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HÉLÈNE

CARUSO

OLIVIA KINCAID – 2

Parce que l’amour


ne meurt jamais
Caruso Hélène

Parce que l’amour ne meurt jamais


Collection : @mour
Maison d’édition : J’ai lu

© Éditions J’ai lu, 2019


Dépôt légal : mars 2019

ISBN numérique : 9782290208922


ISBN du pdf web : 9782290208946

Composition numérique réalisée par Facompo


Présentation de l’éditeur :
Pour oublier Caleb, son amour impossible, Olivia quitte New York, se cache à Miami, au bord de l’océan, et ouvre un autre
chapitre de sa vie avec un nouveau métier, de nouvelles relations… Parmi ces relations, il y a un homme, Carter, un flic, qui
pourrait la faire vibrer et renaître… C’est sous-estimer le destin et la puissance des passions mal éteintes…
Une histoire d’amour intense, mêlée de suspense, qui réserve des rebondissements et des frissons sensuels.

Biographie de l’auteur :
Hélène Caruso est bretonne. L’écriture est sa passion. Remarquée sur Wattpad, plébiscitée par les lectrices, elle a décroché avec
talent la deuxième place du concours #Exclusif 2018 organisé par J’ai lu.

Copyrights : d’après des images Shutterstock.com : © Just dance, © Vladimir Gjorgiev

© Éditions J’ai lu, 2019


Du même auteur

OLIVIA KINCAID
1 – Call Me Livia
Sommaire
Titre
Copyright

Biographie de l'auteur

Du même auteur

1. Olivia

2. Carter

3. Caleb

4. Olivia

5. Olivia

6. Carter

7. Olivia

8. Caleb

9. Carter

10. Olivia

11. Caleb

12. Olivia
13. Carter

14. Olivia

15. Caleb

16. Carter

17. Olivia

18. Carter

19. Caleb

20. Olivia

21. Carter

22. Olivia

23. Olivia

24. Caleb

25. Caleb

26. Olivia
1. Olivia
Déjà six mois que je suis installée à Miami. Le loft que j’ai acheté a une vue
imprenable sur la mer et, à chaque fois que je pense à Lui, je descends sur la
plage pour écouter le bruit des vagues. Il agit tel un pansement sur mon cœur
meurtri. Une fois de plus, j’ai été idiote et j’ai fait confiance. Une fois de plus,
j’ai confié mon cœur à quelqu’un qui m’a trahie et humiliée.
Une femme amoureuse est une femme faible.
Souvent, je repense à cette soirée de gala où Caleb a dévoilé mon passé
douloureux, dans l’espoir vain de me blesser. Ce qu’il estime, à juste titre, être
une trahison de ma part l’a profondément marqué et, à la minute où il a baissé
ma bretelle, j’ai compris que je le perdais. Plus jamais il ne me ferait confiance,
plus jamais il ne pourrait m’aimer. Alors, comme dans un dernier geste d’amour
de ma part, j’ai accepté de parler de Hailey devant la presse et le gotha et j’ai
retourné la situation à son avantage. Il pensait se venger mais, au lieu de cela, je
lui ai offert le drame qui a brisé ma vie sur un plateau. Je suis ensuite partie sans
me retourner, incapable de croiser son regard, ni d’en supporter davantage.
Gabriel a été d’un grand réconfort après cet épisode. Une fois dans la voiture qui
me ramenait chez moi, j’ai laissé éclater ma peine et j’ai pleuré à chaudes larmes
dans les bras de mon ami, laissant sur sa chemise blanche la trace noire de ma
douleur. La télé diffuse une vieille série des années soixante mais je n’écoute
rien. Mon esprit vagabonde et c’est encore Lui qui occupe toutes mes pensées.
Notre relation a été très tumultueuse, ponctuée de coups bas et de phrases
épicées mais il m’a fait me sentir belle et vivante malgré tout. Sous ses airs de
brute épaisse se cache un homme doux, attentif et sensible. Mais notre histoire
était vouée à l’échec. Mon passé et son statut d’armurier ne sont clairement pas
compatibles et je m’en veux de ne pas avoir mis de barrières suffisamment
solides pour ne pas fléchir.
Je sors sur le balcon et l’envie de m’allumer une cigarette se fait soudain
sentir, comme à chaque fois que je pense à Lui. J’ai arrêté en arrivant en Floride,
il ne faut surtout pas que je craque. Un coup d’œil à ma montre et celle-ci
indique treize heures. Ils ne vont pas tarder à atterrir, je dois partir maintenant si
je ne veux pas être en retard. L’air est lourd et j’ai enfilé une robe en flanelle,
que j’agrémente d’un petit chapeau de paille posé sur mes cheveux tressés.
J’attrape mes clés de voiture et sors de chez moi. La chaleur est écrasante et je
relève la capote de mon Audi TT puis je sors en trombe du parking de ma
résidence. Quelques kilomètres plus tard, me voici à l’aéroport de Ford
Lauderdale, à attendre l’avion en provenance de New York. Lorsque
les passagers débarquent, je scrute les visages afin d’apercevoir ceux que
j’attends. Les voilà, affublés de doudounes et de pantalons et cette vision
m’arrache un rire franc. Dieu que c’est bon de rire et de voir des têtes familières.
Gabriel s’avance vers moi pour me serrer dans ses bras, le visage enfoui dans
mon cou, et je l’entends respirer mon parfum.
— C’est bon de te revoir, Olivia.
Je me détache de lui et dépose un baiser sur sa joue, essuyant du pouce la
trace que mon rouge à lèvres vient de laisser. Puis mes yeux se portent sur la
personne qui l’accompagne, restée en retrait. Debout, tête baissée, l’homme ne
bouge pas et attend patiemment. Je décide de faire le premier pas.
— Bonjour, Connor.
Il lève les yeux et je capte alors son regard, empreint de remords mêlé au
soulagement de voir que, visiblement, les retrouvailles se passent mieux que
prévu. Nous restons quelques minutes à nous regarder puis, doucement, j’ouvre
les bras dans l’espoir qu’il viendra s’y blottir. Connor lance un regard rapide à
Gabriel qui sourit, autorisant ainsi le rapprochement. Timide, il avance lentement
puis referme l’étau musclé de ses bras autour de mes épaules en soupirant.
— Je suis tellement désolé, Olivia. Si tu savais.
J’étais certaine que ces retrouvailles seraient émouvantes, j’y avais donc
préparé mon cœur. Ma carapace est fissurée et je m’emploie à la reconstruire,
petit à petit. Je murmure à mon tour.
— Je sais. Mais c’était écrit comme cela, ce qui est fait est fait, Connor. N’en
parlons plus.
Je me sépare de mon ami et fais signe aux garçons de me suivre. Une fois
dans la voiture, je propose :
— Que diriez-vous d’un bon cheeseburger-frites puis d’une séance de
bronzage à la plage ou à la piscine de ma résidence ? À moins que vous ne
préfériez rentrer pour vous reposer.
Gabriel sourit.
— Ce programme me plaît. Si on pouvait juste passer à l’hôtel pour y
déposer nos affaires et nous changer, ce serait parfait.
Je fronce les sourcils.
— Un hôtel ? Quel hôtel ? J’ai une chambre d’amis, Gab, et vous êtes les
bienvenus chez moi, tu le sais parfaitement.
Gabriel ouvre la bouche pour répondre mais Connor le devance.
— C’est moi qui ai demandé à loger à l’hôtel. Je ne voulais pas que tu
croises l’auteur du désastre de ta vie pendant toute la durée de notre séjour.
Je jette un coup d’œil dans le rétroviseur et je vois que Connor a le regard
perdu dans le paysage qui défile à toute vitesse. Je reporte mon attention sur la
route et le reste du trajet se fait dans le silence. Une fois à l’hôtel, j’attends au
bar que mes amis se préparent. Assise à une table, je repense au jour où Caleb
m’a emmené à Miami et surtout au moment où j’ai fait croire à la réceptionniste
qu’il était mon frère et que nous allions coucher dans le même lit. Ce souvenir
m’arrache un sourire, quand j’entends des glaçons tinter dans un verre, à la table
derrière moi. Prise d’une impulsion soudaine, je me retourne avec vivacité, ma
tresse venant heurter ma joue, mon cœur prêt à rompre tant il bat vite. Mais
l’homme qui m’adresse un regard affamé n’est pas Caleb et je maudis mon esprit
d’avoir pensé un seul instant que cela pouvait être Lui. Je me sens tout à coup
ridicule et je préfère quitter l’endroit rapidement. Au moment où j’arrive dans le
hall, mes amis sortent de l’ascenseur, vêtus de tenues plus adaptées. À pied, nous
nous rendons chez Cheeseburger Baby et nous installons en terrasse pour passer
commande. Gabriel pose sa main sur la mienne et serre mes doigts.
— Alors, cette nouvelle vie au soleil, comment ça se passe ?
Je soulève mes lunettes de soleil Gucci et les coince sur ma tête.
— Disons que c’est mieux qu’à New York, en termes de température et de
qualité de vie. Ici, tout y est plus calme et la mer est apaisante. Les enfants avec
qui je travaille ont tous un passé difficile mais je me sens plus utile avec eux
qu’avec les célébrités dont j’ai écouté les plaintes à longueur de journées durant
des années. Je me demande même comment j’ai pu supporter cela tout ce temps.
La voix de Connor, jusqu’alors silencieux, s’élève soudain.
— Tu manques à tout le monde, là-bas.
Interdite, je le fixe mais il évite mon regard. Je sens que nous allons avoir
cette conversation que je redoute mais je ne me défile pas.
— Je ne reviendrai pas à New York, si c’est ce que tu souhaites que je
comprenne. Et puis, tout le monde, c’est vous, non ?
— Caleb n’est plus qu’une épave, depuis ton départ. Il est venu à plusieurs
reprises me demander où tu te trouvais mais je n’ai jamais rien lâché, rassure-toi.
Je sens tout à coup comme une pointe d’agressivité, mal placée à la vue des
circonstances qui m’ont poussé à déménager. Gabriel lui donne un coup discret
sous la table mais je m’en rends compte. Un coude sur la table et mon menton
sur la main, je le toise. Je ne me gêne pas pour lui répondre sèchement.
— Puisque tu souhaites que nous parlions de cela, parlons-en. Caleb a choisi
ce qui lui arrive, Connor. Lorsque tu lui as révélé qui j’étais et ce que j’avais fait
à son insu, il aurait pu choisir d’en discuter avec moi et il aurait alors pris une
décision de manière rationnelle : rester ou partir. Au lieu de cela, son ego
démesuré l’a enfermé dans un carcan et il a balayé tout ce qui se trouvait autour
de lui. Mais lorsqu’il a enfin émergé, le réveil a dû être brutal, c’est certain.
Connor secoue la tête et balance le pavé dans la mare.
— Tu ne sais pas ce qu’il ressent, Olivia, et…
J’explose. Tout est encore trop frais, trop douloureux et je n’étais
visiblement pas prête à en discuter avec celui qui a déclenché tout ce merdier.
— Et moi ! Qui se soucie de ce que je ressens ? Je m’étais attaché à lui, je lui
ai confié la partie la plus douloureuse de ma vie, Connor. Il l’a utilisée pour me
briser, et j’ai été obligée d’étaler la souffrance de Hailey devant le Tout-New
York. Sais-tu au moins ce que j’ai ressenti à cet instant précis ? Je venais d’être
trahie par mon meilleur ami, l’homme en qui j’avais le plus confiance, l’homme
qui savait tout de moi. Et cet homme, c’est toi, Connor. Tu m’as poignardée,
enfonçant la lame dans mon dos jusqu’à la garde. Je ne pouvais plus rester à
New York et risquer de le croiser, seul ou accompagné, j’en serais morte, tu
comprends cela ! Je l’aimais à un point que moi-même je n’avais osé imaginer.
Malgré nos différends, malgré nos similitudes. Alors ne me parle pas de sa
douleur, je t’en prie !
Lorsque je me redresse, je me rends compte que les gens alentour ont les
yeux braqués sur nous. Gabriel me dévisage, estomaqué, et Connor baisse la tête,
honteux. Le serveur nous dépose nos plats et les autres clients reprennent leurs
discussions. Mais Connor insiste.
— Appelle-le. Dis-lui tout cela. Il a besoin de l’entendre.
— Et moi, j’ai besoin qu’on me foute la paix avec Caleb Prescott. Si tu es
venu ici dans le but de prêcher pour sa paroisse, tu peux repartir. Je ne changerai
pas d’avis. C’est trop… douloureux.
Je déglutis avec peine, ma gorge est sèche et je bois une lampée de Coca-
Cola pour tenter de reprendre le contrôle. Savoir Caleb malheureux me déchire
le cœur mais je dois être forte et ne pas flancher. Je n’ai pas mis plus de mille
deux cent soixante-dix miles entre nous pour tout remettre en cause à la première
occasion. C’est mieux ainsi, pour tout le monde, et surtout pour mon cœur. Il a
besoin de repos mais ce traître se serre dès que je pense à Lui. Le reste du
déjeuner est un peu tendu mais Gabriel parvient à me redonner le sourire.
— Paris te regrette, Kim aussi. Dès qu’elles me croisent dans un gala de
charité, elles ne tarissent pas d’éloges sur toi et me disent constamment que tu
leur manques.
Je souris en repensant à mes séances avec ces deux bimbos. Je ne regrette
pas mon changement d’orientation, je me demande même pourquoi je ne l’ai pas
fait plus tôt. Connor se lève et nous prévient qu’il a besoin de se rafraîchir. Je
lève les yeux vers Gabriel et demande :
— Et vous deux ? Vous en êtes où ?
Gab jette un coup d’œil derrière lui pour s’assurer que Connor est hors de
portée et grimace.
— On y va doucement. On réapprend à se faire confiance. Lorsque je lui ai
dit que je venais passer deux jours ici, il m’a demandé s’il pouvait venir avec
moi et je t’avouerais que je n’étais pas très enthousiaste. Après ce qu’il t’a fait au
gala et le fait qu’il soit amoureux de toi, j’ai du mal à oublier. Tu étais d’accord,
alors… Mais j’essaie, j’y travaille.
Je pose une main sur celle de Gabriel. Je l’admire. Il est tellement fort,
tellement gentil. J’aimerais pardonner à Caleb mais je n’y arrive pas, je ne m’en
sens pas capable. Un jour, peut-être, mais pas maintenant.
2. Carter
— Police de Miami ! Arrête-toi, Colin !
Je hurle après le malfrat qui détale en me voyant sortir de ma voiture. Je n’ai
même pas eu le temps de dégainer ma plaque. Le central a averti les patrouilles
qu’un braquage à main armée venait d’avoir lieu dans une supérette du quartier
de South Beach et, comme j’étais dans le coin, j’ai prévenu de ma présence,
même si je ne suis pas en service.
— Central, ici le lieutenant Carter Jones. Je suis dans le secteur, j’ouvre
l’œil.
Ma radio grésille et la voix de la standardiste se fait entendre.
— Très bien, lieutenant Jones. Il s’agit de Colin McMahon. L’individu est
dangereux et armé. Des renforts sont en route.
Je connais bien McMahon, qui fait régulièrement des séjours dans notre
cellule de dégrisement ou à la prison de Miami. C’est un grand gaillard d’un
mètre quatre-vingt-dix et il doit peser dans les cent kilos. S’il est une force de la
nature, j’ai un avantage sur lui. L’entraînement. Je suis dans la police depuis cinq
ans et j’ai passé dix années chez les Navy Seals. Je me lance à sa poursuite,
maintenant ma main droite sur mon flingue qui me gêne pour courir. Ça
m’apprendra à ne jamais vouloir mettre mon holster, bordel ! Je cours derrière le
gorille qui bouscule les piétons se trouvant sur son chemin.
— Police ! Dégagez le passage !
Je crie pour que les gens nous laissent la voie libre, tout en agitant les bras
comme un décérébré. Mais les passants n’ont que faire de moi. Ils doivent
penser que je suis un illuminé, et vaquent à leurs occupations. Il fait beau, il fait
chaud et les gens flânent sous une chaleur de plomb. McMahon vient maintenant
de renverser un cycliste, à qui je jette un regard rapide en passant à sa hauteur. Il
bouge, c’est que tout va bien. Je redouble d’efforts et tente de réduire la distance
qui me sépare du prévenu. Il a beau être balèze, il court vite l’enfoiré ! J’inspire
et j’expire bruyamment, ce ne serait pas le moment de choper un point de côté !
Mes pieds commencent à me brûler, mes mocassins ne sont pas particulièrement
adaptés pour la course. McMahon continue de courir droit devant lui et me fait
voir rouge lorsqu’il manque de faire tomber un bébé en poussette. J’allonge les
foulées, encore quelques mètres et je plonge entre ses jambes. Le molosse chute
dans un bruit lourd et un grognement plaintif. Vif, je me relève et m’assois sur
son dos en lui attrapant la main gauche. Sortant les menottes de la poche arrière
de mon jean, je lui passe les bracelets sans ménagement et m’écroule sur l’herbe,
à bout de souffle.
— On peut dire que tu m’auras fait courir !
Ma cage thoracique se soulève avec frénésie et l’air qui traverse mes
poumons me brûle. Les gens autour de nous applaudissent, satisfaits du
spectacle. Je me relève péniblement et attrape McMahon par l’épaule.
— Allez ! On y va.
Arrivé au poste, j’enlève les menottes à Colin et referme la grille de la
cellule dont le bruit métallique résonne dans la pièce. McMahon s’allonge sur le
banc mis à disposition, un bras sous sa tête, et ferme les yeux. Je le regarde
quelques instants et secoue la tête avant de repartir. Des mecs comme lui, j’en
arrête tous les jours. Le système est de plus en plus laxiste et je sais que Colin
sera libre dans quelques semaines, quelques mois tout au plus. Mais c’est mon
job et j’adore cela. De retour à mon bureau, la capitaine me fait appeler.
Péniblement, je m’y rends, sachant pertinemment ce qu’elle me veut. Je toque à
sa porte et elle lève la tête, affichant un sourire.
— Entre, Carter.
Je referme derrière moi et m’installe sur le fauteuil qui fait face à son bureau.
Elle croise les bras et me dévisage. Agacé, je détourne la tête et fixe le mur
décrépit où trônent son diplôme et une photo de notre unité.
— Qu’est-ce que tu veux, Pamela ?
Lorsque je reporte mes yeux sur son visage, elle sourit toujours et se lève.
Ses talons claquent sur le sol et elle se dirige vers la fenêtre qui nous sépare du
reste du bureau. Lentement, elle fait tourner la tige du store vénitien dont les
lamelles se couchent. Elle fait de même avec celui de la fenêtre opposée et se
tient derrière moi. Je sais ce qu’elle a en tête et je me maudis d’avoir cédé à ses
avances une nuit où je n’allais pas bien. Je tente de la raisonner :
— Pamela…
Elle avance dans mon dos et je sens soudain ses mains se poser sur mes
épaules. Les massant légèrement, elle glisse lentement sur mes pectoraux avant
que je ne lui encercle les poignets avec mes doigts.
— Arrête ça ! Je t’ai dit que c’était une erreur, l’autre soir. Je suis désolé, je
n’aurais pas dû craquer.
D’un geste brusque, elle se libère et revient vers son bureau. Elle m’observe
et fait la moue.
— Je croyais que tu avais apprécié. Tu avais eu l’air plutôt… satisfait, en
repartant.
Je soupire une nouvelle fois. Des mois qu’elle me harcèle pour qu’on
remette le couvert mais c’est hors de question. J’ai merdé, j’étais mal, le
souvenir de la mort de Spencer me hantait et j’avais bu plus que de raison. Nous
nous sommes croisés dans un bar et j’ai cédé à ses avances. Je joins les mains en
prière et me redresse sur le siège.
— Nous sommes suffisamment adultes pour pouvoir en rester là, tu ne crois
pas ? C’était un coup d’un soir, pas plus. Que cela te plaise ou non. Je t’ai
blessée ? Je m’excuse car ce n’était absolument pas intentionnel. J’allais mal,
j’avais bu et même si ce n’est pas une excuse, je ne savais plus trop ce que je
faisais.
Ma supérieure grimace et croise les bras sur son torse. Après les
minauderies, les menaces. Puis viendront les pleurnicheries, j’y ai droit à chaque
fois.
— Carter, tu n’aimerais pas te retrouver à la circulation, hum ? Tu es brillant,
tu nous l’as encore prouvé tout à l’heure en arrêtant McMahon. Ce serait
dommage et très mauvais pour ton avancement.
Je me lève, prêt à partir. Elle fait un pas vers moi et continue son cinéma.
— Mais, Carter… Je t’aime…
Je ne peux pas m’empêcher de ricaner.
— Comment peux-tu dire que tu m’aimes ! Aimer quelqu’un, ce n’est pas le
menacer de lui faire perdre son poste, Pamela. Aimer quelqu’un, c’est la
découverte de l’autre, ce sont des mots tendres, des gestes, des attentions. Rien à
voir avec une partie de jambes en l’air où je n’avais même pas les idées claires.
Pamela accuse le coup et son visage se ferme. Je me lève et me dirige vers la
porte lorsqu’elle gronde :
— Je vais te faire muter en Alaska, si tu ne cèdes pas !
J’ouvre la porte à la volée et réponds, attirant ainsi le regard de mes
collègues :
— Fais ce que tu veux, je m’en tape !

*
* *
Il est sept heures ce samedi matin et je suis debout depuis une heure. Après
avoir déjeuné et regardé les informations, j’enfile un jogging et un tee-shirt puis
j’attrape la laisse qui pend dans l’entrée. Dès que Bones entend le bruit de son
collier métallique, une cavalcade se rapproche de moi et je vois mon bull-terrier
glisser sur son postérieur après un virage mal négocié. Les mains sur les
hanches, je râle.
— Doucement, tu sais ce que cela signifie ? N’as-tu donc rien écouté lors de
tes cours d’éducation ?
Bones s’allonge et me fixe. Il attend que je lui passe le collier et que nous
partions pour notre footing matinal. Je chausse mes baskets et passe une veste
légère sur mes épaules, sans oublier de mettre sa balle dans l’une de mes poches,
et quelques biscuits. Je me penche vers lui et place le collier, attaché à la laisse.
Une fois dans l’allée de ma maison, je ferme les yeux pour savourer la chaleur
du soleil sur ma peau. Voilà cinq ans maintenant que j’ai été muté à Miami, à ma
demande, et c’est la meilleure décision que j’ai prise de ma vie. Bones
s’impatiente, alors je sautille sur place avant de m’élancer dans la rue. Il trottine
à côté de moi et je salue la vieille Mme Bottles, ma voisine, qui sort chercher son
journal. Tranquillement, en petites foulées, je sors de mon quartier et me dirige
vers la plage de Biscane Bay Sea. Cela fait une trotte mais mon chien tient bien
la cadence et il sait qu’après l’effort, il pourra se rouler dans le sable et courir
après les mouettes.
L’air est déjà lourd en cette belle matinée et ma veste est trempée de sueur.
Je la retire et la noue à ma taille, tout en continuant à courir. Je regrette de ne pas
avoir pris de casquette, ni de bouteille d’eau. Arrivés à Biscane Bay Sea, nous
stoppons notre course pour respirer un peu. Debout devant la mer, je fais mes
étirements et je descends sur le sable pendant que Bones se rafraîchit à une
fontaine publique. La vue est magnifique. Les palmiers, la mer, le ciel bleu en
permanence, c’est ce qui m’a attiré lorsque j’ai voulu changer d’air. J’étouffais à
Atlanta et la mort de Spencer me bouffait de l’intérieur. Cette foutue culpabilité !
J’ôte mes chaussures et m’avance sur le sable, dont les grains brûlants me
chauffent la plante des pieds. Je libère Bones afin qu’il puisse se déplacer plus
aisément et lui lance sa balle. Doucement, nous nous rapprochons du rivage et
mon chien court après une mouette, lorsque je le vois s’approcher
dangereusement d’une femme allongée sur sa serviette.
— Bones ! Viens ici !
Trop tard. Dans un dérapage à peine contrôlé, il soulève une vague de sable
qui s’écrase sur les jambes de la demoiselle. Je me presse vers elle, déjà prêt à
essuyer des reproches, et m’excuse avant même qu’elle n’ouvre la bouche.
— Mon Dieu, pardon ! Excusez-le, ce chien est une calamité.
La jeune femme se redresse et une cascade de cheveux bruns s’étale sur ses
épaules. Son maillot de bain turquoise dévoile un corps parfait et ses jambes sont
bronzées et musclées. Mon regard se pose sur ses seins galbés et je sens la
chaleur prendre possession de mes pommettes. Elle pose une main sur son
chapeau de paille, et lève son visage vers moi, mettant sa main en visière afin de
se protéger du soleil. Ses yeux sont d’un bleu magnétique et ses traits fins
dessinent un visage parfait. Cette femme est tout simplement sublime. J’ai du
mal à détacher mon regard d’elle, mais Bones en a décidé autrement, déposant sa
balle gluante sur les genoux de la demoiselle. Nonchalante, elle attrape la balle
et la lance à mon chien, qui démarre sur les chapeaux de roue, envoyant des
gerbes de sable sur sa serviette. Elle attrape sa robe, l’enfile et se lève. Je reste
là, à la regarder comme si c’était une déesse grecque, et elle pointe mes pieds, un
œil fermé et l’autre à demi ouvert à cause du soleil.
— Je peux ?
Suivant son doigt du regard, je me rends compte que je marche sur un pan de
sa serviette. Je recule rapidement et passe une main dans mes cheveux, pendant
qu’elle se baisse pour ramasser ses affaires. Bones revient avec sa balle et la
dépose dans son panier d’osier. Ses lèvres roses laissent échapper un petit rire
cristallin.
— Dis donc, toi !
Sa voix est mélodieuse, calme, posée. Je suis sous le charme. La jeune
femme récupère la balle et la lance à nouveau. J’arrive, non sans peine, à aligner
deux mots.
— Si vous continuez comme cela, à lui relancer la balle à chaque fois qu’il
vous la donne, vous allez y passer la journée.
Elle me jette un regard rapide et ses yeux se plissent de malice.
— J’ai tout le temps qu’il faut. Il est adorable.
— Il cache bien son jeu. C’est le diable. Et en plus, il prend toute la place
dans le lit.
Elle sourit poliment en plaçant une mèche de cheveux derrière son oreille.
Bones revient, la langue pendante. Pris d’une pulsion subite, je passe à nouveau
la main dans mes mèches blondes et demande :
— Mon chien a soif, il y a une petite fontaine à côté d’un glacier. Est-ce que
je peux vous offrir un verre ? Ou une glace ?
Instantanément, je la vois se tendre. Son regard se voile et ses épaules
s’affaissent. Sa nuque semble raide et ses gestes sont rapides, comme si elle
paniquait. Elle attrape son sac et me tourne le dos.
— Merci. Mais je dois rentrer.
Elle repart vers la rue piétonne sans un seul regard pour moi, alors je tente
un dernier coup.
— Je peux au moins connaître votre prénom ?
Sans se retourner, elle répond :
— Olivia.
Bones vient s’asseoir à mes pieds et je me laisse tomber dans le sable, sans
quitter du regard Olivia qui disparaît bientôt de mon champ de vision. Je caresse
mon chien d’un mouvement machinal et je rêvasse tout en m’allongeant.
— Olivia… Ça lui va tellement bien…
3. Caleb
Je suis debout devant la fenêtre de mon bureau, un dossier ouvert entre les
mains, et je regarde le ciel de New York. Le temps est couvert et le dégradé de
gris vaporeux qui se dépeint sous mes yeux annonce une probable averse, ce
n’est qu’une question de temps. Tout est une question de temps. Je glisse une
main dans ma poche et je me dis que mon esprit est comme le ciel actuel :
sombre, gris, ravagé. Depuis qu’Olivia est partie, je végète. Heureusement que
j’ai mon boulot, sinon je serais probablement devenu dingue. Et le soir, lorsque
je me retrouve seul, je m’effondre et je noie mon désespoir dans le whisky. Je
repense au jour où elle m’a dit que je buvais trop. Même si je l’ai rabrouée, j’ai
aimé qu’elle se préoccupe de ma santé. Mais j’ai fait le con, à la soirée de remise
de prix. Aveuglé par la haine, j’étais tellement en colère qu’elle m’ait utilisé, à
mon insu évidemment, que j’ai complètement vrillé. C’est comme si le Diable
avait pris possession de mon corps, de mon cœur et de mon âme en même temps.
J’ai voulu l’humilier, la mettre à nu devant tout le monde, je ne pensais qu’à la
briser plus qu’elle ne l’était déjà. Mais elle a été extraordinaire. Tête haute, tout
en pudeur, elle a livré au monde sa plus grande blessure, tout en me faisant
passer pour un saint. Je ferme les yeux et je la revois, majestueuse dans sa robe
turquoise, s’avançant vers moi, désorientée. J’ai lu dans ses yeux, ces
magnifiques yeux bleus, qu’elle était déçue de mon comportement. C’était
tellement nouveau pour moi, tous ces sentiments qui faisaient battre mon cœur,
que j’ai paniqué. Comme un môme. Mais elle est faite pour moi, j’en suis
persuadé. Lorsque je rouvre les yeux, la pluie s’est mise à tomber et les gouttes
dévalent la vitre comme des larmes, identiques à celles que j’ai versées lorsque
j’ai appris qu’elle avait déménagé. Mon cœur se sent à l’étroit dans ma poitrine
et ma tête me fait mal.
Elle me manque tellement.
Nous avions commencé à nous rapprocher et elle s’ouvrait un peu à moi.
Pourquoi ai-je tout fait foirer ? J’aurais dû accuser le coup et me calmer avant de
prendre une décision. Mais non ! Non ! Il a fallu que je m’enflamme et que je
devienne odieux ! Il faut dire que Connor a bien tourné les choses, en me
balançant toute la supercherie comme un serpent crache son venin. Je soupire et
masse ma tempe droite avec mon index et mon pouce. J’ai envie d’un verre mais
je me retiens. Pas au boulot. Ce soir, oui, mais pas maintenant. Pour le moment,
je dois gérer un futur contrat avec la France et y prévoir un déplacement. Paris.
La ville de l’amour. Je soupire une nouvelle fois car peu importe à quoi je pense,
j’en reviens toujours à Elle. J’aurais adoré qu’elle m’accompagne. On serait
partis quelques jours, je me serais rendu à mon rendez-vous et nous aurions
passé le reste du séjour au lit, à manger et à faire l’amour. Je repense à la baise
de Miami. Sauvage. Explosive. Elle a apprécié autant que moi. C’est la seule fois
où j’ai pu la toucher et j’ai adoré la sentir frémir sous mes mains. La porte de
mon bureau s’ouvre avec fracas et je manque de lâcher mon dossier en
sursautant.
L’homme qui entre dans la pièce, telle une tornade, empeste la cigarette
froide et la bière. Encore une fois, Olivia me vient à l’esprit, et je me rappelle
lorsqu’elle s’allumait une clope et que l’odeur de la fumée se mêlait aux effluves
de son parfum. Je le dévisage d’un regard noir, puis fais signe à ma secrétaire,
qui se tient dans l’embrasure de la porte. Elle repart en fermant la porte derrière
elle. Je rejoins mon siège et le cuir couine sous mon poids, lorsque je m’assois.
L’autre s’affale dans le fauteuil devant mon bureau, un dossier rouge à la main.
Je croise les doigts en posant mes coudes sur le bois laqué et j’attends. J’espère
qu’il a enfin de bonnes nouvelles pour moi mais, à voir le sourire qu’il affiche,
j’ai déjà une idée sur la réponse à ma question. Il mâche son chewing-gum dans
un bruit de succion exaspérant et, voyant que je le regarde d’un œil mauvais,
finit par le coller sous l’assise, me faisant hausser un sourcil. Tremblant, il
récupère la pâte à mâcher et la dépose dans un mouchoir. Je m’impatiente :
— Alors, Michael. As-tu quelque chose d’intéressant pour moi ?
Un rictus déforme ses lèvres et dévoile une bouche édentée. Michael est un
ancien camarade de classe mais il est tombé dans l’alcool et la drogue pendant
que nous étions à l’université. Après des années à traîner dans la rue, il s’est
repris et a monté une petite agence de détective privé. J’aurais pu engager
n’importe quel privé qui a pignon sur rue à New York mais j’ai préféré lui laisser
sa chance. En souvenir du bon vieux temps, disons. Encore un effet de la
manière dont ma relation avec Olivia m’a changé. Avant Elle, j’aurai loué les
services du détective le plus cher de New York. Je soupire et pose sur lui un œil
soucieux, alors Michael se racle la gorge. Il ouvre le dossier et me sort trois
photos qui captent instantanément mon regard. C’est d’une main tremblante que
je m’empare de la première image. Olivia est habillée d’un short bleu, d’un haut
rose et d’une paire de baskets blanches. Exactement la même tenue que celle
qu’elle arborait à Miami, lorsqu’elle a fui, emportée par ses émotions. Ses
cheveux sont lâchés et elle papillonne au marché, arrêtée devant le stand des
fraises. Le deuxième carré de papier glacé la montre marchant sur un trottoir,
majestueuse dans une robe cintrée et portant des escarpins rouges alors que la
troisième dévoile son corps parfait sublimé par un maillot de bain turquoise mais
son visage est caché par une paire de lunettes à la taille démesurée. Je lance un
regard réprobateur à Michael qui hausse les épaules, comme s’il n’avait rien à se
reprocher. Le dossier est accompagné de notes mais mes yeux ne peuvent plus se
détacher des clichés.
Il l’a retrouvée. Putain ! Il l’a retrouvée.
Michael s’enfonce dans son siège et croise les bras.
— Alors… Elle habite en Floride, à Miami, plus exactement. Elle est seule
en permanence, n’a pas d’amis, ne fait partie d’aucune association, d’aucun
groupe de quoi que ce soit. Elle va au marché les mardis et les jeudis, court tous
les matins entre six heures et sept heures puis s’arrête toujours prendre un café
chez Paul, dans le quartier français où elle habite. Le samedi, elle aime aller dans
une petite librairie tenue par une mamie, à côté de l’hôtel Hilton.
Je lève les yeux vers Michael à l’évocation du nom de l’hôtel. C’est celui
dans lequel nous étions descendus lors de ma visite chez Brownells. Les
souvenirs de ce séjour affluent et je la revois troublée, aimante, piquante, outrée,
furieuse, lascive. Toutes ces émotions l’ont traversée pendant ces deux jours
passés ensemble. Michael me sort de ma rêverie lorsqu’il reprend son rapport.
— Ta nana est froide comme la glace, mon pote. Je l’ai suivie un jour où elle
était en train de bronzer sur la plage. Un mec avec un clébard s’est approché
d’elle, et l’a invitée à prendre une glace.
Il ricane.
— Une glace, le gars ! Le ringard ! Bref, elle l’a envoyé balader, prétextant
qu’elle devait rentrer. Ah, et elle a changé de boulot. Enfin… de clientèle, plutôt.
Terminé les stars et autres célébrités au QI d’huître, elle travaille avec les
enfants. Toujours psy, mais avec des mômes.
La jalousie me dévore les tripes. Un homme l’a invitée à manger une glace !
Cela semble anodin mais cela me rend dingue ! Elle est ma propriété. J’ai besoin
d’elle si je veux accéder à la totalité des parts de ma société et ainsi être maître
de faire ce que bon me semble. Même si j’éprouve des sentiments pour Olivia, je
ne perds pas mon objectif de vue. Michael se penche et me glisse un papier blanc
avec une lenteur calculée.
— Le must du must. Le Saint Graal. L’adresse de ta princesse.
Je fixe le papier mais je n’ose pas le toucher, comme si l’écriture pouvait
disparaître au contact de mes doigts. Quand j’ai engagé Michael, je m’étais dit
que, s’il la retrouvait, je sauterais dans un avion, direction la destination qu’avait
choisie Olivia pour me fuir. J’irais sonner chez elle, enlacerais la belle de mes
bras musclés et lui ferais une déclaration enflammée. Je ne sais pas si je peux,
une nouvelle fois, bousculer sa vie si bien rangée. Sur les photos, elle semble
paisible, changée. Maintenant que j’ai connaissance du lieu où elle s’est
réfugiée, je ne sais plus. J’ai peur qu’en débarquant avec mes gros sabots, l’air
de rien, elle ne panique et ne disparaisse une fois de plus. Et si cela devait
arriver, c’est certain, je n’y survivrais pas. Je serais perdu à tout jamais. Michael
se lève et dépose un second dossier sur mon bureau, bleu, celui-ci, qu’il avait
caché dans l’intérieur de son manteau. Il fait mine de se diriger vers la porte et se
retourne en posant sa main sur la poignée.
— Lui aussi, je l’ai trouvé. Cela n’a pas été bien difficile, les indications de
ton père étaient claires. Mais ce que contient le dossier ne va pas te plaire du
tout. Je te laisse… Pas envie de voir la tronche que tu vas tirer…
Il part en laissant la porte ouverte et je fixe le dossier comme s’il était
empoisonné. La réflexion de Michael m’angoisse. Qu’est-ce qu’il a bien pu
trouver sur mon frère ? Je secoue la tête et soulève un coin de la chemise en
carton. Comme pour le dossier concernant Olivia, il y a diverses notes sur son
passé. Je grimace. Carter semble être un homme bien. Une enfance choyée par
une mère célibataire, né de père inconnu. Je peste en silence contre le mien. Ce
salopard a trompé ma mère, a fait un gosse à sa maîtresse qu’il n’a même pas
assumé. Je me surprends à penser que si Olivia devait tomber enceinte, même si
nous étions séparés, je voudrais m’occuper de l’enfant. Mon enfant. Je reporte
mon attention sur le rapport. Dix ans passés chez les Navy Seals, plusieurs
missions classées secret défense effectuées en Afghanistan. Tireur d’élite,
passionné d’armes.
Tiens. Un point commun.
Je lis ensuite que Carter a demandé sa mutation dans un poste de police,
suite au décès de son coéquipier, Spencer, lors d’une opération à haut risque.
Depuis cinq ans, il est affecté au Police Department de Miami Dade.
Miami… Non ! Non !
Lorsque mes yeux parcourent le nom de la ville où habite Carter, j’espère, je
prie même, pour que ce soit une putain de coïncidence. Est-ce que mon karma
est si pourri que la femme que j’aime et le frère que je viens de découvrir
habitent la même ville ?
Manquerait plus qu’ils se connaissent !
Je tourne les pages du dossier. États de services irréprochables, Carter sert la
soupe populaire chaque vendredi dans un centre pour SDF, donne à différentes
associations et dispense des cours de soutien à des enfants défavorisés. Je lève
les yeux au ciel. Une vraie mère Teresa. On voit qu’il n’a pas connu son père.
Nous sommes complètement différents.
Si je fais le bilan de nos vies, nous avons le même sang mais nous avons
emprunté des chemins totalement opposés. J’ai manqué d’une mère et j’ai été
élevé par un père exigeant et rigide. Carter a manqué d’un père mais a été élevé
par une mère aimante et juste. Je me demande ce qu’il pensera de la situation, et
de moi, lorsque je me présenterai à lui. Peut-être sait-il qui je suis. Peut-être que
sa mère lui a expliqué la situation dans laquelle elle se trouvait lorsqu’elle est
tombée enceinte. Ou peut-être qu’il ne sait rien et que je vais foutre le bordel
dans sa vie, comme je l’ai fait avec Olivia. Mais je ne sais pas pourquoi, avec
cette dernière requête de père, j’ai envie de faire quelque chose de bien. Pour une
fois. Je tourne les dernières pages et je tombe sur des photos de lui. Nous ne
pouvons pas être plus différents. Carter est blond alors que je suis brun. Pas de
barbe quand j’en ai une. Il est plus petit que moi et moins baraqué. Mais une
chose est certaine, nous avons les mêmes yeux. Et visiblement, nous avons les
mêmes goûts. La dernière photo que je prends en main se tord alors que je la
serre entre mes doigts. On y voit Carter, debout sur la plage, une main dans ses
cheveux, comme ébahi. Dos à lui, s’éloignant, une main sur son chapeau de
paille pour éviter qu’il ne s’envole avec le vent, une femme. La mienne. Les
seuls détails que mes yeux accrochent sont un papillon bleu et la lettre H.
4. Olivia
Six heures. Je sors de chez moi pour mon jogging matinal. Il ne fait pas
encore trop chaud, alors j’en profite. Le trajet que je prends est toujours le
même. Je traverse le quartier français où j’habite, je passe devant le restaurant
cubain où j’aime dîner de temps en temps, puis je continue en longeant Fienberg
Fisher. Après la discothèque Mango, je descends sur Ocean Drive et je remonte
jusque chez moi en marchant le long de la plage. Depuis que j’habite en Floride,
je me sens changée. Mais je sais que je me voile la face. Mon esprit lutte contre
mon cœur depuis six mois. L’un demande à l’autre de bien réfléchir avant de
prendre la voiture et de faire le chemin inverse, à toute allure. Mon organe vital
répond par des battements irréguliers et des palpitations. Mes nuits sont peuplées
de rêves où Caleb débarque dans mon nouveau chez-moi et me fait une
déclaration enflammée. Une vraie midinette ! Je secoue la tête. Je vais me
reprendre, cela va passer. Le temps d’encaisser l’affront infligé par cet homme et
je serais de nouveau sur pied. Plus forte que jamais. J’ai pourtant du mal à me
dire que ce qu’il s’est passé il y a quelques mois m’a affecté à ce point. Même
malgré nos divergences, je me suis attachée à Caleb. Nous sommes pareils, tous
les deux. Froids, cyniques, calculateurs. Mais sous nos carapaces, nos cœurs
battaient en osmose. Cela m’a fait tellement de bien de ressentir de l’attirance, de
m’inquiéter pour quelqu’un, de me languir de le revoir. Dès que nous étions dans
la même pièce, la tension était palpable mais nous finissions toujours par nous
calmer. C’était comme si nous avions besoin d’une phase d’apprivoisement à
chacune de nos rencontres.
Je m’arrête le long du remblai et je commence mes étirements. Face à la mer,
je respire et ferme les yeux. Sentir le vent dans mes cheveux et la chaleur sur
mon visage est vraiment un plaisir. À New York, je menais une vie à mille à
l’heure alors qu’à Miami, je me permets de prendre mon temps. J’ai même
changé de job en arrivant ici. Du moins, j’ai changé de clientèle. Je suis toujours
psychologue mais terminé la futilité et la célébrité. Je m’occupe d’enfants,
maintenant. Certains ont des vies chaotiques, d’autres ont simplement besoin
d’être rassurés. Et de temps en temps, je suis appelée par la Cour suprême de
Miami afin de dresser le profil de criminels mais je suis également chargée de
leur faire passer une évaluation psychologique. La seule chose qui me manque,
ce sont mes amis, Gabriel et Connor. Et bien sûr, Lui.
Je pose ma jambe droite sur un banc et je me penche, jusqu’à ce que ma tête
touche mon genou. Je reste ainsi quelques secondes puis me redresse doucement.
Je recommence l’exercice puis fait de même avec l’autre jambe. Ensuite, face à
la mer, majestueuse sous le soleil éclatant, je joins mes mains et étire mes bras
au-dessus de ma tête. Les muscles de mon dos se détendent et mon corps semble
satisfait de l’adrénaline qu’il a puisée dans le sport. Je m’apprête à repartir quand
une Bentley noire se gare le long du trottoir. Immédiatement, mon cœur s’affole,
palpite, cogne. Cette voiture. Serait-il possible que… Lorsque le propriétaire en
sort, l’étau qui comprimait ma poitrine se desserre et je peux enfin recommencer
à respirer. L’émotion me scie les jambes et j’ai besoin de m’asseoir pour
reprendre mes esprits. J’ai bien cru que c’était Caleb qui m’avait retrouvée. Mais
l’homme qui conduisait n’a rien à voir avec mon ex-partenaire. Petit, bedonnant,
les cheveux gris, il tire frénétiquement sur un gros cigare. Machinalement, je
sors mon portable de la poche de ma veste de jogging. J’appuie sur l’icône du
téléphone et le premier numéro qui s’affiche est celui du Colonel. Je souris à
l’évocation de ce surnom qui mettait Caleb dans une rage folle. Combien de fois
ai-je souhaité l’appeler pour… je ne sais pas… discuter, m’excuser, l’engueuler,
l’insulter, me confier ? Mais à chaque fois j’ai renoncé, honteuse, peureuse de
l’accueil qu’il pourrait me réserver. Et j’ai fini par me résigner. Pourtant, je n’ai
pas changé de numéro de téléphone à mon arrivée en Floride et jamais Caleb n’a
cherché à me joindre. Je range mon mobile et reprends le chemin de mon
appartement, non sans me promettre de m’arrêter à la librairie de Mme Walter.
J’aime y flâner, déambuler dans ses rayonnages. Encore une image qui me
renvoie au souvenir de Caleb, puisque c’est lorsque j’ai fui sa chambre, après
m’être rendu compte que j’éprouvais certains sentiments pour lui, que j’ai
découvert cette petite boutique. Inconsciemment, je pense que j’ai choisi Miami
pour rester connectée à lui d’une manière ou d’une autre. Sur le chemin, je
décide de faire un arrêt chez le glacier et commande un cône menthe-chocolat.
Mon précieux butin en main, je me retourne et, après quelques pas, heurte
quelqu’un de plein fouet, laissant tomber ma glace au sol. Des jappements se
font entendre ainsi que des excuses.
— Oh, pardon ! Excusez-moi ! Quel maladroit… Bones ! Non !
Les yeux baissés, je vois un chien blanc et beige dévorer ma glace et, en y
regardant bien, il ressemble à celui que j’ai vu à la plage l’autre jour. Lorsque je
lève les yeux vers son maître, je suis frappée par l’intensité de son regard. Deux
émeraudes me dévisagent, et je ne peux pas en détourner mon regard.
Ce regard…
Ces yeux verts me rappellent des prunelles que je ne connais que trop bien.
Seigneur…
L’homme n’arrête pas de s’excuser, de parler, de piailler, mais je n’écoute
pas. Mes yeux sont ancrés aux siens et je n’arrive pas à faire le moindre
mouvement. Il me demande si je vais bien, posant sa main sur mon bras. Le
contact de nos peaux me ramène à la réalité et je m’écarte rapidement.
— Je vais vous acheter une autre glace. Quel parfum ?
Je le regarde encore, comme hypnotisée, il va finir par me prendre pour une
cinglée. Je cherche des indices qui pourraient me rappeler Lui, mais je n’en vois
aucun. Seulement ces deux émeraudes.
— Ça va ?
— Hum ?
Il tend une fois de plus la main vers moi mais je me dérobe.
— Ce n’est pas grave. Pour ma glace.
Il sourit.
— Hé mais on se connaît ! Vous êtes la jeune femme de la plage.
Je fronce les sourcils, désorientée, je ne comprends rien à ce que ce mec
raconte. Son sourire s’étend sur ses lèvres et il me montre le chien, qui a terminé
de dévorer ma glace.
— Mon chien vous a déposé sa balle pleine de bave sur les genoux, il y a
quelques jours.
Je le toise, sa tête ne me dit trop rien mais je suis trop perturbée pour avoir
les idées claires. Un coup d’œil au mastodonte assis sur le bitume et je me
souviens.
— Ah oui. Le chien. J’espère que tu t’es régalé, gourmand.
Je souris poliment pour lui notifier mon départ, un peu crispée, et commence
à m’éloigner. Quelques mètres plus loin, l’homme m’interpelle de nouveau. Je
ne me retourne pas, continuant mon chemin. Une cavalcade plus tard et les deux
comparses me rattrapent. Le jeune homme me tend une glace du même parfum
que celle que son chien s’est enfilée. Je le regarde d’un air dubitatif et il se
marre.
— Pas de panique. J’ai juste demandé au glacier quel parfum vous aviez
acheté.
Je prends le cône et le remercie. Il me fait signe de m’asseoir sur le banc et
je ne vois pas d’autre moyen pour le remercier que d’abdiquer, sans grande
motivation. Je n’ai pas envie de discuter, ni que son clébard bave sur mon
legging. Je m’assois à un bout du banc, espérant secrètement qu’il fasse de
même en s’appropriant l’autre bout. Au lieu de cela, il s’installe à côté de moi,
laissant son chien s’asseoir à sa droite. Silencieusement, lui et moi mangeons nos
glaces. Nous fixons l’océan, et le soleil commence à déployer sa chaleur. J’ôte
ma veste et la pose sur mes genoux. Le jeune homme ne bouge pas et je me sens
un peu mal à l’aise. Je suis assise sur un banc, avec un mec que je ne connais pas
et son chien qui bave, et nous regardons tous la mer sans rien dire. Je pouffe sur
ce constat saugrenu. L’homme tourne la tête vers moi, un sourire toujours affiché
sur son visage.
— Quoi ? Qu’est-ce qui vous fait rire ?
Je lui jette un coup d’œil rapide.
— Je suis assise sur un banc avec un inconnu et son chien. Peut-être que
vous êtes un tueur en série.
Il se marre à son tour.
— Ouais. Peut-être. Sauf qu’en vérité, je suis plutôt chargé de les arrêter.
Je tourne la tête vers lui et l’interroge du regard. Il avale sa dernière bouchée
et répond, tout en regardant l’horizon devant lui.
— Je suis flic.
Je hoche la tête. Je jette un coup d’œil au chien, toujours assis sur le banc,
calme. Mon acolyte capte mon regard et montre la bête du doigt.
— Lui, c’est Bones. Dis bonjour à Olivia, Bones.
Le chien grogne vaguement, visiblement peu intéressé par ma personne. La
chaleur commence à se faire sentir et je me lève, prête à rentrer chez moi.
L’homme fait de même et son chien saute de l’assise, puis trépigne d’impatience.
Je soupire. L’ancienne Olivia ne l’aurait jamais laissé lui acheter une glace, elle
ne se serait pas assise sur ce banc, elle l’aurait envoyé paître. Au lieu de cela, je
suis là, me sentant idiote, ne sachant quoi dire.
— Eh bien, je vais y aller. Merci pour la glace, monsieur…
Il passe une main dans ses cheveux blonds et me dévisage longuement. Le
chien ne bouge pas, allongé à ses pieds.
— Jones. Carter Jones.
J’esquisse un sourire.
— Eh bien, merci pour la glace, Carter Jones.
Je lui tourne le dos et m’éloigne mais je sens qu’il ne me quitte pas du
regard. Une demi-heure plus tard, j’arrive chez moi. Un passage sous la douche
et j’enfile une robe rouge, accompagnée d’escarpins. Un maquillage léger et me
voilà partie vers mon cabinet qui ne se trouve pas très loin de mon appartement.
Lorsque je suis arrivée en Floride, j’ai pris quelques jours pour m’installer puis
j’ai ensuite cherché un travail. Je ne voulais plus exercer pour les célébrités. Et
lorsque j’ai trouvé l’annonce du Dr Babkock, indiquant qu’il cherchait à céder
son cabinet et sa clientèle puisqu’il partait à la retraite, je me suis présentée sur
place et nous avons discuté pendant deux heures. En ressortant, l’affaire était
bouclée. J’ai commencé une semaine plus tard, en assistant à ses consultations
afin que les enfants et les parents s’habituent à ma présence. Ensuite, j’ai pu
mener certains entretiens seule ou sous la supervision du docteur et la transition
s’est finalement faite toute seule. J’ai été adoptée très rapidement.
Ce matin, je reçois Adam Carolls. La maman d’Adam pense que son fils a
un souci de comportement et souhaite que je m’entretienne avec lui. Il ne parle
pas, est en échec scolaire et n’a pas d’amis, J’ouvre les volets et la fenêtre, puis
je prépare la petite table réservée aux enfants. Elle est à l’effigie de Winnie
l’ourson, accompagné de Tigrou et de Porcinet. Quelques feuilles, des crayons et
voilà mon rendez-vous qui arrive.
— Bonjour, madame Carolls.
La femme qui se présente à moi est avenante et me tend une main franche.
Adam se cache derrière sa mère, timide. Je me penche vers lui en souriant.
— Salut, Adam. Moi, c’est Olivia.
Le gamin risque un œil vers moi et me jauge. Je dois lui inspirer confiance
car il finit par s’avancer.
— Salut.
Je lui montre la table et lui demande :
— Tu serais d’accord pour me faire un dessin pendant que je discute avec ta
maman ?
Il hoche la tête et va s’installer. J’invite sa mère à s’asseoir à mon bureau et
je sors un dossier vierge, Adam étant un nouveau patient.
— Dites-moi ce qui ne va pas avec Adam, madame Carolls.
La femme tourne la tête vers son fils et m’explique la situation :
— Il ne parle plus, enfin, plus beaucoup. Ses notes sont catastrophiques
depuis quelque temps et la maîtresse me dit qu’il n’a pas d’amis car il se bat sans
arrêt dans la cour de récréation. Je ne sais plus quoi faire. Son père est décédé il
y a six mois d’un cancer et je suis seule pour l’élever.
— Vous avez discuté avec Adam de cette situation ?
— Non. Il est trop petit.
Le cas est classique. J’invite la maman à aller m’attendre dans la salle
d’attente et je m’approche d’Adam, cinq ans. Je m’assois dans le canapé non
loin de lui et je le regarde sans rien dire. Au bout d’un moment, l’enfant lève un
œil vers moi.
— Quoi ?
J’ai capté son attention. Bon début.
— Rien. Je te regarde. C’est un beau dessin que tu as fait là. C’est ta
famille ?
Adam continue à colorier et finit par hocher la tête. Je poursuis :
— C’est qui, tu m’expliques ?
Il secoue la tête pour notifier son refus. Je ne me formalise pas. C’est notre
premier rendez-vous, je dois établir une relation de confiance avec lui. Je me
lève pour venir m’asseoir face à lui, sur une petite chaise d’enfant. Je l’observe
quelques instants et décide de le questionner.
— On dirait toi, là. À côté, c’est ta mère. Tu sais comment je l’ai reconnue ?
Ses longs cheveux blonds.
L’enfant sourit mais ne dit rien. Prenant cela comme un geste
d’encouragement, j’ajoute :
— Et le monsieur, là, c’est ton papa ?
Adam se fige. Le crayon avec lequel il dessine est suspendu en l’air.
— Adam… Explique-moi ce qu’il se passe. Ta maman me dit que tu ne
parles plus, que tu ne travailles plus à l’école et que tu n’as pas d’amis.
Pourquoi ? Tu veux bien me le dire ?
Le petit garçon baisse la tête et murmure :
— C’est de ma faute. Je suis vilain.
— Vilain ? Comment ça ?
Les épaules d’Adam s’affaissent et je sens que je vais le perdre. Je prends
une feuille et un crayon puis je commence à dessiner. Un soleil, une maison.
Adam lève les yeux et me regarde faire. L’air de rien, je l’interroge de nouveau :
— Tu penses que ton papa est décédé parce que tu étais vilain à la maison ?
Je vois Adam trembler et je décide de tester une petite méthode pour
détendre un peu l’atmosphère. J’ôte mes chaussures et je me lève.
— Viens. On va s’allonger par terre, tu verras, c’est trop cool.
Adam sourit et ôte également ses chaussures. Au milieu de la pièce, j’ai
installé un grand tapis moelleux. Je m’allonge de tout mon long et Adam
m’imite, glissant ses bras sous sa tête et croisant les chevilles. Je retiens un
gloussement et reprends mes questions :
— Alors ? Ta mère ne t’a pas expliqué ce qui est arrivé à ton papa ?
Le petit garçon secoue la tête et me demande doucement :
— Tu sais, toi ?
Je hoche la tête.
— Ta maman m’a expliqué un peu, oui.
Il tourne la tête vers moi et murmure :
— Tu veux bien me dire ?
Je me place sur le côté, coude levé et tête dans la main. Adam m’imite et je
le regarde droit dans les yeux.
— Tu sais quoi, je te propose un petit exercice. Quand tu rentres à la maison,
tu t’assois avec ta maman sur le canapé et tu lui demandes qu’elle t’explique
tout. Tu lui dis : « Maman, faut qu’on parle ! »
Il pouffe en protégeant sa bouche avec sa main. Je lui souris pour
l’encourager.
— Et quand tu reviens me voir, au prochain rendez-vous, tu me diras
comment ça s’est passé. Tope là ?
Je lève ma main libre et il fait claquer sa petite paume dans la mienne.
— Tope là !
5. Olivia
[…] La semaine dernière, alors qu’il était recherché depuis plus de deux ans, le tueur au colt,
comme l’a baptisé la presse, a été arrêté par le FBI. Thomas Edisson de son vrai nom, a été retrouvé
tapi dans la cave de la maison de son enfance. Cette bâtisse située dans une forêt perdue en Alaska,
abandonnée depuis des années, a été prise d’assaut par l’équipe de l’agent du FBI Luke Harrison
avec l’aide du SWAT. […]

