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©Régis EZIN 2018
ISBN : 978-99919-78-21-5
Dépôt légal n°10639 du 28 août 2018
Bibliothèque Nationale du Bénin
3ème trimestre 2018
A
Ceux et celles dont les rêves paraissent trop
grands, aux yeux des autres, mais qui font
chaque jour des petits pas, vers l’accomplissement
de leur destinée.

A
plus que je ne lui enseigne.
Sommaire

PRÉFACE.......................................................................................11
I- LA SEMENCE..........................................................................17
II- RUÉE VERS L’ART...............................................................33
III- L’AILLEURS..........................................................................65
IV- REPAT, REPARTIR À ZÉRO...........................................101
V- LA FONDATION.................................................................123
VI- LA CONSTRUCTION.......................................................199
VII- MON BRÉVIAIRE...........................................................237
POSTFACE..................................................................................261
PRÉFACE
PRÉFACE
PROLOGUE 11

Nous devrions tous être « ROC », telle est ma conviction.


Pour devenir véritablement soi, prendre en main sa vie, il faut
« Rêver, Oser, Créer ». C’est ce que nous propose mon ami Yélian
Régis Ezin dans ce stimulant ouvrage, dont la réédition attes-
te du succès et qu’il répond à un réel besoin au Bénin et plus lar-
gement, de la jeunesse.

Être ROC, c’est d’abord, ne plus être un « résigné-récla-


mant », une catégorie que Jacques Attali dans « Devenir soi »
(Fayard, 2014) utilise pour décrire le comportement des citoyens
des démocraties dites avancées qui attendent toujours plus de
protection, de compensations, de perspectives d’un Etat dont
par ailleurs ils dénoncent l’incapacité à assurer une bonne éduca-
tion pour tous, le plein emploi ou une offre de santé gratuite près
de chez soi. Yélian Régis Ezin fait partie de ces personnes qui
ne résignent pas à réclamer mais qui se prennent en main, qui
agissent avec détermination, qui se débrouillent, ce qui au Bénin,
en Afrique -mais pas que- est la condition d’une renaissance per-
sonnelle et collective. Yélian Régis Ezin est un entrepreneur de
soi et c’est le sens de ce livre : apprendre à s’entreprendre.

Rêver n’a rien à voir avec la rêverie, état de contemplation


où la passivité prend les formes de la nostalgie, du regret et de
l’impuissance. Rêver, pour reprendre le concept d’Otto Scharmer,
le créateur de la théorie « U », c’est au contraire, être pleinement
présent à soi, à ses capacités, aux possibles de sa vie, aux ouver-
tures. Rêver suppose de se projeter dans un futur émergent, le sien
d’abord, celui de la société dans laquelle on est immergé, pour dé-
celer les opportunités du marché du travail, les nouveaux métiers,
les besoins de demain. Rêver n’est pas absence ou fuite mais au
contraire, une projection de soi tel qu’on voudrait vraiment l’être.
Ce qui suppose une volonté ouverte (« je veux »), un cœur ouvert
12 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
(« je t’entends ») et un esprit ouvert (« j’entends le monde autour
de moi »).

Oser, c’est décider d’entreprendre. Ce choix suppose d’accep-

Qu’est ce qui me limite pour entreprendre, du fait par exemple


de la culture dont j’ai héritée, de mon histoire familiale ? Et sur-
tout, qu’est ce qui me limite dans mes propres croyances, valeurs,
expériences ? Nelson Mandela, dans ses entretiens avec Richard
Stengel, nous propose de belles leçons pour Oser, comme prendre
l’initiative, étudier son rôle, avoir un principe central, ou encore
savoir partir.

Créer, c’est sortir du cadre. En Arménie, capitale Erevan,


où j’étais en poste avant le Bénin, dans le jardin de sculptures
au pied de mon immeuble, il y a une très belle œuvre de l’ar-
tiste Lynn Chadwick que j’avais décidé de renommer « Sortir du
cadre ». On y voit un homme de marbre, élancé, dont les trois
quarts du corps ont franchi un mur imposant de bois. Face à lui,
l’immense mont Ararat, sur lequel la Bible dit que Noé se serait
échoué, comme une perspective d’avenir. Créer en sortant du
cadre, la voie pour le sommet, implique de rompre avec les rou-
tines, cette tendance à toujours faire plus la même chose, répéter
-

On ne crée pas pour échouer et se dire après que l’on a tenté.


On crée pour réussir. Créer exige des efforts dans le temps, pas jus-
te avoir une bonne idée. Il faut se concentrer sur la réalisation de son
projet, regarder ce qui ne marche pas dans le processus de création
et corriger, s’engager totalement dans la course de fond sans dis-
traction.
PRÉFACE
PROLOGUE 13

Yélian Régis Ezin, avec ROC, nous propose une méthode,


des conseils pratiques et concrets inspirés de sa jeune -mais déjà
bien remplie- carrière d’entrepreneur positif, pour un Nouveau
Départ Personnel : NDP, je me risque aussi au sigle !

Peu de gens le savent, mais le vrai prénom de Nelson Man-


dela était Rolihlahla, ce qui en xhosa veut dire « Secoue-les-arbres ».
Et devenir ROC commence aussi par « secouer les arbres ».

