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Xander
Laurie
Je m’installe sur le canapé, une fiche de révision à la main.
À côté de moi, Maman regarde Astérix chez Cléopâtre et
pouffe à intervalles réguliers. Je ne peux m’empêcher de
suivre le film d’un œil tout en tentant de mémoriser mon
cours. Niveau efficacité, j’ai fait mieux, mais je crois que j’ai
autant besoin de rire que ma mère. Je n’avance pas d’un pouce
sur mon travail universitaire, j’ai l’impression de ne rien faire
de mes journées, et pourtant je me sens épuisée. C’est fou ! Au
bout d’une heure, Maman se tourne vers moi et hausse un
sourcil.
— T… Tu arri… arrives à… à…
Sans trouver le mot qui lui échappe, elle désigne de la tête
ma fiche. Je souris.
— Je ne suis pas très concentrée, j’avoue.
— Tu p… peux aller d… dans t… a ch… ambe.
— Non, je préfère rester avec toi.
Je passe ma main par-dessus ses épaules et la serre contre
mon cœur. Bien sûr que je devrais l’écouter, mais je me sens
bien. Juste là, avec elle. À rire bêtement… comme avant.
— Vas… vas-y, ma sé… série. C’est… c’est… import…
tant qu… que tu tr… trawailles.
Malgré mon manque de motivation, je me détache d’elle et
me lève. J’aime ces instants où Maman est de nouveau
Maman, où elle redevient une mère qui rappelle à sa fille
d’aller étudier, de faire ci ou de ne pas faire ça. Les injonctions
des parents énervent beaucoup de jeunes de mon âge.
Personnellement, je les chéris. Dans ces moments, il me
semble oublier que les rôles sont si souvent inversés. Elle n’est
plus la « dame malade » et moi son aide ; elle est ma mère et
je suis sa précieuse petite fille.
Je vérifie qu’elle a accès à la télécommande magique en cas
de besoin, puis rejoins ma chambre. Mieux vaut que j’avance
avant que le nouveau n’arrive.
17 h 50. Je sursaute au tintement de la sonnette. Si c’est
Xander, il est en avance et vient de me voler les dix minutes
qu’il me restait pour apprendre la fin de mon cours. Merci
pour la ponctualité. De mauvaise grâce, je vais ouvrir.
— Bonjour, mademoiselle Samely. Je suis un peu en
avance, j’espère que ça ne vous dérange pas ?
Je le fais entrer en plaquant un sourire sur mon visage.
— Non.
— Votre journée s’est bien passée ?
J’avais oublié son petit accent espagnol. Il accroche son
manteau puis se tourne vers moi. Nos regards se croisent.
Oublié aussi combien sa façon de me toiser, comme s’il lisait
en moi, est incommodante.
— Très bien, merci.
Le coin de ses lèvres se retrousse légèrement. Je devrais lui
retourner la politesse… Seulement, je n’y arrive pas. Comme
si la moindre marque de gentillesse risquait de l’inciter à me
parler, me poser des questions, m’approcher. Je sais bien que
ce n’est pas censé être un problème, mais…
Xander rejoint Maman sans rien ajouter. Il s’assied sur le
canapé et prend de ses nouvelles. Contrairement à moi, elle
semble ravie de son arrivée.
— Hello, Lo !
Survolté comme à son habitude, Eliott jette son cartable
dans l’entrée, avant de retrouver Maman et Xander. Au
passage, il m’ébouriffe les cheveux de ses doigts pas lavés, ce
qui m’horripile.
— Bonjour, M’man. Salut, Xander !
Il tend une main que Xander checke sans hésiter, un demi-
sourire parfait sur le visage. Je tourne la tête, exaspérée, et me
laisse tomber sur la chaise qui s’offre à moi. Je ferme les
paupières, me concentre sur mon souffle comme si cela
pouvait empêcher la mauvaise humeur de me gagner. Une
respiration. Deux respirations. Tr…
— Dites-moi…
La voix grave de Xander juste derrière moi me prend au
dépourvu. Je me retourne brusquement.
— Vous auriez de quoi faire un gâteau ?
— Un gâteau ?
— Oui… Un gâteau… Des œufs, de la farine…
Je rêve ou il me prend pour une idiote ?
— Je sais faire un gâteau, merci.
Une lueur d’agacement traverse les yeux noirs de Xander et
je me mords la lèvre.
— Désolée, je marmonne. Oui, il y a ce qu’il faut.
Pourquoi ?
Eliott intervient :
— Bah pour en faire un, banane.
Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ?
— On se proposait d’en préparer un avec votre mère et
Eliott, reprend Xander d’un ton calme.
D’où sort cette idée ? Maman peine à se servir de ses bras et
ils veulent…
— Bon, si on l’attend, on y sera encore demain,
s’impatiente Eliott. Go !
Il va chercher Maman qui semble enchantée par l’idée et la
colère m’envahit. Sérieusement. Ce type est là depuis deux
jours et il impose déjà tout ! Eliott montre à Xander les
emplacements des couverts sous mes yeux ébahis. Ce qu’ils
m’énervent !
Une main se pose soudain sur mon avant-bras.
