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TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE 1
CHAPITRE 2
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 5
CHAPITRE 6
CHAPITRE 7
CHAPITRE 8
CHAPITRE 9
CHAPITRE 10
CHAPITRE 11
CHAPITRE 12
CHAPITRE 13
CHAPITRE 14
CHAPITRE 15
CHAPITRE 15
CHAPITRE 16
CHAPITRE 17
CHAPITRE 18
CHAPITRE 19
CHAPITRE 20
CHAPITRE 21
CHAPITRE 22
SORCIÈRE À TEMPS PARTIEL

CHASTITY HOUSTON T. 2

CHRIS MALLORY
Ce texte est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des
personnes vivantes ou mortes, des lieux ou des évènements réels n’est que
pure coïncidence pour laquelle l’auteure décline toute responsabilité.

Copyright © 2019 Chris Mallory


Couverture Copyright © 2019 Melody Simmons
Tous droits réservés
CHAPITRE 1

Naturellement, c’est le jour où je prends ma voiture que la canicule qui


plombe New York depuis quinze jours décide de faire une pause sous la
forme d’un orage à tout casser. Si le tonnerre et les éclairs ne me gênent pas,
la pluie diluvienne qui rend toute visibilité à plus de deux mètres aléatoire me
fait me pencher sur mon volant et plisser des yeux comme si j’espérais
vraiment y voir mieux. Mes phares sont mal réglés et éclairent trop haut. Ou
alors c’est le poids de la nouvelle bibliothèque en kit que je suis allée
chercher qui rabaisse l’arrière de ma Ford d’occasion vert pomme, très
discrète. Je me dis qu’un jour j’aurai les moyens de la faire repeindre. Cela
dit, le jour où j’aurai assez de thune pour ça, je changerai carrément de
voiture. Je prendrai une Toyota – rêvons un peu – une jolie hybride électrique
bonne pour la planète, ou alors carrément une Tesla. Je suis écolo, il ne faut
pas croire. Je trie mes déchets, je recycle un maximum – pas de thune, pas le
choix – et je prends les transports en commun aussi souvent que possible.
Bon, le fait que ce soit bien plus pratique que rouler dans cette foutue ville est
aussi un argument en faveur du métro et du bus.
Je suis presque à la maison. Encore deux avenues, trois carrefours, et je
pourrai rentrer dans le parking où j’ai ma place attitrée. Le feu vert, mais qui
passe à l’orange pile-poil quand j’arrive, détourne mon attention une seconde
de trop. Je vois un truc passer devant mes phares, quatre pattes et une queue,
je freine en catastrophe, je dérape, la voiture continue sur son élan et les
pneus glissent. Je sens nettement le choc contre ma carrosserie.
Merde ! Merde ! Merde !
Je viens de buter un chien !
Tout, mais pas ça. S’il vous plaît, Dieu dans lequel je ne crois pas, Odin,
père des cieux, Thor, le beau gosse qui gère les orages, s’il vous plaît, faites
que je n’ai pas tué un loulou. Je ne m’en remettrais pas.
Je mets les warnings, je vérifie dans mon rétro avant de descendre, je fais
bien parce qu’un livreur de pizzas frôle mon rétroviseur alors que j’ai déjà
entrouvert ma portière – connard !-, et je me hasarde sous la pluie. En deux
secondes, mes cheveux sont trempés et le reste de ma personne suit. Mon
petit top sexy devient une loque mouillée. Mon jean me colle aux cuisses. Je
dérape avec mes talons sur le bitume sous les coups de klaxon furieux des
automobilistes derrière moi. Je lève les bras au ciel puis je montre que j’ai un
truc devant mes roues.
À la lueur des phares, je vois que c’est bien un chien que j’ai buté. Un gros
chien couleur sable, qui ne bouge plus. Merde. Sérieux, mec, pas ça.
Je m’agenouille près de la bête, qui cligne des yeux. Hourra, il n’est pas
mort ! Et je me recule aussitôt, ce qui me vaut de me retrouver sur les fesses.
Ce n’est pas un chien.
Ça ressemble à un loup – je suis assistante-véto, je sais en principe faire la
différence – mais ça n’en est pas un. Mon pouvoir de sorcière, découvert il y
a quelques mois, s’active aussitôt. Ce gros chien qui ressemble à un loup a de
la magie en lui.
Je viens de renverser un loup-garou.
Enfin, je crois. Sinon, je ne vois pas pourquoi cette bête aurait de la magie
en elle.
La bête en question cligne des yeux et geint en essayant de se redresser.
Elle retombe en poussant un couinement.
— OK, je sais ce que vous êtes, dis-je. Je vais vous aider. Je suis… euh,
une sorcière. Mais je suppose que vous pouvez le voir avec votre… euh…
super vision.
Bordel, ce que je me sens idiote de dire ça à une bestiole couchée devant
mes phares !
— Je suis désolée de vous avoir buté, je ne vous avais pas vu. Je vais
essayer de vous porter jusqu’à ma voiture.
Je vais ouvrir la portière arrière et je reviens près du loup-garou. Je vais
pour le prendre dans mes bras – j’ai l’habitude de porter de gros chiens –
mais la bête pèse son poids. Plus que ce que sa constitution le laisse supposer.
Naturellement, personne ne s’est arrêté. Je suis en plein milieu de l’avenue,
les voitures me doublent à grands coups de klaxon parce que le feu est
repassé au vert. En clair, les gens vivent leur vie sans se soucier d’une
malheureuse automobiliste qui vient de renverser un chien. Ce serait un être
humain, j’aurais peut-être des curieux qui viendraient filmer la scène.
Je suis cynique.
Mais réaliste. Et ne susciter aucune curiosité a un avantage. Je me sers de
mon pouvoir de télékinésie, sur lequel je travaille encore, pour faire léviter la
bête, tout en la prenant dans mes bras. Je souffle comme un phoque, parce
que la télékinésie épuise autant que le sport. J’ai découvert ça avec surprise.
Tu puises dans ton énergie quand tu fais un effort, quel qu’il soit.
Je dépose la bestiole sur les étagères de ma future bibliothèque sur le siège
arrière et je me dépêche de me remettre derrière le volant. Je dois écarter mes
cheveux mouillés de devant mes yeux et je me réinsère dans la circulation, à
grand renfort de clignotants et de coups de Klaxon. Laisse-moi passer,
bordel, j’ai un blessé à bord !
J’aimerais bien jeter un coup d’œil à l’arrière, mais je n’ose pas, histoire
de ne pas encore renverser quelqu’un. Je n’ai jamais rencontré de loup-garou,
même sous forme humaine. Tout ce que je sais d’eux, je l’ai appris dans les
livres fournis par Toni, ma boss du soir à la librairie ésotérique, et Dot, la
vieille dame propriétaire de mon immeuble et chasseuse de démons à la
retraite. Au final, je ne sais pas grand-chose, à part que les métamorphes sont
rares à New York, vu que ça manque de verdure, et qu’ils sont organisés en
meutes, comme les loups.
Celui que j’ai renversé est couleur sable. Je me demande si la couleur du
poil est liée à celle des cheveux. Si ça se trouve, je vais me retrouver avec un
super beau blond à poil à l’arrière de ma Ford. Je serais une vraie lady, je ne
regarderais pas. Enfin, juste un coup d’œil vers le bas, histoire de m’assurer
que le loup-garou n’est pas blessé aux pattes arrière. Dommage qu’il fasse ce
temps pourri. On n’y voit rien dans la voiture.
Le loup-garou a les yeux bleus. Un beau blond aux yeux bleus, grand,
musclé, avec des tatouages, comme dans toutes les romances paranormales
que je planque à ma chambre ?
Est-ce que je vais lui proposer un verre pour se remettre ? Et il faudra
d’abord que je lui trouve des vêtements. Et…
J’entends un drôle de bruit derrière, et je jette un coup d’œil dans le
rétroviseur intérieur. Je distingue juste un mouvement de cheveux blonds,
assez longs. Il vient de se transformer en humain.
Un blond avec des cheveux qui lui caressent les épaules ? Je n’ai rien
contre.
Chastity Houston, tu devrais avoir honte. Ce pauvre homme est blessé,
parce que tu l’as tapé avec ton pare-chocs, et toi, tu penses à le draguer ? Tu
devrais plutôt l’aider.
— Hello, dis-je en me concentrant sur la conduite. Je suis désolée de vous
avoir buté, je ne vous avais pas vu. Et le feu était vert. Vous voulez que je
vous emmène à l’hôpital ? Ou à la clinique vétérinaire ?
Un violent éclair illumine toute la rue et me fait sursauter.
— Bordel de putain d’orage ! s’écrie une voix féminine derrière moi.
Avec cette pluie, mon brushing est foutu !

Je ne pile pas. Je ne freine même pas. Je garde mon sang-froid.


— Vous êtes une femme ?
— Une louve-garou, corrige ma passagère. Et le feu était orange. Vous
avez des fringues de rechange ?
Je profite du prochain feu, où je m’arrête à l’orange, provoquant une ire de
Klaxons derrière moi, pour me retourner.
Tu vois les princesses Disney ? Eh bien, c’est ma passagère, mais en live,
et en mieux. Genre Elsa avec un peu de Raiponce, belle comme le jour
malgré ses cheveux ruisselants d’eau. Elle a des traits fins et de grands yeux
bleus. Et le reste est à l’avenant.
— Vous êtes blessée ?
— Je me suis guérie. Nous guérissons vite sous notre forme animale,
m’informe l’inconnue. Vous avez un truc à me prêter ? Le vieux dégueu de la
caisse d’à côté me mate les boobs !
Je tourne les yeux et je vois effectivement le passager de la voiture voisine
qui a les yeux exorbités et la langue pendante. Vu que c’est un chien, on lui
pardonne.
— C’est un chien, dis-je. Vous avez un plaid juste derrière vous.
Heureusement que je garde toujours une couverture dans ma voiture, vu
qu’il m’arrive de transporter Lady Gaga – mon chien, pas la chanteuse – dans
ma Ford.
— Merci, dit ma passagère en le dépliant et s’en enveloppant. Et ce n’est
pas un chien, c’est un connard de clebs métamorphe.
Elle lui tire un doigt et le chien se redresse aussitôt, avant de détourner la
tête, indigné. OK, elle dit vrai. Les chiens se foutent de nos signes de mépris.
Je fais des doigts aux animaux les plus chiants de la clinique véto où je
travaille et je n’ai jamais eu de réaction. À part un dogue qui m’a suçoté le
doigt une fois.
Je lui propose de la raccompagner chez elle, ce qui est la moindre des
choses vu que je l’ai renversée, et elle me donne son adresse. Elle habite à
deux blocs de chez moi.
— C’est vert, dit-elle alors que je me fais à nouveau engueuler par les
autres voitures.
Décidément, c’est ma journée.
— Je m’appelle Chase, dis-je. Chase Houston. Et vous ?
— Purity Jacobson. Mais vous pouvez m’appeler Patsy.
— Purity ? Vous avez dû souffrir !
— À qui le dites-vous !
— Mon vrai prénom est Chastity, confié-je.
Nous soupirons de concert contre les parents qui ne peuvent pas se
contenter d’une petite Jane, Mary ou Lizzie.
J’apprends que Patsy a vingt-cinq ans et qu’elle est toute seule à New
York.
— Je viens des Grandes Plaines, m’apprend-elle alors qu’elle me guide
vers son immeuble. J’ai toujours su que la vie là-bas n’était pas pour moi,
alors je suis partie. New York, me voilà !
— Vous vivez ici depuis longtemps ?
— Quelques mois. Vous êtes vraiment une sorcière ?
— Il paraît. J’ai découvert que je pouvais lancer de l’énergie et des
incantations au printemps dernier.
— J’ai entendu parler d’une sorcière dans le coin, une fille qui a pété la
gueule à un démon. C’est vous ?
Je ne pensais pas être aussi célèbre dans le monde des êtres surnaturels.
— C’est moi, confirmé-je.
Je la vois ouvrir de grands yeux dans le rétroviseur.
— Wow, c’est trop cool. Vous faites quoi, dans la vie ? Chasseuse de
démons ?
Je me mets à rire. Je pense à Dot, qui a consacré sa vie à ça, mais qui
venait d’une famille assez fortunée pour pouvoir le faire.
— Je suis assistante-vétérinaire, dis-je. J’ai appris sur le tas pour les
démons. J’apprends toujours. Et vous, vous faites quoi ?
— Je suis assistante d’une assistante, me confie-t-elle en rigolant. En gros,
je vais chercher des cafés au Starbucks et je fais les photocopies. Mais j’aime
bien mon job, c’est vivant, et je m’entends bien avec mes collègues.
— Ça doit vous changer des Grandes Plaines ?
— Oui, et j’adore ! Tout est tellement excitant !
— Et vous vous transformez pour aller vous balader dans New York ?
Patsy haussa les épaules.
— De temps en temps.
— Mais ce n’est pas la pleine lune.
Patsy se met à rire de nouveau.
— On peut se transformer quand on veut ! Par contre, c’est vrai qu’à la
pleine lune, on n’a pas le choix.
Je mesure mon ignorance abyssale sur les métamorphes. Je devrais avoir
peur d’en avoir un sur le siège arrière de ma Ford, mais je trouve Patsy
sympathique. Elle me demande ce que je compte faire avec les planches sur
lesquelles elle est assise, je lui parle de ma future bibliothèque et on papote
bouquins. Elle adore lire.
— Il n’y avait pas grand-chose à faire d’autre dans mon bled, soupire-t-
elle. J’adore les romances, sauf les trucs paranormaux. Des vampires qui
scintillent au soleil, sérieusement ? Et vous, vous aimez ?
— J’en lis, mais je préfère les polars.

Quand je dépose Patsy devant la porte arrière de son immeuble, on


bavarde comme deux vieilles connaissances. Elle m’apprend qu’elle cache
toujours sa clé, une robe et des ballerines derrière une poubelle, histoire de ne
pas remonter toute nue à son appartement.
On se quitte bonnes copines, avec la promesse d’aller boire un verre un
soir dans un endroit sympa. Je lis la soif de s’amuser dans les yeux de Patsy.
Si j’ai bien compris, elle a grandi dans un milieu très rural, et elle est attirée
par les lumières de la ville. Je me sens brusquement un instinct protecteur
envers cette femme plus jeune que moi de quelques années seulement, mais
qui n’a aucune idée de combien New York peut être dangereuse, même pour
une louve.
Je roule jusque chez moi, me gare et je me dis que je vais attendre qu’il ne
pleuve plus pour monter les éléments de ma bibliothèque. Mon appli météo
m’annonce la fin de la pluie pour dans une heure. Parfait ! Ça me donne le
temps de monter me sécher, me changer et de dîner. Ensuite, je monterai ma
bibliothèque. J’ai des samedis soirs palpitants.
CHAPITRE 2

Le hall est envahi de cartons et d’objets divers, et je me rappelle que c’est


aujourd’hui que le nouveau locataire emménage. Dot, la propriétaire de
l’immeuble, a fait refaire l’appartement d’Ambre, ma meilleure amie tuée par
un démon – celui à qui j’ai pété la gueule – et l’a loué. Je grimpe d’un pas
léger au premier et je m’arrête net, parce que la vue est magnifique. Un
homme est penché sur un carton qui s’est visiblement disloqué avant
d’arriver à destination, et il se redresse, le dos tourné à moi. Je lui mets un
10/10 pour son postérieur absolument parfait. Le reste n’a pas l’air mal non
plus. De longues jambes moulées dans un jean et un torse musclé mis en
valeur par un tee-shirt noir qui dévoile des biceps qui me font rêver. Quand
Monsieur Beau Cul se retourne, je lui fais un beau, grand sourire, parce que
franchement, il n’y a rien à jeter. Il a un beau visage à la mâchoire virile, des
cheveux blonds parfaitement coupés et un grand sourire lui aussi. C’est le
parfait poster pour le Grand Héros Américain version WASP.
— Bonjour, je m’appelle Luke et je suis votre nouveau voisin.
— Chase. J’habite au deuxième.
Sa poignée de main est à son image, ferme et virile.
Je reste comme une idiote à sourire, avant de me reprendre et de
bredouiller que je dois monter chez moi. En fait, je vais jusque chez Dot, au
troisième, et je sonne pour récupérer Lady Gaga, le labrador dont j’ai hérité
d’Ambre. La vieille dame vient m’ouvrir et me demande si j’ai oublié mon
parapluie. Un coup d’œil au miroir dans son entrée confirme mon estimation
des dégâts. J’ai l’air hagard, les cheveux trempés, mon haut tellement mouillé
qu’il me colle comme une seconde peau. Mon jean est mouillé aussi. J’ai l’air
d’être une rescapée d’une noyade. Si je comptais impressionner le nouveau
voisin, c’est raté.
— J’ai fait du thé, vous en voulez ? me demande Dot.
Je la suis, parce que je suis dévorée par la curiosité. Je fais des papouilles
à Gaga, qui se met à me renifler avec curiosité. Dot, ancienne chasseuse de
démons à la retraite, lève un sourcil curieux. Elle a l’œil pour percevoir
quand un animal est perturbé.
— J’ai renversé un loup-garou, commencé-je, tandis que Gaga me renifle
les bras, qui ont été en contact avec le pelage de Patsy.
Je lui raconte ma rencontre avec Patsy tandis que Dot sert le thé et des
cookies maison. Tant pis pour le régime, je m’en envoie deux avant même
d’avoir bu ma première gorgée. Je meurs de faim.
— Je viens de rencontrer le nouveau voisin, dis-je. Il est méga canon.
— Ah, vous avez remarqué, vous aussi ? demande Dot d’un œil pétillant.
J’ai reçu pas mal de demandes pour l’appartement, mais j’avoue que son
sourire a fait pencher la balance en sa faveur.
— Son sourire ou son joli petit cul ?
Dot éclate de rire.
— Les deux !
On papote un moment, je vide l’assiette de ses cookies – tant pis, je
n’aurai pas faim pour le dîner – et je lui demande si elle a des livres sur les
loups-garous. Je suis curieuse d’en apprendre plus.
— Vous avez fini ceux sur les démons ?
Je pousse un grand soupir.
— Non. Je lis petit à petit. On va dire que ce n’est pas très palpitant. Il n’y
a pas une appli que je pourrais lancer quand je rencontre un surnaturel ? Ou
une page Wikipédia, au pire ? Il y a des moments où je me demande si ces
bouquins sont écrits en anglais !
— Plaignez-vous, beaucoup ont été traduits. L’époque où certains textes
n’étaient disponibles qu’en latin ou en allemand n’est pas si lointaine.
— Pourquoi en allemand ?
— Parce que leurs bois regorgeaient de loups-garous et de vampires. La
plupart d’entre eux sont originaires d’Allemagne et d’Europe Centrale.
Je pousse un grand soupir. Si seulement ils avaient pu y rester !
Dot me file quand même plusieurs volumes sur les métamorphes, dont un
est, paraît-il, le livre de base, celui que tout bon chasseur de démons et
associés doit connaître par cœur. Misère. Moi qui avais déjà du mal à retenir
les poésies pour les récitations à l’école primaire, me voilà mal barrée.
Je redescends avec Gaga, prends une douche, et j’entreprends de me
redonner apparence humaine quand mon portable vibre. C’est le lieutenant
Nadeem, l’agent spécial avec qui j’ai fait équipe pour tuer le démon qui
squattait les caves de l’immeuble. On est restés en contact depuis la mort de
Matthew, mon grand amour certes fugace, mais dont la disparition m’a brisé
le cœur. Nadeem compte bien qu’un jour ou l’autre je rejoigne le Bureau des
Enquêtes Spéciales, le FBI des enquêtes paranormales, en tant que
consultante. Je suis moyennement chaude. Je suis encore trop novice dans le
job pour en saisir toutes les subtilités et je n’ai aucune envie de travailler pour
le gouvernement. C’est dommage, parce que Nadeem et moi aurions fait une
bonne version de Mulder et Scully version XXIème siècle, avant que les
scénaristes ne se décident à les coller dans une relation amoureuse. Nadeem
est séduisant, mais je n’ai aucune vibes avec lui et je crois que c’est
réciproque. Par contre, on travaille vraiment bien ensemble, lui très
règlement-règlement, moi en freestyle.
Bonsoir, Houston, puis-je passer vous voir maintenant ? C’est plutôt
urgent.
Je pense à ma bibliothèque qui ne sera pas montée ce soir et je tapote une
réponse positive. Le temps que je finisse de m’habiller et Nadeem arrive.
Je ne l’ai pas vu depuis quelques semaines, et sa mauvaise mine me
surprend. Il a les yeux cernés et la tête de quelqu’un qui a des insomnies. Il
est en civil, à savoir qu’il a troqué le costume cravate contre un jean et un
blouson, ce qui lui va plutôt bien. Il est d’ascendance pakistanaise, option
beau gosse, et doit avoir dans les trente-cinq ans.
— Un souci ? demandé-je en le faisant entrer. Un nouveau démon ?
Il se laisse tomber sur mon canapé. Il a l’air épuisé.
— Je ne sais pas, soupire-t-il. Il m’arrive des choses bizarres, et je ne veux
pas en parler à mes collègues parce que c’est trop… étrange. J’ai pensé à
vous.
Je me pose sur le canapé après nous avoir servi des cafés, vu que Nadeem
ne boit pas d’alcool. Je suis tout ouïe.
— Je vous écoute.
Il prend une grande respiration.
— Depuis quelque temps, j’ai des absences de mémoire, commence-t-il.
Comme des trous dans mon emploi du temps. Je me réveille dans ma voiture
ou chez moi sans avoir la moindre idée de ce que j’ai pu faire dans les heures
précédentes.
— Et ça se passe souvent ? Vos absences durent combien de temps ?
J’ai l’impression d’être un psy, tout à coup. Je sens que le lieutenant ne
m’a pas tout dit, loin de là.
— Ça n’arrive que le soir, tard, et ça dure depuis deux semaines.
— Est-ce que vous avez pensé que ça peut simplement venir d’un gros
coup de fatigue ? Vous êtes sur une enquête en ce moment ?
Il faut les arracher les mots de la bouche.
— Oui, mais je ne pense pas que ce soit lié.
— Vous avez des indices sur ce que vous avez pu faire pendant vos
absences ? Genre la géolocalisation de votre téléphone ou bien simplement
un souvenir fugace, une impression ?
Nadeem est un ancien agent du FBI, et le BES emploie les mêmes
méthodes. Il a sûrement dû déjà penser à consulter son téléphone et ses
relevés de carte de crédit.
— Je pense que je sais où je vais, et que je sais ce que j’y fais, mais je ne
sais pas pourquoi.
Pas besoin d’être une sorcière pour comprendre que c’est un truc
embarrassant.
— OK, Jay, dis-je, vous êtes venu parce que vous avez besoin d’aide et
que vous ne voulez pas que vos collègues rigolent. Si vous voulez que je vous
aide, il va falloir m’en dire plus.
Nadeem hésite encore une fraction de seconde.
— Vous connaissez le Blue Lounge ?
Et comment ! C’est une boîte de Greenville, la ville du New Jersey où j’ai
grandi. C’est la boîte la plus branchée de la ville, non pas pour son bar ou sa
piste de danse, encore que les deux soient réputés, mais pour son cercle de
jeux clandestins. Cela dit, je n’y ai jamais mis les pieds, parce qu’il faut avoir
les bonnes relations pour y entrer. La boîte est tenue par Pax Hunter, un des
mafieux les plus éminents de la ville. Et très beau gosse en plus.
— Ambre et moi y sommes allées plusieurs fois, me rappelé-je. Ma
famille est de Greenville.
— Oh, je ne parle pas de ce club, mais de ceux qui ont été ouverts à
Manhattan et Brooklyn depuis quelques mois.
D’accord, je ne suis plus à jour.
— C’est toujours tenu par Pax Hunter ? demandé-je.
— Oui, et son lieutenant, Mendez. Naturellement, ces boîtes sont là pour
couvrir des activités illégales.
— Votre enquête en cours est liée au crime organisé ?
Je vous jure que j’ai des conversations qui ne sont pas celles que
j’attendais lorsque j’ai imaginé ma vie à New York.
— Pas du tout. Je sais juste que je suis allé au Blue Lounge de Manhattan
et à celui de Brooklyn, que j’y ai bu de l’alcool fort, que j’ai probablement
offert un verre à une autre personne. Et, euh, quand je me réveille, je sais que
j’ai dû passer un moment… agréable.
Je vous jure qu’il a rougi en disant cela. Il regarde sa tasse de café comme
s’il espérait déchiffrer les secrets de l’univers dans la bulle au-dessus de Betty
Boop disant « je ne suis pas du matin », un cadeau rigolo de Dot.
Un moment agréable ? Si tu vas en boîte, surtout au Blue Lounge, tu dois
passer un bon moment, ou alors c’est que tu as un souci. Et il a dû offrir un
verre à une femme – il est beau gosse, il ne doit pas avoir de mal à pécho –
et… oh ! Un moment agréable ! Je vois.
Il s’est envoyé en l’air et il baignait dans une détente post-orgasmique
quand il s’est réveillé.
— Et vous avez trouvé des preuves de ce moment agréable ? ne puis-je
m’empêcher de demander.
Cette fois, il scrute le fond du mug, des fois que la réponse serait inscrite.
— Des emballages de préservatifs, marmonne-t-il.
Je serais vache si je lui faisais répéter, mais je l’aime bien, alors je la
ferme.
— Bon, voyons le côté positif des choses, vous vous êtes protégé, dis-je,
toujours optimiste.
— Chase, j’ai bu de l’alcool et j’ai fait l’amour avec une inconnue et je ne
me rappelle de rien ! s’exclame-t-il. Ce n’est pas moi. Je n’agis pas de cette
façon.
Je savais pour l’alcool. Nadeem est issu d’une famille musulmane, mais il
n’est ni croyant ni pratiquant. Il respecte juste des tabous de base de sa
culture, comme ne pas boire d’alcools forts, et il est végétarien. Il est veuf
depuis cinq ans. Sa femme et son fils ont été tués par un démon.
— Depuis Pryanka, vous n’avez pas eu d’amie ? demandé-je sans
beaucoup de délicatesse.
— Si, bien sûr, je ne suis pas un saint, soupire-t-il. Mais je n’ai pas
l’habitude d’aller en boîte draguer des inconnues.
Je finis par lui soutirer qu’après une longue période de veuvage, il a repris
un peu goût à la vie et est sorti avec une jeune femme pendant un moment,
avant de rompre parce qu’elle devenait trop curieuse sur son métier. Nadeem
ne peut évidemment pas raconter qu’il traque des démons. Le BES est
officiellement une branche du FBI qui s’occupe d’affaires administratives. Je
me demande comment les agents mariés font pour expliquer à leur conjoint
qu’ils se baladent non seulement avec un flingue, mais aussi avec des
poignards en arcanium.
— Et si c’était une façon pour vous de relâcher la pression ? suggéré-je.
Une sorte de… dissociation ? Votre inconscient a envie de s’amuser ?
Et là, ça dépendrait vraiment d’un psy.
— Je l’ai envisagé, mais ça ne me ressemble pas. Je n’ai jamais été très
branché boîtes de nuit, et je déteste vraiment l’alcool. Je sais que j’en ai
consommé durant ces absences, et pourtant, en me réveillant, je n’étais pas
malade.
Il me confie qu’adolescent, avec des copains, ils ont commencé à boire en
cachette du whisky, de la vodka, du gin, juste pour se rebeller entre fils de la
petite bourgeoisie d’origine pakistanaise de leur quartier. Nadeem a connu de
mémorables gueules de bois et a vomi tripes et boyaux, ce qui l’a dissuadé de
continuer. Et il m’affirme qu’il a passé l’âge du sexe pour le sexe. Ah bon, il
y a une limite d’âge ? Mais je comprends Nadeem. Il veut une relation stable,
pas un simple coup d’un soir.
— Je pense que je suis possédé, finit-il par dire.
Ah ben voilà autre chose. Je suis sûre que j’ai lu le chapitre sur la
possession dans mes cours du soir, mais j’en ai déjà oublié une grande partie.
À vrai dire, j’oublie parce que c’est barbant et que je préfère m’entraîner à
lancer des boules d’énergie ou manier mes lames.
Je le scrute en essayant de faire appel à mon pouvoir de sorcière. Tout à
l’heure, avec Patsy, je n’ai pas eu besoin de me concentrer. J’ai su tout de
suite que c’était un être surnaturel. Je l’ai senti, comme si quelque chose
résonnait différemment en elle. Parfois, depuis que j’ai tué le démon, je
croise des gens dans la rue et je sais qu’ils sont différents, soit des sorciers ou
des mages. Je suis même presque sûre qu’une fois j’ai croisé un vampire.
Nadeem se prête à mon examen, mais je secoue la tête.
— Je ne vois rien. Cependant, si je me rappelle bien ce que j’ai lu, si le
démon dort, en quelque sorte, et ne s’active qu’à certains moments, il n’est
pas étonnant que je ne sente rien.
— Je m’en doutais un peu. C’est pour cela que je fais appel à vous.
J’aimerais que vous alliez au Blue Lounge ce soir, et vous regardiez si vous
me voyez.
Je dois tirer une drôle de tête, parce que Nadeem s’excuse aussitôt.
— Je suis désolé, nous sommes samedi soir et vous avez sûrement des
projets.
Je rigole.
— Oui, monter ma nouvelle bibliothèque et manger une pizza. J’ai une vie
sociale trépidante. Et vous, vous faites quoi le samedi soir ?
Il se met à rire.
— Pizza et Netflix.
Nous éclatons de rire. Nous sommes plutôt lamentables, pour deux
célibataires plutôt pas mal de leur personne. Avant, je sortais avec Ambre le
samedi soir, on allait en boîte, on faisait les folles, ou on se faisait
simplement une soirée pyjama avec glaces au chocolat et manucure.
Maintenant, j’étudie mes bouquins de sorcellerie. Si on m’avait dit ça
quand j’en avais enfin terminé avec les études, j’aurais refusé de le croire.
CHAPITRE 3

J’ai sorti la tenue de soirée spéciale boîte branchée, à savoir une minijupe
en cuir noir, un crop top de la même couleur, perfecto en cuir et des talons
vertigineux ainsi qu’un maquillage adapté. Sérieusement, je déchire. Je suis
installée au bar du Blue Lounge de Manhattan, parce qu’en regardant les
tickets de carte bleue de Nadeem, on a remarqué qu’il alternait les deux
clubs. J’ai demandé une heure pour me préparer, et Nadeem a souri d’un air
de dire « les femmes ». En vrai, en quinze minutes j’étais prête, vu que je
sortais de la douche et que mes cheveux étaient déjà coiffés. Mais j’ai passé
le reste du temps à réviser mes fiches sur les démons et je ne voulais pas qu’il
le sache. Il a vraiment l’air dans les ennuis et je ne veux pas qu’il me croie
incompétente. J’ai vraiment envie de l’aider. Du coup, je n’ai pas pris ma
pochette spéciale soirée, où je peux tout juste caser mon téléphone, mes clés
et ma CB, et deux préservatifs, parce que je suis une éternelle optimiste. J’ai
pris un sac en cuir noir où j’ai fourré mon bouquin sur les démons, ma liseuse
avec des ebooks sur les démons et mes fiches. J’ai mis ma ceinture spéciale et
j’ai mes deux lames dans le dos. Je suis prête à buter du démon. J’ai ma petite
idée sur le genre auquel j’ai affaire, mais j’ai peur de me tromper, du coup, je
n’ai rien dit à Nadeem.
Je dois faire la queue pour rentrer, parce que le club vient d’ouvrir et que
le Blue Lounge est déjà précédé par sa réputation d’être l’endroit hype où
s’enjailler. Le physio me jette un coup d’œil et me fait signe de passer, merci
mon décolleté et mes longues jambes. Je me faufile jusqu’au bar, au fond du
club, et j’arrive à attirer l’attention du barman moins de dix minutes après
être rentrée, ce qui est un exploit personnel. Je commande un cocktail, et je le
sirote lentement, parce que du coup je n’ai dîné que des cookies de Dot, et ça
ne fait pas beaucoup. J’ai faim, mais ils ne servent pas à manger ici, même
pas d’amuse-bouches. Je me fais aborder par deux types, que je renvoie
gentiment chez leur maman, et je me pose dos au bar, téléphone d’une main
et cocktail de l’autre, en guettant l’arrivée de Nadeem.
En levant les yeux, je vois une silhouette au balcon privé qui domine la
salle. C’est Pax Hunter, le fondateur de la boîte et le bad boy le plus sexy de
Greenville[1]. Il étend son business, on dirait.
Je me décide pour un deuxième cocktail, histoire de ne pas perdre ma
place au bar. Doucement, Houston, tu es en mission.
Je suis en pleine possession de mes moyens quand j’aperçois enfin le
lieutenant. Du moins, un type qui ressemble comme un jumeau à Nadeem,
mais n’en a ni la démarche ni l’expression. Et je ne parle pas des fringues.
Nadeem porte un costume chic sur une chemise de soie noire ouverte au col,
il sourit et toute sa personne exsude à la fois la confiance et la sensualité à
l’état brut. Plusieurs femmes tentent de l’accrocher tandis qu’il progresse vers
le bar, et il leur sourit en les repoussant gentiment.
Je n’ai pas besoin de me concentrer pour percevoir le démon en lui. C’est
comme s’il avait un curseur au-dessus de la tête. Je plonge le nez dans mon
téléphone, mais avant que j’aie eu le temps de faire semblant de lire un
message, Nadeem s’est fait une place à côté de moi.
— Bonsoir, jolie sorcière.
Même sa voix est différente, plus rauque. Je panique un instant, me
demandant à quels souvenirs de Nadeem le démon a accès pour savoir ce que
je suis. Et puis je me traite d’idiote. Tout comme j’ai vu le démon en lui, il a
vu la sorcière en moi. Je rencontre son regard, sombre, séducteur et qui ferait
craquer n’importe quelle femme hétérosexuelle et je descends lentement le
long de son corps.
— Hello, démon sexy, roucoulé-je.
— Je vous offre un verre ?
Il y va cash, le démon. Ça confirme mon intuition. J’accepte d’un gracieux
hochement de tête. Nadeem/le démon claque des doigts et le barman se rue
pour prendre sa commande. J’ai mon troisième cocktail en main avant même
d’avoir eu le temps de finir le deuxième. Lui-même s’est pris un double
whisky, sec, et a réglé nos consommations.
— Je peux connaître votre nom, jolie sorcière sans peur ?
Une sorcière est censée se barrer quand elle voit un démon, ou alors sortir
ses armes. Seules les vilaines sorcières acceptent de prendre un verre.
— Chase, dis-je, n’ayant aucun intérêt à mentir. Et vous ?
— Jay. Vous êtes toute seule ?
Je lui souris d’un air que j’espère extrêmement sexy, comme j’ai vu le
faire dans les séries télé.
— Plus maintenant, dis-je en passant ma main sur la sienne.
Je sais ce qu’il est. Je sais qu’il n’est pas Nadeem. Je sais ce qu’il veut. Et
pourtant, je subis son attraction démoniaque. J’imagine ce qu’une femme
sans aucun pouvoir magique et esseulée doit ressentir face à ce splendide
spécimen de séduction virile. Et ça me met en colère.
Le démon me sourit.
— Vous savez ce que je veux, n’est-ce pas ?
— Évidemment. Je sais ce que vous pouvez me donner, aussi.
— Un échange de bons principes ?
— Exactement, dis-je en finissant mon cocktail.
Je devrais me sentir euphorique, mais le danger me garde les pieds sur
terre. Nadeem m’invite à danser et je pose mon verre pour le suivre. J’ai
laissé mon sac au vestiaire et gardé seulement mon téléphone et ma carte
bleue. Et mes précieuses lames.
Le démon m’enlace tandis que la voix rauque d’Adèle se déverse sur nous.
J’ai un mal fou à garder mon sang-froid. Le démon est collé contre moi, et il
est déjà excité. Ses mains explorent mon corps. Son souffle chaud me caresse
la peau. Ce démon ne serait pas dans la peau de Nadeem, je crois que je
serais en train de perdre la tête. Ça m’aide qu’il ait choisi de posséder le corps
d’un homme pour lequel je n’ai pas le moindre désir.
Alors qu’il glisse ses mains dans mon dos, je me tourne pour frotter mon
postérieur contre la partie virile de son anatomie, avant tout pour qu’il ne
sente pas mes poignards dans leur ceinture. Il en profite pour caresser ma
peau entre le crop top et la ceinture de la minijupe. Bon sang, j’ai les joues en
feu et le reste commence à brûler aussi.
Je me retourne et je le regarde droit dans les yeux. Les yeux sombres de
Nadeem m’hypnotisent.
— Si on se trouvait un coin tranquille ? suggéré-je.
Avant que je ne perde le peu de contrôle qu’il me reste. Le démon me
sourit et me dit que nous pouvons aller dans la ruelle voisine. J’accepte, mais
je me dérobe à sa main qui m’entraîne.
— Il faut que je récupère mon sac et que je me repoudre le nez, crié-je
pour me faire entendre par-dessus la musique. Prenez-vous un autre verre,
j’en ai pour deux minutes.
Il se met à rire, et obéit, se commandant un autre double whisky. Nadeem
va se réveiller avec un sacré taux d’alcoolémie. Je fonce au vestiaire,
récupère mon sac et m’engouffre dans les toilettes. Je prends mon livre et
l’ouvre au chapitre des incubes.
CHAPITRE 4

Les incubes sont moins connus que les succubes, leurs pendants féminins,
mais ils fonctionnent sur le même principe. Ils se nourrissent d’énergie
sexuelle en attirant leur proie et la leur en volant pendant l’acte. En bref,
l’humaine qui fait l’amour avec un incube a droit à un magnifique orgasme,
mais voit sa vie raccourcir de quelques jours sans même s’en rendre compte.
Si un incube a vraiment faim, il peut aller jusqu’à tuer sa proie. D’après mon
livre, qui a été écrit il y a tout juste dix ans et remis à jour régulièrement, les
incubes modernes ne sont pas complètement cons. Ils évitent de tuer, surtout
dans les grandes villes, parce que ça finirait par se voir. Ils préfèrent
ponctionner un peu d’énergie ici et là, souvent, hantant les lieux de drague.
J’ai lu tout ça avant de partir. J’ai aussi appris l’incantation pour le faire
sortir du corps de Nadeem et le tuer. Je révise comme une étudiante avant un
oral particulièrement important, je me répète l’incantation plusieurs fois et
sors des toilettes juste au moment où le démon vient voir ce que je fabrique.
Je me frotte le nez, comme si j’étais vraiment entrée dans le cubicule pour
sniffer une ligne. Je lui fais un superbe sourire.
— Vous avez ce qu’il faut ? demandé-je alors que nous passons la porte
sur le côté pour nous retrouver dans une petite rue.
Ce n’est pas super romantique. Il y a des poubelles pas loin, des bouches
de métro qui fument, et d’autres couples qui ont eu la même idée. Je ne
repère aucun démon dans le lot.
Le démon sort une capote de sa poche.
— Je suis un démon moderne, sourit-il.
Il y a vraiment des sorcières qui baisent avec un démon ? Juste pour un
méga orgasme ?
Le démon ne me laisse pas le temps de réfléchir à ces questions
philosophiques. Il me plaque contre le mur sans brutalité et m’embrasse. Je
ne sais pas si c’est lui ou le lieutenant, mais il embrasse rudement bien, et à
nouveau, je dois me contrôler pour ne pas céder. J’ai envie de tout envoyer
paître et de me laisser prendre à la magie de ce baiser et de ces mains qui se
glissent sous mon top. J’ai mis un soutien-gorge en dentelle, hyper dur à
défaire, histoire de me donner un peu de temps. Je repousse le démon, et je
joue la fille qui en veut plus. Je lui défais sa chemise à la sauvage, et je
caresse ses pectoraux. Il doit aller à la salle de sport, le lieutenant, parce qu’il
a un torse de rêve. Le démon me plaque contre lui et soulève carrément ma
jupe en essayant de m’ôter mon string.
Avant de me lâcher brusquement et de tressaillir, portant la main à son
flanc.
J’ai profité de sa passion pour sortir mes lames et je viens de lui faire une
belle estafilade sur le côté. Désolée, Nadeem, je vous promets que mes lames
sont désinfectées. Je récite mon incantation avec toute ma force de
conviction. Je suis furieuse contre ce putain de démon, qui s’en prend à un
type bien pour le transformer en bête lubrique et voler des jours de vie à des
femmes innocentes. Enfin, pas à moi, parce qu’il a vu que j’étais une sorcière
et pense que je sais ce que je fais. Mais les autres, celles des soirs précédents.
— Espèce de garce ! s’écrie le démon. Je vais te…
Je ne saurai jamais ce qu’il veut me faire, parce que l’incantation l’a attiré
hors du corps de Nadeem via la coupure au flanc, et le corps du lieutenant
part en arrière. Je me retrouve face au démon, et il n’a rien de séduisant,
même sous forme de fumée noire vaguement humaine dont les yeux rouges
brûlent de rage et de haine dans un visage sans traits distinctifs. Je brandis
mes lames et je les enfonce dans ce corps spectral, sentant une résistance.
Hourra, ça veut dire que je suis sur la bonne voie. Je récite la dernière partie
de mon incantation en envoyant une bonne dose d’énergie magique. Le
démon hurle – mais je dois être la seule à l’entendre – et il explose en mille
flammèches noires avant de s’évanouir dans l’air frais de la nuit.
Je reprends mon souffle. J’ai réussi ! Hourra pour Chastity Houston,
sorcière à temps partiel certes, mais qui vient de buter son deuxième démon !
Nadeem, redevenu lui-même, se relève. Il a l’air complètement désorienté.
Je baisse vite fait ma jupe, et lui demande si ça va.
— Je crois, balbutie-t-il.
Il se tâte le flanc et grimace.
— Désolée, dis-je, j’ai dû vous faire une petite entaille pour faire sortir le
démon.
Il hoche la tête, encore sous le choc.
— Vous l’avez vaincu ? C’était quel type de démon ?
Voilà la partie difficile. Expliquer à ce timide qu’il vient d’être possédé
par un démon du sexe.
— Un incube.
— Oh, merde.
Il réalise alors où nous sommes, ce que les autres couples font autour de
nous – notons que personne n’a remarqué notre petit manège, les puissances-
qui-sont en soient remerciées -, voit sa chemise ouverte, et fait le lien avec ce
que je viens de lui apprendre.
— Rassurez-moi, nous n’avons pas…
Il a l’air tellement embarrassé que je n’aie pas le cœur à le taquiner.
— Non, j’ai buté le démon avant, dis-je en remettant mes lames en place.
On a juste dansé.
Il paraît soulagé. Je vais omettre le reste et éviter de lui dire qu’il embrasse
super bien ou qu’il devrait adopter une attitude plus souriante pour être
irrésistible. Il a eu son compte pour ce soir, pas la peine d’en rajouter.
— Merci, Houston, dit-il finalement. Je ne sais pas quoi dire.
— Un merci suffit, réponds-je. Allez, venez, je vais vous raccompagner,
vous tenez à peine debout.
Être libéré d’une possession démoniaque, d’après mon précieux manuel,
vous donne des jambes en coton le temps que le corps ait retrouvé sa propre
balance énergétique.
Nadeem n’insiste pas, il me tend ses clés de voiture et reboutonne sa
chemise. Il conduit également une Ford, et j’apprécie de me glisser derrière le
volant et de passer les vitesses sans devoir forcer, comme sur mon vieux
modèle.
— Vous habitez où ? demandé-je.
— Brooklyn. Pas très loin de chez vous, en fait.
— Je vous emmène chez moi, alors. Vous avez besoin d’un café après tout
ce que vous avez bu.
Il grimace.
— J’ai un arrière-goût plutôt désagréable dans la bouche. J’ai avalé quoi ?
— Deux doubles whiskies, répliqué-je d’un ton amusé.
Il a l’air écœuré. Il est encore déboussolé et somnole un peu pendant le
trajet. Je le laisse se reposer. Je me demande pourquoi le démon s’en est pris
à lui. Un démon peut vous posséder de différentes façons, mais si vous ne
l’invoquez pas et que vous ne vous trouvez pas en situation de faiblesse alors
qu’il surgit, il ne peut pas se glisser en vous comme ça. Sinon tous les
humains seraient possédés par de vrais démons et ce serait la fin du monde.
Je trouve miraculeusement une place où me garer pas trop loin de mon
immeuble et nous nous retrouvons à vider une pleine cafetière de café fort.
Comme je n’ai rien de végétarien au congélateur, je nous fais des sandwiches
beurre de cacahouète/confiture que nous dévorons en silence.
— Ça me rappelle mon enfance, dit Nadeem en se versant un nouveau
café.
— Moi aussi, soupiré-je. Le temps où je ne comptais pas le nombre de
calories que ces trucs contiennent.
Nadeem se met à rire.
— Je compte en séances de sport, confie-t-il.
Vu ses pectoraux, il doit aller à la salle tous les jours. Sa coupure ne
s aignait déjà plus lorsque nous sommes rentrés et il ne gardera pas
de cicatrice.
— Comment est-ce qu’un démon a pu vous posséder ? demandé-je
brusquement.
D’après mon cher manuel, on ne peut être possédé qu’en invoquant un
démon ou en étant la victime de ladite invocation. Je ne vois pas Nadeem
jouer les sorciers du dimanche. Il reste son travail, dont j’ignore beaucoup de
choses.
— Ils font des expériences sur leurs agents, au BES ? demandé-je.
— Non. Je ne me rappelle pas le moment où j’ai été possédé, mais je me
doute de l’identité de la personne qui m’a fait ce petit cadeau.
Houlà, il a l’air en colère, tout à coup.
— Vous voulez m’en dire plus ?
Nadeem hésite.
— C’est lié à une enquête en cours.
Ah. Je comprends. Mais je suis quand même dévorée de curiosité.
— J’espère que vous allez lui botter les fesses.
Son visage s’assombrit encore. Je n’aimerais pas le voir en colère, le
lieutenant. Sous ses airs réservés, quand il monte en régime, ça doit exploser
sec.
— Je ne peux malheureusement rien faire et rien dire, confie-t-il en serrant
les poings. Ce n’est pas l’envie qui me manque, cependant.
— Autrement dit, c’est quelqu’un de puissant ?
Allez, donne-moi un indice, pensé-je. Mais le téléphone de Nadeem sonne
à ce moment-là et je masque une moue de contrariété. Je retourne à la cuisine
pendant qu’il répond. C’est bref, et il me rejoint aussitôt. Il a l’air d’avoir
repris du poil de la bête.
— Je vais devoir vous laisser, dit-il. J’ai un nouveau meurtre sur les bras.
— Lié à votre fameuse affaire avec la personne qui vous a offert à
l’incube ? ne puis-je m’empêcher de demander.
— Oui, reconnaît-il. Puis-je utiliser votre salle de bain pour me changer ?
J’ai une tenue plus adaptée dans ma voiture.
— Bien sûr. Vous êtes en état de conduire ou vous voulez que je vous
emmène ?
Ma voix est si innocente qu’on me donnerait le Bon Dieu sans confession,
mais Nadeem ne se laisse pas prendre. Il se met à rire.
— Vous savez que la curiosité est un vilain défaut ? répond-il.
— Je vous ai sauvé d’un incube, vous pourriez au moins me dire sur quoi
vous enquêtez.
Nadeem doit être plus fatigué qu’il le veut bien le dire, parce qu’il sourit
d’un air indulgent.
— J’enquête sur des meurtres chez les faes.
Celle-là, je ne l’attendais pas. J’en suis encore aux démons dans mes
études, et j’ai rencontré une louve-garou seulement cet après-midi.
— Les fées existent ? m’exclamé-je. Comme la fée Clochette ? Comme la
bonne fée dans la Belle au bois Dormant ?
Oui, j’ai grandi en regardant des Disney. Je connais Mulan par cœur. Et
aussi la Belle et la Bête, parce que je suis une incurable romantique.
Mais Nadeem me détrompe tout de suite.
— Oubliez Disney. Ce ne sont pas des bonnes fées, mais des faes. Ces
créatures sont parmi les pires que je connaisse, à peine un cran au-dessus des
démons. Au moins, eux y vont cash. Les faes sont retors, cruels, et malicieux
au sens premier du terme. Ils adorent duper les humains et les faire souffrir,
juste pour le plaisir.
— Et vous les aidez ? m’étonné-je.
— Le Bureau a conclu un accord avec eux il y a près de soixante ans. Il y
a eu un deuxième meurtre. Je dois y aller. Je vais chercher de quoi me
changer.
Je suis dévorée de curiosité. Je me demande à quoi ressemblent ces faes.
Ont-ils une apparence humaine ? Des oreilles pointues ? Ou bien est-ce que
sont les elfes ? Qui n’existent pas, à part dans les romans de fantasy. À moins
qu’ils existent aussi et que tous les elfes du Seigneur des Anneaux soient
réels. Je pose la question à Nadeem quand il remonte, un sac de sport à la
main. Il m’explique que non, les elfes n’existent pas, et sont inspirés des faes,
et ont des oreilles normales. Zut, pas de Legolas en vrai, alors.
— Et ils vivent où ? demandé-je. C’est un fae qui vous a balancé à un
démon ?
Je suis certaine que je n’ai jamais croisé de créatures faeriques à New
York. À moins que les faes ne soient des êtres minuscules comme Clochette.
Nadeem est amusé par mes questions, mais ne répond pas. Il va pour
entrer dans la salle de bains quand il se retourne brusquement.
— Si le sujet vous intéresse tant que ça, Houston, pourquoi ne pas venir
avec moi ?
CHAPITRE 5

