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F*CK ME, I’M FAMOUS

Léa Perrin
Chapitre 1 Bo

If only I could unfold a rainbow


To put our problems below…
Si seulement je pouvais déployer un arc-en-ciel
Pour mettre nos problèmes en dessous…

— Bonjour, mon petit Bo ! Comment ça va, ce matin ? m’interpelle


mon voisin.
J’arrive mollement sur son palier. Comme toujours, monsieur
Lapzinsky reflète la gaieté, malgré ses problèmes de santé. À ses pieds, son
adorable chienne, la laisse déjà nouée au collier, tire autant qu’elle peut
pour venir s’accrocher à mes mollets. Son gentil Spitz nain rêve, lui aussi,
de me saluer.
— Je vais bien, merci, réponds-je tout en caressant le crâne de
Pirouette, qui sautille toujours pour me faire la fête. Mais c’est plutôt à vous
qu’il faut le demander !
— Oh, tu sais… on fait aller…
J’avise le vieil homme aux traits burinés, sa mine fatiguée…
Respirer semble véritablement lui soutirer un effort démesuré. Et chaque
jour supplémentaire de températures caniculaires ne doit rien arranger.
— Vous m’avez l’air terriblement essoufflé. Laissez-moi continuer à
sortir votre terreur, si vous voulez ?
— Tu sais bien que j’ai besoin de m’aérer, de marcher… Ma
Pirouette, non seulement elle occupe mes journées, mais elle me force
également à bouger ! Sinon, je vais m’encrouter. Et dans ce cas-là, autant
m’enterrer !
— Arrêtez d’en plaisanter ! le réprimandé-je, sourcils froncés. Il
n’empêche que le médecin vous a recommandé de rester le plus possible au
frais !
— Ça, je n’aurais jamais dû te le confier ! râle-t-il presque fâché. En
tout cas, je suis juste vieux et asthmatique. Pas de quoi calancher
simplement parce qu’il fait au-dessus de 104 degrés[1] !
Qui a dit que l’expérience des années apportait forcément la sagesse
avec la sérénité ? Bien qu’à 78 printemps, on puisse l’espérer…
— Vous reprendrez l’exercice une fois que les températures auront
baissé, ne puis-je m’empêcher d’insister.
— C’est que… pour ce matin, j’y suis déjà allé…
Ce qui explique ses apparentes difficultés à respirer. Il n’était pas sur
le point d’y aller, il venait en fait de remonter…
— Ce n’est pas prudent, monsieur Lapzinsky et vous le savez !
D’autant plus que je vous ai dit que je m’en chargerais ! Vous savez
pertinemment qu’en été, je ne suis pas vraiment occupé…
— Tu l’es le reste de l’année ! Pendant tes vacances, tu as le droit de
te reposer…
— Je vais seulement avoir 30 ans, monsieur Lapzinsky. Ce n’est pas
à moi de me préserver !
— C’est que… je n’aime pas déranger…
J’arbore une moue désapprobatrice qu’il fait mine d’ignorer. Mais
alors que je m’apprête de nouveau à le sermonner, je change finalement de
tactique pour le prendre à contrepied.
Depuis que je suis instit, j’ai appris avec les enfants que, si la
technique douce ne fonctionne pas, il faut aviser, réfléchir et s’adapter.
Bon… j’avoue que quand j’opte pour ces méthodes-là, je me demande
toujours si mon prof de psycho serait fier de moi. Mais lorsqu’on pense ne
pas avoir le choix…
Les gamins savent avoir la tête dure, parfois. Et apparemment, avec
les personnes âgées, c’est le même combat ! Puis, à force de le côtoyer, je
commence à bien connaître la façon qu’a ce vieux bougre de résonner ! Je
pourrais presque deviner au mot près ce qu’il est sur le point de prononcer.
Mais cette fois, je choisis de le devancer :
— Très bien, alors… surtout, prenez bien votre portable, on ne sait
jamais. Si vous faites un malaise, ou que la chienne vous entraîne la tête la
première dans les escaliers, il faut que vous puissiez m’appeler. Pour que je
sache que je dois venir vous aider… Enfin… évidemment, ça suppose que
vous puissiez encore parler…
Ah ! Vous vouliez plaisanter, monsieur Lapzinsky ? Je peux le faire
aussi !
Je grimace, il bougonne. Je m’agace, il ronchonne.
— Très bien, tu as gagné, petit effronté ! grommèle-t-il une moue
vexée soudain vissée.
Prêt à crier victoire, mon sourire commence à s’étirer, mais
brusquement, il manque de chavirer et s’agrippe à mon bras pour ne pas
tomber.
— Vous voyez ? rouspété-je en l’aidant à rentrer. Vous essayez de
batailler, mais je vous connais ! Alors maintenant, vous restez vous reposer
avec la clim enclenchée, OK ? Je vous avais prévenu qu’à votre âge, sortir
c’était le malaise assuré !
— Hey, minot ! Un peu de respect ! Tu sais, qu’au Vietnam, c’était
moi qu’on venait chercher chaque fois que…
Mon charmant voisin me sert encore une de ses anecdotes sur cette
période qui l’a tant marqué, alors que je le fais s’asseoir sur son canapé.
— … Des heures entières à ramper, pour rester cachés dans les…
Les lourdines[2] ne l’empêchent visiblement pas de bavasser !
Me voilà rassuré !
Quant à la chienne — que j’avoue volontiers avoir totalement
oubliée —, elle retrouve son panier sans vraiment s’inquiéter, sa laisse
toujours accrochée.
— … l’air était tellement imprégné d’humidité qu’on avait parfois
un mal fou à respirer…
Un rapide coup d’œil à l’appartement m’aide à constater qu’il a
besoin de ménage et de rangement. Une mission que je vais devoir le forcer
à me confier. Parce que je sais déjà que par fierté, il ne sera pas prêt à
accepter lorsque je vais lui proposer de m’en charger.
La fin de son histoire et un verre d’eau plus tard, je tourne le dos en
m’engageant à revenir plusieurs fois d’ici ce soir.
— Je descends prendre mon café ! Quand je remonterai, je
repasserai voir comment vous allez. Et pas de folie jusqu’à la sortie de
midi ! Pirouette ne va nulle part sans moi, promis ? Et si vous avez besoin
de quoi que soit, surtout vous n’hésitez pas ! ne puis m’empêcher
d’appuyer. Vous appelez et je viendrai !
— Si c’est pas malheureux de devoir s’en remettre à un jeunot élevé
par des opposants !
Je me marre intérieurement. Monsieur Lapzinsky, lui non plus, n’a
rien oublié de ce que je lui ai raconté… Et le dos déjà tourné, je l’entends
continuer de marmonner.
— … Faites l’amour, pas la guerre, qu’i’ disaient… I’ z’avaient rien
pigé ! On DEVAIT y aller…
Je ne peux me retenir de sourire en dévalant les escaliers aussi
rapidement que la chaleur me le permet. Autant les idées de ce vieux
bonhomme sont à l’opposé des valeurs avec lesquelles on m’a élevé, autant
je ne peux pas m’empêcher de l’écouter argumenter. Et même de
l’apprécier… malgré certaines idéologies qui vont à l’encontre de ce que je
peux penser.
Je pousse péniblement la porte que le gardien a laissé fermée pour
éviter au hall de surchauffer. Une fois dehors, j’ai tout à coup l’impression
qu’une chape de plomb me tombe sur le coin du nez. Et que mon corps ne
parvient plus à défier les lois de la gravité.
Whaoooo ! Quand j’ouvre le four, ça me fait à peu près le même
effet ! Si je portais des lunettes, je suis presque sûr que mes verres seraient
couverts de buée !
Pas encore 9 h et une chaleur à crever ! Ce mois d’août s’annonce
décidément difficile à supporter. Déjà que je ne vais pas manquer de
m’ennuyer, mais si en plus je dois rester cloîtré parce que dehors, c’est
impossible de respirer !
Mon short et mon t-shirt collés à mon épiderme semblent vouloir
entraver mes mouvement pour m’empêcher de marcher. J’arpente le trottoir
avec l’impression de traîner des pieds, le bitume et mes baskets semblent
vouloir fusionner. Les températures sont tellement élevées que l’enrobé ne
résiste pas et se déforme sous les poids des passants, dont les pas laissent à
présent un dessin noir et luisant.
Je souffle en soulevant ma cage thoracique laborieusement. Ce
matin, aller au coin de la rue s’apparente à relever un défi impossible à
surmonter. Même pour mes jeunes années. Pas étonnant que mon voisin ait
failli tourner de l’œil en revenant de balader son roquet ! Vivement que
l’atmosphère finisse par s’alléger…
Je lève le nez sur les buildings de pierre, de verre et d’acier. J’aime
New York en été. J’aime New York toute l’année. Quel New-Yorkais vous
dirait qu’il est lassé, malgré la circulation constante, l’effervescence
permanente, les klaxons incessants, le stress persistant ? Cette ville m’a
résolument adopté et aujourd’hui, je ne me verrais plus la quitter.
Je n’ai pas encore franchi les portes du Starbucks que mes narines
sont déjà chatouillées par l’odeur du café. Les enceintes déversent la
musique de fond de façon discrète et feutrée. Pour rien au monde, je ne
raterai ce moment. Les rituels ont toujours eu pour moi un côté
réconfortant, sécurisant… Moi qui ai grandi sans règle, presque en me
débrouillant, malgré la présence de mes « cintrés » de parents…
Certainement la raison qui fait que plus les années passent, plus le besoin
d’avoir une routine se ressent. Heureusement que j’ai eu des instits
bienveillants. Qui ne sont sans doute pas pour rien dans le fait que j’exerce
aujourd’hui le métier d’enseignant.
D’ailleurs, la période du Summer Break est tellement synonyme
d’ennui, que l’unique truc « programmé » de ma journée est de venir ici. Si
on omet les cinq bonnes minutes que je vais écouler à me concocter un
diner que j’avalerai, tout seul, devant la télé…
Sauf que cette année, j’ai décidé que mon été ne rimerait pas avec
monotonie ! — Oui, je sais… justement, le son « i » ne rime pas avec le son
« é »… mais ce n’est pas mon réel problème en vérité… — La question,
c’est que juillet s’est déroulé et qu’il ne s’est absolument rien passé ! Et hier
soir, à cause de ça, Ève et moi nous sommes encore engueulés. Ce matin,
les derniers mots de ma petite amie se répètent encore jusqu’à résonner…

— Si au moins tu te bougeais ! ne cesse-t-elle constamment de me


répéter. C’est vrai ! C’est bien gentil de te lamenter sur le fait que tu n’as
rien à faire de toute la sainte journée, mais des choses à faire, tu pourrais
en trouver !
— Comme quoi ? Donne-moi des idées, puisque ça semble tellement
t’agacer de me savoir « en train de glander », pour te citer !
— Bah, je sais pas moi ! Vu qu’on est en galère de thunes les trois-
quarts de l’année, et que moi je trime comme une malade pour essayer de
renflouer, tu peux peut-être chercher un autre job pour compléter ?

Comment lui reprocher de m’en vouloir ? Elle enchaîne bien plus de


gardes qu’elle ne le devrait, histoire de ramener ce qu’il nous manque, pour
que les fins de mois soient bouclées. Pendant que moi, j’attends qu’un
putain de truc se pointe sans même me donner la peine d’aller le débusquer.
Et je continue de venir dans ce café comme tous les autres matins de
l’année. Ceux où je m’arrête alors que je ferais mieux de filer pour aller
bosser. Mais où je prends malgré tout le temps de m’arrêter pour prendre
mon petit déj même si je suis toujours en retard et terriblement pressé.
Heu… oui, je dois préciser que mes parents « baba cool » ont eu du
mal à m’inculquer la ponctualité…
Mais impossible de me passer de ce moment où j’observe les gens
fourmiller. Le monde s’agiter dans un même rythme effréné. La frénésie de
ceux qui vont travailler, celle des touristes qui se posent quelques instants,
avant de repartir explorer…
Pour tout avouer, je ne me drogue pas seulement au café. Je laisse la
vitalité ambiante s’infuser jusqu’à ce que dans mes veines, elle puisse
s’infiltrer. Je me régale tout simplement de cette douce agitation, qui nourrit
mes longues journées d’été. Tout ça en patientant que ma vie puisse
redémarrer. Parce que j’ai tous les ans ce sentiment qu’elle s’arrête en
attendant la prochaine rentrée.
J’observe juste un instant avant de filer au comptoir pour
commander.
— Hey, Bo ! me salue Leandro, un sourire radieux sur son visage
ensoleillé. Ton café sera bientôt prêt ! Je te mets comme d’habitude pour
l’accompagner ? Un beignet au chocolat et un muffin aux fruits des bois ?
Teint hâlé, cheveux noir de jais et billes brunes surmontées de
sourcils épais, le jeune serveur enchaîne les commandes sans broncher, ses
lèvres charmeuses toujours étirées. D’après lui, une arme imparable pour
récupérer sa clientèle féminine volée par « Le Troquet Français », qui vient
d’ouvrir dans le quartier. À mon avis, son léger accent et ses origines
brésiliennes y seraient bien pour quelque chose aussi. Et si je n’étais pas
casé avec un premier prix de beauté, j’avoue que je pourrais l’envier. Le
mec a un physique à toutes les faire tomber.
— Hummm, hésité-je les yeux plissés.
Tout à coup, sur le point de dire oui machinalement, je ne sais pas ce
qui me prend.
— Non, tiens ! Aujourd’hui, je vais changer ! Donne-moi 2 tranches
de cake au citron, s’il te plaît.
Leandro, qui connaît mon goût prononcé pour les enchaînements
bien rodés, darde sur moi un regard étonné.
— Oh ! Que se passe-t-il ? Tu t’es levé de l’autre de pied ? se
moque-t-il sans s’en cacher.
— Va savoir ! En tout cas, j’ai décidé que certaines choses devaient
bouger…
— Ça fait plaisir de te voir comme ça, mais… peut-on être au fait de
ce qui t’arrive pour que tu sois brusquement si motivé, alors que la chaleur
est en train de tous nous flinguer ?
— Rien de particulier. Mais un peu d’inattendu, ça pourrait peut-être
me bousculer… n’est-ce pas ?
— Dit le mec qui déteste ça…
— Ce qu’il y a, c’est que j’ai grandi dans une famille qui trouvait
que l’imprévisible, c’était ce qu’il y avait de plus sympa dans la vie… Sauf
qu’ils pratiquaient le concept à l’excès alors, une fois que j’ai été en âge de
m’organiser une existence plus structurée, je l’ai fait…
— Ouais… Au point d’avoir un timing plus réglé que celui du
gouverneur du New Jersey !
— Justement ! Je me rends compte que j’atteins seulement 30 ans,
mais que j’ai l’impression d’être déjà plus vieux que mes parents.
— Dis donc, ils ne te manqueraient pas un peu, finalement ?
— Du tout ! J’ai seulement décidé de devenir moins chiant !
J’attends quelques instants sur le côté. Tous les clients servis et
satisfaits, Leandro fait un break et nous trouvons le temps de discuter.
— Ces mots m’ont tout l’air d’être ceux d’un mec qui s’est pris le
bec avec sa nana, ou je ne m’y connais pas.
Des années que ma petite amie et moi habitons le quartier, et que cet
endroit est un peu mon Q.G.
Starbucks ? Mon Q.G. ? Mais comment une chose pareille a-t-elle
pu arriver ?
Eh bien, en fait, ce n’est pas très compliqué… J’y passe les ¾ de
mes soirées, lorsqu’Ève est en train de taffer et que moi, je suis en mode
« désespéré » de passer mes soirées seul devant la télé. Quant à Léandro,
lui, vu les pourboires qu’il se fait, il n’est toujours pas décidé à s’en aller.
D’autant plus qu’avec les années, il est parvenu à évoluer et que de simple
serveur, il est aujourd’hui manager…
Du coup, à force de me voir m’installer avec mon ordi, et passer une
bonne partie de mes soirées ici, nous avons fini par sympathiser jusqu’à
nous raconter nos vies, et devenir amis. Par la force des choses, à beaucoup
discuter, j’en suis naturellement venu à me confier sur les détails du
quotidien qui pouvaient me miner…
— C’est juste… hier soir on s’est encore disputés. Et je ne peux pas
être vexé qu’elle ait envie de me secouer…
— Et si vous partiez quelques jours pour vous ressourcer ? Histoire
de vous retrouver ? C’est vrai, vu les horaires qu’elle fait, elle a
certainement besoin de se poser.
Sans le vouloir, Leandro appuie exactement là où c’est loin de faire
du bien.
— C’est que… on n’a pas vraiment les moyens…
— Bon sang, t’es mal payé à ce point ? J’aurais juré qu’un instit, ça
gagnait bien…
— Tu parles ! J’ai honte de l’avouer, mais, Ève se fait deux fois plus
que moi.
— Réoriente-toi, alors, je sais pas moi… Fais le même boulot
qu’elle, pourquoi pas ?
— Merci pour l’idée, mais infirmier, ça ne me tente pas plus que ça.
Je manque déjà de virer de l’œil dès que je me coupe un doigt !
— Non, mais, ce qu’il faudrait, c’est que je trouve des élèves pour
des cours particuliers… Tu ne connais pas quelqu’un qui aurait besoin, pour
un de ses gamins ?
Aujourd’hui, le vent va tourner… Je le sens, je le sais…
— Je te rappelle que ni mes potes ni moi n’avons encore de
mouflets…
— Ouais, je sais, mais… dans tes consommateurs réguliers, peut-
être que…
— Dans ma clientèle assidue, y’a bien un mec qui serait en âge de
procréer, mais… avec sa copine, ils n’ont pas l’air décidés…
— C’est bon, on n’est pas obligés de se presser ! On peine déjà à
joindre les deux bouts, comment on ferait pour l’élever ?
Une mère de famille entre avec ses deux enfants. Leandro reprend
son poste en plaisantant :
— Tiens, de potentiels élèves…
— C’est ça, marre-toi ! Je m’installe pour éplucher les petites
annonces, pendant ce temps-là…
Chapitre 2 Bo
I swear, you will be proud
I’ll take away the clouds
Je le jure, tu seras fière
Je chasserai les nuages

Une table trouvée, je commence à surfer sur mon téléphone, tout en


prenant mon petit déjeuner.

Employé de supermarché : Horaires de merde, Ève et moi ne


ferons encore que nous croiser…
Vente et conseil dans une boutique de produits de beauté : Je
parviens limite à différencier un dentifrice d’un tube de crème
vitaminée, je serai direct recalé. Même si la candidature d’un
homme est étudiée.
Chauffeur de bus : Je n’ai pas le permis demandé et même si
je l’avais, je n’ai pas pris un volant depuis une éternité. Depuis
que nous vivons ici, à New York City, le métro me suffit.
Conducteur de calèche à Central Park, loueur de bicyclette,
employé de station-service, de banque, manœuvre dans le
bâtiment, guichetier au musée…

Des offres diverses et variées, dont certaines pourraient


éventuellement m’emballer… s’il ne s’agissait pas seulement d’occuper le
poste le temps d’un été… Sauf que ces emplois sont à pourvoir à l’année…
Alors si par miracle je trouvais, faudrait voir à ne pas chipoter…
Aujourd’hui, le vent va tourner… Je le sens, je le sais… ne cessé-je
de me répéter.
La musique dans les enceintes tente également de me convaincre, et
comme s’il voulait m’envoyer un message, Kenny Loggings ne cesse de me
chanter que « je vais bien »[3] pour me motiver.
Peut-être que Leandro a raison. Je devrais certainement songer à me
réorienter. Même si je kiffe mon job, mon salaire est à chier et on ne peut
pas s’en contenter. Surtout si c’est ma copine qui derrière doit assurer et se
taper des semaines de dingues pour compenser. Ève n’a pas pris de congés
depuis une éternité, pendant que moi je tourne en rond à me lamenter…
Alors quand moi j’ai des vacances un mois sur deux, je me dois de faire ce
qu’il faut pour qu’elle puisse lever un peu le pied. Il en va de sa santé.
Si seulement le coût de la vie était moins élevé… Une fois payé le
logement, pas question de s’égarer. Résider à New York pour un prix
modéré, on peut vite oublier. Et vivre en banlieue, Ève ne voulait pas en
entendre parler…
Je continue de scroller. Les offres d’emplois défilent sur mon écran,
mais un bruit de fond vient me gêner, et j’ai subitement un mal fou à les lire
pour bien les étudier. Je lève la tête et capte immédiatement ce qui a pu me
parasiter.
La femme qui vient d’entrer semble avoir maille à partir avec deux
enfants visiblement affamés qui ont décidé de taper du pied.
— Je VEUX du cake au citron !
Le roi dit « nous voulons… »
— Je t’ai dit non !
— J’ai faim, moi aussi ! Je VEUX un cookie !
— Vous avez déjà mangé. Maman prend juste un café.
— JE VEUX, JE VEUX, JE VEUX ! se mettent-ils à hurler.
— Moi aussi ! Moi aussi !
Ah, les jumeaux… ce que je peux les adorer ! Deux fois plus de
pouvoir pour manipuler. Et martyriser leurs pauvres parents, la plupart du
temps débordés. Se disputent souvent, mais toujours complices dans les
grands moments. Et surtout dans les mauvais plans…
Tout le café semble souffrir de la contrariété de ces enfants
insatisfaits, tandis que la maman ne parvient apparemment pas à les
raisonner. Et ces têtes brunes et bouclées sont visiblement décidées à
brailler, histoire d’obtenir cette part de gâteau qui pourra les combler.
— Je m’en fiche, si tu m’achètes pas, je continue à crier ! menace
l’un des deux pendant que l’autre, plus pressé, passe déjà à la phase «
exécuter ».
— Vous avez vidé un paquet de céréales au petit déjeuner !
argumente la mère déstabilisée.
Tous les regards des clients, gênés par les hurlements, sont tournés
vers elle, à présent. Et lorsque le plus « diplomate » décide qu’il a assez
négocié et se lance dans une sorte de concert improvisé, je la devine prête à
céder. Ce qui me replonge furtivement dans la préparation de mon spectacle
de fin d’année. Des semaines à répéter. À tenter de tout caler, en sachant
pertinemment que jamais je n’y arriverai. Comment accorder entre eux ces
timbres stridents et peu harmonieux ? J’ai presque envie de me marrer à y
repenser, mais je m’en abstiens. La maman ne le prendrait pas forcément
bien…
Je me lève pour m’approcher, et fais signe à la mère de patienter
avant de commander. Je m’agenouille pour mieux les fixer. Se mettre à leur
niveau, c’est ça le secret pour être écouté. Surpris de me voir à leurs côtés,
tous les deux se sont tus et restent figés. Maintenant, nous allons pouvoir
parler…
— Salut, les gars ! Comment vous vous appelez ?
— Stan
— Et moi, Joey, enchaîne l’autre dans la foulée.
— Et quel âge vous avez ?
— 4 ans ! s’empressent-ils de répondre en chantant.
Les deux petits diables malicieux me dévisagent de leurs immenses
pupilles bleues.
— 4 ans ? Mais dites-moi, vous êtes grands ! Alors, j’imagine que
vous êtes au courant ?
— De quoi ?
— Du pacte que le père Noël fait avec les parents ! Si vous n’êtes
pas sage…
— On sait, il ne va pas passer ! terminent-ils avant que je l’aie fait.
Maman nous dit ça tous les ans, mais c’est pas vrai ! L’an dernier, il est
quand même venu avec toutes les bêtises qu’on a fé[4] !
— Oui ! Et nous, avec Joey, on a trouvé comment il fait pour
tricher ! Le père Noël dépose les cadeaux avant, et c’est les parents qui
doivent les cacher !
Eh merde, raté…
Je reste scotché. Totalement scié par l’aplomb et la perspicacité de
ces petits monstres en culotte courte, tandis que leur mère me lance un
regard dépité.
Je passe au plan B.
— Oh, je vois… vous êtes un petit peu agents secrets… alors
justement, avancez, vous me semblez dignes d’être au fait de ce que j’ai à
révéler…
Leur curiosité attisée, tous deux s’approchent et je me mets à
chuchoter.
— Il faut savoir qu’une organisation confidentielle a été créée, il y a
de nombreuses années. Et qu’elle est chargée d’enlever tous les enfants qui
ne sont pas contents de leurs parents. Comment je la connais ? Facile ! Elle
est venue me chercher quand j’avais votre âge, mais j’ai réussi à lui
échapper.
J’entraîne les petits un peu plus en retrait. Je ne tiens pas tout à fait à
ce que leur mère entende ce que je vais leur raconter. On ne sait jamais. Il
se peut que ça ne fonctionne pas et qu’en plus, après, ils se mettent à
cauchemarder.
— Mais pourquoi tu n’es pas resté, si t’avais plus de papa et de
maman pour t’embêter ?
— Au début, j’ai cru que ma vie sans eux serait tellement mieux !
C’est vrai, après tout ! Ils ne voulaient pas m’accorder tout ce que je
demandais ! Et quelqu’un qui savait à quel point ils étaient injustes était
venu pour me sauver ! Vous imaginez ?!
Les deux petites têtes brunes acquiescent vivement, pour confirmer.
— Sauf que là où on m’a emmené, on faisait tout pour me forcer à
rester et je devais servir un ogre sans pitié, qui menaçait de me manger dans
le cas où je lui désobéissais.
— Ça existe pas, les ogres ! Tu as tout inventé !
— Vous croyez sincèrement que je vous mentirais ? J’ai compris, les
gars, que vous n’étiez pas du style à vous laisser berner. Venez, je vais vous
montrer que je dis la vérité…
Je soulève discrètement mon maillot pour leur dévoiler un souvenir
que je dois à une de mes plus folles journées. Je dois dire que couper par un
champ peuplé de bovins pour rentrer ne m’a pas paru risqué, le jour où la
pensée m’a traversé. Jusqu’à ce que je me fasse charger par un taureau que
je n’avais pas calculé. En revanche, lui… Le t-shirt rouge que j’avais —
comme par hasard — la judicieuse idée de porter, il l’a parfaitement repéré.
Cette fois-là, j’ai terminé à moitié embroché sur des barbelés.
Enfin… embroché est un peu exagéré, mais… j’en ai vraiment gardé une
blessure assez impressionnante à montrer. Même si je dois de temps à autre
déformer la façon dont j’en ai écopé. Et ça, je ne le fais qu’en cas d’extrême
nécessité… Promis juré !
— Regardez…
Les yeux des deux garçons s’arrondissent, à la vue de ma cicatrice.
— Ça, ce sont les marques que les crocs de l’ogre ont laissées quand
il a essayé de me dévorer, le jour où je lui ai dit que je ne voulais pas
rester…
Les gamins reculent, horrifiés, mais reviennent rapidement vers moi,
étrangement fascinés.
— J’avais compris à quel point mes parents m’aimaient. Et que tout
ce qu’ils faisaient, en réalité, c’était juste pour que je sois bien élevé…
Pratiquement paralysés, les jumeaux n’ont même plus idée de
moufter, et plus aucun son ne sort de leur bouche bée. J’en profite pour
aviser le café et trouve le client parfait qui m’aidera à terminer.
— Vous voyez le monsieur en costume, là-bas, qui semble très
fâché ?
Nouveau mouvement de tête pour confirmer.
— Je crois bien qu’il fait partie de l’organisation secrète et qu’il est
là pour vous emmener. Alors si vous ne voulez pas y aller, tâchez de rester
discrets… Mais si vous préférez partir avec lui, dites-le et je le préviendrai.
Je n’ai rien besoin d’ajouter que les deux petites frimousses se
secouent négativement. Les gamins courent s’accrocher à la jupe de leur
maman, qui me sourit en ne cachant pas son étonnement. Je profite d’être
au comptoir pour commander un latté. Ève apprécie toujours que je lui en
apporte un, lorsque je viens la réveiller.
En sortant, la « mère des dragons[5] » ne manque pas de s’arrêter
pour me questionner :
— Je vous remercie, mais… que leur avez-vous dit ?
— Je préfère ne pas révéler mes secrets, lancé-je dans un clin d’œil
alors que ses mômes restent planqués.
J’abuse du fait que les gosses n’osent plus me regarder et baisse
d’un ton avant d’ajouter :
— Et surtout, profitez parce que ça risque de ne pas durer. C’est que
vous avez des petits futés…
Furtive réapparition du sourire crispé. Elle franchit les portes et je
paie mon latté, tout en saluant Leandro avant de m’en aller. Mais sur le
point de m’éclipser, je me fais alpaguer.
— Bonjour, jeune homme.
Le gars au costume se dresse sur mon passage et bon sang ! Le type
en impose assurément ! Carrure athlétique, menton anguleux et cheveux
plaqués… une stature taillée pour impressionner. Le profil d’un ancien
commando des Marines certainement. Pourtant, je dois donner dans le
préjugé en le pensant, assez probablement. Comme si tous les baraqués
avaient envie un jour d’être dans l’armée…
— Bonjour, réponds-je quelque peu intimidé.
Je passe nerveusement la main dans ma tignasse emmêlée. Qu’est
qu’un type comme lui peut bien avoir à me raconter ?
— Excusez-moi de vous interpeler, mais… je vous ai observé avec
les petits démons mal élevés.
— Ah ! grimacé-je les yeux légèrement plissés. J’avoue que j’ai un
peu outrepassé mes droits en allant les aborder, je sais. La maman aurait
certainement réussi à les gérer…
— Vous plaisantez ? Elle était prête à céder, et vous le savez !
C’était ça, ou ils auraient fini par se rouler par terre pour obtenir ce qu’ils
voulaient.
Il rit. Je ne me retiens pas de l’accompagner.
— Comment avez-vous fait ? Je suis épaté, je dois bien l’avouer.
— Composer avec ce genre de petits caprices, ça me connaît. J’ai
souvent besoin de le faire dans mon métier.
— Ah oui ? Que faites-vous dans la vie, si ce n’est pas trop indiscret
de vous le demander ?
— Oh ! Je suis simplement instituteur. Rien de transcendant, mais
les enfants, j’ai appris à leur parler…
— Là, vous m’intéressez…
— C’est vrai ? Je cherche justement des cours particuliers à donner
pour l’été…
Aujourd’hui, le vent va tourner… Je le sens, je le sais…
Le type paraît interpelé et réfléchit avant de me proposer :
— Vos services pourraient effectivement tout à fait coller…
— Oh, mais, c’est parfait ! Et pour un enfant de quel âge serait-ce ?
Et quelle matière devrais-je plus spécifiquement lui faire réviser ?
Il semble encore hésiter avant de préciser :
— Disons que… l’élève en question aurait plus besoin d’apprendre
à se comporter en société que de réels enseignements dans le cadre de sa
scolarité. Un peu comme les deux zigotos que vous venez de calmer…
— Je vois… Des leçons de savoir-vivre peuvent aussi être
susceptibles de m’intéresser. Mais je dois d’abord rencontrer l’enfant pour
étudier si entre lui et moi, ça peut coller…
Qu’est-ce que t’es en train de raconter, gros boulet ? Tu as besoin
de bosser, tu ne vas quand même pas chipoter ? m’agresse un timbre non
identifié.
Ça y est, l’ennui m’a rendu cinglé ! Non seulement j’entends des
voix, mais je ne suis plus capable de juger où se trouve mon intérêt.
— Laissez-moi immédiatement vous sécuriser, étaye posément le
type, regard bleu et assuré. Vous serez forcément concerné quand vous
saurez combien je peux vous rémunérer.
L’homme tire une mallette que je remarque seulement à l’instant. Il
en sort une carte et un stylo en argent. Et tout en s’appuyant au comptoir, il
griffonne sans hésiter avant de tout ranger dans son attaché-case. Je tente de
lorgner le bristol resté posé.
— La plus petite somme, c’est ce que je vous paierai pour le mois
entier, si vous acceptez… La deuxième, c’est la prime que vous toucherez si
vous parvenez dans ce même délai, à remettre dans le droit chemin le diable
que j’ai l’intention de vous confier.
Ma bouche s’ouvre puis se ferme. Je ne sais quoi ajouter, d’autant
plus que je n’ai pas encore vu la carte étalée derrière le type qui me fixe
comme s’il allait me flinguer.
Un ancien commando, c’est sûr ! Je ne peux pas me planter !
— Je vous attends demain à 11 h précises au MetLife Stadium. Ne
soyez pas en retard, le temps, c’est de l’argent, comme on vous l’a déjà dit,
sûrement…
— Vous… m’attendez ? bégayé-je en ne cessant pas de me
questionner.
Et tandis qu’il quitte le café, je reste là, sans trop savoir quoi penser
de ce qui vient de se passer.
— Putain de bordel de merde ! s’écrie tout à coup Leandro, me
tirant brusquement de mes réflexions. Qu’est-ce que c’est que ce gamin
dont tu vas devoir t’occuper ?
Je lance une œillade au serveur qui semble baver, les yeux exorbités.
Ce petit saligaud a trouvé le moyen d’accaparer la carte, avant même que
j’aie eu le temps de la regarder !
— À tous les coups, c’est le fils d’un serial killer, un mini Jeffrey
Dahmer, Dexter, il doit s’appeler Dexter… Un môme qui abat et dissèque
les animaux errants… et le mec compte sur toi pour nous sauver d’un
inévitable bain de sang. Parce que le gamin parle déjà de tuer du haut de ses
5 ans.
— Tu as trop regardé la télé, toi ! Ça va pas ! m’agacé-je en lui
retirant la carte des doigts.
Sauf que… mes pupilles enfin posées sur le petit carré cartonné, je
ne peux m’empêcher de me figer.
— Mais, qu’est-ce que…
— Ah ! Tu vois ?
Totalement éberlué par les sommes proposées, je scotche sur le bout
de papier. Si j’ai trouvé que la stature de l’homme en imposait, son compte
en banque semble également capable de faire de lui quelqu’un qu’on doit
écouter…
Ryker Jensen — Agent
Et juste en dessous, deux montants totalement hallucinants :
10 000 $
30 000 $
Je manque de m’étouffer.
— Bon sang… je savais bien ce matin en me levant qu’un truc allait
m’arriver… noté-je tout bas sans trop le réaliser. Je le sentais…
Mais Leandro qui m’a grillé, ne peut s’empêcher de se moquer.
— Fais gaffe ! Le dernier client qui m’a dit ça, à peine parvenu au
coin de la rue, un échafaudage s’est écroulé et lui est tombé dessus. Le
pauvre, je ne l’ai jamais revu…
— Bah là, tu vois, c’est exactement la bonne aubaine que j’espérais
qui vient de me tomber juste à côté, alors que j’étais prêt à traverser !
— Ouais, sauf que ton truc, ça paraît bien trop beau pour être vrai…
— Tu as raison… Les jobs qui font rêver, ça ne vient pas te chercher
pendant que tu lis tranquillement le journal en buvant un café… C’est sûr
que tu ne dois pas avoir tort. L’énergumène dont je vais devoir m’occuper,
c’est certainement le diable réincarné…
Chapitre 3 Bo
One day, I promise
Our lives won’t be a mess…
Un jour, je promets
Nos vies ne seront plus en désordre

Je m’amuse à parsemer la nuque d’Ève de baisers pour la réveiller.


Un gémissement langoureux m’invite à continuer. Ma main glisse
lascivement sous les draps. Elle s’arque comme si elle n’attendait que ça.
D’une caresse, je parcours le galbe de ses fesses, remonte dans le sens
inverse, pour dessiner de subtiles arabesques sur sa colonne de déesse.
Ma beauté nordique se tourne et s’étire nonchalamment. J’en profite
pour attraper la pointe d’un de ses seins de mes dents, la titiller savamment.
Jouer de ma langue jusqu’à lui tirer un gloussement séduisant.
Ma main redescend explorer ses contrées délaissées. Elle se cambre
pour me faire comprendre que j’ai des arguments à défendre. Je me laisse
entraîner, jusqu’à la couler à l’orée de ses désirs. Nul besoin de la dévêtir, la
chaleur de ces derniers jours nous obligeant à dormir nus, tant les corps
transpirent.
Mes doigts glissent et s’immiscent. Les siens se faufilent,
entortillant ma chevelure indocile. Elle adore que je laisse ma tignasse
pousser et en tirer des mèches quand un feu ardent vient la cueillir.
Un soupir de plaisir. Je veux la ravir jusqu’à ce qu’elle chavire. Lui
en procurer encore et encore. Que ce qui ne lui apporte pas de bien-être
s’évapore.
Finalement, une sonnerie triomphante pourfend le silence. Juste
avant qu’une vibration persistante ne l’accompagne en cadence.
— Non… pas ça, se lamente Ève en tendant le bras. Pourquoi c’est
pile à ce moment-là ?
J’attrape son téléphone pour lui donner, avant que le correspondant
n’ait raccroché. Un rapide coup d’œil à l’écran et je comprends que son
boulot va encore lui demander de remplacer un de ses collègues au pied
levé. Ce qu’elle va accepter parce que je ne suis pas fichu de ramener assez
de blé…
— Oui ? répond-elle la voix éraillée. […] OK […]
Le volume de son mobile est tellement élevé que de là où je me
trouve, j’entends presque chaque mot prononcé, comme si c’était à mon
oreille que l’appareil était collé.
— […] Très bien, j’y serai…
La conversation tout juste terminée, nos yeux s’accrochent et je sens
mon cœur se pincer.
— … j’espérais qu’on pourrait passer un peu de bon temps avant
que tu ne partes bosser… mais ça semble une fois de plus raté, déploré-je en
lui tendant le latté que je viens de lui rapporter.
— Désolée, grimace-t-elle navrée, en se redressant pour boire son
café. Un problème à gérer…
Mon regard en profite pour se régaler. Ses cheveux longs et blonds
comme les blés, sa peau douce et dorée… ses yeux bleus, dans lequel je
pourrais me noyer et ses seins parfaits encore dressés ne font que m’inviter.
Mais je ne peux malheureusement pas céder, même si leur supplique
ressemble à une agréable musique.
Les doigts d’Ève viennent chatouiller mon visage mal rasé.
— Tu sais bien qu’on n’a pas les moyens que je puisse refuser… me
rappelle-t-elle lèvres pincées.
— Et si je te disais que j’ai peut-être enfin trouvé un job qui te
permettrait de te reposer ?
— C’est vrai ? Raconte-moi, qu’est-ce que c’est ?
— Ce serait pour donner des cours particuliers. Et ce serait plutôt
bien payé, mais… j’ai un rendez-vous demain, pour être certain que ça va
pouvoir coller…
— Oh, mais Bo… j’espère tellement que ça va marcher, si tu
savais !
— Je sais mon ange… Tu as besoin de souffler… concédé-je en
caressant son visage aux traits parfaits.
Je l’attire à moi pour la serrer dans mes bras, la câliner comme elle
peut le mériter. Je me suis souvent demandé ce qu’elle pouvait me trouver.
Je ne suis pas aussi intelligent que tous ces mecs qu’elle peut constamment
côtoyer dans le cadre de son métier. Je n’ai même pas choisi une activité
capable de nous faire vivre en toute sérénité. Je me suis juste dirigé vers
celle qui me plaisait, sans vraiment concevoir ce que ma vie serait…
Si seulement Ève pouvait se douter à quel point je m’en veux de ne
pas être à la hauteur de ce qu’elle espérait. Tout du moins du point de vue
financier… Je repense à la suggestion de Leandro, sur le fait de me
réorienter. À 30 ans, est-ce que le train n’est pas déjà passé ? Serais-je assez
motivé pour tout recommencer ?
Je croise les doigts dans le dos de ma petite amie alors que ses
lèvres reviennent m’aguicher, malgré le timing serré. Je me laisse embrasser
jusqu’à ce que nos langues finissent par se trouver, mais je ne cesse de
cogiter, incapable de m’abandonner.
J’ai tellement besoin de décrocher ce job que je n’ose en rêver. Ce
qui s’est passé ce matin était déjà si étonnant, inespéré… Comme si le ciel
lui-même était prêt à m’accorder une chance sans que je l’aie mérité.
Du coup, c’est peut-être plutôt Ève alors, qu’il souhaite aider…
Oui, c’est certainement ça, la vérité… Le petit ange qui a décidé de
venir nous dépatouiller (ou de me filer un coup de pied) c’est plus
probablement celui de ma copine, qui doit en avoir assez de la voir
s’échiner. Mais peu importe, en réalité. Ce que le ciel me tend, je compte
bien le ramasser, si ça peut nous ôter une épine du pied pour quelques
années…

Ève partie travailler, sa garde ayant débuté bien plus tôt que ce qui
était normalement programmé, je décide de me consacrer entièrement à
l’organisation d’un moment qui sera pour elle relaxant. Confection d’un
excellent diner, préparation de son dessert préféré… Tout ça pour
l’accueillir à la fin d’une harassante journée.
Ève et moi, nous connaissons depuis l’université. Élève brillante,
fascinante, comment ne pas être attiré et succomber à cette beauté cultivée,
à l’esprit affuté, et aux discussions aussi intéressantes que recherchées ? J’ai
tout de suite été séduit… Même si je ne fus pas le premier à la mettre dans
mon lit, contre toute attente, c’est avec moi qu’elle a fini.
Major de promo avec une année d’avance sur le cursus, elle fut
directement parachutée du NYU Meyers College[6] au Lenox Hill
Hospital[7] pour prendre la tête d’une équipe d’infirmières. Depuis, elle n’a
cessé de se démener, d’abord par passion puis par fierté, pour garantir notre
confort financier. Parce que son mec est un raté, avec un salaire à faire pitié.
Une fois la soirée organisée pour que ma petite amie puisse un peu
profiter, je visite une nouvelle fois monsieur Lapzinsky. Assuré qu’il va
bien et la chienne sortie, je passe le reste de mon après-midi à enquêter sur
le rendez-vous professionnel qui m’a été donné.
Demain, la NFL[8] ouvrira sa présaison. Le genre de match que je ne
rate jamais à la télévision. Le MetLife Stadium sera évidemment bondé
pour la rencontre qui opposera les Giants de New York aux Chargers de
L.A.[9] Je spécule sur l’identité de l’enfant. Ryker Jensen étant agent, la
probabilité qu’il s’agisse du gamin d’un des Giants est énorme,
statistiquement parlant.
Un salaire plus qu’alléchant, je dirais même indécent. Il ne me reste
plus qu’à patienter maintenant, pour avoir les tenants et les aboutissants.
J’ai tellement hâte d’y être, tout en m’inquiétant bizarrement. Et si je n’étais
pas à la hauteur de la mission, avec l’élève en question ?
Non, mais… bien entendu que tu le seras ! Ne t’en fais pas ! Tu
t’attends à quoi ? Ce môme sera sans doute un cas tout à fait lambda. Un
enfant parmi tant d’autres, dans tous ceux que tu rencontreras. Ces riches
personnalités gagnent tellement de blé qu’elles ne savent même plus
comment le dépenser et n’ont plus le sens des responsabilités. La somme
qu’on t’a proposée n’a certainement rien à voir avec une quelconque
difficulté. Une fois que ces mecs commencent à être trop payés, ils se
mettent à balancer les billets. Tout ça n’a aucun rapport avec la mission
qu’on veut te confier !
C’est vrai, pourquoi m’inquiéter ? Je ferai sûrement face à un gamin
renfermé, qui a du mal à trouver sa place entre un père adulé et une mère
effacée ou trompée. Ou peut-être des parents divorcés… pour passer en
revue tous les clichés.
Allez ! Ça va marcher ! Je le sens, je le sais ! Ce matin, quand je me
suis levé, je ressentais bien que le vent allait tourner.
Chapitre 4 Bo
I didn’t know I was broken
Until you had my heart awakened
Je ne savais pas que j’étais brisé
Jusqu’à ce que tu réveilles mon cœur

Je m’approche du Stadium le pas mal assuré. Si Jensen ne m’avait


pas dit de vive voix que c’était ici que je devais le retrouver, j’aurais pensé
que je me trompais.
Partout, la rencontre sportive est annoncée par d’immenses
panneaux publicitaires déployés. Mais plus encore, un air de Superbowl
voudrait flotter alors qu’un concert exceptionnel sera également donné pour
entrecouper les temps joués.
Un vigile aux abords contrôle mon identité :
— Bo Dwyer. J’ai rendez-vous avec Ryker Jensen dans un quart
d’heure…
Le molosse parle au micro « greffé » à son poignet, pour prévenir de
mon arrivée. Quand on lui confirme à l’oreillette que je suis bien sur la liste
des invités, il me dégage instantanément le passage, pour que je puisse
entrer.
— Attendez – là. Quelqu’un va venir vous chercher.
Une directive qui tomberait presque comme un couperet. En même
temps, il vaut mieux que je sois guidé… Dans le dédale de couloirs dont le
stade doit être composé, je mettrais certainement la journée à trouver où je
dois aller. « Monsieur Marine » m’a bien précisé qu’il aimait la ponctualité
et justement pour lui, je me suis déchiré ! C’est dire si ce job, je compte le
décrocher ! Mais me pointer un quart d’heure avant, c’est le maximum que
je sois parvenu à donner. Et pour un retardataire en série comme je le suis,
on peut dire que ça relevait du défi ! On pourrait presque marquer une croix
dans le calendrier. Pourtant, malgré tous les efforts faits, autant mettre
toutes les chances de mon côté, et m’en remettre à quelqu’un qui saura où je
peux le trouver.
Je n’attends pas deux minutes qu’une jolie jeune femme vient se
présenter :
— Salut ! Je m’appelle Autumn. Vous êtes Bo ?
Cheveux peroxydés relevés, docs coquées et jeans déchirés sur un
débardeur aux teintes délavées, Autumn me fait plus penser à un été
ensoleillé qu’à l’arrière-saison aux couleurs ocres et épicées.
— En chair et en os ! tenté-je de plaisanter pour masquer un brin de
nervosité.
Elle me mate de la tête aux pieds, sourcils arqués, comme si elle se
moquait.
C’est bon, minette, t’inquiète ! J’suis pas en train de te draguer !
— Je vais vous emmener, mais je préfère que vous sachiez… Elle a
encore merdé et c’était pas la journée où il fallait. Jensen est d’une humeur
à tous nous massacrer…
Les yeux froncés, je cherche à comprendre de qui elle peut bien me
parler. Qui a merdé ? La gamine dont je dois m’occuper ?
Allez ! Ce n’est plus le moment de se défiler. Pas plus que ce n’est
celui de baliser.
Rappelle-toi, Bo… C’est une somme à 5 chiffres qu’on te promet à
la clé !
— Alors, prêt ? Vous me suivez ?
J’inspire difficilement, l’oxygène raréfié par les températures qui
ont toujours du mal à baisser. À moins que ce ne soit le stress, qui
m’empêche de respirer et tout en marchant, je tente de me préparer.
Mentalement, je deviens un guerrier !
OK, les gars, je suis là pour vous sauver ! Bo Dwyer est arrivé, prêt
à régler tous les soucis que peut vous causer ce mouflet !
Une musique sourde s’élève, j’entame un pas de danse discret, dans
le dos du guide qui m’ouvre l’allée. Les amplis desservent un rythme
syncopé et je suis ce petit bout de femme à la démarche chaloupée et
décidée, tout en commençant un peu à flipper, sans vouloir me l’avouer.
Pourtant je n’ai rien à perdre et tout à gagner. C’est Jensen qui est venu me
chercher. Il n’a absolument aucune idée de la situation financière dans
laquelle je peux me trouver, alors autant ne pas lui montrer qui est
réellement le maître de la partie que nous allons jouer.
Le maître, espèce d’empaffé, c’est le gros chèque qu’il est capable
de signer !
Je continue de marcher dans les longs couloirs mal éclairés,
ressassant cette dernière pensée et…
Merde !
Les sous-sols du stadium semblent se prolonger de façon infinie et
j’ai tout à coup l’impression que jamais nous ne sortirons d’ici. Même si au
loin, j’entrevois la lumière et un bout de gazon probablement aussi vert
qu’un Jensen en colère.
Pas sûr que je doive en plaisanter…
Si la petite m’a mis en garde sur le sujet, c’est certainement parce
que le type est du style à faire ramasser tous ceux qu’il doit croiser, dès
qu’il est mal luné.
Mes pieds foulent — enfin — la pelouse du MLS et en analysant ce
qui m’arrive, mon esprit dérive. Jamais je n’aurais un jour pensé que ça se
réaliserait ! Moi, Bo Dwyer, je suis en train d’arpenter un endroit mythique,
emblématique du sport américain, pendant que les joueurs s’échauffent et
effectuent quelques passes un peu plus loin.
Robinson, McKethan, Breida, ou Neal pour les Giants… Callahan,
Everett ou encore Jackson qui ont rejoint les Chargers cette année… et puis
ceux comme Williams, qui ont été prolongés… Ils sont tous là à s’envoyer
le ballon ovale et je m’arrête pour les regarder. Mais Autumn me ramène à
la réalité :
— Désolée de vous speeder, mais… si on ne se dépêche pas, le big
boss va hurler…
— Oh, je… pardon, je vous prie de m’excuser, c’est que… je ne suis
pas certain que je les reverrai un jour d’aussi près…
La jeune femme pince les lèvres mi-compréhensive, mi-navrée et
me fais signe de continuer à avancer. C’est seulement à cet instant que je
cogite que nous piétinerions le gazon si d’immenses bâches n’avaient pas
été installées pour le protéger. Et que nous nous dirigeons vers une scène
centrale, qui y a été montée.
Ce genre d’évènement est une prouesse technique, mais surtout
humaine. Une machine totalement dingue où tout s’enchaîne. Moins de
10 minutes pour mettre en place le plateau, pas plus pour tout enlever et que
de nouveau, les joueurs se déchaînent.
Je repère Jensen. De larges gestes me laissent deviner qu’Autumn
n’a rien exagéré. « Monsieur Marine » semble au comble de l’agacement, et
parle en serrant les dents.
— Ah ! Vous voilà ! s’exclame-t-il en se tournant vers moi.
— Monsieur Jensen, le salué-je la main tendue.
Je me prends un vent magistral qui me fiche sur le cul.
— Vous tombez en pleine situation de crise. Ce sera l’occasion de
me prouver que vous allez être capable d’assurer !
Il reporte son attention sur le malheureux gars avec qui il parlait à
mon arrivée. Les genoux du pauvre homme ont pratiquement l’air de
s’entrechoquer. Ça fait presque pitié…
— En attendant, vous me trouvez n’importe qui pour la remplacer et
faire les réglages sons pour que tout soit prêt ! grince Jensen comme s’il
allait le bouffer.
La seconde d’après, les talons tournés, il est en train de filer et je
reste planté, droit comme un piquet.
— Qu’est-ce que vous fichez ? Vous venez ?
Beeuuhh… Meeeuhhh… Xgoi@8u&hb ???… C’est bien à moi qu’il
s’est adressé ?
— Vous ne croyez tout de même pas que je vais vous payer à
poireauter toute la journée ?
Il a déjà parcouru la moitié du terrain pour s’engager dans ce dédale
de couloirs, où je serai incapable de me diriger. Je cours derrière lui pour le
rattraper. Non pas que m’orienter me pose d’ordinaire une quelconque
difficulté. Mais je n’ai surtout aucune idée de l’endroit où il veut aller !
Je le suis à grandes enjambées. Comme un petit chien qui croit
qu’on va le récompenser. Quand il s’engouffre dans une limousine aux
vitres teintées, je monte moi aussi, et m’installe sur la banquette face à lui.
— À l’hôtel, Franky ! aboie-t-il sans même « s’il vous plaît » ou «
merci ». Et en vitesse, on va secouer la princesse !
— Attendez… Ce ne… Si ce n’est pas le môme d’un des joueurs
dont je dois m’occuper… c’est celui de qui, que vous souhaitez me
confier ?
Oui, je sais… pas très soutenu comme façon de parler, mais… vous
comprendrez qu’à cet instant, je suis choqué d’appréhender dans quoi je me
suis embarqué…
— Pourquoi ? C’est ce que vous vous êtes imaginé ?
Jensen pointe du doigt celle qui continue de ronfler :
— Je vous présente Marlon. Celle à qui vous allez enseigner…
Parfois, dans les films, il y a ce moment où le récit est rembobiné
pour vous expliquer ce qui s’est passé et que vous avez raté. Ici, c’est
justement l’instant où le son caractéristique de la bande qui crisse vient se
manifester. Vous l’entendez ? Dites-moi que vous l’entendez, histoire de me
rassurer parce que, j’ai l’impression d’être en train de cauchemarder. Et ce
n’est pas du tout comme ça que ça devait se dérouler. Non.
Hier matin, je suis allé boire un café, on m’a proposé de donner des
cours particuliers et aujourd’hui, je me pointais pour les formalités. Pas
pour voir s’effondrer mes projets !
Il y a 5 minutes encore, je croyais toujours dur comme fer que
j’avais trouvé un job en or. C’était avant d’entrer dans cette piaule aux
allures de maison close…

5 minutes plus tôt…

J’emboîte toujours le pas de Jensen, incapable de parler alors que lui


ne cesse de vociférer. La suite du Hilton complètement dévastée, je n’arrive
même pas à imaginer combien ça va coûter de tout arranger.
Des hommes, des femmes, nus, éparpillés. Par terre, sur les canapés.
Certains dont je me demande s’ils ne se sont pas endormis encore encastrés.
D’ailleurs, dorment-ils en réalité ? Sont-ils tous vivants, ou certains vont-ils
sortir d’ici dans un sac, les pieds devant ?
La poudre blanche semble avoir volé dans la pièce toute la soirée et
seringues, cuillères et briquets trônent juste à côté. L’alcool n’a visiblement
été qu’un détail à ajouter, dans le paysage d’une nuit où aucun excès n’a été
freiné.
Dans la chambre, le lit king size est occupé par deux jeunes femmes
dont les corps enchevêtrés sont gardés par ceux de deux mâles aux attributs
peu discrets. Tout ce petit monde, les jambes emmêlées, a certainement dû
bien s’amuser.
Les rideaux n’ont même pas été tirés, mais pas un ne semble sur le
point de se réveiller. D’où le doute que je peux avoir sur le fait que
personne n’y soit passé.
— On devrait peut-être appeler un médecin, qu’est-ce que vous en
pensez ?
Un rire sarcastique s’échappe de la gorge de Jensen :
— Si au moins une fois ça pouvait arriver que l’un d’eux puisse y
rester, peut-être que ça la calmerait !
Et pour le coup, j’avoue que c’est moi, qui suis calmé…
— Marlon, lève-toi, maintenant ! se met à hurler Jensen en secouant
l’une des jeunes femmes allongées. Les autres, dégagez ! Vous avez assez
profité !
L’un des mecs parvient à émerger, s’extirpe difficilement, semble
chercher ses vêtements en titubant… rejoint par ses deux « acolytes »
presque rapidement. Tout ce beau monde toujours à poil et surtout aussi
décomplexé qu’on devait l’être dans le jardin originel. Désirs charnels,
plaisirs artificiels.
Des souvenirs traumatisants de scènes où j’ai « surpris » mes parents
me reviennent furtivement. Et surpris n’est pas le mot que je devrais
employer exactement. Parce que l’être supposerait qu’ils aient pensé à se
cacher.
Navrant ! À 30 ans, j’ai pratiquement vu plus souvent d’orgies
qu’un producteur de films interdit aux enfants. Même pas besoin de
souscrire un abonnement. À cause de ça, je suis passé plus que rapidement
par ces moments où, adolescent, on peut se pignoler devant un magazine
piqué à son père discrètement. Parce que traumatisé d’avoir assisté à un
porno dans mon salon, à l’âge de 13 ans.
— Marlon ! hurle une nouvelle fois Jensen. Secoue-toi ! Et un peu
plus que tu as dû l’être cette nuit par ces deux-là !
Encore des images…
STOP ! Mais qu’est-ce que je fais là ? Je suis tombé dans quoi ?
La jeune femme qui reste dans le lit semble reprendre vie.
Lorsqu’elle se tourne en tirant le drap sur elle, les traits de son visage
m’interpellent :
— Ce… c’est Marlon ? Marlon la chanteuse ? La chanteuse qui doit
chanter ce soir ?
Oui, Bo… tu progresses ! Bonne déduction ! Une chanteuse, ça
chante ! se moque mon cerveau.
Pas de réponse. Jensen ne me calcule pas et continue de brailler
sur… « le déchet » qui n’a apparemment pas l’intention de se lever.
— Tire-toi de là ! Casse-toi ! Je ne viendrai pas ! tente-t-elle
d’articuler.
Des tas d’idées commencent à germer sur les raisons de ma présence
dans ce merdier.
Alors, attendez… Les pièces du puzzle que je dois assembler me
semblent assez compliquées à replacer.
Je suis censé m’occuper du gosse d’un des joueurs… fameux joueur
déjà probablement reparti sur le terrain… en laissant derrière lui le gamin,
qui du coup, à présent, est sans doute tapi dans un coin… ou bien…
Oh, mince ! J’espère que le môme n’a assisté à rien…
Voir son père se taper la moitié du quartier, ça peut traumatiser !
C’est bien quelque chose que je sais ! Et s’il y a visiblement une autre chose
sur laquelle je ne me suis pas mépris, sans pour autant avoir évolué dans le
monde des gens célèbres et fortunés, ce sont les bitures, la drogue et les
excès…
Puis tout à coup, une nouvelle idée naît, pour totalement me
foudroyer.
Oh, merde ! J’ai dû me planter, mais ça y est, je crois que j’ai déjà
trouvé !
— Elle a eu un enfant et vous avez réussi à étouffer l’info !
m’esclaffé-je comme si je découvrais que je venais de gagner au loto.
— Mais de qui vous parlez ? creuse Jensen agacé.
J’ai dit tout fort ce à quoi je pensais. Trop tard pour me dérober,
maintenant je dois m’expliquer :
— Je… Heu… Marlon… a eu un gosse et vous êtes parvenu à le
cacher ? osé-je, crispé.
Jensen explose d’un rire gras avant de m’accorder :
— Votre scénario aurait pu se réaliser, vu la vie de débauche qu’elle
s’amuse à mener, cette petite traînée ! Un vrai défilé ! Mais je compte
justement sur vous pour tout arranger !
Je crois que mes neurones sont seulement en train de se connecter.
Non, j’ai dû me tromper… Ça mérite certains éclaircissements, mais pour
ça, Jensen va devoir répondre à mes questions clairement…
— Attendez… Ce ne… Si ce n’est pas le môme d’un des joueurs ni
le sien dont je dois m’occuper… c’est celui de qui, que vous souhaitez me
confier ?
— Pourquoi ? C’est ce que vous vous êtes imaginé ?
Jensen pointe du doigt la star qui continue de ronfler :
— Je vous présente Marlon. Celle à qui vous allez enseigner…
Chapitre 5 Bo
I know I’m the one to blame
I never fit in the frame
Je sais que je suis le seul à blâmer
Je ne rentre jamais dans le cadre

Je cligne des yeux, totalement perturbé alors que je découvre


qu’aucune des situations que j’avais imaginées n’est celle à laquelle je me
trouve finalement confronté.
L’as du puzzle peut aller se rhabiller !
En même temps, j’ai déduit ce qui m’arrangeait avec les infos que
j’avais et hier, je n’ai pas cherché à davantage me renseigner. Con heureux
que j’étais d’avoir dégoté un job en or pour l’été.
Quel imbécile ! L’effet de surprise passé, j’aurais pu appeler Jensen
pour creuser, mais non ! Je me suis contenté de glousser devant la petite
carte avec les 5 chiffres alignés !
— Comment ça ? J’comprends pas, trouvé-je simplement à ajouter
au risque de passer pour un incompétent.
— Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?
— Sérieusement ? C’est elle, la gamine dont vous voulez que je
m’occupe ? Mais c’est une adulte, pratiquement !
— Une graine d’adulte qui a besoin qu’on soit derrière tout le
temps, pour arrêter de mener sa vie n’importe comment ! Et moi, je perds le
mien à essayer de réparer toutes les conneries qu’elle fait, pour sauver ce
qui peut encore être épargné ! Je ne peux pas plus lui en accorder que ce que
j’ai déjà fait !
— Désolé, mais je ne suis pas formé pour les ados mal élevés !
Je file vers la sortie, totalement dépité.
— Je rallonge de 10 000 ! lance Jensen collé à mes semelles.
— Quoi ? Vous rigolez ?
— OK, 20 000 alors, mais je n’irai pas au-delà ! On parle juste d’un
mois ! Un mois avec elle, et si vous parvenez à faire qu’on n’en entende
plus jaser pour autre chose que sa dernière émission télé, c’est gagné ! 30
000 le mois ajouté aux 30 000 bonus. Franchement, c’est une offre que vous
ne pouvez pas refuser !
— Vous êtes cinglé ! Pour qui vous me prenez ? Vous avez cru que
j’étais à la rue et que je mendiais ?
Je quitte la suite, mais Jensen me court après :
— Écoutez… Je n’ai pas pour habitude de supplier, mais j’ai
vraiment besoin que vous m’aidiez…
Je m’arrête pour lui permettre de parler. On ne sait jamais, des fois
qu’il aurait un argument de poids à me donner.
On peut toujours rêver…
— Je ne sais plus comment la prendre pour la raisonner. Elle défraye
constamment la chronique et elle est en train de foutre sa carrière en l’air !
On a trop travaillé pour que je puisse la laisser faire…
— Mais, elle n’a pas des parents pour l’éduquer ?
Son crâne semble subitement se perler, des gouttes de sueur dévalant
ses tempes gonflées. Déglutir paraît même soudain pour lui compliqué,
mais moi, j’en ai assez.
— Trouvez-vous quelqu’un d’autre pour instruire votre petite
protégée. Moi, je m’en vais !
Je plante Jensen dans le milieu du couloir et pars en déclamant sans
me retourner :
— Et si vous pensez que vous pouvez tout régler à coup de billets,
vous vous gourez !
Même moi, je ne cours pas après l’argent de façon aussi
désespérée !
Je file à l’ascenseur, mais j’entends un pas lourd qui tente de me
rattraper. Je fais volte-face, atterré :
— C’est pas la peine d’essayer…
Je m’arrête en voyant que la personne derrière moi n’est pas Jensen.
— Autumn ? Mais qu’est-ce que vous faites là ? Vous n’étiez
pas… ?
— Au stade ? Oui, mais je me suis dépêchée d’arriver avant qu’il ait
le temps de l’assassiner… me confie-t-elle la gorge serrée.
Quelque chose doit l’unir à la petite starlette qui mène cette vie de
débauchée. Certainement de l’amitié, si j’en juge à son air inquiet. Ou des
parties de jambes en l’air régulières, que sais-je, vu ce qui s’est visiblement
passé cette nuit ici. Des sauteries qui se produisent fréquemment, d’après ce
que j’ai compris…
— Je suis désolée de vous importuner, mais… j’ai entendu votre
conversation avec Jensen et je sais pourquoi il voulait vous engager…
— Vous avez donc également entendu que je refusais le job qu’il me
proposait ? Ça dépasse mes compétences ! Moi, je fais dans les jeunes
enfants, pas dans les stars dévergondées, qui arrivent à l’âge adulte sans
qu’on leur ait appris à se comporter comme des mômes pourris gâtés. Les
règles de base, c’est dans la petite enfance qu’on doit vous les inculquer.
Pour elle, il est trop tard, je ne peux pas l’aider !
— S’il vous plaît, Bo, m’implore Autumn les yeux embués. La
situation est plus complexe qu’il n’y paraît. Et Marlon est si différente de ce
que les médias peuvent présenter… Mais moi, je sais qui elle est… Elle a
débuté sa carrière tellement jeune et… c’est vrai, je peux vous l’accorder.
Elle peut parfois se montrer mal élevée et n’a pas toujours le sens des
réalités, telles que les connaissent la plupart des gens, mais… elle n’est pas
méchante, vous savez. Juste un peu paumée et surmenée. Si seulement vous
aviez la moindre idée des journées qu’elle peut passer, de tout le boulot que
ça peut demander pour en arriver là où elle est…
— Je ne doute pas que cette gamine ait travaillé d’arrache-pied…
Mais je ne suis pas celui qui pourra l’aider.
— S’il vous plaît, Bo, réfléchissez ! continue-t-elle de me supplier.
Vous êtes peut-être son unique chance… Il faut la soutenir sinon j’ai bien
peur qu’on finisse par la retrouver morte au fond d’une baignoire. Vous
savez, j’ai déjà plus beaucoup d’espoir… Je sais ce que vous vous dites. Ce
ne sera ni la première ni la dernière à qui ça adviendra. Le show-business,
c’est fait aussi de ça. Mais j’ai envie qu’on essaie de la sauver. Et toute
seule, j’pourrai pas y arriver… J’ai besoin que quelqu’un vienne m’aider. Et
vous avez deviné que ce n’était pas sur Jensen qu’on pourrait compter…
Je pince les lèvres et me fiche dans ses pupilles bleues à l’air
bouleversé, pour qu’elle comprenne une fois pour toutes que rien ne sert
d’argumenter :
— J’ai entendu tout ce que vous m’avez exposé, mais je me dois de
vous le dire encore. Ce n’est pas la peine d’insister. Si je pensais y arriver,
je le ferais, mais je ne serai pas compétent, je le sais. Alors ce serait injuste
de ma part de vous laisser espérer…
Autumn trouve un point à fixer pour ne plus me regarder. Son visage
en contrejour, les ombres semblent jouer avec ses traits, mais je crois
apercevoir une larme couler. Je n’ai pas le temps de m’en assurer qu’une
mèche rebelle vient barrer sa mine attristée. Aussi adorable soit cette jeune
femme, je me tiendrai à ce que j’ai décidé.
Je baisse la tête et repars comme je suis arrivé. Enfin… je vais
essayer…

Je rentre chez moi en traînant des pieds. Déçu, choqué, perdu, mais
aussi décontenancé. La dispute qui s’ensuit avec Ève avant qu’elle ne parte
bosser lorsque je lui annonce que mon « plan job » a foiré, n’arrange pas le
curieux état de flottement dans lequel je peux me trouver. Bien au contraire,
après cette énième dispute sur notre situation financière, je commence à
douter de la solidité du couple qu’Ève et moi pouvons former…

— Et tu comptes vivre à mes crochets pendant combien d’années ?


m’a-t-elle questionné.
Calmé par la pique lancée, j’en suis venu à me demander si elle
avait dit ces mots sciemment pour me vexer, ou si ça fait des mois qu’elle
peut le penser…
— C’est… que… comment tu peux me balancer un truc pareil, suis
parvenu à bégayer. Ce n’est pas comme si je ne gagnais pas d’argent !
D’accord, j’en ramène moins que toi, OK… mais de là à dire que je vis à
tes crochets…
Ève est partie en claquant la porte, après que je lui aie proposé de
trouver un plus petit appartement plus excentré, pour essayer de réduire
nos frais et qu’on ne soit pas toujours en train de galérer. Et surtout que
tout rentre dans notre budget. J’ai eu le malheur de suggérer que nous
vivions peut-être un peu au-dessus de ce que nos salaires nous permettaient.
Ce à quoi elle a répondu que ce n’était pas à elle de descendre son niveau
de vie pour s’adapter, mais à moi de m’arranger pour lui offrir ce qu’elle
est en droit de demander.
Pour la première fois depuis des années, j’ai eu autant envie de me
planquer dans un trou de souris que de l’insulter. J’ai attendu qu’elle me
dise qu’elle était désolée. Que ça lui avait échappé et que ça ne reflétait pas
le fond de sa pensée… Ce n’est pas arrivé et elle est partie en me laissant
tourner sur l’idée que je n’étais qu’une nullité. J’ai déjà songé que j’avais
une petite amie canon et brillante que j’étais loin de mériter. Je me
rassurais en me disant que ce n’était pas l’image que ses yeux me
renvoyaient. Maintenant, je ne suis plus certain de bien avoir interprété ce
que j’y trouvais. Pour continuer à le croire, je n’aurais peut-être pas dû
chercher à creuser cette pensée venue brusquement me tarauder, avant que
la porte de l’appartement ne soit refermée :
— Es-tu heureuse aujourd’hui ? Je parle de toi et moi, de notre
vie…
Elle a froncé les sourcils avant de soupirer :
— Je… je ne sais pas… C’est une question que je ne me pose pas.
Tu es là, avec moi… On vit ensemble, je ne comprends pas pourquoi tu me
demandes ça !
Mon palpitant s’est curieusement emballé, puis serré.
— Je vais t’interroger différemment, pour que tu me donnes la
réponse que j’attends. Quand tu envisages ton futur, loin devant… est-ce
que c’est moi, celui que tu imagines avec toi ?
— Je… Mais, Bo ? C’est quoi cette question ?
— Réponds !
Elle s’est arrêtée avant de savoir ce qu’elle concevait.
— Je vais y songer et… quand je saurai, je te le dirai…
J’espérais simplement qu’elle n’ait pas besoin de réfléchir pour dire
oui. Mais la vérité dans toute sa dureté, c’est qu’Ève ignore si elle se voit
vieillir avec moi dans le paysage de sa vie…

Je passe la fin de l’après-midi à me demander pourquoi je reste ici.


Est-ce que je dois considérer que j’ai encore une petite amie ? Ce matin,
tout allait presque bien. À présent, je ne sais plus du tout où j’en suis, et je
remets en question tout ce qui construisait ma vie.
De fil en aiguille, j’en reviens à cette histoire de job qui a tout
déclenché et en vient à surfer pour creuser.
La jeune Marlon y est décrite comme une révoltée, une jeune fille
aux mœurs dépravées. Les seuls articles qui parlent d’elle sans la décrier
sont ceux qui la concernaient lorsqu’elle était bébé.
Devenue mannequin avant d’avoir 2 ans, elle joue rapidement la
comédie, enchaînant autant blockbusters que séries. Égérie Disney comme
bien d’autres enfants, elle a sa propre émission, des poupées et tout un tas
d’accessoires à son effigie… Ligne de maquillage, de parfum, de
vêtements… Celle que l’on a surnommée un temps, de la même manière
que d’autres ont pu l’être aussi, « la petite fiancée de l’Amérique » est
propulsée dans l’industrie du disque. Elle est ainsi aujourd’hui l’une des
artistes les plus douées de sa génération. Auteure-compositrice, rien ne lui
résiste.
Une image lisse et parfaite que la coqueluche des ados ne cesse
d’écorcher depuis quelques années…
Conduite sans permis en état d’ébriété, concerts sous l’emprise de
stupéfiants, voire totalement annulés, chambres d’hôtel saccagées, drogues
et autres excès (que j’ai pu facilement deviner…) Celle qui, il y a encore
quelques années, prônait une vie saine — et surtout la virginité jusqu’à ce
qu’elle soit mariée — s’est manifestement ravisée. Il se dit officieusement
qu’elle a déjà eu presque plus de mecs qu’une vieille pute de quartier !
(Ouais, je sais, c’est pas cool de juger, et elle fait ce qu’elle veut puisqu’elle
assume visiblement à présent son côté libéré, dans une Amérique parfois
puritaine à souhait !)
Comme plusieurs enfants star, elle a déraillé. Les paroles d’Autumn
reviennent me hanter.
« Marlon est différente de ce que les médias peuvent montrer… Elle
est juste un peu paumée et surmenée. Il faut l’aider… pour ça, ce n’est pas
sur Jensen qu’on pourra compter… »
Jensen… Le seul argument qui a semblé lui importer avait l’air
financier :
« On a trop travaillé pour que je la laisse tout gâcher… »
Et si je me trompais ?
Si cette gamine était vraiment quelqu’un d’autre que la poupée
articulée que l’on s’évertue à nous présenter ? Et que, rodée depuis sa plus
tendre enfance à un système fait pour engranger des millions chaque année,
elle n’en ait oublié qui elle était, en vérité ?
Autumn semblait si sincère que j’en viens à douter. Pourtant, la
véracité des faits ne peut absolument pas être contestée. Marlon n’arrête pas
de déconner. C’est une réalité.
Et si vraiment je pouvais l’aider ?
Chapitre 6 Bo
To leave you or keep you is so hard to choose
I’ve never been so confused, you’re no longer my muse
Te quitter ou te garder, c’est si difficile de choisir
Je n’ai jamais été aussi confus, tu n’es plus ma muse

Je tourne en rond dans l’appartement, attendant nerveusement le


retour d’Ève en squattant devant mon écran. En zappant, je tombe sur LE
match de la journée, que la télé retransmet et me laisse capter.
« … Le Running back a de l’espace, il franchit la ligne médiane…
Barkley qui protège son ballon… avancée de 15 yards… Eh ouiiii ! Passe
de Barkley ! »
« … Taylor cherche le Touch Down coûte que coûte… et à
2 minutes de la fin de la première mi-temps, il se fait intercepter par Derwin
James ! »
Sous mes yeux, les actions défilent, mais mes préoccupations
s’emmêlent et se mêlent aux images sur la télévision. Jusqu’à se fondre
totalement, mes pupilles ne voyant finalement plus vraiment l’écran.
Je tilte à peine qu’on sonne la pause, et que les techniciens s’affolent
pour que tout soit installé dans un court instant.
Mon esprit se raccroche alors que je comprends les mots scandés
dans les gradins. Le public crie son nom et l’appelle en frappant dans ses
mains. Et quand Marlon apparaît, accrochée à un câble invisible qui nous
donne l’illusion qu’elle peut voler, il est déjà déchaîné et je me laisse-moi
aussi emporter par les notes de guitare endiablées.
Tel Lucifer, ange déchu banni aux enfers, son aura céleste envoûte
autant qu’elle déroute. À peine le pied posé à terre, la jeune chanteuse se
déleste, laissant tomber ses ailes noires et sa veste. Une mise en scène
travaillée, certainement rejouée et répétée jusqu’à ce qu’elle en ait été
lassée. Projection d’une certaine perfection aux yeux des plus avisés. Une
image, un message que personnellement, je ne saisis pas tout à fait
lorsqu’elle laisse tomber une à une les parties du costume qu’elle arborait,
comme pour annoncer un changement amorcé.
La starlette enchaîne les tubes mécaniquement en dansant. Son
regard de jade était-il aussi vide auparavant ? Ou est-il seulement le reflet
de sa nuit d’avant ? Dans des vêtements presque inexistants, elle se
trémousse en chantant. Imparable. Si j’étais encore adolescent, je pourrais
fantasmer, je dois bien l’avouer.
Marlon est jolie. Même très jolie. Ses longs cheveux châtains lui
tombent dans le bas du dos. Son nez et son nombril sont tous deux ornés
d’anneaux, sur lesquels le caméraman ne s’attarde que trop. Un tatouage au
style ostentatoire part de la naissance de sa mâchoire, pour descendre
jusqu’à l’orée de sa poitrine que j’aimerais ne pas autant voir. Un loup tracé
de façon presque géométrique grave son épiderme. L’image danse sous mes
yeux aussi gracieusement qu’au son d’un requiem. Cerné de deux roses, le
motif animal est tout simplement fabuleux, grandiose. Mon regard reste
scotché, comme sous hypnose. Un ornement aux accents de fleur exotique
ressemblant à un sphinx papillonne jusqu’à l’arrête de son maxillaire,
terminant le dessin. Ai-je déjà vu aussi félin, dans un si bel écrin ? Sans
conteste, un emballage fait pour emprisonner votre attention, à dessein.
Cette gamine semblerait presque sans arme autant que sans âme.
L’incarnation du charme et totalement hypnotisé, mon œil la réclame. Elle
n’a encore que 17 ans… La vie devant elle, résolument… si elle parvient à
atteindre 30 ans…
J’attrape mon portable sans plus réfléchir vraiment.
— Jensen, confirme-t-il en décrochant pratiquement
immédiatement.
— Bo Dwyer. Dites-moi où et quand. Je monte dans le train et je
vous rejoins, mais je vous préviens… je ne suis pas du tout certain de
réussir à remettre votre protégée sur les rails et que tout se passe bien.
Trois heures du matin. Un cliquetis discret, une clé qui s’insère
doucement me tirent des bras de Morphée. Je me suis endormi devant la
télé. Je m’assieds dans le canapé et me frotte les yeux pour les désembuer.
— Tu peux allumer, lancé-je à Ève alors qu’elle s’éclipse sur la
pointe des pieds.
— Désolée, je ne voulais pas te réveiller…
— Ou tu envisageais d’éviter de discuter ?
Un soupir. Elle se pose à mes côtés sur le divan, la tête baissée. Ai-
je déjà vu Ève accablée ? Jamais. Et je ne pense pas que ce soit aujourd’hui
que ça va commencer. Surtout pas après les mots qu’elle m’a jetés.
— Écoute, Bo, je…
— Non, toi écoute, la coupé-je. J’ai accepté le job, finalement.
— Oh, Bo, je suis tellement…
Heureuse ? Désolée ? Si seulement c’était vrai…
— Je vais partir, enchaîné-je sans la laisser terminer.
— Quoi ? Comment ça ? Tu me quittes, c’est ça ? semble plus
s’offusquer ma copine que s’attrister.
L’espace d’un instant, je me demande si je fais le bon choix,
véritablement. Mais la seule chose dont je sois sûr, c’est que nous devons
prendre du recul pour le moment…
À présent, les yeux d’Ève paraissent mélancoliques, étonnamment.
— Je dois suivre Marlon dans ses déplacements, évidemment… Et
ça ne nous fera pas de mal de nous séparer quelque temps. Quand je
rentrerai, on pourra aviser…
— Je t’aime, Bo. Tu ne dois pas en douter.
— Moi aussi, réponds-je la gorge serrée.
Est-ce que ça peut suffire à nous sauver ?
Nous scellons notre réconciliation d’un baiser, mais cette nuit, Ève
attend plus. Visiblement beaucoup plus. Ce que je ne suis pas prêt à lui
donner quand les mots qu’elle a prononcés ne font que tourner et me hanter.
— Excuse-moi, j’ai pas la tête à ça.
La vexation refroidit son excitation. Je ne parviendrai pas à lui faire
l’amour sans être certain qu’elle voudra encore que je sois son mec demain.
Enfin… faire l’amour… façon de parler. Cette fois, Ève espère seulement
oublier et que je l’aide à évacuer. J’ai compris ce qu’elle attendait, rien qu’à
sa manière de m’embrasser et de chercher à me branler. Des gestes
brusques, empressés, sans aucune forme de douceur pour permettre de les
apprécier. Je ne veux pas qu’une baise sauvage desserve nos « au revoir. »
Je ne la sauterai pas comme on le fait avec les coups d’un soir.
L’oreiller aide souvent à se réconcilier. J’ai l’impression qu’en
refusant cette forme de paix, j’ai signé notre échéance de façon précipitée.
Ève file dans la chambre, offensée, espérant certainement que je la
rejoindrai. Quelques minutes plus tard, elle devine que je ne viendrai pas
terminer ce qu’elle a voulu commencer. J’entends finalement les vibrations
de son petit objet et des gémissements s’élever, et je la connais. En faisant
cela, elle imagine que je vais finir par craquer. Mais je tiens bon, pas décidé
à céder malgré la trique qu’elle m’a flanquée.
Je me lève aux aurores après une nuit difficile sur le sofa où je suis
resté. Évidemment, les rideaux du séjour n’étaient pas tirés…
J’allume la télé, plus pour couvrir le silence que pour l’écouter, mais
un flash info intercepte mes pensées :
« La star a été hospitalisée cette nuit, alors qu’elle venait juste de
donner son concert au MetLife Stadium (…) overdose probable (…)
Tentative de suicide (…) »
Merde !
Je parviens enfin à joindre Jensen en fin de journée, après de
longues minutes à tergiverser pour savoir si je devais l’appeler. Puis des
heures à tenter de le contacter sans succès. Il a probablement autre chose à
faire que décrocher. Je ne suis qu’un type parmi tous ses employés. Un
quasi-inconnu qui se demande s’il doit venir travailler, ou si cette pauvre
gamine a succombé.
« En côtoyant ce métier, vous assimilerez que les médias peuvent
autant relater la réalité que la déformer. Ou inventer leurs propres
vérités… » sont ses mots quand je parviens enfin à lui parler.
J’apprends de la bouche de son agent que Marlon vient d’être opérée
d’une péritonite aiguë et qu’elle a bien failli y rester. Ce matin, elle est
stabilisée et ses jours ne semblent plus en danger.
— Un bref repos et elle sera sur pied pour reprendre sa tournée !
Mon cœur se pince à l’idée que Marlon a donné tout ce qu’elle avait
pendant la soirée pour que le public soit satisfait. Pourtant, elle devait
souffrir le martyre.
Je la revois, telle une poupée, se déhancher au rythme des notes
cadencées.
Je demeure partagé sur celle que je dois « sauver » de ses dérives.
Ancré entre ce qu’on raconte d’elle et ses vérités. Il y a certainement une
part de vrai dans tout ce qui est révélé, et je dois découvrir laquelle c’est. Et
pour ça, c’est à Marlon que je dois me confronter.
Chapitre 7 Marlon
You trigger all my warning lights
I’ve never believed in love at first sight
Tu déclenches tous mes voyants d’avertissement
Je n’ai jamais cru en l’amour au premier regard

