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Lettres d’un mauvais élève

Gaia GUASTI, 2016

1
Chers parents,
Il va bien falloir que je vous le donne, mon bulletin.
Vous n'allez pas être surpris : c est un désastre.
Double avertissement, de travail et de comportement. Menace de redoublement à la fin de l'année. Rien de
nouveau sous le soleil.
Le bon côté d'être un mauvais élève, ou plutôt le pire élève de la classe,
et par moments du collège,
c est qu’à force,
les parents s'habituent.
Demain, vous allez faire semblant de vous arracher les cheveux,
vous annoncerez des punitions,
vous élèverez la voix et peut-être même la main, mais au fond, c'est juste une comédie.
Vous vous y attendiez.
Vous le saviez. Après tout,
on a les enfants qu'on mérite.
Moi, en revanche,
je ne m'habitue pas. Jamais.
Bien sûr, je fais semblant
de m'en moquer.
Mais à chaque fois, lorsque je sors
ce foutu bulletin et que je le pose sur la table, c'est la même histoire, la même boule au ventre
qui me reprend, la même envie de tout balancer par la fenêtre.
Voilà pourquoi je préfère
vous prévenir. Me jouer la scène par avance dans ma tête, histoire de ne pas arriver sans préparation.
Peut-être même qu’à force
de me préparer, je vais vous paraître blasé. Ça va vous énerver encore plus, de me voir si indifférent à mes
mauvais résultats.
Mais ça ne vous arrive jamais, à vous, de vous sentir nuls?
Comment ça se passe, papa,
au boulot, lorsque ton petit chef vient te taper sur les doigts,
en lâchant que vraiment,
aussi con que toi, c'est pas permis ?
Et toi maman, derrière ce guichet où tu crèves d'ennui depuis des années,
tu ne triches jamais pour prendre une pause plus longue,
tu ne racontes jamais n'importe quoi à ta responsable lorsque tu arrives en retard ?
Ça vous fait quoi,
de vous sentir minables? Non, ne dites rien. Vous n'avez pas besoin de répondre. Je le sais parfaitement,
ce que ça fait. Ça vous fait que
quand vous rentrez à la maison,
vous avez juste envie
de ne plus penser à rien,
ni à vos problèmes ni aux miens.
Demain, devant mon bulletin catastrophique, nous allons jouer une double comédie :
moi qui suis triste à mourir
je ferai semblant de rien,
et vous qui étiez résignés d'avance,
vous aurez l'air terriblement déçus.
Je me demande ce que vous allez trouver cette fois, comme punition.
1
Même moi, à votre place, je ne saurais plus quoi inventer.
Il y a des jours, vous me faites de la peine.

2
Chère Coline,
Cette fois, tu t'es surpassée.
Déjà que tes mimiques de bonne-élève-déléguéeet-membre-du-club-lecture m'énervent. Mais t'étais
vraiment obligée, en plus, de déballer à tout le monde ce qu'on avait dit sur moi au conseil de classe ?
Que même la menace de redoublement était une farce, car je suis un cas désespéré et ça ne sert à rien que
je redouble, au contraire le plus vite je me casse du bahut, le mieux tout le monde se porte? Ça ne devrait
pas rester confidentiel ?
Certes, sur le moment, lorsque je t'ai vue rapporter les résultats des uns et des autres dans la cour, en
sortant les notes que tu avais prises au conseil de classe pour faire sérieux, encore une fois j'ai haussé les
épaules. J'ai même rigolé. J'ai dit : Tant mieux.
Vite fait que je me tire de ce collège de merde, j'ai dit.
Mais, à l'intérieur,
ça brûlait encore plus fort.
Déléguée de classe ?
Mais tu représentes qui, quoi ?
Est-ce que tu m'as jamais proposé de l'aide, toi ? Est-ce que
tu as jamais pris ma défense lorsque je me fais incendier par monsieur Gunter ?
Et après tu t'étonnes que j'écrive collabo au cutter sur ton sac neuf. Celui que tes parents t'ont offert pour te
féliciter de tes bons résultats. Pourtant j'ai même pris le temps de vérifier l'orthographe sur Wiktionnaire.
J'aurais pu ne pas me casser la tête
et écrire conne, ou pétasse,
mais les insultes c'est des mots comme les autres, il faut choisir celui qui convient.
T'es pas une pétasse, Coline, et t'es loin d'être conne. Mais t'es collabo.
Tu as piqué une crise de nerfs devant ton sac abîmé,
mais collabo tu es
et collabo tu restes.
Si tu ne sais pas ce que ça veut dire,
va chercher sur internet.
Dommage que personne n'ait remarqué mon effort de vocabulaire. C'est injuste.