— Vous cuisinez avec nous ? s’enquiert Xander.
Je me dégage vivement. Et en plus il se permet de me
toucher sans autorisation ! Mes joues flambent.
— Non, merci. J’ai des trucs à faire.
Je me lève et gagne ma chambre. Un silence suit mon
départ. C’est Eliott qui le brise. Ma porte entrebâillée, je
l’entends parfaitement :
— Cherche pas. C’est une fille. Les filles sont compliquées.
Non, mais il n’a pas honte ?!
— Il… il a r… raijon, plaisante à son tour Maman.
Même elle me trahit !
Xander répond d’une voix amusée :
— Toutes les filles ne le sont pas.
Mais moi, oui, hein ?
Je ferme la porte de ma chambre, me retenant pour ne pas la
claquer, puis attrape ma fiche et m’étends sur mon lit. Je les
déteste.
Chapitre 9
Laurie
Laurie
Xander
Laurie
Eliott
Eliott
Laurie
Xander
Trois heures que j’ai laissé mon message. Je n’ai plus qu’à
espérer. Je profite de la présence d’Eliott à la maison pour aller
faire un tour. Ni lui ni Maman n’ont l’air au courant du
probable départ de Xander. J’ai peut-être encore une chance.
Dehors, la pluie battante me rafraîchit. J’aime la sentir
glisser dans mes cheveux, sur mon visage. Comme si elle me
purifiait, diluait mes larmes et mes chagrins. Ce ne sont que
des gouttes d’eau, pourtant je trouve toujours fascinant
qu’elles se forment au-dessus de nous puis, sous le coup de la
gravité, s’écrasent sur nos villes et nos corps. Je lève la tête et
les regarde tomber.
Ploc. Ploc. Ploc.
L’eau roule sur ma peau. Je suis vivante. C’est incroyable,
quand on y pense. De l’air entre dans mes poumons. Des
milliards de cellules fonctionnent convenablement pour que
mon cœur batte, que l’air pénètre jusqu’à mes alvéoles.
D’autres envoient des signaux électriques à mon cerveau,
l’informent que je suis mouillée, et mon esprit en prend
conscience.
J’aime la pluie. Avec elle, je me noie dans le présent.
Qu’est-ce qui importe vraiment ? Qu’est-ce que le temps ?
Qu’est-ce que la vie ?
Trois gouttes et je m’improvise philosophe. Mon rire me
surprend. Il résonne au milieu des bruits de la ville. Et je ris, je
ris, je ris aux éclats. Mon Dieu, que c’est bon ! Je ris les yeux
fermés, je ris en oubliant tout. Tout sauf l’instant. Peut-être
que je deviens folle, mais je m’en moque. La folie rend plus
heureux que la raison.
Une éternité plus tard, j’ouvre les yeux. Les passants
déambulent autour de moi. Je me remets en marche d’un pas
lent, sans but ni empressement. Au bout de la rue, j’aperçois
Xander, sous un parapluie, qui vient vers moi. Mon cœur
s’emballe. Je suis soulagée qu’il revienne, ce soir. Mais a-t-il
renoncé à sa menace ou tient-il seulement ses obligations, le
temps qu’on lui trouve un remplaçant ? L’appréhension, les
regrets, la honte se bousculent aux portes de mon esprit, avant
que je ne les chasse. Je suis ivre de pluie, imperméable aux
mauvais sentiments.
Arrivée à deux mètres de lui, je m’immobilise.
— Bonjour.
Il semble un peu surpris par ma présence. Peut-être
s’attendait-il à ce que je sois avec Maman ?
— Bonjour, Laurie.
Je puise dans la sérénité que me confère le temps pour
demander :
— Avez-vous eu mon message ?
— Oui.
La déception me mord.
— Je suppose que vous n’avez pas changé d’avis.
— Je n’ai pas pris de décision, mais… je suis prêt à en
discuter.
Nous restons à nous fixer. Enfin, Xander fait un pas vers
moi et tend le bras pour m’abriter sous son parapluie. Je
recule, machinalement.
— Je suis bien sous la pluie, merci…
— Je ne peux pas vous laisser vous faire tremper plus que
vous ne l’êtes déjà.
Sans pouvoir retenir une pointe d’humour, je demande :
— Pourquoi ? Cela changera la teneur de notre
conversation ?
Je m’attendais à ce qu’il proteste, mais il se contente de me
sourire.
— Vous êtes vraiment têtue, hein.
Il n’y a pas de reproche dans sa voix, juste de l’amusement.
Il ferme son parapluie et ses cheveux sont assaillis de gouttes
d’eau.
— Très bien, dans ce cas…
Je capitule en secouant mes mèches dégoulinantes.
— OK, allons-nous abriter.
Il me suit avec un petit air victorieux qui ne réussit pas à
m’énerver. Nous nous arrêtons sous l’auvent d’un magasin et
je me tourne vers lui. Il m’observe sans rien dire. C’est à moi
de le convaincre que je ne ferai plus de sa vie un enfer, mais je
ne sais pas quoi lui dire. Mes craintes n’ont pas disparu ;
j’appréhende toujours un quotidien avec lui.