À peine deux jours après avoir été opérée, j’ai signé une décharge
pour quitter ma chambre aseptisée, contre l’avis du médecin qui m’a
soignée. Rejoindre l’équipe pour repartir en tournée, et reprogrammer les
deux dates qui ont dû être reportées est la seule et unique chose dont
j’entends parler. Mon état de santé, tout le monde semble s’en moquer.
Ce soir, après quelques jours off contraints et forcés, je dois
enflammer le Madison Square Garden pour un concert à guichets fermés.
Tout juste 7 jours après avoir été hospitalisée. J’aurais tant voulu pouvoir
encore me reposer. Je suis tellement épuisée…
J’observe mon reflet. La maquilleuse va avoir du boulot pour
masquer les cernes bleutés et mes joues creusées qui cherchent à me
défigurer. Mais poudre et liner sont mes alliés. Didie aura juste besoin de
forcer un peu sur certains traits pour camoufler, elle est habituée.
Je détaille ma silhouette dans son intégralité. Comment peuvent-ils
tous me considérer comme un idéal qui fait rêver ? Je me ferais presque
gerber. Mes jambes sont devenues si maigres qu’un coup de vent pourra
bientôt me faire tomber. Je soulève mon débardeur et décolle le pansement
pour regarder le travail du charcutier. La cicatrisation a l’air de bien se
passer. Pourvu que ma peau ne décide pas de craquer quand je vais me
mettre à danser. À peine 7 jours que j’ai été opérée, je suis normalement
encore censée me reposer, mais…
« Tu dois honorer les engagements que nous avons signés ! » n’a-t-il
pas cessé de me répéter.
Comme si c’était ma faute, si mon corps cherche à hurler !
La boule qui s’est installée dans ma gorge il y a quelque temps
refuse de s’en aller. Si elle continue d’enfler, je ne parviendrai bientôt plus à
chanter. Je m’observe de la tête au pied, d’un œil critique et avisé. Des
larmes voudraient monter, mais hors de question de leur céder ! Je ne suis
pas faible, je ne l’ai jamais été et ce n’est pas maintenant que je vais lâcher !
Trois coups sur la porte de ma loge viennent me reconnecter. Je
recompose mon visage, reprends ma posture guerrière, conquérante et fière.
Et quand un type s’introduit sans que je l’y aie autorisé et s’avance, je
m’adresse à lui avec défiance tout en le scrutant avec méfiance :
— On peut savoir qui vous êtes ? Et surtout comment vous êtes
entré ?
— J’ai demandé au mec posté…
Je lui lance un regard aussi stupéfait qu’agacé.
— Les gardes du corps, c’est plus ce que c’était, marmonné-je plus
pour moi-même, que pour le gars en train de me dévisager. On les paie
grassement, mais ils ne font leur boulot qu’à moitié.
Je m’époumone pour convoquer celui qui est censé empêcher
quiconque de venir me déranger. Surtout avant que j’aie terminé de me
préparer :
— Scott ! Radine-toi vite fait !
Il arrive au pied levé.
— Est-ce que je peux vous aider ? m’interroge le grand dadais.
— Du tout, imbécile ! J’t’appelle pour jouer aux cartes ! J’ai rien
d’autre à faire, et j’en ai marre de m’ennuyer…
Ses yeux de merlan frit m’indiquent qu’il n’a pas compris.
— Je plaisante ! expliqué-je pour l’éclairer.
Son allure de benêt ne paraît pas vouloir s’effacer.
Va falloir penser à mieux recruter. Si un jour il doit se servir de son
arme, il serait préférable qu’il sache exactement ce qu’il est censé en faire.
Et lui, là, ne semble pas avoir toutes ses lumières…
Pendant que je galère avec un de mes employés, « Joe l’incruste »
observe la scène en se marrant, juste à côté.
Heureusement qu’il n’a pas l’air venu dans le but de m’agresser,
sinon avec cette « tanche » pour me protéger, il aurait eu 10 fois le temps de
me brutaliser !
— Vire-moi ce mec que tu n’aurais pas dû laisser passer ! ordonné-
je puisque ça s’avère visiblement être une nécessité.
— Mais, c’est que…
— C’est que quoi ? Tu te rappelles au moins pourquoi t’es payé, ou
je dois de nouveau te l’expliquer ?
Je savais qu’il n’avait pas inventé la poudre, mais faudrait voir à ne
pas exagérer !
— Oh, je n’ai pas oublié, mademoiselle Marlon. C’est simplement
que c’est monsieur Jensen qui m’a dit de le faire entrer pour qu’il vienne
vous parler…
Mes pupilles naviguent de ma « tanche » de garde du corps à « Joe
l’incruste » qui continue de se bidonner.
— OK… alors toi, Scott, maintenant tu retournes sagement dans ce
couloir, et tu ne laisses PLUS PERSONNE RENTRER…
Aura-t-il mieux capté en ayant appuyé sur chaque syllabe que j’ai
prononcée ? Pas gagné…
— … et vous, monsieur « je maintiens le suspense sur mon identité,
uniquement pour me moquer », vous m’expliquez exactement quel est le
domaine d’activité sur lequel vous intervenez, pour que Jensen vous ait
demandé de venir m’emmerder…
— Je suis là pour travailler. Je viens d’être engagé.
— Mais encore… précisez. Vous savez, tout le monde ici vient pour
bosser. Mais seulement deux ou trois sont autorisés à se pointer dans ma
loge, et surtout sans que j’aie besoin d’approuver… Et ça, parce que leur
métier, c’est justement de m’aider à me préparer pour le show que je dois
donner…
Le type continue de me regarder sans rien ajouter, en souriant
comme s’il était possédé.
Mais qu’est-ce que c’est que ce… ?
— Hey ! Tu sais plus parler ? J’t’ai demandé ce que tu fichais dans
le…
— J’ai été engagé pour m’occuper de toi, me coupe-t-il avant que
j’aie pu terminer.
Je suis tellement agacée que j’ai fini par le tutoyer. Ce qu’il n’a pas
manqué de faire aussi.
— La blague !
— J’ai l’air de plaisanter ?
Pourtant, tes yeux noisette continuent de sourire, bébé…
Je l’observe dans son intégralité. Ses cheveux d’un blond foncé
n’ont pas dû croiser un ciseau depuis une éternité. Mais bien qu’ils se
posent sur ses épaules, ce détail ne lui donne pas pour autant une allure
négligée. Quant à sa barbe, elle aussi, ça doit bien faire plus de 2 semaines
qu’elle n’a pas été taillée. D’ailleurs, en parlant de tailler… si d’autres
parties chez lui ont été délaissées, je veux bien me dévouer. Il n’est pas
physiquement désagréable à mater. Et j’avoue que je me ferais une joie de
le délester de ce qui doit se trouver dans ses petits paquets ! Jean près du
corps et t-shirt ajusté sur des bras juste plutôt musclés, 1m75 à peu près, ce
n’est pas forcément le genre de mec sur lequel je me retournerais. Mais à
bien y regarder, il a un petit quelque chose de plus qui suscite mon intérêt.
Comme le fait qu’il avoisine probablement la trentaine et que les gamins
tout juste sortis de la puberté, je commence à en avoir assez. Un homme
mûr, ça pourrait me changer. Sauf que…
Ce que LUI prévoit lorsqu’il dit qu’il va s’occuper de moi, ce n’est
certainement pas ce que j’entends moi.
— J’ai pas besoin que tu sois là. Y’a déjà assez de monde qui
s’occupe de moi !
— Désolé, mais c’est pas avec moi qu’il va falloir voir ça…
— T’inquiète ! Je vais régler ça avec qui de droit !
Je quitte ma loge en fulminant, partant à la recherche de celui qui
n’est pas résolu à arrêter de me pourrir la vie, décidément. Mes talons
claquent au sol en résonnant, leur vibration se répercutant dans mon
abdomen jusqu’à la douleur. Je l’étouffe comme je devrai le faire ce soir
pour monter sur scène et assurer le show.
Chapitre 8 Marlon
I’ve made too much mistakes
My heart is no longer ready to fake
J’ai fait beaucoup trop d’erreurs
Mon cœur n’est plus prêt à faire semblant

Je croise Autumn qui ne semble pas le moins du monde étonnée de


me voir ainsi énervée.
— Où est-il ?
Pas besoin d’autre précision. Elle sait parfaitement qui je cherche et
me pointe du menton la direction.
— Donc, quand je te dis que j’ai envie de respirer, toi au contraire,
tu me colles un connard supplémentaire ?
— OK, alors le « connard » je ne vais pas le prendre pour moi,
s’amuse une voix juste derrière moi.
Je me retourne et découvre le type sur mes pas.
Non, mais, sérieux ?
Quand je disais « coller », je ne pensais pas trouver un terme plus
approprié.
— … Dans la mesure où on ne se connaît pas… je vais m’imaginer
que c’est un autre, que tu viens d’insulter…
Autumn arrive comme si elle songeait que sa présence allait
m’arrêter.
T’inquiète, bébé, je vais essayer de me maîtriser…
— Je ne sais pas ce que tu as prévu pour ce mec-là, lancé-je à celui
qui veut tout régenter, mais je n’ai aucune nécessité d’avoir ce type derrière
moi !
Le rictus de R.J[10]. me donne déjà envie de le tuer. Comme si
j’avais besoin qu’il se moque ouvertement de moi pour en rajouter à
l’aversion que j’ai développé pour lui au fil des années.
— Marlon, je te présente Bo… Bo, vous venez de rencontrer la
douce Marlon ! J’espère qu’elle est telle que vous l’attendiez !
— Je ne m’étais pas franchement fait d’idées, répond celui que je
compte bien faire virer avant qu’il ait commencé. Je n’ai pas pour habitude
de juger quelqu’un sur ce qu’on m’en a raconté.
Hummm… presque dommage que je n’aie pas envie de te garder…
on aurait pu s’amuser. T’as un petit quelque chose qui me plaît, comme un
truc sympa dans ta façon de t’exprimer, dans ta mentalité…
— Marlon, tu n’es pas sans savoir que ces derniers temps, ton image
auprès du public a commencé à se dégrader… me jette celui que je suis
venue confronter. Bo va nous aider à tout arranger. C’est en quelque sorte
un expert en communication…
Les yeux d’un bleu-gris glacier de mon agent ne cessent de me
défier. Il sait à quel point je rêve de les lui arracher, pourtant il ne peut
s’empêcher de me provoquer.
— Mon attaché de presse s’occupe déjà de ça ! rétorqué-je plus
qu’irritée. Donc à moins que tu l’aies virée sans m’en informer, je ne vois
pas ce que ce « Bowww » va pouvoir nous apporter.
J’ai volontairement traîné sur la façon de prononcer son prénom.
D’ailleurs, est-ce vraiment un prénom ? J’adore jouer, mais j’aime encore
plus gagner. Alors tous les coups sont permis et je continue d’attaquer.
— Bo, c’est même pas un vrai nom. Est-ce qu’au moins tu t’es
renseigné sur son pedigree, avant de l’engager ? Si ça se trouve, ce gars-là
est un violeur, un repris de justice ou un serial killer. Est-ce que tu as vérifié
son casier ? Ou s’il ne portait pas un bracelet ?
— Ma chérie, c’est parfait ! Tu l’accueilles exactement comme je
l’avais espéré ! Bo est là pour te faire travailler un peu sur ta façon de te
comporter. C’est en ça qu’il nous aidera à mieux communiquer. Le
problème, ce n’est pas ce que Claudia peut bien diffuser, c’est…
— C’est moi ? C’est ça ? osé-je terminer.
— Je ne t’ai jamais caché que j’ai peur que tes dérives ne
deviennent un mode de vie régulier, et tu dois malheureusement te
préserver.
Quelle belle phrase pour enjoliver ce qu’il souhaite me jeter.
— Bo sera là pour t’apprendre à gérer tes excès.
— Ce que tu veux m’imposer, c’est ni plus ni moins une baby-sitter
déguisée !
— Vois-le plutôt comme un coach privé, à qui tu pourras te confier
en cas de nécessité…
— Mais tu as craqué ? Qu’est-ce que c’est que ce plan foireux que
t’es en train de me monter ?
— Effectivement, il faut vraiment lui inculquer quelques notions de
respect… note « Joe l’incruste » sans qu’on l’ait invité à parler.
— Attends toi, qui t’a demandé de la ramener ? Tu as l’impression
qu’on t’a sonné ?
Bizarrement, sa façon de me regarder, de me juger me déplaît, et je
sens mon estomac se serrer. Alors qu’en temps normal, je me fiche de ce
que les gens peuvent penser.
— Une chose est certaine, c’est que les bonnes manières ne sont pas
là pour t’étouffer, essaie-t-il de me tacler. Tes parents ont dû vite
démissionner. Si j’ai un jour la chance de les croiser, crois-moi, je saurai
leur expliquer deux ou trois détails qu’ils ont apparemment ratés pour
t’éduquer.
Un rire sardonique s’échappe de ma gorge, nouée par une colère qui
ne demande qu’à exsuder. Mes yeux n’ont même pas besoin de se poser sur
celui qui fait de ma vie un enfer pour deviner que la remarque ne l’a pas fait
ciller.
Je comprends que la partie ne sera pas gagnée aussi facilement que
je l’imaginais, et qu’il ne suffira pas de me rouler par terre comme une
enfant gâtée, pour me débarrasser de mon boulet. Tant pis. Ça me donnera
l’occasion de pousser le vice et qui sait ? J’aurais peut-être vraiment
l’opportunité de « pratiquer » à l’horizontale avec mon nouveau jouet. Ou à
la verticale, finalement ce sont mes positions préférées.
— Alors, dites-moi, vous monsieur l’expert en comportement
animalier, grincé-je en restant sur l’image qui vient de s’incruster dans mes
pensées. Que croyez-vous avoir à m’apprendre du haut de vos quoi…
28 ans, à tout casser ? Ah oui, je sais ! La vie d’adulte, le sens des
responsabilités… Parce que moi, tout le monde le sait, je ne suis là que pour
m’éclater !
— Si déjà tu as une petite idée de ce qu’il y a à changer, c’est un
bon point pour avancer… Je pense effectivement que la vie et ses dures
réalités te sont bien trop éloignées pour que tu saches faire preuve de
respect.
Je continue de me marrer tandis qu’Autumn, proche du malaise,
semble sur le point de tomber. Et je plonge dans ses yeux d’émeraudes pour
le défier.
— La vie et ses dures réalités… répété-je la voix éraillée entre mes
dents serrées, un sourire empli d’ironie, toujours collé. Expliquez-moi, vous
l’adulte plein de sagesse, quelles sont les difficultés auxquelles vous
pourriez me confronter ? Quelles valeurs voulez-vous m’inculquer ? Parce
que je pense que quelque chose vous a échappé. Des responsabilités, j’en ai
plus que vous n’en aurez probablement jamais. J’ai des salariés dans tout le
pays. Des gens qui nourrissent leur famille grâce à un emploi que JE leur
fournis. Qui paient leurs factures avec un revenu que JE leur verse dès lors
que le fruit de mon travail et mon image rapportent de l’argent.
« Joe l’incruste » plisse les yeux, visiblement intéressé par ce que je
peux déblatérer, tandis qu’R.J. soupire, en se disant certainement que je vais
encore montrer que je suis capable du pire.
— Ah, mais… c’est vrai, je ne suis là que pour parader… continué-
je sans prendre le temps de respirer. Sauf que contrairement à ce que tout le
monde se plaît à penser, il y a bien longtemps que derrière la caméra, je n’ai
plus l’impression de jouer. Parce que j’œuvrais déjà avant même d’avoir
conscience de ce que c’était. Ou de parvenir à prononcer ce mot ou de
savoir ce qu’il signifiait. VOUS et tous ceux qui sont ici êtes payés puisque
ma VIE ENTIÈRE est un travail ! Une représentation perpétuelle, un éternel
spectacle qui recommence chaque jour ! Dans la mesure où tout ce que je
dis ou fais rapporte de l’argent ! Alors vous pensez toujours que je fais
mumuse et que vous avez des valeurs à m’inculquer ?
Le type semble chercher ce qu’il pourrait avoir à rétorquer, mais je
ne lui cède pas le temps de trouver.
— Sur ces belles paroles, je vais devoir vous laisser parce que je
dois me préparer. J’ai un concert à donner. Vous savez, ce truc où je
m’éclate avec un micro devant des milliers de fan qui adorent me voir me
trémousser.
Je tourne les talons sans même attendre que l’échange soit relancé.
La guerre vient juste d’être déclarée et une seule bataille ne suffit pas à jurer
de qui pourra l’emporter.
— Autumn ! aboyé-je alors que je ne l’entends pas arriver derrière
moi. Ne reste pas là ! J’ai besoin de toi ! Dans une heure, je dois être là-haut
pour aller gagner de quoi payer mon nouvel employé…
Chapitre 9 Bo
You’re a weapon of seduction
The pure metaphor of what is a gun
Tu es une arme de seduction
La pure métaphore de ce qu’est un flingue

Bordel ! Dans quoi est-ce que je viens de m’emmancher ?


Cette gamine m’a impressionné, je dois bien l’avouer. Elle envoie
du lourd et elle ne se laisse pas démonter. Un petit bout de femme de
seulement 1m60, mais un caractère bien trempé à qui on ne doit pas
marcher sur les pieds. Coulée d’or et d’acier. Avec une lame, enfin pardon,
une langue bien aiguisée !
J’ignore ce que j’escomptais en lisant l’étalage de ses « méfaits »,
mais la tâche qui m’a été confiée vient de se révéler bien plus ardue que ce
à quoi je m’attendais. Mais en même temps, au moment où j’en prends
conscience, la seule chose qui me vient à l’esprit c’est :
Whowww !
— Et vous vous laissez parler comme ça sans rien dire ? me réveille
Jensen dont les traits se sont indiscutablement tirés. Je vous préviens, je n’ai
pas l’intention de vous rétribuer à patienter que le mois soit passé !
Avec elle, il doit vraiment ramasser. Je l’imagine être constamment
sur la brèche, à penser pouvoir se faire virer sans sommation, un jour où
mademoiselle sera mal lunée. D’ailleurs, ça me fait penser que…
— J’ai cru comprendre que les deniers qui serviraient à me payer, ce
n’était justement pas de votre compte qu’ils sortaient, ne puis-je
m’empêcher de relever.
Les yeux gris de Jensen s’abattent sur moi, prêts à me fusiller.
— Ne jouez pas à ça, Dwyer, grince-t-il dents serrées. Vous êtes
censé être dans mon camp, pas dans le sien, s’il est nécessaire de vous le
rappeler. Et même si elle gagne une bonne partie de l’argent directement,
elle est mineure et j’ai toutes les prérogatives pour le gérer. Pour le moment,
Marlon n’a qu’un pouvoir de décision très limité, contrairement à ce qu’elle
se plaît à penser. Et si elle en est à ce niveau d’un point de vue financier,
c’est bien grâce aux contrats que je lui ai négociés et aussi parce que son
fric, je l’ai placé pour le faire fructifier.
Je ressens le besoin de me justifier. Je suis peut-être allé un peu loin,
ce serait dommage de me faire virer moins de 24 heures après avoir
commencé :
— Je plaisantais, je ne voulais pas vous vexer.
— La mise au point s’imposait, crache-t-il encore sur un ton
déterminé flirtant avec une menace non déguisée.
Pigé. Il n’hésitera pas à me renvoyer… mais ce n’est pas pour
autant que je ne dois pas lui expliquer que pour que cela puisse bien se
passer, il va devoir me permettre d’œuvrer en toute liberté.
— En revanche, Jensen… à moi de clarifier. C’est moi l’expert avec
les enfants alors, vous me laissez faire comme je l’entends. Je vous ai
précisé que les ados et les jeunes adultes, je n’avais jamais fait. Je vais donc
avoir besoin de l’observer, de la regarder évoluer… Parce qu’il est impératif
de la comprendre, pour savoir comment m’y prendre. Et une fois que ce
sera fait, je devrai tisser des liens avec elle pour qu’elle me fasse confiance
et qu’elle ait envie de m’écouter.
— Quelle connerie ! se permet-il de juger. J’ai pas demandé un psy !
On s’est déjà efforcés d’en voir un quand sa mère a pété les plombs, et ça
s’est mal fini…
Je tique un peu à sa répartie. Il faudra que je creuse sur ce moment
de sa vie…
— C’est non négociable, Jensen. Je ne vous dis pas comment faire
votre métier alors n’essayez pas de m’apprendre le mien. Bien sûr qu’il est
nécessaire d’être un minimum psychologue pour travailler avec des gamins.
Et de ce que je viens de voir, la psychologie, ce n’est effectivement pas
votre fort…
— Très bien, je vais vous laisser vous débrouiller comme vous
l’entendez, mais arrangez-vous pour qu’à la fin, je sois satisfait. Ou plutôt
devrais-je dire pour les 60 000 que je vous ai promis si vous parvenez à la
calmer…
« Monsieur Marine » se tire en appelant ses sbires, sans plus rien
ajouter et me laisse planté tout seul en plein milieu d’une allée.
— OK, Bo… maintenant, plus qu’à retrouver la vedette de la
soirée…
Je pars à gauche, à droite en essayant de me rappeler de quelle
direction nous sommes arrivés.
Non, je n’ai pas de problème avec mon sens de l’orientation. Ce
sont juste les labyrinthes qui me mettent une fichue pression. Un côté «
claustro » que je dois à un tonton qui a un jour jugé bon de me laisser me
débrouiller pour trouver la sortie. Ou l’entrée… je ne sais plus trop si ça se
faisait du même côté…
Oui… J’ai une famille assez perchée…

Je retrouve la loge après avoir tourné un bon quart d’heure.


Heureusement, j’ai surtout croisé quelqu’un à qui j’ai pu demander la
direction dans laquelle je devais aller.
Scott le vigile placé devant la porte, je suis certain de ne pas me
tromper, sauf qu’au moment d’entrer, j’ai peur de déranger. Marlon doit être
en train de se préparer, et…
Bordel, Bo ! C’est pas cette gamine qui va t’impressionner ? Et puis,
si tu ne t’imposes pas, comment tu veux y arriver ?
J’attends que Scott se décale pour toquer 3 coups timides avant de
m’inviter. Quand je passe le seuil pour la seconde fois de la journée, je
prends une grande inspiration pour me galvaniser.
J’avise Autumn légèrement en retrait, occupée à sélectionner des
tenues accrochées à un portant tandis qu’à l’opposée, Marlon se fait
maquiller et coiffer. J’essaie d’être discret, de me déplacer sur la pointe des
pieds. Mais le regard affuté de la star tombe sur moi presque sans le
chercher.
— Sans déconner ? lance-t-elle en pivotant son siège pour pouvoir
vraiment me parcourir du regard sans être gênée. Mais tu t’es pas encore
taillé, « Bowww j’adore m’incruster ? » ? T’as pas trouvé quelqu’un d’autre
à emmerder ?
Ses billes d’ambre me fusillent.
— Tu as un autre job aussi bien payé à me proposer ? Un truc où je
ne serai pas obligé de subir ton comportement d’enfant pourrie gâtée ?
Ses yeux se plissent comme si je l’avais vexée. Sauf que… quand on
lui lance une balle, la miss sait l’intercepter. Et la renvoyer plus fort encore.
— Si tu as cru que j’étais pourrie gâtée, y’a un chapitre de mon
histoire que tu as visiblement raté…
Répartie qui pique ma curiosité… il faudra que je continue à me
renseigner sur « ma petite protégée… »
Elle fait mine de réfléchir une fraction de seconde.
— … Oh ! Attends ! Je sais ! lance-t-elle soudain, les yeux comme
illuminés et le doigt levé. J’ai entendu dire qu’Angelina[11] cherchait
quelqu’un pour l’assister. Ouais les « Brangelimoches » sont un peu
perturbés depuis que leurs parents ont divorcé… Enfin surtout les deux
derniers… Parce qu’apparemment, pour Shiloh, c’est réglé. Tu devrais
postuler ! Si tu veux, je peux te recommander. Si t’es tenté, j’appelle Angie.
J’la connais bien, ses filles et moi, on est amies.
Queue de cheval haute mais savamment gaufrée avec un effet
décoiffé, sur les paupières des couleurs foncées et des lèvres carmin,
pulpeuses à souhait… Marlon est bien plus époustouflante dans la réalité
que ce qu’on s’imagine en la voyant à la télé. La maquilleuse et la
coiffeuse, qui ont visiblement terminé, se font toutes petites pour se retirer
tandis que tout d’un coup, Marlon fait mine de ne plus me calculer.
— Merci les filles, à tout à l’heure ! les salue-t-elle avant de se
tourner vers Autumn, toujours aussi discrète à l’autre bout de la pièce.
— Allez, viens t’habiller. Le public est patient, mais il ne faut pas en
abuser… l’invite la jeune femme avec toute la douceur qui semble la
caractériser.
J’ai brusquement l’impression de ne plus du tout exister. Autumn
tire une robe du portant. Marlon s’approche rapidement tout en détachant la
ceinture d’un peignoir que je ne fais que remarquer à l’instant. Trop occupé
à essayer de la piquer pour la tester, je n’ai pas noté qu’elle s’était changée.
Mais lorsque je vois ledit peignoir tomber, je constate que c’était le seul et
unique vêtement qui la couvrait. Ça et… un string pratiquement inexistant.
Je déglutis difficilement. Marlon est là, devant moi quasiment nue
et… j’aimerais parvenir à lutter pour ne pas regarder, mais…
— Hey ! Ferme la bouche, vieux ! T’es en train de baver !
Sa réplique a le mérite de me ramener et pour retrouver ma
contenance, je n’hésite pas à l’agresser :
— Ça t’arrive souvent de te mettre à poil, comme ça, devant
n’importe qui à n’importe quel moment ?
— Mais si ça te gêne de me regarder, bah tu n’as qu’à te casser. Je
t’ai pas demandé de venir me mater ! J’me prépare pour aller bosser !
Touché.
Je suis celui qui me suis invité. Mais c’était sans penser que c’est de
cette manière qu’elle oserait me provoquer.
Jensen m’avait prévenu qu’elle serait récalcitrante et qu’il ne
faudrait peut-être un peu « atténuer » les raisons pour lesquelles il m’avait
engagé. Que si elle le savait, elle n’aurait que davantage envie de se
rebeller. Comme tous les gamins qui font exprès de faire ce qu’on leur a
défendu, juste pour se sentir exister. Mais j’avoue que là, elle a mis le
paquet…
Je tourne la tête, gêné. Pour directement ficher mes yeux dans ceux
de Marlon qui espionne mon reflet dans le miroir suréclairé. Mes pupilles
fuient encore et pour me soustraire, je choisis de me regarder.
L’image que je renvoie me montre que je suis rouge de la tête aux
pieds. Parce que oui, sous mes vêtements, je me sens comme brûlé…
marqué au fer comme un animal qu’on veut pouvoir retrouver, au cas où il
s’échapperait.
Il flotte dans l’air un parfum que je n’arrive pas à identifier. Une
étrange impression tente de m’accaparer.
Enfin habillée, Marlon quitte la pièce en me frôlant de côté. Robe
bustier, jupon de tulle gonflé et doc montantes chaussées, le spectacle peut
commencer…
Chapitre 10 Bo

Here there you stand


With my heart in your hand
Tu te tiens ici
Avec mon coeur dans tes mains

Jamais je n’aurais pensé un jour assister à un concert depuis l’autre


côté. Parcourir les coulisses en entendant la rumeur monter. Les appels du
public qui rêve de voir sa star arriver. Les spots tourner et virer, la lumière
m’aveugler et le boom beat m’entêter…
Main dans la main, Marlon et ses musiciens prient pour que tout se
passe bien. Qu’est-ce qui pourrait mal se dérouler ? Marlon est une icône
adulée dans le monde entier, et l’auditoire l’adore malgré tous les faux pas
que les médias s’évertuent à révéler.
Je repense tout à coup au fait qu’elle vienne juste d’être opérée. À
peine arrivé, j’ai surpris une conversation assez animée entre Jensen et
Autumn, qui semblait encore vouloir tout faire pour la préserver.

— Le médecin a dit qu’elle devait attendre un peu avant de forcer !


ai-je entendu Autumn s’égosiller.
— Le soir où elle a été opérée, elle a réussi à danser. Alors tu crois
que c’est une petite suture qui va l’en empêcher ?
— Elle est épuisée et vous le savez ! Si vous continuez à tirer sur la
corde, ça va mal se terminer !
Puis Jensen m’a repéré.
— Ah ! Dwyer ! Vous arrivez à point nommé ! m’a-t-il lancé sans
plus se justifier auprès de la jeune femme, dont la fonction m’avait
jusqu’alors échappé. Venez. Il est temps que vous rencontriez VRAIMENT
celle qui va occuper vos journées.
Je me suis laissé entraîner, tandis qu’Autumn est restée là à
fulminer.

Ce soir, Marlon enflammera le Madison Square Garden pour un


concert à guichets fermés, tout juste 7 jours après avoir été hospitalisée. J’ai
pensé que le médecin avait estimé qu’elle était prête à reprendre sa tournée.
L’échange auquel j’ai assisté me permet d’en douter. Mais qui suis-je pour
juger ? Jensen a un business à faire tourner, des contrats à respecter. Sauf
que comme Autumn l’a souligné, si Marlon n’est pas en bonne santé, rien
de tout cela ne peut rester sur pied. Et devant le comportement du géant, je
comprends mieux sa volonté d’essayer de la protéger. Tout comme le fait
qu’elle m’ait demandé de l’y aider.
Autumn contre Jensen, c’est David contre Goliath. Le pot de terre
contre le pot de fer. C’est Jensen qui m’a engagé. Je suis censé être de son
côté, mais je ne peux pas oublier que celle qui a su me convaincre
d’accepter, c’est cette jeune femme aux cheveux décolorés. Elle qui ne
semble poursuivre d’autres buts que celui de prendre soin de celle qu’elle a
l’air de beaucoup aimer. Ce soir, j’ai le sentiment de ne pas avoir tout capté.
Je vais devoir davantage creuser. Parce qu’au final, si c’est Autumn qui a
réussi à m’embarquer, j’ai comme l’impression qu’elle et moi ne défendons
pas les mêmes intérêts.
Les notes de musique commencent à résonner. Le public se met à
hurler quand Marlon fait enfin son entrée. Les danseurs se déhanchent sur
des chorégraphies réglées au millimètre près, et je suis soudain frappé. La
seule chose qu’on ait envie d’admirer sur cette scène, c’est la poupée vêtue
d’un tutu noir, qui ne cesse de s’agiter au nez des fans émerveillés.
Marlon envahit l’espace et accapare tous les regards. Et depuis les
coulisses, j’assiste moi aussi hypnotisé contre ma volonté, à un show des
plus endiablés. Les titres s’enchaînent, tout comme les changements de
tenue à vitesse grand V. Et quand moi je dois me forcer à ne pas poser mes
yeux sur son corps, chaque fois qu’elle se dévêt, je note que pratiquement
personne ne se préoccupe de la voir se déshabiller.
— Et sinon, toi ton job ? À part attendre que ça se passe et me
mater ? me lance Marlon qui a repéré que je la regardais, lorsqu’elle se
changeait.
Je me tourne encore dans la direction opposée, incapable d’assumer
d’avoir envie de balader mes pupilles sur une adolescente écervelée. Moi le
trentenaire déjà casé. Autumn semble avoir remarqué à quel point je
pouvais être gêné par ce côté libéré.
— Tu sais, m’explique cette dernière, une fois Marlon repartie
chanter, elle n’a jamais vraiment eu d’intimité, depuis qu’elle est née. Son
corps c’est comme un instrument, un objet. Elle s’en est comme détachée.
Elle se fiche que tout le monde puisse le regarder. D’ailleurs ici, plus
personne n’y fait attention, tu sais. C’est juste que toi, tu n’es pas encore
habitué…
Les sons rythmés cèdent la place à des mélodies plus lentes, et aux
paroles et à la cadence moins saccadées. Je n’avais jamais écouté de quoi
les chansons de Marlon pouvaient parler. Féminisme, inégalités, racisme,
diversité, mixité, injustice et faits de société. Sous ses airs de gamine,
Marlon est une artiste aux textes engagés. Et ce qui m’épate le plus, c’est
que j’ai lu qu’elle avait elle-même composé la plupart des titres qu’elle peut
jouer.
Soudain les lumières s’éteignent et le public se tait. Une poursuite se
rallume pour se fixer sur Marlon, assise sur un h aut tabouret. Et
guitare à la main, elle explique avant d’entonner :
— Ce soir, j’ai envie d’interpréter quelque chose qui n’est pas de
moi. Juste parce que, quand quelqu’un a déjà crié ce que vous aimeriez être
capable de hurler, rien ne sert de chercher de nouveaux termes pour le
faire…
Les cordes grattées, les premières notes commencent à s’élever. Je
me demande ce que Marlon va bien pouvoir chanter et surtout, ce que ses
mots d’introduction peuvent bien signifier. Mais suis-je le seul à me le
demander ?

Sometimes I wonder where I’ve been[12] — Parfois je me demande d’où


je viens
Who I am, Do I fit in — Qui je suis, si j’ai ma place
Make believin’ is hard alone — Donner le change est difficile
Out here on my own — Ici-bas, toute seule

We’re always provin’ who we are — Nous cherchons toujours à prouver


notre valeur
Always reaching for that rising star — Essayant toujours d’atteindre
cette étoile qui se hisse
To guide me far and shine me home — Pour me guider au loin et
m’éclairer jusqu’à chez moi
Out here on my own — Ici-bas, toute seule
When I’m down and feelin’ blue — Quand je suis au plus bas et que je
suis déprimée
I close my eyes so I can be with you — Je ferme les yeux pour être avec
toi
Oh, baby be strong for me — /Oh, bébé sois fort pour moi
Baby belong to me — Bébé, appartiens-moi
Help me through, help me, need you — Aide-moi jusqu’au bout, j’ai
besoin de toi

Le texte mélancolique semble tout à coup l’habiter, et alors qu’elle


chante les yeux fermés, comme si elle s’était mentalement isolée, je
remarque qu’un silence religieux s’est fait pour l’écouter et que les
téléphones se sont levés, lampe torche allumée.

Until the morning sun appears — Jusqu’au lever du soleil


Making light of all my fears — Faisant la lumière sur toutes mes peurs
I dry the tears I’ve never shown — Je sèche les larmes que je n’ai
jamais montrées
Out here on my own — Ici-bas toute seule

But when I’m down and feelin’ blue — Mais quand je suis au plus bas et
que je suis déprimée
I close my eyes so I can be with you — Je ferme les yeux pour être avec
toi
Oh, baby be strong for me — /Oh, bébé sois fort pour moi
Baby belong to me — Bébé, appartiens-moi
Help me through, help me, need you — Aide-moi jusqu’au bout, j’ai
besoin de toi

Sometimes I wonder where I’ve been[13] — Parfois je me demande d’où


je viens
Who I am, Do I fit in — Qui je suis, si j’ai ma place
I may not win but I can’t be thrown — Mais même si je ne gagne pas, on
ne renverra pas
Out here on my own — Ici-bas toute seule
Out here on my own — Ici-bas toute seule

Les dernières notes meurent, entraînant des larmes avec elles, dans
des yeux déjà chargés d’étincelles. Comme connecté à elle, son public
semble capter quelque chose qui, à moi, est en train de m’échapper. Le noir
complet se fait et Marlon disparaît. L’issue de 2 h 30 d’un show qui m’a
totalement scié, et dont le final me laisse un goût que je ne parviens à
identifier.
Chapitre 11 Marlon
I don’t want to be alone
I’m sad to spend my life on my own
Je ne veux pas être seule
Je suis triste de passer ma vie toute seule

— Allez ! Viens ! tenté-je de convaincre Autumn.


— C’est mort ! On va se faire choper.
— C’est pas grave. Si je peux savourer ne serait-ce qu’une seule
minute de liberté, pour moi, ce sera ça de gagné !
— Et si quelqu’un te reconnaît ? Ça pourrait être dangereux, t’as pas
idée !
— Qu’est-ce que tu veux qu’il se passe ?
— Mais Marlon ! T’as pas l’air de t’imaginer que le monde est
rempli de détraqués !
Je soupire et fais mine d’abandonner.
— Bon, OK… Je vais me coucher…
— Sage décision ! Je suis heureuse d’être parvenue à te raisonner.
En plus, tu es claquée. Tu dois te reposer. Tu verras ça plus tard, les grandes
épopées.
Sauf que si je lui fais croire que j’ai changé d’idée, en réalité, je ne
compte pas me dégonfler. Marre d’être enfermée dans ces hôtels de luxe et
ne pas pouvoir aller me balader ! J’ai trop besoin de m’évader. Ça m’est
devenu vital. Aussi vital que de respirer. Si je ne m’échappe pas, je sens que
je vais mourir asphyxiée.
On est à New York, bordel ! La ville qui ne dort jamais et moi, on
voudrait que je reste là, cloîtrée et que je n’aille pas visiter ! J’ai bientôt
18 ans et c’est la ville dans laquelle je suis née. Mais si ça continue, un
touriste étranger en aura déjà vu plus de la Grosse Pomme[14] que je n’en
connaîtrai jamais !
Maintenant, reste à savoir comment je vais arriver à sortir pour
m’octroyer un bol d’air frais… Parce que depuis la dernière fois que j’ai
essayé, Scott est scotché à mes basques, pire que si on menaçait de me
kidnapper, et je suis loin d’être idiote. Il n’est pas là pour me protéger, mais
pour me surveiller dans le cas où l’envie me prendrait de recommencer.
Et c’est justement l’idée qui a germé ce soir dans mon cerveau
totalement barré. Même si je sais que j’ai toutes les chances d’échouer.
Je programme mon portable à sonner. La même sonnerie que celle
qui retentit pour les appels, évidemment. Mon plan n’est sans doute pas
parfait, mais ce serait dommage de me foirer, juste parce que je n’y ai pas
pensé. « Scott le teubé », comme je me plais à le surnommer en privé, n’est
pas le couteau le plus affuté que le tiroir ait à proposer. Toutefois, il pourrait
tout de même tilter.
Allez, tu as trois minutes devant toi, Marlon ! À toi de jouer !
Je prends un pot de glace dans le freezer, y plante une cuillère et
sors rejoindre mon vigile musclé :
— Hey, Scotty, bébé… gloussé-je volontairement en m’appuyant au
chambranle de la porte de ma suite.
Je me sers une cuillerée de sorbet et la mets à ma bouche pour y
balader ma langue de façon totalement indécente et l’allumer.
Ouais, je sais, c’est pas bien de manipuler les hommes avec des
armes contre lesquelles certains sont incapables de lutter. Parce qu’il y a
bien longtemps que j’ai repéré de quelle manière le « petit Scotty » me
reluquait. Et ce soir, je compte bien en profiter.
— Ça te dit de partager ? lui proposé-je en faisant glisser ma langue
sur mes lèvres avant de retrouver la cuillère.
— Je suis en service, mademoiselle Marlon, me rappelle-t-il en
scrutant le couloir de l’étage de gauche à droite. Je ne dois pas bouger.
— Ton rôle, c’est de me protéger et si tu es avec moi, il ne peut rien
m’arriver, tu le sais… Alors viens… viens un peu te poser, on va discuter…
Toi et moi, c’est à peine si on se connaît…
Encore un coup de langue calculé. J’espère qu’il va céder.
— Allez, Scotty, viens…
— Mais si monsieur Jensen…
— Shhhhttt. Il n’en saura rien, le fais-je taire en posant mon doigt,
l’air de rien, sur sa bouche de bourrin.
Pas besoin de m’étaler. Scotty n’est physiquement parlant, pas du
tout ma tasse de thé. Il serait le dernier mec sur terre qui resterait, que je
préfèrerais finir mes jours à me titiller, plutôt que de me le taper !
Coupe réglementaire, menton carré, et tête enfoncée sur cou sculpté
dans de l’acier, Rambo peut aller se rhabiller. L’œil bovin de « Scotty le
malin » a la capacité de ne pas cligner plus de deux fois dans la journée.
Quant à ses lèvres épaisses, elles me feraient presque gerber ! Il est
tellement baraqué que même le costume Armani que je lui ai fait tailler
n’arrive pas à l’avantager.
— D’accord, mais vite fait… concède-t-il, déjà à moitié en train de
baver.
T’inquiète, mec ! Ça va être expédié !
Je prends place sur un divan et invite mon garde du corps à s’asseoir
à mes côtés :
— Viens là, Scott, tu peux te rapprocher, tu sais… l’intimé-je en
tapotant sur l’assise du canapé. Je ne vais pas te manger…
Je me penche en avant pour qu’il puisse lorgner dans mon décolleté.
— Alors, dis-moi, Scotty, quel âge as-tu ?
Ce pauvre Scotty parvient tout juste à respirer. Je pense que si ça
continue, sa salive ne va plus passer. Et dire que je suis totalement habillée !
Tiens, d’ailleurs, ça commence déjà à refouler, je crois qu’il est
vraiment en train de baver…
— Je… heu… j’ai, heu… 42 ans…
— 42 ? fais-je mine de m’étonner comme si j’en avais quelque
chose à cogner. Mais comment tu les fais pas ! Je t’en aurais donné au
moins 20 de moins ! Je suis complètement affolée !
Je pose ma main sur son avant-bras en continuant de minauder, et
me marre intérieurement de cette voix de pétasse haut perchée que j’ai
volontairement employée.
— Ça doit être le sport, ça… une hygiène de vie irréprochable
comme la tienne, ça doit conserver.
Bordel, ce que 3 minutes ça peut être long, quand on est obligée de
se forcer à simuler de l’intérêt !
— Et est-ce que tu es marié ?
— Je… oui ! Je le suis, répond-il sans pour autant détacher son
regard de ma poitrine, que je ne cesse délibérément pas d’agiter.
Allez, sonne, maintenant, s’il te plaît !
L’alarme retentit.
Ouf, sauvée !
Je me lève pour m’éloigner et fais mine de décrocher :
— […] Mmmm ? Oui… Il est ici. […] D’accord, je lui dis…
Scotty déglutit.
— Le boss veut te parler… C’est urgent, apparemment…
Sa pomme d’Adam monte et descend.
— Mais… pourquoi c’est sur votre téléphone qu’il a appelé ?
s’interroge-t-il sourcils froncés.
Bordel ! « Scotty le teubé » a deux fils qui se sont touchés !
— Oh, merde ! tenté-je sans me démonter. Il savait ! Il savait où tu
étais ! Il sait toujours tout ce que je fais et…
« Scotty le flippé » s’est déjà taillé.
Yes !
Mais pas le temps de jubiler. Je chausse mes boots vite fait et attrape
ma veste en cuir avant de détaler. L’ascenseur ? Trop long à se radiner ! Je
dévale les 32 étages comme si ma vie en dépendait, et quelque part, c’est
presque comme si c’était la vérité.
Je traverse le hall du Hilton tête haute, comme si de rien n’était.
— Bonsoir, mademoiselle, me salue même le portier.
Le pied dehors, je savoure l’air dont mes poumons semblent se
gorger. Un air pollué, vicié. Mais qui a le goût de la liberté.
Je marche dans la rue, sans savoir où aller, mais qu’importe. Je suis
grisée ! Sirènes et klaxons agressent mes tympans. Je suis aux anges, dans
mon élément et me laisse envelopper par la couverture chaude et orageuse
de cette nuit d’été.
Sur mon passage, quelques personnes semblent se retourner. Je n’en
fais pas cas et continue d’avancer. Mes pas foulent le pavé aussi légèrement
que si je volais, et je rejoins Times Square sans vraiment l’avoir prémédité.
Sans doute tel un papillon de nuit irrémédiablement attiré par la lumière.
Celles qui me séduisent sont tour à tour froides et polaires, chaudes et
solaires…
Hypnotisée par les néons qui illuminent la place de toute part,
j’entends à peine chuchoter des « Marlon » plus ou moins discrets. Jusqu’à
ce qu’une première personne vienne m’accoster :
— Tu veux bien me signer un autographe ?
— Oui…
— On peut faire un selfie, s’il te plaît ?
— Bien sûr…
Je souris.
— Attends, moi aussi !
— Marlon ! Marlon ! Regarde par ici !
Mon cœur commence à palpiter dangereusement, à mesure que je
suis entourée de plus en plus de gens. J’ai l’habitude des mouvements de
foule, pourtant, ce soir, c’est différent. Parce que comme une cruche, je suis
sortie seule, sans mon géant.
— Marlon, une photo !
— Tu rigoles ou quoi ? Je patiente depuis plus longtemps que toi !
Une sorte de cohue s’est formée. J’ai le sentiment d’étouffer.
— Marlon ! Marlon, s’il te plaît !
La tête commence à me tourner.
— Marlon ! Tu peux regarder de ce côté ?
— Poussez-vous, vous me gênez !
On tire sur mes vêtements, je crois sentir une couture craquer.
— Hey, tu vas attendre comme les autres, toi, ou je vais te faire
reculer !
Est-ce que c’est moi, ou l’air s’est-il raréfié tant les fans se sont
rapprochés ?
— Je… écartez-vous, s’il vous plaît, je n’arrive plus à respirer,
tenté-je de les alarmer.
Mais rien n’y fait.
— Je… s’il vous plaît, je dois m’en aller…
— Marlon, Marlon !
Un nuage noir cherche à m’envelopper.
— Dégagez ! Dégagez !
Je sens presque mes jambes se dérober. À moins que ce ne soit le sol
qui s’effondre sous mes pieds.
— J’en peux plus de toi ! Quand est-ce que tu vas arrêter tes
imbécilités ? Ça aurait pu très mal se terminer, si Scott et moi on ne t’avait
pas retrouvée !
Papillon aux ailes brûlées, Scott me traîne pour me ramener dans la
suite d’où je viens de m’évader, pendant que « mon cauchemar personnel »
hurle à s’époumoner que j’ai encore déconné… bla bla bla… qu’il ne
comprend pas ce qui m’est arrivé pour que j’aie si mal tourné… bla bla
bla… que si je continue, ma carrière va être ruinée… bla bla bla…
Au bordel que nous mettons depuis le bout du couloir, « Joe
l’incruste », s’est visiblement réveillé et quand nous passons devant sa
chambre, c’est torse nu et décoiffé qu’il se pointe pour regarder ce qui peut
bien se passer. Je ne peux m’empêcher de le mater de la tête aux pieds pour
apprécier. J’imagine déjà ma langue glisser sur ses muscles galbés, mes
lèvres se poser sur ses…
Je reviens à la réalité.
— Vous voyez le genre de situation qu’on a régulièrement à gérer ?
crie mon tyran à son attention en passant. Eh bien, c’est justement pour les
éviter que je vous ai engagé !
Et moi, je me divertis en continuant de provoquer :
— Hey, Bowww ! Si tu veux, la prochaine fois, je t’emmène avec
moi. Tu verras, on s’amusera !
Un clin d’œil exagéré ponctue mon envie à peine voilée. J’espère
bien que lui et moi, on aura bientôt l’occasion de nous éclater…
Chapitre 12 Marlon
I’ll always be declaimed
And I’ll always feel the same
Je serai toujours déclamée
Et je me sentirai toujours de la même façon

Un jet privé nous fait traverser un quart du pays. Direction


Cincinnati. Le vol ne durera pas plus d’une heure et demi, et pendant que
chacun se détend, j’observe discrètement mon nouvel « assistant ». Deux
jours qu’il est là, seulement, et il a l’air aussi à l’aise que s’il était là depuis
10 ans. Pas étonnant ! Toute l’équipe est aux petits soins et fait ce qu’il faut
pour qu’il s’intègre facilement. Autumn, plus particulièrement…
— Je te sers à boire ?
— Je te remercie, ça va aller.
— Tu veux quelque chose à manger ?
— J’ai copieusement déjeuné…
Une sorte de complicité semble s’être nouée et sans savoir pourquoi,
j’en suis agacée.
Je les quitte des yeux pour surfer sur les « potins » susceptibles de
m’intéresser, et tombe pile sur ce que je cherchais. Des vidéos de ma balade
à Times Square ont été balancées, et je sais que R.J. ne peut pas l’ignorer.
Sauf qu’elles n’ont pas du tout l’effet escompté. Des mois que je lui dis que
je veux lever le pied, que j’ai besoin d’un peu plus de liberté, mais il a l’air
de s’en moquer. Pire ! Quand mon corps hurle qu’il va lâcher, il n’est pas à
même de m’accorder plus de trois jours pour souffler. Depuis hier soir, je
n’ai pas eu un seul mot de sa part, si ce n’est pour me faire sermonner.
— Tout ce que tu as fait, c’est leur prouver que tu n’es qu’une petite
écervelée complètement délurée ! Que tu es incapable de mesurer les
réalités du monde dans lequel tu dois évoluer. Tu leur sers tous les vices
dans un même panier, ils n’ont plus qu’à se régaler. À côté de toi, Justin et
Britney[15] ont été des enfants de chœur !
Mes esprits embrouillés, je reporte mes yeux sur le dernier arrivé, le
matant discrètement. Ce qu’il ne repère pas, occupé à discuter
tranquillement avec Claudia de notre emploi du temps.
— Il te plaît ? m’interroge Autumn qui a regagné son siège sans que
je l’aie remarquée.
— Qu’est-ce qui te permet de le penser ?
— La façon « vénère » avec laquelle tu me regardais pendant que je
lui parlais, cherche-t-elle à se moquer.
— Je mate tout ce qui me passe sous le nez !
— Ouais, mais ça avait vraiment l’air de te gaver, quand lui et moi
on s’est marrés.
— J’peux pas dire qu’il ne me donne pas envie de jouer… Mais j’ai
comme l’impression que celui-là, je vais devoir te le laisser.
— C’est pas ce que tu crois. On s’entend bien, pas besoin d’aller
chercher plus loin.
— Ça fait juste deux jours que tu le connais ! Comment tu peux
estimer que vous vous entendez, alors que tu lui as parlé 10 minutes à tout
casser ?
— Ça fait un peu plus de deux jours que je le connais, en vérité…
Je grimace et tente de creuser :
— Y’a quelque chose que tu m’as caché ?
Sa façon de plisser les yeux et de garder ses lèvres pincées me laisse
penser qu’elle regrette d’avoir trop bavassé.
— On a discuté le jour où il a été engagé…
— OK, mais… Où j’étais ? Comment ça se fait que moi, je ne l’aie
pas croisé ?
— Bah… lui, il t’a vue, en réalité…
— Ah oui ? Pendant que je répétais ?
— Pas… tout à fait… semble-t-elle hésiter.
J’ai tout à coup peur qu’il m’ait vue dans une situation qui ait
écorché l’image que je peux lui renvoyer.
Marlon… il n’a qu’à ouvrir la presse ou allumer la télé pour que
ton apparence soit totalement déglinguée…
Je n’ose plus poser de questions, mais mes traits incitent Autumn à
m’expliquer :
— R. J. l’a emmené à l’hôtel avec lui, le matin où tu ne t’es pas
levée…
Mon visage doit certainement se décomposer.
— Est-ce que tu sais si…
— S’il est entré ? Et s’il t’a vue à poil entre A et B et
éventuellement sous C[16] ?
Je ne peux que davantage grimacer, mais j’ai plutôt envie de pleurer.
L’idée qu’il m’ait découverte ainsi me déplaît, sans que je parvienne à me
l’expliquer. Je me moque bien souvent de ce qu’on pense de mes
agissements. Mais là, bizarrement, c’est différent. Lorsque lui pose ses yeux
sur moi, je ne sais pas pourquoi, mais j’aimerais qu’il me voie moi. Pas
cette dévergondée que je lâche pour oublier que je suis enfermée dans une
vie que j’en suis venue à exécrer.
— Tu sais, s’il te plaît, je peux lui expliquer…
— Y’a rien à expliquer ! Qu’est-ce que tu voudrais lui raconter ? Et
puis, tu sais bien que personne ne me plaît, en réalité. Ce ne sont tous que
des jouets. Des passe-temps pour m’amuser. Le type n’est là que pour à
peine un mois. Tout juste le temps qu’on s’éclate 2 ou 3 fois. Peut-être
même moins, s’il veut jouer aussi avec toi. À moins qu’on ne se distraie à
3…
— Je ne partagerai pas avec toi. Je t’ai déjà dit qu’au lit, j’ai besoin
que la star, ce soit moi ! se marre ma copine sans se forcer.
— Dommage… La seule avec qui j’ai véritablement envie de
partager, c’est justement celle qui ne veut pas que je lui prête mes jouets.
Une moue boudeuse collée au visage, Autumn sait parfaitement à
quel point je peux exagérer le personnage de la fille libérée, mais jamais
elle ne se permet de juger.
— Allez, Marlon, sérieusement… même s’il n’est pas amené à
rester, tu peux le dire qu’il te plaît ! Je ne t’ai jamais vu montrer aucun signe
de jalousie auparavant…
— Ça n’en était pas. J’étais juste vexée qu’il s’intéresse plus à toi
qu’à moi, avoué-je avec une sincérité que je suis rarement capable de
donner.
— Peut-être qu’il faut que tu changes de tactique, alors. Depuis qu’il
est arrivé, tu ne fais que l’éviter.
— La technique du « repousser pour mieux attirer » tu connais ? Le
même fonctionnement que l’élastique… tu vois de quoi je veux parler ?
— Tu sais que parfois, si tu tires trop, l’élastique peut péter ?
continue-t-elle de se moquer. Et c’est ce qui me fait dire qu’il te plaît, cette
nouvelle façon que tu as de te comporter, de ne pas lui sauter dessus tête
baissée.
— Pff, tu te fais des idées !
— La Marlon que je connais n’hésite pas à attirer sa proie dans ses
filets. Elle ne reste pas en retrait à regarder sans oser.
— Hummm, mouais, c’est vrai. En même temps, j’ai pas vachement
eu l’occasion de tenter. Mais je vais m’arranger pour provoquer une
opportunité et me jeter…
Un petit mouvement de sourcil pour étayer le fait que je veuille
m’amuser.
— Je vais te prouver que ce mec, je n’en ai pas plus à cogner que
ceux qui l’ont précédé.
Sauf que cette douleur qui me lance dans la poitrine, je ne sais pas
ce que c’est. Cette lame qui me pique à l’idée qu’il ait constaté dans quelles
dérives je me laissais entraîner ne veut pas s’en aller. Et en même temps…
C’est justement parce que tu renonces totalement, que vos routes se
sont croisées…

— Je suis certaine qu’il racontera à R.J. tout ce que je pourrai


éventuellement lui confier, chuchoté-je à Autumn en continuant de parler de
mon nouveau sujet préféré.
Pile le moment où débarque justement ce dernier pour couper notre
conversation sans s’en gêner.
— Marlon ? Tu as lu les questions que Claudia t’a données ? Ce sont
celles que Rippin et Albritton[17] vont te poser. J’espère que tu as appris par
cœur les réponses que nous avons potassées.
— Bien entendu, ne puis-je m’empêcher de soupirer.
Je lève les yeux au ciel sans même le regarder. J’ai un mal fou à le
supporter et il le sait. D’ailleurs, je fais tout ce que je peux pour l’éviter…
— Je te préviens, pas d’incartade, tu en as assez fait !
— Tu peux être rassuré.
Dès qu’il a le dos tourné, je tire la langue et dresse le majeur pour
me rebeller.
Une vraie gamine, quand je m’y mets.
Parfois, j’aimerais juste avoir l’âge que j’ai…
— Tu ne comptes pas déconner ? s’assure Autumn qui préfère
toujours être préparée.
— Non, t’en fais pas. Je vais me tenir, pour cette fois.
Croiser le regard de Bo me donne chaud et froid à la fois. Cette
sensation-là, je ne la connais pas. Mais je sais déjà que, peu importe de
quelle façon il m’enveloppera, Bo finira entre mes draps.
Deux véhicules nous attendent sur le tarmac sécurisé. Il est prévu
qu’une partie de l’équipe file directement où nous devons jouer, tandis que
d’abord, je passerai dans les studios de WLWT pour être interviewée. Mes
yeux cherchent ceux de Bo, alors qu’il est prêt à grimper dans la voiture qui
part dans la direction opposée. Quand vais-je parvenir à lui parler ? À entrer
un peu dans le vif du sujet ?
— Hey, Dwyer ! C’est ici que vous montez ! l’interpelle R.J. en
voyant mon « assistant » se tromper. C’est avec elle que vous travaillez, s’il
faut vous le rappeler !
Oui, c’est moi que tu dois coller, bébé… Même si je fais mine de ne
pas être intéressée.
Me préparer pour la matinale qui m’a conviée est une formalité.
L’avantage d’être une star du rock, c’est qu’on peut se pointer débraillée.
C’est même ce qui est le plus apprécié dans notre façon de nous habiller. Un
style passe-partout que chacun peut porter, fait de sapes savamment
déchirées et de pelures délavées. Les cheveux relevés en un chignon flou,
de fines mèches s’échappent un peu partout pour retomber sur mon cou.
Jeans, marcel et bottines à clous, rien de totalement fou, mais la
maquilleuse n’a plus qu’à me donner une mine vitaminée et c’est partie,
l’émission peut débuter :
— Bonjour Marlon, entonne Kelly Rippin comme si elle chantait.
Merci d’avoir accepté de nous accorder un créneau dans votre emploi
surchargé.
— Merci à vous de m’avoir invitée.
Les questions prévues vont maintenant défiler. Je n’aurais qu’à
réciter les réponses qu’on m’a préparées.
— Vous êtes ici à Cincinnati pour un concert très particulier dont
nous ne manquerons pas de reparler, mais… tout d’abord, commençons par
votre actualité.
Mon nouvel album, le prochain film dans lequel je vais tourner…
tout est réglé, tout va y passer.
— Vous ne cessez de défrayer la chronique depuis des mois… Vos
coups d’éclat sont-ils volontaires pour qu’on ne vous oublie pas ?
Qu’est-ce que… on ne m’avait pas préparé à cette question-là. Peu
importe. Ce n’est pas comme ça que cette journaliste me mettra dans
l’embarras !
— Pensez-vous sincèrement que j’ai besoin de ça pour qu’on parle
de moi ? Croyez-vous que tout ce que je fais, je le fais réellement dans ce
but-là ?
Déjà, derrière la caméra, R.J. agite les bras.
— Que vous le fassiez volontairement ou pas, pas une journée ne
passe sans qu’on ne vous voie !
— Si chacun, vous les premiers, choisissiez d’accorder de
l’importance à ce qui en a, peut-être que vous n’auriez pas le désir de savoir
ce que je fais de mes 10 doigts quand je ne chante pas.
Steven Albritton se met brusquement à rire aux éclats.
— Quel âge avez-vous, déjà ? 17 ans, c’est ça ? Kelly, je serais vous,
je me méfierais. La relève ne se laisse pas marcher sur les pieds.
— Nous serions déçus si c’était le cas, répond sèchement la
journaliste en serrant les dents.
Dans ses yeux, je comprends qu’elle ne compte pas s’arrêter là. R.J.
fulmine et cherche à se plaindre à qui de droit. Je sais déjà qu’il
n’interrompra pas le massacre et que c’est seule que je devrai me battre,
mais qu’importe. Depuis que je suis née, j’encaisse les coups bas.
Chapitre 13 Bo
I just wanna run
And dive in your ocean
Je veux juste courir
Et plonger dans ton océan

— Certaines marques menacent de rompre leur contrat.


Jensen gesticule à côté de moi. J’ai tout à coup l’impression que les
choses ne se passent pas comme elles le devraient.
— Qui vous a dit ça ? Sachez que ceux qui se plaignent sont en
réalité ceux à qui mes incartades font le plus gagner.
— N’avez-vous pas peur que vos fans finissent par se lasser ?
— Mon public me connaît et sait pourquoi j’agis comme je le fais.
Jensen continue de râler à mes côtés que ce ne sont pas les questions
qui devaient être posées. Que la direction de la chaîne va en entendre parler.
Quant à Autumn, j’ai carrément l’impression qu’elle pourrait se mettre à
pleurer. Mes yeux se rivent à celle qu’on s’amuse à lyncher et le cœur
battant, j’assiste en direct à ce que je qualifierais de passage à tabac.
— J’aimerais justement que vous nous éclairiez… provoque Kelly
Rippin qui semble se régaler.
— En avez-vous réellement besoin, vous qui paraissez me connaître
si bien ? Vous les journalistes, vous pensez tout savoir, mais vous montrez
les choses telles qu’elles peuvent vous arranger. Vous les déformez sans
arrêt.
— Hier on vous a vu sur Times Square, vous mêler sans votre
service de sécurité. Encore un coup marketing ?
— Encore une fois, vous interprétez.
Suspendu aux lèvres de Marlon, j’ai cessé de respirer tandis que
Jensen s’est barré. J’espère au moins qu’il a trouvé un souffre-douleur sur
qui s’agacer, en attendant que ce ne soit terminé.
Comment fait-elle pour rétorquer sans même ciller ? Si j’étais dans
sa position, je serais tout simplement mortifié. Pire, si on s’acharnait
comme ça sur moi, je ferais un malaise et je tomberais !
— Pour finir… Vos titres sont rock et rythmés, pourtant ce soir c’est
l’orchestre symphonique qui doit vous accompagner. Ne craignez-vous pas
de ne pas être à votre place ? C’est un peu la chronique d’un fiasco
annoncé. D’autant plus que beaucoup de personnes dans le public seront
des amateurs d’Opéra et de classique. Est-ce que vous ne vous demandez
pas ce que vous faites là ? Parce que nous, on s’interroge, en tout cas.
— Si vous vous étiez renseignée, au lieu de vouloir à tout prix me
démonter, vous sauriez que même si ce n’est pas dans ce contexte que
j’exerce mes talents, le classique et moi, nous nous connaissons depuis
longtemps. J’excelle dans la pratique de plusieurs instruments, et le
professeur de chant qui me suit a notamment travaillé pour l’Opéra de Paris.
— Hâte de voir ce que ça va donner !
Admiratif, je reste bouche bée de la façon dont Marlon a non
seulement encaissé, mais rendu brillamment les coups dans ce combat
auquel elle n’était pas préparée.
— Un dernier mot à ajouter ?
— Avec plaisir ! annonce Marlon en arborant un grand sourire. Je
pensais venir ici pour parler de mon album et de ma tournée, mais vous
avez préféré évoquer tout ce qui se passe à côté. Alors, merci encore de
m’avoir invitée. Cela n’a été qu’une occasion supplémentaire de prouver à
quel point les médias sont des manipulateurs sans scrupules, capables
d’orienter les mentalités et surtout, de détruire ce que certains ont pu mettre
des années à construire. J’en profite d’ailleurs pour préciser, puisque vous
aviez des choses plus essentielles à mentionner, que tous les bénéfices de ce
concert seront reversés à l’association Childhood Care, en soutien aux
enfants atteints de cancers.
La journaliste qui jubilait semble maintenant s’être refermée.
Marlon quitte le plateau tête haute, fière et forte sans plus la calculer,
comme s’il ne s’était absolument rien passé et disparaît. Autumn et moi
restons là, bras ballants, à attendre on ne sait pas trop quoi.
Quelques minutes plus tard, nous abandonnons les studios avec
Jensen qui menace toujours de faire appel à son avocat. Mais… pour faire
quoi ? Il y a visiblement des choses qui m’échappent dans ce monde-là.
Dans la voiture, Marlon pourtant victorieuse reste silencieuse. Les
yeux rivés sur la ville qui défile, elle semble s’être enfermée dans une
forteresse dont elle seule a la clé. Pendant que Jensen, lui, le G.S.M. vissé
pendant toute la durée du trajet, clame à je ne sais qui que la carrière de
cette journaliste sera bientôt ruinée…
Je ne peux m’empêcher d’observer « ma petite starlette » derrière la
barrière des cils en gardant la tête baissée, pour ne pas me faire griller. Le
tsunami médiatique passé, j’ai du mal à comprendre pourquoi Marlon et
Jensen ne se sont toujours pas parlé. Tout comme je ne sais pas les raisons
qui poussent Autumn a constamment se parer de cette mine inquiète et
attristée. Comment se fait-il qu’elle la revêt systématiquement chaque fois
que ses pupilles se posent sur celle qui fait tourner le monde entier de cette
team que je viens d’intégrer ?

Lorsque nous arrivons au Music-Hall de Cincinnati, je suis scotché.


Jensen lui a-t-il au moins dit qu’il était fier qu’elle s’en soit si brillamment
sortie ? Parce que moi, je le serais, si j’étais lui !
L’architecture gothique du bâtiment fait de briques, est aussi
écrasante qu’opulente, étouffante qu’époustouflante.
Marlon passe sa journée à répéter avec l’orchestre symphonique
pour caler ses morceaux au millimètre près. Et moi, j’assiste à tout ça,
totalement ébahi de la voir évoluer avec autant de facilité. Qui eût cru que
des titres rock ou des mélodies électros pourraient s’adapter, s’effacer
même, pour laisser place à quelque chose de grandiose. Chaque chanson
semble comme sublimé par cette voix puissante que je n’avais pratiquement
pas remarquée, derrière des paroles et un style faits pour se cantonner à ce
qui peut cartonner.
Sauf que loin de ces vedettes façonnées pour coller à un « star
system » trop surfait, je découvre en Marlon une artiste complète, une
esthète. Et je me demande quelles sont les surprises que cette jeune fille
peut encore receler.
Calé dans un siège au fond du Springer Auditorium pour le moment
déserté, je profite des répétitions pour essayer d’appeler Ève, très accaparée
ces jours derniers. Nous avons à peine le temps de nous parler qu’un interne
vient la chercher.
Je tente d’oublier ma déconvenue en repartant surfer à la recherche
d’infos qui ne seraient pas viciées sur celle dont je dois m’occuper. Le fait
que les médias manipulent l’opinion publique n’est plus à démontrer. Mais
nous avons parfois tendance à l’oublier. Marlon ce matin ne s’est pas gênée
de l’évoquer, et j’ai compris que si certains faits la concernant étaient
avérés, d’autres n’avaient peut-être pas été vérifiés.
Déjà l’interview piège de la matinée suscite des réactions mitigées.
Les fans ne peuvent s’empêcher de s’insurger, tandis que les détracteurs de
Marlon choisissent d’occulter ce qu’il est essentiel de se rappeler. Aucun
des fonds de cette soirée ne rentrera dans son porte-monnaie, puisqu’elle a
généreusement décidé de les laisser à une cause noble qui semble lui
importer.
Je bifurque sur des articles liés. Rien dont je n’ai encore entendu
parler à son sujet, si ce n’est… un évènement qui a dû profondément la
marquer :
Marlon obtient une ordonnance restrictive contre sa mère,
violente, abusive, alcoolique et dépressive.
L’affaire a déjà plusieurs années et aux dernières nouvelles, Maya
Penn-Baker est toujours enfermée dans une clinique de repos sous haute
sécurité.
Je lève le nez de mon écran pour reporter mon attention
véritablement sur la jeune fille dont il est question. Marlon a dû
probablement morfler. Pourtant, à la regarder, comme ça, on la jurerait plus
solide que de l’acier. Rien ne semble pouvoir l’ébranler. Et derrière son
allure de gamine, je ne sais pas qui peut vraiment se cacher.
Je prends une grande inspiration avant de frapper.
C’est pas vrai, Bo ! Il va falloir oser ! C’est pas une gamine de
17 ans qui va t’intimider ?
C’est sûr, à la fin du mois, le job ne sera jamais fait, mais le pire,
c’est que si Jensen réalise que j’ai même peur d’approcher sa petite
protégée, il va me virer sans même que j’aie touché un cent du salaire qu’il
est censé me verser.
Sans réponse aux trois coups que je viens de donner, je cogne encore
et passe ma tête par la porte entrouverte.
— Ne te gêne pas pour rentrer. La plupart ici le font sans même
prendre la peine de frapper.
— Je sais, mais… je voulais être certain… enfin… m’assurer que…
tu n’étais pas… bref, tu vois… au cas où tu aurais été…
Déshabillée…
Je ne termine pas ma phrase. Un sourire naît au coin des lèvres de
Marlon qui réalise à quel point je suis troublé. Je l’ai déjà vue pratiquement
nu et le souvenir de ses seins qui dansaient sous mon nez est tout
simplement… perturbant.
Allez Bo ! On se reprend !
Marlon attend dans son peignoir blanc, maquillée et coiffée. Ses
cheveux tressés avant d’être noués en une sorte de chignon aussi classe
qu’empreint d’une touche de modernité, on lui donnerait bien 10 ans de
plus que ce qu’elle n’a en vérité, mais tout est si parfait.
— Je voulais te dire que tu m’avais impressionné.
Un léger sursaut me laisse deviner que mes paroles doivent
l’étonner.
— Ah ouais ? Le concert de ce soir va déchirer !
— Non, pas sur scène… enfin si mais… ce n’est pas de ça dont je
parlais.
— T’as pas aimé le rendu ? s’enquiert-elle l’air soudain inquiet.
— Bien sûr que j’ai aimé ! J’ai même adoré ! Tu m’as époustouflé !
avoué-je pour me rattraper.
— C’est vrai ?
Mes mots semblent la toucher, mais elle ne s’attarde pas pour noter :
— J’espère que les gens vont apprécier. Tu comprends, vu le prix
des billets…
Marlon se soucie déjà de ce que le public va penser, alors qu’elle ne
va rien gagner et que toutes les places se sont arrachées en une demi-
journée. La presse, qui ce matin s’évertuait à la démonter, annonce déjà ce
concert comme LE concert de l’année.
— J’en suis persuadé ! C’est ce que tu as dans le cœur et ce que tu
vas donner qui va compter…
Marlon semble soudain se recroqueviller dans une coquille invisible,
comme si j’avais dit une imbécilité.
— Mouaaaaiiiis… se moque-t-elle en levant les yeux au ciel, et en
allongeant le mot comme elle le fait chaque fois qu’elle dit mon prénom.
Mon pauvre Bowww, toi et moi vivons dans deux mondes différents,
apparemment. J’aimerais tellement vivre dans un endroit où seule la
générosité importerait. Où il n’y aurait ni conflits armés, ni famines, ni
racisme, ni inégalités…
Eh merde !
Je n’ai eu que deux discussions plus ou moins sérieuses avec
Marlon, et je m’en suis tiré avec l’impression que c’était elle qui me
donnait une leçon de maturité !
« Le match oppose Marlon, 17 ans, comportement inconvenant
VS [18] Bo, 30 ans, censé la recadrer rapidement. Nous n’en sommes qu’au
premier quart-temps et pour l’instant, Marlon mène 2 à 0 plutôt
facilement… Mais Bo n’a pas dit son dernier mot ! »
Comme quand j’étais gamin, les commentaires sportifs défilent dans
ma tête sans que je ne demande rien (oui, j’ai précisé que j’avais eu des
parents un peu particuliers… du coup, bah… vous vous en doutez, j’ai moi
aussi des moments où je suis détraqué… C’est comme ça. On ne se
débarrasse pas de son patrimoine génétique simplement parce qu’on peut le
souhaiter…)
Chapitre 14 Marlon
You run in my mind and seep in my blood
Please, be kind, don’t break me with your words
Tu cours dans mon esprit et t’infiltres dans mon sang
S’il te plait, soit gentil, ne me brise pas avec tes mots

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Bowww n’est pas à l’aise
face à moi. Et pas besoin que je sois à moitié à poil pour ça. Les seules fois
où nos regards se sont croisés, c’est parce qu’il ne l’a pas fait exprès et il ne
tarde jamais à se détourner. Même à l’heure de me complimenter, ses yeux
me fuient quand moi je ne fais que chercher les siens pour m’y noyer. Mais
Bo préfère m’éviter en se réfugiant dans une conversation aux détails si
insignifiants qu’il ose tout juste les aborder.
— Ce que je voulais dire, c’est que… ce matin, j’ai admiré la façon
dont tu as géré. Sincèrement, tu m’as bluffé !
Whaou ! Que s’est-il passé ? Bo et moi parlons sans nous agresser.
La terre a dû changer de sens pour tourner…
— Tu sais… malheureusement, je suis habituée, avoué-je désabusée.
Ce sont des choses qui peuvent se produire, dans ce métier. On essaie
souvent de vous déstabiliser, mais ça fait assez longtemps que je cours les
plateaux télé pour connaître les pièges que je peux y rencontrer…
Ses pupilles viennent trouvent les miennes pour s’y planter, et
davantage me troubler.
— Marlon, je… n’ignore pas que ma présence t’a été imposée,
semble-t-il chercher à s’excuser. Mais j’aimerais vraiment que toi et moi, on
arrive à discuter.
— Tu vois, on le fait !
— Marlon, sérieusement… je voudrais en apprendre plus,
sincèrement. Mais que les choses viennent de toi. Et que les infos n’aient
pas été déformées avant d’arriver jusqu’à moi. Parle-moi…
Son honnêteté me désarme sans que je n’aie rien vu arriver. Sauf
que… je ne suis pas habituée à me livrer et sans réfléchir, je me renferme et
sors mes piques pour me protéger :
— Lis la presse ou va sur le net, pour ça. Ça suffira !
— Eh bien justement. Tu te défends d’être celle qu’on prétend. Que
les médias orientent l’opinion délibérément…
— Tout ça, c’est un rôle pour tous les amadouer. Tu comprends ?
Je mens honteusement. Pourtant, au moment où je lâche les mots
que je viens de prononcer, je regrette de l’avoir fait. Je passe mon temps à
rêver qu’on m’aime pour qui je suis réellement. Mais quand l’occasion se
pointe de me présenter sous mon vrai jour, peu importe comment, je trouve
le moyen de saper le moment que j’attends. Je suis idiote, véritablement !
— En es-tu certaine, vraiment ?
Je force un rire empli de sarcasme alors que ses yeux s’étrécissent
exagérément. Il ne me croit pas, je le sens.
— T’es aussi stupide que les autres, Bowww, assené-je froidement.
Tu t’es fait berner tellement facilement.
— Tu crois ça ? En tout cas, celle que je vois, moi, elle chante avec
ses tripes et met tout son cœur dans sa musique.
— Alors toi aussi, tu penses que je déballe mon âme à chaque
refrain ? Que je me sers de mes chansons pour évacuer mon chagrin ?
Ses yeux se plissent comme s’il ne saisissait rien.
— Et si ce rôle que tu tiens, c’était au contraire cette gamine qui ne
veut pas qu’on comprenne qu’elle hurle pour qu’on lui tende la main ?
Je lâche un nouveau rire, mais une vive douleur m’étreint.
— Et à ton avis, de quoi pourrais-je bien avoir besoin ?
— À toi de me le dire…
— La réponse est : de rien. Alors, range ta cape, Zorro. J’me
débrouille très bien.
Mais alors que j’ai encore repoussé Bo l’air de rien, le petit quelque
chose qui me picote le creux des reins quand je le vois, me rappelle que ce
n’est certainement pas comme ça que je parviendrai à ce que j’envisage
pour lui et moi.
Mon cœur crie et bouscule ma raison. Je l’entends, mais même si je
reste tigre, ça ne m’empêche pas pour amadouer de vouloir me faire passer
pour un chaton.
— En fait, Bowww… moi aussi j’aimerais bien qu’on puisse
creuser…
Mes paroles semblent l’étonner.
— C’est vrai ?
— C’est vrai. Et j’ai justement quelques minutes à tuer.
Autumn apparaît dans l’entrebâillement de la porte, mais je lui fais
discrètement signe de s’éclipser. Ce qu’elle capte immédiatement, vu la
conversation que nous avons eue ce matin dans l’avion en arrivant.
Mais Bo, qui paraît lui aussi comprendre sur quel terrain je veux
l’emmener, profite de la micro-interruption de mon amie costumière pour
tenter de se défiler.
— Je… j’ai… enfin… Je crois qu’il est l’heure pour toi de t’habiller,
je vais te laisser !
— Autumn vient de s’en aller, lancé-je en le plaquant contre la porte
tandis qu’il pose la main sur la poignée. Alors tu vas devoir m’aider. Toute
seule, je ne vais jamais arriver à enfiler le bout de tissu qu’elle m’a prévu !
Coincé, Bo l’est autant au sens propre qu’au figuré, collée comme je
suis à son torse dans le but de l’inciter à rester. Je m’avoue que lire cette
panique sur son visage troublé me donne envie de ricaner.
— OK… heu… Qu’est-ce que tu dois porter ?
Je me plante dans ses prunelles inquiètes, tout en me hissant sur la
pointe des pieds pour que nos lèvres ne soient plus si éloignées. Ce que je
désire, c’est qu’il sente le souffle chaud des mots que je vais prononcer. Ma
poitrine toujours calée contre son torse que je pressens musclé, je devine
son cœur battre si fort que j’en veux encore. Parce que je n’ai jamais connu
ces sensations-là, tout contre moi…
— Je te préviens, murmuré-je un sourire en coin. N’aie pas l’idée de
te carapater, parce que je te jure que je serai incapable de m’habiller. Et je
n’aurai pas le temps de retrouver où Autumn est allée…
Il cille légèrement, mais lorsqu’il se détend, je comprends qu’il va
rester et qu’il ne va pas me lâcher. Je m’écarte doucement, très doucement,
tout en laissant ma main traîner un peu plus qu’il ne le faudrait sur ses
pectoraux contractés. Je file sur mon portant récupérer la longue robe de
soie noire qu’Autumn a dégotée. Exactement ce que je voulais.
Je la pose délicatement sur le bras du canapé pour ne pas la froisser,
et pivote vers Bo qui n’ose toujours pas s’avancer. Parce qu’il sait ce qui va
se passer et qu’il en est déjà horriblement gêné.
— Approche-toi, Bo…
Ce qu’il fait à pas feutrés.
— Cette robe est serrée. Extrêmement serrée, et je dois faire
attention de ne pas me décoiffer ou me démaquiller quand je vais l’enfiler…
— Franchement… j’y connais rien, mais… il m’aurait été d’avis de
t’habiller en premier… ne peut-il s’empêcher de noter.
L’intelligence de sa réflexion a le mérite de me faire marrer.
— Autumn ! T’es virée ! crié-je du fond de ma loge pour continuer
à plaisanter. J’ai trouvé plus compétent pour te remplacer !
J’harponne ses yeux et les garde en otage. Et comme s’il ne le
réalisait pas vraiment, Bo qui maintenait une distance de sécurité se met à
avancer. J’en profite pour détacher mon peignoir et le laisser tomber.
Comme d’habitude, rien d’autre en dessous qu’un minuscule string qui a du
mal à voiler ce qui peut me rester d’intimité. Mon « assistant » peine à
déglutir et continue de lutter pour ne pas me regarder. J’attrape la robe et la
lui tends pour lui expliquer :
— C’est par le haut qu’il faut la passer… Tu vas devoir faire
attention qu’elle ne frotte pas mon visage… Une tâche de fond de teint et ce
sera la fin… Quant à mes cheveux et bien… Advienne que pourra ! Si on se
foire, tu me recoifferas ! gloussé-je pour tenter de le dérider.
Peine perdue, il est trop tendu. D’ailleurs, en parlant d’être tendu…
je ne peux m’empêcher de jeter un œil à son entrejambe qui semble avoir
un peu gonflé. Mais à mon goût, pas assez. Je devine qu’il est bien trop
angoissé pour laisser le piquet totalement se dresser ! Du reste, si on avait
eu le temps, j’aurais fait ce qu’il fallait pour l’aider…
— C’est sûr que si ça avait pu se faire dans la facilité, on aurait
risqué de s’ennuyer, râle-t-il comme s’il était fâché.
Grogner. Son moyen à lui de souffler pour déstresser. Et peut-être
aussi d’oublier que je suis pratiquement nue devant lui.
— Putain, mais dans quel guêpier vous me fourrez ! J’suis un mec,
moi ! Ces histoires-là, normalement, je ne suis pas concerné !
— Allez, Bowww le grincheux… Suffit de grommeler, maintenant.
C’est l’heure du grand moment…
J’engouffre ma tête dans le tissu, l’enfilant par le bas et le préviens
une dernière fois tout en le provocant, pas du tout innocemment :
— Bowww, c’est maintenant qu’on voit si tu es habile de tes
doigts…
Je hisse mes bras, les lève au-dessus de moi et le guide alors qu’il
n’entend que ma voix :
— Fais glisser l’étoffe lentement… doucement…
Je devine qu’il se débrouille pour ne raser que mes flans très
légèrement. Pourtant, c’est comme si sans vraiment me toucher, ses doigts
étaient capables de me brûler.
Soudain, la robe semble avoir du mal à passer par-dessus la pointe
de mes seins dressés. Et mes piercings ne doivent rien arranger. Quand je
sens ses doigts agripper la soie à cet endroit et frôler l’une de mes aréoles
sans le chercher, je ne vois pas son visage, mais je suis certaine que le
malaise n’est pas loin de le faire flancher. Quant à moi, je ne sais plus si ce
qui rend ma respiration si compliquée, c’est d’être engoncée dans un
morceau de tissu dont ma tête ne parvient à s’extirper, ou d’être
terriblement excitée.
— Voilà ! Ça y est ! expire soudain Bo alors que mes poumons
s’offrent une bouffée d’air frais.
La lumière revient sur un visage totalement empourpré.
— Dis donc, Bowww… la canicule a sur toi des effets qui devraient
t’inquiéter…
OK, c’est pas super sympa de me moquer… mais je compte bien me
rattraper !
— Merci mon assistant de m’avoir secondée ! gloussé-je comme
une gamine en lui collant un furtif baiser qu’il n’a pas le temps de voir
arriver.
Je file vérifier mon maquillage et replace les mèches qui ont été
quelque peu « bousculées. »
— Parfaits… mes cheveux sont parfaits… le conforté-je d’un clin
d’œil appuyé. Je suis certaine qu’on va m’envier mon coiffeur et vouloir se
l’arracher pour les prochains défilés !
Un sourire à Bo qui se détend maintenant, avant d’enfiler mes
escarpins Versace.
— Talons aiguilles… le cauchemar des filles… J’en appelle encore
à votre aide pour avoir la gentillesse de me conduire…
C’est cet instant qu’R.J. choisit pour enfoncer la porte et me
ramener à mes obligations de la soirée :
— Marlon ! Dans 5 minutes, tu es sur scène ! m’ordonne-t-il de ce
grain de voix légendaire qui ferait trembler jusqu’à Boston sans même qu’il
l’ait élevée.
Je ne réponds pas et quand Bo me tend son bras, je m’y accroche
comme s’il y avait bien plus que ça. Nous nous dirigeons ensemble vers la
grande salle et je me cale sur chacun de ses pas. Arrivés en bas des marches
qui doivent me conduire à l’auditorium bondé, pour la première fois depuis
des années, le stress commence à monter.
— Ça va aller, murmure Bo pour me rassurer. Si tu fais la même
chose que ce que j’ai vu cet après-midi quand tu répétais, tu vas les scotcher
à leurs sièges et ils ne pourront plus repartir après que tu aies fini de
chanter.
Le clin d’œil qu’il me sert fait voleter des papillons dans mon
estomac qui a brusquement des envies de rébellion.
— Merci de m’avoir accompagnée jusque-là…
Je lâche son bras et m’enferme dans ma bulle de concentration :
— Allez, Marlon ! On y va, c’est à toi !
Chapitre 15 Bo
Let’s talk about sex
And leave out all the rest
Parlons de sexe
Et laissons de côté tout le reste

