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CARÈNE PONTE

PRENDRE LA VIE COMME ELLE VIENT


Pour mon amie Karine
qui m’a aidée à dépasser mes peurs.
SOMMAIRE
Titre

Prologue

Alice & Aymeric


Février 2022

Février 2022

Mars 2001

Février 2022
Mai 2001

Septembre 2001

Février 2022

Juin 2005
Février 2022

Juin 2008

Mai 2009

Juillet 2011

Janvier 2016
Septembre 2016

Février 2021

Février 2022

Alice & plus tout à fait Aymeric


Février 2022

Mars 2022

Avril 2022

Mai 2022

Mai 2022
Mai 2022

Juin 2022

Juin 2022

Septembre 2023

Et si…
Février 2022

Alice

Février 2022

Mars 2022
Mai 2022

Mai 2022

Juin 2022

Juin 2022

Juillet 2022
Juillet 2022

Juillet 2022
Mars 2023

Juin 2023

Et si…

Février 2022

Alice & Aymeric


Février 2022
Mai 2022
Mai 2022
Mai 2022
Juin 2023

Épilogue

Remerciements

De la même autrice

Copyright
Prologue

En octobre 2001, un mois après les attentats meurtriers du 11 septembre


et l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center, alors que les
pompiers et les bénévoles menaient les opérations de déblaiement, l’un
d’entre eux a découvert, sous les décombres, un arbre. Un poirier de Chine.
Ses racines étaient en partie arrachées et plusieurs de ses branches
brûlées et cassées. Mais il était toujours vivant.
Il a été délicatement dégagé avant d’être confié aux équipes des parcs et
jardins de New York.
En 2010, cet arbre, le « Survivor Tree » comme on l’a surnommé par la
suite, aux branches vigoureuses et aux feuilles verdoyantes, a été remis en
terre, face au nouveau World Trade Center.
Véritable symbole de résilience, il a ensuite vaillamment résisté à l’une
des pires tempêtes de neige qu’ait connue New York, puis à l’ouragan
Sandy.
Cet arbre, c’est la vie qui se fraye un chemin à travers les gravats.
Cet arbre, c’est la vie qui parvient à reprendre racine malgré les
difficultés, malgré les drames.
Parce que la vie est ainsi faite.
Elle se bat toujours pour reprendre sa place.
ALICE &
AYMERIC
Février 2022
Cette nuit, lors des JO d’hiver à Beijing, Guillaume Cizeron et Gabriella
Papadakis sont devenus champions olympiques de danse sur glace.
Il y a quatre ans, ça s’était joué à quelques dixièmes de points et une
bretelle de costume.
J’avais mis mon réveil pour ne pas louper leur sacre annoncé. Des
levers aux aurores pour me rendre à la patinoire et des heures
d’entraînement passées sur la glace, il me reste seulement aujourd’hui la
passion du sport. Je vibre en regardant les championnats du monde, je
m’enflamme devant les Jeux olympiques. Et je balaie d’un revers de main
cette petite phrase qui parfois toque à la porte de ma conscience : Et si je
m’étais accrochée…
Il était un peu moins de 6 heures lorsque je me suis recouchée avec
l’espoir de me rendormir, même pour trente petites minutes. Je ne sais pas
comment certains réussissent à se lever à 5 heures du matin sans y être
obligés. Je visualise bien l’idée du « temps pour soi », mais, en ce qui me
concerne, le meilleur temps que je puisse prendre pour moi, à cette heure
bien trop matinale, c’est dormir la tête sur l’oreiller, si possible jusqu’à
9 heures. Sophie, ma belle-sœur et grande adepte de la méthode, en aurait
profité, j’en suis sûre, pour vider le lave-vaisselle, plier du linge ou ranger
ses épices par ordre alphabétique. Et, le pire, c’est que ça l’aurait rendue
heureuse. « Tu devrais essayer, Alice, je te jure que se lever deux heures
plus tôt permet d’attaquer la journée en pleine forme et avec le sourire. »
Non, définitivement, je refuse ne serait-ce que d’envisager cette
perspective.
Le teint brouillé que me renvoie impitoyablement le reflet du miroir ne
fait que me confirmer que je n’ai pas une peau adaptée au manque de
sommeil. La légère nausée qui l’accompagne depuis que je suis à nouveau
debout n’arrange rien.
Pourquoi est-ce justement lorsque l’on n’est pas à son avantage que l’on
s’attarde devant la glace ? À croire que l’on aime se faire du mal. Alice,
40 ans, en couple depuis vingt, mariée depuis quinze, sans enfants,
directrice d’une médiathèque. Sympa comme constat, alors que je manque
de sommeil et que je suis par conséquent d’une humeur massacrante. Pour
quelle raison cette pensée me semble-t-elle peu réjouissante alors que ma
vie n’est pas différente d’hier, et qu’avant-hier, elle ne m’inquiétait pas ?
Je l’ignore. Toujours est-il qu’en cet instant, en tee-shirt dans la salle de
bains, les paupières gonflées et l’estomac en vrac, je me sens… ordinaire.
Heureusement que les Français sont champions olympiques de danse
sur glace.

*
* *
— Alors ? m’interroge Aymeric lorsque je le rejoins dans la cuisine.
— Champions olympiques, je réponds, avec un manque d’enthousiasme
qui me surprend moi-même.
— Pas de problème de collant cette fois-ci ?
— Ça n’était pas un problème de collant, mais une bretelle de la robe de
Gabriella qui s’était décousue, je réplique, agacée.
— Ah oui, c’est vrai, une bretelle, pardon pour cette impardonnable
erreur de ma part, rétorque-t-il, quant à lui, sur le ton de la plaisanterie.
J’espère que tu ne m’en veux pas de ne pas t’avoir accompagnée sur ce
coup-là. Le patinage et moi, comme tu le sais… Je te fais un café ?
— Oui, merci. Si j’en bois un litre ou deux, peut-être que je réussirai à
tenir jusqu’à midi sans m’effondrer sur mes étagères de livres. Ta sœur
aurait sûrement une nouvelle boisson à la fois énergisante et détox à me
proposer pour remplacer la caféine, mais…
— Ma sœur est cinglée.
Comme toujours, je suis prise au dépourvu par sa repartie et ne peux
m’empêcher de rire. Je suis incapable de résister à ses boutades, et c’est un
pouvoir dont Aymeric est très fier.
Il dépose un mug rempli de café chaud devant moi. Je souffle dessus
avant d’y goûter pour ne pas me brûler la langue. Il n’y a rien de pire à mon
avis que de griller ses papilles avec le café du matin. Tous les repas de la
journée en sont ensuite affectés.
— Ça n’a pas l’air d’aller ? me demande-t-il.
— Qu’est-ce que tu penses de notre vie ?
— Qu’est-ce que je pense de notre vie ?… Tu en as de drôles de
questions à 8 heures du matin. C’est à cause de la médaille d’or des
Français ?
— Oui, non… À vrai dire, je ne sais pas trop. Je me suis regardée dans
le miroir tout à l’heure et j’y ai vu… une directrice de médiathèque de
40 ans.
— Si je puis me permettre, une magnifique directrice de médiathèque
de 40 ans.
— Aymeric… Je suis sérieuse, dis-je non sans sourire.
— Moi aussi, je suis très sérieux ! Tu es une très belle et sexy
bibliothécaire. Et si je n’avais pas une réunion importante dans moins d’une
heure, je te montrerais à quel point j’aime cette très belle et sexy directrice
de médiathèque de 40 ans.
— Tu ne trouves pas que notre vie est un peu trop ordinaire ? Qu’elle
est devenue presque monotone ?
— Pas vraiment, non. Mais là tout de suite, je m’en veux de ne pas être
allé au bout de mon projet médaille d’argent.
— Ton projet médaille d’argent ?
— Il y a quatre ans, tu étais tellement déçue que les Français terminent
à la seconde place que je m’étais promis d’avoir de quoi te remonter le
moral si cela devait se reproduire. Cette semaine, j’ai commencé à chercher
des billets pour un séjour en Toscane, puis j’ai enchaîné les réunions, et il y
a eu cet appel d’offres auquel il a fallu répondre à la dernière minute…
— Toi, tu vas presque me faire regretter que Guillaume et Gabriella
aient remporté la médaille d’or.
— Si ça peut te faire plaisir, et rendre notre vie moins ordinaire à tes
yeux, on n’a qu’à planifier ce séjour en Italie ce soir, ensemble.
— Non, non, ne t’inquiète pas.
Mon refus me surprend, mais cela ne m’empêche pas de poursuivre :
— C’est probablement la fatigue qui me joue des tours, une bonne nuit
de sommeil et tout sera rentré dans l’ordre. Merci d’avoir eu l’idée
d’organiser quelque chose en cas de défaite, ça me touche beaucoup.
— Tu es sûre ?
— Oui, certaine. Ce n’est pas encore la crise de la quarantaine, la
Toscane peut attendre.
— Comme tu voudras, je n’insiste pas, me dit-il avant de terminer son
café et de se lever.
Il se glisse derrière moi, m’entoure de ses bras et dépose un baiser à cet
endroit sensible connu de lui seul, derrière le lobe de mon oreille, puis le
mordille. Malgré nos plus de vingt ans de vie commune, l’effet est
immédiat. Mes jambes ramollissent, les pulsations de mon cœur
s’accélèrent, le désir m’envahit.
— Je t’aime, Alice.
— Moi aussi, je t’aime.

*
* *
— Je suis désolée, madame Crudo, nous n’avons toujours pas de
nouvelle biographie sur le général de Gaulle en rayon.
La vieille dame à la mise en plis impeccable, bien que tirant sur le
violet, vêtue d’un tailleur en tweed vert foncé, semble déçue. Comme
chaque fois qu’elle vient à la médiathèque, c’est-à-dire tous les trois jours.
— C’était un grand homme vous savez, comment se fait-il qu’il
n’intéresse plus aucun écrivain ? Que pouvez-vous me conseiller comme
ouvrage, alors ? poursuit-elle sans même attendre de réponse. Surtout, pas
un de ces romans modernes avec des jeunes femmes débraillées et marie-
couche-toi-là en veux-tu en voilà !
Habituellement, c’est moi qui accompagne Mme Crudo dans les rayons
pour lui proposer des titres, mais ce matin, ma collègue et amie Justine
devine que je n’ai pas les ressources mentales nécessaires.
— Venez avec moi, dit-elle, je suis certaine que nous allons vous
trouver quelque chose d’intéressant.
Je la remercie silencieusement et me replonge dans le pointage des
emprunts dont la date de retour est dépassée, pour certains très largement,
afin d’envoyer un courrier de relance.
À moitié endormie, je sursaute lorsque Justine vient se rasseoir à côté
de moi, une dizaine de minutes plus tard.
— J’espère que tu me revaudras ça ! soupire-t-elle. J’ai cru que jamais
je ne réussirais à trouver quelque chose qui éveille son intérêt.
— Quel est l’heureux élu au final ?
— Belle du Seigneur.
— Belle du Seigneur ? Si je ne m’abuse, c’est l’histoire d’une femme
mariée qui prend un amant et se languit toute la journée de coucher avec
lui ?
— Et ça sur près de neuf cents pages ! Je ne suis pas peu fière, j’avoue.
La prochaine fois, elle repart avec Cinquante nuances de Grey, rétorque
Justine avant d’éclater de rire.
— Tu es diabolique, lancé-je en laissant échapper un bâillement.
— Mauvaise nuit ?
— Trop courte, plutôt. Je me suis levée pour regarder la prestation des
Français en danse sur glace.
— Ah, mais oui, c’était cette nuit, tu me l’avais dit. Et alors ? Ils ont
gagné ?
— Oui ! Ils étaient magnifiques. J’ai même versé ma petite larme au
moment du podium.
— Je t’aurais imaginée plus… disons, surexcitée par cette médaille.
Quelque chose ne va pas ?
— Non, non. C’est juste que… Ce doit être le manque de sommeil qui
parle, mais, ce matin, le miroir m’a renvoyé une image à laquelle je ne
m’attendais pas. L’image d’une personne quelconque. Comme s’il voulait
m’obliger à réaliser combien ma vie était banale.
— Ah oui, tu n’y vas pas avec le dos de la cuillère, toi, quand tu n’as
pas assez dormi. Est-ce que ton miroir sait que tu as sauté à l’élastique le
mois dernier ? Parce que pour moi, ça, c’est tout sauf banal. Telle que tu me
vois, je suis incapable de sauter d’un tabouret, alors du haut d’un pont…
Je souris.
— Tu ne nous ferais pas un petit début de crise de la quarantaine ?
enchaîne-t-elle. Tout va bien avec Aymeric ? Je peux aussi te refourguer
Belle du Seigneur comme à Mme Crudo s’il le faut.
Cette fois, j’éclate de rire.
— Non, tout va bien de ce côté-là, rassure-toi. Ça va même plutôt très
bien.
— Ne m’en dis pas plus ! Rappelle-toi que je suis célibataire et en
manque de sexe depuis bien trop longtemps pour pouvoir supporter des
récits de nuits torrides. Tu as peut-être juste besoin de changer un peu
d’air ?
— C’est drôle que tu me dises ça, parce que Aymeric m’a justement
proposé de partir pour un séjour en Toscane ce matin.
— Ton canon de mari, sexuellement toujours attiré par toi, te propose
un voyage en Italie et tu trouves ta vie trop ordinaire ? Rassure-moi, tu as
dit oui ? Vous partez quand ?
— On ne part pas. C’est une attention adorable, mais je lui ai répondu
que ça irait mieux après une bonne nuit de sommeil !
— Eh bien, tu vas prendre ton téléphone et l’appeler pour lui dire que tu
as changé d’avis ! Florence, Pise, ça ne se refuse pas ! Et crois-moi
qu’après ça, tu auras repris goût à l’existence et le reflet du miroir, tu
l’enverras où je pense.
Bien sûr, c’est Justine qui a raison. Pourquoi avoir dit non à Aymeric ?
Ce qu’il me faut, c’est de la spontanéité. Par exemple, un voyage de
dernière minute avec mon mari. Rien de tel pour rompre la monotonie du
quotidien. Je cherche mon portable des yeux quand M. Albert, un adhérent
connu pour son impatience, franchit les portes avec difficulté, les bras
chargés d’une bonne dizaine de livres.
— Tu veux que je m’en occupe ? me propose Justine.
— Non, je vais le faire. Tu as déjà géré Mme Crudo, il faut bien se
partager les personnes un peu pénibles, ajouté-je à voix basse. J’attendrai ce
soir pour dire à Aymeric que j’ai changé d’avis. Avant de rentrer, je passerai
chez le traiteur italien, tu sais, celui qui fait des tiramisus à tomber, comme
ça, on se fera une petite soirée sympa.
— Prémices d’une partie de sexe endiablée… Il faut vraiment que je me
trouve un mec ! soupire-t-elle. En ce moment, rien que la vue d’une
courgette pourrait me faire défaillir.
Je pouffe. M. Albert, parvenu devant le comptoir d’accueil, s’agace en
regardant sa montre. Au moins vingt secondes qu’il attend, il faut dire.
— Monsieur Albert, que puis-je faire pour vous ? je lui demande avec
mon plus grand sourire, mon moral ayant remonté en flèche à la perspective
de cette escapade en Toscane.
Et après tout, rien ne presse.
Février 2022
Longtemps je serai hantée par cette question : qu’est-ce que je faisais
exactement à cet instant-là ? Et j’aurai beau me concentrer de toutes mes
forces, fermer les yeux pour mieux visualiser, jamais je ne parviendrai à me
souvenir. Est-ce que j’avais un livre dans la main ? Est-ce que j’étais en
train d’accueillir un lecteur ou de plaisanter avec Justine ? Étais-je en train
de sourire en pensant à la Toscane ?
Le seul élément dont je me souviendrai avec clarté c’est la médaille d’or
de Guillaume Cizeron et Gabriella Papadakis remportée ce matin-là, tôt en
Chine.
On devrait être prévenu que la vie va basculer. Gagner ne serait-ce
qu’une poignée de secondes d’avance. Juste pour avoir le temps de graver
dans sa mémoire la saveur de l’insouciance.

— Allô ?
— Madame Fleury ?
— Oui. Qui est à l’appareil ?
— Ici le service de réanimation de l’hôpital Charles-Nicolle… Votre
mari a eu un grave accident, madame Fleury. Vous est-il possible de venir
rapidement ?
*
* *
Si l’avant s’efface, l’après, lui, en revanche, s’incruste. Dans chaque
cellule de mon cerveau, chacun des pores de ma peau. Les odeurs de
Bétadine, les sons des machines qui le maintiennent en vie, la peur de
perdre celui que j’aime depuis vingt ans.
Je sens la transpiration dégouliner dans mon dos lorsque j’entre dans
l’hôpital en courant, insensible à la douleur irradiant de ma cheville droite
que je me suis tordue sur le parking.
La vue brouillée par les larmes, je reste de longues minutes devant le
panneau d’affichage, incapable de repérer le service de réanimation sur le
plan. Je ne distingue que cette grosse goutte rouge sang, Vous êtes ici, qui
emplit tout l’espace. Vous êtes ici.
— Est-ce que je peux vous aider, madame ? me demande une jeune
femme assise derrière une vitre.
— Je… C’est mon mari… J’ai reçu un appel et…
Vous êtes ici. Que s’est-il passé ? Pourquoi lui, pourquoi nous ?
— Ça ne va pas, madame ? s’inquiète la jeune femme qui a déserté sa
vitre et s’est approchée de moi. Vous cherchez un service en particulier ?
— J’ai reçu un appel… Mon mari… Il est ici. Et… Il ne va pas mourir,
hein ? Ou il est déjà mort et on ne me le dit pas. Je sais que c’est comme ça
que ça se passe. On vous demande de venir vite alors que c’est trop tard,
sangloté-je, gagnée par une forme d’hystérie qui secoue mon corps de
tremblements. C’est ça ? Il est mort et personne n’ose me l’avouer !
Vous êtes ici. La jeune femme me guide vers un fauteuil en plastique
couleur vert d’eau. Une jolie couleur. Apaisante. Inadaptée. Les battements
sourds de mon cœur couvrent les paroles de la jeune femme. Aymeric. Mon
Dieu, Aymeric. Je sens qu’elle me prend la main et qu’elle la serre avec
fermeté.
Vous êtes ici.
Après de longues minutes à lutter contre le malaise, le souffle court et la
nausée, je parviens enfin à articuler :
— Mon mari a eu un accident. J’ai reçu un appel, on m’a dit de venir le
plus vite possible. Il est en réanimation.
— D’accord. Je vais vous y accompagner.
Elle glisse avec douceur un bras sous le mien et m’aide à me relever. Je
ne suis pas certaine que mes jambes soient capables de me porter, alors je
m’appuie sur elle. Nous suivons des couloirs, prenons des ascenseurs,
passons des portes battantes.
Puis nous y sommes. Service de réanimation. Écrit en grosses lettres
bleues.
— Asseyez-vous ici, je vais prévenir de votre arrivée, m’indique la
jeune femme dont je n’ai même pas pris la peine de demander le prénom.
Les chaises sont blanches cette fois-ci. Bien moins confortables que les
fauteuils vert d’eau de tout à l’heure. De longues bandes orange courent le
long des murs. Des soignants s’affairent derrière des chariots. J’ai le
sentiment que personne n’ose me regarder. Pour eux, je suis la femme, la
mère, la sœur ou l’amie d’un patient que l’on vient de transporter ici, et à
qui, dans quelques minutes, il faudra probablement annoncer une mauvaise
nouvelle.
— Madame Fleury ? Je suis le Dr Balmin.
Je lève les yeux vers celui qui se tient en face de moi. Un grand type en
blouse blanche, aux cheveux bouclés en bataille, avec de petites lunettes en
écaille marron et qui sent le chèvrefeuille. Je me demande quel parfum pour
homme sent le chèvrefeuille. Aymeric, lui, porte depuis toujours le même
parfum. Le premier que je lui ai offert pour son anniversaire. Je propose
souvent de lui en offrir un autre, histoire de changer, mais il aime celui-là. Il
ne s’en est pas lassé.
— Madame Fleury ? Vous m’entendez ? me demande le Dr
Chèvrefeuille. Est-ce que vous voulez boire un verre d’eau ou peut-être
quelque chose de sucré ?
— Comment va mon mari ? Dites-moi qu’il est encore en vie.
— Oui, votre mari est toujours en vie…
La vague de soulagement qui déferle en moi emporte tout sur son
passage.
— … mais il est dans un état grave. Sa voiture a été percutée à pleine
vitesse côté conducteur par un autre véhicule. Il présentait de multiples
traumatismes lorsqu’il est arrivé chez nous…
— Il n’est pas mort n’est-ce pas ? C’est ce que vous venez de me dire, il
n’est pas mort ?
— Non… Néanmoins… votre mari n’a pas encore repris conscience,
madame Fleury. Et nous ignorons…
— Est-ce que je peux le voir ?
— Oui, bien sûr. Je dois vous prévenir que son visage est tuméfié et
surtout qu’il nous a fallu l’intuber…
Nous longeons un couloir, le Dr Chèvrefeuille se lance dans une
explication. Des mots me parviennent, « hémorragie », « lésions
cérébrales », mais sa voix est assourdie, comme s’il marchait à plusieurs
dizaines de mètres de moi. Aymeric est vivant. Je me répète cette phrase en
boucle. Aymeric est vivant. Et pour le moment c’est tout ce qui compte.
Le médecin s’arrête devant une chambre puis se tourne vers moi.
— Ça risque d’être impressionnant. Vous êtes prête ?
J’acquiesce d’un signe de tête. Le Dr Chèvrefeuille ouvre la porte. Je
fais quelques pas, et les larmes me montent à nouveau aux yeux. Aymeric
est étendu sur le lit, perfusé de toutes parts et entouré de plusieurs machines
grâce auxquelles je comprends qu’il est toujours en vie.
Elles émettent des bips réguliers dont j’ignore encore qu’ils résonneront
longtemps la nuit, dans mes cauchemars.
— Est-ce qu’il… m’entend ?
— Nous n’en savons rien. C’est possible, oui.
Je m’approche du lit. Je reconnais à peine le visage meurtri de mon
mari. Je tends ma main pour la passer dans ses cheveux. Je tremble tant que
je suspends mon geste. Il faut que je sois forte. Je ne peux pas craquer. Il a
besoin de moi.
Je repère une chaise que je tire près du lit avant de m’y asseoir.
— Aymeric ? C’est moi. C’est Alice. Je suis là. Tout va s’arranger, tu
vas voir. Tout va s’arranger.
Seuls les bips des machines me répondent. Je guette un signe chez
Aymeric, n’importe quoi, un clignement de paupière, une grimace, un
soubresaut. Mais il ne se passe rien. Il reste parfaitement immobile, avec ce
gros tuyau dans la bouche qui lui permet de respirer et dont je ne parviens
pas à détacher le regard.
Après un instant d’hésitation, je saisis sa main, surprise qu’elle soit
chaude et douce. Comme elle l’était ce matin quand il m’a caressé le haut
du dos avant de m’embrasser.
Ce matin, j’ai assisté au sacre tant attendu de deux sportifs que j’admire
depuis des années. Il y a quelques heures à peine, je pensais à ce week-end
à Florence que nous allions organiser.
Et maintenant, je me retrouve à l’hôpital, à serrer dans ma main celle de
mon mari inconscient. Moi qui n’ai jamais cru en Dieu, je me surprends à
fermer les yeux et à commencer à prier pour qu’on ne me l’enlève pas, à
prier pour celui qui est toute ma vie ou presque depuis vingt ans.
Mars 2001
Il est 14 heures lorsque nous arrivons à la patinoire où vont se dérouler
les sélections en individuel pour le championnat de France de patinage
artistique. C’est la quatrième fois que j’y participe. Il y a deux ans, j’ai
terminé au pied du podium. Une frustration dure à vivre, mais une belle
promesse pour la suite. Hélas, les choses n’ont pas suivi le cours espéré. De
nouvelles filles sont arrivées. Et peut-être aussi ai-je cessé d’en avoir
suffisamment envie.
— Allez, championne ! On les gagne ces sélections, et ensuite en route
pour le championnat de France ! me motive ma tante Évelyne, en sortant de
la voiture.
Sœur jumelle de ma mère, elle occupe une place importante dans ma
vie. Depuis l’âge de 8 ans, je passe presque autant de temps chez elle que
chez moi. En grande partie à cause du divorce de mes parents, et des
horaires décalés de ma mère ; mais aussi parce que j’étais très proche de ma
cousine, Anita, avec qui j’ai seulement trois mois d’écart. Elle a déserté les
patinoires depuis longtemps, maintenant, pensé-je, avant de balayer mon
amertume d’un revers de main. Il ne faut pas que je songe à Anita. Je ne
dois pas me laisser distraire. Cette compétition est celle de la dernière
chance.
C’est grâce à ma tante Évelyne que j’ai enfilé des patins pour la
première fois. J’étais en vacances chez elle et elle nous a emmenées, Anita
et moi, à la patinoire de la ville d’à côté. Je me suis très vite prise de
passion pour ce sport et me suis lancée quelques années plus tard dans la
compétition, encouragée par ma tante qui avait Peggy Fleming pour idole et
dont le rêve inassouvi avait toujours été de devenir championne. Je ne
compte plus les heures que nous avons passées ensemble dans l’enceinte
d’une patinoire, moi sur la glace, elle dans les gradins. Ni celles devant la
télévision à regarder toutes les compétitions, les championnats d’Europe,
les championnats du monde et bien sûr les Jeux olympiques. Les
performances de Surya Bonaly, de Tonya Harding et de Michelle Kwan
nous ont fait vibrer.
Depuis plus de dix ans, ma vie entière tourne autour du patinage. Je me
lève à 6 heures tous les matins pour m’entraîner au moins une heure avant
le début des cours. J’y consacre la plupart de mes soirées, week-ends et
vacances. Le sport impacte jusqu’au contenu de mon assiette. Le soutien de
ma tante ne m’a jamais fait défaut. Même lorsque Anita a décidé de ne plus
mettre un orteil sur la glace. Hier soir, pendant le dîner, elle m’a à peine
adressé la parole. Elle s’est rapidement éclipsée sous prétexte d’un devoir à
rendre pour son cours de psycho. La vérité, c’est qu’elle m’en veut d’avoir
pris autant de place chez elle. Je pensais que nous étions comme des sœurs.
J’avais tort.
Quand j’arrive dans le vestiaire pour enfiler ma tenue, j’y retrouve
Janine, qui appartient au même club que moi. Bien qu’adversaires pendant
les compétitions, nous avons des rapports amicaux. Nous partageons le goût
des entraînements matinaux.
— Alors, prête ? me demande-t-elle tout en laçant son second patin.
— J’espère, je lui réponds avec une pointe d’hésitation qu’elle
remarque aussitôt.
Heureusement que ma tante n’est pas là, sinon elle me foudroierait du
regard sur place. Elle me serine sans cesse que je ne dois pas laisser penser
à l’adversaire que je ne suis pas au top de ma forme. Mais c’est Janine…
— Tu stresses à cause de ton double axel, c’est ça ? Ne t’inquiète pas, je
suis certaine que ça va aller. Je te laisse, il faut que j’aille m’échauffer.
Je l’observe du coin de l’œil tandis qu’elle range ses affaires et sort du
vestiaire, puis je me décide à m’asseoir sur le banc pour me préparer à mon
tour. Oui, le problème c’est bien le double axel. Ce saut a toujours été ma
bête noire. J’ai beau le travailler sans relâche, une fois sur deux je me
retrouve les fesses sur la glace.
Or, je sais que c’est maintenant ou jamais. Je suis déjà vieille pour une
patineuse. Si je ne monte pas sur le podium aujourd’hui, je n’aurai plus qu’à
raccrocher les patins.

*
* *
Derrière la balustrade, j’étudie la concurrente qui me précède, en train
de finir son programme. Je n’ai pas assisté à la prestation de Janine, mais vu
les notes qu’elle a obtenues, elle a de fortes chances de figurer dans les trois
premières. Je ferme les yeux et remue la tête pour décontracter mes
cervicales. Je revois mentalement les enchaînements prévus, les sauts, les
pirouettes…
La fille termine et rejoint le bord de la patinoire, les épaules basses, le
visage fermé. Elle est tombée sur ses deux derniers sauts. Elle passe à côté
de moi sans me regarder. Elle va aller attendre les notes des juges, même si
elle sait qu’elles ne seront pas fameuses et qu’en tout état de cause, elles ne
suffiront pas.
J’enlève mes protège-lames, je prends une grande inspiration puis je
m’élance sur la glace, un sourire plaqué sur mon visage. Ma tante, assise
dans les gradins, serre les poings pour m’encourager. Je fais quelques
chassés, essayant de détendre les muscles de mes cuisses, puis je me
positionne.
Les premières notes de « Il y a trop de gens qui t’aiment » d’Hélène
Ségara retentissent. Je commence. Je connais mon programme par cœur, je
le pratique depuis des mois. Je suis en rythme avec la musique, la glisse est
propre, j’effectue une pirouette, puis une seconde. Je prends un peu de
vitesse, c’est maintenant que tout se joue. J’ai décidé de placer ce double
axel dès le début. Si je le réussis, je vais me détendre et le reste du
programme suivra sans encombre. Il faut qu’il passe. Je suis face à la glace,
je prends appui sur ma jambe gauche et me lance.
Je sais aussitôt.
Une larme perle au coin de mes yeux.
Cette fois, tout est fini.

*
* *
Du bord de la patinoire, j’observe Janine qui se dirige vers le podium,
un immense sourire sur les lèvres. Elle a survolé les sélections et mérite son
titre. Je devine ce qu’elle ressent. Elle a son ticket pour les championnats de
France. Peut-être qu’aujourd’hui est le premier jour du reste de sa vie.
Elle grimpe sur la plus haute marche puis reçoit sa médaille. Avec une
chute sur le double axel et une réception sur deux pieds sur le triple lutz, je
termine septième. Je n’ai pas encore pris de décision, mais au fond de moi,
je ne suis pas certaine d’avoir l’envie ni la force de continuer.
À quelques mètres, une gamine de 10 ans applaudit à tout rompre et fait
des bonds derrière la balustrade. Je crois l’avoir déjà aperçue, elle venait
assister à l’entraînement de Janine.
— Je suis très heureuse pour toi, dis-je à mon amie lorsqu’elle me
rejoint à l’extérieur de la piste. Tu vas tout déchirer aux championnats de
France.
Elle me serre dans ses bras.
— Et toi ? Qu’est-ce que tu…
— Je n’en sais rien encore. Je vais digérer déjà, et ensuite… on verra.
La fillette s’est approchée de nous et saute dans les bras de Janine dès
qu’elle s’écarte de moi.
— Je savais que tu gagnerais, c’est toi la meilleure ! s’exclame-t-elle
avec une admiration non feinte.
— Merci, Sophie. Tu es adorable.
— Moi aussi je veux devenir une championne comme toi. Tu crois que
je peux ?
— Si tu t’entraînes beaucoup, et que tu te lèves tôt tous les matins, je
suis certaine que tu pourras.
— Se lever tôt… se renfrogne-t-elle. On ne peut pas être une
championne du soir ? Parce que maman dit toujours que je dors comme une
marmotte.
Nous éclatons de rire.
— Alice, je te présente Sophie. Nous sommes voisines et nos mères
appartiennent au même club de lecture.
— Bonjour, Sophie.
— Toi aussi, tu fais du patinage ? me demande-t-elle, des étoiles plein
les yeux.
— Oui. Et je me lève tôt comme Janine pour m’entraîner tous les
matins.
La moue boudeuse de Sophie nous fait rire à nouveau.
— Mais, tu es toute seule, au fait ? s’enquiert Janine.
— Non, mon grand frère est là. Il a ronchonné parce que maman
pouvait pas m’emmener. Il dit qu’il a froid à ses roubignoles, ici, ajoute-t-
elle avant de pouffer.
Sur ces mots, elle le repère au loin et lui fait de grands signes. Le gars
nous rejoint, sensiblement de notre âge, assez mignon, et se penche pour
faire la bise à Janine.
— Alice, je te présente Aymeric. Aymeric, Alice.
Février 2022
« Dès que je l’ai vu, j’ai su que c’était lui », voilà bien une phrase que
j’ai souvent entendue et à laquelle je ne crois pas une seconde. Est-ce que
j’ai su, lorsque j’ai vu Aymeric pour la première fois, qu’il serait l’homme
de ma vie ? Non. À vrai dire, je n’y ai même pas songé. Je l’ai trouvé
mignon, juste mignon. Et je me souviens avoir pensé qu’il sentait bon, ce
qui n’était pas souvent le cas de ses congénères.
Cependant je ne me suis pas dit que je venais de rencontrer l’homme de
ma vie. Pour moi, c’est un sentiment qui se construit, qui prend racine à
mesure que la relation avance. Jusqu’au jour où vous vous réveillez un
matin, que vous regardez celui qui est encore endormi à côté de vous, torse
nu, un bras sous l’oreiller, l’autre reposant le long de son corps, que vous
écoutez sa respiration, régulière, paisible et que votre cœur s’emballe,
comme ça, rien qu’en l’observant. Ce jour-là, les larmes vous montent aux
yeux et vous vous dites « Oui, cet homme est l’homme de ma vie ». Et
l’émotion est tellement forte, tellement puissante, qu’elle en devient
certitude.
— Madame…
Je n’ai pas quitté Aymeric des yeux depuis que je suis assise dans cette
chambre. Je n’ai pas non plus lâché sa main. Il me faut quelques secondes
pour sortir de ma torpeur et me tourner vers celle qui vient de m’interpeller.
Une infirmière, je présume, se tient à côté de moi, le visage empreint de
sollicitude.
— Madame, vous devriez rentrer chez vous. Cela va faire deux heures
que vous êtes ici. Il est tard, il faut que vous mangiez quelque chose, que
vous alliez dormir. Les prochains jours risquent d’être éprouvants.
— Mais, et si…
— S’il y a la moindre évolution, m’interrompt-elle avec douceur, nous
vous appellerons immédiatement.
— C’est sûr ?
— Vous pouvez me faire confiance. S’il se passe quelque chose, quelle
que soit l’heure, vous en serez informée.
— Est-ce qu’il… souffre ?
— Il est toujours délicat de répondre avec certitude à cette question,
mais a priori, non. Une sédation a été mise en place pour que ce soit le
moins douloureux possible pour votre mari.
— Vous pensez qu’il va s’en sortir ? demandé-je dans un souffle.
— Je suis désolée, je ne peux pas répondre à cette question. Je ne suis
pas médecin. Le Dr Balmin pourra vous en dire plus. Ce que je sais, c’est
qu’il faut garder espoir. Votre mari est en vie et c’est tout ce qui compte
pour l’instant.
Je me lève de ma chaise et vacille sous l’effet d’un vertige.
— Est-ce que vous voulez que j’aille vous chercher un verre d’eau ou
quelque chose d’autre ? s’inquiète l’infirmière.
Murielle, elle s’appelle Murielle. Je le lis sur l’étiquette de sa blouse
blanche. C’est un joli prénom, Murielle.
— Merci, ça va aller. Je me suis levée trop vite, c’est tout.
Je me dirige vers la porte, puis me retourne vers Aymeric. Peut-être
qu’il va réagir, bouger, me faire savoir qu’il sait que je suis là. Mais seuls
les bips des machines percent le silence de la chambre.
— À demain, mon chéri. Je t’aime.
*
* *
Je ne sais pas comment je suis parvenue à rentrer à la maison. J’ai
conduit en mode automatique et n’ai aucun souvenir du trajet. Est-ce que je
me suis bien arrêtée au stop juste avant notre rue, à cette intersection que je
trouve si dangereuse ? Impossible à dire.
Depuis combien de temps suis-je assise sur notre canapé, dans le noir ?
Je n’en ai, là non plus, aucune idée. Une heure. Peut-être deux. Je n’ai rien
mangé, ni bu depuis mon retour de l’hôpital. Ma bouche est sèche et mon
estomac gronde. Dans ma main, mon portable vibre. Je sursaute. Ce n’est
que Justine. Justine qui m’envoie un nouveau message. Au moins le
dixième depuis l’appel reçu à la bibliothèque. Elle s’inquiète. Il faut que je
lui réponde. Il faut que… Et ça me percute de plein fouet. Aymeric a eu un
accident de voiture. Il est à l’hôpital, inconscient. Et personne encore n’est
au courant, à part moi. Ses parents, sa sœur, ses amis… Il va falloir que je
les prévienne. Mais comment ? Quels mots choisir ?
Je fais défiler les numéros de mon répertoire. Sophie, je dois appeler
Sophie. Après moi, elle est celle qui compte le plus pour Aymeric. C’est ce
qu’il m’a toujours dit. Même si elle l’agace souvent et qu’il la trouve
cinglée, leur relation est beaucoup plus affectueuse qu’il n’y paraît. Je
compose le numéro. Une sonnerie, une deuxième, puis trois.
— Allô, Alice ? C’est bien toi ? me demande ma belle-sœur d’une voix
ensommeillée. J’espère que tu as une bonne raison de me déranger parce
que j’étais en plein rêve érotique, m’informe-t-elle en bâillant.
Aymeric a eu un accident de voiture. Il est à l’hôpital, inconscient. C’est
ce que je devrais dire. Les mots sont là, et rien ne sort.
— Alice ? Dis quelque chose, tu me fais peur là, commence à paniquer
ma belle-sœur, cette fois-ci tout à fait réveillée.
Ce sont les sanglots qui éclatent avant les mots, incapable que je suis de
retenir plus longtemps mes émotions. Je serre mon téléphone et m’y
accroche comme à une bouée. Et je pleure.
— C’est Aymeric…
Mai 2001
Évelyne a le regard fixé sur sa tasse à café dont elle touille le contenu,
sans rien dire, depuis deux longues minutes. Le sucre est bien mélangé là,
c’est sûr.
— Dis-moi quelque chose, n’importe quoi…
— Il n’y a pas grand-chose à ajouter. Tu as décidé de balancer aux
orties tes années de patinage, et moi avec, c’est comme ça, finit-elle par me
répondre d’un ton sec.
— Je ne balance rien aux orties. C’est juste que…
— Pardon, arrêter l’entraînement et ne plus se présenter aux
compétitions, j’appelle ça balancer le patinage aux orties. Si tu as une autre
expression, propose toujours.
Je savais que la discussion avec ma tante prendrait cette tournure.
Quand j’ai essayé d’aborder le sujet après mon échec aux sélections pour
les championnats de France, elle a balayé ça d’un revers de main. Ce n’était
qu’une embûche qui rendrait la victoire, un jour, plus grande. Il suffisait que
je persévère, que je reprenne confiance et le double axel finirait par passer.
Ça ne l’inquiétait pas.
— C’est à cause d’Aymeric ? C’est lui qui te demande d’arrêter ? Je
savais que cette amourette était une mauvaise idée.
— Je viens d’avoir 20 ans, je suis suffisamment grande pour prendre
mes décisions toute seule. Aymeric ne m’a rien demandé du tout. C’est moi
qui ai besoin de faire une pause. Tu ne comprends pas que j’ai envie de
profiter de ma vie ? Ça fait des années que tout tourne autour du patinage.
Je ne dors pas assez parce que le réveil sonne à 5 heures tous les matins, j’ai
tellement mal aux chevilles qu’il me faut plusieurs minutes avant de trouver
le courage de poser les pieds par terre quand je me lève, je fais attention à
tout ce que je mange… Et pour quel résultat ? Jamais je ne serai une
championne, je ne suis pas assez bonne, c’est comme ça. Il faut que je
l’accepte et que je passe à autre chose.
— C’est du langage de perdant ça, Alice. Ce n’est pas en tenant ce
genre de discours qu’on gagne. Est-ce que tu crois que Michelle Kwan
s’arrête sur ses douleurs de cheville ? Non. Elle serre les dents, et elle
s’entraîne encore plus fort. On devient championne olympique à force de
sacrifices et de travail. Pas en pleurnichant sur le fait que c’est trop dur.
— Mais peut-être que je n’ai pas envie de devenir championne
olympique. Peut-être que moi, j’avais juste envie de patiner, de m’amuser,
je réplique, des larmes plein les yeux.
— Après toutes ces années passées à t’accompagner aux entraînements
et à t’encourager, entendre ça… Tu me déçois, Alice. J’ai tout sacrifié pour
que tu réussisses, tout ! éructe-t-elle. Et c’est comme ça que tu me
remercies ?
— Je ne t’ai jamais rien demandé. Ne me rends pas responsable. C’est
toi qui as décidé de faire tout ça, toi seule. Parce que au fond, tu espérais
que je réussisse là où tu as échoué.
Cela fait longtemps que je le pense, mais jamais je ne me serais cru
capable de le lui dire.
— Sors de chez moi, m’intime-t-elle sur un ton sans appel. S’il y a bien
une chose que je déteste par-dessus tout, c’est l’ingratitude. Tu veux vivre
ta vie, eh bien soit, vis ta vie. En ce qui me concerne, tu n’existes plus.
Dans son regard, je lis une méchanceté que je ne soupçonnais pas. Et
qui me blesse. Ma tante, celle que je considère depuis toujours comme ma
deuxième mère, vient de me rayer de la carte. Ma lèvre inférieure se met à
trembler, je refuse de lui faire le plaisir de m’effondrer devant elle. Alors, je
me lève et me dirige vers la porte.
— Une dernière chose, sache qu’Aymeric n’est pas une amourette. Il est
drôle, gentil et il s’intéresse à moi pour ce que je suis vraiment, pas pour la
médaille que je pourrais lui rapporter.