Soudain, il déclare :
— On n’a pas pris un bon départ, tous les deux.
C’est le moins qu’on puisse dire. Il poursuit :
— Je suppose que j’en suis aussi en partie responsable. Si je
vous ai froissée, d’une manière ou d’une autre, je vous
demande pardon.
Cette fois, je reste bouche bée. Ce n’est pas sa faute,
pourtant c’est lui qui s’excuse. Je me mords la langue.
— Je n’ai pas été correcte non plus.
Je devrais lui présenter des excuses aussi, mais les mots
s’échouent sur mes lèvres. Je n’ose même pas relever les yeux
pour affronter les siens.
— En fait, c’est l’eau qui fait boucler vos cheveux.
Hein ? Je redresse la tête, stupéfaite.
— Euh, oui. Mais quel est le rapport ?
Il sourit.
— Aucun, mais ça vous va très bien.
Je ne peux empêcher mon cœur de palpiter. Quel est son
objectif ? Me faire perdre contenance ? Il n’avait pas besoin de
ça pour y arriver.
— M… merci.
Xander reste silencieux, ses iris noirs posés sur moi, et j’ai
l’étrange impression que quelque chose a changé. Avant,
quand il me fixait, je me sentais terriblement mal à l’aise.
Comme s’il allait mettre à nu toutes mes faiblesses. Mais là, je
ne ressens rien de tout cela. Je ne lis que de la sincérité dans
son regard. Allez, Laurie, demande-lui.
— Maman a besoin de vous. C’est injuste qu’elle paie pour
mes bêtises.
— En effet.
— Mais je comprends que vous en ayez assez.
Son demi-sourire approbateur renforce ma gêne. Je détourne
le regard.
— Il n’y aura plus d’incident. Aucun.
Plusieurs interminables secondes passent, avant qu’il
soupire :
— Je suis prêt à réessayer, mais ce sera la dernière fois.
Le soulagement m’envahit. Xander m’offre une nouvelle
chance de clore les hostilités. Cette fois, je vais la saisir.
— Merci ! Je serai irréprochable.
Ce n’est ni à Maman ni à Eliott de souffrir de mes peurs
irrationnelles, mais à moi de les dépasser. Une expression
douce s’inscrit sur les traits de Xander ; il me tend la main :
— Javier Xander Moreno, mais vous pouvez m’appeler
Xander.
— Laurie Samely, je réponds en la serrant.
Je me sens plus légère, d’un coup. Il garde un instant mes
doigts dans les siens. Je remarque qu’il n’arbore plus cet air
supérieur qui m’énervait tant… En réalité, une partie de moi
espère rencontrer le Xander qu’Eliott apprécie. Je souffle :
— Et… on peut se tutoyer, si vous préférez.
La délicatesse de son sourire me trouble.
— Avec plaisir.
Il rouvre son parapluie.
— À tout à l’heure ?
— À tout à l’heure.
Xander repart vers la maison, tandis que je reste plantée
sous l’auvent. Tout me semble plus simple, maintenant. Le
possible départ de Xander m’a causé une belle frayeur.
Désormais, la balle est dans mon camp. Je fais un pas sous la
pluie et souris. Parfois, la vie est évidente.
Eliott
Xander
Eliott
Laurie
Laurie
— Ça va, Maman ?
Sa mère est pâle comme un linge. Au milieu de l’allée
boisée, elle cesse de pousser le fauteuil roulant et le
contourne.
— Parle-moi, chuchote-t-elle.
De ses yeux hagards, sa mère la fixe sans répondre. Laurie
saisit ses mains, les serre. Durant de longues secondes, elle
patiente, attend que sa mère revienne à la réalité. Laurie en
profite pour retrouver elle-même ses esprits. Elle a pris sur
elle depuis le début de la consultation, beaucoup. Elle n’est
plus certaine de tenir très longtemps.
— Qu’a-t-il dit ? souffle enfin sa mère.
— Qui ?
— Le médecin.
— Tu n’as pas entendu ?
Le neurologue a pourtant été clair, précis. Froid aussi.
Tellement que Laurie a toujours froid, malgré les vingt degrés
ambiants. À moins que ce ne soit juste la conséquence de
l’annonce. Sa mère articule :
— Je ne sais plus…
Laurie ouvre la bouche, cherche les mots. Pourquoi sa mère
n’a-t-elle rien entendu ? Elle ne sait pas encore que les
patients n’entendent plus rien après une terrible nouvelle
comme celle-ci, qu’ils se contentent de hocher la tête, alors
que leur esprit est devenu imperméable. Laurie sent sa gorge
se serrer en comprenant qu’elle va devoir lui annoncer, de
nouveau.
— Il a dit que… vu l’évolution…
Elle craint soudain le poids de ses mots, les dégâts qu’ils
causeront et qu’elle sait irrémédiables. Un court instant,
Laurie est même tentée de mentir, mais elle ne se dérobe pas.
Elle doit rester forte.
— Vu l’évolution de la myélite, il est probable que ça ne
récupère pas.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
Le visage de sa mère s’est décomposé et, d’un coup, la
femme de cinquante ans semble en avoir quatre-vingts. Laurie
la fixe. Elle s’apprête à souffler sur la minuscule flamme
d’espoir qui déjà vacille dans les yeux verts de sa mère. Mais
comment sa mère pourrait-elle entendre cette condamnation ?