Le concert a été plus qu’un immense succès et pour une fois, les
médias se rejoignent pour encenser la petite fiancée que l’Amérique ne
parvient pas à délaisser, malgré ses écarts de conduite répétés.
Ce soir, Marlon a bien failli me tuer, mais s’il faut ça pour que nous
réussissions à nous rapprocher et que je puisse essayer de la cerner… Je
dois à tout prix remplir la mission que Jensen m’a confiée… Et si pour cela,
je dois soumettre mon cœur à des conditions extrêmes, alors je suis prêt à le
supporter. Même si j’ai conscience que chaque jour sera une forme
d’épreuve que je devrai supporter.
Tout le temps de l’enfilage de cette maudite robe, c’est à Ève que je
pensais. Comme si j’avais quelque chose à me reprocher et quelque chose
me dit que des coups comme ça, il risque encore de m’en arriver. Cette
gamine a beau n’avoir que 17 ans, elle sait parfaitement jouer de sa
sensualité. Jusqu’à éveiller des désirs pas forcément sains chez le plus
coincé des hommes que la terre ait pu porter. Si elle continue comme ça, à
vouloir jouer sans arrêt, je vais finir par n’avoir qu’une envie : celle de me
tailler. Et ce qui est certain, surtout, c’est que je vais finir par la détester !
Rentré à l’hôtel, je trouve enfin le temps d’appeler Ève pour lui
demander comment s’est déroulée sa journée :
— Oh, tu sais… se retient-elle de soupirer, je n’ai pas grand-chose à
raconter. Le train-train quotidien, mais en même temps, j’ai été
surchargée… Je suis exténuée ! Mais je t’ai déjà dit à quoi mon boulot
pouvait ressembler. Alors que tu sois là ou pas, tu sais, ça ne va rien
changer…
Un nœud semble se former dans ma gorge pour m’étrangler.
— Et sinon ? Est-ce que je vais un peu te manquer ? suis-je tenté de
demander l’estomac recroquevillé.
— Bien sûr, répond-elle presque mécaniquement, la voix sans un
soupçon de sentiment.
OK, dis comme ça, ça aurait presque l’air d’être vrai…
— Et toi ? Raconte-moi…
Ouf, un peu d’intérêt de sa part et me voilà requinqué.
— Tu aurais dû assister au concert de ce soir ! C’était
époustouflant ! Ça m’écorche presque la bouche de jeter ça, mais cette
gamine n’est pas devenue une star par hasard, tu aurais dû la voir !
Mais j’ai à peine commencé à parler qu’Ève ne tarde pas à me
couper :
— Oh ! Je suis désolée, je dois y aller, on vient de me bipper !
J’ai tout juste le temps de lui lancer 3 mots et de l’entendre
s’adresser à quelqu’un à côté. Ça fait juste deux fois dans la même journée.
On va bientôt ne plus du tout se parler…
— D’accord, bon, bah… On se rappelle plus tard…
Et sinon, si je t’ennuie, n’hésite pas à me le faire savoir…
Elle a raccroché avant même que nous ayons eu l’occasion de nous
dire « au revoir ». Un épais ruban de déception s’enroule autour de mon
cœur pour l’étreindre avec délectation.
J’allume la télévision pour tomber sans le chercher sur une
journaliste qu’il me semble justement avoir croisée ce soir. J’attrape la
télécommande et remonte le son sans vraiment m’en apercevoir. Et capté
par le retour de la chroniqueuse, visiblement enchantée de la représentation
donnée, j’oublie presque que le fossé entre Ève et moi s’est creusé bien plus
vite que je ne l’aurais pensé.
« […] Lorsque Marlon est entrée sur scène dans une robe de soie
couleur ébène, les respirations se sont coupées […] une classe folle, une
élégance que personne n’attendait […] Vêtue d’une tenue chic au style
sobre et classique, Marlon, magnifique, a su nous époustoufler et
conquérir l’Auditorium complet […] subjugué par son timbre, envoûté
par son aura […] une voix grave et puissante, aussi déchirante
qu’ensorcelante sublimée par les instruments de l’Orchestre
Symphonique de Cincinnati […] »
Des images reviennent me percuter. Pas forcément celles que je
voudrais… Je me revois dans cette loge, soufflé par tant de beauté et en
même temps trop torturé pour oser la regarder. Parce que je suis incapable
d’accepter l’idée que je pourrais apprécier ce qu’elle ne fait que
continuellement déballer, mais pire… J’aimerais enfouir le fait que j’ai
ressenti quelque chose de particulier lorsque mes doigts l’ont frôlée.
Je secoue la tête pour me raisonner.
Bo, tu n’es qu’un obsédé ! Il va falloir te faire soigner !
Ce vice-là porte un nom. Même si dans ce pays, c’est à 16 ans que la
majorité sexuelle est fixée, j’ai tout de même l’impression que c’est mal
agir, de la regarder avec des yeux emplis de convoitise et désir. Et je suis
d’autant plus incapable d’assumer qu’une gamine m’attire, que je devrais
plutôt penser à ma relation qui semble partir à la dérive. Parce que, comme
un imbécile, j’ai pris ma compagne pour acquise. Quand nous nous sommes
parlé il y a 5 minutes, je l’ai trouvé froide comme la banquise. Alors si ma
petite amie réfléchit toujours pour me dire si elle nous imagine un avenir, je
serais bien malin de songer à lorgner le corps de rêve d’une jeune femme
tout juste sortie de la puberté !
Ouais, je sais, c’est exagéré. Mais je fais comme je peux pour
détourner mes pensées.
Trois coups toqués me font sursauter.
— Mademoiselle Marlon vous a demandé, m’apprend Scott, venu
m’informer.
Je supporte depuis ma chambre une musique entêtante bourdonner.
Je devine que Marlon a encore organisé une des fêtes dont elle a
visiblement le secret. Je reconsidère ce que j’ai vu le premier jour, lorsque
j’ai accompagné Jensen la chercher. Et tout à coup, je n’ai pas envie de
passer la porte de la suite où j’entends les cris de jeunes déchaînés.
Scott ouvre et m’incite à entrer. Je balaie la suite du regard, les yeux
plissés comme si je pouvais faire baisser le volume sonore par la pensée. Le
Boom Boom d’un rap étranger m’agresse les oreilles, sans que j’en
comprenne le sujet. Canettes et bouteilles d’alcools divers éparpillées
annoncent la couleur d’une nuit qui sera bien arrosée. Apparemment, pas
encore d’autre artifice n’a été dégainé pour sublimer la soirée, mais ça ne
saurait sûrement tarder.
Dans un coin, Autumn danse un verre à la main, en se faisant
dragouiller. Quand nos pupilles se croisent, elle lève son gobelet en mimant
du bout des lèvres le fameux « cheers » pour me souhaiter la bonne santé.
Je lui offre un signe de tête et continue à louvoyer entre les âmes qui ne
demeureront vraisemblablement pas esseulées. Mais celle qui voulait me
parler préfère encore rester cachée…
Marlon aime jouer, provoquer… je ne la connais pas véritablement,
mais ça, c’est un point chez elle que j’ai parfaitement cerné.
Je dérange un couple qui ne cesse de se bécoter. Enfin… ce n’est
pas exactement le terme approprié. Parce qu’à ce stade, les amygdales de la
demoiselle doivent être admirablement nettoyées…
J’interroge un mec qui ne fait que me dévisager :
— Marlon ? Vous savez où je peux la trouver ?
— Comment ? J’ai pas compris ce que vous cherchez ? crie-t-il pour
couvrir la musique qui doit tabasser les tympans de tout le quartier. La
dope ? C’est de l’autre côté que tu peux t’en procurer !
Raté ! Ce n’est pas ce que je t’ai demandé, mais ton conseil est
peut-être avisé. En trouvant ces artifices, je tomberai peut-être sur celle qui
m’a « convoqué ».
En passant à côté de l’enceinte, je baisse le son, quitte à vexer :
— Hey, vieux, pousse les watts, s’il te plaît !
Je ne calcule pas et continue d’avancer. Je sais que Marlon et son
personnel s’étalent sur deux étages entiers, mais je serais épaté si d’ici 10
minutes, un membre de la sécurité ne débarquait pas pour virer les invités.
À moins que la grande Marlon n’ait payé pour sa tranquillité…
Quand on n’a pas d’argent, on ne pense pas forcément qu’il peut tout
acheter…
Je pénètre dans la seule pièce que je n’ai pas encore explorée. Une
chambre séparée, certainement avec sa salle de bains privée. À peine la
porte passée j’entends le battant claquer, et qu’on ferme le loquet. Je n’ai
pas le temps de me retourner que je me retrouve le dos plaqué. La seconde
d’après, les lèvres de Marlon se posent dans mon cou, et je sens sa main
relever mon t-shirt et s’inviter dessous. Un frisson me parcourt de la tête au
pied…
— Marlon ! Qu’est-ce que tu fais ? ne puis-je m’empêcher de crier.
— T’as pas deviné ? J’ai envie de baiser.
Mon sexe palpite, tout à coup presque serré dans mon jean délavé.
Mais je refuse de m’arrêter à des mots destinés à me chauffer, quand je ne
compte pas céder.
Je pourrais pourtant me laisser tenter, si j’étais capable d’accepter
toutes les données…
Mais je ne suis pas du genre à être facilement désarçonné. Et avec
les parents que j’ai, j’ai toujours mis un point d’honneur à ne pas dériver.
Tout pour ne pas leur ressembler.
— Et tu t’es dit « Tiens, si je prenais le premier qui passait ? » ne
puis-je que supposer.
— Bowww, Bowww, Bowww… J’crois que t’as rien pigé. J’ai
envie de TE baiser depuis le jour où nos regards se sont croisés…
Tout à coup, je sens qu’elle me pose la main au paquet et…
Bon sang !
J’ai beau tout faire pour essayer de contenir les conséquences de son
geste, je me mets à immédiatement à gonfler. En même temps, comment
lutter, quand les doigts effilés d’une jeune femme qui vous cherche viennent
flirter avec votre virilité ? Je pourrais toujours le dire avec subtilité et faire
une phrase bien tournée… je bande et je ne peux pas le cacher. Marlon me
fait de l’effet.
— Tu sens l’alcool à plein nez ! Qu’est-ce que tu as avalé ?
— Juste un tout petit cocktail, mais j’te jure, j’suis pas bourrée. Et je
n’ai pas besoin de picoler pour avoir envie de t’allumer, au cas où tu
n’aurais pas remarqué…
— Tu t’es arrangée pour que j’en aie une vague idée, mais, ôte-moi
d’un doute… À quel moment ai-je pu te laisser penser que je pourrais être
OK ?
— J’le vois dans ta façon de me regarder, de baver… analyse-t-elle,
ses lèvres bien trop près.
— Ma pauvre, mais tu as rêvé ! Tu es peut-être une artiste adulée,
mais ça ne veut pas dire pour autant que tout le monde doit tomber à tes
pieds !
— Je ne connais personne qui refuserait de se taper une star, si on
lui proposait…
— Sous-entendu « personne qui déclinerait de coucher avec toi,
c’est ça ? »
Un rapide coup d’œil par-dessus son épaule me permet d’aviser un
plateau argenté posé sur le chevet. Plateau portant encore des traces de
particules blanches que je n’ai pas besoin de faire analyser. Je devine que
Marlon vient probablement de se « repoudrer le nez » et que dans ces
conditions, ça va être compliqué de discuter… La drogue ajoutée à l’alcool,
à l’intérieur elle doit détonner.
— Tu as une occasion rêvée, que d’autres t’envieraient, avance-t-
elle sans hésiter. Ce serait dommage de la laisser passer…
— Une occasion rêvée ? Ce n’est pas de ça que je rêve, moi, en tout
cas. Et j’ai accessoirement une petite amie que je ne compte pas tromper.
Sa langue caresse lentement et sciemment sa bouche rosée.
— Tu veux l’inviter ? chuchote-t-elle en se hissant sur la pointe des
pieds.
Nos lèvres sont prêtes à se toucher.
— Raconte-moi, Marlon, c’est quoi l’idée ? Que tout le pays te
passe dessus ? grincé-je particulièrement acerbe. Parce que si c’est ça, ne
t’en fais pas. Même si tu en rates 2 ou 3, au rythme où tu vas, je pense que
tu auras bientôt terminé. Et pour ceux qui comme moi n’auront pas voulu se
laisser tenter, tu n’auras qu’à estimer que tu as un pourcentage de déchets
toléré.
J’ai conscience que mes mots sont durs et pourraient l’offenser. En
même temps, j’ai un peu l’impression de ne pas être très loin de la réalité.
— Oh, Bowww… Pourquoi t’es agacé ? minaude-t-elle en faisant
glisser ses ongles le long de mon torse qui s’en trouve électrisé. Justement !
Ce soir, j’ai du temps à te consacrer, alors tu vois, faut pas chouiner. Ton
tour est arrivé !
— Mais… C’est quoi que tu n’as pas compris dans « je ne suis pas
intéressé » ?
— Tu fais « style » que tu n’es pas tenté, pour la forme, je le sais…
mais allez ! J’ai une idée pour que tu te laisses séduire… Si tu veux, tu peux
filmer. J’ai tout un tas de scénarios en projet. Et Bowww… tu serais le mec
idéal dans le rôle principal…
Quand elle entreprend encore de m’embrasser, la colère, sur le point
de me dépasser, m’incite à plaquer Marlon contre le mur pour qu’elle cesse
de me toucher. Nos places échangées, un peu violemment, je l’admets, je lui
tiens les mains fermement pour la calmer.
— Merci, mais ça va aller ! Je ne suis pas un acteur né.
— Tu me fais mal… gémit-elle de façon exagérée.
Mon cœur se soulève à l’idée que cela puisse être vrai, et je desserre
ma prise sur ses poignets. Un sourire apparaît immédiatement sur ses lèvres.
Marlon sait manipuler et en abuser. Je viens d’en faire les frais, mais
qu’importe. Je ne suis pas un mec violent, elle ne parviendra pas à me
pousser dans ce genre de retranchements.
— Tu voulais qu’on puisse échanger… Mêler nos fluides corporels,
c’est un bon moyen de commencer…
— Mais ma parole, tu as un vrai problème ! Tu sais que toutes les
addictions se font soigner ? Tu devrais peut-être y songer !
— Allez, Bowww, ne fais pas ton rabat-joie. Détends-toi, on va bien
s’amuser…
Je comprends que dans l’état dans lequel elle est, elle ne fera
qu’insister et que je ferais mieux de filer. Elle fera ce qu’elle veut de sa
soirée, mais ce ne sera pas moi celui qui la ferai grimper.
— Marlon… je vais m’en aller et on reparlera de tout ça demain,
quand tu auras cuvé et… éliminé tout ce que tu viens de t’empiffrer, osé-je
ajouter en jouant sur les mots, sans pourtant avoir envie de plaisanter.
— Bowwwwwwww, tu peux pas me laisser !
Je vais me gêner !
Mon prénom désespérément allongé, je la vois déjà de là tout tenter
pour m’en empêcher, mais je ne dois surtout pas céder.
— Si tu veux pas de moi, je prends le premier qui voudra…
— Super ! Tu devrais trouver des candidats, parmi tes amis qui sont
par là.
— Ces gens-là ? Je ne les connais même pas ! J’ai demandé à un de
mes gardes du corps d’aller piocher du monde dans un bar, un peu plus bas.
Comme chaque fois… Une petite fête chez Marlon, en général, ils ne
déclinent pas…
Une pointe me triture l’estomac. La vie de Marlon n’est-elle faite
que de ça ? De soirée en compagnie d’inconnus que son personnel tope çà
et là ? Ou est-ce qu’elle me ment pour mieux me manipuler, encore une
fois ?
Je me refuse à penser qu’elle n’a que des aventures avec des gars
comme ça. Et puis… qu’est-ce que ça peut me faire, d’abord ? Et pourquoi
je songe à ça ?
Je l’écarte doucement pour ouvrir la porte et sors avec la ferme
intention de ne pas me retourner. C’est sans compter Marlon, bien décidée à
me faire culpabiliser :
— Hey, toi ! A ! Viens avec moi ! J’ai envie de baiser !
— C’est moi, A ? s’étonne un type en se pointant du doigt.
— Ce sera celui qui voudra ! Je m’en moque du moment que ce soir,
quelqu’un me fait décoller !
Le mec vérifie si aucun « concurrent » ne se met sur les rangs.
— Eh bien, apparemment, t’es le grand gagnant ! le désigne encore
Marlon en lui faisant signe d’approcher.
Je me retourne pour lui lancer un œil désapprobateur juste avant
qu’elle ait refermé. Le dernier regard qu’elle me jette, mélange de dédain et
de désintérêt, compresse mon cœur comme si on voulait le broyer.
Je sais que Marlon n’a dardé ces yeux-là sur moi que pour me
torturer. Parce que jouer avec les hommes, c’est visiblement ce qui lui plaît.
Sauf que je n’aurais pas pensé avant ce soir que sur moi, sa petite
comédie pourrait fonctionner…
Chapitre 16 Bo
You tossed my mind into au puzzle
I didn’t guess you could cause me trouble
Tu as jeté mon esprit dans un puzzle
Je n’avais pas deviné que tu pourrais me causer des problèmes

Je me réveille le crâne vrillé et les yeux irrités. Je n’ai pratiquement


pas fermé l’œil, le volume sonore de la fête m’en ayant empêché, mais
surtout hanté par des tas de pensées.
Dès que j’ai quitté la suite de la star, les jeunes se sont empressés de
remonter la musique. Je n’ai même pas eu l’idée d’aller m’en plaindre. Mon
cerveau décidé à crier a couvert chaque note qui s’est élevée des enceintes
de la chambre d’à côté.
Toute la nuit, des images de Marlon avec ce type se sont invitées
derrière mes paupières fermées. Chaque fois que je les ai rouvertes pour les
chasser, elles sont restées, mon estomac toujours plus serré, sans que je
puisse savoir pourquoi tout ça me met dans cet état-là.
Je connais cette gamine depuis 3 jours et elle ne s’est pas montrée
agréable au point que je me prenne pour elle d’une sorte d’affection
inexpliquée. Alors pourquoi ai-je cette impression que je dois la sauver ?
Comme un grand-frère le ferait ?
Quand tu t’es mis à bander, ce n’est pas comme son grand-frère que
tu te sentais ! me rappelle ma conscience sérieusement ébranlée.
Putain ! C’est vrai… Suis-je en passe de devenir un pervers, juste
parce que je me sens délaissé ?
J’ai tenté de joindre Ève dans la nuit plusieurs fois. Je me suis
convaincu que son job la monopolisait trop, que ce n’était que ça… Elle
m’appellera dès qu’elle le pourra…
Ma petite amie a un métier qui n’est pas sans l’accaparer ! Elle n’a
pas que ça faire qu’attendre que je sois disposé à la contacter, je dois me le
rappeler. Et lorgner sur une gamine de 17 ans ne devrait pas me détourner
des objectifs que je me suis fixés.
Notre histoire doit s’arranger. Nous deux, ça finira par s’arranger,
je le sais…
Satisfaire Ève est ma priorité. Je ne dois pas m’en écarter. Jusqu’ici,
notre couple a su traverser les années et une fois que l’aspect financier aura
été réglé, j’ai bon espoir que notre relation redeviendra ce qu’elle a été par
le passé…
Sous la douche, Marlon revient titiller mes pensées. Ses mains sur
moi, ses doigts sur…
Bon sang, c’est pas vrai !
Je vais virer complètement obsédé. Cette jeune femme — cette très
TRÈS jeune femme, je ne dois pas l’oublier — n’est qu’un boulot pour moi.
Un boulot qui ne durera pas plus d’un mois.
Marlon est aussi une personne. Une personne qui a besoin d’aide,
me raisonne encore la petite voix qui voudrait à présent hurler. Son
aspiration à se rebeller doit bien pouvoir s’expliquer !
La plupart des gamins font des conneries pour se faire remarquer, se
sentir exister. Un appel au secours, en réalité. Marlon existe déjà, alors
quoi ? Pourquoi cette crise d’ado à retardement ? Quelque chose m’échappe
visiblement.
8 heures. Je rejoins la salle du petit déjeuner. Je suis étonné de n’y
voir aucun membre de l’équipe attablé. Je prends le mien, remonte pour les
retrouver… Quand j’ai déserté ma chambre, je n’ai pas vu Scott dans le
couloir, ni aucun des autres gardes du corps nulle part… Je frappe à
plusieurs portes au hasard, mais aucune ne s’ouvre. Bizarre…
Je descends à l’accueil. Interroge l’hôtesse qui me dévisage, gênée
derrière son comptoir :
— Ah, mais… tout le monde a quitté l’hôtel il y a un bon moment,
déjà… Il devait être 7 heures, quelque chose comme ça…
Ça, c’est fait… voilà…
Et dire que je pensais m’être déchiré ce matin pour me lever… J’ai
juste omis de demander à quelle heure l’équipe devait s’en aller…
Dépité, je réalise que j’ignore totalement où et comment je vais
pouvoir les retrouver.
— Oh, mais monsieur, attendez ! J’allais oublier… Une jeune
femme blonde, cheveux décolorés m’a dit de que quand vous seriez prêt, il
fallait l’appeler. Qu’elle enverrait quelqu’un vous chercher…
J’expire le dioxyde de carbone qui m’étouffait.
— Merci mademoiselle, soufflé-je soulagé en gardant tout de même
les lèvres pincées.
Bo, tu as déconné, tu as grave déconné…
Je découvre avec stupeur qu’un chauffeur m’attendait.
Heureusement que la petite fée des costumes ne m’a pas négligé !
Quand j’arrive enfin à la salle où le concert de ce soir sera donné,
Autumn ne manque pas l’occasion d’ironiser :
— Alors papy, on avait besoin d’une grasse matinée ?
— Arrête de te moquer.
— Je vois… monsieur va être ronchon et bougonner toute la
journée, continue-t-elle de me railler, le sourire pourtant toujours collé.
— C’est bon, je vais faire un effort pour m’en empêcher…
J’avise l’auditoire autour de moi. J’ai l’impression que quelque
chose ne va pas… ou n’est pas comme les autres fois.
— Marlon n’est pas là ?
Les traits encore amusés, Autumn semble avoir des choses à cacher,
mais avoir envie malgré tout de les partager :
— Viens avec moi, mais tais-toi ! m’ordonne-t-elle en barrant sa
bouche d’un doigt.
Je la suis dans un mélange d’impatience et de stress mêlés. Que
peut-elle bien avoir à me montrer ?
Nous traversons la scène comme s’il fallait marcher à pas feutrés,
alors que les techniciens-son font un bruit du tonnerre, en terminant de
mettre en place toute l’installation.
À l’arrière, un rideau noir tiré. Autumn me fait encore signe de
garder le silence et m’invite à approcher. Je découvre Marlon, de dos, assise
devant à un piano…
Quelques notes alignées, un semblant de mélodie arrangée pour
tester si ça peut coller… Elle est en train de composer.
— Ça fait des mois que Marlon n’a pas fait ça, chuchote Autumn à
côté de moi.
— Chanter ? m’étonné-je sourcils arqués.
— Coucher ses états d’âme sur le papier et chercher à
instrumentaliser. Elle avait totalement perdu le goût à ce qu’elle faisait…
Marlon, ce mystère que je dois percer pour parvenir à l’aider…
Mais pour y arriver, nous devons encore réussir à parler. À véritablement
parler. Toute l’équipe m’a intégré, mais la seule avec qui j’ai un mal fou à
communiquer, c’est justement celle avec qui je le devrais.
— Allez, viens ! entends-je Autumn souffler. On va la laisser. Il ne
faut pas la déranger pendant qu’elle est inspirée.
— Je… j’aimerais bien rester l’écouter… osé-je tout juste avouer.
Mes yeux papillonnent, ne sachant pas où se poser. Si Autumn les
croisait, je ne sais pas trop ce qu’elle y lirait. À cet instant, je me sens
comme étrangement paumé, les notes de Marlon attirant mon cœur dans
leur filet. Je me vois tel un navire. Elle est la sirène qui me fera
m’échouer…
— D’accord, mais reste discret. Si elle te repère, ça va tout gâcher…
Ouais… tout gâcher, ça, je peux y arriver…
Un signe de tête scelle notre pacte muet. De toute façon, après tout
ce qui s’est passé hier, surtout en fin de soirée, je crois que je ne vais plus
oser l’approcher. Pourtant, si seulement son processus créatif n’était pas
menacé, ce moment serait idéal pour discuter. J’ai besoin que nous soyons
seuls, de tisser un lien de confiance pour qu’elle ait envie de se livrer,
mais… vu comment je l’ai envoyé bouler, ce n’est certainement pas près
d’arriver.
En même temps, j’allais pas la sauter simplement pour la faire
parler…
Non !
Mais le faire juste parce que depuis le début, elle te fait un putain
d’effet sans que tu sois prêt à te l’avouer, ça…
Les deux faces de ma conscience s’opposent. Je refuse de céder à
celle qui voudrait que je me laisse tenter par une gamine qui passe son
temps à s’exhiber. Elle ne cherche qu’à attirer dans ses filets tous les mâles
qui évoluent sous son nez. D’ailleurs, craquer serait clairement une
démarche motivée par « le cerveau du bas », donc pas une véritable
décision…
J’en suis à me demander si je dois vraiment rester là quand j’entends
sa voix :
— Tu sais, tu peux venir t’asseoir à côté de moi… y’a assez de
place sur le banc pour ça…
Je me retourne pour être certain qu’elle s’adresse à moi. L’espace
vide derrière me confirme qu’il n’y a pas d’autre option que moi, et je
m’exécute comme si je n’avais pas le choix. Depuis combien de temps a-t-
elle conscience que je l’observe, planqué comme si je n’en avais pas le
droit ?
Je m’installe à côté d’elle, mon cœur s’emballe encore sans que je
sache pourquoi. Qu’est-ce que c’est que ce pouvoir étrange qu’elle a sur
moi ? Me voilà intimidé par une nana un peu trop jeune pour me faire cet
effet-là.
— Alors, Bowww, dis-moi… Est-ce que tu joues d’un instrument ?
— Non. La nature ne m’a offert aucun talent.
— Avoir du talent, ça s’apprend. Tu crois quoi ? Que le jour où je
suis née, c’était marqué sur mon front, que je serais douée pour jouer ?
J’ignore si elle parle musique ou cinéma et qu’importe. Toutes les
cordes qui peuvent convenir à un arc sont placées dans son carquois.
— Tu aurais envie d’essayer ?
— Pourquoi ? Tu serais prête à m’enseigner ? Je ne voudrais pas te
décourager, mais…
Soudain, sans que je n’aie rien vu venir, elle s’assoit sur mes
genoux.
— Marlon, qu’est-ce que tu fais ?
Encore ces images de ses lèvres dans mon cou…
— Panique pas ! Tout doux… glousse-t-elle en se tournant
légèrement.
Ses mains se replacent sur les touches noires et blanches.
— Pose tes doigts sur les miens, si tu veux bien…
Installée comme elle l’est, ses cheveux qui me chatouillent le nez, je
n’aperçois même pas le clavier. Ai-je vraiment la nécessité de voir, quand
toucher est le seul sens dont j’ai besoin pour que mes phalanges puissent se
caler ? Sentir ma peau glisser sur son épiderme, le caresser… Je comprends
tout à coup pourquoi lorsqu’on perd une faculté, une autre est
automatiquement décuplée.
Je tente de positionner mes mains au mieux. Ses doigts semblent si
petits sous les miens que c’en est presque curieux.
— Maintenant, je vais jouer et je vais juste te guider…
Les yeux fermés, je me laisse entraîner. Enivré, je le suis autant par
la mélodie qu’elle frappe avec légèreté, que par le parfum dégagé par sa
chevelure ondulée. Des effluves de vanille sucrée m’emmènent sur des
plages dorées. Puis Marlon se met à chanter. Il lui a suffi de quelques notes
pour me faire voyager. Le pouvoir magique de sa voix, de sa musique n’est
plus à démontrer. Je flotte, comme ailleurs dans une autre contrée, emporté
par une chanson que je ne l’ai encore jamais entendue interpréter, nos doigts
toujours scellés :

Where will I be in a decade?[19] — Où serai-je dans une décennie ?


Can’t think about my life so far — Je ne peux pas penser à ma vie aussi
loin
Your words cut like a razor blade — Tes mots coupent comme une lame
de rasoir
I think we could just stop this war — Je pense que nous pourrions
simplement cesser cette guerre

Today it seems we can just fight — Aujourd’hui, il semble que nous ne


puissions que nous battre
I only need you to see my light — J’ai seulement besoin que tu voies ma
lumière
My days are darker and darker — Mes jours sont de plus en plus
sombres
Since we don’t walk together — Parce que nous ne marchons pas
ensemble

Where will I be in a decade? — Où serai-je dans une décennie ?


Don’t want to be a superstar — Je ne veux pas être une superstar
I’d rather stop the mascaraed — Je préfère arrêter la mascarade
And show people I want to roar — Et montrer aux gens que je veux
rugir

Promise, I don’t want to betray — Promis, je ne veux pas trahir


I just need to find calm shores — J’ai besoin de trouver des rivages
calmes
I’m sorry if I disobey — Je suis désolée si je désobéis
But I won’t give up, I swore — Mais je ne renoncerai pas, je l’ai promis

Where will I be in a decade? — Où serai-je dans une décennie ?


Can’t think about my life so far — Je ne peux pas penser à ma vie aussi
loin
It seems it can only degrade — Il semble que ça ne puisse que se
dégrader
Until we hurt and just ignore — Jusqu’à ce que nous nous blessions au
point de simplement nous ignorer

Can’t you see the world makes me afraid? — Ne vois-tu pas que le
monde me fait peur ?
You should protect me but you don’t — Tu devrais me protéger mais tu
ne le fais pas
You still forbid and just invade — Tu continues d’interdire et ne fais
qu’envahir
When me, I’m just able to cry and hope — Quand moi, je suis juste
capable de pleurer et d’espérer

You played and unpinned the grenade — tu as joué et dégoupillé la


grenade
Now it’s too late, you won’t dissuade — Maintenant c’est trop tard, tu ne
me dissuaderas pas
You played, unpinned and I defrayed — Tu as joué, dégoupillé et j’ai
défrayé
Now it’s too late, don’t be dismayed — Maintenant c’est trop tard, ne
sois pas consterné

Where will I be in a decade? — Où serai-je dans une décennie ?


I still don’t know but if I fade — Je ne le sais toujours pas mais si je
m’efface
Be sure that just before I can evade — Sois sûr que juste avant que je
puisse m’échapper
The world will know who you truly are… — Le monde saura qui tu es
vraiment…

Alors que la dernière note s’éteint sous mes mains, les paroles
résonnent encore à m’envahir de chagrin. Le silence s’alourdit. Moment
opportun pour le briser. Une question me brûle les lèvres et si je dois oser la
poser, c’est maintenant ou jamais !
— Cette chanson parle de toi, n’est-ce pas ? Je ne me trompe pas ?
J’entends en boucle les propos qu’elle m’a jetés hier, lorsqu’elle a
voulu me laisser penser que ses titres ne servaient qu’à illustrer le rôle
qu’elle s’efforce de jouer. Que leurs paroles n’étaient en rien son âme, sa
vérité. Qu’il ne fallait pas tout interpréter. J’ai pourtant eu l’impression que
chaque mot qu’elle vient de prononcer a résonné jusqu’à me transpercer.
Marlon pivote vers moi, toujours assise au même endroit. Sur mes
genoux qui l’accueillent étrangement, comme s’ils n’avaient été moulés que
pour ça.
— Je t’ai dit, Bowww… Tout ce que j’écris, ce n’est pas forcément
ma vie que je confie…
Nos regards dérivent. Nos pupilles s’ancrent et se figent, mon cœur
dérape comme sur du givre. Ma bouche s’ouvre pour se refermer aussitôt,
incapable de prononcer le moindre mot. Ses billes vertes zébrées de noisette
glissent sur ma peau. Une sensation électrisante dévale jusqu’au bas de mon
dos.
Que se passe-t-il à ce moment-là ? Je ne sais pas. Je cligne des yeux
alors que Marlon semble vouloir s’approcher de moi et…
— Ah ! Marlon, tu es là ! crie Jensen en arrivant à pas de géant.
Viens, on a besoin de toi !
Un courant d’air froid s’immisce entre elle et moi quand elle s’en
va. Et alors que je ne m’y attends pas, Jensen aboie :
— Et vous, je ne vous paie pas pour ça ! Alors que je ne vous revois
pas poser vos pattes sur elle comme ça.
— Mais, ce n’était pas…
L’image que la scène pouvait renvoyer me frappe brutalement de
plein fouet.
Hey merde !
Ça a dû avoir l’air d’autre chose que ce que c’était…
Chapitre 17 Bo
If you stay with me tonight
Everything’s gonna be alright
Si tu restes avec moi cette nuit
Tout ira bien

Nashville, Tennessee. Capitale de la country et ce soir, la salle


comble se lève encore une fois et applaudit. Ce samedi, pour l’émission
hebdomadaire du Grand Ole Opry[20], une seule star, mais Marlon les a
encore tous conquis. Sans parler du fait que le concert passé en direct sur
les ondes de la WSM[21] ait été également retransmis sur Great American
Country[22].
Évidemment, Marlon n’a pas résisté à l’envie d’arranger son
répertoire façon folk et acoustique. Mais là où il y a quelques jours, j’aurais
pu penser qu’elle ne le fait que parce qu’elle a quelque chose à prouver, je
comprends qu’elle choisit d’exercer l’étendue de son talent simplement
pour satisfaire un public toujours plus grand.
Le fiddle[23] a entraîné la Dobro[24]. Le lap-steel[25] a provoqué le
banjo, juste après que l’harmonica et la mandoline aient fait taire le piano
de Marlon, après un long solo.
Cette soirée, c’en était presque trop. Cette jeune fille a tout pour
elle, mais cherche sans arrêt à se brûler les ailes. À la regarder évoluer, si
belle et si douée, je ferais presque un complexe d’infériorité. Je ne sais plus
trop si je suis vraiment celui qui pourra l’aider.
Étendu sur mon lit, je me médite sur ma vie, la réécris… Le plafond
ne semble pas pouvoir répondre aux questions que je peux me poser. Ève
vient encore de m’envoyer bouler. Enfin… façon de parler.
— Je n’ai pas trop de temps à t’accorder, m’a-t-elle simplement
lancé après un échange de banalité.
Une conversation qui n’a pas duré plus d’une minute, à tout casser.
Est-ce que l’expression « loin des yeux, loin du cœur » est toujours
aussi rapide à se vérifier ?
Marlon revient se balader dans mes pensées. Je la revois arriver sur
scène coiffée d’un Stetson[26]. Dans sa mini-jupe en jean et ses tiags[27], pas
besoin de Smith et Wesson[28]. Quoi qu’elle fasse, les âmes s’agenouillent
devant elle tant elle rayonne et quoi qu’elle fasse, elle cartonne.
Je retrouve la réalité en m’avouant que je ne trouve plus si
désagréable d’avoir dû « m’expatrier ».
— Allez, Bo. C’est le moment d’aller discuter avec ton « sujet… »
Mon « sujet… »
Dit comme ça, ça fait très « expérience à mener ». Pourtant, au-delà
du travail qu’on m’a confié, j’avoue avoir envie de creuser. Je ne connais
Marlon que depuis une semaine et j’ai déjà été aussi captivé par elle que
déstabilisé.
Je quitte ma chambre pour aller la trouver. Étonné de ne pas voir
Scott devant la porte qu’il doit garder, je m’imagine qu’il prend sa « pause
syndicale » et qu’il est allé là où personne ne peut le remplacer. La nature a
ses contraintes et personne ne peut y déroger. Mais alors que je suis prêt à
frapper, le ding de l’ascenseur me fait tourner la tête de l’autre côté.
C’est là que je repère Marlon se faufiler aussi discrètement que si on
la suivait. Je me rappelle immédiatement ce fameux soir, à New York, où
elle avait échappé à toute surveillance pour se tailler. Je m’interroge sur le
fait que le garde du corps ait « déserté ».
— Et cet imbécile ne s’est même pas dit qu’elle pourrait
recommencer, lancé-je à voix haute, en ayant presque envie de me marrer.
Quand je repense aux manquements de celui que Marlon surnomme
« Scotty le teubé », je crois que ce surnom, il ne l’a pas volé !
Je speede pour choper l’autre ascenseur et essayer de la rattraper.
Arrivé dehors, comment trouver la direction dans laquelle elle est allée ?
Pas le temps de réfléchir ni de supposer, je dois me décider.
Au petit bonheur la chance, je pars d’un côté… et une fois au coin
de la rue prêt à tourner, je l’aperçois au loin en train de marcher. Lunettes
opaques et casquette enfoncée, le parfait attirail de la star qui ne veut pas se
faire remarquer. Tout ce qui fait qu’on la voit arriver, avant même qu’on ait
normalement pu la repérer.
Je cours derrière jusqu’à rejoindre son pas pressé et parvenu à son
niveau, lui tape sur l’épaule pour l’interpeler :
— Hey, Brando, qu’est-ce que tu fais ? Où est-ce que tu crois aller ?
Elle s’arrête, portant la main à son cœur, l’air apeurée.
— Désolé, je t’ai fait sursauter.
— Pourquoi t’es là ? Laisse-moi ! Je dois y aller avant de me faire
repérer ! panique-t-elle, épousant son dos au mur comme s’il pouvait
l’absorber pour la cacher. D’ici à peine un quart d’heure, ils m’auront
retrouvée et je veux pouvoir profiter !
Marlon recommence à battre le pavé. Mais brusquement, une idée
s’incruste jusqu’à marteler.
— Marlon, attends ! Je sais, j’ai trouvé !
Elle se retourne, perplexe pour me demander :
— Tu as trouvé quoi ? Un nouveau truc pour me gonfler ?
— Passe-moi ton portable, s’il te plaît.
— Pour en faire quoi ? Les appeler pour qu’ils viennent me
chercher ?
— Mais non, gougourde ! En revanche, si je m’arrange pour qu’ils
ne puissent pas te retrouver, tu me laisses t’accompagner dans ta virée,
OK ?
— OK, l’entends-je maugréer. Maintenant, dis-moi ce que tu veux
magouiller.
— La géolocalisation… On va tout simplement la désactiver… Ne
me dis pas que tu n’y as jamais pensé !
Son air ahuri m’incite à comprendre que j’ai bien visé.
— Et dire que tu m’as épaté sur des tas de sujets, et que sur un coup
comme ça, tu t’es fait avoir telle une ado attardée !
Ses yeux-revolvers semblent capables de tuer. Et sans même qu’elle
parle entre ses dents serrées, j’entends presque un « je me vengerai, tu vas
me le payer. On ne se moque pas de Marlon en toute impunité. »
Le mouchard de son téléphone désactivé, je prends le temps de lui
retirer sa casquette et de passer mes doigts dans ses cheveux pour la
décoiffer.
— Hey, mais qu’est-ce que tu fais ? se met-elle presque à hurler.
— Se fondre dans la masse, c’est ça le secret. Et c’est pas en criant
comme tu le fais que tu vas y arriver !
Je lis sur son visage une expression qui doit vouloir dire
« Touché… »
J’attache sa casquette aux passants de mon jean et lui fais retirer ses
verres fumés :
— Si tu cherches à te cacher, tout le monde va justement te regarder.
— Mais qu’est-ce que t’en sais, toi ? Personne ne te connaît !
— Ce que j’en sais, c’est que les gens passent leur temps à s’ignorer.
Porter des lunettes de soleil alors que le soleil est couché, excuse-moi, mais
ce n’est pas forcément une bonne idée, si tu envisages de ne pas attirer la
curiosité. Déjà que tes tatouages ne sont pas hyper discrets !
Je fixe le loup sur sa gorge, oubliant totalement le papillon qui vient
le surmonter. Ses yeux semblent si réels qu’ils me feraient presque flipper et
je me prends à frissonner, tant la bête dessinée me donne l’illusion de
vouloir m’attaquer, comme pour la protéger. Il a l’air si palpable que j’ai
presque envie de lui crier : « Hey, pas besoin de m’agresser ! Je suis ici
pour l’aider ! »
La voix de Marlon me sort de cet étrange endroit, entre rêve et
réalité.
— Tu as raison, c’est vrai, mais… si on me reconnaît ? s’inquiète-t-
elle en remontant le plus haut possible la fermeture de la veste qu’elle a
enfilée. L’autre jour à Times Square, ça aurait pu mal se terminer si…
— Cette fois, tu es accompagnée, la coupé-je immédiatement pour
la rassurer. Je suis avec toi, OK ?
Sa mine soucieuse me tord l’estomac et je prends sur moi :
— Et si quelqu’un semble savoir qui tu es, alors tu te tais et tu me
laisses parler.
— Mais, qu’est-ce…
— Peup ! Sujet clos, discussion terminée ! Fais-moi confiance, tu
verras, ça va fonctionner.
Nous recommençons à marcher. Depuis quelques minutes, le silence
s’est fait. Entre nous tout du moins, puisque véhicules en tous genres et
sirènes ne font que chanter. Je me décide à le briser :
— Alors, Brando, où est-ce que tu veux aller ? Quel est le but de
cette balade improvisée ?
— Hey ! Ne m’appelle pas Brando ou j’t’appelle John Doe[29] ! Tu
as vu ton prénom ? Tes parents manquaient d’inspiration ? C’est quoi
l’histoire ? Parce que Boww, bon… ça en dit long sur leur degré
d’implication… Je n’ose pas imaginer ton éducation…
Bon sang !
Tout à fait au hasard et en se moquant, Marlon est tombé sur ce qui a
été pour moi le plus traumatisant. Avoir été élevé par des parents hippies et
décadents. Et quand je dis « élevé » entendons ne pas l’être vraiment.
Puisque j’ai grandi en me fixant des règles à moi-même, tout seul comme
un grand.
— Pour info, moi quand je t’appelle Brando, c’est un compliment.
Cet acteur, c’était une pointure, alors dans ma bouche, ça veut dire que je
t’admire, résolument !
La tête baissée, elle se renfrogne et fait comme si mes louanges
n’avaient pas existé :
— J’ai juste besoin de me promener un peu, en réalité…
Un rapide coup d’œil sur le côté me permet de voir que Marlon n’est
pas prête à tout affronter, mais je me tais. Peut-être que c’est le moment où
elle va choisir de se libérer ? Ça fait si peu de temps qu’on se connaît que je
ne suis pas en droit de l’espérer.
Nous continuons à avancer. Je regarde droit devant moi pour ne pas
la perturber, pour si peu qu’elle envisage de parler.
— Tu sais… ces dernières années, je n’ai pas arrêté de voyager…
Alors, tu vas me dire, mais de quoi se plaint-elle, quand certains ne
découvriront jamais rien d’autre qu’un bled paumé ? Je veux simplement
voir autre chose que des chambres d’hôtel hors de prix et des plateaux télé.
J’aimerais juste pouvoir prendre le temps de visiter, en passer un peu moins
à bosser…
Le masque de Marlon semble s’être fissuré. Et ce soir, je dois
essayer de me frayer un chemin dans la faille qu’elle est prête à me montrer.
— Et t’en as parlé à Jensen ? Tu lui as dit ce que tu ressentais ?
— Je n’ai de cesse de lui réclamer de lever le pied, mais
apparemment, c’est trop demander !
La voix de Marlon semble se serrer, comme si un sanglot voulait
s’échapper et qu’elle le réprimait. Et tout à coup, il me vient une idée :
— OK, Marlon… alors… Tu sais que Jensen m’a engagé pour
t’aider ?
— En quelques sortes… disons qu’il t’a sollicité pour faire le
nécessaire histoire que j’arrête de déconner… ce qui est dans SON intérêt…
— Son intérêt et le tien, c’est la même chose, non ?
— Pas vraiment, soupire-t-elle avec lassitude, ses épaules
s’affaissant. Enfin… plus maintenant…
Quelque chose m’échappe vraisemblablement, mais je creuserai
ultérieurement.
— Donc… si prendre l’air te fait du bien et que c’est tout ce dont tu
as besoin… Jensen ne verra probablement aucun inconvénient à ce que je
t’accompagne le soir pour visiter de temps en temps ?
Un clin d’œil pour lui faire comprendre immédiatement que ces
petites sorties ne se feront toujours pas officiellement. Mais s’il faut que
Marlon et moi partagions un secret pour qu’elle parvienne à se confier, alors
je suis prêt. Et puis… qui sait ? On peut peut-être s’amuser ?
Chapitre 18 Marlon
How can you today get me so high
When yesterday I just wanted to die?
Comment peux-tu aujourd’hui me faire planer
Quand hier je voulais juste mourir ?

J’insiste pour aller à la foire du comté. Bo semble s’en étonner :


— Tu es sûre que c’est ce que tu veux faire ? Tu risques de
t’ennuyer…
— Bo… est-ce que tu me croirais si je t’apprenais que je n’ai jamais
mis les pieds dans ce genre de fête, depuis que je suis née ?
— Je… j’étais loin de le penser, mais si tu le dis, je n’ai aucune
raison de douter.
Un grand huit après le diner ? Mauvaise idée ! Pourtant, j’ai envie
de tenter et Bo a la délicatesse de m’y accompagner. À la descente, il est
aussi vert que si son estomac était descendu au niveau de ses extrémités,
mais il choisit de faire comme si de rien n’était. J’ai compris qu’il voulait
que je puisse profiter.
Je l’attire dans la grande roue pour admirer la vue sur la ville,
émerveillée. Tout en me goinfrant de denrées que l’on m’a depuis une
éternité interdit de manger.
« Il faut faire attention à ton poids ! Et montrer l’exemple à toutes
ces jeunes filles qui mangent mal, et surtout trop sucré ou trop gras ! »
Ce soir, je me gave de popcorns et de barbe à papa. Tellement
longtemps que je rêvais de savoir le goût que ça a !
Je me laisse tomber d’une plateforme haute de 5 mètres pour viser
un airbag bombé, pendant que Bo me fait signe d’en bas de sauter. Pour
moi, ni salto ni figure imposée. Je m’écrase simplement et lamentablement
comme un cachalot rejeté par la marée, mais qu’importe ! Je me suis
éclatée. Autant au sens propre qu’au figuré, la peau de mon bras légèrement
brûlée par le frottement sur le coussin gonflé.
— On devrait aller voir les secours, s’affole Bo qui insiste pour que
j’aille me faire soigner.
— C’est rien, Bo, juste un petit bobo. Demain, j’aurai tout oublié.
Enfin… la douleur, pas cette soirée.
Tir à la carabine ? Je me prends une dérouillée. Le sergent-chef Bo
Dwyer sait visiblement viser. Tellement bien qu’il gagne une énorme
peluche Lotso[30] qu’il est trop heureux de me donner, sauf que…
— Bo… rentrer avec ça, c’est aussi discret que les lunettes que
j’arborais pour me planquer…
— Pas faux, je n’y avais pas pensé…
— Tu vois, ô, grand maître Jedi ! J’ai appris de ce que tu m’as
enseigné !
Bo semble soudain avoir une idée et file vers un gamin, qu’il vient
de repérer un peu plus loin. Un échange de peluche plus tard, le môme
repart avec fierté les bras chargés du mastodonte que mon « assistant »
vient de lui laisser. Tout ça pour revenir vers moi avec un petit chien tout
fripé… le genre de truc qui a traîné des années sur un stand avant d’être
gagné.
— J’ai toujours voulu avoir un animal, comment tu le savais ? ne
puis-je me retenir de plaisanter.
— Je l’ai deviné ! rebondit Bo qui rentre dans mon jeu sans hésiter.
— Et en plus, un « Pas repassé » ! Tu ne pouvais pas mieux tomber,
le Shar-pei, ce n’est absolument pas ma race préférée ! Pour la peine, nous
l’appellerons Tobey !
— Heu… t’es certaine ? Ça me fait un peu penser à « Scotty le
teubé… »
— Ah ouais, c’est vrai… Tu as une autre idée ?
— Hummm… Et si on le baptisait Nash ? En hommage à la ville où
on l’a adopté ?
— Nash, c’est parfait !
Un silence de courte durée, avant que Bo ne rebondisse sur le sujet :
— En évoquant « Scotty le teubé… » Grâce à toi, il va encore
ramasser !
— Pff, tu parles ! Je suis certaine qu’il n’a même pas capté que je
m’étais barrée ! Et au pire, s’il se fait engueuler parce que je lui ai échappé,
si tu savais ce que je peux m’en contreficher ! J’peux vraiment pas le
blairer, cette espèce d’obsédé !
— C’est toi qui dis ça ?
Bo semble outré. Mais je comprends qu’il le dit pour se moquer. Ce
qui me fait intérieurement marrer, malgré le fait que je dise ma vérité en
toute sincérité.
— Ouais, je sais ce que tu peux penser… Mon comportement ne me
permet pas de le juger, mais… lui, ses regards lubriques me font carrément
flipper, j’te promets ! J’ai toujours peur qu’il me choppe dans un coin, et me
réclame quelque chose que je ne veux pas lui donner !
— Pourtant, tu as quand même joué avec le feu, la dernière fois pour
pouvoir te barrer ? Parce que, si j’ai bien saisi, tu l’as allumé ?
— J’avais tellement besoin de respirer que plus rien d’autre n’a
compté…
Mon assistant semble avoir pitié, malgré tout, il se doit de me
ramener à ma dure réalité :
— Je comprends et… si tu veux, dorénavant, je tâcherai de t’aider à
aller te balader, si ça peut t’aider à attaquer tes journées en étant reboostée.
Mais, je crois que pour ce soir, tu as assez traîné. Demain, tu vas être
crevée…
— C’est vrai, tu as raison, il vaut mieux rentrer.
Juste avant la sortie, un stand à bisous déserté tenu par deux gosses
et une mamie me fait pitié. Les mômes, visiblement frères et sœurs, n’ont
pas l’air d’attirer. Et ce n’est pas avec ce qu’ils vont encaisser sur cette foire
que leur argent de poche va gonfler.
— Oh, les pauvres ! Ils me font tellement de peine ! Il ne te reste pas
un billet à leur donner ?
— Sans leur offrir leur baiser ? Attends, c’est quand même mérité !
Des heures à poireauter pour ne rien gagner, passer sa soirée à regarder les
gens se promener et ne pas s’arrêter…
— Quoi ? Non, mais je rêve, je crois ! Hier tu m’as limite traitée de
garage à bites et ce soir, tu voudrais payer pour que je mette ma langue dans
la bouche de quelqu’un que je ne reverrais jamais ?
— Mais… je… je ne… parvient-il tout juste à balbutier.
Son air horrifié et à la fois désolé me donne envie d’exploser. Mais
si je veux le faire marcher, je ne dois pas immédiatement pouffer. Même si
le fait qu’il continue de bégayer me donne terriblement envie de me
marrer :
— Je ne t’ai pas traitée de… de... garage à… enfin de ÇA, quoi !
— Ah ouais ? Ce ne sont pas les mots que tu as employés, mais
c’était à peu près l’idée…
— Je… heu…
J’éclate de rire et il comprend enfin que je ne faisais que plaisanter.
Comme un imbécile, il a plongé. Et peut-être même culpabilisé. Presque
dommage que je n’aie pas réussi à me retenir plus longtemps de rigoler !
— J’espère que tu te sens mal, parce que c’était le but recherché !
avoué-je sans me gêner.
—J’te déteste ! Tu peux être ravie, ça a marché !
— T’inquiète ! Je me suis simplement vengée pour tout ce que tu
m’as balancé. Maintenant, je vais me rattraper et avec un peu de chance, tu
finiras par m’apprécier…
Si seulement tu pouvais m’apprécier, Bo… J’ignore pourquoi ça
peut m’importer, mais j’ai besoin que tu ne voies plus en moi que cette
gamine désabusée…
Il argumente. J’écoute à peine les raisons qu’il me vante, déjà
décidée à y aller.
— En tout cas, le p’tit gars, là-bas, tu ne peux pas le laisser comme
ça. S’il ne doit en embrasser qu’une ce soir, il faut que ce soit toi !
— Donne-moi un dollar, s’il te plaît. Puisque tu veux me forcer,
c’est toi qui vas payer.
Il s’exécute et sort un billet. Lorsque je le tends, la dame à la caisse
semble étonnée :
— Oh, mais… mademoiselle, vous ressemblez à…
J’ai soudain l’impression de sentir mon sang se glacer et de me
paralyser. Bo doit lire la peur sur mes traits et vient me sauver :
— On lui dit sans arrêt, vous n’avez pas idée ! Ça en est presque
pénible !
— Oh, faut pas non plus exagérer ! Une vie comme la sienne, tout le
monde en rêverait, alors avoir le sentiment d’être dans sa peau, vous devez
apprécier !
Si seulement vous saviez comme cette vie, je serais capable de
l’échanger !
— Et dites-moi, madame… ne puis-je m’empêcher de lancer, vous
êtes-vous demandé si lorsqu’elle était bébé, Marlon, c’était son ambition de
devenir une célébrité ?
— Peut-être pas, mais aujourd’hui, elle a de quoi profiter…
Mon visage s’est probablement refermé.
— C’est vrai, de quoi elle se plaindrait ? relevé-je avec une
amertume à peine voilée.
— D’ailleurs, vous aussi vous êtes tatouée un peu comme elle
l’est…
— Oui… un moment de délire où j’ai songé que lui ressembler
jusqu’au bout serait une bonne idée.
Le sourire de Bo s’étire. Mon mensonge est peu crédible, mais ça
devrait suffire. Ce n’est pas comme si chacun allait réfléchir. Et surtout se
souvenir de chaque motif dessiné sur cette peau que ce soir, j’ai bien pris
soin de cacher.
— Oh, mais j’y repense ! Elle n’était pas dans le coin, récemment ?
— Vous rigolez ? Nashville, pour elle, c’est un bled paumé, décidé-
je d’appuyer. Elle est probablement à L.A. en train de se dorer !
— Ah ouais ! Certains ont vraiment la belle vie pendant que
d’autres doivent bosser.
Je tilte que contre toute attente, pendant cette soirée, personne n’a
semblé me dévisager, ni même essayé de m’accoster. Bo avait raison, se
fondre dans la masse sans se « déguiser », c’est aussi efficace que de
chercher à se planquer avec des accessoires peu discrets.
Je file vers le jeune homme que je dois embrasser tandis que sa
grande sœur me regarde sans oser parler. Les yeux du gamin bandés,
j’appuie mes lèvres sur les siennes et une fois que j’y ai déposé un doux et
chaste baiser, je lui ôte le ruban qui couvrait ses paupières fermées.
Lorsqu’il les ouvre, ses pupilles parviennent à se réadapter à la clarté, mais
quand il me voit, son souffle semble se couper.
J’entreprends de discuter en espérant qu’il recommencera à respirer,
alors que sa sœur reste en retrait, ébahie et paralysée.
— Salut ! Comment tu t’appelles ?
— Rob… peine-t-il a dire, sa voix ne voulant pas sortir.
— Enchantée, Rob. J’ai été ravie de t’embrasser… Sache que je me
souviendrai de ce baiser.
— Est-ce que… vous êtes la vraie ? ose-t-il demander.
Je remue la tête discrètement et lui fais un clin d’œil pour lui
confirmer :
— Ce sera notre secret, Robbie, OK ? murmuré-je en m’approchant
doucement.
Cette fois, c’est lui qui acquiesce. Ses jambes n’ont plus l’air de le
porter et moi, mon cœur fait semblant de virevolter. Enfermée à double tour
dans ma cage dorée, je ne sais plus rêver. Mais qui a dit que pour les autres,
ce n’était plus autorisé ?
Nous rentrons comme nous sommes arrivés. Un taxi nous avait
déposés et nous avions enregistré son numéro, pour lui demander de revenir
nous chercher. Des kilomètres au compteur, une course en or et du blé à la
clé.
— Une prochaine fois, tu sais ce que j’aimerais ? Qu’on prenne le
bus, le métro ou le tramway…
— Si ça te fait envie, on pourra s’arranger…
— Oh, et aussi… un jour, j’adorerais conduire.
— Heu… tu ne l’as pas déjà fait ?
— Ça, c’est ce que les journaux ont raconté, mais ce n’est pas
vrai…
— D’accord, alors je verrai ce que je peux organiser…
Arrivés à l’hôtel, nous quittons l’ascenseur à quelques niveaux en
dessous de ceux où nous sommes installés, et je monte les derniers étages à
pied, pour rester planquée dans la cage d’escalier. Bo doit faire diversion
pour que je puisse regagner ma chambre, et pour ça, « Scotty le teubé » doit
dégager.
Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire juste pour aller se promener !
Bo semble s’inquiéter qu’R.J. nous ait grillés :
— Peut-être que ce soir, ça s’est bien passé, mais la prochaine fois,
il vaudra mieux laisser ton téléphone ici, avec ta localisation activée.
Jensen ne passera pas toutes ses soirées à probablement penser qu’elle a
buggé, si vraiment il tient à te pister... D’ailleurs, n’oublie pas de la remettre
dès que tu seras rentrée.
Bo s’apprête à quitter la cage d’escalier. Mais avant de me laisser, il
ne manque pas de dérouler le plan tordu dont il a préparé en 5 minutes à
peine les subtilités.
— Bo, je…
— Oui ? Un détail que j’aurais négligé ?
Tout à coup, aux prises avec une timidité à laquelle je ne suis pas
accoutumée, j’ai du mal à le regarder.
— Je voulais juste te remercier… murmuré-je sans trop oser lever la
tête de mes pieds. J’ai vraiment passé une super soirée.
Le silence qu’il me renvoie m’incite finalement à chercher le
contact visuel que je m’efforçais d’éviter.
— De rien… répond-il entre assurance et autorité. J’espère que nous
aurons d’autres occasions de nous éclater.
Au mot « nous », mon cœur a des ratés. Bo disparaît et je retiens la
porte pour l’empêcher de claquer. Et dans mon estomac, des milliers de
papillons ne demandent qu’à s’envoler.
Chapitre 19 Bo
I paid the cost for all I’ve lost
I’ve been taken what I needed the most
J’ai payé le prix pour tout ce que j’ai perdu
On m’a pris ce dont j’avais le plus besoin

— Hey, Scott ! Comment se passe ta soirée ?


— Oh, comme d’habitude Bo, tu sais… Si les portes pouvaient
parler, peut-être que j’arrêterais de m’ennuyer.
L’apparente détente du vigile me conforte dans le fait qu’il n’y ait
pas à s’inquiéter. Le « teubé » n’a pas capté que sa star s’était sauvée et
Jensen n’a pas dû chercher à la localiser. Sinon, ils seraient tous en train de
la traquer et le garde du corps ne serait pas tranquillement ici à garder une
suite désertée.
Des sons dans la chambre attirent mon attention. Je comprends que
Marlon a allumé la télévision pour masquer son évasion. Je m’en sers pour
entamer ma phase de diversion.
— Ah… Ce soir, c’est télé ? Cette fois, la star n’a pas décidé de
nous irriter avec une grosse soirée ? Un peu plus discret… dommage que ce
soit justement aujourd’hui que je sois sorti me balader !
Scott hausse les épaules.
— Je ne t’ai même pas vu t’en aller, note le vigile tout juste étonné.
Preuve qu’avec toi, Marlon est bien protégée ! Je ne comprends pas
que l’effectif à l’étage ne soit pas doublé, mais si ça peut nous permettre de
nous « évader » chaque fois que monsieur ira pisser !
J’évite soigneusement de relever, et lui souhaite une bonne nuit
avant d’ouvrir la porte de ma chambre, juste à côté.
Allez ! Suite et fin du plan ridicule que j’ai monté.
Je me déshabille et enroule une serviette de bain à ma taille, avant
d’envoyer un SMS à « ma protégée » :
Les détails sont arrangés. Si Marlon fait vite, ça devrait marcher. Et
au pire, si jamais « Scotty le teubé » a la lumière qui vient à s’allumer,
j’improviserai…
Je sors torse nu, juste « vêtu » de ma serviette éponge et m’en vais
pleurer que j’ai besoin d’être sauvé :
— Psst, Scott ! l’appelé-je discrètement depuis mon palier.
Lorsque son regard se tourne dans ma direction, je lui envoie un
signe discret, comme si je préférais faire des secrets.
— Désolé, pourrais-tu venir m’aider, s’il te plaît ?
Évidemment, comme je l’escomptais, Scott délaisse immédiatement
la porte qu’il doit garder pour se radiner. Bouche ouverte et sourcils arqués,
il attend que je lui explique ce qui peut bien m’arriver.
— Je m’excuse, hein… c’est que je suis un peu gêné… chuchoté-je
en exagérant chaque « signal de détresse » que je peux adresser.
Scotty me mate de la tête aux pieds, s’arrêtant sans vergogne sur
mon torse dévoilé. Et malgré mon étonnement, je suis gagné par une seule
pensée :
Ah ouais ? Scott est du genre à bouffer à tous les râteliers ? Ça
tombe bien alors, je vais pouvoir en profiter.
— Qu’est-ce que je peux faire pour te dépanner ? lance le colosse
intéressé.
— J’ai un peu honte de l’avouer, mais… le robinet d’eau chaude
est… comment dire ? J’arrive pas à le desserrer pour la faire couler et me
doucher à l’eau froide, je suis pas super tenté !
Ouais, je sais… ça fait pitié ! Mais je n’ai trouvé mieux pour
l’attirer dans ma chambre et que Marlon ait le temps de passer…
Il entre sans se faire prier et pendant qu’il file à la salle de bains, je
confirme à Marlon par un autre SMS que c’est OK.
Quand j’entends l’eau couler, je m’affole pour aller rejoindre le
garde du corps et le retarder :
— Oh ! Merci, Scott, tu y es arrivé ! Sans toi, je sais pas comment
j’aurais fait !
Il bombe le torse avec fierté :
— C’est rien, tu sais.
— Whaou, on dirait que tu as fait ça avec une déconcertante
facilité ! Si seulement je pouvais être aussi musclé…
— Quand je te vois, je n’ai pas l’impression que tu manques de quoi
que ce soit où que ce soit.
Bon sang ! Le voilà le regard lubrique dont Marlon parlait !
OK… Là, il commence à me faire sérieusement flipper !
Un SMS vient me sauver.

Ouf ! Maintenant je me débarrasse de Scotty avant qu’il soit


vraiment décidé à me coller !
— C’est gentil, hein… Bon bah, je vais y aller, à présent ! L’eau est
en train de couler et… faut songer à la planète, comme tu le sais !
Son regard déçu me laisse à penser que je ne me suis pas
franchement trompé. Les deux genres peuvent apparemment le tenter. Ce
qui ne me dérange pas en soi, chacun fait ce qui lui plaît, mais moi, ce n’est
pas ma tasse de thé !
— OK, alors… dans ce cas, je vais t’abandonner, concède-t-il
dépité. N’hésite pas à m’appeler si jamais tu es encore ennuyé.
Je referme la porte derrière lui et prends le temps de souffler,
soulagé, avant d’adresser un dernier message à Marlon, pour clore notre
soirée :
Une fois dans mon lit, je revis ce qui s’est passé. Marlon a-t-elle de
véritables blessures, bien plus profondes que les plaies qu’elle a bien voulu
me montrer ? J’ai comme le sentiment qu’elle semble prête à se mettre
constamment en danger. Et si ce soir, Marlon m’a laissé entrevoir ses
contrées, je suis certain d’être encore bien loin d’en avoir découvert les
endroits les plus reculés. Marlon a toujours des choses enfouies qui ne
cessent de la torturer, je le sais. Même si elle s’efforce de ne pas le montrer
et d’avoir l’air gaie.
J’ignore comment, mais je sens une colère qui semble la dévaster.
La ronger de l’intérieur et la pousser à mordre parfois, quand je devine
qu’elle voudrait pouvoir hurler à s’en époumoner… Et cette rage-là, j’ai
besoin de savoir de quoi elle est née et ce qui la nourrit encore, pour
pouvoir l’aider. Parce qu’au-delà du fait que je sois payé, Marlon me paraît
mériter d’être soulagée de ce truc qui s’apparente à un fardeau, et qu’elle a
tant de mal à porter.
Atlanta, nous voilà !
Autre ville, autre concert, une autre journée sur cette terre…
Aujourd’hui, Marlon se montre impossible à satisfaire et semble
survoltée. Comme surexcitée. Est-ce la présence de Justin Tanaka qui doit
l’accompagner pour un duo, qui peut tout justifier ? Je n’en sais rien, en
tout cas, ces deux-là ont l’air liés par quelque chose de particulier, qui me
pique le cœur sans véritablement me l’expliquer.
Bo… Ça commence à faire un peu trop de choses que tu ne
t’expliques pas, depuis que tu la connais. Il va falloir éclaircir ton ciel
avant qu’une tempête ne finisse par arriver.
Justin Tanaka, chanteur canadien de 25 ans, est le profil du mec à
envier. Mais je me méfie de ce que les médias donnent à manger. Marlon
m’a prouvé que ce qui est dit n’est pas toujours vérité.
Rocker tatoué décoiffé, le type semble avoir été sculpté pour faire
baver, et ses origines japonaises ajoutent la touche d’exotisme qui les fait
toutes tomber. Marlon et lui ont tourné ensemble dans une série télé. À
l’époque, on leur a même prêté une relation qu’aucun des deux n’a
commentée. Censée s’être terminée naturellement quand chacun est reparti
de son côté.
Toujours est-il que j’ai comme la sensation d’être écarté et de vivre
ma journée comme en « décalé ». Car si j’ai eu l’impression que Marlon et
moi, on était enfin parvenus à se rapprocher, j’ai dû me planter. Ou alors
elle joue à la perfection son rôle pour qu’on ne se fasse pas griller dans nos
prochaines échappées, dans la mesure où elle paraît tout faire pour m’éviter.
En même temps, elle a certainement autre chose à faire que passer son
temps avec un « semblant d’assistant » qui n’a encore rien fait à part l’aider
une fois — rien qu’une toute petite fois — à s’évader de sa vie dorée.
Qu’elle n’essaie pas de se moquer de moi ou de me manipuler pour
m’allumer finit presque par me manquer ! Voilà ! Une seule semaine que je
la côtoie et de mignonnes habitudes se sont déjà installées. C’est niais et
désolant. Navrant et presque charmant, cette façon qu’elle a de retrousser
son adorable nez quand elle me demande de l’accompagner pour se
changer, alors qu’Autumn est là pour l’habiller. Désespérant de m’avouer
que, merde ! Cette gamine, je m’y suis attaché en moins de temps qu’il n’en
faut pour dire « le tour est joué… » Et qu’aujourd’hui, comme un con, je
suis jaloux que le Justin « Machin » envahisse l’espace et me vole ma place
de « centre d’intérêt attitré. »
Les voir se marrer toute la journée, devoir supporter que Justin
« Bidule » ne cesse de la coller et l’accoler sans arrêt, finit par m’irriter.
Surtout que Marlon prend soin de faire comme si jamais je n’avais existé.
En bref, je suis devenu ce gosse gâté qui a perdu le jouet dont il se
désintéressait. Même si c’était moi le jouet, et que je viens de comprendre
que ça me plaisait. D’autant plus que comme ma petite amie semble avoir
totalement zappé que j’existais, ma relation palliative avec Marlon m’aidait
quelque peu à ne pas trop y penser.
C’est donc dégoûté de l’avoir si vite lassée, et bien décidé à
reconquérir ma place au centre des activités de ma nouvelle chanteuse
préférée, que je choisis d’aller m’incruster… Mais sur le chemin de la loge,
je croise Jensen visiblement énervé :
— Et vous, là ! Qu’est-ce que vous faites-là ? C’est comme ça que
vous travaillez sur le comportement de Marlon ?
— Justement, je la rejoignais…
— Il serait temps ! Parce qu’elle n’a déjà besoin de personne pour
déraper, mais s’il y a bien quelqu’un qui l’incite à chaque fois à dérailler,
c’est ce Tanaka ! Si elle pouvait ne plus jamais le croiser, ça ne pourrait
faire que m’arranger ! Malheureusement, le destin semble le replacer
constamment là où Marlon doit aller !
Jensen continue de pester et c’est, pour le coup, plus inquiet
qu’encore agacé d’avoir été évincé, que je file vers la loge de Marlon pour
la retrouver.
— Ça va, Scott ? demandé-je au colosse plus pour la forme que par
réel intérêt.
— Ça va, ça va… Tu sais, je me disais…
— Excuse-moi, là, j’ai pas trop le temps de discuter, le coupé-je
sans l’écouter.
Chique coupée, Scotty se tait. Mes trois coups habituels contre le
battant et j’entre sans attendre d’y avoir été invité. Tout ça pour tomber sur
une Marlon et un Justin « Trucmuche » en train de se bécoter. Ou plutôt de
se galocher. Mais non, que dis-je ? En plein ravalement de façade complet,
vu comment le mec semble vouloir carrément la lécher !
Assis sur le canapé, Justin s’active à fouiller sa gorge tandis que
Marlon, la jupe relevée, est posée sur ses genoux, ses cuisses écartées de
part et d’autre du type qui, malgré mon arrivée, n’arrête pas de la peloter. Et
si elle est toujours habillée, connaissant, Marlon, je doute que ce soit encore
le cas bien longtemps.
— Après la police montée, voilà l’agent pas du tout secret infiltré !
grince Marlon que ma présence semble déranger. Qu’est-ce qu’il y a ?
J’espère que tu as une bonne raison de te pointer, parce qu’au cas où tu
n’aurais pas remarqué, on est occupés !
Comme si je n’étais pas là, elle commence à bouger d’avant en
arrière, et je sens dans ma gorge une bile amère. Où sont les mains de Justin
à cet instant exactement ? Je ne le vois pas et je ne le souhaite surtout pas !
— Je… voulais savoir si tu avais besoin d’aide pour te changer…
osé-je tout juste proposer.
Pu… Bo ! On dirait que tu es prêt à la supplier ! Reprends-toi !
C’est pas toi, ce gars collant qui ne cesse d’insister ! Et puis, tu as Ève…
son actuel désintérêt n’est certainement qu’une façon de te faire
comprendre tout ce qui peut l’agacer. Dès que tu rentreras, ça va
s’arranger…
Marlon jette sa tête en arrière en continuant d’onduler, et je regarde
presque fasciné Justin commencer à la mordiller.
— Je te remercie… ça va aller, me répond-elle difficilement en
réprimant un gémissement. Maintenant, tu peux nous laisser…
Ce qui se passe ensuite ne mérite pas d’être mentionné. Dix
secondes à peine plus tard, Marlon a déjà oublié qui j’étais et c’est avec le
sentiment d’être totalement transparent que je m’éclipse, sans même avoir
besoin de le faire discrètement.
Je claque la porte. Les sons qui s’échappent de la loge
m’insupportent et je détale comme poursuivi par l’incarnation du mal.
Bon sang, Marlon, mais qu’est-ce que tu fais ?
Sa tendance naturelle à s’exhiber, je la connaissais. On entre ici
comme dans un moulin, on va et vient… C’est un fait avéré. Tout le monde
a déjà vu Marlon déshabillée. Mais là, je suis presque choqué. Et je dis bien
presque, parce qu’à ce stade de ma journée, ce que je ne sais pas encore,
c’est que Marlon est bien décidée à m’en faire voir d’autres d’ici la fin de la
soirée…
Chapitre 20 Bo

Twisted heroine, mind and heart haunted


I’m not stupid, my life is ruined
Héroïne tordue, esprit et cœur hantés
Je ne suis pas stupide, ma vie est gâchée

— Hey ! Ça va toujours, Atlanta ?


Les cris des fans, l’excitation qui monte d’un cran.
— Yeah ! Vous êtes un public à tomber ! Vraiment !
Le nom de Marlon scandé sous les applaudissements.
— Whaou ! Vous savez comment me toucher, décidément ! Alors
comme ce soir, vous m’avez montré à quel point vous étiez motivés, j’ai
choisi de vous jouer en avant-première une toute nouvelle chanson que je
viens juste de composer.
La rumeur qui continue de s’élever.
— Et pour l’interpréter pour la première fois, je serai
exceptionnellement accompagnée…
Et cette fois, des hurlements, carrément !
— Faites du bruit pour mon ami ! Allez, viens ! On t’attend, Justin !
Un technicien plante deux hauts tabourets, et Justin « Je n’ai même
plus de surnoms à lui trouver, tellement je suis dégoûté » se pointe avec sa
guitare pour s’y installer.
J’observe la scène et je ne sais toujours pas où se situe ma gêne.
Leur complicité ne devrait pas me perturber. Pas plus que ce baiser
enflammé qu’il vient de lui donner devant un public qui ne cesse d’en
redemander.
« Marlon et Justin, un couple qui fait rêver » titrait déjà il y a
quelques années les magazines à succès.
À ce jour, Justin a été son seul petit ami attitré. Qui pourrait
rivaliser et offrir à Marlon une vie rangée, loin des aventures sans
lendemains à côté desquelles elle se réveille chaque matin ?
Une vie où elle connaîtra peut-être encore plus d’excès… ne peut
s’empêcher de me souffler mon cœur ou ma conscience.
Je ne sais pas lequel des deux a parlé…
Justin commence à gratter sa guitare en lançant à Marlon des
regards énamourés, que je parviens limite à supporter. Le public se tait. La
voix puissante de la déesse tatouée se hisse dès les premières notes et déjà,
je sais que l’émotion ne fera que grimper…

After all these years[31] — Après toutes ces années


Trying to keep my head up — À essayer de garder la tête haute
I can’t still hide my tears — Je ne parviens toujours pas à cacher
mes larmes
Not to ruin my make up — pour ne pas ruiner mon maquillage

I don’t know if I won’t fall down — J’ignore si je ne tomberai pas


With the weight of my heavy crown — Avec le poids de ma lourde
couronne
When I search all around — Quand je cherche partout
Who really knows me? — Qui me connaît vraiment ?
Nobody in the crowd — Personne dans la foule

Chorus:
This life is not the one I wanted — Cette vie n’est pas celle que je
voulais
I’m sickened and disgusted — Je suis malade et dégoûtée
This life is not the one I wanted — Cette vie n’est pas celle que je
voulais
I just hoped to be loved and trusted — J’espérais juste être aimée et
digne de confiance

Do I have fears? — Est-ce que j’ai des peurs ?


Of course, I have a lot! — Bien sûr, j’en ai des tas
Is there anybody here who can hear? — Y a-t-il quelqu’un ici qui peut
entendre?
Only people who say “don’t be an idiot” — Seulement les gens qui
dissent “ne sois pas une idiote »

Stop saying I must keep quiet — Arrêtez de dire que je dois me taire
I Could be able to start a riot — Je serais capable de déclencher une
émeute
Cross all the lines, not telling lies — De franchir toutes les lignes, sans
mentir
I need to shout, to take off my disguise — J’ai besoin de crier, d’enlever
mon déguisement

Chorus:
This life is not the one I wanted — Cette vie n’est pas celle que je
voulais
I’m sickened and disgusted — Je suis malade et dégoûtée
This life is not the one I wanted — Cette vie n’est pas celle que je
voulais
I just hoped to be loved and trusted — J’espérais juste être aimée et
digne de confiance

They say “your life is such a dream” — Ils disent “Ta vie est tel un
rêve”
I’d give everything if you asked — Je donnerais tout si on me le
demandait
Some days I’d like to scream — Certains jours, j’aimerais crier
Or at least, just to strike — Ou du moins juste frapper

What am I complaining about? — De quoi est-ce que je me plains ?