Jean-Michel Kasbarian
Conseiller de coopération et d’action culturelle
Directeur de l’Institut français du Bénin
14 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
I- LA SEMENCE
LA SEMENCE 17

C’est un dimanche que j’ai choisi pour faire mon entrée


en scène. Certainement déjà un signe de ce que j’allais pertur-
ber la quiétude de mon entourage. Mais ça, nous y reviendrons.
Le 27 avril 1986, alors qu’elle se rendait à la maternité après une
grossesse remuante, maman reçut la visite de son père qui insis-
ta pour l’y emmener. Elle comprit qu’il avait été informé par sa
sœur aînée qui l’accompagnait en salle de délivrance. Elle aurait
préféré épargner à Papeu – le nom affectueux de grand-père –
cette épreuve, car elle le savait anxieux. D’ailleurs, qui dans son
entourage ne l’était pas ? Plusieurs événements avaient créé une
atmosphère de haute tension au cours des neuf mois. Comme
pour les deux autres garçons que maman avait eus, c’est par cé-

sept enfants, fut son père, chapelet à la main, sourire en bandou-


lière et iris imbibés. Il me donna alors mon prénom fon : Yélian.
Dans les cultures africaines, le choix des prénoms est une opé-
ration très sérieuse qui ne cède ni aux effets de mode, ni aux lubies
de quiconque. Le nom doit retranscrire, entre autres, soit une si-
tuation liée à l’enfant, soit une prière, ou encore l’ordre d’arrivée ;
et parfois c’est une combinaison de plusieurs de ces aspects. Dans
mon cas, il s’agissait à la fois d’une conclusion et d’une prière.

cru ? ». Mais c’est aussi une façon de projeter et d’invoquer l’effet


de la grandeur dans le temps. Autrement dit, une traduction non lit-
-
nera. » C’est dire donc à quel point mon arrivée était incertaine. Et
si j’avais déjoué les pronostics, Papeu souhaitait que cela devienne

Quelle bénédiction ! Il fut le seul grand parent que je connus, les


autres étant déjà tous partis avant ma naissance. Je n’eus pas véri-
tablement l’occasion de le fréquenter dans ma tendre enfance. Ce-
pendant, il passa les dernières années de sa vie dans notre maison,
18 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
quand j’avais presque 10 ans, et je pus le découvrir un peu mieux.
Je garde le souvenir d’un homme fort et digne, un maçon peu ins-
truit mais intelligent, aimant et ambitieux, qui avait fait de l’édu-
cation de ses enfants une priorité absolue.

J’ai grandi avec maman. Elle était séparée de mon père et


élevait seule Hugues, mon frère aîné, et moi. J’appartiens au grand
cercle des familles éclatées. Je suis venu clôturer le bal d’une longue
liste de frères et sœurs utérins et consanguins ; sept au total. J’étais
rieur, joueur et coquin. Pas pleurnichard pour un sou, je préfé-
rais le bavardage et les farces aux larmes. Maman m’a toujours
dit à quel point elle avait été surprise de me voir parler distinc-
tement, faire des phrases construites convenablement et conver-
ser, dès 18 mois. Une belle élocution à laquelle allait se jouxter
la passion de l’écriture assez rapidement. Très vite, je me mis à
imaginer des histoires que je couchais sur papier. Maman en a
d’ailleurs gardé un bon lot que j’ai récemment revu : tentatives de
romans, bouts de scripts inspirés de telenovelas (la télévision natio-
nale était la seule chaîne à l’époque, et les soaps les seules sagas
diffusées et érigées en référence), contes, etc. En un mot, c’est
bien assez tôt que naquit mon amour pour les mots dits et écrits.

je suis – dans l’astrologie chinoise –, n’apaisait nullement. C’est ce


que révèlent les anecdotes que me raconte mon entourage à mon
sujet. Mon amnésie sélective n’a toutefois pas ébranlé un souvenir
fort. A un peu moins de trois ans, j’eus ma première confronta-
tion sérieuse avec maman et Hugues. Un soir, alors qu’elle rentrait
du travail, on lui rapporta que j’avais manqué de respect à mon
frère aîné. Insolent, je l’étais quelque peu, et les rapporteurs avaient
certainement raison. Ce soir-là était probablement le soir de trop
parce que les plaintes commençant par « Régis a encore… » étaient
devenues quasiment quotidiennes. Maman prit les choses en main
LA SEMENCE 19

et me demanda à plusieurs reprises de présenter des excuses à mon


frère. Ce à quoi je m’opposai bien évidemment catégoriquement.
-
tion. A défaut de cela donc, la bouillie et les biscuits furent mes
bourreaux. En fait, voyant que je campais sur ma position, ne vou-
lant présenter aucune excuse (pensais-je ne pas avoir tort ou alors

de la table à manger et enserra mes deux poignets avec un torchon,


de sorte que je ne puisse m’en extirper. Alors, pendant que Hugues
et elle avaient commencé à se délecter de cette appétissante bouillie
à l’odeur irrésistible, je n’avais que mes yeux pour goûter. Je man-
geais peu, petit ; mais la bouillie était mon point faible. La texture
onctueuse, le goût du lait et du sucre mêlés pour agrémenter tout

moi : faire mon mea-culpa pour accéder au royaume des saveurs.