Elle qui, il y a encore trois mois, donnait des cours de
classique, de modern jazz et de danse latine ? Un faible filet
de voix parvient à franchir ses lèvres :
— Que tu ne pourras probablement pas remarcher, Maman.
Eliott
Laurie
Laurie
Eliott
La sonnerie annonce ma délivrance. Vacances ! Y a-t-il plus
doux mot dans le dictionnaire ? Les chaises raclent le sol dans
un brouhaha infernal, et un troupeau de lycéens se forme dans
le couloir. Au milieu de la cohue, Jade attrape ma manche.
— Je peux te parler une minute ?
— Dis-moi.
— C’est à propos du projet de fin d’année, avec le conseil
de vie lycéenne.
— Tu veux m’embrigader dans la gestion, moi aussi ?
Elle rit.
— Non, j’ai déjà Ben pour m’épauler. Par contre, je…
Elle s’arrête brusquement dans l’escalier, ce qui oblige les
autres à lever le nez de leurs portables pour nous éviter. J’aime
pas trop quand Jade hésite, ça n’augure jamais rien de bon.
— En fait, j’aimerais que tu participes à l’événement.
Rien de bon, je disais.
— Je passerai voir les expos, évidemment…
— Tu m’as très bien comprise, Eliott. Je voudrais que tu
présentes une œuvre ! Je pensais à des photos, ou peut-être un
montage vidéo, vu que tu es plutôt doué pour ça.
— Honnêtement, j’ai un peu la flemme et pas trop le temps.
En plus, je ne vois pas quel sujet je pourrais traiter.
Toujours au milieu du passage, elle se mord la lèvre
inférieure. Il paraît que c’est sexy lorsque les filles font ça,
quand c’est Jade c’est surtout le stade ultime de l’hésitation.
Ai-je besoin de préciser que c’est très mauvais signe ?
— Allez, dis-moi. Je vois bien que tu as une idée.
— J’aimerais que tu parles de ce que vous faites, Laurie et
toi, pour aider ta mère.
Je manque de m’étrangler.
— C’est une blague ?
— Non.
— Alors, c’est une idée débile.
Elle me fixe de ses yeux verts, sans se démonter.
— Pourquoi ?
— Parce que ! Déjà, je n’ai aucune envie d’exposer ma vie
privée à tout le lycée !
— Je comprends.
— Ensuite, je ne vois pas qui ça intéresserait ! Notre vie n’a
rien de palpitant !
— Peut-être, mais je suis certaine que parler de ton
quotidien ouvrirait les yeux à plein de monde ! Ça donnerait
aux gens une meilleure idée de ce qu’est vivre avec un proche
handicapé et malade. Et peut-être que toi, tu en as honte, mais
moi je trouve au contraire que tu es super inspirant !
Je secoue la tête. Je n’ai même pas envie d’en discuter. Les
mains dans les poches, je poursuis la descente des marches.
Jade est incompréhensible. Comment a-t-elle pu croire que
j’allais dévoiler mon intimité à des centaines d’ados pour une
pauvre expo ?
— Réfléchis-y, s’il te plaît, me demande-t-elle.
— C’est inutile : c’est non.
Elle soupire bruyamment et conclut :
— Je ne vais pas te forcer, mais tu as tort. C’est un très bon
sujet.
Xander
Ces derniers jours n’ont pas réussi aux Samely. Eliott est
morose, ce qui ne lui ressemble pas, Laurie cache sa
mélancolie derrière des sourires faux, et Mme Samely est aussi
peu dupe que moi. Ses enfants ne tiennent pas la forme, et cela
nuit à son moral. Je souffle en sonnant à la porte. Laurie
m’ouvre, le téléphone coincé entre l’épaule et l’oreille, un
carnet dans une main, un stylo dans l’autre. Elle me fait un
léger signe de tête puis rejoint la table en vitesse. Après un
lavage de mains, je constate que Mme Samely somnole dans
son lit. Reste Eliott. J’entre dans sa chambre à son invitation.
Comme celle de sa sœur, elle est lumineuse et peu décorée.
Seuls plusieurs tableaux représentant la Voie lactée
agrémentent la pièce. Le front plissé, Eliott est concentré sur
son ordinateur.
— Salut !
— Salut, me répond-il en décrochant ses yeux de l’écran.
— Que fais-tu de beau ?
— Je perds mon temps, soupire-t-il.
— Mais encore ?
— Tu me jures que tu n’en parleras à personne ?
J’ai toujours détesté les confidences d’adolescents. Une fois
sur deux, c’est une grosse bêtise qu’on promet de ne pas
révéler. Un peu méfiant, je hoche la tête.
— Je cherche un disparu.
— Un disparu ?
— Ouaip… Mais je ne trouve rien. J’ai posté des annonces
sur tous les sites possibles et imaginables, j’ai appelé toutes les
personnes qui le connaissaient et dont j’ai pu récupérer le
numéro, j’ai vérifié dans l’annuaire, je suis allé à son ancien
boulot… Rien. Personne ne sait où il est…
Les pièces s’assemblent doucement dans mon esprit et je
devine :
— « Il », c’est ton père ?