*
* *
Je fais les cent pas dans ma rue depuis une bonne demi-heure lorsque
Aymeric arrive enfin au volant de la 205 hors d’âge que lui a léguée son
grand-père. La dernière fois que j’ai voulu descendre la vitre passager en
tournant la manivelle, elle est tombée d’un coup. Il a fallu la remonter en
tirant dessus et depuis, elle est maintenue fermée par un gros morceau de
scotch marron.
Cela fait un mois que nous sommes ensemble. Mon record. Bon, les
points de comparaison ne sont pas nombreux, je l’admets. Après notre
première rencontre lors des sélections, Aymeric est venu à la patinoire aux
heures d’entraînement, bravant le froid aux roubignoles mentionné par sa
petite sœur. Puis, un soir, il a proposé de me payer un Coca, enfin, si
j’acceptais de passer du temps avec quelqu’un qui était incapable de faire la
différence entre un lutz et un salchow, a-t-il plaisanté. Il m’a avoué ensuite
qu’il était allé chercher le nom des sauts dans une encyclopédie. Il m’a fait
rire. Et il était vraiment mignon.
— Je suis en retard ? me demande-t-il alors qu’il se penche au-dessus
du siège passager pour m’ouvrir la portière.
— Non, non, t’inquiète. J’avais juste besoin de prendre un peu l’air. Je
suis allée voir ma tante tout à l’heure pour lui expliquer que j’arrêtais le
patinage. On s’est disputées. Elle ne veut plus me voir.
— Juste parce que tu lui as annoncé que tu ne ferais plus de
compétition ?
— Oui. Elle pense que je n’ai aucune ambition et qu’elle a perdu son
temps avec moi.
— C’est ce qu’elle t’a dit ?
— À peu de chose près, oui. Ça ne change rien à ma décision. J’en ai
assez de ne rien pouvoir faire d’autre que de patiner. À 20 ans, j’ai envie de
pouvoir aller au cinéma avec mon petit ami sans avoir besoin de demander
la permission de rater un entraînement.
— Tout à fait d’accord ! s’exclame-t-il. Mais cela implique-t-il
nécessairement de choisir un film avec l’autre bellâtre de Brad machin
chose ? Tu sais qu’il n’est pas trop tard pour changer d’avis et frissonner de
plaisir devant Le Retour de la momie.
Je ris.
— Ouais, d’accord, j’ai compris. Allons-y pour le bellâtre, soupire-t-il.
C’est bien parce que c’est toi.
Il embraye, passe la première et accélère. Je m’adosse au siège et décide
qu’en cet instant débute ma nouvelle vie.
Septembre 2001
Tout le monde nous dit qu’on est fous, qu’on devrait profiter de notre
liberté, de notre jeunesse. Mais tout ce dont nous avons envie, c’est d’être
ensemble. Alors, on a trouvé un petit deux-pièces avec un loyer adapté à
nos moyens, et on a emménagé. J’ai fêté mes 20 ans il y a quelques mois,
Aymeric va bientôt en avoir 22, je ne vois pas pourquoi nous devrions
attendre. Je dors mieux quand il est là, il se concentre mieux quand je suis à
côté, nous nous aimons.
L’appartement n’est pas grand. Pourtant, il nous suffit largement. Il a été
refait à neuf juste avant notre arrivée, nous n’avons eu qu’à poser nos
meubles, c’est-à-dire mon lit deux places, que ma mère a accepté que
j’emporte, le bureau d’Aymeric, une table et deux chaises de camping.
Plusieurs gros coussins à même le sol font office de canapé et nos amis se
sont cotisés pour nous offrir une télévision.
Quand nous avons eu les clés, j’ai eu envie de passer voir ma tante pour
lui prouver qu’elle s’était trompée et qu’entre Aymeric et moi il ne
s’agissait pas d’une simple amourette. Mais je ne l’ai pas fait. Nous ne nous
sommes pas revues depuis ce jour où je lui ai annoncé que j’arrêtais les
compétitions. Je n’ai aucune nouvelle non plus de ma cousine Anita.
Je feuillette un livre de cuisine à la recherche d’un dessert que je
pourrais cuisiner pour ce soir. Je ne suis pas douée, mais Aymeric trouve
que je m’améliore. Ma dernière tentative de quiche était presque
mangeable. Tarte aux fraises, clafoutis aux abricots, gâteau au chocolat, les
possibilités sont multiples. Je me fixe sur un quatre-quarts aux pommes
dont la recette me paraît assez simple. Tout le monde sait faire un quatre-
quarts, non ? J’ouvre mon bloc-notes afin de lister les ingrédients que je
descendrai acheter à la supérette, à trois minutes à pied de notre
appartement. Bien pratique quand il manque quelque chose.
J’ai à peine terminé lorsque Aymeric ouvre la porte d’entrée en trombe.
— Ah, ouf, tu es là. Tu as entendu les informations ? me demande-t-il,
visiblement essoufflé, tout en allumant la télévision.
— Oui, je suis là, je n’avais pas cours aujourd’hui. Et non je n’ai pas
entendu les informations, je suis en mode pâtissière. Qui aurait cru qu’il
existait autant de sortes de gâteaux ? Un quatre-quarts aux pommes, ça te
dit ?
Aymeric ne me répond pas. Il se tient devant la télé, la télécommande
dans les mains, et n’a même pas pris le temps de s’asseoir, ni d’enlever son
blouson. Il est blanc comme un linge lorsqu’il se tourne vers moi, sans un
mot, avant de revenir à la contemplation de l’écran. Il me faut un moment
pour comprendre les images.
— Mon Dieu ! Que se passe-t-il ? C’est où ?
Je lâche mon stylo et rejoins Aymeric.
— À New York. Apparemment, un avion a percuté une des tours du
World Trade Center. Elle est en partie en feu, il y a des étages qui sont
condamnés. Les gens à l’intérieur sont pris au piège.
Je pousse un cri et porte la main à ma bouche lorsque, sous nos yeux, en
direct, un autre avion vient percuter la seconde tour. Il faut… Je dois
m’asseoir. Est-ce que c’est le déclenchement d’une Troisième Guerre
mondiale ? Je dois prévenir ma mère, lui dire de se mettre à l’abri.
Les images défilent. Au gré des minutes et des heures, nous en
apprenons plus sur ce qu’il convient d’appeler des attentats. Nous
distinguons des silhouettes qui se jettent des étages en proie aux flammes.
Puis l’une des tours s’effondre, suivie peu après par sa jumelle.
Nous sommes assis sur nos gros coussins et nous nous tenons la main.
Aymeric est silencieux, mes joues sont barbouillées de larmes. Il y a des
morts. Des centaines, peut-être des milliers.
Sur la table de camping, mon bloc-notes est toujours là, avec ma liste
griffonnée sur sa première page : un kilo de pommes, un sachet de sucre
vanillé… Les ingrédients qui me manquaient pour mon quatre-quarts.
Nous sommes le 11 septembre 2001.
Février 2022
Je n’ai pas réussi à trouver le sommeil cette nuit, consultant sans arrêt
mon téléphone, de crainte de louper un appel de l’hôpital. Rien.
J’essaie d’y voir du positif et de me dire que l’état d’Aymeric ne s’est
pas aggravé. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il n’y a donc pas eu
non plus d’amélioration, et que mon mari est toujours dans le coma.
Dans la salle de bains, j’effleure le tube de crème pour le visage que je
lui ai acheté il y a quelques mois. Il s’était offusqué, affirmant que le jour
où il se tartinerait de crème n’était pas venu. Le tube est presque vide.
Comment vais-je faire sans toi Aymeric si jamais…
Je chasse cette idée aussi vite que je le peux. L’hôpital n’a pas appelé.
Aymeric est toujours en vie.

*
* *
Avant de prendre la route de l’hôpital, j’ai envoyé un message à Justine.
Il était temps, je ne lui ai pas donné de nouvelles depuis hier. Je suis
touchée par sa sollicitude, mais je ne parvenais pas à formuler ce simple
fait : Aymeric est dans le coma. Il m’a fallu plusieurs minutes rien que pour
réussir à écrire ces cinq mots qui sonnent comme une condamnation.
Elle m’a aussitôt répondu qu’elle pensait fort à moi et m’envoyait du
courage, que si j’avais besoin de quoi que ce soit, il ne fallait pas que
j’hésite.
La seule chose dont j’ai besoin, c’est Aymeric. Aymeric conscient.
Justine va prévenir nos supérieurs de mon absence. J’ai des dizaines de
jours de récupération à prendre, j’aurais préféré les utiliser dans d’autres
circonstances.

*
* *
J’attends Sophie. Elle m’a appelée pour me dire qu’elle avait réussi à
poser sa journée. Elle vit à moins d’une heure d’ici, néanmoins elle a pris la
route avant même le lever du soleil. Elle non plus n’a pas beaucoup dormi.
Je la vois qui se dirige vers moi d’un pas rapide. De loin, je distingue
ses yeux gonflés par les pleurs et le manque de sommeil. Je ne vais pas y
arriver.
Elle se précipite dans mes bras, en larmes. Des gens passent à côté de
nous sans ralentir le pas. La scène doit être ordinaire. Il y a des lieux
comme celui-là où l’on ne s’étonne pas de voir pleurer des gens. Il en va
ainsi des hôpitaux comme des quais de gare.
Même si je ne la comprends pas toujours et que j’ai parfois du mal à
suivre ses lubies – tantôt régime paléo, tantôt lithothérapie, en passant par
les cures de jus –, j’aime Sophie comme une sœur. Elle n’avait pas 10 ans
lorsque j’ai rencontré Aymeric, grâce à elle d’ailleurs. Je me suis très vite
attachée à elle. Fille unique, j’ai toujours eu envie d’avoir un frère ou une
sœur. D’autant plus lorsque mes relations avec ma cousine Anita se sont
détériorées.
— Il va s’en sortir, hein ? Il va s’en sortir ? bredouille-t-elle en
s’écartant de moi.
Je voudrais lui répondre que oui, qu’Aymeric est fort et en bonne santé.
J’en suis incapable. Parce que, comme elle, je suis morte de trouille. Alors
je ne dis rien.
Sophie laisse échapper un gémissement lorsqu’elle entre dans la
chambre. Ses jambes se dérobent et je la rattrape in extremis avant qu’elle
ne s’effondre sur le sol.
Aymeric est tel que je l’ai laissé hier, branché à ces tuyaux et à ces
machines qui le maintiennent en vie. Les hématomes sur son visage ainsi
que sur le haut de son torse sont plus marqués. Ses traits sont crispés,
trahissant les douleurs qu’il doit ressentir, en dépit des propos rassurants de
l’infirmière hier.
J’ai la tête qui tourne et, bien que mon estomac soit vide, je suis au bord
de la nausée. Dans mes bras, Sophie sanglote et je n’ai qu’une envie, lui
hurler d’arrêter, de se taire. Je n’ai pas besoin de ça. Mon mari est dans le
coma. Je n’ai pas besoin d’une sœur qui craque. Je n’ai pas l’énergie pour
soutenir quelqu’un d’autre. Je suis monstrueuse.
Je me détache de Sophie et m’approche du lit. La chaise sur laquelle je
suis restée assise si longtemps hier n’a pas bougé. Aymeric non plus. Ses
bras reposent toujours le long de son corps, ses paupières restent immobiles.
Je sens monter en moi un instinct puissant, presque incontrôlable, de le
secouer par les épaules pour qu’il se réveille. Peut-être que si je le remuais
de toutes mes forces, il reviendrait à lui ? Et si je criais ? Peut-être que ça
l’atteindrait, là où il est ? Personne ne peut rester sourd face à un cri
perçant, si ? Pas même quelqu’un dans le coma…

*
* *
Le Dr Chèvrefeuille toussote. Nous sommes assises, Sophie et moi,
dans son bureau.
— Lorsque les secours nous ont amené M. Fleury hier, les examens ont
montré qu’il présentait un hématome extradural. Il s’agit d’un épanchement
de sang entre un os du crâne et la dure-mère du cerveau, qui est dû à la
rupture de l’artère méningée moyenne, commence-t-il à nous expliquer.
Nous sommes intervenus immédiatement pour aspirer l’hématome et avons
réalisé une hémostase afin de stopper l’hémorragie.
— Docteur, s’il vous plaît…
Il toussote à nouveau.
— Il s’agit d’une complication grave consécutive à un traumatisme
crânien. L’hématome était volumineux, exerçant une forte pression sur le
cerveau de votre mari, ce qui a occasionné son inconscience prolongée.
Nous avons stoppé l’hémorragie… Il faut attendre, maintenant. Il n’y a rien
de plus que nous puissions faire.
— Comment ça, il n’y a rien de plus que vous puissiez faire ? réagit
Sophie. Ça veut dire que mon frère va rester… comme ça ?
— Cela veut dire que nous ignorons à quel point son cerveau a souffert
de la pression exercée par l’hématome. Nous ne savons pas s’il va se
réveiller, et si tel est le cas, s’il présentera des séquelles.
Je sens le sol se dérober sous ma chaise. Tout devient noir.
Juin 2005
Ça y est, je viens de terminer de scotcher le dernier carton. Je me
penche pour attraper le feutre noir qui, une fois encore, a roulé sous le sac
des chaussures d’hiver. J’inscris sur le dessus le numéro 50, puis je prends
le cahier de déménagement afin de noter ce que contient le carton et dans
quelle pièce il doit aller. Je suis assez fière de mon système. Je me dis que,
comme ça, même si on ne déballe pas tout, on saura au moins où chercher si
l’on a besoin de quelque chose.
Je rebouche le feutre et saisis le carton 50. Il rejoint les quarante-neuf
autres, qui sont tous bien alignés le long du mur. Il ne reste plus que notre
matelas, par terre, sur lequel Aymeric a dressé un dîner pique-nique, à base
de poulet rôti froid, tomates croque au sel sans sel – puisque celui-ci est
rangé dans le carton numéro 7 avec les autres épices et condiments –,
carottes râpées en barquette, chips au paprika – annonçant sans l’ombre
d’un doute une nuit sur des miettes –, le tout sur des assiettes en carton et
avec des couverts en plastique. Un régal ! Ne manquait plus qu’une bonne
bouteille de vin rouge pour parfaire ce festin, mais ni l’un ni l’autre
n’aimons ça. Il paraît que ça change en vieillissant, que le palais s’affine.
J’en doute. Depuis que j’ai 6 ans, je trouve que les épinards ont un goût de
sciure fermentée, et à présent que j’en ai 24, ça ne s’est guère amélioré.
Sciure fermentée un jour, sciure fermentée toujours.
Je rejoins Aymeric sur le matelas, m’assois en tailleur, attrape une
tomate croque au sel sans sel et mords dedans. Sans crier gare, les larmes
me montent aux yeux.
— Excuse-moi de ne pas avoir pensé à acheter du sel au supermarché
tout à l’heure, se sent aussitôt obligé d’intervenir Aymeric.
Ce qui a le mérite de me faire rire. Ni la tomate, ni le sel n’y sont pour
quoi que ce soit. En réalité, je ne pensais pas que quitter cet appartement me
ferait un tel effet. Certes il est trop petit, il nous est interdit de faire le
moindre trou dans les murs pour accrocher un cadre et je maugrée
régulièrement contre la cabine de douche qui est si étroite que la porte ne
coulisse pas entièrement, nous obligeant à choisir entre nous râper les fesses
ou le ventre afin de rentrer à l’intérieur… Mais ça a été notre premier
appartement.
Nous y vivons depuis quatre ans et il a vu grandir notre histoire, il nous
a vus nous épanouir en tant que personnes, devenir des adultes. Quatre ans,
c’est à la fois court et suffisamment long pour se créer un paquet de
souvenirs.

*
* *
Les derniers copains venus nous aider à déménager viennent de partir.
Nous leur faisons signe de la main derrière le portillon qui ferme notre
jardin. Nous avons un jardin. Pas très grand, mais assez pour y accueillir
un bain de soleil dans lequel je pourrai bronzer cet été, et un barbecue.
C’est le rêve d’Aymeric qui s’imagine déjà surveiller la cuisson de la côte
de bœuf, tout en discutant, une bière à la main, avec ses copains.
Nous nous dirigeons vers la porte d’entrée quand, soudain, Aymeric
passe un bras sous mes fesses et me bascule en arrière pour me soulever. Il
vacille légèrement et je rigole en m’accrochant à son cou.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je te fais franchir le seuil de notre maison. Ce n’est pas comme ça
qu’il faut faire ?
— Si. Quand on est mariés, dis-je alors que nous entrons et qu’il me
repose sur le sol.
Ses yeux sont rivés aux miens. Je cesse de rire.
— Justement. Et si on se mariait ? Alice, est-ce que tu veux m’épouser ?

*
* *
— Te marier ? Mais pourquoi ferais-tu une chose pareille ? me demande
ma mère alors que je viens de lui apprendre qu’Aymeric m’a fait sa
demande.
Nous ne nous voyons pas beaucoup, à peine plus que pour les
anniversaires et les fêtes de fin d’année. Nos relations sont compliquées et
d’aussi loin que je me souvienne, elles l’ont toujours été.
— Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Eh bien, déjà, parce que
j’aime Aymeric, ce qui me semble en soi être une raison suffisante et parce
que j’ai envie de passer ma vie avec lui.
Ma mère termine son café et lève les yeux au ciel.
— Tous les hommes ne sont pas comme papa, tu sais.
Elle avale de travers et se met à tousser.
— Alors là, permets-moi d’en douter, me rétorque-t-elle tant bien que
mal, les yeux larmoyants, cherchant à récupérer sa respiration. Les hommes
sont tous les mêmes, ton Aymeric ne fait pas exception. Attends qu’il croise
la route d’une jolie fille plus jeune que toi, la fesse haute et le sein alerte, et
tu verras ce qu’il en fera de son serment de fidélité.
En proie à une nouvelle quinte de toux, elle remplit son verre d’eau et
avale précipitamment quelques gorgées.
Mes parents ont divorcé quand j’avais 8 ans. Je n’ai jamais ignoré
pourquoi, ma mère se répandant sur son coureur de jupons de mari auprès
de quiconque le lui demandait, ou pas, d’ailleurs. Ses maîtresses par-ci, son
infidélité par-là, elle ne m’a rien épargné. Si la trahison l’a sans aucun doute
blessée et meurtrie, elle l’a surtout rendue haineuse. Elle s’est mise à le
détester, à l’affubler de tous les noms possibles et imaginables jusqu’au plus
horrible, le « queutard », dont je ne connaissais pas la signification à
l’époque. Heureusement pour moi, j’avais ma cousine et ma tante. C’est ce
qui m’a sauvée d’une vision très négative de la gent masculine.
Après toutes ces années, je ne pensais pas que ma mère éprouvait
encore un tel ressentiment. Seize ans qu’ils sont séparés, presque une vie en
somme. Mais elle garde toujours son aigreur comme meilleure amie.
Je hèle le serveur pour qu’il nous apporte l’addition.
— Tu verras que j’ai raison. Je ne donne pas dix ans à ton mari pour
aller tremper sa nouille ailleurs, dix ans ! Ce jour-là, je te remettrai moi-
même ton admission au club des femmes trompées. À la différence de ta
pauvre mère, tu auras été prévenue. Je te souhaite que c’en soit moins
douloureux, termine-t-elle avec un soupir théâtral.
J’insère ma carte bleue dans la machine que me tend le serveur et tape
le mauvais code. Je sens la colère monter en moi – pas contre elle, non, au
fond elle me fait de la peine, mais contre moi. Pour avoir pensé qu’elle se
réjouirait pour sa fille unique, ne serait-ce qu’une seconde, pour avoir cru
qu’une fois dans sa vie, ma mère conviendrait qu’un homme peut rendre
une femme heureuse.
— Je te souhaite une bonne journée, maman.

*
* *
Un an plus tard, réchauffés par les premiers beaux jours du printemps,
nous nous tenons les mains, debout, devant l’autel. L’église est pleine,
pourtant j’ai l’impression qu’il n’y a que lui et moi. Mon cœur bat la
chamade.
— Alice, veux-tu être ma femme ?
— Oui, je le veux.
— Moi, Aymeric, je te reçois, Alice, comme épouse et je serai ton
époux. Je te promets de t’aimer fidèlement dans le bonheur et dans les
épreuves, dans la santé et dans la maladie, tout au long de notre vie.
— Aymeric, veux-tu être mon mari ?
— Oui, je le veux.
— Moi, Alice, je te reçois, Aymeric, comme époux et je serai ton
épouse. Je te promets de t’aimer fidèlement dans le bonheur et dans les
épreuves, dans la santé et dans la maladie, tout au long de notre vie.
— Alice, Aymeric, vous êtes unis par Dieu dans le mariage.
Des applaudissements retentissent. Je n’ai pas lâché la main d’Aymeric,
il s’approche de moi, plus rien ne compte en cet instant que ses yeux rivés
aux miens. Ses lèvres se posent sur les miennes. Nous nous sommes déjà
embrassés des centaines de milliers de fois, pourtant c’est comme si c’était
la première. Mes jambes flageolent. Aymeric semble le deviner, il pose sa
main libre au creux de mes reins, et me maintient contre lui.
— Je t’aime Alice, me murmure-t-il à l’oreille. Être ton mari fait de moi
le plus heureux des hommes. Je te promets de tout faire pour que ce soit la
même chose pour toi.

*
* *
La fête bat son plein. Je danse entourée de tous ceux qui comptent pour
moi. Ma robe de mariée entrave quelque peu mes mouvements, qu’importe,
j’en ai rêvé pendant des mois, j’ai perdu cinq kilos pour pouvoir l’enfiler,
alors il n’est pas question que je l’enlève avant d’y être obligée. Et c’est
uniquement parce que je suis incapable de m’asseoir dans ma Clio avec,
que j’accepte de ne pas la porter lundi à la médiathèque.
Sophie, magnifique dans sa robe bustier jaune, ne me quitte pas d’une
semelle. Elle a pleuré à chaudes larmes lorsque je lui ai demandé d’être ma
demoiselle d’honneur. J’ai du mal à la voir comme l’adolescente de 16 ans
qu’elle est. Pour moi, elle sera toujours cette petite fille, les yeux pleins
d’étoiles devant sa voisine star de la glace. Je songe à Janine. Cela fait bien
deux ans que je n’ai pas eu de ses nouvelles, et trois de plus que j’ai cessé
de m’intéresser au monde du patinage. C’était trop douloureux. Même si je
ne regrette rien, il n’est pas aussi simple de renoncer à un rêve.
De ma famille, il n’y a quasiment personne. Ma tante et ma cousine ont
reçu un faire-part, mais elles ont décliné. J’ai longtemps hésité à inviter ma
mère et puis j’ai finalement décidé que ce n’était pas la peine. Inutile de
prendre le risque qu’elle vienne tout gâcher avec sa vision dégradée des
hommes et du sacrement du mariage. Et cela fait des années que je n’ai plus
aucun contact avec mon père : c’est donc seule que je me suis avancée vers
l’autel. En femme libre et indépendante.
Je suis mariée à présent. Rien ne change vraiment et pourtant tout me
paraît différent.
Nous formons désormais une entité. Alice et Aymeric.
Pour le meilleur et pour le pire.
Jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Février 2022
J’entrouvre les yeux et les referme aussitôt, éblouie par une lumière
blanche.
— Alice ? Alice, ça va mieux ?
Je crois reconnaître la voix de ma belle-sœur, un peu étouffée, comme si
j’avais la tête sous l’eau. Où suis-je ? Que s’est-il passé ?
… Complication grave consécutive à un traumatisme crânien…
L’hématome était volumineux… Inconscience prolongée… Il faut attendre,
maintenant. Il n’y a rien de plus que nous puissions faire…
Les mots prononcés par le Dr Chèvrefeuille me reviennent par bribes. Je
suis à l’hôpital. Aymeric.
J’ouvre de nouveau les yeux et cette fois je parviens à ne pas les
refermer. Je suis allongée sur une sorte de brancard.
— Alice ! Tu m’as fait une de ces peurs ! s’exclame la voix qui est bien
celle de Sophie.
Ma bouche me semble pâteuse quand j’essaie d’articuler avec
difficulté :
— Que s’est-il passé ?
— Tu as fait un malaise. Nous étions dans le bureau du médecin et,
soudain, tu as perdu connaissance. Tu m’as fait une de ces peurs.
Aymeric… Et ensuite, toi… J’ai cru devenir folle.
— Ce n’est rien. Je… je vais bien.
— Le médecin m’a demandé de te faire boire ça quand tu te réveillerais,
m’indique-t-elle en approchant d’autorité un gobelet de mes lèvres.
J’avale une gorgée d’un liquide épais et tellement sucré qu’il me
provoque un haut-le-cœur.
— Ça fait longtemps que je suis là ?
— Non, une dizaine de minutes à peine. Il m’a aussi assuré que c’était
un malaise sans gravité et qu’il ne fallait pas s’inquiéter.
J’avale de nouveau une gorgée de liquide et grimace.
— C’est infect, ce truc. Je suis désolée de t’avoir fait peur. Comment
va…
— Inchangé, m’interrompt-elle. État stationnaire.
Les larmes me montent aux yeux et alors que je m’étais promis de ne
pas pleurer, je me mets à sangloter.
— Hey, Alice, ne t’en fais pas, je suis sûre que tout va s’arranger, essaie
de me rassurer Sophie en s’asseyant à côté de moi.
Les rôles se sont inversés, c’est elle qui me soutient à présent.
— Tu n’en sais rien. Tu as entendu ce qu’a dit le médecin ? Ils ne
peuvent rien faire.
— Je choisis l’optimisme. Il va s’en sortir parce que jamais il ne te
laisserait, jamais. Il t’aime comme un fou, il ne te ferait pas un coup pareil.
Là où il est, il se bat comme un lion pour revenir. Et il va revenir, Alice, il
va revenir.
Elle a mis dans cette déclaration toute la conviction dont elle est
capable, tout l’amour d’une sœur. J’ai envie de la croire, j’en ai envie de
toutes mes forces. Mais je ne parviens pas à faire taire cette petite voix qui
me souffle que je dois me préparer… au pire.
Juin 2008
Je me suis réveillée ce matin pleine d’énergie, avec une envie de tri, de
rangement, de fenêtres grandes ouvertes laissant entrer la douce chaleur de
ce début d’été. C’est d’autant plus inattendu que cela fait des mois que je
vis avec un poids sur la poitrine, des mois que je traîne ma tristesse à
travers les pièces de la maison… Sauf celle dans laquelle je ne parviens
plus à entrer.
« La nature fait souvent bien les choses. Le fœtus devait présenter une
anomalie… C’est mieux que tout se soit arrêté assez tôt, plus tard c’est
toujours plus douloureux. Et puis, vous êtes jeune… »
J’ai eu le sentiment que je devais m’estimer chanceuse, presque
heureuse, de ce dénouement. Qu’au fond, ma perte n’en était pas vraiment
une. Pourtant c’est loin, très loin de ce que j’ai ressenti. Les médecins
parlent en « percentile », évoquent le « stade de développement », moi, j’ai
perdu un bébé. Et peu m’importe la nature qui fait souvent bien les choses.
Cette foutue nature a décidé que le petit cœur pourtant si vigoureux que
j’avais entendu à l’échographie allait cesser de battre.
Mais comme j’étais jeune, j’allais m’en remettre.
J’ai pleuré en silence, chaque soir, pendant des semaines. En silence,
parce qu’on m’a enlevé la légitimité du deuil. Longtemps j’ai même pensé
que ce mot-là m’était interdit, qu’il était destiné à de plus grandes
souffrances. On n’est pas en deuil lorsqu’on fait une fausse couche à trois
mois et demi de grossesse, non, évidemment que non. On doit même
remercier la nature, puisqu’elle fait si bien les choses. Alors pourquoi cette
tristesse infinie qui colle aux semelles ? Pourquoi ces yeux qui s’emplissent
de larmes dès qu’ils croisent une femme au ventre arrondi, une poussette,
une petite main qui s’agrippe pour maintenir un équilibre précaire ?
Un reliquat d’hormones sans doute. Pas un deuil à surmonter.
Je me suis sentie seule, terriblement seule. Parce que Aymeric, lui, très
vite, est passé à autre chose. Il était déçu bien sûr, et un peu malheureux
sans doute, mais il n’y avait rien de concret, rien de palpable. C’est comme
s’il avait seulement perdu la promesse de quelque chose. Alors que moi, j’ai
perdu un bébé. Je ne lui en ai pas voulu pour ça, en tout cas je ne crois pas.
Il n’a jamais tenté de me réconforter à grands coups de maximes aussi
stupides qu’inefficaces. Même s’il était évident pour nous deux que sa
souffrance était moins grande que la mienne, il n’a jamais cherché à la
minimiser, à la rationaliser. Malgré cela, les semaines passant, je sentais
bien qu’il n’arrivait pas à la partager. J’étais seule avec elle.
Qu’est-ce qui a changé ce matin ? Rien. Pourtant, tout me paraît plus
lumineux, plus coloré. Presque comme avant, si l’on met de côté le fait que
la vie d’avant dans laquelle « Alice et Aymeric essaient d’avoir un enfant »
est à jamais obscurcie par « Alice a fait une fausse couche ».
Une petite voix s’insinue jusqu’au creux de mon oreille et me murmure
un « Alice et Aymeric vont essayer de nouveau » qui me redonne le sourire.

*
* *
Dans la cuisine, je décide qu’il est grand temps de trier le contenu des
placards pour jeter ce qui est périmé et réorganiser l’ensemble. Lorsque
nous avons emménagé, j’ai rangé au gré du hasard et de mon envie de voir
disparaître tous ces cartons. Je l’ai fait en me disant que je prendrais le
temps de revoir tout ça ensuite, quand nous serions bien installés, quand
j’aurais un moment pour m’y consacrer. Cela fait trois ans et je continue à
ranger les épices et les assiettes dans le même placard, tout en grommelant
que ça n’est pas très logique.
Je lance ma playlist « Musiques qui donnent la pêche » et les premières
notes de « Footloose » retentissent dans toute la maison.
Je me déhanche, attrape les assiettes que j’ai réorganisées en pile et les
place dans le placard à côté du lave-vaisselle. Voilà qui sera nettement plus
pratique.
— Lalalalalala footloose, yo loose, lalalalalala to me, yeah me,
lalalalalala, je fredonne dans un anglais-yaourt assumé tout en dansant.
Sans doute alerté par le bruit – on ne peut pas dire que la maison ait
vibré de notes de musique ces derniers mois –, Aymeric m’a rejoint.
Accoudé au chambranle de la porte, il m’observe. Un grand sourire éclaire
peu à peu son visage. Je continue à chanter, plus fort, plus faux, plus yaourt,
puis je m’approche de lui et lui prends les mains. Notre cuisine n’est pas
des plus spacieuses pour un rock, qu’importe, de toute façon, nous ne
savons pas le danser. Il me fait tourner, je m’enroule autour de son bras.
C’est la vie qui coule de nouveau dans mes veines. Une vie dans laquelle, je
veux le croire, tout est encore possible.
Mai 2009
Il n’y a rien de plus ressourçant qu’une semaine de vacances au bord de
la mer. Excepté un magazine féminin qu’on lit sur un transat, en vacances
au bord de la mer.
Cette année, nous avons choisi les Pouilles. Je ne connaissais pas l’Italie
et regrette d’avoir mis autant de temps à la découvrir. Je suis sous le charme
des paysages, de l’architecture des villages, de la couleur de l’eau et bien
entendu des linguini alle vongole. Je pourrais en manger matin, midi et soir.
Uniquement des linguini alle vongole. Ça et des gelati alla nocciola.
Il fait déjà très chaud pour un mois de mai. Nous profitons pleinement
des plages encore préservées des touristes. C’est l’avantage de partir hors
vacances scolaires, me dis-je chaque fois que je prépare nos valises. Il faut
bien qu’il y ait un avantage à…
— Qu’est-ce que tu lis ?
— Je fais un test psychologique on ne peut plus sérieux : « Votre couple
est-il mastoc ou en toc ? »
Aymeric éclate de rire.
— Un peu de respect ! répliqué-je, faussement vexée.
— Alors, vas-y, pose-moi une question, je suis tout ouïe.
— « Dans votre relation amoureuse, vous diriez que l’autre est : petit a,
un compagnon de vie, petit b, un associé, petit c, un complice, ou petit d, un
camarade de jeu ? »
— Je dirais… « un compagnon de vie ». J’ai bon ? C’est ça qu’il fallait
répondre ?
— Attends, il faut tout remplir d’abord. Moi je dis « un complice ».
Question suivante : « Pour vous, on est amoureux quand : petit a, on
s’accepte, petit b, on se complète, petit c, on se comprend, ou petit d, on se
désire ? »
— Ça c’est facile, quand on se désire !
— Ah oui ? Donc pour toi, l’amour, c’est forcément une histoire de
sexe ?
— Non… Mais en grande partie quand même. Tu sais, moi, je ne suis
pas un mec compliqué. Je suis même assez basique, je dois l’admettre.
— Basique ? Genre, tant que tu manges bien et que tu baises souvent,
t’es heureux ?
— Vu que je ne mange jamais très bien… imagine l’importance du
reste ! me rétorque-t-il avant de protéger aussitôt son visage d’un bras en
prévision d’une probable réplique violente de ma part.
Il est chanceux, je n’ai sous la main que mon verre de piña colada, que
je ne compte pas gâcher en le lui balançant à la figure pour une si vile
attaque.
— Ha ha ha, très spirituel. Moi, je réponds petit c, « on se comprend ».
— Heureusement qu’on est mariés, parce que j’ai comme qui dirait
l’impression qu’on se dirige tout droit vers le couple en toc, dit-il en riant.
— Question suivante, ça va te plaire, on reste en dessous de la ceinture.
— Tu vois ! Quand je te dis que c’est la base de tout.
Je lève les yeux au ciel.
— « Selon vous, les relations sexuelles extraconjugales c’est : petit a,
un interdit accepté, petit b, un passage presque obligé, petit c, une épreuve à
surmonter et enfin, petit d, la rupture assurée ? »
— Petit c, « une épreuve à surmonter ».
— Comment ça, petit c ? Tu ne réponds pas « un interdit accepté » ? Et
le fameux article du Code civil sur la fidélité, c’est des clopinettes alors ?
— Pourquoi tu t’énerves ? Je te signale que j’aurais tout aussi bien pu
répondre le « passage presque obligé ».
— Excuse-moi, mais je ne vois pas bien la différence. Si épreuve à
surmonter il y a, c’est qu’entaille dans le contrat il y a eu. Et que donc c’est
une possibilité pour toi !
— Comment est-ce qu’on peut s’engager sur ce genre de choses ?
Crois-moi, les mecs qui répondent « un interdit accepté » sont de gros
menteurs.
— Tu donnes raison à ma mère, quoi.
— Non. Pour ta mère, c’est la rupture assurée. Si tu veux analyser ma
réponse, ce qui compte pour moi, c’est de se dire qu’on peut réussir à
surmonter. Parce que personne n’est à l’abri d’une erreur de parcours et que
ça ne vaut pas pour autant la peine de tout remettre en question. Tu n’es pas
d’accord avec moi ?
— Je ne sais pas… De toute façon, il est nul ce test, je me renfrogne.
— Qu’est-ce que je te disais ! Jette-moi ce stupide magazine et si ça te
convient, je te propose une petite baignade, un dîner au restaurant puis toute
une nuit de mise en application de ce que c’est d’être amoureux, selon moi.
Il se penche et m’embrasse dans le cou, juste en dessous du lobe de
l’oreille. Il sait que je ne peux pas résister à ce baiser, et qu’après toutes ces
années, il me réduit toujours à l’état de guimauve. Je balance le magazine et
embrasse mon mari à pleine bouche. Après tout, moi aussi je sais ce que
c’est d’être amoureuse.

*
* *
Depuis que le serveur nous a amené nos plats, je boude les pâtes dans
mon assiette. Bien que nous soyons passés directement à l’étape roucoulade
sous la couette, je ne peux m’empêcher de repenser à ce stupide test.
— Quelque chose ne va pas ? finit par me demander Aymeric.
— Non… C’est juste que… Je ne sais pas, je ne pensais pas que pour
toi la fidélité était une option.
— Je ne crois pas avoir dit ça…
— Pour toi, une infidélité ne paraît pas improbable. Alors que pour
moi… Je me suis toujours promis de ne pas reproduire le schéma familial.
— Je sais que le sujet est sensible pour toi, tellement sensible que je
n’ai jamais osé te questionner. Je veux dire, je sais que tes parents ont
divorcé, que ton père a trompé ta mère. En revanche, tu ne m’as jamais
raconté comment les choses s’étaient passées. Et vu la virulence de ta mère,
j’imagine qu’il n’a pas dû y avoir qu’une petite entaille au contrat.
— Non, en effet. Ce n’est pas quelque chose dont j’aime parler, ça m’a
trop fait souffrir.

J’ai 6 ans. Je m’en souviens parce qu’on venait de fêter mon


anniversaire et que j’étais toute contente d’ajouter le pouce de la main
droite pour montrer mon âge avec mes doigts. Je suis couchée depuis un
petit moment, mais je me réveille parce que j’ai envie de faire pipi. Je porte
encore des couches la nuit, maman me répète chaque soir lorsqu’elle vient
me faire un bisou que je dois me lever pour aller aux toilettes, même si c’est
la nuit et même si j’ai un peu peur du noir dans le couloir. Elle me dit qu’à
6 ans on est une grande fille et que si je parviens à ne pas mouiller ma
couche pendant sept nuits à la suite, je pourrai peut-être avoir un chaton.
J’ai très envie d’un chaton. Sur le mur de ma chambre, elle a agrafé une
feuille sur laquelle tous les matins, après avoir enlevé ma couche, je dessine
un soleil si elle est sèche ou un nuage si elle est mouillée. Il me faut sept
soleils. Je n’en ai dessiné que deux qui se suivent. Il y a plein de nuages. Ce
n’est pas ma faute, c’est celle de l’envie de pipi qui ne me réveille pas
toujours.
Ce soir-là, ça me réveille. J’attrape ma coccinelle en peluche, celle que
j’ai gagnée à la kermesse en lançant des grosses chaussettes roulées en
boule sur des boîtes de conserve. C’est une coccinelle magique, elle fait
peur aux monstres et aux fantômes.
Je cours dans le long couloir tout noir, ouvre vite la porte des toilettes,
baisse ma couche et fais pipi. Je suis contente parce que je suis presque sûre
que demain je vais pouvoir dessiner un soleil sur la feuille. Ce sera mon
troisième qui se suit. Mon chaton, je l’appellerai Cookie. Ou alors Boumbo,
comme la voiture rigolote du dessin animé. Je tire la chasse, respire un bon
coup avant d’ouvrir la porte et de courir pour regagner mon lit.
C’est à ce moment-là que j’entends la voix de maman. Elle est en colère
et elle crie très fort sur papa. Bien plus que lorsque j’ai cassé sans faire
exprès son vase préféré. Papa a dû faire une grosse bêtise. Peut-être qu’il a
cassé la voiture et qu’il ne pourra pas m’emmener à l’école demain ? Moi je
veux bien, parce qu’à l’école y a Jason qui fait que m’embêter et qui
soulève tout le temps ma jupe pour voir ma culotte.
Je m’approche de l’escalier sur la pointe des pieds, descends les
premières marches et m’assois. Je l’ai déjà fait plein de fois pour écouter les
conversations des grandes personnes. C’est à cause d’elles que maman
m’oblige à aller me coucher quand leurs amis viennent manger. L’autre
jour, ils parlaient très fort. Ils disaient que la droite c’était tous des voleurs
et que c’était la faute de la gauche tout ça. Que s’ils avaient fait plus, on
n’en serait pas là. Moi je sais pas ma droite de ma gauche, je confonds tout
le temps.
— Comment ça, tu ne l’as pas cherché ? Tu veux dire que ta collègue
t’a baisé par surprise, c’est ça ? Elle a débarqué dans ton bureau et pris ta
bite en otage ? Tu n’avais plus le choix, tu étais bien obligé de la sauter ? Tu
me prends vraiment pour une conne ! Tu me trompes, et en plus, tu me
prends pour une conne !
— Je m’en veux, si tu savais… Elle ne compte pas, je te le jure. C’est
toi que j’aime. Tu es ma femme. Pardonne-moi, je t’en supplie, pardonne-
moi. Tu veux que je me mette à genoux, c’est ça ? Eh bien, voilà, je me
mets à genoux. Tu ne vas pas tout foutre en l’air pour une toute petite
erreur ? Pense à Alice…

— C’était la première fois, ce soir-là. Je n’avais pas vraiment saisi


pourquoi ils se disputaient. Des scènes comme ça, j’en ai vécu des dizaines
par la suite. Il y a eu d’autres stagiaires, d’autres secrétaires. Une caissière,
une fois aussi. Je me souviens que ça avait rendu ma mère folle de rage
parce qu’en plus de la tromperie, cette fois elle devait en plus changer de
supermarché pour faire ses courses. Ce n’était jamais sa faute. Il ne l’avait
jamais cherché. Il s’excusait, demandait à ma mère de penser à moi…
Jusqu’à ce qu’il m’annonce, quand j’ai eu 8 ans, qu’il quittait la maison.
Quand il est parti, ma mère n’était plus qu’une femme blessée et aigrie. Elle
le critiquait et ne se préoccupait même pas de savoir si je l’entendais ou
non. Pendant des années, elle n’a pensé qu’au fait qu’il avait gâché sa vie.
Comme tous les enfants de parents divorcés, j’ai connu les gardes alternées
un week-end sur deux. Mais lorsque je rentrais d’un week-end chez mon
père, ma mère me bombardait de questions sur ce qu’on avait fait, qui on
avait vu, elle voulait savoir si papa avait une nouvelle fiancée… Quand j’ai
eu 12 ans, j’ai refusé de continuer à y aller. Ma mère s’en est réjouie.
Pourtant, c’est à cause d’elle que j’ai coupé tout contact, pas à cause de lui.
Je lui en ai voulu, ensuite. Il ne s’est pas battu pour me garder. Au fond, il
devait être bien mieux sans une gamine dans les pattes pour mener sa vie de
séducteur.
— Je suis désolé. Ça n’a pas dû être facile.
— Non. Ça ne l’a pas été. C’est pourquoi le sujet est un peu sensible
pour moi.
— J’ignorais les détails puisque tu ne t’es jamais ouverte à moi sur le
sujet. Je comprends pourquoi tu l’as fait, mais sache que je ne suis pas ton
père, Alice, je ne le serai jamais. Et je n’ai pas besoin d’un stupide test pour
savoir que notre couple est mastoc.
Il me prend la main et la caresse avec son pouce.
— Tu as confiance en moi ? me demande-t-il après quelques secondes.
Oui, bien sûr, oui. J’ai confiance en lui. Je sais que je peux avoir
confiance.
Juillet 2011
La porte à peine refermée, je libère mes pieds de leurs escarpins
tortionnaires. J’ai rêvé de faire ça toute la journée. Quelle idée d’avoir
acheté cette paire de chaussures fabuleuse – hélas, d’une demi-pointure trop
petite – en m’appuyant sur cet argument universel, et pourtant faux, qu’elles
vont bien finir par se faire ! Pour ça, il faudrait que je me rabote les orteils.
Ni plus, ni moins.
Aymeric est dans la cuisine. Il a revêtu son tablier de chef qu’il s’est
récemment offert et concocte « son plat signature », les spaghettis à la
Aymeric. J’ai eu le malheur une fois de lui demander ce qui différenciait les
spaghettis à la Aymeric des spaghettis bolognaise, on s’est retrouvé à une
cuillère de sauce tomate de l’incident diplomatique.
— Ça a été, ta journée ? me demande-t-il tout en surveillant la cuisson
de la viande hachée.
— Semblable à celle d’hier. Harry Potter par-ci et Harry Potter par-là.
Avec la sortie du dernier film au cinéma demain, les gens sont hystériques.
Entre ceux qui veulent relire toute la saga avant d’aller le voir et ceux qui
veulent la découvrir, je ne sais plus où donner de la tête. Même si j’avais
dix exemplaires de chaque tome dans mes rayonnages, ce ne serait pas
suffisant.
— Il faudrait que je me décide à les lire…
— Tu n’avais pas déjà dit ça l’été dernier ?
— Si. Et j’ai quand même lu vingt-cinq pages du tome 1.
Je pouffe.
— Mine de rien, je trouve ça chouette tout cet engouement autour de
ces romans. Harry Potter a permis de combler le vide entre la Bibliothèque
Rose et la littérature adulte. Si tu voyais notre section jeunesse, elle occupe
près de la moitié de la médiathèque aujourd’hui. Et tout ça grâce à une
romancière qui a inventé l’histoire d’un petit sorcier avec une cicatrice sur
le front.
— Aaaaah, ne me spoile pas, je suis en train de le lire ! me lance-t-il
alors qu’il égoutte les pâtes.
Je m’assois sur l’un des tabourets disposés autour de l’îlot central de la
cuisine. Nous prenons nos repas à cet endroit. La table de la salle à manger
attend sagement que nous devenions une famille. Les années passent, elle
commence à prendre la poussière.
— Spaghettis à la Aymeric ! annonce mon mari en déposant une pleine
assiette fumante et odorante devant moi.
— Mmm, comme toujours, ça sent délicieusement bon. Il faudra que tu
me donnes la recette de ces spaghettis à la bolognaise un jour, quand même.
J’éclate de rire. Ce soir, je n’ai pas pu m’empêcher de lui rappeler qu’il
n’a rien inventé, et qu’il n’y a rien « d’Aymeric » dans une simple sauce
tomate mélangée à de la viande hachée.
— Sache que si je n’engage pas de représailles à la suite de cette
remarque, c’est de 1, parce que je t’aime comme un fou et de 2, parce que
tu fais la meilleure mousse au chocolat de la planète. Il en reste, d’ailleurs ?
me demande-t-il d’une toute petite voix.
— Oui, il en reste. Tu peux déguster tes pâtes à la bolognaise avec
sérénité.
Quand j’ouvre le réfrigérateur et en sors les deux dernières coupelles
que j’ai réussi à sauver pour le repas de ce soir, Aymeric applaudit des deux
mains. Qu’il aime ma mousse au chocolat me rend très fière, c’est même
devenu son dessert préféré.
— Tu ne trouves pas qu’elle est un peu trop sucrée cette fois-ci ?
— Absolument pas ! me répond-il alors qu’il est en train de racler les
bords de sa coupe après en avoir englouti le contenu en deux coups de
cuillère à mousse. On ne met jamais trop de sucre, jamais.
Janvier 2016
Quelle journée ! À croire que l’ensemble de nos adhérents s’est donné
le mot pour venir emprunter ou rendre leurs livres aujourd’hui.
Entre ceux qui cherchaient le roman qu’un ami a reçu à Noël, avec de
maigres indices pour nous aider à le trouver – « La couverture est rouge »,
« Il y a soleil dans le titre, ou non, peut-être lune. Est-ce que vous pouvez
regarder tous les romans qui ont soleil ou lune dans leur titre ? », « C’est le
roman, là, vous savez, celui dont tout le monde parle, vous devez forcément
le connaître » –, et ceux qui ont profité de leurs vacances pour lire et nous
ont rapporté tout leur stock, Justine et moi n’avons pas eu la moindre
minute pour souffler, ni pour commander les quelques nouveautés repérées
dans les catalogues des éditeurs. Avec le conseil, c’est la part du travail que
je préfère, choisir et acheter des livres.
Il est 19 heures passées quand j’arrive enfin à la maison. J’ôte mon
manteau et mes chaussures, et m’attaque ensuite à ce qui me procure
toujours le plus de satisfaction : retirer mon soutien-gorge. D’un geste sûr,
tout en gardant mon pull sur le dos, je le dégrafe, défais la bretelle droite,
puis la gauche avant de le sortir par l’une de mes manches. Combien de fois
ai-je regardé, fascinée, ma mère effectuer ce tour de passe-passe… Dans
mes yeux de petite fille, cela faisait d’elle une magicienne. Je me
languissais d’en porter à mon tour pour acquérir cet étrange pouvoir.
À 34 ans, je cherche plutôt une solution pour m’en débarrasser
définitivement.
Une fois libérée de ma lingerie à baleine, je me laisse tomber sur le
canapé avec le courrier récupéré dans la boîte aux lettres en sortant de la
voiture. Moisson du jour : une facture d’eau, une offre d’abonnement à un
magazine quelconque, un décompte bancaire de plusieurs pages et une
invitation pour le baptême du fils de Cédric, l’un des collègues d’Aymeric.
Je ne reçois jamais rien d’inattendu ou d’exceptionnel ; pourtant, je
conserve cet espoir. Celui de trouver, je ne sais pas moi, par exemple un
courrier m’informant que je viens d’hériter d’un manoir du XVIIIe siècle,
légué par une arrière-grand-tante totalement inconnue. Il faut que j’arrête de
lire des romans.
Je suis là à imaginer de vastes pièces hautes sous plafond, avec des
lustres en cristal et des comtoises en marqueterie, lorsque Aymeric – que je
n’ai pas entendu rentrer – s’avachit à son tour sur le canapé. Il soupire
d’aise et pose sa main sur mon genou.
— J’ai cru que cette journée ne finirait jamais. C’est moi ou les gens se
sont donné le mot pour être impatients et désagréables ? Et toi, ce retour de
vacances ?
— Assez proche du tien. Ça doit être à cause de la pleine lune. On a
reçu la facture d’eau, au fait. Faut vraiment qu’on fasse installer une
baignoire dans la salle de bains.
— Quel est le rapport ? me demande-t-il, l’air dubitatif.
— Avec une baignoire, la facture sera salée, mais au moins, on en aura
profité. On aura le sentiment de dépenser notre argent pour quelque chose
d’autre que des chasses d’eau et du lavage de casseroles… Ah ! et tu as reçu
une invitation pour le baptême de Gabriel, le fils de Cédric, lui dis-je en lui
tendant l’enveloppe. Il a déjà presque un an, tu te rends compte ? Le temps
passe à une de ces vitesses.
Sa mâchoire se crispe.
— Tu l’as ouverte ?
— Oui, pardon, j’étais lancée et je n’ai pas vu que la lettre était à ton
nom.
— J’ai horreur qu’on ouvre mon courrier à ma place.
Je suis surprise par son ton cassant. Aymeric n’est pas du genre à se
mettre en colère pour un rien.
— Je t’ai dit que j’étais désolée. Je ne me serais pas permis d’ouvrir si
j’avais vu ton nom. Pourquoi est-ce que tu réagis comme ça ? Tu as des
choses à cacher ? Tu redoutes la lettre d’une maîtresse ?
— Je dis que je n’aime pas qu’on ouvre mon courrier, ce qui me paraît
bien la moindre des choses, et toi tu penses tout de suite à l’adultère.
Combien de fois faudra-t-il que je te répète que je ne suis pas comme ton
père ? s’emporte-t-il. Je. Ne. Suis. Pas. Comme. Ton. Père.
Les larmes me montent aux yeux. Aymeric se lève, le visage fermé.
— Je vais prendre une douche.