-
faire mes papilles. Maman sentait que son stratagème ne fonction-
nait pas. Et tandis qu’elle poursuivit son repas, j’assenai le coup

la portai à la bouche, la redéposai rapidement après la première


gorgée. Un peu brûlante certainement, mais je n’allais pas m’arrê-
ter en si bon chemin, alors que je savourais une double victoire ;
celle d’avoir remporté une confrontation silencieuse, celle d’avoir
combattu pour ma tendre bouillie, contre torchon et courroux. Je
vis maman abasourdie. Elle ne dit rien mais pensa certainement,
à ce moment, moult choses sur le bout d’homme que j’étais. Je
crois que je n’avais encore jamais ressenti une telle sensation, celle

impertinente, elle révèle surtout un caractère trempé dans l’acier.


Mon inlassable et typique « c’est qui encore ? » que je lançais à
chaque coup de sonnerie laissait deviner un garnement autoritaire,
qui se croyait, comme tous les petits garçons, déjà grand et fort.
20 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI

resté. Avec les revers, certes. Mais cela m’a également ouvert bien
des portes et permis de m’accrocher à mes idées et mes rêves, de
croire en mes projets, de ne pas laisser la barque de la foi tanguer.

J’étais un enfant capricieux, mais maman savait me recadrer.


Et comme souvent, c’est bien plus tard qu’on reconnaît aux pa-
rents leurs mérites et surtout le bien-fondé des décisions qu’ils ont

et turbulent, je n’en étais pas moins attachant. Mon cousin Cédric


qui vivait en France – y est né et y vit toujours – venait de temps
en temps en vacances au Bénin. Et lors de ses visites, il séjournait
chez nous. Aujourd’hui encore, il me raconte à quel point je pou-
vais être à la fois agaçant – avec ma parlotte – et intéressant – de
par ma vivacité d’esprit et mes farces. Monique Séka, chanteuse
ivoirienne très en vogue dans les années 80-90 fut mon premier
amour. Je m’étais juré de l’épouser une fois que je serais grand. Son
tube « Missounwa » cartonnait dans la sous-région et elle ravageait
les cœurs des téléspectateurs avec un clip où on pouvait l’aperce-
voir se trémousser langoureusement aux abords d’une fontaine.

somme, des jeux qui sollicitent et stimulent la créativité. Je trim-


ballais mes boîtes de Lego dans toutes les pièces de la maison et

type de construction que je venais d’achever. C’était pareil avec la

pouvait devenir n’importe quoi : un être, un objet, un rien, un tout.


Mélanger les couleurs à sa guise était également possible et j’aimais
cela. J’aime toujours autant la liberté que procure le modelage de
-
mulantes pour le cerveau humain. Je passais également beaucoup
LA SEMENCE 21

de temps à lire. Picsou Magazine et Mickey, c’était le rituel du mer-


credi. En rentrant de l’école, je m’arrêtais au kiosque du quartier et
achetais mes exemplaires. Oncle Picsou fut d’ailleurs une de mes
premières idoles. Non pas pour sa radinerie sans mesure, mais
pour la fortune qu’il avait amassée, à partir d’un seul petit sou.
En fait, avec du recul, ce canard était juste un entrepreneur génial.
Mickey représentait l’esprit futé et désintéressé, tandis que le mal-
chanceux sympathique Donald avait le don de s’attirer problèmes
et drames. La caricature de la société amenée par ces personnages

Quant à Tintin, je collectionnais tous ses albums et les gardais ja-

L’école a été un allié de poids pour moi. Oh oui ! elle m’a per-
mis de tiédir les bouillonnements de maman à mon égard. J’étais
un élève brillant. J’obtenais d’excellents résultats sans efforts parti-

marqué chacun des établissements où je suis passé, d’une manière


ou d’une autre. Mon cycle de maternelle, je l’ai effectué dans un
établissement qui, me semble-t-il, a façonné bien des esprits bril-
lants. Il existe mille études qui prouvent que la graine plantée en un
enfant lors de ses premiers contacts avec le système éducatif et la

L’école catholique Les Neems a ceci de particulier que les élèves

resté quelques années, séjour durant lequel mes maîtres ont décelé
en moi l’éveil, la curiosité et le dynamisme. Lors de la représenta-

remarqua que le patient – un enfant – amené par sa mère n’était pas


malade mais n’arrivait pas à marcher simplement parce qu’il avait
mis les deux pieds dans la même jambe de pantalon.
Un scénario à la hauteur du niveau de compréhension des
22 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
bambins que nous étions, qui ne manqua pas d’amuser le public.
Nous, les acteurs, avions manifestement réalisé une performance
-

fête, quand maman lui apprit que je changeais d’école l’année sui-
vante. Cette décision n’avait rien à voir avec la qualité de l’enseigne-
ment. Maman avait achevé la construction de sa première maison.
Mon frère Hugues, elle et moi allions donc emménager aux Coco-
tiers, quartier chic de Cotonou enregistrant une forte fréquentation
d’expatriés. J’allais rejoindre Les Lapins Bleus, une école dite « fran-
çaise ». Je basculai dans un système éducatif différent. Et dès ma
première année, je m’illustrai de fort belle manière. Ma main était
toujours levée lorsque le maître posait une question sur la leçon de
la veille. Le fameux Ratus (équivalent de Kouakou et autres héros
présents dans les manuels africains), espèce de raton vert incon-
tournable dans nos livres d’école, n’avait aucun secret pour moi. Au
bout de deux semaines, le maître alla voir la directrice pour lui faire
part de l’avance qu’il estimait que j’avais sur le programme. Cette

que je passe en classe supérieure, au risque de m’ennuyer ferme. Il


fallut plusieurs échanges téléphoniques et une ténacité admirable de
la part de la directrice, pour que maman accepte, presqu’à contre-
cœur, de me laisser sauter une classe. Quelques séances de prépara-
tion plus tard, je réussis un test qui vint acter mon passage en CE1.

