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Couverture : Hachette Romans Studio

Conception : Nicolas Carmine / Visuel : Shutterstock


© Hachette Livre, 2022, pour la présente édition.
Hachette Livre, 58 rue Jean Bleuzen, 92170 Vanves.
ISBN : 978-2-01-716948-2
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
To Thalina,
may peace fill your heart and life
Sommaire
Couverture
Titre
Copyright
Avant-propos
Prologue
Eliott
Quatre mois plus tôt - Février
Chapitre 1
Laurie
Chapitre 2
Eliott
Xander
Chapitre 3
Eliott
Chapitre 4
Laurie
Chapitre 5
Xander
Chapitre 6
Eliott
Chapitre 7
Laurie
Chapitre 8
Xander
Laurie
Chapitre 9
Laurie
Chapitre 10
Xander
Laurie
Chapitre 11
Eliott
Chapitre 12
Laurie
Xander
Chapitre 13
Laurie
Chapitre 14
Eliott
Laurie
Chapitre 15
Laurie
Eliott
Chapitre 16
Laurie
Eliott
Chapitre 17
Xander
Chapitre 18
Laurie
Chapitre 19
Xander
Laurie
Chapitre 20
Eliott
Xander
Chapitre 21
Laurie
Eliott
Chapitre 22
Laurie
Xander
Chapitre 23
Xander
Eliott
Chapitre 24
Laurie
Mars
Chapitre 25
Xander
Laurie
Chapitre 26
Eliott
Chapitre 27
Xander
Laurie
Chapitre 28
Eliott
Chapitre 29
Laurie
Xander
Chapitre 30
Laurie
Eliott
Chapitre 31
Xander
Laurie
Avril
Chapitre 32
Xander
Chapitre 33
Eliott
Laurie
Chapitre 34
Laurie
Eliott
Xander
Chapitre 35
Xander
Laurie
Chapitre 36
Laurie
Chapitre 37
Laurie
Chapitre 38
Laurie
Chapitre 39
Xander
Chapitre 40
Eliott
Laurie
Chapitre 41
Laurie
Eliott
Chapitre 42
Eliott
Laurie
Chapitre 43
Laurie
Xander
Chapitre 44
Xander
Eliott
Chapitre 45
Laurie
Chapitre 46
Eliott
Laurie
Chapitre 47
Xander
Eliott
Chapitre 48
Eliott
Xander
Chapitre 49
Eliott
Laurie
Chapitre 50
Laurie
Eliott
Xander
Chapitre 51
Laurie
Chapitre 52
Xander
Laurie
Chapitre 53
Eliott
Xander
Chapitre 54
Laurie
Xander
Laurie
Chapitre 55
Xander
Chapitre 56
Laurie
Chapitre 57
Xander
Eliott
Chapitre 58
Xander
Laurie
Mai
Chapitre 59
Eliott
Laurie
Chapitre 60
Xander
Laurie
Chapitre 61
Laurie
Eliott
Xander
Chapitre 62
Xander
Eliott
Laurie
Chapitre 63
Laurie
Eliott
Xander
Eliott
Chapitre 64
Laurie
Xander
Chapitre 65
Eliott
Xander
Chapitre 66
Eliott
Laurie
Eliott
Juin
Chapitre 67
Laurie
Xander
Eliott
Chapitre 68
Eliott
Laurie
Chapitre 69
Xander
Laurie
Épilogue - Quatre ans plus tard
Eliott
Note d’intention
Remerciements
Postface
Avant-propos
Certaines situations de ce roman vous paraîtront peut-être
irréalistes tant elles sont choquantes. Pourtant, les jeunes
aidant un parent malade dans une famille monoparentale
existent et sont même nombreux. Malheureusement, beaucoup
d’entre eux ne sont pas plus soutenus qu’Eliott et Laurie.
Ce roman aborde certains thèmes difficiles tels que la
maladie, le handicap, la dépression, l’abandon…
Prologue
Eliott

Alors voilà. Je suppose que, avant de visionner ces quelques


minutes de film, peu d’entre vous savaient ce qu’était un
aidant… ou que l’image que vous en aviez était assez éloignée
du tableau que je vous en ai peint. Désormais, vous connaissez
ma définition de ce qu’est « être aidant », au quotidien, quand
on a quinze ans. Mais il y a autant de définitions que
d’aidants. C’est-à-dire 11 millions, en France, dont 700 000
de moins de dix-huit ans.
L’enregistrement s’achève. Le silence et l’obscurité tombent
sur la salle. Le temps se distend. Mon cœur cesse de battre.
Enfin, un applaudissement résonne. Un deuxième. Un
tonnerre. Les lumières se rallument et, timidement, je me
tourne vers Laurie. Ses yeux débordent de larmes. Elle attrape
mes mains sans prononcer un mot, secoue la tête, puis me
serre contre elle de toutes ses forces.
Un sourire étire mes lèvres. Je savoure l’étreinte de ma
sœur. J’oublie le monde, les regards, la proviseure qui prend la
parole. Pour la première fois depuis longtemps, je me fiche de
tout. Je suis juste profondément heureux.
Chapitre 1
Laurie

Je m’étire en jetant un œil fatigué sur l’écran de mon


portable. 7 h 10. Deux heures que je bosse, mais ma pile de
devoirs n’a pas diminué d’un pouce. Il faut dire que piquer du
nez toutes les dix minutes ne me rend pas très efficace. Je me
lève et ouvre les volets à la peinture écaillée.
En plus, il fait moche.
Je n’aime pas les lundis. Surtout pas les lundis matin. Je
suppose que personne ne les aime ; pour ma part, je trouve
qu’ils ont le pouvoir grossissant d’une loupe. Ils rendent tous
les problèmes prévus jusqu’au dimanche cent fois plus
importants.
De l’autre côté du mur, le réveil d’Eliott sonne. Je ne suis
pas en avance… J’accroche un sourire à mes lèvres, traverse le
salon et frappe à la porte de Maman. La chambre est plongée
dans la pénombre et, avant que je puisse distinguer quoi que ce
soit, l’odeur s’impose à moi. Ce n’est plus le parfum doux et
floral de Maman, celui que j’adorais quand j’étais petite. Non,
c’est une odeur marquée où la note d’hibiscus se mêle à celle
du renfermé et des draps peu aérés. Charmante variante du
parfum hôpital. Je serre les dents et me dirige droit sur la
fenêtre que j’ouvre en grand. Je ne me souviens plus quand ce
remugle est apparu. Sans doute quelque temps après
l’accident, assez progressivement pour que je ne m’en
aperçoive pas tout de suite.
En théorie, l’avantage des odeurs, c’est qu’on finit par ne
plus les sentir. En théorie, seulement, car chaque inspiration
augmente ma mauvaise humeur. Sans cela, je pourrais croire
encore un instant que tout est normal. Sauf que mon
appartement sent l’hôpital. Rien n’est normal.
À cette pensée, je rattrape mon sourire qui tente de
déguerpir. J’ai juste à survivre à la matinée, ensuite, la semaine
sera lancée et tout ira mieux. Normalement.
— Bonjour, Maman. Il est l’heure, dis-je d’une voix douce.
Le store remonté, je constate qu’elle me fixe, l’air enjoué.
— Bon… jour, m… ma… ch… érie.
Je m’assieds sur le lit médicalisé et l’enlace. Le flot
d’amour qui traverse ma poitrine me réchauffe, faisant
s’évaporer ma morosité au passage.
— Tu as bien dormi ?
— Ui. Et… et… t… ?
— Moi aussi.
Sa bonne mine me réjouit.
— Mamaaaaaan !
Une tornade s’abat sur nous puis embrasse ma mère.
— Bon sang, Eliott, tu n’as plus cinq ans !
Il m’adresse une grimace moqueuse.
— Sois pas jalouse ! Si tu veux aussi un câlin, tu peux
demander, tu sais.
Je lève les yeux au ciel. L’heure tourne et le petit déjeuner
n’est pas prêt. Je croise le regard d’Eliott, qui acquiesce.
Comme d’habitude, il va s’assurer que notre mère n’a besoin
de rien puis filer à la douche, à 7 h 20, quand l’auxiliaire de
vie arrivera. Ensuite, il mangera en quatrième vitesse et partira
au lycée pendant que je déjeunerai avec Maman et l’auxiliaire.
Notre système est rodé.
Je déverrouille machinalement mon portable. Tiens, il est
déjà 7 h 25. Que fait Maria ? Elle est pourtant d’une
ponctualité parfaite. Le bout de mes doigts fourmille
d’inquiétude. Tout est cadré pour qu’Eliott ne soit pas en
retard en cours, mais le moindre décalage enraie les rouages.
J’apostrophe mon frère :
— Va te doucher. Tu vas devoir courir, après.
— Maria n’est pas là ?
Je secoue la tête, le front plissé.
— Comment tu vas faire pour aider M’man à déjeuner ?
Je le fusille du regard. J’ai horreur qu’Eliott aborde ce genre
de problèmes d’organisation ou tout autre sujet relatif aux
soins devant Maman, il le sait très bien. Ça risque de
l’inquiéter et surtout c’est très malpoli de parler à la troisième
personne de quelqu’un en sa présence ! J’élude la question et
mon froncement de sourcils le décide à filer.
Cela dit, il n’a pas tort. L’infirmière passera pour l’injection
d’anticoagulant et vérifiera rapidement que tout va bien, mais
elle ne s’éternisera pas. Je vais devoir gérer toute seule. Que
fait Maria ?
Mon frère réapparaît soudain.
— Tu es déjà lavé ?
— Je me suis juste habillé. Je vais te donner un coup de
main.
Mon cœur picote. Eliott est définitivement mon ado relou
préféré et la personne la plus attentionnée que je connaisse. Il
aide Maman à s’asseoir, puis à se tourner pour mettre les pieds
dans le vide. Il tire le fauteuil roulant qui se trouve juste à côté
et le place au plus près, face au matelas. Enfin, il déplace la
poche à urine du bord du lit au côté du fauteuil.
— À la une, à la deux, à la trois !
Maman se lève avec effort. Il la fait doucement pivoter en la
tenant sous les aisselles pour la positionner dos au fauteuil, et
l’accompagne jusqu’à ce qu’elle soit assise.
— Transfert réussi, chantonne-t-il avec un mouvement de
danse victorieux.
C’est ridicule, mais son enthousiasme me fait du bien.
Visiblement, les lundis matin lui réussissent mieux qu’à moi.
La sonnerie de mon téléphone me surprend.
— Salut, Laurie, c’est Maria.
— Bonjour ! Je commençais à m’inquiéter !
— Je suis vraiment désolée, je n’ai pas pu appeler plus tôt.
Je rentre tout juste de l’hôpital et j’avais oublié mon portable
chez moi…
Mon pouls accélère.
— Tu vas bien ?
— À peu près… J’ai eu un accident de travail, hier. Je
remplaçais une collègue et je me suis blessée à l’épaule en
rattrapant un patient. J’avais tellement mal que j’ai fini par me
rendre aux urgences.
Un silence ponctue l’annonce. Maria n’est pas juste
« l’auxiliaire de vie », c’est une véritable amie.
— Je suis vraiment désolée, Maria.
— Ne t’inquiète pas, je m’en remettrai ! Par contre, je suis
en arrêt pour plusieurs semaines. Je vais peut-être devoir être
opérée.
Plusieurs semaines… ? C’est impossible !
— Laurie…
Sans Maria, je m’écroule.
— Laurie, écoute-moi.
Je vacille et m’appuie au plan de travail. Maria m’aide pour
tout ! Les tâches du quotidien, les courses, les transferts, les
toilettes. Elle tient compagnie à Maman, elle nous soutient,
Eliott et moi, elle… elle…
— Laurie !
Je tente de rassembler mes esprits.
— On s’occupe de trouver une remplaçante au plus vite.
Normalement, dès ce soir il y aura quelqu’un.
Cette nouvelle me soulage, mais ne suffit pas à me
réconforter. Incapable d’ajouter un mot, je murmure :
— OK…
— Laurie, je sais que tu es inquiète.
Elle me connaît trop bien. Inutile de nier.
— Mais je te promets que je vais te dégoter une perle. Ta
Maman sera entre de bonnes mains.
Une perle ? Maria connaît parfaitement ma mère et ses
goûts. Elle arrive à communiquer avec elle, et c’est une
merveille de douceur dans chaque activité. Aucune perle ne
fera l’affaire ! Bien sûr, nous avons déjà travaillé avec des
remplaçantes, mais mes craintes sont toujours les mêmes :
tomber sur une inconnue brutale ou méchante. Ou sur une fille
blasée et incapable d’empathie. Je tente tant bien que mal de
calmer ma respiration. Maria est irremplaçable. Elle a fait le
choix de se consacrer principalement à Maman afin de nous
offrir le confort de la stabilité. Elle passe deux fois par jour, en
semaine et le samedi matin. Je doute que la remplaçante soit
aussi disponible.
— Ma belle, je suis désolée, je dois te laisser : on m’appelle.
Je t’embrasse.
Je prends sur moi pour chuchoter :
— Moi aussi. Remets-toi bien.
La tonalité de fin de communication retentit. Avant de me
retourner, j’inspire profondément pour faire bonne figure.
Eliott et Maman me scrutent.
— Alors ?
— Elle a eu un accident de travail et elle est arrêtée pour un
moment.
— Mince !
— Elle… Elle… v… ben ? demande Maman.
— Ça va à peu près, je crois. En revanche, elle va être
remplacée.
Eliott hausse les épaules.
— Tant qu’elle va bien et que ça lui permet de se rétablir,
c’est pas si grave.
Pas si grave ?! Est-ce qu’il se rend compte de tout ce que ça
implique ? Des conséquences de ce changement ? Mon regard
noir rencontre celui de ma mère qui me rappelle au calme.
Eliott devrait réfléchir un peu plus avant de tout prendre avec
légèreté !
— Détends-toi, Lo. Je suis sûr que la nouvelle sera super
cool.
Je n’arrive pas à savoir s’il est optimiste ou s’il s’en moque
juste royalement.
— Oh, merde ! L’heure !
Je grimace, exaspérée, tandis qu’il avale son toast en trois
bouchées, plaque un bisou plein de miettes sur la joue de
Maman et se dirige vers le palier.
— Je file ! Bonne journée !
— Fais…
La porte se referme. J’achève dans un soupir :
— … attention à toi.
Je me laisse tomber sur la chaise à côté du fauteuil de
Maman, qui me sourit.
— ‘Liott a… El… iott…
Quand Maman ne trouve plus un mot, elle répète le début de
la phrase en boucle. Ce matin, je n’ai pas la patience de la
laisser chercher. Surtout que je sais très bien qu’elle va prendre
sa défense.
— Eliott a raison. C’est ça ?
— Ui. Ça va al… aller.
J’affiche un air convaincu.
— Évidemment que ça va aller. Sur ce, on devrait manger.
J’attrape la cuillère ergonomique que Maman peine à porter
à sa bouche et la remplis de corn flakes. Comment je vais me
débrouiller sans Maria ? J’arrête la cuillère à deux centimètres
des lèvres de Maman. Comment vais-je faire… toute seule ?
L’angoisse monte, comprime ma poitrine. Tout est organisé
pour que les choses se passent bien, avec Maman, avec Eliott.
Mais si la machine se grippe, le système s’effondre. Et nous
avec.
Chapitre 2
Eliott

J’aime sentir le vent sur mes joues. J’aime la sensation de


frôler les gens quand je slalome en skate sur les trottoirs. Et
j’aime encore plus leurs regards outrés. Je sais. C’est mal.
Mais au moins, ils auront un sujet de conversation pour leur
pause clope. « Non, mais les jeunes, de nos jours, ils
respectent plus rien… Aujourd’hui, y en avait un, sur le
trottoir… »
Je saute une marche, traverse, évite une femme qui
m’adresse un signe agacé. Vu la tête des passants le matin, je
suppose qu’ils ont tous des jobs pourris. Ça donne envie de
grandir ! Je leur fournis un instant de distraction, ils devraient
m’en être reconnaissants. En vrai, c’est juste que je suis
monstrueusement à la bourre et que rouler sur la route est bien
plus dangereux. Mais, bref.
J’attrape ma planche en arrivant devant le lycée, l’attache
illico presto et fonce au deuxième étage. La seconde sonnerie
retentit. Et merde. Fernandi va encore me tomber dessus.
Pourquoi est-ce que TOUS les cours de physique sont à
8 heures ? Je frappe à la porte de la 207 en prenant une
profonde inspiration.
— Tiens, tiens… mais qui voilà ? Monsieur Samely. En
retard ! Comme d’habitude !
— Je…
— On commence par dire bonjour et par présenter ses
excuses !
Je baisse les yeux. Inutile de l’énerver encore plus. Ce type
interprète le moindre geste comme une provocation. Pourtant
j’ai vraiment essayé de me faire discret… au début.
Maintenant, il me tape tellement sur le système que c’est plus
compliqué. Je jette un œil à la classe. Les mecs ont un rictus
moqueur sur le visage et les filles l’air blasé. J’adore
l’ambiance de la seconde 9. Je me raccroche au regard de Jade,
qui esquisse un sourire désolé.
— Quelle est votre excuse cette fois ? Votre réveil n’a pas
sonné ?
Il me gave. Ça ne m’amuse pas non plus d’être en retard !
S’il ne m’avait pas saqué dès le départ, il saurait aussi que la
physique, c’est mon truc. Mais bon, parmi tous mes profs, il
fallait bien un crétin.
— Il y avait du monde dans la rue ?
Ma mère avait besoin d’aide pour se mettre à table et je ne
pouvais pas l’abandonner avec ma sœur qui était à deux doigts
de la crise d’angoisse. Mais tu crois que je vais te répondre ça
devant tous les autres, abruti ?
Mains dans les poches, il descend de l’estrade et s’approche
de moi. Son petit nez se retrousse quand il me crache :
— Vous ne trouviez plus vos Chocapic ?
J’entends quelqu’un pouffer dans la classe. Je suis sûr que
c’est ce connard de Lary Cost.
— Bon, vous m’acceptez ou je vais en perm ?
— Premièrement, vous allez me parler sur un autre ton,
jeune homme, ou ce n’est pas en permanence que vous allez
finir, mais chez la proviseure.
Je me retiens de lever les yeux au ciel. Je me fiche de me
retrouver chez la proviseure. Contrairement à l’idiot qui me
sert de prof, elle est bienveillante. Mais comme j’ai
absolument besoin d’un bon dossier en physique pour pouvoir
la prendre en option l’an prochain, je fais profil bas.
— Je vous présente mes excuses, monsieur. Je sais que je
suis en retard, mais ça ne se reproduira plus.
— Monsieur Samely… Vous me dites ça trois fois par
semaine. Et rien ne change. Non, cette fois, ce sera la
permanence ! Tâchez d’être plus ponctuel à l’avenir.
Je le fusille du regard. Tout ça pour ça ? Mes doigts se
crispent sur la bretelle de mon sac. Je tourne les talons en me
retenant de lui hurler d’aller se faire foutre.
— Et fermez la porte.
Je l’ignore et laisse le battant grand ouvert. Il n’aura qu’à
bouger ses fesses. J’enfonce mes écouteurs dans mes oreilles
et lance le dernier album d’Eminem à plein volume. On n’est
que lundi et cette semaine me saoule déjà…
Mon portable vibre, j’ouvre le texto de Jade :
>On procède comme d’habitude ?
>Yep.
Dans quelques minutes, je recevrai la première photo de ses
notes et le début de l’enregistrement de Ben, que je pourrai
commencer à recopier. Heureusement qu’ils sont là ! Cela dit,
il faut que je sois plus souvent à l’heure, autrement Fernandi
finira par les pincer.

Xander

Trois… quatre… cinq… Maintien. Je souffle en contractant


les abdos, puis repars pour la série de pompes suivante. Tout
l’art de l’affaire est de rendre les muscles saillants sans
transpirer. Au début, j’ai eu quelques soucis, mais je maîtrise
désormais parfaitement la technique de Carlos. Il a beau n’être
pas fréquentable, je dois reconnaître que c’est un excellent
coach.
Mon portable sonne, m’obligeant à interrompre l’exercice.
Le shooting commence dans cinq minutes, ça a intérêt à être
important. Le numéro de Maria s’affiche et me convainc de
décrocher.
— Salut, Maria. Que puis-je pour toi ?
— Salut, Xander. Je ne te dérange pas ?
— Un peu, mais dis-moi.
— OK, je vais aller droit au but : j’ai besoin que tu me
remplaces auprès d’une de mes patientes.
En effet, c’est direct. Je sens que cette conversation va
m’embêter.
— Je ne suis qu’à temps partiel. Je fais déjà beaucoup trop
d’heures.
— Je sais… Comme nous tous.
Certes, mais vous n’exercez pas tous un second job à côté.
Je soupire :
— Allez, explique.
— Comme tu as dû l’apprendre, je suis en arrêt pour
environ deux mois. On a une remplaçante pour un de mes
patients, mais pour l’autre… J’aimerais que ce soit toi qui t’en
occupes.
— Pourquoi ?
Elle prend une seconde pour réfléchir. Et elle y a tout
intérêt, si elle veut espérer me convaincre. On ne parle pas
d’un petit service, mais d’au moins dix heures de boulot
supplémentaires par semaine.
— Parce que vous vous entendrez à merveille.
J’esquisse un sourire.
— Il va falloir trouver un peu mieux.
— Écoute, Xander. C’est une patiente assez lourdement
handicapée… Elle a besoin d’aide pour les transferts, pour
manger et la toilette. Et elle communique avec peine.
Cette fois, je souris franchement.
— Est-ce que tu es en train de me dire que, non seulement
tu veux me refiler du travail, mais en plus ta patiente la plus
compliquée ? Tu sais que tu ne plaides pas du tout en ta faveur.
Elle a un petit rire.
— Sans doute… Mais tu es le seul en qui j’ai une confiance
totale. Mme Samely est une femme adorable, et ses enfants,
qui vivent avec elle, le sont tout autant. Mon absence risque
d’être difficile pour eux, alors je veux être sûre que ça se
passera bien avec la personne qui me remplacera.
Je m’assieds sur la chaise en toile. Même si j’accepte, il n’y
a aucune garantie que tout se déroule bien. En réalité, ce n’est
pas la perspective de m’occuper d’un patient de plus qui me
dérange. Au contraire, même, j’aime être avec les patients.
Seulement, il y a les shootings à assurer en parallèle et puis…
le nouveau contrat à signer. Je plisse le front. Évitons de
penser aux choses qui fâchent pour l’instant.
— Quels sont les horaires ?
— Officiellement, 7 h 20-9 h 30 le matin et 18 heures-
20 h 30 le soir.
— Et en pratique ?
— En pratique, tu vas tellement les adorer que tu y passeras
la journée, me répond-elle avec malice.
En même temps, j’adore tous mes patients. Un rapide calcul
m’apprend qu’il s’agit d’au moins vingt-cinq heures
hebdomadaires.
— Je regarderai si c’est compatible avec mon planning, par
rapport à mes deux patients.
— J’ai vérifié avec la responsable avant de t’appeler. Elle
est prête à adapter tes horaires, si j’arrive à te convaincre.
Je secoue la tête, amusé. Quand Maria veut quelque chose…
— As-tu aussi vérifié mon planning perso ?
Je devine sans le voir son air embêté. Maria m’a pris sous
son aile quand j’ai débuté dans cette boîte d’auxiliaires de vie,
il y a trois ans. Elle a été mon ange gardien pendant tout ce
temps et ne m’a jamais demandé le moindre service… Je ne
peux pas lui dire non. Ça va être compliqué, mais je me
débrouillerai.
Deux petits coups à la porte me tirent de mes pensées. Une
fille du staff glisse la tête dans l’entrebâillement, lorgne sur
mes pectoraux, puis balbutie qu’on va commencer.
— Je vais devoir te laisser. Envoie-moi toutes les infos. J’y
serai ce soir. Par contre, je ne pourrai pas être là en matinée les
deux prochains jours. J’ai des obligations.
— Tu verras ça avec sa fille, Laurie. Elle s’organisera.
Merci, mon Xander, tu es parfait !
— Je sais. Allez, prends bien soin de toi, je passerai
t’embêter dès que j’ai un peu de temps !
Torse nu, je me rends sur le plateau où tout le monde
s’affaire. Liz m’attend, un sourire gourmand sur le visage.
Comme tous les mannequins avec qui je pose, elle est très
belle selon les standards de beauté occidentaux, et
particulièrement quelconque à mes yeux. Je lui lance un regard
indifférent qui suscite une adorable lueur d’énervement dans le
sien.
— Salut, comment tu vas ? me demande-t-elle.
— Salut.
Sans s’offusquer de mon ton froid, elle prend ma main.
— Prêt à passer une heure sous les projecteurs ?
— Oui.
Liz me jette une œillade contrariée.
— On est censés avoir l’air complice. Si tu n’y mets pas du
tien, ce n’est pas une heure que ça va durer, mais douze.
— Tu serais ravie de rester douze heures avec moi.
La provoquer me distrait, mais mieux vaut ne pas faire
traîner la séance : j’ai une patiente à voir à 18 heures.
— On commence ! déclare le photographe. Xander, attrape
le menton de Liz avec ta main droite. La gauche sur le bas de
son dos. Tu la plaques contre toi. Voilà… Liz, je veux un air
mutin sur ton visage. Souris un peu moins… là. Parfait.
Je plonge mes yeux dans ceux de Liz, me concentre. Que
mon regard, mon visage, tout mon corps expriment le désir, la
passion. Un plaisir brûlant m’envahit. J’aime jouer, sentir la
beauté qui se dégage de nos corps enlacés.
Les crépitements des flashs cessent et le charme se brise. Je
recule tandis que Liz secoue ses mèches brunes, espiègle.
— Avoue que tu aimes poser avec moi.
Je lui adresse un sourire moqueur.
— En effet, j’aime poser avec toi. Mais uniquement poser.
Une lueur de défi embrase ses iris tandis que le photographe
nous ordonne de nous rapprocher. Cette fille m’amuse.
Chapitre 3
Eliott

La sonnerie. Enfin ! Je me lève le premier et dépose ma


copie sur le bureau de la prof avant de sortir. Une matinée de
merde. Les deux heures de contrôle d’histoire m’ont paru
interminables. Faut dire que « L’ordonnance de Villers-
Cotterêts et son influence sur la construction administrative
française » ne me parlait que moyennement… Avant ça, j’ai
recopié bêtement les notes de Jade, en tentant de comprendre
l’enregistrement envoyé par Ben. Vu qu’il avait planqué son
téléphone dans sa trousse, le son n’était pas terrible.
Heureusement que l’heure de français avec Mme Dulac – la
meilleure prof que ce lycée ait jamais connue, à mon humble
avis – a remonté le niveau.
Ben et Jade me rejoignent à la sortie de la classe.
— Ça n’a pas l’air d’être la grande forme, toi… dit Jade en
posant une main sur mon épaule. C’est M. Fernandi ?
— Ouais. Entre autres.
Ben demande :
— Pourquoi t’étais en retard, ce matin ?
— L’auxiliaire de vie s’est blessée et j’ai dû filer un coup de
main à Laurie.
— Mince ! Comment vous allez faire ? s’inquiète Jade.
— Elle va être remplacée…
— Ce qui doit réjouir ta sœur ! lance Ben d’un ton ironique.
J’acquiesce. Ben connaît Laurie par cœur, déjà parce qu’ils
se croisent depuis un bail, et ensuite parce que je lui raconte
tout. Jade proteste :
— Ne te moque pas. Tu n’es pas à sa place. Quand on doit
passer cinq heures par jour avec quelqu’un, c’est important de
bien s’entendre !
Ben va prendre ça pour de la solidarité féminine, mais Jade
n’a pas tort. Il hausse les épaules.
— C’est un truc de filles de toujours se prendre la tête.
— Ça n’a rien à voir !
— Avant d’en faire un drame, elle devrait attendre de
rencontrer la nouvelle. Si ça se trouve, elles vont devenir best
friends forever.
Jade pince les lèvres, son expression typique quand elle est
agacée. Puis, elle nous entraîne vers le réfectoire. Arrivée
devant la porte, elle se tourne vers moi :
— Pourquoi tu ne vas pas voir M. Fernandi pour lui parler
de tes difficultés à être à l’heure ?
— Si ça l’intéressait vraiment, il aurait déjà demandé ses
raisons à Eliott !
— Ce n’est pas à toi que je posais la question, Ben !
— J’ai bien le droit de donner mon avis !
Je souffle.
— Ça va, vous deux, vous n’allez pas vous y mettre…
Ils sont comme chien et chat, incapables de communiquer,
mais ils s’adorent. Peut-être même qu’ils sont amoureux. Jade
me fixe, attendant ma réponse.
— Je n’ai pas envie d’un traitement de faveur.
La vérité, c’est que je n’ai pas non plus envie qu’il sache,
tout simplement. Le mépris de son regard me suffit, pas la
peine d’y ajouter la pitié.
— On ne parle pas de faveur, on parle d’un peu de
souplesse et de compréhension !
— Ben a raison. S’il avait voulu être compréhensif, il
l’aurait déjà été. En plus, il pourrait faire des allusions devant
les autres !
Jade soupire, l’air peu convaincue. Mais c’est ma vie privée
et elle ne regarde ni Fernandi ni personne.
— Moi, je trouve que tu devrais essayer. Et s’il parle de ta
mère en classe…
— Elle a quoi, sa mère ?
Je n’ai pas besoin de me retourner pour savoir qui est le
fouineur qui se tient derrière nous : Lary Cost a une voix aussi
insupportable que son caractère.
— Rien qui te concerne, rétorque Jade.
— Rho, vous voulez pas partager vos petits secrets ? C’est
chou.
À côté de moi, Ben se tend.
— C’est surtout triste pour toi. D’être jaloux parce que t’as
pas d’amis pour partager les tiens.
Lary s’approche, retroussant le nez sous la colère.
— Pas d’amis ? J’ai pas d’amis, moi ? Pfff, t’es con ou
quoi ? Tu veux que je te les présente à la sortie ?
Jade s’interpose :
— Ben, ignore-le, il ne vaut pas la peine qu’on perde notre
temps.
— Ouais, c’est ça. Écoute, Miss sainte-nitouche.
Je me raidis, mais Ben est plus vif. D’un pas, il franchit
l’espace qui le sépare de Lary.
— Comment tu l’as appelée ?
Par chance, la file avance à ce moment-là. Jade tire Ben vers
la machine à cartes devant laquelle se trouve un surveillant. Le
pion pose un regard suspicieux sur nous. Je saisis mon plateau
juste avant Lary.
— Tu m’as rendu curieux, me susurre-t-il. J’ai hâte de
découvrir ce que ta mère magouille.
Quel connard. Je sais que ça ne sert à rien de perdre mon
calme pour un idiot comme lui, mais je lui collerais bien mon
plateau dans la figure. J’attrape mon assiette en remerciant
l’employé qui me la tend, puis me dépêche de choisir un
dessert et de rejoindre les autres. C’est exactement pour éviter
ce genre de situation que je ne veux pas que tout le lycée soit
au courant. Il y aura toujours des mecs comme Lary Cost pour
chercher les embrouilles.
— Ce mec est vraiment stupide, conclut Jade quand je
m’assieds face à elle.
Ben a un petit rire ; elle fronce les sourcils.
— Quoi ?
— Tu n’as jamais entendu la rumeur ?
Je demande :
— Quelle rumeur ?
— Lary kifferait Jade.
Elle manque de s’étouffer, ce qui fait marrer Ben et
m’arrache un sourire.
— C’est toi qui es stupide, en fait ! proteste-t-elle.
— Tu aurais vu ta tête ! C’était magique !
J’avale une bouchée de riz, bercé par leur fausse dispute.
Mes pensées s’éloignent. Mon esprit a la faculté de faire jaillir
les souvenirs sans aucune logique. Surtout ceux que je croyais
avoir oubliés. Passé, futur, rêve, avenir, cauchemar. Maman,
un pas sur la Lune, Laurie, le vélo sans petites roues,
l’hôpital, Lary, Papa… Papa.
Je sursaute. Ben vient de me pousser du coude. Jade me fixe
avec des yeux inquiets, ou tristes, je ne sais pas trop. Je me
force à sourire. Ben me tire d’affaire en changeant de sujet :
— Tu passes chez moi, ce soir ?
J’hésite.
— Laurie aura sûrement besoin d’aide avec la nouvelle
auxiliaire…
— Allez ! Juste une heure.
C’est tentant. Une bonne partie de FIFA me ferait le plus
grand bien. Puis je me souviens de la voix angoissée de Laurie
ce matin, et je secoue la tête. Je peux pas la lâcher aujourd’hui.
— Mercredi aprèm, plutôt.
— Dois-je vous rappeler qu’on est censés réviser ensemble,
mercredi aprèm ? râle Jade.
Ben hausse les épaules :
— On pourra faire les deux, fais pas ton Hermione.
Elle n’ajoute rien et se concentre sur sa compote. Jade est
vraiment sympa. Elle a beau s’inquiéter pour mes notes
catastrophiques en physique, elle ne joue pas les rabat-joie. De
nous trois, c’est la plus studieuse, mais quand elle se lâche,
elle est super cool. Et elle a toutes les qualités que je n’ai pas :
elle est patiente, réfléchit avant d’agir et voit toujours les bons
côtés de ceux qui l’entourent… même ceux de Lary, parfois.
Chapitre 4
Laurie

14 heures. Je n’ai pas vu le temps passer. L’absence de


Maria a complètement perturbé mon planning. J’ai gardé un
œil sur Maman tout en gérant la cuisine, la toilette et le repas.
Pas moyen de me poser sur mes cours. J’abandonne la
vaisselle dans l’évier et vérifie l’emploi du temps aimanté sur
le frigo. En théorie, nous devrions aller nous promener, mais…
Je sens la flemme m’envahir.
— Tu veux qu’on sorte, Maman ? je demande en m’affalant
sur le canapé.
Assise face à la télévision, elle se tourne vers moi.
— Comme… t… tu… veux.
Je ne réponds pas. Je me serais bien endormie là, mais la
montagne de tâches qu’il me reste à accomplir torture ma
conscience. Mieux vaut bouger. Je me lève et tente de me
convaincre qu’il serait honteux de ne pas profiter de la
température anormalement douce pour un mois de février.
Sortir avec Maman est toujours compliqué. Parfois, je
repense au temps où nous attrapions juste nos vestes et
partions faire les boutiques sur un coup de tête. Toutes les fois
où nous avons couru à la bibliothèque dix minutes avant la
fermeture, ou filé au parc Montsouris ramasser les marrons.
Être dehors en une seconde, sans préparation ni check-list…
ça me manque. Je fais taire la nostalgie et m’exhorte à
l’efficacité. J’aide Maman à s’habiller, lace ses chaussures,
vérifie que la poche à urine est bien fixée à son mollet, puis
j’enfile mon manteau.
— T… tu… devrais te… te…
— Me ?
Maman mord le coin supérieur de ses lèvres plusieurs fois,
signe qu’elle ne trouve pas le mot adéquat. L’exaspération sur
ses traits me serre le cœur. Ça arrive cent fois par jour, mais je
ne m’y habitue pas. Finalement, elle désigne son écharpe et
mes neurones se connectent enfin.
— Ah ! Mais non, je ne vais pas avoir froid !
— Tu risques de… d’être… mal… malade.
Un sourire apparaît sur mon visage, tandis que Maman
hoche la tête, insistante. J’apprécie toujours lorsqu’elle insiste
pour prendre soin de moi, alors j’attrape bonnet et écharpe
sans discuter.
Un tour de clé plus tard, l’épreuve de l’ascenseur peut
commencer. Le nôtre est typique des immeubles
haussmanniens, c’est-à-dire pas du tout adapté à un fauteuil
roulant. Je case avec peine celui de ma mère dans la minuscule
cabine, appuie sur le bouton « 0 » et m’assure que les portes se
referment bien.
Mes jambes dévalent les trois étages. Une joie douce
m’effleure. Depuis l’été dernier, je m’évertue à savourer les
petites choses de la vie. Faire la course avec l’ascenseur en fait
partie. C’est sans doute un des changements positifs : j’ai
appris à m’émerveiller de tout.
Quelques minutes plus tard, je pousse Maman de rue en rue.
Dehors, le bruit ambiant et le fait que je sois derrière elle nous
empêchent de parler, mais en me penchant, je peux constater
son air apaisé. J’inspire profondément. La brise contre ma
peau me fait un bien fou. J’ai eu raison de me forcer à sortir.
Maman me désigne un banc et nous nous arrêtons. Je
m’assieds et sors Orgueil et Préjugés de mon sac. Il fait assez
doux pour rester immobiles à lire un ou deux chapitres.
— Tu te souviens où on en était ?
Elle prend un instant pour réfléchir.
— À la d… demande.
— Ah oui ! La demande en mariage ! Monsieur Darcy, dit
Elizabeth…
Quinze minutes plus tard, j’achève ma lecture. Le froid
commence à engourdir mes doigts.
— On d… devrait… partir. Tu as fr… tu as froid, me dit
Maman en souriant.
— Oui, on rentre !
J’attrape les poignées du fauteuil et nous dirige vers la
maison. Il est encore tôt. Avec un peu de chance, nous ne
croiserons aucun de mes anciens camarades de classe. La seule
idée de me retrouver face à l’un d’eux me met mal à l’aise…
pourtant, c’est idiot. Il n’y a aucune honte à avoir une mère en
fauteuil roulant. Je souffle en chassant ces réflexions. J’ai trop
de choses à gérer pour chercher en plus à comprendre les
nœuds de mon cerveau.
À peine rentrée, j’installe Maman à son aise dans sa
chambre, puis me rappelle que ce n’est pas Maria qui viendra
ce soir. Non que je puisse réellement l’oublier, mais j’ai
préféré occulter tout ce que cela implique… À commencer par
les explications. Je récupère le porte-vue contenant tous les
comptes rendus médicaux et le pose sur la table de la salle à
manger. Je n’ai pas envie de raconter, encore. Et je ne
supporterai pas le moindre regard de pitié. Ma mâchoire se
crispe. Avant Maria, plusieurs auxiliaires de vie se sont
succédé. Gentilles, certes, mais aucun feeling avec moi et pas
toujours très compétentes – il faut dire que toutes n’avaient
pas pu bénéficier d’une formation adéquate. Évidemment,
c’est de Maman qu’elles s’occupent, mais c’est moi qui
supervise tout ici… Passer son temps dans la même pièce que
quelqu’un avec qui on ne s’entend pas est très vite pesant. Et
puis, elles n’étaient pas disponibles tous les jours et se
relayaient régulièrement. Ainsi, je devais constamment
m’adapter.
Maria a tout changé. Non seulement c’est une
professionnelle exemplaire, mais aussi une femme adorable,
drôle et bienveillante. Elle a décidé de prendre en charge
moins de patients afin d’être présente chaque jour pour
Maman. En deux semaines, elle faisait partie de la famille. La
tristesse me gagne et je m’affale sur la chaise.
Malgré moi, mes doigts tournent les pages plastifiées du
porte-vue. Mes yeux se posent sur les mots des médecins, qui
résonnent encore. Fièvre, fibrillation atriale, AVC, séquelles…
C’était hier. Hier que je m’effondrais dans les bras de l’interne.
Hier que je passais mes heures dans la chapelle de l’hôpital en
priant un dieu auquel je ne crois pas. Hier que je me jurais que,
si Maman s’en sortait, je profiterais de chaque instant à ses
côtés. Hier…
Je me force à me ressaisir. Je dois au moins laisser une
chance à la nouvelle. Elle ne sera jamais Maria, mais il nous
faudra bien coopérer.
Les heures ont filé sans que je parvienne à me concentrer
sur mes révisions. Ce n’est pas comme si je pouvais me
permettre de perdre mon temps… Bon sang, pourquoi ce
simple changement me perturbe-t-il autant ? Parfois, je
donnerais cher pour être comme Eliott. Zéro prise de tête, cent
pour cent insouciance. Un sourire se faufile sur mon visage.
C’est tout lui, ça.
Ding… dong. Je sursaute et rejoins précipitamment l’entrée.
La nouvelle a une drôle de façon de sonner. Elle ne relâche pas
tout de suite le bouton. Je lève les yeux au ciel. Peu importe
comment elle sonne ! Le cœur battant, j’ouvre la porte et… je
me fige.
Mes lèvres s’entrouvrent et je cligne bêtement des yeux. Un
homme se tient devant moi. Que dis-je ? Un dieu grec. Ou
plutôt hispanique, avec sa peau mate et ses cheveux noirs. La
dernière fois que j’ai vu un mec aussi beau, c’était samedi,
dans Mentalist.
Je suppose qu’il s’est trompé d’étage, mais je lui pardonne,
il valait le dérangement. La voix grave de l’inconnu me
ramène brutalement à la réalité.
— Bonjour, je suis bien chez Mme Samely ?
Hein ?
— Euh… oui.
— Je suis le remplaçant de Maria.
Qu… quoi ?
— Je peux ?
Il s’avance et je m’efface machinalement pour le laisser
entrer. Le stress, un instant dissipé, m’enserre de nouveau. Il
doit y avoir une erreur. Maria ne m’aurait pas fait ça. Elle
m’aurait prévenue que « la remplaçante » était un remplaçant !
Parce que je ne compte pas passer mes journées avec un mec
que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. Et Maman ? Je ne suis
pas certaine qu’elle veuille être changée tous les jours par un
jeunot de quoi… vingt-cinq ans ? Du calme, Laurie. Respire.
Le nouveau observe la pièce ; je suis incapable du moindre
mouvement. Je déteste ce qui n’est pas prévu. Le
« remplaçant » finit par reporter son attention sur moi. Son
regard tranquille croise le mien et, instantanément, ma barrière
mentale de protection s’érige. Je me crispe, profondément mal
à l’aise, et détourne les yeux. Ça ne va pas être possible.
Chapitre 5
Xander

Je balaie l’espace du regard. Pièce à vivre de taille


moyenne, plutôt propre et rangée. Une grande table au milieu,
qui doit être pratique si la mère est en fauteuil. Cuisine à
l’américaine, bien aménagée, idéale pour cuisiner tout en
gardant un œil sur une personne malade. De l’autre côté, le
coin salon, avec le canapé et une télévision. L’ensemble me
paraît ergonomique. Tant mieux.
Je note aussi la décoration sobre, les nombreux cadres
photo. Le logement en révèle beaucoup sur le tempérament de
ses habitants… Personnes sérieuses, esprit de famille. Sur
cette conclusion, je pose ma sacoche sur une chaise et me
tourne vers la jeune femme qui m’a ouvert. Cheveux longs
châtains, presque roux, peau pâle, corpulence moyenne. Traits
tirés. Cernes. Elle n’a pas bougé d’un pouce et me dévisage.
Je m’étais trompé. Je pensais que Mme Samely serait une
vieille femme et que sa fille aurait la cinquantaine bien tassée.
En fait, je ne suis même pas certain qu’elle ait vingt ans. Et vu
sa tête, je ne dois pas non plus correspondre à ce qu’elle
attendait. Je retiens un soupir. Les gens sont souvent étonnés,
la première fois. Déjà, parce que je suis un homme et que les
hommes auxiliaires de vie ne courent pas les rues, et ensuite
par mon apparence. Mais là, Maria aurait pu nous prévenir. Je
suis sûr que, si elle ne l’a pas fait, c’est juste pour le plaisir
d’imaginer nos mines déconfites. Ça lui ressemble bien !
Le silence devient pesant et je prends les devants en tendant
la main à la jeune femme.
— Javier Xander Moreno. Vous pouvez m’appeler Xander.
— Laurie Samely, répond-elle d’un ton neutre.
Elle saisit ma main, l’air gêné. Je plisse le front. Pas un
sourire ni même une phrase de politesse convenue. Elle ne m’a
pas non plus proposé de l’appeler par son prénom, ce que font
habituellement les patients et leur famille. Bon.
— Je peux poser mon manteau ?
— Là-bas, fait-elle en désignant le couloir.
Je contiens l’énervement qui me gagne. En tout cas, dans le
genre glacial, elle se débrouille bien.
Laurie s’installe à la table de la salle à manger. Une fois
débarrassé de mes affaires, je la rejoins.
— Je vous fais un petit récapitulatif ?
— Avec plaisir.
Je m’assieds face à elle, attentif. Laurie commence, d’un ton
froid :
— Ma mère a cinquante-trois ans. On lui a diagnostiqué une
sclérose en plaques, il y a une quinzaine d’années. La maladie
ne posait pas trop de problèmes, jusqu’à… il y a environ deux
ans.
Une ombre voile un instant son regard, puis elle reprend :
— Là, ça s’est aggravé. Ma mère a eu une poussée sévère
de la maladie, une myélite1. Elle a gardé des séquelles
importantes. À partir de ce moment-là, elle a dû utiliser un
fauteuil pour se déplacer et puis il y a eu les autosondages
aussi.
Son vocabulaire médical ne me surprend pas. Les proches
impliqués dans les soins d’un parent sont toujours très
informés. Par contre, le détachement avec lequel elle énonce
l’histoire médicale de sa mère m’interpelle.
— Globalement, elle était autonome pour à peu près tout.
On l’aidait pour sortir, mais une fois les quelques
aménagements de l’appart faits, ça se passait très bien. Et
puis…
Sa voix baisse. Laurie détourne le regard, prend une brève
inspiration. Pour la première fois, je perçois une émotion chez
elle. Mais elle se reprend vite.
— L’été dernier, elle a fait un sepsis à point de départ
urinaire.
Une infection urinaire compliquée… Cela arrive souvent
chez les personnes qui doivent se sonder. D’une manière
générale, les patients fragiles font plus de complications
médicales que les autres. C’est un cercle vicieux.
— Elle a été hospitalisée en réanimation.
Je fronce légèrement les sourcils. Ce n’était pas une
infection banale. Sa mère a frôlé la mort.
— Dans les suites, elle a fait un accident vasculaire
cérébral.
Je garde le silence, sentant mon cœur accélérer.
— Elle est allée dans un service de réadaptation pendant un
peu plus de deux mois et elle est revenue à la maison début
novembre. Elle a bien récupéré, même si c’est encore difficile,
surtout sur le plan de la parole. Entre l’AVC et l’évolution de
la sclérose en plaques, elle a de gros troubles de l’articulation,
mais au final, avec un peu d’entraînement, on communique
plutôt bien. Elle comprend parfaitement.
Son insistance sur la dernière phrase m’exaspère. Que croit-
elle ? Que je prends les patients pour des idiots parce qu’ils
peinent à prononcer un mot ?
— C’est surtout sa mobilité qui a été altérée. Elle marche
difficilement, même avec une aide, et ne peut pas faire les
transferts seule. Et elle bouge mal ses bras.
Je retiens un soupir. Cela commence à faire beaucoup pour
une dame vivant à domicile. Laurie semble être une fille
consciencieuse et organisée, mais la gestion d’un tel handicap
représente une charge énorme, tant physique que mentale…
N’a-t-elle pas pensé à placer sa mère en foyer adapté ? La
question s’est forcément posée. Je me mords la lèvre, sentant
que je vais enfreindre la règle. Les gens ont leurs raisons, je
me suis toujours refusé à questionner leur choix. Mon rôle est
de les aider à l’assumer. Et ça ne changera pas avec Laurie. Je
m’enquiers :
— Quelles sont les aides mises en place ?
— Au niveau financier ou humain ?
— Humain.
— Le kiné vient trois fois par semaine, l’orthophoniste une
fois. L’infirmière passe trente minutes tous les matins, pour les
médicaments, l’injection d’anticoagulant et la sonde urinaire.
Et puis, Maria venait tous les jours, sauf le dimanche.
C’est beaucoup, mais probablement trop peu. Je scrute
Laurie un instant, sans trouver les réponses qui me manquent.
— À part ça, elle porte une sonde urinaire en permanence et
elle a tendance à faire des fausses routes quand elle mange,
donc il faut être vigilant.
Laurie pousse le porte-vue vers moi.
— Il y a toutes les infos là-dedans. Des questions ?
Tu es en quelle classe ? Tu tiens le coup à gérer tout ça ? Y
a-t-il quelqu’un pour t’aider ?
Bien sûr, je ne dis rien et, faisant fi du malaise qui me titille,
je me lève. Je n’ai plus qu’à espérer que le contact passe
mieux avec Mme Samely qu’avec sa fille.
— Non, je crois que c’est bon. Où nous attend-elle ?
Laurie se dirige vers la pièce attenante. Une femme aux
traits affables est allongée dans le lit. Un visage ovale, des
yeux verts étincelants et des cheveux mi-longs grisonnants. Le
regard rieur de Mme Samely me plaît immédiatement.
— Maman, je te présente Xander, c’est le remplaçant de
Maria.
La douceur de la voix de Laurie me frappe. Je me tourne
vers elle et reste bouche bée. La fille à côté de moi n’a plus
rien à voir avec celle qui m’a accueilli. Son visage ouvert, sa
posture… Dès qu’elle s’est adressée à sa mère, ce qu’elle
dégage a changé. L’amour qui émane d’elle est saisissant.
— B… Bonyour.
Le large sourire de Mme Samely appelle le mien.
— Bonjour, madame Samely.
— Bien… wenue.
Je jette un œil à Laurie. Elle a le même sourire que sa mère.
Il se fane dès qu’elle aperçoit que je l’observe. J’approche une
chaise du bord du lit. Tant pis pour elle, je suis là pour sa
mère. Qu’elle le veuille ou non, je repartirai au moins en ayant
eu un bon contact avec ma patiente.
— Comme Laurie vous l’a dit, je m’appelle Xander. Je vais
remplacer Maria pendant un moment, donc ce serait bien
qu’on apprenne un peu à se connaître, puisqu’on va passer un
bout de temps ensemble. Qu’en pensez-vous ?
— Ah o… oui. Avec plaisir.
— Alors commençons par discuter, tous les deux.
Chapitre 6
Eliott

J’entre dans l’appartement à toute allure. C’est l’heure de


vérité ! Je foncerais bien dans la chambre de Maman, mais je
vais éviter de passer pour un gamin mal élevé dès le début. Je
meurs d’envie de voir à quoi ressemble la nouvelle, quel âge
elle a et surtout si Laurie a déjà décidé de la prendre en grippe.
Ma sœur est d’une fidélité sans faille dès qu’elle accorde sa
confiance à quelqu’un. Avant ça, mieux vaut la prendre avec
des pincettes… Quand nous étions petits, elle était plus
ouverte et faisait facilement confiance aux autres. Mais je
suppose que, à force d’être déçue, elle a changé.
Je lance mon sac sur le lit, me lave les mains au-dessus de
l’évier plein de vaisselle puis avise mon reflet dans le miroir
de l’entrée. Mes cheveux en bataille me donnent un petit air
rebelle qui me plaît bien. Même si, en vrai, je n’ai strictement
rien d’un rebelle. Je frappe et pousse la porte de la chambre de
Maman.
Elle est adossée à ses oreillers, en pleine discussion avec un
homme qui se retourne à mon arrivée. C’est qui, lui ? Un ami
de Laurie ? Je jette un œil à ma sœur restée debout, contre le
mur. Vu son expression blasée, l’hypothèse est exclue.
— Bonjour, je suis Xander. Le nouvel auxiliaire.
Ah ouais ? Un mec auxiliaire ? Génial ! Le type a un ton
franc et un léger accent espagnol. Et sa tête m’inspire.
— Salut ! Moi, c’est Eliott. Le frère de Laurie.
Je n’ai même pas besoin de la regarder pour sentir que
Laurie fulmine. Pourquoi ? Je n’en ai pas la moindre idée.
Mais, depuis le temps, j’ai appris à ne pas m’offusquer des
humeurs de ma sœur. Je plaque un bisou sur la joue de
Maman, puis me poste à côté de Laurie.
— Ça va ?
— Mouais, murmure-t-elle.
— Ils parlent depuis combien de temps ?
— Longtemps.
En effet, Xander semble avoir gagné les faveurs de Maman.
Le rire de ma mère retentit à ce moment précis et un sourire
triste apparaît sur le visage de ma sœur. Le courant a l’air de
bien passer entre Maman et le remplaçant. Alors pourquoi
Laurie ne se réjouit-elle pas ?
— Comment vous organisez-vous pour les repas ? nous
demande-t-il soudain.
— Je cuisine pour le petit déjeuner et le déjeuner, répond
Lo. Avec Maria, on s’arrangeait pour les courses. Le dîner est
livré par la mairie.
— Et à quelle heure mangez-vous ?
— Ma mère mange vers 19 heures avec Maria,
habituellement ; on se joint parfois à elle, avec Eliott.
— Dans ce cas, il va être l’heure. Madame Samely, vous
permettez que je vous aide à vous installer sur le fauteuil ?
Laurie scrute attentivement les gestes de Xander. Comme
chaque fois qu’un nouvel intervenant s’approche de Maman,
elle ne le lâche pas d’une semelle avant de s’être fait un avis
sur ses compétences. Mais je ne vois pas ce qu’elle trouverait
à redire sur Xander. Sa technique lors du transfert est impec.
C’est clairement un pro.
Il pousse le fauteuil jusque dans la salle à manger, sous le
regard suspicieux de ma frangine. Punaise, ça frise
l’impolitesse. Qu’elle soit méfiante, je peux le comprendre,
mais si elle tire cette tête depuis l’arrivée de ce pauvre
remplaçant, il ne va plus vouloir remettre les pieds ici !
— T’as une mine affreuse, Lo. Tu devrais aller te reposer,
on va gérer, Xander et moi.
Ses joues rosissent. Comme prévu, elle n’a pas apprécié.
Tant pis.
— Je me sens très bien, merci. Je peux rester avec vous.
— T… tu… devrais… pr… prendre du… du… du… temps
pour… p… pour t… toi, ma puce.
Le visage de Lo se crispe et je me retiens de pouffer. J’adore
quand Maman se range de mon côté. Laurie lance un coup
d’œil blasé à ce pauvre Xander, puis lâche :
— Comme vous voulez.
Elle sort son téléphone de sa poche et s’installe dans le
canapé. Je suppose qu’elle préfère nous surveiller. Comme elle
voudra… Perso, je n’ai pas prévu de détester le nouveau. Il a
l’air bien trop cool pour ça.

— Bonne nuit, madame Samely. Vous n’avez besoin


de rien ?
— N… non. Merci b… beaucoup.
— Bonne nuit, Mamounia !
Je place la télécommande magique dans la main de Maman.
Elle est magique parce qu’elle fait tout : appel en cas de
besoin, extinction de la lumière et de la télé. Xander me
précède dans le salon où Laurie somnole. Comme je le
pensais, il est super sympa. On a causé pendant tout le dîner,
rigolé avec Maman. Il a un humour génial et il connaît son
travail, ça se voit. Laurie pourra dormir sur ses deux oreilles.
— Si tu n’as plus besoin de moi, je vais y aller.
— Tu veux pas manger un truc ? Je meurs d’envie de
marshmallows.
Il faut toujours des marshmallows pour conclure les super
soirées. Xander éclate de rire.
— À cette heure-ci ?
— Il n’y a pas de mauvaise heure pour des marshmallows.
J’ouvre un paquet et le lui tends.
— Dis-moi, me demande Xander en attrapant un bonbon,
vous n’êtes que tous les trois ? Ton père ne vit pas ici ? Vous
avez de la famille ?
— Pas vraiment. Mon daron s’est barré il y a deux ans, et
mon grand-père ne donne signe de vie qu’à Noël. Du côté de
Maman, on ne connaît personne : elle a coupé les ponts avec
sa famille, il y a des années.
— Vous n’êtes pas trop aidés…
— Je ne te le fais pas dire. Laurie gère tout, mais bon…
Il semble hésiter, mais n’ajoute rien. Je reprends en piquant
un autre bonbon :
— D’ailleurs, fais pas gaffe à elle. Elle a l’air un peu relou,
au début, mais en vrai, elle est gentille. C’est juste qu’elle
adorait Maria… et puis t’es beau gosse, ça doit la perturber.
Laurie me tuerait si elle m’entendait, mais Xander rigole.
— Je comprends, ne t’inquiète pas.
— Sur ce, je vais la réveiller.
— Ce n’est pas la peine, laisse-la dormir.
— Tu ne la connais pas. Si elle découvre que t’es parti sans
que je la prévienne, elle va me démolir.
Xander secoue la tête.
— J’insiste. Tu pourras lui dire que je ne pourrai pas être là
demain matin ni après-demain matin ? Je n’ai pas pu déplacer
mes obligations.
Encore une nouvelle qui ravira Laurie… Xander attrape son
manteau. En vrai, je comprends qu’il n’ait pas envie
d’affronter encore les bouderies de Lo.
— Bonne soirée, Eliott. À demain soir.
— À toi aussi. Et merci.
Je verrouille derrière lui. Il ne me reste plus qu’à parler à
Laurie. Je rejoins ma sœur et tapote sur son épaule.
— Réveille-toi.
Elle sursaute et ouvre brusquement les yeux, inquiète.
— Xander est parti.
— Quoi ?
Elle se lève d’un bond, l’air mortifié.
— Et tu ne m’as pas réveillée ? Et Maman ?
— Maman est couchée. Il m’a dit de te laisser dormir.
Elle pâlit. Un petit côté de moi la prend en pitié, mais pas
assez pour résister à l’envie de la taquiner :
— D’ailleurs, t’as ronflé…
Un silence passe. Elle se décompose et j’éclate de rire.
— C’est bon, je t’embête !
— C’est pas drôle !
— Oh si ! Et puis, c’est moi ou tu ne l’aimes pas trop,
Xander ?
— C’est toi, maugrée-t-elle.
Elle me prend pour un débile ?
— Il est tout à fait pro et super gentil. Je ne vois pas ce que
tu pourrais lui reprocher.
— Absolument rien, dit-elle en se renfrognant. Et j’ai bien
vu que vous étiez devenus les meilleurs amis du monde, en
effet.
Laurie et ses absurdités… Je lève les yeux au ciel et décide
de ne pas insister. J’ai la physique à rattraper et un paquet de
devoirs à boucler. Je laisse ma sœur à ses réflexions. Elle
n’aura qu’à s’y faire. Un peu de changement ne fera de mal à
personne dans cette maison, et surtout pas à elle !
Chapitre 7
Laurie

Peu à peu, je prends conscience que je m’éveille. La maison


est silencieuse. Dehors, la cloche de la mairie sonne quatre
coups. Mon horloge interne est définitivement déréglée.
Mardi. La semaine sera finie dans cinq jours. Juste cinq.
Une petite voix me souffle qu’exclure le jour qui commence
est une grossière erreur ; je la fais taire. Je me lève
mécaniquement, me prépare un café. Trois heures pour bosser
avant que mon réveil vibre. J’ouvre mon livre de maths, puis
me décide pour l’économie, avec un soupir. Comme tous les
matins, une boule se forme dans ma gorge. J’ai tellement de
retard… À ce rythme, je vais rater mon année. Après un bac
mention très bien, ce serait vraiment un échec. Sauf qu’on a
beau avoir toutes les facilités du monde, la fac – même en
ligne – requiert un minimum d’assiduité. D’autant que je ne
bénéficierai d’aucun régime de faveur. Allez, Laurie,
concentre-toi. Je ferme les yeux, prends une grande inspiration
et me plonge dans les notions obscures décrites sur mon écran.
Mon téléphone vibre à 7 heures tapantes. Aujourd’hui
encore, je vais devoir me débrouiller toute seule. Maria ne
viendra pas ce matin, et Xander non plus. Ce qui n’est pas plus
mal. Après le fiasco d’hier, j’aime autant ne pas le recroiser
tout de suite. J’ai dû lui paraître vraiment impolie, entre mon
mutisme et mon somme sur le canapé… Je comptais juste
scroller les réseaux sociaux tout en gardant un œil sur les
autres, mais mon énorme dette de sommeil ne l’a pas entendu
de cette oreille. Déjà que la situation était gênante, je préfère
ne pas imaginer que j’aie pu baver ou ronfler devant lui.
Eliott a raison. Je n’ai rien à reprocher à Xander, du moins
pas pour le moment. Seulement, je me sens affreusement mal à
l’aise face à lui. Je n’aime pas sa façon de me regarder, comme
s’il pouvait deviner tout ce que je tente moi-même d’oublier.
Ce qui est aussi improbable qu’insupportable.
Lorsque j’arrive face à la porte de la chambre de Maman,
elle s’ouvre devant moi.
— Coucou, la plus merveilleuse et horripilante des sœurs de
l’univers !
En embrassant Maman, je m’étonne :
— Vous êtes déjà debout, tous les deux ?
— El… El… Eliott m’aide.
Mes lèvres s’étirent en un sourire reconnaissant. À la vue
des yeux cernés de mon frère, je souffle :
— Tu aurais dû dormir plus longtemps, Eliott.
— Tu t’es trompée de mot. C’est « meeer-ciii » qu’il faut
dire.
Il installe Maman devant la table puis va s’asseoir. J’en
profite pour le tirer par la manche et le serrer dans mes bras.
— Merci, adorable frangin !
Il se dégage, avec un air bourru très mignon. Eliott n’a
jamais été très démonstratif, ce qui m’a souvent donné
l’occasion de l’embêter en public. Il sert les boissons et je
reprends :
— Tu n’oublies pas qu’on a rendez-vous à la mairie demain,
à 10 h 30. Je t’ai fait un mot, mais pense à prévenir tes profs.
Eliott grimace.
— Ah oui… Je vais rater le français.
— C’est mieux que la physique…
Il ne répond rien mais, vu sa tête, j’ai visé juste. Après un
coup d’œil à sa montre, il avale son chocolat et ses toasts puis
disparaît dans la salle de bains sous mon regard débordant de
tendresse. Si je commence comme ça avec mon frère, je risque
de devenir la pire mère poule du monde.
— Ça… ça… ça va, ma p… princhesse ?
Je m’efforce de sourire.
— Oui. Je suis simplement embêtée pour Maria.
— Je co… com… pends. Mais… mais…
Elle cherche ses mots pendant plusieurs secondes, que
j’emploie à touiller mon deuxième café de la journée.
— C’est le s… seul… probième ?
— Oui…
— Tu n’aimes p… pas X… X…
Aïe. Même Maman a remarqué ? Je vais vraiment devoir me
montrer plus enjouée.
— Xander ? Je n’ai rien contre lui. Il faut juste que je me
fasse à l’idée.
Maman m’interroge du regard, mais je n’ajoute rien. Elle a
beau tout comprendre, ses troubles du langage l’empêchent
d’élaborer de longues phrases. Cela rend les débats ou
discussions difficiles. La plupart du temps, le contexte suffit
pour que je devine sa pensée. Mais lorsque je n’ai pas envie
d’argumenter, il m’arrive de faire semblant de ne pas saisir son
propos. Excuse facile et honteuse, certes. Seulement, ce matin,
je n’ai vraiment pas l’énergie.
Je détourne les yeux et mon regard s’arrête sur le document
posé dans l’entrée. Le dossier MDPH1. Je déglutis. Le médecin
a insisté pour que je le lui rapporte complété cette semaine,
mais je ne l’ai même pas ouvert. D’ailleurs, je n’ai pas non
plus bouclé les comptes du mois dernier… Me rappeler ces
papiers comprime brusquement ma poitrine. Ce ne sont que
des dossiers, Laurie. Ça va al… Non, ça ne va pas. Pas du
tout ! L’air me manque de plus en plus. Je me lève, tentant de
faire bonne figure, et adresse un sourire crispé à Maman.
— Je reviens.
À peine ai-je fermé la porte de ma chambre que je me mets
à trembler. Je repousse toujours la paperasse. Pas par flemme,
mais parce que ça m’angoisse. Évidemment, plus je repousse,
plus elle s’entasse, plus j’ai peur. Peur de trois pauvres
feuilles ! C’est ridicule ! Et pourtant, c’est pareil à chaque
fois… Ma respiration se fait anarchique. Dans une seconde, je
vais avoir l’impression de mourir.

Eliott dort. Elle pas. Comme d’habitude. À l’hôpital, ils lui


ont dit de regarder à quelles aides elle pouvait prétendre.
Parce que « maintenir votre mère à domicile a un coût,
mademoiselle. Mais l’État peut vous aider ». Bien sûr,
personne n’avait le temps de lui expliquer. Seule face à
Google, elle ne sait pas quoi taper pour obtenir une réponse.
Fixer la barre de recherche vide la crispe. Comment savoir ?
Elle finit par se décider. « Aide pour maintien personne à
domicile ». Elle tombe sur des publicités, des photos de gens
trop souriants tenant la main de personnes âgées. Intéressant,
mais pas du tout ce qu’elle cherchait. Au bout de trois essais,
elle échoue sur le site du gouvernement. « AAH, MVA, AEEH,
PCH2… » Les sigles tournent devant ses yeux, elle n’en saisit
pas le sens. Elle inspire profondément. Elle va comprendre.
Elle doit comprendre. Sauf qu’au bout d’une heure, elle rame
toujours autant. Les montants sont imprécis, les conditions
pour prétendre à un type d’allocation ou un autre difficiles à
saisir. Impossibles, même. Pourtant, elle a besoin de
comprendre. Elle a besoin d’argent. Elle a besoin d’aide ! Et
soudain, la vérité la gifle.
Elle n’a plus personne.
Plus de parents pour la guider, l’accompagner, la rassurer.
Désormais, c’est elle, l’adulte. C’est elle qui devra veiller sur
Eliott et soutenir sa mère. C’est elle qui devra s’assurer qu’ils
mangent tous les soirs, que les finances restent dans le vert,
que tout le monde soit en bonne santé. Elle et elle seule.
La solitude l’étreint avec une violence inouïe. Sur le cadre
photo posé sur le bureau, son père porte un Eliott bébé sur ses
épaules, tandis que sa mère, agenouillée derrière elle, pointe
l’objectif du doigt en souriant. Une famille. Une famille
heureuse, même ! La colère, le sentiment d’injustice
l’étouffent. Elle saisit le cadre et le fracasse avec force contre
le mur. Le verre se brise en mille morceaux, comme son cœur,
comme ses rêves et ses espoirs. Alors elle s’effondre, agitée de
sanglots incontrôlables. Sa vie ne sera plus jamais comme
avant.

Je reviens à moi. Le flot de souvenirs n’a duré qu’un instant,


mais un instant infernal. La paperasse est un symbole : celui
du début de ma nouvelle vie. Aujourd’hui, un simple papier
me refile des crises d’angoisse. Je suis tombée bien bas.
À contrecœur, je saisis la plaquette de cachets rangée dans
mon bureau. J’hésite. J’avais promis d’arrêter, et je n’aurai
tenu que deux jours. À ce rythme, je vais finir complètement
accro à ces médocs. En fait, je le suis probablement déjà. Je
soupire et avale l’anxiolytique. Pas le temps pour ce genre de
considération. Maman est toute seule depuis un moment. Si
elle décide de manger sans m’attendre et fait une fausse route
en déglutissant… Arrête tes scénarios catastrophe ! Je respire
profondément. Je terminerai les papiers ce soir, quand ce cher
Xander s’occupera de Maman avec Eliott. Quant aux comptes,
je me force à y jeter un œil via l’appli bancaire et constate
avec soulagement le virement de Papichon. Il ne donne jamais
signe de vie, mais, depuis que Papa est parti, ses virements
sont aussi réguliers que généreux. Je le prends comme une
sorte de pension alimentaire que Papa ne nous verse pas. Le
jour où elle cesse, on coule… Je hausse les épaules. Un
problème en moins. Et, un sourire sur le visage, je rejoins
Maman.
Chapitre 8
Xander

Je me rhabille, satisfait. Le shooting s’est déroulé sans


anicroche, dans une ambiance détendue. J’aurai le temps de
rentrer chez moi avant de passer voir mes patients de l’après-
midi. C’est parfait.
Je referme la loge, salue le personnel et me dirige vers la
sortie de secours.
— Xander !
Je me crispe quand la voix de Carlos résonne dans le
couloir. J’ai pourtant tout fait pour ne pas le croiser. Je
m’immobilise et me tourne vers lui.
— J’ai failli te rater ! Tu peux me dire ce que tu attends ?
— Bonjour, Carlos.
Veste de costume sombre, tee-shirt blanc Chevignon,
pantalon bleu marine. Carlos est toujours sur son trente et un.
Il cultive un style jeune, détendu, mais élégant. Je doute qu’il
ait moins de cinquante ans, avec sa barbe de trois jours,
grisonnante, et ses cheveux poivre et sel, mais il a toujours du
succès auprès des femmes. Il paraît qu’il ressemble à George
Clooney. Avant d’être manager de jeunes mannequins, il l’a
été lui-même et je dois reconnaître qu’il possède un charme
certain. Ce qui ne m’empêche pas de le trouver aussi
détestable qu’effrayant.
— Ouais, salut. Alors, qu’est-ce que tu fiches ?
Je joue l’innocent.
— À quel propos ?
— Me prends pas pour un con. Tu sais très bien que
j’attends que tu me retournes le contrat signé. Que tu veuilles
le lire calmement pour y réfléchir, je peux l’entendre. Mais il
n’y a pas besoin de deux ans pour ça ! Tu le veux ce contrat,
ou pas ?
— Évidemment ! C’est le contrat qui lance une carrière.
J’en ai conscience.
— Eh bien, agis en conséquence, avant que l’agence ne
change d’avis.
Mes muscles se relâchent quand mon manager tourne les
talons. Je sais bien que je n’ai pas le choix. Alors pourquoi je
m’entête à faire comme si c’était le cas ? Je presse le pas,
même si m’éloigner de cet homme ne réglera pas le problème.
Bientôt, je me retrouve dehors. Une grande inspiration me vide
de toute tension. Dans quelques minutes, je prendrai mon
costume de soignant et j’oublierai tout ça.
— Je savais que tu sortirais par là, lance une voix féminine
derrière moi.
Tiens, tiens… Je me retourne et découvre Liz appuyée
contre le mur, une cigarette à la main. Elle a gardé sa tenue de
travail – un short en cuir et une chemise à carreaux nouée au-
dessus de son nombril. L’image qu’elle renvoie est
électrisante. Je lui rends son sourire espiègle en me
rapprochant.
— Pourquoi tu ne réponds pas à mes textos ? s’enquiert-elle
avec une moue faussement attristée.
Je fais un nouveau pas vers elle, qui l’oblige à lever la tête
pour soutenir mon regard. Nos corps ne sont plus distants que
de quelques centimètres. Cette proximité ne l’intimide pas plus
que moi. Je passe un doigt sous son menton et murmure avec
ironie :
— Peut-être parce que je ne suis pas intéressé ?
Liz agrippe le col de ma veste en cuir, approche ses lèvres
glossées des miennes.
— Laisse-moi en douter.
L’odeur de sa cigarette titille mes narines. Ses iris noirs
s’accrochent aux miens. J’hésite une fraction de seconde… et
détourne le visage au moment où elle m’embrasse. Sa bouche
laisse une marque sur ma joue, que j’essuie d’un revers de
main en reculant. Elle ne paraît pas offusquée ; au contraire, sa
mimique amusée me confirme qu’elle adore jouer les
séductrices.
— Je ne mélange pas le boulot et le reste.
Elle a un petit rire.
— Ce n’est pas ce que tu pensais, l’autre soir.
Je lui lance un coup d’œil moqueur et lève les paumes en
signe d’excuse.
— On fait tous des erreurs. À plus !
À peine sorti de l’enceinte, je retrouve la frénésie
parisienne. Les passants pressés, les klaxons, l’agitation. J’ai
beau vivre ici depuis bientôt cinq ans, je ne me sens toujours
pas chez moi. Distraitement, je vérifie mes textos. Le dernier
reçu est arrivé à l’instant, de la part de Liz.
>Viens vendredi soir, ce sera cool.
Je le supprime sans répondre. L’autre est d’Heimmy.
>Salut, j’espère que tu vas bien. Ici, ça va comme
d’habitude. Maman n’a plus de médicaments pour la
tension.
La lassitude et la tristesse m’assomment d’un coup. Maman
ne me demande jamais rien, c’est toujours Heimmy qui finit
par m’appeler à la rescousse. Et elle attend toujours la dernière
minute. Je serre les dents. Ce n’est pas faute de lui avoir répété
de ne pas hésiter, en cas de besoin. Depuis combien de temps
Maman ne prend-elle plus son traitement ?
>Vous avez besoin de combien ?
Je soupire, puis complète avec un second message.
>Appelle-moi quand tu peux.
Ça fait longtemps.
Heimmy me manque. Ils me manquent tous. Je remets le
mobile dans ma poche et me concentre sur mon planning de
l’après-midi. Il s’est rempli avec ma visite chez les Samely, à
18 heures. Cette dame est adorable, comme me l’avait assuré
Maria, mais j’appréhende un peu le comportement de Laurie.
Hier, elle s’est montrée polie, certes, mais légèrement hostile.
Ou plutôt, elle est restée sur la défensive. Je comprends qu’elle
se méfie des nouveaux intervenants, mais je n’ai pas vraiment
apprécié.
Depuis que je suis en France, je fais moins attention aux
énergies. Mais je n’ai pu ignorer celles de cette famille. Eliott
a un don, c’est évident. Je ne sais pas s’il le sait, mais ses flux
énergétiques sont puissants. Mme Samely dégage une énergie
douce et chaude. Quant à Laurie… J’ai eu du mal à la saisir.
Au début, son énergie m’a semblé froide et austère. Et puis,
elle a parlé à sa mère et tout a changé. Il émanait d’elle
quelque chose de lumineux, de solaire même.
Cela a été bref, mais suffisant pour m’intriguer. Ensuite, elle
s’est endormie et peu à peu le voile d’austérité s’est levé sur
une énergie positive. J’enfonce les mains dans mes poches.
Dans les cultures occidentales, on ne considère pas, ou très
peu, tout ce qui a trait au mystique. Pour cette raison, j’ai
appris à ignorer mes perceptions et à agir comme si elles
n’existaient pas.
Je tape le code de mon immeuble et pousse la porte. Il
n’empêche que la souffrance de Laurie étouffe son énergie
naturelle, et que j’aurai du mal à faire comme si je ne le savais
pas.

Laurie
Je m’installe sur le canapé, une fiche de révision à la main.
À côté de moi, Maman regarde Astérix chez Cléopâtre et
pouffe à intervalles réguliers. Je ne peux m’empêcher de
suivre le film d’un œil tout en tentant de mémoriser mon
cours. Niveau efficacité, j’ai fait mieux, mais je crois que j’ai
autant besoin de rire que ma mère. Je n’avance pas d’un pouce
sur mon travail universitaire, j’ai l’impression de ne rien faire
de mes journées, et pourtant je me sens épuisée. C’est fou ! Au
bout d’une heure, Maman se tourne vers moi et hausse un
sourcil.
— T… Tu arri… arrives à… à…
Sans trouver le mot qui lui échappe, elle désigne de la tête
ma fiche. Je souris.
— Je ne suis pas très concentrée, j’avoue.
— Tu p… peux aller d… dans t… a ch… ambe.
— Non, je préfère rester avec toi.
Je passe ma main par-dessus ses épaules et la serre contre
mon cœur. Bien sûr que je devrais l’écouter, mais je me sens
bien. Juste là, avec elle. À rire bêtement… comme avant.
— Vas… vas-y, ma sé… série. C’est… c’est… import…
tant qu… que tu tr… trawailles.
Malgré mon manque de motivation, je me détache d’elle et
me lève. J’aime ces instants où Maman est de nouveau
Maman, où elle redevient une mère qui rappelle à sa fille
d’aller étudier, de faire ci ou de ne pas faire ça. Les injonctions
des parents énervent beaucoup de jeunes de mon âge.
Personnellement, je les chéris. Dans ces moments, il me
semble oublier que les rôles sont si souvent inversés. Elle n’est
plus la « dame malade » et moi son aide ; elle est ma mère et
je suis sa précieuse petite fille.
Je vérifie qu’elle a accès à la télécommande magique en cas
de besoin, puis rejoins ma chambre. Mieux vaut que j’avance
avant que le nouveau n’arrive.
17 h 50. Je sursaute au tintement de la sonnette. Si c’est
Xander, il est en avance et vient de me voler les dix minutes
qu’il me restait pour apprendre la fin de mon cours. Merci
pour la ponctualité. De mauvaise grâce, je vais ouvrir.
— Bonjour, mademoiselle Samely. Je suis un peu en
avance, j’espère que ça ne vous dérange pas ?
Je le fais entrer en plaquant un sourire sur mon visage.
— Non.
— Votre journée s’est bien passée ?
J’avais oublié son petit accent espagnol. Il accroche son
manteau puis se tourne vers moi. Nos regards se croisent.
Oublié aussi combien sa façon de me toiser, comme s’il lisait
en moi, est incommodante.
— Très bien, merci.
Le coin de ses lèvres se retrousse légèrement. Je devrais lui
retourner la politesse… Seulement, je n’y arrive pas. Comme
si la moindre marque de gentillesse risquait de l’inciter à me
parler, me poser des questions, m’approcher. Je sais bien que
ce n’est pas censé être un problème, mais…
Xander rejoint Maman sans rien ajouter. Il s’assied sur le
canapé et prend de ses nouvelles. Contrairement à moi, elle
semble ravie de son arrivée.
— Hello, Lo !
Survolté comme à son habitude, Eliott jette son cartable
dans l’entrée, avant de retrouver Maman et Xander. Au
passage, il m’ébouriffe les cheveux de ses doigts pas lavés, ce
qui m’horripile.
— Bonjour, M’man. Salut, Xander !
Il tend une main que Xander checke sans hésiter, un demi-
sourire parfait sur le visage. Je tourne la tête, exaspérée, et me
laisse tomber sur la chaise qui s’offre à moi. Je ferme les
paupières, me concentre sur mon souffle comme si cela
pouvait empêcher la mauvaise humeur de me gagner. Une
respiration. Deux respirations. Tr…
— Dites-moi…
La voix grave de Xander juste derrière moi me prend au
dépourvu. Je me retourne brusquement.
— Vous auriez de quoi faire un gâteau ?
— Un gâteau ?
— Oui… Un gâteau… Des œufs, de la farine…
Je rêve ou il me prend pour une idiote ?
— Je sais faire un gâteau, merci.
Une lueur d’agacement traverse les yeux noirs de Xander et
je me mords la lèvre.
— Désolée, je marmonne. Oui, il y a ce qu’il faut.
Pourquoi ?
Eliott intervient :
— Bah pour en faire un, banane.
Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ?
— On se proposait d’en préparer un avec votre mère et
Eliott, reprend Xander d’un ton calme.
D’où sort cette idée ? Maman peine à se servir de ses bras et
ils veulent…
— Bon, si on l’attend, on y sera encore demain,
s’impatiente Eliott. Go !
Il va chercher Maman qui semble enchantée par l’idée et la
colère m’envahit. Sérieusement. Ce type est là depuis deux
jours et il impose déjà tout ! Eliott montre à Xander les
emplacements des couverts sous mes yeux ébahis. Ce qu’ils
m’énervent !
Une main se pose soudain sur mon avant-bras.
— Vous cuisinez avec nous ? s’enquiert Xander.
Je me dégage vivement. Et en plus il se permet de me
toucher sans autorisation ! Mes joues flambent.
— Non, merci. J’ai des trucs à faire.
Je me lève et gagne ma chambre. Un silence suit mon
départ. C’est Eliott qui le brise. Ma porte entrebâillée, je
l’entends parfaitement :
— Cherche pas. C’est une fille. Les filles sont compliquées.
Non, mais il n’a pas honte ?!
— Il… il a r… raijon, plaisante à son tour Maman.
Même elle me trahit !
Xander répond d’une voix amusée :
— Toutes les filles ne le sont pas.
Mais moi, oui, hein ?
Je ferme la porte de ma chambre, me retenant pour ne pas la
claquer, puis attrape ma fiche et m’étends sur mon lit. Je les
déteste.
Chapitre 9
Laurie

Quarante minutes se sont écoulées. Au moins. Je soupire


pour la énième fois. Les dix minutes censées suffire à terminer
ma séance de révision s’allongent. De l’autre côté de la porte,
les rires résonnent et l’idée de les rejoindre m’a titillée à
plusieurs reprises. Mais c’est hors de question. Tu boudes ? Je
fais taire la petite voix moqueuse de mon esprit. Si je ne fais
pas d’effort, ma vie va devenir encore plus compliquée qu’elle
ne l’est. En deux mots : un enfer. S’entendre avec l’auxiliaire
de vie n’est pas négociable.
Je m’étends sur mon lit, ferme les yeux. Je devrais remplir
la paperasse, avancer sur mes cours ou… L’horloge de la
mairie sonne sept coups. L’heure où la fatigue s’abat. Peu à
peu, les souvenirs m’enveloppent, mes pensées tourbillonnent,
s’entremêlent.
Le visage souriant de mon père, ses bras forts qui
m’entourent, de l’amour.
Je me redresse en sursaut. Mes muscles engourdis
m’apprennent que je me suis encore assoupie. Les traits de
mon géniteur disparaissent dans mon esprit. Je serre les dents.
Malgré le temps et ma volonté, ils sont toujours aussi nets. La
porte s’ouvre à cet instant sur Eliott.
— Tu pourrais frapper !
— Si tu pionçais pas, tu saurais que je l’ai fait. On va mettre
Maman au lit.
Effarée, je découvre l’heure sur mon portable. C’est la
dernière fois que je cède à une sieste improvisée ! Après avoir
vérifié l’état de mes cheveux, je suis Eliott dans le salon. À
mon arrivée, Xander relève la tête, ses yeux se posent sur moi
et le sourire qu’il m’offre fait taire toutes mes pensées. Une
seconde, son expression me rappelle celle de Louis. Je
détourne la tête. Je n’ai aucune envie de songer à cet imbécile.
Je me dépêche de passer à autre chose en souhaitant une
bonne nuit à Maman, puis assiste de loin aux rituels du
coucher. Elle a l’air d’avoir profité de sa soirée et, malgré ma
mauvaise humeur, cela me réchauffe le cœur. Chaque instant
de joie pour elle est un présent inestimable pour moi.
Quelques minutes plus tard, Xander s’en va enfin. Du coin
de l’œil, je le regarde enfiler son manteau. Il se tourne vers
moi.
— En défaisant la fixation de la poche à urine, j’ai remarqué
que la peau de votre mère était un peu blessée, derrière le
mollet.
Blessée ? Mon esprit s’emballe. Ai-je bien vérifié la
position de la sangle, tout à l’heure ? Maman s’est-elle
plainte ? Est-ce que j’ai mal fait ?
— Ce n’est rien de grave, mais veillez à ne pas trop la
serrer, la prochaine fois, d’accord ?
Je ne réponds rien, écœurée par sa voix dégoulinante de
douceur. Deuxième jour et il me jette déjà mon incompétence
au visage. C’est lui, la perle que me promettait Maria ?
— Au fait, j’ai complètement oublié hier, dit-il en sortant
son portable. Mais si vous avez besoin de quoi que ce soit,
n’hésitez pas à m’appeler.
Je m’abstiens de grimacer quand il fait sonner mon
téléphone. Je le vois déjà bien assez à mon goût sans l’appeler
en plus !
— J’insiste, m’affirme Xander en plantant ses yeux dans les
miens. Appelez-moi, même si c’est au milieu de la nuit.
Je soutiens son regard. Ce qu’il m’insupporte à se croire
indispensable, à me montrer que je fais mal et à jouer au
soignant parfait !
— Quelle disponibilité ! Vous faites ça pour tous vos
patients ?
Ses traits se crispent. Peut-être que mon sarcasme lui
passera l’envie d’être trop prévenant, à l’avenir. Eliott
intervient, brisant la tension qui vient de naître entre nous :
— À demain !
— Salut, Eliott !
Xander ne m’adresse qu’un signe de tête puis ouvre la porte
et disparaît. Je pousse un long soupir, puis me tourne vers mon
frère dont la colère est manifeste.
— Tu peux m’expliquer ?
Je reste silencieuse.
— C’était quoi, ça ? Depuis quand tu es aussi… aussi…
— Désolée, je lâche en haussant les épaules.
— Non, pas « désolée » ! Pourquoi tu ne l’aimes pas ?
Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Je ne sais pas quoi répondre. Si on excepte mon ego, que
Xander a meurtri, je n’ai aucune raison valable de ne pas
l’apprécier. D’ailleurs, ce n’est pas que je ne l’apprécie pas,
c’est plutôt que…
— Je ne sais pas.
— Tu le trouves incompétent ?
— Non.
— Tu penses que Maman ne s’entend pas avec lui ?
— Non.
— Alors, c’est quoi ton problème ?
Je relève la tête, agacée.
— J’en n’ai pas ! On ne s’entend pas, point. On n’est pas
obligés d’aimer le monde entier, que je sache !
— Bah, va falloir que tu fasses un effort, parce que ça va
vite devenir relou. Ma sœur n’est pas censée être une peste !
Touché.
Eliott a raison. Cela ne me ressemble pas. Xander ne mérite
pas ma méchanceté, ni même ma mauvaise humeur. Mais
comment expliquer ? En sa présence, je me sens… menacée.
Pas au sens où il pourrait me faire le moindre mal – Xander a
vraiment l’air d’un homme bien – plutôt comme s’il risquait
de me pousser dans mes retranchements. De découvrir ce que
je tente d’ignorer et d’enfouir au plus profond de moi. À
chacun de ses regards, je crains qu’il ne me perce à jour,
comme s’il pouvait lire en moi. Et ça me terrifie.
— Je le trouve trop intrusif.
— Intrusif ? Vas-y, raconte. Il t’a demandé quoi de privé ?
Je me mords la langue. Impossible de dire à Eliott que le
problème n’est pas les questions de Xander, mais ce que je
ressens quand il les pose.
— Mouais, bougonne mon frère devant mon silence. Maria
et toi, vous vous racontiez des trucs méga intimes, ça n’a
jamais posé problème.
— Maria, c’est Maria.
Eliott me toise et son air réprobateur me peine.
— Tu sais qu’à force de passer ses journées ici, il finira par
faire partie de la famille ?
De la famille ? Je ne crois pas, non. Je me laisse tomber sur
une chaise, le moral en berne. Si ça continue, Eliott va finir par
m’en vouloir. Et s’il y a bien une chose que je ne souhaite pas,
c’est me disputer avec lui. Notre tandem soutient ma vie.
Contre toute attente, il fait un pas vers moi et pose sa main sur
mon épaule.
— En fait, ton souci, c’est qu’il est super beau gosse.
Je mets une seconde à comprendre, puis m’étouffe :
— Non ! Bien sûr que non !
Il éclate de rire.
— T’as passé l’âge d’éviter un mec parce que tu le trouves
mignon, Lo.
Tiens donc ? Il veut jouer à ça ? D’un bond, je rejoins le
canapé, attrape un coussin, ajuste mon tir.
— Hey ! proteste Eliott en recevant mon projectile en pleine
figure.
J’arbore une moue innocente.
— Désolée, il s’est envolé tout seul.
Le regard de défi que je reçois en retour me convainc de me
trouver rapidement une nouvelle munition. Déjà, mon frère
traverse le salon en courant, un grand sourire aux lèvres. Il a
l’avantage d’être plus grand, mais je ne crains pas trop les
chatouilles, moi. Une expression victorieuse passe sur son
visage alors qu’il se prépare à la bataille, un coussin dans
chaque main. Eliott n’est vraiment pas rancunier… et il adore
les batailles d’oreillers. J’ai déjà dit que j’avais le meilleur
frère du monde ?
Chapitre 10
Xander

Je marche d’un pas lent au milieu des rares passants. Un peu


morose, je repense à ma journée. Le shooting rapide et
efficace, la courte discussion avec Carlos après laquelle je me
suis forcé à lire en diagonale le contrat de la plus grande
agence de mannequinat parisienne, puis la soirée chez les
Samely. Nous avons partagé un moment agréable, ensemble,
enfin, si on excepte Laurie et ses remarques acerbes. Je me
renfrogne à ce souvenir. J’espérais que notre deuxième
rencontre se déroulerait mieux, mais je crains que les choses
n’aient empiré.
Elle ne s’est pas fendue de la moindre phrase de politesse ni
d’un sourire, en trois heures. Dans la vie quotidienne, c’est
suffisant pour que je blackliste une personne jusqu’à la fin des
temps. Seulement, vu le contexte professionnel, j’ai décidé de
persévérer, malgré la petite voix qui me souffle que je perds
mon temps avec une fille aussi insupportable.
Vu son regard outré quand j’ai effleuré son bras, Laurie
n’est pas le genre de personne qu’un contact physique met en
confiance. Cela dit, je commence à croire que rien ne peut la
mettre en confiance. Je soupire. La méchanceté, la mauvaise
humeur ou la colère des gens ont toujours une source. Ce n’est
pas contre moi. Ce qui n’empêche qu’elle me fatigue, au point
que j’étais soulagé qu’elle s’enferme dans sa chambre. Ce
manque de professionnalisme me chagrine, mais je suis
humain : je ne tiens pas à rester cloîtré avec une fille que ma
simple présence importune.
Sans parler de son sous-entendu déplacé au sujet de ma
disponibilité. Je propose toujours aux familles des patients de
m’appeler. En cas de problème, plus ou moins grave, je peux
les dépanner et, souvent, cela les rassure. Leur donner mon
numéro les met en confiance, et personne n’en a jamais abusé.
Personne ne m’a jamais répondu par des sarcasmes non plus,
d’ailleurs. Enfin, jusqu’à Mlle Samely.
Je retrouve mon studio avec soulagement. Pourquoi ne
comprend-elle pas ? On ne peut pas bien soigner une personne
si on ne fait pas attention à ceux qui l’entourent et veillent sur
elle au quotidien. Prendre en compte le contexte, anticiper
d’éventuels imprévus fait tout autant partie de mon travail que
passer du temps avec ma patiente ou l’aider à dîner !
Je me remets à fulminer. Sa remarque était presque
insultante. Que croit-elle ? Qu’elle est un cas particulier ?
J’étais à deux doigts de lui dire ce que je pense de son attitude.
Heureusement qu’Eliott est intervenu, je n’aurais pas su rester
pro.
Je me déshabille au milieu du désordre ambiant. Des
vêtements « sérieux » mélangés aux pantalons en cuir, un
contrat de mannequinat et mon planning d’auxiliaire juste à
côté. À ce rythme, je vais devenir aussi fou que Dr Jekyll et
Mr Hyde. Mes doigts glissent sur le contrat. Au fond, je sais
que je n’ai pas le choix. Alors, pourquoi je ne cesse de
repousser sa signature ? Sans doute parce qu’il ne me laissera
plus le temps de me consacrer à mes patients et qu’une partie
de moi le refuse.
Mon portable vibre. Mon cœur se réchauffe quand Heimmy
apparaît sur mon écran. En quelques semaines, elle a encore
changé. À moins que ce ne soit le manque qui me donne cette
impression. Je regrette le temps où nous discutions jusqu’au
milieu de la nuit, serrés dans notre minuscule chambre.
— Ça va ?
Malgré son air fatigué, elle hoche la tête. J’espère que ce
n’est que l’argent qui l’inquiète. Je désamorce le sujet :
— Je t’envoie un Western Union demain matin.
Ses traits s’éclairent ; mon cœur se serre. Heimmy déteste
me demander de l’aide, pourtant je sais combien les fins de
mois sont difficiles. Je sais aussi qu’elle se prive et ne mange
pas toujours à sa faim. J’ai peur qu’un jour elle cesse de me
demander et cède aux sirènes de la prostitution. Les
proxénètes du coin tournent autour des filles de son âge, leur
font miroiter l’argent et les délices d’une autre vie.
— Merci, Xander. Je ne sais pas ce qu’on ferait sans toi.
— Vous ne serez jamais sans moi.
Elle baisse les yeux, garde un instant le silence puis m’offre
un des sourires dont elle a le secret.
— Tu sais, je pense tous les jours au moment où on se
retrouvera.
Sa voix douce me transperce, ma gorge se noue et je
souffle :
— Moi aussi, Heimmy. Moi aussi…

Laurie

Mercredi. Même routine ; le stress de devoir être à l’heure à


la mairie pour renouveler le passeport d’Eliott en plus. Ce
matin, mon frère file au lycée en avance. Je suppose que son
prof de physique lui a adressé des remontrances, l’autre jour.
L’infirmière aussi est pressée et s’excuse platement de ne pas
pouvoir faire la toilette de Maman. Tout le monde court
aujourd’hui.
— Tu… tu as l’… l’air dans… dans… tes penchées.
Je reviens sur terre et souris à Maman.
— Je m’inquiète un peu pour les formalités à la mairie,
j’espère qu’ils ne feront pas d’histoires.
— Moi auchi.
Je me lève et attrape les poignées du fauteuil.
— Je t’aide pour la douche ?
Maman acquiesce, même si nous sommes toutes deux
conscientes qu’il s’agit d’une question rhétorique. Je la pousse
dans la salle de bains, aménagée il y a déjà plusieurs années.
J’aide Maman à retirer son pull puis sa chemise de nuit. Mon
regard glisse une seconde sur les côtes qui strient son thorax et
ses seins tombants. La maladie l’a affaiblie, a transformé son
corps. Il y a encore deux ans, c’était une femme élégante, très
belle… Je me réprimande : Maman est toujours belle, même si
la maladie l’a ternie.
Je l’aide à enlever sa culotte puis à s’installer sur le banc de
la douche. Au début, la voir nue me mettait affreusement mal à
l’aise. Les premières fois, je redoutais même ce moment au
point d’en avoir mal au ventre. Le pire, c’étaient les
« accidents » nocturnes. Après sa poussée de myélite, bien
avant son AVC, Maman a commencé à avoir des fuites de
selles. Elle ne me demandait jamais rien, mais l’odeur parlait
pour elle. Je proposais toujours de l’aider mais, sentant ma
gêne, Maman arguait qu’elle pourrait attendre l’auxiliaire ou
l’infirmière, plusieurs heures plus tard. Je finissais par la
nettoyer, avec des gestes crispés. Les images restaient dans ma
tête longtemps après la fin du soin. Elles tournaient en boucle,
me donnant la nausée. Comment en étais-je arrivée à essuyer
ma mère ? Un jour où Maman avait eu une terrible diarrhée,
j’ai craqué. Après l’avoir réinstallée sur son fauteuil roulant, je
me suis recroquevillée sous ma couette et j’ai laissé couler ma
colère, ma peine, mon désarroi sans fin. Ce n’était pas mon
rôle ! Ce n’était pas juste ! Pourquoi n’avais-je pas une mère
en bonne santé, comme toutes mes amies ? Maman est venue
me voir et, loin de tenter de camoufler mes larmes, je me suis
installée la tête sur ses genoux. Durant de longues minutes,
elle a caressé mes cheveux. Enfin, elle m’a dit :
— On ne peut pas continuer comme ça, ma puce.
— Je suis désolée, Maman.
— Non, tu n’as pas à l’être. Ce n’est pas à toi de changer ta
mère incontinente, a-t-elle affirmé avec un sourire peiné.
— Il faut bien que quelqu’un le fasse !
Nous savions toutes deux qu’on n’avait pas les moyens de
payer une aide permanente, nuit et jour. Maman se débrouillait
très bien pour la plupart des actes du quotidien, en plus !
C’était simplement des « épisodes » ponctuels. Ponctuels,
mais récurrents. Elle n’a rien trouvé à me répondre, mais ses
yeux se sont voilés de tristesse. Et cette tristesse m’a déchirée.
Dans son regard, j’ai lu combien elle s’en voulait de m’infliger
ça, qu’elle pensait être une mauvaise mère. J’ai réalisé que sa
douleur face à cette situation était sans doute plus grande que
la mienne.
— Ce serait peut-être plus facile pour toi si… si je vivais
dans un foyer ?
Sa voix avait tremblé. Mon cœur s’est arrêté de battre. Je
me suis relevée d’un bond.
— Qu’est-ce que tu as dit ? Tu n’es pas sérieuse, hein ?
— Je ne veux pas être un poids pour vous, Laurie.
— Tu n’en es pas un ! On veut vivre avec toi ! On a besoin
de toi ! Eliott a tout juste treize ans. Tu ne peux pas nous
laisser !
Elle m’a tirée vers elle.
— Je sais bien. Je ne veux pas partir, mon ange. Et je ne
pensais pas à partir maintenant. Mais je ne supporte pas de
t’infliger ça… Mon état va empirer, il faut nous y préparer. Un
jour, sûrement, il faudra…
J’ai secoué la tête avec véhémence.
— Non ! Ton état va se stabiliser ! Tu ne peux plus marcher,
certes, mais tu es très autonome ! Je… J’avais juste un coup de
mou. Je ne veux pas que tu ailles en foyer. Tu es bien trop
jeune ! Et puis, il n’y a pas de raison : la plupart des personnes
paraplégiques vivent chez elles !
Ses yeux pleins d’amour m’ont souri. J’ai serré ses mains
dans les miennes.
— Je te promets de toujours faire en sorte que tu puisses
habiter là où tu te sens chez toi, Maman. Je t’aiderai. Toujours.
Même si, parfois, c’est un peu dur.
Les larmes ont roulé sur ses joues, et nous avons pleuré
ensemble, dans les bras l’une de l’autre.