Life is just something to cross out — La vie est juste quelque chose
qu’on traverse
I just hope to be loved and trusted — J’espère juste être aimée et qu’on
me fasse confiance
But I’ve no one to share my doubts — Mais je n’ai personne pour
partager mes doutes

Chorus:
This life is not the one I wanted — Cette vie n’est pas celle que je
voulais
I just hoped to be loved and trusted — J’espérais juste être aimée et
digne de confiance
This life is not the one I wanted — Cette vie n’est pas celle que je
voulais
I just hoped to be someone’s sacred — J’espérais juste être sacrée
pour quelqu’un
I just hoped to be someone’s sacred — J’espérais juste être sacrée
pour quelqu’un
I just hoped to be someone’s sacred… — J’espérais juste être sacrée
pour quelqu’un…

Alors que les dernières notes se taisent, j’ai comme une révélation
au sujet de ma « mission ». Depuis le début, tout est là devant moi. Devant
nous tous, que ce soit Jensen, les médias, mais le monde n’entend pas. Si
Marlon se comporte comme ça, je crois que c’est parce qu’elle est fatiguée
de cette vie-là. Dans cette chanson, elle ouvre son cœur pour crier haut et
fort que sa carrière a fait son malheur.
« Je veux juste voir autre chose que des chambres d’hôtel hors de
prix et des plateaux télé. Pouvoir prendre le temps de visiter, en passer un
peu moins à bosser… » m’a-t-elle raconté en prenant soin d’alléger les
maux qu’elle gardait.
Ce que j’entends également, c’est que Marlon espérait aussi être
aimée. Ce soir, avec Justin, ils se sont retrouvés, la boucle est bouclée.
Désormais, je suis certain qu’elle pourra évoluer apaisée et qu’au fil des
mois, elle cessera de faire parler pour autre chose que de nouveaux projets.
Soudain, tout le monde entonne un « Happy Birthday. »
Bon sang ! En plus, « Justin le parfait » a quelque chose à fêter !
Les regards du public sont polarisés. Ce concert est un énième
succès. Je me force à contempler les deux célébrités qui, sur scène, étalent
leur amour aux yeux des fans, oubliant toute notion d’intimité.
Les paroles de Marlon reviennent me hanter :
« Ma vie est un spectacle perpétuel »
Et si moi, je l’ai oublié, ces deux-là en ont conscience et y sont
surtout habitués. Ce soir, ils ont apparemment décidé d’en jouer…
La soirée bat son plein dans les « quartiers » d’à côté. Mon côté
malsain m’incite à aller frapper pour leur dire de se calmer.
Malsain et aussi un peu maso ! Tu ferais mieux de continuer à
appeler ta petite amie pour lui remémorer qui tu es, car elle t’a visiblement
oublié…
Aussi immense soit-elle, la suite est bondée. Quand je pénètre dans
la pièce, les murs semblent tanguer. Comme chaque fois, la musique a été
poussée à son maximum et les enceintes ne font que hurler. Mais ce n’est
pas le son qui me fait vaciller. Je n’ai pas besoin de chercher pour que mes
yeux se posent sur celle qu’ils espéraient. Adossée à un mur, Marlon a de
quoi s’occuper. Pas de doute qu’elle ne s’ennuiera pas, mais… je ne m’étais
pas imaginé le couple qu’elle forme avec Justin, aussi libéré.
Ce dernier s’affaire à laisser sa marque dans le cou de la star de la
soirée, sa main glissée dans ses dessous, s’activant à la caresser… pendant
qu’un autre type dévore un de ses seins dressés. Tout ça aux yeux de tous,
sans s’en cacher…
Une nana fait le tour de la pièce pour proposer un des nombreux
produits de la sauterie. Marlon se paie le luxe de s’offrir un rail sans même
qu’aucun de ses deux amants n’ait idée de la délaisser. Mes jambes peinent
à me porter.
Mais prêt à m’écrouler, je file sans réfléchir vers « ma protégée » en
me mettant à crier :
— Marlon ! Qu’est-ce que tu fais ?
— Tu le vois pas, ce que je fais ? me provoque-t-elle, clairement
défoncée.
Justin arrête un instant de bouger sa main, sans pour autant la retirer
de la culotte où elle est glissée. Comme s’il venait juste de remarquer ma
présence et que ça le gênait. Sauf que je sais parfaitement qu’il n’en a rien à
cogner !
Ouais, je suis carrément outré, et ça se ressent un peu sur les mots
qui peuvent traverser mes pensées…
— Hey, vieux ! Tu te prends pour son père, ou quoi ?
— Bah, on se demande où il est, son père, dans ces moments-là !
Marlon se marre :
— Pas là, tu vois !
— Marlon, arrête ça ! Qu’est-ce que ça t’apporte de continuer à
vivre comme ça ?
— Oh, oh, oh… Bowww, Bowww, Bowww… Tu t’imagines quoi?
Que parce qu’on s’est fait une petite virée, toi et moi une fois, tu sais ce qui
est bien pour moi ou pas ? Tu as cru quoi ? Que je m’étais ouverte comme
dans les putains de contes de fées, et qu’à présent tu pourrais lire en moi à
volonté ? Je vais t’apprendre quelque chose, mon gars ! Une soirée pour me
connaître véritablement, ça ne suffit pas !
Ces derniers mots me laissent aussi perplexe qu’ils me vexent.
— Allez, mec ! Maintenant, soit tu joues avec nous, soit tu
dégages ! m’invite Justin sans aucun complexe.
La langue de Marlon passe sur ses lèvres avec un intérêt non feint,
avant de disparaître dans la bouche de l’autre type qui vient réclamer de
quoi satisfaire sa faim.
Je refuse net :
— Ça va pas, ou quoi ?
— OK, alors si c’est pas ton délire, barre-toi ! m’ordonne Justin,
cette fois.
Aucun n’a la décence d’attendre que je sois parti pour reprendre et
recommencer à l’entreprendre. Je redeviens transparent et choisis de ne pas
faire d’esclandre, en quittant les lieux comme si je marchais sur des
cendres. Les cendres encore chaudes d’une sorte d’affection tout juste
naissante…
J’avance au radar dans le couloir, me rejouant les images en ayant
perdu tout espoir. Marlon ne sera jamais sauvée si même en couple, elle ne
cesse de dériver. Pour autant, puis-je déjà abandonner sans avoir vraiment
essayé de l’aider ?
Je fonce de nouveau dans la direction opposée et défonce
pratiquement la porte pour entrer sauf que… je reste paralysé.
Je n’ai pas quitté la suite plus de deux minutes et quand je reviens,
je ne comprends plus rien.
Toujours contre le mur où je l’ai laissée, Marlon se fait à présent
baiser. Sauvagement baiser. Il faut dire ce qui est, sans édulcorer.
Littéralement labourer par le type qui lui bouffait les seins quand j’ai
déserté. Il s’enfonce en elle encore et encore, avec une énergie que je
pourrais lui envier. Pendant que Justin est lui-même occupé à sauter une
autre nana sur le canapé. Enfin… disons que la fille s’attelle à le
chevaucher… et que tout ce petit monde était tellement pressé qu’ils n’ont
même pas pris le temps de se déshabiller.
Je crois halluciner. Ou plutôt, je suis conforté dans le fait que, si
l’univers du show-business peut parfois nous tromper, il n’est fait que de
luxure et d’excès.
Suis-je le seul à être choqué ? J’en viens à le penser, car autour de
moi, personne ne s’est arrêté sur la scène, et chacun continue à danser, à
picoler ou à sniffer.
Marlon a certainement un jour été une jeune fille pure et innocente.
Qu’a-t-il bien pu se passer, pour qu’elle ne vive plus désormais que pour
s’approcher au plus près de ce qu’elle sait fait pour brûler ? Ne voit-elle pas
que si elle persévère, ses petites ailes trop frêles finiront par se consumer ?
L’espace d’un instant, Marlon rouvre les yeux, comme connectée à
la douleur que ça m’inflige de la regarder. Ses pupilles à elles paraissent
habitées. La drogue et ses effets… Je demeure inapte à interpréter ce que je
peux y puiser. Mélange étrange d’émotions contenues, mais à la fois
débridées. Entre cauchemar et réalité, Marlon semble avoir été capable de
m’ensorceler. Improbable évidence, que ces sentiments impossibles à
canaliser, à analyser…
Je trouve le regard d’Autumn, également très occupée avec un mec,
juste à côté. Je ne sais pas ce que mes pupilles doivent refléter, mais j’ai
tout à coup la vague impression de lui faire pitié.
Combien de temps resté-je là, hagard, à assister à ses ébats, aussi
dégoûté qu’hypnotisé, aussi écœuré que captivé ? Je n’en ai aucune idée…
Je regagne finalement ma chambre, la tête emplie d’images que je voudrais
tout simplement pouvoir chasser et oublier.
Chapitre 21 Bo
We can’t go on to play this game
If I let you, I’d feel ashamed
Tu ne peux pas continuer à jouer ce jeu
Si je te laissais faire, j’aurais honte

Le lendemain matin, je provoque une entrevue avec Jensen :


— J’abandonne ! Je veux arrêter et rentrer ! Tant pis si vous décidez
de ne pas me payer. Marlon m’en a fait voir plus que je ne peux en
supporter, et je n’y arriverai jamais. La barre est trop tordue pour être
redressée !
— Non, mais, vous rigolez ? Ça fait tout juste plus d’une semaine !
Je ne vous autorise pas à partir. Je peux même vous obliger à rester !
J’EXIGE que vous restiez ! se met-il soudain à crier.
— M’autoriser ? Vous exigez ? Mais monsieur, dans ce pays, on a le
droit de démissionner, vous savez !
— Vous vous entendez ? Pour qui vous vous prenez ? À qui croyez-
vous vous adresser ? Faites bien attention de ne pas me provoquer,
monsieur Dwyer. Vous pourriez le regretter !
— Mais ma parole, vous êtes cinglé ! Vous êtes TOUS
complètement cinglés ! Le Star-System, c’est un monde de tarés !
Je claque la porte en rêvant de m’éloigner de cet endroit aussi vite
que mes pieds peuvent me porter. Mais j’entends qu’on me court après.
— Bo ! Attends, s’il te plaît !
La voix d’Autumn, que je reconnais, ne me donne pas envie de
m’arrêter et c’est en continuant à marcher que je lui fais mes « au revoir »
un peu à regret. S’il y a bien au moins une personne que j’ai appréciée, c’est
cette petite fée créatrice de tenues pailletées.
— J’en ai terminé avec Marlon, Autumn… Je m’en vais.
— Je sais, m’avoue-t-elle en tentant de suivre mon pas pressé. J’ai
entendu ce que tu as balancé à R.J., mais tu ne peux pas la laisser. Pas
maintenant qu’elle est prête à se livrer…
— Ah, ça ! Prête à se livrer, elle l’est ! À plusieurs à la fois, et
même en public ! J’ai vu ça ! Mais pour ce qui est de se confier, si vraiment
il y a quelque chose qui la ronge, au point de se détruire chaque jour que
Dieu fait, alors laisse-moi te dire que ça n’arrivera jamais !
— Vous êtes allés vous balader, l’autre soir… je le sais, elle m’en a
parlé…
Surtout, regarder devant moi. Ne pas croiser ses prunelles qui
veulent me supplier. Parce que je sais que je serais capable encore une fois
de céder si je le fais.
— Et alors ? Tu vois bien ? Ça n’a rien changé !
— Mais… si vous recommencez… au fur et à mesure, la confiance
qu’elle va t’accorder va la pousser à…
— Elle a juste besoin de quelqu’un qui l’aide à sortir en douce pour
s’aérer. Que ce soit moi ou quelqu’un d’autre, qu’est-ce que ça va changer ?
— Mais tu commences à l’apprécier, Bo, je le sais…
Je presse le pas. Comme si m’enfuir pouvait plus rapidement me
détacher de ce que je peux éprouver.
— C’est vrai, je ne peux pas le cacher. Mais une semaine de plus ou
de moins, qu’est-ce que ça ferait ? À la fin de l’été, je partirai, quoi qu’il
soit arrivé. Je n’aurais tout simplement jamais dû changer d’avis, lorsque tu
me l’as demandé. Je n’étais pas du tout compétent pour m’en occuper. Seul
l’argent m’a motivé. Et ce n’est jamais le bon moteur, quand il y a
quelqu’un à sauver. En tout cas, pour moi, ça ne l’a pas été…
Parce que cette jeune fille rebelle totalement paumée, je m’y suis
attaché. Et que quand je devine dans quel engrenage elle s’est engouffrée, à
présent j’ai peur pour elle. Et si je reste là plus longtemps à la regarder
s’enfoncer, jamais je ne pourrai m’en retourner…
Je pensais qu’un mois suffirait… que je repartirais, mission bouclée.
Ce que je n’avais absolument pas envisagé, c’est que cette gamine a fait
fondre quelque chose en moi d’insoupçonné. Pourtant, je ne peux pas rester.
Je ne VEUX pas rester…
— Désolé, Autumn. Mais cette fois, je ne céderai pas…
L’accolade franche qu’elle me donne me surprend, autant qu’elle me
fait chaud au cœur et m’attriste en même temps.
Qu’est-ce que c’est que cet émoi à la con qui s’empare de moi ? Je
ne suis pas le genre de type à m’attacher aussi vite que ça ! Qu’est-ce
qu’elles ont fait de moi, ces deux-là ? Je ne me reconnais même pas ! Mon
cœur ressemble maintenant à un chiffon. Pire ! À une éponge, capable
d’absorber puis de recracher tout un tas d’émotions… Des émotions à
profusion, dont je ne sais que faire à présent que je rentre à la maison…
— Bonne chance, Autumn… prends soin de toi… et de Marlon…
autant que tu pourras…
Je pivote et fais seulement quelques pas, quand une alerte arrivée
sur mon portable me fait hésiter. Celles que j’ai programmées concernent
les articles qui pourraient parler de « ma petite protégée », comme je me
surprends à présent à mentalement l’appeler.
Je sors machinalement mon G.S.M. de ma poche, tout en continuant
à marcher. Mais les images qui défilent sur l’écran me font immédiatement
m’arrêter…
Bon sang… C’est pas vrai !
Mes doigts sont si crispés que je jurerais être capable de briser mon
smartphone. Tellement ma main semble vouloir l’écraser, mes phalanges
commencent à devenir bleutées.
Le plan, volontairement reculé, permet de parfaitement visualiser.
Les protagonistes, les lieux où ça a pu se passer...
Les images donnent chaud, terriblement chaud. Et j'ai beau essayer
de ne pas les regarder, mes yeux sont irrémédiablement attirés...
S'il ne s'agissait pas de Marlon, une telle scène pourrait plus que
probablement m'exciter. Même si le sexe à plusieurs, je n'ai jamais tenté
ni...
Il me semble reconnaître la chambre où pour la première fois, j'ai vu
à quel genre de soirée ma starlette désormais préférée, pouvait s'adonner.
Ainsi qu'un des mecs qui s'est levé ce midi-là, lorsque j'ai accompagné
Jensen la chercher... Cette vidéo aura donc mis à peine plus d’une semaine
avant de fuiter. Presque exceptionnel, dans ce monde où les scandales ne
font que fuser. Une semaine qui me paraît presque maintenant une éternité,
après ces 7 jours passés à essayer d'entrer dans son univers, sans avoir
vraiment le sentiment d'y arriver...
Les images sont claires, non censurées et aucun doute n'est permis
sur l'identité de la vedette au centre de la représentation donnée. On voit
parfaitement Marlon chevaucher un premier type allongé, pendant qu'un
deuxième, à genoux derrière elle, semble lui aussi avoir trouvé un endroit à
combler, tout en malaxant ses seins sans les ménager.
J'ose tout juste regarder, m'imaginer que chacun d’eux...
— Eh merde ! lâché-je tout haut sans le réaliser.
Je ne veux pas y penser, mais je devine tout à fait que tous les deux
s’activent à la labourer en même temps, chacun dans un orifice différent. Et
à cette idée, mon cœur se fend. Pourtant, elle a l’air d’apprécier et je sais
qu’ils ne l’ont certainement pas forcée. Peut-être est-ce elle qui a initié ce
qui est en train de se dérouler, mais… tout ça, c’est plus que je ne peux en
supporter.
Une jeune femme les mate, et tout en le faisant, se caresse pour
patienter. Les gémissements troublants de Marlon ne font que
monter. L’autre fille décide qu'elle en a assez de regarder et s’approche
pour participer. Elle fait signe à la personne qui filme de venir les retrouver,
mais l'invitation demeure déclinée. Le cinéaste amateur
sait visiblement qu'il tient quelque chose qu’il pourra monnayer. Une vidéo
qui ne méritera ni Grammy ni Oscar, mais qui vaudrait de l'or même si elle
était mal cadrée : Un putain de plan à 4 dont une fois encore, Marlon est la
star incontestée.
Sauf qu'il s'agit d'un moment intime, dévoilé à l'insu de l'actrice
principale de la scène jouée.
La deuxième jeune femme entre dans le manège enchanté, et s'assoit
sur le visage du mec allongé. Il dévoue alors sa langue sans se faire prier,
aux parties les plus secrètes qu'elle puisse lui présenter. La demoiselle
commence à onduler tandis que la tête de Marlon bascule en arrière, pour se
poser sur l'épaule du type qui, dans son dos, continue de s’affairer.
Les bras de Marlon viennent se crocheter au cou de ce mec dont les
dents en profitent pour martyriser son épiderme doré. La nouvelle
intervenante, elle, se laisse tenter à dévorer la chair tendre d’une aréole
pointée, avant de remonter vers la bouche de sa propriétaire, qui ne refuse
pas de se laisser goulument embrasser.
Le souffle de Marlon aspiré est la dernière image que soit encore
capable de regarder. J’en ai déjà vu bien assez.
Je suis resté hypnotisé…
À 30 ans, je viens de visualiser ma première Sex Tape, en vérité.
Parce que ce genre de voyeurisme ne m’a jamais intéressé. Et j’ose
m’avouer que, même si une part de moi est choquée et dégoûtée, je n’ai
jamais vu plus torride que la scène à laquelle je viens d’assister…
Je finis par me retourner pour tomber sur une Autumn tout aussi
perturbée que je le suis, scrutant également son téléphone mobile l’air ahuri.
Nos yeux se rejoignent dans une même peur. Marlon a-t-elle encore
besoin d’ajouter un autre scandale à son compteur ?
— Bo… tu ne peux plus la laisser… s’il te plaît, je t’en supplie, je
suis prête à m’agenouiller s’il le faut, mais tu dois rester !
Autumn semble sur le point de pleurer.
— Arrête Autumn, ce ne sera pas la peine de…
— Bo, s’il te plaît ! me coupe-t-elle avant que j’aie le temps de
terminer, alors que des larmes commencent à perler. Marlon va être
effondrée !
Je m’approche de la jeune costumière et serre ses mains dans les
miennes, pour la rassurer :
— Sois tranquille, ma belle… Je voulais juste te dire que j’avais
décidé de rester.
Chapitre 22 Marlon
You’re a rainbow in my stormy sky, but
One day you’ll go and say goodbye, taking away the butterflies
Tu es un arc-en-ciel dans mon ciel orageux, mais
Un jour tu partiras et diras au revoir, emportant avec toi les papillons

La vidéo fait le buzz, comme on pouvait se l’imaginer. Tous les


médias s’en sont emparés, certains allant même jusqu’à montrer quelques
images floutées. Évidemment, R.J. a hurlé. Et bien entendu, j’ai pleuré
lorsqu’il l’a fait tout en jurant que je n’étais qu’une traînée, et que lui savait
bien qu’un jour ça arriverait.
— Il fallait bien t’en douter ! a-t-il crié. Tu as déjà eu presque
autant de clients qu’une prostituée retraitée ! La moitié du pays t’a sautée !
J’ai ravalé la boule de honte que je trimballe depuis des années. Tout
comme le peu de fierté qui peut me rester, en me serinant que tous mes
efforts finiraient par payer. J’ai surtout fait comme si ses mots ne pouvaient
plus me blesser. Ce ne sont pas les premiers, ce ne seront pas les derniers et
maintenant, au moins, je m’arrange pour les mériter ! J’y mets même du
cœur, chaque jour que Dieu fait ! Je me creuse pour trouver des putains
d’idées et jamais, ô grand jamais, je ne dois plus désespérer de parvenir au
but recherché.

— Est-ce que tu as seulement réalisé ? Aujourd’hui, avec les


réseaux sociaux, un tel massacre médiatique ne pourra jamais être freiné !
Jamais ! Est-ce que tu te rends compte de ce que tu as encore fait ?
Oh que oui ! Si tu savais…
— Maintenant, dégage ! a-t-il finalement craché dégoûté. Et si tu es
incapable de te respecter, tâche au moins de réfléchir à l’image que tu es
censée donner à toutes ces petites filles qui t’admirent, et rêvent de te
ressembler ! Ça te donnera peut-être envie de changer. À défaut de le faire
pour toi, penses-y pour que ces gamines-là ne deviennent pas comme toi !
Pendant ce temps, moi je dois essayer d’arranger tout ce merdier…
— Je…
— Quoi ? Tu quoi ? Je t’ai dit de débarrasser le plancher ! L’avocat
doit me rappeler. Certaines de nos marques partenaires envisagent déjà de
renégocier. On va devoir se battre pour garder les conditions que nous
avions signées. Et encore, si on parvient à les conserver… avec toute la
merde que tu fais, on doit sans arrêt batailler ! j’espère que les dégâts
seront limités, parce que je peux te jurer que ta petite crise existentielle
commence sérieusement à me gonfler ! m’a-t-il asséné les poings et les
dents serrés.
J’ai reculé sans me retourner…

Ce connard sait parfaitement où appuyer pour me faire culpabiliser.


Mais je m’efforce de ne plus m’attarder sur les paroles qu’il peut déblatérer
pour me blesser.
J’aurais tant aimé trouver le courage de l’affronter, plutôt que d’agir
comme je le fais. Pourtant, c’est la seule solution que j’aie pu envisager,
depuis cette fois où j’ai tenté de lui parler et où il m’a giflée…
Allongée dans ma loge sur le canapé depuis qu’R.J. m’a virée de
son bureau pour, je cite : « tout régler », je fixe le plafond en m’évertuant à
ne pas penser à tout ce qui pourrait mutiler mes neurones surchauffés.
J’essaie de les accaparer sur des futilités, mais je n’y parviens pas, alors je
me mets à songer à ce qui m’a donné un peu de gaieté ces jours derniers, et
je commence à fredonner…
Autumn entre et ma diversion mentale fait tellement bien son effet,
que c’est tout juste si je remarque son arrivée.
— Hey, bébé, dis-moi que ça va aller, s’enquiert mon amie qui
s’empresse de s’approcher.
Elle s’agenouille à mes côtés pour me caresser doucement les
cheveux, et y déposer un baiser affectueux. Rien de tendancieux, Autumn et
moi, ça n’a rien à voir avec ça.
— Ça va aller, réponds-je mécaniquement, la voix légèrement
enrouée.
Je refuse de pleurer. Je ne veux plus pleurer. Des larmes, j’en ai déjà
trop versé.
— Ne dis pas ça pour me rassurer, si tu sens que tu es prête à
craquer. Je suis là pour toi, tu le sais.
— Je sais.
Si j’étais un robot, je réagirais probablement aussi froidement.
Pourtant, à cet instant, une pensée me réchauffe et le monde me rappelle
lentement.
— J’imagine que Bo a déserté…
— Il allait le faire, mais il est finalement resté.
Je m’assois, confuse et étonnée à la fois.
— Comment ça se fait ?
— La Sex Tape est sortie au moment où il partait… Il ne se voyait
pas t’abandonner, mais… ne t’attends pas à ce qu’il soit aussi charmant
qu’avant. Disons qu’hier soir, tu l’as calmé…
— Charmant n’est pas exactement le mot que j’aurais employé, de
base. Donc j’imagine que maintenant, je vais vraiment ramasser…
J’essaie d’inspirer, mais une vive douleur tente de m’en empêcher.
— Est-ce que tu penses qu’il l’a regardée ?
— Je te confirme qu’il l’a fait.
Les larmes commencent à monter, mais Autumn ne manque pas de
me remémorer :
— Je sais que ça fait chier, mais pas plus tard qu’hier soir, tu l’as
envoyé bouler avant de te faire sauter sous son nez, s’il faut te le rappeler…
— C’est bon, ça va aller, j’ai pas oublié, grincé-je le timbre étranglé.
Les pupilles embuées, mes yeux tournent et virent pour se
débarrasser de l’humidité qui cherche à les troubler, mais impossible de les
assécher.
— Tu commences à l’avoir dans la peau, le gars, c’est ça ?
Une perle salée parvient à s’échapper.
— Ouais. Pire que la galle, et ça fait mal.
— Dans ce cas, qu’est-ce que c’est que cette comédie que tu nous as
jouée avec Justin et l’autre type, à la soirée ?
— Dans à peine plus de 2 semaines, Bo va s’en aller… Je ne veux
rien éprouver, je veux juste m’amuser et je sais que si je me le fais, ça va
mal se terminer. Je ne peux pas m’attacher à quelqu’un qui ne va pas
rester…
— Tu n’as jamais réfléchi à tout ça, alors, pourquoi cette fois ? Avec
Justin par exemple, il ne t’a jamais caché que c’était voué à ne pas durer, et
ça ne t’a pas empêché. La preuve ! Tu viens de recommencer, et tu savais
que ça n’irait pas plus loin que la soirée…
— Je… je ne sais pas… Avec Bo, y’a un truc que je ne m’explique
pas… Justin c’est juste de l’amitié améliorée. En réalité, je me moque de ce
qu’il peut penser. Si mon comportement le choquait, je m’en ficherais alors
que Bo… j’aurais voulu qu’il voie en moi autre chose que la petite starlette
bien faite, qui passe son temps à se défoncer et à s’envoyer en l’air avec
tout ce qui peut défiler… Sauf que je m’arrange pour me saboter. Et que
c’est justement à cause de ça qu’on s’est rencontrés…
— Là, c’est sûr que l’image qu’il gardera de toi, ce ne sera pas
forcément celle d’une fille à papa…
— Autumn, s’il te plaît, ne te moque pas ! Je l’aime bien, je sais
pas… C’est un truc qui se passe juste là, lui montré-je. Entre le cœur et
l’estomac, qui me fait autant de mal que de bien et, cette sensation-là, je ne
la connais pas et je n’en veux pas ! Parce qu’elle me fait peur, tu vois ?
— Ouais… Je comprends surtout ce que tu as…
— C’est grave docteur, tu crois ?
— Ça peut, si on ne te soigne pas.
— Et comment on guérit de ça ?
— Plusieurs possibilités : soit on arrive à caler des soins
thérapeutiques et à trouver la bonne dose médicament/patient, mais il faut
que le médecin soit prêt à te traiter… soit seul le temps fera son effet et
dans ce cas, ça peut durer plus ou moins longuement…
— Ça sonne comme un truc effrayant…
— Ça l’est… et en même temps, on ne se sent jamais plus vivant,
plus exalté que lorsqu’on aime et que c’est partagé. Alors peut-être que tu
devrais t’y aventurer. Et que ça pourrait finir par se substituer à tous ces
trucs que tu prends pour décoller. Tu sais Marlon, quand on dit que l’amour
donne des ailes, c’est la vérité. À ce jour, je n’ai encore jamais essayé
aucune drogue qui me fasse cet effet…
L’image de Bo incite mon cœur à se gonfler, puis à se briser dans la
foulée.
— Allez bébé… maintenant c’est l’heure de te préparer, me rappelle
Autumn.
La journée est passée, le plafond est resté à sa place et le moment
d’aller donner mon concert est arrivé.
Mon amie sort la robe que je dois enfiler et je me dévêts comme un
automate, sans même y penser.
— Je vais devoir encore la rétrécir par-là, me prévient-elle en
épinglant le tissu sous mon aisselle. Si tu continues à maigrir comme ça, il
n’y en aura bientôt plus sur ce costume-là…
— T'inquiète pas…
— C’est pas possible, tu ne manges pas !
— Je me nourris, qu’est-ce que tu crois ? Mais quand il est derrière
moi, il me surveille constamment… C’est à base de « Ne dévore pas ci,
n’avale pas ça, ou tu grossiras… » et c’est ça tout le temps !
— Attends ! Tu vas voir ! Je vais lui dire à R.J. qu’à ce niveau-là,
ton régime alimentaire, c’est du grand n’importe quoi. Il faut qu’il se mette
à la page, le gars ! Aujourd’hui, l’anorexie, on la combat ! Il veut te faire
ressembler à ces pauvres personnes qui en souffrent, ou quoi ?
Je laisse Autumn continuer à s’insurger, mais en réalité… à part elle,
qui se soucie de ce qui peut m’arriver ? À qui ça importe, comment je vais ?
Si je mange ou si je suis en bonne santé ?
Tout ce qui semble compter, ce sont les faux pas que je peux
cumuler. Et l’argent que je peux ramener.
Chapitre 23 Marlon
When you’re here by my side
I feel like there’s nothing left to hide
Quand tu es à mes côtés
Je sens que je n’ai plus rien à cacher

Ce soir, Jacksonville était à moi et le temps d’un concert, j’ai


presque eu le sentiment que je pourrais presque rayer cette journée du
calendrier. Que rien de tout ça ne s’était passé… si seulement Bo ne
s’évertuait pas à détourner le regard chaque fois que je tente de croiser ses
pupilles aux reflets dorés. Pire ! Il cherche à m’éviter, et n’essaie même pas
de s’en cacher. Je me demande pourquoi il est resté. Ou plutôt non, je le
sais. Comme tant d’autres, il n’est intéressé que par le blé que je peux lui
rapporter.
Je décide d’aider un peu la nature et de pousser « Scotty le teubé » à
se vider. Un petit coup de laxatif dans son café et le tour est joué ! De toutes
les conneries que j’aurais faites, celle-ci ne peut pas m’échapper ! Et si c’est
sur lui que je peux la tester, j’en suis encore plus satisfaite !
Sauf qu’au moment de m’en aller, ma virée n’a plus du tout le goût
que j’espérais… J’en ai pourtant fait des dizaines sans personne pour
m’accompagner. Alors pourquoi ce soir, je me sens si esseulée, comme
abandonnée ?
En passant, la porte de Bo semble m’appeler et j’ose finalement
frapper quelques coups discrets.
Tu devrais te speeder et te tailler, crie mon instinct de protection qui
m’alerte sur un potentiel retour du « teubé. »
Ce soir, je m’en moque comme jamais. Il peut bien me choper,
cafter à R.J., m’enfermer à vie… je n’en ai plus rien à cirer !
J’entends bouger, mon palpitant se met à cogner. Quand Bo ouvre et
qu’étonné de me trouver, ses sourcils s’arquent de façon exagérée, mes
jambes flanchent. Je pourrais presque m’effondrer.
— Je… voulais savoir si tu aurais envie de m’accompagner… osé-je
demander la voix cassée.
Ses billes de jade ne me renvoient que dureté. Pas besoin d’être
devin pour interpréter. J’ai tout gâché. Que Bo ait été intéressé ou non au
sens où je l’entendais, j’ai joué avec le feu et je l’ai brûlé. Normal qu’il ne
souhaite plus approcher. Surtout qu’il n’avait rien demandé…
— À présent, ce sera sans moi, désolé. De toute façon, je ne pense
pas t’être d’une grande utilité. Tu as déjà plusieurs chevaliers servants qui
te sont dévoués. Même à des tâches auxquelles moi, je ne me vois pas me
plier…
Les larmes voudraient monter, mais je m’arrange pour le cacher.
— Je comprends… Je ne l’ai pas volé. Je te souhaite une bonne
soirée… lancé-je en commençant à m’éloigner.
Je quitte l’hôtel, marchant sans savoir où je vais.
Errer sans but, est-ce la finalité ? suis-je tentée de me demander.
J’ai pris un rendez-vous, mais je crois que je vais l’annuler… Plus
envie d’y aller… ni de sourire comme si de rien n’était.
— Hey, Brando, attends ! entends-je tout à coup crier.
Me retourner pour trouver Bo me courir après… je n’osais même
pas l’espérer.
— Brando, je suis désolé !
— Bo ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?
— Je… me suis dit que tu avais déjà fait assez d’imbécilités comme
ça. Il vaut mieux qu’un adulte te surveille, je crois.
Pour la première fois de la journée, un sourire se pose sur mes lèvres
pour les étirer. Sa vanne déguisée me ferait presque marrer.
— C’est vrai, concédé-je. On ne sait jamais. J’ai une propension
naturelle à déconner…
Nous avançons sans plus parler. Jusqu’à ce que Bo soit tenté
d’éclaircir certaines données.
— Et… ton Justin, où il est passé ?
Je hausse les épaules sans le regarder.
— J’en sais rien, je ne lui ai pas demandé où il allait.
— J’admirerais presque les couples aussi libérés, ne peut-il
s’empêcher de soupirer.
— On n’est pas vraiment un couple, tu sais… C’est la presse people
que ça fait triper de le raconter. Le seul mot correct qu’on puisse poser sur
ce qu’on fait, c’est baiser. C’est ça, la vérité.
— Oh, je… j’ai cru que… enfin, je pensais…
J’ignore pourquoi Bo est gêné. Hier, tout a été fait pour que tout le
monde puisse s’imaginer que Justin et moi, nous étions le tandem parfait.
Enfin… en dehors de quelques petits détails auxquels lui, a pu assister dans
l’envers d’un décor vicié.
— Tu pensais exactement ce qu’on t’a incité à imaginer.
Il baisse la tête. Je scrute mes pieds et nous continuons à marcher.
— Marlon, je voulais m’excuser.
— T’excuser ? lancé-je apostrophée. C’est plutôt moi qui le
devrais…
Cette discussion prend étonnamment un virage que je n’avais pas
envisagé. Mais lui et moi n’osons toujours pas nous regarder. Comme si
nous devions avoir honte d’avoir agi ou parlé pour ensuite regretter.
Pourtant, qu’y a-t-il de plus beau que de le réaliser et de s’en excuser ? Si
seulement tout le monde pouvait y penser et que les gens savaient se
pardonner… la terre pourrait tourner en paix.
Bo continue de parler. Ses mots se font souffle et mon cœur en est
touché :
— J’aimerais quand même te dire que… je ne sais pas pourquoi j’ai
réagi comme je l’ai fait. J’en suis désolé. Après tout, tu fais ce que tu veux,
je n’ai pas à m’en mêler…
— Bien au contraire ! On te paie pour le faire…
— C’est vrai, mais… je suis seulement censé t’aider, pas te juger…
Ce qui sous-entend qu’il le fait. Et c’est ce qui m’ennuie, en fait.
Parce que je n’ai pas envie que Bo ne voie en moi qu’une jeune fille un peu
trop délurée, ou une junkie plus que dépravée. Je ressens tout à coup le
besoin de lui expliquer pourquoi je le fais…
— Bo, je…
— Oui ?
— Non, rien… c’est pas important…
Je me suis dégonflée. Et puis, après tout, qu’est-ce que ça peut faire,
ce qu’il peut bien penser ? D’ici 3 semaines, j’en serai débarrassée et jamais
je ne le reverrai…
Débarrassée… est-ce vraiment le mot qui me vient à l’idée ?
L’ambiance toujours un peu lourde, Bo se décide à changer de sujet
pour quelque chose de plus léger :
— Alors, dis-moi… Où tu veux aller ?
Je recommence à respirer et chasse les mauvaises pensées, comme si
je pouvais un jour totalement les oublier.
— D’abord, j’ai un tatouage à faire retoucher… Ensuite, j’aimerais
faire quelque chose que je n’ai jamais fait. Je ne sais pas encore quoi, mais
je choisirai avant la fin de la soirée…
— Ça devrait être vite fait… ne peut-il que penser.
Oh, Bo… si seulement tu avais conscience de la vie qui a été la
mienne toutes ces années. Mais tu es certainement loin de pouvoir
t’imaginer…
— Permets-moi de te dire que tu te fais des idées, suis-je tentée de
lui expliquer. Je vis dans une bulle pratiquement depuis que je suis née. La
plupart de ce que les gens font chaque jour, sans même y penser ou qui peut
les ennuyer, moi je n’ai jamais essayé…
— Comme quoi ? Dis-moi… demande-t-il étonné.
— Il faut que je te prévienne, avant… Ce sont des choses effarantes
de simplicité. Pourtant je peux te jurer que je meurs d’envie de les tester.
— Raconte… qu’est-ce que c’est ? commence-t-il à se marrer.
— J’aimerais rentrer dans un supermarché… et aller acheter tout ce
qu’on m’interdit de manger, pour ensuite me goinfrer…
Je garde mon sérieux tandis qu’il se met à se bidonner.
— OK…
— J’adorerais apprendre à conduire, mais c’est pas ça, le pire ! J’ai
même jamais fait de vélo de ma vie. Tenir en équilibre relèvera
certainement pour moi du défi…
Je déroule ma liste à un Bo qui reste attentif. Mais à mesure que je
récite, son sourire s’effrite.
— … m’allonger sur une plage dorée tout un après-midi et profiter,
et puis… aller en cours et me faire des amis… Voilà, je crois que j’ai à peu
près tout dit…
En relevant la tête pour le regarder, je découvre que son visage s’est
décomposé.
— Désolé, John Doe, je savais que ça allait t’emmerder, mes délires
de petite fille qui rêve d’anonymat et de se faire chier toute la journée.
Une phrase qui en dit un peu trop et qui m’a échappé.
— Ton portable ? La « loc » est bien désactivée ? s’inquiète soudain
Bo qui semble tilter.
— Mieux que ça… Je l’ai laissé à l’hôtel pour la soirée. Comme ça,
si R.J. a l’envie de me chercher, il saura où me trouver.
— C’est bien ! Tu as de la suite dans les idées !
— Parce que tu en doutais ? plaisanté-je pour détendre l’atmosphère
qui s’est brusquement tendue, sans que je l’aie vraiment cherché.
Au coin de la rue, je hèle un taxi.
— Alors Brando, où tu m’emmènes ?
— Ne m’appelle pas Brando ! Et on va chez le tatoueur, je te l’ai
dit…
— Ah oui…
Je donne l’adresse au chauffeur.
— Nickel, on va être pile à l’heure !

11233 Beach Boulevard. Peacock’s Tatoo.


À première vue, l’enseigne éteinte laisse imaginer que la journée est
terminée. Tout comme c’est le cas pour le « pawn[32] » juste à côté. Loin
des stars de Vegas qu’on voit à la télé, le Gold and coin Jax n’est pas ouvert
24/7.[33] Jacksonville n’est pas la ville de tous les excès. Mais alors que je
pousse la porte de l’échoppe dont la réception n’est plus éclairée, les
vibrations d’une aiguille nous parviennent d’une pièce dont le battant n’est
pas fermé.
Derrière le comptoir, un type lève la tête en nous entendant entrer.
Évidemment, pas besoin de me présenter, il me reconnaît.
— Salut Marlon, je suis Dee[34]. Ravi de t’accueillir !
— Très heureuse, moi aussi.
Plusieurs stars ont déjà fait confiance à Dee. Je sais que Chester[35]
aimait beaucoup venir, alors moi aussi, j’en ai eu envie…
— Dis donc, ton service de sécurité, on est loin des clichés !
plaisante-t-il en apercevant un Bo totalement accaparé.
Ce dernier, qui semble vouloir détailler chaque recoin de la petite
pièce où Dee vient de nous inviter à entrer, admire les dessins accrochés,
comme hypnotisé.
Si seulement c’était moi, qu’il pouvait regarder avec autant
d’intérêt, ne puis-je me retenir de penser en me gardant de soupirer.
— Je te présente mon assistant, John Doe.
— John Doe ? Il a oublié comment il s’appelait[36] ?
Nouvelle occasion de nous poiler, et pour lui, d’avoir l’air prêt à
« bouder » comme un bébé.
— Du tout, mais j’ai trouvé que ses parents avaient manqué
d’originalité, alors je l’ai rebaptisé…
Remarque qui le fait grimacer. J’adore quand il le fait. Voir son nez
se plisser, ses lèvres charnues s’étirer, ses pupilles aux reflets mordorés se
mettre à scintiller… Ça lui donne un air beaucoup moins sérieux que celui
qu’il cherche constamment à projeter. Mais je m’avoue que, peu importe la
tête qu’il peut tirer, Bo me plaît et… face à lui, mon petit cœur ne fait que
dérailler.
Chapitre 24 Bo
You stir up all my senses
Tearing down my defenses
Tu éveilles tous mes sens
En abattant toutes mes défenses

Mes parents ? Manquer d’originalité ? Arf, Brando… si seulement


tu savais… pensais-je alors que Marlon et le tatoueur sont en train de se
marrer.
Je lève les yeux au ciel en haussant les épaules, et pouffe en
grognant pour lui faire comprendre que je ne suis toujours pas amusé. Ce
qu’elle semble volontairement et tout à fait royalement ignorer.
C’est ça, continue de rigoler, Brando ! C’est pas grave, je me
vengerai !
Peacock prépare son matériel et j’en profite pour zoner et regarder
les photos des tatoos affichées. Mais quand j’ai le malheur de me retourner
pour jeter un œil à « ma protégée », je crois déchanter. La demoiselle s’est
gentiment installée avec tout ce qu’il fallait pour se taper le « petit rail » qui
va la faire voyager.
Moralité : je ne dois pas la quitter, si je veux qu’elle cesse de
déconner.
Tu sais que ça ne va pas être si simple que ça, si tu envisages qu’elle
puisse arrêter.
— Brando ! Qu’est-ce que tu fais ? m’agacé-je en regardant de tous
les côtés.
— Ah, merde ! Excuse-moi, je ne t’en ai pas proposé ! se repent-elle
en m’offrant le plateau tout en s’essuyant le nez.
— C’est pas l’endroit pour en parler, mais crois-moi, toi et moi, on
va en discuter !
— Qu’est-ce que t’es beau, mon John Doe, quand t’es énervé !
continue-t-elle de ricaner.
Ça y est… ça fait déjà effet…
Marlon commence à se déshabiller et moi, comme d’habitude, gêné,
je préfère me détourner et m’en aller. Même si rien de ce qu’elle va
déballer, je n’ai pas au moins une fois eu la chance de le regarder…
— Qu’est-ce qu’il y a, mon Doe ? Tu veux pas rester et mater ? Tu
as tort. Entre tous, c’est le tatouage que j’aime le plus, que Dee doit
retoucher !
Je n’ai pas envie de savoir ce que c’est, ni même sur quelle partie de
son corps il peut se trouver.
J’entends l’aiguille s’activer depuis la pièce à côté. Entre-temps, un
des autres tatoueurs a terminé et s’occupe de faire régler. Je le salue, et
continue de tourner les pages d’ancrage accrochées au mur dans des
chevalets.
— Un modèle qui te tenterait ? Tu es déjà tatoué ?
— Pas encore…
Le sourire type s’élargit.
— Alors tu ne t’es pas trompé, tu es au bon endroit pour ton
premier…

Marlon semble montée sur un ressort que je ne parviens pas à


arrêter, et lorsque nous quittons le salon de tatouage, je jurerais qu’elle
ressent le besoin de sauter partout, comme électrisée.
— Si tu continues comme ça, on va te remarquer. Et j’ai pas
l’impression que ce soit ce que tu voudrais.
Elle grimace comme une gamine. Je sais qu’elle le fait pour
m’amuser, sauf que ça n’a pas sur moi les répercussions escomptées.
Bon sang, pourquoi ai-je autant envie de m’emparer de ses lèvres à
cet instant ?
Savoir qu’elle n’est pas dans son état normal me fait enrager
pourtant, la voir déformer ainsi ses traits me provoque un drôle d’effet.
Arf ! Fait suer ! Quelle calamité ! On dirait que j’ai hérité du côté
ravagé de mes vieux.
— Je serais d’avis que tu manges un peu.
— Bonne idée ! approuve-t-elle en se mettant à bondir.
— OK. J’ai aperçu un Diner juste à côté. On va y aller.
— Un Diner ? Génial ! Jamais été ! Et puis j’ai une de ces faims, si
tu savais !

La serveuse ne cesse de nous dévisager. Est-ce parce qu’elle a


reconnu Marlon ou parce qu’elle n’a jamais vu quelqu’un autant dévorer ?
Aucune idée…
— C’est moi, ou tu n’as pas mangé depuis au moins une décennie ?
la questionné-je tandis qu’elle reprend une bouchée du deuxième burger
qu’on vient de lui apporter.
— Tu ché que t’es pas chrès loin de la véritéch ? répond-elle la
bouche pleine.
Je me retiens de pouffer. Elle explose de rire et me crache au visage
la moitié de ce qu’elle mâchait.
— Oh ! Ech’cuse-moi ! ‘Chui déjolée…
— Purée, mais toi, t’as vraiment pas été éduquée, lancé-je sans
réellement penser aux mots prononcés.
Marlon baisse la tête, l’ambiance semble tout à coup avoir viré et
une fois sa bouche vidée, sa voix rauque presque brisée fend difficilement
l’air. Mais je comprends qu’elle tient véritablement à parler.
— C’est vrai… tu as raison, je n’ai pas été éduquée. J’ai été élevée
pour travailler et surtout pour rapporter…
Elle relève le menton et immédiatement, je me sens con de ce que je
viens de balancer. Pourtant, l’ai-je déjà trouvé plus belle qu’à cet instant,
alors qu’elle paraît si fragile et si forte en même temps ?
— Je te prie de m’excuser, c’est pas ce que je voulais…
— Ne sois pas gêné parce que tu oses dire la vérité.
— Je te jure que…
— Attends, Doe, me coupe-t-elle encore, laisse-moi terminer. Si je
ne vide pas mon sac maintenant, pendant que je suis lancée, plus jamais je
n’y arriverai. Je le sais…
Je retiens mon souffle, elle inspire un grand coup, prête à se livrer :
— Cette Marlon que tu as face à toi, celle que tout le monde
connaît… ce n’est pas celle que je suis, en réalité. Sauf que je ne peux pas
me dévoiler, parce que… qui je suis, je l’ignore moi-même, en vérité. On ne
m’a jamais offert l’occasion de le découvrir, je ne suis qu’une fille formatée
qui n’a jamais vécu que pour cette vie qu’on lui a choisie. Une vie que je
voudrais laisser, une carrière que j’aimerais arrêter, ou tout du moins
freiner… mais qu’on me défend d’abandonner. Alors oui, je sais, je ne
devrais pas pleurer, quand tant de gens souhaiteraient avoir ne serait-ce que
la moitié de ce que j’ai. J’ai conscience d’être une privilégiée, mais je suis
fatiguée, épuisée… Tout ça, pour moi, jouer, chanter, poser… c’est n’est
plus du plaisir depuis des années. C’est devenu une véritable corvée ! Et j’ai
beau essayer de hurler, de me saboter, personne n’a l’air de s’en soucier.
Parce que ça continue de rapporter du blé…
Sa tirade terminée, Marlon est presque essoufflée. Je devine que son
cœur a dû s’affoler, émue qu’elle était d’oser enfin se confier comme elle ne
l’a peut-être jamais fait.
— Brando, ne culpabilise pas de ressentir ces choses-là. Tu as le
droit de te sentir oppressée, d’avoir besoin de décompresser…
— Tu te trompes. Ce droit-là, je ne l’ai pas. Parce que j’ai des
dizaines de contrats signés et que je dois honorer…
— Je vais parler à Jensen et lui demander de te laisser prendre
quelques jours de congés.
— Je dois finir ma tournée…
— Alors, quand elle sera terminée ?
— J’enchaîne sur le tournage d’un long métrage à L.A.
— On va bien trouver… Quelque temps dans ta famille, pour te
poser… ce serait une bonne idée ?
— Bo, j’ai comme l’impression qu’il y a une info que tu as ratée…
— De quoi tu veux parler ?
— De rien, mon Doe… C’est pas grave, tu sais… C’est justement
ton côté perché qui me plaît.
« Mon Doe… » Ce surnom qu’elle m’a donné, cette façon
affectueuse de le prononcer… avec ce pronom possessif, comme si je lui
appartenais… Tout ça pourrait me vexer sauf que… ça fait seulement
palpiter plus d’un endroit chez moi…
Je chasse cette pensée pour en revenir à notre sujet, bien plus
important que mes organes susceptibles de gonfler…
J’ouvre la bouche pour l’interroger, mais me tais pour la laisser
continuer :
— … Avec toi, j’ai presque l’impression que la terre s’arrête de
tourner et que certains détails peuvent s’effacer. Tu me donnes l’illusion
que celle que j’aimerais être pourrait un jour exister…
Je la dévisage tout à coup comme si j’avais manqué un wagon
entier.
— Marlon, explique-moi parce que là, quand tu me parles à demi-
mot, je ne capte pas !
— Ne t’en fais pas, Bo. Allez, à présent il faut rentrer…
Je n’ai jamais eu autant le sentiment que quelque chose
m’échappait. Et alors que nous regagnons l’hôtel, cette phrase ne cesse de
tourner : « Bo, j’ai comme l’impression qu’il y a une info que tu as
ratée… »
À l’arrière du taxi, collée tout contre la portière à en enserrer la
poignée, Marlon semble s’être réfugiée dans un monde où elle ne me
laissera pas entrer. Et de l’autre extrémité de la banquette, j’assiste,
spectateur retranché. Pourtant, je n’ai qu’une envie. Franchir la distance qui
nous sépare pour la prendre dans mes bras et l’enlacer à l’en étouffer.
— Pouvez-vous nous déposer un peu plus loin que l’adresse que je
vous ai indiquée ? demande-t-elle au chauffeur, juste avant que nous soyons
arrivés.
Je règle la course et rattrape Marlon de justesse, avant qu’elle ne
monte dans l’ascenseur.
— Hey, Brando, attends-moi ! Il faut qu’on se mette au point
comme la dernière fois. Je dois faire diversion, rappelle-toi…
Un faible sourire ne parvient pas à éclairer son visage.
— C’est gentil, mon Doe, mais t’inquiète pas. Je ne veux plus te
mêler à ça. Je ne suis bonne qu’à attirer les ennuis, crois-moi. Il vaut mieux
que mon père n’apprenne pas que je t’ai embarqué avec moi…
Encore une phrase avec un sens que je ne comprends pas. Pourquoi
dit-elle ça ? Et que vient faire son père dans la discussion, à ce moment-là ?
La porte s’ouvre. Marlon quitte l’ascenseur comme si cela n’allait
étonner personne qu’elle se trouve là. Elle traverse le couloir, son pas lourd
et las. Je reste dans son sillage sans rien dire, espérant que le sbire, qui la
scrute déjà, ne prenne pas son portable pour prévenir.
Marlon lui passe sous le nez. Je la suis toujours de près et nous
pénétrons dans sa suite sans même adresser un mot à « Scotty le teubé »,
dont la mâchoire semble prête à tomber. Et alors qu’il a l’air de vouloir lui
aussi entrer, je lui claque la porte au nez.
— Repars chez toi, Doe. Reste pas avec moi…
— Marlon… viens-là, l’intimé-je en ouvrant les bras.
Elle s’y réfugie sans que j’aie besoin d’ajouter quoi que ce soit.
— J’aimerais finir comme ma mère, parfois… qu’on m’enferme, je
serais tranquille, comme ça… Mon père ne comprend pas. L’argent, ce n’est
pas important, pour moi. Il peut tout prendre, s’il me laisse arrêter. J’en ai
tellement gagné qu’il pourrait achever sa vie sereinement sans réussir à tout
dépenser…
— Shhhht, essaie de te calmer, l’invité-je en lui caressant le sommet
du crâne lentement.
Mais alors que je la pense sur la voie de l’apaisement, elle s’écarte
franchement et se met à dévirer le contenu de ses tiroirs, sans même
chercher à faire doucement.
— Je vais prendre une dose… Juste une petite dose et je me sentirai
mieux dans un instant…
— Qu’est-ce que tu crois ? Que tu as trouvé un remède pour panser
les blessures de l’âme comme par enchantement ? Que ça va guérir tous tes
maux ? Tu fais fausse route, Brando…
J’aimerais pouvoir l’en empêcher, rien qu’avec des mots. Je sais
qu’il faudra bien plus, mais on va y aller mollo…
— Cette fille droguée, paumée… c’est pas celle que j’ai envie
d’être, tu sais…
Des larmes roulent sur ses joues, coulent jusque dans son cou. Je les
devine amères, sincères. À cet instant, je réalise que ce que je commence à
ressentir pour elle me dépasse, et je ne sais pas quoi faire. Mon estomac se
tord et s’enroule sur lui-même, pour ne plus former qu’une boule.
— Alors, laisse-moi t’aider…
— Au début, la drogue c’était juste pour tenir le coup. Parce que
c’était trop dur, ce rythme de fou… Maintenant avec le sexe, c’est
seulement pour combler ce trou béant, me montre-t-elle en se frappant la
poitrine méchamment. Cette douleur que j’ai là constamment, quand je
réalise que personne ne m’aime pour celle que je suis véritablement…
Mon cœur déborde, il pleure un océan.
— Tu vas y arriver. Tu vas t’en tirer, Marlon, je te le promets.
Elle trouve de nouveau asile dans mes bras qui ne demandent que
ça.
— Doe, murmure-t-elle, sa joue collée à mon torse. Tout ce que je
viens de te raconter, je n’en ai jamais parlé. Tu es le premier à qui je me
sois confiée…
— Et avec Autumn ? Tu n’en as jamais discuté ?
— Elle me connaît, mais… je ne suis pas certaine qu’elle ait
compris que…
Elle semble hésiter.
— Que tu te sabotes toi-même, exprès ? Que tu fais toutes ces
conneries qui ruinent ta réputation pour essayer de respirer ?
D’un signe de tête, elle me confirme que je n’ai rien imaginé.
— OK… soufflé-je soulagé. Les choses s’éclairent, on va pouvoir
avancer…
Ses épaules s’affaissent.
— Et pour la Sex Tape ? osé-je à peine demander.
Encore une affirmative pour entériner et je serre les dents à l’idée
que Marlon ait elle-même tout organisé. Comment a-t-elle pu croire ne pas
pouvoir faire autrement que détruire sa réputation sciemment ? Cette simple
pensée me donne envie de rendre mon diner. Je revois cette vidéo,
parfaitement orchestrée… le fait que la personne qui a filmé n’ait jamais
voulu lâcher le portable qui enregistrait… Tout avait été prémédité. Marlon
avait tout prémédité.
— Je leur ai demandé, à tous, s’ils acceptaient que la vidéo soit
ensuite balancée… Aucun n’a refusé, même avant d’avoir perdu toute
lucidité. Je n’ai même pas eu à les payer. Je crois qu’ils se sont vus gagner
une potentielle célébrité en étant associés à ma sexualité… Ça semble
représenter pour tout le monde un si grand intérêt…
Des larmes labourent tout à coup son visage de poupée. Elle est si
belle, même en train de pleurer que j’ai peur de déraper.
— Est-ce que ça peut être notre secret ? cherche-t-elle à s’assurer.
— Si tu me promets de me laisser t’aider. Mais on va essayer de
faire autrement, si tu n’y vois pas d’inconvénient…
Elle relève la tête vers moi. Nos lèvres sont soudain si proches que
brusquement, mon cœur se souvient qu’il bat. Pas besoin de faire la lumière
sur quoi que ce soit. Je sais qu’elle en a envie… tout comme moi.
— Brando, toi et moi on ne peut pas faire ça.
Nos bouches ne se toucheront pas. Je ne dois pas. Je ne peux pas…
— Pourquoi ?
— Je suis bien trop vieux pour toi… et je ne serai pas une énième
conquête entre tes draps. En ce moment, tu n’as pas besoin de ça. Il n’y a
pas de place pour une relation qui ne durera pas. Que ce soit avec un autre,
ou avec moi. Il faut te concentrer sur toi, et uniquement toi.
— Ne raconte pas n’importe quoi ! Ça changerait quoi, qu’on le
fasse ou pas ?
— Tu n’es même pas majeure, déjà… Et j’ai une petite amie qui
m’attend chez moi. Je ne t’embrasserai pas.
Le silence voudrait s’étirer, sauf que…
— Je note que ta petite amie n’est pas l’idée qui t’est venue en
premier.
Merde, touché.
Bon sang, elle va me faire craquer.
Chapitre 25 Bo
Is there someone who understands?
Seeing you sad causes me so much pain
Y-a-t-il quelqu’un qui comprend ?
Te voir triste me fait tellement de peine

Je n’ai pas dormi. Mon cerveau n’a fait que boxer pour tenter de
repousser certaines idées. J’ai quitté Marlon alors que je n’avais qu’une
envie : rester pour l’étreindre toute la nuit. Et quand je dis l’étreindre toute
la nuit, ce à quoi je songe ne fait même pas de moi un pourri. La serrer
m’aurait suffi. Je lui aurais dit qu’à présent, j’étais là, que je ne
l’abandonnerai pas… et je me serais contenté de ça. Même si je ne cache
pas qu’elle éveille facilement certaines pensées en moi … Mais pas encore
perverti, je parviens à refréner les idées salaces qui cherchent à s’immiscer.
J’ai de nouveau tenté de joindre Ève la moitié de la nuit. Comme
pour me déculpabiliser de prendre de conscience d’être attirée par une
autre, même si cette autre, je ne la toucherai jamais.
Ma petite amie m’a une fois de plus ignoré. Fait du hasard ? Trop
occupée ? Je sais que son boulot peut énormément l’accaparer. Mais de là à
oublier de me rappeler pendant 3 jours d’affilée…
Certains croient au destin, interprèteraient. Je n’ose m’imaginer que
le ciel m’envoie un signe, pour me dire dans quelle direction je dois aller.
Le penser serait être aussi timbré que mes géniteurs. Et j’ai toujours tout
fait pour m’affranchir de leurs idées mystiques, comme de toute spiritualité.
Ce matin, je me suis levé, résolu à ne pas tout mélanger. J’ai
commencé à m’attacher à Marlon, c’est un fait. Mais j’ai été engagé pour
lui venir en aide. Je viens de découvrir qu’elle en a bien plus besoin que ce
que tout le monde pouvait penser… Je dois à tout prix en informer celui qui
m’a missionné, pour lui expliquer où on en est. Et surtout, essayer de
négocier. Parce qu’éprouver une affection particulière pour votre
« protégée », c’est con, mais, ça vous motive encore plus que l’argent pour
la sauver.
Je ne dois pas tout mélanger, je ne dois pas tout mélanger… ne
cessé-je de me répéter comme une litanie — ou plutôt un vieux disque rayé.
Mais comment ne pas le faire ? Ce que je commence à ressentir est
en train de m’envahir au point de m’obséder. Et le pire, c’est ne pas être
capable de m’expliquer comment j’ai pu m’enticher en à peine 2 semaines
d’une gamine avec qui j’ai tout juste discuté. Tout ça parce qu’elle passe
son temps à se balader à moitié à poil et à m’allumer !
La tournure que prend mon histoire avec Ève doit probablement trop
me frustrer, et c’est sur Marlon que je reporte tout ce que j’ai. Pas la peine
d’être Freud pour transposer et comprendre ce qui peut se passer.
Ni d’être Einstein pour raconter autant de conneries !
Et c’est le pas décidé que je file trouver Jensen dans sa chambre,
avant que nous ne partions pour prendre l’avion. Sinon, je ne parviendrai
pas à lui parler en toute discrétion.
Sauf qu’arrivé à sa porte, je sais déjà aux cris qui s’échappent de la
suite qu’il est accompagné. Et ma curiosité mal placée m’incite à rester.
Tout ça pour espionner la conversation — la dispute — dont le moindre mot
franchit les murs sans qu’aucun ne soit filtré :
— Jusqu'ici, toutes tes petites conneries ne m'ont pas vraiment
dérangé. Bien au contraire, chaque délire supplémentaire a fait parler. Un
véritable tapage médiatique, sans même avoir besoin d’allonger la
monnaie… Mais quand on perd des contrats, là je dis qu’il faut arrêter les
dégâts ! Tu sais ce qu’ils ont avancé chez Calvin Klein et Victoria’s Secret ?
Qu’ils n’allaient pas payer une campagne plusieurs millions pour qu’on te
voie dans leurs sous-vêtements ! Parce que comme la planète entière a dû te
voir à poil à l’heure qu’il est ! Finie l’envie créée par la subjectivité ! Ils
considèrent que ça ne fera pas vendre leurs marques et que bien au
contraire, s’associer à ton image les dessert. Et tu sais quoi ? Je suis énervé
comme je ne l’ai jamais été, mais je ne peux même pas les blâmer !
Les sanglots de Marlon me percutent de plein fouet et me vrillent
l’estomac sans forcer. Le poing prêt à se lever sur la porte pour frapper, j’ai
brusquement envie de la défoncer pour aller soutenir « ma petite protégée ».
Mais sa voix qui s’élève de l’autre côté m’invite à patienter :
— Mais tu ne comprends pas ? Je n’arrête pas de te le dire, mais tu
n’entends pas ! J’en peux plus ! J’en veux plus de cette vie-là ! Je veux
arrêter ! Je veux tout arrêter !
— Tu arrêteras quand JE le déciderai ! Il y a trop d’argent en jeu
pour tout planter. Tu n’es qu’une gamine sans deux sous de jugeote !
Incapable de mesurer de quelle façon tes actes peuvent impacter l’empire
que j’ai érigé. Tu devrais me remercier de tout ce que j’ai fait ! Au lieu de
ça, tu t’arranges pour nous couler !
— Quand est-ce que tu vas intégrer que je continuerai jusqu’à ce
que j’y sois arrivée ? Quand est-ce que tu vas capter que tout ce que je fais
désormais, c’est justement dans le but de tout bousiller ? Je suis épuisée !
Ça fait des mois que je te demande de faire une pause, et que tu me dégotes
toujours un nouvel engagement qui vient la repousser… Je suis en train de
craquer, tout mon corps me dit qu’il va lâcher et toi, tu ne vois que l’argent
comme moteur pour me donner envie d’avancer. Je m’en moque du blé et tu
le sais ! Prends tout si tu veux ! Fais préparer les papiers, je les signerai sans
même les regarder ! Mon empire, comme tu dis, et tout ce que j’ai gagné, je
te le laisse. Tu auras de quoi subsister 3 vies avec et si tu le souhaites, tu
pourras t’occuper en le faisant fructifier. Même si je cesse de chanter ou de
jouer dans les merdes cinématographiques que tu peux me trouver !
— Moi vivant, ce n’est pas demain que Marlon Jensen sera reléguée
au second rang dans les classements !
Un coup dans ma poitrine. Mon cœur qui trébuche, trépigne,
essayant de ne pas tomber.
— Papa, s’il te plaît…
— Jamais, tu m’entends ! Jamais ! Et tu peux toujours chialer !
La terre semble s’arrêter de tourner. Les mots de Marlon reviennent
me fracasser :
— … J’ai comme l’impression qu’il y a une info que tu as ratée…
Quel imbécile je fais ! J’ai enquêté sur Marlon, lu des données en
tous genres… et la seule chose sur laquelle mon esprit aurait dû bloquer, je
l’ai manquée. Il n’y avait qu’un détail sur lequel je n’aurais pas dû
rapidement passer… C’est justement celui-là que mon cerveau a éludé.
Marlon Jensen, fille de Maya Penn-Baker et de Ryker Jensen.
Mais quel abruti !
C’était THE info que je ne devais pas zapper pour remettre chaque
élément à sa place et m’organiser. Dans chaque métier, il n’y a pas secret, il
faut se préparer. Avoir toutes les données pour être prêt à s’adapter à chaque
situation lorsqu’elle pourra se présenter… Je me suis foiré en beauté et à cet
instant, alors que j’entends toujours Marlon pleurer, et Jensen continuer
d’argumenter — ou plutôt d’hurler — je ne sais plus à qui doit aller ma
loyauté.
Tiraillé entre devoir et sentiments, je regagne ma chambre sans plus
penser à faire d’esclandre, mais avec une idée qui ne fait que me tarauder.
Celle qu’à la fin, qu’importe si je ne suis pas payé. Tout comme Marlon,
pour moi l’argent n’est plus le moteur qui me fait avancer. Parce que
maintenant, l’unique chose que je suis capable d’envisager, le seul point qui
pour moi doit compter, c’est elle et exclusivement elle.
Je me promets que je ne partirai pas avant d’être certain qu’elle va
bien. Et qu’elle est définitivement sauvée.
Chapitre 26 Marlon
I just wanna fall asleep
So my mind won’t have to creep
Je veux juste m’endormir
Ainsi mon esprit n’aura pas à ramper

Je file jusqu’à ma chambre tête baissée, pour qu’on ne puisse pas


voir que j’ai pleuré. Manquerait plus qu’on cherche à me réconforter, tout
en se foutant de me laisser sur les rotules après.
— Personne n’entre ! Même pas mon père, pigé ? aboyé-je à Scotty
le teubé, sans même lui permettre de rétorquer.
Je sais que si R.J. décide de se pointer, il n’aura pas le choix que de
le laisser passer. Mais le temps que cet idiot tergiverse et comprenne les
ordres de qui il peut ou pas discuter, je serais sans doute parvenue à
concocter la potion qui va m’aider.
Je claque la porte et extrais de mes affaires le matériel que je ne
m’étais pas encore résolue à utiliser. Jusqu’à présent, la Coke me suffisait.
Mais aujourd’hui, Marlon la battante, celle qui arrivait à résister s’est
volatilisée.
Je balance le tout sur la table basse et m’assois à même le tapis
duveteux et molletonné. Une fois que je serai bien défoncée, si je
m’écroule, je m’affalerai au moins sur quelque chose de douillet. Je n’ai
jamais rien fait d’autre que sniffé ou pris des antidépresseurs et tout à coup,
j’ai peur. Mais je ne me sens plus capable d’affronter, sans une béquille
chimique pour me porter. Junkie je suis, junkie je resterai. Mon
hypersensibilité aidait mon art à s’exprimer. À présent, elle est un fardeau
dont je ne sais que faire, et dont je ne parviens surtout pas à me débarrasser.
Je verse de l’acide citrique en petite quantité sur une feuille de
papier, avant de le mêler à la dose d’héroïne brune que j’ai préparée. Un
peu d’eau et le tour est joué. Dans ma cuillère, les matières diffèrent, mais à
ébullition, elles se mélangent à la perfection. Ma seringue prête, je pompe le
liquide sans restriction. Plus envie de pondérer ni de chercher à tempérer. Je
veux simplement étouffer la douleur qui me bouffe de l’intérieur.
Je suis adulée dans le monde entier… néanmoins, à quoi ça sert
quand la seule personne qui devrait m’aimer sans avoir de condition à
poser, est juste capable de m’exploiter ?
Mes larmes reviennent m’aveugler. D’un revers, je les chasse. J’ai
besoin de voir ce que je fais, je dois me dépêcher. D’autant plus que dans le
couloir, ça semble s’agiter.
Une ceinture à mon bras pour garrot, le biseau de l’aiguille vers le
haut…
— Déverrouille cette putain de porte, ou je te promets que c’est ta
gueule que je vais défoncer, si tu ne me laisses pas entrer ! entends-je tout à
coup crier.
Je tape ma veine pour qu’elle soit parfaitement bleutée. Si elle
devait rouler, je pourrais me louper et piquer à côté…
Le battant s’ouvre dans un fracas probablement audible jusqu’en
Oregon ou qui sait ? Peut-être Saïgon…
— Ça, c’est non ! me défend Bo en donnant un coup pour envoyer
valser ma seringue, avant que j’aie le temps d’injecter.
— Je fais ce que je veux ! hurlé-je ulcérée. T’es pas mon père !
— Ça, c’est clair ! Parce que moi, je ne compte pas te laisser
t’enfoncer davantage, alors que tu es déjà en train de te noyer !
— Où est cette putain d’aiguille ?
Je m’agace, commence à chercher. Pendant que Bo, lui, récupère
une de mes valises et y engouffre autant de vêtements que ce qui peut y
entrer. Tout ça sous le regard médusé de « Scotty le teubé » qui n’ose plus
bouger.
— Tu as besoin de te reposer et monsieur Jensen n’est pas prêt à
t’autoriser à décompresser ? Alors je t’emmène quelque part où il ne
viendra pas te chercher…
— C’est gentil, mon Doe, mais je n’aurais pas dû te raconter tout ça.
Il ne faut pas te soucier de moi. Je ne peux pas te mêler à mes petits
tracas…
Mon teubé de garde du corps semble tilter que quelque chose est en
train de se tramer. Et que ce quelque chose risque de ne pas plaire à mon
R.J. Il déguerpit au pas de course, probablement pour l’alerter.
— Tes petits tracas ? Tu appelles ça comme ça ? Dépêche-toi, on
s’en va avant que le teubé revienne avec ton père et qu’on ne puisse plus se
tailler ! Il doit être parti le chercher…
— Bo, j’ai des obligations… Si je ne les remplis pas, quand il va me
retrouver, il va me tuer !
— À partir du moment où tu te mets en danger, tes obligations, je
n’en ai plus rien à cogner ! Les concerts, les plateaux télé, ça peut se
repousser… Et s’il n’est pas content, c’est à moi qu’il devra s’adresser.
Parce que je ne te demande pas ton avis pour t’emmener loin d’ici. Tu peux
considérer que tu es contrainte et forcée. Que c’est d’un kidnapping dont tu
es victime.
Je m’arrête, comme paralysée. Bo m’agrippe par le bras pour me
« réveiller » et m’inciter à bouger.
— Viens Marlon, maintenant… se met-il à chuchoter. Si on ne part
pas tout de suite, on ne partira jamais…
Mon père a toujours eu le désir de s’isoler du bordel que moi et le
reste de mon équipe pouvions ficher pendant les tournées. Je ne l’en ai
jamais autant remercié… Bo attrape mon trolley et ramasse au passage le
sac qu’il s’est préparé.
J’ai la sensation de courir pour pouvoir le suivre, mais qu’importe.
Mes poumons ne m’ont jamais paru aussi oxygénés. Chaque bouffée d’air
que je respire semble m’enivrer, j’ai soudain l’impression de planer 10 fois
plus haut que là où cette putain de seringue m’aurait transportée…

— Attends-moi là, OK ? Je reviens te chercher.


Bo plante un baiser sur mon crâne, juste au sommet, avant de me
laisser le temps d’aller récupérer une voiture qu’il a louée. Ce geste anodin,
fait comme ça, l’air de rien, laisse s’envoler une nuée de « je ne sais quoi »
dans mon estomac. Et si je ne sais pas ce qui peut me faire ça, la sensation
m’est si agréable que j’aimerais qu’elle puisse se prolonger. Mais voir
disparaître mon Doe au coin de la rue fait seulement saigner mon cœur un
peu plus.
Cesserai-je un jour d’avoir peur pour rien et de tout ? D’éprouver la
nécessité de m’appuyer sur des substances ou sur quelqu’un ? Depuis que je
suis née, je n’ai jamais été seule, je ne sais pas ce que c’est. Et j’ai parfois
l’impression que je suis incapable d’exister sans personne à mes côtés…
Le manque cherche à me rattraper. Je commence à paniquer, pas
certaine de trouver ce dont j’ai besoin dans mes « paquets. » Je n’ignore
pas que Bo a l’intention de m’aider à me sevrer, mais je ne vais pas y
arriver en une matinée. Et là, il m’en faut, sinon je vais tomber.
J’ouvre ma valise, entreprends de la vider.
Rien, désespérément rien. Et je me sens si triste, tellement
lessivée… Bo m’a lui aussi abandonnée…
Mes vêtements volent dans la ruelle où je suis restée. Je les balance
partout, tout à coup irritée de ne pas dénicher ce que je peux chercher. C’est
à ce moment qu’on choisit de m’interpeler :
— Brando, qu’est-ce que tu fais ?
Sa voix. Sa main sur mon épaule qui s’efforce de me calmer.
— Bo, il me faut une dose, s’il te plaît, il faut en trouver… lui
expliqué-je paniquée.
— Monte dans la voiture, Marlon, s’il te plaît…
— J’peux pas ! Il m’en faut, là ! Quand j’en aurai pris, ça ira. Je te
jure qu’après, on partira !
— Tu… tu n’en as pas avec toi ? s’inquiète-t-il brusquement.
À cet instant précis, je comprends que mon sevrage va devoir se
faire bien plus rapidement que je ne l’avais pensé, et l’air ne parvient plus à
s’engouffrer dans mes poumons, quand j’essaie de respirer.
Les yeux de Bo cherchent à se ficher dans mes pupilles paumées.
— Brando, Brando, regarde-moi ! Il faut te calmer, OK ?
J’opine du chef pour dire oui, mais mon esprit et mon corps, eux, ne
sont pas du même avis.
— La Coke ne génère pas de véritable accoutumance physique
comme d’autres drogues. C’est dans ta tête que tout va se jouer, tu le sais ?
Encore une fois, je hoche pour approuver. Bo m’aide à m’installer
dans le véhicule que je ne l’ai pas vu avancer. J’étais bien trop occupée à
tout dévirer pour retrouver la Cam qu’aucun de nous n’a pensé à emporter.
Les joies d’un départ précipité.
Je lâche les pupilles de Doe pour recommencer aussitôt à m’agiter.
— On peut peut-être trouver quelqu’un à qui on pourra en acheter ?
m’imaginé-je pour me rassurer.
Bo se penche sur moi pour passer son doigt sous mon menton et le
relever, m’incitant ainsi à le regarder. Je sais ce qu’il fait et le pire, c’est que
ça peut fonctionner. Caler mes yeux dans les siens a le don de m’apaiser. Et
je ne suis même pas certaine qu’il en ait la moindre idée.
— Marlon, tu sais que je ferai tout pour t’aider ?
J’acquiesce encore de la tête, plus vraiment capable de parler. Une
boule de stress essaie de m’étouffer et je sens ma gorge de plus en plus
gonflée.
— Tu me fais confiance ? Parce que moi je te fais confiance et je
sais que tu peux parvenir à t’en passer…
— Je pense pas que j’y arriverai, Bo… je suis pas assez forte pour
ça.
— Tu l’es. C’est juste que sans la Coke, tu vas te sentir déprimée,
incapable de surmonter et c’est normal. Mais ça va se tasser. Les premiers
jours seront un peu compliqués, mais après tu verras, ça va aller…
Bo scrute mes bras de plus près. L’intérieur, l’extérieur de mes
poignets… son regard crible mon épiderme, le passe au scanner de ses
prunelles mordorées qui semblent s’inquiéter :
— Dis-moi que jusqu’à présent tu ne t’en es jamais injecté… Parce
que si tu as commencé avec cette merde, tu n’es pas près de t’en tirer.
Je secoue la tête négativement.
— Non jamais…
— Tu me le promets ? réclame-t-il en prenant mon visage en coupe,
nos yeux ancrés.
— Je te le jure, c’était la première fois que je m’en préparais…
— OK, je te crois. La Coke, ce sera déjà bien suffisant à gérer. Pas
besoin d’en rajouter.
— Doe… Pourquoi tu t’occupes encore de moi ? Je ne suis pas
certaine que tu seras payé, tu sais. Alors tu devrais capituler et rentrer, avant
d’avoir des ennuis dont tu pourrais te rappeler. R.J., c’est pas comme qui
dirait un mec avec qui il faut s’amuser…
— Brando… si je t’abandonnais maintenant, je ne pourrais plus me
regarder dans un miroir et puis… j’ai envie de connaître un jour la Marlon
que tu veux laisser s’exprimer, découvrir qui elle est en réalité… Voir la
personnalité qui se cache derrière ce visage poudré, rencontrer celle que tu
deviendras quand tu arrêteras de te foutre cette merde dans le nez.
Ces paroles… jamais je n’aurais pensé un jour entendre quelqu’un
les prononcer et mon palpitant fait une embardée. Sauf que…
— … Je ne sais pas si cette personne vaut le coup qu’on l’autorise à
sortir de là où elle est enfermée. La Marlon que je suis aujourd’hui est
créative, inspirée… Mais peut-être que demain, sans drogue, je ne serai plus
capable de composer. Que sans elle, je n’aurai plus rien à dire, que je ne
saurai plus m’exprimer…
Mes mots ont-ils été un jour plus criants de vérité ? Peut-être que
sans artifices pour m’aider, je ne suis rien d’autre qu’une jeune femme
dénuée de ce qui peut justement aujourd’hui la caractériser. Mais Bo, lui,
est convaincu que ce n’est pas vrai et semble bien décidé à ce que j’en fasse
de même.
— Jamais de ma vie je n’ai rencontré quelqu’un d’aussi doué !
Alors tu vas prendre le temps d’analyser, de te construire, de te
considérer… et quand tu te seras trouvée, tu verras que celle que tu es à
présent ne t’aura pas totalement quittée. Qu’elle ne demande qu’à faire une
seule et même entité avec cette autre qui viendra la compléter…
Bo finit par s’installer derrière le volant et cherche à savoir
comment je peux aller. J’ai un mal fou à organiser mes idées et à penser à
autre chose qu’à cette dope qui peut me manquer. Mais je n’en suis pas
moins extrêmement touchée par l’intérêt que soudain il peut me porter.
— Je…
Je n’arrive encore plus à parler sauf que, loin de l’excitation que le
manque a provoquée, je me sens tout à coup terriblement lasse et dépassée.
— Je suis si fatiguée, commencé-je à pleurer.
Presque aussi brusquement que le craving[37] est monté, je suis
retombée comme un soufflet.
— On a un peu de route. Tu vas pouvoir te reposer, me tranquillise-
t-il en caressant mes cheveux.
J’ai tout juste le temps de me caler sur le siège que mon Doe vient
d’incliner, que le sommeil m’emporte, sans avoir eu l’occasion de lui
demander où on allait…
Chapitre 27 Bo
I don’t want to watch you sink
To save your life, I would take any risks
Je ne veux pas te voir sombrer
Pour te sauver la vie, je prendrais n’importe quel risque

Je fixe un point sur la route, au loin. Point que jamais je n’atteins,


sur ce ruban d’asphalte qui se déploie, droit devant moi. Je file tout droit,
toujours tout droit. On ne peut pas faire plus droit que ça, je crois. Pas plus
direct qu’entre Jacksonville et cette destination juste à la limite de l’état.
Certains mots de Jensen reviennent me hanter. Des mots qu’ils
n’auraient jamais dû prononcer pour la star qu’il représentait, et qui déjà
m’avaient choqué… Maintenant que je sais que c’est son géniteur, je
comprends surtout encore moins qu’il les ait pensés…
« … vie de débauche… petite traînée… »
Marlon vient de bouger. Je quitte quelques instants la route des yeux
pour la regarder. Le sommeil semble l’avoir apaisée, mais qu’en sera-t-il
lorsqu’elle sera réveillée ? Les jours qui vont suivre seront jonchés de
difficultés, mais je serai là pour l’épauler. À la voir comme ça, qui
soupçonnerait ce feu qui peut la brûler en dedans ? Ce sentiment dévorant
qu’elle n’est pas à la hauteur, quand à côté d’elle, la plupart ne sont que de
simples mortels sans talents ?
Elle ouvre les yeux et commence à s’étirer. Et moi, j’ai presque le
souffle coupé devant tant de beauté. Mon cœur se serre et je ne peux
m’empêcher de me dire que tout aurait été presque plus facile, si Marlon
avait été un peu plus âgée.
— Où est-ce qu’on va ? demande-t-elle en cherchant à redresser son
dossier.
— À Pensacola. D’ici une heure, on sera arrivés…
Un rapide coup d’œil à la console m’apprend que ça fait déjà 4
heures qu’elle a sombré, et je n’ai même pas effectué un seul arrêt. Je ne
voulais pas la laisser et qu’elle se réveille en pensant que je l’avais
abandonnée…
— On va faire une pause et je vais t’acheter de quoi manger. Tu as
faim ? la questionné-je en sachant presque d’avance que je dois m’attendre
à la voir dévorer.
Ces jours derniers, j’ai pris le temps de chercher les effets qu’un
sevrage de cocaïne peut impliquer, et les différentes phases que Marlon
pourra traverser. J’espère juste être suffisamment préparé… Et au pire,
« mère Nature[38] » aura peut-être quelques conseils à me donner.
Je m’arrête à la première station que nous rencontrons.
— Allez, Brando. Dis-moi ce qui te fait envie…
— Du soda… mais pas de l’allégé, du vrai…
— Et sinon ? Quelque chose de solide, ce serait une bonne idée…
— Des gâteaux ! Tous les modèles que tu peux trouver, je veux tous
les goûter…
J’entre dans la boutique avec une liste de trucs à acheter plus longue
que ce que je pourrai ramener. Non seulement Marlon a toujours été privée
de sa liberté, mais elle n’a jamais pu profiter de ce que la vie offre dans
toute sa normalité. Et maintenant qu’elle m’en a parlé, je ne sais pas
comment j’ai pu passer à côté.
Avoir envie de se goinfrer de sucré fait partie des étapes qu’elle doit
traverser. Autant dans sa phase de sevrage qu’au palier « je veux tout
tester », mais qu’importe. Marlon a besoin de se remplumer. Manger des
cochonneries, ça pourra peut-être aider. Même si ce n’est pas forcément la
nourriture la plus recommandée…
Je reviens les bras plombés de tout l’attirail de biscuits que j’ai pu
acheter. J’ai même pris quelques paquets de bonbons, pour compléter.
Comme une envie folle de céder à des caprices qu’elle n’a pas encore
manifestés. Brando me perturbe et attise chez moi un côté protecteur que je
ne me connaissais pas et…
Je coupe ces réflexions avant de m’enfoncer dans cette direction. Je
ne dois pas y aller… je ne veux pas y aller… Marlon est bien trop jeune et
je dois songer à Ève et à notre couple, le sauver…
Marlon a raison… ce n’est pas à Ève que tu penses en premier…
— Brando, ouvre-moi la porte, s’il te plaît ! réclamé-je incapable
d’y arriver tant mes bras sont chargés.
Elle se penche côté conducteur pour activer la poignée. En m’offrant
évidemment une vue imprenable sur son décolleté.
Bon sang ! Marlon a le don de me mettre dans un de ces états !
Je masque le trouble qu’elle sait si bien éveiller et me rassois côté
chauffeur en regardant droit devant. Mon cœur bat si intensément que j’ai
besoin d’un instant…
— Il faudra peut-être faire attention… Avec tout ça, tu risques de
perdre tes dents de lait ! ne puis-je m’empêcher de plaisanter.
— Gnaaaaa ! grimace-t-elle de manière exagérée. Arrête de faire
comme si j’étais un bébé. Tu t’imagines que je n’ai pas vu de quelle façon
tu les as lorgnés ?
Merde ! Grillé…
Même pas besoin de lui faire préciser de quoi elle peut bien parler.
Nous reprenons la route. Le téléphone de Marlon ne cesse de vibrer,
ce qu’elle s’est efforcée jusqu’à présent d’ignorer. Mais quand je la vois
décrocher, je crois mon palpitant prêt à s’arrêter.
— C’est Autumn, clarifie-t-elle avant de répondre à l’appel. Et ne
t’en fais pas. L’histoire de la loc est réglée, j’y ai pensé…
Son amie est inquiète, comme on pouvait s’en douter.
— Ne t’en fais pas, bébé…
Ce petit surnom qu’elles se sont donné m’émeut comme jamais.
— Si je ne te dis pas où je vais, c’est pour qu’R.J. ne puisse pas te
cuisiner. Je suis en sécurité. Je te donnerai régulièrement des nouvelles pour
te rassurer…
Je comprends qu’Autumn sait que je suis celui qui l’a emmenée. Et
qu’à cet instant, tout le monde doit la chercher.
— Il saura prendre soin de moi, j’en suis persuadée…
La conversation terminée, Marlon réalise qu’elle a peu de détail sur
notre virée.
— Et… Pensacola… on a une vraie raison d’y aller ? lance-t-elle de
but en blanc, en proie à une curiosité presque palpable.
— Je t’emmène chez mes parents. Là-bas, personne ne viendra te
chercher.
Marlon baisse la tête et se ronge les ongles à mesure que ses
méninges commencent à la triturer.
— Une famille, ça fait tellement longtemps que je ne sais plus ce
que c’est…
— Alors il faut que tu sois préparée… la mienne est… comment
dire… enfin… mes vieux sont assez particuliers…
— Tu me fais presque peur, tu sais…
— Pas de raison de t’inquiéter. Mes parents sont la gentillesse
incarnée. C’est juste que… ce sont clairement des illuminés qui n’ont pas la
télé, osé-je avouer. Il est possible qu’ils ne sachent même pas qui tu es.
Mais tu ne seras jamais plus tranquille et entourée que dans leur havre de
paix…
Marlon se rendort, complètement claquée, et je peste intérieurement
contre les effets que le manque peut causer. Ce n’est que le premier jour.
Qu’en sera-t-il après ?

Depuis qu’elle a de nouveau quitté les bras de Morphée, Marlon


m’explique ce qui l’a poussée à consommer. L’aspect psychologique est le
point le plus important à traiter si on veut y arriver, et je suis ravie qu’elle
choisisse d’elle-même de se confier.
— Quand j’ai commencé à me sentir éreintée, j’ai d’abord cherché
le coup de fouet que ça pouvait me procurer. Et puis, il y a eu le sentiment
d’euphorie, de toute-puissance que ça m’a apporté… Sauf que très
rapidement, tout ce qui s’était transformé en or est redevenu grisé. Je
retombais aussi vite que j’étais montée, les doses ont dû augmenter…
Ensuite, j’ai compris que quand l’alcool s’en mêlait, le cocktail pouvait me
faire un effet inespéré. Le sexe est venu s’ajouter… Mes sens, mes
perceptions étaient tout à coup tellement exacerbés ! Le rêve pour un artiste
en mal de création, que d’être soudain inspiré de façon démesurée…
Silence et doute se tiennent la main pour chanter un même refrain.
— Tu composais avant, tu recomposeras après… J’en suis
persuadé !
— J’aimerais tant que tu dises vrai… pouvoir moi aussi croire que
ça peut arriver, mais je ne suis qu’un déchet…
Dysphorie, angoisse, détresse, incapacité à positiver. Marlon
n’échappe pas aux schémas décrits de la « retombée » sans produit.
— Ôte-toi ça de l’idée, s’il te plaît. Si tu savais comme je peux
t’admirer ! À quel point tellement de gens mourraient d’envie te
ressembler !
— Et n’avoir personne qui m’aime ni à aimer ? De l’argent, mais
jamais de temps pour le dépenser ? Pas âme qui vive à qui offrir ce dont il a
toujours rêvé ?
À chacun de ses mots, mon cœur ne fait que davantage se serrer.
— C’est normal que tu te sentes déprimée, mais je te jure que ça va
passer. Et tout ça finira par arriver, je te le promets…
Chapitre 28 Bo
Your fragrance dissolves my resistance
I feel I can’t keep the distance
Ta fragrance dissout ma résistance
Je sens que je ne peux pas tenir la distance

— Oh My God ! C’est pas vrai ! Jim ! Jim ! Notre Bo est rentré !