La transition fut rude ! Les autres garçons n’appréciaient pas


vraiment mon arrivée. Le bon élève représente souvent une me-

-
mière situation d’adversité. Les enfants sont méchants entre eux,
mais ils ne mesurent pas l’ampleur de leurs actes. On m’a poussé
du toboggan, on a raconté des mensonges sur mon compte, on
-
sieurs reprises… Autant d’injustices qui ont forgé mon mental.
LA SEMENCE 23

Mais je ne me laissais pas faire. Il aurait fallu bien plus pour me


déstabiliser. Car si j’étais un élève brillant, je n’en étais pas moins
un gentil trublion. Peu à peu, je construisis mon cercle et m’inté-
grai. Le bizutage ne serait bientôt plus qu’un mauvais souvenir.

A cette époque, mon goût pour la lecture et ma curiosité étaient


déjà bien perceptibles. Outre les romans et les bandes dessinées,
mon dada c’était mon Génius. Cet ordinateur pour enfants doté
de nombreux programmes ludiques était un véritable trésor. Non
content d’être pour des millions de gamins à travers le monde le pre-
mier contact véritable avec la technologie, il était également un ac-
célérateur d’apprentissage formidable. Calcul, orthographe, conju-
gaison, logique, créativité et bien d’autres disciplines et facultés
étaient titillées et tirées vers le haut chez les utilisateurs du Génius.
Cette petite machine m’a fait beaucoup de bien, et aujourd’hui en-
core elle continue à ravir des parents et à émuler des enfants, même
s’il existe désormais de nombreuses autres options disponibles sur
le marché. Dans notre environnement, il est fréquent que les géni-
teurs n’accordent aucune espèce d’importance aux jeux ludiques,
soit parce qu’ils n’en mesurent pas les impacts positifs, soit parce
qu’ils n’ont simplement pas connaissance de l’existence de ces op-
tions. La technologie, la lecture, les jeux de logique ou de construction
ainsi que les activités parascolaires ont fortement dopé mon potentiel.

J’étais également un féru des Incollables, un jeu de société


fait de questions-réponses qui brossent plusieurs thématiques, du
programme scolaire aux arts en passant par la culture générale. Il
-

pour la connaissance provient en partie de ce merveilleux divertis-


sement. Un autre de mes hobbys, c’était la lecture des quotidiens.

« Je suis rentrée un soir et j’ai vu dans le canapé deux peti-


24 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
mement ; mais pas de tête à l’horizon. Je me suis dit que tu farfouillais

tu comprenais à ce que tu lisais. Je m’attendais à une réponse fantaisiste.


Mais au lieu de cela, tu m’as servi un résumé d’une grande cohérence pour
chacun des articles. Je n’en revenais simplement pas. Tu avais six ans... »

Cette anecdote, maman me l’a racontée plus d’une fois. Le


sens de la synthèse est donc un aspect enraciné dans ma personna-
lité. Cela explique également pourquoi lorsque je devais réciter mes
leçons aux adultes, il m’arrivait fréquemment de ne livrer qu’un ré-
sumé des cours, ce qui les interpellait. Et à la remarque « oui, mais
ce n’est pas ce qui est écrit dans ton cahier », je répondais « oui, mais
c’est ce que dit la leçon ». Je n’ai jamais affectionné le par cœur. Je
trouve que cet aspect du système éducatif béninois est de nature à
fabriquer des automates plutôt que des cerveaux. Le pragmatisme
des anglo-saxons, à l’école, dans les affaires ou dans la vie de façon
plus générale, me paraît tellement plus adapté à une existence dans
laquelle nous sommes amenés à changer de paradigme si souvent,
à trouver de nouvelles solutions tous les jours, car tout change si
vite dans ce qu’est la vie, éternel recommencement sempiternelle-
ment changeant. Un peu comme une chanson dont le refrain vient
vous rappeler la constance de l’ensemble, alors que les couplets
apportent chacun leur énergie et lot de surprises, pendant que les
, eux, modulent la dynamique et vous sortent parfois du tout,
avant de vous y replonger au moyen du refrain ou de l’instrumental.

Je commençais à nourrir le désir d’avoir mon propre argent.


Je me souviens d’une soirée caliente rythmée par les remon-
trances de maman, agrémentées de quelques taloches et fessées
bien méritées, parce que j’avais tenté de fabriquer de fausses
pièces de monnaie avec mon ami Gaël. Si ce n’était resté qu’un
jeu entre nous, il n’y aurait eu aucun problème. Mais nous avions
LA SEMENCE 25

remis nos « pièces » (qui en fait n’étaient que du terreau enrobé


de papier aluminium sur lequel on avait décalqué les inscriptions

de biscuits et de bonbons, contre un gros stock de friandises. Je


n’arrive toujours pas à comprendre comment cette dernière a pu
tomber dans le panneau, mais notre stratagème avait fonctionné.
Quand la mère de la dupée s’aperçut de la supercherie, elle en in-
forma nos parents. La suite, vous la connaissez déjà. Je compris ce
jour-là que l’argent devait s’obtenir honnêtement.