Je me change à toute vitesse dans ma chambre pendant que Nadeem met


son costume d’agent du BES. Je vire la minijupe pour un jean et le crop top
pour un haut plus couvrant et plus confortable. J’attache à nouveau mes
lames dans mon dos avec ma ceinture spéciale. Nadeem m’a dit que j’avais
droit aux lames en arcanium, mais pas aux armes à feu. Les faes se battent,
mais estiment qu’on doit le faire en corps à corps, pas à distance. Je sors ma
nouvelle épée de sous mon lit, ma cachette de prédilection depuis mon
enfance. C’est Dot qui m’en a fait cadeau. J’ai toujours le katana de Matthew,
mais je dois reconnaître que je suis plus à l’aise avec une épée, plus lourde et
étonnamment plus facile à manier. Avec, je peux trancher, mais aussi
assommer. J’ai pris des leçons avec Dot et je ne me débrouille pas mal du
tout. Elle m’a également donné un fourreau et un système d’attache pour
pouvoir la porter sous un manteau en cuir. Je vais avoir chaud, mais au moins
je ne me baladerai pas dans la rue avec une épée dans le dos. Je rejoins
Nadeem dans le salon, où il a l’air à nouveau lui-même, en costume noir et
cravate assortie, son badge à la ceinture.
— Pas d’épée ? demandé-je.
— Non. Je laisserai mon pistolet dans la voiture. Si on doit en arriver à se
battre, je préfère mes poignards à une épée.
Comme Matthew.
Je chasse cette pensée. Je ne veux pas évoquer le passé.
Je le laisse conduire, parce que je n’ai aucune idée de l’endroit où nous
allons.
— Central Park, répond Nadeem quand je lui pose la question.
— À la vue de tout le monde ? m’étonné-je.
— Les faes ne sont vus que s’ils le veulent. Ils ont un pouvoir mental qui
leur permet de vous persuader qu’ils ne sont pas là. Certaines zones du parc
sont étrangement peu fréquentées, parce que les faes ont mis en place des
sortilèges qui découragent les visiteurs. Et ils vivent principalement la nuit.
J’apprends en vrac que les faes ne sont pas de petites créatures ailées, mais
font notre taille et n’ont pas d’ailes, légende née de leur capacité à se déplacer
sans le moindre bruit. La forêt est leur milieu naturel, mais ils se sont très
bien adaptés aux grandes villes, et se sont établis dans les parcs.
— Ce sont des pickpockets de première, m’apprend Nadeem. Faites
attention à vos poches. Ils adorent tout ce qui brille, ainsi que tout ce qui se
mange, particulièrement les fruits et les sucreries. Ils sont strictement
végétaliens. N’acceptez ni nourriture ni boisson, ils s’amusent souvent à les
droguer quand ils en offrent aux humains.
— On dirait des gosses, ne puis-je m’empêcher de remarquer.
— Des gosses méchants et cruels, souligne le lieutenant, qui est remonté
contre eux. Des gosses qui vivent plusieurs siècles, cela dit.
Qui a dit que la jeunesse d’esprit ne conservait pas ?
— Parlez-moi de l’incube, proposé-je.
Nadeem est à nouveau embarrassé, puis se lance.
— Mon enquête m’a fait interroger les dames d’honneur de la reine. La
plupart ont autant de maturité que des adolescentes, bien que certaines aient
plus d’un siècle. L’une d’elles m’a fait des avances que j’ai ignorées. Je
pense qu’elle a invoqué l’incube pour se venger.
J’essaie d’imaginer Nadeem, en mode lieutenant du BES, autrement dit
ultra sérieux, au milieu d’un groupe d’ados qui veut s’amuser. Il a dû être une
cible de choix.
— Mais vous devez bien vous en rappeler, non ? demandé-je.
— Les faes peuvent vous glamouriser, explique-t-il. C’est comme de
l’hypnose. Vous ne vous souvenez de rien, comme si vous étiez perdu dans
vos pensées. Faites attention à vous, Houston. Ils adorent séduire les
humaines et les rendre folles d’eux. Ça les amuse. Et comme ils sont pour la
plupart bisexuels, méfiez-vous autant des mâles que des femelles.
Je suis inquiète, tout à coup.
— Et ça va jusqu’où, ce petit jeu ? Parce que le premier qui essaie de me
toucher sans mon consentement…
— Ce n’est pas l’acte qui les intéresse, contrairement aux incubes, mais la
séduction. Ils vous hypnotisent jusqu’à vous rendre malade d’amour. Cela n’a
pas marché pour moi parce que j’étais prévenu et que je me suis méfié. Les
faes adorent rendre les humains fous d’amour. Ils exigent alors des cadeaux
que l’humain sous leur charme leur offre même s’il doit se ruiner pour cela,
voire voler.
D’accord, ce sont vraiment des sales gosses.
— Ils craignent le métal ? demandé-je, me rappelant les légendes.
— Non, pas du tout, mais l’arcanium est mortel pour eux. Normalement,
les humains qui sont autorisés sur leur territoire n’ont pas le droit de porter
des lames de ce métal, mais cette interdiction ne s’applique pas aux agents du
BES. Et comme vous êtes désormais ma consultante sur cette affaire, cela ne
s’applique pas à vous non plus.
Yes, je suis consultante ! Sur une affaire dont j’ignore tout. Du coup, je
bombarde Nadeem de questions. Il me résume l’affaire et je ne jubile plus du
tout.
Les faes sont gouvernés par une reine, qui ne s’appelle pas Mab, comme
dans la légende, mais Kalan. Elle est entourée de dames d’honneur, et l’une
d’elles s’est fait égorger par une louve-garou. Des analyses ont été faites et
l’empreinte ADN n’est pas dans le fichier du BES, autrement dit, la louve-
garou en question n’a jamais eu affaire au Bureau. La première affaire
remonte à trois semaines, et la piste est froide de chez froide. Un deuxième
meurtre vient d’être commis ce soir, le corps d’une autre dame d’honneur a
été retrouvé, égorgée de la même façon.
Au début, les faes ont tenté de gérer ça eux-mêmes, mais ils ont fait chou
blanc. Du coup, ils ont fait appel à BES, qui a envoyé Nadeem et une experte
de la branche scientifique. Celle-ci a fait ses observations et prélèvements et a
laissé la partie interrogatoire à Nadeem.
Le lieutenant ayant négligé de répondre sur son portable lorsque le démon
avait pris le contrôle ce soir, le corps doit être froid à présent. L’agent
scientifique du Bureau a fait les premières constatations et trouvé une excuse
à son collègue injoignable, mais le Bureau n’est pas content et la reine Kalan
non plus. Bref, Nadeem va se faire engueuler par sa hiérarchie et par Sa
Majesté, très susceptible, paraît-il.
— Vous n’envisagez pas de leur parler du démon ? demandé-je.
— Pas à mes supérieurs, soupire-t-il. C’est trop gênant.
— Quelle idée de vous envoyer tout seul, aussi.
— On manque d’effectifs.
Il y a eu des coupes sèches de budget même dans la lutte contre le
paranormal, c’est dire combien le pays va mal.
— Je surveille vos arrières, et vous surveillez les miens, okay ? proposé-
je.
— Ça marche.
Je me doute qu’il ne m’a pas emmenée pour mes beaux yeux. Il ne veut
pas l’avouer, mais avoir une sorcière qui assure vos arrières, ça peut être
rassurant. J’espère que Nadeem ne lit pas dans mes pensées. Je suis une
sorcière de fraîche date, et je n’ai aucune idée de mon pouvoir de résistance
au glamour des faes.
Sans compter la louve-garou qui traîne dans Central Park.
Naturellement, je pense à Patsy.
Elle ne m’a pas dit depuis combien de temps exactement elle est à New
York, mais si le premier meurtre date de trois semaines, elle devait déjà être
là. Une jeune louve-garou, loin de sa meute, qui chasse et tue ? Elle m’a
pourtant paru civilisée. Je ne me suis pas sentie en danger avec elle.
Si ça se trouve, j’ai manqué de me faire bouffer toute crue dans ma Ford.
J’hésite à en parler au lieutenant, mais je décide de me taire. Après tout,
Patsy est une louve-garou parmi d’autres à New York. Je n’ai aucune raison
de la soupçonner. Si je lance le Bureau à ses trousses, qui sait ce qu’ils lui
feront ?
Nadeem gare la voiture du côté de l’Upper East Side et nous entrons dans
le parc silencieux à cette heure. On s’éloigne vite des larges allées pour
passer par de petits sentiers, à peine visibles à la lueur de nos portables.
J’entends soudain des bruits dans les arbres et je me fige.
— C’est leur éclaireur, m’apprend Nadeem à voix basse. Il va se montrer.
Il n’a pas plutôt fini sa phrase qu’une fae se matérialise devant nous,
presque littéralement. Je pense que je l’ai vue surgir de derrière un arbre,
mais je l’ai à peine vue bouger qu’elle est devant nous. C’est une femme, et
elle est juste trop belle pour être humaine. Elle a de longs cheveux châtain
roux qui cascadent sur ses épaules, un beau visage, un peu étrange, avec de
grands yeux verts. Sa peau est hâlée. Elle est vêtue non pas d’une robe de
gaze bleue ou rose, comme je l’imaginais plus ou moins, mais d’une tunique
et d’un pantalon moulant enfoncé dans de hautes bottes, le tout dans des tons
bruns. Elle porte un arc et des poignards, mais pas d’épée. Elle nous dévisage
sans aménité.
— Qui est la sorcière ? demande-t-elle à Nadeem, m’ignorant totalement.
— Elle s’appelle Chase Houston et c’est ma consultante pour cette affaire.
Je vais pour parler, mais Nadeem me presse la main. La fae m’examine de
la tête aux pieds, s’attardant sur mon manteau ouvert qui révèle l’épée.
— Je dois vous fouiller, annonce-t-elle.
Nadeem écarte les bras et se laisse palper. Il a mis son arme dans la boîte à
gants de la voiture, et j’ai laissé la mienne à la maison. Je me laisse fouiller
également, mais j’ai un net frisson quand les mains froides de la fae
m’effleurent.
— C’est bon. La reine vous attend.
Et elle part devant nous, sans jamais se retourner pour vérifier si nous la
suivons. Elle marche d’un pas rapide et élastique, et on doit presque courir
pour ne pas se perdre. Je commence à comprendre l’hostilité de Nadeem.
Cette fae nous traite comme si nous étions ses inférieurs, genre des chiens, et
encore. Pour qui se prend-elle ?
On s’enfonce dans les bois et je suis bientôt complètement perdue. Je vais
parfois à Central Park pour me promener, j’y ai même emmené Gaga, mais
ces parages me sont inconnus. Je regarde Google Maps, mais le curseur reste
en bordure du parc.
— Les portables ne marchent pas sur leur territoire, chuchote Nadeem.
Il ne manquait plus que ça !
— Comment fait-on pour appeler du secours ? demandé-je sur le même
ton.
— On ne peut pas. Nous sommes seuls.
Ouais, eh bien, si la fae prout-prout croit nous faire peur, elle ne me
connaît pas. Nous sommes peut-être seuls, mais j’ai mes lames, mon épée et
mon énergie magique… si elle fonctionne. Du coup, je fais une vérification
rapide en invoquant une boule d’énergie dans ma main tendue. Ouf, ça
fonctionne !
— Vous avez déjà envie de la cramer ? me taquine Nadeem.
— Je vérifiais juste que ça marchait. Et la réponse est oui. C’est une
noble ?
— Non. Les nobles portent du vert.
— Alors, pourquoi nous snobe-t-elle ?
— Parce que nous sommes de méprisables humains. Ils n’aiment pas les
sorcières, mais les craignent un peu. Ils considèrent loups-garous et vampires
comme des bêtes bonnes à abattre. Vous comprenez pourquoi personne ne les
aime ?
Je hoche la tête. J’ai horreur de ce genre d’attitude. Elle est peut-être une
fae avec une espérance de vie qui s’étend sur plusieurs siècles, mais ce n’est
pas une raison pour considérer le reste de l’humanité comme du compost.
CHAPITRE 6

La luminosité change tandis que nous nous enfonçons dans les bois. On
dirait qu’il va faire jour, alors qu’il doit être trois heures du matin à tout
casser. Nadeem m’explique que les faes vivent dans un éternel crépuscule et
que l’endroit où nous entrons est soit contrôlé par la magie, soit dans une
autre dimension proche de la nôtre.
— Comment ça, l’un ou l’autre ? murmuré-je. Vos scientifiques n’en
savent rien ?
— Ils ne comprennent pas vraiment la façon dont les faes peuvent créer
des sortes d’univers parallèles semblables à des bulles. Nous sommes dans le
même Central Park que vous connaissez, mais dans une dimension différente.
— C’est rassurant. Si je pars en courant, trouverai-je un jour la sortie du
parc sur le New York que je connais, ou bien serai-je condamnée à errer dans
des bois sans fin ?
— Aucune idée. Ne partez pas en courant. Ne vous laissez pas distraire
par des rires ou des appels. Restez constamment avec moi.
Nadeem me fout les jetons. Petite, je détestais Alice au pays des
merveilles, justement parce son univers n’avait aucun sens. J’aime bien
comprendre où je suis, où je vais et comment les choses fonctionnent. Je veux
bien admettre la magie, parce qu’elle obéit à des règles qui me semblent
logiques. Je veux bien admettre qu’il existe des dimensions parallèles où
vivent les démons. Mais le monde de l’illusion m’a toujours fait peur. Je pose
la main sur la poignée de mon épée. Je ne regrette pas d’être venue, mais je
suis sous tension.
— On peut entrer dans leur monde sans le vouloir ? Genre, en se
promenant ici, comme des millions de gens ?
— Seulement s’ils veulent vous capturer, répond Nadeem qui me jette un
bref coup d’œil. Je vous ai prévenue, Houston. La faerie n’est pas un monde
de gentils.
— Je commence à le comprendre. Comment est-ce que le loup-garou a pu
entrer s’il n’était pas invité ?
— C’est une excellente question. La reine n’a daigné fournir aucun début
d’explication.
— Pratique, pour enquêter.
— Ils n’ont demandé notre aide que parce qu’ils ont peur et sont
désespérés. C’est très rare que le Bureau soit sollicité en faerie.
— Ils pourraient être un peu plus sympas, alors.
— À leurs yeux, nous ne sommes que de vulgaires enquêteurs. Des
domestiques préposés à une tâche ingrate.
— Ouais, ben, on n’est pas Angleterre au XIXème siècle, murmuré-je. Au
fait, il faut faire la révérence devant leur reine ?
— Non. Vous vous inclinez, c’est tout. De toute façon, laissez-moi parler.
Contentez-vous d’observer, pour l’instant.
— À vos ordres, lieutenant, dis-je en faisant un petit salut militaire.
— Je dis ça pour vous, rétorque Nadeem. Si vous les offensez, ils vont
s’en prendre à vous. La fille de la scientifique qui m’accompagnait la
première fois a failli être jetée en prison parce qu’elle avait parlé à une
princesse sans lui donner son titre de politesse.
— On leur rappelle qu’on est dans une démocratie ? grogné-je.
— Pas ici. Vous êtes en royaume de la Faerie.
Je marmonne quelque chose à propos de la Faerie qui n’est franchement
pas poli et Nadeem se met à rire. Je vois notre guide tressaillir. Je comprends
qu’elle a une super ouïe et a tout entendu. Génial, je vais être précédée par
une réputation de malpolie.
Ça me plaît.
Soudain, une affreuse bête surgit devant nous et s’attaque à moi. Elle me
saute après et bave. Comme elle arrive à peu près à mes genoux, elle retombe
sur son petit derrière en jappant de plus belle. Je suis tout attendrie.
C’est un adorable petit Cavalier King Charles, noir et feu, qui vient me
faire des fêtes. Je me baisse pour le caresser, je lui fais des câlins et soudain,
je fronce les sourcils. Je te connais, toi. Il n’a pas de collier, il n’y a rien qui
ressemble plus à un chien qu’un autre, mais je suis sûre que ce chien est un
des patients de la clinique vétérinaire. Il s’appelle…
— Pollux ! crie une petite voix aiguë. Pollux, reviens tout de suite ici !
La voix a insisté sur le « ici », comme le font les enfants qui comprennent
qu’ils ont le pouvoir de faire obéir un animal. À vrai dire, le jeune maître du
chien a crié « Pollusse » parce qu’il lui manque des dents de devant. Il surgit
en courant lui aussi, et se précipite sur son chien pour le prendre dans ses
bras. C’est bien le chien que nous soignons à la clinique, par contre le petit
m’est inconnu.
Il lève la tête vers moi. Il doit avoir quatre ou cinq ans, est tout blond et
porte une tunique d’un vert pâle qui laisse à découvert ses bras et jambes
encore potelés. Il me fait un grand sourire.
— Bonzour.
— Hello, réponds-je. C’est ton chien ?
D’accord, la question est bateau, mais j’ai une certaine quantité de points
d’interrogation dans la tête. Pollux est le chien de Mrs Van Der Stratten,
bourgeoise de la haute, dont les appartements (parce qu’elle a un appartement
qui est en fait un duplex) se situent dans l’Upper East Side. C’est l’épouse
d’un banquier, mais pas franchement un chargé clientèle. C’est plutôt genre
le mec est au conseil d’administration d’une des banques les plus riches de ce
pays. Mrs Van Der Stratten et moi avons établi des liens presque amicaux, je
dirais, après avoir assisté ensemble à la naissance des petits de son autre
chien, Cérès. La naissance a commencé dans son appartement (à la dame, pas
celui de Cérès, encore qu’avec les riches, je ne serais pas étonnée si la
chienne avait un deux pièces à son nom). Mrs Van Der Stratten, affolée, a
appelé la clinique et le docteur Hamilton et moi sommes allés assister à la
mise à bas. La chienne a eu besoin d’aide, et mon rôle a surtout consisté à
tenir la main de Mrs Van Der Stratten pour qu’elle n’intervienne pas et ne
stresse pas sa chienne, pensant que Hamilton les aidait à la naissance. Dans
l’émotion – assister à une naissance, même de chiots ou de ratounets est
toujours émouvant – Mrs Van Der Stratten nous a offert le thé. Le docteur a
décliné, vu qu’il avait des rendez-vous, mais m’a fait signe d’accepter,
histoire de ne pas froisser une riche cliente. Le thé était bon, et Mrs Van Der
Stratten beaucoup plus sympa que je ne l’avais imaginé. Nous avons papoté
chiens, et Pollux est venu nous rendre visite.
Le gamin hoche la tête.
— Il s’appelle Pollux. Et j’ai un autre chien, c’est une dame, elle s’appelle
Cérès, mais elle est à la maison parce que maman ne veut pas qu’elle vienne
parce qu’elle a eu des petits.
Mrs Van Der Stratten surgit à son tour du bois, et j’ai beau avoir eu
quelques secondes pour comprendre, je manque d’en tomber sur les fesses.
Mrs Van Der Stratten est vêtue d’une tenue vert sombre, avec une longue
tunique sur un pantalon vert clair. C’est elle, sans être elle. Mrs Van Der
Stratten doit avoir dans les trente ans, la fae qui se présente à moi a à peine
l’air d’avoir franchi la vingtaine. Elle fronce les sourcils en me voyant, puis
reporte son attention sur son fils et le chien.
— Ari, je ne veux pas que tu partes en courant comme ça ! gronde-t-elle
gentiment.
— Mais Pollux est parti ! Il fait rien que courir, ce n’est pas ma faute !
Mrs Van Der Stratten pousse un long soupir. Puis elle se tourne vers notre
guide, qui s’incline profondément.
— Je suis désolée, Noble Dame. Ce sont les enquêteurs pour l’affaire qui
préoccupe notre reine.
Mrs Van Der Stratten hoche la tête. Son regard s’attarde sur moi. Pendant
ce temps, Pollux se met à grogner vers les arbres qui bordent le chemin. Il a
toute l’attitude d’un chien qui défend son territoire, mais qui a peur.
— Je vous reconnais, dit finalement Mrs Van Der Stratten à voix basse.
Vous êtes la jeune femme qui travaille pour le docteur Hamilton, n’est-ce
pas ? Vous étiez là quand Cérès a mis bas.
— Oui, madame.
Je ne sais pas trop comment me comporter. À la clinique, je suis tenue de
me montrer hyper polie et respectueuse, même si je ne me laisse pas marcher
sur les pieds. Le nombre de fois où je souris à une cliente alors que j’ai envie
de mordre est tel que je n’y fais même plus attention, comme lorsque
l’héritière qui s’obstine à donner de la crème glacée à son chien vient
s’étonner qu’il soit malade, malgré nos mises en garde.
— Alors, vous êtes aussi une sorcière ? Il m’avait bien semblé en vous
voyant, mais je n’étais pas sûre. Et puis…
Elle va pour ajouter quelque chose, mais se ravise. Elle reporte son
attention sur Pollux, que son jeune maître gronde pour s’être enfui.
— Ce chien est infernal depuis tout à l’heure. Il n’arrête pas de
s’échapper, de grogner et d’aboyer, soupire-t-elle.
Elle prend Pollux dans ses bras et la main de son fils dans la sienne et nous
laisse après un « bonne soirée ». Notre guide reprend son chemin, non sans
qu’elle m’ait jeté un drôle de regard. Nadeem ne fait aucun commentaire,
mais je vois les rouages tourner dans son cerveau. Dans le mien, les questions
se bousculent. Qu’est-ce qu’une femme de la haute fait chez les faes ?
Comment une femme de la haute peut-elle être une fae ?

Tout à coup, nous débouchons dans une vaste clairière, décorée comme
pour une partie de campagne dans la haute. Il y a des lanternes partout, une
estrade avec des musiciens au centre, et une multitude de faes qui déambulent
ou parlent en petits groupes. Ils nous regardent avec condescendance, du
coup je redresse le menton. Ils sont tous vêtus de manteaux, tuniques et de
pantalons, avec de subtiles variations dans les coupes et les couleurs. Je vois
pas mal de vert sapin, qui indique la noblesse, mais aussi beaucoup de
nuances de brun.
Un groupe s’écarte et notre guide nous mène jusqu’au but de notre visite, à
savoir la reine Kalan. Celle-ci est assise sur un trône qui fait corps avec un
arbre centenaire, dont les racines noueuses s’étendent loin du tronc. Je fais
gaffe à ne pas trébucher dessus en m’avançant. La reine est entourée d’une
nuée de faes, hommes et femmes, encore que les distinguer dans cette lumière
est difficile. Tous sont grands, minces, avec de longs cheveux et des fringues
unisexes. Les femmes sont comme notre guide, elles ont peu de formes. Les
hommes sont plutôt minces et athlétiques. Tous ont l’air jeunes, dans les
vingt ou trente ans au maximum.
La reine Kalan cesse la discussion qu’elle menait avec une des dames
d’honneur pour daigner reconnaître notre présence. Notre guide nous
introduit, le lieutenant par son titre, moi, comme « la sorcière Houston ».
J’imite Nadeem qui s’incline légèrement. Je sens la tension dans son corps.
— Notre amie Dame Galleane a été assassinée, annonce la reine sans
même nous dire bonjour. Elle a été égorgée par une bête métamorphe. Nous
avons essayé de vous joindre toute la soirée. Nous sommes mécontentes que
vous preniez ces évènements à la légère !
— Votre Majesté, le lieutenant était avec moi, dis-je lorsque la reine se
tait. Nous combattions ensemble un incube.
Je l’ai regardée droit dans les yeux en disant cela, mais la reine ne fait que
hausser les sourcils. Par contre, une des dames qui l’entoure tressaille. Je
fronce les sourcils. Je suis sûre de la connaître, du moins de connaître son
visage. C’est une grande blonde à l’air dédaigneux, et au visage parfait
éclairé par de grands yeux bleus. Vu la richesse des broderies de son manteau
et les pierreries incrustées, elle ne doit pas connaître les soucis de fin de mois.
— Soit, concède la reine dans sa magnificence. À présent, nous voulons
que vous vous consacriez à résoudre ces meurtres, trouviez le coupable et
nous l’ameniez afin qu’il soit châtié.
— Votre Majesté, je vous rappelle que le coupable appartient au Bureau si
c’est nous qui l’arrêtons, répond Nadeem.
Les yeux de la reine étincèlent de colère. Elle est jeune, elle aussi, pas plus
de vingt-cinq ans, avec de longs cheveux blonds ondulés mêlés de fleurs et de
pierres précieuses, de grands yeux bleus et une beauté presque insoutenable
pour des yeux humains. Elle porte un manteau de coupe élaborée, plus longue
que les autres, d’une couleur bleue nuit rebrodée d’or et de pierreries, sur un
pantalon bleu ciel. Ses bottes sont en cuir de la même couleur et je parie
qu’elles valent une petite fortune.
— Les deux victimes sont des faes, mes dames d’honneur et mes amies,
rétorque la reine avec morgue. Je déciderai du châtiment du coupable. Je
vous rappelle que votre Bureau a conclu un traité d’aide et d’amitié avec
nous. J’ai signé ce traité de ma main, et j’entends qu’il soit respecté.
La voix de la reine s’est à peine élevée, mais il y a quelque chose dans son
ton qui me pousse à penser qu’elle a raison et que nous devons lui obéir. Puis
je réalise qu’elle utilise son glamour sur nous. Nadeem, à mes côtés, se crispe
un peu plus.
— Le lieutenant en référera à ses supérieurs lorsque nous aurons trouvé le
coupable, Votre Majesté, dis-je, oubliant que Nadeem m’a ordonné de me
taire durant l’entretien. Il ne fait que suivre les ordres et la procédure.
La reine m’accorde alors sa pleine attention.
— Approchez, sorcière.
On va dire que je me sens dans mes petits souliers, un peu comme quand
le prof m’appelait au tableau et que je ne savais pas ma leçon, mais je ne me
dégonfle pas. On n’est plus à l’école, et tout à l’heure j’ai dézingué mon
deuxième démon. J’avance de deux pas et je cligne des yeux.
Et tout à coup, je vois la reine sous un autre jour. Je manque de reculer,
parce que le spectacle n’est pas terrible. La ravissante jeune femme aux traits
sublimes fait place à une créature aux traits trop pointus pour être humains,
aux yeux trop grands, et son visage est marqué par les rides. Sa peau est pâle,
presque blanche et ses cheveux ont une teinte approchante, loin du blond
hollywoodien qu’elle présente sous son glamour.
Même sa voix est différente, plus aiguë et sifflante.
— Nous n’aimons pas qu’une sorcière empiète sur les terres sacrées de
notre royaume, mais nous acceptons votre collaboration. Il nous importe
beaucoup de trouver la bête immonde qui a pris la vie de nos bien-aimées
dames Griselda et Galleane. Nous espérons bien qu’une fois cette bête
arrêtée, le Bureau nous laissera appliquer la justice de notre royaume. Une
sorcière devrait comprendre cela. La justice des êtres supérieurs doit
s’appliquer avant celle des mortels.
Que puis-je répondre à cela ? Qu’elle ne se prend pas pour du crottin de
cheval ? Qu’elle devrait descendre de son trône une fois de temps à autre et
balader son royal postérieur parmi le bon peuple ? Nadeem se racle
discrètement la gorge, ce qui me rappelle que je ne suis qu’une invitée, ici.
— Le lieutenant et moi ferons notre devoir, l’un comme l’autre, Votre
Majesté, réponds-je avec tact et diplomatie.
La reine fait un geste dédaigneux pour me faire reculer et reprendre ma
place, loin de sa précieuse personne. Puis elle murmure quelque chose à la
dame d’honneur la plus proche d’elle qui fait une courbette. Okay, je sens
que nous allons avoir une espionne à nos basques. Pourtant, la reine appelle
l’un de ses sujets de sa voix sifflante.
— Kassian !
Un fae s’avance à nos côtés et s’incline profondément. Il est beau gosse,
avec de longs cheveux châtain clair, des yeux bleus et des épaules plus larges
et plus musclées que la plupart des faes mâles présents. Il est tout de noir vêtu
et ne porte qu’un poignard à la ceinture.
— Tu serviras de liaison entre notre personne et ces agents, déclare la
reine. Tu nous rendras compte chaque jour, et tu veilleras à ce que cette
enquête soit menée à bien.
— Oui, Votre Majesté.
Nouvelle courbette, puis le dénommé Kassian nous fait comprendre de le
suivre. Nadeem s’incline et je l’imite, avant de quitter la royale présence.
C’est fou que je me sens hyper républicaine depuis cinq minutes. J’ai
toujours eu un faible pour les royautés, je lis les potins de la cour
d’Angleterre comme si je suivais une sitcom et j’ai regardé le mariage
d’Harry avec une boîte de Kleenex à portée de main. Mais cette reine-là, avec
ses grands airs, me tape sur le système. Une vraie souveraine moderne ne
montre pas son mépris même pour le plus humble de ses sujets. Nous ne
sommes plus au Moyen-âge. Et elle n’est pas plus issue de la volonté divine
ou quoi que ce soit que je ne le suis.
Kassian nous entraîne loin de la grande clairière et nous fait passer par des
sentiers à peine visibles. Il a au moins la grâce de nous attendre quand il voit
qu’il marche trop vite. Nous passons du crépuscule à la nuit puis à nouveau
au crépuscule. C’est bizarre, tout autant que le changement de paysage. Un
instant, je vois un bosquet d’arbres, ensuite il a disparu.
— Vous passez par des sortes de portails, non ? demandé-je tout à coup.
— Bravo, Houston, sourit Nadeem, comme un prof fier que son élève
favorite ait compris un truc avant tout le monde.
— C’est exact, confirme le fae en souriant lui aussi.
Je cligne des yeux, mais je ne vois rien sous son glamour. À vrai dire, il
est beau, mais il n’a rien d’inhumain. Il voit mon petit manège et se met à
rire.
— Je ne peux pas glamouriser, annonce-t-il. Vous me voyez tel que je
suis.
— Pourquoi ? demandé-je, curieuse.
Il sourit.
— Je suis humain, sorcière. Je n’ai aucun pouvoir magique.
— Qu’est-ce vous faites parmi les faes, alors ? demandé-je, curieuse.
— Je suis un serviteur.
— Comment êtes-vous arrivé ici ?
Je suis surprise. Nadeem m’a bien dit qu’il y avait des humains en faerie,
enlevés par les faes pour leur servir de larbins, mais je ne pensais pas en
rencontrer. Je les voyais plutôt enfermés dans des palais à trimer dans la
pénombre pour leurs maîtres.
— Je suis né ici, répond Kassian. Mes parents sont des serviteurs, eux
aussi.
— Et vous n’avez jamais songé à vous enfuir ?
Il s’arrête de marcher et me regarde avec surprise.
— M’enfuir ? Pourquoi ferais-je cela ?
— Vos parents ont été enlevés par les faes, non ?
Kassian se met à rire.
— Ce sont des légendes, sorcière. Mes parents ont été invités par les faes.
Ils étaient des sans-logis. J’aime ma vie ici, et je n’ai aucune raison et aucune
envie de m’enfuir.
Je suis en pleine confusion. Est-ce que les faes l’ont glamourisé pour le
rendre docile et content de son sort ? Est-ce qu’il pense vraiment ce qu’il dit ?
— Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur la nouvelle victime ?
intervient Nadeem tandis que nous reprenons notre marche.
— Dame Galleane était une proche de la reine, sa première dame
d’honneur, sa confidente et son amie. C’est moi qui ai trouvé son corps.
Votre collègue a fait des prélèvements et nous a dit de tout laisser en place
jusqu’à ce que vous puissiez examiner la scène.
— Je vous remercie. Nous aurons peut-être une chance de trouver des
traces du meurtrier, cette fois, répond Nadeem.
— Vous connaissiez la victime ? demandé-je.
J’ai vraiment l’impression d’être dans une série policière ! Je pose des
questions comme une pro. Go Agent Houston !
— Oui, répond Kassian.
— Parce que vous êtes le domestique de la reine ? demandé-je.
À nouveau, Kassian se met à rire. Il a l’air amusé par mes questions.
— Je suis le serviteur personnel de la princesse Aislan, dit-il, pas de la
reine. Dame Galleane faisait partie de l’entourage de Sa Majesté, et du
groupe qui l’entoure en permanence.
— La princesse est l’héritière du trône, n’est-ce pas ? intervient Nadeem.
— Oui. Mais elle ne règnera pas avant des années. La reine est encore
jeune.
Je sens la vénération dans sa voix.
. — Quel genre de personne était Dame Galleane ? demande Nadeem.
On forme un bon duo. Malheureusement, nous sommes face à un témoin
peu coopératif.
— Dame Galleane, comme Dame Griselda, était une amie de Sa Majesté.
Elle était très respectée et très aimée.
Une sainte. C’est dingue ce que les morts se retrouvent brusquement parés
de toutes les qualités.
— Elle avait des ennemis ?
— Pas à ma connaissance.
Il est pire que Nadeem, celui-là ! Il faut lui arracher les mots de la bouche.
— Que faisiez-vous dans les parages ? demande le lieutenant.
— Je venais prier.
Réponse bateau.
— Vous priez les mêmes Dieux que les faes ? s’étonne Nadeem.
— La déesse est la mère de tous, qu’ils soient faes ou humains, répond
Kassian en touchant machinalement son pendentif, une feuille d’arbre en or.
Nous sommes arrivés.
— Je vous préviens, Houston, ça ne va pas être beau à voir, m’annonce
Nadeem alors que nous pénétrons dans une nouvelle clairière, bien plus petite
que la précédente.
Il y a des gardes, du moins ils en donnent l’impression, armés d’épées et
vêtus de marron. Ils entourent un petit monticule rocheux d’où jaillit une eau
pure dans un gazouillis enchanteur. Dans la petite mare naturelle qui s’est
formée au pied de la petite cascade gît le corps de feu Dame Galleane.
Nadeem a raison, ce n’est pas beau à voir.
Elle a la gorge presque arrachée, à tel point que sa tête semble avoir été
séparée de son corps. Une mare de sang entoure ses épaules et sa tête. Dame
Galleane était rousse de son vivant, et ses yeux sombres sont ouverts sur le
vide. Elle portait une tenue vert sapin, avec des pierreries un peu partout et
des fleurs dans les cheveux. Une fois le glamour disparu, elle apparaît comme
une femme d’un certain âge, aux traits pâles et pointus.
— Même mode opératoire que la première, murmure Nadeem en mettant
des gants en latex.
Il examine le corps, prend des photos et des notes sur son portable. Je me
sens un peu inutile. Je m’approche à pas prudents, sous le regard de Kassian
et des gardes. Comme je ne veux pas avoir l’air d’une cruche, je contrôle de
mon mieux la nausée qui monte en moi. Les sandwiches beurre de
cacahouète/confiture menacent de remonter à toute vitesse au fur et à mesure
que l’odeur du sang me prend à la gorge. Je distingue aussi autre chose. Une
aura magique très nette, et ce n’est pas celle des faes.
C’est le même genre de magie que j’ai senti plus tôt dans la journée, celle
d’un loup-garou. Mais je suis bien incapable de dire si c’est l’aura de Patsy
ou une autre. Je n’ai jamais senti qu’un seul métamorphe dans ma jeune vie
de sorcière et je manque d’expérience.
— C’est l’odeur d’un loup-garou, dis-je pour avoir l’air d’apporter
quelque chose au débat.
— Vous la reconnaissez ? demande Nadeem qui s’est relevé.
— Non.
J’ai lu dans un manuel que chaque espèce avait son aura à elle, loups-
garous, vampires, démons et autres créatures magiques, et que chaque
individu avait une sous-aura distincte, si l’on peut dire. Un peu comme
chaque personne a son odeur.
— Je n’espérais pas un miracle, soupire le lieutenant.
— Kassian, comment est-ce qu’un loup-garou peut entrer sur les terres
faes ? demandé-je.
Le jeune homme écarte les bras d’un air impuissant.
— Je l’ignore, sorcière. Nos barrières magiques sont impénétrables pour
les métamorphes.
— À moins qu’un fae ne le fasse entrer ? suggéré-je. Ou un serviteur
humain qui veut se venger ?
— Les humains n’ont pas la possibilité de faire entrer quiconque,
m’apprend Kassian. Il faut être un fae pour ouvrir les portes du royaume. Et
je ne vois pas quel fae pourrait vouloir inviter une bête dans notre royaume ?
Notre royaume. Pas celui des faes. Kassian se considère comme un
citoyen de la faerie.
— Quelqu’un qui veut tuer sans laisser de traces, réponds-je. Qui sort de
ce royaume pour aller dans notre monde ? Dans New York ?
Je me doute que Nadeem a déjà posé ces questions. Je pense à Mrs Van
Der Stratten.
— Certains nobles, parfois, répond Kassian qui s’est tendu. Je ne sais pas
vraiment. Je suis un simple domestique.
— Vous êtes déjà sorti du royaume ?
Est-ce mon imagination ou bien Kassian se trouble-t-il ?
— Cela m’arrive parfois d’escorter la princesse dans votre monde, répond-
il. Je suis navré, sorcière, mais vous devriez poser ces questions à Sa Majesté
et Son Altesse.
— Je l’ai fait, et Sa Majesté m’a dit que cela n’avait rien à voir avec
l’enquête, intervient Nadeem.
— Alors, vous avez votre réponse. Sa Majesté espère que vos méthodes
scientifiques vous permettront de trouver le coupable, répond le fae.
— Nos scientifiques ont fait des prélèvements. Mais je suis ici pour mener
l’enquête de base, et si personne ne répond à mes questions, je ne peux pas
progresser, explique lentement Nadeem comme s’il avait affaire au débile de
la classe.
— Notre monde est trop complexe pour que vous puissiez l’appréhender,
répond Kassian avec morgue.
Eh bien, si même les domestiques humains le prennent de haut, on n’est
pas sortis du sable !
— On n’a pas l’intention d’écrire un manuel sur votre royaume, dis-je.
Nous voulons juste savoir qui a pu faire rentrer un loup-garou. Et est-ce que
le loup peut encore être là, sous forme humaine, en ce moment ?
À nouveau, Kassian fait un geste d’impuissance.
— J’ai voulu interroger les dames d’honneur de la reine, mais elles se sont
amusées à me dire tout et n’importe quoi, sauf à répondre à mes questions,
me confie Nadeem.
— Vous pouvez les voir sous leur glamour ?
— Non, et vous ?
— Oui. Je peux vous dire un truc, la reine est loin d’être aussi sexy qu’elle
en a l’air.
Kassian, qui a entendu mes paroles, a l’air scandalisé.
— On ne peut pas parler de Sa Majesté de cette façon ! proteste-t-il.
J’ai pitié de lui. Il est né serviteur, il n’a aucun espoir de sortir de sa
condition à cause de sa naissance, et il défend la reine bec et ongles. Je
retiens un soupir. Nadeem fait d’ultimes constations, prend en photo les
empreintes de pattes visibles dans la terre meuble et dans l’herbe rase autour
de la source, et annonce aux gardes qu’ils peuvent emmener le corps.
— Et maintenant ? demandé-je.
— Une dame d’honneur assassinée peut être un hasard malencontreux,
deux, c’est soit un serial-killer, soit quelqu’un qui en a après la Cour.
Logique.
— Vous voulez que je vous aide pour interroger les dames d’honneur ?
proposé-je.
Je lis le soulagement dans les yeux de Nadeem. Il n’a visiblement pas
envie de se faire maltraiter une deuxième fois.
— Oui, cela m’aidera beaucoup.
Kassian nous annonce que ces dames vont se retirer pour la nuit et que
nous ne pourrons leur parler que demain. Ce à quoi Nadeem lui rétorque que
son enquête n’attend pas et que sa souveraine veut des résultats, il l’a
entendue comme nous. Je laisse les mâles batailler pour savoir qui pisse le
plus loin et je me tourne vers les gardes, qui enveloppent soigneusement le
corps de Dame Galleane dans un linceul blanc brodé d’or.
— La première dame d’honneur, Dame Griselda, était dans cette
position ? demandé-je.
Les gardes me toisent en silence.
— Je peux considérer votre silence comme une preuve de complicité de
meurtre, lâché-je.
L’un d’eux prend la parole.
— Elle était sur le dos, comme Dame Galleane, la gorge arrachée.
— Et ses bijoux ? Ils étaient toujours là ?
— Oui.
Donc, le loup-garou n’a pas attaqué pour des pierres précieuses.
— Quel est cet endroit ?
Le garde soupire, comme s’il devait répondre aux stupides questions d’une
gamine peu éveillée.
— Le Bois aux Sources est, comme son nom l’indique, une source sacrée.
Nous venons tous régulièrement ici pour prier les Dieux et nous purifier.
— Donc, le fait que Dame Galleane ait été tuée dans cette mare, est-ce un
acte impie ?
Bravo, Chastity, tu causes de mieux en mieux. Ce sont toutes ces lectures
de bouquins magiques qui ont enrichi mon vocabulaire. Ma mère va être
surprise la prochaine fois qu’on va se voir, elle qui me dit que je parle comme
une caissière.
— La source est désacralisée et souillée par le sang de la mort, explique le
garde. Toute la clairière est souillée par la présence de la mort et bien sûr,
celle de la bête. Nous allons devoir purifier cet endroit.
— Et l’autre dame, Griselda, elle était aussi dans un lieu sacré ?
— Non. Elle a été tuée dans les bois.
Donc, le meurtrier ne vise pas spécialement à profaner les lieux sacrés.
— Qu’est-ce que Dame Galleane faisait là ? demandé-je.
Le garde hausse les épaules.
— Comment le saurais-je ? Je ne suis qu’un garde. Elle venait sans doute
prier.
Puis il me tourne le dos, me faisant comprendre qu’il en a marre de moi et
de mes questions. Nadeem s’est approché de moi et il sourit.
— Bravo, Houston, vous devenez un vrai agent.
Je grimace.
— Ne m’insultez pas, vous voulez bien ? Bon, il faut aller interroger ces
dames.
Puis je me rappelle que c’est lui l’enquêteur, et je vais pour m’excuser,
mais il laisse passer. Kassian nous dit de le suivre et de nous dépêcher.
— Désolée, murmuré-je, je ne voulais pas vous donner des ordres.
Il ne s’offense pas. Il a fait de sacrés progrès depuis notre première
rencontre, le lieutenant règlement-règlement.
— Je sais que ça part d’un bon sentiment, Houston. Et les faes coopèreront
plus facilement si c’est une sorcière qui dirige l’enquête… du moins en
apparence.
— Message reçu. Et arrêtez de me faire des compliments, je vais finir par
croire que vous vous foutez de moi.
— Je n’oserais pas. Vous vous débrouillez vraiment bien. Soyez sur vos
gardes avec les dames d’honneur.
— J’ai survécu aux pestes de mon lycée, je devrais pouvoir les affronter.
CHAPITRE 7

