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CHAPITRE 1
CHAPITRE 2
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 5
CHAPITRE 6
CHAPITRE 7
CHAPITRE 8
CHAPITRE 9
CHAPITRE 10
CHAPITRE 11
CHAPITRE 12
CHAPITRE 13
CHAPITRE 14
CHAPITRE 15
CHAPITRE 15
CHAPITRE 16
CHAPITRE 17
CHAPITRE 18
CHAPITRE 19
CHAPITRE 20
CHAPITRE 21
CHAPITRE 22
SORCIÈRE À TEMPS PARTIEL
CHASTITY HOUSTON T. 2
CHRIS MALLORY
Ce texte est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des
personnes vivantes ou mortes, des lieux ou des évènements réels n’est que
pure coïncidence pour laquelle l’auteure décline toute responsabilité.
J’ai sorti la tenue de soirée spéciale boîte branchée, à savoir une minijupe
en cuir noir, un crop top de la même couleur, perfecto en cuir et des talons
vertigineux ainsi qu’un maquillage adapté. Sérieusement, je déchire. Je suis
installée au bar du Blue Lounge de Manhattan, parce qu’en regardant les
tickets de carte bleue de Nadeem, on a remarqué qu’il alternait les deux
clubs. J’ai demandé une heure pour me préparer, et Nadeem a souri d’un air
de dire « les femmes ». En vrai, en quinze minutes j’étais prête, vu que je
sortais de la douche et que mes cheveux étaient déjà coiffés. Mais j’ai passé
le reste du temps à réviser mes fiches sur les démons et je ne voulais pas qu’il
le sache. Il a vraiment l’air dans les ennuis et je ne veux pas qu’il me croie
incompétente. J’ai vraiment envie de l’aider. Du coup, je n’ai pas pris ma
pochette spéciale soirée, où je peux tout juste caser mon téléphone, mes clés
et ma CB, et deux préservatifs, parce que je suis une éternelle optimiste. J’ai
pris un sac en cuir noir où j’ai fourré mon bouquin sur les démons, ma liseuse
avec des ebooks sur les démons et mes fiches. J’ai mis ma ceinture spéciale et
j’ai mes deux lames dans le dos. Je suis prête à buter du démon. J’ai ma petite
idée sur le genre auquel j’ai affaire, mais j’ai peur de me tromper, du coup, je
n’ai rien dit à Nadeem.
Je dois faire la queue pour rentrer, parce que le club vient d’ouvrir et que
le Blue Lounge est déjà précédé par sa réputation d’être l’endroit hype où
s’enjailler. Le physio me jette un coup d’œil et me fait signe de passer, merci
mon décolleté et mes longues jambes. Je me faufile jusqu’au bar, au fond du
club, et j’arrive à attirer l’attention du barman moins de dix minutes après
être rentrée, ce qui est un exploit personnel. Je commande un cocktail, et je le
sirote lentement, parce que du coup je n’ai dîné que des cookies de Dot, et ça
ne fait pas beaucoup. J’ai faim, mais ils ne servent pas à manger ici, même
pas d’amuse-bouches. Je me fais aborder par deux types, que je renvoie
gentiment chez leur maman, et je me pose dos au bar, téléphone d’une main
et cocktail de l’autre, en guettant l’arrivée de Nadeem.
En levant les yeux, je vois une silhouette au balcon privé qui domine la
salle. C’est Pax Hunter, le fondateur de la boîte et le bad boy le plus sexy de
Greenville[1]. Il étend son business, on dirait.
Je me décide pour un deuxième cocktail, histoire de ne pas perdre ma
place au bar. Doucement, Houston, tu es en mission.
Je suis en pleine possession de mes moyens quand j’aperçois enfin le
lieutenant. Du moins, un type qui ressemble comme un jumeau à Nadeem,
mais n’en a ni la démarche ni l’expression. Et je ne parle pas des fringues.
Nadeem porte un costume chic sur une chemise de soie noire ouverte au col,
il sourit et toute sa personne exsude à la fois la confiance et la sensualité à
l’état brut. Plusieurs femmes tentent de l’accrocher tandis qu’il progresse vers
le bar, et il leur sourit en les repoussant gentiment.
Je n’ai pas besoin de me concentrer pour percevoir le démon en lui. C’est
comme s’il avait un curseur au-dessus de la tête. Je plonge le nez dans mon
téléphone, mais avant que j’aie eu le temps de faire semblant de lire un
message, Nadeem s’est fait une place à côté de moi.
— Bonsoir, jolie sorcière.
Même sa voix est différente, plus rauque. Je panique un instant, me
demandant à quels souvenirs de Nadeem le démon a accès pour savoir ce que
je suis. Et puis je me traite d’idiote. Tout comme j’ai vu le démon en lui, il a
vu la sorcière en moi. Je rencontre son regard, sombre, séducteur et qui ferait
craquer n’importe quelle femme hétérosexuelle et je descends lentement le
long de son corps.
— Hello, démon sexy, roucoulé-je.
— Je vous offre un verre ?
Il y va cash, le démon. Ça confirme mon intuition. J’accepte d’un gracieux
hochement de tête. Nadeem/le démon claque des doigts et le barman se rue
pour prendre sa commande. J’ai mon troisième cocktail en main avant même
d’avoir eu le temps de finir le deuxième. Lui-même s’est pris un double
whisky, sec, et a réglé nos consommations.
— Je peux connaître votre nom, jolie sorcière sans peur ?
Une sorcière est censée se barrer quand elle voit un démon, ou alors sortir
ses armes. Seules les vilaines sorcières acceptent de prendre un verre.
— Chase, dis-je, n’ayant aucun intérêt à mentir. Et vous ?
— Jay. Vous êtes toute seule ?
Je lui souris d’un air que j’espère extrêmement sexy, comme j’ai vu le
faire dans les séries télé.
— Plus maintenant, dis-je en passant ma main sur la sienne.
Je sais ce qu’il est. Je sais qu’il n’est pas Nadeem. Je sais ce qu’il veut. Et
pourtant, je subis son attraction démoniaque. J’imagine ce qu’une femme
sans aucun pouvoir magique et esseulée doit ressentir face à ce splendide
spécimen de séduction virile. Et ça me met en colère.
Le démon me sourit.
— Vous savez ce que je veux, n’est-ce pas ?
— Évidemment. Je sais ce que vous pouvez me donner, aussi.
— Un échange de bons principes ?
— Exactement, dis-je en finissant mon cocktail.
Je devrais me sentir euphorique, mais le danger me garde les pieds sur
terre. Nadeem m’invite à danser et je pose mon verre pour le suivre. J’ai
laissé mon sac au vestiaire et gardé seulement mon téléphone et ma carte
bleue. Et mes précieuses lames.
Le démon m’enlace tandis que la voix rauque d’Adèle se déverse sur nous.
J’ai un mal fou à garder mon sang-froid. Le démon est collé contre moi, et il
est déjà excité. Ses mains explorent mon corps. Son souffle chaud me caresse
la peau. Ce démon ne serait pas dans la peau de Nadeem, je crois que je
serais en train de perdre la tête. Ça m’aide qu’il ait choisi de posséder le corps
d’un homme pour lequel je n’ai pas le moindre désir.
Alors qu’il glisse ses mains dans mon dos, je me tourne pour frotter mon
postérieur contre la partie virile de son anatomie, avant tout pour qu’il ne
sente pas mes poignards dans leur ceinture. Il en profite pour caresser ma
peau entre le crop top et la ceinture de la minijupe. Bon sang, j’ai les joues en
feu et le reste commence à brûler aussi.
Je me retourne et je le regarde droit dans les yeux. Les yeux sombres de
Nadeem m’hypnotisent.
— Si on se trouvait un coin tranquille ? suggéré-je.
Avant que je ne perde le peu de contrôle qu’il me reste. Le démon me
sourit et me dit que nous pouvons aller dans la ruelle voisine. J’accepte, mais
je me dérobe à sa main qui m’entraîne.
— Il faut que je récupère mon sac et que je me repoudre le nez, crié-je
pour me faire entendre par-dessus la musique. Prenez-vous un autre verre,
j’en ai pour deux minutes.
Il se met à rire, et obéit, se commandant un autre double whisky. Nadeem
va se réveiller avec un sacré taux d’alcoolémie. Je fonce au vestiaire,
récupère mon sac et m’engouffre dans les toilettes. Je prends mon livre et
l’ouvre au chapitre des incubes.
CHAPITRE 4
Les incubes sont moins connus que les succubes, leurs pendants féminins,
mais ils fonctionnent sur le même principe. Ils se nourrissent d’énergie
sexuelle en attirant leur proie et la leur en volant pendant l’acte. En bref,
l’humaine qui fait l’amour avec un incube a droit à un magnifique orgasme,
mais voit sa vie raccourcir de quelques jours sans même s’en rendre compte.
Si un incube a vraiment faim, il peut aller jusqu’à tuer sa proie. D’après mon
livre, qui a été écrit il y a tout juste dix ans et remis à jour régulièrement, les
incubes modernes ne sont pas complètement cons. Ils évitent de tuer, surtout
dans les grandes villes, parce que ça finirait par se voir. Ils préfèrent
ponctionner un peu d’énergie ici et là, souvent, hantant les lieux de drague.
J’ai lu tout ça avant de partir. J’ai aussi appris l’incantation pour le faire
sortir du corps de Nadeem et le tuer. Je révise comme une étudiante avant un
oral particulièrement important, je me répète l’incantation plusieurs fois et
sors des toilettes juste au moment où le démon vient voir ce que je fabrique.
Je me frotte le nez, comme si j’étais vraiment entrée dans le cubicule pour
sniffer une ligne. Je lui fais un superbe sourire.
— Vous avez ce qu’il faut ? demandé-je alors que nous passons la porte
sur le côté pour nous retrouver dans une petite rue.
Ce n’est pas super romantique. Il y a des poubelles pas loin, des bouches
de métro qui fument, et d’autres couples qui ont eu la même idée. Je ne
repère aucun démon dans le lot.
Le démon sort une capote de sa poche.
— Je suis un démon moderne, sourit-il.
Il y a vraiment des sorcières qui baisent avec un démon ? Juste pour un
méga orgasme ?
Le démon ne me laisse pas le temps de réfléchir à ces questions
philosophiques. Il me plaque contre le mur sans brutalité et m’embrasse. Je
ne sais pas si c’est lui ou le lieutenant, mais il embrasse rudement bien, et à
nouveau, je dois me contrôler pour ne pas céder. J’ai envie de tout envoyer
paître et de me laisser prendre à la magie de ce baiser et de ces mains qui se
glissent sous mon top. J’ai mis un soutien-gorge en dentelle, hyper dur à
défaire, histoire de me donner un peu de temps. Je repousse le démon, et je
joue la fille qui en veut plus. Je lui défais sa chemise à la sauvage, et je
caresse ses pectoraux. Il doit aller à la salle de sport, le lieutenant, parce qu’il
a un torse de rêve. Le démon me plaque contre lui et soulève carrément ma
jupe en essayant de m’ôter mon string.
Avant de me lâcher brusquement et de tressaillir, portant la main à son
flanc.
J’ai profité de sa passion pour sortir mes lames et je viens de lui faire une
belle estafilade sur le côté. Désolée, Nadeem, je vous promets que mes lames
sont désinfectées. Je récite mon incantation avec toute ma force de
conviction. Je suis furieuse contre ce putain de démon, qui s’en prend à un
type bien pour le transformer en bête lubrique et voler des jours de vie à des
femmes innocentes. Enfin, pas à moi, parce qu’il a vu que j’étais une sorcière
et pense que je sais ce que je fais. Mais les autres, celles des soirs précédents.
— Espèce de garce ! s’écrie le démon. Je vais te…
Je ne saurai jamais ce qu’il veut me faire, parce que l’incantation l’a attiré
hors du corps de Nadeem via la coupure au flanc, et le corps du lieutenant
part en arrière. Je me retrouve face au démon, et il n’a rien de séduisant,
même sous forme de fumée noire vaguement humaine dont les yeux rouges
brûlent de rage et de haine dans un visage sans traits distinctifs. Je brandis
mes lames et je les enfonce dans ce corps spectral, sentant une résistance.
Hourra, ça veut dire que je suis sur la bonne voie. Je récite la dernière partie
de mon incantation en envoyant une bonne dose d’énergie magique. Le
démon hurle – mais je dois être la seule à l’entendre – et il explose en mille
flammèches noires avant de s’évanouir dans l’air frais de la nuit.
Je reprends mon souffle. J’ai réussi ! Hourra pour Chastity Houston,
sorcière à temps partiel certes, mais qui vient de buter son deuxième démon !
Nadeem, redevenu lui-même, se relève. Il a l’air complètement désorienté.
Je baisse vite fait ma jupe, et lui demande si ça va.
— Je crois, balbutie-t-il.
Il se tâte le flanc et grimace.
— Désolée, dis-je, j’ai dû vous faire une petite entaille pour faire sortir le
démon.
Il hoche la tête, encore sous le choc.
— Vous l’avez vaincu ? C’était quel type de démon ?
Voilà la partie difficile. Expliquer à ce timide qu’il vient d’être possédé
par un démon du sexe.
— Un incube.
— Oh, merde.
Il réalise alors où nous sommes, ce que les autres couples font autour de
nous – notons que personne n’a remarqué notre petit manège, les puissances-
qui-sont en soient remerciées -, voit sa chemise ouverte, et fait le lien avec ce
que je viens de lui apprendre.
— Rassurez-moi, nous n’avons pas…
Il a l’air tellement embarrassé que je n’aie pas le cœur à le taquiner.
— Non, j’ai buté le démon avant, dis-je en remettant mes lames en place.
On a juste dansé.
Il paraît soulagé. Je vais omettre le reste et éviter de lui dire qu’il embrasse
super bien ou qu’il devrait adopter une attitude plus souriante pour être
irrésistible. Il a eu son compte pour ce soir, pas la peine d’en rajouter.
— Merci, Houston, dit-il finalement. Je ne sais pas quoi dire.
— Un merci suffit, réponds-je. Allez, venez, je vais vous raccompagner,
vous tenez à peine debout.
Être libéré d’une possession démoniaque, d’après mon précieux manuel,
vous donne des jambes en coton le temps que le corps ait retrouvé sa propre
balance énergétique.
Nadeem n’insiste pas, il me tend ses clés de voiture et reboutonne sa
chemise. Il conduit également une Ford, et j’apprécie de me glisser derrière le
volant et de passer les vitesses sans devoir forcer, comme sur mon vieux
modèle.
— Vous habitez où ? demandé-je.
— Brooklyn. Pas très loin de chez vous, en fait.
— Je vous emmène chez moi, alors. Vous avez besoin d’un café après tout
ce que vous avez bu.
Il grimace.
— J’ai un arrière-goût plutôt désagréable dans la bouche. J’ai avalé quoi ?
— Deux doubles whiskies, répliqué-je d’un ton amusé.