Je reviens au présent en passant le gant savonneux sur sa


peau, le plus délicatement possible sur les parties intimes.
Aujourd’hui, je l’aide à se doucher au moins une fois par
semaine. C’est aussi moi qui l’essuie quand elle va aux
toilettes, quasiment tous les jours. Heureusement, il n’y a
presque plus d’« accidents ». Après cette discussion, j’ai pris
sur moi et j’ai fini par m’habituer. Du moins, c’est ce que je
m’efforce de croire. Il y a toujours une petite voix pour me
murmurer que c’est bizarre, gênant, ou pire : faire surgir une
pensée déplacée. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai
malencontreusement songé à ma conception ou ma naissance,
à la sexualité de ma mère quand elle était plus jeune ou à ce
que j’allais devenir, physiquement. J’aimerais réussir à voir, à
toucher son corps sans jamais penser, mais j’en suis incapable.
J’ai appris à faire avec.
Je termine par le derrière, puis la rince d’un geste expert.
Tant que c’est moi, ce n’est pas vraiment un problème. Je peux
gérer les questionnements et la gêne. Mais il est hors de
question qu’Eliott y soit confronté. Ce serait aussi terrible pour
lui que pour Maman. Jusqu’à maintenant, nous nous sommes
toujours débrouillés pour l’éviter et je compte bien que cela
continue.
Je sèche Maman en me rappelant l’époque où c’était elle qui
me frictionnait et soufflait dans mon dos à travers la serviette
pour me réchauffer. J’adorais ça. Je chasse la nostalgie. Avec
le temps, nous avons appris à faire de ces moments intimes des
moments de rire et de partage. Maman trouve toujours une
histoire drôle à me raconter ou évoque de bons souvenirs
quand elle me sent trop songeuse. Je n’ai vraiment pas à me
plaindre. Je l’aide à se rhabiller et, un baiser plus tard,
l’abandonne aux tortures de Martin, son kiné depuis des
années, qui vient d’arriver.
La pluie m’accueille au sortir de l’immeuble. Un sourire
éclôt sur mon visage. Mes jambes s’élancent et bientôt je fends
les gouttelettes, cheveux au vent. J’ai toujours adoré courir
sous la pluie. Je laisse cette joie m’envahir tout entière. Une
seconde, j’oublie tout. Je me sens juste vivante.
Chapitre 11
Eliott

J’aime pas la pluie, ça rend le skate dangereux. Laurie, elle,


a l’air de plutôt kiffer. Elle arrive en courant, s’arrête juste
devant moi, un grand sourire sur le visage, ruisselante. Pour
l’instant, elle est ravie, puis elle va râler parce que ses cheveux
frisottent.
— Entrons, on n’est pas en avance !
Je la suis dans l’édifice. Elle nous annonce à l’accueil,
prend un ticket, poireaute sur les sièges tandis que je regarde
les photos exposées dans le hall. J’avais oublié les joies des
formalités administratives. Enfin, on nous appelle au
guichet 7. La petite dame assise derrière a un air relou qui ne
me dit rien qui vaille, mais bon, il paraît qu’il ne faut pas juger
sur les apparences. Après un bonjour pincé, elle demande à ma
sœur une tonne de papiers qui ne servent sans doute à rien,
puis les examine avec une grimace genre « cherchons la petite
bête ». À côté de moi, Laurie se tend.
Silence.
La femme fronce les sourcils, de plus en plus. Laurie
stresse, de plus en plus. Enfin, l’autre lâche :
— Dites-moi, vous n’êtes pas sa mère, jeune fille ?
Les doigts de ma sœur se crispent sur le bureau.
— Non.
— Vous avez l’autorité parentale sur cet enfant ?
Enfant ? Elle est sérieuse ?
— Non.
— Eh bien, je ne vais pas pouvoir prendre votre demande.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il faut un responsable légal pour demander le
renouvellement des papiers d’un mineur. C’est bien spécifié
sur le site Internet.
Les joues de Laurie rougissent, son énervement irradie
jusqu’à moi.
— Ma mère ne peut pas se déplacer.
— Vous n’avez qu’à demander à votre père !
— C’est impossible.
La femme hausse les épaules.
— Dans ce cas, je ne peux rien pour vous. La loi est très
claire : il faut un responsable légal.
— Mais puisque je vous dis que mes parents ne peuvent pas
se déplacer ! rétorque Laurie de plus en plus agacée. Je suis
censée faire comment pour récupérer ce passeport ?
— Écoutez, mademoiselle, ce n’est pas contre vous, c’est
simplement la loi. Je ne peux pas la changer à ma guise.
Je jette un œil à ma sœur. Son regard s’est fixé sur la dame.
Ses yeux brillent trop pour que ça tourne bien.
— À votre guise ? Vous m’avez surtout l’air d’appliquer
bêtement des protocoles que vous ne comprenez pas. Si vous
aviez un peu de bon sens ou d’empathie, vous feriez
différemment !
La femme manque de s’étouffer sous la remarque cassante
de Laurie, qui enchaîne :
— Vous croyez quoi ? Que ça m’amuse de faire faire les
papiers de mon frère ? Ou peut-être que je veux l’enlever et
que c’est pour ça que je demande un passeport dans le dos de
mes parents ?
La bouche entrouverte de l’employée lui donne un air de
poisson. Laurie ne lui laisse pas le temps de répliquer. Sa voix
grimpe dans les aigus :
— Eh bien, non ! Il se trouve qu’il y a des enfants dont les
parents ne peuvent vraiment pas se déplacer et qui ont
vraiment besoin d’un passeport ! Et on fait quoi pour eux,
hein ? Rien, comme d’habitude !
— Mademoiselle…
— Non, pas « mademoiselle » ! Vous savez pertinemment
que j’ai raison ! Alors, j’écoute ! Quelle est votre solution ?
L’autre ne trouve rien à répondre. Laurie se lève
brusquement.
— Évidemment : rien ! Comme d’habitude. Il n’y a jamais
rien. C’est tellement plus facile d’ignorer et de remballer les
gens plutôt que de chercher des solutions ! Vous devriez avoir
honte. C’est à cause de gens comme vous que… que…
Sa voix meurt. Ses paupières se ferment, elle inspire
profondément et, soudain, elle s’enfuit. L’autre reste à me fixer
avec ses yeux ronds, sans doute outrée par le manque de
respect de Lo. Je m’excuse ou pas ? Je devrais. Mais tant pis,
solidarité familiale. Je récupère les papiers que la femme
pousse vers moi avec une moue choquée.
— Votre sœur…
— Ne parlez pas de ce que vous ignorez. Bonne journée
quand même.
Je la plante là et retrouve Laurie assise sur le perron trempé.
Je m’assieds à côté d’elle, mon jean s’imbibe d’eau. Pourquoi
elle s’est assise là, sérieux ?
Je passe un bras par-dessus ses épaules.
— Je suis désolée.
— Je sais.
Elle reste un moment silencieuse.
— Je n’aurais pas dû m’emballer, mais… j’en ai marre,
Eliott ! J’en ai tellement marre ! C’est toujours la même
galère ! À chaque formalité, il y a un truc qui leur manque ! Ça
a été pareil pour les aides de Maman. Je ne pourrais pas
compter les heures que j’ai passées à tenter de capter comment
en obtenir. C’était comme nager à contre-courant face à un
tsunami !
La souffrance de Lo érafle mon cœur. Je sais combien la
période où Maman est rentrée à la maison, après son séjour en
rééducation, a été difficile. Matériellement, bien sûr, mais
surtout en ce qui concerne l’administratif. Dans le service de
neurologie, personne n’a pu nous aider. Pas le temps, pas les
infos… Heureusement que Laurie a ensuite rencontré Sabine,
l’assistance sociale du service de rééducation. Une véritable
crème. C’est elle qui a débloqué la situation. Je ne sais pas
comment on s’en serait sortis autrement. La paperasse, c’est
déjà super compliqué en temps normal, quand on est adulte.
Alors à notre âge…
— J’aimerais juste que les gens soient plus compréhensifs,
au lieu d’être bornés. Qu’ils s’adaptent aux situations
particulières. C’est déjà assez difficile comme ça…
Je pose la tête au creux de son cou, totalement d’accord.
— Qu’est-ce qu’on y peut si Maman est malade et que Papa
est mort ?
Mon cœur s’arrête.
— Que… quoi ? Papa est mort ?
Elle se tourne vers moi et rectifie précipitamment :
— Non, non ! Désolée, Eliott. C’était une expression.
— Une expression ? Mais on ne dit pas des trucs comme
ça !
— Peut-être, mais pour moi, il est mort.
Je hausse un sourcil.
— Tu as eu de ses nouvelles ?
Seule sa mimique ironique me répond. Je demande :
— Comment on va faire ?
— Je vais appeler Sabine et voir si elle a une idée. Sinon on
reviendra avec Maman, même si c’est galère.
Nous restons là, à regarder la pluie tomber, sous les yeux
étonnés des passants. Puis Laurie se relève. Elle n’a plus l’air
en colère, mais je sais qu’elle cache sa tristesse.
— Tu devrais retourner au lycée. À ce soir !
Elle m’embrasse sur la joue, puis se dirige vers
l’appartement. Ma gorge se noue. Laurie est à fleur de peau
depuis un moment déjà, mais plus encore depuis que Maria ne
vient plus… Est-ce qu’elle va tenir ? Est-ce qu’on va tenir ?
Maman est revenue à la maison il y a quatre mois. Quatre
pauvres mois et j’ai déjà l’impression que ce rythme va
détruire ma sœur. Les médecins ont suggéré qu’on place
Maman. Ils ont dit à Lo qu’on n’y arriverait pas, que ce n’était
pas une bonne idée. Elle n’a rien voulu savoir. Mais je
commence à me demander si c’était la meilleure solution. Lo
n’a plus de vie et moi, c’est pas franchement mieux. Je secoue
la tête. Quand je suis fatigué, je suis super égoïste. En vrai, je
ne peux pas imaginer Maman toute seule, loin de nous. On n’a
plus qu’elle et elle n’a plus que nous. Que ferait-on séparés ?
Tout ça serait différent si notre lâcheur de père ne s’était pas
barré. Je m’immobilise brusquement. Maman serait mieux
soutenue, Laurie irait mieux, j’aurais récupéré mon passeport.
Mon sang bout. Tout ça, c’est sa faute ! Quel mari abandonne
sa femme alors qu’on lui a diagnostiqué une sclérose en
plaques ? La haine engourdit chacun de mes membres, tandis
que l’évidence s’impose : qu’il profite de sa fuite tant qu’il le
peut, car elle ne durera pas. Je me remets en marche,
déterminé.
Je vais te retrouver, Papa, et les choses vont changer.
Chapitre 12
Laurie

La pluie me semble plus froide, sur le chemin du retour. J’ai


un peu honte de n’avoir pas réussi à me contenir devant la
fonctionnaire, qui a fait les frais de mon ras-le-bol général.
Mais tout est tellement compliqué !
De l’autre côté de la rue, un couple rit, main dans la main ;
mon cœur se serre. Depuis le départ de Papa, il y a presque
deux ans, ma vie s’étiole. Maman a été si affectée que sa
maladie s’est brutalement aggravée. Eliott n’a jamais accepté
son départ ; et pour moi, mon géniteur est mort. Je ne veux pas
pour père d’un homme qui abandonne femme et enfants dans
la détresse. Et puis cet été, l’AVC de Maman. J’ai renoncé à la
prépa où j’avais été admise pour pouvoir rester auprès d’elle.
Et Louis m’a larguée quand j’ai cessé de lui accorder « assez
de temps ». La vie est tellement injuste.
Reprends-toi, Laurie.
Fébrilement, j’attrape mon téléphone. La pluie floute mon
écran. J’appelle Justine, sans espoir qu’elle réponde, vu
l’heure. Pourtant, j’en aurais vraiment besoin. Contre toute
attente, elle décroche à la deuxième sonnerie.
— Hey, je murmure, la voix hachée. Tu aurais une minute
pour moi ?
Un silence. Puis une voix grave :
— Salut, Laurie. Il y a un problème ?
Hein ? Qui est-ce ? Je vérifie le numéro sur mon portable.
Un 07 inconnu. J’ai composé mécaniquement le dernier
numéro de mon journal d’appel, convaincue qu’il s’agissait de
Justine. J’avais oublié que Xander m’avait bipée hier soir !
Quelle idiote ! Je lui dis quoi maintenant ?
— Allô ? me relance-t-il.
Je n’ai pas envie de passer pour une débile incapable
d’appeler le bon numéro. Et puis il pourrait croire que j’ai fait
exprès de me tromper. Je fronce les sourcils. Mais non,
pourquoi penserait-il ça ? Mon esprit s’embrouille, je
balbutie :
— Je voulais juste savoir si… euh… si vous pensiez être en
avance ce soir… enfin, c’est pour m’organiser.
Un silence circonspect me répond.
— Je viendrai à l’heure habituelle, sauf si ça ne vous
arrange pas.
— Si, si, ça ira très bien. Merci. Et désolée du dérangement.
Bonne journée.
Je raccroche. Mon cas est désespéré. L’horloge de la mairie
me rappelle à l’ordre. Le kiné doit avoir fini, il faut que je me
dépêche. J’appelle Justine en me remettant en marche.
Évidemment, elle ne répond pas.

Xander

J’arrive chez les Samely à l’heure dite. Dès demain, je m’y


rendrai deux fois par jour. Si la situation ne s’améliore pas
avec Laurie, ça va vite devenir compliqué. Ce matin, j’ai été
surpris par son appel. Je ne sais toujours pas s’il s’agissait
d’une simple erreur ou si elle avait vraiment envie de se
confier et a renoncé au dernier moment. La seule chose qui est
sûre, c’est qu’elle n’allait pas bien. Je prends une profonde
inspiration et sonne. Voyons à quelle sauce elle va me manger
ce soir.
Laurie m’ouvre. Elle a abandonné son habituelle queue-de-
cheval. Ses cheveux bouclent en cascade sur ses épaules, avec
de jolis reflets roux assortis à ses iris. Un compliment effleure
mes lèvres, mais j’y renonce. Cette fille est tellement méfiante
qu’elle pourrait mal l’interpréter. D’ailleurs, son absence de
sourire m’ôte l’envie d’être agréable.
— Bonsoir, me dit-elle d’un ton froid.
— Bonsoir.
Je pose mes affaires. Je ne lui ai pas demandé comment elle
se porte. En deux jours à peine, Laurie a réussi à me faire
perdre mes bonnes manières. Ça ne va pas du tout. Je me
tourne vers elle.
— Comment allez-vous ?
— Bien, merci.
Elle semble hésiter, puis se fend d’un « et vous ? ».
— Très bien également.
Je me dirige vers la chambre de Mme Samely avant que cet
échange ne devienne gênant. Celle-ci m’accueille
chaleureusement et entame la conversation, que Laurie
interrompt :
— Si vous avez besoin de moi, je suis dans ma chambre.
Tiens, elle ne me surveille pas ? Gagnerais-je sa confiance ?
Un sourire amusé se dessine sur mes lèvres. Après tout, mieux
vaut le prendre avec légèreté. Les minutes passent, tranquilles.
Mme Samely est une femme intéressante et pleine d’humour.
Elle m’offre tout ce que j’apprécie dans ce métier : des
moments de partage, de rire, d’humanité.
J’ai toujours aimé être avec les patients ou les personnes
âgées. Ils portent un regard différent sur le monde qui nous
entoure, et possèdent une patience, mêlée de recul, qui
m’inspire. Le commun des mortels passe son temps à courir,
mais quand je suis avec eux, je freine. Je vis à leur rythme,
forcément différent. Je tente de leur transmettre de la joie et du
dynamisme. Ils me le rendent au centuple.
Lorsque nous gagnons la salle à manger, un couvert a été
disposé et l’assiette est déjà remplie. Un Post-it « À
réchauffer » est collé sur la table. Laurie ne tient vraiment pas
à me croiser. Se rend-elle compte que ça ne doit pas être
agréable pour sa mère non plus ? Je me rabroue. Ce n’est pas
en copiant sa froideur que nous nous rapprocherons.
Me rappeler sa voix tremblante de ce matin et la lumière
qu’elle dégageait en parlant à sa mère, le premier soir, me
radoucit. Laurie ne va pas bien et, si je n’en tiens pas compte,
je la détesterai avant d’avoir cherché à la comprendre. C’est à
moi de fournir un effort.
L’arrivée d’Eliott me tire de mes pensées.
— Hello ! Dis donc, tu en fais une tête ! Qu’est-ce qui
t’arrive ?
Je souris.
— Rien. Je réfléchissais juste.
— Tu devrais éviter, ça n’a pas l’air de te réussir !
Il s’assied puis commence à nous raconter sa journée à
grand renfort de commentaires sarcastiques. Sa spontanéité me
déride. Eliott m’apprécie et c’est réciproque. Il est tout
l’inverse de sa sœur : enjoué, bavard, taquin. Je parlerai à
Laurie avant de partir, mais en attendant, je vais profiter de
leur compagnie.
Il est 20 h 25 quand je frappe à la porte de Laurie. Elle n’est
pas sortie de sa chambre de toute la soirée et j’appréhende un
peu notre conversation. J’attends une réponse, en vain, et finis
par pousser le battant. Laurie est assise à son bureau, un
casque beige sur les oreilles, ses boucles éparpillées sur ses
épaules. De nouveau, je perçois l’aura chaude qui émane
d’elle. Je l’avais presque oubliée. Je frappe une nouvelle fois
et elle lève les yeux de son téléphone. Son sourire s’évanouit
en m’apercevant.
— Je peux entrer ?
Laurie ne répond pas, ce que je prends pour un assentiment.
Elle fait glisser son casque autour de son cou, se lève et se
plante devant moi, l’air revêche. La douceur qui m’avait
envahi en percevant sa chaleur s’évanouit aussitôt.
— Oui ? me presse-t-elle.
— Je voulais savoir, au sujet de ce matin…
Son visage se crispe.
— Tout va bien ?
— J’étais juste fatiguée, me rétorque-t-elle.
À quoi tu t’attendais ? Je persévère, comme si je n’avais pas
entendu.
— Si vous souhaitez en discuter, ici ou autour d’un café,
n’hésitez pas.
Je soutiens son regard. Une moue moqueuse s’affiche sur
ses traits.
— Autour d’un café ? Vraiment ?
Son ton ironique me hérisse. Mais que croit-elle ? Que je
l’inviterais pour le plaisir ? Est-elle vraiment incapable de voir
que j’essaie juste de l’aider ? Le peu de patience qui me restait
s’évanouit. J’ai horreur des gens qui tournent en dérision la
moindre marque de gentillesse.
— Oui, un café. Vous savez un de ces endroits neutres où il
est plus confortable de discuter qu’entouré de ses proches.
Laurie fronce les sourcils. Visiblement, quand c’est moi qui
utilise le sarcasme, elle l’apprécie moins. Mais j’en ai assez de
sa façon de faire et de ses sous-entendus totalement déplacés.
J’enchaîne, acerbe :
— Je pense qu’une mise au point s’impose, mademoiselle
Samely. Mon travail est de faire en sorte que votre mère se
porte au mieux. Mais elle n’ira jamais bien si ses enfants vont
mal !
— Eliott et moi sommes en pleine forme.
— Vu l’appel que j’ai reçu ce matin, laissez-moi en
douter…
Elle se décompose. C’était mesquin, mais je n’ai pu
m’empêcher de la mettre face à ses contradictions. Ses joues
s’empourprent, elle fait un pas vers moi et plante ses yeux
étincelants de colère dans les miens.
— En effet, une mise au point s’impose. Votre boulot, c’est
de vous occuper de ma mère, pas de moi. Alors faites-le et,
pour le reste, mêlez-vous de vos affaires !
D’un geste vif, elle replace le casque sur ses oreilles et me
tourne le dos, me signifiant que la conversation est terminée.
Ce que cette fille m’exaspère !
Je sors, tentant de canaliser mon énervement, et me retrouve
face à Eliott. Je suppose qu’il a tout entendu, mais il a le bon
goût de ne rien dire. Je récupère mon sac sans un mot. Il me
rejoint sur le seuil de la porte, l’air triste. Je n’aurais jamais dû
lui imposer ça. Il a assez de soucis sans assister en plus à des
disputes puériles.
Un sentiment d’échec me gagne. Je devrais arrêter. Mon
objectif est de faciliter la vie à cette famille, pas de créer des
tensions. En trois ans de métier, je n’ai jamais rencontré aucun
problème… Avec Laurie, c’est la première fois. Je vais appeler
ma responsable et lui dire de trouver un autre remplaçant.
Limitons les dégâts.
— Tu vas pas partir, hein ?
Le murmure d’Eliott m’atteint de plein fouet. D’un coup, il
ressemble à un petit garçon. Déstabilisé, je table sur l’humour.
— Ben si, je vais rentrer chez moi.
Il continue à me fixer, inquiet. Au bout d’un moment, il
murmure :
— Tu sais, c’est… c’est pas toujours facile, à la maison.
Il déglutit avec peine.
— J’adore Maman et Laurie, mais voir quelqu’un d’autre…
pouvoir parler avec toi, c’est… c’est cool. Ça fait du bien. Et
Maman t’aime beaucoup.
Sa voix tremblante me brise le cœur.
— Je ne vais pas partir, Eliott.
— C’est vrai ?
L’espoir illumine ses traits.
— C’est vrai.
Sauf si ta sœur en décide autrement. J’ébouriffe ses cheveux
avec un sourire réconfortant. Il souffle et se recompose sa
mine d’ado blagueur.
— Cool, alors ! Bonne soirée !
La porte se referme et je reste planté devant quelques
secondes. Quelle fin de soirée catastrophique… Mon portable
me tire de mes sombres pensées.
SMS de Liz :
>Dispo ?
Cette fille n’abandonne jamais. Cela dit, ce soir, la chance
va lui sourire. J’ai besoin de me changer les idées. Je tape
laconiquement :
>Yep. Je passe chez toi ?
Chapitre 13
Laurie

Jeudi. Et mon moral n’est pas meilleur que lundi matin. Je


n’ai même pas le courage de me lancer dans un de mes cours.
Je reste allongée, les yeux clos, espérant me rendormir. En
vain. Il est trop tard pour prendre un somnifère… ou trop tôt.
Je soupire, me lève, m’habille. Une petite promenade me fera
le plus grand bien.
Dehors, la ville est encore assoupie. Son calme m’emplit,
m’apaise. L’époque du lycée, où je sortais sans cesse, me
manque. Les nuits où Justine et moi rentrions à 4 heures du
matin aussi. Elle ne m’a pas rappelée, d’ailleurs. Tu parles
d’une meilleure amie ! Je m’arrête devant l’entrée du club de
danse et mon cœur picote. J’y passais ma vie quand Maman y
enseignait, et même après. Parfois, je me dis que reprendre les
cours me ferait du bien. Maman pourrait rester seule une heure
ou deux dans la semaine ou on s’arrangerait avec Eliott.
Seulement… je ne suis pas sûre de désirer revoir les gens de la
danse. Depuis que je consacre la plupart de mon temps à
Maman, ma vie me semble si différente de celle des autres.
C’est comme si on vivait dans des mondes parallèles. J’ai
l’impression que je n’aurais plus rien à leur raconter.
Et puis, quand je pense que Maman ne pourra plus jamais
danser… Ce n’est pas parce qu’elle ne peut plus que tu ne
peux plus ! Je poursuis ma route tandis que mes pensées me
ramènent à Louis. Je cède à l’envie de jeter un œil à ses
réseaux, même si c’est clairement la pire idée de la journée.
Dans sa dernière vidéo sur Instagram, il danse sur la plage
avec une fille sexy. Il est toujours aussi beau, il a toujours du
talent, mais ce n’est plus moi sa partenaire. Je fais défiler ses
actualités. Son quotidien semble bien plus fun que le mien. Je
ferme tout et presse le pas. Malgré tout, j’aime ma vie et, si je
devais revenir en arrière, mes choix seraient les mêmes.
Je rentre une heure plus tard. Un rai de lumière filtre sous la
porte de Maman. Je frappe et entre. Elle fixe le mur, perdue
dans ses pensées.
— Tu ne dors pas ?
— Et… t… toi ?
Je souris et me glisse dans le lit, à côté d’elle.
— À quoi tu pensais ?
— À… à… ya vie.
— Moi aussi. Elle est bizarre, hein…
— Ui.
Sa voix mélancolique me déchire le cœur. Je me doute que
Maman n’est pas heureuse, pourtant elle ne se plaint jamais.
Contre toute attente, elle me souffle :
— J’ai… beaucoup d… de chanche.
— De chance ?
On ne doit pas avoir la même définition de ce mot.
— J’ai… des enfants… m… méveilleux.
Son affirmation me surprend autant qu’elle m’émeut. Je la
serre contre moi.
— Mais je m’in… m’inq… m’inquiète pou… pour vous.
Sa phrase fait écho à celle de Xander, et mon inimitié à son
égard ternit mes émotions positives.
— Tu ne devrais pas. Eliott va très bien. Le lycée se passe
nickel.
Sauf en physique…
— Et moi aussi, je vais bien.
— Mais v… vous êtes tès fa… fatigués.
Je n’ai aucune envie d’avoir ce genre de conversation à
5 heures du matin. Je n’en ai jamais envie, en fait. Encore
moins après les sous-entendus de l’autre, hier soir. Maman
aborde régulièrement le sujet, mais je n’en vois pas l’intérêt.
L’abandonner dans un foyer déprimant pour avoir plus de
liberté et vivre tranquillement ma petite vie ? Très peu pour
moi. Je ne veux être nulle part ailleurs qu’à ses côtés.
Cependant, son inquiétude me peine. Sur ce point, je dois
donner raison à Xander, tout souci pourrait aggraver la
maladie : il faut vraiment que je fasse attention.
— Je t’assure que tout va bien, Maman.
Je laisse passer un silence, puis murmure :
— Je suis contente d’être auprès de toi.
Elle me fixe avec un petit sourire triste, sans rien ajouter. Je
m’enquiers :
— Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?
— Non, ma puce. Me… Meci. Je t’aime.
— Moi aussi, je t’aime. Tellement.
Je tire un coussin vers moi et m’installe confortablement.
Elle se repositionne avec difficulté.
— J’ét… eins ?
— Oui. Bonne fin de nuit, Mamounia.
Je ferme les yeux et sombre dans le sommeil. Avoir ma
Maman près de moi est bien plus efficace que tous les
somnifères du monde.

— T’as des nouvelles de Xander ? me lance Eliott en laçant


ses baskets.
J’avale une gorgée de café. Ce mec est tantôt en avance,
tantôt en retard. Et honnêtement, il pourrait tout aussi bien ne
plus venir, je m’en moquerais. À condition qu’il soit remplacé
par quelqu’un de bien, évidemment.
— Nope.
Le visage d’Eliott se ferme, Maman ne dit rien. J’ai bien
pensé à appeler l’entreprise d’aide à la personne pour
demander à ce qu’il soit remplacé, mais d’une part les
auxiliaires de vie disponibles ne courent pas les rues, d’autre
part ce serait très égoïste. Maman et Eliott semblent vraiment
l’apprécier et c’est le plus important. Je n’ai qu’à l’ignorer un
ou deux mois, puis Maria reviendra et tout rentrera dans
l’ordre. La sonnette retentit au moment où Eliott ouvre la
porte.
— Xander !
Quel enthousiasme ! C’est son nouveau dieu ou quoi ?
— Salut ! Bonjour, Laurie, bonjour, madame Samely.
Il pénètre dans l’appartement et je me fige. Sa chemise
entrouverte laisse entrevoir ses clavicules, ses cheveux sont en
bataille. Il semble légèrement essoufflé, les joues colorées par
le froid. Il est super sexy. Je détourne le regard en rougissant.
Sexy, peut-être, mais surtout exécrable et grossier.
Il dépose ses affaires en vitesse, se lave les mains, puis nous
rejoint à table tandis qu’Eliott file.
— Je vous présente mes excuses pour le retard.
— Il… il n’y… a pas de… chouchi, sourit ma mère. La nuit
a… été… a… azitée ?
Elle assortit sa remarque d’une moue suggestive et je
m’étouffe avec mes céréales. Depuis quand fait-elle des
allusions de ce genre ? Je jette un œil à Xander qui ne paraît
même pas gêné. Il lui offre un sourire éclatant qui en dit long.
Ou alors je me fais juste des idées ? Cela dit, il portait les
mêmes habits hier et… Des images inopportunes envahissent
mon esprit et j’ai soudain envie de m’enterrer. OK, je ne veux
pas savoir. Il fait ce qu’il veut de ses nuits. Mais il pourrait être
ponctuel !
Je les laisse faire la conversation jusqu’à la fin du petit
déjeuner, puis déclare :
— Je vais vous montrer la salle de bains.
Il me suit, docile.
— Tout a été équipé pour que Maman puisse prendre
facilement sa douche. Sa serviette est toujours sur cette patère,
et son gant est juste à côté. Après la douche, je l’aide à mettre
de la crème hydratante. Ses habits sont posés là.
Je me tourne vers lui et ose enfin croiser son regard.
— En général, on fait la toilette après le petit dej’, puis une
promenade quand il fait beau.
Il me toise, impassible.
— OK.
Je devrais peut-être m’excuser ? Je n’ai pas été correcte,
hier. En même temps, il l’avait cherché… Je me mords la
langue, hésite. Et puis tant pis. On se déteste déjà, alors un peu
plus ou un peu moins… L’orgueil est un vilain défaut, dirait
Maman. Je retiens un soupir et tourne les talons. S’il est
intelligent, il ne marchera plus sur mes plates-bandes, je ferai
de même et on survivra.
Chapitre 14
Eliott

Je n’ai pas cours le samedi matin. Sans cette bénédiction, je


ne sais pas comment je finirais à temps mes devoirs. J’ai
abandonné Maman et Lo pour passer la journée chez Ben. Jade
sera là aussi. On doit réviser le contrôle de physique de la
semaine prochaine, mais je compte bien leur toucher deux
mots au sujet de mon daron.
J’avoue que je suis content d’échapper à la guerre froide de
la maison. Xander et Laurie s’ignorent royal’ depuis leur
dispute de mercredi soir. C’est mieux que s’ils s’engueulaient
H24, mais ça reste relou. Maman ne dit rien, mais n’en pense
pas moins. Enfin, avec un peu de chance, Lo finira par
s’apercevoir que Xander est génial.
Avant d’arriver, j’envoie un message à Laurie pour prendre
des nouvelles de Maman. C’est pas comme si t’étais parti il y
a une demi-heure… C’est ridicule, ce besoin compulsif de
m’assurer qu’elle va bien vingt fois par jour. Mais depuis son
AVC, je ne peux pas m’en empêcher. Au début, Lo m’a dit de
me calmer sur les textos, puis elle s’est rendu compte qu’elle
faisait pareil.
Je sonne à l’interphone et la mère de Ben m’ouvre. Elle me
serre fort contre elle dès que je franchis le seuil. J’adore cette
femme et c’est réciproque.
— Comment vont ta Maman et ta sœur ?
— Elles vont bien !
La mère de Ben est l’une des rares personnes au courant de
la situation. Elle propose souvent son aide, que je refuse
toujours. Par contre, j’accepte sans hésiter ses gâteaux.
— Jade et Ben sont dans la chambre.
Je laisse mes chaussures dans le couloir, traverse le salon où
la sœur de Ben mate une série.
— Salut, Ayana !
Elle grommelle une réponse inaudible dont je me contente.
Je retrouve les copains dans la chambre et me laisse tomber
sur le lit.
— Yo.
— Hey ! me lance Jade.
— Salut, mec.
— Ta sœur est toujours aussi canon, je souffle, surtout
quand elle laisse ses cheveux en afro.
— Mais c’est une peste, contrairement à la tienne.
— Je sais.
On rigole tous les deux, mais pas Jade, dont le visage s’est
fermé. Je passe mon bras autour de ses épaules.
— Qu’est-ce qui ne va pas, toi ?
— On s’y met ? me répond-elle en se dégageant doucement.
Quand Jade prend ce ton, personne ne discute. J’attrape mon
sac et nous nous plongeons dans les méandres des lois
obscures régissant la physique.
À 13 heures, la mère de Ben nous annonce que le déjeuner
est servi. Trois burgers maison sont disposés sur la table,
accompagnés de frites et de bananes plantain grillées.
— Ta mère est vraiment une perle.
— Surtout avec toi, rétorque Ben. Elle nous gâte pas autant,
Ayana et moi.
Je ne réponds rien. C’est vrai que sa mère est toujours aux
petits soins pour moi. Je suppose qu’elle fait son possible pour
m’aider à me changer les idées. Chez d’autres personnes, je
penserais à de la pitié et ça m’énerverait, mais pas avec elle.
Parfois, je suis aussi ambivalent que Laurie, c’est fou.
Je vérifie mon portable, me retiens de renvoyer un message
à Lo. S’il était arrivé quelque chose, elle m’aurait appelé. Oui,
mais… Je lui envoie :
>Tout va bien ?
et reçois une seconde plus tard :
>RAS.
Nickel. Je vais pouvoir attaquer mon burger sereinement.
Après deux bouchées, je jette un œil à Ayana, toujours
absorbée par sa série de l’autre côté du salon. Je doute qu’elle
nous écoute, alors je me lance :
— Vous savez comment retrouver quelqu’un qui a disparu ?
Ils me regardent avec des yeux ronds et je me sens obligé de
clarifier :
— Je veux retrouver mon père.
— Celui qui s’est cassé sans prévenir, avec une nana, il y a
deux ans ? siffle Ben avec une moue dubitative.
— J’ai qu’un père, aux dernières nouvelles.
— T’as pas son numéro ?
— Il ne fonctionne plus depuis des lustres.
— Une adresse ?
— Non plus.
— Le nom de sa meuf ?
Je secoue la tête. Jade lève les yeux de ses frites et me
demande :
— Pourquoi tu veux le retrouver ? Pourquoi maintenant ?
Pfff. Jade met toujours les pieds dans le plat. C’était pas du
tout la question.
— J’sais pas. J’ai envie de lui reparler.
Elle ne semble pas convaincue mais n’ajoute rien. Ben
m’interroge :
— Tu as demandé à ta mère ?
— Nan…
— Bah commence par ça.
— Je t’avoue que j’ai pas trop envie de lui parler de Papa. Il
a été un vrai salaud avec elle… mais je vais y réfléchir.
— Au début, il vous appelait, non ?
— Oui, sur le fixe, en masqué, je crois. Laurie n’a jamais
voulu lui répondre et moi je l’ai fait une fois ou deux. Puis je
lui ai demandé de rentrer pour mon anniversaire, il m’a
répondu qu’il ne pouvait pas, sans me donner de raison. Je lui
ai dit d’aller se faire foutre. Je suppose qu’il a compris que
c’était plus la peine de se manifester.
Ils restent silencieux, le front plissé. Ben reprend :
— Il doit bien y avoir quelqu’un qui sait où il est. Tu as
pensé à demander à ses amis ?
— J’ai pas souvenir d’avoir vu beaucoup de ses potes à la
maison. La plupart étaient restés en Normandie, dans son
village natal. Mais il y a peut-être des noms dans le carnet
d’adresses de Maman.
— Tu l’as ?
— Non, mais je devrais pouvoir le trouver en fouillant un
peu.
— On pourrait aussi aller à son ancien boulot ? suggère
Jade. Peut-être qu’il a gardé contact avec des collègues ?
Pas mal, comme idée. Ben complète :
— Tu devrais aussi poster une demande sur Copains
d’avant, LinkedIn et les réseaux des vieux. Et sur le groupe
Facebook Wanted Community, aussi.
— Ouais, j’ai commencé à rédiger l’annonce.
— Y a pas des émissions « recherche de disparus » en
France ? Aux USA, y a des shows énormes !
Jade soupire franchement.
— Ne me dis pas que tu regardes ces trucs ?
— Bah, si.
— T’as vraiment du temps à perdre.
— C’est pas parce que tu ne regardes que Silence, ça
pousse, que tout le monde doit faire pareil !
Je mords dans mon burger en suivant leur nouvelle dispute
d’un œil amusé. C’est Ayana qui finit par crier :
— Hé les mioches ! Baissez d’un ton, j’essaie d’écouter !
Ils se taisent instantanément, puis Jade se tourne vers moi,
avec un air dégoûté :
— Faudra vraiment que tu m’expliques ce que tu lui
trouves.

Laurie

Mon portable sonne, la photo de Justine s’affiche. Un peu


amère, je décroche après avoir posé ma carte de Uno sur la
table. Je fais signe à Maman que je la laisse jouer, puis m’isole
dans ma chambre.
— Coucou ma puce, commence Justine avec son habituel
enthousiasme. Je suis absolument désolée, je n’ai pas du tout
eu le temps de te rappeler cette semaine.
— Pas grave, je murmure.
— Comment tu vas ? Quoi de neuf ?
Le problème avec Justine, c’est que nous ne sommes pas en
phase trois fois sur quatre. Actuellement, je n’ai aucune envie
de m’étendre sur ce qui me tracassait mercredi matin, ou
d’aborder le sujet « Xander ».
— Ça va, et toi ?
— Moi, super, mais j’ai pleiiiiin de trucs à te raconter. Ça te
dit qu’on se voie ?
— Euh…
— Ce soir ? On fait une soirée avec les filles.
Débarquer comme une fleur à la dernière minute, c’est du
Justine tout craché. Je grimace, dubitative. Avant, nous
sortions tout le temps. Pourquoi est-ce que cela me tente
beaucoup moins, maintenant ? Avoue que tu ne veux juste pas
croiser Louis…
— Je sais, je te préviens tard, mais viens, bébé.
— Je…
— Allez, Lo ! On sera qu’entre copines, pas de mecs,
encore moins de Louis.
Cette fille lit dans mes pensées.
— Ce sera chill : pizza, bières, musique, potins, séries… En
mode pyjama party, comme quand on était au collège.
— On ne buvait pas de bière, à l’époque…
Elle rit.
— Tu n’en bois toujours pas, je te rappelle. Je compte sur
toi ?
J’abdique.
— OK. Tu veux que j’apporte un truc ?
— Rien du tout, ma belle. Tu es mon invitée VIP. Viens
juste en avance, qu’on cause avant que les autres débarquent !
Je rejoins ma mère, qui me signale qu’elle joue la carte en
troisième position. Nous avons mis en place un dispositif pour
qu’elle puisse jouer facilement. Il s’agit d’un paravent
miniature auquel sont fixés des porte-cartes. Ainsi, je ne vois
pas ses cartes, mais peux les prendre ou les replacer.
— Ça te dérange si je vais chez Justine, ce soir ?
— N… non, au… au cont… contaire. T… tu devr… ais s…
sortir p… plus.
J’abats mon « plus deux », puis envoie un texto à Eliott pour
lui annoncer mes plans. J’espère que la mère de Ben ne lui a
pas proposé de rester dîner entre-temps.

— Vous êtes très en beauté, chère sœur, me vanne Eliott


quand je sors de la salle de bains.
Je réajuste mon haut sans relever, mais ce boulet insiste :
— Tu devrais te maquiller plus souvent. Qui sait ? Xander
tomberait peut-être sous ton charme ?
Cette fois, je m’étrangle à moitié et lui jette le rouleau
d’essuie-tout qui me tombe sous la main. En riant, il
l’intercepte d’un geste vif. Maman nous regarde avec
affection. Je suis déjà en retard, mais Eliott ne perd rien pour
attendre. Avant de refermer la porte, je déclare avec un sourire
machiavélique :
— La vengeance est un plat qui se mange froid, petit frère !
Chapitre 15
Laurie

Trente-cinq minutes plus tard, je suis chez Justine qui me


claque une bise sur chaque joue. Elle porte un top et un mini-
short, tenue adéquate dans son appart surchauffé. Je
redécouvre les lieux, constate qu’elle a fait imprimer plusieurs
photos. Je suis sur certaines, mais la plupart datent de sa
rentrée à la fac et je ressens une pointe de jalousie. Cette année
a marqué, pour elle comme pour moi, le début d’une nouvelle
vie. Je suis sûrement bien plus mature que Justine, mais c’est
elle qui habite dans son propre appart, a eu le permis, et
s’affirme désormais pleinement en tant qu’étudiante.
Un instant, j’appréhende. J’ai toujours peur que nous
n’ayons plus rien à nous dire, de découvrir que ces derniers
mois et la vie nous ont définitivement séparées. Elle me tend
une bière sans alcool à l’arôme cerise, que j’attrape, touchée.
Elle déteste les fausses bières autant que je les adore.
— On trinque ? me demande-t-elle.
— À quoi ?
— Au fait qu’on se revoit après quoi… un mois ?
Le temps passe si vite. Nos bouteilles s’entrechoquent.
— Alors, quoi de neuf ?
— Pas grand-chose, la routine.
— Pourquoi tu m’as appelée, mercredi ?
— Parce que j’étais… fatiguée. On a eu des ennuis à la
mairie pour refaire le passeport d’Eliott. C’est difficile sans
représentant légal.
Elle acquiesce.
— C’est quand même dingue que votre situation ne soit
prévue nulle part. Vous ne devez pas être les seuls dans ce cas.
Et si ton frère n’a pas ses papiers, il ne pourra pas passer son
bac.
— Je sais bien. Mais que veux-tu, on n’est pas prévus dans
les textes.
— Eliott va bien ?
— Ouais, globalement. Mais il est souvent en retard en
cours, c’est compliqué. Et puis, il est comme moi, toujours
inquiet pour Maman.
— Ses profs sont compréhensifs ?
— Ça dépend lesquels. Il n’a pas voulu leur parler de
Maman…
— Pourquoi ?
— Par pudeur, je suppose. Peut-être aussi qu’il craint qu’on
se mêle de notre situation et qu’on le place…
— Tu en penses quoi ?
— J’en avais discuté avec Maria, il y a longtemps. Elle
m’avait assurée que notre situation était bien plus courante que
les gens croient, et qu’à peu près personne ne s’en inquiète.
Nous sommes invisibles. Les rares signalements faits à l’ASE1
concernent les enfants qui deviennent violents. De temps à
autre, le lycée peut en faire, mais encore faut-il que
l’administration soit au courant.
Elle reste circonspecte.
— L’ASE est déjà surchargée avec les enfants maltraités. Et
quand bien même elle se pencherait sur notre cas : est-ce que
le mieux pour Eliott serait vraiment de le placer ?
Justine ne dit rien. Je sais à quel point elle a du mal à se
figurer ce que l’on traverse. À sa décharge, c’est quasiment
impossible pour la plupart des filles de mon âge. Et puis,
Justine n’a jamais compris pourquoi je ne veux pas que
Maman vive en foyer. En même temps, moins elle voit sa
famille, mieux elle se porte.
— Ah, et on a un nouvel auxiliaire de vie aussi.
— Un ?
— Ouais. Jeune en plus. Max vingt-cinq ans.
Son visage se fait gourmand.
— Naaaaaaan, il est beau ?
— Il est insupportable.
— Ça ne répond pas à la question.
Justine a déjà dégainé son téléphone. Je n’argumente même
pas et lui donne son patronyme. Quand elle veut retrouver
quelqu’un, elle est pire qu’un agent du KGB. Un instant plus
tard, elle s’extasie d’une voix suraiguë.
— C’est lui ? D’après son Insta, il a vingt-trois ans.
Elle me colle sous le nez la photo d’un Xander torse nu
tenant à bout d’index une chemise blanche. Mes rétines
brûlent. Elle fait défiler l’ensemble des images en gloussant, et
je ne peux m’empêcher de le reluquer avec elle.
— Mais il est auxiliaire de vie ou mannequin ? Certaines de
ses photos font méga pro.
Je ne réponds rien et la laisse faire la groupie encore une
minute. Enfin, elle lève des yeux déterminés sur moi.
— Meuf, ce demi-dieu passe ses journées chez toi, tu ne
peux pas…
Mais bien sûr…
— Je t’arrête TOUT DE SUITE. Je le déteste et c’est
réciproque. Donc sors-toi toute idée louche de la tête.
Nous sommes interrompues par l’arrivée des autres. Trois
sont des copines du lycée, la dernière m’est inconnue. J’ai un
pincement au cœur : la bulle d’amitié que je viens de retrouver
auprès de Justine va voler en éclats, c’est certain.
Une heure plus tard, je constate que j’avais raison. Les filles
parlent beaucoup de la fac et de gens que je ne connais pas.
Leurs vies filent à cent à l’heure, je me sens complètement en
décalage. La jalousie pointe de nouveau le bout de son nez et
je m’éclipse aux toilettes. Voilà pourquoi j’évite ce genre
d’occasion. Je suis devenue si différente d’elles. Trop
différente. Bien sûr que j’aimerais partager avec les filles ce
que je vis, mes soucis, mes peurs, mes angoisses. Mais
laquelle comprendrait ?
J’envoie un texto à Eliott qui me confirme que Maman va
bien. J’ai déjà envie de rentrer et il n’est que 21 heures.
Intègre-toi, Laurie, fais un effort. Redeviens celle que tu étais
avant, juste une soirée. Profite ! Un rire aigre écorche ma
gorge. Pourquoi est-ce maintenant que toutes mes
préoccupations m’envahissent ? Les sous, les rendez-vous
médicaux de Maman, le passeport d’Eliott… Je voudrais juste
oublier ! Pourquoi, quand je peux redevenir une fille
insouciante de dix-neuf ans, mon esprit me cloître dans mon
rôle d’adulte ? Alors que je passe mon temps à rêver d’être
une fille ordinaire ? Je fixe le miroir, mon reflet renvoie
pourtant l’image d’une grande adolescente. Quel est ton
problème, Laurie ? Mes doigts se posent sur le verre. Est-ce
que j’ai oublié comment être jeune ?

Eliott

J’ai ENFIN compris ! Je bénis YouTube et referme,


victorieux, mon cahier d’exercices de physique. J’adore cette
matière, mais rater un cours sur deux ne m’aide pas des
masses. Fêtons ça avec des marshmallows. Laurie ouvre la
porte au moment où j’en enfourne six dans ma bouche. Elle a
passé la nuit chez Justine et, vu sa tête, n’a pas beaucoup
dormi.
— Chayu, j’articule.
— Salut. Quelle nouvelle bêtise t’es en train d’inventer ?
Je dois extraire trois bonbons visqueux de ma bouche pour
lui répondre.
— Eliott ! C’est immonde ! T’étais obligé d’en prendre
autant à la fois ?
— J’échayais de battre mon record.
— Q… quoi ?
— L’autre jour, j’ai réussi à en mettre sept dans ma bouche.
Elle lève les yeux au ciel et lâche avec une moue outrée :
— Tu ne devrais pas être fier. C’est inquiétant.
— Et ta soirée ?
— Sympa, fait-elle avec un sourire crispé.
Je ne sais pas ce qui est le plus triste. Qu’elle se sente
obligée de me mentir ou qu’elle pense que je vais la croire.
— Je vais faire un peu de paperasse, j’ai le dossier MDPH à
boucler.
— OK…
De mon côté, j’ai une petite question à poser à Maman. J’ai
pas mal cogité et Ben a raison, je dois commencer par là.
Même si c’est voué à l’échec. Je me glisse dans sa chambre,
Maman lève les yeux de son livre. Je m’assieds au bout du lit
et m’enquiers :
— Ça va ?
Tu parles d’une entrée en matière.
— Oh… fait-elle avec un sourire, t… tu as… que… queque
chose à… à… à me d… dire, toi.
— Pourquoi tu penses ça ? je demande avec une moue
angélique.
— Je… je… t… te… co… co… nais, ‘Liott.
Je prends une grande inspiration et mets les pieds dans le
plat :
— Tu sais où est papa ?
Maman blêmit et je culpabilise immédiatement. Le silence
s’éternise tandis qu’elle me fixe, l’air sombre.
— Je suis désolé, M’man. J’aurais pas dû…
— N… non. Il… n’y a… pas de… mal. Je…
Son regard se porte sur les draps, ses épaules s’affaissent. Je
me lève et vais la serrer dans mes bras. Je savais que ce n’était
pas une bonne idée. Elle a une vie assez compliquée pour que
je ne vienne pas lui rappeler l’homme qui l’a trahie.
— Oublie ma question, Maman. Je sais même pas pourquoi
je t’ai demandé ça. Je m’en fiche. Tu lisais quoi ?
Elle m’adresse un sourire reconnaissant, et nous changeons
de sujet. Maman me parle de sa lecture, je lui parle de mes
progrès en skate. Ce qui est chouette, c’est que, même si elle a
plus de mal à articuler depuis l’accident, elle aime toujours
autant bavarder avec nous. Quelques minutes plus tard, Laurie
nous rejoint. Elle se laisse tomber sur le lit en soupirant :
— Je suis venue à bout de ce foutu dossier ! Tu pourras jeter
un œil, Mamounia ?
Elle tend la liasse de feuilles à Maman, qui peine à la saisir.
Je l’attrape et commence à lire à haute voix. Il s’agit
d’expliciter la situation de Maman, ce qu’elle peut ou ne peut
pas faire dans la vie quotidienne. J’arrive à la partie
concernant ses souhaits. Laurie a tout complété, mais je ne
suis pas certain qu’elle ait demandé à Maman avant.
— « Souhaitez-vous : vivre à votre domicile ? vivre en
établissement ? »
Lo me fusille du regard ; un voile obscurcit celui de
Maman. Un doute m’effleure soudain et je balbutie
précipitamment :
— Laurie a coché « domicile ». « Voulez-vous une aide
animalière ? »
— Avance, Eliott.
Si elle est sûre de ses réponses, pourquoi elle veut qu’on
relise ? J’arrive rapidement à la page Aidant familial et
constate que Laurie a mis nos deux noms. Je fronce les
sourcils, sans comprendre.
— C’est quoi un aidant familial ?
— Bah, c’est nous, rétorque-t-elle comme si c’était évident.
C’est la première fois que j’entends ce terme. Elle a coché
toutes les propositions concernant la « nature de l’aide
apportée » :
– Présence responsable
– Aide aux déplacements
– Aide à l’entretien du logement
– Aide à l’hygiène corporelle
– Aide à la préparation et à la prise des repas
– Coordination des intervenants professionnels
– Gestion financière
– Stimulation par des activités
– Aide aux relations sociales
– Aide au suivi médical
Je reste bouche bée. Voir listé tout ce qu’on fait au quotidien
me secoue. Ça me paraît à la fois normal et… beaucoup. Je
remets le dossier sur le support de lecture de Maman et rejoins
ma chambre. Son dossier m’a perturbé. Je m’assieds devant
mon ordi, tape « aidant familial » sur Google et ouvre le lien
Wikipédia. Je parcours l’article. Laurie a raison : c’est nous.
Je ne savais même pas qu’on avait un nom. 11 millions
d’aidants en France, dont 700 000 de moins de dix-huit ans. Je
ferme les yeux. 700 000 ? Attends… Je cherche le nombre de
mineurs en France. Environ 16 000 000. Ça fait… 4,4 % de
jeunes aidants. Sur une classe de 33 élèves, il y aurait au
moins un mec dans ma situation ? Non, c’est pas possible. Ça
se saurait. Je refais mes calculs, vérifie mes sources, mais je
parviens toujours à la même conclusion. Je tourne sur mon
siège à roulettes.
Est-ce que je me sens moins seul ou juste plus perdu dans
une masse d’enfants dont tout le monde ignore l’existence ?
Chapitre 16
Laurie

Le médecin m’invite à rejoindre Maman dans le box de


consultation ; je m’exécute. Il prend toujours un moment seul
avec elle, après l’avoir examinée, ce qui est une bonne chose.
Par contre, il a la fâcheuse manie de vouloir m’examiner moi
aussi à chaque fois. J’ai beau lui dire que c’est inutile, rien n’y
fait. En m’asseyant, je demande :
— Tout va bien ?
— Très bien. J’ai juste renouvelé l’ordonnance. Vous allez
pouvoir y aller, mais avant je souhaiterais qu’on discute un
peu tous les deux. Madame Samely, vous permettez que je
m’entretienne avec Laurie ?
Je soupire. Évidemment, je n’y couperai pas. Maman
acquiesce. Je l’accompagne dans la salle d’attente puis, à
contrecœur, je reviens sur mes pas.
— Alors, Laurie, comment ça va ?
— Ça va.
— Et ton frère ?
— Ça va aussi.
— Tu me l’amènes un de ces jours, que je l’examine ?
Je hoche la tête. Il me fait signe de passer sur la table
d’examen. Je gagne une auscultation, et une prise de tension
qui révèle que la mienne est dans les chaussettes.
— C’est bas, tout ça… grommelle-t-il. Je te trouve fatiguée.
— Un peu…
Nous reprenons place de part et d’autre du bureau.
— Comment ça se passe en ce moment avec ta mère ? Tu
arrives à tout gérer ?
— Oui.
— Tu sais qu’on peut réfléchir à augmenter les aides, voire
à…
— Je sais, docteur, le coupé-je poliment, mais ça va. On a
trouvé notre rythme et ça se passe bien.
Si on excepte le problème Xander… Il frotte le bout de son
nez.
— Et ton sommeil, c’est mieux ?
— Pas vraiment… D’ailleurs, je… vous pourriez me
represcrire un truc ?
Le médecin soupire et retire ses lunettes. C’est un homme
d’une cinquantaine d’années, au crâne déjà bien dégarni. Il
nous suit tous depuis ma naissance et je sais très bien qu’il
enlève ses lunettes lorsqu’il est gêné. J’espérais vraiment ne
pas avoir besoin de lui en redemander – il m’avait prévenue
que c’était la dernière prescription l’autre fois, seulement, je
n’arrive pas à faire sans. Mais mieux vaut que je ne le lui dise
pas.
— Je t’avais expliqué que je ne pourrais pas te les prescrire
plus d’un mois.
— Je m’en souviens… Pourtant, je fais tout ce que vous
m’avez conseillé : je me couche à heure fixe, sans écran et…
— Je n’en doute pas, Laurie. Le problème c’est que les
insomnies chroniques ne se soignent pas avec des cachets. Tu
sais ce que j’en pense…
Oui, je sais… Il poursuit :
— Je pense que tu devrais parler avec quelqu’un, de temps
en temps.
— Je n’ai pas le temps pour ça, docteur.
Il s’enfonce dans son siège, sachant très bien qu’il perdra
cette bataille. Je n’ai pas besoin d’un psy. J’en ai vu un
quelques fois après l’AVC de Maman, mais maintenant, je vais
bien.
— Quarante à soixante-dix pour cent des aidants présentent
des signes de dépression, Laurie. Et l’insomnie en est un, tu
sais ?
— Je ne suis pas dépressive, docteur. Juste un peu stressée.
Il souffle.
— J’aimerais au moins que tu fasses un peu de sport. Va
courir ou à la piscine…
— Je…
— On va faire un deal, OK ? Je fais une exception et te
renouvelle ton ordonnance, et toi, tu te remets au sport : danse,
course, gym sur YouTube, peu importe, mais je veux que tu
bouges.
Je souris. Je l’imagine bien suivre Gym Direct tous les
dimanches. Au fond, je ne m’en sors pas si mal.
— C’est d’accord.
— Ah, et je vais aussi te prescrire un bilan sanguin.
Je pâlis.
— Ce n’est vraiment pas nécessaire. Je me sens en pleine
forme, docteur.
— C’est ce que les résultats de la prise de sang me
confirmeront, conclut-il en me tendant les papiers.
J’ai une peur bleue des aiguilles. Le sport, passe encore,
mais ça…
— Allez, Laurie. Tu n’auras qu’à demander à l’infirmière de
ta mère de te faire ça.
Je déglutis avec difficulté et me lève, avant que cette
consultation s’éternise. Je le salue, récupère Maman et nous
sortons sous la pluie. Le trajet se déroule en silence. Je vais
devoir me motiver pour reprendre le sport, mais j’ai au moins
mes comprimés. Je commence à penser comme une droguée.
Il n’empêche que je savoure la chance d’avoir un aussi bon
médecin traitant. Il fait attention à ma santé malgré moi, et
même si ses conseils ne m’enchantent pas toujours, au fond, sa
présence me rassure. Cette chance n’est pas donnée à tout le
monde.

Eliott

— Prêt pour le contrôle ? me demande Jade en posant sa


main sur mon bras.
— Je sais pas trop…
Ben me dévisage.
— T’es surtout mort de stress, mec. Relax, ça va bien se
passer.
— Il me faut minimum 13 pour avoir la moyenne, ce
trimestre.
— Tu tiens absolument à prendre physique en option
majeure l’an prochain ?
— Je pense que ce serait un vrai plus, pour plus tard.
Ben me toise puis me lance :
— Attends, t’étais sérieux, l’autre jour ? Quand tu nous as
dit que tu voulais devenir astronaute ?
Je fronce les sourcils, vexé.
— Bah ouais. Et ça n’a rien de drôle, que je sache.
— Disons juste que le côté « j’veux être pompier ou aller
sur la Lune », en général, ça nous passe après sept ans.
Je hausse les épaules.
— Au moins, j’ai des rêves, moi.
Je me tourne vers Jade qui n’a rien dit.
— T’en penses quoi, toi ?
— Que tu devrais déjà commencer par avoir 13 en
physique.
— OK, merci…
Elle se radoucit :
— Désolée, Eliott. C’était pas méchant.
— Mouais.
— C’est juste qu’il faut être réaliste.
Je grimace.
— Parce que tu crois que j’en suis incapable ?
Ben intervient :
— Mais non, elle veut simplement dire qu’astronaute, ce
n’est pas méga accessible…
— Peut-être, mais pas impossible ! À l’écouter, mieux
vaudrait que j’abandonne tout de suite !
Jade proteste :
— Je n’ai pas dit ça ! Je pense qu’il faudrait que tu aies un
plan B pour ne pas finir sans rien et malheureux, si jamais ça
ne marche pas, c’est tout.
— Elle n’a pas tort, renchérit Ben.
Je secoue la tête. On n’a que quinze ans, et déjà bien intégré
le discours de nos parents. Emprunter une voie sûre, pour
trouver un boulot stable ensuite, ou plutôt un boulot tout court.
Le pire, c’est qu’on sait très bien qu’un diplôme n’est même
pas une garantie, vu le taux de chômage. Si on ne rêve déjà
plus à notre âge, quand le fera-t-on ? D’un autre côté, Jade a
un peu raison. Pour une success story, combien de mecs
finissent par galérer de petit boulot en petit boulot ? Je soupire.
Je veux faire partie des success stories. Est-ce si dangereux ?
— Et puis… hésite Jade. Tu partirais à l’autre bout de la
France pour faire tes études ? Avec ta mère ?
Sa phrase me gifle. Ben la fusille du regard. Faut vraiment
qu’elle arrête de mettre les pieds dans le plat. J’enfonce mes
mains dans mon jean et hausse les épaules. C’est dans deux
ans. La Terre a le temps de s’arrêter de tourner d’ici là.
L’arrivée de M. Fernandi m’évite de répondre. Nous entrons
dans la salle. J’essaie de me concentrer sur la physique, mais
la question de Jade s’est plantée dans mon cerveau. Elle va
s’enraciner et pousser jusqu’à ce que je lui trouve une réponse.
Comme si je pouvais en trouver une. Je soupire. En plus
d’avoir le ventre noué par le stress, j’ai le cœur lourd
maintenant. Génial.
Chapitre 17
Xander

Chez les Samely, la situation s’est stabilisée. Personne


n’ignore que Laurie m’évite, mais nous nous en
accommodons. Espérons que ce ne soit pas le calme avant la
tempête. Enfin, nous sommes vendredi : une semaine de moins
avant que je ne rende sa place à Maria. Un pincement au cœur
me surprend à cette pensée. Si Laurie ne me manquera pas, je
me suis attaché à Eliott et à sa mère.
Je sonne à 18 heures précises, pour une fois. Laurie m’ouvre
avec son habituel air contrarié. Après l’échange forcé de
politesses, elle me laisse avec sa mère et s’éclipse sous l’œil
désolé de celle-ci.
— Bonjour, madame Samely !
— Je… t… t’ai… déza d… dit de…
— De vous appeler Mélodie, je sais, je complète, jovial.
Comment allez-vous depuis ce matin, madame Samely ?
Elle sourit, appréciant que je la taquine. Nous bavardons un
bon moment, puis elle me demande :
— Tu… tu me… fer… ferais marsser ?
— Le kiné n’est pas venu aujourd’hui ?
— Non. J’ai… j’ai env… vie de… bouzer.
— Si vous voulez.
Nous l’avons déjà fait une fois ensemble, cette semaine.
Mme Samely a du mal à maintenir son équilibre et a besoin
d’un appui stable ; mais avec un peu d’aide, elle fait quelques
pas. Je la pousse au milieu du salon, bloque le fauteuil puis
l’aide à se lever. Enfin, je me positionne face à elle et lui
propose mes mains.
Timidement, elle fait un pas, puis un autre et
l’émerveillement illumine son regard. Être à la verticale,
pouvoir avancer… Cela nous paraît tellement normal et
pourtant, à travers son sourire, c’est comme si je redécouvrais
avec elle cet enchantement. Je l’encourage doucement. Elle
prend confiance, redresse la tête. Nous savons tous deux
qu’elle ne remarchera jamais comme avant, que le déclin de
ses nerfs est inévitable. Mais un instant, c’est comme si nous
suspendions le cours des choses.
Après deux mètres, nous nous accordons une pause. Elle
reprend son souffle, puis très vite m’incite à repartir. Nous
progressons lentement à travers le salon. Aider Mme Samely à
marcher requiert une vigilance constante, mais sa joie est la
plus belle récompense qui soit.
Je me recule un peu, ne la tenant plus que d’une main, puis
lui propose :
— Voulez-vous faire un pas toute seule ? Je suis juste
à côté.
Un éclat de surprise traverse ses iris. Elle hésite puis se
lance avec un sourire déterminé. Mon cœur accélère. Mes
muscles se tendent et je m’apprête à la rattraper avant même
de lâcher sa seconde main. Mme Samely lève difficilement son
pied, le repose quinze centimètres plus loin puis fait de même
avec l’autre. Je reprends immédiatement ses mains et nous
nous sourions, victorieux.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous faites ?!
La voix étranglée de Laurie nous sort brusquement de notre
bulle.
Sans lâcher sa mère, je me tourne vers elle. Son expression
choquée est en parfaite adéquation avec le ton qu’elle a
employé.
— J’aide votre mère à marcher.
— Mais vous n’allez pas bien ? Elle aurait pu tomber ! Vous
ne la teniez plus !
Mes doigts se crispent dans ceux de Mélodie. Que Laurie ne
m’apprécie pas m’est égal, qu’elle remette ouvertement en
question mes compétences dépasse les limites.
— Je sais parfaitement ce que je fais.
— Le kiné est là pour ça !
Mais je rêve ! Elle s’enferme dans sa chambre chaque fois
que je suis là, et quand elle en sort c’est pour juger mes
propositions !
— C’est… c’est m… moi qui… qui… qui…
Quand Mme Samely ressent une forte émotion, elle peine
davantage à trouver ses mots. J’inspire profondément et tente
de calmer la colère qui bout en moi.
— Qui lui… ai de… mandé de… de… marsser.
Laurie fronce les sourcils puis réplique, à peine adoucie :
— Ce n’est quand même pas raisonnable.
Je ne peux résister à l’ironie :
— Que me disiez-vous l’autre jour, déjà ? Que mon travail
était de m’occuper de votre mère… C’est exactement ce que je
fais. Selon ce qu’elle me demande.
Elle me fusille du regard, puis croise les bras et me toise
avec défi.
— Très bien. Dans ce cas, ne vous gênez pas pour continuer.
Je me mords la langue, sans la moindre envie de poursuivre
l’exercice sous son regard méprisant. À côté de moi,
Mme Samely s’est tendue. Je ne veux pas céder à la pression
de Laurie, mais je ne pense pas que les conditions soient
réunies pour continuer en toute sécurité.
— Je crois qu’on a fait assez de sport pour ce soir, je
déclare. Vous vous tenez ?
Elle attrape le rebord de la table tandis que je récupère le
fauteuil. Laurie me jette un regard victorieux quand sa mère
s’y rassied, puis tourne les talons.
— Laurie !
Le ton ferme de Mme Samely me surprend. Sa fille se
retourne.
— Tu… tu… viendras me… me… voir quand… X… X…
Xander se… sera par… parti.
Je retiens un sourire moqueur, prêt à parier qu’elle va se
faire gronder. Laurie doit penser la même chose car elle
blêmit.
— Oui, Maman.
Mme Samely soupire dès que Laurie a disparu. Je m’installe
face à elle sur le canapé.
— Je… suis… déjolée.
— Il n’y a pas de mal.
— Lau… Laurie n’est… pas… pas… comme ça, d’ha…
bitude.
Je reste silencieux, peiné par son air triste. Je ne doute pas
de sa parole, il suffit de voir la façon dont Laurie se comporte
avec elle. Pas besoin d’être longtemps en leur présence pour
percevoir l’immense amour qu’éprouve Laurie pour sa mère.
Beaucoup de mères donneraient cher pour avoir une fille aussi
attentionnée. D’ailleurs, j’ai bien conscience que sa réaction
virulente tout à l’heure était principalement due à la peur.
Quand je songe à cela, j’ai envie de l’aider, d’oublier sa
mauvaise humeur et de me concentrer sur la chaleur que j’ai
perçue chez elle. Mais dès qu’elle m’adresse la parole, c’est
plus fort que moi : elle m’horripile. Je retiens un soupir. Mes
sentiments à son égard sont aussi ambivalents que ses
énergies.
— Tu sais… avant… j’étais dan… dancheuse.
Je me redresse, surpris. Non, je ne savais pas, mais je
comprends mieux son élégant port de tête.
— J’ai… merais beau… beaucoup dan… dancher à nou…
veau, mais…
Mon cœur se serre.
— Je sais que… que… je… je ne pourrais… pius.
Le silence s’étire. Les yeux de Mme Samely s’embuent.
Incapable de dire un mot, je pose une main sur son bras.
— Mais, quand tu… tu m’aidais… tout à yeure… j’ai…
res… senti… la… la joie… de… d’avant… de… quand je
réu… réussichais… une… une figure ou… un mouve…
mouvement… difficile.
Elle me regarde et m’offre un sourire d’une grande douceur.
— Je… j’avais… oublié ce… ce que ça fai… faijait.
C’était… très… très bon. Mer… ci.
Je lui rends son sourire. Peu importe Laurie, ça valait
vraiment le coup.

Le reste de la soirée se déroule sans souci. Eliott rentre


quelques minutes avant mon départ, la mine défaite.
Contrairement à son habitude, il ne pipe pas mot. Nous aidons
Mme Samely à se coucher puis regagnons le salon. Je me
tourne vers lui.
— Si tu veux me parler de ce qui ne va pas, je suis là.
— J’ai eu 12 en physique, soupire-t-il.
— Ce n’est pas si mal !
— Ça me fait 9,72 de moyenne, là. J’aurai jamais cette
option l’an prochain si je m’améliore pas…
Je pose une main sur son épaule, sans solution miracle.
— Mon conseil tient en un mot.
— Lequel ?
— Persévère.
Un timide sourire se dessine sur son visage.
— Je vais dire à Laurie que tu t’en vas.
— Ce n’est pas la peine. Vraiment.
Il me jauge d’un œil suspicieux.
— Il s’est passé un truc ?
— Rien qui mérite d’être raconté.
Ses joues rosissent. Je n’aurais pas dû lui en parler, je le
sens à fleur de peau, ce soir.
— Qu’est-ce qu’elle a encore foutu ?
J’enfile mon manteau d’un geste vif et écourte la
conversation :
— Rien du tout. Allez, passe une bonne soirée !
Chapitre 18
Laurie

Je ne me souviens plus depuis combien d’années je n’avais


pas ressenti ça. L’appréhension de la petite fille qui a fait une
bêtise et qui sait qu’elle va se faire gronder. J’en veux à
Maman d’avoir encore pris la défense de Xander, même si je
dois reconnaître que je n’ai pas été très agréable avec lui. Mais
qu’est-ce qui lui a pris ? Faire marcher Maman sans appui ? Il
ne la tenait même pas !
Eliott entre brusquement dans ma chambre.
— Je t’ai déjà dit de frapper !
— Il s’est passé quoi avec Xander ?
Je rougis, vexée. En plus, il en a parlé à Eliott ? Je
m’offusque :
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Que tu avais été infernale.
— Quoi ?
Il secoue la tête et serre les poings.
— Il m’a rien dit ! Mais c’est pas difficile à deviner, tu es
une garce avec lui ! Bon sang, Laurie, tu vas foutre une
ambiance de merde à la maison jusqu’à quand ? Il t’a rien
fait ! Et puis tu penses à Maman, un peu ? À sa place j’aurais
trop honte de toi !
Sa phrase me coupe le souffle. Une boule douloureuse se
forme dans mon estomac et remonte jusqu’à ma gorge. Je fixe
le visage rougi d’Eliott. Je l’ai rarement vu aussi fâché.
Comme pour lui donner raison, le bip de Maman retentit. Il me
toise une seconde puis soupire :
— J’y vais.
Je sais bien que c’est moi que Maman appelle, mais je ne
me sens pas capable d’articuler le moindre mot. Eliott revient
dix secondes plus tard et me fait un signe de la tête. À
contrecœur, je me rends dans la chambre de Maman. Son
expression n’est pas plus avenante que celle de mon frère. Je
baisse les yeux. Mes mains se raccrochent l’une à l’autre.
— Tu… tu sais… dé… déza ce que… je… je… veux te…
dire, hein ?
Je hoche la tête.
— Je… je… n’ai… pas fait… de… de remar… ques
jusqu’… ici, mais… là…
— Je sais. Je n’aurais pas dû lui parler de cette façon.
— P… pourquoi tu es… comme… ça ?
— J’ai juste eu peur que tu tombes !
— Je… Je peux comp… rendre p… pour cette fois, Lau…
Laurie. Mais d’ha… bitude ?
Je ne réponds rien.
— De… demain ma… tin, t… tu t’ex… t’excuseras. Et je…
ne veux… pas… pas que ça… se…
— Ça ne se reproduira pas. Bonne nuit.
Je m’éclipse, la gorge nouée, et m’enferme dans ma
chambre. Une larme coule sur ma joue, puis une autre. Qu’est-
ce qui m’arrive ?
Xander me met mal à l’aise ; je voulais juste l’éviter et que
ça en reste là. À quel moment ai-je perdu le contrôle, au point
que mon frère me traite de garce et que ma mère me dispute
comme si j’avais sept ans ? Je me sens nulle. Tellement nulle.
Depuis des mois, je fais tout pour que les choses se passent
bien, qu’on ne manque de rien, que Maman soit la plus
heureuse possible. Ce type arrive et tout s’écroule. J’enfouis
mon visage dans l’oreiller et la vanne qui retenait mon
émotion cède. Je pleure sur ma soirée et sur toutes les peines
que je contiens depuis des jours. Je pleure sur mon manque de
sommeil, sur mes peurs, sur mes colères. Je pleure sur mon
incapacité à gérer cette situation.
Eliott et Maman sont toute ma vie. S’ils ne m’aiment plus,
je deviens quoi ?

Je ne sais pas combien d’heures j’ai sangloté, mais je suis


épuisée. Une vive douleur pulse dans mon crâne et mon
estomac vide me donne la nausée. Je voudrais dormir, mais
même me lever pour avaler un somnifère me semble une
épreuve.
J’attrape mon portable, la lumière bleue de l’écran me fait
plisser les yeux. J’étais mieux dans le noir. J’ai un texto
d’Eliott qui date d’il y a bientôt deux heures :
>Ouvre-moi, stp.
Je hausse les épaules et le supprime. Avant, quand j’étais
triste, c’était Louis qui me consolait. D’un doigt, j’appuie sur
son contact, tape un message, efface, retape. Je renonce in
extremis au moment d’envoyer. Écrire un texto à son ex quand
on est déprimé n’est pas plus malin que le faire ivre mort.
Allez, Lo, va prendre une douche, ça te fera du bien.
Je me fais violence pour me lever. Mon réveil indique
1 h 30. Parfois, je me demande quel est le sens de tout ça.
La lumière du salon m’éblouit. Eliott est concentré sur son
cahier, ses feuilles de cours étalées sur la table. Il se tourne
vers moi, l’air fatigué.
— Ce ne sont pas des heures pour réviser, tu sais…
— J’arrivais pas à dormir.
Les insomnies, je connais, mais je ne lui proposerai pas mes
cachets. On a assez d’une droguée dans cette maison. Il baisse
la tête et souffle :
— J’suis désolé, Lo, je voulais pas te faire pleurer.
Je maudis l’isolation inexistante de l’appartement. Ma lèvre
inférieure tremble et j’inspire profondément.
— C’est pas grave.
Je poursuis mon chemin vers la salle de bains en reniflant.
Je l’entends se lever et me rejoindre.
— Laurie…
Je me tourne vers lui. Quand Eliott est triste, il a vraiment
l’air d’avoir huit ans. C’est chou.
— J’aime pas quand on se fait la gueule. Et j’aime pas
quand tu es triste.
Son regard embué me serre le cœur.
— J’étais énervé tout à l’heure. Pas qu’à cause de toi, aussi
à cause de la physique et…
— N’empêche que tu pensais ce que tu m’as dit.
— Non… Enfin, si, un peu, mais… c’est juste que je ne te
comprends pas, parfois.
Moi non plus, si ça peut te rassurer…
— Mais j’aurais pas dû te le dire comme ça. Pardon…
Il me prend dans ses bras et je lui rends son câlin. Nous
restons un moment blottis l’un contre l’autre. Je m’en veux de
lui faire de la peine. Eliott se démène pour nous rendre la vie
la plus facile possible, à Maman et moi. Il ne mérite pas
l’atmosphère tendue que je lui impose depuis deux semaines.
Je doute de réussir à supporter Xander, mais je me
débrouillerai pour me faire oublier.
Eliott finit par s’écarter de moi.
— Maintenant que je sais que tu ne me détestes pas, je vais
aller me coucher.
Un sourire se fraie un chemin sur mes lèvres.
— Je ne peux pas te détester, Eliott.
— Tu m’aimes trop pour ça, me glisse-t-il en déposant un
bisou sur ma joue.
Je fais mine de réfléchir.
— Oh ça, je ne sais pas.
Il me tire la langue et disparaît dans sa chambre. Je soupire,
le cœur plus léger. Eliott a raison : je les aime de tout mon
cœur. Et cet amour suffit à donner un sens à tout ça.
Chapitre 19
Xander

Une cigarette aux lèvres, j’observe la rue presque déserte


depuis le balcon de l’appartement de Liz. J’ai perdu toute
notion du temps. Un peu malgré moi, je me suis rendu à
l’afterwork des gars du shooting de l’autre soir. Le bar était à
deux pas de chez les Samely et, après ma visite chez eux,
j’avais besoin de me changer les idées. Le moins que l’on
puisse dire, c’est que les collègues ont une sacrée descente.
Dans les effluves d’alcool et de tabac, mes questions et mes
doutes se sont évaporés. Au milieu des conversations futiles et
des rires des filles, la colère de Laurie et les yeux tristes de
Mme Samely ont disparu de mon esprit. J’ai bu, j’ai bavardé,
j’ai ri. Loin de la souffrance de cette femme et de ses enfants.
Je tire une bouffée de ma cigarette, sans en apprécier l’effet.
Parfois, je déteste mon métier. Lorsque la santé s’en va, tout
devient si lourd. Tant de choses perdent leur sens. Ce soir, je
me suis perdu dans les draps de Liz, comme si cela en avait
plus.
Son monde éphémère et superficiel me rassure. La photo
nous fige dans le temps. Elle efface nos problèmes, le poids de
nos pensées et de nos tristesses. Il ne reste que le beau, que nos
corps jeunes et musclés qui ne vieilliront pas. Qui ne
tomberont jamais malade. Illusion rassérénante.
Est-ce que Mme Samely ressentait la même sensation
d’intemporalité lorsqu’elle dansait sur scène ?
Et puis, la maladie et tout s’écroule. Plus de pirouettes, juste
une lutte quotidienne pour ne pas perdre le peu qu’il lui reste.
Le vent froid me rappelle que je ne devrais pas fumer torse nu,
en plein hiver. La réalité est terrifiante. L’avenir est terrifiant.
Je ne veux pas imaginer que, peut-être, demain, ce sera moi.
Ou Maman. Ou Heimmy. Je ne veux pas savoir ce que me
réserve l’avenir s’il prévoit de me priver de ce que je chéris.
Liz ouvre la porte vitrée du balcon. Sa joue se pose contre
mon dos, ses doigts chauds glissent sur mes abdominaux.
J’aimerais arrêter le temps. Maintenant. Peut-être que figer
l’instant le rendrait moins fragile ? Liz effleure ma peau de ses
lèvres.
Je devrais me dépêcher de signer le contrat. Avoir des
shootings réguliers, un meilleur salaire, embrasser la carrière
qui me tend les bras. Et renoncer à tes patients ? Renoncer à la
souffrance à laquelle j’assiste tous les jours.
Je me tourne et enlace Liz.
— Prêt pour un deuxième round ? me susurre-t-elle.
Le sourire de Mme Samely, ses yeux pétillants quand nous
marchions. Le rire d’Eliott. Sa voix suppliante lorsqu’il m’a
demandé si je partirais.
Je souffle les volutes de fumée et écrase ma cigarette dans le
cendrier. Ma main se perd dans les cheveux sombres de Liz ;
je l’embrasse avec urgence. M’oublier dans ses bras ne
m’apportera pas de solutions, mais m’aidera à fuir mes
pensées, au moins pour un temps. La vérité c’est que, tel un
élastique, je m’étire entre ces deux univers. Je finirai par
revenir à l’un ou à l’autre. Ou par rompre.