— Hé, vous !
Je me retourne. Dans la clairière où les gardes achèvent d’enlever le corps,
une fae m’interpelle. Elle est suivie par une autre, toutes deux vêtues du vert
des nobles. Celle qui m’interpelle est rousse.
— Oui, vous, la médium ! Cela fait des heures que j’attends ! Et cette
pauvre Griselda a passé trois semaines toute seule sans que personne ne lui
parle !
J’ouvre grand la bouche, avant de réaliser que je parle à des fantômes.
Dame Griselda se tient un peu en retrait, mais Dame Galleane se tient droite
et impérieuse.
— Je vous vois, dis-je.
— Évidemment que vous nous voyez, vous êtes une sorcière
nécromancienne ! Qu’est-ce que vous attendez pour trouver nos meurtriers ?
Un loup-garou, ça ne devrait pas être trop compliqué à débusquer par ici,
non ? Et qui est l’humain ? Griselda l’a déjà vu. Qu’est-ce qu’un humain fait
ici ?
— C’est un agent du BES, expliqué-je. Nous sommes là pour mener
l’enquête sur… vos morts respectives.
Nadeem a froncé les sourcils quand je me suis mise à parler dans le vide,
puis a compris, mais Kassian me dévisage comme si j’étais devenue folle. Je
mets les sous-titres en leur expliquant que je vois les deux victimes. Kassian
pâlit un peu.
— Vous êtes une nécromancienne ?
S’il était catholique, je vous jure qu’il se signerait devant la diablerie que
je suis. Il se contente d’agripper son pendentif en forme de feuille et murmure
quelques mots dans sa barbe. Je ne me sens pas du tout un freak.
— Je peux voir les fantômes, réponds-je.
— Demandez-leur, commence Nadeem avant de s’interrompre. Bon, vous
savez quoi leur demander.
— Mesdames, avez-vous vu votre meurtrier ? demandé-je.
— Évidemment ! rétorque Dame Galleane. C’est un loup-garou.
Dame Griselda confirme d’un hochement de tête. Elle est plus pâle que sa
compagne, et son fantôme commence même à s’estomper un peu. Ses pieds
sont flous.
— Pouvez-vous me le décrire ? La couleur de son pelage ?
— Clair, répondent les deux femmes sans hésiter. Entre sable et doré.
Comme Patsy, même si elle a le pelage clairement couleur sable, presque
blanc.
— Et vous n’avez vu personne d’autre ?
— Non.
Griselda secoue la tête.
— Est-ce que vous êtes tombées sur le loup-garou, ou bien est-ce lui qui
vous a trouvées ?
Je vois le regard approbateur de Nadeem. Bravo, Chase, tu commences à
vraiment raisonner comme un enquêteur. À toi le whisky et les jolies femmes
comme dans les meilleurs polars. Sauf que je préfère la vodka et les beaux
garçons, mais c’est un détail. Et je suis sûre que je serais éblouissante avec un
chapeau.
— C’est lui qui m’a attaquée, répond Dame Galleane. J’étais venue prier à
la source, et j’ai entendu son grognement. J’ai à peine eu le temps de me
retourner et il m’a sauté dessus. Je ne me rappelle pas du reste, juste que je
me suis relevée après être morte. Il n’y avait personne, naturellement. Le
loup-garou était parti. Encore heureux qu’il ne m’ait pas dévorée, sinon
j’aurais eu l’air de quoi à mon enterrement ?
Dame Griselda me fait le même récit. Elle se rendait à la cour quand un
loup-garou lui a sauté dessus et lui a dévoré la gorge. Elle s’est réveillée seule
et a erré de longs jours avant de finalement tomber sur Galleane.
— Et durant tous ces jours, avez-vous revu le loup-garou ?
Griselda hésite, puis finit par hocher la tête. Ce n’est pas une bavarde. Je
dois lui arracher les mots de la bouche. Elle est sûre qu’elle a revu le loup-
garou en errant dans les bois, mais elle a eu si peur qu’elle s’est enfuie et est
restée cachée dans des buissons.
— Je savais très bien que j’étais morte, conclut-elle d’une petite voix,
mais j’étais terrifiée.
— Tu as tout le temps peur, Grigri. Tu aurais pu mettre ces trois semaines
à profit pour retrouver ce monstre. Ça m’aurait peut-être évité de mourir !
— Je suis désolée, murmure Griselda.
— Elle n’aurait rien pu empêcher, interviens-je. Vous n’avez pas de prise
sur le réel ? Sur les choses ?
Griselda me fait un petit sourire reconnaissant et passe sa main à travers
un arbre. Galleane soupire, c’est limite si elle ne tape pas du pied.
— Est-ce que l’une de vous deux avait des ennemis ? demandé-je.
Dame Galleane me regarde comme si j’étais l’idiote du village et éclate de
rire. Griselda me jette un regard d’excuse.
— Nous sommes… nous étions des dames de la Cour, m’explique-t-elle.
Nous avions forcément des ennemis. Nous étions proches de la reine. Cela
veut dire qu’on nous sollicitait sans cesse pour des faveurs, et que nous
devions en refuser certaines.
D’accord, ma question était un peu idiote. Je n’ai pas encore pris la
mesure du poids politique des victimes. J’essaie de remettre ça dans un cadre
démocratique. Ces femmes sont l’équivalent des conseillers du président.
Elles devaient être constamment harcelées par des quémandeurs.
— Des noms en particulier ? demandé-je. Des personnes qui pourraient
vous en vouloir parce que vous leur avez refusé une faveur ?
Elles n’en ont pas. Ou du moins personne qui aurait pu leur en vouloir au
point de les assassiner, ce dont je doute fortement. Je suis sûre qu’on ne peut
pas arriver à un certain niveau de pouvoir sans se faire des ennemis prêts à
vous tuer. J’ai beau insister, les deux fantômes restent de marbre, si je puis
m’exprimer ainsi.
— Des querelles personnelles ?
J’apprends que le personnel est mêlé au politique à la Cour. Que ces
dames étaient libres, ce qui signifie qu’elles n’avaient pas contracté d’union
avec un ou une fae, tout en ayant leur lot d’aventures amoureuses. Aucune
d’elle n’avait d’enfant, et je vois un voile de douleur passer dans leurs yeux.
Probablement pas un choix, pensé-je. Dès que je pousse l’interrogatoire un
peu plus loin, les deux dames refusent de répondre sous prétexte de secret
royal.
— Les affaires de notre reine ne vous concernent en rien, et n’ont rien à
voir avec notre mort, répond Dame Galleane. Cherchez plutôt comment un
loup-garou a pu passer nos barrières magiques et vous trouverez votre
coupable avant qu’il ne commette d’autres meurtres.
— Dites à notre reine combien nous l’aimons, dit soudain Dame Griselda.
Dites-lui que nous sommes toujours ses fidèles servantes.
— Je lui transmettrai, promets-je.
Griselda me demande d’assurer à sa souveraine, pour laquelle les deux
femmes semblent avoir une véritable dévotion, que même mortes, les secrets
royaux resteront scellés.
— Est-ce la première attaque de loup-garou ? demandé-je finalement.
Les deux fantômes se regardent et hochent la tête ensemble.
— La première, dit Dame Griselda, depuis que nous sommes installés ici.
— Ce qui remonte à ? demandé-je.
— Une sorcière qui ne connaît pas son histoire, que vous apprend-on de
nos jours ? raille Dame Galleane. Nous avons proclamé ce royaume il y a
deux siècles, jeune fille. Nous avons signé les accords avec le BES en 1961,
selon votre calendrier.
Autrement dit, sous la présidence de Kennedy, un catholique dont la
famille est originaire d’Irlande.
— Nos barrières magiques n’ont jamais été pénétrées, ajoute Dame
Griselda. C’est une première inquiétante. Vous devez nous aider, jeune dame.
— Je m’appelle Chase Houston, me présenté-je.
— Houston ? fait Dame Galleane en haussant les sourcils.
— Comme la ville, oui, souris-je.
Elle va pour faire une remarque, mais ne dit finalement rien.
— Dites à Sa Majesté d’être prudente, me presse Griselda. Cette bête est
puissante. Elle pourrait s’en prendre à elle !
— Ne sois pas stupide, Grigri. La reine est toujours entourée de ses
gardes. Et le palais est encore davantage protégé que la forêt. Je pense plutôt
que ces attaques sont le fait d’un loup-garou qui a pu entrer dans le royaume
et s’est retrouvé piégé. Maintenant, il a faim et il cherche des proies.
J’ai un gros doute sur cette affirmation. Il n’a pas dévoré les corps de ses
victimes.
— Dépêchez-vous de trouver cette bête avant qu’il n’y ait d’autres
victimes ! m’intime Dame Galleane.
Le ton de sa voix implique je devrais faire la révérence et dire « bien,
madame » comme une domestique du temps jadis, mais comme nous sommes
au XXIème siècle et en démocratie, je rejette un peu la tête en arrière et je dis
que je ferai de mon mieux.
Et dire que je ne suis même pas payée pour ce job.
Bon okay, je ne regrette pas d’être venue, malgré le meurtre et le corps
que j’ai vu. Entrer dans le royaume des faes est fascinant. Mais je ne vais pas
leur faire le plaisir de le dire.
— Le lieutenant Nadeem et moi allons faire notre travail, dis-je.
Dame Galleane jette un regard plein de mépris au représentant du BES.
— Je l’ai vu œuvrer ces derniers jours. Ce n’est pas un banal humain qui
va résoudre ces meurtres.
— Ne sous-estimez pas le BES, rétorqué-je. Si le Bureau ne servait à rien,
pourquoi votre reine aurait-elle signé des accords avec eux ?
Et toc ! Je n’ai aucune sympathie pour le Bureau, mais je n’aime pas
qu’on s’en prenne à une personne juste à cause de sa race.
Nadeem me regarde et a un rictus.
— Dites à ces dames que sans les humains, leur royaume n’existerait plus
depuis plus de cinquante ans.
Ces dames ont entendu et foudroient Nadeem du regard.
— Nous partons, décide Dame Galleane. Trouvez le coupable, sorcière, et
livrez-le à notre reine !
Et sur ces mots, elle tourne les talons, attrape le bras de Griselda et toutes
deux s’éloignent de quelques pas avant de se dissoudre dans l’air.
— Que s’est-il passé il y a cinquante ans ? demandé-je.
— Leur royaume a failli être anéanti par une arme expérimentale du BES,
répond Nadeem. Je ne peux pas vous en dire plus. Elles n’ont pas la main,
Houston, c’est nous qui l’avons.
Je ne pousse pas davantage, mais je me promets de cuisiner Nadeem sur
les relations entre le Bureau et les faes. Ça a l’air chaud. Et je vais aller voir
Dot pour lui demander un ou deux livres d’histoire. Bon sang, il ne pourrait
pas exister des documentaires National Geographic sur le sujet, au lieu de
livres ? Ou un podcast ? Je n’ai pas le temps de bouquiner, moi !

L’interrogatoire est reporté au lendemain soir, malgré les protestations de


Nadeem. Ces dames se sont déjà retirées pour la nuit et entendent ne pas être
dérangées par un truc aussi trivial qu’une enquête. Même la reine est partie se
coucher.
Kassian nous fait gentiment remarquer que c’est notre faute, parce que
nous avons trop tardé à venir. J’apprends que les faes vivent selon de drôles
d’horaires, dormant le jour et vaquant à leurs occupations la nuit, dans leur
monde d’éternel crépuscule.
— Si nous n’avions pas eu à combattre un démon invoqué par une des
dames d’honneur de la reine, répliqué-je, soûlée qu’on nous reproche notre
soi-disant retard, nous serions venu plus vite !
Kassian va pour répondre quand un sanglot aigu perce l’air du soir. C’est
un sanglot d’enfant.
— Houston ! s’écrie Nadeem alors que je m’élance en direction des
sanglots déchirants.
Je n’ai pas à courir loin et le lieutenant et Kassian me rattrapent aisément.
Mrs Van Der Stratten est agenouillée près de son fils, et essaie de l’éloigner
de quelque chose, que le garçonnet secoue.
— Réveille-toi, Pollux, tu as assez dormi ! Réveille-toi !
Il secoue son petit chien. Sa mère m’a entendue arriver et tourne vers moi
un regard empli de tristesse.
— Pollux ! On va t’emmener chez le docteur et il te guérira ! sanglote le
gosse.
Je vais m’agenouiller à ses côtés. Pollux est mort, pas besoin d’être
assistante-vétérinaire pour le voir. Je pose ma main sur sa tête. Il est déjà
froid. Sa mort a dû survenir juste après notre première rencontre.
— Ari, Pollux est parti, dit Mrs Van Der Stratten avec douceur. Nous ne
pouvons plus rien faire pour lui.
Le petit garçon lui fait face avec de la rage mêlée de larmes sur le visage.
— Il va guérir ! Il est pas mort !
— Ari, dis-je doucement, me souvenant du prénom du petit garçon, Pollux
est parti au paradis des chiens. Il n’est plus là.
Ari me fixe, se rappelle peut-être m’avoir déjà vue plus tôt dans la
journée, et arrête brusquement de pleurer.
— C’est quoi, le paradis des chiens ?
O misère, comment est-ce que j’explique à un petit fae ce conte de fées
que les humains ont inventé pour se réconforter après la mort de leur
compagnon à quatre pattes ? J’ignore tout de leur système de croyances. Mais
je sais la peine que doit éprouver ce gamin, fae ou pas. Il a perdu son meilleur
ami.
— C’est une grande prairie où tous les gentils chiens se retrouvent après
leur mort, dis-je doucement en lui caressant les cheveux. Ils gambadent, ils
jouent et ils ont plein de friandises. Ils sont heureux et se font plein de
copains.
— Mais c’est moi son copain, fait Ari d’une toute petite voix.
— Et tu l’es toujours. Pollux était très, très fatigué, et il est parti se reposer
au paradis des chiens. Il ne faut pas lui en vouloir. Un chien vit moins
longtemps que nous.
Et encore moins longtemps que les faes. Ari baisse la tête et se blottit dans
l’étreinte de sa mère. Il recommence à pleurer, mais plus doucement,
acceptant peu à peu l’idée qu’il ne jouera plus jamais avec Pollux.
— Pollux est parti pendant le dîner, murmure Mrs Van Der Stratten. Il
était très agité. Ari n’a pas voulu aller dormir avant de l’avoir retrouvé. Nous
avons cherché partout avant de le trouver ici. Pauvre petite bête.
Un fae nous rejoint, un domestique à en juger par sa tenue noire. Il tient un
grand sac de jute. Mrs Van Der Stratten se relève, et entraîne Ari avec elle, en
lui parlant du paradis des chiens, et comme Pollux doit s’amuser là-haut. Je
renifle, et je me frotte les yeux. C’est juste du pollen. Je ne pleure pas. Je vois
malheureusement des animaux mourir toutes les semaines à la clinique. Je
suis endurcie.
N’empêche que ce chien n’est pas mort naturellement. Avant que le
domestique ne le prenne pour l’emporter, je l’examine. Il a eu le cou brisé.
Or, rien dans l’environnement immédiat n’évoque un endroit d’où il aurait pu
chuter. Il a dû mourir sur le coup, et il n’y aucun arbre à moins de cinq
mètres. Même s’il avait pu grimper suffisamment haut pour tomber d’une
branche, ce qui est tout bonnement impossible pour un chien de cette race, il
serait resté jusqu’à l’endroit de la chute.
— Quelqu’un l’a tué, murmuré-je à Nadeem en me relevant. Une personne
a brisé la nuque de ce chien.
— Je m’en doutais à voir l’angle de sa tête. Le loup-garou ?
— Non, il n’y aucune trace spécifique sur lui. C’est un fae qui a fait le
coup.
— C’est difficile à croire, répond Nadeem. Les faes révèrent la nature. Ils
sont végétaliens. Ils ne portent pas de cuir. Tuer un chien est un crime pour
eux, tout comme couper un arbre.
— Eh bien, un fae a commis un crime, rétorqué-je. Parce que ce chien
reniflait quelque chose. Et comme le gosse le suivait à la trace, quelqu’un
s’est dit qu’il valait mieux tuer un chien qu’un gamin.
Je ne suis pas cynique. Je suis bouleversée. Si j’attrape celui qui a tué ce
chien, je vais tellement lui botter le cul que j’en aurais une entorse au genou.
Mais j’essaie de raisonner comme le meurtrier. Le chien était après quelque
chose, et il l’avait trouvé. Ou quelqu’un lié à la louve-garou et aux meurtres a
remarqué que le chien le pistait. Pour éviter d’être démasqué, le meurtrier a
tué le chien.
— Ce qui confirme l’idée que la louve-garou n’est qu’un instrument,
rumine Nadeem. Il y a un ou des faes derrière tout cela.
Il demande à parler seul à seule avec Mrs Van Der Stratten, qui du coup,
confie le petit Ari à Kassian. Le lieutenant lui annonce qu’il va devoir appeler
la scientifique et faire un prélèvement ADN sur le chien.
— Vous pensez que quelqu’un a tué ce pauvre Pollux ? demande Mrs Van
Der Stratten en ouvrant de grands yeux.
— Il a eu la nuque brisée, interviens-je.
Elle a l’air aussi choquée qu’en colère.
— Faites tout ce qu’il y a à faire pour trouver le coupable ! dit-elle d’une
voix sourde. Tuer un pauvre animal sans défense est honteux !
Nadeem appelle la scientifique, qui promet d’arriver dans l’heure. Puis il
demande à Mrs Van Der Stratten si elle a remarqué quelque chose de bizarre
à propos de Pollux, à part le fait qu’il soit agité. Elle commence par secouer
la tête, puis s’arrête.
— Je ne sais pas si c’est important, mais en en tout début de soirée, il est
revenu en grognant et il avait un morceau de tissu noir entre les dents.
Noir. Comme la tenue des domestiques.
— Vous avez encore ce morceau de tissu ? demande Nadeem.
— Non, je l’ai jeté, je ne voulais pas qu’Ari le touche.
C’est logique. Nous laissons Mrs Van Der Stratten partir avec Ari, qui
s’est remis à pleurer. Le pauvre gosse. Il vient d’apprendre que la mort existe
et qu’elle lui prendra ceux qu’il aime un à un.
Je chasse ces pensées noires. Nous sommes seuls dans la petite clairière
avec Kassian et le cadavre du chien, à présent, et il fait franchement nuit.
Néanmoins, Nadeem et moi examinons les alentours, dans l’espoir de trouver
quelque chose. Naturellement, nos recherches se révèlent infructueuses. S’il y
a des traces du meurtrier, elles ont été détruites par Ari et sa mère, puis par
notre propre arrivée. Lorsque la femme de la scientifique arrive, elle fait des
prélèvements aux alentours, mais sans y croire. La scène est contaminée. Elle
emporte le corps du petit chien dans un sac en plastique noir. Elle promet à
Nadeem de faire des analyses dès demain matin, histoire de savoir s’il y a de
l’ADN exploitable. Sa présence a quelque chose de rassurant dans cet univers
faerique.
N’empêche, lorsque Kassian nous raccompagne aux frontières de la faerie,
j’ai un arrière-goût amer. J’ai vu le cadavre de Dame Galleane, et j’ignore
pourquoi elle a été sauvagement assassinée. Je suis navrée que sa vie ait fini
aussi sauvagement. On peut soupçonner un serial killer, une vengeance ou
autre chose. Mais ce petit chien ne méritait pas de finir comme ça. Un animal
est innocent. Il ne demande rien que l’amour de ses maîtres. Je peux
concevoir qu’on tue un humain – ou un fae – par vengeance, cupidité ou
jalousie. Mais je ne vois pas d’excuse au meurtre d’un chien.
Je vais retrouver celui qui a fait cela à Pollux. Désormais, j’en fais une
affaire personnelle.
CHAPITRE 8

Nous nous retrouvons tout à coup dans notre Central Park, tout près du
pont. Je me sens soulagée. Arrivés à la voiture de Nadeem, je vire mon
manteau en cuir et planque mes armes dedans. Le lieutenant enlève veste,
cravate et poignards et les jette sur le siège arrière. Je me mets à rire quand on
se laisse tomber sur les sièges plutôt qu’on ne s’assoit. On a l’air de vieux
équipiers qui décompressent après une journée mouvementée.
— C’est comme ça tous les jours, dans votre taff ? demandé-je tandis qu’il
démarre. Et dire que je pensais qu’être assistante-véto était stressant.
— C’était plutôt calme aujourd’hui, plaisante Nadeem en étouffant un
bâillement.
— Vous voulez que je conduise ? proposé-je.
— Non, tenir le volant va me garder éveillé. Alors, qu’avez-vous pensé de
votre première incursion au royaume des faes ?
— Qu’une partie de mon enfance vient de mourir, soupiré-je. Je ne
pourrais plus jamais regarder Peter Pan et Hook de la même façon. Ni aucun
conte de fées.
— Bienvenue chez les adultes.
— Oh, allez, ne me dites pas que vous ne regardez plus jamais de Disney
parce que vous êtes un adulte.
Nadeem a un sourire un peu triste.
— J’en ai vu quelques-uns avec mon fils.
Et merde ! Chastity, reine des gaffes, le retour.
— Je suis désolée, murmuré-je.
— Je regarde parfois Le Roi Lion, continue-t-il avec un sourire plus
joyeux. Et j’adore Hook. Je suis fan de Robin Williams.
— Moi aussi ! C’est tellement dommage qu’il soit parti si tôt. J’adore Le
Cercle des Poètes Disparus.
— Et Mrs Doubtfire.
Je le regarde d’un air incrédule.
— Mon Dieu, Nadeem, êtes-vous en train de me dire que vous êtes un être
humain qui regarde la télé comme n’importe qui ? Je pensais que vous vous
mettiez en charge quand vous rentrez chez vous pour être prêt pour une
nouvelle journée d’enquête le lendemain !
Croyez-le ou non, mais le sévère lieutenant éclate de rire.
— Touché, reconnaît-il.
— Vous croyez que les faes regardent les films qui parlent d’eux ?
demandé-je.
— Ils n’ont pas la télévision ni Internet, m’apprend Nadeem.
— Pourquoi ? m’étonné-je.
— Il y a quelque chose dans notre technologie – peut-être tout bêtement
l’électricité – qui est incompatible avec leur magie. Nous ne le savons pas
exactement. Ils utilisent une autre source d’énergie. De plus, ils montrent un
dédain marqué pour notre culture.
— Vous voulez dire même les grands philosophes et auteurs ?
Ceux que je n’ai pas lus, évidemment, à part au lycée quand j’y étais
forcée.
— Absolument tout, à part la musique. Une partie du folklore musical
d’Europe du Nord, au sens large, vient d’eux. Ils apprécient la musique
classique. Mais n’allez pas leur parler de rock ou de rap.
— Bref, ce sont des snobs, conclus-je.
— Je ne vais pas vous contredire.
— Pourtant, à les voir glander comme ça dans leur clairière comme à
Versailles, difficile d’imaginer à quoi ils servent. Ils ont… je ne sais pas, des
usines ? Des entreprises ? Leur bouffe, elle vient bien de quelque part ?
— Leur civilisation est préindustrielle et teintée de magie. C’est à cela que
leur servent les humains. À faire le sale boulot.
— Des snobs aristos, de mieux en mieux. Ils n’ont pas connu de
révolution ?
— Pas que je sache. Leur histoire nous est quasiment inconnue. Ils ont le
goût du secret. Ils ont des cours en Europe, qui fonctionnent comme celle-ci,
et peut-être en Russie, mais ce n’est pas sûr.
— Comment sont-ils arrivés ici ?
— Par le bateau, comme vos ancêtres et les miens. Quoiqu’une partie des
miens aient pris l’avion.
Je rigole. Nadeem m’explique qu’une partie de sa famille est arrivée dans
les années 60, tandis que l’autre est venue au début du XXème siècle. Mes
propres ancêtres, d’après ce que j’en sais, ont fait partie d’une des vagues
d’immigrants du début et du milieu du XIXème siècle.
— Pour ces faes qui vivent plusieurs siècles, être là depuis cent ou cent
cinquante ans doit leur sembler être hier, soliloqué-je.
— Certains sont nés sur le Vieux Continent, avant qu’un conflit entre
différentes factions de la cour d’Irlande ne les chasse, m’apprend Nadeem.
Ne me demandez pas l’objet du conflit, personne n’en sait rien. Une partie
des faes d’Irlande ont monté une expédition et sont venus ici. D’autres faes
venues d’Allemagne et des Pays-Bas étaient déjà arrivées, mais ils s’étaient
établis plus à l’intérieur des terres. C’était surtout des faes des bois qui
fuyaient la famine et les guerres. Ces faes-là, à Central Park, sont des nobles
qui n’ont pas renoncé à leurs privilèges. Ils n’avaient pas anticipé que le pays
se peuplerait aussi vite et aussi densément.
— Ils ont une police ? Ou une armée ?
— Non. Ils sont peu nombreux à Central Park, bien qu’ils aient colonisé
tout le parc. La reine a plusieurs compagnies de garde, et certains faes de
basse naissance, ceux en brun sombre, sont chargés de maintenir l’ordre.
Ce sont ces flics qui n’ont ni badge ni flingue qui ont commencé l’enquête
sur la mort de Dame Griselda, pensant avoir affaire à une louve vagabonde.
Mais la reine a fini par leur retirer l’enquête et a demandé l’aide du Bureau.
Nadeem n’a même pas pu rencontrer les flics faes. D’après Kalan, ils n’ont
rien trouvé et ont été affectés à d’autres tâches.
— Bizarre, commenté-je.
— D’après ma capitaine, pas tant que cela. Les faes n’ont pas du tout la
même notion d’enquête que nous. Même en Europe, la police n’a vraiment
commencé à s’organiser comme telle qu’au XVIIIè siècle. Avant, c’était le
guet qui était chargé de maintenir l’ordre.
Je dois avouer que mes connaissances en la matière sont inexistantes.
Nadeem me fait un petit cours sur Bow Street puis Scotland Yard, et me parle
même de la police française de La Reynie. Je vous jure que je vais pouvoir
aller poser ma candidature à Jeopardy à la fin de cette enquête.
C’est mon tour d’étouffer un bâillement le plus discrètement possible.
— Je vous ennuie, constate Nadeem sans s’offenser.
— Non, pas du tout, dis-je en mentant un peu. Ça m’aide à comprendre.
Seulement il est presque cinq heures du matin. Je suis crevée.
— Je n’aurais pas dû vous demander de venir avec moi, se reproche
Nadeem. J’oublie que vous avez une vie et un travail en dehors de vos dons
de sorcière.
— Vous ne me l’avez pas demandé, vous me l’avez proposé. J’aurais pu
refuser.
— Je vous aurais prié de venir si la curiosité n’avait pas été suffisante, dit
tout à coup le lieutenant. Je me sens coupable de vous avoir entraînée là-
dedans.
— Je ne comprends pas.
— Houston, vous savez pourquoi je vous ai proposé de venir avec moi ?
— Parce que je suis une super détective ? avancé-je.
Je ne me suis pas posé la question, à vrai dire.
— Parce que j’avais peur, avoue le lieutenant. Je veux bien affronter des
démons, des vampires ou des métamorphes, mais les faes et leurs illusions
me foutent la trouille. Et je me sens extrêmement mal de vous avoir entraînée
là-dedans, en me planquant derrière vous alors que vous êtes une…
— Si jamais vous dites « une femme », vous allez sérieusement baisser
dans mon estime, le coupé-je.
Il se met à rire.
— Non, j’allais dire une civile. Ma mère et mon épouse m’ont appris à ne
jamais sous-estimer une femme.
Il a été bien élevé, ce garçon, on dirait.
— Je suis une sorcière, tempéré-je. En apprentissage, d’accord, mais je
commence à pas mal me débrouiller. Et il n’y a pas à vous sentir mal parce
que vous aviez peur. La peur est une émotion humaine.
— J’aurais dû demander à un collègue de m’accompagner, soupire le
lieutenant. Sauf qu’après cette histoire de démon…
— Nadeem, je suis contente que vous ayez fait appel à moi. J’ai découvert
que les faes existent ! D’accord, ils sont graves snobs et pas sympa, mais j’ai
passé une super soirée, mine de rien.
C’est vrai. Avoir tué le démon a boosté mon assurance de sorcière, et
l’enquête chez les faes m’a plu.
— Alors, vous viendrez avec moi demain soir pour la suite de l’enquête ?
demande Nadeem.
— C’est un rendez-vous ? le taquiné-je.
— Exactement, rigole le lieutenant. N’oubliez pas vos armes.
— Et comment !

Nadeem me dépose devant mon immeuble. Il va rédiger un rapport


préliminaire et voir ce que la scientifique a réussi à tirer du corps de petit
Pollux. On se donne rendez-vous pour le lendemain en fin d’après-midi et je
rentre me coucher. Je suis morte de fatigue et je vire mes fringues dès que j’ai
fermé la porte de mon appartement. Je laisse l’épée et les poignards dans le
salon et vais directement me mettre au lit. Morte, la Chastity.
Deux minutes après, mon téléphone vibre.
Je grogne. Fort. Lady Gaga relève la tête et vient me lécher la main.
— C’est la nuit, bordel, marmonné-je.
Gaga aboie, et à la lumière qui passe par les stores, je réalise que j’ai
dormi toute la matinée et qu’il est onze heures du matin. L’heure normale
pour se lever un dimanche, sauf si on a tué un démon lubrique et enquêté en
faerie durant la nuit.
J’attrape mon portable et j’attends que mes yeux fassent la mise au point.
C’est Patsy. Elle m’invite à un brunch. Je suis tentée de lui dire que je dors,
mais je sais que si je replonge, je vais passer mon dimanche à dormir, ce qui
serait dommage. Et puis j’ai envie de la voir. Et un brunch ne se refuse pas.
Je tapote que je serai prête dans une heure et on se donne rendez-vous au
Cafe’ Luluc, sur Smith Street, un bistrot sympa – mais cher – dans le style
français. Je me douche, me glisse dans un jean propre, des bottes et un petit
top vintage et je prends une veste Zara que j’ai achetée sur Vinted. Je finis de
me maquiller dans le bus. Je ne suis pas la seule. Go, Chase, l’élégance new-
yorkaise personnifiée.
Hier, j’ai profité du trajet en voiture pour demander à Nadeem quelle était
la position du Bureau sur les loups-garous. Les métamorphes comme les
vampires et autres créatures ont conclu des accords avec les humains,
représentés par le BES. Tous ces êtres à poils ou à canines sont regroupés en
meutes, royaumes, clans, fédérations et ont des chefs. Tous obéissent à une
loi très simple : on ne touche pas aux humains. Moyennant quoi, le BES ne
les pourchasse pas. Le gros souci est les sécessionnistes, les solitaires qui
n’appartiennent à aucune structure et oublient parfois que le pays n’est pas un
terrain de chasse. Néanmoins, tant qu’un solitaire respecte les règles du jeu,
le BES n’a aucune raison de lui chercher des puces dans la fourrure.
Nadeem a dû penser que je posais la question à cause des meurtres, mais
je pensais plus à Patsy. Je la voyais pourchassée par le Bureau, et ça
m’ennuyait un peu de cacher son existence à Nadeem, mais a priori, je n’ai
rien à cacher. Cela ne veut pas dire que je raconte au lieutenant que j’ai une
nouvelle copine un rien velue les soirs de pleine lune.
Patsy est déjà là, assise à une table près de la vitre. Nous hésitons un peu,
puis on passe vite au tutoiement. Je ne peux pas m’empêcher de la trouver
sympa. Elle est solaire, pour une fille de la lune. Elle sourit, rigole,
s’enthousiasme et on découvre qu’on suit les mêmes feeds sur Instragram, ce
qui nous rend tout de suite complices.
On commande un brunch à base d’omelettes et de petits sandwiches, ainsi
que des viennoiseries et des pâtisseries à la française, arrosés de jus de fruits
frais, parce que j’ai encore à finir de digérer les cocktails du Blue Lounge et
Patsy n’a visiblement pas passé la soirée d’hier chez elle. Elle a un peu la
gueule de bois.
— Un petit ami ? lui demandé-je en attaquant mon omelette.
— J’aimerais, soupire-t-elle, mais je dois être hyper sélective avec les
mecs. Dès que ça devient sérieux, il faut que je trouve une explication pour
mon absence trois jours par mois. Les femmes d’avant disaient qu’elles
étaient indisposées et les mecs se sentaient gênés par ces trucs féminins, mais
maintenant, ils sont plutôt en mode « oh, tu veux que je vienne chez toi avec
une bouillotte ? » Du coup, il faut que je sois créative. De toute façon, je ne
veux pas me fixer pour l’instant. Je veux vivre !
Elle écarte grand les bras en disant cela et l’un des serveurs doit faire un
écart avec son plateau pour éviter la collision. Il jongle avec son chargement
en souplesse et Patsy ne se rend même pas compte qu’elle a failli provoquer
une catastrophe.
Une question me titille et je dois la poser, histoire de savoir où je mets les
pieds.
— Tu vas parfois à Central Park, pour te dégourdir les pattes ? demandé-je
d’un ton aussi innocent que le jour où, adolescente, j’ai prétendu avoir
déchiré mon jean en tombant, alors que je l’avais rendu hype à coups de
ciseaux.
— Avec toutes les faes qui y traînent ? Sûrement pas ! rétorque Patsy avec
une grimace dégoûtée. C’est leur territoire, là-bas, et je pourrais me retrouver
avec une flèche dans le popotin sans que personne n’y trouve à redire.
OK, donc les surnaturels connaissent l’existence des autres espèces.
— Tu avais des faes dans ton bled ? demandé-je.
Elle hoche vigoureusement la tête.
— Ils sont partout, ces snobs. Je ne parle pas des faes des bois, ils sont
cools et je les aime bien. Je suis même sorti avec un dryade, alors qu’il était
malade à cause de l’odeur de gibier que je trimballais sur moi en permanence.
Mon père a fait un de ces foins ! Mais les faes des villes sont des connards.
Ils tiennent les affaires, les banques et ils pensent être mieux que tout le
monde.
Elle me raconte qu’à la fac qu’elle a fréquentée, il y avait deux sororités,
une de louves-garous et une de faes, et qu’elles ne pouvaient pas s’encadrer.
Elles se faisaient toutes les vacheries possibles, jusqu’au jour où ça a fini en
bataille rangée en plein campus, sous forme humaine, à coup de dents et
d’ongles.
— On leur a flanqué une raclée ! se souvient Patsy avec enthousiasme.
Elles sont retournées chez elles la queue entre les jambes ! Par contre, nos
parents nous ont passé un sacré savon et nous ont menacées de nous retirer de
la fac.
— Parce que les faes ont eu le dessous ? demandé-je en attaquant les
viennoiseries.
Patsy pioche dans la nourriture avec un bel enthousiasme et je dois limite
défendre mon assiette.
— Non, ça, c’est une guéguerre aussi vieille que le monde. Mais il a fallu
que des faes glamourisent les humains qui avaient assisté à la scène et étaient
sûrs d’avoir vu des trucs bizarres. Les deux sorcières du campus ont dû jeter
un sort, tu sais, un peu comme quand les Men In Black flashouillent les gens
avec leur stylo.
J’en reste bouche bée. Si ça se trouve, j’ai déjà vu des surnaturels et j’ai
été glamourisée pour ne me rappeler de rien. Quand j’en fais la remarque à
Patsy, elle secoue la tête.
— Non, tu es une sorcière. Même avec des pouvoirs partiels ou en
sommeil, on ne peut pas te glamouriser comme ça.
— Encore heureux !
— Tu viens d’une longue lignée ?
Joker. Je n’en ai aucune idée. J’ai vaguement tâté le terrain du côté de ma
mère lors d’un appel, mais la conversation a tourné court. J’explique à Patsy
que je suis la première sorcière de ma lignée, ou quelque chose comme ça.
— Je ne suis pas spécialiste, répond-elle en secouant la tête, sans cesser de
manger, mais tu as forcément des ancêtres sorciers. Ça date des cavernes, ces
histoires-là. Mais ça peut soit sauter une génération, soit être réprimé si
sévèrement que la personne n’en a pas conscience.
— Pourquoi est-ce que j’ai découvert que j’avais des pouvoirs il y a
seulement quelques semaines, alors ?
— Parce que tu as été confrontée à ton premier gros traumatisme, la mort
de ta pote.
Logique.
— Je ne me vois pas demander à ma mère si elle n’a jamais fait léviter des
trucs dans le salon ou envoyé des boules d’énergie à un élève qui la soûlait,
avoué-je.
— Je comprends. La famille, c’est bien, mais en être loin, c’est mieux.
Sur ces mots, Patsy engloutit un croissant et regarde celui qui reste dans
mon assiette.
— Tu vas le manger ?
Je comptais le manger. Je ne veux pas commander une deuxième portion
de brunch. Du coup, parce que je suis une bonne copine, même avec une
quasi-inconnue, je lui offre ma viennoiserie.
— Tu as un super appétit, dis-je en riant.
— Tous les super-naturels mangent comme ça, dit-elle entre deux
bouchées. Il faut bien compenser toute l’énergie qu’on dépense pendant la
métamorphose. Et c’est un autre problème quand tu sors avec un mec. Il
s’attend à ce que tu manges comme une fille, des petites portions et beaucoup
de salades.
Elle fait une grimace de dégoût. Je compatis. Même entre filles, il y a une
certaine restriction par rapport à la nourriture. J’ai tendance à avoir un bon
coup de fourchette, et je me suis parfois fait regarder de travers par des
copines qui picorent pour rester minces. Nous vivons dans une société de
malades. Pendant des siècles, l’humanité a crevé de faim, il y a encore une
partie du monde qui n’a pas assez de nourriture, et nous, nous faisons des
régimes pour ressembler à des gamines de douze ans. Le monde tourne à
l’envers.
Je partage ces réflexions philosophiques avec Patsy, qui approuve.
— Je m’en suis rendu compte en arrivant ici. Dans ma meute, avoir un bon
appétit et un peu de gras était bien vu pour une femme, parce que ça veut dire
une fille qui est en bonne santé et aura de bonnes chances d’avoir des enfants
vigoureux.
Elle soupire.
Je lui pose la question qui me brûle les lèvres depuis le début.
— Tu as gardé des contacts avec ta meute ? Ou bien tu t’es barrée ?
Patsy fait la moue et pose ses coudes sur la table.
— Je suis partie, mais je ne me suis pas enfuie. J’ai vingt-cinq ans, Chase.
C’est l’âge où on attend d’une louve qu’elle prenne un compagnon et mette
au monde son premier louveteau. Et ça, je n’étais pas d’accord.
Patsy a grandi dans un de ces petits bleds de l’Amérique profonde, où
vivent pas mal de meutes de loups-garous. Elle a toujours rêvé des lumières
de la grande ville. Et puis l’alpha de sa meute, lorsqu’elle est revenue de la
fac, des rêves plein la tête, a commencé à lui faire la cour, à l’ancienne, avec
l’approbation des parents de la jeune louve.
— Il était sexy, je ne dis pas, et à peine plus vieux que moi, soupire-t-elle.
Mes parents étaient super contents que leur fille unique ait attiré l’attention de
l’alpha. Mais je n’étais pas d’accord. Je savais qu’à l’instant où je dirais oui,
j’allais me retrouver mariée selon les coutumes de la meute. Ensuite, on me
mettrait la pression pour que je devienne mère.
Patsy me parle des problèmes de natalité dans les meutes. Les loups ne
sont pas des lapins, loin de là. Les naissances chez les loups-garous sont
difficiles, un tiers des grossesses se termine en fausse-couche et la mortalité
infantile reste élevée. Le petit louveteau doit grandir avec sa double nature,
même s’il ne se métamorphose pas avant l’adolescence.
Je suis révoltée à l’idée qu’encore aujourd’hui, certaines femmes se
prennent encore cette pression de devenir mère.
— Et le fait que tu ne veuilles pas, ça n’entre pas en ligne de compte ?
demandé-je en buvant une nouvelle tasse de café.
— L’intérêt de la meute avant les envies personnelles, soupire-t-elle à
nouveau. Le souci, c’est que je n’ai jamais vraiment eu l’esprit de la meute.
Si j’avais pu choisir ma naissance, je serais née humaine.
Je hausse les sourcils.
— Mais les loups-garous vivent plus longtemps que les humains, non ?
Genre deux cents ans minimum ?
On ne pourra pas dire que je n’ai pas bouquiné sur la question.
Patsy hausse les épaules.
— Deux cents ans à se faire chier dans les bois, merci bien ! New York
m’a toujours fait rêver. Quand je suis revenue de la fac, je voulais déjà venir
ici. Mais tu sais comment c’est. Tu retournes chez toi et les gens n’ont pas
compris que tu as changé. Du coup, j’ai eu énormément de pression pour me
marier. J’ai trouvé un travail dans un cabinet d’avocats de la ville, et j’ai
commencé à me dire que ce n’était peut-être pas si mal, que je pourrais me
marier et continuer à travailler. Et j’ai compris que j’étais en train de céder.
Alors, j’ai fait mes valises et je suis venue ici !
Je la comprends. Je lui raconte mon propre parcours, ma mère qui voulait
que je fasse des études alors que ça ne me plaisait pas, et ma volonté de ne
pas finir dans le New Jersey.
Nous levons nos mugs de café et nous trinquons à New York.
— Tu connais des boîtes sympas, ici ? demande Patsy.
— Je suis allée au Blue Lounge hier soir, lâché-je d’un ton négligent.
Elle ouvre de grands yeux. Visiblement, je suis la seule qui n’avait pas
entendu parler de l’ouverture de cette boîte.
— Il paraît qu’il y a des combats MMA, fait-elle. J’adorerais en voir un !
La louve n’est jamais loin, on dirait.
— J’étais juste dans le lounge à boire des cocktails et poutrer un incube.
Et toi ? Tu es sortie ?
Elle hausse les épaules.
— Ouais, je suis allée au Fang’d’go.
— Au quoi ?
Elle me répète le nom, et je comprends le jeu de mots sur fandango. Je ne
connais absolument pas. Je regarde même sur Google, mais l’établissement
n’est pas mentionné. Patsy me regarde d’un air incrédule puis éclate de rire.
— C’est une boîte pour surnaturels, idiote ! rigole-t-elle. Tu ne veux pas
qu’elle fasse de la pub sur Internet ? Genre « eh, les gars, venez rencontrer
des vamps’ et des métamorphes, et dansez avec des sorcières ! »
Elle glousse. Je ne comprends pas.
— Tu veux dire qu’il y a une boîte ici où vont les surnaturels ? Juste eux ?
— Pas qu’une seule. Tu as aussi le Bite Me Up, le Bloody Claw et le
Faerie Land, mais celui-là est tellement cher que je ne risque pas d’y aller
boire même une eau minérale.
— Et chaque espèce a le sien ?
— Non. Toutes les espèces y vont. Chacun laisse ses petits problèmes
d’ego à la porte. Ils servent autant de l’alcool que du sang. On se retrouve
entre nous, à pouvoir parler librement. Tu n’y es jamais allée ? C’est trop
cool, il faut que je t’y emmène !
Je suis pour ! Je n’ai jamais vu de vampires de près et je suis curieuse de
savoir si d’autres espèces existent.
— Et les démons ? demandé-je.
Patsy fait la moue.
— Ils sont tolérés tant qu’ils ne créent pas d’ennuis. Sous leur forme
humaine, s’entend. Et interdiction de faire quoi que ce soit de démoniaque.
Ces enfoirés préfèrent les bars humains, de toute façon, histoire de repérer
leurs proies.
Je ne suis plus si sûre de vouloir me retrouver face à un démon comme
celui qui a tué Ambre, ma meilleure amie, et que j’ai tué. Ou même face à un
incube. Mais Patsy dissipe mes inquiétudes.
— Tu trouveras surtout des gens sympas qui ne vivent ni en meute ni en
clan, et qui te donnent de bons conseils pour passer incognito aux yeux des
humains. Hier soir, on parlait des assassinats en faerie. Il y en a encore eu un
autre.
Je sursaute. Comment est-ce qu’elle est au courant ? Je croyais que les
faes gardaient ça pour eux, et je ne vois pas le BES faire de la pub à ce sujet.
— Je pensais que c’était top secret, lâché-je, ne sachant trop si je dois lui
dire que j’enquête dessus.
— Garder un secret chez les surnaturels ? La plupart sont de vraies
commères.
— J’enquête sur les meurtres, dis-je. Avec un agent du BES, celui qui m’a
aidée à vaincre le démon qui avait assassiné ma meilleure amie. C’est un type
bien.
— Si tu le dis. Je déteste le BES et tous ces flics humains qui brandissent
leur badge et nous regardent de haut.
Elle fait la grimace. Je ne vais pas défendre le Bureau. Je n’en connais
qu’un seul représentant.
— Parle-moi plutôt des rumeurs sur l’affaire, la prié-je.
Patsy incline la tête et, un bref instant, ses yeux bleus passent au doré,
avant de redevenir humains. Elle a un sourire malicieux.
— Seulement si tu me racontes ce que tu as trouvé.
— Un deuxième corps, dis-je.
— Celui d’une dame d’honneur de la reine, je sais. Et c’est une louve qui
a fait le coup, je le sais aussi. Les vamps’ rigolent, ils disent que c’est notre
tour d’être sur la sellette.
— Tu as des infos sur une louve solitaire ?
Patsy prend un air mystérieux.
— Ça pourrait être moi, dit-elle d’une voix rauque. Je pourrais être allée
bouffer cette fae.
— Et comment serais-tu rentrée en faerie ? demandé-je. Et de toute façon,
ton… aura ? ne correspond pas. J’ai senti celle de la louve, et elle n’a rien à
voir avec la tienne.
— Je me doute ! rigole Patsy. Par contre, pour entrer en faerie, tu me
poses une colle. Ces connards ont un système de protection magique ultra-
efficace.
— Autrement dit, il faut un complice fae.
— Je ne vois pas comment une louve pourrait entrer, autrement. Les rares
fois où je vais à Central Park, sous forme humaine j’entends, je sens leurs
protections magiques qui me piquent la peau. C’est extrêmement désagréable.
Sous ma forme de louve, j’y suis allée une fois au début, je suis repartie en
couinant. J’ai eu l’impression de me prendre une barrière électrique en plein
museau.
— Est-ce que les loups et les chiens s’entendent bien ? demandé-je
soudain.
— Comme les humains et les singes ? suggère Patsy. Oui, on s’entend
bien. Les chiens ont tendance à nous fuir parce que nous sommes plus haut
qu’eux sur la chaîne alimentaire. Pourquoi ?
— La louve a possiblement tué un petit chien qui la gênait. Un mignon
petit cavalier King Charles.
Et malgré moi, je sens les larmes qui montent à mes yeux et je renifle un
grand coup. Patsy a l’air bouleversé.
— Oh, non, pas un petit chien ! Je les adore ! Ce sont des super
compagnons de jeu quand on est mômes. Il y avait un des chiots Labrador
dans la ferme à côté de celle de mes parents. Quand j’étais un louveteau, je
jouais tout le temps avec eux. Je ne comprenais pas pourquoi leurs pensées
étaient aussi simples.
— Tu veux dire que tu peux parler aux animaux ?
J’ai parlé un poil trop fort et des têtes se tournent vers nous. Patsy a un
vague sourire gêné vers les gens.
— Je suis psy pour chien, lance-t-elle.
— Désolée, murmuré-je.
— Viens, on va discuter dans un endroit plus calme.
Elle n’a perdu sa bonne humeur, heureusement. Lorsque nous sommes
dans la rue, elle m’explique que les louveteaux comprennent les chiots ou les
chiens, mais qu’ils perdent cette faculté en grandissant. Et les loups adultes
communiquent entre eux par la pensée. Les hurlements des loups servent plus
à rassembler les meutes et à effrayer les autres espèces qu’à vraiment
communiquer.
Je prends ma décision. Je n’y connais rien en loups-garous. J’ai une source
d’info de première main.
— Tu pourrais demander dans un de ces bars s’ils ont entendu parler
d’une louve solitaire qui attaque des faes ?
Patsy me fait un grand sourire.
— Et si tu venais demander toi-même ?
C’est donc pour les besoins de l’enquête qu’on se donne rendez-vous ce
soir pour aller au Fang’n’Go. Je préfère ne pas penser à l’état dans lequel je
vais être demain au taff.
CHAPITRE 9
Je rentre juste à temps pour buter dans Dot, qui sort Lady Gaga pour une
petite promenade dominicale. Je lui dis qu’il va me falloir des renseignements
sur les faes, ce qui la surprend.
— Je croyais que vous étiez sur les loups-garous ?
Je soupire. Oui, moi aussi, je croyais.
— Je le suis toujours. Je suis aussi sur les faes. J’aide Nadeem à résoudre
un meurtre à Central Park.
Dot me regarde d’un air amusé.
— On dirait que ça vous plaît de jouer les détectives.
Je dois en convenir, toute cette affaire est quand même intéressante.
Excitante, même. J’ai immédiatement honte. Deux faes et un petit chien sont
morts. Je pense à ce pauvre Pollux.
— Le tueur a brisé la nuque à un petit chien, dis-je. C’est devenu
personnel.
— Je comprends. Montez prendre le thé cet après-midi, je vous passerai
quelques livres.
Je remercie Dot, mais je soupire intérieurement. J’ai encore des livres sur
les démons à lire, sans compter ceux sur les loups-garous, et maintenant les
faes. Je me demande s’il existe un manuel des êtres surnaturels en général qui
soit fiable. Il faudra que je demande à Dot. Ce n’est pas humain de vouloir
me faire absorber des milliers de pages écrites en tout petit et sans même une
photo ou deux pour me distraire. Je promets que le jour où je deviens une
sorcière confirmée, je ferai une série de vidéos sur tous ces sujets, pour la
prochaine génération. Les petites sorcières et sorciers béniront mon nom pour
des générations.
Ou peut-être la génération suivante, parce que je ne suis pas sûre d’être au
point dans vingt ans.
J’atteins le premier étage quand je vois le nouveau voisin, Luke, alias
Beau cul, sortir de son appartement, une corbeille de linge sous le bras. Il me
fait un grand sourire et me demande si je peux lui montrer la buanderie.
Je ne peux pas résister à un beau mec, ce n’est pas dans ma religion.
J’emmène donc Luke à l’endroit où Ambre s’est fait tuer il y a quelques
mois. Naturellement, quand je rentre, j’ai une vision de son corps sans vie qui
m’assaille. Je ne suis pas à l’aise dans cette buanderie depuis le meurtre. J’y
descends quand je n’ai plus une culotte de propre, mais genre vraiment même
les vieilles toutes moches, et je ne reste pas pendant que ça tourne en
regardant mon feed sur Instagram. Je remonte chez moi ou je vais
simplement dans le hall, assise sur les marches d’escalier. Quand mon linge
est propre et sec, je fourre tout dans ma corbeille et je monte le plier chez
moi, au lieu de le faire sur les grandes tables disposées le long du mur.
Ambre et moi avions pris l’habitude de faire nos lessives ensemble, et de
plier notre linge toutes les deux pour nous motiver à le faire.
Depuis sa mort, mon linge est en bordel sur les étagères de mon armoire.
Je plie vite fait ou je ne plie pas du tout.
Ambre me manque. Quelle idée de se faire bouffer par un démon, aussi !
Si elle était encore en vie, je lui donnerais un bon coup de pied aux fesses.
Vite fait, histoire de ne pas verser dans l’émotion, je me mords la langue.
La petite douleur me ramène au présent.
L’endroit a été à nouveau repeint, en jaune et orange. C’est très gai, il y a
même des affiches encadrées aux murs pour de vieilles pubs de lessive, genre
années 60, époque glorieuse des vrais Mad Men et de leurs affiches super
glamour. Naturellement, sur toutes, c’est madame qui se coltine le linge sale.
Pas un seul homme en train de vanter les mérites de la nouvelle poudre à
laver super blanchissante. Luke n’y jette pas un coup d’œil, il regarde les
machines et le tableau explicatif à côté.
— Je n’ai pas l’habitude des buanderies collectives, j’avais une machine à
laver dans mon ancien appartement, explique-t-il en fourrant son linge dans
la première machine.
Je lui montre où mettre la lessive et l’adoucissant et quel programme
lancer, parce qu’il faut savoir que si on met le 3, on en a pour trois heures. Il
faut donc lancer le 4, plus court. Je lui parle du fonctionnement des séchoirs,
en lui recommandant de ne jamais, au grand jamais, enclencher le programme
un, alias le four à pizza. Je vous jure qu’une fois Ambre a fait le pari d’y faire
cuire une pizza et elle l’a presque gagné. On a fini la cuisson avec son four,
mais on y était presque. Le programme 1 est contemporain des affiches, le
temps où les textiles étaient en coton. Si tu sèches ton petit top en lycra avec
ça, il fond.
Luke écoute gravement mes explications et prend des notes mentales. Pas
le 3 et pas le 1. Et il finit par poser la question que j’attendais.
— C’est là que la précédente locataire de mon appartement est morte,
n’est-ce pas ?
— Oui. Elle a fait un malaise.
— Vous la connaissiez ?
Ambre était ma meilleure amie, ma BFF et quasiment une sœur pour moi.
— Oui, on était copines, réponds-je avec peine.
Luke voit qu’il a touché un point sensible et s’excuse. Il est simplement
curieux. Lorsque l’agence lui a fait visiter l’appartement, ils ne sont pas
venus ici, et il regarde l’endroit avec curiosité. Je comprends sa curiosité,
même si je la trouve macabre. Je vais pour le laisser seul à imaginer la scène,
si ça l’amuse, quand je remarque un tee-shirt tombé dans l’entrée.
— C’est un des miens, dit Luke en le prenant. Trop tard pour stopper la
machine et le mettre avec le reste ?
— Ne stoppez jamais les machines, intimé-je, sinon ça se bloque et ça ne
veut pas redémarrer. La sécurité s’enclenche et tout se coince.
Le tee-shirt m’est familier. J’ai eu le même en m’inscrivant au club de
gym au coin de la rue.
— Vous faites de la muscu ? demandé-je. Je vais au même club.
— J’y suis coach, sourit-il. J’ai commencé il y a une semaine. Je ne vous
ai pas encore vue.
Tu la sens, la culpabilité qui monte à toute vitesse ? Ça fait deux semaines
que je ne suis pas allée à une séance. La semaine dernière, on va dire que
j’avais mes règles, et donc des crampes. Mais cette semaine… J’ai juste eu la
flemme. Il fait encore chaud, il y a un air d’été et de vacances sur la ville…
Bon, d’accord, je suis une grosse paresseuse qui n’arrive pas à se sortir de
son lit à temps pour une séance avant de courir à la clinique.
— Je vais y retourner cette semaine, dis-je d’un ton lugubre.
Luke éclate de rire.
— Venez parce que vous en avez envie, sinon ça ne marchera pas. Vous
n’aimez pas courir sur le tapis ou faire de l’elliptique ? Ou alors un cours
commun de step ? Quelque chose de fun et de rythmé ? J’en donne le soir.
Ça pourrait être plus fun que de courir toute seule sur mon tapis, je
l’admets. Sauf que lorsque j’ai fini mon deuxième taff à la librairie de Toni,
je suis crevée. Et j’ai encore mes bouquins sur les surnaturels à lire.
En plus, en ce moment, la librairie est fermée. Toni est partie dans sa
famille à la Nouvelle-Orléans, elle a même emmené son chat. J’ai les clés
pour venir voir que tout va bien et arroser les plantes, et j’ai le droit
d’emprunter des livres. Encore des livres.
Me démener en rythme sur du hip-hop avec Luke comme coach sera
définitivement plus fun que de bouquiner.
— Textez-moi les horaires des cours que vous animez, dis-je. Je vais
tenter.
Il a un large sourire et nous échangeons nos numéros. Alors que je relève
la tête, j’ai comme un vertige. Ou plutôt j’ai un flash de lumière. Je vois Luke
entouré d’une lumière aveuglante, ses yeux sont dorés au lieu d’être bleus, et
sa beauté est quasiment insoutenable. Je cligne des yeux et le Luke normal
fait son retour. Ça ressemble à ce que je ressens lorsque je vois un surnaturel,
mais c’est si fugitif que je dois me tromper.
— Chase, ça va ? me demande-t-il d’un ton inquiet. Vous avez vacillé.
Vous vous sentez bien ?
Il a tendu le bras comme pour me retenir, et je n’aurais pas dit non à une
petite étreinte contre sa poitrine musclée, mais je ne vais commencer à
draguer mon voisin. Sans compter que je n’ai pas vraiment le cœur à ça. Luke
est beau gosse, mais je n’ai pas envie de démarrer une relation. Je ne suis pas
encore prête. Matthew est encore trop présent dans mon esprit. J’ai mis une
photo que j’ai prise durant la précieuse journée que nous avons passée
ensemble sur ma table de nuit, et je pense à lui tous les jours.
— Ça va, juste un peu de fatigue, dis-je. Je suis sortie hier soir, et la nuit a
été courte.
Je le fixe et je fais appel à ma vision de sorcière. Il n’y a absolument rien à
signaler. Pas d’aura étrange, pas de petite étincelle surnaturelle, rien, wallou.
J’ai rêvé. Et je dois être plus fatiguée que je ne le pense.
— Alors, profitez de votre dimanche pour vous reposer. Et rendez-vous
lundi soir !
Je vote pour les deux. La porte de la buanderie s’ouvre et j’entends le
couple du dernier étage se disputer à propos d’une lessive en retard. Ils
portent tous les deux une grosse corbeille de linge, et s’arrêtent en voyant le
nouveau venu après m’avoir saluée. Je fais les présentations et je comprends
brusquement que Luke et moi ne jouons pas dans la même team. Il a un
regard appréciateur pour les deux jeunes hommes, et leur fait un petit sourire
auquel ceux-ci répondent. D’accord, il est gay. Ou pour le moins bi.
Bon, eh bien, ça m’évitera d’avoir des regrets et ça ne m’empêchera pas
de venir à ses cours.
Je les laisse entre eux, masquant un sourire en notant que mes deux voisins
ont arrêté de se disputer et roucoulent littéralement devant le nouveau venu.
Mon imagination débordante de vilaine fille imagine le plan à trois qui se
prépare. Cet immeuble va devenir un lieu de débauche. Cela dit, il l’était
déjà, il y avait un speakeasy dans les années Folles et il a dû s’en passer de
belles dans les couloirs.
CHAPITRE 10