Il a l’air écœuré. Il est encore déboussolé et somnole un peu pendant le
trajet. Je le laisse se reposer. Je me demande pourquoi le démon s’en est pris
à lui. Un démon peut vous posséder de différentes façons, mais si vous ne
l’invoquez pas et que vous ne vous trouvez pas en situation de faiblesse alors
qu’il surgit, il ne peut pas se glisser en vous comme ça. Sinon tous les
humains seraient possédés par de vrais démons et ce serait la fin du monde.
Je trouve miraculeusement une place où me garer pas trop loin de mon
immeuble et nous nous retrouvons à vider une pleine cafetière de café fort.
Comme je n’ai rien de végétarien au congélateur, je nous fais des sandwiches
beurre de cacahouète/confiture que nous dévorons en silence.
— Ça me rappelle mon enfance, dit Nadeem en se versant un nouveau
café.
— Moi aussi, soupiré-je. Le temps où je ne comptais pas le nombre de
calories que ces trucs contiennent.
Nadeem se met à rire.
— Je compte en séances de sport, confie-t-il.
Vu ses pectoraux, il doit aller à la salle tous les jours. Sa coupure ne
s aignait déjà plus lorsque nous sommes rentrés et il ne gardera pas
de cicatrice.
— Comment est-ce qu’un démon a pu vous posséder ? demandé-je
brusquement.
D’après mon cher manuel, on ne peut être possédé qu’en invoquant un
démon ou en étant la victime de ladite invocation. Je ne vois pas Nadeem
jouer les sorciers du dimanche. Il reste son travail, dont j’ignore beaucoup de
choses.
— Ils font des expériences sur leurs agents, au BES ? demandé-je.
— Non. Je ne me rappelle pas le moment où j’ai été possédé, mais je me
doute de l’identité de la personne qui m’a fait ce petit cadeau.
Houlà, il a l’air en colère, tout à coup.
— Vous voulez m’en dire plus ?
Nadeem hésite.
— C’est lié à une enquête en cours.
Ah. Je comprends. Mais je suis quand même dévorée de curiosité.
— J’espère que vous allez lui botter les fesses.
Son visage s’assombrit encore. Je n’aimerais pas le voir en colère, le
lieutenant. Sous ses airs réservés, quand il monte en régime, ça doit exploser
sec.
— Je ne peux malheureusement rien faire et rien dire, confie-t-il en serrant
les poings. Ce n’est pas l’envie qui me manque, cependant.
— Autrement dit, c’est quelqu’un de puissant ?
Allez, donne-moi un indice, pensé-je. Mais le téléphone de Nadeem sonne
à ce moment-là et je masque une moue de contrariété. Je retourne à la cuisine
pendant qu’il répond. C’est bref, et il me rejoint aussitôt. Il a l’air d’avoir
repris du poil de la bête.
— Je vais devoir vous laisser, dit-il. J’ai un nouveau meurtre sur les bras.
— Lié à votre fameuse affaire avec la personne qui vous a offert à
l’incube ? ne puis-je m’empêcher de demander.
— Oui, reconnaît-il. Puis-je utiliser votre salle de bain pour me changer ?
J’ai une tenue plus adaptée dans ma voiture.
— Bien sûr. Vous êtes en état de conduire ou vous voulez que je vous
emmène ?
Ma voix est si innocente qu’on me donnerait le Bon Dieu sans confession,
mais Nadeem ne se laisse pas prendre. Il se met à rire.
— Vous savez que la curiosité est un vilain défaut ? répond-il.
— Je vous ai sauvé d’un incube, vous pourriez au moins me dire sur quoi
vous enquêtez.
Nadeem doit être plus fatigué qu’il le veut bien le dire, parce qu’il sourit
d’un air indulgent.
— J’enquête sur des meurtres chez les faes.
Celle-là, je ne l’attendais pas. J’en suis encore aux démons dans mes
études, et j’ai rencontré une louve-garou seulement cet après-midi.
— Les fées existent ? m’exclamé-je. Comme la fée Clochette ? Comme la
bonne fée dans la Belle au bois Dormant ?
Oui, j’ai grandi en regardant des Disney. Je connais Mulan par cœur. Et
aussi la Belle et la Bête, parce que je suis une incurable romantique.
Mais Nadeem me détrompe tout de suite.
— Oubliez Disney. Ce ne sont pas des bonnes fées, mais des faes. Ces
créatures sont parmi les pires que je connaisse, à peine un cran au-dessus des
démons. Au moins, eux y vont cash. Les faes sont retors, cruels, et malicieux
au sens premier du terme. Ils adorent duper les humains et les faire souffrir,
juste pour le plaisir.
— Et vous les aidez ? m’étonné-je.
— Le Bureau a conclu un accord avec eux il y a près de soixante ans. Il y
a eu un deuxième meurtre. Je dois y aller. Je vais chercher de quoi me
changer.
Je suis dévorée de curiosité. Je me demande à quoi ressemblent ces faes.
Ont-ils une apparence humaine ? Des oreilles pointues ? Ou bien est-ce que
sont les elfes ? Qui n’existent pas, à part dans les romans de fantasy. À moins
qu’ils existent aussi et que tous les elfes du Seigneur des Anneaux soient
réels. Je pose la question à Nadeem quand il remonte, un sac de sport à la
main. Il m’explique que non, les elfes n’existent pas, et sont inspirés des faes,
et ont des oreilles normales. Zut, pas de Legolas en vrai, alors.
— Et ils vivent où ? demandé-je. C’est un fae qui vous a balancé à un
démon ?
Je suis certaine que je n’ai jamais croisé de créatures faeriques à New
York. À moins que les faes ne soient des êtres minuscules comme Clochette.
Nadeem est amusé par mes questions, mais ne répond pas. Il va pour
entrer dans la salle de bains quand il se retourne brusquement.
— Si le sujet vous intéresse tant que ça, Houston, pourquoi ne pas venir
avec moi ?
CHAPITRE 5
La luminosité change tandis que nous nous enfonçons dans les bois. On
dirait qu’il va faire jour, alors qu’il doit être trois heures du matin à tout
casser. Nadeem m’explique que les faes vivent dans un éternel crépuscule et
que l’endroit où nous entrons est soit contrôlé par la magie, soit dans une
autre dimension proche de la nôtre.
— Comment ça, l’un ou l’autre ? murmuré-je. Vos scientifiques n’en
savent rien ?
— Ils ne comprennent pas vraiment la façon dont les faes peuvent créer
des sortes d’univers parallèles semblables à des bulles. Nous sommes dans le
même Central Park que vous connaissez, mais dans une dimension différente.
— C’est rassurant. Si je pars en courant, trouverai-je un jour la sortie du
parc sur le New York que je connais, ou bien serai-je condamnée à errer dans
des bois sans fin ?
— Aucune idée. Ne partez pas en courant. Ne vous laissez pas distraire
par des rires ou des appels. Restez constamment avec moi.
Nadeem me fout les jetons. Petite, je détestais Alice au pays des
merveilles, justement parce son univers n’avait aucun sens. J’aime bien
comprendre où je suis, où je vais et comment les choses fonctionnent. Je veux
bien admettre la magie, parce qu’elle obéit à des règles qui me semblent
logiques. Je veux bien admettre qu’il existe des dimensions parallèles où
vivent les démons. Mais le monde de l’illusion m’a toujours fait peur. Je pose
la main sur la poignée de mon épée. Je ne regrette pas d’être venue, mais je
suis sous tension.
— On peut entrer dans leur monde sans le vouloir ? Genre, en se
promenant ici, comme des millions de gens ?
— Seulement s’ils veulent vous capturer, répond Nadeem qui me jette un
bref coup d’œil. Je vous ai prévenue, Houston. La faerie n’est pas un monde
de gentils.
— Je commence à le comprendre. Comment est-ce que le loup-garou a pu
entrer s’il n’était pas invité ?
— C’est une excellente question. La reine n’a daigné fournir aucun début
d’explication.
— Pratique, pour enquêter.
— Ils n’ont demandé notre aide que parce qu’ils ont peur et sont
désespérés. C’est très rare que le Bureau soit sollicité en faerie.
— Ils pourraient être un peu plus sympas, alors.
— À leurs yeux, nous ne sommes que de vulgaires enquêteurs. Des
domestiques préposés à une tâche ingrate.
— Ouais, ben, on n’est pas Angleterre au XIXème siècle, murmuré-je. Au
fait, il faut faire la révérence devant leur reine ?
— Non. Vous vous inclinez, c’est tout. De toute façon, laissez-moi parler.
Contentez-vous d’observer, pour l’instant.
— À vos ordres, lieutenant, dis-je en faisant un petit salut militaire.
— Je dis ça pour vous, rétorque Nadeem. Si vous les offensez, ils vont
s’en prendre à vous. La fille de la scientifique qui m’accompagnait la
première fois a failli être jetée en prison parce qu’elle avait parlé à une
princesse sans lui donner son titre de politesse.
— On leur rappelle qu’on est dans une démocratie ? grogné-je.
— Pas ici. Vous êtes en royaume de la Faerie.
Je marmonne quelque chose à propos de la Faerie qui n’est franchement
pas poli et Nadeem se met à rire. Je vois notre guide tressaillir. Je comprends
qu’elle a une super ouïe et a tout entendu. Génial, je vais être précédée par
une réputation de malpolie.
Ça me plaît.
Soudain, une affreuse bête surgit devant nous et s’attaque à moi. Elle me
saute après et bave. Comme elle arrive à peu près à mes genoux, elle retombe
sur son petit derrière en jappant de plus belle. Je suis tout attendrie.
C’est un adorable petit Cavalier King Charles, noir et feu, qui vient me
faire des fêtes. Je me baisse pour le caresser, je lui fais des câlins et soudain,
je fronce les sourcils. Je te connais, toi. Il n’a pas de collier, il n’y a rien qui
ressemble plus à un chien qu’un autre, mais je suis sûre que ce chien est un
des patients de la clinique vétérinaire. Il s’appelle…
— Pollux ! crie une petite voix aiguë. Pollux, reviens tout de suite ici !
La voix a insisté sur le « ici », comme le font les enfants qui comprennent
qu’ils ont le pouvoir de faire obéir un animal. À vrai dire, le jeune maître du
chien a crié « Pollusse » parce qu’il lui manque des dents de devant. Il surgit
en courant lui aussi, et se précipite sur son chien pour le prendre dans ses
bras. C’est bien le chien que nous soignons à la clinique, par contre le petit
m’est inconnu.
Il lève la tête vers moi. Il doit avoir quatre ou cinq ans, est tout blond et
porte une tunique d’un vert pâle qui laisse à découvert ses bras et jambes
encore potelés. Il me fait un grand sourire.
— Bonzour.
— Hello, réponds-je. C’est ton chien ?
D’accord, la question est bateau, mais j’ai une certaine quantité de points
d’interrogation dans la tête. Pollux est le chien de Mrs Van Der Stratten,
bourgeoise de la haute, dont les appartements (parce qu’elle a un appartement
qui est en fait un duplex) se situent dans l’Upper East Side. C’est l’épouse
d’un banquier, mais pas franchement un chargé clientèle. C’est plutôt genre
le mec est au conseil d’administration d’une des banques les plus riches de ce
pays. Mrs Van Der Stratten et moi avons établi des liens presque amicaux, je
dirais, après avoir assisté ensemble à la naissance des petits de son autre
chien, Cérès. La naissance a commencé dans son appartement (à la dame, pas
celui de Cérès, encore qu’avec les riches, je ne serais pas étonnée si la
chienne avait un deux pièces à son nom). Mrs Van Der Stratten, affolée, a
appelé la clinique et le docteur Hamilton et moi sommes allés assister à la
mise à bas. La chienne a eu besoin d’aide, et mon rôle a surtout consisté à
tenir la main de Mrs Van Der Stratten pour qu’elle n’intervienne pas et ne
stresse pas sa chienne, pensant que Hamilton les aidait à la naissance. Dans
l’émotion – assister à une naissance, même de chiots ou de ratounets est
toujours émouvant – Mrs Van Der Stratten nous a offert le thé. Le docteur a
décliné, vu qu’il avait des rendez-vous, mais m’a fait signe d’accepter,
histoire de ne pas froisser une riche cliente. Le thé était bon, et Mrs Van Der
Stratten beaucoup plus sympa que je ne l’avais imaginé. Nous avons papoté
chiens, et Pollux est venu nous rendre visite.
Le gamin hoche la tête.
— Il s’appelle Pollux. Et j’ai un autre chien, c’est une dame, elle s’appelle
Cérès, mais elle est à la maison parce que maman ne veut pas qu’elle vienne
parce qu’elle a eu des petits.
Mrs Van Der Stratten surgit à son tour du bois, et j’ai beau avoir eu
quelques secondes pour comprendre, je manque d’en tomber sur les fesses.
Mrs Van Der Stratten est vêtue d’une tenue vert sombre, avec une longue
tunique sur un pantalon vert clair. C’est elle, sans être elle. Mrs Van Der
Stratten doit avoir dans les trente ans, la fae qui se présente à moi a à peine
l’air d’avoir franchi la vingtaine. Elle fronce les sourcils en me voyant, puis
reporte son attention sur son fils et le chien.
— Ari, je ne veux pas que tu partes en courant comme ça ! gronde-t-elle
gentiment.
— Mais Pollux est parti ! Il fait rien que courir, ce n’est pas ma faute !
Mrs Van Der Stratten pousse un long soupir. Puis elle se tourne vers notre
guide, qui s’incline profondément.
— Je suis désolée, Noble Dame. Ce sont les enquêteurs pour l’affaire qui
préoccupe notre reine.
Mrs Van Der Stratten hoche la tête. Son regard s’attarde sur moi. Pendant
ce temps, Pollux se met à grogner vers les arbres qui bordent le chemin. Il a
toute l’attitude d’un chien qui défend son territoire, mais qui a peur.
— Je vous reconnais, dit finalement Mrs Van Der Stratten à voix basse.
Vous êtes la jeune femme qui travaille pour le docteur Hamilton, n’est-ce
pas ? Vous étiez là quand Cérès a mis bas.
— Oui, madame.
Je ne sais pas trop comment me comporter. À la clinique, je suis tenue de
me montrer hyper polie et respectueuse, même si je ne me laisse pas marcher
sur les pieds. Le nombre de fois où je souris à une cliente alors que j’ai envie
de mordre est tel que je n’y fais même plus attention, comme lorsque
l’héritière qui s’obstine à donner de la crème glacée à son chien vient
s’étonner qu’il soit malade, malgré nos mises en garde.
— Alors, vous êtes aussi une sorcière ? Il m’avait bien semblé en vous
voyant, mais je n’étais pas sûre. Et puis…
Elle va pour ajouter quelque chose, mais se ravise. Elle reporte son
attention sur Pollux, que son jeune maître gronde pour s’être enfui.
— Ce chien est infernal depuis tout à l’heure. Il n’arrête pas de
s’échapper, de grogner et d’aboyer, soupire-t-elle.
