourit, mais des larmes commencent à perler au coin de ses yeux, qu’elle
essuie d’un revers de main.
— Tu as raison, Wanda, comme toujours. Je vais y penser… Bon, je te laisse,
je vais me faire couler un bain. Ça me fera du bien.
— N’oublie pas ton petit canard ! Bisous, ma grande.
Quand elle raccroche, mon écran s’éteint.
Je n’aurais jamais pensé que Lola était aussi malheureuse. Pourquoi me
cacher sa détresse et… mentir ? Suis-je une amie aussi horrible que ça ?
Pense-t-elle que je la jugerais, que je serais déçue, moi qui lui dis si souvent
que je l’admire ? Comment pourrais-je deviner qu’elle envie ma vie quand je
lui explique tout ce que j’aimerais changer ?
C’est idiot. Ou peut-être juste humain. J’ai soudain l’impression de ne plus la
connaître.
Peut-être qu’elle a raison, après tout. Peut-être que je ne l’écoute pas assez,
que j’accepte l’image qu’elle me renvoie sans me poser de questions, parce
qu’elle représente mon idéal depuis la mort de Lucie. Peut-être que si elle
avait montré ses failles, je n’aurais pas su les voir. Je me suis déjà interrogée
sur sa vie si parfaite, mais je ne l’ai jamais questionnée, de peur de la mettre
mal à l’aise ou d’être indiscrète. Pourtant, entre amies, on devrait pouvoir tout
se dire.
Estelle, tout va bien ?
Une image apparaît de nouveau sur mon écran : le salon d’un appartement
que je ne connais pas. J’entends un homme qui parle, mais il n’apparaît pas
dans mon champ de vision.
— Oui, mon poussin, si tu veux. On a déjà mangé une pizza cette semaine, ce
n’est pas raisonnable… Je vais préparer un velouté aux asperges, ça sera
mieux, non ? Oh, t’exagères ! D’accord. À tout de suite !
L’homme apparaît alors devant la webcam de ce que je suppose être un
ordinateur. C’est Stéphane ! Il n’a jamais cette voix niaise et doucereuse
d’habitude. Heureusement d’ailleurs, j’aurais du mal à garder mon sérieux.
Stéphane est très discret sur sa vie personnelle qu’il n’évoque jamais devant
Kévin et moi alors qu’il nous entend parler de la nôtre constamment.
Comment pourrais-je l’amener à parler de moi ?
J’ouvre ma messagerie et envoie un mail sur sa boîte professionnelle. Il doit
la consulter en permanence, puisqu’il nous envoie souvent des messages le
week-end ou à des heures tardives.
Bonsoir, Stéphane, j’espère que votre réunion avec le comité de direction s’est bien déroulée et que
vous avez obtenu gain de cause. Bon week-end ! Estelle.
Je bascule sur la webcam. Stéphane est en train de lire un journal sur le
canapé. Son téléphone portable annonce l’arrivée de mon message. Il s’en
saisit au moment où la porte d’entrée s’ouvre, laissant apparaître un beau
bouquet de fleurs.
— Surprise ! s’exclame une grosse voix.
La tête qui émerge derrière le bouquet appartient à un homme brun et barbu,
aussi baraqué qu’un rugbyman et tiré à quatre épingles dans son costume
cintré.
— Oh, c’est trop gentil ! s’exclame Stéphane en le rejoignant.
Il le serre dans ses bras et l’embrasse à pleine bouche, langoureusement.
Pour une surprise, c’en est une, et de taille ! Stéphane est amoureux d’un
homme ? Alors, ça ! Je ne le voyais déjà pas amoureux d’une femme, mais
là… À vrai dire, je ne m’étais même jamais interrogé sur sa vie sexuelle.
Troublée de les regarder s’étreindre ainsi, je les implore secrètement de ne pas
rouler sur le tapis du salon tout de suite. Heureusement, ils arrêtent
rapidement leurs effusions et Stéphane prend le bouquet pour le mettre dans
un vase. L’homme le suit dans la cuisine et je les perds de vue, mais les
entends toujours.
— Alors, ta réunion budgétaire, comment ça s’est passé ?
— Affreuse ! Ils m’ont demandé de tout justifier, d’expliquer la moindre
ligne, ils ont essayé de rogner sur tout, même quand je leur expliquais qu’en
diminuant les budgets, nous ne pourrions plus lancer nos campagnes
correctement. Ils m’ont mis une de ces pressions, tu n’imagines même pas.