Je m’accorde une heure de sieste, histoire de recharger les batteries, puis je


monte voir Dot pour le thé. Ce n’est pas la journée de l’alimentation saine et
nutritive. Dot profite de son statut de vieille dame dans une bonne santé
insolente pour manger des cookies et des cupcakes lors de son five o’clock. Je
me sers, en me promettant de manger une salade ou une soupe au dîner. Elle
a mis de côté deux volumes sur les faes, dont l’épaisseur me donne envie de
pleurer, et un livre plus mince, qui est le manuel dont je rêvais. Ils regroupent
toutes les espèces surnaturelles. Et il y a des photos !
— Attention, ce manuel est à prendre avec des pincettes, me prévient-elle.
Je l’ai annoté, parce qu’il est blindé d’erreurs. Mais il vous donnera une
bonne vue générale de tout ce petit monde. J’aurais préféré que vous lisiez
autre chose, mais vous n’avez pas l’air d’être une lectrice assidue.
— J’aime bien les polars, dis-je. Ces manuels sont arides, pire que les
bouquins de maths que ma mère me forçait à lire.
— Ils sont sérieux, corrige Dot. Et ils ont été écrits par l’équivalent de
doctes professeurs qui se croient obligés de pontifier et d’utiliser des
tournures de phrases alambiquées pour expliquer des choses finalement assez
simples.
— Pourquoi pas une base de données informatique avec les informations
essentielles regroupées par mot-clé ? demandé-je.
— Le BES en a une, m’apprend Dot. Le souci, c’est d’y avoir accès.
— Je pourrai demander à Nadeem.
— Il a dû prêter serment de ne jamais la dévoiler à quelqu’un qui
n’appartient pas au Bureau. Ne mettez pas la pression à ce pauvre garçon.
Je soupire. Je suis bonne pour la lecture. Je feuillette le manuel et je vois
de nombreux paragraphes biffés en rouge et des commentaires souvent
facétieux de Dot. J’ouvre l’un de ceux sur les faes. La première phrase est
une mise en garde contre ce peuple « fourbe et cruel, surtout envers les
espèces qu’il estime inférieures, c'est-à-dire tout le monde. »
— Vous partagez cette opinion sur les faes ? demandé-je à Dot.
— Les faes des bois sont des créatures parfois taquines, c’est dans leur
nature, mais profondément sages et que je respecte infiniment. Les faes des
villes sont une bande de connards qui se croient sortie de la cuisse de Jupiter,
et ils sont plus cupides qu’Oncle Picsou.
Troisième avis négatif en moins de vingt-quatre heures sur les faes, ajouté
à ma propre impression défavorable, ça fait beaucoup. Dot m’apprend que les
faes natives d’Amérique sont très peu nombreuses, et sont quasiment
exclusivement des faes des bois. Les faes des villes viennent d’Irlande. Ils ont
migré sur les mêmes bateaux que leurs compatriotes humains. Ils vivaient
déjà dans des villages et ont été touchés par la famine et la grande pauvreté.
Arrivés en Amérique, si certains se sont enfoncés dans les terres encore
vierges du pays et se sont établis dans les bois, beaucoup sont restés sur la
côte Est, avant de migrer peu à peu vers les villes qui poussaient comme des
champignons au milieu et à la fin du XIXème siècle. Les faes de New York
sont le plus ancien établissement du Nouveau Monde. La reine Kalan, qui
règne depuis plus d’un siècle, a la main haute sur tout le continent nord,
même si les faes des bois s’appliquent à ignorer sa souveraineté.
— J’ai vu que leurs tenues croulaient sous les pierreries, fais-je remarquer.
S’ils sont arrivés pauvres, comment ont-ils acquis tout ça ?
Dot se met à rire.
— Ils l’ont volé ! Les faes ne s’embarrassent pas de probité. Ils volent tant
qu’ils peuvent, tout ce qui brille. Et ils ont l’art et la manière de se glisser
parmi les humains fortunés durant les réceptions, de forcer les coffres et de
faire main basse sur tout ce qui les intéresse. Il y a pas mal de théories sur
leur extravagante fortune, mais aucune n’est vraiment satisfaisante. La plus
censée s’accorde à dire qu’ils ont des gisements de pierres précieuses dans les
dimensions qu’ils contrôlent et qu’ils les font exploiter par des esclaves
humains.
Pardon ? Ils ont des esclaves et le BES laisse faire ? Dot lève les mains
d’un air impuissant.
— Le Bureau n’est jamais arrivé à prouver quoi que ce soit. Les faes
enlèvent des humains, les réduisent en esclavage et les envoient dans une
autre dimension d’où ils ne ressortent jamais. Ils se reproduisent et leurs
enfants naissent esclaves. Ceux qui leur servent de domestiques à la cour ont
été envoûtés. Si on essaie de les libérer, ils reviennent aux pieds de leurs
maîtres en courant.
Je pense à Kassian, offensé qu’on parle mal de sa reine. Il est
probablement envoûté. Je vais regarder dans les bouquins si un tel
enchantement peut se briser.
— Ça doit quand même se voir, des humains qui disparaissent !
m’exclamé-je. Les familles doivent s’inquiéter.
Dot me regarde avec cette expression que seuls le grand âge et
l’expérience peuvent donner, une pitié mêlée de résignation.
— Il y a des dizaines de milliers de personnes qui disparaissent chaque
année dans notre pays, Chase. Certains sont en rupture avec leur famille.
Beaucoup d’enquêtes sont lancées, mais peu aboutissent. Je veux bien que le
crime purement humain soit responsable pour un certain nombre d’entre
elles, mais le crime surnaturel se taille la part du lion. Le Bureau et les
chasseurs de surnaturels font leur possible, des accords ont été signés avec les
différentes races, mais vous n’empêcherez jamais un loup-garou affamé de
bouffer un humain ou un vampire de boire son sang, pas plus que vous
n’empêcherez les meurtres humains pour cupidité, vengeance ou folie.
Mon moral en prend un coup. Je sais que nous ne vivons pas dans un
monde parfait, loin de là, mais savoir que les espèces surnaturelles s’en
mêlent n’est pas fait pour me faire voir l’avenir avec optimisme.
— La louve-garou qui s’en est pris aux dames d’honneur de la reine ne les
a pas dévorées, dis-je pensivement. Elle s’est contentée de leur arracher la
gorge. Pour le premier meurtre, ça pouvait vouloir dire que la créature a été
dérangée, mais pour le second…
— C’est un règlement de compte, complète Dot.
— Et un fae est impliqué, approuvé-je. C’est lui ou elle qui a tué Pollux.
— Faites attention à vous, Chase, recommande Dot d’un air inquiet. À
l’occasion, tuer une sorcière ne les dérangerait pas. Ils craignent leur pouvoir,
mais vous n’êtes pas à l’abri pour autant.
— Je serai sur mes gardes, promets-je. Ce soir, je vais au Fang’n’go avec
ma copine louve-garou.
Les yeux de Dot se mettent à pétiller.
— Oh oh, on s’encanaille ? J’ai toujours regretté que les humains n’y
soient pas admis. Il paraît que les surnaturels savent s’amuser.
Je ne m’étonne même pas qu’elle connaisse l’existence de cet endroit.
Jeune, Dot aimait s’amuser, et il y a encore des étincelles de vitalité dans ses
yeux un peu délavés par l’âge.
— Je vais pour enquêter, dis-je d’un ton sérieux.
— Si vous rencontrez un beau sorcier, ne soyez pas trop sérieuse.
Je ne peux m’empêcher de sourire.
— Je vous promets de ne pas être raisonnable.
CHAPITRE 11
Avant d’aller m’enjailler avec Patsy, j’ai d’abord mon rendez-vous avec
Nadeem chez les faes. Je veux parler à Mrs Van Der Stratten et lui demander
ce qu’elle peut bien ficher là alors qu’elle est censée appartenir à la haute
société new-yorkaise. Et je lui demanderai aussi comment le petit Ari prend
la vie, après la mort de ce pauvre Pollux. Pauvre gamin.
J’ai regardé si je trouvais une façon de désenvoûter un humain, mais il y a
carrément plusieurs chapitres sur le sujet et ça m’a l’air compliqué.
N’empêche, j’aimerais bien que Kassian me dise franchement ce qu’il pense
de sa vie de serviteur humain méprisé et rabaissé.
Cette fois, c’est à peine le crépuscule, et nous devons nous enfoncer plus
profondément dans les bois pour retrouver notre guide, toujours la même, qui
nous fait entrer. Je n’ai pas plutôt fait trois pas que les fantômes de Dame
Galleane et Dame Griselda me tombent dessus.
— Ce n’est pas trop tôt ! s’écrie Galleane. Que faisiez-vous au lieu de
mener votre enquête sur nos meurtres ?
— C’est vrai, renchérit Griselda dont le fantôme pâli est un peu plus
brouillé encore que la veille. Je n’ai pas l’éternité devant moi pour trouver
mon meurtrier et le hanter jusqu’à la fin de ses jours !
Elles peuvent vraiment faire cela ? Je préfère ne pas poser la question.
— Nous faisons tout ce que nous pouvons, réponds-je diplomatiquement.
Nous allons interroger les dames d’honneur.
Galleane fait entendre un reniflement de mépris. Je résume notre
bavardage à Nadeem. Kassian surgit des bois, littéralement, et la fae-guide
nous laisse.
— Vous parlez avec les fantômes de Dame Griselda et Dame Galleane ?
demande-t-il.
— Oui, elles sont juste là, devant nous.
Le jeune humain scrute le vide. Il a l’air triste tout à coup.
— Pouvez-vous leur dire comme je suis désolé de leur mort ? Je les aimais
bien, murmure-t-il.
Dame Griselda a un bon sourire.
— Il est très gentil, ce petit humain. Aislan l’a bien choisi. Qu’il continue
à bien la servir.
Je transmets à Kassian qui s’empourpre sous le compliment. Dame
Galleane ne dit rien. Elle regarde distraitement Kassian. Elle se fiche
visiblement des condoléances d’un simple serviteur.
Kassian se reprend.
— Ces dames sont prêtes. La reine leur a demandé d’être les plus
coopératives possible, mais vous devez bien comprendre qu’elles n’ont pas
l’habitude d’être en contact avec des enquêteurs.
— Autrement dit, il va falloir mettre des gants pour leur parler ?
Dommage, j’ai oublié les miens dans ma commode !
Hé, ho, faut pas pousser non plus ! Faes ou pas faes, de la haute ou pas, il
y a eu des morts. Nadeem dissimule un sourire. En tant qu’enquêteur du
Bureau, il est tenu à une certaine politesse. En tant que sorcière, je peux me
permettre plus de liberté et je ne m’en prive pas.
Kassian ne répond pas. Il se contente de me jeter un regard inquiet.
— Ça ne vous ennuie pas de vous faire piétiner par les faes sous prétexte
que vous êtes un humain ? demandé-je, vraiment curieuse de sa réponse.
— Ce n’est pas un prétexte. Les faes sont supérieures aux humains, c’est
un fait. Ils vivent plus longtemps, sont puissants et bien plus sages que nous.
Ils font beaucoup pour le monde, vous savez.
Voler des pierres précieuses ? Passer leur temps à faire leur cour à la
reine ? Je préfère ne pas répondre.
Nadeem a un petit sourire.
— Ils ne valent pas mieux que vous, dit-il avec douceur. Ils vous le font
seulement croire.
Je n’ai pas besoin d’une explication. Nadeem a dû souffrir des connards de
racistes qui le regardent de haut à cause de sa couleur de peau.
Kassian baisse la tête.
— Il est irrespectueux de dire cela, lieutenant.
— Tant que vous vous laisserez traiter comme une race inférieure, vous le
resterez. Redressez-vous un peu et regardez qui fait tout le travail ? Eux ou
vous ?
— Ils sont nés supérieurs. Je suis né inférieur. C’est un fait. Nous n’y
pouvons rien.
Autant parler à un mur d’incompréhension. J’ai envie de dire à Kassian si
les femmes avaient pensé cela, je serais à l’heure actuelle bloquée dans une
cuisine, avec trois mômes ou plus pendus à mes basques, en train de préparer
le dîner de mon mari à qui je devrais littéralement rendre des comptes. Et
Nadeem travaillerait dans une usine parce qu’il n’aurait jamais pu faire
d’études et s’engager au FBI d’abord, puis au BES. Et nous n’aurions jamais
eu un président noir, ce qui avait quand même de la gueule.
Nous débouchons dans la même clairière que la veille. La reine, toujours
assise sur son trône, nous jette un simple coup d’œil, mais ne nous fait pas
l’honneur de nous parler. Elle est en pleine conférence avec des nobles.
Kassian nous entraîne vers un autre arbre, où sont réunies les dames
d’honneur, assises sur des banquettes garnies de coussins. Je réalise qu’il n’y
a que très peu d’hommes parmi elles. Dot m’a dit que les faes étaient un
peuple matriarcal, même si l’égalité des sexes avait beaucoup progressé
depuis une centaine d’années.
Kassian s’incline devant ces dames, et répète son salut devant la grande
blonde que j’ai repérée hier. À nouveau, j’ai le vague sentiment de la
connaître, mais ça ne peut être qu’une impression, vu que c’est mon premier
séjour en faerie. Il lui murmure quelque chose à l’oreille, la blonde fronce les
sourcils. Elle nous jette un regard qui est inamical au possible.
Nadeem se tient si près de moi qu’il envahit mon espace personnel, mais
je ne songe pas à le lui reprocher. Je l’ai vu affronter un démon et je sais qu’il
est courageux. Là, il est crispé, sur la défensive et je peux sentir son malaise.
Tout à coup, il se fige et regarde vers une allée déserte.
— Pryanka ! s’exclame-t-il.
Il s’élance. Je cligne des yeux et j’aperçois fugitivement une femme vêtue
d’un sari rouge et doré, avec un collier de fleurs autour du cou. Pryanka est le
nom de la défunte épouse du lieutenant. Nadeem court vers elle.
La blonde rigole.
Je me précipite après le lieutenant et je dois me coller devant lui pour
l’arrêter. Il me repousse et j’ai besoin de toutes mes forces pour ne pas
tomber. Il a de sacrés biceps sous son costard d’agent. Je finis par lui envoyer
une petite vague d’énergie magique, juste un sursaut, qui le frappe de plein
fouet. L’équivalent d’une bonne gifle. Nadeem s’arrête, incertain.
— Ce n’est pas Pryanka, dis-je avec douceur. C’est juste une illusion.
Il revient à lui, regarde une dernière fois dans l’allée déserte, puis se
retourne vers les dames d’honneur. Il porte la main à sa ceinture. S’il avait
porté son arme, il aurait dégainé. Je recule d’un pas malgré moi. Je ne l’avais
jamais vu en colère, le lieutenant, et je dois avouer qu’il me fait un peu peur.
Il y a un éclat meurtrier dans ses yeux. Il va pour foncer droit sur la blonde
qui rit à gorge déployée, servilement imitée par ses copines, et je dois à
nouveau le stopper.
— Non ! C’est exactement ce qu’elle veut. Vous êtes meilleur que cela.
Des gardes se matérialisent brusquement autour de nous, épée au clair.
Nadeem dégaine l’un de ses poignards, l’air d’être prêt à en découdre. D’un
bond, Kassian est devant lui, sa propre lame brandie. Les deux hommes
s’affrontent du regard. Kassian est prêt à tuer pour la blonde, je le lis dans son
attitude. La pointe de son poignard appuie contre la gorge de Nadeem, dont la
propre lame vise le cœur du serviteur. Mais c’est qu’ils vont s’entretuer sous
mes yeux, les imbéciles !
Je saisis le poignet armé de chacun de ces messieurs.
— Assez ! m’écrié-je. Kassian, dites à votre maîtresse que sa conduite est
inacceptable ! Créer l’illusion d’un être cher mort dans des circonstances
tragiques est indigne ! Lieutenant, baissez votre arme immédiatement !
O misère, je croirais entendre ma mère en train de séparer deux élèves
bagarreurs. J’ai exactement la même intonation. Ça y est, je suis devenue une
daronne chiante.
Nadeem fait un violent effort sur lui-même et je relâche la pression sur son
bras. Il remet son arme au fourreau. Kassian fait de même, mais quelques
secondes après, pour bien marquer son autorité. La blonde éclate de rire.
— Oh, c’est trop drôle ! Allez-y, Kassian, défendez-moi jusqu’à la mort !
Toi, ma jolie, tu vas me payer ça ! Je comprends brusquement que la
blonde est la fameuse princesse Aislan et cela me fout encore plus en rogne.
C’est ça, l’héritière du trône de faerie ? Cette gamine immature ?
La blonde rigole toujours, et ses copines l’imitent. Pas une pour rattraper
l’autre. J’ai l’impression de me retrouver au lycée. Je fais ce que je ne savais
pas faire durant mon adolescence.
Je regarde fixement la blonde, jusqu’à ce qu’elle capte mon regard. Puis je
prends un air à la fois surpris et apeuré et déviant légèrement les yeux. La
blonde se retourne et pousse un hurlement.
Un grand loup-garou d’une couleur entre le sable et le doré se tient
derrière elle, pelage hérissé et crocs découverts.
La princesse veut reculer, mais elle se prend les pieds dans une racine de
l’arbre et chute lourdement. Le loup bondit sur elle et elle met ses bras devant
son visage en criant. Les autres dames d’honneur la regardent sans
comprendre, et une commence à rire, avant de masquer son hilarité derrière
sa main. Kassian se jette à genoux à côté de la princesse et lui prend les
mains.
— Votre Altesse, je suis là ! Ce n’est qu’une illusion !
Ce type est amoureux de la princesse. Soit elle l’a hypnotisé, soit c’est
juste un jeune homme du même âge qu’Aislan, désespérément amoureux
d’une femme qui doit s’amuser de ses sentiments et ne les retournera jamais.
Je ne peux pas m’empêcher de le plaindre. En tout cas, sa présence doit
rassurer la princesse, parce qu’elle arrête de crier. Je stoppe net l’illusion que
j’envoie à miss j’aime-faire-des-blagues. Les filles autour d’elle masquent du
mieux qu’elles le peuvent des rires moqueurs.
— Vous lui avez envoyé une illusion ? chuchote Nadeem.
— Un loup-garou. Ça m’a semblé approprié.
— Vous pouvez faire ça ?
— C’est une première. Et c’est épuisant.
Je tremble un peu. La princesse se relève avec l’aide de Kassian, qui
recule aussitôt d’un pas, respectueux. Aislan époussette son long manteau
couleur bleu nuit et me regarde avec haine. Le glamour tombe. Je manque de
rester bouchée bée. Je la reconnais ! Avant que les mots n’aient pu
m’échapper, je me reprends. La blonde fait un pas vers moi et je me mets en
position de défense, tout en frottant lentement mes paumes l’une contre
l’autre, le geste de base pour conjurer de l’énergie. Je vois surgir le démon
que j’ai combattu il y a quelques mois. Je m’y attendais. J’envoie une bonne
décharge d’énergie magique, et le démon disparaît. Je n’ai pas bronché sous
l’effrayante vision. La princesse et moi nous affrontons du regard. Je ne
baisserai pas les yeux la première.
Finalement, elle hausse les épaules et se détourne. Ses copines l’entourent.
— Vous venez de vous faire une ennemie mortelle, murmure Nadeem.
C’est ma spécialité. Je suis douée de naissance.
— Je n’aime pas qu’on s’en prenne à mes amis, réponds-je avec un
sourire.
Il sourit en retour, les ombres dans ses yeux ont disparu.
La reine surgit à son tour, alertée par les cris, marchant plus vite que la
dignité ne le voudrait. Kalan est plus petite que je ne l’imaginais, mais
chaque pouce de sa personne respire l’autorité royale.
— Aislan ! Que se passe-t-il, encore ?
La reine me regarde, mais je n’avance aucune explication.
— Rien, ma tante, répond la princesse. J’ai juste trébuché sur une racine.
Elle a retrouvé son assurance et doit craindre de se faire engueuler
puisqu’elle ment. Je prends note.
— Est-ce que vous avez toutes répondu aux questions des enquêteurs ?
demande la reine.
— À vrai dire, Votre Majesté, nous allions commencer quand votre nièce
a perdu l’équilibre, dis-je d’une voix suave, après une petite courbette.
La reine comprend qu’il se passe quelque chose et renonce à poursuivre.
Elle tourne les talons et Aislan se relaxe.
Je croise les bras sur la poitrine.
— Nous avons des questions à vous poser, Votre Altesse, dis-je d’un ton
ferme.
Aislan me regarde de la tête aux pieds, mais ne me répond pas. Elle parle à
Nadeem comme si je n’existais pas.
— De quel droit avez-vous introduit une sorcière sur notre territoire,
humain ? Vous n’êtes pas assez qualifié pour enquêter seul ?
Et vlan dans les dents. Mais Nadeem ne se laisse pas démonter.
— Nous fonctionnons par équipe, et Miss Houston est ma partenaire sur
cette affaire. Sa Majesté n’y a rien trouvé à redire.
La princesse fait la moue.
— Soit, admet-elle du bout des lèvres. Alors, dépêchez-vous. Je n’ai pas
que ça à faire !
Nadeem me fait signe que c’est à moi.
— Votre Altesse, puis-je vous demander si vous étiez proches des
victimes ?
Aislan soupire.
— J’ai déjà répondu à ces questions !
— Pas à moi.
Elle pince les lèvres. À nouveau, elle m’affronte du regard, à nouveau,
c’est elle qui perd.
— Dame Griselda a été ma nounou puis ma gouvernante. Dame Galleane
fait partie des proches de ma tante, répond-elle avec un gros soupir.
— Vous savez si elles avaient des ennemis ?
— Je l’ai déjà dit la dernière fois, soupire-t-elle. Je ne sais pas qui pouvait
détester à ce point Grigri et cette emmerdeuse de Galleane pour vouloir les
tuer.
— Un peu de respect pour les morts, jeune fille ! siffle le fantôme de
Galleane, outrée.
— Tu n’as jamais été gentille avec elle, Galleane, intervient Griselda, qui
regarde la princesse avec affection.
— Pourquoi une emmerdeuse ? demandé-je à Sa Splendeur.
Aislan fait la moue. C’est dingue comme maintenant que je sais qui elle
est, je le reconnais dans ses moindres mimiques.
— Elle était toujours à me dire ce que je devais faire. J’ai vingt ans ! Je ne
suis plus une gamine !
Elle est peut-être adulte aux yeux de la loi humaine, mais elle se conduit
comme une adolescente immature qui mériterait de se prendre quelques
claques de la vie, histoire de grandir un peu.
— Il paraît que vous avez parlé à leurs fantômes ? demande tout à coup
Aislan.
— Exact. Si vous souhaitez parler à Dame Galleane ou Dame Griselda,
c’est le moment, ajouté-je. Elles sont là, juste à côté de moi.
— Oh merde ! s’écrie fort peu princièrement la fae. Je ne voulais pas
manquer de respect à une morte.
Dame Galleane pince les lèvres.
— Comme si elle ne m’avait pas manqué de respect lors de mon vivant !
Dites-lui que je l‘aime bien quand même.
Je transmets. Je sers d’intermédiaire pour les adieux entre Dame Griselda
et la princesse. Celle-ci a l’air vraiment émue. Elle remonte un peu dans mon
estime, mais pour retomber aussitôt lorsqu’elle se reprend et me demande
d’un ton agressif si je suis une nécromancienne.
— Il paraît.
J’ai ressuscité un homme mort depuis près d’un siècle, sans le vouloir, et
après avoir flirté avec son fantôme pendant plusieurs jours. Ça doit faire de
moi une nécromancienne, même si le simple mot me fait frissonner.
— C’est interdit ! s’exclame la princesse. C’est tabou ! Est-ce que ma
tante le sait ?
— Je suppose que oui.
Je n’en ai aucune idée. J’en doute. À moins que ce ne soit inscrit sur mon
aura de sorcière.
La princesse plisse les yeux.
— Je m’en assurerai. Si ce n’est pas le cas, je vous ferais expulser,
sorcière. Ma tante ne tolèrera pas qu’une nécromancienne traîne dans les
parages, même pour résoudre des meurtres !
— Je ne compte pas m’attarder dans votre charmant royaume plus
longtemps que nécessaire, persiflé-je. Et avoir quelqu’un qui peut parler aux
fantômes des victimes peut s’avérer utile dans une enquête.
— Vous ont-elles dit quelque chose d’utile à propos de leur assaillant ?
— Ce sont des informations confidentielles que je ne peux partager
qu’avec Sa Majesté, réponds-je, la bouche en cœur.
Si un regard pouvait tuer, je serais morte sur place. J’en profite pour
aborder la question qui fâche.
— Est-ce vous qui aviez invoqué l’incube ?
Nadeem, qui se tient à mes côtés, se crispe. La princesse le regarde, me
regarde, hésite.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez, lâche-t-elle finalement.
— Vous savez ce qui caractérise un adulte, Votre Altesse ? C’est
d’assumer ses conneries !
Le visage d’Aislan se ferme. Elle prend ma pique en pleine figure et met
son mouchoir dessus. Mais elle est vexée et tombe dans le piège.
— Très bien, c’est moi qui l’ai invoqué !
— La magie noire est punie par la loi, intervient Nadeem d’un ton si froid
que je resserre mon manteau autour de moi. Dans votre royaume comme
ailleurs.
La princesse a un haussement d’épaules dédaigneux.
— Oh, ça va ! Tout de suite les grands mots ! C’était juste un petit incube
de rien du tout que votre copine a dégommé !
— Je me demande ce que la reine en penserait, lâché-je.
Aislan pâlit un peu.
— C’était juste une mauvaise farce. Je suis désolée, dit-elle à Nadeem.
Merde, la princesse qui s’excuse ? Sans qu’on l’ait forcée ? Elle doit
sacrément avoir la trouille que sa tante l’engueule.
— Très bien, concède le lieutenant du bout des lèvres.
La princesse se détend un peu. Je lui pose encore deux ou trois questions,
puis je passe aux autres dames d’honneur, qui font bloc autour de leur
princesse. Elles n’ont rien vu, rien entendu et ne savent rien.
Je finis par prendre congé et je fais quelques pas dans la clairière, le
lieutenant à mes côtés.
— Elle nous cache quelque chose, dis-je à voix basse. Elle en sait plus sur
les meurtres qu’elle ne veut bien le dire.
— Elle a peur, fait Nadeem. Dès que vous avez mentionné Kalan, elle a
fait marche arrière.
Je voudrais parler aux fantômes, mais ces dames ont disparu.
— Kassian, demandé-je alors que le serviteur nous rejoint pour nous
raccompagner, pourriez-vous demander si d’autres personnes ont disparu ces
derniers temps ? Des humains ou des faes ? Le loup-garou peut avoir fait
d’autres victimes moins en vue que ces dames.
— Je vais me renseigner. Vous aurez votre réponse demain.
— Très bien.
Je suis étonnée que Nadeem n’ait pas déjà posé la question. Il n’a pas l’air
dans son assiette, le lieutenant. Il se frotte les tempes.
— Migraine ?
— Oui, reconnaît-il. Chaque fois que je viens ici.
— Les vibrations des faes ?
— Si c’est le cas, aucun rapport ne le mentionne. Non, je dois être fatigué,
voilà tout. La première fois, je n’ai pas eu de souci.
— Je suppose que vous avez déjà essayé l’aspirine ?
— Une double dose n’a rien fait, à part me flanquer mal à l’estomac,
soupire Nadeem.
— Vous voulez que je regarde si je vous trouve un remède dans un vieux
grimoire ? proposé-je.
Il fait la grimace.
— Si ça implique d’avaler quelque chose, je veux savoir quoi. Mais je
veux bien de votre aide. Si j’avais moins mal au crâne, je pourrais peut-être
davantage me concentrer. J’aurais dû penser à demander pour d’autres
victimes éventuelles.
Avant que j’aie eu le temps de répondre que l’erreur est humaine, Mrs Van
Der Stratten arrive dans la clairière, avec le petit Ari en remorque. Il tient un
chiot dans ses bras.
— Dame Eirann, la salue Kassian en s’inclinant.
C’est donc le nom de faes de la dame. Son prénom est Erin dans le civil, si
je me rappelle bien notre carnet de rendez-vous. Elle tombe bien, j’ai une
question qui me brûle les lèvres à propos de sa double identité.
Ari me fait un grand sourire et me présente le petit Castor, en me précisant
que c’est sa maman qui a trouvé le nom.
— Puis-je vous parler ? demandé-je à la maman en question. À propos
de…
Son regard est tout de suite inquiet.
— J’ai répondu à toutes vos questions, sorcière, fait-elle d’un ton hautain.
Son regard dément son attitude. Elle tient farouchement la main de son
fils. Elle a peur pour son enfant. Celui qui a tué Pollux pourrait s’en prendre à
Ari. Je comprends. Il est hors de question que je mette la vie d’un gosse en
danger.
— Je voulais juste vous demander des nouvelles d’Ari, dis-je à voix haute.
Mais je vois qu’il va mieux.
— Castor l’occupe beaucoup, répond Dame Eirann avec un regard
soulagé.
— Je vais tout lui apprendre ce que Pollux savait, fait le gamin.
Je lui caresse les cheveux avec un sourire. À cet âge, on donne
l’impression de vite se remettre de ses chagrins, mais je sais que Pollux
hantera encore longtemps son esprit enfantin.
CHAPITRE 12

Je regarde l’heure sur mon portable. Il me reste encore du temps pour


rentrer chez moi, prendre une douche et me préparer pour aller en boîte. Je
pourrais même aller faire une autre petite sieste avant, si je ne dîne pas.
— Pressée, Houston ? demande le lieutenant.
— Je vais au Fang’n’go ce soir, dis-je. Je vais voir ce que je peux trouver
quant à une louve-garou solitaire.
Je me doute qu’il a entendu parler des boîtes de nuit pour les surnaturels.
—Soyez prudente, me conseille-t-il. Il y a parfois des bagarres dans ce
genre d’endroits.
— Comme dans les endroits où on réunit des gens et de l’alcool, souris-je.
Kassian, qui nous guide vers la sortie, se retourne.
— Vous y êtes, dit-il en désignant les lumières de la ville au-delà des
fourrés.
Je suis Nadeem à l’air libre. Je suis soulagée de sortir du royaume de
faerie. Les dernières heures ont été rudes. Si je n’avais pas promis à Patsy de
sortir avec elle, je serais rentrée directement chiller devant Netflix. L’illusion
que j’ai provoquée m’a fatiguée plus que je ne le pensais, sans compter
l’interrogatoire, le souci de noter les détails et d’essayer de faire des
corrélations.
Tout ça pour rien, en fait.
Ou presque.
Dès que je suis assise dans la voiture de Nadeem, qui m’épargne
gentiment le retour en métro, je sors mon téléphone et lance Instagram. Je
fais défiler mon feed.
— Vous avez peur d’avoir loupé la dernière photo des Kardashian ? me
taquine Nadeem qui sait que je suis accro aux influenceuses beauté.
— Non. Je cherche notre perfide princesse.
— Quoi ?
— Tada ! fais-je en cliquant sur le profil de l’héritière. Je vous présente
Brooke Chesterfield, alias la princesse Aislan.
Je montre une photo de l’héritière en gros plan, moue boudeuse et
maquillage parfait, avec probablement deux ou trois filtres Instragram
histoire de lui donner l’air encore plus glamour. Le lieutenant profite d’un feu
rouge pour regarder, et secoue la tête.
— Elles se ressemblent beaucoup, concède-t-il, mais ça ne peut pas être
elle. Les faes ne sont pas fans de la technologie, vous savez. Ils se servent de
la magie pour s’éclairer et se chauffer. Ils n’ont ni Internet ni même la
télévision.
— Vous ne l’avez pas vue sans son glamour, moi si, contré-je, sûre de
mon fait. Attendez, je vais lancer une vidéo.
Je monte le son à fond et Nadeem écoute la voix de Brooke/Aislan, et
reconnaît que les intonations sont exactement les mêmes.
— Et qui est cette Brooke Chesterfield ? demande-t-il.
— Une richissime héritière et une influenceuse beauté qui gagne des
millions grâce à ses posts et ses vidéos, avec des partenariats avec des
marques de fringues et de cosmétiques. Vous n’avez jamais entendu parler
des Chesterfield de Manhattan ? Ils ont fait fortune dans le pétrole au
XIXème siècle et dans l’immobilier au XXème. Ils se sont également lancés
dans l’hôtellerie de luxe. On parle d’une des plus grosses fortunes
d’Amérique. Et Brooke est une influenceuse qui gagne son argent de poche
depuis qu’elle a seize ans en produisant du contenu vidéo et photo. À côté,
Blair de Gossip Girl a l’air d’une fille de la prairie.
Je suis déçue de découvrir que j’ai raison, même si je jubile d’avoir fait
cette découverte toute seule avec mon petit cerveau d’accro aux réseaux
sociaux. Brooke Chesterfield, qui est sous le pseudo de princesse Brooke, que
je comprends mieux maintenant, est une Youtubeuse et une Instagrammeuse
que j’adore. Je la suis depuis ses débuts. Elle est très engagée dans tout ce qui
est écologique, droits des femmes et des minorités, elle lutte pour que chacun
ait une assurance santé digne de ce nom. Elle ne fait des partenariats qu’avec
des marques greens, qui ne testent pas leurs produits sur des animaux et
emploient le plus possible de composants naturels. Elle organise
régulièrement des meet-up[2] avec ses followers. Même si c’est sous bonne
garde, et sur invitation privée, tous ceux qui l’ont rencontrée décrivent une
fille simple, sympa, accessible, qui prend un moment pour chacun. Elle ne
parle jamais de sa famille et de sa fortune. Seule sa sœur apparaît de temps à
autre sur ses selfies.
Si je me souviens bien, elle n’a pas de boyfriend officiel. Les rumeurs la
disent régulièrement en couple avec des célébrités, mais elle n’a jamais
confirmé. Je fais défiler ses photos. Sur plusieurs, je repère Kassian, mais il
est toujours à l’arrière-plan. Donc, il accompagne bel et bien la princesse
lorsqu’elle quitte la faerie.
Je montre les photos à Nadeem.
— OK, ça fait beaucoup de coïncidences, admet-il. Admettons que ce soit
elle. Sauf que ça n’a pas de sens. Comment est-ce que cette Brooke peut-elle
être l’héritière d’une grande famille new-yorkaise et une fae en même
temps ?
Là, il me pose une colle. Je suis certaine de mon fait. J’ai vu trop de
vidéos de Brooke pour ne pas savoir qu’elle et Aislan sont une seule et même
personne. Je sais que Brooke n’a pas de sœur jumelle, mais une petite sœur
qui est son opposé, étudiante à Harvard. Brooke a laissé tomber la fac après
quelques mois de cours pour se consacrer pleinement à sa carrière
d’influenceuse, au grand dam de sa famille.
— Voyez ce que vous trouvez dans votre super base de données au sujet
de Brooke, conseillé-je à Nadeem.
Nadeem se gare carrément sur le bas-côté, sort son téléphone et tapote
quelques mots. Au bout de quelques instants, il secoue la tête.
— Inconnue chez nous, dit-il. Aucun Chesterfield de New York n’est un
surnaturel, ni même lié au surnaturel.
— Et Mrs Van Der Stratten, je me trompe aussi ?
— Qui ?
— Dame Eirann, la mère du gamin au chien. C’est une cliente de la
clinique. Elle m’a reconnue. C’est aussi Mrs Van Der Stratten, l’épouse d’un
riche magnat de l’industrie.
Nadeem me fait épeler le nom, et lance une nouvelle recherche. Elle est
tout aussi négative que la première.
— On dirait que votre base de données a des lacunes, remarqué-je.
— Ou que mon niveau d’accréditation ne me permet pas de voir certaines
entrées, corrige-t-il.
J’aurais dû m’en douter. Ce n’est pas Wikipédia. Il y a des niveaux où tu
n’as pas accès si tu n’es pas toi-même d’un certain niveau, comme dans les
jeux vidéo.
— Vous pourriez demander à vos supérieurs, suggéré-je.
— C’est ce que je vais faire, marmonne-t-il. J’ai horreur quand on
m’envoie sur une enquête sans me donner tous les éléments.
— Ça arrive souvent ?
— Dès que ça touche les riches et les puissants.
Comme partout ailleurs.
Nadeem rempoche son téléphone, mais ne redémarre pas tout de suite.
— Houston, est-ce que vous diriez que je suis un bon enquêteur sur cette
affaire ? Je veux une réponse franche.
Comment formuler de façon polie qu’il est complètement lamentable ? Je
l’ai vu lors de notre première affaire ensemble. Coincé, très à cheval sur le
règlement, mais il s’est montré un enquêteur compétent, réagissant
rapidement aux situations nouvelles. Là, il donne l’impression de tourner en
rond.
— Disons que je pense que vous n’êtes pas au top de vos capacités
habituelles, dis-je finalement.
Bravo, Chastity, celle-là, il fallait la sortir. Tout en finesse, en
complimentant sur son niveau habituel tout en lui faisant comprendre qu’il
est complètement à côté de ses pompes actuellement.
Nadeem ne se vexe pas. Il se frotte le visage.
— Je ne sais pas ce qui m’arrive. C’est peut-être les effets secondaires de
cet incube, mais je me sens à côté de la plaque depuis que j’enquête. Je suis
incapable de me concentrer. Je n’arrive pas à poser les questions les plus
élémentaires. Tout à l’heure, je vous écoutais questionner la princesse en me
disant que c’était les questions que j’aurais dû poser.
— Vous disiez avoir la migraine. Ça peut venir du démon, ou bien
simplement un bon gros coup de fatigue.
— J’étais en forme lorsque j’ai démarré cette enquête. Je rentre de
vacances.
C’est vrai. Il m’a envoyé des photos du Québec, où il est allé passer
quelques jours dans de la famille. Cet enfoiré a flashé des stands de crêpes et
de gaufres pour me taquiner sur mon goût pour les crêpes au chocolat.
— OK, vu que je ne suis pas médecin, je suppose que vous pensez à un
truc magique ? demandé-je.
— Oui, avoue-t-il. Je ressens une telle anxiété à l’idée d’aller en faerie que
je vous ai demandé de venir avec moi. Je suis incapable de mener cette
enquête à bien. Ce n’est pas moi, Houston.
— C’est vrai, approuvé-je. J’ai regardé pour les effets secondaires de
l’exorcisme de l’incube avant de me lancer, hier soir. Vous avez montré un
peu de fatigue après que je l’ai viré, ce qui est normal. Mais mes bouquins ne
mentionnaient ni fatigue générale ni anxiété.
— Vous avez une méthode pour savoir si je suis sous l’influence d’un
sortilège ?
Alors là, je connais la réponse ! Tout juste si je ne lève pas la main comme
une bonne élève. Je l’ai lu dans mes livres et soigneusement noté, parce que
c’est le genre de situation qui peut arriver assez souvent, d’après mes
bouquins.
— Oui, j’ai une méthode, dis-je. Allons chez moi.
Nadeem redémarre, l’air déjà serein. Je préfère être honnête.
— Mais je vous préviens, je connais la théorie, mais je n’ai jamais
pratiqué.
— Il me semble que je vous ai déjà entendu dire cela, sourit Nadeem.