Elle prend Pollux dans ses bras et la main de son fils dans la sienne et nous
laisse après un « bonne soirée ». Notre guide reprend son chemin, non sans
qu’elle m’ait jeté un drôle de regard. Nadeem ne fait aucun commentaire,
mais je vois les rouages tourner dans son cerveau. Dans le mien, les questions
se bousculent. Qu’est-ce qu’une femme de la haute fait chez les faes ?
Comment une femme de la haute peut-elle être une fae ?
Tout à coup, nous débouchons dans une vaste clairière, décorée comme
pour une partie de campagne dans la haute. Il y a des lanternes partout, une
estrade avec des musiciens au centre, et une multitude de faes qui déambulent
ou parlent en petits groupes. Ils nous regardent avec condescendance, du
coup je redresse le menton. Ils sont tous vêtus de manteaux, tuniques et de
pantalons, avec de subtiles variations dans les coupes et les couleurs. Je vois
pas mal de vert sapin, qui indique la noblesse, mais aussi beaucoup de
nuances de brun.
Un groupe s’écarte et notre guide nous mène jusqu’au but de notre visite, à
savoir la reine Kalan. Celle-ci est assise sur un trône qui fait corps avec un
arbre centenaire, dont les racines noueuses s’étendent loin du tronc. Je fais
gaffe à ne pas trébucher dessus en m’avançant. La reine est entourée d’une
nuée de faes, hommes et femmes, encore que les distinguer dans cette lumière
est difficile. Tous sont grands, minces, avec de longs cheveux et des fringues
unisexes. Les femmes sont comme notre guide, elles ont peu de formes. Les
hommes sont plutôt minces et athlétiques. Tous ont l’air jeunes, dans les
vingt ou trente ans au maximum.
La reine Kalan cesse la discussion qu’elle menait avec une des dames
d’honneur pour daigner reconnaître notre présence. Notre guide nous
introduit, le lieutenant par son titre, moi, comme « la sorcière Houston ».
J’imite Nadeem qui s’incline légèrement. Je sens la tension dans son corps.
— Notre amie Dame Galleane a été assassinée, annonce la reine sans
même nous dire bonjour. Elle a été égorgée par une bête métamorphe. Nous
avons essayé de vous joindre toute la soirée. Nous sommes mécontentes que
vous preniez ces évènements à la légère !
— Votre Majesté, le lieutenant était avec moi, dis-je lorsque la reine se
tait. Nous combattions ensemble un incube.
Je l’ai regardée droit dans les yeux en disant cela, mais la reine ne fait que
hausser les sourcils. Par contre, une des dames qui l’entoure tressaille. Je
fronce les sourcils. Je suis sûre de la connaître, du moins de connaître son
visage. C’est une grande blonde à l’air dédaigneux, et au visage parfait
éclairé par de grands yeux bleus. Vu la richesse des broderies de son manteau
et les pierreries incrustées, elle ne doit pas connaître les soucis de fin de mois.
— Soit, concède la reine dans sa magnificence. À présent, nous voulons
que vous vous consacriez à résoudre ces meurtres, trouviez le coupable et
nous l’ameniez afin qu’il soit châtié.
— Votre Majesté, je vous rappelle que le coupable appartient au Bureau si
c’est nous qui l’arrêtons, répond Nadeem.
Les yeux de la reine étincèlent de colère. Elle est jeune, elle aussi, pas plus
de vingt-cinq ans, avec de longs cheveux blonds ondulés mêlés de fleurs et de
pierres précieuses, de grands yeux bleus et une beauté presque insoutenable
pour des yeux humains. Elle porte un manteau de coupe élaborée, plus longue
que les autres, d’une couleur bleue nuit rebrodée d’or et de pierreries, sur un
pantalon bleu ciel. Ses bottes sont en cuir de la même couleur et je parie
qu’elles valent une petite fortune.
— Les deux victimes sont des faes, mes dames d’honneur et mes amies,
rétorque la reine avec morgue. Je déciderai du châtiment du coupable. Je
vous rappelle que votre Bureau a conclu un traité d’aide et d’amitié avec
nous. J’ai signé ce traité de ma main, et j’entends qu’il soit respecté.
La voix de la reine s’est à peine élevée, mais il y a quelque chose dans son
ton qui me pousse à penser qu’elle a raison et que nous devons lui obéir. Puis
je réalise qu’elle utilise son glamour sur nous. Nadeem, à mes côtés, se crispe
un peu plus.
— Le lieutenant en référera à ses supérieurs lorsque nous aurons trouvé le
coupable, Votre Majesté, dis-je, oubliant que Nadeem m’a ordonné de me
taire durant l’entretien. Il ne fait que suivre les ordres et la procédure.
La reine m’accorde alors sa pleine attention.
— Approchez, sorcière.
On va dire que je me sens dans mes petits souliers, un peu comme quand
le prof m’appelait au tableau et que je ne savais pas ma leçon, mais je ne me
dégonfle pas. On n’est plus à l’école, et tout à l’heure j’ai dézingué mon
deuxième démon. J’avance de deux pas et je cligne des yeux.
Et tout à coup, je vois la reine sous un autre jour. Je manque de reculer,
parce que le spectacle n’est pas terrible. La ravissante jeune femme aux traits
sublimes fait place à une créature aux traits trop pointus pour être humains,
aux yeux trop grands, et son visage est marqué par les rides. Sa peau est pâle,
presque blanche et ses cheveux ont une teinte approchante, loin du blond
hollywoodien qu’elle présente sous son glamour.
Même sa voix est différente, plus aiguë et sifflante.
— Nous n’aimons pas qu’une sorcière empiète sur les terres sacrées de
notre royaume, mais nous acceptons votre collaboration. Il nous importe
beaucoup de trouver la bête immonde qui a pris la vie de nos bien-aimées
dames Griselda et Galleane. Nous espérons bien qu’une fois cette bête
arrêtée, le Bureau nous laissera appliquer la justice de notre royaume. Une
sorcière devrait comprendre cela. La justice des êtres supérieurs doit
s’appliquer avant celle des mortels.
Que puis-je répondre à cela ? Qu’elle ne se prend pas pour du crottin de
cheval ? Qu’elle devrait descendre de son trône une fois de temps à autre et
balader son royal postérieur parmi le bon peuple ? Nadeem se racle
discrètement la gorge, ce qui me rappelle que je ne suis qu’une invitée, ici.
— Le lieutenant et moi ferons notre devoir, l’un comme l’autre, Votre
Majesté, réponds-je avec tact et diplomatie.
La reine fait un geste dédaigneux pour me faire reculer et reprendre ma
place, loin de sa précieuse personne. Puis elle murmure quelque chose à la
dame d’honneur la plus proche d’elle qui fait une courbette. Okay, je sens
que nous allons avoir une espionne à nos basques. Pourtant, la reine appelle
l’un de ses sujets de sa voix sifflante.
— Kassian !
Un fae s’avance à nos côtés et s’incline profondément. Il est beau gosse,
avec de longs cheveux châtain clair, des yeux bleus et des épaules plus larges
et plus musclées que la plupart des faes mâles présents. Il est tout de noir vêtu
et ne porte qu’un poignard à la ceinture.
— Tu serviras de liaison entre notre personne et ces agents, déclare la
reine. Tu nous rendras compte chaque jour, et tu veilleras à ce que cette
enquête soit menée à bien.
— Oui, Votre Majesté.
Nouvelle courbette, puis le dénommé Kassian nous fait comprendre de le
suivre. Nadeem s’incline et je l’imite, avant de quitter la royale présence.
C’est fou que je me sens hyper républicaine depuis cinq minutes. J’ai
toujours eu un faible pour les royautés, je lis les potins de la cour
d’Angleterre comme si je suivais une sitcom et j’ai regardé le mariage
d’Harry avec une boîte de Kleenex à portée de main. Mais cette reine-là, avec
ses grands airs, me tape sur le système. Une vraie souveraine moderne ne
montre pas son mépris même pour le plus humble de ses sujets. Nous ne
sommes plus au Moyen-âge. Et elle n’est pas plus issue de la volonté divine
ou quoi que ce soit que je ne le suis.
Kassian nous entraîne loin de la grande clairière et nous fait passer par des
sentiers à peine visibles. Il a au moins la grâce de nous attendre quand il voit
qu’il marche trop vite. Nous passons du crépuscule à la nuit puis à nouveau
au crépuscule. C’est bizarre, tout autant que le changement de paysage. Un
instant, je vois un bosquet d’arbres, ensuite il a disparu.
— Vous passez par des sortes de portails, non ? demandé-je tout à coup.
— Bravo, Houston, sourit Nadeem, comme un prof fier que son élève
favorite ait compris un truc avant tout le monde.
— C’est exact, confirme le fae en souriant lui aussi.
Je cligne des yeux, mais je ne vois rien sous son glamour. À vrai dire, il
est beau, mais il n’a rien d’inhumain. Il voit mon petit manège et se met à
rire.
— Je ne peux pas glamouriser, annonce-t-il. Vous me voyez tel que je
suis.
— Pourquoi ? demandé-je, curieuse.
Il sourit.
— Je suis humain, sorcière. Je n’ai aucun pouvoir magique.
— Qu’est-ce vous faites parmi les faes, alors ? demandé-je, curieuse.
— Je suis un serviteur.
— Comment êtes-vous arrivé ici ?
Je suis surprise. Nadeem m’a bien dit qu’il y avait des humains en faerie,
enlevés par les faes pour leur servir de larbins, mais je ne pensais pas en
rencontrer. Je les voyais plutôt enfermés dans des palais à trimer dans la
pénombre pour leurs maîtres.
— Je suis né ici, répond Kassian. Mes parents sont des serviteurs, eux
aussi.
— Et vous n’avez jamais songé à vous enfuir ?
Il s’arrête de marcher et me regarde avec surprise.
— M’enfuir ? Pourquoi ferais-je cela ?
— Vos parents ont été enlevés par les faes, non ?
Kassian se met à rire.
— Ce sont des légendes, sorcière. Mes parents ont été invités par les faes.
Ils étaient des sans-logis. J’aime ma vie ici, et je n’ai aucune raison et aucune
envie de m’enfuir.
Je suis en pleine confusion. Est-ce que les faes l’ont glamourisé pour le
rendre docile et content de son sort ? Est-ce qu’il pense vraiment ce qu’il dit ?
— Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur la nouvelle victime ?
intervient Nadeem tandis que nous reprenons notre marche.
— Dame Galleane était une proche de la reine, sa première dame
d’honneur, sa confidente et son amie. C’est moi qui ai trouvé son corps.
Votre collègue a fait des prélèvements et nous a dit de tout laisser en place
jusqu’à ce que vous puissiez examiner la scène.
— Je vous remercie. Nous aurons peut-être une chance de trouver des
traces du meurtrier, cette fois, répond Nadeem.
— Vous connaissiez la victime ? demandé-je.
J’ai vraiment l’impression d’être dans une série policière ! Je pose des
questions comme une pro. Go Agent Houston !
— Oui, répond Kassian.
— Parce que vous êtes le domestique de la reine ? demandé-je.
À nouveau, Kassian se met à rire. Il a l’air amusé par mes questions.
— Je suis le serviteur personnel de la princesse Aislan, dit-il, pas de la
reine. Dame Galleane faisait partie de l’entourage de Sa Majesté, et du
groupe qui l’entoure en permanence.
— La princesse est l’héritière du trône, n’est-ce pas ? intervient Nadeem.
— Oui. Mais elle ne règnera pas avant des années. La reine est encore
jeune.
Je sens la vénération dans sa voix.
. — Quel genre de personne était Dame Galleane ? demande Nadeem.
On forme un bon duo. Malheureusement, nous sommes face à un témoin
peu coopératif.
— Dame Galleane, comme Dame Griselda, était une amie de Sa Majesté.
Elle était très respectée et très aimée.
Une sainte. C’est dingue ce que les morts se retrouvent brusquement parés
de toutes les qualités.
— Elle avait des ennemis ?
— Pas à ma connaissance.
Il est pire que Nadeem, celui-là ! Il faut lui arracher les mots de la bouche.
— Que faisiez-vous dans les parages ? demande le lieutenant.
— Je venais prier.
Réponse bateau.
— Vous priez les mêmes Dieux que les faes ? s’étonne Nadeem.
— La déesse est la mère de tous, qu’ils soient faes ou humains, répond
Kassian en touchant machinalement son pendentif, une feuille d’arbre en or.
Nous sommes arrivés.
— Je vous préviens, Houston, ça ne va pas être beau à voir, m’annonce
Nadeem alors que nous pénétrons dans une nouvelle clairière, bien plus petite
que la précédente.
Il y a des gardes, du moins ils en donnent l’impression, armés d’épées et
vêtus de marron. Ils entourent un petit monticule rocheux d’où jaillit une eau
pure dans un gazouillis enchanteur. Dans la petite mare naturelle qui s’est
formée au pied de la petite cascade gît le corps de feu Dame Galleane.
Nadeem a raison, ce n’est pas beau à voir.
Elle a la gorge presque arrachée, à tel point que sa tête semble avoir été
séparée de son corps. Une mare de sang entoure ses épaules et sa tête. Dame
Galleane était rousse de son vivant, et ses yeux sombres sont ouverts sur le
vide. Elle portait une tenue vert sapin, avec des pierreries un peu partout et
des fleurs dans les cheveux. Une fois le glamour disparu, elle apparaît comme
une femme d’un certain âge, aux traits pâles et pointus.
— Même mode opératoire que la première, murmure Nadeem en mettant
des gants en latex.
Il examine le corps, prend des photos et des notes sur son portable. Je me
sens un peu inutile. Je m’approche à pas prudents, sous le regard de Kassian
et des gardes. Comme je ne veux pas avoir l’air d’une cruche, je contrôle de
mon mieux la nausée qui monte en moi. Les sandwiches beurre de
cacahouète/confiture menacent de remonter à toute vitesse au fur et à mesure
que l’odeur du sang me prend à la gorge. Je distingue aussi autre chose. Une
aura magique très nette, et ce n’est pas celle des faes.
C’est le même genre de magie que j’ai senti plus tôt dans la journée, celle
d’un loup-garou. Mais je suis bien incapable de dire si c’est l’aura de Patsy
ou une autre. Je n’ai jamais senti qu’un seul métamorphe dans ma jeune vie
de sorcière et je manque d’expérience.
— C’est l’odeur d’un loup-garou, dis-je pour avoir l’air d’apporter
quelque chose au débat.
— Vous la reconnaissez ? demande Nadeem qui s’est relevé.
— Non.
J’ai lu dans un manuel que chaque espèce avait son aura à elle, loups-
garous, vampires, démons et autres créatures magiques, et que chaque
individu avait une sous-aura distincte, si l’on peut dire. Un peu comme
chaque personne a son odeur.
— Je n’espérais pas un miracle, soupire le lieutenant.
— Kassian, comment est-ce qu’un loup-garou peut entrer sur les terres
faes ? demandé-je.
Le jeune homme écarte les bras d’un air impuissant.
— Je l’ignore, sorcière. Nos barrières magiques sont impénétrables pour
les métamorphes.