*
* *
Je surveille la cuisson d’une poêlée de champignons lorsqu’il me rejoint
une demi-heure plus tard dans la cuisine. Il se glisse derrière moi et
m’entoure de ses bras.
— Je suis désolé de m’être énervé. Sophie ouvrait sans cesse mon
courrier, en prétendant ne pas le faire exprès. Ça m’exaspérait. Et la journée
a été dure… Enfin, bref, je n’aurais pas dû. Ça n’en valait pas la peine.
— Excuse-moi d’avoir ouvert ton courrier. Je ferai attention dorénavant.
Et pour ce qui est de mon père…
— N’en parlons plus, m’interrompt-il en m’embrassant dans le cou. En
parlant d’invitation à un baptême… on pourrait essayer nous aussi de…
Je me retourne et colle mes lèvres sur les siennes. Oui, bien sûr, on
pourrait. Même si je sais que ça ne marchera pas, qu’il est écrit quelque part
qu’Alice et Aymeric resteront un couple sans enfants, un couple qui
honorera les invitations de baptêmes ou de fêtes d’anniversaire, mais qui
jamais n’en enverra.
Septembre 2016
Cela fait trois fois que je recommence cette fichue composition de
fleurs séchées qui, malgré tous mes efforts, n’a jamais ressemblé de près ou
de loin au modèle trouvé sur YouTube. « Créer quelque chose de ses mains
apporte de la satisfaction et du bien-être », dit la fille au début de chacune
de ses vidéos. Satisfaction et bien-être… Énervement et sentiment d’être
nulle, incapable de faire quoi que ce soit de ses dix doigts, voilà ma réalité.
Les fleurs séchées, je le sens, vont bientôt rejoindre les pinceaux, tubes
d’aquarelle, pelotes de laine et autres carnets de croquis dans le grand
carton de mes lubies créatives.
— Bœuf aux oignons et nouilles sautées, ça te dit pour ce midi ? me
propose Aymeric depuis la cuisine.
— Nous avons les ingrédients pour ça ? je demande, surprise, alors qu’il
me rejoint dans le salon.
— Absolument pas ! Notre frigo est vide de chez vide. Un vieux
morceau de fromage et des tas de petits pots de sauce entamés, rien qui
puisse décemment nourrir un être humain. Je fais un saut chez le traiteur au
coin de la rue : je nous prends comme d’habitude ?
— Oui, oui, je lui réponds, les yeux rivés sur mon ouvrage. Ah ! et
sinon, le facteur est passé tout à l’heure, il y a deux courriers pour toi. Ils
sont là sur la table.
Depuis notre dispute à ce sujet, je suis vigilante et plus jamais je n’ai
ouvert par inadvertance un courrier qui lui était destiné.
Il ramasse les lettres avant de m’embrasser.
— Je n’en ai pas pour longtemps.

*
* *
Je n’ai pas bougé de ma chaise lorsque Aymeric est de retour. Je devine
aux gargouillis sonores émis par mon estomac que l’heure du déjeuner est
largement dépassée.
— Pardon pour le retard, m’explique-t-il avant même que je ne lui fasse
un reproche. Il y avait beaucoup de monde chez le traiteur. À croire que le
quartier est victime d’une épidémie de frigos vides.
Concentrée sur ma couronne de fleurs, j’acquiesce d’un vague
grognement. Aymeric semble attendre quelque chose, mais finit par se
diriger vers la cuisine. Je l’entends ouvrir les placards et sortir des assiettes.
J’ai les mains qui transpirent à force d’essayer d’enrouler joliment la tige
d’une fleur autour d’une autre. Ça ne veut pas tenir. Je sens la frustration
me gagner.
Aymeric dépose une assiette devant moi, ainsi que les boîtes en carton
dont s’échappe un fumet délicieux.
— Ma puce… Il faut que je te parle de quelque chose…
Ce qui devait arriver arriva. À force d’être triturée, la tige que je tenais
dans la main se casse. Plus de deux heures que je suis sur cette couronne. Je
t’en foutrais, moi, de la satisfaction et du bien-être. Soudain, c’en est trop.
La frustration fait place à la colère. J’arrache en quelques secondes les
fleurs que j’avais réussi tant bien que mal à fixer, et je les balance par terre.
Puis je m’attaque au boudin de support que je frappe avec rage sur la table.
— Je ne sais pas pourquoi j’essaie de faire ce genre de choses puisque
je suis nulle. Je ne sais pas créer, c’est un fait, je ne sais pas ! Il serait grand
temps de l’admettre, je suis incapable de donner vie à quoi que ce soit,
incapable, je hurle, les yeux à présent emplis de larmes.
Je me lève si brusquement que j’en fais tomber ma chaise. Maintenant
que les vannes sont ouvertes, c’est un flot de paroles qui se déverse.
— Ça fait des années qu’on essaie, des années. Et pour quoi ? Pour
rien ! Quand il y a de l’espoir, il ne dure que quelques semaines, avant qu’il
ne soit suivi par la souffrance, le deuil qui n’en est soi-disant pas un…
Combien de fausses couches, combien ? Je suis devenue une experte en la
matière ! Dommage qu’il n’y ait pas de livres sur le sujet. Des livres sur la
grossesse, ça, il y en a, tu peux me croire, des kilos, même ! Mais sur
l’enfant qui ne vient pas, sur le sang que tu vois couler entre tes jambes,
personne n’a écrit de manuel. Personne.
— Alice…
— Hier en sortant de la médiathèque, j’ai croisé Anita. Tu te souviens
de ma cousine Anita ? Nous ne nous sommes pas parlé depuis des années.
Eh bien, devine quoi ? Elle est enceinte ! D’un bon huit mois, je dirais, vu
la taille de son ventre. Enceinte ! Elle qui adolescente affirmait haut et fort
qu’elle ne serait jamais mère, qu’elle voulait rester libre. Visiblement, elle a
changé d’avis.
Je me laisse tomber sur le sol et me mets à sangloter.
— C’est trop dur, Aymeric, trop dur. Je n’ose plus voir mes amies de
peur qu’elles m’annoncent une « bonne nouvelle », parce que je sais que je
vais leur en vouloir. Elles n’y seront pour rien, mais ce sera plus fort que
moi. J’en viens même à souhaiter parfois que l’une d’entre elles me
rejoigne dans le club fermé des fausses couches et des utérus en carton. Et
puis cette question qui revient sans cesse, « Alors, quand est-ce que vous
vous décidez à faire un petit ? », comme si cela ne faisait pas des siècles
que le nid était prêt.
— Tu es en train de me dire que…
— Que je veux qu’on arrête d’essayer ? Oui. Je veux qu’on arrête. Il
faut se faire une raison. Toi et moi, nous n’aurons jamais d’enfants. Mais ça
ne nous empêchera pas d’être heureux, hein ? je le supplie, en hoquetant.
Aymeric s’assoit à côté de moi par terre et me prend dans ses bras.
— Bien sûr, on arrête. C’est toi qui décides, ça a toujours été toi. Et je te
promets que ça ne nous empêchera pas d’être heureux. Je n’ai besoin de
personne d’autre que toi.
Nous restons là, blottis l’un contre l’autre. Aymeric me caresse les
cheveux. Peu à peu, mes larmes se tarissent. Remplacées soudain par un
nouveau gargouillis sonore qui m’arrache un sourire.
— Un peu de bœuf aux oignons pour madame ? me propose Aymeric en
m’aidant à me relever.
Je pioche d’abord un morceau, puis, affamée, me jette littéralement sur
les boîtes en carton et remplis mon assiette. La bouche pleine de riz
cantonais, je me tourne vers mon mari.
— Tu voulais me parler de quoi au fait ?
— Hein ?
— Tout à l’heure, tu as dit que tu voulais me parler de quelque chose.
— Ah ça… Non, c’était rien. Rien de grave. N’en parlons plus.
— Si. Tu avais l’air sérieux, dis-moi.
— C’est juste… Je crois qu’on a des taupes dans le jardin, soupire-t-il.
Devant son air dépité, je ne peux m’empêcher d’éclater de rire.
— Tu crois que ça s’apprivoise, une taupe ?
Février 2021
J’ai toujours beaucoup aimé les vendredis soir, ils sont comme des
portes d’entrée sur le week-end, synonymes d’apéro dînatoire, de
glandouille en pyjama, de films à moitié regardés parce qu’on s’endort
avant la fin, épuisés par la semaine de travail.
— Qu’est-ce que tu regardes ?
Emmitouflée dans mon peignoir en éponge, je me blottis contre
Aymeric sur le canapé. Bien que nous ayons fait installer une baignoire il y
a deux ans maintenant, je prends rarement des bains, mais j’avais tellement
froid en rentrant que la chaleur – Aymeric dirait la « bouillanteur » – de
l’eau était salvatrice. La seule fois où je lui ai fait couler un bain, il a été
incapable d’y plonger un orteil.
— Les Victoires de la musique.
— Les Victoires de la musique ? Tiens donc, tu aimes ce genre
d’émission ?
— Non, mais il n’y a rien. Je ne sais pas si tu réalises, nous devons
avoir au moins 200 chaînes et, malgré cela, il n’y a rien de bien à la
télévision un vendredi soir. Scandale !
— Alors tu t’es dit : les Victoires de la musique, pourquoi pas ?
— Voilà. Histoire de se tenir un peu au courant de ce qui se fait et
s’écoute chez les jeunes.
Je pouffe. Aymeric est amateur de musique autant que je le suis de
pêche en haute mer.
… Et la Victoire de l’Artiste féminine est attribuée à… Pomme !
— Est-ce qu’il reste du brownie ? me demande-t-il comme si le nom de
l’artiste avait réveillé son estomac glouton. J’ai un petit creux.
— Si tu n’as pas tout boulotté ce matin au petit déj, oui, il doit en rester.
— Je nous ramène un petit plateau, me dit-il en se levant. Tu veux un
thé ou quelque chose ?
— Ah oui, je boirais bien une tisane, n’importe laquelle.
— Ça marche !
À l’écran, une fille recouverte d’une sorte de couverture étoilée, sur un
fond de planisphère, chantonne que depuis qu’elle n’a pas le droit, elle veut
« un enfant dans le ventre » et vivre une vie grandiose. Elle dit qu’elle
aurait dû taire parfois cette envie « si grande et menaçante »…
Plus de quatre ans que j’ai pris la décision de tout arrêter, de renoncer à
une quelconque maternité. Ça m’a pris du temps pour l’accepter, mais je me
sens apaisée désormais. Être focalisée sur mon cycle, faire des tests
d’ovulation, de grossesse, prendre des vitamines, tout ça c’était trop de
pression, trop de stress. Pour me préserver des éventuelles fausses couches,
j’ai pris une décision radicale, une ligature des trompes. Les contraceptions
ne protégeant pas à cent pour cent, il y a toujours un risque de grossesse, et
donc pour moi, inéluctablement, de fausse couche. Je n’aurais pas survécu à
une énième. C’est mieux comme ça. Je n’ai plus à m’inquiéter. J’ai
redécouvert le plaisir d’une sexualité sans enjeu, une sexualité sans
planning. Et ce n’est pas Aymeric qui s’en plaindra.
Il n’y aura que nous, c’est ainsi.
… Et la Victoire de la Révélation masculine est attribuée à… Hervé !
— Qu’est-ce que j’ai loupé ? me demande Aymeric en déposant son
plateau sur la table basse.
Il s’est servi une grosse part de brownie qu’il a recouverte de crème
anglaise et me tend un mug dans lequel infuse un sachet de tisane.
— C’est Hervé qui gagne la Victoire de la Révélation masculine, je lui
réponds en soufflant sur l’eau brûlante.
— C’est qui Hervé ?
— Le gars qui gesticule, là.
— Ah. Pomme, Hervé, ils n’ont plus de nom de famille les artistes
d’aujourd’hui ?
Aymeric regarde la prestation du chanteur, et moi, je regarde Aymeric.
Je le trouve beau. Avec les années, quelques rides sont venues s’installer au
coin de ses yeux. Et depuis peu, il laisse une barbe de trois jours ombrer son
menton.
— Quels étaient les autres chanteurs en compétition ?
— Un gars qui s’appelle Hatik et un autre… Noé… quelque chose.
— « Hatik » ? Tu vois, encore un qui n’a pas de nom de famille ! Ça
doit être une mode.
… Les nommées dans la catégorie Révélation féminine sont… Clou,
Lous and the Yakuza et Yseult… Et la gagnante est…
— Il a bien dit « Clou » ? Tu as entendu ça, toi aussi ?
Je manque d’avaler de travers, pressentant la suite.
— Et pourquoi pas « Vis1 » tant qu’on y est ! poursuit-il, un grand
sourire aux lèvres. Ou encore « Marteau ». C’est un bon nom de scène ça,
« Marteau ». Ça frappe les esprits.
Le fou rire nous gagne et pendant de longues minutes nous sommes
incapables de calmer notre hilarité. Aymeric en pleure et moi j’ai mal aux
côtes.
Sur le plateau, une femme se met à chanter a capella comme si sa vie en
dépendait sur l’acceptation de soi, entourée de personnes aux morphologies
diverses. Nous sommes captivés, j’en ai des frissons. C’est ça aussi, la
magie de la musique.
… Et la Victoire du Titre le plus streamé de l’année est attribuée à…
« Ne reviens pas » de Gradur et Heuss l’enfoiré !
— Le titre « le plus streamé » ? « Heuss l’enfoiré » ? Je me sens vieux,
tu sais. Si vieux. Laisse-moi là sur le bord du chemin, c’est mieux. Je vais te
ralentir, soupire Aymeric.
Je pose ma tasse vide sur la table basse – elle rejoint l’assiette
d’Aymeric qui a englouti son gâteau en moins de quatre bouchées –, dénoue
la ceinture de mon peignoir, dévoilant ma nudité, puis je m’installe à
califourchon sur mon homme et l’embrasse à pleine bouche.
— Et si on se faisait du bien ? je lui murmure au creux de l’oreille.
— C’est dommage, Clou allait justement chanter sa chanson, me
répond-il avant de me basculer sur le canapé et de s’atteler à me prouver
qu’au fond, il n’est pas si vieux que ça.
Et que nous sommes tous les deux bien vivants.

1. Ni Clou, Ni Vis…
Février 2022
J’ai fermé les yeux quelques instants et me suis assoupie. Il n’y a pas
grand-chose à faire dans cette chambre d’hôpital.
Cela fait maintenant cinq jours. Cinq jours qu’Aymeric a eu son
accident. Cinq jours que je n’ai plus entendu le son de sa voix, et que ma
vie est entre parenthèses, suspendue aux bips incessants des machines.
Quand j’arrive, je m’assois dans le fauteuil près du lit. Je n’en bouge
que plusieurs heures plus tard, lorsqu’il est temps de repartir. Parfois, je me
dis que ça ne sert à rien de rester là, immobile pendant des heures ; les
infirmières me préviendraient, s’il y avait du nouveau. Mais je ne peux pas
faire autrement. Il faut que je sois là.
Je ne réussis même pas à lui parler. Le Dr Chèvrefeuille m’y encourage,
mais je n’y arrive pas. Je ne sais pas quoi lui dire. Ce qui me bloque par-
dessus tout, c’est cette certitude qu’il ne réagira pas, que le son de ma voix
ne l’atteint pas. C’est si dur.
Je sursaute soudain. L’une des machines vient de s’emballer et émet un
bip strident et continu. D’autres lui emboîtent le pas.
— Aymeric ?
Je me lève. Il n’a pas bougé. Que se passe-t-il ?
Une infirmière entre en trombe dans la chambre, aussitôt suivie par
plusieurs autres blouses blanches.
— Je vais vous demander de sortir, madame, m’enjoint l’une d’entre
elles.
— Aymeric… Qu’est-ce que… ? Mon Dieu, dites-moi ce qu’il se
passe ?
Ma voix a grimpé d’une octave. Mon rythme cardiaque s’accélère.
Personne ne me répond. Je me mets à crier :
— Je veux savoir ce qu’il se passe ! Dites-moi ce qu’il se passe !
Tout le monde s’affaire autour d’Aymeric. Les machines sont
déchaînées. Mes larmes se mettent à couler, je chancelle, je hurle :
— Je vous en supplie, non ! Non, non, non ! Vous devez le sauver, il
faut que vous le sauviez. Je vous en supplie.
— Jasmine, fais sortir la dame.
Une blouse blanche s’approche de moi, tente de m’attraper par le bras
pour m’emmener dans le couloir. Je me débats et je continue de hurler. Je
ne veux pas le laisser, je refuse de l’abandonner.
— S’il vous plaît, madame, me dit l’infirmière d’une voix douce, par
ici. Les médecins ont besoin de toute leur concentration. Votre mari… Ils
feront tout leur possible. Venez avec moi.
L’un des médecins en question est en train de pratiquer un massage
cardiaque sur Aymeric. Un autre se prépare à lui injecter quelque chose.
Sur le moniteur, une ligne verte défile, plate.
Et puis, un miracle se produit. La ligne se remet à onduler. Je peux
presque sentir dans mes mains le soulagement de l’équipe médicale tant il
est palpable. Jasmine, toujours à mes côtés, me presse l’épaule et me sourit.
— Ça va aller. Il est hors de danger pour le moment.
Hors de danger.
Pour le moment.
Est-ce que je dois me réjouir ou me préparer ?

*
* *
J’ai obtenu l’autorisation de rester dans la chambre auprès d’Aymeric
cette nuit. Je ne peux m’empêcher de penser que si l’équipe a accepté cette
demande, c’est parce qu’elle craint un nouvel arrêt cardiaque. Et dans ce
cas, si l’épouse est déjà sur place, ce sera toujours ça de moins à gérer…
Je revis sans cesse la scène qui s’est déroulée il y a deux heures à peine.
Toute cette agitation, ces bruits et cette ligne désespérément plate. Je me
suis vue vêtue de noir, devant un cercueil, pleurant la mort de mon mari.
Un tressaillement me ramène à l’instant présent. Les doigts
d’Aymeric… Je viens de les sentir bouger, dans ma main. Mon cœur
s’accélère.
— Aymeric ? Aymeric ? C’est moi, Alice ! Je t’en supplie, mon chéri,
réveille-toi, réveille-toi.
Ses doigts m’effleurent de nouveau. Ses paupières remuent. Je pousse
un cri.
— Un médecin, s’il vous plaît ! Il nous faut un médecin !
Jasmine, l’infirmière de tout à l’heure, ouvre la porte et se précipite vers
le lit.
— Ses doigts, ses paupières… Il… Il est en train de se réveiller, n’est-ce
pas ?
En guise de réponse, Aymeric ouvre les yeux complètement, grimace,
avant de les refermer. Il bouge la tête et, d’un geste lent et maladroit, porte
la main à son front.
Oh ! mon Dieu, Aymeric. Tu es revenu, tu es revenu.

*
* *
La phase de réveil me semble interminable. Dans les séries, ça ne prend
jamais autant de temps. Le patient commence à bouger et, deux minutes
après, il tient une conversation comme si rien ne s’était passé.
La réalité est tout autre. Aymeric a l’air de lutter pour s’extraire de là où
il était. Ses mouvements sont certes plus francs, mais il ne parvient pas à
garder les yeux ouverts plus de quelques secondes. Et surtout, il n’a pas
encore prononcé le moindre mot. Ses grimaces trahissent sa souffrance.
Pour ne pas risquer d’interrompre le processus, les médecins ne lui ont
administré qu’un faible antalgique.
Je suis accrochée à sa main et ne cesse de l’encourager. Et puis, au bout
d’une demi-heure, Aymeric paraît sortir de sa torpeur. Il regarde tout autour
de lui avant de finalement tourner la tête vers moi.
— Bonjour, me dit-il d’une voix éraillée du fait de l’intubation
prolongée. Qui êtes-vous ?
ALICE &
PLUS TOUT À FAIT
AYMERIC
Février 2022
Ma jambe droite tremble depuis que je suis assise dans ce bureau à la
décoration impersonnelle et aux chaises inconfortables. J’ai beau changer
de position, rien n’y fait.
— L’amnésie est une séquelle bien connue des traumatismes crâniens,
énonce le Dr Chèvrefeuille. Votre mari a subi un grave choc, il est resté
inconscient plusieurs jours, puis il a fait un arrêt. Il n’est pas surprenant
dans ce cadre…
— Est-ce temporaire ? je l’interromps. Va-t-il retrouver la mémoire, se
souvenir qu’il a une femme, une vie… ou dois-je m’habituer au vide qu’il y
a dans ses yeux lorsqu’il me regarde ?
— Je ne peux vous apporter de réponse définitive, toussote le médecin,
mal à l’aise. Il faut attendre. En l’état actuel des choses, il n’y a rien de plus
que…
— … vous puissiez faire. Vous m’avez déjà servi ce discours, il y a
quelques jours. Décidément, après toutes ces années d’études, ne jamais
pouvoir être assuré de quoi que ce soit, ne jamais pouvoir agir… Quelle
arnaque !
— Je comprends votre colère.
— Non, vous ne comprenez pas ! Mon mari est vivant, mais il ne sait
pas qui je suis. Il a tout oublié de notre histoire, tout. Il est sorti du coma, et
pourtant c’est comme s’il n’était plus là. Comment pourriez-vous
comprendre ?
— Il n’est pas rare qu’avec le temps, les patients recouvrent une partie,
voire la totalité de leur mémoire.
— Mais vous ne pouvez rien me garantir ?
— Hélas, non, je suis désolé.
Les yeux débordants de larmes, je me lève.
— Quand pourra-t-il sortir ?
— Si son état se stabilise, nous pourrons sans doute envisager une sortie
d’ici une semaine. La convalescence sera longue, bien entendu, mais il sera
mieux chez lui qu’à l’hôpital.
Sauf qu’il ne se souvient plus qu’il a un chez-lui…

*
* *
Dans la voiture, la tension est perceptible. Huit jours que je redoute
autant que j’attends ce moment. Aujourd’hui, Aymeric rentre à la maison. Il
sait que je suis sa femme, que nous sommes mariés depuis quinze ans – je
n’ai plus besoin de me présenter à lui –, mais il ne s’en souvient pas. Je suis
Alice, cette inconnue à laquelle il est marié.
Inconnu, il l’est également pour moi. C’est étrange comme il semble si
différent, alors que physiquement, il n’a pas changé. Ses yeux, ses cheveux,
la forme de son visage, c’est lui… et je ne le reconnais pas. Son regard, son
sourire, même sa manière de parler ont changé. Je ne retrouve rien ou
presque de l’homme que j’aime. Pourtant je sens qu’il n’est pas loin, je le
retrouve parfois au détour d’un mot, d’une mimique. Alors, les battements
de mon cœur s’accélèrent, mon ventre se noue ; hélas, cela ne dure pas.
L’Aymeric d’avant est remplacé en l’espace de quelques secondes par celui
d’après. Je garde espoir, je m’accroche à ces rares moments pour me dire
que c’est possible, qu’un jour les souvenirs vont refaire surface, qu’il suffit
d’être patiente. L’espoir, j’ai l’impression que c’est tout ce qu’il me reste à
présent.
— Tu as hâte d’être chez nous ? je lui demande pour rompre le silence
qui règne depuis notre départ de l’hôpital.
— Bien sûr.
Il n’ajoute rien d’autre. « Bien sûr »… Jamais l’Aymeric que je connais
n’aurait répondu de cette manière. « Bien sûr »… Deux tout petits mots qui
ne trahissent pas la moindre émotion. Aymeric aurait répliqué par une
boutade, il m’aurait vannée d’oser lui poser une telle question alors qu’il
venait de passer des nuits entières sur un matelas en plastique à se nourrir
de soupe sans sel, de pâtes sans beurre et de fromage sans fromage. Jamais
il ne se serait contenté d’un « bien sûr ».

*
* *
Le retour à la maison n’a pas occasionné le déclic auquel je
m’accrochais sans l’admettre. Aymeric est entré chez nous et il ne s’est rien
passé. Les meubles, la décoration, la luminosité, les odeurs, rien de tout cela
n’a réveillé quoi que ce soit. J’essaie de ne pas montrer ma déception pour
ne pas le stresser, mais c’est difficile. Ça se passe comme ça normalement,
dans les films : celui qui souffre d’amnésie retrouve son chez-lui et hop ! un
flash, et tout lui revient. Je voudrais vivre dans un film.
Je ne dois pas me décourager. Il reste encore plein de choses à faire
pour provoquer le flash tant espéré.
— J’ai ressorti nos vieux albums photo, on pourra les feuilleter tout à
l’heure. Ça pourrait aider ta mémoire.
— Si tu veux. Je voudrais aller m’allonger pour l’instant. Je suis
fatigué. Peux-tu me dire où se trouve ma chambre ?
Je tente de masquer mon incompréhension. Pourquoi ne veut-il pas tout
faire là, tout de suite, pour retrouver ses souvenirs ? Est-ce que ça n’est pas
plus important que d’aller se reposer ? Ne suis-je pas plus importante ?
— Je… Notre chambre est à l’étage, je bredouille. En haut de l’escalier,
sur la gauche, la première porte.
— Merci.
Il a dit « ma » chambre et non « notre » chambre. Pour lui, c’est comme
s’il n’y avait plus de « nous ». Je sais que ce n’est qu’une façon de parler,
que je ne dois pas accorder à ce détail plus d’importance qu’il n’en a. C’est
plus fort que moi. Je retiens à grand-peine les larmes qui me montent aux
yeux.

*
* *
La maison est silencieuse. Je n’ose pas mettre de la musique, ni faire de
bruit. Je me sens de trop dans ma propre maison. Aymeric est monté il y a
plus de deux heures déjà. J’ai eu le temps de préparer un gratin pour ce soir,
ainsi qu’une mousse au chocolat – c’est… c’était son dessert préféré :
quand on perd la mémoire, est-ce qu’on oublie son dessert préféré ? –, et de
tourner en rond dans le salon.
Il est bientôt 19 h 30, l’heure à laquelle nous passons en général à table.
C’est tôt, mais cela nous permet de prendre notre temps et d’être à l’heure
pour le film du soir. Même s’il n’y a guère plus de films à la télévision et
que nous choisissons désormais plutôt notre programme sur Netflix.
Pourtant, l’horaire est resté. J’aime ce moment de la journée où l’on se
retrouve tous les deux, où l’on bavarde de tout et de rien.
Je pousse doucement la porte de notre chambre laissée entrouverte par
Aymeric. Il s’est allongé à ma place, de mon côté du lit. Est-ce possible
d’oublier son côté de lit ? Il devait être trop fatigué, tout simplement. Il
s’est installé sans réfléchir puis s’est endormi. C’est l’explication. Ça doit
être l’explication.
Je m’approche. Son torse se soulève au rythme de sa respiration
régulière. Ses traits sont détendus. C’est lui. Je le retrouve. Je m’assois au
bord du lit, puis, prise d’un désir aussi subit que désespéré, je me penche
vers lui et pose mes lèvres sur les siennes. Leur contact est doux et familier,
ce qui, pour une raison que j’ignore, me donne envie de pleurer. La bouche
d’Aymeric s’entrouvre pour répondre à mon baiser. Je suis alors envahie par
un espoir fou : ça y est, il se souvient. Je savais que la maison provoquerait
un déclic, il ne pouvait pas avoir tout oublié, c’était juste un peu enfoui : il
suffisait d’un baiser pour que tout revienne.
— Aymeric, murmuré-je, j’ai eu si peur de te perdre.
Il ouvre les yeux et ce que j’y lis m’anéantit. La peur, la panique ont
remplacé l’amour et le désir. Il se redresse brusquement.
— C’est moi, c’est moi, Alice. Ta femme.
Il lui faut quelques instants pour reprendre ses esprits et redevenir cet
homme que je ne connais pas.
— Pardon, je n’aurais pas dû… C’est juste que… Pardon, je balbutie.
Le dîner est prêt.
— Je descends, me répond-il sans pour autant esquisser le moindre
mouvement.
Mal à l’aise, je finis par me lever et quitter la chambre.

*
* *
Assis l’un en face de l’autre, dans la cuisine, nous dînons dans une
atmosphère étrange. D’un côté, j’essaie de faire comme si rien n’avait
changé, je bavarde, je lui parle du dernier livre que j’ai lu, d’une balade que
l’on pourrait faire ce week-end s’il ne fait pas trop froid… D’un autre, je
sens combien tout cela est artificiel.
— Ça va, le gratin te plaît ?
— Oui, merci. C’est bien meilleur que ce que l’on me servait à
l’hôpital. Tu ne travailles pas ce week-end ? Ta librairie est fermée le
samedi ?
— Je ne travaille pas dans une librairie, mais dans une médiathèque,
j’en suis la directrice. Et elle est bien ouverte le samedi, mais j’ai posé
quelques jours de congés… pour rester avec toi. Je me suis dit que pour
aider à ce que tes souvenirs reviennent, on pourrait faire des choses
ensemble ce week-end. Je pensais t’emmener dans les endroits que tu
aimais, peut-être que…
— Tu es heureuse de travailler dans une médiathèque ?
— La plupart du temps, oui. Quand j’ai décidé de raccrocher les patins,
j’avais très envie de me rapprocher des livres. Je les dévore depuis toute
petite, et ai toujours adoré conseiller des lectures.
— Raccrocher les patins ?
— Je faisais du patinage artistique. Toi et moi… On s’est rencontrés
pour la première fois le jour d’une compétition, même si tu n’es pas fan de
ce sport toi-même.
— Ah. Désolé, je ne m’en souviens pas.
— Moi non plus, rassure-toi, ça fait mille ans au moins, tenté-je de
plaisanter, mais ça ne fait pas rire Aymeric.
— Tu conseilles des livres toute la journée alors.
— Oui, mais pas que. On organise aussi des tas d’événements : des
ateliers pour les enfants, des mois thématiques. Par exemple, en ce moment,
on commence à réfléchir à notre atelier Harry Potter qui aura lieu dans
quelques semaines.
— Harry Potter, c’est le petit sorcier avec une cicatrice ?
— Oui, c’est ça. Tu t’en souviens ? je demande avec enthousiasme.
— Ça me dit quelque chose.
— C’est un début ! Est-ce que tu veux une part de mousse au chocolat
maison ?
— Je n’ai plus très faim, mais tu t’es embêtée à la préparer, alors le
moins que je puisse faire, c’est de la goûter.
Je sors du réfrigérateur deux coupelles remplies du mélange aérien.
— Et moi ? Est-ce que j’aime mon travail ? reprend-il tout en plongeant
sa cuillère dans la mousse.
— Je crois, oui. En tout cas, tu ne me dis jamais le contraire. Tu aimes
élaborer des projets, et les conduire de A à Z. Tu trouves toujours comment
te sortir de situations délicates.
— D’accord.
— La mousse te plaît ?
— Elle est un peu trop sucrée pour moi, mais elle est bonne.
Sa réponse est comme une chape de plomb qui me tombe sur les
épaules. Je sais désormais que, oui, on peut oublier jusqu’à son dessert
préféré.

*
* *
Nous sommes assis sur le canapé, les albums photo ouverts devant
nous. Même s’il ne l’a pas fait de gaieté de cœur, Aymeric a accepté de les
regarder. Le neurologue m’a bien dit qu’il fallait stimuler la mémoire, que
tout était propice à un déclic et, surtout, que les jours à venir seraient
cruciaux : plus on attendra et plus les chances qu’il récupère ses souvenirs
s’amenuiseront. Nous étudions les photos de notre mariage, je prends le
temps de lui indiquer qui est qui sur chacune d’entre elles.
— Là c’est Sophie, ta sœur. Tu l’as déjà vue à l’hôpital, elle est venue te
rendre visite. Tu t’en souviens ?
— Je me rappelle d’elle à l’hôpital, oui, mais je n’aurais pas fait le lien
avec la photo. Et tes parents à toi, ils n’étaient pas là ? Étaient-ils opposés à
notre union ? Étais-je un mauvais parti ? plaisante-t-il d’une manière un peu
désuète qui, une fois de plus, ne lui ressemble pas.
— Rien à voir. Mes parents ont divorcé lorsque j’étais gamine et j’ai
choisi adolescente de couper les ponts avec mon père. Quant à ma mère…
je n’ai pas souhaité l’inviter.
— À ton mariage ?
— À notre mariage, oui… Elle aurait sans doute tout gâché. Elle pense
que les hommes sont tous des salauds et qu’un jour ou l’autre, ils finissent
par tromper leur femme. Nous ne nous parlons plus depuis un moment déjà.
Elle ne sait même pas pour ton accident.
— Ta mère avait-elle raison ?
— Raison sur quoi ?
— Sur le fait que tous les hommes finissent un jour ou l’autre par
tromper leur femme. Est-ce que je t’ai trompée ?
— Pas à ma connaissance, non.
— Pas à ma connaissance non plus ! L’avantage, c’est que même si je te
mentais, je n’en saurais rien.
Il rigole. Je ne trouve pas ça très drôle.
— Pourquoi tu ne parles plus à ta mère ?
— Il n’y a pas vraiment de raison ni d’événement particulier. Elle et
moi, on est juste très différentes et nous n’avons pas grand-chose à nous
dire.
Je ne peux m’empêcher de repenser à tous ces moments où j’aurais
aimé qu’elle soit là. Je ne lui ai jamais parlé de mes fausses couches, elle ne
sait rien de mon désir de devenir mère. Chaque fois que nous nous voyions,
elle me félicitait presque de ne pas avoir fondé de famille. « C’est tellement
plus simple sans enfants quand il faut se séparer », disait-elle.
Nous continuons à feuilleter les pages de photos pendant près d’une
heure. Les vacances, les soirées entre copains, les anniversaires. Aymeric
les regarde comme si tout ça appartenait à la vie d’un autre.
— Alice ? Est-ce que nous étions heureux ? me demande-t-il soudain,
alors que je me lève pour ranger les albums.
— Est-ce que nous étions heureux ? Bien sûr que nous sommes
heureux ! Nous nous aimons. Nous nous aimons très fort même, je
m’emporte. Pourquoi poser cette question au passé ?
— Parce que… eh bien, tout a changé, non ?
Non ! J’ai envie de hurler que tout n’a pas changé. Que l’on va s’en
sortir, que la mémoire va lui revenir. Que nous nous aimons, merde ! Nous
nous aimons à la folie. Le matin de son accident, je me souviens m’être
interrogée sur ma vie, mais jamais je n’ai douté de nous, de lui. Jamais.
— Je vais monter me coucher, la journée a été longue, m’annonce
Aymeric.
— Oui, tu as besoin de te reposer. Une bonne nuit de sommeil et…
Je laisse ma phrase en suspens. Comment va-t-on y arriver s’il n’y a que
moi pour y croire ?
Mars 2022
Bientôt trois semaines qu’Aymeric est rentré à la maison. Trois
semaines. Et pas le moindre petit progrès. Alors, bien sûr, il sait qui je suis
quand il ouvre les yeux et c’est un soulagement. J’avais si peur de devoir
chaque matin lui redire que j’étais sa femme.
Cependant, c’est loin d’être suffisant. J’ai besoin de retrouver l’homme
que j’ai épousé et que j’aime, et j’ai le sentiment que chaque jour m’en
éloigne un peu plus. Après plusieurs soirs passés à le regarder tourner les
pages des albums photo sans qu’un éclat quelconque s’éveille dans ses
yeux, je les ai rangés définitivement sur leur étagère. À quoi bon ?
J’essaie de lui raconter notre vie d’avant, je multiplie les anecdotes, je
ne fais pas l’impasse sur les détails, même les plus insignifiants. Mais
aucun souvenir ne remonte à la surface, et rien ne s’imprime réellement non
plus, Aymeric ayant beaucoup de difficultés à retenir toutes ces choses qu’il
n’a pas vécues. Pour le moment, je n’organise pas de retrouvailles avec nos
amis, je sens bien qu’il n’est pas prêt.
Et de toute façon, il n’est plus lui-même. Vite fatigable, encore plus
irritable, hyper-sensible aux bruits et à l’agitation… Très souvent
désagréable, même si j’essaie de ne pas trop y prêter attention, ni de lui en
tenir rigueur. Les journées doivent lui sembler longues, à tourner en rond
sans trop savoir quoi faire de ses dix doigts à part s’allonger régulièrement
pour dormir. Il est incapable de conduire, c’est comme si son corps avait
gardé, lui, le traumatisme de l’accident en mémoire. Il a essayé de s’asseoir
derrière le volant de ma voiture et ces tentatives se sont soldées par de
gigantesques crises d’angoisse difficiles à calmer et à surmonter.
Il ne sait pas s’il pourra reprendre une activité professionnelle un jour,
et encore moins laquelle. Il est en arrêt maladie pour plusieurs mois. Je sais
qu’à son retour à la maison il a reçu des messages de la part de ses
collègues, mais comme il ne se souvient d’aucun d’entre eux, il a éteint son
téléphone professionnel. Ceux que je connaissais passent par moi et c’est
difficile de ne rien pouvoir leur dire d’autre que « pas de changement ».
Pour l’heure, il ne peut pas tenir une journée complète, se concentrer
au-delà d’une ou deux heures est au-dessus de ses forces. Il est vite confus
et, frustré, il se met en colère. Ça aussi, c’est nouveau. La colère. Même si
je comprends, j’imagine combien cela doit être difficile, j’ai beaucoup de
mal à m’y faire. Son visage se crispe, son regard se durcit, sa voix
s’emporte. Il est en colère pour tout et contre tout. Ce placard qui ne veut
pas se fermer correctement, ce zip de blouson qui se bloque, ce mug qu’il
cherche pendant de longues minutes parce qu’il ne se souvient plus où il l’a
posé, cet accident qui lui a pris sa vie…
Je tente de le rassurer, de lui dire que tout va finir par rentrer dans
l’ordre, que c’est déjà une chance qu’il soit en vie, que ça aurait pu être
pire. Hélas, moi aussi, je commence à perdre patience, à ne plus y croire.
J’essaie de ne pas le lui montrer, mais j’y parviens de moins en moins.
Ce matin, en me réveillant, j’ai décidé que j’allais nettoyer la cuisine de
fond en comble. Trier, jeter, réorganiser, ça m’a toujours fait du bien.
Comme après mes fausses couches. Faire place nette, libérer de l’espace,
physique et mental. Et repartir.
Je sélectionne le morceau qui m’accompagne toujours dans ces
moments-là, les premières notes de « Footloose » envahissent la cuisine. Je
ferme les yeux quelques instants et me laisse gagner par l’énergie du
morceau. La magie opère, comme chaque fois. Quand je rouvre les yeux,
j’ai le sourire. Je m’attaque au premier placard, et commence à le vider.
Je me retourne quand j’entends du bruit derrière moi. J’ai soudain
l’impression d’être propulsée dans le passé. Aymeric est là, accoudé au
chambranle de la porte. Il me regarde.
Mon sourire se fige, puis finit par disparaître. Parce que lui ne sourit
pas.
— C’est quoi cette musique ? grogne-t-il sur un ton sec. Tu peux baisser
le son ? J’ai mal à la tête.
Sans même attendre ma réponse, il s’en va. Je reste pétrifiée, incapable
du moindre mouvement. Puis, lentement, je sors mon téléphone de ma
poche et coupe la musique avant de refermer le placard. Tant pis pour le tri,
le rangement et la place nette. Ce sera pour une autre fois.

*
* *
Ce soir, Sophie dîne avec nous. C’est la seule à qui je le propose. C’est
déjà bien assez dur de devoir vivre avec un inconnu sans qu’il soit
nécessaire d’ajouter la pitié et la peine dans le regard des autres.
Aymeric est resté allongé dans notre chambre une partie de la journée, à
écouter de la musique classique. Encore une chose à laquelle il faut que je
m’habitue, cette passion pour un genre musical qu’il ne connaissait pas.
— Comment le trouves-tu ? je lui demande alors que nous sommes
seules dans la cuisine.
— Je ne sais pas trop… C’est lui et en même temps…
— Ce n’est plus lui.
— Je ne sais pas comment tu tiens.
— À vrai dire, je ne sais pas non plus. D’un côté il est en vie, c’est un
miracle, mais de l’autre, c’est comme si l’Aymeric d’avant était… mort.
— Vous avez revu le médecin récemment ?
— Avant-hier, oui. Il n’y a rien d’autre à faire. Attendre et stimuler au
maximum. Je n’arrête pas de stimuler, je ne fais que ça, de stimuler, et il ne
se passe rien. Ce qui m’inquiète, c’est qu’Aymeric n’est pas franchement
volontaire. On dirait qu’il a intégré l’idée d’une vie antérieure qui lui
échappe et qu’il veut se concentrer sur celle à construire. Une vie dans
laquelle il n’aime pas la mousse au chocolat sucrée, il dort du côté droit du
lit et il veut se mettre au piano.
— Au piano ?
— Oui, il m’a annoncé ça, tout à l’heure. Il a commandé un piano. Sans
même m’en parler. Non pas qu’il ait besoin de mon autorisation, c’est juste
que… on partageait tellement de choses… avant. S’il y a trois mois il s’était
mis en tête d’apprendre à jouer d’un instrument quel qu’il soit, il m’en
aurait parlé, je me serai moquée de lui et de son absence totale d’oreille
musicale et ça l’aurait fait rire. À présent, il écoute des concertos de
Schubert, il se commande un piano et, quand je mets « Footloose », il me
demande de baisser le son parce qu’il a mal à la tête.
Les larmes me montent aux yeux, je les essuie du bout de ma manche.
— Oh ! Alice, je suis désolée. Je ne pensais pas que c’était dur à ce
point-là.
— Si tu savais… dis-je en éclatant en sanglots. Il est… si différent. Et
même méchant, parfois. Qu’il ne se souvienne plus de rien, c’est déjà très
dur à vivre. Qu’il ait changé à ce point, c’est juste horrible. J’ai
l’impression de lire du dégoût dans ses yeux quand il me regarde. Il a oublié
qu’il m’aimait, Sophie, il a oublié.
— Mais non, je suis sûre que non. (Elle tente de me réconforter en me
prenant dans ses bras.) Ça va revenir. Il lui faut un peu de temps, c’est tout.
Vous devriez prendre un chien ! me lance-t-elle soudain tout à trac. Il y a un
refuge à côté de chez moi, vous devriez aller y faire un saut. En plus, ça
ferait de la compagnie à Aymeric, vu qu’il est tout seul en journée. Et ça
vous ferait un projet, un truc nouveau sur lequel vous concentrer.
— Je te dis que ton frère a oublié qu’il m’aimait et tu proposes que l’on
prenne un chien ? Il n’y a vraiment que toi pour avoir des idées de ce genre,
la taquiné-je.
C’est aussi pour ça que j’aime Sophie : pour sa spontanéité et sa joie de
vivre toujours égales.
— Réfléchis-y ! Un chien, c’est forcément une bonne idée.
— Je lui en parlerai, pourquoi pas, dis-je en sortant le poulet rôti du
four. En espérant qu’il ne me demande pas d’adopter un serpent à la place.