De retour dans le salon, un verre à la main, les deux hommes s’asseyent sur le
canapé, serrés l’un contre l’autre.
— Mon pauvre, reprend le géant barbu.
— J’en ai vraiment assez, je ne les supporte plus. Je travaille jour et nuit pour
répondre à leurs exigences, et ce n’est jamais suffisant. Ils m’ont même
demandé de réduire mes effectifs, tu te rends compte ? Si je les écoutais, je
devrais virer Kévin ou Estelle, comme ça, juste pour alléger la masse
salariale ! Alors qu’ils travaillent très bien. En quelques heures, Estelle m’a
préparé un dossier béton pour la réunion. C’est d’ailleurs grâce à elle que j’ai
pu fournir tous les contre-arguments et sauver les meubles. Regarde, elle vient
de m’envoyer un mail pour savoir comment ça s’était passé.
— C’est sympa !
— Oui, mais j’avoue que c’est inhabituel… Elle a plutôt tendance à m’agacer.
Elle est hyper efficace quand elle veut, mais elle se laisse trop souvent
submerger par ses problèmes personnels. Du coup, son travail laisse parfois
à désirer. Si seulement elle se concentrait un peu plus…
— Tu as essayé de lui en parler ?
— Bien sûr, mais j’ai l’impression que ça ne l’intéresse pas vraiment. Et ça
m’énerve encore plus…
— … et tu deviens maladroit, alors tu préfères clore ce sujet. Je me trompe ?
lui répond le barbu en lui caressant les cheveux et en l’embrassant
tendrement.
Au moment où ils glissent en position allongée, j’éteins prestement ma
webcam, les joues rouges. Je n’avais aucune idée de la pression que Stéphane
subissait au quotidien de la part de la direction. Je suppose qu’il veut nous
l’épargner et nous laisser travailler aussi sereinement que possible. C’est sans
doute pour ça qu’il est aussi exigeant avec nous, qu’il peut parfois se montrer
dur et froid.
Pourtant, ce qui me perturbe le plus, c’est que je ne me doutais pas un seul
instant qu’il appréciait mes compétences. Pendant mes entretiens annuels, il
passe tellement de temps à pointer mes « axes de progression » que je
n’écoute même plus la deuxième partie qui concerne mes QIA (qualités
intrinsèques avérées)…
J’éteins l’ordinateur et me lève pour marcher à travers le salon. Ces deux
séances d’espionnage me laissent perplexe. L’image que j’ai de moi ne
correspond pas vraiment à celle que me renvoient Stéphane et Lola. Mes yeux
accrochent le miroir, se plongent dans le regard perdu qu’il me renvoie, puis
s’égarent sur les courbes un peu trop pleines, le ventre que j’aimerais plus
plat, les mains pendues dans le vide, ballantes. À ce reflet familier se
superpose l’image d’une femme capable, le regard fier et le menton haut,
mais sourde et aveugle à tout ce qui l’entoure. Qui suis-je vraiment, au fond
de moi ?
21
près une soirée passée dans un silence pesant et une nuit agitée de
Une fois avec elle, j’ai du mal à la regarder droit dans les yeux, confuse de
l’avoir observée à son insu. Mais elle me met vite à l’aise : nous nous jetons
littéralement sur les makis à l’anguille séchée et les tatakis de saumon. Quand
elle attaque la salade d’algues, je prends une grande inspiration avant de lui
demander comment elle va. Égale à elle-même, elle répond que ça va super,
enchaînant avec une histoire abracadabrante sur sa dernière rencontre en date.
Je la laisse finir, puis pose la main sur son bras et la regarde droit dans les
yeux :
— Non, Lola, je voulais dire, comment tu vas, vraiment ?
Ses paupières papillonnent un moment et elle engloutit une bouchée d’algues
vert fluo. Je la sens hésiter, comme si elle cherchait la force de me mentir
encore. Puis son masque se craquèle.
— En fait, c’est pas si génial. Ça commence à me gonfler toutes ces histoires
sans lendemain. Je… je me sens souvent seule. Même si je sais que tu es là et
tout, mais…
— Oh, Lola, je suis désolée. Je sais que je ne prends pas assez le temps de
t’écouter, mais je te promets que je vais m’améliorer. Tu sais que tu peux tout
me dire, hein ?