— À moins qu’un fae ne le fasse entrer ? suggéré-je. Ou un serviteur
humain qui veut se venger ?
— Les humains n’ont pas la possibilité de faire entrer quiconque,
m’apprend Kassian. Il faut être un fae pour ouvrir les portes du royaume. Et
je ne vois pas quel fae pourrait vouloir inviter une bête dans notre royaume ?
Notre royaume. Pas celui des faes. Kassian se considère comme un
citoyen de la faerie.
— Quelqu’un qui veut tuer sans laisser de traces, réponds-je. Qui sort de
ce royaume pour aller dans notre monde ? Dans New York ?
Je me doute que Nadeem a déjà posé ces questions. Je pense à Mrs Van
Der Stratten.
— Certains nobles, parfois, répond Kassian qui s’est tendu. Je ne sais pas
vraiment. Je suis un simple domestique.
— Vous êtes déjà sorti du royaume ?
Est-ce mon imagination ou bien Kassian se trouble-t-il ?
— Cela m’arrive parfois d’escorter la princesse dans votre monde, répond-
il. Je suis navré, sorcière, mais vous devriez poser ces questions à Sa Majesté
et Son Altesse.
— Je l’ai fait, et Sa Majesté m’a dit que cela n’avait rien à voir avec
l’enquête, intervient Nadeem.
— Alors, vous avez votre réponse. Sa Majesté espère que vos méthodes
scientifiques vous permettront de trouver le coupable, répond le fae.
— Nos scientifiques ont fait des prélèvements. Mais je suis ici pour mener
l’enquête de base, et si personne ne répond à mes questions, je ne peux pas
progresser, explique lentement Nadeem comme s’il avait affaire au débile de
la classe.
— Notre monde est trop complexe pour que vous puissiez l’appréhender,
répond Kassian avec morgue.
Eh bien, si même les domestiques humains le prennent de haut, on n’est
pas sortis du sable !
— On n’a pas l’intention d’écrire un manuel sur votre royaume, dis-je.
Nous voulons juste savoir qui a pu faire rentrer un loup-garou. Et est-ce que
le loup peut encore être là, sous forme humaine, en ce moment ?
À nouveau, Kassian fait un geste d’impuissance.
— J’ai voulu interroger les dames d’honneur de la reine, mais elles se sont
amusées à me dire tout et n’importe quoi, sauf à répondre à mes questions,
me confie Nadeem.
— Vous pouvez les voir sous leur glamour ?
— Non, et vous ?
— Oui. Je peux vous dire un truc, la reine est loin d’être aussi sexy qu’elle
en a l’air.
Kassian, qui a entendu mes paroles, a l’air scandalisé.
— On ne peut pas parler de Sa Majesté de cette façon ! proteste-t-il.
J’ai pitié de lui. Il est né serviteur, il n’a aucun espoir de sortir de sa
condition à cause de sa naissance, et il défend la reine bec et ongles. Je
retiens un soupir. Nadeem fait d’ultimes constations, prend en photo les
empreintes de pattes visibles dans la terre meuble et dans l’herbe rase autour
de la source, et annonce aux gardes qu’ils peuvent emmener le corps.
— Et maintenant ? demandé-je.
— Une dame d’honneur assassinée peut être un hasard malencontreux,
deux, c’est soit un serial-killer, soit quelqu’un qui en a après la Cour.
Logique.
— Vous voulez que je vous aide pour interroger les dames d’honneur ?
proposé-je.
Je lis le soulagement dans les yeux de Nadeem. Il n’a visiblement pas
envie de se faire maltraiter une deuxième fois.
— Oui, cela m’aidera beaucoup.
Kassian nous annonce que ces dames vont se retirer pour la nuit et que
nous ne pourrons leur parler que demain. Ce à quoi Nadeem lui rétorque que
son enquête n’attend pas et que sa souveraine veut des résultats, il l’a
entendue comme nous. Je laisse les mâles batailler pour savoir qui pisse le
plus loin et je me tourne vers les gardes, qui enveloppent soigneusement le
corps de Dame Galleane dans un linceul blanc brodé d’or.
— La première dame d’honneur, Dame Griselda, était dans cette
position ? demandé-je.
Les gardes me toisent en silence.
— Je peux considérer votre silence comme une preuve de complicité de
meurtre, lâché-je.
L’un d’eux prend la parole.
— Elle était sur le dos, comme Dame Galleane, la gorge arrachée.
— Et ses bijoux ? Ils étaient toujours là ?
— Oui.
Donc, le loup-garou n’a pas attaqué pour des pierres précieuses.
— Quel est cet endroit ?
Le garde soupire, comme s’il devait répondre aux stupides questions d’une
gamine peu éveillée.
— Le Bois aux Sources est, comme son nom l’indique, une source sacrée.
Nous venons tous régulièrement ici pour prier les Dieux et nous purifier.
— Donc, le fait que Dame Galleane ait été tuée dans cette mare, est-ce un
acte impie ?
Bravo, Chastity, tu causes de mieux en mieux. Ce sont toutes ces lectures
de bouquins magiques qui ont enrichi mon vocabulaire. Ma mère va être
surprise la prochaine fois qu’on va se voir, elle qui me dit que je parle comme
une caissière.
— La source est désacralisée et souillée par le sang de la mort, explique le
garde. Toute la clairière est souillée par la présence de la mort et bien sûr,
celle de la bête. Nous allons devoir purifier cet endroit.
— Et l’autre dame, Griselda, elle était aussi dans un lieu sacré ?
— Non. Elle a été tuée dans les bois.
Donc, le meurtrier ne vise pas spécialement à profaner les lieux sacrés.
— Qu’est-ce que Dame Galleane faisait là ? demandé-je.
Le garde hausse les épaules.
— Comment le saurais-je ? Je ne suis qu’un garde. Elle venait sans doute
prier.
Puis il me tourne le dos, me faisant comprendre qu’il en a marre de moi et
de mes questions. Nadeem s’est approché de moi et il sourit.
— Bravo, Houston, vous devenez un vrai agent.
Je grimace.
— Ne m’insultez pas, vous voulez bien ? Bon, il faut aller interroger ces
dames.
Puis je me rappelle que c’est lui l’enquêteur, et je vais pour m’excuser,
mais il laisse passer. Kassian nous dit de le suivre et de nous dépêcher.
— Désolée, murmuré-je, je ne voulais pas vous donner des ordres.
Il ne s’offense pas. Il a fait de sacrés progrès depuis notre première
rencontre, le lieutenant règlement-règlement.
— Je sais que ça part d’un bon sentiment, Houston. Et les faes coopèreront
plus facilement si c’est une sorcière qui dirige l’enquête… du moins en
apparence.
— Message reçu. Et arrêtez de me faire des compliments, je vais finir par
croire que vous vous foutez de moi.
— Je n’oserais pas. Vous vous débrouillez vraiment bien. Soyez sur vos
gardes avec les dames d’honneur.
— J’ai survécu aux pestes de mon lycée, je devrais pouvoir les affronter.
CHAPITRE 7
— Hé, vous !
Je me retourne. Dans la clairière où les gardes achèvent d’enlever le corps,
une fae m’interpelle. Elle est suivie par une autre, toutes deux vêtues du vert
des nobles. Celle qui m’interpelle est rousse.
— Oui, vous, la médium ! Cela fait des heures que j’attends ! Et cette
pauvre Griselda a passé trois semaines toute seule sans que personne ne lui
parle !
J’ouvre grand la bouche, avant de réaliser que je parle à des fantômes.
Dame Griselda se tient un peu en retrait, mais Dame Galleane se tient droite
et impérieuse.
— Je vous vois, dis-je.
— Évidemment que vous nous voyez, vous êtes une sorcière
nécromancienne ! Qu’est-ce que vous attendez pour trouver nos meurtriers ?
Un loup-garou, ça ne devrait pas être trop compliqué à débusquer par ici,
non ? Et qui est l’humain ? Griselda l’a déjà vu. Qu’est-ce qu’un humain fait
ici ?
— C’est un agent du BES, expliqué-je. Nous sommes là pour mener
l’enquête sur… vos morts respectives.
Nadeem a froncé les sourcils quand je me suis mise à parler dans le vide,
puis a compris, mais Kassian me dévisage comme si j’étais devenue folle. Je
mets les sous-titres en leur expliquant que je vois les deux victimes. Kassian
pâlit un peu.
— Vous êtes une nécromancienne ?
S’il était catholique, je vous jure qu’il se signerait devant la diablerie que
je suis. Il se contente d’agripper son pendentif en forme de feuille et murmure
quelques mots dans sa barbe. Je ne me sens pas du tout un freak.
— Je peux voir les fantômes, réponds-je.
— Demandez-leur, commence Nadeem avant de s’interrompre. Bon, vous
savez quoi leur demander.
— Mesdames, avez-vous vu votre meurtrier ? demandé-je.
— Évidemment ! rétorque Dame Galleane. C’est un loup-garou.
Dame Griselda confirme d’un hochement de tête. Elle est plus pâle que sa
compagne, et son fantôme commence même à s’estomper un peu. Ses pieds
sont flous.
— Pouvez-vous me le décrire ? La couleur de son pelage ?
— Clair, répondent les deux femmes sans hésiter. Entre sable et doré.
Comme Patsy, même si elle a le pelage clairement couleur sable, presque
blanc.
— Et vous n’avez vu personne d’autre ?
— Non.
Griselda secoue la tête.
— Est-ce que vous êtes tombées sur le loup-garou, ou bien est-ce lui qui
vous a trouvées ?
Je vois le regard approbateur de Nadeem. Bravo, Chase, tu commences à
vraiment raisonner comme un enquêteur. À toi le whisky et les jolies femmes
comme dans les meilleurs polars. Sauf que je préfère la vodka et les beaux
garçons, mais c’est un détail. Et je suis sûre que je serais éblouissante avec un
chapeau.
— C’est lui qui m’a attaquée, répond Dame Galleane. J’étais venue prier à
la source, et j’ai entendu son grognement. J’ai à peine eu le temps de me
retourner et il m’a sauté dessus. Je ne me rappelle pas du reste, juste que je
me suis relevée après être morte. Il n’y avait personne, naturellement. Le
loup-garou était parti. Encore heureux qu’il ne m’ait pas dévorée, sinon
j’aurais eu l’air de quoi à mon enterrement ?
Dame Griselda me fait le même récit. Elle se rendait à la cour quand un
loup-garou lui a sauté dessus et lui a dévoré la gorge. Elle s’est réveillée seule
et a erré de longs jours avant de finalement tomber sur Galleane.
— Et durant tous ces jours, avez-vous revu le loup-garou ?
Griselda hésite, puis finit par hocher la tête. Ce n’est pas une bavarde. Je
dois lui arracher les mots de la bouche. Elle est sûre qu’elle a revu le loup-
garou en errant dans les bois, mais elle a eu si peur qu’elle s’est enfuie et est
restée cachée dans des buissons.
— Je savais très bien que j’étais morte, conclut-elle d’une petite voix,
mais j’étais terrifiée.
— Tu as tout le temps peur, Grigri. Tu aurais pu mettre ces trois semaines
à profit pour retrouver ce monstre. Ça m’aurait peut-être évité de mourir !
— Je suis désolée, murmure Griselda.
— Elle n’aurait rien pu empêcher, interviens-je. Vous n’avez pas de prise
sur le réel ? Sur les choses ?
Griselda me fait un petit sourire reconnaissant et passe sa main à travers
un arbre. Galleane soupire, c’est limite si elle ne tape pas du pied.
— Est-ce que l’une de vous deux avait des ennemis ? demandé-je.
Dame Galleane me regarde comme si j’étais l’idiote du village et éclate de
rire. Griselda me jette un regard d’excuse.
— Nous sommes… nous étions des dames de la Cour, m’explique-t-elle.
Nous avions forcément des ennemis. Nous étions proches de la reine. Cela
veut dire qu’on nous sollicitait sans cesse pour des faveurs, et que nous
devions en refuser certaines.
D’accord, ma question était un peu idiote. Je n’ai pas encore pris la
mesure du poids politique des victimes. J’essaie de remettre ça dans un cadre
démocratique. Ces femmes sont l’équivalent des conseillers du président.
Elles devaient être constamment harcelées par des quémandeurs.
— Des noms en particulier ? demandé-je. Des personnes qui pourraient
vous en vouloir parce que vous leur avez refusé une faveur ?
Elles n’en ont pas. Ou du moins personne qui aurait pu leur en vouloir au
point de les assassiner, ce dont je doute fortement. Je suis sûre qu’on ne peut
pas arriver à un certain niveau de pouvoir sans se faire des ennemis prêts à
vous tuer. J’ai beau insister, les deux fantômes restent de marbre, si je puis
m’exprimer ainsi.
— Des querelles personnelles ?
J’apprends que le personnel est mêlé au politique à la Cour. Que ces
dames étaient libres, ce qui signifie qu’elles n’avaient pas contracté d’union
avec un ou une fae, tout en ayant leur lot d’aventures amoureuses. Aucune
d’elle n’avait d’enfant, et je vois un voile de douleur passer dans leurs yeux.
Probablement pas un choix, pensé-je. Dès que je pousse l’interrogatoire un
peu plus loin, les deux dames refusent de répondre sous prétexte de secret
royal.
— Les affaires de notre reine ne vous concernent en rien, et n’ont rien à
voir avec notre mort, répond Dame Galleane. Cherchez plutôt comment un
loup-garou a pu passer nos barrières magiques et vous trouverez votre
coupable avant qu’il ne commette d’autres meurtres.
— Dites à notre reine combien nous l’aimons, dit soudain Dame Griselda.
Dites-lui que nous sommes toujours ses fidèles servantes.
— Je lui transmettrai, promets-je.
Griselda me demande d’assurer à sa souveraine, pour laquelle les deux
femmes semblent avoir une véritable dévotion, que même mortes, les secrets
royaux resteront scellés.
— Est-ce la première attaque de loup-garou ? demandé-je finalement.
Les deux fantômes se regardent et hochent la tête ensemble.
— La première, dit Dame Griselda, depuis que nous sommes installés ici.
— Ce qui remonte à ? demandé-je.
— Une sorcière qui ne connaît pas son histoire, que vous apprend-on de
nos jours ? raille Dame Galleane. Nous avons proclamé ce royaume il y a
deux siècles, jeune fille. Nous avons signé les accords avec le BES en 1961,
selon votre calendrier.
Autrement dit, sous la présidence de Kennedy, un catholique dont la
famille est originaire d’Irlande.
— Nos barrières magiques n’ont jamais été pénétrées, ajoute Dame
Griselda. C’est une première inquiétante. Vous devez nous aider, jeune dame.
— Je m’appelle Chase Houston, me présenté-je.
— Houston ? fait Dame Galleane en haussant les sourcils.
— Comme la ville, oui, souris-je.
Elle va pour faire une remarque, mais ne dit finalement rien.
