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Jean-Marc Dhainaut

Extrait de

Psylence

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© 2023, Taurnada Éditions

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Prologue

Sur le pas de la porte, Clara s’efforçait de sourire.


Cette petite femme ronde aux cheveux teintés de
blond, mais aux racines blanches, avait les lèvres qui
tremblaient. Les yeux humides et la boule au ventre,
elle regardait s’éloigner à l’angle de la rue les voitures
de sa fille et de son petit-fils.
Nous étions le 27 mars 2004 et elle avait passé une
étrange soirée mêlée d’une joie un peu forcée, d’un
chagrin caché et d’une inquiétude que nul n’aurait su
expliquer, ou du moins, comprendre. C’était son anni-
versaire : 77 ans, ce n’est pas rien à l’échelle d’une
vie.
Elle avait enlacé ses arrière-petits-enfants (Mathis,
18 mois, et son frère, Evan, 5 ans), savourant chaque
minute, écrasée par l’étrange intuition de ne jamais les
revoir. Pourtant, leurs parents n’habitaient pas très loin
et ne manquaient jamais de passer à la maison, surtout
les week-ends. Eux, ou n’importe qui d’autre de la
famille.
Les proches de Clara étaient un rempart, une forte-
resse, un remède à tout. Ils avaient d’ailleurs immédia-
tement répondu à son appel, comme toujours, ne ratant
jamais une occasion de faire la fête avec les frères,
sœurs, beaux-frères, belles-sœurs, cousins, neveux et

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nièces. Tous réunis chez les piliers inébranlables
qu’étaient Clara Perec et son mari Gwendal.
Malgré les rires et la bonne humeur, Clara avait
maudit chaque mouvement de la trotteuse de l’horloge
du salon, l’accusant presque d’accélérer. Ce bonheur
qui remplissait sa maison était à chaque fois si bon,
même si ce jour-là, elle s’était fait beaucoup de souci
pour Gwendal : quelque chose d’étrange s’était pro-
duit durant la nuit et il avait refusé de s’alarmer, et
surtout d’en parler à quiconque.
Mais elle l’avait finalement raconté, ce qui avait mis
son époux très en colère, la boudant durant toute la
soirée.
Incrédules, tous l’avaient écoutée lorsqu’elle avait
juré n’avoir rien inventé. Ils se demandaient si elle ne
commençait pas à perdre la tête, mais ils s’étaient tus,
par respect, parce qu’il s’agissait de Clara, et chacun
se refusait à la voir vieillir. Mais malgré leur silence,
les regards ne trompaient pas.
Il était pourtant impossible qu’elle ait imaginé ce
qui s’était passé la nuit dernière. Non, elle ne devenait
pas folle ! Ce mal étrange qui s’était emparé de son
mari était bel et bien réel. « Un cauchemar », avait-il
affirmé, mais pas pour Clara. Il s’était éveillé en sur-
saut, poussant des cris qui refusaient de sortir, inca-
pable de se redresser, absorbant l’air à pleins poumons
comme un plongeur à bout de souffle qui sort soudain
la tête hors de l’eau.
Une crise cardiaque ? Non. Clara avait vu un homme
à genoux sur lui, lui écrasant la poitrine, les mains pla-
quées sur sa bouche pour l’empêcher de respirer. Elle
avait vu sa frêle silhouette dans l’ombre. Qui était-il ?
Comment était-il entré ? Pourquoi n’avaient-ils rien
entendu ? Et surtout : comment cet intrus avait pu

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disparaître aussi rapidement juste au moment même
où les doigts tremblants de Clara avaient appuyé sur
l’interrupteur de la lampe de chevet ?
Cette vision l’avait littéralement terrorisée. Son époux
avait posé sur elle un regard sceptique lorsqu’elle lui
avait raconté la scène. Le même qu’ils lui avaient tous
lancé le soir de son anniversaire.
Elle avait interrompu son récit au moment où le
petit Mathis, assis sur les cuisses de Gwendal, avait
fait coucou de la main en direction de la porte de la
cuisine. Il ne s’y trouvait pourtant personne. Les bébés
n’ont-ils jamais d’attitudes étranges ? Qui aurait pu en
convaincre Clara à cet instant précis ?
Les membres de sa famille doutaient de sa raison
lorsqu’elle avait dit que, durant toute la journée, il
s’était produit des choses bizarres dans la maison.
Même Solène, sa propre fille, ne l’avait pas crue quand
elle avait affirmé avoir vu les couteaux tourner à toute
vitesse pendant qu’elle dressait la table, et s’arrêter
brusquement, pointés sur elle. Gwendal n’avait rien
vu de tout cela, pas même l’homme qui avait tenté de
s’en prendre à lui durant son sommeil. Et pour ne pas
l’avoir crue, ils allaient tous le payer cher… très
cher…

Le lendemain matin, lorsqu’elle ouvrit les yeux,


quelque chose de curieux capta son attention. Le regard
braqué sur le plafond de sa chambre à peine éclairé
par le jour naissant à travers les rideaux, elle tourna la
tête, puis, d’un bond, elle repoussa ses couvertures :
les portes de la penderie et les tiroirs de sa commode
étaient ouverts, son linge éparpillé.
Sur le plancher, gisait le pot brisé de sa rose de
Noël. Mais ce qui lui glaça le sang, au beau milieu de

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ce désordre, était que son lit s’était déplacé à l’autre
bout de la pièce. Elle n’avait rien senti, rien entendu.
En panique, elle se retourna pour réveiller son mari.
Lui non plus n’avait rien remarqué…
Comment l’aurait-il pu ? Étouffé par ses oreilles
sectionnées et enfoncées dans sa bouche écartelée
pleine de sang…
« Et sa langue ? Où est-elle passée ? » s’interro-
gèrent les gendarmes.
Il ne l’avait pas avalée.
On la retrouva trois jours plus tard lors de la céré-
monie à l’église, après que la dame chargée de récol-
ter la quête eut poussé un cri de terreur en rangeant le
panier dans la sacristie : la langue gluante de Gwendal
Perec gisait parmi les billets et les pièces de monnaie.
Nul n’aurait pu voir, à ce moment-là, celui qui rica-
nait silencieusement au beau milieu des endeuillés…