Hey voilà, maintenant tout le voisinage le sait…
Ma mère n’a pas changé depuis ces deux dernières années où je ne
me suis pas décidé à me pointer. Un coup de téléphone vite fait me suffisait.
Maintenant que j’ai conscience de comment Marlon a été exploitée, j’ai
brusquement le sentiment que mon besoin d’éloignement était exagéré.
Certes, mes parents sont particuliers. Mais… ai-je une vraie raison de vivre
en oubliant qu’ils peuvent exister ? Lorsqu’ils partiront, il sera trop tard
pour moi de regretter…
Maman n’a pas un cheveu blanc pour marquer les années. Toujours
ce roux flamboyant et ses interminables baguettes qu’elle se refuse à
couper. Elle me prend dans ses bras. Je suis sur le point d’asphyxier, tout à
coup comme enfermé dans les pans de sa longue robe bariolée. Et c’est là
que, par-dessus mon épaule, elle voit Marlon qui se cachait.
— Je le savais ! Je savais qu’un jour tu serais accompagné d’une
vraie beauté ! Pas comme cette Barbie surfaite et siliconée.
— Maman ! tenté-je de la rouspéter.
À savoir qu’Ève n’a même pas les seins refaits… Et
qu’officiellement, on est toujours ensemble, donc qu’elle est peut-être
amenée à la recroiser…
— Entrez, voyons ! Ne restez pas sous l’avancée ! Jim ! Mais où es-
tu passé ? crie-t-elle encore à l’attention de mon père.
Certainement le seul dans tout le quartier à ne pas l’avoir entendu
appeler !
Ma mère nous invite à nous installer sur le canapé et continue de
parler. Peut-être qu’à un moment, j’arriverai à placer un mot ou deux… qui
sait ?
— Tu aurais dû me prévenir que tu venais, j’aurais tout préparé !
Comment ça se fait que tu… Oh, et… mais cette jeune femme, quelle
beauté ! Comment vous appelez-vous ?
— Marlon, madame… répond-elle avec une étonnante timidité.
— Pas de madame entre nous ! Appelez-moi Marylou ! Alors, dites-
moi, vous vous êtes rencontrés où ? Et l’autre pimbêche, j’espère qu’elle est
au fond du trou ! Tu l’as larguée quand ?
Ma mère, terriblement excitée, n’arrête pas de débiter.
— Maman… Ève et moi, on n’a pas vraiment…
— J’ai toujours dit que ce n’était pas une fille pour toi. Pas assez
simple, trop de blabla…
« Mère nature » continue à agiter les bras.
— Je savais bien que mon Rainbow finirait par me ramener une
jeune femme qui me plairait ! Maintenant reste à vérifier si vous le
méritez…
Un avertissement à peine voilé, mais… ce n’est pas ce que je choisis
de relever dans ce qu’elle vient de déballer. Je porte ma main devant mes
yeux, comme pour dire « Oh, calamité ! »
— Rainbow ? s’étonne Brando, prête à se marrer.
Voilà ! Je savais bien que ce détail ne pourrait pas lui avoir
échappé…
Je grimace, mon véritable prénom dévoilé, et me remémore notre
première « évasion ». Ce soir-là, elle n’avait pas arrêté de me titiller sur le
sujet :

— Bon, allez… Je suis certaine que Bo n’est pas ton vrai prénom, en
réalité, ne cessa-t-elle de vouloir creuser.
— Pourtant, ça l’est…
— Je ne te crois pas ! Je sens que tu caches comme un secret.
Quoi faire, à part insister autant qu’elle pouvait le faire de son
côté ? C’est vrai. Finalement, Bo, c’est bien mon prénom… en version
légèrement diminuée…
— J’ignore pourquoi tu vas t’imaginer que ça pourrait être plus
compliqué que ça ne l’est !
— Je ne sais pas… Y’a un truc chez toi qui me dit que « Bo tout
court » ça ne colle pas. Comme s’il manquait une part de toi. Un truc qui te
ferait briller bien plus que ça…
— Tu as quand même un côté « space », toi !
— Allez, dis-moi ! Ton vrai prénom, c’est quoi ?
— Bo.
— T’es un emmerdeur !
— Je ne suis pas là pour te faciliter la vie, au cas où tu ne l’aurais
pas compris.
— Ça y est ! J’ai trouvé ! Ta famille, c’est les Duke du comté de
Hazard, et on t’a appelé comme le grand-père. Bo 1er !
Et ça avait duré comme ça une bonne partie de la soirée…

La voix stridente de ma mère me ramène à cette réalité où je sais


déjà que Marlon va jubiler de triompher sur le sujet. Voilà ce que c’est que
de débarquer à l’improviste, quand il y a certaines choses qu’on préférait
cacher…
— Comment ? Il ne vous a jamais dit comment il s’appelait en
vérité ?
— Il s’en est bien gardé… glousse-t-elle en me lançant un regard
amusé de biais.
— Mon fils est un arc-en-ciel. Dès que je l’ai vu, j’ai su que
chacune de ses couleurs apporterait du bonheur, et qu’il serait capable
d’illuminer toute la grisaille qu’il pourrait croiser. Vous ne trouvez pas,
Marlon, que ce que je dis est vrai ?
Moment gênant.
— Ça suffit, maman !
Comme si j’illuminais quoi que ce soit, moi !
Pourtant, à cet instant, les yeux de Brando capturent mon cœur, qui
bat déjà à 100 à l’heure. Un silence se faufile et défie mes peurs. Mais
lorsque le timbre de Marlon s’élève tout en douceur, mon petit organe bat
avec encore plus d’ardeur pour accompagner en chœur un murmure venu du
fond de ses pensées. Des paroles que je n’aurais jamais imaginé l’entendre
prononcer :
— Les couleurs de Bo sont les plus extraordinaires que j’aie jamais
pu déceler… avoue-t-elle comme si je pouvais seulement la subjuguer.
Nous nous regardons comme si plus rien d’autre n’existait. Mais je
refuse de ressentir ce qu’elle parvient à susciter. Je n’en ai pas le droit. Je ne
peux pas.
Marlon et moi, ça ne se fera pas ! me seriné-je encore une fois.
— Rainbow !
Je sursaute alors que mon père arrive.
— Quelle excellente surprise ! s’extasie-t-il.
Accolade franche et virile. Mes parents sont des gens plutôt
tactiles…
— Bonjour papa…
— Tu aurais dû prévenir que tu débarquais…
Si les années n’ont pas de prise sur maman, papa, qui avait depuis
longtemps les cheveux grisonnants, les a désormais totalement blancs. Un
côté Emmett Brown. Même coupe, même regard, mais pas de De
Lorean[39]. Manquerait plus qu’il monte un convecteur temporel dans le
garage ! En sachant que les voyages dans le temps ont loin d’avoir été son
idée la plus barge…
— Je sais, mais… ça s’est décidé de façon un peu précipitée…
— Ce n’est pas grave que tu préviennes ou pas. Ici, c’est chez toi !
replace maman, tout en nous servant des boissons fraîches en souriant.
— Est-ce que si on s’arrête quelques jours, ça vous dérange ?
demandé-je embarrassé.
— Enfin, Bo ! Voyons ! Ta mère vient de le rappeler ! Ici c’est chez
toi, tu restes autant que tu veux, ça ne nous gêne pas !
— Et sinon, dans la vie, jeune Marlon, vous faites quoi ? interroge
maman en se tournant vers celle à qui j’impose tout ça.
Je hausse les épaules pour lui rappeler ce que j’avais prédit en
mimant des lèvres un « Tu vois ! »
Marlon m’a demandé en chemin :
— Bo… sans ma carrière, c’est quoi, ma vie ?
J’espère qu’elle le découvrira en restant ici… Mais en tous cas, elle
devrait au moins y être à l’abri…

J’attends dans ma chambre que maman m’apporte des draps pour


faire le lit, quand mon portable vibre, posé sur la table de nuit.
Le nom d’Ève s’affiche et pour la première fois depuis ce qui
avoisine une éternité, je me fiche qu’elle puisse bien m’appeler.
— Ah Bo ! Enfin !
Enfin ? Elle se moque de moi ou quoi ?
Des jours que je tente de la joindre sans succès, et que je la
soupçonne de m’éviter !
Elle n’est quand même pas gênée !
— Tu es sur toutes les chaînes de télé ! Mais qu’est-ce que tu as
fait ?
D’abord la panique, la sensation d’étouffer.
— Attends Ève, de quoi veux-tu parler ? Est-ce que tu peux
m’expliquer ?
— Ils disent que tu l’as kidnappée !
Mon cœur fait une embardée puis je réfléchis. Elle doit
probablement mitonner, trop enragée qu’elle est. Je me reprends et
recommence à respirer.
— C’est faux, mais peu importe. Elle a besoin de souffler…
— La police doit sans doute déjà vous rechercher ! se met-elle à
crier.
— Hey bien qu’ils cherchent. Le temps qu’ils trouvent, elle ira peut-
être mieux et pourra peut-être rentrer…
— Bo ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Dans quel délire elle
t’a embarqué ? Qu’est-ce qu’elle t’a promis pour que tu te laisses
entraîner ? Tu es toujours si réfléchi, si posé, si…
— … prévisible, comme tu sais si souvent me le reprocher… ne
puis-je me retenir de la piquer.
— Toi aussi tu veux te la taper ? m’accuse-t-elle de but en blanc
sans même s’arrêter.
Cette question-là, je ne m’y attendais pas !
Elle marque un temps, une fraction de seconde, pour voir si je vais
rebondir. Lorsqu’elle comprend que je ne le ferai pas, elle enchaîne sur ce
qu’elle peut penser de pire :
— C’est quoi, chez elle, qui t’attire ? Le fric, la jeunesse, la
célébrité ? Ah non c’est vrai ! Apparemment, elle a autre chose à
proposer… Elle fait d’autres trucs assez osés, elle n’hésite pas à y aller !
Même à plusieurs, d’après les images qui ne cessent pas de circuler !
— Ça, c’est petit, Ève, de mettre ça sur le tapis… Mais peu importe
ce que tu peux penser, Marlon a besoin de quelqu’un pour l’épauler, et c’est
exactement ce que je fais.
— Bo, j’ai l’impression que tu es en train de t’égarer…
— Si ça peut l’aider à se trouver.
— J’ai le sentiment de m’être trompée, quand j’ai cru que tu étais
celui qui me convenait.
— Et moi, j’ai la conviction de ne pas savoir qui tu es en réalité…
Un véritable silence, cette fois. Un soupir qui semble sonner tel le
glas.
— Est-ce que c’est vers une rupture que cette conversation va
doucement nous amener ?
Elle lance ses mots tel un couperet. Pourtant, alors que ma gorge
devrait se serrer, à cet instant, je me moque presque de la façon dont cet
appel va s’achever.
— À toi de me le dire.
— J’ai encore besoin d’y réfléchir, pose-t-elle avant de raccrocher.
Et moi, est-ce que mon cœur, cet idiot, ne s’est pas déjà décidé ? Je
n’ai pas trouvé le courage d’avouer à ma mère qu’elle se trompait en
pensant qu’Ève et moi c’était terminé. Et ai-je vraiment envie de rectifier,
en vérité ?
— J’espère que ce n’est pas à cause de moi, que ta petite amie et toi,
vous vous disputez…
Je sursaute comme si j’avais quelque chose à cacher. Même pas, en
réalité. Juste que je ne l’ai pas entendue arriver.
— C’est plus compliqué que ça, avoué-je en pivotant pour trouver
Brando se balançant nerveusement. On ne t’a pas attendu, malheureusement
pour que ça n’aille plus…
— Je me trompe, donc, si j’ai l’impression d’avoir été en grande
partie au centre du sujet ?
Je soupire et me retiens de confirmer.
— Ma mère t’a enfin lâchée ?
— C’est une femme adorable, elle me plaît. Ton père aussi,
d’ailleurs. Je sens que je vais apprécier de rester…
— Si tu aimes la compagnie de personnes bizarres et perchées…
— Tu as bien fait de m’amener.
— J’espère que tu dis vrai…
— Est-ce que tu crois que ça dérangerait que j’aille me doucher ?
— Absolument pas. Ma salle de bains est là, lui montré-je en
ouvrant la pièce attenante. Mes parents ont leur… comment dire… propres
commodités, alors ne t’en fais pas et fais comme chez toi…
Le « fais comme chez toi » est sorti avant que je ne tilte vraiment à
qui je le disais… Marlon commence à se déshabiller…
— Ce n’est pas ce que j’entendais !
C’est ce moment que ma mère choisit justement pour entrer, et me
trouver avec dans les mains, le t-shirt de Marlon, que je viens de ramasser,
avec la ferme intention de le lui redonner. Tout en lui demandant d’arrêter
de se désaper sous mon nez…
— Oh mon dieu ! Désolée ! crie maman en laissant draps et
serviettes sur la commode juste à côté. Reprenez où vous en êtes restés,
faites comme si je n’étais pas passée !
La tornade « mère Nature » passée, j’attrape un peignoir pour le
déposer sur les frêles épaules d’une Marlon tout à coup presque intimidée.
Où est la jeune femme sûre d’elle et impétueuse que je connais ?
— Marlon… tu dois arrêter. Tu as le droit de préserver ton intimité,
même si on ne t’y a pas habituée…
— Je… Désolée…
Mes mains restées posées sur elle, elle cille au moment où elle
semble le réaliser. Je les retire brusquement, comme si son contact me
brûlait. Un courant semble nous traverser et je m’écarte d’un coup,
électrisé.
— Bo, je croyais que je… te plaisais…
— Rappelle-toi… Ce que tu cherches, c’est de l’amour, pas
uniquement ce plaisir éphémère que le sexe te procurera. Le sexe est
comme une drogue pour toi. Il faut dévier tes pensées. C’est ça le secret,
pour t’empêcher d’avoir envie de replonger.
— Non Bo, c’est pas ça…
— Il faut que tu sois occupée, ça t’évitera de déprimer…
— Bo ! Écoute-moi ! On ne parle pas d’addiction, là ! Y’a un truc
en moi qui me dit qu’avec toi, ce ne serait pas comme ça !
Je ne veux pas penser à ça, je refuse de penser à ça…
— On ne le saura pas, car ça n’arrivera pas !
— Alors je ne te plais pas, c’est ça ?
— Marlon, on s’en moque de savoir si tu me plais ou pas !
— Mais moi, je ne m’en fiche pas ! Est-ce que tu es capable de
comprendre ça ? Tu sembles tellement insensible, quand je fais tout pour
attirer ton attention sur moi !
Si tu savais Marlon, le tsunami que tu déclenches en moi !
— Si seulement les choses étaient plus simples… et que tu n’étais
justement pas toi…
— Pourtant, qu’est-ce qui peut être plus simple que ça ? Tu me plais
et si je te plais aussi, alors quoi ?
En deux secondes la conversation a bifurqué et je me sens pris au
piège de ce que je commence à éprouver. Je ne sais plus quelle excuse
servir pour ne pas céder.
— J’ai 30 ans, Marlon ! Qu’est-ce que ça fait de moi de ressentir du
désir pour quelqu’un comme toi ? J’ai l’impression qu’on pourrait me
cataloguer dans les déséquilibrés !
— Dans la case « prédateurs sexuels », aussi, pendant qu’on y est !
ne peut-elle se retenir de relever. Tu ne crois pas que cette histoire d’âge est
un peu exagérée ? La majorité sexuelle, c’est 16 ans. Par conséquent,
n’utilise plus cet argument comme excuse pour me repousser… Et en plus,
j’ai 18 ans, maintenant !
Arrêt sur image.
— Depuis quand ?
Marlon hausse les sourcils faisant la moue comme si c’était évident.
Le « Happy Birthday » chanté le soir du concert revient me frapper.
OK… Encore une info que j’ai ratée ! Quel enquêteur lamentable
j’aurais fait !
— Alors, l’anniversaire, l’autre soir, ce n’était pas celui de Justin…
Un « non » agite la tête de Brando de droite à gauche. Son visage
relevé vers moi, elle reste là à me regarder. Sa bouche entrouverte est si
près… il me suffirait de légèrement me pencher pour aller la capturer… Ses
yeux, eux, m’ont déjà harponné et je ne sais pas si je vais parvenir à me
détacher…
Je remue la tête pour chasser ce qui peut encore la traverser. Comme
chaque fois qu’elle pose ces yeux-là sur moi.
— Allez ! Va te laver… lancé-je pour faire retomber la tension qui
invite une certaine partie de moi à se lever.
Je tourne les talons pour m’en aller et la laisser. Mais je n’ai pas
quitté la pièce que sa voix, dans mon dos vient me caresser.
— Contrairement à toi, Bo, moi j’ai compris qu’on aurait beau
lutter, ça finirait par arriver…
Je déglutis difficilement.
— Je vais aider ma mère à préparer le diner… trouvé-je simplement
à dire avant de m’enfuir sans même me retourner.
Chapitre 29 Marlon
For you I would do anything
Cause you make my heart sing
Pour toi je ferais n’importe quoi
Parce que tu fais chanter mon cœur

Encens et musique hindoues bercent notre repas dans une ambiance


Peace and Food dans une déco chargée et très colorée.
— Tout est bio et végétarien ! Cultivé ici par nos soins ! m’explique
Jim fièrement.
— Tout a l’air tellement alléchant ! m’extasié-je sincèrement.
— J’espère vraiment que vous aimerez…
D’un signe de tête, Bo m’invite à manger et c’est en toute confiance
que je commence à littéralement dévorer.
Assis par terre devant une petite table en verre, j’ai l’impression
d’avoir traversé la planète et atterri en Asie. Crudités, légumes cuits,
fruits… Vient le tour des gâteaux et biscuits… Banana bread, carrot cake et
sucreries fantaisies…
— Jim, sers-leur un peu de ce cocktail dont tu as le secret…
— Est-ce que c’est sans alcool ? demandé-je, un peu stressée.
— Normalement, j’en mets, mais exceptionnellement, je peux
m’adapter… accorde le père de Bo dont les regards semblent inquiets.
— Je vous remercie, c’est gentil… j’aimerais autant éviter d’en
consommer…
— Tenez, mon enfant, prenez… propose sa maman.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des gommes à mâcher, que j’ai spécialement faites pour ce que
vous avez…
Un clin d’œil me laisse penser qu’elle et moi devrions partager un
secret, mais… je ne vois pas trop ce que c’est.
— Je sais pour vos envies de sucré, alors je vous ai concocté tout un
tas de petites douceurs, ma beauté…
Oh, merde ! J’espère qu’elle ne s’imagine que son fils et moi, on
est… Je crois qu’elle se fait des idées.
En découvrant la tête que je tire, Bo vient m’aider à m’en sortir :
— Maman, arrête de la faire marcher, tu vois bien que tes paroles la
font flipper !
— Désolée, je trouvais ça amusant de lui faire croire que je pensais
que la nature avait choisi de vous gâter. Mais j’espère que mon Bo
n’attendra pas encore des années avant de m’offrir les petits-enfants que je
suis en droit de demander. Et j’espère surtout qu’il les fera avec une jeune
femme qui le méritera !
Sa mère marque une courte pause, avant de continuer comme si de
rien n’était :
— Et sinon, dites-moi… Est-ce que tout se passe bien au niveau de
votre sexualité ?
Je recrache la gorgée que j’étais sur le point d’avaler, prête à
m’étouffer.
— Marylou ! Est-ce que tu veux bien arrêter ! Tu les mets
visiblement mal à l’aise. Tu sais très bien que tout notre entourage n’est pas
aussi porté sur le sujet que tu ne l’es ! Et surtout pas aussi libéré pour en
parler en toute sérénité !
— C’est vrai, mais si tout le monde avait justement une sexualité
libérée…
Bo et son père commencent à crier pour la couper.
— Maman !
— Marylou !
— Enfin, bon… Ma petite Marlon, tout ça pour dire que Bo m’a tout
expliqué. Je sais quel manque vous ronge et il m’a demandé de vous aider.
Le rouge me monte aux joues. La honte s’allie à la colère pour se
mutiner contre mon honneur. Le tout en ratiboisant au passage le peu de
respect que je pouvais encore me porter.
Pourquoi a-t-il fallu que Bo parle de ça à sa mère ? Je me sens tout à
coup salie, humiliée devant des gens qui ne m’auraient pas jugée…
La main de ce dernier se pose sur mon bras brusquement irrité par
son toucher. Je n’ai qu’une envie, la dégager pour le repousser. Mais
comme si sa mère lisait dans mes pensées, elle ne tarde pas à m’expliquer :
— Soyez rassurée, ma belle. Votre réputation n’est pas entachée. Ici,
nous sommes les premiers à prôner les plantes et leurs effets. Quelle que
soit la forme qu’on peut leur donner…
Le ballon dans mon estomac se dégonfle pour me laisser de nouveau
inspirer.
— Il n’y a pas de gêne à avoir à recourir à ce que la nature a de plus
beau à offrir, quand ça peut nous aider ! Pourquoi s’en priver ? C’est pour
nous, tout ce qu’elle fait ! D’ailleurs, moi ce qui m’étonne c’est que vous
souhaitiez freiner ! Ou plutôt, disons que j’en ai une vague idée… Mon
Rainbow a des théories assez arrêtées sur le sujet. Je n’ai jamais compris
pourquoi il n’envisageait pas d’essayer toutes ces décoctions qu’on lui
proposait…
Tout à coup, je suis soulagée que mon image ne soit pas brisée
devant ses parents, même si c’est à peine si je les connais.
— Je crois qu’il faut que je réapprenne à avoir foi en moi… et ce
n’est pas en m’appuyant sur ce genre de béquille que ça se fera…
Mes pupilles trouvent celles de mon Doe qui cherchent à me
réconforter. Ses doigts sont venus s’entrelacer aux miens, alors que je les
triturais. J’ai presque envie de verser toutes les larmes que j’ai retenues
toutes ces années.
— Viens-là, souffle-t-il en m’attirant dans ses bras.
Je pourrais y rester une éternité, s’il voulait de moi. Et j’y pleure
comme si personne autour n’était là…

— Tenez, ma petite Marlon ! Inhalez cette potion que je vous ai


préparée ! Vous vous sentirez bien, vous verrez…
— Maman ! Mais ça va pas ? s’insurge mon Doe.
— Bah quoi ? Tu m’as dit ni herbe ni pétard ! Ça veut donc dire que
je peux m’appuyer sur tout ce qui se fait à côté. Alors, laisse-moi gérer ! Et
je t’ai déjà dit que tu ne devrais pas juger un produit sans l’avoir
consommé.
— Je t’ai demandé de l’aider à se sevrer. Pas de lui filer un autre
truc qui va la défoncer et dont elle ne pourra pas se passer ! Si c’était ça, je
l’aurais emmené chez le médecin, et il lui aurait donné un traitement
pharmacologique qui aurait pu se substituer.
— Ah, ça ! Sûrement pas ! Tu sais ce que je pense de ces charlatans-
là ! Et justement ! C’est encore pire, les médicaments ! Fais-moi un peu
confiance, de temps en temps...
Aujourd’hui, je suis passée de la colère à l’excitation, puis j’ai eu
envie de me foutre en l’air quand j’ai croisé ma dépression… pour me sentir
à présent aussi vide que le néant… j’ai chaud et froid en même temps et je
pourrais m’endormir n’importe quand…
Tout à coup, je vois flou, une goutte de sueur perle dans mon cou.
Est-ce de l’inquiétude, ce que je lis dans les yeux de mon Doe ?
— Est-ce que ça va, Brando ?
— Il est possible qu’elle ait de la fièvre et qu’elle délire un peu cette
nuit… je compte sur toi pour la surveiller de près quand vous serez au lit !
Bo se prend la tête dans les mains.
— On vous laisse la maison ! On part chez les voisins, on revient
demain matin.
— Pff, OK, très bien…
J’écarquille les yeux, mais je ne sais ni quoi penser ni quelle
question poser, sur le fait que les parents de Bo passent la nuit à côté.
Quand ils franchissent la porte sans plus nous calculer, « mon assistant »
n’hésite plus à se lamenter.
— Laisse tomber… je préfère que tu ne t’imagines pas par qui j’ai
été élevé, et ce à quoi j’ai pu assister…
Brusquement, j’ai l’impression que je pourrais m’écrouler et je
manque de basculer. Mais Bo anticipe et empêche ma tête de rencontrer la
table et de la heurter.
— Bo… je ne sais pas ce que j’ai… je me sens si fatiguée…
— C’est normal… ne t’en fais pas, je vais t’aider à aller te coucher.
Mon Doe me soutient pour me lever, mais en voyant que mes
jambes ne veulent pas me porter, il passe le bras derrière mes genoux pour
m’emporter.
— Purée, mais… quelle dose elle va t’avoir filée ? Si demain tu es
encore plus mal, je vais l’assassiner ! Je savais que je n’aurais rien dû lui
demander…
— Je me sens bien, Bo. Je vais bien, j’ai juste besoin de me
reposer…
Il me pose sur les draps frais et commence à me déshabiller.
— Hey ! Faut savoir ce que tu veux, Bowww Gosse, déliré-je
comme si j’étais bourrée. Un coup tu veux, un coup tu veux pas que mes
vêtements soient sur moi…
— Tu veux dormir tout habillée ? m’interroge Bo qui s’est écarté en
s’arrangeant pour ne plus me toucher.
— Si c’est pas toi qui me les enlèves, alors je préfère les garder.
— OK… Je n’ai pas envie d’argumenter et je sens que si je t’aide à
les retirer, dans l’état où tu es, ça va dégénérer ! Alors tu sais quoi ? Je vais
te mettre au lit dans cette tenue-là ! De toute façon, te coucher comme ça,
ça ne te tuera pas !
Une fois bordée, Bo sort une couverture d’un placard et s’installe
dans un fauteuil un peu plus loin. Un fauteuil loin de moi, dans un coin.
— Bo, qu’est-ce que tu fais ?
— Je ne veux pas briser les rêves de ma mère, si elle me trouve
demain matin sur le canapé.
— Ne sois pas ridicule. Le lit est assez grand pour qu’on y dorme
tous les deux sans se toucher. Je devrais réussir à passer la nuit sans
chercher à te peloter, si c’est ça qui t’effraie ! ne puis-je me retenir de
plaisanter.
— Marlon, je…
Je m’assois, fâchée.
— Doe, on est ici chez toi. Alors si tu ne viens pas t’allonger dans
ce lit avec moi, c’est moi que ta mère trouvera demain matin sur son sofa.
Parce que je refuse que tu restes des heures dans ce machin-là !
Bo soupire lourdement avant de se lever et de me rejoindre en
traînant des pieds. Je m’installe, dos tourné. Tout pour ne pas être tentée par
son parfum ambré, par les courbes de ces muscles galbés, par ses lèvres
charnues qui semblent constamment m’appeler…
Je m’endors en rêvant d’un arc-en-ciel aux mille couleurs avec le
cœur battant à 200 à l’heure.
Chapitre 30 Bo

This girl is more than just my friend


It’s time for us to clap the end
Cette fille est plus qu’une amie
Il est temps pour nous d’applaudir la fin

— Bo, j’vais pas y arriver ! Il faut que tu ailles m’en chercher !


J’allume la lampe de chevet et avise immédiatement ce qui peut se
passer. Marlon est trempée et les draps sont complètement mouillés. Ma
mère m’a prévenu que ça pourrait se produire.
— Tu as entendu ce bruit ? semble-t-elle paniquer. C’était quoi ? Tu
crois qu’il m’a retrouvée ? Je t’en prie, ne le laisse pas m’emmener, Doe,
s’il te plaît ! Je ne veux pas y retourner !
Mes doigts accrochent son visage :
— Hey, calme-toi, je suis là et je ne laisserai personne t’arracher à
moi ! C’est compris ?
Un signe énergique et inquiet de la tête pour me dire oui.
— Je vais chercher un linge humide, je reviens, OK ?
Ses yeux se plantent dans les miens pour me dire à quel point la
peur peut la dépasser. Elle replie ses jambes sous son menton et commence
à se balancer. Je me dépêche de filer à la salle d’eau pour en ramener une
serviette mouillée.
— Attends, les draps sont bons à changer, je vais m’en occuper…
Je l’incite à se lever et à s’asseoir sur mon vieux fauteuil, juste à
côté. J’imagine que cette phase est plus ou moins normale, mais je ne peux
m’empêcher de me demander si « mère Nature » n’a pas un peu forcé sur ce
qu’elle lui a préparé.
— Ton t-shirt est une vraie serpillère, il faut en changer. Attends, je
vais t’aider…
Son marcel retiré, je commence à promener le linge humidifié sur sa
peau enfiévrée.
Si Marlon n’était pas si mal, on pourrait rire de cette scène. Moi qui
ne fais que la sermonner parce qu’elle passe ses journées à se trimballer
dénudée, lui propose à présent de la déshabiller. Le comique de la situation
ne peut pas m’échapper.
Marlon ne porte plus que sa culotte et mes doigts baladent le tissu
mouillé sur son épiderme qui se dresse comme s’il s’agissait d’une caresse.
Ses seins parfaits dansent sous mes yeux, mais je n’ai pas le temps de
m’attarder à les regarder.
— Tu dois te couvrir un peu maintenant que tu t’es rafraîchie… Et
je vais refaire le lit…
J’attrape un maillot dans un des tiroirs et le lui enfile avant de sortir
chercher ce qu’il me faut dans le placard du couloir.
Mais quand je reviens avec les draps, je retrouve une Marlon
claquant des dents, dans un état que je commence à juger alarmant.
— Doe, j’ai froid…
Je la couvre d’un hoodie et d’un plaid supplémentaire que j’avais
préparé et frictionne son dos énergiquement pour l’aider à se réchauffer.
— Ça va un peu mieux ? osé-je lui demander une fois que ses
mâchoires ont cessé de s’entrechoquer.
Toujours rien de plus qu’un simple mouvement de tête, mais je suis
légèrement rassuré.
— Je peux te laisser juste le temps d’arranger l’endroit où tu pourras
de nouveau t’allonger ?
Un souffle, quelques mots :
— Dépêche-toi…
Et quand quelques minutes plus tard, je me recouche à ses côtés, je
l’entends chuchoter :
— S’il te plaît, réchauffe-moi, prends-moi dans tes bras…
Ce que je fais sans me faire prier…
La vibration de mon portable me réveille en sursaut. Je me redresse
illico.
— Bon sang ! Brando ? appelé-je en trouvant la place froide à mes
côtés.
L’eau qui coule dans la salle de bain murmure à mon palpitant qu’il
peut se calmer, et je réponds d’une voix monocorde en voyant le nom qui
s’affiche sur l’écran.
— Deux fois en moins de 24 heures ! Décidément ! Tu as retrouvé
mon numéro dans ton répertoire, apparemment…
— Tu as l’impression que tu es en position de plaisanter ? Mais où
est-ce que tu es parti crécher ? Tu n’as toujours pas vu ce qui se dit sur toi
dans les médias ?
— Je me fiche des médias et de leurs coups bas…
Bon… je dis ça, mais il faudra quand même que je regarde les infos,
quand elle me lâchera. Parce que ça fait deux fois qu’elle me parle de ça,
alors on ne sait jamais… J’ai une légère tendance à rater ce qui peut être
essentiel pour après…
— Bon, allez ! Vas-y maintenant, dis-moi… Je ne t’en voudrai pas,
je suis assez forte pour dépasser ça… Tu l’as sautée ? Toi aussi, tu as été
incapable de résister ?
OK, alors c’est sur ce ton-là que débutent les hostilités…
Hors de moi, je ne peux me retenir de lui balancer :
— Je rêve, Ève, ou tu te sers de Marlon comme excuse pour me
larguer ?
— J’avais confiance en toi et tu m’as trompée !
— Si tu le penses, effectivement, autant nous arrêter…
— Tu vois, je le savais ! Et le pire, c’est que tu n’as même pas le
courage d’avouer !
— Tu as raison, Ève, c’est vrai ! me décidé-je à confesser.
— Je le savais… pleure Ève dans le combiné sans me laisser
terminer.
— Aucune raison de pleurer, tu sais. Les fautes que je t’avoue ne
sont pas celles auxquelles tu peux penser ! Tu as raison sur le fait que je ne
sois pas assez bosseur, pas assez endurant, assez fonceur, pas du tout
ambitieux… et… surtout, oui, je suis un menteur…
— Mais… tu viens de me dire que tu ne m’avais pas trompée…
— C’est vrai, je ne l’ai pas fait…
Un soupir comme un soulagement monte dans le combiné. Pourtant,
je ne compte plus m’arrêter. Mon choix est fait.
— Je ne t’ai pas trompée, mais je dois te confesser que j’y ai pensé.
Je mourrais d’envie d’être dans son lit et pour tout te dire, j’y étais même
cette nuit… En tout bien tout honneur, je précise ! Je ne l’ai pas touchée,
mais si tu savais ! Quand je la regarde, comme ma queue peut se lever !
C’est tellement douloureux qu’il faudrait presque que je me branle pour me
délivrer !
Mon cœur délesté de ce qui me rongeait, j’expire comme soulagé.
— Mais qu’est-ce qui t’arrive, Bo ? Jamais tu n’as parlé comme ça,
sauf quand je te l’ai demandé parce que ça m’excitait…
— Bah tu vois… au final, j’ai dû me lasser à force d’avoir le
sentiment que je ne pouvais pas m’exprimer comme je le souhaitais.
Pourquoi faut-il qu’au moment de rompre, on vide son sac de façon
exagérée au point d’aller inventer des frustrations qui n’ont jamais existé ?
Aucune idée, mais sur le coup, ça me fait marrer…
— Je suis un connard, Ève. Voilà, maintenant tu le sais !
— Mais tu n’as rien fait, alors… tout peut encore s’arranger…
— Je ne l’ai pas fait, mais c’est pire, en réalité. Parce que j’ai des
sentiments pour elle. Et que si je t’aimais toujours assez, ça ne serait jamais
arrivé…
— Et tu es heureux de me le balancer ? se met-elle soudain à crier.
Tu n’es qu’un tocard, un raté ! Qu’est-ce que tu crois ? Que vous avez un
avenir parce qu’elle a du blé ?
— Il n’y a peut-être aucun lendemain pour elle et moi, mais la
certitude que j’ai à présent, c’est que toi et moi, ça s’arrête maintenant.
— Je te hais, Bo Dwyer ! Tu n’es qu’un looser !
Ce qui doit être vrai, mais au moins, je suis débarrassé de tout le
stress que tu peux me causer pour le reste de ma vie de raté !
— Oh, Ève ! Attends avant de raccrocher… Il y a un autre point sur
lequel je dois t’éclairer… Tu avais raison, ma mère ne peut vraiment pas te
saquer…
Brusquement, je me sens comme vidé. Mais pas de façon négative.
Non. Plutôt départi d’un poids dont je n’avais pas conscience qu’il était
aussi lourd à traîner. Ce matin, alors qu’Ève et moi venons de nous séparer,
je devrais déprimer. Au lieu de ça je respire, requinqué, dynamisé.
Étrangement libéré.
Bon sang ! Si j’avais pu analyser tout ça avant… Mais avant elle,
est-ce que je voyais, seulement ?
— Est-ce que c’est vrai ?
Sa voix me fait sursauter. Encore. Deux fois depuis que je suis
réveillé. Mon cœur de bientôt 30 ans va-t-il résister ? Je n’avais pas prêté
attention à l’eau qui avait cessé de couler.
— Je… suis désolée, je ne voulais pas écouter, mais…
Marlon est là, les cheveux enveloppés pour les éponger, dans ce
vieux peignoir que ma mère lui a prêté. Savoir ce qu’il y a dessous me fait
tellement d’effet que je lâche un soupir entre désir et contrariété.
Chapitre 31 Bo
Just listen to your heart
And erase all your thoughts
Écoute simplement ton cœur
Et efface toutes tes pensées

— Est-ce que c’est la vérité ? demande-t-elle en commençant à


s’approcher.
Ses pupilles me supplient, je suis prêt à tout leur accorder. Elle
déglutit difficilement. Son regard suit ma pomme d’Adam qui monte et qui
descend…
— Est-ce que… tu as… Est-ce que tu en as vraiment ?
— Tu veux savoir si j’ai réellement des sentiments pour toi ?
Mouvement de tête de haut en bas. Visage exsangue. Marlon a
visiblement encore perdu sa langue. Dommage. Et sans arrière-pensée
dégradante. J’aime sa répartie et qu’elle s’oppose, tout autant que les mots
qu’elle pose sur sa prose.
— Qu’est-ce que ça changerait que j’en aie ? Je suis un connard et
un menteur, Brando. Je viens juste de l’avouer à celle avec qui je vivais. Ça
devrait te dissuader de m’approcher.
Ce qu’elle fait justement, pour me provoquer. Et me montrer qu’elle
n’est pas pour autant effrayée.
— Je suis un connard parce qu’elle vient de me larguer et qu’au lieu
de me démoraliser, ça ne peut faire que m’arranger, car je n’aurai pas à
culpabiliser. Parce que j’étais résolu à la tromper et je savais que dès qu’on
aurait raccroché, je me précipiterais pour aller te trouver… Marlon, je n’en
peux plus de devoir te regarder sans te toucher, de résister à l’envie de
t’embrasser, de…
Marlon ne me laisse pas continuer. Elle me saute au cou et
s’accapare mes lèvres pour les dévorer et je m’abandonne à la ferveur de
son baiser sans qu’elle ait à supplier.
— Je crois que j’ai tout autant envie de toi… susurre-t-elle en
s’accrochant à mes bras.
Avais-je seulement besoin qu’elle dise ces mots-là ? Nullement et je
grogne contre sa bouche en m’efforçant de l’attirer plus qu’elle ne se colle
déjà.
— Putain, viens-là !
Je la plaque dos au mur et m’empare de ses lèvres encore une fois.
— Bon sang, Brando… qu’est-ce que tu fais de moi ?
Je mordille sa lèvre inférieure tout en enroulant ses jambes autour de
moi.
— Je ne sais pas… dis-le-moi, cherche-t-elle encore à m’inciter en
parlant de plus en plus bas.
Sauf que mon cerveau se rappelle à moi au plus mauvais moment.
Et je m’écarte légèrement pour rencontrer ses orbes troublants. Lorsque nos
yeux se trouvent, Marlon comprend et nous nous détachons naturellement.
Ses pieds retrouvent le parquet et son visage relevé, elle espère que je me
décide à avouer :
— Marlon, je ne veux pas te faire marcher… ce que je ressens,
j’ignore encore ce que c’est. Mais il se passe quelque chose entre nous, je
ne peux pas le nier.
— Je t’avais bien dit, que tu ne finirais par céder !
— Je… suis tellement perturbé. Je ne m’attendais pas à… j’avais
une petite amie, une vie rangée, établie…
— Et en y débarquant, j’ai tout détruit…
— Ce n’est pas exactement ce que je dirais, mais… tu me pousses à
tout réenvisager et… je ne peux pas te cacher que je suis très déstabilisé. Je
suis le genre de mec qui ne laisse pas vraiment la place à l’improvisation,
alors tu sais…
— Je vois, sourit-elle largement pour en plaisanter. J’ai chamboulé
ta petite vie de papy…
— L’image n’est pas mal choisie…
Sauf que c’est loin de me faire marrer…
Sa main frêle et délicate se pose sur mon visage mal rasé.
— Doe, je te veux depuis le jour où nos yeux se sont croisés.
— Quand moi je n’ai fait que lutter contre le désir de te toucher…
— S’il le faut, j’attendrai que tu sois prêt…
— Mais Marlon… à quoi bon nous laisser aller ? À la fin de l’été,
nous repartirons chacun de notre côté !
— Je… je comprends, tu te dis que tu as tout gâché pour une
histoire qui ne pourra pas durer, mais on pourrait…
— Mais qu’est-ce que tu crois qu’il pourra se passer ? ne puis-je me
retenir de la couper. Rien ! Nous sommes seulement voués à nous envoyer
en l’air. Le seul truc qu’on peut faire ensemble, c’est profiter des plaisirs de
la chair et je refuse de jouer avec toi de cette façon-là !
— Si je suis d’accord avec ça, ce n’est pas jouer avec moi ! Et si tu
éprouves un petit quelque chose pour moi, alors…
— Je ne m’aventurerai pas sur ce terrain-là… tranché-je en baissant
la voix.
Je devrais me sentir libéré d’être parvenu à la repousser. Parce que
c’est exactement ce que je voulais. Dans ce cas pourquoi ai-je au contraire
la sensation de m’enfoncer ?
Peut-être parce que les paroles que tu viens de prononcer ne
reflètent aucunement ce que dit ton cœur quand elle le fait s’envoler...
— OK, je… je crois que j’ai capté. Je suis désolée si je t’ai allumé,
mais je n’ai pas pu résister. Parce que quelque chose m’électrise quand tu es
à proximité. Un truc que je ne peux pas m’expliquer et… je pensais que toi
aussi, tu le sentais…
Oh, Brando, si tu savais… si je m’écoutais, j’enverrais tout valser
juste pour une seule seconde à tes côtés.
D’ailleurs, si j’y réfléchis, n’est-ce pas déjà un peu ce que j’ai fait en
mettant fin à une relation qui durait depuis des années ?
— … Je suis désolée, s’excuse-t-elle une fois de plus en baissant le
regard pour s’échapper. Je me suis trompée. J’espère que tu pourras me
pardonner d’avoir tout bousillé…
Sauf que tu résonnes en moi tel un écho, Brando. Que tu me
percutes rien qu’avec tes mots, que tu me bouscules dès que tu te mets au
piano, et que je ne sais plus comment envisager de te quitter, alors que nous
nous sommes pourtant tout juste embrassés…
Et à cet instant, je me sens moi aussi comme un drogué qui n’aurait
pas d’autre choix que de prendre sa dose s’il veut s’en tirer. Accro au baiser
qu’elle vient de me donner, je n’ai qu’une envie : recommencer.
— Cesse de t’excuser parce que tu dis la vérité. Tu as raison, je ne
vais pas y arriver.
Elle relève la tête, étonnée, mais reste sans bouger, ne sachant pas
sur quel pied danser. Il y a quelques secondes à peine, je l’embrassais pour
finalement reculer. Mais à cet instant, nos regards éperdus comme si plus
rien n’existait, les barrières qui me retenaient encore finissent par
totalement s’effondrer et je fonds de nouveau sur ses lèvres, aussi empressé
que si ma vie en dépendait. Quelques secondes déraisonnablement
incisives, décisives, où le destin choisit de basculer.
Je reprends Marlon dans mes bras pour la soulever, poids plume
qu’elle est, mais cette fois pour la déposer sur le lit. Mes mouvements sont
précipités, mes gestes pressés… J’ai tellement hâte de la caresser. Résister
trop longtemps à un désir qui ne fait que vous ronger n’aide pas à prendre
son temps et à y aller doucement. Malgré tout j’ai besoin de savourer. Ce
qui ne semble pas être son idée, alors qu’elle s’empresse de me déshabiller.
Mon jean termine à mes pieds, mais lorsqu’elle envoie valser mon t-
shirt une fois retiré, elle s’arrête net pour observer ce qu’elle vient de
dévoiler. Un tatouage sur mon pectoral gauche, pas encore cicatrisé…
La pulpe de ses doigts, immédiatement attirée, ne peut s’empêcher
d’en frôler les aspérités.
— Est-ce que… tu l’as fait chez Peacock’s lorsqu’on y est allés ?
— Je m’ennuyais… son collègue m’a proposé de m’occuper,
ponctué-je pour confirmer.
Elle admire la finesse des traits, en suit les contours, s’amuse à faire
comme si elle les traçait, subjuguée.
— Qu’est-ce que c’est censé représenter ? Je veux dire… pourquoi
ce dessin ? Tu l’as fait pour une raison en particulier ?
Une plaie ouverte qui n’a pas l’air de vouloir cicatriser, un sang noir,
épais qui ne cesse de s’écouler… Voilà ce que j’ai demandé au tatoueur de
symboliser…
— C’est toi Brando… C’est la lame qui m’a déchiré chaque fois que
j’ai réalisé que, jamais je ne poserais mes lèvres sur ta peau veloutée… La
douleur qui m’a traversé quand je devinais que jamais je ne glisserais au
creux de tes recoins les plus secrets. C’est la pointe qui m’a pénétré toutes
les occasions où j’ai rêvé que ton épiderme vibre sous mes mains. C’est ce
que ça m’a fait de te regarder parce en sachant que mes doigts ne suivraient
pas le galbe de tes seins…
Une larme roule sur sa joue et Marlon tente de parler malgré la
boule dans sa gorge qui voudrait l’en empêcher :
— C’est pour moi que tu t’es tatoué…
Un murmure cherche à percer :
— Bo, si tu pouvais t’imaginer comme moi aussi, je t'ai dans la
peau…
Un frôlement délicat :
— Comme je te veux en moi…
Une étreinte :
— Viens, dépêche-toi…
— Marlon, j’ai l’impression que je vais crever à force de te
désirer…
— Je suis comme morte depuis des années pourtant ton feu semble
capable de me ranimer…
La fièvre dans ses yeux va finir par m’achever.
Le peignoir a légèrement glissé, dévoilant ses épaules, la naissance
de sa poitrine, son souffle irrégulier… Me fallait-il davantage que cette
vision dont je ne parviens à me détacher ? Je durcis jusqu’à la douleur. Et je
bâillonne irrévocablement ces pensées qui voudraient me dicter que je ne
devrais pas céder. Qu’un désir, même aussi irrépressible, peut s’étouffer.
J’ai bien trop résisté et ne me suis jamais laissé aller dans ma vie. Si je ne
dois le faire qu’une fois, ce sera ici, avec elle, aujourd’hui.
Chapitre 32 Marlon
You shouldn’t have bet but don’t be so upset
You deserve what you get
Tu n’aurais pas dû parier mais ne sois pas si déçu
Tu mérites ce que tu as obtenu

Je bascule en arrière pour m’allonger et balader mon regard sur les


traits de celui que les spasmes dans mon ventre ne cessent de réclamer. Ses
lèvres charnues sont promesses de plaisir et de volupté, ses orbes de braise,
autant de feux que ceux qu’on s’efforce de circonscrire en été.
Ma main se hisse vers ma bouche entrouverte. J’espère bientôt
retrouver celle qui vient de me délaisser… Index et majeur s’aventurent à
s’y glisser et Bo reste à m’observer sans oser me toucher. Il sait
pertinemment à quoi je veux jouer et fait tout pour résister. Mais sa façon de
respirer me laisse deviner la difficulté de ce qu’il cherche lui-même à
s’imposer.
Je salive d’envie autour de mes doigts, excitée comme jamais. Juste
avant de descendre trouver ce point sur lequel je rêve de voir ses lèvres se
poser. Et je commence à me caresser pour davantage l’attiser, tout en
prenant soin de ne pas relever mon peignoir pour le laisser s’imaginer.
J’aime ce jeu, empli de dualité. Celui où l’attirance dévore, mais où
on fait tout pour y résister parce qu’on sait que le plaisir n’en sera que
prolongé.
Un souffle tente de m’échapper.
— Je te rêve là, à la place de mes doigts… de toutes les façons qui
soient…
À cet instant, ses phalanges bravent enfin l’atmosphère brûlante qui
seule les retenait pour se hasarder à simplement me frôler alors que je n’en
peux déjà plus. À trop vouloir le chauffer, c’est moi, celle qui ne peut plus
résister.
— Je te veux en moi, sur moi, sous moi, partout où tu le voudras,
comme tu le voudras…
Finalement, impatiente et pressée, je me lève pour atteindre ces
lèvres que je me languis de dévorer, puisqu’il a l’air décidé à ne faire
qu’attendre et observer.
— Maintenant, embrasse-moi, baise-moi, fais de moi ta chose, ton
objet, ce que tu veux… je n’espère que ça ! Toi et moi, je l’ai imaginé tant
de fois…
Les yeux de mon Doe semblent brusquement se voiler, alors qu’il
prend mon visage en coupe en le serrant si fort que j’ai presque
l’impression qu’il pourrait m’empêcher de respirer. À cet instant, je ne sais
plus s’il est triste ou enragé.
— Oh, Marlon… cette vision que tu as de toi, de ton corps, de ce
que tu es, de ce que tu as à accorder… ce n’est pas te respecter. Tu dois déjà
t’aimer toi-même pour pouvoir offrir ton cœur à qui voudra le dérober. Si tu
le souhaites, je suis prêt à t’expliquer comment on fait, je peux t’apprendre
à recevoir autant qu’à donner…
— Alors, montre-moi, Bo… guide-moi… aide-moi…
— Très bien, dans ce cas je t’enseignerai. Mais pour ton premier
cours particulier, j’ai besoin de savoir… Est-ce que faire l’amour, tu as
vraiment conscience de ce que c’est ?
— Il me semble que tu peux en témoigner…
— Je ne parle pas de baiser. Je parle de fusionner avec une personne
qui a des sentiments pour toi, du respect, qui se soucie de ce que tu ressens,
du plaisir que tu prends…
— Eh bien si c’est ça, j’en ai seulement entendu parler…
— Alors ici et maintenant, je vais te faire l’amour et toi aussi,
montre-moi, guide-moi, aide-moi… Chaque réaction à mes caresses m’en
dira un peu plus sur toi. Je veux te connaître sur le bout des doigts…
Les mots de Bo résonnent si fort en moi. Mon cœur a été brisé tant
de fois. Quand j’ai compris que mon père attachait plus d’importance à
l’argent qu’à moi, lorsqu’il a sous-entendu que je pouvais me servir du sexe
pour obtenir des contrats, au moment où il a manipulé les médecins pour
éloigner maman de moi, le jour où Justin m’a prévenue, lors de notre
première fois — ma toute première fois— que lui et moi, ce ne serait jamais
autre chose que de simples ébats…
Aujourd’hui, c’est presque comme si Bo rassemblait chaque
morceau éparpillé et qu’il me promettait qu’il ferait tout pour les recoller. Et
peu importe qu’il y parvienne ou pas, il veut essayer, je le sais. Alors la
seule chose qui compte pour moi, à cet instant, c’est ça. Pour la première
fois depuis que maman n’est plus là, quelqu’un se soucie vraiment de moi.
Bo, mon cœur bat si fort pour toi, j’espère que tu le sens, que tu vois
comme ma poitrine se soulève quand tu es avec moi.
— Maintenant, Brando, déshabille-moi, réclame-t-il la voix rauque
d’un désir contenu avec peine. Mais prends ton temps, savoure chaque
instant. Promène tes doigts, découvre-moi, goûte ma peau, balade tes lèvres,
amuse ta langue et surtout, je veux que tu le fasses pour toi.… Parce que tu
aimes ça et non dans l’intention de me faire du bien, à moi… Pour notre
première fois, je te demande de ne te focaliser que sur ce que tu ressentiras,
toi. Ne t’occupe pas de savoir ce qui se passe pour moi. Quoi que tu fasses,
je suis déjà certain que ça me plaira…
Oh, Bo… si seulement j’avais connu quelqu’un comme toi avant…
Serais-je dans cet état maintenant ? Détruite mentalement, épuisée
moralement ? Prête à me jeter du haut d’un pont quand je ne suis pas sous
calmant, ou quand l’abus de drogue me donne, au contraire, le sentiment
d’être la reine de l’univers ?
— Ferme les yeux, apprécie, ne te fie qu’à ton toucher, comme
lorsque tes doigts frappent les touches d’un clavier…
Ma main glisse vers ses reins, s’immisce sous son caleçon pour se
promener sur ses fesses musclées tout en le descendant avec dextérité. Mais
son slip ôté, je ne peux me retenir de rouvrir les yeux et de baisser la tête
pour regarder.
— Tricheuse ! On a dit fermés ! Ne m’oblige pas à les bander,
plaisante-t-il, un sourire mutin courbant cette bouche que j’ai tellement
envie d’embrasser.
— Pardon ! Tu me connais, les règles et moi, on ne s’entend pas
vraiment, ris-je doucement.
— J’en ai eu une vague idée…
Je me hisse sur la pointe des pieds.
— Mais as-tu seulement compris que toi aussi, tu me pousses à
réfléchir à celle que je suis ? Sais-tu que jamais jusqu’à aujourd’hui, je n’ai
fait taire le monstre entre mes jambes pour écouter mes partenaires et
discuter ? D’ailleurs ceux et celles avec qui je couche ne souhaitent pas
parler, ils veulent juste me sauter.
— Alors, oublie-les. Il y tellement d’autres perspectives à explorer.
Je m’approche encore et ma bouche vient simplement l’effleurer.
Puis ma langue s’amuse à dessiner ses lèvres, leur sinuosité, mais en
contournent l’entrée sans s’y inviter. Tout ce que je cherche, c’est à attiser
ses braises jusqu’à le consumer.
— Putain, Brando… tu vas me tuer…
— Mon Doe qui dit des grossièretés… si tu savais l’effet que ça me
fait…
— Je suis déjà perdu sans que tu aies besoin de parler, oppose-t-il en
toute objectivité.
Je desserre la ceinture du seul vêtement me couvrant et en écarte les
pans pour le laisser tomber à nos pieds. Totalement déshabillée, je
m’approche au plus près pour sentir sa chaleur et apprécier.
Mes seins collés à lui, je me délecte du contact de nos épidermes
enfiévrés et enserre son membre dressé en commençant à le caresser.
Lentement. Juste quelques instants. Juste avant de me rasseoir doucement et
de passer ma langue sur son gland. Furtivement. Tout en continuant à
activer ma main sur sa longueur, gentiment. Assise à hauteur de son sexe
bandé, je relève les yeux vers lui pour juger de l’effet que je lui fais.
— Marlon, tu vas me rendre complètement cinglé, lâche-t-il dans un
souffle rauque, alors que nos prunelles semblent se défier.
Je sais ce qu’il attend. Mais avec moi, ce sera différent. Ma bouche
ne l’entourera pas totalement maintenant. Ce que je veux, c’est qu’il finisse
par craquer. J’ai trop anticipé ce moment pour qu’il manque d’intensité, et
quoi de mieux que de l’exciter à fond, pour qu’il se jette sur moi comme un
loup affamé.
— Et tu n’as pas tout vu… j’ai encore quelques cartes à jouer… le
provoqué-je juste avant de m’écarter, le laissant espérer que je vais
continuer.
Chapitre 33 Bo
I’m fucking crazy for you
And all the things you do
Je suis fou de toi
Et de toutes les choses que tu fais

Merde !
Frustré comme jamais, je la regarde glisser comme un fil de soie au
milieu des draps.
J’imaginais qu’elle allait me sucer. Au lieu de ça, elle ne fait que
m’attiser. Encore et encore et… bon sang ! Jamais je n’aurais pensé autant
aimer. Elle pourrait me mener par le bout du nez que j’en redemanderais !
Appuyée sur ses coudes, une jambe pliée, Marlon est d’une divine
beauté. Et alors qu’elle ne se gêne pas pour me dévisager, je me décide
enfin à la regarder. À véritablement la regarder… et je reste là, admiratif de
ce que je vois.
Marlon est là, nue devant moi. Totalement nue cette fois. À présent,
ce que j’ai sous les yeux, c’est tellement plus que ce qu’elle voulait que je
voie.
Sortie de l’adolescence il n’y a pas si longtemps, elle a la maturité
d’une femme pourtant. Et si son corps a perdu toute innocence, son cœur,
lui, aspire à battre si fort, en dedans.
Et quand des détails qui m’avaient échappé se révèlent à moi, j’ai
presque l’impression que mes prunelles se posent sur elle pour la première
fois.
— Bon sang ! Qu’est-ce que… Tu as vraiment décidé de
m’achever !
Le tatouage qui dévale son cou s’arrête là où sa poitrine me montre
le chemin d’une intimité que je rêve d’explorer. Ses tétons se dressent avec
fierté, arborant chacun un anneau qui les fait pointer. Anneaux que j’avais
eu la chance de timidement et furtivement observer, le jour où je l’ai aidée à
passer sa robe avant qu’elle n’aille chanter… Aujourd’hui, je ne veux plus
détourner les yeux et je m’attarde à les parcourir et m’en délecter. Ai-je déjà
vu des seins plus parfaits ? Je baisse le regard vers son ventre musclé, son
nombril lui aussi orné d’un bijou et… la vue du Saint Graal, qui me fait me
lever au point que j’en ai mal.
— Est-ce que tu aimes ce que tu vois ? réclame-t-elle en sachant que
c’est justement ce qui me met dans cet état.
— Comment tu peux me demander ça ? C’est… waouh, si je
m’attendais à ça…
Mes mains n’osent pas et mon cœur bat si vite et si fort que mon
sang pulse jusqu’en bas. Oui, c’est ça, ce « bas » là, c’est bien cet endroit…
De vieux cours d’anatomie me rappellent soudain que mon cerveau
devrait se taire plutôt que de penser des conneries. Parce qu’érection et
afflux sanguin vont de pair.
Élémentaire, mon cher Walter ![40]
Je reste subjugué face à elle. Jamais je n’ai vu une telle merveille…
Un corps parfait, orné de détails qui pourraient le gâcher, mais ne font que
le sublimer.
Un diamant d’un rose violacé tatoué sur son pubis complètement
épilé surmonte un piercing au niveau de son clitoris déjà gonflé. Je ne songe
plus qu’à m’immiscer, peu importe ce que j’y glisserai et je suis soudain
traversé par des pensées que jamais je n’oserai avouer.
— Souvenir d’une soirée où j’ai réussi à m’échapper…
Le clin d’œil qu’elle me fait ne fait qu’exacerber l’excitation à
l’endroit que ne couvre plus mon pantalon.
— Je me suis tapé un tatoueur et ça a dégénéré.
L’évocation d’une de ses aventures passées me rappelle que malgré
son jeune âge, niveau sexe, Marlon en a une expérience que je n’aurai
jamais. Tout à coup, je me sentirais presque en proie au doute, dépassé.
Comme quelqu’un qui ne l’aurait jamais fait. Puis je me convaincs que j’ai
d’autres choses à lui enseigner. Que la musique du cœur fait vibrer le corps
bien plus fort que tout ce qu’elle a probablement pu essayer. Et qu’aucune
drogue ne peut faire décoller aussi haut que le sentiment d’être aimé.
Quand sa main redescend sans aucun remords pour continuer à
m’allumer — ce que je sais qu’elle adore — je serais capable d’en
redemander encore. Si seulement je n’étais pas dressé en mode piquet, au
point que ça finisse vraisemblablement par me brûler…
— Oh, et puis merde ! lâché-je sans plus parvenir à me contrôler.
J’envisageais qu’on y aille tranquillement, mais on prendra notre temps
dans la phase d’après. J’ai trop envie de t’embrasser, et…
Mais déjà ses lèvres sont sur les miennes pour me clouer le bec et
me la faire fermer.
Assez parlé, OK… j’ai pigé… mademoiselle voudrait avancer…
Ses petites mains s’accrochent à mes épaules pour m’attirer. J’ai eu
à peine le temps de le réaliser, qu’elle m’a précipité sur son corps brûlant et
bandant à l’excès.
Sentir Marlon onduler, nos sexes se frotter… j’ai déjà l’impression
que je vais imploser, et je ne comprends pas ce qui peut m’arriver. Même
pendant ma puberté, de toutes les nanas qui ont pu me faire triper, aucune
ne m’a jamais fait me dresser avec autant de facilité.
Brando, quel est ton secret ? Comment parviens-tu à me faire un tel
d’effet ?
Nos langues se trouvent, se délectent de se caresser. Enfin. Et quand
Marlon s’enroule autour de moi, le désir brut de la posséder s’infuse dans
mes veines comme si on m’empoisonnait ou qu’une maladie incurable se
développait. Je sais que, quoi que je fasse désormais, je ne pourrai plus
l’oublier. Parce que son corps et le mien, un jour, se seront liés.
Quelques mots prononcés sans que nos lèvres aient besoin de se
quitter :
— Donne-moi mon sac, s’il te plaît, semble-t-elle me supplier.
Retrouver mes esprits s’avère compliqué, mais je m’exécute sans
chercher et quand Marlon en sort une boîte de préservatif, je réalise
qu’effectivement, j’étais presque débranché. C’est tout juste si j’avais pensé
qu’il nous en faudrait.
Brando n’attend pas une seconde pour ouvrir le paquet. Déchirer
entre ses dents l’emballage argenté n’est qu’une simple formalité et
lorsqu’elle prend l’initiative me l’enfiler, j’arrête de respirer.
Mon sang ne cesse de pulser et un nouvel afflux semble s’injecter,
tandis qu’elle déroule le latex de ses doigts agiles. Moment tactile, souvenir
indélébile.
— Te voilà protégé. Et maintenant, assez parlé.
Je l’allonge et commence à dévorer sa peau, la parsemant de baisers,
la mordillant parfois pour chercher à la faire se hérisser… Sa chair de poule
me permet de juger si j’ai obtenu l’effet espéré et me donne envie
d’intensifier.
Je dévale son cou, passe titiller la pointe de ses seins avant de filer
torturer son ventre musclé, qui se contracte au passage de mes lèvres
affamées. Je descends encore, continuant à déposer mes baisers jusqu’à
atteindre l’orée de l’endroit rêvé… Ma langue s’en mêle. Elle sait qu’elle
aura la part belle dans le bal où je l’invite à danser. Je poursuis et…
— Pas maintenant, sois patient… me retient Marlon en m’attirant.
J’étais celui qui voulais prendre mon temps… Finalement, c’est elle
qui freine mon élan…
— Ça fait des semaines que je rêve qu’on finisse par s’emboîter,
alors ne me fais pas davantage mariner… réclame-t-elle sans hésiter.
— Tellement poétique !
— Dans ce cas, pourquoi ai-je l’impression que mes paroles te filent
encore plus la trique ?
Touché…
Marlon adore jouer, mais ça je le savais. Et ce que j’avais aussi
oublié, c’est qu’elle est capable de le faire sans que la gêne ou une
quelconque timidité ne vienne la déranger. Elle est belle et elle le sait.
Avantage de la célébrité, puisse-t-elle toujours en trouver. Tout comme la
confiance qu’elle a su développer. Des convictions qui lui permettent
d’avancer. Et de vouloir dominer, si j’en crois la façon dont elle me pousse
pour me plaquer contre le matelas et me chevaucher.
Scène capitale, moment crucial.
Marlon se cale avant de descendre sur moi une première fois.
J’expire mon plaisir, elle reste un instant sans plus bouger à savourer mon
désir. Lorsqu’elle se lance enfin dans de doux et lents mouvements
réguliers, je comprends qu’il me faudra peu de temps pour basculer.
J’agrippe ses hanches pour l’inciter à davantage s’enfoncer et l’aider
à coulisser. Ses seins parfaits dansent sous mes yeux hypnotisés et… la
vision de ce putain de tatouage qui ne cesse de venir me rencontrer au
meilleur endroit qu’on pouvait s’imaginer…
Une pensée inutile et stérile tente de s’infiltrer : comment le mec a-
t-il réussi à se concentrer pour parvenir à dessiner ? À sa place, je crois que
je n’y serais jamais arrivé…
— Embrasse-moi, Brando, embrasse-moi…
À bout de souffle, c’est moi qui réclame, cette fois. Et quand elle se
penche sur moi tout en continuant à monter et descendre le long de ma
fierté, je sais que ma délivrance est sur le point d’arriver.
Un grognement rauque que je tentais de réprimer s’échappe de ma
gorge serrée. Marlon qui semble deviner que la fin approche lâche mes
lèvres et s’écarte pour accélérer. Ses gémissements rejoignent mes souffles
saccadés. Et la tête rejetée en arrière, elle se laisse elle aussi aller jusqu’à ce
moment où l’un après l’autre, nous atteignons le nirvana, nos corps
fusionnés.
Chapitre 34 Marlon
You were the miracle to achieve
You gave me something to believe
Tu es le miracle à atteindre
Tu m’as donné quelque chose en quoi croire

Lovée contre le torse de Bo, je trace les lignes de son tatouage, cette
fois sans les admirer et mon cœur a comme un raté.
C’est en pensant à moi qu’il s’est tatoué…
— Je suis tellement bien ici… je pourrais y rester toute une vie…
— J’ai l’impression d’avoir profité de toi et fait une connerie… s’en
veut-il.
Je m’insurge en me redressant pour le regarder :
— Non, mais ça va pas ? J’ai tout fait pour que tu te jettes sur moi et
pas qu’une fois ! Alors qui a profité de l’autre, selon toi ? J’avais envie que
tu me fasses l’amour depuis le premier jour !
Faire l’amour…
À l’instant où les mots franchissent mes lèvres, je prends conscience
que je ne les ai jamais prononcés…
— Faire l’amour, répété-je tout haut dans un murmure comme s’il
s’agissait d’un secret que je ne pouvais pas révéler.
Tout à coup, j’ai envie de tout lâcher et alors que les larmes
montent, mon Doe semble inquiet.
— Marlon, qu’y a-t-il ? s’enquiert-il en s’asseyant pour prendre mon
visage et le caresser.
Un simple contact de Bo et je suis apaisée.
— Pour la première fois depuis des années, je me sens bien et ça fait
tellement longtemps que ça ne m’est pas arrivé que c’est en train de
déborder contre mon gré, pleuré-je en riant à moitié, les joues soudain
inondées.
— Tu m’as fait peur, souffle-t-il soulagé.
— Bo… tout ça, c’est parce que je suis avec toi…
— Tu fais erreur, ce n’est pas grâce à moi… rejette-t-il. C’est cet
endroit. Mes parents ont tout fait pour qu’ici, ce soit comme ça. Que les
gens s’y sentent bien. Et tu ne devrais pas non plus négliger ce que « mère
Nature » t’a donné pour passer le manque de drogue et ses effets…
— Tu plaisantes ? J’ai été malade à crever ! Sérieusement Bo… ne
minimise pas ce qui est en train de nous arriver, s’il te plaît. Si tu le faisais,
je crois que j’en serais terriblement blessée.
— Marlon, je… ce n’est pas ce que je fais, mais à quoi ça va rimer
tout ça, quand on va rentrer ?
— Pourquoi vouloir déjà y penser ? C’est comme le besoin de
toujours coller des étiquettes à tout ce qui peut se passer ! Ou se poser
constamment des questions sur ce dont demain sera fait !
— Je suis désolé si ceux qui le font peuvent t’irriter, mais je suis
justement comme ça. J’ai grandi dans un cadre totalement déstructuré, sans
règle, sans que jamais rien ne soit organisé, à vivre au jour le jour comme si
rien ne comptait… Et ça m’a tellement déboussolé que je me suis construit
en devenant l’exact opposé…
— Et moi je n’ai vécu que pour des dates déjà cochées sur un
calendrier, des shootings, des tournages programmés, des concerts à
répéter… Alors est-ce que tu crois qu’on pourrait trouver un juste milieu
qui nous convienne à tous les deux, histoire de profiter un peu ?
Un soupir dégonfle sa cage thoracique.
— OK… pour toi, je vais essayer de me lâcher…
— Je ne suis pas certaine de mesurer totalement les efforts que ça
peut te demander, mais je veux te remercier de tout ce que tu fais…
— Si tu savais ! Pour toi, être ici avec mes parents, c’est la
panacée ! Mais pour moi, tu n’as pas idée…
— Tu crois que leur soirée « Peace devant Love derrière » s’est bien
passée ? ne puis-je me retenir de le questionner en riant comme jamais.
Sans équivoque, je le provoque, et ça, sans arrêt. Ce qui lui plaît
assez, je le sais lorsqu’il s’agit d’un autre sujet…
— Arrête de plaisanter ! s’agace-t-il, vexé que je puisse m’amuser
de ce qui, lui, ne le fait pas du tout marrer.
— Mais je les kiffe, moi ! Ils sont fun ! Et si tu réfléchis
correctement, eux et moi, on n’est pas tellement différents, finalement.
C’est sans doute pour ça que je me sens ici dans mon élément !
Ces mots qui sonnent vérité semblent le gêner. Il a des parents qui
prônent visiblement une certaine liberté et moi, le sexe m’a souvent servi à
m’évader, peu importe avec qui je le pratiquais…
Je baisse la tête et décroche le sourire que j’arborais.
— Tu sais, je… je ne me sens pas mieux que toi en pensant au
nombre de personnes avec qui j’ai pu coucher… Je ne suis même pas sûre
de pouvoir me rappeler de la moitié. Et je ne me cherche pas d’excuse,
parce que si je l’ai fait, c’est que pendant longtemps, c’est la seule
échappatoire que j’ai pu trouver. Mais je dois également t’avouer que…
Les larmes coulent encore, mais cette fois, ce n’est pas mon bonheur
qui tente de remonter.
— Quoi, Marlon ? Qu’essaies-tu de me raconter ?
— Dans ce monde, tu apprends très vite que le sexe peut aussi
t’aider… et servir en quelque sorte de monnaie.
— Comment ça ? Je ne saisis pas…
— Ce que je cherche à te dire, c’est qu’on m’a rapidement fait
comprendre que le sexe pouvait être utilisé pour manipuler.
— Et quand tu dis « on… », qui veux-tu désigner ?
Ma gorge serrée me laissera-t-elle parler ?
— Un jour, mon père…
Je fais une pause, bien obligée. Jusqu’à ce que les mots parviennent
à s’échapper :
— … R.J. m'a explicitement ordonné d’offrir mes faveurs à un
vieux producteur pour décrocher un contrat qu’il avait du mal à négocier, et
j’ai…
— Marlon, dis-moi que ce n’est pas vrai ?
— J’étais jeune, innocente… enfin j’essayais de le rester… il n’y
avait eu que Justin encore, alors… Avec lui, je découvrais… je savais qu’il
ne m’aimait pas, en réalité, mais il a été mon tout premier et ça a duré
jusqu’à ce que… je n’accepte de faire ce que mon agent me demandait,
puisque le père en lui semblait définitivement enterré. Et quand j’ai proposé
au vieux pervers de m’agenouiller, il a ouvert sa braguette sans se faire
prier… Je l’ai sucé à en avoir envie de gerber et après cette fois-là, je n’ai
plus été capable de faire une fellation pendant des années, tellement ça m’a
dégoûtée. Je me suis écœurée moi-même, d’avoir ne serait-ce qu’eu l’idée
de céder à ce que R.J. m’avait demandé…
— Si seulement j’avais pu imaginer…
Je sèche mes larmes d’un revers de la main, mon geste aussi
mécanique qu’aujourd’hui mes refrains.
— Après ça, j’ai décidé que le sexe, ce ne serait plus que comme je
le voulais, et uniquement avec qui je le voulais, pour les raisons que je
voulais, et surtout sans jamais avoir à me forcer. Jusqu’à ce que ça devienne
mon autre drogue, le roi de tous mes excès. Au point que je me dise qu’il
pourrait aussi me servir dans mon plan pour tout saccager… Et je crois que
ça a plutôt bien fonctionné. Cette sextape a connu un vrai succès !
— Mais est-ce que tu réalises à quel point tu as dégradé ton image
pour y arriver ?
— Je sais… si j’avais eu un autre choix, je ne serais pas allée
jusque-là…
— Oh, Lonie, viens dans mes bras.
Je me paralyse et l’humidité dans mes yeux revient aussi vite qu’elle
s’en est allée.
— Je suis désolé, s’excuse Bo en me voyant de nouveau pleurer. Je
ne veux pas que tu te sentes rabaissée parce que tu as dû accepter de
t’humilier p…
— Je m’en fiche que la terre entière ait regardé une vidéo où on me
découvre en train de baiser, le coupé-je en continuant à sangloter.
— Alors qu’est-ce que j’ai dit pour que tu…
— Tu m’as appelée Lonie…
— Oui, et…
— C’est comme ça que maman me surnommait…
Ce matin, mon cœur ne cesse de se déchirer.
— Je te prie de me pardonner, je ne savais pas. Je ne t’appellerai
plus jamais comme ça.
Jusqu’à présent, personne n’a été capable de me réparer. Et si Bo le
pouvait ?
Je renifle sans aucune élégance, faisant comme si le sujet était clos
et enterré et qu’aucun de ces mots n’ait été prononcé.
— J’aime que tu m’aies surnommé Brando… même si j’ai râlé, pour
t’emmerder.
— Je le savais bien qu’en fait, ça te plaisait…
— Bo ?
— Hum ?
— Est-ce qu’on peut juste encore un peu rester ici, au lit, enlacés ?
J’ai besoin de retomber dans les limbes de ce cocon que Bo sait
créer…
— Ton idée m’enchante assez. Faveur accordée.
Nos jambes entrelacées, je n’aspire à rien d’autre qu’à écouter la
mélopée que son cœur peut me jouer.
— En réalité, si tu n’avais pas demandé, je l’aurais fait, murmure Bo
contre ma tempe en y déposant un baiser. Parce que j’en rêvais…
Nous nous calons tels que nous étions avant le début de cette
conversation et je caresse de nouveau les traits encrés qui, s’ils pouvaient
parler, me diraient à quel point je peux déjà compter pour celui qui les a fait
dessiner.
Deux semaines que nous nous sommes rencontrés. Deux semaines
seulement pourtant, je me sens comme happée par une lame au fond d’un
océan, tant mes sentiments semblent puissants. Mon cœur se serre, accélère
à cette simple idée et la seule chose que je puisse encore dire, c’est :
— Rainbow… Tu t’appelles Rainbow… Je ne connais pas de
prénom plus beau…
Chapitre 35 Bo
You drive me completely mad
My spirit has never been so wild
Tu me rends complètement dingue
Mon esprit n’a jamais été aussi libre

Les petits doigts fins de Brando tracent le dessin gravé sur ma peau
sans même le regarder. Une demi-heure qu’elle le fait et je ne suis toujours
pas lassé. La maison est aussi paisible qu’elle est apaisée. Sous les draps,
ses courbes dissimulées ne cessent de m’appeler et je calme mes ardeurs en
me délectant du parfum de ses cheveux étalés sur l’oreiller. Et lorsqu’elle se
met à chantonner, mon cœur cherche à s’envoler.
“Somewhere over the rainbow — Quelque part au-delà de l’arc en ciel
Bluebirds fly…” — Des oiseaux bleus volent
Je pourrais rester ici pour l’éternité, tout comme elle l’a suggéré. De
quoi avons-nous besoin si ce n’est nous sentir bien ? Est-ce que après tout,
ce ne sont pas des gens comme mes parents qui ont le mieux compris la
vie ? 30 ans de lutte pour finalement revenir ici, et accorder à leurs délires
un peu de crédit. Fils indigne que je suis…
« […] Dreams really do come true — Les rêves deviennent réalité
Someday I’ll wish upon a star — Un jour je ferai un vœu à une étoile
Wake up where the clouds are far behind me…” — Et me réveillerai les
nuages derrière moi…
— Tu crois qu’on peut dire que c’est un peu ma chanson ?
Marlon se redresse légèrement
— Nope[41]. Ta chanson, ça doit être une chanson qui parle de toi.
— Je vois… Madame a des idées très arrêtées sur ce que MON
refrain devrait raconter.
— Exactement !
Elle fige ses pupilles dans les miennes et commence à embrasser
mon torse brûlant, toujours en fredonnant doucement.
“… Where trouble melts like lemon drops — Là où les peines fondent
comme des gouttes de citron
High above the chimney tops — Loin au-dessus des cheminées
That’s where you’ll find me…[42]” — C’est là que tu me trouveras
Sa langue s’amuse sur l’une de mes aréoles et tout à coup, un
curieux courant me traverse et je frissonne.
— Marlon !
Elle ronronne quand ma voix détonne, mais ses yeux rieurs
m’emprisonnent. De quoi est-ce que je m’étonne ? Il lui suffit de me
regarder pour me kidnapper.
Elle continue de jouer, nos pupilles toujours ancrées et sentir son
sourire sur ma peau me fait un effet que je n’aurais pas pu m’imaginer. Elle
descend encore, sa langue laissant une légère traînée mouillée. Je sais ce
qu’elle fait et pour l’en empêcher, je n’ai qu’une possibilité : inverser les
rôles et aller glaner le diamant dont elle m’a privé.
Je me redresse en une fraction de seconde pour la surplomber,
plaquant son dos au matelas en essayant tout de même de ne pas y aller trop
fort. Un caractère retors, mais un tout petit corps, si fragile, au premier
abord…
Elle tente de lutter. Je ne suis pas prêt à céder et résolu à jouer avec
les armes qu’elle peut également employer, j’ai décidé moi aussi de ruser.
— Tu sais que si tu me prives de la récompense que j’allais
chercher, je vais me venger ? plaisante-t-elle, respiration saccadée.
Non moins essoufflé, je la coupe néanmoins d’un baiser.
— Je ne battrai pas en retraite, je veux ma mélodie parfaite.
— Il me semblait pourtant que nous avions calé nos instruments
pour interpréter justement à la perfection le morceau précédent…
— Pas exactement…
Mon regard se laisse harponner par sa poitrine encore un peu agitée.
Lorsque mes yeux retrouvent le chemin de la pierre précieuse que je
comptais glaner, je sais que chaque fois que je la verrai, je me perdrai.
— Putain ! ne puis-je me retenir de lâcher. Je crois que je vais avoir
constamment envie de te bouffer !
Marlon explose et laisse un rire sonore s’élever.
— Et après ça, monsieur voudrait m’apprendre la poésie, à moi !
Je ris avec elle avant de plonger sous les draps.
— Marlon… je pense que je n’aurai jamais assez de toi…
Ma langue file directement sur le point le plus tentant. Pourtant,
j’adorerais lui montrer que même lorsque deux amants y vont lentement, ce
n’en est pas moins bien pour autant.
Ah… Si seulement ses atouts n’étaient pas aussi troublants…
Je titille, mordille. Le piercing vacille et vrille. Découverte de
sensations encore inconnues et mon ventre se tortille.
— Souffle-moi… dis-moi si tu aimes ça… fais-moi comprendre où
tu veux que je sois…
Une porte claque.
Certainement le vent…
— Les chéris, on est là !
Ah, non… c’est la voix de « mère Nature… »
— Maman !
Ma mère + frapper = jamais !
Combien de fois, ado, ai-je pu pour ça la détester…
Le regard de maman se pose sur moi… puis sur le diamant… ou sur
mon nez fourré dedans… ou inversement… enfin qu’importe, finalement…
puisque chaque élément se trouve au même endroit à cet instant… à savoir
entre les cuisses d’une jeune femme qui vient tout juste d’avoir 18 ans…
Bon sang ! Quelle image je vais donner à mes parents !
— Heu… continuez, faites comme si je n’étais pas passée… lance
ma mère en refermant la porte sans se presser.
Porte qui se rouvre la seconde d’après.
— Enfin… si tu peux venir nous voir, quand tu auras terminé…
Une certitude m’envahit. Plus jamais je n’oserai regarder ma mère
dans les yeux à partir d’aujourd’hui… Mais cette moue, je la connais et je
me demande si quelque chose d’important ne doit pas tout de même la
déranger.
On ne sait jamais…
Je me redresse en tirant les draps sur Marlon et sur ma virilité.
C’est bon, c’est ma mère ! Je ne suis pas obligé de garder le truc à
l’air pour qu’elle me raconte ce qui peut bien la défriser.
— Qu'est-ce qui se passe maman ? râlé-je avant qu’elle n’ait le
temps de s’en aller.
— Je… ne sais pas trop... y'a un problème et… on a besoin de t’en
parler…
— C’est quoi, cette fois ? Papa est encore resté enfilé dans un des
voisins et il faut aller l’aider ?
Marlon se retient de pouffer, tout en n’osant pas la regarder.
— C'est pas ça, mon chéri, ne t’en fais pas. On n'a plus jamais eu
d’incident de ce style depuis que j'ai commencé à faire moi-même le gel
pour qu'il...
Je me bouche les oreilles avant que mes tympans ne vrillent.
— Enfin bref… Ce n'est pas le sujet... je… vais vous laisser et tu…
viendras quand tu seras prêt…
Ma mère finit par s’éclipser et moi, je continue de râler pendant que
Marlon rit, toujours, de plus en plus épanouie.
— Marlon, si tu pouvais arrêter de te marrer, ça m’arrangerait !
— Je suis désolée, je ne sais pas si je vais y arriver.
— Le contact avec mes parents doit déjà t’avoir rendue à moitié
dégénérée, grommelé-je probablement aussi rouge que si j’étouffais. Depuis
qu’on est ici, tu ne fais que te bidonner pour des… absurdités !
Oui, je sais, la pauvre ramasse alors qu’elle n’a rien fait. Mais je
suis agacé…
— C’est pas grave, Bo. Je suis certaine que ta mère va se dire que
leur vie t’a finalement inspiré. Tu vas voir, elle va respirer la gaieté !
— Ma mère, c’est déjà la gaieté incarnée. Le mot gaieté, c’est elle
qui l’a inventé alors je vais probablement avoir l’impression qu’elle vient
de fumer ! marmonné-je en m’extirpant des draps pour m’habiller.
— Essaie de te décomplexer !
— C’est facile, pour vous, de dire ça ! Mais moi, je ne suis pas aussi
libéré !
Un t-shirt et un bas de jogging enfilé, je ne manque pas pour autant
de déposer un baiser sur les lèvres de celle que j’étais en train de…
Eh, m… fait suer… encore raté…
Je boude comme un gamin, pris sur le fait. 30 ans et j’agis toujours
comme un môme gâté qui n’a surtout pas envie de rater une occasion de
l’embrasser…
Guidé par les voix, je file dans la cuisine.
— Tu vois, Jim… entends-je ma mère qui tente de chuchoter. Tu as
longtemps pensé qu'on l'avait traumatisé et qu'il aurait une sexualité
étriquée… Mais je te promets… de ce que je viens de constater, il a l’air de
ne pas trop mal s’en tirer. Bon… il ne sera certainement jamais aussi libéré
qu'on l’aurait souhaité, mais…
— Maman, mais de quoi tu es en train de parler ? demandé-je alors
que je le sais.
Mon père sourit sans mot dire, comme à l’accoutumée, laissant ma
mère déblatérer, bavasser, jacasser… et tous les synonymes qu’on pourrait
trouver pour dire qu’elle discourt jusqu’à saouler !
— Oh, mon Rainbow, tu es là !
— J’aurais préféré rester là où j’étais, mais tu avais l’air pressée…
— Excuse-moi encore de vous avoir coupés dans vos activités,
mais…
Je grimace en levant les yeux au ciel. Va-t-elle arrêter de mentionner
à tout bout de champ ce qui vient de se passer ? Je serais au tribunal devant
un juge qui rappellerait les faits dont je suis accusé, ça me ferait
probablement le même effet. J’ai juste envie de me cacher.
— Il n’y aurait pas quelque chose que tu aurais omis de nous
raconter ? m’interroge maman sans tergiverser.
— Non, je ne vois pas…
— Au sujet de Marlon et toi ?
— Comme quoi ? Vu que tu n’arrives toujours pas à frapper avant
d’entrer, il me semble que tu en sais plus que ce que tu devrais !
Et vlan ! J’ai réussi à le caser ! Non mais !
— Je ne parle pas seulement ces ravissants tatouages que vous
avez… note-t-elle absolument pas gênée de me dire qu’elle a eu assez de
temps pour les regarder. C’est que… chez Karen et Will, il y a la télé…
— Et ?
— Quand nous sommes partis, les infos étaient allumées, et ils
présentaient la photo d’une jolie chanteuse qui aurait été kidnappée et celle
du jeune homme qui l’aurait enlevée…
Je bondis, mais mon cœur, lui, se meurtrit. J’ai cru qu’Ève mentait
uniquement pour me faire flipper, mais elle disait vrai.
— Au début, je n’étais pas certaine qu’il s’agisse de ta petite amie,
mais quand ils ont montré ton portrait, le doute n’était plus permis…
Mais alors que les mots de maman n’avaient pas encore fait leur
cheminement, la peur m’envahit brusquement.
— J’ai tout de suite démenti et dit : « C’est pas possible, mon
Rainbow ne l’a pas forcée à venir ici, quand ils sont arrivés, elle avait l’air
ravie ! »
Je me précipite pour récupérer mon smartphone et fouiner ce qui se
dit sur Marlon. Quand j’entre dans la chambre, le lit a été déserté et
j’entends l’eau couler. Par chance, je ne vais pas avoir à l’inquiéter avant
d’avoir vérifié de quoi maman peut parler…
Je tape son nom, malheureusement, pas besoin de chercher
longtemps. Les infos récentes remontent immédiatement. Violentes,
ahurissantes.
Pour une fois, ma mère n’a pas déliré. Je tombe sur un moment où
Jensen a été interrogé :
— Celui qui l’a emmené s’appelle Bo Dwyer et je venais de
l’engager, n’hésite-t-il pas à m’accuser.
Nouvelle torsion dans mon estomac.
— Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ? demande un
journaliste juste pour s’en assurer.
— Je viens de récupérer des vidéos qui démontrent clairement qu’il
a forcé ma fille à le suivre contre son gré.
Bon sang, mais… quelles vidéos est-il en train d’évoquer, le
fumier ?
— L’enfoiré, grincé-je tout haut entre mes dents serrées.
Je file à la salle de bains prévenir « ma petite protégée… »
L’ai-je finalement aussi bien protégée que je l’escomptais ?
La cabine s’ouvre, à peine ai-je pénétré dans la petite pièce embuée.
— J’espérais que tu me rejoindrais, avoue-t-elle visage illuminé.
Réponse grimacée, lèvres pincées, sourcils froncés. Histoire
d’installer l’ambiance sans qu’elle se fasse d’idées sur la suite de notre
matinée…
— Désolé, je crois qu’on va devoir reporter nos palpitants projets…
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as l’air inquiet…
— Je crains qu’on ne soit obligés de rentrer.
— Mais… on vient juste de s’en aller… râle-t-elle en sortant de la
douche pour s’enrouler rapidement dans un drap de bain et s’essuyer.
Qu’est-ce qui…
— Marlon, je crois qu’on a un souci…
Je lui tends mon mobile sans plus d’explication, et les images
défilent avec leur flot de questions.
— Il faut rentrer et aller le trouver, répété-je.
Les yeux de Brando virent à l’orage tandis que je contiens une sorte
de rage.
— Jamais ! Il essaie encore de me manipuler. Et si au passage il peut
t’enfoncer, vu que c’est toi qui m’as aidée à m’en aller, alors il n’en sera
que plus satisfait ! Mais qu’est-ce qu’il croit ? Que je vais le laisser sévir
sans rien dire ?
— Peut-être pense-t-il que c’est la vérité ? Que je t’ai entraînée,
forcée ? Il faudrait peut-être simplement l’appeler pour lui expliquer ?
— Tu ne connais pas mon père comme je le connais… Tout ce qu’il
dit ou fait est sciemment calculé. Il sait exactement pourquoi je me suis
taillée… mais il n’en parlera jamais. Tu t’imagines bien qu’il n’ira pas se
vanter que sa poule aux œufs d’or a envie de tout envoyer valser, parce
qu’elle se sent exploitée et vidée. Pour lui, tu es le mensonge parfait…
Marlon se colle à moi et m’entoure de ses petits bras. Je lui rends
son étreinte en savourant l’instant. Lorsqu’elle relève la tête, mon cœur
menace de s’arrêter. Comment fait-elle pour que ses yeux lui imposent un
rythme si effréné ?
Ses paumes encore légèrement mouillées se posent sur mon visage
qui, tout contre leur chaleur, semblerait presque gelé.
— Ne t’en fais pas, Bo. Je ne te laisserai pas non plus tomber, me
rassure-t-elle en déposant sur mes lèvres un doux baiser.
— Alors qu’est-ce qu’on fait ?
— Ce qu’il ne s’imaginera jamais !
Chapitre 36 Marlon
To take away my vision doesn’t mean I can’t see
And if you steal my freedom, my mind will still run free
M’ôter la vision ne veut pas dire que je ne peux pas voir
Et si tu voles ma liberté, mon esprit sera toujours libre