— Dites à Sa Majesté d’être prudente, me presse Griselda. Cette bête est
puissante. Elle pourrait s’en prendre à elle !
— Ne sois pas stupide, Grigri. La reine est toujours entourée de ses
gardes. Et le palais est encore davantage protégé que la forêt. Je pense plutôt
que ces attaques sont le fait d’un loup-garou qui a pu entrer dans le royaume
et s’est retrouvé piégé. Maintenant, il a faim et il cherche des proies.
J’ai un gros doute sur cette affirmation. Il n’a pas dévoré les corps de ses
victimes.
— Dépêchez-vous de trouver cette bête avant qu’il n’y ait d’autres
victimes ! m’intime Dame Galleane.
Le ton de sa voix implique je devrais faire la révérence et dire « bien,
madame » comme une domestique du temps jadis, mais comme nous sommes
au XXIème siècle et en démocratie, je rejette un peu la tête en arrière et je dis
que je ferai de mon mieux.
Et dire que je ne suis même pas payée pour ce job.
Bon okay, je ne regrette pas d’être venue, malgré le meurtre et le corps
que j’ai vu. Entrer dans le royaume des faes est fascinant. Mais je ne vais pas
leur faire le plaisir de le dire.
— Le lieutenant Nadeem et moi allons faire notre travail, dis-je.
Dame Galleane jette un regard plein de mépris au représentant du BES.
— Je l’ai vu œuvrer ces derniers jours. Ce n’est pas un banal humain qui
va résoudre ces meurtres.
— Ne sous-estimez pas le BES, rétorqué-je. Si le Bureau ne servait à rien,
pourquoi votre reine aurait-elle signé des accords avec eux ?
Et toc ! Je n’ai aucune sympathie pour le Bureau, mais je n’aime pas
qu’on s’en prenne à une personne juste à cause de sa race.
Nadeem me regarde et a un rictus.
— Dites à ces dames que sans les humains, leur royaume n’existerait plus
depuis plus de cinquante ans.
Ces dames ont entendu et foudroient Nadeem du regard.
— Nous partons, décide Dame Galleane. Trouvez le coupable, sorcière, et
livrez-le à notre reine !
Et sur ces mots, elle tourne les talons, attrape le bras de Griselda et toutes
deux s’éloignent de quelques pas avant de se dissoudre dans l’air.
— Que s’est-il passé il y a cinquante ans ? demandé-je.
— Leur royaume a failli être anéanti par une arme expérimentale du BES,
répond Nadeem. Je ne peux pas vous en dire plus. Elles n’ont pas la main,
Houston, c’est nous qui l’avons.
Je ne pousse pas davantage, mais je me promets de cuisiner Nadeem sur
les relations entre le Bureau et les faes. Ça a l’air chaud. Et je vais aller voir
Dot pour lui demander un ou deux livres d’histoire. Bon sang, il ne pourrait
pas exister des documentaires National Geographic sur le sujet, au lieu de
livres ? Ou un podcast ? Je n’ai pas le temps de bouquiner, moi !
Nous nous retrouvons tout à coup dans notre Central Park, tout près du
pont. Je me sens soulagée. Arrivés à la voiture de Nadeem, je vire mon
manteau en cuir et planque mes armes dedans. Le lieutenant enlève veste,
cravate et poignards et les jette sur le siège arrière. Je me mets à rire quand on
se laisse tomber sur les sièges plutôt qu’on ne s’assoit. On a l’air de vieux
équipiers qui décompressent après une journée mouvementée.
— C’est comme ça tous les jours, dans votre taff ? demandé-je tandis qu’il
démarre. Et dire que je pensais qu’être assistante-véto était stressant.
— C’était plutôt calme aujourd’hui, plaisante Nadeem en étouffant un
bâillement.
— Vous voulez que je conduise ? proposé-je.
— Non, tenir le volant va me garder éveillé. Alors, qu’avez-vous pensé de
votre première incursion au royaume des faes ?
— Qu’une partie de mon enfance vient de mourir, soupiré-je. Je ne
pourrais plus jamais regarder Peter Pan et Hook de la même façon. Ni aucun
conte de fées.
— Bienvenue chez les adultes.
— Oh, allez, ne me dites pas que vous ne regardez plus jamais de Disney
parce que vous êtes un adulte.
Nadeem a un sourire un peu triste.
— J’en ai vu quelques-uns avec mon fils.
Et merde ! Chastity, reine des gaffes, le retour.
— Je suis désolée, murmuré-je.
— Je regarde parfois Le Roi Lion, continue-t-il avec un sourire plus
joyeux. Et j’adore Hook. Je suis fan de Robin Williams.
— Moi aussi ! C’est tellement dommage qu’il soit parti si tôt. J’adore Le
Cercle des Poètes Disparus.
— Et Mrs Doubtfire.
Je le regarde d’un air incrédule.
— Mon Dieu, Nadeem, êtes-vous en train de me dire que vous êtes un être
humain qui regarde la télé comme n’importe qui ? Je pensais que vous vous
mettiez en charge quand vous rentrez chez vous pour être prêt pour une
nouvelle journée d’enquête le lendemain !
Croyez-le ou non, mais le sévère lieutenant éclate de rire.
— Touché, reconnaît-il.
— Vous croyez que les faes regardent les films qui parlent d’eux ?
demandé-je.
— Ils n’ont pas la télévision ni Internet, m’apprend Nadeem.
— Pourquoi ? m’étonné-je.
— Il y a quelque chose dans notre technologie – peut-être tout bêtement
l’électricité – qui est incompatible avec leur magie. Nous ne le savons pas
exactement. Ils utilisent une autre source d’énergie. De plus, ils montrent un
dédain marqué pour notre culture.
— Vous voulez dire même les grands philosophes et auteurs ?
Ceux que je n’ai pas lus, évidemment, à part au lycée quand j’y étais
forcée.
— Absolument tout, à part la musique. Une partie du folklore musical
d’Europe du Nord, au sens large, vient d’eux. Ils apprécient la musique
classique. Mais n’allez pas leur parler de rock ou de rap.
— Bref, ce sont des snobs, conclus-je.
— Je ne vais pas vous contredire.
— Pourtant, à les voir glander comme ça dans leur clairière comme à
Versailles, difficile d’imaginer à quoi ils servent. Ils ont… je ne sais pas, des
usines ? Des entreprises ? Leur bouffe, elle vient bien de quelque part ?
— Leur civilisation est préindustrielle et teintée de magie. C’est à cela que
leur servent les humains. À faire le sale boulot.
— Des snobs aristos, de mieux en mieux. Ils n’ont pas connu de
révolution ?
— Pas que je sache. Leur histoire nous est quasiment inconnue. Ils ont le
goût du secret. Ils ont des cours en Europe, qui fonctionnent comme celle-ci,
et peut-être en Russie, mais ce n’est pas sûr.
— Comment sont-ils arrivés ici ?
— Par le bateau, comme vos ancêtres et les miens. Quoiqu’une partie des
miens aient pris l’avion.
Je rigole. Nadeem m’explique qu’une partie de sa famille est arrivée dans
les années 60, tandis que l’autre est venue au début du XXème siècle. Mes
propres ancêtres, d’après ce que j’en sais, ont fait partie d’une des vagues
d’immigrants du début et du milieu du XIXème siècle.
— Pour ces faes qui vivent plusieurs siècles, être là depuis cent ou cent
cinquante ans doit leur sembler être hier, soliloqué-je.
— Certains sont nés sur le Vieux Continent, avant qu’un conflit entre
différentes factions de la cour d’Irlande ne les chasse, m’apprend Nadeem.
Ne me demandez pas l’objet du conflit, personne n’en sait rien. Une partie
des faes d’Irlande ont monté une expédition et sont venus ici. D’autres faes
venues d’Allemagne et des Pays-Bas étaient déjà arrivées, mais ils s’étaient
établis plus à l’intérieur des terres. C’était surtout des faes des bois qui
fuyaient la famine et les guerres. Ces faes-là, à Central Park, sont des nobles
qui n’ont pas renoncé à leurs privilèges. Ils n’avaient pas anticipé que le pays
se peuplerait aussi vite et aussi densément.
— Ils ont une police ? Ou une armée ?
— Non. Ils sont peu nombreux à Central Park, bien qu’ils aient colonisé
tout le parc. La reine a plusieurs compagnies de garde, et certains faes de
basse naissance, ceux en brun sombre, sont chargés de maintenir l’ordre.
Ce sont ces flics qui n’ont ni badge ni flingue qui ont commencé l’enquête
sur la mort de Dame Griselda, pensant avoir affaire à une louve vagabonde.
Mais la reine a fini par leur retirer l’enquête et a demandé l’aide du Bureau.
Nadeem n’a même pas pu rencontrer les flics faes. D’après Kalan, ils n’ont
rien trouvé et ont été affectés à d’autres tâches.
— Bizarre, commenté-je.
— D’après ma capitaine, pas tant que cela. Les faes n’ont pas du tout la
même notion d’enquête que nous. Même en Europe, la police n’a vraiment
commencé à s’organiser comme telle qu’au XVIIIè siècle. Avant, c’était le
guet qui était chargé de maintenir l’ordre.
Je dois avouer que mes connaissances en la matière sont inexistantes.
Nadeem me fait un petit cours sur Bow Street puis Scotland Yard, et me parle
même de la police française de La Reynie. Je vous jure que je vais pouvoir
aller poser ma candidature à Jeopardy à la fin de cette enquête.
C’est mon tour d’étouffer un bâillement le plus discrètement possible.
— Je vous ennuie, constate Nadeem sans s’offenser.
— Non, pas du tout, dis-je en mentant un peu. Ça m’aide à comprendre.
Seulement il est presque cinq heures du matin. Je suis crevée.
— Je n’aurais pas dû vous demander de venir avec moi, se reproche
Nadeem. J’oublie que vous avez une vie et un travail en dehors de vos dons
de sorcière.
— Vous ne me l’avez pas demandé, vous me l’avez proposé. J’aurais pu
refuser.
— Je vous aurais prié de venir si la curiosité n’avait pas été suffisante, dit
tout à coup le lieutenant. Je me sens coupable de vous avoir entraînée là-
dedans.
— Je ne comprends pas.
— Houston, vous savez pourquoi je vous ai proposé de venir avec moi ?
— Parce que je suis une super détective ? avancé-je.
Je ne me suis pas posé la question, à vrai dire.
— Parce que j’avais peur, avoue le lieutenant. Je veux bien affronter des
démons, des vampires ou des métamorphes, mais les faes et leurs illusions
me foutent la trouille. Et je me sens extrêmement mal de vous avoir entraînée
là-dedans, en me planquant derrière vous alors que vous êtes une…
— Si jamais vous dites « une femme », vous allez sérieusement baisser
dans mon estime, le coupé-je.
Il se met à rire.
— Non, j’allais dire une civile. Ma mère et mon épouse m’ont appris à ne
jamais sous-estimer une femme.
Il a été bien élevé, ce garçon, on dirait.
— Je suis une sorcière, tempéré-je. En apprentissage, d’accord, mais je
commence à pas mal me débrouiller. Et il n’y a pas à vous sentir mal parce
que vous aviez peur. La peur est une émotion humaine.
— J’aurais dû demander à un collègue de m’accompagner, soupire le
lieutenant. Sauf qu’après cette histoire de démon…
— Nadeem, je suis contente que vous ayez fait appel à moi. J’ai découvert
que les faes existent ! D’accord, ils sont graves snobs et pas sympa, mais j’ai
passé une super soirée, mine de rien.
C’est vrai. Avoir tué le démon a boosté mon assurance de sorcière, et
l’enquête chez les faes m’a plu.
— Alors, vous viendrez avec moi demain soir pour la suite de l’enquête ?
demande Nadeem.
— C’est un rendez-vous ? le taquiné-je.
— Exactement, rigole le lieutenant. N’oubliez pas vos armes.
— Et comment !
OK, disons que je suis le plus souvent prudente. Je mets toujours des
maniques pour sortir les plats du four et je coupe le courant avant de changer
une ampoule. Et là, je vais toute seule en faerie, d’accord, mais j’ai mes
armes. Si ce n’est pas de la prudence, je ne sais pas ce que c’est.
Je passe par le même sentier dans Central Park. Je cherche un signe qui
m’indiquerait une entrée quelconque, ou un interphone.
Je sais, c’est ridicule. Comment est-ce que Nadeem y rentre ? Il a une
amulette magique ? J’aurais dû lui demander.
Une fae surgit brusquement devant moi. C’est la même que celle qui nous
a guidés la veille.
— Bonjour, dis-je de ma voix la plus amicale. Sa Majesté m’attend.
Je lui montre la feuille en velin contenue dans l’enveloppe remise par
Kassian.
— Suivez-moi.
J’entre en faerie, mais au lieu de passer en pleine forêt, ma guide ouvre un
passage qui donne dans une sorte de couloir doré, et nous atterrissons dans un
décor… de contes de fées. Imaginez un grand château blanc, genre Disney,
avec des tas de tourelles, des oriflammes bleues qui claquent au vent et des
fleurs partout. Une volée d’escaliers en marbre blanc nous mène à l’intérieur.
Machinalement, je cherche un paillasson pour m’essuyer les yeux, tellement
tout brille et tout rutile. Il n’y en a pas et je laisse des traces de terre sur le
beau sol tout propre. Mes bottes claquent sur le carrelage en marbre lui aussi,
de plusieurs couleurs, qui dessine des motifs complexes.
Nous montons un étage et mon guide me perd dans une enfilade de longs
couloirs. Je suis sûre que ce palais est plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Mon guide me laisse à l’entrée d’un vaste salon qui donne sur une immense
terrasse aménagée en jardin suspendu. Kalan est là, en train de lire un
parchemin. Elle me fait signe d’approcher. Je m’incline, et j’attends qu’elle
m’adresse la parole. C’est bien ça, le protocole, non ?
— Je vous remercie d’être venue, dit aimablement la reine. Je voulais vous
parler seule à seule, sans l’agent du BES.
Elle a abandonné le « nous » royal et le glamour. Je balbutie deux ou trois
mots de politesse, lui demandant ce qu’elle me veut.
— Avant toute chose, j’ai besoin de votre parole de sorcière que ce que
nous dirons ici restera confidentiel vis-à-vis du Bureau.
J’hésite un peu. C’est Nadeem qui m’a embarquée dans cette enquête. Je
ne me sens pas à l’aise à l’idée de lui cacher des trucs.
— Cela ne concernera pas directement l’enquête, du moins, pas
essentiellement, ajoute la reine.
— Soit. Vous avez ma parole de sorcière.
Je croise le majeur et l’index de la main droite et les rabats sur mon cœur.
Cette parole m’engage. Si je romps mon serment, la reine le saura et aura le
droit de me faire rechercher et amener devant elle pour répondre de ma
trahison. Ce n’est pas un serment que je prête à la légère.
— Où en êtes-vous de votre enquête ?
C’est net, c’est direct. La reine n’a pas de temps à perdre. Je me lance
donc sans filet.