La même information tourne en boucle sur toutes les chaînes. Thomas


Edisson a été arrêté en Alaska mais est originaire de Floride. Pendant des
années, Edisson a semé la mort à travers tout le pays. Armé d’un colt, il attendait
la nuit pour appâter de jeunes prostitués, à qui il promettait une belle somme
d’argent contre un peu de plaisir. Une fois montés en voiture, les gamins étaient
pris au piège et finissaient enterrés dans diverses forêts des États-Unis. La
particularité des meurtres était sordide : chaque victime avait été abattue d’une
balle dans la tête et une dans le cœur. Balles provenant d’un vieux colt
Peacemaker. Je grimace à l’évocation du nom de l’arme. Peacemaker veut dire
Pacificateur. Ironie morbide. Je termine mon café et je me prépare pour me
rendre au cabinet. Je n’ai pas de rendez-vous ce matin mais je dois mettre à jour
mes dossiers et préparer mes prochains entretiens. D’un pas décidé, je marche
vers mon lieu de travail en repensant à Edisson. Comment quelqu’un peut-il en
arriver à tuer ses semblables ? Pourquoi ? Dans quel but ? La police aura mis du
temps à le débusquer mais ils ont fini par l’arrêter, et maintenant, les familles
vont pouvoir faire le deuil d’un fils ou d’un frère.
Je m’engouffre dans le hall de mon cabinet, ouvre la porte et arrive juste à
temps pour décrocher le téléphone.
— Olivia Kincaid, j’écoute.
La voix au téléphone est celle d’un homme d’environ une cinquantaine
d’années, grave et forte. Il m’explique qu’il est policier au Miami Dade et
souhaite parler au Dr Babkock.
— Le docteur a pris sa retraite, inspecteur. Je le remplace depuis peu. Peut-
être puis-je vous être utile ?
La conversation dure une dizaine de minutes. L’inspecteur Rooney
m’informe que le poste de police était en relation avec le Dr Babkock et que
celui-ci intervenait régulièrement en tant que consultant pour la police.
— Je vous propose mes services avec plaisir, inspecteur Rooney. Je peux
passer au poste cet après-midi, si vous le souhaitez. Nous pourrions faire
connaissance et je prendrais toutes les informations nécessaires concernant la
manière de procéder. Qu’en dites-vous ?
L’inspecteur semble satisfait et le rendez-vous est pris pour quatorze heures.
Après avoir raccroché, je vérifie mes mails et m’aperçois que je viens de
recevoir une proposition pour animer un colloque sur la manière d’accompagner
l’enfant dans son développement personnel. Pourquoi pas ? Cela me semble très
enrichissant d’aider des parents à l’épanouissement de leur enfant. Je valide ma
présence dans un hôtel de Miami Beach, dans deux jours. L’hôtel met une salle
de conférences à ma disposition et je demande à faire livrer un petit déjeuner
pour accueillir les participants, ainsi qu’une salle de jeux pour les enfants qui
pourraient être présents. Je précise que je confirmerai la réservation de cette salle
lorsque j’aurai la liste définitive des participants. Je me rends dans la petite
kitchenette attenante au cabinet et me prépare un thé en souriant. Je suis de plus
en plus satisfaite d’avoir abandonné New York pour Miami. Mes projets
prennent forme et j’espère que cette nouvelle vie tiendra ses promesses. Je me
sens comme un chat qui a sept vies. Il y a ma vie avec Hailey, puis sans elle.
Celle que j’ai eue en arrivant à New York, puis celle avant Caleb. Et maintenant
celle-ci, loin de tous et loin de Lui. Je sors mon mobile et tape son nom dans
mon répertoire. J’ai tellement envie de l’appeler mais je ne peux pas. Même si
Connor m’affirme que Caleb est malheureux, j’ai bien trop peur de sa réaction.
Et je dois laisser reposer mon cœur. Il a trop saigné, trop pleuré. Je ne peux pas
lui infliger plus qu’il ne peut en supporter.
Je reviens dans mon bureau avec ma tasse et reprends le classement des
dossiers du Dr Babkock. Certains petits patients vont me demander beaucoup de
patience, comme Clara, qui s’automutile depuis le divorce de ses parents, ou
comme Ozren, un petit Syrien qui a connu la guerre et dont les parents se sont
réfugiés aux États-Unis auprès de leur famille. Je soupire. Si jeunes et tant de
souffrance déjà. J’ai aussi eu mon lot de pleurs, d’idées noires et de tristesse en
vivant avec mes parents. Les coups, les brimades, j’ai connu. J’ai encaissé sans
rien dire, sans réagir, en priant pour disparaître un jour à tout jamais. Hailey est
décédée depuis plus de dix ans et la douleur est toujours présente. Elle est là,
ancrée en moi comme une cicatrice invisible qui apparaît lorsque je pense à elle.
J’ai quitté le foyer le lendemain de son enterrement, je ne pouvais plus vivre
avec mes parents. La culpabilité me rongeait un peu plus chaque jour et je
dépérissais. Mes parents me tenaient pour responsable de la mort de ma sœur
alors que je n’y étais absolument pour rien. Je crois qu’ils auraient préféré que je
sois la fille disparue. Pourtant, ce n’est pas moi qui ai soufflé à Harris et Klebold
l’idée d’aller abattre des élèves dans leur lycée. Ce n’est pas moi qui ai fourni
les armes, ce n’est pas moi qui ai abattu Hailey et les autres, ce n’est pas moi…
Sans que je m’en rende compte, les larmes roulent sur mes joues et viennent
s’écraser sur mes dossiers, étalant l’encre de mon stylo en forme d’étoiles
éclatées. Peu importent les années qui passent, la douleur reste vive et la plaie
béante restera ouverte jusqu’à la fin, je le crains.
J’essuie mes larmes et me remaquille. Je ne veux pas que les gens se rendent
compte de mes faiblesses. J’aimerais redevenir l’Olivia que j’étais avant de
connaître Caleb. Celle qui ne craignait personne, qui ne laissait aucun homme
l’approcher, aucune parole la blesser. Mais je sais parfaitement que le chemin
sera long. Je me sens lasse et abîmée, encore un peu plus. Mes sentiments sont
emmêlés et j’ai besoin de laisser le temps au temps. Je vais donc me noyer dans
le travail, et ainsi, mon cerveau ne ressassera pas ma rupture et me permettra de
prendre du recul. Tout à mes pensées, mon téléphone sonne et mon cœur se
serre. Il aimerait, tout comme moi, que ce soit Caleb qui m’appelle. Mais c’est
Gabriel.
— Hey, Olivia. Comment vas-tu ?
Mentir me révulse mais je n’ai pas envie de parler sans cesse de ma situation
sentimentale.
— Très bien et toi ?
Gab semble hésiter et finit par me demander :
— J’ai… besoin de vacances. Je pourrais…
J’ai bien saisi le message. La situation avec Connor se dégrade et il a besoin
de prendre l’air.
— Bien sûr. Tu es toujours le bienvenu chez moi. Comment va Connor ?
Mon ami soupire et prend quelques minutes pour me répondre.
— J’ai besoin d’un break. Je le lui ai dit et il comprend. La situation devient
compliquée, pour moi en tout cas. Je me suis dit que j’allais venir me reposer au
soleil.
Je souris.
— Pas de soucis, je suis ravie de t’accueillir. Quand penses-tu arriver ?
— Dans deux jours, si c’est bon pour toi.
— Je tiendrai une conférence dans un hôtel de Miami mais je pourrai
prendre quelques jours ensuite.
— Parfait. Je te rappellerai pour te dire quand j’arrive exactement.
Après avoir échangé quelques banalités, je raccroche. Je suis peinée de voir
que cela ne s’arrange pas entre Connor et lui. Quel gâchis. J’aurais tellement
voulu découvrir les sentiments que Connor nourrissait pour moi avant que tout
ne parte en sucette. Cela nous aurait permis de rester amis et ma relation avec
Caleb aurait certainement pris un autre tournant. Ce qui est fait est fait, rien ni
personne ne peut y changer quoi que ce soit.