3
Cher monsieur Gunter,
Cette collabo de Coline dit que c est vous qui avez insisté, au conseil de classe,
pour me coller
un double avertissement.
Alors laissez-moi vous demander : avertissement de quoi, au juste ? De quoi vouliez-vous m'avertir ? Que
je suis vraiment une cata, une plaie ? C'est bon,
ça j'ai compris. Depuis le temps qu'on me le répète, même moi j'ai enregistré. Plus besoin
de m'avertir.
Au fond, je le sais, monsieur, ce n'est pas votre faute.
Vous y mettez plein de bonne volonté.
Et tout le monde s'en fout.
Je me demande même comment vous faites pour vous lever le matin.
Parce que vous êtes toujours là, chaque jour, avec votre sacoche remplie d'exercices,
et de copies corrigées,
et de livres à photocopier,
et de toutes les autres armes du professeur persévérant.

2
Pourtant, je le vois bien que vous êtes aussi fatigué que moi, que vous vous verriez bien à la plage, en ce
moment, au lieu de me dicter des consignes que j'ai renoncé à comprendre depuis un bail.
Vous pensez sûrement que je le fais exprès, de ne rien piger, que je ne travaille pas,
que je suis insolent et paresseux.
Ça vous agace, ·
ça vous met en rage même.
Alors vous insistez,
avec vos rattrapages
et vos punitions. Vous ne voulez vraiment pas vous résigner.
C'est peine perdue, monsieur.
Car il faut que je vous avoue une chose : je ne comprends pas ce que vous dites. Rien.
Mais alors rien du tout.
Pas un mot. Comme si vous parliez une langue étrangère que personne ne m’aurait enseignée.
La seule chose que je comprends chez vous, c'est votre regard.
Et ce que je lis dans vos yeux,
ce n'est pas la joie de vivre.
Franchement, avec ce regard-là, je me demande pourquoi vous restez. Pourquoi vous ne donnez pas votre
démission.
Quand je vous ai dit ça,
vous avez eu l'air blessé
et vous m'avez collé une heure de retenue, mais je le disais pour vous. Moi, si je pouvais démissionner
d'élève,
je le ferais direct.
Au point où j'en suis.
Mais je ne peux pas.
Il faut que je me traîne encore pendant des années de classe en classe.
Et parfois, il faut aussi que je me pointe dans le bureau du principal.
C'est encore arrivé aujourd'hui. Je vais être exclu,
pendant trois jours cette fois,
pour avoir insulté Coline
et abîmé son cartable.
J'ai écouté la rengaine
du vivre ensemble et du respect de l'autre sans répondre.
Comme si je ne le savais pas que c’est juste pour ne pas voir ma tronche pendant trois jours.

4
Chère Ministre de l'Éducation,
durant les trois jours d'exclusion que j'ai passés devant la télé, j'ai vu un nombre incalculable d'épisodes de
séries, de clips, de pubs et d'émissions débiles.
Et puis, magie du zapping,
je suis tombé sur vous,
défendant vigoureusement
une quelconque réforme
du collège en cours. Je n'ai pas changé de chaîne tout de suite car votre main tremblotait autour du micro,
ça m'a marqué, ça devait être l'émotion républicaine, ou alors vous étiez un petit peu stressée, vous aussi,
comme moi si on me demande
de conjuguer des verbes.
Alors, pour la première fois,
Je vous ai écoutée.
J'ai eu l'impression
que dans votre réforme
vous parliez tout le temps de moi.