*
* *
Je soumets l’idée à mon mari le soir même, alors que nous sommes
couchés. Cette suggestion de Sophie n’a pas quitté mon esprit de la soirée.
Si je suis honnête, c’est bien plus pour moi que j’y songe, que pour
Aymeric. J’ai à la fois un trop-plein d’affection à évacuer et un manque à
combler. Un chien semble être la solution idéale.
— Un chien ? Qu’est-ce que l’on ferait d’un chien ? Tu n’es pas là de la
journée.
— On irait le promener, on jouerait avec lui, et ça te ferait de la
compagnie.
— Je n’ai pas besoin de compagnie, me rétorque-t-il.
Toi non, mais moi… ne puis-je m’empêcher de penser.
— Tout ça, c’est déjà beaucoup pour moi, reprend-il d’une voix
radoucie. Je ne sais pas si je peux encaisser un changement de plus. Mais
reparlons-en dans quelques mois.
— Faisons ça, oui.
Sans doute satisfait que je n’insiste pas, il éteint sa lampe de chevet et
se tourne sur le côté pour dormir. J’attrape mon livre en cours, une romance
que j’ai empruntée à la médiathèque pour mieux comprendre l’engouement
autour du titre, et je commence à lire.
— Ça t’ennuie de couper la lumière ? me demande Aymeric au bout de
quelques minutes. Je n’arrive pas à m’endormir.
Oui, ça m’ennuie. Pourtant, je repose mon livre et j’éteins à mon tour.
Avril 2022
Je ne sais toujours pas si j’ai envie d’être là, ni si cela va servir à
quelque chose. Je trompe mon malaise en feignant de lire les nombreuses
affiches qui tapissent les murs de la salle. Il y en a pour tous les goûts : la
prévention du diabète, les ravages du tabac, les fameux cinq fruits et
légumes par jour…
Quand le Dr Chèvrefeuille m’a parlé de ce groupe de parole, un mois
après le retour d’Aymeric à la maison, je lui ai presque ri au nez. Il était
impensable que nous ayons – que j’aie besoin – de parler de quoi que ce
soit. Après tout, le plus dur était derrière nous, non ? Or, me voilà, plusieurs
semaines plus tard, résolue à assister à une séance. Une décision aux relents
de dernière chance. Dire que je suis au bout du rouleau est un euphémisme.
Hier soir, il m’a fallu plus d’une demi-heure pour réussir à sortir de ma
voiture et à rentrer chez moi.
Pas envie d’entendre ce morceau de piano qu’Aymeric s’est mis en tête
d’apprendre et dont il est incapable de retenir plus de six mesures. Il rejoue
inlassablement les premières notes, convaincu que reprendre du début va
l’aider à avancer.
Pas envie d’être face à ce regard dans lequel je ne décèle aucune
émotion, face à cet homme que je ne reconnais plus et que je ne cherche
qu’à fuir.
En m’endormant, je me suis demandé ce que serait ma vie si Aymeric
était mort dans cet accident. Et même si je ne l’admettrai jamais, au fond de
moi, je sais que l’espace d’un instant, j’y ai pensé. Alors qu’il dormait à
côté de moi, oui, j’ai souhaité que mon mari soit mort. Je me suis détestée
de ressentir de l’apaisement à cette idée. Comment peut-on avoir envie que
l’homme qu’on aime n’ait pas survécu à un accident ?
J’ai eu du mal à me regarder dans la glace ce matin. C’est pourquoi j’ai
appelé le secrétariat du service de neurologie qui m’a indiqué que le groupe
de parole pour les aidants des personnes victimes d’un traumatisme crânien
se réunissait justement aujourd’hui.
Alors, je suis là, dans cette salle au sol stratifié de couleur verte et aux
murs blancs tapissés d’affiches de santé publique, sur le point d’avouer
devant un tas d’inconnus l’ignoble épouse que je suis.

*
* *
Nous sommes une quinzaine assis en cercle sur des chaises
inconfortables, autour du fauteuil dans lequel a pris place une médecin en
blouse blanche. Il y a des hommes, des femmes, de tous les âges. Seul point
commun qui me saute aux yeux, les mains qui se tordent et les regards
fatigués, trahissant l’anxiété et la souffrance. Est-ce que moi aussi, j’ai cette
tête-là ?
— Bienvenue à tous, je m’appelle Ève Pocholle, je suis neurologue et
c’est moi qui vais animer la séance d’aujourd’hui. Pour celles et ceux qui
nous rejoignent pour la première fois, l’objectif est simple : il s’agit de vous
sentir libre d’exprimer les émotions qui vous encombrent ou vous blessent,
sans jugement. Parce que vous tous, ici, êtes confrontés à la difficulté de
vivre avec une personne ayant subi un traumatisme crânien. Vous n’êtes pas
obligés de parler si vous n’en avez pas envie. Parfois, écouter le témoignage
des autres, vous dire que vous n’êtes pas seul, est suffisant.
Je me détends un peu. Je vais pouvoir simplement écouter les autres,
sans avoir à me confier.
Le tour de parole commence. Ce que les autres personnes racontent
m’est familier. Les changements de personnalités, l’irritabilité, les
difficultés de concentration…
— Hier, j’ai passé une heure à chercher la télécommande, explique une
dame d’une cinquantaine d’années, me demandant ce qu’il avait bien pu en
faire. Je l’ai retrouvée dans le congélateur ! Et c’est comme ça pour tout. Il
n’est pas à ce qu’il fait, il est incapable d’imprimer le moindre souvenir, ça
me rend folle. Je cherche les objets et lui, il cherche ses mots. Je l’écoute
parler et j’ai envie de les lui arracher de la bouche quand ils ne sortent pas.
Il met tellement de temps à former ses phrases, je vous jure qu’il y a de quoi
devenir chèvre.
— Aurélie met deux heures, parfois plus, à finir son assiette, enchaîne
une femme dont le visage ne m’est pas étranger, sans que je parvienne pour
autant à l’identifier. Elle est si lente… L’autre jour, j’ai senti monter en moi
comme une sorte de pulsion. Je me suis vue attraper la fourchette et la gaver
de son restant de spaghettis, quitte à l’étouffer. Pour que le repas se termine
enfin. Si je n’avais pas été distraite par l’arrivée d’un message sur mon
téléphone, je l’aurais fait, je suis certaine que je l’aurais fait. Je suis
horrible. Aurélie a survécu à un grave accident, toute sa vie est chamboulée,
et moi, je ne pense qu’à m’énerver, et à avoir envie de lui faire du mal juste
parce qu’elle mange trop lentement.
— Merci pour ces témoignages, mesdames. Janine, si je puis me
permettre, vous n’êtes pas horrible. La colère, l’agacement, le
découragement sont des émotions on ne peut plus normales dans votre
situation. Le traumatisme crânien vous met à l’épreuve vous aussi. Et vous
mettez par ailleurs le doigt sur quelque chose de très important : la lenteur,
un nouveau rythme souvent imposé après un traumatisme de ce genre.
Celle-ci est due aux lésions cérébrales qui ont atteint des fonctions
exécutives, comme la capacité à enchaîner les étapes d’une action pour
accomplir une tâche. Descendre sa fourchette vers l’assiette, attraper de la
nourriture, remonter la fourchette vers la bouche, et enfin avaler les
aliments… Tous ces mouvements que nous réalisons sans nous poser de
questions sont devenus compliqués pour Aurélie. Il lui faut se concentrer et
se préparer pour chacun. Et ça lui demande du temps, beaucoup de temps.
De l’énergie aussi. Ce qui peut expliquer qu’elle soit fatiguée alors qu’elle
n’a fait que prendre son repas.
Janine… J’observe avec un peu plus d’attention la femme qui vient de
parler et je reconnais ma concurrente d’il y a vingt ans. Son visage est
creusé, les cheveux qu’elle portait longs sont désormais coupés au carré et
striés de mèches grises, mais c’est bien elle.
— Je ne sais pas comment je vais réussir à supporter ça. Je l’aime de
tout mon cœur, c’est ma femme, mais sincèrement, je ne sais pas si je vais
tenir longtemps… murmure-t-elle si bas que je ne suis pas certaine que tout
le monde ait entendu.
— Mon mari ne se souvient plus que son dessert préféré est la mousse
au chocolat, ni qu’il l’aime bien sucrée. Il ne dort plus de son côté du lit, il
est fan de musique classique alors qu’il n’en écoutait jamais avant, il s’est
mis en tête d’apprendre à jouer du piano, mais est incapable de retenir plus
de quatre notes. Pourtant il ne renonce pas, il joue ces quatre notes encore et
encore… et encore.
Je ne pensais pas que je parlerais, ni que j’en ressentirais le besoin.
Pourtant, c’est bien moi qui viens de prendre la parole. Au sein de ce
groupe, je me sens en confiance.
— Oui, il arrive parfois qu’après un traumatisme crânien, les personnes
restent bloquées sur des choses en particulier et s’acharnent, malgré des
obstacles manifestement insurmontables. C’est lié à la perte d’une certaine
flexibilité mentale, explique la médecin.
— Est-ce pour cela qu’il est à fleur de peau ? On dirait que tout
l’agresse, le moindre bruit, la moindre lumière, la moindre présence…
Parfois, j’ai l’impression que même moi, il ne me supporte plus. Comment
est-il possible de changer à ce point, docteure ? je demande d’une voix
chevrotante, gagnée par l’émotion.
— Les modifications du comportement et de l’expression émotionnelle
sont, hélas, fréquentes après un grave traumatisme crânien. C’est ce qui
revient le plus dans les témoignages des familles. Je suis consciente que ça
ne représente pas une aide ni une solution au quotidien, mais sachez que
vous n’êtes pas seule. Les personnes autour de vous, ce soir, vivent les
mêmes bouleversements, les mêmes nécessités d’ajustement, voire de
réinvention d’un quotidien. Il est essentiel de ne pas s’isoler, de s’appuyer
sur des alliés pour vous aider à avancer. C’est ce que vous pouvez trouver
ici, de la compréhension. Soyez certains et certaines que ce que vous
pourriez raconter a été vécu par au moins un autre participant.
— Est-ce que ça finit par s’arranger ?
Ma question fuse, coupant presque la parole de la médecin. Je regarde
les membres du groupe tour à tour, pleine d’espoir. Je ne récolte que des
sourires gênés, des regards fuyants. Je comprends que de ce point de vue,
rien chez eux n’est jamais rentré dans l’ordre.

*
* *
Pour ceux qui ont envie de poursuivre la discussion – ou n’ont pas
encore le courage de rentrer, ne puis-je m’empêcher de penser –, quelques
boissons et biscuits ont été installés sur une table sommairement recouverte
d’une nappe en papier blanc.
Je me sers un jus d’orange tiède dans un gobelet en plastique, j’attrape
une part de quatre-quart insipide et je m’avance vers Janine.
— Janine ? Je ne sais pas si tu me reconnais, je suis Alice. Nous
patinions ensemble. C’était dans une autre vie, je te l’accorde…
— Alice ! s’exclame-t-elle en m’adressant un grand sourire. Je me
disais bien que ton visage m’était familier ! Ça fait combien de temps ?
Quinze ans ?
— Plus de vingt ans, même, j’ai raccroché en 2001…
— Tu avais décidé d’arrêter après la sélection pour les championnats de
France, c’est ça ? Tu avais aussi rencontré quelqu’un, il me semble, non ?
— Excellente mémoire. J’avais échoué lors des sélections et j’ai
rencontré Aymeric en sortant de la patinoire. C’est… mon mari.
Son sourire s’efface, remplacé par une expression de sollicitude.
— C’est arrivé il y a longtemps ?
— Non, c’est assez récent. En février. Un type a grillé un feu rouge et
l’a percuté de plein fouet. Il est resté inconscient plusieurs jours. Et pour
toi ?
— Ça fera un an demain. Aurélie, ma femme, a fait une chute à skis.
Elle ne portait pas de casque…
— Un an !… Pardon, m’excusé-je aussitôt. Je ne voulais pas…
— T’inquiète pas. Moi non plus je ne sais pas comment j’ai fait pour
tenir, alors que ça fait longtemps que j’ai perdu l’espoir d’une amélioration.
Aurélie est en vie, je sais que je ne devrais pas me plaindre…
— Je ressens la même chose avec Aymeric… En plus de ne plus être le
même, il a tout oublié. Notre vie, notre histoire, tout. J’ai l’impression
d’aimer un fantôme, or… il est vivant. Il n’a pas beaucoup de séquelles
physiques, d’un certain point de vue, je devrais me réjouir.
— Mais tu n’y arrives pas.
— Non… Tout le reste… C’est tellement dur.
J’éclate en sanglots. Janine me serre dans ses bras, sans essayer de me
consoler, de me redonner confiance en l’avenir. Parce que, au fond, il n’y a
rien qu’elle puisse vraiment me dire. Elle comprend. Et c’est déjà énorme.
La vie nous fait parfois ce cadeau de remettre sur notre chemin des
personnes depuis longtemps perdues de vue, juste au bon moment.
Après avoir discuté une dizaine de minutes, nous échangeons nos
numéros de téléphone. Elle me fait promettre de l’appeler, je lui promets de
le faire et nous repartons chacune vers celui et celle qui partagent notre vie,
et nous nous efforçons de ne pas oublier qu’un jour, nous les avons aimés.

*
* *
De retour à la maison, je suis accueillie par ces mêmes notes de
musique qu’Aymeric joue inlassablement. Je sais désormais que c’est lié à
son traumatisme, aux lésions occasionnées, qu’il faut donc que je fasse
preuve de compréhension. Mais c’est plus fort que moi, je sens monter de
l’agacement. Après un soupir, j’ouvre la porte et je m’annonce d’une
manière aussi enjouée que possible :
— Bonsoir, je suis rentrée !
Je m’approche d’Aymeric et dépose un baiser sur sa joue. À ce niveau-
là aussi, les choses sont différentes. Aymeric et moi n’avons plus… Il ne me
touche pas et en ce qui me concerne, je ne tiens pas du tout à revivre la
réaction de rejet qu’il a eue lorsque je l’ai embrassé la dernière fois.
— Je suis allée à la réunion du groupe de parole sur le traumatisme
crânien. La médecin qui animait la séance nous a donné beaucoup
d’explications. Oh, tu ne devineras jamais qui j’ai rencontré là-bas !
Janine ! Une fille avec laquelle je m’entraînais à la patinoire. Ça faisait un
siècle que je ne l’avais pas vue. Vous étiez voisins et ta sœur en était fan.
C’est d’ailleurs grâce à ça que nous nous sommes rencontrés, tu t’en
souviens ?
Emportée par mon élan, et par le plaisir d’avoir recroisé une vieille
amie, j’en oublie l’incongruité de ma question.
— Non, je ne m’en souviens pas. Tu sais très bien que je ne m’en
souviens pas. On dirait parfois que tu le fais exprès, rétorque-t-il sèchement.
— Excuse-moi, je ne m’attendais pas du tout à la voir, alors… Pardon,
je suis désolée. Janine et moi nous appartenions au même club, nous avons
patiné ensemble pendant des années. Bien que nous ayons été concurrentes
lors des compétitions, nous nous entendions très…
— Est-ce que je t’ai dit que j’avais envie de savoir qui était cette
Janine ? Je ne crois pas. Si tu le permets, je voudrais continuer à jouer et à
apprendre ce morceau.
— Sauf que tu n’y arrives pas, murmuré-je avant de me reprendre
aussitôt et d’enchaîner. La médecin nous a parlé de ça, des difficultés de
concentration, peut-être que tu devrais te laisser du temps, ne pas
t’acharner…
— Ne pas m’acharner… ne pas m’acharner ? s’insurge-t-il en plaquant
violemment ses doigts sur le clavier. Je ne m’acharne pas, je… Tu crois
savoir ce que je vis, mais tu n’en as aucune idée. Je me fiche de cette
Janine, et du pourquoi tu ne la vois plus depuis des années, je n’ai pas
besoin de conseils ou de repos, encore moins des explications des médecins,
je veux juste apprendre à jouer ce morceau. Est-ce si difficile à
comprendre ? hurle-t-il.
Son regard noir me terrifie. Je n’y voyais que de l’amour, il a laissé
place à… de la haine.
— Je vais aller m’occuper du dîner. Je t’appelle quand c’est prêt.
Je ne sais pas comment je suis parvenue à prononcer ces mots sans me
mettre à pleurer.
Alors que j’entre dans la cuisine, Aymeric reprend sa sempiternelle
litanie musicale, mi do sol la mi ré, mi do sol la mi ré…
Combien de temps tout cela va-t-il durer ?
Mai 2022
Je suis arrivée à la médiathèque bien avant son heure d’ouverture.
Aujourd’hui a lieu notre animation Harry Potter et il nous reste des bricoles
à caler. Vu l’enthousiasme de nos adhérents lorsque nous leur en avons
parlé, nous nous attendons à une affluence record. Justine a pour la
première fois obtenu de la mairie un petit budget supplémentaire pour
imprimer des flyers qui ont été distribués dans les boîtes aux lettres de la
ville, et des quelques villages alentour.
Après la cérémonie de répartition dans les différentes maisons de
Poudlard, nous avons prévu plusieurs ateliers qui, je l’espère, plairont aux
enfants : chasse aux trésors, cours de potions, décoration de baguettes et,
pour finir, une course de relais en balai volant que nous devrions pouvoir
organiser à l’extérieur, la météo s’annonçant ensoleillée. Tout ça nous a
demandé beaucoup de préparation, et à côté de cela, la médiathèque n’a pas
désempli ces derniers jours. Comme chaque année, l’arrivée du printemps
occasionne une hausse de fréquentation. Entre les jours qui s’allongent et le
temps plus clément, l’envie est grande de s’installer sur une chaise longue
et d’ouvrir un livre. Je ne me plains pas : conseiller des lectures reste pour
moi un vrai plaisir. Plus je vois du monde, moins je pense à Aymeric. Plus il
y a du monde, moins je rentre tôt à la maison. Depuis quelques semaines,
nous ne faisons que nous croiser. Je pars tôt, avant qu’il ne se réveille, et je
rentre tard. Nos repas sont silencieux. J’ai peur de déclencher sa colère ou
son agacement. Parfois il est de bonne humeur, il me raconte sa journée –
qui tourne autour de la musique, c’est devenu une véritable obsession –, il
lui arrive même de faire quelques blagues. Comme avant. Alors, je me
prends à espérer, à me dire que le plus dur est fait, qu’il fallait juste de la
patience et un temps d’adaptation, je m’en veux de ne pas avoir été plus
compréhensive. Mais cela ne dure pas. Il redevient taciturne, irritable. Et je
tombe encore un peu plus bas.
Il est 11 heures lorsque les premiers enfants commencent à arriver,
accompagnés de leurs parents qui sont pour certains déguisés, histoire
d’être dans l’ambiance. Justine et moi avons aussi revêtu nos robes de
sorcières. Si je reconnais quelques visages familiers d’enfants qui viennent
régulièrement emprunter des livres ou profiter des jeux de société en libre-
service sur place, beaucoup me sont inconnus. J’espère toujours que ce
genre d’animation nous amènera de nouveaux adhérents ; je me réjouis de
constater qu’une fois encore, c’est le cas.
Afin d’établir le compte des buses que nous remettrons en fin d’après-
midi, nous recueillons les noms et prénoms des enfants.
— Bonjour, madame, moi je m’appelle Camille Louvier, j’ai 5 ans,
presque 6 ans. Et ma maman elle s’appelle Gwenaëlle Louvier mais tout le
monde l’appelle Gwena. Et elle n’aime pas du tout ça, qu’on l’appelle
Gwena.
Je lève la tête de mon registre. Mes yeux se posent sur le visage du petit
garçon.
— Et moi c’est Alice Fleury, je lui réponds sur le même ton. Enchantée
de faire ta connaissance, Camille Louvier.
Il ressemble beaucoup à sa mère, une femme très jolie, noté-je en
adressant un sourire à celle-ci. Elle me fixe et semble mal à l’aise.
— Tout va bien, madame ? je me permets de l’interroger.
— Euh… oui… C’est juste que… je viens de me rappeler que j’avais un
rendez-vous chez… On ne va pas pouvoir rester, annonce-t-elle à son fils.
Je suis désolée.
— Oh non, maman ! s’exclame aussitôt Camille, les yeux embués de
larmes. Tu avais promis que je pourrais jouer à la magie. J’ai même mis
mon déguisement de sorcier que le Père Noël m’a apporté, m’indique-t-il, le
regard implorant.
— À quelle heure est votre rendez-vous ? Nous aurons peut-être
terminé à ce moment-là ? tenté-je pour plaider la cause de l’enfant. Ou
alors, vous pouvez nous le laisser et revenir une fois votre rendez-vous
terminé. Je vous promets de veiller sur lui, soyez sans crainte.
Je devine son hésitation.
— D’accord, d’accord, on reste, acquiesce-t-elle comme s’il n’était plus
du tout question de rendez-vous ou d’empêchement.
Camille pousse un cri de joie.
— Va t’asseoir là-bas, mon bonhomme, nous allons bientôt procéder à
la répartition dans les maisons.
— Oh, oh, tu crois que je vais être un Gryffondor comme Harry,
maman, tu crois que je vais être un Gryffondor ? s’enthousiasme Camille en
sautillant. Viens vite, maman, il faut que j’aille m’asseoir, dit-il en
l’entraînant vers les petites chaises sur lesquelles ont déjà pris place les
premiers arrivants.

*
* *
Je rentre tard à la maison, exténuée, mais heureuse. Les enfants ont
participé avec entrain aux différents ateliers que nous avions imaginés. Le
cours de potions notamment a remporté un franc succès. En même temps,
comment ne pas aimer verser des liquides improbables – morve de lézard,
sang de gobelin, poudre de corne de licorne – dans de petits chaudrons et
mélanger afin de voir ce que cela donne ? La course de relais en balai
volant a déclenché des hurlements d’encouragements de toutes parts,
chaque maison supportant sans relâche ses participants.
Cet après-midi m’a fait un bien fou. Ça m’a rappelé que ma vie avait un
sens, malgré tout.
Ce soir, Aymeric semble lui aussi de bonne humeur. Il me sourit alors
qu’il termine sa part du gratin que j’avais pris soin de préparer avant de
partir ce matin, laissant l’étape de la cuisson à sa charge.
— C’était notre animation Harry Potter, aujourd’hui. Je crois qu’on a
fait un carton auprès des enfants. Si tu les avais vus pousser des cris de joie
lorsque le Choixpeau leur annonçait leur maison ! Il y avait ce petit garçon,
Camille, très touchant… Il m’a fait penser à celui que nous aurions pu
avoir, ajouté-je après quelques secondes de silence.
— Pour ma part, je suis bien content que nous n’ayons pas eu d’enfant.
— Pourquoi dis-tu cela ? je lui demande, à la fois choquée et peinée.
Comment peut-il me balancer ça après tant d’années à essayer, tant de
larmes versées, fausse couche après fausse couche ?… Évidemment. Ça
aussi, il l’a oublié.
— Au moins, je n’inflige pas tout ça à un enfant. Comme quoi, la nature
a bien fait les choses. Tu veux un café ? me propose-t-il en se levant.
J’ai envie de hurler, de le rouer de coups pour avoir prononcé cette
phrase que je hais tant. Je repense à cette maman, Gwenaëlle, couvant du
regard son petit Camille. Non, il devrait être interdit de dire et même de
penser que la nature fait bien les choses.

*
* *
Aymeric ronfle à côté de moi, profondément endormi. Lui qui avait le
sommeil léger, il a désormais un sommeil de plomb. Quant à moi, il faut
croire que cette nuit je l’ai bel et bien perdu. Inutile d’insister, je vais plutôt
aller me préparer une tisane et m’abrutir devant la télé.
Ma tasse fumante à la main, je fais défiler les chaînes à la recherche
d’une émission potable. Passé minuit, je sais qu’il ne faut pas être difficile.
Tout de même, je refuse de regarder un reportage sur la reproduction des
fourmis. Quand des images de patinage apparaissent sur l’écran, mon pouce
s’immobilise au-dessus de la télécommande. « Les vingt championnes les
plus emblématiques », indique le sous-titre.
À l’écran, Tara Lipinski, petite blondinette toute menue, lors de son
programme libre des Jeux olympiques de Nagano en 1998. Quand je pense
qu’elle avait seulement 15 ans lorsqu’elle a décroché cette médaille d’or…
Je me souviens que j’avais eu le droit de regarder la finale en direct. En ce
qui me concerne, j’étais de la team Michelle Kwan, à fond derrière cette
patineuse américaine que j’adorais. C’était elle qui aurait dû gagner. Elle
était meilleure que Lipinski. J’avais pleuré à l’annonce des résultats. Tara
est passée professionnelle après ces Jeux. Atteindre les sommets à 15 ans,
au fond, ne lui a pas rendu service.
Cette année-là, je n’avais même pas réussi à me qualifier pour les
championnats de France et j’avais 16 ans. Je n’étais pas assez douée. Il n’y
a rien à regretter. Pourtant, je crois que ça me manque. Peut-être que le fait
d’avoir revu Janine n’y est pas étranger : depuis quelques jours, je repense
au patinage. Des images, des sensations me reviennent. Quand j’étais sur la
glace, je me sentais… libre.
J’essaie de les balayer aussi vite qu’elles arrivent. C’est ridicule, je
serais probablement incapable de tenir en équilibre sur des patins
aujourd’hui. Mais c’est comme une porte qui semble s’être rouverte. Une
porte que j’avais fermée lorsque j’ai rencontré Aymeric et que je suis
tombée amoureuse de lui.
À l’écran, Mirai Nagasu entre dans l’histoire en tant que première
patineuse à réussir un triple axel lors d’une olympiade.
Mai 2022
Janine m’a donné rendez-vous dans un café à une dizaine de minutes de
la médiathèque. À la suite de la réunion du groupe de parole, nous avons
échangé quelques textos, puis elle a fini par me proposer que nous nous
retrouvions un soir après le travail. Je me réjouis de la revoir. Je me sens si
seule. Pourtant, les amis, ce n’est pas ce qui me manque. Si tous
s’inquiètent pour Aymeric, aucun ne peut vraiment comprendre ce que je
vis. Je m’en veux de ne pas appeler Sophie à la rescousse, mais c’est
difficile de lui faire face ces derniers temps. Je sens dans son regard qu’elle
me reproche de ne plus aider Aymeric à retrouver sa mémoire. Même si je
la considère comme ma sœur, elle non plus ne me comprend pas. Je ne tente
plus grand-chose, c’est vrai, tout ce qu’on nous avait conseillé a échoué.
Si le passé est irrémédiablement perdu, j’ai un temps envisagé de
repartir de zéro, de nous faire nous rencontrer à nouveau, de raviver la
flamme en nous créant de nouveaux souvenirs. La vérité, c’est que je n’ai
pas envie de créer des souvenirs avec l’Aymeric d’aujourd’hui. Je n’ai pas
envie de tomber amoureuse de cet homme-là.
— Excuse-moi pour le retard, me dit Janine lorsqu’elle me rejoint. Je
suis restée plus longtemps que prévu à la patinoire avec Lola et Rose. Ça a
payé, Rose a fini par réussir une belle pirouette. Je prendrai un Perrier,
indique-t-elle au serveur qui s’approche de nous.
— Et moi une autre citronnade, s’il vous plaît. Tu étais à la patinoire ?
Tu patines encore ?
Quand nous nous sommes vues à l’hôpital, nous n’avons fait que parler
de notre quotidien avec nos conjoints respectifs, si bien que je ne lui ai
même pas demandé ce qu’elle faisait dans la vie.
— Je n’ai jamais raccroché. Quand il est devenu évident que je n’irais
pas plus haut en compétition, j’ai passé des diplômes pour devenir
entraîneuse. J’ai monté une école, il y a quelques années. Qui sait, peut-être
que la prochaine championne olympique française fera ses premières glisses
dans mon club ? Et toi ?
— Moi ? Après avoir arrêté la compétition, je n’ai plus lacé un patin !
J’ai troqué mes lames contre des livres. Je travaille dans une médiathèque
dont je suis devenue directrice. Mais depuis que je t’ai croisée, je repense
beaucoup au patinage…
— Tu devrais venir voir un entraînement ! s’exclame-t-elle. Ça me
ferait super plaisir.
— Je ne sais pas trop. Mes journées sont chargées, et il y a… Aymeric.
— Quand Aurélie a eu son accident, j’ai tout mis entre parenthèses pour
passer un maximum de temps avec elle. J’ai même pensé à fermer mon
école. Et puis j’ai réalisé que ça ne changerait rien pour elle. Tu ne dois pas
t’interdire de vivre, même si cela signifie faire des choses sans ton mari.
— Je ne sais pas trop…
— Songes-y, ça ne t’engage à rien. J’entraîne les filles les plus
prometteuses le soir à partir de 19 heures, m’indique-t-elle en me tendant
une carte de visite.
Le patinage était au centre de ma vie pendant des années, puis il en est
sorti. Ça paraît si loin aujourd’hui, et pourtant, c’est comme s’il n’y avait
qu’à lever un voile.
Je saisis la carte.
— Merci, je vais y réfléchir, promis.
*
* *
Je devine que les élèves sont déjà là lorsque j’entre dans la patinoire – je
reconnaîtrais entre mille le bruit des lames qui glissent et qui cognent contre
la glace. Ce matin, en me brossant les dents, j’ai décidé d’honorer
l’invitation de Janine. Un peu sur un coup de tête, beaucoup sur un coup de
mou.
C’est mon anniversaire aujourd’hui, et pour la première fois depuis plus
de vingt ans, Aymeric ne me le souhaitera pas. La date fait partie de tout ce
qu’il a oublié et je n’ai pas eu envie de la lui rappeler. Je crois que je préfère
un anniversaire non souhaité à un anniversaire souhaité mécaniquement,
sans émotion. Si ça ne signifie rien pour lui, je n’en veux pas.
Toute la journée, j’ai pensé à ce moment où je franchirais les portes de
la patinoire. Comme s’il y avait un enjeu, alors qu’il n’y en a aucun. J’ai
même failli renoncer une fois garée à proximité. Et puis je me suis trouvée
ridicule. Je ne regrette pas le choix que j’ai fait à l’époque, j’aime la vie que
je me suis construite. En tout cas, je l’aimais… Je n’aurai qu’à m’asseoir et
à les regarder, rien qu’à m’asseoir et à les regarder.
Elles sont une petite dizaine sur la glace. Je les devine concentrées et
appliquées, prêtes à faire et à refaire inlassablement la même pirouette, la
même diagonale, le même saut jusqu’à atteindre le résultat demandé.
Instantanément, mes cuisses se contractent, mes chevilles deviennent
douloureuses, mes orteils me brûlent. C’est tout mon corps qui se souvient à
quel point c’était dur, à quel point je le sollicitais, le malmenais, sans jamais
lui laisser de répit. Prendre de l’élan, planter la lame, sauter, encore et
encore. Tomber, se relever, grimacer de douleur, ne pas abandonner, parce
que le haut niveau est à ce prix.
Dans les gradins, quelques parents sont là, admirant de temps en temps
les exploits de leur progéniture, et discutant beaucoup entre eux. Les
entraînements sont souvent longs et fastidieux pour ceux qui ne pratiquent
pas.
Je prends place au troisième rang, non loin d’une femme qui se met à
me dévisager lorsque je m’installe. Au centre de la patinoire, Janine donne
des conseils, montre les bons gestes. Elle n’a rien perdu de la grâce ni de la
puissance que je lui enviais. Quand elle s’élance pour exécuter un double
lutz, je retiens ma respiration. L’impulsion, la réalisation, la réception, tout
est parfait. Je ne peux m’empêcher d’applaudir. Elle tourne la tête vers moi,
m’adresse un petit signe avec un grand sourire avant de retourner à ses
élèves.
Serais-je encore capable aujourd’hui d’effectuer ce saut ? Probablement
pas.
La femme à côté ne cesse de m’observer, ce qui commence à me mettre
mal à l’aise. Soudain, elle se lève et se dirige vers moi.
— Bonjour, Alice. Ça fait un bail.
Curieusement, il me faut un moment pour la reconnaître. C’est à cause
de la couleur de ses cheveux. Autrefois d’un roux flamboyant, ils sont
désormais d’un noir de jais et sont coupés court, elle qui avait une longue
chevelure qu’elle adorait faire boucler. Son visage s’est arrondi, comme
tout son corps à vrai dire. Elle, si maigre quand nous étions gamines, a pris
du poids, trop, pourraient critiquer certains. Elle est magnifique.
— Anita !
— Tu ne m’avais pas reconnue, c’est ça ? C’est bien ce qu’il me
semblait, enchaîne ma cousine sans me laisser le temps de répondre, ni de la
détromper. C’est vrai que ça fait quoi, vingt ans ? Peut-être plus. Quand
même, toi et moi, on a quasiment vécu ensemble. Ma propre mère te
considérait plus comme sa fille que moi.
— Anita, je…
— Pardon, je ne sais pas pourquoi je te sors un truc pareil comme ça de
but en blanc, alors qu’on ne s’est pas parlé depuis des années. T’inquiète, je
ne t’en veux pas. En tout cas, plus maintenant. C’est ma mère qui est
fautive, je n’étais pas à la hauteur de réaliser son rêve de gloire, alors elle a
jeté son dévolu sur toi.
Je nous revois, Anita et moi, à la patinoire, nous amusant comme des
folles. Jusqu’à ce que l’on évoque mon potentiel auprès de ma tante, et que
tout ça devienne bien plus sérieux pour moi. Je mentirais si je disais que je
n’avais pas conscience, au moins un petit peu, de la situation. Ma mère ne
s’intéressait pas beaucoup à moi, je lui rappelais trop son mariage raté avec
un homme infidèle, alors j’étais heureuse d’attirer l’attention de ma tante. Je
voyais bien qu’Anita en souffrait, mais je n’ai rien fait pour arranger les
choses. Au contraire. J’ai joué à fond la carte du patinage. J’adorais ce
sport, et j’avais envie de réussir, de devenir une championne. En fait, au
fond de moi, il y avait surtout le désir, le besoin de compter pour quelqu’un.
J’ai honte. J’aurais dû m’excuser auprès d’Anita depuis bien longtemps.
Alors que je m’apprête à le faire, je me demande soudain ce qui l’amène ici,
elle qui avait fini par tout détester dans le patinage, jusqu’au mot.
— C’est ma fille là-bas, m’indique-t-elle en me désignant un petit bout
de chou qui tournoie sur la glace, comme si elle lisait dans mes pensées.
Elle s’appelle Madison, elle a 5 ans.
L’image me revient comme un boomerang. Ce jour où je l’ai croisée,
enceinte dans la rue. Son ventre arrondi de cette vie qu’elle s’apprêtait à
donner, alors que le mien restait désespérément plat et vide.
— Elle est… très jolie. Mais… le patinage… C’est ta mère qui… ?
— Du tout ! C’est Madison. Je ne peux pas l’expliquer, elle s’est prise
de passion pour le patinage après avoir vu une compétition à la télévision,
l’année dernière. J’ai essayé de l’en détourner, crois-moi. Je ne sais que trop
les sacrifices que ce sport demande. J’étais là toutes ces années… Je te
suivais de loin. Je n’ai pas envie de ça pour ma fille. Mais elle est têtue. Sur
ce point, elle ressemble beaucoup à ma mère… Il lui a fallu du temps, tu
sais, mais je crois qu’elle a compris qu’elle s’était mal comportée. Avec toi,
comme avec moi. Elle s’intéresse aux progrès de Madison en tant que
grand-mère, pas en tant que coach, j’y veille.
Elle tourne la tête vers la petite qui continue ses exercices, et dans ses
yeux je lis tout l’amour qu’elle éprouve pour elle, ainsi qu’une envie
farouche de la protéger contre la dureté de cet univers.
Madison, elle, évolue sur la glace comme si elle était née avec des
lames sur la plante des pieds. Elle effectue des pirouettes et des petits sauts,
des simples boucles pour le moment, mais il faudrait être aveugle pour ne
pas voir son potentiel.
— Et sinon, que deviens-tu ? me questionne Anita.
— Je dirige une médiathèque. Et je suis toujours mariée avec Aymeric.
Il a eu un très grave accident, il y a quelques semaines. On a échappé au
pire. Oui, on a échappé au pire, je répète, semblant chercher à m’en
convaincre moi-même.
Fort heureusement, Anita n’a pas le temps de me poser des questions
puisque le cours se termine et qu’elle se lève pour rejoindre sa fille au bord
de la piste.
— Maman, maman ! Tu as vu ma biellmann ? Tu l’as vue ? J’ai réussi à
la tenir hyper longtemps. Tu as vu, hein ?
— J’ai vu, ma poulette, j’ai vu ! acquiesce Anita. Ma chérie, je te
présente ma cousine Alice. Elle aussi a fait du patinage, comme toi.
— C’est vrai ? Et tu as fait de la compétition ? s’empresse-t-elle de me
questionner.
— Oui, j’en ai fait pendant de longues années. Et j’ai participé aux
sélections pour le championnat de France. Avec ta coach, justement. Janine
et moi, on faisait partie du même club.
— Un jour, moi, je serai championne olympique ! affirme-t-elle sans
une once d’hésitation.
Autant de détermination chez une enfant si jeune, ce n’est pas commun.
Elle lui sera nécessaire pour y parvenir, c’est certain.
Janine nous rejoint.
— Je suis contente que tu sois venue, m’accueille-t-elle en me faisant la
bise. Alors, ça t’a plu ? Que penses-tu de mes élèves ? Elles sont douées,
n’est-ce pas ?
— Elles sont très douées. Et toi… tu es éblouissante ! On a l’impression
que c’est facile pour toi, comme à l’époque.
— J’aimerais, mais hélas, non, rigole-t-elle. Saleté d’arthrose du
genou ! Mais c’est gentil, j’accepte le compliment. Tu connais la maman de
Madison ?
— Oui, euh… C’est ma cousine en fait.
— Ah mais bien sûr ! s’exclame Janine avant de s’adresser à Anita.
C’est votre mère qui accompagnait Alice à la patinoire, c’est ça ?
— Tout à fait.
— Je comprends mieux d’où vient la facilité de Madison, c’est une
histoire de famille. Ça ne t’a pas démangé d’enfiler des patins ? me
demande Janine.
— Mes chevilles et mes orteils ont plutôt hurlé de douleur au souvenir
de tout ça ! Je serais incapable de faire quoi que ce soit après tout ce temps.
— Détrompe-toi, c’est comme le vélo. La prochaine fois que tu viens,
tu enfiles des patins !
À son ton affirmatif, Janine semble certaine que je vais revenir. En ai-je
envie ? J’observe Madison qui est retournée sur la glace, lassée par ces
discussions d’adulte sans aucun intérêt pour elle. Je la regarde enchaîner les
petits pas et je me revois à sa place. Le froid qui rosit les joues, les cheveux
mal attachés qui s’échappent de la queue-de-cheval, l’excitation de prendre
de la vitesse, l’appréhension du moment où il faut déclencher un saut, la
joie immense lorsque la finition est parfaite, sur un pied, jambe tendue.
Oui, Janine a raison. Il y aura une prochaine fois.
Mai 2022
Et cette prochaine fois arrive bien plus vite que prévu. Deux jours après
mon passage à la patinoire, Janine m’appelle. Son assistante a dû s’absenter
en catastrophe pour gérer un problème familial, et la voilà seule pour
préparer la compétition prévue la semaine suivante. Elle a besoin de
quelqu’un.
— Je ne suis pas remontée sur des patins depuis des années. Et puis je
n’ai jamais entraîné personne ! j’argue, pour la faire renoncer à cette idée.
— Je te demande juste un petit coup de main, pour gérer l’échauffement
des plus jeunes, leur faire répéter leurs enchaînements… Tu verras, ça n’est
pas sorcier ! Comme ça, moi, je pourrais me concentrer sur Rose et Lola,
elles ont une vraie chance de podium.
— Je ne sais pas trop…
— S’il te plaît. Juste pour cette fois. Et je te promets que si jamais tu
n’y prends aucun plaisir, je ne t’ennuierai plus avec ça.
C’est ainsi que je me retrouve dans un vestiaire, à lancer des regards
obliques aux patins que je portais à l’époque et que j’ai extirpés du carton
poussiéreux dans lequel ils étaient rangés, au fin fond de mon armoire. Le
cours va bientôt commencer, c’est maintenant ou jamais. Alors, sans trop
réfléchir, j’attrape le premier, desserre les lacets, remonte ma chaussette
puis glisse mon pied à l’intérieur. Sensation aussi étrange que familière. Je
resserre les lacets, effectue un double nœud et procède de même avec le
second pied. Première victoire, ils me vont encore.
Ne pas réfléchir, ne pas réfléchir.
J’enfile les protège-lames et sors du vestiaire. Madison est déjà sur la
glace. J’adresse un petit signe à Anita, assise dans les gradins, et fais mine
de ne pas remarquer la surprise sur son visage.
Une main posée sur la rambarde, j’ôte un protège-lame, puis le second
et je pose un pied sur la glace avant de m’élancer.
Je m’étais imaginé mille choses ces dernières heures, mais certainement
pas de retrouver avec une telle facilité les automatismes, les sensations.
Pourtant, c’est comme si je n’avais jamais cessé de patiner. Mon corps est
quelque peu rouillé, certes, et je ne pourrais sans doute pas tenir un
programme libre de trois minutes, mais je file sur la glace, sentant l’air
s’engouffrer dans mes cheveux. Je m’enhardis, prends de la vitesse, mes
bras se mettent à l’horizontale sans même que j’y prête attention, je pousse
avec un pied, puis l’autre, j’effectue une pirouette, puis une seconde,
l’adrénaline accélère les battements de mon cœur.
Je me sens vivante.
J’oublie que je n’ai pas patiné depuis vingt ans et plante ma lame dans
la glace pour m’élever dans les airs… avant de me retrouver les fesses sur
le sol. Derrière moi, Janine éclate de rire.
— C’est comme le vélo, mais peut-être pas à ce point ! me dit-elle après
m’avoir rejointe.
Elle me tend la main pour m’aider à me relever.
— Alors ? Comment tu te sens ?
— Bien ! Incroyablement bien ! Je n’en avais pas conscience, mais ça
m’a manqué.
— J’en étais sûre ! se réjouit Janine avec un immense sourire. Venez les
filles, hop, hop, hop, que je vous présente quelqu’un, appelle-t-elle en
tapant dans ses mains. Tatiana a dû s’absenter, c’est mon amie Alice qui va
la remplacer et s’occuper du groupe des poussines. Alice et moi
appartenions au même club lorsque nous étions adolescentes. J’étais bien
plus douée qu’elle, poursuit-elle avec un clin d’œil dans ma direction, mais
elle se défendait pas mal. N’ayez crainte, je vous laisse entre de bonnes
mains. Le groupe des benjamines, vous venez avec moi.
Pendant les deux heures qui suivent, j’ai le sentiment de vivre un
moment hors du temps. Je donne des instructions, je conseille, j’encourage,
je félicite. Et je patine. Sans m’arrêter une seconde. Comme si mes pieds
n’avaient jamais quitté la glace.