Elle acquiesce, les yeux rouges. Je l’étreins doucement ; elle se laisse faire,
soulagée. Mes larmes se mettent à couler et se mêlent aux siennes tandis que
nous nous serrons fort l’une contre l’autre, comme deux amies qui se
retrouvent après une longue absence. Puis, elle se redresse, essuie ses yeux et
éclate de rire.
— Non mais regarde-nous ! On dirait deux petites vieilles à pleurnicher
comme ça… Viens, j’ai un antidote à la tristesse.
Je la suis dans la cuisine, où elle nous prépare deux mojitos bien tassés. Nous
enchaînons avec leurs petits frères. L’antidote commence enfin à faire effet !
Lola allume la télé et tombe sur une émission spéciale chansons des années
quatre-vingt-dix. Cinq minutes après, les voisins nous entendent beugler
comme des vaches folles le fameux Sing Hallelujah de Docteur Alban. Un
véritable massacre, mais un sacré fou rire entre amies.
Au moment de partir, après m’avoir fait avaler un immonde café serré pour
me remettre les idées en place, Lola me prend par les épaules.
— Au fait, j’ai réfléchi à ce que tu m’as demandé l’autre jour. Si tu n’avais
pas travaillé dans le marketing, je t’aurais bien imaginée infographiste,
dessinatrice industrielle, architecte ou peintre, ce genre de trucs. T’étais
vachement douée en dessin quand t’étais jeune, ânonne-t-elle, la voix pâteuse.
Tu avais même fait mon portrait, tu t’en souviens ?
Je la prends dans mes bras, heureuse de pouvoir compter sur une amie qui me
connaît sans doute mieux que moi-même.
23
a semaine qui vient de s’écouler a été mouvementée. Entre un Lucas
L hyper stressé par ses prochains contrôles, un Richard qui a fini par
renouer avec ses vieilles habitudes et change d’humeur d’un jour sur
l’autre et moi en pleine révolution intérieure, l’équilibre est difficile à tenir
à la maison. Au bureau aussi, j’ai du mal à me positionner. Je regarde
Stéphane d’un autre œil, connaissant désormais les difficultés auxquelles il
doit faire face. Je fais de mon mieux pour être plus efficace et plus concentrée
sur mon travail, mais je reste très (trop) souvent rattrapée par mes
interrogations existentielles : que suis-je en train de faire ? Que devrais-je
faire ? Que vais-je devenir ? Quand est-ce qu’on mange (en pleine
conscience, évidemment) ?
J’ai donc hâte d’être à cet après-midi pour retourner au stage et, j’espère, faire
le point sur ce qui m’arrive grâce à de nouveaux exercices édifiants. Je me
demande comment je vais occuper ma matinée quand la petite voix habituelle
s’insinue dans mon esprit.
« Et si tu prenais ton courage à deux mains et que tu allais voir nos
parents ? »
Je meurs d’envie d’ignorer Lucie, cette fois. Mais il est plus que temps
d’arracher le pansement d’un coup sec.
Quelques minutes plus tard, je sonne à la porte de mes parents. Ma mère
ouvre, visiblement surprise.
— Estelle ? Tu viens chercher l’album photos ?
— Oui. Mais je voulais surtout vous parler.
— Bien sûr, entre.
Elle m’installe au salon, me sert un thé et une tranche de gâteau à la poire,
mon préféré. Comme quand j’étais petite, avant que l’accident ne vienne
détruire notre bonheur. Mon père apporte un album photos et nous feuilletons
ces pages que je n’avais pas regardées depuis plus de vingt ans, avec un
mélange de tristesse et de plaisir. Revoir Lucie enfant me bouleverse. Je lève
les yeux et la revois encore, en pyjama, danser à travers la pièce dans une
version très personnelle de la chorégraphie du film Flashdance.
— Vous savez, depuis quelque temps, je participe à une sorte de stage de
développement personnel. Ça m’aide à comprendre ce qui ne fonctionne pas
dans ma vie actuelle et de quelle façon je pourrais l’améliorer. Je repense
beaucoup à mon enfance, et… à la disparition de Lucie.
Mon père se pince les lèvres et le menton de ma mère se met à trembler. J’ai
un moment d’hésitation. Ça fait une éternité que nous ne nous sommes pas
parlé vraiment… et je m’apprête à leur déballer tout ce que j’ai sur le cœur.
— Alors ? me demande maman d’un air encourageant.
— Alors je me souviens à quel point j’étais dévastée, comme tout le monde.
On a essayé de survivre à ce drame comme on a pu, mais…
Je sens les larmes me piquer les yeux ; je les lève au ciel pour les chasser.