3
Vous m'appeliez gentiment élève en grande difficulté et,
à vous écouter, vous vous souciez énormément de mon avenir.
Mais que c'était du pipeau,
je l'ai compris en deux secondes,
et non seulement
parce qu'à la sortie du bahut,
depuis des semaines,
il y a des parents d'élèves rouges de colère qui donnent des tracts, et même si lire c est pas trop mon truc,
« baisse du budget», et « casse du collège public »
ça, même moi j'arrive à déchiffrer,
et figurez-vous que je sais même ce que ça veut dire.
Non, je l'ai compris
parce que depuis le primaire,
à part l'année de CE2,
où j'ai eu la chance d'être
dans la classe de madame Bernard,
à l'école j'ai toujours vu
un tas de problèmes.
Vous savez, dans mon quartier je n'étais pas le seul enfant complètement largué.
En face de nous, c'était la valse des remplaçants, tout le monde avait envie de se barrer
le plus vite possible. Les instits qui restaient, eux, avaient souvent le regard de monsieur Gunter.
Et ce regard-là, j'ai l'idée que vous y êtes pour quelque chose.
J'ai grandi comme ça, en décelant sur le visage
des adultes ce sentiment flottant d'une catastrophe annoncée.
Vous croyez peut-être que les enfants ne se rendent pas compte,
mais vous vous trompez,
les sensations c'est la première chose qu'ils comprennent.
Ils les absorbent beaucoup plus facilement que les mathématiques.
Le bateau coulait, on était tous au courant.
Et moi, je me suis noyé le premier.
Aujourd'hui, je sens bien
que je fais chier la terre entière.
On ne sait plus quoi faire de moi.
Je suis le boulet, celui qu'on espère ne pas avoir dans son collège,
et encore moins dans sa classe.
Si on pouvait me rayer de la carte d'un coup de crayon, ça serait
du pur bénef pour tous.
Je reconnais que les profs ont leurs raisons.
Mais est-ce que vous savez ce que ça fait lorsque pendant des années, huit heures par jour, vous vous
sentez un crétin fini? Essayez de vous motiver après ça.
Essayez de rester bien sage,
de vous ennuyer ferme
sans broncher, de vous prendre des zéros sur la tronche
et de remercier poliment en retour.
Vous verrez.
Alors, qu'un ministre,
. .
maintenant, vienne me raconter
que Je suis au cœur
de ses préoccupations,
et que désormais tout va changer, désolé, je n'y crois pas.
Fallait y penser avant.

4
5
Chère inconnue,
Aujourd'hui il a bien fallu que je retourne au collège.
Comme d'habitude j'ai pris le bus,
comme d'habitude il était bondé,
et comme d'habitude, affalé sur mon siège,
j'ai commencé à sentir la boule
au ventre qui grossissait,
autant que la tentation
de sécher les cours.
J'ai imaginéla tête de monsieur Gunter
et je me suis dit que j'allais lui faire la fleur de ne pas me montrer.
Et puis, je vous ai vue monter.
J'ai tout de suite remarqué votre gros ventre,
et sans réfléchir je me suis levé.
Vous voulez vous asseoir madame, j'ai dit, et vous m'avez adressé un sourire hésitant,
un peu étonnée que Je puisse être si gentil.
À croire que j'ai vraiment une sale gueule.
Ça m'a fait de la peine, ce soupçon de méfiance dans votre regard,
d'autant plus que vous me rappeliez madame Bernard.
Je vais vous raconter, chère inconnue:
madame Bernard est la seule instit avec laquelle j'ai aimé l'école.
Je ne sais pas comment elle s'y prenait mais, avec elle, même moi j'avais envie d'apprendre, et mes
résultats n’étaient pas si mauvais.
Elle n'était pas toujours commode.
Mais elle trouvait ses élèves intelligents, pleins de bonnes idées, et chaque matin, lorsqu'on rentrait dans sa
classe, on avait tous l'impression d'illuminer sa journée.
J'ai revu madame Bernard la semaine dernière, juste avant de recevoir mon bulletin, en allant chercher
Miette à l'école. Miette est le surnom de ma sœur, c'est moi qui l'ai trouvé, elle l'adore et moi aussi. Je sais
même que ça s'écrit avec deux t.
Lorsque madame Bernard m'a vu sur le trottoir,
parmi les parents et les nounous qui attendaient à la sortie,
elle a planté là la maman qui lui tenait la jambe,
et elle a fendu la foule vers moi, sans me quitter du regard.
Elle avait l'air heureuse
de me revoir.
Comme tu as grandi, elle m'a dit en me posant une main sur l'épaule.
Je ne savais pas quoi répondre, alors je suis resté là, devant elle,
à me dandiner. Je crois
que j'avais de nouveau
sur les lèvres le petit sourire niais d'un gamin de huit ans.
Et puis la question est arrivée, je l'attendais, c'était obligé.
Dans la bouche des adultes, cette question-là arrive toujours.
Comment ça va, le collège?
Ça va, ça va, j'ai marmonné, mal à l'aise.
Mais madame Bernard a tout de suite compris.
Si tu as des difficultés, elle m'a dit, ne reste pas seul dans ton coin.
Et si tu ne trouves pas
à qui en parler, viens me voir.
Il y a des solutions à chercher, des dispositifs, des associations ...
Ça va, j'ai répété
pour couper court.