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La mort avait fauché Gwendal Perec d’une manière


abominable, foudroyant toute la famille. Clara, en état
de choc, fut aussitôt hospitalisée.
Un état de choc… C’était du moins le diagnostic des
médecins. Un diagnostic qui n’avait pas détecté l’ef-
froyable peur de cette pauvre veuve.
En entendant l’un des internes dire qu’il fallait sur-
veiller son état pouvant évoluer vers une forme de
schizophrénie, Clara comprit que sa fille avait fait
allusion à ses « hallucinations ». Il fallait qu’elle se
taise, qu’elle prenne sur elle.

Une semaine plus tard, de retour chez elle, et en pré-


sence de sa fille, il lui fallut affronter les interminables
questions du capitaine Jacob : comment l’individu
avait-il pu s’enfuir aussi vite, et par où ? Les gen-
darmes avaient tout fouillé, jusque sous le lit, et passé
au crible la moquette de la chambre. Aucun indice.
Les enquêteurs n’avaient qu’une maigre et insolite
description de l’assassin : un homme chétif, une bar-
rette ecclésiastique sur la tête et vêtu d’une robe rouge.
Une robe rouge ? C’est assez singulier, s’était retenu
de dire le capitaine afin de ne pas braquer la veuve
Perec.

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Pourtant, ce n’était pas ce détail vestimentaire qui
avait effrayé Clara, mais le visage de l’individu : un
visage aux traits si vieux, tellement improbable, qu’elle
préféra se taire. Se taire par peur d’être prise, une fois
encore, pour une vieille folle. Se taire par peur de finir
enfermée ou gavée de médicaments…
Quant au mobile du tueur, il était aussi obscur que
tout le reste. Il n’avait rien volé, rien fracturé. Toutes
les portes étaient fermées à clé et les fenêtres ver-
rouillées comme s’il s’était déjà trouvé dans la maison
lorsque le couple s’était couché.
Le capitaine Jacob s’interrogeait tout en écoutant
Clara. La pauvre était si faible, si terrassée, qu’il avait
envie de s’excuser à chaque question qu’il lui posait.
Comment Clara avait-elle pu ne rien entendre ? Les
résultats cliniques étaient formels : elle ne prenait aucun
somnifère et n’avait été droguée d’aucune manière. Ni
elle ni Gwendal. L’enquête s’annonçait complexe, et
s’il avait fallu lui donner un nom plutôt qu’un numéro
de dossier, il n’en aurait été de meilleur que celui du
« diable ».
Le soir de son retour, toute la famille entourait Clara
dans le salon. Ils étaient tous là, comme à chaque fois
que les « piliers » avaient tremblé. Sauf que cette fois,
l’un d’eux était tombé.
Il était hors de question de laisser Clara affronter
seule les prochaines nuits. Luc, le compagnon de Solène
depuis son divorce, était d’accord pour qu’elle prenne
le temps de veiller sur sa mère. Leur appartement était
trop petit pour accueillir Clara, alors Solène resterait
avec elle, tant que cela s’avérerait nécessaire.
Elle serait là si Clara avait besoin de quoi que ce
soit, même simplement de parler, de pleurer. Son fils,
Liam, avait déjà prévu de passer dans la journée pour

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rassurer sa grand-mère. Clara n’avait pas manqué de
leur dire à quel point elle avait peur de rester seule.
Elle était déjà au lit lorsque sa fille entra dans la
salle de bains.
Solène était buraliste, et il fallait se lever tôt pour
réceptionner les journaux. Au petit matin, elle s’occu-
perait de tout avant d’aller au travail et tout se passe-
rait bien. Du moins, c’était ce à quoi Clara s’efforçait
de penser pour se rassurer.
Les 23 heures approchaient au radioréveil. Clara ne
dormait pas dans sa chambre, mais dans celle de
Solène lorsqu’elle était enfant. Comment aurait-il pu
en être autrement, même avec les somnifères qui lui
avaient été prescrits ? « Il n’est pas né le médecin qui
me fera avaler ces cochonneries », avait-elle dit après
avoir jeté la boîte dans la poubelle de la cuisine.
Comment aurait-elle pu se coucher, poser la tête sur
l’oreiller en fixant cette place occupée par Gwendal
durant un demi-siècle à ses côtés ? Un demi-siècle
d’amour fort, d’amour tendre. Comment affronter, là,
à quelques centimètres de son visage, cette vision
d’horreur à jamais gravée dans son esprit, et espérer
pouvoir fermer les yeux ? D’ailleurs, plus personne
n’entrait dans cette pièce. Sa décision était déjà prise :
elle vendrait rapidement la maison.
La main sur l’interrupteur, prête à éteindre la lampe
de chevet, Clara se souvint qu’il ne fallait surtout pas
utiliser le grille-pain. Un problème de masse, sans
doute, mais dès qu’on le branchait et qu’on l’enclen-
chait, on se faisait électrocuter. Elle attendait le pas-
sage des encombrants pour s’en débarrasser. Solène
étant une grande adepte des tartines grillées, il valait
mieux la prévenir.