— J’ai de nombreux contacts dans le métier. Même si depuis le


début de ma carrière, il a tout géré. J’ai passé quelques coups de fil et d’ici
quelques minutes, tu verras, ils vont commencer à débarquer.
Marylou ne cesse d’aller et venir à sa fenêtre pour vérifier, pendant
que Jim fait infuser un truc censé être du thé.
— Je crois que je n’avais jamais vu ma mère stresser, me confie Bo
étonné.
— Je vais dire la vérité et tu seras immédiatement disculpé. C’est
très grave, Bo, ce qu’il fait. On ne peut pas le laisser continuer. Et je ne
parle pas de moi, mais du fait que tu puisses te retrouver enfermé, tout ça
pour qu’il puisse me récupérer.
— Je suis tellement désolé, Marlon, si tu savais…
— Mais de quoi ? C’est plutôt à moi de l’être ! Tu ne serais accusé
de rien si tu n’avais pas cherché à m’aider !
— S’il le faut, je recommencerai sans tergiverser.
Nos pupilles se captent, mais mes lèvres hésitent et résistent à mon
envie de l’embrasser. Pourquoi ? Je ne sais pas. Comme peur qu’après tout
ça, il ne veuille plus de moi.
— Hey, viens là. Viens dans mes bras… m’attire-t-il en voyant que
je n’ose pas.
Et quand il m’enlace, des papillons s’envolent dans mon estomac.
— Peu importe ce qui arrivera, toi et moi on ne se quitte pas.
— Qu’est-ce que je serais devenue, Bo, si je ne t’avais pas
rencontré… Et dire que c’est grâce à mon père que je t’ai trouvé. Le destin
peut se montrer si facétieux, parfois… mais à cet instant, alors que mon
Doe m’embrasse, je n’y pense pas.
— ABC3 News, CNN et Fox News Channel sont là ! s’extasie
Marylou, de plus en plus perturbée.
Du peu que je la connais, ce comportement n’a pas l’air de lui
ressembler et si mon père ne cherchait pas à nous enfoncer, je pourrais
encore avoir envie de me marrer.
— Maman, tu n’as pas un truc à fumer, pour te calmer ?
— Tu as raison, Rainbow. Bonne idée ! La tisane ne m’a rien fait. Je
vais me préparer un petit mélange pour me détendre… Jim ! Sors le
narguilé, s’il te plaît !
Mais à m’occuper des allées et venues de la mère de Bo, c’est à
peine si je réalise que je suis moi-même dans un état de stress élevé, et que
j’arpente la pièce à en creuser une allée.
— Je n’aurais pas dû ignorer mon portable depuis que je me suis
enfuie, culpabilisé-je. J’aurais dû lui parler lorsqu’il a essayé de m’appeler.
Ça l’aurait peut-être calmé. Et j’aurais vu les messages d’Autumn qui
cherchait à m’alerter…
Une douce étreinte s’efforce de me tranquilliser :
— Cesse de t’en vouloir. Tu avais besoin de t’éloigner. Tout finira
par s’arranger…
— J’espère que tu dis vrai, parce que si tu as encore plus d’ennuis
que maintenant, tu n’imagines pas comme je culpabiliserai…
Ses bras m’enserrent davantage, me donnant du courage.
— Comment tu te sens sinon, physiquement, moralement ?
— Je ne te cache pas que sans ma poudre magique, c’est
compliqué… que si j’en avais, évidemment j’en prendrais… que je me
révolte contre l’envie de filer trouver un mec dans une ruelle sombre qui en
vendrait… mais que là, tout de suite, j’ai plus important à gérer.
— J’ai confiance en toi, Marlon. Tu peux résister. Tu es plus forte
que toutes ces merdes, je le sais. Et je suis là pour t’épauler, OK ?
Je soupire et tente de sourire.
— Il faudrait d’abord que j’arrête d’y penser, parce que là, je suis à
deux doigts d’aller supplier ta mère de me laisser fumer…
Mes mains moites se mettent à trembler et j’ai soudain l’impression
qu’une fièvre vicieuse voudrait m’imprégner et déjà, je sens la sueur
dévaler ma colonne sans que personne n’en ait la moindre idée.
— Allez, tout va bien se passer, me rassure encore Bo comme s’il
devinait tout ce que je tente de cacher.
Je chasse tout l’air que je viens d’expirer, comme si ça allait suffire
à me soulager.
— Bon, il faut y aller.
— Je suis avec toi. Je ne te laisse pas tomber.
Mais alors que je me dirige vers la porte d’entrée pour aller faire ma
déclaration aux journalistes que j’ai convoqués, Marylou qui est retournée
se planquer derrière son rideau pour espionner, nous fait sursauter :
— Ne sortez pas ! Restez-là ! se met-elle à crier.
— Maman ! Ça va pas de hurler comme ça ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Tu as vu un éléphant à trois pattes sortir d’une soucoupe de la NASA ?
Je sais, je ne suis pas sympa… mais si vous aviez grandi comme moi
avec des disciples du Dallai Lama, plus souvent défoncés que Bob Marley,
vous comprendriez que mon humour ait dû s’adapter…
— Cesse de plaisanter quand tu es sur le point de te faire arrêter !
me réprimande ma mère comme quand j’avais 8 ans.
— C’est bon, maman. Marlon va tout expliquer, et…
Je regarde moi aussi par la fenêtre et renonce à parler.
— Merde, Brando… Ça, c’est quelque chose auquel on n’avait pas
songé…
Un véhicule de police vient de se garer. Les yeux de Bo viennent me
retrouver. Il m’a confié qu’à une époque, c’était arrivé que les flics
déboulent pour embarquer ses parents qui avaient un peu trop déliré… Et
qu’il s’était alors promis de ne pas déconner, histoire de ne jamais partir lui
aussi « escorté ». Aujourd’hui, pas besoin de se demander pourquoi ils se
sont pointés.
— Je ne les laisserai pas nous emmener ! Jamais ! commencé-je à
pleurer, ma rage cherchant à déborder.
— Tu n’es pas prête. Si on rentre maintenant, tu vas replonger.
— Attendez, attendez ! nous calme Jim tout en sobriété. Personne
n’a rien fait et toi, Marlon, de ce que j’ai compris, pour l’instant tu n’as pas
envie de retourner à ta vie telle qu’elle était. Alors pourquoi vous ne
gagneriez pas un peu de temps jusqu’à ce que tout ça soit tassé ?
Les parents de Bo ont le don de voir les choses d’une façon qui
m’est totalement éloignée. Mais est-ce véritablement une mauvaise idée ?
— C’est vrai, ça ! Bo, on pourrait partir ailleurs, se cacher quelques
jours. Ça devrait se calmer…
Mon père finira peut-être même par réfléchir, j’arriverai peut-être
par lui parler, et je pourrai peut-être envisager de…
Je coupe mes pensées. Trop de peut-être. Trop peu de probabilités.
Pas assez d’évènements susceptibles de se réaliser.
— Fais ta valise, Marlon, tranche Bo sans tergiverser.
Mes yeux aussi bouleversés qu’étonnés couvent mon Doe comme si
j’étais celle qui devait le protéger. Mais la vérité, c’est que personne n’a
jamais pris soin de moi comme il le fait.
Bo est prêt à risquer sa liberté…
Des coups à la porte.
— Police. Monsieur et madame Dwyer, ouvrez ! Nous venons
arrêter votre fils ! Tout refus d’obtempérer pourra être considéré…
— Les enfants, venez !
Jim nous entraîne à l’arrière pendant que Marylou nous prévient
qu’elle part dans la chambre chercher nos affaires.
— Ce coup de fil que tu as donné pour annoncer que tu étais ici, il
aurait pu être passé par n’importe qui. Qui a dit que vous étiez vraiment
ici ?
— Hey bien nous, mon Jim chéri, rappelle Marylou en revenant
déjà. On l’a confié à Karen et Will…
— Ah, oui… c’est vrai ! semble-t-il seulement sur l’instant se
remémorer. Eh bien on racontera que vous nous avez rendu visite, mais sans
vous arrêter… Que vous ne pouviez pas rester.
— Avec notre véhicule de location resté là ? Mais enfin, papa…
Déjà étonnant qu’ils n’aient pas repéré la voiture avant…vu que
j’imagine que la police a récupéré le numéro de la plaque il y a un petit
moment…
— OK, encore un truc auquel je n’avais pas pensé, j’admets… mais
le temps qu’ils tiltent, vous serez partis !
J’espère aussi !
Marylou regagne la pièce, les bras plombés des affaires que nous
avions éparpillées.
— Je vous ai mis ce qu’il fallait pour parer au plus pressé, nous
explique la maman de Bo en nous tendant un sac de sport bien chargé. C’est
plus rapide et plus pratique que les valises à traîner.
Pas bête. Je n’y avais pas pensé…
Tout à coup, Bo qui réfléchit toujours trouve un nouveau grain de
sable pour enrayer notre fuite précipitée :
— Papa, notre voiture de location est dans l’allée. Rien ne va
coller ! En plus, ça va compliquer les choses pour se tirer, tous ces
véhicules pour nous empêcher de passer ! ne manque-t-il pas d’ironiser.
Le père de Bo ne réfléchit pas plus de 2 secondes avant de lancer :
— Je sais ! Prenez ma camionnette. Elle est garée dans la rue juste à
côté…
Ce dernier, grimace avant de juger :
— Papa ! Ton Pick up va calancher avant qu’on ait quitté le
quartier !
— Un peu de respect pour ma vieille Hendrix[43], je te prie. Elle va
certainement te sauver les miches, alors sois gentil !
Bo se crispe, mais hoche un semblant de « oui ».
— Une fois que tu auras réussi à sortir d’ici, passe chez Sixt, là où
travaille ta cousine Bonnie. Et prends le véhicule qui te fera envie. J’irai
récupérer Hendrix en déposant celle avec laquelle vous êtes arrivés.
Mon Doe inspire à pleins poumons avant d’expirer lourdement.
— OK. Bon, maintenant, comment on fait pour ne pas se faire
repérer…
Chapitre 37 Bo
I believe there is a way
A Dawn for a new day
Je crois qu’il y a un moyen
L’aube d’un nouveau jour

— Je ferai diversion, le temps que vous puissiez sortir par derrière


discrètement, nous propose le père de Bo fièrement.
— Mais qu’est-ce que vous allez bien pouvoir inventer pour les
retenir assez longuement ? interroge Marlon, évidemment.
Question qui ne se pose pas, quand on a mes parents.
— On me dit souvent que je fais penser à ce gars, là, vous savez ?
Encore faudrait-il deviner de qui il peut bien parler…
— Abrège, papa. On n’a pas le temps pour les blablas !
— Ah ! Heu… oui, c’est vrai, réagit-il comme s’il venait seulement
de capter que la tension était montée.
— Alors je disais… J’ai toujours rêvé de jouer cette scène, dans le
film avec Hugh Jackman et Julia Norberts, celui où l’actrice s’entiche d’un
libraire écossais de Notting Valley, vous voyez[44] ?
— OK… je crois qu’on y est… Mais… ne me dis pas que tu
comptes…
Tout à coup, j’arrête de parler, comprenant exactement ce que papa a
envisagé pour distraire tout ce petit monde. Et je cesse de respirer en
m’imaginant mon père sortir tout juste habillé.
— Marlon, c’est le moment de nous préparer à y aller… la pressé-je.
— Dommage… Je pense que la représentation promettait. Je serais
bien restée pour y assister.
Merci, mais pour moi, ça suffit ! J’ai repris une dose de mes parents
pour une décennie.
Maman prend le temps de me câliner alors qu’à la porte, ça
commence visiblement à s’exciter.
— Oh, mon Rainbow, tu vas me manquer ! Et toi, Marlon, ça m’a
fait extrêmement plaisir de te rencontrer. Prends bien soin de toi. Mais je ne
m’en fais pas, je sais que mon Bo le fera.
— Monsieur et madame Dwyer, ouvrez ou nous ferons ce qu’il faut
pour entrer.
— J’arrive ! J’arrive ! crie ma mère le ton tranquille, comme si de
rien n’était.
Mon père, déjà à « oilpé » — si ce n’est ce curieux « string » qu’il a
gardé —, vient m’accoler. Je ne sais pas s’il m’est d’autres fois arrivé d’être
aussi gêné. Pourtant, c’est mon père et ce n’est pas la première fois que j’ai
affaire à son côté libéré, mais devant Marlon, je ne sais pas… Une sorte de
honte s’empare de moi.
— Faites attention, les enfants ! Et revenez quand vous voulez !
Mais si possible, prévenez avant de débarquer. Des fois qu’on serait
occupés. On a parfois des invités, même en milieu de journée.
Je ferme les yeux pour m’abstenir d’avoir à me projeter.
Bon sang, ils ne changeront jamais ! De quoi être dégoûté du sexe
pour des années.
— Et tiens, mon fils. Un peu d’argent pour éviter de vous faire
repérer… me glisse encore mon père en me tendant une liasse pliée.
Maman n’attend pas plus pour l’alpaguer :
— Allez, viens mon Jim ! On va s’amuser.
J’hésite à déguerpir, pourtant il faudrait. Au lieu de ça, je regarde
mes parents sortir, comme hypnotisé, mon père en string et ma mère,
souriante comme si elle planait.
— Mais enfin, qu’est-ce que c’est que tout ce barda devant chez
moi ? fait-elle mine de s’étonner.
J’entends les flashs crépiter. J’imagine parfaitement papa reprendre
à la perfection le rôle de Spike, le coloc’ déjanté.
— Monsieur, veuillez vous rhabiller, s’il vous plaît.
— Monsieur l’agent, nous sommes ici sur notre propriété. On se
vêtit ou on se dévêtit à notre gré.
— Il y a atteinte à la pudeur. Vous êtes dans la rue ! entends-je
contester.
— Nous sommes encore chez nous, ici, et mon mari n’est pas nu !
Quand vous allez à la plage, vous portez quoi, mon bon monsieur ?
J’écoute mes parents faire leur cinéma pour essayer de nous aider…
et je sais que ça peut durer ! Je les connais et pour une fois, je ne peux que
remercier le ciel qu’ils soient aussi illuminés !
Les journalistes tentent une percée, pendant que papa doit
probablement s’éclater à montrer ses fesses pour provoquer :
— Madame Dwyer, est-il vrai que Marlon est arrivée chez vous
ligotée et bâillonnée ?
— C’est ridicule, elle aime mon fils, elle le suivrait les yeux
fermés !
— Vous confirmez donc qu’elle a été conduite ici les yeux bandés,
sans savoir où il l’emmenait ?
Non, mais… sérieusement ?
— Ma chère, vous déformez…
— Madame Dwyer, votre fils est plus âgé, ne craignez-vous pas que
cette différence d’âge puisse freiner l’arrivée…
Je décide que c’est le moment de me couper et rejoins Marlon qui
m’attendait :
— Allez, viens. Mes parents sont des as ! J’ignore pourquoi j’ai
douté qu’ils puissent nous aider à sortir de ce guêpier !
Nous traversons le jardin en nous tenant la main et je reste aux
aguets pour ne pas nous faire repérer. Un portillon nous donne accès à un
petit chemin sur le côté. Venelle qui nous permet de rejoindre la rue quelque
peu fréquentée… ce qui a tendance à m’inquiéter. Un flic, un journaliste
pourrait s’y trouver. Les guetteurs en base arrière ne sont pas rares dans ces
métiers.
Les doigts de Brando semblent se crisper.
— Ne t’en fais pas, on ne va pas traîner, la rassuré-je pour empêcher
son angoisse de monter.
Ses doigts enserrent les miens un peu plus fort. Et mon cœur répond
comme s’il venait tout juste d’éclore.
— Bon, je dois te prévenir… lancé-je en continuant à surveiller tout
autour de nous. Tu as vu mes parents, leurs délires, toilettes sèches et tout ?
Eh bien, dis-toi que leur Pick Up est dans le même goût… Il faut que tu aies
conscience que j'ai dû faire une grève de la faim pour avoir de vrais W.C. et
une salle de bains alors, pour leur voiture ne t'attend pas à un véhicule du
genre SUV urbain.
J’avise la vieille camionnette rouillée qui semble supplier de la
laisser mourir en paix. Quand j’en ouvre la portière même pas verrouillée,
Marlon comprend que c’est bien Hendrix, le bolide qui va nous transporter.
Elle s’installe à côté, sur le siège passager.
— Regarde dans la boîte à gants, il doit y avoir les clés… C’est là
que mon père les range pour être certain de ne pas les égarer.
De toute façon… qui voudrait la voler et puis… ce n’est pas comme
s’il n’y avait pas une petite subtilité pour arriver à démarrer…
Je bidouille deux ou trois fils qui pendouillent, avant de tourner le
sésame qui nous fera décamper.
Enfin, j’ose espérer…
Et quand la « pétrolette » se met à tousser, j’expire, soulagé.
— Attache ta ceinture, s’il te plaît. Le quartier doit être quadrillé et
je t’ai déjà dit… traîner avec toi, c’est pas discret…
300 mètres parcourus, premier stop au bout de la rue… On dirait
qu’Hendrix va nous faire la misère et qu’elle en veut à la terre entière.
— Elle va nous lâcher ! C’est sûr, elle va nous lâcher ! Mon père se
prend pour un mécano depuis des années ! Je ne suis même pas sûr qu’une
vidange, il sache ce que c'est ! J’espère qu’elle va nous emmener jusque
chez Sixt et que ma cousine aura encore des voitures à louer. Sinon, après
dix ans sans la voir, je vais être capable de l’étrangler !
Je stress et ne fais que râler. Mais alors que je ne m’y attends
absolument pas, Marlon explose de rire, de ces rires que l’on n’arrête pas.
Et je ne peux me retenir de sourire en la voyant comme ça…
Je sais… croiser mes parents fait à d’autres cet effet-là.
Chapitre 38 Bo
Taking a pen, writing new sheets
Holding a hand, imagine my future finally concrete
Prendre un stylo, écrire de nouvelles pages
En tenant une main, m’imaginer un avenir enfin concret

— Bo, laisse-moi régler, insiste Marlon tandis que je vais pour


payer la location d’un discret Kia Sportage.
— Réfléchis ! Avec ta carte, on saura immédiatement où tu es. C’est
pour ça que mon père m’a donné du liquide, avant de nous en aller.
— Tes parents nous ont déjà hébergés ! Ils ne vont pas en plus
débourser pour que je parte me planquer !
— Mes vieux dorment sur un matelas de billets ! Je te rappelle que
l'électricité pour eux, c'est un truc que les extra-terrestres ont probablement
importé d'une autre planète, et qu'il faut essayer de ne pas gâcher… Et au
cas où tu n’aurais pas remarqué, pour eux, être autonome, c’est comme un
métier. Ça fait 30 ans que je suis né et je peux te dire que ce n’est pas dans
ce qu’ils dépensent qu’ils vont se ruiner… Et hors de question de faire
confiance à un banquier. Crois-moi, quand je te parle d’un matelas de
billets, ce n'est pas exagéré, je te promets…
Une pensée vient la tarauder :
— Bo… on… ne l’a quand même pas fait sur… dis-moi que le tien
n’était pas…
Un mouvement de sourcil pour semer le doute.
— Comme dit souvent ma mère : « on ne sait jamais ce qu’il y a
dans un pâté en croute ! »
Brando rit de nouveau à s’en tordre les boyaux. Mais quand elle se
calme, son soudain sérieux et ses mots me désarment :
— J’aime cet endroit où tu m’as emmenée, Bo. Cette planète sur
laquelle tu m’as transportée. Elle est tellement plus belle que celle sur
laquelle j’étais. Je voudrais tant pouvoir y rester…
Moment gravé. Est-il besoin d’aller chercher au-delà de ces simples
paroles qu’elle vient de prononcer ? Pour l’instant, je refuse d’y penser…
— Où va-t-on ? me demande-t-elle alors que des panneaux
indiquent toutes sortes de direction.
— Je ne sais pas trop j’avoue… mais tu as raison, on devrait se
poser la question…
Nous évoquons nos vies, parlons de ce qui nous a construits. Marlon
connaît un peu mes parents maintenant, mais je n'ai plus envie de m'en
plaindre à présent. Certes, ils sont perchés, c'est vrai. Mais je ne peux pas
leur reprocher de ne pas s'être inquiétés de ce que je vivais, des difficultés
que je pouvais rencontrer.
Quand Brando se confie, je comprends que je n'ai finalement pas été
si mal loti. Que je suis aimé pour qui je suis réellement, sans jamais de
faux-semblants. Et qu'y a-t-il de plus important ?
— Je ne veux pas cracher sur ce que j'ai, avoue-t-elle pour se libérer.
Ce serait injuste. J’ai conscience d’être une privilégiée et d’être enviée. J’ai
aussi beaucoup travaillé, mais... certains s'imaginent que l'argent, la
célébrité peut faire le bonheur... Aujourd'hui, moi, je ne rêve que
d'anonymat et de prendre le temps de vivre pour savourer chaque heure...
— Qu'est-ce qui t'a le plus manqué ?
— Tout. Tout ce que les gens normaux peuvent aimer ou même
détester, toutes les choses futiles dont chacun se passerait, les tâches
rébarbatives que parfois quelques-uns adoreraient déléguer… Tu ne peux
pas t’imaginer à quel point tout ce que je n’ai jamais essayé peut
m’émerveiller.
— Tu es exceptionnelle, Marlon. Est-ce qu'au moins tu en as
conscience ?
— Tu parles d'une chance. Alors oui, ma vie l'est. Exceptionnelle de
ne refléter aucune des réalités de cette terre qui ne cesse de tourner. Je ne
veux plus vivre dans cette bulle faussement chamarrée, j'en ai assez. Rien
n'y est aussi beau que ce qu'on pourrait le penser et...
— Et quoi ? Dis-moi ?
— Elle soupire, mais ne me regarde pas.
— J'ai envie… j’ai besoin d'aimer et d'être aimée.
Le silence s'étire.
— Malgré tout Bo, je dois te dire... Je refuse que ces mots-là te
mettent une quelconque pression et que tu te poses trop de questions. Il
arrivera ce qui doit arriver entre toi et moi. Je rêve de vivre au jour le jour et
d’arrêter de tout programmer. Évidemment, j’ai besoin d’être capable de me
projeter, mais je veux plonger dans l'inconnu sans m'angoisser. Sauter dans
le grand bain sans avoir appris à nager, tout en sachant que quelqu’un sera
là pour me rattraper. Et si je me noie, j’aurai au moins essayé et je n'aurai
aucun regret.
Je respire, seulement à demi rassuré. Mais je tente d’esquisser
quelque chose de plus gai :
— D’accord, alors dis-moi… puisque tu es actuellement en liberté et
qu’on sait pertinemment que ça ne va durer… qu’as-tu envie de tester que
tu n’as jamais fait ?
— Aller dans un supermarché ! Faire ses courses, j’ignore même ce
que c’est. Voir une salle de classe, ou attends, mieux ! Un amphi, à
l’université ! L’école, moi, je n’y ai jamais mis les pieds, tu sais…
J’aimerais monter sur un vélo, apprendre à conduire, me poser au bord
d’une piscine et prendre le temps de lire… marcher sur une plage de sable
fin, avoir un chien… jouer aux charades, faire de l’escalade, donner des
cours de chants et par-dessus tout… retrouver maman.
Une toile semble se tisser sur le visage de « ma protégée ». Je sais à
quel point elle peut souffrir d’en être séparée, mais qu’elle déteste en parler.
— Je… est-ce que tu veux me raconter comment ça s’est passé ?
Elle baisse la tête et voir ses doigts trifouiller je ne sais trop quoi me
laisse deviner qu’elle essaie de ne pas pleurer. Les secondes semblent se
cristalliser, je refuse de la forcer à évoquer des évènements qu’ils l’ont
probablement traumatisée. Mais quand elle brise finalement le mutisme
derrière lequel elle s’était retranchée, mon cœur a comme un raté.
— Maman prenait beaucoup de médicaments, elle en ingurgitait
constamment. À croire que suivre son modèle m’a paru intéressant. Sauf
que quand elle cherchait à s’abrutir et peut-être même à en finir, moi j’ai
testé tous les produits qu’on peut trouver pour ne pas faillir. Avec papa, ils
semblaient se disputer tout le temps, mais je ne comprenais pas vraiment. Si
ce n’est qu’un soir, alors que je venais d’avoir 13 ans, j’ai surpris une
querelle. Je m’en souviens encore parfaitement. Maman disait à mon père
que tout ça, c’était trop. Que je ne tiendrais jamais, que je finirais par
tomber. Elle cherchait à me préserver. Évidemment, il avait déjà ses idées,
arrêtées. J’ai deviné que ça faisait des années que maman butait contre ce
mur d’acier et qu’il ne céderait jamais. Et comme chaque fois qu’elle criait,
il lui a dit de prendre son traitement et de se calmer, que sinon, il la ferait
enfermer… Ce qu’elle a refusé. Elle lui a lancé qu’elle savait qu’il ne
cherchait qu’à l’embrouiller, pour mieux parvenir à ce qu’il souhaitait.
Qu’elle était un frein à ce qu’il décidait, mais surtout, qu’elle était prête à
aller voir un avocat, non seulement pour divorcer, mais également à engager
un agent pour que ma carrière soit gérée différemment. Que je puisse
prendre le temps d’être une enfant… Quelques jours plus tard, on l’a
retrouvée gavée de médicaments. Mon père a inventé qu’elle avait tenté de
se suicider après qu’il l’ait surpris à vouloir me frapper. Que ses excès de
violence ne cessaient de monter… La suite, tu la connais. Pour une fois, les
médias ont dit la vérité. R.J. l’a vraiment fait interner, comme il l’en avait
menacée. Mais il ne s’en est pas contenté. Il s’est arrangé pour que je ne
puisse pas savoir où elle était. Je l’ai fait chercher, pourtant. Si tu savais !
J’ai fini par croire qu’elle était retenue quelque part contre son gré,
enfermée dans un asile d’aliénés, sous une autre identité ou… qu’en fait,
elle avait fini par se moquer de ce que je devenais…
— Marlon, je suis sincèrement désolé…
— Je te remercie, mais ça va aller. J’ai appris à grandir avec cette
conviction que je ne la reverrai certainement jamais.
Elle allume soudain la radio, comme si de rien n’était.
— J’ai besoin de me changer les idées. Si j’avais de la coke sur moi,
là, tout de suite, j’en prendrais et je dois arrêter d’y penser. Est-ce que tu
pourras te stopper lorsqu’on trouvera un endroit où on peut acheter de quoi
manger ?
— Bien sûr ! Est-ce que tu veux vérifier où se situe la prochaine
station ? Ou sinon, on peut aussi quitter l’autoroute, suggéré-je pour faire
un peu diversion.
— Très bonne idée ! On tombera peut-être sur le supermarché de
mes fantasmes et j’irai le dévaliser !
Nous finissons par dénicher le Walmart dont elle avait toujours rêvé
et j’entreprends sans succès de la convaincre de m’attendre pendant que
j’irai… Nous ne pouvons pas oublier que nous sommes recherchés. Mais sa
réponse est toute trouvée :
— Si je ne dois vivre que deux jours de liberté avant de redevenir la
bête de foire que j’étais, alors je ne veux pas les gâcher ! Et le supermarché
était dans la très longue liste des choses que je n’aurai peut-être plus jamais
l’occasion de tenter, donc… pas moyen de rater cette virée !
Elle déambule dans les rayons comme un gosse dans un magasin de
jouets. Qui a dit qu’il fallait forcément faire compliquer pour satisfaire une
star adulée, et qu’elles étaient toutes capricieuses à souhait ?
Oui, c’est bon, je sais… j’étais de cet avis, mais je me suis ravisé
depuis…
Et quand elle me plaque entre deux allées pour m’embrasser, c’est
comme si le monde entier tombait à mes pieds. Je fais pourtant style de la
sermonner, mais je n’ai aucune crédibilité. Mes lèvres ne font qu’en
redemander.
— Marlon, c’est pas un endroit pour faire ça !
— Qui a dit qu’on ne devait pas ?
Peut-être un sombre crétin comme moi…
— Expérience 1 validée. J’adore aller au supermarché, susurre-t-elle
contre mon épiderme qu’elle s’amuse à mordiller.
Vient le moment de payer. Marlon a enfin décidé qu’elle en avait
assez. Surtout parce qu’un vigile nous a repérés, et que son regard menaçant
nous a fait partir en courant, mais Brando me jure qu’elle a trouvé ça
terriblement divertissant.
La caissière nous dévisage, dardant sur nous ce regard qui signifie :
« Je suis certaine que je vous connais, mais où vous ai-je déjà vu ? Je
n’arrive pas à me rappeler… »
Et Marlon, qui ne peut s’empêcher de glousser, comme si elle ne
l’avait pas remarqué :
— Je sais ce que vous vous dites, madame, quand vous observez ce
qu’on vient d’acheter. Que nous, les jeunes, on est incapables de
correctement s’alimenter… Mais on n’a qu’une vie, vous savez ! Et moi j’ai
décidé de l’arroser d’une bonne couche de gras avant de la noyer sous des
boissons sucrées !
J’ignore si la femme est plus outrée que toujours perplexe de ne pas
avoir trouvé à qui Marlon lui fait penser. Mais je ne compte pas attendre
qu’elle finisse par se rappeler.
— Allez, viens ma Gigi ! On est partis ! lancé-je avec l’accent le
plus beauf que j’aie jamais pris. C’est pas l’tout, mais on n’est pas d’ce
trou ! Le Kentucky, ma douce, c’est à quèques zeures d’ici, alors si tu veux
ête ce soir dans ton lit…[45]
Brando sautille mais me suis, tandis que je pousse le caddy.
— Gigi ? T’as pas eu d’idée plus pourrie ?
— Je n’ai rien trouvé de mieux et il y avait une affiche de Gigi
Hadid un peu plus loin dans la galerie…
— Bah j’ai eu de la chance que ce ne soit pas celle de Trump dans
ce cas !
Chapitre 39 Bo
If our love is a tragedy
You’re my only remedy
Si notre amour est une tragédie
Tu es mon seul remède

Nous filons vers l’ouest, c’est décidé. Marlon voudrait visiter L.A.
qu’elle n’a jamais vu autrement que sur les plateaux télé. Aller à Malibu et
nous promener, se balader à Santa Monica sur la jetée, marcher pieds nus
dans le sable chaud et doré… Un endroit rêvé pour cocher plusieurs cases
sur la « To Do List » du « Jamais fait », qu’elle s’est amusée à poser sur un
carnet.
Des notes de musique emplissent l’habitacle climatisé. La radio
allumée, elle zappe et passe les stations jusqu’à tomber sur un titre qui lui
plaît. Quand un animateur s’exprime, immédiatement, elle le reconnaît et
arrête de surfer sur les ondes, décidée.
— Tu as déjà écouté cette émission de Carson Finley ?
— Jamais. C’est quoi le principe ? Discussion argumentée autour
d’un sujet ? Artiste invité pour promouvoir de son actualité ? Il t’est arrivé
d’y aller ?
— Du tout ! L’idée, c’est que les auditeurs choisissent de parler à
quelqu’un par chanson interposée. Tu l’as déjà fait ?
— Tu sais, je n’ai jamais trouvé des paroles qui exprimaient
réellement ce que je ressentais.
— C’est vrai ? C’est parce que tu ne dois pas vraiment écouter les
émotions qu’elles peuvent transporter…
— Tu n’es probablement pas loin de la vérité. J’ai une légère
tendance à vouloir trop maîtriser, tu as pu le constater… Le côté perché de
mes parents m’a toujours un peu fait l’effet d’un laxisme non assumé, et j’ai
tellement cherché à contrôler que je ne suis pas quelqu’un qui sait
véritablement se laisser aller. Ils sont aussi libérés que je peux être coincé.
Tout comme ils savent aimer, détester, partager, profiter, vivre et vibrer là
où je suis incapable de lâcher les 3 mots qui font s’envoler.
— Bo, qu’est-ce que tu essaies de me confier ?
— Que dire « je t’aime », pour moi c’est compliqué. Que je ne l’ai
même jamais vraiment fait. Que je sais le prouver, mais que j’ai toujours
peur de m’épancher. Ce ne sont pourtant que 3 mots, mais… chaque fois
que j’ai voulu les prononcer, c’est un peu comme si quelque chose m’en
avait empêché.
— Vraiment ? s’étonne Marlon comme si cela ne pouvait pas être
vrai. Tu n’as jamais dit à Ève que tu l’aimais ?
Je hoche la tête négativement.
— Tu l’aimais réellement, cependant ?
— Oui, je l’aimais sincèrement et elle le savait. Malgré ça, ce sont
des paroles que je n’ai jamais pu lâcher. Même quand on faisait l’amour, ou
lorsqu’on se réconciliait après nous être disputés… Elle, elle le lançait au
départ avec une extrême facilité. Je répondais simplement « moi aussi »,
comme si ça suffisait. D’ailleurs, c’est exactement comme ça que nous nous
sommes quittés… sans même avoir conscience que c’était la dernière
occasion que j’aurais pu avoir de le lui avouer. Mais peut-être que c’était
déjà trop tard pour que j’ai le désir de me forcer.
Un soupir vient ponctuer ce que je viens de me décider à lâcher.
Pourtant, bizarrement, me suis-je déjà senti plus libéré ? Tout comme
Marlon, j’admets avoir du mal à me confier et le faire auprès d’elle me
semble un échange de bons procédés…
— OK, reprends ma vedette, donc... tu vas commencer par trouver
un titre qui formulerait ce que tu peux avoir envie d’exprimer paraît
justement une parfaite idée ?
— J’ignore si je saurais. Je me sens comme handicapé.
— Alors monsieur l’instit, ce cours-là, c’est moi qui vais te le
donner. Choisis la personne à qui tu souhaites t’adresser et dans deux jours,
tu me dis avec quelle chanson tu veux lui parler. Peu importe ce que tu as à
déclarer. Ça peut être n’importe qui. Un collègue, tes parents, un ami…
L’exercice c’est juste d’apprendre à dire ce que tu ressens, et en
l’occurrence de le faire en musique ici. Tu verras, c’est facile quand
quelqu’un a déjà tout écrit…
Je grimace à ce qu’elle dit :
— Mais comment tu fais, toi, pour y arriver ? Tu parviens à créer tes
textes, à trouver les notes pour les habiller… Et tu peux toujours me dire
que tes paroles ne reflètent pas ce que tu es… Je sais, tout comme ton
public sait lui aussi, que tu ne te livres jamais autant que lorsque tu
interprètes tes mélodies. Que quand tu chantes, c’est ton cœur que tu
délivres et qui crie.
— C’est vrai, j’ai menti. Mes chansons, c’est ma vie, c’est ce que je
suis…
Mon palpitant me défie. Nos yeux se captent, teintés d’une lueur
d’envie.
Oh, Marlon… comment ferai-je sans toi, quand je serai reparti ?

Les titres défilent, tout comme les paysages que nous traversons, de
ville en ville. Et comme s’il s’agissait d’un deal ou d’un pari, je réfléchis en
écoutant ce que les auditeurs en ont choisi, me projetant dans l’exercice
qu’à l’avance je maudis.
— Parler en musique à quelqu’un, ça m’a toujours fait envie, à moi
aussi…
— Mais tu le fais déjà… avec tes chansons à toi… m’étonné-je,
surpris.
— Tu sais, parfois, je n’y arrive pas. Ce que je veux dire me fait si
mal, juste là, que ça ne sort pas.
La main sur la poitrine, ses doigts se resserrant comme des crochets
sur le tissu de sa veste en jersey, je peine à lire ce qui traverse ses traits. Si
seulement, les douleurs qui hantent Marlon, je les connaissais, les
comprenais pour pouvoir l’aider…
— Le soir où je suis arrivé, tu as justement interprété une chanson
que tu as dit avoir empruntée. Alors peut-être que toi aussi, cet exercice, tu
peux t’y entraîner. Continuer à te servir des mots des autres te permettra
certainement un jour de libérer ceux qui pour le moment sont toujours
emprisonnés.
Les yeux au loin, elle semble y penser. Seulement quelques instants,
avant de prendre son portable pour y pianoter.
— Tu as répondu à Autumn ?
— Oui… je lui ai dit de ne pas s’inquiéter sans lui apprendre où on
allait. Je lui fais confiance, mais je connais mon père et les moyens de
pression qu’il peut exercer alors… ce qu’elle ne sait pas, il ne pourra pas lui
soutirer.
Miles après miles, les messages chantés sortent des enceintes,
parfois accompagnés par Marlon qui ne peut se retenir de fredonner.
— Je pourrais conduire, dis, s’il te plaît ?
— On trouvera un parking pour commencer…
— Allez…
— Oh, tu peux me faire tes yeux de chien battu, ce n’est pas pour ça
que je vais céder. Il y a deux ou trois choses qu’un moniteur doit d’abord
t’expliquer.
— Et toi, tu n’es pas qualifié pour me les énumérer ?
— Je ne conduis plus assez souvent pour transmettre ce que je sais.
Depuis que je vis à New York, pour moi c’est métro et marche…
— OK, OK, semble-t-elle se résigner.
Brando remonte le volume pour se dandiner sur une chanson de
Beyoncé. Jusqu’à ce que l’animateur reprenne la parole, pour annoncer le
titre qui va clôturer sa journée.
— Il est pour moi temps de rendre l’antenne pour la céder à celui
qui va enchaîner. Et pour nous quitter, un dernier message qu’on me
demande d’envoyer… avec ce petit mot pour l’accompagner. Une adorable
déclaration que je vais m’empresser de vous lire : « Si je ne peux pas encore
l’écrire, quelqu’un a déjà su le dire. » Et c’est de la part de Brando pour son
« Doe ».
Je donne un coup de volant dans un sursaut. Mes yeux virent de la
trajectoire à Brando.
— Tu as raison, je ne suis pas sûre que tu saches si bien conduire…
glousse-t-elle en ébauchant un magnifique sourire.
— Je vous laisse avec K-Flay et je vous dis à demain sur MJK
Highway…
Nos regards ne parviennent plus à se lâcher. Je préfère m’arrêter sur
le bas-côté plutôt que de risquer de quitter la route, tant je ne suis plus
concentré.
I don’t like anyone better than you, it’s true — Je n’aime personne plus
que toi
I’d crawl a mile in a desolate place with the snakes, just for you — Je
ramperais un mile dans un endroit désolé avec les serpentns rien que pour
toi
Oh, I’m an animal, hand me a tramadol, gimme the juice — Oh, je suis
un animal, donne-moi un tramadol, donne-moi le jus
You are my citadel, you are my wishing well, my baby blue, oh, oh, oh
— Tu es ma citadelle, tu es mon puits à souhaits, mon bébé bleu, oh, oh, oh

I used to like liquor to get me inspired — J’aimais l’alcool pour


m’inspirer
But you look so beautiful, my new supplier — Mais tu es si beau, mon
nouveau fournisseur
I used to like smoking to stop all the thinking — J’aimais fumer pour
arrêter toute pensée
But I found a different buzz — Mais j’ai trouvé un buzz différent
The world is a curse, it’ll kill if you let it — Le monde est une
malediction, il tuera si tu le laisse faire
I know they got pills that can help you forget it — Je sais qu’ils ont des
pilules qui peuvent t’aider à l’oublier
They bottle it, call it medicine — Ils les mettent en bouteille, appellent
ça un médicament
But I don’t need drugs — Mais je n’ai pas besoin de drogue

Chorus:
‘Cause I’m already high enough — Parce que je plane déjà
You got, you got me good — Tu m’as, tu m’as bien eue
I’m already high enough — Je plane déjà
I only, I only, I only got eyes for you —Je n’ai, je n’ai, je n’ai d’yeux
que pour toi

Je vibre aux paroles prononcées. Des mots que Marlon voulait me


chanter sans parvenir à les sortir, mais que je la sais penser.

Do you see anyone other than me? — Est-ce que tu vois quelqu’un
d’autre que moi ?
Baby, please — Bébé, s’il te plaît
I’ll take a hit of whatever you got — Je vais prendre un shot de tout ce
que tu as
Maybe two, maybe three — Peut-être deux, peut-être trois
Oh, you’re phenomenal, feel like a domino, fall to my knees — Oh, tu es
phenomenal, je me sens comme un domino, je tombe à genoux
I am a malady, you are my galaxy, my sweet relief, oh, oh, oh — Je suis
ta maladie, tu es ma galaxie, mon doux soulagement, oh, oh, oh

La chanson n’est même pas terminée que je ne peux pas résister à


l’envie de l’attirer pour l’embrasser. Et c’est sur ces paroles qui font battre
mon cœur si brutalement qu’il pourrait céder, que nos langues s’épuisent à
se caresser, mais qu’importe. Il pourrait tout arriver, elles refusent de se
quitter.

I used to like liquor to get me inspired — J’aimais l’alcool pour


m’inspirer
But you look so beautiful, my new supplier — Mais tu es si beau, mon
nouveau fournisseur
I used to like smoking to stop all the thinking — J’aimais fumer pour
arrêter toute pensée
But I found a different buzz — Mais j’ai trouvé un buzz différent
The world is a curse, it’ll kill if you let it — Le monde est une
malediction, il tuera si tu le laisse faire
I know they got pills that can help you forget it — Je sais qu’ils ont des
pilules qui peuvent t’aider à l’oublier
They bottle it, call it medicine — Ils les mettent en bouteille, appellent
ça un médicament
But I don’t need drugs — Mais je n’ai pas besoin de drogue

Chorus:
‘Cause I’m already high enough — Parce que je plane déjà
You got, you got me good — Tu m’as, tu m’as bien eue
I’m already high enough — Je plane déjà
I only, I only, I only got eyes for you —Je n’ai, je n’ai, je n’ai d’yeux
que pour toi

Don’t try to give me cold water — N’essaie pas de me donner de l’eau


froide
I don’t want to sober up — Je ne veux pas dessaouler
All I see are tomorrows — Tout ce que je vois, ce sont des lendemains
Oh, the stars were made for us — Oh, les étoiles ont été créées pour
nous

I’m already high enough — Je plane déjà


You got, you got me good — Tu m’as, tu m’as bien eue
I’m already high enough — Je plane déjà
I only, I only, I only got eyes for you —Je n’ai, je n’ai, je n’ai d’yeux
que pour toi

I only got eyes for you — Je n’ai d’yeux que pour toi
Oh, oh, oh
I only, I only, I only got eyes for you —Je n’ai, je n’ai, je n’ai d’yeux
que pour toi

Les mots tournent encore dans ma tête alors que déjà un autre titre
est joué. Mon palpitant est resté calé sur le message que Marlon m’a
envoyé. Pour nous, le temps, le monde se sont arrêtés.
Chapitre 40 Marlon

Kiss me, make my heart beat


Hold me, breathe me, feel and feed what is underneath
Embrasse-moi, fais battre mon cœur
Tiens-moi, respire-moi, sens-moi et nourris ce qu’il y a en dessous

Mon Doe m’attire à lui comme si sa vie en dépendait. Comme si


m’embrasser pouvait remplacer le fait de respirer. Qu’aspirer mes souffles
pouvait l’oxygéner. Assise sur lui, coincée entre le faible espace qui peut se
trouver entre le volant et son torse galbé, je ne peux plus bouger. Nos
bouches se dévorent, encore et encore. Jusqu’à ce que Bo ose des mots que
je n’aurais pas pensé entendre à cet instant sur ses lèvres gonflées par nos
baisers.
— Enlève-moi ton short, ta culotte… dépêche-toi…
Je me décale du côté passager et fais ce qu’il m’a demandé sans
même réfléchir. Il s’empresse de reculer son siège au maximum, avant
d’attraper mon sac pour retrouver la boîte qui va nous aider à nous soulager.
Bo n’est pas du genre à se lâcher et il n’a aucun problème à
l’avouer. Qu’il soit décidé à céder à l’envie irrépressible qui nous brûlerait
jusqu’à tout dévaster ne fait que m’exciter, au-delà de tout ce que j’aurais
pu imaginer. Le voir dérouler le préservatif sur son membre dressé avec
fierté m’enfièvre et je me sens tout à coup grisée, comme jamais aucun
alcool ou aucune drogue ne m’a transportée.
Une voiture emprunte la route désertée, heureusement sans nous
calculer, mais dans un sursaut, un doute cherche à s’imposer.
— Bo… et si la police ou quelqu’un se pointait et s’arrêtait ?
Pourquoi ai-je parfois cette subtile impression dans la gravité de
certaines situations que le plus réfléchi, le plus mur de nous deux n’est pas
le plus vieux ?
— C’est vrai, elle pourrait. Mais mes parents ont passé leur vie à
tenter de m’inculquer l’envie de profiter et j’ai tout fait pour ne pas les
écouter, pourtant toi… je n’ai aucune idée de ce que tu me fais, mais, tu
libères la spontanéité que je suis toujours parvenu à réprimer. Je crois que
jamais je n’ai autant bandé, j’en ai mal, si tu savais ! Et si on ne fait pas
quelque chose tout de suite, je vais exploser.
Je pourrais rire des mots qu’il vient de prononcer, malgré tout, ils
m’exhortent au-delà de l’entendement.
— Alors, fais-le en moi, s’il te plaît. Parce que quand tu me dis des
trucs comme ça, tu ne peux pas t’imaginer à quel point ça peut me
galvaniser.
J’enjambe le levier de vitesse pour me placer au-dessus de sa
virilité. Le volant dans mon dos ne laisse aucune autre possibilité que celle
d’être collés, et sa tête au plus près de mes seins restés couverts mais
électrisés. Nos respirations sont calées, saccadées, notre rythme cardiaque
tourmenté.
Nous avons déjà fusionné, malgré tout, jamais sa proximité ne m’a
fait autant d’effet. Le contexte et l’endroit ont probablement fait grimper la
pression bien plus vite ce que nous avons précédemment connu lui et moi.
Et pourtant, Dieu sait que de la tension, depuis le départ, entre nous il y en
a!
J’harponne les lèvres de Bo de nouveau, je ne veux plus m’en
passer. Et quand ses doigts s’insèrent pour m’aider à me lubrifier, il
murmure, étonné :
— T’es déjà trempée, on s’est à peine touchés…
— Pour toi n'importe où, n'importe quand, je serai prête tout le
temps…
— Je t’ai dit que je désirais te faire l’amour doucement, mais cette
fois, exceptionnellement…
— Désolée, le coupé-je le corps trop fiévreux pour discuter. Tu vas
devoir attendre encore. Je sens monter une envie brute de me déchaîner et je
sais que je ne pourrai pas la réprimer.
— OK, alors…
Je le cloue d’un baiser tout me soulevant légèrement pour m’ajuster
parfaitement. Nos langues se mêlent, s’emmêlent, dansent leur ballet et je
redescends lentement jusqu’à m’empaler.
Je reste quelques secondes sans bouger, le temps de le sentir,
d’apprécier avant de m’abandonner, emportée par une tornade capable de
tout balayer. Je sais déjà que lorsque j’atteindrai l’endroit où il veut
m’emmener, je serai plus comblée que je ne l’ai jamais été. Parce que c’est
cet effet que Bo Dwyer me fait.
Je remonte légèrement. Mais alors que mon ventre laisse son
membre dressé me délaisser, créant un vide que je peux supporter, je
redescends pour le reprendre en moi rapidement. Je coulisse en savourant
chaque mouvement avec délice. Ai-je connu plus doux vice que de le
glisser entre mes cuisses ? Tout mon être contracté de désir, je ne tarde pas
à flotter entre volupté et plaisir.
— Je crois que pour l’étape des préliminaires, on devra se rattraper,
ne peut-il s’empêcher de noter.
— La prochaine fois, rappelle-moi toutes ces choses qu’on a
manquées pour les recommencer, et recommencer et recommencer et…
Il râle et j’exhale. Je ne parviens plus à parler, j’ai déjà pratiquement
le souffle coupé tant le rythme que je nous impose est élevé. Nos bouches
s’entrouvrent, nos soupirs se retrouvent, nos yeux se troublent.
— Vas-y fort, s’il te plaît, semble-t-il me supplier.
Je mords sa lèvre inférieure, ses doigts se glissent sous mon
débardeur.
— Pas besoin de demander… crié-je presque alors qu’il libère ma
poitrine gonflée et que ses dents viennent l’agresser, tandis qu’elle ne cesse
de s’agiter sous son nez. J’en ai peut-être encore plus envie que toi, si tu
savais…
Un sein dans une main, aguiché, la pointe du second dans sa bouche,
aspirée tout en volupté, Bo taquine mes piercings. Je ne sais plus à quel
saint me vouer pour supplier que les sensations puissent se prolonger. Mais
je suis certaine que mon souhait ne sera pas réalisé, car déjà, je sens monter
entre mes reins le magma incandescent de l’orgasme prêt à déferler. Nos
gémissements se confondent. Sur les lèvres de l’autre, se fondent.
Les yeux de Bo descendent vers cet endroit où nos corps fusionnent
pour former un amalgame parfait. Quand son regard se pose sur mes
secrets, je le sens encore gonfler. Ses pupilles ne lâchent pas mon pubis. Je
rêve de la prochaine fois où ses lèvres caresseront mon clitoris jusqu’à ce
que sous sa langue, je gémisse.
— Putain, Brando… souffle-t-il hypnotisé par ces détails
particuliers, au point que dans ses iris, de petits cristaux pailletés semblent
se dessiner.
Je tente d’accélérer. Mon genou gauche cogne dans le levier, ma
jambe droite n’est presque plus irriguée, coincée entre la cuisse Bo et la
portière fermée. Je lève mes bras au-dessus de ma tête pour les poser sur le
ciel de toit de l’habitacle surchauffé et m’y appuyer. Tout ce que je cherche,
c’est l’enfoncer dans mon ventre encore plus profondément qu’il n’est allé.
Engloutir davantage son membre en savourant qu’il me transperce jusqu’à
m’abîmer.
Une douleur se diffuse, mais épuisée, je suis incapable de
l’identifier. Je suis sur la brèche, je veux autant qu’elle cesse que continuer
à l’éprouver. Et quand un courant électrique remonte mon épine dorsale et
que je sens les muscles de mon abdomen se contracter, je sais. Je sais que la
tempête Bo me dévaste comme je ne l’ai jamais été.
Les plans à 3, à 4 ou plus encore, droguée et alcoolisée, parfois sous
les yeux envieux d’autres qui n’osaient se mêler pour participer, j’ai fait.
Chaque fois, j’ai cru que je planais si haut que le jour où je serais
amoureuse, je tomberai, si celui que mon cœur avait choisi n’acceptait pas
de me partager dans un lit. Parce qu’à mon sens, jamais une unique
personne ne saurait rivaliser avec toutes ces sensations démultipliées.
Avec Bo, je comprends à quel point j’ai pu me tromper.
À lui seul, il vient d’effacer tout ce que j’ai pu tester. Et désormais,
je devine qu’aucune drogue ne me fera plus décoller comme Bo Dwyer le
fait.
Chapitre 41 Bo
Something between us is so magical
That makes me out of control
Quelque chose entre nous est tellement magique
Que ça me met hors de contrôle

J’ai toujours pensé que faire l’amour avec Ève c’était le pied. Avec
Marlon, je découvre des sensations inexplorées. Elle m’exalte comme
jamais je ne l’aurais imaginé, m’exhortant à me laisser aller. Moi, l’un des
mecs les plus psychorigides que la terre ait porté.
Elle se penche vers moi et sa langue se pose sur la peau fine sous
mon oreille. Nul besoin de me promettre monts et merveilles, un simple
frôlement de sa part m’ensorcèle. Et elle a beau être à présent rhabillée, le
souvenir de son corps me harcèle et je n’ai qu’une envie : recommencer ce
que nous avons à peine terminé.
— Marlon, peiné-je à lâcher, le souffle court et hachuré.
— Hum ?
Sa main descend sans aucune gêne et tout à coup, c’est comme si je
manquais d’oxygène.
— Marlon, il va falloir arrêter ce que tu fais, la supplié-je presque,
alors que je donne un coup de volant qui provoque une embardée.
La voiture franchit légèrement la ligne et le conducteur en face ne
manque pas de klaxonner.
Ses mains glissent savamment sous mes vêtements. Et tout en
déposant une myriade de baisers dans mon cou alors que ma peau s’est
dressée, Marlon m’attise encore en caressant mon abdomen contracté.
— On dirait presque que ton nombril a été déchiré… tu vas devoir
me raconter d’où tu tiens cette cicatrice… m’amadoue-t-elle pour connaître
mes secrets.
Je suis parcouru d’un frisson.
— Marlon ! insisté-je en durcissant le ton, alors que tout mon corps
a des envies de rébellion. Arrête, s’il te plaît ! Je n’arrive pas à me
concentrer…
— J’ai de nouveau envie de toi, susurre-t-elle en pressant ses doigts
sur la partie de moi qui ne demande que ça.
J’en ai peut-être envie encore plus que toi, pensé-je. Mais je ne lui
avoue pas.
Je jette mon regard aussi loin que mes yeux peuvent se porter. Je
sais pertinemment que si je la contemple, je ne vais pas résister et me laisser
tenter.
— Tu vas devoir patienter… m’amusé-je en lui tendant tout de
même mes lèvres en tournant légèrement la tête de côté. À présent, mon
corps de rêve ne te sera entièrement dévoué que lorsque nous aurons trouvé
une chambre où nous poser…
Je passe ma main droite sur ses fesses délicatement bombées.
Marlon en profite pour davantage se rapprocher, mais la sirène d’une
voiture de police me glace subitement le sang.
— Non, pas ça… pas maintenant, m’agaçais-je la voix chevrotante.
Mes doigts tremblent sur le volant.
— Oh, Brando, je suis tellement…
Sa main s’accroche à la mienne instantanément.
— Respire, Bo, respire. Putain, je te jure que si je savais conduire…
râle-t-elle dans sa barbe entre deux soupirs.
Clignotant pour m’arrêter. Je crois que j’ai cessé de m’oxygéner et
quand j’enclenche le frein de parking, la petite main de Marlon vient me
retrouver pour que nos phalanges puissent s’entrelacer.
— Bo, je… je ne veux pas qu’on nous sépare, parvient-elle à dire, la
gorge entravée.
La panique ne fait que monter. J’arrive à peine à lâcher le rétro des
yeux pour plonger dans ses orbes embués.
Le policier cogne à la fenêtre, m’invitant à la baisser. Ses lunettes de
soleil me renvoient le reflet d’un abruti, simplement bon à flipper alors qu’il
est sur le point d’être arrêté.
La cinquantaine bien tassée, le physique de l’officier assermenté n’a
rien à envier à de jeunes collègues qui viendraient tout juste de quitter les
bancs de l’académie dédiée à les former.
Je tente de feinter :
— Bonjour, monsieur l’agent. Veuillez m’excuser, j’ai peut-être un
peu dépassé la vitesse autorisée…
— Vous roulez surtout d’une façon que je qualifierais de
dangereuse, au cas où vous n’auriez pas remarqué que vous avez empiété
sur la voie en sens opposé.
— C’est vrai, oui, je… je suis désolé, j’ai…
— C’est ma faute, monsieur l’agent, intervient « ma protégée ».
Non, Marlon, non. Il ne faut pas t’en mêler, il t’aurait peut-être tout
juste regardée... maintenant, il va te détailler, se pencher sur ce qu’il y a à
observer et trier dans les infos qui sont tombées…
Je comprime sa paume pour lui faire comprendre d’arrêter, mais
Marlon est une entêtée.
— J’étais en train d’essayer de l’aguicher. Je n’aurais pas dû, je le
sais. Je l’ai volontairement déconcentré. Je suis désolée… s’excuse Marlon
l’air faussement chagriné, tout en prenant soin de rapprocher les bras pour
inciter exagérément ses courbes à remonter, au cas où l’homme ne les aurait
pas encore remarquées.
Le flic mate Brando de la tête aux pieds. Ses verres opaques
m’empêchent de juger ce que ses yeux peuvent refléter, mais une moue
appréciatrice qu’il ne peut cacher s’ébauche sur ses lèvres ourlées.
— Je crois que je peux comprendre qu’il se soit laissé détourner,
avoue le policier, sourcil relevé en regardant par-dessus ses montures
teintées. Mais vous vous êtes mis en danger. Vous et les autres usagers.
Savez-vous quelle peine vous encourez ?
— Je l’ignore, monsieur l’agent. Je ne conduis pas encore et…
— … vous en profitez pour distraire ce jeune homme qui n’aurait
pas dû manquer de vous rappeler ce qui pourrait arriver.
— Je vous promets que j’ai essayé, grimacé-je à demi soulagé en
comprenant qu’il ne sait pas qui il a sous le nez.
Mes poumons recommenceraient presque à distiller l’air, et je me
prends à penser que nous allons seulement nous en tirer avec une amande
un peu salée. Sauf que…
— Je vais tout de même vérifier vos papiers, tranche l’officier sans
que j’aie devancé les mots prononcés.
Je me penche en avant, fouille dans la boîte à gants.
— Tenez, lui donné-je en tremblant, cette fois vraiment.
Les documents du véhicule semblent l’interpeler.
— Une voiture louée ? Où vous vous rendez ?
— On ne sait pas trop … Nous avons décidé de flâner… d’aller là
où le vent nous mènerait.
Le policier retire ses verres fumés, s’appuie sur ma portière et se
tait. Ses yeux se baladent, accrochent le moindre détail qui pourrait
l’apostropher. Le sac à dos encore ouvert, à l’arrière — prions pour que la
boîte de capotes ne soit pas en train de dépasser — le carnet et le stylo de
Brando, qu’elle a laissé traîner après avoir griffonné quelques mots, des
canettes de soda, des paquets de chips et de gâteaux…
Mon cœur bat à tout rompre jusqu’à résonner. Je suis presque
certain que le flic peut l’entendre de là où il est. Je me retiens de regarder
Marlon. Nos yeux anxieux nous trahiraient.
— Eh bien, jeunes gens… semble nous défier la voix de l’officier.
Allez, décide-toi ! Arrête-moi, menotte-moi, embarque-moi, lis-moi
mes droits, je sais pas, moi… Mais cesse de jouer, ou je vais crever !
Son silence me donne envie de hurler et ma jambe commence à
dangereusement osciller lorsqu’il brise ce lourd temps mort qui est sur le
point de m’achever.
— … Pour cette fois, je vais laisser passer, mais je vous invite à ne
pas récidiver. Prenez une chambre… il faut faire une halte, vous semblez
fatigués. Si vous avez roulé toute la journée, vous devez vous reposer. Et
profitez-en pour laisser votre petite amie terminer ce qu’elle avait l’air
d’avoir terriblement bien amorcé.
L’officier nous gratifie d’un clin d’œil avant de donner un coup sur
la carrosserie :
— Maintenant, allez-y avant que je change d’avis.
J’actionne la vitre électrique machinalement, incapable de réaliser
que nous allons finalement nous en tirer aussi facilement…
Je conduis jusqu’à la première station-service, frissonnant, sans que
ni moi ni Marlon ne soyons aptes à dire un seul mot sur cet incident.
Nous nous retrouvons dans les toilettes, sans nous y donner rendez-
vous réellement. Et nous y évacuons notre stress un bon quart d’heure
durant, absolument pas discrètement. Les regards courroucés des gens que
nous croisons en sortant glissent sur nous comme le vent.
Bonnie et Clyde arboraient des chapeaux. Je me moque de l’argent,
à son goût elle en a bien trop. Nous ne sommes que Brando et Doe, mais
aujourd’hui, j’ai compris que la même rage de vivre et d’aimer nous collait
à la peau.
Chapitre 42 Bo
Irony can twist easily as melancoly
But tears can hide when rain comes down on me
L’ironie peut si facilement virer à la mélancolie
Mais les larmes peuvent se cacher quand la pluie tombe sur moi

Un trou paumé. Voilà où nous sommes tombés ! Pas un hôtel sur des
kilomètres et même ceux que nous aurions pu trouver en continuant à rouler
n’ont plus une chambre à proposer. Passer des coups de fil larmoyants en
insistant n’a rien changé. Je nous vois déjà dormir sur la banquette arrière,
lovés sous une couverture que nous irons acheter vite fait.
Finalement, sur le bord d’une route qui ne semble mener qu’à une
petite ville austère aux maisons grisées, nous tombons sur un motel qui
invite les voyageurs à visiter la bourgade esseulée.
Passées la Louisiane et ses bicoques colorées, les localités texanes
elles aussi teintées et animées. Après avoir roulé toute la journée et vu des
coins sympas défiler, à présent le désert du Texas nous offre son aridité. Et
si certaines ont su nous attirer, ce soir nous sommes plantés au milieu de
nulle part dans un bled qu’aucune carte n’est fichue d’indiquer. La ville de
Junction pour nous repérer — lieu chaleureux que je ne manquerai pas de
conseiller — nous avons simplement une vague idée de l’endroit où nous
pouvons nous trouver…
Mais pourquoi pas s’arrêter ? Ce n’est pas comme si nous avions 36
possibilités pour nous loger…
Le motel à la façade décrépie affiche complet, ce que je n’ai même
pas capté, encore trop perturbé. Par chance, une chambre vient
apparemment tout juste de se libérer, et le gérant accepte en grimaçant
d’envoyer un employé nettoyer rapidement pour pouvoir nous la louer.
Mais je devine que je l’ai dérangé dans ses activités de la journée. À savoir
une télé allumée sans discontinuer.
Bedonnant et mal rasé, le type semble ne pas s’être lavé depuis que
Trump s’est fait éjecter et que Biden l’a remplacé. Ses cheveux n’ont pas
l’air d’avoir croisé une paire de ciseaux depuis l’été dernier et sont au
moins aussi longs que ceux de Brando. Quant à son jean, qui en laisse voir
bien plus qu’on aimerait lorsqu’il pivote pour prendre la clé, il est presque
certain qu’il tiendrait debout sans qu’on le tienne, s’il voulait le jeter.
Mon instinct me pousse à vérifier les images qui tournent sur l’écran
installé face à « Monsieur Propreté ». Surtout à l’instant où l’homme
semble me détailler de la tête aux pieds.
— Vous êtes seul ? cherche-t-il à se renseigner.
— Heu… non. Je suis accompagné… réponds-je laconiquement,
sourcils froncés, en commençant à m’inquiéter.
Quand nous pénétrons dans la piaule, je comprends que la femme de
ménage n’est finalement pas passée. La propreté, sommaire, nous laisse
deviner que tout va très vite entre deux clients. Et en y réfléchissant, je
saisis que le double sens de ma pensée est même évident. La moitié des
chambres servent pour des passes, probablement. Brando est habituée aux
palaces et j’ai honte de l’avoir conduite dans ce genre d’établissement.
— Ne t’en fais pas, Bo. Pour ce soir, ce sera suffisant.
Trop épuisés par les évènements, nous n’aurons plus la force de
faire autrement.
Le lit froissé est toujours fait des draps des clients précédents et les
propres que nous espérions attendent encore certainement bien sagement on
ne sait où depuis un moment.
— Merde, fait chier… ne me retins-je pas de grommeler. Ça ne
donne pas envie de rester, mais j’ai regardé et même ailleurs, tout est
complet…
Je file à la salle de bains, vérifier encore une fois la propreté. Celle-
ci ne semble que rarement fréquentée. Après les petits coups vite faits, les
clients ne doivent pas se laver et se dépêcher de se tirer.
— Ici, ça peut aller… au moins, on va pouvoir se détendre et se
doucher… Il y a du linge de toilette à peu près net et qui a l’air ne pas avoir
été utilisé, si tu veux te laver pendant que je vais réclamer des draps, pour
pouvoir au minimum nous allonger… suggéré-je à Marlon, la main toujours
sur la poignée.
— Attends, Bo, avant de me laisser, s’il te plaît.
Je lui lance un regard étonné. Je n’ai pas le temps d’anticiper qu’elle
s’est déjà ruée sur moi pour s’accrocher comme s’il lui était impossible
d’accepter que nous puissions nous séparer.
— Serre-moi, Bo. Serre-moi fort. Prends-moi dans tes bras. J’ai
besoin de ça. J’ai besoin de toi.
Nous restons quelques minutes, enlacés, comme ça. Juste elle et
moi. Un cœur battant bravant la tempête vaillamment, et un autre cherchant
à guérir ses maux sans même connaître tous les mots. Lui répondant tel un
écho, et désirant plus que tout le décharger de son fardeau.

Déjà 20 minutes que j’ai quitté la chambre et « ma protégée ». 20


minutes pendant lesquelles j’ai dû batailler pour convaincre le gérant
qu’exiger du linge propre n’était pas exagéré. Je ne sais finalement pas
comment je parviens à revenir avec mes draps sous le bras. Au moment où
j’ai eu droit à « Si ça ne vous va pas, vous n’êtes pas obligés de dormir là »,
j’avoue m’être dit que je n’y arriverais pas. Mais un Bo coincé n’est pas
pour autant un Bo qui laisse tomber.
Lorsque j’ai fini par évoquer le fait que peut-être, des clients
mécontents pourraient alerter les services de l’hygiène et faire fermer
l’établissement, bizarrement, l’homme s’est fait plus prévenant. Et deux
minutes plus tard, il revenait avec du linge parfaitement plié, savon et
shampoing pour nous éviter de manquer, mais surtout, m’apprenait que la
maison nous offrait le petit déjeuner.
Incroyable. Les menaces sont un allié à ne pas négliger. Je devrais
m’en rappeler…
Mais préparez-vous tout de même mon cher monsieur, à recevoir
une visite inattendue demain, dès que j’aurai passé le coin de la rue…
L’eau coule dans la salle de bains. Comme je le lui ai suggéré,
Marlon est partie se doucher. L’envie de la rejoindre vient me titiller, mais
je parviens à résister. Je ne peux décemment pas continuellement penser à
l’embrasser, à caresser sa peau légèrement hâlée en rêvant de la voir se
cambrer, espérer m’enfoncer en elle sans jamais m’arrêter…
Bon sang, Dwyer, cette fille fait de toi un obsédé !
Je fais le lit pour me changer les idées. Les draps bordés, j’avise
encore la seule et unique chambre que nous ayons trouvée, les affaires de
Marlon, étalées…
Son sac à dos entrouvert laisse dépasser son carnet. Sans vouloir
fouiner, je le sors pour regarder. J’ai besoin de revoir sa liste des « Jamais
faits » pour la mémoriser. Notre aventure n’est pas faite pour durer, je le
sais. Mais avant que tout ça ne soit terminé, j’ai envie de faire qu’elle
puisse goûter à toutes ces choses simples qu’elle adorerait essayer.
C’est tellement fou de se dire que la plupart des trucs barbants dont
nous aimerions pouvoir nous passer, elle, ne rêve que de pouvoir les
effectuer.
Mais alors que je tourne les pages pour trouver celle où elle l’a
gravée, je m’arrête sur les notes d’une mélodie qu’elle a composée. Mais
plus que tout le reste, sur son titre et sur les paroles d’une chanson qu’elle a
écrites pour l’accompagner.

Somewhere over the rainbow[46] — Quelque par au-delà de l’arc en


ciel
Once sang someone a long time ago — A chanté quelqu’un il y a
longtemps
Days will be bright, without shadows — Les jours seront clairs, sans
ombres
So wait and see my tomorrows — Alors attendons de voir mes
lendemains

Chorus:
The volcano that melts frozen snow — Le volcan qui fait fonder la
neige gelée
The tornado of my vertigos — La tornade de mes vertiges
If you say so, I’ll just say no — Si tu dis oui, je dirai juste non
So don’t call me Brando — Alors ne m’appelle pas Brando
Or I’ll call you John Doe — Ou je t’appellerai John Doe

I knelt and prayed to make a vow — Je me suis agenouillée et j’ai prié


pour faire un voeu
Then you came, hunting all my woes —Puis tu es venu, chassant tous
mes malheurs
Far away from the shallow —Loin des eaux peu profondes
You see my heart and my soul below — Tu vois mon Coeur et mon âme
juste en dessous

Chorus:
The volcano that melts frozen snow — Le volcan qui fait fonder la
neige gelée
The tornado of my vertigos — La tornade de mes vertiges
If you say so, I’ll just say no — Si tu dis oui, je dirai juste non
So don’t call me Brando — Alors ne m’appelle pas Brando
Or I’ll call you John Doe — Ou je t’appellerai John Doe

Rainbow, there’s something you should know — Rainbow, il y a quelque


chose que tu dois savoir
When I’m with you, there’s no tears that flows — Quand je suis avec toi,
aucune larme ne coule
Can you see someone in the row? — Vois-tu quelqu’un dans les rangs?
Nobody else can make me grow — Personne d’autre ne peut me faire
grandir

Chorus:
The volcano that melts frozen snow — Le volcan qui fait fonder la
neige gelée
The tornado of my vertigos — La tornade de mes vertiges
If you say so, I’ll just say no — Si tu dis oui, je dirai juste non
So don’t call me Brando — Alors ne m’appelle pas Brando
Or I’ll call you John Doe — Ou je t’appellerai John Doe

Turn the lights down low, let the candle blow — Baisse les lumières,
laisse la bougie vaciller
Tonight, only you and me for the show — Ce soir, seulement toi et moi
pour le spectacle
Don’t want to be Marylin Monroe — Je ne veux pas être Marylin
Monroe
Just a girl on the raw — Juste une fille à l’état brut
Chorus:
The volcano that melts frozen snow — Le volcan qui fait fonder la
neige gelée
The tornado of my vertigos — La tornade de mes vertiges
If you say so, I’ll just say no — Si tu dis oui, je dirai juste non
So don’t call me Brando — Alors ne m’appelle pas Brando
Or I’ll call you John Doe — Ou je t’appellerai John Doe

I’m just a girl on the raw — Je suis juste une fille à l’état brut
Who wants to live over the rainbow… — Qui veut vivre au-dessus de
l’arc en ciel…

Je ne sais pas si j’ai encore pleuré après avoir quitté le 1st Grade[47].
Pourtant, à cet instant, ce sont bel et bien des larmes qui troublent mon
regard soudain brouillé.
« Ta chanson devra parler de toi... »
Marlon a écrit une chanson qui parle d’elle et moi… Elle a composé
un texte pour moi…
Chapitre 43 Bo
If you’re next to me, I’ll be Okay
So don’t worry, I just need you to stay
Si tu es à mes côtés, j’irai bien
Alors ne t’en fais pas, j’ai juste besoin que tu restes

Je pourrais rester des heures à lire et relire les mots couchés sur le
papier. Mais le petit organe dans ma poitrine me supplie de rejoindre celle
qui les a griffonnés.
Je m’applique à remettre le carnet dans le sac, tel que je l’ai trouvé.
J’espère que Marlon n’a pas fermé la porte à clé. D’ailleurs, sa douche
commence à durer, mais j’imagine que ses muscles noués l’incitent à
s’attarder sous le jet brûlant, après une pareille journée !
Découvrir Brando recroquevillée sous l’eau qui ne cesse de couler
n’est pas ce à quoi je m’attendais.
Ni vapeur ni buée, mais un courant d’air glacé, et je ne comprends
que trop vite que je n’aurais jamais dû la laisser.
J’ouvre la cabine de façon si précipitée que j’ai l’impression qu’elle
va s’effondrer et j’arrête immédiatement le robinet. La température du flot
qui s’en écoule me laisse tout juste imaginer ce que Marlon est en train de
supporter, et je n’en suis que plus terrifié.
— Marlon, tu es gelée, m’alarmé-je en passant ma main sur son
visage déjà bleuté.
Je la couvre d’une serviette et la sors de là totalement affolé pour
l’allonger.
— Oh, Marlon, Marlon… qu’est-ce que tu as fait, bébé ? pleuré-je
tout en continuant à la frictionner pour la réchauffer.
La sentir à ce point frigorifiée me fait paniquer. Le froid qui la
consume me gagne, j’aimerais tout absorber.
— Je vais appeler les secours, tu vas t’en tirer !
La détresse profane le vide que je croyais voir dans ses yeux.
— Bo… juste… nous deux…
Parler semble lui avoir demandé un effort surhumain, mais quand
ses doigts crochètent ma main, je comprends ce qu’elle veut me dire sans
qu’elle-même puisse me chanter ses refrains.
— Alors juste nous deux, OK… mais interdit de me faire un sale
coup, Miss « Je fais tout pour que Bo soit dans la merde jusqu’au cou ! »
Un léger sourire parvient à se tisser sur ses lèvres qui ne cessent de
grelotter et j’ai tout à coup une idée. Je n’ai rien inventé, mais je sais que ce
genre de truc peut marcher pour réchauffer.
J’ouvre les draps pour l’installer et la recouvre aussi vite que je le
peux avant d’aller fouiner. Au fond de notre placard, dans cet hôtel miteux,
deux plaids aux tons neigeux dans un état plus que piteux. Rien que les
déplier rend l’air un peu plus poussiéreux, mais je me retiens de tousser. Je
ne peux plus me permettre de rechigner.
Si j’avais pris moins de temps à chipoter sur la propreté, je n’aurais
certainement pas retrouvé Marlon, seule à lutter contre elle-même dans ces
deux mètres carrés, attendant peut-être désespérément que je vienne l’aider.
Je secoue les couvertures avant de former sur Marlon un épais duvet
et de me déshabiller. Je garde uniquement mon boxer et me glisse dans le lit
à ses côtés, pour l’enserrer dans la chaleur de ce corps qui ne veut plus la
quitter. Le sien, glacé, me paralyse de regrets.
— J’ai… peur…
— Je ne vais pas te laisser, je te le promets… ne cessé-je de souffler
comme un vieux vinyle rayé, trop bouleversé.
Combien de temps s’écoule ? Trop, jusqu’à ce que cette voix douce
qu’à présent j’affectionne comme nulle autre ne soit capable de nouveau de
dire quelques mots.
— Je suis fri…gorifiée, Bo…
— Je sais Brando… répété-je en me collant toujours plus à son dos.
Elle commence à remuer, je tente de la calmer.
— Reste tranquille, tu ne dois pas bouger, il faut te reposer.
Elle parvient à se tourner, malgré l’effort que ça peut lui demander.
— Bouger ne va pas… me tuer, trouve-t-elle le moyen de se moquer
alors qu’elle peine à aligner ses idées. Au contraire, ça… pourrait même…
me réchauffer.
Claquer des dents et trembler ne l’empêche pas de déposer sur mon
torse un baiser de ses lèvres encore gelées avant de se caler. Je resserre mes
bras autour d’elle pour que nos peaux soient à nouveau collées.
— Me voilà rassuré. Si tu arrives à m’envoyer bouler tout en ayant
envie de m’allumer, alors je n’ai plus à m’inquiéter. Tu vas t’en tirer !
Plaisanter pour chasser l’angoisse que je peux éprouver. Une belle
façon de détourner mes pensées.
Les secondes, les minutes continuent de passer.
— J’avais terriblement chaud… il m’en fallait et…
Alors qu’elle parvient à mieux s’exprimer, je souffle un peu, rassuré.
— … Le craving est monté, j’ai paniqué, je ne réussissais pas à me
calmer… tente-t-elle de m’expliquer. Je t’ai appelé, mais… tu n’es pas
arrivé.
Mes boyaux se tordent de culpabilité.
— Brando, je suis tellement désolé. Je n’aurais pas dû te laisser.
— Tu ne peux pas continuellement me surveiller et puis… tu vois,
c’est terminé…
— Moyennant une peur bleue dont je me serais passé.
— Tu as eu peur, c’est vrai ?
— Évidemment que ça l’est ! Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ?
J’attends une réponse qui tarde à justifier et n’arrive finalement
jamais. Mais je comprends à son souffle régulier qu’elle s’est enfin laissée
aller aux bras de Morphée. Sentir son cœur battre au rythme du mien et son
épiderme réchauffé contre mon corps qui continue de la couver, achève de
me rassurer. En tout cas pour la nuit qui va s’écouler et j’accepte moi aussi
de plonger dans un sommeil que j’espère réparateur et apaisé.

Des baisers lascifs viennent me chatouiller, m’extirpant du doux


rêve que je faisais. À moins que je n’y sois justement resté, et que ce ne soit
que mon esprit qui continue de se projeter. Que ce moment indécent ne
survienne pas réellement… Soudain, je crains que le feu ardent qui s’allume
en moi à cet instant ne doive se satisfaire que de mon imaginaire…
Une jambe se déroule et s’enroule, se frottant sensuellement faisant
s’éveiller mes phalanges lentement. Celles de Marlon passent sous mon seul
et unique vêtement, je lâche un gémissement. Quand sa main s’active, ses
mouvements saccadés me grisent et mes sens s’aiguisent, je l’intime à
resserrer sa prise. En échange, elle réclame que j’exerce moi aussi mon
emprise :
— Touche-moi… prends-moi avec tes doigts…
Je m’insère une première fois, la trouvant plus que prête et
m’espérant déjà. Sa moiteur ne me surprend pas. « N’importe où, n’importe
quand, je serai toujours parée pour toi… » m’a-t-elle promis et je le crois.
Son bassin calé contre le mien, commence à bouger pour venir à la
rencontre de ma main. Jusqu’à ce qu’elle me fasse basculer contre le
matelas pour se placer au-dessus de moi.
Sa langue caresse mes lèvres sans pour autant essayer d’en franchir
l’accès. Elle sait pourtant que je l’y inviterai sans hésiter. Que j’attends
même impatiemment qu’elle cherche à s’y glisser.
— Marlon, tu m’ensorcèles… murmuré-je contre sa bouche avant
qu’elle ne morde le lobe de mon oreille.
Érotique et sensuelle, sensible et rebelle, Marlon est un diamant
brut, mon vecteur sensoriel. Jamais je n’ai vécu relation si passionnelle.
Avec elle, pour la première fois, je conjugue au conditionnel. Depuis elle, je
me fiche des jours sans soleil, son sourire colore ma vie, telle une touche
d’aquarelle.
Jusque dans ce que véhicule sa gestuelle, Marlon me semble receler
ce que la plupart des hommes peuvent rechercher. À présent, j’ai peur de
certaines pensées qui tentent de me traverser. Celles qui me soufflent que si
elle me le demandait, je pourrais bien tout abandonner…
Elle se redresse et commence à onduler, mes doigts toujours en elle
nos yeux rivés.
— Bo, dis-moi… qu’est-ce que ça t’a fait de voir ces autres me
toucher ? Est-ce que tu as trouvé ça excitant ? Dégoûtant ?
— Ça m’a paru aussi dégradant que fascinant.
— Le sexe a ce pouvoir particulier… frissonne-t-elle tout en
continuant à se frotter. De répugner tout autant que d’attirer. Impossible
d’expliquer comment on peut finir drogué à tous ces actes qui, si on y
pense, sont capables de nous écœurer.
Se soulevant légèrement tout en me retenant, elle provoque ce
moment où mes doigts quittent la chaleur de son ventre. Mais alors qu’elle
me guide, je comprends que maintenant, c’est ailleurs qu’elle m’attend.
Dans un antre que je n’ai exploré que plus rarement. Lorsqu’Ève a assumé
ses envies et me le demandait, seulement… Ce qui n’arrivait que quand elle
était éméchée, après une soirée un peu arrosée. Autant dire quasiment
jamais, en réalité.
— Je te veux ici, Bo, à présent, si tu y consens…
J’opine silencieusement. Et elle m’aide à m’immiscer doucement,
alors qu’elle descend lentement.
Un râle, un gémissement. Avant que nous ne bougions en rythme,
moi en elle, et elle se caressant en même temps. Ai-je déjà vu plus beau
spectacle que cette jeune femme qui prend un plaisir indécent ?
— J’aime tellement ça, assume-t-elle tout en continuant à remuer
sur mes doigts. Je te veux partout, de toutes les façons qui soient. Fais de
moi tout ce qu’il te plaira. Quelles que soient mes limites, je les franchirai
pour toi…
Je n’en peux plus et m’assois pour la serrer tout contre moi, tout en
approfondissant le mouvement qu’elle attend. Je ne suis même pas en elle
que mon sexe semble vouloir déjà se libérer dans l’instant. Désespérant.
Bientôt 30 ans et incapable de soutenir la vue d’une jeune femme se
masturbant.
— Marlon, tu m’excites tellement… soufflé-je en tirant doucement
l’un des piercings de ses seins avec mes dents.
— Continue comme ça, ne t’arrête pas. Oh, Bo… qu’est-ce que tu
fais de moi ? essaie-t-elle de comprendre.
Cette question, je n’y répondrai pas. Pas faute d’avoir déjà cherché
pour moi. Mais ce que nous faisons à ce moment-là est la preuve de mon
échec cuisant, mais… bon sang, je ne regrette absolument pas !
Tous deux en proie à un plaisir ineffable, nous accélérons, chacun de
nos mouvements incitant la luxure à répandre en nous son magma
impitoyable. Une coulée de lave qui calcinera tout sur son passage, la peur
comme les barrages. Tout sauf mes souvenirs, impérissables.
Pourtant, à cet instant, une sensation indéfinissable m’accable.
Je parviens tout juste à analyser que la porte de notre chambre
explose littéralement dans un indicible fracas. Et je n’ai même pas le temps
de réaliser le branle-bas de combat que Marlon n’est déjà plus sur moi.
Chapitre 44 Marlon
You needed protection
I failed in my mission
Tu avais besoin de protection
J’ai échoué dans ma mission

D’abord le désir, l’envie irrépressible de l’assouvir, quitte à devoir


encore pervertir mon corps pour le séduire. Nos regards, assidus à se
soutenir, nos caresses qui œuvrent à nous alanguir. Sa langue qui se
promène, pressée de me parcourir, ses doigts qui s’enfonce dans ma chair,
me déchirent sans me faire souffrir, m’offrant des ondes de plaisir. J’ai
compris il y a longtemps que le sexe pouvait être une arme à saisir, mais
qu’il pouvait moi aussi m’anéantir. Avec Bo, aucun acte que nous pourrions
accomplir ne me donne l’impression de me ternir. J’avale ses souffles, il me
pousse à gémir et alors que je suis sur le point de jouir, je grave l’instant
pour écrire mes souvenirs.
Puis des cris, un terrible fracas. Des bras qui me soulèvent et le vide,
une sensation de froid. Je quitte les limbes où Bo m’avait plongée, bien
malgré moi. Pour comprendre que la porte a été défoncée par une armée
que nous n’attendions pas. Et encore moins pendant nos ébats.
Je hurle, me débats. On lui lit ses droits.[48]
— Vous pouvez garder le silence. Si vous y renoncez, tout ce que
vous direz pourra être et sera utilisé contre vous devant une cour de justice.
Vous avez le droit à un avocat et qu’il soit présent lors de l’interrogatoire. Si
vous n’en avez pas les moyens, il vous en sera fourni un gratuitement.
Durant chaque audition, vous pourrez décider à n’importe quel moment
d’exercer le droit de ne répondre à aucune question ou de ne faire aucune
déposition.
— Laissez-moi ! Reposez-moi ! crié-je encore alors qu’on me sort.
Mes yeux croisent ceux de Bo, emplis d’effroi. Plaqué au sol, il ne
bouge pas. Pire, il ne tente même pas.
— Bo ! Je ne te laisse pas ! Je reste avec toi !
Un flic m’enveloppe dans un drap. J’ai oublié nos corps nus, la
chaleur de ses bras…
— Dès qu’il aura été emmené, nous pourrons regagner la chambre
pour récupérer vos effets. Vous pourrez vous rhabiller, en vient-il à me
préciser, gêné de ma nudité.
Pourquoi attendre pour y retourner ? Je tente de feinter pour
échapper aux policiers, mais à peine deux secondes suffisent à ce que je sois
rattrapée.
— Mademoiselle, n’y pensez même pas ! Restez-là. Vous êtes à
présent en sécurité, loin de ce type-là.
— Vous plaisantez ? Bo n’a rien fait si ce n’est ce que je voulais et
lui ai demandé ! m’écrié-je essoufflée.
Des murmures derrière moi. Et puis enfin mon Doe, les mains
attachées dans le dos, qu’on pousse comme un criminel vers l’échafaud. À
peine l’a-t-on laissé se vêtir que deux sbires le conduisent pour l’emmener
au-delà de grilles qu’il ne devrait jamais franchir. Mon père veut me faire
fléchir, quitte à tout détruire.
— Bo ! Je suis là, Bo ! Ne t’en fais pas ! Je vais me battre pour
qu’on te sorte au plus vite de là !
J’entends qu’on dit que les jeunes filles s’éprennent souvent de leur
ravisseur. Que celui-ci s’arrange toujours pour voler leur cœur.
Oh, oui ! C’est vrai. Bo a ravi mon cœur de bien des façons et il y a
mis tant d’ardeur, que j’ai finalement entraperçu ce qu’était le bonheur !
Le voir partir sans mot dire, résigné à subir, c’est m’anéantir.
Nos pupilles perdues rejettent l’inconnu. Lorsqu’enfin elles se
trouvent, les miennes se troublent. Que vais-je devenir à l’heure où j’aurai
le sentiment de me noyer ? J’ai besoin de ma bouée.
Bo, je ne veux pas te quitter, ils sont pourtant en train de t’arracher.
Mon petit organe parviendra-t-il à supporter les effets d’un manque
qu’on exige encore de m’imposer ?
Alors que nos yeux sont ancrés, on l’oblige à fléchir pour
l’engouffrer dans l’habitacle grillagé de cette voiture qui va l’emporter et
me le voler. Je fixe le véhicule s’éloigner tandis que mon Doe, tête baissée,
ne peut déjà plus me regarder.
Je fais tout pour rester forte jusqu’à ce que le cortège ait tourné.
Mais une fois hors de mon champ de vision, je m’écroule et me mets à
pleurer, effondrée.
— C’est terminé maintenant. Vous êtes en sécurité, tente-t-on de me
rassurer.
— Mais vous ne comprenez pas que c’est en m’arrachant à celui que
vous emmenez, que vous me mettez en danger ? Que c’est en me ramenant
à ma vie d’avant, que vous me jetez dans la gueule d’un loup qui n’aura
aucune pitié ?
Les minutes qui suivent ne sont qu’un défilé de personnes que je
vois à peine passer.
Un médecin vient me prévenir que je dois être examinée. Je ne
comprends absolument pas l’utilité de sa présence, et ce qu’il cherche à
constater.
— C’est une procédure habituelle après ce qui vous est arrivé…
— Comment ça, « ce qui m’est arrivé » ? Arrêtez de croire ce que
mon père a pu vous raconter !
— Vous êtes dans le déni. Choquée et traumatisée. Vous n’êtes pas
encore prête à accepter que ce jeune homme que vous appréciez vous a
obligée…
— Mais vous êtes complètement cinglés ! Jensen vous a
embobinés ! Ouvrez les yeux ! Bo n’a rien fait !
Je refuse l’examen. On me conduit à l’hôpital où un autre médecin
tente de me forcer la main d’une façon que je connais bien. En me
manipulant et en s’imaginant que je ne verrai rien :
— Je veux bien croire que monsieur Dwyer n’ait rien fait que vous
ne souhaitiez, mais la procédure m’oblige à le vérifier. Vous vous doutez
bien que je dois justifier qu’aucune trace de violence n’apparaît.
— Je vous assure qu’il ne m’a pas violée ! ne cessé-je de le seriner.
Il s’agit d’une relation consentante que j’ai moi-même initiée ! Écoutez-moi
s’il vous plaît ! Vous vous trompez ! Est-ce qu’au moins vous entendez ?
Et alors que je ne renonce pas à répéter que je ne suis pas la victime
qu’on pourrait penser, je me demande quand je vais enfin croiser une
personne qui va réellement me considérer, pour comprendre que Bo n’a rien
fait et le sortir de ce guêpier.
Je consens finalement à être examinée. En espérant que mes
penchants particuliers pour certaines pratiques n’apportent pas de pièces à
un dossier déjà bien trop chargé…
Chapitre 45 Bo
Free or guilty?
Who cares about the real story?
Libre ou coupable?
Qui se préoccupe de la véritable histoire ?