L’air malheureux, il confirme mon hypothèse. Je m’assieds
sur le lit et Eliott fait tourner sa chaise vers moi.
— Tu n’aurais pas des idées pour avancer dans mes
recherches ?
— Je ne sais pas trop. Il y a peut-être des radios à
contacter ? Les affiches ne marcheront probablement pas, il est
parti il y a trop longtemps… Ta mère ne sait pas où il est ?
— Non… Enfin, je ne crois pas.
Le regard d’Eliott brille de tristesse.
— Il nous a laissés tomber du jour au lendemain, sans
même un moyen de le joindre. C’était toujours lui qui appelait,
quand bon lui semblait. Mais être là quand on avait besoin de
lui ? Jamais. La vérité, c’est que c’est un lâche.
L’amertume d’Eliott alourdit l’atmosphère. Si son père a
décidé de disparaître, il ne se laissera pas retrouver si
aisément… À moins qu’il ne soit mort ? J’élude cette
hypothèse. Eliott n’a vraiment pas besoin de ce genre de
suggestions sordides.
— Tu penses que je perds mon temps, hein ?
Je table sur l’humour :
— Je pense que tu aurais plus de chances avec un détective
privé.
— Je l’ai envisagé ! Mais ça coûte un bras !
Il est sacrément déterminé. Trois coups frappés à la porte
nous interrompent.
— Je vais y réfléchir, mon grand. En attendant, ne te laisse
pas déprimer par les absents. Ceux qui sont là ont besoin de
ton sourire.
Il me l’offre avant d’autoriser sa sœur à entrer. Il n’empêche
qu’Eliott a raison : son père est un lâche.
Chapitre 35
Xander
Laurie
Eliott
Laurie
Xander
Eliott
— Atchoum !
J’attrape un énième mouchoir, agacé. Je ne me savais pas
allergique à la poussière. C’est le pied quand on fouille un
grenier. La lumière filtre à travers le vasistas, éclairant les
nombreux cartons que j’ai déjà ouverts. Si on excepte mes
yeux qui pleurent, ma gorge qui gratte et mon nez qui coule,
ma matinée n’est pas désagréable. Les reliques que je
découvre sont sympas : une vieille machine à écrire, un truc
qui ressemble à un Minitel, une collection de papillons
épinglés dans une série de cadres (que je trouve super
glauque). Et des livres, beaucoup de livres. Dont un sur
l’amour, qui a attisé ma curiosité.
Je mets bientôt la main sur un carnet de dessins. Le nom de
Papa est inscrit sur la première page. L’émotion me saisit en le
feuilletant. Des visages, esquissés au crayon. Le premier est
celui de Maman. Elle a une trentaine d’années, les cheveux au
vent. Son sourire lumineux est si bien rendu que je me fige :
depuis quand ne l’ai-je pas vue sourire ainsi ? Mes doigts se
crispent sur le carnet.
Maman sourit toujours, souvent même. Mais ce sourire-là,
qui rayonne de joie et de paix, je ne le croise plus. Je jette un
œil rapide au reste des dessins afin de ne pas passer à côté
d’un indice, mais refuse de m’attarder sur ceux qui nous
représentent.
Le carton suivant me laisse songeur. Des tas d’albums
photos. Ai-je vraiment l’énergie de remuer la mémoire
familiale ? De me retrouver face à l’enfance de Papa et à la
nôtre ? De me prendre ce qui fut notre bonheur en pleine
figure ?
— Eliott !
L’appel de Papi m’évite de choisir. Je me glisse à travers la
trappe et rejoins le couloir.
— J’arrive !
L’odeur du pot-au-feu titille mes narines. Papichon est aussi
grognon qu’il est bon cuistot ! Je me lave les mains et
m’assieds à table. Il me sert sans un mot, puis entame son
repas. Depuis mon arrivée, nous n’avons échangé que des
banalités. Et encore, le moins possible. Seulement, je vais
avoir besoin d’informations pour mes recherches. Je me décide
à rompre le silence.
— Dis, Papi, est-ce que certains des amis de Papa habitent
toujours dans le coin ?
Il fronce le nez en levant la tête vers moi.
— Mmmh.
Ce grognement m’avance. Je patiente en comptant les
secondes, espérant qu’il ajoute une série de phrases, si possible
cohérente et informative, au « mmmh ».
— Pourquoi ?
Je me retiens de lever les yeux au ciel.
— Je veux contacter Papa.
— Pourquoi ?
Cette fois, je lâche un soupir exaspéré. Ils ont quoi, tous, à
vouloir que je me justifie ?
— C’est mon père ! J’ai bien le droit de chercher à lui
parler, non ?
— Ton père est un couillon.
Je hausse un sourcil. Je vois que lui aussi tient Papa en
haute estime.
— Je suis bien d’accord. Mais ce n’est pas une raison pour
nous laisser dans la galère à ce point !
La main de Papichon s’immobilise, la fourchette à mi-
distance de sa bouche.