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Elle revêtit sa robe de chambre posée au pied du lit
et chaussa sa paire de pantoufles. En quittant la pièce,
un frisson la parcourut. Elle laissa la porte ouverte et
alluma les appliques de l’escalier.
Quelque chose tira d’un coup sec sur sa ceinture. Si
fort, qu’elle faillit trébucher. La lumière des ampoules
se mit à vaciller. L’une d’elles explosa, mais elle ne
l’entendit pas.
Angoissée et frigorifiée, son regard fut attiré vers la
porte de sa chambre, qui se refermait lentement. Un
courant d’air ? Elle la vit brusquement s’ouvrir en
grand et claquer si violemment que le plancher en
trembla sous ses pieds. Pourtant, cela ne fit aucun
bruit. Clara n’était pas sourde, non : elle entendait
clairement sa respiration s’emballer autant qu’elle
sentait son cœur accélérer.
Elle tourna la poignée de la chambre d’amis où dor-
mait Solène. Elle avait l’air d’être déjà plongée dans
un profond sommeil s’il fallait en juger par la forme
de son corps emmitouflé sous les draps.
Dans la pénombre, les doigts de Clara s’approchèrent
lentement de l’oreiller, et alors qu’elle s’apprêtait à
soulever la couverture, celle-ci s’affaissa aussitôt comme
une poche d’air qui se dégonfle. Comme si Solène
s’était évaporée.
« Maman ? Ça ne va pas ? »
Clara sursauta, les yeux exorbités, alors que Solène
revenait de la salle de bains et entrait dans la pièce.
« Une ampoule a claqué, fit remarquer sa fille, il y a
du verre par terre. Je vais le ramasser. »
Les lèvres de Clara balbutiaient des mots incompré-
hensibles. Choquée, son regard alternait entre sa fille
en pyjama et le lit. La voyant confuse, Solène la rac-
compagna jusqu’à sa chambre.

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Une fois seule, la vieille dame se redressa sur son lit
et alluma la lampe. Pourquoi faisait-il encore si froid ici ?
Rappeler Solène ? Non, elle sentait que sa fille s’inquié-
tait pour son état mental. Elle, comme tout le reste de
la famille. Avaient-ils raison de douter, d’ailleurs ?
Clara restait là, immobile, persuadée de ne pas être
seule, qu’on l’observait et que quelque chose allait se
produire. L’atmosphère était écrasante. Elle frissonnait
de froid, mais également de peur, totalement oppressée.
Un étrange mouvement attira soudain son regard. Sur
le tapis, sa paire de pantoufles se mit à avancer, comme
si quelqu’un, qu’elle ne voyait pourtant pas, l’avait
chaussée. Les pas progressaient, sans le moindre son,
pas même un frottement.
Les pantoufles s’arrêtèrent devant la porte. Clara vit
la poignée tourner, toujours sans un bruit. Puis, plus
rien d’autre que le silence… Un silence paralysant.
Elle se mit à trembler, serrant fort ses couvertures,
songeant à fuir, à crier. Et soudain, les draps furent
arrachés et le lit glissa contre la porte dans un claque-
ment étouffé.
Clara aurait voulu hurler, mais sa poitrine était comme
comprimée, muette. Elle se débattait dans le vide, contre
des mains invisibles qu’elle sentait sur elle et qui lui
agrippaient les cheveux.
Dans un élan de survie, elle s’extirpa du lit, parvint
à l’écarter de la porte puis à quitter la pièce, complète-
ment terrifiée.
Solène, qui n’avait rien entendu, ne comprit jamais
ce qui s’était produit en voyant l’état de la chambre,
comme elle ne crut jamais sa mère.
La mort brutale et horrible de Gwendal… L’état de
choc, avaient dit les médecins… Surtout à son âge. Ce
ne pouvait être que cela…

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Chaque jour qui passait n’était pas sans attention.
Pour chacun, tout ce dont avait besoin Clara était de
temps et surtout d’être rassurée et bien entourée. Et
plus que jamais, toute la famille faisait bloc autour
d’elle. Et c’était une force. Sa force.

Un soir, tandis que Clara soupait avec Solène, Liam


et Coralie, son épouse, le petit Mathis s’amusait sur le
carrelage pendant que son frère, Evan, jouait avec ses
Playmobil sur un coin de la table. Personne, ou presque,
ne vit Mathis lancer son jouet en direction de la porte
de la cuisine ni celui-ci lui revenir dans les mains
quelques secondes plus tard, après avoir glissé sur le
sol sur environ trois mètres.
« Vous avez vu ? » avait demandé Clara, sidéré.
Mais personne d’autre qu’elle n’avait assisté à la
scène. Elle n’insista pas, tant les yeux qui se posaient
sur elle paraissaient soupçonneux. C’était comme si
elle y avait lu « c’est de pire en pire, il va falloir faire
quelque chose… ».
La peur de Clara avait pris un autre visage : celui
d’être placée dans un endroit où l’on s’occuperait de
son « problème ». Là où l’on met les gens comme elle,
qui commencent à perdre la raison, à voir des choses
qui n’existent pas…
Les yeux rivés sur l’horloge, elle sentait de nouveau
cette boule dans la gorge. Il allait lui falloir affronter
la nuit, qui approchait. Une nouvelle nuit, et surtout,
ce qui s’y cachait et qui l’épiait.
Le souper terminé, elle embrassa tendrement ses
deux arrière-petits-enfants, ainsi que Liam et Coralie,
avant de les accompagner jusqu’à la porte. Ce qu’elle
faisait toujours avec quiconque lui rendant visite.