Le réveil me fait violemment émerger. À côté de moi, Liz


grogne. Je coupe la sonnerie à la hâte, attrape mes vêtements.
Chaque mouvement résonne dans mon crâne,
douloureusement.
— Mais il est quelle heure, bon sang ? grommelle Liz.
— 6 h 45.
— Alors pourquoi ton réveil sonne, punaise ?
Je ris doucement.
— Parce que je l’ai programmé.
— On ne se lève pas un samedi matin, encore moins après
une cuite !
— J’ai des trucs à faire.
Elle me lance un regard vitreux. Je secoue la tête et lui évite
de perdre sa salive en questions inutiles. Il me faut moins de
dix minutes pour être prêt, je ne serai pas en avance, mais ce
sera toujours mieux que la dernière fois. Je souris en repensant
à la remarque de Mme Samely sur ma « nuit agitée ».
Je me présente avec à peine cinq minutes de retard. Laurie
m’ouvre. Ses yeux rougis croisent furtivement les miens, juste
le temps que leur tristesse me secoue.
— Bonjour, Laurie.
Elle me répond sans même son habituel sourire forcé. Je
pose mes affaires, mal à l’aise. Elle a la tête de quelqu’un qui a
pleuré toute la nuit. Avec une pointe de culpabilité, je la
rejoins à table, où Mme Samely est déjà installée.
— Bon… bonzour, X… X… Xander.
— Bonjour, madame Samely, comment allez-vous ?
— Bien et… et t… toi ?
— Ça va, merci.
Mon attention se reporte sur Laurie qui fixe sa tartine. Elle
prend une grande inspiration et se tourne vers moi.
— Je… suis désolée, pour hier soir. Je n’aurais pas dû vous
parler comme ça.
Un silence passe, sans que je trouve quoi dire. Je
m’attendais à des excuses, vu l’apparente colère de sa mère
hier, mais… la peine que dégage Laurie me fait mal.
Mme Samely hoche la tête, l’incitant à continuer.
— Ça ne se reproduira plus.
Je me mords la joue. Que répondre à ça ? Je ne suis pas
certain qu’elle regrette la façon dont elle s’est comportée, mais
il est flagrant qu’elle est malheureuse.
— OK.
J’aurais difficilement pu donner pire réponse… Je détourne
les yeux, gêné. Elle m’a pris au dépourvu, elle ou, plus
précisément, sa détresse. Laurie se lève, les joues rouges. Ses
cernes se sont creusés. C’est un peu ma faute.
— Si vous avez besoin de quelque chose, je suis dans ma
chambre, souffle-t-elle en abandonnant son petit déjeuner.
Je la regarde s’éloigner. Dis quelque chose ! Tu ne peux pas
la laisser comme ça !
— Laurie !
Elle se retourne.
— Je pensais aller me promener avec votre mère, tout à
l’heure. Vous… voulez venir ?
— C’est gentil, merci, mais j’ai beaucoup de choses à faire
ce matin. À plus tard.
La lassitude m’envahit. Notre relation est un désastre.
Qu’elle m’ignore, qu’elle m’insulte ou qu’elle s’excuse, le
résultat est identique : je me sens aussi mal qu’elle et sa
famille en pâtit. Je passe une main dans mes cheveux. Ça ne
peut pas continuer ainsi.

Laurie

On toque à la porte. Je prie de toutes mes forces pour qu’il


s’agisse d’Eliott, mais Xander passe la tête dans
l’entrebâillement.
— Vous avez une minute ?
Pourquoi faut-il qu’il insiste ? J’ai fait en sorte de ne pas le
déranger aujourd’hui et il trouve le moyen de venir me
chercher ! Les excuses de ce matin m’ont bien assez humiliée
pour que je puisse le supporter encore. Mais je ne veux pas
recevoir de nouvelles remontrances, alors je prends sur moi.
Xander ferme la porte puis enfonce ses mains dans ses poches,
l’air embêté.
— On ne peut pas continuer comme ça, Laurie.
Déjà, mes oreilles s’échauffent. Loin de Maman, mon
exaspération reprend ses droits. Je joue l’innocente :
— De quoi parlez-vous ?
— De ça, précisément.
— Ça ?
Il se crispe.
— Notre manque de communication. Et votre ton ironique,
une fois sur deux, quand vous me parlez.
— Je me suis excusée !
Il secoue la tête.
— Ce n’est pas le problème ! Je veux bien accepter toutes
les excuses du monde si elles permettent une amélioration.
Seulement, vous voyez bien qu’elles ne changent rien. Nous
ne pouvons pas échanger trois mots sans nous disputer.
— Eh bien, ne nous parlons plus !
Son rictus énervé m’insupporte.
— Vous croyez vraiment que ça peut fonctionner ? Qu’on
peut accompagner votre mère dans de bonnes conditions en
s’ignorant ? Votre attitude retentit sur toute la famille !
Ma voix s’envole dans les aigus :
— Mon attitude ? Ce n’est pas moi qui faisais marcher ma
mère sans la tenir !
— Ce que vous pouvez être de mauvaise foi !
J’ai une furieuse envie de le mettre à la porte. S’il s’est
pointé pour me faire la leçon, il peut bien repartir. Sauf que, au
contraire, il s’approche de moi.
— J’en ai assez. Je tâche du mieux que je peux de faire
correctement mon métier, mais visiblement, ça ne vous
convient pas. Alors mettons les choses au clair une bonne fois
pour toutes : qu’est-ce qui vous dérange ?
Je déglutis et finis par baisser les yeux, incapable de
soutenir son regard. Au fond de moi, une petite voix me serine
qu’il a raison. Que c’est moi qui suis en tort, et qui m’enlise
dans mes propres appréhensions. Mais je suis bien trop fière
pour l’admettre. Et puis, comment pourrais-je lui expliquer
combien il me met mal à l’aise, justement en voulant m’aider ?
À quel point sa façon de me jeter sous le nez mes limites et
mes imperfections me tétanise ?
Il tranche :
— Rien ? Vraiment ?
Son ton accusateur me donne l’impression d’être une enfant
prise en faute.
— En fait, vous avez une dent contre moi, c’est ça ?
Non. J’ai peur. Peur que tu découvres mes faiblesses, les
dévoile aux yeux des autres et surtout aux miens. J’ai peur que
ta franchise et ton côté fonceur déstabilisent mon équilibre.
Il soupire.
— Très bien. Dans ce cas, je vais contacter ma responsable
afin qu’elle trouve un remplaçant qui vous convienne mieux.
Hein ? Non !
Il quitte la pièce. Mes jambes coupées m’empêchent de le
rattraper. Mon pouls s’emballe. Il ne peut pas partir !
Bientôt, j’entends la porte d’entrée se refermer.
Il ne peut pas…
Bien sûr que si, il peut. Que croyais-je ? Qu’il supporterait
mes provocations indéfiniment ? Je me mords la lèvre. Ce
n’est pas ce que je voulais. Pourtant, je l’ai bien cherché.
Déjà, j’imagine la colère et la déception de Maman et
d’Eliott. Mes mains deviennent moites. Égoïste.
Maman ne peut pas être privée d’un soignant compétent,
qu’elle apprécie, par ma faute ! Les paroles de Xander
tournent dans ma tête. La scène ne cesse de se rejouer.
Qu’est-ce que j’ai fait ?
Je finis par me réfugier sous la couette, mais elle me couvre
moins que la honte.
Chapitre 20
Eliott

Le cœur battant, je m’avance vers le garage. C’est fou. Je


dois juste poser une petite question à un des gars qui travaille
là et j’ai l’impression d’être dans un James Bond. Jade et Ben
m’attendent dehors, comme je le leur ai demandé. Après les
devoirs, ce matin, ils ont proposé de m’accompagner à
l’ancien travail de mon cher géniteur. Les annonces que nous
avons postées mercredi n’ont pas porté de fruits pour l’instant.
C’est décourageant. Je ne sais pas à quoi je m’attendais. Il n’y
a que dans les fictions qu’on retrouve miraculeusement les
disparus.
Il me faut quelques instants pour m’habituer à la pénombre
des lieux. Je ne suis venu qu’une ou deux fois, il y a des
années. Au grand désespoir de mon père, la mécanique ne m’a
jamais intéressé. Je n’aime pas cette atmosphère et ses odeurs
d’essence. J’aperçois des pieds sous un châssis et m’approche.
— Bonjour, monsieur.
Les pieds bougent, le corps suit et je bafouille :
— Euh, madame.
La femme sourit. Elle a moins d’une trentaine d’années, une
queue-de-cheval haute et du cambouis sur les joues.
— Je peux t’aider, bonhomme ?
— Je cherche le directeur.
— Il est dans son bureau. Au fond à droite.
Je la remercie et suis ses indications. Une minute plus tard,
je frappe à la porte du bureau. Un homme à la barbe fournie
m’invite à entrer. Je ne sais pas s’il était déjà là au temps de
Papa. Impossible de me rappeler le visage de son chef, j’étais
trop petit et je m’en fichais.
— Bonjour, monsieur. Je cherche un de vos anciens salariés.
Il fronce les sourcils, me scrute.
— Je t’ai déjà vu quelque part.
— Je suis le fils de M. Samely. Il travaillait ici, jusqu’à il y
a environ deux ans.
— Ah mais oui ! Le fils de Nico ! Tu as grandi !
Logique, j’ai pris deux ans. Je trouve fascinant la faculté des
adultes à sortir ce genre de phrase bateau.
— Et que veux-tu ?
— Je le cherche.
Il semble franchement surpris.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider…
— Est-il revenu ici ? Vous êtes toujours en contact ?
Il secoue la tête et démolit mes espoirs du même coup.
— J’aurais aimé, mais après son licenciement, nos rapports
se sont tendus.
— Son licenciement ?
Je fouille ma mémoire, en vain. Personne ne m’a jamais dit
que Papa avait été viré.
— Oui. Le garage connaissait quelques soucis financiers à
l’époque. Ton père était un bon mécano, mais… il était trop
souvent absent. J’ai dû faire des choix.
Absent ? Je reste muet, abasourdi. Combien de choses Papa
m’a-t-il cachées ?
— Et… vous sauriez comment le joindre ?
— Non. Il a pris ses affaires et, depuis, il n’a plus donné
aucune nouvelle. Son ancien numéro ne répond plus et je
n’avais que ta mère comme personne à contacter.
Un soupir s’échappe de ma bouche.
— Quand est-ce que vous l’avez viré ?
Il fronce les sourcils. Visiblement, il n’apprécie pas mon
vocabulaire. Les adultes n’aiment pas appeler un chat un chat.
Comme si le blabla atténuait la vérité !
— Ça a fait deux ans, en janvier dernier.
Papa est parti en mars. Il aurait donc été deux mois au
chômage sans rien nous dire ? J’essaie de me rappeler cette
période. Rien ne nous a laissé présager son départ, j’y ai
souvent réfléchi. S’il avait cessé d’aller au travail – ou, du
moins, de faire semblant d’y aller – je m’en serais aperçu.
— Merci. Bonne journée, dis-je, dépité.
— Eh, mon garçon, comment va ta mère ?
Je me fige.
— Bien… merci.
— Tant mieux. Je ne l’ai pas vue souvent, mais ça a l’air
d’être une femme très bien. Et ton papa était très amoureux, dit
le type avec un sourire.
Sérieux ? J’écarquille les yeux et il semble revenir sur terre.
Va-t-il capter que sa remarque était super déplacée ? Je ne le
saurai jamais puisque je tourne les talons, hébété. Papa absent,
Papa viré, Papa amoureux ? Est-ce qu’on parle vraiment du
même Papa ?
Je m’approche de Jade et de Ben. Ils se sont installés sur un
banc, et discutent, dos à moi. J’ai bien envie de leur faire peur
avec un « bouh ». Furtivement, je me glisse derrière eux. Jade
a posé son menton sur ses genoux repliés. Elle soupire :
— Je ne suis pas sûre, justement.
Ben hausse les épaules.
— Tu te poses trop de questions. Il lui a fallu du temps pour
se remettre du choc du départ. Maintenant que c’est fait, il
cherche à renouer avec son daron. Tu ne devrais pas voir le
mal partout.
Je retiens mon souffle en comprenant qu’ils parlent de moi.
— Je ne vois pas le mal partout, je dis juste que sa
démarche est très soudaine. J’aimerais être certaine qu’il le
cherche pour de bonnes raisons.
— Quelle mauvaise raison pourrait-il avoir pour chercher
son père ?
Jade ne trouve rien à répondre. Elle pose la tête sur l’épaule
de Ben, qui passe le bras par-dessus les siennes. Jade est une
amie attentive et perspicace. Souvent, c’est génial, parfois,
c’est plus embêtant. Si elle savait que je le cherche pour lui
casser la figure… Façon de parler, bien sûr. Quoique. Je recule
et les contourne, histoire qu’ils ne sachent pas que je les ai
entendus.
— Alors ? me presse Ben.
— Rien… Personne n’a plus de nouvelles.
— C’est quand même bizarre… murmure Jade. Qui pourrait
nous renseigner ?
— Tes grands-parents ?
Je grimace.
— Ceux du côté de Maman sont morts depuis un bail. Côté
Papa, il reste Papichon.
— Papichon ? C’est mignon, rigole Jade.
— C’est la contraction de « Papi » et « ronchon ».
— Ah.
Ben pouffe.
— Et ta Mamie, elle s’appelait comment ?
— C’était Mamisou. Parce qu’elle souriait tout le temps…
Mamisou, c’était la mamie de rêve. Dynamique, joyeuse,
taquine, gâteau. Laurie et moi l’adorions. Papichon tirait
toujours la tête sans s’intéresser à nous ; mais elle suffisait à
occuper nos vacances et à remplir nos cœurs d’amour et
d’affection. Puis, un jour, elle est tombée. Fémur cassé,
fauteuil roulant. Elle n’a jamais voulu que nous la visitions,
pour ne pas garder d’elle l’image d’une « vieille diminuée »,
comme elle disait. Mais une Mamisou immobilisée, c’était une
Mamisou qui ne riait plus. Elle s’est fanée… et elle est morte.
Depuis, Papichon a disparu des radars. Papa allait le voir,
parfois. Pas nous.
— Pourquoi tu n’appelles pas ton grand-père ?
Je soupire. Si on excepte les sous qu’il nous file, Papichon
n’a jamais proposé son aide depuis l’AVC de Maman. Il n’a
visiblement rien à faire de sa belle-fille, ni de ses petits-
enfants. Mais, de nouveau, j’admets que Ben a raison. Je dois
être logique et ne négliger aucune piste, si je veux vraiment
retrouver Papa.
— Je le ferai… On rentre ?
Ils acquiescent et nous repartons. Les nuages couvrent le
ciel et, bientôt, il pleut à verse. Comme si cette journée n’était
pas assez déprimante.

Xander

Ce matin, j’ai quitté les Samely le cœur lourd. Je ne pensais


pas devoir en arriver là, mais le flagrant manque de
coopération de Laurie m’y a forcé. Jeter l’éponge a un goût
amer, mais m’acharner aurait fini par nuire à Mme Samely. Je
n’ai pas encore informé ma supérieure. Étrangement, je
ressens le besoin de l’annoncer d’abord à Maria. Devoir lui
avouer que j’ai lamentablement échoué à établir une relation
de confiance avec l’aidante principale de Mme Samely ne
m’enchante pas, mais je le lui dois. J’irai faire mes adieux à
Eliott et à Mélodie ensuite.
Maria m’accueille dans son salon avec un grand sourire.
Elle a l’air fatiguée, avec son bras en écharpe et, pour la
première fois, je réalise qu’elle n’est plus toute jeune.
— Mon petit Xander ! Tu en as mis du temps, à venir me
voir ! me taquine-t-elle dès que j’ai passé le seuil.
— C’est qu’une certaine personne a rajouté beaucoup de
boulot à mon planning.
Je lui fais une bise puis m’installe face à elle. Elle me
raconte avec humour ses déboires depuis qu’elle est arrêtée.
Maria possède de la bonne humeur à revendre et elle réussit
presque à me faire oublier cette affreuse semaine.
— Trêve de bavardages, dis-moi plutôt ce qui t’amène.
Je me mords la langue, gêné.
— Je voulais te voir…
— Oui, oui, ça je sais. Mais tu as quelque chose à me dire,
c’est évident ! Je te connais, mon petit Xander.
J’abdique.
— Je ne peux pas continuer à travailler chez les Samely.
Elle hausse un sourcil, étonnée.
— Pourquoi donc ?
— C’est une catastrophe avec Laurie.
— Vraiment ? Ça me surprend. J’aurais pourtant cru que
vous vous entendriez très bien.
Son insistance sur le « très » me fait imaginer le pire. Elle
n’a pas vraiment songé à nous caser ensemble ?
— Eh bien, c’est tout l’inverse. Elle me déteste, et j’admets
ne pas beaucoup l’apprécier non plus.
Maria prend un air pensif. Pendant de longues secondes, elle
ne dit rien. Enfin, elle s’enquiert :
— Que s’est-il passé ?
— Elle ne cesse d’être désagréable avec moi. Chacune de
mes initiatives lui déplaît.
Maria réfléchit et, après m’avoir demandé des précisions,
elle conclut :
— Tu as cherché à l’aider et elle s’est braquée.
— Je ne comprends pas pourquoi. Elle est au bout du
rouleau !
Elle me sourit.
— Ah, Xander… Laurie est une fille extrêmement gentille
et attentionnée, tu as dû le constater avec sa mère.
— Oui.
— Mais elle est aussi incroyablement têtue et très fière.
— J’ai remarqué.
— Tu as tout fait à l’envers !
Je fronce les sourcils, vexé.
— Laurie se donne corps et âme pour que sa mère vive au
mieux, malgré la maladie. Tu trouves sûrement qu’elle en fait
trop, qu’elle met sa propre santé en danger, et tu as raison.
Mais ce n’est pas en arrivant avec tes gros sabots et en lui
imposant ta vision des choses qu’elle t’acceptera.
Je reste silencieux, appréciant la justesse des propos de
Maria.
— Malgré toute sa volonté, Laurie ne peut pas guérir sa
mère. Elle est condamnée à la regarder s’affaiblir peu à peu,
sans pouvoir rien y faire. Tu imagines combien c’est
douloureux ? Dans ces situations, les proches font comme ils
peuvent, se raccrochent à ce qu’ils ont. Ce que Laurie a, c’est
sa force et sa ténacité, sa détermination à entourer sa mère
d’amour et à partager avec elle de bons moments. L’aider au
quotidien est son seul levier d’action.
Un silence passe. Je n’avais jamais envisagé les choses de
cette façon.
— Tu ne peux pas bousculer ses repères, imposer ton point
de vue et ton « soutien » et espérer qu’elle t’accueille à bras
ouverts.
Le souvenir de notre altercation au sujet de son état de
fatigue me revient. Ma mâchoire se crispe. En forçant Laurie à
reconnaître qu’elle était à bout, je l’ai violemment confrontée
à ses limites. Pour la délicatesse, je repasserai.
Maria doit s’apercevoir de mon embarras car elle soupire :
— Laurie n’a pas toujours bon caractère non plus. Si elle t’a
pris en grippe, tu as dû passer deux charmantes semaines.
Je ris doucement.
— Tu as déjà contacté la responsable ?
Je secoue la tête.
— À ta place, je reprendrais tout depuis le début. Ne
cherche pas à l’aider, à remettre en question sa vision de la
situation ou, pire, son ressenti sur ce qu’elle vit. Arrête de
l’approcher avec des intentions derrière la tête. Sois
simplement présent, et si elle a besoin de toi, elle te le fera
savoir, crois-moi.
Je prends une profonde inspiration.
— J’ai déjà donné, Maria. J’ai fait plusieurs pas vers elle,
pour me faire jeter à chaque fois. Même si ça m’attriste pour
Mme Samely et Eliott, mieux vaut arrêter là.
Elle semble déçue, mais m’offre un sourire compatissant.
— Si c’est ta décision… Sur ce, il est l’heure du goûter. Une
glace, ça te dirait ? Tu nous sers ?
J’acquiesce en me levant pour suivre ses directives. J’ai
envie de marshmallows. À croire qu’Eliott m’a converti.

Je ressors de chez Maria un peu apaisé. Notre discussion


m’a donné matière à réfléchir. Une partie de moi hésite même
à changer d’avis : j’ai rarement eu une relation aussi
privilégiée avec un patient. D’un autre côté, je ne veux plus
être le paillasson de Laurie. Mais peut-être que, si je modifiais
mon approche et suivais les conseils de Maria, nous pourrions
réussir à nous entendre ?
Je déverrouille mon portable. Un appel en absence.
« Salut, Xander, c’est Laurie… »
Tiens, tiens.
« Je vais sans doute passer pour une gamine capricieuse… »
C’est déjà le cas.
« … Mais de toute façon, vous ne me tenez pas en haute
estime. »
Elle soupire, cherche ses mots.
« Je… j’aimerais que vous acceptiez de revenir sur votre
décision et que vous continuiez à travailler à la maison. Ma
mère et Eliott vous apprécient et je sais que… vous êtes très
bon dans votre travail. »
Silence. Son ton est sincère, mais une simple demande ne
me suffira pas.
« Je vous promets que je ne vous poserai plus aucun
problème. »
Je fronce les sourcils. C’est un début, mais elle n’a pas
compris l’essentiel : je voudrais que nous formions une
équipe. J’attends avec curiosité la suite du message, et des
excuses qui ne viennent pas. Toutefois, elle conclut d’une voix
timide :
« Si vous souhaitez qu’on en parle, vous pouvez me
rappeler. »
Chapitre 21
Laurie

Trois heures que j’ai laissé mon message. Je n’ai plus qu’à
espérer. Je profite de la présence d’Eliott à la maison pour aller
faire un tour. Ni lui ni Maman n’ont l’air au courant du
probable départ de Xander. J’ai peut-être encore une chance.
Dehors, la pluie battante me rafraîchit. J’aime la sentir
glisser dans mes cheveux, sur mon visage. Comme si elle me
purifiait, diluait mes larmes et mes chagrins. Ce ne sont que
des gouttes d’eau, pourtant je trouve toujours fascinant
qu’elles se forment au-dessus de nous puis, sous le coup de la
gravité, s’écrasent sur nos villes et nos corps. Je lève la tête et
les regarde tomber.
Ploc. Ploc. Ploc.
L’eau roule sur ma peau. Je suis vivante. C’est incroyable,
quand on y pense. De l’air entre dans mes poumons. Des
milliards de cellules fonctionnent convenablement pour que
mon cœur batte, que l’air pénètre jusqu’à mes alvéoles.
D’autres envoient des signaux électriques à mon cerveau,
l’informent que je suis mouillée, et mon esprit en prend
conscience.
J’aime la pluie. Avec elle, je me noie dans le présent.
Qu’est-ce qui importe vraiment ? Qu’est-ce que le temps ?
Qu’est-ce que la vie ?
Trois gouttes et je m’improvise philosophe. Mon rire me
surprend. Il résonne au milieu des bruits de la ville. Et je ris, je
ris, je ris aux éclats. Mon Dieu, que c’est bon ! Je ris les yeux
fermés, je ris en oubliant tout. Tout sauf l’instant. Peut-être
que je deviens folle, mais je m’en moque. La folie rend plus
heureux que la raison.
Une éternité plus tard, j’ouvre les yeux. Les passants
déambulent autour de moi. Je me remets en marche d’un pas
lent, sans but ni empressement. Au bout de la rue, j’aperçois
Xander, sous un parapluie, qui vient vers moi. Mon cœur
s’emballe. Je suis soulagée qu’il revienne, ce soir. Mais a-t-il
renoncé à sa menace ou tient-il seulement ses obligations, le
temps qu’on lui trouve un remplaçant ? L’appréhension, les
regrets, la honte se bousculent aux portes de mon esprit, avant
que je ne les chasse. Je suis ivre de pluie, imperméable aux
mauvais sentiments.
Arrivée à deux mètres de lui, je m’immobilise.
— Bonjour.
Il semble un peu surpris par ma présence. Peut-être
s’attendait-il à ce que je sois avec Maman ?
— Bonjour, Laurie.
Je puise dans la sérénité que me confère le temps pour
demander :
— Avez-vous eu mon message ?
— Oui.
La déception me mord.
— Je suppose que vous n’avez pas changé d’avis.
— Je n’ai pas pris de décision, mais… je suis prêt à en
discuter.
Nous restons à nous fixer. Enfin, Xander fait un pas vers
moi et tend le bras pour m’abriter sous son parapluie. Je
recule, machinalement.
— Je suis bien sous la pluie, merci…
— Je ne peux pas vous laisser vous faire tremper plus que
vous ne l’êtes déjà.
Sans pouvoir retenir une pointe d’humour, je demande :
— Pourquoi ? Cela changera la teneur de notre
conversation ?
Je m’attendais à ce qu’il proteste, mais il se contente de me
sourire.
— Vous êtes vraiment têtue, hein.
Il n’y a pas de reproche dans sa voix, juste de l’amusement.
Il ferme son parapluie et ses cheveux sont assaillis de gouttes
d’eau.
— Très bien, dans ce cas…
Je capitule en secouant mes mèches dégoulinantes.
— OK, allons-nous abriter.
Il me suit avec un petit air victorieux qui ne réussit pas à
m’énerver. Nous nous arrêtons sous l’auvent d’un magasin et
je me tourne vers lui. Il m’observe sans rien dire. C’est à moi
de le convaincre que je ne ferai plus de sa vie un enfer, mais je
ne sais pas quoi lui dire. Mes craintes n’ont pas disparu ;
j’appréhende toujours un quotidien avec lui.
Soudain, il déclare :
— On n’a pas pris un bon départ, tous les deux.
C’est le moins qu’on puisse dire. Il poursuit :
— Je suppose que j’en suis aussi en partie responsable. Si je
vous ai froissée, d’une manière ou d’une autre, je vous
demande pardon.
Cette fois, je reste bouche bée. Ce n’est pas sa faute,
pourtant c’est lui qui s’excuse. Je me mords la langue.
— Je n’ai pas été correcte non plus.
Je devrais lui présenter des excuses aussi, mais les mots
s’échouent sur mes lèvres. Je n’ose même pas relever les yeux
pour affronter les siens.
— En fait, c’est l’eau qui fait boucler vos cheveux.
Hein ? Je redresse la tête, stupéfaite.
— Euh, oui. Mais quel est le rapport ?
Il sourit.
— Aucun, mais ça vous va très bien.
Je ne peux empêcher mon cœur de palpiter. Quel est son
objectif ? Me faire perdre contenance ? Il n’avait pas besoin de
ça pour y arriver.
— M… merci.
Xander reste silencieux, ses iris noirs posés sur moi, et j’ai
l’étrange impression que quelque chose a changé. Avant,
quand il me fixait, je me sentais terriblement mal à l’aise.
Comme s’il allait mettre à nu toutes mes faiblesses. Mais là, je
ne ressens rien de tout cela. Je ne lis que de la sincérité dans
son regard. Allez, Laurie, demande-lui.
— Maman a besoin de vous. C’est injuste qu’elle paie pour
mes bêtises.
— En effet.
— Mais je comprends que vous en ayez assez.
Son demi-sourire approbateur renforce ma gêne. Je détourne
le regard.
— Il n’y aura plus d’incident. Aucun.
Plusieurs interminables secondes passent, avant qu’il
soupire :
— Je suis prêt à réessayer, mais ce sera la dernière fois.
Le soulagement m’envahit. Xander m’offre une nouvelle
chance de clore les hostilités. Cette fois, je vais la saisir.
— Merci ! Je serai irréprochable.
Ce n’est ni à Maman ni à Eliott de souffrir de mes peurs
irrationnelles, mais à moi de les dépasser. Une expression
douce s’inscrit sur les traits de Xander ; il me tend la main :
— Javier Xander Moreno, mais vous pouvez m’appeler
Xander.
— Laurie Samely, je réponds en la serrant.
Je me sens plus légère, d’un coup. Il garde un instant mes
doigts dans les siens. Je remarque qu’il n’arbore plus cet air
supérieur qui m’énervait tant… En réalité, une partie de moi
espère rencontrer le Xander qu’Eliott apprécie. Je souffle :
— Et… on peut se tutoyer, si vous préférez.
La délicatesse de son sourire me trouble.
— Avec plaisir.
Il rouvre son parapluie.
— À tout à l’heure ?
— À tout à l’heure.
Xander repart vers la maison, tandis que je reste plantée
sous l’auvent. Tout me semble plus simple, maintenant. Le
possible départ de Xander m’a causé une belle frayeur.
Désormais, la balle est dans mon camp. Je fais un pas sous la
pluie et souris. Parfois, la vie est évidente.

Eliott

Je fixe mon portable comme si c’était le Saint-Graal. Je dois


avoir l’air stupide, incapable d’appuyer sur le bouton
« appel ». Il ne va pas me manger ! Je parle de Papichon, pas
du téléphone. Je finis par lancer l’appel, en priant à moitié
pour tomber sur le répondeur. Mon Dieu, cette ambivalence. Je
deviens pire que Laurie. C’est peut-être génétique.
Une sonnerie. Deux sonneries.
— Allô ?
Vu le ton peu avenant, nul doute : c’est bien lui.
— Bonjour, Papi. C’est Eliott.
Silence. Je réprime un petit rire. J’ai dû faire exploser son
cerveau de surprise.
— Eliott. Ah. Bonjour.
— Comment vas-tu ?
— Ça va, et toi ?
— Ça va.
— Tu voulais quelque chose ?
Il a au moins l’honnêteté de reconnaître que je ne
l’appellerais pas juste pour taper la discut’ !
— Oui. Je cherche à contacter Papa. Tu aurais un numéro
ou une adresse ?
Silence. Long silence.
— Papi ?
— Non, grommelle-t-il, je n’ai rien du tout. Je n’ai pas eu
de nouvelles depuis des mois.
— Tu n’as pas la moindre idée d’où il pourrait être ? Ou le
nom de quelqu’un qui saurait comment le joindre ?
— Non, grogne-t-il. C’était tout ?
Je soupire.
— Oui.
— Ta sœur va bien ? Et ta mère ?
Waouh. Il demande des nouvelles. Je n’en attendais pas tant.
— Rien de spécial.
— Très bien. Bonne journée, alors.
Il raccroche. Pourquoi poursuivre une conversation quand
on peut l’écourter ? Du Papichon tout craché. Je n’avais pas
grand espoir qu’il m’apporte de nouvelles pistes, mais je suis
quand même déçu. Je sors de ma chambre. Maman et Xander
jouent aux cartes et… Laurie est assise avec eux ! Plus
incroyable encore : elle ne tire pas la tête ! Bon, ce n’est pas
non plus le sourire du siècle, mais quand même !
— Tu veux jouer ? me demande Xander. On peut reprendre
une partie à quatre.
— Oui, confirme Maman.
— Avec plaisir. Mais tu vas vraiment jouer, Lo ?
Elle semble jauger la situation, puis marmonne :
— Si c’est mieux à quatre… pourquoi pas ?
Mon Dieu. Que s’est-il passé ? On a échangé ma sœur
contre son double positif ? Elle avait l’air sacrément déprimée
depuis ce matin, mais ça ne semble plus le cas. Tu tentes
encore de comprendre les changements d’humeur de Laurie
après tant d’années ? Je m’installe avec eux et Xander
récupère les cartes. Je dois désormais me concentrer sur
l’essentiel : gagner cette partie de Uno.
Il est plus de 21 heures quand Xander nous laisse, après
avoir aidé Maman à se mettre en pyjama. Nous avons passé
une très bonne soirée. Laurie a participé à trois parties de suite
avant de nous fuir, ce qui m’a rassuré : il ne faudrait pas
qu’elle fasse une overdose de Xander ! Pourtant, elle est
revenue pour dîner avec nous. Bien sûr, elle est restée en
retrait, prenant part aux conversations du bout des lèvres, et
n’a pas brillé par sa chaleur, mais on ne peut nier le
changement. Après avoir embrassé Maman, je retrouve Lo
dans le salon. La curiosité me titille.
— Tu m’expliques ?
— Quoi ? dit-elle d’un air innocent.
— Ton revirement soudain. Quand tu es partie te balader, tu
tirais la gueule, et quand tu reviens te voilà pote avec Xander ?
Tu as été frappée par une révélation divine entre les deux ?
Elle a un petit sourire.
— Potes ? N’exagérons rien. Disons que… je m’évertue à
ne plus le détester.
— C’est un bon début. Mais ça ne répond pas à ma
question.
— Il était temps qu’on fasse une trêve, non ?
— Clairement. Ça tournait au supplice pour les spectateurs !
Elle me colle un coussin dans le nez.
— Il est plus sympa que je le pensais, admet-elle.
— Évidemment qu’il est sympa. Tu ne sais pas encore que
j’ai toujours raison ?
Elle me tire la langue puis va remplir le lave-vaisselle. Nous
rangeons la salle à manger en plaisantant. Même ça, nous ne le
faisions plus ensemble depuis qu’elle s’était mise à bouder
tout le temps. Officiellement, nous partageons les tâches
ménagères du soir. J’en fais un tiers, elle fait les deux autres,
plus celles de la journée. Mais en général, nous ne respectons
pas trop ce roulement. Je l’aide autant que je peux, et elle ne
me demande rien quand ce n’est pas le cas. Et puis, souvent,
on fait les choses tous les deux. C’est plus sympa et ça va bien
plus vite. J’essuie l’assiette qu’elle me tend. C’est cool de
retrouver une Laurie souriante.
Chapitre 22
Laurie

Je jette un œil à mon réveil en bâillant. 5 h 30. C’est presque


une grasse matinée ! Je me redresse, attrape ma bouteille et
bois une gorgée avant d’énumérer mentalement les tâches de
la journée. Dimanche, c’est jour de ménage. Pour le reste, je
n’ai qu’à vérifier la comptabilité, mais ça devrait être rapide.
Je me lève, allume mon ordinateur et décide de le faire dans la
foulée.
Après plusieurs mois d’utilisation, mon fichier Excel est
nickel. Je m’assure que Maman a bien reçu les diverses
allocations auxquelles elle a droit. J’ai aussi touché ma bourse
du Crous. Ça ne suffirait pas à nous faire vivre à trois si les
parents n’étaient pas propriétaires de l’appartement… et sans
les virements de Papichon. Je ne sais pas comment font les
autres. On peut se voiler la face autant qu’on le veut, il y en a
forcément qui ont moins de chance que nous.
Je ferme mon fichier après avoir vérifié que j’ai bien rentré
les dernières dépenses faites pour les courses, puis je mets à
jour le planning de la semaine. Le kiné viendra mardi, jeudi et
samedi matin, l’orthophoniste, mercredi. Pas de visite chez le
médecin cette semaine. L’infirmière passera tous les jours, et
Xander aussi, sauf dimanche.
Étrangement, je ne me crispe pas à cette pensée. La soirée
d’hier n’a pas été si terrible, au contraire, je me suis plutôt
amusée. J’ai eu tort de faire ma tête de mule aussi longtemps.
Mes appréhensions ont disparu. Je me demande comment,
d’ailleurs. D’un coup, je n’ai plus ressenti de crainte sous le
regard de Xander. Comme s’il avait décidé de cesser de me
passer aux rayons X chaque fois que je l’approchais. Toute la
soirée, j’ai guetté le moment où mon malaise réapparaîtrait, en
vain. Ne pas me sentir inquiète ou méfiante m’a paru si
agréable ! J’aimerais que ce soit toujours comme ça.
Objectivement, Xander est l’auxiliaire de vie parfait. Je dois
aussi admettre qu’il fait du bien à Eliott. Seulement, mon
inconscient l’a rejeté dès la première seconde. Je passe une
main dans mes cheveux en soupirant. Inconscient ou pas, je
n’ai d’autre choix que de faire durer l’accalmie.
Quand les autres seront levés, il ne me restera qu’à vérifier
les stocks de médicaments, de matériel médical et la date de
péremption des différentes ordonnances, puis je pourrai
m’attaquer à mes devoirs. Un bâillement me surprend. Ces
insomnies me donnent du temps, mais parfois, j’aimerais
réussir à dormir huit ou neuf heures d’affilée.
Vers 8 heures, le soleil pointe derrière les volets. Je jette un
œil dans la chambre de Maman – elle ne semble pas plus
réveillée qu’Eliott. Je repasse à 9 heures. L’odeur médicale de
la pièce assaillit mes narines et augmente mon inquiétude.
D’habitude, Maman est levée aux aurores, comme moi. Le
cœur battant, je me penche vers elle et vérifie qu’elle respire.
Elle ouvre les yeux à cet instant ; le soulagement m’envahit.
Mon pouls récupère doucement son rythme normal, tandis que
je m’assieds sur le bord du lit.
— Bonjour, Maman. Tu as bien dormi ?
Elle hoche la tête, les iris tristes, la mimique figée, puis elle
referme les yeux tout aussi vite. J’attends deux secondes. Elle
n’est pas dans son assiette, ce matin. Malgré la pénombre, je
cherche des signes de douleur sur son visage. Ses mains ne
sont pas froides ? Elle n’a pas de fièvre ? Mécaniquement,
j’attrape ses doigts puis pose ma paume sur son front. Maman
se laisse faire sans un mot.
— OK, je reviendrai plus tard. Je te laisse te reposer encore
un peu.
En partant, je vérifie que la poche à urine a continué à se
remplir cette nuit. Tout va bien, Laurie, elle a le droit d’être
fatiguée. Je referme la porte derrière moi, sans parvenir à
canaliser mon malaise.

Un énorme bâillement me fait sursauter et ma crêpe manque


de terminer par terre.
— Salut ! me lance mon frère.
— Salut !
Il avise la montagne de crêpes posées sur la table.
— Mais… tu en as fait combien ?
— Je sais pas. Soixante ? Il me reste la moitié de la pâte.
Eliott me toise, soucieux.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Le jour où Louis t’a quittée, tu
en as fait cent dix-sept.
— Tu avais vraiment compté ?
— Oui.
Mon frère est bizarre, parfois. Cependant, je me souviens
qu’il avait dû aller me racheter des ingrédients pour calmer
mon hystérie. Je soupire :
— Je crois que Maman n’est pas en forme.
Son visage se décompose.
— Elle est malade ?
— Non, enfin, je n’ai pas l’impression. Je la sens juste…
déprimée.
Il se laisse tomber sur la chaise. Maman n’est pas souvent
triste. Elle a gardé sa bonne humeur malgré la SEP, malgré
l’AVC, malgré le handicap. Seulement, de temps à autre, elle
flanche. Durant plusieurs jours, elle reste dans sa bulle,
inaccessible. C’est sans doute inévitable, mais la voir souffrir
mentalement nous est aussi insupportable que la voir souffrir
physiquement. Mon cœur se serre.
— On va essayer de lui changer les idées, dit Eliott.
— Je vais m’occuper du ménage pendant que tu fais tes
devoirs, et puis on regardera les Fantômas avec elle en se
goinfrant de crêpes. Ça te dit ?
Il acquiesce avec un sourire et file à la douche. Je décide
d’aller ouvrir les volets de la chambre de Maman. Il est
11 heures passées, la laisser dans le noir ne peut qu’assombrir
son moral.

Xander

La bouilloire siffle, mais je l’ignore. La mélancolie


m’envahit. Les dimanches riment avec solitude. C’est toujours
le moment que choisissent les souvenirs pour s’engouffrer. Où
le silence nous assourdit, quand on voudrait entendre les rires
de ceux qu’on aime. J’apprécie ma nouvelle vie et pourtant,
chaque dimanche, ils me manquent un peu plus. Avant, la fin
du week-end annonçait la balade hebdomadaire avec Heimmy
et Maman. Les jumeaux restaient à la maison. C’était « le
moment des grands ». Dans le noir de mes paupières, je
visualise ces lieux dont les contours s’estompent. Ma gorge se
noue.
Si j’avais écouté Heimmy, ce soir-là, sans doute serais-je
encore auprès d’eux.

— N’y va pas. S’il te plaît !


— Il ne m’arrivera rien. Je rejoins Juan au carrefour et on
ira à vélo au centre-ville. Je ne peux pas rater cette fête !
Heimmy paraît véritablement inquiète. Ils ont tous deux
conscience que rien n’est plus dangereux que la nuit dans leur
quartier. Que l’heure des règlements de comptes et des
enlèvements sonne dès que le soleil a disparu à l’horizon.
Mais ce soir, il sent au plus profond de lui qu’il doit se rendre
à cette soirée. Et plus les heures défilent, plus le pressentiment
se renforce.
— J’ai peur que tu ne rentres pas !
— Je te promets que je serai là demain matin.
Il enfile son blouson par-dessus sa chemise immaculée et
ouvre la fenêtre.
— Xander ! J’ai un mauvais pressentiment. Écoute-moi !
Sa voix se brise, obligeant le jeune homme à faire demi-tour.
— J’ai l’intuition qu’on va t’enlever.
Il enlace sa sœur en lui murmurant des paroles
réconfortantes à l’oreille puis enjambe l’appui de la fenêtre,
sans la moindre inquiétude.
Très vite, il rejoint Juan et tous deux pédalent jusqu’aux
quartiers chics de Tegucigalpa. Ils abandonnent leurs vélos un
peu en retrait des grandes bâtisses blanches. Xander se
félicite : ils sont arrivés sans encombre. Heimmy n’avait
aucune raison de s’en faire. C’est l’ami d’un ami qui les a
invités. Jamais ils n’ont mis les pieds dans une maison comme
celle-là. Ils sont accueillis par la musique dansante qui
s’échappe de gigantesques baffles. Dans le magnifique jardin
à la piscine éclairée, évoluent une centaine de jeunes de leur
âge, majoritairement des garçons. Certains fument, d’autres
dansent. L’alcool coule à flots. Très vite, Juan fait du bar son
QG. Xander s’éloigne, il n’a d’yeux que pour cette demeure
sublime qu’il rêve de visiter. C’est interdit, les vigiles à
l’entrée ont été formels. Seulement, la tentation est trop
grande. Il se glisse dans le hall carrelé, le traverse en évitant
le tapis beige et monte les marches jusqu’au premier étage.
Pas un visiteur ne s’y trouve, seuls les bruits de la fête lui
rappellent qu’il n’est pas seul. Face à lui, une immense
galerie de portraits. Xander s’arrête devant celui d’une femme
d’une quarantaine d’années à la peau mate et aux yeux
sombres. Ses cheveux sont relevés en un chignon négligé.
Quelques mèches tombent sur son décolleté plongeant, tandis
que sa robe sirène bleu nuit souligne ses formes généreuses et
sa taille fine. Jamais il n’a vu plus belle femme.
— Béat d’admiration, hein ? fait une voix féminine derrière
lui.
Xander sursaute. Il ne se retourne pas tout de suite, tentant
d’analyser s’il est en danger. Il n’y a nulle menace dans son
ton, mais l’aura de la femme est glaciale. Lentement, il se
tourne vers elle et découvre la déesse du portrait. Pouvoir et
autorité. C’est ce qu’elle dégage. Inconsciemment, Xander
s’aligne sur ce que lui renvoie son interlocutrice.
— Cette peinture ne vous rend pas justice.
Elle esquisse un sourire.
— Qui es-tu ?
— Xander López-García.
— Sais-tu que les invités ne sont pas admis ici ?
Elle le toise, et instantanément Xander comprend. Jamais il
ne fera confiance à cette femme, jamais il ne l’appréciera,
mais s’il est là ce soir, c’est pour la rencontrer.
— Je le sais, affirme-t-il d’un ton ferme.
Il s’approche. Ils font exactement la même taille.
— Cette maison est splendide. Je n’ai pas pu résister à son
appel.
Sans doute, derrière le mot « maison », entend-elle qu’il
parle d’elle. Elle le détaille, s’attarde sur son visage. Ses yeux
noirs le mettent mal à l’aise, mais il ne cille pas.
— Dis-moi, Xander, préfères-tu rejoindre tes amis ou venir
discuter avec moi ?
— Quel homme refuserait quelques instants en votre
compagnie ?
La réponse semble la satisfaire. Il la suit dans un couloir
faiblement éclairé, jusqu’à une spacieuse pièce décorée de
miroirs et de vases. La femme s’étend sur un sofa, dévoilant
par la fente de sa jupe ses interminables jambes galbées. Elle
allume une cigarette et en tire une bouffée.
— Assieds-toi.
Il s’exécute et s’efforce d’adopter une posture détendue.
Cette femme aime la flatterie et l’obéissance. Probablement
aussi les hommes sûrs d’eux. Il fait taire la voix de sa sœur qui
résonne dans son esprit. « J’ai l’intuition qu’on va t’enlever. »
Il se concentre sur la créature qui lui fait face. Elle pousse du
bout de ses ongles vernis de noir un catalogue sur la table en
verre. Il s’en saisit et l’ouvre. Il s’agit d’un magazine français
où posent jeunes gens et jeunes femmes dans des tenues de
créateurs.
— T’intéresses-tu à la mode, Xander ?
— Je n’en ai jamais eu l’occasion.
— À ton avis, qu’ont en commun tous ces mannequins ?
Il tourne les pages, scrutant chacune avec application, puis
reporte son attention sur la femme. Elle dégage une aura qu’il
n’a jamais rencontrée avant. Les mots se forment sur ses
lèvres.
— Ils dégagent quelque chose de particulier.
Elle hoche la tête.
— En effet, ils ont chacun un charme qui leur est propre.
Xander repose le magazine.
— Qui êtes-vous, madame ?
— Sonia De Luca. Je chasse de nouveaux talents pour mon
frère, Carlos, qui est manager de jeunes mannequins en
France.
— Certains d’entre eux posent dans ce magasine ?
— Pages 27, 43, 45 et 48.
Leurs regards se croisent et une nouvelle vague de
certitudes le frappe.
Il devait rencontrer Sonia De Luca, ce soir.
Elle vient de décider qu’il serait à elle.
Heimmy avait raison.

Lundi. 7 h 20. Pour la première fois depuis que je remplace


Maria, je sonne chez les Samely sans appréhension. En plus, je
suis à l’heure. Laurie m’ouvre, me salue avec un sourire poli.
Depuis samedi soir, je ressens un peu plus son aura chaude,
comme si la chape austère qui la couvrait se dissipait.
— Salut, me dit-elle.
— Salut, comment vas-tu ? Tu as passé un bon dimanche ?
Elle me répond, ce que je ne peux m’empêcher de trouver
extraordinaire.
— Moyen. Maman n’a pas un super moral. D’ailleurs, elle
n’a pas voulu se lever pour déjeuner…
Je fronce les sourcils.
— Hier, elle a accepté de manger quelques crêpes, mais
même pour la toilette, elle n’a pas voulu bouger… Le seul
moment où ça semblait aller mieux, c’est quand on a regardé
des films.
Cela ne ressemble pas à Mme Samely. L’air triste, Laurie
m’accompagne dans la chambre de sa mère, encore plongée
dans la pénombre. Elle ouvre les volets tandis que je tire une
chaise pour m’asseoir face à sa mère, qui fixe le mur sans
ciller.
Les fenêtres ouvertes, l’air s’engouffre, diluant l’odeur
particulière du lieu. J’en prends une grande goulée avant de
saluer Mme Samely. Laurie a raison : elle ne va pas fort.
— Bonjour, Mélodie.
Elle semble surprise que je l’appelle ainsi, puis me sourit
avec mélancolie.
— Bon… zour.
— Je ne vous demande pas comment vous allez, je crois que
j’ai la réponse.
Elle soupire. Laurie embrasse sa mère puis passe derrière
moi :
— Je vais voir si Eliott est prêt. Je reviens.
À peine est-elle sortie qu’une grosse larme roule sur la peau
de Mme Samely. Sa poitrine s’agite, secouée de soubresauts
silencieux. Je m’assieds sur le lit, prends sa main. Sa détresse
me vide. Je reste muet, me retenant de l’assaillir de
« pourquoi ? ». Puis je me demande combien de fois je n’ai
pas vu les larmes derrière ses sourires, combien de fois j’ai
ignoré sa souffrance, ne voyant que les masques de joie. Je
m’émerveille de la résilience et de la combativité de cette
femme, et pourtant, ce matin, je m’étonne que, parfois, elle
craque. Je serre ses doigts dans les miens.
Ses larmes inondent son visage. Sa peine comprime ma
poitrine. J’ouvre la bouche, sans trouver un mot qui la
réconforterait. Que dire face à l’avalanche de malheurs qui
s’est abattue sur cette femme ? Elle a perdu la santé,
l’autonomie, son mari. Elle ne peut même plus danser.
Ses sanglots redoublent et, n’y tenant plus, je la prends dans
mes bras.
J’aimerais pouvoir verrouiller la porte dans mon dos, être
sûr que Laurie ne voie pas sa mère dans cet état. J’aimerais
pouvoir rassurer Mme Samely. Lui dire que tout s’arrangera.
Seulement, rien ne s’arrangera. Alors, je la serre contre moi de
toutes mes forces, lui insuffle tout ce que j’ai de positif en
luttant contre la tempête de souffrance qui déborde autour de
moi. Au bout d’un moment, sa respiration se fait moins
hachée. Elle me fixe ; la douleur dans ses yeux me transperce.
— Je suis… dé… jolée.
— Ne le soyez pas.
Elle souffle :
— Parfois, c’est… comme… si… un… r… rouyeau…
com… compresseur é… tait… passé… sur ma… vie et que…
j… j’en redé… cou… vrais les… ruines.
Sa déclaration suspend le temps. Ce n’est qu’à cet instant
que je sens la présence de Laurie dans mon dos. La porte se
referme presque sans bruit. Mme Samely ne semble pas l’avoir
remarquée. Elle renifle, puis reprend contenance.
— Ça… va al… aller.
J’attrape un mouchoir que je lui tends.
— Que diriez-vous de commencer par la douche ? Ça vous
ferait du bien.
Elle hoche la tête. Je rejoins le salon à la recherche de
Laurie, mais seul Eliott s’y trouve. Il s’agite dans tous les sens,
je parie qu’il n’a pas entendu son réveil.
— Hello !
— Hey. Je suis affreusement en retard ! Et j’ai même pas
d’excuse aujourd’hui.
— Tu sais où est ta sœur ?
— Dans sa chambre ! Je file. Tu lui diras ?
J’acquiesce. Il court dans la chambre de sa mère, ressort un
instant plus tard, se fige en me regardant.
— Elle a pleuré ?
Je cherche la réponse qui fera le moins de mal, mais mon
silence parle pour moi.
— Je vois.
Eliott se dirige vers la porte d’entrée sans rien ajouter, puis
disparaît avec un « à ce soir ». Il est plus chamboulé qu’il ne le
laisse paraître. Pour avoir vu ma mère pleurer trop souvent, je
devine ce qu’il ressent.
Chapitre 23
Xander

Je prépare les affaires pour la douche. L’eau paraît apaiser


Mme Samely. Je lui laisse le temps de se détendre, puis l’aide
à s’habiller.
Laurie sort de sa chambre quand j’installe sa mère à table et
s’exclame :
— Ça fait plaisir de te voir debout ! Que veux-tu manger ?
— Rien.
— Maman… L’infirmière ne va pas tarder, ce serait bien
que tu aies de l’énergie.
À contrecœur, Mme Samely tend le bras vers une crêpe que
je tartine de miel. Elle la porte difficilement jusqu’à sa bouche,
la grignote. Il est évident qu’elle se force à la finir. Magré
l’insistance de Laurie, elle n’en reprend pas. L’infirmière
sonne ; je laisse ma patiente à ses soins et rejoins Laurie. Elle
s’est assise dans le canapé, genoux repliés contre la poitrine,
l’air pensif. Je n’ose pas poser ma main sur son épaule, au vu
de sa réaction la dernière fois que je l’ai effleurée.
— Ça va ?
Elle hoche la tête sans un mot. Je reste en silence à ses
côtés. Depuis ma conversation avec Maria, j’ai décidé de ne
plus insister pour que Laurie se confie. Au bout d’une minute,
elle pousse un long soupir.
— C’est horrible. De voir Maman comme ça. Je… je ne
supporte pas de la voir souffrir physiquement, mais quand elle
pleure, c’est pire que tout.
Le silence s’étire.
— J’ai l’impression de tellement ressentir sa peine, ses
angoisses, que je ne sais plus si ce sont les siennes ou les
miennes.
Elle reste immobile durant de longues secondes, puis relève
la tête :
— Je ne suis pas claire du tout, hein ? Et puis, tu dois te
demander pourquoi je te dis un truc aussi personnel, comme
ça, maintenant, alors que je t’ai ignoré pendant des jours.
J’ai envie de lui répondre, mais je songe que mes mots la
feront se refermer. Ses iris ambrés se posent sur moi. Je la
laisse me sonder sans rien dire. Une seconde s’écoule. Une
autre. Et c’est comme si les nuages qui voilaient son soleil
s’écartaient. Un instant, Laurie me paraît lumineuse.
— Qu’est-ce qui a changé ? murmure-t-elle, sans que je
sache à qui s’adresse la question.
Pour que je perçoive à nouveau la fille solaire derrière le
mur de glace ? Je ne sais pas. Peut-être qu’il te fallait mes
excuses pour t’avoir fait comprendre que je te sais au bord du
gouffre ? Ou juste que je cesse de te considérer comme une
petite fille en détresse ?
Un faible sourire passe sur son visage. Et puis, d’un coup,
elle semble revenir à elle.
— Bon, ma petite Laurie, déclare-t-elle en tapant sur ses
joues. Ce n’est pas en t’apitoyant sur toi-même que tu vas faire
avancer les choses.
Elle se tourne vers moi et complète :
— Eh oui, je parle toute seule.
Elle se lève et entreprend de débarrasser la table du petit
déjeuner. Une vague d’admiration me traverse. Laurie est une
battante, comme son frère. Là où d’autres se laisseraient aller,
elle fait face, la tête haute. Je ne pensais pas que si peu de
temps suffirait à me faire oublier ses défauts. L’infirmière
ressort de la chambre de Mme Samely, coupant court à mes
réflexions.
— Elle n’est pas très en forme, moralement… remarque-t-
elle.
— Non, en effet. Je vais aller la voir, je réponds.
— Elle a demandé à rester seule.
— Bon… grimace Laurie. Je vérifierai tout à l’heure si elle
a besoin de quelque chose.
L’infirmière ne s’éternise pas. Dès qu’elle a franchi la porte,
Laurie m’informe :
— Tu peux y aller, si tu veux.
— Il est à peine 8 h 20.
— Maman va probablement rester au lit toute la matinée. Tu
as sûrement mieux à faire qu’attendre…
Je lui souris en rétorquant :
— Je suis payé pour travailler jusqu’à 9 heures.
— Et tu fais déjà plus d’heures que prévu.
Un éclat amusé passe dans son regard. Elle aime sans doute
avoir le dernier mot, mais elle ignore que c’est également mon
cas. Je m’approche, plante mes yeux dans les siens et pare
mon visage d’un sourire un brin provocant.
— Tu me mets dehors ?
Elle rougit légèrement et détourne la tête en balbutiant un
« non ». Ga-gné. Avec les shootings, j’ai appris un paquet
d’expressions faciales plus ou moins aguicheuses. Je n’ai pas
l’habitude de m’en servir au quotidien, mais je n’ai pas pu
résister à l’envie. Laurie s’absorbe dans le rangement, sourcils
froncés. Je n’aurais peut-être pas dû la taquiner déjà, alors
qu’on vient à peine de signer la trêve.
— Je t’embêtais juste. Si tu préf…
Elle relève la tête et me lance sans hésitation :
— Tu fais comme tu veux, Xander. Après tout, je suis ravie
que tu apprécies autant ma compagnie.
Elle aussi maîtrise les sourires pub dentifrice. Et elle est
joueuse, qualité que j’affectionne. Je réponds :
— Maria pense que nous sommes faits pour nous entendre.
Son rire me surprend. Il traverse la pièce, clair et chantant.
C’est la première fois que je l’entends.
— Elle t’a dit ça ? Remarque, ça ne m’étonne pas d’elle.
Nous partageons visiblement notre amour pour cette femme.
Je range les confitures dans le réfrigérateur.
— Essayons de lui donner raison.
Laurie hoche la tête, inspire profondément, puis me
propose :
— Un Uno, ça te dit ? Ou alors… une bataille navale !
Son sourire avide de victoire m’amuse. Quitte à
s’apprivoiser, autant le faire en se tirant dessus.

Eliott

Dehors, le soleil brille. J’aime le beau temps. Et quand il


fait beau, je suis incapable d’écouter en cours. Heureusement
qu’à Paris il fait moche neuf jours sur dix. Je me perds dans la
contemplation du pigeon posé sur la branche devant la fenêtre.
Puis mon cerveau prend le relais et me ramène à des
souvenirs. J’aime bien quand il me fait voyager comme ça.
J’ai l’impression de redécouvrir ma vie.
Disney. J’ai six ans. Je chouine parce que ma glace est
tombée par terre.
La cour de la maternelle. Cinq ans. Je trouve un ver de
terre dans les feuilles mortes. Je l’écrase entre mon pouce et
mon index.
Le camping, le dernier été avec Papa. Celui où j’ai
embrassé Emma, la fille qui occupait l’emplacement d’à côté.
Le pigeon est toujours là.
— Waouh. Il est trop beau ton caillou, Papa !
Le galet orange scintille à la lumière quand Papa le fait
tourner dans ses doigts.
— C’est une pierre de lune.
— Tu veux dire que c’est un caillou qu’on trouve sur la
Lune ?
Il me sourit.
— Peut-être bien…
J’ouvre des yeux brillants. Comment a-t-il fait pour le
récupérer ?
— Tu es allé sur la Lune pour le ramasser ?
— Non, fiston. Mais d’autres y sont allés.
On peut aller sur la Lune ? C’est… incroyable.
— Je pourrai y aller quand je serai grand ?
— Si tu travailles beaucoup, je suis sûr que tu pourras.
Je reviens à moi dans un sursaut et la colère me noue le
ventre. Papa m’a toujours menti. Même quand j’avais quatre
piges, il me mentait déjà. Ce n’était pas une pierre de lune
mais un vulgaire caillou récupéré sur la plage. Je serre les
dents en attrapant mon portable. Discrètement, je vérifie que je
n’ai pas de notifications provenant d’une des annonces
postées. Je dois le retrouver. Le mettre face à la réalité. Face
aux yeux rouges de Maman.
Il l’a abandonnée. Il nous a abandonnés. Et je suis bien
décidé à le lui faire payer.
L’un de mes profs étant absent, je sors tôt du lycée. Xander
n’est pas arrivé quand je rejoins Laurie. Elle révise sur la table
du salon.
— Salut !
— Coucou, p’tit frère.
— Comment va Maman ?
J’ai, comme d’habitude, assailli Laurie de textos toute la
journée, mais on ne sait jamais, des fois que la situation ait
changé depuis une heure.
— Toujours dans son monde.
— Et toi, ça va ?
— Plutôt, me dit-elle avec un sourire.
Sa relative bonne humeur me surprend, compte tenu de
l’état de Maman.
— Il s’est passé quelque chose ?
— Non, pourquoi ?
— Tu as ton sourire de quand il s’est passé quelque chose.
Elle pouffe.
— Et toi, tu racontes toujours autant de bêtises.
Je m’assieds, décidé à tirer tout ça au clair.
— Raconte tout à Eliott.
— Tu devrais aller faire tes devoirs avant que Xander arrive.
— Ça s’est bien passé avec lui ? Pas d’entre-tuage ?
— Ça s’est plutôt bien passé, oui… On a joué à des jeux de
société.
Mmmh. Je fronce les sourcils, soupçonneux. Mais j’ai plus
urgent à régler.
— Tu sais où Maman range ses affaires ? Les trucs privés ?
Il me semble que vous en aviez trié une partie, après son
accident.
Cette fois, c’est elle qui tire une tête suspicieuse.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Je dois retrouver Papa.
Lo ouvre grand ses yeux. Elle en a de beaux, marron clair,
avec des reflets orangés – les mêmes que ceux de ses cheveux,
j’ai une sœur bien assortie.
— Attends… Déjà, d’où te sort cette envie soudaine de le
retrouver ?
— J’ai besoin de me justifier ?
— Je te connais, Eliott. Tu as toujours de bonnes raisons.
— En effet.
Elle me toise puis soupire :
— Au fond, je m’en fiche. Par contre, si tu veux les affaires
de Maman, tu lui demandes, tu ne fouines pas.
Comme si Maman pouvait me dire oui… Je ne tiens pas à
me mêler de ce qui ne me regarde pas, je veux juste des
réponses. Et si Maman ne peut pas me les donner, je les
trouverai moi-même. J’aurais simplement préféré que Laurie
m’y aide, mais vu sa tête, je peux faire une croix dessus.
— On est bien d’accord, Eliott ? insiste-t-elle, l’air fâché.
— Oui, oui. Je lui demanderai…
Je récupère mon sac et me dirige vers ma chambre. Dès que
l’occasion se présentera, je mènerai une petite investigation.
Chapitre 24
Laurie

Les jours passent. Maman ne va pas mieux. À chaque heure,


j’espère que son sourire réapparaîtra, en vain. Elle semble
tombée dans un gouffre de tristesse sans fond, où la solitude
est sa seule alliée. La mienne me pèse. Il me semble que
Maman est inaccessible, piégée dans l’œil d’un cyclone de
souffrances.
Je me recroqueville sur mon lit, puis attrape un crayon et
mon journal sur la table de chevet. Comme chaque fois que je
me sens dépassée, je fais la liste des choses positives de ma
vie :
1. Eliott va bien.
2. Maman aussi, en ce qui concerne la santé physique.
3. J’ai rattrapé une bonne partie de mes cours à la fac.
4. Les choses se passent mieux avec Xander.
Mieux ? Très bien, même. Je ne pensais pas changer d’avis
si vite à son sujet, mais je dois admettre que, quand il ne se
montre pas intrusif, il est vraiment gentil. Et attentionné. Et
drôle.
C’est bon, on a compris, Laurie.
Je crois que ça me fait du bien, de voir quelqu’un de mon
âge. La foule du lycée me manque. Je n’ai jamais eu beaucoup
d’amis et, parmi eux, la plupart ont disparu quand j’ai eu
besoin d’eux… Ou alors, c’est le début des études supérieures
qui nous a séparés ? J’ai du mal à accepter la réalité. Quand on
se retrouve dans ce genre de situation, peu de gens restent.
Avant, je sortais souvent, j’avais une bande de copains et
aucun problème pour aller vers les autres. Seulement, je n’ai
jamais su approfondir et maintenir les relations. Ceux qui
comptaient vraiment, c’étaient Justine et les copains du club
de danse mais, depuis l’accident de Maman, je me suis
éloignée d’eux… et la rupture avec Louis n’a rien arrangé. Ça
fait mal de voir qu’ils n’ont pas pris plus de nouvelles que ça.
Comme quoi, on croit compter pour les autres et on s’aperçoit
un jour qu’on se trompe.
C’est pas comme ça que tu vas améliorer ton moral.
La sonnette retentit. J’espère que Xander aura plus de
succès que moi pour que Maman accepte de se lever !

J’aide Xander à réinstaller Maman, qui a fini par avaler son


petit déjeuner. À 8 h 50, l’infirmière passe pour l’injection
d’anticoagulant et le changement de sonde urinaire.
— Dis-moi, Laurie, m’apostrophe-t-elle avant d’entrer dans
la chambre de ma mère, je trouve que tu n’as pas très bonne
mine en ce moment.
— Je suis juste un peu fatiguée.
Je suis calquée sur Maman : quand elle ne va pas bien, moi
non plus.
— Il te faudrait peut-être une prise de sang, non ?
Je baisse les yeux. Cesse de faire l’autruche, tôt ou tard, il
faudra la faire. J’avoue à mi-voix :
— Eh bien, j’ai une ordonnance, mais…
Elle fronce les sourcils.
— Depuis quand ?
— Un moment.
— Laurie, Laurie… Que vais-je faire de toi ?
— Je déteste ça !
Xander s’approche de moi.
— Tu as peur des aiguilles ?
Je me mords la lèvre. Je vais passer pour une froussarde, en
plus.
— Non, enfin… pas tant qu’on ne les utilise pas contre moi.
Il rit.
— Contre toi ?
— Tu as de la chance, reprend l’infirmière, j’ai le matériel.
Je vais pouvoir m’en occuper tout de suite.
Je pâlis, ce qui n’échappe évidemment pas à Xander.
— Ça va aller, Laurie. J’ai une méthode magique. Tu veux
essayer ?
— J’ai le choix ?
Je récupère l’ordonnance puis me laisse tomber sur une
chaise. Xander en tire une face à moi pendant que l’infirmière
sort ses outils de torture. Il m’explique :
— On va jouer à un jeu. Je te pose une question, tu me
réponds du tac au tac. Ce sera facile, mais tu ne dois pas
réfléchir, OK ?
J’inspire profondément. Mon cœur tambourine. Il faut que
je me calme. Je ne veux pas faire une crise d’angoisse
maintenant, ni un malaise. Les pupilles de Xander me fixent,
bienveillantes.
— Je mets le garrot, m’informe l’infirmière.
Mon Dieu.
— Ça va aller vite, je n’ai qu’un tube à prendre. Je te
préviens quand je pique ?
— Surtout pas !
— Alors, me demande Xander, quelle est ta couleur
préférée ?
— Le vert.
— Ton instrument préféré ?
— La guitare.
Le caoutchouc serre ma peau. Mes yeux glissent vers mon
bras. Aussitôt, Xander tourne délicatement mon menton vers
lui.
— Regarde-moi.
Sa voix grave et ses yeux brillants font rater un battement à
mon cœur.
— Ton sport préféré ?
— La danse.
— Ton film préféré ?
— Les Indestructibles.
Il sourit, jette un œil à l’infirmière puis accélère le débit des
questions.
— Ton dessert préféré ?
— La charlotte aux poires.
— Ta saison préférée ?
— L’automne.
— Ta position sexuelle préférée ?
Hein ? Je sens la piqûre, mais la question de Xander a fait
bugger mon cerveau. Il me fixe, patient. Il attend vraiment une
réponse ?! Mes joues s’embrasent.
— C’est quoi cette question ?
— Du tac au tac, on avait dit.
J’ouvre la bouche, prête à protester, mais l’infirmière
m’interrompt :
— C’est fini.
Xander se lève, un sourire aux lèvres.
— Tant mieux, parce que je ne voulais pas savoir !
Elle rit.
— Tu devrais venir avec moi chaque fois que j’ai un patient
qui n’aime pas ça. Ta technique est d’enfer !
— L’inconvénient, c’est qu’elle ne marche qu’une fois.
Il se tourne vers moi et la douceur de son expression me fait
perdre le peu de contenance qui me restait.
— Ça va ?
— Ça va… Merci. Je vais m’allonger une minute. À tout de
suite.
Je me réfugie dans ma chambre, le souffle court. Je n’ai
presque rien senti. Je n’ai pas paniqué, ni eu de malaise. Mais
mon esprit refuse de faire taire les pensées qui l’agitent.
Xander m’a perturbée. Plus qu’il ne le pense. Plus que je ne
l’aurais cru. C’est idiot. Il ne s’agissait que de détourner mon
attention, mais…
Je me jette sur mon lit et serre mon coussin contre mon
ventre. Je n’ai qu’une envie : lui retourner sa question. OK,
Laurie. La prise de sang t’a chamboulée, c’est normal. Éteins
ton cerveau ou il va s’enflammer pour rien. Je ferme les yeux.
Je ne suis pas sûre qu’il n’y ait que mon cerveau qui
s’enflamme. Je soupire sans pouvoir empêcher mes lèvres de
s’étirer. Cette sensation va me passer. Je ne peux pas ajouter
des ennuis à la liste déjà longue des problèmes à gérer. Xander
est cool, mais ça s’arrête là. Seulement, mon cœur n’a plus
battu pour autre chose que de la peur depuis des semaines.
Alors, une seconde, je m’autorise à savourer la chaleur qui
flotte dans ma poitrine. Prendre ce qui me fait du bien avant
que ça ne disparaisse. Profiter de l’instant. Après tout, c’est
devenu ma philosophie de vie.
À 16 heures, la sonnette retentit. Je n’attends personne. À
moins qu’Eliott n’ait oublié ses clés ? J’ouvre la porte,
intriguée, et me retrouve face à Marraine. Déflagration de
joie : je me jette dans ses bras. Elle me serre fort contre son
cœur pendant de longues secondes. Au bout d’une éternité, je
me détache d’elle.
— Je ne savais pas que tu étais en France !
— Je voulais vous faire la surprise. Je ne suis là qu’une
semaine, pour le baptême de mon neveu.
Marraine est une amie d’enfance de Maman. Elle vit au
Canada la plupart du temps et ne rentre qu’à Noël et pour l’été.
La voir en février est une jolie surprise. Je l’invite à entrer.
— Comment va ta mère ?
— Pas très bien ces jours-ci. Elle déprime.
— Ça ne va pas du tout, ça. Il faut m’appeler dans ces cas-
là ! Que je la secoue, même si c’est en visio !
Elle pose ses affaires au milieu du salon, se lave rapidement
les mains dans l’évier puis s’engouffre dans la chambre de
Maman sans autre forme de procès. J’ai toujours apprécié
l’enthousiasme et le dynamisme de Marraine. Avec Maman,
elles faisaient les quatre cents coups quand elles étaient plus
jeunes. Elles partageaient la même énergie et un côté fonceur.
Je sais que Marraine aimerait nous aider davantage, mieux la
soutenir. Elle est présente, malgré la distance, nous appelle
régulièrement, s’inquiète de nos études à Eliott et moi, et de
nos éventuels problèmes financiers. Je donnerais cher pour
qu’elle ne vive pas si loin.
L’exclamation de surprise de Maman me réchauffe le cœur.
Peut-être va-t-elle enfin sortir de sa morosité ?
Chapitre 25
Xander

— Tu pars ? Tu abandonnes ta famille ! Malparido !


— Papa… Je ne vous abandonne pas. Je vais avoir un
travail, en France. Je vous enverrai de l’argent. Tous les
mois !
Cette promesse ne fait que décupler la colère de son père.
Ses yeux sont injectés de sang quand il rugit :
— Eh bien pars ! Va faire ton travail de putain là-bas !
Mais tu n’es plus mon fils !
Les mots entaillent son cœur comme mille éclats de verre. Il
se tourne vers sa mère qui sanglote. Il s’approche d’elle et la
serre contre lui.
— Je t’aime, Mama. Et je reviendrai, je te le promets.
Elle hoquette, incapable de répondre. À regret, il se détache
d’elle, attrape son sac, embrasse le front des jumeaux qui
dorment sur le canapé, trop habitués aux cris pour être
réveillés par la scène qui vient de se jouer. Avec l’argent qu’il
gagnera, les petits pourront avoir leur chambre à eux. Le cœur
lacéré, il se raccroche à cet espoir.
Une dernière fois, il se retourne. Sa mère le regarde, le
visage baigné de larmes. Son père lui tourne le dos, une
bouteille à la main. Et Heimmy ? A-t-elle réellement fui la
maison pour ne pas avoir à lui faire ses adieux ?
Maintenant, il doit rejoindre la villa des De Luca. Dans la
nuit, il détache sa bicyclette. C’est le moment de partir. De les
quitter pour leur offrir un avenir. Il lui faut juste un peu de
courage. Les premiers coups de pédales sont des coups de
fouet. Il ignorait qu’on pouvait avoir mal à l’âme.

Les cheveux de Liz forment des arabesques sur mon torse


nu. Elle tend le bras vers la table basse et attrape son paquet de
cigarettes.
— Ça te dérange si je fume à l’intérieur ? s’enquiert-elle.
— Tu es chez toi…
Elle se lève, ouvre grand les portes-fenêtres donnant sur le
balcon puis se réinstalle tout contre moi pour allumer sa
cigarette.
— Tu en veux une ?
— Pourquoi pas.
Je me replonge dans mon bouquin, en respirant la fumée
cancérigène. Liz est en train de me donner de mauvaises
habitudes. Les jours rallongent, la vie suit son cours. Heimmy
ne m’a pas appelé depuis longtemps. J’essaie de me
convaincre que tout va bien, même si je m’inquiète.
Mme Samely a retrouvé le moral et son sens de l’humour
depuis la visite de son amie. Quant à mes autres patients, l’un
est mort il y a dix jours et le deuxième va être placé en maison
de retraite.
Je glisse les doigts dans les cheveux de Liz. Dans quelques
semaines, Maria sera sur pied et retournera chez les Samely.
Hier, j’ai fini par me résigner à signer le contrat avec l’agence
de mannequinat. Carlos perdait patience. D’ici peu, les
shootings vont se multiplier et je n’aurai plus de temps pour
les patients.
Le goût âcre de la cigarette assèche ma bouche. Pourquoi je
n’arrive pas à me réjouir pleinement de cette « promotion » ?
Carlos ne cesse de me répéter que tous les voyants sont au
vert : mes photos plaisent. C’est le moment où ma carrière
peut s’envoler. Pourtant, je me sens vide. Machinalement,
j’attrape mon portable et fais défiler les photos de mes frères et
sœurs. Les jumeaux ont eu dix ans le mois dernier, quant à
Leyda, elle a tout juste quatre ans, je ne la connais que par les
photos d’Heimmy. Je songe à l’argent que le contrat va me
rapporter et aux salaires croissants qu’il me promet. Même si
Carlos m’en soutirera la majeure partie, je pourrai leur
envoyer beaucoup plus. Les petits pourront étudier. Maman
n’aura plus de mal à se procurer des médicaments. Papa
arrêtera de se tuer à la tâche. Non, vraiment, j’ai pris la bonne
décision.
— C’est qui ? me demande Liz en scrutant le portrait
d’Heimmy.
— Je ne crois pas que ça te concerne.
— Tu mates une autre fille en ma présence : un peu, que ça
me concerne !
J’ai horreur des femmes jalouses. Surtout pour rien. Je me
lève.
— Je rentre.
— Je rêve ! Tu…
Sa voix part dans les aigus. Je la coupe :
— On n’est pas ensemble, Liz.
— Ce n’est pas une raison pour baver sur une meuf quand je
suis dans tes bras !
— C’est ma sœur.
Elle fronce les sourcils.
— C’est vrai ?
— Tu as intérêt à te montrer moins possessive si tu veux
qu’on continue à se voir. Parce que ce genre de scène va vite
me fatiguer.
Liz prend son air de chien battu pour m’enlacer.
— Je suis désolée. Ça m’énerve quand tu penses à d’autres
gens alors que je suis là, c’est tout.
Je ne réussis pas à la repousser, bien que je sache très bien
qu’elle joue la comédie. Je me doute de ce que Liz espère,
mais tant qu’elle ne me demande rien, j’élude la question. Ses
lèvres se posent sur les miennes, elle me tire sur le lit avec
sensualité et je me laisse tenter.

Laurie

— C’est un miracle, bébé : on a réussi à se revoir en moins


de trois semaines ! s’extasie Justine.
La terrasse du café est baignée de soleil. Justine a sorti crop
top et lunettes de star. Il ne fait pourtant que quinze degrés
mais, dès que le printemps pointe son nez, elle déballe l’attirail
d’été. Je réponds en sirotant mon virgin mojito :
— C’est toi qui as un emploi du temps de ministre !
— Tu n’es pas super libre non plus… proteste-t-elle. En tout
cas… pas autant que tu pourrais.
Ah non, elle ne va pas s’y remettre alors qu’on est ensemble
depuis dix minutes !
— Justine, s’il te plaît…
Elle lève les mains comme pour se disculper, mais je sens
déjà l’irritation poindre. Une fois sur deux, nos entrevues
finissent sur ce débat.
— C’est bon, ne t’énerve pas. Mais sois honnête, Lo ! Tu es
en train de tout sacrifier pour…
— Pour quoi ? Pour que ma mère soit la plus heureuse
possible ? Oui.
— Mais si toi tu ne l’es pas ?
— Tu sais que ta phrase sonne vachement égoïste ?
— Peut-être, et alors ? Je comprends que tu l’accompagnes,
mais tu ne vis plus que pour elle ! Ton monde tourne autour
d’elle. Tu ne sors plus, tu ne danses plus, tu ne vois plus
personne de ton âge, tu as renoncé à la prépa dont tu rêvais.
Sur combien de choses vas-tu encore faire des croix ?
Je reste silencieuse, blessée. Justine ne comprend pas. Elle
ne comprend ni ce qui me motive, ni que j’aurais l’impression
d’abandonner Maman en la plaçant. Elle ne comprend rien.
Ce n’est pas « une malade », c’est ma mère, enfin ! Choisir
de m’en occuper, de rester à ses côtés, de me battre avec elle
n’est pas un sacrifice. C’est mon arme contre sa maladie. Je ne
veux pas rester passive à subir « ce qui arrive » ! Je veux
l’aimer ! Je veux m’accrocher ! Et si je dois renoncer à vivre
comme la plupart des filles de mon âge pour ça, qu’importe.
Mes choix ont du sens. Je ne détruis pas ma vie, je la donne. Et
ce don me porte, n’en déplaise à Justine.
— Ça me fait mal de te voir comme ça, reprend-elle. J’ai…
j’ai peur que tu meures avec elle.
Je relève brusquement la tête, choquée. Comment peut-elle
dire ça ? Une seconde, nous nous jaugeons. Elle doit sentir
qu’elle est allée trop loin car elle pose sa main sur la mienne.
— Je suis désolée. Je ne voulais pas te faire de peine. Je
m’inquiète juste pour toi.
Tu t’inquiètes pour moi mais tu ne fais pas l’effort de te
mettre à ma place, d’essayer de comprendre mon point de vue,
ce que je ressens, ce que je vis. Tu t’inquiètes pour moi, mais
tu arrives avec tes beaux discours, sans jamais me proposer
ton aide. Tu as des tas de préjugés, de normes en tête.
Simplement, j’ai fait d’autres choix que ceux que tu aurais
faits. Ça ne te donne pas le droit de les juger pour autant.
Je serre les dents. J’en ai assez des gens qui croient savoir et
j’ai envie de le hurler à Justine. Mais c’est mon amie. Et même
si elle est imparfaite, elle continue à m’appeler, à m’inviter,
contrairement à d’autres qui ont tout bonnement disparu. À
commencer par Louis.
Alors je clos le débat avec une banalité, et une terrible
sensation de solitude au creux de mon ventre :
— Je comprends, mais ne t’inquiète pas, je vais bien.
D’ailleurs, ça se passe nettement mieux avec Xander. Tu vois,
je côtoie des jeunes, aussi.
— Je ne sais pas s’il compte, lui. Tu as un truc croustillant à
me raconter à son sujet ?
Je souris puis, malgré mon amertume, lui détaille l’épisode
de la prise de sang. Elle éclate de rire avant de
s’enthousiasmer :
— Ce mec me plaît. Il est en couple ?
— J’en sais rien. On ne parle pas de ce genre de choses, et
puis, ça ne me regarde pas…
— C’est pas avec un tel raisonnement qu’on va avancer…
Vu sa tête, il est évident qu’elle a décidé de nous caser
ensemble. Je calme ses ardeurs :
— À mon avis, ce n’est pas le type d’homme à rester
longtemps célibataire.
— Pourquoi ? C’est un coureur de jupons ?
— Non, enfin, il n’en a pas l’air. Mais il est… cool.
Elle émet un petit sifflement admirateur.
— La dernière fois, tu me disais que vous vous détestiez, et
maintenant tu le trouves cool ?
— Il n’y a que les abrutis qui ne changent pas d’avis.
— Si tu veux le mien, il te plaît. Et pas qu’un peu.
Je rougis en grimaçant.
— Je ne sais pas.
— Tu fais l’autruche.
— Je n’ai pas le temps pour ce genre de problème.
— Tu n’as pas le temps pour l’amouuuuuuuuuuur ?
Je lève les yeux au ciel. Elle a dit ça tellement fort que les
gens nous dévisagent.
— Je n’ai ni le temps de fantasmer ni celui de déprimer
pour un garçon qui ne s’intéressera jamais à moi.
— C’est un aveu.
Je secoue la tête en avalant une gorgée de ma boisson.
— Arrête de vouloir me trouver un copain. Le dernier m’a
largement suffi.
Chapitre 26
Eliott

Au milieu du couloir, nous attendons la prof, dans un joyeux


brouhaha. Plus que deux semaines avant les vacances d’avril.
Je pourrai enfin dormir, profiter d’une journée sans horaires,
comprendre la physique et surtout passer plus de temps avec
Maman. C’est drôle, la vie. Avant, j’étais moins souvent à la
maison et ça ne me posait aucun problème. Aujourd’hui, je
consacre à Maman presque toutes mes heures libres, pourtant
j’ai toujours l’impression que ce n’est pas assez. Comme si le
fait d’avoir cru que je ne pourrais plus jamais le faire avait
rendu chaque instant avec elle unique et nécessaire. Dès que
j’en manque un, il est perdu à jamais.
Je me dis souvent que l’AVC n’a pas vraiment changé notre
vie – ce qui est totalement stupide, le contraire est évident.
Mais, je ne sais pas… ça me réconforte de penser que Laurie
et moi sommes toujours les mêmes. La politique de l’autruche
est rassurante.
La prof apparaît au bout du couloir. Je déverrouille mon
portable. SMS de Laurie.
>Je suis aux urgences avec Maman.
Elle ne voit plus d’un œil.
Maman.
— Eliott ? murmure Jade. Tu te sens bien ?
Maman.
Elle pousse mon bras. Enfin, je reviens à moi. Je tape
frénétiquement sur mon clavier :
>Qu’est-ce qu’elle a ?
La réponse ne se fait pas attendre.
> Les médecins l’examinent. SEP ou AVC
probablement, d’après Google.
Elle est sérieuse ? Elle demande à Google alors que… Tu
aurais fait pareil. Je tente de maîtriser la panique qui me
gagne. Ben s’est autorisé à lire par-dessus mon épaule. Je
décrète :
— J’y vais.
— Tu es sûr ? Ta sœur est avec elle. On ne te laissera peut-
être même pas entrer. Il reste juste le contrôle avant la fin des
cours.
— Ma mère est à l’hôpital ! Qu’est-ce que ça peut me faire
qu’il reste une heure de contrôle ?!
Ils me regardent avec leurs yeux de merlans frits, puis Jade
conclut :
— Vas-y. On dira à la prof que tu as eu une urgence.
Elle me prend dans ses bras avant de suivre le reste de la
classe. Je sais que je peux compter sur elle pour défendre mon
cas auprès de la prof.
L’angoisse me vrille les entrailles. Je cours dans le couloir,
dévale les escaliers. Je récupère mon skate, franchis les grilles
du lycée. Je délaisse le trottoir, trop encombré, au profit de la
route. Je vole vers l’hosto. Vers ses couloirs délavés. Vers son
odeur de souffrance. Vers ses médecins toujours pressés, qui
parlent avec des mots incompréhensibles, et qui nous lâchent,
à la fin, « vous avez des questions ? » avec un ton qui veut
clairement dire « non, vous n’en avez pas ».
Je vole vers cet endroit que je déteste. Je ne veux pas qu’il
engloutisse Maman encore une fois. Je ne veux pas qu’il me la
prenne. Alors je vole, je vole avec mon pauvre skate, le plus
vite que je peux pour retrouver ma Maman, pour lui dire de se
battre, de ressortir de cet endroit glauque. De ne pas devenir
aveugle. De ne pas mourir.
Reste avec nous, Maman, et dis à tes yeux de rester aussi…
Ma gorge nouée ne laisse plus passer l’air. Je ne sais pas
comment je respire encore. J’ai l’impression qu’on a attaché
mes poumons dans des barbelés.
J’arrive à la Pitié-Salpêtrière. Cet hôpital, c’est une véritable
ville. Malheureusement, je commence à le connaître. Y a plus
qu’à le traverser, jusqu’aux urgences. Il me faut à peine trois
minutes pour y être, j’ai battu mon record, en manquant de
mourir renversé par un taxi au passage. Je passe enfin les
portes du bâtiment, en nage. Ça évitera qu’on sache qu’il y a
aussi des larmes sur mon visage.
Je vérifie mon portable. Laurie m’a précisé : salle d’attente,
gauche. On a tellement fréquenté cet endroit que je ne cherche
même pas. Je la trouve assise sur un strapontin. Elle a essuyé
ses joues, mais je sais qu’elle a pleuré.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Elle se sentait fatiguée depuis hier, et ce matin elle avait
mal à l’œil. Il y a une heure elle m’a dit qu’elle voyait de plus
en plus flou. J’ai appelé les secours. Depuis, j’attends.
Je me laisse tomber à côté d’elle. Je déteste les urgences. Ça
grouille, ça crie, ça sanglote. On dirait un avant-goût des
enfers.
Les doigts de Laurie se referment sur les miens. Un flux
chaud et doux se dégage de sa main. Je me concentre dessus,
tente de le capter dans la mienne. Les yeux fermés, je le
visualise peu à peu. Et d’un coup, je me retrouve dans un autre
coin du même hôpital, il y a huit mois.