*
* *

Quatorze heures. J’entre dans le commissariat du Miami Dade et me dirige


vers l’agent d’accueil.
— Bonjour, je suis Olivia Kincaid, je suis psychologue. J’ai rendez-vous
avec l’inspecteur Rooney.
Le planton me dévisage de haut en bas, sans gêne, et je redresse la tête afin
de lui montrer que je me contrefiche de son attitude. Il décroche son téléphone et
échange quelques mots avec son interlocuteur. Lorsqu’il raccroche, il m’adresse
un sourire carnassier.
— Paul arrive.
Je hoche la tête et m’assois sur une des chaises en métal mises à la
disposition du public. Après une dizaine de minutes d’attente, un homme
s’approche de moi, souriant. Chaleureusement, il se présente :
— Bonjour, je suis Paul Rooney. Olivia ?
Je lui souris en retour et serre la main qu’il me tend. Il est comme je
l’imaginais. Petit, bonhomme, il a un visage poupon traversé par une barbe grise
et serti de grands yeux malicieux.
— Bien. On va se tutoyer, ce sera plus pratique, non ? Surtout si nous
sommes amenés à travailler régulièrement ensemble, comme c’était le cas avec
Babkock.
Je n’aime pas trop tutoyer les gens que je ne connais pas. J’ai besoin d’ériger
des barrières autour de moi pour maintenir à distance les personnes que je côtoie
mais je n’ai pas envie de louper cette opportunité de travailler avec la police,
alors j’accepte. Paul semble ravi et me propose d’aller à son bureau. Lorsque je
passe la porte de la grande pièce où sont regroupés tous les box, c’est un
véritable brouhaha qui s’élève autour de moi. Des téléphones qui sonnent en
même temps, des policiers qui s’activent dans tous les sens, des prostituées
maquillées et habillées de manière outrageuse sont assises sur des chaises et me
toisent d’un air mauvais. L’une d’elles m’interpelle lorsque j’arrive à sa hauteur :
— Ouh ! Pute de luxe ! Toi aussi tu t’es fait choper, chérie ?
Je n’ai même pas le temps d’ouvrir la bouche pour lui répondre que
l’inspecteur Rooney lui rétorque :
— La ferme, Lydia ! Assise !
Le prénom de cette femme résonne dans ma tête. Même loin de Lui, dans un
autre état, avec des personnes qui ne nous sont pas communes, son souvenir se
rappelle à moi. Mon cœur se pince et ma gorge se noue, il me manque tellement.
Je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur mon sort que je suis sortie de ma torpeur.
— Olivia ?
Cette voix me semble familière. Elle est grave et calme, presque douce. Je
cherche son propriétaire des yeux et le vois. Souriant, une main dans la poche de
son jean et l’autre dans ses mèches rebelles, ce visage familier me rassure au
milieu de tout ce foutoir. Il s’approche et son regard passe de mes yeux au visage
de Paul.
— C’est la psy ?
Rooney acquiesce et Carter reporte son regard sur moi, tout en s’adressant à
Paul :
— Je vais prendre le relais, si tu veux bien.
— Pas de soucis. À plus tard, Olivia, je te laisse avec Carter.
— À bientôt, Paul.
Carter me fait signe de le suivre et nous entrons dans une petite salle
d’interrogatoire. Une pièce froide, sans chaleur, munie d’une table et de deux
chaises. Nous nous asseyons autour de celle-ci et un silence gêné s’installe. Je
sors de mon attaché-case un calepin et un stylo afin de prendre des notes au
cours de notre entretien. Je n’ai jamais encore travaillé en collaboration avec la
police et je suis impatiente de commencer. Carter me regarde faire et sourit.
— Bien. Je peux te tutoyer ?
Décidément ! Comme avec Paul, j’accepte. À New York, les gens sont plus
froids et plus réservés qu’à Miami, visiblement. Je vais devoir m’y faire. Carter
me dévisage et, après quelques secondes, commence :
— Tu sais qui est Thomas Edisson ?
Je hoche la tête.
— Oui, du moins j’en sais ce qu’en ont dit les médias. Il est le tueur au colt,
et il vient d’être arrêté par le FBI. J’ai aussi cru comprendre qu’il est originaire
de Miami, même s’il a été retrouvé en Alaska.
Carter a le visage grave, fermé. Son sourire a disparu et il semble tendu.
— C’est cela. Il vient d’être transféré à la prison de Miami et…
Il hésite et me dévisage comme s’il voulait me confier quelque chose. Je
l’encourage :
— Oui ?
Mon interlocuteur reprend :
— En fait, le Dr Babkock travaillait régulièrement pour nous, en tant que
consultant. En relation avec le bureau du procureur, il établissait les bilans
psychologiques de certains détenus.
Carter marque une pause et je comprends enfin ce que je fais ici. Le policier
me demande explicitement de dresser le bilan psychologique d’Edisson. Tout à
coup, j’ai chaud, le sang dans mes tempes se met à bouillir et mon cœur bat à
tout rompre. Ma gorge s’assèche et mon corps tremble. Si j’accepte, je vais me
retrouver face à un tueur en série, dont l’arme de prédilection est le revolver, et
je bascule une nouvelle fois dans mon passé. J’entends la voix de Carter mais
elle semble si loin que je n’arrive pas à comprendre ce qu’il me dit. C’est le
contact de nos peaux, lorsqu’il pose sa main chaude sur la mienne, qui me
ramène à la réalité.
— Olivia ? Tu vas bien ? Tu veux un verre d’eau ?
Je lève les yeux vers l’homme assis en face de moi et je suis percutée par ses
émeraudes, qui me rappellent celles de Caleb. Machinalement, je secoue la tête
et retire vivement ma main de la sienne
— Ça va… Je… C’est d’accord, je vais le faire. Je vais rencontrer Edisson.
6. Carter
Je regarde Olivia et je vois bien qu’elle panique. Je ne sais pas pourquoi
mais je sens que quelque chose ne va pas chez elle. Elle est constamment sur la
défensive, triste, comme si un poids sur ses épaules l’empêchait d’être elle-
même et d’avancer. Elle vient de comprendre qu’elle va devoir dresser le profil
psychologique de Thomas Edisson, et cela la terrifie. C’est normal. Le contraire
serait étonnant. Qui aurait envie d’être enfermé dans la même pièce que l’un des
plus grands tueurs en série de ces dernières années ? Je suis content de travailler
avec elle, elle me plaît beaucoup. Elle est belle, sexy et semble avoir besoin
qu’on s’occupe d’elle. J’espère avoir l’opportunité de mieux la connaître mais je
sens pourtant que la tâche va s’avérer compliquée. Je tente de la rassurer mais
elle est ailleurs. Je pose ma main sur la sienne afin de la ramener à la réalité :
— Olivia ? Tu vas bien ? Tu veux un verre d’eau ?
Lentement, elle lève les yeux vers moi et revient au moment présent.
— Ça va… Je… C’est d’accord, je vais le faire. Je vais rencontrer Edisson.
D’un geste brusque et rapide, elle retire sa main comme si ma peau était
corrosive. Je suis peiné par sa manière d’échapper à mon contact mais je ne
laisse rien paraître. Je vais devoir m’armer de patience si je veux espérer
l’apprivoiser. Elle se redresse sur sa chaise pour tenter de reprendre le dessus sur
sa peur et la main qui tient son stylo tremble un peu. Je me lève et me dirige vers
la porte, afin de toucher deux mots au planton, puis je reviens m’asseoir en face
d’elle.
— OK. Ça va aller ?
Olivia me regarde avec ses yeux bleus magnétiques et je rêve de m’y noyer.
Je lui souris afin d’essayer de la rassurer mais cela n’a pas l’effet escompté. Son
visage reste grave et ses traits figés. Mon collègue frappe et entre dans la pièce,
ramenant le verre d’eau que je lui ai demandé quelques minutes avant. Olivia me
gratifie d’un sourire crispé et boit une gorgée dans le gobelet blanc. Lorsqu’elle
reporte son regard sur moi, elle est un peu plus calme.
— Excuse-moi, je… Pardon. Je n’ai pas l’habitude de perdre mes moyens de
cette manière, je… Je vais me reprendre.
Je secoue énergiquement la tête, je ne veux pas qu’elle se sente mal à l’aise
durant notre collaboration.
— Non ! Non ! Prends ton temps. Je sais que ce que l’on te demande n’est
pas particulièrement agréable mais nous avons besoin d’un avis professionnel
sur l’état mental d’Edisson. Nous devons déterminer s’il était en pleine capacité
de ses moyens ou si nous avons affaire à un dément. Mais tu ne seras pas seule,
je serai avec toi, ne t’inquiète pas. Edisson sera menotté à la table, donc tu seras
en totale sécurité.
Ses yeux brillent d’une lueur que je n’arrive pas à discerner. Est-ce de la
gratitude ? Je ne sais pas mais elle semble plus détendue, maintenant. Je suis
balayé par une vague de chaleur et je dois lutter pour ne pas la prendre dans mes
bras afin de la réconforter. Cette femme me fait un effet incroyable mais j’ai
conscience que je vais devoir procéder par étapes, avec elle. J’essaie d’aborder
les choses d’un ton dégagé afin de la mettre un peu plus à l’aise avec la suite des
événements. Si savoir qu’elle va rencontrer Edisson peut la perturber à ce point,
ce que je m’apprête à lui dire ensuite ne va certainement pas la ravir.
— Tu sais quoi ? Je te propose d’aller prendre un café en face du
commissariat. Ensuite, nous reviendrons étudier les dossiers des victimes
d’Edisson, afin que tu puisses préparer ton entretien et cerner un peu le
personnage. Qu’en dis-tu ?
De nouveau, la voilà tendue. Ses épaules s’affaissent, sa nuque se raidit et sa
respiration se fait plus rapide. Sa cage thoracique se soulève à une allure un peu
trop cadencée à mon goût. Quand je la vois dans cet état, je me demande si faire
appel à elle est une bonne idée. Son allure fragile et son air triste me fendent le
cœur, alors je demande :
— Olivia, si… si tu ne t’en sens pas capable, si c’est au-dessus de tes forces
de rencontrer Edisson et de faire cette entrevue, on peut toujours se débrouiller,
ne t’inquiète pas. Finalement, rien ne t’oblige à le faire.
Olivia secoue la tête de manière énergique. Ses longues mèches brunes
volent autour de ses épaules et je la trouve plus belle encore. Elle affiche
maintenant un air déterminé et me sourit, gênée.
— Excuse-moi. Il faut juste que je me fasse à l’idée d’approcher cet homme.
Mais ça va aller, je peux le faire, je vais le faire.
Elle marque une petite hésitation puis demande :
— On va le prendre, ce café ?
Je souris. Je préfère la voir comme cela. Souriante et volontaire. Je me lève
et lui montre la porte d’un geste du menton. Gracieuse et élégante, elle se lève à
son tour et je ne peux pas m’empêcher de la suivre du regard. Elle me fascine. Je
sens une forte personnalité et une certaine prestance mais la fragilité qui l’habite
en ce moment m’intrigue. Je la rejoins près de la porte et, machinalement, je
pose ma main sur sa chute de reins. Le contact m’électrise et je la sens tressaillir
sous mes doigts, pourtant je ne retire pas ma main. Nous traversons le
commissariat et sommes accueillis par le soleil qui déverse sa chaleur sur la
ville. Il fait très chaud, même étouffant, mais cela ne semble pas déranger Olivia.
Quelques mètres plus loin, nous atteignons un petit stand qui vend des boissons
chaudes ou fraîches. Le vendeur nous reçoit tout sourire et je vois qu’il a du mal
à détacher les yeux de ma partenaire. Olivia opte pour un jus d’orange et je
choisis un café. Je règle le tout et lui propose de nous asseoir sur un banc pour
profiter de la vue magnifique que nous offre Miami. Pendant qu’elle sirote son
jus d’orange, elle fixe l’horizon en silence. Je ne sais pas trop quoi dire ou faire
pour détendre l’atmosphère. Je prends mon courage à deux mains :
— Je sais que c’est impressionnant de devoir se confronter à un tueur en
série, mais j’ai confiance en toi, tu me parais compétente. Ça fait longtemps que
tu habites à Miami ?
Olivia ne réagit pas. Elle continue de fixer la mer mais consent à répondre :
— Non. Six mois seulement.
Visiblement, elle ne compte pas m’en dire plus. Mais je suis tenace.
— Tu t’y plais ?
Enfin, elle tourne son visage vers moi. Ses yeux brillent au contact du soleil
et elle sourit.
— Assez, oui. Il fait toujours beau et chaud, c’est appréciable. À New York,
il pleut souvent.
Sur ces mots, elle se rembrunit. Donc, elle vient de New York… Intéressant.
— Ah ! La Grande Pomme !
— Tu y es déjà allé ?
Mon visage se ferme à mon tour. Je n’aime pas parler de cela. Je ne sais pas
si je suis prêt, même avec elle. L’expression de mon visage doit laisser apparaître
ma gêne car elle sourit de plus belle.
— Toi non plus, tu n’aimes pas parler de toi ? Mais je peux déjà me faire un
premier avis sur le lieutenant Carter Jones.
Malgré moi, elle m’arrache un sourire. Piqué au vif, je la défie.
— Ah oui ? Vas-y, je t’écoute.
Olivia se tourne vers moi et nos genoux se touchent presque, déclenchant
chez moi une nouvelle vague de chaleur qui n’a aucun lien direct avec la
température de l’air. Elle m’observe, me scrute, me sonde et se lance.
— Carter Jones est un homme foncièrement bon. Les traits de ton visage
sont doux et avenants, tu ne dois donc pas être le genre de personne à hurler ou à
agresser les autres. Surtout vu ton métier. Tu dois certainement donner de ta
personne en servant des repas aux sans-abris ou en t’occupant de jeunes
défavorisés. D’ailleurs, je peux sans peine deviner que tu aimes ce que tu fais, tu
es donc soit policier depuis un grand nombre d’années, soit un ancien militaire.
J’opterais d’ailleurs pour cette dernière supposition, au vu de la cicatrice que tu
portes dans le cou. Tu as besoin d’action et d’adrénaline, je dirai donc que tu
dois être un ancien Seal ou un Marine.
Plus elle avance dans le profil qu’elle dresse de moi, plus je sens mon sang
se glacer. Elle voit juste à chaque point qu’elle soulève et cela m’arrache un
frisson. C’est la première personne qui lit en moi comme dans un livre ouvert et
je ne sais pas si cela me terrifie ou m’impressionne. Elle continue :
— Malgré cela, je sens une blessure ouverte, reflétée par une lueur de
tristesse dans tes yeux. Tes yeux émeraude…
Elle blêmit, bégaie et tente de se reprendre.
— Tes… tes yeux émeraude, je…
Son regard est ancré dans le mien et ni l’un ni l’autre n’arrivent à s’en
défaire. Le désir me gagne et je n’ai qu’une seule envie. L’embrasser. Prendre
possession de ses lèvres et ne plus jamais les lâcher. Je me penche doucement
vers elle, dans l’espoir fou de concrétiser ma volonté mais, alors que mes lèvres
vont effleurer les siennes, Olivia baisse la tête, laissant ainsi mon geste en
suspens. Elle bafouille :
— Excuse-moi, Carter. Pardon mais… je ne peux pas. C’est trop tôt…
Je me redresse, déçu et blessé, mais je ne veux pas l’effrayer ou la brusquer,
je n’aimerais pas qu’ensuite elle me fuie. J’essaie de prendre un air détaché,
comme si sa réaction ne me touchait pas.
— Non, je… C’est moi, je ne sais pas ce qu’il m’a pris…
Le silence qui s’installe entre nous est si pesant que c’en est douloureux. Je
ne sais si c’est mon orgueil égratigné qui réagit mais mon cœur est mal en point.
Une douleur oppressante comprime ma poitrine et j’ai du mal à respirer. Mon
gobelet de café est vide et j’entreprends d’aller le mettre à la poubelle qui se
trouve à quelques mètres du banc. Si je m’écoutais, je creuserais un trou pour
m’y cacher jusqu’à la fin de mes jours. J’ai l’impression d’être idiot, je me sens
bête. Lorsque je reviens vers elle, les mains dans les poches de mon jean, Olivia
s’est levée et m’observe. Elle fait un pas dans ma direction, mais s’arrête et
replace une mèche derrière son oreille. Bordel qu’elle est sexy !
— Carter, si tu ne veux plus que je sois consultante sur ce dossier, je
comprendrai.
Je la regarde, interloqué. Maintenant que j’ai la chance de la côtoyer et
d’apprendre ainsi à la connaître, il est hors de question de la laisser partir.
J’attendrai et je serai patient. Je réponds avec une pointe d’humour :
— Non, ne t’inquiète pas. L’affront que je viens de subir ne remet pas en
cause notre collaboration. Je devrais réussir à survivre.
Je passe une main dans mes cheveux, essayant de masquer tant bien que mal
mon désarroi. Elle me sourit finalement, apparemment rassurée. D’une voix
calme, elle me demande :
— On y retourne ? Tu dois encore me montrer les dossiers des victimes du
tueur au colt. Combien y en a-t-il ?
Nous reprenons le chemin du commissariat et continuons à discuter de
l’affaire.
— Seize.
Je l’entends murmurer :
— Seigneur…
Je grimace, j’ai l’impression que cette collaboration va être plus complexe et
délicate que je ne le voudrais. Olivia cache une blessure et je suis bien décidé à
savoir laquelle. Quoi qu’il m’en coûte. Elle provoque des sentiments ambigus en
moi et je ressens le besoin de tout savoir d’elle et de la protéger.
— Carter ? Ça va ?
— Hum ?
Tiré de mes pensées, je me rends compte que nous sommes arrivés devant le
commissariat et Olivia tient la lourde porte d’entrée en m’observant du coin de
l’œil. Je m’empresse de prendre sa place et fais la révérence pour la laisser
passer.
— Si madame veut bien se donner la peine.
Elle laisse échapper un petit rire qui me rassure un peu après les événements
qui viennent de se dérouler. Elle mime une courbette en soulevant sa robe à la
manière d’une princesse et affiche un large sourire.
— Monsieur est trop bon.
Je n’arrive plus à effacer cette hilarité qui s’affiche sur mon visage. Alors
que nous regagnons la salle d’interrogatoire, Paul passe à notre hauteur avec une
pile de dossiers. Il me les tend mais Olivia les attrape à la volée.
— Je m’en occupe. Merci, Paul.
Une fois installée à son bureau de fortune, Olivia semble enfermée dans une
bulle. Elle compulse les notes prises par les policiers de l’époque, regarde les
photos, s’attarde sur certaines. Tantôt son visage est dur, tantôt ses traits révèlent
une douleur invisible. On dirait qu’elle s’imprègne des histoires de chacune des
victimes de Thomas Edisson, qu’elle revit chaque meurtre, chaque découverte du
corps. Elle prend des notes, rature, griffonne, noircit des tonnes de pages sur son
calepin. Lorsqu’elle lève enfin la tête de son travail, il fait presque nuit et je suis
à deux doigts de m’endormir sur le bureau. Elle claque son stylo sur le métal de
la table et je sursaute. Imperturbable, tête haute et menton en avant, elle
m’informe :
— Je suis prête.
Confiant, je rétorque :
— Parfait. Je n’en attendais pas moins de toi, Olivia.
Elle croise les bras et s’enfonce dans sa chaise peu confortable. Durant
quelques secondes, nous nous jaugeons et elle demande :
— C’est pour quand ?
D’une voix ferme, je réponds :
— Demain matin.
Son expression est imperturbable. Elle ne semble ni effrayée, ni étonnée, ni
surprise. On dirait qu’elle est résignée. Olivia se penche sur la table, posant ses
avant-bras croisés devant elle. Ses yeux bleus s’accrochent à mes pupilles et elle
affiche un sourire bizarre, presque… malsain. Elle répète :
— Je suis prête.
7. Olivia
Mon sommeil a été agité et la nuit beaucoup trop courte. Debout dans la salle
de bains, le reflet que me renvoie le miroir fait peine à voir. Ce matin, je dois
soumettre Thomas Edisson à une analyse psychologique et je tente de faire le
vide dans mon esprit. Curieusement, je suis plutôt calme. J’ai étudié chaque
meurtre de ce tueur en série et j’ai relevé certains points qui me seront utiles
pour le faire plier. Je me suis imprégnée de l’histoire de chaque victime
qu’Edisson a enterré derrière lui afin de m’engager sur son terrain et de cerner au
mieux sa personnalité. Je ne dois pas lui permettre de me mener par le bout du
nez, il me faudra rester concentrée le plus longtemps possible et surtout ne pas
me laisser déstabiliser par ce pervers. Je n’ai jamais eu l’occasion de l’approcher
mais je sais que s’il décèle la moindre faille dans mon comportement, il s’en
servira contre moi et c’en sera terminé. J’ai choisi ma tenue avec soin. Un
ensemble veste et jupe bleu marine, chemisier blanc. Chic mais strict. J’ai
attaché mes cheveux en chignon et mon maquillage est très discret. Je porte la
main à mon cou et, une fois de plus, mes pensées s’envolent vers Caleb. J’aurais
aimé garder le pendentif qu’il m’a offert pour la soirée fatidique, mais un élan de
spontanéité m’a obligée à le lui rendre. Je n’ai même pas osé le lui donner en
main propre, il fallait que je m’éloigne le plus possible de cet homme. Qu’est-ce
que j’aimerais qu’il soit présent aujourd’hui. Il aurait calmé mes angoisses et
m’aurait rassurée. Je lance un coup d’œil à mon téléphone posé sur le rebord du
lavabo mais, avant d’avoir pu esquisser le moindre geste, la sonnette de ma porte
d’entrée retentit.
Carter.
Il a insisté pour passer me prendre chez moi et m’emmener à la prison. Il
sera présent lors de l’entrevue et cela me tranquillise. Je repense au baiser que
nous avons failli échanger hier. C’est trop tôt pour moi, je ne suis pas prête à me
lancer dans une nouvelle histoire. Même avec quelqu’un comme lui. Il est
adorable, prévenant, attentif. Être sa compagne doit être reposant, comparé à
Caleb. Mais cela ne serait pas juste pour Carter. Je ne peux pas entamer une
relation en ayant quelqu’un d’autre en tête. Et dans le cœur. Je lui ouvre en
souriant et ses yeux me parcourent de haut en bas. Soudain je doute.
— Quoi ? C’est la tenue, c’est ça ? C’est trop… ou plutôt non, ce n’est pas
assez…
Je porte la main à ma coiffure, déroutée. Carter se marre et me fait signe que
tout va bien.
— Tu es parfaite, Olivia. Tu ressemblerais presque à Mme Todds.
Je fronce les sourcils.
— Mme Todds ?
Il se bidonne une nouvelle fois.
— La proviseur de mon ancien lycée.
Cet idiot m’arrache un sourire et je finis même par en rire. Je lisse une
dernière fois ma jupe et prends mon sac dans l’entrée.
— Bien. C’est l’effet que je recherchais. Je ne veux pas qu’Edisson puisse
jouer sur un quelconque terrain. Je veux mettre toutes les chances de mon côté
pour qu’il ne soit pas tenté de me déstabiliser.
Carter me dévisage maintenant d’un air sérieux. Sa main vient toucher mon
épaule dans un geste rassurant. À son contact, je me tends, et, s’il le remarque, il
n’en dit rien.
— Tout ira bien, Olivia. Je serai présent de l’autre côté de la vitre sans tain et
des gardiens seront de l’autre côté de la porte. Edisson aura les pieds entravés et
les mains menottées ensuite sur une table en fer scellée au sol. Tu n’as
absolument rien à craindre.
Je hoche la tête et souffle un bon coup.
— Allons-y.
Arrivé au Federal Detention Center de Miami, Carter se gare sur le parking
réservé aux autorités. Une fois le contact coupé, il se tourne vers moi.
— Nous y sommes. Ça va aller ? Pas trop stressée ?
Je lui souris malgré la peur qui me tenaille.
— La vérité, c’est que je suis terrorisée mais ça va aller. Tu seras présent,
pas vrai ?
J’essaie de ne pas avoir cet air de chien battu car même si je sais qu’il ne
sera pas bien loin, j’ai besoin de l’entendre me le dire de nouveau. Son visage se
fend d’un large sourire et, dans un geste spontané, il pose sa main sur la mienne
en exerçant une rapide pression.
— Oui. Je serai là. Au moindre moment de panique, fais-moi signe et on
stoppera l’entretien.
Je soupire, rassurée. Mes yeux fixent maintenant sa large main recouvrant la
mienne, et son pouce, qui caresse ma peau. Mon cœur s’affole et je retire tout
doucement mes doigts, en espérant ne pas le froisser comme pour le baiser. Je
vérifie une dernière fois mon maquillage grâce au miroir du pare-soleil et j’ouvre
la portière. Mon attaché-case contient mes notes et divers documents que je vais
utiliser pour faire parler Edisson. Nous nous dirigeons maintenant vers
l’immense porte en fer par laquelle entre le personnel. Carter sonne et un
cliquetis indique que la serrure se déverrouille. Un automatisme active le portail
et un grincement indique que le battant s’ouvre. Nous sommes accueillis par le
directeur de la prison, M. Bates, et celui-ci nous emmène jusqu’à son bureau. Il
s’assoit dans son fauteuil et nous invite à nous installer dans les sièges qui lui
font face. C’est un grand gaillard d’au moins un mètre quatre-vingt-dix, brun, la
cinquantaine sévère. Ses yeux marron nous analysent et il finit par nous
demander :
— Lieutenant, docteur, Thomas Edisson est prêt à être extrait de sa cellule.
Comment souhaitez-vous procéder ?
Avant même que Carter n’ouvre la bouche, je dicte mes conditions :
— Je souhaite que M. Edisson soit emmené immédiatement dans l’une de
vos salles d’interrogatoire, selon vos conditions de détention, et j’aimerais
l’observer à travers la fenêtre sans tain.
Bates coule un regard interrogateur à Carter qui ouvre les bras en signe
d’approbation. Le directeur décroche son téléphone :
— Jimmy, installe Edisson dans la salle cinq, s’il te plaît. Menottes et chaîne.
Maintenant.
Il raccroche et me fixe. Je soutiens son regard et je sens qu’il se demande ce
que je manigance. Je me lève pour lui signifier mon intention de me rendre sur-
le-champ à l’endroit indiqué et j’attends qu’il en fasse de même. Mais il ne
bouge pas. Carter se lève à son tour et Bates a les yeux rivés aux miens, mais je
ne me laisse pas impressionner. Je lève un sourcil.
— Un souci, monsieur Bates ?
Le directeur déplie son imposante stature et vient se planter devant moi, si
bien que je dois basculer ma tête en arrière afin de pouvoir garder le contact
visuel. Je ne sais pas si c’est une manière de me tester ou de m’impressionner
mais, bizarrement, cela ne fonctionne pas. Je me tiens droite, tête haute, et je le
toise, attendant qu’il parle.
— J’ai du mal à penser que vous arriverez à quoi que ce soit avec Edisson,
docteur.
J’émets un petit rire qui a pour effet de lui faire contracter la mâchoire.
— Ne me sous-estimez pas, monsieur Bates. Vous auriez tort. Vous pourriez
même être surpris par mes compétences. D’ailleurs, vous allez rapidement vous
en rendre compte, dès que je pourrai enfin me mettre au travail.
Carter baisse la tête pour cacher un sourire et Bates ne me lâche toujours pas
des yeux. Il se dirige enfin vers la porte et nous accompagne dans la salle
d’observation. Je respire profondément avant d’entrer et je me tourne vers
Edisson. Je sais qu’il ne peut ni me voir ni m’entendre mais je ne peux pas
m’empêcher d’être un peu nerveuse. Carter attrape ma main et la serre dans la
sienne, en signe d’encouragement. Mes yeux sont hypnotisés par le tueur en
série. Ce serait tellement plus facile s’il avait la tête de l’emploi, s’il avait un air
patibulaire, mauvais et qu’il soit horrible. Au lieu de cela, l’homme qui se tient
de l’autre côté est plutôt joli garçon, blond, des yeux clairs, une stature carrée et
un port de tête altier. Assis droit sur sa chaise, dans la combinaison orange des
détenus américains, ses mains sont menottées et attachées à un anneau greffé à
même la table. Ses chevilles sont entravées par une chaîne de taille
impressionnante. Edisson est calme, il attend patiemment que l’on vienne le voir.
Soudain, la voix de Bates me fait sursauter.
— Alors, docteur ? Vous comptez dormir ici ou faire votre travail ?
Sans quitter Edisson des yeux, je réponds avec calme :
— Mais je travaille, monsieur Bates. Je travaille.
Après quinze minutes d’attente, je me dirige lentement vers la porte qui me
sépare de mon client et Carter me retient par la main.
— On y est. Tout va bien se passer, Olivia. Si jamais quelque chose ne va
pas, je suis là. Je reste ici.
Je lui souris et me détache de lui. Main sur la poignée, je respire une dernière
fois et entre.
La pièce est froide et impersonnelle, comme celles du poste de police.
Meublée d’une table en fer scellée au sol, deux chaises dont celle occupée par
Edisson, elle n’a même pas de fenêtre. Je tente de ne pas me laisser oppresser
par la chaleur ambiante et je m’avance pour prendre place. Edisson ne me quitte
pas des yeux, un sourire sur le visage. Je m’assois et sors mon dossier, que je
laisse fermé devant moi. Je m’adosse à la chaise et je le regarde, sans rien dire,
pour étudier sa réaction. D’abord, il ne dit rien puis mon silence semble l’agacer,
comme s’il se contenait pour ne pas me parler. Ses menottes tintent à chaque fois
qu’il bouge et il m’adresse enfin la parole :
— Vous êtes ? Une psy, je suppose.
Je hoche la tête, sans un mot. Ses yeux se plissent et il reprend :
— Au moins, vous êtes plus jolie que le petit gros que le FBI m’a envoyé
pour me cuisiner. Mais je ne lui ai rien dit. Parce que je n’ai rien à dire. Vous
perdez votre temps, ma mignonne.
Stoïque, je lui assène :
— Les compliments sont inutiles avec moi. Je sais très bien quel genre
d’homme vous êtes.
Je croise les bras et je le dévisage, redevenant muette. Il affiche un sourire en
coin qui me glace le sang. Au bout de quelques secondes, j’ouvre mon dossier et
en sors des photos. Seize photos. Lentement, je les aligne les unes après les
autres devant Edisson. À aucun moment il ne leur accorde la moindre attention.
Ses yeux rivés aux miens, je vois qu’il lutte pour ne pas les regarder.
J’interviens :
— Vous reconnaissez ces personnes, Thomas ?
Sa paupière tressaute lorsque je l’appelle par son prénom mais il ne change
pas d’attitude. Avec mon index, je lui indique chaque victime.
— Vincent Collins, Ludwig Potters, Oliver Mennings, Colin Hunting,
Tristan Gould, Marvin…
— La ferme ! La ferme !
Son cri déchire la pièce et je sursaute. Son visage est rouge et il s’agite sur sa
chaise. Mais je continue, je ne veux pas lui laisser le moindre répit :
— Attendez, je n’ai pas terminé. Marvin Loomis, Fredrich Muller, Leonard
Turner…
Edisson tire sur ses menottes, de plus en plus nerveux.
— Hector McLarren, Victor Rollins, Joshua Falon, John Georgiades, Henry
Williams, Jeff McNamara, Christopher Scott et Samuel Zander.
Satisfaite, je m’adosse de nouveau à ma chaise et j’attends. Il va céder, je le
sens. Calmé, Edisson se penche maintenant sur la table et examine les
photographies. D’abord souriant, l’expression de son visage change et il lève la
tête vers moi, fulminant. Je souris à pleines dents, il réagit exactement comme je
l’avais espéré. Avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, je le prends à partie :
— Eh bien, Thomas ? Que se passe-t-il ? Vous ne pensiez tout de même pas
que j’allais vous montrer des photos de vos victimes décédées ! Oh non,
Thomas ! Je veux que vous les voyiez heureux, beaux, souriants. Je veux que ce
soit la dernière image que vous ayez d’eux avant de passer sur la chaise
électrique.
Edisson affiche un visage fermé, me fixant avec haine. Je fouille dans mes
notes et, sans un regard pour lui, j’enchaîne :
— Je lis ici que vous avez commis votre premier meurtre à quinze ans.
Je lève la tête et le regarde droit dans les yeux.
— C’est à cet âge que votre père a commencé à vous violer ?
Si les traits de son visage ne trahissent en rien son état d’esprit, Edisson
blêmit. Ses yeux se plissent et je sens qu’il attend de voir ce que je lui réserve. Il
n’est pas au bout de ses surprises, je suis gonflée à bloc. Je pense à ces enfants –
ses victimes – et, pour eux, je veux obtenir la vérité.
— Votre père a dû être déçu d’avoir un fils gay.
À l’évocation de son orientation sexuelle, Thomas ouvre plusieurs fois la
bouche mais aucun son n’en sort. J’ai donc vu juste. Galvanisée, je ne m’arrête
plus.
— Toutes vos victimes sont des hommes. Violés. Puis tués. Enterrés comme
des chiens.
Le pervers pince les lèvres mais ne dit toujours rien. Je reprends :
— Lorsque votre père a découvert que vous étiez gay, il a pensé qu’il fallait
vous remettre dans ce qu’il estimait être le droit chemin. Alors quoi de mieux
que l’humiliation et le viol pour faire comprendre au jeune homme que vous
étiez comment se comporter. Vous a-t-il déjà montré de l’affection ? Fait un
baiser ? Un câlin ? Vous a-t-il déjà dit qu’il était fier de vous ?
Sa mâchoire semble prise dans un étau. Elle se contracte à de multiples
reprises, tant la tension est palpable. Soudain, il tire sur ses menottes et hurle :
— Salope ! Ta gueule ! Ta gueule !
Je ne bouge pas malgré la peur qui me tenaille. J’y suis presque. Je vais y
arriver, il va céder. Il me faut juste encore un peu de temps. Je prie pour que
Carter n’intervienne pas.
— Le simple fait que mes paroles vous mettent hors de vous confirme ce que
je pense. Vous êtes un gay refoulé. Vous auriez aimé être à leur place alors vous
les punissez d’être ce qu’ils sont. Libres. Sexuellement libérés lorsque vous
devez vous conformer à une vie dont vous ne voulez pas, une vie qui n’est pas la
vôtre. Vous avez épousé une femme et fait des enfants parce que c’est censé être
dans l’ordre des choses. Pour masquer votre homosexualité.
Le tueur en série se lève et cherche à ôter ses menottes. Il tire dessus comme
un forcené, me hurlant des insanités, et se contorsionne, le visage déchiré par la
haine et la fureur.
— Je les ai butés parce qu’ils le méritaient. Les homosexuels sont une
abomination, ils ne sont que perversion.
Il se penche vers moi mais ne peut pas m’atteindre. Apeurée, je me lève mais
continue à lui assener une vérité qu’il ne veut pas entendre :
— À chaque meurtre, vous tuez l’image du père qui vous a persécuté, obligé
à être un autre. Pourquoi ne pas l’avoir tué lui ?
Edisson éructe.
— Parce que cet enculé est décédé. Il buvait tellement que la boisson l’a jeté
dans la tombe. J’avais quinze ans quand ça a commencé, j’étais qu’un gosse,
putain !
Je lui fais face, tête haute pendant qu’il tente inlassablement de se
débarrasser de ses carcans qui l’empêchent de me sauter à la gorge.
— Vous étiez frustré de ne pas avoir eu le courage ou le temps de tuer celui
qui vous a maltraité pendant tant d’années. Alors, vous avez reporté votre haine
sur ces jeunes qui croisaient votre route afin d’apaiser votre esprit.
Je hurle presque, en transe, comme possédée. Il a avoué mais cela ne me
suffit pas. Je veux plus. Je veux le mettre face à ses démons, face à tout ce qu’il
refuse de voir.
— Mais vous n’en pouviez plus. Tant d’années à traquer, violer, tuer, fuir. Il
fallait que tout cela s’arrête. Alors vous êtes retourné dans la maison où tout a
commencé. Chez vous. Et ainsi, vous vous êtes laissé arrêter. C’était calculé.
Vous saviez que le FBI vous débusquerait là-bas.
Mon cœur bat la chamade, chaque parcelle de mon corps est tendue et cette
tension qui m’habite me dévore de l’intérieur. Edisson s’essouffle et se laisse
tomber sur sa chaise, en larmes.
— J’en pouvais plus. Après chaque meurtre, j’allais insulter mon père sur sa
tombe. Tout ça, c’est de sa faute ! Sa faute ! Il a fait de moi un monstre et un
meurtrier. Je le déteste !
Mes jambes tremblent et ma vue se trouble pendant que mon estomac se
noue. Je titube jusqu’à la table où je récupère mes dossiers. Soudain, Edisson se
dresse devant moi en hurlant :
— Salope ! Je vais te tuer ! Je vais te tuer !
La porte de la salle d’interrogatoire s’ouvre sur un Carter au visage grave. Il
m’attrape par la taille pour me faire sortir pendant que trois gardiens
s’engouffrent dans la pièce et tasent Edisson, qui s’écroule au sol dans un bruit
sourd.
8. Caleb
Je suis ivre. Complètement ivre. Allongé sur mon canapé, je ne me relève
que pour remplir mon verre de whisky. On sonne à ma porte mais je ne veux pas
aller ouvrir. Je m’en tape, qu’on me foute la paix. Mais mon visiteur ne semble
pas se formaliser de mon silence car la poignée de la porte d’entrée s’abaisse et
elle s’ouvre sur Connor, m’arrachant un soupir suivi d’un juron.
— Putain ! Casse-toi de chez moi !
D’un pas rapide, le voilà maintenant à ma hauteur et il me dévisage, l’air
dégoûté.
— Ça pue ici ! Ça fait combien de temps que tu picoles et que tu n’as pas
aéré ?
Non mais je rêve ! Ce traître se pointe chez moi et se permet encore de se
plaindre de la propreté ! Dans ma baraque ! Je balaie la salle d’une main
tremblante, manquant de renverser mon whisky et lui réponds, mauvais :
— Te gêne pas si tu veux faire le ménage, Cendrillon. Te mettre à genoux,
c’est ce que tu fais le mieux, non ?
Le coup est bas, c’est dégueulasse mais je veux juste qu’on me laisse
tranquille. Ce mec est bien la dernière personne que j’ai envie de voir. C’est de
sa faute, tout ce merdier. Connor ne relève pas, il se dirige vers la grande baie
vitrée et attrape le rideau à pleine main. Sachant pertinemment ce qu’il a en tête,
je râle :
— Bordel ! Connor, si jamais tu…
Faisant fi de ma menace, il attrape l’épais rideau et le tire sur toute la
longueur de la tringle, laissant ainsi les rayons du soleil m’agresser.
— Nom de Dieu !
Je protège mes yeux avec mon avant-bras et Connor tapote mes pieds en
bougonnant :
— Lève-toi. Allez !
Je grommelle mais consens à me redresser. Mes yeux peinent à s’habituer à
la clarté ambiante et je le discerne vaguement, debout devant moi. J’ai la bouche
pâteuse, mon taux d’alcoolémie doit être proche de douze sur l’échelle de
Richter.
— Qu’est-ce… Qu’est-ce que tu me veux ? Ne trouves-tu pas que tu en as
déjà assez fait ? Hum ?
L’homme qui se tient devant moi grimace, fait la moue et se laisse tomber
dans le fauteuil à proximité.
— Je vais en entendre parler encore longtemps de cette putain de soirée ?
J’ai déconné, mais je suis fou d’elle, Caleb. Je n’y peux rien. Ça m’a rendu
dingue de vous voir ensemble.
L’envie irrépressible de lui jeter mon verre en pleine tronche me traverse
l’esprit mais mes gestes mal assurés m’empêcheraient probablement de toucher
ma cible. J’ouvre un œil et je scrute le visage de celui qui était mon ami il y a
encore quelques mois.
— Fou d’elle ? Tu es gay ! Tu es en couple ! Moi ! Moi, je suis fou d’elle !
Plus encore après cette foutue soirée, justement.
Connor affiche maintenant un petit sourire en coin, m’indiquant très
clairement qu’il se fout de ma gueule.
— Elle a été grandiose. Ce retournement de situation, mec ! T’as fait
l’enfoiré mais elle s’est comportée comme une reine. Ce que tu as fait, Caleb,
c’est lamentable.
Ma tête tambourine, elle va probablement exploser dans quelques secondes,
et pourtant, je la secoue énergiquement.
— Elle s’est jouée de moi !
Ma respiration s’accélère et je sens que je vais perdre mon calme. Je me
passe la main sur le visage en ajoutant :
— En même temps, ce que tu lui as fait est plus que discutable, non ?
Connor se contente de continuer à sourire, l’arrogance inondant son visage.
J’ai envie de lui coller ma main sur la gueule mais je me sens faible. Et bourré.
— Arrête… C’est toi qui as commencé, avec ton ego qui ne passe plus les
portes. Une réflexion anodine et tu fonds un plomb. Le Baiser du Diable, c’était
une coïncidence.
Cette aberration m’arrache un rire qui résonne partout dans mon corps.
— C’est ça, ouais ! Elle savait très bien qui j’étais quand j’ai cliqué sur son
profil et…
— Attends, attends ! J’étais présent quand tu as réservé un rendez-vous avec
Olivia. Elle t’a refusé deux fois, c’est toi qui as insisté. Ton ego, j’te dis.
Je soupire et me laisse tomber contre le dossier du canapé. Je ferme les yeux,
je ne veux plus le voir, je ne veux plus penser, je ne veux plus souffrir. Songer à
Elle me déchire le cœur, me retourne les tripes et me met face à ma vérité.
Comment j’en suis arrivé là ? À aimer une femme avec qui j’ai passé mon temps
à échanger des paroles épicées ? C’est justement ce que j’aime chez elle. Cette
force de caractère, cette repartie cinglante, cette indépendance qu’elle défend bec
et ongles. Pour moi, elle est la femme parfaite.
Parfaite pour moi.
Je dévisage Connor durant de longues minutes et il soutient mon regard,
attendant certainement que je parle. Je finis par rompre le contact visuel,
tournant la tête vers l’immensité de la ville. Je ne sais même pas l’heure qu’il
est, incapable de me rappeler à quel moment j’ai commencé à boire. J’essaie de
prendre un air détaché et je demande :
— Tu l’as vue, récemment ?
Je le vois hocher la tête dans l’angle de mon œil mais je n’ose pas le
regarder. Ce salopard doit se délecter de savoir que je suis au fond du trou.
— Elle… elle t’a parlé de moi ?
Je l’entends soupirer. Putain, je suis minable. J’ai presque honte, j’ai
l’impression d’être un gamin. Il se racle la gorge, les mots ont du mal à sortir,
apparemment. Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir m’annoncer ?
— Elle ne veut plus rien savoir de toi.
Je ferme les yeux pour encaisser le choc, comme si cela allait atténuer la
douleur. Encore un tour supplémentaire à l’étau qui serre mon cœur. C’était à
prévoir. Une femme comme Olivia ne pardonne pas ce genre d’affront. J’ai été
trop loin, beaucoup trop loin. Je reporte mon attention sur la bouteille de whisky
posée sur ma table basse et je me ressers un verre. Connor m’arrache mon
précieux breuvage et m’engueule.
— À quoi ça te sert de te mettre la tête à l’envers, hein ? Tu peux avoir
n’importe quelle femme sur cette planète, putain ! Arrête de t’acharner.
Une chaleur s’empare tout à coup de mon corps, de mon cœur et de mon
esprit. Ma tête se tourne vers mon ami et mes lèvres se pincent. Mes yeux
doivent parler pour moi car je vois Connor se décomposer. Je ne peux plus, je ne
veux plus lutter pour me calmer. Alors je laisse ma fureur exploser. Je la laisse
prendre possession de moi et la reçois comme une délivrance. Elle couve depuis
trop longtemps. Je me lève et j’envoie mon verre s’écraser contre le mur, où il
explose en une dizaine d’étoiles.
— Je ne veux pas une autre femme, c’est elle que je veux. Et j’aurais pu
l’avoir. Mais il a fallu que tu foutes la merde entre nous.
Mon doigt est pointé vers Connor mais je ne le vois plus. Ma vue est
brouillée, mon cerveau ne répond plus et Connor n’ose plus bouger. J’attrape la
bouteille et elle suit le même chemin que le verre. Le whisky qu’elle contenait se
répand sur le mur et le carrelage. Je me dirige ensuite vers la table du salon, où
je balaie tout ce qui s’y trouve d’un revers de bras. La corbeille de porcelaine qui
contenait des fruits est partie se fendre en deux contre la plinthe du mur d’en
face. Les pommes ont explosé sous le choc et mon ordinateur portable rebondit
par terre avant de se briser dans un bruit sourd. Ma bibliothèque n’est pas
épargnée car j’attrape chaque livre qui passe à la portée de ma main et je les
secoue tant et si bien que des dizaines de pages couvrent maintenant le sol. Je me
dirige à pas lents vers une étagère qui expose fièrement les trophées que j’ai
gagnés étant plus jeune, lorsque je participais à des tournois de tir. Mon père m’y
a initié très jeune et je suis un tireur hors pair, en témoigne le nombre de coupes
alignées. Alors que je m’empare de la première récompense, j’entends Connor
hurler :
— Arrête, putain ! Caleb, calme-toi.
Que je me calme ?
L’adrénaline ne redescend pas et la coupe du premier prix de tir au pistolet
automatique va traverser la baie vitrée, laissant s’éparpiller les bris de verre en
mille morceaux sur la terrasse. Je contourne la table basse mais Connor semble
décidé à m’arrêter. Il se poste devant moi, faisant barrage avec son corps. Je
gronde :
— Barre-toi de là tout de suite.
Il ouvre les bras pour combler la distance qui nous sépare et je répète d’une
voix rauque :
— Ne me pousse pas à bout, Connor. Pas toi. Surtout pas toi.
N’en faisant qu’à sa tête, il avance d’un pas et mon poing vient s’écraser
contre sa lèvre. Il hurle et titube, mais se redresse et me fait face. Je secoue la
tête afin de le dissuader de continuer à me faire chier mais il riposte et me colle
une droite en pleine mâchoire. Je m’écroule à terre, sonné. Ma main droite masse
le point d’impact et je me tiens au mur pour me relever. Mon rival fait un
deuxième pas vers moi et je vois rouge une nouvelle fois. Je hurle tout en
fonçant vers lui à la manière d’un quarterback accélérant vers la ligne de marque
et je cueille Connor en plein dans l’estomac. Ses yeux se sont ouverts en grand
au moment de l’impact et il peine à respirer, mais je ne réponds plus de rien, je
ne me contrôle plus. Je cogne. Encore et encore. Jusqu’à ce que son sang
rougisse mon poing. Alors je me rends compte de ce que je fais et je me laisse
tomber à côté de lui, épuisé. Mon cœur cogne à plein régime et mon tee-shirt
blanc est maculé du sang de celui que je considère aujourd’hui comme un traître.
Je tourne la tête vers lui et j’observe les dégâts que j’ai provoqués sur son visage.
Son arcade a explosé et le sang coule le long de sa tempe droite, jusque dans son
oreille. Sa lèvre est fendue, ses dents sont teintées de rouge et sa respiration
devient sifflante. Il fixe le plafond, et sa cage thoracique commence à reprendre
une allure normale. Il tourne enfin son visage vers moi et éclate de rire. D’abord
sidéré, je suis le même mouvement. Riant de concert, je me relève et tends la
main à Connor pour qu’il se remette debout. D’un pas mal assuré, il se laisse
tomber sur le canapé et grimace sous la douleur.
— Je crois bien que tu m’as fêlé des côtes. T’as une sacrée détente, putain.
Je souris et m’écrase dans le canapé, mais je dose mal la distance et mon
bras percute le sien, déclenchant visiblement une onde de douleur dans sa cage
thoracique.
— Merde. Pardon.
Connor se cale de manière à atténuer la douleur et me fixe, mal à l’aise.
D’un geste du menton, je l’invite à se confier. Il baisse un instant les yeux, avant
de plonger son regard dans le mien.
— J’ai… J’ai peut-être un peu, disons… terni la situation, tout à l’heure.
Je ne comprends pas ce qu’il me dit alors je fronce les sourcils. Connor
soupire et m’offre un sourire crispé.
— Olivia… Quand je l’ai vue, j’ai essayé de… plaider ta cause. Je lui ai dit
que tu étais mal en point. Elle a dit qu’elle ne voulait plus entendre parler de toi
mais je sais qu’elle souffre. Je la connais mieux que quiconque. Tu lui manques.
Je suis étonné par les paroles de Connor. J’ai surtout du mal à comprendre à
quoi il joue.
— Connor, à quoi tu joues ?
Il secoue doucement la tête.
— Je ne joue pas. J’ai développé des sentiments pour Olivia mais je savais
très bien que ce serait un amour à sens unique. Elle est loyale, Gabriel lui a offert
son premier job lorsqu’elle a débarqué à New York, elle ne lui aurait jamais fait
l’affront de briser son couple.
J’écoute attentivement, mon état d’ébriété semble proche de zéro depuis
quelques secondes.
— J’ai gardé tout cela pour moi pendant des années mais, lorsqu’elle a
commencé à sortir avec toi, lors de vos rendez-vous arrangés, j’ai senti qu’elle
m’échappait, elle tombait lentement amoureuse de toi. J’étais son confident,
c’était horrible pour moi de l’entendre me raconter vos soirées. Ce qui m’a
décidé à te dévoiler la supercherie, c’est l’état dans lequel elle était après qu’elle
a couché avec toi, à Miami. Mon Dieu, je l’ai appelée pour prendre des
nouvelles, elle était en larmes et j’ai tout de suite compris. Vous veniez de
coucher ensemble et elle se rendait compte que les murs qu’elle avait mis des
années à ériger autour d’elle s’écroulaient les uns après les autres à ton contact.
Je bois les paroles de Connor. Je découvre la face cachée d’Olivia et mon
cœur se gonfle de bonheur et de tristesse à la fois. Si j’avais su tout cela avant la
remise de prix, je n’aurais jamais, jamais, abusé de ma position pour la blesser
comme je l’ai fait. Je baisse la tête, désabusé. À mon tour de faire des
confidences.
— J’ai engagé un détective privé pour la retrouver, étant donné que je
n’obtenais aucune réponse à mes questions. Gabriel et toi restiez muets comme
des tombes.
Connor esquisse un rapide sourire.
— Je sais qu’elle vit maintenant à Miami et qu’elle est psychologue pour
enfants.
Connor confirme d’un hochement de tête. Il lève un sourcil.
— Tu vas y aller ?
Assis droit sur le bord du canapé, je joins mes mains et croise mes doigts, les
yeux dans le vague.
— Avant notre conversation, je n’aurais jamais eu le courage de débarquer
là-bas. Mais maintenant…
Je suspends ma phrase, incapable de continuer.
— Maintenant ?
Connor est pendu à mes lèvres, comme si j’allais lui indiquer où se trouve le
Saint Graal. Je relève la tête, plus déterminé que jamais.
— Maintenant, c’est décidé. J’irai la retrouver à Miami. Je pars dans deux
jours.
9. Carter
J’agrippe Olivia par la taille et l’extrait de la salle d’interrogatoire où
Edisson hurle des insultes en se débattant comme un fou furieux. Ses menottes et
les chaînes qui lui entravent les chevilles tintent dans un bruit métallique
assourdissant et se répercutent contre les murs du couloir.
— Salope ! Je vais te tuer !
Olivia a le regard complètement paniqué et tente de regarder en arrière,
lorsque trois gardiens s’engouffrent dans la pièce et tasent le prisonnier, lui
obstruant la vue. Un dernier hurlement nous parvient, puis le silence. Quelques
minutes plus tard, nous sommes de retour dans la salle d’observation, derrière la
vitre sans tain qui donne sur la partie où Edisson gît maintenant au sol,
inconscient. Le directeur Bates est toujours présent, les mains fourrées dans les
poches de son costard, et il siffle entre ses lèvres :
— Eh bien, docteur. Vous m’avez bluffé ! Je ne vous aurais jamais crue
capable de faire plier Edisson.
Je jette un regard à la psychologue qui affiche un teint si pâle que j’ai peur
qu’elle ne fasse un malaise. Mais elle relève le menton, tout en fixant le détenu
affalé par terre, alors que les gardiens l’attrapent sous les bras et le traînent vers
la sortie. Quelques mèches de ses cheveux se sont échappées de son chignon et
lui caressent les joues et le nez, et je dois me faire violence pour ne pas les
remettre en place. Elle est plus belle que jamais, fière malgré la peur qui doit lui
retourner l’estomac. Lorsqu’elle s’adresse à Bates, sa voix est claire et forte,
comme si rien ne s’était passé.
— Avez-vous un problème avec les femmes, monsieur Bates ?
Le directeur de la prison hausse les épaules et secoue mollement la tête
comme s’il s’obligeait à répondre à la question. Je vois les yeux bleus d’Olivia
s’assombrir au fur et à mesure qu’elle tourne lentement la tête vers lui, afin de le
dévisager outrageusement. Bates semble mal à l’aise mais ne moufte pas. Elle le
toise, tête haute, et je ne peux pas ôter mes yeux de cette femme incroyable. J’ai
l’impression de voir enfin le vrai visage d’Olivia et cette force de caractère que
j’avais devinée mais que j’attendais patiemment de découvrir. Elle continue à
invectiver Bates.
— Peut-être pensez-vous qu’un homme aurait pu arracher autant de
révélations à Edisson ?
Bates hausse de nouveau les épaules, toujours mal à l’aise. Olivia reprend,
s’avançant peu à peu vers cet homme qui doit facilement faire deux têtes de plus
qu’elle, mais qui ne l’impressionne pas le moins du monde. Son index s’agitant
sous le nez du fonctionnaire, elle reprend :
— J’ai étudié son profil, monsieur Bates. Je me suis plongée dans son
monde, son enfance, sa vie. J’ai parcouru les dossiers de chaque meurtre, de
chaque victime de cet homme abject, et j’ai trouvé son talon d’Achille. J’ai
appris le nom de ces jeunes hommes qu’il a lâchement arrachés à leur famille,
j’ai imprimé dans mon esprit chacun des traits du visage de ces gamins. J’ai
appris leur nom, leur prénom, je sais tout d’eux.
Sa voix devient chevrotante et son menton commence à trembler. Mais elle
continue d’avancer vers Bates, qui la regarde avec un air de dédain que je rêve
de lui faire passer d’un coup de poing. Le voir ainsi la sous-estimer menace de
me faire perdre mes moyens, et pourtant, je n’interviens pas, préférant la laisser
gérer cette situation elle-même.
— Je ne suis pas arrivée en touriste à cette entrevue, j’ai travaillé dur pour la
préparer et, la preuve, j’ai réussi à extorquer des aveux à ce salopard alors que
mon confrère du FBI n’a même pas réussi à obtenir une seule réponse. Le fait
que je sois une femme vous pose visiblement problème, mais gardez bien à
l’esprit que c’est justement parce que je suis une femme que ce détenu a parlé.
C’est parce que j’ai une paire de seins et non un service trois pièces qu’il s’est
permis de me sous-estimer, comme vous le faites actuellement, et que j’ai pu
mener à bien cet interrogatoire.
Ses yeux bleus sont maintenant presque noirs tant la rage la consume et je
me décide enfin à intervenir.
— Si vous n’avez plus besoin de nous, monsieur Bates, nous allons prendre
congé.
Le directeur hoche la tête afin de nous faire savoir que nous pouvons
disposer et je presse le bras d’Olivia pour attirer son attention. Elle semble sortir
de sa léthargie et me regarde comme si elle se demandait ce que je fais ici. Je
l’encourage avec un sourire et lui montre le chemin vers le couloir qui nous
mènera jusqu’à la sortie. Comme si elle se rendait soudain compte de ce qu’elle
vient de faire, elle baisse la tête et marmonne un « au revoir » à Bates qui ne la
quitte pas des yeux. Au moment de passer la porte, elle se tourne vers lui :
— J’aurai besoin de revenir interroger Edisson une nouvelle fois. Pour
terminer de dresser mon profil et ainsi clôturer son dossier. Il est évident que cet
homme était en pleine possession de ses moyens lors des meurtres.
Les lèvres de Bates se retroussent dans un sourire qui me glace le sang et qui
fait frissonner Olivia. Lorsque nous arrivons enfin à la voiture, Olivia s’adosse
au coffre et relâche la pression. Elle tremble, suffoque puis sa respiration
s’accélère. Je la vois ouvrir la bouche et essayer tant bien que mal d’avaler l’air
qui lui permettra d’oxygéner ses poumons. Lorsqu’elle porte la main à son cœur,
je ne tiens plus et la prends dans mes bras au moment même où elle éclate en
sanglots. D’une main, je lui caresse les cheveux et, de l’autre, le dos, tout en lui
chuchotant :
— Ça va aller, Olivia. Tu as été remarquable. C’est fini, tout va bien, je suis
là.
Ses sanglots redoublent pendant que ses doigts se resserrent un peu plus sur
les pans de mon tee-shirt. Elle semble si vulnérable et je sens que je m’attache de
plus en plus à elle. Je ne sais pas où tout cela va nous mener, mais j’ai très envie
de faire partie de sa vie. Elle redresse la tête et sèche ses larmes en passant ses
index sous ses yeux, persuadée que son mascara a coulé et qu’elle ressemble à
un panda. J’essaie de plaisanter :
— C’est mignon, un panda.
Olivia pouffe et la voir sourire me gonfle le cœur de bonheur. Je souris
béatement quand elle se détache du véhicule et attend devant sa portière que je la
déverrouille. Elle s’assoit côté passager et respire profondément. Le regard vissé
droit devant elle, elle s’adresse à moi :
— Excuse-moi, mes nerfs ont lâché. La pression était si forte…
Je la regarde, peut-être un peu trop intensément mais elle est tellement belle
et incroyable.
— Je t’ai trouvée vraiment impressionnante, avec Edisson. Je ne m’étais pas
rendu compte de tout ce que ce bilan psychologique allait engendrer. Je veux
dire, tu m’as bluffé, la manière dont tu l’as poussé dans ses retranchements,
comment tu l’as mis devant ses démons sachant le peu de temps que tu as eu
pour bosser son profil, c’était… waouh !
Elle sourit mais ne me regarde toujours pas. Je démarre avec une idée en
tête.
— Tu as des rendez-vous cet après-midi ?
Captant ainsi son attention, elle me regarde, suspicieuse.
— Non, pourquoi ?
Espiègle, je réponds :
— On passe chez toi. Tu te changes pour une tenue plus décontractée, genre
jean tee-shirt. Ensuite, nous irons dans mon endroit préféré puis je t’invite à
déjeuner.
Olivia semble gênée et fait la moue, piquant mon petit cœur au passage.
Mais je ne dis rien, une fois de plus. Je ne veux pas dire quoi que ce soit qui
pourrait la faire s’éloigner de moi.
— Carter… Je… Je suis fatiguée et j’ai du travail au cabinet…
Je fais semblant de bouder, la bouche fendue d’une grimace, et elle rit en
voyant ma tête.
— S’il te plaît, Olivia…
Elle me jette un nouveau regard au moment où j’accentue un peu plus ma
grimace et rit de plus belle.
— Très bien, très bien ! Tu as gagné !
Intérieurement, c’est la fête. Mon cœur fait des bonds et je suis content de
pouvoir ainsi passer la journée avec cette femme que je trouve de plus en plus
désirable. Une fois devant son immeuble, nous descendons et elle m’invite à
entrer.
— Installe-toi sur le canapé, je me change et j’arrive.
Pendant qu’elle disparaît à l’étage, je m’avance dans son salon. Tout est
décoré de manière assez simpliste, comme si elle ne semblait pas encore décidée
sur la question de rester ou non à Miami. Sur le meuble qui accueille la
télévision, une seule et unique photo est disposée dans un joli cadre qui a
visiblement été fabriqué de toutes pièces par des mains d’enfant. Je la prends
pour l’étudier et je découvre une ado et une fille plus âgée, posant sous le soleil
et riant aux éclats. La plus vieille est sans aucun doute Olivia, déjà très jolie à cet
âge. La plus jeune doit être sa sœur, si l’on se fie aux yeux bleus de… Une main
se saisit du cadre, m’arrachant un soubresaut. Olivia se tient à mes côtés, les
yeux empreints d’une douleur que je ne comprends pas et elle serre la
photographie contre son cœur. Je reste là, bras ballants, sans savoir comment
réagir à son attitude, une fois de plus et je la dévisage, interdit. Olivia a plongé
ses yeux dans les miens et j’y lis très nettement qu’elle lutte intérieurement pour
ne pas me foutre dehors. D’un geste lent, elle dépose le cadre à sa place et
attend. Je sens pertinemment que si je lui pose la moindre question sur son