— Je sais que Brooke Chesterfield et la princesse Aislan ne sont qu’une
seule et même personne. Et je sais aussi que la famille de Brooke n’est pas
d’origine fae. J’en déduis donc que Brooke est une fae qui a pris la place
d’une humaine à l’âge où elle portait encore une couche.
Je m’avance beaucoup. En fait, je n’ai aucune preuve et j’y vais au bluff.
La reine me dévisage et, chose surprenante, elle a un petit sourire.
— Vous êtes plus perspicace que je ne le pensais. Et en quoi est-ce lié à
l’enquête ?
C’est bien là le problème, je n’en ai aucune idée.
— J’ai besoin de certaines informations avant de vous formuler ma théorie
sur les coupables, réponds-je.
Je vous ai déjà dit que je me débrouillais pas mal sur la poutre en gym ?
Là, j’ai la sensation de marcher sur un fil. Il ne faut surtout pas s’arrêter ni
regarder à droite ou à gauche.
La reine soupire.
— Brooke et Aislan sont bien une seule et même personne, reconnaît-elle.
Comment l’avez-vous compris ?
— J’ai mes sources, répliqué-je mystérieusement en me disant qu’il n’est
pas utile que la reine sache que je passe beaucoup trop de temps sur
Instragram. Cet échange d’enfants est mentionné dans beaucoup d’écrits à
votre sujet comme étant une légende. Pourquoi ? Pourquoi échanger ces
enfants ?
— Pour placer l’une des nôtres dans la famille Chesterfield.
D’accord, elle veut jouer à ce petit jeu. Pourquoi cette famille ? Brooke est
une riche héritière.
— Pour l’argent ? lancé-je.
La reine sourit à nouveau, et cette fois, je comprends que ma réponse est
fausse.
— C’est comme cela que vous nous voyez, Chastity Houston ? Comme
des personnes si avides d’argent que nous en soyons à le voler en plaçant les
nôtres dans de riches familles ? Essayez encore.
Je sèche. Ce n’est pas pour avoir une influenceuse sur les réseaux sociaux,
je suppose. La famille de Brooke est dans le pétrole et l’immobilier. Deux
gros secteurs de l’économie.
— Pour influencer sur l’économie ? hasardé-je.
— Vous progressez. Regardez autour de vous, sorcière. Que voyez-vous ?
Un superbe jardin. Un château plus classe que tous les châteaux d’Écosse
et de France réunis. Mieux que les palais italiens. Ça doit être le rêve
d’habiter là-dedans, à condition de ne pas avoir à faire le ménage.
— C’est magnifique, dis-je, sincère.
La reine nous fait marcher jusqu’à une large balustrade en marbre, qui
domine toute une vallée. Cependant, je remarque ici et là de larges portions
noirâtres, comme si un malotru avait déversé de l’huile de vidange dans le
champ. Tout est recroquevillé et ratatiné.
Et brusquement je comprends.
— Votre royaume est empoisonné !
— Exactement, soupire la reine. Nos terres se meurent. Lorsque je suis
née, tout ici était verdoyant. À présent, tout se meure, et nous avec.
— Mais pourquoi ? demandé-je. Qui a fait cela ?
La reine désigne les parcelles mortes.
— Mais les hommes, bien sûr. Ils empoisonnent nos terres comme ils le
font avec les leurs.
— Mais ce château est dans une autre dimension, non ? hasardé-je.
Je ne suis pas certaine de comprendre comment ça fonctionne.
— C’est une dimension que nous avons créée, explique Kalan. Elle
dépend entièrement de la Terre pour sa survie. Nous devons absolument
inverser le cours des choses, sorcière. Nous devons rendre à la terre sa pureté,
sinon nous allons tous mourir. Il est peut-être même déjà trop tard.
Je revois des vidéos de Brooke en faveur de l’écologie, son engagement en
faveur des énergies renouvelables, des transports en commun et du vélo.
Étrange venant de la part d’une héritière de pétrolier, sauf si c’est une
princesse fae qui a pris sa place et plaide pour sa propre cause.
De la même façon que la terre se meurt, empoisonnée, le royaume des faes
est contaminé.
— Nos sources sont polluées, et nos terres produisent de moins en moins
chaque année. Nous devons abandonner de nombreuses parcelles à cause de
cette lèpre végétale. Notre air lui-même a perdu sa pureté.
Je dois dire qu’ayant vécu en ville ou en banlieue toute ma vie, la pureté
de l’air est une notion très théorique pour moi. Je dois avoir les poumons
noirs à force de respirer de la pollution, alors que je n’ai jamais fumé de ma
vie.
— Vous espérez que Brooke, enfin Aislan, une fois à la tête des pétroles
Chesterfield, pourra faire diminuer de façon notable la pollution qui
empoisonne notre planète, réalisé-je soudain.
— Exact. C’est pour cela que j’ai autorisé cet échange de bébés. Le souci
est que nous avons pris cette décision bien trop tard. Nous aurions dû agir il y
a cinquante ans, d’une façon bien plus intrusive que nous l’avons fait.
— Vous placez aussi des faes comme les Van Der Stratten à des postes
clés dans des banques, noté-je.
La reine a un petit sourire.
— C’est vrai. Lorsque l’on m’a informée que le lieutenant du BES
revenait escorté d’une sorcière, j’ai failli vous faire chasser tous les deux. Et
puis j’ai réalisé que vous pourriez nous aider bien plus efficacement que cet
humain ne le fait. Il n’a pas l’air très compétent.
— Il n’a cessé de se voir opposer des obstacles par certains membres de
votre cour, Votre Majesté.
— Aislan ? devine-t-elle sans mal. C’est une gentille fille, je ne
comprends pas son attitude. Bien sûr, elle déteste le Bureau et ses agents,
comme nous tous, mais elle s’est montrée particulièrement taquine envers ce
lieutenant.
— Taquine ? Elle lui a envoyé un incube !
La reine a l’air surprise.
— Je lui parlerai, promet-elle. Mais j’ai besoin de vous, sorcière,
beaucoup plus que du Bureau. Vous avez visiblement des sources
d’informations dont les agents ne disposent pas.
Instagram. You Tube. Ce n’est pas que le Bureau et Nadeem n’y ont pas
accès, c’est qu’ils ne suivent pas les influenceuses beauté, voilà tout. Sinon
jamais je n’aurais deviné.
— Pourquoi me faire confiance ? demandé-je. Après tout, je suis venue
avec un agent du Bureau.
La reine a un petit rire.
— Parce que vous êtes une sorcière ! Vous n’êtes pas affiliée au BES, j’ai
vérifié. Vous êtes indépendante. Vous êtes l’une des nôtres.
Eh oh, doucement. Je suis une sorcière, mais ce n’est pas pour cela que
j’ai la moindre sympathie pour les faes et leur snobisme de classe et de race.
— Je n’ai rien d’une fae, dis-je.
— Bien sûr que si ! Toutes les sorcières ont des faes pour ancêtres.
Pardon ? Mes manuels de sorcellerie ont un tout petit peu oublié de
mentionner cela. Ou alors j’ai sauté les chapitres sur les origines des
sorcières. Je me suis plutôt intéressé aux sortilèges et incantations.
— Jadis, poursuit la reine, les faes marchaient librement sur la terre sans
se cacher. Puis une espèce d’hominidés est descendue des arbres pour nous
voler nos terres. Ils étaient primitifs et agressifs, et surtout plus nombreux que
nous. Il y a eu des unions contre nature entre ces sauvages et certains faes peu
regardants. Je parle aussi bien des hommes que des femmes. De là sont nées
les sorcières.
Celle-là, je ne l’avais pas vu venir. Merde, j’ai du sang fae dans les
veines !
Je ne peux pas dire que je sois flattée.
— Je sais que vous enlevez des humains pour en faire vos esclaves, lancé-
je.
Kalan me regarde avec impatience.
— Ce mot n’a jamais fait partie de notre vocabulaire, répond-elle. Nous
invitons des humains à devenir nos serviteurs. Croyez-le ou non, mais ils
nous sont reconnaissants, fait-elle. Vous avez rencontré Kassian.
— Qui est un serviteur.
— Qui est un loyal sujet.
Un point pour elle. Kassian a l’air tout dévoué à sa reine.
— Et les enfants ? La véritable Brooke, vous l’avez tuée ?
Kalan me regarde comme si j’étais devenue folle, ce qui me vexe. C’est la
deuxième fois de la journée.
— Bien sûr que non ! Les enfants échangés sont amenés ici et confiés à
une famille de serviteurs.
— Et où est la vraie Brooke, alors ? insisté-je. En train de passer la
serpillère dans le palais ?
— Comment le saurai-je ? fait la reine en haussant ses royales épaules. Je
ne me suis pas occupée de tels détails. J’étais trop occupée à réconforter ma
sœur qui a dû donner sa fille à notre cause. Croyez-vous que cela lui ait été
agréable de se séparer de son enfant à peine né ?
— Comment a-t-elle été choisie ? demandé-je.
— À cause de sa ressemblance avec la petite Brooke. Il était primordial
que les bébés se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Cette pauvre
Griselda a passé des heures à examiner tous les nouveau-nés du royaume. Il
fallait aussi que les gènes du bébé fae choisis lui donnent un physique adulte
proche de sa famille d’accueil.
Dame Griselda s’était fait embaucher comme nounou chez les Chesterfield
juste avant la naissance de Brooke. Il avait été décidé que l’héritière serait
échangée contre une fae, de façon à contrer la politique totalement non
écologique de sa famille. Griselda a dû trouver un bébé du même sexe, du
même âge à un ou deux jours près, et surtout ayant une ressemblance
frappante avec le nouveau-né. Le glamour ne pouvait pas tout faire. Lorsque
Griselda a déclaré que la seule petite fille qui ressemblait à Brooke était la
propre nièce de la reine, celle-ci a eu un choc. Elle a dû annoncer à sa sœur la
terrible nouvelle. Celle-ci a fait son devoir.
— Nous avons révélé la vérité à Aislan le jour de ses seize ans. Griselda
travaillait toujours chez les Chesterfield, elle était la gouvernante et
confidente d’Aislan. Elle nous l’a amené le soir de son anniversaire et nous
lui avons tout dit. J’aurais aimé que ma sœur soit là.
La reine porte un petit mouchoir brodé à ses yeux. Sa sœur est morte
d’une maladie de langueur peu après l’échange. Aislan a courageusement
affronté la vérité et pris sa mission à cœur. Seize ans, c’est l’âge auquel elle a
créé son Instragram et ses comptes sur les réseaux sociaux, avec toujours
pour mission de rendre la planète plus verte. Je comprends à présent mieux
son parcours, un peu étonnant pour une riche héritière d’un consortium
pétrolier.
— Depuis deux ans, Aislan est au conseil d’administration des pétroles
Chesterfield, et elle a déjà fait beaucoup pour notre cause. Mais ce ne sera pas
suffisant.
— Il nous reste plus qu’à faire élire un président fae, lancé-je, amusée par
l’idée.
— C’est en cours.
Elle n’est pas sérieuse ? Si. Sa Majesté a l’air super sérieuse. Je me
demande quelle candidate ou candidat est fae. Plusieurs ? Probable.
— Vous pensez avoir de bonnes chances ? demandé-je.
— Difficile à dire, soupire la reine. Là encore, nous nous y sommes pris
trop tard. C’est dès les années 60 que nous aurions dû agir, pas maintenant.
Sans compter qu’il est difficile d’établir un candidat. Son passé est scruté à la
loupe, il ne peut pas y avoir de failles ou de zones d’ombre. Les cours
d’Europe ont fait de même, mais il y a eu des échecs retentissants. Nous
n’avons que peu de poids politique. Trop peu.
J’étais prête à lui cracher mon mépris pour avoir échangé des bébés
comme ça, pauvres gosses, mais maintenant que j’ai vu ces champs
empoisonnés et compris leur but, je ne peux pas condamner ces actes aussi
fermement que je le voudrais.
— Et vous n’avez jamais songé à vous révéler au monde ?
La reine a un rire désenchanté.
— Nous y avons pensé. Les accords de 1961 nous en empêchent. Si nous
tentons le tout pour le tout, notre royaume sera détruit par les armes du BES.
Kalan a envisagé cette solution dès le lendemain de la Seconde Guerre,
après avoir compris que l’humanité pouvait à présent s’autodétruire en
appuyant sur un bouton. Quand elle a décidé de le faire, le BES a mis son
veto et a menacé d’anéantir les royaumes des faes. Le Bureau et ses collègues
dans le reste du monde travaillent avant tout pour leurs gouvernements
respectifs. Si les faes révélaient leur existence au monde, cela serait
comparable à l’arrivée d’extra-terrestres, en pire, parce que les faes sont déjà
parmi nous. L’économie serait déstabilisée, les gouvernements tomberaient,
et des cultes religieux faes pourraient même supplanter les églises actuelles.
Un vrai cauchemar pour le Bureau, qui au nom de l’économie et de la
politique, a développé une arme absolue contre les faes.
— C’est quoi, un super rayon ? demandé-je.
— Une bombe qui anéantirait uniquement les faes, ainsi que les
dimensions que nous avons créées. Tout cela est lié à notre énergie à un
niveau quantique. Nous n’avons jamais pu mettre au point un bouclier
magique efficace. Ils nous tiennent.
— Alors, pourquoi avoir fait appel à un agent du Bureau pour résoudre ces
meurtres ?
Cette fois, Kalan ne répond pas. J’additionne deux et deux.
— Vous avez l’intuition que ces meurtres sont liés aux bébés, n’est-ce
pas ? Et vous n’avez pas confiance dans votre propre police ? Ou vos
gardes ? Il y a des bébés faes qui ont été arrachés à leurs parents pour être
donnés à des humains ?
Je fais de la haute voltige, là. Mais j’ai deviné juste.
— L’actuelle commandante des gardes, souffle la reine. Son fils a été
échangé. Et d’autres, bien sûr. Nous avons une trentaine de bébés échangés.
Je n’ai pas pris ces décisions de gaieté de cœur, mais de nombreux
ressentiments sont nés à la suite de ces échanges.
— Et vous, vous avez échangé votre fille ou votre fils ? demandé-je d’un
ton rogue.
La reine a un regard voilé.
— Je n’ai mis au monde que deux enfants mort-nés.
Et merde ! Chastity, la reine des gaffeuses.
— Je suis désolée, murmuré-je, sincère.
— Les naissances sont de plus en plus rares et difficiles, fait la reine d’un
ton résigné. J’ai perdu deux enfants. Ma sœur a donné le sien pour que nos
descendants aient une chance de vivre.
Très bien, je révise mon jugement sur les faes. Je ne suis pas mère, je n’ai
pas vraiment l’intention de le devenir, mais j’imagine assez bien ce que les
faes qui ont laissé partir leur enfant ont pu ressentir. Elles n’ont pas eu le
droit de le voir avant le seizième anniversaire de celui-ci. La mère d’Aislan
en est morte de chagrin.
— Et la vraie Brooke, sait-elle qui elle est ?