L’ongle du pouce gauche extrait la saleté de l’ongle de


l’index droit. Il regarde l’amoncellement de poussière et de
matières organiques qui se retrouve sur le bout de son doigt
avec une satisfaction teintée de dégoût. Il attend. Il attend
depuis de longues secondes, de longues minutes, des heures,
peut-être. En fixant ses ongles. Il les triture, il les racle, il
tente même de les ronger avant de se rappeler qu’il est dans
un hôpital, et qu’il n’y a aucun lieu qui cumule plus de
méchantes bactéries qu’un hôpital. Mauvaise idée que de
mettre ces bactéries dans sa bouche.
Sa sœur fait les cent pas. C’est insupportable. Ça lui donne
mal au cœur. Et puis, il fait chaud, très chaud dans cette salle
d’attente qui n’a même pas de fenêtre. D’ailleurs, il commence
à sentir la transpiration, l’odeur amplifie sa nausée. Est-ce
qu’on se sent pareil, dans une boîte de conserve ? Eliott fixe le
distributeur de boissons.
— T’as pas deux euros ?
Laurie fouille dans son sac à main et lui lance son
portefeuille.
— Tu veux un truc ?
Elle secoue la tête. Il se demande si elle a perdu sa langue.
Il prend un Coca Cherry. Il ne reste que ça. La première
gorgée lui rappelle qu’il déteste le Coca Cherry. C’est malin.
Il va devoir le finir maintenant.
Eliott se rassied et pousse un interminable soupir. Est-ce
qu’on peut avoir fait le tour des pensées de son esprit ? Quand
on en arrive à comparer sa sensation à celle des petits pois
dans une conserve, c’est qu’on a fait le tour de ses pensées,
non ?
Il attend toujours. Comme les personnages qui attendent
Godot, dans En attendant Godot. D’ailleurs, Godot n’arrive
jamais. C’est flippant. S’il est dans un livre, peut-être qu’il va
attendre à l’infini. Et qu’il va devenir fou. Et mourir.
Non ! Non ! Pas mourir. Pas mourir. Maman ne va pas
mourir ! Sa poitrine se soulève à toute allure. Il sent ses yeux
piquer. Non. Il ne va pas pleurer. Il ne va pas craquer. Il… il…
— Ça va ? lui demande Laurie.
— Autant que toi.
Elle se reconcentre sur ses pas. Il boit une gorgée de Coca
Cherry, qui a le même goût que tout à l’heure. Peut-être qu’il
va s’habituer. Peut-être que le Coca Cherry a le goût de
l’attente.
La porte s’ouvre. Deux blouses blanches entrent.
— Vous êtes la famille de Mme Samely ?
— Nous sommes ses enfants, dit Laurie.
— Je suis le Dr Martin, une des internes de
neurovasculaire. Et c’est mon externe, fait-elle en désignant
l’autre blouse blanche. Bon, c’est ce qu’on pensait, votre mère
a eu un AVC. On lui a fait une IRM qui a confirmé le
diagnostic.
Tut tudu tut. Le téléphone de la blouse blanche vibre. On
dirait plutôt un talkie-walkie. Elle décroche.
— Oui… Oui. Non, tu lui passes 500 de phy. J’arrive dans
une minute.
Elle range le talkie-walkie, l’air encore plus pressée
qu’avant.
— Je disais… Comme on était dans les temps, on a pu lui
faire une thrombolyse.
Eliott se concentre. Son esprit tente de poser une définition
sur les mots inconnus prononcés par la blouse blanche, mais
les points d’interrogation se multiplient. Il se sent idiot.
Démuni. Seul. Lentement, il se tourne vers Laurie qui
acquiesce comme si elle comprenait. Peut-être qu’elle
comprend ? Après tout, elle est adulte, elle. La blouse blanche
continue de parler.
— Vous avez des questions ?
Évidemment qu’il en a. Il n’a rien compris. Mais il a peur
de passer pour un ignare. Il a peur qu’on remarque son jeune
âge et qu’on lui assène que les visites ne sont pas autorisées
aux enfants de moins de quinze ans. Heureusement, Laurie
pose la seule question utile :
— Est-ce qu’elle va s’en sortir ?
— Il est encore trop tôt pour le dire, et même si c’est le cas,
je ne peux pas vous dire quelles seront les séquelles. Elle peut
aussi bien tout récupérer que garder de lourds déficits.
— En gros, vous savez rien !
Les mots sont sortis tout seuls. Eliott bafouille :
— Excusez-moi.
— Non, on ne sait rien. Seul le temps nous le dira. Il va
falloir que vous soyez patients. Pour l’instant, on la surveille
en continu. On viendra vous informer quand vous pourrez la
voir.
Patients… Les blouses sortent et referment la porte. La
pièce lui semble plus exiguë qu’avant. Il avale une gorgée de
Coca Cherry. C’est toujours mauvais.
Qu’ils attendent. Encore. Comme les petits pois. Eliott serre
les poings. L’inquiétude le tuera avant qu’on ouvre la boîte de
conserve.
Chapitre 27
Xander

Des pas résonnent dans l’escalier de l’immeuble de Laurie.


Je me redresse. Elle m’a prévenu qu’elle arriverait avant
l’ambulance qui ramènerait sa mère, vers 19 heures. Elle lève
la tête et un pâle sourire se pose sur ses lèvres quand elle
m’aperçoit. Je la laisse ouvrir la porte et attends que nous
soyons dans l’appartement pour la questionner :
— Comment te sens-tu ?
— Ça va, déclare-t-elle d’une voix ferme. Maman fait une
poussée oculaire de sclérose en plaques. C’est mieux qu’un
AVC. Ils vont lui donner des médicaments pendant trois jours,
à l’hôpital, et elle devrait récupérer.
Le soulagement m’envahit.
— Tant mieux ! Mais ils ne la gardent pas ?
— Il n’y a pas de place. Ils ont dit qu’une hospitalisation de
jour suffirait. Elle fera les trajets en ambulance matin et soir et
je l’accompagnerai.
Pas de place… C’est toujours la même chose. Seulement,
faire des aller-retours pendant trois jours, avec le fauteuil, les
ambulances… tout cela va être complexe. De plus, je reste
convaincu qu’une hospitalisation de répit ferait du bien à
Laurie et Eliott. Ils se reposeraient deux ou trois jours pendant
que l’hôpital ferait un point sur l’état de Mme Samely. Laurie
s’affale sur une chaise. Je vois bien qu’elle se force à faire
bonne figure. Je suppose que nous ne sommes pas encore
assez proches pour qu’elle s’autorise à se laisser aller. Je le
regrette. Laurie me semble aussi forte que fragile. Je l’admire
de plus en plus. J’admire son courage, sa ténacité dans ce
combat qu’elle mène pour que sa mère aille bien. Elle affronte
les épreuves en gardant le sourire pour préserver son petit frère
et sa mère, les rassurer. Elle m’impressionne, mais je me
demande si elle a quelqu’un sur qui se reposer, elle.
— Ils arrivent dans combien de temps ?
— En théorie, d’ici vingt minutes. Mais on ne sait jamais
avec les ambulanciers…
— Et Eliott ?
— Il est resté avec elle.
Je me lave les mains, mets de l’eau à chauffer, puis déballe
le paquet de pâtisseries que j’ai posé sur la table. Elle ouvre
des yeux étonnés.
— Oh ! C’est gentil, merci. C’est pour une occasion
particulière ?
— Non, mais je me suis dit que ça vous ferait du bien, après
cette journée.
Laurie observe les différents gâteaux, puis s’enquiert :
— C’est une charlotte à quoi ?
— C’est bien aux poires, que tu les aimes ?
Elle baisse les yeux, mais le sourire éblouissant qui éclaire
son visage me suffit. Elle murmure, l’air ému :
— C’est adorable.
J’ai envie de la prendre dans mes bras.
— Merci.
Et de lui dire que, demain, tout s’arrangera et que je suis là
pour elle, si elle a besoin de quoi que ce soit. Mais je me
retiens. Non seulement ce ne serait pas professionnel, mais je
ne veux pas gâcher les efforts fournis pour réchauffer notre
relation en me montrant trop intrusif. Alors je me contente de
lui assurer qu’il n’y a pas de quoi et d’aller préparer du thé.
Les ambulanciers arrivent à l’heure dite. Mme Samely est
exténuée. Elle refuse de dîner et nous l’aidons à se mettre au
lit. Eliott embarque un paquet de marshmallows et s’isole dans
sa chambre, attitude assez rare pour être notée. Seule Laurie
s’installe avec moi sur le canapé. Comme la dernière fois
qu’elle était triste, elle ramène ses genoux contre sa poitrine et
fixe le vide. Après un long moment, elle chuchote :
— Je me sens tellement coupable…
Je laisse un instant de silence. J’ai appris qu’il faut être
patient avec Laurie. D’ailleurs elle continue d’elle-même :
— À chaque fois que Maman se retrouve à l’hôpital, j’ai
l’impression d’avoir manqué quelque chose. De ne pas avoir
fait assez attention ou…
Elle soupire.
— Je sais bien qu’une poussée de sclérose en plaques
survient sans prévenir et que c’est la faute à pas de chance,
mais je ne peux pas m’empêcher de me demander si ce n’est
pas quand même un peu la mienne.
— Tu connais la réponse, non ? dis-je d’une voix douce.
Elle me fait un sourire las. Je prends le temps de chercher
les mots adaptés puis suggère :
— Peut-être que te changer les idées te ferait du bien. Ça
aiderait ta mère, de te sentir plus détendue…
Utiliser sa mère est un peu facile de ma part, mais au moins,
l’argument fera mouche. Avant qu’elle ne proteste, je
propose :
— Tu veux qu’on aille courir ensemble ?
Elle me regarde, surprise. Ma demande est-elle si peu
professionnelle ? Elle hausse un sourcil. Ou peut-être qu’elle
déteste courir ? Son silence commence à m’inquiéter. Je ne
tiens pas à ce qu’elle me remette sur liste noire.
— Je ne suis pas fan de footing.
— Piscine ?
— Encore moins, sourit-elle. Mais le médecin insiste pour
que je reprenne le sport, alors pourquoi pas, à l’occasion.
— Demain ?
Cette fois, elle rit :
— Non, pas demain. Gérer l’hospitalisation de Maman va
être suffisamment prenant.
— OK.
Mais ce n’est que partie remise, ma petite Laurie. Je suis
aussi têtu que toi.

Laurie

Mes yeux s’accrochent à la goutte translucide. Elle se


forme, se distend, encore, encore, puis tombe dans le réservoir
en plastique. Déjà, une autre est apparue à sa place. Il lui faut
exactement une seconde avant d’aller rejoindre celle qui l’a
précédée. Dans la salle de l’hôpital de jour où six patients sont
installés, il n’y a pas de chaises pour les proches.
Normalement, ils sont interdits, mais l’équipe fait une
exception pour moi. Depuis bientôt deux ans que
j’accompagne Maman pour son traitement mensuel, je suis
devenue leur petite chouchoute. Je connais presque toutes les
infirmières et les aides-soignantes – la plupart sont des anges.
Les internes changent tout le temps, et les médecins ne passent
quasiment jamais. L’entrée d’une blouse blanche attire mon
regard. Elle commence à interroger une autre dame, à mi-voix.
Je reporte mon attention sur la formation des gouttes de la
perfusion. En vérité, j’entends tout et j’ai de la peine pour le
secret médical, et pour cette blouse blanche visiblement
étudiante qui tente tant bien que mal de le préserver.
Je n’aime pas l’hôpital de jour : tout va trop vite. Il y a
longtemps, j’ai surpris une interne effondrée dans les bras
d’une autre. Elle lui disait qu’elle n’arrivait pas à voir vingt-
cinq patients par jour, à les examiner, faire les comptes rendus,
vérifier les ordonnances et les bons de transport. Que, alors,
elle commençait à 7 heures du matin, sautait le déjeuner et
repartait à 20 heures. Et qu’elle n’en pouvait plus. Que ce
n’était pas pour rien qu’un interne se suicidait chaque mois en
France et que si ça continuait se serait elle la suivante sur la
liste…
J’avais pressé le pas et tenté d’oublier le cri de détresse de
cette fille qui ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ou vingt-
six ans. Comment des jeunes médecins dans une telle
souffrance pourraient-ils bien soigner les malades ?
Maman semble aussi perdue dans ses pensées que moi.
— J’ai apporté la tablette, je voulais te montrer un petit
montage que j’ai fait, l’autre soir.
Elle hoche la tête. J’espère que Maman appréciera mon
geste et qu’il ne lui fera pas plus de peine qu’autre chose.Cette
nouvelle poussée de SEP lui a complètement sapé le moral.
J’ai d’autant plus peur que mon initiative passe mal.
— Tu veux regarder la vidéo ?
Je n’attends pas sa réponse et branche deux paires
d’écouteurs sur l’adaptateur puis pose l’écran face à elle. Ma
frimousse apparaît. J’ai tout juste cinq ans. Dans mon costume
d’abeille, j’enchaîne les pliés et les petits sauts. Je guette la
réaction de Maman. Un voile de tristesse traverse son regard,
mais elle sourit. Les premières secondes passées, le décor
change et la date s’affiche. J’ai maintenant six ans et je porte
un simple justaucorps. C’est en CP que j’ai réalisé que,
comme Maman, j’aimais la danse plus que tout. Je me suis
entraînée, entraînée, encore et encore, tant et si bien que j’ai
fini par accéder au cours de danse fréquentés par les CE2-
CM1. Les filles disaient que j’étais la préférée parce que
Maman était la prof. Elles ont très vite compris que j’étais
simplement la meilleure. Les images défilent, les années aussi.
Je n’apprends plus seulement le classique, je fais aussi du
modern jazz que j’apprécie moins. J’ai ajouté quelques extraits
où Maman est elle-même sur scène, mais je n’en ai pas trouvé
beaucoup. Quant à Eliott, il exècre tout ce qui ressemble de
près ou de loin à de la danse. Il fallait le traîner chaque année
au gala, et c’était toujours à grand renfort de marshmallows. Il
n’apparaît donc que pour faire des grimaces en passant devant
la caméra.
Maman semble partager mes souvenirs. Son sourire
s’élargit. J’espère que revoir les chorégraphies qu’elle a créées
elle-même lui fait plaisir. Chaque année, le spectacle de l’école
devenait son obsession. Tout devait être parfait. Les
enchaînements, aussi compliqués soient-ils, maîtrisés ; les
costumes, fin prêts. Ses élèves et leurs ballets représentaient
plus pour elle que l’on ne peut l’imaginer.
Peu après mes douze ans, c’est la révélation : mon premier
cours de danse latine. Salsa, kizomba, bachata… Je ne vis plus
que pour ces danses. Je découvre que mon corps peut bouger
comme celui des filles des clips, à la télé. Que je pourrais
danser, tourner, virevolter, dans les bras d’un garçon. Je cesse
d’écouter du pop-rock et on n’entend plus que Prince Royce
dans toute la maison, au grand dam d’Eliott.
Très vite, il a fallu me trouver un partenaire. Seulement, les
garçons ne viennent pas en masse dans les cours de danse,
surtout à l’adolescence. Elle a dû demander à un de ceux des
cours supérieurs. Je me souviens très bien de son arrivée sur le
parquet. Il avait posé ses affaires avec un flegme qui m’a
immédiatement fait tomber sous son charme. Du haut de ses
quinze ans, Louis me semblait déjà un homme, alors que ma
poitrine n’avait même pas commencé à pousser. Je savoure ce
passé, mélancolique. Notre première danse fut un désastre. En
extase devant l’éphèbe qui me servait de partenaire, je ne
cessais de lui écraser les pieds. Maman l’avait convaincu de
me laisser une chance, et m’avait sérieusement enguirlandée
ensuite.
Un soupir franchit mes lèvres. Il m’en a fallu, du temps,
pour gagner l’attention et la confiance de Louis. J’ai travaillé
dur pour qu’il m’accepte comme sa partenaire, moi, pauvre
gamine de quatrième. Mais j’étais déterminée à lui prouver
que la danse n’était pas une question d’âge et que j’étais bien
plus douée que toutes les filles qui lui tournaient autour.
— Tu… tu dan… chais dé… déjà très b… bien.
Je hoche la tête, puis m’absorbe dans la vidéo de notre
premier concours, remporté haut la main avec une salsa
étincelante. À la suite de cette victoire, les amis de Louis se
sont peu à peu intéressés à moi. J’ai fini par être intégrée à leur
bande de lycéens. Un immense privilège pour la collégienne
que j’étais. C’est aussi à ce moment que Louis a commencé à
me regarder différemment. Nous apprenions à nous connaître,
à nous apprivoiser. Notre connexion s’affinait. Il me guidait de
mieux en mieux, connaissait les pas qui me mettaient en
valeur, et mon amour pour les passes où il fallait enchaîner les
tours. Et moi, je sentais ce qu’il attendait de moi, par un
simple mouvement de doigts.
J’étais de plus en plus folle de lui, et bien décidée à le faire
craquer… en devenant la meilleure danseuse de salsa du
monde.
Je me souviens avec tendresse de l’adolescente amoureuse
aux rêves de grandeur. Je ne serai jamais championne du
monde de salsa, mais mon désir de séduction et mon amour de
la danse m’ont fait progresser à toute vitesse…
L’image se fige sur le discours de Maman à la remise des
prix du concours. Nous en avons gagné bien d’autres par la
suite, mais la vidéo s’arrête là. J’ai préféré ne pas trop
m’approcher du présent. Maman reste silencieuse.
— Je ne voulais pas que ça te fasse de la peine, Maman.
Juste nous rappeler de bons moments.
Elle prend ma main et la serre, sans rien dire. Me revoir
danser avec Louis a ravivé des souvenirs doux et amers tout à
la fois. Je pense qu’il en est de même pour elle.
— Ça m’a… fait… fait du b… ien. Tu… tu es faite…
pour… ça, ma… chérie.
J’acquiesce pour lui faire plaisir. La vérité, c’est que je n’en
suis plus aussi sûre.
Chapitre 28
Eliott

Lorsque j’arrive à l’appartement, il est vide. Maman et


Laurie ne rentreront pas de l’hôpital avant un moment. C’est
l’occasion ou jamais. Je me lave les mains, attrape une barre
de céréales puis me rends dans la chambre de Maman. La
honte me retient quelques secondes au moment de presser la
poignée. Je ne suis pas un fouineur. Non, mais tu as besoin de
réponses. Je laisse la colère m’envahir. J’en veux à mon père,
chaque jour un peu plus. Bientôt, mon émotion est
suffisamment forte pour vaincre ma mauvaise conscience.
J’entre. La pièce est bien rangée, comme d’habitude. Je
commence par la bibliothèque. Sur les étagères inférieures, il
n’y a que des livres, et je doute qu’il y ait un coffre-fort
dissimulé derrière. Ce qu’il me faut, c’est un carnet d’adresses
ou des notes.
J’attrape une chaise pour atteindre le haut du meuble.
Plusieurs porte-vues semblent attendre leur heure. Je feuillette
le premier qui me tombe sous la main. Des attestations
d’assurances, des garanties d’appareils. Je le lance sur le
bureau. Le suivant contient tous nos bulletins scolaires, ainsi
que des papiers de santé nous concernant, Laurie et moi. Je
prends aussi. Je descends plusieurs classeurs. Enfin, j’arrive
aux pochettes cartonnées. La première contient entre autres
nos passeports et le livret de famille. Ça peut aussi me servir.
Sur la dernière étagère, je tombe sur plusieurs boîtes. J’ouvre
la première, qui est remplie de lettres. Je les pose toutes par
terre. Avec tout ça, j’ai déjà beaucoup d’éléments à trier.
Je m’assieds sur le plancher et commence par les porte-
vues. Une heure plus tard, je sais ce que pensaient les profs de
sixième de Laurie, que la télé n’est plus sous garantie depuis
trois ans et que ma grand-mère maternelle est née à Lognes,
mais nul indice sur la localisation de mon géniteur.
Un peu gêné, je m’attaque aux lettres. En ouvrant la boîte,
je sens le parfum de Papa. Les souvenirs me reviennent,
nouant ma gorge. Je me saisis de la première lettre.
Ma belle Mélodie,
Je me réjouis de te revoir dans quelques semaines. Le temps
me semble bien long, ici, et…
Papa écrivait à Maman ? Ça ne lui ressemble pas du tout. Je
jette un œil à la date. Laurie n’était même pas née ! Ce sont
des antiquités ! Je survole les mots, peu désireux de violer
l’intimité d’un jeune couple, même s’il n’est plus d’actualité
depuis un moment. Les lettres suivantes sont dans le même
ton : dégoulinantes d’amour, de tendresse et de promesses.
Que des mensonges ! Des années plus tard, le même homme
est parti sans prévenir, abandonnant celle à qui il jurait
dévouement et fidélité. Je me retiens de tout déchirer.
La deuxième boîte contient encore des lettres. Il y a aussi
quelques photos de Laurie bébé. Elle avait déjà de grandes
oreilles. Je ne peux m’empêcher de trouver mignon qu’ils
aient continué à s’écrire alors qu’ils vivaient sous le même
toit, avec un enfant.
Je prends ma tête entre mes mains. Tout ça a volé en éclats
du jour au lendemain. Pourquoi ? Qu’avait cette femme de
plus que nous trois réunis ?
— Dis-moi que tu n’es pas en train de faire ce que je crois.
La voix froide de Laurie m’a fait sursauter. Qu’est-ce
qu’elle fait là ? Je me retourne brusquement, le cœur battant.
Elle avise les courriers étalés sur le sol, se baisse et en
ramasse un. Ses yeux glissent sur le papier avant de
s’écarquiller. Sa poitrine se soulève trop vite, elle me fusille du
regard. Elle va exploser d’ici quatre secondes, maximum.
Trois… J’inspire profondément. Deux…
— Depuis quand tu fouilles dans les affaires de Maman ?
— Une heure et demie, je bafouille.
Elle devient toute rouge et crie :
— Et en plus tu te fiches de moi ? Maman est à l’hôpital ! À
l’hôpital ! Et toi, tu lis ses lettres et ses papiers privés ? Tu as
vraiment aussi peu de respect pour elle ?
Je baisse les yeux.
— Je pensais que je pouvais te faire confiance…
— Je voulais juste…
— Je m’en fiche, Eliott ! Tu violes son jardin secret sans la
moindre gêne, alors qu’on lui perfuse des corticoïdes à pleine
dose ! Je ne veux pas entendre tes excuses. Tu devrais avoir
honte !
Ses épaules s’affaissent, son regard déçu me gifle.
— Sors d’ici.
— Laurie…
— Tu sors et tu ne remets plus jamais les pieds dans la
chambre de Maman si elle n’y est pas.
Elle pince les lèvres, l’air blessé.
— Lo…
Elle s’agenouille sans répondre et commence à ranger. Je la
regarde faire, incapable d’obéir. Il ne lui faut que quelques
minutes pour rendre à la pièce son aspect initial. Quand elle se
retourne vers moi, je remarque que ses mains tremblent.
— Qu’est-ce que tu fais encore là ? Bouge !
— Je suis désolé.
Elle secoue la tête.
— Non, tu n’es pas désolé, tu n’es qu’un gamin sans aucune
notion de respect ! Je ne suis pas nos parents, Eliott, je ne vais
pas te punir, même si tu le mériterais un milliard de fois. Et je
ne vais pas non plus te dénoncer à Maman, ça lui ferait trop de
peine. Elle lutte déjà pour récupérer la vue, elle n’a pas besoin
d’apprendre que son fils lit sa correspondance pendant ce
temps-là.
Laurie me fait signe de sortir, puis referme la porte derrière
nous.
— Mais fais-toi oublier et débrouille-toi pour ne pas te
trouver sur mon chemin avant que je ne sois calmée.
D’ailleurs, tu vas même aller rejoindre Maman maintenant. Je
n’ai aucune envie de devoir te surveiller jusqu’à ce qu’elle
rentre.
Je ne réponds rien. Plus qu’en colère, elle a l’air
sincèrement blessée. Sous sa surveillance, je prends mes
affaires et sors de l’appartement. Je n’ai rien trouvé de probant
et j’ai perdu la confiance de ma sœur. Le jeu n’en valait sans
doute pas la chandelle, mais c’est trop tard. Papa semble plus
inaccessible que jamais, Maman va mal, Laurie m’en veut.
Super, la famille. J’attrape mon téléphone et appelle Jade, qui
répond instantanément. Sa voix est apaisante. J’ai peut-être
une famille bancale, mais j’ai des amis en béton armé.
Chapitre 29
Laurie

Je ne pensais pas que prendre Eliott en flagrant délit me


déstabiliserait autant. J’y ai songé toute la soirée. Je sais qu’il
a du mal à supporter l’absence de Papa, mais de là à fouiner
dans les affaires de Maman… Je me retourne entre mes draps,
sans trouver le sommeil. Le shampoing n’a rien changé : mes
cheveux embaument toujours l’hôpital. Je ferme les yeux, la
poitrine serrée par les souvenirs qui surgissent. Ce soir, je me
retrouve projetée dans le service de neurologie, quelques jours
après l’AVC de Maman.

— Bonjour, docteur, est-ce que je pourrais vous parler ?


— Je n’ai pas beaucoup de temps, là, j’ai un staff.
Au milieu du couloir, elle sent l’inquiétude la gagner. On lui
a dit de revenir l’après-midi, car le matin, c’est la visite. Elle
est revenue. Ça fait déjà trois jours qu’elle tente de faire le
point avec les médecins. Ces gens-là sont très occupés. Ils
sauvent des vies, alors elle s’ajuste à leur planning.
Seulement, elle a besoin de réponses, maintenant.
— Je serai rapide… murmure-t-elle.
— Je vous écoute, répond la femme.
— C’est au sujet de la sortie.
— Ah oui. Votre mère va être transférée dans un service de
réadaptation.
— Vous savez où ce sera ? Et quand est-ce qu’elle s’y
rendra ?
— Dans la semaine. On a l’accord d’un centre à Villiers-
Sur-Marne.
Villiers-sur-Marne ?
— C’est à… au moins une heure trente d’ici, non ? Il n’y
aurait rien de plus proche ?
— Ce n’est pas moi qui décide ! Vous avez déjà de la chance
qu’on lui ait trouvé une place, sinon elle serait rentrée
directement chez vous.
Elle tortille ses mains. Ses yeux picotent. Les allers-retours
quotidiens maison-hôpital lui semblent déjà épuisants, alors
qu’elle est en vacances et à une quinzaine de minutes de
transport seulement. Comment fera-t-elle pour aller jusque là-
bas ?
— C’était tout ? la presse le médecin.
— Euh… Oui, merci.
Elle n’ose rien ajouter. Déjà, la femme a disparu. Laurie se
mord la joue. Elle devrait être reconnaissante : un centre a
accepté sa mère. Mais l’angoisse est trop grande. Les larmes
humectent ses joues. Elle aimerait parler, non, elle aimerait
crier ! Hurler sa peur, hurler sa colère, son sentiment
d’injustice. Elle aimerait comprendre aussi. Qu’on prenne le
temps de tout lui réexpliquer depuis le début. Peut-être que ça
l’aiderait à accepter un peu mieux que sa mère soit entrée à
l’hôpital avec une infection urinaire et reparte avec les
séquelles d’un AVC. Un homme poussant un chariot lui
demande de s’écarter. Elle balbutie une excuse, se réfugie
dans l’ascenseur. Entre ces murs blancs, il semble n’y avoir
personne pour l’écouter.

Mes paupières se rouvrent. Je ferais mieux d’avaler un


somnifère, au lieu de revisiter mes cauchemars. L’écran de
mon portable s’allume. S’affiche un texto de Xander, qui me
surprend.
>Je vais courir demain matin.
Ma proposition tient toujours.
Je souris.
>Je pensais que tu avais oublié…
>Dis plutôt que tu l’espérais
>Je ne sais pas trop… En vrai,
c’est peut-être une bonne idée.
>Donc, c’est oui ?
>Quelle heure ?
>6 heures. Trop tôt pour toi ?
>Non. Je suis debout avant
5 heures en général.
Je regrette aussitôt mon envoi. Je prie pour qu’il ne creuse
pas le sujet. Je n’ai pas besoin d’un deuxième médecin pour
me seriner de régler mes problèmes d’insomnie. Par chance, il
conclut :
>Je serai devant chez toi à
6 heures alors. Bonne nuit !
Je renfonce mon dos contre l’oreiller. Pourquoi ai-je la
sensation confuse que je suis sur une pente affective
glissante ? Tant pis, il est trop tard pour me dédire. Je ferme
les yeux, étonnamment enthousiaste à l’idée de ce footing, et
m’endors finalement sans avaler de cachet.

J’ai remarqué que ma première pensée au réveil prédit


souvent le ton de ma journée. Elle en dévoile beaucoup sur
mon humeur, mon espérance et mes craintes. Sur mes regrets
aussi.
Ce matin, ma première pensée, c’est Maman. Depuis
l’AVC, c’est toujours Maman. J’ai l’horrible angoisse qu’elle
parte dans la nuit, en silence, sans appeler. Toute seule.
Du calme, Laurie, tout va bien. Elle dort. C’est
statistiquement quasi certain. Mais je n’arriverai pas à m’en
convaincre tant que je ne l’aurai pas vue de mes propres yeux.
Je suis comme saint Thomas. Je me faufile jusqu’à sa
chambre, vérifie les statistiques, puis ressors, le cœur apaisé.
Mon comportement est celui d’une jeune mère qui
s’inquiéterait pour son nourrisson. Je fais taire mon cerveau. Je
gère comme je peux, avec mes TOC et mon anxiété. Ce n’est
déjà pas si mal.
Aucune lumière ne filtre sous la porte d’Eliott. Je lui en
veux toujours beaucoup.
Préférant ne pas m’énerver dès l’aurore, je retourne
travailler. À 5 h 30, je prends une douche rapide – tout en me
demandant qui fait ça avant d’aller courir – puis tente de
retrouver une tenue de sport dans mon armoire. Mes leggings
de danse sont tout au fond. Les ressortir me rend nostalgique.
À l’époque où je dansais trois fois par semaine, je faisais une
séance de renforcement musculaire quotidienne avec Louis et
de la course à pied. Le sport était notre moyen de
communiquer, notre bulle à nous. J’enfile des leggings noirs,
un maillot de corps à manches longues tout aussi noir et un
tee-shirt fluo large et court par-dessus. Nous formions un beau
couple, en danse comme dans la vraie vie, tout le monde nous
le répétait. Mon soupir fend la pièce. J’ai beau l’avoir sorti de
ma vie, la blessure de l’abandon est toujours aussi vive.
Queue-de-cheval haute, bandeau orange assorti à mon tee-
shirt, casque autour du cou et iPod connecté. Mon reflet
m’indique que je suis fin prête. Cela faisait longtemps que je
ne m’étais pas sentie aussi jolie. Le rouge à lèvres sur mon
bureau me fait de l’œil. Tu abuses, Laurie, tu vas courir, pas
en boîte… Je craque. À moins que tu ne veuilles draguer
quelqu’un ? Je m’étrangle à moitié à cette idée. Justine dirait
que je fais l’autruche. 6 heures. J’éteins mes pensées et
descends rejoindre Xander.
Xander

Son tee-shirt fluo réfléchit la lumière des réverbères.


— Salut ! me lance Laurie.
Je ne peux empêcher mon regard de glisser sur sa silhouette
parfaitement moulée par sa tenue. C’est toujours étonnant, à
quel point le contexte peut changer notre vision des gens.
Ainsi apprêtée, Laurie pourrait être l’une des filles que je
côtoie lors des shootings pour les marques de sport.
— Salut ! Le réveil n’a pas été trop difficile ?
— Pas du tout. Par contre, je te préviens, je n’ai pas fait de
sport depuis des mois.
— Cours à ton rythme, au pire je ferai des allers-retours.
— Ça te dérange si j’écoute de la musique ?
Je secoue la tête. Laurie visse son casque sur ses oreilles et
se met à trottiner sur le goudron. Je m’efforce de ne pas
accélérer tout de suite, le temps qu’elle s’échauffe. Inutile
qu’elle s’épuise en essayant de me rattraper. Je songe à son
texto d’hier. Se réveille-t-elle tous les jours aussi tôt ? Et si
oui, pourquoi ? Je fixe sa queue-de-cheval qui oscille à
chacune de ses foulées. Si mon hypothèse sur la question est la
bonne, son état est encore plus préoccupant que je ne le
craignais. Au bout de quinze minutes, Laurie n’a pas ralenti,
au contraire même. Elle est plus sportive qu’elle ne le dit.
Nous descendons les escaliers Coluche, au bas desquels je
m’arrête. En levant la tête, on distingue le visage de
l’humoriste peint sur les marches. La perspective lui donne
forme, ce qui m’émerveille à chaque fois. J’attrape la manche
de Laurie qui s’immobilise.
— Tu avais déjà remarqué ? je lui demande en désignant
l’œuvre d’art.
— Oh… Non ! C’est fou, je vis ici depuis des années, et je
n’avais jamais fait attention !
Je souris.
— On les remonte ?
— Pour quoi faire ?
— Travailler le cardio et les cuisses.
Elle soupire, relance sa musique et commence l’exercice
sans m’attendre. Je m’y attelle à mon tour. Sous les
lampadaires, il m’a semblé que ses lèvres étaient couleur
cerise. J’ai dû rêver, elle ne se maquille jamais. Pourquoi
aurait-elle mis du rouge à lèvres pour une session de sport ?
Trois minutes plus tard, nous sommes de nouveau en bas.
Elle est à bout de souffle, et mon cœur bat à toute allure. Je
tente :
— Je peux te poser une question ?
— Tu peux toujours, mais je ne garantis pas une réponse.
— Eliott et toi, vous vous êtes disputés ?
Elle pince les lèvres et hausse les épaules.
— Plus ou moins.
Je laisse le silence insister à ma place.
— Je l’ai surpris en train de faire une connerie.
Je serais curieux de savoir laquelle, mais je marche sur des
œufs. La seule chose qui m’importe est la paix de cette
famille. Depuis que je suis arrivé, il y a régulièrement des
petits incidents. J’ai été la cause d’un certain nombre d’entre
eux, mais j’ai bien conscience qu’ils ne sont que les témoins
de la précarité de l’équilibre familial. La souffrance cachée de
Mme Samely est insondable. Eliott traverse l’adolescence et
son lot de questionnements existentiels, avec les difficultés
liées au handicap de sa mère en plus. Quant à Laurie, elle
porte la logistique et une partie de l’éducation de son frère sur
les épaules. Pas étonnant que des tensions surviennent. Tous
trois s’adorent, c’est évident, mais je ne suis pas certain que
cela suffise.
— Vous allez vous réconcilier ?
— Bien sûr. J’ai juste besoin de temps, dit-elle.
Franchement, il mériterait une punition exemplaire, mais ce
n’est pas mon rôle.
— Tu ne veux pas en parler à ta mère ?
— Inutile de la tracasser pour ça. J’aimerais seulement
qu’Eliott comprenne qu’il y a des choses qu’on ne doit pas
faire, même avec toutes les bonnes raisons du monde…
D’un ton moqueur, je l’interroge :
— La fin ne justifierait donc pas les moyens ?
Elle réfléchit un instant.
— Je ne crois pas. Du moins, pas toujours.
— Et qui choisit les cas où cette règle s’applique, alors ?
Un sourire taquin fleurit sur ses lèvres tandis qu’elle
réplique :
— Moi, quelle question !
Rassuré, je décide qu’il est temps de nous y remettre.
— Deuxième montée ?
— Une m’a largement suffi !
— Attends-moi ici, dans ce cas.
Comme je m’en doutais, elle lève les yeux au ciel et se
soumet à la torture des escaliers une nouvelle fois. Niveau
fierté, Laurie concurrence Liz. Cela dit, je ne devrais pas
abuser ou elle ne se joindra plus jamais à moi. Pourtant, j’ai le
sentiment que ça lui fait du bien. Entraîner son corps, ressentir
de la bonne fatigue et de la fierté après une séance un peu
difficile… Depuis quand n’a-t-elle pas dépassé ses limites
pour autre chose que sa famille ? À quand remonte la dernière
fois qu’elle s’est fait du bien, à elle ?
Chapitre 30
Laurie

Je franchis la porte de l’appartement au moment où Eliott


sort de sa chambre. Il me regarde avec de grands yeux qui
élargissent mon sourire.
— Tu reviens d’où ? me demande-t-il, comme si ce n’était
pas évident.
— Je me suis offert une petite séance de sport.
— Toute seule ? À cette heure-ci ?
Je ne sais pas si l’effarement de sa voix traduit de
l’inquiétude quant au fait qu’il aurait pu m’arriver quelque
chose en courant dans les rues de Paris entre 6 et 7 heures du
matin (quelle tristesse !) ou s’il est simplement impressionné
que je sois capable de me lever aux aurores pour un footing.
— Oui, à cette heure-ci, je conclus sans préciser que j’étais
accompagnée.
C’est idiot, puisque Eliott l’apprendra très probablement,
mais je n’ai pas du tout envie d’entendre ses railleries. Je
rougirais au premier sous-entendu, ce qu’il s’empresserait
d’interpréter. Très peu pour moi. Il me sonde, l’air de se
demander si je suis toujours fâchée ou s’il peut se remettre à
m’embêter. Je coupe court à ses réflexions :
— Tu finis à quelle heure ce soir ?
— 17 heures.
— Rejoins-nous à l’hôpital. Je ne voudrais pas que tu
recommences tes méfaits.
Son visage se crispe, mais il se contente d’un « OK » avant
de disparaître dans la chambre de Maman. Je prends une
douche en vitesse, sans réussir à me départir de mon grand
sourire. Un sentiment doux et léger flotte dans ma poitrine.
Refaire du sport m’a apaisée, passer du temps avec Xander
aussi. Peut-être que Justine a un peu raison : je manque de
moments « à moi ». Je me savonne en repensant à la séance,
aux plaisanteries de Xander et à son torse absolument parf…
Oulah, Laurie, sors de l’eau ! La vapeur commence à
embrumer tes neurones.

Maman est déjà installée à table quand je fais entrer Xander.


Ses cheveux encore humides tombent en bataille sur son front.
Dans ses yeux noirs, je décèle une lueur de complicité.
— Bonjour, Laurie ! Comment vas-tu ce matin ?
J’ouvre la bouche, surprise, avant de me rendre compte que
son simple « bonjour » scelle notre petit secret. Je souris.
Secret futile, mais secret quand même.
— Ça va, et toi ?
Son regard s’attarde une seconde sur les boucles qui
s’éparpillent sur mes épaules, et son expression me rappelle le
compliment qu’il m’a fait à leur sujet, il y a quelques
semaines. Mon cœur accélère et je constate, dépitée, que mon
cas s’aggrave…

Je sors du bâtiment de neurologie, avec un besoin intense de


prendre l’air. Je ne sais pas si on peut s’habituer aux hôpitaux.
C’est un monde de fous. Je m’appuie contre un arbre, ferme
les paupières, tente de faire fi des voitures, des sirènes et du
mouvement environnant. Inspire, expire. Le parc, au milieu de
l’hôpital, grouille de monde. Je reconnais les lieux, c’est juste
ici que nous nous sommes arrêtées en sortant de la
consultation chez le neurologue, Maman et moi, il y a
vingt mois. Je me mords la joue. À quoi sert que l’histoire se
poursuive si c’est pour se répéter ?

— Ça va, Maman ?
Sa mère est pâle comme un linge. Au milieu de l’allée
boisée, elle cesse de pousser le fauteuil roulant et le
contourne.
— Parle-moi, chuchote-t-elle.
De ses yeux hagards, sa mère la fixe sans répondre. Laurie
saisit ses mains, les serre. Durant de longues secondes, elle
patiente, attend que sa mère revienne à la réalité. Laurie en
profite pour retrouver elle-même ses esprits. Elle a pris sur
elle depuis le début de la consultation, beaucoup. Elle n’est
plus certaine de tenir très longtemps.
— Qu’a-t-il dit ? souffle enfin sa mère.
— Qui ?
— Le médecin.
— Tu n’as pas entendu ?
Le neurologue a pourtant été clair, précis. Froid aussi.
Tellement que Laurie a toujours froid, malgré les vingt degrés
ambiants. À moins que ce ne soit juste la conséquence de
l’annonce. Sa mère articule :
— Je ne sais plus…
Laurie ouvre la bouche, cherche les mots. Pourquoi sa mère
n’a-t-elle rien entendu ? Elle ne sait pas encore que les
patients n’entendent plus rien après une terrible nouvelle
comme celle-ci, qu’ils se contentent de hocher la tête, alors
que leur esprit est devenu imperméable. Laurie sent sa gorge
se serrer en comprenant qu’elle va devoir lui annoncer, de
nouveau.
— Il a dit que… vu l’évolution…
Elle craint soudain le poids de ses mots, les dégâts qu’ils
causeront et qu’elle sait irrémédiables. Un court instant,
Laurie est même tentée de mentir, mais elle ne se dérobe pas.
Elle doit rester forte.
— Vu l’évolution de la myélite, il est probable que ça ne
récupère pas.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
Le visage de sa mère s’est décomposé et, d’un coup, la
femme de cinquante ans semble en avoir quatre-vingts. Laurie
la fixe. Elle s’apprête à souffler sur la minuscule flamme
d’espoir qui déjà vacille dans les yeux verts de sa mère. Mais
comment sa mère pourrait-elle entendre cette condamnation ?
Elle qui, il y a encore trois mois, donnait des cours de
classique, de modern jazz et de danse latine ? Un faible filet
de voix parvient à franchir ses lèvres :
— Que tu ne pourras probablement pas remarcher, Maman.

Eliott

Comme convenu, je rejoins Lo à l’hôpital. En soi, ça ne me


dérange pas. Par contre, que Laurie ne me fasse plus
confiance, au point de préférer que je ne reste pas seul à la
maison, me déprime. J’entre dans la chambre juste avant le
Dr Grand, le neurologue habituel de Maman. Il a une fine
moustache, un crâne recouvert de duvet et des yeux malicieux.
C’est un des rares médecins croisés dans cet hosto que
j’apprécie.
— Madame Samely ! Oh, mais toute la famille est là.
Sauf le père, que vous n’avez jamais vu, et que vous ne
verrez sans doute jamais.
— Bonjour, docteur, nous répondons dans un bel ensemble.
— Comment allez-vous, aujourd’hui ? Et cet œil ?
— Un… un p… peu fati… yée. Mais ça… ça v… va. J’ai…
l’im… imprechion de… de… mieux v… voir.
— Les corticoïdes vont continuer à agir. Je vous examine ?
Il dirige la lumière de son portable dans les yeux de Maman,
puis hoche la tête.
— Bon, j’espère que vous récupérerez complètement de
cette poussée. Nous avons rendez-vous dans un mois, de toute
façon.
— C’est ça, confirme Laurie.
— Bonne rentrée, madame Samely.
— Mer… ci, docteur.
Il disparaît dès que nous l’avons salué. C’est ce qu’on
appelle une visite éclair. Maintenant, il n’y a plus qu’à
patienter jusqu’à l’arrivée des ambulanciers. Je m’assieds à la
table et sors mes devoirs. Quitte à être coincé ici, autant
avancer.
Trop absorbé dans mes cours de français, je ne vois pas le
temps filer. Je ne perçois plus les allées et venues, demeure
insensible aux bips et à la frénésie environnante. Faire mes
devoirs à l’hôpital me rappelle des souvenirs. Cela m’est
arrivé si souvent en début d’année que j’ai désormais une
capacité de concentration à toute épreuve. Au fond, c’est triste.

Je pianote sur mon clavier, tue mécaniquement deux de mes


adversaires d’un coup, sans la moindre difficulté. La partie
s’achève et la réalité me saute à la gorge. J’hésite à relancer le
jeu vidéo, histoire de fuir encore un peu ma vie, mais il est
temps que j’aille vérifier qu’on n’a pas besoin de moi. Laurie
va mal. Depuis quelques jours, c’est flagrant. Ça m’étonne,
sachant que Maman voit presque aussi bien qu’avant…
Bizarre, cette association d’idées. Comme si Laurie et Maman
évoluaient toujours ensemble. Pourtant, elles ne sont pas une
seule et même personne… En attendant, je ne comprends pas
que Laurie soit si triste. Triste, ou plutôt terne. On dirait que
tout lui glisse dessus. Elle ne réagit plus à mes piques ni à mes
blagues. Plus inquiétant : elle ne réagit plus à celles de
Maman.
Bien sûr, elle donne le change. Elle se montre souriante,
s’acquitte de toutes ses tâches habituelles. Mais derrière le
masque, je capte ses regards fuyants, son air épuisé quand elle
se croit seule. J’ai l’impression que ma sœur devient une
coquille vide. C’est flippant. Peut-être que, si je n’avais pas
fouillé dans les affaires de Maman, elle serait moins triste. Je
suis nul, comme frère. Je ne sais même pas comment lui
remonter le moral.
Je me lève et vais frapper à sa chambre. Silence ;
j’entrebâille la porte. Étendue sur le lit, Laurie tourne la tête
vers moi.
— Entre.
Je la rejoins et m’allonge à côté d’elle.
— Tu sais quel jour on est ? murmure-t-elle.
Évidemment. Ça fait deux ans que notre abruti de géniteur a
disparu. Je ne pensais pas qu’elle s’en souviendrait.
— Oui.
— Je ne comprends même pas pourquoi je me rappelle cette
date, déclare-t-elle d’un ton neutre. Je m’en fiche.
Ou tu te terres dans le déni. Je demande :
— Tu crois que c’est parce que c’est l’anniversaire de son
départ que Maman a fait une poussée de sclérose en plaques ?
— Je ne sais pas. C’est vrai qu’elle en a fait une, l’an
dernier, à la même époque. Et qu’il y a eu la myélite, juste
après qu’il est parti. Mais ça ne veut pas dire que c’est lié…
— Je suis désolé, Lo.
— Que Papa nous préfère une nana sortie de nulle part ?
— D’avoir fouillé dans les affaires de Maman, l’autre jour.
Je n’aurais pas dû.
Elle me sourit avec des yeux fatigués.
— Ne recommence pas, c’est tout ce que je te demande.
— Je peux faire un truc pour mettre du soleil dans ta tête ?
Son portable vibre. Elle se redresse pour l’attraper et son
visage s’illumine. Dis donc… Ce texto semble plus efficace
que moi. Je ne peux résister à l’envie de me pencher par-
dessus l’écran.
— Hey ! C’est privé !
— Tu textotes avec Xander ?
Ses yeux s’écarquillent. Comme si mon sans-gêne était
offusquant…
— C’est purement professionnel.
— C’est pour ça que tu rougis ?
— En fait, tu es venu pour quoi ? Trouver le moyen de
m’embêter ?
— Pour causer. Mais vu que j’interromps tes conversations
passionnantes, je te laisse !
Elle lève les yeux au ciel tandis que je quitte son territoire.
Savoir Laurie et Xander plus proches que je ne le pensais m’a
donné une idée.

18 heures. Xander arrive enfin.


— Salut ! Je peux te parler ?
— J’ai le temps de poser mes affaires ?
Je jette un œil méfiant vers la porte de Laurie, priant pour
qu’elle ne sorte pas. Heureusement pour moi, Xander se
dépêche et me suit dans ma chambre.
— Je t’écoute.
— Ça va ?
— C’est pour me demander comment je vais que tu m’as
sauté dessus ? me taquine-t-il.
— Non, mais je me suis souvenu que la politesse ne tuait
pas.
Il m’offre son sourire d’acteur hollywoodien. Je suis sûr que
toutes les filles lui courent après. La question est : Laurie lui
court-elle après ? Bref.
— Vous vous entendez bien, avec Lo, non ?
Il fronce les sourcils, méfiant.
— On s’entend mieux qu’avant.
C’est ce qu’on appelle botter en touche.
— Elle cache bien son jeu, donc je suppose que tu ne t’en es
pas aperçu mais elle est super triste ces derniers jours.
— Si, j’ai remarqué.
Je le toise. Soit il dit ça par politesse, soit il est très
observateur, soit elle lui plaît, soit… soit je me pose trop de
questions.
— Tu saurais comment lui changer les idées ?
Il détourne si brusquement le regard que je crains d’avoir
encore raconté une bêtise. Surpris par son air bourru, je
bafouille :
— Je me disais juste que…
Xander enfonce ses mains dans ses poches, silencieux, puis
il semble enfin se ressaisir et m’adresse de nouveau le sourire
dentifrice.
— Je vais y réfléchir. C’était tout ?
— Oui…
Il me plante là sans plus d’explications. Il est bizarre,
parfois, mais après tout, tant qu’il trouve une idée de génie, ça
me va.
Chapitre 31
Xander

Je stationne en double file devant l’immeuble des Samely.


Je me réjouis de l’escapade du jour, planifiée à la dernière
minute. Nous avons vérifié le budget avec Eliott. En y mettant
chacun de nos économies – et avec la participation de Maria –
nous avons pu tout organiser.
Je soupire, un peu inquiet de la réaction de Laurie. S’il y a
bien quelque chose que j’ai appris en la côtoyant, c’est qu’elle
a horreur de l’imprévu. Le souvenir de ma conversation avec
Eliott me turlupine toujours. Lorsqu’il m’a demandé si j’avais
une proposition pour changer les idées de sa sœur, une réponse
totalement inappropriée a surgi dans mon cerveau. Comment
ai-je pu envisager, même une demi-seconde, une telle option ?
La gêne m’envahit, comme quelques jours plus tôt devant
Eliott. J’apprécie Laurie, mais je ne compte pas faire évoluer
notre relation au-delà de la simple amitié. Et je trouve très
dérangeant que mon inconscient ne soit pas de cet avis.
Le visage inexpressif de Laurie apparaît sur le trottoir. Elle a
relevé ses mèches ondulées tirant sur le roux en une queue-de-
cheval haute. Nulle trace de maquillage sur sa peau, sauf un
rouge à lèvres cerise qui accentue la pâleur de son teint.
Depuis que Mélodie est revenue de l’hôpital, l’aura de
Laurie a perdu l’éclat que je lui connaissais. Elle semble
ailleurs. Pas distante, mais inatteignable. Elle paraît vidée,
comme si l’énergie vitale qui la maintenait jusqu’ici
s’échappait. Et ça m’inquiète autant qu’Eliott.
Je sors de la voiture et la surprise se lit sur ses traits. Eliott
et Mélodie arrivent à leur tour. Laurie s’avance vers moi.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Son ton n’est pas agressif, juste étonné.
— Tu n’es pas contente de me voir ? je la taquine.
— C’est le repos dominical. Si tu me supportes aujourd’hui
aussi, tiendras-tu toute la semaine prochaine ?
Je souris, heureux qu’elle soit encore capable
d’autodérision. À notre rencontre, je trouvais Laurie hautaine ;
je ne doute pas qu’elle puisse l’être, mais elle connaît aussi
l’humilité. Je jette un œil à sa tenue : baskets, jean, et manteau
de mi-saison. Vu la marche qui nous attend, c’est parfait.
— Alors, raconte, que me vaut l’honneur de ta présence ?
me relance-t-elle.
— Je ne te manquais pas ?
Elle lève les yeux au ciel avec un petit sourire.
— Si, horriblement, je me languissais de toi, dévorée par le
chagrin.
— Waouh, c’est de la déclaration, ça, intervient Eliott en
grimaçant.
Elle retrousse le nez et lui assène :
— C’est de l’ironie, banane.
— Bon… your.
— Bonjour, madame Samely. Comment allez-vous ?
— Bien. Où… où va-t-… on ?
— C’est une surprise. Je vais vous installer à l’avant, si
vous permettez.
Elle acquiesce et, après quelques efforts, je parviens à
boucler sa ceinture.
— Il y en a pour longtemps ? s’inquiète Laurie. J’ai mal au
cœur à l’arrière.
— Petite nature, va !
— Je suis sérieuse.
— On y sera dans quarante minutes. Tu veux conduire ?
— Je n’ai pas le permis.
— Mmmh.
Laurie me lance un regard courroucé dans le rétroviseur,
auquel je réponds par un sourire amusé.
— Si tu te sens nauséeuse, dis-le-moi, je m’arrêterai.
Elle me rappelle Heimmy et son terrible mal des transports.
Chaque fois qu’elle montait dans le car scolaire, elle
vomissait. J’espère que le cas de Laurie n’est pas aussi
dramatique.
Le trajet se déroule sans anicroche et notre destination se
profile sans que Laurie se soit plainte. Lorsqu’elle ouvre la
portière, je note cependant qu’elle est encore plus pâle que tout
à l’heure. Je détache et réinstalle sa mère sur le fauteuil roulant
qu’Eliott a déplié avec aisance. Comme des enfants, nous
observons l’entrée du parc avec de grands yeux émerveillés.
Nous sommes entourés de verdure, le soleil commence à
réchauffer l’atmosphère.
Eliott se dirige avec sa mère vers l’entrée pour visiteurs
munis de tickets. Je le suis, pressentant que Laurie ne tardera
pas à râler. Nous passons les contrôles et découvrons
l’immense pancarte : Bienvenue à France Miniature.
— Qu’est-che… que… c’est, ce p… parc ?
— Une reconstitution miniature des plus beaux monuments
de France. Les reliefs sont aussi reproduits.
— C’est génial, comme concept, souffle Laurie en détaillant
le paysage autour de nous.
— Il y a un plan là-bas ! s’écrie Eliott en s’éloignant. On
commence par quoi ?
Laurie me retient par la manche. Je me retourne et croise
son regard profond.
— C’est super gentil, Xander, mais je ne peux pas te laisser
nous offrir ça.
— Je ne vous offre pas grand-chose. Les billets coûtaient
dix-sept euros. Eliott a payé le sien, Maria celui de ta mère et
moi, les nôtres.
Elle tord le coin de ses lèvres et soupire :
— Même… Et puis, il y a la voiture.
— Je l’ai empruntée à un copain.
— L’essence aussi ?
L’expression mi-désolée, mi-gênée qu’elle arbore me
prouve qu’elle n’est pas convaincue. Désireux de mettre fin à
cette conversation, je franchis d’un pas l’espace qui nous
sépare. Je glisse les doigts sous son menton, conscient que ce
geste la troublera.
— Écoute, je sais qu’on ne roule pas sur l’or tous les deux,
et je comprends que tu t’en inquiètes. Mais passer une journée
ici, avec vous, me fait vraiment plaisir.
Ses joues rosissent, je poursuis :
— Alors, laissons tomber les comptes, d’accord ? Tout ce
que je souhaite, c’est te voir profiter de cette journée.
Ses paupières battent sur ses iris ambrés. Elle referme ses
doigts sur les miens avant de les écarter doucement de son
visage. Mon pouls accélère.
— Ça marche, déclare-t-elle. Rejoignons-les.
Elle a déjà retrouvé son habituel ton affirmé, mais la
fraîcheur de sa main persiste sur ma peau. J’ai voulu la
perturber, elle m’a pris à mon propre piège.

Laurie

Je contemple le massif corse avec attention. Les reliefs sont


magnifiquement reproduits, la végétation qui les recouvre se
décline en nuances de verts, du plus sombre au smaragdin.
J’aimerais traverser le lac qui nous sépare de l’île miniature,
effleurer les montagnes moussues, me perdre dans ce décor.
J’aimerais rétrécir, comme Arthur chez les Minimoys, vivre
des aventures trépidantes. Oublier.
Des rires d’enfants me parviennent, ils tintinnabulent dans
le calme environnant. Derrière moi, de l’autre côté de l’allée,
Maman et les garçons se sont installés sous un arbre pour
pique-niquer. Je les rejoindrai bientôt, mais pour l’instant, je
ne peux détacher mes yeux de la petite Corse. Me retrouver en
pleine nature, si loin de l’atmosphère médicalisée de la
maison, me fait l’effet d’une bouffée d’oxygène après une
apnée trop longue. Xander et Eliott ont trouvé le moyen de
nous faire voyager à travers la France, découvrir des paysages
et des monuments inconnus, en à peine une journée. Et je leur
en suis reconnaissante.
Reconnaissante, mais pas transportée de gratitude, comme
je le devrais. Mes doigts se posent sur la barrière de métal
froid et, de nouveau, je constate que je ne parviens pas à saisir
les émotions qui me traversent. La fatigue, l’inquiétude, les
doutes, la colère, la joie. C’est comme si je les ressentais… de
loin. Elles glissent sur moi, à croire que j’y suis devenue
imperméable. Depuis quelque temps, je ne me sens plus ni
heureuse ni triste. C’est étrange, mais reposant.
Les émotions sont comme les couleurs. Parfois, leur
vivacité est trop violente. Le gris est tranquille. Le gris me va
bien. Il est doux, pas douloureux. Je l’apprécie.
Ces derniers jours ont été moins horribles que ceux qui ont
suivi les précédentes hospitalisations de Maman. Je me
rappelle combien je pleurais, à l’époque. Là, tout a été
différent. Plus paisible. J’ai dû m’habituer à passer ma vie à
l’hôpital, car j’ai l’impression que ça ne me fait plus rien.
— Tout va bien ?
La voix grave de Xander me fait sursauter. Je me tourne
vers lui.
— Oui, très bien.
Il me scrute, l’air de chercher un indice qui démentirait mes
propos.
— Je t’assure, je me sens en forme en ce moment !
Xander s’appuie contre la barrière, dos à la Corse, mais
n’ajoute rien. Nous restons silencieux. Je m’autorise à
apprécier sa présence discrète. Je crois qu’elle me fait du bien.
Enfin, il déclare :
— Tu devrais venir manger, on a encore la moitié du parc à
visiter.
Je hoche la tête, puis me dirige vers la nappe. Xander
attrape mon poignet au moment où je m’éloigne. Ses yeux
noirs me sondent, sans que je parvienne à deviner ses pensées.
— Si tu veux parler, ma proposition de prendre un café tient
toujours.
Avant que je ne lui rétorque que je n’en ai pas besoin,
Xander rejoint Maman et Eliott, les mains dans les poches.
Mon regard s’accroche à sa silhouette. Il a toujours l’air si
détendu… et classe à la fois. Il y a quelques semaines, son
invitation m’aurait énervée, mais aujourd’hui, elle me fait
simplement plaisir. Je me laisse tomber sur l’herbe humide.
Peut-être que je finirai par le convaincre que je me porte bien ?
Le vent frais agite doucement mes cheveux. Mes yeux se
reposent sur la Corse. En fait, Xander est comme ce paysage :
il m’inspire le calme et me rassure. Savoir qu’on peut compter
sur quelqu’un change la vie.
Chapitre 32
Xander

J’arrive au skate park avec dix minutes de retard. Eliott


m’attend, son portable dans une main, un sandwich dans
l’autre.
— Salut, me lance-t-il avec un grand sourire.
— Hey ! Je ne t’ai pas fait trop attendre ?
— Non, non. On s’y met ?
— Finis tranquillement ton sandwich au lieu de l’engloutir.
Je dois encore enfiler mes rollers.
En vérité, j’appréhende un peu de les remettre, cela fait des
lustres. Cependant, ils me manquaient et voir Eliott emporter
son skate partout avec lui m’a remotivé. J’ai demandé à la
mère d’Eliott si elle verrait un inconvénient à ce que je passe
l’après-midi au skate park avec son fils. Comme je le pensais,
Mélodie m’a offert sa bénédiction, les yeux rieurs. C’est Eliott
qui en a parlé à Laurie. Étrangement, je craignais un peu sa
réaction. Le temps où elle boudait chacune de mes initiatives
n’est pas si loin… Mais il semble révolu. Peut-être parce que
nous allons courir en cachette deux fois par semaine ?
— Allez ! m’entraîne Eliott, à peine suis-je équipé.
Nous rejoignons la première rampe, la moins pentue. Eliott
se lance avec enthousiasme. Sous mon insistance, il a accepté
de mettre un casque et je m’en félicite dès sa première chute –
trente secondes après le début des hostilités. Il se relève avec
un sourire encore plus grand. Je le nargue :
— Le but, c’est de rester debout, tu sais !
— Montre-moi plutôt ce que tu sais faire, au lieu de te
moquer !
Je commence prudemment. Les souvenirs me reviennent
avec l’élan. Monter, descendre, monter, descendre, monter…
Sauter. Un instant, le pouvoir de la pesanteur ne m’atteint plus,
je ferme les yeux, tourne. Exaltante sensation de voler. Clac !
Mes rollers impactent la rampe avec violence, me
déséquilibrant. Je finis la descente sur les fesses. Eliott me
rejoint en riant :
— Il en faudra plus pour me convaincre.
— On en reparle dans une heure.
J’ai perdu, certes, mais il me reste quelques figures en stock.
Dix minutes plus tard, nous sommes en nage. Nous nous
installons en haut de la rampe et dégainons nos bouteilles
d’eau.
— Je voulais te parler d’un truc, Eliott.
— Je t’écoute.
— Tu connais l’association JADE ?
Il fronce les sourcils puis secoue la tête.
— C’est l’association qui soutient les jeunes aidants, en
France. Tu sais ce qu’est un aidant ?
— Ouais, j’ai découvert ça grâce au dossier MDPH…
grimace-t-il.
— Et donc, JADE organise pas mal d’activités pour les
enfants et les adolescents qui vivent une situation similaire à la
tienne.
Il reste silencieux, et je crains de m’être montré maladroit.
Un soupir muet franchit mes lèvres. Je ne voulais pas qu’il se
ferme à l’évocation d’un sujet difficile pendant cette après-
midi de détente, mais il me semblait important de l’informer.
Qu’il sache qu’il existe des professionnels pouvant le
conseiller, le soutenir. Mes mots semblent l’avoir plongé dans
le mutisme.
— Si un jour, tu as besoin d’aide ou de conseils, tu peux te
tourner vers tes proches, ou vers moi, évidemment. Mais sache
que leur porte t’est aussi ouverte.
Je me relève, afin qu’il comprenne que je ne souhaite pas
plus l’embêter. Toujours silencieux, il attrape sa planche. Je ne
l’attends pas pour m’élancer. Les ados sont parfois si…
difficiles d’approche ! Il me fait un peu penser à Heimmy.
Depuis que nous sommes loin l’un de l’autre, c’est comme si
elle n’osait plus se confier à moi. Je m’absorbe dans mes
souvenirs familiaux jusqu’à me retrouver du même côté de la
rampe qu’Eliott, à bout de souffle.
— Ça va ? me demande-t-il.
— Oui, pourquoi ?
— Tu avais l’air triste.
— Je pensais à ma sœur.
— Tu as une sœur ?
— J’en ai même deux.
Il ouvre des yeux immenses, comme si je venais de lui
révéler l’existence du génie de la lampe. Il réfléchit longtemps
à la question suivante puis m’interroge :
— Je peux voir à quoi elles ressemblent ?
— Si tu veux.
J’attrape mon téléphone et lui montre la photo de famille
prise à Noël dernier par Heimmy, en version selfie. Les
jumeaux tirent la tête, les parents aussi, un peu. Leyda mange
sans se préoccuper du reste. Seule Heimmy arbore son
habituel sourire étincelant, qu’Eliott n’a pas manqué. Du haut
de ses vingt ans, elle est absolument magnifique. Je sens qu’il
se demande si un commentaire serait poli ou malvenu.
Finalement, il ne dit rien. Je suppose qu’il tique sur le décor
vétuste, car il s’enquiert :
— Ils vivent où ?
— À Tegucigalpa.
— Mais encore ?
J’éclate de rire devant son air perdu.
— C’est la capitale du Honduras.
— Mmmh.
— Google est ton ami.
Il s’empresse de s’instruire et découvre la localisation de
mon pays natal.
— Je ne savais pas que tu venais d’aussi loin ! Tu es en
France depuis longtemps ?
— Depuis bientôt cinq ans.
Peu désireux de m’étendre sur ce point, je suggère :
— On s’y remet ?
— Ouais.
Nous roulons durant une bonne heure, ponctuée de
questions sur mes frères et sœurs, et s’ils me manquent, et ce
qu’ils font et comment c’est le Honduras, et… Je ne savais pas
Eliott aussi bavard. Étrangement, cela ne me dérange pas. Cela
fait des années que personne ne s’est intéressé à mes origines
ou à ma famille. Sans doute parce que j’évite d’aborder le
sujet. Parler d’eux me fait du bien et Eliott a l’air heureux. De
l’autre côté du grillage du skate park, plusieurs filles se sont
attroupées. Eliott s’immobilise en haut de la rampe et me fait
signe de le rejoindre.
— Dis-moi… chuchote-t-il en cachant sa bouche avec sa
main, comme s’il allait me dévoiler un secret. Comment tu fais
pour avoir autant de groupies ?
Je ris.
— Tu as une fille en vue ?
— Oulah, non ! Sans façon !
— Tu préfères les garçons ?
— Ce n’est pas ça. C’est juste que j’ai le temps !
Je hoche la tête.
— Tu as bien raison !
Je glisse sur la rampe, remonte, réussis ma figure sans
perdre l’équilibre, puis retrouve Eliott de l’autre côté.
— Tu as une copine ? m’interroge-t-il.
— Tu es bien curieux, aujourd’hui.
— C’est indiscret ?
— Non.
— Alors ?
Je vois Liz de plus en plus souvent, ces derniers temps, mais
je ne compte pas lui concéder le titre de « petite amie ».
— Non.
— Tu as hésité.
— Je fréquente une fille, mais ce n’est pas ma copine.
— Friends with benefits ?
— Même pas.
— Quel romantisme !
— On en reparlera dans quelques années.
— Je crois que je préférerais être amoureux…
Je souris. Par certains côtés, Eliott est encore un enfant. Une
partie de moi envie son innocence. À son âge, la mienne s’était
déjà envolée. Au lycée, j’étais amoureux de Martina, la fille
des voisins. La seule fille que j’aie jamais aimée, d’ailleurs…
Un soir où on rentrait ensemble des cours, j’ai pris mon
courage à deux mains et je lui ai avoué mes sentiments. Le
soleil déclinait à l’horizon. Ses rayons baignaient l’atmosphère
d’une chaleur orangée. Les longs cheveux noirs de Martina
tombaient en cascade sur ses épaules, sauf sa mèche de devant
qui flottait au-dessus de son visage, portée par la brise. Eliott
aurait trouvé ça très romantique.
— J’aimerais beaucoup sortir avec toi, Xander, mais tu
aurais des ennuis.
— Je serai sérieux, je te le promets. Et puis ton père m’aime
bien. Je suis même prêt à aller lui parler, si tu penses que…
— Non, ce n’est pas lui qui m’inquiète. Tu sais, je…
Son regard brillait de tristesse. Sa voix tremblait. Je me suis
demandé si elle avait peur.
— Depuis quelques semaines, je travaille pour des gars du
coin. Je ne crois pas qu’ils apprécieraient que j’aie un petit
ami.
J’ai froncé les sourcils.
— Tu… tu travailles ? Quels gars ?
— Je suis désolée, Xander. Vraiment désolée. Mais je ne
peux pas.
Et elle était partie. Il m’a fallu longtemps avant de
comprendre de quel type de travail elle parlait. Martina s’est
fanée. Les mois passant, elle est devenue l’ombre d’elle-
même. Oubliée, la jeune fille pétillante derrière sa timidité, ma
voisine n’était plus qu’une poupée aux yeux vides. L’année
suivante, j’ai obtenu mon bac et saisi l’opportunité de venir en
France. De temps à autre, je demande à Heimmy si elle a
croisé Martina dans le quartier. Elle répond toujours qu’elle
n’habite plus là. J’espère qu’elle n’est pas morte.
Martina est loin d’être la seule fille du coin à être tombée
dans les filets de ces malfrats. Si cela arrivait à Heimmy, je ne
me le pardonnerais pas.
Une phrase d’Eliott me tire brutalement de ma réflexion. Je
m’étrangle :
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Je voulais savoir si Laurie était ton genre.
Ma tête doit exprimer mon incapacité à répondre à la
question car il éclate de rire. Je balbutie :
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Oh, Xander, quand même ! Répondre à une question par
une autre, c’est typique de la personne qui préfère ne pas
répondre.
— Ça n’a rien à voir ! Je ne vois simplement pas où tu veux
en venir.
Eliott hausse les épaules.
— J’évalue mes chances d’avoir un beau-frère génial, c’est
tout.
— Laurie est une chic fille. Tu auras un beau-frère génial,
même si ce n’est pas moi.
— « Chic fille »… C’est un début.
Son air songeur et amusé m’arrache un sourire.
— Je n’envisage pas de sortir avec ta sœur, si c’était le fond
de ta pensée.
Même si elle est très jolie et que des idées totalement
incongrues surgissent parfois dans mon esprit à son sujet. Mon
regard se perd au loin et, lorsque je sors de ma torpeur, je
m’aperçois qu’Eliott enchaîne les figures sur la rampe. La
capacité des ados de passer d’une chose à une autre me
dépasse.
Vers 16 heures, je signifie à Eliott qu’il faut que je rentre.
N’avoir plus qu’un patient m’a libéré du temps, mais j’ai
rendez-vous avec Carlos pour parler des prochains shootings.
Le contrat avec l’agence prendra effet dans quelques semaines,
courant avril. Je souris à cette pensée, excité comme un gamin.
La seule chose qui m’attriste est d’arrêter ma mission auprès
des Samely. Cela dit, Maria sera de retour à ce moment-là.
Une expression joyeuse sur les traits, Eliott me salue.
— C’était super cool ! On se refera ça ?
— Avec plaisir.
— Et merci pour le conseil.
— Quel conseil ?
— Pour JADE, j’ai jeté un œil sur leur site, ça a l’air pas
mal. Je m’y repencherai.
Et il me plante là. J’étais convaincu de l’avoir embêté en
évoquant ce sujet, finalement, il me remercie. Eliott me
surprendra toujours.
Chapitre 33
Eliott

— Alors, le lâcheur, cette aprèm avec ton nouveau meilleur


ami ? fait la voix de Ben dans mes écouteurs.
— La jalousie vous va fort mal, très cher.
— Tu nous as abandonnés, quand même…
Il a l’air vraiment vexé. Depuis le début de l’année, je n’ai
manqué aucune de nos séances révisions-jeux vidéo. Ni les
samedis, ni les mercredis après-midi. Sauf pour aider Laurie
ou Maman, bien entendu. Alors que je le plante pour aller faire
du skate avec « le nouvel auxiliaire », ça le change. Il s’en
remettra.
— Jade m’a dit que vous deviez plancher sur le projet de fin
d’année du conseil de vie lycéenne, non ?
Jade a décidé de s’investir dans la vie citoyenne par ce biais
et, depuis la rentrée de janvier, elle ne cesse de nous tanner
avec ce mystérieux projet dont elle est responsable. Elle a
convaincu Ben de l’épauler pour la gestion. Perso, ça ne
m’intéresse pas des masses. D’ailleurs, je me demande
pourquoi Ben a cédé aussi facilement. Il est peut-être vraiment
amoureux ? Faudrait que je m’informe sur le sujet.
— Ouais… On a un peu avancé. En vrai, c’est une idée
sympa.
— Raconte.
— Elle veut organiser une espèce d’événement où chaque
lycéen pourra présenter un thème qui lui tient à cœur.
Je ne suis pas sûr de tout capter. Il reprend :
— Le thème, ça peut être n’importe quoi, mais ça doit être
un sujet de société : le harcèlement scolaire, les violences
sexistes ou sexuelles, l’écologie, la pauvreté… L’idée, c’est de
traiter ce sujet sous forme artistique et d’exposer son travail. Il
y aura des photos, une partie concert pour ceux qui ont préparé
des chansons ou des raps, et peut-être même du théâtre !
— Waouh ! C’est un projet de grande ampleur !
— Oui. Pour l’instant, il faut surtout motiver les lycéens à
participer, mais les différentes sections arts travaillent déjà
dessus.
— C’est trop bien ! C’est Jade qui a proposé ce projet ?
— Oui.
J’émets un petit sifflement admiratif. Ben paraît hésiter. Je
le pousse :
— Tu voulais ajouter un truc ?
— Mmmh. Non, laisse tomber. Elle t’en parlera elle-même.
La curiosité me titille, mais j’arrive à la maison. Mes
questions attendront. Après avoir raccroché, j’ouvre la porte
de l’appartement, particulièrement calme. Je me lave les
mains, tandis que l’envie d’embêter ma sœur chatouille mon
cerveau. À pas de loup, je m’immisce dans sa chambre. Elle
ne tourne pas la tête. Entrée réussie ! Assise à son bureau, dos
à moi, elle semble absorbée par des images. Je me demande ce
que c’est. Je continue ma discrète approche, jusqu’à
apercevoir son écran… et reste bouche bée.
— Naaaaaaaaan ! J’y crois pas !
Elle sursaute et referme vivement son ordinateur.
— Eliott !
Elle est rouge comme une tomate avec un air outré
absolument hilarant. J’éclate de rire.
— Tu mates des photos de Xander en douce !
Sérieusement ?
Elle se lève, furieuse, et me pousse de toutes ses forces vers
la sortie. Mais je n’ai aucune envie de la laisser déjà, après une
telle découverte ! Je reste ferme sur mes pieds :
— Tu sais, si tu veux le voir en chair et en os, je pense qu’il
sera là dans deux ou trois heures.
— Oh, tais-toi ! Déjà, tu n’es pas censé entrer n’importe
comment dans ma chambre !
— Je voulais juste te faire peur, mais, mon Dieu ! Cette
révélation !
— Sors d’ici, Eliott, ou je te jure que je vais m’énerver ! me
menace-t-elle tout en me tirant vers la porte.
Sa stratégie pour m’évincer ne fonctionne pas mieux. Et
l’énergie qu’elle y met augmente la rougeur de ses joues.
— Attends, attends, réponds juste à une question et je pars.
Tu es amoureuse de lui ?
Cette fois, elle stoppe net ses vaines tentatives et me fait
face, les yeux étincelants de colère.
— Non. Maintenant, tu dégages.
Je lève les mains en signe de paix et me dirige vers le salon.
— OK, OK. Du coup, je peux lui en parler ? À Xander, je
veux dire. Je suis sûr qu’il trouvera ça choupinou… ou creepy,
peut-être.
Je n’ai droit qu’au claquement de la porte pour réponse, ce
qui ne m’empêche pas de repartir dans un grand éclat de rire.
Ça faisait longtemps que je n’avais pas autant ri ! Je rejoins
Maman sur son lit. Elle me jette un regard mi-amusé, mi-
réprobateur.
— Tu… tu… emb… êt… ais ta… chœur ?
— Oui, M’man ! je lance en me couchant à ses côtés.
Elle secoue la tête, sans me reprendre pour autant.
— C’est le rôle d’un petit frère, non ?
Un sourire glisse sur ses lèvres et je lui plaque un bisou sur
la joue. Je crois que ce sont mes moments préférés, ceux où je
me blottis contre elle pour lui raconter ma journée. Parfois, je
prends même une réserve de marshmallows, c’est encore
meilleur avec, mais Maman désapprouve ces cochonneries.
Sans me faire prier, je lui conte ma super après-midi avec
Xander. Je lui parle du Honduras, et même de l’association.
J’omets simplement le sujet Laurie. J’ai beau taquiner Lo,
j’espère qu’elle n’est pas vraiment amoureuse. Ils sont à
croquer, tous les deux, mais Xander n’a pas l’air d’envisager
quoi que ce soit. Je n’ai pas envie de la voir souffrir. Elle a
déjà eu largement son lot.

Laurie

J’adore Eliott, mais Dieu qu’il peut être énervant ! J’ai


toujours trouvé stupide l’idée de verrouiller ma chambre, mais
s’il continue, je n’aurai pas le choix. Ça m’embête qu’il m’ait
surprise. Je ne faisais que parcourir Instagram, mais j’ai
l’impression d’être une ado prise en flagrant délit. La vérité,
c’est que regarder les photos de Xander me rappelle de bons
moments… et surtout qu’il existe autre chose que mon
quotidien médicalisé et le personnel débordé.
La sortie de dimanche dernier m’a fait beaucoup de bien,
pourtant, les bonnes ondes qu’elle m’a procurées ne sont déjà
plus qu’un souvenir. Ça ne fait rien ; je me complais dans ma
léthargie émotionnelle. Dans le gris. Je pensais que ça me
passerait, mais je me sens toujours anesthésiée de l’intérieur.
De temps en temps, les bêtises d’Eliott ou les sourires de
Xander me réveillent, mais ça ne dure pas. Et ce n’est pas
grave.
Je n’ai plus aussi mal, je n’ai plus aussi peur. Je n’ai plus
l’impression d’être broyée à chaque instant ; ça me soulage.
Peut-être que j’ai enfin trouvé l’équilibre qui me manquait ? Et
si, pour ne plus souffrir, je dois renoncer aux émotions
positives, tant pis. Je suis prête à payer ce prix.
Chapitre 34
Laurie

Still I’m searching for something


Out of breath, I am left hoping someday
I’ll breathe again 1
J’accélère, en tentant de reprendre mon souffle, et monte le
volume. J’écoute cette chanson rien que pour entendre la petite
phrase de son refrain : I’ll breathe again. Je me raccroche à
cette affirmation comme à une certitude.
La nuit habille encore les rues, de même que le silence. Il
n’est troublé que par le bruit de nos semelles qui battent le
macadam à un rythme régulier. Avant, je connaissais la nuit
virevoltante, dansante, endiablée. Celle que l’on ne voit pas
passer, qui discrètement s’éclipse au petit matin, signant
l’heure d’enlever ses talons. J’aimais cette nuit-là, qui me
semblait détenir un concentré des merveilles de la vie, l’élixir
de la jeunesse.
Après l’AVC de Maman, j’ai découvert la nuit silencieuse.
Celle qui s’écoule au rythme du tic-tac de la trotteuse. Celle
qui paraît sans fin, mais qui nous offre le temps. Le temps de
penser, de réfléchir, de se poser des centaines de questions et
de trouver certaines réponses. Cette nuit-là est plus lente, plus
douloureuse. Elle a le goût des draps froissés à force de s’y
tourner encore et encore ; la mélodie des appels au sommeil.
Je n’aime pas trop cette nuit-là, même si elle m’apporte
souvent un trésor : la connaissance de mon propre esprit.
Et maintenant, Xander me fait découvrir une nouvelle sorte
de nuit. C’est sûrement un mélange des deux précédentes. Une
nuit calme et paisible, propice à l’introspection mais aussi
ponctuée de rires et éreintante. Je me demande si ce ne sont
pas mes nuits préférées. Ou peut-être est-ce mon
accompagnateur qui les rend si particulières.
Bientôt, nous arrivons à notre habituel lieu de compétition :
les escaliers. Xander s’immobilise au pied de ceux-ci et se
tourne vers moi.
— On fait combien de montées ? je m’informe.
— Cinq ?
— Tu veux me tuer ? J’étais K-O après la troisième, la
dernière fois !
— Mmmh. Tu ne relèves donc pas le défi ? me nargue-t-il,
un sourire vainqueur sur le visage.
Il m’énerve. Mais même quand il m’énerve, je le trouve
adorable. Ce qui m’énerve encore plus. Je le soupçonne de
s’être autoproclamé coach et de profiter de chaque séance pour
mettre la barre un peu plus haut. Il sait pertinemment que je ne
peux refuser un défi, je suis bien trop fière pour cela.
— Bien sûr que si ! je grimace. Laisse-moi juste le temps de
choisir une musique appropriée.
Je me décide pour « Le Ali », de Marracash. Pas du tout
mon style habituel, pourtant cette musique me donne la pêche.
Surtout le refrain que je ressens toujours comme une explosion
de couleurs et de positif. Je n’attends pas le top de Xander
pour m’élancer, déterminée. Je compte bien l’impressionner.
Comme tu voulais impressionner Louis, il fut un temps.

Eliott
La sonnerie annonce ma délivrance. Vacances ! Y a-t-il plus
doux mot dans le dictionnaire ? Les chaises raclent le sol dans
un brouhaha infernal, et un troupeau de lycéens se forme dans
le couloir. Au milieu de la cohue, Jade attrape ma manche.
— Je peux te parler une minute ?
— Dis-moi.
— C’est à propos du projet de fin d’année, avec le conseil
de vie lycéenne.
— Tu veux m’embrigader dans la gestion, moi aussi ?
Elle rit.
— Non, j’ai déjà Ben pour m’épauler. Par contre, je…
Elle s’arrête brusquement dans l’escalier, ce qui oblige les
autres à lever le nez de leurs portables pour nous éviter. J’aime
pas trop quand Jade hésite, ça n’augure jamais rien de bon.
— En fait, j’aimerais que tu participes à l’événement.
Rien de bon, je disais.
— Je passerai voir les expos, évidemment…
— Tu m’as très bien comprise, Eliott. Je voudrais que tu
présentes une œuvre ! Je pensais à des photos, ou peut-être un
montage vidéo, vu que tu es plutôt doué pour ça.
— Honnêtement, j’ai un peu la flemme et pas trop le temps.
En plus, je ne vois pas quel sujet je pourrais traiter.
Toujours au milieu du passage, elle se mord la lèvre
inférieure. Il paraît que c’est sexy lorsque les filles font ça,
quand c’est Jade c’est surtout le stade ultime de l’hésitation.
Ai-je besoin de préciser que c’est très mauvais signe ?
— Allez, dis-moi. Je vois bien que tu as une idée.
— J’aimerais que tu parles de ce que vous faites, Laurie et
toi, pour aider ta mère.
Je manque de m’étrangler.
— C’est une blague ?
— Non.
— Alors, c’est une idée débile.
Elle me fixe de ses yeux verts, sans se démonter.
— Pourquoi ?
— Parce que ! Déjà, je n’ai aucune envie d’exposer ma vie
privée à tout le lycée !
— Je comprends.
— Ensuite, je ne vois pas qui ça intéresserait ! Notre vie n’a
rien de palpitant !
— Peut-être, mais je suis certaine que parler de ton
quotidien ouvrirait les yeux à plein de monde ! Ça donnerait
aux gens une meilleure idée de ce qu’est vivre avec un proche
handicapé et malade. Et peut-être que toi, tu en as honte, mais
moi je trouve au contraire que tu es super inspirant !
Je secoue la tête. Je n’ai même pas envie d’en discuter. Les
mains dans les poches, je poursuis la descente des marches.
Jade est incompréhensible. Comment a-t-elle pu croire que
j’allais dévoiler mon intimité à des centaines d’ados pour une
pauvre expo ?
— Réfléchis-y, s’il te plaît, me demande-t-elle.
— C’est inutile : c’est non.
Elle soupire bruyamment et conclut :
— Je ne vais pas te forcer, mais tu as tort. C’est un très bon
sujet.