comportement ou sur la gamine de la photo, je la perds à jamais. Elle se
refermera comme une huître et je n’en obtiendrai plus jamais rien, peut-être
même qu’elle repartira pour New York. Alors je prends sur moi et demande :
— Prête ? On y va ?
Je sens qu’elle se détend un peu et remue la tête, faisant ainsi virevolter ses
cheveux qu’elle a attachés en queue-de-cheval. Elle a changé sa tenue stricte
pour un tee-shirt blanc et un short en jean, accompagné de baskets roses. Nous
nous rendons à la voiture et je démarre. Olivia reste silencieuse et regarde défiler
le paysage à travers la vitre du véhicule. J’espère que je n’ai pas tout foiré avec
elle…
— Tu ne veux pas savoir où je t’emmène ?
Elle se tourne vers moi et hausse les épaules.
— Si.
Je lui fais un clin d’œil et réponds, malicieux :
— Tu verras quand on y sera. La seule chose que je peux te dire, c’est que
j’adorais y aller avec ma mère lorsque j’étais petit.
Je vois que j’ai piqué sa curiosité car elle plisse les yeux et me scrute,
comme si le nom de notre excursion allait s’inscrire sur mon front. Elle affiche
un petit sourire timide.
— Et maintenant ? Tu n’aimes plus y aller avec elle ?
J’essaie de ne pas me rembrunir à l’évocation de ma mère mais c’est peine
perdue, et Olivia se rend compte de mon changement de comportement. Je fixe
la route et tente de répondre posément :
— Ma mère est décédée il y a plusieurs années maintenant.
Olivia baisse la tête et sa main chaude vient se poser sur la mienne, qui serre
le pommeau de vitesse.
— Pardonne-moi, je ne voulais pas raviver de douloureux souvenirs, Carter.
Je presse l’un de ses doigts entre mon pouce et mon index pour lui faire
comprendre que tout va bien. À mon grand regret, elle retire aussitôt sa main et
reprend sa contemplation du paysage. Lorsque nous arrivons au lieu où j’ai
souhaité l’emmener, son regard passe de mon visage à l’enseigne qui se dresse
devant nous. Sortie de la voiture, elle s’avance et grimace.
— Jungle Island ?
Je réponds par l’affirmative. Elle me regarde, méfiante.
— Un zoo fermé ?
Je ris et passe mon bras sous le sien pour l’attirer vers l’entrée.
— Pas si tu connais le gardien.
Je l’entraîne vers une maisonnette et, avant que je n’aie pu toquer à la porte,
celle-ci s’ouvre sur un petit vieux au regard avenant. Je lâche Olivia pour faire
une accolade au gardien.
— Ashton ! Comment vas-tu ?
Mon ami sourit de toutes ses dents et me serre dans ses bras puis tend la
main à Olivia, qui la lui prend timidement. Je me tourne vers elle pour faire les
présentations.
— Olivia, je te présente Ashton. Ashton, voici mon amie Olivia. Je
souhaiterais lui faire visiter Jungle Island, si tu veux bien.
Les yeux pétillants d’Ashton passent de mon visage à celui d’Olivia et il me
jette un trousseau de clés en riant.
— OK. Pas de folies, les enfants.
Les pommettes d’Olivia se teintent d’une jolie couleur rose et je me dirige
vers le portail. Elle me rejoint et nous pénétrons dans l’enceinte du zoo. Après le
passage de l’ouragan Irma, le site a été fermé pour rénovation. Doucement, les
propriétaires commencent à réintroduire les animaux. Quelques-uns sont déjà
présents et je veux les faire découvrir à Olivia. Nous longeons l’allée principale
et j’observe discrètement Olivia dont le regard s’illumine à mesure que nous
avançons dans le parc. Elle regarde de tous les côtés, sa queue-de-cheval se
balançant au gré du vent. Pris d’une impulsion subite, je lui attrape la main et la
conduit sur le chemin qui mène aux perroquets. Lorsque nous arrivons devant la
partie qui leur est réservée, elle étouffe un petit cri. Les oiseaux y vivent en
totale liberté et volent au-dessus de nos têtes. Un magnifique ara bleu et jaune
vient se poser sur le sommet de son crâne et elle n’ose plus bouger, me
regardant de ses grands yeux bleus. La main sur sa bouche, elle étouffe un rire,
de peur de faire fuir le volatile. Je dégaine mon téléphone et prends une photo
que je lui montre en riant. Je fais demi-tour et redescends vers le coin des
flamants roses, laissant Olivia découvrir l’endroit.
— Carter, mon Dieu, mais c’est magnifique !
Je m’assois sur une barrière en bois qui délimite l’enclos des oiseaux
aquatiques et je la regarde évoluer. Elle bouge avec grâce, ses longues jambes
bronzées laissant deviner un corps musclé et elle me montre du doigt un de ces
oiseaux roses qui se tient sur un pied. Elle me parle mais je n’entends rien, trop
occupé à la trouver belle et à la dévisager comme si j’imprimais chacun des traits
de son visage dans mon esprit. Elle finit par s’en rendre compte et se referme un
peu. J’essaie de faire comme si de rien n’était et nous repartons vers la sortie.
Je rends les clés à Ashton qui nous regarde nous éloigner. Une demi-heure plus
tard, nous sommes de retour dans le centre de Miami où je nous achète une barbe
à papa que nous partageons à deux, les doigts collants de sucre. Une balade sur
la plage et il est temps que je la ramène chez elle. L’air est chargé d’électricité,
une légère brise tente tant bien que mal de nous rafraîchir, lorsque je la dépose
devant son immeuble. Olivia descend de la voiture et je sors de mon côté mais je
ne sais plus trop comment me comporter. Patiemment, je la regarde faire le tour
du véhicule et s’avancer vers moi. C’est le moment que choisit mon cœur pour
battre à tout rompre, s’emballer comme si ma vie en dépendait. Arrivée à ma
hauteur, elle me sourit et se penche pour déposer un délicat baiser sur ma joue,
tout en posant une main sur mon torse. Une de ses mèches me caresse le front et
elle murmure :
— Merci pour cet après-midi, Carter. C’était parfait.
Elle s’éloigne sans se retourner et je reste planté là, incapable de bouger.
Mon cœur explose dans ma poitrine et une horde de papillons s’agite dans mon
bas-ventre, accentuant encore un peu plus cette sensation renversante d’être
amoureux.
10. Olivia
Je gare ma voiture sur le parking du Congress Hotel South Beach, en plein
cœur d’Ocean Drive. Je descends et attrape mon attaché-case, ainsi qu’une
caisse de jouets et de jeux pour les enfants. J’attends une vingtaine de mamans
ou de couples et presque autant d’enfants, donc je veux que tout soit parfait pour
les recevoir. Mes talons martèlent le carrelage marbré du hall où mon entrée fait
se retourner les têtes des clients présents. Vêtue d’une robe ample rouge que j’ai
agrémentée d’une large ceinture de cuir noire, j’ai accompagné ma tenue
d’escarpins rouges vernis et j’ai laissé mes cheveux en cascade sur mes épaules
malgré la chaleur. Je me sens bien, requinquée, à nouveau pleine d’assurance.
L’entrevue avec Edisson a été éprouvante mais m’a finalement redonné
confiance en moi et je sens que l’ancienne Olivia reprend peu à peu le dessus.
J’ai laissé mes nerfs lâcher l’autre jour mais cela ne se reproduira pas. Être faible
ne mènera à rien. D’ici quelques semaines, je pourrais même réactiver mon
profil sur le Baiser du Diable car les plaisirs solitaires que je m’octroie ne me
suffisent plus. J’ai prévenu Laura que je me mettais en stand-by le temps de
récupérer de ma rupture et elle n’a émis aucune objection. C’est aussi dans son
intérêt que je revienne en pleine forme, employer un zombie ou une fille trop
douce ne lui apportera rien de bon. Et ce n’est pas moi. Cet état presque végétatif
n’a que trop duré.
J’arrive dans la salle qui m’a été allouée et je commence à m’installer. Une
pièce adjacente servira de salle de jeu et l’hôtel a mis à ma disposition,
bénévolement, une femme qui surveillera les enfants. Alors que je suis en train
d’installer de petits calepins et des stylos à chaque place afin que les participants
puissent prendre des notes, le directeur fait son entrée.
— Mademoiselle Kincaid. Vous êtes de toute beauté aujourd’hui !
Ah. Parce que d’habitude, non ?
Il faut absolument que l’ancien Moi réplique. Je l’accueille avec un sourire
glacial afin qu’il se rende compte que cette remarque me déplaît fortement.
— Merci, monsieur Aulbray. Mais si vous pouviez éviter les familiarités,
j’en serais ravie.
Une œillade rapide et je le vois blêmir. Parfait, il aura retenu la leçon pour la
prochaine fois. Il croise ses mains et me regarde, dansant d’un pied sur l’autre,
mal à l’aise. Pendant quelques secondes, je manque de me laisser attendrir mais
je me reprends bien vite.
— Puis-je abuser de votre gentillesse et vous demander de distribuer une
bouteille d’eau à chaque participant, s’il vous plaît ?
Je connais les hommes et leurs manières. Il est gêné par sa remarque et par le
ton sur lequel je lui aie parlé, alors il va vouloir se rattraper et me faire plaisir.
Un sourire de soulagement éclaire son visage et il s’empresse de vouloir me
satisfaire.
— Bien sûr, mademoiselle Kincaid. Je vous apporte cela dans quelques
minutes.
Je le remercie sans lui accorder le moindre regard. Une fois M. Aulbray
sorti, je me félicite intérieurement. Je reprends le dessus et cela me rassure, cela
veut dire que je me remets doucement de ma rupture avec Caleb et, d’ici quelque
temps, je vais pouvoir reprendre ma vie là où elle s’était arrêtée. Gabriel doit
arriver dans la soirée et cela va me faire un bien fou de l’héberger quelques
jours. Tout à mon affaire, je repense à la période où je jouais au couple parfait
avec Caleb et je souris. C’était assez bizarre mais, finalement, ça m’a plu. C’était
une sorte de relation à base de Je T’aime Moi Non Plus. Attirés l’un par l’autre
mais sans vouloir se l’avouer. Un raclement de gorge me tire de ma rêverie.
— Pardon. C’est bien ici la conférence sur le développement émotionnel de
l’enfant ?
Je lève les yeux pour croiser ceux d’une petite blonde qui me semble
particulièrement jeune pour être mère. D’ailleurs, si l’enfant qui l’accompagne
est le sien, elle a dû l’avoir très tôt. Bien trop tôt.
Quel gâchis.
Je souris chaleureusement et lui désigne un siège.
— Tout à fait. Vous êtes un peu en avance mais ce n’est pas un souci.
Asseyez-vous.
Puis, regardant le petit.
— Et toi ? Tu es venu avec ta maman ?
Le gamin hoche la tête timidement.
— Super. Je m’appelle Olivia et toi ?
Le môme regarde sa mère qui l’encourage à me répondre.
— Tom.
Je lui tends la main et il sourit en la serrant.
— Salut, Tom. Quand tous les copains seront arrivés, vous verrez, je vous ai
fait installer une salle de jeux.
Le gosse ouvre de grands yeux et je lui fais un clin d’œil. J’adore les enfants.
Surtout ceux des autres. Je n’ai jamais vraiment pensé à en avoir, tout bien
réfléchi. Il me faudrait déjà trouver un père, pour cela… Indubitablement, ma
première pensée est pour Lui, comme à chaque fois que je pense à quoi que ce
soit, et cela m’agace au plus haut point. C’est devenu un automatisme et, des
fois, je me demande s’il n’est pas devenu une sorte d’obsession. Je me dis que
Caleb serait un père parfait. Droit, exigeant mais probablement juste et attentif.
Mon Dieu mais qu’est-ce qu’il me prend !
Je secoue la tête pour en chasser ces pensées grotesques et les gens
commencent à arriver doucement. Je les accueille avec le sourire et biffe leur
nom sur ma liste de participants au fur et à mesure. M. Aulbray revient alors
avec les rafraîchissements et me précise d’une voix rauque :
— D’ici une heure et demie, je reviendrai avec des goûters pour les enfants
et des boissons pour tout le monde. Et si vous le souhaitez, j’ai mis à votre
disposition un vestiaire qui vous permettra de bénéficier de la piscine de l’hôtel
après la conférence.
Je souris, ravie.
— Eh bien, je vous remercie pour cette délicate attention, monsieur le
directeur.
Flattez les hommes et vous obtiendrez toujours ce que vous voudrez.
M. Aulbray laisse dévier son regard pervers sur mon décolleté et, histoire de
le mettre mal à l’aise, je me penche vers lui pour lui susurrer quelques mots à
l’oreille :
— Vous êtes adorable, Barry. Je peux vous appeler Barry, dites-moi ?
Le directeur pique un fard et devient tellement rouge que j’ai l’impression
qu’il va tomber dans les pommes. Je me retiens d’éclater de rire et commence à
préparer mes fiches en vue de démarrer la conférence, lui intimant
silencieusement l’ordre de quitter la salle, ce qu’il fait en titubant. Une fois les
portes refermées sur un directeur tout émoustillé, j’annonce d’une voix forte,
couvrant ainsi le brouhaha ambiant.
— Très bien, messieurs dames. Nous allons pouvoir commencer. Mais avant
toute chose, les enfants, je vais vous demander de me suivre pour ainsi découvrir
la salle de jeux. Vous y trouverez des peluches, des jeux de société, des crayons
et du papier. C’est Margaret qui va vous surveiller, je vous demanderai donc
d’être gentils avec elle.
Les gosses se ruent vers la porte que je leur indique et le calme revient dans
la salle.
— Voilà qui est mieux. Tout d’abord, je vous remercie d’avoir répondu
présent à cette conférence sur le développement émotionnel de l’enfant et je vais
tenter de répondre à vos questions du mieux possible. N’hésitez pas à intervenir
au moment qui vous semble opportun. Ici, pas de questions sottes, pas de
jugement. Juste vous et ce que vous souhaitez pour votre enfant. L’âge moyen de
vos enfants est de sept ans, je m’arrêterai donc à cette tranche pour mes
explications.
Durant plus d’une heure, je m’emploie à leur donner les clés d’une relation
sereine et pleinement épanouie qu’ils peuvent entretenir avec leur enfant.
L’enfant se base sur l’attitude de ses parents et son environnement pour
s’affirmer et se développer. Par exemple, le nourrisson, jusqu’à un an, va réguler
son attention et son stress en fonction des soins qui vont lui être apportés et il va
utiliser des signaux pour se faire comprendre, comme les pleurs pour attirer
l’attention de l’adulte. À cet âge, l’enfant a besoin d’être régulièrement apaisé
car il découvre les émotions et les actions. Jusqu’à deux ans et demi, l’enfant va
réagir aux limites imposées par les parents. Il va se rebeller ou s’y conformer,
c’est selon, mais celles-ci sont indispensables pour lui. Une femme lève la main :
— Comment faire si l’enfant se roule par terre car on lui refuse quelque
chose ?
Je souris et explique :
— Laissez-le faire. Votre indifférence va l’interpeller. Une fois que vous
aurez son attention, restez calme et demandez-lui : Ça y est ? Tu as terminé ?
Cela t’a servi à quelque chose ? Prenez son attitude à la dérision. Votre enfant ne
doit pas penser que cela vous a touchée ou stressée. S’il voit que cela vous
importe peu, il ne recommencera pas. S’il le fait dans un magasin, demandez-lui
s’il n’a pas honte. C’est à cet âge que les enfants développent certains sentiments
comme la honte, la fierté ou la timidité.
La participante semble satisfaite par ma réponse et hoche la tête. Je précise :
— L’important, c’est d’expliquer les choses. Hurler, taper ne servira à rien.
Les enfants comprennent les choses, pour peu qu’on leur explique avec des mots
simples et adaptés à leur âge.
Je continue le déroulé de mon exposé. J’en viens à la période qui caractérise
les enfants entre deux et cinq ans. Ils deviennent alors conscients de leurs
émotions et développent leurs propres sentiments. Se développe également leur
facilité à reconnaître les émotions des autres. Il sera désormais simple pour eux
de savoir si leurs camarades ou leurs parents sont malheureux, joyeux ou en
colère. Et jusqu’à sept ans, les bambins vont chercher un soutien auprès des
parents pour leur permettre de s’adapter, sur le plan affectif. Ils vont contrôler
leurs émotions tout en vérifiant les réactions des proches et prendre conscience
des émotions ressenties vis-à-vis d’une seule et même personne. C’est également
vers ces âges que les enfants développent des affinités avec les camarades, et
ainsi, se créent des liens d’amitié.
Mes explications terminées, nous clôturons la séance par un jeu de
questions-réponses auxquelles je me prête avec plaisir. Les gens ont été attentifs
et investis, cela a été un véritable plaisir pour moi d’être ici. M. Aulbray fait son
entrée, poussant un chariot rempli de biscuits, de fruits et de boissons en tout
genre.
— Tout s’est bien passé, mademoiselle Kincaid ?
Je souris, pleinement satisfaite de cette matinée productive.
— C’était parfait. Merci encore pour m’avoir permis d’organiser cette
conférence dans votre hôtel somptueux, Barry.
Aulbray rougit et son regard pernicieux plonge une fois de plus dans mon
décolleté. Un coup d’œil rapide aux familles m’indique qu’elles discutent en
groupe et ne nous accordent aucun intérêt. Je me penche vers Barry, prenant
plaisir à le voir se décomposer de désir. Je lorgne abusivement sur la bosse qui se
forme dans son caleçon et mord ma lèvre inférieure. Il déglutit avec peine et ne
perd pas une miette de mon cinéma. Je serre mes bras le long de mon buste,
faisant ainsi gonfler ma poitrine. Barry ressent le besoin de desserrer sa cravate
et je retiens un sourire.
Les hommes sont tous les mêmes. Dieu que c’est pathétique.
Je minaude et le directeur de l’hôtel semble au bord de l’apoplexie.
— Merci, Barry. Pour tout. Vous êtes si… adorable.
Je me redresse lorsque Margaret ouvre la porte de la nursery de fortune et
que les enfants en sortent en courant afin de retrouver leurs parents. Aulbray se
reprend et appelle les gosses qui s’agglutinent autour du chariot. J’en profite
pour rassembler mes affaires et filer. Je compte bien profiter de la piscine de
l’hôtel, alors je me dirige vers ma voiture. Je troque mon attaché-case contre un
petit sac blanc contenant une serviette et mon bikini turquoise, sac que je
conserve dans mon coffre pour les moments où je pars au hasard et me pose sur
une plage. Je verrouille ma voiture et lève les yeux pour regarder les passants
déambuler dans la rue. Ils sont insouciants, comme moi, à une époque, quand
j’avais ma vie à New York. Avant Lui. Je respire profondément et ferme les yeux
en offrant mon visage aux rayons du soleil qui me réchauffent la peau, mais
également le cœur. Je vais devoir m’obliger à arrêter de penser à Caleb, si je
veux continuer à avancer. Je n’imaginais pas m’être attachée à ce point à Lui.
Par moments, je me dis que j’aurai dû laisser passer un peu de temps après la
remise de prix et l’appeler pour m’expliquer, pour tenter de rattraper ce qui
pouvait l’être encore. Je soupire et me dirige vers le vestiaire que M. Aulbray a
mis à ma disposition. Je compte bien profiter du reste de ma journée en me
prélassant au bord de la piscine.
Mon maillot de bain enfilé, je me dirige lentement vers l’un des transats qui
se trouve dans une partie un peu excentrée des installations du complexe. J’ai
envie d’être seule et tranquille, pour réfléchir encore et encore à la seule chose
qui occupe mon esprit. Cela fait maintenant une bonne heure que je suis allongée
sur ma serviette, profitant du temps sublime de Miami pour parfaire le teint hâlé
de ma peau. Mais tout à coup, mon estomac se noue.
Mes papilles olfactives me jouent certainement des tours.
Mon cœur, qui battait jusqu’alors sereinement, s’affole de manière
inconsidérée. Il galope, tangue, tambourine, heurte ma cage thoracique comme le
ferait une balle de flipper malmenée.
Impossible.
Je ne bouge plus, tétanisée. Les effluves se font de plus en plus évidents et je
me refuse à ôter mes lunettes de soleil pour chercher en vain le visage de celui
que je rêve de voir apparaître sous mes yeux. Je les maintiens fermés pendant
que mes mains se mettent à trembler alors que des pas s’approchent lentement de
l’endroit où je me trouve. En un instant, toutes mes bonnes résolutions sont
balayées, éparpillées. Elles s’évaporent aussi vite que de l’eau en plein soleil et
ma gorge se noue. La fragile armure que je pensais avoir revêtue n’était en fait
qu’un tissu de mensonges dont j’essayais de me convaincre. Puis vient
l’évidence : un froissement de tissu, une ombre qui me cache le soleil et une voix
rauque qui fait exploser mon cœur comme un feu d’artifice en plein 4 juillet.
— Bonjour, Olivia. Tu es toujours aussi ravissante.
11. Caleb
Arrivé depuis une demi-heure à l’hôtel, j’ai cru que mon esprit me jouait des
tours lorsque mes yeux se sont posés sur Elle. Je m’approche et il s’avère que je
n’ai pas rêvé. Maintenant, je suis planté devant elle et elle ne bouge pas. Pas un
mot. Pas un geste. Ma présence ne semble pas l’intéresser plus que cela, ni
même l’étonner, et je sens déjà ma poitrine se comprimer de douleur lorsque je
fais face à cette réalité. Mon orgueil se balafre d’une nouvelle cicatrice invisible
et je pense sincèrement à faire demi-tour. Mais c’est compter sans ma volonté et
mon cerveau qui ont décidé de prendre les choses en main. Je m’approche un
peu plus et j’enlève mes lunettes pour la détailler sans vergogne. Le soleil de
Miami lui réussit divinement bien. Elle est plus belle que jamais, ses cheveux
semblent s’être éclaircis, ses cuisses sont plus fines et ses bras, aussi.
— Tu as maigri, non ?
Je regrette aussitôt mes paroles. Elle va me prendre pour un connard arrogant
qui a fait plus de mille deux cents miles juste pour l’insulter.
Non mais quel con !
Olivia ne bouge toujours pas, aucune expression ne s’affiche sur son visage
jusqu’à ce qu’elle baisse un peu ses lunettes pour me fusiller du regard.
— Je vois que certaines choses ne changent pas, cela fait plaisir.
Elle se lève en soupirant et j’ai alors tout le loisir de l’admirer. J’ai
l’impression que ces six mois sans elle ont duré des années, même si je me
rappelle chacun des traits de son visage, de son corps si parfait. Son bikini lui va
comme un gant. Turquoise. C’est devenu une habitude. Je la soupçonne
d’ailleurs d’en avoir fait sa couleur préférée depuis le jour où je lui ai offert la
robe pour le gala. Elle se glisse dans ses chaussures à talons et l’envie de la
prendre directement sur ce transat se fait grandissante dans mon bas-ventre,
transat qui exploserait sous mes coups de boutoir tant j’en rêve depuis si
longtemps. Personne ne peut rester de marbre face à cette femme sublime. Elle
était mienne et j’ai tout fait foirer. Olivia attrape son sac et passe à côté de moi
sans un seul regard. Dix minutes que je suis là, et nous n’avons échangé que
quelques mots. Maladroits pour ma part, et glacials pour elle. Je la regarde
s’éloigner lentement avant de l’interpeller :
— Tu ne me demandes pas ce que je fais ici ?
Elle s’arrête et hésite à se retourner, mais finit par rebrousser chemin et se
tient à bonne distance. Je lui souris mais son visage est figé. Elle fait doucement
glisser ses lunettes et ses yeux sont plus froids que la banquise. Je me rends
compte à cet instant que je n’ai pas mesuré l’état des dégâts qu’a provoqués mon
attitude au gala. La reconquérir va me demander une patience à toute épreuve car
elle ne semble pas disposée à faire le moindre effort. Ses yeux m’étudient
scrupuleusement. Elle commence par mes boots, puis mon jean bleu clair,
ensuite mon tee-shirt sans manches blanc. Durant de longues secondes, elle
s’arrête sur mon tatouage. Elle l’a toujours aimé, autant que je me souvienne.
Son analyse minutieuse reprend et elle fixe maintenant mes yeux mais son
expression est indéchiffrable. C’est comme si elle découvrait un inconnu et cette
pensée me crève le cœur. C’est ce que je suis devenu pour elle ? Un inconnu ?
Olivia fait un nouveau pas vers moi, s’assurant tout de même d’être hors de
portée de mes bras ou de mes mains, et hausse négligemment les épaules.
Nouveau coup de poignard pour moi. Je la regarde continuer à me lacérer la
poitrine avec son attitude désinvolte et je me dis que j’aurai mieux fait de rester
à New York. J’aurais dû continuer à noyer mon chagrin dans l’alcool et j’aurais
fini par l’oublier. Gêné, j’enfonce mes mains dans les poches de mon jean, hors
de question qu’elle les voie trembler.
— J’imagine que tu as un rendez-vous professionnel. Pour quelle autre
raison serais-tu en Floride, sinon ?
Sans attendre de réponse de ma part, elle tourne les talons, ses longs cheveux
balayant ses épaules et son dos. Je suis incapable d’émettre le moindre son, de
faire le moindre geste tant je suis sidéré par son indifférence. Je ne peux que la
regarder s’éloigner de moi, une nouvelle fois. Sans la lâcher des yeux, je
murmure, comme pour apaiser son cœur :
— Non. Je suis venu pour toi.
Cela agit comme un électrochoc et je la rejoins en quelques enjambées.
N’osant pas la toucher, je me place devant elle et sa mauvaise humeur m’oblige
à continuer d’avancer à reculons. Les mains toujours dans les poches, je lui
demande :
— Je me disais que, puisque je suis là, on pourrait déjeuner ensemble ?
Elle semble réprimer un sourire, je suis certain de ne pas avoir rêvé. Mais
pour autant, elle ne s’arrête pas et poursuit sa course. Je la suis en silence et je
me dis que je ne partirai pas sans avoir obtenu un rendez-vous. Nous traversons
le hall d’hôtel sous les yeux des clients ébahis qui se demandent ce que je fous, à
marcher à reculons devant une nana qui affiche un visage fermé. Je sors les
mains de mes poches, lui ouvre les bras en affichant une moue abusive. Ses
lèvres s’entrouvrent et se referment comme si elle voulait dire quelque chose
mais elle semble hésiter.
— Olivia…
Ses yeux s’animent, s’adoucissent même.
Encore un peu.
— Olivia… S’il te plaît…
Bingo.
Elle s’arrête et me fixe, les pupilles brillantes. Je vois qu’elle tente de réguler
les battements de son cœur, sa poitrine se soulève à vive allure. Je reprends
confiance, j’espère qu’il me reste encore un espoir de la reconquérir. Elle baisse
la tête, comme pour réfléchir, et j’en profite pour avancer vers elle. Je ne suis
plus qu’à quelques centimètres d’Olivia lorsqu’elle relève les yeux pour les
plonger dans les miens. Elle m’analyse, me sonde, cherche probablement à
savoir si je me joue d’elle. Je la vois frissonner malgré le soleil qui tape sur nos
peaux et j’ai une envie irrésistible de la toucher. J’ai tellement peur qu’elle ne
me repousse…
— Caleb…
Le ton est plaintif. Je sens que je ne vais pas aimer la réponse qui va sortir de
sa bouche. Je la sens indécise alors je préfère abréger mes souffrances. J’ai été
idiot de penser qu’en débarquant en Floride comme si de rien n’était, j’allais
effacer tout le mal que je lui ai fait. Je soupire et repars en direction de l’hôtel, la
laissant devant son véhicule. Je me déteste, je ne suis qu’un con. Si je ne m’étais
pas emporté après la trahison de Connor, j’aurais pris les bonnes décisions et je
serais encore avec Olivia, à l’heure actuelle. Je me dirige vers le bar et je me
laisse tomber dans l’un des fauteuils en cuir installés devant une table carrée. Je
claque des doigts pour attirer l’attention de la serveuse et commande un whisky,
que je descends d’un trait. J’en commande un nouveau et je joue avec les
glaçons qui tintent contre le verre. Soudain, Olivia s’installe dans le fauteuil face
à moi. Je me force à n’afficher aucune émotion alors que mon cœur s’emballe à
une vitesse qui laisse présager un arrêt cardiaque dans quelques minutes. Sans la
quitter des yeux, je claque à nouveau des doigts pour commander un verre de vin
rouge. Une fois servie, Olivia en boit une longue gorgée. Elle est troublée. Elle
peut me faire croire ce qu’elle veut, je vois pertinemment si elle est en train de
lutter contre ses démons. En silence, nous buvons nos verres sans nous quitter du
regard. C’est elle qui finit par parler.
— Qu’est-ce que tu fais ici, Caleb ? Réellement ?
J’hésite un instant. Mentir ou dire la vérité, le choix est vite fait.
— J’étais venu te reconquérir.
Olivia ne montre aucune réaction. Elle me déstabilise complètement. Jamais
je n’ai été aussi indécis et aussi perturbé que depuis que je l’ai laissée entrer dans
ma vie. Pour la première fois, je suis à la merci d’une femme. L’amour m’a
totalement transformé et il n’y a que pour Olivia que je me comporte de cette
manière. Elle demande, calmement :
— Me reconquérir ? Vraiment ?
Elle semble septique, je ne peux pas lui vouloir. Mais devant son ton
ironique, je m’agace.
— Je me rends compte que c’était une très mauvaise idée. Rassure-toi, je
reprendrai l’avion dans la soirée et tu n’entendras plus jamais parler de moi.
Sur ces mots, je termine mon verre de whisky, que je claque sur la table, et je
me lève pour me rendre dans ma chambre. Elle ne bouge pas, tête baissée, et ne
fait rien pour me retenir. S’il me fallait une preuve que tout est bel et bien
terminé entre nous, son attitude en est une. C’est le cœur brisé que je prépare
mon sac. Je suis anéanti, détruit. Mes gestes sont lents, mécaniques. Plus jamais
je n’aimerai une femme aussi intensément que j’ai aimé Olivia. Un dernier coup
d’œil par la baie vitrée qui donne sur une mer aussi bleue que les yeux de la
femme que j’aime puis je descends rendre ma clé et commander un taxi pour
l’aéroport. Je traverse le hall de l’hôtel et, une fois sur le parking, je m’aperçois
que sa voiture a disparu. Notre histoire se termine ici. Je vais rentrer à New York
et tenter de l’oublier. Il me faudra du temps, beaucoup de temps et des litres de
whisky mais c’est ainsi. Ensuite, je m’emploierai à trouver une femme à épouser
pour pouvoir accéder aux pleins pouvoirs de Prescott Enterprise. Avec un peu de
chance, j’arriverai même à l’aimer.
Une fois à l’aéroport de Miami, je m’avance vers l’un des guichets afin de
faire changer mon billet lorsque quelqu’un m’interpelle :
— Caleb ?
Je me retourne et je vois Gabriel s’avancer vers moi. Il a l’air étonné de me
voir.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
Je grimace. Est-ce donc si étonnant de me croiser dans un aéroport ? Je suis
mauvais, je sais bien qu’il fait la relation entre ma présence ici et le fait
qu’Olivia habite maintenant à Miami.
— Je suis venu me rendre compte par moi-même que j’avais merdé bien
comme il faut avec Olivia. Tu sais, pour être certain qu’elle me détestera jusqu’à
la nuit des temps.
Gabriel fronce les sourcils et me demande :
— Tu as vu Olivia ? Je passe quelques jours chez elle et j’ai avancé mon vol.
Je ricane, amer.
— Oh oui. Tu comprends mieux ma présence ici. Je rentre à New York.
Salut, Gab.
Je me tourne pour repartir vers le guichet et je sens qu’il me retient par le
bras.
— Attends.
La tension qui m’habite s’amplifie et je me dégage de sa prise.
— Laisse tomber. J’ai compris le message. Je ne l’emmerderai plus.
Mon ancien ami claque sa langue en signe d’agacement.
— Attends, bordel. Écoute-moi.
Il m’invite à m’installer sur l’un des sièges de la salle d’attente et s’assoit à
côté de moi. Il secoue la tête en me regardant, désabusé.
— T’es vraiment qu’un chieur.
Je le dévisage, interdit. Je ne sais pas trop quoi dire.
— Eh bien… Je… Merci ?
Gabriel pouffe et m’arrache un sourire. Il me pousse de l’épaule.
— Tu l’aimes, hein ?
Je regarde le flot de voyageurs qui balaient l’endroit. Toutes sortes de gens
s’activent. Des jeunes, des couples, des hommes d’affaires. Ils ont l’air tour à
tour pressés, contents ou tristes. Des stewards et des hôtesses de l’air courent
dans tous les sens avec leurs valises pour prendre leur poste. Mon regard se pose
sur une mère de famille sexy redressant la cravate de son mari qui m’a l’air de
devoir partir en voyage d’affaires. Leur fils se tient à côté, son doudou dans les
bras. Cette vision me fait soupirer, lorsque je me dis que cela aurait pu être
Olivia et moi, accompagné de l’enfant que j’aurais pu lui faire. Je suis
malheureux. Tellement malheureux. Je réponds à Gab sans le regarder :
— Je l’aime comme ce n’est pas permis d’aimer. Je m’en veux tellement
d’avoir tout foutu en l’air. Connor t’a dit ?
Gabriel hoche la tête et sourit :
— Tu l’as sacrément amoché.
— Il m’a avoué qu’il aimait Olivia. Ça m’a foutu hors de moi.
Mon pote soupire.
— Si tu veux sauver les meubles avec Olivia, il va falloir que tu mettes ta
jalousie de côté. Elle déteste ça. Ce sentiment de possession la révulse. Elle n’est
pas un objet, Caleb.
Je hoche la tête en grimaçant.
— Il n’y a plus rien à sauver, Gab. C’est terminé avec Olivia, j’en ai eu la
confirmation tout à l’heure.
— Elle te l’a dit ?
Je hausse les sourcils.
— Eh bien… En fait, non.
Gabriel pousse un nouveau soupir et se lève :
— Allez. Viens.
Je me mets debout à mon tour et demande :
— Pourquoi tu fais cela pour moi, Gab ?
Mon ami hausse les épaules et attrape son sac.
— Je ne le fais pas pour toi, Caleb. Je le fais pour Olivia. Elle est
malheureuse. Elle ne me le dit pas mais je la connais suffisamment bien pour
savoir qu’elle t’aime encore. Et comme tu n’es pas foutu de lui exprimer tes
sentiments, l’Ange Gabriel va prendre les choses en main.
Gabriel se dirige vers la sortie et, voyant que je ne le suis pas, se retourne :
— Alors quoi ? Tu viens ?
Je récupère mon sac que j’ai posé sur le siège et le charge sur mon épaule.
Arrivé à la hauteur de Gabriel, je lui chuchote :
— J’espère que tu sais ce que tu vas lui dire. Elle ne va sûrement pas être
contente de me voir.
Le visage fendu d’un grand sourire, il me gratifie d’un clin d’œil.
— On verra bien.
Le taxi nous dépose au pied d’un immeuble de standing et Gabriel paie la
course. Je lui emboîte le pas, le ventre noué, anxieux mais plein d’espoir à la
fois, et nous montons à l’étage de l’appartement d’Olivia. Quand nous sonnons,
elle ouvre la porte, superbe, et son visage est fermé, comme à son habitude. Gab
entre en rigolant :
— Je ramène le dessert.
Elle esquisse un sourire puis redevient sérieuse lorsque ses iris se posent
enfin sur moi. J’avance jusqu’à elle mais je ne peux pas aligner deux mots. Ses
yeux m’étudient longuement, s’arrêtant sur mon tatouage au passage. Olivia me
gratifie d’un regard glacial et d’un signe de tête.
— Tiens, tiens… Regardez qui est de retour.
12. Olivia
Je tremble comme une ado qui voit son flirt pour la première fois. Je tente de
paraître la plus détachée et la plus froide possible, mon estomac est tellement
noué et ma gorge tellement sèche que je ne vais rien pouvoir avaler. Caleb est
plus canon que jamais. Cet air nonchalant et ces foutues mèches rebelles,
merde ! Mes yeux dévient sur son cul moulé dans un jean Levi’s et je mords ma
lèvre pour éviter de pousser un gémissement. Gabriel s’en rend compte et ouvre
des yeux si grands que Caleb se retourne vers moi. Immédiatement, je me tiens
droite, et surtout, je me sens prise en faute. Mon Dieu… Je me dirige vers le bar.
— Il fait chaud, non ? Je boirais bien quelque chose. Gab ? Caleb ?
Les deux amis répondent en même temps des boissons différentes et nous
éclatons de rire, ce qui contribue à détendre l’atmosphère. Je ramène nos verres
et dépose le tout sur la table en fer forgé que j’ai installée sur le balcon. Caleb est
le premier à la reconnaître.
— C’est celle que tu avais à New York, non ?
Je souris tristement.
— Oui. Je n’ai gardé que cela. J’ai vendu tout le reste avec…
Je baisse la tête et fixe mon verre de vin. Caleb est penché sur la rambarde
du balcon et son regard se perd vers l’horizon. Gabriel s’assoit dans le canapé en
rotin et tapote la place à côté de lui pour que je m’y installe, ce que je fais avec
plaisir. Il me sourit chaleureusement et me fait un clin d’œil. Les bras étalés sur
le dossier, il balance :
— Alors, Caleb, qu’est-ce que tu fais à Miami ?
Puis se tournant vers moi.
— C’est fou ! J’étais à l’aéroport et sur qui je tombe ? Ton mec, dis donc !
Mes yeux roulent dans leurs orbites à l’évocation de Caleb pendant que
Gabriel ricane en silence. Je risque un œil vers lui mais il n’a pas bougé et fixe
toujours l’océan. Il passe sa main dans ses cheveux, signe qu’il est mal à l’aise et
répond, presque dans un murmure :
— J’étais venu pour elle…
Le sourire de Gabriel s’efface devant la peine de son ami et je baisse les
yeux à cette confidence. Il pose son verre sur la petite table et se lève. Je fronce
les sourcils et m’inquiète :
— Gabriel, qu’est-ce que tu fais ? Tu pars ?
Il se baisse pour déposer un baiser sur mon front et contourne le canapé.
Puis, en passant près de Caleb, lui presse l’épaule.
— Je crois que vous avez des choses à vous dire tous les deux. Je sors. On
verra si je rentre.
Je le remercie intérieurement, une fois de plus et lui crie avant qu’il ne s’en
aille :
— Prends le double des clés de l’appartement. Le trousseau avec le smiley
jaune.
— Ça marche. Je prends ta voiture aussi. Restez sages, les enfants.
Une fois Gabriel parti, Caleb n’a toujours pas bougé de la rambarde. Il fixe
l’horizon comme si sa vie en dépendait. En réalité, j’ai bien compris qu’il n’ose
pas me regarder. Depuis le canapé, je lui propose :
— Et si on repartait sur de bonnes bases ? Une question chacun ?
Je le vois sourire et il tourne enfin la tête dans ma direction. Ses yeux brillent
comme des diamants et sont d’un vert si pur que j’ai envie de m’y noyer. Tout
mon être réagit à la moindre parcelle de son corps même si son regard seul
suffirait à m’embraser. Il se détache enfin de l’endroit où il se trouve et vient
s’installer à la place qu’occupait Gabriel un peu plus tôt. Il termine son verre
d’une traite, visiblement il a besoin de courage. Je lui fais signe qu’il peut
commencer puis j’inspire profondément. Caleb passe la main sur son visage et
démarre les hostilités.
— Pourquoi avoir accepté le premier rendez-vous, si tu savais déjà qui
j’étais ?
Je presse mes lèvres entre elles. Nous allons enfin pouvoir nous expliquer
sur nos attitudes communes. Je veux être complètement honnête avec lui, si cela
peut nous permettre de, peut-être, apaiser nos cœurs meurtris.
— En réalité, lorsque tu as réservé le premier rendez-vous, j’ai appelé
Connor pour le lui dire. Tu parles d’une ironie ! L’armateur et la sœur d’une
victime tuée par balle ! Et il a débarqué à la maison, complètement paniqué, en
m’expliquant que tu cherchais la fille qui t’avait humilié au gala de charité. Et
comme tu insistais alors que, chez moi, le ton montait avec Connor, j’ai cédé. De
rage.
Caleb hoche la tête, l’air songeur. Il fixe ses chaussures et j’éprouve la plus
grande peine du monde à ne pas le toucher. Je dois m’obliger à rester assise pour
ne pas fondre sur lui et lui dévorer les lèvres. Il paraît si vulnérable que cela me
perturbe énormément, tant je n’ai pas l’habitude de le voir dans cet état. Il
semble abattu, triste. C’est à moi de poser une question et je sais qu’il se doute
déjà de ce que je vais lui demander.
— Pourquoi ?
Il pince ses lèvres si fort qu’elles blanchissent instantanément et mon cœur
se soulève de douleur. Je sais que nous ressassons des moments et des souvenirs
que nous souhaitons oublier mais si nous voulons avancer, il va falloir crever
l’abcès. Son verre vide toujours à la main, il reste muet et je lui laisse le temps
nécessaire pour prendre la parole. Il lutte, réfléchit, et finit par m’expliquer ce
que, finalement, je sais déjà.
— Connor…
Le prénom de celui qui était notre ami se meurt dans sa gorge et Caleb doit
s’y reprendre à deux fois pour continuer, tant l’émotion le submerge.
— Au gala, j’étais le plus heureux des hommes. J’avais une magnifique
femme à mon bras, tout le monde était conquis, même De Blasio. Et quand je
t’ai dit que nous aurions à parler après le gala, je…
D’un geste spontané, je pose ma main sur la sienne et la serre fort pour lui
donner un peu de courage. De sa main opposée, il me caresse le poignet mais
n’ose toujours pas me regarder, alors je décide de terminer sa phrase.
— Tu voulais me dire que ce serait la fin de notre histoire, c’est cela ? De
mon côté, j’allais rompre car je sentais que je perdais Connor et cela me semblait
insupportable. Je ne voulais pas me séparer de toi mais je n’avais pas le choix.
Caleb relève brusquement la tête et plonge ses yeux magnétiques dans les
miens. J’y lis l’incompréhension et l’étonnement.
— Non ! Non ! Pas du tout ! J’allais te demander de te désinscrire du Baiser
du Diable. Je voulais juste… te… garder pour moi.
Je ne peux pas m’empêcher d’afficher un sourire béat. C’était donc cela… Je
l’encourage à continuer et il reprend, la voix cassée :
— Puis Connor est venu me voir et m’a expliqué que tu te foutais de ma
gueule, que tu reversais les gains de nos rendez-vous à son association. Au début
je n’ai pas voulu y croire. Puis il m’a demandé dans quel état tu étais quand je
t’ai proposé de venir à Miami avec moi. Ensuite, il m’a interrogé pour savoir si
j’avais vu tes tatouages et c’est là que j’ai compris que la femme du gala de
charité et toi étiez la même personne. Puis Connor a fini par me livrer l’histoire
de ta sœur. Mon Dieu, Olivia… Je suis tellement désolé.
Ses yeux brillent, les miens ne vont pas tarder à être baignés de larmes car je
sens déjà grossir la boule qui s’est formée dans ma gorge. Le timbre de sa voix
tremble en même temps que son menton lorsqu’il reprend :
— La rage a pris le dessus sur mes sentiments pour toi. Je n’avais plus qu’un
seul but, te blesser comme les paroles de Connor venaient de le faire avec mon
cœur. Je ne t’ai même pas laissé le temps de t’expliquer, j’ai complètement
vrillé… Une fois sur l’estrade, j’ai eu l’idée d’utiliser ton histoire pour te faire le
plus de mal possible. Quel connard, putain !
Une première larme dévale ma joue lentement, comme si elle prenait son
temps pour venir se laisser mourir sur ma lèvre. Caleb me sourit en l’essuyant
avec son pouce, sa main chaude posée sur ma mâchoire. Il s’approche un peu
plus de moi et vient poser son front contre le mien. Nous fermons les yeux le
temps de reprendre un peu nos esprits, nos confidences commençant doucement
à cicatriser nos plaies. Je sens son parfum enivrant et je rêve de le serrer contre
moi.
— Quand je t’ai laissé la parole, j’étais persuadé que tu allais me rabaisser
devant tout le monde, en profiter pour leur dire à tous que je n’étais qu’un
sombre connard mais au lieu de ça… Tu as été… exceptionnelle. J’étais
complètement fasciné par la manière dont tu as retourné la situation à mon
avantage. C’est quand tu es descendue de l’estrade avec Gabriel que j’ai compris
que j’étais en train de te perdre. Mais le mal était déjà fait. Lorsque j’ai enfin pris
la mesure de ce que je venais de faire, mon ego m’a interdit de t’appeler alors je
suis resté à me morfondre pendant des semaines.
Caleb renifle et j’ose enfin ouvrir les yeux pour l’observer. Son visage est
ravagé par la douleur et le remords, les larmes perlent au bout de ses cils et il
lutte pour les retenir. Ses iris sont d’un vert presque pur et je remarque comme
des sortes de fleurs autour de sa pupille. Je prends réellement conscience de
l’ampleur de l’amour que j’éprouve pour cet homme, d’ordinaire si froid et
arrogant, qui se risque aujourd’hui à se livrer à moi comme jamais. Ma main
vient se poser délicatement sur sa joue et je caresse sa barbe naissante. Il
reprend :
— Après deux mois de descente en enfer, j’ai fini par me décider à
débarquer chez toi. J’avais acheté un beau bouquet de roses rouges, il fallait
absolument que tu me pardonnes d’avoir été un sale con. Et quand je suis arrivé
à ton appartement, ce fut la douche froide. Tu avais déménagé et mon cœur s’est
arrêté de battre quand la nouvelle propriétaire m’a remis la turquoise que je
t’avais offerte. J’ai compris que tout était terminé entre nous.
Maintes fois, je m’étais juré de le faire souffrir et ramer si jamais il me
revenait. Et maintenant qu’il est face à moi, qu’il s’est mis à nu, je ne rêve plus
que de fondre mon corps avec le sien. Je souris une nouvelle fois.
— Tout n’est pas terminé, puisque tu es là.
Caleb me fixe si intensément que je perds le contrôle. Mes lèvres se soudent
aux siennes et nos baisers passionnés enflamment nos corps. Mes doigts
s’emmêlent dans ses mèches blondes et Caleb grogne contre ma bouche. Nos
souffles courts trahissent notre envie l’un de l’autre et nos langues se caressent.
— Olivia… Je suis tellement désolé, pardonne-moi, je t’en prie.
À contrecœur, je me détache de lui et me lève en le prenant par la main mais
Caleb ne l’entend pas de cette oreille. Se débarrassant de son tee-shirt d’un geste
rapide, il m’attire à lui et je viens me coller contre son torse musclé. Il fouille
sous ma robe et la passe par-dessus ma tête. Il me dévore des yeux et me serre
dans ses bras en murmurant à mon oreille :
— Tu m’as tellement manqué, mon cœur.
Ces mots font céder mes dernières barrières et je dégrafe mon soutien-gorge
en le fixant droit dans les yeux. Mes seins se libèrent et mes tétons pointent déjà
vers le ciel bleu de Miami. Caleb ôte son jean et son caleçon, sans un seul regard
pour les balcons environnants. Je m’avance vers lui, fiévreuse, et une fois à sa
hauteur je dépose une pluie de baisers sur sa mâchoire, son cou, son torse et je
l’entends gémir. Je le pousse sur le canapé de rotin et il s’y laisse tomber avec
plaisir, attendant la suite, son membre tendu à l’extrême. Je m’agenouille entre
ses cuisses sans le quitter des yeux et entame des va-et-vient sur sa queue en
alternant ma main avec ma langue. Son bassin s’active en cadence avec ma
bouche et Caleb ne perd pas une miette de ma prestation. D’une poigne ferme, il
attrape une mèche de mes cheveux pour m’obliger à venir m’installer sur lui. Il
décale un pan de ma culotte en dentelles et mon excitation est telle que son
membre s’emboîte en moi sans aucune résistance. Les premiers coups de reins
m’arrachent des soupirs qui augmentent au fur et à mesure que Caleb s’affaire
entre mes cuisses. Mon partenaire me caresse les bras puis les emprisonne dans
mon dos. Je ne peux plus bouger et je suis ainsi à sa merci. Notre plaisir en est
décuplé et une vague de chaleur remonte lentement le long de ma colonne
vertébrale. Je tremble et augmente la vitesse de mon bassin. Je monte et je
descends sur Caleb qui prend mon sein droit en bouche et aspire mon téton qui
gonfle instantanément. Ma tête bascule en arrière et je sens que je vais venir. Il
s’en rend compte et libère mes bras, puis, d’un bond, se lève tout en me gardant
dans ses bras. J’en profite pour l’embrasser avec gourmandise, mordant dans sa
lèvre inférieure et suçant sa langue. Je me laisse complètement aller, tant je suis
heureuse de l’avoir retrouvé. Caleb avance dans le salon, puis le couloir et ouvre
la première porte qu’il voit à l’aide de son coude. Au bord de l’explosion, je
souffle :
— C’est la chambre de Gab.
Caleb se marre contre mon cou puis mord mon épaule.
— Il dormira sur le canapé.
Il me jette sans ménagement sur le lit et me contemple pendant quelques
secondes. Puis il se place devant moi, caresse mes pieds, mes mollets et mes
cuisses, qu’il écarte brusquement, m’arrachant un cri de surprise. Il retire
délicatement ma culotte qu’il envoie valser par-dessus son épaule et sa langue
s’attarde sur mon dôme et mes lèvres qu’il lèche avec avidité. Je cambre le dos
pour en profiter pleinement et le plaisir s’insinue dans mon corps. Je frissonne
pendant que Caleb me retourne brusquement et me pénètre avec brutalité, ce qui
n’est pas pour me déplaire. Il accélère ses mouvements et je saisis les draps pour
les serrer avec force lorsque je sens l’orgasme poindre.
— Caleb !
Je hurle son prénom lorsqu’une vague de plaisir me dévore le corps, le cœur
et l’esprit. Je frémis encore quand ses mains parcourent mon corps et qu’il se
laisse tomber à mes côtés. Ses yeux verts brillent d’une lueur nouvelle, je le
trouve changé. Je me tourne sur le côté et j’embrasse son tatouage tout en lui
caressant le bras. Caleb ne me quitte pas des yeux, si bien que je recule mon
visage pour l’interroger :
— Caleb ? Tout va bien ?
Il me sourit et dépose un tendre baiser sur mes lèvres encore gonflées.
— Je… Je t’aime, mon cœur.
13. Carter
Deux semaines maintenant que je n’ai pas vu Olivia. J’attends toujours un
retour de la part du directeur Bates concernant un nouvel interrogatoire
d’Edisson. La psy pense qu’elle peut lui extorquer quelques informations
supplémentaires et son aide n’est pas de refus. Ce salopard finira sur la chaise
électrique, c’est certain, mais je suis persuadé qu’il reste des victimes dont les
corps n’ont jamais été retrouvés. Lorsque j’ai repris les dossiers, je me suis
rendu compte que deux disparus manquaient à l’appel.
Graham Fischer et Dany Rubens.
Il faudra qu’Olivia réussisse à lui faire cracher le morceau. Mais je ne doute
pas qu’elle y parvienne. Elle est douée. Très douée. Lors de son premier
entretien avec Edisson, elle a obtenu des aveux avec une facilité déconcertante.
Mais il me faudra la protéger davantage, l’attitude agressive de Thomas l’a
beaucoup perturbée l’autre jour et elle a craqué. Je repense à ce moment où je
l’ai serrée dans mes bras. Cet instant était si intense que j’ai failli me laisser aller
à l’embrasser mais… Je ne sais pas… On dirait que quelque chose la retient. J’ai
déjà tenté le coup et cela s’est soldé par un rejet, alors je n’ai pas vraiment envie
d’essuyer un nouveau refus. Malgré tout, j’ai du mal à arrêter de penser à elle.
Elle est tellement belle, tellement vulnérable que je sens que peu à peu je…
Je secoue la tête. Je ne peux pas dire que je suis amoureux de cette femme, je
la connais à peine. Mais je m’attache à elle de manière dangereuse, il va falloir
que je prenne mes distances et… Bordel ! Je n’en ai pas envie ! Je la veux, elle
m’obsède. Je suis certain de pouvoir lui apporter ce qu’elle recherche chez un
homme, malgré les nombreuses cicatrices qui marquent mon corps et mon esprit.
Pour la première fois depuis que je côtoie Olivia, j’ai une pensée pour Spencer.
Mes cauchemars se sont espacés, elle agit sur moi comme un baume, un
pansement. Je me sens bien lorsque je suis avec elle, alors peut-être que je
pourrais lui parler de Spens.
Le soleil se couche lentement sur la mer et je me balade avec Bones sur la
plage. Après manger, j’aime bien me détendre et mon chien a besoin de se
dépenser. Certains préféreront un bon verre d’alcool, moi je préfère marcher. Je
longe le rivage, les vagues viennent s’écraser sur mes pas et me lèchent les
pieds. Il fait encore chaud malgré l’heure et j’ai envie de piquer une tête. Je me
déshabille et dépose mes habits sur le sable sec, pendant que Bones court partout
en aboyant, trop heureux de cette baignade improvisée. Je m’avance dans l’eau
jusqu’à mi-cuisses et mouille ma nuque avant de me jeter la tête la première dans
une énorme vague qui fonce droit sur moi. Je nage quelques mètres puis me
laisse porter par le courant, bercé par le bruit apaisant de la mer. Bones jaillit à
côté de moi en jappant et je l’éclabousse comme je le ferais avec un gosse.
J’adorerais en avoir, mais, pour cela, il faudrait déjà que je trouve une
compagne. Et sortir avec un ancien soldat qui souffre de syndrome post-
traumatique, c’est compliqué. Très compliqué. Trop compliqué.
— Salut !
Je tourne la tête vers la voix qui m’interpelle et mon cœur fait un bond.
Serait-ce… Merde. Pamela. Je tente de cacher ma déception et lui fais un signe
de la main.
— Hé. Salut, Pamela.
— Elle est bonne ?
Je lui adresse un sourire crispé, je n’ai pas envie qu’elle s’éternise. Je
regarde vers l’horizon et réponds vaguement :
— Oui, ça va.
Bones s’impatiente puis, d’un coup, part en courant vers la droite. J’ai beau
l’appeler, rien n’y fait. Il file comme le vent, m’obligeant à sortir de l’eau afin de
m’assurer qu’il revienne. Je le vois sauter autour de quelqu’un puis revenir vers
moi pour mieux repartir. Au fur et à mesure que la silhouette se dirige vers nous,
une douce sensation s’empare de mon cœur. Pamela me parle mais je n’écoute
rien, toute mon attention est concentrée sur Olivia qui se dirige vers nous.
Lorsqu’elle arrive à notre hauteur, elle me sourit et tend la main à Pamela.
— Bonjour. Ou plutôt, bonsoir.
Pamela la dévisage sans aucune gêne, le regard noir lorsqu’elle se rend
compte que je souris béatement. Olivia a toujours la main tendue et attend
patiemment que son interlocutrice daigne la lui serrer. Je m’agace :
— Pamela, ce serait trop te demander d’être un minimum polie ?
Olivia me sourit et reporte son regard cristallin sur ma supérieure pendant
que son bras retombe le long de son corps :
— Ce n’est pas grave, Carter. J’ai l’habitude de ce genre de femmes. Le
manque de confiance lorsqu’elle est en présence de ce qu’elle pense être une
rivale, c’est assez commun chez les personnes qui ont une haute estime d’elles-
mêmes. Pamela, c’est cela ? Vous devriez peut-être revoir vos prérogatives et
cesser de penser que parce que vous êtes leur supérieure hiérarchique, vous avez
la mainmise sur vos subordonnés.
Je n’en reviens pas ! Olivia fait preuve d’une telle froideur et d’une telle
arrogance que j’en suis abasourdi. C’est la première fois que je la vois se
comporter de la sorte. Pamela est rouge de honte et me lance un regard blessé
avant de tenter une sortie discrète :
— Eh bien, je vais vous laisser. À demain, Carter.
Puis, sans un regard pour Olivia, elle repart vers la route d’un pas rapide,
comme si le sable lui brûlait les pieds. Je la regarde s’éloigner avant de reporter
mes yeux sur la psy. Elle est occupée à caresser Bones et n’a visiblement aucun
remords sur son attitude. Alors que je vais ouvrir la bouche pour lui dire le fond
de ma pensée, elle se redresse et ses yeux tombent sur ma cicatrice à la cuisse.
Elle ouvre la bouche dans un cri muet et fait un pas vers moi, en murmurant :
— Mon Dieu ! Je peux ?
Ma gorge brûle, je peine à avaler ma salive. Avant de répondre, j’ai besoin
de m’éclaircir un peu la voix.
— Hum… Je… Oui.
Olivia se rapproche de moi et son parfum fleuri vient chatouiller mes
narines. Je sens le désir prendre vie entre mes jambes et je panique à l’idée
qu’elle me touche. Mais je ne bouge pas. Je ne bouge pas parce que, en réalité,
j’en crève d’envie. Alors je la laisse faire. Je la laisse toucher mon corps meurtri
en espérant que cela puisse aussi réparer mon esprit. Elle tend la main et le
premier contact qui se fait entre nos corps est si doux que je ferme les yeux. Son
index effleure la peau lisse qui s’est reformée après la cicatrisation et,
délicatement, il trace la courbe du trajet qu’ont suivi les balles qui m’ont atteint.
J’ouvre les yeux pour la regarder. Je veux voir l’expression de son visage en
découvrant mon corps bousillé et marqué à vie. Olivia le détaille
minutieusement, longuement, comme si elle voulait se rappeler chacune de ses
imperfections. Puis, doucement, son regard bleu glisse sur ma peau comme une
caresse interdite, remonte sur ma hanche puis mon bras pour ensuite finir sur
mon torse. Ses pupilles tremblent, je me rends compte qu’elle est assaillie de
questions sur ce qu’elle voit et je ne sais pas si j’arriverai à lui répondre. Nous
n’échangeons aucun mot, ce n’est pas nécessaire. Sa main chaude est posée sur
mon torse et elle fait lentement le tour de moi-même, tout en laissant traîner son
doigt sur ma peau qui est en train de s’enflammer comme une allumette que l’on
craque. Je l’entends émettre un léger son, comme un cri étouffé, lorsqu’elle
découvre plus en détail la cicatrice qui orne ma nuque, et mon corps frissonne au
moment où elle passe ses doigts dessus. Mon esprit me hurle de me détacher
d’elle mais mon cœur n’est pas de cet avis. Je suis incapable du moindre geste,
trop heureux d’être l’objet de son attention. J’ai tellement envie d’elle que c’en
est douloureux. Une main invisible presse mon cœur qui se comprime dans ma
poitrine car je sais qu’elle ne se rend pas compte de l’effet incroyable qu’elle a
sur moi, mais mon cerveau, ce traître, analyse le moindre geste de cette femme
exceptionnelle et me laisse espérer qu’une histoire est possible avec elle.
Lorsqu’elle revient devant moi, ses pupilles brillent d’un éclat si intense que
j’ai l’impression qu’elle va pleurer. J’ai envie de fondre sur elle pour la serrer
dans mes bras puis de goûter ses lèvres, sa peau, elle tout entière. Alors je tente
le coup. L’instant semble bien choisi pour lui montrer à quel point je la désire et
je réduis la distance qui nous sépare. Aussitôt, sa respiration se coupe et ma main
attrape son si joli visage. Je passe mon pouce sur ses lèvres roses, comme pour
effacer tous les baisers que les autres hommes ont pu y déposer avant moi. Bones
se redresse et aboie après mon pantalon, étonné que celui-ci se mettre à vibrer.
— Pas maintenant, Bones.
Olivia sourit et murmure :
— Ton téléphone, Carter. C’est peut-être important.
Je peste après le destin qui en a clairement après moi et fouille la poche de
mon pantalon resté à terre.
— Lieutenant Jones. Ah, bonsoir, monsieur Bates.
Olivia fronce les sourcils et regarde sa montre. Il est vingt et une heures et
c’est une heure très inhabituelle pour recevoir un appel du directeur d’une
prison. J’écoute attentivement ce qu’il me dit et hausse un sourcil. Je termine la
conversation et raccroche. Olivia m’interroge du regard et je soupire :
— Edisson veut te parler.
— Très bien. Quand ?
Je la fixe et tente de réguler ma respiration du mieux que je peux.
— Maintenant.