*
* *
J’ai mal partout lorsque je pousse la porte de la maison. Mes cuisses
étaient loin d’être prêtes à ces heures intensives de glisse. J’aurai de la
chance si je réussis à marcher demain.
Aymeric est assis sur le canapé, les yeux rivés sur une quelconque
émission télévisée. Il est dans un mauvais jour. Je le devine à sa mine
renfrognée. Aux conséquences du traumatisme crânien se sont désormais
ajoutés des symptômes dépressifs qui compliquent encore un peu plus les
choses.
— Tu ne devineras jamais ce que j’ai fait ce soir, lancé-je en m’affalant
à côté de lui, bien décidée à ne pas laisser s’envoler trop vite mon humeur
joyeuse.
— Inutile que j’essaie alors.
— J’ai patiné ! Et c’est Janine qui avait raison : j’ai tout de suite
récupéré mes automatismes. C’était comme si je n’avais jamais arrêté.
Enfin, presque. J’ai quand même fait une belle chute après avoir tenté un
double boucle piqué. Et toi, ta journée ?
— Identique à toutes les autres. Longue, fatigante et sans aucun intérêt.
Je choisis de ne pas relever et d’embrayer sur autre chose.
— Est-ce que tu as pu commencer à démonter les volets de derrière ? Il
faut vraiment qu’on les ponce et qu’on leur redonne un petit coup de jeune.
— Non. Je me fiche de ces volets.
— Aymeric… je soupire. Je sais que c’est difficile, mais…
— Non, tu ne sais rien du tout, me coupe-t-il. La vie continue pour toi.
La mienne est fichue. J’ai tout perdu.
Blessée par ses paroles, je ne peux m’empêcher de rétorquer :
— Je suis là, moi. Tu n’es pas le seul à souffrir de tout ça. Moi aussi,
j’ai perdu quelque chose d’important dans ton accident !
— Ah oui, et on peut savoir quoi ? me demande-t-il sur un ton
méprisant.
— Mon mari ! J’ai perdu mon mari ! je réplique, les yeux humides.
Alors non, ça n’est pas facile non plus pour moi, tu vois.
Nous nous dévisageons pendant une longue minute. J’aurais besoin
qu’il me prenne dans ses bras, j’aurais besoin qu’il me dise que tout va finir
par s’arranger. Mais il n’en fait rien.
Parce qu’il n’en est plus capable. Parce qu’en plus de la mémoire, il a
également perdu une autre chose essentielle, qui me manque plus que
jamais aujourd’hui : son empathie.
Juin 2022
Comme lorsque j’étais adolescente, je me lève très tôt pour me rendre à
la patinoire, afin d’assister Janine à l’entraînement des benjamines et
préparer les compétitions. Tatiana, son assistante, sera finalement absente
pendant plusieurs semaines afin d’aider sa grand-mère qui a fait une
mauvaise chute. Si Janine a presque dû me supplier pour que j’accepte de
venir au premier entraînement, je lui ai aussitôt proposé mon aide
lorsqu’elle m’en a informée.
Puis je prends une douche, la deuxième de la journée, avant de filer à la
médiathèque. J’y retrouve Justine, les adhérents, les demandes farfelues, les
retours de lecture enthousiastes. Le midi, je déjeune dehors, profitant de la
douceur du printemps, celle qui réchauffe et n’étouffe pas. Lorsque Sophie
est en repos, je lui propose de me rejoindre et nous papotons au soleil,
cachées derrière nos lunettes, de tout, de rien, mais jamais d’Aymeric.
Comme s’il y avait un accord tacite entre nous. Elle passe ensuite le voir à
la maison avant de repartir. Elle garde encore un peu d’espoir.
Une fois ma journée terminée, je retourne à la patinoire pendant une,
deux, ou trois heures, selon le jour de la semaine. Je m’occupe du groupe B,
de Madison et de toutes les petites auxquelles je me suis attachée. Je
m’émerveille devant leurs progrès. J’essuie leurs larmes lorsque la
frustration de ne pas avoir réussi une figure est trop grande.
Il est tard lorsque je rentre chez moi. Ce chez-nous qui n’existe plus. Si
Aymeric n’est pas encore couché, je cuisine une bricole rapide que nous
mangeons, le plus souvent en silence. La plupart du temps, il est déjà
monté, et j’essaie d’ignorer ce soulagement que je ressens. Je ne sais s’il
dort, s’il lit, ou s’il attend, je ne vais pas vérifier.
Combien de temps allons-nous tenir ainsi ? Je n’en ai aucune idée.

*
* *
Sans doute est-ce dû à la pression de la compétition qui se déroulera
dans deux jours, mais Janine est particulièrement exigeante avec ses élèves
ce soir.
— Tendue, ta jambe, Rose ! crie-t-elle. Si c’est pour patiner comme ça
devant les juges samedi, c’est même pas la peine de venir.
J’ai bien du mal à rester concentrée sur ce que je dois faire. Madison,
qui d’habitude babille, chantonne ou rigole avec ses camarades, glisse en
silence sur la glace, gagnée par l’ambiance délétère qui règne au sein de la
patinoire.
— Pied gauche, l’impulsion, pied gauche ! Combien de fois faudra-t-il
que je te le dise !
Rose est sur les genoux, après une quatrième chute. Janine passe à côté
d’elle sans lui adresser le moindre regard, prend son élan, se retourne et
exécute à la perfection un double axel.
— Ce n’est pas sorcier, si ? lui lance-t-elle en s’arrêtant à côté d’elle.
Relève-toi et recommence. Montre-moi que je ne perds pas mon temps avec
toi.
La pique me frappe en plein cœur. Je m’avance pour intervenir avant
d’être stoppée dans mon élan par le regard dissuasif de Rose. La jeune fille
essuie les larmes qui pointent au coin de ses yeux, se relève et se remet à
patiner, les poings serrés, déterminée. Je retiens mon souffle lorsqu’elle
prend son impulsion pour déclencher son saut, et réussit sa réception.
— Tu vois, quand tu veux ! Tu me refais le même, avec un peu plus
d’amplitude cette fois.

*
* *
— Tu as été dure avec Rose ce soir. Je sais que je n’ai aucune
expérience en la matière, mais moi aussi j’ai été une patineuse de 11 ans, et
je me souviens de ce que je ressentais lorsque notre coach me parlait
comme tu l’as fait. Je me sentais nulle et j’avais envie de disparaître. Je ne
crois pas que c’est en lui hurlant dessus que tu obtiendras le meilleur
d’elle…
— J’ai rencontré quelqu’un, lâche soudain Janine avant de fondre en
larmes.
Toujours concentrée sur la compétition qui approche, je suis prise de
court par ce changement de sujet et reste sans voix.
— Je suis tombée amoureuse de quelqu’un d’autre ! Je me dégoûte. Et
j’ai honte, si tu savais comme j’ai honte !
— Tu es tombée amoureuse… Comment… ?
— On se voit régulièrement depuis quelques semaines. Ce matin, elle
m’a embrassée, et je l’ai laissée faire. Parce que j’en avais envie, c’est
évident. « Pour le meilleur et pour le pire », tu parles d’un engagement ! Au
premier pire qui se présente, je me défile. Comment est-ce que je peux faire
ça à Aurélie ?
— Parce que ça fait longtemps qu’elle n’est plus l’Aurélie que tu as
épousée. Tu m’as dit que cela faisait plus d’un an qu’elle avait eu son
accident. C’est long, un an. Aymeric n’est plus le même depuis à peine
quatre mois et, déjà, j’ai le sentiment que nous avons atteint le bout de notre
chemin.
— Pour autant, tu n’envisages pas de le quitter.
— Non… Parce que pour le moment la question ne se pose pas. Si
comme toi je rencontrais quelqu’un, est-ce que je resterais avec Aymeric
par devoir ? Juste parce qu’il a eu un traumatisme crânien et que ça
m’obligerait à quelque chose vis-à-vis de lui ? Pour être honnête, je ne sais
pas. Toi-même, tu m’as dit qu’il ne fallait pas s’interdire de vivre, et tomber
amoureux, ça fait partie de la vie. Est-ce que l’Aurélie que tu connaissais
aurait voulu que tu restes avec elle par pitié ? Est-ce qu’elle mérite que tu
restes avec elle pour cette raison-là ?
— Non, elle ne l’aurait pas voulu, jamais. Et elle mérite mieux, mille
fois mieux que ça. C’était une femme exceptionnelle.
— Tu vois, tu en parles au passé. Elle n’est plus cette femme et ni toi, ni
elle, n’y pouvez rien.
— On croirait entendre la Dr Pocholle.
Je ris.
— J’ai lu pas mal de choses ces derniers temps et notamment des
témoignages de familles. Ça m’aide à moins culpabiliser par rapport aux
émotions que je ressens vis-à-vis d’Aymeric. Ça m’aide à être moins en
colère contre lui, à moins lui en vouloir.
Même si ça ne m’aide pas à l’aimer de nouveau.
Juin 2022
La veille d’une compétition, j’étais systématiquement malade. J’avais
beau ne pas manger, ne pas boire, prendre des médicaments, mon corps
trouvait toujours un moyen de me faire vomir. J’avais fini par en prendre
mon parti. Je ne m’attendais pas à ce qu’il en soit de même ce matin au
réveil. Ce n’est pas moi qui vais devoir enfiler ma tenue de gala, entrer sur
la glace et enchaîner les sauts… Mais c’est tout comme. Parce que je serai
avec toutes ces gamines sur la piste, parce que je retiendrai mon souffle au
moment des notes, parce que je me réjouirai avec elles ou les consolerai et
leur dirai que rien n’est fini.
Bref, à peine levée, j’ai été malade comme je l’étais pendant toutes ces
années de compétition. Étonnamment, ça m’a rendue presque heureuse. Ça
faisait longtemps que mon corps n’avait pas vibré ainsi pour quelque chose,
ne s’était pas autant investi.
J’ai proposé à Aymeric de m’accompagner, énième tentative de ma part
pour nous réinventer, nous construire de nouveaux souvenirs. Il a refusé. Je
n’ai pas insisté. Je sais, sans encore l’admettre, que ce n’est pas bon signe.
Je me connais, l’indifférence n’a jamais fait partie de ma personnalité. C’est
pourtant le chemin que j’emprunte malgré moi. Je redoute le jour où je serai
arrivée à destination.
Aymeric a rejoint depuis quelque temps un groupe de personnes ayant
souffert de traumatismes crâniens, qu’il a trouvé sur Internet. Ils discutent,
se conseillent, se plaignent de leurs conjoints qui ne les comprennent pas…
À vrai dire, je n’en ai aucune idée, mais c’est ce que j’imagine. Il ne m’en
parle pas. Je ne sais pas s’il cherche des ressources pour combattre la
situation, ne pas baisser les bras ou plutôt des arguments pour entériner
cette nouvelle réalité.
La compétition a lieu à une heure de la maison. Je fais la route, tendue,
les mains crispées sur le volant. Je me demande si c’est l’état dans lequel se
trouvait ma tante lorsqu’elle m’emmenait… et ce que j’aurais ressenti, si
Aymeric et moi avions pu avoir un enfant.
Janine et moi avons convenu d’arriver bien en avance pour faire un
repérage des lieux et surtout être là pour accueillir les filles. C’est étrange
comme le patinage s’est de nouveau imposé dans ma vie, moi qui pensais
en avoir fini avec lui. Si on me l’avait dit il y a quelques mois, jamais je ne
l’aurais cru. Alors qu’aujourd’hui, cela sonne comme une évidence.

*
* *
Les filles sont quasiment toutes arrivées et sont dans les vestiaires en
train de se préparer. Madison manque encore à l’appel. Je fais les cent pas
devant l’entrée de la patinoire. Quand une voiture se gare et qu’Anita en
sort, je me précipite à sa rencontre.
— Elle ne voulait pas sortir de sa chambre, m’explique Anita. Je ne
comprends pas, elle me parle de cette compétition depuis des semaines, je
mange patinage matin, midi et soir, et au moment de partir, elle a refusé de
bouger.
Dans la voiture, Madison a la tête enfoncée dans ses épaules. Elle triture
une peluche que je devine avoir été un lapin dans une autre vie. J’ouvre la
portière. La petite fille ne tourne pas la tête et regarde obstinément droit
devant elle.
— Madison ? C’est moi, Alice. Janine est à l’intérieur avec le reste de
l’équipe et…
— Je veux pas y aller ! s’écrie-t-elle en enfouissant son visage dans son
doudou. Tu peux pas me forcer, tu peux pas !
— D’accord, personne ne va te forcer à quoi que ce soit, je te le
promets. Si tu n’as plus envie de participer, tu ne participes pas.
Elle tourne la tête vers moi, les yeux pleins de larmes.
— Tu vas pas m’obliger, juré ?
— Je ne vais pas t’obliger.
— Les filles… elles vont se moquer de moi. Parce que je suis trop nulle,
sanglote-t-elle.
— Je me souviens de ma toute première compétition. J’étais comme toi,
j’avais très peur. Et tu sais qui m’a réconfortée et m’a redonné du courage ?
— Non.
— Ta maman.
— C’est vrai ? demande Madison à sa mère.
— Oui, c’est vrai… J’étais certaine qu’Alice deviendrait une
championne.
— Mais… si je tombe ? chuchote Madison après quelques instants de
silence.
— Si tu tombes, tu te relèveras, je lui réponds. Parce qu’on se relève
toujours. Et tu sais, je ne connais personne qui ne soit jamais tombé en
compétition.
— Toi aussi, tu es tombée ?
— Des tonnes de fois ! Et Janine aussi. Tomber, c’est ce qui permet
d’apprendre, de t’améliorer. Si tu savais tout faire tout de suite, ce ne serait
pas très marrant.
— Tu ne te moqueras pas, maman, si je tombe ? s’inquiète la petite fille
en attrapant la main d’Anita.
— Jamais je ne me moquerais de toi, ma chérie ! Et si d’aventure
j’entends quelqu’un le faire, compte sur moi pour aller lui botter les fesses !
Madison pouffe de rire.
— Mais maman, c’est les gens qui ont au moins 100 ans qui disent ça !
Rassérénée, elle détache sa ceinture, saisis son sac de sport à côté d’elle
et saute plus qu’elle ne descend de la voiture.
— Vite, vite, on va être en retard ! Allez, maman, viens, dit-elle en
tirant sur la manche de sa veste.

*
* *
Quand le tour de Madison arrive, j’ai l’impression que tout l’air s’est
retiré de mes poumons. J’attrape la main d’Anita et la serre fort. Je n’ai pas
besoin de la regarder pour savoir qu’elle est aussi morte de trouille que moi.
Pour l’avoir répété avec elle pendant des jours, je connais
l’enchaînement de Madison par cœur. Mes jambes ne peuvent donc
s’empêcher de reproduire discrètement les pas et les petits sauts au rythme
de la musique. Lorsqu’elle en termine, Anita et moi applaudissons à tout
rompre.
— Je suis pas tombée, je suis pas tombée, tu as vu Alice, tu as vu ? Et
toi, maman, tu m’as regardée ?
— Je n’en ai pas loupé une miette ! Tu étais magnifique, ma chérie.
Le sourire de Madison s’éteint soudain, elle se tourne vers moi.
— Mais, Alice… si je ne suis pas tombée, comment je vais faire pour
m’améliorer ? me demande-t-elle avec un air on ne peut plus sérieux qui me
fait éclater de rire.
— Ne t’inquiète pas pour ça, tu tomberas bien assez tôt. D’ici là,
profite, ma belle, profite.

*
* *
Aymeric s’affaire dans la cuisine lorsque je rentre.
— Tu nous prépares un petit dîner ? je lance, agréablement surprise par
cette prise d’initiative, me promettant de ne pas me moquer si ce sont des
spaghettis à la Aymeric qui mijotent.
— Je me fais un sandwich. J’avais faim.
Mon sourire sincère s’efface de mon visage, remplacé aussitôt par un
autre, de façade.
— Oui, tu as bien fait.
— Je ne savais pas quand tu allais revenir.
Je lui ai expliqué où j’allais et à quelle heure je pensais être de retour au
moins cinq fois cette semaine, et encore juste avant de partir. Pour ça
comme pour le reste, la concentration lui manque pour s’en souvenir.
— Je peux t’en préparer un, me propose-t-il.
— Non, merci, je n’ai pas très faim.
— Comme tu voudras.
Il s’assoit, se sert un grand verre d’eau pétillante et commence à
manger.
C’était gentil de sa part de proposer de me faire un sandwich, et je
devrais me réjouir qu’il l’ait fait – même si c’est se réjouir pour pas grand-
chose, quand on y pense – mais je n’y arrive pas. Parce que ce que j’aurais
voulu par-dessus tout, c’est qu’il me demande comment s’était passée la
compétition, qu’il s’intéresse à ma journée. J’aurais voulu partager ça avec
mon mari.
— Je crois que je vais aller m’allonger, j’ai un peu mal à la tête.
C’est la première excuse que j’ai trouvée pour quitter la pièce et essuyer
les larmes qui coulent déjà sur mes joues.
Je monte les marches quatre à quatre, m’engouffre dans la chambre dont
je claque la porte, puis je me jette sur le lit. La tête enfouie dans l’oreiller, je
pousse un cri silencieux, puis un autre.
Pourquoi a-t-il fallu que le patinage revienne dans mon quotidien au
moment où je ne peux plus partager ça avec Aymeric ? Pourquoi la vie est-
elle aussi mal faite ? J’ai l’impression d’avoir embarqué sur une montagne
russe interminable. Je me sens piégée, condamnée pour toujours à ce
paradoxe émotionnel d’être à la fois heureuse et malheureuse.
Tout se mélange : la fierté d’avoir convaincu Madison de patiner, la joie
de m’être sentie à ma place, la souffrance de retrouver Aymeric, de
continuer à attendre de lui des choses qu’il ne pourra plus jamais me
donner.
Je suis fatiguée, si fatiguée. Je ferme les yeux. Dormir pour ne plus
penser. Dormir pour ne plus ressentir. Dormir pour ne plus espérer.
Septembre 2023
J’ai envie de vomir. Comme avant une compétition. J’inspire et j’expire,
j’essaie de détendre les muscles de mes jambes et de mes bras. Cela fait des
semaines que je prépare cet examen, des semaines que je travaille, sans
compter mes heures.
J’enfile mes patins tôt le matin et je m’entraîne dur pour récupérer ma
condition physique, mon niveau technique d’autrefois. J’enchaîne ensuite
avec ma journée à la médiathèque, puis je réenfile mes patins le soir, cette
fois pour seconder Janine.
Il est tard lorsque je rentre. Suffisamment pour ne plus croiser Aymeric.
C’est mieux ainsi. Pour moi, comme pour lui. J’ai fini par admettre que je
ne l’aidais pas, que mon regard lui rappelait sans cesse celui qu’il n’était
plus et qu’il ne redeviendrait jamais. Le nouvel Aymeric est peut-être
quelqu’un de bien, mais il est trop différent de celui que je connaissais pour
que ça fonctionne. J’aime un souvenir, un fantôme. Ni lui, ni moi ne
méritons cela. En m’étourdissant avec le travail et le patinage, je lui laisse
de l’espace. J’espère qu’il en fait quelque chose. Je le lui souhaite en tout
cas. Quand nous nous croisons, nous ne parlons de rien d’essentiel – tu as
bien dormi, tu as besoin de quelque chose, je rentrerai tard ce soir –, des
banalités du quotidien de deux personnes qui ne le partagent plus.
Je vais y arriver, je vais y arriver. J’ai travaillé dur pour y arriver. C’est
ce que je me répète en m’échauffant sur la glace. L’idée d’obtenir un
diplôme d’État pour devenir officiellement entraîneuse sportive s’est peu à
peu imposée à moi. Renouer avec le patinage m’a montré qu’en réalité je
n’en avais pas terminé avec lui. Je veux pouvoir encadrer des patineurs, les
faire progresser, les conduire vers les sommets.
J’ai le nombre d’heures d’enseignement pédagogique requis pour le
DEJEPS et je ne remercierai jamais assez Janine de m’avoir accueillie dans
son club, de m’avoir laissé cette place qui me permet aujourd’hui de tenter
ma chance et, je l’espère, de voler bientôt de mes propres ailes.
Après le test de mise en situation consistant à conduire une séance
d’initiation, il ne me reste plus que le test technique. Un programme de
deux minutes trente incluant au moins quatre éléments techniques. Rien que
quatre.
J’ai choisi une pirouette cambrée avec changement de carre, une
pirouette combinée, un double flip et un double axel. Et c’est bien celui-ci
qui m’angoisse, car c’est un saut difficile. J’ai le sentiment d’une revanche
à prendre sur lui. Je conseille aux petites que j’accompagne de ne pas se
dérober. Je ne pourrai pas continuer à le dire si je me dérobe moi-même. Ce
saut devra être parfaitement réalisé, avec une réception sur un seul pied.
La musique démarre, je suis dans ma bulle. Bien que je me sente un peu
raide, j’essaie de me décontracter, de lâcher prise. Je rappelle à mon moi
terrifié que je peux réussir, que la vie m’a montré ces derniers mois que
j’étais capable d’aller de l’avant, de me relever, de rebondir.
J’exécute une pirouette, j’enchaîne avec une séquence de petits pas que
j’ai conçue et répétée encore et encore. À l’approche du double flip, je suis
plus détendue. Mentalement, je me récite les instructions techniques,
comme je pourrais le faire à voix haute pour soutenir une élève sur la glace.
Impulsion dedans arrière pied gauche, piqué pied droit loin derrière,
réception dehors arrière pied droit. Je prends un peu de vitesse, prépare mon
saut et l’exécute sans faire d’erreur.
La musique s’emballe, mon cœur aussi. Il ne reste plus que le double
axel. Plus que deux tours et demi en l’air pour une nouvelle vie. J’arrête de
réfléchir, je fais le vide pour mieux me laisser envahir par mes sensations
sur la glace. Une dernière fois, je prends de la vitesse, je me retourne, mon
genou droit se soulève, mon pied gauche pousse la glace, je m’élève, un
tour, deux tours, deux tours et demi, j’atterris sur mon pied gauche, j’étire
ma jambe droite vers l’arrière.
Réception sur un pied. J’ai réussi. Je termine le programme le sourire
aux lèvres, les larmes aux yeux. Il n’y a aucun bruit. Pourtant, au creux de
mon ventre, c’est un tonnerre d’applaudissements qui retentit.

*
* *
Tout est calme à mon retour chez moi, contraste saisissant avec mon
ébullition intérieure, mon envie de crier et de sauter partout pour partager
ma joie. Je sens tout de suite que quelque chose cloche. Je m’attendais à
être accueillie par une symphonie dont je ne connaîtrais pas le compositeur
ou par la répétition obstinée des mêmes notes, Aymeric s’accrochant
toujours à son morceau de piano.
— Aymeric ? Tu es là ?
Seul le silence me répond. Je pose mes affaires, jette un coup d’œil dans
le salon, vide, et me dirige vers la cuisine. J’aperçois la lettre avant même
d’entrer dans la pièce. Une feuille blanche noircie de quelques mots a été
laissée en évidence, sur l’îlot central.

Alice,
Je crois qu’il est temps pour nous deux de mettre un terme à tout
ça. Tu es mariée à un homme qui n’existe plus. Je suis marié à une
femme qui m’est étrangère. Tout est dit. Il n’y a rien à sauver. Tu
n’es pas responsable, je ne suis pas coupable. C’est la vie qui a
décidé pour nous.
Je vais m’installer chez un ami rencontré sur le groupe de
parole, ce sera plus simple pour nous deux.
Pour la suite, je crois qu’il serait bon de formaliser notre
séparation. J’espère que tu en conviendras. J’ai appelé le notaire
pour lui indiquer que je souhaitais te laisser la maison, qui reste, au
moins pour toi, pleine de souvenirs. Pour l’appartement que nous
avons acheté à titre d’investissement locatif, il m’a indiqué que nous
n’étions pas forcément obligés de le mettre en vente. À nous de voir
ce que nous acceptons de continuer à gérer ensemble. Il semblait
nous connaître un peu, je lui ai donc raconté mon accident et mon
amnésie. Cela a semblé beaucoup l’ennuyer, c’était un peu bizarre.
Cela dit, c’est toujours le cas lorsque je croise quelqu’un qui me
connaissait d’avant, c’est aussi pour ça que je veux repartir de zéro.
Écrire un présent et un futur avec des gens qui ne me renverront
pas sans cesse à ce passé dont je ne me souviens pas, mais qui,
paradoxalement, finit par m’encombrer.
Aymeric
Je relis plusieurs fois la lettre et la première chose à laquelle je pense,
c’est que même son écriture est différente, désormais. Le traumatisme
crânien a modifié jusqu’à la forme de ses consonnes et de ses voyelles.
Mon téléphone annonce l’arrivée d’un message, c’est Sophie qui me
demande comment s’est passé mon examen. Sophie que j’aime comme une
sœur et que j’ai soudain peur de voir partir aussi.
Je lui annonce que j’ai réussi, que je vais pouvoir officiellement
entraîner de jeunes patineuses… Et je lui envoie une photo de la lettre. Je ne
peux pas lui cacher ça. Les minutes qui s’écoulent avant sa réponse me
paraissent durer des heures. Lorsqu’ils s’affichent enfin sur mon écran, ses
mots me rassurent et me touchent. Elle est désolée. Pour tout. Elle me
précise qu’elle a déjà perdu son frère, et qu’il n’est pas question qu’elle me
perde également.
Et comme le déballage de sentiments n’a jamais été son truc, elle
enchaîne sur autre chose : est-ce que j’ai vu que Netflix venait de mettre en
ligne la dernière saison de The Crown ? Je souris, et lui propose de venir
passer le week-end à la maison pour qu’on regarde la série ensemble.
Je repose mon portable sur l’îlot de la cuisine, près de la lettre. Je
ressens… du soulagement. Un immense soulagement. Aymeric a raison, il
était temps de mettre un terme à tout ça.
Je ne sais pas s’il est coupable de quelque chose ou si je suis
responsable de quoi que ce soit. C’est effectivement la vie qui nous a
imposé une épreuve. Pourtant, je refuse de l’en incriminer, car de cette
épreuve est née une certitude, celle d’être à la bonne place.
ET SI…
Février 2022
J’ai fermé les yeux quelques instants et me suis assoupie. Il n’y a pas
grand-chose à faire dans cette chambre d’hôpital.
Cela fait maintenant cinq jours. Cinq jours qu’Aymeric a eu son
accident. Cinq jours que je n’ai plus entendu le son de sa voix, et que ma
vie est entre parenthèses, suspendue aux bips incessants des machines.
Quand j’arrive, je m’assois dans le fauteuil près du lit. Je n’en bouge
que plusieurs heures plus tard, lorsqu’il est temps de repartir. Parfois, je me
dis que ça ne sert à rien de rester là, immobile pendant des heures ; les
infirmières me préviendraient, s’il y avait du nouveau. Mais je ne peux pas
faire autrement. Il faut que je sois là.
Je ne réussis même pas à lui parler. Le Dr Chèvrefeuille m’y encourage
pourtant, mais je n’y arrive pas. Je ne sais pas quoi lui dire. Ce qui me
bloque par-dessus tout, c’est cette certitude qu’il ne réagira pas, que le son
de ma voix ne l’atteint pas. C’est si dur.
Je sursaute soudain. L’une des machines vient de s’emballer et émet un
bip strident et continu. D’autres lui emboîtent le pas.
— Aymeric ?
Je me lève. Il n’a pas bougé. Que se passe-t-il ?
Une infirmière entre en trombe dans la chambre, aussitôt suivie par
plusieurs autres blouses blanches.
— Je vais vous demander de sortir, madame, m’enjoint l’une d’entre
elles.
— Aymeric… Qu’est-ce que… ? Mon Dieu, dites-moi ce qu’il se
passe ?
Ma voix a grimpé d’une octave. Mon rythme cardiaque s’accélère.
Personne ne me répond. Je me mets à crier :
— Je veux savoir ce qu’il se passe ! Dites-moi ce qu’il se passe !
Tout le monde s’affaire autour d’Aymeric. Les machines sont
déchaînées. Mes larmes se mettent à couler, je chancelle, je hurle :
— Je vous en supplie, non ! Non, non, non ! Vous devez le sauver, il
faut que vous le sauviez. Je vous en supplie.
— Jasmine, fais sortir la dame.
Une blouse blanche s’approche de moi, tente de m’attraper par le bras
pour m’emmener dans le couloir. Je me débats et continue de hurler. Je ne
veux pas le laisser, je refuse de l’abandonner.
— S’il vous plaît, madame, me dit l’infirmière d’une voix douce, par
ici. Les médecins ont besoin de toute leur concentration. Votre mari… Ils
feront tout leur possible. Venez avec moi.
L’un des médecins en question est en train de pratiquer un massage
cardiaque sur Aymeric. Un autre se prépare à lui injecter quelque chose.
Sur le moniteur, une ligne verte défile, plate.
ALICE
Février 2022
Funérailles. Cérémonies solennelles accomplies pour rendre les
honneurs à la dépouille de quelqu’un. C’est la définition sur laquelle je suis
tombée hier, sur Internet. À vrai dire, je ne sais pas trop pourquoi j’ai rentré
ce mot dans le moteur de recherche, ni ce que je pensais trouver.
Aujourd’hui auront lieu les funérailles d’Aymeric. Quatre jours après
son décès. Nous n’avions jamais parlé de cela ensemble, alors j’ai pris les
décisions en me fiant à mon instinct. Pas de crémation, des fleurs, juste ce
qu’il faut, un cercueil en bois clair – lui se serait sans doute contenté d’un
tiroir de commode comme dans le sketch de Muriel Robin qui le faisait
beaucoup rire – et quelques morceaux de Francis Cabrel, le seul artiste qu’il
avait vu plusieurs fois en concert. Je me souviens que je me moquais de lui
à ce sujet, pourtant il n’en démordait pas, « ce type est un parolier de génie,
tu ne connais rien à l’art ».
La cérémonie aura lieu à 15 heures. Ça me paraît si loin. Les heures que
l’on passe à attendre quelque chose que l’on redoute semblent
interminables. Depuis mon réveil, je ne cesse de me demander pourquoi on
s’inflige cette épreuve. À quoi ça sert, au fond, de s’asseoir sur un banc, les
yeux pleins de larmes rivés sur un cercueil, un mouchoir réduit en miettes
dans les mains ? Ça ne change rien à la réalité, ça ne ramène pas celui qui
est brutalement parti.
J’ai posé la question à Sophie et elle m’a répondu que si aucune société
dans le monde ne s’épargnait ce moment, c’est sans doute qu’il avait un
sens. À nous de le découvrir, a-t-elle ajouté.
Du sens… Je ne vois pas quel sens une cérémonie pourrait donner à une
situation qui n’en a pas. Mon mari est mort à 42 ans et le pleurer dans une
salle bondée n’y changera rien. Je ne serai pas moins malheureuse après.
J’avoue que j’ai même hésité à venir. À aucun moment je n’ai postulé
pour ce rôle de veuve à qui l’on présente ses condoléances, à aucun moment
il n’était question d’envoyer des faire-part de décès à l’âge de 40 ans.
Je porte une robe en laine bleu marine. Une robe que je venais
d’acheter. C’est idiot, je ne pourrai plus jamais la porter. Il y a du monde,
beaucoup de monde. Des visages que je reconnais, d’autres non. Je
m’avance vers le premier banc, celui réservé à la famille. Mes jambes
peinent à me soutenir. Il est là, face à moi, dans ce cercueil que j’ai dû
choisir. Je me répète en boucle que la dernière fois que j’ai entendu sa voix,
il m’a dit qu’il m’aimait. Et je me raccroche à ça.
Nous n’étions que tous les deux, je suis désormais seule.
Au revoir, Aymeric.

Moi je n’étais rien et voilà qu’aujourd’hui, je suis le gardien du


sommeil de ses nuits, je l’aime à mourir. Vous pourrez détruire tout ce qu’il
vous plaira, elle n’a qu’à ouvrir l’espace de ses bras, pour tout
reconstruire, pour tout reconstruire, je l’aime à mourir…

*
* *
Des gens me serrent la main, m’embrassent, me prennent dans leurs
bras. J’ai comme l’impression de flotter à côté de mon corps, d’assister à
une scène qui ne se déroule pas pour de vrai. Comme une mauvaise blague.
Aymeric va surgir d’une minute à l’autre et me dire qu’il m’a bien eue…
Que tout ça…
— Ma chérie…
Ma mère, flanquée d’un homme que je ne connais pas, s’approche de
moi pour me prendre dans ses bras. J’ai un mouvement de recul.
— Que fais-tu ici ?
— Eh bien… le faire-part… J’ai cru que…
— Le faire-part ? C’est Sophie, la sœur d’Aymeric, qui s’est occupée de
tout ça, je lui réponds d’un ton sec. Est-ce que tu serais venue à notre
mariage si je t’en avais envoyé un, maman ? Probablement que non. Les
moments de bonheur, c’est pas ton truc. Tu préfères quand il y a moyen de
se plaindre du mari, vivant ou mort. C’est pour ça que tu es là ?
— Alice, jamais je ne…
— Ce mariage m’a rendue incroyablement heureuse, maman,
incroyablement heureuse, dis-je en sanglotant. Mais ça, tu t’en fiches. Pour
toi, l’amour véritable, ça n’existe pas. Je refuse que tu viennes tout noircir
davantage aujourd’hui. Je refuse ! J’aimais Aymeric, tu m’entends,
je l’aimais. Et il m’aimait aussi. À présent, il n’est plus là et… Je ne veux
pas te parler, je ne… Laisse-moi, laisse-moi !
Je la bouscule pour sortir de l’église. Je manque d’air.
Pourquoi est-elle venue, pourquoi ? Elle n’en a jamais rien eu à faire
d’Aymeric, ni même de moi. Je veux rentrer chez nous… chez moi. Être
seule. Ne plus penser à rien. Ne plus penser à lui. J’ai mal, si mal.
Mars 2022
Me Valras, un homme fluet au crâne dégarni, m’accueille dans son
office notarial pour le moins austère. Aymeric est décédé il y a dix jours à
peine, mais les démarches n’attendent pas. Je ne compte plus les courriers,
photocopies, mails que j’ai dû faire et envoyer ces derniers jours. Alors que
je voudrais essayer d’oublier, ne serait-ce que pendant quelques minutes,
que mon mari est mort.
— Je tiens d’abord à vous présenter toutes mes condoléances pour votre
perte, me dit-il en prenant place derrière un imposant bureau en acajou dont
la taille me force à penser, de manière tout à fait inappropriée et en dépit
des circonstances, qu’il cherche à compenser quelque chose.
— Merci.
Tous ceux que je croise me présentent leurs condoléances, et
automatiquement, mes yeux se remplissent de larmes. Ça s’arrête quand ?
J’ai l’impression qu’on m’a greffé une citerne de liquide lacrymal sous les
paupières.
Il toussote.
— Dans la mesure où votre mari et vous n’avez pas eu d’enfant et que
vous êtes mariés sous le régime de la communauté, la situation est assez
simple niveau transmission du patrimoine, commence-t-il en ouvrant une
pochette de documents. Et, en tant que conjoint, vous serez exonérée de
droits de succession. Cependant, il faut que vous sachiez… Enfin, votre
mari m’a confié une lettre il y a quelque temps de cela et… La voici.
Il me tend une enveloppe rectangulaire qu’il a extraite de son dossier.
— Une lettre ? Pour quoi faire ?
Interloquée, je décachette l’enveloppe et en sors plusieurs feuilles de
papier pliées en trois.

Alice,
Si tu lis cette lettre, c’est que je suis décédé. J’ignore
évidemment dans quelles circonstances, pour autant, je te présente
aussi mes excuses pour ça…
Ce que j’ai à t’avouer n’est pas facile parce que je sais que cela
va te faire souffrir.
Je me suis souvent défendu d’être comme ton père ; en vérité, je
ne vaux pas mieux que lui. J’ai eu une aventure de quelques
semaines avec une autre femme que toi et il ne s’est pas passé un
jour depuis sans que je le regrette. Je pourrais bien sûr te dire que
c’était une erreur, que je ne l’ai pas aimée, et ce serait vrai.
Pourtant cela ne changerait rien au fait que je t’ai été infidèle.
De cette infidélité est né un petit garçon. Ça me rend fou, si tu
savais, de t’écrire ces mots. Je me déteste tellement pour ce que tu
vas ressentir en les lisant.
Quand je l’ai appris, en 2016, j’étais décidé à tout te dire, j’étais
prêt à recevoir ta colère, à te perdre, à payer… Mais tu étais déjà si
triste que nous n’ayons jamais réussi à avoir d’enfant. Le jour où je
l’ai appris, tu venais de croiser Anita, ta cousine, et la voir enceinte
t’avait mise dans un tel état… Je me suis dit que ça te détruirait
d’apprendre que j’avais un fils. Alors, je me suis tu.
Lorsque Gwenaëlle a mis un terme à notre relation, je ne savais
pas qu’elle était enceinte ; je me suis persuadé que cela ne comptait
pas et que ce que tu ignorais ne pouvait pas te faire souffrir. Je n’ai
jamais cessé de t’aimer… C’est pourquoi je n’ai rien dit. Et puis,
j’ai reçu une lettre d’elle. Lettre dans laquelle elle m’a appris
qu’elle avait donné naissance à un petit garçon, et qu’elle ne
souhaitait pas que je m’implique en quoi que ce soit. Comme à ce
stade tu dois avoir perdu toute confiance, je te joins cette lettre. Elle
y explique… Enfin, à toi de voir si tu veux la lire ou non.
Tu dois te demander pourquoi je t’écris tout ça et pourquoi tu ne
lis cette lettre qu’après ma mort… Je veux être sûr que tu
n’apprennes pas les choses par quelqu’un d’autre. Je ne veux pas
prendre ce risque, en plus de celui de te faire souffrir. Je ne peux
pas savoir si Gwenaëlle changera un jour d’avis, si mon fils voudra
savoir qui est son père… Je ne veux pas que tu apprennes son
existence par quelqu’un d’autre que moi. Tant que je suis en vie, je
peux maîtriser, mais si je meurs… Je t’écris ces mots pour que tu
saches.
Je suis désolé au-delà de ce que tu imagines. Je t’aime comme
un fou. Je ne sais pas pourquoi je t’ai… Encore aujourd’hui je me
pose la question.
Il n’y a pas grand-chose à ajouter.
J’espère que tu pourras me pardonner,
Aymeric
En plus de ce feuillet, il y a en effet une autre lettre. L’écriture est belle
et régulière, une de celles que j’aurais rêvé avoir.