— La galère ?
Il a l’air surpris. Un rictus ironique déforme mes lèvres.
— Oui, la galère. Pendant qu’il se la coule douce avec sa
meuf, nous on tente d’aider Maman à avoir la vie la plus digne
possible. Sauf que ça devrait aussi être son taf !
Il reste interdit.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Vous manquez
d’argent ?
Papichon a toujours été branché fric. Il a bossé dur toute sa
vie, économisé et surtout eu le flair d’investir dans des terrains
agricoles qui, rachetés par des promoteurs immobiliers, lui ont
rapporté un joli pactole. Je ne vais pas m’en plaindre, sans lui,
je ne sais pas comment on ferait pour manger, mais il n’y a pas
que ça dans la vie.
— Non, ça va. C’est pas le grand luxe mais on s’en sort. Je
parle juste du quotidien… Depuis que Maman est rentrée du
centre de réadaptation, en novembre, c’est…
— Quel centre ?
— Tu sais, le centre où elle a passé plusieurs semaines,
après son AVC.
Il ouvre des yeux immenses et reste muet. Seulement, cette
fois, j’ai l’impression que c’est la surprise qui lui coupe la
langue.
— Tu… tu n’étais pas au courant ?
— Non…
— Laurie ne t’a rien dit ?
— Non.
Je ne trouve rien à répondre. Laurie l’a eu au téléphone à
Noël, je pensais qu’elle l’aurait prévenu. Cela dit, je ne l’ai
jamais mentionné non plus. Je me contente de répondre
« comme d’habitude » à chaque fois qu’il demande comment
nous allons. Si Laurie fait pareil, pas étonnant qu’il ignore tant
de choses.
— Ta mère a eu un AVC ? souffle-t-il, visiblement sonné.
Je prends une profonde inspiration et lui résume l’évolution
de sa santé depuis l’été dernier. Au fil de mon récit, ses
épaules s’affaissent et son teint pâlit. J’avais depuis longtemps
acté que Papichon se fichait pas mal de notre sort, mais le voir
ainsi affecté me touche. Peut-être qu’il nous aime quand même
un peu ?
Quand je me tais, il me fixe un moment, puis se lève et
quitte la table. Je finis le repas seul et sans appétit puis
débarrasse mon assiette. Est-ce que notre vie aurait été
différente, ces derniers mois, si Papichon avait su ? Sans doute
pas, mais tout de même… Je ne pensais pas que la
communication était un art si difficile.
Laurie
Eliott
Xander
>Vas-y sans moi. Je préfère ne pas laisser ma mère.
Je crispe la main autour de mon portable.
— Mais il ne va rien lui arriver en trente minutes, à ta
mère !
Ma voix a brisé le silence de la rue. Je clique sur l’icône
d’appel, espérant que Laurie me répondra. Une sonnerie, deux
sonneries…
— Oui ? chuchote-t-elle.
— Je suis en bas de chez toi. On court juste une demi-heure.
Tu seras rentrée avant que ta mère se réveille.
— Elle pourrait avoir besoin d’un truc ou… Je préfère être
là.
Je me mords la langue. Une partie de moi – la plus
professionnelle, sans doute – lui donne raison. Mme Samely
ne peut pas se lever seule. Elle pourrait avoir besoin d’aller
aux toilettes, d’un paracétamol ou d’un verre d’eau. Et, en
poussant le drame à son paroxysme, elle pourrait faire une
fausse route avec sa salive ou un malaise. Mieux vaut une
présence permanente auprès d’elle. Cependant, l’autre partie
de moi – celle qui se soucie plus de Laurie que de sa mère –
me hurle que ce n’est qu’une excuse. Et un pas de plus sur la
pente du burn-out.
— Tu m’évites ?
Ma question doit la prendre de court car elle ne répond pas
tout de suite.
— Non.
— Je ne te crois qu’à moitié.
— Tant pis pour toi ! Je suis juste raisonnable et, en tant que
professionnel de la santé, tu devrais l’être aussi.
Sa pique m’exaspère. Ces derniers jours, je retrouve la
Laurie cassante qui m’insupportait tant. Ai-je fait quelque
chose qui lui a déplu ou est-ce simplement la souffrance née
de son quotidien qui s’exprime ? Toujours est-il que l’équilibre
que j’avais acquis avec elle vacille.
— Dans ce cas, faisons du gainage dans ton salon.
— On risque de la réveiller.
— Dans ta chambre ?
Elle rit, et ce son me surprend. Il me rappelle que je
l’entends de moins en moins.
— Ça devient bizarre.
Je soupire, ne pouvant décemment pas insister. Pourtant, son
refus me peine.
— On se voit tout à l’heure. Bonne course !
Elle raccroche. Mes foulées m’éloignent de son immeuble
mais n’effacent pas ma contrariété ; alors je cours plus vite
encore, espérant que la brûlure dans mes poumons le fera.
Xander
Laurie
Xander
Xander
Laurie
Eliott
Laurie
Laurie
Laurie
En nage, je range ma bouteille dans mon sac. J’ai dansé
toute la soirée, ri avec mes anciens copains qui se sont montrés
ravis de mon passage. Être si bien accueillie m’a fait chaud au
cœur. Louis est arrivé après le cours, ce qui m’a évité de
danser avec lui. Nous nous sommes ignorés le reste du temps.