*
* *

Avant de nous rendre à la prison, nous rentrons nous changer et je passe


ensuite chercher Olivia chez elle. Elle s’est habillée de manière stricte mais elle
est toujours aussi sublime. Sur le trajet qui nous mène vers Edisson, je la regarde
en coin et, bizarrement, je ne la sens pas stressée. Elle repère mon manège et
tourne la tête vers moi :
— Quoi ?
Je hausse les épaules.
— Rien. Je te trouve bien… sereine.
Elle sourit en regardant la route.
— C’est peut-être parce que je le suis.
Je pose mon coude contre la portière et conduit de la main droite. Elle est
très différente de la dernière fois où nous sommes venus et cela me fait un peu
peur. Je ne sais pas ce qu’Edisson nous réserve mais mon instinct me dit que ce
n’est rien de bon. Je me gare à la même place que précédemment lorsque nous
arrivons à la prison et Olivia descend presque aussitôt. Elle rajuste sa coiffure,
attrape son attaché-case et nous nous dirigeons vers la lourde porte d’entrée. Je
sonne et le cliquetis d’ouverture se fait entendre. Le garde à l’entrée nous fouille
et je dois déposer mon arme et ma plaque dans un petit casier en plastique après
avoir signé le registre des visites.
Bates nous attend devant l’une des salles d’interrogatoire et Edisson est déjà
harnaché à la table. Olivia s’approche de la vitre sans tain de la pièce où nous
nous trouvons et dévisage longuement le prévenu. Sans le lâcher des yeux, elle
demande à Bates :
— Il est comme ça depuis quand ?
Le directeur me jette un regard rapide puis fronce les sourcils.
— Comment ça « comme ça » ?
Olivia fait encore un pas comme si elle allait passer de l’autre côté du miroir
et, avec une pointe d’agacement dans la voix, répond :
— Aussi calme. Depuis quand ?
Bates semble troublé et un très mauvais pressentiment s’empare de moi.
Maintenant qu’Olivia a relevé le fait qu’Edisson lui paraît détendu, je ne suis
plus très sûr que ce soit une bonne idée de la laisser avec ce monstre.
— Olivia, je…
Elle se retourne et braque un regard déterminé sur le directeur de la prison
qui s’empresse de répondre :
— Deux jours. Trois, tout au plus.
Elle se retourne vers Edisson et, après un dernier regard, se dirige vers la
porte. Je la rattrape avant qu’elle ne sorte et je l’accompagne jusque devant la
pièce où se trouve Thomas puis fait signe au garde de ne pas ouvrir la porte
avant mon signal.
— Olivia, je ne le sens pas du tout, cette fois. J’ai l’impression que quelque
chose cloche.
Elle affiche un air résolu et me sourit en pressant ma main dans la sienne.
— Arrête de t’inquiéter tout le temps pour moi. Ça va aller. Je ne me
laisserai pas déborder comme la dernière fois.
Olivia lâche ma main et se dirige vers la porte, faisant un signe de tête au
gardien pour qu’il lui ouvre. La porte se referme sur elle dans un bruit
assourdissant, résonnant en une multitude d’échos qui galopent dans le couloir.
Aucun son ni bruit ne sort de cette salle, alors je choisis de rester adossé au mur,
une jambe pliée et les bras croisés. Si l’entretien devait mal se passer, je veux
pouvoir réagir le plus rapidement possible.
14. Olivia
— Olivia ! Vous êtes toujours aussi belle.
Je suis debout dans la salle d’interrogatoire, dos à la porte qui se referme sur
moi et je sens le regard de Carter sur ma nuque. Le bruit du mécanisme de
fermeture retentit dans la pièce et manque de me faire sursauter. Mais je ne laisse
rien paraître, il faut que je donne le change. Toute cette situation est tellement
bizarre que je finis par me dire que Carter avait raison. Edisson qui se permet de
me convoquer presque en pleine nuit, son calme olympien, tout cela est très
suspect. Je fais un pas en direction de la table et y pose mon attaché-case. Je
m’installe sur la chaise et en sort un dossier que m’a remis Carter. Je daigne
enfin regarder Edisson et le salue d’une voix claire :
— Bonsoir, Thomas.
Il affiche un sourire satisfait et cela ne me plaît pas du tout, mais tant que je
garde le contrôle de la situation, tout ira bien.
— J’imagine que je ne suis pas venue en cette heure tardive pour que vous
ayez le loisir de vous extasier sur ma beauté. Que voulez-vous, Thomas ?
Edisson me fixe sans répondre, espérant probablement me mettre mal à
l’aise mais cela ne fonctionne pas. Je suis déterminée à ne pas me laisser
impressionner et à lui faire avouer où se trouvent les corps des deux dernières
victimes. Comme il ne répond pas, je prends les devants et sors du dossier deux
photos que j’étale devant le prévenu. Il ne leur accorde pas le moindre coup
d’œil.
— Graham Fischer et Dany Rubens. Vos deux dernières victimes présumées.
Vous les reconnaissez ?
Edisson hoche la tête mais ne dit rien. Il n’a aucun geste. Ni agacé, ni en
colère, rien. Je pousse les deux portraits vers lui.
— Vous pouvez m’en dire plus ?
Thomas grimace et semble peu disposé à parler. Je croise les bras sur la table
en fer et le toise. En silence, nous nous jaugeons l’un l’autre et je me décide à
rompre le silence qui s’est abattu sur nous.
— Pourquoi un Peacemaker, Thomas ?
Je tente d’établir une relation un peu plus chaleureuse que lors de notre
première entrevue afin de créer un lien entre nous. Il faut que j’arrive à lui
extirper le plus d’informations possible et, surtout, la plus importante de toutes.
Le lieu où reposent les corps des deux gamins. Edisson ne bouge toujours pas,
son regard rivé au mien, et je le soutiens sans broncher. Je suis là pour faire un
job et je compte bien tout mettre en œuvre pour y parvenir. Je m’appuie contre le
dossier de ma chaise en fer et croise les bras sur ma poitrine. Je ne montre aucun
signe d’agacement, même si, en réalité, j’ai envie de me ruer sur lui en hurlant.
J’attends durant de longues minutes mais rien ne se passe. Aucun changement.
Alors je prends la parole :
— Vous savez, Thomas, en psychologie, l’arme, le pistolet ou peu importe,
représente bien souvent le phallus. C’est-à-dire que nous estimons que le
criminel utilise une arme pour satisfaire une envie sexuelle ou une simple
pulsion, mais surtout parce qu’il a besoin de s’affirmer avec l’aide d’un substitut.
Edisson me regarde sans bien comprendre ce que je lui raconte mais je note
un premier changement dans son comportement. Son sourire s’est effacé. Il
déteste que l’on remette en cause sa virilité. Et moi, j’adore appuyer là où ça fait
mal.
— Donc, pour être plus claire, afin de vous prouver que vous n’étiez ni
impuissant ni gay, vous avez utilisé le Peacemaker comme substitution, comme
un objet de virilité. Le pistolet a été votre phallus pour tenter de vous convaincre
que vous étiez ce que votre père qualifie de personne normale. Mais, en réalité,
vous êtes un criminel, Thomas. Un psychopathe.
Les lèvres d’Edisson se retroussent en un rictus qui me glace le sang et,
malgré la peur qui s’insinue doucement en moi, je continue l’interrogatoire.
— Je me posais une question, en préparant cet entretien.
Je marque un silence pour obliger Thomas à interagir, lui qui ne m’a plus
rien dit depuis que je suis assise face à lui. C’est très déstabilisant. D’habitude,
les grands criminels comme Edisson n’hésitent pas à vanter leurs meurtres, à
donner les détails les plus glauques afin de mettre mal à l’aise leur interlocuteur.
Mais Thomas se tait. Soudain, il esquisse un mouvement car sa menotte tinte
contre l’attache en fer. Je vois alors que sa main tremble comme un junkie en
manque ou un malade de Parkinson. Il me regarde et finit par demander :
— Posez-moi votre question, Olivia.
Sa voix est pourtant calme, posée, presque agréable. J’affiche un sourire,
satisfaite de le faire réagir enfin. Je me penche vers lui et lui murmure :
— Je me demandais si vos enfants sont les vôtres. Je veux dire, êtes-vous le
père biologique de ces enfants, Thomas ?
L’étau de sa mâchoire se resserre et ses joues se contractent tellement
qu’elles blanchissent. J’ai touché un point sensible.
Parfait.
Je tapote les photos des deux gamins dont les visages sont figés à tout jamais
dans un sourire radieux et repose ma question, même si, à ce stade de
l’interrogatoire, je ne m’attends pas à une réponse honnête.
— Où sont les corps de ces gamins, Thomas ? Pensez à leur famille. Ils
attendent depuis tant d’années, ils ont besoin de faire leur deuil.
Edisson s’agite et je le vois changer d’expression. Ses épaules se voûtent,
son visage affiche des traits peinés et son regard devient fuyant.
C’est une blague ? C’est une putain de mauvaise blague ?
Je jette un coup d’œil vers la vitre sans tain et j’aimerais bondir à travers
pour étrangler Bates de mes mains. Mon attention se reporte sur Edisson qui ne
bouge pas. Je déglutis difficilement et je tente de contrôler les tremblements de
ma voix :
— Bonjour.
Thomas me lance un regard rapide, comme s’il était intimidé mais ne répond
pas.
— Je m’appelle Olivia. Et toi ? Tu peux parler sans crainte, je suis là pour
t’aider.
J’observe Edisson et, lentement, il lève la tête vers moi. Il regarde
rapidement autour de lui et une toute petite voix s’élève dans la pièce :
— Je… je m’appelle Thomas.
J’affiche un sourire crispé et je me force à répondre calmement.
— Salut, Thomas. Tu as quel âge ?
— J’ai quatre ans.
Je ferme les yeux et maudis Bates d’avoir omis de me confier cette
information importante. Je garde mes paupières closes quelques secondes et
j’entends les menottes de Thomas, qui s’agite. Lorsque j’ouvre les yeux, deux
iris me fixent avec une lueur de rage qui me tétanise. Je cache mes mains
tremblantes sous la table et, tentant de garder mon calme, je demande :
— À qui ai-je l’honneur ?
Le regard dur, Edisson me sourit à pleines dents et éructe :
— Où est ce p’tit pédé de Thomas, hein ? Encore parti se faire enfiler, c’est
ça ? Attends qu’il rentre !
Je vois.
Le père de Thomas vient de faire une entrée fracassante. Tout est en train de
partir en vrille. Bates m’avait caché qu’Edisson souffrait d’un trouble dissociatif
de l’identité et cela remet en cause tout le travail des enquêteurs et le mien. Si
Thomas venait à plaider la folie, il pourrait être jugé irresponsable et placé en
hôpital psychiatrique. Je tente d’obtenir des renseignements de la part du père.
— Pourquoi avoir agi comme cela avec votre fils ? Qu’il soit gay était
vraiment si grave que cela ? Quand avez-vous commencé à tuer des animaux
devant lui, avec votre Peacemaker ?
Me jetant un regard mauvais, il répond :
— Très tôt j’ai compris que c’était une fiote ! Alors je l’ai éduqué comme un
homme ! J’ai pris le vieux pistolet de mon grand-père et je lui ai montré
comment tuer des oiseaux, des chats. Et il a aimé cela !
J’ai envie de crier tellement cet homme me dégoûte. Il a bousillé son fils et
en a fait un monstre. Mais je dois obtenir le plus de renseignements possible,
alors je continue :
— Et les viols ? Pourquoi lui infliger cela ? Ce n’était qu’un môme !
Ma voix vient de monter dans les aigus et je comprends que je me laisse
dominer par mes émotions.
Pas maintenant, bordel ! Pas si proche du but !
Thomas tourne lentement sa tête vers moi et mon corps tout entier est
parcouru par un frisson. Cet homme est écrasant par sa personnalité si imposante
et si mauvaise que ma respiration se coupe le temps qu’il me réponde :
— Sa mère en faisait une vraie lopette, alors je lui ai montré comment se
comporter en mec. Et un mec pense avec sa queue.
Soudain, son attention se porte sur mes seins. Il siffle entre ses dents et
éructe :
— Merde alors ! C’est dommage que je sois attaché, beauté. Sinon, j’aurai
bien fait la fête à ton petit cul. Qu’est-ce que tu es bandante. Je suis certain que
tu es une vraie tigresse au pieu. Une vraie salope.
C’est un cauchemar. Un véritable cauchemar. Je me redresse sur ma chaise,
je ne lui ferais pas le plaisir de lui montrer que je suis déstabilisée. Je souris à
mon tour et réponds, spontanément :
— Merci monsieur Edisson. J’ai déjà quelqu’un pour s’occuper de mon petit
cul, comme vous dites.
Je mords dans ma lèvre. Je viens de me faire avoir comme une bleue. Je
n’aurais jamais dû lui répondre et laisser des indices sur ma vie privée.
Rapidement, je récupère les photos de Graham et de Dany puis range le tout
dans mon attaché-case que je referme d’un geste rapide. Je me lève et me dirige
vers la porte quand la voix de Thomas s’élève, grave et sourde :
— Vous me quittez déjà, Olivia ? Quel dommage. Mais dites-moi, comment
vont vos parents ?
Mon geste reste suspendu au-dessus de la poignée que j’allais actionner. Mes
yeux restent rivés dans le petit carré de plexiglas qui fait office de fenêtre, taillé
dans la porte, et je capte le regard de Carter. Il se détache du mur mais je secoue
la tête et il se fige. Edisson continue son monologue dans mon dos car je n’ai pas
la force de me tourner vers lui pour lui faire face. Carter s’acharne sur la porte
qu’il réussit à entrouvrir mais, rapidement, je la bloque avec mon pied.
— Olivia ! Putain, ouvre !
Thomas ricane et me nargue :
— Et Hailey ? Comment va-t-elle ? Ah oui, c’est vrai ! Elle est morte ! J’ai
vu des photos d’elle, elle était splendide. Bon, pas autant que vous mais tout de
même. Elle aurait quel âge maintenant ? Trente, trente et un ans ?
Trente-trois ans, connard !
Je fais volte-face et toise Edisson d’un air mauvais. Mon corps tremble et
Carter tente d’ouvrir un peu plus la porte mais je maintiens la poignée levée afin
qu’il n’entre pas. Ravi d’avoir enfin capté mon attention, Edisson affiche un air
satisfait appuyé par un sourire carnassier.
— J’aurais tellement aimé être avec Harris ce fameux jour.
Mes yeux se gorgent de larmes et mes lèvres se pincent pour ne pas trembler.
J’ai l’impression d’être passée au rouleau compresseur tant ma poitrine me fait
mal. L’air me manque, je ne peux plus respirer et mes poumons me brûlent.
Thomas est satisfait de l’effet qu’il produit sur moi et renchérit :
— Nous sommes pareils, lui et moi. Nous avons adoré ressentir la peur de
nos victimes lorsqu’elles ont su qu’elles allaient mourir. Hailey a dû être
terrorisée et Harris s’en est délecté. Avant le coup final.
Je tremble, blêmis et suffoque alors qu’Edisson en rajoute :
— Et votre compagnon, Caleb ? Choisir un fabricant d’armes comme futur
époux, quelle ironie !
J’ouvre la porte à toute volée et Carter manque de chuter dans la pièce. Je
dois à tout prix sortir de cette prison, sinon je vais défaillir. Je m’enfuis dans le
couloir, bousculant Bates au passage, et tambourine contre la porte du sas qui me
permettra de regagner la sortie. Le temps me paraît anormalement long et mes
poings deviennent douloureux sous les coups que j’assène. J’entends le rire de
Thomas Edisson emplir le couloir et Carter qui hurle mon prénom. Cette foutue
porte s’ouvre enfin et je cours sans me retourner, mon attaché-case à la main et
le visage baigné de larmes. Je me croyais forte et je suis en réalité plus faible que
jamais. Je me suis laissé persuader que j’arriverais à faire parler un tueur en série
et il m’a déstabilisée comme jamais. Mais comment a-t-il pu avoir tous ces
renseignements sur moi ? Et soudain, je comprends. Les détenus ont accès à des
ordinateurs et à Internet et ce salopard a fait des recherches sur moi. Putain, mais
quelle idiote !
Quelle idiote !
Une main puissante me retient par le poignet et je me retrouve collée au
torse de Carter. Je le repousse violemment et me dirige vers la voiture. Sur le
trajet du retour, je pleure en silence, me maudissant d’être devenue aussi fragile.
J’ai quitté ma vie à New York en tentant de me persuader que le soleil de Miami
m’apporterait la paix et, finalement, c’est une véritable descente aux enfers que
j’entreprends. Je pense à Caleb et j’aimerais tellement qu’il soit là, avec moi. Ou
plutôt non ! Je le maudis d’avoir volé mon cœur et d’avoir fait de moi une petite
chose fragile et émotive. Carter se gare devant chez moi et je sors
précipitamment de la voiture. En deux enjambées, il me rejoint et m’oblige à
m’arrêter. Il pose ses deux mains sur mon visage et essuie mes larmes d’une
main tremblante :
— Qu’est-ce qui s’est passé avec Edisson ? Qui est Hailey ?
Mes pleurs redoublent et Carter me serre contre lui, ses bras puissants autour
de ma taille, et, délicatement, dépose un baiser sur ma tête. Je me redresse et me
dégage de son étreinte puis le remercie d’une petite voix :
— Merci, Carter. Je suis épuisée, alors…
Il passe une main dans ses mèches rebelles et bégaie un peu. Il ne comprend
pas mon attitude et je suis incapable de lui expliquer quoi que ce soit pour le
moment.
— Je comprends… Oui… Alors, je… À plus tard.
Je souris tristement et le regarde s’éloigner vers sa voiture puis démarrer
pour disparaître au coin de la rue. Je me tourne pour me diriger vers l’entrée de
mon immeuble lorsque quelqu’un sort de l’ombre. Mon cœur se liquéfie dans ma
poitrine lorsque deux émeraudes incandescentes se posent sur moi. Sa voix
claque dans l’air et sa colère contenue peine à ne pas se transformer en rage.
— Je vois que tu n’as pas perdu de temps. Mon cœur.
15. Caleb
Olivia n’est pas chez elle. Je voulais lui faire la surprise de venir passer le
week-end à Miami mais je trouve porte close. Je suis sorti tard du boulot et j’ai
sauté dans mon jet à destination de la Floride. Tant pis, je vais descendre lui
téléphoner, elle est peut-être partie dîner. Gabriel m’a dit qu’elle l’avait accueilli
pour ses vacances, il y a deux semaines, peut-être est-il revenu. Je traverse le
hall puis pousse la lourde porte vitrée qui donne sur la rue. C’est à ce moment
que je la vois sortir d’une voiture noire et se faire rattraper par un grand mec
baraqué. Mon cœur s’affole, je ne distingue pas vraiment ce qu’ils se disent ni
ses traits mais le gars lui prend le visage entre ses mains et a l’air d’essuyer ses
larmes.
Olivia ? Pleurer ?
Ce mec a ses mains posées sur ma nana et je reste à les regarder, comme un
con. J’attends quoi, putain ! Qu’il l’embrasse ? Heureusement pour mon cœur, et
pour la survie de ce connard, Olivia se détache rapidement de lui. Je fulmine,
j’essaie de garder mon calme mais c’est peine perdue. Je ne peux que tenter de
me contenir le plus possible pour ne pas exploser. Olivia regarde son ami partir
et j’en profite pour sortir de l’ombre. La lune éclaire faiblement la petite place
d’une lumière blanche et, lorsqu’elle se retourne et me voit, elle sursaute. Une
main sur le cœur, elle essaie de reprendre une respiration normale. Les mots
fusent de ma bouche alors que ma mâchoire se serre tellement que cela me fait
mal.
— Je vois que tu n’as pas perdu de temps. Mon cœur.
Ses yeux se plissent pour ne plus devenir que deux petites fentes par
lesquelles brillent ses saphirs. Mes iris ne doivent pas être en reste car elle
plonge son regard dans le mien et, effrontément, le soutient. Elle s’approche de
moi, sourcils froncés, et se plante à quelques centimètres de mon visage.
— Arrête de t’imaginer des choses, Prescott.
Je recule d’un pas, comme si elle m’avait jeté quelque chose au visage. Un
magnifique mensonge, par exemple.
— Pardon ? Moi, je m’imagine des choses ? Donc trouver sa compagne dans
les bras d’un autre homme est tout à fait normal, selon toi ?
Comme elle ne répond pas, je rajoute, dans l’espoir de la faire réagir :
— Parfait ! J’ai hâte de mettre en pratique cette théorie dès mon retour à
New York.
Olivia soupire et me dépasse pour se diriger vers le hall.
Je rêve où elle me snobe ?
J’enrage, je perds mes moyens. Avant d’avoir cette scène sous les yeux, je ne
m’étais jamais vraiment posé la question de savoir ce qu’elle faisait à Miami,
sans moi. Maintenant que j’en ai un aperçu, la jalousie me ronge comme un
poison insidieux et je me rends compte que cette foutue distance va devenir mon
pire cauchemar.
— Olivia ! Ne me tourne pas le dos ! Je te parle !
Sans se retourner, elle balaie l’air de sa main et me balance :
— Tu ne parles pas, Caleb, tu hurles.
Abasourdi, je lui emboîte le pas et la suis dans le hall. Elle me tient la porte
avec un sourire appuyé et fait une courbette lorsque je passe à sa hauteur. Je lève
les yeux au ciel et nous nous dirigeons vers l’ascenseur, en silence. Alors que
nous attendons que la cabine descende, je la dévisage. Elle paraît fatiguée, mal à
l’aise. J’essaie de me calmer mais je n’y arrive pas. J’ai envie de la prendre dans
mes bras mais je ne peux pas. Mon ego m’en empêche. Sa nonchalance me
blesse au plus profond de mon être. J’ai l’impression de la perdre encore une
fois, même si nous n’avons pas reparlé de notre relation depuis que nous avons
fait l’amour il y a deux semaines. Peut-être que j’ai encore une fois tout foiré
avec elle… Si cela se trouve, tout est clair dans sa tête et je ne fais déjà plus
partie de sa vie. Je ferme les yeux et j’écoute les battements de mon cœur. Il est
déchaîné, battant à tout rompre, sur le point de me lâcher. Elle tourne la tête vers
moi et me sourit, lasse :
— Écoute, Caleb. J’ai eu une très longue soirée, je suis fatiguée mais,
surtout, je n’ai pas envie de me disputer avec toi. Je veux juste aller dormir.
L’ascenseur nous fait savoir que la cabine est là et ouvre ses portes afin que
nous montions. J’hésite à la suivre mais, finalement, j’entre à sa suite et elle
appuie sur le bouton de son étage. Je m’adosse au mur gauche de la nacelle et
croise les bras. Je lui jette un regard et tente de masquer mon agacement :
— Il va bien falloir qu’on en parle, Olivia.
Elle claque sa langue dans un bruit sec et tourne vers moi des yeux sombres :
— Mais parler de quoi, bordel ! Il n’y a rien à dire ! Il ne s’est rien passé, tu
l’as bien vu, non !
Nous arrivons à son étage et ses talons résonnent dans le couloir, en écho à
mes propres semelles qui battent le carrelage. Je plonge les mains dans les
poches de mon blouson de cuir et soupire :
— Évidemment… Toi, ça t’arrange bien.
Elle glisse la clé dans la serrure de son appartement et ouvre la porte sans la
refermer, me permettant de rentrer. Je m’en veux de la malmener comme ça mais
je suis tellement blessé et jaloux que je n’arrive plus à réfléchir correctement.
Olivia retire ses chaussures et sa veste et se dirige vers son bar pour se servir un
verre de vin. Elle en boit une longue gorgée et me propose un verre de whisky
que je descends d’une seule traite. Je sens que je vais passer une très mauvaise
soirée. Mais j’ai peur. J’ai tellement peur qu’elle ne me raye de sa vie que je
panique et deviens méchant.
— Tu te fous de moi, putain ! Je débarque pour te faire une surprise et je te
trouve dans les bras d’un inconnu qui te tripote sans que tu réagisses. Comment
je dois le prendre ? Olivia ! Merde !
Olivia boit une nouvelle gorgée de vin en plantant son regard dur dans le
mien. Elle ne dit rien et son silence ne fait qu’accroître le sentiment d’abandon
que je ressens. Je la suis des yeux lorsqu’elle se dirige vers son balcon et je me
gratte le menton, désemparé. J’ôte mon blouson que je jette sur un fauteuil mais
il tombe à terre. Sans m’en soucier, je me sers un nouveau verre et je le descends
aussi sec, pour m’en resservir un troisième. Je ne sais plus quoi dire, quoi faire
pour qu’elle se confie à moi, je suis complètement désemparé. Et surtout, j’ai
une envie folle de cogner ce connard rien que parce qu’il a osé poser son regard
sur ma… Je ne sais même plus comment qualifier Olivia. Je la rejoins et
m’adosse à la balustrade. Ma voix tremble autant que mes mains.
— On en est où, toi et moi, hein ? Il y a quelques jours, on couchait
ensemble et aujourd’hui…
Elle regarde son verre, les mains au-dessus du vide, et porte son regard sur
l’horizon. Il fait nuit noire, seule la Lune et les étoiles sont témoins de notre
échange. Lorsqu’elle ouvre enfin la bouche, je suis tétanisé par ses paroles.
— Rentre chez toi, Caleb.
Trois mots qui me percutent à la vitesse d’une voiture folle et je manque de
laisser tomber mon verre. Machinalement, je le bois et referme ma poigne dessus
pour le serrer de toutes mes forces. Mon cœur palpite, mes mains tremblent
encore plus. Je ne peux plus avaler ma salive sans éprouver une douleur
fulgurante dans le fond de ma gorge, à l’endroit même où une boule d’angoisse
se forme et ne cesse de grossir. Je ne peux que murmurer, anéanti par la
situation.
— Quoi ?
Olivia ne me regarde même pas, elle me fuit encore une fois. Mes derniers
espoirs d’être enfin avec elle s’évanouissent lorsqu’elle me répète, une nouvelle
fois :
— Rentre chez toi. S’il te plaît. C’est… mieux pour tout le monde.
Mes paupières me brûlent, ma poitrine se comprime et menace d’écraser
mon cœur. Voilà. J’ai ma réponse. On en est là, au bout de la route. Et je ne peux
m’en prendre qu’à moi-même, si je n’avais pas déconné quelques mois plus
tôt… J’ai du mal à reprendre pied dans la réalité, je panique complètement,
lorsqu’une douleur atroce me cisaille la main droite. Mes yeux sont aux abonnés
absents même lorsqu’ils regardent mon sang couler sur le balcon. Je viens de
briser mon verre d’une simple pression. Olivia ouvre la bouche en grand et crie :
— Mon Dieu ! Caleb !
Mais je m’arrache de la balustrade, je chancelle pour rentrer dans le salon
pendant qu’elle court à la cuisine chercher un torchon. Je suis hagard, au milieu
de son appartement, avec l’envie furieuse de me jeter par-dessus le balcon mais,
même ça, c’est au-dessus de mes forces. Être amoureux est véritablement la pire
chose qu’il me soit jamais arrivée, et encore plus d’avoir rencontré cette femme.
Je la regarde s’avancer vers moi mais je recule.
— Ne me touche pas…
Les mots sont sortis comme une plainte, mais la colère ne me quitte pas,
grandit même. Lorsqu’elle insiste pour nettoyer ma plaie, j’explose, je hurle,
faisant fi de l’heure tardive et des voisins que je pourrais déranger.
— Ne me touche pas, putain ! Je t’aimais ! Je t’aurais tout donné mais tu
m’as trahi ! Je me suis conduit comme un salopard, c’est vrai, mais je me suis
excusé. J’ai tout fait pour me rattraper, je me suis ouvert à toi, alors que… Et toi,
tu te fais sauter par un autre dans mon dos ! Et tu ne nies même pas !
Olivia me dévisage de ces mêmes yeux qui me regardaient avec amour il y a
quelques jours. Je suis frappé par la tristesse que j’y lis et par la teinte sombre
qu’ils arborent. Elle tient toujours son torchon à la main et replace une mèche de
ses cheveux derrière son oreille. Mes épaules s’affaissent devant ce geste anodin
qui me rappelle des souvenirs, bien amers maintenant. J’ai envie de chialer
comme un foutu môme mais je ne lui ferai pas ce plaisir. Notre histoire va donc
s’arrêter là, ma main en sang au milieu de son salon, et elle, me regardant avec
pitié. Assommé, je me traîne jusqu’à la porte d’entrée, que j’ouvre avec
tellement de force qu’elle va cogner contre le mur derrière elle. Sa voix retentit
dans la pièce :
— Attends, Caleb, je vais t’expliquer. Reste.
Je stoppe ma course et, sans me retourner, je hausse les épaules :
— C’est trop tard, Olivia. Je m’en fous. Je ne veux plus rien avoir à faire
avec toi. Puisque c’est terminé, je me tire. Adieu.
Je me rue dans le couloir puis descends les marches de l’escalier quatre à
quatre. Ma main me brûle mais pas autant que mon cœur qui prend feu dans ma
poitrine. Je n’en reviens pas… C’est définitivement terminé avec Olivia. Je vais
appeler l’aérodrome, je veux dégager d’ici au plus vite. Je rentre à New York, je
reprends ma vie, j’oublie Olivia et je me trouve une femme. N’importe laquelle,
je m’en balance. Lowells n’y verra que du feu, je ferai établir un contrat de
mariage et j’accéderai enfin à la tête de Prescott Enterprise. Ensuite, je divorce et
je passe à autre chose. Une fois dehors, je respire l’air ambiant pour me donner
un peu de courage lorsqu’une voiture de police s’arrête devant moi. Deux agents
en uniforme en sortent et l’un d’eux pointe un flingue sur moi.
— Les mains derrière la tête.
J’ouvre les yeux en grand et tente de répliquer, les mains devant moi en
signe de paix :
— Écoutez, messieurs…
Le deuxième policier braque à son tour son arme sur moi et m’informe :
— On nous a signalé un individu alcoolisé et provoquant du tapage
nocturne. Les mains derrière la tête. Maintenant.
Je croise les doigts derrière ma nuque et je rumine la situation.
Elle a appelé les flics, putain !
L’agent bedonnant s’avance vers moi et fait claquer sa menotte contre mon
poignet puis, tordant mon bras dans mon dos, referme la deuxième. Ainsi
entravé, il me pousse vers son véhicule et se marre avec son collègue :
— On a la totale ce soir. Monsieur pisse le sang et pue l’alcool. Génial !
T’ouvriras les fenêtres pour le trajet, Henry.
Puis se tournant vers moi :
— Et toi, ne dégueule pas dans la bagnole.
L’envie de lui coller mon majeur sous le nez me chatouille mais, au vu de la
situation, cela s’avère compliqué. Je soupire et laisse échapper un râle quand ce
connard me pousse sur la banquette arrière et que ma tête se cogne contre le
plafonnier. Le trajet se fait dans le silence et, une fois au poste, je suis mené dans
une cellule où séjourne déjà un sans-abri. Le policier me libère les poignets et
referme la lourde porte en fer en se marrant :
— Entre poivrots ! Bonne nuit !
Je m’assois sur le banc en bois au fond de la cellule, l’estomac retourné et
dans un état vaseux. J’entends une porte s’ouvrir, un homme entre et vient
s’appuyer contre les barreaux. Je finis par lever la tête et froncer les sourcils. Ma
vue n’est pas très nette après les verres que je me suis enfilés mais ce mec me dit
quelque chose. La faible lumière qui éclaire la pièce ne me permet pas de voir
les traits de mon interlocuteur. Je place mes poings sous mon menton et lui dis :
— On se connaît, non ?
Les bras croisés, il soupire et opine de la tête.
— Pour sûr.
Alors que j’ouvre la bouche pour lui demander qui il est, il réplique :
— Caleb Prescott. Trente-sept ans, président-directeur général de Prescott
Enterprise, célibataire richissime très convoité.
Je grimace car la douleur dans ma main se ravive lorsque je la plie.
— Bon, maintenant que tu m’as déballé mon CV, je peux savoir qui tu es ?
Le policier me fait face et attrape les barreaux à deux mains pour accrocher
ses yeux aux miens. Les mêmes émeraudes que les miennes.
Non…
Il passe ses avant-bras par les barreaux et les laisse pendre devant lui, une
jambe pliée.
— Je suis Carter. Carter Jones.
Mes bras se déplient et l’annonce me fait dessoûler aussi sec.
Putain.
— Je suis ton frère.
Je me laisse tomber, dos contre le mur. Je savais bien que j’allais passer une
soirée de merde.
16. Carter
Quand je l’ai vu traverser le poste, menotté, j’ai cru halluciner. Je l’ai suivi
du regard puis quand Henry est revenu des cellules de dégrisement, je l’ai
interpellé :
— Hé ! Henry ! Viens voir.
Mon collègue s’avance et je lui demande tout bas :
— Ce mec, là, c’est qui ?
Henry ouvre le portefeuille qu’il tient à la main et en sort un permis new-
yorkais. Il lit le nom inscrit et je ferme les yeux pour encaisser le coup.
Caleb Prescott.
— OK. Merci.
Je m’enfonce dans ma chaise et soupire longuement en triturant mon stylo,
que je finis par jeter de rage sur mon bureau.
Fais chier, putain !
Je ne pensais pas avoir à le rencontrer un jour. Du moins, pas avant que je
l’aie moi-même décidé. Je l’avais reconnu mais j’avais besoin de l’entendre de
la bouche de quelqu’un d’autre. Je sais exactement qui il est. Ma mère m’a tout
raconté, elle ne m’a rien caché sur ma naissance et mes origines. Des milliers de
fois, j’ai eu envie de prendre un billet d’avion, en partance pour New York, afin
de rencontrer ce grand frère avec qui je n’ai pas pu grandir. Mais à chaque fois,
j’ai trouvé une excuse pour remettre les retrouvailles à plus tard. J’ai fini par
m’engager chez les Navy Seals et… Repenser à cette période est compliqué pour
moi. J’ai eu des moments exceptionnels dans l’armée. Des amitiés indéfectibles,
un coéquipier en or.
Spencer.
Il faut que j’aille parler à Caleb, même si je sens que cela va bouleverser nos
vies. Je suis persuadé qu’il ne sait pas qui je suis et, quand je vais lui avouer, il
va me rire au nez ou me dire que je n’aurai pas un kopeck de sa fortune. Comme
si j’en avais quelque chose à foutre, de son blé. Je me lève difficilement, j’ai
autant envie d’aller le voir que d’aller me pendre quand j’entends une petite voix
dans mon dos.
— Carter.
Je me retourne et je vois qu’Olivia se tient droite, dans une tenue
décontractée, loin de l’image de psy qu’elle renvoie d’habitude. Elle est vêtue
d’un jean bleu marine et d’un petit haut en dentelles noires.
Putain, elle est canon.
J’affiche un sourire amical mais celui-ci disparaît lorsque je comprends
l’objet de sa présence ici. Il est pourtant bien tard, minuit dix.
— Je… Je peux le voir. S’il te plaît.
Je me rembrunis malgré moi, le cœur piqué au vif, et je me sens con. Très
très con. Je passe la main dans mes cheveux et je bégaie, comme un gosse :
— Euh… Je… J’aimerais bien mais ce… ce n’est pas possible. Tu
comprends ?
Elle hoche la tête, visiblement déçue. Elle fait demi-tour et part s’installer
sur une des chaises en plastique de l’entrée, sous le regard affamé du planton de
nuit. Lorsque mon regard noir rencontre le sien, il se remet au travail. Je me
dirige vers les cellules en essayant de trouver le moyen d’aborder le sujet avec
Caleb. Lorsque j’arrive devant la grille, il est assis sur le banc, le regard dans le
vague. Il lève les yeux vers moi et demande, la voix pâteuse :
— On se connaît, non ?
C’est bon. C’est le moment.
Je lui réponds, pars dans un monologue et je termine par l’information
capitale.
— Je suis ton frère.
J’ai l’impression que le temps s’est arrêté, que les cliquetis de l’horloge me
brisent les tympans et vont me rendre cinglé. Le sans-abri qui partage la cellule
avec Caleb ronfle comme une locomotive et cela a le don de me taper sur le
système. Caleb grimace et me fixe en secouant la tête.
— Génial…
Il ne semble pas étonné par mon annonce. Était-il au courant de mon
existence ? Mais connaît-il toute l’histoire ? Je sors les clés de ma poche et ouvre
la porte en fer. D’un signe de la tête, je fais comprendre à Caleb qu’il peut sortir.
Il se lève péniblement et se dirige vers moi. Nous sommes tellement différents.
Je suis aussi blond qu’il est brun, moins grand et moins baraqué que lui, même si
je n’ai rien à envier à sa stature de colosse. Et ses yeux… Les mêmes que les
miens, aussi verts et brillants. Un cadeau de notre mère. Cadeau précieux. Il
s’arrête à ma hauteur et me regarde, dépité. Je referme la grille derrière lui et lui
explique :
— Je vais prendre ta déposition et ensuite tu pourras partir.
Il se gratte la joue, ses doigts bruissant sur sa barbe de quelques jours, et
nous sortons des geôles pour nous diriger vers une salle d’interrogatoire afin
d’être plus tranquilles. Nous traversons le poste et je vois Olivia se lever
promptement sans pour autant oser s’avancer. Elle semble tellement fragile. Ses
magnifiques yeux bleus sont cernés et elle est pâle. Caleb lève la tête et, lorsqu’il
croise son regard, détourne le sien rapidement. Je l’introduis dans la pièce et
adresse un sourire à Olivia, qui se rassoit, le visage grave. Je m’installe face à
mon frère et je le regarde, incapable de parler. Il a croisé ses grandes mains, son
sang perlant sur la table. De l’index, je désigne sa blessure et sa voix rauque
résonne dans la pièce :
— T’occupe pas de ça. Fais ton job que je puisse me barrer de cette ville au
plus vite.
J’ouvre les bras et demande :
— Alors ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ce soir ? Une personne de l’immeuble
a appelé le poste et on avait justement une patrouille qui faisait sa ronde dans le
quartier.
Caleb ricane et lève enfin les yeux vers moi, un regard dur, méchant.
— Une personne de l’immeuble, hein ? Mon cul, ouais ! Enfin… Après le
boulot, je me suis dit que j’allais faire une surprise à celle que je considérais
comme la femme de ma vie. Mais quand je me pointe, elle est absente. Alors
j’attends et lorsqu’elle arrive enfin, un type la serre dans ses bras et me donne
des envies de meurtre. Mais je parviens à me contrôler et je demande des
explications de la part de ma douce. Mais rien. Le néant. Alors je bois, je pète un
câble et un verre.
Il agite sa main sous mon nez et reprend :
— On a rompu, elle a essayé de me retenir, mais à quoi bon, puisqu’elle se
fait sauter par un autre ! Qu’elle aille le retrouver. De toute façon, je comptais
l’utiliser, j’en trouverai bien une autre.
Je fronce les sourcils.
— L’utiliser ?
Caleb se laisse tomber contre le dossier de la chaise sur laquelle il est assis et
soupire :
— Figure-toi que mon père… Non ! Figure-toi que notre père a laissé un
testament explosif. Si je veux pouvoir accéder aux pleins pouvoirs de Prescott
Enterprise, je dois épouser une femme que j’aimerai de sentiments honnêtes. Et
comme un pauvre con, j’ai pensé qu’Olivia pourrait être cette femme.
Le choc des explications de mon frère est rude et j’encaisse sans rien dire.
Sur toutes les femmes de cette planète, il a fallu que je tombe amoureux de la
compagne de mon propre frère. Je me pince l’arête du nez, je suis crevé, abattu,
malheureux. Sans se soucier de mon état, il continue :
— J’aimais réellement cette femme. Putain, je l’ai aimée comme un dingue
mais avec ce que j’ai vu ce soir, je regrette de ne pas l’avoir épousée tout de suite
pour accéder au trône, et la briser ensuite comme elle a broyé mon cœur.
Je le dévisage en silence et il finit par s’impatienter :
— Quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?
Je souffle entre mes lèvres et rétorque :
— Il ne s’est rien passé.
Il secoue la tête, incrédule.
— Comment ça, il ne s’est rien passé ? De quoi tu parles ?
Je me penche sur la table, posant mes avant-bras et joignant mes mains entre
elles.
— Avec Olivia. Il ne s’est jamais rien passé. Elle a toujours refusé, mais je
ne savais pas qu’elle était avec quelqu’un. Et encore moins avec toi.
Caleb pâlit et serre les poings. Sa mâchoire se contracte en permanence et je
vois bien qu’il fait enfin le lien entre le mec qu’il a vu avec Olivia et moi. Sans
que je puisse esquisser le moindre mouvement, son poing s’abat sur ma joue et
je tombe en arrière, sonné. Henry et Paul font irruption dans la salle
d’interrogatoire et m’aident à me relever. Henry sort son taser et le braque sur un
Caleb gonflé à bloc, le visage rouge, prêt à en découdre. J’interviens :
— Baisse ton arme, Henry.
Mon collègue me regarde en coin, il doit croire que j’ai fondu un plomb. Je
m’énerve :
— Je t’ai dit de baisser ton arme, putain. C’est un ordre.
Henry range son arme et je vois Caleb se détendre un peu. Je demande à mes
hommes de sortir et Henry referme la porte, nous laissant seuls. J’ai envie de lui
poser tout un tas de questions mais je ne sais pas par où commencer. Il relâche la
pression, desserre les poings et me demande :
— Je suis en état d’arrestation ?
Je secoue la tête, la main sur ma pommette brûlante. Le frangin a une sacrée
droite. Il se dirige vers la porte et, lorsqu’il l’ouvre, Olivia se tient devant lui, le
visage ravagé par la douleur. Le bruit de sa main qui s’écrase sur la joue de
Caleb me fait baisser la tête.
Quel gâchis.
Je m’approche d’elle pendant qu’elle pose sur mon frère un regard glacial, et
de son index, tremblant, elle pointe son torse :
— J’ai tout entendu, Caleb. Très pratique, les vitres sans tain. J’ai adoré la
partie sur le mariage et le testament. C’est donc pour ça que tu t’es accroché à
moi ? Pour ta foutue entreprise ? Et moi, comme une conne, j’y ai cru. Comment
ai-je pu tomber amoureuse d’un salopard comme toi…
D’un geste rapide, elle empoigne mon tee-shirt et ses lèvres viennent
s’écraser sur les miennes dans un baiser rageur. Tétanisé, je me laisse faire sous
les yeux brillants de Caleb. La douleur qu’il ressent transparaît dans chacun de
ses traits. Il bouscule Olivia qui tombe dans mes bras et quitte le poste sans un
regard pour quiconque, attrapant son portefeuille resté sur mon bureau.
Lorsque Olivia se redresse, je vois qu’elle est assaillie par les remords.
J’essaie de reprendre mes esprits, j’avais rêvé si souvent de pouvoir l’embrasser.
Mais pas comme ça, pas au détriment de mon frère. Je bredouille :
— Ce que tu viens de faire… C’est dégueulasse… Pour Caleb et pour moi.
Elle baisse les yeux et, d’une voix tremblante, lâche dans un souffle :
— Je sais… Je sais… Je n’ai pas réfléchi. Excuse-moi.
Olivia repart du poste, ses frêles épaules ployant sous le désespoir. Je
comprends à cet instant précis que je n’ai jamais eu aucune chance avec elle.
Elle a toujours eu Caleb dans la peau et je n’aurais rien pu y faire. Je termine de
remplir quelques papiers et décide d’aller faire un tour sur la plage. À notre
endroit habituel, je la trouve assise dans le sable, pleurant en silence. Je
m’installe à côté d’elle, mes bras entourant mes genoux et, durant de longues
minutes, nous regardons les vagues s’échouer à nos pieds, berçant nos cœurs
avec douceur. C’est Olivia qui décide de rompre le silence :
— Quand j’étais ado, ma sœur, Hailey, s’est fait tuer dans la tuerie de
Columbine, par Eric Harris. Nos parents étaient en dessous de tout, alors je me
suis tirée de chez moi et j’ai atterri à New York où j’ai trouvé un job de serveuse
et j’y ai connu Gabriel et Connor, mes meilleurs amis. J’ai continué mes études
et je suis devenue psychologue pour célébrités. J’ai eu une histoire d’amour
désastreuse avec un garçon et je me suis promis de ne plus jamais aimer qui que
ce soit. Je ne trouvais que des plans cul et ça m’allait très bien. Connor m’a
convaincue de m’inscrire dans une agence d’escortes et c’est là que j’ai connu
Caleb. Il cherchait une femme pour jouer le rôle de sa compagne, juste pour un
soir, et, de fil en aiguille, on s’est attachés l’un à l’autre. Un soir, lors d’une
remise de prix en son honneur, Connor a avoué à Caleb qu’il était amoureux de
moi et que je reversais mes cachets d’escorte à l’association de mon ami, qui
lutte contre les armes.
Elle marque une pause, ses doigts fins jouant avec le sable, et reprend :
— Caleb a vu rouge et, lors de son discours de remerciements, il a fait croire
aux gens que nous étions en couple et s’est servi de la mort de Hailey pour me
blesser autant qu’il l’était par les révélations qui venaient de lui être faites. J’ai
joué le jeu. J’ai tourné la situation à son avantage, comme pour… je ne sais pas,
lui prouver une dernière fois mon amour ou quelque chose dans le genre. J’ai
quitté la soirée et ensuite j’ai quitté New York. J’ai déménagé sans rien lui dire.
Je reste silencieux devant ses confidences, puis je finis par murmurer :
— Caleb est un idiot. Mais il t’aime, je l’ai vu dans ses yeux. Il va se calmer
et revenir vers toi. Sois patiente.
Olivia étouffe un sanglot et tourne vers moi ses yeux si bleus, noyés de
larmes.
— Non, Carter, tu ne le connais pas. C’est terminé, je l’ai perdu. Mais j’ai
fait cela pour son bien. Pour qu’il s’éloigne de moi.
Je penche la tête vers elle, je ne comprends pas où elle veut en venir.
— Quoi ? Comment ça, pour qu’il s’éloigne de toi ?
Elle reporte son regard vers la mer et se lève, époussetant sa robe. Je me lève
à mon tour et insiste :
— Olivia ! Réponds-moi ! Pourquoi as-tu voulu l’éloigner de toi ? Tu
l’aimes, non ?
Elle lève le menton, le regard maintenant sec et glacial.
— Edisson sait qu’il est… qu’il était mon compagnon. Il m’a demandé
comment allait Caleb et m’a… fait des commentaires horribles sur Hailey,
comme quoi il aurait rêvé appuyer sur la détente à la place de Harris.
Je recule de quelques pas et passe la main dans mes cheveux. Edisson s’est
renseigné sur Olivia ! Après le rendez-vous à la prison, nous n’avons même pas
eu le temps de débriefer puis Caleb s’est fait arrêter… J’ai un très mauvais
pressentiment, cette histoire va beaucoup trop loin. Je rattrape Olivia qui
s’éloigne pour rentrer chez elle.
— Je te ramène. À partir de maintenant, tu ne fais plus rien sans protection
policière.
Devant son air renfrogné, je hausse le ton :
— C’est un ordre, docteur !
17. Olivia
Je regarde mon téléphone pour la énième fois. Depuis que Caleb est rentré à
New York, je n’ai eu aucune nouvelle de sa part. Il a oublié son blouson chez
moi et n’a même pas cherché à le récupérer. Cela fait environ dix jours
maintenant. Je tente de me convaincre que j’ai pris la bonne décision. Edisson
s’est renseigné sur moi, sur nous, et je ne veux pas qu’il puisse utiliser mon
amour pour Caleb contre moi lors du prochain entretien. Notre rupture va me
faciliter les choses, finalement. Carter dit qu’il ne veut pas que j’y retourne mais
il le faut. Il reste encore deux gamins à retrouver et je veux absolument faire
cracher ces informations à ce pervers. Carter aurait aimé désigner une équipe en
charge de ma protection mais les coupes budgétaires de la police ne le
permettent pas. Je suis assise à mon bureau, au cabinet, lorsque mon téléphone
portable sonne.
Carter.
Je décroche, la main un peu tremblante. Depuis des semaines, je ne fais que
ça, trembler. De peur, de stress, de désir. En fin de compte, fuir à l’autre bout des
États-Unis n’aura pas servi à grand-chose. Seulement à m’éloigner des gens que
j’aime et à me rendre plus vulnérable. Où est donc passée la Olivia si froide et si
libérée que j’étais il y a encore quelques mois ? Je soupire mais j’essaie de
prendre une voix enjouée même si le cœur n’y est pas.
— Salut, Carter.
Sa voix est chaleureuse, comme à chaque fois qu’il me parle. Nous n’avons
pas eu l’occasion – ni l’envie, je suppose – de reparler du baiser ridicule que je
lui ai donné après avoir entendu les aveux de Caleb.
— Salut, Olivia. Je ne te dérange pas, j’espère ?
Je regarde les feuillets étalés devant moi, mes dossiers de patients à mettre à
jour. Je réponds, évasive :
— Non. Pas du tout.
Carter est vraiment un homme adorable. Prévenant, attentif, beau et fort, il
ferait craquer n’importe quelle femme. Il a fallu qu’il jette son dévolu sur moi,
une femme abîmée par la vie, meurtrie dans son cœur et plus encore depuis que
Caleb m’a quittée. Je suis malheureuse, tellement malheureuse, mais je donne le
change. Tout à l’heure, je réactiverai mon compte au Baiser du Diable. J’aurai dû
le faire depuis bien longtemps. Je ne permettrai pas à mon cœur d’aimer une
seule seconde de plus. L’amour me blesse, me mutile. Je vais devoir reconstruire
une à une les barrières que Caleb a fait tomber et je ne tolérerai plus jamais que
qui que ce soit accède à mon cœur.
— Olivia ? Tu es toujours là ?
Je reviens au moment présent et bafouille :
— Je… Oui, oui… Excuse-moi.
Carter souffle dans le téléphone.
— Je… je voulais savoir si tu accepterais de dîner avec moi. Ce soir.
Je tourne la tête vers la fenêtre de mon bureau et je chéris cette vue
imprenable sur l’immensité de l’océan. Le soleil brille de mille feux, et pourtant
je n’arrive pas à me réchauffer. Gabriel me manque, Caleb plus encore. Carter
est charmant mais je ne peux plus me projeter dans l’avenir avec un homme.
Même avec lui.
— Écoute, Olivia, si tu n’en as pas envie, je comprendrai et je…
— Non, c’est bon… Je… C’est d’accord. Oui, d’accord.
Il semble soulagé et son enthousiasme m’arrache un petit rire.
— Oh ! Super ! Super ! Je passe te chercher pour… disons… vingt heures ?
— Parfait. Je serai prête.
— Génial !
Je raccroche juste à temps pour recevoir mon rendez-vous de quatorze
heures. Le petit Serbe.
Je lui propose de s’installer à la petite table réservée aux enfants, où j’ai
déposé feuilles et crayons. Ozren s’assoit mais ne bouge pas, tête baissée. Je
m’installe sur le canapé situé à côté de lui et je le détaille rapidement, afin qu’il
ne se sente pas épié. Il est petit malgré ses sept ans, toujours calme, il ne parle
presque jamais. La guerre a endommagé son cœur et son esprit et je dois
m’employer à réparer tout cela. Je me déplace sur la petite chaise face à lui :
— Ozren, tu peux dessiner, si tu le veux.
Pas de réaction. La tête toujours baissée, les mains jointes, l’enfant ne bouge
pas.
— Dis, je trouve que mon bureau est un peu triste. Que dirais-tu de me faire
un beau dessin, afin que je puisse l’accrocher sur le mur ?
Le gamin tourne la tête vers mon bureau, comme pour vérifier que ce que je
lui raconte est vrai, et reporte son attention sur une feuille de papier rose.
Délicatement, il s’empare d’un crayon de papier et commence à dessiner. Je
souris intérieurement. En trois séances, c’est la première fois qu’Ozren interagit
avec moi. Je le regarde évoluer mais je sais qu’il va aussi falloir commencer à
entrer dans le vif du sujet. Et j’ai intérêt à m’y prendre correctement, sinon
l’enfant risque de se renfermer sur lui-même. Je me lève et me dirige vers la
fenêtre, que j’ouvre en grand. Je regarde la mer et demande, sur un ton informel :
— Tu te plais en Floride, toi ?
Ozren continue à dessiner mais ne dit rien.
— Moi, je viens de New York. Et quand j’avais ton âge, j’habitais dans le
Colorado.
Les yeux dans le vague, je me laisse emporter par les souvenirs. Mon
enfance avec Hailey, les coups de mes parents, mon histoire avec Ben, mes
premiers soirs en tant que serveuse pour Gabriel, nos fous rires avec Connor au
Billy’s, mes séances avec des stars qui se disputaient mes services, ma rencontre
avec Laura et, surtout, mes échanges avec Caleb. Dès que je l’ai vu, lors de notre
premier rendez-vous, inconsciemment j’ai su que j’allais avoir du mal à lui
résister. Et Dieu sait que j’ai lutté de toutes mes forces pour ne pas tomber
amoureuse, pour ne pas le laisser m’étourdir et me conquérir. Mais j’ai échoué.
Je me suis laissé tenter par le Diable et j’en paie le prix fort aujourd’hui. Même
alors qu’il a rouvert la plaie béante laissée par le décès de Hailey, j’éprouve
encore des sentiments pour cet homme.
— Toi aussi, tu es triste ?
Je reprends pied dans la réalité et je me rends compte qu’une larme descend
le long de ma joue. Ozren est à côté de moi et me regarde avec ses yeux
d’enfant. J’essuie rapidement ma joue et je prends l’enfant par la main pour le
reconduire à la table de dessin.
— Oui, je suis triste. Alors, pour évacuer ma peine, je pleure. C’est ma
manière à moi d’aller mieux. Tu comprends ?
Ozren me fait un signe de tête et poursuit son dessin. Je décide de le laisser
tranquille et de m’asseoir dans le canapé, la tête posée sur le dossier. Cela faisait
bien longtemps que je n’avais pas été aussi triste. Mais c’est une douleur
nécessaire. Edisson m’a passé un message et je ne supporterai pas qu’il s’en
prenne à Caleb, d’une manière ou d’une autre. Il a beau être enfermé et sous
bonne garde, je ne suis pas tranquille. Loin de moi, Caleb ne craint rien. Si je
fais le bilan de ma vie sur les derniers mois qui viennent de s’écouler, le constat
est pathétique. J’ai perdu mon meilleur ami, l’homme que j’aime et je réside
dans un État où je n’ai aucun ami. Sauf Carter. Mais j’ai peur de l’avoir déçu par
mon attitude puérile lors de l’interrogatoire de Caleb. Et cette découverte
incroyable… Ils sont frères ! Maintenant que je le sais, je comprends mieux
pourquoi j’ai été hypnotisée par ses yeux. Je n’avais pas fait le rapprochement,
comment aurais-je pu, mais c’est maintenant une évidence. Ce sont les mêmes
que ceux de Caleb. Je sens une petite boule de chaleur prendre vie dans ma
gorge et je retiens un sanglot. Un jour où je n’allais pas bien, peu après le décès
de ma sœur, Gabriel m’a dit une phrase qui m’a marqué à tout jamais.
Dieu réserve ses plus grandes batailles à ses meilleurs soldats.
Quand aurai-je droit au bonheur ? N’ai-je pas assez lutté, assez souffert,
assez pleuré ? Dois-je à nouveau prouver que le bon soldat que je suis a encore
la force de se battre ? Mais la vérité, c’est que je ne peux plus. Ou plutôt, je ne
veux plus. Je suis fatiguée, épuisée, éreintée de combattre en permanence. Je
veux enfin être bien, sereine et tranquille. Et si, pour cela, je dois rester seule à
jamais, tant pis. Ozren descend de sa chaise et se dirige vers moi, son dessin à la
main. Je me redresse et lui souris. Il grimpe à mes côtés et me tend son croquis.
— Mon Dieu, Ozren. C’est…
Je reste bouche bée et suis en admiration devant le dessin de cet enfant. Il a
reproduit mon visage alors que j’étais perdue dans mes pensées et le résultat est
incroyable.
— C’est magnifique ! Je vais le mettre juste à côté de mon ordinateur,
comme ça, je pourrai le regarder chaque fois que je serai triste.
Le petit garçon affiche un léger sourire et, alors que je pense à clore la
séance, il me regarde avec ses grands yeux marron :
— Tu sais, moi aussi, je suis triste.
Je me tais, l’écoutant attentivement. Il accepte enfin de se livrer, même un
peu, et je sais que cela lui demande un effort important.
— Quand j’étais dans mon pays, j’ai vu beaucoup de morts. Ma maison a été
bombardée. Pourquoi les hommes font ça, Olivia ?
Mon estomac se tord, je ne sais pas quoi répondre à ce gamin de sept ans qui
a connu le pire.
— Je ne sais pas vraiment, Ozren. C’est tellement compliqué.
Il hoche la tête et je vois à son visage que je n’en tirerai rien de plus. Je
propose quand même :
— Pour notre prochaine séance, je te suggère de venir me voir avec un
dessin. Dessine-moi ce qui te fait plaisir, du moment qu’il me raconte une partie
de ta vie en Syrie, tu veux bien ?
Je vois les épaules d’Ozren se tendre et, alors que je m’attends à une réponse
négative, il me répond :
— C’est d’accord.
*
* *