« Allez, Estelle, n’aie pas peur, dis-leur ! »
— Mais voilà, il s’est passé quelque chose à ce moment-là qui m’a brisée une
seconde fois.
Les larmes affluent, malgré tous mes efforts pour rester digne.
— Que s’est-il passé ? demande ma mère, en me caressant le bras.
— Eh bien, après l’accident, je t’ai dit que j’aurais pu mourir à la place de
Lucie ce jour-là et que cela aurait sans doute été préférable. Tu as ajouté que
c’était… « tellement injuste », lui dis-je d’une voix étranglée, les yeux rivés
sur mon mouchoir tout entortillé entre mes doigts.
— J’en tremble encore. J’étais paniquée à l’idée que tu aurais pu mourir en
même temps que ta sœur. Je n’arrivais pas à trouver les mots pour te
réconforter, je vivais avec cette angoisse : l’idée de te perdre aussi me vrillait
le cœur. Alors j’ai fui, comme je l’avais déjà fait si souvent les jours
précédents, espérant que je ferais mieux la fois suivante… Je suis désolée, ma
chérie. Je me rends bien compte que je n’ai pas réagi comme une mère à la
mort de ta sœur, et je n’ai jamais trouvé le courage de m’en excuser. Je suis
heureuse de pouvoir en reparler avec toi maintenant.
Mon corps entier est parcouru de frissons.
— Alors c’est pour ça que tu as parlé d’injustice ? Tu ne voulais pas dire…
qu’il était injuste que… je sois en vie à la place de Lucie ? je lui demande,
entre deux sanglots.
— Mais enfin, ça ne va pas d’avoir des idées pareilles ? s’écrie-t-elle en me
prenant dans ses bras et en me serrant très fort contre elle, pendant que mes
larmes inondent son cou.
Je reste ainsi un long moment, à me laisser bercer comme une enfant, comme
si j’étais redevenue la jeune fille de seize ans au cœur brisé. Puis elle
murmure à mon oreille :
— Je bénis le ciel chaque jour de m’avoir laissé une fille. Une fille formidable
qui a fondé une famille merveilleuse. Nous sommes tellement fiers de toi !
— C’est vrai ?
— Absolument ! répond mon père.
— Et pendant toutes ces années, tu as cru que… Oh, ma chérie, je suis
tellement désolée !
— On dirait que j’ai tout compris de travers.
— J’aurais dû chercher à savoir ce qui n’allait pas, pourquoi tu refusais de
nous parler… J’aurais dû être plus présente pour toi et comprendre ce qui te
rongeait. Tu étais si jeune, et tellement plus forte que nous… Je t’aime, ma
chérie.
— Moi aussi, maman.
Mon père, d’habitude si pudique, nous rejoint dans ce câlin familial. Le même
genre de câlin que nous avions l’habitude de faire, tous les quatre, avant ce
jour terrible… Mes larmes coulent de nouveau à flots, mais cette fois je ne
fais rien pour les retenir. Elles me soulagent, liquéfient les boulets que je
traînais depuis si longtemps. Mes parents me proposent de rester déjeuner
avec eux, j’accepte, même si je n’ai pas faim. Après toutes ces années de
silence, je leur dois bien ça.
Je m’éclipse rapidement après le dessert, déclinant le café. J’ai besoin de
rester seule un moment pour réfléchir à tout ce que ces révélations impliquent.
Comment tous ces non-dits ont-ils pu gâcher notre vie à ce point ? Pourquoi
n’avons-nous pas trouvé le courage de nous avouer ce que nous avions sur le
cœur ? Notre amour n’était-il pas assez fort ? Ou l’était-il tellement que nous
avons préféré nous murer dans le silence croyant nous préserver et épargner
notre douleur ? Que de temps perdu alors que la vérité nous aurait permis de
nous retrouver ! Serais-je plus heureuse, aujourd’hui, si j’avais pu compter sur
mes parents ces vingt dernières années ?
Assise au volant de ma voiture, essuyant mes yeux trempés de larmes, je
regarde la maison de mon enfance avec un mélange de nostalgie et d’espoir,
ressassant les mots de ma mère comme pour me les graver dans le cœur.
Pour la première fois, Lucie reste silencieuse.