— Monsieur Dwyer, connaissez-vous les faits qui vous sont


reprochés ?
J’observe mes mains menottées, tête baissée. C’est vrai, je n’ai pas
cherché de quoi on m’accusait… En même temps, de ce qui s’est dit aux
infos, j’en ai une vague idée.
— Comment nous avez-vous trouvés ? est la seule chose que je
pense à demander.
Comme si nous nous étions véritablement cachés…
— Le gérant de l’hôtel vous a vu à la télé et il nous a appelé.
Le connard. J’aurais dû m’en douter…
Un individu dans un costume chic et parfait entre dans la pièce d’un
pas décidé sans y avoir été invité.
— À présent, je vous prie de nous laisser, assène-t-il au policier sans
hésiter. Mon client et moi avons besoin de nous entretenir dans la plus
stricte confidentialité.
Mon client…
Je suis heureux et presque rassuré de constater que l’avocat commis
d’office fait un certain effet. Charisme indéniable, prestance et confiance,
l’homme en impose et l’agent se tait et dispose. J’ai toujours pensé que les
représentants de la loi qui s’occupaient des cas de ceux qui ne pouvaient pas
payer étaient ceux dont personne ne voulait. Les débutants non confirmés,
ceux qui n’ont pas encore eu l’occasion de s’illustrer… Or, vu le costume
taillé sur mesure et de belle facture que celui-ci arbore avec fierté, je me
suis visiblement trompé…
Légèrement ventripotent, les cheveux coupés très courts,
grisonnants, l’homme inspire une certaine confiance tout en affichant un
subtil air de défiance.
— Bonjour monsieur Dwyer. Je suis Allen Grubman.
[49]Mademoiselle Jensen m’a sollicité pour vous représenter.
Mon cœur sursaute.
— Comment va-t-elle ? Où est-elle ?
— Elle va bien, soyez rassuré. Pour le moment, elle est hospitalisée.
Je bondis, inquiet comme jamais.
— Que lui est-il arrivé ? Elle a fait une crise, c’est ça ? Pourquoi me
dites-vous qu’elle va bien, dans ce cas ?
Hier encore, j’ai trouvé Marlon en proie à une crise sans précédent,
et je m’imagine ce que la pression d’un retour à la vie normale précipité a
pu provoquer. Entre déprime et hilarité, ces trois derniers jours, je l’aie vue
tour à tour fatiguée, angoissée, fataliste et irritée. Insouciante, détachée,
désinvolte et délurée. Alors, comment ne pas m’en faire pour ma Brando,
que j’ai bien trop vite surnommée « ma protégée ». J’ai failli, j’ai déconné.
Je n’y suis finalement pas arrivé.
— Rien de tout cela ne s’est passé. Il ne faut pas vous inquiéter. Elle
y a été conduite suite aux accusations que son père a portées. C’est la
procédure, on ne peut pas y déroger…
— La procédure ?
— Les chefs d’inculpation qui vous sont reprochés vous ont-il été
énumérés ?
— Le policier y venait lorsque vous êtes arrivé… Sinon, je vous
avoue que je n’ai pas franchement cherché à me renseigner.
L’avocat soupire sans se détourner.
— J’espère que vous êtes bien accroché. J’ai évidemment évoqué
longuement le sujet avec mademoiselle Jensen qui m’a tout raconté. Je sais
que rien de tout cela n’est vrai, mais je préfère que vous soyez préparé. Son
père n’a pas plaisanté…
J’inspire et hoche la tête pour confirmer que je suis prêt.
— … kidnapping… détournement de mineure… viol et
séquestration…
Des mots que je n’imaginais jamais entendre prononcer à côté de
mon nom.
— C’est… parfaitement ridicule…
J’accuse le coup, incapable de continuer à parler. Allen Grubman
poursuit de me faire son exposé.
— Des films de vidéosurveillance ont été avancés pour corroborer
sa version des faits.
— Mais quel film peut-il bien évoquer ?
Grubman sort son smartphone pour me montrer un premier extrait,
qu’immédiatement je reconnais. Ce soir-là, Marlon m’avait coincé dans sa
chambre d’hôtel, passablement saoule et droguée et avait tenté de
m’embrasser. Je l’avais un peu violemment repoussée en la plaquant contre
le mur, ses mains relevées.
— Tu me fais mal… avait-elle gémi de façon exagérée.
Une phrase qui suffit à m’accuser.
— C’est sorti de son contexte ! Il ne s’est rien passé !
— Je le sais. Mademoiselle Jensen m’a tout expliqué. Les
enquêteurs sont déjà sur le coup pour se procurer la bande dans sa totalité.
Mon cœur a un raté. Tout à coup, la nausée.
La chambre de Marlon était filmée…
Autre vue, autre extrait. Le jour où nous nous sommes taillés.
— … Je ne te demande pas ton avis pour t’emmener loin d’ici. Tu
peux considérer que tu es contrainte et forcée. Que c’est d’un kidnapping
dont tu es victime…
Sur ces paroles, on me découvre à agripper le bras de Marlon pour
l’inciter à me suivre.
Ma salive ne veut plus couler. Je cherche à minimiser les faits :
— Mais… Marlon a 18 ans. Je… je ne comprends pas… cette
accusation-là…
— Ryker Jensen a avoué avoir payé pour faire falsifier l’extrait de
naissance de sa fille, afin d’obtenir un contrat il y a quelques années. Elle
n’aurait aujourd’hui que 17 ans… ce qui ferait qu’au moment du viol
présumé, elle n’avait encore que 16 ans…
Mes pupilles brûlées commencent à se voiler. Je reste plusieurs
secondes, incapable de parler.
— Je vous rassure sur ce point… la majorité sexuelle aux États-Unis
est à 16 ans… L’accusation de détournement de mineur n’a pas lieu d’être,
elle est sans réel fondement. En revanche, concernant le viol et le
kidnapping, nous aurons besoin de contrer ses éléments…
Une larme coule. Cette fois, réellement.
— Il l’espionnait constamment… murmuré-je pour moi seulement.
— Je ne vous cache pas qu’il est probable que les extraits vidéo
manquantes ne refassent jamais surface. Le témoignage de mademoiselle
Jensen sera donc pour vous la seule carte que nous aurons à jouer, mais il
sera sans nul doute efficace. Aucun juge ne prendra le risque de vous
condamner quand la victime elle-même vient vous disculper.
Ma gorge continue de se serrer. Dans ses mots, le reflet de ma
culpabilité. Certes, je ne l’ai ni violée ni kidnappée. Pourtant, je ne peux
m’empêcher de croire que je n’ai pas fait ce qu’il fallait. Et que les limites
de l’acceptable ont été outrepassées.
— Une audience préliminaire a été demandée afin de fixer le
montant de la caution pour que vous puissiez…
— Vous pouvez l’annuler, tranché-je sans lui laisser le temps de
terminer.
Grubman darde sur moi des pupilles étonnées. Je n’attends pas pour
me justifier :
— Ôtez-moi d’un doute. C’est Marlon qui vous y a incité ?
— C’est vrai.
— Cette caution, je n’ai pas les moyens de la débourser. J’imagine
que compte tenu des chefs d’accusation, elle sera forcément très élevée…
— Je ne vais pas vous le cacher.
— Maître Grubman… que Marlon vous ait engagé pour m’aider est
déjà bien plus que je ne peux accepter, et je sais aussi que cette caution, elle
voudra la payer. Ce que je ne peux absolument pas envisager, d’autant plus
qu’un détail vient me chiffonner…
— Quel est-il ?
— Si Jensen dit la vérité au sujet des documents qu’il aurait fait
falsifier et qu’elle n’a pas réellement atteint la majorité… alors Marlon ne
peut pas encore disposer de son argent en toute légitimité…
— Tout à fait… En revanche, la tutelle de son père pourrait toujours
être annulée…
— Ce qui prendrait des mois, n’est-ce pas ?
— C’est une probabilité…
— Alors, faites ce que je vous ai demandé, s’il vous plaît.
Expliquez-lui qu’elle doit renoncer à cette demande de mise en liberté. Je
refuse qu’elle paie et elle ne pourra pas s’en acquitter, ainsi c’est parfait.
Quant à vos honoraires… je… suis désolé. Je vous remercie toutefois de
vous être déplacé, lancé-je en lui tendant la main et en reculant ma chaise
pour me lever.
Il ne la sert pas. Je me sens ridicule et j’abaisse mon bras.
— Si vous pensez qu’attendre un an ou deux pour être rémunéré va
me démotiver, vous vous trompez. Et je n’accepte que les cas auxquels je
crois, et ce que mademoiselle Jensen m’a raconté m’a touché. J’ai des
enfants, vous savez… Et je ne comprends pas qu’on ne puisse plus les voir
autrement que comme des liasses de billets.
— C’est pour ça qu’il faut que vous le secouriez. En ce qui me
concerne, je vais me débrouiller. Un de vos collègues commis d’office
pourra peut-être m’aider, qui sait ? C’est sur elle que vous devez vous
concentrer. Je veux être certain qu’elle ira bien. Et qu’elle ne retombera pas
dans ses travers malsains. Tant que Marlon va bien, je n’ai besoin de rien.
Grubman se lève à son tour et range son dossier dans son attaché-
case. Son bras se tend vers moi comme un gage sur lequel je peux compter.
Une poignée de main ferme, honnête et franche et un sourire qui cherche à
m’apaiser.
— Je vais tout faire pour défendre au mieux ses intérêts. Je vous le
promets.
J’opine du chef, rassuré. Mais tandis qu’il abaisse la clenche pour
s’en aller, je ne peux m’empêcher de lui avouer, comme une nécessité pour
continuer à respirer :
— Avant ces deux derniers jours, il ne s’est rien passé…
— Je ne suis pas celui qui va vous juger, mais… puisque ça vous
soulage visiblement d’en parler… je tiens à ce que vous sachiez que je vous
crois sans hésiter.
L’avocat pince les lèvres, désolé.
Je ne convaincrai peut-être pas des jurés. Mais il y a au moins une
personne sur cette terre qui saura que je n’ai commis aucune des horreurs
qui me sont reprochées.
Chapitre 46 Bo
I don’t wanna lie
But I’m terrified
Je ne veux pas mentir
Mais je suis terrifié

Jamais je ne m’étais imaginé que je vivrais ces moments.


Incommodants. Déplaisants. Malaisants. Ceux où on vous prend tous vos
effets, où on vous fouille jusque dans les moindres recoins de votre intimité,
à vous en donner envie de dégobiller, où on vous donne cette magnifique
combinaison dont la couleur vous sied, où on vous conduit vers une cellule
où l’air n’est jamais renouvelé, alors que déjà, vous étouffez… Puis celui où
on vous présente vos appartements et où vous rencontrez celui avec qui
vous allez les partager. Tout en appréhendant de savoir ce que le type aura
fait…
— Voilà Dwyer ! Ton modeste nid douillet ! se moque le gardien en
me faisant entrer.
Une pièce exiguë, des lits superposés. Un lavabo, des toilettes même
pas planquées… Ici, la notion d’intimité devient dépassée. Un simple mot
qu’on a connu, mais qu’on doit oublier.
— Garcia, tu seras sympa avec le petit gars. Pas comme avec celui
qu’on t’a flanqué la dernière fois.
Étendu sur la couchette du bas, ledit Garcia ne relève pas alors que
le surveillant lâche un rire gras. Pas un mouvement de sourcil, un faciès dur
que j’évite de détailler avec minutie. J’ai soudain le tournis, mon estomac
survit. Je le supplie de retenir cette bile acide qui voudrait s’inviter quand
mon geôlier sourit.
Je monte et m’assois sur mon lit. Le gardien est déjà parti, laissant la
porte ouverte, comme en journée cela doit être. Mes yeux se posent sur une
tache de salpêtre. Combien de jours, de mois vais-je passer ici avant de
comparaître ? Moi qui n’ai jamais cru en Dieu, j’ai presque envie de faire
appeler un prêtre. De prier toutes les instances, de vendre mon âme qui
quiconque la voudrait, tel un traître.
Un mouvement de mon « colocataire » me fait sursauter. Combien
de temps serai-je ainsi ? Effrayé, aux aguets, tel un petit animal traqué qui
n’a plus nulle part où se planquer ? Me ronger les ongles jusqu’au sang ?
Déjà fait. Vomir tripes et boyaux à l’idée de passer le reste de ma vie ici ?
Fait aussi.
Je persiste à me triturer doigts et cerveau en avisant de nouveau
l’état des toilettes et du lavabo.
— Dwyer, on t’emmène, entends-je comme un écho.
Je dois avoir sombré dans une espère ce parano.
— Hey ! On t’a parlé ! Bouge-toi, on n’a pas la journée !
Je me relève et descend avec difficulté. Jusqu’à quand mes jambes
vont-elles encore parvenir à me porter ? Elles semblent continuellement
vouloir me lâcher, mais je ne dois pas craquer. Pas déjà. Pas aussi
facilement que ça.
— Où est-ce qu’on va ? m’inquiété-je tandis que le gardien accélère
le pas.
— Tu verras quand on arrivera !
Et autant dire que lorsque je découvre l’endroit, ça ne me plaît pas.
Je pénètre dans le tribunal en traînant des pieds, fâché que cette
audience n’ait pas été annulée, comme je le souhaitais. Je balaie la salle en
pensant tomber sur un Ryker Jensen aux traits victorieux. Au lieu de le
repérer, mon regard accroche deux yeux charbonneux, sur le visage d’une
poupée à qui j’ai parfois trouvé un air trop irrévérencieux. J’aimerais être
encore capable de lui lancer qu’elle ne peut pas tout décider, que ma
présence ici se fait contre mon gré…
Sauf que je me sens comme fauché. Ou totalement aspiré, je ne
saurais plus décrire parfaitement l’effet qu’elle me fait.
— Bo ! crie-t-elle en se ruant sur moi, à peine entré.
— Pas de contact physique avec l’accusé, lui interdit un policier
alors qu’elle tente de m’enlacer.
Une distance si difficile à maintenir. La voir paraît tout éclaircir et
l’espace d’un instant, j’oublie ce que la vie me réserve de pire.
Isolée de son côté alors qu’on m’invite à m’asseoir là où Grubman
est installé, je me retourne pour mimer du bout des lèvres un « tu vas
bien ? » inquiet. Elle y répond d’un furtif signe de tête en me renvoyant un
« et toi ? » qui me semble bien trop tourmenté pour que je parvienne à être
rassuré.
J’aimerais qu’on me laisse lui parler, la toucher… Rester éloignés
l’un de l’autre quand je nous sais si près est une torture que j’ai un mal de
chien à supporter. 3 mètres qui semblent en mesurer une centaine pour mon
cœur lesté.
— Comment va-t-elle, demandé-je à Grubman sans me soucier
d’aucune nouvelle formalité.
— Ça peut aller.
— Ryker Jensen ne s’est même pas donné la peine de se déplacer, ne
serait-ce que pour jubiler ? questionné-je tout en sachant que ce qui va se
jouer dans quelques instants, le sera en trente secondes seulement.
Je cherche pourtant encore si j’aurais pu le manquer dans une
assistance pratiquement inexistante.
Voyons, Bo ! Il n’a que faire de toi, pas besoin qu’il soit là. Il t’a
balayé d’un claquement de doigts, comme n’importe quel obstacle qui
aurait pu se dresser en travers de son chemin jonché de billets.
— Je compte bien m’arranger pour l’ennuyer également autant que
je pourrai, s’amuse l’avocat que Marlon espère certainement toujours
pouvoir payer. Ce qu’il a avoué avoir fait lui, la loi le punit aussi et puis…
si au passage je pouvais trouver d’autres filouteries, ça ne pourrait faire que
mettre ma cliente à l’abri. J’ai déjà missionné quelqu’un pour fouiner.
Histoire de voir si quelques cadavres pourraient avoir été enterrés. Enfin,
façon de parler…
Quoi que… La mère de Marlon semble avoir été « effacée » de la
surface de la Terre depuis un certain nombre d’années…
Brando m’a affirmé avoir engagé quelqu’un pour la retrouver. Mais
que son détective avait échoué, et ça, ça fait clairement flipper…
La juge fait son entrée. Lèvres pincées, pas lourds et décidés, elle
s’installe en posant sa pile de dossiers et consulte indiscutablement le mien
avant d’appeler :
— Affaire Dwyer…
— Votre honneur, commence Grubman en adoptant une posture
assurée. Mon client est aujourd’hui accompagné de sa soi-disant victime,
comme vous pouvez le constater. Victime qui n’hésite pas à se présenter à
ses côtés pour sa demande de mise en liberté, dans l’attente
d’éclaircissements concernant certains faits totalement aberrants qui lui sont
reprochés.
La magistrate, sourcils froncés, lit et relit et le silence se fait.
— Monsieur Jensen accuse monsieur Dwyer d’avoir violé sa fille
mineure et de l’avoir kidnappée.
— Et pour rappel, madame la juge, le père de la jeune femme n’est
pas forcément quelqu’un auquel on peut se fier, puisque ce monsieur vient
d’avouer avoir falsifié des documents la concernant… Pour le moment,
nous ne sommes donc absolument pas certains de quoi que ce soit. Ni de
l’âge de mademoiselle Jensen, ni du reste et par ailleurs, le fait qu’elle soit
ici aux côtés de monsieur Dwyer devrait vous donner une idée de sa
culpabilité en ce qui concerne les autres chefs d’accusation. C’est pourquoi,
à ce titre, je vous demande sa libération…
Instant de réflexion.
— La caution s’élèvera à 100 000 dollars, tranche-t-elle en abattant
son marteau sans aucune forme de tergiversation.
Mon estomac fait un bon. Tout comme moi qui me lève sans même
cogiter.
— Votre honneur ! S’il vous plaît.
— Bo ! Qu’est-ce que tu fais ? s’écrie Marlon, le soulagement sur
son visage, brusquement effacé.
— Madame, je vous prie d’annuler ma remise en liberté.
La magistrate, étonnée, m’avise, sourcils arqués, par-dessus ses
lunettes légèrement tombées sur son nez.
— Celle-ci, c’est bien la première fois qu’on me la fait.
— Bo, pourquoi tu fais ça ? pleure Brando derrière moi. J’ai besoin
de toi !
Ses doigts se tendent vers moi. Une nouvelle fois, un policier lui
défend de me toucher et nous impose de nous écarter.
— Pas de contact ! est-il obligé de lui rappeler.
— Madame la juge, je dois vous expliquer… commence à motiver
Grubman aussi blanc que si je l’avais crucifié.
J’arrête d’écouter ce qu’il va bien trouver pour me justifier en
m’enfermant dans une bulle avec « ma protégée » qui s’est approchée
autant qu’elle le pouvait.
— Marlon, peut-être que tout ça, je l’ai mérité…
— C’est ridicule, Bo ! Tu n’as rien fait ! Nous n’avons rien fait !
— Marlon, nous deux c’était une erreur, je le savais…
— Pourquoi tu rebrousses chemin ? Parce qu’on m’a
potentiellement enlevé un an sur le papier ?
Les voix de Grubman et du juge ne cessent de bourdonner.
— Une année qui n’est pas à négliger… ne manqué-je pas de noter.
— Bo, tu ne peux pas laisser ce détail tout changer ! continue-t-elle
de pleurer.
Ses yeux humectés me gardent prisonnier bien plus que toutes les
barrières derrière lesquelles on pourrait m’enfermer. Leur vert virerait
presque au gris. À cet instant, mon cœur bat si fort pour elle que j’en ai le
tournis.
— Il y a quelques heures, l’âge que j’avais, tu t’en moquais…
Les larmes roulent sur ses joues. J’aimerais pouvoir passer mes
doigts sur ses pommettes mouillées pour les chasser, les effacer d’un baiser
en suivant la ligne qu’elles ont tracée. Tout lui faire oublier…
— Bo, ne me laisse pas ! Sans toi, je n’y arriverai pas, j’ai besoin de
toi…
— Oh, ma Brando, aie confiance en toi. Tu es bien plus forte que ce
que tu crois et si le karma le veut, on se retrouvera.
Mais que vient foutre le karma dans tout ça ?
M’être arrêté chez mes parents m’a fait vriller, visiblement.
— Monsieur Dwyer ! entends-je tout à coup le juge m’interpeler. Je
vous laisse régler avec votre avocat et mademoiselle Jensen les aspects
financiers de votre remise en liberté. Je n’ai pas plus de temps à vous
accorder, et je ne suis certainement pas là pour décider si quelqu’un doit ou
non payer pour que vous soyez libéré en attendant d’être éventuellement
jugé, s’il s’avère que les preuves sont suffisantes pour que vous le soyez…
— Bo, s’il te plaît, tu ne peux pas renoncer… sanglote encore
Marlon alors que le gardien revient me chercher.
Nos mains viennent se frôler. Furtivement. Juste assez pour que ma
Brando glisse dans la mienne un minuscule morceau de papier plié. J’ai
juste le temps de regarder avant de le laisser tomber. Je sais déjà qu’en
retournant en cellule, je serai fouillé. Et que si je le conserve, ils vont le
trouver…
« 98.5 »
La seule chose qu’il y ait de noté sur ce bout de papier.
Je n’ai pas besoin de chercher plus longtemps pour comprendre le
message caché.
Un dernier regard lancé. Ses orbes me supplient. J’acquiesce et je
souris.
Ma Brando, je te promets que je vais tout tenter. Surtout si je n’ai
que ça pour savoir comment tu vas…
Chapitre 47 Bo
If guilt can occasionally run free
An innocent can sometimes keep silent
Si la culpabilité peut occasionnellement libérer
Un innocent peut choisir de se taire

Enceinte grillagée, hauts murs surmontés de barbelés, miradors,


caméras et gardiens armés, labyrinthe de couloirs et de portes blindées
passées… Deux tours de clés et me revoici enfermé dans mes nouveaux
quartiers.
J’avise rapidement Garcia, affalé sur le lit du bas. J’avoue que le
regarder me fait flipper. À peine ai-je le courage de poser mes yeux sur lui
pour savoir à quoi il peut ressembler. Le cerveau totalement paumé et
l’estomac tourneboulé par tout ce qui vient de se produire, je grimpe à
l’échelle pour moi aussi m’allonger.
Je fixe la peinture du plafond jaunie et craquelée, et me demande si
je vais devoir passer 10 ans ici à l’étudier.
Dwyer, si c’est ça qui t’attend, il va falloir te trouver des activités…
Marlon vient hanter mon esprit. Mon estomac traverse une avarie.
Comment faire pour savoir comment elle peut aller. Je suis tellement
inquiet. Le moment arrivera où elle devra reprendre sa tournée, remplir les
obligations que son père a signées… et qu’elle sera tentée de replonger dans
les travers de cette vie qu’elle veut finalement tant quitter. Épuisée par ce
rythme effréné.
Je sais qu’Autumn s’efforce de la préserver, mais elle ne parvient
bien souvent qu’à minimiser les retombées du tourbillon dans lequel
Marlon se laisse entraîner. J’ai soudain l’espoir qu’elle retrouve quelqu’un
qui saura veiller à ce qu’elle ne cède pas à des drogues aux effets bien plus
meurtriers.
La couchette du dessous se met à remuer et mon colocataire, qui
vient de s’en extirper, déplie toute sa stature et commence à me questionner
sans même hésiter.
— Pourquoi t’es là ? Qu’est-ce que tu as fait ?
— J’ai eu la bonne idée de tomber sous le charme d’une jeune
femme qui voulait échapper à un père bien trop prébendier et d’essayer de
l’aider. Mais papa a été tellement agacé qu’il a décidé de nous couper
l’herbe sous le pied.
— Au point de te faire enfermer ? Tu l’as buté ou quoi, le
« Padre[50] » ?
— Nope. Mais là, je crois que si je le croisais, je pourrais. Au
moins, je serais là pour quelque chose de concret… Il me fait accuser de
kidnapping, de viol et de détournement de mineure.
— Détournement de mineure ? Hey, gueule d’ange, tu fais dans les
bébés ? Fais gaffe, ici, si ça se sait, tu vas ramasser !
— C’est… compliqué. Elle était censée avoir atteint récemment la
majorité, mais apparemment, son extrait de naissance aurait été falsifié…
— Bordel ! Et tu l’as vraiment sautée, ta poupée ?
Mon cœur de nouveau se serre. Mes yeux s’abaissent et la honte
m’agresse. Des images de Marlon dans mes bras défilent sans cesse. Je
ferme les paupières pour tenter de les chasser, mais au contraire, les scènes
que mon cerveau veut rejouer n’en sont que plus claires. Je rouvre les
paupières pour voir la main que me tend mon « colocataire » alors qu’il a
sans doute compris que j’allais me taire.
— Mon nom c’est Jameson, mais on m’appelle Garcia. Je pense que
tu saisis pourquoi…
Je lui rends sa poignée de main en le détaillant de la tête aux pieds
pour la première fois. Un peu gras tout en étant tout de même charpenté,
moustache brune, nez empâté, deux billes noires et des sourcils épais qui
viennent les surmonter… Des traits qui me sembleraient presque familiers
et je fais soudain le rapprochement avec le sobriquet qui lui est donné.
Pat Hibulaire[51] aurait tout aussi bien pu aller. Mais apparemment,
ceux qui le lui ont attribué ont préféré le sergent auquel Zorro ne cessait de
vouloir échapper.
— Dwyer. Désolé de m’incruster. J’avoue que j’espère bien ne pas
trop rester, mais… le papa a le bras long alors, je suis d’avis de ne pas trop
m’emballer en pensant me casser rapidement…
— Tu sais ce qu’on dit… les prisons sont remplies d’innocents…
— Et toi ? Pourquoi es-tu là ?
— Un braquage qui a mal tourné… Les flics ont débarqué dans la
station-service d’où j’essayer de me tailler avec un max de blé. Des coups
de feu ont été échangés. L’un des clients a cherché à s’extraire de ce
merdier avant que tout ne soit terminé. Je l’ai malencontreusement buté. Il
est passé sur la trajectoire de ma balle au moment où je tirais…
Mes dents grincent sans que j’aie vraiment commandé à ma
mâchoire de se serrer.
— J’ai pris 10 ans, mais j’espère faire un peu moins… J’aimerais
bien sortir avant la majorité de mes gamins…
Il lâche un soupir quand moi, enfin j’inspire, soulagé de découvrir
que mon compagnon d’infortune n’est finalement pas celui qu’on a cherché
à me décrire.
— Est-ce que ce serait indiscret de te demander de quoi parlait le
gardien lorsque je suis arrivé ? Au sujet de celui qui m’a précédé ?
— Un violeur d’enfant, lui, un vrai. Mais toi, quand tu me dis que ce
n’est pas ton cas, je te crois. Et tant que tu avances que tu as « consommé »
avec elle en pensant que tu n’avais rien à te reprocher, je suis certain que
c’est la vérité.
— Je ne voudrais pas t’offenser, mais… du peu qu’on se connaît,
comment peux-tu être sûr que je ne suis pas en train de te mitonner ?
— Tu sais… il y a un truc que tu apprends à déceler quand tu
deviens prisonnier. Un détail particulier qui ne peut pas tromper. Un reflet
dont les yeux ne parviennent pas à se débarrasser. Celui de la culpabilité. Et
si tu dois malheureusement rester, tu retiendras que ceux qui ont succombé
à leurs pulsions ou prémédité en sont dénués. Alors que ceux qui n’ont rien
fait, leurs pupilles en sont imprégnées.
Ses paroles me laissent à penser. La culpabilité est un sentiment que
je connais. J’aurais dû continuer à résister au désir qui me rongeait. Parce
que si je n’avais pas laissé mon petit cœur céder et surtout, que j’avais
gardé rangé ce qu’il fallait, rien de tout cela ne serait arrivé…
Je descends du lit et me mets à tourner.
— Tu sais, tu risques d’avoir du temps à tuer, me rappelle mon
coloc’. Alors si tu commences déjà à user le plancher… Remarque, à ce
rythme-là, tu pourrais peut-être parvenir à nous creuser un tunnel pour nous
barrer…
— Désolé… m’excusé-je lèvres pincées.
Notre séparation au tribunal revient me happer et je me remémore le
papier qu’elle a glissé entre mes doigts, lorsque nos mains sont parvenues à
s’accrocher. « 98.5 » Si je veux des nouvelles de Brando, c’est là que je
dois aller…
Si seulement je pouvais écouter… Comment faire pour y arriver ?
Tout à coup, une idée.
— Dis-moi, Garcia… Saurais-tu par hasard si quelqu’un ici aurait
un poste de radio à me prêter ?
Chapitre 48 Bo
Even when we’re not together
Our hearts find a way or another
Même quand nous ne sommes pas ensemble
Nos cœurs peuvent trouver un moyen ou un autre

— Vous êtes bien sur MJK Highway et il est temps pour moi de vous
jouer le titre demandé par Kelly pour son Jimmy. On se retrouve dans
quelques minutes après ce titre qui ravivera pour certains des souvenirs
presque aussi lointains qu’une autre vie…
La voix de Bryan Adams commence à s’élever. Les paroles
d’« Everything I do »me font repenser à la leçon que Marlon a voulu me
donner. Les mots que Bryan peut interpréter ici, je pourrais tout à fait avoir
envie de les prononcer à celle dont j’attends le message aujourd’hui…
Plus d’une heure que Carson Finley enchaîne les déclarations
chantées, et toujours aucun de « ma protégée ». En même temps, je ne
pourrai jamais être certain du moment où l’un des siens sera diffusé.
Comment vais-je pouvoir faire pour tous les jours parvenir à écouter ? La
radio qui me sert a été « empruntée » pour moi par Garcia, mais ici, tout se
monnaie. Et il est évidemment convenu que je doive « rembourser ».
Pourtant, peu importe ce qu’on pourra me demander, je suis prêt. Si
ça peut nous permettre à Brando et moi de communiquer…
Je bois les paroles de Finley avec attention, comme à chacune de ses
interventions :
— … vous êtes toujours plus nombreux à nous écouter et à nous
appeler pour nous demander de passer vos messages à l’antenne, et nous
tenons encore ce soir à vous en remercier…
Je vérifie l’heure qu’il est. L’émission va toucher à sa fin et je suis
dépité. Garcia a mis deux jours avant de négocier le prêt du poste sur lequel
mes doigts sont restés crispés. Trois heures à garder dans mes mains la
radio « old school » et son antenne métallique dépliée pour tenter de capter.
Un objet collector que je tiens comme un trésor et que je ne dois
absolument pas abîmer pourtant, à cet instant, la déception me donnerait
presque envie de le balancer. Si seulement j’étais certain de pouvoir
récupérer un autre appareil pour le remplacer. Car je comprends que ce
n’est pas aujourd’hui que j’aurai un message de vedette préférée…
— Nous sommes sincèrement touchés de votre fidélité, et pour vous
en remercier, dès lundi, nous serons à l’antenne une heure supplémentaire
pour vous tenir compagnie…
Mon cœur flétri reprend un peu vie. Une heure. Une heure de plus à
attendre désespérément le cœur battant. Mais une heure qui changera peut-
être tout. Une heure où j’aurai peut-être le bonheur d’écouter des mots
qu’elle aura choisis pour pouvoir me parler, alors que nous sommes forcés
de rester séparés. Je croise les doigts pour que demain encore, je puisse
emprunter la boîte sonore.
— … Et c’est sur un dernier titre que nous allons nous quitter… “No
one can fix me but you”, de Frawley, demandé par Brando pour son Doe…
Le rythme s’accélère dans ma poitrine. Tout à coup, l’objet que j’ai
entre les mains me fascine. Déjà les paroles défilent…

They say that cigarettes can kill[52] — Ils dissent que la cigarette peut
tuer
They say to stay away from pills — Ils dissent de rester à l’écart des
pilules
That too much liquor makes you ill — Que trop d’alcool te rend malade
But no one warned me about you x2 — Mais personne ne m’a alertée à
propos de toi

They say that drugs will melt your mind — Ils dissent que la drogue va
faire fondre ton esprit
I’ve heart that talk a million times — J’ai entendu ce discours un
million de fois
I’ve always followed warning signs — J’ai toujours suivi les panneaux
d’avertissement
But there were none in front of you — Mais il n’y en avait pas devant toi
No one warned me about you — Personne ne m’a alertée à propos de
toi

Chorus:
You’re gonna send me to the ER — Tu vas m’envoyer aux urgences
With the things you do to my heart — Avec les choses que tu fais à mon
coeur
They could give me all the stitches — Ils pourraient me faire tous les
points de suture
But part of me is missing — Une part de moi me manque
It’s you, it’s you —C’est toi, c’est toi

And oh, my heart breaks when you keep your distance — Et oh, mon
coeur se brise quand tu gardes tes distances
I get headaches, it’s just one of the symptoms — J’ai des maux de tête,
ce n’est qu’un des symptômes
I’m a rare case, and nobody knows what to do — Je suis un cas rare, et
personne ne sait quoi faire
‘Cause no one can fix me but you — Parce que personne ne peut me
réparer sauf toi

Le liquide dans mes veines s’échauffe et je l’imagine, sombre et


visqueux, me brûler de l’intérieur comme on décalamine.

Last night I think I dreamt of you — La nuit dernière je crois que j’ai
rêvé de toi
Woke up with tons of black and blue — Je me suis réveillée avec des
tonnes de noir et bleu
I swear to God my heart is bruised — Je jure devant dieu que mon
coeur est meurtri
And I don’t know what I should do — Et je ne sais pas quoi faire
I don’t know what I should do — Je ne sais pas quoi faire

Chorus:
You’re gonna send me to the ER — Tu vas m’envoyer aux urgences
With the things you do to my heart — Avec les choses que tu fais à mon
coeur
They could give me all the stitches — Ils pourraient me faire tous les
points de suture
But part of me is missing — Une part de moi me manque
It’s you, it’s you —C’est toi, c’est toi
And oh, my heart breaks when you keep your distance — Et oh, mon
coeur se brise quand tu gardes tes distances
I get headaches, it’s just one of the symptoms — J’ai des maux de tête,
ce n’est qu’un des symptômes
I’m a rare case, and nobody knows what to do — Je suis un cas rare, et
personne ne sait quoi faire
‘Cause no one can fix — Parce que personne ne peut me réparer

And oh, my heart breaks when you keep your distance — Et oh, mon
coeur se brise quand tu gardes tes distances
I get headaches, it’s just one of the symptoms — J’ai des maux de tête,
ce n’est qu’un des symptômes
I’m a rare case, and nobody knows what to do — Je suis un cas rare, et
personne ne sait quoi faire
‘Cause no one can fix me but you (X2) — Parce que personne ne peut
me réparer sauf toi

Les paroles résonnent comme le plus beau des échos. Je réalise que
grâce à Brando, j’ai revu mes idéaux. De la même manière que moi, ils
étaient ridicules et avaient bien trop de défauts. J’ai compris aujourd’hui
que dérouler ma vie telle que je l’avais imaginée aurait fini par me vider.
L’émission et la chanson terminées, je ne cesse de cogiter aux
propos que Marlon a souhaité me faire écouter. Et sans vraiment y penser,
mon esprit écrit les bribes de la réponse que je pourrais y apporter. Si
seulement cette chanson existait…

Si je suis la cigarette qui peut te tuer


Si je suis l’alcool ou la pilule qui peut te faire basculer
Marlon, tu es ma cocaïne, ma drogue assassine…
Celle qui a rendu mon cœur accro
Autant à tes charmes qu’à tes mots.

Une nouvelle idée vient me chatouiller.


— Garcia ?
— Hum ?
— À qui doit-on demander pour téléphoner ?
Un rire s’élève, ses sourcils se relèvent.
— Hey ! T’es en taule, mec ici, n’oublie pas. Tu crois que tu peux
appeler n’importe qui à n’importe quelle heure, comme ça ? Tu veux
joindre qui ? Ta copine ? Ton avocat ?
— C’est… pas exactement ça…
— Alors, dis-moi. Tes combats sont mes combats.
Je me marre déjà. Ce type-là mérite peut-être d’être là. Il n’empêche
que c’est un gars super sympa !
Je lui explique rapidement l’idée sans trop blablater.
— Ah ouais ! T’es pas le genre à faire dans la facilité ! Je
m’attendais à ce que tu veuilles tout bonnement l’appeler, ta poupée, mais
là… Vous avez pas trouvé plus simple pour communiquer ?
— Je… c’est que… en fait, elle est très occupée et… même si je
désirais, ce ne serait pas évident de pouvoir lui parler…
— T’inquiète, je me moquais, mais en vérité, c’est sacrément beau,
ce moyen de vous parler que vous avez imaginé…
— Non, mais, tu as raison d’en plaisanter. C’est ridicule, je vais
abandonner l’idée…
Mon palpitant passe de « battant tranquillement » au mode « trépas
imminent ».
— Ça va pas, ou quoi ? Ta meuf et toi, y’a un truc de dingue entre
vous, ça se voit !
— Ouais... Comme son père qui m’accuse de viol et d’autres
horreurs dans ce goût-là…
— Tu ne resteras pas là… En général, j’ai le flair pour ça. Et ta
copine ne laissera pas faire ça…
Si c’était aussi simple que ça…
— Pour ton coup de fil, en tout cas, ne t’en fais pas. Tu peux
considérer que c’est comme si c’était fait.
Chapitre 49 Bo
In this life, we had no chance
Anyway, I keep faith in your strength
Dans cette vie, nous n’avions aucune chance
Quoi qu’il en soit, je garde foi en ta force

Les semaines s’enchaînent, passent, mais se traînent. La douleur, le


manque de Marlon me font souffrir telle une gangrène. Comme si on
m’avait arraché la part la plus importante de moi-même. Quand j’ai accepté
la proposition de Jensen, j’étais loin de m’imaginer que la mission qu’on
allait me confier me volerait mon âme et garderait mon cœur lié à des
chaînes.
À présent, je suis comme un con, au fond d’une putain de cellule de
prison. Et que je parvienne à me tirer de cet endroit n’élargira pas mon
horizon.
Trois semaines que je suis ici. Je passe les journées allongé sur mon
lit, le poste de radio qu’on m’a offert définitivement, presque pour seul ami.
Même si mes parents sont venus aussi et que j’en ai été heureux à ne pas
savoir quoi dire.
Grubman vient régulièrement. Ni pessimiste ni alarmant, je
comprends malgré tout à ses paroles, que l’enquête s’englue sévèrement. Et
que les preuves qui pourraient me faire sortir d’ici rapidement et
simplement ont disparu entièrement.
Marlon m’a rendu visite également. Son sourire toujours aussi
désarmant a fait battre le petit organe dans ma poitrine frénétiquement.
Mais loin d’être totalement soulagé, ne pas pouvoir nous toucher ni même
nous frôler, m’a ramené au côté angoissant de mon enfermement. Réprimer
les frémissements de nos peaux est devenu une victoire, presque un
accomplissement… nous dire au revoir, un déchirement, pourtant…
J’ai cherché à tout prix à l’éloigner pour la préserver, quitte à la
blesser. Tout pour l’obliger à s’en aller... et surtout pour qu’elle cesse
d’espérer et de rêver à notre sujet…
Mieux vaut ne pas attendre que nous nous soyons trop attachés…
Sauf que je suis probablement aussi mal qu’elle, si ce n’est plus, à
cet instant. Parce que je revois encore la scène, mes mots telle une lame le
meurtrissant… Et depuis qu’elle est partie, comme le sombre idiot que je
suis, je ne peux m’empêcher de me torturer en repensant à ce que je lui ai
fait.
J’ai cru que me convaincre que c’était pour elle que je le faisais me
suffirait. Je me suis tout simplement planté et maintenant, je me laisse
ronger par la culpabilité, et cette autre chose que je n’arrive toujours pas à
analyser à son sujet. Ce truc bizarre qui me faisait décoller et qui
s’entortillait dans mon ventre, chaque fois que je la voyais…
J’entends encore dans ma tête ses derniers mots. Et assis dans ma
geôle, devant le petit bureau, je fixe le mur en tenant mon poste de radio
comme le plus beau des cadeaux, attendant le signe du jour de ma
Brando…
Mais puis-je vraiment espérer qu’elle ait cherché à me l’envoyer
quand je ne l’ai pas mérité ? Hier, après être passée, le titre qu’elle a
demandé à diffuser ne m’a pas étonné. C’était juste après que je lui aie dit
qu’il valait mieux m’oublier. J’ai écouté chaque mot de son message
totalement magnétisé, réalisant encore une fois à quel point les paroles
qu’elle sélectionnait, chaque fois nous correspondaient…
Brando ne veut pas me laisser m’en aller, j’aurais pu m’en douter. Et
si quand elle m’a quitté, elle n’a pas insisté, je sais que c’est uniquement
parce que le temps de visite était terminé.
La veille, la voix de Post Malone pour l’incarner, Marlon a grondé
et m’a reproché de l’avoir éloignée alors que pour moi, elle aurait tout
donné.
Oh, Brando, ça, je le sais et c’est bien pour ça que je dois tout faire
pour te protéger…
Ces jours derniers, elle parvenait de nouveau à positiver. J’espère
qu’elle choisira encore de jeter sa colère, sa douleur à mes pieds, plutôt que
de s’effondrer. Comme auparavant, elle le faisait. Tout ça pour être certain
qu’elle ne se laissera pas aller après la façon dont je l’ai traitée. Tout
comme hier, alors que le rappeur texan chantait :

Refrain:
You prolly think that you are better now, better now — Tu penses
probablement que tu es mieux maintenant, mieux maintenant
You only say that cause I’m not around, not around — Tu dis
seulement ça parce que je ne suis pas dans le coin, pas dans le coin
You know I never meant to let you down, let you down — Tu sais que
je n’ai jamais eu l’intention de te laisser tomber, laisser tomber
Woulda gave you anything — Je t’aurais donné n’importe quoi
Woulda gave you everything — Je t’aurais tout donné
You know I say that you are better now, better now — Tu sais que je
dis que tu es mieux maintenant, mieux maintenant
I only say that cause You’re not around, not around — Je dis ça
simplement parce que je ne suis pas dans le coin, pas dans le coin
You know I never meant to let you down, let you down — Tu sais que
je n’ai jamais eu l’intention de te laisser tomber, laisser tomber
Woulda gave you anything — Je t’aurais donné n’importe quoi
Woulda gave you everything, oh-oh — Je t’aurais tout donné, oh oh

I did not believe that it would end, no — Je ne croyais pas que ça


finirait, non
Everything came second to the Benz, oh —Tout s’est passé à côté de la
Mercedes
You’re not even speakin’ to my friends, no — Tu ne parles même pas à
mes amis, non
You knew all my uncles and my aunts though — Tu connaissais tous mes
oncles et tantes, pourtant
20 candles blow’em out and open your eyes — Souffle tes bougies et
ouvre les yeux
We were lookin’ forward to the rest of our lives — On attendait avec
impatience le reste de notre vie
Used to keep my picture posted by your bedside — Tu gardais ma photo
accrochée près de ton lit
Now it’s in your dresser with the socks you don’t like — Maintenant elle
est dans ta commode avec les chaussettes que tu n’aimes pas

And I’m rollin’, rollin’, rollin’, rollin’ — Et je roule, roule, roule


With my brothers like it’s Jonas, Jonas — Avec mes frères comme si
nous étions les Jonas, Jonas
Drinkin’ Henny and I’m tryna forget — Tout en buvant du Henny en
essayant d’oublier
But I can’t get this shit outta my head — Mais je ne peux pas me sortir
cette merde de la tête

Refrain

[…]

Et alors que j’écoute tout en repensant à nos moindres instants, je


revis notre dernier moment…

— Hey… comment tu vas, Brando ? lui ai-je timidement demandé,


nos prunelles harponnées.
Le fait de ne pas avoir le droit de nous toucher a fait renaître les
réserves que nous étions arrivés à chasser. Pire, les derniers évènements
n’ont fait que les exacerber.
— Raconte-moi ce qui s’est passé pour toi depuis que j’ai été
embarqué ? Où est ton père ? As-tu repris ta tournée ?
— Pour le moment, toutes les dates ont été repoussées. Quant à R.J.,
je suis parvenue à ne pas le croiser. Je lui parle par avocats interposés et je
filtre soigneusement les appels qu’il tente de me passer… Mais je t’avoue
que si tu n’étais pas encore enfermé, je pourrais presque avoir envie de me
marrer. En cherchant à me récupérer, il s’est lui-même coincé. Ce qu’il a
confessé avoir fait est punissable. Il aurait dû y penser. Peut-être que quand
tu sortiras, c’est lui qui te remplacera…
Des images de nous enlacés sont revenues me torturer.
Et si Marlon n’avait bien que 16 ans, en réalité, lorsque nous nous
sommes rencontrés ?
La majorité sexuelle est reconnue à cet âge, je le sais. Mais je me
sens comme un criminel, un type dérangé. J’essaie de ne pas y penser… On
ne sait jamais. Tant que la vérité n’a pas été établie, je veux toujours
espérer. Et je ne peux surtout pas m’imaginer que Ryker Jensen se risque à
parjurer, juste pour continuer à faire grossir son porte-monnaie.
J’ai enchaîné les questions pour que Marlon ne devine pas à quel
point ce détail de l’affaire peut m’angoisser. Et je suis parti directement sur
celui que je ne réussis pas à chasser de mes pensées.
— Comment te sens-tu ? Pas trop stressée ? Tu parviens à gérer
l’anxiété ? Est-ce qu’il t’est encore arrivé de craquer ? Dis-moi que tu vas
bien, s’il te plaît…
Comme si la supplier pourrait faire que ce soit vrai…
— J’ai eu des moments compliqués, je ne peux pas le cacher… mais
j’ai résisté… Tu me fais confiance, alors je vais y arriver…
— Oh, Marlon… bien sûr que tu vas y arriver. Mais c’est pour toi
que tu te bats. Ne l’oublie pas.
Nos doigts, prêts à frôler, se sont finalement décidé à céder et à
s’entremêler.
— Il est interdit de se toucher ! a crié le gardien qui n’a pas manqué
de nous repérer.
De longues minutes, mon cerveau n’a cessé de tergiverser.
Et mon ange intérieur, clairement pour la paix, a tenté de me
convaincre de ne pas aller jusqu’au bout de ce que j’avais projeté :
— Ne la fais pas pâtir… elle s’éloignera d’elle-même, quand elle
comprendra que tu n’es pas près de sortir… elle finira bien par arrêter de
venir…
Mais le diable n’en a cure de blesser. Arriver à ses fins et la seule
chose à viser et lui m’a seriné de ne pas hésiter :
— Tu dois lui dire… même si elle doit te maudire.
J’ai respiré difficilement, mes poumons me faisant souffrir le
martyre. Si j’avais eu un empire, je l’aurais donné pour la voir sourire. Au
lieu de ça, j’ai jeté des mots capables de l’anéantir.
L’entendre me dire qu’elle serait capable de tout endurer, de
reprendre ce rythme éreintant, sa tournée, si j’étais à ses côtés m’a déchiré.
Le mois dernier, elle ne savait même pas que j’existais… Comment
aujourd’hui peut-elle penser que je suis celui qui peut la sauver de tout ce
qui peut lui arriver ? La preuve que non. Il n’a pas fallu plus de 2 jours à
son père pour nous retrouver.
Si j’étais fier, sa dépendance vis-à-vis de moi pourrait me plaire,
mais c’est tout le contraire. Marlon est une jeune femme bien trop solaire et
volontaire pour que j’accepte d’être la seule chose dont elle puisse
désormais se satisfaire. Elle a le droit de vivre vraiment, de vivre
pleinement. Une étoile comme elle, qui a touché le firmament, ne doit pas
se suffire d’un pauvre mec qui a du mal à assumer ses sentiments. Marlon
mérite quelqu’un qui soit apte à lui dire ce qu’il ressent sincèrement. Pas un
crétin dans mon genre, capable de se focaliser uniquement sur détails
insignifiants. Et qui lui fera oublier ce qui dans la vie est véritablement
important.
Elle ne réalise pas encore que je ne suis qu’une béquille, sur laquelle
elle a pu s’appuyer avant de partir totalement en vrille. C’est si difficile de
la voir si fragile. Mais je sais que si nous continuons, elle finira par
s’attacher. Et ça ne pourra pas l’aider. Elle ne pourra que davantage
s’enfoncer, déprimer. Pour certainement replonger dans les abîmes d’où j’ai
tenté de la tirer. Alors je préfère la dissuader de s’accrocher, en utilisant des
excuses idéalement façonnées. Comment pourraient-elles ne pas l’être,
cachées derrière la vérité ?
À travers le timbre et les mots de Post Malone, je sais qu’elle
cherche à me rassurer. Ce qu’elle a toujours fait.
[…]
I promise, I swear to you, I’ll be okay
You’re only the love of my life…

Mais comment pourrais-je l’être, quand je comprends aussi dans ces


paroles que même si un jour un autre venait à l’accompagner, je resterai en
elle, toujours gravé.

— Les visites sont terminées ! a crié le gardien un peu trop zélé, 5


bonnes minutes avant l’heure réellement autorisée.
Déjà les orbes de Marlon ont semblé se voiler, se parant de rubans
d’humidité. J’aurais préféré voir ses yeux autrement briller. Je ne veux plus
la regarder pleurer. Cette peine qui martyrise son cœur, c’est mon âme
qu’elle vient ensuite hanter. Et tout ça, c’est plus que je ne peux en
supporter.
Le pire, dans tout ça, a été d’avoir conscience que j’allais devoir
volontairement faire couler les larmes qu’elle était vaillamment arrivée à
réprimer.
Marlon s’est levé, la tête légèrement détournée pour tenter de me
cacher ses yeux humidifiés. Mais ses émotions ont fini par la dépasser, et
elle n’est plus parvenue plus à se retenir d’aborder le détail que nous
avions jusqu’ici soigneusement évité.
— Doe, je ne peux pas m’en aller. Je refuse de partir et de
t’abandonner quand toi tu as tout fait pour m’aider ! Laisse-moi payer ta
caution, s’il te plaît… a-t-elle encore essayé. J’ai des amis qui sont prêts à
me prêter en attendant que je puisse disposer de mon argent comme je le
devrais.
Savoir qu’un moment risque de tout briser n’aide pas à l’affronter.
Mais lorsqu’on comprend que c’est maintenant ou jamais, on se convainc
qu’on doit foncer. Il faut qu’elle avance sans moi. Notre route ensemble
n’était pas faite pour continuer. Nous n’avons jamais été destinés.
Mes parents ont toujours voulu me faire croire que le destin était
tout tracé. J’ai systématiquement refusé cette idée, bien trop cartésien pour
l’accepter…
Je me suis levé à mon tour. J’ai rêvé de la toucher, de la prendre
dans mes bras, de pouvoir l’aimer une dernière fois.
— Brando, je n’ai jamais rien vécu d’aussi intense qu’avec toi. Mais
tu avais conscience autant que moi que notre histoire ne durerait pas. Nous
n’avions simplement pas pensé qu’elle pourrait se finir comme ça, mais…
en réalité, nous savions que d’une façon ou d’une autre, ça devrait se
terminer…
— Mais ça, c’est toi qui l’as décidé ! Et si moi je refusais ? Qu’est-
ce que tu ferais ?
— Marlon, il faut être deux pour continuer…
— Et toi, tu ne le veux pas, c’est ça…
Si seulement j’avais pu la prendre dans mes bras et la serrer tout
contre moi. Les larmes qu’elle retenait ont perlé sur son visage de poupée.
— Ce qu’on a vécu toi et moi, jamais je ne le regretterai, ai-je lancé
dans un élan incontrôlé.
Pourtant, chaque fois que j’ai analysé, l’idée qu’elle puisse n’avoir
que 16 ans a brutalement tout gâché, exacerbant ma culpabilité. Mais j’ai
choisi de la taire alors qu’une bile acide a remonté ma trachée pour venir
la ronger.
J’ai fait l’amour à une jeune femme tout juste sortie de l’enfance. Je
mérite ma sentence. Et certainement aussi de souffrir de l’état de
dépendance dans lequel elle m’a plongé, en toute inconscience.
— … Mais tu as le droit d’être heureuse, de tomber amoureuse…
Sa bouche s’est ouverte, pourtant, elle a hésité avant de prononcer
les mots qu’elle couvait.
— Que je tombe amoureuse ? Que je tombe amoureuse ? a-t-elle
répété en boucle comme pour mieux comprendre. Quelle idée fabuleuse !
En revanche, il va me falloir un traitement par intraveineuse. Parce que la
place dans mon cœur, je ne peux pas encore l’offrir, je vais d’abord devoir
guérir. Parce que celui qui l’avait prise vient juste de me détruire…
Après ça, Brando est partie sans ajouter un mot. Si seulement j’avais
pu lui dire à quel point, moi aussi je l’ai dans la peau.
Je voulais l’aider, la protéger. Au lieu de ça, je suis celui qui l’a
blessée et qui a fait couler les larmes sur ce visage adorable. Pour autant,
notre relation ne peut pas perdurer, je le sais. Alors il faut qu’elle le
comprenne également et qu’elle se laisse l’occasion de rencontrer une
princesse ou un prince plus charmant. Parce que ce n’est pas en m’attendant
inutilement qu’elle croisera l’amour en se retournant. Il faut qu’elle
l’intègre maintenant. Ce petit bout de femme mérite qu’on prenne soin
d’elle constamment. Et rien que de penser que je ne l’ai pas fait
correctement, une fois encore mon cœur se fend…
Je persiste à fixer la radio vainement. Ce n’est pas aujourd’hui que
j’aurai droit à un message en chanson, apparemment. Je vais devoir
continuer à me torturer avec les paroles de Malone, en espérant… En même
temps, je lui demande de m’oublier alors… à quoi je m’attends ?
La porte de la cellule s’ouvre bruyamment. Je sursaute, comme pris
en faute.
— Dwyer, on t’emmène.
— Comment ça ? Où on va ? Pourquoi ?
— On se rend au tribunal, mon gars. Et pourquoi, tu verras ça quand
tu y seras !
Chapitre 50 Bo

Keep your head up and fight


One day your life will be bright
Garde la tête haute et bats-toi
Un jour, ta vie brillera

La salle du tribunal aurait pu être déserte. Si celle au centre de cette


affaire n’était pas une jeune starlette dont la vie ne peut absolument pas
rester secrète.
Les journalistes se pressent, s’empressent pour tenter de capturer le
moindre moment susceptible de tout faire basculer. Est-ce ici et maintenant
qu’un élément fera pencher la balance définitivement ?
Marlon est présente aux côtés de Grubman, évidemment. Mais je la
trouve comme éteinte, enfoncée dans son siège étonnamment. Alors que je
devine que si elle est là, c’est probablement pour me convaincre de réviser
mon jugement. Brando n’est pas du genre à lâcher le morceau facilement.
Elle ne me laissera pas m’éclipser de sa vie sans s’être battu avant. Ce qui
devrait me rassurer sur sa combativité, si elle n’était pas recroquevillée et la
tête baissée.
Deux secondes et un regard lancé dans l’assemblée me suffisent à
comprendre ce qui met dans cet état « ma protégée ».
Ken Paxton, procureur général du Texas, état dans lequel j’ai été
arrêté et où je suis pour le moment resté, se tient debout de l’autre côté,
raide comme un piquet… accompagné de celui qui fait tout pour que je
demeure enfermé.
Ryker Jensen a osé se pointer. Port altier, costume impeccablement
taillé, cheveux toujours plaqués et lèvres pincées, le cauchemar de Marlon
n’a visiblement pas peur de ce que lui-même peut risquer en ayant révélé
avoir fait trafiquer des papiers. En même temps, avoir du fric, ça doit aider
à se rassurer sur l’issue qui sera donnée à son dossier. Un avocat grassement
payé négociera très certainement sa liberté avec aisance et facilité. Et même
pas il ne mettra les pieds dans des quartiers comme ceux où je suis logé.
La justice est-elle identique pour tous ? Il m’arrive parfois d’en
douter.
Grubman se lève quand il me voit entrer et on me conduit jusqu’à
lui pour m’installer.
J’aurais pensé que les épaules carrées de Jensen auraient été
légèrement voutées. Il n’en est rien et tandis que j’ai le malheur de me
retourner, il darde sur moi un regard qui me l’effet d’une lame acérée.
— Comment allez-vous ? m’interroge Grubman que j’ai à peine
calculé.
— Ça peut aller, mais ce n’est pas à moi qu’il faut le demander,
réponds-je en me tournant directement vers Marlon qui s’est totalement
effacée.
Cette image, ce n’est pas celle qu’on lui connaît.
Je parle un peu plus fort pour qu’elle entende les mots que je veux
lui adresser :
— Hey, beauté… relève la tête s’il te plaît.
Ce qu’elle fait pour plonger dans mes yeux ses pupilles nimbées
d’humidité.
— Ça va aller… Il ne va rien t’arriver… murmuré-je penché vers
elle pour la rassurer.
— Si seulement je pouvais être certaine que tu dises vrai, souffle-t-
elle désemparée.
Une larme roule sur l’une de ses joues. Je la regarde couler le cœur
serré avec l’envie de poser mes lèvres pour glaner cette petite perle d’eau
salée. J’aimerais tant que Marlon n’ait plus jamais à en verser. J’exècre la
voir pleurer.
J’ose m’approcher et m’emparer de sa main pour la caresser,
choisissant d’ignorer le risque que je cours de me faire réprimander.
— Sa simple présence ne peut pas te blesser. Tu savais lui tenir tête
avant, tu peux recommencer.
— J’y parvenais parce que je prenais ce qu’il fallait pour que des
ailes puissent me pousser… semble-t-elle regretter.
Je comprends entre les lignes qu’il en faudrait peu pour qu’elle
puisse replonger. Le sevrage est encore trop frais. Et les évènements qui se
sont enchaînés n’ont pas aidé.
— Ce caractère fort et ce courage-là, tu les as depuis toujours en toi.
Tu n’as pas besoin de prendre quoi que ce soit pour savoir mener tes
combats. Il te suffit de croire en toi, et tu y arriveras. Je crois en toi, moi.
D’un hochement de tête décidé, elle cherche à me laisser penser que
désormais, chaque bataille sera gagnée. Je sais que ce n’est pas vrai, mais,
que puis-je faire d’autre, si ce n’est l’encourager ?
— Veuillez ne pas vous toucher, nous rappelle un gardien qui vient
seulement de repérer nos doigts entrelacés.
Je brise ce trop infime contact à regret et me tourne vers Grubman
pour chercher :
— Qu’est-ce qu’on fait ici ? Pourquoi sommes-nous convoqués ?
De quoi Jensen veut-il encore nous accuser ?
— Calmez-vous, c’est moi qui ai demandé. Il s’est pointé pour tout
tenter, mais je pense avoir des éléments qui vont sérieusement le freiner.
L’avocat esquisse un sourire discret.
— Bo, si tout se passe comme je le prévois, d’ici la fin de cette
audience, vous aurez retrouvé votre liberté.
L’entrée de la magistrate est annoncée :
— L’honorable juge Jackson. Veuillez vous lever.
Combien de temps s’écoule entre l’instant où la juge s’assoit et celui
où elle commence à parler ? Aucune idée. Les secondes sont comme figées
et mon sang dans mes veines, glacé.
— Maître Grubman, je vous écoute. J’espère que vous ne m’avez
pas fait déplacer juste pour avoir le plaisir de me balader… grince la femme
de loi qui n’a pas l’air d’humeur à plaisanter.
— Madame… Je viens vous demander de libérer l’homme assis à
mes côtés avant que nous n’allions jusqu’à un procès. Le canular de
monsieur Jensen a assez duré.
Le procureur se lève, prêt à s’insurger :
— Votre honneur, je ne suis pas certain que le terme « canular » soit
adapté compte tenu des accusations portées à l’encontre du suspect. Je vous
rappelle qu’il est question d’une jeune femme qui a été violée puis
kidnappée…
— Jeune femme qui est assise ici, du côté dudit accusé, et non pas
derrière celui qui cherche à diffamer.
— La victime a été influencée. Toutes les personnes du staff de
mademoiselle Jensen pourront en témoigner. Monsieur Dwyer est décrit
comme un homme charismatique à qui il est difficile d’imposer. Même
monsieur Jensen pourra vous dire que dès le départ, cet homme a tâché de
faire comme bon lui semblait pour remplir la mission pour laquelle il avait
été engagé.
— Comme à chaque fois que vous recrutez quelqu’un parce que
vous, vous n’avez pas été formé. Le professionnel sait, et ce n’est pas à
vous de lui apprendre comment faire son métier.
— Cela n’empêche aucunement de s’adapter au client et à ses
souhaits particuliers, insiste le proc sans se démonter. Mr Dwyer a influencé
Marlon Jensen et l’a manipulée ! Il ne pourra pas longtemps le nier. Nous
sommes clairement dans une forme du syndrome de Stockholm.
— Maître Paxton, dois-je vous rappeler que l’expertise
psychiatrique de ma cliente a réfuté ce fait ?
Ping-Pong acharné entre Grubman et le district attorney[53].
— Votre honneur, je me permets de remémorer que les accusations
portées le sont au moyen de courtes vidéos qui ont été coupées… Vidéos
que quelqu’un s’est arrangé pour faire disparaître, bizarrement… Il est
évident que ce facteur dans son intégralité, aurait pu prouver que mon client
n’avait rien fait de mal. Cet élément aurait dérangé… alors, autant s’en
débarrasser…
— Vous sous-entendez des choses que vous ne pouvez pas
démontrer ! s’énerve Paxton alors que Jensen semble s’agacer.
— Votre honneur, je persiste. La plainte déposée contre mon client
est sans fondement et mademoiselle Jensen est prête, au besoin, à réfuter
chaque élément.
Le juge se gratte la gorge et fronce les sourcils. Je n’ai plus aucun
espoir qu’on me laisse un sursis.
— Un fait dans cette affaire me chagrine. Nous ignorons toujours
l’âge réel de la supposée victime.
Je partage cette inquiétude légitime. Mais un sourire sur la bouche
de Grubman de nouveau se dessine.
— Votre honneur… Je me dois de souligner que monsieur Dwyer ne
pouvait avoir conscience de sa faute, s’il s’était avéré que la présumée
victime soit encore véritablement mineure. Ce qui n’est plus le cas et par
bonheur. Une personne peut aujourd’hui témoigner des mensonges de son
géniteur… puisque là encore, les documents légaux ont été remplacés par
des falsifiés, et restent toujours introuvables à cette heure.
Mon estomac semble se retourner. Un rapide coup d’œil à Jensen
me laisse entrevoir son visage se décomposer. Je me tourne immédiatement
vers Marlon, qui paraît également totalement paumée, alors qu’une femme
escortée par deux policiers fait son entrée.
— Madame le juge, j’appelle à la barre Maya Penn-Baker Jensen.
Chapitre 51 Bo
One day, you just disappeared
When I just wished you were here
Un jour, tu as juste disparu
Alors que je souhaitais que tu sois là

Mes yeux naviguent de « ma protégée » à la lourde porte qu’on


vient de tirer. Un mot s’échappe des lèvres de Brando entre deux sanglots,
avant qu’elle ne se précipite en larmes, dans les bras de celle qui, je le
comprends, sera notre arme.
— Maman…
— Oh, mon bébé… se met-elle également à pleurer. Tu as tellement
changé…
L’euphorie de leurs retrouvailles inattendues, leur étreinte aussi
étourdissante qu’imprévue donne la plus belle scène que j’aie jamais vue.
La vision de cet amour indicible me prend totalement au dépourvu et j’en
suis ému.
— Toutes ces années perdues… ces moments où j’aurais dû être à
tes côtés, mais que j’ai ratés... Je suis tellement désolée, parvient tout juste à
dire la mère de Marlon, sincèrement effondrée.
— Maman, si tu savais à quel point tu m’as manqué… Si seulement
tu pouvais soupçonner toutes les fois où je me suis imaginée que tu
revenais, les nuits où je l’ai rêvé, les cauchemars où je revivais ces instants
pendant lesquels, en vain je te cherchais…
Les pleurs de Marlon me retournent au point que j’en frissonne.
— Votre honneur, veuillez nous excuser. Mademoiselle Jensen et sa
maman ne se sont pas vues depuis plus de 10 années. Et d’ici quelques
minutes, vous saisirez pourquoi j’estime que mon client doit être libéré. Car
la lumière sera faite sur la personnalité de celui qui devrait se tenir à cette
place, sur le banc des accusés.
D’un signe de la main, la juge fait comprendre qu’elle ne veut rien
gâcher.
— Ma Lonie, mon bébé… il ne parviendra plus à nous séparer
désormais, promet Maya en s’écartant doucement d’une Marlon que le
chagrin a brisée.
Le mal que Jensen a fait pourra-t-il un jour être réparé ?
Maya Jensen essuie affectueusement les larmes de son enfant, avant
de prendre place derrière la barre, lentement. Des gestes calmes, maîtrisés,
qui n’expriment bizarrement aucune colère, pas même une pointe de
désenchantement. Pourtant, ce qui luit dans ses prunelles à cet instant, alors
qu’elle regarde son mari et son amant, c’est bien de la haine et du
ressentiment.
Les femmes ont comme un don étonnant. Celui de parvenir à
n’esquisser que l’ombre de leurs sentiments, de nous montrer seulement
lorsqu’elles le souhaitent, des faux-semblants. Néanmoins, leurs émotions
sont souvent si contradictoires, le fruit qui pourrît en leur âme parfois si
divergent. Leurs atouts me font aussi peur que je peux les trouver
fascinants.
Prenant certainement conscience à cet instant que tous ses méfaits
seront bientôt dévoilés, l’assurance de Jensen semble se carapater et il
commence à se tasser.
— Madame veuillez décliner votre identité.
— Mon nom est Maya Penn-Baker Jensen et je suis la mère de
Marlon Jensen.
Debout, tête haute et main levée, Maya s’apprête à prêter serment.
— Jurez-vous de dire toute la vérité, rien que la vérité ?
Main posée sur une bible reliée, la mère de Brando atteste devant
une assemblée médusée, tandis que les flashs des journalistes se remettent à
crépiter.
— Madame Jensen… comme je viens de le souligner, vous n’avez
pas vu votre fille depuis des années. Pouvez-vous nous expliquer ?
— C’est très simple. Quand j’ai commencé à gêner mon mari dans
ses projets, il m’a fait enfermer…
Impressionné tout autant qu’étonné par la force de sa personnalité,
je ne manque pas les regards que Maya peut adresser à celui qui a détruit la
vie des âmes présentes ici.
— Racontez-nous de quelle façon cela s’est passé…
— Ça faisait des années que je le suppliais de laisser Marlon se
reposer. Que je lui disais qu’elle l’avait mérité, qu’elle allait finir par
craquer, qu’elle avait le droit de vivre, de souffler… Elle n’était qu’une
enfant ! Elle avait tout juste 8 ans ! Je cherchais uniquement à la protéger,
mais plus je tâchais de le faire, plus il s’opposait. C’était notre bébé… notre
rôle de parent était de la préserver. Pas de l’exploiter. J’ai insisté, insisté…
un médecin a commencé à me visiter. Il a d’abord essayé de me gaver
d’antidépresseurs que je refusais d’avaler. Ryker tentait de me faire passer
pour une hystérique, une folle à lier. Un jour, il en a eu assez, il a fait ce
qu’il fallait pour m’éloigner. Un soir, il m’a droguée.
— Objection, votre honneur ! crie le procureur. Ces allégations sont
sans aucune valeur sans aucune preuve !
— Objection refusée, tranche le juge. Continuez.
— Lorsque je me suis réveillée, j’étais internée. J’ai très vite
compris que le médecin fermait les yeux sur tout ce que je racontais parce
qu’il était payé. Soudoyé et à la botte de mon mari bien aimé. Pendant des
années, je n’ai eu de cesse de crier qui j’étais, en demandant à voir ma
petite fille adorée. On m’a traitée pour dédoublement de la personnalité.
Quand j’ai découvert horrifiée qu’il avait demandé une ordonnance
d’éloignement au cas où un jour je sortirais et qu’il avait raconté que je
frappais mon bébé, j’ai compris qu’il ne reculerait devant rien pour parvenir
à ses fins…
La mère de Marlon marque une pause pour sangloter. Grubman lui
tend un kleenex et s’assure qu’elle est capable de continuer :
— Les 3 premières années, Ryker est, venu 1 fois par an. Puis tous
les deux ans… jusqu’à cette année où bizarrement, il n’a fait que se radiner
pour vérifier que j’étais bien le légume qu’il espérait. Abrutie au point de ne
pas pouvoir parler. Ce qu’évidemment je m’efforçais de laisser penser pour
qu’on me fiche la paix, en attendant que je trouve une solution pour
m’échapper…
— Pouvez-vous nous dire comment cela s’est terminé ? Comment
se fait-il qu’aujourd’hui vous puissiez être ici pour témoigner ? Et par quel
bonheur vous et votre fille avez pu enfin vous retrouver ? Des retrouvailles
auxquelles nous venons d’assister, s’il faut le rappeler.
— Il y a quelques semaines, un jet s’est crashé. Il transportait le
médecin que Ryker payait. Médecin qui a malheureusement succombé...
Celui qui a pris la relève à la tête de la clinique a commencé à douter de
mon état de santé, et s’est empressé de convoquer mon époux, pour en
discuter. Il a vite compris au comportement de Ryker que quelque chose
clochait. D’autant plus quand ce dernier s’est précipité pour savoir ce que
j’avais pu raconter. Tout cela en insistant sur le fait que personne de
l’extérieur n’était autorisé à venir me parler. Que si la presse avait
connaissance de qui j’étais et où j’étais, il en serait terminé de ma santé
mentale et de la paix que j’avais enfin trouvée ici, depuis que j’étais
traitée… Et de celle de Marlon, vous vous en doutez… Ce jeune médecin a
su voir plus loin que les mensonges éhontés et il a décidé de m’aider.
Lorsque l’affaire de l’enlèvement de Marlon a été révélée, je me suis tout de
suite inquiétée et je l’ai immédiatement alerté. Quelques jours plus tard
seulement, Marlon et son petit ami ont été trouvés.
Le mot petit ami me donne un coup que je n’avais pas anticipé et
fait sursauter.
— Nous n’avons pas tardé à obtenir les coordonnées de l’avocat
chargé du dossier, VOS coordonnées, pour vous contacter. La difficulté
majeure a été de me faire déclarer saine d’esprit pour retrouver moi aussi
ma liberté, afin de pouvoir venir témoigner et enfin revoir mon bébé.
Des larmes emplies de sincérité viennent cristalliser les pupilles de
celle qui tente de tous nous sauver. Les sanglots derrière moi n’ont jamais
cessé. Depuis que je suis arrivé, Marlon ne fait que pleurer. À présent, les
larmes qui se mêlent sont autant de ravissement que d’abattement. J’espère
qu’elle trouvera enfin la paix au tournant. Brando le mérite tellement.
— Madame la juge, vous découvrirez ici le rapport du médecin
concernant l’expertise psychiatrique de madame Jensen. Nul besoin, je
pense, de souligner que monsieur Dwyer n’était donc pas un coup d’essai.
Ryker Jensen a l’art et la manière pour se débarrasser de quiconque peut le
gêner, afin d‘arriver à ce qu’il a projeté. Vous conviendrez, j’en suis certain,
qu’il n’est pas un homme à qui on peut se fier. Je me dois toutefois de
rappeler que l’arrestation de mon client ne s’est faite que sur SES
accusations. Et nous allons à présent terminer de prouver que cet homme
n’est qu’un manipulateur mal intentionné… Madame Jensen, pouvez-vous
dire quand votre fille est-elle née ?
— J’ai donné naissance à Marlon, mon unique enfant, à New York
le 4 août 2004, à 4h46 très précisément. Un beau bébé de 3kg250 qui a
récemment fêté ses 18ans, malheureusement sans la présence de sa
maman… Mon enfant que je chérissais tant et que j’ai perdue pendant plus
de 10 ans à cause d’un mari, d’un père dénué de sentiments et obnubilé par
l’argent.
Un silence déroutant s’installe furtivement. Grubman y met fin,
heureusement.
— Merci madame Jensen, de ce témoignage très instructif qui ne
manquera pas de nous aider. Votre honneur… ai-je besoin de faire
témoigner Marlon Jensen ici présente aux côtés de l’accusé, afin qu’elle
vous dise ce que déjà vous avez deviné ? Qu’elle et monsieur Dwyer ont eu
des relations totalement consenties et qu’elle l’a suivi de son plein gré. Pire
! Que s’ils se sont enfuis de la sorte, c’est pour que ma cliente puisse
échapper à la pression toujours plus grande que son père lui met, et à une
carrière sur le point de l’étouffer ? Témoignage qui ne pourrait qu’infirmer
les dires de monsieur Jensen et appuyer la déposition que nous venons
d’écouter. Marlon Jensen majeure, elle est à présent décisionnaire de tout ce
qui peut lui arriver… et de la personne à qui elle peut confier la gestion de
ses actifs, mais surtout… elle est libre de rejeter des contrats, si elle
souhaite respirer. Ce qu’il lui a toujours refusé. Marlon vous le dirait,
exactement de la même façon que sa maman vient de nous l’expliquer.
La magistrate tranche, sans hésiter :
— Je pense que pour aujourd’hui, cela ne sera pas une nécessité.
Mais que Mademoiselle et madame Jensen se tiennent prêtes à être
convoquées. Le récit que je viens d’entendre me laisse effarée. Monsieur
Dwyer, je vous rends votre liberté. En revanche, monsieur Jensen, vous et
moi allons très prochainement nous reparler. Maître Paxton, je vous invite à
rester. Nous devons discuter des poursuites que je souhaite engager.
Monsieur Jensen s’en est jusqu’à présent tiré, mais il n’est jamais trop tard
pour sanctionner le mal qui a été fait, et ceux qui, comme lui, ont
délibérément omis que les lois ne pouvaient être impunément bafouées.
L’air que mes poumons contenaient brusquement libéré, je
recommence à respirer. Je n’ai pas le temps de pivoter que j’entends les
pleurs de Marlon redoubler et que je sens ses petits doigts m’agripper.
Quand je me retourne et qu’elle tombe dans mes bras, j’enfouis mon nez
dans ses cheveux légèrement ondulés et hume intensément leur odeur
vanillée.
— Pleure ma Brando, laisse-toi aller, soufflé-je en l’étreignant avec
ferveur pour l’attirer contre mon cœur. Vide ce sac que tes épaules ont trop
longtemps porté…
Maya Jensen nous rejoint sans tarder et je dépose un baiser au
sommet du crâne de ma poupée avant de leur permettre de se retrouver…
Chapitre 52 Marlon
If I believed in fate,
I’d think we were soulmate
Si je croyais en la fatalité
Je penserais que nous sommes âmes-sœurs