Quand Carter sonne à ma porte, je suis déjà prête. J’ai revêtu une tenue soft,
je ne sais pas trop où il va m’emmener dîner. J’ouvre, un peu anxieuse, mais je
suis vite rassurée par le sourire qu’il affiche.
— Tu es…
Je rougis et regarde ma tenue. Rien de bien sexy : un pantalon bleu marine,
un haut en soie et un maquillage léger. J’attrape mon sac à main mais Carter
stoppe mon geste.
— Là où on va, tu n’as pas besoin de ça.
Surprise, je le repose mais objecte :
— Mais enfin, tu ne vas pas…
Il me fait signe de me taire et de le suivre. Nous montons dans sa voiture en
silence. J’essaie d’en savoir plus sur notre destination.
— Alors ? Où allons-nous ?
Carter me fait un clin d’œil et sourit, mystérieux :
— Tu verras bien.
Je fais mine de réfléchir et m’exclame :
— Ah ! Je sais ! Encore un zoo désaffecté ?
Il éclate de rire et secoue la tête.
— Pas cette fois, non.
Je le regarde et lui dis, d’un air penaud :
— Carter, tu sais, pour le baiser…
Il penche la tête de côté, un sourire sincère sur ses lèvres.
— Oui. Mais… Tu sais, Olivia, tu t’es forgé une armure de diamant.
Personne ne peut t’approcher ou te toucher sans se blesser.
Je tourne la tête vers la fenêtre et regarde défiler les lumières de Miami. Il
fait encore chaud en ce début de soirée et les rues sont bondées. Carter se
trompe, je n’ai plus d’armure. Toutes mes barrières sont à terre, mon cœur est
vide, et mon corps est comme mon esprit. Fatigué. Au fur et à mesure que nous
roulons, le trajet me semble familier. Nous nous garons le long du trottoir et je
reconnais l’endroit où Carter et moi avons fait connaissance, et où Bones a
dévoré ma glace. Je me tourne vers lui lorsqu’il me dit :
— L’endroit de notre première rencontre ! Reste assise, j’en ai pour deux
minutes.
Il sort du véhicule et ouvre le coffre. Mon attention est captée par un couple
qui passe devant la voiture en riant et en s’embrassant. Ils sont beaux, amoureux.
Mon cœur se serre à cette vision et me rappelle que le bonheur n’existe pas pour
moi. Je sursaute lorsque Carter frappe à ma fenêtre et m’ouvre la portière.
— Si madame veut bien se donner la peine…
Je glisse ma main dans celle qu’il me tend.
— Mais bien sûr, monsieur. Avec plaisir.
Lorsque nous descendons sur la plage, je porte la main à mon cœur. Carter a
étalé une couverture sur le sable et disposé un pique-nique. Des assiettes avec
différents sandwichs, du champagne, des fruits, des bonbons. Je me tourne vers
lui et il hausse les épaules, gêné :
— Je sais à quel point une rupture peut faire mal. Je veux juste que tu penses
à autre chose le temps d’une soirée.
Sa sollicitude me touche et je le remercie silencieusement. Nous nous
installons sur le carré de tissu rouge, Carter nous sert un verre et lève le sien.
— À toi. Je suis ravi de t’avoir rencontrée.
Je cogne le mien au sien et murmure, émue :
— Le plaisir est partagé.
Nous entamons le dîner en silence, le bruit des vagues comme seule musique
et sous l’œil amusé des quelques badauds qui se promènent sur la plage. Carter
semble hésiter un instant puis prend la parole :
— Quand… quand ma mère est décédée, je ne savais plus trop quoi faire de
ma vie. J’avais toujours bien travaillé à l’école, j’étais un gamin sérieux, je
pensais à m’engager dans la police et, un jour, je suis passé devant le bureau de
recrutement des Navy Seals. Ça m’est apparu comme une évidence. Je suis
entré, je me suis inscrit et, un mois plus tard, je partais en camp d’entraînement.
J’ai terminé major de ma promotion et je suis parti en mission secret défense.
J’écoute attentivement Carter se confier à moi pour la première fois. Et cela
ne fait que renforcer l’image que j’ai de lui. Un homme fort et bon. Un homme
comme on en rêve toutes.
— J’en ai fait plusieurs, toutes réussies avec brio, et j’avais lié une amitié
très étroite avec Spencer, mon coéquipier. Nous faisions tout ensemble, il était
devenu… mon… frère.
Je souris à cette image. Mais le regard de Carter se fait soudain plus dur, plus
sombre. Il fixe l’horizon devant lui, comme si parler de cette période lui
demandait un effort considérable.
— Un jour où nous patrouillions dans une zone à risque, lors d’une opération
de maintien d’ordre, notre véhicule a été attaqué et nous avons été… blessés.
Carter se racle la gorge, l’émotion si palpable que je pose une main sur la
sienne en signe d’encouragement. Il secoue la tête et tente de se reprendre,
difficilement.
— J’ai… Hum… J’ai pris une rafale qui a été stoppée par mon gilet pare-
balles, pour la plupart. Spencer, lui, a été éjecté du véhicule. La douleur dans
mon corps était telle que j’étais presque inconscient, je ne bougeais plus. Les
insurgés se sont approchés de nous et ils ont… ils ont… volé nos armes et abattu
mon coéquipier qui bougeait toujours. Une balle en pleine tête.
J’étouffe un cri et porte la main à ma bouche. Comme absent, Carter
continue sur sa lancée :
— Des villageois nous ont trouvés et ont prévenu la base. J’ai été rapatrié
aux États-Unis, entre la vie et la mort. Depuis, je porte les stigmates de cette
journée en enfer sur mon corps. Pour ne jamais oublier que la vie est éphémère,
trop courte pour… perdre du temps.
Il se tourne enfin vers moi, les yeux brillants. Je ne sais pas quoi dire pour le
réconforter, alors je me tais et nous regardons le spectacle que nous offrent la
mer et les lumières vives de la Floride. À voix basse, je réponds doucement :
— J’ai choisi de graver ma douleur sur ma peau. Je me suis fait tatouer le H
de Hailey et un papillon bleu. Lorsqu’elle était petite, un papillon s’est posé sur
sa joue et elle n’osait plus bouger. Il était bleu. C’est un souvenir qui ne m’a
jamais quitté.
Lentement, je baisse la bretelle de mon haut pour lui dévoiler spontanément
ce que Caleb a cherché pendant des semaines et ce qui a finalement scellé notre
histoire dans la douleur. Carter passe son doigt sur mes tatouages et m’arrache
un frisson qui fait vibrer mon corps entier. Mon téléphone sonne et Carter en
profite pour se reprendre un peu.
— Salut, Gabriel.
Au fur et à mesure de la conversation, je me décompose. La nouvelle que me
donne Gabriel m’anéantit, me dévaste. Je me lève difficilement, rester assise
m’empêche de respirer convenablement. Je tente de rester digne, après tout,
n’est-ce pas en partie de ma faute si j’en suis là ? Je murmure un « au revoir » à
peine audible et raccroche avec mon ami. J’avance sur le sable pour m’arrêter
devant le rivage, le regard perdu dans le vide. Carter s’approche de moi,
doucement, les mains dans les poches, et me dévisage, inquiet.
— Olivia ? Est-ce que tout va bien ?
Ma gorge est sèche, avaler me brûle l’œsophage mais j’arrive à répondre,
dans un souffle :
— Caleb va se marier.
18. Carter
— Il faut que je te parle.
Mon interlocuteur téléphonique ne semble pas disposé à m’écouter. Il grogne
et m’envoie chier, comme je me l’étais imaginé. Je vais devoir user de ma
fonction de flic et je ne vais certainement pas m’en priver.
— Tu as été arrêté et mis en garde à vue dans un État différent du tien. J’ai
besoin de te faire signer des documents concernant ta remise en liberté.
Il tente par tous les moyens de trouver une solution pour m’échapper mais je
suis coriace et persuasif.
— Oui, je me doute que tu as beaucoup de boulot… Non… j’ai besoin d’une
signature originale… Bien sûr que je veux que tu fasses le déplacement pour une
putain de signature, comme tu dis.
Il râle, peste, m’injurie mais rien n’y fait. Je ne lâcherais pas le morceau.
— Quel est le problème, Caleb ? Tu as peur de tomber sur Elle ?
Silence au bout de la ligne.
— Ne m’oblige pas à faire intervenir le FBI. Te faire menotter devant ton
personnel, tsssss… Allez ! Un aller-retour en jet et tu n’entendras plus jamais
parler ni d’elle, ni de moi, si c’est ce que tu veux réellement.
Nouveau silence puis finalement :
— Super ! À demain ! Tu connais le chemin du poste.
J’ai enfin réussi à faire plier Caleb. Bon sang ! Cela n’a pas été de tout repos
mais il faut absolument que je fasse quelque chose pour arranger la situation
entre Olivia et lui, à défaut de pouvoir être avec elle. Je sais que mon frère
l’aime. Je ne le connais peut-être pas, Olivia a raison, mais il y a des signes qui
ne trompent pas. Il ne sait pas la chance qu’il a d’être amoureux de cette femme,
et surtout, d’être aimé en retour. Je ferais n’importe quoi pour être à sa place.
Dès que mon regard s’est posé sur Olivia, j’ai été conquis. Elle est la femme
dont chaque homme rêve. Belle, sûre d’elle, même si ses blessures l’ont affaiblie
au fil du temps. Je l’ai vue froide et distante mais aussi vulnérable et fragile. J’en
profiterai pour discuter de notre lien, j’espère qu’il acceptera de m’écouter. Je
suis sorti de ma torpeur par l’intéressée, qui entre dans le poste. Tous les regards
se portent sur elle pendant qu’elle se dirige vers mon box. En passant devant le
bureau de Pamela, elle lui fait un rapide geste de la tête pour la saluer. Ma
supérieure ne répond pas, encore vexée par leur dernière entrevue. Cela aura au
moins permis que cette dernière me lâche la grappe.
— Bonjour, Carter.
Tenant son attaché-case à deux mains juste devant elle, elle a revêtu sa tenue
« spéciale Edisson ». Sobre. Chic. Mais même comme ça, cela ne cache pas sa
beauté.
— Bonjour, Olivia. Toujours décidée à retourner voir le prévenu ?
Je ne peux pas m’empêcher de grimacer pour lui montrer mon
mécontentement. Elle fait la moue.
— Carter… C’est nécessaire… Les familles de Graham et de Dany ont
besoin de nous.
Je baisse la tête, je n’ai rien à répondre, et même si je savais quoi rétorquer,
elle ne changerait pas d’avis. Cette nana est un vrai pitbull. Je me lève en
soupirant et j’ouvre mon tiroir pour y prendre mon arme et mon insigne.
— Allons-y.
Le chemin jusqu’à la prison se fait dans un silence pesant. Je finis par lui
poser la question qui me brûle les lèvres depuis des jours.
— Tu as des nouvelles de Caleb ?
La paupière de son œil droit tressaute mais elle ne tourne pas la tête pour me
répondre.
— Non, Carter. Je n’ai pas très envie qu’il m’appelle pour me demander ce
que je pense de la robe de sa future femme ou pour avoir mes conseils sur la
marque du champagne qu’il devrait acheter pour la cérémonie.
Je me sens tout de suite très idiot et me mords la lèvre lorsqu’elle se
retourne.
— Excuse-moi. Je m’en prends à toi, ce n’est pas correct. La pilule est un
peu dure à avaler. Ça ira mieux dans quelques jours, après tout il peut bien
mener sa vie comme il l’entend.
Je souris furtivement et conduis jusqu’à la prison. Une fois à l’intérieur, elle
fonce sur Bates qui nous attend, debout, dans la salle d’observation.
— Vous m’avez caché que Thomas était malade ! Il a eu accès à Internet et
s’est renseigné sur moi et sur ma famille. À cause de vous, j’ai un flic qui
m’accompagne jusque dans les chiottes !
Bates affiche un air penaud et baisse la tête, comme si cela allait lui
permettre d’échapper aux foudres d’Olivia. Il lui fait face et lui explique :
— Le FBI m’avait demandé de taire cette partie de l’histoire afin qu’aucune
information concernant Edisson ne fuite. Je ne pensais pas que vous arriveriez à
quoi que ce soit avec lui, je dois bien l’avouer. Et nous nous sommes rendu
compte que Thomas avait jeté tous ses médicaments trois jours avant votre
venue pour le deuxième entretien. Dans une semaine, nous devons le conduire à
l’hôpital afin qu’il soit examiné et pour ajuster sa prescription médicamenteuse.
Olivia hoche la tête. Je me rapproche d’elle :
— Pas trop nerveuse ? Tu peux enc…
Je n’ose même pas terminer ma phrase tant le regard qu’elle me jette est
chargé de reproches. J’ouvre les mains en signe de paix et réponds rapidement :
— OK, OK, c’est bon, j’ai rien dit. Mais je viens avec toi. Dans la salle. À
prendre ou à laisser.
Je vois bien qu’elle est vexée d’être ainsi maternée mais je ne veux plus la
laisser seule avec ce type.
— Très bien, lieutenant. Mais tu n’interviens pas. C’est clair.
— Sauf si je le juge nécessaire, si Edisson va trop loin.
Elle ouvre la bouche pour répliquer mais le regard que je lui décroche la
stoppe net. Elle fronce les sourcils puis prend plusieurs inspirations et se dirige
vers la porte de la salle d’interrogatoire. Juste avant qu’elle ne donne le top pour
entrer, je l’entends murmurer :
— À nous deux, enfoiré.
Nous entrons tous les deux dans la pièce et Edisson est assis, harnaché à la
table, comme à chaque fois. Je me place un peu en retrait, derrière Thomas, mais
il n’a d’yeux que pour Olivia. Il la fixe d’un regard empreint d’agressivité et ne
la lâche pas des yeux lorsqu’elle s’assoit devant lui.
— Bonjour, Olivia.
La voix est rauque, agressive, mauvaise. Olivia ne s’en formalise pas et
s’adosse à sa chaise en croisant les bras. Elle affiche un visage dur que je ne lui
connaissais pas.
— Bonjour, monsieur Edisson. Où est Thomas ?
Le prévenu ricane et renifle bruyamment.
— Certainement en train de se faire…
— Ça suffit !
Le poing d’Olivia vient de s’abattre sur la table en fer, sa voix se répercute
contre les murs et ses traits sont tirés. Un sourire plaqué sur son visage, Edisson
ne bouge pas.
— Arrêtez de le rabaisser comme vous le faites ! C’est votre fils, votre
enfant, la chair de votre chair. Votre sang. Je sais qu’au fond de vous, vous aimez
ce gamin. Avouez-le.
Et soudain, Edisson se tord sur sa chaise, secoue la tête, grimace. Je ne
comprends rien à ce qu’il se passe mais j’ai promis à Olivia de ne pas intervenir.
Pour l’instant. Elle continue :
— Vous l’avez bercé, vous avez joué avec lui…
— Bonjour, madame.
Le visage d’Olivia change de tout au tout. Tantôt énervée, elle redevient
calme et affiche un grand sourire.
— Eh ! Salut, Thomas ! Tu te souviens de moi ?
Le prévenu hoche la tête et lui sourit timidement. Je suis totalement
hypnotisé par le spectacle qui se déroule sous mes yeux. Olivia se penche vers
lui et lui chuchote :
— Dis, Thomas, je mène une enquête et j’ai besoin de toi. Ça te dirait de
m’aider ?
Le gamin remue rapidement la tête. La psy ouvre son attaché-case et glisse
les photos de Graham et de Dany vers le prévenu. Toujours en chuchotant, elle
demande :
— Tu les as déjà vus ?
Thomas se penche à son tour vers Olivia et je fais un pas en avant.
— Oui. Le blond pleurait toujours. L’autre, il a traité mon papa de connard,
une fois. Papa était pas content. Il l’a tapé fort.
— Et tu te souviens où ça s’est passé, Thomas ?
Soudain, Edisson panique. Il s’agite, tire sur ses menottes en grimaçant. Je
me décolle du mur mais Olivia me stoppe d’un geste de la main.
— Papa arrive ! Il va me faire du mal ! J’ai pas le droit de te parler !
Olivia attrape le bras du prisonnier et l’implore presque :
— Thomas, s’il te plaît, c’est important. Tu étais où ?
La tête de Thomas s’affole, il tente de se lever mais ses chaînes l’en
empêchent. Il crie presque :
— La maison aux volets verts ! La maison aux volets verts !
Edisson se calme, se rassoit et fixe Olivia.
— Toujours aussi belle. Comment va Caleb ? J’ai appris qu’il allait se
marier ?
Olivia arrache sa main posée sur le prévenu comme s’il était corrosif et le
regarde avec mépris :
— Vous ne m’atteindrez pas, Edisson.
Thomas rit à gorge déployée.
— La magie Internet. J’ai aussi cru comprendre que vous n’étiez pas
l’heureuse élue, quel dommage ! Vous auriez fait une mariée somptueuse.
Olivia serre les dents et je ne peux pas m’empêcher de réagir :
— Ferme ta gueule, Edisson !
Thomas a toujours les yeux rivés sur elle, un rictus en travers du visage, et
me désigne de la tête.
— Nouveau chevalier servant ? Vous ne perdez pas de temps, dis donc !
Elle se lève, une mèche de cheveux en travers des yeux, et récupère les
photos des deux gamins. Lorsqu’il s’en rend compte, le prévenu demande :
— Qu’est-ce que ça fout là, ça ?
Je me rapproche d’Olivia et nous nous dirigeons vers la porte en silence.
Thomas gueule à travers la pièce :
— Répondez-moi !
Olivia se tourne vers lui et lui adresse un sourire sincère, presque espiègle.
— Merci pour tout, monsieur Edisson. Pensez à tous ces gamins, quand vous
brûlerez en Enfer.
J’ai la main sur la poignée, prêt à sortir, quand le prisonnier annonce d’une
voix calme :
— Faites attention à vous, Olivia. Cela m’ennuierait qu’il vous arrive
quelque chose.
Je m’avance vers lui mais Olivia me retient. Tendu, je dévisage Thomas :
— C’est une menace ?
Il fait la moue et répond :
— Disons que c’est plutôt une… recommandation.
Nous sortons du sas et nous dirigeons vers la voiture. Olivia jubile :
— Ça y est ! On a réussi !
Je ris doucement et la dévisage. Elle est radieuse, le sourire aux lèvres. Cela
faisait un moment que je ne l’avais pas vue comme ça.
— Tu as réussi. Faire parler le gamin, c’était bien vu.
Elle hausse les épaules, modeste :
— Lorsqu’il s’est présenté à moi la première fois, j’ai senti que je pouvais en
tirer quelque chose. J’ai eu de la chance qu’il se manifeste aussi vite, ce n’est pas
toujours le cas. Les personnalités n’apparaissent pas au bon vouloir ou sur
commande. C’est plus complexe.
Je monte dans la voiture pendant qu’Olivia boucle sa ceinture.
— Je vais appeler Luke Harrison, du FBI. Et on va tous se mettre à chercher
une maison aux volets verts.
Je la dépose chez elle et je prie secrètement pour qu’elle m’invite à monter.
Quand je la regarde, mes sentiments sont si contradictoires qu’ils s’emmêlent.
Même si je sais qu’elle est encore très attachée à Caleb, je ne peux pas
m’empêcher d’espérer pouvoir vivre quelque chose avec elle. Je ne sais pas
vraiment ce qu’il s’est passé entre eux, même si elle m’a donné les grandes
lignes de leur histoire, mais Caleb est idiot de la laisser filer. Et en même temps,
je sais que je ne peux pas lui faire cela, alors je vais au moins tenter de recoller
les morceaux entre eux. S’il s’avère qu’il ne veut plus rien avoir affaire avec elle
et que la rupture est consommée, alors je serai patient et j’attendrai qu’elle fasse
le premier pas.
— Carter ? Tout va bien ?
Je me rends compte que je rêve en la fixant d’un regard vide.
La honte.
Je baragouine, les pommettes en feu :
— Oh oui ! Pardon, je… rêvais.
Elle se moque de moi, un brin malicieuse :
— Vu ta tête, il devait être sympa.
Encore sur mon nuage, j’émerge :
— Qui est sympa ?
Elle hausse un sourcil et se penche vers moi :
— Ton rêve, voyons.
Une envie irrésistible d’attraper ses lèvres et de les prendre en otage me
démange et je dois m’accrocher au pommeau de vitesse pour ne pas flancher.
Sans parler de cette envie de la prendre directement sur le siège, comme un ado
en rut. Mais je ne peux pas, pas avant de savoir où en est vraiment Caleb. Cette
histoire de mariage, c’est de la connerie !
Elle sort de la voiture et se penche par la fenêtre.
— Salut, Carter, à bientôt. Et merci pour tout. Merci… juste… d’être là.
Je dois probablement afficher un sourire niais car son visage se fend d’un
grand sourire et, d’un signe de la main, la belle Olivia repart vers son immeuble.
J’attends d’être certain qu’elle soit à l’abri et je démarre pour rentrer chez moi.
Lorsque j’introduis ma clé dans la serrure, j’entends déjà Bones japper derrière
la porte. J’ai à peine le temps d’ouvrir qu’il me saute dessus pour me faire la
fête.
— Oui ! Doucement, mon beau.
Je dépose mon arme et mon insigne dans la commode qui trône dans l’entrée
et me dirige vers la baie vitrée pour ouvrir à mon chien.
— M’en veux pas, mon gros, mais ce soir, pas de balade. Je suis épuisé.
Je me dirige vers la cuisine et attrape une bouteille d’eau fraîche. J’en bois
une longue gorgée et pense à ma journée de demain. Je vais tenter de rattraper
les choses avec Caleb mais je vais aussi devoir lui révéler la vérité sur ma
naissance. Et je ne suis pas certain que ça lui plaise.
19. Caleb
Je suis assis dans mon jet privé et j’attends que le pilote se mette aux
commandes. J’avais appelé pour prévenir que je serais sur la base à neuf heures
et cet idiot n’est toujours pas là. Je n’ai qu’une hâte, débarquer à Miami, signer
ces foutus papiers et ne plus jamais y foutre les pieds. La prochaine fois que
j’aurai besoin de me déplacer chez Brownells, j’enverrai un de mes employés. Je
déteste déléguer le travail mais je n’ai pas le choix. Tomber sur elle dans la rue
ou à l’hôtel, comme la dernière fois, je ne le supporterai pas. J’ai besoin de
l’oublier et, pour cela, je dois tout mettre en œuvre pour ne plus la croiser où que
ce soit. Je demanderais presque à Gabriel de me prévenir lorsqu’elle se pointe à
New York, afin que je me barricade chez moi ou chez Prescott Enterprise. Le
pilote fait enfin son entrée dans l’habitacle et s’excuse platement :
— Excusez-moi, monsieur Prescott. Un empêchement de dernière minute.
Je n’ai même pas envie de l’insulter, alors je lui fais signe de disposer et il
s’empresse de s’enfermer dans son cockpit. Quinze minutes plus tard, je suis au-
dessus des nuages, direction la Floride. Durant le vol, j’essaie de travailler sur
mes dossiers mais tout, absolument tout, me ramène à Elle. Les yeux fixés à
travers le hublot, je me repasse le film de notre histoire, encore et encore,
inlassablement. Quoi que je fasse, quoi que je pense, quoi que je veuille, Olivia
est dans mon esprit en permanence. Elle a laissé son empreinte ancrée en moi, je
n’arriverai probablement jamais à l’oublier. Quand je repense au gala de Gabriel,
je souris, bien malgré moi. Cette repartie cinglante dont elle a fait preuve… Je la
revois devant chez moi, à notre premier rendez-vous, dans sa sublime robe
rouge. La soirée avec Jordan s’était très mal passée mais sans que je m’en rende
compte, à coups de réflexions et de phrases bien tournées, elle m’avait conquis.
Très longtemps, je me suis voilé la face, j’ai nié l’évidence alors même que je
tombais éperdument amoureux d’elle.
Je soupire et tente de reporter mon attention sur mon travail mais je n’arrive
pas à me concentrer. Je ferme les yeux en espérant pouvoir dormir durant le vol
mais, même cela, c’est impossible. Son visage m’apparaît, tantôt souriant lors de
notre premier rendez-vous officiel, tantôt dévasté par le chagrin lorsqu’elle m’a
confié son histoire personnelle. J’en veux à mon père d’avoir fait de moi un
homme au cœur de pierre et plus encore d’avoir rédigé ce testament horrible qui
m’oblige à épouser une autre que celle qui a volé mon cœur. La voix de Carter
me revient en mémoire.
Tu n’entendras plus jamais parler ni d’elle, ni de moi.
Je vais devoir apprendre à vivre sans elle, c’est vrai. Cela va être dur, c’est
certain, mais elle a pris sa décision et je la respecte. Je vais épouser Lauren et
dans six mois, elle dégagera de ma vie et je récupérerai ma liberté. Je me rends
soudain compte que depuis des mois que je connais Olivia, je n’ai couché avec
aucune autre femme. J’ai essayé pourtant ! Putain, j’ai essayé ! Mais c’est
comme si une alarme se mettait à hurler dans ma tête à chaque fois que j’allais
passer à l’acte. Je me lève, me dirige vers le bar pour me servir un verre de
whisky et y rajoute deux glaçons. Je les fais tinter contre la paroi de verre puis,
une nouvelle fois, je pense à Olivia et au fait qu’elle déteste ce bruit et encore
plus de me voir boire. Si nous avions entamé une relation suivie, je pense que
j’aurais fini par au moins diminuer ma consommation. Pour elle. Par amour. Je
souffle entre mes lèvres et termine mon verre, pour le remplir à nouveau. J’en ai
plein le cul d’être mal à longueur de journée. J’ai l’impression que ma vie est
une montagne russe et que mon wagonnet est lancé à pleine vitesse. Mon cœur
passe du rire aux larmes si rapidement que j’en viens à me demander comment il
fait pour battre encore.
Je repars vers mon siège, un quatrième verre à la main. Je m’assoupis
quelques instants et le commandant de bord me réveille avec son annonce,
m’informant que nous allons atterrir. Je me redresse sur mon siège et cherche
mon blouson du regard. Je l’ai oublié chez Olivia, c’est vrai… Je me demande ce
qu’elle en a fait. L’a-t-elle jeté ? Gardé ? Respire-t-elle souvent mon odeur, afin
de ne pas oublier mon visage ? Si j’avais un foulard à elle en ma possession,
c’est ce que je ferais. Je m’enivrerai de son parfum jusqu’à ce que ma tête
tourne, jusqu’à ce que mon cœur explose de remords de ne pas avoir su la retenir
et la faire mienne.
Une fois à l’aérodrome, je monte dans la voiture que Polly m’a réservée. J’ai
chaud, bordel ! Je porte des boots, un jean blanc et un débardeur noir. Je prends
la direction du commissariat et je prie pour qu’Olivia ne soit pas présente, je ne
veux pas que la douleur qui habite mon cœur se réveille. Cela fait trop mal. Je
me donne dix minutes avant de repartir. J’entre, je signe, je dégage. Dix minutes
max.
Je me gare sur le parking du commissariat et j’ai comme une boule dans
l’estomac. Je repense au testament et je me dis que j’ai rempli cette partie du
contrat. Père voulait que je fasse la connaissance de Carter. Eh bien voilà, c’est
chose faite. Il m’a arrêté, s’est présenté, rêve de baiser ma compagne, enfin…
mon ex-compagne. C’est bon, là. J’ai ma dose. Je dirai à Lowells que nous
sommes super contents de nous être retrouvés, que l’on compte se revoir, bref
tout un tas de conneries pour qu’il valide cette partie imposée par mon père.
J’inspire et sors du véhicule pour me diriger vers le planton.
— Bonjour, je suis Caleb Prescott. J’ai rendez-vous avec Carter Jones.
Le flic à l’accueil passe un coup de fil et Carter arrive enfin. Il ne semble pas
gêné de me voir, ni particulièrement heureux. C’est assez étrange, en réalité. Ce
n’est pas tout à fait comme cela que j’avais imaginé nos retrouvailles. Mais je
crois bien que je l’ai détesté dès que j’ai vu la photo et que j’ai su qu’il avait été
en contact avec Olivia. Même quand Michael m’a dit qu’elle l’avait envoyé
paître, cela ne m’a pas rassuré. Carter me fait signe d’avancer mais je demande,
sur mes gardes :
— Elle n’est pas là, au moins ?
Il me dévisage longuement et finit par soupirer :
— Non, rassure-toi. Je ne lui ai pas dit que tu devais passer.
Je consens donc à le suivre. Je prends place sur la chaise qu’il me tend et il
pose ses avant-bras sur son bureau. Je regarde autour de moi, l’effervescence est
incroyable. Les téléphones aux sonneries stridentes retentissent à travers la pièce
principale, les officiers s’activent dans tous les sens. Certains courent, d’autres
rient ensemble, d’autres encore conduisent des prévenus dans les cellules que
j’occupais il y a encore peu. Carter sort un dossier rouge d’une pile qui trône à sa
droite et l’ouvre pour en extraire deux feuillets.
— Alors. Il y a douze jours, une patrouille te ramassait sur la voie publique,
ivre…
Je m’agite.
— Ivre, ça va, faut pas pousser non plus.
Le blondinet fronce les sourcils et reprend :
— Tu étais donc arrêté, ivre, par l’une de nos patrouilles qu’un riverain avait
prévenue.
De nouveau, je l’arrête.
— Un riverain ? C’est ça, ouais ! On sait tous que c’est Olivia qui a appelé
les flics.
Carter s’adosse à sa chaise et m’observe. Ses yeux sont si semblables aux
miens que c’en est flippant. Nous ne nous ressemblons pas vraiment mais nos
yeux sont identiques. Il soupire et jette son stylo sur le bureau.
— Écoute, Caleb, si je te dis que ce n’est pas Olivia qui nous a prévenus,
c’est que c’est le cas. Je ne sais pas quel est votre passé, mais tu la prends
visiblement pour qui elle n’est pas. Quand tu as été amené ici, elle a attendu des
plombes à l’accueil afin de pouvoir te voir. Même quand je lui ai expliqué que ce
n’était pas possible, elle a tenu à rester présente lors de ta sortie. Je te le dis une
dernière fois. Ce n’est pas elle qui a prévenu les flics, comme tu le dis si bien.
Je sonde ses yeux émeraude et son visage – il ne ment pas. Une fois de plus,
je me suis planté avec elle et je comprends mieux sa présence lorsque je l’ai
aperçue en me rendant dans la salle d’interrogatoire.
Putain… je suis toujours à côté de la plaque avec Olivia.
Carter doit voir à ma tronche que je culpabilise et il se moque :
— Mon pauvre, si tu as un tel comportement avec elle, je comprends mieux
pourquoi vous en êtes là.
Le regard noir, j’attrape son stylo et arrache le bouchon d’un geste rageur.
— File-moi ton papier que je me tire d’ici.
Il prend quelques secondes avant de récupérer les deux feuillets et me les
tend.
— En bas, à droite.
Je biffe et claque le stylo sur le bois, satisfait. Je me lève alors que Carter
reste assis.
— Bon, eh bien, c’était très sympa mais si tu n’as plus besoin de moi, je vais
rentrer.
Carter ricane et termine ma phrase d’un air moqueur :
— Et te tirer d’ici, ouais, ouais, on sait. J’avais pensé qu’on aurait pu
discuter, toi et moi.
J’arque un sourcil.
— Discuter ? Et de quoi on aurait bien pu… discuter ?
Mon frère grimace en secouant la tête, je sais bien à quoi il pense. Il veut
discuter de notre filiation mais en ai-je vraiment envie ? Je claque mes mains
entre elles et me penche vers lui :
— Écoute, Carter, je ne suis pas certain d’avoir envie de t’entendre te
plaindre de la vie que tu as pu mener loin de nous et de notre blé.
Carter se lève soudain, l’air mauvais.
— T’es tellement à côté de la plaque ! Quand je vois ce que le pognon a fait
de toi, si tu savais à quel point je m’en fous. Il est vrai que ma mère ne roulait
pas sur l’or mais elle m’a enseigné le respect et la droiture. Visiblement, c’est ce
qui t’aura manqué le plus.
Je serre les poings mais je préfère ne pas répliquer. Ce petit con a raison. Je
me dirige vers la sortie alors que Carter m’appelle :
— Caleb ! Attends… Excuse-moi…
Je ne m’arrête pas, je veux me barrer, j’en ai plein le cul de cette situation.
Mon mal-être ne fait que croître, je suis malheureux, je veux passer à autre chose
mais c’est comme si j’étais bloqué dans un monde parallèle et ça me gonfle. Je
pousse la porte du poste de police et je me rue presque vers ma voiture. Je me
glisse à l’intérieur et place mes bras sur le volant, la tête posée dessus. Après
quelques minutes de réflexion, je ressors de la bagnole en claquant la portière et
en jurant.
— Bordel de merde !
Je retourne dans le bâtiment et traverse le hall à grands pas, même le planton
n’a pas le temps de réagir. Je me dirige vers le bureau de Carter et je m’affale sur
la chaise sur laquelle j’étais assis tout à l’heure. Un coude sur le plateau, je
triture ma lèvre inférieure entre mon pouce et mon index. Carter me fixe et
sourit. Je secoue la tête et lève les yeux au ciel.
— Roooo, ça va, c’est bon, hein !
Il se lève et un brin embarrassé me dit :
— On… on va prendre un café au coin de la rue ? Ça te dit ?
Je passe la main dans mes cheveux et je suis un peu gêné par la gentillesse
dont il fait preuve alors que je me comporte comme un connard depuis le début.
— Ouais… OK.
Je le suis et nous traversons la route, puis marchons en silence jusqu’à un
stand ambulant tenu par un gars qui semble avoir l’habitude de voir Carter.
— Eh ! Salut, lieutenant !
Les deux hommes se serrent la main et Carter me désigne d’un geste rapide.
— Je te présente…
Il se tourne vers moi et me dévisage.
— Mon frère, Caleb.
Le vendeur me fait un signe de tête et je réponds par un grognement. Carter
nous commande deux cafés et part s’installer sur un banc, face à l’océan. Je
prends place à ses côtés et grimace en buvant ma boisson.
— Tu n’aimes pas le café ?
Sans un regard pour lui, je réponds :
— Disons que d’habitude, je bois quelque chose de plus… fort.
Nous restons ainsi en silence, à contempler le spectacle qui s’offre à nous.
J’aime bien la Floride. Comparé à New York, c’est une ville plus joyeuse, plus
agréable. Je finis par rompre notre tranquillité.
— Alors ? Je t’écoute.
Carter se déplace d’un quart de tour afin d’être face à moi et clôt les
paupières en m’expliquant :
— Euh… Je voulais t’expliquer un peu mon parcours, je veux dire, celui de
ma naissance. Je te demande juste de m’écouter. Tu hurleras plus tard. Tu crois
que tu peux le faire ?
Je mords l’intérieur de ma joue, anxieux mais je me dis que je lui dois bien
ça. Et à père aussi. J’incline la tête et Carter commence, les yeux rivés aux
miens :
— J’ai été élevé par Theresa Jones, une amie de nos parents, ici, en Floride.
Ta… notre mère est tombée enceinte de moi au début de sa maladie. Une
conception non désirée, je suppose. Lorsque le médecin lui a confirmé sa
grossesse, il lui a conseillé de… d’avorter, car malheureusement elle ne pourrait
pas combiner gestation et chimiothérapie. Papa était au trente-sixième dessous
mais il a laissé maman faire son choix.
Je pince les lèvres, essayant de me souvenir de ma mère enceinte une
nouvelle fois mais c’est impossible. Je tente :
— Elle a bien caché sa grossesse, je ne me suis rendu compte de rien.
Remarque, j’étais tellement occupé à attirer l’attention de père que j’ai négligé
ma mère. Pour ce que cela m’a apporté…
Carter pose une main sur mon épaule et, étonnamment, cela me fait du bien.
Il la presse un peu et reprend :
— Puisque je suis devant toi aujourd’hui, tu as compris qu’elle a choisi de
donner sa vie pour la mienne. Papa était ivre de douleur et, à ma naissance, il a
préféré me confier à Theresa plutôt que d’avoir sous les yeux le fils qui avait tué
sa femme. Chaque mois, durant des années, il a versé une somme d’argent sur un
compte afin qu’elle puisse subvenir à mes besoins.
Je scrute l’horizon sans réagir. Je n’ai même pas envie de hurler, de crier ou
de lui casser la gueule. Je ne remets même pas en cause son histoire, parce que je
sais que ce qu’il me dit est la stricte vérité. Ses yeux. Les miens. Ceux de notre
mère. Avant de partir, elle nous aura au moins laissé une petite partie d’elle.
Carter me regarde, inquiet :
— Dis quelque chose, Caleb.
Une moue sur le visage, je hausse les épaules :
— Je crois que j’ai compris au moment où j’ai croisé ton regard. Tu as ses
yeux.
Il se marre et me répond :
— Ouais. Toi aussi !
Je pouffe nerveusement et reprends :
— Je me dis que j’ai vécu toute ma vie avec un père qui m’a fait payer pour
une chose dont je n’étais pas responsable et que, depuis des années, je traîne cela
comme une épée de Damoclès au-dessus de ma tête.
Carter me jette un regard compatissant lorsque la sonnerie de son téléphone
retentit.
— Lieutenant Carter Jones.
Il fronce les sourcils et se redresse sur le banc.
— Attends, calme-toi, mon garçon. Olivia ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
Comment ça, partie ?
Je tourne la tête violemment à l’évocation de mon ex-compagne. Carter
raccroche et se lève, nerveux. Je demande :
— Qu’est-ce qu’il se passe ? C’est Olivia ?
Mon frère se passe la main sur le visage et croise les bras sur sa tête :
— C’était Adam, un petit patient d’Olivia. Il me dit qu’un méchant monsieur
est venu la chercher. Elle l’a envoyé se cacher avec son portable et lui a dit de
m’appeler lorsqu’il n’y aurait plus aucun bruit dans le cabinet.
Il s’avance vers le bord de plage et pose maintenant ses mains sur sa nuque.
Je le rejoins en une enjambée et l’oblige à me regarder. Ses mots me percutent en
plein cœur.
— Olivia. Elle a disparu.
20. Olivia
La semaine touche à sa fin et le week-end sera le bienvenu. Gabriel m’a
invité à le passer chez lui. Nous avons du mal à rester loin l’un de l’autre, sa
rupture nous a rapprochés et le fait que je sois seule à Miami l’angoisse un peu.
Certes, Carter est présent mais je ne le vois pas tous les jours et je n’en ressens
pas le besoin. Il est adorable mais ce n’est pas à lui que je pense en permanence,
ni avec lui que j’aimerais passer mes nuits. Caleb me manque et, parfois, je me
demande si je lui manque aussi. Pense-t-il à moi aussi souvent que je pense à
Lui ? C’est incroyable d’aimer à ce point une personne avec qui l’on sait
pertinemment que cela ne fonctionnera pas. Nous sommes trop semblables. Des
bousillés de la vie, des abîmés de l’amour. Il ne sait pas faire confiance et je ne
supporte pas que l’on essaie de régenter ma vie. Et avec notre passé commun, je
pense qu’il nous serait impossible de mener une relation saine. Je n’en reviens
toujours pas qu’il se marie. Je n’ai pas voulu me renseigner sur Internet pour
voir à quoi ressemble sa future femme. Gabriel dit qu’elle est très quelconque
mais je le soupçonne de vouloir me ménager. Je suis persuadée qu’elle est
sublime et docile. Caleb lui a-t-il expliqué les raisons de ce mariage ? Je nous
imagine, lui sexy dans son costume noir, et moi, parée d’une magnifique robe
blanche en dentelle, avancer jusqu’à lui dans l’église. Assise à mon bureau, je
me surprends à envier Lauren. Gabriel m’a juste donné son nom. Lauren. Un
pincement au cœur me rappelle que c’est moi qui ai mis un terme à notre histoire
alors même qu’il me suppliait presque de revenir. Peut-être, un jour, lui
expliquerai-je la raison qui m’a poussée à le faire fuir loin de moi.
Adam est mon dernier patient de la journée. La séance devrait bien se
dérouler, le gamin a mis en application tout ce que je lui ai dit au fil de nos
entretiens et sa maman a également fait d’énormes progrès quant au dialogue qui
était à rétablir entre eux.
— Bien sûr, allez faire des courses, de toute façon la séance dure une heure,
même si c’est la dernière.
La maman d’Adam partie, nous nous installons à la petite table d’enfant et je
commence par des éloges.
— Adam, je tiens à te féliciter pour tous les efforts que tu as fournis au fil de
nos rendez-vous. Je suis très fière de toi, et ta maman, encore plus !
Le môme bombe le torse et rougit, ce qui m’arrache un petit rire.
— Aujourd’hui, nous allons…
Soudain, un bruit se fait entendre dans l’entrée puis une voix grave s’élève
de l’autre côté du cabinet.
— O… li… via…
Mon sang se glace instantanément et la panique s’empare de tout mon être.
Je cours à mon bureau et m’empare de mon téléphone portable, que je place sur
vibreur. Je saisis Adam par le bras et lui tends le mobile. Le gamin le serre entre
ses petites mains, terrorisé devant mon attitude plus qu’inquiétante et je
l’emmène vers la petite cuisine. Accroupie devant lui, je m’efforce de garder
mon calme tant bien que mal et place mes mains sur ses épaules.
— Adam, écoute-moi attentivement. Tu te caches dans la cuisine, d’accord ?
Quoi qu’il se passe ou quoi que tu entendes, je t’interdis de sortir de là, OK ? Et
surtout, ne fais pas le moindre bruit. Même si tu m’entends hurler, je t’interdis de
sortir, tu comprends ?
Le môme secoue la tête, les larmes aux yeux, terrorisé.
— Tu me promets ? Super ! Une fois qu’il n’y aura plus aucun bruit, tu
appelles mon ami Carter, OK ? C’est le premier numéro. C’est un policier, il
viendra te chercher. Allez, file. Et ne sors de là sous aucun prétexte, mon garçon.
Aucun !
Adam court se réfugier dans la cuisine et je me relève d’un bond pour
revenir à mon bureau, où je m’installe, faisant mine de remplir mes dossiers.
Mon corps entier est pris de tremblements et je peine à garder mon stylo en
main. Lorsque mon visiteur fait irruption dans la pièce, j’essaie d’adopter une
attitude neutre, comme si le voir ici était naturel. Je lève les yeux vers lui et
souris :
— Tiens. Bonjour, Thomas. Que me vaut cette visite ? Vous êtes sorti de
prison ?
Edisson s’avance vers moi et mon sourire disparaît lorsque je vois qu’il
arbore un pistolet à la ceinture. Il est vêtu d’un uniforme de policier, ce qui laisse
présager une évasion. Mes yeux sont rivés à l’arme, je suis comme hypnotisée
par l’objet. Ma gorge se noue, mon estomac se retourne et Hailey se rappelle à
moi. Edisson erre dans la pièce et m’interpelle.
— C’est sympa ici. Plus sympa que ma cellule. Oh, c’est une cuisine ici ? Ça
tombe bien, je crève de faim !
Tout mon corps se tend lorsqu’il se dirige vers la porte. Je me lève
brusquement, renversant ma chaise au passage.
— Non ! C’est un cagibi. Mon aspirateur, mes produits d’entretien, tout un
tas de choses… Que puis-je faire pour vous, Thomas ? Je vois que vous avez eu
une permission de sortie ?
Je suis terrifiée à l’idée qu’il trouve Adam mais également par sa présence
ici. Il se tourne et revient vers moi. Ma respiration s’accélère et me brûle les
poumons. J’ai donné mon téléphone à Adam, je n’ai donc aucun moyen de
contacter Carter. Je peux déjà oublier le fixe, autant éviter de prévenir les flics
sous son nez. Edisson s’approche lentement de l’endroit où je me trouve et je
recule par instinct. Le rictus qu’il affiche me fait froid dans le dos et je tente de
calmer le tremblement de mes mains mais c’est peine perdue. Son regard se fixe
sur elles puis vient se planter dans les miens.
— Olivia… Olivia… Olivia… Tu es… Ça ne te dérange pas que je te
tutoie ?
Je réponds par la négative d’un simple signe de tête, incapable de laisser le
moindre son sortir de ma bouche. Il sourit à pleines dents.
— Cool.
Il avance de deux pas et reprend :
— M. Bates a changé le rendez-vous que j’avais à l’hôpital. Il était persuadé
que je ne tenterais pas de m’enfuir mais…
Il ouvre les bras pour accentuer sa réplique :
— J’ai prétexté une envie pressante lorsque j’étais seul avec l’infirmière et
un flic est venu ôter la menotte qui me retenait au lit. Et BAM ! Une droite bien
placée et j’étais libre. Et déguisé !
Puis son regard se voile, sa bouche se crispe et il tord sa tête en de
nombreuses mimiques qui m’effraient autant les unes que les autres. Je suis
toujours debout, dos au mur. Piégée.
— Olivia ! Toujours aussi… Huuuuum…
J’avale ma salive difficilement et me force à sourire. Je dois le faire parler,
capter son attention et essayer de me sortir de ce merdier d’une manière ou d’une
autre.
— Bonjour, monsieur Edisson.
La personnalité du père a pris possession de son corps. La nuque raide, les
épaules en arrière comme s’il roulait des mécaniques, il avance dans ma
direction sans hésitation. Il se plante devant moi et nos pupilles se rencontrent.
Ses yeux sont comme fous, enflammés et durs. D’un geste vif et rapide, il
empoigne mes cheveux et approche ma tête de son visage, m’arrachant un cri
strident au passage.
Ne sors pas, Adam, ne sors pas !
Le prisonnier se met à humer mon odeur en enfouissant son nez dans mon
cou. Le contact de nos peaux me révulse, alors je tourne la tête afin
de m’éloigner le plus possible. Jamais je ne me soumettrai à cet homme, ni à
aucun autre. Je relève le menton pour lui montrer que je ne me laisse pas
atteindre et il rit à gorge déployée.
— Vous êtes incroyable, Olivia. Une vraie tigresse. Caleb ne sait pas ce qu’il
perd. Mais ce n’est pas grave. Je vais prendre sa place. On va aller se balader,
tous les deux. Prends tes clés de bagnole.
M’arrachant au mur, il me pousse vers l’entrée et je suis soulagée de quitter
les lieux, car cela implique qu’Adam est hors de danger. Je fouille dans mon sac
pour y chercher mes clés et je peste contre moi-même de n’avoir jamais pensé à
acheter une bombe au poivre. Nous longeons le couloir, Edisson me tient par le
bras, sa poigne ferme me pince la peau mais je fais abstraction de la douleur.
Nous sortons de l’immeuble et il me demande :
— C’est laquelle ta bagnole ?
J’active l’ouverture automatique des portes et mon cabriolet émet un bruit
qui fait tourner la tête d’Edisson. J’essaie d’établir un dialogue avec lui, mais il
est très agité.
— Où allons-nous ?
Il me pousse, s’énerve et me crache les mots à la figure :
— Ta gueule ! Avance ! Prends le volant et n’attache pas ta ceinture, ça
t’évitera d’avoir envie de jouer les héros.
Nous nous installons dans le véhicule, Edisson boucle sa ceinture et se saisit
de son arme. Mes yeux ne peuvent pas s’en détacher et, lorsque je les pose à
nouveau sur lui, son visage a changé. Il s’est adouci. Il est redevenu Thomas. Je
déglutis et démarre. Je m’engouffre dans la circulation et prends la direction
d’Ocean Drive. Avec un peu de chance, nous passerons devant le poste de police
où travaille Carter. Je lance de petits coups d’œil à mon passager, toujours armé
mais apparemment penaud.
— Tu… tu sais que tu peux me parler, Thomas. Je suis là pour t’aider.
Mais il éclate d’un rire mauvais.
— Putain ! Je t’ai bien eue ! T’y as vu que du feu ! Thomas te parlera plus,
salope. Je l’ai buté. Une balle dans la tête. BAM !
Je sursaute, l’attitude d’Edisson est très inquiétante. La personnalité du père
semble avoir écrasé celle des autres et c’est très mauvais signe. Cela signifie que
sa démence prend le pas sur le peu de raison qu’il lui reste. Il se tourne sur son
siège afin de me faire face et me déshabille du regard, s’arrêtant sur mes seins.
Ses yeux sont déments, injectés de sang, mais je tente de garder mon calme.