5
Madame Bernard m'a fixé de ses yeux clairs, pas dupe.
Tu sais, on ne peut pas toujours attendre que ça tombe du ciel. Parfois, il faut savoir demander
de l'aide, a-t-elle ajouté,
pendant que Miette déboulait
vers nous en sautillant.
Comme une petite chèvre qu'on libère de l'enclos.

Aujourd'hui, chère inconnue, j'ai repensé à tout ça, dans le bus.


Je ne pouvais plus détacher le regard de votre tête
de fausse madame Bernard,
et je le voyais bien,
ça vous mettait mal à l'aise.
Alors, peut-être pour fuir mon regard, vous avez sorti un livre.
Vous avez commencé à lire, et voilà que, miracle,
vous étiez ailleurs,
tellement concentrée que plus rien n'existait autour de vous,
ni le béton, ni les klaxons,
ni l'océan de circulation
qui cernait le bus, ni la foule ballottée par les secousses,
ni moi avec mes idées noires et mon regard insistant.
Et pour la première fois, moi qui déteste lire et les livres en général, je me suis dit
que vous aviez une sacrée chance.
Et sans doute que votre bébé aussi, il allait en avoir.

6
Chère Miette,
Ma grenouille, ma petite chèvre à deux pattes, arrête de sautiller et écoute-moi bien attentivement. Écoute
ton grand frère :
Ne fais pas comme moi.
Ne fais pas les mêmes erreurs.
Travaille bien à l'école.
Mets-y de la bonne volonté.
Et quand tu ne comprends pas, lève la main et n'aie pas peur de demander.
Tu dois te dire que je suis gonflé de te dire ça, moi.
Mais tu vois, Miette, Je ne sais même pas
comment j'en suis arrivé là, quand est-ce que j'ai commencé à comprendre un peu moins,
et puis, presque du jour
au lendemain, plus rien du tout.
Au début c'était un peu fatiguant de suivre ce que disait le maître, de plancher sur mes exercices,
et d'un coup,
c’est devenu impossible.
Tout était flou, je ne saisissais plus rien, je ne captais même pas ce qu'on voulait que je fasse.
Alors, je n'ai plus rien fait.
Et maintenant je passe
mon temps à imaginer des lettres que je suis incapable d'écrire. J'aimerais bien, mais je n'ai pas les mots, je
ne sais pas exprimer ce que je ressens, les phrases s'embrouillent dans ma tête et elles restent là à tourner
en rond, et elles me font mal, griffent l'intérieur de mon crâne, et j'ai tellement peur qu'il ne soit trop tard.
Est-ce que c'est trop tard, Miette? Est-ce que toute ma vie je n'aurai pas les mots qu'il faut pour dire les
choses, est-ce qu'ils vont rester dans ma tête à tourner en boucle et à me rendre fou ?
Je le sais, c'est ma faute aussi. J'aurais pu faire un effort.
Je n'ai pas su.
Mais il n'y a pas que des mauvais élèves, Miette.

6
Il y a également de mauvais parents, de mauvais copains, de mauvais profs, de mauvais ministres et de
mauvais présidents.
Heureusement il y a aussi de jolies petites grenouilles et de bonnes maîtresses.

7
Cher Madame Bernard,
vous m'excuser pour les fotes, mais je voulait vous dire une chose, et cette foi la lettre j'ai decider de
l'ecrire
pour de vrais, et pas selement la tourné dans ma tete, et tant pi pour les erreur, sa sera pas les premié ni
les dernié sur tere, hein ?
Vous m'avez demander si au collège sa va.
En vrai, au collège, sa va pas trop.
Je croit que j'ai un peti peu
besoin d'aide.
Vous pouvé m'aidez? Merci
Cigné: M

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