A six ans toujours, j’appris également autre chose au su-


jet de l’argent, ou plus précisément du business. J’adorais le Mo-
nopoly. Ce jeu me fascinait, parce qu’il fallait acquérir des biens,
savoir quand les revendre, percevoir des loyers, etc. La part de
hasard était contrebalancée par les choix stratégiques. Comme
dans la vie réelle d’ailleurs, où il y a les circonstances (que cer-
tains appelleront chance, destin ou karma) et il y a l’interférence,
la vôtre. C’est dire que ce que vous décidez de faire, de telle ma-
nière et à tel instant, compte autant voire davantage que les cartes
que vous distribue la vie. Pour en revenir au Monopoly, je n’ai

en être accro. Je remportais assez souvent les parties, contre mes

les vacances scolaires de l’année 1992, mon frère Hugues et moi


avons eu une longue partie qui dura plusieurs jours. Les soirs, au
moment d’aller se coucher, nous déposions le plateau avec les
différents pions, maintenus à leur place, auprès d’un adulte de la
maison qui servait de gardien impartial. Quant aux billets, chacun
de nous se débrouillait pour garder les siens en un lieu sûr. Et
le lendemain, la partie reprenait là où elle avait été interrompue.
Il arriva un moment du jeu où je dominais sans partage, possé-
dant les hôtels les plus chers, les avenues les plus prestigieuses,
ainsi que tous les autres biens stratégiques.
JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
LA SEMENCE 27

temps de caresser les quelques billets qu’il gagnait. A peine


tombaient-ils dans ses mains qu’ils en repartaient parce
qu’il venait de passer par une de mes innombrables proprié-
-
leur monétaire la plus faible dans cette version du Monopoly.
Cet acte de condescendance ou de compassion – je ne sais
plus trop – me coûterait très cher. Deux jours et plusieurs rebon-
dissements plus tard, j’étais dans la tourmente. Mon frère avait re-

par remporter la partie. Même si je suis plutôt mauvais perdant,


ce n’est pas la défaite qui m’abattit ce jour-là. Savez-vous quoi ?
-
luer la cagnotte de chacun pour désigner le vainqueur, j’avais en-
core espoir de sortir gagnant. Mais Hugo – le petit nom de mon
frère – l’emporta, à 100 F d’écart. Petite victoire me direz-vous !
Grande leçon, vous répondrais-je. Le minot que j’étais venait de
comprendre que la roue tourne dans les affaires, tout comme c’est
le cas dans la vie. Aussi, avoir perdu à 100 F près, somme que j’avais

rival est un rival. Quand on lutte, c’est jusqu’au bout et sans pitié,
tant qu’on respecte son code éthique personnel. Imaginez un dé-
fenseur qui fait une passe volontaire à un attaquant de l’équipe ad-
verse parce que cette dernière a une possession de balle proche de
zéro. Un but est vite arrivé et peut changer le cours du match. Il ne
faut pas donner à l’autre pour perdre, il faut tout donner pour ga-

Je restai aux Lapins Bleus jusqu’en CM1 et tout se dérou-

aujourd’hui. A la maison, j’étais toujours aussi énergique, rieur et


blagueur, casse-pieds aussi. J’avais réponse à tout et je pouvais me
montrer caractériel. Quand je boudais, il m’arrivait de me rendre
28 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
seul à « la bosse », un terrain nu ensablé et pourvu de dunes à
quelques pas de la maison, où mon frère et moi allions faire
du vélo, et décider de ne pas rentrer jusqu’à 19 heures. La mai-

m’avoir cherché chez nos différents amis du quartier en vain.

En 1995, nous avons déménagé à nouveau pour nous ins-


taller à Finagnon, entre la Cité Vie Nouvelle et la Zone des Am-
bassades. Maman souhaitait que l’on soit plus en phase avec notre
société, parce que le quartier des Cocotiers devenait chaque jour
un peu plus un repaire d’expatriés. Le côté trop élitiste de cette
zone ne lui plaisait pas. Les gens étaient enfermés dans leur bulle,
alors qu’elle tenait à faire de nous des esprits ouverts sur le monde,
accessibles et curieux des autres. Changement de quartier et donc
changement d’école. J’atterris au CSC (Complexe Scolaire de la
Cité), un établissement privé de bonne facture. Mais ici, le sys-
tème éducatif pratiqué était strictement celui de l’état béninois.
Je ressentis les différences entre les deux styles dès le test d’en-
trée. Un de mes oncles suggéra d’ailleurs à maman de me faire
reprendre la classe de CM1 pour que je ne sois pas trop en dé-
phasage. Ce à quoi, heureusement, elle s’opposa vigoureusement.
Se faire accepter dans un milieu nouveau n’est jamais évident.
La plupart de mes camarades de classe étaient ensemble de-
puis de nombreuses années et il m’a fallu me faire une place

une année agréable. Et dès que je m’étais habitué à ce nou-


veau style d’enseignement, à la rigueur du censeur alias « Oh

par ces tenues d’été (ensembles passés de mode et hérités de


l’ère coloniale) et sa vespa blanche, je n’eus une fois de plus
aucun mal à me classer parmi les meilleurs de ma promotion.
Je fus victime de quelques chicanes, que je considérais
comme des vétilles. J’ai d’ailleurs raconté certaines de mes mésaven-
LA SEMENCE 29

tures à maman, bien plus tard, et elle me demanda pourquoi je


n’en avais pas parlé au moment où se produisaient les faits. Je
lui répondis alors : « Oh ! ce sont des broutilles et je peux me

la foulée, grand bavard que j’étais, je remportai le second prix


du concours national d’expression orale, qui mettait en compéti-
tion les élèves du CM2 d’une centaine d’établissements du Bénin.