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Solène l’aida à débarrasser la table. Une heure plus
tard, Clara se glissait sous ses couvertures, bizarrement
écrasée par une fatigue qu’elle n’avait plus ressentie
depuis la nuit qui avait précédé son anniversaire ; depuis
qu’elle avait vu ce vieil homme tentant d’étouffer son
mari. Non, c’était impossible qu’il soit de retour… Et
Clara ferma les yeux, les pensées aux portes d’un rêve
bien étrange…
C’était une belle journée d’octobre. Elle se souvenait
très bien de ce jour-là : c’était celui de la naissance de
Mathis. Dix-huit mois déjà. Son mari conduisait la
Renault 5 le long d’une départementale bordée d’arbres,
sous un soleil pâle illuminant le ciel de Bretagne par-
faitement dégagé. Ils faisaient route vers la maternité.
Sur la banquette arrière se trouvait Serge, le frère aîné
de Clara ; ils étaient passés prendre ce vieux céliba-
taire endurci dont la voiture était chez le garagiste.
La cassette qui se déroulait dans l’autoradio diffusait
Elle est d’ailleurs, de Pierre Bachelet, et Serge, sans dire
un mot, regardait par la vitre les arbres défiler. Clara,
qui avait remarqué son étrange silence, tourna la tête.
« Ça va, Serge ? »
Ce dernier, les yeux fixes, absorbé par ce que nul ne
voyait, ne répondit pas.
Profondément endormie, Clara rêvait de ce jour qui
l’avait comblée de bonheur. Ce jour où elle était deve-
nue arrière-grand-mère pour la seconde fois.
Dans son rêve, le temps si beau s’obscurcit subite-
ment. Il se mit à pleuvoir à torrents. Les essuie-glaces
battaient à toute allure, mais autre chose l’inquiéta :
elle ne les entendait pas. Ni eux ni le bruit du moteur,
alors que Gwendal poussait sur l’accélérateur.
La Renault 5 filait sur la route détrempée, et Clara ne
parvenait pas à hurler, à empêcher Gwendal d’appuyer

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à fond sur la pédale. À l’arrière, ce qu’elle vit la pétri-
fia : Serge était mort, la tête couverte de sang, et près
de lui se trouvait un vieil homme qu’elle reconnut
d’un seul regard. Barrette ecclésiastique sur le crâne,
soutane rouge, il tenait un grand livre d’une main et
faisait le signe de croix de l’autre, son visage terrifiant
braqué sur le corps inerte de Serge.
Paralysée sur son siège, Clara voyait la voiture accé-
lérer encore et encore. Son époux était devenu fou…
… et au moment où elle voulut lui saisir le bras, elle
vit la main de son mari s’effriter, partir en cendres.
Derrière le volant ne se trouvait plus qu’un squelette
fragile.
Rien ne s’était pourtant passé de la sorte ce jour-là,
mais ce fut cette dernière image, un instant avant le
terrible choc contre le mur d’un pont, qui la fit s’éveiller
en sursaut.
La porte de sa chambre s’ouvrit brusquement. Clara
vit sa fille s’effondrer en pleurs. Elle sentit son cœur
s’emballer, mais elle n’eut pas le temps de lui deman-
der ce qui la mettait dans un tel état…
Quelques minutes plus tôt, le téléphone avait sonné
au beau milieu de la nuit, et Solène avait décroché.
« Maman ! Tonton Serge est mort ! Tonton Serge est
mort ! Il s’est tué sur la route ! »

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Trois jours plus tard, jeudi 8 avril 2004,


Lannion, Bretagne.

« Meg ! T’as vu l’heure ?


– Ça va, Janis, détends-toi. C’est le camion des
éboueurs qui… »
Comme presque chaque matin, Meghan Grayford,
fraîchement promue au poste de rédactrice en chef
d’Insolite Magazine après le départ en retraite de
Dany Le Coz, était en retard. Et, comme presque
chaque matin, elle avait une excuse.
Du haut de ses 28 ans, cette jeune passionnée excel-
lait dans son métier. Férue d’exploration de lieux
sinistres et de maisons abandonnées, elle exposait éga-
lement dans des galeries ses photos les plus impres -
sionnantes, d’une cuisine, d’un salon, d’une cave, d’une
chambre pleine de crucifix ou encore d’un grenier dans
lesquels ne vivaient plus que les souris et les araignées.
Ses articles pour le magazine breton dont l’étrange
était la principale thématique et ses images glauques ne
manquaient jamais de susciter l’intérêt, mais surtout
de faire frissonner les adeptes de récits fantastiques. Des
articles qui valaient bien la peine de se faufiler entre
les branches et les ronces sans se faire voir des voisins

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ou des passants, armée de son appareil photo, de l’adré-
naline, de sa témérité et de sa tête toujours pleine
d’hypothèses.
Dans ces lieux, il lui arrivait d’être seule « sans être
seule »… Comme si certains de ceux qui y avaient
vécu étaient encore là… Sans être là… Et c’était
même ce qu’elle aimait le plus. Aussi inexplicable et
irrationnel que les phénomènes qu’elle tentait de cap-
turer sur ses photos, c’était un tout qui racontait la
personnalité de Meghan Grayford.
Une tête brûlée, comme l’appelait Janis, webmaster
à la rédaction, mais surtout son meilleur ami depuis le
collège. Il était un gentil garçon, maladroit et moqué à
tout âge à cause de son strabisme, et nul ne s’était
jamais caché, de la cour d’école à aujourd’hui, pour le
surnommer « le binoclard ». Il fallait qu’elle tienne
beaucoup à lui pour continuer de lui acheter des che-
mises. Chemises qu’il brûlait en oubliant de retirer le
fer à repasser.
Elle jeta son sac à main sur son bureau et posa son
manteau sur le dossier de son fauteuil en ajustant sur
ses épaules ses cheveux roux ondulés ; héritage de sa
grand-mère paternelle, Kathleen, de par ses racines
irlandaises.
Janis vint la rejoindre quelques minutes plus tard
avec deux gobelets de café dans les mains et un large
sourire sous ses lunettes. Un sourire qui voulait dire
« j’ai un truc sympa pour toi ».
« J’hésite », fit-il pour la taquiner.
Meghan alluma son ordinateur et pivota sur sa chaise.
De ses yeux verts, elle considéra Janis en mimant avec
son joli nez retroussé un air de petite fille triste qui le
faisait toujours craquer. Il soupira, blasé, en lui ten-
dant l’un des gobelets.