Aymeric,
Cela fait des semaines que je dois t’écrire cette lettre. Et quand
je me décide enfin, je ne trouve pas les mots. Je ne compte plus le
nombre de feuilles chiffonnées dans la poubelle. Ce que j’ai à
t’apprendre n’est pas anodin, même si cela ne changera rien à ta
vie. En tout cas, bien moins que cela a chamboulé la mienne.
La première fois que nous nous sommes rencontrés, je t’ai trouvé
drôle et je suis tombée sous le charme de ton sourire. Tu étais
marié, tu ne t’en es jamais caché, et moi je n’attendais rien de
particulier. Il n’y avait ni difficulté ni enjeu, juste deux personnes
attirées l’une par l’autre. Nous n’avons passé que quelques nuits
ensemble, pourtant il ne m’en a pas fallu plus. Quand j’ai réalisé
que j’étais amoureuse de toi et que j’ai eu la certitude que ce n’était
pas réciproque, j’ai décidé de mettre un terme à notre relation. Je
ne suis pas de celles qui aiment souffrir pour rien.
Et puis… Quelques semaines plus tard, j’ai appris que j’étais
enceinte. Nous nous sommes toujours protégés, ce sont des choses
qui arrivent, paraît-il. Sur le moment, j’ai hésité à te l’annoncer. Je
me disais que peut-être… Sauf que je ne suis pas une briseuse de
mariage, je ne l’ai jamais été. Et si d’aventure tu ne quittais pas ta
femme, je ne voulais pas faire vivre à mon enfant la même vie que
moi.
Je ne te l’ai jamais dit, mais moi aussi je suis le fruit d’un
adultère. Ma mère a follement aimé un homme marié pendant des
années, presque toute sa vie en réalité. Quand je suis née, elle
espérait que ça ferait la différence. Il lui faisait des promesses et
elle y croyait. Il avait déjà deux autres enfants et je le voyais en
coup de vent. J’avais du mal à comprendre qu’il ne puisse pas être
là tous les soirs comme les papas de mes copines, ou à accepter
qu’il loupe la plupart de mes anniversaires…
Et puis un jour, ma mère en a eu assez des promesses non tenues,
elle est allée chez lui et elle a tout balancé à sa femme. Celle-ci ne
se doutait de rien et l’a très mal pris comme tu peux l’imaginer. Elle
a demandé à mon père de choisir. C’était elle et leurs enfants ou ma
mère et moi. Il a choisi. Je ne l’ai plus jamais revu.
Voilà pourquoi je ne t’ai rien dit jusqu’ici. Ma grossesse s’est
déroulée sans souci, et il y a trois mois, j’ai donné naissance à un
petit garçon que j’ai appelé Camille. Accoucher seule n’a pas été
facile, mais tout s’est effacé lorsque j’ai serré pour la première fois
mon fils contre moi.
J’aurais pu continuer ainsi et ne rien te dire. Camille est né de
père inconnu, officiellement, et personne ne sait qui se cache
derrière cet adjectif. Si je te l’apprends aujourd’hui, ce n’est pas
pour exiger quoi que ce soit de ta part. Je sais que je ne peux pas
t’avoir rien que pour moi, pour nous, alors je ne veux pas d’une
moitié. Mais si mon fils, en grandissant, me demande qui est son
père, je ne lui mentirai pas. S’il veut savoir où tu vis, je le lui dirai.
Alors, la moindre des choses est de te prévenir de cette éventualité.
À toi d’en faire ce que tu veux. Ma seule volonté est de vivre ma vie
avec mon fils. Je te promets qu’il ne manquera de rien, et
certainement pas d’amour.
Je n’ai aucune rancœur, tu m’as offert le plus beau des cadeaux,
celui de devenir mère.
Gwenaëlle
Dans l’enveloppe se trouve une photo. Celle d’un bébé de quelques
jours à peine, la peau fripée et encore marquée des rougeurs de la naissance.
Il porte un pyjama blanc à motifs. On dirait des pommes, des pommes
vertes et bleues. Il dort paisiblement, les bras en croix dans un couffin.
Difficile de dire s’il ressemble à son père. Le bas du visage peut-être.
Je parcours à nouveau le courrier, ce n’est pas possible, j’ai dû mal lire.
« … tu m’as offert le plus beau des cadeaux, celui de devenir mère… »
Aymeric a un fils. Avec une autre femme que moi.
Le notaire est en train de ranger quelques documents sur son bureau. Je
remarque qu’il me jette de petits regards. Comme s’il avait peur de quelque
chose. Est-ce qu’il sait ? Bien sûr qu’il sait. C’est évident. Et il est gêné. Ça
ne doit pas être tous les jours qu’il se fait l’intermédiaire d’un de ses clients
pour apprendre à sa veuve que celui-ci l’a trompée et qu’il a un enfant,
quelque part dans la nature.
Et soudain, je nous revois, Aymeric et moi, dans ce même bureau, il y a
dix-huit mois, lorsque nous avons signé pour cet investissement locatif
conseillé par la banque.
— Vous saviez, n’est-ce pas ?
— Pardon ?
— Lorsque nous sommes venus vous voir pour l’appartement, vous
saviez qu’Aymeric avait un enfant. Il vous avait déjà remis ses confidences.
Et vous les aviez lues.
Il rougit, semble mal à l’aise.
— Vous m’avez accueillie dans votre bureau comme si de rien n’était,
alors que vous saviez que mon mari m’avait été infidèle, et qu’il avait fait
un enfant à cette femme. Vous le saviez et vous n’avez rien laissé paraître.
Tout ça a dû vous faire bien rire. Cette pauvre épouse qui n’est au courant
de rien et qui a toute confiance en son mari… Oh oui, vous avez dû bien
rigoler, je lâche en sanglotant.
Foutue citerne de liquide lacrymal !
— La confidentialité est un principe important qui régit notre
profession, se défend-il avant de soupirer. Non, ça ne m’a pas fait rire. Je ne
vous demande pas de me croire, mais j’ai eu… de la peine. Je sais ce que
c’est de se retrouver dans votre situation. Ça n’atténuera pas votre chagrin
ni votre colère, mais soyez certaine que je compatis.
— Vous avez raison, ça n’atténue rien du tout. Absolument rien.
Tremblante, les feuillets toujours dans les mains, je me lève. J’ai besoin
de crier, de pleurer, je sens que je vais vomir.
— Si vous le permettez, nous allons en rester là aujourd’hui. Pour… le
reste… faites ce qu’il y a à faire.
Je frappe à la porte. Après avoir quitté le notaire, ça m’a paru tout
indiqué de venir ici.
— Alice ?
Ma mère semble étonnée de me voir.
— Tu avais raison, maman. Tous les hommes… Aymeric m’a trompée.
Et il a un fils. Tu peux te réjouir et m’accueillir dans ton club des épouses
bafouées, maintenant, dis-je en pleurant.
— Qu’est-ce que tu dis ? Mais comment ? Je suis vraiment… Alice,
je… Entre, me propose-t-elle en s’effaçant.
Je m’attendais à ce qu’elle me balance un « Je te l’avais bien dit », au
lieu de ça, je suis surprise par sa mine peinée.
Je n’ai pas remis les pieds dans cette maison depuis des années.
Pourtant, rien n’a changé. Les murs sont toujours de cette étrange couleur
mauve, des tapis recouvrent presque chaque centimètre de carrelage. Dans
la cuisine, un homme se lève. Je reconnais celui qui l’accompagnait le jour
de l’enterrement.
— Alice, je te présente Hugues. Mon…
— Son compagnon, enchanté, termine-t-il pour venir à sa rescousse.
Votre mère m’a souvent parlé de vous.
Tiens donc. Ça, c’est nouveau. Ma mère qui jurait ses grands dieux que
plus jamais elle ne céderait au charme d’un homme a donc changé d’avis ?
— Tu veux que je te prépare un thé ou un café ?
— Non, merci. Un verre d’eau, ce sera parfait.
Je sors un mouchoir de mon sac à main et j’essuie mes larmes.
— Toutes mes condoléances pour la perte de votre mari, me dit Hugues
alors que je m’assois. J’ai moi-même perdu ma femme il y a quelques
années, alors je sais ce que vous…
— Non, vous ne savez pas. Pardon, mais vous ne savez pas.
Décidément, le notaire et maintenant le nouveau mec de ma mère : à
croire que tout le monde a perdu sa moitié autour de moi. Sauf que ça ne
m’aide pas. Je n’ai en aucun cas l’intention d’ouvrir un club du veuvage.
— Qu’est-ce que tu me disais sur Aymeric ? me demande ma mère
après avoir déposé un grand verre d’eau devant moi. Il t’a trompée ?
Comment l’as-tu appris ?
— Je l’ai appris de sa bouche, enfin plutôt par sa plume, chez le
notaire ! Tu le crois, ça, maman ? Non content d’avoir couché avec une
autre et de lui avoir fait un enfant, il l’a fait savoir à tout l’office notarial,
histoire que ce soit bien officiel et que l’humiliation soit totale.
— Je suis vraiment désolée.
— Comment ça, tu es désolée ? Tu ne te réjouis pas ? Après toutes ces
années, je viens te dire que tu avais raison sur toute la ligne, qu’il n’y a pas
un homme pour rattraper l’autre, et tu me dis que tu es désolée ? Allons,
maman, ne te gêne plus – si tant est que ça t’ait gênée un jour – pour faire
étalage de tes convictions.
— Ton père… J’avais tort. Tous les hommes ne sont pas comme ton
père.
— La preuve que si, je rétorque, amère.
— Je sais que je ne t’ai pas beaucoup soutenue tout au long de ta vie, et
crois-moi que je m’en voudrai toujours pour ça. Aymeric et toi… Votre
couple n’avait rien à voir avec celui que je formais avec ton père.
— C’est encore pire ! Je nous pensais heureux et qu’est-ce que je
découvre ? Qu’il ne l’était pas tant que ça, au fond.
— C’est ce qu’il a écrit ?
— Non. Il a écrit qu’il s’était juste fourvoyé pendant quelques
semaines. Qu’il s’en voulait et que ça le rongeait. Mais qu’est-ce que ça
change ?
— Tout. Ça change tout, si tu veux mon avis. Ton père, malgré les
excuses qu’il me servait, n’a jamais regretté. Je présume même qu’il était
très fier de son pouvoir de séduction. C’est sans doute pour ça que je lui en
veux toujours aujourd’hui. Il ne m’aimait pas assez pour regretter.
— Aymeric a un fils… Camille. Il doit avoir 5 ou 6 ans. Lui et moi
avons essayé pendant tant d’années, j’ai dû me relever de plusieurs fausses
couches… Et cette femme… Elle donne naissance à un fils. Ça aurait dû
être mon fils, notre fils…
Le chagrin me submerge. Je pleure à chaudes larmes, incapable de
m’arrêter. Ma mère, qui n’a jamais été à l’aise avec l’expression des
émotions, me prend la main et la presse dans la sienne.
— Que comptes-tu faire ? me demande-t-elle après plusieurs minutes.
— Vis-à-vis de quoi ?
— Vis-à-vis de cette femme, de son fils. Le fils d’Aymeric.
— Je… Je n’y ai pas encore réfléchi.
Aymeric a un fils. Cette phrase me semble tellement surréaliste.
Je ne sais pas ce que je dois en faire.
Mai 2022
Je regarde l’heure. Sophie ne va pas tarder à arriver. Nous étions déjà
assez proches, mais le décès d’Aymeric a renforcé nos liens. Elle vient
régulièrement déjeuner à la maison le dimanche. C’était difficile au début
d’être assise dans cette maison avec elle et sans lui.
Je suis en train de rectifier l’assaisonnement de ma salade de tomates
lorsqu’elle sonne à la porte.
— Entre, c’est ouvert, je lui indique par la fenêtre de la cuisine.
Nous bénéficions d’un été anticipé cette année, avec des températures
plutôt chaudes pour la saison. Bien sûr, je devrais m’en soucier, le
réchauffement climatique et tout ça, mais j’avoue que je ne m’en plains pas.
Je sens bien que cette météo clémente joue sur mon moral et qu’il m’est
bien plus facile de me lever le matin sous un beau soleil que sous une pluie
battante.
— Je meurs de faim ! Depuis le début de la semaine, je suis en jeûne
intermittent. Tu peux me croire, c’est loin d’être aussi simple que ça en a
l’air.
— Un jeûne intermittent ? C’est-à-dire ? Tu manges un jour sur deux ?
la taquiné-je.
Ma belle-sœur a testé, je crois, tous les types de régimes possibles et
imaginables. Pas nécessairement pour perdre du poids, qu’elle n’a de toute
façon pas à perdre, mais juste pour voir si cela lui fait du bien. Un certain
nombre de ses tentatives se sont soldées par de bonnes douleurs gastriques.
Loin de l’effet recherché à l’origine.
— Non, le jeûne intermittent consiste à mettre ton organisme au repos
entre deux repas. Un repos qui doit durer au moins seize heures. Ça booste
l’énergie et améliore la fonction cérébrale.
— Seize heures ? m’exclamé-je. Genre, là, il est midi, tu n’as donc rien
mangé depuis…
— Vingt heures hier soir, répond-elle en attrapant une chips aux
crevettes dans un bol sur la table de la cuisine. C’est trop bon, soupire-t-elle
de plaisir. Tu as prévu quoi au menu ?
— Salade de tomates, quiche chèvre-courgettes et un restant de riz
cantonais si jamais ça te tente.
— J’ai tellement faim que je mangerais même une vieille semelle de
basket !
Elle prend place derrière la table et mord dans un morceau de pain.
— Comment s’est passée ta reprise à la médiathèque, lundi ?
Je lui sers une part de quiche et complète avec une bonne dose de
tomates à la vinaigrette.
— J’appréhendais pas mal pour être honnête. Les regards apitoyés, les
condoléances, tout ça m’est devenu insupportable. Mais après deux mois
d’arrêt, à ruminer au fond de mon lit et à tourner en rond, ça m’a fait du
bien de reprendre du service. Et Justine a fait en sorte de ne pas laisser de
place à ma mélancolie, elle a programmé une grosse animation Harry Potter
la semaine prochaine. Il y a donc beaucoup de choses à préparer et à caler,
ça permet d’occulter le reste.
— C’est dingue que ça continue à avoir autant de succès ce truc.
— Oh là, malheureuse ! Ne dis pas « truc » en parlant de Harry Potter,
ou tu risques de t’attirer les foudres de tous les fans de la planète.
— Tu sais que quand j’étais petite, j’avais un ami imaginaire qui avait
une baguette magique.
— Et… ?
— Eh bien j’aurais pu écrire Harry Potter ! J’ai sûrement eu l’idée avant
l’autrice !
— Sûrement ! dis-je en éclatant de rire.
— C’est toujours pareil, tu ne me prends jamais au sérieux. Pour toi, je
suis l’éternelle petite sœur d’Ay…
Elle s’interrompt net. Prononcer le prénom d’Aymeric est aussi difficile
pour elle que pour moi, encore aujourd’hui.
— Sinon, tu as eu des nouvelles de ton notaire ? me demande-t-elle
après avoir terminé sa seconde part de quiche.
Je ne sais pas si le jeûne intermittent booste l’énergie, en tout cas, force
est de constater que ça décuple son appétit.
— Pourquoi aurais-je dû avoir de ses nouvelles ? demandé-je, aussitôt
sur la défensive.
— Eh bien, pour la succession…
— Ah, pour ça !
— Oui, pour quoi d’autre ?
— J’ai envoyé tellement de courriers et de mails que je finis par me
mélanger les pinceaux. Oui, pour la succession j’ai reçu tout un tas de
documents à signer hier ou avant-hier. Tout ça me semble si long alors qu’il
n’y a rien de compliqué. Il n’y avait que nous et à part la maison, les crédits
pour les voitures et ce studio que nous avons acheté pour faire un
investissement, il n’y avait rien d’autre. J’ai pris un fraisier ce matin en
passant à la boulangerie, tu en veux ?
Je me lève et me dirige vers le frigo. Sophie change de sujet et me
raconte sa dernière galère de boulot.
Je ne lui ai pas dit pour la lettre. Elle ne sait pas pour Camille. Si au
début j’ai relégué cette information dans un coin de ma tête, parce que ce
n’était pas le moment et que c’était trop violent, parce que j’avais d’abord
un deuil à vivre, ces derniers jours, elle a repris une place centrale. Aymeric
a un fils et je voudrais savoir à quoi il ressemble.
— Tu continues à aller voir la psy de l’hôpital ? me demande-t-elle
alors que je pose devant elle une part de fraisier.
— Oui. Je l’ai vue trois fois déjà. J’ai encore un peu de mal avec le fait
de déballer mes émotions devant une inconnue, mais je crois que ça m’aide.
Le plus dur à présent c’est la solitude. Quand je pousse la porte de la
maison, pendant quelques secondes j’ai l’impression que je vais entendre sa
voix, qu’il sera là pour m’accueillir. Mais il n’en est rien. C’est le silence
qui m’accueille et qui me tient compagnie. J’en ai connue de plus agréable.
— Tu devrais prendre un chien !
— Un chien ? Pourquoi ?
— Pour avoir de la compagnie. Tu es toute seule… dans cette maison.
Ça te ferait du bien d’avoir un animal. Tu n’aimes pas les chiens ?
— Si, bien sûr que j’aime les chiens. C’est juste que…
Aymeric me disait toujours qu’un chien c’était de la contrainte, qu’on
ne pourrait plus voyager comme on le voulait, que ça laissait des poils
partout et aboyait pour un oui ou pour un non. Mais à présent qu’il n’est
plus là…
— … Tu as raison ! Ce serait chouette d’avoir un chien. J’en ai toujours
eu envie. Un petit chien, que je pourrais emmener partout avec moi et
transporter dans ces paniers en tissu en forme de maison.
Le visage de Sophie s’illumine.
— Il y a un refuge qui a bonne réputation près de chez moi, on y va ce
week-end ?

*
* *
Nous sommes accueillies par une multitude d’aboiements lorsque nous
entrons dans le refuge. Une dizaine de personnes déambulent dans l’allée,
questionnant les bénévoles présents sur tel ou tel animal.
— Ça me fiche le bourdon ce genre d’endroit, me dit Sophie à voix
basse.
— Ah bon ? Pourtant c’est toi qui as suggéré que nous venions, il me
semble ?
— Oui, pour adopter un chien. Ça ne veut pas dire que j’aime le lieu.
Bon, allez, tu en choisis un, on signe les papiers et on rentre fissa. Regarde
celui-là, comme il a l’air chou, m’indique-t-elle en s’approchant d’un
enclos où se trouve un chien de taille moyenne au pelage marron.
Elle tend sa main vers lui et récolte un grognement des plus engageants.
— Non, peut-être pas celui-là finalement, conclut-elle en retirant sa
main, ce qui a le mérite de me faire rire. Il était sur le point de me dévorer
toute crue et, toi, tu rigoles ! bougonne-t-elle.
À notre tour, nous arpentons l’allée, jetant un œil attendri – néanmoins
prudent – aux chiens proposés à l’adoption. Au bout de dix minutes, alors
que la magie n’a opéré avec aucun, je m’apprête à renoncer pour remettre
ça à une prochaine fois. Je n’ai pas envie d’un chien au point d’embarquer
le premier venu. Je veux une évidence. Je tourne les talons devant le dernier
enclos, lorsque mon regard est accroché par deux grands yeux marron qui
me fixent, des yeux d’une incroyable douceur dans lesquels je devine aussi
une immense inquiétude. Un chien blanc tacheté de noir, ressemblant à un
dalmatien, se tient assis au milieu de son box, secoué de légers
tremblements.
— Il te faudrait un très gros panier en tissu pour transporter celui-là. Et
une sacrée dose de renforcement musculaire, se moque Sophie.
Oui, ce chien est beaucoup trop grand, beaucoup trop lourd pour que je
l’emmène partout avec moi. Pourtant, je ne parviens pas à me détacher de
ses yeux.
— Comment s’appelle ce chien ? demandé-je à une bénévole à
proximité.
— Il s’appelle Ernest, comme…
— Hemingway, j’interromps la jeune femme.
— C’est ça. Son propriétaire, un vieux monsieur, était apparemment
passionné de littérature américaine. Il a pris ce chien à la mort de sa femme.
Il est décédé à son tour, il y a quelques semaines. Aucun membre de la
famille n’a pu le récupérer, hélas. Il est chez nous depuis.
— Ernest…
À l’écoute de son nom, le chien remue la queue et jappe.
— Tu es sûre qu’il n’est pas trop… imposant ? s’inquiète Sophie. Il va
prendre toute la place sur le canapé !
— Il est parfait, affirmé-je. Parfait.
Je ne saurais dire pourquoi, mais je sens qu’Ernest est fait pour moi.
Comme s’il m’attendait.
— Qu’en penses-tu, Ernest ? Tu aimerais venir avec moi ?
Il se redresse sur ses quatre pattes, et aboie. Il est l’exact opposé du
chien que j’envisageais. Mais il est majestueux.

*
* *
La semaine suivante, le temps d’acheter le nécessaire pour accueillir
Ernest à la maison dans de bonnes conditions – un gros coussin rouge en
velours tout doux, deux gamelles en inox décorées d’empreintes de pattes
de chien, de l’alimentation adaptée, un collier, une laisse et quelques
jouets –, et de confirmer ma volonté de l’adopter, Sophie et moi retournons
au refuge pour signer les papiers.
— Tu as conscience qu’il occupe toute la banquette ? s’enquiert Sophie
en se retournant pour observer Ernest qui a pris place sagement à l’arrière
de ma voiture, allongé de tout son long, le museau posé sur ses pattes avant.
J’en ai conscience. Mais cette banquette n’a accueilli aucun siège auto,
ni aucune fesse d’enfant. Alors, elle peut bien être utilisée par un chien. Il
était grand temps qu’elle serve à quelque chose.
*
* *
Après le départ de Sophie, Ernest a exploré chaque recoin de la maison,
truffe au sol, queue au garde-à-vous, avant de se lover sur son coussin, en
poussant un soupir, les yeux grands ouverts, aux aguets. Il n’a pas encore
accepté de manger. L’équipe du refuge m’avait prévenue. C’est beaucoup
de changements pour un chien, et il ne me connaît pas. Il faut lui laisser le
temps de s’approprier le lieu et les odeurs. S’il ne mange pas d’ici deux ou
trois jours, alors je pourrai commencer à m’inquiéter et je prendrai rendez-
vous avec le vétérinaire.
C’est fou comme la simple présence d’un animal réconforte. Il ne peut
pas tenir de conversation, ni rire avec moi, mais il est là, et ça suffit à rendre
l’atmosphère plus agréable.
Je suis allée me coucher le cœur moins lourd, tout en me disant que
j’aurais dû faire ça depuis longtemps. Aymeric et moi, nous aurions dû faire
ça bien avant. N’être que deux, ça n’a jamais été notre plan.

*
* *
Je sursaute et étouffe un cri dans ma chambre plongée dans le noir. J’ai
senti comme une présence, ce qui m’a fait brutalement sortir de mon
sommeil. Je me maudis de ne pas avoir pris le temps de contacter une
entreprise pour faire installer une alarme. Depuis le décès d’Aymeric, je ne
me sens pas rassurée, toute seule la nuit. Non pas qu’il aurait pu empêcher
des gens de pénétrer chez nous, mais au moins je l’avais sous la main pour
l’envoyer voir quand j’étais réveillée par un bruit.
J’avance la main le plus doucement possible vers ma table de nuit, mes
doigts rencontrent la petite bouteille d’eau que j’emporte toujours avant
d’aller me coucher. On a déjà vu mieux comme arme, mais ça devra faire
l’affaire. D’un geste rapide, j’allume ma lampe de chevet et brandis ma
bouteille, prête à causer de sérieux dommages à l’intrus.
Ernest, dont seule la tête dépasse de la couette, m’observe avec ses
grands yeux marron. Il me faut quelques secondes pour me souvenir que
j’ai un chien et pour réaliser qu’un chien, ça aboie, en cas d’intrusion
nocturne.
— Ernest, tu n’as pas le droit d’être là. C’est mon lit. Toi, tu dors dans
le salon, sur ton coussin. Les humains et les chiens ne partagent pas la
même couche, tu comprends ?
Mon chien ne bouge pas d’un millimètre. Il émet même des sons qui
s’apparentent à de légers ronflements.
— Bon, ça va bien pour cette nuit. Mais demain, tu dors sur ton
coussin ! j’affirme avec autorité et conviction.
Comme s’il devinait avant moi qu’il n’en sera rien, et que céder une
fois, c’est céder toutes les fois, Ernest redresse la tête et me gratifie d’un
grand coup de langue sur la joue, avant de reposer son museau sur l’oreiller
et de fermer les yeux.
Mai 2022
Je suis arrivée à la médiathèque bien avant l’heure d’ouverture.
Aujourd’hui a lieu notre animation Harry Potter et il nous reste des bricoles
à caler. Vu l’enthousiasme de nos adhérents lorsque nous leur en avons
parlé, nous nous attendons à une affluence record. Justine a, pour la
première fois, obtenu de la mairie un petit budget supplémentaire pour
imprimer des flyers qui ont été distribués dans les boîtes aux lettres de la
ville, et aussi des quelques villages alentour.
Après la cérémonie de répartition dans les différentes maisons de
Poudlard, nous avons prévu plusieurs ateliers qui, je l’espère, plairont aux
enfants : chasse aux trésors, cours de potions, décoration de baguettes et,
pour finir, une course de relais en balai volant que nous devrions pouvoir
organiser à l’extérieur, la météo s’annonçant ensoleillée. Tout ça nous a
demandé beaucoup de préparation, et à côté de cela, la médiathèque n’a pas
désempli ces derniers jours. Comme chaque année, l’arrivée du printemps
occasionne une hausse de fréquentation. Entre les jours qui s’allongent et le
temps plus clément, l’envie est grande de s’installer sur une chaise longue
et d’ouvrir un livre. Je ne me plains pas : conseiller des lectures reste pour
moi un vrai plaisir. Et plus je vois du monde, moins je pense à l’absence
d’Aymeric.
Il est 11 heures lorsque les premiers enfants commencent à arriver,
accompagnés de leurs parents qui sont pour certains déguisés, histoire
d’être dans l’ambiance. Justine et moi avons aussi revêtu nos robes de
sorcières. Si je reconnais quelques visages familiers d’enfants qui viennent
régulièrement emprunter des livres ou profiter des jeux de société en libre-
service sur place, beaucoup me sont inconnus. J’espère toujours que ce
genre d’animation nous amènera de nouveaux adhérents.
Afin d’établir le compte des buses que nous remettrons en fin d’après-
midi, nous recueillons les noms et prénoms des enfants.
— Bonjour, madame, moi je m’appelle Camille Louvier, j’ai 5 ans,
presque 6 ans. Et ma maman elle s’appelle Gwenaëlle Louvier mais tout le
monde l’appelle Gwena. Et elle n’aime pas du tout ça qu’on l’appelle
Gwena.
Je lève la tête de mon registre. Mes yeux se posent sur le visage du petit
garçon. Camille. Gwenaëlle. Ça ne peut pas être… une coïncidence. Non,
impossible. J’observe l’enfant pendant de longues secondes, incapable du
moindre mot. Il ressemble beaucoup à sa mère – une femme très jolie, je
note non sans une pointe de jalousie –, mais ce regard, si profond, c’est…
Aymeric. J’ai chaud et soudain je ne me sens pas très bien. Il faudrait que je
me lève et que j’aille respirer de l’air frais. Je suis vissée sur ma chaise,
tétanisée. Le fils d’Aymeric.
— Il y a un souci ? m’interroge Gwenaëlle, sans doute inquiétée par
mon silence. C’est déjà complet ?
— Oh non, maman ! s’exclame aussitôt Camille dont les yeux se
remplissent de larmes. Tu avais promis que je pourrais jouer à la magie. J’ai
mis mon déguisement de sorcier que le père Noël m’a apporté, m’indique-t-
il, implorant.
— Non, bien sûr, pas de souci, il y a encore de la place. C’est juste
que… Pardonnez-moi, je… Camille, tu t’appelles, hein ? En voilà un bien
joli prénom. Je suis certaine que tu feras un parfait sorcier.
Le visage de Camille s’éclaire d’un immense sourire. Mon cœur se
serre. Je ne dois pas pleurer. Surtout, je ne dois pas pleurer. Je m’efforce de
sourire à mon tour et tends à Gwenaëlle deux étiquettes autocollantes sur
lesquelles j’ai inscrit leur prénom.
— Va t’asseoir là-bas, nous allons bientôt procéder à la répartition dans
les maisons.
— Oh, oh, tu crois que je vais être un Gryffondor comme Harry,
maman, tu crois que je vais être un Gryffondor ? s’enthousiasme Camille en
sautillant. Viens vite, maman, il faut que j’aille m’asseoir.
Il entraîne sa mère vers les chaises disposées au centre de la
médiathèque. Je les suis des yeux.
— Alice ? Ça va ? m’interpelle Justine.
— Euh oui, oui, ça va. Pourquoi ?
— Il y a des gens qui attendent…
Une petite file de gens patientant pour s’enregistrer s’est formée devant
moi.
Le fils d’Aymeric. Et la femme avec laquelle il m’a trompée. Sait-elle
qui je suis ? Sont-ils déjà venus ici ? Dois-je lui dire que…
— Alice… ?
— Oui, pardon. Bonjour, madame, comment s’appellent vos deux filles,
s’il vous plaît ?
Il faut que je me reprenne. J’ai des animations à assurer.

*
* *
L’après-midi se déroule sans accroc. Une vingtaine d’enfants sont
présents. Tous fans évidemment du petit sorcier à la cicatrice. Ils participent
avec entrain aux différents ateliers que nous avons imaginés. Le cours de
potions notamment remporte un franc succès. En même temps, comment ne
pas aimer verser des liquides improbables – morve de lézard, sang de
gobelin, poudre de corne de licorne – dans de petits chaudrons et mélanger
afin de voir ce que cela donne ? La course de relais en balai volant
déclenche des hurlements d’encouragements de toutes parts, chaque maison
supportant sans relâche ses participants.
Je ne sais pas comment je parviens à donner le change. Je ne vois que
Camille. Je n’entends que lui. Si nous avions eu un fils, lui aurait-il
ressemblé ? Je dois m’essuyer les yeux à plusieurs reprises pour ne pas
laisser déborder mon émotion. Même si j’essaie de m’en empêcher,
j’observe également Gwenaëlle du coin de l’œil. Je me demande ce qui a
attiré Aymeric chez cette femme. Peut-être ses longues jambes. Sa façon de
replacer une mèche de cheveux derrière son oreille. Elle couve son fils du
regard. Je ne crois pas qu’elle sache que je suis la femme de son amant. Elle
ne pourrait pas être aussi à l’aise si elle le savait.
Il n’y avait pas de nom de famille, ni d’adresse sur les courriers laissés
par Aymeric chez le notaire. Aucun moyen de la retrouver facilement, en
somme. Mon seul indice : le sigle d’une compagnie aérienne sur le papier à
lettre.
Une hôtesse de l’air. Mon mari a versé dans le cliché et m’a trompée
avec une hôtesse de l’air.
Soudain, je réalise qu’elle n’est sans doute pas au courant pour
l’accident, elle ignore que le père de son enfant est… qu’il ne leur sera plus
possible de se rencontrer. Pourquoi, Aymeric ? Pourquoi… ? Quel gâchis à
présent !
Le dernier atelier touche à sa fin. Nous avons dressé une petite table
avec des jus de fruits et des petits gâteaux. Les enfants se jettent dessus
avec avidité. Camille engloutit sa part de marbré, à peine ralenti par les
injonctions de sa mère qui lui recommande de ne pas avaler d’aussi grosses
bouchées. Il a des miettes sur le menton et ça le fait rire. Il agite avec
dextérité la baguette qu’il a décorée, lançant des sorts approximatifs.
Il est l’heure de remettre à chacun les buses qu’ils ont tous méritées, et
de les faire poser pour la postérité. Les parents qui sont restés ne se privent
pas de mitrailler leur progéniture. Justine et moi prenons aussi de
nombreuses photos pour nos archives.
— Vous sera-t-il possible de m’envoyer les photos ? me demande
Gwenaëlle au moment de partir. Mon téléphone est tombé en panne de
batterie dès la fin de la répartition dans les maisons.
— Bien sûr. Je vous laisse me noter vos coordonnées dans le registre, je
m’empresse de lui indiquer, saisissant cette opportunité de connaître son
adresse.
Elle prend le stylo que je lui tends et remplit notre fiche de
renseignements avec son mail, son adresse et son numéro de téléphone.
— Merci beaucoup pour cette journée. C’est la première fois que
j’emmène Camille dans une médiathèque, j’ai eu l’information de cet
événement par un flyer déposé dans notre boîte aux lettres. Nous
reviendrons, c’est certain.
Elle me sourit. Camille m’adresse un au revoir de la main. Je les
regarde s’en aller, comme absente à moi-même, sans esquisser un geste
pour les retenir.
— Pfiouuuu, je suis vannée ! soupire Justine en se laissant tomber sur la
chaise à côté de moi. Ils ont pompé l’intégralité de mon énergie, ces
mômes. Mais je crois qu’on peut être contentes de nous, tout le monde
semblait ravi.
— Hum…
— Alice ? Tu es sûre que ça va ? Je te trouve bizarre depuis ce matin.
On dirait que tu as vu un fantôme !
Un fantôme, non. Juste le fils de mon mari décédé.

*
* *
De retour à la maison, je suis accueillie chaleureusement par un Ernest
qui me saute dessus pour me léchouiller la joue. Il est si grand qu’il manque
me faire basculer en arrière. C’est la première fois que je le laisse seul toute
une journée, je jette donc un œil rapide autour de moi pour vérifier qu’il n’a
pas fait de bêtises, avant de le gratifier de caresses bien méritées.
Il faudrait que je cuisine quelque chose, ou que je réchauffe un plat
quelconque au micro-ondes, mais je n’en ai pas l’énergie.
Je m’assois sur le canapé, aussitôt rejointe par Ernest qui en occupe les
trois quarts. Je déverrouille mon téléphone et fais défiler les photos prises
aujourd’hui. Sur toutes, des visages fendus par les sourires, des yeux qui
pétillent. Je m’arrête sur un cliché de Camille et je caresse sa joue sur
l’écran.
J’aurais donné n’importe quoi pour avoir un enfant avec Aymeric.
N’importe quoi.
Je laisse alors couler les larmes que je retiens depuis que le petit garçon
est apparu devant moi.

*
* *
— C’était bien, ton truc Harry Potter ? m’interroge Sophie, affalée à
côté de moi sur le canapé, toutes deux repues des sushis que nous avons
commandés après qu’elle a débarqué par surprise.
— Les mômes étaient ravis de leur après-midi, c’était chouette. Toutes
ces heures de préparation en valaient la peine.
La télécommande entre les mains, elle zappe dans l’espoir, un peu fou,
de trouver une émission intéressante à regarder. Le constat est sans appel :
plus on a de choix à disposition, moins il y a de trucs bien à regarder à la
télévision. C’est comme une sorte de dilution de qualité. Sophie en est
rendue aux chaînes sportives, c’est dire si…
— Il y a un reportage sur le patinage artistique, regarde ! se redresse-t-
elle soudain. « Les vingt championnes les plus emblématiques », lit-elle.
À l’écran, Tara Lipinski, petite blondinette toute menue, lors de son
programme libre des Jeux olympiques de Nagano en 1998.
— Tu te rends compte, elle avait 15 ans lorsqu’elle a décroché cette
médaille d’or… Je me souviens que j’avais eu le droit de regarder la finale
en direct. Tu étais pour qui, toi ? Lipinski ou Kwan ?
— J’étais à fond derrière Michelle Kwan. D’ailleurs, c’est elle qui
aurait dû gagner. Elle était meilleure que Lipinski. J’ai pleuré à l’annonce
des résultats.
— Moi, j’adorais Tara. Je la trouvais solaire.
— Elle est passée professionnelle après ces Jeux. Atteindre les sommets
à 15 ans, au fond, ça ne lui a pas rendu service.
— Tu n’as jamais regretté ?
— Regretté quoi ? D’avoir arrêté le patinage ?
— Oui.
— Regarde Lipinski, 15 ans et déjà aux Jeux. Cette année-là, en
comparaison, je ne réussissais même pas à me qualifier pour les
championnats de France et j’avais 16 ans. Je n’étais pas assez douée. Il n’y
a rien à regretter.
— Mais… ça ne te manque pas ? J’adorais venir vous voir, toi et Janine,
quand vous patiniez. Je vous trouvais tellement belles. Tu sais ce qu’elle est
devenue, au fait ?
— Du tout. Nous n’étions pas amies en dehors de la patinoire, si bien
que lorsque j’ai raccroché, nous n’avons plus eu l’occasion de nous croiser.
Peut-être que ça me manque un peu, parfois. C’est loin tout ça. Je serais
probablement incapable de tenir en équilibre sur des patins aujourd’hui.
— Je suis sûre que c’est comme le vélo… Nagano… C’est pas là que
Candeloro a gagné une médaille de bronze ?
— Si. Même qu’il n’y croyait pas lui-même.
— Tu savais que j’étais amoureuse de lui en secret ?
— Pourquoi en secret ?
— Parce qu’il était hyper-vieux ! Il avait quoi, genre 30 ans ? Et moi,
même pas 10.
— Je préférais Alexeï Yagudin, personnellement, il avait une de ces
paires de fesses dans son collant… J’en bavais presque devant ma télé.
Sophie se met à rire.
— Heureusement qu’Aymeric n’est plus là pour t’entendre dire ça…
J’essaie de sourire. C’est vrai, Aymeric s’est toujours plaint de son
fessier un peu trop plat à son goût. Il avait beau enchaîner les exercices
musculaires et autres squats, rien n’y faisait.
L’insouciance du moment s’est envolée. Ni Sophie, ni moi ne relançons
la conversation. À l’écran, Mirai Nagasu entre dans l’histoire en tant que
première patineuse à réussir un triple axel lors d’une olympiade.
Juin 2022
Photos Animation Harry Potter

Madame Louvier,
Comme promis, je vous envoie en pièce jointe les photographies de
votre enfant prises pendant notre animation Harry Potter. J’espère
qu’elles vous plairont et que Camille garde un agréable souvenir de
ces quelques heures passées au sein de la médiathèque. De notre
côté, c’est avec plaisir que nous l’avons accueilli et nous espérons
qu’il reviendra nous rendre visite.
Bien cordialement,
Alice.

Re : Photos Animation Harry Potter

Merci beaucoup pour les photos ! Elles sont magnifiques. Camille


n’a pas quitté son costume de sorcier depuis. Heureusement qu’il
sait qu’il est interdit de faire de la magie en dehors de Poudlard,
parce qu’il me jetterait des sorts à longueur de journée, sinon ! Sa
baguette est précieusement rangée dans une boîte, au fond de
laquelle il a fallu mettre un petit rembourrage en satin rouge et or,
posée sur son chevet. Depuis notre venue, je lui relis chaque soir
quelques pages du premier tome de la saga. Il m’écoute avec
attention, baguette à la main.
Bonne fin de journée à vous,
Gwenaëlle Louvier.

Re : Re : Photos Animation Harry Potter

C’est l’effet Harry Potter, bien connu chez les libraires et les
bibliothécaires !
Si Camille aime l’univers de la magie ou de la sorcellerie, nous
organisons régulièrement des lectures à voix haute et c’est une
thématique que nous affectionnons tout particulièrement. N’hésitez
pas à vous rendre sur le site de la médiathèque pour plus
d’informations. Nous programmons nos animations par trimestres.
La prochaine lecture à voix haute aura lieu mercredi prochain de
15 h à 16 h 30. Camille y sera le bienvenu.

Re : Re : Re : Photos Animation Harry Potter

J’irai regarder sur le site. Merci pour l’invitation, mais hélas je ne


serai pas disponible. J’ai un vol ce jour-là (je suis hôtesse de l’air, je
ne sais plus si je vous l’ai dit). D’ailleurs, il s’en est fallu de peu pour
que nous loupions l’animation Harry Potter ! Fort heureusement, elle
a eu lieu sur mon seul samedi de libre du mois de mai.
Camille est gardé par l’une de mes voisines lorsque je suis absente,
mais elle vient d’avoir un bébé, alors la médiathèque est un très
lointain objectif pour elle encore ! Vous savez ce que c’est.
Non, je ne sais pas ce que c’est… Je n’ai pas eu la chance d’avoir un
enfant avec mon mari. Alors qu’elle, si…
Munie du nom et du prénom de la maîtresse d’Aymeric, il ne m’a pas
été bien difficile d’en apprendre un peu plus sur elle. Elle est plutôt active
sur les réseaux sociaux et poste régulièrement des photos, si bien que j’ai
presque l’impression de la connaître.
Je n’aurais pas dû m’adonner à ce voyeurisme, mais c’était plus fort que
moi.
Gwenaëlle collectionne les chaussures à talons (elle en a des dizaines de
paires bien disposées sur trois rangées d’étagères), elle va chez Starbucks
lorsqu’elle est en escale à l’étranger, elle commande souvent des pâtes au
restaurant (à toutes les sauces), elle rêve d’avoir un sac à main de luxe (avec
une préférence pour ceux de chez Chanel), mais par-dessus tout, Gwenaëlle
aime son petit garçon. Il est présent sur la plupart des clichés depuis sa
naissance. De la première photo prise à la maternité, une petite main toute
fripée avec un bracelet d’identité bleu en plastique, jusqu’à celles de la
médiathèque qu’elle vient de poster sur son compte Instagram, j’ai pu
retracer toute l’enfance de Camille.
Aymeric ne figure sur aucune d’entre elles. Oui, c’est idiot : dans sa
lettre, il me dit n’avoir jamais eu aucun contact avec lui, mais au fond de
moi, depuis mon rendez-vous chez le notaire, persistait ce petit doute. Il
m’a menti sur Gwenaëlle, alors il aurait tout aussi bien pu me mentir sur ce
point également.
Sur chaque mimique, sourire, expression, je cherche l’image d’Aymeric.
Et ça me fait un mal de chien.
Quand elle ne travaille pas, Gwenaëlle emmène souvent son fils dans
l’un des parcs de la ville, celui avec une grande aire de jeux. Camille sur le
toboggan. Camille sur une balançoire, riant à gorge déployée. Camille qui
tape dans un ballon presque aussi grand que lui. Camille qui fait rouler une
petite voiture rouge sur le rebord en bois du bac à sable. Camille qui mange
une glace à l’eau et en met partout sur son short. Et puis, Camille dans les
bras de sa mère…
Peut-être que je pourrais emmener Ernest se promener dans ce parc.
C’est un chien, il a besoin de se dépenser, ça a des chances de lui plaire. Et
le vétérinaire que j’ai consulté récemment m’a dit qu’il était important de le
sociabiliser avec d’autres animaux.
Je pourrais les y croiser par hasard. Et si Camille se souvient de moi, il
viendra me dire bonjour. Je lui présenterai Ernest, et s’il fait chaud, peut-
être que sa mère acceptera que je lui offre une glace. Il y a un marchand
ambulant qui s’installe au bord de la route. Il paraît qu’il fait de très bonnes
glaces à la vanille.
Il me racontera ce qu’il fait à l’école, comment s’appellent ses copains,
s’il a une amoureuse ou si les filles, c’est juste embêtant…