Il est l’heure de rentrer, maintenant. Au moment où je zippe la
fermeture éclair de mon sac, je perçois une présence derrière
moi. Pas besoin de me retourner pour savoir qu’il s’agit de
Louis : son parfum légèrement mêlé de sueur me suffit.
J’adorais cette odeur. Pincement dans ma poitrine. Je soupire :
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Euh… Je… Salut.
Je glisse la lanière de mon sac sur mon épaule et fais face à
mon ancien partenaire.
— Salut. Et bonne soirée.
Je me dirige vers la sortie, mais il me lance :
— Tu comptes revenir pour de bon ou… tu passais juste, ce
soir ?
Je fais volte-face, les sourcils froncés.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— On ne va pas s’éviter tout le temps. Si tu suis de nouveau
les cours, mieux vaudrait qu’on s’explique.
La moutarde me monte au nez.
— Si je suis de nouveau les cours, hein ? Autrement, pas la
peine. Je retourne dans ma grotte et tu ne me vois plus, c’est
parfait, inutile de rouvrir les vieux dossiers !
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, Lo.
— Ne m’appelle pas « Lo ». Et c’est exactement ce que tu
as dit !
L’air penaud, il fait craquer ses phalanges, comme toujours
lorsqu’il est embêté. Ce dont j’ai horreur. Je me crispe ; il le
remarque, arrête et bafouille : « Désolé. » J’avais oublié qu’on
se connaissait si bien. Le réaliser fait surgir une volée de
souvenirs et mon cœur se serre. Je gagne la sortie et me
retrouve rapidement dans la cour.
— Laurie !
Ses pas me poursuivent. Il n’est vraiment pas décidé à
lâcher l’affaire. Je m’immobilise. Il passe devant moi et se
plante à un mètre pour me faire face.
— Il n’y a rien à dire, Louis. Tu m’as larguée parce que je
mettais la danse de côté et ne faisais pas passer notre couple
avant la santé de ma mère ! Très bien, c’est acté.
Il souffle en grimaçant et ébouriffe ses cheveux. Avant, je le
trouvais très sexy quand il faisait ça. C’est toujours le cas,
mais, ce soir, ça m’exaspère au plus haut point.
— Dit comme ça, on dirait vraiment que je suis le pire
salaud du monde. Sauf que ce n’est pas la vérité. Je voulais
t’aider, Laurie ! Vraiment !
— Ah ? Ça ne s’est pas trop vu.
— Je t’ai changé les idées, j’ai été là tous les jours, tant que
ta mère était à l’hôpital.
— Et après, hein ?
— Après, je t’ai simplement demandé de prendre un peu de
temps pour toi, de ne pas complètement abandonner la danse
que tu aimais tant.
— Ce qui t’importait, c’étaient les championnats !
— Non ! Enfin, si, évidemment. Mais… ce n’était pas le
principal.
Je hausse les épaules avec une moue dubitative.
— Tu es injuste avec moi. Je n’ai sans doute pas été parfait,
mais j’ai fait du mieux que j’ai pu. Quand ta mère est rentrée
chez vous, tu… tu as tout lâché pour ne plus vivre que pour
elle. J’ai eu l’impression que tu te perdais.
J’ouvre la bouche, mais les mots ne sortent pas. Sa phrase
fait douloureusement écho à celles de Xander.
— Je suis désolé, Laurie. Je ne voulais pas que ça se
termine comme ça, entre nous. J’ai essayé de t’aider, de te
montrer que j’étais prêt à m’adapter, à faire des efforts pour te
soutenir dans tes difficultés avec Mélodie. J’ai essayé de
comprendre tes choix et ce que tu traversais, mais… tu te
fermais chaque fois que je tentais de te parler. Quand je
proposais des solutions pour qu’on se voie plus ou pour sortir
danser, tu les déclinais systématiquement. C’était comme si tu
n’étais plus que le prolongement de ta mère.
Ses mots claquent. Leur assaut mord mon cœur. Il fait un
pas vers moi, sa voix s’adoucit :
— On se voyait de moins en moins… Tu disais que ça te
mettait mal à l’aise que je vienne chez toi, avec tous les trucs
médicaux. Même Justine, tu ne la laissais plus entrer.
Finalement, tu m’as demandé de me trouver une autre
partenaire.
Je murmure :
— Je ne l’ai pas fait de gaieté de cœur.
— Je sais, mais je me suis vraiment senti abandonné. C’était
comme si tu rasais tout ce qu’on avait construit ensemble
depuis trois ans.
Le silence s’éternise. Louis a baissé ses magnifiques yeux et
sa posture défaite augmente ma peine.
— J’étais prêt à faire des sacrifices pour toi, Lo. Plus que tu
ne le penses. Mais je n’étais pas prêt à continuer à sortir avec
une fille qui n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Chapitre 61
Laurie
Eliott
Eliott
Laurie
Eliott
Xander
Mon épaule s’ankylose sous la tête de Laurie et je me
dégage doucement.