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Assis sur le coin du bureau, il avala une gorgée et
lui fit part de ce qu’il avait lu dans la presse régio-
nale : un article auquel il n’avait d’abord pas vraiment
prêté attention, jusqu’à ce qu’un détail l’intéresse plus
particulièrement.
« Meg, la semaine dernière, les gendarmes ont décou-
vert un homme, les oreilles arrachées et fourrées dans
sa bouche. En fait, c’est sa femme, une dénommée Clara
Perec, qui l’a trouvé comme ça, au réveil. T’imagines ?
Et le pire, c’est qu’on a retrouvé sa langue, arrachée
elle aussi, et posée dans la corbeille de la quête, pen-
dant l’enterrement. Le gars qui a fait ça ne s’est pas
contenté de couper un morceau ou le bord, non, il est
allé chercher le muscle au plus profond de la bouche
en brisant la mâchoire. »
Meghan se crispa.
« Attends, ce n’est pas tout. Ça, c’était la semaine
dernière, j’avais lu l’article vite fait, mais figure-toi qu’il
y a trois jours, un type s’est jeté dans le Trieux avec sa
voiture.
– Et ?
– Il est mort, mais pas noyé, ce n’était pas assez pro-
fond. Les gendarmes l’ont découvert la tête couchée
sur le volant, les oreilles et la langue sectionnées. On
lui avait ouvert la mâchoire en grand avec une telle
force que la mandibule pendait. »
Meghan fronça les sourcils, sceptique.
« Ce type s’appelait Serge et c’était le frère de Clara
Perec dont je viens de te parler.
– O.K., mais je ne vois pas où tu veux en venir.
C’est sordide, mais en quoi ça peut nous brancher ?
– Attends, il y a ce qui ne figure pas dans les
articles… »

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Janis n’était pas qu’un soutien sans faille pour
Meghan, il était aussi une aide précieuse grâce à ses
nombreux tuyaux et contacts disséminés dans diffé-
rents secteurs, dont les plus utiles : la police et la gen-
darmerie.
« Quand ce type a foncé vers le pont du Trieux, un
témoin affirme qu’il était comme fou, pied au plan-
cher, mais le moteur ne tournait pas. Il n’était pas dans
une descente, mais la voiture filait en silence jusqu’à
ce qu’elle heurte le pont et se retrouve à l’eau. Le plus
étrange est que ce témoin prétend qu’un homme habillé
en rouge était assis à l’arrière. Il n’a pas vraiment eu
le temps de voir son visage, mais il dit l’avoir trouvé
bizarre. Quand il s’est précipité pour porter secours, le
frère de Clara Perec était déjà mort, et seul. Ce témoin
a raconté avoir vu ce qu’il a pris pour des morceaux
de viande dépassant de sa bouche disloquée. C’étaient
ses oreilles, qui y avaient été enfoncées. »
Meghan grimaça, écœurée, en recrachant dans son
gobelet la gorgée de café qu’elle allait avaler.
« Et c’est d’autant plus étrange, parce que Clara
Perec a déclaré aux enquêteurs avoir également vu,
dans son lit, un vieil homme maigre, plutôt petit et
habillé en robe rouge, avec une sorte de barrette sur la
tête. Elle l’avait vu essayer d’étouffer son mari durant
son sommeil, la veille de sa mort. Il aurait subitement
disparu alors qu’elle allumait sa lampe de chevet. Et il
n’y a pas que ça : sa fille a raconté aux médecins que
Clara dit être témoin de choses étranges dans sa mai-
son depuis cette nuit-là. Et ça, ce n’est pas dans les
journaux… »
Un long silence plana dans le bureau. Meghan était
perplexe.

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« Ce n’est pas la peine que je te demande comment
tu sais tout ça.
– Non, Meg, mais on me l’a discrètement murmuré
sachant que ça risquait de m’intéresser. Et comme en
ce moment c’est plutôt calme, je me suis dit que… »
Meghan, dubitative, dévisagea son ami en plissant
les yeux pour le faire sourire. Janis avait toujours du
flair pour les affaires sinistres et intéressantes, mais
aussi un talent inné pour les ennuis.
« Le terrain est glissant, souligna-t-elle. Cette pauvre
femme est probablement encore sous le choc, effon-
drée. On ne peut pas débarquer chez elle comme ça
pour en savoir plus sur ce qu’elle a vu.
– On ? Parce qu’on ferait équipe ?
– Tu rêves ! Je voulais dire “je”. »
Meghan s’enfonça dans son fauteuil pour réfléchir.
« Ah, je l’attendais cette question, sourit Janis.
– Mais, je ne t’ai pas posé de question.
– Tes yeux, si !
– O.K… Tu as son adresse ?
– À ton avis ? »
Et Janis lui tendit un Post-it avec les coordonnées de
Clara Perec, à deux pas de la pointe de Plouézec, dans
les Côtes-d’Armor.

Trois heures plus tard, et malgré l’insistance de Janis


à vouloir l’accompagner, comme toujours, Meghan
quittait seule les bureaux de la rédaction d’Insolite
Magazine.
Sur la route, elle contempla l’abbaye de Beauport
avant de s’arrêter quelques kilomètres plus loin au
moulin de Craca, fraîchement restauré et dominant
depuis sa falaise la tourmente de l’océan. Elle connais-
sait très bien l’endroit.