On se retrouve dans mon salon, où j’ai viré la table basse et le bordel


général entre le canapé et l’écran télé. Nous nous asseyons face à face. Entre
nous, il y a une bête bassine en plastique bleu, remplie d’eau du robinet.
J’aurais dû faire ça avec un chaudron ou un récipient plus solennel, avec de
l’eau de source. Des ingrédients un peu difficiles à trouver un dimanche soir.
À côté de moi, j’ai posé mes bouquins de magie, ouverts aux bonnes pages.
Le rituel est assez simple. Nadeem y a jeté un coup d’œil.
— Vous n’allumez pas de bougies et d’encens ?
— Non. Déjà, je n’en ai pas, parce que j’ai peur que Gaga ne bouscule des
bougies allumées en jouant et ne foute le feu. Ensuite, c’est surtout destiné à
se mettre dans l’ambiance. Je me sers essentiellement de l’énergie. Ce sont
plutôt les mages qui agissent avec le feu et le vent.
Je parle comme une pro.
Je ne suis pas une pro. Juste une fille qui va se lancer dans un truc qu’elle
ne maîtrise absolument pas. Je devrais peut-être consulter Dot. Sauf que si je
ne me lance pas, je ne ferai jamais rien toute seule. Après tout, j’ai tué un
démon hier soir, et le sortilège que je m’apprête à lancer n’est pas compliqué.
— Bon, il va me falloir votre sang, dis-je à Nadeem. Quelques gouttes
dans l’eau.
Il ne flanche pas, ne bat même pas d’un cil. Il sort un de ses poignards,
s’entaille le doigt et laisse couler un peu de sang dans la bassine. L’eau se
trouble rapidement. Je lis le sortilège, qui est en latin. Du moins je crois. Je
finis en reprenant les mots-clés.
— Revelare. Velum. Secretum.
En gros, ça veut dire révéler le voile du secret.
Je sursaute un peu quand une lumière bleutée monte de la bassine, comme
une image en 3D.
— Vous voyez quelque chose ? demande Nadeem à voix basse.
— Oui. Taisez-vous maintenant, vous me déconcentrez.
Il obéit. Je vois nettement le sortilège enroulé dans son énergie. Je
l’effleure du bout des doigts et je comprends l’essence du sortilège. Il induit
en confusion. Il rend l’esprit de celui qui en est victime incapable de
fonctionner correctement, de faire le lien entre les choses et de raisonner.
Je tends la main vers l’un des nœuds, et je le dénoue prudemment. C’est
une façon de parler. Ma main me sert de support, de guide, mais c’est mon
esprit qui guide ma propre énergie pour défaire le sortilège, nœud après
nœud. Nadeem a fermé les yeux. Il a l’air un peu KO. J’espère qu’il ne va pas
tomber dans les pommes. Je suis en train de jouer avec son énergie vitale,
quand même.
Mieux vaut ne pas y penser ou je vais me mettre à stresser. Je tiens
littéralement sa vie entre mes mains. Je réalise qu’il suffirait d’un geste pour
que je puisse sinon le tuer, du moins le blesser sérieusement. Je n’aime pas ça
du tout. Je dénoue le dernier nœud et j’attrape le sortilège, tout mou et défait
à présent, comme un tas de ficelles en vrac. Je le laisse glisser dans l’eau de
la bassine, où il se dissout avec un « fssshhhttt ». L’eau devient rouge vif,
puis à nouveau transparente. Je ferme le sortilège avec les mots appropriés. Et
je claque des doigts. Nadeem rouvre les yeux.
— Ça va ? demandé-je, un poil anxieuse.
— Oui. Bien mieux, répond-il. Il y avait bien quelque chose, n’est-ce pas ?
— Oui. Un sortilège de confusion.
Je lui explique ce que j’ai ressenti, tout en feuilletant mes livres. J’en ai
plein le salon et ma chambre, et même dans la cuisine, entre ceux que Dot me
prête et ceux que j’achète sur Internet. Je pense à ma bibliothèque toute neuve
qui n’attend que mon tournevis pour prendre forme. Je trouve les références.
Le schéma reproduit est bien celui que j’ai vu.
— Voilà, c’est ça, dis-je. Vos capacités de compréhension et d’analyse
étaient sérieusement altérées. Les effets secondaires sont des migraines, de
l’anxiété et de l’agressivité. Je comprends mieux votre réaction après que la
princesse s’est jouée de vous avec l’illusion de Pryanka.
Les yeux de Nadeem s’assombrissent.
— J’aurais voulu tuer cette garce ! Mais je dois avouer que je me suis
surpris moi-même. J’ai davantage de sang-froid, d’ordinaire.
— Vous m’avez fait peur. J’ai vraiment cru que vous alliez lui bondir
dessus et l’étrangler.
Nadeem a un rire sans joie.
— Rétrospectivement, je me dis qu’il lui a manqué quelques engueulades.
Pour une princesse héritière, c’est mesquin.
— Exactement ce que j’ai pensé. Mais il y a plus. Elle s’est quand même
donné la peine de vous envoyer un incube, de vous ensorceler pour vous
rendre confus et finalement de vous envoyer une illusion extrêmement
douloureuse et déstabilisante. On dirait qu’elle veut vraiment que vous
échouiez.
— C’est peut-être le cas si c’est elle le commanditaire.
— Ou si c’est elle la louve. Elle a pu se faire mordre.
— Non. Les faes ne peuvent pas être infectés par le virus de
métamorphose ou le vampirisme.
Première nouvelle.
— Je ne pense pas qu’elle soit la commanditaire, dis-je. Elle a l’air d’avoir
sincèrement de la peine pour Griselda. C’était sa nourrice, après tout.
Je sais qu’on a vu plus étrange en matière de crimes. Des époux qui
s’entretuent. Des enfants qui tuent leurs parents et inversement. La folie est
partout.
— Je ne sais pas, soupire Nadeem. Maintenant que j’ai l’esprit plus clair,
je vais reprendre toutes les données de cette enquête une par une et tout
analyser.
Le lieutenant est à nouveau lui-même et Sa Splendeur n’a qu’à bien se
tenir. Il est redoutable quand il s’y met.
Une question me brûle la langue et je me dis qu’après tout, Nadeem me
doit une réponse.
— Pourquoi m’avoir demandé de vérifier si vous étiez sous l’influence
d’un sortilège au lieu de consulter vos collègues du BES ? Vous avez
sûrement des sorcières plus compétentes que moi pour ce genre de cas ?
Nadeem soupire.
— C’est vrai, mais je ne voulais pas que mes supérieurs sachent que je me
suis fait avoir comme un bleu. C’est mauvais pour ma carrière.
— Vous avez des moyens de vous protéger ? Votre Bureau vous les
donne? demandé-je.
— Pas officiellement. C’est un peu plus compliqué que cela.
On ne rentre pas au Bureau des Enquêtes Spéciales comme cela. Nadeem
a dû sérieusement insister pour y être admis, et encore, parce qu’il était déjà
un fédéral. Une personne lambda n’a aucune chance, à moins d’être un
surnaturel. Le Bureau, fondé au début du siècle, a tendance à être dynastique.
Les parents cooptent leurs gosses, et les agents ont tous de la famille qui ont
fait carrière avant eux et les appuyer pour leur carrière. Les amulettes de
protection sont rares, et le savoir-faire pour les fabriquer s’est largement
perdu de nos jours. Du coup, elles se transmettent dans les familles d’agents,
et les nouveaux venus n’en ont pas. Il y a aussi toutes les connaissances qui
se transmettent de génération en génération, au sein de ces mêmes familles, et
auxquelles les nouveaux venus n’ont pas accès. Le BES cultive l’art du
secret.
— Je suis complètement seul, m’explique Nadeem. Je n’ai personne pour
m’aider dans ma carrière. Je ne peux pas me montrer faible ou incompétent.
Je dois faire aussi bien que mes collègues qui en sont à la troisième ou
quatrième génération d’agents. Je sais que si mon dossier comporte trop de
marques rouges, je vais me faire virer et devoir retourner au FBI.
— Est-ce que cela ne serait pas mieux pour vous ? demandé-je. Vous
auriez une vraie chance de faire carrière.
— Faire carrière ne m’intéresse pas, répond Nadeem d’une voix ferme. Je
ne vise pas à monter en grade. Ce que je veux, c’est être sur le terrain et
botter le cul des démons et autres surnaturels qui s’en prennent aux humains.
Je ne pourrai jamais retourner au FBI en sachant que le surnaturel existe.
Je le comprends. Je ne sais que les démons et les loups-garous n’existent
que depuis quelques mois, mais je ne pourrai pas abandonner mes études de
sorcières et faire comme si tout était normal.
J’ai ouvert les yeux. Je ne peux plus les clore et retrouver mon innocence.
— On va trouver le coupable, assuré-je. Et vous pourrez vous en attribuer
tout le crédit.
Le lieutenant secoue la tête.
— Non, Houston, je refuse de prendre ce qui ne m’appartient pas. Lorsque
je rédigerai mon rapport, vous aurez le crédit qui vous est dû. Et puis mes
supérieurs ne croiront jamais que je suis des influenceuses beauté sur
Internet !
Je me mets à rire.
— En tout cas, dis-je, je suis là. Si vous avez besoin d’une amie capable
de briser un sortilège, vous pouvez compter sur moi.
— Merci, Houston. Ça compte beaucoup pour moi.
— Mais n’espérez jamais me recruter pour votre Bureau. Ce que vous
venez de m’en apprendre me refroidit encore plus. J’ai horreur des systèmes
dynastiques.
— Moi aussi. Mais ils régissent notre monde, soupire le lieutenant.
Il a raison. Si j’avais voulu devenir prof de maths, ma mère m’aurait
soutenue et aidée. Elle avait des contacts parmi les universitaires matheux, et
j’aurais été la fille d’une collègue, pas une étudiante lambda qui se lance dans
les maths. J’ai refusé cette voie, parce que je voulais suivre la mienne, mais je
ne peux pas blâmer ceux qui s’appuient sur leurs relations familiales. Le
monde est devenu si compétitif et si dur que tout soutien est bon à prendre.

— Houston, vous avez déjà essayé de tirer quelque chose au clair en


utilisant les tarots ? reprend Nadeem. Je me rappelle que vous faisiez des
tirages à la librairie.
Là, c’est moi qui me crispe. Une sueur froide m’envahit.
— Non ! m’écrié-je. Ne me parlez plus jamais de tarots ! Je ne veux plus
jamais en toucher de ma vie !
Je serre les poings. J’ai fait des dizaines de tirages pour les clients de Toni
quand j’ignorais que j’étais une sorcière. J’ai bêtement appris la technique
dans un manuel. Tu mélanges les cartes, tu demandes à la cliente de se
concentrer sur sa question et tu lui fais couper les cartes. Puis tu les alignes
selon un certain schéma, et tu lui dis la signification de chaque carte (c’est
dans le fucking manuel). Ensuite, tu te sers de ton bon sens pour relier le total
à la question. Je n’y croyais pas. Je me sentais même coupable de prendre de
l’argent pour cela. Mais les clientes revenaient pour davantage de lectures,
parce que je tombais juste. Je pensais simplement que j’avais un peu de
psychologie et que je devinais les réponses qu’elles attendaient.
Et puis j’ai appris que j’étais une sorcière. J’ai été trop occupée pendant la
chasse à mon premier démon pour tirer les cartes.
Après la mort de Matthew, bouleversée, le cœur en miettes, j’ai fait un
tirage pour… je ne sais pas, savoir si son âme était en paix. Savoir si je le
reverrais dans l’au-delà, moi qui ne crois pas en la moindre divinité. J’ai fait
un tirage très simple, le fer à cheval. Le passé, le présent, les attentes
présentes, l’imprévu, le futur proche et le futur lointain. Le passé c’était Les
Amants, l’arcane six. Le présent, c’était la mort, l’arcane 13. Les attentes
présentes, c’était le 2 de coupes, l’amour, à nouveau. Et je ne me rappelle pas
les autres cartes, parce qu’à ce moment-là, j’ai eu comme une vision. J’ai vu
Matthew attaché à une table d’examen, des chirurgiens autour de lui. Il y
avait du sang, des scalpels et des aiguilles. Matthew était torse nu et il avait
encore la blessure qui l’avait tuée. Il hurlait et m’appelait à l’aide. Les
chirurgiens autour de lui ont fini par le bâillonner tandis que sa tête était
maintenue. Je me rappelle son regard suppliant, la douleur dans ses yeux, son
dernier cri d’agonie avant que le plastique n’étouffe ses cris.
Je ne peux pas retenir mes larmes quand je raconte ma vision à Nadeem.
— Il était terrorisé et il souffrait le martyre, conclus-je alors que les larmes
inondent mes joues.
Nadeem me prend dans ses bras et me serre contre lui. Je sanglote un
moment sur son épaule, parce que je n’ai parlé de cette vision à personne,
même pas à Dot. Je ne sais pas si ce que j’ai vu est réel, si c’est le passé, le
futur ou une vision d’un enfer particulièrement terrifiant. Lorsque je me
calme un peu, Nadeem me relâche.
— Il est mort, Chase, dit-il avec douceur. Où qu’il soit, il est en paix.
J’ignore ce qu’il y a après la mort, mais je crois sincèrement qu’il n’y a ni
paradis ni enfer. Juste la paix.
— Je sais, reniflé-je. Je sais que son âme est partie et qu’il n’existe plus
que dans mes souvenirs. Que tout ce qui faisait qu’il était vivant s’est dissous
dans le cosmos, ou alors qu’il a simplement cessé d’exister lorsque l’activité
électrique de son cerveau a cessé. Je sais. Alors, pourquoi ai-je eu cette putain
de vision ?
Nadeem secoue la tête. Il n’a pas de réponse, lui non plus.
Mon portable vibre. C’est Patsy qui me demande si je suis prête pour une
soirée d’enfer. Malgré mes joues encore humides de larmes, je ne peux pas
retenir un rire. Elle tombe comme un cheveu sur la soupe. Je vais annuler. Je
veux juste aller me coucher et tout oublier.
— Allez vous amuser, me contre Nadeem. Sortez. Allez au Fang’n’Go
avec votre nouvelle copine. Il paraît que c’est très sympa.
— Je croyais que c’était dangereux, lui rappelé-je.
— Vous êtes une grande fille, vous savez vous défendre, sourit Nadeem.
Ne restez pas seule, Chase. Si vous ne voulez vraiment pas aller en boîte,
laissez-moi vous inviter à dîner.
Il est trop gentil, le lieutenant. Il a les yeux cernés de fatigue, mais il est
prêt à rester avec moi parce qu’il voit que je suis au fond du seau. Je renifle
un grand coup.
— Non, dis-je en m’essuyant les yeux d’un revers de main. Je vais me
préparer et aller en boîte. Vous avez raison. Si je reste ici, je vais broyer du
noir. Et puis je peux peut-être apprendre quelque chose d’utile pour notre
enquête.
— C’est la bonne attitude. Si ça ne va pas, envoyez-moi un message. Je ne
compte pas me coucher très tôt.
— Vous allez être frais pour retourner au bureau, demain, plaisanté-je.
— Oh, mes supérieurs ont l’habitude. Les agents de terrain enquêtent la
plupart du temps la nuit. Il n’est pas rare qu’on tombe endormis sur nos
bureaux. La première année, j’ai plus dormi sur le canapé de la salle de repos
que chez moi.
Probablement parce que se tenir l’esprit occupé était la meilleure façon de
ne pas penser à la perte de sa femme et son fils. Il a raison. Je vais m’occuper
pour ne pas penser.
Il me souhaite une bonne soirée et me demande s’il peut m’aider à ranger,
mais je lui dis que je m’en occuperai. Mon manuel recommande de vider la
bassine d’eau qui a servi à noyer le sortilège dans de la terre et de prononcer
une petite incantation pour purifier le total. Ce que je fais après le départ de
Nadeem. Je prends une douche, je me fais belle, et descends avec la bassine
dans les bras. Je la vide dans la rue derrière le bâtiment, au pied d’un arbre. Je
prononce la formule. Un bref éclair bleuté m’apprend que la terre a accepté
mon offrande.
Je deviens une vraie sorcière. Il ne me manque plus que le chapeau pointu
et le chat. Sauf que Gaga ne sera pas d’accord.
CHAPITRE 13

Patsy me fait de grands signes depuis le trottoir. Je ne me suis pas perdue à


la sortie du métro, c’est déjà ça. Je n’ai pas pris mes armes. Elles sont
interdites dans les boîtes de nuit pour surnaturels, histoire que les bagarres ne
dégénèrent pas trop vite en bain de sang. Cela dit, entre les canines, les crocs
et les griffes, sans compter l’énergie magique, les possibilités de s’entretuer
ne manquent pas.
Le Fang’n’Go se signale par une façade totalement banale et zéro néon
pour indiquer l’entrée. Il faut savoir que c’est là et qu’il y a une boîte pour
surnaturels, sinon on ne voit qu’un immeuble de brique rouge parmi d’autres
dans cette artère animée de Brooklyn. Comme je suis une fille prudente,
j’attends que le feu piéton passe au vert pour m’élancer et rejoindre Patsy. À
côté de moi, je sens du surnaturel. Le mec plutôt beau-gosse est un
métamorphe, et je sens une vibration que je pense être celle d’un vampire. Je
recule d’un pas. Autant ma rencontre avec Patsy a fait tomber certains
préjugés que j’avais contre les loups-garous, autant je trouve toujours les
vampires aussi effrayants. Ces types-là boivent ton sang, bordel. Le loup se
contente de te bouffer. C’est la chaîne alimentaire. Des loups ont bouffé des
gens de tout temps. Le vampire te séduit, t’hypnotise et te suce le sang
comme un moustique géant. Je ne vois rien de glamour là-dedans. Et tu
imagines embrasser un type qui vient de se payer une pinte de sang et ne s’est
pas brossé les dents ?
Ça ne le fait pas, n’est-ce pas ?
Je vois Patsy se figer puis ouvrir la bouche pour crier quelque chose. Je
sens un choc brutal dans mon dos et je sens que je pars en avant, droit sur la
chaussée, au milieu des voitures qui roulent à toute vitesse, parce qu’on est à
Brooklyn et que les gens se foutent des limitations. Je me vois finir heurtée
par une voiture, en sang, la tête explosée, étalée comme une crêpe sur la
chaussée.
Je ne sais pas exactement comment je fais, mais je me rattrape d’un bras
au feu rouge, et je vole littéralement dans les airs à hauteur de bras, les pieds
plus hauts que les épaules. Je fais le tour du poteau, en mode danseuse de
pole-dance, et je retombe sur mes pieds sans trop savoir comment, le souffle
coupé, le sang blindé d’adrénaline, mais bien vivante.
Ça s’est passé si vite que personne n’a rien vu, à part les surnaturels
présents. Le vampire se détourne sans rien dire, mais le loup me demande si
ça va.
— Je crois, balbutié-je.
Le feu passe enfin du vert pour nous et je me précipite vers Patsy. Elle me
tend les bras et je me jette dedans, parce que j’ai eu sacrément peur. Je suis
une sorcière, je poutre des démons, mais je ne m’attendais pas à me faire
pousser dans la rue. Ça arrive tous les jours, les cinglés sont légion ici, ça
pousse sous les voitures, sur les rails du métro, meurtres souvent pris pour
des accidents ou des suicides. Mais c’est la première fois que ça m’arrive.
— Tu vas bien ? demande Patsy en me tapotant le dos. Viens, on va se
boire un remontant !
Je la suis, m’appuyant contre elle.
— Tu as vu qui m’a poussée ? demandé-je.
— Un cycliste. Je l’ai vu tendre le bras vers toi et j’ai voulu t’avertir, mais
c’était trop tard. Ça se s’est passé super vite !
Elle me fait entrer dans une cour intérieure, et là il y a le néon annonçant
le Fang’n’go et plusieurs videurs. Ils nous laissent passer sans poser de
question. Le loup et le vampire sont devant nous.
L’intérieur est étrangement décevant pour une boîte de surnaturels. Je
m’attendais, je ne sais pas, à de la décadence, des vampires qui boivent au
cou de mortels en extase, des sorcières en tenues de rigueur, chapeau pointu
noir et robe pleine de signes cabalistiques, mais je vois juste des gens qui
boivent, parlent et s’amusent. Un large escalier mène vers la piste de danse au
sous-sol d’où s’échappent des flashs de lumières colorées et une musique
pleine de basses.
Patsy nous entraîne vers le bar. C’est un loup-garou qui officie, la petite
trentaine, brun, barbu, et l’air super sympa.
— Je te présente Frank, fait Patsy. Voici Chase.
On se serre la main et Patsy commande d’autorité des cocktails, avec un
shot de vodka pour commencer. Tandis que Frank nous sert, elle lui dit que
j’ai failli me faire écraser.
— Un connard l’a poussée, dit-elle.
Frank me dévisage.
— Vous enquêtez sur les meurtres de faes, c’est ça ?
— Exact. Je vois que les nouvelles vont vite.
Autant pour le secret professionnel de Nadeem. Tout le monde est au
courant. Je vide mon verre et une douce chaleur se met à courir dans mes
veines. Je vais mieux. Je suis vivante. J’ai eu un putain de bon réflexe et je
m’en suis sortie. Chase : 1, tueur de petit chien : 0.
— C’est un fae qui vous a poussée ? demande Frank.
Bonne question. Il y avait trop de surnaturels autour de moi pour que je
sente quelque chose. Mais je n’ai pas perçu la présence d’un fae, or c’est la
seule espèce, à ma connaissance, qui peut se dissimuler à ma perception de
sorcière.
— Possible, mais pas sûr, dis-je. Patsy, tu pourrais le décrire ?
Elle secoue la tête.
— Je n’ai eu qu’une vision fugitive. Je serais bien incapable de dire si
c’était un homme ou une femme. Tout en noir, casqué, des gants, il me
semble, sur un vélo comme en ont les coursiers.
Un signalement qui correspond à des milliers de personnes dans cette
ville. Pourtant, mon instinct me dit que c’est un fae. Ou alors un humain qui
bosse pour les faes. Mon enquête dérange, c’est clair. Quelqu’un m’a suivie
et s’est dit que me tuer était une bonne idée pour m’empêcher de fourrer mon
nez partout.
Il ou elle ne connaît pas Chastity Houston. Plus tu veux me virer, plus je
m’accroche. Je vais te retrouver celui qui a voulu m’expédier dans un monde
dit meilleur et je vais te lui faire bouffer ses dents, mais pronto.
Frank nous mixe des cocktails maison, garantis pur alcool et jus de fruits,
et nous fait tout un show avec son shaker. On applaudit, parce que tu peux
être sûre que j’aurais tout renversé sur moi. Le cocktail est rose orangé et
glisse dans la gorge comme du petit lait. Je croque la cerise confite qui est
piquée dedans et je réclame son petit frère. Deux soirs de suite à picoler, je
suis bonne pour une semaine de sobriété absolue. Enfin, sauf en cas
d’urgence. Là, je viens de manquer de mourir, alors j’ai le droit de me
réconforter. Par prudence, je demande aussi des amuse-bouches. Frank me
sert une petite assiette de mini-sandwiches tous frais.
Naturellement, je pose des questions au barman. Dans les films et les
séries, ce sont les meilleurs indics du monde. Comme nous sommes dans la
réalité, Frank me dit qu’il n’a rien entendu de spécial, à part des spéculations,
mais qu’il va se renseigner. Je lui file mon numéro de portable. Il connaît des
loups-garous solitaires, comme Patsy, mais personne qui fraye avec les faes.
— Vous savez, j’ai ma clientèle d’habitués, et votre suspect n’est pas
parmi eux, m’assure-t-il.
— Oublie ton enquête pour ce soir, conseille Patsy. Un autre cocktail ?
Je vais le regretter demain, mais après tout, j’ai failli mourir ce soir, alors
autant vivre dangereusement, mais de façon agréable. Je prends le même
cocktail, histoire de ne pas faire des mélanges, et je grignote des trucs qui
scorent sûrement très haut sur l’échelle du gras/salé/sucré.
Je m’en fous.
Je sais, en théorie, qu’une sorcière peut léviter, d’où la légende des balais
volants. Mais c’est la première fois que je le fais, et en plus c’est involontaire.
J’ai essayé chez moi, et je me suis retrouvée à me concentrer comme une
folle en suivant les conseils des livres de Dot. Je n’ai pas décollé d’un
millimètre, même en me haussant sur la pointe des pieds. J’ai même essayé
de sauter de mon escabeau, voir si j’allais rester suspendue dans les airs, sans
résultat, à part une cheville tordue à l’atterrissage et l’air amusé de Lady
Gaga. Je vous jure que cette chienne se foutait de moi.
Et là j’ai lévité sans effort.
Juste comme ça, j’essaie de le refaire, mais soit c’est l’alcool soit mon
sens du danger est nul, parce que je ne bouge pas. Patsy mate les beaux mecs
présents, mais aucun n’a les faveurs de son petit cœur de louve solitaire.
— Mage, sorcier, mage, très peu pour moi. Ne le prends pas mal, mais je
ne veux pas sortir avec un type qui manipule l’énergie.
— Pourquoi ? m’étonné-je.
Patsy me regarde comme si je sortais de ma campagne, ce qui est le cas en
ce qui concerne la magie.
— Nos magies sont incompatibles, m’explique-t-elle. Une sorcière ne peut
pas être une louve ou un vampire.
— Et si tu me mords ? demandé-je, mi-figue mi-raisin.
— Tu ne te transformerais pas. Ton corps rejetterait ma magie. Et je peux
bien essayer d’apprendre des sortilèges, ils ne marcheront jamais avec moi.
Le souci, c’est que quand tu es intime avec une personne, les magies se
mêlent. Tu as déjà fait l’amour avec un des miens ?
— Non. Ou alors je ne le savais pas.
Je suis bien sorti avec Will Chance en terminale, un bon amant, mais super
velu, à tel point qu’il en faisait des complexes. Ce garçon est né quelques
décennies trop tard. Dans les années 70, il aurait été au top de la virilité. Là, il
avait juste des copines qui lui conseillaient de raser sa moquette.
Mais ce n’était pas un loup-garou. Je suis sûre que je suis déjà sortie avec
lui un soir de pleine lune. Et j’étais avec lui lors de la soirée d’Halloween. Il
ne s’est pas transformé en loup.
— Tu auras l’impression d’une discordance, grimace Patsy. Et tu pourrais
dire adieu au septième ciel.
— J’en déduis que tu as testé ?
— Oui, soupire-t-elle. Un mage super mignon, qui était persuadé qu’il
avait un sortilège pour contrer ça. Ça n’a pas marché.
Elle vide son verre. Je l’imite. Je pense à Matthew, mon bel agent du
Bureau des Années folles. Avec lui, ça marchait du tonnerre. Zéro
incompatibilité et 100% orgasmique.
Je pense brusquement à un truc. Le fae et la louve-garou. Ça ressemble à
un conte de fées option malédiction.
— Un fae ne peut pas devenir un loup-garou, n’est-ce pas ? demandé-je.
Si on suit la logique des sorcières qui ne peuvent pas devenir des loups, il
serait logique qu’il en soit de même pour les faes.
— Nope, confirme Patsy.
Et si le fae était tombé amoureux d’une louve ? Ou alors une fae et une
louve, sachant que les faes sont souvent bisexuels. Je pense à Aislan, mais je
rejette l’idée. Elle méprise bien trop les humains pour offrir son cœur ou
même son corps à un méprisable humain.
Mais pourquoi est-ce que la louve tuerait les dames d’honneur de la
reine ? Ça n’a aucun sens.
Je sens une migraine qui s’annonce et je ne sais pas si c’est dû à l’alcool
ou à la cogitation trop intense pour ma cervelle en surchauffe. Je pense tout à
coup à un truc dont Patsy m’a parlé. La bagarre épique entre loups et faes sur
un campus.
— Les faes vont à la fac ? demandé-je à voix haute.
Patsy comprend vite le sens de ma question.
— Les plus progressistes y envoient leurs enfants, oui, confirme-t-elle.
— À quoi ça leur sert s’ils vivent dans leur petit royaume ?
À voir le regard de Patsy, j’ai encore sorti une bourde.
— Chérie, ouvre les yeux. Je t’ai parlé des faes des villes. Ils vivent parmi
nous, parmi les humains, histoire de gagner du fric et de pouvoir mettre leurs
petites mains avides sur de nouvelles richesses.
Ce qui expliquer Brooke Chesterfield ! Et Mrs Van Der Stratten. Ce sont
des faes qui jouent à l’humaine !
— La reine des faes vit parmi les humains ?
— Non, pas elle, elle a déjà tout un royaume à gérer. Mais plusieurs des
nobles de sa cour ont une identité humaine.
— Il y a même des légendes, dit Frank qui pose devant nous deux grands
verres remplis d’eau minérale pétillante, avec glaçons et citron.
Cet homme sait vivre, je vous le dis. Il m’a apporté exactement ce dont
j’avais besoin. Je vide le premier verre cul sec et Patsy pousse le deuxième
devant moi en riant. Cette garce de louve est beaucoup moins sensible que
moi à l’alcool. C’est injuste !
— Quelles légendes ? fais-je d’un ton un peu zézayant.
Il était temps que j’arrête de picoler. Je vide lentement le deuxième verre
d’eau fraîche qui pique. Je vais faire un mois sans alcool pour compenser tout
ça. Disons quinze jours. Dans un mois, je suis invitée aux trente ans d’une
collègue. Je ne vais pas lui faire l’affront de boire de l’eau pour porter un
toast.
— Les faes volent des bébés humains et les remplacent par des bébés faes,
raconte Frank de l’air de l’oncle qui vous raconte des histoires terrifiantes
quand vous êtes mômes, juste pour voir votre tête.
— C’est n’importe quoi, réponds-je d’un ton déjà plus ferme. Quel intérêt
auraient-ils à voler des humains qu’ils méprisent ? Et qui abandonnerait son
gosse à une race qu’ils considèrent comme inférieure ?
— Les légendes disent que c’est parce que les faes sont jaloux de la beauté
des enfants humains, mais j’avoue que je n’y crois pas, rigole Frank.
— Ils enlèvent des humains, ça, c’est sûr, dis-je. Et tout le monde s’en
fout.
— Pas tout le monde, proteste Patsy. Il y a des ligues contre ces
enlèvements. Mais se mettre les faes à dos demande une certaine dose de
courage.
Elle se frictionne les bras, et Frank fait la grimace.
— Vous, vous vous êtes frotté à la magie fae de Central Park, compris-je.
— Quand je suis arrivé ici, reconnaît Frank. Tous les loups font cette
erreur. Ce grand et beau parc, c’est tentant pour un loup qui veut se dégourdir
les pattes.
— C’est carrément injuste qu’ils l’aient annexé, oui, grogne Patsy. Ils
pourraient partager.
— Tu vois les faes donner quelque chose à des loups ? ironise Frank.
Il sert une chope d’eau pétillante à Patsy, qui en boit une longue gorgée.
Je reprends le fil de mon idée. Un fae qui tombe amoureux d’une humaine,
ou une fae qui craque pour un humain, bref, un couple fae/humain. Ça doit
être sacrément mal vu dans le royaume ultra-snob de Sa Majesté Kalan.
Dames Griselda et Galleane s’opposent au couple. Le fae décide de les tuer…
et il embauche un loup-garou ! Il fait entrer le loup dans la bergerie,
autrement dit le royaume des faes, et le paie en or ou pierres précieuses pour
zigouiller les deux faes.
— Il y a des loups-garous mercenaires ? demandé-je à Frank.
Il soupire.
— Ça existe. On a tous nos soucis de fin de mois.
— Tu as entendu parler d’un loup qui bosserait pour les faes ? demande
Patsy qui a compris où je voulais en venir.
— Non. Mais je peux me renseigner. Je sais que d’anciens compagnons
d’armes ne sont pas regardants sur les contrats.
Sur ce, il nous laisse, parce qu’on le réclame pour de nouveaux cocktails.
— D’anciens compagnons d’armes ? demandé-je à Patsy.
— Frank est un ancien soldat. Il est allé dans un de ces pays en –stan, là-
bas, explique-t-elle avec un vague geste de la main vers l’est. C’est là qu’il a
perdu sa jambe.
Frank a sauté sur une mine. Ses pouvoirs de loup-garou l’ont maintenu en
vie, mais sa jambe n’a pas repoussé pour autant.
— On envoie des soldats loups-garous ? m’étonné-je.
— On est d’excellents combattants, fait Patsy en haussant les épaules. Le
BES fait une propagande de folie pour nous convaincre d’y aller.
Je n’aime pas ça du tout. J’imagine des loups lâchés sur des populations
civiles démunies et je sens la gueule de bois qui arrive à toute vitesse.
— Je croyais que vous ne mangiez plus les humains ?
— À la guerre comme à la guerre, rétorque Patsy. Tuer un ennemi d’un
coup de fusil ou d’un coup de croc, quelle est la différence ?
Je n’ai pas de réponse. Je décide que la soirée devient trop sombre pour
moi et je dis à Patsy que je vais rentrer. Elle me demande gentiment si je
veux qu’elle me raccompagne, mais je décline. Je vais profiter du trajet pour
réfléchir à tout ce que j’ai appris. Et je suis capable de me défendre si le
cycliste tueur remet ça.
La prochaine fois, je prends quand même mes armes et les laisse au
vestiaire.
CHAPITRE 14

Je ne suis pas un modèle d’efficacité le lendemain. Je n’ai curieusement


pas la gueule de bois, et je pense que toute l’eau minérale que j’ai bue y est
pour quelque chose, mais je suis distraite. Je pense aux meurtres. Je suis sûre
que je tiens quelque chose avec ma petite théorie. Je la texte à Nadeem, qui
me dit qu’il va travailler dessus. Je lui dis aussi que j’ai bien failli me faire
tuer, et qu’il faut qu’il fasse gaffe à lui. Tout de suite, il est inquiet et me dit
d’abandonner. Je suis une civile, etc. Je lui réponds que je suis une grande
fille et une sorcière, et que je sais me débrouiller. Et puis merde, je ne vais
pas rester planquée chez moi en attendant que Nadeem attrape le tueur ! Ce
type (ou cette fille) a tué Pollux et s’en est pris à moi. C’est mon problème, à
présent. Je vais régler ça à ma façon. Nadeem grince des dents – du moins je
l’imagine à voir le texto qu’il m’envoie – mais je sais d’expérience qu’il ne
me convaincra pas de renoncer.
Je profite de mon temps dans la salle de repos pour bouquiner un peu sur
les faes. L’un des livres de Dot confirme ce que m’a dit Patsy. Si les faes des
champs vivent tranquillement dans leurs forêts et ne se mêlent pas aux
humains, les faes des villes vivent parmi nous. Des familles entières de faes
contrôlent une partie de notre économie. Il y a aussi des exemples pour
l’Europe. Il y a même des faes politiciens. On n’a pas encore eu de faes
président des États-Unis, c’est déjà ça, mais plusieurs candidats à la
prochaine élection appartiennent au royaume des faes. Je ne voterai pas pour
eux.
Autrement dit, nous sommes gouvernés via l’économie par une race qui ne
se prend pas pour du crottin de cheval. Pas étonnant que ce pays aille si mal.
Par contre, il n’y a rien sur des bébés volés et remplacés par des faes,
sinon au chapitre des légendes. C’est une piste qui ne mène nulle part.
J’ai la tête qui bourdonne de questions. Je profite d’un moment de calme
pour regarder mon feed Instragram. Brooke Chesterfield a-t-elle posté
quelque chose ? Je l’ai vue hier, bon sang. Si c’est bien la princesse Aislan, et
j’en suis quasiment sûre, je vais bien voir quelque chose qui me confirme sur
une photo. Mais l’héritière n’a rien mis en ligne. Je remonte son feed,
cherchant un indice. Elle est plutôt douée en tant qu’influenceuse. Elle a des
partenariats avec des marques de cosmétiques écolos et poste des tutos
maquillage. Elle poste aussi beaucoup sur des actions en faveur de la planète.
Elle me paraît à des lieues de l’arrogante Aislan.
Et c’est là que je retrouve un post de l’an dernier. Brooke a posté une
photo en noir et blanc de son grand-père jeune à l’occasion de sa mort. Le
vieil homme est passé de vie à trépas à l’âge de quatre-vingt-trois ans, pleuré
par toute sa famille et une foule d’amis. Un grand homme qui donnait à de
nombreuses œuvres de charité en avait lui-même fondé, un mécène, bref, un
saint.
Était-il un fae, lui aussi ? Comment est-ce qu’il a pu mourir à quatre-vingt-
trois ans alors que les faes vivent plusieurs siècles ? Comment est-ce que les
faes gèrent leur longévité vis-à-vis des humains ? Je regarde des photos des
parents de Brooke. Ils ont l’air d’avoir leur âge, la cinquantaine, avec un peu
de chirurgie esthétique pour madame. Je sais par les livres de Dot que les
appareils photo et autres moyens modernes de capturer les images sont
insensibles au glamour des faes. Ce glamour n’est destiné qu’à l’esprit
humain, pas à ces machines.
Les faes ne peuvent donc pas tricher sur les photos prises par les
paparazzis, par exemple. Je lance Google et fais des recherches sur des
instantanés de Brooke. Ce n’est pas l’exemple le plus parlant. Même dans son
royaume, elle n’a que peu besoin de glamour. Elle en projette un peu, rendant
ses cheveux plus brillants, son teint encore plus parfait si c’est possible, mais
rien de plus.
Les faes vieillissent très lentement. Elles grandissent de l’enfant à l’adulte
dans le même laps de temps que nous, puis restent jeunes bien plus
longtemps. Ce n’est qu’après leur premier siècle que l’air d’éternelle jeunesse
cède la place à de légères marques de maturité. Donc, les dernières photos du
grand-père de Brooke, qui ne peuvent pas avoir été trafiquées par le glamour,
sont authentiques. Je trouve plusieurs photos du vieil homme au bras de sa
petite-fille pour un évènement charitable. Il a l’air d’un homme de quatre-
vingts ans.
Je n’y comprends plus rien.
Je lance une nouvelle recherche. Les Chesterfield sont une vieille fortune.
Je trouve des photos du grand-père de Brooke enfant, avec son propre père, je
le vois grandir sur des clichés en noir et blanc, devenir un homme, se marier,
et avoir des enfants. On passe à la couleur et il vieillit peu à peu, perd sa
femme et achève sa vie en photo HD.
Je fais les mêmes recherches du côté de la mère de Brooke, et j’ai les
mêmes résultats. Ce ne sont pas des faes.
Je regarde une photo de la mère et de la fille. Puis de Brooke et sa sœur,
Sofie. Elles se ressemblent, dans le sens où elles sont toutes belles, grandes,
blondes avec des yeux bleus, et le nez refait. Elles ont cet air inimitable des
gens nés riches, qui sont forcément grands et beaux. Pourtant, en observant
bien les photos, je note une chose : si Sofie ressemble à sa mère, la
ressemblance entre les deux sœurs, souvent vantée, se résume à leurs
couleurs d’yeux et de cheveux. Pour le reste, c’est beaucoup plus superficiel.
Je manque plusieurs appels, et mes collègues me lancent des regards qui
me font revenir à la réalité. Je m’excuse et me remets au taff, répondant au
téléphone et accueillant les clients. Je réconforte des chiots terrifiés et
pourchasse des chats qui n’ont absolument pas envie de se faire vacciner.

Je suis de retour à l’accueil et lève la tête pour accueillir un nouveau


client avec mon plus beau sourire quand je reconnais Kassian. Je mets une
poignée de secondes à le situer, en fait, parce qu’il ne porte pas sa tenue de
domestique fae, mais un banal jean et un tee-shirt noir sous un blouson de
même couleur. En tenue de jeune humain, il fait un peu androgyne avec ses
longs cheveux châtain-blond et ses beaux yeux bleus. À vingt ans, j’aurais
craqué.
Je lui fais signe de me suivre un peu à l’écart.
— J’ai une convocation de Sa Majesté pour vous, sorcière, annonce-t-il en
sortant une enveloppe banale de sa poche. Vous la montrerez à la fae guide
qui vous accueillera. Elle vous attend à 17 heures.
Je fais un rapide calcul. Je ne suis pas loin de Central Park, mais il faut
que je repasse chez moi me changer et surtout, prendre mes armes. Je signifie
mon impossibilité d’être à l’heure pour la royale convocation à Kassian et il
me regarde comme si j’étais devenue dingue. Ça devient une habitude chez
les faes quand je leur parle.
— C’est une convocation royale, siffle-t-il. Peu importe vos horaires.
Vous venez quand on vous le demande.
J’incline la tête sur le côté, ce qui n’est jamais bon signe quand on me
connaît.
— À moins que j’aie des trous de mémoire, je ne me rappelle pas avoir
accepté de travailler pour votre reine. Je rends service à Nadeem, c’est tout.
Si votre souveraine veut me voir, ce sera en dehors de mes heures de travail.
Je ne suis pas née avec une cuillère en argent dans la bouche, j’ai besoin de
bosser pour gagner ma vie !
Kassian a l’air furieux. J’imagine que personne, jamais, ne lui a dit que sa
précieuse reine pouvait aller se faire voir. Son dévouement m’écœure
presque.
— À quelle heure pouvez-vous être au palais ? demande-t-il finalement,
comprenant que je ne vais pas céder.
— Il faut que je repasse chez moi, et que je revienne à Manhattan. Même
en prenant la ligne directe…
Je sors mon téléphone pour regarder les horaires de métros et des bus. Je
finis par dire que 17h30 est une heure qui me convient. Kassian soupire.
— Pourquoi repasser par chez vous ? demande-t-il.
— Pour prendre mes armes.
Il hausse les épaules.
— Vous n’en avez pas besoin.
— Hier soir, quelqu’un a essayé de me tuer, réponds-je. Donc, j’ai besoin
de mes armes.
Vous croyez qu’il montre un zeste de compassion pour ma vie ? Il s’en
fout. Il me fourre l’enveloppe dans les mains et me dit qu’il informera Sa
Majesté que j’ai sollicité de sa haute bienveillance une demi-heure de délai.
Je vous jure que ce sont ses mots.
J’ai de la chance, le docteur Hamilton me laisse partir à 15h30 quand je lui
dis que j’ai un rendez-vous urgent chez le dentiste. Vite fait, je fais un saut
chez moi pour récupérer mes armes, parce qu’il est hors de question que je
me pointe dans ce royaume de faux-culs qui te poussent sous les roues des
voitures sans mon épée et mes lames.
Je mets mon manteau en cuir sur mon épée et mes poignards. Je vais avoir
chaud, mais tant pis. Déjà, si je me fais arrêter par les flics, je vais avoir du
mal à expliquer pourquoi je suis armée en plein Brooklyn et encore moins
dans le métro. Il faudrait que je demande une sorte de badge à Nadeem, un
truc qui m’éviterait de me retrouver en taule comme dangereuse terroriste.
J’aurais dû prendre un sac de sport pour mettre tout ça, encore que l’épée
aurait dépassé. Ou alors prendre un étui à contrebasse ? Sauf qu’on fait mieux
dans le genre pratique et léger.
Dans les comics et les séries, soit les héroïnes se baladent en plein jour
avec leurs armes et personne n’y trouve à redire parce que ce sont des
héroïnes, soit elles ont un sort pour dissimuler tout cela. Eh, c’est une idée,
ça ? Si je trouvais une incantation pour cacher mes lames ?
Chastity, tu es un génie.
Je trotte d’un bon pas dans la rue derrière mon immeuble quand une
silhouette me tombe littéralement dessus. Je finis contre une poubelle, bien
contente encore de ne pas m’étaler sur le pavé. Mon assaillant est tout en
noir, et c’est un ou une fae, à voir l’énergie magique dégagée. Difficile de
voir avec sa tenue qui masque ses formes. Même son visage est masqué, avec
des lunettes sombres qui masquent ses yeux. J’arrive à dégainer mon épée et
je fais quelques moulinets pour faire reculer le type. Ou la fille. Qui dégaine à
son tour son épée, portée dans le dos. Oh bon sang, cette fois ça, c’est pour de
bon ! Je ne me suis jamais battue contre un humain ou un fae avec mon épée.
Je connais surtout les exercices, comme d’habitude. Bon, eh bien, c’est le
moment de passer à la pratique, Houston. Go !
Je me lance et porte plusieurs coups. Mon adversaire veut en finir vite. Sa
main se lève et j’ai juste le temps de parer avec ma propre main libre la boule
d’énergie magique qu’il m’envoie. Ça fait un mal de chien ! Le fae bondit
par-dessus ma tête. C’est plus une fée, c’est un ninja ! Je me retourne et
brandis mon épée, me sentant parfaitement idiote, parce que le fae bouge à
nouveau et je donne un grand coup dans le vide.
Je ne vais pas y arriver. Je me prends un coup d’épée qui effleure mon
manteau et une décharge d’énergie magique en pleine épaule.
OK, ça suffit. Je calme ma respiration et ma peur. Je me rappelle les
conseils de Dot. Ralentir le temps. Ne pas porter d’attaque avant de savoir où
je vais la porter. Je suis une sorcière, pas une humaine. Je dois associer épée
et magie.
Et ça marche ! Le temps se ralentit. Je lis nettement l’attaque du fae, qui a
bondi à nouveau pour se retrouver derrière moi. Je suis face à lui avant qu’il
n’ait retrouvé son équilibre. Je brandis mon épée et le touche au bras, avec
une décharge d’énergie. Le fae va au sol. Je lui bondis dessus avant qu’il
n’ait une chance de se relever. Avant tout, je veux savoir à qui j’ai affaire. Je
pèse de tout mon poids, qui n’est pas considérable, malgré mes récents excès
en alcool et sucreries. Je tends la main vers son visage.
Et j’ai l’impression qu’on me scalpe. De sa main valide, le fae m’a
attrapée par les cheveux et tire de toutes ses forces. Et en profite pour me
donner un bon coup de genou en plein ventre, ce qui me coupe le souffle. Le
fae en profite pour se dégager. Mais il ne reprend pas le combat. Son bras
pend le long de son corps. Il ramasse son épée et bondit sur l’échelle de
secours, hors de ma portée. Il saute à nouveau, puis s’enfuit dans la rue, son
bras toujours inerte.
Je reste toute seule dans la rue. Je remets lentement mon épée dans son
fourreau et referme mon manteau en cuir. Je tremble de tous mes membres.
Je ne m’attendais pas à me faire attaquer en plein Brooklyn, à deux pas de
chez moi, par une créature issue d’un royaume que je croyais imaginaire il y
a encore quelques jours.
J’ai une piste, à présent. Je vais devoir trouver un ou une fae avec un bras
blessé. Ensuite, on va s’expliquer, à visage découvert, et arguments frappants.
CHAPITRE 15
J’ai les jambes qui tremblent un peu lorsque je rejoins le métro. Me faire
attaquer en plein Brooklyn par un fae déguisé en ninja n’est pas vraiment une
option que j’avais envisagée. J’ai besoin de tout le trajet pour me remettre de
mes émotions. Je sors à l’air libre comme un diable hors de sa boîte, en
alerte, prête à sabrer le premier qui me regarde bizarrement. Autrement dit,
pas mal de monde, parce qu’on est à New York.
Je décide d’appeler Nadeem. Après tout, personne ne sait où je vais et, si
je disparais chez les faes, personne ne saura où me chercher. Le lieutenant
prend l’appel à la première sonnerie.
— Je vais en faerie, dis-je.
— Quand ? Je ne peux pas partir maintenant, j’ai une réunion dans cinq
minutes.
— J’y vais seule, Nadeem. La reine m’a convoquée.
— Houston, il en est hors de question ! tempête le lieutenant. C’est
dangereux.
— Pas plus que Brooklyn.
Et je lui raconte comment je me suis fait attaquer dans mon quartier, à
deux pas de mon immeuble, et comment j’étais bien contente d’avoir mes
lames avec moi.
— Et je me pose une question. La princesse vous a envoyé un incube
histoire de rigoler cinq minutes, mais personne n’a tenté de vous tuer ?
— Pas que je sache.
— Alors que je me balade cinq minutes en faerie et je dois me battre en
duel. Vous avez dû demander l’autorisation avant de m’emmener ?
— Non. Les agents ont une certaine liberté pour recruter des consultants
sur le vif.
— Pourquoi est-ce que Kalan a fait appel au BES alors que les faes
méprisent les humains et détestent le Bureau ? demandé-je soudain. Pourquoi
avoir invité un étranger à se mêler des histoires de leur royaume ?
C’est la question qui me trottait dans la tête, mais sur laquelle je n’arrivais
pas à mettre des mots.
— Je me le suis demandé aussi, me confie Nadeem. J’ai posé la question à
mes supérieurs. Je n’ai pas eu de réponse, à part une invitation à me mêler de
mes affaires et mener mon enquête à bien. D’après ce que j’ai pu apprendre,
la demande est venue de la reine et a atterri directement sur le bureau de la
directrice.
— Est-il possible qu’elle soit une fae déguisée ?
— Non. Il y a des tests. Nous ne sommes pas des naïfs. Les faes peuvent
tromper les humains, mais ni les sorcières ni les machines.
— Donc, votre directrice et Kalan sont soit super potes, soit elles ont des
intérêts en commun.
— Je vote pour les intérêts en commun. Je doute que la directrice ait des
« potes ». Des connaissances, peut-être. De vous à moi, elle est à peu près
aussi sympa qu’une porte de prison.
— Wow, Nadeem, vous vous laissez aller, rigolé-je.
— C’est vous qui déteignez sur moi. Vous ne voulez pas m’attendre ?
— Non. J’y vais seule. Si dans trois heures je n’ai pas donné signe de vie,
vous pourrez venir à ma rescousse sur votre beau cheval blanc.
— Entendu. Soyez prudente, Houston.
— Je suis toujours prudente.
— Et moi je suis blond aux yeux bleus.