Xander

Ces derniers jours n’ont pas réussi aux Samely. Eliott est
morose, ce qui ne lui ressemble pas, Laurie cache sa
mélancolie derrière des sourires faux, et Mme Samely est aussi
peu dupe que moi. Ses enfants ne tiennent pas la forme, et cela
nuit à son moral. Je souffle en sonnant à la porte. Laurie
m’ouvre, le téléphone coincé entre l’épaule et l’oreille, un
carnet dans une main, un stylo dans l’autre. Elle me fait un
léger signe de tête puis rejoint la table en vitesse. Après un
lavage de mains, je constate que Mme Samely somnole dans
son lit. Reste Eliott. J’entre dans sa chambre à son invitation.
Comme celle de sa sœur, elle est lumineuse et peu décorée.
Seuls plusieurs tableaux représentant la Voie lactée
agrémentent la pièce. Le front plissé, Eliott est concentré sur
son ordinateur.
— Salut !
— Salut, me répond-il en décrochant ses yeux de l’écran.
— Que fais-tu de beau ?
— Je perds mon temps, soupire-t-il.
— Mais encore ?
— Tu me jures que tu n’en parleras à personne ?
J’ai toujours détesté les confidences d’adolescents. Une fois
sur deux, c’est une grosse bêtise qu’on promet de ne pas
révéler. Un peu méfiant, je hoche la tête.
— Je cherche un disparu.
— Un disparu ?
— Ouaip… Mais je ne trouve rien. J’ai posté des annonces
sur tous les sites possibles et imaginables, j’ai appelé toutes les
personnes qui le connaissaient et dont j’ai pu récupérer le
numéro, j’ai vérifié dans l’annuaire, je suis allé à son ancien
boulot… Rien. Personne ne sait où il est…
Les pièces s’assemblent doucement dans mon esprit et je
devine :
— « Il », c’est ton père ?
L’air malheureux, il confirme mon hypothèse. Je m’assieds
sur le lit et Eliott fait tourner sa chaise vers moi.
— Tu n’aurais pas des idées pour avancer dans mes
recherches ?
— Je ne sais pas trop. Il y a peut-être des radios à
contacter ? Les affiches ne marcheront probablement pas, il est
parti il y a trop longtemps… Ta mère ne sait pas où il est ?
— Non… Enfin, je ne crois pas.
Le regard d’Eliott brille de tristesse.
— Il nous a laissés tomber du jour au lendemain, sans
même un moyen de le joindre. C’était toujours lui qui appelait,
quand bon lui semblait. Mais être là quand on avait besoin de
lui ? Jamais. La vérité, c’est que c’est un lâche.
L’amertume d’Eliott alourdit l’atmosphère. Si son père a
décidé de disparaître, il ne se laissera pas retrouver si
aisément… À moins qu’il ne soit mort ? J’élude cette
hypothèse. Eliott n’a vraiment pas besoin de ce genre de
suggestions sordides.
— Tu penses que je perds mon temps, hein ?
Je table sur l’humour :
— Je pense que tu aurais plus de chances avec un détective
privé.
— Je l’ai envisagé ! Mais ça coûte un bras !
Il est sacrément déterminé. Trois coups frappés à la porte
nous interrompent.
— Je vais y réfléchir, mon grand. En attendant, ne te laisse
pas déprimer par les absents. Ceux qui sont là ont besoin de
ton sourire.
Il me l’offre avant d’autoriser sa sœur à entrer. Il n’empêche
qu’Eliott a raison : son père est un lâche.
Chapitre 35
Xander

La soirée s’est déroulée dans le calme. Eliott a retrouvé un


peu de son enthousiasme après notre discussion, et Laurie a
donné le change, comme d’habitude ces temps-ci. Malgré nos
débuts difficiles, il semble que je fasse à présent partie de la
famille. Nous avons trouvé chacun notre espace, les rituels se
sont mis en place. Je fais même marcher Mme Samely de
temps en temps. Désormais, je me sens bien ici. Je sais que je
fais du bon travail. Les échanges avec Mélodie m’enrichissent
et j’aime la compagnie d’Eliott et de Laurie. Seulement,
maintenant que nous avons enfin pris notre rythme, je vais
devoir les abandonner.
Dans trois semaines, les deux mois d’arrêt de Maria seront
terminés et je lui céderai la place. La tristesse m’enveloppe à
cette pensée. J’ai un peu l’impression de quitter le navire en
pleine mer. Pourtant, il le faudra bien : mon contrat avec
l’agence débutera au même moment. Je décroche mon
manteau et l’enfile, mélancolique.
— Ça va ? m’interroge Laurie. Tu as l’air triste…
Son inquiétude me touche. La pièce est calme. Eliott et
Mme Samely sont dans leurs chambres, nous ne sommes que
tous les deux. Mes yeux glissent sur ses traits fins. J’avais déjà
remarqué qu’elle était mignonne, mais ce soir, elle est
vraiment belle. Je m’autorise à détailler son visage. Ses joues
rosissent tandis que je la fixe, trop longtemps au regard des
conventions. Elle porte une main à sa pommette et bafouille :
— J’ai un truc sur le visage ?
Je pose mes doigts sur les siens et les écarte doucement de
sa peau, que j’effleure au passage.
— Non… Tu es juste très jolie.
Elle entrouvre la bouche, et met une seconde à me
remercier. Seconde qui me suffit à songer que je pourrais
l’embrasser. Cette idée me ramène brusquement sur terre.
Qu’est-ce qui m’arrive, ce soir ? Je suis encore au boulot, avec
la fille de ma patiente, et j’ai des pensées déplacées. La
mélancolie a visiblement un très mauvais effet sur moi !
J’attrape mes affaires en vitesse et colle le sourire-mannequin
sur mon visage.
— J’y vais, souhaite une bonne nuit à Eliott de ma part !
— Euh… d’accord.
La tête de Laurie exprime clairement qu’elle n’a pas
compris tout ce qui venait de se passer. Moi non plus, je n’ai
pas tout saisi ; mais mieux vaut qu’elle ne le sache pas. Une
bonne nuit de sommeil réglera tout ça. Je jette un œil à mon
portable et hésite à confirmer à Liz que je la rejoins à
l’afterwork.
— Xander !
Je m’immobilise dans l’escalier et me retourne. Laurie se
tient sur le palier et me fixe, l’air déterminé.
— Tu n’as pas répondu à ma question. Quelque chose ne va
pas ?
Je reste muet. Je n’ai pas l’habitude de répondre aux
questions personnelles, mais je ne trouve pas le courage
d’inventer une excuse.
— Je pensais simplement que vous me manquerez, quand
Maria reviendra.
Elle a un petit sourire timide.
— Si ce n’est que ça, je suis rassurée.
Devant mon haussement de sourcils, elle précise :
— J’avais peur qu’il y ait un souci avec l’un de nous ou que
tu aies des problèmes en général. Mais si c’est juste qu’on va
te manquer, ça peut s’arranger !
Son air taquin m’arrache un sourire. Je remonte deux
marches, et lui fais face.
— Tu continueras à aller courir avec moi ?
— Pour que tu me tortures en ajoutant des montées
d’escaliers à chaque séance ?
— Tu as l’air d’apprécier…
Son sourire s’agrandit.
— J’aime les défis. Mais ne te méprends pas, je médite ma
vengeance, mwahaha.
Son faux rire machiavélique attire le mien.
— Ta vengeance ? J’ai hâte de voir ça !
Elle me toise, avec un air sûr d’elle qui me rappelle celui de
Liz.
— Tu ne devrais pas me sous-estimer.
Je grimpe une nouvelle marche, amenant nos visages à la
même hauteur.
— Je ne te sous-estime pas. J’ai déjà expérimenté la Laurie
glaciale, je sais que tu peux faire de ma vie un enfer.
J’assortis mon attaque d’un coup d’œil moqueur, tandis
qu’elle pâlit.
— Je suis désolée, murmure-t-elle. J’ai du mal avec le
changement, depuis tout ce qui est arrivé à Maman. Mais ce
n’était pas une raison pour être odieuse avec toi.
— Je t’embête, Laurie. C’est oublié, ne t’inquiète pas.
— Non, mais… Je ne t’ai jamais présenté mes excuses. Toi,
tu l’as fait, le jour où il pleuvait. Pourtant, il n’y avait vraiment
pas de quoi : tu as toujours été adorable avec nous… Je suis
sincèrement désolée.
Elle plonge son regard dans le mien et nous restons sans
rien dire. Son aura douce irradie jusqu’à moi, m’effleure. Je
devrais partir, mais je n’ai pas du tout envie de la laisser.
Soudain, Laurie m’enlace. Ses cheveux chatouillent mon
cou, leur odeur florale m’enveloppe. Mes mains se posent sur
son dos, tandis qu’elle me serre doucement. Un instant, je
ferme les paupières, apaisé. Cela fait très longtemps que je
n’avais pas tenu contre moi une fille qui compte vraiment.
Puis aussi brusquement qu’elle s’était rapprochée, elle
recule.
— Tu devrais rentrer avant qu’il ne soit trop tard, conclut-
elle.
J’acquiesce.
— Bonne soirée.
— À toi aussi. À demain !
Mes iris effleurent ses lèvres. En une seconde, les différents
futurs engendrés par mon choix défilent dans mon esprit,
perturbant mon cœur au passage. J’ordonne à mes jambes de
dévaler l’escalier avant de céder à la tentation d’explorer les
possibles.

Laurie

Mais qu’est-ce qui m’a pris ? Je glisse jusqu’au plancher, le


dos contre la porte d’entrée, et prends ma tête entre mes mains.
Sérieusement ? Le serrer dans mes bras comme ça, sans
prévenir ? Certes, il ne m’a pas repoussée. Je serais morte de
honte. Mais tout de même ! Laurie, Laurie, on ne fait pas des
choses pareilles… Je me sentais tellement mal au souvenir de
mes caprices que j’ai agi sans réfléchir. Le pire, c’est que je
serais bien restée blottie contre lui. Et puis, j’ai eu
l’impression d’une espèce de… connexion, entre nous. Sa
façon de me regarder, son compliment… C’était comme si
nous étions hors du temps.
— Ça ne va pas ?
Je me redresse et aperçois Eliott. Les petits frères ont un
don pour apparaître quand il ne faut pas.
— Si, si, très bien, dis-je en me relevant.
— Il y a un panneau « Je prends mon frère pour un débile »
qui clignote sur ton front…
Je souris.
— Non, c’est marqué « Laisse-moi tranquille », c’est
inquiétant que tu ne saches toujours pas lire.
Évidemment, il insiste :
— Allez, raconte. Non, laisse-moi deviner ! Tout allait bien,
tu dis au revoir à Xander et je te retrouve collée à la porte
d’entrée. Il s’est donc passé quelque chose entre-temps.
Avant que ce fouineur n’en devine trop, j’abrège la
conversation :
— Oui, j’ai réalisé que le plancher était plus confortable
qu’il n’y paraissait.
Dès que je suis dans ma chambre, je saisis mon portable et
fixe l’écran. Je devrais peut-être m’excuser ? Ou lui demander
si ça l’a choqué ou gêné ? Non, non. Mieux vaut faire comme
si de rien n’était. C’est moi qui en fais une affaire ; il a
probablement déjà oublié. Un texto arrive au même instant et
mon cœur rate un battement en découvrant sa provenance. Je
l’ouvre immédiatement :
>Bonsoir, j’ai oublié de t’en parler
tout à l’heure, mais je voudrais
t’emmener à une réunion, dimanche
après-midi. Tu serais d’accord ?
Je relis deux fois le message, intriguée. Est-ce que Xander
me propose un rendez-vous ? Mais non, ma pauvre Laurie, il
veut t’accompagner à une ré-u-nion. Ça n’a rien de romantique
une réunion. En plus, ça veut dire « il y aura d’autres gens ».
S’il avait voulu laisser planer un doute, il aurait écrit
« t’inviter quelque part ».
>Une réunion ? De quel genre ?
Tu es bien mystérieux.
>Si je te le dis, tu ne viendras pas.
>C’est censé me mettre en confiance ?
>J’ai plus de chances d’obtenir un oui
avec des mystères qu’avec la vérité.
Je fronce les sourcils, coincée. C’est injuste de me prendre
par la curiosité. Mon portable vibre à nouveau.
>C’est à 15 heures, je ne te dis pas où
sinon tu vas chercher, mais pas loin
de chez toi. La réunion durera deux
heures, maximum.
>Si je ne te connaissais pas,
je trouverais ça louche.
>Si tu me connaissais mieux,
tu trouverais ça louche.
Je passe la main derrière ma nuque. Alors, laisse-moi mieux
te connaître…
>Si Eliott peut rester avec Maman, je viendrai.
>Super, bonne nuit !
Je me laisse tomber sur mon lit. Je me fiche carrément de la
réunion, mais l’idée de passer l’après-midi avec Xander
m’enchante. Cette fois, je dois regarder la vérité en face : je
craque bel et bien pour lui.
Chapitre 36
Laurie

Xander me tient la porte de la Maison des associations et je


pénètre dans le hall avec une pointe d’appréhension. Je sais
bien qu’il ne me mènerait pas dans un guet-apens, mais le fait
qu’il n’ait rien voulu me dire quant au motif de cette réunion
m’inquiète un peu.
Une douzaine de personnes sont rassemblées au rez-de-
chaussée. Elles déambulent dans l’espace, discutant et riant.
Un buffet garni est disposé au fond de la salle. Je
m’immobilise devant une dame aux cheveux grisonnants,
assise à une table.
— Bonjour ! s’exclame-t-elle avec un large sourire. Je ne
crois pas vous avoir déjà vue.
— Bonjour, euh, non. C’est la première fois que je viens.
Que je viens où, d’ailleurs ?
— Bienvenue, dans ce cas ! On ne va pas tarder à
commencer, mais avant, n’hésitez pas à aller grignoter quelque
chose. Quel est votre prénom ?
— Laurie, je bafouille, surprise par sa prévenance.
Elle écrit mon nom en lettres majuscules sur une étiquette
qu’elle me tend. Je la colle sur mon chemisier et m’avance
vers les boissons. Les participants sont de tous les âges, mais
je suis probablement la plus jeune. Xander me rejoint, lui aussi
affublé d’une étiquette, et je tire sur sa manche.
— Maintenant que je ne peux plus fuir, tu vas me dire ce
qu’on fait là ?
Il hoche la tête.
— Il s’agit d’un café des aidants. Toutes les personnes que
tu vois ici s’occupent d’un proche malade.
Je me fige, mal à l’aise. Effectivement, s’il m’avait dit où il
m’emmenait, j’aurais fait demi-tour. J’éprouve une vague
impression de réunion des Alcooliques anonymes, qui ne me
plaît pas du tout.
— Laisse-leur au moins une chance. Laisse-nous au moins
une chance.
Déjà, la dame aux cheveux gris nous interpelle afin que
nous prenions place sur des chaises au centre de la pièce. Le
visage fermé, je hausse les épaules, en espérant que Xander
comprendra ma désapprobation, puis rejoins le cercle des
participants.
— Bonjour à tous, je me présente pour ceux qui ne me
connaissent pas : je me prénomme Marianne, j’ai cinquante-
six ans et je suis la présidente de l’association des aidants du
quatorzième arrondissement. Je vois de nouvelles têtes parmi
nous, je vous propose donc un petit tour de présentation. Avant
cela, je vous rappelle quelques principes. Le mot d’ordre est
« bienveillance ». Chacun doit se sentir libre de s’exprimer s’il
en ressent le besoin, mais aussi de ne pas prendre la parole s’il
ne le souhaite pas. Mais ça se passe toujours très bien, donc je
ne m’en fais pas. Lucien, veux-tu commencer ? N’oubliez pas
d’ajouter un détail insolite à votre présentation.
Le dénommé Lucien acquiesce, tandis que je continue à
fixer Marianne. Ses yeux brillants et son expression pleine de
douceur me plaisent beaucoup.
— Je m’appelle Lucien, j’ai soixante-trois ans. Je suis
plombier. Je m’occupe de ma femme qui est tétraplégique à la
suite d’un accident de voiture. Nous avons deux grands
enfants qui vivent en Australie, et j’adore le jardinage.
Lucien a un sourire aussi large que celui de Marianne. À
bien y réfléchir, ils ont tous l’air réjoui. Le tour continue par
Marie, quarante-cinq ans, qui soutient son Papa, en phase
terminale d’un cancer de la prostate. Puis vient Madeleine,
soixante-douze ans, qui aide son fils trisomique de cinquante
et un ans. Un vertige me prend lorsque je réalise : cela fait plus
d’un demi-siècle qu’elle se dévoue à lui nuit et jour. Madeleine
aime la pâtisserie, d’ailleurs, elle nous informe qu’elle a
apporté un paris-brest pour le goûter. Les noms défilent, ils
s’associent à des visages et à des voix, à des proches
souffrants, et surtout à des histoires que je ne peux
qu’effleurer. Quand vient mon tour, je balbutie quelques
informations puis passe la parole à ma voisine, une jeune
femme longiligne aux cheveux tombant jusqu’aux reins.
— Moi, c’est Elisa. J’ai vingt-huit ans et j’accompagne ma
mère qui souffre d’un Alzheimer sévère. Et j’aime pêcher.
Marianne reprend la parole, sans parvenir à me sortir de la
torpeur dans laquelle ce tour de table m’a plongée. C’est
étrange, je me sens un peu moins seule. Aucun d’entre eux ne
connaît ma vie, mais ils partagent tous un peu mon vécu.
— Comme d’habitude, notre réunion s’articulera en trois
temps : un échange sur le thème du jour, puis ceux qui le
souhaitent pourront partager une difficulté qu’ils ont
rencontrée ce mois-ci. Nous finirons par énoncer un élément
positif que nous avons vécu avec nos proches. Le thème de
cette après-midi est « Et mes amis, dans tout ça ? ». Est-ce que
cela vous évoque quelque chose ?
Une remarque sarcastique me traverse l’esprit : j’aurais dû
traîner Justine ici. Contrairement à ce que je pensais, il ne faut
pas longtemps pour que quelqu’un prenne la parole. J’écoute
sans piper mot, analysant chaque intervention. Madeleine est
épaulée par ses copines du club de bridge, mais Lucien ne voit
presque plus personne, comme la plupart d’entre nous.
J’attends, intriguée, le témoignage d’Elisa.
— Personnellement, je m’astreins à voir au moins un copain
par semaine. Pendant des années, je ne les ai plus côtoyés.
J’avais l’impression d’être abandonnée, mais je ne faisais pas
non plus l’effort de leur consacrer du temps. Et puis, un jour,
j’ai compris que j’avais besoin de leur soutien et j’ai fait un
pas vers eux.
— Mais est-ce que tu as l’impression qu’ils… comprennent
ce que tu vis ?
Les mots ont sauté de mes lèvres, me surprenant. Elisa se
tourne vers moi en souriant.
— Ça dépend. Ils essaient ; ça ne suffit pas toujours. Mais
ce n’est pas parce qu’ils ne comprennent pas mes difficultés
qu’ils n’ont pas droit à leur place dans ma vie.
— C’est vrai, approuve Marie. J’ai appris à ne pas attendre
de mes amis ou de mes collègues qu’ils me soutiennent
comme je le souhaite, mais à accueillir leur façon à eux de le
faire. Parfois, c’est maladroit, mais ce n’est pas ce qui compte.
Madeleine complète :
— Pour ma part, mon rapport aux filles du bridge a changé
le jour où j’ai pris le temps de leur raconter ce que je vivais et
de leur demander de l’aide. Souvent, on n’ose pas dire « s’il te
plaît, peux-tu faire ceci pour moi ? », on attend que l’autre
devine ou alors on lui reproche de ne pas se proposer. Mais
chacun a ses problèmes ! Si on ne parle pas, l’ami, aussi
généreux soit-il, ne s’imposera pas.
L’échange se poursuit durant une bonne heure que je ne vois
pas passer. Je me plais dans ma position d’observatrice,
engrange tout ce que je peux. Les réflexions fusent dans mon
esprit. Ai-je déjà demandé de l’aide à Justine ou aux autres ?
Me suis-je moi-même enfermée dans cette bulle de solitude ?
Arrive le moment de partager une difficulté vécue cette
semaine. Je me creuse la tête et tous les instants de
découragement me reviennent. En ce moment, protégée par
mon anesthésie intérieure, ils me semblent atténués. Mais je
peux quand même identifier ceux où je me suis sentie épuisée.
Ceux où j’étais en colère contre Eliott. Ceux où la tristesse
s’invitait. Certains des participants prennent la parole. L’air se
charge d’émotion. Les situations qu’ils décrivent me parlent.
Sauf celle racontée par Elisa. Je ne peux imaginer ce que je
ressentirais si ma mère me demandait qui j’étais, quand j’entre
dans sa chambre… Les doigts chauds de Xander pressent les
miens, me rappelant sa présence. Je me concentre sur sa peau
douce pour m’extraire de la lourde atmosphère. Chacun
dépose une de ses peines. Je n’ouvre pas la bouche, mais je
suppose que ça doit faire du bien.
Nous terminons par un tour de table des moments heureux.
Je m’étonne et m’émerveille de voir qu’ils sont aussi évidents
à trouver que les épisodes difficiles. Comme si plus nous
étions bouleversés et malheureux, plus les passages de
bonheur étaient intenses. Car oui, ce sont bien de réels
moments de bonheur qu’évoquent les participants. Des fous
rires, des mots, des caresses. L’éternité qui s’offre dans un
regard d’amour.
Et que je croise, moi aussi, plusieurs fois par semaine.
Chapitre 37
Laurie

Bientôt, nous nous retrouvons devant le buffet. Chamboulée


par la séance, je n’ai pas très faim mais me laisse tenter par
une part de paris-brest.
— Laurie, c’est ça ?
Je me retourne. Elisa.
— Euh, oui.
— C’est la première fois que tu viens, je me trompe ?
— Non.
Elle me sourit.
— Ça t’a plu ?
Bonne question.
— C’était… intéressant.
— C’est toujours un peu perturbant au début. Mais on y
prend vite goût ! Ça soulage de ne pas se sentir seul.
— Tu viens depuis longtemps ?
— Un peu plus d’un an. C’est un des membres du personnel
de l’EHPAD où se trouve ma mère qui m’a recommandé
l’asso.
J’ouvre des yeux surpris.
— Ta mère vit en EHPAD ?
— Oui, elle a vécu des années avec moi, mais là ça n’était
plus possible. Il fallait la surveiller en permanence. Elle avait
tendance à sortir et à se perdre. Je l’ai récupérée plusieurs fois
au poste de police… Et puis, c’était infernal. J’étais à bout.
Je peux sans peine imaginer. J’ai la chance que Maman
possède toute sa tête. Autrement, je ne sais pas comment je
survivrais.
— J’étais exténuée, et la fatigue me remplissait d’aigreur. Et
quand on est aigri… on devient maltraitant. C’est horrible à
dire, mais c’est la vérité.
— Maltraitant ?
— Oui, souffle-t-elle. À force de lutter contre la maladie,
contre la mort, de ne plus avoir de temps pour soi, parfois, on
perd pied.
Elle ébouriffe ses interminables cheveux, puis attrape une
bière sans alcool tout en continuant à m’expliquer :
— J’épuisais ma patience avec ma mère. J’étais de plus en
plus agressive ou cassante. Nos rapports se tendaient, ils ne
tournaient plus qu’autour de la maladie… Finalement,
l’installer en maison de retraite a sauvé notre relation.
Je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle. Pour
moi, placer son proche était synonyme d’abandon.
— Ça n’a pas été difficile de prendre cette décision ?
— Bien sûr que si ! J’avais peur que Maman soit encore
plus perdue, loin de son environnement habituel. Et puis, je me
demandais si c’était vraiment dans son intérêt, si je ne me
« débarrassais » pas d’elle.
Elle repose sa boisson et ses mains s’agitent quand elle
reprend :
— Mais c’était la bonne chose à faire. J’ai fini par
comprendre que l’important c’était de rester disponible et que
je ne pourrais pas l’être en étant épuisée. Actuellement, je vais
la voir au moins un jour sur deux. Je lui tiens compagnie en
soirée et tous les week-ends aussi.
« Maltraitance », « EHPAD », « solution », « relation »…
Les mots d’Elisa s’inscrivent dans mon esprit. Les maisons de
retraite et autres foyers me semblaient être des endroits
glauques où je n’enverrais ma mère pour rien au monde, mais
peut-être que je me trompais ?
— Tu n’as pas eu peur que le personnel s’en occupe mal ?
— Oh si ! J’ai eu tant de mauvaises expériences dans les
hôpitaux que je ne faisais plus confiance à personne ! Alors,
évidemment, l’idée que ma mère vive en institution me
terrorisait !
Elle appuie ses paroles de grands gestes et je remarque ses
longs ongles parfaitement vernis. Impossible de me rappeler la
dernière fois que j’ai fait les miens. Sans parler du fait que je
me les ronge à chaque fois que je stresse. Autant dire qu’ils
sont ras. Je me reconcentre sur les propos d’Elisa.
— Sauf que je me suis aussi aperçue que parmi les
professionnels qui se relayaient auprès d’elle, à la maison,
certains étaient moins bienveillants que d’autres… Certes, le
système de soins a de nombreux défauts, mais on peut aussi
tomber sur de mauvaises personnes en tentant le maintien à
domicile. A contrario, il y a de très bons établissements
d’accueil.
Je reste muette, plongée dans une intense réflexion. Elisa
conclut :
— Le plus important est de faire en sorte que nos proches se
sentent bien, sans nous oublier nous-mêmes. C’est essentiel de
prendre soin de nous, aussi.
Son affirmation me laisse songeuse.
— Qu’en penses-tu ? me relance-t-elle.
— Je… je suppose que tu as raison. Mais en ce moment, ça
va ! Je vais mieux.
Elle me fixe, tandis que je me confie, sans même
comprendre pourquoi.
— J’ai l’impression que je ressens moins les choses. C’est
bizarre, dit comme ça. Mais… ça me fait du bien.
Elisa fronce légèrement les sourcils, attentive.
— Tu pourrais préciser ?
— C’est dur à expliquer. C’est comme si tout, ou presque,
me glissait dessus. Avant, j’étais souvent triste, en colère ou
irascible, mais depuis la dernière hospitalisation de ma mère,
j’ai l’impression que les événements me touchent moins.
— Comme si tu étais détachée de tout ?
— Oui, c’est exactement ça ! Je suppose que je prends du
recul.
Elisa a soudain le regard inquiet. Je sens qu’elle hésite à me
répondre.
— Ça m’est arrivé, aussi, Laurie. Mais ce n’était pas du
recul : c’était une dépression.
Ses mots me font l’effet d’une claque.
— Co… comment ça ?
— Pour la plupart des gens, le fait d’aller mal se manifeste
par des larmes, des insomnies, des cauchemars, des
angoisses… Et visiblement, ça a été ton cas à une époque.
Mais cela peut aussi s’exprimer par un abandon de tout ça.
Elle boit une gorgée de bière.
— Un jour, tu prends le coup de trop, et il t’assomme. Tu ne
ressens plus rien. Tu lâches prise et tu coules. Mais tu t’es tant
battue, avant ça, que ce relâchement te semble doux. Alors, tu
n’y fais pas attention, au contraire même ! Tu t’y enfonces.
Ma lèvre se met à trembler. Je me reconnais parfaitement
dans ces mots. Et ça me terrorise. Elisa doit percevoir mon
malaise car elle pose sa main sur mon épaule.
— Je ne suis pas psy, je ne dis pas que c’est ce qui t’arrive,
mais… Tu me fais penser à moi, il y a quelques années, et
cette dépression, j’ai failli ne pas m’en remettre. Alors je te le
dis pour que tu sois attentive. C’est tout.
Je murmure :
— Comment tu as su que c’était une dépression ?
— Une de mes amies m’a ouvert les yeux. Au début, je ne
m’en rendais pas compte. J’avais l’impression d’aller mieux,
alors que tout le monde autour de moi me répétait le contraire.
Mon ventre se noue. Je repense au regard perçant de
Xander, à France Miniature, quand il m’a proposé d’aller
causer autour d’un café.
— Mais on s’en sort, Laurie. Une fois qu’on regarde les
choses en face et qu’on accepte d’être aidé.
Je fixe l’assiette en plastique qui tremblote entre mes doigts.
— Je suis désolée de te chambouler comme ça.
— Non… non. Tu fais bien. Je ne voyais pas les choses
ainsi, mais… mais tu as peut-être raison. Je vais y réfléchir.
Elle presse mon épaule, l’air navré.
— Je sais que ce n’est pas facile, mais ne t’en fais pas trop.
La première étape, et la moins agréable, c’est d’être lucide.
Pour le reste, tu trouveras la force de surmonter tout ça, je
t’assure.
Sa certitude me réconforte.
— Je vais devoir y aller, Laurie, mais si tu souhaites qu’on
en rediscute, ce sera avec plaisir. Tu veux mon numéro ?
Je hoche la tête. Elle me le dicte puis ajoute avec un clin
d’œil :
— N’hésite pas à m’appeler ou à m’envoyer un texto,
surtout en cas de coup de mou, OK ?
— D’accord. Merci beaucoup !
Elle me fait un petit salut militaire puis récupère son
manteau et quitte la salle.
Ses mots tournent en boucle dans mon crâne. Je gagne à
mon tour la sortie, sonnée. Est-ce que je vais si mal que ça ?
Un brouillard de larmes voile soudain mon regard. Je gonfle
mes poumons, comme si l’air pouvait assécher l’eau qui
ruisselle sur mes joues.
On en parle des médocs que tu boulottes tous les jours ?
D’un coup, j’ai mal au creux de la poitrine. Comme avant
l’anesthésie. Mon nez coule, mon visage dégouline. Il me
faudrait un mouchoir, mais je fouille mes poches en vain.
— C’est ça que tu cherches ?
Xander m’a fait sursauter et je baisse la tête par réflexe. Un
paquet de mouchoirs apparaît sous mes yeux. Je l’attrape, la
voix trop brisée pour répondre, et me mouche bruyamment,
tuant le glamour du même coup.
— Je ne tenais vraiment pas à ce que tu me voies pleurer.
— Dans les mangas, ça rend les filles mignonnes.
Je m’attendais à tout, sauf à cette réponse. Je marmonne :
— Moi, ça me donne l’air d’un poivrot.
— Fais voir.
Il me tire face à lui avant que je puisse protester. Je sens
mes joues devenir cramoisies. C’est horriblement gênant.
Xander fronce les sourcils, l’air de réfléchir.
— Mmmh.
Je me liquéfie.
— Quoi ?
— Tu ressembles à une fille de manga. D’ailleurs…
Il frotte ma pommette du bout du doigt.
— Ah oui, ça s’efface, c’est du crayon ! Tu es dessinée,
c’est fou, ça !
Je ne peux m’empêcher de sourire.
— Ce que tu peux être bête ! Ton humour est pire que celui
d’Eliott.
Mais il me fait du bien.
Chapitre 38
Laurie

Le téléphone de Xander sonne et il s’excuse en s’éloignant.


Je reste seule avec mes pensées tumultueuses et mes doutes,
puis finis par conclure qu’Elisa a raison. Dépression ou pas, je
ne vais peut-être pas si bien que ça. En prendre conscience est
douloureux, mais cela ne doit pas m’abattre, au contraire.
C’est la condition nécessaire pour que j’aille mieux.
Je me concentre sur Xander, qui fait les cent pas.
— Oui, je lui en ai déjà parlé. Elle était enchantée,
évidemment. Nous viendrons ensemble.
Qui est cette « elle » ? Le portrait-robot d’une magnifique
jeune femme blond platine aux yeux gris se dresse dans ma
tête ; je l’efface. Passer près de cinq heures par jour avec
Xander me fait parfois oublier qu’il a une vie à côté, même s’il
n’en dévoile pas grand-chose et reste assez secret. Je ne sais à
peu près rien de sa famille, de ses autres activités. Ni de cette
« elle » qui se trouve ravie de venir je ne sais où avec lui.
— Désolé, me dit-il enfin. C’était pour le boulot.
Ma langue fourmille, mais je me retiens de l’interroger.
Après tout, ça ne me regarde pas. Nous rentrons à pied, dans
un silence pensif. Les discussions de l’après-midi ont mis mon
cerveau en ébullition et Xander a la politesse de ne pas me
poser de questions. Nous nous arrêtons au pied de mon
immeuble, et je réalise qu’il a eu la gentillesse de me
raccompagner.
— Tu ne regrettes pas ? s’enquiert-il alors que je sors mes
clés.
— D’être venue ? Non, je ne crois pas.
Un sourire délicat fleurit sur ses lèvres.
— Tant mieux. Je sais que je t’ai un peu forcé la main.
C’est vrai et, pourtant, je ne lui en veux pas. À croire que je
commence à lui faire réellement confiance.
— Ce n’est pas si grave. Tu veux monter ?
Son visage revêt une expression moqueuse.
— Es-tu en train de me proposer un dernier verre ?
Mes joues s’échauffent.
— Tu es bête ! Ce n’est pas du tout ce que…
Il poursuit sur le même ton railleur :
— Parce que ça portait à confusion ! Je me suis même
demandé : Serais-je donc le genre de Mlle Samely ?
Je tape doucement sur son épaule.
— Tu ne racontes que des bêtises ! Eliott va s’impatienter.
Tu viens ou pas ?
— Non, merci. J’ai des tas de choses à faire, refuse-t-il avec
un clin d’œil un peu trop sexy à mon goût.
Malgré moi, la déception m’envahit.
— À demain ! Embrasse ta mère et Eliott pour moi.
— Ça marche. À demain.
Il fait demi-tour, mains dans les poches, et je me sens
soudain idiote. Bien sûr qu’il a mieux à faire que de passer
encore une après-midi enfermé sur son lieu de travail ! Il a
déjà la gentillesse de prendre sur son temps libre pour
m’emmener rencontrer des personnes qui pourraient m’aider.
Xander est si prévenant que je perds de vue un élément
essentiel : il travaille pour notre famille. Certes, avec
application et une grande générosité, mais c’est tout. Nous ne
sommes pas deux amis qui nous retrouvons un dimanche
après-midi. Encore moins… autre chose.
Et les footings deux fois par semaine, tu en fais quoi ? Je
renonce à trouver une réponse. J’aimerais étouffer la partie de
mon cerveau qui me murmure que ce n’est pas anodin. Je sais
qu’elle a tort et ne fait qu’exprimer mes propres espoirs. Je
rentre dans l’ascenseur, sans entrain. Peut-être que Xander
m’apprécie comme une bonne copine, mais je crois surtout
qu’il a décidé que le sport me faisait du bien et s’assure donc
que je m’astreins à une activité physique régulière. C’est son
côté chevalier servant.

Maman est assise face à la télévision ; je me laisse choir sur


le canapé à côté d’elle.
— Cha va, ma… p… puce ?
— Je me sens vidée.
— Vi… dée ou… ou tri… chte ?
— Les deux, peut-être.
Je cale ma tête sur son bras.
— C’est… ta… ta réu… nion ? Ch’était… sur quel… su…
jet ?
— Une rencontre entre personnes qui ont un proche malade.
— Cha… ne t’a pas… piu ?
— Si, si. Au contraire. Ça m’a fait réfléchir sur certains
points.
— Ayors quel… est… le… pro… problème ?
Un long soupir entrouvre mes lèvres.
— Je me pose des questions sur plein de sujets…
Et sur Xander.
— N’y au… rait-il p… pas un gar… çon derrière tout… tout
cha ?
Hein ? Comment fait-elle pour lire dans mes pensées ?
— Pas vraiment.
— Louis ?
— Sûrement pas !
— Un nou… veau ?
— Non. C’est juste que… J’aimerais être capable de ne plus
m’attacher.
— Je… sais que… que ta rup… ture avec Louis… a… a…
été com… pyiquée. Mais ce n’est… p… pas une… rai…
raison pour… renon… cher à tous les… jommes.
— Je sais bien, Maman. Mais je n’ai pas vraiment le temps
pour…
— Il… faut… que… que tu vives !
Comme chaque fois que je me sens démunie, je ramène mes
genoux contre ma poitrine. Je ne peux pas lui dire que je doute
qu’un garçon de mon âge accepte de sortir avec une fille dans
ma situation. Louis me l’a très bien fait comprendre : je ne lui
consacrais pas assez de temps. Il ne supportait plus de n’être
jamais ma priorité. D’une certaine façon, il avait raison :
aucun garçon ne passera jamais avant Maman. Et moi… je ne
veux pas souffrir à nouveau un tel abandon. Je refuse de devoir
encore choisir entre un garçon que j’aime et celle qui m’a
donné la vie. Un mec comme Xander pourrait comprendre,
non ? Je caresse la main de ma mère. Peut-être… ou peut-être
que dans la « vraie vie », il attend de sa copine qu’elle se cale
sur ses disponibilités, vu ses horaires.
Devant mon silence, Maman reprend :
— Ce… ce ne se… rait pas… X… X… Xander, à tout…
ha… hajard ?
Mon petit sourire ennuyé lui répond à ma place. Avec
difficulté, elle lève le bras pour m’inviter à me blottir contre
elle, ce que je ne refuse pas. D’une main, j’attrape mon
téléphone et affiche le message qui m’attend. Il vient de
Xander :
>Demain, je monterai
Je souris bêtement. Je suis en train de m’embourber. Quelle
cruche.
— Je peux m’incruster dans le câlin ?
Je lève à mon tour le bras pour qu’Eliott puisse nous
rejoindre. Ainsi entourée, je tente de faire taire le
bourdonnement de mes pensées. Après tout, dans trois
semaines, Maria reviendra. Mais ne plus voir Xander me
suffira-t-il à l’oublier ?
Chapitre 39
Xander

Songeur, je grimpe les six étages qui mènent à mon studio.


Pour mon premier shooting avec l’agence, Liz
m’accompagnera. Lorsqu’ils m’ont demandé si je connaissais
une jeune mannequin susceptible de poser avec moi, il m’a
semblé évident de proposer son nom. Toutes les critiques sont
unanimes : notre alchimie transparaît même sur papier glacé.
Et puis, j’apprécie sa compagnie. Bien sûr, elle s’est montrée
enthousiaste.
Mes pensées glissent de Liz à Laurie. Plus je la découvre,
plus savoir son équilibre physique et mental si précaire me
peine. Le camouflage de ses insomnies et de ses larmes ne me
dupe pas. Elle devra apprendre à se préserver si elle veut tenir.
Peut-être que le café des aidants lui aura permis de le
réaliser…
J’enclenche la bouilloire et m’allonge sur le lit. « Tu veux
monter ? » Sa voix résonne dans ma tête. Je ferme les
paupières et inspire.
Dans un autre univers, où je n’aurais pas été employé par sa
famille et où son appartement aurait été vide, tout aurait été
différent. Je n’aurais pas tablé sur l’humour pour qu’elle ne
perçoive pas mon hésitation. Je ne me serais pas retenu de
gommer la limite de plus en plus floue entre travail et vie
privée. Je n’aurais pas songé que le moindre faux pas pouvait
ruiner la relation de confiance instaurée avec sa mère. Je me
serais uniquement focalisé sur l’envie de rester avec elle.
Dans un autre univers, où je ne lui aurais pas caché tant de
choses, je lui aurais dit oui.

C’est le soir de son arrivée en France. Sonia lui fait face,


majestueuse, derrière son immense bureau où trônent
d’innombrables babioles dorées. Comme chaque fois qu’il l’a
revue, à Tegucigalpa, sa beauté l’ensorcelle. Les cheveux
relevés en un chignon sophistiqué, elle le fixe, impériale. Ses
traits sont toujours aussi parfaits.
— Bienvenue en France, cariño.
Il ne répond rien, mais sourit. Alors, elle lui tend sa paume
et réclame ses papiers.
— Pourquoi ?
— Simple garantie. Je te les rendrai quand tu auras
remboursé le coût du voyage. En attendant, nous nous
occupons de tout.
À contrecœur, il dépose son passeport dans la main fine de
la femme. Un malaise l’enveloppe, de plus en plus pressant. Il
se raccroche à l’idée qu’il possède une photo de chaque page
du document. Il avait tellement peur de le perdre qu’il a pris
ses précautions. Un doute l’effleure.
— Et si je ne rembourse pas ?
Elle lui offre un visage charmeur.
— Tu es beau comme un cœur, Xander. Ne t’inquiète pas
tant.
— Mais si jamais…
— Alors, nous te trouverons un autre travail.
— Quel travail ?
Elle ne prend pas la peine de répondre. Il frissonne, pris
d’une angoisse soudaine. Et si son père avait eu raison de se
montrer réticent ? La fortune des De Luca n’est-elle vraiment
due qu’à leurs actions dans le mannequinat ? Il n’a aucune
envie de le découvrir.
— Ne fais pas cette tête, cariño. Tout se passera bien. Je
vais te conduire à ta chambre.
Jamais cette femme ne lui a paru si dangereuse. Ou peut-
être est-ce simplement que, dépossédé de tous ses papiers, il la
découvre sous un nouveau jour ? Sans passeport ni visa, il
n’est rien aux yeux de l’État français. Et s’il se rendait à la
police ? On le renverrait chez lui. Non, il ne peut pas. D’une
part, les De Luca auraient tôt fait de le retrouver, d’autre part,
il a promis à sa mère d’envoyer de l’argent. Et puis son père
l’a renié. Son seul espoir est de percer dans le milieu et de
rembourser les De Luca. Il doit réussir.
Elle le mène à une chambre douillette, où il ne ferme pas
l’œil, trop occupé à réfléchir et à prendre conscience du piège
qui se referme sur lui.
Chapitre 40
Eliott

Il est 20 heures quand j’arrive à l’anniversaire de Solen. La


fête bat déjà son plein. Volutes de fumée, effluves de sueur et
relents de parfum embrument l’espace. Je me fends de deux
bises à toutes les filles présentes, ce qui me prend dix minutes.
C’est complètement idiot, cette histoire de bises, ça fait perdre
un temps fou. Mais bon, les gens ont l’air d’y tenir depuis des
décennies, je ne vois pas trop ce qui pourrait abolir cette
coutume débile.
Je finis par atteindre Ben, qui comate sur le canapé. Mon
corps s’enfonce dans le moelleux des coussins. Des filles se
déhanchent, des mecs sautent en levant leurs mains chargées
de cadavres de bouteilles. C’est ridicule, je déteste ce genre
d’ambiance, mais c’est exactement la raison de ma présence :
le bruit étouffe mes pensées. Parfois, je me dis que je devrais
me fondre dans la masse plus souvent et laisser le brouhaha
des autres parler à ma place
Solen se trouve au buffet. Je devrais aller lui souhaiter un
bon anniversaire, mais j’ai la flemme. Je finis par aller la voir.
Elle s’étonne de ma venue – évidemment, je n’ai pas mis les
pieds à une soirée depuis des lustres, d’ailleurs, je ne suis là
que parce que Ben a insisté –, puis me remercie avant de
rejoindre ses copines.
Je me sers un verre d’un alcool translucide. J’avale. C’est
plus immonde que du Coca Cherry. Puis je retrouve Ben sur le
canapé. Je recommence ce manège plusieurs fois, bavardant
avec mon pote entre chaque gorgée, sans parvenir à l’entendre.
Un véritable dialogue de sourds. Mais je m’en moque. Je suis
là pour me faire croire que ma vie est tout à fait normale.
Comme celle des autres invités. Un sourire amer tord mes
lèvres, de plus en plus imbibées d’alcool. Je me relève.
— Je te rapporte un truc ?
— Non, merci. Et tu devrais t’arrêter, dit Ben. Tu es déjà
sacrément torché.
— Ouais. Je vais juste prendre de l’eau, j’ai l’impression
que ma tête va exploser.
Je m’approche du buffet, la vision légèrement brouillée. J’ai
peut-être un peu abusé, en effet. La migraine pointe dans mon
crâne. Les baffles lui font écho. Dans quelques minutes, ce
sera difficilement supportable. Mais pour l’instant, je me perds
dans la chaleur étouffante de l’appartement. Elle ne me suffit
pas pour effacer Maman de ma tête, encore moins mon
connard de géniteur. Peut-être que je n’ai pas assez bu ? Je me
mords la langue. Même au milieu de ma cuite, ce lâche
continue de me hanter. Une main ferme se pose sur mon
épaule au moment où j’attrape un énième gobelet.
— Eliott ! Quelle surprise de te voir ici !
Je me retourne et découvre un Lary euphorique, au sourire
malsain. Je ne réponds pas et tente de repérer l’eau plate.
— T’es pas au chevet de ta petite Maman ?
Mon corps se fige, comme si on venait de l’asperger d’eau
glacée. Je fais face à Lary.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Je te demandais : comment ça se fait que tu ne sois pas
en train de biberonner ta mère ? J’ai entendu dire, par ta
copine Jade, que c’était une assistée.
Brusquement, je l’empoigne par le col. Un rictus moqueur
déforme ses traits :
— Oh, mais t’énerve pas. Je m’informe juste. D’ailleurs,
c’est une maladie génétique ? Ça pourrait expliqu…
Mon poing s’abat sur son nez. J’y ai mis toutes mes forces.
Toute ma colère. Toute ma haine. Mais ce n’est pas suffisant.
La rage déferle en moi. Une violence sourde m’envahit. Si
puissante qu’elle m’effraie. Lary se trouve au sol, une main
comprimant sa narine dont un flot de sang s’écoule. J’ai
encore envie de le cogner. Terriblement. Qu’il ravale ses
insultes et sa méchanceté. Qu’il paie pour ce qu’il vient de
dire. Je veux le blesser. Mes muscles se tendent. Je vais lui
faire du mal. Un éclair de lucidité me frappe et je recule d’un
pas.
— T’es malade ! me hurle-t-il.
Son cri disparaît dans le bourdonnement de mes oreilles, de
même que ceux, suraigus, des filles. Tout devient flou autour
de moi. Il n’y a que la haine qui pulse dans mes tempes et le
visage de cette ordure face à moi. Je dois partir, je vais perdre
le contrôle. Ben me tire en arrière.
— Qu’est-ce qui te prend ?
Son regard choqué me secoue. Qu’est-ce qui me prend ? Je
me dégage de sa poigne, gagne la sortie. De l’air. Descends
les escaliers. Ouvre la porte de l’immeuble. De l’air. La
température basse me ramène à moi. Ben me rattrape.
— Eliott !
— Laisse-moi, j’articule, la bouche pâteuse. S’il te plaît.
— Non.
— Je rentre.
— Pas tout seul.
— Je…
Mon champ visuel est soudain envahi de mouches volantes.
Je titube. Mon corps se cambre et je vomis mon dîner dans le
caniveau. J’observe les morceaux de riz et de viande teintés de
bile. Et je comprends que j’ai fait une énorme connerie.
Laurie

L’odeur de poivre et de tomate se répand dans la pièce. Mes


yeux se posent sur les petites bulles qui se forment à la surface
de la poêle. Je tourne la bolognaise, perdue dans mes pensées.
Eliott n’a pas manqué de faire la grasse matinée pour son
premier jour de vacances. Je l’ai à peine croisé ce matin, et il
m’a paru de fort mauvaise humeur. Si on doit rester ensemble
24 heures sur 24 durant deux semaines, j’espère qu’il fera un
effort.
Comme tous les lundis, je me sens maussade. Depuis hier,
je ne cesse de penser à ma discussion avec Elisa. La présence
de Xander, ce matin, m’a changé les idées, mais la mélancolie
est réapparue dès qu’il est parti.
Elle est revenue.
J’avais cru qu’elle avait disparu pour de bon, cette sensation
d’être minuscule, écrasée par tout ce que je dois gérer, par
mon impuissance, par ma peur. Je savourais la douceur de son
absence. Mais Elisa m’a secouée et j’ai réalisé qu’elle était
toujours là, tapie, prête à surgir, tel un tsunami, pour balayer
tout ce que j’ai reconstruit.
Cette sensation qui tant de fois s’est plantée face à moi pour
me hurler que ma mère mourra, tôt ou tard, et sans doute plus
tôt que tard. Pour me crier que je ne suis pas assez forte pour
la soutenir, pour soutenir Eliott. Elle m’a aboyé que j’allais
ployer, craquer, sombrer dans un gouffre sans fond.
J’ai l’impression d’être juste au-dessus du précipice, de le
regarder, en sachant déjà que je vais y tomber. Alors je me
demande : à quoi bon ?
J’aimerais seulement que ceux que j’aime soient heureux et
en bonne santé. Est-ce tant demander ?

Le téléphone sonne, me tirant de mes réflexions lugubres. Je


gagne rapidement le salon et décroche. Une voix féminine peu
aimable retentit :
— Je voudrais parler à la mère d’Eliott.
Je grimace, immédiatement sur la défensive.
— Bonjour.
— C’est vous ?
J’ai envie de répéter « bonjour », mais je me retiens. Cette
personne ne m’inspire pas confiance. Sans que je sache
pourquoi, je mens :
— Oui. Que puis-je pour vous ?
— Je suis la mère de Lary Cost, un camarade de classe de
votre fils. Je vous appelle car Eliott l’a violemment agressé
hier.
Je reste pantoise. Eliott ?
— Violemment agressé ?
— Oui, lors de la soirée organisée par la jeune Solen. Il s’y
trouvait, n’est-ce pas ?
Je rêve où elle sous-entend qu’on ne sait même pas où se
rend Eliott ?
— En effet. Que s’est-il passé ?
— Votre fils s’en est pris au mien, sans aucune raison !
Sans aucune raison ? J’en doute. Elle persifle :
— Il lui a donné un coup de poing, mon pauvre Lary a la
pommette tuméfiée ! J’ai dû l’emmener aux urgences pour
m’assurer qu’il n’avait rien de cassé !
J’ai horreur de son ton condescendant, mais je ne peux pas
défendre Eliott sans aggraver son cas. J’inspire profondément,
tentant de canaliser l’inquiétude et la colère qui bouillonnent
en moi. Si elle porte plainte, Eliott aura de sérieux ennuis.
Sans compter que les services sociaux risquent de se pointer
et… Non, ce n’est pas possible.
— Je suis vraiment désolée, madame. Ce n’est pas du tout le
genre d’Eliott de…
— Pas du tout son genre ? D’après Lary, votre fils a un taux
d’absentéisme et de retards alarmant. Si vous voulez mon avis,
il est en train de sombrer dans la délinquance.
Sa réplique me laisse sans voix. D’où tient-elle ces
informations ? Et de quel droit profère-t-elle des propos aussi
insultants ? Que sait-elle de notre vie ? Eliott n’est pas un
délinquant ! Certes, je ne peux expliquer le coup de poing,
mais si le fils est aussi horripilant que la mère, peut-être
l’avait-il cherché ! Je m’en veux aussitôt de penser une telle
chose. Même si ce Lary l’avait provoqué, Eliott n’aurait
jamais dû répondre par la violence. Cependant, je meurs
d’envie de fermer le caquet de cette commère. Je reprends
d’une voix la plus amène possible :
— Écoutez, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais soyez
certaine qu’Eliott recevra une punition exemplaire. De plus, il
est évident qu’il présentera des excuses à votre fils.
— Des excuses publiques. C’est une humiliation qu’il a fait
subir à Lary !
Et puis quoi encore ?
— Il s’excusera auprès de votre fils et sera sévèrement puni.
Et, bien entendu, cela ne se reproduira plus. Je suis
sincèrement navrée de cet incident, si je peux faire quoi que ce
soit pour vous ou pour Lary, n’hésitez pas à me le faire savoir.
J’espère vraiment qu’il se remettra vite.
Un silence passe durant lequel elle médite sans doute un
quelconque moyen de se venger.
— Bien, finit-elle par déclarer d’un ton glacial.
Je tente d’enterrer définitivement la hache de guerre en
demandant :
— Pourriez-vous me communiquer votre adresse ?
J’enverrai Eliott dès aujourd’hui vous présenter des excuses,
ainsi qu’à Lary.
C’est à peine si je n’entends pas son sourire satisfait.
— 19 rue de la Tombe-Issoire.
— Il peut passer dans l’après-midi ?
— Oui.
— Parfait. Encore toutes mes excuses, madame. Bonne
journée.
Le bip de fin de communication retentit et je soupire de
soulagement. La tension qui m’animait redescend d’un cran,
avant de revenir à l’assaut. Mes yeux se portent sur la chambre
de mon frère. Il a intérêt à avoir l’excuse du siècle.
Chapitre 41
Laurie

Je frappe et pénètre dans la pièce sans attendre l’aval


d’Eliott. Les mains derrière la tête, il fixe le plafond et ne
bouge pas en m’entendant arriver. Je referme la porte et
m’approche du lit.
— J’ai reçu un appel. De la mère d’un certain Lary. Ça te dit
quelque chose ?
Eliott tourne un visage anxieux vers moi et rencontre mes
yeux étincelants de colère. Il se redresse et s’assied sur le
matelas, un genou replié, l’autre en tailleur. Sur ses traits, une
expression désolée succède à sa mine inquiète.
— Oui…
— Je suppose que tu sais pourquoi elle a téléphoné ?
Il soupire sans répondre, ce qui me contraint à insister :
— C’est vrai ?
— Que je lui ai collé mon poing dans la figure ? Oui.
La consternation m’assomme avec la force d’une massue.
J’ai envie de lui crier à quel point il me déçoit, mais je n’arrive
même pas à m’enflammer. Peut-être parce que je perçois son
désarroi ?
— Qu’est-ce qui t’a pris ?
— Je… j’ai perdu mon calme. Il s’est moqué de moi, a dit
du mal de Maman et…
Sa phrase s’éteint dans l’atmosphère pesante.
— Je suis désolé… Je n’aurais jamais dû.
Sa petite voix me serre le cœur, m’empêchant de discerner
si je dois revêtir la sévérité de la mère ou la solidarité de la
sœur.
— Tu ne sais pas que la violence ne résout rien ?
— Bien sûr que je le sais. C’est juste que… il m’a fait sortir
de mes gonds.
Je fronce les sourcils.
— Tu avais bu ?
Il lève ses yeux bleus vers moi, ce qui vaut un aveu. Je
secoue la tête, à court de mots.
— Me regarde pas comme ça, articule-t-il. Je sais que je
suis con. Je déteste Lary mais on ne frappe pas les gens, aussi
méchants soient-ils.
— Tu as fait une grosse bêtise, Eliott.
— Je regrette. Vraiment. Plus que tu l’imagines.
— Si la mère de Lary porte plainte, non seulement tu vas
avoir des problèmes, mais en plus…
Il baisse la tête. Ses doigts se crispent sur les draps. Il
murmure :
— Je ne veux pas être une personne comme ça, Laurie. Être
violent. Ce n’est pas moi, ça. Pourtant, hier, je…
Il souffle :
— Je me sens tellement nul ! Et maintenant, je risque de te
causer des ennuis, et à Maman aussi.
L’émotion fait vaciller sa voix. Je le rejoins sur le lit et
l’enlace, la gorge nouée. Il n’a pas besoin que je le gronde, il a
pleinement saisi la gravité de son geste. Ce qui me rassure un
peu. Je chuchote :
— On commet tous des erreurs. L’important c’est de les
réparer quand on le peut et surtout de ne pas les refaire. J’ai dit
à sa mère que tu irais t’excuser cette après-midi.
Il relève brutalement la tête et se tourne vers moi.
— Quoi ?
— J’ai calmé le jeu en me faisant passer pour Maman.
Maintenant, il va falloir que tu assumes.
Eliott souffle bruyamment puis hausse les épaules, résigné.
— OK.
— Et tu leur apporteras des pâtisseries.
— OK.
— Je compte sur toi pour faire profil bas. On a tout intérêt à
ce qu’ils oublient cet incident.
Il mordille sa lèvre.
— Je ferai de mon mieux. Même si ce type ne le mérite pas.
— Si tu ne veux pas que cette histoire parvienne aux oreilles
de Maman, il va falloir que tu réussisses.
— Tu as raison. Je ferai ce qu’il faut pour que ça n’aille pas
plus loin.
— Parfait ! Par contre, je te préviens, la mère a l’air aussi
casse-pieds que le fils !
Il sourit enfin.
— Ça promet ! Au fait… ça sent le cramé, non ?
D’un bond, je me lève. La bolognaise !

Eliott

Sans entrain, j’atteins la porte d’entrée de l’immeuble de


Lary. Comment me suis-je fourré dans cette galère ?
Évidemment que ce crétin l’avait mérité ! Mais quand même.
Je serre les dents, anticipant l’exultation de cet idiot. Il
s’empressera de déformer les événements, de les répandre sur
les réseaux et dans la cour du lycée. Je soupire en sonnant. Je
dois garder mon calme. Et puis, la « victoire » de Lary n’est
rien par rapport à mon mal-être. Je me suis fait sacrément peur
hier. Je ne pensais pas avoir tant de violence en moi. Ça me
rappelle l’histoire que Maman me racontait quand j’étais petit.
Un jour, elle se promenait avec bébé Laurie dans la poussette.
Elle est passée devant des lycéens, l’un d’eux a fait semblant
de brûler la joue de Lo avec sa cigarette. À ce moment-là,
Maman a ressenti « une envie de meurtre ». Ce sont ses mots.
Pourtant, il n’y a pas plus pacifique que Maman. Peut-être
qu’on est tous capables de sortir les griffes lorsque quelqu’un
s’attaque à ceux qu’on aime…
— Oui ? fait une voix nasillarde à travers l’interphone.
— Bonjour, c’est Eliott.
— Premier étage.
Je m’empresse de monter. Plus vite arrivé, plus vite parti.
Une femme m’ouvre. Un nez aquilin, des joues creuses et un
teint cireux, elle me fixe de ses yeux noirs. On dirait une
sorcière. Bon, ma vision est peut-être un peu biaisée. C’est
moi qui lui trouve un air de méchante, parce qu’elle a le
mauvais rôle. En même temps, c’est elle qui élève ce cher
Lary… Elle me détaille de haut en bas, et je me félicite d’avoir
suivi le conseil de Lo : porter des vêtements élégants. J’ai sans
doute moins le profil d’une caille-ra que dans son esprit. Un
sourire amusé manque de trahir mes pensées. Je me reprends,
arbore l’air le plus contrit possible et baisse les yeux.
— Bonjour, madame, je voudrais présenter mes excuses à
Lary.
Elle hausse un sourcil, comme si elle était étonnée.
Visiblement, elle a autant révisé son rôle que moi…
— Des excuses ? Et pour quelle raison ?
Son petit ton pincé m’exaspère.
— Pour n’avoir pas su rester calme quand il s’est moqué du
handicap de ma mère.
Les deux traits de crayon qui entourent ses yeux s’écartent
brusquement. Eliott : 1, Ennemie : 0. Le concerné apparaît à
cet instant et je me rappelle soudain mes intérêts. J’efface tout
sarcasme de ma voix et, avec un effort surhumain, déclare :
— Salut, Lary. Je suis vraiment désolé pour hier. Je n’aurais
jamais dû m’emporter comme ça.
Il ne répond rien, mais le sourire victorieux qui éclaire son
visage parle à sa place. Je rêve à nouveau de l’étrangler. Sauf
que je ne peux pas prendre le risque de finir dans les foyers de
l’Aide Sociale à l’Enfance et que ça pourrait bien arriver si ce
crétin décidait de donner suite à cette histoire. Les mots
abrasent ma gorge :
— Je te présente mes excuses pour t’avoir frappé. Je
regrette ce qui s’est passé.
— Tu le penses ? susurre-t-il.
Je me concentre sur la déception que mon comportement
m’a causée. Je m’en veux de m’être laissé emporter, d’avoir
agi comme une brute, au lieu de prendre sur moi. C’est
flippant de savoir que je peux perdre le contrôle si on me
pousse à bout. J’aurais préféré ne jamais le découvrir. En cela,
oui, je regrette ce qui s’est passé. Et je regrette aussi d’avoir
pris le risque de voir débarquer les services sociaux dans ma
vie. Je plante mon regard dans celui de l’ordure et affirme avec
sincérité :
— Oui.
Il tend la main pour que j’y dépose la boîte de gâteaux. Ce
type dégouline d’arrogance, c’en est écœurant. Et son nez est à
peine enflé. J’aurais dû taper plus fort. Je me tourne vers sa
mère, espérant enterrer définitivement cette histoire.
— Cela ne se reproduira pas, madame. Vous n’entendrez
plus parler de moi.
— J’y compte bien ! Sur ce, bonne journée.
Et elle me claque la porte au nez. Sorcière. Lary va s’en tirer
sans même une remontrance, alors que moi, j’ai dû ramper à
ses pieds. C’est dégueulasse. Je me retiens d’adresser un doigt
d’honneur à la porte – sait-on jamais, la garce pourrait
m’observer à travers le judas – et dévale l’escalier. Dehors, la
météo me déprime autant que ma propre vie et que l’injustice
du monde. Les bâtiments haussmanniens me semblent plus
massifs que jamais. Si hauts qu’ils pourraient m’écraser. Les
passants ont tous l’air abattu. La ville est grise.
Je traîne les pieds vers la maison. Tout à coup, l’image de la
poche à urine de Maman s’impose à moi. Renversée sur le
plancher de la chambre. Je m’immobilise, tente de chasser ce
souvenir. Pars, pars !
L’infirmière et Xander ont tout nettoyé. Laurie a remarqué
mon expression dégoûtée.
Disparais !
L’urine s’immisçait entre les lattes. Elle s’approchait du
bout de mes chaussettes.
Stop !
D’un coup, je me mets à courir. Je dois partir !
M’échapper ! Fuir mon impuissance. Ma nullité. Mon
ignorance. Je m’arrête brutalement.
Oublier. Juste oublier.
J’attrape mon téléphone et sélectionne le numéro de
Papichon.
Chapitre 42
Eliott

— Allô, Papi ? C’est Eliott.


— Bonjour.
— Est-ce que je peux venir ?
— Venir ? fait-il de sa voix bourrue.
— Chez toi. Passer quelques jours.
Silence. Je suppose qu’il évalue la question. Ou alors la
stupeur lui a causé un choc trop important. Il n’a probablement
aucune envie de me voir. Moi non plus, je ne tiens pas à sa
compagnie. Mais j’ai besoin de l’air marin. D’espace. Parce
que, là, je suffoque.
Il me torture par son mutisme durant une bonne dizaine de
secondes – je vérifie même que la communication n’a pas été
coupée.
— D’accord.
— D’accord ?
— Oui. C’était tout ?
— Euh… oui. Je… te tiens au courant.
— Bien. Bonne journée.
Il raccroche, me laissant bouche bée. Peut-être qu’il existe
une charte interdisant aux papis de dire « non » à leurs petits-
fils ? J’enchaîne en appelant Laurie.
— Alors, ces excuses, c’est fait ? me demande-t-elle sans
préambule.
— Ouais.
— Et donc ?
— La mère vaut le fils.
— Je t’avais prévenu. Ça s’est bien passé ?
— À peu près…
Silence.
— Dis, Lo. Tu auras besoin de moi, durant les prochains
jours ?
— Pas plus que d’habitude, pourquoi ?
— J’ai… besoin de changer d’air.
— C’est-à-dire ?
— Je voudrais partir en vacances.
Nouveau silence.
— Je n’y vois pas d’inconvénient, mais où ? On n’a pas un
budget extensible…
— Je sais bien. Je pensais aller chez Papichon.
Elle éclate de rire.
— Tu me fais marcher ?
— Non.
— Bah, écoute, je doute qu’il veuille de toi, mais s’il est
d’accord, n’hésite pas !
Un sourire fend mon visage. J’aime quand ma sœur n’y va
pas par quatre chemins.
— Il a dit oui.
— Vraiment ? Eh bien, tu me raconteras et tu reviendras
quand tu mourras d’ennui. En attendant, rentre, je veux un
récit détaillé de ta visite chez les Cost. Et puis, je sors, ce soir.
C’est l’anniv de Justine.
Je confirme et raccroche. La perspective de quitter Paris a
chassé la grisaille de mon esprit. La mer me fera du bien, et
puis, dans la maison natale de Papa, je trouverai sans doute des
indices qui me mèneront à lui.
J’arrive en bas de l’immeuble en même temps que Xander.
Nous prenons l’ascenseur et, devant notre porte, je le fais
entrer. Chose rare, la musique résonne dans l’appartement. Un
air entêtant et joyeux que je ne connais pas mais qui, si j’en
crois mon (médiocre) niveau d’anglais, raconte l’histoire d’un
type raide dingue d’une fille. Hyper original.
— Je vais dire à Laurie que je suis là, m’informe Xander en
s’approchant de la source du bruit, c’est-à-dire la chambre de
ma sœur.
Il frappe, attend, et finit par entrebâiller la porte. Le
refrain – que j’ai déjà dans la tête – reprend, encore plus fort.
What’s Sara doing ? Is she in the sun1 ? Xander ne bouge plus.
Il fixe l’intérieur de la pièce avec de grands yeux. Je
m’approche et jette un œil dans la chambre. Lo enchaîne les
mouvements avec grâce et souplesse. Et Xander la mange du
regard. Je dois admettre que Laurie est super chaude quand
elle bouge en musique. Maman a raison : elle a vraiment un
don. Je pousse Xander du coude avant qu’il ne se mette à
baver.
— Tu la mates ou tu lui parles ?
Il revient brutalement à la réalité et referme la porte, l’air
gêné. Mon pauvre Xander, ton professionnalisme vient d’en
prendre un sacré coup. Il se tourne vers moi.
— Elle danse depuis longtemps ?
— Depuis toujours.
— Elle ne m’en a jamais parlé…
Je me laisse tomber sur le canapé.
— C’est compliqué…
— Qu’est-ce qui est compliqué ?
— Sa relation à la danse.
— Pourquoi ?
Je soupire.
— Laurie a toujours voulu danser. Son rêve, c’était de
gagner les championnats du monde.
Xander sourit et je proteste :
— Rigole pas, elle en est capable ! L’an dernier, elle a
accédé au championnat de France. Elle s’est tordu la cheville
une semaine avant, mais malgré ça, Louis et elle ont fini
quatrièmes.
Il me fixe, surpris. Je reprends :
— Ça a été une grosse déception pour eux. Ils s’étaient
promis que, cette année, ils remporteraient le premier prix.
Seulement, Maman a eu son AVC cet été et Laurie a tout
arrêté.
— Pourquoi ?
— Je suppose que ça l’a bloquée. Elle avait déjà failli lâcher
quand Maman a cessé de marcher, après sa myélite, il y a deux
ans. On l’avait poussée à persévérer. Et même si Maman ne
pouvait plus danser, elle donnait quelques cours en fauteuil
roulant et coachait toujours Laurie. Et puis Louis la soutenait.
— Il ne la soutient plus ?
Je grimace.
— Disons qu’elle n’a rien voulu savoir. Il a tenté de la
convaincre de continuer, mais elle avait décidé de se consacrer
à Maman. À mon avis, elle aurait pu faire les deux. Ça aurait
demandé de l’organisation et de l’énergie, mais j’aurais fait
des efforts pour l’aider. D’ailleurs, Maman n’approuve pas
non plus son choix, mais… Laurie fait semblant de ne pas le
savoir. Au final, elle a dit à Louis de se trouver une autre
cavalière.
— Ce qu’il a fait ?
— Oui. Si tu veux mon avis, ça a fait capoter leur couple du
même coup.
— Ils sortaient ensemble ?
— Depuis trois ans. Sauf qu’entre l’arrêt de la danse et le
fait qu’elle ne lui consacrait plus beaucoup de temps… c’est
parti en vrille.
Il semble évaluer mes propos, mais je n’arrive pas à deviner
à quoi il pense. La musique s’arrête et je me lève. Mieux vaut
clore cette discussion avant que l’intéressée ne rapplique.

Laurie

Avec difficulté, je me faufile vers le bar. Le lieu est bondé,


pourtant nous sommes lundi. Justine attrape ma main pour ne
pas me perdre. Elle a tenu à ce que nous finissions la soirée
avec un verre. J’ai cédé, malgré le fait que mes pensées me
ramènent sans cesse à la maison. Nous avons passé une soirée
géniale : apéro chez elle, puis navet romantique au cinéma
avec une tonne de pop-corn. On a continué avec un lèche-
vitrines des magasins fermés de Châtelet, et nous voici dans le
café branché le plus proche de chez moi – c’était ma
condition. Justine connaît à peu près tous les bars du coin, elle
m’a donc entraînée dans celui qui se proclame spécialisé dans
les « afterworks cool ».
J’entrevois enfin une table libre et entreprends de
l’atteindre. Une main agrippe mon poignet.
— Laurie ?
Les cheveux en bataille et les yeux brillants, Xander me
dévisage. Est-ce le contexte qui le rend encore plus sexy que
d’habitude ? Je balbutie un « bonjour » gêné, tandis que
Justine réagit :
— Salut, toi ? Qui es-tu ? Oh, non, laisse-moi deviner. Tu
dois être Xander ! T’es encore plus canon en vrai qu’en photo.
Je crois mourir de honte. Xander sourit, sans paraître
dérangé par la spontanéité de Justine. Un jour, je la tuerai. Elle
lui colle une bise sur chaque joue.
— Justine, la meilleure amie de Laurie.
— Xander.
J’aimerais m’enfoncer sous terre. D’une main, je tire la
manche de Justine. On va se faire piquer notre table.
— Bonjour, fait une voix glaciale derrière nous. Vous êtes ?
Nous nous écartons pour laisser passer l’apparition. Un
visage aux traits fins et bien marqués, d’immenses yeux bleu
azur encadrés d’un épais trait noir ; une cascade de cheveux
tout aussi sombres tombant sur la cambrure de ses reins. Son
top moulant aux manches bouffantes et au décolleté plongeant
ne laisse pas de doute sur ses mensurations généreuses. J’ai
rarement vu une telle beauté.
— Et toi, tu es ? rétorque Justine d’un ton acide qui
m’informe qu’elle n’a pas apprécié celui de la nouvelle venue.
L’apparition pose une bière devant Xander et un baiser au
coin de ses lèvres. Une vive douleur me traverse.
— Je m’appelle Liz, déclare-t-elle avec un sourire satisfait.
Chapitre 43
Laurie

Xander nous présente :


— Laurie et Justine, ce sont des amies.
Liz hausse un sourcil, dont je ne sais s’il est exaspéré ou
méprisant.
— Asseyez-vous avec nous ! propose-t-elle.
Je serre les dents. Elle m’a l’air aussi belle que pernicieuse.
C’est vraiment le genre de fille qu’apprécie Xander ?
— On ne va pas vous déranger.
— Vous ne nous dérangez pas, affirme Xander. Les gars,
vous leur faites une place ?
Des chaises hautes raclent le sol. Dans quel pétrin suis-je en
train de me fourrer ? Je n’ai aucune envie de passer une
seconde de plus avec l’autre peste, mais je ne souhaite pas
paraître impolie non plus. Un des garçons entraîne Justine de
l’autre côté de la table. Elle s’immisce avec aisance au milieu
du groupe et, vu comme elle reluque le type qui vient de lui
proposer son siège, je devine qu’elle ne me sera pas d’un
grand secours. Je reporte mon attention sur Xander qui est
descendu de son tabouret et me le désigne de la tête.
— Je ne vais pas rester longtemps…
— Je t’offre juste un verre. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
La douceur de son sourire me réconforte. Un instant, elle
efface mon malaise.
— Un virgin mojito.
Puis il se tourne vers Liz et lui demande la même chose.
Dès qu’il s’est éloigné, elle m’interroge d’une voix dénuée de
toute politesse :
— D’où connais-tu Xander ?
— C’est… un ami de mon frère.
Elle me jauge et je précise :
— Il est tout le temps à la maison, du coup, on se voit pas
mal.
Un imperceptible froncement de sourcils me confirme que
j’ai fait mouche.
— Ah ? Pourtant, il ne m’a jamais parlé de toi…
— Il ne m’a jamais parlé de toi non plus.
Je retiens un rictus devant son visage fermé. Si elle pensait
m’impressionner par son physique, elle peut toujours courir.
J’en profite pour glaner des informations.
— Et toi, tu l’as rencontré comment ?
— Au boulot.
Je tente de masquer mon étonnement.
— C’est-à-dire ?
Elle sort son portable avec une fierté non dissimulée et me
colle une photo sous le nez. Je la scrute, sentant la douleur se
raviver. L’image est magnifique. Un fond bleu nuit, des tons
blancs et beiges. Une pluie battante sur un couple. En
zoomant, je note qu’il s’agit de Liz. Les cheveux détachés,
simplement vêtue d’une longue chemise déboutonnée, elle se
tient contre Xander. Lui est aussi trempé qu’elle, il a posé une
main sur le bas de son dos, l’autre dans ses cheveux, comme
pour l’embrasser. D’ailleurs, leurs lèvres sont excessivement
proches.
— C’est ma préférée, mais tu peux les faire défiler. Il y en a
beaucoup.
Sa provocation me sort de ma torpeur. Je cherche Justine du
regard. Elle est entourée de jeunes statistiquement trop beaux
pour que ce soit une coïncidence.
— Vous êtes tous mannequins professionnels ?
— On est tous mannequins. Pros, ça dépend. On fête
justement le gros contrat que Xander vient de signer.
Un contrat ? Une foule de questions s’amoncelle dans mon
crâne. Xander revient à cet instant. Je le remercie et aspire
d’un trait ma boisson, en évitant de relever la tête. Il ne m’a
jamais rien dit de ses activités…
— Tu viens souvent ici ? m’interroge Xander quand Liz se
détourne pour discuter avec son autre voisin.
Pourquoi je me sens trahie ? Je lève les yeux et rétorque,
sans maîtriser mon ton cassant :
— À ton avis ?
Une ombre traverse ses iris et je bafouille :
— Désolée. Je… Non, c’est Justine qui m’a traînée ici. Mais
je vais rentrer.
— Et moi qui me réjouissais de découvrir que tu profitais un
peu de la vie, parfois…
Je hausse les épaules, résignée. Il s’enquiert :
— Quelque chose ne va pas ?
— Non, non. Je suis juste fatiguée.
Sa main se pose sur mon avant-bras, il jette un rapide coup
d’œil vers Liz, comme s’il la soupçonnait d’être à l’origine de
mes réponses évasives.
— Xander, tu peux venir une seconde ?
À l’appel de son copain, il s’excuse en m’assurant qu’il
revient tout de suite et s’éloigne. Je soupire.
— Qu’est-ce qu’il y a, entre Xander et toi ?
La question sans détour de Liz me prend au dépourvu. Je
me doutais bien qu’elle nous observait.
— Rien. On est amis.
Je regrette immédiatement ma phrase et adopte une
expression aussi hautaine que la sienne pour ajouter :
— Pourquoi, c’est ton mec ?
Elle me toise.
— Ce n’est pas officiel.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on est collègues.
Je n’arrive pas à savoir si elle ment ou si l’idée que Xander
sorte avec elle me révulse trop pour que je l’accepte.
J’attaque :
— Ta question me fait penser que tu te sens… menacée.
— Menacée ? Par qui ?
— Je ne sais pas. Si tu lui faisais confiance, tu ne
t’inquiéterais pas de ce qu’il pourrait y avoir entre lui et moi.
— Oh mais, je ne m’en inquiète pas. Tu es un peu trop…
freluquette, pour lui.
Elle assortit sa remarque d’un coup d’œil dégoûté.
— Et toi, bien trop superficielle.
Je me lève et attrape mon sac. J’en ai assez entendu.
— En attendant, c’est dans mon lit qu’il finira la soirée !
Garce. Je ne daigne pas répondre, me glisse jusqu’à Justine
pour l’informer que je rentre. Elle me demande si elle peut
rester. Je lui donne ma bénédiction : elle aura au moins passé
une super soirée d’anniversaire. Près de la sortie, je croise
Xander.
— Tu t’en vas ?
— J’allais t’envoyer un texto. Mon lit m’appelle.
— OK, souffle-t-il avec une expression déçue.
Nos regards s’accrochent. J’aimerais lui parler, obtenir des
explications, mais je ne m’en sens pas le courage. Visiblement,
lui non plus ne trouve rien à ajouter, même si je jurerais lire
une pointe de tristesse dans ses yeux.
— Rentre bien.
— Oui. Passez une bonne soirée.
Il hoche la tête, comme à regret, et je tourne les talons. J’ai
eu tort de m’attacher à lui.

Xander

Devant la terrasse du café, je tire une bouffée de ma


cigarette, pensif. Malgré les plaisanteries de mes amis, je ne
parviens pas à me fondre dans l’atmosphère joyeuse. Mes
pensées me ramènent sans cesse à Laurie. J’aurais aimé
profiter de cette opportunité pour discuter loin du contexte
habituel. Pourtant, je me doute que j’ai eu tort de la convier à
nous rejoindre. Si Justine semble évoluer parmi nous comme
un poisson dans l’eau, Laurie s’est empressée de s’éclipser.
Sans doute Liz n’est-elle pas étrangère à son départ. J’ai eu la
crédulité de croire qu’elle saurait se tenir. Je n’aurais jamais dû
les laisser seules.
— Tu m’as l’air bien songeur, me dit Liz en s’accrochant à
mon bras.
J’aspire la fumée et me tourne vers elle.
— Qu’as-tu dit à Laurie ?
— Rien de particulier, pourquoi ?
Son visage innocent ne me trompe pas, mais j’admire la
subtilité de son jeu d’actrice. Je n’insiste pas, sachant très bien
qu’elle ne crachera pas le morceau.
— Je vais rentrer, je suis fatigué.
— Déjà ?
— J’ai des trucs prévus demain matin. Tôt.
Elle hausse un sourcil et ses lèvres s’étirent.
— Comme toujours, en fait.
Je hoche la tête. Elle propose :
— On va chez moi ?
— Je n’aurais pas assez d’énergie pour tenir ton rythme.
Elle sourit.
— On n’est pas obligés de le faire à chaque fois qu’on se
voit…
— Ah bon ? Je croyais qu’on se voyait précisément pour
cela.
Ses traits se figent, sa bouche s’entrouvre puis se referme.
Son assurance vacille ; son regard parle pour elle. Je l’ai
blessée. Vraiment blessée. Et j’ai la confirmation que je
voulais obtenir. Jusqu’ici je ne m’en étais pas soucié, mais
après la scène qu’elle a jouée devant Laurie, je pouvais
difficilement continuer à l’ignorer. Elle prend une profonde
inspiration et plante ses yeux dans les miens.
— Alors, c’est vraiment tout ce que tu veux ? Un plan cul
régulier ?
Chapitre 44
Xander

— Il n’a jamais été question de plus, il me semble.


Liz secoue ses longues mèches brunes avec une expression
amère.
— Évidemment. C’est toujours plus facile de jouer sans
engagement. Mais ne me dis pas qu’il n’a jamais été question
d’autre chose. C’est trop hypocrite, Xander. Tu n’es pas
aveugle, tu as bien vu que je tente d’apprendre à te connaître
depuis des mois ! Seulement, chaque fois que j’essaie de
t’approcher, tu te fermes !
J’accuse le coup en silence. Elle est au bord des larmes ; je
réalise à quel point j’ai été indélicat. Nous n’avons jamais été
sur la même longueur d’onde concernant cette relation, mais
j’ai fait l’autruche car cette situation me convenait.
— La seule façon de communiquer avec toi, c’est
d’échanger des banalités ou de flirter. Alors, oui, c’est ce que
j’ai fait. J’espérais que tu me donnerais une chance. Même une
toute petite ! Mais visiblement, c’est ta pote qui a raison. Je
suis bien trop superficielle pour toi.
Elle fait volte-face et rentre dans le café, me laissant avec
ma culpabilité. Derrière son assurance et ses airs de séductrice,
Liz a toujours été sincère avec moi. Bien au-delà du physique,
elle s’est intéressée à ma personnalité, s’est montrée curieuse
de mes goûts, de ma famille, de mon passé. En vain. Je ne l’ai
jamais laissée s’introduire dans ma vie. Non pas que je la
pense trop superficielle – j’ai découvert la fille sensible qui se
cachait sous le maquillage depuis longtemps, mais je n’ai pas
envie de m’ouvrir à qui que ce soit dans ce milieu. Les ombres
de Sonia et de Carlos sont bien trop proches. Je ne souhaite
pas leur offrir une relation amoureuse comme moyen de
pression supplémentaire.
Mon portable vibre au même instant. Sonia, justement. Je
coupe le son sans décrocher. Sans doute désire-t-elle que nous
fêtions mon nouveau contrat. Il me faudra bien lui répondre
avant qu’elle perde patience, mais je repousse ce moment.
À mon arrivée en France, les De Luca m’ont bien fait
comprendre que je resterais tant que je serais « rentable ».
Alors, j’ai décidé de me concentrer sur l’argent, les contrats.
Sans savoir quand je rentrerais au Honduras, je ne voulais
m’attacher à personne, encore moins à une fille, à qui je
n’aurais à offrir qu’une relation sans lendemain. Seulement,
l’aventure a duré bien plus que je ne le pensais. La plupart des
« recrues » arrivées en même temps que moi n’ont tenu que
quelques mois. Un an au plus. Mais, par un étrange miracle, je
suis toujours là. Je suis devenu la poule aux œufs d’or de
Carlos et de sa sœur.
La peur que tout s’arrête brutalement n’a pas disparu pour
autant. Sans elle, sans doute serais-je plus prompt à laisser leur
chance à celles qui m’approchent. Le visage de Laurie
s’impose à moi et je regrette à nouveau qu’elle soit partie si
vite. Cette fille met à mal mes principes. Elle ne faisait pas
partie du milieu et m’agaçait. Résultat, j’ai baissé ma garde et,
maintenant, elle envahit mes pensées. Surtout quand je suis
imbibé d’alcool.
Je rattrape Liz au moment où elle ressort du bar, ses affaires
à la main.
— Je suis désolé.
Elle continue sa route sans m’accorder un regard. Je saisis
son poignet et découvre les coulées noires sur ses joues pâles.
Je souffle :
— Tu as raison. Je ne t’ai pas donné ta chance, mais ce n’est
pas parce que je te crois superficielle… C’est juste
qu’actuellement je ne souhaite rien de sérieux.
Elle hausse les épaules et je devine que je ne la convaincs
pas. Je poursuis :
— Je savais depuis le début que je ne t’apporterais pas ce
que tu désirais. Je n’aurais pas dû te laisser espérer.
— C’est bien de le reconnaître, mais ça ne change rien au
fait que tu sois un connard.
Elle se dégage vivement et court s’engouffrer dans un Uber.
Je regarde la voiture s’éloigner. Je ne voulais pas lui faire de
peine mais, par désinvolture ou omission, j’ai joué avec elle.
Mes pensées me ramènent à Laurie alors que je devrais me
sentir coupable. J’enfonce les mains dans mes poches. Liz a
sûrement raison : je suis un connard.

Eliott

Mon sac sur l’épaule, je descends à la gare de Fécamp. Je


gonfle mes poumons d’air frais, ce dont ils me sont
reconnaissants. L’indice de pollution semble mieux leur
convenir ici qu’à Paris et les embruns marins leur font un bien
fou. Il ne me faut pas longtemps pour apercevoir Papichon. Il
porte toujours un chapeau, style Hercule Poirot ou Inspecteur
Gadget, et une moustache touffue. Ah, et il tire la tête, mais
avais-je vraiment besoin de le préciser ? Je le rejoins de l’autre
côté de la place.
— Bonjour, Papi !
— Bonjour, marmonne-t-il.
Il me jauge de ses yeux gris, note que je le dépasse d’une
bonne tête, grogne, puis se dirige vers la voiture. Je le suis en
silence. Avec Papichon, il n’est jamais nécessaire de faire la
conversation. Ni même de mimer une effusion de joie à
chacune de nos retrouvailles. Je me demande vraiment ce
qu’une femme joviale comme Mamisou a pu lui trouver.
Enfin, bref. Je m’installe sur le siège passager de la vieille
Saxo Bic et cale mon sac entre mes pieds.
Nous roulons une dizaine de minutes. J’emplis mes yeux
des champs et des grands espaces. Tout est si calme et paisible.
Les seuls habitants du coin sont visiblement des bovidés. Est-
ce que Paris se trouve vraiment sur la même planète ?
Bientôt, je reconnais les lieux. Fécamp n’est déjà pas bien
grand, mais le village où habite Papichon, c’est le bout du
monde. Je souris. Je suis plutôt pas mal dans le genre cliché du
Parisien méprisant ! Nous nous garons le long du trottoir et
gagnons à pied la dernière maison de l’impasse, une jolie
bâtisse d’un étage, aux murs blancs. Le jardin est petit, mais
en se glissant derrière la haie, on accède directement à la mer.
Papichon me fait entrer, sans piper mot. Franchir le seuil de
la maison me replonge en enfance. J’y ai passé des vacances
géniales, à jouer avec Laurie et à jardiner avec Mamisou. Le
salon n’a pas changé, même canapé en cuir marron, même pot
de fleurs sur la table basse. Seule la vieille télé a été remplacée
par un écran plat. La cuisine s’ouvre sur ma droite, je
remarque du coin de l’œil l’équipement ultramoderne.
Apparemment, Papichon aime toujours cuisiner.
— Tu peux dormir dans la chambre de ton père.
Je hoche la tête et grimpe à l’étage. Le long du mur sont
installés un siège et un rail pour faire monter une personne
invalide. Je suppose que ce système a été mis en place après la
fracture du fémur de Mamisou. Je me demande s’il fonctionne
encore. L’étage sent un peu le renfermé. Il faut dire que la
chambre de Papichon est au rez-de-chaussée et que le reste de
la famille n’a plus mis les pieds ici depuis belle lurette. À
moins que Papa ne vienne parfois ? À cette hypothèse, mon
pouls accélère et l’envie d’enquêter me presse. Il va me falloir
fouiller toutes les pièces à la recherche d’un indice, et puis le
grenier aussi. Peut-être même la chambre de Papichon. Je
frissonne. Bon, ça, ce ne sera qu’en dernier recours. Je n’ai
aucune envie de finir menacé par un fusil de chasse.
Je pénètre dans la chambre d’enfant de Papa. Je l’avais
redécorée avec lui le jour de mes huit ans. Mon regard traîne
sur les petites voitures, l’harmonica et l’arc d’Indien, puis je
me laisse tomber sur le matelas. Je me raccroche à l’espoir
que, en revenant sur les lieux qui ont vu grandir mon père, je
retrouverai sa trace. J’espère vraiment ne pas me tromper, car
mon moral ne supportera pas un nouvel échec.
Chapitre 45
Laurie

J’appuie frénétiquement sur le bouton d’appel de


l’ascenseur, en vain. Je tente de masquer mon agacement à
Maman. Il ne peut pas être en panne. Ce n’est pas
envisageable. Pas d’ascenseur, pas de sortie pour Maman. Et
très peu pour moi – puisque Eliott est parti. L’appartement ne
fait que soixante-dix mètres carrés. Sans balcon, évidemment.
Prison. Le mot tourne dans ma tête. J’appuie une nouvelle
fois. Je me fais violence pour couper court au flux de pensées
négatives qui m’assaille. Je pourrais peut-être porter le
fauteuil ? Dans l’escalier en colimaçon, sur trois étages ? Ma
pauvre Laurie, tu perds la tête.
— Il ne… ne mache pas ?
— Apparemment non, je soupire.
Maman me sourit.
— Tant pis. On… On… che… promèn… promènera pius
tard.
Je me mords la lèvre. Elle fait bonne figure alors que je sens
les derniers reliquats de ma patience s’envoler. Le cœur
battant, j’attrape les clés dans ma poche et rouvre la porte. Je
pousse Maman jusqu’au salon. J’entreprends de lui retirer son
manteau, mais mes mains tremblent.
J’en ai assez. Est-ce que toutes les forces de l’univers se
sont liguées pour faire de ma vie un enfer ? Mon connard de
père s’est barré, mon mec m’a lâchée, ma mère est dépendante
et l’ascenseur vient de nous condamner.
Claustrophobie. Mes yeux picotent, ma gorge semble
soudain nouée par une corde rêche. J’enlève l’écharpe de
Maman, trop précipitamment pour qu’elle ne s’aperçoive pas
de mon trouble.
— Je vais acheter du pain.
— Lau… rie.
J’ignore son appel et claque la porte, malgré l’inquiétude de
la laisser seule. J’ai besoin d’air. Même trente secondes. Juste
trente secondes. Sur le palier, j’appelle encore l’ascenseur.
Peut-être qu’il me faisait juste une blague ? Les secondes
s’écoulent. Rien. Évidemment. Pauvre cruche que je suis.
Comme si un ascenseur pouvait remarcher pour mon bon
plaisir.
— PUTAIN !
Mon cri m’a fait peur. Je dévale les escaliers, cours sur le
trottoir. Les sanglots secouent ma poitrine. La rue est bondée.
Putain !
Je fais demi-tour, les joues trempées, tape le code à l’entrée
de l’immeuble et descends au sous-sol. Le local à poubelles.
Ce sera parfait.
L’odeur me prend à la gorge, mais je m’en fiche. Ici, je suis
seule. Je peux hurler, crier, pleurer. Sans déranger. Sans être
dérangée. Sans que Maman sache.
— PUTAIN D’ASCENSEUR DE MERDE ! JE TE
DÉTESTE ! JE TE HAIS !
Je cogne plusieurs fois la poubelle jaune à grands coups de
pied. Le bruit du plastique résonne dans la pièce sombre. Je
hoquette. Encore, encore. Et puis je craque. Je me laisse
tomber contre le mur et, la tête sur les genoux, je pleure tout
mon saoul.
Je sais. Je sais que ce n’est qu’un ascenseur. Qu’avec un peu
de chance, dès demain, il sera réparé. Je sais que ce n’est pas
si grave. Pourtant, j’ai l’impression qu’un poids énorme s’est
abattu sur mes épaules. Je ne veux pas infliger un confinement
à Maman qui est déjà si souvent enfermée. Je ne veux pas être
cantonnée à notre appart. Je ne veux pas que tout devienne
encore plus compliqué. Je ne veux pas que Maman soit
malade. Je ne veux pas. Je ne veux pas !
Au milieu de ma détresse, la voix de la raison me secoue.
Maman est malade.
Je le sais très bien.
Et je ne peux rien y faire.
Je préférais avant. Quand elle allait bien. Quand j’étais
petite. Quand on était heureux tous les quatre. Quand on était
une famille.
La réalité me rattrape soudain.
Maman est toute seule ! Elle pourrait avoir besoin de
quelque chose. Lentement, je déplie mes jambes et me relève.
J’essuie mes yeux, me compose une bonne mine, même si
Maman se doutera bien de quelque chose. Allez, Lo, un peu de
courage. Va acheter ce pain. Et, à regret, je quitte mon refuge.
Je n’ai plus que le local à ordures pour pleurer. Quelle
tristesse.