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Meghan Grayford et les moulins, c’était comme
Meghan Grayford et les cookies ou les bonbons à la
gélatine ; un amour inconditionnel.
Ses cheveux roux flirtant avec le vent, elle profitait du
paysage pour réfléchir, car rencontrer Clara Perec – une
dame âgée certainement fragilisée et au bord du
gouffre – n’allait probablement pas être possible. Elle
n’avait pas voulu lui téléphoner. Dans le meilleur des
cas, le témoignage de Clara n’allait sans doute aboutir
sur rien, mais Janis avait aiguisé sa curiosité. Elle
avait fait ces quarante kilomètres pour la rencontrer,
quitte à ce qu’on ne lui ouvre pas.
Et soudain, comme s’exprimant à travers sa conscience,
le vent d’ouest lui posa une série de questions qu’elle
redoutait : « Pourquoi tu es là, Meghan, qu’est-ce qui
te motive à rencontrer cette pauvre femme meurtrie ?
Tu penses que son histoire va te permettre de faire un
article à sensation, ou tu veux l’aider ? L’aider ? Pour-
quoi ? Et comment le pourrais-tu ? »
Pensive, son regard aimanté vers les récifs à l’hori-
zon et l’île de Bréhat, elle sursauta lorsqu’une petite
fille brune avec une queue de cheval, portant de vieux
vêtements et d’à peine 5 ans, l’interpella :
« Bonjour, je cherche ma maman. Vous ne savez pas
où elle est ? »
La présence de l’enfant l’étonna. On ne laisse pas
une gamine de cet âge s’aventurer seule à cet endroit.
« Tu es perdue ?
– Non, mais, elle, je crois que oui.
– Tu habites où ? »
La petite fille ne lui répondit pas.
« Tant pis ! Au revoir, madame, fit-elle en s’éloi-
gnant.
– Hé ! Mais attends ! Je… »

- 19 -
L’enfant se mit à courir sans se retourner.
« Mais attends, j’te dis !… »
Devait-elle la rattraper ? Trop tard… La gamine
avait disparu au loin vers le village.
Sans s’attarder à penser à cette surprenante rencontre,
Meghan braqua son regard vers les récifs : un homme
qu’elle prit pour un pêcheur se trouvait sur l’un d’eux.
Bien qu’éloigné, elle distingua la robe rouge qu’il por-
tait. Il semblait tenir quelque chose dans une main. Un
chapeau ? Il fixait les vagues qui se fracassaient contre
les rochers au pied de la falaise. Elle plissa les yeux…
Elle fut soudain intriguée : ce qui l’effraya ne fut
pas quand l’inconnu au crâne chauve revêtit sa bar-
rette en la pointant du doigt avant de disparaître, mais
le silence qui s’abattit brusquement.
Disparus, le bruit du vent et les cris des goélands.
Disparu, le chant de la mer. Plus rien. Meghan n’en-
tendait plus rien.
Elle sentit sa mâchoire et sa langue lui faire atroce-
ment mal. Prise de panique, elle se mit à s’étouffer,
tituber, et s’écroula dans l’herbe humide sous les ailes
fixes du moulin.
Elle voulait hurler, mais sa respiration restait blo-
quée, incapable d’appeler au secours.
L’homme, ou plutôt un vieillard, se trouvait mainte-
nant non loin d’elle, plongé dans la lecture d’un livre
qu’il tenait à deux mains. Il leva la tête pour la regar-
der agoniser, sans rien dire, sans bouger.
La vue de Meghan se brouillait, mais elle distingua
la silhouette, presque squelettique, s’approcher puis
s’accroupir à ses côtés. Même si elle y voyait à peine,
elle lui remarqua d’épais sourcils.
Il posa le livre, fit le signe de croix et allongea le
bras en agitant ce qu’elle prit vaguement pour une

- 20 -
petite cisaille, peut-être un sécateur. Il manipulait l’outil
comme une simple paire de ciseaux près de son visage.
C’était comme si elle devinait dans le silence le « tchac !
tchac ! » des lames qui se croisaient.
Il lui souriait, sa main gelée lui caressait les lèvres et
le contour de l’oreille en soulevant ses mèches rousses.
C’était comme s’il cherchait à la rassurer, à lui dire
que ce qu’il avait l’intention de faire n’allait pas lui faire
de mal, que tout allait bien se passer.
Elle le vit poser l’outil. Ses doigts longs et fins s’en-
gouffrèrent dans sa bouche pour lui écarter la mâchoire.
Elle était paralysée, incapable de se défendre, de le
mordre.
Dans un sursaut, elle parvint à débloquer sa respira-
tion et commença à se débattre. Peut-être fut-il distrait
le temps d’une seconde, quoi qu’il en soit, cela lui
permit de s’extraire de son emprise. Elle se releva et
réussit à s’enfuir, sans se retourner, jusqu’à sa voiture,
un insupportable sifflement dans les oreilles.
Elle verrouilla les portières en jetant à travers les
vitres des regards affolés… mais elle était seule sous
le soleil de Bretagne. Seule, face au moulin de Craca.
Elle mit de longues minutes à reprendre ses esprits,
à attendre que la douleur dans sa bouche et dans ses
tympans se calme.
On venait d’essayer de la tuer.
Elle ressentit une brûlure sur sa poitrine : son pen-
dentif en forme de triskèle était étrangement chaud.

- 21 -
3

Appeler la police, la gendarmerie ? Non, ce à quoi


elle venait d’échapper n’avait rien de rationnel, et il
était trop tard pour accuser son imagination.
Meghan aurait pu faire demi-tour et rentrer chez elle,
ou même retourner à son bureau, faire comme si rien
ne s’était produit, oublier, penser à autre chose, et sur-
tout ne rien dire à Janis. Ou mieux encore, abandonner
cette histoire.
Mais dans son sac à main se trouvait l’adresse de
Clara Perec et dans sa tête cognait son instinct : l’ins-
tinct de Meghan Grayford. Toujours là pour lui murmu-
rer toutes ces choses insensées, ces prises de risques
qui, depuis son adolescence, glaçaient le sang de ceux
qui l’aimaient. Meghan… Plus têtue que la plus bor-
née des Bretonnes.
À travers ses investigations journalistiques dans ces
endroits sombres, lugubres, abandonnés, chargés d’émo-
tions mêlées de tristesse et de nostalgie, Meghan avait
appris à reconnaître l’instant précis où s’arrêtaient les
explications logiques. Et cela n’avait pas été sans les
précieux conseils d’Alan Lambin. Un spécialiste des
phénomènes de hantises qu’elle admirait beaucoup et
dont les travaux, les livres et les recherches l’avaient
nourrie, et qui était désormais devenu un ami.