J’espère qu’Adam aura réussi à prévenir Carter et que la police me retrouvera
rapidement. Je ne sais même pas où nous allons, je conduis au hasard. Soudain,
Edisson braille :
— Tourne à gauche, là ! Et descends Alton Road. Voilà, bonne fille !
Je suis scrupuleusement les indications qu’il me donne, même si je ne vois
pas trop où il veut en venir. D’un mouvement de la main, le flingue tourné vers
moi, il me balance :
— Prends ensuite par Dade Boulevard. Suis la route, tout droit.
Nous traversons Rivo Alto Island, Venetian Island, San Marino Island puis
Biscayne Island et nous arrivons à Town Square. Je ne comprends rien, il n’y a
aucune logique dans ce que me fait faire Edisson.
— Monsieur Edisson, je…
— Ta gueule, putain ! Ta gueule !
Mes épaules ploient sous la peur et je préfère me taire plutôt que de l’énerver
encore plus qu’il ne l’est déjà. Je risque un coup d’œil vers lui et il se tient la tête
entre les mains, ses cheveux sont trempés et des gouttes de sueur perlent sur son
front et ses tempes. Il se dandine sur son siège et gémit doucement.
— Les voix… dans ma tête ! Elles me disent des choses !
Je n’aurais pas affaire à un tueur en série, j’aurais probablement pitié de cet
homme assis à côté de moi. Il faut que j’arrive à rétablir le dialogue avec
Edisson car c’est une bombe à retardement et lorsqu’il laissera exploser sa colère
et sa haine… Les larmes me montent aux yeux et j’ai une pensée pour Caleb,
Carter, Gabriel et Connor. Je souffle entre mes lèvres afin de reprendre un
rythme cardiaque plus normal et demande :
— Et qu’est-ce qu’elles vous disent, ces voix ?
— Elles me disent que si tu ne fermes pas ta gueule et si tu ne m’obéis pas,
ça risquerait de se terminer dans un bain de sang.
Je conduis toujours sur Biscayne Boulevard puis Edisson me fait bifurquer
vers le sud et me demande de m’engager sur Port Boulevard. Nous nous
dirigeons maintenant vers Dodge Island et enfin je comprends. Mon rythme
cardiaque s’accélère et la panique commence à faire frissonner et trembler tous
mes membres. Au détour d’un virage, je ralentis l’allure et fixe droit devant moi
la voiture de police qui s’avance. Je passe rapidement en revue les possibilités
qui s’offrent à moi pour tenter de les prévenir que je suis retenue en otage mais
le fugitif me fixe de son regard perçant. Il place son flingue contre mes côtes et
je ne peux l’empêcher de lâcher un petit cri suivi d’un hoquet. Je suis à la merci
d’un dangereux psychopathe qui a braqué son pistolet sur moi et je suis
terrorisée. Je pense à Hailey et me demande si elle a été enveloppée par ce même
sentiment de terreur et d’impuissance que celui qui m’assaille actuellement. A-t-
elle compris qu’elle ne s’en sortirait pas vivante ? Un sanglot se forme dans ma
gorge, bien vite réprimé lorsque la voix de l’évadé s’élève dans l’habitacle :
— Si tu tentes quoi que ce soit, j’te bute. C’est clair ?
Je hoche la tête et je regarde droit devant moi lorsque la voiture de police
nous croise, de peur de laisser entrevoir mon mal-être. Edisson semble se
détendre un peu et s’enfonce dans son siège. Je poursuis ma route et finis par
demander :
— Nous allons au port ?
Il claque sa langue contre son palais et sourit :
— Ouais ! On va partir, toi et moi ! Dans deux jours, j’ai un pote qui viendra
nous chercher ici, faut juste qu’on reste planqués dans une usine désaffectée. On
prendra le bateau, direction le Brésil. Pas d’extradition avec les États-Unis. Le
soleil, la mer…
Puis, tournant la tête vers moi, il me dévore des yeux.
— On va bien s’amuser, tous les deux. Tu vas voir, tu vas adorer.
Je détourne le regard et, dans une prière silencieuse, espère qu’il en finisse
au plus vite. C’est fou comme chez certaines personnes l’instinct de survie
prédomine et les pousse à se surpasser pour s’échapper et sauver leur vie. Le
mien est aux abonnés absents. Est-ce la lassitude, la détermination d’Edisson ou
la résignation que mon destin est ainsi tracé, je ne saurais dire. Tout ce que je
sais, c’est qu’à l’heure qu’il est je n’ai pas envie de me battre. Alors je le laisse
me guider jusqu’à un grand rideau de fer qui s’ouvre sur une vieille usine aux
gigantesques murs recouverts de crasse. Lorsque le store se referme sur mon
véhicule et que je me gare dans un recoin sombre, je me reprends. Je suis
affolée, angoissée, épouvantée mais je ne me laisserai pas abattre. Jamais. Je
ferai tout ce que je peux pour fuir. Quitte à mourir.
21. Carter
Je rentre au poste de police en courant presque, Caleb sur mes talons.
Comment est-ce possible ? Comment Olivia a-t-elle pu être enlevée alors qu’une
voiture de police se trouvait en bas de chez elle et que deux agents étaient censés
assurer sa sécurité ? Depuis deux jours, j’avais pu obtenir cette faveur auprès de
nos supérieurs et je m’étais bien gardé de prévenir Olivia car je sais
pertinemment qu’elle n’aurait jamais accepté. Je me rue à l’intérieur du bâtiment
et Caleb m’interpelle :
— Carter ! Bordel mais qu’est-ce qu’il se passe avec Olivia ? C’est quoi
cette histoire de disparition ?
Je soupire puis je file à mon bureau et décroche mon téléphone. J’attends
que l’un des officiers chargés de veiller sur elle décroche son portable afin de me
donner une explication sur la situation.
Allez, putain ! Pitié, dites-moi que c’est un cauchemar ?
Je tombe sur le répondeur de Billy, alors je réessaie, encore et encore. Et s’il
ne répond pas, j’essaierai celui de Jake, son coéquipier. Pour la quatrième fois, je
raccroche nerveusement. Caleb finit par poser sa main sur le téléphone,
m’empêchant alors de reprendre le combiné. Ses yeux brillent, il est inquiet
autant que moi. Non… Plus que moi. Mais pas pour les mêmes raisons.
— Carter ! Je t’en prie. Dis-moi ce qu’il se passe. C’est ma com… C’est
mon ex-compagne, j’ai le droit de savoir.
Je baisse la tête et je finis par répondre :
— Un gamin, un patient d’Olivia, vient de m’appeler pour me dire qu’elle
était partie avec un méchant monsieur mais qu’avant cela, elle l’avait caché en
lui disant de me contacter. Je n’en sais pas plus. Je ne sais même pas à quelle
heure c’est arrivé. Faut que je me rende sur place mais toi, tu restes là.
Mon frère ouvre des yeux ronds et secoue déjà la tête avec frénésie, pendant
que je décroche mon téléphone une énième fois.
— J’ai besoin que la scientifique vienne effectuer des relevés d’empreintes
chez Olivia Kincaid, la psy chargée de faire l’évaluation de Thomas Edisson.
Envoyez-moi également deux patrouilles chez elle, au cas où… Ouais, tout de
suite… Je m’en fous que vous ayez des effectifs réduits, ce n’est pas mon
problème. Une amie a été enlevée et je crains le pire ! Donc on se bouge,
putain !
Je frappe mon combiné plusieurs fois sur son socle et finis par le jeter en
travers du bureau. Lorsque je relève la tête, les collègues ont les yeux rivés sur
moi et Caleb baisse la sienne, mal à l’aise. Je beugle :
— Quoi ? Y a un problème ? Remettez-vous au boulot, putain ! Trouvez-la !
Et le premier qui merde, je le fous à la circulation en plein cagnard, c’est clair ?
J’envoie valser mon siège, qui roule à l’autre bout de la pièce et je sors du
poste, énervé. Je suis très inquiet pour Olivia. Je n’ai pas beaucoup d’éléments
concernant l’enlèvement, à part le témoignage décousu d’un gamin apeuré. Je
fonce à ma voiture et, au moment de me glisser derrière le volant, je vois Caleb
ouvrir la portière côté passager. Je m’appuie sur le toit du véhicule et demande :
— Tu crois aller où comme ça ?
Mon frère me regarde comme si sa seule présence à mes côtés était une
évidence.
— Je viens avec toi.
Je ricane en balançant la tête.
— Je ne crois pas, non ! C’est une enquête de police, Caleb, pas une partie
de Cluedo. Je ne veux pas m’encombrer d’un civil. Qui plus est, un ex qui
transpire d’amour pour la disparue.
Caleb me gratifie d’une grimace et me rétorque :
— Que tu le veuilles ou non, je vais te coller aux basques jusqu’à ce qu’on la
retrouve, et seulement là, je te lâcherai. Pas avant.
Sur ces mots, je le regarde s’installer sur le siège passager et patienter. Je
lève les yeux au ciel et m’assois derrière le volant. Je mets le contact et, avant de
démarrer, je lui jette un regard rapide.
— Tu fais vraiment chier, Caleb. Tu fais vraiment chier !
Il esquisse un sourire, l’enfoiré, et je ne peux pas m’empêcher de sourire en
retour.
Si ce n’est pas de l’amour, ça, je ne sais pas ce que c’est.
Une vingtaine de minutes plus tard, j’arrête mon véhicule derrière le fourgon
du coroner et mes tripes se nouent. Caleb sort de la voiture, inquiet de
l’effervescence qui règne en bas de l’immeuble. En plus du fourgon mortuaire, il
y a deux voitures de police, deux véhicules de la scientifique, la bagnole du
légiste et un agent qui installe un périmètre de sécurité. Les badauds
commencent à s’agglutiner autour du cordon et j’attrape Paul qui traverse la
place.
— Paul ! Si jamais la presse se pointe, tu me les dégages, c’est clair.
Promets-leur l’exclusivité, je m’en cogne, mais ils ont interdiction de filmer quoi
que ce soit.
— Ça marche, Carter. Je me charge d’eux.
Je lui tapote l’épaule.
— Merci, vieux.
Je sors une paire de gants en caoutchouc de la poche de ma veste et en tends
une à Caleb.
— Enfile ça mais ne touche à rien.
Je l’observe passer ses gants, la mine sérieuse, et je me surprends à apprécier
qu’il soit présent. Même si cette situation est angoissante pour tous les deux, je
suis content qu’il souhaite participer à l’enquête, conscient que ce n’est pas
vraiment autorisé. J’espère qu’Olivia ouvrira les yeux sur cet idiot qui me sert de
frangin. Je vois le coroner sortir du bâtiment avec deux corps enfermés dans des
sacs mortuaires. Je regarde Caleb, qui se passe la main sur le visage, blême.
— Ça va aller ? Tu peux toujours rentrer au poste si tu veux. Personne ne
t’en voudra de ne pas supporter.
Il secoue la tête et avale avec difficulté.
— Non… ça… ça va aller. Tu crois que…
Les mots meurent dans sa gorge et je le saisis par l’épaule.
— Eh ! Ce n’est pas Olivia, ne t’inquiète pas. On va la retrouver, fais-moi
confiance.
Mon frère a les yeux rivés sur les brancardiers qui avancent vers nous et le
médecin légiste s’arrête à notre hauteur, m’annonçant sans ménagement :
— Salut, Carter. Ce sont les corps de tes gars. Une balle dans la tête chacun
et les corps ont été planqués dans le local à vélos. C’est une résidente de
l’immeuble qui les a trouvés en sortant ses poubelles, elle a vu du sang qui
menait au local en question. Elle nous a appelés dès qu’elle s’est réveillée.
Je fronce les sourcils et répète :
— Réveillée ?
Le légiste soupire et hausse les épaules :
— Elle est tombée dans les pommes.
Je souris, habitué à l’humour noir de Bruce, mais Caleb semble au bord de
l’évanouissement. Je réprime un nouveau sourire et lui tends les clés de la
voiture.
— Va m’attendre dans la bagnole, je n’en aurai pas pour longtemps.
Il n’hésite pas bien longtemps et attrape le trousseau en bégayant.
— Ouais… Hum… je vais… attendre… dans la voiture. Tu comprends, le
soleil, la chaleur, tout ça combiné à la fatigue.
J’affiche un sourire moqueur et plaisant :
— Ouais, j’imagine, ouais…
Pendant que mon frère va récupérer dans la voiture, je décide de monter au
cabinet d’Olivia. Lorsque j’arrive dans les locaux, c’est le branle-bas de combat.
Des scientifiques en combinaison s’occupent de recueillir des empreintes et des
échantillons dans le bureau pendant que le gamin et sa mère attendent tous les
deux dans la salle d’attente. Je m’approche et tends la main à Adam. Il glisse sa
petite main dans la mienne et je tente de détendre l’atmosphère.
— Oh ! Quelle poigne. T’es sacrément fort, mon garçon.
Je n’obtiens pas l’effet escompté, le môme ne réagit même pas. Je me place
à sa hauteur et je décide d’obtenir un maximum d’informations tant que tout est
encore frais dans son esprit.
— Je suis Carter. Je suis un ami d’Olivia.
Adam hoche la tête.
— Oui. Elle m’a dit de te téléphoner quand il n’y aurait plus personne dans
le bureau.
J’affiche un sourire que j’espère chaleureux et montre mon pouce à Adam.
— Génial, bonhomme ! Tu as fait un super boulot. Tu m’expliques ce qu’il
s’est passé ?
Adam regarde sa maman qui lui fait un signe d’encouragement.
— On discutait avec Olivia et il y a un monsieur qui l’a appelée. Elle avait
peur alors elle m’a donné son téléphone et elle m’a caché dans la cuisine en
disant que j’avais pas le droit de sortir, même si je l’entendais hurler.
Je serre la mâchoire. Elle a fait preuve d’un sang-froid incroyable en
planquant le gosse. J’imagine sans peine ce qu’elle a pu ressentir quand ce cinglé
a débarqué dans son cabinet.
— Super, Adam. Maintenant, écoute-moi, c’est important. Tu as vu la
personne qui est partie avec Olivia ?
Adam secoue la tête vivement.
— Non. Olivia m’a dit de ne pas sortir et j’avais trop peur pour regarder.
Mais il avait une grosse voix.
Les yeux du gamin se gorgent de larmes et je lui tends le poing pour qu’il
checke.
— C’est pas grave, mon pote. Tu m’as appelé et tu as fait preuve d’un grand
courage ! T’es un vrai champion.
Je me relève et quitte les lieux, inquiet. Mon téléphone sonne et c’est Bates
au bout du fil.
— Écoutez, Bates, j’ai pas vraiment le temps là… quoi ? C’est une blague,
putain ? Dites-moi que c’est une blague ! Bordel mais comment c’est possible !
Je tiens fermement mon téléphone, qui risque d’exploser sous la pression
tant je suis en colère. Bates m’explique qu’ils ont avancé le rendez-vous
d’Edisson à l’hôpital, et qu’il a assommé un garde et menacé une infirmière, puis
qu’il a revêtu l’uniforme du gardien de prison pour quitter l’hôpital sans être
inquiété.
— Et vos hommes, merde ! Personne n’a rien vu ? Je rêve ! Et il est parti
comment ? En taxi… de mieux en mieux.
Je pince l’arête de mon nez jusqu’à m’en faire mal à la tête et m’énerve
après le directeur de la prison :
— À cause de votre incompétence, Edisson a kidnappé Olivia ! Vous vous
rendez compte ! Si jamais il lui fait quoi que ce soit, je…
Je me retourne et fais face à un Caleb dévasté par le chagrin et
l’incompréhension. Je congédie Bates et lui murmure :
— Je vais tout t’expliquer. Viens.
Nous nous adossons à la voiture et, bras croisés, je prends deux minutes pour
encaisser cette nouvelle information primordiale.
— Depuis quelques semaines, le FBI a arrêté un dangereux tueur en série,
Thomas Edisson. Nous avions besoin d’un expert pour faire son évaluation
psychologique et nous avons contacté un ancien professionnel avec qui on
travaillait régulièrement. Il s’avère qu’il a pris sa retraite et que c’est Olivia qui
s’est installée dans le cabinet.
Caleb ferme les yeux, comprenant la situation.
— Alors Olivia a proposé ses services ?
Je hoche la tête tout doucement.
— Exactement.
Caleb croise ses bras dans le dos. Il semble réfléchir, les yeux dans le vague.
Je le pousse doucement de mon épaule.
— Eh. T’en fais pas. C’est Olivia. Elle est psy, elle connaît son job. Elle
tiendra le coup le temps qu’on la retrouve. Elle est forte.
Les yeux que mon frère lève vers moi sont chargés de tristesse mêlée à de la
crainte.
— Je ne sais pas ce que je deviendrai si jamais…
Incapable d’en dire plus, il se tait pendant que je promène mon regard sur ce
qui nous entoure. Tout le monde se met en quatre pour retrouver Olivia et je ne
peux pas m’empêcher de me dire que ça va payer. Tôt ou tard. Je m’écarte de
mon véhicule et fais un signe de tête à mon frère :
— Allez, en voiture et… Putain !
Caleb se tourne vers moi, inquiet.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Je cours au parking privé puis balaie une nouvelle fois la place et ses
alentours. Je reviens vers Caleb, triomphant.
— La bagnole, putain !
Caleb est perdu, il ne comprend pas mon excitation soudaine.
— La bagnole ? Mais quelle bagnole ?
Fébrile, je sors mon téléphone et compose un numéro, les yeux rivés sur la
plaque en bois qui signale l’emplacement de la place de stationnement privé
d’Olivia.
— Lieutenant Carter Jones, à l’appareil. Merci de lancer un appel à toutes les
patrouilles de l’État. Nous recherchons un coupé sport Audi TT portant la plaque
huit… cinq… zéro… Bravo… Alpha… Tango… Ordre à tous les véhicules de
ne pas intervenir si vous croisez cette voiture. Une femme est retenue en otage
par Thomas Edisson, dangereux psychopathe évadé de l’hôpital. L’individu est
probablement armé, donc pas de zèle.
Je termine ma communication quand mon téléphone sonne à nouveau. C’est
Luke Harrison.
— Salut, Luke. Alors ? C’est pas vrai ? Putain ! Olivia va être contente…
Oui, c’est vrai. Edisson s’est échappé de l’hôpital en assommant et en piquant
l’uniforme d’un gardien de prison et il a kidnappé la psy… Je sais pas, Luke…
Ouais, merci de ton aide, mec.
Je reviens vers mon frère et lui explique :
— C’était Luke, mon pote du FBI. Ils ont trouvé la fameuse maison aux
volets verts dont parlait Edisson et ils procèdent aux fouilles qui permettront de
trouver les corps de Graham et de Dany.
Devant un Caleb largué par autant d’informations d’un coup, je souris et lui
fais signe de monter dans la voiture.
— Une vieille enquête…
Je démarre et repars en direction du poste de police lorsque ma radio émet
un bruit strident. La voix de la standardiste emplit l’habitacle.
— Une patrouille nous signale avoir croisé une Audi TT décapotable qui
roulait en direction du port il y a quelques heures. Une femme brune et un
homme étaient à bord.
J’arrache presque la radio de son socle et réplique :
— Lieutenant Carter Jones. Personne ne bouge ni ne tente quoi que ce soit.
Je répète : personne ne tente quoi que ce soit. Tout le monde rentre au poste.
Terminé.
Caleb ouvre la bouche mais je suis déjà en train de passer un énième coup de
fil.
— Luke, c’est Carter. Si ta proposition d’aide tient toujours, c’est le moment
ou jamais… Merci, vieux.
Je braque mon volant à fond et fais demi-tour au milieu de la voie rapide
pour repartir en trombe dans le sens inverse. Mon frangin est agrippé à la
poignée au-dessus de sa porte et je grimace une excuse :
— C’est plus rapide par là.
Mais Caleb s’énerve.
— Mais pourquoi tu as dit à tes gars de ne pas bouger ! Si tu sais où est
Olivia, on y va ! Qu’est-ce que tu fous ?
Je conduis en silence puis, quelques minutes après, je me gare à mon
emplacement personnel, devant le poste de police. Je me tourne vers lui et
soupire :
— Une telle opération se prépare, Caleb. Je ne suis pas un cow-boy, je ne
peux pas débarquer là-bas sans hommes, sans plan, sans matos. J’ai demandé
l’aide de Luke. Il est spécialisé dans les opérations à hauts risques.
Caleb se prend la tête entre les mains, paniqué. Je tente de le rassurer quand
il me dit :
— Je veux participer.
Je recule la tête, pas certain de comprendre le sens de sa phrase. Il réitère :
— Je viens avec toi.
Agacé, je sors du véhicule en claquant la porte. Il fait de même et je sens
qu’on va devoir aller à l’affrontement. Il a beau être mon frère, cela ne lui donne
pas tous les droits.
— C’est non, Caleb. Je ne veux pas m’embarrasser de toi sur une opération
de police de cette envergure.
Je pars en direction du poste mais Caleb me rattrape et m’agrippe le bras.
— Bordel, écoute-moi. Je suis champion de tir, Carter. Depuis tout môme,
papa m’a entraîné au maniement des armes. Alors, certes je n’ai pas de plaque,
mais je peux t’aider. On ne sera pas trop de deux pour aller la chercher. Je sais…
je sais que tu l’aimes autant que moi. S’il te plaît. Laisse-moi venir.
Je repars vers le hall puis revient vers Caleb, le pointant du doigt bouche
ouverte mais je ne dis rien. Je baisse la tête, vaincu.
— C’est OK. Mais tu resteras derrière moi. Et je ne veux pas t’entendre et il
est hors de question que tu portes une arme. Tu feras exactement ce que je te
dirai.
Il place son bras en un salut militaire et sourit, triomphant.
— Bien, mon lieutenant.
22. Olivia
Je regarde mon poignet mais je m’aperçois que j’ai laissé ma montre sur
mon bureau, au cabinet. Je ne sais pas vraiment depuis combien de temps je suis
retenue dans cette usine délabrée. Les larges fenêtres laissent passer un soleil qui
semble bas sur l’horizon, cela indique que le jour décline rapidement, donc ce
doit être le début de soirée. Les odeurs autour de moi se mélangent, entre l’huile,
le poisson, les relents d’égouts. Cela fait une éternité que je regarde autour de
moi afin de prendre connaissance des lieux et pouvoir, peut-être, m’échapper à
un moment ou à un autre. De longs tapis roulants, maintenant laissés à
l’abandon, sont dressés les uns à côté des autres et de vieux cartons moisis sont
posés sur des rails, comme si toute vie avait quitté l’endroit précipitamment. De
gros tuyaux passent au-dessus de nos têtes et doivent contenir de l’eau car
j’entends des clapotis réguliers, certainement le système d’évacuation. Il y a bien
tout un tas de recoins et de machines derrière lesquelles se planquer mais je ne
sais pas du tout de quel côté aller pour espérer sortir. Les fenêtres sont bien trop
hautes d’accès, même en montant sur les caisses en bois qui traînent partout, que
je n’arriverais certainement pas à bouger seule. Il y a probablement plusieurs
portes pour sortir du bâtiment mais comment savoir si elles sont ouvertes ou
fermées à clé ? Cela fait trop d’inconnues à prendre en compte pour espérer s’en
sortir vivante.
Edisson parle tout seul, je n’entends pas ce qu’il raconte, je suis assise sur
l’une de ces fameuses caisses, à quelques mètres de lui. Il ne m’a même pas
menottée ou attachée et fait à peine attention à moi. Son arme toujours à la main,
il fait les cent pas depuis un bon moment, tant et si bien qu’il va finir par creuser
des tranchées dans le sol. Je le vois se tenir la tête à deux mains, s’empoigner les
cheveux, s’agiter et cela ne laisse rien présager de bon. Depuis notre fuite, je n’ai
eu affaire qu’au père, aucune autre personnalité n’a fait son apparition et cela
m’inquiète fortement. Sans médicaments, Edisson risque de basculer dans la
folie, si tant est que cela soit possible d’être plus cinglé qu’il ne l’est déjà. Je me
demande comment cette histoire va se terminer. Si je n’arrive pas à lui échapper
avant que nous prenions le bateau, il me faudra trouver une solution une fois au
Brésil. Je tenterai de fuir et de me réfugier à l’ambassade des États-Unis. Je ne
veux pas perdre espoir, alors j’ai une pensée pour chaque personne qui m’est
chère. Hailey, ma petite sœur adorée qui me manque chaque jour que Dieu fait.
Gabriel, qui m’a sûrement sauvé la vie en me donnant mon premier job. Connor,
qui me manque malgré son attitude. Si je sors vivante de cette situation, je
reprendrai contact avec lui pour essayer d’arranger les choses entre nous, même
si je n’ai plus de nouvelles de lui depuis plusieurs mois maintenant. Carter, cet
homme si parfait qui me lance tout un tas de signaux pour me faire comprendre
que je lui plais. J’ai bien saisi le message, malheureusement mon cœur est déjà
pris. Mes pensées s’envolent vers Caleb et je me remémore nos débuts
chaotiques, ce qui a le don de m’arracher un sourire. Notre première rencontre
animée, nos échanges musclés, notre première étreinte sauvage ici même, à
Miami. Je me rappelle comme mon cœur battait à cent à l’heure lorsqu’il s’est
présenté à moi à l’hôtel, et soudain, j’imagine la douleur qui a dû être la sienne
lorsqu’il a mis sa fierté de côté pour se rendre à mon appartement et qu’il a
trouvé porte close.
— Qu’est-ce qui te fait marrer, comme ça ? Hum ?
Perdue dans mes pensées, je n’ai pas vu Thomas se rapprocher de moi. Je
sursaute et tente de calmer les battements de mon cœur qui cogne frénétiquement
dans ma poitrine.
— Rien. Je me demandais juste si vous vous rendiez compte de ce que vous
avez fait en me kidnappant.
Edisson s’amuse à faire tourner son arme autour de son index puis à la
ranger à sa ceinture, dans un holster invisible à la manière de Lucky Luke et je
frissonne de peur qu’un coup ne parte par accident. Comme absent, il rit tout
seul puis me décoche un regard noir.
— Et alors ? T’es la reine d’Angleterre, peut-être ?
Je respire profondément et tente de lui faire entendre raison, une nouvelle
fois.
— Non mais je suis consultante pour la police, monsieur Edisson. Carter va
partir à ma recherche, donc vous devriez vous rendre tant qu’il est encore temps
de…
Ses yeux fous me lancent des éclairs de rage et je n’ose même pas terminer
ma phrase. J’espère de toutes mes forces que Carter a été prévenu par Adam et
qu’il va rapidement me retrouver. Il avance, l’air mauvais, et se plante devant
moi, le flingue levé vers ma tête, puis, doucement, le pose sur mon front. Mon
corps est secoué de tremblements et la panique va finir par me gagner si je
n’arrive pas à désamorcer la situation. J’essaie de prendre une voix claire mais
mon menton tremble tellement que j’ai du mal à parler.
— Monsieur Edisson…
Il me coupe, agacé.
— Monsieur Edisson ! Monsieur Edisson ! Appelle-moi Rory. Bientôt, toi et
moi, on sera ensemble pour toujours.
Il fait glisser le canon de son arme le long de ma joue puis il continue sur ma
gorge pour arriver entre mes seins. D’un geste brusque, il fait sauter les premiers
boutons de mon chemisier, dévoilant ainsi ma poitrine et mon soutien-gorge
rouge. Il siffle entre ses lèvres, le regard lubrique, et s’avance jusqu’à ce que mes
genoux touchent ses cuisses. Le contact me dégoûte mais, s’il faut en passer par
là pour qu’il se calme, je ferai ce qu’il faut. Soudain, il s’écarte de moi et je
recommence à respirer, difficilement. Il désigne ma voiture d’un geste rapide.
— Allume tes phares, on y voit que dalle ici !
Je glisse le long de mon siège de fortune et, tant bien que mal, je laisse mes
jambes me porter jusqu’à mon véhicule. La nuit est maintenant tombée et, dans
quelques heures, il risque de faire complètement noir dans l’usine. Je m’exécute
et jette un coup d’œil rapide dans l’habitacle pour être certaine de ne pas avoir
d’objets susceptibles de faire office d’arme. Malheureusement non. À part un
paquet de chewing-gum et mes lunettes de soleil, rien ne peut m’aider à me tirer
des griffes de ce psychopathe. Cela doit faire plus de douze heures que j’ai été
enlevée et mon ventre commence à crier famine. J’essaie de resserrer mon
chemisier sur ma poitrine et me dis que jamais je n’aurais cru pester après ces
deux obus généreux un jour. Je tente de garder le sens de l’humour pour ne pas
sombrer, mais le cœur n’y est pas vraiment. Je fouille dans la boîte à gants,
espérant y trouver un paquet de cigarettes égaré par inadvertance alors que j’ai
arrêté il y a des mois maintenant.
Quelle vie de m…
Non ! Je ne peux pas dire cela ! J’ai la vie que je rêvais d’avoir et je me suis
donné du mal pour y parvenir.
Je vais bien trouver le moyen de me tirer d’ici, bordel.
Dans les films, l’héroïne trouve toujours un truc à utiliser pour assommer le
méchant, non ? Alors cherche bien, ma fille. Je ressors du véhicule et trouve
Edisson derrière moi. Je tressaille et porte la main à ma bouche pour étouffer un
cri. Il ricane.
— Ben alors, ma jolie. Je t’ai fait peur ?
OK. Je vais la jouer détachée, aller dans son sens et cela devrait renforcer la
confiance qu’il pourrait placer en moi. Je m’éclaircis la gorge.
— Non, tout va bien. Je cherchais quelque chose à manger.
Mon kidnappeur ne m’écoute même pas, le regard dans le vide, puis revient
à moi. Il penche la tête de côté et demande doucement :
— Tu veux dormir un peu ? Mon pote ne sera là que demain tard dans la nuit
et le voyage va être long jusqu’en Amérique du Sud.
Je me demande bien ce que cache ce changement d’attitude et je me garde
bien de poser la question. Crispée, je souris à Edisson.
— C’est gentil de me le proposer, merci.
Nous retournons au milieu des lignes de production et il pousse une des
caisses contre une autre déjà installée contre un mur, construisant ainsi une
ébauche de siège. J’arque un sourcil.
— Merci pour ce… fauteuil de fortune, Rory.
Le fugitif s’approche, le regard à nouveau scotché sur mes seins que mon
chemisier ne retient presque plus. Il bave à moitié et se dresse devant moi.
— Tu trouveras bien une manière de me remercier, non ?
Comptes-y.
Il tend la main vers ma joue mais je m’échappe pour aller m’asseoir sur son
installation et me force à ricaner.
— Voyons, Rory. Pas ici. Attendons d’être au Brésil. La plage, le soleil…
Je glousse comme une ado en rut pour accentuer mes paroles. Je suis dépitée
de devoir en arriver là mais c’est le seul moyen de m’en sortir en un seul
morceau. Soudain, une petite idée germe dans ma tête. Calée contre le bois brut,
les jambes croisées, je propose :
— Repose-toi, Rory. Il fait nuit maintenant et nous pourrions dormir à tour
de rôle, qu’en penses-tu ?
Ma proposition le fait réfléchir et il se gratte la tête avec son arme.
S’asseyant sur une chaise complètement défoncée, il râle :
— Te fous pas de ma gueule ! Tu vas en profiter pour te barrer, salope ! Je
les connais les femmes comme toi !
Je prends un air offusqué.
— Mais non, Rory. Je te le jure. On est ensemble maintenant, pas vrai ?
Je me dégoûte mais ma vie en dépend, alors… Il s’enfonce dans sa chaise et
ne me quitte plus du regard. Il ne me reste plus qu’à attendre et espérer qu’à un
moment ou à un autre il finisse par s’endormir. Les minutes passent et je ferme
les yeux. Je ne vois pas d’issue positive à mon enlèvement. J’ai dû finir par
m’assoupir car je suis réveillée par des ronflements bruyants. Je fixe Edisson et
j’attends quelques instants. Il paraît dormir profondément et, fébrile, je descends
de la caisse en bois. Comme il ne réagit pas, j’ôte mes chaussures et, lentement,
en prenant bien garde à ne pas faire le moindre bruit, je m’enfonce dans l’usine.
Une fois que j’estime être à bonne distance, je m’élance et cours aussi vite que je
le peux. Je bénis mon idée d’avoir enfilé un pantalon ce matin. Dans ma course,
mon bras percute une barre de fer qui tombe lourdement sur le sol dans un bruit
assourdissant.
— Olivia ! Salope !
Je cours à en perdre haleine, les larmes aux yeux, slalomant entre les
machines, sautant par-dessus des cartons posés au sol. Je chute mais me relève
aussitôt, terrorisée à l’idée que Thomas me rattrape. Je me cache derrière une
large colonne de béton afin de reprendre mon souffle. Je suis paniquée, je ne sais
plus quoi faire et je cherche des yeux une porte ou une ouverture. J’entends les
pas d’Edisson se rapprocher et j’appuie mes deux mains sur ma bouche,
étouffant un cri.
— Olivia… Tu sais que je vais te retrouver… Tu ne peux pas m’échapper…
Je reprends ma course effrénée mais il fait sombre et j’ai de plus en plus de
mal à voir où j’avance quand, soudain, une énorme main s’abat sur ma bouche.
Je hurle autant que je peux, mon cri étouffé par cette poigne ferme, et me débats
comme une folle lorsqu’une voix rauque me chuchote :
— C’est moi, mon cœur. Calme-toi, c’est moi.
Je relâche la pression et fonds en sanglots. Caleb me libère et je me retourne,
tétanisée, les larmes baignant mes joues. Incapable de parler, il prend mon visage
entre ses grandes mains chaudes, me dévore de baisers puis me serre dans ses
bras.
— Carter est dans l’usine avec ses gars et le FBI, ça va aller.
— Comme c’est touchant ! Réunion de famille ?
Edisson se tient accoudé à une des machines, le visage figé et le sourire
haineux. Il a braqué son pistolet vers nous et, d’instinct, Caleb se place devant
moi, faisant barrage de son corps muni d’un gilet pare-balles. Je m’agrippe à son
bras avec la force du désespoir et sa main se referme sur la mienne. Ma tête est
posée sur son dos et j’essaie de reprendre mon souffle.
— Laisse-la partir. Elle ne t’a rien fait.
Le rire d’Edisson se répercute dans l’usine désaffectée et il s’avance,
menaçant :
— Rien fait ? Elle a cuisiné mon garçon à cause de ses satanées déviances et
ce petit con s’est laissé berner ! Elle doit mourir.
Caleb ne bouge pas, aucun muscle ne tressaute, il est parfaitement calme.
J’entends Edisson armer son chien et je presse la main de mon sauveur. Je
devine des bruits de pas, des bruits d’artillerie et je présume que les agents du
FBI nous entourent. Edisson est piégé et cela peut le rendre encore plus
dangereux. Une nouvelle arme charge son chien, sur le côté droit et mon regard
croise le visage de Carter, concentré. Il fait quelques pas dans notre direction
mais Edisson ne lâche pas Caleb des yeux. Carter essaie de raisonner le fugitif.
— C’est terminé, Edisson. Le bâtiment est encerclé, mes gars ont investi les
lieux, le FBI est dehors, et de là où je suis, je te colle une balle entre les deux
yeux sans problème. Pose ton arme.
Edisson sourit et, tout à coup, deux coups de feu retentissent dans les airs.
Durant quelques secondes, le temps semble s’être arrêté. Rien ne bouge. Puis
Edisson s’effondre, abattu par Carter. Caleb tremble, lâche ma main puis tombe à
genoux dans un râle. Le hurlement qui sort de ma bouche n’a rien d’humain. Je
hurle à m’en briser les cordes vocales alors qu’un policier affublé d’une cagoule
m’attrape par la taille et me porte comme si je ne pesais rien pour m’entraîner
vers la sortie pendant que Carter se rue sur son frère, suivi de plusieurs autres
agents. Ses dernières paroles me glacent le sang :
— J’ai besoin d’un médecin, bordel ! Mon frère est touché ! J’ai besoin d’un
médecin !
23. Olivia
Doucement, je bats des paupières mais le soleil m’empêche d’ouvrir
pleinement les yeux. Je ne sais pas où je suis, le jour ou l’heure qu’il est. Mon
esprit est embrumé et ma bouche est pâteuse. Je bouge un peu dans le lit où je
suis allongée et l’odeur aseptisée me fait comprendre que je suis à l’hôpital.
D’un geste rapide, je me redresse et hurle :
— Caleb !
Les larmes s’agglutinent de nouveau sous mes paupières, la vision du corps
de l’homme que j’aime s’écroulant à terre et de ce flic qui m’emmène me revient
maintenant en mémoire. Un infirmier arrive en courant et, devant mon hystérie
et ma crise de larmes, prépare une seringue contenant un liquide bleu. Je me
débats, il est hors de question que je devienne un zombie ou je ne sais quoi
d’autre. Entre deux sanglots, je l’implore :
— Très bien, je me calme ! Je me calme, mais pas de sédatif.
Carter entre dans ma chambre et je soupire de soulagement. Son regard passe
de l’infirmier, debout à côté de mon lit, à moi, assise et paniquée. Il sort sa
plaque et congédie le médecin, qui repart sans demander son reste. Mon ami
s’assoit à ma droite et je me laisse tomber dans ses bras.
— Où est Caleb ? Je veux le voir ! Oh… Carter… Est-ce qu’il est… ?
Les bras musclés et protecteurs de Carter me serrent fort puis je le sens se
détacher de moi. La chaleur de son corps me manque déjà quand il place ses
mains de chaque côté de mon visage. Ses yeux verts me rappellent Caleb et mes
pleurs redoublent. Ses pouces sèchent mes larmes et son sourire me réchauffe le
cœur.
— Hé ! Tu crois vraiment qu’une petite balle de rien de tout terrasserait le
grand Caleb Prescott, plus jeune président-directeur général de New York ?
Nous rions de bon cœur, Caleb adore servir ce titre à toutes les sauces. Carter
me dévisage et je demande :
— Edisson ?
Il pince ses lèvres et hausse les épaules :
— Mort. Pour le reste, le FBI a trouvé la fameuse maison aux volets verts.
En cherchant bien, il s’avère que la grand-mère de Thomas avait un chalet dans
une forêt du Montana. On a épluché tous leurs biens immobiliers et quand on a
vu cela, on a compris.
Mon visage s’éclaire et je jubile :
— C’est pas vrai ? Génial ! Et…
Carter hoche la tête, le sourire aux lèvres.
— Oui. Ils ont retrouvé les corps des gosses.
Les mains jointes, j’expire bruyamment. Je suis heureuse pour les familles
des victimes qui pourront enfin enterrer leurs enfants, et ainsi, faire leur deuil.
Carter me regarde du coin de l’œil, il semble mal à l’aise. Je pose ma main sur la
sienne et je la secoue doucement.
— Carter ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Il se lève, contourne mon lit et va se placer devant la fenêtre, le regard perdu
sur le jardin de l’hôpital. Il fait un temps magnifique, les rosiers sont en fleurs et
le ballet incessant des ambulances ne diminue pas. Sans se retourner, il
m’annonce :
— Je vais partir, Olivia. Je quitte la police.
Je me lève silencieusement et viens me placer à ses côtés. J’observe à mon
tour les jardins et c’est vrai qu’ils sont magnifiques en cette saison. L’entrée des
urgences est située sur la droite du bâtiment et je suis des yeux des brancardiers
courant vers une ambulance qui vient d’arriver toutes sirènes hurlantes. Un peu
plus loin, un couple de personnes est assis sur un banc, à l’abri d’un énorme
chêne. Les oiseaux virevoltent et piaillent à l’unisson, alors je me dis que la vie
est tellement courte que nous devons nous attacher aux vraies choses. Et Carter
est devenu mon ami, au fil de ces jours et de ces semaines passés avec lui. Je
répète :
— Partir ?
Il hausse à nouveau les épaules, comme si ce qu’il allait dire n’avait pas
d’importante et était une information parmi tant d’autres. Il tente de rester
joyeux mais la tristesse se lit si clairement sur son visage que c’en est
douloureux.
— On m’a proposé un poste d’instructeur chez les Navy Seals, il y a
quelques jours. Je ne pouvais pas refuser, tu comprends ?
Avec cette question, il cherche à savoir si son départ n’altérera pas nos
relations. Il attend mon approbation pour, finalement, accepter ce poste en toute
sérénité. Savoir qu’il quitte la ville, qui plus est pour partir loin, m’écartèle le
cœur. Mais qui serais-je pour lui expliquer qu’il va me manquer, que je
n’aimerais pas qu’il parte loin de moi, que j’ai besoin de son amitié mais que
c’est tout ce que je peux lui offrir ? Alors, me tournant vers lui, je lui donne ma
bénédiction.
— C’est génial, Carter ! Félicitations ! C’est une belle opportunité pour toi.
J’en suis ravie. Quand pars-tu ?
Il croise ses bras dans son dos et soupire :
— Après-demain.
Je tourne la tête si vivement que mes cheveux viennent fouetter ma joue et
une mèche s’échappe de mon élastique.
— Quoi ? Si vite ?
Carter se tourne vers moi et caresse délicatement ma joue.
— Crois-moi, c’est mieux comme ça.
Je comprends que ses sentiments pour moi ont pris une place trop importante
pour qu’il continue à me côtoyer sans que cela l’affecte mais il doit également
penser à Caleb et au lien particulier qui nous unit. Moi-même, je suis un peu
indécise face à l’ampleur que notre histoire a prise et à nos comportements
réciproques. Il laisse retomber sa main et s’écarte de moi pour s’adosser au mur
qui se trouve en face. Je reprends place dans mon lit et remonte un peu le drap,
malgré la chaleur. Carter regarde ses chaussures et je ne sais pas trop quoi dire à
cet instant présent.
— Laisse-lui une chance.
Je relève les yeux vers lui mais Carter fixe toujours ses baskets. Je n’ai pas le
temps de répondre qu’il enchaîne :
— Laisse-le t’approcher, Olivia. Il a merdé, c’est un fait. Mais les choses ont
changé depuis quelques mois. Il a fait des efforts, il est venu ici, il s’est excusé,
expliqué, mis à nu… Ça vaut bien une nouvelle chance, non ?
Je lève la tête vers la fenêtre mais je ne peux que voir le ciel bleu de la
Floride s’étendre sous mes yeux. Pas un nuage, juste une étendue bleue à perte
de vue. Je lâche, amère :
— C’est plus compliqué que cela, Carter. Tu ne me connais pas.
Je le vois hausser les épaules et se détacher du mur pour me répondre :
— Change de disque. Je te connais mieux que tu ne le penses.
On frappe à la porte et Carter invite la personne à entrer. Caleb s’avance,
massif, le bras en écharpe. Son frère réduit la distance entre eux, hésite puis le
serre dans ses bras, arrachant un grognement à Caleb.
— Je te la laisse. Sors les rames, mec, c’est pas gagné. Va falloir être
convaincant. J’ai été ravi de faire ta connaissance malgré les circonstances.
Caleb renifle et baisse la tête. Afficher ses sentiments n’est pas dans ses
habitudes, malgré tout il sourit et répond :
— On reste en contact, de toute façon.
Carter m’adresse un dernier regard, comme s’il voulait s’assurer de ne
jamais oublier mon visage, et me fait un petit signe de la main, auquel je réponds
timidement. La porte se referme sur lui et je m’aperçois que Caleb n’a pas
bougé. Planté au milieu de ma chambre, il ne sait visiblement pas trop comment
réagir. Bien sûr, les battements de mon cœur s’affolent, je sens que la discussion
qui va suivre ne va pas être de tout repos. Je n’ai pas envie de parler, je veux
juste rentrer chez moi et que l’on me laisse récupérer. Nerveusement et
sentimentalement. J’ouvre la bouche mais Caleb est plus rapide :
— Comment te sens-tu ?
Je me force à afficher un air détaché mais sa seule présence ici m’empêche
de respirer.
— Mieux que toi, apparemment.
Il montre son bras d’un signe de tête et rigole :
— La balle a seulement traversé la peau, rien de grave. Je n’aurai pas de
séquelles, selon les médecins. Juste une belle cicatrice pour frimer auprès des
copains.
J’opine du chef, les lèvres pincées. Je suis de plus en plus mal à l’aise, j’ai
chaud, je tente de plaisanter :
— Un grand gaillard comme toi et tu tombes dans les pommes ?
Caleb sourit franchement, je ne décèle aucune once de vexation dans son
regard.
— Ça arrive même aux meilleurs. J’ai pris une balle, tout de même.
Je pouffe et il me fait un clin d’œil. Ce semblant de complicité me réchauffe
le cœur mais je ne dois pas me laisser attendrir. Il s’approche et s’assoit sur le lit.
Embarrassé, il me dit :
— Je vais rentrer à New York.
— Oh… Oui, bien sûr.
Mon cœur se serre et je vois à l’expression de son visage que la réponse que
je lui donne ne lui convient pas. Il rajuste son écharpe et grimace, sans me
quitter des yeux.
— C’est tout l’effet que cela te fait ?
Je hausse un sourcil, même si je ne suis pas surprise par le ton un peu sec
qu’il emploie. Je ne me défile pas et soutiens son regard brûlant.
— Ta vie est à New York, la mienne est à Miami, c’est donc une évidence
pour moi que tu doives repartir. Tu as un mariage à préparer, tu ne devrais pas
perdre ton temps ici.
Son corps tressaute et l’étonnement se lit dans ses grands yeux verts. Il
murmure, comme ahuri par ma remarque.
— Une évidence ?
Il se lève, fait quelques pas, se retourne, semble chercher ses mots. A priori,
il ne s’attendait pas à cette réaction de ma part. Lorsqu’il pose à nouveau les
yeux sur moi, il est énervé et hausse la voix :
— Une évidence ? Mais un seul mot de ta part et je t’emmène avec moi.
Dois-je te kidnapper, moi aussi ?
Le ton qu’il emploie ne me plaît pas et je compte bien le lui faire savoir.
— Mais je ne veux pas retourner à New York ! J’habite ici, maintenant.
— Et alors !
Il plaisante ou quoi ?
Je me lève pour lui faire face, les poings sur les hanches, menton levé afin de
pouvoir le regarder dans les yeux.
— Ne me parle pas sur ce ton, Prescott. Laisse-moi te rappeler que tu es la
cause de mon déménagement précipité. Si tu n’avais pas foutu le bordel dans ma
vie bien réglée, je n’en serais pas venue à quitter le peu d’amis que j’ai pour
m’exiler en Floride.
Il ricane et me toise, se penchant vers moi pour m’intimider. Il est massif et
impressionnant, mais je le connais bien maintenant.
— C’est ce que tu te dis pour aller mieux ? Pour justifier le fait que tu as fui
ton amour pour moi parce que, en réalité, tu es terrorisée d’aimer quelqu’un. Tu
es comme tout le monde, Olivia. Arrête de faire la femme qui n’a besoin de
personne et laisse-moi t’aimer. Je t’en supplie. Je ne me traînerai pas à tes pieds
éternellement.
Il se redresse et m’observe, attendant ma réaction. Je baisse la tête quelques
secondes, le cœur plus serré que jamais dans cet étau invisible qui le broie peu à
peu. Lorsque je relève les yeux, nos regards se croisent, intenses, et Caleb tente
d’y lire la réponse que je vais lui apporter. Je m’approche de lui doucement, pose
délicatement ma main sur sa joue et, un instant, je chéris cette petite barbe qu’il
arbore et qui lui donne cet air viril que j’aime tant. Ses yeux brillent d’une lueur
de résignation, il a déjà compris ce que je m’apprête à lui dire.
— Caleb, c’est terminé entre nous, tu comprends ? Je sais que tu comprends.
Il secoue la tête énergiquement et me souffle :
— Non je ne comprends pas. Je sais que je n’ai pas été un modèle de vertu
ces derniers mois et je ne veux même pas savoir ce que tu penses de moi et de
cette histoire de mariage. Pour ma défense, sache que c’est à cause des
manigances de mon père, je ne veux pas laisser la moindre partie de mon