— Bien sûr que non, nous ne sommes pas cruels, rétorque Kalan. Les
humains qui nous servent ignorent tout de ces arrangements. Le bébé
Chesterfield a été donné à un couple de serviteurs humains qui l’ont élevé
comme leur fille.
— Vous pouvez me donner leur identité ?
La reine étend les bras dans un geste d’impuissance.
— Je ne sais pas qui ils sont ! Je ne me suis pas occupée de cet aspect-là
de la situation.
J’ai un nouveau trait de génie. Je m’épate moi-même.
— C’est Dame Galleane qui s’en est occupée, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
— Comment avez-vous su dès la mort de Griselda que c’était lié aux
bébés humains ? Après tout, sa mort pouvait être un regrettable accident.
— Parce que Galleane a été attaquée trois semaines après, révèle Kalan.
C’est là que j’ai compris ce qui se passait. C’est là que j’ai décidé de faire
appel au Bureau.
Il n’y a aucun moyen de savoir à présent où est passée la véritable Brooke.
Elle est une humaine parmi d’autres serviteurs humains.
Sauf si on parle aux fantômes.
— Vous n’avez donné aucun de ses éléments au lieutenant Nadeem, fais-
je remarquer. Et il a fallu que je trouve ces faits par moi-même. Si vous
souhaitez vraiment que le ou la coupable soit arrêté avant que d’autres
meurtres ne soient commis, il va falloir nous aider un peu plus que cela.
Tout juste si je n’engueule pas la reine. Je m’attends à une colère froide et
un renvoi, mais Kalan se contente de soupirer.
— Ces faits ne concernent pas les humains et encore moins le BES. Vous
n’avez aucune idée de ce que le Bureau serait capable de faire s’ils
découvraient que nous plaçons nos propres pions sur l’échiquier politique et
économique. Ce ne sont pas des amis de l’environnement.
Je m’en doute un peu. Ils marchent main dans la main avec le vaste
appareil politico-économique qui règne non seulement sur le pays, mais sur
toute la planète. Faire de l’argent et garder le pouvoir passe avant de sauver la
nature et empêcher que les hommes qui y vivent dessus meurent dans des
catastrophes naturelles. De toute façon, les riches et les puissants auront
toujours un abri où se réfugier.
— J’espérais que les méthodes scientifiques du BES permettraient de
trouver le ou la coupable sans enquête approfondie, reprend la reine. Vous
devez trouver le ou les coupables, Chastity Houston. Vous êtes mon seul
espoir !
Merde, elle me prend pour Obi-Wan Kenobi, maintenant. Je n’ai rien d’un
Jedi. Je suis une sorcière à temps partiel, qui essaie de démêler le vrai du faux
et les illusions des apparences.
Je m’incline légèrement.
— Je ferai de mon mieux, Majesté.
CHAPITRE 15
— J’ai déjà vu Luke en plein jour, reprends-je tandis que nous marchons
dans les bois.
— Ne soyez pas stupide, Houston, les vampires tolèrent très bien le soleil.
Vous n’avez pas lu Twilight ?
Il me taquine. Il aime bien ça, je crois.
— Non, réponds-je, menteuse comme un arracheur de dents.
— Impossible, contre-t-il. Toutes les filles de votre âge que je connais
l’ont lu.
— Bon, d’accord, j’ai lu les deux premiers volumes, avoué-je. Je n’ai
jamais lu la suite.
— Vous n’appellerez donc pas votre premier fils Edward ?
— J’étais team Jacob, si vous voulez tout savoir.
Oh merde, c’est vrai, ça. Je préférais le beau et silencieux loup-garou à
Edward. Si j’avais su que tout ce petit monde existait vraiment, j’aurais mis
les livres à la poubelle. Ce que ma mère a fait, quand elle a découvert que je
les lisais, en se moquant de moi et de mes lectures frustes et incultes. Ma
mère a aussi jeté mes Harry Potter parce que selon elle, je n’avais plus l’âge
de les lire. Je ne lui ai jamais pardonné. Et je les ai rachetés une fois adulte.
Les vampires tolèrent le soleil, en vrai, mais sans briller. J’ai lu les livres
de Dot. Ils ne s’enflamment pas au moindre rayon UV. Ils ne sont pas fans de
la bronzette, mais un climat pluvieux et gris leur convient parfaitement.
Seattle est blindé de vampires.
Et Luke est un tortionnaire, certes, dans le corps d’un dieu du surf option
coach, mais il est humain.
Nous sommes restés attentifs durant notre petite balade dans les bois.
Arrivés au palais, je laisse Nadeem s’en prendre plein les yeux – il n’était
jamais venu jusqu’ici – tandis que la fae va s’enquérir de Sa Splendeur.
— Il faut reconnaître que ça a de la gueule, commente Nadeem. On dirait
le Red Keep en plus blanc et plus joli.
— Et Cersei nous attend à l’intérieur, soupiré-je. Faire avouer à cette
pimbêche de princesse qu’elle est impliquée dans la mort des dames
d’honneur ne va pas être une partie de plaisir. Surtout que nous ne savons
toujours pas qui est la louve mercenaire.
— Mes indics n’ont rien entendu à ce sujet, ce qui est étrange, soupire
Nadeem. Pourtant, ce genre de choses finit toujours par se savoir.
— Tant qu’on ne l’aura pas, avec un prélèvement ADN à la clé, on ne
pourra rien prouver. Il va falloir jouer serré. Vous ferez le flic sympa et moi
le méchant.
— Pourquoi ? J’ai autant envie que vous de jouer les méchants avec la
princesse.
— Je l’ai demandé la première, argumenté-je avec ma logique habituelle.
Et puis quelque chose me frappe. Et Nadeem me regarde et je vois que
nous avons eu la même idée.
— L’ADN ! disons-nous en chœur.
— Si votre théorie est bonne, alors l’ADN féminin ne veut rien dire !
percute le lieutenant. La louve peut être Kassian !
— L’ADN ne change pas chez les transsexuels, n’est-ce pas ? demandé-je.
— Non. Et cela expliquerait la conversation que vous avez entendue entre
Kassian et la princesse. Elle n’a pas peur parce qu’elle sait que la louve et
Kassian ne sont qu’une seule et même personne.
— Kassian a pu se faire mordre lors d’un de ses séjours dans notre monde,
pendant qu’il accompagne Aislan ! renchéris-je. Mais j’aurais dû sentir son
loup… ou sa louve.
— Elle peut lui avoir jeté un sortilège qui masque l’aura caractéristique
des métamorphes. Il a une sorte de pendentif, non ?
— Une feuille d’arbre, confirmé-je.
— Le sortilège peut être contenu dedans. Cela ne l’empêche pas de se
transformer, mais personne ne peut savoir que c’est un loup.
— Et on en revient à la question fondamentale : si Aislan sait que Kassian
est la louve, pourquoi ne l’a-t-elle pas empêché de tuer au moins sa nounou ?
— Kassian avait-il une raison de la tuer ? me demande Nadeem.
Tu parles qu’il avait une raison ! Griselda et Galleane lui ont volé sa vie
d’héritière. Sauf que je ne peux évidemment pas le dire au lieutenant, parole
de sorcière oblige.
— Oui, il avait une excellente raison. Et quelque part, Aislan aussi peut en
vouloir aux dames d’honneur. Mais elle avait l’air d’avoir sincèrement de la
peine pour Griselda.
— Peut-être qu’Aislan ne contrôle pas la louve, suppose Nadeem. Ou
alors, c’est une psychopathe qui joue très bien la comédie.
Pourquoi suis-je tentée de pencher pour cette hypothèse ?
La fae-guide surgit à ce moment-là et nous fait signe de la suivre.
— Il faut arriver à lui faire ôter son pendentif, me murmure Nadeem. Et là,
vous regarderez si c’est un loup ou pas.
— Laissez-moi faire, dis-je.
La fae nous emmène dans un salon qui donne directement sur les jardins,
avec un mur uniquement en colonnades. Sa Splendeur est assise sur un
canapé, Kassian debout à côté d’elle, en serviteur dévoué. Je le dévisage. Il a
cet air androgyne qu’ont parfois les jeunes hommes, et franchement, si je
n’avais pas vu les photos d’Helena, je n’aurais jamais soupçonné que c’est
une femme devenue homme. Il n’a aucun maniérisme féminin. Je me rappelle
les paroles de Grigri à propos d’Helena. Un vrai garçon manqué. Non, un
homme né dans un corps de femme. Sur ce coup, il a de la chance d’avoir été
enlevé. Sa transition a dû être bien plus facile ici qu’elle ne l’aurait été dans
notre monde.
Alors pourquoi Aislan l’a caché ?
— J’espère que vous avez une raison sérieuse de me déranger ! s’exclame
la princesse sans même un bonjour. J’étais avec la reine.
Nous nous inclinons brièvement. Terminées les gracieusetés. Je
m’approche négligemment de Kassian.
— À vrai dire, Votre Altesse, nous avons découvert qui est derrière ces
meurtres, commence Nadeem.
J’aime la confiance de ce garçon. Il me soutient alors que nous ne sommes
sûrs de rien.
— Formidable, soupire la princesse. En quoi cela me concerne ?
— Parce que vous êtes sa prochaine victime ? lancé-je.
Aislan sursaute violemment et jette un coup d’œil d’incompréhension à
Kassian, qui secoue la tête. Si j’avais besoin d’une confirmation, je viens de
l’avoir. Elle sait depuis le début et elle est persuadée que Kassian ne lui fera
jamais de mal. Je tends juste la main. Je lance un lasso d’énergie magique et
je tire d’un coup sec sur le pendentif du serviteur. La chaîne se casse et le
bijou vient se poser dans ma main tendue.
Kassian porte la main à son cou, affolé, et ses yeux prennent un éclat doré.
— C’est la louve ! m’écrié-je.
Kassian pousse un grondement et se recule, avant de transformer en un
éclair aveuglant. Aislan bondit du canapé.
— Kass, non ! s’écrie-t-elle. Contrôle-toi !
Le loup émerge des vêtements du serviteur, babines retroussées et échine
dressée. Il repousse d’un coup de tête la princesse, qui en tombe sur son royal
postérieur. Et il bondit sur moi dans un rugissement assourdissant.
Je trébuche en voulant reculer et je hurle de douleur. Le loup vient de me
griffer au bras, déchirant la manche de mon manteau. Il me tombe dessus,
tous crocs dehors. De ma main valide, je réussis à tirer un poignard de sa
gaine, et le repousse avec mon énergie magique, même si la douleur
m’aveugle. Je sens son souffle chaud sur mon cou. Je vais finir comme Grigri
et sa copine !
— Saloperie ! hurlé-je en lui enfonçant mon poignard dans les côtes.
Tu crois que ça le tue ? Il grogne, et ouvre la gueule de plus belle. Je
perçois un mouvement, une ombre, et le loup me retombe dessus. Je
m’extirpe comme je peux en criant, en traînant mon bras blessé. Nadeem a
planté ses poignards dans le flanc et la gorge du loup, et il a tiré son épée,
prêt à le décapiter au moindre mouvement.
— Non ! hurle Aislan en lui envoyant une décharge d’énergie magique.
Ne le tuez pas !
Nadeem dévie la décharge avec sa lame. Bon sang, il est vraiment bon. Il
doit à peine la voir, n’étant pas sorcier lui-même.
— Ne bougez pas, princesse ! ordonne-t-il d’un ton sec. Houston, ça va ?
Je recule sur les fesses, en me tenant sur un bras, parce que l’autre me fait
un mal de chien. Le loup est couché sur le flanc. Il y a un nouvel éclair de
lumière et il reprend forme humaine. Il a trois poignards plantés dans le
corps. La princesse fait fi des ordres des Nadeem et se précipite pour les
arracher, même s’ils lui brûlent les mains.
— Kass ! Kass, mon chéri !
Nadeem, toujours l’épée à la main, se penche et pose deux doigts sur la
jugulaire de Kassian. Il se relève en secouant la tête.
— Non ! hurle Aislan.
Elle lève ses mains encore fumantes de la brûlure causée par l’arcanium et
va lancer une décharge d’énergie quand une voix royale tonne derrière nous.
— Assez ! Aislan ! Baisse les mains !
La princesse lutte un instant contre l’ordre royal. Ses yeux sont remplis de
haine. Finalement, elle baisse ses mains brûlées. Des serviteurs et des dames
d’honneur veulent se précipiter dans le salon, mais la reine leur ordonne de
ne pas entrer. Mieux, elle fait fermer les portes.
— Que s’est-il passé ? me demande-t-elle.
— Kassian était la louve, dis-je simplement. Il faudra le prouver avec son
ADN, mais c’est lui le meurtrier de Dames Griselda et Galleane.
— Mais pourquoi ? demande Kalan en prenant les mains de sa nièce dans
les siennes.
Elle n’est pas idiote. Elle voit Kassian nu sur le plancher, ses vêtements,
les poignards, et elle comprend que la mort lui a fait retrouver son état naturel
d’humain.
— Kassian était… la petite fille dont nous avons parlé, et qui avait été
rebaptisée Helena par ses parents adoptifs, dis-je. Il était un transsexuel.
La reine pâlit. Elle a compris que je parlais de la véritable Brooke. Elle
regarde sa nièce.
— Est-ce que c’est vrai ? demande-t-elle d’un ton sévère.
— Oui, mais je peux tout t’expliquer ! sanglote Aislan. Il n’a jamais voulu
tuer Grigri ou Galleane ! Il ne contrôlait pas la louve ! Ce n’est pas de sa
faute ! Il a été mordu il y a quelques semaines !
— Tu le savais ? Depuis le début ? insiste la reine.
Aislan est trop dans la peine d’avoir perdu son amant pour chercher à
mentir.
— Oui.
— Pourquoi ne pas être venue m’en parler ? Pourquoi, Aislan ? Et
pourquoi avoir dit qu’Helena était retournée chez ses parents ? Et pourquoi
l’avoir prise à ton service, sachant qui elle était ?
Nadeem, qui a remis son épée au fourreau, sort son portable pour prendre
des photos du corps, rapidement et discrètement. Il en aura besoin pour son
rapport. Il ramasse ensuite les poignards, et les ensache.
— Houston ? Ça va ? demande-t-il à nouveau.
J’ai enveloppé mon bras blessé dans les restes de ma manche de manteau.
Je lui fais un pâle sourire, parce que j’ai mal et je ne me sens pas au top de
ma forme.
— Je survivrai, murmuré-je. Je veux savoir ce qu’elle a à dire.
C’est la pleine lune et on est vendredi 13. Si j’étais croyante, j’irais brûler
un cierge dans la première église venue et je prendrais une douche à l’eau
bénite. Je passe la journée en transe. Mon bras ne porte plus de traces des
griffures. C’est un bras parfaitement normal. Je ne me sens pas spéciale. En
temps ordinaire, j’adore la pleine lune. Je trouve que c’est un moment
magique. Depuis que je suis une sorcière, j’ai trouvé tout et son contraire sur
cette période du cycle lunaire.