- 22 -
Meghan se remémora les deux règles d’or de cet
« enseignement » : il n’y a jamais de fantôme sans
raison, et ne jamais se laisser tromper par notre ima-
gination… Mais les spectres les plus rusés ne savent-
ils pas nous manipuler ?
« Canalise ton stress », se répétait-elle en conduisant.
Elle circula une première fois devant le numéro 26
en ralentissant dans l’étroite rue à sens unique. Une
maison bretonne aux pierres de granit patinées par
l’air marin, avec un garage adjacent et une grille bleue
qu’il fallait pousser avant d’atteindre la porte d’entrée.
C’était l’habitation de Gwendal et de Clara Perec. Là
où l’horreur avait frappé. Les volets roulants de l’étage
étaient clos. Peut-être n’y avait-il personne.
Les pensées noyées par le titre Nothing Else Mat-
ters, du groupe Metallica que la radio diffusait (pour
la changer un peu de l’écoute répétée des albums de
Mylène Farmer), elle tourna à droite et sillonna le
bourg jusqu’à rejoindre la ruelle afin de passer une
nouvelle fois devant l’habitation. Hésitante et anxieuse,
elle mit un moment à trouver un endroit où se garer,
tandis que de gros nuages, poussés par le vent du large,
commençaient à étouffer le ciel.
Elle coupa le contact, saisit son sac à main et prit
une profonde inspiration en sortant de la voiture. En
relevant sa capuche en fourrure et en boutonnant son
manteau, elle aperçut des traces d’herbe et de boue sur
son pantalon ; souvenirs de l’affreuse expérience au
moulin de Craca à laquelle elle s’efforçait de ne plus
songer.
Le cri des goélands s’élançant dans le ciel gris lui fit
lever la tête. Debout face à la grille, elle lut le nom
inscrit sur la boîte aux lettres : Perec. Elle souleva le

- 23 -
verrou, longea l’allée en dalles de ciment jusqu’à la
porte d’entrée, puis sonna. Personne.
Elle soupira. Décidément, une bien mauvaise journée.
Alors qu’elle regagnait sa voiture, elle croisa le regard
d’une femme qui, au volant de sa citadine, la dévisa-
geait froidement. Elle la vit mettre son clignotant et se
garer dans l’entrée goudronnée du garage.
« Bonjour, c’est pour quoi ? » fit l’inconnue, sourcils
froncés, tout en ouvrant son coffre.
Meghan réfléchit à toute vitesse, sentant le mauvais
accueil arriver à plein nez.
« Euh, bonjour, je m’appelle Meghan. Meghan Gray-
ford. Je souhaiterais rencontrer Clara Perec. C’est bien
ici ?
– Oui, je suis sa fille, Solène. C’est à quel sujet ?! »
Meghan se raidit, cherchant ses mots.
« Je travaille pour un magazine et… »
Elle vit aussitôt le visage de la femme se durcir.
« Je m’en doutais ! Fichez le camp ! Mais de quel
droit osez-vous profiter du malheur des gens ?! Lais-
sez ma mère tranquille. Elle a enterré son frère ce
matin ! Nous n’ouvrons à personne de toute façon. Et
faites circuler le message à tous vos rapaces de col-
lègues. Vous n’êtes pas la première ! »
Et Solène, en colère et les bras chargés, passa devant
Meghan pour se précipiter vers la porte d’entrée. Elle
posa un sac sur la marche et, d’une poche, sortit la clé
de la maison.
Un groupe de Goéland brisa le silence. Dépitée,
Meghan se retrouvait seule. Était-elle vraiment sur-
prise par cette réaction ?
Elle rejoignit sa voiture, s’assit au volant et fouilla
son sac à main pour en sortir un stylo et une carte de
visite au dos de laquelle elle inscrivit :

- 24 -
Madame, je ne suis pas comme mes rapaces de
collègues. J’enquête sur les phénomènes étranges
et j’ai vraiment envie de vous aider. Vous et votre
mère. Je sais ce qu’elle a vu. Je l’ai vu moi
aussi. Toutes mes condoléances pour votre oncle
et votre père.

Elle glissa la carte dans la boîte aux lettres et reprit


la route vers son appartement à Trégastel, persuadée
qu’elle n’entendrait jamais plus parler de Clara Perec.

Contrariée et manquant d’appétit, Meghan ne cui-


sina pas.
Une heure plus tard, installée sur son canapé, blottie
sous son plaid et Irusan ronronnant paisiblement
contre ses cuisses, elle dégustait son indispensable
recette : un chocolat chaud dans lequel elle ajoutait
une cuillère de miel, de caramel au beurre salé tant
apprécié en Bretagne, le tout recouvert d’une épaisse
couche de crème chantilly. Elle pouvait se le per-
mettre, elle ne prenait jamais un gramme. Un grand
mystère pour ses amies envieuses et admiratives de sa
silhouette.
S’il y avait une chose qui caractérisait Meghan au-
delà de sa témérité, c’était de ne jamais baisser les
bras face à la première difficulté… De plus, derrière la
souffrance de Clara s’en cachait une autre que Meghan
connaissait bien. Ces phénomènes effrayants qu’elle
avait décrits aux gendarmes et dont elle ne pourrait se
défaire seule s’ils étaient avérés.
D’une façon ou d’une autre, Janis avait raison : cette
histoire valait la peine d’en savoir plus. Mais Solène
avait probablement déjà déchiré et jeté sa carte de