Deux policiers encadrent mon père. Ce père qui passe à côté de nous
sans même oser nous regarder, pas plus que s’excuser. Et contre toute
attente, d’un geste de la main, Bo demande aux agents de s’arrêter pour lui
parler.
— Il est plus facile de construire un enfant fort que de réparer un
adulte brisé… Mais vous n’avez pensé qu’à vous et fait ce qui vous
arrangeait sans préserver la seule chose qui, pour vous, aurait dû compter.
Le poids de vos mots, de vos actes, aura des répercussions sur elle pendant
encore des années. Mais Marlon sera capable de se relever. À maintes
reprises, j’ai pensé que j’aurais dû refuser ce job que vous me proposiez.
Mais finalement vous avez eu raison de m’engager. Quelqu’un avait
vraiment besoin d’être aidé. Ce n’était simplement pas la personne que
j’imaginais.
Mon Doe se tait. Sous les flashs des appareils qui ne cessent de
claquer, R.J. est emmené pour être interrogé. La juge semble décidée à
l’inculper. Les preuves suffiront-elles à le faire enfermer ?
Bizarrement, malgré tout ce qu’il a fait, cette simple idée me donne
la nausée. Mon père est loin d’être parfait. Il a commis des erreurs, m’a
privée de ma mère, m’a exploitée et a accusé Bo de tous les méfaits,
pourtant… ai-je envie qu’il aille en prison, véritablement ?
J’ignore quand je le reverrai. Cette image de lui n’est pas celle que
je souhaite garder. Aujourd’hui, une part de moi rassemble des morceaux
brisés… quand une autre vient de totalement se disloquer.
Je savoure la chaleur des bras de maman, la douceur de son cœur
résonnant contre mon oreille, le mien se calant sur ses battements. Une
sensation que jamais je n’aurais pensé de nouveau pouvoir goûter. Et je
réalise que j’ai beau avoir eu récemment 18 ans, j’ai toujours besoin de ma
maman. Nous ne rattraperons jamais le temps. Tant de moments perdus,
dont je ne pourrai lui donner qu’un aperçu. Mes propos seront alors
empreints de tristesse, mon âme, probablement à jamais un peu éperdue.
— Tu m’as tellement manqué, ne cessé-je de lui répéter.
Ses paroles sont grevées des mêmes regrets. Nous finissons par nous
séparer pour nous reconnecter. Le monde autour de nous s’était effacé. Mais
alors que je pivote de tous les côtés pour trouver mon Doe, je le vois de dos,
se dirigeant vers la porte avec Grubman tout en échangeant encore quelques
mots.
Maman suit mon regard troublé. Mon cœur ne demande qu’à
accélérer, je meurs d’envie de lui courir après. Mais partagée entre mon
désir de le retrouver et mon bonheur d’avoir de nouveau ma mère à mes
côtés, je ne sais plus où donner de la tête et je n’ose pas bouger.
— Va voir ton ami, ne t’en fais pas… On aura du temps pour nous,
maintenant, toi et moi… du temps que ton père ne nous volera pas.
Maman m’embrasse encore une fois. Je me tourne vers la sortie,
mais Bo n’est déjà plus là.
— Va ! m’incite encore ma mère. Il ne doit pas être loin et quand tu
reviendras, je serais toujours là. Ne t’en fais pas.
Je cours plus vite que jamais. J’arpente le tribunal, me faufile entre
les journalistes, cavale en direction des escaliers puis les dévale. Jusqu’à ce
que je le voie comme perdu dans ce dédale.
— Bo ! Bo, attends-moi !
Je parviens à l’arrêter juste avant qu’il ne sorte du bâtiment.
— Mais où tu penses t’en aller, comme ça ?
— Je… heu… j’avoue que je ne sais pas…
Son esprit semble errer, ses pupilles comme égarées après ce qui
vient de se passer. Comment ne pas comprendre qu’il soit totalement
paumé ? Moi-même, j’arrive à peine à réaliser.
— J’imagine que maintenant, je peux rentrer chez moi… mais je
n’ai même pas mes affaires, elles sont restées là-bas… à la prison d’État.
— On les récupèrera, ne t’inquiète pas.
Ses yeux perdus s’accrochent à moi. Ma main crochète ses doigts.
— En revanche, Bo Dwyer, si tu crois que tu vas te défiler comme
ça… On ne se défausse pas ainsi face à Marlon, espèce de goujat !
— Goujat ? se marre-t-il. Mais qui emploie encore ce mot-là ?
Il tente de plaisanter, mais son visage me laisse deviner que quelque
part, son cœur l’a abandonné.
— Hey bien, apparemment moi ! ris-je en l’attirant à moi.
Ses lèvres se départissent d’un semblant de sourire. Une certaine
gêne paraît l’envahir.
— Où tu crois t’en aller par-là ? Tu as oublié que j’étais là ? Tu dois
bien te douter que je ne vais pas te laisser t’enfuir comme ça !
Je feins également l’amusement. Jouer est aussi l’un de mes talents
pourtant, à cet instant, je devine que le terrain est glissant.
— Marlon, je… je suis désolée.
Bo était ni plus ni moins sur le point de partir. J’ai peur de
comprendre où il va en venir. Et que les prochains mots qu’ils prononcera
ne viennent me meurtrir, alors je fais tout pour ne pas le laisser les dire.
— C’est à moi de m’excuser encore pour tout ce qui est arrivé. Mais
tu as retrouvé ta liberté… et ma tournée est repoussée… Bon, je sais, je vais
devoir la terminer, même si cette fois, c’est mon père qui se fait coller un
procès. Mais en attendant, on peut essayer de profiter sans fuir ou nous
cacher...
Son visage se défait. Son regard reste ombragé. Son corps se raidit
sous mes doigts et ne demande qu’à s’écarter.
— Brando, il faut que tu vives sans moi, désormais.
— Mais je… tu… À présent, tu n’es plus obligé de t’en aller !
décrété-je après avoir hésité. Ma mère a témoigné et t’a disculpé. Plus
personne ne peut nous interdire de partager l’air que l’on respire !
Je me noie dans ses pupilles et mon cœur dégoupille. Chaque fois
que je me laisse capturer, il est prêt à exploser. Captivée par ses prunelles
profondes, incroyables émeraudes dont l’intensité m’inonde, que puis-je
faire d’autre que fondre ?
— Marlon, je sais que je vais te donner l’impression de fuir… peut-
être même de te trahir, mais… J’ai besoin de prendre du recul, de
réfléchir…
Le silence retombe. Mes pensées semblent imploser sous l’effet des
paroles, qu’il a lâchées telle une bombe.
Encore une fois, mon père est parvenu à tout gâcher. Il m’a pris ma
mère pendant des années. Je refuse de perdre Bo et que notre relation fasse
les frais de ses projets et de la vie qu’il m’avait tracée. Je veux être libre.
Libre de vivre et d’aimer.
— Bo, tu ne peux pas partir comme ça… Ne me laisse pas. Nous
avons encore trop de choses à vivre, toi et moi.
— Peut-être que tu dis vrai… Qui sait ? Mais pour le moment, je
souhaite que nous prenions des chemins séparés.
J’aimerais parvenir à parer mon visage d’un sourire. J’échoue
lamentablement et laisse mes larmes inonder mes joues abondamment.
— Bo, ne fais pas ça… je t’en supplie, ne me quitte pas… j’ai
besoin de toi…
Oh, Doe, qu’as-tu fait de moi ? Cette fille qui implore, ce n’est pas
moi, pourtant… face à toi, je ne suis plus que cela… une jeune fille qui ne
jure plus que par toi et qui sera perdue si tu la forces à vivre loin et au-delà
de toi…
— Brando… je ne sais même pas de quoi mon avenir sera fait et…
je n’ai rien à te donner…
— La seule chose dont j’ai besoin, c’est…
J’hésite puis me tais.
La seule chose dont j’ai besoin, c’est d’être aimée… Et peut-être
est-ce précisément ce qu’il se refuse à m’accorder.
— Je suis désolée… murmuré-je la voix étranglée en baissant la tête
sur mes pieds. J’ai bêtement cru que…
Je me retiens de sangloter. Absurde idée, les larmes coincées dans
ma gorge ne font que davantage m’étouffer.
— … j’ai stupidement pensé que… toi et moi, ça aurait pu durer.
Que c’était autre chose que du cul, que quelque chose de plus nous
unissait…
J’ai toujours cru que l’amour naissait d’un sentiment inné. J’ai
songé que naturellement, je saurais et m’y suis essayée. Mais je ne suis
qu’une gamine droguée et paumée qui ne sait pas aimer. Ma première
véritable histoire a duré à peine plus de temps qu’il n’en faut pour prendre
une bouffée d’air frais, et s’est soldée par un Bo écroué pour quelque chose
qu’il n’avait pas fait. Comment ne pas comprendre qu’une fois libéré, son
instinct de survie le pousse à partir le plus loin possible de celle par qui tout
est arrivé.
J’aurais voulu être aussi douée pour offrir mes sentiments que je
peux l’être pour chanter, mais force est de constater que tout le monde n’est
pas fait pour aimer. Qui veut, peut tenter. Et comme moi, se planter.
— Brando, regarde-moi, réclame-t-il en relevant doucement mon
menton d’un doigt.
Le liquide lacrymal devant mes pupilles s’interpose. Le visage de
Bo s’anamorphose.
— Je ne veux pas que tu penses que ce n’était que ça, parce que ce
n’est pas le cas ! Mais tout est si confus pour moi… Je ne peux pas nier ce
que je ressens pour toi. Ce truc que j’ai là, me montre-t-il en pointant
l’endroit, c’est si fort que ça me fait peur, même à moi… Parce que c’est
une sensation que je ne connais pas. Ce que j’ai vécu avant toi, c’était
tellement différent de tout ça !
— Je… crois que je vois…
Une hésitation, une pause… En musique, je joue les virtuoses, mais
en amour, je suppose et jamais mes mots correctement ne composent. Que
puis-je offrir à Bo sinon mes névroses ? À cette idée, mon cœur se nécrose.
— À côté d’une femme comme Ève, comment puis-je faire le
poids ? murmuré-je comme pour moi.
— Attends, mais… De quoi tu parles ? Où est-ce que tu t’en vas
comme ça ?
— J’ai compris le fond de ta pensée. Je ne suis qu’une gamine, je ne
peux pas rivaliser.
— Oh, putain, Brando… T’as même pas idée à quel point tu peux
être hors propos ! Parce que putain, Brando, putain… je croyais que tu avais
senti comme je t’ai dans la peau…
La sincérité dans ses yeux me déroute et me laisse en proie aux
doutes. Mon visage entre ses mains, pris en coupe, je me hisse pour
l’embrasser, mais à peine mes lèvres l’ont-elles effleuré qu’il met fin à ce
timide baiser. Mes larmes recommencent à couler.
— Bo, tu dois m’expliquer parce qu’entre ce que tu dis et ce que tu
fais, j’avoue que je suis totalement paumée…
— Je suis sincèrement navré de te blesser… et que parce que je
souffle le chaud et le froid, tu ne comprennes pas, mais… après ce qui m’est
arrivé, je ne sais même plus comment je peux envisager mon avenir…
Quand je suis avec toi, j’ai l’impression que toute ma vie chavire. J’ai quitté
ma copine, perdu tout ce qui faisait ma vie sans même pouvoir réagir…
— Je suis désolée… osé-je tout juste encore m’excuser pour
rebondir.
D’un rapide signe de la main, Bo chasse mes paroles avant
d’approfondir.
— Marlon, je… J’ai besoin de partir pour tout aplanir. Aujourd’hui,
je ne sais plus à quoi j’aspire. Et si je suis aussi égaré, c’est de réaliser que
je sois capable tout remettre en question pour toi, alors qu’il y a moins d’un
mois, on ne se connaissait même pas… Et crois-moi, ton âge n’a rien à voir
dans ma décision de m’éloigner. Et les merveilles que tu déploies dans
l’intimité me hurlent de ne pas te quitter. Mais c’est justement parce que je
me sens concerné par ce qui peut t’arriver, bien au-delà de la baise et de ses
bienfaits, que je dois m’écarter.
Ses mots me heurtent de plein fouet. Bo tient à moi, maintenant je le
sais. Mais il a besoin de se recentrer et de digérer. Pourtant, est-il nécessaire
pour cela de nous séparer ? J’aimerais parvenir à l’en dissuader, et sans
réfléchir davantage, je m’imagine le retenir avec la seule arme que j’ai. Et
je ne compte pas m’en priver, alors je dois oser. Pour Bo, je me sens
capable de tout tenter.
Je m’approche lentement, à pas feutrés. Et nos yeux ancrés, je
cherche à unir nos cœurs pour lui faire comprendre que, quoi qu’il arrive et
quoi qu’il en pense, désormais, ils sont liés. Quand je me hisse sur la pointe
des pieds, mon cœur vrille et vacille de réconfort, en voyant qu’il ne
cherche plus à s’éloigner, et je murmure alors le cœur serré, nos lèvres
pratiquement scellées :
— Est-ce que ce serait abusé si je pensais une nouvelle fois à te
convaincre de rester ?
Chapitre 53 Marlon
I just need one more kiss
To feel my heart beat underneath
J’ai juste besoin d’encore un baiser
Pour sentir mon cœur battre en dessous

Je n’ai pas le temps de réagir qu’il fond sur mes lèvres pour les
dévorer. Le goût de ses baisers m’avait manqué. Et je comprends aussi que
je dois graver l’instant, imprimer ce moment. Car il s’agit peut-être du
dernier que nous allons partager…
Sa langue se fait délice, la mienne est au supplice de m’imaginer
que nous ne nous embrasserons peut-être plus jamais. Une main au creux de
mes reins cherche à m’attirer quand l’autre caresse mon visage comme si
Bo me vénérait.
Brusquement, ses mots reviennent me frapper. En total décalage
avec la douceur qu’il peut me prodiguer. Je ne dois pas oublier que Bo veut
s’en aller… Que quoi qu’il puisse se passer maintenant, Bo va me quitter et
que je ne sais pas si je le reverrai. Parce que « loin des yeux, loin du cœur »
n’est pas qu’une stupide idée.
Les paupières fermées pour inciter mes sens à s’éveiller, je sens Doe
légèrement me pousser pour m’instiguer à reculer. Je me laisse faire sans
broncher tout en émettant de discrètes onomatopées entre deux respirations
essoufflées. Je ne veux pas, je ne PEUX pas cesser de l’embrasser.
Une porte franchie. Puis une autre contre laquelle mon dos s’appuie.
Je bats des cils pour sortir de la nuit, et voir où Bo nous a conduits.
Presque notre endroit favori pour nous cacher lorsque nous avons
une petite envie, pensé-je en avisant le lieu duquel ne monte pas un bruit. Si
ce n’est celui de nos souffles alanguis.
J’entends à peine le son du loquet que Bo doit fermer. Il a raison, on
ne sait jamais… Bien que plusieurs personnes aient dû nous voir entrer en
devinant ce qui allait se passer. Une fois encore, Marlon la pop star va
pouvoir faire jaser. J’imagine déjà les titres s’étaler :
« Partout où elle va, elle ne peut pas s’empêcher de se faire
sauter. »
Je m’en moque, je ne suis plus à ça près. Bo est sur le point de me
quitter, j’ai besoin de prendre ma dose de lui avant que tout ne soit terminé.
Nos souffles mêlés, je me laisse emporter par ses baisers passionnés
et ses caresses empreintes de volupté. N’importe qui pourrait rentrer, nous
écouter… même pas je ne le remarquerais.
Ses doigts glissent sous ma jupe pour se faufiler sous ma dentelle.
Inutile de me titiller bien longtemps pour que je chancelle. Tourmenter
l’orée de mon temple sans y pénétrer semble l’exciter. Bo sait m’attiser
comme jamais personne ne l’a fait. Quand son pouce s’active sur mon
piercing et vient me taquiner, j’exhale tout l’air que je retenais. Le plaisir
qui gonfle ma poitrine n’autorise pas plus longuement mes poumons à
l’emprisonner. Le souffle court, j’ai tout autant hâte de me laisser emporter
vers mille et une voluptés, que je meurs d’envie d’en repousser les effets,
pour mieux m’en délecter.
Quand je sens sa bouche m’abandonner, un gémissement de
déception que je ne peux réprimer quitte mes lèvres, délaissées. Je rouvre
les yeux pour les poser sur Bo qui s’empresse de s’agenouiller, tout en
s’arrangeant pour que ma jupe cesse de retomber. Le tissu coincé dans la
ceinture, le tour est joué.
— J’ai autre chose à faire que perdre du temps avec tes vêtements…
maugrée-t-il en écartant davantage ma petite culotte d’un doigté habile.
Son souffle chaud chatouille ma peau. Un élancement violent larde
déjà mes reins, comme une dizaine de couteaux.
— Bordel, Brando… s’enflamme-t-il en admirant encore cette part
de moi qui le laisse sans voix.
Ce diamant brut dans lequel son œil se noie. Sa langue se pose une
première fois sur cet endroit.
— Est-ce que tu sens ce que tu fais naître en moi ?
Il s’écarte pour me contempler, examinant la moindre courbe, le
plus infime détail, comme si rien ne devait lui échapper.
Sa langue revient un peu plus longuement cette fois, puis de
nouveau s’en va.
— Est-ce que tu comprends que je suis comme empoisonné ? Que tu
es ma drogue et je pourrais mourir d’en redemander ?
Nos yeux viennent s’éperonner. Ses mots entrecoupés de
mouvement savamment étudiés, je suis déjà prête à basculer.
— … L’envie de toi coule maintenant dans mon sang à chaque
instant. Lorsque tu n’es pas là, je suis rongé d’un mal lancinant…
Sa langue accompagne à présent ses doigts, et vice versa.
— Tu as tes démons et moi je t’ai toi…
Ma jambe se love à son épaule jusqu’à s’y poser. Je glisse une main
sous mon top pour libérer la pointe de mes seins dressés. J’aguiche l’un des
anneaux qui viennent les orner et joue à le tirer.
— Est-ce que tu saisis l’effet que tu me fais ? À quel point j’ai mal
de devoir nous sacrifier ? Que j’ignore comment je vais parvenir à me
sevrer, mais que je dois à tout prix m’éloigner ?
— Reste… reste, le supplié-je alors que sa langue commence à
tournoyer.
Mes gémissements s’élèvent, un grognement rauque ne tarde pas à
lui échapper. Je devine à quel point il peut se délecter, tout en me rappelant
ces mots qu’il a pu un jour lancer :
« Je crois que je vais sans arrêt avoir envie de te bouffer… »
Ce que je lui permets sans aucun regret.
— Tu ne peux pas me laisser, agonisé-je alors que mes entrailles
commencent à s’enflammer.
Les murmures de son timbre viennent me caresser. À aucun moment
ses pupilles ne m’ont lâchée, accentuant les effets de chaque égard qu’il a
pu me prodiguer. Je sens les spasmes dans mes reins monter et mon ventre
se contracter. Je m’accroche à ses cheveux jusqu’à vraiment les tirer, lui
arrachant un grondement entre plaisir et sensualité. Étonnant comme sexe et
douleur savent parfois si bien se compléter.
— Je n’ai pas envie de te quitter… souffle-t-il sans cesser de me
cajoler, mais il le faut. Tu dois d’abord te trouver.
Ses paroles tournent, montent à mon esprit pour s’y infuser,
s’infiltrer, s’immisçant jusqu’à mon cœur pour le dévaster.
Quoi qu’il advienne, même si Bo m’aimait, il s’en irait…
J’abdique, résignée, mon âme ruinée, ravagée. Tout comme mon
corps que l’orgasme vient foudroyer.
Je m’abandonne aux convulsions, en proie à une certaine confusion.
Je reprends doucement ma respiration alors que la bouche de Bo, pas prêt à
me délaisser, escalade mon corps en disséminant de langoureux baisers.
Mes doigts dans ses cheveux l’incitent à continuer. Ses dents viennent
agacer, pincer l’une de mes aréoles érigées.
Mon souffle retrouvé, je savoure les frissons qui continuent de se
propager. Bo décide finalement que nos lèvres doivent de nouveau se
rejoindre et revient m’embrasser. Mais au lieu de me repaître de ses baisers,
je pense moi aussi à lui offrir les faveurs qu’il m’a lui-même accordées.
Nos places échangées, je suis à présent celle qui est à ses pieds
quand son dos à lui cherche à s’appuyer.
Je m’amuse à le provoquer en tirant la langue pour lui rappeler un
détail qui fait chaque fois son petit effet. Le piercing dont elle est également
décorée…
— Putain, Brando… tu me donnes tellement chaud…
Je me lèche les lèvres de façon exagérée, pour bien le lui montrer et
l’émoustiller. Et tout comme il l’a fait, je m’ancre à ses billes de jade qui
voudraient me tancer.
— Est-ce que tu sais que j’ai fait de la fellation une de mes
spécialités ? gloussé-je juste avant de le goûter.
Un rugissement rauque s’extrait, la tension entre nous à son apogée.
— Tu vas finir par me tuer…
— Ce n’est pas exactement ce que j’ai envisagé… Attends, je vais
plutôt te montrer à quoi je pensais…
Impétueuse, malicieuse, je pose une nouvelle fois ma langue sur sa
peau fine et soyeuse. Incapable de patienter, elle se fait plus audacieuse, se
voulant déjà aventureuse. Et jouant de la boule d’acier, je m’amuse à le
tourmenter en la faisant rouler, tout en caressant sa verge bandée. Mais
lorsque les hanches de Bo entament un léger mouvement de balancier, je
comprends que tout comme moi, il est pressé et que je peux accélérer. Ses
va-et-vient dans ma bouche m’invitent davantage à saliver et mes lèvres
finissent par totalement l’entourer. Ma langue s’enroule sur son sexe encore
et encore, lui arrachant un râle sans aucun effort. Je n’éprouve aucune honte
à le supplicier de plaisir sans l’ombre d’un remords et m’active sur sa
virilité et l’honore.
— Marlon, bébé… s’escrime-t-il à m’expliquer en parvenant à peine
à parler… arrête, je vais…
Je sais… et c’est exactement là où je veux t’emmener… jusqu’à me
délecter de ta semence nacrée. Avec les autres, ça ne m’a jamais tentée,
mais avec toi, j’ai envie de tout goûter.
Qui eût cru que je n’aie encore jamais essayé, vu l’expérience
sexuelle que j’ai ? Détail que je m’abstiendrai de souligner…
Je soutiens son regard pour lui assurer que j’ai conscience de ce que
je fais et que je ne souhaite pas arrêter. La seconde d’après, je me gorge de
son liquide chaud et épais, tout en savourant la vision de cet homme en train
de basculer entre plaisir et volupté. Cet homme qui m’a tant donné. Cet
homme dont je vais bientôt être privée.
Chapitre 54 Marlon
You were my drug, you were my pills
My alcohol, you made me thrill
Tu étais ma drogue, tu étais mes pilules
Mon alcool, tu me faisais frissonner

— Comment sait-on qu’une histoire est vraiment terminée ? Qu’on


ne doit plus rien espérer quand celui que vous attendez vous a clairement
fait comprendre qu’il vous kiffait juste avant de vous laisser ?
— Marlon, vous le savez… Les relations sexuelles ne signifient pas
d’une personne qu’elle se soit attachée. Vous-même m’avez dit utiliser le
sexe pour combler le vide que vous ressentiez, et cela sans véritablement
aimer… éprouver du désir et aimer sont deux choses qu’il ne faut pas
associer.
Touché.
Des semaines que Bo ne fait que m’esquiver, que je lui adresse des
messages qu’il n’a de cesse d’ignorer. Que ma psy m’aide à analyser…
Marlon Jensen, star adulée que tant de mecs ou de nanas ont cherché à se
taper, se fait méchamment ghoster. Si seulement j’avais pu m’imaginer
qu’un jour ça m’arriverait…
Dans la galaxie où je vivais, j’étais le soleil et tous les astres autour
de moi gravitaient. Aujourd’hui, Bo ne daigne plus faire comme si
j’existais, mais les mots qu’il a eus juste avant de m’oublier ne cessent de
me hanter.
— Marlon… Tu dois apprendre à exister pour toi et uniquement
pour toi, déjà. Et ça veut donc dire sans moi. Tu dois savoir qui tu es… faire
toutes ces choses dont tu as toujours rêvé, vivre sans te soucier des autres,
ou de ce qu’ils peuvent penser… Et ce sera plus facile de te découvrir toi-
même si tu n’es pas accompagnée.
— Tous ces trucs, c’est avec toi que je voulais justement les
partager ! ai-je pleuré.
— Ta mère et toi venez de vous retrouver, vous avez du temps à
rattraper…
— Et tu crois qu’il n’y a pas de place pour vous deux ? Ou plutôt
que je ne saurai pas te rendre heureux ? J’ai l’impression que tu fais tout
pour t’enfuir. Mais tu sais, pas besoin de chercher des excuses ou de mentir.
Si tu veux simplement partir, il te suffit de le dire !
Un grondement de rage, puis un soupir.
— … Je suis capable de comprendre qu’aucun homme à mes côtés
ne puisse s’épanouir…
— Putain, Brando, je… je ne sais pas ce que je pourrais encore te
dire…
Que tu m’aimes et que tu vas revenir ?
Est-ce que t’avouer ce que je ressens pourrait te retenir ? Si tu ne
crois pas en ton propre avenir, comment t’imaginer ce qu’à deux on
pourrait construire ?
C’était il y a plus d’un mois. Ce jour de septembre où l’honorable
juge Jackson a eu pitié et a tranché pour que ça en reste là. Enfin, tout du
moins pour Bo et moi. Un mois que je suis paumée, que mon cœur s’est
refermé, comme gelé, et qu’il refuse d’envisager qu’à un moment, il faudra
bien avancer.
La dernière chanson que j’ai fait diffuser pour lui dans l’émission de
Finley est restée sans réponse. J’ai cessé d’appeler pour lui parler en
messages codés. La chanson lui demandait encore de rester. Il a dû en avoir
assez…

If this world is wearing thin[54] — Si ce monde s’épuise


And you’re thinking of escape — Et que tu penses à t’échapper
I’ll go anywhere if you — J’irais n’importe où sit u
Just wrap me up in chains — M’enveloppe simplement de chaînes
But if you try to go alone — Mais si tu essaies de partir seul
Don’t think I’ll understand — Ne pense pas que je comprendrai

Stay with me (x2) — Reste avec moi

In the silence of your room — Dans le silence de ta chambre


In the darkness of your dreams — Dans l’obscurité de tes rêves
You must only think of me — Tu ne dois penser qu’à moi
There can be no in between — Il ne peut pas y avoir d’entre deux
When your pride is on the floor — Quand ta fierté sera au sol
I’ll make you beg for more — Je te ferai supplier encore
Stay with me (x2) — Reste avec moi

Aujourd’hui, sans mon Doe, je me sens totalement égarée. J’ai


perdu la boussole qui me montrait où aller.

— Est-ce que je te reverrai ? ai-je osé demander.


Ses pupilles se sont baissés, incapables de m’affronter. La réponse
que j’attendais n’est jamais arrivée. Je l’ai regardé partir, des larmes plein
les yeux et depuis, je n’ai plus que mes souvenirs…

— Et vos addictions ? Souhaitez-vous en parler ?


— J’ai pensé que le fait que Bo m’ait quittée m’inciterait à
replonger. Bo savait déterrer les mots pour me dire que je pouvais me
relever. C’était un peu comme s’il n’y avait plus que ses paroles que
j’entendais. Il avait su me faire emprunter un chemin que je refusais
d’arpenter… tout comme il a pris le même pour parvenir à me trouver, et à
me saisir la main pour me guider… J’ai cru que n’importe quelle excuse
serait valable pour me faire céder, que la tentation serait trop forte pour que
je puisse résister. J’ai vécu tellement longtemps avec la drogue pour me
booster que dans ma tête, je me suis convaincue que je ne serais plus bonne
à rien si je m’en passais… Pour le moment, ce qui me bouffait est relégué
au plan B, maman et moi nous sommes retrouvées, mes engagements ont
tous été annulés ou repoussés, et mon père a cessé de me harceler… Mais
aujourd’hui, j’ai l’impression de n’avoir fait que développer une nouvelle
accoutumance pour remplacer les dépendances dont je souffrais…
— Celle-ci est une addiction bien différente, en réalité. Et si celui
qui en est l’objet ressentait lui aussi des émotions semblables, jamais je ne
vous inciterais pas à vous sevrer.
Je comprends parfaitement où la psy veut m’emmener, mais je garde
mes œillères. Suis-je prête à accepter l’idée ?
— J’ai attendu l’amour des années, espéré rencontrer celui qui
pourrait partager les sentiments que j’éprouverais et j’ai cru l’avoir trouvé.
Ces sentiments qui m’ont emportée, je ne sais même pas les expliquer, je
demeure incapable de poser des termes sur leur intensité ! L’unique chose
que je sais, c’est qu’à présent j’ai mal et que le trou béant que Bo a laissé, il
est le seul qui pourra le combler.
— Croyez-vous que Bo vous ait vraiment aimée ?
— Je… je ne sais pas, en réalité. Comment savoir si quelqu’un vous
aime quand les mots n’ont pas été clairement prononcés ?
— Vous a-t-il explicitement dit qu’il reviendrait ?
J’hésite, commence à chercher. La réponse m’apparaît, cruelle et
sans pitié.
— Jamais.
— Et a-t-il dit ou fait quoi que ce soit qui puisse vous le laisser
penser ?
— Absolument pas, en vérité…
— Alors je crois que vous avez la réponse à la question que vous
vous posiez…
Bo ne reviendra jamais… je dois l’oublier…
Chapitre 55 Marlon
My spirit drew pictures of you from dusk til dawn
Maybe one day, when I’ll wake up, you won’t be gone

Assise tout en haut de l’amphi, esseulée comme une pestiférée,


personne n’ose me parler, ni même me regarder. Certains semblent se
demander si c’est bien moi ou s’ils sont en train de rêver. D’autres
chuchotent sur mon passage comme s’ils allaient constamment me gêner.
Ou qu’il ne fallait surtout pas aborder de sujet pouvant me concerner, de
loin ou de près. Comprennent-ils seulement que c’est justement ce
comportement qui tend à me déranger ?
Marlon la chanteuse idolâtrée a décidé de s’effacer pour au moins
une petite année. Juste le temps de laisser le soin à Marlon Jensen de savoir
qui elle est, à quoi elle peut aspirer maintenant qu’elle goûte à la liberté.
LIBERTÉ.
Un bien grand mot que madame Aretha Franklin chantait[55].
Jusqu’alors, la mienne, je n’en avais jamais disposé. Je l’ai payée
très cher, mais à présent que je l’ai, je ne compte pas la gâcher.
Le cours terminé, je range mes affaires tranquillement dans le sac à
dos que m’a offert une des nombreuses marques que je vantais. J’ai presque
honte de ne pas avoir versé pour la moitié de ce que j’ai, et d’avoir au
contraire touché de l’argent pour encenser même les marques que je
pouvais détester. Tout ça parce que mon père avait signé en mon nom des
contrats juteux indécemment payés.
Je me rassois pour observer les éléments autour de moi, le cœur
serré d’être enfin là. J’ai toujours rêvé d’être un jour diplômée. Et pour ça,
commencer par aller en cours semblait une judicieuse idée. J’entame donc
une année dans la prestigieuse université de U.C.L.A.[56]
Quatre postulants sur cinq sont recalés chaque année et ne
parviennent pas à y entrer. N’ayant jamais véritablement été scolarisée, j’ai
passé des tests et j’ai été acceptée. J’espère seulement que mon nom n’a pas
joué. Je veux réussir mes études au mérite, pas parce qu’on cherchera à me
brosser.
Un campus de 40 000 apprenants à l’année. Le nombre de personnes
qui emplissait la plupart des stades dans lesquels je chantais…
Une jeune femme, trois rangs plus bas, ne cache pas sa curiosité de
me voir rester, alors que tout le monde semble s’échapper un peu comme si
sa vie était menacée. Elle se décide à les grimper pour venir m’accoster :
— Est-ce qu’on peut t’aider ? Tu attends quelque chose de
particulier ?
— Je te remercie, c’est gentil, ça va aller… Juste envie de
m’imprégner…
— OK, mais ne t’imprègne pas trop dans la durée, hein… Le soir, tu
sais, ils ferment à clés. Ce serait con de te faire enfermer.
Nous explosons d’un rire partagé.
— Enchantée, moi c’est Gillian, heureuse de te rencontrer…
— Moi, c’est Marlon, ne puis-je m’empêcher de me présenter.
— Ça, je le sais, se marre-t-elle comme si l’évidence aurait dû me
frapper.
Assurément, elle me connaît…
— Ah, heu… oui, c’est vrai…
Elle continue de ricaner. Je n’y vois aucune méchanceté et me lève
finalement pour quitter l’auditorium à présent déserté. Gillian marche à mes
côtés et entame la conversation en toute légèreté. Exactement ce que
j’attendais.
— Alors, comme ça, tu as véritablement décidé de tout quitter et
d’arrêter ?
— Juste une année… et encore… mon nouveau manager a négocié
quelques trucs, histoire que le public n’oublie pas totalement que j’ai existé.
Mais j’ai besoin de normalité…
Des murmures dans mon dos. Du style :
— Ho, putain c’est vrai ! On nous a pas mitonnés ! On va réellement
la croiser régulièrement…
Je me raccroche aux mots de Gillian comme à une bouée. Ils vont
s’habituer à me voir, et bientôt parvenir à me traiter comme n’importe
quelle personne qu’ils pourraient rencontrer. Et probablement finir par
m’ignorer. Ce qui m’ira bien, en vérité. L’anonymat, c’est presque ce que je
suis venue chercher en m’inscrivant dans cette faculté.
— C’est quand même dingue, quand on pense que la plupart des
gens t’envient et rêvent de prendre ta vie, toi tu t’intègres au commun des
mortels en arrivant ici !
— Crois-moi, l’envers du décor n’est pas toujours aussi joli que ce
qu’on le dit…
Gillian pince les lèvres dans un sourire contrit.
— Alors Marlon, bienvenue dans ta nouvelle vie, et j’espère qu’on
pourra devenir amies…
— Avec grand plaisir, si le cœur t’en dit.
Mon regard navigue alors que nous marchons vers le parking. Ici, en
octobre, les feuilles ne se déclinent pas dans des tons orangés pour finir par
virer couleur praline. Mon cœur se serre à la pensée de mon Doe et à ses
yeux aux éclats d’Opaline. Quand tout à coup les miens se posent sur un
jeune homme dont la vision me ranime. Juste avant de me faire sombrer de
nouveau au plus profond de mes abîmes.
Oh, Bo… le manque de toi est pire que le craving… Tu as
méchamment remplacé ma cocaïne. Sauf que je ne peux pas acheter ma
dose au coin d’une rue, poussée par un élan d’adrénaline… alors pour te
substituer, mon esprit t’immisce de façon sibylline.
Je cesse d’avancer, saisie d’une brusque envie de pleurer.
— Est-ce que ça va, Marlon ? Tu es aussi blanche que si un fantôme
venait te hanter…
— C’est presque ça, si tu savais…
Le type s’engouffre dans le bâtiment C, obligeant mes yeux à s’en
détacher. Je secoue légèrement la tête pour revenir à la réalité, et
recommence à marcher. Sans réfléchir, Gillian se dirige naturellement dans
la section où les véhicules les plus récents sont garés.
— La mienne n’est pas de ce côté, la prévins-je avec une furieuse
envie de me bidonner de ses préjugés.
Nous arrivons à côté de mon vieux Pick up et j’en ouvre
immédiatement la porte pour déposer mon sac sur la banquette de cuir
élimée.
— C’est ça, ta caisse ? s’étonne Gillian médusée.
— Ouais, elle te plaît ?
— Je suis bluffée ! Dans son jus, des pièces d’origine, vintage à
souhait… Je serais toi, je fermerais la portière à clé ! me conseille-t-elle
plus sérieusement que je ne l’aurais pensé.
— Qui voudrait me la voler ?
— T’as pas idée du nombre de mecs qui pourraient ! C’est collector,
ces engins-là pour les jeunes qui aiment « mécaniquer[57] »
— Ah oui ? C’est vrai ?
— Tu sais, les fans de voitures apprécient de les bricoler. Retaper,
personnaliser, ça se fait… Certains en font même une véritable activité…
— Je t’avoue ne pas trop avoir conscience de ce qu’aiment faire les
jeunes, en vérité… J’ai existé dans une bulle depuis que je suis née, et elle
vient juste d’éclater.
— J’en suis désolée… personne n’aurait pu penser. Mais, si tu veux
en parler…
— T’inquiète, je vais me rattraper et merci du conseil. Ma voiture et
moi, on a vécu plus qu’il n’y paraît. Sa valeur est sentimentale, ça
m’ennuierait vraiment que quelqu’un ait envie de me la piquer…
— En tout cas, je trouve ça hyper stylé, que tu te balades avec ce
genre de bagnole alors que tu aurais pu te payer un bolide super cher qui
coûte plusieurs mois de salaire. Et si jamais tu veux la faire retaper, tu n’as
qu’un mot à me glisser. Je connais un type qui serait ravi de s’en charger !
— C’est gentil, mais je préfère la garder comme elle est. Son ancien
propriétaire risquerait d’être traumatisé si j’y touchais ! Et il a accepté de
me la céder uniquement à condition que je la laisse comme elle était.
— OK, alors on arrête de polémiquer et au moins, avec ça, tu es
certaine de te faire repérer.
— Ah… C’est con, c’était pas l’idée. Je voulais au contraire essayer
de me la jouer discrète.
— Te la jouer discrète ? Pour ça, trouve-toi plutôt une île déserte !
Nous rions encore. Pour moi, un peu de réconfort…
— As-tu besoin d’être ramenée ? suis-je tentée de demander.
— Ça va aller, me montre-t-elle en ouvrant à distance un petit
cabriolet. Mais c’est gentil de proposer. En revanche, je ne dis pas qu’un
jour, je ne serai pas emballée que tu me trimballes dans cette pièce de
musée !
Nous gloussons une dernière fois avant de nous séparer.
— Je suis ravie de t’avoir rencontrée. N’hésite pas à venir t’asseoir
avec moi et les deux-trois cinglés qui peuvent m’accompagner. Je serai
heureuse de te les présenter et… t’as pas idée comme ils meurent tous
d’envie de te parler !
Un ultime rictus avant de m’en aller.
— Je le ferai.
— Ah, et… j’ai oublié… ton copilote, lui aussi, fait son petit effet !
J’avise le compagnon qui m’attend sagement sur le siège passager
en ébauchant un sourire discret. J’aurais voulu retrouver le vrai. Le Lotso
de cette soirée. Celui qu’il m’avait gagné, mais… les annonces que j’ai
passées n’ont rien donné. Alors je l’ai substitué à un exemplaire en tous
points imité.
Je grimpe dans la voiture et demeure un moment les doigts crispés
sur le volant râpé.
Alors c’est ça, la normalité… Putain… qu’est-ce que ça me plaît !
Je réalise que bien malgré moi, mes rétines restent fixées à m’en
brûler sur l’entrée du bâtiment C.
Marlon, tu fais pitié !
Bo vit sur la côte opposée. Il faut vraiment que mon cerveau torturé
cesse de le parachuter partout où je mets les pieds. Ce matin, la psy m’a fait
prendre conscience que tout était bel et bien terminé… Il faudra que je lui
dise que mes neurones n’ont pas l’air décidés à l’intégrer…
Mon mobile se met à vibrer.
Merde ! J’ai failli oublier !
Ma meilleure — et seule amie — m’a promis de passer. Elle aussi
compte s’aventurer à s’établir à L.A. Pour le moment au chômage forcé, ici,
elle devrait bien trouver quelques stars à habiller !
— Hey ! Ça va, Beauté ? me demande-t-elle tout juste décroché.
J’essaie de relativiser. Certaines personnes ont des maladies
incurables, moi j’ai juste perdu l’homme que j’aimais. Un homme dont je
suis tombée amoureuse sans même comprendre ce qui m’arrivait… parce
que je ne savais tout simplement pas ce que c’était…
— T’es rentrée ?
— … ‘suis sur le point d’arriver…
— OK, alors à tout de suite, bébé !
Je démarre Hendrix à peine raccroché et jette un œil à mon ours
géant, installé sur le siège passager.
— Allez ! Go, Lotso !
Je me concentre pour reculer. Il est grand temps d’y aller et avant
d’enclencher la vitesse sur le levier, je fais tous mes contrôles de sécurité.
Conduire une boîte manuelle, j’en ai toujours rêvé, alors voilà… je l’ai fait !
Dans ma liste, avec « aller à l’université », il y aura au moins deux trucs de
cochés.
J’essaie de chasser Bo de mes pensées. Mon arc-en-ciel doit savoir
s’effacer pour que je puisse me focaliser sur ma conduite et tout ce qui doit
me polariser. À cette heure-ci, je devrais mettre un peu moins d’une demi-
heure pour rentrer.
J’ai eu le coup de cœur pour le quartier des canaux de Venice. Une
bicoque avec un jardinet légèrement ombragé. Un coin calme et tranquille.
À dix miles de la fac et à dix minutes à pied d’une zone mercantile. Maman
et moi avons investi les lieux il y a tout juste deux semaines avec une
impatience presque infantile. Et depuis, je vis ma vie presque fébrile, à
attendre quelque chose en vain, le cœur figé dans des souvenirs indélébiles.
Chapitre 56 Bo
Does indifference can blow kindness
When forgiveness is nothing without sufferance?
Est-ce que l’indifférence peut souffler la gentillesse
Quand le pardon n’est rien sans la souffrance ?

À la vue d’Hendrix, garée le long d’un trottoir de Venice Street,


mon cœur s’effrite. Que Marlon ait passé son permis et supplié mes vieux
de la lui céder m’a fait quelque chose que je ne peux même pas expliquer.
En revanche, que mes parents aient tout bonnement refusé qu’elle la paie et
la lui offre ne m’a pas du tout étonné. Leur façon de vivre, en toute
simplicité et leur générosité les a toujours caractérisés. Même si leur côté
perché m’a souvent agacé, mes parents sont des gentils, des vrais.
Et voir avec quoi ils roulent désormais m’a tellement fait marrer !
Marlon les a forcés à accepter une voiture flambant neuve, écolo, mais
suréquipée ! 100% électrique et climatisée ! Mon père n’a encore pas
compris que pour démarrer, il suffisait d’appuyer et non plus de tourner une
clé… pour laquelle il cherche toujours un neiman, histoire de l’insérer.
Quant à maman, pour elle, hors de question d’utiliser l’air conditionné alors
qu’ouvrir la vitre fait le même effet. Tant pis si elle est un peu décoiffée.
Je crois que finalement, moi aussi, mes parents me font me
bidonner ! Et grâce à Marlon, j’ai compris je n’avais rien à leur reprocher et
qu’avoir des parents, c’est un luxe dont je ne veux plus me passer…
Je trouve une place libre et me gare pour continuer à pied. Peu de
maisons sont accessibles en voitures, dans ce quartier calme et prisé.
Marlon y a déniché la maison de ses rêves, de ce que j’en sais et s’y
est installée avec sa maman dès que les papiers ont pu être finalisés. Ses
comptes ont rapidement été débloqués et elle a pu accéder à son argent.
Tout en faisant annuler les droits dont son père disposait.
La meilleure chose qui aurait pu arriver ! Marlon avait tout, sauf sa
liberté. Aujourd’hui, elle peut enfin vivre comme elle le souhaitait, sans
avoir rien à demander ni à justifier. Comme tout un chacun normalement
constitué et sain d’esprit le devrait.
Je repasse à côté du vieux Pick Up que Marlon a récupéré. Un
énorme ours rose est assis sur le siège passager. Et devant lui, sur le tableau
de bord, celui que j’ai failli ne pas remarquer : le petit chien tout fripé et
plissé. Je me remémore cette soirée à la foire, cette même peluche que j’ai
gagnée pour elle et qu’elle n’a pu garder…
J’ose vaguement espérer qu’elle en a racheté un pour, elle aussi, se
rappeler ces premiers moments passés à nous rapprocher… et non pas pour
se convaincre de me détester après que je l’aie laissée.
Mon G.S.M. m’indique que je suis arrivé. J’admire une petite
maison à l’air coquet et au charme légèrement désuet. Tout à fait ce dans
quoi je l’imaginais. Brando aspire à présent à une vie calme et rangée. Loin
des strass et des paillettes dont elle n’avait jamais vraiment rêvé.
Certains parents poussent parfois leurs enfants, là où eux-mêmes
auraient souhaité aller. Il faut pourtant ne pas oublier de les écouter,
lorsqu’ils sont capables de s’exprimer. Marlon a hurlé pendant des années,
de toutes les façons qu’elle a pu trouver. Maya a également essayé de
l’aider. Toutes deux n’ont gagné qu’à être enfermées, chacune de leur côté.
L’une dans une cage faussement dorée, l’autre dans une case aseptisée et
bien gardée. Aujourd’hui, leur geôlier est à son tour emprisonné et par
bonheur pour Marlon et sa mère, il risque de l’être pour plusieurs années.
Je suis tellement heureux de la façon dont tout s’est terminé… pour
ce qui peut concerner cette partie… Tout un pan de l’histoire n’est pas
encore écrit. J’espère d’ailleurs pouvoir y ajouter en outre quelques
graffitis. Enfin… si elle en a toujours envie…
Je remonte la petite allée. Je n’ai pas le temps de frapper qu’une
tignasse blonde sort et nous tombons nez à nez. Immédiatement, je
reconnais celle qui, depuis pratiquement deux mois n’a jamais renoncé à
m’aider, ni à me rencarder sur Marlon, sur son bien-être et sur ses activités.
Parce que j’ai beau avoir voulu m’éloigner, je suis incapable de
l’oublier. Jour et nuit, Marlon ne cesse de me hanter et je n’ai pas pu
supporter de ne pas savoir comment elle allait.
Autumn me regarde de la tête au pied.
— Tu as été sacrément long à te décider ! me lance-t-elle en
grimaçant sans se forcer.
— Bonjour à toi aussi ! grincé-je en feignant d’être agacé.
— Tes 25 SMS depuis le début de la journée, ça compte comme si
on s’était vus plus récemment que le siècle dernier !
Un faible sourire tente de s’ébaucher sur ma mine désolée.
— Elle va être contente de te voir, tu sais… se sent-elle obligée
d’ajouter.
— J’espère que tu dis vrai. J’ai été un peu long à m’organiser…
— Si seulement tu m’avais laissé lui dire que tu n’arrêtais pas
d’appeler !
— Je n’envisageais pas qu’elle imagine quoi que ce soit, tant que je
n’étais pas sûr de ce que je voulais. Et maintenant… j’espère qu’elle ne va
pas me jeter…
— Tu le mériterais !
— Oui, je sais… J’ai déconné, mais tout ce que j’ai avancé était
vrai. Marlon et sa mère avaient besoin de se retrouver, et elle devait
commencer à chercher qui elle était sans que personne ne vienne interférer.
— De ce que j’en ai vu, ça a l’air d’avoir pas mal fonctionné… sauf
la partie où son cœur a été brisé…
— J’espère arriver à le réparer…
— Le problème, c’est qu’on ne sait jamais si celui qui l’a cassé est
le mieux placé…
Je baisse la tête, l’estomac serré.
— Il est possible que Marlon et moi, ce soit vraiment,
définitivement terminé. Mais je n’aurai rien à regretter. Parce qu’à présent,
je sais qu’elle pourra construire la vie qu’elle souhaitait.
— Allez ! Assez parlé ! Il est l’heure de te jeter dans le vide, et…
Ho ! Y’a un… petit truc que j’ai oublié de mentionner, me prévient un peu
tard Autumn alors que j’ai déjà frappé.
Elle est partie sans que j’aie le temps de demander de quoi il
s’agissait.
À l’intérieur, un gros chien se met à aboyer. La porte s’ouvre sans
tarder et Maya m’accueille, souriante et enjouée.
— Oh, bonjour Bo ! Comment vous allez ? m’interroge-t-elle en
retenant un Shar-peï par le collier.
— Nash ! Viens ici ! entends-je appeler.
Mon palpitant a un raté… cette race, le prénom qu’elle lui a donné,
la peluche, la voiture qu’elle voulait absolument récupérer… tout la ramène
à moi. Et tout me remémore que je ne veux plus me passer de cette jeune
femme que j’ai bien trop longtemps délaissée.
Le chien lâché repart de l’autre côté.
— Entrez ! Je vais prévenir Marlon, je vais la chercher…
— Inutile, maman ! Nash s’en est chargé ! lance cette dernière d’un
ton sec et irrité, en débarquant dans la pièce comme un missile armé.
Marlon apparaît dans une robe bohème dont le tissu semble
s’évaporer, laissant penser à un ange qui ne demande qu’à voler.
J’ai à peine le temps de réaliser qu’elle me claque la porte au nez.
Hey merde… ça, il fallait s’en douter…
Chapitre 57 Bo
My soul is bruised, my heart confused
I’ve been abused, my mind accused
Mon âme est meurtrie, mon cœur confus
J’ai été abusé, mon esprit accusé

Autumn m’avait prévenu. Marlon a des sentiments pour moi, mais


elle est fâchée. Ce que je ne peux pas lui reprocher…
Je frappe de nouveau contre le battant de bois délavé. Avant de
carrément l’agresser. Mes doigts finissent par rester suspendus face au vide,
devant une jeune femme qui a décidé de m’en faire baver.
— Au cas où tu n’aurais pas remarqué, j’ai quelques travaux à faire
ici pour que la maison retrouve son cachet, alors si tu pouvais éviter de tout
défoncer, ça m’arrangerait !
Je reste quelques instants scotché à l’admirer, redécouvrant Marlon
dans toute sa simplicité, comme lors de notre cavale, cet été. Ses longs
cheveux ont été coupés au carré et tombent en faisant des vagues sur ses
épaules dégagées. Quant à son maquillage, il est désormais beaucoup plus
simple, léger. Sa beauté est si naturelle que j’en ai le souffle coupé.
Pourtant, même lors de notre fuite, j’avais été étonné de la voir
continuer à s’apprêter. Comme si chaque jour, même planquée, elle devait
« représenter ». J’avais fini par comprendre qu’après m’avoir offert les plus
vilaines images qu’elle avait à me projeter, à présent elle se souciait de celle
qu’elle pouvait me renvoyer. À mes yeux, Marlon n’a besoin d’aucun
artifice pour se sublimer. Je suis heureux qu’aujourd’hui, elle ait cessé de
vouloir plaire à tout prix.
— Brando, je sais que tu m’en veux, mais est-ce qu’on peut se
parler ?
— On s’est tout dit le jour où tu as choisi de t’en aller et de
m’abandonner alors que je te suppliais de rester…
Le chien ne cesse de japper et Marlon le retient avec difficulté. Mais
alors que les nerfs de ma Brando semblent sur le point de craquer, Maya
vient le chercher et l’éloigne en lui promettant des friandises qu’il doit
apprécier.
— Je suis sincèrement désolé pour le mal que je t’ai fait…
— Et tu penses qu’il suffit de t’excuser pour être pardonné ?
— J’ai ce stupide espoir, mais… si tu t’en sens incapable et si ça
n’arrive jamais, alors je comprendrai…
Un silence voudrait planer. Meublé par le son de la radio qui tente
de s’élever, et par la voix de ce présentateur que j’ai fini par si souvent
écouter. Mon cœur distille gentiment le stress qui commence à monter.
J’espère que tout se passera comme je l’ai imaginé…
— Es-tu seulement capable de concevoir ce que tu m’as fait ? À
quel point tu m’as manqué, alors que j’avais besoin de toi plus que jamais ?
— J’ai pas assuré, je le sais. Malgré tout, je pensais que tu
comprendrais ! Et j’ai pas envie de chercher des excuses, mais… ce que je
t’ai dit, c’est vraiment ce que je ressentais. J’étais totalement paumé…
— Et moi ? Dans quel état tu crois que j’étais ?
— Je ne peux que me le figurer, mais si j’étais resté auprès de toi, à
ce moment-là… je n’aurais plus été capable de t’aider. Je ne t’ai pas
forcément tout raconté des nouvelles que j’ai reçues pendant que j’étais
emprisonné… Mais des tas de choses sont venus s’ajouter à tout ce qu’on
vivait. Des choses que je ne savais pas comment gérer une fois tiré de ce
merdier…
— Peut-être que tu aurais pu m’en parler ? Que j’aurais pu t’aider ?
— Marlon, je n’avais absolument pas envie de grever tes épaules
déjà bien trop chargées…
Elle baisse la tête, comme honteuse de comprendre que je ne voulais
que la protéger.
— Et… est-ce que maintenant, c’est arrangé ?
— On peut dire ça comme ça… et c’est justement pour ça que je
suis là… parce que à présent, dans mon esprit, il n’y a plus que toi.
— Je… je ne sais pas si on pourra recoller tout ce qui s’est brisé
juste aussi facilement que ça…
— Ça tombe bien, ce n’est pas ce que je crois… Et, si tu es prête à
envisager de nouveau quelque chose pour toi et moi, je veux faire les
choses bien, cette fois. Prendre mon temps. Y aller doucement…
— Je ne suis pas certaine que ce soit compatible avec moi. Et j’ai
des années à rattraper, de surcroît…
— Je compte bien m’arranger pour tenter de te convertir au
programme que j’entrevois. D’ailleurs, il me semblait que tu aspirais plutôt
à un peu de tranquillité ?
— Heu… Eh bien, je me suis ravisée ! se dépêche-t-elle de balancer.
Donc, je verrai si je suis disposée pour tes projets.
Je sens que je l’ai coincée et qu’elle cherche n’importe quelle
excuse pour me rembarrer. Juste histoire de ne pas dire oui sans avoir
essayé de s’opposer. Je la connais. C’est une battante qui ne laisse jamais
l’adversaire gagner sans penser à riposter… ou ici, à esquiver…
— Alors… je t’explique comment ça va se passer…
— Tu n’as aucun ordre à me donner ! s’énerve-t-elle sans chercher.
— Si seulement tu voulais bien m’écouter, tu saurais que ce n’est
absolument pas ce que je fais !
— Mouais…
— À présent, tu peux m’envoyer tous les SMS que tu souhaites. J’y
répondrai dans la foulée… ou en tout cas, dès que je les lirai… Demain soir,
j’ai réservé une table dans un restaurant proche de la jetée[58]. Je t’y
attendrai pour l’heure du diner en espérant que tu viendras m’y retrouver…
Si tu viens, nous pourrons alors discuter, mais je veux que tu viennes en
sachant exactement celui que tu vas y trouver. Le type que tu rencontreras
là-bas, ce ne sera que moi. Rainbow Dwyer, ancien instituteur qui n’a rien à
offrir et pratiquement plus aucune perspective d’avenir. Aujourd’hui, dans
mon existence, je n’ai plus rien qui me rende fier et je ne suis absolument
persuadé qu’une guerrière, une battante, indépendante, et quelque part, un
peu sorcière, ait besoin de s’encombrer d’un boulet de 12 ans son aîné…
Surtout quand elle a le monde entier à ses pieds… Que puis-je t’offrir de
plus que ce que la vie te promet ?
— Bo, est-ce que c’est vrai ?
— Tu devrais savoir que je ne te mens jamais, mais… cette question
concerne quel moment de ma tirade pas du tout improvisée ? osé-je avouer.
Je suppose que la précision que tu souhaites me voir apporter ne touche pas
au fait que je ne sois qu’un vieux boulet ?
Ma Brando sourirait presque si je ne la sentais pas à présent
inquiète, et je n’attends pas plus pour l’éclairer.
— Quand j’étais à la prison du comté, mon directeur m’a appelé…
Un instituteur accusé de pédophilie, d’après lui… je te laisse imaginer que
le système éducatif du pays n’a pas attendu que les parents s’insurgent pour
qu’on me vire manu militari !
— Ce… c’est vrai ? Je… n’en avais pas la moindre idée, si
seulement tu m’avais répondu, toutes les fois où j’ai essayé de te contacter !
— C’est que… j’ai eu tellement de choses à gérer et… Ève ne m’a
pas non plus aidé. J’ignore comment j’ai pu penser que notre séparation
pourrait se faire sans nous heurter… Quand je suis rentré, j’ai retrouvé
toutes mes affaires sur le palier. Elle les avait dégagées pour faire de la
place au nouveau mec qu’elle venait de se dégoter. Je trouve qu’il a super
rapidement emménagé, elle m’a bien vite remplacé, mais qui suis-je pour
juger ? Je te faisais l’amour la seconde après l’avoir larguée, alors…
j’imagine qu’elle a voulu se venger. Elle n’a pas perdu au change. Un
médecin, qui lui ne galérera jamais à payer sa part du loyer… J’ai dormi
pendant une semaine chez mon vieux voisin du dessous, qui m’a hébergé
par pitié ! Après ça, je me suis dit que ce serait abusé de continuer à
m’imposer. J’ai loué une chambre dans une auberge de jeunesse et j’ai
réfléchi à ce que je voulais à présent faire de ma vie…
— Doe, je suis sincèrement désolée. Je n’ai fait que me plaindre…
si seulement j’avais pensé… mais tu aurais dû m’en parler…
— Je t’ai expliqué pourquoi je ne l’avais pas fait, et à aucun
moment je n’ai regretté de ne rien t’avoir confié. La pire chose qui m’ait
peiné restera le fait d’avoir dû te laisser et ne plus me sentir capable de
t’épauler…
Marlon regarde ses pieds pour me cacher qu’elle est sur le point de
se mettre à pleurer. Et c’est la voix emplie de sanglots qu’elle éclaircit
certains faits.
— OK, dans ces conditions… il est possible que je sois prête à
oublier certains détails pour essayer de te pardonner, mais, dis-moi…
Qu’est-ce qui se passera quand tu retourneras là-bas ? Tu vis à New York et
moi, désormais, je suis là…
— Alors, en réalité, je me dois de te préciser… Je suis actuellement
sans emploi, c’est vrai, mais… le dernier que j’ai eu m’a plutôt bien
rapporté. Heureusement d’ailleurs, parce que la gamine dont j’ai dû
m’occuper, quelle plaie !
Brando s’étouffe de rire entre deux sanglots.
— J’ai même été sacrément étonné d’être payé… le type qui m’avait
engagé a d’abord essayé de m’évincer et aujourd’hui, il est semble-t-il
sacrément accaparé, mais apparemment, quelqu’un que je n’ai pas encore
eu l’occasion de remercier s’est arrangé pour gérer…
Marlon fait comme si de rien n’était, mais je sais… Je sais que c’est
elle qui a tout fait pour me dépêtrer et m’éviter de trop galérer dans la phase
de « l’après ». Même si je ne l’avais pas forcément mérité…
— Du coup, ces dernières semaines, j’ai cherché un appart pour me
loger dans une petite bourgade assez fun appelée L.A. Il paraît qu’il y fait
doux l’hiver et qu’il y a une bonne université. Ah, parce que, je ne t’ai pas
annoncé… Je me suis trouvé un petit boulot en journée, histoire de ne pas
dilapider tout ce que je viens si durement de gagner, et… je me suis inscrit
aux cours du soir à U.C.L.A. Je crois que toi aussi, tu y es ? Sympa ! On
arrivera peut-être à s’y croiser ! J’ai toujours eu envie de reprendre la
psycho. Je me vois bien bosser avec des ados. De jeunes emmerdeurs à la
recherche du bonheur, des âmes paumées qui souffrent et qui ne cessent de
hurler leur détresse, mais qui n’ont personne pour les écouter… Enfin, tu
saisis certainement l’idée…
— Je pense… à peu près…
Je m’approche doucement et frôle sa joue des lèvres pour récolter
l’eau salée qui continue de s’écouler. À la radio, une chanson vient de se
terminer et Carson Finley se prépare à lire un nouveau message, avant le
prochain disque qui sera joué.
— Je t’envoie l’adresse du resto où je t’attendrai… J’espère que je
t’y trouverai…
Je tourne les talons et descends l’allée en croisant les doigts pour
réussir mon petit effet.
Monsieur Finley, j’espère que vous n’allez pas me planter…
Chapitre 58 Marlon
Our hearts are chained
But I’m not afraid
Nos cœurs sont enchaînés
Mais je n’ai pas peur

Je reste les yeux embués, à observer Bo qui s’éloigne sans se


retourner. Le son de la voix de Carson Finley me remémore tant de choses
que j’ai envie de courir pour le rattraper. Au lieu de ça, je fais porte close et
m’appuie contre le battant pour pleurer.
— L’émission d’aujourd’hui se terminera sur un titre réclamé pour
un jeune couple qui m’avait manqué. Si vous nous suivez, vous vous
rappellerez que je vous ai joué leurs messages tout l’été, et qu’on se
demandait où ils étaient passés… et surtout si malheureusement leur
tandem s’était séparé… Vous le savez, sur MJK Highway, notre raison
d’exister, c’est l’amour sous toutes les formes qu’on puisse trouver. Il est à
présent temps pour moi de vous laisser avec ce titre de Trevor Daniel,
sollicité pour Brando par son Doe qui, je cite « ne parvient pas encore à
poser les mots qui ne seront, tout bonnement, jamais suffisants pour
exprimer ce qu’il ressent… »

I’ll love you through the highs and through the lows[59] — Je
t’aimeraidans les hauts comme dans les bas
So you can call me whenever, about whatever — Alors tu peux
m’appeler n’importe quand
I’m here for you, for the rest and forever — À propos de n’importe quoi,
je suis là pour toi, jusqu’au bout et pour toujours
A lifetime with you doesn’t seem that long — Toute une vie avec toi ça
ne paraît pas si long
I’m lovesick, got an illness — J’ai le mal d’amour, j’ai une maladie
If we don’t make it work positive, it’s gonna kill me — Si on n’y arrive
pas, ça me tuera
Derrière mes côtes, les percussions propagent de violentes
impulsions. Je rouvre la porte, en larmes et en proie à une certaine
confusion.
Ces mots, Bo les a empruntés, comme je l’y avais invité lorsque
nous avons commencé à nous parler en chansons. Pourtant, je n’ai plus de
doute sur le fait que nos âmes soient entrées en collision.

Okay, Okay, Okay, it’s gonna be alright — Okay, Okay, Okay, tout va
bien se passer
No plan to vice can devide you and I —Aucun plan vicieux ne peut nous
séparer toi et moi
New coupe, it fits two inside — Nouveau coupé, on y tient à deux
Let’s go, we can drive — Allons-y, partons faire un tour
Down to the water, you’re pullin’ me in like a riptide — Cap sur la mer,
tu m’attires à contre courant
The world stops — Si le monde s’arrête
Baby, I’ll be right there by your side —Bébé, je serai là à tes côtés
I found something I didn’t believe ‘til now — J’ai trouvé quelque chose
en quoi je ne croyais pas jusqu’à maintenant

En entendant la porte de nouveau s’ouvrir, mon Doe a pivoté, mais


il hésite encore à sourire. Pourquoi continuer à le punir quand je ne rêve que
de lui pour m’étourdir, et qu’il est le seul capable de m’adoucir ?

I drink the potion she makes, this girl is magic — Je bois la potion
qu’elle m’a faite, celle fille est magique
First time for everything, but this shit is drastic — C’est la première fois
pour tout, mais c’est radicalement la merde
She got me diggin’, got me building a casket — Elle me fait kiffer au
point de me faire construire mon cercueil
I hope there’s something interesting on the classic — J’espère qu’il y a
quelque chose d’intéressant chez cette beauté fatale

I’ll love you through the highs and through the lows… — Je t’aimerai
dans les hauts comme dans les bas…

Je n’en peux plus de bouillir et n’attends pas davantage pour


parcourir cette distance qui me fait tant souffrir. Quand ses bras
m’accueillent, il lâche un soupir et nos lèvres fusionnent et s’ouvrent pour
se redécouvrir. Mon palpitant commence à rugir, et je sens contre mon
ventre comme une pointe de désir. Nous nous détachons et sous son regard,
je sens mes joues rougir. Pourtant je devine que tout comme moi, Bo n’a
qu’une envie : celle de l’assouvir à nous engourdir.
— Si tu savais à quel point tu m’as manqué, avoué-je enfin sans
plus me retenir de pleurer.
Ce soir, je cesse le combat et Bo accepte ma reddition en me laissant
me réfugier sans ses bras.
— Toi aussi, tu m’as manqué, concède-t-il en me serrant à m’en
étouffer. Mais j’avais besoin d’être certain…
— Et tu l’es ?
— Plus que jamais !
Le passage de ses doigts sur mes avant-bras vient me picoter.
Jusqu’à ce qu’ils accrochent mon visage comme pour s’y incruster, et il
m’attire encore pour de nouveau me capturer d’un baiser. J’aime la rudesse,
la maladresse de cette caresse empressée, presque désespérée. Comme si
sans moi, il suffoquait et que seul l’oxygène que je lui insufflais pouvait le
ranimer.
Je m’avoue que plus jamais je ne veux que le manque de lui ne
puisse me ronger. Rien ne peut nous assurer que tout va bien se passer.
Nous ne nous connaissons pas encore assez mais l’important, c’est d’avoir
envie d’essayer et de tout faire pour que ça puisse marcher.
Mon index parcourt sa mâchoire rugueuse et affirmée. Mes
souvenirs défilent, obsolètes. Et ici, à cet instant, mentalement, j’ai besoin
de me promettre que je ne serai plus jamais une marionnette. Je dois
conjurer le passé, peu importe les erreurs que j’aie pu commettre. Pour être
capable d’ébaucher notre avenir, d’écrire les paroles d’un futur où je nous
projette.
— Promets-moi, Bo, que quoi qu’il nous arrive, nous resterons
toujours honnêtes.
— Promis. Sur ma vie, souffle-t-il en joignant nos têtes.
Je passe la main sous son t-shirt pour sentir les aspérités du dessin
qu’il a fait tracer alors que le mal de moi le dévorait, tandis qu’il faisait tout
pour lutter. Un frisson le dévale de la tête aux pieds.
— Putain de tatouage, lancé-je mes larmes pas totalement
asséchées. À chaque fois, il va me donner envie de chialer…
— Tu vois… on a tous notre croix à porter ! Si un jour je croise le
mec qui te l’a fait, je crois que je…
Bo fond sur mes lèvres sans pouvoir s’en empêcher.
Arriverons-nous à nous décoller et à rentrer avant la nuit tombée ?
J’essaie de parler, mais sa bouche qui recouvre sans arrêt la mienne
ne cesse de me fermer le clapet.
— Bo… si tu savais comme je t’…
Peut-être avant ce soir parviendrai-je à respirer et à lui dire à quel
point il peut compter.
Lui non plus ne m’a pas encore dit qu’il m’aimait. C’est trop tôt
pour ça, mais à cet instant lui et moi j’y crois, un jour il le fera et en
attendant, moi, je l’aime déjà…
Chapitre 59 Bo

Don’t need a camisole


Body, mind and soul under your control
Je n’ai pas besoin d’une camisole
Mon corps, mon esprit et mon âme sont sous contrôle

Marlon et moi succombons à la nuit, nous calant dans une


prodigieuse harmonie, dans la chaleur de nos entêtantes insomnies. Depuis
que nous nous sommes retrouvés, nous n’avons pas passé une seule soirée
séparés. Marlon aime l’idée que nous ne faisons que reprendre ce que son
père nous a arraché, en dérobant nous-mêmes au temps ce qu’on ne pourra
jamais rattraper. Ce qu’elle essaie de faire également avec sa mère en
journée, lorsqu’elle n’est pas à l’université.
Comme chaque soir, nos lèvres refusent de se desceller et sans
même avoir cherché à nous déshabiller, nous basculons presque trop
brusquement, impatients de fusionner. Je sais déjà qu’elle va encore me
demander de rester et que je vais céder. Même si je persiste à avancer que
nous ne devons rien précipiter.
Faites ce que je dis, pas ce que je fais…
Le mec qui n’envisageait pas sa vie sans tout planifier est
aujourd’hui le roi des soirées improvisées. Tout ça pour surprendre sa
dulcinée et lui faire découvrir tous les plaisirs auxquels elle n’a jamais pu
goûter.
— Rends ton appart, tu n’y es jamais, ne cesse-t-elle de me
conseiller.
Ce que je n’ai pas encore fait, mais qui ne saurait tarder… Marlon a
un réel pouvoir de persuasion, sans aucun besoin de subjectivité. A-t-elle
seulement idée à quel point elle m’a aidé à murir, à évoluer ?
Nos corps s’autorisent des caresses expressives, nos barrières se
pulvérisent. Ma langue s’égare et la peau de Marlon s’électrise. Je
m’éternise. L’ivresse se cristallise dans ses prunelles exquises. Pas besoin
d’alcool, ma Brando me grise.
Je n’ai plus honte d’avouer que désormais, Brando avancera
toujours avec moi en contrées assurément conquises. Même si j’ai encore
espoir de parvenir à lui cacher la puissance de son emprise. Aujourd’hui
enfin libérée du fardeau que son cœur portait, elle est plus ensorcelante
qu’elle ne l’a été, et j’ai compris que jamais je ne guérirai de ce que je peux
éprouver.
J’ai cru que Marlon ne serait qu’un dérivatif. À présent, je lui
attribuerais tous les superlatifs. Je replonge dans mes souvenirs olfactifs et
me régale d’en rester captif. Abandonné à son odeur retrouvée, évocatrice
de jouissances insoupçonnées, je me délecte de ce mélange régressif.
Entre le marshmallow et la pâte à modeler, Marlon laisse derrière
elle un sillage légèrement vanillé, parfois également teinté de fleur
d’oranger. Son parfum a su m’envoûter sans que je puisse résister. Un
savoureux cocktail dont je ne peux aujourd’hui plus me passer… Je n’ai
même plus envie d’essayer.
Dépendant à la drogue de son lipstick, j’ai rapidement compris que
j’avais dépassé la dose prescrite de cette substance hautement toxique.
Marlon a fait souffler sur ma vie un vent de panique, telle une émanation de
notes rêveuses, parfois nostalgiques. Sans détour, mon cœur s’est épris de
cette jeune femme unique. Et comme une envie de rébellion est née cette
improbable addiction.
Je reporte mes délicieuses attentions sur ses mamelons. Elle gémit,
s’alanguit et moi, je remercie le destin de l’avoir placée dans ma vie.
Ses lèvres s’entrouvrent sur des murmures. La brûlure de mes
caresses répand sur sa peau ses morsures, telle une douce torture. Au bord
de la rupture, les yeux de Brando se couvrent d’un voile aussi opaque que le
mercure. Sa chute de rein me susurre de laisser s’exprimer mon côté obscur.
Elle n’est rien qu’une incitation à la luxure. Je suis presque certain que face
à elle, un saint se damnerait à en avoir des pensées impures.
J’explore la moindre courbe, chaque ligne de son corps. Elle
m’implore de ses « encore. » J’investis de mes doigts ses territoires
délaissés, tout en m’emparant de ses baisers. J’aime qu’elle me livre dans
l’obscurité ses plus beaux secrets. Que posséder ses endroits les plus reculés
nous procure autant de plaisir que cela peut nous supplicier. Toujours un
peu hanté par le fait que notre relation ne devrait pas exister. J’espère que le
temps finira par nous faire oublier que nous ne faisons rien de mal. Nous
avons le droit de nous aimer…
— Je veux te sentir partout à la fois, que ton sexe pénètre durement
en moi, que tes doigts se jouent de moi…
Son timbre enivrant, ses yeux étincelants, nos corps qui semblent
s’accorder si parfaitement… Quoi qu’il arrive, je sais que je ne lui
échapperai jamais vraiment. Nos âmes, nos cœurs liés perpétuellement.
Un récipient empli de lubrifiant posé juste à côté me donne des
idées. Toutes ces choses que Marlon peut aimer et a déjà testées n’ont de
limite que ma créativité. À ce jeu-là, elle est souvent le maître et moi
l’élève qui me laisse guider vers un monde envahi de voluptés qu’elle
compte bien m’inviter à explorer.
Entre elle et moi, tout détonne. Jamais, je le sais, nos relations ne
seront monotones. Marlon n’est comme personne.
Je couvre ses gémissements de baisers alors que nos regards restent
noués. Elle ne cesse de chercher le souffle qui peut lui manquer, quand moi
je ne fais que venir le lui dérober.
Ma langue explore son nombril, elle en profite pour fourrager dans
mes cheveux de ses doigts fins et graciles. Une légère pression m’incite à
descendre vers un joyau des plus versatile. Le plus merveilleux des asiles.
Putain de diamant tatoué. Putain de piercing qui me donne envie de
me perdre dans son intimité à jamais.
J’atteins son clitoris. Marlon laisse échapper une plainte de délice,
teintée d’un soupir complice alors que de mes lèvres, je l’aspire. Aussi
désespérément que si demain, je devais mourir. Je n’ai qu’un désir : la faire
jouir.
La déferlante de mon délire se mêle à l’onde de son plaisir.
Lorsqu’elle me souffle que l’orgasme qui vient de la cueillir aurait pu la
faire défaillir, je ne peux me retenir de sourire.
Que tous les dieux de l’amour et de la sexualité aillent se rhabiller !
Priape[60], lui, peut ranger son phallus surdimensionné ! Aucun intérêt !
Comme s’il n’y avait que la taille qui pouvait compter... Quant à Johnny
Sins ou Xander Corbus et James Deen[61] — dont je n’ai évidemment
jamais vu aucun film —, ils n’ont plus qu’à la garder planquée ! Pas besoin
d’eux pour me sentir créatif et me lancer.
Bon sang… Suis-je sur le point de me laisser envahir par le démon
du sexe, comme mes parents ?
Je remonte sur ses lèvres le cœur encore battant, et je cède une fois à
ses baisers pressants. Sauf qu’à cet instant, je les sens résolument différents.
Comme empreints de quelque chose que je ne discernais pas avant. Et c’est
à ce moment que, sans que je m’y attende vraiment, je vis le plus intense
des moments.
— Je t’aime, Rainbow. De tes couleurs, tu rends chaque jour mon
ciel un peu plus beau…
Une larme roule sur sa joue. Mes phalanges se glissent dans une
tendre caresse derrière son cou.
— … et tout ce que j’espère à présent c’est que tu finiras par
m’aimer et… tu n’auras plus jamais envie de me quitter…
Et c’est le cœur au bord des lèvres que je lui avoue moi aussi avec
fièvre :
— Bon sang, Brando… comment peux-tu penser que je puisse ne
pas t’aimer ? Je crois que je t’ai aimé à la seconde où nos regards se sont
croisés, sans même vouloir me l’avouer. Et chaque jour passé à tes côtés ne
fait que renforcer ce que je peux éprouver. Je t’aime, Marlon, comme je n’ai
jamais aimé, comme je ne m’imaginais pas qu’il était possible d’aimer.
Pour la première fois de ma vie, je prononce des mots que je n’ai
jamais dits. Brando m’a montré comment exprimer mes sentiments, mais
pas seulement. Avec elle, j’ai tellement appris de la vie…
Que même à 30 ans, rien n’est jamais acquis. Qu’on pouvait
toujours changer, évoluer, qu’il suffisait d’en avoir envie. Grâce à elle,
aujourd’hui, j’ai l’impression de devenir un homme accompli. Que la
meilleure version de moi attendait de la rencontrer pour que je puisse enfin
de la forger.
À présent, j’aspire à être moins passif, plus réactif. Je tends
également à me laisser aller, mais aussi, à l’inverse, à me bouger pour que
ma vie ressemble à ce dont j’avais imaginé et surtout… je passe du temps
avec mes parents et j’arrête de les ignorer quand j’ai la chance d’en avoir,
alors que d’autres en rêveraient…
Ces caps, je ne les aurais jamais franchis si Marlon ne m’y avait pas
aidé. Et dire qu’elle reste persuadée que je suis celui qui l’a sauvée.
— … Je t’aime à la fois forte, mais fragile, rebelle et indocile,
j’aime tes idées subtiles, tes désirs futiles, tes talents volubiles… et ici ce
soir, je te promets de toujours t’aimer même si la vie devait nous séparer.
Nous scellons notre pacte dans un baiser, et je sais que nous ferons
tout pour que chacune de nos promesses puisse se réaliser.
[…] Ce soir en exclusivité, la dernière chanson de Marlon Jensen,
sur MJK Highway…
Un titre aux accents particuliers, puisqu’elle y est accompagnée…
Je vous laisse apprécier…

Marlon :
Once upon a time — Il était une fois
A girl met a stranger — Une fille qui rencontra un inconnu
He caught her in his eyes — Il la fit prisonnière de ses yeux
His gaze like danger — Son regard comme un danger

She tried to free her mind — Elle essaya de libérer son esprit
But their souls were entwined — Mais leurs âmes étaient liées
Someone said love is blind —Quelqu’un a dit que l’amour était aveugle
This one was a sign — Celui-ci etait un signe

Bo :
Chorus :
Life is such a long path — La vie est un si long chemin
To travel with your wrath — Pour voyager avec ta colère
So take my hand, leave your stuff — Alors prends ma main, laisse tes
problèmes
You don’t need to keep it rough — Tu n’as pas besoin de les garder si
c’est trop dur
Let my arms hold you tight — Laisse mes bras te serrer fort
I’ll take you through the coldest night — Je t’accompagnerai dans la
nuit la plus froide
And if the lights are blurred or unlighted — Et si les lumières sont
floues et éteintes
Don’t worry, I’ll be your knight — Ne t’inquiète pas, je serai ton
chevalier

Bo :
Dothy showed you the world could glow — Dothy t’a montré que le
monde pouvait briller
You can’t stay here until the dawn — Tu ne peux pas rester ici jusqu’à
l’aube
‘Cause baby, if the lights are low — Parce que bébé, si les lumières sont
faibles
You won’t be able to see the rainbow — Tu ne pourras pas avoir l’arc en
ciel

No need a yellow brick road — Pas besoin d’une route de briques


jaunes
When your shoes keep to erode — Quand tes chaussures continuent de
s’éroder
So let me take your hand slow— Alors laisse-moi prendre ta main
lentement
And forget the mean crows — Et oublier les méchants corbeaux

Marlon :
Chorus :
Life is such a long path — La vie est un si long chemin
To travel with my wrath — Pour voyager avec ma colère
I take your hand and leave my stuff — Je prends ta main et laisse mes
problèmes
I don’t need to keep it rough — Je n’ai pas besoin de les garder
puisque c’est trop dur
I let your arms hold me so tight — Je laisse tes bras me tenir si fort
You’ll take me through the coldest night — Tu m’emmèneras à
travers la nuit la plus froide
And if the lights are blurred or unlighted — Et si les lumières sont
floues ou éteintes
I don’t worry, you’ll be my knight — Je ne m’inquiète pas, tu seras
mon chevalier

Bo:
I promise, your heart won’t be blown — Je promets que ton coeur ne
sera pas soufflé
I’ll protect the petals of your rare rose — Je protégerai les petals de ta
rose rare

Marlon:
You saw behind my darkest lights — Tu as vu derrière mes lumières les
plus sombres
Never believed life could be so bright — Je n’ai jamais cru que la vie
pouvait être si brillante

Marlon and Bo :
Chorus :
Life is such a long path — La vie est un si long chemin
To travel with our wrath — Pour voyager avec notre colère
We joined our hands and leave our stuff — Nous avons joint nos
mains et laisse nos problèmes
We didn’t need to keep it rough — Nous n’avions pas besoin de les
emporter puisque c’est trop dur
I let your arms hold me so tight — J’ai laisse tes bras me tenir si fort
We’ll just go through the coldest night — Nous traverserons la nuit la
plus froide
And if the lights are blurred or unlighted — Et si les lumières sont
floues ou éteintes
We don’t worry, we won the fight — Nous ne nous inquiétons pas,
nous avons gagné le combat
Épilogue Marlon
Once upon a time,
A girl met a stranger who caught her in his eyes
Il était une fois,
Une fille qui rencontra un inconnu qui la fit prisonnière de ses yeux

J’ai trouvé Bo au pied d’un arc de fiel, au pays des fées


désabusées. Là où les licornes pétaient de la poudre blanche et où les
elfes et moi, on la sniffait pour nous défoncer.
Oubliées, les paillettes et les contes de Fées.
J’ai rencontré Bo à une époque où mon monde se
désenchantait. Et où on commençait à oublier qu’un jour, dans le ciel,
une étoile avait brillé.
Bo est entré conquérant en mon royaume alors que Chivas
régnait, en Dieu incontesté. Un Dieu étonnamment puissant pourtant,
un jour la déesse Money lui passa devant.
Aujourd’hui le monde des fées a retrouvé la paix et l’empire
brille en secret. Les fées croient de nouveau au bonheur, même si
l’étoile noire n’a pas recommencé à briller.
D’autres, plus petites, se sont allumées et les licornes se
baladent à présent en liberté, sans qu’on vienne les déranger.
Le Dieu Chivas est au placard et la Déesse Money fait des
bébés avec l’aide du banquier.
Mais j’ai autre chose à faire que de m’en occuper.
Bo m’a sauvée.

FIN
NOTES
[1] Aux États-Unis, la mesure est le degré Fahrenheit. Ici, 104° équivalent à 40°
Celsius.
[2] Vertiges
[3] Le titre « I’m alright » de Kenny Loggings fait partie de la playlist du roman. À
écouter à tout moment pour retrouver la bonne humeur en un instant.
[4] « … qu’on a faites », n’est-ce pas ? Mais à 4 ans, est-ce qu’on se soucie de ça ?
[5] Clin d’œil au personnage de Daenerys Targaryen dans le roman/la série télévisée
G.O.T. (Game Of Throne)
[6] Le NYU Rory Meyers College of nursing est le deuxième plus grand collègue
universitaire privé de sciences infirmières aux États-Unis. Il est situé à Manhattan.
[7] Hôpital dans l’Upper East Side, Manhattan, NYC
[8] La National Football League est une association d’équipes professionnelles de
Football Américain.
[9] Los Angeles
[10] Ryker Jensen

[11] Angelina Jolie


[12] Chanson originale par Nikka Costa en 1980 « Out here on my own ». Reprise
depuis par plusieurs artistes dont Irène Cara et plus récemment Mariah Carey.
[13] Chanson originale par Nikka Costa en 1980 « Out here on my own ». Reprise
depuis par plusieurs artistes dont Irène Cara et plus récemment Mariah Carey.
[14] Autre surnom donné à la ville de New York
[15] Justin Bieber et Britney Spears
[16] Désolée pour les personnes qui se sentiront offensées que j’en traite d’autre comme
des objets, mais appeler mes partenaires de jeu par une lettre et non par leur prénom est
une façon de me détacher.
[17] Kelly Rippin et Steven Albritton sont deux présentateurs du journal télévisé
d’une des chaînes locales de Cincinnati. (Channel 5, WLWT)
[18] VS (versus en toutes lettres) signifie « contre »
[19] In a decade : Paroles exclusives écrites pour ce roman.
[20] Le Grand Ole Opry est la plus ancienne émission diffusée à la radio aux États-Unis
(depuis le 18 octobre 1925)
[21] Radio de Nashville, Tennessee
[22] Great American Country (ou GAC), est une chaîne de télévision américaine
spécialisée dans la musique country.
[23] Modèle de violon
[24] Marque de guitare, propriété de Gibson Guitar corporation. Il s’agit d’un
modèle à résonateur.
[25] Modèle de Guitare électrique utilisé particulièrement en musique country. S’utilise
avec un slider ou tone bar (petite barre objet métallique) Des artistes tels Ben Harper,
John Butler ou Bob Brozman l’utilisent.
[26] Chapeau de Cow Boy
[27] Pour Santiags : Bottes de Cow Boy
[28] Marque de pistolet
[29] En anglais, John Doe (version féminine Jane Doe) est un nom pour désigner
une personne non identifiée comme « Monsieur X », « Monsieur Untel », « Monsieur
Durand », « Monsieur Dupont », « Monsieur Tout-le-monde ». Pour les très jeunes enfants,
l'équivalent est « Baby Doe », ou encore « Johnny Doe » ou « Janie Doe » quand on précise le
sexe.
[30] L’ours rose méchant dans le dessin animé Toys Story de Disney
[31] La chanson « Loved and Sacred” a été écrite exclusivement pour ce roman.
[32] Pawn shop : prêteur sur gage
[33] En anglais, 24h/24 et 7j/7 se dit pour résumé 24/7 (twenty four seven)
[34] Dee Peacock, propriétaire du salon.
[35] Chester Bennington était le chanteur du groupe Linkin Park
[36] En référence à l’utilisation commune du nom John Doe
[37] Traduction littérale : désir ardent, appétit insatiable. Terme utilisé en
addictologie pour désigner une impulsion véhiculant un besoin irrépressible de consommation
d'un produit et sa recherche compulsive.
[38] Surnom que je donne à ma mère à cause de sa passion pour les décoctions et
autres fabrications
[39] Référence aux films « Retour vers le futur »
[40] En réalité, le grand Sherlock Holmes dit « élémentaire mon cher Watson » et
non pas « mon cher Walter… » Mais Watson aurait fichu tout le flow en l’air. Remarquez, on
aurait aussi pu opter pour Dagobert. Celui qui a mis sa culotte à l’envers… Et sinon, au fait…
le sujet de départ, ce n’était pas l’érection ?
[41] Traduction : Non
[42] Extrait des paroles de « Somewhere over the rainbow »
« Quelque part au-dessus de l'arc-en-ciel
des oiseaux bleus volent…
[…] Les rêves deviennent réalité.
Un jour je ferai un vœu à une étoile
Et me réveillerai les nuages loin derrière moi…
Là où les peines fondent comme des gouttes de citron
Loin au-dessus des cheminées
C'est là que tu me trouveras »

[43] Ah, oui, je ne vous avais pas dit. Chez les parents de Bo, les voitures ont des
noms aussi. Vous aurez probablement compris l’hommage à Jimmy, ici.
[44] Évidemment, vous avez la réf ! Hugh Grant a des griffes qui lui ont poussé et
entre temps, Julia Roberts a déménagé. Aah ! Notting Hill et son quartier ne sont plus ce qu’ils
étaient. (Référence au film Coup de foudre à Notting Hill)
[45] Est-ce que je traduis, pour ceux qui n’auraient pas compris ?

[46] La chanson « Don’t call me Brando » a été écrite exclusivement pour ce roman.
[47] Le Cours Préparatoire
[48] Les droits Miranda et l’avertissement Miranda sont des notions de la procédure
pénale aux États-Unis. Elles furent dégagées par la Cour Suprême en 1966 dans
l’affaire Miranda vs Arizona.
[49] À ce jour, Allen Grubman est l’un des avocats les plus en vogue à Hollywood.
[50] Père en espagnol
[51] Pat Hibulaire est un personnage de fiction créé en 1925 par les Studios Disney.
Malfaiteur, spécialiste d'entreprises malhonnêtes en tout genre, ce gros chat noir
anthropomorphe s'est rapidement imposé comme l'un des méchants les plus redoutables de
l'Univers de Mickey Mouse, bien que le personnage soit né avant Mickey.

[52] Titre “No one can fix me but you” de Frawley


[53] Autre nom pour désigner le procureur général.
[54] Titre « Stay » des Shakespeare Sisters.
[55] Le mot Freedom signifiant liberté est plusieurs fois scandé dans le titre
« Think » de la chanteuse.
[56] University of California, Los Angeles.
[57] Néologisme pour dire faire de la mécanique.
[58] La jetée de Santa Monica.
[59] Titre « Lovesick » de Trevor Daniel
[60] Dans la mythologie grecque, Priape est un dieu de la fertilité, ithyphallique,
protecteur des jardins et des troupeaux. On le reconnaît Priape par son gigantesque
pénis constamment en érection. Cette particularité a donné son nom au terme médical
priapisme.
[61] Stars du porno aux USA

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