Xander sonne à 18 heures tapantes. Il s’améliore, niveau


ponctualité. Je lui ouvre sans arriver à jouer la fille
enthousiaste. Non seulement je l’ai déjà fait ce matin, mais la
panne d’ascenseur m’a privée de mes dernières forces.
Évidemment, mon état ne lui échappe pas.
— Tu n’as pas l’air en forme.
— L’ascenseur ne fonctionne plus. Maman doit aller voir le
médecin en fin de semaine et je ne sais pas comment je vais
me débrouiller.
— C’est embêtant.
Sans blague.
— Maman est dans son lit. Appelle-moi si tu as besoin de
quelque chose.
Je tourne les talons et m’engouffre dans ma chambre avant
qu’il ne pose plus de questions. La vérité, c’est que je
recommence à l’éviter. Un peu. Mais pas pour les mêmes
raisons qu’au début. J’aimerais simplement ne pas trop
l’apprécier. Il a bien assez de Liz à ses pieds.
Je ne sais combien de temps s’est écoulé quand on frappe à
la porte. Je me redresse sur les coussins où j’étais affalée et
autorise Xander à entrer. Il referme derrière lui, tire ma chaise
de bureau et s’assied face à moi.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Ma barrière mentale se dresse. De nouveau, la peur qu’il ne
perce à jour mes difficultés s’infiltre en moi. Cela faisait des
semaines que je n’avais pas détesté son regard sombre.
— Rien.
— On commence à se connaître assez pour que tu puisses
me parler, non ?
— Se connaître ? Je ne suis pas sûre qu’on se connaisse,
non.
Il fronce les sourcils.
— Je t’écoute.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, Xander. Mais tu n’as pas
besoin de jouer au psy avec moi pour bien faire ton boulot,
rassure-toi.
L’agacement se lit sur ses traits.
— Je vois que la Laurie de mon arrivée est de retour.
Je serre les dents. Rouvrir les hostilités ne nous mènera
nulle part.
— Pourquoi tu ne m’as jamais parlé du mannequinat ?
— C’est à cause de ça que tu fais la tête ?
— Non. C’est à cause de l’ascenseur.
Et du kiné qui m’a annoncé qu’il envisageait de cesser les
visites à domicile – ce qui signifie en trouver un autre pour
continuer la rééducation de Maman, mission quasi impossible.
Et des partiels qui approchent, et des comptes à faire, et de
mon dos qui me fait de plus en plus mal à force de porter
Maman pour les transferts.
Ah, et de ta copine top-modèle, aussi.
Xander me regarde avec l’air de celui qui n’en croit pas un
mot.
— Je n’en parle jamais, à personne… Il y a un monde entre
le mannequinat et le soin. Je préfère éviter les ragots d’un côté
comme de l’autre, donc je sépare clairement les deux.
— Pourquoi avoir pris le risque que je le découvre en me
proposant de rester avec vous hier soir, alors ?
Il se lève, s’approche de moi et soulève doucement mon
menton. Ses yeux noirs se fondent dans les miens et
chamboulent le rythme de mon cœur.
— Parce que tu renverses toutes les barrières que j’ai
érigées autour de moi.
La surprise éteint ma voix. Qu’est-ce que cela signifie ? Il
laisse retomber sa main et s’éloigne avant de reprendre d’un
ton neutre :
— Tu viens dîner avec ta mère ?
Je me laisse convaincre. Après le repas, nous nous installons
devant un film comique qui chasse ma morosité. Bientôt, nous
rions tous les trois de bon cœur. Je regarde les visages
détendus de Xander et de Maman. Je me sens bien. Être
entourée de ceux que j’aime et saisir les étincelles de joie.
Peut-être que le bonheur n’est qu’un état d’esprit, finalement ?
Chapitre 46
Eliott

— Atchoum !
J’attrape un énième mouchoir, agacé. Je ne me savais pas
allergique à la poussière. C’est le pied quand on fouille un
grenier. La lumière filtre à travers le vasistas, éclairant les
nombreux cartons que j’ai déjà ouverts. Si on excepte mes
yeux qui pleurent, ma gorge qui gratte et mon nez qui coule,
ma matinée n’est pas désagréable. Les reliques que je
découvre sont sympas : une vieille machine à écrire, un truc
qui ressemble à un Minitel, une collection de papillons
épinglés dans une série de cadres (que je trouve super
glauque). Et des livres, beaucoup de livres. Dont un sur
l’amour, qui a attisé ma curiosité.
Je mets bientôt la main sur un carnet de dessins. Le nom de
Papa est inscrit sur la première page. L’émotion me saisit en le
feuilletant. Des visages, esquissés au crayon. Le premier est
celui de Maman. Elle a une trentaine d’années, les cheveux au
vent. Son sourire lumineux est si bien rendu que je me fige :
depuis quand ne l’ai-je pas vue sourire ainsi ? Mes doigts se
crispent sur le carnet.
Maman sourit toujours, souvent même. Mais ce sourire-là,
qui rayonne de joie et de paix, je ne le croise plus. Je jette un
œil rapide au reste des dessins afin de ne pas passer à côté
d’un indice, mais refuse de m’attarder sur ceux qui nous
représentent.
Le carton suivant me laisse songeur. Des tas d’albums
photos. Ai-je vraiment l’énergie de remuer la mémoire
familiale ? De me retrouver face à l’enfance de Papa et à la
nôtre ? De me prendre ce qui fut notre bonheur en pleine
figure ?
— Eliott !
L’appel de Papi m’évite de choisir. Je me glisse à travers la
trappe et rejoins le couloir.
— J’arrive !
L’odeur du pot-au-feu titille mes narines. Papichon est aussi
grognon qu’il est bon cuistot ! Je me lave les mains et
m’assieds à table. Il me sert sans un mot, puis entame son
repas. Depuis mon arrivée, nous n’avons échangé que des
banalités. Et encore, le moins possible. Seulement, je vais
avoir besoin d’informations pour mes recherches. Je me décide
à rompre le silence.
— Dis, Papi, est-ce que certains des amis de Papa habitent
toujours dans le coin ?
Il fronce le nez en levant la tête vers moi.
— Mmmh.
Ce grognement m’avance. Je patiente en comptant les
secondes, espérant qu’il ajoute une série de phrases, si possible
cohérente et informative, au « mmmh ».
— Pourquoi ?
Je me retiens de lever les yeux au ciel.
— Je veux contacter Papa.
— Pourquoi ?
Cette fois, je lâche un soupir exaspéré. Ils ont quoi, tous, à
vouloir que je me justifie ?
— C’est mon père ! J’ai bien le droit de chercher à lui
parler, non ?
— Ton père est un couillon.
Je hausse un sourcil. Je vois que lui aussi tient Papa en
haute estime.
— Je suis bien d’accord. Mais ce n’est pas une raison pour
nous laisser dans la galère à ce point !
La main de Papichon s’immobilise, la fourchette à mi-
distance de sa bouche.
— La galère ?
Il a l’air surpris. Un rictus ironique déforme mes lèvres.
— Oui, la galère. Pendant qu’il se la coule douce avec sa
meuf, nous on tente d’aider Maman à avoir la vie la plus digne
possible. Sauf que ça devrait aussi être son taf !
Il reste interdit.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Vous manquez
d’argent ?
Papichon a toujours été branché fric. Il a bossé dur toute sa
vie, économisé et surtout eu le flair d’investir dans des terrains
agricoles qui, rachetés par des promoteurs immobiliers, lui ont
rapporté un joli pactole. Je ne vais pas m’en plaindre, sans lui,
je ne sais pas comment on ferait pour manger, mais il n’y a pas
que ça dans la vie.
— Non, ça va. C’est pas le grand luxe mais on s’en sort. Je
parle juste du quotidien… Depuis que Maman est rentrée du
centre de réadaptation, en novembre, c’est…
— Quel centre ?
— Tu sais, le centre où elle a passé plusieurs semaines,
après son AVC.
Il ouvre des yeux immenses et reste muet. Seulement, cette
fois, j’ai l’impression que c’est la surprise qui lui coupe la
langue.
— Tu… tu n’étais pas au courant ?
— Non…
— Laurie ne t’a rien dit ?
— Non.
Je ne trouve rien à répondre. Laurie l’a eu au téléphone à
Noël, je pensais qu’elle l’aurait prévenu. Cela dit, je ne l’ai
jamais mentionné non plus. Je me contente de répondre
« comme d’habitude » à chaque fois qu’il demande comment
nous allons. Si Laurie fait pareil, pas étonnant qu’il ignore tant
de choses.
— Ta mère a eu un AVC ? souffle-t-il, visiblement sonné.
Je prends une profonde inspiration et lui résume l’évolution
de sa santé depuis l’été dernier. Au fil de mon récit, ses
épaules s’affaissent et son teint pâlit. J’avais depuis longtemps
acté que Papichon se fichait pas mal de notre sort, mais le voir
ainsi affecté me touche. Peut-être qu’il nous aime quand même
un peu ?
Quand je me tais, il me fixe un moment, puis se lève et
quitte la table. Je finis le repas seul et sans appétit puis
débarrasse mon assiette. Est-ce que notre vie aurait été
différente, ces derniers mois, si Papichon avait su ? Sans doute
pas, mais tout de même… Je ne pensais pas que la
communication était un art si difficile.

Laurie

22 h 15. La sonnette retentit, m’avertissant que Maman a


besoin de moi. Je délaisse immédiatement mes révisions pour
la rejoindre.
— Oui ?
Maman lève des yeux désolés. Le verre que j’avais oublié
de ranger gît au sol. L’eau a inondé la table à roulettes, son
livre et sa chemise de nuit. Je suppose que Maman a tenté de
boire, mais que son bras l’a trahie.
— Je… je suis dé… déjolée de te… dé… dé… ranger.
— Mais non, Maman ! Je vais éponger tout ça !
— N… non. Che… che n’est p… pas… ça. Tu… tu p…
peux m’ai… m’aider à aller… aux… aux… WC ?
Il me faut une seconde pour comprendre que le verre est
probablement renversé depuis un moment. Maman rechigne
toujours à me déranger, surtout si tard. Elle ne réalise pas qu’il
est plus dur pour moi de la trouver mouillée ou sale le matin
que d’être réveillée pendant la nuit.
— Bien sûr !
J’attrape le fauteuil roulant, accroche la poche à urine
dessus, bloque les roues, déplace la table, découvre Maman,
puis entame le transfert. Je porte ses jambes jusqu’au bord du
lit, puis l’aide à tourner ses épaules. Une fois qu’elle est assise,
je la prends contre moi, la soulève, tourne, la positionne dos à
l’assise puis la dépose sur le siège. Mon dos proteste, mais je
l’ignore, les dents serrées. Je ne sais pas depuis combien de
temps Maman se retient et je préfère éviter une fuite. Je pousse
le fauteuil jusqu’aux toilettes et l’aide à effectuer le transfert
inverse.
Une fois qu’elle est installée, je ressors et ferme la porte. Vu
l’heure, j’aurais probablement pu lui proposer de faire ses
besoins sur le bassin, mais je m’efforce d’éviter ça. C’est fou,
malgré le temps, je n’arrive pas à me faire à certains détails.
Maman m’appelle, me tirant de mes pensées. Je la nettoie
rapidement, me lave les mains puis l’aide à se recoucher, sans
oublier d’essuyer l’eau qui continue de goutter sur le sol.
J’écourte ses remerciements d’un baiser et retrouve ma
chambre.
22 h 32. Je bâille. Pourtant, je suis certaine que je ne
trouverai pas le sommeil avant longtemps. J’avise les cachets
sur mon bureau. Hier, il m’en a fallu deux pour dormir quatre
heures à peine. Il ne me reste plus que trois pilules magiques :
je devrai m’en passer ce soir. Je me laisse tomber sur le lit.
Mes muscles tirent. Ce serait plus facile, si Maman n’était
plus là.
J’arrête brutalement de respirer. Co… comment j’ai pu
penser ça ?
Les secondes s’égrènent, lentes et silencieuses.
Je suis un monstre.
Les vibrations de mon portable m’extirpent de ma
culpabilité. J’attrape mon smartphone et accepte l’appel visio
de mon frère.
— Eh bah, tu en fais une tête ! Je te manque à ce point-là ?
Son expression moqueuse m’arrache un sourire.
— Est-ce qu’un « oui » ferait de toi l’ado le plus heureux de
la planète ?
— Mmmh. Peut-être. Comment va Maman ?
— Tu m’as envoyé combien de textos avec cette question
aujourd’hui ? Douze ?
— Rho, c’est bon. Ça me fait tellement bizarre d’être loin.
J’ai l’impression de l’abandonner.
Je secoue la tête.
— Tu as quinze ans et tu pars sept jours chez ton grand-
père ! Tu ne l’abandonnes pas ! Au contraire, elle est ravie que
tu prennes l’air.
Il baisse les yeux et soupire.
— Ça ne fait que deux jours, et j’ai l’impression que c’est
une éternité.
Je fixe un moment les pixels de l’écran. J’ai beau dire, je le
comprends. Cet étrange paradoxe qui nous poursuit au
quotidien. Le besoin d’être auprès d’elle, de l’aider, de l’aimer
à chaque instant, et ce malgré l’épuisement, la lassitude,
l’envie de liberté et de temps pour soi. Malgré les affreuses
pensées qui me surprennent parfois et qui me rendent malade.
— Tu crois qu’elle a plus besoin de nous que nous d’elle ?
me demande Eliott.
— Je crois que c’est une question inutile.
Il hoche la tête, ses jolis yeux clairs perdus dans le lointain,
et change de sujet.
— Tu n’avais pas informé Papichon, pour l’AVC de
Maman ?
Je réfléchis une seconde puis réponds :
— Euh… non.
— Pourquoi ?
Nul reproche dans sa voix, juste son habituelle curiosité.
— Je ne sais pas, il n’appelle jamais. C’est moi qui ai
téléphoné à Noël, par pure politesse. On a échangé des
banalités, je n’ai même pas pensé à lui en parler. Ou pas eu
l’occasion, il avait sûrement raccroché avant.
— Mmmh.
— Et puis, je ne vois pas ce que ça aurait changé. Depuis le
départ de Papa, il ne prend plus aucune nouvelle. Il se moque
de notre existence, alors qu’est-ce que ça peut lui faire ?
Eliott grimace puis hausse les épaules.
— Justement, je me demande s’il s’en fiche tant que ça…
— Eh bien, qu’il nous témoigne un peu d’intérêt !
— Il nous file des sous tous les mois, depuis que Papa est
parti.
— L’argent ne fait pas tout.
— Mais c’est peut-être son langage de l’amour ?
Je reste coi. Son langage de l’amour ? Devant mon
expression perplexe, Eliott agite un bouquin rose face à la
caméra.
— J’ai lu ça, cette aprèm. Selon l’auteur, il y aurait cinq
langages de l’amour. Et, pour faire simple, le fait de ne pas
parler le même que sa moitié serait à l’origine de la plupart des
divorces.
Je souris devant le grossier résumé de l’affaire. Cela dit,
Eliott a piqué ma curiosité. Il m’explique pendant plusieurs
minutes comment découvrir le langage d’amour de l’autre afin
de lui exprimer notre amour de manière qu’il le comprenne,
comment découvrir le nôtre, aussi. J’admets que le propos est
intéressant. Eliott semble avoir dévoré le bouquin. Y
cherchait-il des réponses au sujet de la rupture de nos parents ?
Ou s’est-il entiché d’une fille du lycée ? Nous bavardons
jusqu’à une heure tardive, peu enclins à aller nous coucher, et
quand enfin j’éteins la lumière je sombre miraculeusement
dans le sommeil.
Chapitre 47
Xander

Je pousse la porte de mon studio, le corps lourd. Ma sacoche


échoue dans un coin. Je me lave mécaniquement les mains, me
déshabille, éteins la lumière et me glisse sous les draps, sans
l’énergie de me faire à manger. Longtemps, je fixe le plafond
en pente dans le noir. À quelques kilomètres d’ici, je suis
certain que Mme Samely et Laurie le fixent aussi. Peut-être
qu’Eliott dort, lui, au moins. J’en doute.
Ce soir, l’impuissance me dévore. Je ne sais s’il existe pire
sentiment. La bouche pâteuse, je ferme les paupières. Laurie
sombre. Depuis le dernier séjour de sa mère à l’hôpital, elle
use ses ultimes forces pour lutter, mais bientôt elle s’épuisera.
Son aura est de plus en plus terne. De temps à autre, elle
s’illumine, lors d’une plaisanterie ou d’une discussion, puis les
nuages la voilent à nouveau. Le départ d’Eliott, il y a quatre
jours, n’a rien arrangé. La panne d’ascenseur non plus.
Je me tourne. Mme Samely est bien consciente de l’état de
sa fille. Ses phrases sibyllines trahissent son inquiétude, mais
que faire ?
Ce soir encore, Laurie s’est entêtée à prétendre que tout
allait bien et a passé son temps recluse dans sa chambre.
Parfois, j’ai envie de la secouer ! Qu’elle accepte de
reconnaître qu’elle est à bout et qu’il n’y a aucune honte à
cela ! Qui ne le serait pas, à sa place ?
Et si elle le reconnaissait ? Si elle acceptait ton aide ?
Crois-tu vraiment que des mots suffiraient à alléger son
fardeau ?
Je rouvre les yeux, la gorge nouée. Peut-être que la réalité
est que je ne peux rien pour elle ?
L’écran de mon téléphone s’allume, baignant la pièce d’un
halo bleuté. Je viens de rater l’appel de Sonia. J’hésite à
écouter son message vocal puis m’y résigne. Sa voix grave aux
accents sensuels résonne :
« Xander, Xander… Je vais finir par croire que tu
m’ignores. Mais tu ne ferais pas ça, n’est-ce pas ? »
Son ton amusé me fait frissonner.
« Carlos m’a dit que tu avais signé avec l’agence.
Enhorabuena ! Passe chez moi, un soir, qu’on discute… ça fait
longtemps. Hasta luego ! »
Je soupire en reposant mon portable. Moins je fréquente les
De Luca, mieux je me porte. Pour autant, je ne pourrai pas me
défiler indéfiniment.

Un mois qu’il vit en France. Désormais, il réside dans un


studio de vingt mètres mètres carrés, avec un garçon brésilien
arrivé peu après lui, recruté aussi par Sonia et Carlos. Les
premiers shootings se déroulent plutôt bien. Il se révèle
étonnamment à l’aise face aux photographes. Et puis, ça lui
plaît. Il n’a jamais porté de vêtements si élégants, jamais
connu un tel luxe. Il s’émerveille sur les plateaux, mais aussi
dans la ville. La vie parisienne, le métro, la tour Eiffel, les
grands boulevards. Tout lui paraît si différent et si beau
comparé à ce qu’il connaissait ! À la moindre occasion, il part
découvrir Paris, sillonne les quartiers. Seule ombre au
tableau : la peur de se faire contrôler. Il fuit les policiers,
conscient que, sans passeport ni titre de séjour, il est voué à
l’expulsion. Certes, il a eu la présence d’esprit de prendre des
photos de ses papiers, mais il doute que ce soit suffisant.
Et puis, au cours d’un shooting, il rencontre Javier, jeune
photographe d’origine espagnole, élevé en France. Très vite,
leur amitié grandit. Une de celles dont on ne comprend ni la
vitesse ni la force avec lesquelles elles se tissent. Javier se met
en tête de l’aider à perfectionner son français pour mieux
s’intégrer. Les premières leçons sont difficiles, mais fort des
quelques bases retenues du lycée et de sa volonté de s’en
sortir, il progresse rapidement. Même son accent se gomme
peu à peu.
Un jour, le colocataire brésilien disparaît. Il ne l’avait pas
prévenu, mais lui avait touché deux mots de sa convocation
chez les De Luca. Selon eux, il ne se débrouillait pas assez
bien comme mannequin. Mieux valait qu’il se reconvertisse.
Xander ne se souvient que trop bien de l’avertissement de
Sonia. Il doit lui rembourser le voyage, autrement elle lui
trouvera un « autre travail ». Seulement, il n’a aucune idée de
la somme qu’ont rapportée les shootings auxquels il a
participé jusqu’à maintenant. La panique le gagne. Et s’il était
le prochain sur la liste ? Ce soir-là, il a le cœur trop lourd
pour ne pas se confier. Alors, malgré la peur, il s’ouvre à
Javier. Il lui raconte tout, depuis le début.
Javier lui conseille de soutirer, avec prudence, des
informations à Sonia ; il lui apporte également ses
connaissances quant aux tarifs des prestations des
mannequins. D’après ses calculs, le voyage devrait déjà être
remboursé. Plusieurs jours lui sont nécessaires pour se sentir
prêt à affronter Sonia. Il réfléchit longuement aux meilleures
armes pour espérer gagner quelques concessions. Il finit par
choisir celles de son adversaire : le charme et l’hypocrisie.
La négociation se passe un verre de vin à la main, dans l’un
des salons de l’appartement de Sonia. Elle admet qu’il leur a
rapporté bien plus que le prix du billet, mais lui signifie
subtilement qu’il ne récupérera pas ses papiers pour autant.
D’une voix suave, elle s’enquiert du prénom de sa petite sœur.
Car il a bien une petite sœur, n’est-ce pas ? Une magnifique
jeune femme à laquelle il serait dommage qu’il arrive des
ennuis.
Son sang se glace, et il lui faut un effort surhumain pour
rester impassible. Sonia lui sourit, avec une grâce féline. Il ne
répond rien, malgré le torrent de haine qui coule en cascade
dans ses veines. Puis elle le rassure. Ce n’était qu’une
question ; d’ailleurs, elle l’apprécie, lui, bien plus que la
moyenne. Elle lui reversera une partie de l’argent qui lui est
dû et continuera à le loger gratuitement dans la chambre de
bonne où il habite. Sans colocataire.

Eliott

N’ayant bien entendu rien réussi à tirer de Papichon, j’ai dû


trouver moi-même les noms des anciens copains de Papa. Par
chance, toutes ses photos de classe ont été soigneusement
annotées et les Pages Jaunes semblent particulièrement
compétentes dans le coin. J’ai passé plusieurs coups de fil, en
vain (évidemment), et j’ai une petite liste d’adresses où sonner
dans les environs. Pour une fois, je vais abandonner mon skate
au profit du vélo de Papa, ça ira plus vite. Enfin, si je ne me
ramasse pas au bout de cinquante mètres.
Dans la cuisine, l’odeur de la sauce qui mijote m’ouvre
l’appétit. Je soulève le couvercle de la casserole, histoire de
jeter un œil à l’intérieur.
— Ah, tu es là, toi ?
L’arrivée de Papi me fait sursauter, je lâche le couvercle qui
tombe sur mon avant-bras. La douleur me lacère la peau. Une
énorme cloque se forme, tandis que les larmes me montent aux
yeux. Je me précipite vers l’évier, où j’inonde ma blessure,
sans parvenir à calmer ma douleur.
Papi nettoie mes dégâts sans un mot ni un signe de
compassion. Quand il n’y a plus trace de mes bêtises, il
grommelle :
— Fais voir.
Je lui tends mon poignet pour qu’il constate que je ne me
suis pas raté. Il secoue la tête, me faisant bien comprendre
qu’il n’en pense pas moins, puis place sa main au-dessus de
ma brûlure et ferme les yeux. Très vite, je crois sentir un vent
frais sur ma peau, puis la douleur régresse jusqu’à disparaître.
Même la cloque me semble moins imposante. Enfin, il me
lâche et s’éloigne.
— Co… comment tu as fait ça ?
— On a tous nos petits secrets.
Il ouvre le tiroir et en sort une nappe.
— Dis-moi, s’il te plaît, Papi !
Pas de réponse. Mais il ne sait pas à qui il a affaire. Je vais
le tanner nuit et jour jusqu’à ce qu’il craque. Bon, il me
renverra peut-être à Paris à grand renfort de coups de pied aux
fesses avant, mais je m’en fiche. Je veux comprendre.
Mes piaillements finissent par l’agacer mais, alors que je
pensais qu’il s’énerverait, il me tend sa paume.
— Voyons déjà si tu as un bon flux, avant de perdre notre
temps.
— Un flux ?
— Ta main.
Je place ma paume au-dessus de la sienne et, étrangement,
j’ai l’impression qu’une énergie tiède passe entre elles. Ou
alors je l’invente, parce que je veux y croire. Les rides de
Papichon se creusent, il se concentre.
— Impressionnant. Tu sens ?
— Oui, je… je crois.
— Bon, essaie déjà de sentir ton propre flux, entre tes
mains. Joue avec, apprends à le maîtriser. Ensuite, tu pourras
essayer de sentir ceux de tes petits camarades, de ta mère ou
de ta sœur, comme je viens de le faire avec toi.
— Et après ?
— Impatient ! Fais déjà ça. Quand tu seras au point, on
discutera de la suite.
Il se remet à servir le repas puis se renferme dans son
mutisme. Je médite ses paroles, tout en constatant que je n’ai
plus du tout mal. Au dessert, je demande d’une petite voix :
— Ça a un nom, ce que tu viens de faire ? À part
« magie » ?
Il se lève et jette sa serviette.
— Tu débarrasseras ?
— Après ta réponse, oui !
Un grognement s’échappe de sa gorge.
— Dans la famille, on coupe le feu. Enfin, les hommes
surtout. Mais ton père n’a jamais été foutu de sentir le moindre
flux ; je ne pensais pas que tu y arriverais.
— Je croyais que ça n’existait pas ?
— Chacun croit ce qu’il veut, marmonne-t-il avant de
disparaître.
Je me gratte la tête, abasourdi. Papichon serait un coupeur
de feu ? La plupart des gens ne croient pas à ce genre de
« dons », pourtant ma plaie ne me lance plus… Je scrute ma
peau. Et si ça existait vraiment ?
Chapitre 48
Eliott

L’appel de Jade coupe court à mes questionnements. Depuis


l’affaire Lary, je lui en veux un peu. Je laisse sonner. Elle
rappelle. Une fois, deux fois. L’inquiétude me pousse à
décrocher.
— Salut, je bougonne. Il y a un problème ?
— À part que tu me fais la tête sans raison ?
Sa voix est aussi cassante que blessée.
— Trahison, c’est un motif suffisant, non ?
— De… de quoi tu parles, Eliott ?
— De Lary. Il t’a entendue parler de ma mère et,
maintenant, je suis sûr que tout le lycée est au courant.
Elle reste silencieuse.
— Je n’en ai parlé à personne… Je te le jure.
— C’est lui qui me l’a dit !
— Et tu le crois plus que moi ?
La justesse de sa remarque me fait douter.
— Comment l’aurait-il su alors ?
— Peut-être qu’il nous a entendus discuter du projet pour
l’exposition de fin d’année ?
C’est plausible, en effet.
— Eliott, je t’assure que je n’ai jamais rien dit. Tu me
connais, non ? Ce n’est pas mon genre.
Je dois avouer qu’elle a raison. Elle enchaîne :
— Par contre, ça me blesse que tu remettes notre amitié en
cause pour les bêtises de Lary. J’ai horreur des gens qui
enterrent les problèmes. Si tu as un truc à me dire, dis-le, mais
ne m’ignore pas comme tu l’as fait ces derniers jours !
— Je suis désolé.
— J’espère bien !
En vérité, je me sens un peu con. Et soulagé aussi.
— Tu crois que les autres sont au courant ?
— Pour ta mère ?
— Oui.
— Je pense, malheureusement. Plusieurs copines m’ont
demandé si c’était vrai. Mais comme Lary n’a pas été précis
sur le handicap de ta mère, il y a beaucoup de conneries qui
circulent.
— Génial. Tu as des exemples ?
Elle élude ma question.
— Écoute… Je sais que tu es contre l’idée, mais tu devrais
participer à l’expo. Leur montrer la réalité, plutôt que les
laisser l’inventer.
Sa phrase fait mouche. Jade réussit toujours à persuader les
gens. Elle possède ce don de trouver le mot, l’argument, la
situation pour vous convaincre.
— Je vais y réfléchir.
Elle ne répond rien, mais j’entends son sourire, à deux cents
kilomètres de distance.

Xander
>Vas-y sans moi. Je préfère ne pas laisser ma mère.
Je crispe la main autour de mon portable.
— Mais il ne va rien lui arriver en trente minutes, à ta
mère !
Ma voix a brisé le silence de la rue. Je clique sur l’icône
d’appel, espérant que Laurie me répondra. Une sonnerie, deux
sonneries…
— Oui ? chuchote-t-elle.
— Je suis en bas de chez toi. On court juste une demi-heure.
Tu seras rentrée avant que ta mère se réveille.
— Elle pourrait avoir besoin d’un truc ou… Je préfère être
là.
Je me mords la langue. Une partie de moi – la plus
professionnelle, sans doute – lui donne raison. Mme Samely
ne peut pas se lever seule. Elle pourrait avoir besoin d’aller
aux toilettes, d’un paracétamol ou d’un verre d’eau. Et, en
poussant le drame à son paroxysme, elle pourrait faire une
fausse route avec sa salive ou un malaise. Mieux vaut une
présence permanente auprès d’elle. Cependant, l’autre partie
de moi – celle qui se soucie plus de Laurie que de sa mère –
me hurle que ce n’est qu’une excuse. Et un pas de plus sur la
pente du burn-out.
— Tu m’évites ?
Ma question doit la prendre de court car elle ne répond pas
tout de suite.
— Non.
— Je ne te crois qu’à moitié.
— Tant pis pour toi ! Je suis juste raisonnable et, en tant que
professionnel de la santé, tu devrais l’être aussi.
Sa pique m’exaspère. Ces derniers jours, je retrouve la
Laurie cassante qui m’insupportait tant. Ai-je fait quelque
chose qui lui a déplu ou est-ce simplement la souffrance née
de son quotidien qui s’exprime ? Toujours est-il que l’équilibre
que j’avais acquis avec elle vacille.
— Dans ce cas, faisons du gainage dans ton salon.
— On risque de la réveiller.
— Dans ta chambre ?
Elle rit, et ce son me surprend. Il me rappelle que je
l’entends de moins en moins.
— Ça devient bizarre.
Je soupire, ne pouvant décemment pas insister. Pourtant, son
refus me peine.
— On se voit tout à l’heure. Bonne course !
Elle raccroche. Mes foulées m’éloignent de son immeuble
mais n’effacent pas ma contrariété ; alors je cours plus vite
encore, espérant que la brûlure dans mes poumons le fera.

Samedi matin, et l’ascenseur est toujours en panne. Le


souffle court, j’abdique.
— On n’y arrivera pas comme ça.
Laurie hoche la tête, une main sur le fauteuil de sa mère.
L’escalier est trop étroit pour que nous puissions descendre.
Nos tentatives se sont toutes soldées par des échecs.
— Tu penses que tu pourrais porter Maman ?
— Oui. On replie le fauteuil, je le descends, puis je remonte
vous chercher, Mélodie.
Je rentre dans l’appartement, dépose une chaise sur le palier
et y transfère Mme Samely.
— Je peux prendre le fauteuil, m’assure Laurie en
commençant à le plier.
— Ce n’est pas toi qui te plaignais d’avoir mal au dos,
hier ?
Elle rougit sans répondre. Je suppose qu’elle pensait parler
toute seule dans le salon, manque de chance, je l’ai entendue
en sortant de la chambre de sa mère. Elle n’insiste pas et je
m’empare du matériel. Manœuvrer avec un objet aussi
encombrant se révèle plus difficile que prévu. Mais le plus
complexe restera sans aucun doute de descendre (et de
remonter) Mme Samely.
Quelques minutes plus tard, je dépose enfin la mère de
Laurie dans son fauteuil, au rez-de-chaussée. J’essuie d’un
revers de manche la sueur qui perle sur ma lèvre supérieure.
— Mer… ci.
— De rien, Mélodie.
Le regard de Laurie me remercie aussi. Je lui adresse un clin
d’œil, elle détourne brusquement les yeux. Quand elle agit
ainsi, je devine que je ne la laisse pas tout à fait indifférente.
Et cette idée ne me déplaît pas.
Nous accompagnons Mme Samely chez son généraliste, à
deux rues de là. Fort heureusement, ici, l’ascenseur
fonctionne. Je patiente sur mon téléphone pendant toute la
consultation puis Mme Samely me rejoint, le temps que sa fille
se fasse examiner. Cinq minutes plus tard, Laurie me fait signe
de venir, le visage fermé.
— Bonjour, monsieur.
— Bonjour, docteur.
— Vous êtes bien l’auxiliaire de vie de Mme Samely ?
— Oui.
— Nous discutions avec Laurie des possibles améliorations
concernant sa prise en charge.
— Celle de Laurie ou celle de sa mère ?
Ma voisine me fusille du regard, mais je crois déceler une
pointe d’amusement sur les traits du médecin.
— Je pensais à Mme Samely, mais si vous avez des
suggestions pour Laurie, je suis preneur.
— Il n’en a pas, déclare Laurie d’un ton tranchant.
Je réfléchis. Je ne suis présent que quatre à cinq heures par
jour, ce qui est déjà beaucoup, mais pas suffisant pour soulager
Laurie et son frère. Une présence de nuit pourrait être
bénéfique, mais je me doute qu’ils n’ont pas les moyens de se
l’offrir. L’appartement a déjà été optimisé par un
ergothérapeute, les soignants se déplacent à domicile – sauf le
kiné qui vient de décider de se reconvertir. Les possibilités me
semblent limitées… Et pourtant, les enfants Samely auraient
besoin de plus de soutien.
Je demande :
— Je suppose qu’on ne peut pas majorer le nombre d’heures
de présence d’un auxiliaire de vie ?
— C’est peut-être possible, mais ça risque d’être le parcours
du combattant pour y arriver, admet le médecin. Et puis, il est
tellement difficile de trouver du personnel, mais vous le savez
mieux que moi…
En effet, cela ne court pas les rues. La plupart de mes
collègues ne comptent pas leurs heures, se dévouant corps et
âme à leurs patients. Ils travaillent bien plus que ne le voudrait
la loi, mais comment refuser notre aide à des patients qui ne
peuvent compter que sur nous ? Nous ne sommes pas assez
nombreux pour assurer une présence suffisante auprès d’eux,
tout en nous garantissant des week-ends et des semaines de
quarante heures. Notre sous-effectif est criant, et les patients et
leurs familles le paient. Sans parler de notre épuisement, pour
un salaire de misère. Je ne pensais pas qu’il y avait ce genre de
problèmes, en France. Les choses sont certes bien mieux
gérées qu’au Honduras, mais nous sommes loin de l’eldorado
que j’imaginais. Le médecin reprend :
— Ou alors, il faudrait placer ta mère dans un foyer adapté.
Le rire aigre de Laurie nous transmet sa réponse. Le
praticien n’insiste pas. J’ose :
— Il te faudrait des vacances. Ne serait-ce que quelques
jours.
— Eh bien demande à la maladie de Maman si elle compte
poser des congés. Je m’alignerai dessus.
Je déglutis, prenant sur moi pour contrôler mon énervement.
Je ne sais même pas s’il est dû au ton condescendant de Laurie
ou au fait qu’elle a raison.
— Bon, conclut le médecin, je vais continuer à y réfléchir.
En attendant, je te prescris des vitamines et du fer, tes résultats
d’analyses n’étaient pas terribles.
Je signifie au docteur que je rejoins la salle d’attente, où je
me laisse tomber à côté de Mme Samely.
— Co… comment va… va Laurie ?
— Vous le savez mieux que moi.
Elle secoue la tête, visiblement démoralisée.
— Cha… cha me… t… tue de la… la… voir… épuijée
par… ma faute. No… Norma… lement, c’est… c’est aux…
pa… rents de… veiller su… sur yeurs… enfants et… moi…
je…
— Vous êtes une bonne mère, Mélodie. Il suffit de voir
comme Laurie s’illumine en votre présence. Elle rit, elle joue.
Et je sais qu’elle se confie à vous.
Mme Samely se redresse et pose ses yeux verts sur moi. Il y
a deux mois, leur étincelle de vivacité et de malice me
surprenait. Aujourd’hui, je lui trouve le regard terne. Constater
les difficultés de ses enfants n’est certainement pas étranger à
ce changement. Son dernier séjour à l’hôpital non plus.
— Qu’aimiez-vous faire avec Laurie, avant ?
— Dancher.
Je les emmènerais bien à un spectacle, mais à la dernière
minute, cela ne me semble pas évident.
— Et sinon ?
— Faire les… bou… boutiques… A… a… ayer au… ci…
cinéma.
— Mmmh.
Le centre commercial le plus proche se situe place d’Italie,
mais est-il accessible aux personnes handicapées ? Ou alors,
Châtelet ? Laurie sort à ce moment-là, l’air renfrogné. Elle
m’emboîte le pas sans un mot et nous nous retrouvons bientôt
au milieu de la cohue parisienne. Ce n’est qu’en voyant que
nous dévions du chemin habituel que Laurie m’interroge :
— Tu sais que la maison n’est pas par là ?
— Tu as retrouvé ta langue ?
Elle ne répond pas.
— On va à Châtelet.
— Pour quoi faire ?
— Passer un bon moment.
Chapitre 49
Eliott

En nage, j’atteins le cimetière, situé à trois cents mètres de


la maison. Vu le nombre de kilomètres que j’ai engloutis
aujourd’hui, je ne dois pas être loin d’une étape du Tour de
France. J’accroche le vélo à l’entrée et pousse la grille, dépité.
Depuis hier après-midi, je bats la campagne dans l’espoir de
trouver un vieux copain de Papa qui saurait quelque chose.
Tout à l’heure, j’ai sonné à la dernière adresse de ma liste. J’ai
été accueilli par une dame qui m’a fait penser à Maman quand
elle était encore valide, ça m’a déprimé. Elle m’a filé de l’eau
et des gâteaux et m’a laissé parler avec son mari, un pote de
terminale de Papa. Il était surpris par ma requête, mais n’avait
pas l’ombre d’une information pour moi. Pas plus que les
autres.
Mes semelles raclent le gravier. C’est sans doute moi le
problème. Au fond, je sais très bien qu’on ne retrouve pas les
gens comme ça.
Au bout de l’allée, je m’assieds sur la tombe de Mamisou.
Elle est fleurie, bien plus que les tombes voisines. Ça me fait
chaud au cœur de penser que Papichon s’en occupe. Je suis sûr
qu’il est toujours amoureux, malgré l’au-delà. C’est beau. Plus
beau que de se barrer du jour au lendemain en abandonnant
femme et enfants. Mon géniteur a brisé mon idyllique vision
de l’amour. Papichon vient d’en recoller deux ou trois
morceaux. Merci, Papi.
Il fait bon, le soleil brille. Le cimetière est vide, comme
d’habitude. Est-ce que ça se fait de s’allonger sur une tombe ?
Pas pour dormir, pour causer avec son occupant ? Je décide
que oui et m’étends sur la pierre fraîche. Puis je parle à
Mamisou.
— J’ai fait chou blanc, Mamie. Ton fils a disparu, personne
ne sait où il est. Pire : tout le monde s’en fout. Je suppose que
toi, tu sais où il se terre. Si jamais tu veux partager tes
connaissances, hésite pas.
Je fixe le ciel bleu.
— Tu sais, jusqu’à maintenant, je lui en voulais, mais je
faisais comme si c’était pas grave. J’évitais d’y penser. Sauf
que je n’y arrive plus. Maman est très fragile et…
Ma voix se brise.
— Maman est… elle est fatiguée. Et je sais bien qu’elle va
l’être de plus en plus et qu’un jour elle va mourir. Et peut-être
que ce jour… ça sera bientôt. C’est…
J’inspire profondément et essuie mes yeux d’un revers de
manche.
— C’est horrible de me dire qu’elle va mourir, qu’elle va
être de plus en plus dépendante et que je ne peux rien faire ! Je
voudrais l’aider, je voudrais lui rendre sa santé d’avant, je
voudrais la voir danser avec ses élèves comme quand j’étais
petit. Sauf que je ne peux pas. Et je me sens… minuscule,
Mamie. Tout petit face à sa maladie. Et inutile. Tellement
inutile.
Je renifle deux fois.
— Du coup, j’essaie de la faire rire, de l’aider, de toujours
être souriant et gentil et d’avoir de bonnes notes. Je veux
surtout pas qu’elle s’inquiète. Mais je me dis, souvent, qu’elle
aurait besoin de son mari. Que Papa devrait être là. Qu’il
devrait se battre pour elle et pour nous. Et ça me rend fou de
penser qu’il se la coule douce avec une nana, pendant qu’on
lutte !
Les larmes dégoulinent sur mes joues. Pour une fois, je les y
laisse.
— Je suis fatigué, Mamie. Laurie aussi. Parfois, j’ai
l’impression que je vais exploser de tristesse et de fatigue. Et
pourtant, la seconde d’après je me sens heureux et prêt à
déplacer des montagnes, si Maman et Lo en ont besoin. Tu
crois que je deviens fou ?
Le silence s’installe, sans m’apporter la réponse. Les
cumulonimbus se poursuivent. Enfin, je sais pas ce que c’est,
j’y connais rien en nuages. Mais j’aime bien ce nom, ça sonne
comme les balais d’Harry Potter. Un sourire se faufile sur mon
visage et je me redresse.
— Ça m’a fait du bien de te parler, Mamie. C’est gentil de
m’avoir écouté.
Devant moi, un petit oiseau bleu atterrit. Il me fixe avec tant
de vivacité que je me demande à quoi il pense. Il s’approche,
encore et encore, jusqu’à ma chaussure. Pas stressé, l’oiseau.
Je lui tends ma paume, il s’envole et se pose dessus.
— Salut, toi.
Non, Eliott, tu discutes déjà avec les morts, pas la peine de
te mettre aux animaux.
— Cui.
Je souris. C’est drôle, je jurerais qu’il a l’air amusé. Peut-
être que c’est un oiseau magique qui lit dans les esprits ou
comprend l’humain ? Je me lève en soupirant. Je commence à
penser n’importe quoi, il est temps de rentrer.
J’ai fouillé un bon bout de la baraque, cherché les anciennes
connaissances de Papa… J’arrive au bout de mes ressources.
Reste la chambre de Papichon, dont je pressens qu’elle ne
m’apprendra pas grand-chose. L’oiseau se pose sur mon
épaule, ce que je prends comme un signe d’encouragement.
— Tu m’accompagnes jusqu’à la maison ?
— Cui.
Laurie

C’est étrange, la joie. Une émotion pétillante, mais délicate,


surprenante aussi. Elle peut nous cueillir en plein désert de
tristesse, nous arracher un rire et nous rappeler qu’il peut faire
bon vivre, en un instant. Cette après-midi, elle s’invite au
milieu de ma morosité.
Je ris, je ris à gorge déployée dans la galerie marchande.
Mes poumons brûlent tandis que je cours comme une dératée,
esquivant les passants, mais ce n’est pas douloureux, au
contraire. Cela me rappelle que je suis vivante, que mon âme,
mon corps et mon esprit peuvent encore vibrer à l’unisson. Je
saisis chaque seconde, m’en délecte, redécouvre que la joie est
le nectar de la vie.
Xander atteint le cinéma avant moi. Maman, qu’il vient de
brinquebaler dans une course folle, rit autant que nous.
— T’es un grand gamin !
— N’empêche que j’ai gagné, me lance Xander avec un
sourire vainqueur.
Maman m’offre un regard brillant qui me remplit de
bonheur. Les moments de joie. Ces jours-ci, je suis si fatiguée
que j’ai plus de mal à les attraper, et pourtant, ils sont toujours
là. Je me baisse et enlace ma mère, lui transmettant le flot
d’amour qui se déverse en moi.
— Bon, alors, ce film ? Vous vous êtes décidées ?

Je dois avoir une malédiction avec les téléphones : ils


sonnent toujours quand j’ai les mains mouillées. Je décroche
avec le coude et active tant bien que mal le haut-parleur.
— Coucou, Eliott.
— Hey, comment ça va ?
— Ça va.
— Je voulais savoir quand je devais rentrer ?
Je n’ai aucune envie de lui imposer de billet retour, mais son
absence commence à me peser. Je botte en touche :
— Papichon ne te supporte plus ?
— Si, si. Enfin, il n’a rien dit. C’est juste que… l’air de la
campagne me fait du bien et puis… il a promis de me montrer
un ou deux trucs.
— Un truc ?
— Oui, une histoire de flux.
Je suis de plus en plus interloquée.
— En résumé, tu veux rester ?
— Ben… si c’est possible. Je sais que ça fait déjà six jours
et…
Quelle horrible grande sœur je serais pour ne pas laisser
mon frère profiter de deux semaines de tranquillité, alors qu’il
m’aide à m’occuper de Maman tous les jours sans jamais se
plaindre ?
— Je vais demander à Maman, mais si elle est d’accord, tu
peux rester jusqu’à la fin des vacances.
— Merci !
Je fronce les sourcils. Il est sérieusement enthousiaste à
l’idée de se coltiner Papichon une semaine de plus ? Comme
s’il lisait dans mes pensées, il m’affirme :
— Tu sais, Papichon est plus cool qu’il n’en a l’air.
— Mouais.
— Au fait, l’ascenseur est réparé ?
— Demain, normalement. Heureusement que Xander m’a
aidée avant-hier pour aller chez le médecin…
Le tonitruant « à taaable ! » de Papichon nous interrompt, et
je raccroche, avec un énorme sentiment de solitude. La virée
ciné-boutiques que Xander nous a offerte samedi m’a fait un
bien fou, mais plus le temps passe, plus il me semble que les
effets bénéfiques des sorties s’estompent rapidement. Je me
remets à la vaisselle au moment où Xander sort de la chambre
de Maman. Il s’approche et me demande :
— Je peux te parler ?
Je déglutis. Cette phrase est la variante polie de « Assieds-
toi, faut que je te parle ».
— Oui.
Chapitre 50
Laurie

— Je pense qu’il faudrait organiser une hospitalisation de


répit pour ta Maman, le temps que tu souffles.
Le regard de Xander me transperce en même temps que sa
phrase. Incrédule, je constate :
— Tu n’y vas pas par quatre chemins.
— Quel intérêt ?
Je secoue la tête, sans comprendre pour quelle raison sa
proposition m’énerve tant.
— Pourquoi tu t’entêtes à refuser, Laurie ? Ça ne peut que
te faire du bien !
Je baisse les yeux, sentant une chaleur étouffante m’envahir.
— Tu vas devoir soutenir ta mère encore des mois, voire des
années. Ce n’est pas un sprint, c’est un marathon. Si tu ne fais
pas de pauses, tu vas craquer !
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Ne te la joue pas Wonderwoman ! On a tous nos limites
et tu es en train de franchir les tiennes. Si tu attends trop, c’est
toi qui vas finir à l’hôpital !
— Arrête ! Arrête de croire que, parce que tu es sympa, tu
as le droit de me dicter ma conduite !
— Je ne te dicte rien, j’essaie de vous éviter un naufrage !
— Un naufrage ? Est-ce que tu sous-entends que je suis
incapable de prendre soin de ma propre mère ?
Il lève les yeux au ciel. J’ai vraiment envie de l’étriper.
— Je n’ai jamais dit ça. Mais il n’est pire sourd que celui
qui ne veut pas entendre, hein ? Bon sang, Laurie, on parle de
trois jours ! Pas d’une année ! C’est quoi ton problème ? Tu as
peur de l’abandonner ?
— Non ! Mais je…
J’ai peur qu’elle meure. Toute seule. Pendant que je
m’amuserais loin d’elle.
Brusquement, ma gorge se noue. Mes muscles se relâchent.
Je n’avais jamais formulé cette pensée aussi clairement. La
tension entre nous retombe, la main de Xander se referme
doucement sur mon épaule.
— Hey…
Je chuchote :
— Je ne veux pas. C’est tout. Est-ce que j’ai vraiment
besoin de me justifier ?
— Tu ne peux pas n’être qu’un monstre de résistance,
Laurie.
J’inspire, tentant de canaliser mes émotions.
— Est-ce que tu en as conscience ?
Sa voix douce parvient à mes oreilles bourdonnantes. Je
hoche la tête, autant pour qu’il me lâche que parce que je sais,
au fond de moi, qu’il a raison. Les conseils d’Elisa sont ancrés
dans mon esprit ; je devrais accepter d’être aidée.
Mais pas en laissant Maman.
Nous restons un moment silencieux, puis il m’attire contre
lui et je ne trouve pas la force de le repousser. Je ferme les
yeux, enveloppée par son odeur. Je ne savais pas que je
pouvais me disputer avec quelqu’un qui ne soit pas Eliott, en
l’aimant tout autant.
Eliott

Un sourire béat sur le visage, je déplace mon flux le long du


bras de Papichon.
— Descends jusqu’à l’articulation du pouce, m’ordonne-t-il
de sa voix rocailleuse.
Je m’exécute et, comme par magie, le flux m’obéit.
— Concentre-toi, là. Est-ce que tu sens qu’il se modifie ?
Je ferme les yeux et focalise mon attention dessus. Il est
comme un courant d’air chaud entre le pouce de Papichon et
ma peau. De plus en plus chaud.
— Il y a plus de chaleur ici.
— Mmmh. Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que mon articulation est enflammée. J’ai une
poussée d’arthrose.
Je fronce les sourcils.
— Et je pourrais faire disparaître ta douleur ?
Il marmonne à moitié, mais je parviens à entendre son
espoir :
— Peut-être quand tu seras plus expérimenté…
Mon cœur se gonfle de fierté. Je suis certain qu’il croit en
mon potentiel.
— On va s’arrêter là.
— Oh, non ! On peut continuer ? Juste un peu ?
Une ébauche de sourire fleurit derrière sa moustache et il
ébouriffe mes cheveux. Une première en quinze ans.
— Bon, fait-il avec bonhomie, si tu y tiens. Mais pas
longtemps.
Il m’initie à la perception de nos flux un moment encore
avant de m’envoyer au lit. Lorsque j’enfouis enfin ma tête
dans le polochon, je me sens bien. Vraiment bien. J’étais venu
pour retrouver mon père, je repartirai en ayant découvert mon
grand-père. Je ne suis pas sûr de perdre au change. Depuis
qu’on parle énergies, Papichon se déride. Je crois qu’il
commence même à apprécier ma compagnie. De mon côté, je
fais l’effort d’aller vers lui. Cette après-midi, nous avons
jardiné pendant trois heures. Il n’a pas dit un mot,
évidemment, et ça a fini par être lourd, alors je lui ai raconté
ma vie. En long, en large et en transversal. Quand j’ai abordé
le sujet « expo de Jade », il a retrouvé sa langue : « Tu veux
que je te prête un appareil photo ? » Je n’en revenais pas. J’ai
dit oui. Ce soir, au dîner, il y avait un superbe appareil posé
devant mon assiette. J’en connais une qui va être ravie.
Je me roule en boule sous les draps. Demain, je lui
demanderai de me raconter des histoires de quand il était petit.
Maintenant qu’il m’aime bien, il devrait céder.

Xander

Je m’assieds face à Mme Samely, inquiet. Il est fort


probable qu’elle a entendu l’altercation que j’ai eue avec
Laurie hier soir, et je crains une de ses remarques.
— Comment allez-vous, aujourd’hui ?
— B… bien. Et t… toi ?
— Ça va.
— Je… v… voudr… ais te… parler de quelque… c…
chose.
Je passe la main dans mon cou, mal à l’aise.
— La… c… conver… sa… chion que tu as… as eue a…
avec L… Laurie m’a… f… fait ré… flé… chir. Tu as… raijon.
Il… faut qu’elle… s… souffle.
Elle fait une pause.
— J’ai… j’aimerais que t… tu ap… appelles le n… neu…
neuroyogue p… pour voir s… si…
— S’il pourrait organiser une hospitalisation de répit ?
— Ui.
— Vous êtes sûre ?
— Évidem… ment ! Je… je dois… laicher… un… p…
peu… d’es… pace à… Lau… rie pour… vivre s… sa vie.
J’ai… merais… qu’elle pr… enne soin d’elle. Mais t… tu la
connais. Elle n’éc… coute rien !
Son visage se voile de tristesse. Je la laisse poursuivre.
— Je… suis… si mal… malheureuse… de la v… voir ainsi.
J’ai… mer… ais retr… trouver ma Laurie pé… pétillante. Si…
cheule… ment je n’ét… ais pas… mal… ade.
Sa voix hésitante exprime une nouvelle fois sa douleur.
Mais que puis-je y répondre ? Quelle parole pourrait alléger la
culpabilité d’une mère incapable de protéger son enfant ?
— Je vais appeler tout de suite, dans ce cas.
— U… Ui. Mais… j… je doute qu’il… qu’il y ait u… une
piace.
Les places à l’hôpital sont une denrée rare, encore plus
lorsqu’il s’agit de demande de répit pour les aidants, mais je
compte bien implorer ma bonne étoile.
— On ne le saura pas sans essayer.
Ses yeux s’égaient un instant.
— Mer… ci. Je… je vou… voudrais au… chi te… deman…
der un ser… vice. Mais… c’est peut… peut-être t… trop.
— Dites-moi.
Mélodie formule sa demande. Bien que ses moyens soient
limités, Mme Samely veille sur ses enfants à sa manière et cela
me touche. Je lui promets de faire en sorte d’accéder à sa
requête, puis lui propose de commencer la toilette.

À 22 heures précises, je suis devant la porte en bois gravé


qui me rappelle tant de souvenirs. Des mauvais surtout. Je ne
me suis pas éternisé chez les Samely. Je ne pouvais pas me
permettre d’être en retard, ce soir. Je défais le premier bouton
de ma chemise blanche en inspirant profondément. Mon cœur
bat un rythme étrange, mélange empoisonné d’excitation et
d’appréhension. Je sonne. Dans quelques minutes, je siroterai
une flûte de champagne avec Sonia.
— Entre.
Au son de sa voix, un frisson parcourt mon échine. Je me
concentre sur mon souffle et pénètre dans le hall luxueux.

Un étage plus haut, Sonia m’ouvre, vêtue d’une longue robe


noire fendue, au décolleté plongeant. Ses yeux sombres
m’hypnotisent, comme lors de notre première rencontre.
Glaciale et volcanique. Les années passent, mais elle ne
change pas. Pourtant, son charme ne m’envoûte plus. Au-delà
de son apparence sulfureuse, j’ai découvert la manipulatrice.
Celle qui n’hésite pas à briser ses adversaires et à user de la
force lorsque la menace ne suffit pas. Elle dépose un rapide
baiser sur ma joue ; je me crispe. Autrefois, le moindre
effleurement ensorcelait l’adolescent téméraire que j’étais.
Aujourd’hui, je m’escrime à éviter cette femme, autant que les
limites de sa patience me le permettent.
— Tu m’as manqué, Xander.
Son parfum capiteux cajole mes sens. Je lui offre mon plus
beau sourire.
— Je ne suis pas certain que la réciproque soit vraie, mais
peu t’importe, n’est-ce pas ?
Avec une expression amusée, Sonia m’invite à entrer. Elle
est parfaitement consciente qu’elle n’a plus d’autre emprise
sur moi que la menace. Celle-ci doit suffire à mon allégeance ;
elle s’en assure en me conviant régulièrement à dîner. Mon
hôtesse hausse un de ses fins sourcils et pose une main délicate
sur mon torse.
— En effet, peu m’importe.
Chapitre 51
Laurie

Xander sort de la chambre de Maman avec une tête qui


m’inspire de la méfiance. Depuis son arrivée, ce matin, j’ai la
confuse impression que quelque chose cloche, mais quoi ?
— Ta mère voudrait te parler.
— Il y a un problème ?
— Non…
Son ton évasif me rend d’autant plus suspicieuse. Je pénètre
dans la pièce. Maman est bien apprêtée, sur son fauteuil
roulant. Comme si elle allait sortir. Je m’assieds sur le lit, face
à elle.
— Les… les ambu… yanciers ne… vont pas… pas tader.
— Les ambulanciers ?
— Je… je vais être… hos… hopitalisée tois jours. J…
jusqu’à… lundi.
Je manque de m’étouffer.
— Comment ça ?
— Xander a v… vu avec le… neu… rologue. Ils m’ont t…
touvé une place.
— Quoi ? Mais… Tu ne te sens pas bien ?
— Si, si.
— Alors, pourquoi ?
Elle me fixe et je comprends. La colère explose en moi.
— Mais je ne veux pas !
— C’est moi… qui… qui décide, Laurie.
J’ouvre la bouche, frappée par l’implacabilité de cette
affirmation. Le coin de mes lèvres s’affaisse.
— Viens.
Je m’approche d’elle et me laisse tomber à ses pieds. La tête
sur ses genoux, je sens ses doigts se poser maladroitement sur
mes cheveux. Elle les caresse en chuchotant :
— Je… chais que… tu… ne veux p… pas me… yaisser.
Mais je… serai en… ente de b… bonnes m… mains.
La voix tremblante, je murmure :
— Et s’il t’arrivait quelque chose pendant que je ne suis pas
là ?
— Je n’… n’ai pas be… bejoin que tu sois… ya p… pour
sa… voir que… tu… tu penches à… moi et q… que tu m’ai…
mes.
Le silence s’installe sans que je trouve rien à répondre.
— Je s… suis une… gran… de f… fille, Laurie. M… même
un… peu v… vieille. Je churvi… vrais à… tois j… jours à…
l’hô… pital.
— Je sais bien, Maman. C’est juste que…
— Tatata. Ét… teins ton cerv… eau, m… ma grande. Tu…
vas… pro… profiter.
Profiter ? De quoi ? De l’immense vide de l’appartement ?
Ou de celui de ma poitrine ? Je redresse la tête et croise le
regard déterminé de Maman. Sa décision est prise et mon air
de chien battu n’y changera rien. Je me relève en soupirant.
— Je vais t’aider à préparer tes affaires.
— Je… y’ai fait… h… hier avec… X… X… Xander.
Mais oui, bien sûr. Le plus tranquillement possible, je
ressors. Xander est assis à la table du salon. Je me plante face
à lui et lui lance le regard le plus noir que j’ai en stock.
— Tu es sérieux ?
Il se lève et me domine de son mètre quatre-vingts.
— C’était le souhait de ta mère.
— Dans mon dos !
— Tu n’aurais rien voulu savoir.
Je fulmine.
— Je croyais que les demandes d’hospitalisation de répit
n’étaient jamais acceptées !
— C’est rare, en effet. Mais il y avait une place dans le
service de neurologie, et ta mère ayant rendez-vous lundi avec
le neurologue, il a arrangé les choses.
Je fronce les sourcils. Il attrape mes épaules et me secoue
doucement.
— Ne fais pas cette tête. Ça s’appelle de la chance, Laurie.
Pas une malédiction.
Je serre les dents. Il me force la main et il ose appeler ça de
la chance !
— Les ambulanciers vont arriver. On va accompagner ta
mère, si tu le souhaites, et ensuite on partira directement.
Je plisse le front, sans comprendre.
— Partir ?
Il me sourit, avec un petit air mystérieux.
— Va préparer tes affaires.
Je le scrute comme s’il venait de m’apprendre que la Terre
était plate.
— Allez ! dit-il en me poussant vers ma chambre.
— Mais… non ! Tu… tu ne peux pas tout m’imposer
comme ça !
— Et pourquoi pas ?
J’ouvre la bouche, prête à protester.
— Je te taquine, Laurie. Ta mère m’a demandé de veiller à
ce que tu profites de son absence pour te reposer. Elle aurait
aimé que tu rejoignes Eliott.
— Chez Papichon ?
Je reste circonspecte. L’idée de retrouver les plages de mon
enfance n’est pas déplaisante, mais je n’avais pas prévu
d’abandonner Maman. Ni de partir. Ni de me coltiner Xander.
— Bon, assez traîné. Si tu n’es pas motivée, je peux le faire
à ta place.
Il me contourne et s’engouffre dans ma chambre. Mon cœur
bondit. Hors de question qu’il ouvre ma commode !
— C’est bon ! Je m’en occupe.
— N’oublie pas ton maillot de bain, si tu aimes l’eau froide.
Un maillot de bain ? S’il croit que je vais me balader à
moitié nue en sa compagnie, il rêve ! Xander a la décence de
me laisser rassembler mes affaires sans me surveiller. Je
m’active, tentant d’ignorer mon inquiétude.
Malgré moi, je sélectionne des vêtements assortis. J’hésite
un instant quant aux sous-vêtements. Pendant trois jours, je
vais être loin de Maman. Libre de faire ce que je veux. J’ai
dix-neuf ans. Je suis célibataire… Ne sois pas ridicule, Laurie.
Je renonce au string que j’avais en main et que je ne porte plus
depuis des mois, et attrape mes panties en coton.
— Et prends des affaires de sport ! me lance Xander à
travers la porte.
Dix minutes plus tard, mon sac de voyage est plein. Appuyé
contre l’évier, Xander se tourne vers moi. Je m’approche et
lâche le bagage à ses pieds.
— Satisfait ?
À ma grande surprise, il passe sa main dans mon dos. Ses
yeux sombres rencontrent les miens ; il m’affirme :
— Tu ne le regretteras pas, je te le promets.
La sincérité que je lis sur ses traits m’apaise. Je souffle toute
ma contrariété et concède :
— On en reparlera dans trois jours.
Chapitre 52
Xander

Du coin de l’œil, j’observe Laurie qui fixe le paysage, le


visage fermé. Depuis une heure que nous roulons, elle ne s’est
pas départie de son air revêche. Je suppose qu’elle songe à sa
mère que nous avons laissée dans le service de neurologie.
J’espère qu’elle ne liste pas les catastrophes qui pourraient
survenir en son absence.
Je retiens un soupir. Je me suis démené pour organiser cette
escapade loin de la capitale, et la chance m’a souri puisqu’une
place inespérée s’est libérée pour Mme Samely. Javier a, une
nouvelle fois, accepté de me prêter sa voiture. Je prie juste
pour qu’on ne nous arrête pas, autrement les choses risquent
de se compliquer.
Je tourne la tête vers Laurie, oubliant un instant la route. Ses
cheveux relevés en un chignon négligé dévoilent la peau de
son cou, sous laquelle bat sa carotide. Mes yeux s’attardent sur
ses lèvres pincées, couvertes d’un rouge cerise. Si elle ne se
déride pas, le temps va nous paraître bien long.
— Je peux mettre de la musique ? me demande soudain
Laurie.
— Bien sûr.
Elle allume l’autoradio qui diffuse des chansons françaises.
Nous quittons l’autoroute pour une départementale et roulons
encore un quart d’heure avant de nous arrêter dans un village
fleuri. Laurie ouvre la portière et s’étire puis marmonne :
— On est où ?
Quand elle prend cet air boudeur, elle me fait penser à
Eliott. Ils ne se ressemblent pas tant que ça : elle possède des
cheveux châtains presque roux, ceux de son frère sont presque
blonds. Il a un visage rond et poupin, là où ses traits à elle sont
ceux d’une femme adulte et fatiguée. Pourtant, ils ont des
expressions très similaires.
— À Gasny, près de Giverny.
— Giverny, le village de Monet ?
— Oui, on ira le visiter après déjeuner si tu veux.
Une lueur d’enthousiasme égaie son regard.
— En attendant, une pizza, ça te dirait ?
Laurie ne répond pas, baisse les yeux et reste immobile.
J’esquisse un pas vers elle, puis renonce, avec l’intuition
qu’elle a besoin d’une seconde de calme. Enfin, elle redresse
la tête, abattue.
— C’est fou, hein ? D’avoir tant de mal à se détacher…
Elle ne précise pas sa pensée, mais je la devine.
— J’ai beau essayer de ne pas m’en faire pour Maman, il y
a toujours une petite voix dans mon esprit…
Je franchis l’espace qui nous sépare. Ses iris s’accrochent
aux miens.
— Nous sommes loin de Paris, au milieu de la campagne.
Ça fait des mois que je n’ai pas été en pleine nature. Je devrais
profiter ! Je devrais être heureuse, mais je…
— Tu te culpabilises. Je sais.
— Et le pire, c’est que je faisais la morale à Eliott à ce sujet,
ricane-t-elle amèrement.
J’attrape son poignet et l’enlace. Elle ne me repousse pas. Je
me laisse aller à la sensation de son corps contre le mien. Je
l’apprécie de plus en plus. J’inspire profondément, goûtant le
parfum floral qui émane de ses cheveux.
— Tu as le droit d’être un peu inquiète, tu sais. Tu passes
ton temps à veiller sur ta mère, à vérifier que tout va bien et
qu’elle ne manque de rien. C’est normal que ton esprit ne
devienne pas insouciant dès l’instant où tu la laisses à
l’hôpital.
— C’est vrai…
— Mais, même avec cette inquiétude, tu peux t’autoriser à
profiter de ce répit, Laurie. Et ce n’est pas parce que tu
t’amuses que tu nies sa souffrance.
Je sens que ma phrase la touche. Un jour, lors d’une de mes
longues discussions avec Maria, elle m’a raconté l’histoire
d’une de ses amies. Celle-ci avait une sœur aînée dont le mari
était hospitalisé. La petite sœur soutenait la grande du mieux
qu’elle le pouvait. Mais le soir, lorsqu’elle rentrait chez elle et
retrouvait son compagnon, elle était prise d’un fort sentiment
de culpabilité. Comment pouvait-elle passer du bon temps
avec son mari quand sa sœur veillait le sien à l’hôpital ?
Maria en avait conclu que, parfois, les proches d’une
personne malade pensent (consciemment ou non) qu’ils n’ont
plus le droit de profiter de la vie tant que l’être qui leur est
cher traverse une période si difficile. Comme s’ils étaient tenus
à la fidélité dans la souffrance. Il leur faut du temps pour
s’autoriser à vivre des moments de joie loin du malade, à
comprendre qu’être ailleurs et s’amuser ne signifie pas
occulter la douleur ou la peine de celui qu’ils aiment et que, au
contraire, se ressourcer est une nécessité pour ensuite prendre
soin de lui.
Laurie s’écarte de moi.
— Tu as raison. Je suis désolée, tu fais des efforts pour me
changer les idées et moi je boude depuis qu’on est partis.
Je souris et tapote son front.
— Je sais qu’il y a plein de nœuds, là-dedans.
— J’essaie de les défaire.
— Cesse d’essayer, oublie-les !
Elle sourit à son tour et claque la portière de la voiture.
— On va la manger, cette pizza ?

Laurie

Volume poussé à fond, nous reprenons à tue-tête le refrain.


— Si on devait mourir demain ! Moi, je t’aimerais !
— Moi, je t’aimerais !
— Moi, je t’aimerais-ais-ais !
Je monte de trois tons pour que ma voix fasse harmonie
avec celle de Xander. Il possède un joli timbre grave et notre
duo est loin d’être mauvais. Lorsque la chanson s’achève, un
immense sourire est scotché sur mon visage.
— Je la rechanterais bien.
— Tu n’as qu’à couper la radio et la lancer sur ton
téléphone.
Je m’empresse de suivre le conseil, ravie que mon
conducteur soit partant. Xander se remet à chanter les passages
de Pascal Obispo, tandis que je m’occupe de ceux de Natasha
Saint-Pier. La voiture file vers la Manche. Nous devrions
arriver en milieu de soirée. J’ai hâte de retrouver Eliott. Et
puis, il est temps que je ne sois plus seule avec Xander.
Maintenant que je ne lui en veux plus de m’avoir imposé cette
escapade, je recommence à lui trouver bien trop de qualités. Si
je ne veux pas finir en amoureuse transie, mieux vaut ne pas
abuser des tête-à-tête.
J’ai passé une merveilleuse après-midi. La fabuleuse pizza à
la tartiflette que j’ai engloutie au déjeuner a éloigné les nuages
qui obscurcissaient mon cerveau. Une fois rassasiés, nous
avons visité Giverny et la maison du peintre Monet. Je ne suis
pas certaine qu’on puisse trouver décor plus romantique. Les
couleurs du bassin aux nymphéas ont comblé mes yeux, mon
cœur et ma mémoire. Comme les touristes n’étaient pas
nombreux, nous avons eu tout le loisir de contempler les
nénuphars, les fleurs et les saules pleureurs, assis à l’ombre
des arbres. Comme moi, Xander était envoûté par la beauté du
lieu. Le silence a fait suite à nos commentaires sur le parc. J’ai
fini par poser ma tête sur l’épaule de Xander. Il a passé son
bras derrière moi et nous sommes restés là un long moment.
Je souris en me remémorant ces instants. Le froid nous a
tirés de notre contemplation. Nous avons continué notre balade
sur les bords de Seine, une crêpe à la main. Pour la première
fois, Xander a évoqué son enfance au Honduras. Il a
mentionné sa famille, et notamment Heimmy. L’amour qu’on
perçoit dans sa voix lorsqu’il en parle m’a émue. Il ne s’est pas
étendu sur le sujet, mais j’ai deviné la pauvreté, l’insécurité et
le climat de violence qui ont marqué ses jeunes années. Je lui
ai demandé comment il était arrivé en France. Il a éludé la
question.
Loin du cadre habituel, je me sens encore plus proche de lui.
Peut-être que nous sommes vraiment amis, finalement ? Tu
veux dire si on occulte le fait que tu craques pour lui ? Je me
focalise sur la musique et fais taire la voix de l’évidence.
Dehors, le soleil décline. Nous longeons des champs de colza.
Je baisse la vitre et détache mes cheveux qui s’envolent. Je
ferme les yeux, me concentre sur le vent qui fouette mon
visage.
La voiture ralentit. Sans prévenir, Xander se gare sur le bas-
côté. Inquiète, j’ouvre les paupières.
— Il y a un problème ?
Il sort de l’habitacle sans me répondre. Je m’empresse de le
rejoindre. Son air détendu me rassure.
— Je voulais simplement prendre le temps de regarder le
coucher de soleil.
Face à moi, les derniers rayons de l’astre habillent le ciel de
nuances roses et orangées. Les bords des nuages se parent de
reflets dorés. La brise agite doucement les herbes, caresse ma
peau. Rien ne trouble la campagne paisible, pas même le
ronronnement d’un moteur. Je fais quelques pas en scrutant
l’horizon, baignée par la sérénité du paysage. Je m’arrête à
l’orée du champ. Mes poumons se gonflent de tranquillité.
En me retournant, j’aperçois Xander appuyé sur le capot de
la voiture. Je le rejoins et m’y assieds. Nous observons sans un
mot la fin de la course du soleil. De temps à autre, mon regard
passe de ce spectacle à Xander. Les UV de l’après-midi ont
rendu sa peau plus mate. Ses cils recourbés sont bien plus
longs que les miens. Je suis des yeux la ligne de son nez
impeccable. Contrairement à la mienne, elle ne forme pas une
grosse bosse au milieu. Xander se tourne vers moi et surprend
mon air amusé.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je me disais que tu n’avais pas dû te casser le nez quand
tu étais petit.
Il a un petit rire.
— Non, pourquoi, ça t’est arrivé ?
Je pointe mon visage d’un doigt accusateur et déclare :
— La faute d’Eliott.
Il écarquille les yeux et je reprends en riant :
— Il avait huit ans et n’a pas apprécié que je raconte à son
meilleur copain qu’il avait fait pipi au lit.
— C’est vrai que ce n’était pas très sympa.
J’arbore une mine faussement offusquée.
— Évidemment, tu le défends.
Il me sourit et soutient mon regard pendant une seconde qui
me paraît une éternité. Le désir de l’embrasser fait battre mon
cœur plus vite. Peut-être que je devrais. Arrêter de me poser
des questions et agir. Simplement. Il reporte son attention sur
le soleil qui disparaît derrière les collines. Pour ma part, je ne
parviens pas à me reconcentrer dessus. Mon pouls ne ralentit
pas et le frôlement de la main de Xander quand elle se pose sur
ma hanche achève de me perturber.
Quand la nuit tombe pour de bon, j’inspire profondément
avant de rentrer dans la voiture et me décide : je vais tirer cette
histoire de Liz au clair. Si Xander a vraiment mauvais goût,
j’abandonne. Sinon, je l’embrasse avant la fin du week-end.
Chapitre 53
Eliott

Je laisse Laurie m’écraser le coussin sur le nez. Toujours


faire croire à l’adversaire qu’il a une chance de l’emporter : la
victoire n’en est que plus savoureuse. Quand Lo éloigne son
arme de mon visage – sans doute pour s’assurer que je ne
respire plus – je pousse un cri de guerrier. J’attrape ses épaules
des deux mains et la fais basculer sur le lit avant de
l’immobiliser sans aucune difficulté.
— Pauvre petite chose, tu as sous-estimé ma force, une fois
de plus.
Elle rit en gigotant comme un asticot qui tente de rattraper
une Ferrari.
— Lâche-moi, Eliott ! Tu ne peux rien contre moi, je ne
crains pas les chatouilles !
— J’ai d’autres outils de torture !
— Ah oui ? Je demande à voir.
Je lui tire la langue en réponse à son petit air provocateur.
L’entrée de Xander nous interrompt.
— Votre grand-père nous attend pour dîner.
Une idée me vient soudain.
— On arrive, mais avant tu peux nous prendre en photo ?
Avec l’appareil posé sur la commode.
Il l’attrape et l’allume, tandis que Laurie essaie de se
redresser.
— Ah, mais non. On prend la photo comme ça, sur le vif.
Avec tes cheveux en bataille et tes joues toutes rouges, tu vas
être magnifique !
Plus elle se débat, plus elle rigole.
— Arrête, Eliott, s’il te plaît.
J’entends le déclencheur de l’appareil, mais continue à
l’embêter encore un peu. J’ai plus d’une semaine à rattraper.
Dix minutes plus tard, nous sommes à table. Papichon a mis
les petits plats dans les grands pour accueillir ma sœur et
l’auxiliaire de vie de Maman. Il sort du four un gratin de
ravioles aux courgettes et une dinde rôtie à la sauce forestière.
Laurie n’est pas mauvaise cuisinière, mais les repas de
Papichon sont divins.
En parlant de Papichon, je suppose qu’il ne s’attendait pas à
recevoir un jeune homme de cet âge. Je lui ai dit que Laurie
souhaitait passer le week-end ici, et qu’elle viendrait avec
l’auxiliaire de vie, ce à quoi il ne s’est pas opposé. J’ai omis de
préciser que l’auxiliaire de vie en question était un mannequin
de vingt-trois ans. D’ailleurs, vu les coups d’œil suspicieux
que Papichon lui lance, je parie qu’il se demande s’il ne fricote
pas avec sa petite-fille. Au moins, on est deux à s’interroger.
Peut-être qu’il va finir par cuisiner Xander. Je ne
manquerais l’interrogatoire pour rien au monde !
Papichon n’ouvre pas la bouche du repas. Enfin, façon de
parler. Heureusement, Laurie et moi sommes trop contents de
nous retrouver pour respecter le silence monacal de la cuisine.
Elle me raconte son voyage et l’arrêt à Giverny, m’informe de
la santé de Maman. De mon côté, je lui parle de mes vacances
et de mon nouvel appareil photo.
Après le dessert, je propose une partie de Cluedo. J’adore ce
jeu. Depuis le temps que je perfectionne mes techniques de
bluff, je suis devenu un joueur hors pair. Xander et Lo
acceptent immédiatement, mais je dois user de supplications et
promettre de me charger de la vaisselle pour que Papichon se
joigne à nous. Laurie ouvre des yeux admiratifs lorsqu’il cède
à ma demande. Eh oui, sœurette, je suis désormais le
chouchou !

Xander

Peu à peu, je prends conscience des draps, de mon corps, du


moelleux de l’oreiller. Je n’ai pas envie de me réveiller, encore
moins de quitter le confort du lit, mais je risque d’être en
retard. Je cherche à tâtons l’interrupteur de ma lampe de
chevet ; ma main ne rencontre que le vide. Perturbé, j’ouvre
les yeux. Je ne suis pas dans mon studio. Je ne suis pas non
plus chez Liz.
Et puis, tout me revient. L’hospitalisation de Mme Samely,
le départ avec Laurie, les pizzas, le coucher de soleil, le
délicieux dîner et la soirée Cluedo où nous n’avons cessé de
rire et de tricher. Je souris et referme les paupières. Pour une
fois que je ne dois pas me presser !
Hier a été une expérience magique. Je me suis autorisé à
oublier mes entraves pour profiter du voyage, découvrir la
France et partager cela avec Laurie. Quand elle sort de sa
carapace et dévoile ses qualités, son humour et sa spontanéité,
je ne peux m’empêcher de penser qu’on pourrait être bien,
ensemble.
Et puis, entouré de Laurie, d’Eliott et de leur grand-père,
j’ai redécouvert les joies des veillées familiales. Celles qui me
manquent tant et que je ne retrouverai jamais.
Sentant la nostalgie m’envahir, je me lève, m’habille et
descends dans la cuisine. Malgré les modernisations apportées,
la maison a gardé un certain cachet.
— Déjà réveillé ?
Assis droit comme un piquet dans son fauteuil, le grand-
père m’observe. Sa voix bourrue ne m’effraie pas. En réalité, il
me rappelle les vieux de mon quartier, à Tegucigalpa. Je
renonce à mon café et vais m’asseoir face à lui. J’ai toujours
voué un profond respect aux personnes âgées. Je suppose qu’il
s’agit d’une question d’éducation. Au Honduras, toutes les
générations partagent la même demeure.
Je n’ai connu que mes grands-mères, leurs maris ayant
disparu dans des circonstances suspectes, sans doute liées à la
drogue. Ma grand-mère maternelle, Abuelita, vivait à la
maison. Elle fut mon puits de sagesse personnel durant toute
mon enfance, et ses conseils me guident aujourd’hui encore.
Cependant, elle était aussi pince-sans-rire que Papichon.
— Bonjour, monsieur. Je suis habitué à me lever tôt, pour
rendre visite aux patients.
Il frotte la fossette de son menton, en me fixant, impassible.
— Tu es vraiment auxiliaire de vie ?
Je souris.
— Oui.
— Et comment en es-tu arrivé là ?
— J’aime rendre service.
Abuelita me répétait sans cesse : « Que tu es beau, mon petit
Xander ! Mais que jamais la beauté de ton corps n’occulte
celle de ton cœur. » D’aussi loin que je me souvienne, elle m’a
toujours poussé à prendre soin des autres. Elle est décédée la
veille de mes dix-sept ans, entourée de toute la famille.
Souvent, je me demande si elle est déçue de celui que je suis
devenu.
— Et est-ce que tu aimes aussi ma petite-fille ?
J’entrouvre la bouche, surpris.
— Je l’admire, surtout.
Devant son air étonné, je complète :
— Laurie n’a que dix-neuf ans, mais elle a déjà une grande
maturité. Elle s’occupe de tout sans jamais se plaindre et
toujours avec le sourire, même quand elle est épuisée. L’amour
qu’elle porte à sa mère et à Eliott, sa dévotion envers eux
forcent le respect.
Il saisit la tasse posée en équilibre sur l’accoudoir, boit une
gorgée.
— J’ignorais qu’ils se trouvaient dans une telle situation.
Mes petits-enfants ne m’en avaient pas informé avant la venue
d’Eliott.
Il semble vraiment peiné.
— La communication n’a jamais été aisée dans cette
famille, reprend-il. Mais depuis que ma femme est morte, il
faut croire qu’elle n’existe plus.
Le silence s’installe. Et puis, tout à coup, il se confie.
— J’ai accompagné mon épouse durant ses derniers mois.
Elle ne marchait plus, puis ne sortait plus de son lit. Je l’ai vue
perdre son autonomie et surtout sa joie. Je sais ce que c’est de
constater la déchéance de quelqu’un qu’on aime et je ne le
souhaite à personne. Encore moins à des mômes.
Il s’interrompt, les mains serrées l’une contre l’autre.
Dehors, un coq chante.
— Prendre conscience de la fragilité de l’être humain, de sa
finitude, fait partie de la vie. C’est même, sans doute, un
passage obligé. Il nous faut grandir et réaliser que nous
sommes tous voués à la mort. Mais moi, j’ai soixante-dix-sept
ans. Eliott et Laurie sont trop jeunes pour être confrontés à
cela !
Je ne peux qu’approuver. La situation de ses petits-enfants
est injuste, d’autant que la société ne fait rien – ou si peu –
pour les aider. Je lui assure :
— Ils font face avec bravoure.
— Je n’en doute pas. Ce sont des Samely.
Je réprime un sourire. Si leur courage est familial, est-ce
que l’entêtement l’est aussi ?
En chemise de nuit, Laurie apparaît en bas de l’escalier. Sa
mine ensommeillée témoigne de son lever récent. En
m’apercevant, elle hésite à descendre la dernière marche. Je
l’encourage :
— Bonjour !
— Salut. Bonjour, Papi. Je ne pensais pas que vous étiez
déjà debout… Je vais aller m’habiller.
Je me lève en la voyant faire demi-tour et grimpe l’escalier
derrière elle. Je l’interpelle au moment où elle atteint sa
chambre.
— On va courir avant le petit déjeuner ?
— Si tu veux, bredouille-t-elle avant d’ouvrir rapidement la
porte.
Je la taquine :
— C’est que je te voie en chemise de nuit qui t’embarrasse
à ce point ?
Ses joues rosissent.
— Bien sûr que non !
— Vraiment ?
Elle pince les lèvres et lève un sourcil hautain.
— Vraiment.
La porte claque derrière elle, tandis que je tente de ne pas
éclater de rire. Elle est craquante.
Chapitre 54
Laurie

Retrouver les paysages des étés de mon enfance est aussi


agréable que douloureux. Le temps où je les parcourais lors
des balades à vélo que nous faisions en famille me semble bien
loin, et je donnerais cher pour y retourner.
Je m’assieds sur la plage de galets en contemplant la mer.
Ici, l’eau est calme ; c’est à peine si quelques vagues se
forment à sa surface. Je respire profondément, m’emplissant
de la tranquillité que m’inspire ce lieu. Enfant, je m’y réfugiais
chaque fois que j’avais un chagrin ou que je voulais méditer.
Comme il se trouve à cent mètres de la maison, les parents n’y
voyaient pas d’inconvénient. Je me sentais grande et libre.
Aujourd’hui, je suis adulte mais je ne suis pas sûre d’avoir
gagné au change.
Seule face à la mer, je me laisse envahir par les souvenirs,
jusqu’à ce que les plus récents me ramènent au présent. Je
décroche mon téléphone et appelle le portable de Maman.
Comme je m’en doutais, il sonne dans le vide. Maman l’a
peut-être entendu, mais elle ne peut décrocher, à moins que le
téléphone ne se trouve dans sa main. Nombreuses sont les
choses qu’elle ne peut plus faire, et ce n’est que le début, je
n’en ai que trop conscience.
Je retente ma chance avec le numéro du poste de soins du
service de neurologie. Une infirmière me répond et prend une
minute pour me donner des nouvelles. En résumé : rien à
signaler, tout va bien. Enfin, autant que possible lorsqu’on est
aussi lourdement handicapé. Je rabats mes genoux contre ma
poitrine et me laisse emporter dans un flot de réflexions sur ce
qu’est devenue ma vie.
Le quotidien avec Maman est tout sauf facile ; mais c’est
ma réalité et je ne voudrais pas vivre sans. Par contre,
j’aimerais savoir comment mieux vivre avec. Comment
trouver un équilibre et des repères. Tu ne t’en sors pas si mal,
Laurie. Certes, mais Xander a raison. Il y a sans doute
quelques ajustements à faire.
Mon portable vibre.
>Tu rentres bientôt ? J’ai prévu des activités pour cette
aprèm.
Je ne réponds pas à Xander, mais me relève et prends le
chemin du retour. Nous avons couru plus d’une heure en
longeant la côte, ce matin, puis j’ai passé le reste de la matinée
à faire du cerf-volant avec Eliott. Papichon nous a servi le
déjeuner à 11 h 55 tapantes, comme d’habitude, puis il a
décrété que c’était l’heure de la sieste. Sieste dont j’ai profité
pour contempler les vagues.
Je retrouve Xander dans le salon, occupé à feuilleter un
magazine photo d’un autre temps. Je demande :
— Quel est le programme ?
— Tourisme, restau et, ensuite, tu verras.

Xander

Mon portable vibre sur la table du restaurant. J’accepte


l’appel de Javier, un peu inquiet. J’espère qu’il n’a pas besoin
de sa voiture.
— Salut.
— Salut, Xander. Je te dérange ?
Son ton préoccupé renforce mon malaise. Je fais signe à
Laurie que je reviens et l’abandonne à notre table.
— Pas du tout. Il y a un problème ?
— Il semblerait que Carlos ait passé deux jours en garde à
vue.
Je me fige.
— Co… comment ça ?
— Ce n’est qu’une rumeur pour l’instant, mais ce genre de
choses se sait très vite dans le milieu.
— Que lui reproche-t-on ?
— Je ne sais pas exactement. Tu as déjà croisé les
jumeaux ?
— Les dernières recrues des De Luca ? Oui.
— L’un d’eux aurait été contrôlé ivre sur le périphérique. Il
n’a pas pu présenter ses papiers et aurait fini par avouer qu’ils
lui avaient été confisqués par Carlos.
J’écarquille les yeux.
— Il est fou ! Sa famille va mourir !
Javier soupire.
— Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’apparemment la
police s’est penchée sur le cas.
— Ils n’ont pas autre chose à faire ?
— Oui et non. Ils sont regardants quand il s’agit de trafics et
de travail forcé. Tu n’as jamais entendu parler des histoires
d’esclavage moderne, avec de jeunes migrants retenus sous la
contrainte par des diplomates ?
— Non…
— Je t’envoie un article.
Je m’efforce de calmer ma respiration puis déclare :
— De toute façon, ça ne change rien pour moi.
— Non, mais il se pourrait que les choses bougent. Mieux
vaut être prévenu, non ?
— Je suppose.
Nous échangeons encore quelques mots puis raccrochons.
Je survole l’article que Javier vient de m’envoyer en rejoignant
Laurie. Il date de 2019 et fait état d’un ex-ministre burundais
jugé pour « traite d’êtres humains ». Je ferme la page web
avant que mon esprit ne s’emballe. Ce n’est qu’une rumeur,
après tout.