- 25 -
visite. Comment aider quelqu’un qui ne vous a rien
demandé et qui refuse manifestement de vous recevoir ?
Les 19 heures étaient passées de quelques minutes
lorsqu’elle mit la télévision en sourdine et composa un
numéro sur son téléphone portable.
Dehors, la température avait beaucoup chuté pour
un soir de printemps, et à soixante-dix kilomètres de
chez elle, une sonnerie résonnait au cœur d’un hameau
breton.
« Allô ?
– Bonsoir, Mina, c’est Meghan. Je ne vous dérange
pas ? »
Après quelques instants à discuter et à prendre des
nouvelles l’une de l’autre avec toujours autant de plai-
sir, Meghan sourit lorsque Mina lui dit « ah, le voilà,
je te le passe », suivi d’un « c’est pour toi ».
« Allô ?
– Bonsoir, Alan, vous allez bien ?
– Oh, Meghan. Je suis ravi de t’entendre. Tout va
bien, merci, j’étais en train de rentrer du bois. Qu’est-
ce qu’il fait froid ce soir, nom d’une pipe. Mais laisse-
moi deviner, tu as quelque chose sur le feu, non ?
– Oui… Euh… j’aimerais votre avis. »
Meghan confia à Alan Lambin ce dont elle avait
connaissance. Lorsqu’elle évoqua sa sinistre expérience
au moulin de Craca et les différents témoignages qui
rapportaient la présence de ce vieil homme en robe
rouge au moment des drames épouvantables, il resta
silencieux.
« Qu’est-ce que vous en pensez, Alan ? »
À l’autre bout du fil, son ami se frotta le menton en
considérant Mina, son épouse, qui écoutait la conversa-
tion depuis le haut-parleur, comme elle aimait toujours
le faire. Surtout lorsque c’était Meghan qui appelait.

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« Eh bien, je crois que tu me connais un peu mieux,
maintenant, et tu sais que je ne peux rien t’affirmer.
J’ai vu l’article sur la mort de cet homme qui s’est jeté
dans la rivière, et qu’est-ce que tu veux que je te
dise ?
– Il ne s’est pas jeté.
– Ne va pas trop vite en besogne, Meghan, on est
parfois surpris.
– Mais…
– Écoute-moi, garde du recul. Cet homme en rouge
que tu as cru voir, peut-être qu’il…
– Cru ? Je sais ce que vous allez me dire, mais non,
mon imagination ne s’est pas laissé influencer.
– Ce que j’essaie de te dire, c’est…
– Ne me dites pas que vous mettez ma parole en
doute ! »
Connaissant le manque de tact d’Alan, Mina se rap-
procha du téléphone. Elle échangea avec lui un regard
qu’il décodait parfaitement bien et qui disait « atten-
tion à ce que tu vas dire… ».
« Pourquoi t’intéresses-tu à cette histoire, Meghan ?
reprit-il. C’est abominable la manière dont ces pauvres
gens ont été mutilés, mais je ne comprends pas en
quoi nous pourrions t’aider. Ce n’est quand même pas
d’en faire un article à frissons qui te motive… Si ?
– Quoi ? Un article à frissons ? Mais pour qui me
prenez-vous ? Je pensais compter sur vous, pas être
jugée de la sorte. Clara Perec a besoin d’aide. Je…
Oh, et puis zut ! Mais sachez une dernière chose : il
n’avait pas d’ombre. Il y avait du soleil et cet homme
n’avait pas d’ombre ! »
La voix de Meghan tremblait dans le téléphone. Elle
raccrocha aussitôt, agacée.

- 27 -
Alan n’osa pas croiser le regard noir de Mina qu’il
vit tourner les talons vers la cuisine.
Il commença à fouiller dans sa bibliothèque.

Alors que Meghan, toujours en colère et fortement


déçue, s’apprêtait à augmenter le volume de la télévi-
sion, blottie sous son plaid, elle vit son téléphone s’al -
lumer sans sonner ni vibrer. Avait-elle fait une mauvaise
manipulation en le reposant sur le guéridon ?
C’était un appel de Janis. Elle décrocha, étonnée de
ne rien entendre après avoir dit une série de « allô ?
Janis, tu m’entends… » Elle raccrocha finalement, sans
doute un problème de réseau.
Elle saisit la télécommande… Pas de son.
Elle sursauta soudain lorsque le téléviseur se mit
brusquement à hurler. Elle le baissa aussitôt, complè-
tement stupéfaite alors qu’Irusan s’enfuyait, terrorisé
par le vacarme.

Un peu plus tard et plus au sud de la Bretagne, qui


frissonnait en ce soir d’avril, Alan et Mina marchaient
dans le hameau sous la lumière des lampadaires.
« À quoi penses-tu ?
– Tu le sais très bien, Mina. »
Vêtu de son manteau noir en cachemire et de son
Borsalino, Alan avançait tête baissée en promenant
Lascar, leur cavalier king charles, qui tirait un peu
trop sur sa laisse. Il trouvait d’ailleurs l’animal étran-
gement nerveux.
« Tu sais, Meghan est peut-être un peu impulsive,
mais elle a un bon fond. Tu vas me dire qu’on ne la

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connaît pas depuis longtemps, mais je suis sûre de
cela.
– Je sais, Mina. »
Alan était ennuyé. Il appréciait beaucoup Meghan.
Malgré toute sa vie passée à enquêter sur les phéno-
mènes de hantises et toutes ces fois où il avait vu ses
hypothèses rationnelles et ses certitudes voler en éclats
devant de véritables cas de fantômes impossibles à
nier, il savait à quel point il pouvait être agaçant à
émettre de nombreuses réserves avant d’envisager
l’origine paranormale d’un phénomène qu’on lui expli-
quait. Et durant toutes ces années, Mina, telle sa
bonne conscience, n’avait jamais manqué de le lui
faire comprendre.
Elle s’immobilisa en le retenant par le bras.
« Qu’est-ce que tu as ?
– Tu devrais t’excuser, Alan. De toute façon, il va
falloir que tu la rappelles.
– Pourquoi ?
– Parce que l’homme en rouge dont elle nous a
parlé, ça fait un quart d’heure qu’il nous suit… »

Fin de l’extrait

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Taurnada Éditions

www.taurnada.fr

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