24
e me remets progressivement de mes émotions en retrouvant mes
Passablement agacée, je suis tentée de lui répondre que je l’ignore et que c’est
justement pour ça que je m’adresse à lui. Mais mon poignet reste suspendu
au-dessus du clavier. Je commence à le connaître, le filou. S’il me dit ça, c’est
qu’il a une idée derrière la tête. Veut-il me mettre à l’épreuve ? Ou m’aider
à trouver les réponses en moi ?
Je m’efforce de chasser mon agacement et de creuser dans mon for intérieur.
Ha, ha, j’ai trouvé ! Je prends une feuille blanche et commence à écrire une
autre lettre.
« Richard, tu es mon premier amour et tu le restes vingt ans après notre
première rencontre. Dès que je t’ai vu, je suis tombée amoureuse de tes
yeux rieurs, de ton sens de l’humour, de ta douceur, de ton côté protecteur.
Notre mariage et notre voyage de noces restent gravés dans mon cœur…
La vie nous a comblés en nous offrant Lucas. Puis elle nous a éprouvés en
nous éloignant l’un de l’autre. J’aurais dû être là pour toi, comme j’aurais
aimé te confier le vide immense que je ressentais dans ma vie. Ce n’est la
faute de personne. Nous nous sommes laissé happer par le quotidien, par
l’éducation de Lucas, par nos emplois respectifs, et nous avons fini par
oublier l’essentiel : nous. Ça m’a suffi pendant un temps, mais je me rends
compte désormais que mes besoins ont évolué. Je me sens fragile, et
j’aimerais me sentir écoutée, comprise, aidée. J’ai envie d’être honnête
avec moi-même et avec toi, envie de mieux comprendre celle que je suis et
peut-être de devenir celle que j’aurais dû être si je ne m’étais pas laissé
entraver par mes doutes, mes peurs et mon manque d’estime personnelle.
C’est mon objectif, et je suis très motivée pour l’atteindre en étant
accompagnée et soutenue par l’homme que j’aime. Toi. »
Le soir même, je laisse Richard rejoindre notre chambre le premier. Je
l’observe en catimini depuis le couloir alors qu’il découvre ma lettre posée
sur l’oreiller. Il met un temps infini à lire. Quand il relève enfin les yeux, je
constate qu’ils sont humides. Il se lève, s’approche de moi et m’enlace
tendrement en me murmurant « Je t’aime ». Puis il m’embrasse comme il ne
l’avait plus fait depuis des années et ferme dernière nous la porte de la
chambre.
Plus tard, je pose ma tête sur son épaule nue, le sourire aux lèvres et une nuée
de papillons gazouillant dans le ventre. Il m’enlace tendrement ; nous restons
un instant blottis l’un contre l’autre dans le silence de la nuit.
— Tu te souviens de Mme Mouchébas ? me demande-t-il soudain.
J’éclate de rire. Mme Mouchébas était notre voisine du dessus quand nous
habitions notre premier studio. Son visage affichait un nombre conséquent
d’années au compteur, et la couleur de ses cheveux rouge sang lui donnait un
air de vampire. Elle passait son temps à la fenêtre qui donnait sur la rue et
lançait des noms d’oiseaux à tous ceux qui passaient en dessous, et
notamment aux amoureux qui se bécotaient sous son regard outré. Il faut dire
qu’ils étaient nombreux, car nous vivions près d’un lycée et la plupart des
jeunes empruntaient ce chemin… Un jour d’été, en fin d’après-midi, nous
venions de nous garer dans cette fameuse rue et l’avions aperçue à sa fenêtre,
fidèle au poste. Richard m’avait alors attrapée par la taille et donné le plus
long baiser de l’histoire de l’humanité. Nous l’entendions pousser des « Oh
mais cessez donc ! Quels dévoyés ! Fille perdue ! Gourgandine ! » qui
glissaient des fous rires au milieu de ce baiser interminable. Nous y avions
pris un tel plaisir que nous avions bien évidemment renouvelé l’expérience
très souvent, jusqu’au jour où elle avait compris que sa présence nous
stimulait et où elle avait battu en retraite.
— Mais oui ! Cette vieille chouette ! Je l’aimais bien, finalement.
— Moi aussi. Tiens, regarde dehors, je crois qu’elle est revenue pour nous
espionner.
Je lui tends mon visage qu’il embrasse passionnément.