Laurie

Je parcours la carte des yeux, un peu gênée. Le restaurant


panoramique où nous nous trouvons est magnifique, mais bien
au-dessus de mes moyens. Je n’y ai mangé qu’une fois, avec
Papa, il y a des années. Je grimace discrètement en tentant de
repérer le plat le moins cher.
— Ne t’inquiète pas pour le prix, me dit Xander.
— Parce que tu m’invites ? C’est gentil, mais tu m’as déjà
offert le voyage, ça suffit. Et puis, ça paie si bien que ça,
auxiliaire de vie ?
Il rit, et ce son qui résonne en cascade fait voleter des
papillons dans mon ventre.
— Oh, non ! Certains de mes collègues touchent à peine
900 euros par mois, alors qu’ils travaillent plus de dix heures
par jour.
— Comment est-ce possible ?
— Entre autres à cause des trajets, qui ne sont pas comptés
comme des heures de travail.
Je fronce les sourcils et il m’explique :
— En aidant trois patients à faire leur toilette, ce qui te
prend environ vingt minutes à chaque fois, tu es payé pour une
heure de travail, au SMIC, le plus souvent. Seulement, si tu
dois faire quinze minutes de transport pour aller d’un domicile
à l’autre, tu vas aussi passer une heure sur la route, qui ne sera
pas rémunérée.
— Ça devrait être pris en compte !
Il hausse les épaules, l’air blasé.
— Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles les métiers du
soin sont aussi précaires… Je pourrais t’en parler des heures,
mais pour l’instant, on va commander. Et c’est ton grand-père
qui régale, alors fais-toi plaisir.
Je pose la carte, surprise.
— Papichon ?
Xander sort de sa poche une liasse de billets de vingt.
— Je le cite : « Emmène Laurie dîner dans un endroit
décent. »
Je ne peux m’empêcher de sourire.
— Je crois que ton grand-père souhaiterait faire plus pour
vous, mais qu’il ne sait pas comment.
— C’est gentil de sa part… Je dois reconnaître qu’il est plus
attentionné que je ne le pensais.
— Il est peut-être maladroit pour vous le montrer, mais je
pense qu’il vous aime sincèrement.
Je hoche la tête et reprends mon analyse de la carte, plus
sereine. Eliott avait raison, Papichon est plus cool qu’il n’en a
l’air et je devrais m’efforcer de faire un pas vers lui, moi aussi.
Le repas transporte nos papilles dans un monde féerique.
L’enchantement de Xander égale le mien. Je ne suis pas
certaine qu’il ait connu plus de restaurants gastronomiques que
moi. Après avoir réglé l’addition, nous marchons dans les rues
en silence, profitant de leur animation tranquille. Depuis que
nous avons quitté Paris, ni les mots ni leur absence ne sont
pesants entre nous, et c’est très agréable.
Du coin de l’œil, je dévisage Xander. J’entreprends de lui
trouver des défauts, mais mis à part sa fâcheuse manie de
vouloir mon bien contre mon gré, je ne vois pas.
— Dis-moi. Est-ce que tu as un défaut, monsieur Parfait ?
Ses yeux rieurs me taquinent.
— Tu m’as posé des questions plus intelligentes.
— Ah oui, j’avais oublié que tu manies l’ironie de manière
fort déplaisante, mais à part ça ?
Ses lèvres se retroussent en un bref sourire, avant qu’une
expression mélancolique ne voile son visage.
— Je suis naïf.
— Naïf ? Tu n’en as pas l’air, pourtant.
— Je le suis moins aujourd’hui, mais…
Sa voix meurt, me laissant l’impression que je viens de
m’aventurer en terrain miné. Mais pourquoi ? Après une
seconde, j’insiste :
— Mais ?
— Mais rien, sourit-il. J’ai répondu à ta question, non ?
Je hausse les épaules.
— Oui, et tu m’as donné envie d’en poser dix autres.
— Eh bien, elles attendront. Pour l’instant, nous avons
atteint notre destination.
Je me retourne. Nous sommes à deux mètres d’une
discothèque dont deux vigiles à la mine patibulaire gardent
l’entrée. Je lève un sourcil mi-inquiet, mi-amusé :
— Tu n’es pas sérieux ?
Il plaisante :
— C’est si incongru que ça, d’emmener une fille en boîte de
nuit ?
— Non, enfin… ce n’est pas la question, mais… je ne sais
pas danser.
— Vraiment ?
— Oui !
Il secoue la tête.
— Menteuse. Je travaille avec ta famille depuis deux mois,
tu crois vraiment que j’ignore que tu dansais à un très bon
niveau ?
Je rougis, honteuse. Évidemment, ce n’est pas parce que je
m’évertue à occulter le sujet que Maman et Eliott ont fait de
même. Je baisse le visage.
— Je ne danse plus.
— Si, tu danses. Toute seule, dans ta chambre.
Cette fois, je reste bouche bée.
— Comment tu le sais ?
— Je t’ai vue.
Mes yeux s’écarquillent. Quand m’a-t-il observée ? Je ne
m’autorise quasiment jamais à danser. Une fois que je
commence, je me souviens à quel point j’aime ça, combien
mon corps, mon cœur et mon esprit en ont besoin. Alors,
j’évite de le faire tant que je peux. La voix grave de Xander
me questionne avec douceur :
— Quel est le problème, Laurie ? Pourquoi tu ne veux plus
danser ?
Ma gorge se noue, ne laissant plus passer le moindre mot,
l’air pénètre à peine dans mes poumons. De toute façon, je ne
saurais même pas comment expliquer le mélange de
sentiments contradictoires qui me serre l’estomac chaque fois
que je pense à la danse…
Il y a de la peur.
La peur de ne plus pouvoir danser un jour, comme Maman ;
de me retrouver privée de ce que j’aime le plus au monde. Une
peur irrationnelle qui me pousse à laisser tomber maintenant
pour éviter de souffrir plus tard.
La peur que Maman soit déçue que je ne remporte pas les
championnats, et que cette déception soit un poids
supplémentaire dans son existence déjà si douloureuse.
La peur que Maman m’en veuille de continuer sans elle.
Cette peur de la trahir est infondée, je le sais bien, mais elle
me bloque à chaque pas.
Et puis, il y a de la nostalgie. Parce que la danse me ramène
à la fille insouciante que j’étais avant que ma vie ne soit
ravagée par la maladie. Et que cette nostalgie me fait trop mal.
Je ne peux articuler la moindre phrase, mais Xander fait
écho à mes pensées :
— Ce n’est pas parce que ta mère ne danse plus que tu ne
dois plus danser, Laurie. Tu n’es pas elle. Et ce n’est pas parce
que tu profites de ta vie que tu l’abandonnes, au contraire !
Il attrape mon bras.
— En vivant pleinement, en étant heureuse, tu lui apportes
de la joie !
Je baisse la tête, impuissante face aux émotions qui se
disputent mon cœur. Il me faut un moment avant d’oser
prononcer :
— J’ai peur.
Et ces trois mots me soulagent bien plus que je ne l’aurais
cru.
Chapitre 55
Xander

Laurie me lance un regard empli de tristesse, qui me touche


terriblement. J’ai bien conscience qu’elle vient de me dévoiler
sa fragilité et de ce que cela représente pour elle. Mes yeux
dans les siens, je serre doucement son bras. Les mots se
bousculent sur ma langue ; je les chasse. Les longs discours ne
l’aideront pas. Alors, je prends sa main et, avant de l’entraîner
vers la discothèque, je lui souffle :
— J’ai confiance en toi.
Elle me suit sans protester. La musique résonne de plus en
plus fort autour de nous. Je la guide jusqu’à la salle
« ambiance latino », au sous-sol, où le DJ alterne bachatas,
salsas et kizombas. Eliott m’a assuré qu’il s’agissait des
danses favorites de sa sœur. Laurie fixe les couples qui
évoluent sur le parquet. Je la sens hésiter entre l’envie de les
rejoindre et celle de se réfugier au bar. Avant qu’elle n’ait cédé
à la seconde option, un homme d’une trentaine d’années
l’invite. Elle m’interroge du regard.
— Vas-y !
Elle attrape la main de l’homme, s’insère sur la piste, puis
cale ses pas sur les siens. Je l’observe prendre le rythme. Peu à
peu, elle retrouve ses acquis et, au bout de quelques minutes,
elle se révèle.
Les musiques se succèdent, Laurie enchaîne les danses et
les cavaliers. Très vite, les meilleurs danseurs la repèrent et,
bientôt, elle évolue avec des partenaires capables de la mettre
véritablement en valeur. La bachata suivante est douce et sexy.
Laurie offre un éblouissant sourire à l’homme qui
l’accompagne. Il lui adresse un mot que je ne peux entendre.
Elle rit, basculant la tête en arrière, puis resserre sa queue-de-
cheval haute. Leurs regards complices s’accrochent, tandis
qu’elle se colle contre lui.
D’un mouvement, il l’entraîne. Leurs bassins ondulent l’un
contre l’autre avec une lenteur et une sensualité déroutantes. Il
place une main au creux des reins de Laurie, l’autre effleure
ses cheveux. Leur connexion est manifeste, et je ne suis pas le
seul à être hypnotisé. Autour d’eux, la piste se dégage et je
devine aux LED des téléphones que plusieurs spectateurs
immortalisent le spectacle. Un sifflement retentit, suivi d’un
autre, qui semblent galvaniser le couple.
Les hanches de Laurie se balancent au son des percussions,
ses pas ont une telle fluidité qu’on pourrait croire qu’elle
lévite. La pointe de ses pieds marque les temps avec grâce,
tandis que, une jambe glissée entre celles de son partenaire,
elle le suit. Mes yeux longent la courbe de sa taille qui épouse
parfaitement celle de l’homme qui lui fait face. Celui-ci la
guide du bout des doigts, dans une succession de cambrés de
plus en plus torrides. Je retiens mon souffle, sentant mon bas-
ventre frémir. Je ne savais pas que regarder danser deux
personnes pouvait être aussi grisant.
Leurs corps évoluent dans une telle osmose qu’ils ne
semblent plus former qu’un. C’en est presque indécent. Au
moment exact où la musique accélère, Laurie détache ses
cheveux. Elle s’éloigne de son partenaire et danse face à lui,
enchanteresse. Son corps se meut, lascif, dans un
enchaînement qui me subjugue. Lorsque, enfin, son cavalier
l’attire de nouveau à lui, je réalise que j’avais cessé de respirer.
Et que j’ai terriblement envie d’elle.
Ils terminent en apothéose avec une série de tours et un
porté parfait. Les applaudissements éclatent. J’inspire
profondément en tentant de rassembler mes esprits. Eliott avait
raison : Laurie est une danseuse divine.
Après un baisemain, son partenaire l’emmène jusqu’au bar
en effleurant sa taille, et je ne peux m’empêcher de ressentir
une pointe de jalousie. Je détourne les yeux et croise ceux
d’une jolie brune. Je suis loin d’être doué mais je préfère
l’inviter plutôt que de continuer à regarder Laurie flirter.
Trois danses plus tard, je commence à reprendre goût à cette
activité. Je scrute la salle à la recherche d’une partenaire quand
une voix m’interroge :
— Vous m’accorderiez cette danse ?
Je me retourne et me retrouve face à Laurie. Mon cœur
trébuche. Cela doit bien faire une heure que nous n’avons pas
échangé une parole. J’attrape la main qu’elle me tend et
m’approche, en évitant de me coller à elle. Je n’ai pas oublié
l’effet qu’elle a eu sur moi tout à l’heure et je ne tiens pas à ce
qu’elle s’en aperçoive si cela se reproduit. Je tente de
plaisanter.
— Je suis loin d’être à ton niveau.
— Peu importe ! L’important, c’est de passer un bon
moment.
— Quand je pense que tu as osé me soutenir que tu ne
savais pas danser…
Elle baisse les yeux avec un sourire contrit. J’enchaîne :
— Tu as abandonné ton soupirant ?
— Ce n’était pas un soupirant. On a juste parlé danse. Il
donne des cours par ici et m’a proposé de devenir son
assistante.
— Vraiment ?
Elle rit.
— Mais oui ! Il est marié !
Je me sens un peu idiot. Il est vrai que l’alchimie entre eux
était telle qu’elle pouvait porter à confusion. C’est sans doute
la magie de la danse : pouvoir partager quelque chose d’intime
sans forcément souhaiter une relation. Cela dit, Laurie sortait
avec son dernier partenaire officiel…
— Hey, concentre-toi, tu n’es pas en rythme, me reprend-
elle.
— Désolé !
Je fais un effort, tout en sachant qu’il est vain d’espérer
danser correctement en étant sous le charme de ma cavalière.
Je m’évertue à compter les temps tandis que les accords du
groupe Mayimbe retentissent. « Tren bala ». J’écoutais ce titre
il y a des années. Ses sonorités me rappellent là d’où je viens.
Je m’absorbe dans la musique en prenant garde à ne pas fixer
Laurie trop longtemps.
Nous dansons une deuxième salsa ensemble, puis la voix
suave de Prince Royce emplit la salle et les lumières baissent,
recréant une ambiance sensuelle.
— Tu sais danser la bachata aussi ? m’interroge Laurie.
Pressentant que mon corps va me trahir si j’accède à sa
requête, j’élude la question.
— Je vais plutôt aller me rafraîchir.
— OK, à tout à l’heure, dans ce cas.
Elle m’offre un petit sourire déçu avant de glisser dans les
bras d’un autre. Je retiens un soupir en sortant de la boîte.
Mieux vaut ne pas abuser de sa proximité. Je risquerais de
finir par l’embrasser. Ou plus. Je passe une main dans mes
cheveux poisseux de sueur. L’air frais de la nuit calme
l’excitation qui pulse dans mes veines. Et au pire, quel serait
le problème ? Dans une semaine, tu ne travailleras plus pour
les Samely. Je me mords la joue. Une fois de plus, la réalité me
rattrape. Le problème pourrait se résumer en un mot :
mensonge.
Toute ma vie ici repose sur un mensonge. Personne ne
connaît l’histoire du petit Xander, manipulé, construisant son
avenir sur des secrets.
Ce n’est pas pour rien que j’ai pris soin de ne pas me faire
d’amis. Liz et les autres mannequins gravitent autour de moi
sans réussir à entrer dans mon intimité. Même à Maria, je n’ai
pas osé me confier. Et puis, maintenant, Laurie. Laurie dont
j’ai envie de me rapprocher, à qui je fais confiance, mais pas
au point de lui avouer mon secret. Pas au point de risquer de
perdre ma place d’auxiliaire de vie… et son estime.
Je tire une cigarette de ma poche et l’allume.
Sonia garde jalousement mes papiers et mes droits. Soumis
à son chantage, je ne sais comment me sortir de cette situation.
S’il arrivait quoi que ce soit à Heimmy, je ne me le
pardonnerais pas. Malgré moi, je repense aux informations de
Javier.
Comment ? Comment ai-je pu croire un jour que les De
Luca étaient d’honnêtes gens ? Qu’ils allaient m’offrir un futur
heureux et opulent en France, sans contrepartie ? J’ai grandi
dans le pays le plus dangereux du monde, où la mafia et ses
trafics règnent en maîtres. Comment ai-je pu être stupide à ce
point ?
Je tire une bouffée qui me détend.
En réalité, je l’ai su dès le soir où j’ai pénétré dans la
demeure des De Luca. On ne possède pas une telle fortune
sans être de mèche avec les gangs dirigeants. Je souffle la
fumée grise. Si je pouvais revenir en arrière, referais-je les
mêmes choix ?
J’ai fui la misère et le danger des périphéries de Tegucigalpa
pour une existence tranquille à Paris. J’ai rencontré Javier, me
suis fait des copains parmi les auxiliaires de vie et les
mannequins. Et surtout, je subviens aux besoins de ma famille.
Je suppose que ça vaut bien ma liberté.
Chapitre 56
Laurie

À la recherche de Xander, je zigzague dans la foule, mon


gobelet de bière sans alcool à la main. J’évite un dragueur
éméché ; le deuxième me bouscule, renversant son cocktail
chargé en vodka sur mon débardeur. Il balbutie une excuse
incompréhensible. Je vais empester l’alcool.
Après un tour complet de la salle, je suppose que Xander est
remonté à la surface. Je me dépêche de regagner l’entrée de la
boîte, mue par l’irrépressible envie de le rejoindre.
Je n’avais plus autant dansé depuis des mois et renouer avec
ma passion m’a grisée. Peut-être mon ivresse est-elle aussi due
à l’atmosphère étouffante et saturée de phéromones de
l’endroit. Comme je le pensais, Xander est dehors. Appuyé
contre le mur, il fixe le vide, l’air mélancolique. Je me retiens
de me mettre à baver. Il est aussi beau que je suis niaise. Avant
qu’il ne m’ait remarquée, je l’enlace en prenant garde à ne pas
l’inonder de ma boisson au passage. Il sursaute à mon contact,
puis se détend avant de me repousser doucement. Je ne
m’écarte pas pour autant, trop désireuse de rester lovée contre
lui.
— Je t’ai tant manqué ? me taquine-t-il.
— On rentre ?
— Tu as assez dansé ?
— Assez dansé et bien assez bu.
Le mensonge s’est formé tout seul sur mes lèvres. Je n’ai
pas avalé la moindre goutte d’alcool – cela aurait plombé mon
moral –, mais j’aime autant qu’il mette mon impudence sur le
compte de l’ivresse. Il sourit en replaçant une de mes mèches
de cheveux derrière mon oreille.
— Tu ne vomis pas dans la voiture, hein ? Ce n’est pas la
mienne.
Je finis mon verre, puis nous rejoignons le véhicule. Xander
conduit prudemment, prêtant à peine l’oreille à mes babillages.
Je suppose que c’est lié à la fatigue et décide de l’aider à rester
éveillé.
— Je peux chanter ?
— Bien sûr.
— Ça ne va pas te déconcentrer ?
— Il m’en faut plus que ça.
— Non, parce que, vu mon état, je ne te garantis pas la
qualité.
Un bref sourire découvre ses dents parfaitement alignées.
J’allume l’autoradio sur Nostalgie et me lance dans une
interprétation comique de vieux succès. Xander finit par se
dérider et même par rire franchement quand j’imite les
Claudettes à grand renfort de « Ahaaaa ! Ouhouuuu ! », ce qui
est pour moi la plus belle des récompenses.
Trente minutes plus tard, nous nous garons devant la maison
de Papichon. Xander quitte l’habitacle et je laisse mon crâne
retomber sur l’appuie-tête en soupirant. Je n’ai aucune envie
que cette soirée s’achève. La portière s’ouvre sur ma droite.
Une main galamment tendue, Xander m’invite à sortir.
— Quel gentleman !
— Tu te moques ou tu apprécies ?
— Les deux.
Il verrouille la voiture, puis me demande :
— Ça te dit d’aller voir la mer avant de rentrer ?
Je hoche la tête, ravie qu’il me propose des prolongations.
Nous passons derrière la maison et rejoignons la plage en
moins de trois minutes. L’endroit est désert, le clapotis
apaisant des vagues nous accueille. Nous nous asseyons sur un
muret et contemplons un moment le paysage nocturne à la
lueur de la lune. Un bruit de papier me tire de ma torpeur.
Xander vient de sortir un paquet de cigarettes. Il en prend une
et la porte à ses lèvres. Je grimace.
— Tu fumes ?
— Pas vraiment.
— Ce n’est pas ce que me suggère ce morceau de cancer,
dans ta bouche.
Il triture sa cigarette avant de soupirer.
— Liz m’a fait prendre de mauvaises habitudes.
— Tu n’as qu’à arrêter les deux. Elles nuisent visiblement à
ta santé.
Il se tourne vers moi, amusé.
— Tu es déjà franche quand tu n’es pas bourrée, mais là, on
atteint des sommets.
Je me mets à genoux sur le muret afin d’être juste à sa
hauteur et ajoute sans me dégonfler :
— Tu mérites beaucoup mieux.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
Je le provoque, le regard malicieux.
— Le cancer ne t’irait pas bien.
Il sourit.
— Je te parlais de Liz.
— Tu l’aimes ?
— Je l’apprécie.
— Ce n’est pas une réponse. C’est ta copine, oui ou non ?
— Ça peut être ma copine sans que je l’aime, non ?
— C’est possible. Complètement con, si tu veux mon avis,
mais possible.
Il secoue doucement ses mèches brunes en fixant
l’immensité noire où se reflète la lune. Les secondes
s’égrènent, insensibles à mon impatience. Je finis par craquer :
— C’est un secret ?
— Pas du tout. En fait, je réfléchissais : si je te dis que je
suis célibataire, vas-tu me sauter dessus ?
Je pique un fard, qu’il ne peut heureusement pas remarquer
dans l’obscurité. Avec son petit ton moqueur, il n’a pas décidé
de me rendre la vie facile, mais il est hors de question que je
flanche. Après tout, je suis censée être sous l’effet d’une
substance désinhibante. Je n’aurai qu’à prétendre avoir tout
oublié demain.
— Peut-être bien. Mais tu ne le sauras qu’en me fournissant
cette information.
— Dans ce cas : je suis célibataire.
Mon ravissement ne résiste pas longtemps au regard de défi
que me lance Xander quand il tourne le visage vers moi. Je
n’ai absolument pas le courage de l’embrasser, là, comme ça.
Les joues brûlantes, je détourne les yeux et scrute la mer.
Soudain, je demande :
— Les poches de ton pantalon sont vides ?
— Oui, pourquoi ?
— On va se baigner.
Il hausse les sourcils avec une expression dubitative qui me
fait craquer.
— Ce n’était pas dans mes projets.
— Allez, viens !
J’enlève mes chaussures et ma veste et m’éloigne sur les
galets. Xander n’hésite pas longtemps avant de me rejoindre.
Contrairement à moi, il a retiré son tee-shirt et il me faut un
effort surhumain pour ne pas tomber en extase devant son
torse parfaitement sculpté. Je me soustrais à cette vision
ensorcelante en courant jusqu’au rivage. Le froid mordant de
l’eau me fait frissonner, mais je ne m’immobilise qu’une fois
mouillée jusqu’à la taille. Xander m’atteint avec un sourire
victorieux.
— Tu vois, tout le monde ne se dérobe pas devant les défis,
me nargue-t-il.
Je l’éclabousse avec force et il éclate de rire en me rendant
la pareille. Trente secondes plus tard, nous jouons comme
deux enfants, insouciants de la température. Mon jean gorgé
d’eau entrave mes mouvements et je peine à esquiver les
attaques de Xander, qui maîtrise bien mieux que moi l’art de
soulever des trombes d’eau. Mais je ne m’avoue pas vaincue
pour autant. Plusieurs assauts plus tard, mon adversaire
déclare :
— Bon, il est temps que tu comprennes que tu n’as aucune
chance.
Il franchit le mètre qui nous sépare et me soulève dans ses
bras avant de me plonger dans l’eau. Quand l’air pénètre à
nouveau dans mes poumons, je me mets à tousser en
m’essuyant les yeux. Il me dépose juste devant lui, tandis que
j’avale le liquide salé.
— J’ai bu la tasse à cause de toi !
Comme une petite fille fâchée, je martèle son torse de légers
coups de poing. Il rit, insensible à ma protestation. Je lève des
yeux boudeurs vers lui et son regard brillant me coupe le
souffle. Soudain, je prends conscience de notre proximité. Le
désir de l’embrasser m’exhorte au courage. Avec lenteur, je
passe mes mains derrière son cou, me hisse sur la pointe des
pieds. Et, avant que mes pensées ne me retiennent, je ferme les
yeux et pose mes lèvres sur celles de Xander.
Je les détache, une seconde plus tard, le cœur battant. Il ne
m’a pas repoussée. Au contraire, il pose ses paumes au bas de
mon dos et m’attire contre lui avant de me donner un baiser
appuyé. Ses bras m’entourent, sa main glisse derrière ma
nuque. Tout mon corps s’embrase sous la douceur de ses
gestes. Bientôt, nos langues s’entremêlent. Elles ont la saveur
de l’océan.
J’ai mille fois rêvé ce moment, mais j’étais loin d’imaginer
le mélange d’émotions qui explose au creux de mon ventre.
Une indicible joie, chaude et apaisante, un brin de
soulagement, une pointe d’appréhension qui contraste avec la
confiance et la sérénité qui m’inondent. L’étonnement grisant
de la découverte. Du plaisir, du désir.
Et de l’amour. Beaucoup d’amour.
Je n’avais jamais réussi à me l’avouer clairement, mais à
présent que les lèvres fermes et moelleuses de Xander
épousent les miennes, l’évidence m’étreint : je l’aime. Je
l’aime sincèrement. Et cette réalité décuple chaque sensation
au point de me donner le vertige.
Je m’y laisse aller et perds la notion de tout ce qui
m’entoure. Je n’ai plus conscience de rien, sauf du corps de
Xander contre le mien. De ses lèvres, de ses mains, de sa peau.
Et de nos cœurs qui battent à quelques centimètres l’un de
l’autre.
Je ne sais combien de temps nous restons ainsi. Trop peu, à
mon goût ; mais je suis transie de froid et Xander le remarque.
— Allez, on rentre, tu grelottes.
Je n’insiste pas et m’accroche à son bras, alors que nous
regagnons le rivage. Nos affaires récupérées, nous empruntons
en silence le chemin qui mène à la maison. La tête
bourdonnante de questions et d’émotions, je pose ma joue
contre l’épaule de Xander. Comme si cela pourrait suffire à le
retenir. J’aimerais que ce baiser signifie vraiment quelque
chose, qu’il ne soit pas qu’une parenthèse enchantée dans un
week-end magique, mais je ne suis pas certaine que ce soit la
volonté de Xander. J’ouvre la porte d’entrée et, à pas de loup,
nous montons à l’étage. Je m’immobilise entre nos deux
chambres, sans savoir que dire. Il trouve avant moi.
— Je te laisse prendre une douche en premier ?
Mon cœur cogne dans ma cage thoracique. Je ne veux pas
que ça se termine. Pas déjà. Surtout sans savoir comment
Xander se comportera demain matin. Je le fixe, le pouls trop
rapide. Peut-être qu’il n’envisage rien au-delà de cette nuit,
mais peu m’importe. Même s’il ne fait que m’apprécier, il me
choie et me comble d’attentions. Et j’en ai tellement besoin !
Alors tant pis si ce n’est qu’une fois. Je me brûlerai les ailes
entre les bras du garçon que j’aime. Et j’en assumerai les
conséquences.
Plus tard.
Mon taux d’adrénaline augmente brutalement quand j’ose :
— Tu viens la prendre avec moi ?
Chapitre 57
Xander

Un instant, je doute d’avoir bien entendu, mais le regard


déterminé de Laurie me confirme que je n’ai pas rêvé. A-t-elle
seulement idée du flot de testostérone que ses mots viennent
de libérer dans mes veines ? Mes yeux glissent sur ses lèvres.
J’ai encore envie de l’embrasser.
— Tu ne veux pas ? me relance-t-elle d’une voix timide.
Je mordille ma joue, incapable de me décider. L’embrasser
dépassait déjà les limites que je m’étais fixées, et maintenant,
j’hésite à passer la nuit avec elle ? Je suis incorrigible. La
commissure de ses lèvres s’affaisse et je devine que mon
temps de réflexion est écoulé.
— Tu sais que ça va inévitablement déraper ?
Elle lève les yeux au ciel.
— J’ai l’impression d’entendre ma mère quand j’avais
quatorze ans et qu’elle me mettait en garde contre les garçons !
Je ne suis plus une petite fille, Xander. Je sais très bien ce que
je fais !
J’enfonce les mains dans mes poches humides. Elle soupire,
avec un sourire déçu.
— Si tu n’en as pas envie, ce n’est pas grave. J’ai passé une
merveilleuse soirée. Merci.
Elle accompagne son dernier mot d’un délicat baiser et
tourne les talons.
Je hume les draps et, encore perdu dans ma léthargie, en
savoure la délicieuse odeur. Mes doigts glissent sous la couette
jusqu’à rencontrer une peau tiède et douce. J’ouvre les
paupières et, peu à peu, les souvenirs me reviennent. Les
images, les sons et les sensations envahissent mon esprit,
réveillant mes sens au passage.
Je me redresse et m’étire, tout en écoutant la respiration
calme de Laurie. Elle dort paisiblement sur le ventre, une main
sous sa tête, l’autre sur mon oreiller. Ses cheveux ondulés sont
éparpillés sur son dos nu. Je me retiens d’effleurer sa joue. Vu
l’heure à laquelle nous nous sommes endormis, elle a du
sommeil à rattraper. Je la regarde encore un instant. Je n’avais
jamais fait l’amour avec une fille qui me plaisait vraiment. La
découverte a été grisante. Je fais rouler entre mes doigts une
mèche de ses cheveux, puis me lève avant de céder à l’envie
de remettre ça.
Lorsque je pénètre dans la cuisine, Eliott est concentré sur le
vide qui sépare ses deux mains.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Oh, salut ! J’essaie de sentir mon flux.
— Ton flux ?
Il hausse les épaules et je devine qu’il ne souhaite pas
s’étendre sur le sujet.
— Vous avez passé une bonne soirée ? me demande-t-il.
— Super. Ta sœur est très drôle quand elle a bu.
Il fronce les sourcils.
— Euh, je ne crois pas, non.
— Comment ça ?
— Laurie est extrêmement sensible à l’alcool. Dès qu’elle
boit un verre, elle se met à pleurer. C’est une calamité.
Mon sourire se délite.
— C’est vrai ?
— Bah, oui. Je connais ma sœur, quand même.
Eliott croise mon regard et il se décompose.
— Enfin… c’était le cas, avant. Mais… ça a pu changer,
hein.
Je me lève et me sors une tasse. Laurie m’aurait menti ? Elle
sentait la vodka, a passé du temps au bar en compagnie de
divers danseurs, sans parler de son euphorie manifeste.
Mécaniquement, je me prépare un chocolat. Qu’elle boive ou
pas m’est égal, tant qu’elle ne se met pas en danger et garde
possession de ses moyens, mais… je me sens déçu. Quel
besoin avait-elle de me mentir sur un sujet aussi insignifiant ?
Si elle me raconte des histoires pour rien, qu’en sera-t-il des
choses importantes ?
— Ça va ? s’inquiète Eliott.
Je hoche la tête et m’éclipse sur la terrasse. Ce n’est pas
comme si tu ne cachais rien à personne. Taire ma situation
instable n’a rien de comparable avec le fait d’inventer des
bobards sans raison. À cet instant, la voix enthousiaste de
Laurie retentit derrière moi :
— Coucou ! Tu as bien dormi ?
Je reste dos à elle, sans bouger.
— Tu te souviens de ce qui s’est passé, hier ?
— O… oui, bafouille-t-elle, refroidie par mon ton.
Pourquoi ?
— L’alcool peut faire perdre la mémoire, et comme il paraît
que tu avais bu…
Ma phrase sonne comme un reproche, ce qu’elle perçoit.
— Pas au point de ne rien me rappeler !
Je me retourne. Elle est aussi jolie qu’hier soir, mais ma
déception ternit sa beauté.
— Eliott m’a dit que tu ne buvais jamais, parce que tu as
l’alcool triste. Or, tu n’étais pas triste du tout hier.
Ses joues s’empourprent.
— C’est vrai ?
— Oui, souffle-t-elle. Mais je ne vois pas quel est le
problème…
— Que tu me mentes ?
Son visage se crispe.
— Ce n’était qu’un détail ! Qu’est-ce que ça change ?
L’important c’est que nous ayons passé une bonne soirée,
non ?
— Ce qui me gêne ce n’est pas le contenu du mensonge,
c’est le principe !
— Je n’ai pas réfléchi, c’est tout !
Laurie a raison, ce n’est pas si grave. Pourtant, je lui en
veux. Injustement. Hier, elle a accepté de venir danser, elle a
fait plusieurs pas vers moi. Et maintenant que je me rappelle
qu’il y a trop de secrets entre nous, je suis en train de me
trouver une excuse pour la rejeter.
— Je suis désolée, Xander. Je ne pensais pas que…
— Qu’est-ce que ça t’apportait de me dire ça ?
Laurie tord ses mains avant de répondre. La tristesse voile
ses traits.
— De l’assurance, je suppose. Je me disais que si jamais tu
me repoussais ou que tu me trouvais trop… spontanée, je
pourrais mettre ça sur le compte de l’alcool ou faire semblant
d’avoir tout oublié ce matin.
Son affirmation me frappe. Trop spontanée ? J’ouvre la
bouche, mais il me faut un moment avant de réussir à
prononcer :
— Tu as prétendu être ivre parce que tu craignais que je te
trouve « trop spontanée » ? Tu me fais si peu confiance que tu
as besoin d’une excuse pour être toi-même avec moi ?
C’est vrai que, toi, tu ne lui caches rien par peur d’être
rejeté.
Mes yeux rencontrent les siens. Cela fait des semaines que
je m’efforce de prouver à Laurie qu’elle peut s’appuyer sur
moi. Que je m’acharne à lui montrer qu’elle peut compter sur
mon soutien, qu’elle peut déposer ce qui lui pèse en ma
présence. Peiné, j’articule :
— Je pensais que tu savais que… que tu pouvais t’ouvrir à
moi. Que tu pouvais être toi-même, sans filtre, et que je
t’accepterais telle que tu es.
Elle pourrait sans doute te dire la même chose.
Elle fait un pas vers moi, mais je recule. J’espérais qu’elle
avait enfin compris. Visiblement, j’avais tort.
— Xander, je…
Sa voix se fane et un silence pesant s’installe entre nous.
Depuis que j’ai quitté ma famille, je n’avais pas été aussi
heureux que cette nuit. Mais ce matin, je me rends compte que
Laurie ne me fait pas tant confiance que ça… et, surtout, je me
souviens de la réalité. Je n’aurais jamais dû l’oublier. J’ignore
la voix qui me traite d’hypocrite et je déclare :
— Je suis désolé, Laurie, mais je ne vois pas ce que je ferais
avec une fille qui n’a pas confiance en moi.

Eliott

Face à moi, Laurie regarde le paysage à travers la fenêtre du


train. Ses iris roux suivent le paysage qui défile. J’ai appris
que ça s’appelle un « nystagmus ». À part ça, elle a l’air
franchement déprimée. Et je crains que ce ne soit en partie ma
faute. Xander est parti avant le déjeuner. Une urgence
professionnelle, soi-disant. À mon avis, son départ et la tête de
ma sœur ont tout à voir.
Je pousse le paquet de gâteaux vers elle.
— Tu en veux ?
Elle se contente de secouer la tête, faisant tressauter sa
queue-de-cheval. C’est évident qu’elle a envie de pleurer, et ça
me tue. Bon sang ! Je savais que c’était une idée pourrie de
s’enticher de Xander. Certes, il est parfait, mais il y avait au
moins une chance sur deux que ça finisse avec des larmes et
des morceaux de cœur partout. Je soupire et enlève mes
écouteurs. Les deux autres sièges autour de la table étant
libres, je me lève et me glisse à côté d’elle.
— Je suppose que tu ne veux pas en parler ?
— Tu supposes bien, chuchote-t-elle.
Je pose ma tête sur son épaule, bien que j’aie horreur des
démonstrations d’affection publiques. Au moins, elle saura
que je compatis. Son téléphone vibre à cet instant. Ses traits
s’animent et elle s’empresse de le sortir de sa poche. Ses
épaules s’affaissent. C’est Maria.
— Tu peux répondre ? me demande-t-elle.
— Ouais.
Je décroche.
— Salut, Maria ! Comment tu vas ?
— Salut, Eliott ! Je me porte comme un charme. J’ai vu le
médecin ; je vais pouvoir reprendre plus tôt que prévu. Je
pense donc revenir dès demain !
Je reste muet, sans savoir comment prendre la nouvelle.
— Xander ne nous avait pas prévenus…
— Je l’ai appelé plusieurs fois ce week-end, mais
impossible de le joindre. Je viens de le lui annoncer ! Il a dit
qu’il fallait que je règle ça avec vous, mais que ça l’arrangeait
que je le remplace.
Ma bouche s’entrouvre. Laurie me scrute depuis que j’ai
prononcé le mot « Xander ».
— Si ça vous va à tous les deux, je ne vois pas ce qu’on
pourrait y redire. En tout cas, je suis ravi que tu ailles mieux,
je conclus, en remarquant que mon manque d’enthousiasme
frise l’impolitesse.
— Parles-en quand même à ta sœur, je sais qu’elle a horreur
des changements imprévus.
Oh, ça…
— Je n’oublierai pas. À demain !
— À demain.
Je raccroche et me tourne vers Lo, qui est pendue à mes
lèvres.
— Maria revient demain.
Elle pâlit.
— Ça ne devait pas être la semaine prochaine ?
— Si, mais elle est opérationnelle.
— Et Xander ?
— Il a donné son accord.
— Sans nous dire au revoir ?
Je fronce les sourcils.
— Il nous a dit au revoir tout à l’heure, Laurie… Et puis, il
habite toujours Paris. Il suffit de l’appeler.
Elle secoue la tête et sa tristesse serre mon estomac.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Lo ?
Le coin de ses lèvres tombe.
— Je suis une idiote finie, c’est tout ce que tu as à savoir,
souffle-t-elle en calant sa tête contre la vitre.
Chapitre 58
Xander

Coincé dans les embouteillages, je monte le son du CD.


Howie Day chante les désillusions amoureuses d’un homme
naïf et ça me convient tout à fait. J’ai préféré mettre un disque
plutôt que de risquer de tomber sur une station diffusant des
musiques latines ou des tubes des années 80, qui auraient eu le
mauvais goût de me rappeler Laurie. Mais je ne pense qu’à
elle, de toute façon. Qu’à elle et à ses yeux humides quand, sur
le départ, j’ai ouvert la portière de la voiture.
— Je suis désolée, Xander ! Je… je ne pensais pas que ça
aurait une telle importance pour toi.
Je n’ai pas voulu discuter. Je voulais juste partir.
— J’ai fait une erreur, mais tu comptes vraiment pour moi.
Je ne veux pas que ça gâche tout.
Comme si être loin d’elle ferait disparaître le chaos dans
mon esprit.
— Reste. S’il te plaît…
La sincérité dans sa voix m’a fait hésiter, mais je lui ai dit la
vérité :
— J’ai besoin d’un peu de temps pour réfléchir. Je crois
qu’on est allés trop vite pour moi, Laurie.
La voiture devant moi avance et j’appuie sur l’accélérateur.
Son manque de confiance m’a blessé, mais je suis injuste avec
elle en lui faisant porter la responsabilité de ma fuite. Le
courage n’a jamais été ma qualité première, cela dit. Je pousse
un long soupir. Cette histoire ne méritait pas une telle réaction
de ma part. Seulement, elle m’a mis face à tout ce que je
m’évertuais à occulter : on ne construit pas une relation sur un
mensonge. Encore moins sur un mensonge aussi énorme que
le mien.
Je freine à nouveau. Il y a tant de choses que Laurie ignore à
mon sujet. Je lui reproche de ne pas me faire confiance, mais
si elle savait que mon véritable nom est López-García, et pas
Moreno, elle me traiterait d’hypocrite. Et elle aurait raison.

Six mois qu’il vit en France. Les shootings sont réguliers et


se déroulent à merveille. Poser lui est agréable, surtout quand
Javier est derrière l’appareil. Récemment, Carlos l’a
accompagné à la préfecture où ils ont retiré sa carte de séjour
et son autorisation de travailler. Évidemment, sitôt les
formalités achevées, Carlos a récupéré tous les documents.
Cependant, il s’est senti soulagé. Peut-être cela signifie-t-il
qu’il va rester pour de bon ? La crainte que les De Luca ne
soient plus satisfaits de lui continue à le priver régulièrement
de sommeil. Il fait avec, et se console en envoyant chaque mois
à Heimmy une partie du salaire que Carlos lui reverse – même
s’il ne reste que des miettes une fois que son manager a
« prélevé sa part ».
Un soir où il dîne chez Javier, il se confie :
— J’aimerais travailler.
— Tu travailles déjà, non ?
— Oui, mais… Je voudrais une source de revenus
indépendante des De Luca. Je pourrais envoyer un peu plus
d’argent à ma famille et en mettre de côté. Peut-être me faire
plaisir de temps en temps, aussi.
En réalité, il se berce de l’illusion qu’un autre emploi
l’aidera à s’intégrer à la société française et qu’un jour, peut-
être, il pourra régulariser sa situation, malgré les De Luca. Et
puis, le mannequinat lui plaît mais manque de sens, selon lui.
Il a besoin de se sentir utile, pour oublier ses entraves.
Seulement, tant que Sonia détient ses papiers et son permis de
travail, impossible de le faire légalement.
Javier ne répond rien mais, quelques semaines plus tard, il
lui propose une solution : travailler sous son nom. Ils se
ressemblent un peu, physiquement. Pour peu que l’employeur
ne soit pas regardant, cela passera. Des milliers de sans-
papiers travaillent de cette manière en région parisienne,
Javier a passé du temps à se renseigner sur le sujet. Au pire, si
on le prend, il se fera licencier, mais son ami lui promet que
jamais il ne portera plainte pour usurpation d’identité et qu’il
lui reversera l’intégralité des sommes qui lui seront dues. Il
hésite, pas longtemps. Un an plus tard, il est diplômé
auxiliaire de vie. Du moins, Javier l’est. Et puis, il trouve un
poste à mi-temps dans une entreprise de services à la
personne. Au boulot, il demande à être appelé par son soi-
disant deuxième prénom : Xander. Et il prie pour que les
problèmes ne frappent jamais à sa porte.

Les doigts crispés sur le volant, je me surprends à entonner


la mélodie.
And when she says she wants someone to love
I hope you know that she doesn’t mean you 1
Je ne pensais pas que quitter Laurie me ferait aussi mal. Je
n’avais pas réalisé m’être autant attaché à elle. Comment ai-je
pu me laisser aller à ce point ? Je savais très bien qu’elle
souhaiterait une relation sérieuse, après avoir passé une nuit
avec moi. Peut-être même est-ce ce que je voulais aussi ?
Comme si c’était possible, alors que je ne peux me résoudre à
tout lui avouer… Je suis un crétin. Je n’aurais pas dû me
laisser entraîner et lui promettre implicitement des choses que
je ne pourrai jamais lui offrir.
Le conducteur de la voiture derrière moi klaxonne, me
faisant sursauter. Désormais, mes options sont minces.
M’engager avec Laurie en taisant mes problèmes ou les lui
avouer en espérant qu’elle les accepte. Un sourire désabusé
crispe mes traits. J’ai évité de choisir en me trouvant une
excuse facile. Laurie aurait raison de me détester.
J’active mon clignotant et rejoins le périphérique. L’appel
de Maria est tombé à pic. Demain, elle reprendra sa place chez
les Samely. Quant à moi, je vais tourner la page Laurie une
bonne fois pour toutes. Ou du moins essayer.

Laurie

Après avoir toqué à la porte, je suis Eliott dans la chambre


aux murs vert délavé. Maman ne rentrera à la maison que
demain matin, mais nous avons tenu à lui rendre visite dès
notre retour à Paris. Eliott se rue sur elle, en criant
« Maman ! » comme un gamin, puis la serre contre lui. Leur
joie sincère me rend un instant le sourire. C’est vrai qu’ils ne
se sont pas vus depuis deux semaines.
Je m’approche à mon tour et embrasse Maman sur la joue.
J’ai beau me forcer à avoir l’air enthousiaste, elle devine
immédiatement mon humeur maussade.
— Ch’est… pas… pas la… grande… f… fome, toi.
— Je suis fatiguée. On n’a pas arrêté ce week-end.
Eliott ne me contredit pas et a même la gentillesse de se
mettre à raconter en détail ses vacances. Je contourne le lit et
me plonge dans l’observation de la rue, sous la fenêtre de
Maman. De rares blouses blanches vont et viennent au milieu
des passants. Les arbres fleurissent et l’herbe verte du parc
face à moi me rappelle que le printemps est bien là. Je me sens
tellement bête. Malgré mes tentatives pour les chasser, les
images de la dispute avec Xander tournent en boucle dans mon
crâne. Je ne pensais pas qu’il réagirait ainsi. Pas pour quelque
chose d’aussi futile. Pas après une soirée et une nuit magiques.
Il n’empêche que j’aurais mieux fait de lui dire la vérité. C’est
bien d’apprendre ça à dix-neuf ans, Laurie… Je fais taire les
sarcasmes dans ma tête et attrape mon téléphone. J’hésite puis
envoie un message à Xander :
>Salut, es-tu bien arrivé ?
Comme si elle lisait dans mes pensées, Maman nous
informe :
— Vous… vous ja… javez raté… X… X… Xander.
Ma gorge se noue.
— Il est passé ici ?
— O… Oui. Pour… me sa… luer et m… me pré… venir
du… re… tour de… de… Maria.
Il ne manque à aucun de ses devoirs, hein… Je déglutis avec
peine. J’espérais pouvoir rattraper les choses dès demain, mais
si Xander cesse de travailler chez nous, je ne sais quand
l’occasion se présentera.
— P… peux-tu… n… ous lai… cher un… mo… moment,
E… Eliott ?
Je me tourne vers ma mère, tandis que mon frère acquiesce
et quitte la pièce.
— V… viens.
J’obéis et m’assieds sur le lit.
— Qu’est-che… qui… qui… ne va pas ?
— Je n’ai pas envie d’en parler, dis-je d’une voix douce.
Elle ne répond rien mais lève son bras avec difficulté pour
me faire signe de m’allonger près d’elle. Je me blottis contre
sa poitrine. Ses cheveux chatouillent mon front. Je renifle,
reprise par l’envie de pleurer.
— D… Donne-t… toi un p… peu de t… temps. Tu as… ye
d… droit d… d’être… tr… trichte, p… parf… fois.
Maman ne sait même pas de quoi il s’agit, mais trouve les
mots que j’ai besoin d’entendre. Sa simple présence me fait du
bien. Je savoure le câlin qu’elle me donne, son empathie, le
fait qu’elle n’insiste pas pour savoir ce qui me tracasse. Je
m’emplis de tout le réconfort qu’elle me procure et, enfin,
laisse ma peine s’écouler. Sa joue caresse doucement mon
front.
J’ai vraiment de la chance d’avoir une Maman aussi
gentille.
Chapitre 59
Eliott

Derrière la lentille de mon appareil, mon quotidien se révèle


d’une façon nouvelle et différente. Je capte les actes de soins,
les tâches ménagères, l’organisation de la maison avec un œil
neuf. Je mitraille tout, sans chercher à trier et, le soir venu, je
m’aperçois que j’ai attrapé de petits moments de vie. Les
cernes et les regards perdus au loin de Laurie et de Maman,
lorsqu’elles ne se savent pas observées, les difficultés, mais
aussi les rires, les jeux, les soirées films, les crêpes… J’adore
la photo. Presque autant que m’amuser avec mon flux. Je n’en
ai parlé à personne – je sais qu’on me prendrait pour un fou –
mais je m’entraîne assidûment. Peut-être que plus tard ça
servira.
Je ne pensais pas dire ça un jour, mais Papichon me manque
un peu. Les deux semaines que j’ai passées chez lui ont
radicalement transformé mon opinion à son sujet. Bien sûr, il
reste un Papi très ronchon, mais je comprends mieux ce que
Mamisou a pu lui trouver. Il est gentil derrière son air bourru
et pour peu qu’il l’ait draguée en lui coupant le feu un jour où
elle s’était brûlée… Je souris en terminant de trier les clichés
du jour.
Dans la cuisine, Maria chantonne en mettant le couvert avec
Laurie. Elle est revenue depuis une semaine et sa bonne
humeur colore notre routine. Cette femme est une boule
d’énergie positive. Elle réussit même à distraire ma frangine,
ce qui n’est pas une mince affaire depuis que Xander a disparu
du circuit.
Je pose l’appareil et les rejoins. Assise sur son fauteuil,
Maman les observe. Je m’installe à côté d’elle et commence à
lui raconter ma journée. J’en profite pour lui rappeler que la
réunion parents-profs a lieu dans dix jours. Il m’a fallu du
temps pour accepter l’idée que les profs allaient connaître
notre situation, mais je n’ai plus trop le choix.
— C’est celle où on discute de l’orientation pour l’année
prochaine. Tu sais, pour les options qu’on va choisir.
Elle hoche la tête.
— Tu… v… voudrais phyjique et… m… maths, churtout,
c’est… ç… ça ?
— Oui. Mais mes notes en physique sont un peu justes…
— T… tu es… tra… travail… leur. Ça… va al… ler. On…
v… va prépa… rer des jar… guments p… pour les con…
vaincre.
Je me détends, sous le regard convaincu de ma mère. J’aime
son obstination, sa confiance et sa combativité. Elle a beau
être plus fragile qu’il y a quelques années, quand elle me parle
comme ça, quand elle me rappelle qu’elle croit en moi, je sens
que rien ne pourra m’arrêter. Je l’embrasse puis me lève pour
filer un coup de main à Lo, qui tient un peu trop de choses
dans ses tout petits doigts.

Laurie

J’enfile mon pyjama et me glisse sous les draps. Au-dessus


de moi, le plafond est noir, à l’exception d’une étoile
fluorescente dont la lumière faiblit. Eliott l’a trouvée dans une
boîte de yaourts pour enfants. Je l’ai collée là, en me disant
qu’elle m’éclairerait les soirs de mélancolie.
Trois jours loin de chez moi ont suffi à recharger mes
batteries. Bien sûr, la dispute avec Xander atténue les effets
positifs de cette escapade, mais je me sens tout de même bien
mieux. J’ai eu tort de rechigner : j’avais besoin de cette pause.
Revigorée par la mer, je suis contente de retrouver la
routine. Maman se porte assez bien, son moral est bon. Les
médecins nous ont réaffirmé que tout semblait sous contrôle
pour le moment, mais que les poussées de sclérose en plaques
allaient se multiplier : les complications ne pouvaient que
suivre. Mais pour l’instant, tout va bien, alors je savoure ce
répit et la présence de Maman autant que je le peux.
Avec Maria, les choses reprennent comme avant. Sa joie de
vivre nous déride tous, mais il est évident que son épaule la
fait toujours souffrir. L’autre jour, elle m’a avoué avoir repris
plus tôt que ce qui était préconisé. Deux de ses collègues ont
dû se mettre en arrêt pour des accidents de travail similaires au
sien, alors elle est revenue : les patients avaient besoin d’elle.
Lorsque je ne suis pas occupée avec Maman ou à gérer la
maison, je révise pour mes partiels qui approchent. Les devoirs
à rendre sont nombreux et requièrent tout mon temps libre. Ce
qui tombe bien : au moins, j’évite de penser à Xander. Après
son texto : Bien arrivé, bonne soirée, il n’a plus donné signe
de vie. Depuis, je lui ai laissé un message vocal où je
m’excusais et lui demandais de me rappeler pour qu’on parle.
Pas de réponse non plus. Même s’il m’en veut, c’est un goujat
de m’ignorer. Pourtant, je ne peux me résoudre à lâcher
l’affaire. J’attrape mon portable. Sans réfléchir, je compose
son numéro et tombe sur sa messagerie.
— Salut, Xander, j’espère que tu vas bien. Je… je…
Je me tais, démunie, puis appuie sur la touche dièse pour
supprimer mon message. Je ne vois pas ce que je pourrais lui
dire. Il sait que je suis désolée et que je regrette. Il sait que je
tiens à lui. Il sait que je n’attends qu’un geste de sa part.
Mais… Ma gorge se serre. Je devrais peut-être me faire à
l’idée que ce geste ne viendra jamais.
Installée en tailleur sur son lit, j’interroge Maman :
— Que veux-tu qu’on lise, aujourd’hui ?
— Ye Pro… phète.
Je me penche pour attraper le livre sur sa table de chevet.
Ces derniers jours, Maman relit ce best-seller. Pour ma part, je
le découvre et reste subjuguée par le puits de sagesse que
constitue cet ouvrage. Je reprends au niveau du marque-page :
— Vous juger selon vos échecs serait reprocher aux saisons
leur inconstance. 1
Je marque une pause. La première phrase m’a déjà plongée
dans un abîme de réflexion. Eliott m’interrompt en entrant
comme une tornade. Ce gamin prend de l’âge mais ne sait
toujours pas frapper à une porte.
— C’est pour toi, Lo ! C’est Papichon.
— Papichon ?
Il m’offre un sourire satisfait et me tend le combiné. Eliott
et Papichon partagent une connivence nouvelle qui m’échappe
encore. Je sors de la pièce et réponds :
— Bonjour, Papi.
— Bonjour, Laurie. Je voulais prendre de tes nouvelles.
J’entrouvre les lèvres, surprise.
— C’est gentil. Je me porte bien.
— Tu t’es réconciliée avec ton ami ?
Je ne cherche même pas à savoir si Eliott a vendu la mèche
ou s’il a deviné.
— Non. Je crois qu’il est vraiment fâché.
— Bah, laisse-le tomber, lâche-t-il d’un ton bourru. Il est
beau garçon, certes, mais tu n’as pas besoin d’un homme pour
accomplir de grandes choses ou pour te guider.
— Je…
Le silence cueille la fin de ma phrase. Que puis-je répondre
à ça ?
— Tu es courageuse et travailleuse. Il faut simplement que
tu assumes le fait d’être maîtresse de ta vie.
— Je n’ai pas vraiment l’impression de l’être, Papi… Il y a
tant de choses à penser, à faire, à régler qui ne dépendent pas
de moi…
— Les contraintes existeront toujours, mais c’est la façon
dont tu régis ton quotidien en les y intégrant qui définit ta
maîtrise.
J’analyse cette idée, tentant de m’imprégner de son essence,
puis conclus :
— Je ferai de mon mieux.
— Je n’en doute pas, mais ce n’est pas le plus important.
— Ah bon ?
— Non. Le plus important c’est que tu prennes soin de toi et
de ta santé. Autrement, tes entreprises sont vouées à l’échec.
Silence.
— Tu passeras le bonjour à ta mère.
— Je… je n’y manquerai pas.
Il raccroche sans rien ajouter, me laissant pantoise. Je reste
immobile de longues secondes, méditant sur les conseils de
mon grand-père. Et s’il avait raison ?
Mes yeux se portent sur l’horloge du salon. 18 h 50. En
partant maintenant, je pourrais être à l’heure… Mon cœur
s’emballe. Il me faut juste le courage de sauter le pas. Mais
Papichon, Xander, Elisa… Ils me répètent tous la même chose.
Peut-être est-il temps que je les écoute ?
Je retrouve Maman et Eliott, qui a poursuivi la lecture à ma
place.
— Votre corps est une harpe pour votre âme. À vous d’en
tirer une douce musique ou des sons confus.
Une douce musique… Entrer au moment où Eliott prononce
ces mots me conforte dans l’idée que je dois y aller. Ce soir. Je
m’enquiers :
— Est-ce que je peux vous abandonner quelques heures ?
— Tu vas où ? Voir Xander ?
— Bien sûr que non, idiot. Et ça ne te regarde pas, que je
sache ! Maman ?
— C… comme chi tu… a… avais be… join de ma… per…
permission. Tu… es… g… grande, ma… puche.
Je les embrasse tous deux sur la joue. Eliott essuie la sienne
d’un revers de manche, mais je ne m’en offusque pas. Je dois
agir avant de changer d’avis.
Deux minutes plus tard, je suis en route. Parcourir ce
chemin me fait une étrange impression. Je l’ai emprunté tant
de fois, et pourtant, aujourd’hui, il me semble nouveau.
J’appréhende, mais l’excitation allonge mes pas.
Je vais danser.
Je vais danser à l’école de danse qu’a fondée Maman. Celle
où j’ai fait mes premières pirouettes. Celle où j’ai passé des
heures à m’entraîner jusqu’à avoir mal partout.
Je crains un peu de retrouver notre groupe de copains. Peut-
être qu’ils ne me parleront pas. Ou peut-être qu’ils
m’accueilleront comme si mes six mois d’absence n’avaient
pas existé. Je verrai bien.
Dans tous les cas, il est temps que je reprenne. Me choyer et
me protéger est une nécessité. C’est ce que Xander a tenté de
me faire comprendre pendant deux mois. Il m’a fallu l’appel
de Papichon pour que je l’entende enfin. Être à l’écoute de
mes besoins ne me rendra pas moins présente pour Maman.
Au contraire…
Chapitre 60
Xander

Le cœur serré, je raccroche. J’ai longuement parlé en visio


avec Heimmy, qui m’a paru resplendissante. Elle ne m’en a
rien dit, mais je la soupçonne d’être amoureuse. Une partie de
moi préférerait se tromper. Bien sûr, il y a de gentils garçons
dans le quartier, mais les filles ont cette fâcheuse tendance à
être attirées par les mauvais. Voire les très mauvais. J’espère
sincèrement que ce n’est pas le cas de ma sœur.
À part ça, tout le monde va bien. Pourvu que cela dure.
Découvrir que Carlos pourrait avoir des ennuis avec les
juridictions françaises me terrifie. Qui sait comment il
réagirait, sous le coup de la peur ? Je me mords la joue.
Apparemment, certaines de leurs recrues ont reçu la visite de
policiers. Je prie pour que mon tour ne vienne pas. En
attendant, je me contente de faire mon travail avec application.
Je m’amuse bien, même si mes vacations d’auxiliaire de vie
me manquent plus que je ne l’aurais cru. Sans parler de mes
patients et de leurs familles.
Mon portable vibre, m’annonçant un message vocal. Laurie.
J’hésite à l’écouter. J’aurais d’autant plus de mal à ne pas lui
répondre. Je lutte contre la curiosité en allant mettre au micro-
ondes un plat surgelé, puis cède en m’attablant.
« Salut, Xander, c’est Laurie ! »
Sa voix essoufflée et joyeuse me surprend. Elle contraste
étonnamment avec ses propos.
« Ne t’inquiète pas, ce sera mon dernier message. J’ai bien
compris que ton silence signifiait que tu voulais couper les
ponts, et non pas “réfléchir” comme tu me l’avais dit. Alors, je
ne vais pas te harceler davantage. J’avoue que j’espérais au
moins que tu me le dises en face, parce que jouer le disparu,
c’est un peu facile. C’est même sacrément lâche, en fait, et je
ne pensais pas que c’était ton genre. Mais, bref, je ne
t’appelais pas pour ça. »
Le reproche est clair, et pourtant il n’y a qu’une pointe
d’amertume dans son ton.
« En fait, je… je voulais te remercier. »
Je manque de lâcher ma fourchette.
« Je viens de finir mon cours de salsa, et c’était…
incroyable. »
D’où la musique en fond et son ton excité.
« Tu avais raison. J’en ai besoin. Je pense m’y remettre, pas
aussi sérieusement qu’avant, mais de temps en temps. Ça me
fera du bien. Ah, et je continue à aller courir. C’est moins
drôle, toute seule, mais c’est important. »
Elle fait une pause et l’émotion fait vaciller sa voix :
« Tu… tu es entré dans ma vie au moment où j’en avais
besoin et… j’ai beaucoup grandi grâce à toi. Alors je tenais à
te le dire et à te remercier. Je te souhaite le meilleur et… à une
prochaine fois, peut-être. »
La tonalité se coupe, me laissant seul. Terriblement seul.
Laurie a fait un grand pas ce soir, et j’en suis très heureux. Je
déglutis et abandonne mon plat sur le set de table.
Elle me manque cruellement.

Laurie
En nage, je range ma bouteille dans mon sac. J’ai dansé
toute la soirée, ri avec mes anciens copains qui se sont montrés
ravis de mon passage. Être si bien accueillie m’a fait chaud au
cœur. Louis est arrivé après le cours, ce qui m’a évité de
danser avec lui. Nous nous sommes ignorés le reste du temps.
Il est l’heure de rentrer, maintenant. Au moment où je zippe la
fermeture éclair de mon sac, je perçois une présence derrière
moi. Pas besoin de me retourner pour savoir qu’il s’agit de
Louis : son parfum légèrement mêlé de sueur me suffit.
J’adorais cette odeur. Pincement dans ma poitrine. Je soupire :
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Euh… Je… Salut.
Je glisse la lanière de mon sac sur mon épaule et fais face à
mon ancien partenaire.
— Salut. Et bonne soirée.
Je me dirige vers la sortie, mais il me lance :
— Tu comptes revenir pour de bon ou… tu passais juste, ce
soir ?
Je fais volte-face, les sourcils froncés.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— On ne va pas s’éviter tout le temps. Si tu suis de nouveau
les cours, mieux vaudrait qu’on s’explique.
La moutarde me monte au nez.
— Si je suis de nouveau les cours, hein ? Autrement, pas la
peine. Je retourne dans ma grotte et tu ne me vois plus, c’est
parfait, inutile de rouvrir les vieux dossiers !
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, Lo.
— Ne m’appelle pas « Lo ». Et c’est exactement ce que tu
as dit !
L’air penaud, il fait craquer ses phalanges, comme toujours
lorsqu’il est embêté. Ce dont j’ai horreur. Je me crispe ; il le
remarque, arrête et bafouille : « Désolé. » J’avais oublié qu’on
se connaissait si bien. Le réaliser fait surgir une volée de
souvenirs et mon cœur se serre. Je gagne la sortie et me
retrouve rapidement dans la cour.
— Laurie !
Ses pas me poursuivent. Il n’est vraiment pas décidé à
lâcher l’affaire. Je m’immobilise. Il passe devant moi et se
plante à un mètre pour me faire face.
— Il n’y a rien à dire, Louis. Tu m’as larguée parce que je
mettais la danse de côté et ne faisais pas passer notre couple
avant la santé de ma mère ! Très bien, c’est acté.
Il souffle en grimaçant et ébouriffe ses cheveux. Avant, je le
trouvais très sexy quand il faisait ça. C’est toujours le cas,
mais, ce soir, ça m’exaspère au plus haut point.
— Dit comme ça, on dirait vraiment que je suis le pire
salaud du monde. Sauf que ce n’est pas la vérité. Je voulais
t’aider, Laurie ! Vraiment !
— Ah ? Ça ne s’est pas trop vu.
— Je t’ai changé les idées, j’ai été là tous les jours, tant que
ta mère était à l’hôpital.
— Et après, hein ?
— Après, je t’ai simplement demandé de prendre un peu de
temps pour toi, de ne pas complètement abandonner la danse
que tu aimais tant.
— Ce qui t’importait, c’étaient les championnats !
— Non ! Enfin, si, évidemment. Mais… ce n’était pas le
principal.
Je hausse les épaules avec une moue dubitative.
— Tu es injuste avec moi. Je n’ai sans doute pas été parfait,
mais j’ai fait du mieux que j’ai pu. Quand ta mère est rentrée
chez vous, tu… tu as tout lâché pour ne plus vivre que pour
elle. J’ai eu l’impression que tu te perdais.
J’ouvre la bouche, mais les mots ne sortent pas. Sa phrase
fait douloureusement écho à celles de Xander.
— Je suis désolé, Laurie. Je ne voulais pas que ça se
termine comme ça, entre nous. J’ai essayé de t’aider, de te
montrer que j’étais prêt à m’adapter, à faire des efforts pour te
soutenir dans tes difficultés avec Mélodie. J’ai essayé de
comprendre tes choix et ce que tu traversais, mais… tu te
fermais chaque fois que je tentais de te parler. Quand je
proposais des solutions pour qu’on se voie plus ou pour sortir
danser, tu les déclinais systématiquement. C’était comme si tu
n’étais plus que le prolongement de ta mère.
Ses mots claquent. Leur assaut mord mon cœur. Il fait un
pas vers moi, sa voix s’adoucit :
— On se voyait de moins en moins… Tu disais que ça te
mettait mal à l’aise que je vienne chez toi, avec tous les trucs
médicaux. Même Justine, tu ne la laissais plus entrer.
Finalement, tu m’as demandé de me trouver une autre
partenaire.
Je murmure :
— Je ne l’ai pas fait de gaieté de cœur.
— Je sais, mais je me suis vraiment senti abandonné. C’était
comme si tu rasais tout ce qu’on avait construit ensemble
depuis trois ans.
Le silence s’éternise. Louis a baissé ses magnifiques yeux et
sa posture défaite augmente ma peine.
— J’étais prêt à faire des sacrifices pour toi, Lo. Plus que tu
ne le penses. Mais je n’étais pas prêt à continuer à sortir avec
une fille qui n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Chapitre 61
Laurie

Les fragments de souvenirs occultés s’imposent à moi et


forment le puzzle que j’ai toujours refusé de regarder. Parce
que la vérité qu’il dessine est plus douloureuse que l’illusion
que j’ai entretenue ces derniers mois. Je sais très bien que j’en
ai demandé à Louis bien plus que ce qu’il pouvait me donner.
La maladie de ma mère m’a propulsée dans un monde de
douleurs, de soins, de tâches administratives que je n’étais pas
préparée à affronter. Je me suis démenée comme j’ai pu, je me
suis employée corps et âme à trouver des solutions pour
protéger ceux que j’aimais. Et je me suis oubliée, détruisant
mon couple au passage. Ce n’est pas ce que je voulais. Bien
sûr que non. Mais mon énergie n’est pas infinie. J’ai dû faire
des choix. Sans doute n’étaient-ils pas les bons, du moins pas
toujours. Mais comment auraient-ils pu l’être ? À dix-huit ans,
seule face à un monde inconnu, sans repères, sans famille pour
me guider ? Mes amis, Louis, et tous les autres, malgré leur
bonne volonté, ne pouvaient pas comprendre. Ils n’ont aucune
idée du vortex de souffrances qui m’a aspirée. Et qui m’a
broyée.
Je tente de prononcer un mot, mais ma gorge se noue, et
soudain de grosses larmes roulent sur mes joues. Les bras de
Louis ne tardent pas à m’enlacer. Au sein de leur chaleur
protectrice, je finis par me calmer. Elle me rappelle tant de
bons moments. J’aimais Louis. Je l’aimais tellement ! Et puis
ma vie est devenue un chaos sans fin et j’ai perdu le contrôle.
L’horrible sentiment d’avoir tout gâché me reprend.
— Tu n’as pas idée de combien c’est dur, je balbutie enfin.
— Non. Je sais bien que non.
— C’est lourd, de tout gérer et… c’était sans doute trop
pour moi, au début.
Je pousse un long soupir.
— J’ai conscience que je suis en bonne partie responsable
de notre rupture. Et j’en suis sincèrement désolée.
Il me serre plus fort contre lui et, un instant, j’ai
l’impression de me retrouver trois ans auparavant, la première
fois qu’il m’a tenue dans ses bras pour autre chose que danser.
— Je suis toujours prêt à faire mon possible pour t’aider,
Laurie. On est tous prêts à ça, avec les gars de la bande. Mais
il faut que tu veuilles de nous.
Je ne réponds rien, me laissant bercer par la mélancolie et la
brise qui fait onduler mes cheveux. Au bout de quelques
secondes, je m’écarte doucement.
— J’essaie de… remettre de l’ordre dans ma vie, de créer
un nouvel équilibre, entre Maman, le reste et moi. Mais je ne
sais pas combien de temps ça va prendre. Je ne sais même pas
si j’y arriverai.
Il incline la tête.
— C’est pour ça que tu es revenue à la danse, ce soir ?
— Oui.
Les doigts de Louis pressent mon épaule avec douceur.
— Je suis heureux que tu aies pris cette décision.
— Moi aussi. Ça m’a fait du bien de danser et de vous
revoir.
— Même moi ?
— Surtout toi.
Il m’offre son lumineux sourire et je détourne les yeux,
sentant que je ne suis pas encore tout à fait immunisée contre
son pouvoir.
— Tu danserais avec moi ? me demande-t-il.
— Maintenant ?
— Maintenant.
Je jette mon sac un peu plus loin.
— Je mets quel titre ? s’enquiert-il en sortant son portable.
Question difficile. Nous avons toujours été sensibles aux
musiques – souvenirs et aux paroles des chansons. Je ne veux
rien de trop sentimental, mais quelque chose qui porte un sens.
— « Stand By Me », la version de Prince Royce.
Il me sourit, lance le clip et pose le téléphone à nos pieds. Je
me laisse entraîner dans cette bachata délicate. Nous évoluons
sur le goudron avec grâce, retrouvant sans peine notre
alchimie. Lorsque la mélodie s’achève, je me sens apaisée. Je
récupère mon sac et conclus :
— Merci.
— On te revoit bientôt ?
J’acquiesce.
— La semaine prochaine. Bonne soirée !
Je file avant d’être reprise par la nostalgie. Louis m’a
secouée, Xander aussi. Et tous les deux avaient raison. Mes
muscles se détendent, je savoure la température printanière.
J’ai l’impression de m’être retrouvée.

Eliott

Samedi matin. Réunion parents-profs. Tous les élèves sont


tendus sauf les excellents, dont je n’ai jamais fait partie.
Comme si le stress « habituel » ne suffisait pas, je me retrouve
à devoir venir au lycée avec Maman. Heureusement pour moi,
notre nom commence par un S. Notre rendez-vous a donc lieu
assez tard pour que la plupart des élèves aient déserté le coin.
Le peu qui reste lance des regards intrigués à notre trio. Un
fauteuil attire toujours l’attention… J’ai horreur de ça.
Le malaise me gagne lorsqu’il nous faut demander la clé
pour accéder à l’ascenseur. Chaque fois que je sors avec
Maman, je me rappelle que rien n’est facile d’accès pour les
handicapés moteurs. Et que tout le monde s’en fout, jusqu’à se
retrouver en béquilles. Je me porte volontaire pour aller
frapper chez le gardien et obtenir le trousseau. En vérité, je
n’ai pas envie de rester auprès de Maman.
J’ai honte.
Et j’ai honte d’avoir honte.
Je suis fier de ma mère, de son intelligence, de sa
gentillesse, de son humour, et surtout de sa force et de sa
dignité dans la maladie. Mais, sous le regard curieux ou empli
de pitié des autres, je me recroqueville. Je me sens différent,
anormal. Alors que je devrais garder la tête haute, assumer
mon rôle auprès d’elle et prouver aux gens que l’apparence n’a
aucune importance.
Je suis nul.
Nous finissons par atteindre la salle 202. Je jette un œil à
travers la porte vitrée. M. Fernandi et la proviseure,
Mme Mery, sont assis l’un à côté de l’autre. Nous sommes un
peu en retard, je frappe donc.
— Entrez !
Anxieux, je presse la poignée. Laurie me suit à l’intérieur,
poussant le fauteuil de Maman. Je referme derrière elles et
nous prenons place. Ils ouvrent de grands yeux en apercevant
Maman. Ça y est. Ils sont partiellement au courant de ce que je
vis. Je frissonne.
Mme Mery tend la main à Maman en se présentant. Ma
gorge se noue et je détourne les yeux. Je ne veux pas voir
Maman essayer de contracter ses muscles pour saisir les doigts
de la proviseure. Je ne veux pas lire la tristesse ou
l’humiliation de n’avoir pas réussi sur son visage. Pas plus que
la gêne sur celui de Mme Mery. Je ne relève la tête que lorsque
la proviseure commence :
— Nous sommes ici pour discuter de l’orientation d’Eliott.
Comme vous le savez, il va devoir choisir trois options pour
son année de première. Il n’en poursuivra que deux en
terminale. As-tu réfléchi à tes préférences, Eliott ?
— Oui. Je voudrais prendre maths et physique. Pour la
troisième option, je ne sais pas trop. Économie ou histoire,
peut-être.
— As-tu une idée de ce que tu voudrais faire, plus tard ?
Je triture mon jean, embarrassé. L’éternelle question des
adultes, à laquelle ils attendent une réponse convenue.
Médecin, avocat, enseignant… ça, ça leur va. Mais je suis
certain que si je réponds la vérité, astronaute, ils me riront au
nez.
— Je voudrais faire un doctorat en physique.
M. Fernandi hausse un sourcil qui en dit long sur son
scepticisme. Il irait bien avec la mère de Lary, lui. La
proviseure parcourt mon bulletin de notes et soupire :
— Tu as eu 12 de moyenne dans cette matière au premier
trimestre, 10 au deuxième et à peine 11 à celui-ci.
Mon menton se met à trembler. Je sais bien que je suis un
peu juste, mais je suis certain qu’en travaillant cet été je m’en
sortirai. Fernandi persifle :
— Tu vas couler, en première.
Son air condescendant me hérisse le poil.
— Vous êtes devin ?
— E… Eliott !
Repris par ma mère, je me tais.
— Ce qu’il veut dire, reprend Mme Mery d’un ton calme,
c’est que, par expérience, nous savons que les élèves qui
peinent déjà en seconde ont de grosses difficultés dans les
options scientifiques les années suivantes.
Peiner, peiner. Elle exagère ! J’ai 12 de moyenne, pas 6.
Laurie prend ma défense :
— Eliott est un élève sérieux. Il est vrai qu’il a moins de
facilités en physique qu’en mathématiques, mais il est assidu.
Sacrée Laurie. J’avais oublié sa faculté à mettre en avant les
qualités des choses ou des gens. Je comprends qu’elle étudie le
marketing, elle est douée.
— Et si vous voyiez le rythme qu’il tient, au quotidien, vous
sauriez qu’il a de grosses capacités d’organisation et de travail.
Il lui manque simplement un peu de… temps.
— Justement, rétorque Fernandi. Il en aura de moins en
moins, du temps ! S’il n’est déjà pas capable de suivre,
épargnons-lui des souffrances inutiles. De plus, vous parlez
d’assiduité, mais Eliott est constamment en retard !
Je n’ose pas me tourner vers Maman. J’imagine qu’elle se
sent coupable. Elle doit se dire que c’est sa faute si,
aujourd’hui, je rencontre des difficultés dans ma scolarité.
Mais elle se trompe. Sa maladie est un fait, personne ne l’a
voulue. Je dois seulement réussir à travailler plus… ou mieux.
De l’autre côté du fauteuil, Laurie se crispe. Fernandi l’agace
autant que moi, c’est évident, mais elle se retient de lui sortir
une réplique acerbe. Une fois de plus, la proviseure tempère :
— Qu’en pensez-vous, madame Samely ?
Maman prend un moment avant de répondre. Avant son
AVC, elle s’exprimait sans mal en public. Mais depuis qu’elle
éprouve des difficultés à articuler, elle évite d’ouvrir la bouche
devant des inconnus.
— Lau… rie a rai… jon.
Les traits de nos interlocuteurs se crispent. Les coins de
leurs lèvres se tordent. Ils tendent l’oreille, se concentrent pour
comprendre ce que Maman dit. Ça me fait mal pour elle.
— E… Eliott est… un… gar… garçon appli… qué. Il étu…
die autant qu’il ye peut, chu… churtout la phy… jique. Son
projet pro… fessionel le… motive vr… vraiment. Seule…
ment, sa… sa vie… extra-shcolaire est… plus di… difficile
que celle de… ses ca… marades. Il a… moins de t… temps
yibre et moins de t… temps pour… pour ét… tudier. Mais…
est-che une… rai… raijon pour le péna… liser ? Pour
l’empê… cher de… d’acc… accéder au métier qu’il ai…
merait faire ? Je ne p… pense pas. Au… cont… raire. Je crois
qu… qu’il f… faudrait l’… aider et l’en… courager. Ch’est…
votre… r… rôle de… professeur d’ac… compa… gner les…
jen… fants, en te… tenant c… compte de… leur chituation
p… parti… cul… lière, pour qu’ils… a… attei… gnent leur
o… objectifs, n… non ?
Les profs restent muets. Soit ils n’ont rien compris, soit ils
sont surpris par la pertinence du discours de ma mère. Enfin,
Mme Mery répond :
— C’est vrai, madame Samely. Nous devons réfléchir au
cas par cas et non appliquer des règles rigides.
L’étau qui enserrait mes poumons se relâche légèrement.
— Tiens-tu vraiment à suivre ces options, Eliott ?
— Oui.
— Serais-tu prêt à venir quelques heures supplémentaires au
lycée si nous mettions en place un système d’aide aux
devoirs ?
J’hésite. Laurie a besoin de moi, le soir, et…
— Il… il i… ra.
Laurie hoche la tête, et je l’imite à mon tour.
— Très bien, dans ce cas, je pense qu’il va nous falloir
songer à un aménagement afin que, si le conseil de classe
valide le choix d’Eliott, tout se passe au mieux.
M. Fernandi grimace, me donnant très envie de lui répondre
par un doigt d’honneur, mais je m’écrase. La proviseure clôt
l’entretien et nous ressortons en silence. Je réussirai peut-être à
obtenir ma place en option physique, mais l’année prochaine
ne s’annonce pas de tout repos.
Xander

Quatre coups violents contre ma porte me tirent de ma


sieste. J’enfile un tee-shirt et ouvre. La surprise me coupe le
souffle. Face à moi se tiennent trois hommes. Le premier sort
un insigne qu’il me présente.
— Police nationale. Bonjour, monsieur.
— Bonjour. Que puis-je pour vous ?
— Nous avons quelques questions à vous poser, ainsi qu’un
mandat de perquisition.
Le stress perturbe mon pouls. J’inspire profondément et
m’écarte.
— Entrez.
Chapitre 62
Xander

Le plus âgé, dont les sourcils broussailleux cachent le


regard, prend la parole :
— Quel est votre nom ?
J’ai soudain très chaud, et le fait que ma chambre se situe
juste sous les toits n’y est pour rien. Dois-je mentir ? Le
policier me toise.
— Xander López-García.
— Pouvez-vous nous présenter une pièce d’identité ?
— Je n’ai qu’une photo de mes papiers sur moi.
Il me fixe, suspicieux, puis déclare :
— Ça fera l’affaire pour l’instant.
J’affiche la copie de mon passeport sur l’écran de mon
téléphone. Il reprend :
— Connaissez-vous un dénommé Carlos De Luca ?
— Oui.
— Nous enquêtons sur ce monsieur, ainsi que sur sa sœur.
Quels sont vos liens ?
— Je travaille pour lui. Enfin, il… il m’aide à… obtenir des
contrats, dans le mannequinat.
Ses yeux disparaissent sous ses sourcils froncés. J’ose :
— Que lui reprochez-vous ?
— Je suis tenu au secret sur ce point. Ce studio est-il à
vous ?
— Non.
— Vous le louez ?
— Non.
— Savez-vous à qui il appartient ?
— À la famille De Luca, à ma connaissance.
— C’est ce qu’il nous semble aussi. Êtes-vous logé ici
gratuitement ?
— O… oui. Il s’agit d’un logement de fonction.
L’homme tire une chaise et s’assied. Son collègue a pris
note de chaque information. La peur s’insinue en moi.
L’interrogatoire se poursuit par des questions prévisibles :
depuis quand je vis en France, comment je suis arrivé, de
quelle manière m’aident les De Luca dans mon travail. J’ai
envie de leur rétorquer que je ne parlerai qu’en présence de
mon avocat, mais je n’ai ni les moyens de m’en payer un ni
intérêt à éveiller leurs soupçons. D’ailleurs, je ne suis pas
suspect. Du moins, je l’espère.
Je m’attache à fournir des réponses simples et véridiques,
tout en ne révélant rien qui puisse compromettre les De Luca.
Heureusement pour moi, les hommes ne me demandent ni
d’approfondir ni de prouver mes dires. Cinq minutes plus tard,
le policier m’informe :
— Je suis vraiment navré de vous infliger cela, mais nous
devons effectuer une fouille du studio.
Comprenant que les questions sont terminées, je les laisse
retourner mes affaires. Le studio est minuscule, ils en font
rapidement le tour, occasionnant un désordre certain. Enfin, ils
concluent :
— Nous vous recontacterons, monsieur López-García.
— Je suis à votre disposition.
Je referme la porte derrière eux et m’effondre contre le mur.
Entre mes doigts écartés glisse le peu de contrôle que j’avais
sur ma vie. L’illusion de stabilité que j’entretenais vient de
voler en éclats, me laissant un goût âcre dans la bouche.

Eliott

Je regarde par la fenêtre, contemple la course des nuages.


Les jours s’allongent, la température grimpe. Bref, l’été et les
vacances approchent. Ça me réjouirait si cela n’annonçait pas
la rentrée de septembre. Une chose à la fois, Eliott. Ce matin,
les profs m’ont plus déprimé que je ne le pensais. Même les
marshmallows n’ont pas réussi à me détendre. Et pourtant, je
m’en suis goinfré.
Laurie toque à ma porte et passe une tête dans
l’entrebâillement.
— Je peux entrer ?
— Ouais.
Elle s’assied sur mon lit ; je tourne ma chaise pour lui faire
face.
— Ça ne va pas fort, toi, hein ? fait-elle avec un sourire
contrit.
— Pas vraiment.
— Explique-moi.
— C’est bête, mais… jusqu’à maintenant, je m’étais
toujours dit que j’y arriverais. Qu’il suffisait que je travaille
pour atteindre mon objectif, mais… écouter Fernandi m’a fait
douter. Peut-être que je ne suis pas assez bon, en réalité.
Elle secoue la tête, sa queue-de-cheval se balance.
— Ne prête pas attention à cet abruti. Il te saque, ça crève
les yeux. Tu auras sans doute besoin de bosser plus que
d’autres, mais tu réussiras. Et je te promets de faire tout ce que
je peux pour t’aider.
Laurie est adorable et dévouée, j’ai conscience qu’elle
prendra sur elle pour que j’obtienne mon bac sans encombre.
Seulement, que se passera-t-il après ? Si je ne suis pas admis
dans une prépa parisienne, et que je pars ? Depuis que Jade a
soulevé cette question, elle me travaille. Et chaque fois que
Laurie parle de faire des efforts pour moi, l’impression de la
trahir me retombe dessus.
— Je suis désolé.
Elle se lève et s’approche.
— Hey, mais ne fais pas cette tête. Tu n’as pas de raison de
l’être. Tu te débrouilles très bien !
— Ce n’est pas ça, mais… Je veux décrocher une place
dans une bonne école et réaliser mon rêve. Et je vais réussir.
Seulement, si ça implique de déménager, je…
Laurie se fige. Ses ondes de grande sœur réconfortante ont
disparu. Il ne reste que le silence.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? murmure-t-elle.
— Je… je ne sais pas. Juste que si j’ai l’opportunité
d’étudier ailleurs, dans un bon endroit, je… je ne suis pas sûr
que je resterai à Paris. Je ne suis pas comme toi, Lo. Toi, tu es
généreuse et… et tu es une fille bien. Tu n’as pas hésité une
seconde à laisser tomber la prépa prestigieuse où tu étais
admise pour t’occuper de Maman. Mais moi, je ne suis pas sûr
d’être capable d’abandonner mes rêves comme ça.
Ma voix flanche. J’ai baissé les yeux et je n’ose les relever
pour affronter ceux de ma sœur.
— Tu es en train de me dire que tu nous laisseras, après ton
bac ?
Il y a trop d’émotions dans sa voix pour que je les distingue
toutes. De la déception, de la tristesse, de la colère sans doute
et peut-être de la peur aussi. Je renifle.
— Je ne sais pas. Peut-être…
Silence.
— Je ne te pensais pas si égoïste.
Son affirmation me gifle.
— Je n’ai pas dit que je le ferais ! J’ai dit que je ne savais
pas. Et puis, tu es injuste ! Tu me traites d’égoïste, mais depuis
l’AVC de Maman, tu n’as fait que m’imposer tes décisions.
Pas une seule fois tu ne m’as demandé mon avis ! Tu as décidé
que Maman reviendrait vivre à la maison, tu t’es occupée de
faire le nécessaire pour cela, mais…
— Tu crois que c’était facile ?
— Non, bien sûr que non ! Mais ce n’est pas la question,
Laurie ! À aucun moment, tu ne t’es assurée que j’étais
d’accord avec ça. Tu n’as jamais vérifié que j’étais prêt à
supporter toutes les difficultés qui découleraient de TON
choix.
Elle ouvre de grands yeux. Sa poitrine se soulève de façon
anarchique. Elle est à deux doigts d’éclater en sanglots, mais
maintenant que j’ai ouvert les vannes, je suis incapable de les
refermer.
— Tu décides toujours de tout, toute seule, et je suis prêt à
parier que tu n’as jamais réellement demandé son avis à
Maman, non plus ! Alors avant de me traiter d’égoïste,
regarde-toi !
Laurie serre les lèvres, sans réussir à les empêcher de
trembler. Puis, sans un mot, elle sort en claquant la porte.

Laurie

Je me tourne et me retourne dans mon lit. Mon oreiller est


trempé. J’ai hurlé ma rage dans le local à poubelles, puis ai
marché dans la ville, hagarde. J’ai fini par échouer à la danse,
où j’ai suivi mon cours, la tête ailleurs. Quand je suis rentrée,
Maman était couchée depuis longtemps. Je ne lui ai même pas
dit bonne nuit.
Je ne me remets pas de la violence des paroles d’Eliott. Ce
matin, je m’offusquais contre ses professeurs qui voulaient
contrarier ses vœux. Ce soir, j’apprends qu’il songe à quitter
Paris, puis il me jette sa rancœur au visage.
C’est trop. Je reprenais enfin pied, je commençais tout juste
à me réconcilier avec moi-même et voilà qu’il m’accuse d’être
un despote et menace de nous abandonner… J’essuie mon
visage en reniflant.
Je le déteste.
Autant que je me déteste.
Je l’ai traité d’égoïste alors qu’il me soutient depuis des
mois. Tout ça parce qu’il a eu le cran de m’avouer qu’il
partirait, s’il jugeait que c’était mieux pour son avenir. Quelle
sœur suis-je pour ne pas souhaiter le meilleur à mon frère ?
Je me recroqueville. Le pire, c’est qu’il a raison : je n’ai
cessé de lui imposer mes décisions. En fait, je n’ai jamais
envisagé d’autres solutions que d’accueillir Maman à la
maison. Et je ne leur ai demandé leur avis ni à l’un ni à
l’autre…
Le bip de Maman retentit. Je me lève sans entrain et me
rends dans sa chambre.
Ses gémissements. C’est la première chose qui m’alerte.
J’allume le plafonnier et me précipite à son chevet.
— Maman !
La lumière me dévoile un atroce spectacle. En nage, le
visage déformé par la douleur, Maman halète. Les muscles de
son cou se creusent à chaque inspiration. Les yeux révulsés,
elle fixe le plafond. J’attrape sa main brûlante et la panique me
gagne.
— Maman ! Maman, regarde-moi.
Elle tourne péniblement vers moi un œil vitreux, puis ses
paupières se ferment. Mon cœur bat trop vite, ma vision se
brouille. Je m’accroche à la barre du lit médicalisé, sentant
mes jambes vaciller. Calme-toi, Laurie. Calme-toi ! J’ouvre la
bouche, mais aucun son n’en sort. Comme dans mes
cauchemars.
Chapitre 63
Laurie

Reprends-toi, Laurie, s’il te plaît.