OK, disons que je suis le plus souvent prudente. Je mets toujours des
maniques pour sortir les plats du four et je coupe le courant avant de changer
une ampoule. Et là, je vais toute seule en faerie, d’accord, mais j’ai mes
armes. Si ce n’est pas de la prudence, je ne sais pas ce que c’est.
Je passe par le même sentier dans Central Park. Je cherche un signe qui
m’indiquerait une entrée quelconque, ou un interphone.
Je sais, c’est ridicule. Comment est-ce que Nadeem y rentre ? Il a une
amulette magique ? J’aurais dû lui demander.
Une fae surgit brusquement devant moi. C’est la même que celle qui nous
a guidés la veille.
— Bonjour, dis-je de ma voix la plus amicale. Sa Majesté m’attend.
Je lui montre la feuille en velin contenue dans l’enveloppe remise par
Kassian.
— Suivez-moi.
J’entre en faerie, mais au lieu de passer en pleine forêt, ma guide ouvre un
passage qui donne dans une sorte de couloir doré, et nous atterrissons dans un
décor… de contes de fées. Imaginez un grand château blanc, genre Disney,
avec des tas de tourelles, des oriflammes bleues qui claquent au vent et des
fleurs partout. Une volée d’escaliers en marbre blanc nous mène à l’intérieur.
Machinalement, je cherche un paillasson pour m’essuyer les yeux, tellement
tout brille et tout rutile. Il n’y en a pas et je laisse des traces de terre sur le
beau sol tout propre. Mes bottes claquent sur le carrelage en marbre lui aussi,
de plusieurs couleurs, qui dessine des motifs complexes.
Nous montons un étage et mon guide me perd dans une enfilade de longs
couloirs. Je suis sûre que ce palais est plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Mon guide me laisse à l’entrée d’un vaste salon qui donne sur une immense
terrasse aménagée en jardin suspendu. Kalan est là, en train de lire un
parchemin. Elle me fait signe d’approcher. Je m’incline, et j’attends qu’elle
m’adresse la parole. C’est bien ça, le protocole, non ?
— Je vous remercie d’être venue, dit aimablement la reine. Je voulais vous
parler seule à seule, sans l’agent du BES.
Elle a abandonné le « nous » royal et le glamour. Je balbutie deux ou trois
mots de politesse, lui demandant ce qu’elle me veut.
— Avant toute chose, j’ai besoin de votre parole de sorcière que ce que
nous dirons ici restera confidentiel vis-à-vis du Bureau.
J’hésite un peu. C’est Nadeem qui m’a embarquée dans cette enquête. Je
ne me sens pas à l’aise à l’idée de lui cacher des trucs.
— Cela ne concernera pas directement l’enquête, du moins, pas
essentiellement, ajoute la reine.
— Soit. Vous avez ma parole de sorcière.
Je croise le majeur et l’index de la main droite et les rabats sur mon cœur.
Cette parole m’engage. Si je romps mon serment, la reine le saura et aura le
droit de me faire rechercher et amener devant elle pour répondre de ma
trahison. Ce n’est pas un serment que je prête à la légère.
— Où en êtes-vous de votre enquête ?
C’est net, c’est direct. La reine n’a pas de temps à perdre. Je me lance
donc sans filet.
— Je sais que Brooke Chesterfield et la princesse Aislan ne sont qu’une
seule et même personne. Et je sais aussi que la famille de Brooke n’est pas
d’origine fae. J’en déduis donc que Brooke est une fae qui a pris la place
d’une humaine à l’âge où elle portait encore une couche.
Je m’avance beaucoup. En fait, je n’ai aucune preuve et j’y vais au bluff.
La reine me dévisage et, chose surprenante, elle a un petit sourire.
— Vous êtes plus perspicace que je ne le pensais. Et en quoi est-ce lié à
l’enquête ?
C’est bien là le problème, je n’en ai aucune idée.
— J’ai besoin de certaines informations avant de vous formuler ma théorie
sur les coupables, réponds-je.
Je vous ai déjà dit que je me débrouillais pas mal sur la poutre en gym ?
Là, j’ai la sensation de marcher sur un fil. Il ne faut surtout pas s’arrêter ni
regarder à droite ou à gauche.
La reine soupire.
— Brooke et Aislan sont bien une seule et même personne, reconnaît-elle.
Comment l’avez-vous compris ?
— J’ai mes sources, répliqué-je mystérieusement en me disant qu’il n’est
pas utile que la reine sache que je passe beaucoup trop de temps sur
Instragram. Cet échange d’enfants est mentionné dans beaucoup d’écrits à
votre sujet comme étant une légende. Pourquoi ? Pourquoi échanger ces
enfants ?
— Pour placer l’une des nôtres dans la famille Chesterfield.
D’accord, elle veut jouer à ce petit jeu. Pourquoi cette famille ? Brooke est
une riche héritière.
— Pour l’argent ? lancé-je.
La reine sourit à nouveau, et cette fois, je comprends que ma réponse est
fausse.
— C’est comme cela que vous nous voyez, Chastity Houston ? Comme
des personnes si avides d’argent que nous en soyons à le voler en plaçant les
nôtres dans de riches familles ? Essayez encore.
Je sèche. Ce n’est pas pour avoir une influenceuse sur les réseaux sociaux,
je suppose. La famille de Brooke est dans le pétrole et l’immobilier. Deux
gros secteurs de l’économie.
— Pour influencer sur l’économie ? hasardé-je.
— Vous progressez. Regardez autour de vous, sorcière. Que voyez-vous ?
Un superbe jardin. Un château plus classe que tous les châteaux d’Écosse
et de France réunis. Mieux que les palais italiens. Ça doit être le rêve
d’habiter là-dedans, à condition de ne pas avoir à faire le ménage.
— C’est magnifique, dis-je, sincère.
La reine nous fait marcher jusqu’à une large balustrade en marbre, qui
domine toute une vallée. Cependant, je remarque ici et là de larges portions
noirâtres, comme si un malotru avait déversé de l’huile de vidange dans le
champ. Tout est recroquevillé et ratatiné.
Et brusquement je comprends.
— Votre royaume est empoisonné !
— Exactement, soupire la reine. Nos terres se meurent. Lorsque je suis
née, tout ici était verdoyant. À présent, tout se meure, et nous avec.
— Mais pourquoi ? demandé-je. Qui a fait cela ?
La reine désigne les parcelles mortes.
— Mais les hommes, bien sûr. Ils empoisonnent nos terres comme ils le
font avec les leurs.
— Mais ce château est dans une autre dimension, non ? hasardé-je.
Je ne suis pas certaine de comprendre comment ça fonctionne.
— C’est une dimension que nous avons créée, explique Kalan. Elle
dépend entièrement de la Terre pour sa survie. Nous devons absolument
inverser le cours des choses, sorcière. Nous devons rendre à la terre sa pureté,
sinon nous allons tous mourir. Il est peut-être même déjà trop tard.
Je revois des vidéos de Brooke en faveur de l’écologie, son engagement en
faveur des énergies renouvelables, des transports en commun et du vélo.
Étrange venant de la part d’une héritière de pétrolier, sauf si c’est une
princesse fae qui a pris sa place et plaide pour sa propre cause.
De la même façon que la terre se meurt, empoisonnée, le royaume des faes
est contaminé.
— Nos sources sont polluées, et nos terres produisent de moins en moins
chaque année. Nous devons abandonner de nombreuses parcelles à cause de
cette lèpre végétale. Notre air lui-même a perdu sa pureté.
Je dois dire qu’ayant vécu en ville ou en banlieue toute ma vie, la pureté
de l’air est une notion très théorique pour moi. Je dois avoir les poumons
noirs à force de respirer de la pollution, alors que je n’ai jamais fumé de ma
vie.
— Vous espérez que Brooke, enfin Aislan, une fois à la tête des pétroles
Chesterfield, pourra faire diminuer de façon notable la pollution qui
empoisonne notre planète, réalisé-je soudain.
— Exact. C’est pour cela que j’ai autorisé cet échange de bébés. Le souci
est que nous avons pris cette décision bien trop tard. Nous aurions dû agir il y
a cinquante ans, d’une façon bien plus intrusive que nous l’avons fait.
— Vous placez aussi des faes comme les Van Der Stratten à des postes
clés dans des banques, noté-je.
La reine a un petit sourire.
— C’est vrai. Lorsque l’on m’a informée que le lieutenant du BES
revenait escorté d’une sorcière, j’ai failli vous faire chasser tous les deux. Et
puis j’ai réalisé que vous pourriez nous aider bien plus efficacement que cet
humain ne le fait. Il n’a pas l’air très compétent.
— Il n’a cessé de se voir opposer des obstacles par certains membres de
votre cour, Votre Majesté.
— Aislan ? devine-t-elle sans mal. C’est une gentille fille, je ne
comprends pas son attitude. Bien sûr, elle déteste le Bureau et ses agents,
comme nous tous, mais elle s’est montrée particulièrement taquine envers ce
lieutenant.
— Taquine ? Elle lui a envoyé un incube !
La reine a l’air surprise.
— Je lui parlerai, promet-elle. Mais j’ai besoin de vous, sorcière,
beaucoup plus que du Bureau. Vous avez visiblement des sources
d’informations dont les agents ne disposent pas.
Instagram. You Tube. Ce n’est pas que le Bureau et Nadeem n’y ont pas
accès, c’est qu’ils ne suivent pas les influenceuses beauté, voilà tout. Sinon
jamais je n’aurais deviné.
— Pourquoi me faire confiance ? demandé-je. Après tout, je suis venue
avec un agent du Bureau.
La reine a un petit rire.
— Parce que vous êtes une sorcière ! Vous n’êtes pas affiliée au BES, j’ai
vérifié. Vous êtes indépendante. Vous êtes l’une des nôtres.
Eh oh, doucement. Je suis une sorcière, mais ce n’est pas pour cela que
j’ai la moindre sympathie pour les faes et leur snobisme de classe et de race.
— Je n’ai rien d’une fae, dis-je.
— Bien sûr que si ! Toutes les sorcières ont des faes pour ancêtres.
Pardon ? Mes manuels de sorcellerie ont un tout petit peu oublié de
mentionner cela. Ou alors j’ai sauté les chapitres sur les origines des
sorcières. Je me suis plutôt intéressé aux sortilèges et incantations.
— Jadis, poursuit la reine, les faes marchaient librement sur la terre sans
se cacher. Puis une espèce d’hominidés est descendue des arbres pour nous
voler nos terres. Ils étaient primitifs et agressifs, et surtout plus nombreux que
nous. Il y a eu des unions contre nature entre ces sauvages et certains faes peu
regardants. Je parle aussi bien des hommes que des femmes. De là sont nées
les sorcières.
Celle-là, je ne l’avais pas vu venir. Merde, j’ai du sang fae dans les
veines !
Je ne peux pas dire que je sois flattée.
— Je sais que vous enlevez des humains pour en faire vos esclaves, lancé-
je.
Kalan me regarde avec impatience.
— Ce mot n’a jamais fait partie de notre vocabulaire, répond-elle. Nous
invitons des humains à devenir nos serviteurs. Croyez-le ou non, mais ils
nous sont reconnaissants, fait-elle. Vous avez rencontré Kassian.
— Qui est un serviteur.
— Qui est un loyal sujet.
Un point pour elle. Kassian a l’air tout dévoué à sa reine.
— Et les enfants ? La véritable Brooke, vous l’avez tuée ?
Kalan me regarde comme si j’étais devenue folle, ce qui me vexe. C’est la
deuxième fois de la journée.
— Bien sûr que non ! Les enfants échangés sont amenés ici et confiés à
une famille de serviteurs.
— Et où est la vraie Brooke, alors ? insisté-je. En train de passer la
serpillère dans le palais ?
— Comment le saurai-je ? fait la reine en haussant ses royales épaules. Je
ne me suis pas occupée de tels détails. J’étais trop occupée à réconforter ma
sœur qui a dû donner sa fille à notre cause. Croyez-vous que cela lui ait été
agréable de se séparer de son enfant à peine né ?
— Comment a-t-elle été choisie ? demandé-je.
— À cause de sa ressemblance avec la petite Brooke. Il était primordial
que les bébés se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Cette pauvre
Griselda a passé des heures à examiner tous les nouveau-nés du royaume. Il
fallait aussi que les gènes du bébé fae choisis lui donnent un physique adulte
proche de sa famille d’accueil.
Dame Griselda s’était fait embaucher comme nounou chez les Chesterfield
juste avant la naissance de Brooke. Il avait été décidé que l’héritière serait
échangée contre une fae, de façon à contrer la politique totalement non
écologique de sa famille. Griselda a dû trouver un bébé du même sexe, du
même âge à un ou deux jours près, et surtout ayant une ressemblance
frappante avec le nouveau-né. Le glamour ne pouvait pas tout faire. Lorsque
Griselda a déclaré que la seule petite fille qui ressemblait à Brooke était la
propre nièce de la reine, celle-ci a eu un choc. Elle a dû annoncer à sa sœur la
terrible nouvelle. Celle-ci a fait son devoir.
— Nous avons révélé la vérité à Aislan le jour de ses seize ans. Griselda
travaillait toujours chez les Chesterfield, elle était la gouvernante et
confidente d’Aislan. Elle nous l’a amené le soir de son anniversaire et nous
lui avons tout dit. J’aurais aimé que ma sœur soit là.
La reine porte un petit mouchoir brodé à ses yeux. Sa sœur est morte
d’une maladie de langueur peu après l’échange. Aislan a courageusement
affronté la vérité et pris sa mission à cœur. Seize ans, c’est l’âge auquel elle a
créé son Instragram et ses comptes sur les réseaux sociaux, avec toujours
pour mission de rendre la planète plus verte. Je comprends à présent mieux
son parcours, un peu étonnant pour une riche héritière d’un consortium
pétrolier.
— Depuis deux ans, Aislan est au conseil d’administration des pétroles
Chesterfield, et elle a déjà fait beaucoup pour notre cause. Mais ce ne sera pas
suffisant.
— Il nous reste plus qu’à faire élire un président fae, lancé-je, amusée par
l’idée.
— C’est en cours.
Elle n’est pas sérieuse ? Si. Sa Majesté a l’air super sérieuse. Je me
demande quelle candidate ou candidat est fae. Plusieurs ? Probable.
— Vous pensez avoir de bonnes chances ? demandé-je.
— Difficile à dire, soupire la reine. Là encore, nous nous y sommes pris
trop tard. C’est dès les années 60 que nous aurions dû agir, pas maintenant.
Sans compter qu’il est difficile d’établir un candidat. Son passé est scruté à la
loupe, il ne peut pas y avoir de failles ou de zones d’ombre. Les cours
d’Europe ont fait de même, mais il y a eu des échecs retentissants. Nous
n’avons que peu de poids politique. Trop peu.
J’étais prête à lui cracher mon mépris pour avoir échangé des bébés
comme ça, pauvres gosses, mais maintenant que j’ai vu ces champs
empoisonnés et compris leur but, je ne peux pas condamner ces actes aussi
fermement que je le voudrais.
— Et vous n’avez jamais songé à vous révéler au monde ?
La reine a un rire désenchanté.
— Nous y avons pensé. Les accords de 1961 nous en empêchent. Si nous
tentons le tout pour le tout, notre royaume sera détruit par les armes du BES.
Kalan a envisagé cette solution dès le lendemain de la Seconde Guerre,
après avoir compris que l’humanité pouvait à présent s’autodétruire en
appuyant sur un bouton. Quand elle a décidé de le faire, le BES a mis son
veto et a menacé d’anéantir les royaumes des faes. Le Bureau et ses collègues
dans le reste du monde travaillent avant tout pour leurs gouvernements
respectifs. Si les faes révélaient leur existence au monde, cela serait
comparable à l’arrivée d’extra-terrestres, en pire, parce que les faes sont déjà
parmi nous. L’économie serait déstabilisée, les gouvernements tomberaient,
et des cultes religieux faes pourraient même supplanter les églises actuelles.
Un vrai cauchemar pour le Bureau, qui au nom de l’économie et de la
politique, a développé une arme absolue contre les faes.
— C’est quoi, un super rayon ? demandé-je.
— Une bombe qui anéantirait uniquement les faes, ainsi que les
dimensions que nous avons créées. Tout cela est lié à notre énergie à un
niveau quantique. Nous n’avons jamais pu mettre au point un bouclier
magique efficace. Ils nous tiennent.
— Alors, pourquoi avoir fait appel à un agent du Bureau pour résoudre ces
meurtres ?
Cette fois, Kalan ne répond pas. J’additionne deux et deux.
— Vous avez l’intuition que ces meurtres sont liés aux bébés, n’est-ce
pas ? Et vous n’avez pas confiance dans votre propre police ? Ou vos
gardes ? Il y a des bébés faes qui ont été arrachés à leurs parents pour être
donnés à des humains ?
Je fais de la haute voltige, là. Mais j’ai deviné juste.
— L’actuelle commandante des gardes, souffle la reine. Son fils a été
échangé. Et d’autres, bien sûr. Nous avons une trentaine de bébés échangés.
Je n’ai pas pris ces décisions de gaieté de cœur, mais de nombreux
ressentiments sont nés à la suite de ces échanges.
— Et vous, vous avez échangé votre fille ou votre fils ? demandé-je d’un
ton rogue.
La reine a un regard voilé.
— Je n’ai mis au monde que deux enfants mort-nés.
Et merde ! Chastity, la reine des gaffeuses.
— Je suis désolée, murmuré-je, sincère.
— Les naissances sont de plus en plus rares et difficiles, fait la reine d’un
ton résigné. J’ai perdu deux enfants. Ma sœur a donné le sien pour que nos
descendants aient une chance de vivre.
Très bien, je révise mon jugement sur les faes. Je ne suis pas mère, je n’ai
pas vraiment l’intention de le devenir, mais j’imagine assez bien ce que les
faes qui ont laissé partir leur enfant ont pu ressentir. Elles n’ont pas eu le
droit de le voir avant le seizième anniversaire de celui-ci. La mère d’Aislan
en est morte de chagrin.
— Et la vraie Brooke, sait-elle qui elle est ?
— Bien sûr que non, nous ne sommes pas cruels, rétorque Kalan. Les
humains qui nous servent ignorent tout de ces arrangements. Le bébé
Chesterfield a été donné à un couple de serviteurs humains qui l’ont élevé
comme leur fille.
— Vous pouvez me donner leur identité ?
La reine étend les bras dans un geste d’impuissance.
— Je ne sais pas qui ils sont ! Je ne me suis pas occupée de cet aspect-là
de la situation.
J’ai un nouveau trait de génie. Je m’épate moi-même.
— C’est Dame Galleane qui s’en est occupée, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
— Comment avez-vous su dès la mort de Griselda que c’était lié aux
bébés humains ? Après tout, sa mort pouvait être un regrettable accident.
— Parce que Galleane a été attaquée trois semaines après, révèle Kalan.
C’est là que j’ai compris ce qui se passait. C’est là que j’ai décidé de faire
appel au Bureau.
Il n’y a aucun moyen de savoir à présent où est passée la véritable Brooke.
Elle est une humaine parmi d’autres serviteurs humains.
Sauf si on parle aux fantômes.
— Vous n’avez donné aucun de ses éléments au lieutenant Nadeem, fais-
je remarquer. Et il a fallu que je trouve ces faits par moi-même. Si vous
souhaitez vraiment que le ou la coupable soit arrêté avant que d’autres
meurtres ne soient commis, il va falloir nous aider un peu plus que cela.
Tout juste si je n’engueule pas la reine. Je m’attends à une colère froide et
un renvoi, mais Kalan se contente de soupirer.
— Ces faits ne concernent pas les humains et encore moins le BES. Vous
n’avez aucune idée de ce que le Bureau serait capable de faire s’ils
découvraient que nous plaçons nos propres pions sur l’échiquier politique et
économique. Ce ne sont pas des amis de l’environnement.
Je m’en doute un peu. Ils marchent main dans la main avec le vaste
appareil politico-économique qui règne non seulement sur le pays, mais sur
toute la planète. Faire de l’argent et garder le pouvoir passe avant de sauver la
nature et empêcher que les hommes qui y vivent dessus meurent dans des
catastrophes naturelles. De toute façon, les riches et les puissants auront
toujours un abri où se réfugier.
— J’espérais que les méthodes scientifiques du BES permettraient de
trouver le ou la coupable sans enquête approfondie, reprend la reine. Vous
devez trouver le ou les coupables, Chastity Houston. Vous êtes mon seul
espoir !
Merde, elle me prend pour Obi-Wan Kenobi, maintenant. Je n’ai rien d’un
Jedi. Je suis une sorcière à temps partiel, qui essaie de démêler le vrai du faux
et les illusions des apparences.
Je m’incline légèrement.
— Je ferai de mon mieux, Majesté.
CHAPITRE 15

Sa Majesté m’accorde gracieusement le droit d’enquêter d’une façon plus


approfondie en me remettant une bague et une lettre – sur parchemin, s’il
vous plaît – qui me donne bien plus le droit de fourrer mon nez dans les
affaires des faes que ne l’a Nadeem. Naturellement, ces deux privilèges ne
s’appliquent pas au lieutenant. Je me retrouve en train d’accepter de travailler
pour la reine des faes et ne pas révéler au lieutenant les résultats de mes
investigations. En clair, j’ai donné ma parole que je ne trahirais pas les
surnaturels, dont je fais partie, que je le veuille ou non, au profit d’un
humain.
Je me sens étrange. Je ne suis pas une fille très douée pour l’introspection.
Je ne ferai pas la fortune d’un psy. Je suis plutôt du genre à dealer avec mes
émotions en les flanquant sous le tapis, quitte à me prendre un retour de bâton
sous forme de maladies diverses après, parce que je somatise pas mal. J’ai eu
des maux de dos ou des migraines qui n’avaient aucune raison médicale.
C’est ma façon d’évacuer le stress.
Ce n’est pas bon.
J’éprouve un grand sentiment de solitude lorsque je quitte le palais.
Jusqu’à cet instant, je ne m’étais jamais interrogée sur mes allégeances. C’est
très bête à dire, mais ma première allégeance va à mon pays, et donc,
globalement, à ses institutions. Je respecte les flics et les militaires. Surtout
quand ils sont en uniforme et mignons. Sérieusement, jamais je ne trahirai
jamais mon pays.
Le souci, c’est qu’être une sorcière fait de moi un être à part. Toujours
américaine, bien sûr, mais avec un pied dans un monde qui n’a pas forcément
une idée aussi précise que ça des frontières. La reine a clairement évoqué des
liens avec d’autres cours faeriques de par le monde, et clairement, elle place
ses alliances avec ses semblables bien au-dessus des accords qu’elle a signés
avec le gouvernement américain. Le BES est une émanation du FBI, qui est
un organisme gouvernemental. Autrement dit, en cachant des choses à
Nadeem, je suis à la limite de la haute trahison.
Et moi qui étais juste curieuse de voir le monde des faes !
Je ne peux pas non plus nier que je ne sais plus trop quoi penser des faes.
Il y a d’une part ce que m’ont dit deux sources que j’estime être sûres, à
savoir Nadeem et Dot, appuyées par Patsy. Et il y a la réalité que je vois de
mes propres yeux. La reine m’a invitée à rencontrer des serviteurs humains
qui travaillent au palais, et à leur parler librement, sans la moindre présence
faerique. J’ai entendu la même histoire. Des sans-logis, hommes et femmes,
qui avaient échoué à Central Park, et qui ont été bien contents d’être invités à
travailler pour les faes, dans un royaume où ils ont un toit au-dessus de leur
tête et de la nourriture à volonté. Et j’ai appris également que les humains qui
vivent longtemps parmi les faes finissent par acquérir une longévité qui ferait
rêver les spécialistes de la gériatrie. J’ai parlé à un couple, certes âgé, mais
qui a connu la Grande Dépression. Pour ceux qui auraient dormi pendant
leurs cours d’histoire, c’était en 1929 ! Ces gens ont plus d’un siècle.
Quand ils se sont retrouvés à la rue, ils avaient une espérance de vie de
quelques années, quelques mois pour certains.
Les grandes villes attirent à elles les ambitieux ou les désespérés. Certains
finissent par s’en sortir, d’autres survivent tout juste, mais une partie finit
broyée par la cité, mourant de faim ou de froid dans un parc qui, le jour, est
fréquenté par les gens les plus riches du monde.
Les faes n’ont que l’embarras du choix pour recruter leurs serviteurs. Ils
sont heureux d’être ici, bien traités et choyés lorsqu’ils deviennent trop vieux
pour travailler. Cependant, à la grande différence des esclaves dans le Vieux
Sud, ils sont libres de partir s’ils le veulent, ce que certains font, après avoir
été glamourisés pour tout oublier des faes. Les faes n’ont aucun droit de vie
ou de mort sur eux, ni de les marier de force ou de séparer les familles. Ils
sont leurs propres représentants. Ils servent en sachant que jamais ils
n’accéderont à des postes de pouvoir, mais franchement, est-ce bien différent
du monde d’où je viens ? Quelle chance a une petite assistante-vétérinaire
d’avoir un jour assez d’argent pour acheter sa propre clinique ? Déjà que je
dois cumuler deux jobs pour payer mes factures et pouvoir m’offrir quelques
loisirs…
Il reste le cas des enfants échangés. Je ne peux pas fermer les yeux sur ces
gosses qui ont été arrachés à leur famille et donnés à l’adoption. Ni sur ces
petits faes qui se sont retrouvés dans des familles humaines et ont vu leur vie
bouleversée une deuxième fois le jour de leurs seize ans, quand ils ont appris
la vérité. Même pour la meilleure des causes – sauver la planète – c’est
beaucoup.
J’essaie de voir l’arrogante Aislan avec davantage de compassion que je
n’en ai eu jusqu’à maintenant. Je ne vous cacherai pas que c’est difficile.
Je retrouve la forêt, et je repère le chemin qui mène à la clairière où ces
dames et messieurs passent leurs soirées. La reine les rejoindra bientôt.
Je m’enfonce dans les taillis et j’appelle Dames Galleane et Griselda.
Genre je les appelle à voix haute, poliment, en leur disant que j’ai à leur poser
des questions. Elles surgissent devant moi, Griselda toujours derrière
Galleane. Je leur montre la bague et la lettre de leur souveraine.
— Je dois en apprendre le plus possible sur les enfants échangés, et surtout
sur la petite Brooke Chesterfield, dis-je. Mes Dames, pouvez-vous me dire où
est la vraie héritière humaine ?
Je vois qu’elles hésitent. Puis Galleane se décide.
— Soit. Si Sa Majesté vous a mandé pour une telle mission, nous nous
devons de coopérer. La petite Brooke Chesterfield a été confiée à un couple
de serviteurs qui l’a renommée Helena.
— Qui sont ces serviteurs ? Je dois les rencontrer.
Griselda s’avance. Tout le bas de son corps est brumeux et les traits de son
visage commencent à s’estomper.
— Je vérifie… vérifiais ce que devenez les enfants de temps en temps. La
dernière fois que je l’ai fait pour la petite Helena, c’est peu de temps avant
ma… mort, dit-elle de sa voix douce de granny à qui on a envie de demander
des confitures et des contes de fées. Helena avait été libérée par Aislan.
Quoi ?
Galleane pousse un soupir d’impatience.
— Ce que Grigri veut dire, c’est que les parents adoptifs d’Helena ont
déclaré que la petite, qui avait dix-huit ans à ce moment-là, avait été
glamourisée par Aislan pour tout oublier des fées et pouvoir aller vivre dans
le monde des humains.
— Mais pourquoi ? Et comment est-ce qu’Aislan en ait venue à connaître
Helena ?
Je dois dire que je suis perdue. Je remarque le regard baissé de Griselda,
qui finit par avouer que c’est de sa faute. Lorsqu’elle a appris sa véritable
identité, Aislan a fait pression sur Griselda pour rencontrer la vraie Brooke.
Celle-ci, sous le nom d’Helena, travaillait comme femme de chambre au
palais. Aislan a demandé à ce qu’elle devienne sa femme de chambre.
Griselda a commencé à s’y opposer, mais Aislan a insisté.
— J’étais hors de faerie à l’époque, soupire Galleane, sinon jamais je
n’aurais permis cela. Mais Grigri a toujours été trop faible.
— C’est faux ! Tu n’étais pas là quand il a fallu gérer les problèmes
d’Aislan ! proteste celle-ci. Elle a commencé par avoir des troubles
alimentaires, puis des insomnies. Elle pleurait le soir dans son lit et c’est moi
qui allais la bercer comme quand elle était bébé.
Aislan est devenue obsédée avec l’idée de rencontrer la vraie Brooke
Chesterfield, dont elle avait volé la vie. Griselda a cédé et s’est arrangé pour
que la princesse fasse la connaissance d’Helena. Contre toute attente, les
deux adolescentes ont sympathisé. Aislan venait de découvrir qu’elle était
une fae et elle n’avait pas encore sa petite cour autour d’elle. Elle se sentait
seule et vulnérable sous ses grands airs. Helena connaissait finalement bien
mieux le monde des puissants faes qu’elle-même, car elle les servait.
Helena est devenue la femme de chambre d’Aislan, au grand déplaisir de
Galleane, qui a engueulé la pauvre Griselda lorsqu’elle a appris la nouvelle.
La reine n’a pas été mise au courant, sur les supplications d’Aislan. Celle-ci
allait mieux, elle mangeait à nouveau normalement et avait retrouvé le
sourire. Deux ans se sont écoulés. Griselda venait de quitter le service des
Chesterfield, qui n’avaient plus besoin d’une nounou pour leur fille aînée
devenue adulte. Elle est revenue vivre en faerie. Aislan vivait entre deux
mondes, tantôt fae tantôt humaine, Helena sur ses talons. Les deux Dames
gardaient un œil sur la jeune humaine. Le temps s’écoule différemment pour
les faes, m’explique Galleane. Il s’était déjà écoulé plusieurs mois avant que
Griselda ne remarque qu’Helena n’était plus aux côtés de la princesse.
Interrogée, celle-ci a expliqué qu’elle s’était lassée d’Helena et l’avait
renvoyée chez ses parents. Griselda avait poussé un soupir de soulagement et
partagé l’information avec Galleane, qui avait classé l’affaire. Mais aucune
des deux femmes n’avaient vérifié les dires de la princesse. Ce n’est que
lorsque Griselda fut timidement abordée par les parents adoptifs d’Helena, au
château, pour lui demander des nouvelles de leur fille, qu’elle comprit que
quelque chose n’allait pas. Les serviteurs n’avaient pas revu Helena depuis
près de deux ans. Ils pensaient qu’elle travaillait désormais à New York,
auprès de la princesse. C’est du moins ce qu’Aislan leur avait dit.
Griselda est allée immédiatement rapporter l’affaire à Galleane et a
déclaré qu’elle allait interroger la princesse.
— Aislan m’a pris de haut, renifle Griselda. Elle m’a dit qu’elle avait
libéré Helena et l’avait glamourisée afin qu’elle oublie tout des faes et soit
libre dans le monde des hommes.
— Elle s’est arrangée pour te culpabiliser et tu es tombée dans le piège,
fait remarquer Galleane. Tu as toujours été trop naïve avec la princesse,
Grigri.
— Et ensuite ? demandé-je.
— Ensuite, la louve m’a attaquée, soupire Grigri.
Galleane entoure les épaules de son amie de son bras vaporeux.
— C’est fini, Grigri. Nous sommes ensemble. Et nous irons bientôt dans
les Prairies Eternelles.
Tiens, les faes aussi ont une croyance envers une vie dans l’au-delà ? Je
sais qu’elles vénèrent des divinités élémentales, comme des sources ou des
arbres, mais à part cela, j’ignore tout de leur spiritualité.
— Et vous ? demandé-je. La reine m’a dit que vous aviez subi une
première attaque avant d’être tuée.
Mes mots sonnent durement même à mes propres oreilles. J’étais bien plus
délicate avec Matthew, mon beau fantôme des Années folles.
— Oui, et c’est là que j’ai compris que la mort de Grigri n’avait rien
d’accidentel. J’ai su, instinctivement, que c’était lié à Helena. Je suis allée
revoir la princesse, mais elle m’a affirmé qu’Helena vivait sa vie sans même
se rappeler que nous existions.
— Est-ce que la reine est au courant pour la liberté d’Helena ? demandé-
je.
Galleane secoue la tête.
— Non. Ce qu’a fait la princesse Aislan n’est pas très légal, il faut bien le
dire. La libération d’un serviteur humain nécessite l’approbation de la reine,
et Aislan n’en a fait qu’à sa tête, comme d’habitude. Cette petite est une vraie
rebelle. Mais elle m’a suppliée de ne rien dire à sa tante. Elle m’a promis de
retrouver Helena et de vérifier si celle-ci n’avait pas engagé un mercenaire
loup-garou. Je n’ai jamais eu de réponse, je suis morte avant.
— Tu as eu ta réponse, intervient Griselda d’un ton inhabituellement
moqueur. Aislan est une rebelle, mais elle a bon cœur. Je l’ai élevée,
Galleane, bien plus que sa mère humaine ou Sa Majesté. La princesse est une
belle personne. Mais je n’ai jamais aimé Helena. Elle a toujours fait des
mystères. Et puis elle avait de ces manières ! On aurait dit un vrai garçon
manqué !
— Plutôt normal quand on a été élevée comme domestique, non ?
interviens-je d’un ton plus rogue que je ne le voudrais. C’est facile de se
moquer du manque de bonnes manières d’une fille à qui on a appris à faire la
poussière et passer la serpillère !
Et toc, ma grande, prends-toi ça dans tes dents de fae !
Galleane prend l’air offensé. Griselda me lance un air de reproche.
— La reine a dû vous expliquer pourquoi j’ai échangé ces bébés, dit-elle.
— Oui. Mais ça n’absout rien.
Je suis dure, je le sais. Mais les deux faes ne sont pas innocentes. Elles ont
arraché un bébé à son foyer pour le remettre à des étrangers. Ce n’est pas
anodin.
— Est-ce que la princesse a révélé la vérité à Helena ? demandé-je.
— Non, répond Galleane. Du moins, je ne pense pas.
Elle n’a pas pu être cruelle à ce point, pensé-je. Quoique Aislan et la
gentillesse ou le tact semblent être des entités incompatibles. Une autre
question me vient à l’esprit.
— Est-ce que la reine est abonnée au feed Instragram de la princesse ?
Galleane hausse les sourcils comme si je venais brusquement de lui parler
en langue étrangère.
— Le quoi ? De quoi ?
— Cela fait partie des amusements des jeunes humains, intervient
Griselda. Une sorte d’album de photos sur leur téléphone.
— Ah ça, répond Galleane avec du mépris dans la voix, un peu comme si
elle parlait d’un amusement particulièrement stupide. Je l’ignore. Je doute
que notre reine ne sache même que ça existe.
Griselda, plus au fait des technologies numériques, m’explique avec un
son gentil sourire d’instit que les faes n’ont ni la télévision ni Internet, et
n’écoutent pas la radio. Les « images qui bougent » ne les intéressent pas.
Elles ne vont jamais au cinéma. Leurs yeux perçoivent chaque image et la
magie des 25 images par seconde est brisée pour elles. Quant à tout ce qui est
électrique et encore plus électronique, ça se marie mal avec la magie fae.
C’est pour cela que mon téléphone ne capte pas de réseau ici, et que mon
portable beugue même sur des applications ou mon album photo. Je vous jure
que je me sens coupée du monde ici.
— Je sais qu’Aislan est sur des réseaux sociaux humains, m’apprend
Griselda du ton que je prendrais pour parler de physique quantique, mais
j’ignore tout des détails. J’avais appris à répondre au téléphone et même
envoyer un texto. J’étais très fière de moi ! C’était indispensable, parce que
madame Chesterfield voulait pouvoir me contacter de cette façon.
— Dis plutôt que ça t’amusait ! persifle Galleane.
— C’était amusant, reconnaît Griselda. Mais ma magie interférait et ça ne
marchait pas toujours. Je sais qu’Aislan a réussi à trouver une solution à cela,
mais j’ignore laquelle.
Tiens, la princesse s’intéresse au mariage entre technologie humaine et
magie fae ? C’est intéressant.
— Je vais aller voir votre princesse, dis-je. Voir si elle sait ce qu’est
devenue Helena. Il est plus que probable que son ancienne domestique a
embauché un loup-garou pour tuer tous ceux qui pourraient retrouver sa
trace.
— Ce qui veut dire que notre petite Aislan est en danger ! s’écrie Griselda
en tendant les bras vers moi.
Je sens ses mains qui traversent les miennes et c’est une sensation très
désagréable.
— Vous devez la mettre en garde ! m’ordonne Galleane.
— S’il vous plaît, protégez-la ! m’implore Griselda dont les yeux sont
remplis de larmes.
La princesse ne les mérite pas. Je promets de faire de mon mieux. Je
remercie les fantômes, qui reprennent leur promenade sans but dans la forêt.
Je dois aller interroger la princesse. Je me glisse dans les taillis avec de plus
en plus d’aisance, me repérant à certains signes, certaines variations de
lumière qui m’échappaient jusque-là. J’entends des rires au loin. Et je
m’arrête net avant de surgir dans une petite trouée où deux faes sont en train
de discuter.
Rectification : une fae et un humain. Assis sur l’herbe, la princesse Aislan
et son garde du corps, Kassian, discutent à voix basse.
— Et si elle s’attaquait à toi ? demande Kassian d’une voix inquiète.
Houlà, la princesse qui est à cheval sur les titres et le protocole tolère que
son garde du corps, un simple humain, la tutoie ? C’est nouveau. Ou alors
elle va le rependre de haut.
Mais Aislan lui fait un grand sourire et pose sa main délicate sur celle de
Kassian.
— Je lui fais confiance, comme tu devrais le faire, mon chéri.
Et elle se penche pour l’embrasser. J’ai les joues en feu, tout à coup. Il y a
tellement de sensualité et de tendresse dans ce baiser que je ne peux plus
douter d’être devant un couple d’amoureux.
Je me recule le plus doucement possible avant de tourner les talons. La
princesse et Kassian sont en couple ! Celle-là, je ne m’y attendais pas. Elle
qui professe tant de mépris pour les humains, des sous-créatures selon elle, se
roule dans l’herbe avec un simple serviteur ?
La princesse cache bien ses secrets.
Tout à coup, elle m’en deviendrait presque sympathique.
CHAPITRE 16

J’attends un moment avant de me diriger vers la clairière où toute la cour


est réunie. La princesse a dû prendre un raccourci, parce qu’elle est déjà là,
Kassian debout derrière elle, quelques pas en arrière, en bon serviteur
dévoué. Je vais droit sur eux et je m’incline avec réticence.
— Votre Altesse, j’aurais quelques questions à vous poser, dis-je.
— Encore ! s’écrie Aislan.
Tout juste si elle ne tape pas du pied. Ma sympathie s’envole à vue d’œil.
Je sors la bague et la lettre de ma poche.
— Sa Majesté m’a donné carte blanche pour enquêter, dis-je. Je sais que
votre temps est précieux, Votre Altesse, ici comme dans votre autre vie.
Je n’ai pas insisté sur ces derniers mots, mais Aislan comprend que je sais
et s’écarte un peu du groupe. Kassian reste dans son ombre.
— Je vous écoute, dit-elle d’un ton sec.
— Savez-vous où est Helena ?
Elle a l’air déstabilisée par ma question, mais se reprend très vite.
— Non.
— Pourquoi avoir voulu la rencontrer ?
Aislan soupire.
— J’étais curieuse.
— Vous en avez fait votre femme de chambre. N’était-ce pas cruel de
votre part ?
Si les yeux de la princesse étaient des éclairs, je serais morte foudroyée sur
place.
— Je n’ai pas à me justifier de mes actions devant vous, sorcière.
— Avez-vous révélé la vérité à Helena sur ses origines ?
Cette fois, la princesse marque un temps d’arrêt. Elle se tourne vers
Kassian et leurs yeux s’envoient des messages codés. Tiens, tiens, le bel
humain est dans le secret ?
— Oui, répond finalement Aislan.
Quelle garce ! Révéler à Helena qu’elle lui avait volé sa vie juste pour se
marrer est encore plus cruel que ce que j’imaginais.
— Et comment l’a-t-elle pris ?
— Plutôt bien. Elle préférait sa place à la mienne.
C’est cela, oui. J’imagine ce que j’aurais ressenti si j’avais été à la place
d’Helena. Découvrir à seize ans que j’étais née ultra riche et ultra privilégiée
et qu’une fae m’avait arrachée à ce destin doré pour faire de moi une
domestique m’aurait mise en rage.
— Pourquoi l’avoir libérée ? demandé-je.
— Parce que je suis une fae libérale ! se targue la princesse. Je lui ai rendu
la liberté. Je lui ai même donné de l’argent pour qu’elle puisse commencer
une nouvelle vie !
Quelques milliers de dollars de la vaste fortune estimée en milliards
qu’elle lui a volée ? Comme c’est généreux !
— Savez-vous où elle est maintenant ? demandé-je en essayant de garder
mon calme.
— Aucune idée. Elle parlait de quitter New York pour aller à Los
Angeles.
J’en doute beaucoup. Helena est restée ici et a utilisé l’argent donné par
Aislan pour se payer les services d’un loup-garou.
Il n’y a qu’un détail qui cloche.
Comment a-t-elle pu faire cela si elle a été glamourisée et a tout oublié ?
— Êtes-vous sûre que votre glamour a fonctionné, Votre Altesse ? Et
qu’Helena a tout oublié des faes et du monde surnaturel ?
Si j’attendais le moindre doute de la part d’Aislan, c’est raté. Elle hausse
les épaules.
— Bien sûr ! Pourquoi est-ce que ça n’aurait pas marché ? Je suis une fae.
— Helena pourrait se rappeler de certaines choses et avoir engagé un loup-
garou pour se venger, dis-je. Cela expliquerait pourquoi Dames Griselda et
Galleane ont été tuées. Elles font partie de l’affaire. Vous pourriez être la
prochaine victime.
Tu crois qu’elle se trouble ? Elle se contente de rire.
— Impossible ! Helena m’adore ! Cette histoire n’a rien à voir avec le
loup ! Vous devriez chercher ailleurs, sorcière.
Je regarde Kassian. Il a baissé les yeux. Je comprends brutalement le sens
de sa phrase dans les bois.
Et si elle s’attaquait à toi ?
Il partage mes doutes. Il a peur que la louve ne s’en prenne à la princesse,
parce qu’il pense, tout comme moi, qu’elle a été engagée par Helena.
— Tant que la louve n’a pas été arrêtée, ne quittez jamais la princesse,
soufflé-je à Kassian.
— Aucun risque, me répond Kassian.
Je me doute qu’il va garder le corps princier avec ferveur. J’espère que les
faes ont un bon moyen de contraception. J’imagine la tête de la reine si
Aislan attendait un enfant d’un humain. Ce serait la honte sur elle, sa famille
et même sa vache.
Oui, je regarde trop les dessins animés.
— Cherchez ailleurs, sorcière, répète Aislan. Helena n’a rien à voir avec
cela. Et jamais elle ne s’en prendra à moi.
— Si vous le dites, Votre Altesse, réponds-je avant de prendre congé.
J’ai besoin de mettre de l’ordre dans mes idées. Je vais rejoindre Central
Park, le mien, mon monde, avec un téléphone qui fonctionne, de l’Internet et
des crêpes au chocolat. Je meurs de faim. Et de soif.
C’est bien joli de ne pas pouvoir boire ou manger chez les faes, mais ça
vous creuse l’estomac. Je me lance dans un sentier, sachant qu’un ou une
garde va m’intercepter pour me conduire à la sortie. Je suis perdue dans mes
pensées quand j’entends mon nom. Une voix masculine. Je pense d’abord à
Nadeem, mais la voix a crié « Chase » et non pas « Houston ». Je cherche du
regard dans les taillis.
Mon cœur s’arrête de battre. Littéralement.
Matthew se tient à une vingtaine de mètres de moi.
Matthew Rutherford Fox.
Mon beau fantôme, devenu homme de chair et de sang, mort pour me
protéger d’un démon.
Il tend les bras vers moi.
— Chase ! crie-t-il.
J’ouvre la bouche pour parler. Je veux lui répondre. Je veux le rejoindre. Il
est vivant, il est là, à quelques pas.
Et puis je comprends.
C’est une illusion. Comme lorsque Nadeem a cru voir Pryanka. Cette
garce d’Aislan s’amuse à mes dépens. Elle a dû me suivre et elle doit rigoler
comme une folle avec Kassian et ses copines.
— Chase ! crie à nouveau Matthew.
Il est tout en noir. Même de loin, je vois qu’il n’est pas rasé et qu’il a l’air
épuisé. L’illusion n’est pas parfaite, parce qu’il y a comme un mur d’énergie
entre nous.
Je ferme les yeux. Ce n’est pas Matthew. Matthew est mort.
— Princesse ! crié-je. Je sais que c’est vous !
J’entends des bruissements, puis c’est le silence. Je rouvre les yeux.
Matthew a disparu.
— Si une louve vient la bouffer, grogné-je suffisamment fort pour que la
princesse m’entende si elle est encore dans les parages, je la laisse faire !