Je venais d’avoir 10 ans et j’étais un enfant heureux. J’étais


plein de vie, toujours de bonne humeur – quand je ne boudais
pas par caprice –, coquin, doué et charmant, fort et créatif, mais
aussi têtu et colérique, turbulent et insolent. Pour manifester mon
agacement, je répétais à qui voulait l’entendre : « Je vais prendre
mon avion et partir en Chine. » Des envies de jet privé, si jeune ?
Quand ce n’était pas la Chine, c’était « Régisland », île imaginaire
que je voulais aménager pour y développer mon monde. J’étais
simplement un enfant qui se découvrait, apprenait à connaître ses

merveilleuse, nous ne manquions de rien. Les excursions à l’étran-


ger, les vacances sportives à Cotonou, les interminables journées
passées avec nos cousines maternelles dont nous ne voulions pas
nous séparer le soir venu, les sorties en famille pour déjeuner ou
-

volant et que je trouvais cela extraordinaire, le taekwondo les mer-


credis après-midi avec le légendaire et rigoureux Maître OGOU-
DJOBI, le basketball les samedis ; le bonheur tout simplement.

Le présent rayonnait et l’avenir était plein de promesses. Ma-


man avait fait le job ! Comme un chef !
De bas en haut :
Régis et ses frères, Hugo et Jojo.
(1991)

Régis EZIN, tenant le rôle d’un docteur

(1990)
II- RUÉE VERS L’ART
32 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
RUÉE VERS L’ART 33

band. C’était la folie ! Ces groupes sans grande personnalité artis-


tique, mais construits de main de maître par des marketers de pointe
et des maisons de disques calculatrices, avaient tellement le vent en
poupe que leur hégémonie était sans appel dans l’univers musical.
Le Bénin, pays d’Afrique de l’Ouest anciennement colonisé par la
France, n’échappait pas à leur joug. G Squad, 2 Be 3, Alliage et com-
pagnie rythmaient la vie des adolescents que nous étions, avec des
textes sans relief mais des rythmes étudiés pour s’incruster dans les
esprits. Je me souviens encore du fameux « Partir Un Jour » de 2 Be 3.

En classe de 5ème, je décidai d’écrire des chansons avec des


camarades. Ce fut mon premier groupe musical. Pendant la ré-

joyeusement, mes compères et moi nous repliions loin des re-


gards pour travailler. Nous écrivions ensemble des chansons
et créions des chorégraphies. Noutaï, le plus léger d’entre nous
était spécialisé dans les acrobaties. Il menait donc la danse avec
Kouassi, garçon souple à la voix grave qui jouait également un rôle
important dans les chœurs. Moi, j’aimais danser mais je préférais
écrire et chanter. Je pensais qu’avec des paroles du style « Assis

image était sur toutes les pages ; j’entendais sa voix passer à travers moi,
on s’aimait si fort qu’il n’y avait que la mort qui pouvait nous séparer »,
nous décrocherions la lune et des Grammys. Au CSC, les jeu-
dis après-midi étaient consacrés aux activités culturelles. Chaque

-
ner nos œuvres. Je ramenais mon synthétiseur noir et nous concoc-
tions des beats. Quelques notes de piano accompagnaient les
rythmes préenregistrés dans la machine et nous obtenions une belle
substance sur laquelle nous déroulions nos mélodieuses mièvreries.
Nous avions plus d’une dizaine de compositions au compteur.
34 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Bien évidemment, aucune d’entre elles ne serait enregis-
trée pour conquérir le monde. Nous étions des vedettes dans nos
têtes, en attendant de le devenir, peut-être, un jour. Ne dit-on pas
que tout ce que l’on croit fermement se réalise ? Les enfants ont
la faculté de se projeter facilement dans n’importe quel monde, de
se mettre dans la peau de n’importe quel personnage. Je compren-
drais bien plus tard que tout ce que j’avais nourri allait prendre
forme de façon concrète dans ma vie de jeune adulte puis d’adulte.

En 1997, j’effectuai mon premier voyage hors du continent


africain. Maman, Hugo et moi allions passer quelques semaines
en France, pendant les grandes vacances scolaires. Ce voyage
avait pour moi une symbolique particulière. C’était ma revanche
sur l’histoire. Car, alors que j’avais 2 ans, Hugo, Maman et Jojo,

moi. Je pense que cela m’avait mis en colère puisqu’à leur retour,
la tentative de maman de me prendre dans ses bras, une fois à la
maison, se solda par un échec. Elle tendit les bras mais je refusai
de m’y lover. Alors, cette fois-ci, maintenant que j’y étais, je pen-
sais que maman me passerait tous mes caprices. Sur ce coup, c’est
Que nenni ! Fidèle à sa ligne de conduite,
-
cation n’intégrait ni le gaspillage, ni la démesure et encore moins
la mise en place d’un terrain favorable aux enfants-rois. Il faut
dire que sa formation professionnelle (elle était inspectrice des
douanes et avait à ce titre reçu une formation militaire) impli-
quait fermeté et discipline. Elle qui déjà était de nature rigoureuse.