— Tu as écouté mes messages ? me demande soudain
Laurie.
— Oui…
— Dans ce cas, je suppose que tu m’en veux toujours,
même si je ne comprends pas bien pourquoi.
Mon silence doit sonner comme un assentiment, car elle
poursuit :
— Pourquoi tu es venu alors ?
— Parce que ta famille et toi comptez pour moi,
indépendamment d’une dispute de couple.
Elle se redresse, et je devine derrière ses yeux embrumés
une pointe d’amusement.
— Je ne savais pas que nous avions formé un couple !
Eliott revient avec nos cafés, m’évitant de justifier mon
vocabulaire. Peu de temps après un infirmier nous invite à le
suivre.
Je n’avais jamais pénétré dans un hôpital français, encore
moins dans un service de réanimation. J’aurais préféré rester
dans l’ignorance. De chaque côté de l’espace central s’ouvrent
de grandes chambres. À l’intérieur, je peux apercevoir des
machines dont la fonction m’est inconnue. Elles bipent
régulièrement. Le service est plongé dans l’obscurité, seules
de multiples petites LED scintillent au plafond. Elles
rappellent la Voie lactée.
L’infirmier agite sa main devant un détecteur et la porte de
la chambre 3 s’ouvre automatiquement. Mon regard passe
d’un capteur à l’autre, glisse sur les fils qui s’entremêlent
jusqu’à la peau blafarde de Mélodie. Laurie s’avance vers elle.
Mélodie respire dans un masque à oxygène et semble à peine
consciente. L’émotion m’étreint.
Laurie attrape la main de sa mère et ne bouge plus. Je
détourne les yeux du tableau bouleversant que forment ces
deux femmes et me concentre sur les paramètres affichés sur
l’écran. Derrière moi, Eliott est resté sur le seuil. Je chuchote :
— Tu n’entres pas ?
— Nan. Je… je vais rentrer à la maison.
Il est si pâle que je crains qu’il s’évanouisse.
— Tu te sens bien ?
Il acquiesce et se dirige vers la sortie. Je le suis.
— Je te commande un taxi. Tu veux que je vienne avec toi ?
Il secoue la tête et se mure dans le silence. Le temps que la
voiture arrive, j’avertis Laurie du départ de son frère. Je ne
sais auprès de qui rester. Eliott a admirablement géré la
situation quand Laurie a flanché, mais il n’a que quinze ans.
Le contrecoup le guette. Cependant, je comprends aussi qu’il
ait envie de se retrouver seul. Je le laisse finalement partir, en
espérant ne pas le regretter.
Eliott
Xander
Xander
Laurie
Eliott
Xander
Eliott
Le hall du lycée grouille. Parents, élèves et profs se
bousculent pour observer les œuvres des lycéens. Je flâne,
admiratif. L’exposition est très réussie. L’art a permis à chacun
de s’exprimer sur des sujets variés : harcèlement scolaire,
violences sexistes et sexuelles, écologie, pauvreté,
maltraitance, famine, guerre… J’ai l’impression d’avoir toute
la misère du monde sous le nez. C’est saisissant.
Laurie parcourt les salles en poussant le fauteuil de Maman.
Elles commentent chaque œuvre, faisant fi des regards qui se
posent sur leur duo. Le stress me gagne doucement. Dans
vingt minutes, tout le monde découvrira mon travail.
J’appréhende ce moment d’autant plus que je n’ai parlé de
mon projet ni à Maman ni à Lo. Niveau droit à l’image, c’est
pas terrible. Mais il est trop tard maintenant.
De loin, j’aperçois M. Fernandi discutant avec la mère de
Lary. Elle ne m’avait pas manqué, celle-là.
— Tu en fais, une tête !
Je me retourne et me retrouve face à un Xander sur son
trente et un.
— Tu as enfilé le costard, carrément !
— Je sors d’un rendez-vous important.
— Oh, avec qui ? Pour le boulot ?
Il chuchote :
— J’étais chez les flics.
— Quoi ?
Il rit, sans que je sache s’il se moque de moi ou s’il est
sérieux.
— La curiosité est un vilain défaut, Eliott.
Avec une moue boudeuse, j’enfonce les mains dans mes
poches, puis m’approche de Laurie.
— Il faudrait nous installer en salle de conférences. Le film
va commencer.
— Allons-y, Justine nous y rejoindra.
Cinq minutes plus tard, nous sommes assis au premier rang,
afin que le fauteuil de Maman ne gêne pas. Plusieurs de mes
camarades ont lorgné dessus. J’ai lutté contre l’embarras qui
me gagnait. Après tout, il n’y a rien d’anormal. D’ailleurs,
bientôt, tout le monde saura… Je me sens flancher.
Trois courts métrages sont au programme. Le premier traite
de l’analphabétisme, le deuxième du SIDA. Le troisième est le
mien. Il tient plus du montage photo que du film, mais Jade
m’a assuré qu’il était génial. Vu le temps qu’on y a passé, pas
sûr qu’elle soit objective, mais je ne peux plus reculer.
Chapitre 68
Eliott
Laurie
Laurie
Eliott