Un garde surgit après que je me sois remise en marche et me fait sortir de


faerie sans un mot. Il fait encore jour, même si la lumière décline.
— Houston !
Cette fois, c’est bien Nadeem, qui fonce droit sur moi.
— Vous allez bien ? Vous faites une drôle de tête ?
J’aimerais pouvoir dire que oui, que tout baigne, que je suis Wonder
Woman incarnée. En fait, j’ai une grosse envie de pleurer et de hurler contre
ces foutues faes qui envoient des illusions qui brisent le cœur. Je vous jure
qu’Aislan va me payer ça. Nadeem m’emmène vers un banc où je me laisse
tomber après avoir ôté mon manteau et mon épée que je cache dedans.
— Cette garce m’a fait voir une illusion, dis-je d’une voix rauque.
Matthew.
Le lieutenant me presse l’épaule.
— Je suis désolé.
On reste quelques instants comme ça, jusqu’à ce que je fasse suffisamment
à ma voix pour ne pas trembler.
— J’ai appris des choses intéressantes, dis-je. À propos d’Aislan.
Je raconte à Nadeem comment je l’ai surprise en train de rouler une pelle à
Kassian, avec la sensation de faire courir des potins sur une ennemie, comme
au lycée. Puis je lui montre la bague et la lettre. Je vous jure que Nadeem a
un regard envieux.
— Aucun agent n’a jamais pu obtenir ces sésames, soupire-t-il en dépliant
la lettre.
Elle est écrite dans une langue inconnue, mais il reconnaît certains mots et
la signature de Kalan. Il me la rend presque à regret.
— Ce papier est valable sur tout le territoire fae régi par Kalan, autrement
dit, toute l’Amérique du nord.
Je suis étonnée. Je ne pensais pas que la reine avait un pouvoir plus étendu
que la ville de New York.
— Cela veut aussi dire que j’ai donné ma parole de taire certaines
informations, soupiré-je.
— Et vous avez appris des choses essentielles à l’enquête ? suppute
Nadeem.
— Oui. Je ne peux pas vous dire pourquoi, mais il y a une humaine dans
New York qui en veut à certaines faes, et Aislan pourrait bien être la
prochaine sur la liste. Voire même la reine.
— L’ADN trouvé sur le petit chien correspond à celui de la louve. Mais
vu la façon dont il a été tué, elle devait être sous forme humaine.
— Je m’en doutais un peu, soupiré-je.
— Vous avez appris quelque chose que vous pouvez me dire ?
Je cherche une façon de lui dire ce que je cherche précisément sans trop
lui en dire.
— Il se pourrait que la louve ait été engagée par une humaine, fille d’un
couple de serviteurs, qui a été libérée par la princesse Aislan il y a deux ans
environ. La princesse assure l’avoir glamourisée. J’ai des doutes sur
l’efficacité du sortilège. Pour des raisons… que je ne peux pas vous révéler,
elle devait en vouloir à mort à Griselda et Galleane. Et la prochaine sur sa
liste pourrait bien être Aislan en personne.
— J’ai beau la détester cordialement, soupire Nadeem, je ne souhaite pas
sa mort.
— Sans compter que ça ferait mauvais effet dans votre dossier du Bureau,
souris-je.
— Tout à fait. Vous avez le nom de cette servante humaine ?
— Juste un prénom : Helena. Les faes ne s’embarrassent pas de nom de
famille.
— Une description ?
— Blonde, les yeux bleus, 20 ans, jolie fille.
Il suffit de regarder Sofie ou d’imaginer Aislan en vraie Chesterfield.
— C’est déjà pas mal. Une humaine qui embauche une louve mercenaire,
ça doit pouvoir se trouver, fait Nadeem. Je vais voir mes indics.
— Vous ne m’en voulez pas pour les secrets que je suis obligée de
garder ? demandé-je. J’ai donné ma parole, vous savez.
Nadeem me sourit.
— J’ai travaillé pour le FBI, je travaille pour le BES. Question secrets et
confidentialité, ils sont imbattables.
— Comment gérez-vous les secrets qui pèsent lourd sur votre conscience ?
demandé-je, curieuse.
Parce que l’histoire des enfants échangés à la naissance va me tourmenter
pendant pas mal de temps, je pense. Je peux comprendre Helena et sa volonté
de se venger. Si on m’avait spolié d’une vie de richesses et de loisirs, j’en
voudrais au monde entier.
— Je les enterre profondément et je me dis que je n’ai pas le pouvoir de
faire changer les choses, soupire Nadeem. Même si je révélais ce que je sais,
personne ne me croirait. Ils allumeraient un contre-feu médiatique et
m’élimineraient au passage.
Je ne suis jamais arrivée à déterminer si j’admirais les lanceurs d’alerte,
ceux qui découvrent de laides vérités dans les petits secrets des
gouvernements, ou si je les trouvais plus nocifs qu’autre chose. Je ne suis pas
naïve au point de ne pas savoir qu’on ne gouverne pas avec des mains
propres.
— On est maso, dis-je en m’appuyant contre le banc. On devrait les laisser
se démerder. Après tout, je me fous royalement du sort de Sa Splendeur
Aislan. Si elle se fait bouffer par un loup, je ne veux pas pleurer.
Mais je regretterais un peu Brooke Chesterfield, l’influenceuse que j’aime
bien. Étrange combien cette fille a deux visages. Ça ne doit pas être simple
d’être sa copine.
Ce qui me fait penser à un truc. Je sors mon portable, où j’ai
glorieusement une connexion Internet maintenant que je suis sortie de faerie,
et je lance Instagram. Malheureusement, c’est l’heure de pointe où tout le
monde poste et regarde les feeds, et les photos ne s’affichent pas. Je vérifierai
plus tard.
— Oh merde ! fais-je en me levant d’un bond. J’ai cours dans trente
minutes !
— Vous retournez à l’école ? s’étonne Nadeem.
— Non. J’ai cours de Krav Maga, expliqué-je. J’ai promis au coach que je
viendrais.
— Beau garçon ? me taquine Nadeem.
— Beau comme un surfeur, confirmé-je. Mais je veux vraiment faire du
sport. Il me faut juste la motivation pour traîner mes fesses en salle de sport.
— J’y vais tous les matins, me confie le lieutenant. Ça m’aide à évacuer le
stress et la colère.
Et ça lui fait des abdos en béton et des biceps en acier trempé, mais je ne
vais pas le lui dire, parce qu’il croirait que je le drague, ce qui n’est pas le
cas. Pour se sculpter un corps comme ça, il doit avoir beaucoup à évacuer
question stress.
— Si j’y vais une fois par semaine, je serai contente, soupiré-je.
— Alors, go ! m’intime Nadeem. On se voit demain pour retourner là-
bas ?
Il désigne le parc. Je donne mon accord et je fonce vers la bouche de
métro la plus proche. Il faut que je repasse par mon appartement pour prendre
ma tenue de sport.
Une heure à me bouger m’ôtera l’image de Matthew de la tête.
CHAPITRE 17
Une heure plus tard, je suis morte. Luke m’a tuée. Et il a même enterré
mon corps. Je rentre, prends une douche et m’effondre sur mon lit. Je ne
compte pas sortir Gaga ce soir. Elle devra se retenir de faire pipi jusqu’à
demain matin. Ou même mieux, jusqu’à après-demain. Je ne vais pas bosser
demain, je ne peux pas marcher. J’ai pris de l’aspirine en rentrant histoire
d’anticiper les courbatures.
Les autres filles étaient à peu près dans le même état que moi. Il n’y a
quasiment que des femmes à ce cours, le seul mec a abandonné en plein
milieu de séance, ruisselant de sueur, presque en larmes. Luke transpirait à
peine à la fin. Il est venu nous trouver après le cours, pour nous demander si
ça allait. On lui a toutes répondu que oui, c’était formidable, avant de
clopiner vers le vestiaire pour gémir collectivement de douleur et de fatigue.
C’était vraiment cool, je dois l’admettre. Une heure à se dépenser comme des
dingues, à mimer des mouvements de combats – j’ai botté les fesses de Sa
Splendeur un bon nombre de fois – ça fait du bien. Je roule sur le dos, en
grimaçant à cause de mes bras qui me font un mal de chien. Je ne parle même
pas de mes cuisses. Elles sont en feu, et pas à cause du beau Luke. Je me
relève juste assez pour boire une gorgée d’eau à ma bouteille – pensez à vous
hydrater, les filles ! Oui, coach ! – et je prends mon téléphone. J’ai mérité
une heure entière de réseaux sociaux, à regarder le feed de mes influenceuses
préférées – pas Brooke, je l’aime plus, na ! – et des vidéos de chatons rigolos.
Sauf que Gaga ne l’entend pas de cette oreille. C’est l’heure de sa
promenade. Elle fait des allers-retours entre ma chambre et la porte d’entrée
en gémissant doucement. Bon, d’accord, je vais faire un effort. Je m’arrache à
mon lit bien-aimé, j’attrape un jogging propre, la laisse de Gaga et allons-y !
J’ai déjà déverrouillé la porte lorsque je me rappelle le ninja dans la rue
juste derrière cette après-midi.
— Deux secondes ! fais-je à Gaga qui ne comprend plus pourquoi on la
prive de promenade à un pas de la porte.
Je prends ma ceinture avec les lames et je la planque sous mon haut de
jogging. C’est ridicule, mais ça me rassure un peu. On descend quatre à
quatre pour Gaga et beaucoup plus lentement pour moi. J’ai l’impression
d’avoir l’âge de Dot. Et encore, elle est plus vive que moi. On sort dans l’air
frais de la nuit et je suis Gaga, qui connaît sa promenade mieux que moi. Je
bâille en luttant contre la tentation de sortir mon portable. Mais j’ai appris par
expérience que promener son chien en ville nécessite une attention de tous les
instants. Gaga est obéissante, mais elle est faite de chair et de sang. Et de
poils, beaucoup. Une bonne odeur, un chat, un autre chien, et la voilà qui peut
tirer brusquement sur sa laisse. Mon portable a atterri deux fois par terre, et je
me suis fait engueuler par la propriétaire d’un tout petit chien qui aboyait
furieusement contre mon labrador qui venait lui dire bonjour. Depuis, je suis
attentive. On revient vers l’entrée de l’immeuble. Gaga a été rapide ce soir, je
vais retrouver mon lit dans deux minutes.
N’empêche que j’ai besoin de mes deux mains pour retenir la laisse quand
Gaga se met brutalement à grogner et à aboyer, l’échine hérissée. Je ne l’ai
jamais vue en rogne comme ça. Et mon sens de sorcière m’avertit. De
l’ombre surgit un loup-garou à la fourrure sable.
Il montre les crocs et grogne, et Gaga ne demande pas son reste. Elle vient
se planquer dans mes jambes en chouinant. Le loup-garou se plante face à
moi, les babines relevées sur ses crocs luisant de salive. On a beau être
prévenue, ça fout quand même la trouille.
Instinctivement, je lève la main devant moi, paume vers le haut, et je fais
jaillir une boule d’énergie. Je lâche la laisse de Gaga – elle se tapit derrière
moi, pas folle la guêpe – et je plonge la main sous mon haut de jogging pour
sortir une de mes lames.
— Fais encore un pas, saleté, et je te crame ! menacé-je. Touche à un poil
de Gaga et je te poursuis jusqu’en enfer pour te transformer en tapis !
Alors, les menaces, ça ne marche pas du tout. Le loup avance d’un pas, en
grognant un peu plus fort. Je sens un filet de sueur qui descend le long de ma
colonne vertébrale. Je vais devoir me battre contre cette bestiole. Je
commence à ramener mon poignet en arrière pour lancer la boule d’énergie
quand le loup-garou se fige et arrête de grogner avant de tourner les talons et
de disparaître dans la nuit.
— Hé, Chase, ça va ?
Luke arrive derrière moi, son sac de sport à la main, souriant.
Discrètement, je rengaine ma lame après avoir fait disparaître la boule
d’énergie, et je ramasse la laisse de Gaga.
— Ça va, dis-je d’une voix un peu tremblante.
— C’était un chien-loup, non ? demande Luke.
— Oui, je pense.
J’ai le cœur qui bat la chamade. Cette bestiole m’a fait peur. Elle est venue
m’attaquer près de mon immeuble, en s’en prenant à mon chien, et elle s’est
barrée juste parce qu’un humain arrivait. Malgré les meurtres, le loup
respecte la première loi des surnaturels : jamais devant les humains.
Luke me raccompagne dans le hall, en me demandant si j’ai bien vidé ma
bouteille d’eau et si je suis prête pour une autre séance jeudi soir. Je gémis
intérieurement tout en lui assurant que je suis ravie d’aller à nouveau me
faire des courbatures dans trois jours. Je rentre dans mon appartement avec
soulagement. Je comptais me jeter sur mon lit et dormir, mais j’oublie ma
fatigue et je vérifie toutes les protections magiques que j’ai mises en place
avec l’aide de Dot cet été. Sur les murs, les planchers, les plafonds et bien sûr
sur les portes et fenêtres, j’ai tracé à l’énergie magique des symboles qui, en
théorie, empêchent un surnaturel d’entrer chez moi sans invitation. Ça ne
marche pas sur les humains, donc les cambrioleurs ne sentiront rien, mais ça
renverra un loup-garou dans les cordes s’il essaie de démolir ma porte. Ne
rigolez pas, un métamorphe en est parfaitement capable.
J’envoie un texto à Nadeem pour le prévenir et lui conseiller d’être
prudent.
C’est après vous qu’elle en a. Mais je vais quand même vérifier les
sortilèges de mon appart.
Il est rassurant, le lieutenant. Son home sweet home est lui aussi protégé,
une sorcière du BES a apposé des marques, mais il a besoin d’un détecteur
pour voir si elles sont toujours actives.
Je mets mon pyjama Betty Boop en pilou, très confortable à défaut d’être
sexy, et je me blottis sur le lit, enveloppée dans mon plaid. J’ai froid, malgré
la température douce. Je claque des doigts et Gaga saute à mes côtés. Je
l’enlace et j’enfouis mon visage dans son cou. Ça m’arrive très rarement,
mais il y a des moments comme celui-ci où j’aimerais bien avoir une épaule
masculine sur laquelle m’appuyer. Je n’ai pas besoin qu’on me protège, juste
une personne qui partage mes soucis. Quelqu’un qui assure mes arrières, en
sorte.
Pour ce soir, je devrais me contenter de mon labrador pas top courageuse.

Je passe ma journée du lendemain à retourner les différents éléments de


l’enquête dans ma tête. Rien ne colle, et pourtant tout est là, je le sens, à
portée de main. À quatre heures, je troque ma tenue rose poudrée – on n’a
toujours pas obtenu d’avoir des tenues moins tartes – pour mon jean et mon
manteau en cuir noir. J’ai pris mes armes avec moi dans un sac de sport,
histoire de ne pas avoir à faire l’aller-retour. Je n’ai pas encore trouvé de
sortilège pour les masquer. Si un flic m’arrête, je compte appeler Nadeem à
mon secours pour éviter de finir à Guantanamo. J’ai demandé à Dot comment
elle faisait à son époque. C’est simple, on ne se méfiait pas des femmes et le
port d’armes était bien moins contrôlé que maintenant. C’était avant le 11
septembre.
Dans le bus qui m’emmène à l’entrée de Central Park où j’ai rendez-vous
avec Nadeem – je refuse de marcher plus que le strict nécessaire aujourd’hui
– je consulte Instagram. Je regarde si Princesse Brooke a posté quelque
chose. Sa Splendeur a mis une vidéo en ligne. Elle était à Brooklyn hier pour
inaugurer, la garce, un ensemble de jardins potagers en pleine ville. Soyons
greens, mes sœurs et mes frères, Sa Splendeur vous le demande !
Vu que ce n’est pas la reine qui lui a demandé de créer ces comptes et de
militer pour la planète – elle était juste censée poser ses fesses princières au
conseil d’administration de l’entreprise familiale et faire obstacle à la
pollution – elle doit malgré tout avoir un bon fond, loin sous sa couche de
mépris et de méchanceté. C’est vrai que ses premiers posts étaient amateurs,
mais vraiment sympas. Je clique sur son profil et je repars à ses tout débuts,
quand elle avait seize ans. Ses premiers posts sont des selfies devant des
jardins, des fleurs, avec des animaux, et elle explique qu’elle vient d’ouvrir
un nouveau compte pour ses seize ans, parce qu’elle se sent inspirée pour
aider à sauver la planète à la mesure de ses petits moyens. Petits, tu parles !
Quand ses vieux seront partis, si elle sait se débrouiller, elle sera l’une des
femmes les plus riches et les plus puissantes de la planète.
Je fais défiler les photos des débuts. Princesse Brooke vantant des
cosmétiques non testés sur les animaux – bravo -, Sa Splendeur en train de
vanter les mérites des transports en commun – elle prend le métro, elle
montre même son badge – et avec ses copines.
Je beugue sur une photo. Elle date de trois ans. Aislan tient une copine par
le cou, elles sourient de toutes leurs dents blanches et de leur beauté de
blondes.
Moi et mon amie Helena.
J’agrandis la photo au maximum pour ne cadrer que l’Helena en question.
Je savais qu’elle était blonde aux yeux bleus, puisque c’est la vraie Brooke
Chesterfield.
Elle ressemble comme une sœur à Kassian.
CHAPITRE 18
Il y a forcément une explication logique. Kassian est humain, de cela j’en
suis sûre. Je le perçois comme humain. Helena était humaine. Je fais une
copie d’écran de la photo d’Instagram, et je me l’envoie par mail. Je fais de
même avec une des photos où Kassian apparaît en arrière-plan. Puis j’appelle
Nadeem. Il est au bureau de Manhattan, à deux pas de Central Park.
— Vous avez un logiciel de reconnaissance photo ? Si je vous envoie deux
photos, vous pouvez me dire si c’est la même personne ? demandé-je à voix
basse, histoire de ne pas attirer l’attention.
— J’ai, répond-il.
Je lui envoie les photos.
— La fille, c’est Helena, dis-je.
— J’ai lancé le logiciel, m’informe-t-il. Il va quand même falloir un
moment pour qu’il recherche les points communs.
— Vous avez dû être entraîné pour reconnaître des gens sur photo, non ?
Vous en pensez quoi ?
— Des jumeaux ? hasarde Nadeem.
— Si c’est bien Helena, impossible, réponds-je.

Ou alors Griselda a carrément volé un bébé à l’hôpital et les Chesterfied


ont étouffé l’affaire. Cela me semble un poil too much, même pour une fae.
Mrs Chesterfield a quand même dû savoir si elle attendait des jumeaux et
combien de bébés elle a mis au monde. Les médecins qui la suivaient aussi.
Ça aurait fait beaucoup de monde à glamouriser pour faire oublier un bébé. Et
puis, dans quel but ? Vu que ce n’était pas de vrais jumeaux, puisque de sexe
différent, il n’y avait pas de risques qu’Aislan, en grandissant, trahisse le
secret en ne ressemblant pas traits pour traits à son frère. Non, je sens que ce
n’est pas la bonne réponse.
Nadeem m’a mise sur pause pendant qu’il consultait les résultats.
— Ils sont positifs. Le logiciel est sûr à 90% qu’il s’agit de la même
personne.
La vraie Brooke, sur la photo, est certes jolie, mais elle a une mâchoire un
peu carrée et des épaules larges. Kassian a l’air androgyne des faes, alors
qu’il n’en est pas un. Kassian, qui apparaît dans la vie d’Aislan quelques
mois après le départ d’Helena.
— C’est un transsexuel, dis-je brusquement. Kassian et Helena ne sont
qu’une seule et même personne.
Nadeem en reste coi.
— Je pencherais plutôt pour des jumeaux.
— C’est impossible, je vous dis ! C’est la même personne.
— Si c’est le cas, pourquoi est-ce qu’Aislan l’aurait caché à la reine ? Je
sais peu de choses sur les faes, mais je me rappelle que leur théorie du genre
est assez fluide. Homme, femme, homme qui préfère être une femme et
inversement, tout ce qui déchire notre propre pays actuellement ne leur pose
pas de problèmes. Et ils sont quasiment tous bisexuels.
— Je ne sais pas pourquoi Aislan a fait des cachotteries à Griselda et
Galleane, ainsi qu’à la reine, mais si Kassian et Helena sont une seule et
même personne, ça veut dire qu’Aislan est en danger. Kassian s’est déjà
vengé en faisant tuer les deux dames d’honneur. Aislan est sa prochaine
victime !
Nadeem reste silencieux.
— Le truc qui m’intrigue vraiment là-dedans, c’est comment Brooke
Chesterfield et la princesse Aislan peuvent être une seule et même personne.
J’ai remonté les archives de la famille Chesterfield, il n’y a aucun indice que
ce soit des faes.
Et merde ! C’est si évident pour moi que j’ai oublié comment j’avais eu la
confirmation. Je ne sais même pas si j’ai le droit de lui dire que mon intuition
s’est révélée exacte.
— Joker, dis-je. Vous vous rappelez ce dont je vous ai parlé hier ?
— Oui. Je vais donc partir du principe que vous aviez raison dès le début
et que Brooke et Aislan sont une seule et même personne. Mais pour Kassian
et Helena, ça fait quand même un sacré gouffre à franchir.
— On lui posera la question dans quelques minutes, dis-je en descendant
du bus. Vous êtes en retard, lieutenant.
— Je sais. Désolé. J’ai une réunion qui s’est éternisée. Je pars maintenant.
Je serai là dans dix minutes.
Je coupe la conversation. Mon esprit continue de mouliner les données.
Kassian est Helena. Il sait la vérité sur sa naissance. Le fait qu’il soit devenu
un homme n’est pas le plus important.
Pollux le chien avait un morceau de tissu noir dans la gueule. Kassian
porte le noir des domestiques. Il a dû être surpris par le chien alors qu’il était
avec la louve-garou sous forme humaine, et celle-ci a tué la pauvre petite
bête. Ce psychopathe a trouvé le moyen parfait de se venger. Il fait faire le
sale boulot par une louve mercenaire et il est insoupçonnable parce que
personne ne sait qu’il est Helena.
Sauf la princesse. Elle ne peut pas l’ignorer. Elle a menti pour couvrir la
disparition d’Helena. Et si Kassian l’avait séduite juste pour se venger ?
Aislan n’irait pas se méfier de son amant, qui prétend l’aimer.
Encore sept minutes. J’en profite pour appeler Dot. Après l’avoir saluée et
lui avoir dit que j’étais sur le point d’entrer en faerie, je vais droit au but.
— Le transsexualisme chez les faes, dis-je. Vous avez six minutes.
Dot ne pose pas de questions inutiles. Elle me confirme que les différences
de sexe chez les faes ne sont pas aussi marquées que chez les humains. Pour
parler biologie, leurs caractères sexuels secondaires – seins ou pas, pilosité ou
pas, largeur des épaules, muscles, taille à l’âge adulte – sont beaucoup moins
visibles que pour nous. Les faes mâles et femelles se ressemblent. Les
femmes ont de petits seins et les hommes très peu de pilosité. Ils sont tous
grands, et de stature élancée. Les hanches des femmes sont étroites, ce qui
explique aussi la difficulté à mettre des enfants au monde. Culturellement, si
les faes sont plutôt matriarcales, c’est uniquement une question de lignée, pas
de différence d’éducation. Le pouvoir se transmet plutôt de mère en fille.
Mais les garçons et les filles reçoivent la même éducation et partagent
l’espace public et privé de la même façon. Il n’est pas rare qu’une fae née
femelle se sente mâle et reçoive un traitement pour que son corps épouse son
sexe biologique. Et inversement. La société fae ne s’est jamais posé de
questions devant ces ajustements.
— Autrement dit, une humaine qui serait domestique chez les faes et
sentirait qu’elle est en fait, un homme, ne serait pas rejetée à cause de cela ?
demandé-je à Dot.
— Je n’ai pas d’exemple de cas en tête, mais il me semble que non,
répond la vieille dame tout en papouillant la tête de Gaga. Ils sont beaucoup
plus ouverts que nous à toute la diversité de mère Nature.
Alors pourquoi est-ce que Aislan a prétendu avoir libéré Helena, au lieu de
dire que la jeune femme se sentait homme et voulait changer de sexe ?
— Vous savez comment ils font pour changer de sexe ? Physiquement
parlant ? Pour euh, créer un pénis par exemple ?
Je me sens maladroite dans mes termes. Si j’ai une vague idée de comment
les chirurgiens humains font pour opérer une personne transsexuelle du mâle
vers la femelle – on met des implants pour les boobs et on coupe la banane et
les noix de coco pour créer un sexe féminin, - en gros, en très gros -, je n’ai
aucune idée de la façon de créer les bijoux de famille pour une femme qui
devient homme, physiquement. Ça ne pousse pas, que je sache.
— Oh, les faes utilisent des sortilèges, explique Dot. Ça ne se fait pas en
un jour, bien entendu, ça prend des mois, mais le sortilège altère le corps
chaque jour pour le faire correspondre à l’identité psychologique.
— Vous croyez que ça marche sur les humains ?
— Cela fonctionne. Je sais que certains sorciers et mages le font pour des
humains.
Wow. Il existe une alternative aux prises d’hormones et aux opérations ?
Je connais des conservateurs qui s’étrangleraient en apprenant cela. Un petit
sortilège et hop, plus besoin d’un traitement qui coûte cher et n’est pas
remboursé.
Je lui explique que je ne peux pas lui en dire plus, parce que c’est
confidentiel, et Dot n’insiste pas. C’est une ancienne chasseuse de démons,
elle sait ce qu’est le secret.
CHAPITRE 19
Je vois que Nadeem a adopté la même tenue que moi, sauf qu’il a un
pardessus sombre sur son costume pour planquer son épée.
— Vous pensez qu’on va se battre ? demandé-je.
— Je me tiens prêt à tout. Si Kassian est bien le commanditaire de la
louve, il peut très bien l’envoyer sur nous pour ne pas être exposé.
Contrairement à vous, une morsure me serait fatale.
— Vous vous transformeriez en loup les soirs de pleine lune, plaisanté-je.
— Je combats le surnaturel, Houston. Il est hors de question que j’en
devienne un, même si je devais prendre des mesures radicales.
Je comprends brusquement ce qu’il veut dire et ça me fait froid dans le
dos. Il préférerait se tuer plutôt que de devenir un métamorphe.
— Vous savez, dis-je, je suis une sorcière et je le vis plutôt bien.
— Vous avez de nouveaux pouvoirs, mais vous restez vous-même. Un
métamorphe devient une bête une fois par mois. Je sais que les loups
affirment qu’ils contrôlent leur bête intérieure, mais j’en connais qui sont
devenus dingues et se sont laissés dominer.
— Un collègue à vous ? deviné-je.
— Oui. J’ai dû l’abattre avant qu’il ne commette un massacre. Je refuse de
finir comme ça.
Je pense à Pasty. Elle est née louve, ce qui fait qu’elle a eu une éducation
et toute une enfance et adolescence pour s’habituer et contrôler sa bête
intérieure. J’imagine si je me faisais mordre, même si en théorie je ne peux
pas être infectée. Se transformer doit être complètement déstabilisant.
— Espérons que nous capturerons cette sale bête avant qu’elle nous
attaque, dis-je, lugubre. Je vais attraper Kassian par les tiffes et le faire
avouer.
— La princesse risque de ne pas être d’accord.
— Qu’elle aille se faire foutre.
C’est dit. J’en ai marre de prendre des gants. Deux dames d’honneur et un
petit chien sont morts à cause de Sa Splendeur. Hier soir, j’aurais pu être la
troisième, et Gaga y passait avec moi, si Luke n’était pas arrivé.
— La louve fait quand même gaffe de ne pas tuer devant les humains, dis-
je. Elle doit quand même avoir un certain contrôle.
— Ou alors votre ami Luke est un vampire, sourit Nadeem tandis que nous
entrons en faerie.
Notre guide est toujours la même, silencieuse. Je demande à parler à la
princesse. Elle est au palais et je dois montrer la lettre et la bague à la fae-
guide pour qu’elle consente à nous y emmener.

— J’ai déjà vu Luke en plein jour, reprends-je tandis que nous marchons
dans les bois.
— Ne soyez pas stupide, Houston, les vampires tolèrent très bien le soleil.
Vous n’avez pas lu Twilight ?
Il me taquine. Il aime bien ça, je crois.
— Non, réponds-je, menteuse comme un arracheur de dents.
— Impossible, contre-t-il. Toutes les filles de votre âge que je connais
l’ont lu.
— Bon, d’accord, j’ai lu les deux premiers volumes, avoué-je. Je n’ai
jamais lu la suite.
— Vous n’appellerez donc pas votre premier fils Edward ?
— J’étais team Jacob, si vous voulez tout savoir.
Oh merde, c’est vrai, ça. Je préférais le beau et silencieux loup-garou à
Edward. Si j’avais su que tout ce petit monde existait vraiment, j’aurais mis
les livres à la poubelle. Ce que ma mère a fait, quand elle a découvert que je
les lisais, en se moquant de moi et de mes lectures frustes et incultes. Ma
mère a aussi jeté mes Harry Potter parce que selon elle, je n’avais plus l’âge
de les lire. Je ne lui ai jamais pardonné. Et je les ai rachetés une fois adulte.
Les vampires tolèrent le soleil, en vrai, mais sans briller. J’ai lu les livres
de Dot. Ils ne s’enflamment pas au moindre rayon UV. Ils ne sont pas fans de
la bronzette, mais un climat pluvieux et gris leur convient parfaitement.
Seattle est blindé de vampires.
Et Luke est un tortionnaire, certes, dans le corps d’un dieu du surf option
coach, mais il est humain.

Nous sommes restés attentifs durant notre petite balade dans les bois.
Arrivés au palais, je laisse Nadeem s’en prendre plein les yeux – il n’était
jamais venu jusqu’ici – tandis que la fae va s’enquérir de Sa Splendeur.
— Il faut reconnaître que ça a de la gueule, commente Nadeem. On dirait
le Red Keep en plus blanc et plus joli.
— Et Cersei nous attend à l’intérieur, soupiré-je. Faire avouer à cette
pimbêche de princesse qu’elle est impliquée dans la mort des dames
d’honneur ne va pas être une partie de plaisir. Surtout que nous ne savons
toujours pas qui est la louve mercenaire.
— Mes indics n’ont rien entendu à ce sujet, ce qui est étrange, soupire
Nadeem. Pourtant, ce genre de choses finit toujours par se savoir.
— Tant qu’on ne l’aura pas, avec un prélèvement ADN à la clé, on ne
pourra rien prouver. Il va falloir jouer serré. Vous ferez le flic sympa et moi
le méchant.
— Pourquoi ? J’ai autant envie que vous de jouer les méchants avec la
princesse.
— Je l’ai demandé la première, argumenté-je avec ma logique habituelle.
Et puis quelque chose me frappe. Et Nadeem me regarde et je vois que
nous avons eu la même idée.
— L’ADN ! disons-nous en chœur.
— Si votre théorie est bonne, alors l’ADN féminin ne veut rien dire !
percute le lieutenant. La louve peut être Kassian !
— L’ADN ne change pas chez les transsexuels, n’est-ce pas ? demandé-je.
— Non. Et cela expliquerait la conversation que vous avez entendue entre
Kassian et la princesse. Elle n’a pas peur parce qu’elle sait que la louve et
Kassian ne sont qu’une seule et même personne.
— Kassian a pu se faire mordre lors d’un de ses séjours dans notre monde,
pendant qu’il accompagne Aislan ! renchéris-je. Mais j’aurais dû sentir son
loup… ou sa louve.
— Elle peut lui avoir jeté un sortilège qui masque l’aura caractéristique
des métamorphes. Il a une sorte de pendentif, non ?
— Une feuille d’arbre, confirmé-je.
— Le sortilège peut être contenu dedans. Cela ne l’empêche pas de se
transformer, mais personne ne peut savoir que c’est un loup.
— Et on en revient à la question fondamentale : si Aislan sait que Kassian
est la louve, pourquoi ne l’a-t-elle pas empêché de tuer au moins sa nounou ?
— Kassian avait-il une raison de la tuer ? me demande Nadeem.
Tu parles qu’il avait une raison ! Griselda et Galleane lui ont volé sa vie
d’héritière. Sauf que je ne peux évidemment pas le dire au lieutenant, parole
de sorcière oblige.
— Oui, il avait une excellente raison. Et quelque part, Aislan aussi peut en
vouloir aux dames d’honneur. Mais elle avait l’air d’avoir sincèrement de la
peine pour Griselda.
— Peut-être qu’Aislan ne contrôle pas la louve, suppose Nadeem. Ou
alors, c’est une psychopathe qui joue très bien la comédie.
Pourquoi suis-je tentée de pencher pour cette hypothèse ?
La fae-guide surgit à ce moment-là et nous fait signe de la suivre.
— Il faut arriver à lui faire ôter son pendentif, me murmure Nadeem. Et là,
vous regarderez si c’est un loup ou pas.
— Laissez-moi faire, dis-je.
La fae nous emmène dans un salon qui donne directement sur les jardins,
avec un mur uniquement en colonnades. Sa Splendeur est assise sur un
canapé, Kassian debout à côté d’elle, en serviteur dévoué. Je le dévisage. Il a
cet air androgyne qu’ont parfois les jeunes hommes, et franchement, si je
n’avais pas vu les photos d’Helena, je n’aurais jamais soupçonné que c’est
une femme devenue homme. Il n’a aucun maniérisme féminin. Je me rappelle
les paroles de Grigri à propos d’Helena. Un vrai garçon manqué. Non, un
homme né dans un corps de femme. Sur ce coup, il a de la chance d’avoir été
enlevé. Sa transition a dû être bien plus facile ici qu’elle ne l’aurait été dans
notre monde.
Alors pourquoi Aislan l’a caché ?
— J’espère que vous avez une raison sérieuse de me déranger ! s’exclame
la princesse sans même un bonjour. J’étais avec la reine.
Nous nous inclinons brièvement. Terminées les gracieusetés. Je
m’approche négligemment de Kassian.
— À vrai dire, Votre Altesse, nous avons découvert qui est derrière ces
meurtres, commence Nadeem.
J’aime la confiance de ce garçon. Il me soutient alors que nous ne sommes
sûrs de rien.
— Formidable, soupire la princesse. En quoi cela me concerne ?
— Parce que vous êtes sa prochaine victime ? lancé-je.
Aislan sursaute violemment et jette un coup d’œil d’incompréhension à
Kassian, qui secoue la tête. Si j’avais besoin d’une confirmation, je viens de
l’avoir. Elle sait depuis le début et elle est persuadée que Kassian ne lui fera
jamais de mal. Je tends juste la main. Je lance un lasso d’énergie magique et
je tire d’un coup sec sur le pendentif du serviteur. La chaîne se casse et le
bijou vient se poser dans ma main tendue.
Kassian porte la main à son cou, affolé, et ses yeux prennent un éclat doré.
— C’est la louve ! m’écrié-je.
Kassian pousse un grondement et se recule, avant de transformer en un
éclair aveuglant. Aislan bondit du canapé.
— Kass, non ! s’écrie-t-elle. Contrôle-toi !
Le loup émerge des vêtements du serviteur, babines retroussées et échine
dressée. Il repousse d’un coup de tête la princesse, qui en tombe sur son royal
postérieur. Et il bondit sur moi dans un rugissement assourdissant.
Je trébuche en voulant reculer et je hurle de douleur. Le loup vient de me
griffer au bras, déchirant la manche de mon manteau. Il me tombe dessus,
tous crocs dehors. De ma main valide, je réussis à tirer un poignard de sa
gaine, et le repousse avec mon énergie magique, même si la douleur
m’aveugle. Je sens son souffle chaud sur mon cou. Je vais finir comme Grigri
et sa copine !
— Saloperie ! hurlé-je en lui enfonçant mon poignard dans les côtes.
Tu crois que ça le tue ? Il grogne, et ouvre la gueule de plus belle. Je
perçois un mouvement, une ombre, et le loup me retombe dessus. Je
m’extirpe comme je peux en criant, en traînant mon bras blessé. Nadeem a
planté ses poignards dans le flanc et la gorge du loup, et il a tiré son épée,
prêt à le décapiter au moindre mouvement.
— Non ! hurle Aislan en lui envoyant une décharge d’énergie magique.
Ne le tuez pas !
Nadeem dévie la décharge avec sa lame. Bon sang, il est vraiment bon. Il
doit à peine la voir, n’étant pas sorcier lui-même.
— Ne bougez pas, princesse ! ordonne-t-il d’un ton sec. Houston, ça va ?
Je recule sur les fesses, en me tenant sur un bras, parce que l’autre me fait
un mal de chien. Le loup est couché sur le flanc. Il y a un nouvel éclair de
lumière et il reprend forme humaine. Il a trois poignards plantés dans le
corps. La princesse fait fi des ordres des Nadeem et se précipite pour les
arracher, même s’ils lui brûlent les mains.
— Kass ! Kass, mon chéri !
Nadeem, toujours l’épée à la main, se penche et pose deux doigts sur la
jugulaire de Kassian. Il se relève en secouant la tête.
— Non ! hurle Aislan.
Elle lève ses mains encore fumantes de la brûlure causée par l’arcanium et
va lancer une décharge d’énergie quand une voix royale tonne derrière nous.
— Assez ! Aislan ! Baisse les mains !
La princesse lutte un instant contre l’ordre royal. Ses yeux sont remplis de
haine. Finalement, elle baisse ses mains brûlées. Des serviteurs et des dames
d’honneur veulent se précipiter dans le salon, mais la reine leur ordonne de
ne pas entrer. Mieux, elle fait fermer les portes.
— Que s’est-il passé ? me demande-t-elle.
— Kassian était la louve, dis-je simplement. Il faudra le prouver avec son
ADN, mais c’est lui le meurtrier de Dames Griselda et Galleane.
— Mais pourquoi ? demande Kalan en prenant les mains de sa nièce dans
les siennes.
Elle n’est pas idiote. Elle voit Kassian nu sur le plancher, ses vêtements,
les poignards, et elle comprend que la mort lui a fait retrouver son état naturel
d’humain.
— Kassian était… la petite fille dont nous avons parlé, et qui avait été
rebaptisée Helena par ses parents adoptifs, dis-je. Il était un transsexuel.
La reine pâlit. Elle a compris que je parlais de la véritable Brooke. Elle
regarde sa nièce.
— Est-ce que c’est vrai ? demande-t-elle d’un ton sévère.
— Oui, mais je peux tout t’expliquer ! sanglote Aislan. Il n’a jamais voulu
tuer Grigri ou Galleane ! Il ne contrôlait pas la louve ! Ce n’est pas de sa
faute ! Il a été mordu il y a quelques semaines !
— Tu le savais ? Depuis le début ? insiste la reine.
Aislan est trop dans la peine d’avoir perdu son amant pour chercher à
mentir.
— Oui.
— Pourquoi ne pas être venue m’en parler ? Pourquoi, Aislan ? Et
pourquoi avoir dit qu’Helena était retournée chez ses parents ? Et pourquoi
l’avoir prise à ton service, sachant qui elle était ?
Nadeem, qui a remis son épée au fourreau, sort son portable pour prendre
des photos du corps, rapidement et discrètement. Il en aura besoin pour son
rapport. Il ramasse ensuite les poignards, et les ensache.
— Houston ? Ça va ? demande-t-il à nouveau.
J’ai enveloppé mon bras blessé dans les restes de ma manche de manteau.
Je lui fais un pâle sourire, parce que j’ai mal et je ne me sens pas au top de
ma forme.
— Je survivrai, murmuré-je. Je veux savoir ce qu’elle a à dire.

— Pourquoi ? insiste la reine.