Si ça se trouve, ce soir, lorsque l’astre sélène se lèvera, je vais me sentir
toute bizarre et tout à coup me retrouver à quatre pattes sur le sol, avec un
long museau et les mêmes oreilles que Gaga. Et une queue avec laquelle je
vais tout renverser.
Du coup, j’ai demandé à Nadeem et Patsy de venir passer la soirée chez
moi. Comme ils sont sympas, ils ont accepté. On commandera des pizzas, et
j’ai acheté de l’alcool pour Patsy et moi et du soda pour le lieutenant. En
revenant de faerie, je passe vite fait à la buanderie lancer une lessive, et je
vais promener Gaga pendant que ça tourne. Je remonte avec un plein panier
de linge propre et une Gaga qui va boire à son bol et asperger le sol de la
cuisine d’eau avant de se laisser tomber sur son coussin. On a marché
longtemps.
Je prends une douche et je m’habille d’un jean et d’un tee-shirt noir. Si je
me transforme, de quelle couleur serai-je ? Normalement, la couleur du poil
reprend celle des cheveux, mais il y a des exceptions, m’a dit Patsy. En toute
logique, je devrais finir avec un poil noir. J’aurais préféré être couleur sable
ou dorée. Une fois, quand j’étais ado, je me suis décoloré les cheveux en
blond. Ma mère a piqué une crise devant le résultat, et j’ai porté un bonnet
pendant une semaine en cours, parce que, comment dire ? Le résultat n’était
pas la hauteur de mes espérances. La décoloration maison n’avait pas bien
pris, et la coloration avait tourné. J’avais les cheveux quelque part entre le
vert et le noir décoloré, avec des mèches platine au milieu. Je me suis bien
fait foutre de moi à l’école, et ça a été bien plus efficace que les remontrances
de ma mère. Depuis, des coiffeuses m’ont appris que je pouvais me faire
décolorer en blonde, bien sûr, tout est possible, mais que ça ne m’irait pas du
tout.
Je me demande si je pourrais essayer avec un sortilège. Être dans la peau
d’une blonde, une seule fois dans ma vie. Pouvoir mettre des rouges à lèvres
qui ne me vont pas en tant que brune. Porter des fringues incompatibles avec
mon physique de latino. Je rappelle que je n’ai aucun ancêtre espagnol ou
mexicain, juste des ancêtres français, il y a de nombreuses générations.
J’aurais préféré des ancêtres latino. Ça expliquerait mon caractère
volcanique.
Il faudra que j’appelle ma mère pour cette histoire de filiation.
Je me sens comme avant le résultat d’un examen qui va changer votre vie.
J’ai passé les épreuves et je ne peux plus rien faire en attendant le résultat. Je
sais très bien ce que j’ai lu dans les livres sur les sorcières et leur
incompatibilité avec la magie des loups-garous. J’ai échangé environ une
centaine de textos avec Nadeem et Patsy sur le sujet, chacun m’assurant que
je ne peux pas me transformer.
Mais je suis une sorcière de fraîche date. Et si la magie sorcière ne
fonctionnait pas à cent pour cent ? Tu sais, un peu comme la pilule, ça
marche à 99%, sauf le cas restant où tu te retrouves dans les emmerdes.
Patsy arrive en premier. Elle porte une simple robe droite et des ballerines,
en prévision de sa propre transformation. Nadeem sonne juste après. Ah oui,
j’ai oublié de leur dire, à l’un et l’autre, qu’ils allaient se rencontrer. Ils se
regardent d’abord poliment, comme deux invités sur le point de faire
connaissance.
— Patsy, voici le lieutenant Nadeem, du Bureau. Et voici Patsy, qui
devient poilue les soirs de pleine lune.
— Tu aurais pu me dire que tu avais convié un flic ! lance ma copine
louve d’un ton sec.
Son charmant sourire a disparu.
— Vous auriez pu me dire que j’allais me retrouver face à une louve-
garou, me reproche Nadeem.
— Oh, bordel, vous allez arrêter, oui ? J’ai demandé à deux de mes amis
de venir me tenir la main ce soir !
Aussitôt, ils s’excusent et Gaga, qui vient quémander des caresses,
réconcilie tout le monde. Elle connaît déjà tout le monde, et sait qu’elle n’a
rien à craindre de la louve ou du lieutenant. On se retrouve sur mon canapé,
les pizzas sont commandées et je sers les boissons. Patsy avale cul sec un
shot de vodka.
— Si on mettait une série ? propose-t-elle en voyant que je regarde par la
fenêtre avec anxiété.
— Bonne idée. Vous avez un titre en tête ?
— Les nouvelles aventures de Sabrina ? suggère Nadeem avec un visage
ultra-sérieux.
Patsy éclate de rire.
— Très drôle, marmonné-je.
— On peut aussi regarder Teenwolf, ajoute le lieutenant.
Elle lui lance un regard acéré.
— American Horror Story ? proposé-je, désabusée.
Patsy fait défiler ma liste et ne se prive pas pour commenter.
— Dis donc, tu adores l’horreur, toi. Et allons-y pour les zombies, et
encore une série d’épouvante, et encore une zombie… Oh, une comédie
romantique !
— J’étais déprimée, marmonné-je.
— Princess Bride ? suggère Patsy en s’arrêtant sur un titre que j’avais
présélectionné.
— Je vote pour, fait Nadeem.
— Pourquoi pas, soupiré-je.
Les pizzas arrivent, végétarienne pour Nadeem et blindée de toutes sortes
de viandes pour Patsy et moi. On va avoir l’haleine chargée. Je sors la bière.
Le film me distrait un peu, on finit les pizzas, on fait passer avec de la glace
au chocolat et je me détends un peu.
Tout à coup, je sens Patsy qui se trémousse à côté de moi.
— Ça arrive, dit-elle.
— Je ne sens rien du tout.
— Normal, tu ne vas pas te transformer, rétorque-t-elle.
— Houston, vous n’êtes pas devenue un loup-garou, me rassure Nadeem
une fois de plus.
— N’empêche que vous avez pris vos lames et votre flingue, fais-je
remarquer.
Par courtoisie, il a viré ses poignards et son flingue qu’il a mis sur ma
bibliothèque en arrivant.
— Un soir de pleine lune ? Je ne suis pas suicidaire, répond-il.
— Oh ça va, grogne Patsy en se levant. Il y a plus d’agents du BES qui ont
tiré sur des loups innocents que le contraire.
— Exact. Vous ne tirez pas, vous mordez.
— Je ne mords pas. Je suis bien élevée.
Je m’abstiens de parler du loup qui a mordu le défunt Kassian. Nadeem et
Patsy échangent des piques jusqu’à ce que ses yeux virent au doré.
— Je vais me transformer. Merci de ne pas me tirer dessus. Chase, tu
m’ouvres la porte ?
Nadeem s’est levé, lui aussi, et il s’approche discrètement de la
bibliothèque. Cependant, il oublie ses armes lorsque Patsy vire ses ballerines
et fait passer sa robe par-dessus sa tête. Elle ne porte rien en dessous.
Je vous jure que Nadeem s’empourpre un peu, mais pas avant que ses
yeux aient fait un aller-retour sur le dos de Patsy et ses régions inférieures.
Et puis il y a un éclair et je me retrouve avec une louve qui secoue les
oreilles, et ouvre grand la bouche… pour bâiller. Elle jette un regard sur les
boîtes à pizza vides. Elle doit se sentir lourde.
Gaga vient voir ce qui se passe, et la louve émet un drôle de bruit, entre le
gémissement et l’aboiement. Les loups n’aboient pas. Ils hurlent. Patsy a dû
apprendre ça avec ses copains chiots. Gaga s’approche, un peu méfiante, il y
a un bon reniflage de museau, puis ces dames se reniflent une autre partie de
leur anatomie. J’éclate de rire.
— Vous êtes toujours humaine, me fait remarquer Nadeem.
C’est vrai ! Je ne me suis pas transformée !
— Ouais ! hurlé-je si fort que Gaga aboie et que Patsy sursaute. Je ne suis
pas une louve !
Je me reçois un bon coup de tête dans la jambe, parce que Patsy est vexée.
— Désolée, ma vieille, mais je préfère rester sous forme humaine.
Tout juste si je ne fais pas une happy dance dans mon salon. Je ne suis pas
un loup-garou !
— Je vais descendre avec Patsy, dis-je à Nadeem. Et promener Gaga.
— Si vous vous sentez rassurée, je vais vous laisser, fait Nadeem. J’ai des
rapports en retard.
— Un vendredi soir ?
— Le crime, même paranormal, n’attend pas, répond-il d’un ton
mystérieux.
Il reprend ses armes, remet sa veste et j’ouvre la porte. Gaga bondit dans
l’escalier, suivie par Patsy qui folâtre à ses côtés, toute contente d’avoir
quatre pattes et d’aller courir. J’ouvre la porte de l’immeuble et Gaga va
immédiatement vider sa vessie dans le caniveau. Patsy vient se frotter contre
mes jambes. Elle a prévu de rentrer directement chez elle. Je lui rapporterai
ses affaires dimanche, pour le brunch. Je me sens complètement idiote, mais
je lui gratouille le crâne et la remercie d’être venue me tenir compagnie.
Patsy va s’asseoir devant Nadeem, qui fronce les sourcils.
— Que veut-elle ? me demande-t-il.
— Que vous lui disiez au revoir ? Une petite caresse ?
Je vous jure que je fais de mon mieux pour cacher mon fou-rire. Nadeem
secoue la tête.
— Je ne vais pas faire de caresses à une louve-garou ! proteste-t-il à voix
basse.
Patsy incline la tête et se met à gémir. Elle tend la patte, comme un chien
bien élevé.
Nadeem se penche, et serre la patte tendue. Patsy, satisfaite, se frotte
contre sa jambe et part en trottinant. Je récupère Gaga qui voulait la suivre.
— Non, jeune fille, on rentre à la maison, lui dis-je d’un ton ferme.
— Votre amie est plutôt sympa pour une louve, fait remarquer Nadeem.
Oh.
— Je suis sûre qu’elle vous trouve sympa aussi, souris-je.
Le lieutenant et Patsy ? L’agent du Bureau et la louve ? Et pourquoi pas ?
Matthew savait très bien que j’étais une sorcière et ça ne nous a pas empêchés
de nous aimer. Pendant une seule nuit. Quelques jours.
Tout à coup, je pense à ce que la princesse m’a sorti. Sur le moment, j’ai
refusé d’y penser, parce que j’étais hyper inquiète pour la griffure, mais
maintenant que je suis rassurée, le doute me revient en pleine figure.
— Nadeem, vous vous rappelez quand je vous ai dit que la princesse
m’avait envoyé l’illusion de Matthew ?
— Je me rappelle, répond le lieutenant, tout sourire envolé.
Je lui transmets les excuses de la princesse, ce qui le détend un peu, mais
plus que cela. Puis je lui dis qu’Aislan a affirmé ne pas m’avoir envoyé
d’illusion parce que les faes ne peuvent pas lire dans les pensées des
sorcières.
— C’est vrai, reconnaît Nadeem. Vous étiez si bouleversée sur le moment
que je n’y ai pas pensé.
— Alors, qu’est-ce que c’était ? demandé-je tandis que mon cœur se met à
battre plus vite dans ma poitrine. Nadeem, est-ce que vous avez vu Matthew
dans son… cercueil ?
Et s’il était vivant ?
Je l’ai vu mort, une pique en fer lui traversant le cœur. J’ai recueilli son
dernier souffle. Je n’ai pas vu son âme errer sur les lieux de sa mort. J’ai
assisté à son enterrement.
— Non, reconnaît le lieutenant. Je l’ai vu à la morgue. Il était bel et bien
mort, Houston. Vous avez eu une hallucination, voilà tout.
— Pas mon genre, marmonné-je. Est-ce que le Bureau a déjà ressuscité
des morts ?
— C’est interdit, me rappelle Nadeem. Vous auriez pu avoir de gros
ennuis si cela n’avait pas été totalement non intentionnel de votre part.
— Mais si j’ai pu le faire, d’autres ont pu le faire ! insisté-je, au bord des
larmes. Peut-être que Matthew est vivant, quelque part, et qu’il a besoin de
mon aide !
— Chase, ne vous faites pas de mal comme ça, me dit Nadeem en posant
ses mains sur mes épaules. Matthew est mort. Il repose en paix. Vous étiez
seule en faerie, royaume de l’illusion et des faux semblants, vous étiez
fatiguée, et vous avez eu une petite hallucination. Quand la princesse m’a
montré Pryanka, j’avais beau savoir qu’elle était morte, j’ai voulu croire, le
temps d’une seconde, qu’elle avait pu échapper au démon et qu’elle était
vraiment là, à m’attendre. Nous désirons tous que les êtres aimés que nous
avons perdus ne soient pas vraiment morts. Mais ils le sont. Cessez de vous
bercer d’illusions, Chase. Acceptez la vérité.
— Matthew est mort, murmuré-je. Je sais.
C’est toujours aussi dur à dire, bon sang !
— Ne vous laissez pas bercer par des désirs impossibles, me conseille
Nadeem. Sinon votre vie va devenir un enfer. Étudiez vos bouquins. Devenez
une sorcière d’enfer.
— Je suis déjà une sorcière d’enfer, réponds-je avec un petit sourire. Je
dézingue les incubes comme personne.
Il se met à rire.
— Ne me rappelez pas un épisode extrêmement gênant, sourit-il.
Il m’embrasse sur le front.
— Prenez soin de vous, Houston. C’est le week-end, détendez-vous,
sortez, et évitez les démons en balade.
J’arrive à sourire.
— Je vais faire ça.
— Si vous avez besoin de parler, je suis là. Même si je pense que Patsy
sera mieux placée que moi. Entre femmes…
— Elle vous plaît ? le coupé-je.
— Je la trouve sympathique, pour une métamorphe, répond gravement le
lieutenant. N’allez pas chercher plus loin. Je ne compte pas la revoir.
— Vu que vous êtes mon ami et elle aussi, vous êtes amenés à vous revoir.
C’est fatal, dis-je en soulignant ce dernier mot.
— Si jamais un jour vous abandonnez votre métier d’assistante-véto, ne
vous lancez pas dans le métier de marieuse, vous manquez gravement de
subtilité.
Et il s’enfuit littéralement après un dernier adieu avant que je puisse lui
dire que la subtilité n’est pas toujours de mise.
Gaga, lasse de nos échanges, s’est couchée dans l’entrée de l’immeuble, et
s’est endormie. Elle ronfle. Je la réveille d’une caresse, et elle me lèche le
visage.
Tous les contes de fées ne finissent pas bien, mais j’ai toujours ma
chienne, mes amis et je ne suis pas un loup-garou.
Tout va bien.
DE LA MÊME AUTRICE
Aux Editions du 38
Villes Etranges
[1]
Cf « Renegades T1 : Pax » de Victoria Lace
[2]
Rencontres organisées par une influenceuse pour rencontrer les personnes qui la suivent
sur les réseaux sociaux.