*
* *
La troisième tentative est la bonne. Alors que d’une main je pousse le
portillon et que de l’autre je retiens, non sans mal, Ernest qui trépigne
d’impatience à la perspective d’aller s’ébattre dans l’herbe, j’entends son
rire. Celui que j’ai écouté en boucle sur les vidéos de Gwenaëlle. Camille
est en train de grimper sur une structure en bois. Sa mère n’est pas très loin,
assise sur un banc.
Lorsque je passe près d’elle, nos regards se croisent, je lis dans le sien
que je lui suis familière, mais il lui faut quelques secondes pour remettre un
nom sur mon visage.
— Bonjour, vous êtes la dame de la médiathèque ? me demande-t-elle
tout sourire quand elle me reconnaît. Mon fils, Camille, a participé à votre
après-midi Harry Potter, poursuit-elle en le désignant.
— Bonjour, oui, tout à fait, je me souviens de votre petit Camille. Celui
qui dort à présent avec sa baguette posée sur sa table de chevet ? je feins de
me rappeler.
— C’est bien lui !
C’est le moment que choisit le petit garçon pour revenir s’asseoir à côté
de sa mère.
— Maman, j’ai soif. Je peux avoir la gourde de grenadine ?
— Elle est dans le sac à tes pieds, ne bois pas trop vite si tu ne veux pas
que ça te donne mal au ventre comme la dernière fois.
Camille balaie cette recommandation d’un soupir et avale goulument
plusieurs gorgées. Je n’ai pas bougé.
— C’est à toi le chien ? me demande-t-il une fois sa soif étanchée.
Comment il s’appelle ?
— Il s’appelle Ernest. Et oui, il est à moi.
— Ernest ? C’est pas un nom de chien. Moi, si j’avais un chien, je
l’appellerais Gustave, lance-t-il avec emphase.
— Gustave ? Et c’est un nom de chien, ça ?
— Bah oui !
Je retiens l’éclat de rire qui monte à mes lèvres de peur de le vexer. Il
s’agenouille devant Ernest et commence à lui gratouiller le cou. Il n’en faut
pas plus à mon chien pour s’affaler sur le dos, le poitrail accessible.
— Il veut qu’on lui caresse le ventre, glousse Camille. Gentil Ernest,
gentil Ernest, fredonne-t-il. Est-ce que tu sais combien il a de taches ? Tu
les as comptées ?
— Non, je ne les ai pas comptées, il en a beaucoup trop.
— Il en a au moins un million ! s’exclame-t-il, ce qui, cette fois, fait rire
sa mère.
— Est-ce que tu veux jouer à la balle avec lui ?
— C’est vrai, je peux ?
Il se relève d’un bond, le visage fendu d’un immense sourire.
— Bien sûr que tu peux. Il adore quand on la lance, dis-je en sortant une
petite balle en mousse rouge de mon sac, ce qui fait aboyer Ernest, à son
tour bien campé sur ses quatre pattes.
— Dis oui, maman, dis oui, supplie Camille.
— Tu peux y aller, mais ne t’éloigne pas.
— Ouais ! s’exclame Camille avant de prendre la balle que je lui tends
et d’encourager mon chien à le suivre.
Je les regarde partir, puis je m’assois à côté de Gwenaëlle.
— C’est un adorable garçon. Votre mari et vous devez être très fiers de
lui.
Je sais que c’est maladroit, indiscret, et qu’à sa place je tiquerais sur ce
genre de remarque… Je n’ai simplement pas pu m’en empêcher.
— Il n’y a que moi. Mais oui, je suis très fière de lui.
— Pardon… Je n’aurais pas dû. C’est tout moi, ça, toujours à parler
sans réfléchir. J’ai perdu mon mari il y a quelques semaines suite à un
accident de voiture, alors… il n’y a plus que moi également.
— Toutes mes condoléances. J’imagine combien ça doit être dur de
vivre ce genre de perte. Pour moi, c’est différent. Disons que le père de
Camille n’était pas disponible. C’est comme ça. Peut-être qu’un jour, il le
sera… ajoute-t-elle en laissant sa phrase en suspens.
Elle ignore qu’il est arrivé quelque chose à Aymeric, j’en ai à présent la
certitude. Elle ignore que Camille ne connaîtra jamais son père.
— Je suis désolée…
Ma voix se brise. J’étais en colère, je lui en voulais d’avoir obtenu
d’Aymeric ce que la nature n’a jamais voulu me donner. Tout ça s’est
envolé. Ne restent que la tristesse et le sentiment de gâchis.
— C’est moi qui devrais être désolée pour vous, me dit Gwenaëlle.
Perdre son mari, ce doit être…
— Épouvantablement difficile, oui. Il me manque à chaque seconde qui
passe.
— Maman, maman ! Tu as vu comme je lance la balle ? Dis, tu as vu !
s’enthousiasme Camille à quelques dizaines de mètres de nous. Est-ce
qu’Ernest peut venir jouer avec moi dans notre jardin ? Dis oui, s’il te plaît.
Et je te promets que je ne bouderai plus devant mes assiettes de petits pois.
— Je crois que votre chien s’est fait un nouvel ami. Ou alors, c’est
l’inverse !
Gwenaëlle appuie sa phrase d’un clin d’œil, avant de se mettre à rire.
Elle ne se doute de rien, elle n’a aucune idée de qui je suis. Comment
réagirait-elle si elle l’apprenait ? Je ne sais pas ce que je cherche en liant
connaissance avec elle.
Ni si cela va me faire du bien.
Ou beaucoup de mal.
Juin 2022
La psychologue est assise dans son fauteuil en osier à haut dossier, les
mains posées sur les accoudoirs. C’est la quatrième fois que je viens dans
ce bureau aux murs couleur vert amande, une teinte sans doute perçue
comme apaisante. La pièce est petite, ça lui donne un côté refuge,
réconfortant. En temps normal, j’aurais la sensation de manquer d’air, mais
là, je sens que ça me fait du bien. C’est l’hôpital qui m’a proposé de prendre
rendez-vous avec leur thérapeute. Le Dr Chèvrefeuille m’y a encouragée,
lui aussi. La parole est le meilleur des médicaments, paraît-il. Je ne peux
m’empêcher de penser, non sans amertume, que la prescription n’a pas été
du goût d’Aymeric. Pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? Comment aurais-je réagi
s’il l’avait fait ? C’est trop tard à présent, il n’y a plus rien qui puisse être
réparé.
— Comment vous sentez-vous aujourd’hui, Alice ?
— Je me sens… Parfois j’ai l’impression d’être passée sous un camion
ou d’avoir été rouée de coups. Quand je me réveille le matin, mes muscles
sont noués, j’ai mal partout. L’absence d’Aymeric est douloureuse,
physiquement douloureuse. Je la ressens dans tout mon corps. Il me faut
chaque matin une longue douche brûlante pour me détendre un peu. J’ai le
sentiment de ne pas avoir de répit. Quoi que je sois en train de faire, tout me
ramène à lui. Une musique, une odeur, un lieu et c’est la déferlante de
souvenirs. Parfois j’aimerais me réveiller et avoir oublié jusqu’à son
existence… Pourquoi conserve-t-on des souvenirs de ceux qui ne sont plus
là ? Les souvenirs sont comme des plaies qui jamais ne cicatrisent.
— Un jour, ces souvenirs seront plus doux, ils vous mettront moins en
souffrance.
— Quand ? je lui rétorque du tac au tac.
— Chaque personne avance à son rythme, Alice. Le vôtre vous
appartient, comme dans chaque deuil.
— J’ai passé un moment au parc avec Gwenaëlle avant-hier. Vous vous
souvenez ? C’est la maîtresse de mon mari, à qui il a fait un enfant. Après
sa venue à la médiathèque, j’ai épluché ses réseaux sociaux et j’ai fait en
sorte de tomber sur elle, « par hasard », au parc. Elle était avec son fils.
Nous avons bavardé un moment.
— Lui avez-vous dit qui vous étiez ?
— Non. En même temps, ce serait bizarre, vous ne trouvez pas ?
« Bonjour, Gwenaëlle, je suis la femme d’Aymeric. Enfin, sa femme… sa
veuve plutôt. Oui, il est décédé, vous ne le saviez pas ? Eh bien, figurez-
vous que moi non plus je ne savais pas que vous existiez, ni même que vous
aviez eu un enfant avec lui, on est quittes ? »
— Vous êtes en colère contre cette femme ?
Les larmes me montent aux yeux.
— Je pensais l’être, au début. Finalement, je ne lui en veux pas. J’ai
même eu de la peine pour elle. C’est contre Aymeric que je suis en colère.
Et c’est affreux d’être à la fois malheureuse et en colère contre lui. J’ai le
sentiment d’être… déloyale. Dans sa lettre, il dit qu’il a cherché à me
protéger en me cachant cette relation et la naissance de son fils. Est-ce
vraiment moi qu’il cherchait à protéger ou plutôt lui ? Pourquoi avoir tenu à
ce que je l’apprenne alors qu’il n’est plus là pour s’expliquer ? J’aurais
préféré ne pas savoir. Qu’il emporte ça avec lui. C’est trop tard,
maintenant ! Et qu’est-ce que je peux faire, moi, hein ? Qu’est-ce que je
peux faire ? je gémis, étouffant des sanglots.
— La vraie question est plutôt : qu’avez-vous envie de faire ?
Je reste silencieuse. La thérapeute me tend un mouchoir. Je tamponne
mes yeux puis le réduis à l’état de boule de papier mâché entre mes doigts
tremblants.
— Je ne sais pas.
Juillet 2022
Après plusieurs semaines à nous retrouver « par hasard » dans le parc et
à papoter sur un banc en fer forgé pour le moins inconfortable, Gwenaëlle
m’a invitée à prendre un café chez elle.
J’ai accepté. C’est ce qui se fait entre copines après tout. Je crois que
c’est ce que nous devenons, Gwenaëlle et moi, des copines. Je l’aime bien.
Elle a toujours un tas d’anecdotes à raconter sur son métier d’hôtesse de
l’air. C’est fou tout ce qu’il peut se passer dans un avion.
Je me suis attachée à elle. Et à Camille. Encore plus à Camille. J’essaie
de trouver des ressemblances avec Aymeric dans chacun de ses gestes,
derrière chacune de ses mimiques. L’autre jour, il m’a demandé pourquoi je
le regardais comme s’il avait fait une bêtise. Il en avait les larmes aux yeux.
Une nuit, j’ai rêvé que Gwenaëlle mourait lors d’un crash. Je récupérais
Camille et devenais sa mère. Je l’emmenais à Disneyland, et il me disait
« Merci maman » lorsque je lui tendais un cornet de glace. Je me suis
réveillée, la chemise de nuit collée au corps, trempée de sueur. À la fois
heureuse et horrifiée.
Camille et Gwenaëlle habitent une petite maison dans un quartier
résidentiel, à une demi-heure de chez moi. La présence d’un enfant ne fait
aucun doute, tant l’espace est envahi par les jouets.
— Désolée pour le bazar, me dit-elle après m’avoir fait entrer. Je bave
devant tous ces intérieurs instagrammables qu’on voit sur les réseaux. Force
est de constater que je suis bien incapable d’en faire autant. Je suis la
première à vouloir acheter des jouets couleur pastel, en bois sobre… Mais
je ne sais pas dire non lorsque Camille choisit un truc en plastique criard et
bien trop bruyant. Au moins, je suis incollable sur Pat’Patrouille ! Camille ?
Alice et Ernest sont là !
Le garçon déboule en poussant des cris de joie. Mon chien frétille de
l’arrière-train à l’idée de jouer avec son ami. Ces deux-là se sont trouvés,
c’est indéniable.
— J’ai apporté un gâteau au chocolat. Amaury ne me reconnaîtrait pas !
Moi qui étais nulle en pâtisserie, je me surprends à me lancer dans de
nouvelles recettes et à y trouver du plaisir.
Aymeric est devenu Amaury. Je ne voulais pas qu’elle puisse nourrir le
moindre soupçon, or le prénom Aymeric n’est pas répandu. Plus le temps
passe, plus je sais qu’il sera difficile de lui dire la vérité. Je me persuade ces
derniers temps qu’elle n’a pas besoin de la connaître. Après tout, je ne fais
rien de mal…
Gwenaëlle ramasse quelques peluches qu’elle lance ensuite dans un
grand panier qui en déborde déjà.
— Il y en a pas mal, non ? Il faut croire que je cherche à compenser
quelque chose, ajoute-t-elle alors qu’elle dépose mon gâteau sur la table à
côté de deux mugs dépareillés.
— Tu n’avais pas beaucoup de jouets à l’âge de Camille ?
— Pas beaucoup, non. Nous ne roulions pas sur l’or. Ma mère était
entretenue par mon père, qui se trouvait être un homme marié. Elle a vécu
des années dans l’espoir qu’il divorce et vienne vivre avec nous.
— Ne te sens pas obligée de me répondre, mais, quand on s’est
rencontrées la première fois au parc, tu m’as dit que le père de Camille
n’était pas disponible. Il était marié lui aussi ?
— Le père de Camille… commence Gwenaëlle tout en se penchant vers
la fenêtre pour s’assurer que son fils est toujours dans le jardin en train de
jouer avec Ernest, oui, il était marié. Il s’appelait Aymeric. Nous nous
sommes rencontrés dans un salon d’aéroport. J’y prenais un verre après un
vol difficile et lui attendait son avion. Il m’a plu tout de suite et j’ai engagé
la conversation. J’ai senti que je lui plaisais également, alors je l’ai dragué.
Ça m’a surprise moi-même, c’était la première fois que je faisais une chose
pareille.
— Il t’a caché qu’il était marié ? je lui demande en essayant de
contrôler ma voix et l’émotion qui monte.
— Non. Il me l’a dit tout de suite. Aymeric n’était pas… de ce genre-là.
C’était un type bien, enfin je crois.
Un type bien, mais infidèle, je ne peux m’empêcher de penser, amère. Je
devrais le lui dire. Là, maintenant. Oui, Aymeric était jusque-là pour moi un
mari et un homme merveilleux. Nous nous aimions. Jamais je ne l’aurais
cru capable de me tromper. Pourtant je n’en fais rien. Je la laisse me
raconter.
— J’étais un peu seule à cette époque, j’avais juste besoin de plaire à
quelqu’un. Je me suis dit qu’il n’y avait pas d’enjeu. C’était compter sans
ce satané Cupidon. Quand j’ai compris que j’étais amoureuse de lui, j’ai
tout arrêté. Après mon père… je ne voulais pas être malheureuse comme
ma mère l’avait été. Ce n’est que quelques semaines plus tard que j’ai
découvert que j’étais enceinte de Camille.
— Comment a-t-il réagi ?
— Je ne le lui ai pas dit. Enfin, pas à ce moment-là. J’ai grandi avec un
quart de père, et encore, quand il avait le temps. Je ne voulais pas de ça
pour mon enfant. Et je savais que, même s’il désirait un enfant, jamais
Aymeric ne quitterait sa femme. Ils essayaient de concevoir depuis des
années, sans succès. Elle avait fait une fausse couche quelques mois avant
notre rencontre.
Mon regard se voile, ma respiration devient plus difficile. L’espace d’un
instant, j’ai l’impression que je vais faire un malaise. Comment a-t-il osé
parler de mes fausses couches à sa maîtresse ? Était-ce avant ou après
l’avoir sautée ? Comment a-t-il pu me trahir à ce point ?
— Alice ? Tout va bien ? Tu es toute pâle d’un coup.
— Oui, oui, t’inquiète, je n’ai pas beaucoup mangé ce midi et avec cette
chaleur…
Pour couper court, et me donner une contenance, je mords dans ma part
de gâteau et bois une grosse gorgée de café après y avoir ajouté deux
sucres. Peu à peu, je me sens mieux.
Gwenaëlle me confirme que j’ai meilleure mine.
— Tu m’as fait peur. J’ai cru que tu étais sur le point de t’évanouir.
C’est vrai qu’il fait chaud aujourd’hui.
— Une bonne dose de sucre et ça repart. Tu me disais que tu n’avais
rien dit à… au père de Camille ?
— Je sais que j’aurais dû le lui dire tout de suite. Ce n’est jamais bon de
garder des secrets comme ceux-là. Quelques mois après la naissance de
Camille, je lui ai écrit une lettre. Pour qu’il soit au courant, qu’il prépare
peut-être les choses de son côté… selon ce qu’il pensait devoir faire.
— Il t’a répondu ?
— Non. Mais ma lettre n’appelait pas de réponse. Et quelque part, ça
m’a soulagée qu’il ne le fasse pas, qu’il respecte ma demande de rester en
dehors de ma vie. Je ne sais pas si mes résolutions auraient tenu bien
longtemps face à lui.
— Tu… tu l’aimes toujours, on dirait.
— Je ne sais pas. Peut-être, oui. Même si c’est difficile d’admettre
qu’on puisse continuer à aimer un homme avec lequel on a partagé
seulement quelques nuits. Sans le savoir, il m’a offert le plus beau des
cadeaux. Grâce à Camille, je ne regrette rien. Et toi… Tu n’as pas d’enfant,
je crois… hésite-t-elle.
— Non. La nature n’a pas été très clémente avec moi sur ce plan-là.
— Tu étais mariée depuis combien de temps avec Amaury ?
— Depuis plus de quinze ans. J’avais 19 ans lorsque je l’ai rencontré.
Nous avons emménagé ensemble quelques mois à peine après le début de
notre histoire. Près de vingt ans de vie commune. Et puis, soudain, plus
rien. Pas même un enfant de lui.
Enfin si, ne puis-je m’empêcher de penser, mais pas avec moi.
Le téléphone de Gwenaëlle se met à vibrer. Elle y jette un œil et les
traits de son visage se tendent, elle semble contrariée.
— À mon tour de te demander si tout va bien…
— Oui, enfin… On m’a proposé de faire un vol supplémentaire et je
t’avoue que je n’aurais pas été contre mettre un peu de beurre dans les
épinards. J’ai demandé à ma voisine – celle qui a l’habitude de garder
Camille lorsque je suis coincée par mes horaires – si elle pouvait me le
prendre ce week-end, mais elle vient de me répondre qu’elle part se reposer
chez sa mère pour quelques jours avec son bébé. C’est la seule chose qui
me pèse, tu vois. Ne pas avoir quelqu’un sur qui compter.
— Je peux le garder, moi, si tu veux ?
C’est sorti tout seul, sans même que j’y réfléchisse. Gwenaëlle me
dévisage pendant quelques secondes. Je la devine tiraillée entre la
possibilité d’accepter ce vol supplémentaire, promesse d’un complément de
salaire, et sa crainte de laisser son fils à une femme qu’elle ne connaît que
depuis quelques semaines, pour ainsi dire quasiment pas.
— Camille pourra dormir avec Ernest. Je récupérerai un peu d’espace
dans mon lit comme ça. Depuis que je l’ai adopté, il dort collé à ma cuisse
tous les soirs.
— Maman ! J’ai soif ! s’écrie le petit garçon en courant vers nous,
Ernest sur ses talons. Est-ce que je peux avoir de l’Oasis, s’il te plaît ? Et
est-ce qu’on peut donner un bol d’eau à Ernest ? Il a sa langue qui touche
presque les cailloux tellement il a soif lui aussi.
— Dis, Camille, ça te dirait de passer le week-end avec moi et Ernest ?
Je sais que ce n’est pas bien, que cela revient à lui forcer la main, à la
manipuler comme le faisait sa mère lorsqu’elle était petite. Mais l’envie de
passer du temps seule à seul avec Camille l’emporte sur tout le reste.
— Tout un week-end ? s’enflamme-t-il aussitôt. C’est vrai ? Est-ce que
je peux maman ?
Gwenaëlle se tourne vers son fils dont les yeux sont emplis d’espoir et
de joie, puis vers moi, avec dans le regard une pointe d’agacement qu’elle
ne cherche pas à dissimuler.
— Tu es sûre que… ça ne te dérange pas ?
Cette question contient à l’arrière-plan la promesse des feux de l’enfer
s’il devait arriver quelque chose à Camille.
— Ça ne me dérange pas du tout, ça me fait même plaisir. À moi et à
Ernest, aussi !
J’ébouriffe les cheveux de Camille qui, après avoir bu deux grands
verres d’Oasis, et englouti une grosse part de gâteau, entraîne à nouveau
mon chien dehors, la bouche maculée de miettes. Les cris de joie se mêlent
aux aboiements.
— Tu es sûre que…
— Puisque je te le dis. Je ne te l’aurais pas proposé sinon. Je suis en
vacances vendredi soir, en plus.
— Bon, d’accord. Je te le déposerai samedi vers 10 heures : c’est bon
pour toi ?
— C’est parfait. On va bien s’amuser tous les trois. Et je t’enverrai des
photos toutes les heures, si tu veux.
Les traits de Gwenaëlle se détendent.
— Pardon pour… Mais c’est mon fils et je n’ai pas l’habitude de le
laisser à quelqu’un d’autre que ma voisine.
— Tu n’as pas à t’excuser, je comprends parfaitement. Sois rassurée, je
prendrai soin de Camille comme si c’était mon propre enfant. Pour ça, tu
peux me faire confiance.

*
* *
— Camille va venir passer le week-end à la maison. Sa maman voulait
accepter un vol supplémentaire, mais elle n’avait personne pour garder son
fils.
— Depuis que nous en avons parlé la dernière fois, lui avez-vous dit qui
vous étiez ? me questionne la psychologue.
Je ne ressens plus de gêne à venir la voir. C’est son métier d’écouter, je
peux déposer mes valises sans crainte qu’elle ne les embarque, comme du
trop-plein que je culpabiliserais de lui transmettre.
— Non, je ne lui ai rien dit. Je crois que c’est trop tard, maintenant.
Nous sommes amies et si je le lui disais, ça gâcherait tout. Je ne veux pas
prendre ce risque. J’ai besoin de Camille !
— Camille n’est pas votre fils. N’est-ce pas, Alice, vous en avez
conscience ?
— Bien sûr, c’est le fils de Gwenaëlle.
— Et vous n’avez pas l’intention de lui faire du mal ?
— À qui ?
— À Gwenaëlle.
— Mais non, enfin ! Je ne suis pas une psychopathe. C’est ce que vous
pensez ?
— Non, pour moi vous êtes une femme qui vient de perdre son mari
dans un tragique accident et qui, alors qu’elle débute à peine son deuil,
découvre qu’il a un enfant. Ce que vous vivez est douloureux et
déstabiliserait n’importe qui.
— Rassurez-vous, je ne suis pas en train de fomenter un plan pour faire
disparaître Gwenaëlle et enlever Camille.
— Qu’êtes-vous en train de faire alors ? Pourquoi Camille prend-il cette
importance que je perçois quand je vous écoute ?
— Je ne sais pas vraiment, je sais juste que j’en ai besoin. Ce petit
garçon, c’est un morceau d’Aymeric. Grâce à lui, c’est comme s’il n’était
pas tout à fait mort, comme si une part de lui était toujours vivante. Et j’ai
tellement d’amour en stock, vous n’imaginez pas à quel point. À chaque
grossesse, j’ai emmagasiné de l’amour dans mon cœur. Au final, ça fait
beaucoup d’amour et aucun enfant à qui le donner. Il y a Ernest maintenant,
mais ce n’est pas suffisant, j’ai besoin de plus. Et Camille… C’est son fils,
vous comprenez ?
— Est-ce que cela veut dire que vous avez pardonné à Aymeric ?
— Non. Peut-être, je ne sais pas. À quoi bon en vouloir à quelqu’un qui
n’est plus là, à qui je ne pourrai jamais demander d’explications ? Ce n’est
plus ça qui m’importe. Ce qui m’importe, c’est Camille. Je sais que je ne
suis pas sa mère, et que je ne le serai jamais. Je suis sa belle-mère, ça
compte aussi, non ? Et… je suis prête à m’en contenter.
Juillet 2022
Pour la énième fois, je vérifie que tout est en ordre pour la venue de
Camille. Jamais je n’ai autant dépoussiéré, balayé, lavé, rangé… Il est
9 h 45, Gwenaëlle et lui ne devraient pas tarder à arriver. Je suis réveillée
depuis plusieurs heures déjà, l’impatience et l’excitation n’ayant jamais fait
bon ménage avec le sommeil.
Pour que le petit garçon se sente comme chez lui, j’ai fait quelques
changements dans la chambre d’amis. La pièce, auparavant neutre et
sobrement décorée, est désormais méconnaissable. Je me suis couchée tard
et j’ai mis à profit chaque minute de temps libre depuis que je sais que le
petit garçon va passer la nuit chez moi. J’ai repeint les murs en jaune et
bleu, acheté une parure de lit avec des animaux de la jungle ainsi qu’un
petit bureau en bois blanc sur lequel j’ai posé plusieurs gros pots contenant
feutres, crayons de couleur et autres pastels pour dessiner. La bibliothèque
qui se trouvait déjà dans la pièce, vide, déborde à présent de livres pour
enfants, d’albums, de BD… Des titres que je conseille à longueur de temps,
frustrée de ne pas avoir d’enfant avec qui les lire.
Non sans mal, j’ai fixé au mur plusieurs étagères sur lesquelles sont
venus trouver place des robots Transformer, des petites voitures, quelques
jeux de société, et tout un tas d’autres babioles. Bref, de quoi occuper un
petit garçon de 6 ans.
Après toutes ces années, la pièce ressemble enfin à ce qu’elle aurait
toujours dû être : une chambre d’enfant.
Si Gwenaëlle se montre surprise, je lui dirai que j’ai un neveu qui vient
souvent dormir à la maison.
J’ai fait le plein de glaces, de fruits, de yaourts, mais aussi de ces
fromages sans aucun goût dont les enfants a priori raffolent. Une énorme
boîte de sucettes trône également sur la table de la cuisine. Pour finir, alors
que j’ai essayé de me raisonner, j’ai commandé une machine à pop-corn. Je
nous vois déjà, Camille et moi, blottis l’un contre l’autre sur le canapé, à
regarder un dessin animé Disney, un grand bol de pop-corn à côté de nous.
Dans un cahier, j’ai noté des idées d’activités. Résultat, j’ai de quoi remplir
chaque minute de temps… sur plusieurs semaines.

*
* *
Il est 10 h 03 lorsque Gwenaëlle sonne à la porte. Pour qu’elle ne se
doute pas que je suis derrière à les guetter, j’attends un petit peu avant
d’ouvrir.
Ernest, qui lui n’a pas besoin de réfléchir à chacun de ses faits et gestes,
ni de doser sa démonstration d’affection, me bouscule à peine ai-je
entrouvert. Il aboie et saute sur Camille pour lui débarbouiller la figure à
grands coups de langue.
Étonnamment, le petit garçon est tout calme. Lui que je vois courir et
sauter partout à chacune de nos rencontres, garde sa petite main glissée dans
celle de sa mère. Un sourire discret apparaît sur son visage, mais il n’est pas
suffisant pour dissimuler son anxiété.
— C’est nous ! me lance Gwenaëlle en s’approchant pour me faire la
bise.
— Bonjour ! Allez-y, entrez. Ernest, laisse donc Camille tranquille. Je
suis certaine qu’il était déjà tout propre en arrivant, inutile de le léchouiller
comme ça.
Camille, tenant toujours fermement la main de sa mère, avance de
quelques pas. Ses yeux, alourdis par des larmes qui ne sont pas très loin, se
posent sur chaque meuble, chaque recoin du salon.
— Il n’a pas l’habitude, se sent obligée de justifier Gwenaëlle. À part
chez ma voisine, il ne dort jamais ailleurs qu’à la maison.
— Il avait l’air très enthousiaste pourtant lorsque je lui ai proposé…
— Il l’est, mais ça reste un petit garçon de 6 ans qui va dormir pour la
première fois sans sa maman, dans un lieu qu’il ne connaît pas.
Bien sûr. Avec tous les préparatifs de la chambre et les achats que j’ai
faits, j’ai fini par occulter un élément essentiel : ce n’est pas mon enfant que
j’accueille chez moi, ni celui de mon mari. Mais l’enfant de Gwenaëlle.
Je la regarde s’agenouiller à côté de son fils et lui caresser la joue.
— Est-ce que tu veux qu’on aille voir où tu vas faire dodo ? lui
propose-t-elle.
Camille acquiesce d’un mouvement de tête presque imperceptible.
— C’est par là, dis-je en ouvrant la marche. Je pense que la chambre
devrait te plaire.
Quand j’ouvre la porte, le petit garçon ne peut réprimer un cri
d’exclamation. Interloquée, Gwenaëlle se tourne vers moi.
— J’ai un neveu qui vient très souvent dormir à la maison, dis-je pour
répondre à sa question silencieuse. Avec Amaury… on lui a aménagé cette
chambre… pour qu’il se sente bien quand il passe la nuit ici.
— Maman, maman, regarde, il y a un gros robot rouge comme je veux
pour mon anniversaire.
— C’était le préféré de Gaspard. Il n’y joue plus à présent. Tu peux le
prendre si tu veux. Il n’y verra pas d’inconvénient, j’en suis certaine.
Lentement, Camille lâche la main de sa mère. Il hésite pendant quelques
secondes, partagé entre l’envie de se jeter sur ce jouet désiré et la peur de
s’éloigner de Gwenaëlle. C’est l’envie qui finit par l’emporter, même si son
entrée dans la chambre se fait à pas mesurés.
— Tu as le temps de prendre un café avant d’y aller ? proposé-je.
— Non, c’est mieux si je pars maintenant, me répond-elle. Pour lui
comme pour moi.

*
* *
Après nous être régalés de coquillettes recouvertes de fromage râpé,
nous nous installons sur le canapé pour regarder un dessin animé. Camille a
étalé devant lui les DVD que je possède.
— Celui-là, me dit-il en me tendant celui de La Belle et le Clochard.
Comme ça, Ernest pourra regarder avec nous ! Il y a des chiens dans
l’histoire, ça devrait lui plaire, tu crois pas ?
— Je suis certaine qu’il va adorer ce dessin animé, j’acquiesce en
insérant le disque dans le lecteur.
Je m’installe sur le canapé, me préparant à accueillir Camille, mais il
choisit de s’asseoir par terre, à côté d’Ernest, qu’il entoure de ses bras.
— Si jamais ça fait peur, je mettrai mes mains devant tes yeux, indique-
t-il à mon chien. Et si l’histoire te rend triste, tu as le droit de pleurer. C’est
ce que maman me dit toujours. Même quand on est grand et fort, on a
le droit de pleurer.
Les premières images du dessin animé commencent à défiler. Camille
regarde l’écran, attentif, une main posée sur le dos d’Ernest. Lorsque
Darling donne naissance à son enfant, il me rejoint sur le canapé, même s’il
reste à bonne distance.
— Ma maman, elle a pas de mari. Toi non plus, t’as pas de mari ? me
demande-t-il soudain.
— J’avais un mari. Mais… il est au ciel.
— Ah. Et t’es triste qu’il soit au ciel ?
— Oui. Il me manque beaucoup.
— J’aimerais bien que maman ait un mari. Parce que comme ça,
j’aurais un papa.
Il n’ajoute rien d’autre et continue à regarder le dessin animé. Il rit
devant les bêtises des deux chats siamois, il glousse quand Lady et
Clochard se font un bisou en mangeant un spaghetti, il encourage César
quand celui-ci essaie d’utiliser son flair perdu pour retrouver la trace
de Clochard.
— Est-ce que je peux aller jouer dans la chambre avec les robots ? me
demande-t-il quand le film est terminé.
— Bien sûr, tu es ici chez toi. Est-ce que tu voudras ensuite qu’on joue
aux cartes ? J’ai un jeu de 7 familles sur le thème de Harry Potter.
— Oh ouais ! s’exclame-t-il avant de sauter du canapé et de se diriger
vers la chambre, Ernest sur ses talons.

*
* *
— Dans la famille des professeurs, je demande Dumbledore !
m’indique Camille.
— Pioche !
Le petit garçon se renfrogne et prend de mauvaise grâce une carte sur le
haut du tas.
— Mauvaise pioche, grommelle-t-il. À ton tour.
— Alors, dans la famille des élèves, je voudrais… hum… Je voudrais
Luna Lovegood.
— Oh non, c’est la seule que j’avais ! soupire-t-il en me tendant
néanmoins la carte.
— Merci. Je demande, dans la même famille, Hermione Granger,
continué-je en omettant volontairement l’information qu’il m’a fournie sur
son jeu quelques secondes plus tôt.
— Pioche ! s’exclame-t-il tout heureux. À quoi il ressemblait ton mari ?
Est-ce qu’il était gentil ? me questionne-t-il sans crier gare.
— Si tu veux, je te montrerai des photos une fois que nous aurons fini la
partie. Ça te dit ?
— D’accord. Mais seulement si je gagne ! Et tu fais pas exprès de
perdre, hein ? J’suis plus un bébé, moi.
— Je te le promets.

*
* *
Après une partie remportée haut la main par Camille, sans presque que
je fasse exprès de perdre, nous sommes de nouveau assis sur le canapé, un
album photo ouvert devant nous sur la table basse.
— Ces photos ont été prises le jour de notre mariage.
— Comme elle était belle ta robe ! Et tu as réussi à pas marcher
dessus ? Comment tu faisais, on voit même pas tes chaussures !
— Ça, c’est parce que je faisais très attention.
— C’est lui ton mari ? me demande-t-il en désignant Aymeric.
— Oui, c’est lui.
— Il a l’air gentil comme mari.
J’ai envie de lui dire la vérité, de lui avouer que cet homme sur la photo
n’était pas seulement mon mari, mais aussi son papa. Mais je n’en ai pas le
droit. Et puis quelle cruauté de découvrir le visage de son père et
d’apprendre en même temps l’impossibilité de le rencontrer. Pour la énième
fois, je me demande si nous aurions pu faire les choses autrement.
Pendant près d’une demi-heure, nous parcourons les albums photo, je
lui parle d’Aymeric, lui raconte l’homme qu’il était. Quand il est évident
qu’il en a assez, je lui propose d’aller lui préparer un bon bain.
— Avec de la mousse ?
— Oui, avec de la mousse si ça peut te faire plaisir.
— Est-ce que tu me feras une barbe comme si j’étais un vieux
monsieur ? Maman, elle me fait toujours une barbe avec la mousse.
— Une barbe, une perruque, tout ce que tu voudras, je lui réponds en
riant.
*
* *
Je profite de ce que Camille soit dans le bain – je l’entends rire à gorge
déployée et devine sans mal qu’il est en train de jeter de l’eau sur Ernest
qui, de son côté, doit faire des bonds pour essayer de choper les gouttes en
plein vol – pour ranger tous les puzzles et autres jeux de société que nous
avons sortis dans le salon.
Je referme également les albums photo afin de les remettre à leur place.

*
* *
Le soir venu, malgré la journée riche en jeux et en activités qu’il a
passée, l’anxiété pointe à nouveau le bout de son nez. La tête sur l’oreiller,
son petit corps perdu sous la couette, au milieu de ce grand lit, Camille fait
reculer autant que possible le moment d’éteindre la lumière et de se
retrouver seul dans le noir.
— Est-ce qu’Ernest peut rester dormir avec moi ? me demande-t-il
après la lecture d’une troisième histoire.
— Pose-lui la question.
Il me dévisage, intrigué, puis s’exécute.
— Ernest ? Est-ce que tu veux dormir avec moi ?
Mon chien, jusque-là resté sagement par terre à mes pieds, lève la tête
quand il entend son nom et me regarde. D’un hochement, je lui donne mon
approbation. Il ne lui en faut pas plus pour sauter d’un bond sur le lit et se
lover contre Camille aussi vite qu’il est monté.
Le petit éclate de rire. Je voudrais pouvoir capturer cet incroyable son
dans une boîte, une boîte que je pourrais ouvrir à chaque coup de mou. J’ai
tellement prié pour que des rires d’enfant retentissent entre les murs de cette
maison. J’ai tellement pleuré de ne pas avoir eu la chance de connaître ça.
— Bonne nuit Camille, fais de beaux rêves.
— Bonne nuit…
— Tu peux m’appeler Alice, ou même tata Alice si tu veux, je lui
réponds, devinant son hésitation.
— Tata Alice ! se réjouit-il. Moi, j’ai pas beaucoup de tatas. Alors que
mes copains à l’école ils en ont plein.
Il bâille, ses yeux papillotent et, en quelques secondes, il s’endort.

*
* *
Gwenaëlle est venue directement de l’aéroport, à peine son vol terminé,
sans prendre le temps de se changer. Camille se précipite dans ses bras.
— Maman, maman ! Regarde ce que tata Alice m’a donné, annonce-t-il
en lui montrant le gros robot rouge qu’il n’a pas quitté du week-end.
Gwenaëlle lève les yeux vers moi.
— Mon neveu ne joue plus avec, j’explique pour justifier ce cadeau
impromptu. Il est un peu trop vieux maintenant. Je suis certaine qu’il sera
ravi de savoir que l’un de ses jouets préférés va avoir une belle et heureuse
seconde vie.
Ce n’est pas ce point qui semble l’ennuyer.
— « Tata Alice » ?
C’est donc celui-là.
— Je me suis dit que c’était plus sympa qu’un simple « Alice ». Comme
il était un peu angoissé… C’était pour dédramatiser. Ça lui a fait plaisir, je
crois. Il m’a dit qu’à la différence de ses copains, il n’avait pas beaucoup de
tatas. Je suis désolée, ce n’était sans doute pas approprié.
Elle semble se détendre.
— Tout s’est bien passé, sinon ?
— Oui, Camille a été adorable. C’est un chouette petit garçon. Et toi,
ton vol ?
— Fatigant, mais ça a été.
— Tant mieux. En tout cas, si tu as besoin à nouveau que je te le garde,
ce sera avec plaisir.
— Je ne voudrais pas abuser. C’était vraiment exceptionnel, cette fois.
Mais c’est gentil à toi.
J’aimerais lui proposer un café, sauf qu’elle ne fait pas mine de vouloir
entrer. Je la sens sur ses gardes.
— On se croisera peut-être au parc dans la semaine ?
— Je ne sais pas trop, j’envisage de poser quelques jours et de partir en
vacances au bord de la mer. Camille ne l’a encore jamais vue.
Elle aurait pu m’en parler quand même, pensé-je instantanément,
comme si j’étais le second parent de la garde alternée. Sauf que je ne suis
rien du tout.
— Alors, on se croisera quand on se croisera. Avec plaisir. Camille, on y
va, lance-t-elle à son fils.
Le petit garçon, qui profitait de ces derniers instants de jeu avec Ernest,
se précipite vers sa maman qui lui prend la main.
— Merci encore de m’avoir dépannée et profite bien de tes jours de
congé, ajoute-t-elle avant de tourner les talons et de se diriger vers sa
voiture, son fils bondissant au bout de la main.
Je la regarde l’attacher sur son siège auto, lui replacer une mèche de
cheveux derrière l’oreille et coller un gros baiser sur son front. Je leur
adresse un signe de la main, puis referme ma porte.
Juillet 2022
Je suis en vacances depuis cinq jours. Et, pour la première fois de ma
vie, je n’ai qu’une envie : reprendre le travail. À quoi bon être en congés
s’il n’y a personne avec qui les partager ? Je me sens si seule. Ernest serait
vexé de m’entendre dire ça. C’est vrai que sa présence est réconfortante,
mais forcée d’admettre qu’elle ne remplace pas celle d’un être humain.
Comment font les autres pour s’habituer à cette soudaine solitude ? Moi, je
n’y arrive pas. Hier soir, en me couchant, j’ai compris que je n’avais pas
prononcé un seul mot de la journée. Pas un seul. Est-ce qu’on peut finir par
perdre l’usage de la parole ?
Je me plaignais de ne jamais avoir de temps pour moi. Maintenant que
j’en ai, que je n’ai même que ça, j’y renoncerais volontiers contre une seule
soirée avec Aymeric. Il me cuisinerait ses spaghettis à la Aymeric, nous
regarderions un film, je l’agacerais à lui poser mille questions sur l’histoire
comme s’il l’avait déjà vu. Nous ferions l’amour sur le canapé, comme
deux adolescents fougueux incapables d’attendre d’être dans la chambre.
Oui, je renoncerais volontiers à tout ce temps pour moi pour quelques
heures de plus avec lui. Même si je lui en veux pour Gwenaëlle.
Grimpée sur un escabeau, éponge à la main, je suis en train de nettoyer
l’intérieur des placards de la cuisine lorsqu’on sonne à la porte. Je me
penche et c’est justement elle que j’aperçois par la fenêtre. Peut-être qu’elle
a changé d’avis et qu’elle ne compte plus partir en vacances, peut-être
qu’elle a réfléchi et qu’elle veut me proposer de partir avec eux ? Être deux
pour s’occuper de Camille, c’est quand même mieux.
Je descends les trois marches de l’escabeau à toute vitesse, attrape un
chiffon pour m’essuyer les mains et me précipite pour lui ouvrir la porte,
tout sourire.
Son visage est fermé, son regard, glacial. Elle me tend une photo.
— Tu m’expliques ?

*
* *
La photo est posée bien à plat au centre de l’îlot de la cuisine. Non loin
de la tasse que j’ai remplie de café brûlant alors que je sais qu’elle n’y
trempera pas les lèvres.
— Comment as-tu eu cette photo ? je finis par lui demander, la voix
rendue rauque par l’émotion.
— Je l’ai trouvée sous l’oreiller de Camille. J’avais prévu de changer
ses draps aujourd’hui. Je rentre dans sa chambre, l’esprit léger, je défais sa
housse de couette, m’apprête à faire pareil avec sa taie d’oreiller, et là,
qu’est-ce que je découvre en le soulevant, une photo de son père ! Père qu’il
n’a jamais vu et dont il ignore l’identité. Imagine un peu ma surprise.
Quand je lui ai demandé d’où venait cette photo, il m’a dit qu’il l’avait prise
chez tata Alice. Et, il s’est mis à pleurer. Parce qu’il avait peur que
TU sois en colère. N’est-ce pas trop mignon ? Il y a de quoi rire, non ?
Apparemment, il l’a prise dans un de tes albums photo pendant que tu étais
en train de lui faire couler un bain. C’est la première fois qu’il fait une
bêtise de ce genre. Vous voulez m’enlever mon fils, c’est ça ? Aymeric et
toi, vous voulez me l’enlever ?
Incrédule, je la vois se lever d’un bond, faisant basculer sa chaise au
passage, et se mettre à appeler mon mari en inspectant les autres pièces du
rez-de-chaussée.
— Aymeric ? Aymeric ? Tu peux sortir de ta cachette ! Je n’ai pas peur
de toi, Camille est mon fils et personne ne changera ça ! crie-t-elle, soudain
au bord de l’hystérie.
— Aymeric est mort… dis-je pour essayer de la calmer, sans succès.
AYMERIC EST MORT, IL EST MORT ! finis-je par hurler à mon tour, en pleurs.

Elle revient dans la cuisine, me regarde pendant de longues secondes,


avant de se rasseoir.
— Je t’ai dit que j’avais perdu mon mari il y a quelques mois. Je ne t’ai
pas menti, en dehors de son prénom. Aymeric est mort des suites d’un
traumatisme crânien causé par un accident de la route. Il était toute ma vie,
je l’aimais plus que tout, sangloté-je.
Je prends une grande inspiration, et pars dans le salon. Quelques
minutes plus tard, les yeux secs, mais rougis, je tends à Gwenaëlle une
enveloppe.
— J’ai tout appris par cette lettre, chez le notaire. Vas-y, lis.
Elle hésite puis finit par prendre l’enveloppe et par en sortir les feuillets
qu’elle survole en silence.
— Il ne t’avait jamais dit…
— Non. Ni qu’il m’avait trompée, ni que de cette liaison était né un
enfant. Je ne me suis doutée de rien, j’avais confiance. Alors même que j’ai
grandi avec un père qui passait son temps à culbuter ses secrétaires.
Pathétique, non ? Tu vois, toi et moi avons eu une enfance assez similaire.
— Je suis désolée…
— De quoi ? D’avoir couché avec mon mari ? D’avoir eu un enfant de
lui alors que moi je n’ai jamais eu cette chance ?
— Non… Que tu l’aies appris comme ça. Je suis désolée. Je ne pensais
pas… Quand j’ai écrit cette lettre, je n’avais aucune idée… Je savais juste
que tu avais fait une fausse couche, je ne pensais pas que vous n’aviez
jamais réussi à avoir d’enfant…
— Je n’ai pas eu ce bonheur, non. Et de savoir qu’il a parlé de ça avec
toi… Jamais je ne l’aurais cru capable de me trahir à ce point, jamais.
— Il ne s’est pas étalé sur le sujet. Il l’a évoqué une fois, et j’ai vu dans
son regard qu’il en souffrait.
Elle saisit la photo restée au milieu de la table et la caresse du bout des
doigts.
— Comment m’as-tu trouvée ?
— C’est toi qui es venue à moi. Je n’avais aucune idée de qui tu étais,
mais quand vous vous êtes présentés à la médiathèque, Camille et toi, lors
de l’après-midi Harry Potter… il n’y avait aucun doute. Il te ressemble
beaucoup. Il a aussi des traits d’Aymeric. Puis… j’ai regardé tes réseaux
sociaux, et j’ai vu que tu allais souvent au parc avec Camille. La suite, tu la
connais.
— Pourquoi ne pas m’avoir dit la vérité ?
— À vrai dire, je ne sais pas. J’étais en colère. Contre Aymeric. Contre
toi, aussi. Parce que la vie t’a accordé ce qu’elle m’a toujours refusé.
Pourtant, quand je vous ai rencontrés, j’ai réalisé qu’à travers ce fils, je ne
l’avais pas tout à fait perdu. Et je me suis attachée à Camille, ainsi qu’à toi.
Elle ne répond rien, les yeux fixés sur la photo.
— J’espère que tu pourras me pardonner, Gwenaëlle, je reprends d’une
voix mal assurée. J’aimerais tellement pouvoir rester tata Alice. Je ne tiens
pas forcément à ce qu’il sache pour son père, ni qui je suis. Je ne suis pas
une menace, je te le promets, même si je sais que de prime abord, j’ai tout
l’air d’en être une. Tu aurais voulu qu’Aymeric soit libre pour tomber
amoureux, je voulais plus que tout avoir un enfant avec lui. Au fond,
chacune de nous a eu un bout de ce que l’autre désirait.
Elle se lève, repose la photo sur les lettres.
— Tu aurais dû me dire qui tu étais. Tout ça… Tu aurais dû me le dire.
Elle se dirige vers l’entrée puis marque un temps d’arrêt.
— Je suis désolée pour la mort de ton mari. C’était quelqu’un de bien. Il
t’aimait, je n’ai jamais eu le moindre doute là-dessus.
Doucement, elle referme la porte derrière elle.

*
* *
La dernière phrase prononcée par Gwenaëlle ne m’a pas quittée depuis
qu’elle est partie. Elle tourne et retourne dans mon esprit.
Je me brosse les dents, face au miroir de la salle de bains. Je me regarde
droit dans les yeux, à la recherche d’une vérité.
Je suis désolée pour la mort de ton mari.
Je ne sais plus si moi, j’en suis désolée. Il me manque infiniment et il ne
se passe pas une journée sans que je pense à lui, mais là, face au miroir, je
ne sais pas si j’en suis désolée. Et je me sens monstrueuse de ressentir ça.
M’aurait-il un jour dit la vérité sur l’existence de son fils ? Aymeric
vivant, est-ce que j’aurais fini par accepter cette idée et eu envie de
rencontrer Camille ? Je ne sais pas. Pour être honnête avec moi-même, je
n’en suis pas certaine.
Je me couche, tente de lire quelques lignes d’un roman avant de
renoncer et d’éteindre la lumière.
À quoi bon se faire du mal avec les « Et si… » ?
Après un temps infini, et quelques larmes que j’ai laissées couler, je
finis par m’endormir.
Mars 2023
J’ai longtemps hésité à venir ici. Peur que l’émotion soit trop forte, peur
d’être incapable de tenir debout face à sa pierre tombale. Ça fait un an à
présent qu’il est parti. Un an que j’ai perdu ma moitié, l’homme que j’avais
choisi comme compagnon de route. La douleur est moins vive aujourd’hui.
Elle n’en demeure pas moins présente.
La gorge nouée, les yeux humides, je me contente de dégager quelques
feuilles du pied, de déplacer les pots de fleurs avant de finalement les
remettre à leur place. Sophie est venue il y a peu, elles sont encore fraîches.
Elle passe régulièrement, elle sait que j’en suis incapable. Ça lui fait du
bien, me dit-elle. Elle fait un petit détour en sortant du travail, elle s’assoit
quelques minutes, parfois un peu plus, et elle lui raconte sa vie, surtout des
anecdotes sans aucun intérêt, admet-elle, parce que ça l’aurait fait rire.
Je ne sais par où commencer. Les mots se bousculent et en même temps
refusent de sortir.
— Tu me manques tellement, dis-je de cette voix brisée qui trahit que
l’on est sur le point de pleurer. Tellement. Je ne sais pas ce qu’il en est de
ton côté, mais sache qu’ici, c’est dur sans toi.
J’essuie mes yeux du revers de la main. Ce n’est pas pour lui dire ça que
je suis là.
— J’ai lu ta lettre. Celle que tu avais laissée au notaire, celle dans
laquelle tu parles de ton fils et de Gwenaëlle. Ça m’a fait un mal de chien,
Aymeric, un mal de chien. Apprendre que tu avais posé tes yeux puis tes
mains sur une autre, ça m’a blessée. Et découvrir qu’elle avait eu un enfant
de toi m’a anéantie. Tu sais mieux que quiconque à quel point ne pas avoir
été mère a été, est, une souffrance pour moi. Je t’en ai voulu et je t’ai
détesté de me faire ressentir ça, alors que je venais de te perdre. Alors oui,
tu as voulu me protéger, ce n’était pas la peine de me faire souffrir puisque
Gwenaëlle ne voulait pas de toi dans la vie de son fils… Mais en agissant
comme tu l’as fait, en écrivant cette lettre, tu m’as ensuite laissée seule face
à cette bombe, et au moment où j’étais le plus vulnérable. Ce jour-là, chez
le notaire, j’ai eu l’impression que l’homme avec lequel je vivais depuis
vingt ans m’était étranger. C’était comme si je te perdais une seconde fois.
» Et puis… j’ai rencontré Camille. Je ne saurai jamais si c’est le hasard
ou le destin. Il est venu avec sa mère à la médiathèque pour participer à une
animation que nous organisions. Je ne connaissais que leurs prénoms, mais
quand mes yeux se sont posés sur ce petit bonhomme, je n’ai eu aucun
doute. Ton fils. Tu ne peux imaginer ce que j’ai ressenti. Je crois que je n’ai
jamais eu aussi mal de toute ma vie. Pourtant il a fallu faire comme si de
rien n’était, comme si c’était un enfant parmi d’autres et pas ce fils que
nous aurions dû avoir ensemble. Je me suis alors embarquée dans une
aventure potentiellement destructrice, mais c’était plus fort que moi, il
fallait que je me rapproche de lui. Sa mère a fini par découvrir qui j’étais, et
que le mari que je lui disais avoir perdu n’était autre que toi, le père de son
enfant.
» J’ai cru que je ne les reverrais plus jamais. Je m’étais fait la promesse
de ne plus les importuner. Et je l’aurais tenue. Et puis, il y a quelques mois,
Gwenaëlle est revenue me voir. Camille lui avait posé des questions sur son
papa, il voulait savoir qui il était et s’il le rencontrerait un jour. Elle savait
que ça n’arriverait jamais, mais qu’il y avait toujours quelqu’un pour lui
parler de toi, de celui que tu étais. Nous avons organisé un petit goûter et
regardé les albums photo, ensemble tous les trois. Je ne saurais dire pour
qui ça a été le plus difficile…
» Aujourd’hui, je suis tata Alice. Camille, ce petit bout de toi, grandit,
rit et s’émerveille de tout. Ta sœur en est gaga. Il lui a fallu digérer, elle
aussi. Pourtant, quand elle a rencontré Camille pour la première fois, c’était
comme s’il avait toujours fait partie de sa vie. Elle lui raconte les bêtises
que tu faisais enfant, et ils en rient tous les deux. Gwenaëlle et lui ont gagné
une nouvelle famille, je ne sais pas si c’est ce que tu aurais voulu. Je veux
croire que oui.
Ma voix se casse. J’ai laissé sortir les mots et couler les phrases en
même temps que les larmes que je n’ai finalement pu retenir.
— Lorsque j’ai appris pour… je me suis demandé si je réussirais un
jour à te pardonner. Je m’en pensais incapable. Je crois que je l’ai fait. Il
restera sans doute toujours une part de moi qui aurait voulu ne pas savoir, et
ce n’est pas toujours facile à accepter… Je suis aussi là pour te dire merci.
Merci de ne pas être parti en emportant ce secret avec toi. Ce que l’on
ignore ne nous fait pas souffrir, mais ne nous apporte rien non plus. Or
Camille m’apporte beaucoup. Faire partie de la vie de ton petit garçon me
rend heureuse et ton absence me paraît moins lourde. Les choses auraient-
elles pu se passer différemment ? Oui, sans doute. J’ai envisagé des tas de
scénarios, avant d’accepter que cela ne servait à rien. La vie a décidé qu’il
en serait ainsi.
Je sors de ma poche un papier plié en quatre. C’est un dessin fait par
Camille pour son papa. « Tu crois qu’il me regarde du ciel quand je
dessine ? » m’a-t-il demandé en me le donnant. Je lui ai répondu : « Je suis
certaine qu’il te regarde, certaine. »
Je cale le dessin sous un pot de fleurs pour qu’il ne s’envole pas, passe
ma main sur la gravure de la pierre.
— Je t’aime, Aymeric.
Juin 2023
Je vérifie une dernière fois que je n’ai rien oublié : le cadeau de Camille
ainsi que le matériel nécessaire pour les activités des petits sorciers sont
dans le coffre. Sans surprise, Camille a souhaité un thème Harry Potter pour
son anniversaire. Ernest saute sur la banquette arrière dès que je lui ouvre la
portière et jappe d’impatience. C’est comme s’il savait où nous allons. Il
adore le petit garçon qui le lui rend bien : l’autre jour, je l’ai entendu lui
murmurer à l’oreille qu’il était son meilleur ami.