-
rent du mien et de la Côte d’ivoire que j’avais visitée, plus petit.
La célébrissime Tour Eiffel et la virée à Disneyland restent des
souvenirs indélébiles dans mon esprit, des moments merveilleux.
RUÉE VERS L’ART 35

France, sur copie des modèles américains. Les articles célébrant

et Alliage – ou encore le groupe britannique Worlds Appart, l’un


des pionniers de l’univers boys band, foisonnaient. Des interviews

-
cés, livres et autres babioles, la panoplie était considérable. Il n’en

quelques sous. L’opportunité ! La voir, c’est l’avoir saisie à moitié.


Avec mon argent de poche, j’achetai plusieurs kilos de ces
articles. Une fois de retour au pays, j’attendais impatiemment la
rentrée des classes pour me frotter les mains. Et quand vint le

Le CSC était une école privée fréquentée par des enfants issus
de la classe moyenne et de milieux aisés. Nombre d’entre eux se
rendaient donc régulièrement en vacances en France, aux Etats-
Unis, au Canada ou dans d’autres pays occidentaux. Certes, mais
ils ne voyaient pas ce que j’avais vu : l’opportunité. Ils achetaient
deux ou trois CDs, quelques magazines et basta. Moi, j’avais du
stock. Je trouvai une belle astuce pour écouler mes produits.

Ma clientèle – mes camarades de classe et de quartier – se


composait essentiellement de deux catégories : d’une part les mélo-
manes accessoirement groupies qui mettaient un point d’honneur
à connaître chaque syllabe des hits du moment et bardaient assez
souvent leurs murs de posters de leurs idoles ; d’autre part les fans
de potins, ceux qui aimaient le congossa (commérages, rumeurs) et se
devaient d’être à la pointe des différentes news, fake news surtout,
distillées par les magazines people pour ados dont le seul but était
de vendre. Ces papiers sont les ancêtres des milliers de sites qui
pullulent aujourd’hui vivant du macabre commerce de diffusion
36 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
que satisfaisant l’oisiveté et la soif de sensationnel des internautes.

A la première catégorie de groupies, je vendis donc des posters


et des paroles de chansons que je détachais ou découpais des maga-

CFA et un poster entre 200 et 1 000 francs CFA, en fonction de la


taille. Puis les magazines eux-mêmes, vidés des précédents éléments,
étaient refourgués aux clients de la seconde catégorie. Quel joli petit

s’il ne s’agissait pas de montants importants, j’étais auteur de ce qui


m’arrivait. J’avais moi-même créé un business model sans le savoir.
Une fois mon stock épuisé, je me demandais comment faire.
Je n’avais plus de sources d’approvisionnement. Les quelques
magazines que l’on retrouvait à Cotonou étaient vendus par une
seule librairie et coûtaient bien plus cher qu’en France. Cela n’au-
rait pas été rentable de s’approvisionner par ce circuit. Peut-être
même aurais-je perdu de l’argent ou aurais-je été contraint d’aug-
menter mes prix de vente, limitant le nombre de clients poten-
tiels. Fin donc de l’affaire de revente de produits « Boys Bands and
Co ». Mais j’avais pris goût à cette activité et il me fallait trouver
un substitutif. Quand la musique change, on n’arrête pas de dan-
ser ; les pas s’esquissent différemment. Il faut s’adapter aux nou-
velles situations du marché. Je décidai donc de créer mon propre
contenu, mes propres supports, puisque l’écriture et moi avions

Qu’est ce qui intéresse des adolescents et qui peut, autant


que des stars de la chanson, les pousser à dépenser leur argent

réponse. Les amourettes d’ados, la sensation des premiers bat-


tements de cœur, la timidité des uns, l’exubérance des autres, les

de plaire ou de briller, les préoccupations des teenagers tournent


RUÉE VERS L’ART 37

essentiellement autour de ça. Je me mis donc à écrire des poèmes,


dans la veine des chansons que je composais avec mon groupe.
Un poème de quelques vers était cédé contre 500 francs CFA.
Entre la classe de 5ème et celle de 3ème, j’ai dû vendre une petite
centaine de poèmes. Ecrire, un pur bonheur. Ce business avait
quelque chose de plus excitant que le précédent. Je mettais mes
talents à contribution, je prenais donc du plaisir et je gagnais de
l’argent en même temps. C’est probablement à ce moment que
je découvris que travailler en s’amusant est la meilleure option
qu’un Homme puisse avoir. La teneur de mes poèmes était lé-

Mes acheteurs de poèmes, assez souvent, réécrivaient les tex-


tes de leur propre main. C’est au cours de cette période de ma vie
que l’acronyme E-RAY (prononcer iréy, avec l’accent anglais) a vu
le jour. Je cherchais un nom d’auteur. J’ai alors pris les initiales de
mon patronyme et de mes prénoms, dans l’ordre inscrit sur mes

RAY sonnait bien. Mes potes se mirent à m’appeler ainsi, et ce


pseudonyme ne me quitta plus.