Complices comme à vingt ans, nous continuons à discuter une bonne partie de
la nuit. Je lui parle de la méditation et du yoga que je lui dis avoir découverts
via des vidéos sur Internet, et nous finissons par nous endormir serrés l’un
contre l’autre…
26
e lendemain, Mojito ne sait plus où donner de la tête. Il ne cesse de
Passer une bonne nuit alors que tous mes systèmes d’alerte clignotent en
rouge ? Alors que je ne sais pas si Tom va réussir une fois encore à annuler
mon vœu ? Alors que je ne sais pas si j’ai gâché la vie de mon fils en essayant
de la lui sauver…
29
h 15 : je passe la tête dans la chambre de Lucas, à la fois anxieuse et
A
file.
envie de me faire belle. Je rappelle à Lucas que ses grands-parents
passent le prendre dans cinq minutes pour le conduire au cinéma et je
Lola ne sait toujours pas où je veux l’emmener, et je lui ai bandé les yeux
pour préserver la surprise. En route, elle imagine toutes les destinations
possibles :
— Une soirée mousse ? Ah non, ça va faire couler mon mascara. Un jacuzzi
géant ? Mince, je ne me suis pas épilée… Une boîte de nuit ? Ils ne passent
que des musiques bizarres que personne ne connaît… Bon alors, Stella, on va
oùùùùù ?
Je me contente de rire. Une fois garée, je lui retire le bandeau.
Elle se penche aussitôt pour regarder autour de nous.
— Le Coco Bongo Karaoké ? Ne me dis pas que… qu’on va…
— Hé si ! Je sais que tu trouves ça ringard, mais…
— Tu plaisantes ? J’adore ça ! Bon, OK, en société, je dis que je trouve ça
ringard, mais en vrai ça m’éclate ! On y va ?
Nous rentrons dans ce bar que m’a conseillé Adam lors de ma dernière
journée de stage. Il y a déjà beaucoup de monde et l’ambiance est à la fête.
Quelques minutes plus tard, Lola monte sur scène, déchaînée, pour reprendre
Sensualité d’Axelle Red. Elle me propose de venir avec elle, mais je préfère
prendre mon temps pour trouver la chanson qui m’inspire vraiment. Ça y est !
Lola me rejoint à table, morte de rire. J’avale une gorgée de potion magique
(aromatisée à la menthe et au rhum) et je me lance. J’ai failli demander à Tom
de me doter de la voix d’une diva, mais j’ai fini par renoncer, fidèle à ma
résolution de ne plus faire de vœu. Je n’ai jamais chanté en public ! Enserrant
le micro dans mes mains tremblantes, j’entends au loin, dans l’obscurité :
— Vas-y, Stella ! Tu vas tout déchireeeeer !
Merveilleux. Tout le monde me regarde à présent. Allez, c’est parti ! Je
commence un peu timidement puis, encouragée par l’absence de huées dans
le public, je prends un peu d’assurance, jusqu’à oublier complètement où je
suis. J’entonne le refrain avec entrain.
Viser la lune
Ça ne me fait pas peur
Même à l’usure
J’y crois encore et en cœur4
…
Au couplet suivant, Lola me rejoint sur scène et m’accompagne. Le public
applaudit et on entend même quelques sifflements approbateurs. Je dois
avouer que je me suis bien amusée, d’autant que ces paroles expriment
parfaitement mes émotions du moment. Je dirais même qu’elles reflètent ma
nouvelle résolution.
— Estelle !
Dans cette obscurité, je ne parviens pas à savoir qui a crié mon nom… Je
retourne m’asseoir à ma place avec Lola, quand un homme apparaît soudain
devant nous.
— Adam ! Qu’est-ce que tu fais là ?
— Comme toi, j’imagine ! Tu as super bien chanté !
— Pas aussi bien que Lola ! dis-je en désignant ma meilleure amie.
— Et tu es… ? demande cette dernière, l’air curieuse.
Adam sourit et me laisse trouver une réponse à cette question épineuse. Je
glousse, sous l’emprise certaine des mojitos déjà engloutis.
— Adam est… mon coach de méditation !
— T’as un coach de méditation, toi ? s’étonne Lola, dévisageant Adam avec
un intérêt nouveau.
— Eh ben si ! Bon, je vous abandonne deux minutes, je dois aller au petit
coin.
Quand je reviens, Adam et Lola, un peu pompettes, sont en grande discussion.
J’en profite pour passer une nouvelle fois derrière le micro, plus déchaînée
que jamais.
« Je n’ai qu’une philosophie, être acceptée comme je suis » !5
4. Amel Bent, « Ma philosophie », Amel Bent, in Un jour d’été, Jive, 2006.
5. Ibid.
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évin attend devant l’entrée de la banque. Susie, qui passe à sa
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