entreprise à des actionnaires et je mettrai tout en œuvre pour la garder. Et quand
bien même, je suppose que si je te demande de m’épouser, je n’aurai pas la
réponse que j’espère tant, même si je te jure que je t’aime. Sincèrement. Tu
garderas toujours cette image de moi débordant d’arrogance, de suffisance alors
que, sans t’en rendre compte, tu m’as montré comment aimer sans confiance,
dans un premier temps. J’apprends à aimer, Olivia, mais, quoi que j’entreprenne
avec toi, j’ai l’impression de tout entreprendre de travers. Je ne sais plus quoi
faire pour me rattraper.
Je suis touchée par ses paroles et, pour la première fois depuis bien
longtemps, je me demande si je prends la bonne décision et si je ne vais pas
ensuite regretter mon choix. Toute ma vie, j’ai su exactement ce que je voulais et
comment l’obtenir. L’amour ne faisait pas du tout partie du plan et maintenant
qu’il est là, j’ai l’impression d’être incapable de réfléchir correctement. J’ai
tellement manqué d’amour entre mes parents et Ben que j’ai peur de souffrir si je
me laisse happer par le tourbillon que ce genre de sentiments implique. Caleb se
rend compte de mon trouble et pose sa main sur la mienne, restée sur sa joue.
J’ouvre la bouche comme si je cherchais à faire entrer l’air qui alimentera mes
poumons et mon cerveau, et je chuchote :
— J’ai… J’ai besoin de temps, je ne sais pas… Je ne sais plus, mon Dieu…
Je m’éloigne vers mon lit et m’assois dos à Caleb, que j’entends soupirer et
bouger. Son reflet dans la fenêtre m’indique qu’il se dirige vers la porte et il reste
face à elle, la main sur la poignée :
— Tu vois… Tu doutes de toi. Laisse-toi aller. Je rentre à New York cet
après-midi. Tu sais où me joindre.
La porte de ma chambre d’hôpital se referme sans bruit sur lui, me laissant à
nouveau seule dans cette grande ville et plus perdue que jamais.
24. Caleb
Je suis debout devant le miroir et j’ajuste ma cravate. Aujourd’hui, je me
marie. Je pense à ma mère, partie bien trop tôt, et à mon père, qui m’a si souvent
malmené. J’aimerais tellement qu’ils soient présents, même si ce n’est pas le
mariage de mes rêves. Alors que cela devrait être le plus beau jour de ma vie,
j’ai hâte que cette journée touche à sa fin. Je lisse ma chemise blanche et resserre
la ceinture de mon smoking noir. J’ai perdu du poids depuis quelques semaines,
je ne mange plus, je ne fais que boire. Ma rupture et l’enlèvement d’Olivia m’ont
éprouvé bien plus que je ne l’aurais imaginé, et avoir vécu dans l’angoisse
durant des heures m’a affaibli considérablement. Alors que je sais que
maintenant, elle va bien, j’ai beaucoup de mal à reprendre le cours de ma vie, et
pourtant je dois rester fort. Mais ce mariage est surtout nécessaire pour faire de
moi un des hommes les plus puissants de la ville, même si depuis quelque temps
je me fous pas mal de tout ça. J’ai vu mon avocat lorsqu’il a rédigé le contrat de
mariage qui me liera à Lauren et tout est en ordre. Il faut que je tienne le coup
durant six mois. Passé ce délai, je divorce et je passe à autre chose. J’ai dans
l’idée de produire des Sig-Sauer 2022 pour ensuite les vendre en Europe et ce
projet occupera mon temps et, plus que tout, mon esprit. Je suis même en train
d’envisager de les faire fabriquer par un sous-traitant français, ce qui
occasionnera de nombreux déplacements en Europe. Si les ventes se déroulent
comme je le prévois, il se pourrait même que je m’installe à l’étranger quelque
temps. Cela me fera du bien de quitter cette ville et tous ces souvenirs.
J’enfile ma veste et remets mon col correctement en grimaçant, la douleur de
la balle que j’ai prise pour protéger Olivia se rappelant à moi. J’aimerais
tellement qu’elle soit là. Elle aurait remis de l’ordre dans mes cheveux pourtant
indomptables et accroché une fleur à la poche de mon veston, moulée dans une
robe blanche faite de dentelles. Elle adore la dentelle. Ses longs cheveux auraient
été noués en tresse décoiffée, même si je préfère lorsqu’ils sont lâchés sur ses
épaules. Et elle m’aurait dit qu’elle se fichait bien que je voie sa robe de mariée
avant la cérémonie, que de toute façon elle n’était pas superstitieuse. Je suis
même persuadé que nous aurions fait l’amour, juste avant la cérémonie. Le
lendemain de l’opération de police visant à la délivrer, je lui ai proposé de
prendre le temps nécessaire pour réfléchir à nous mais, apparemment, la décision
qu’elle a prise ne comporte pas un éventuel retour à New York ou le fait que je
pourrais tout simplement faire partie de sa vie, d’une manière ou d’une autre. Je
soupire de nouveau et me dirige vers la chambre de Lauren. J’entre sans frapper
et la découvre dans une robe bustier en soie blanche. Je n’arrive même pas à la
trouver belle alors qu’elle a des yeux noirs magnifiques et des cheveux blonds
qui lui arrivent dans le bas du dos. Elle tourne un regard triste vers moi et je
balaie l’air d’un geste agacé.
— Ça va, ce n’est pas le bagne, non plus. Tu vas avoir un mariage de
princesse et je te rassure tout de suite, il ne sera pas consommé. Tu donneras le
change pendant six mois, on assistera à quelques soirées mondaines et tu pourras
reprendre ta vie d’avant. Sans compensation, évidemment.
Elle détourne les yeux et doit probablement se dire que je ne suis qu’un
sombre connard. Et elle a raison. C’est ce que je suis. Je l’ai trouvée grâce à
Laura Garrett, la gérante du Baiser du Diable. Je l’ai appelée en lui expliquant la
situation. Au début, elle m’a envoyé chier, je lui avais déjà piqué sa meilleure
recrue.
Tu penses…
Mais chaque personne a son prix et Laura m’a donné le sien. Je n’ai pas
hésité et j’ai payé. Elle m’a présenté Lauren et son pedigree mais je n’avais
besoin que de l’essentiel. Étudiante en commerce, elle n’a pas de famille et peine
à payer ses frais d’université. Parfait pour moi. Elle n’aura plus à s’en faire pour
ses études et j’ai une femme pour les six prochains mois. Polly me sort de ma
rêverie et vient vérifier que tout va bien.
— Il va falloir y aller, monsieur Prescott. Ça va bientôt être l’heure. Tout le
monde vous attend.
Tout le monde ?
La moitié des gens invités sont des inconnus pour moi. C’est Polly qui s’est
occupée de tout. Gabriel et Connor ont refusé de venir, mes parents me regardent
de là-haut et je n’ai pas d’amis. Je ne sais même pas où elle est allée les
chercher. Je désigne Lauren d’un geste de la tête et ma secrétaire sourit.
— Je vais vous aider pour le chignon, mademoiselle Morris. On rajoutera
quelques fleurs dans vos cheveux.
Lauren lui sourit en retour et je lève les yeux au ciel.
Quelle mascarade, bordel !
Les mains dans les poches, je me dirige lentement vers la sortie quand
j’entends la vieille femme murmurer :
— Ne vous en faites pas, mademoiselle. Il est bourru comme ça, mais il n’est
pas méchant.
Quel ramassis de conneries !
Je claque la porte si fort que les murs en tremblent. Il me faut un verre, et
vite ! Je me rends à ma voiture et m’installe sur la banquette arrière, fouillant
dans le bar. J’attrape la bouteille de whisky et dévisse le bouchon promptement
tout en sortant du véhicule. Je suspends mon geste et observe le liquide ambré à
l’intérieur. Si Olivia était là, elle me dirait de reposer l’alcool, elle me dirait que
je dois me calmer, elle me dirait… Je porte les mains à ma tête, laissant la moitié
du whisky se répandre sur ma veste mais je m’en balance. J’en ai marre que mon
cerveau me dise Si Olivia était là, à longueur de journée. Ça me rend dingue, ça
résonne dans ma tête comme un écho insidieux mais le constat est là. Olivia
n’est pas celle que je vais épouser, elle ne fera jamais plus partie de ma vie ! Je
hurle en lançant la bouteille au loin, réveillant ainsi ma blessure au bras :
— Je l’ai perdue, putain ! Perdue !
J’entends des pas dans mon dos et me retourne vivement, sur les nerfs. Le
prêtre sursaute et bégaie, apeuré :
— Je… C’est quand vous voulez, monsieur Prescott. La mariée est prête.
Je le dévisage et tente par tous les moyens de me reprendre. J’ai chaud, je
suis en transe mais je réponds :
— D’accord, je… Laissez-moi encore un peu de temps, je… J’arrive.
La panique m’envahit. Je me dirige vers un petit banc qui se dresse sous un
arbre et je m’assois quelques instants afin de reprendre mes esprits. Je sais que
ce que je fais n’est pas correct mais père m’y oblige. Je ne veux pas partager
mon entreprise et s’il faut que je me marie avec une autre femme que celle que
j’aime plus que moi-même, j’en passerai par là. Le regard perdu dans un parterre
de fleurs roses et blanches, je sors mon téléphone portable de la poche de mon
pantalon et je compose le numéro d’Olivia. Avant de me marier à une parfaite
inconnue, je veux être certain que je ne peux plus rien sauver avec elle. Même si
elle a été claire, sur son lit d’hôpital, même si elle m’a anéanti en me disant que
tout était réellement terminé entre nous, malgré le fait que ses yeux me disaient
bien autre chose, je tente une dernière fois de la récupérer, d’une manière ou
d’une autre. Tremblant, j’appuie sur sa photo dans mes contacts et écoute les
tonalités se répercuter dans l’air.
Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur d’Olivia Kincaid. Je suis absente
pour le moment mais n’hésitez pas à me laisser un message et je vous
contacterai à mon retour.
Le bip du répondeur m’arrache un soupir et je coupe la communication. Je
lui aurais bien laissé un message mais elle sait que je me marie aujourd’hui et je
ne lui ferai pas l’affront de le lui rappeler. Très bien. Je sais ce qu’il me reste à
faire, maintenant. Un mariage de convenance. Après tout, est-ce qu’un homme
comme moi peut espérer autre chose ? Le bras négligemment posé sur le dossier
du banc, j’ai le regard dans le vide et pense à la cérémonie. Le banc s’affaisse et
je me rends compte que Polly vient de s’asseoir à côté de moi. Le son qui sort de
ma bouche ressemble plus à une supplique qu’à autre chose :
— Oooooh… Polly…
D’un geste presque maternel, elle pose sa main ridée sur ma joue et sourit,
tendrement.
— Chut, ça va aller. Vous faites ce que vous semblez être juste et bon pour
vous et l’entreprise de feu votre père. Si cela doit passer par un mariage arrangé,
soit. Cependant…
Je suis pendu à ses lèvres, priant pour qu’elle trouve une solution à laquelle
je n’ai pas déjà pensé pour récupérer Olivia.
— Essayez de ne pas être trop dur avec Lauren. Je sais qu’elle n’est pas celle
que vous aimez, mais elle n’y est pour rien.
Je soupire. Elle a raison. Je vais retourner dans l’église et essayer de faire
contre mauvaise fortune, bon cœur.
— Merci, Polly. Père a fait de moi…
Elle me coupe pour ajouter :
— Votre père a cru bien faire avec vous. Il a été maladroit, c’est un fait, mais
la mort de votre mère l’a terrassé, Caleb. C’est la douleur qui a parlé pour lui
durant tant d’années. La même qui vous empoisonne depuis des mois. Ne faites
pas la bêtise de commettre les mêmes erreurs. Le chagrin d’avoir perdu
Mlle Kincaid ne doit pas vous rendre plus froid et cruel que vous ne l’êtes en
réalité. Elle vous a changé, j’en suis le premier témoin.
Je me lève et lui tends la main pour l’aider à en faire de même. D’un geste
spontané, je la serre dans mes bras et lui murmure :
— Merci, Polly. Pour tout.
Ma secrétaire se détache de moi et me pince la joue comme si j’étais un petit
garnement, m’arrachant un triste sourire.
— Quand je vous dis qu’elle vous a changé. Hum ?
Je grimace et passe son bras sous le mien, en silence. Nous nous dirigeons
vers la petite chapelle où tout le monde attend le mariage de Lauren Morris et
Caleb Prescott. Nous passons par la porte de derrière et, à la lenteur d’un
condamné à mort qui se rend à la potence, je prends place devant l’autel. Mon
témoin est un mec que je ne connais ni d’Adam ni d’Ève, jusqu’à son prénom.
Mon regard dépité détaille chaque personne assise sur les bancs de bois de la
petite chapelle Saint-Patrick. Des hommes et des femmes aux visages totalement
inconnus, mais qui sourient comme si nous étions de vieilles connaissances. Le
prêtre attend patiemment que Lauren fasse son entrée dans l’église, et moi, je
rumine en silence. J’imagine Olivia entrant à sa place, radieuse, une longue
traîne balayant ses pas, une couronne de perles dans les cheveux. Je baisse la
tête, résigné. Ce n’est pas elle la reine de la fête, à mon grand regret. Les
premières notes de la marche nuptiale se font entendre dans ce sanctuaire qui va
bientôt unir deux personnes pour de mauvaises raisons. Les portes s’ouvrent et
Lauren s’avance, les mains jointes sur son petit bouquet de fleurs roses. Je ne
relève pas les yeux, je me fous complètement de savoir à quoi elle ressemble une
fois habillée et coiffée. Si cela ne tenait qu’à moi, je demanderais directement au
prêtre de passer au : « Je vous déclare mari et femme » et je retournerais bosser
comme si c’était un jour normal pour moi. Lauren arrive à ma hauteur et elle n’a
pas la moindre attention pour moi. Nous nous tournons vers le prêtre et il a un
dernier coup d’œil sur le couple atypique que nous formons. Je lui décoche un
regard noir puis, fébrilement, il ouvre sa bible et sa voix grave s’élève depuis
d’autel.
— Mes amis, nous sommes réunis aujourd’hui, en ces lieux bénis par la
main de Dieu, pour unir cet homme et cette femme par les liens sacrés du
mariage.
Lauren ne bouge pas d’un millimètre, se tient droite, un voile blanc
recouvrant son visage. Je n’ai pas un regard pour elle ni pour qui que ce soit.
J’attends la fin du sermon qui me fait mourir à petit feu.
— Le mariage implique pour les époux qu’ils se jurent respect et fidélité l’un
envers l’autre, et cela, sans y avoir été obligé. Est-ce votre cas ?
Lauren est la première à répondre, laissant échapper un timide « oui »
presque inaudible. Le prêtre me regarde, un sourcil levé, mais aucun son ne sort
de ma bouche. Mes lèvres restent scellées et des murmures s’élèvent dans
l’assemblée. Je vois que Lauren a tourné la tête vers moi et j’ai un rapide coup
d’œil pour Polly, qui affiche un visage affligé.
Bordel de merde…
Je soupire et finis par répondre :
— Oui.
Lauren reporte son attention sur le prêtre, et lui sur sa bible, puis il reprend
son discours.
— Si quelqu’un veut s’opposer à cette union, qu’il le fasse maintenant ou
qu’il se taise à jamais.
Je ferme les yeux une fois de plus, définitivement perdu. Voilà. Dans
quelques minutes, je serai M. Caleb Prescott, marié à une gamine insignifiante.
Mais j’aurai au moins réussi à accéder à la présidence de mon entreprise. Malgré
cela, je ne suis pas heureux. J’attends ça depuis des mois pour totalement m’en
taper lorsque j’obtiens ce que je voulais le plus au monde. Parce que finalement,
ce que je veux le plus au monde porte de longs cheveux bruns et de magnifiques
yeux bleus. Tout à coup, une voix s’élève au milieu du brouhaha ambiant.
— Moi. Je m’oppose à cette union.
25. Caleb
Mon cerveau me joue des tours. C’est impossible, irréel. Je n’ose pas me
retourner de peur de me rendre compte que c’est mon subconscient qui
s’imagine des choses. Je fais face au prêtre, qui a les yeux grands ouverts. À
mon avis, c’est la première fois que quelqu’un s’oppose à un mariage qu’il
célèbre. Mes mains tremblent tellement que mon seul réflexe est de les fourrer
dans mes poches, pour faire le mec détaché alors que je suis à deux doigts de la
syncope. Ma tête tourne, remue toute seule, malgré ma nuque raide. Je n’ai que
la force de tourner mon visage vers Lauren, afin de m’assurer que ce n’est pas
elle qui a parlé. Elle me sourit sincèrement et paraît soulagée que quelqu’un ose
s’opposer à ce mariage si particulier. Mon regard se porte ensuite sur Polly, qui
me fixe, l’œil humide.
C’est donc vrai…
Je finis par effectuer le dernier quart de tour qui me permet enfin de vérifier
que je ne deviens pas complètement cinglé. La porte de l’église est grande
ouverte et le soleil a cru bon de s’inviter dans la partie. Je ne distingue pas les
traits de la personne qui se tient dans l’allée, droite, tête haute. J’ai la sensation
d’être dans un film et que tout se passe au ralenti. Lauren est partie s’asseoir à
côté de ma secrétaire et s’est débarrassée de son voile. Je descends les trois
marches de l’autel et j’ai la plus grande difficulté du monde à mettre un pied
devant l’autre. Mes mains sont toujours dans mes poches, j’essaie d’afficher un
air détaché mais, en réalité, je suis complètement paniqué.
Je n’ai pas le droit à l’erreur. Pas cette fois-ci.
Mes pieds me portent jusqu’à elle et je la domine de deux bonnes têtes. Mes
pupilles doivent être aussi dilatées que celles d’un junkie après un shoot, et
j’accroche désespérément mes yeux aux deux billes bleues qui semblent évaluer
la situation. Mon cœur ne bat plus, je crois bien. Ou plutôt, il bat tellement vite
que je ne le sens plus.
— Salut, Prescott.
Le bord de mes lèvres se soulève légèrement et la boule qui s’est formée
dans ma gorge m’empêche de dire la moindre chose, bonne ou mauvaise.
L’assemblée s’est tue, personne ne bouge, attendant la suite avec impatience. Je
reste debout face à elle, chacun détaillant l’autre.
— Tu es superbe en smoking. Mon cœur.
Je déglutis difficilement pour espérer pouvoir aligner deux mots.
— Tu es superbe en… jean…
Mon Dieu, achevez-moi !
Je ne vais pas y arriver ! Je perds mes moyens, je suis au bord de l’arrêt
cardiaque, alors je la dépasse, je me dirige vers la sortie, il me faut de l’air sinon
je vais m’évanouir. Sa voix se fait plaintive dans mon dos, comme si elle allait
pleurer mais je sais qu’il n’en est rien. Pourquoi je n’y arrive pas ? Pourquoi,
lorsque je suis avec elle, suis-je si maladroit et idiot ?
— Caleb, s’il te plaît, écoute-moi.
Mes tripes sont envahies de papillons qui s’en donnent à cœur joie, les
pulsations de mon cœur se répercutent jusque dans mon cerveau et mes oreilles
bourdonnent. Le fait qu’elle soit présente, ici, dans cette église, qui plus est pour
s’opposer à mon mariage, me met dans un état d’euphorie que j’ai beaucoup de
mal à gérer. J’aimerais sauter de joie ou hurler mais mes lèvres restent scellées
par la peur.
— Ne me tourne pas le dos quand je te parle, Prescott !
Tout mon corps se fige. Je baisse la tête et je ferme les yeux mais je ne peux
me retenir d’afficher un large sourire. Je chuchote, et pourtant, mes paroles sont
amplifiées par l’écho qui se propage dans l’église.
— Tu ne parles pas, Olivia. Tu hurles.
Je me tourne vers elle et je sors les mains de mes poches pour laisser mes
bras le long de mon corps. Elle s’avance vers moi, sublime dans son jean noir et
son haut rouge. Il dévoile ses frêles épaules et je sais que ses tatouages doivent
être visibles. Ses talons aiguilles claquent sur le béton de l’église et elle me fixe
avec sérieux. Son maquillage est léger mais le noir de ses cils fait ressortir le
bleu électrique de ses yeux, et le rouge de ses lèvres me donne envie de les
embrasser avec rage. Elle est plus belle que jamais mais sa présence me
désarçonne tellement que je n’ose pas faire le moindre geste. Son visage est un
peu tendu, elle me paraît hésiter mais se lance :
— Depuis notre rupture, j’ai du mal à respirer toute seule. Tu me manques à
chaque instant, à chaque minute. J’ai pensé t’appeler des centaines de milliers de
fois mais je m’y suis toujours refusée car j’espérais que mon silence te faisait
souffrir autant que le tien me blessait. Quand Gabriel m’a prévenue de ton
mariage, j’aurais aimé te détester pour le reste de ma vie, cela aurait été
tellement plus simple. En réalité, j’ai été anéantie car je comprenais que je te
perdais pour de bon. Durant ma cavale avec Edisson, je n’ai fait que penser à toi.
Je me demandais si toi, tu pensais à moi, si tu m’aimais encore, si on se reverrait
un jour. À l’hôpital, quand tu m’as dit ce que tu avais sur le cœur, j’ai paniqué.
J’avais du mal à faire confiance, j’avais peur d’aimer, je ne voulais pas laisser
mon cœur à qui que ce soit. Encore moins après que tu l’as piétiné comme tu l’as
fait après la soirée de remise de prix. Depuis que tu es entré dans ma vie, Caleb
Prescott, le moins que l’on puisse dire, c’est que la tempête qui fait rage dans
mon cœur et dans ma tête m’a fait réfléchir durant ces longs mois passés loin de
toi. Mais j’ai changé. Ma fuite était nécessaire à ma survie et je m’excuse auprès
de toi de tout le mal que tu as pu ressentir en l’apprenant de cette manière.
Elle marque une pause, sa poitrine se soulève avec frénésie, mais son regard
est intense et grave. Elle ne cille pas et enchaîne :
— Épouse-moi, Prescott.
Mes yeux ne quittent pas son visage et mon cœur explose dans ma cage
thoracique.
Ai-je bien entendu ?
Je plisse les yeux pour lui faire comprendre que je cherche à savoir si elle ne
se fout pas de moi. Elle me sourit tendrement et se penche vers moi :
— S’il te plaît.
Ses yeux pétillent même si son visage est grave et tendu. J’ai l’impression
d’avoir attendu ce moment toute ma vie et, enfin, la femme que j’aime se tient
face à moi. Elle se livre sans concession, sans filtre, et deux solutions s’offrent à
moi : fuir sans me retourner ou épouser cette femme magnifique et passer le
reste de ma vie avec elle. Si je décide de l’épouser, je sais que je ne la quitterai
plus jamais. Je veux chérir chaque moment, chaque instant que je passerai avec
elle. Je veux lui donner les plus beaux enfants et lui offrir tout ce qu’elle mérite
et bien plus encore. Je fais un pas vers elle et, délicatement, je pose ma main sur
sa joue. Le contact de nos peaux m’électrise et mon corps frissonne.
— Puisque tu m’obliges…
Olivia grimace et me tape l’épaule, avant de se rappeler que c’est celle qui a
pris une balle, et elle porte la main à sa bouche :
— Oh ! Pardon ! Pardon !
Je profite de sa confusion pour refermer mes bras sur sa taille et je me
penche pour attraper ses lèvres en un baiser fiévreux. J’ai énormément de mal à
me contenir, tant j’aimerais la prendre immédiatement et la marquer à jamais. La
sensation qui s’empare de moi me fait tourner la tête et je quitte ses lèvres pour
lui murmurer à l’oreille :
— Tu es certaine que c’est ce que tu veux ?
Olivia n’hésite pas une seule seconde et mon cœur se gonfle de bonheur.
— Oui. J’ai peur, Caleb. Je suis terrorisée mais je sais que si je te quitte, je
ne m’en remettrai jamais. J’ai besoin de toi.
Je pose mon front sur le sien et elle passe ses bras autour de mon cou. Elle
dépose un baiser sur ma joue et chuchote :
— Je t’aime, Prescott. Ne me fais pas de mal. Ne me quitte jamais. Aime-
moi toujours.
Mes paupières s’ouvrent et mes yeux se figent au fond des siens.
— Je vais faire de mon mieux pour être à la hauteur. Ce ne sera pas facile
tous les jours mais je te promets de faire des efforts. Je t’aime comme je n’ai
jamais aimé personne et je veux passer le reste de ma vie auprès de toi.
Elle s’échappe de l’étau de mes bras et se rend vers la sortie. Avant de
quitter l’église, elle se retourne et me fait un clin d’œil :
— Je reviens.
Je me dirige vers le prêtre et lui explique rapidement la situation. Il hoche la
tête et je reviens vers l’autel pour faire face aux invités.
— Hum… Je… C’est compliqué à expliquer mais la femme qui vient de
faire son apparition est celle que j’aime et que je vais épouser dans quelques
instants. Je vous demande quelques minutes de patience supplémentaires. Merci
à tous.
Je marche vers Lauren et m’assois à côté d’elle, penaud. Je n’en mène pas
large, la situation est incroyable mais je suis sur un petit nuage.
— Écoute, Lauren…
Elle pose une main délicate sur la mienne et sourit chaleureusement.
— Je comprends, ne t’inquiète pas. Je ne te cache pas que je suis soulagée,
c’est mieux pour tout le monde.
Je souris tristement et me tourne vers Polly, un bras posé sur le dossier du
banc. Elle a joint ses mains qu’elle tient sur son cœur et je suis heureux. Cela fait
un bien fou. Je vois Gabriel entrer dans l’église et chercher quelqu’un parmi les
gens présents. Certains sont assis à leur place, d’autres sont debout et discutent
en petits groupes. Lorsqu’il me voit, je me lève et le rejoins rapidement.
— Gabriel !
Il me serre dans ses bras et me fait une accolade, réveillant une fois de plus
ma blessure.
— Mec ! Enfin, putain ! Vous aurez mis le temps. Bref. Elle est habillée.
C’est le moment, vieux. Tu es prêt ?
Je souffle entre mes lèvres mais je réponds, serein :
— Plus que jamais.
Gabriel se marre et repart vers la sortie. Je reprends ma place à l’autel et le
silence se fait dans la petite église. La marche nuptiale retentit pour la seconde
fois et Olivia fait son apparition au bras de Gabriel. Je suis époustouflé par sa
beauté. Elle a revêtu la robe turquoise que je lui ai offerte pour le gala, qui avait
scellé notre histoire dans la douleur. La boucle est bouclée. Ses cheveux sont
détachés et flottent sur ses épaules. J’affiche un sourire béat, les yeux rivés sur
cette femme incroyable qui s’avance vers moi. Je lui tends la main pour l’aider à
monter les trois marches de l’autel et elle me regarde, amusée. Le prêtre reprend
sa litanie et, son sermon terminé, demande :
— Y a-t-il un échange de vœux ?
Olivia fait un pas vers moi et prend mes mains dans les siennes :
— Je t’ai déjà fait une déclaration d’amour, Prescott. N’y prends pas goût !
Les invités rient de bon cœur puis elle répond :
— Juste une citation.
Le prêtre fait signe qu’elle peut commencer lorsqu’elle le souhaite. Olivia
plante son regard dans le mien et commence, la voix douce et claire.
— Ne perds pas espoir, pas encore. C’est ce à quoi il faut s’accrocher en
dernier. Lorsque tu auras perdu l’espoir…
Je connais cette sublime citation, issue d’un livre de James Frey, alors je me
joins à elle pour terminer sa phrase. Nos deux voix reprennent à l’unisson :
— … tu auras tout perdu. Et quand tu crois que tout est terminé, quand
l’avenir paraît sombre et désespéré, il y a toujours de l’espoir.
L’assemblée applaudit et je vois Polly essuyer une larme.
Le prêtre revient vers nous et propose :
— Nous allons procéder à l’échange des alliances.
Je panique. Je ne peux décemment pas lui passer l’alliance que j’avais
achetée pour Lauren. Gabriel s’avance rapidement et nous tend à chacun deux
écrins.
— Qu’est-ce que vous feriez sans moi !
J’ouvre celui contenant la bague d’Olivia et découvre un magnifique
solitaire blanc. Je lui passe l’anneau au doigt, tremblant mais heureux. Olivia
ouvre le sien, qui contient un anneau en argent frappé de motifs sur tout le tour.
Je remarque une inscription gravée à l’intérieur. Mon cœur. La main aussi
tremblante que la mienne, elle enfile l’anneau sur mon annulaire mais celle-ci ne
passe pas mon articulation. La bague est trop petite. Elle éclate d’un rire franc
qui se répand dans l’assemblée. L’homme d’Église se rapproche de nous et
referme sa bible.
— Par les liens sacrés du mariage, je vous déclare mari et femme. Vous
pouvez embrasser la mariée.
Je prends quelques secondes pour apprécier la situation et me rendre compte
que je suis marié à la femme pour qui j’ai changé. Je continuerai de changer pour
elle, à commencer par l’entreprise. Mais pour l’instant, je profite pleinement du
bonheur d’être marié à la femme de ma vie. Mes lèvres se posent doucement sur
les siennes en un baiser délicat et amoureux. Les invités se lèvent et
applaudissent en battant des mains frénétiquement, certains même sifflent entre
leurs doigts. Je prends Olivia par la taille et la soulève dans mes bras pour la
sortir de l’église. Je m’arrête sur le seuil, pour découvrir Carter adossé à un
arbre. Je dépose Olivia sur le sol et elle s’approche de lui lentement. Je l’entends
lui parler :
— Merci d’être venu. Je n’étais pas certaine que tu…
Il la serre dans ses bras et je baisse la tête, gêné, mais tellement heureux
qu’elle m’ait choisi malgré mes défauts et nos débuts désastreux. Je sais que
mon frère l’aime, je vois de quelle manière il la regarde. De la même manière
que moi. La voix rauque, Carter lui répond :
— Je n’aurais raté ça pour rien au monde. Vous méritez d’être heureux.
Il s’approche de moi et vient taper sa main dans la mienne.
— Tu as intérêt à assurer, frangin. Sinon, je viendrai personnellement te
botter le cul.
Gabriel nous rejoint et nous regardons Olivia aborder Lauren. Les deux
femmes discutent un moment, sourient et rient même. Je secoue la tête et
demande à mes amis :
— N’est-elle pas exceptionnelle ? Je me demande ce qu’elles se racontent.
Gab se penche pour me voir et répond :
— Elle a proposé à Lauren de lui payer ses études et de faire son stage de fin
d’études chez Prescott Enterprise. Ta femme est parfaite, Caleb. Bon, j’emmène
les invités au restaurant du bas de la rue, j’ai loué une salle pour fêter ça ! Ça fait
une semaine et demie que je m’occupe de ton mariage, tu me revaudras ça, je te
le promets.
Je lui fais un signe de tête et ses paroles résonnent dans ma tête. Ta femme
est parfaite. Pris d’une pulsion soudaine, je fonds sur Olivia, lui chuchote
quelques mots à l’oreille puis nous nous engouffrons dans le couloir menant à la
chambre où Lauren se préparait encore il y a deux heures. À peine la porte
refermée, je prends possession de ses lèvres de manière brutale, ma frustration
prenant le dessus. Elle retire ma veste et détache ma cravate, pour s’affairer
ensuite à déboutonner ma chemise. Je ne tiens plus, je veux la posséder tout de
suite, la faire mienne immédiatement, même si je sais qu’à partir d’aujourd’hui
nous sommes unis à jamais. Elle a compris ce que je veux, défait ma ceinture
d’une main experte et me pousse sur le fauteuil qui trône au milieu de la pièce.
Je descends mon pantalon rapidement, mon boxer, et ma queue se dresse pour lui
montrer à quel point je la désire. Mes mains remontent sa robe avec envie et
j’arrache sans aucune délicatesse le tissu de sa culotte. Aussi pressée que moi,
Olivia s’assoit sur mon membre et gémit lorsque je la remplis. Son bassin
commence une danse endiablée qui a vite raison de l’appétit que nous avons l’un
pour l’autre et la vague de plaisir qui nous terrasse est accueillie comme une
délivrance. J’enfouis mon visage dans son cou et respire son odeur un long
moment. Olivia m’embrasse tendrement et me dit :
— On va entamer une relation à distance et ça ne va pas être facile. Mais on
va s’accrocher, hein ?
Je prends son visage dans mes mains et mes pouces caressent ses pommettes
rosies par notre étreinte.
— Ça fait des mois que j’y pense et j’ai trouvé la solution.
26. Olivia
Miami – sept ans plus tard
J’ouvre la fenêtre de mon bureau et une brise légère s’engouffre dans mes
cheveux, passant ses doigts invisibles dans mes mèches. Le ciel de Miami ne
change pas, toujours ce bleu pastel incroyable qui fait que j’aime cette ville plus
que tout. La mer est calme, mais le bruit des drapeaux de la marina fouettant leur
mât sèchement arrive à mes oreilles et je ferme les yeux pour respirer l’air iodé
de cette fin de matinée. J’attends que Lana Leblanc et sa maman arrivent pour
notre rendez-vous quotidien. Cette petite fille de cinq ans vient me voir une fois
par semaine mais ne parle pas. Durant une heure, elle joue et dessine mais refuse
obstinément de me parler ou de parler à qui que ce soit. Il y a six mois, alors
qu’elle se trouvait en voiture avec ses parents, elle a voulu lancer son ballon à
son papa qui conduisait et, déconcentré, il a percuté un autre véhicule. Bien que
l’accident n’ait fait aucun blessé, Lana se sent tellement responsable qu’elle
refuse de parler depuis ce jour fatidique.
Je regarde ma montre et je souris, heureuse. Mes deux amours ne devraient
pas tarder à arriver et j’ai hâte de les serrer dans mes bras. Si l’on m’avait dit, il
y a huit ans, que je me marierais un jour avec un armurier arrogant et imbu de
lui-même, j’aurais ri. Mais je ne regrette pas une seule seconde de m’être unie à
Caleb. Après notre mariage, j’ai continué à travailler et à vivre à Miami, et Caleb
à New York. Nous nous voyions les week-ends ainsi que les vacances. Pour
notre voyage de noces, il m’a offert un magnifique voyage à Paris et nous avons
vécu deux jours entiers sans sortir de notre lit. C’était fabuleux. Puis, un soir où
nous étions en train de dîner dans un restaurant situé dans la tour Eiffel, le Jules
Verne, il m’a fait le plus beau des cadeaux. Il m’a avoué qu’il avait finalement
conservé le conseil d’administration actionnaire à un pour cent au lieu des dix
inscrits dans le testament de son père, qu’il allait arrêter la production et la vente
de ses armes aux particuliers et aux distributeurs pour se consacrer uniquement à
livrer des armes aux institutions comme l’armée, la police et la sécurité aux
États-Unis comme ailleurs. Il m’a ensuite expliqué qu’il y pensait depuis un long
moment déjà. Je sais que mon enlèvement l’a beaucoup perturbé. Nous en avons
discuté un nombre incalculable de fois et il termine toujours son récit par : « Si
tu n’avais pas survécu, je serais mort avec toi. » Alors il a commencé doucement
à déléguer certaines choses à Peter, son collaborateur le plus proche. Voyant que
cela se passait bien durant son absence, et lorsqu’il a pu entièrement se reposer
sur lui, Caleb est venu s’installer chez moi, à Miami. Deux fois par semaine, il se
rend à New York pour s’assurer que tout va bien. Le reste du temps, il le passe à
travailler depuis son ordinateur, à la maison.
Soudain, la porte d’entrée s’ouvre avec fracas et une petite voix m’appelle :
— Maman ! On est là !
Lexi arrive en courant et me saute dessus, me couvrant de baisers et serrant
ses petits bras autour de mon cou. Elle recule sa tête et sourit :
— J’ai fait la course avec papa. J’ai gagné grâce à mes chaussures qui
courent vite !
J’éclate de rire et dépose ma fille à terre. Elle revient de deux jours à New
York où Caleb avait une réunion très importante avec des fournisseurs et son
conseil d’administration. Comme Caleb à son âge, Lexi adore aller passer du
temps chez Prescott Enterprise. Tout le monde l’adore, elle déambule de bureau
en bureau et aimerait travailler plus tard au service du courrier ! Polly a pris sa
retraite et Caleb ne l’a pas remplacée, puisqu’il travaille à la maison. Lauren a
effectué son stage avec brio et Caleb l’a même embauchée.
Mon mari fait son entrée dans la pièce et je fonds devant cet homme si sexy.
Son jean noir et son débardeur de la même couleur, laissant apparaître son
tatouage que j’aime par-dessus tout, lui donne un air de mauvais garçon. Ses
cheveux sont en désordre et son regard intense se pose sur moi si bien que je
sens mon corps entier s’embraser. Je m’approche de lui et dépose un baiser
amoureux sur ses lèvres. Il grogne contre ma bouche et j’entends Lexi
s’exclamer :
— Beuh ! C’est dégoûtant !
Caleb se détache de moi et regarde sa fille, gâteux.
— Toi aussi, tu auras un chéri un jour.
Notre fille grimace et plisse les yeux, écœurée :
— Non. C’est nul, les garçons. Je me marierai avec toi, plus tard.
Nous sourions en échangeant un regard complice et Caleb m’attrape par la
taille en déposant un léger baiser sur ma tempe.
— Je ne peux pas, ma chérie, je suis déjà marié à maman.
Lexi semble réfléchir et part s’installer à la table des enfants. Elle prend un
crayon en entame un dessin.
— Tant pis. Mais je choisirai un chéri comme toi, papa. Beau et fort.
Je passe une main dans les cheveux de Caleb et demande :
— Comment s’est passée ta réunion ?
Il s’assoit sur mon bureau et sourit, détendu :
— Très bien. J’ai enfin réussi à signer ce fameux accord avec l’Espagne.
Bon sang, ce n’était pas facile mais j’ai fini par les faire plier. La Grèce devrait
passer une grosse commande dans quelques jours, ainsi que le Qatar. Les affaires
se portent bien, mon cœur.
Je pince les lèvres et m’apprête à lui répondre lorsque l’on sonne à la porte.
Lana et sa mère font leur entrée et mon mari se présente :
— Bonjour, je suis Caleb, le mari d’Olivia. Et la petite tornade blonde, assise
là-bas, c’est Lexi, notre fille.
Puis, se redressant, il l’appelle.
— On y va, ma puce, maman doit travailler.
Il dépose un léger baiser sur mon front et prend la main de notre fille, puis
quitte la pièce en me faisant un clin d’œil.
— À tout à l’heure.
Une fois seule avec Lana, je la regarde évoluer. À chacun de nos rendez-
vous, elle procède au même rituel. Elle fait le tour de la table des enfants, se
penche pour regarder dessus, touche un crayon, recule, refait le tour de la table et
choisit une chaise. Pourtant, aujourd’hui, lorsqu’elle se penche sur la table, son
œil est attiré par le dessin que Lexi a laissé sur le tas de feuilles. Elle s’installe
et, sans un mot, continue le dessin de ma fille.
— C’est Lexi, ma fille, qui a commencé ce dessin. Tu aimes ?
Lana ne réagit pas, choisit un nouveau crayon et reporte son attention sur son
coloriage. Je soupire discrètement. Je n’arrive à rien avec cette enfant. Si cela
continue, je devrai dire à sa mère qu’il lui faudra se tourner vers un confrère, je
ne peux pas continuer à la laisser me payer alors que sa fille ne s’ouvre pas à
moi. L’heure se passe sans que Lana ouvre la bouche, malgré tous mes efforts
pour la faire parler. Revenant au cabinet, Lexi entre dans la pièce, suivi de son
père et elle regarde Lana de loin. Devant mon air dépité, elle s’approche de ma
petite patiente et s’installe à côté d’elle. Caleb s’assoit sur la tranche de mon
bureau et je me place à ses côtés. Notre fille s’empare d’une nouvelle feuille et
d’un crayon bleu. Les fillettes dessinent en silence quand Lexi se décide à
parler :
— Salut. Je m’appelle Lexi. Et toi ?
Lana ne dit rien. Je m’apprête à rappeler ma fille quand Caleb se saisit de
mon poignet en secouant la tête. Il me chuchote :
— Attends. Laisse-la faire.
Je me rassois docilement et j’observe les gamines. Lexi regarde sa voisine et
demande, l’air renfrogné :
— Eh ben, alors ? Tu parles pas ?
Lana colorie toujours mais je la vois jeter un coup d’œil rapide à Lexi,
comme intriguée. Têtue, Lexi continue d’interroger ma petite patiente.
— T’es muette ? Ma poupée Julie est muette aussi. C’est pas drôle d’être
muette parce que tu…
— Je suis pas muette.
J’écarquille les yeux et Caleb sourit, triomphant. Lexi vient de réussir là où
quatre séances ne m’ont apporté aucun résultat.
— T’es pas muette mais tu parles pas. T’es bizarre. Ma mère, elle dit que je
parle tout le temps. T’as quel âge ?
Lana hésite un peu puis répond :
— J’ai cinq ans.
Le visage de Lexi s’éclaire et elle bat des mains :
— Moi aussi, j’ai cinq ans ! Pourquoi t’es là ? T’es malade ?
Lana secoue la tête pour dire non et colorie à nouveau son dessin. Lexi se
tourne vers elle et lui dit, le visage grave.
— Tu sais, le travail de ma mère, c’est d’écouter les gens. Si ça ne va pas
dans ta tête, il faut lui dire parce qu’après, tu vas mieux.
Lana lève les yeux vers moi, alors je lui souris pour la rassurer. Lexi
continue son monologue, nullement dérangée par le fait que Lana ne parle
pratiquement pas.
— Tu ne veux pas me dire ce qui ne va pas ? J’ai une idée. On pourrait être
des copines, et on ferait des…
— J’ai fait un accident.
Lexi pose son crayon et regarde Lana, qui a suspendu son geste. Chacun
retient son souffle et Caleb presse ma main. La gamine continue sur sa lancée,
comme si Lexi avait débloqué le traumatisme qui empêchait Lana de parler
jusqu’alors.
— J’ai voulu lancer un ballon à mon papa qui conduisait et on a eu un
accident.
Tête basse, Lana tente de dissimuler sa honte. Du haut de l’innocence de ses
cinq ans, Lexi lui demande :
— Oh mince ! Il y a eu des blessés ?
Lana secoue la tête énergiquement et ma fille la regarde, ses magnifiques
yeux verts emplis de compassion. Lexi hausse les épaules et reprend son dessin.
— Alors c’est quoi ton problème ?
Lana semble désarçonnée, étonnée par la réaction de sa nouvelle copine,
comme si elle n’avait jamais envisagé que, finalement, il n’y ait pas de
problème. Elle l’observe sans un mot, analysant les paroles de Lexi. Celle-ci
reprend, sereine :
— Ma mère dit toujours que les parents aiment leurs enfants pour toute la
vie. T’as peur que tes parents ne t’aiment plus ?
Lana est au bord des larmes et répond dans un souffle :
— Oui.
Lexi pousse sa chaise et s’avance vers Lana pour la prendre dans ses bras.
Elle lui tapote le dos et lui murmure à l’oreille :
— Mon père fait toujours des câlins à ma mère quand elle est triste. Il lui dit
toujours : « Tout va s’arranger, mon cœur. »
Cette gamine est incroyablement mature pour son âge. Caleb passe un bras
sur mes épaules et je pose ma tête sur la sienne. Après tant d’années à m’être
privée de tomber amoureuse et à me laisser guider par mon cœur de glace, je ne
peux pas être plus heureuse qu’à cet instant présent. J’ai un mari merveilleux et
terriblement sexy, une petite fille adorable et une bonne nouvelle à annoncer.
J’ouvre la bouche et Caleb parle en même temps que moi. Nous rions.
— Commence.
Je secoue la tête et lui fais signe de parler. Il me fixe de son regard brûlant et
m’embrasse sur l’épaule.
— J’aimerais bien donner un petit frère à Lexi. Qu’est-ce que tu en penses ?
Je hausse un sourcil.
— Un petit frère ?
La maman de Lana fait son entrée et je m’avance vers elle, souriante.
— Grâce à Lexi, Lana s’est exprimée pour la première fois. Elle a peur que,
suite à l’accident, vous ne l’aimiez plus. Il faudra la rassurer sur ce point, lui
expliquer que rien n’a changé depuis ce jour fatidique et que, quoi qu’il arrive,
elle sera toujours votre bébé. Nous allons reprendre un rendez-vous afin de faire
le bilan sur votre situation. C’est un rendez-vous familial, donc si votre mari
pouvait être présent, ce serait parfait.
La mère de Lana semble émue et se dirige vers sa fille. Timidement, mère et
fille s’étreignent devant notre famille attendrie. En repartant, elle me regarde
droit dans les yeux et me remercie chaleureusement. J’adore mon job. Je préfère
mille fois travailler auprès de tous ces enfants abîmés par la vie plutôt qu’avec
des célébrités superficielles comme j’ai pu le faire par le passé. Caleb frappe
dans ses mains et les frotte :
— J’invite mes petites femmes à déjeuner ! Mais avant cela, on va passer
chercher quelqu’un à l’aéroport.
Le visage de Lexi s’éclaire et elle crie presque :
— Tonton Gabriel va venir chez nous ?
Caleb lui fait un clin d’œil et se marre :
— Je ne sais pas… Peut-être…
J’interroge Caleb du regard. Il attrape Lexi qui court vers lui et la place sur
son dos.
— Gabriel a un nouveau compagnon, Glenn. Et il souhaiterait nous le
présenter.
Je suis heureuse pour Gab. Il est longtemps resté seul après sa séparation
d’avec Connor, et lui aussi, il a eu peur d’aimer à nouveau. Je n’ai plus de
nouvelles de Connor depuis des années. Il travaille toujours avec Gabriel, mais
mon ami ne parle plus de lui depuis longtemps. Je regarde Caleb et repense à
tout ce que nous avons traversé avant de finir par nous marier et fonder une
famille. J’espère que Gabriel sera heureux avec Glenn autant que je le suis avec
Caleb. Sa voix chaude me sort de ma rêverie :
— Mon cœur ? Est-ce que tout va bien ?
Mes yeux l’analysent et je pose les mains sur mon ventre. Les émeraudes de
Caleb passent rapidement de mon visage à mon ventre et il sourit béatement.
— Ne me dis pas que…
Je hoche la tête et la penche de côté, les yeux humides.
Mon Dieu, je les aime tellement.
Ses bras musclés m’enlacent tendrement et il me berce doucement. Lexi,
toujours sur le dos de son père, me caresse les cheveux délicatement. Il
m’embrasse et me murmure à l’oreille :
— Si c’est une fille, je sais déjà comment nous l’appellerons. Hailey.
Je souris et lui rétorque en retour :
— Si c’est un garçon, je sais déjà comment nous l’appellerons. James.
Caleb semble ému. Donner le prénom de son père à notre fils lui fait
visiblement très plaisir. Lexi se laisse glisser le long du dos de son père et file
dans le couloir. Caleb en profite pour me serrer une nouvelle fois dans ses bras.
Il m’embrasse sur le front, puis la tempe, descend sur ma joue et me chuchote à
l’oreille :
— Je t’ai déjà dit que je t’aimais ?
Je laisse échapper un petit rire et demande, innocente :
— Aujourd’hui ? Oh oui, un millier de fois.
Il dépose un long baiser sur mes lèvres et mon corps réagit au quart de tour.
Il laisse échapper un grognement et me susurre :
— Alors, je vais te le dire une mille et unième fois. Je t’aime. Mon cœur.
Une petite voix s’élève soudain :
— Vous venez ?
Caleb et moi répondons de concert :
— On arrive !

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