*
* *
— Tata Alice ! m’accueille-t-il avec enthousiasme lorsque Gwenaëlle
m’ouvre la porte.
Il a déjà revêtu sa robe de sorcier et je devine sans mal que sa mère a dû
accepter qu’il l’enfile dès le réveil.
— Joyeux anniversaire, mon bonhomme ! Mais… tu n’as pas grandi
depuis la dernière fois ? demandé-je de manière faussement ingénue.
— Ça c’est parce que j’ai 7 ans maintenant ! On est forcément plus
grand quand on a 7 ans. Maman dit que mes pantalons sont comme du feu
sur le plancher. Viens, Ernest, Jules et Quentin sont déjà arrivés, je leur ai
dit que je t’avais appris à faire des tours.
Mon chien aboie et me bouscule presque en suivant le petit garçon vers
le jardin. Si je suis incapable de lui interdire de monter sur le canapé ou de
l’en faire descendre, il obéit en revanche au doigt et à l’œil à Camille quand
celui-ci lui ordonne de s’asseoir, ou de maintenir une friandise en équilibre
sur son museau avant qu’il ne l’avale, ou même de faire une roulade sur le
côté.
— Voilà le matériel pour les activités, dis-je à Gwenaëlle en lui
montrant le carton que je porte. De quoi amuser Camille et ses amis
pendant au moins deux bonnes heures !
— Merci. Suis-moi, on va poser tout ça sur la table de la salle à manger.
Il subsiste toujours une gêne entre Gwenaëlle et moi. Elle a été la
maîtresse de mon mari, je lui ai menti sur mon identité lorsque nous nous
sommes rencontrées… Je ne saurais dire ce que nous sommes l’une pour
l’autre, mais je l’apprécie. Je l’apprécie vraiment. Je ne m’attendais pas à ce
qu’elle frappe de nouveau à ma porte, encore moins qu’elle dise la vérité à
Camille. Je suis heureuse qu’elle ait fait les deux.

*
* *
— Joyeux anniversaire, Camille. Joyeux anniversaire !
Nous chantons tous en chœur alors que Gwenaëlle dépose devant lui un
énorme gâteau en forme de Choixpeau orné de sept bougies incandescentes.
— Vas-y, mon chéri, souffle, l’encourage Gwenaëlle.
Il prend une grande inspiration, gonfle ses poumons puis souffle de
toutes ses forces sur les bougies dont seulement quatre sur sept s’éteignent.
— Ernest, viens m’aider ! demande-t-il à mon chien occupé pour
l’heure à lécher les miettes éparpillées sur le sol par les enfants lors de
l’activité potion, tâche qu’il abandonne sur-le-champ dès qu’il entend son
nom, pour venir se poster à côté de Camille.
Le petit garçon prend une nouvelle inspiration, souffle jusqu’à en
devenir tout rouge et cette fois-ci parvient à éteindre les bougies
récalcitrantes.
Tout le monde applaudit et le félicite. Chaque invité se précipite pour
être le premier à lui donner son cadeau. Il éclate de rire avant de
commencer à en déballer un.
Aymeric, j’espère que, de là où tu es, tu n’en rates pas une seconde.
ET SI…
Février 2022
J’ai fermé les yeux quelques instants et je me suis assoupie. Il n’y a pas
grand-chose à faire dans cette chambre d’hôpital.
Cela fait maintenant cinq jours. Cinq jours qu’Aymeric a eu son
accident. Cinq jours que je n’ai plus entendu le son de sa voix, et que ma
vie est entre parenthèses, suspendue aux bips incessants des machines.
Quand j’arrive, je m’assois dans le fauteuil près du lit. Je n’en bouge
que plusieurs heures plus tard, lorsqu’il est temps de repartir. Parfois, je me
dis que ça ne sert à rien de rester là, immobile pendant des heures ; les
infirmières me préviendraient, s’il y avait du nouveau. Mais je ne peux pas
faire autrement. Il faut que je sois là.
Je ne réussis même pas à lui parler. Le Dr Chèvrefeuille m’y encourage,
sauf que je ne sais pas quoi lui dire. Ce qui me bloque par-dessus tout, c’est
cette certitude qu’il ne réagira pas, que le son de ma voix ne l’atteint pas.
C’est si dur.
Je sursaute soudain. L’une des machines vient de s’emballer et émet un
bip strident et continu. D’autres lui emboîtent le pas.
— Aymeric ?
Je crois qu’il a bougé. Il a bougé ! Il est en train de se réveiller. Je me
mets à hurler :
— S’il vous plaît, quelqu’un, venez vite ! Mon mari… mon mari se
réveille !
Une infirmière entre en trombe dans la chambre, aussitôt suivie par
plusieurs autres blouses blanches.
— Je vais vous demander de vous écarter, madame, me demande l’un
des soignants.
— Aymeric… Mon Dieu, dites-moi qu’il est bien en train de se
réveiller ?
Ma voix a grimpé d’une octave. Mon rythme cardiaque s’accélère.
Aymeric a des gestes désordonnés puis cherche à arracher le tube qu’il a
toujours dans la gorge.
— Monsieur, vous êtes à l’hôpital, commence à expliquer un médecin.
Nous avons dû vous poser ce tube pour vous aider à respirer. Est-ce que
vous comprenez ce que je dis ?
Je scrute le visage de mon mari, aussi impatiente que terrorisée.
Soudain, il hoche la tête. C’est un oui, dites-moi que c’est un oui ? Il a
compris la question et il y répond. Jamais un hochement de tête ne m’aura
rendue aussi heureuse.
— Je vais extraire ce tube de votre trachée, il va falloir souffler très fort.
On y va à un, deux… Voilà, c’est très bien, dit-il après l’avoir extubé. Il est
fort possible que vous ressentiez une gêne importante, mais cela va rentrer
dans l’ordre.
Je n’ai pas émis le moindre son, ni esquissé le moindre mouvement.
Aymeric est en vie. Il est en vie. Je devrais me contenter de ça, pourtant, je
n’y arrive pas. Les mots du Dr Chèvrefeuille n’ont pas quitté mon esprit
depuis cinq jours. Traumatisme crânien, lésions cérébrales, séquelles…
Aymeric tousse, grimace, ferme les yeux puis les rouvre après un temps
qui me paraît interminable. Autour de lui, les soignants s’affairent, vérifient,
j’imagine, que tout va bien. Ce n’est qu’au bout de longues minutes qu’il
tourne enfin la tête vers moi.
— Alice… murmure-t-il d’une voix rauque.
J’éclate en sanglots avant de me précipiter pour le prendre dans mes
bras.
ALICE &
AYMERIC
Février 2022
Il a fallu que je lui apporte les pièces du puzzle manquantes. Hormis la
conversation que nous avons eue le matin avant son accident, et la médaille
d’or de Cizeron et Papadakis, Aymeric ne se souvient pas de ce qui s’est
passé ensuite. Il n’a rien gardé en mémoire de l’accident. Il est tétanisé
lorsque je lui apprends qu’il vient de passer cinq jours dans le coma. Son
corps contusionné le fait souffrir. Il peine à maintenir ses yeux ouverts et
s’assoupit régulièrement, mais il semble aller bien. Je n’ose y croire,
pourtant je m’accroche à cet espoir.
Je tiens sa main fermement dans la mienne et m’y cramponne lorsqu’il
ferme les yeux, attendant égoïstement qu’il les rouvre. Je voudrais qu’il ne
s’endorme pas pendant au moins les vingt-quatre prochaines heures, juste
pour être sûre qu’il est tiré d’affaire, que le pire est derrière nous. C’est à
peine si j’ai pris le temps de prévenir Sophie d’un laconique texto :
« Aymeric est réveillé. Il va bien. »
— C’est toujours non pour ma proposition de voyage en Italie ? me
demande-t-il d’une faible voix.
— Tu as dû mal comprendre ce matin, je m’entends te dire que j’étais
tout à fait d’accord ! Alors, organisons ce petit séjour et partons dès que
possible pour la Toscane.
Il rit, mais très vite le son est remplacé par une longue quinte de toux.
J’essaie de le redresser sans lui faire mal, et l’aide à boire une gorgée d’eau.
— Tu n’as jamais su mentir, poursuit-il une fois qu’il a récupéré son
souffle.
— C’est vrai, j’avoue. Tu sais, ton « ce matin » était il y a cinq jours
pour moi. Cinq jours pendant lesquels j’ai cohabité avec la peur, prié pour
que tu ne meures pas… Ce que j’ai dit ce matin-là, que ce voyage n’était
pas nécessaire, c’était stupide. J’ai failli te perdre, jamais je n’oublierai ce
coup de téléphone et cette sensation de sentir le sol s’ouvrir sous mes pieds.
Je ne veux plus remettre quoi que ce soit à plus tard.
— Tu sais de quoi j’ai envie, là tout de suite ? D’une bonne mousse au
chocolat. Rien que pour ça, jamais je ne t’aurais laissée, me dit-il avant de
s’endormir à nouveau.
Comme d’habitude, je ne m’attends pas à cette repartie et je ne peux
m’empêcher de rire. Aymeric et son super-pouvoir. J’avais envisagé le pire,
lu des témoignages terrifiants, mais c’est bien lui, là, devant moi.

*
* *
— Vous avez eu beaucoup, beaucoup de chance, monsieur Fleury. Vu la
gravité de votre accident, et la durée de votre inconscience, je n’aurais pas
osé parier sur une telle issue. Dans la majorité des cas, les patients s’en
relèvent au mieux avec des séquelles souvent gravissimes, au pire ne s’en
sortent pas. Il faut croire que la vie n’en avait pas fini avec vous.
Je soupire de soulagement d’entendre ces quelques mots de la bouche
du Dr Chèvrefeuille. Même si les derniers jours m’ont rassurée, j’avais
besoin d’une confirmation.
— Comment vous sentez-vous ? demande-t-il à Aymeric.
— J’ai l’impression d’être passé sous un camion, ce qui en fait est un
peu le cas, plaisante-t-il.
— Des maux de tête, pertes d’équilibre, difficultés de langage ?
— Non… Je suis juste très fatigué. C’est à peine si je suis capable de
rester éveillé plus d’une heure.
— Rien d’étonnant à cela, votre corps vient de subir un important
traumatisme, il faut lui laisser du temps pour qu’il s’en remette.
— Quand pensez-vous qu’il pourra rentrer à la maison ? je tente
timidement.
Depuis qu’Aymeric a repris connaissance, je n’attends que ça. Chaque
heure qui passe me fait détester un peu plus cet endroit.
— Je ne vois pas de contre-indication pour une sortie rapide. Si c’est
bon pour vous, je vous prépare les papiers et vous pourrez sortir d’ici
quelques jours. Une fois chez vous, vous devrez continuer à vous reposer.
Évitez les sollicitations trop lumineuses ou sonores pendant quelques jours.
Pareil pour les émotions fortes. Restez au calme et tout ira pour le mieux. Je
me répète : vous êtes un miraculé, monsieur Fleury. J’espère que vous en
avez conscience.
— Je ne me souviens pas de l’accident, mais je sais que je suis passé à
deux doigts d’un coup de sifflet de fin de partie. Croyez-moi, je ne suis pas
près de l’oublier.

*
* *
Pour fêter le retour d’Aymeric à la maison après ces deux semaines
d’hospitalisation, je suis passée chez le traiteur acheter du parmentier de
canard, l’un de ses plats favoris. Alors qu’il est en train de gratiner dans le
four, j’assaisonne une salade verte et je dresse la table.
Fatigué par le trajet, Aymeric est monté s’allonger dès notre arrivée. Je
l’observe à travers la porte entrouverte de notre chambre : il s’est endormi
tout habillé. Un livre tombé de mon côté du lit m’indique une tentative de
lecture infructueuse. Je m’approche à pas feutrés, dépose le livre sur ma
table de chevet avant de me glisser aux côtés d’Aymeric. Sa poitrine se
soulève à intervalles réguliers, son visage est détendu. Il règne dans la
chambre un silence apaisant, entrecoupé de quelques légers ronflements. Je
lui caresse délicatement les cheveux, puis la joue ombrée d’une barbe de
deux jours. Il pousse un soupir et, sans pour autant se réveiller, se tourne
vers moi. Je suis tellement soulagée qu’il n’ait rien, tellement heureuse qu’il
soit là, avec moi, aujourd’hui. Je dépose un baiser sur ses lèvres, il ouvre les
yeux.
— Bonjour, vous, murmure-t-il avant de m’embrasser à son tour et de
m’attirer à lui.
Il me caresse le bas du dos, je frissonne, puis il glisse une jambe entre
les miennes.
— Le Dr Chèvrefeuille a recommandé d’éviter les émotions fortes, dis-
je alors qu’il m’embrasse derrière l’oreille.
— Je me souviens que j’avais très envie de toi le matin de l’accident, et
à l’idée que j’aurais pu… Peu importent les injonctions médicales, la
fatigue ou les bleus sur mes bras, je vais te faire l’amour là tout de suite et
maintenant. Sauf si tu me dis que toi…
Je ne le laisse pas terminer sa phrase et colle ma bouche contre la
sienne.
Le parmentier et la salade verte peuvent attendre, eux.
Mai 2022
Les yeux bandés, je bombarde Aymeric de questions depuis que nous
avons quitté la maison. Sans succès.
— Tu verras bien quand nous y serons, rit-il.
Il conduit désormais sans appréhension ; du moins, si c’est le cas, il
n’en laisse rien paraître. Après sa première tentative, qui s’est soldée par
une crise d’angoisse monumentale – la première de toute sa vie –, j’ai cru
qu’il ne conduirait plus jamais. Mais c’était compter sans sa volonté de fer
et son refus de laisser la peur lui pourrir l’existence. Le lendemain et tous
les jours qui ont suivi, il s’est assis derrière le volant. Voiture à l’arrêt dans
un premier temps, puis conduisant quelques centaines de mètres, jusqu’à
être capable d’effectuer un trajet normal.
— Ça y est, nous y sommes ! Tu peux enlever ton bandeau.
Je ne me le fais pas dire deux fois et me libère.
— Un refuge pour chiens ? demandé-je, sceptique, quand j’identifie le
bâtiment devant lequel nous sommes garés.
— Exact. Sophie m’a dit qu’ils organisaient un week-end d’échanges
avec les bénévoles pour encourager les adoptions.
— Tu veux qu’on adopte un chien ? Mais tu dis tout le temps que c’est
trop de contraintes, qu’avec un animal on ne pourra plus voyager comme
bon nous semble. Sans oublier les poils sur le canapé…
— Je sais ce que j’ai dit, et il n’y a que les imbéciles qui ne changent
pas d’avis, non ? Tu as toujours eu envie d’avoir un chien, et ça faisait un
moment que j’y réfléchissais. Toi, moi et une adorable boule de poils sur le
canapé pour compléter notre famille.
Je lui souris avant de lui sauter au cou.
— Je rêve d’un de ces petits chiens qu’on peut transporter dans un sac à
main panier !
— Va pour un petit chien. Ton choix sera le mien.

*
* *
Nous sommes accueillis par une multitude d’aboiements lorsque nous
entrons dans le refuge. Une dizaine de personnes déambulent dans l’allée,
posant des questions aux bénévoles sur tel ou tel animal.
— Ça fiche un peu le bourdon ce genre d’endroit, me dit Aymeric à
voix basse.
— Tu trouves ? Je te rappelle que c’est toi qui m’as conduite ici, de ton
plein gré.
— Oui, pour adopter un chien. Ça ne veut pas dire que j’aime le lieu.
Bon, allez, tu en choisis un, on signe les papiers et on rentre. Regarde celui-
là, comme il a l’air chou, m’indique-t-il en s’approchant d’un enclos où se
trouve un chien de taille moyenne au pelage brun.
Il tend sa main vers lui et récolte un grognement des plus engageants.
— Non, peut-être pas celui-là finalement, conclut-il en retirant sa main,
ce qui a le mérite de me faire rire.
— Il était sur le point de me bouffer tout cru et, toi, tu rigoles !
bougonne-t-il. Ça promet !
Nous arpentons l’allée, jetant un œil attendri – néanmoins prudent – aux
chiens proposés à l’adoption. Au bout de dix minutes, alors que la magie
n’a opéré avec aucun, je m’apprête à renoncer pour remettre ça à une
prochaine fois. Je n’ai pas envie d’un chien au point d’embarquer le premier
venu. Je veux une évidence. Je tourne les talons devant le dernier enclos,
lorsque mon regard est accroché par deux grands yeux marron qui me
fixent. Des yeux d’une incroyable douceur dans lesquels je devine aussi une
immense inquiétude. Un chien blanc tacheté de noir, ressemblant à un
dalmatien, se tient assis au milieu de son box, secoué de légers
tremblements.
— Il te faudrait un très gros panier en tissu pour transporter celui-là. Et
une sacrée dose de renforcement musculaire, me taquine Aymeric.
Oui, ce chien est beaucoup trop grand, beaucoup trop lourd pour que je
l’emmène partout avec moi. Pourtant, je ne parviens pas à me détacher de
ses yeux.
— Comment s’appelle ce chien ? je demande à une bénévole.
— Il s’appelle Ernest, comme…
— Hemingway, j’interromps la jeune femme.
— C’est ça. Son propriétaire, un vieux monsieur, était apparemment
passionné de littérature américaine. Il a pris ce chien à la mort de sa femme.
Il est décédé à son tour il y a quelques semaines. Aucun membre de la
famille n’a pu le récupérer, hélas.
— Ernest…
À l’écoute de son nom, le chien remue la queue et jappe.
— Tu es sûre qu’il n’est pas trop… imposant ? s’inquiète Aymeric. Il va
prendre toute la place sur le canapé…
— Il est parfait, affirmé-je. Parfait.
Je ne saurais dire pourquoi, mais je sens qu’Ernest est fait pour nous.
Comme s’il nous attendait.
— Qu’en penses-tu, Ernest ? Tu aimerais venir avec nous ?
Il se redresse sur ses quatre pattes, et aboie. Il est l’exact opposé du
chien que j’envisageais. Mais il est majestueux. Je me tourne vers Aymeric
qui me sourit.
— Bienvenue dans la famille, Ernest, dit-il à l’animal.
Mai 2022
Sur mon ordinateur, je suis en train de finaliser les derniers détails de
notre voyage surprise en Italie. Le souvenir de l’accident s’éloigne peu à
peu de notre quotidien. Les hématomes ont disparu, mais le corps
d’Aymeric reste encore fourbu. Toutefois, c’est la fatigue qui est la plus
handicapante. Il a besoin de dormir en cours de journée et tombe comme
une masse à peine la tête posée sur l’oreiller le soir. Le médecin nous avait
prévenus que ce serait sans doute le cas après un tel traumatisme. Même si
je sais que ça commence à jouer sur son moral, je me réjouis de mon côté
qu’il n’y ait que cela.
— Qu’est-ce que tu fais ? me demande-t-il en me rejoignant dans le
salon.
— Et toi, que fais-tu le week-end prochain ?
Il fait mine de feuilleter un agenda imaginaire avant de me répondre :
— Rien du tout ! Je suis libre comme l’air. Pourquoi ?
— Parce que… nous partons pour Florence ! Un petit voyage de quatre
jours rien que toi et moi. Je me suis arrangée avec ta sœur pour Ernest. Elle
est ravie de le prendre chez elle. Je ne lui ai pas mentionné qu’il avait
tendance à mâchouiller les semelles de chaussures… et je t’interdis de le lui
dire ! le menacé-je.
— Le week-end prochain ? Ce n’est pas ce week-end-là que vous faites
votre animation Harry Potter à la médiathèque ?
— C’est ce qui était prévu en effet, mais je l’ai avancée au mercredi
pour pouvoir me libérer. Je culpabilisais un peu, alors j’ai fait un petit
sondage vite fait auprès de nos adhérents et il s’avère que le mercredi est ce
qui par défaut convient le mieux. À nous la Tour de Pise, le Ponte Vecchio,
les pasta et les gelati !
Aymeric m’observe comme s’il me voyait pour la première fois.
— Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai un énorme bouton sur le nez ?
— Non. Et si tel était le cas, ce n’est pas ça qui m’empêcherait de te
trouver belle et de t’aimer comme un fou.
— Qu’est-ce qu’il y a alors ? T’as un drôle d’air.
— Je ne sais pas… je te trouve… différente. Plus enjouée, plus
heureuse. J’aimerais me dire que c’est grâce à moi, mais j’en doute. Tu sais,
je me souviens de ce que tu m’as dit le matin de l’accident. Tu trouvais
notre vie ordinaire, un peu monotone. Je te sentais triste depuis quelque
temps. Qu’est-ce qui a changé ?
— Tu as eu un grave accident qui aurait pu te tuer, voilà ce qui a
changé ! Avant ce matin-là, je n’avais jamais pensé que je pourrais te
perdre. Je prenais notre couple, notre vie, pour un acquis. La vérité, c’est
que rien n’est définitif. Il suffit qu’un abruti grille un feu rouge. Pendant
que tu étais inconscient, j’ai compris que je donnerais n’importe quoi pour
retrouver ce quotidien ordinaire et monotone, tant que je le vivrais avec toi.
— Je ne sais pas si je dois prendre ça pour un compliment. Tu nous
trouves à ce point ennuyeux ? Ne me dis pas que tu comptes te tatouer tout
le corps et devenir une bikeuse ?
J’éclate de rire devant son air horrifié.
— Ha, ha, non, aucun risque ! Je me suis renseignée et les tatouages ça
coûte bien trop cher. Je plaisante. C’est juste que je trouvais notre vie un
peu trop… prévisible. On se lève, on part travailler, puis on rentre, on
mange et on se couche. Et si on n’est pas trop fatigués, on fait l’amour. On
mérite mieux que ça, non ? Toi et moi, on mérite mieux qu’une vie dans
laquelle on s’envoie en l’air le dimanche, une semaine sur deux.
— Je peux faire nettement mieux que ça !
— J’ai aussi compris que ce chemin-là ne s’imposait pas, je poursuis, et
qu’il ne tenait qu’à moi, qu’à nous, de le changer. Je veux le meilleur pour
nous, et je compte bien m’employer à l’obtenir.
Aymeric passe soudain un bras sous mes jambes et me soulève du
canapé. Je pousse un cri.
— Si je peux me permettre, on va d’abord commencer par t’ôter de la
tête cette idée ridicule de sexe un dimanche sur deux, me dit-il en
m’embrassant.

*
* *
Je suis lovée contre Aymeric. J’enroule mes doigts dans les quelques
poils qui poussent sur son torse – qui nous ont valu par le passé des séances
d’échafaudage de théories farfelues, sur pourquoi juste à cet endroit et nulle
part ailleurs. Je me sens bien.
— Je peux te poser une question ? me demande-t-il après plusieurs
minutes de silence, sans cesser de caresser mon dos de sa main douce et
chaude.
Je suis tentée de répondre par une plaisanterie, mais je devine au ton de
sa voix qu’il s’agit de quelque chose de sérieux, alors je me contente
d’acquiescer.
— Il y a quelques années, tu m’as annoncé que tu renonçais à devenir
mère, que c’était devenu trop lourd, trop douloureux. Je me souviens que tu
avais croisé ta cousine enceinte ce jour-là et que ça t’avait mise dans tous
tes états.
Cela fait longtemps que je n’y ai pas repensé. Évidemment, je ne savais
rien de l’histoire derrière la grossesse d’Anita, peut-être était-elle le résultat
d’un parcours médical, d’un long processus. Seulement, mon état d’esprit,
lorsque je l’ai croisée, n’y a vu que facilité et injustice. Aussi, face à ce
ventre rond que je désespérais d’avoir, j’en ai eu assez. Assez de toutes ces
fausses joies, fausses couches, fausses maternités.
— Je me souviens de ce jour-là, effectivement…
— Est-ce que tu regrettes ? Est-ce que, depuis, tu t’es dit que tu avais
pris une mauvaise décision ?
— Non, je finis par répondre après avoir pris le temps de la réflexion.
Non, je ne crois pas. Bien sûr, ça n’a pas été facile de renoncer à quelque
chose auquel je tenais et qui rythmait notre vie depuis des années. Mais très
vite je me suis sentie… soulagée. Ne plus me préoccuper de mes cycles, ne
plus prendre ma température pour repérer l’ovulation, ne plus espérer que
peut-être, cette fois-ci, après chaque test de grossesse positif… J’ai senti
mes épaules s’alléger d’un poids. Pourquoi cette question ?
— À cause de cet accident… Entendre le médecin me répéter que j’ai
eu beaucoup de chance, que je suis passé à deux doigts du cercueil… Ça
remet les choses en perspective. Et je ne sais pas… je me suis dit que si tu
regrettais, il n’était peut-être pas trop tard pour se lancer dans l’aventure.
— Adopter, tu veux dire ? Parce que au cas où tu l’aurais oublié, j’ai
opté il y a longtemps maintenant pour une contraception définitive.
— Oui, adopter. Devenir mère, c’était si important pour toi.
— Pas comme ça. Je ne rejette pas le système et heureusement qu’il
existe et permet de rendre heureuses des tas de familles, mais ce n’est pas
pour moi. Je voulais porter la vie, je voulais un enfant de toi. Ça n’a pas été
possible. J’ai fini par tourner cette page et accepter qu’elle resterait blanche.
Je comprends que survivre à un grave accident chamboule un peu les
choses, pourtant, ça me surprend que ce sujet vienne sur le tapis… Soudain,
ça me percute avec violence. Je réalise que j’ai pris cette décision toute
seule, que j’ai renoncé à devenir mère sans vraiment demander à Aymeric
ce qu’il en était pour lui, sans chercher à savoir ce qu’il ressentait.
— Si tu me poses cette question, c’est parce que toi… tu regrettes ? Tu
voudrais adopter ? Je suis désolée, je ne me suis pas préoccupée de ce que
tu voulais dans cette histoire.
— Je m’imaginais souvent jouer au ballon avec un p’tit gars, ou alors
construire un circuit de train électrique…
— Oh, Aymeric, balbutié-je, gagnée par l’émotion et les remords.
— Mais je ne me voyais pas faire ça sans toi. Si tu avais voulu adopter,
je t’aurais suivie, j’aurais aimé l’enfant comme s’il était le mien… Au fond,
je désirais la même chose que toi. Un bébé qui vienne de nous, que j’aurais
vu pousser sous ton nombril… Je t’aurais aidée à faire la respiration du petit
chien le jour de l’accouchement… La vie… en a décidé autrement. Je
voulais juste m’assurer, tant qu’il en est encore temps, que tu ne le regrettes
pas.
— J’ai accepté. Quand je pense au futur, je le vois sans enfants. J’ai
envie de voyager, d’aller écouter des concerts, de sortir, de manger au
restaurant… Et peut-être que je deviendrai un jour une tata Alice et que je
jouerai les baby-sitters !
— Pour Sophie ?
— Oui, pour Sophie. Elle représente mon dernier espoir ! Je mise tout
sur elle.
Aymeric éclate de rire. Je l’imite. C’est vrai que, connaissant ma belle-
sœur, à moins d’un accident – de contraception, et non de voiture cette
fois –, une grossesse n’est pas du tout dans ses plans.
— Alors, ce sera seulement toi et moi ? me demande Aymeric redevenu
sérieux.
— Oui. Juste toi et moi. Et Ernest ! ajouté-je en repensant à notre
nouveau compagnon à quatre pattes.
— Toi, moi et Ernest. Allons-y comme ça.
Mai 2022
— C’était comment, alors, cette animation Harry Potter ? Raconte ! me
demande Aymeric tandis que je m’affale à ses côtés sur le canapé, à peine
rentrée à la maison.
— Les mômes étaient ravis de leur après-midi, c’était vraiment
chouette. Toutes ces heures de préparation en valaient la peine, mais je suis
épuisée. Soirée sushis, ça te dit ?
— Ils sont déjà commandés. Je me doutais que tu serais fatiguée après
avoir eu à canaliser une vingtaine d’enfants déchaînés.
— Est-ce que je t’ai déjà dit que tu étais le meilleur mari dont une
femme puisse rêver ?
— Je crois, oui, mais tu peux continuer à le dire régulièrement. Depuis
mon accident, il m’arrive d’avoir des pertes de mémoire, plaisante-t-il.
— Je vais éviter, après tu risques de prendre la grosse tête, je réplique
en lui chatouillant les côtes. Tu veux qu’on déjeune ensemble demain ?
— Euh… Demain, je ne suis pas disponible. J’ai un rendez-vous.
Vendredi si tu veux.
— Un rendez-vous ? je demande étonnée. Il y a un souci ? C’est
l’hôpital ? je m’inquiète soudain.
— Non, non. Je vais bien. J’ai juste pris rendez-vous chez le notaire. J’y
pense depuis un moment. L’accident… m’a fait réfléchir et je veux vérifier
que tout est en ordre. Pour le cas où il m’arriverait quelque chose, je veux
m’assurer que tu n’auras pas de mauvaises surprises.
— Ah, d’accord. Tu veux que je vienne avec toi ?
— Je ne voudrais pas t’infliger ça. C’est avec Me Valras et, la dernière
fois que nous l’avons vu, tu l’as trouvé flippant.
— Je t’assure qu’il m’a regardée bizarrement pendant tout le rendez-
vous.
— Il était peut-être ébloui par ta beauté ?
— Ou peut-être qu’il avait l’intention de me tuer et de me découper en
morceaux pour faire de l’engrais pour son jardin potager…
Aymeric éclate de rire.
— Et si tu proposais à Sophie de venir déjeuner avec toi ? Elle n’arrête
pas de me reprocher de t’accaparer. Depuis mon accident, il paraît qu’elle
n’a plus de belle-sœur. Ça ne devrait pas prendre trop de temps chez le
notaire, peut-être que je pourrais vous rejoindre pour le dessert ?
— Bonne idée, je vais lui envoyer un message. Et concernant le notaire,
promets-moi une chose !
— Oui… laquelle ?
— D’en changer ! Promets-moi que la prochaine fois qu’on en aura
besoin d’un, on prendra quelqu’un d’autre.
— Je te le promets. De toute façon, on n’aura pas besoin d’un notaire de
sitôt.

*
* *
Repue de sushis, mes jambes entrelacées dans celles d’Aymeric, la
télécommande entre les mains, je zappe dans l’espoir, un peu fou, de
trouver une émission intéressante à regarder un mercredi soir. Le constat est
sans appel : plus on a de choix à disposition, moins il y a de trucs bien à
regarder à la télévision. C’est comme une sorte de dilution de qualité. J’en
suis rendue aux chaînes sportives, autant dire que…
— Il y a un reportage sur le patinage artistique, regarde ! « Les vingt
championnes les plus emblématiques », je lis sur le bandeau d’information
en me redressant.
À l’écran, Tara Lipinski, petite blondinette toute menue, lors de son
programme libre des Jeux olympiques de Nagano en 1998.
— Tu te rends compte, elle avait 15 ans lorsqu’elle a décroché cette
médaille d’or… Je me souviens que j’avais eu le droit de regarder la finale
en direct. J’aurais tellement voulu que ce soit Michelle Kwan qui l’emporte.
Elle était meilleure que Lipinski. J’ai pleuré à l’annonce des résultats.
— Tu n’as jamais regretté ?
— Hein ? Regretté quoi ? D’avoir arrêté le patinage ?
— Oui.
— Regarde Lipinski, 15 ans et déjà aux JO. Cette année-là, en
comparaison, je ne réussissais même pas à me qualifier pour les
championnats de France et j’avais déjà 16 ans. Je n’étais pas assez douée. Il
n’y a rien à regretter.
— Mais… ça ne te manque pas ? Je sais que Sophie adorait venir vous
voir, toi et ta copine… Comment s’appelait-elle déjà ?
— Janine, je réponds non sans nostalgie, propulsée vingt ans en arrière.
Peut-être que ça me manque un peu, parfois. C’est loin, tout ça. Je serais
probablement incapable de tenir en équilibre sur des patins aujourd’hui.
— Je suis sûr que c’est comme le vélo… On devrait se faire un petit
après-midi patinoire ! lance-t-il.
— Toi ? Sur des patins ? je ne peux m’empêcher de railler avant
d’éclater de rire.
— Eh bien oui, pourquoi pas ? Tu n’arrêtes pas de me parler des fesses
de ce patineur, là, dont tu étais à moitié amoureuse à l’époque…
— Alexeï Yagudin, soupiré-je de désir.
— Oui, bon… On parle d’un type en collant qui sautille sur de la glace.
Ce n’est pas non plus…
Je l’embrasse.
— C’est vrai, tu viendrais avec moi à la patinoire ?
— Bien sûr. Et qui sait, peut-être que tu pourras te présenter aux
championnats de France senior, se moque-t-il à son tour.
À l’écran, Mirai Nagasu entre dans l’histoire en tant que première
patineuse à réussir un triple axel lors d’une olympiade.
Juin 2023
La première fois qu’il a évoqué l’idée, ça m’a fait rire. Nous étions à
Pise en train de faire les mêmes photos trompe-l’œil que tout le monde avec
la Tour. Je me suis dit qu’il n’était pas sérieux, que c’était juste quelque
chose qu’il lançait comme ça, qu’il avait dû boire trop de Spritz.
La deuxième fois, j’ai pensé : pourquoi pas, après tout ? Nous avions
failli connaître le pire avec cet accident de voiture. C’était un soir de
semaine, nous regardions une émission sans intérêt, Ernest entre nous deux
sur le canapé.
La troisième fois, j’ai répondu : « D’accord, faisons-le ! »
Résultat, aujourd’hui, je suis là, à me préparer pour le renouvellement
de nos vœux de mariage, dans une villa louée pour l’occasion, dont la
terrasse offre une vue imprenable sur la baie de Sainte-Maxime.
— Tu es superbe ! s’exclame Sophie en me rejoignant dans la chambre.
Comme la cérémonie devait être intimiste, rassemblant seulement notre
famille et nos amis proches, je ne voulais pas spécialement me mettre sur
mon trente et un. J’avais repéré une petite robe à fleurs et fines bretelles qui
me paraissait parfaite pour l’occasion. C’était compter sans Sophie qui avait
poussé les hauts cris lorsque je la lui avais montrée avant de l’acheter.
— Tu ne comptes tout de même pas porter ça pour ton renouvellement
de vœux ?
— Elle est jolie, non ?
— Très jolie, oui, pour un pique-nique avec des copines. On parle d’un
mariage, là.
— Nous sommes mariés depuis longtemps…
— Et alors ? Quelle différence ? Moi vivante, je m’oppose à ce que tu
portes ce vulgaire bout de tissu ce jour-là.
La vendeuse présente dans les parages a pris la mouche et nous a
ostensiblement ignorées au moment où nous quittions le magasin. Et moi,
j’ai cédé aux arguments et supplications de Sophie.
Maquillée, une pivoine dans les cheveux, je porte une robe en soie près
du corps de couleur ivoire. Seul point commun avec la tenue envisagée, les
petites bretelles. Un collier de perles et des boucles d’oreilles assorties,
offerts par ma belle-sœur pour l’occasion, complètent l’ensemble.
Je dois reconnaître qu’elle avait raison. Je me sens jolie. Alors que
j’apporte la dernière touche en appliquant du rouge à lèvres, je repense
soudain au matin de l’accident. À cette impression de vie ordinaire et terne
que j’ai ressentie en me regardant dans la glace. Ça me paraît tellement loin.
L’accident d’Aymeric, la peur que j’ai eue de le perdre et lui de mourir…
Ce traumatisme nous a fait prendre conscience de la chance que nous
avions, si bien que nous nous sommes employés, lui comme moi, à donner
à notre vie un souffle nouveau, à la saupoudrer d’une pincée
d’extraordinaire.
Je me sens pleinement heureuse.

*
* *
Lorsque je m’avance vers lui sur le tapis rouge déroulé pour l’occasion,
j’ai l’impression qu’il n’y a que nous deux. Je le trouve incroyablement
beau dans son costume gris clair. Il me sourit et c’est comme si je retombais
amoureuse de lui. Ernest est sagement assis à ses pieds. Un nœud papillon
remplace son collier, ça lui donne fière allure.
Je n’entends pas ce que dit le maître de cérémonie, mes yeux sont rivés
à ceux d’Aymeric, mes mains trouvent leur place dans les siennes.
— Alice, il y a vingt ans, je t’ai promis de t’aimer dans le bonheur et
dans les épreuves, dans la santé et dans la maladie, tout au long de notre
vie. Des épreuves, nous en avons hélas connues, j’aurais tant voulu te les
épargner. Je t’avais dit qu’être ton mari faisait de moi le plus heureux des
hommes et que j’allais tout mettre en œuvre pour que ce soit la même chose
pour toi. Je suis toujours le plus heureux des hommes. Tant que tu es là, que
nous sommes ensemble, je me sens au complet.
Ernest aboie, sans doute contrarié qu’Aymeric l’ait oublié, ce qui me
fait rire.
— Oui, toi aussi je t’aime, mon chien, dit-il en lui caressant le haut de la
tête. Tant que tu es là, reprend-il pour l’animal vexé, que nous sommes tous
les trois avec notre chien, donc, je me sens au complet. Je renouvelle ma
promesse de te rendre heureuse. Sache que je t’aime chaque jour un peu
plus et que j’ignorais moi-même que cela pouvait être possible.
Mes yeux se brouillent. Je ne sais plus ce que j’ai prévu de dire.
Personne ne compte plus que cet homme qui se tient face à moi, que j’ai
choisi comme compagnon de route… J’ai longtemps souffert de ne pas
avoir eu d’enfant, j’en ai voulu à la vie, très fort. Je crois qu’aujourd’hui, je
suis en paix avec elle. Elle a mis Aymeric sur mon chemin, je lui suis
reconnaissante pour ça. Je suis heureuse, et prête à vivre pleinement les
vingt prochaines années.
Épilogue

Alice et Aymeric. Un couple comme il en existe tant d’autres, avec des


secrets, des failles, des doutes, mais un couple qui s’aime.
Un couple brutalement confronté à une épreuve, dont personne ne
connaît l’issue à l’avance, pas même les protagonistes, encore moins les
protagonistes.
Il n’y a pas ici de vérité, juste une variation en trois temps, amenant
leurs lots d’embûches, de découvertes, de souffrances, de renouveau.
Alice et Aymeric, trois avenirs possibles, trois chemins différents. Avec,
pour seule constante, celle de la vie qui s’insinue, même dans les pires
situations. La vie qui se glisse par une brèche, un interstice. Parce qu’elle
est ainsi faite, parce que c’est son essence de trouver, toujours, tout le
temps, un moyen de se frayer un passage.
Il y a là un espoir auquel on peut se raccrocher, qui inspire confiance, et
qui aide à prendre la vie comme elle vient.
N’est-ce pas, au fond, la seule vérité de cette histoire ?
Remerciements

L’écriture d’un roman est un exercice assez solitaire. On est là, face à un
écran ou une page de carnet, seule avec son histoire et ses personnages. À
se demander si l’on prend les bonnes décisions, à écrire puis effacer, à
douter puis à s’enthousiasmer lorsqu’une phrase sonne exactement comme
on le souhaite.
Mais pour que ce roman arrive entre les mains des lecteurs, il y a aussi
tout un travail d’équipe.
Il faut tout d’abord retravailler le texte, le peaufiner, le nettoyer de tous
ces petits parasites qui le rendent moins beau (les adverbes, les « mais », les
verbes faibles, les répétitions, les mots inutiles…). Et pour ça, je peux
compter sur une équipe de choc : Émeline Colpart et Lucie Copet. Ce sont
des allers-retours, des discussions par téléphone, des négociations, des
renoncements parfois. C’est un moment que j’aime toujours autant même
s’il n’est parfois pas facile. Et pour ce roman, dont la construction est
singulière, on en a eu des échanges !
Avant que le texte parte chez l’imprimeur, il doit se faire une dernière
beauté : mise en page et grammaire impeccables sont de mise. C’est
Maryannick Le Du et son équipe de correctrices qui sont à la manœuvre. Et
rien ne leur échappe. Pas la moindre virgule mal placée, pas le moindre
« ne » en trop…
Puis le roman doit être porté par une dynamique commerciale, il faut
donner envie aux représentants de le défendre, aux libraires comme aux
lecteurs de se le procurer. Il y a tellement de romans qui sortent : comment
peut-on se démarquer ? Heureusement, Thomas Girault est là pour ça.
Thomas et ses très bonnes idées, Thomas et ses « J’ai une bonne nouvelle à
t’annoncer ! », Thomas et son enthousiasme communicatif.
La dynamique commerciale pour être puissante a besoin de relais,
d’appuis. Elle a besoin de presse, elle a besoin d’événementiels (salons,
dédicaces). Et tout ça c’est beaucoup de travail, beaucoup de relances,
beaucoup de logistique. Estelle Revelant et Manon Tassy ne lâchent rien,
réactives, à l’affût de la moindre opportunité.
Chacun sait que tout ça serait bien moins efficace sans un bon chef
d’orchestre. Je peux compter sur le meilleur, Florian Lafani. Grâce à lui le
roman est porté, soutenu et peut prendre le meilleur des envols.
Il y a également toutes celles et tous ceux qui sont là pour permettre au
roman de survivre et au bout du compte d’avoir plusieurs vies. Il se fera une
nouvelle beauté en poche avec les équipes de Pocket (Perrine Brehon,
Julie Cartier, Carine Fannius) ; il voyagera vers des contrées lointaines (et si
c’est au Portugal, cela nous vaudra de déguster les meilleures pasteis de
nata de tout Lisbonne à quasi minuit), il s’offrira le petit ou le grand écran,
qui sait ? et ce grâce à Anne-Sophie Millet et Julie Buffaud qui gèrent les
droits dérivés.
Merci, mille fois merci à vous tous pour tout ce travail, pour cet
acharnement à faire de chaque roman un succès toujours plus grand. Je vous
en suis reconnaissante.
Viennent ensuite les libraires, les lecteurs, les blogueurs, ces centaines,
ces milliers de personnes qui diffusent la bonne parole : « Vous n’avez pas
encore lu le dernier Carène Ponte ? Vous devriez, il est super, je l’ai
adoré. »
Et puis, il y a la famille, les ami(e)s, auteur(ice)s ou non, qui sont si
fiers de tout ça, de tout ce parcours, de ce changement de vie à 42 ans.
Chacun sait combien je l’aime et combien il compte pour moi.
Une pensée également pour Andréa Field, mon agente (Librinova), pour
ses talents de négociatrice et son épluchage des contrats. Juste avoir à
« signer ici » c’est quand même fort appréciable.
L’écriture est un exercice solitaire, mais pendant ces longues heures je
suis riche de toutes celles et tous ceux qui m’accompagnent dans cette
aventure, je sais que je peux compter sur elles/eux pour me rassurer, me dire
que oui bien sûr je vais y arriver, que oui bien sûr ça va bien se passer et
que non bien sûr l’avion ne va pas s’écraser…
Pour finir, il reprend sa place habituelle, il y a mon homme qui
s’offusque quand je lui apprends que j’ai dit non pour recevoir à la maison
ma première PLV. « Bien sûr qu’on la veut ! On va la mettre dans le
salon ! »
DE LA MÊME AUTRICE

Un merci de trop, Michel Lafon, 2016 ; Pocket, 2016


Tu as promis que tu vivrais pour moi, Michel Lafon, 2017 ; Pocket, 2017
Lunettes noires, peau de banane et Saint-Valentin, Michel Lafon, 2017
(nouvelle disponible en version numérique)
Avec des si et des peut-être, Michel Lafon, 2018 ; Pocket, 2018
D’ici là, porte-toi bien, Michel Lafon, 2019 ; Pocket, 2019
Vous faites quoi pour Noël ?, Michel Lafon, 2019 ; Pocket, 2020
Et ton cœur qui bat, Michel Lafon, 2020 ; Pocket, 2021
Vous faites quoi pour Noël ? On se marie !, Michel Lafon, 2020 ; Pocket,
2021
La lumière était si parfaite, Fleuve Éditions, 2021 ; Pocket, 2022
Vous reprendrez bien un peu de magie pour Noël ? Fleuve Éditions, 2021 ;
Pocket, 2022
Et que quelqu’un vous tende la main, Fleuve Éditions, 2022 ; Pocket, 2023
Embarquements immédiats pour Noël, Fleuve Éditions, 2022 ; Pocket, 2023

Jeunesse
Gros sur le cœur, Michel Lafon, 2018
Petite référence à la chanson « Grandiose »,
Pomme, 2019, et à la chanson « Je l’aime à mourir »,
Francis Cabrel, 1979, dans certaines pages.

Publié avec l’accord de Librinova

© 2023, Fleuve Éditions, département d’Univers Poche

Couverture : Flamidon.com.
Photos : © Xsandra / iStock – © RK1919 / Vladimirkarp / DaniLana / Shutterstock.

EAN : 978-2-265-15639-5

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