— Eliott… ELIOTT !
— Je suis là.
La silhouette de mon frère apparaît dans l’encadrement de la
porte. Sa voix rassurante m’apaise immédiatement. Son regard
passe de Maman à moi. Contre toute attente, c’est vers moi
qu’il se dirige en premier. Il tire la chaise et me pousse
doucement dessus. J’assiste à la suite comme à un film. Le
timbre calme d’Eliott quand il appelle les pompiers, ses gestes
maîtrisés pour redresser le dossier du lit et découvrir Maman.
Il la fait boire, la tient éveillée.
Les secours ne traînent pas. Pourtant, ça me semble long.
Eliott fait un résumé rapide de la situation au médecin du
SMUR et lui remet le dossier médical de Maman. Puis il
m’ordonne de le suivre au salon pour les laisser agir. Il nous
sert deux grands verres d’eau. Mes mains tremblent quand je
saisis le mien. De l’autre côté du mur, les directives du
médecin fusent. Les bruits de pas et des objets qu’on déplace
bourdonnent dans ma tête.
— Je vais préparer ce qu’il nous faut pour cette nuit, déclare
Eliott en se levant.
Je l’observe rassembler les papiers, de quoi grignoter et
boire, ainsi que nos pulls. Sa maîtrise m’impressionne. Je n’ai
plus devant moi un ado espiègle, mais un adulte rodé aux
situations d’urgence.
Comme lors de leur dernière intervention, les secouristes
peinent à faire descendre Maman. Ils décident finalement
d’emprunter l’ascenseur, dans un souci de rapidité. Ils calent
difficilement Maman sur son fauteuil, l’oxygène, le scope et
les perfusions dans l’espace restreint. Une fois Maman
installée dans l’ambulance, je demande au médecin :
— On peut l’accompagner ?
— Nous l’emmenons à la réanimation Gaston Cordier, à la
Pitié. Vous pouvez vous y rendre, mais je ne pense pas qu’on
vous permettra de la voir tout de suite.
Eliott me tire par la manche, me signifiant qu’il est temps
que je les laisse partir.
Et mon monde s’écroule.
C’est ma faute. Je ne lui ai pas dit bonne nuit, ce soir. Si
j’étais passée l’embrasser, j’aurais remarqué qu’elle allait mal
avant que son état ne soit si grave ! Je couvre mon visage de
mes mains et éclate en sanglots.
Je sens qu’Eliott m’enlace. J’appuie ma tête contre son torse
avant de me figer. Ce n’est pas Eliott. Pas besoin d’ouvrir les
yeux : cette odeur, ces muscles, cette façon de me tenir… Je
serre Xander de toutes mes forces.
— Qu’est-ce que tu fais là ? je murmure.
— Eliott m’a dit que vous aviez besoin de moi, alors me
voilà.

Eliott

Tic. Tac. Tic. Tac.


La trotteuse égrène les secondes, un peu plus lentement à
chaque fois. Une heure que nous patientons tous les trois, sans
un mot. Laurie n’a pas quitté les bras de Xander. Moi, je n’ai
pas quitté l’horloge des yeux.
Einstein affirmait que le temps passe moins vite quand on se
déplace. Il n’a pas dû être enfermé dans des salles d’attente
d’hosto bien souvent. Je retiens un soupir et me lève.
— Vous voulez un café ?
Ils acquiescent tous les deux. Je quitte la réanimation,
descends les escaliers déserts jusqu’aux urgences, animées,
même au milieu de la nuit. Je prends un Coca Cherry au
distributeur et sors dans la nuit. Pchtt. La pression s’échappe
de ma canette. J’aimerais qu’elle s’échappe de mon cerveau.
Une blouse blanche passe devant moi. Elle s’arrête, me fixe.
J’ai envie de l’envoyer balader. Être malheureux rend
méchant. Mais nos regards s’accrochent et je n’en fais rien.
Elle s’approche. Cheveux châtains, vingt-trois, vingt-quatre
ans, crevée. Son badge orange indique Nora, étudiante en
médecine. La pauvre.
— Ça va ? me demande-t-elle en s’asseyant à côté de moi
sur le muret.
— Tu penses vraiment que ça peut aller, dans un hosto ?
— Je ne sais pas. Au début de mes études, j’adorais cet
endroit.
— On voit bien que t’es du bon côté de la blouse.
— Oui. Mais ne t’inquiète pas, j’ai changé d’avis. Je suis en
train de devenir folle, à cause des conditions de travail, de la
fatigue et de toute la misère du monde.
— Tu vas t’installer en libéral ?
Elle rit.
— Je vais déjà essayer de finir mes études.
C’est drôle. Je me sens proche d’elle et ce dialogue
surréaliste me détend.
— Ma mère est en réa.
— Je suis désolée.
— Tu peux. C’est la deuxième fois cette année.
Prononcer ces mots manque d’ouvrir la digue qui retient ma
peine. Je bois. Goulûment. Nora commente :
— Je déteste le Coca Cherry.
— Moi aussi.
Elle hausse un sourcil étonné puis se relève et me sourit :
— C’est sympa d’avoir parlé avec moi. Ça m’a fait du bien.
Merci.
Sa sincérité me touche. Je ne sais ni ce qu’elle vient de vivre
ni ce qui l’attend en retournant bosser, mais ses épaules
affaissées et ses cernes signent son épuisement.
— Y a pas de quoi. Bon courage !
— À toi aussi !
Sa blouse blanche disparaît dans le bâtiment des urgences.
Je la plains.
Je reste encore un moment à regarder les rares ambulances
qui passent. L’amertume, l’inquiétude, la tristesse se succèdent
dans mon esprit. Mais dans le tumulte de ces émotions, je suis
certain d’une chose : je suis à ma place ici, ce soir. Auprès de
Maman, auprès de Laurie. Et la conversation de cette après-
midi me hante : serais-je vraiment capable de les laisser seules,
alors qu’une telle crise peut survenir à tout moment ? Et si
j’avais vécu à trois cents kilomètres, comment Lo aurait-elle
fait ?
Je soupire en me relevant. Je m’en voudrais bien trop si
quelque chose arrivait. Mais il est inutile d’y songer
maintenant, alors même que Maman ne passera peut-être pas
la nuit.

Xander
Mon épaule s’ankylose sous la tête de Laurie et je me
dégage doucement.
— Tu as écouté mes messages ? me demande soudain
Laurie.
— Oui…
— Dans ce cas, je suppose que tu m’en veux toujours,
même si je ne comprends pas bien pourquoi.
Mon silence doit sonner comme un assentiment, car elle
poursuit :
— Pourquoi tu es venu alors ?
— Parce que ta famille et toi comptez pour moi,
indépendamment d’une dispute de couple.
Elle se redresse, et je devine derrière ses yeux embrumés
une pointe d’amusement.
— Je ne savais pas que nous avions formé un couple !
Eliott revient avec nos cafés, m’évitant de justifier mon
vocabulaire. Peu de temps après un infirmier nous invite à le
suivre.
Je n’avais jamais pénétré dans un hôpital français, encore
moins dans un service de réanimation. J’aurais préféré rester
dans l’ignorance. De chaque côté de l’espace central s’ouvrent
de grandes chambres. À l’intérieur, je peux apercevoir des
machines dont la fonction m’est inconnue. Elles bipent
régulièrement. Le service est plongé dans l’obscurité, seules
de multiples petites LED scintillent au plafond. Elles
rappellent la Voie lactée.
L’infirmier agite sa main devant un détecteur et la porte de
la chambre 3 s’ouvre automatiquement. Mon regard passe
d’un capteur à l’autre, glisse sur les fils qui s’entremêlent
jusqu’à la peau blafarde de Mélodie. Laurie s’avance vers elle.
Mélodie respire dans un masque à oxygène et semble à peine
consciente. L’émotion m’étreint.
Laurie attrape la main de sa mère et ne bouge plus. Je
détourne les yeux du tableau bouleversant que forment ces
deux femmes et me concentre sur les paramètres affichés sur
l’écran. Derrière moi, Eliott est resté sur le seuil. Je chuchote :
— Tu n’entres pas ?
— Nan. Je… je vais rentrer à la maison.
Il est si pâle que je crains qu’il s’évanouisse.
— Tu te sens bien ?
Il acquiesce et se dirige vers la sortie. Je le suis.
— Je te commande un taxi. Tu veux que je vienne avec toi ?
Il secoue la tête et se mure dans le silence. Le temps que la
voiture arrive, j’avertis Laurie du départ de son frère. Je ne
sais auprès de qui rester. Eliott a admirablement géré la
situation quand Laurie a flanché, mais il n’a que quinze ans.
Le contrecoup le guette. Cependant, je comprends aussi qu’il
ait envie de se retrouver seul. Je le laisse finalement partir, en
espérant ne pas le regretter.

Eliott

Les ressorts du matelas grincent, mais ils tiennent. Je saute


sur mon lit, de plus en plus haut, de plus en plus fort. J’ai
envie de hurler. De frapper. De briser tout ce que je peux.
Alors, je saute. Encore et encore.
Je finirai par exploser le sommier, mais je m’en fous.
La colère et la peur se disputent mon cerveau. Elles me font
aussi mal l’une que l’autre. J’aimerais qu’on m’anesthésie et
qu’on me réveille lorsque la vie aura davantage de sens.
Lorsque ma mère ira mieux. Lorsque la mort ne menacera plus
de s’abattre à chaque instant.
Lorsque mon connard de père assumera sa famille.
Je cours dans la chambre de Maman, grimpe sur la chaise,
attrape les cartons de lettres et les renverse sur le sol. Les
brûler. Je vais toutes les brûler. Anéantir jusqu’à la dernière
trace de mon géniteur. S’il n’avait pas existé, Maman n’aurait
pas le cœur brisé ; nous ne serions pas dans une telle galère.
J’allume la lumière puis me rue dans la cuisine où je récupère
un briquet. De retour dans la chambre, je piétine les courriers
de toutes mes forces. J’en saisis deux, les déchire. Le troisième
inaugurera le bûcher.
J’allume la flamme et l’approche du papier. Au moment où
celui-ci s’embrase, un détail attire mon attention : ce n’est pas
l’écriture de Papa, c’est celle de Maman. Intrigué, je pince le
bord rougi de l’enveloppe pour l’éteindre, puis ouvre le
courrier. La stupeur me fige. Elle date du 20 juillet dernier,
veille de l’AVC de Maman. Je lis et me décompose dès la
première ligne. Mon chéri. Si Maman s’adressait à Papa,
pourquoi l’appeler ainsi alors qu’il l’avait jetée depuis
longtemps ?
Les mains tremblantes, je poursuis ma lecture.
Et je comprends.
Maman, Papa, Papichon, ils m’ont tous menti.
Cette histoire de maîtresse n’est qu’un ramassis de
mensonges.
Je me laisse tomber au milieu des lettres, dévasté. Hier soir,
j’ai blessé ma sœur. Cette nuit, j’ai accompagné ma mère en
réanimation. Et ce matin, le lien ténu qui faisait encore de nous
une famille s’est rompu.
Chapitre 64
Laurie

J’ai veillé Maman toute la nuit, à l’hôpital. À l’aube, Xander


m’a raccompagnée en bas de l’immeuble. Il a eu la délicatesse
de respecter mon silence. C’est dommage que j’aie tout gâché,
avec lui. Mais, comparée au souci que je me fais pour Maman,
cette déception est anecdotique.
Sur le palier, je tombe nez à nez avec Eliott. Son sac sur le
dos, une lettre à la main, il semble sur le départ.
— Tu… tu vas où ? je bafouille.
— Chez Papichon.
— Comment ça ? Et Maman ?
— Tu étais au courant ?
Son ton accusateur me glace.
— De… de quoi ?
— Que Papa était en taule.
— Quoi ?
Mes jambes lâchent et je me rattrape au cadre de la porte.
— J’ai besoin de réponses. Puisque Maman ne pourra pas
m’en donner, je vais les demander à Papichon.
— Attends !
— Je vais rater mon train.
Je le retiens par le bras, autoritaire.
— Ça suffit, tes conneries ! Maman est dans le coma et tu te
barres sur un coup de tête sans me fournir d’explication ?
C’est hors de question. Alors tu rentres, tu m’expliques, et si
tu manques ton train, tu prendras le suivant !
Il baisse les yeux, ses résistances vacillent. Enfin, il s’assied
sur une marche de l’escalier. Je fais de même. Eliott me tend
une enveloppe roussie.
— J’ai trouvé cette lettre dans les affaires de Maman. Elle
l’a écrite juste avant son AVC. Lis.
— Je ne lis que les lettres qui me sont adressées.
— Alors, je te la résume : Maman annonce à Papa qu’elle a
bien réfléchi, et qu’il est temps de nous dire la vérité. Qu’à
l’époque elle a accepté de nous raconter qu’il était parti avec
une autre femme, parce que j’étais encore petit, mais que j’ai
grandi et qu’elle n’arrive plus à nous mentir. Donc, qu’il le
veuille ou pas, elle va tout nous avouer.
Mon pouls a accéléré en même temps que le débit de parole
d’Eliott.
— Pourquoi tu penses qu’il est en prison ?
Il agite le courrier sous mon nez.
— Parce qu’il y a un timbre et une adresse.
— Tu sais ce qu’il a fait ?
— Non. Et ça me rassure que tu ne le saches pas non plus,
parce que je ne t’aurais pas pardonné de m’avoir caché ça.
Il se relève. Que faire ? Maman a besoin de moi ici, mais
Eliott semble à bout. Dois-je le suivre, au risque de laisser
Maman mourir seule, ou laisser Eliott partir, au risque qu’il
fasse une bêtise ? Les mots de Maman me reviennent : « Je
n’ai pas besoin que tu sois là pour savoir que tu penses à moi
et que tu m’aimes. »
— Donne-moi une seconde. Je prends un change et je
t’accompagne chez Papichon.
Le voyage se passe comme dans un rêve. J’en profite pour
canaliser le tumulte de mon esprit. L’annonce d’Eliott m’a
surprise, mais je ne me laisserai pas perturber. Peu importe
Papa. Pour moi, il est mort depuis longtemps.
Mon frère, habituellement si volubile, s’est fermé comme
une huître et cela m’inquiète. J’aurais voulu que nous parlions.
De notre dispute, de Maman, de ce qu’il souhaite, mais les
rides qui barrent son front me dissuadent de l’approcher.
À Fécamp, nous attrapons de justesse le bus qui nous
emmène vers le village de Papichon. J’appellerai la
réanimation autour de midi. J’ai croisé le médecin de garde en
partant. Il soupçonne une infection sévère, probablement
d’origine urinaire. Encore. Je m’en veux tellement. Je n’ai pas
prêté attention à la couleur des urines de Maman hier. J’aurais
dû, mais perturbée par les différents événements, j’ai oublié.
À côté de moi, mon frère n’a toujours pas pipé mot.
J’appréhende sa discussion avec Papichon. En même temps, je
comprends Eliott. Le mensonge de Maman me déçoit
beaucoup, mais comment lui en vouloir alors qu’elle est dans
un tel état ?
Trente minutes plus tard, nous empruntons l’allée qui mène
à la maison. Les enjambées d’Eliott s’allongent tant que je
dois presque trottiner pour le suivre. Enfin, il se fige devant la
porte et sonne avec nervosité. Soudain, je crains une véritable
altercation.
— Ne fais pas n’importe quoi, Eliott.
Il m’ignore. Je retiens mon souffle. Papichon est peut-être
absent. La clé tourne dans la serrure, me détrompant, puis le
visage surpris de notre grand-père apparaît. Eliott ne lui laisse
pas le temps de reprendre ses esprits, il attaque d’une voix
grave que je ne lui connais pas :
— Explique-moi. Explique-moi vos mensonges, à tous !
— À… à quel sujet ?
— Celui de ton délinquant de fils, qui me sert
accessoirement de père. Il paraît qu’il est en prison, mais je ne
t’apprends rien, je suppose !
Papichon blêmit. J’interviens :
— Peut-être qu’il ne le savait pas, Eliott…
— Bien sûr que si, il le savait ! Tu le savais ? Réponds !
Ses joues cramoisies et la violence dans sa voix
m’inquiètent de plus en plus. Je m’interpose entre Papichon et
lui.
— Bonjour, Papi. Peux-tu nous laisser entrer ? Autant
discuter calmement, à l’intérieur.
Dans mon dos, je sens le regard noir d’Eliott. Papichon
saisit ma perche. Nous entrons. Je m’assieds à côté de lui dans
la cuisine. Eliott reste debout.
— Alors, ces explications !
Papichon se racle la gorge, puis admet à demi-mot :
— Que veux-tu savoir ?
Les épaules de mon frère s’affaissent. Une ombre traverse
ses yeux clairs.
— Donc c’est vrai ? Il n’est pas parti avec une autre femme,
il est juste enfermé comme un criminel ?
Papichon baisse le visage.
— Oui.
Je perçois combien cet aveu lui coûte.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
Papichon secoue la tête, amer.
— Qu’est-ce que ça peut bien faire ? Seules les mauvaises
gens vont en prison !
Soudain, je réalise qu’il a honte et que ce sentiment le
ronge. Est-ce la raison pour laquelle il donnait si peu signe de
vie, ces derniers mois ? Je murmure :
— Il y a aussi ceux qui ont fait une erreur et qui ne la
commettront plus à leur sortie.
— Et toi, tu défends Papa ? s’emporte mon frère.
Je le fusille du regard. Je ne le défends pas, je tente de
réconforter mon grand-père. Pourtant, celui-ci se rallie à Eliott.
— Votre grand-mère et moi, nous avons élevé notre unique
enfant du mieux que nous avons pu ! Nous nous sommes
évertués à lui inculquer de bonnes valeurs, à lui apprendre le
respect des autres, et voilà qu’il se fourre dans des histoires de
vols, de trafics ou que sais-je ? Non. Cet homme n’est pas mon
fils.
La douleur dans sa voix accrédite mon hypothèse. Je me
rappelle, quand j’étais petite, la fierté que Papichon affichait
dès qu’il s’agissait de mon père. Il était sa plus belle réussite.
Il était fier de nous aussi, je crois. Mais comme Papichon n’a
jamais beaucoup aimé les « morveux », ça se voyait moins.
Mon frère reprend, accusateur :
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— Tu m’as demandé si je savais où était mon fils. Je n’ai
plus de fils ! Comment aurais-je pu te répondre ?
Eliott s’enflamme :
— Ce n’est peut-être plus ton fils, mais ça reste mon père !
J’avais le droit de savoir, putain ! Vous êtes tous des menteurs
dans cette famille. Tu parles de valeurs ? La vérité en est une,
mais visiblement ni toi, ni Papa, ni Maman, ni Laurie ne la
connaissez !
Comment ça, « Laurie » ? Je n’y suis pour rien !
— De quoi tu m’accuses, Eliott ? Je ne t’ai pas menti !
— Non, c’est vrai. Mais Xander ne te faisait pas la tête à
cause d’une histoire de mensonge ?
Son attaque me sidère.
Eliott nous toise, grimace avec dégoût, puis s’engouffre
dans le couloir. La porte d’entrée claque. Il me faut une
poignée de secondes pour réagir, et quand j’arrive sur le
perron, mon frère a disparu.

Recroquevillée sur mon lit, je laisse mes pensées divaguer.


Entre deux interrogations, les flash-back de ma nuit avec
Xander me reviennent. Je cherche son odeur sur la taie
d’oreiller, mais Papichon a changé les draps. C’est étrange
comme des souvenirs légers peuvent surgir au milieu des
ténèbres de mon esprit.
Mon ventre gargouille et je me décide à descendre à la
cuisine. J’y retrouve Papichon, qui grommelle :
— Eliott t’a contactée ?
— Non.
— Je l’ai cherché sur la plage et autour de la maison, il n’y
est pas.
Je tente de me convaincre :
— Il a dû partir se balader plus loin.
Il soupire :
— Je ne suis pas sûr qu’il rentre.
— Pourquoi dis-tu ça ?
Il se contente de hausser les épaules en frottant son menton.
Je décroche mon téléphone et appelle Eliott. Trois fois. En
vain. Mon cœur accélère.
— Où est-il ?
— Comment veux-tu que je le sache ? grogne-t-il.
Je ferme les yeux. Et si Eliott avait vraiment fugué ? Non, il
va revenir pour déjeuner. Ou pour dîner, au pire. Il ne me ferait
pas ça, hein ? La panique me gagne.
— Mais qu’est-ce qu’on va faire ? Et Maman qui va si mal !
— Comment ça « si mal » ?
Je réalise que, avec tout ça, je n’ai même pas informé
Papichon. Il se décompose quand je lui résume notre nuit et
s’affale sur une chaise. Ses rides se sont creusées d’un coup. Je
m’assieds face à lui. Nous restons silencieux. Enfin, il me dit :
— J’ai échoué. À tout. À éduquer votre père. À vous aider.
À préserver Eliott.
Son aveu me fend le cœur, mais je ne trouve rien à y
répondre. Puis, aussi brusquement qu’il s’est laissé aller,
Papichon se reprend. Il se lève, ouvre le réfrigérateur, en sort
une assiette de lasagnes qu’il passe au micro-ondes avant de la
poser devant moi.
— Lave-toi les mains et mange. Ensuite, tu verras ce que tu
fais. Si Eliott n’est pas revenu à 15 heures, je partirai à sa
recherche.
Je m’exécute, tout en tentant de me rassurer. Eliott est grand
et débrouillard. Je n’ai pas de raison de m’inquiéter pour lui.
Enfin, je crois…

Xander

À 18 heures, je rends visite à Mme Samely. J’ai la surprise


de ne trouver aucun de ses enfants à son chevet. Elle est moins
pâle qu’hier et le masque à oxygène a disparu de son visage.
— Bonjour, Mélodie.
Elle ouvre les yeux et mon cœur s’égaie. Comme elle n’a
pas la force de parler, je lui dis simplement ma joie de la voir
réveillée et en meilleure forme. Je lui demande si Eliott ou
Laurie se sont présentés aujourd’hui. Elle secoue la tête.
Étrange.
Je ne reste que dix minutes, afin de ne pas trop la fatiguer,
puis m’isole pour composer le numéro d’Eliott. Je tombe sur
sa messagerie. Laurie, elle, me répond immédiatement.
— Salut, Xander. Tu n’aurais pas des nouvelles d’Eliott, à
tout hasard ?
— Euh, non. Pourquoi ?
— Pour rien, soupire-t-elle.
— Que se passe-t-il, Laurie ?
— R… rien.
Mon silence l’informe que je n’en crois pas un mot. D’une
voix tremblante, elle finit par m’annoncer :
— Je crois que… qu’Eliott a fugué.
— Fuguer ? Ça ne lui ressemble pas.
— Je sais, mais… Il n’était plus vraiment lui, ce matin. Il a
découvert que Papa est en prison et…
— Quoi ?
— Il a complètement pété les plombs, Xander ! Il est parti
chez Papichon sur un coup de tête et je l’ai suivi. Mais, après
que Papi lui a confirmé que Papa était incarcéré, il s’est enfui
et n’a plus donné aucune nouvelle depuis…
Son inquiétude est presque palpable.
— Nous l’avons cherché toute l’après-midi, mais… mais…
La panique casse sa voix.
— OK, Laurie, calme-toi. Est-ce que tu es sûre qu’il n’est
pas dans la maison, déjà ?
— Non…
— Commence par là. Vous avez fait un signalement ?
— Pas encore. On lui laisse jusqu’à 21 heures.
— Bien. Avant ça, essaie de contacter ses amis. Tu as des
numéros ?
— Je dois avoir celui de la sœur de son meilleur ami, oui.
— Parfait, tiens-moi au courant et ne t’inquiète pas trop.
— Facile à dire.
— On va le retrouver, Laurie. Ce n’est pas le premier ado à
partir quelques heures pour exprimer son ras-le-bol.
Elle renifle.
— Oui.
Il me semble entendre un léger soulagement dans sa voix.
— Moi, j’ai une bonne nouvelle pour toi : ta mère est
réveillée.
— C’est vrai ?
Sa joie est perceptible, même à des kilomètres. Je lui
transmets les dernières informations données par les médecins
puis raccroche.
Je retourne auprès de Mélodie, en réfléchissant. Si j’étais
Eliott, où irais-je ? Chez un ami ? Dans un hôtel ? Ou…
Je me fige sur le seuil de la chambre. Je sais où il est.
Chapitre 65
Eliott

Je frotte vigoureusement mes cheveux, comme si un


shampoing pouvait faire disparaître mes idées noires en même
temps que les pellicules. Évidemment, ça ne marche pas, mais
l’eau chaude me fait quand même du bien. Je ferme les yeux.

Comment ont-ils pu lui cacher ça ? Comment sa mère a-t-


elle pu leur mentir tout ce temps alors qu’ils se dévouent corps
et âme, jour et nuit, pour elle ? Comment a-t-elle pu croire que
découvrir qu’elle avait falsifié la vérité serait plus facile à
accepter ?
Le cœur lourd, il marche. Il marche sans s’arrêter, il marche
sans savoir où il va. Une chose est sûre : il ne rentrera pas. La
colère qui l’anime ne cesse de croître. Il pensait que des
réponses l’atténueraient ; il se trompait. Tous ceux en qui il
avait foi l’ont déçu. Avant, il faisait face. À son quotidien
difficile, à son avenir incertain. Parfois, tout lui paraissait
compliqué, mais il n’était pas seul. Maintenant qu’il n’a plus
confiance en personne, le mur devant lui semble
infranchissable.
Soudain, l’évidence le frappe. Depuis des semaines, il
cherche à confronter son père. Aujourd’hui, il connaît son
adresse. Il remonte sur la route où les voitures passent à toute
allure et tend son pouce. La prison se situe au sud de Rouen.
Avec un peu de chance, il y sera au milieu de l’après-midi.
Je sors de la douche sur la pointe des pieds. J’ai toujours eu
horreur des sanitaires publics. Ceux des hôtels bas de gamme
ne font pas exception. Je visualise déjà les microbes se ruant
sur mes orteils afin d’y faire pousser verrues et champignons.
Beurk. J’esquisse un sourire. Malgré ma peine, je trouve le
moyen de prêter attention à ce genre de détails. Mon cas n’est
peut-être pas désespéré. Je m’éponge rapidement avec la
minuscule serviette, enfile mes vêtements et regagne ma
chambre.

Massive et austère, la maison d’arrêt se dresse devant lui.


C’est la première fois qu’il a une véritable prison sous les
yeux. L’édifice correspond parfaitement à l’idée qu’il s’en
faisait : de hauts et larges murs de pierre se poursuivant par
une forêt de fils barbelés. Une tour hexagonale domine les
bâtiments. Le tout en nuances de gris. Rien qu’à observer le
lieu, un mélange d’inquiétude et d’abattement naît en lui. Il
tourne longtemps jusqu’à trouver une entrée. Il sonne. Une
voix grave lui demande de décliner son identité. Son cœur bat
à tout rompre.
Est-il vraiment prêt à revoir son père ?

Je m’étends sur le matelas dont les ressorts grincent et fixe


le plafond. Il est 20 heures ; j’ai faim. À midi, j’ai appelé
l’hôpital pour prendre des nouvelles de Maman. Les
antibiotiques faisaient effet, elle allait mieux. Fort de cette
information, j’ai décidé de ne pas précipiter mon retour. Je
crois que je ne pourrais pas lui cacher ma colère, et elle n’a
vraiment pas besoin de ça en ce moment.
D’un autre côté, me trouver loin d’elle alors qu’elle va si
mal me déchire le cœur. Je ne savais pas que je pouvais agir
impulsivement, partir, alors que je devrais rester. Me battre
pour découvrir la vérité, puis le regretter à moitié. En vouloir à
Maman pour ses mensonges, mais désirer être à ses côtés en
même temps. C’est peut-être le début de la folie.
Les portes du pénitencier ne se sont pas ouvertes. Il aurait
pu s’en douter. Un mineur seul qui se présente un dimanche à
18 heures pour voir un parent, sans avoir réservé de parloir ?
On lui a indiqué la procédure à suivre pour les visites. Il devra
s’y conformer s’il souhaite parler à son père. Mais le
souhaite-t-il vraiment ?
Il est incapable de répondre à cette question. D’autres
tournent dans son esprit : son géniteur est-il au courant de la
dégradation de la santé de sa femme ? A-t-il reçu des
nouvelles récentes ? Il souffle, les pieds fatigués. La nuit ne
tardera pas à tomber. Il ne se sent pas prêt à retrouver ses
proches, ni même à leur parler. Peut-être veut-il aussi les faire
souffrir, autant qu’il souffre. C’est injuste et égoïste, mais il
s’en moque.

Je soupire en désactivant le mode avion de mon téléphone.


Une pluie d’appels et de textos le fait vibrer. Je me contente de
rappeler la réanimation. Une infirmière me rassure et
m’apprend que Maman devrait être transférée en médecine
interne ce soir. C’est donc qu’elle va de mieux en mieux. Je
repose mon portable, sans trouver la force d’affronter les
messages.
Toc. Toc. Toc.
Je fronce les sourcils, en me demandant si c’est à ma porte
qu’on a frappé. Une nouvelle série de coups me convainc de
me lever. Je tourne la clé, ouvre et reste bouche bée.

Xander

L’air aussi surpris qu’épuisé, Eliott se tient devant moi.


— Bonsoir, je peux entrer ?
— C… comment tu m’as trouvé ?
Je souris.
— Il n’y a pas dix mille hôtels dans le coin. J’ai commencé
par le Formule 1, vu ton budget.
Il fronce les sourcils.
— Mais…
— Ça fait des mois que tu cherches ton père, Eliott. Je me
suis mis à ta place et j’ai deviné que tu te rendrais à la prison,
même s’il était probable qu’on ne te laisserait pas entrer.
Sa mine contrite confirme mon hypothèse. Dans son état, il
n’a pas dû réfléchir beaucoup plus.
— Laurie m’a donné l’adresse. Ensuite, j’ai listé les hôtels
alentour et je m’y suis rendu en demandant à l’accueil si un
adolescent n’avait pas réservé une chambre au nom de Samely.
Un rictus se dessine sur ses lèvres.
— Je n’ai même pas pensé à utiliser un faux nom…
— Tu fais un bien piètre fugitif. Je peux entrer ?
Il s’écarte et je pénètre dans la pièce spartiate.
— Tu vas m’engueuler ?
Je secoue la tête.
— Tu n’as pas besoin de ça pour imaginer dans quel état tu
as mis ta sœur et ton grand-père.
— Tu parles, ils s’en foutent.
— N’exagère pas, Eliott. Tu sais très bien que ce n’est pas
vrai.
Il lève les yeux au ciel.
— Tu vas les défendre de toute façon !
Je serre les dents. J’avais oublié combien il est difficile de
faire entendre raison à un adolescent blessé, aussi intelligent
soit-il. Je prends une longue inspiration et m’assieds.
— Je ne suis pas là pour prendre parti dans vos histoires de
famille.
— De famille ? Quelle famille ? À mon âge, les autres ont
de vrais parents. Moi, j’ai une mère qui ne peut plus bouger et
qui parle à peine, un père en taule, un grand-père absent et une
sœur incapable de reconnaître qu’elle est à bout. T’appelles ça
une famille, toi ?
Cassant, il enchaîne :
— Je suis censé me construire comment, moi, avec ça et des
tonnes de mensonges ?
Sa voix se brise, son menton tremble. Il se retient fièrement
de pleurer. J’hésite, puis admets :
— Tu as raison. Certains ont plus de chance que d’autres, et
tu n’es franchement pas bien loti. Entre ce que tu vis au
quotidien et ce que tu as découvert hier, je comprends que tu
sois bouleversé et que la vie te semble injuste. Elle l’est,
d’ailleurs.
Les poings crispés, Eliott me fixe.
— Et c’est vrai aussi que tes parents t’ont menti et que
Laurie commet parfois des erreurs. Mais tes proches ont pris la
décision qu’ils estimaient la meilleure pour toi. Sans doute
ont-ils eu tort, mais tu ne peux leur enlever qu’ils ont fait ce
qui leur paraissait juste. Et ton grand-père, Laurie… eux aussi
font de leur mieux.
Il rétorque, amèrement :
— Faire de son mieux n’est pas toujours suffisant.
— Certes, mais c’est important. Et, au milieu de tout ça, tu
as omis un détail majeur : tes proches t’aiment. Ils t’aiment
vraiment beaucoup et tous les enfants n’ont pas cette chance,
je t’assure.
Il hausse les épaules.
— Mouais…
— Moi, j’appelle ça une famille, des individus qui s’aiment
et font de leur mieux pour se soutenir mutuellement.
— Ça pourrait être des amis…
— Les amis ne sont-ils pas une forme de famille ?
Dehors, il s’est mis à pleuvoir.
— Tu crois que c’est génétique, le mensonge ?
Sa question me surprend.
— Je ne crois pas, non. À mon avis, c’est plus une histoire
d’habitude. Quand on est entouré de gens qui s’arrangent avec
la vérité, qu’on le fait soi-même de temps en temps, sans en
subir les conséquences, on y prend goût.
— Mmmh.
— Et puis, le contexte est à prendre en compte. As-tu parlé
à tes copains de la maladie de ta mère ?
— Non, enfin, pas à tous.
— Le leur dirais-tu facilement, s’ils te posaient la question ?
Il soupire.
— Tu vois. Parfois, il est plus facile de dissimuler la vérité.
— Je n’avais pas vu les choses sous cet angle.
— Mentir n’est jamais la solution. Mais avant de
condamner tes parents parce qu’ils t’ont caché quelque chose,
tu devrais tenir compte des circonstances, des contraintes
qu’ils avaient.
Avec un petit sourire, il me provoque :
— Tu vois, tu les défends.
— Non, je t’invite à prendre du recul et à envisager la
situation dans son ensemble. Demande-leur des explications,
écoute-les. Essaie de te montrer compréhensif. Ensuite, tu te
feras une opinion.
Il passe la main dans ses cheveux, songeur. Enfin, il
chuchote :
— Je ne me sens pas le courage d’appeler Lo, ce soir.
— Je vais la rassurer, ne t’en fais pas. Tu as déjà mangé ?
— Non. On y va ?
Sa proposition me rassérène. Eliott a de quoi en vouloir à
tous les adultes de la planète, mais s’il est disposé à dîner avec
moi, c’est que le lien n’est pas tout à fait rompu.
Chapitre 66
Eliott

Je claque la portière, laissant Xander dans la voiture. La


brise marine m’accueille et m’insuffle un peu de courage. Je
n’en ai pas une once pour affronter la colère de Laurie. Je la
mérite, cela dit. J’ai agi comme un crétin – trait visiblement
familial. Elle m’attend, assise sur le perron. Ses cheveux
s’envolent lorsqu’elle se lève en me voyant approcher. Quelle
excuse pourrais-je bien lui fournir ? Je m’immobilise face à
elle et croise son regard. Son expression oscille entre la colère
et le soulagement. Elle se mord la lèvre. Le lourd silence qui
nous sépare achève de me décontenancer. Même le « désolé »
posé sur ma langue n’ose pas sortir.
Vlan. La gifle monumentale qui s’abat sur ma joue fait
bourdonner mon oreille. Aussitôt après, Laurie m’étreint avec
force.
— Est-ce que, chuchote-t-elle, tu as la moindre idée… de la
peur que tu m’as faite ?
Je m’écarte doucement.
— Je suis désolé.
Sur son visage, je lis toute l’inquiétude que je lui ai causée.
Depuis deux jours, je n’ai cessé d’accuser ma sœur. D’abord
en la traitant d’égoïste, puis de menteuse. Et pour couronner le
tout, j’ai disparu sans prévenir. Je suis nul.
— Je ne te laisserai plus.
Elle me semble soudain si fragile. De nouveau, je la serre
contre moi et je murmure :
— Je sais que je suis loin d’être un petit frère parfait,
mais… je t’aime.
Je ne lui avais jamais dit et ça me fait tout bizarre. Elle lève
la tête et m’offre un sourire ému.
— Moi aussi, je t’aime…
Puis elle complète avec une moue moqueuse :
— Même si tu es un abruti.

Laurie

Eliott pénètre dans la maison. Je reste dehors, peu désireuse


d’assister au règlement de comptes avec Papichon. Xander sort
de la voiture. Il est aussi beau que d’habitude.
— Hey.
— Hey. Merci d’avoir retrouvé Eliott. Je ne sais toujours
pas comment tu as pu deviner…
Il hausse les épaules.
— On se ressemble plus que tu ne le penses, Eliott et moi.
Sans rien ajouter, nous nous dirigeons vers la plage.
Je m’enquiers :
— Tu pourras nous raccompagner à Paris ?
— Bien sûr.
— Tant mieux, je ne tiens pas à ce qu’Eliott manque trop de
cours. Et puis, j’ai hâte de revoir Maman.
— Je comprends.
J’enfonce les mains dans mes poches en observant le
mouvement des vagues.
— Tu sais, je suis heureuse de vivre avec elle. Ça peut
paraître bizarre, vu de l’extérieur, mais, malgré les difficultés,
on passe de très bons moments ensemble. On rit, on discute,
on échange…
Il me sourit.
— Je le sais bien. Il suffit de vous voir ensemble pour
percevoir l’amour que vous vous portez et les joies que vous
partagez.
J’acquiesce.
— Son temps parmi nous est compté, donc je veux profiter
au maximum de sa présence. Mais… parfois, c’est dur. Et,
avant de te connaître, je ne m’autorisais pas à l’avouer.
Comme si c’était une marque de faiblesse. Alors que pas du
tout. Heureusement que tu m’as proposé des vacances, le mois
dernier, et que tu étais là pour prendre le relais, avec Eliott et
Maman, de temps en temps. J’en avais besoin, mais j’étais trop
fière pour l’admettre.
Il se tourne vers moi.
— Pourquoi me dire ça maintenant ?
— Je ne sais pas. Sans doute parce que je voudrais que tu
saches que j’ai confiance en toi. J’ai été bête de te mentir,
l’autre nuit, et j’aimerais une deuxième chance.
Son regard affectueux achève de déboussoler mon cœur.
L’espoir m’envahit, mais je sens bien que Xander hésite. Je
n’arrive pas à comprendre pourquoi. À moins que je ne lui
plaise pas du tout, finalement ?
Après une éternité, Xander soupire. Il ouvre la bouche,
cherche ses mots. Je préfère abréger :
— Si c’est non, dis-le-moi simplement. Je m’en remettrai !
— Ce n’est pas ça, Laurie. Je sais bien que tu me fais
confiance et je ne t’en veux pas pour ce qui s’est passé. C’est
juste que… j’ai besoin de résoudre certaines choses avant de
m’engager avec qui que ce soit.
Je fronce les sourcils. Dit comme ça, c’est très mystérieux.
Voire inquiétant.
— Tu m’en parlerais, si tu avais des soucis, hein ?
Son air triste m’alarme. Il m’attire contre lui, et son silence
confirme mes soupçons. Je savais que des pans de sa vie
m’étaient inconnus, mais à cet instant, Xander me paraît un
étranger. Quel secret dissimule-t-il ?

Eliott

Enfoncé dans son fauteuil, Papichon lit. Ou du moins, il fait


semblant.
— Bonjour, Papi.
Il hausse un de ses broussailleux sourcils sans répondre. Je
m’assieds face à lui. Si j’étais mon père, j’aurais sans doute
droit à une engueulade monumentale et une punition
exemplaire. Heureusement que je ne suis pas lui.
— Excuse-moi d’être parti comme ça et de t’avoir inquiété.
— Mmmh.
Je décide de prendre son grognement comme un signe
d’acceptation. J’attends encore un moment qu’il ajoute
quelques mots, en vain. Un soupir m’échappe. S’il n’a rien à
dire, autant rentrer. C’est dommage, on commençait à bien
s’entendre. Avant de quitter la pièce, je déclare :
— Je sais que tu es une personne réservée, Papi, mais il est
sans doute temps qu’on apprenne à communiquer tous
ensemble.
Il ne répond rien mais, à ma grande surprise, il se lève et me
suit jusqu’à la porte d’entrée. Lorsque je l’atteins, il
m’ordonne :
— Attends ici.
Il s’éclipse dans la cuisine et réapparaît avec un livre épais.
Il me le tend en soutenant mon regard. Dans le sien, je crois
lire de la tristesse.
— Si tu veux revenir, ma porte te sera toujours ouverte.
Je hoche la tête en guise de remerciement, puis me
rapproche de la voiture. Trop curieux pour attendre, j’ouvre le
livre et sens l’excitation me gagner. Il s’agit d’un manuel pour
apprendre à couper le feu. Sur la page de garde est rédigé un
petit mot : Pour Eliott, mon petit-fils au don prometteur. Juste
au-dessus, un autre inscrit au crayon, presque effacé : Pour
René, fais-en bon usage. Papa. Ce bouquin vient de mon
arrière-grand-père ? Xander avait sans doute raison : Papichon
est imparfait, mais il fait de son mieux.

Affalés sur le lit de Jade, nous scrutons l’écran de son


ordinateur.
— Ces photos sont magnifiques ! s’extasie-t-elle en les
faisant défiler.
— Je les ai prises il y a quatre jours, quand Maman est
sortie de l’hôpital.
— Elle et Laurie ont l’air si heureuses. Tes photos reflètent
vraiment leur bonheur. Tu es doué !
Dans dix jours aura lieu l’exposition du lycée. Jade et Ben
ont décidé que mon montage serait le clou du spectacle.
Étrangement, ce projet compte de plus en plus pour moi. Alors
que, en début d’année, j’avais honte de parler de mon
quotidien, aujourd’hui, j’ai envie que les gens sachent. Qu’ils
découvrent ce que je vis, les difficultés et les joies que je
traverse avec Laurie. S’il y a bien un type comme moi dans
chaque classe, il est peut-être temps que tout le monde en
prenne conscience.
Ben frappe à la porte, un sourire niais sur les lèvres. Je
l’interroge :
— Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as l’air d’un imbécile heureux.
— J’ai embrassé Sara.
— Sara ?
Je me tourne vers Jade, qui semble enthousiaste et non
dévastée, comme je l’aurais pensé. Ma spontanéité prend le
dessus.
— Je croyais que tu en pinçais pour Jade…
Mes deux amis éclatent de rire, puis ils échangent un regard
entendu.
— T’es un cas désespéré, mec, soupire Ben.
Je ne comprends pas ce qui me vaut un tel commentaire,
mais je me contente d’écouter le récit de son premier rencard.
Enfin, il me demande :
— Tu as parlé à ta mère, au fait ?
— Des cachotteries familiales ? Non. On a décidé
d’attendre qu’elle se soit remise.
Il hoche la tête.
— Et ton père, tu comptes aller le voir ?
— Non. J’ai bien réfléchi et je ne crois pas que je sois prêt.
Je ne ferais que lui envoyer ma rage à la figure et ça
n’arrangerait rien… Ce qui m’importe, c’est que Maman aille
bien. Le reste, je verrai plus tard.
— Tu as raison, me soutient Jade. Chaque chose en son
temps. Mais as-tu une idée de la durée de sa peine ? S’il
débarque du jour au lendemain chez vous, ça pourrait faire des
étincelles.
Je n’y avais même pas pensé. Je hausse les épaules.
— Je demanderai à Maman, mais il n’a pas intérêt à se
pointer comme une fleur, autrement je ne réponds plus de rien.
Et, avant qu’ils ne s’étendent sur le sujet, je propose que
nous nous remettions au travail.
Chapitre 67
Laurie

Face à la fenêtre grande ouverte, Maman observe la rue


grouillante de monde. Moi, je la regarde, elle. Son dernier
séjour à l’hôpital lui a volé cinq kilos et elle peine à retrouver
son énergie. Pour autant, sa bonne humeur est revenue dès
qu’elle a passé le seuil de la maison et cela me rassure.
J’inspire plusieurs fois, tentant de canaliser mon appréhension.
Eliott et moi avons décidé qu’aujourd’hui se tiendrait la
discussion. Je suis heureuse qu’il ait accepté de patienter avant
de l’accabler de questions (et de reproches). Elle avait besoin
de temps. Nous en avions tous besoin.
Mon frère frappe, le visage grave. En trois semaines, il me
semble avoir pris de l’âge. La maladie de Maman nous a
forcés à grandir vite et, quand je le regarde, c’est flagrant.
Eliott s’approche de Maman, lui glisse un mot à l’oreille, puis
tourne son fauteuil vers nous. Nous prenons place face à elle,
Eliott sur son lit, moi sur la chaise. D’un ton étonnamment
calme, mon frère prend la parole :
— Raconte-nous, Maman, la vérité au sujet de Papa.
Ses yeux s’écarquillent. Elle pâlit, nous observe à tour de
rôle. Je suppose qu’elle comprend que nous avons découvert
son mensonge, car elle ne pose aucune autre question. Enfin,
la voix encore plus tremblante que d’habitude, elle commence
son récit :
— J’ai… ren… rencontré votre p… père qu… quand nous
javions… vingt… vingt-chinq ans. À… yépo… que, déjà, il
a… vait des…
Elle baisse la tête, ce qui rend ses mots presque inaudibles.
— Des… ten… tendanches… kle… ptomanes.
Ma respiration accélère. Je ne m’en étais jamais doutée.
— J’ai… echayé de… l’a… mener à chan… changer. Avec
votre nai… chance il… s’est beau… coup cal… mé, mais… Il
y a… deux… jans, nous… avons eu de… pe… tits pro…
bièmes d’ar… gent.
Je cherche dans ma mémoire et me rappelle soudain les
conversations à mi-voix de mes parents, que je tentais
d’écouter. J’avais en effet compris que le garage où travaillait
Papa rencontrait des difficultés financières.
— Il… a chédé à… la fa… cilité et… s’est re… mis à…
com… commettre de… pe… tits larchins. Je… je ne m’en suis
p… pas aperchue tout… de suite et… quand… quand j’ai c…
compris qu’… il avait re… noué a… avec ses v… vieilles
jabitudes, il était un… peu… tard.
Les ridules au coin de ses lèvres se creusent.
— Il a… fini p… par che f… faire p… prende a… avec
un… g… groupe. Vu… ses… ses an… técé… dents, il a… é…
co… copé de dix… jhuit m… mois f… erme…, et il a… avait
déjà u… une peine en… churchis.
Finalement, la vérité tenait en si peu de mots. Eliott secoue
la tête, dégoûté.
— Il a en a pour combien de temps, au total ?
— Qu… quatre ans.
Le silence épaissit l’atmosphère. Maman hoquette.
— Je… s… suis dé… jolée. J’ai… v… oulu vous ye dire…
mais… v… ote… père a… avait tel… lement… hon… te. Et
puis, t… très… vite, ma… mala… die ch’est… a… aggravée.
Vous ja… viez déjà une… une m… mère in… firme, in…
incapable… de s’o… ccuper de… vous…
Ses larmes coulent et l’émotion me prend à la gorge.
— Vous… n’a… viez p… pas bejoin d’un… p… père c…
crimi… nel en… p… pius.
— Maman…
Ma voix s’est mêlée à celle d’Eliott.
— J’au… j’aurais t… tant vou… yu vous… offrir au…
autre chose. Vous… jêtes des… en… fants si… si gentils. V…
vous mé… ritez… m… mieux que… cha. V… vous méri…
tiez des pa… parents à… ya hau… teur.
Eliott se lève et s’agenouille au pied du fauteuil pour
l’enlacer.
— Tu es à la hauteur, lui affirme-t-il.
— J’au… j’aurais d… dû v… vous di… re ya véri… té il y
a… long… temps, m… mais je n’en a… avais pas… le…
cou… courage.
Je les rejoins à mon tour et les serre tous deux dans
mes bras.
— P… par… don.
Maman pleure contre nous, et je ne retiens pas longtemps
mon émotion. Nous restons ainsi un moment. Je laisse
m’envahir le flux d’amour qui pulse entre nous. Connaître la
vérité n’efface pas les blessures, mais je me sens un peu plus
légère.

Xander

Le nœud de ma cravate m’empêche de respirer. À moins


que ce ne soit l’appréhension. Je fais les cent pas devant le
commissariat, ma convocation à la main. Depuis une semaine,
j’essaie de ne pas y penser. Pourtant, ce matin, je n’ai d’autre
choix que de songer à ce qui m’attend. Pourquoi les flics
veulent-ils me voir ? La sueur perle à mon front. Si je suis ici
aujourd’hui, c’est que l’enquête sur l’affaire De Luca se
poursuit. Je regarde ma montre. Il est l’heure.
Les policiers ne mettent pas longtemps à me recevoir. La
pièce est exiguë, le bureau jonché de feuilles. Une jeune
femme en uniforme s’assied face à moi et me demande mes
papiers d’identité. Je lui fournis la copie de mon passeport que
j’ai pris soin d’imprimer. Elle y jette un œil méfiant et,
évidemment, me réclame l’original.
— Je ne l’ai pas en ma possession.
— Vous l’avez perdu ?
— En quelque sorte.
— Il va vous falloir être plus précis, monsieur.
Je déglutis péniblement. Tout témoignage contre les De
Luca pourrait coûter cher à Heimmy. D’un ton poli, je
m’enquiers :
— Suis-je obligé de répondre à vos questions ?
Elle fronce les sourcils et resserre machinalement sa queue-
de-cheval. Ce geste me rappelle Laurie.
— Vous n’êtes pas le premier que nous interrogeons dans
cette affaire et qui refuse de témoigner. Vous a-t-on menacé ?
Je me crispe, ce qu’elle semble prendre pour un
assentiment.
— Nous soupçonnons les De Luca d’être à la tête d’un large
réseau de trafics en tous genres. La moindre information
pourrait se révéler cruciale.
Je garde le silence. Bien sûr, je préférerais savoir Carlos et
Sonia derrière les barreaux, mais je ne suis pas prêt à mettre
ma famille en danger pour cela, à moins d’y être contraint.
Elle pousse un long soupir.
— Avez-vous une déposition à faire contre eux ?
— Non.
— Bien. Dans ce cas, venons-en à l’objet de votre visite.
Ces documents sont-ils à vous ?
Elle sort d’une grande enveloppe un passeport et une carte
de séjour. Je les saisis sans en croire mes yeux.
— O… oui.
— Nous les avons récupérés lors de la perquisition d’un des
logements de Carlos De Luca. Ils sont en règle et, au vu des
copies que vous nous avez présentées, nous supposons qu’ils
vous appartiennent.
— Je peux les prendre ?
Elle hoche la tête.
— Il vous faudra d’abord signer un certain nombre de
papiers, d’autant que vous n’aviez pas déclaré de perte ou de
vol. Par ailleurs, il se peut que vous soyez convoqué en tant
que témoin, même si vous ne portez pas plainte. Nous allons
donc vérifier vos coordonnées.
Je n’ose y croire. Cinq ans que je vis dans la crainte que ma
situation soit découverte, cinq ans que je suis soumis au bon
vouloir de Carlos et de Sonia. Et ce matin, sans préambule,
voici qu’on me rend les clés de ma liberté ? Je reste figé,
incapable de réaliser. Percevant mon émotion, la femme me
sourit, bienveillante. Du bout des doigts, je caresse la
couverture rigide de mon passeport et, soudain, un poids
énorme disparaît de mes épaules.
— Mon collègue va vous aider à remplir les papiers.
Je m’aperçois à peine qu’elle quitte la pièce. Ma vie vient
de changer. Les idées se bousculent dans ma tête, mais la
conclusion s’impose très vite : l’occasion de fuir mes geôliers
est là et elle ne se représentera pas.

Eliott
Le hall du lycée grouille. Parents, élèves et profs se
bousculent pour observer les œuvres des lycéens. Je flâne,
admiratif. L’exposition est très réussie. L’art a permis à chacun
de s’exprimer sur des sujets variés : harcèlement scolaire,
violences sexistes et sexuelles, écologie, pauvreté,
maltraitance, famine, guerre… J’ai l’impression d’avoir toute
la misère du monde sous le nez. C’est saisissant.
Laurie parcourt les salles en poussant le fauteuil de Maman.
Elles commentent chaque œuvre, faisant fi des regards qui se
posent sur leur duo. Le stress me gagne doucement. Dans
vingt minutes, tout le monde découvrira mon travail.
J’appréhende ce moment d’autant plus que je n’ai parlé de
mon projet ni à Maman ni à Lo. Niveau droit à l’image, c’est
pas terrible. Mais il est trop tard maintenant.
De loin, j’aperçois M. Fernandi discutant avec la mère de
Lary. Elle ne m’avait pas manqué, celle-là.
— Tu en fais, une tête !
Je me retourne et me retrouve face à un Xander sur son
trente et un.
— Tu as enfilé le costard, carrément !
— Je sors d’un rendez-vous important.
— Oh, avec qui ? Pour le boulot ?
Il chuchote :
— J’étais chez les flics.
— Quoi ?
Il rit, sans que je sache s’il se moque de moi ou s’il est
sérieux.
— La curiosité est un vilain défaut, Eliott.
Avec une moue boudeuse, j’enfonce les mains dans mes
poches, puis m’approche de Laurie.
— Il faudrait nous installer en salle de conférences. Le film
va commencer.
— Allons-y, Justine nous y rejoindra.
Cinq minutes plus tard, nous sommes assis au premier rang,
afin que le fauteuil de Maman ne gêne pas. Plusieurs de mes
camarades ont lorgné dessus. J’ai lutté contre l’embarras qui
me gagnait. Après tout, il n’y a rien d’anormal. D’ailleurs,
bientôt, tout le monde saura… Je me sens flancher.
Trois courts métrages sont au programme. Le premier traite
de l’analphabétisme, le deuxième du SIDA. Le troisième est le
mien. Il tient plus du montage photo que du film, mais Jade
m’a assuré qu’il était génial. Vu le temps qu’on y a passé, pas
sûr qu’elle soit objective, mais je ne peux plus reculer.
Chapitre 68
Eliott

Je prends une profonde inspiration quand le titre s’affiche.


Ma voix retentit dans les enceintes, avec le piano en fond, et je
frissonne.
Avez-vous déjà entendu le mot « aidant » ? Sans doute pas.
Moi-même, je ne l’ai découvert que récemment. Avant, je ne
savais pas que ce que j’étais portait un nom.
Blanche sur le fond noir, la définition apparaît.
Aidant (nom) : Personne qui s’occupe d’une personne
dépendante (âgée, malade ou handicapée).
Et puis, les photos apparaissent. D’abord les plus anciennes,
celles où Maman était valide. Elles défilent et, avec elles, je
me replonge dans mon enfance.
Maman dansant sur scène, ou saluant le public au milieu de
ses élèves costumés. Maman me portant dans ses bras, courant
après Laurie. D’autres photos où nous sommes tous les trois.
J’ai voulu saisir les éclats de notre bonheur passé, car notre
histoire familiale commence bien avant la maladie.
Sur ces images, vous pouvez voir ma mère, ma grande sœur,
Laurie, et moi. Elles datent un peu, puisqu’elles ont toutes été
prises avant que la maladie n’entre dans notre vie.
Le noir se fait à l’écran. Ne reste que ma voix.
Ma mère souffre de sclérose en plaques, une maladie
dégénérative du système nerveux qui, en abîmant les nerfs,
paralyse peu à peu les muscles. Sa maladie s’est déclarée
lorsque j’étais petit. À l’époque, je n’en percevais pas les
conséquences, parce qu’elle était bien contrôlée.
Les photos continuent à défiler. Dessus, j’ai dix ans, Laurie
quatorze. Maman danse toujours. J’ai même retrouvé un
extrait de film où elle aide Laurie à bien se positionner lors
d’une pirouette.
Quand j’ai eu treize ans, ma mère a quasiment perdu
l’usage de ses jambes.
Changement d’ambiance. Les images de l’hôpital et du
fauteuil apparaissent. Il n’y a que quelques photos de cette
époque, alors j’ai complété avec certaines plus récentes.
Avoir un parent en fauteuil change beaucoup de choses. Il a
fallu aménager l’appartement, bien sûr, mais aussi repenser
notre organisation. Comment aider notre mère à se déplacer ?
Comment faire pour qu’elle garde le maximum d’autonomie ?
Des photos des travaux, de l’ergothérapeute prenant des
mesures dans la salle de bains. Laurie poussant Maman dans la
rue, les massages et les exercices du kiné, la rééducation.
Et puis, comment lui changer les idées ? Améliorer son
moral ?
C’est à cette période que Laurie et moi sommes devenus les
aidants de notre mère. Notre quotidien a changé, s’est
naturellement organisé autour d’elle. Et puis, la maladie s’est
aggravée. Aujourd’hui, Maman ne peut plus marcher. Elle
peine à se servir de ses bras et parle difficilement.
Les clichés de l’hôpital, des couloirs, des perfusions. Une
photo des infirmiers débordés, mais souriants et attentionnés.
Une hospitalisation à domicile a été mise en place afin que
Maman puisse rester à la maison. Plusieurs soignants se
relaient et Laurie prend en charge toute l’organisation.
J’ai pris des photos de Maman avec le kiné, les différentes
infirmières, Xander et Maria. J’ai ajouté celles de notre
médecin traitant et du neurologue, trouvées sur Internet.
Peu à peu, nous avons pris nos habitudes : le lever le matin,
les transferts, la visite de l’infirmière puis de l’auxiliaire de
vie.
Chaque mot est illustré par une image.
La toilette, tantôt faite par l’auxiliaire de vie, tantôt par
Laurie. La cuisine, la prise du repas. La balade quotidienne
avec ma sœur. Les jeux quand je rentre, puis le repas et le
rituel du coucher.
Changement de musique, pour cette partie, j’ai choisi
« Courage and Willpower1 ».
Tous les jours, il y a les contraintes médicales, le personnel
soignant qui défile, les médicaments, les ordonnances.
Il y a la fatigue.
Plusieurs photos se juxtaposent, dont une saisissante de
Laurie les yeux dans le vague.
Il y a la peur. La peur de revoir ma mère dans un lit de
réanimation, la peur de ne pas la revoir tout court.
L’écran de mon portable sur lequel figure le texto de
Laurie : Maman est à l’hôpital, elle ne voit plus d’un œil.
Il y a la douleur de la voir souffrir. Il y a ce sentiment
d’injustice. Pourquoi elle ? Pourquoi nous ?
Il y a l’incompréhension des autres qui ignorent ce que nous
vivons ou qui s’en font une idée erronée. Il y a parfois les
moqueries de nos camarades. Il y a les retards en cours, qui
font que le CPE nous tombe dessus.
Et surtout, il y a ceux qui ne veulent pas croire que nous
existons.
Dans mon esprit, la voix cassée de Laurie retentit : « Il se
trouve qu’il y a des enfants dont les parents ne peuvent
vraiment pas se déplacer et qui ont vraiment besoin d’un
passeport ! Et on fait quoi pour eux, hein ? Rien, comme
d’habitude ! »
Parce que notre situation est trop difficile et qu’il est
inconfortable pour eux de la regarder en face. Mieux vaut
nous ignorer, car nous sommes dérangeants.
Et cette ignorance organise notre solitude. Seuls avec notre
proche malade, il nous faut trouver par nous-mêmes des
ressources, des aides financières, matérielles, humaines. Il
nous faut se confronter aux méandres de l’administration
(impôts, Sécurité sociale…). Seuls.
Le tableau Excel aux cinquante colonnes de Laurie, les
sigles indéchiffrables des aides auxquelles on peut peut-être
souscrire.
Il nous faut expliquer encore et encore. Justifier, toujours.
Noir à l’écran. La musique s’emballe, avant de redevenir
douce.
Mais ce qui est incroyable, c’est qu’être aidant, ce n’est pas
que de la souffrance.
Loin, vraiment loin, de là.
Arrivent les photos de nos parties de cartes, des soirées
films, des crêpes.
C’est aussi de nombreuses joies. Des joies pures, sublimées.
Des joies indescriptibles et incompréhensibles. Comment
imaginer que le beau, le positif, puisse naître au milieu de la
désolation ? Et pourtant, c’est le cas. Pas un jour ne se passe
sans un rire, sans une danse, sans une plaisanterie.
Celle de la bataille d’oreillers où Lo est décoiffée. Celle où
elle regarde amoureusement Xander qui parle avec Maman.
Beaucoup de câlins, de sourires. Celles de nos retrouvailles à
sa sortie de l’hôpital. Quelques photos avec la marraine de
Laurie et une, unique, de Papichon blasé et moi tirant la
langue.
Ma mère est une combattante. Nous aussi. Nous savons que
nous ne vaincrons pas sa maladie, que peu à peu elle gagnera
du terrain, mais ce n’est pas ce qui compte. L’important, c’est
la vie. La vie que nous partageons chaque jour, l’amour que
nous partageons, les rires. Les étincelles de bonheur. Notre
quotidien, notre famille, ne se résume pas à la maladie. Bien
sûr, nous vivons avec, mais nous nous acharnons surtout à
vivre au-delà.
Comme le disait Laure Grisinger, une ancienne jeune
aidante : « Aider, c’est découvrir sa propre puissance face à
l’impuissance qui s’abat, pour sublimer et ne pas être écrasé.
Aider, c’est donner un sens au non-sens. Aider, c’est prendre le
risque de se laisser transformer, c’est prendre le risque de
la vie. 2 »
L’écran se fige sur deux photos de Laurie, Maman et moi,
souriants et heureux. L’une date d’avant sa myélite, l’autre de
quelques jours à peine. Sur les deux, nous rayonnons.
Alors voilà. Je suppose que, avant de visionner ces quelques
minutes de film, peu d’entre vous savaient ce qu’était un
aidant… ou que l’image que vous en aviez était assez éloignée
du tableau que je vous en ai peint. Désormais, vous connaissez
ma définition de ce qu’est « être aidant », au quotidien, quand
on a quinze ans. Mais il y a autant de définitions que
d’aidants. C’est-à-dire 11 millions, en France, dont 700 000
de moins de dix-huit ans.
L’enregistrement s’achève. Le silence et l’obscurité tombent
sur la salle. Le temps se distend. Mon cœur cesse de battre.
Puis un applaudissement résonne. Un deuxième. Un tonnerre.
Les lumières se rallument et, timidement, je me tourne vers
Laurie. Ses yeux débordent de larmes. Elle attrape mes mains
sans prononcer un mot, secoue la tête, puis me serre contre elle
de toutes ses forces.
Un sourire étire mes lèvres. Je savoure l’étreinte de ma
sœur. J’oublie le monde, les regards, la proviseure qui prend la
parole. Pour la première fois depuis longtemps, je me fiche de
tout. Je suis juste profondément heureux.

Laurie

Dans les bras de mon frère, je pleure comme une madeleine.


Tout au long du film d’Eliott, j’ai été transportée par un
tumulte d’émotions. J’ai serré la main de Maman, dont les
larmes n’ont cessé de couler. Mon frère est vraiment…
exceptionnel. Eliott finit par me repousser et me tendre un
mouchoir.
— Tu es contente ou tu es triste ? me demande-t-il.
— Je ne sais même pas, dis-je entre deux reniflements.
Il passe devant moi et s’agenouille face à Maman, un
sourire doux sur le visage.
— Je… je…
Elle cherche ses mots et il attend, patient. Finalement, elle
tourne la tête vers moi, puis de nouveau vers Eliott et nous dit
d’une voix vibrante :
— Je vous… jaime tant ! V… vous ê… tes des… en…
enfants s… si mer… veilleux. Ch… chaque j… jour, je…
rends g… grâche à… l’u… nivers de… la… chan… ce que…
j’ai.
Nous la serrons dans nos bras un long moment. Puis le
mouvement autour de nous nous ramène à la réalité. Xander,
Justine et la proviseure nous attendent un peu plus loin. Nous
nous dirigeons vers eux. Mme Mery prend la parole en
premier et félicite chaudement mon frère pour son travail.
Derrière elle, M. Fernandi scrute Eliott. Je n’arrive pas à
deviner ce qu’il pense, mais s’il pouvait se montrer plus
tolérant à l’avenir, ce serait une victoire. La proviseure réitère
sa volonté d’aider mon frère à réussir son bac avec les options
qu’il a choisies. Justine me tire par la manche.
— Je peux te parler ?
Elle a l’air troublée.
— Bien sûr, je réponds en la suivant à l’écart.
Elle mâchouille son chewing-gum, puis bafouille :
— Je suis désolée.
— Pourquoi ?
— En regardant le film de ton frère, je me suis rendu
compte que je n’avais pas la moindre idée de ce que tu vivais.
Pourtant, je passe mon temps à te donner des conseils ou mon
avis sur tout.
Un petit sourire ourle mes lèvres. C’est exactement ça.
— Je comprends mieux pourquoi ça t’énervait tant.
Je hoche la tête.
— Je ne le referai plus. Ou du moins, je vais faire des
efforts. Tu veux bien me pardonner ?
Je la serre contre moi.
— Évidemment.
— Et si jamais je peux faire quelque chose pour t’aider, dis-
le-moi, OK ?
— Je n’hésiterai pas. En fait… j’aimerais qu’on se voie plus
souvent. Tu penses que tu pourrais venir dîner à la maison, de
temps à autre ?
Elle ouvre des yeux étonnés. Je n’ai plus autorisé personne à
mettre les pieds à la maison depuis longtemps. Mais Justine a
fait un pas vers moi, et puis, ça fera du bien à Maman d’avoir
un peu d’animation.
— Avec plaisir !
Chapitre 69
Xander

Il est 21 heures lorsque j’atteins le point de rendez-vous.


Notre-Dame s’élève devant moi, majestueuse. J’avais oublié
comme Paris est belle, au crépuscule. Après le superbe
événement au lycée d’Eliott, je suis rentré à mon studio. J’ai
rassemblé mes affaires et téléphoné à Javier. Selon lui,
plusieurs autres mannequins repérés par Carlos ont rompu
leurs contrats et disparu de la circulation, depuis deux
semaines. Je serai le prochain. J’ai appelé l’agence pour leur
signifier mon désir de mettre fin à notre collaboration. Bien
sûr, la possibilité que les De Luca s’en prennent à Heimmy
existe toujours, mais trop de recrues ont fui pour qu’ils
s’attaquent à toutes les familles. Du moins, je l’espère. Javier
m’hébergera le temps que je trouve ma nouvelle destination,
une bourgade perdue quelque part en France. Demain, je dirai
au revoir aux Samely, à Maria et aux autres. Mais Laurie
mérite des excuses et des explications.
Je la repère sans mal. Elle porte des talons hauts, un jean
moulant et un bustier blanc qui dévoile ses clavicules. Ses
cheveux forment d’inhabituelles anglaises qui mettent son
visage en valeur. Je ne l’avais jamais vue si sexy.
— Tu es magnifique.
— Merci, sourit-elle.
Je dépose un baiser sur sa joue et l’entraîne sur les quais de
Seine.
— Je suis un peu surprise de ton invitation. Eliott m’a
demandé si c’était un rendez-vous galant, je n’ai même pas su
lui répondre.
Je ris.
— Je voulais te parler.
— De ce que tu me caches ?
Je m’immobilise et fronce un sourcil.
— Comment sais-tu que…
— Une intuition.
J’avise un banc et propose à Laurie de nous y asseoir, puis
je m’arme de courage.
— Comme je ne sais pas par où commencer, je vais
remonter loin, à l’époque où je vivais au Honduras. Comme la
plupart des habitants de ce pays, mes parents ne roulaient pas
sur l’or. Ma mère faisait les marchés et mon père travaillait
dans le bâtiment. Quand il a eu un accident de travail, les
choses se sont compliquées. Il peinait à porter des charges
lourdes et rapportait moins d’argent à la maison.
Laurie me dévisage, suspendue à mon récit.
— Je me suis mis à faire des petits boulots, en caressant
l’espoir de partir en Europe ou aux États-Unis afin de pourvoir
aux besoins de ma famille. Un jour, une occasion inespérée
s’est présentée…
Je ne sais pas comment raconter la suite. Je n’ai jamais
dévoilé mon secret à quiconque, sauf Javier. Et j’ai honte de
m’être fait rouler ainsi. Mais Laurie n’est pas n’importe qui.
Au fil des mois, elle a accepté de me montrer ses blessures et
ses doutes. À mon tour de m’ouvrir.
Je baisse les yeux et, la gorge nouée, je lui narre mon
départ, la confiscation de mes papiers, la menace sur Heimmy,
comment j’ai réussi à décrocher une formation et un emploi
comme auxiliaire de vie. Tout au long de mon récit, Laurie me
fixe, bouche bée. Lorsque j’arrive à notre dispute, elle se
tourne vers la Seine.
— Je te cachais trop de choses pour pouvoir m’engager
avec toi, Laurie. Mais je n’aurais pas dû te faire croire que
c’était ta faute… En plus, je me doutais que tu n’étais pas si
saoule que ça, autrement je n’aurais pas couché avec toi.
Elle scrute le fleuve, sans répondre.
— Seulement, je ne me sentais pas capable de tout t’avouer.
— Qu’est-ce qui a changé ?
— La police a ouvert une enquête sur mon manager et a
trouvé de nombreux passeports confisqués, dont le mien. Je
l’ai récupéré ce matin.
Ses lèvres forment un « o ». Je me retiens d’effleurer sa
joue.
— Ça veut dire que tu vas pouvoir mener ta vie comme tu
l’entends ?
— Ça veut dire que je vais partir.
Elle pâlit.
— Comment ça ?
— Je ne peux pas prendre le risque de rester à Paris alors
que mon ancien manager est en liberté. Mieux vaut que je me
fasse oublier.
— Tu ne crains pas qu’ils s’en prennent à ta sœur, si tu
pars ?
— Si, bien sûr, mais je ne suis pas le seul à fuir. Je suppose
qu’ils régleront surtout leurs comptes avec ceux qui les ont
dénoncés.
Malgré mes efforts, je ne peux pas étouffer mon inquiétude.
Un éclat de sollicitude traverse le regard de Laurie. Elle
ramène ses genoux contre sa poitrine et soupire.
— Ça fait… beaucoup d’informations d’un coup.
Je bascule la tête en arrière. Déjà, les premières étoiles
apparaissent.
— Je te présente mes excuses, Laurie. Je… j’aurais dû être
plus honnête avec toi. Ou aller moins loin.
— Tu regrettes ?
— Quoi ?
Elle rougit.
— Qu’on ait… enfin… cette nuit-là.
— Non.
Je regrette juste qu’elle ait été unique.
Elle sourit.
— Avant, je pensais que tu étais parfait. Maintenant, je te
trouve de nouveaux défauts.
— Et ça te réjouit ?
— Oui. Ça signifie que je commence à vraiment te
connaître.
Elle plonge son regard dans le mien et mon cœur
tambourine. Lentement, je me penche vers elle. Un frisson me
parcourt au moment où je pose mes lèvres sur les siennes. Elle
ne bouge pas, puis un sourire triste se dessine sur son visage.
— C’est ta façon de me dire « au revoir » ?
Le parfum fruité de Laurie m’enveloppe. Je remets
délicatement une mèche de cheveux rebelle derrière son
oreille, effleurant sa peau au passage. Je ne peux plus résister.
Je l’embrasse à nouveau. Nos langues se redécouvrent, nos
corps se cherchent, nos mains se lient.
— Non, c’est ma façon de te dire « je t’aime ».

Laurie

26 juin. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Maman.


Papichon nous a invités à passer le week-end chez lui. Le
voyage a été un vrai périple, mais l’émerveillement dans les
yeux de Maman le valait mille fois. Face à la mer, nous
contemplons le paysage.
— T… tu peux me… yai… sser un… m… moment… s…
seule ?
— Bien sûr. Je vais aller m’asseoir un peu plus loin.
Je rejoins le muret, à quelques mètres. C’est ici que Xander
et moi nous sommes embrassés pour la première fois. Mon
cœur se serre à ce souvenir. Il n’est parti que depuis quelques
jours, mais il me manque cruellement. Et les textos n’y
changent rien.
Perdue dans mes pensées, je ne vois pas Eliott arriver.
— Ça va ? On dirait que tu viens de mater la fin de Titanic.
— Je suis juste nostalgique.
— C’est pas le bon mot pour dire « amoureuse transie en
mode drama queen ».
Je lève les yeux au ciel. Eliott s’assied à côté de moi et
reprend d’un ton sincère :
— Je te taquine, Laurie. Je sais que tu es vraiment triste.
Refusant de me laisser aller au chagrin, je déclare :
— J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit, concernant tes études
supérieures…
Il soupire.
— Moi aussi. Je ne crois pas que je serais capable de…
— De partir ? Si, tu le seras. Et si c’est ton choix, je te
soutiendrai. On trouvera des solutions pour que tu fasses ce
que tu veux.
Il me lance un regard peiné.
— Pourquoi moi, je pourrais faire les études qui me
plaisent, alors que toi tu as renoncé à la prépa ? C’est injuste.
— Non, Eliott. Moi, j’ai fait mon choix et c’était celui-là. Il
n’y a pas de raison que tu ne fasses pas les tiens. Et quoi que
tu décides, je te promets que je t’encouragerai.
Ma déclaration semble le troubler. J’ébouriffe ses cheveux.
— Tu sais, ce n’est pas parce que, pour l’instant, je suis une
licence à distance que je renonce à exercer le métier de mes
rêves ! Je mets juste certaines choses entre parenthèses,
temporairement.
Nous restons un moment silencieux avant qu’Eliott
m’annonce :
— J’ai écrit à Papa.
— Ah.
— Quel enthousiasme.
— Il t’a répondu ?
— Pas encore. Je ne sais même pas si j’ai bien fait.
— Fallait y réfléchir avant de l’envoyer…
Il lève les yeux au ciel.
— Tu ne comptes pas reprendre contact avec lui, toi ?
— Non. Qu’il soit en prison ou à Miami avec une nana
m’est égal. Il n’est pas là où il devrait être.
Du coin de l’œil, je surveille Maman. Je change de sujet :
— Maman a l’air si bien, ici. Elle semble vraiment…
apaisée.
— J’ai remarqué. D’ailleurs, Papichon m’a parlé d’un
truc… Il se demande si ce ne serait pas une bonne idée que
nous venions habiter avec lui, tous les trois.
La surprise m’enlève les mots de la bouche.
— Il… il t’a proposé ça sérieusement ?
— Je crois, oui.
— Et ça te plairait ?
Eliott me sourit. J’ai bien compris qu’il était temps que je
cesse de prendre seule les décisions collectives et que je tienne
compte de leur avis.
— Peut-être bien. Ben et Jade me manqueraient, mais ce
n’est qu’à deux heures de train. Et puis, ici, on aurait plus
d’espace…
— Sauf qu’il faudrait du personnel, et on est au bout du
monde.
Il hausse les épaules, l’air de dire « ça se réfléchit ». Je sens
bien que le projet l’enthousiasme. Peut-être que moi aussi,
j’aurais besoin de changement. Je murmure :
— Si on arrive à organiser ici une hospitalisation à domicile
digne de ce nom et que tu es admis dans un lycée du coin,
pourquoi pas…
Eliott bondit sur ses jambes, avec un grand sourire.
— Je vais demander à Maman si elle est d’accord !
Il sautille, excité comme une puce.
— Ne t’emballe pas, Eliott.
— Je ne m’emballe pas.
— Alors qu’est-ce qui te rend si heureux ?
Son sourire resplendissant m’éblouit.
— De voir qu’on peut encore être une famille.
Épilogue
Quatre ans plus tard

Eliott

La mer m’avait manqué. Le calme du village aussi. Je longe


la côte, sentant la mélancolie pointer. Rien n’a changé depuis
ma dernière visite, aux vacances de Pâques. Enfin, si : j’ai pris
trois mois. Je m’arrête à côté du muret, derrière la maison de
Papichon. C’est là que j’ai annoncé à Laurie qu’il nous
proposait de venir vivre ici. La décision n’a pas été longue à
prendre, la préparation de notre venue, si. Nous avons passé
deux années tous ensemble.
Deux années de partages, de disputes, de joies,
d’émotions… Deux années où nous avons soutenu Maman de
notre mieux. Chaque jour, elle nous a offert sa bonne humeur,
prodigué ses conseils, et donné beaucoup d’amour. Je souris,
sentant la nostalgie me gagner.
Je jette un œil à ma montre et décide d’aller dire bonjour à
Mamisou avant le déjeuner.
Papa a purgé sa peine. Un soir de mars, l’année de mon bac,
il s’est pointé comme une fleur devant notre porte. Je n’aurais
pas cru qu’il oserait revenir, après tous ses mensonges. Laurie
non plus. Et pourtant !
Évidemment, son retour a été mouvementé. Je ne savais pas
trop quoi penser. Papa est parti quand j’étais tout juste ado ;
j’ai eu l’impression que c’était un étranger qui revenait.
Pendant des jours, l’ambiance était spéciale, à la maison.
Surtout que ni Papichon ni Laurie ne lui adressaient la parole.
Ils ont fini par mettre temporairement fin à la guerre froide.
Pour Maman.
Elle, par contre, a été comblée par son retour. Je ne l’avais
pas vue aussi rayonnante depuis des années. Je suppose que
c’est pour ça que Papa est revenu, pour être auprès d’elle. Et
devant le bonheur de Maman, ni Papichon ni Laurie n’ont pu
se résoudre à le mettre à la porte.
Parfois, je repense à la discussion que j’ai eue avec Xander,
le jour où j’ai fugué. Je m’interroge toujours sur la définition
du mot « famille ».
Je m’arrête devant la tombe de Mamisou.
— Bonjour, Mamie.
Puis, le cœur serré, je déchiffre le nom inscrit sous celui de
ma grand-mère.
— Bonjour, M’man.
Ça me fait toujours très bizarre. Ça me fait toujours très
mal. Mais un peu moins qu’avant. Reprenant mes habitudes, je
m’assieds sur la pierre beige.
Maman est décédée deux mois après le retour de Papa. Peut-
être qu’elle l’attendait pour pouvoir partir. Nous l’avons
accompagnée jusqu’au dernier jour, à l’hôpital. Tous
ensemble.
Souvent, je repense à tout ce que Laurie et moi avons
traversé et je ne réalise toujours pas. Toutes ces forces, tous
ces dons que nous avons déployés pour aider Maman… et
aujourd’hui, ce vide. Je ne m’étais jamais projeté dans
« l’après », ce moment où je ne serais plus jeune aidant. J’ai
mis du temps à découvrir que j’en étais un, ensuite je ne me
suis plus envisagé autrement. Et puis, un jour, Maman est
partie.
Depuis, j’essaie d’apprendre à vivre avec le trou immense
qu’elle a laissé dans ma poitrine et dans mon existence. À la
blessure causée par son départ s’ajoute tout ce que nous avons
vécu avant. Comment nous (re)construire, par-dessus et avec
ça ?
Chaque jour, je tente d’inventer ma réponse à cette question.
Je suppose que Laurie aussi.
Elle vient d’être diplômée en marketing et cherche un
boulot. À mon avis, elle devrait se concentrer sur la danse et
les cours qu’elle donne dans l’école du coin, avec un gars
rencontré lors d’une soirée, il y a longtemps. Dommage
qu’elle n’ose pas reprendre la compétition. Ça viendra peut-
être…
De mon côté, je suis retourné à Paris poursuivre mes études
supérieures. Le mois dernier, j’ai passé les concours d’entrée
en école d’ingénieur. J’espère toujours aller sur la Lune, un
jour. Certaines choses ne changent pas. Je commence aussi à
savoir apaiser la douleur des brûlures avec mon flux, à la
grande fierté de Papichon.
J’entends quelqu’un approcher en courant. Je tourne la tête.
Ma sœur pile en me voyant et reprend une allure normale pour
me rejoindre. Je la charrie :
— Tu cours entre les tombes ?
— Tu t’assieds sur les tombes ?
Elle semble embarrassée par ma présence.
— Tu voulais la place ?
— N… non. Enfin, tu peux rester.
Elle ne sait toujours pas mentir. Ses joues colorées
trahissent son excitation. Ses doigts triturent nerveusement sa
main. Je fronce les sourcils puis me lève d’un bond.
— C’est quoi, ça ?
J’attrape son poignet et détaille le solitaire qui brille à son
annulaire gauche.
— Oh, mon Dieu !
Laurie rougit de plus belle.
— C’est ça que tu étais venue annoncer à Maman !
Elle a l’air aussi ravie que gênée.
— Il veut vraiment te supporter ad vitam aeternam ?
— Eh ! Je ne te permets pas !
— Je savais que Xander était cinglé, mais à ce point-là !
Elle martèle mon torse de ses poings fermés, sans pouvoir
s’empêcher de sourire. Je finis par l’enlacer. C’est drôle de me
dire que Xander va devenir mon beau-frère. Il est toujours
aussi cool, mais reste étonnamment secret sur certains points,
surtout quand il s’agit de sa famille. C’est dommage,
j’aimerais bien savoir ce que deviennent ses frangins, surtout
sa sœur, celle qui avait un sourire magique sur la photo. Peut-
être que, avec ces fiançailles, il se dévoilera un peu plus.
Laurie rayonne de bonheur, et celui-ci est contagieux. Je
ferme les yeux et la serre plus fort contre mon cœur. Ces deux-
là seront heureux, je n’en doute pas.
Note d’intention

L’idée de Nos Cœurs Aidants m’est venue dans un couloir


de métro. Une affiche indiquait « 1 français sur 6 est aidant ».
Je savais ce qu’était un aidant, mais je n’avais aucune idée du
nombre de personnes concernées.
1 sur 6, et personne n’en parle ?
J’ai donc souhaité mettre en lumière ces personnes et plus
précisément les jeunes aidants (moins de 18 ans) et les jeunes
adultes aidants (moins de 25 ans). Je me suis documentée afin
de pouvoir traiter ce sujet de manière la plus réaliste possible.
Cependant, n’ayant jamais été aidante moi-même, il m’a été
impossible de retranscrire de manière exacte les difficultés
matérielles et morales rencontrées par ces personnes. Et,
malgré mes efforts, il reste probablement des inexactitudes.
Toutefois, si ce roman peut faire naître une réflexion, il aura
atteint son objectif.
Lors de mes recherches, j’ai écouté des témoignages, lu des
enquêtes et contacté une ancienne jeune aidante devenue
dramaturge : Laure Grisinger. Elle m’a permis d’assister à une
représentation de son spectacle au sujet des jeunes aidants Le
Massacre du Printemps, puis a bien voulu répondre à mes
questions.
Plusieurs passages de ce roman sont inspirés de son vécu et
de son discours prononcé lors du premier colloque français sur
les jeunes aidants, organisé par l’association nationale Jeunes
AiDants Ensemble, JADE, en partenariat avec le Laboratoire
de Psychopathologie et Processus de Santé de l’Université de
Paris, le 24 juin 2019 à Paris. Je tiens à la remercier
particulièrement pour son apport.
J’ai aussi bénéficié du soutien de deux assistantes sociales,
Sabine et Blandine, qui m’ont informée (sur les aides sociales
financières notamment) puis relue, ainsi que de l’aide de
Christine, aide-soignante ayant longtemps accompagné ses
patients à domicile. Merci à vous pour vos précieuses
indications !
Enfin, j’ai bénéficié de la relecture de Madame Bourgeois,
directrice de l’association nationale JADE, qui m’a confirmée
que la situation de Laurie et Eliott était non seulement
« réaliste mais bien réelle ». Merci encore pour votre soutien.
Remerciements

Mille mercis à tous mes alpha et bêta lecteurs sur Scribay et


JE : Delia, JPI, Thalina, Roncedor, Jumelle, Jessica, Rockstar,
Maude, Leah, Delphine.
Un merci tout particulier à toi, Tess, pour tes suggestions
qui contribueront à faire mûrir mon écriture.
Merci à mon Papa qui a trouvé la solution à mes problèmes
pour l’intrigue de Xander !
Merci à vous Maman, Davy, Isabelle, Nadia, Peggy, Johann,
Marc, Marie et Malaïka pour votre intérêt pour mes aventures
de béb’écrivain et votre enthousiasme.
Merci aux amis, toujours présents me soutenir : Marie,
Thalina, Talia, Tal, Laura et Gwenaëlle.
Et bien entendu, un immense merci, toujours aussi
multicolore (supplément paillettes, pour ce deuxième roman)
pour toi, Bastien.
Un gigantesque merci à toute l’équipe d’Hachette Romans
qui m’a fait confiance pour mener ce projet à bien, et aux
correctrices qui ont fait un travail formidable. Je mesure ma
chance d’être éditée par des perles comme vous !
Et enfin, merci à vous, lecteur : c’est grâce à vous que ce
roman vit !
D’ailleurs, qu’il vous ait plu ou moins plu, vous pouvez me
donner votre avis sur Facebook (Célia Samba Auteure),
Instagram (@celia.samba) ou par mail
celiasamba.auteure@gmail.com. C’est toujours un plaisir
d’échanger et d’apprendre de vos retours !
Postface

En France, on estime à 700 000 le nombre de jeunes qui,


comme Laurie et Eliott, vient en aide à un proche parent
malade ou en situation de handicap ou de perte d’autonomie,
qu’il s’agisse d’une mère, d’un père, d’une sœur, d’un frère ou
d’un grand-parent.
Ces enfants et ces adolescents, on les appelle des jeunes
aidants.
L’Association nationale Jeunes AiDants Ensemble est la
première association en France à s’intéresser à leur vécu et à
souligner les difficultés que ces situations peuvent entraîner :
peur de perdre son proche, anxiété, dépression, sentiment
d’isolement, incompréhension et stigmatisation.
Certains jeunes apportent un soutien important à leur proche
malade (soins personnels et médicaux, gestion des tâches
ménagères, organisation de l’aide à domicile, etc.), ce qui peut
avoir des répercussions sur leur scolarité (difficultés de
concentration, absentéisme, décrochage scolaire) et sur leur
bien-être.
Depuis trop longtemps, ces situations sont invisibles. Les
jeunes eux-mêmes en parlent très peu et la société préfère
fermer les yeux, par refus d’admettre que les rôles peuvent
parfois être bouleversés, même temporairement, quand un
enfant ou un adolescent assume des responsabilités d’aidant.
Les études en cours montrent de surcroît que l’aide est le plus
souvent apportée par une fille, ce qui pose également la
question du genre et celle de l’égalité des chances.
Lorsque Célia m’a contactée pendant l’écriture de Nos
Cœurs Aidants, j’ai été impressionnée par la rigueur de sa
démarche et son authenticité. Sa détermination à être au plus
près de ces situations pour en saisir toutes les subtilités reflète
sa grande maturité et une ouverture d’esprit qui force
l’admiration. Nul doute que son roman participera à cette prise
de conscience sociétale attendue sur le fait que ces jeunes
aidants doivent être soutenus, écoutés et accompagnés.
Amarantha Bourgeois,
directrice de l’Association nationale
Jeunes AiDants Ensemble, JADE
1. Myélite : inflammation de la moelle épinière.
1. Maison départementale pour les personnes handicapées.
2. AAH : allocation adulte handicapé ; MVA : majoration pour la vie
autonome ; AEEH : allocation d’éducation à l’enfant handicapé ; PCH :
prestation de compensation du handicap.
1. Aide Sociale à l’Enfance.
1. « Breathe again », de Sara Bareilles.
1. « What’s Sara doing ? », de Peter Cincotti.
1. « She Says », de Howie Day.
1. Le prophète, de Khalil Gibran.
1. « Courage and Willpower », de Keys of Moon Music.
2. Discours de Laure Grisinger, 1er colloque français sur les jeunes aidants,
24 juin 2019, Paris.

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