— Parce que je voulais vivre avec Kass ! répond finalement la princesse
en esquivant la première partie de la question. Je l’aimais ! Jamais tu n’aurais
autorisé que je vive avec Helena ! Alors quand il m’a dit qu’il était en fait un
homme, j’y ai vu l’occasion d’effacer le passé et de lui créer une nouvelle
identité. Je l’ai emmené voir une guérisseuse hors du royaume pour sa
transition, et je lui ai créé une nouvelle identité.
— Tu m’as dit que Kassian était le fils orphelin de loyaux serviteurs
humains, se souvient la reine. Tu m’as menti.
Elle a l’air de tomber des nues, comme si elle n’avait jamais soupçonné
que sa nièce puisse lui raconter des bobards.
— J’étais obligée ! pleure Aislan. Tu m’aurais interdit d’aimer Helena !
— Tu avais dit la vérité à Helena ? demande la reine d’un ton encore plus
sévère.
— Oui.
— Pourquoi ? demandé-je. Pourquoi être cruelle à ce point ?
Aislan me lance un regard farouche.
— Parce que je me sentais coupable ! J’avais tout ! Je lui avais tout volé !
Mais elle ne m’en a pas voulu.
Aislan balbutie qu’Helena a grandi aimée par ses parents et plutôt
heureuse, tandis que la princesse a surtout été élevée par Grigri, nounou et
mère de substitution. Les Chesterfield n’ont jamais eu que peu de temps à
consacrer à leurs filles. Pauvres petites filles riches.
Je trouve ça quand même très, très glauque. Aislan est tombée amoureuse
d’Helena, la fille dont elle a vécu la vie. Helena, puis Kassian, ont forcément
dû voir la vie qu’elle aurait pu mener.
— Pourquoi avoir demander à rencontrer Helena en tout premier lieu ?
insisté-je.
Aislan baisse la tête.
— Parce que je me sentais affreusement mal. Je voulais savoir à qui
j’avais pris la place. Et on s’est super bien entendues ensuite, alors j’ai tout
dit à Helena et je l’ai gardée près de moi.
La reine prend une longue inspiration après cette confession. Elle claque
des doigts et les portes se rouvrent. Elle appelle deux dames d’honneur pour
escorter la princesse dans sa chambre afin de lui soigner les mains. Puis elle
assigne des gardes afin de couvrir le corps de Kassian et de garder la
dépouille.
Finalement, elle nous fait signe de la suivre dans le jardin. Lorsqu’elle se
tourne vers nous, elle a retrouvé son air habituel et son glamour.
— Je vais m’entretenir avec ma nièce pour avoir le fin mot de cette
histoire, annonce-t-elle. En attendant, utilisez vos méthodes scientifiques
pour établir que Kassian était bel et bien la louve qui a tué ces dames.
— Bien, Votre Majesté, fait Nadeem en s’inclinant.
— Laissez-nous, à présent. Je veux m’entretenir avec la sorcière Houston.
— Elle est blessée, fait remarquer le lieutenant.
Mon bras me fait mal, ça saigne, mais la reine s’en fout.
— Je vais appeler une guérisseuse, accorde généreusement Sa Majesté en
voyant que je suis quand même pâlichonne. Deux minutes, lieutenant, je n’ai
pas besoin de plus.
Nadeem nous laisse après m’avoir dit de l’appeler si ça ne va pas. Il assure
mes arrières. Je me sens réconfortée.
— Comment avez-vous compris ? demande la reine.
— J’ai vu des photos d’Helena, dis-je.
— Des photos ?
— Des portraits, si vous préférez. Aislan en avait mis sur Instragram…
C’est une sorte de galerie de portraits qu’on met sur Internet.
Qui aurait pu prévoir que mon addiction aux réseaux sociaux me fournirait
un jour la clé d’une série de meurtres ? La reine plisse les yeux, et j’essaie de
lui expliquer en deux mots de quoi je parle.
— Étrange monde que le vôtre, fait-elle. Je vous remercie, sorcière. Vous
avez résolu cette pénible affaire avec célérité. Naturellement, vous ne
parlerez à personne de ce que vous avez appris sur la princesse ou notre
programme d’échanges.
— Je vous ai donné ma parole, rappelé-je.
Mon bras m’élance.
— Même à ce lieutenant ? insiste-t-elle.
— C’est un agent du BES. Il sait quand ne pas poser de questions, dis-je.
Il n’a eu comme élément que le fait que Kassian était en fait une femme
nommée Helena, la servante de la princesse.
Je vais lui dire de ne jamais parler du fait qu’Aislan et Brooke ne sont
qu’une seule et même personne s’il tient à sa mémoire, voire à sa vie. Je n’ai
pas l’impression que la reine le laisserait respirer si elle savait qu’il sait.
— Bien, approuve la reine. Gardez le secret. Je n’y connais rien moi-
même, mais une de mes dames d’honneur s’occupe de tout ce qui est
transaction financière avec le monde humain. Elle vous contactera dans les
jours à venir et vous versera une prime de dédommagement.
Je devrais sauter de joie, même si j’ignore si la prime va juste me
permettre de m’acheter un manteau neuf ou de partir en vacances, mais je
n’ai pas le cœur à ça. Et puis j’ai mal, bon sang !
CHAPITRE 20
— Ce ne serait pas mieux que j’aille à l’hôpital ? demandé-je alors que la
guérisseuse me fait allonger sur un canapé recouvert d’un tissu d’un rouge
sombre.
On a pris un portail pour y aller, toujours avec la fae-guide aussi aimable
qu’une porte de prison, et on a abouti ici, dans un coin de forêt paumé, avec
une cabane. Mais genre vraiment la maison de sorcière comme dans les
contes, avec des plantes séchées, une grande cheminée avec son chaudron, et
des tas de trucs que je serais bien en peine d’identifier. Je vous jure qu’il y a
même un balai à l’ancienne mode suspendu dans un coin.
— Vous auriez du mal à expliquer comment cela vous est arrivé, rétorque
Nadeem qui rigole maintenant qu’il est rassuré sur ma blessure.
La guérisseuse, qui s’est présentée sous le nom de mère Karale, a dit que
ce n’était rien, et que je n’aurais même pas de cicatrices. J’ai du mal à la
croire. Quand j’ai ôté mon manteau, j’ai failli tomber dans les pommes à la
vue de mon bras entièrement griffé, de l’épaule au poignet, la chair ouverte et
à vif. Cette saloperie de louve ne m’a pas loupée.
Mère Karal est dans la cinquantaine et elle n’utilise pas de glamour. Son
âge apparent doit signifier qu’elle a dépassé le siècle depuis un moment. Elle
prend un pot sur une étagère, et en sort un onguent avec une spatule. Je vous
jure que c’est vert et que ça sent… Bon, d’accord, ça ne sent pas mauvais.
L’odeur de menthe est plutôt agréable. Dès que la substance crémeuse touche
mes plaies, la douleur s’estompe.
— Je ne vais pas devenir un loup-garou, n’est-ce pas ? demandé-je pour la
troisième fois.
— Vous êtes une sorcière, répond Karal. Il n’y aucun risque.
— Vous vous êtes déjà fait soigner par une guérisseuse ? demandé-je à
Nadeem.
— Jamais. Mais j’ai toute confiance en madame.
Oui, eh bien, c’est facile pour lui. La guérisseuse, dont les longs cheveux
blond très pâle sont noués en tresse, finit d’appliquer l’onguent. C’est la fae
guide qui est allée taper à sa porte, lui a marmonné quelque chose et est
repartie sans un mot ni un regard. Si ça se trouve, on va se retrouver coincé
ici.
— Vous savez, mon petit, nous ne sommes pas si différentes, dit
finalement mère Karale, dont les yeux trahissent l’amusement. Nous sommes
toutes les deux des sorcières. Je guéris pendant que vous parlez aux morts.
Voire que vous les ramenez à la vie.
— Je ne ramène pas les morts à la vie ! protesté-je.
— Vraiment ?
Elle a un regard qui en dit long. D’accord, elle veut parler de Matthew.
— Je ne l’ai pas fait exprès. Je ne savais même pas que je pouvais le faire.
— Oh, je sais. Mais il n’empêche que nous nous ressemblons. Vous
devriez vous détendre et me faire un peu confiance.
Elle a sorti un bandage propre d’une boîte en bois et l’enroule autour de
mon bras.
— Disons que j’ai confiance en une médecine qui désinfecte et stérilise les
trucs, dis-je.
Le bandage n’était pas sous emballage. Et il a une couleur bizarre.
— C’est un tissage extrêmement fin d’un fil enchanté exprès pour tuer ce
que vous appelez les bactéries. L’onguent va cicatriser votre plaie. Dans deux
jours, vous pourrez enlever le tout, bien laver à l’eau claire, et votre peau sera
comme neuve.
— Deux jours ? Wow, c’est ultrarapide.
Je pensais que j’en avais pour deux semaines minimum. Et que je
garderais des traces pendant des mois.
— Avec votre médecine, probablement. Avec la nôtre, quarante-huit
heures suffisent.
Elle se fout de moi. J’aimerais la foudroyer du regard, mais elle vient de
me soigner, quand même. Je m’assieds, et mère Karale va prendre la
bouilloire qui siffle doucement sur le poêle. Elle en verse le contenu dans une
chope après y avoir jeté des herbes.
— Vous allez boire ça, dit-elle. Ça vous fortifiera après tout le sang que
vous avez perdu.
— Je n’ai pas saigné tant que ça, réponds-je en regardant la vapeur qui
monte de la chope.
— Ne faites pas l’enfant. C’est seulement de la bave de crapaud mélangée
à de la fiente de pigeon.
Nadeem étouffe un rire. Je le foudroie du regard.
— D’accord, j’ai des préjugés, soupiré-je. Qu’y a-t-il là-dedans ?
— Des herbes fortifiantes. Et un peu de miel pour adoucir. Si cela vous
intéresse, revenez me voir quand vous serez guérie, je vous apprendrai
quelques-uns de mes secrets.
Je vais pour lui répondre que je ne reviendrai plus jamais en faerie si je ne
suis pas forcée lorsque je réalise que finalement, c’est la première sorcière,
même si c’est une fae, que je rencontre. Et qui me propose gentiment de
m’apprendre un peu de son savoir. Nécromancienne ou pas, ça peut être
intéressant. En tout cas, c’est généreux.
— Ça marche sur les animaux ? demandé-je.
— La plupart du temps. J’ai senti pas mal d’odeurs d’animaux sur vous.
— Je suis assistante-vétérinaire.
Elle lève les sourcils.
— J’aide un médecin des animaux à les soigner, expliqué-je.
— Oh, mon petit, je sais très bien ce qu’est une assistante-vétérinaire. Je
m’étonnais simplement de votre choix de carrière. Pourquoi être assistante
quand vous pourriez être vétérinaire vous-même ?
— Parce qu’il fallait faire de longues études et que j’ai horreur de ça,
grimacé-je. Et je ne me sentais pas d’enfoncer un scalpel dans un chien ou un
chat même pour le sauver.
— Quelle horreur ! Je n’opère pas. Je tue les mauvaises choses avec mes
sortilèges et mes herbes.
— On peut faire ça ? m’étonné-je.
— Si l’on a le don de guérison. Vous ne l’avez pas, mais vous pouvez
beaucoup apprendre pour soulager les souffrances.
— J’ai le don de ressusciter les morts, soupiré-je. On ne peut pas tout
avoir.
Je pense soudain aux fantômes de Grigri et Galleane. Je me demande si
elles errent toujours ou si elles ont gagné les Prairies Éternelles. Je pose la
question à mère Karal, qui hausse les épaules.
— Elles ont pu ressentir l’appel. Ou bien elles vont encore rester ici
quelque temps si elles ont quelque chose à y faire. Buvez.
Elle me tend la chope. Je prends une gorgée prudente, mais c’est plutôt
bon et je meurs de soif. Je vide la chope, en prenant garde de ne pas avaler les
herbes. Je remercie mère Kalan.
— Si vous voulez revenir me voir, servez-vous de ceci, dit-elle en me
tendant une pierre transparente gravée d’un symbole incompréhensible pour
moi.
— C’est une rune ?
— Non. C’est un peu comme une carte de visite, si vous voulez. Dans
votre monde, je suis près du petit pont. Serrez la pierre dans votre main en
pensant à moi, et je vous ouvrirai la porte.
Je vois de quel petit pont elle veut parler. Nous sommes loin de l’endroit
par lequel nous sommes entrés. Mère Karal nous raccompagne dehors et
ouvre une porte.
— Allez ! ordonne-t-elle.
Je fais un pas dehors. Nadeem me suit. La porte se referme et nous
sommes de retour dans ce bon vieux Manhattan.
CHAPITRE 21
La semaine qui suit est étrange. Je retrouve ma vie ordinaire, celle d’une
petite assistante-vétérinaire qui court pour attraper son métro et va faire ses
courses. Comme promis, ma plaie a cicatrisé en deux jours. Lorsque j’ai
enlevé le bandage, il n’y avait plus que de longues et fines lignes rouges là où
les griffes ont déchiré mon bras, qui ont disparu dans la nuit.
J’ai bien recommandé à Nadeem de ne pas mentionner qu’il savait que
Brooke Chesterfield et Aislan n’étaient qu’une seule et même personne. Il
m’a promis de ne pas en dire un mot à quiconque. Il n’est pas stupide. Il sait
ce qu’il risque à en savoir trop. Il a rédigé son rapport en rapportant
uniquement les faits. La servante de la princesse Aislan, une humaine
nommée Helena, fille de serviteurs, est devenue un homme, Kassian. Celui-ci
a été mordu par un loup-garou et a été transformé. Il a alors attaqué Griselda
puis Galleane et s’est attaqué à moi lorsqu’il a compris que je m’approchais
de la vérité. La princesse connaissait le meurtrier et l’a caché. Je suis sûre que
Nadeem s’est fait un plaisir de charger Sa Splendeur et je ne peux pas le
blâmer pour ça. L’amour n’excuse pas tout. Nadeem m’accorde une bonne
moitié du bénéfice de la découverte du coupable, et me transmet une
invitation informelle de sa directrice à la rencontrer.
Je verrai dans quelque temps. Pour l’instant, j’ai besoin de me remettre un
peu. J’ai beau avoir demandé à Dot, à Nadeem et à Patsy, qui m’ont tous dit
que non, je n’allais pas me transformer en louve, j’ai des doutes. J’ai le
sentiment qu’il se passe quelque chose de bizarre en moi et je n’aime pas ça
du tout. Je regarde sans cesse mes yeux dans toutes les surfaces
réfléchissantes pour voir s’ils tournent au doré. Je guette les phases de la
lune.
Bref, je suis stressée à mort. Je comprends les bénéfices de l’exercice
lorsque je ressors du cours de Krav Maga le lundi suivant. Au moins, pendant
une heure, je me suis vidé la tête et je n’ai pas pensé à la prochaine pleine
lune. Luke m’a invitée à prendre un smoothie avec lui à la fin du cours, mais
croyez-le ou non, j’ai décliné. Je ne suis pas du tout d’humeur à me lancer
dans une relation amoureuse en ce moment. Je n’ai même pas envie de voir
mes amis. Je passe mes soirées à bûcher mes bouquins comme jamais. J’ai
pris conscience de mes lacunes durant cette enquête. Je veux connaître toutes
les races de surnaturels qui existent, et comment ils vivent, s’ils sont dans le
clan des gentils ou des méchants. La classification est évidemment idiote. Il y
a les gentils loups comme Patsy et puis il y a les tarés comme Kassian. Pour
certains, les sorcières sont des garces qui leur balancent des sortilèges. Pour
d’autres, ce sont des guérisseuses. Le BES ne tolère que les surnaturels qui
travaillent pour le gouvernement et se méfie des autres. Je suis entre deux
eaux, à ce niveau.
Et puis il y a les démons que tout le monde déteste. Au moins, c’est clair.
Il y a autre chose qui me met mal à l’aise. J’ai tué un homme. D’accord, il
était sous sa forme de loup et visait ma gorge, mais j’ai quand même ôté la
vie à une personne qui respirait. Renvoyer des démons aux enfers ne m’a pas
posé de problème. Ce sont des créatures maléfiques qui ne visent qu’à
bouffer des humains ou leur prendre leur énergie vitale. Kassian ne maîtrisait
pas sa louve. Je ne suis même pas sûre qu’il ait compris ce qu’il faisait en
m’attaquant. Évidemment, il y a l’attaque sous sa forme humaine juste
derrière mon immeuble. J’ai quand même été incroyablement stupide. Devant
lui, j’ai détaillé mon parcours et l’horaire des métros et des bus pour rentrer
chez moi. Si je n’étais pas partie en avance de mon travail, il me serait tombé
dessus alors que je n’avais pas mes armes.
Désormais, je prends mes poignards en permanence avec moi. Je les
planque dans mon vestiaire à la clinique, et je les mets dès que je pointe le
bout de mon nez dehors. J’ai trouvé un sortilège pour faire passer ma ceinture
pour une ceinture dorsale, le genre de truc que tu portes pour soulager tes
douleurs de dos. J’ai testé sur Dot, elle n’y a vu que du feu. Bien sûr, je lui ai
dit la vérité, mais j’avais besoin de savoir.
Je me suis promis un truc. Si je me fais attaquer par un humain qui en a
après mon sac, j’utilise mon énergie magique pour dévier la menace –
couteau, arme à feu – et je me barre en courant. Je ne suis pas une justicière.
Je ne vais pas commencer à dézinguer les criminels à grands coups de
poignards en arcanium. Si je tombe sur un type qui en veut à ma vertu, par
contre, je compte bien utiliser un sortilège pour que jamais plus il ne puisse
se servir d’une certaine partie de son anatomie, après lui avoir donné la raclée
de sa vie à grand renfort d’énergie magique.
En attendant, je travaille sur mes sortilèges, sur l’histoire des peuples
surnaturels, et je ne sors plus beaucoup de chez moi. J’ai monté ma
bibliothèque et rangé mes livres. Je vais aussi avoir une conversation avec ma
mère. Je veux savoir d’où me viennent ces pouvoirs. Je ne veux pas utiliser
de sortilège sur elle, mais elle va devoir me dire la vérité. À moins qu’elle ne
l’ignore elle-même. Ça peut venir de mon père. Dans ce cas, je ne suis pas
près d’avoir mes réponses.
J’ai eu la surprise de recevoir un virement d’une somme assez
conséquente, venant d’une entreprise de services, avec un justificatif parlant
de « services rendus pour garde et soins d’animaux ». Ça devrait passer
nickel avec les impôts. J’ai de quoi partir en vacances. Ou épargner. Ou
simplement en profiter peu à peu pour me payer des trucs qui me font plaisir.
Pour l’instant, j’ai mis la somme de côté. Je ne suis pas vraiment dans l’état
d’esprit adéquat pour faire la fête.
Je finis ma journée à la clinique en état de stress maximal. La pleine lune
est pour ce week-end.
Naturellement, à quatre heures moins deux, alors que je vais pour fermer
mon poste de travail, ma collègue me dit qu’il y a quelqu’un qui veut me
parler. Je découvre la fae-guide, en vêtements humains, l’air toujours aussi
revêche. Elle regarde autour d’elle comme si elle se trouvait dans un cloaque
immonde au lieu d’une clinique briquée deux fois par jour et sentant bon le
désinfectant au parfum citron.
— Sa Majesté désire vous voir, me dit-elle. Maintenant.
Je ne peux pas masquer un soupir. Pas maintenant. Je ne veux plus
entendre parler des faes pendant un moment. Mais la femme reste plantée
devant moi. Autant en finir.
— Je prends mes affaires et j’arrive, dis-je.
Je me change, mets mes lames et la suis. Elle ne s’embarrasse pas de
prendre le bus. Dans la ruelle à l’arrière de la clinique, elle ouvre un portail et
nous nous retrouvons en faerie. Un autre portail et nous voilà au palais. Elle
me conduit dans un salon assez semblable à celui où Aislan nous a reçus la
dernière fois et nous laisse.
La reine et la princesse sont là, la reine dans un fauteuil en bois blanc et
tenue somptueuse, Aislan sur un canapé, vêtue d’une tenue bleue très simple.
Elle n’a pas de glamour, et je vois les cernes sur un teint brouillé et ses yeux
rouges. Je m’incline devant la reine.
— Asseyez-vous, m’accorde Sa Majesté en désignant un canapé qui fait
face à celui d’Aislan.
La princesse ne me regarde pas. Elle tient entre ses doigts le pendentif de
Kassian.
— Je vous remercie pour le paiement, dis-je.
La reine écarte ces futiles préoccupations d’un geste de la main.
— Aislan voulait vous parler. J’ai tenu à être présente.
Je suis surprise et concernée, parce que je sens que je me suis fait une
ennemie à vie. La princesse doit me haïr pour avoir tué son amant.
Pourtant, lorsqu’elle relève la tête, je ne vois que la douleur dans son
regard.
— Je suis désolée, dit-elle, loin des manières de Sa Splendeur. Je savais
depuis le début que Kassian était coupable de meurtre, et j’ai tout fait pour
vous mener, vous et le lieutenant du Bureau, sur de fausses pistes.
Elle s’excuse pour avoir jeté un sortilège à Nadeem et avoir fait apparaître
l’illusion de Pryanka. Je lui assure que je transmettrai ses regrets.
— J’aimais Kassian, continue-t-elle d’une voix rauque. Je voulais croire
que notre amour était possible. Je savais qu’aimer un humain m’était interdit,
mais j’espérais que ma tante tolèrerait Kass comme un consort. Le premier
devoir d’une princesse, et d’une fae en général, est d’avoir des enfants pour
perpétuer la race, et j’étais prête à porter les enfants d’un fae si cela me
laissait libre d’aimer mon amant humain.
Elle récite bien sa leçon. Je suis sûre que sa tante lui a fait répéter son
texte. Je retrouve les arguments que m’a sortis Patsy pour les loups-garous.
En tant que transsexuel, Kassian était stérile.
— Vous vouliez vraiment des enfants ? demandé-je. Pour les élever avec
Kassian ?
La princesse baisse les yeux.
— Je savais que Kass ne pourrait pas en avoir. Je ne sais pas ce que je
voulais. Je vivais au jour le jour.
Autrement dit, elle a envisagé une vie sans héritier, ce qui n’a pas dû
plaire à sa tante. Cette fois, je ne peux pas retenir les mots qui me brûlent les
lèvres.
— Aucune femme ne devrait être forcée d’avoir des enfants si ce n’est pas
son plus profond désir.
La princesse me lance un regard étonné… et reconnaissant. La reine ne
laisse pas passer.
— Le premier devoir d’une fae est de perpétuer la race. Nous nous
mourrons.
— J’en suis consciente, Votre Majesté. Néanmoins, si une femme n’a
aucun désir d’enfant, la forcer à la maternité est barbare.
Je persiste et je signe. Je sais, je suis une sale égoïste qui ne pense qu’à sa
petite personne, mais bordel, les arguments de la reine sont dignes du
patriarcat le plus rétrograde. La reine pince les lèvres et fait signe à Aislan de
poursuivre.
La princesse a refermé ses doigts sur la feuille d’arbre en or de Kassian.
— Kassian en voulait inconsciemment à Grigri de lui avoir volé sa vie,
poursuit la princesse. Mais il ne l’a pas tué en tant que lui-même. La louve a
pris le dessus et a attaqué. Kassian a lutté, et il a retrouvé forme humaine
auprès de son corps.
Bouleversé et terrorisé, le jeune homme a tout raconté à Aislan, lui
demandant aide et protection. Elle lui avait déjà fabriqué un pendentif
ensorcelé pour cacher sa nature de loup aux autres faes. Si Kassian avait été
découvert, il aurait été emprisonné avant d’être remis aux bons soins d’une
meute loin d’ici. Aislan a protégé l’homme qu’elle aimait. Mais la louve était
furieuse. Elle a à nouveau pris le contrôle de Kassian pour attaquer Galleane.
Kassian a réussi à contrôler la bête pour que l’attaque échoue. Aislan l’a alors
encouragé à avoir confiance en lui. S’il avait pu stopper l’attaque une
première fois, il pouvait le refaire. Mais la deuxième fois, Kassian n’a pas pu
empêcher la louve d’aller au terme du meurtre. Il s’est retrouvé à nouveau
désemparé et terrorisé à côté du corps de Dame Galleane. Aislan n’avait pas
craint grand-chose des gardes mandatés par la reine pour retrouver la louve. Il
n’y a aucune formation policière chez les faes. Les faes de basse extraction
occupent des fonctions d’intendants, de fermiers, de gardes ou de
fonctionnaires.
Et c’est là que Nadeem, puis mon humble personne sont entrés en scène.
La princesse, vivant une bonne partie de son temps dans le monde humain, a
pris peur. Elle savait que l’ADN pouvait trahir Kassian. Prise de panique, elle
a jeté un sortilège de confusion à Nadeem, avant d’invoquer un incube pour
le dérouter un peu plus. Lorsque je suis arrivée à mon tour, elle a compris que
la situation devenait désespérée. Elle a envoyé Kassian, sous forme humaine,
me faire peur en jouant les ninjas. Il avait ordre, m’assure la princesse, de ne
pas me tuer, juste me blesser pour me dissuader de continuer. Puis Kassian a
perdu le contrôle, et c’est de la propre initiative de la louve qu’il est venu
pour m’attaquer devant chez moi, le soir où je promenais Gaga.
— Il n’a pas attaqué, me rappelé-je.
— Kass m’a dit qu’il avait perçu la présence de quelque chose d’inconnu,
répond la princesse dans un murmure. Il a eu peur, la louve était terrifiée, et
elle s’est enfuie. Il a pu reprendre le contrôle.
Comme je me doute que ce n’est pas un coach sportif qui a pu effrayer la
louve, ça veut dire qu’il devait y avoir autre chose dans la rue, et là, c’est moi
qui ai un frisson. Si Luke n’était pas arrivé, j’aurais pu me faire bouffer par la
louve ou attaquer par un truc inconnu.
— Était-ce un démon ?
— C’est possible, répond Aislan. Il n’a pas reconnu la signature. La louve
avait trop peur.
— Et Pollux ? demandé-je d’un ton agressif.
— Qui ? demande Aislan.
Sa réponse m’irrite.
— Le petit chien dont Kassian a brisé la nuque ! Un mignon petit Cavalier
King Charles !
Ça, ma vieille, je ne suis pas prête à le laisser passer. D’accord, la louve,
conduite par l’inconscient de Kassian, en voulait à Grigri et Galleane, mais le
chien n’avait rien fait.
— Le petit chien avait assisté au meurtre de Galleane, murmure Aislan. Il
a arraché un morceau de la tunique de Kass quand il s’est rhabillé. Il l’a suivi.
Il n’arrêtait pas de le suivre. Kass a eu peur qu’il ne vous mène droit à lui. Il
l’a tué.
La reine porte la main à ses lèvres, visiblement choquée.
— Et tu l’as laissé faire ?
Aislan baisse la tête.
— Il n’y avait pas d’autre solution.
— Remettre Kassian à la justice ? suggéré-je. Ou bien attraper le chien et
le confier à une servante pour le tenir loin de votre amant ? Mais le tuer était
plus facile, évidemment.
Je vois un soupçon de l’ancienne Aislan dans la moue boudeuse de la
princesse.
— Tu as vécu trop longtemps chez les humains, intervient la reine. Tu
deviens insensible aux crimes contre la nature.
Aislan lui jette un regard de colère.
— Je passe ma vie d’humaine à sensibiliser les gens à l’importance de la
sauvegarde de la planète ! Je passe ma vie dans ce monde pollué et moche !
Je fais mon devoir ! Tout ce que je demandais, c’était de vivre avec Kass en
échange !
Elle est jeune. Elle s’imagine encore que le monde est juste, qu’elle aura
une récompense lorsqu’elle fera son taff.
— Votre Altesse, avez-vous tout de même compris que votre petit ami a
commis deux meurtres ? demandé-je.
Les épaules d’Aislan s’affaissent.
— Oui, murmure-t-elle. Mais il ne méritait pas de mourir.
— Je n’ai pas dit qu’il le méritait. Il n’était pas responsable de sa morsure.
Mais vous étiez tous les deux coupables pour ne pas avoir cherché aide et
conseil auprès de votre tante, ou même simplement d’une guérisseuse. Je
vous rappelle quand même que la louve a voulu m’égorger.
Et voilà, je suis une daronne qui fait des sermons à des jeunes femmes sur
la vie. Je prends un coup de vieux.
— Aislan va passer quelque temps à méditer sur tout ce qui vient
d’arriver, intervient la reine. En attendant, comme nous ne pouvons pas la
soustraire à son rôle auprès des humains, elle sera sous étroite surveillance.
— Je ne peux qu’approuver, dis-je.
On dirait deux daronnes qui viennent de punir une ado parce qu’elle a fait
des conneries. Aislan se tortille sur le canapé, loin de sa dignité princière.
— Je ne veux pas y retourner, marmonne-t-elle.
— Tu as déjà été absente trop longtemps, et Dame Florane a eu le plus
grand mal à expliquer ton absence. Tu vas y retourner. Tu feras ton devoir.
J’ai réussi à étouffer le scandale, mais je ne l’ai pas fait pour toi. Je l’ai fait
pour le trône. Tu es responsable de la mort de Galleane, sinon de Griselda. Et
du petit chien.
N’oublions pas ce pauvre Pollux. Vous pouvez trouver ça con, mais je
trouve important qu’il soit mentionné en même temps que les dames
d’honneur.
Aislan se lève brusquement, et me jette un regard glacial.
— Si vous n’étiez pas venue fourrer votre nez là-dedans, rien de tout cela
ne serait arrivé. J’aurais pu aider Kass à contenir la louve ! Le chien ne serait
pas mort.
Eh, elle ne va quand même pas tout me faire retomber dessus, Sa
Splendeur ! Je me lève à mon tour.
— Si vous n’aviez pas invoqué un incube contre Nadeem en tout premier
lieu, il ne m’aurait jamais demandé de l’en débarrasser et de l’assister pour
cette enquête.
Et vlan, prends-toi ça dans tes dents blanches ! C’est le propre des
caractères faibles de toujours essayer de faire retomber sur les autres leurs
propres erreurs.
— Et pendant qu’on y est, reprends-je, m’envoyer une illusion de
Matthew était vraiment mesquin de votre part !
La princesse a l’air surprise.
— Quoi ?
Je lui rappelle son mauvais tour le jour où je suis venue seule en faerie.
Aislan hausse les épaules.
— Ce n’est pas moi. Je suis incapable de lire dans votre esprit, sorcière. Je
ne suis pas de quoi vous parlez.
— À d’autres ! Vous m’avez envoyé l’image du démon que j’ai combattu,
lui rappelé-je.
— Parce que je savais que c’était un démon chtonien, répond la princesse.
Je ne peux pas vous provoquer d’illusions. Alors, arrêtez de m’accuser à tout
bout de champ parce que vous avez des hallucinations !
— Les faes ne peuvent pas lire dans l’esprit des sorcières, confirme la
reine. Tu peux te retirer, Aislan.
La princesse hésite.
— Si vous voyez Grigri et Gallenae, dites-leur que je regrette vraiment. Et
aussi pour le petit chien.
Puis elle sort en fermant la porte sans bruit.
Je reste debout, les sourcils froncés. Si ce n’est pas elle, alors qui a
provoqué cette vision ?
— Je voulais que vous entendiez sa version de l’histoire, fait Kalan en me
faisant signe de me rasseoir. J’ai un dernier service à vous demander.
— Je vous écoute.
Je vais refuser. Je ne veux plus venir en faerie, sauf peut-être pour voir
mère Karal.
— J’aimerais que vous formiez plusieurs de mes dames d’honneur, et
quelques servantes humaines de toute confiance, à cet album de photos dont
vous m’avez parlé, requiert la reine. Aislan va devoir retourner chez les
Chesterfield, et j’ai l’impression que ce réseau Internet est une sorte de
journal intime pour elle. J’ai besoin de savoir ce qu’elle y fait.
Je ne m’attendais pas à cette requête. S’il n’y a que cela…
— En une soirée, ça peut être fait, dis-je. Ce n’est pas compliqué.
— Je vous remercie, dit la reine, visiblement soulagée.
— Vous allez vraiment la laisser s’en tirer comme ça ? ne puis-je
m’empêcher de demander.
La reine a un rire sans joie.
— S’il n’y avait pas tant de choses vitales en jeu, Aislan serait en prison.
J’aimais profondément Grigri et Galleane. Et j’adore les petits chiens. Mais
elle joue un rôle essentiel dans notre plan de bataille pour l’avenir.
— Elle sera reine, un jour, fais-je remarquer.
Comment peut-elle laisser monter sur le trône une complice de meurtre ?
— Peut-être, répond cryptiquement la reine. L’avenir nous le dira. J’ai
peur que ma sœur n’ait bien mal choisi son consort pour être le père de sa
fille.
— Le père d’Aislan est encore en vie ?
Je ne me suis pas posé la question. Je pensais qu’il était soit inconnu, vu
que la lignée paternelle ne compte pas aux yeux des faes, soit qu’il était mort.
— Il a quitté le royaume après l’échange avec la petite Brooke, soupire la
reine. Il n’avait pas compris comment ma sœur pouvait accepter de céder son
enfant aussi facilement. Les pères ne sont pas toujours conscients des
sacrifices que nous faisons, nous, les femmes. Vous le savez, n’est-ce pas ?
— Oui ? Je pense, réponds-je sans comprendre.
— Vous pourrez revenir en faerie si vous le souhaitez, sorcière Houston,
dit la reine en reprenant un ton formel. Naturellement, cette affaire ne doit
pas être discutée avec quiconque, fae, surnaturel, humain, ni sur ce réseau
Internet.
Je remercie Sa Majesté comme il se doit avant de me retirer, pensive. Je
me demande si Aislan montera effectivement sur le trône un jour, ou si sa
tante va trouver vite fait une autre héritière. Je me suis demandé au début
comment la princesse allait faire pour cumuler son rôle de Brooke et celui de
reine, avant de me rendre compte que je pensais en années humaines.
Lorsque la princesse montera sur le trône, Brooke Chesterfield sera morte et
enterrée. La reine avait tout prévu. Sauf que sa nièce tombe amoureuse de la
mauvaise personne.
Les contes de fées finissent mal en faerie, on dirait.
Je manque de passer à travers de Dames Griselda et Galleane. Leurs
fantômes ne sont plus que des silhouettes brumeuses à présent. Elles savent
que Kassian était le coupable et qu’il est mort.
— Je ne peux pas m’empêcher de me sentir coupable, murmure Grigri
d’une voix éthérale. J’aurais dû mieux élever cette petite. Elle est un peu
étourdie, mais elle n’est pas méchante.
— Ne culpabilise pas, répond Gallenae en lui prenant le bras. Elle a fait
ses propres choix. Ce n’est plus une enfant.
— Vous avez raison, dis-je. Elle m’a chargée de vous dire qu’elle regrette
vraiment votre mort, et je la crois sincère.
Le visage estompé de Grigri s’illumine. Gallenae pince les lèvres et finit
par sourire.
— Si vous la revoyez, dites-lui que nous lui pardonnons. Espérons que
toute cette histoire lui a mis un peu de plomb dans la tête !
J’en doute beaucoup, mais je ne vais pas le dire à des défuntes.
— Galleane, le portail s’ouvre ! s’écrie Grigri en montrant un endroit
derrière moi.
Je me retourne et ne vois rien du tout. Je préfère, en un sens.
— Au revoir, sorcière Houston, me dit Grigri avec un gentil sourire.
Prenez soin de vous.
— Vous aussi, réponds-je, la gorge serrée.
Grigri et sa compagne, bras dessus bras dessous, glissent vers un endroit
qu’elles seules peuvent voir. Leurs silhouettes s’estompent jusqu’à s’évanouir
complètement, et je reste seule dans la forêt où la nature reprend son bruit
habituel, après avoir retenu son souffle.
Lorsque je ressors du royaume, je jette un coup d’œil au ciel. Il fait
presque nuit. La lune ne va pas tarder à se lever.
CHAPITRE 22

C’est la pleine lune et on est vendredi 13. Si j’étais croyante, j’irais brûler
un cierge dans la première église venue et je prendrais une douche à l’eau
bénite. Je passe la journée en transe. Mon bras ne porte plus de traces des
griffures. C’est un bras parfaitement normal. Je ne me sens pas spéciale. En
temps ordinaire, j’adore la pleine lune. Je trouve que c’est un moment
magique. Depuis que je suis une sorcière, j’ai trouvé tout et son contraire sur
cette période du cycle lunaire.
Si ça se trouve, ce soir, lorsque l’astre sélène se lèvera, je vais me sentir
toute bizarre et tout à coup me retrouver à quatre pattes sur le sol, avec un
long museau et les mêmes oreilles que Gaga. Et une queue avec laquelle je
vais tout renverser.
Du coup, j’ai demandé à Nadeem et Patsy de venir passer la soirée chez
moi. Comme ils sont sympas, ils ont accepté. On commandera des pizzas, et
j’ai acheté de l’alcool pour Patsy et moi et du soda pour le lieutenant. En
revenant de faerie, je passe vite fait à la buanderie lancer une lessive, et je
vais promener Gaga pendant que ça tourne. Je remonte avec un plein panier
de linge propre et une Gaga qui va boire à son bol et asperger le sol de la
cuisine d’eau avant de se laisser tomber sur son coussin. On a marché
longtemps.
Je prends une douche et je m’habille d’un jean et d’un tee-shirt noir. Si je
me transforme, de quelle couleur serai-je ? Normalement, la couleur du poil
reprend celle des cheveux, mais il y a des exceptions, m’a dit Patsy. En toute
logique, je devrais finir avec un poil noir. J’aurais préféré être couleur sable
ou dorée. Une fois, quand j’étais ado, je me suis décoloré les cheveux en
blond. Ma mère a piqué une crise devant le résultat, et j’ai porté un bonnet
pendant une semaine en cours, parce que, comment dire ? Le résultat n’était
pas la hauteur de mes espérances. La décoloration maison n’avait pas bien
pris, et la coloration avait tourné. J’avais les cheveux quelque part entre le
vert et le noir décoloré, avec des mèches platine au milieu. Je me suis bien
fait foutre de moi à l’école, et ça a été bien plus efficace que les remontrances
de ma mère. Depuis, des coiffeuses m’ont appris que je pouvais me faire
décolorer en blonde, bien sûr, tout est possible, mais que ça ne m’irait pas du
tout.
Je me demande si je pourrais essayer avec un sortilège. Être dans la peau
d’une blonde, une seule fois dans ma vie. Pouvoir mettre des rouges à lèvres
qui ne me vont pas en tant que brune. Porter des fringues incompatibles avec
mon physique de latino. Je rappelle que je n’ai aucun ancêtre espagnol ou
mexicain, juste des ancêtres français, il y a de nombreuses générations.
J’aurais préféré des ancêtres latino. Ça expliquerait mon caractère
volcanique.
Il faudra que j’appelle ma mère pour cette histoire de filiation.
Je me sens comme avant le résultat d’un examen qui va changer votre vie.
J’ai passé les épreuves et je ne peux plus rien faire en attendant le résultat. Je
sais très bien ce que j’ai lu dans les livres sur les sorcières et leur
incompatibilité avec la magie des loups-garous. J’ai échangé environ une
centaine de textos avec Nadeem et Patsy sur le sujet, chacun m’assurant que
je ne peux pas me transformer.
Mais je suis une sorcière de fraîche date. Et si la magie sorcière ne
fonctionnait pas à cent pour cent ? Tu sais, un peu comme la pilule, ça
marche à 99%, sauf le cas restant où tu te retrouves dans les emmerdes.
Patsy arrive en premier. Elle porte une simple robe droite et des ballerines,
en prévision de sa propre transformation. Nadeem sonne juste après. Ah oui,
j’ai oublié de leur dire, à l’un et l’autre, qu’ils allaient se rencontrer. Ils se
regardent d’abord poliment, comme deux invités sur le point de faire
connaissance.
— Patsy, voici le lieutenant Nadeem, du Bureau. Et voici Patsy, qui
devient poilue les soirs de pleine lune.
— Tu aurais pu me dire que tu avais convié un flic ! lance ma copine
louve d’un ton sec.
Son charmant sourire a disparu.
— Vous auriez pu me dire que j’allais me retrouver face à une louve-
garou, me reproche Nadeem.
— Oh, bordel, vous allez arrêter, oui ? J’ai demandé à deux de mes amis
de venir me tenir la main ce soir !
Aussitôt, ils s’excusent et Gaga, qui vient quémander des caresses,
réconcilie tout le monde. Elle connaît déjà tout le monde, et sait qu’elle n’a
rien à craindre de la louve ou du lieutenant. On se retrouve sur mon canapé,
les pizzas sont commandées et je sers les boissons. Patsy avale cul sec un
shot de vodka.
— Si on mettait une série ? propose-t-elle en voyant que je regarde par la
fenêtre avec anxiété.
— Bonne idée. Vous avez un titre en tête ?
— Les nouvelles aventures de Sabrina ? suggère Nadeem avec un visage
ultra-sérieux.
Patsy éclate de rire.
— Très drôle, marmonné-je.
— On peut aussi regarder Teenwolf, ajoute le lieutenant.
Elle lui lance un regard acéré.
— American Horror Story ? proposé-je, désabusée.
Patsy fait défiler ma liste et ne se prive pas pour commenter.
— Dis donc, tu adores l’horreur, toi. Et allons-y pour les zombies, et
encore une série d’épouvante, et encore une zombie… Oh, une comédie
romantique !
— J’étais déprimée, marmonné-je.
— Princess Bride ? suggère Patsy en s’arrêtant sur un titre que j’avais
présélectionné.
— Je vote pour, fait Nadeem.
— Pourquoi pas, soupiré-je.
Les pizzas arrivent, végétarienne pour Nadeem et blindée de toutes sortes
de viandes pour Patsy et moi. On va avoir l’haleine chargée. Je sors la bière.
Le film me distrait un peu, on finit les pizzas, on fait passer avec de la glace
au chocolat et je me détends un peu.
Tout à coup, je sens Patsy qui se trémousse à côté de moi.
— Ça arrive, dit-elle.
— Je ne sens rien du tout.
— Normal, tu ne vas pas te transformer, rétorque-t-elle.
— Houston, vous n’êtes pas devenue un loup-garou, me rassure Nadeem
une fois de plus.
— N’empêche que vous avez pris vos lames et votre flingue, fais-je
remarquer.
Par courtoisie, il a viré ses poignards et son flingue qu’il a mis sur ma
bibliothèque en arrivant.
— Un soir de pleine lune ? Je ne suis pas suicidaire, répond-il.
— Oh ça va, grogne Patsy en se levant. Il y a plus d’agents du BES qui ont
tiré sur des loups innocents que le contraire.
— Exact. Vous ne tirez pas, vous mordez.
— Je ne mords pas. Je suis bien élevée.
Je m’abstiens de parler du loup qui a mordu le défunt Kassian. Nadeem et
Patsy échangent des piques jusqu’à ce que ses yeux virent au doré.
— Je vais me transformer. Merci de ne pas me tirer dessus. Chase, tu
m’ouvres la porte ?
Nadeem s’est levé, lui aussi, et il s’approche discrètement de la
bibliothèque. Cependant, il oublie ses armes lorsque Patsy vire ses ballerines
et fait passer sa robe par-dessus sa tête. Elle ne porte rien en dessous.
Je vous jure que Nadeem s’empourpre un peu, mais pas avant que ses
yeux aient fait un aller-retour sur le dos de Patsy et ses régions inférieures.
Et puis il y a un éclair et je me retrouve avec une louve qui secoue les
oreilles, et ouvre grand la bouche… pour bâiller. Elle jette un regard sur les
boîtes à pizza vides. Elle doit se sentir lourde.
Gaga vient voir ce qui se passe, et la louve émet un drôle de bruit, entre le
gémissement et l’aboiement. Les loups n’aboient pas. Ils hurlent. Patsy a dû
apprendre ça avec ses copains chiots. Gaga s’approche, un peu méfiante, il y
a un bon reniflage de museau, puis ces dames se reniflent une autre partie de
leur anatomie. J’éclate de rire.
— Vous êtes toujours humaine, me fait remarquer Nadeem.
C’est vrai ! Je ne me suis pas transformée !
— Ouais ! hurlé-je si fort que Gaga aboie et que Patsy sursaute. Je ne suis
pas une louve !
Je me reçois un bon coup de tête dans la jambe, parce que Patsy est vexée.
— Désolée, ma vieille, mais je préfère rester sous forme humaine.
Tout juste si je ne fais pas une happy dance dans mon salon. Je ne suis pas
un loup-garou !
— Je vais descendre avec Patsy, dis-je à Nadeem. Et promener Gaga.
— Si vous vous sentez rassurée, je vais vous laisser, fait Nadeem. J’ai des
rapports en retard.
— Un vendredi soir ?
— Le crime, même paranormal, n’attend pas, répond-il d’un ton
mystérieux.
Il reprend ses armes, remet sa veste et j’ouvre la porte. Gaga bondit dans
l’escalier, suivie par Patsy qui folâtre à ses côtés, toute contente d’avoir
quatre pattes et d’aller courir. J’ouvre la porte de l’immeuble et Gaga va
immédiatement vider sa vessie dans le caniveau. Patsy vient se frotter contre
mes jambes. Elle a prévu de rentrer directement chez elle. Je lui rapporterai
ses affaires dimanche, pour le brunch. Je me sens complètement idiote, mais
je lui gratouille le crâne et la remercie d’être venue me tenir compagnie.
Patsy va s’asseoir devant Nadeem, qui fronce les sourcils.
— Que veut-elle ? me demande-t-il.
— Que vous lui disiez au revoir ? Une petite caresse ?
Je vous jure que je fais de mon mieux pour cacher mon fou-rire. Nadeem
secoue la tête.
— Je ne vais pas faire de caresses à une louve-garou ! proteste-t-il à voix
basse.
Patsy incline la tête et se met à gémir. Elle tend la patte, comme un chien
bien élevé.
Nadeem se penche, et serre la patte tendue. Patsy, satisfaite, se frotte
contre sa jambe et part en trottinant. Je récupère Gaga qui voulait la suivre.
— Non, jeune fille, on rentre à la maison, lui dis-je d’un ton ferme.
— Votre amie est plutôt sympa pour une louve, fait remarquer Nadeem.
Oh.
— Je suis sûre qu’elle vous trouve sympa aussi, souris-je.
Le lieutenant et Patsy ? L’agent du Bureau et la louve ? Et pourquoi pas ?
Matthew savait très bien que j’étais une sorcière et ça ne nous a pas empêchés
de nous aimer. Pendant une seule nuit. Quelques jours.
Tout à coup, je pense à ce que la princesse m’a sorti. Sur le moment, j’ai
refusé d’y penser, parce que j’étais hyper inquiète pour la griffure, mais
maintenant que je suis rassurée, le doute me revient en pleine figure.
— Nadeem, vous vous rappelez quand je vous ai dit que la princesse
m’avait envoyé l’illusion de Matthew ?
— Je me rappelle, répond le lieutenant, tout sourire envolé.
Je lui transmets les excuses de la princesse, ce qui le détend un peu, mais
plus que cela. Puis je lui dis qu’Aislan a affirmé ne pas m’avoir envoyé
d’illusion parce que les faes ne peuvent pas lire dans les pensées des
sorcières.
— C’est vrai, reconnaît Nadeem. Vous étiez si bouleversée sur le moment
que je n’y ai pas pensé.
— Alors, qu’est-ce que c’était ? demandé-je tandis que mon cœur se met à
battre plus vite dans ma poitrine. Nadeem, est-ce que vous avez vu Matthew
dans son… cercueil ?
Et s’il était vivant ?
Je l’ai vu mort, une pique en fer lui traversant le cœur. J’ai recueilli son
dernier souffle. Je n’ai pas vu son âme errer sur les lieux de sa mort. J’ai
assisté à son enterrement.
— Non, reconnaît le lieutenant. Je l’ai vu à la morgue. Il était bel et bien
mort, Houston. Vous avez eu une hallucination, voilà tout.
— Pas mon genre, marmonné-je. Est-ce que le Bureau a déjà ressuscité
des morts ?
— C’est interdit, me rappelle Nadeem. Vous auriez pu avoir de gros
ennuis si cela n’avait pas été totalement non intentionnel de votre part.
— Mais si j’ai pu le faire, d’autres ont pu le faire ! insisté-je, au bord des
larmes. Peut-être que Matthew est vivant, quelque part, et qu’il a besoin de
mon aide !
— Chase, ne vous faites pas de mal comme ça, me dit Nadeem en posant
ses mains sur mes épaules. Matthew est mort. Il repose en paix. Vous étiez
seule en faerie, royaume de l’illusion et des faux semblants, vous étiez
fatiguée, et vous avez eu une petite hallucination. Quand la princesse m’a
montré Pryanka, j’avais beau savoir qu’elle était morte, j’ai voulu croire, le
temps d’une seconde, qu’elle avait pu échapper au démon et qu’elle était
vraiment là, à m’attendre. Nous désirons tous que les êtres aimés que nous
avons perdus ne soient pas vraiment morts. Mais ils le sont. Cessez de vous
bercer d’illusions, Chase. Acceptez la vérité.
— Matthew est mort, murmuré-je. Je sais.
C’est toujours aussi dur à dire, bon sang !
— Ne vous laissez pas bercer par des désirs impossibles, me conseille
Nadeem. Sinon votre vie va devenir un enfer. Étudiez vos bouquins. Devenez
une sorcière d’enfer.
— Je suis déjà une sorcière d’enfer, réponds-je avec un petit sourire. Je
dézingue les incubes comme personne.
Il se met à rire.
— Ne me rappelez pas un épisode extrêmement gênant, sourit-il.
Il m’embrasse sur le front.
— Prenez soin de vous, Houston. C’est le week-end, détendez-vous,
sortez, et évitez les démons en balade.
J’arrive à sourire.
— Je vais faire ça.
— Si vous avez besoin de parler, je suis là. Même si je pense que Patsy
sera mieux placée que moi. Entre femmes…
— Elle vous plaît ? le coupé-je.
— Je la trouve sympathique, pour une métamorphe, répond gravement le
lieutenant. N’allez pas chercher plus loin. Je ne compte pas la revoir.
— Vu que vous êtes mon ami et elle aussi, vous êtes amenés à vous revoir.
C’est fatal, dis-je en soulignant ce dernier mot.
— Si jamais un jour vous abandonnez votre métier d’assistante-véto, ne
vous lancez pas dans le métier de marieuse, vous manquez gravement de
subtilité.
Et il s’enfuit littéralement après un dernier adieu avant que je puisse lui
dire que la subtilité n’est pas toujours de mise.
Gaga, lasse de nos échanges, s’est couchée dans l’entrée de l’immeuble, et
s’est endormie. Elle ronfle. Je la réveille d’une caresse, et elle me lèche le
visage.
Tous les contes de fées ne finissent pas bien, mais j’ai toujours ma
chienne, mes amis et je ne suis pas un loup-garou.
Tout va bien.
DE LA MÊME AUTRICE

Chastity Houston T. 1 : Sorcière, mais pas trop

Aux Editions du 38

Villes Etranges
[1]
Cf « Renegades T1 : Pax » de Victoria Lace
[2]
Rencontres organisées par une influenceuse pour rencontrer les personnes qui la suivent
sur les réseaux sociaux.

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