J’avais trouvé un modèle qui fonctionnait et qui me permet-


tait de jouer avec mon imagination, ce qui me procurait beau-
coup de joie. La réplication est un moyen de créer des rallonges
et tiroirs et de s’essayer à de nouvelles aventures sans prendre

contenu, c’était ce que je désirais faire. Steeve était l’un de mes


meilleurs amis. Nous habitions à cinq minutes l’un de l’autre
et avions le même goût pour les blagues à deux balles et l’hu-
mour burlesque. Un garçon sympathique que maman appré-
ciait de surcroît. Elle disait qu’il était bien élevé, correct et poli.
-
tion de sortir, un peu comme si je brandissais un laissez-passer.
38 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Les parents sont tellement soucieux des fréquentations de leurs
enfants pendant la délicate phase de l’adolescence, que les voir fré-
quenter des amis qui les rassurent est pour eux une délivrance.
Steeve avait un vrai talent : un superbe coup de crayon. Moi-même
j’avais quelques aptitudes, mises en pratique plus petit lorsque je
dessinais des croquis de chaussures, des personnages de bandes
dessinées et d’autres esquisses. Mais je n’avais pas développé cette

Plusieurs personnes étaient en admiration béate devant ses œuvres.


J’allais pour la première fois exploiter des compétences complé-
mentaires pour lancer un commerce lucratif. Savoir mutualiser et
catalyser les ressources des uns et des autres est capital dans la ges-
tion d’un projet ou simplement pour concrétiser une idée. Steeve
pouvait dessiner, je savais écrire de belles histoires, avec le sens de
la tournure et du suspens. L’évidence était là ! « Nous allons créer
des bandes dessinées », lui lançai-je un jour. Je me rappelle l’avoir

l’idée et nous prîmes le pari de créer une saga à l’image de Dragon


Ball. Ce manga, ultra populaire à travers le monde était comparable
à une épidémie. Les élèves lisaient les derniers albums sous les
tables, en plein cours, s’échangeaient les numéros, ou encore savou-
raient les épisodes de la version animée sur Manga, chaîne spéciali-
sée éponyme de ce genre littéraire japonais, disponible via satellite.

nous nous sommes lancés dans la conception du premier nu-


méro. Nous nous retrouvions les mercredis après-midi lorsque
nous n’avions pas de contraintes scolaires et avancions, bout
par bout, sur notre projet. Je ne sais plus combien de temps il
-
-
39
40 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Combien coûtait un exemplaire ? Plus aucune idée. Ce dont je me
souviens par contre c’est que cela fonctionna assez bien. Et puisque

d’un volume pour que vous prépariez votre bourse à la débourse


pour la suite, les trois ou quatre numéros que nous pûmes réa-
liser fonctionnèrent plus ou moins bien. Cependant, les mangas,
ça restait un produit plutôt masculin, ce qui réduisait largement la

et aux autres mangas célèbres dans le cœur des lecteurs. L’aven-


ture fut donc d’assez courte durée, mais ce fut une très belle
collaboration. Travailler avec Steeve était palpitant, parce qu’il
était passionné et avait le souci du détail et du travail bien fait.

aussi parce que j’entretenais mes capacités rédactionnelles et créa-


tives, quand j’avais du temps. Je m’exerçais. « Le Bon Cambrio-
leur », roman censé s’étaler sur plusieurs tomes, « Le Concours
Mondial de Sape », histoire illustrée, « Saveur des Vies Hu-
maines », recueil de nouvelles, ou encore « Les Fortunés », scé-
nario de saga dans le style de l’incontournable série américaine
« Dallas », étaient autant de projets littéraires sur lesquels je plan-
chais pour mon plaisir, en marge de la collaboration lucrative
avec Steeve. Je créai – sur papier – également au même moment,
la marque Winner. Son crédo c’étaient les chaussures, mais éga-
lement les parfums et les vêtements. Des croquis, j’en faisais en-
core et encore, pour le plaisir. Ma boulimie de création était le
moteur de mon épanouissement. Je ne le percevais pas encore
ainsi, je le faisais instinctivement et cela me rendait heureux.

L’année 1999 allait être particulière pour moi. Un soir, alors


que je rentrais de l’école, joyeux et plein d’énergie comme à
RUÉE VERS L’ART 41

— Dimanche prochain, tu iras à Bohicon. Je t’ai ins-


crit dans une école là-bas. Tout est déjà réglé ; tu vivras dans
un internat. Son ton était monocorde, et son visage impassible.
Je crus d’abord à une bonne blague. Mais quand je repensai à la
tension vive entre elle et moi depuis un certain temps, je me dis
qu’elle était probablement plus sérieuse que je ne voulais le croire.

— Mais Maman, l’année a déjà commencé. Ça fait deux se-


maines que les cours ont démarré et tu as déjà payé les frais de
scolarité au CSC.
— Cela ne te regarde pas. Ce n’est pas toi qui payes. J’ai
décidé que tu partirais à Bohicon, et il n’y a pas lieu de discuter
cette décision.
— Je ne comprends pas – et je ne comprenais sincèrement
pas – pourquoi tu fais ça. J’ai d’excellents résultats à l’école et…
Elle me coupa dans mon élan.
— Il n’y a pas que l’école dans la vie. Je n’aime pas la pente
que tu empruntes dernièrement. Ça te fera du bien de rester à
l’internat et de connaître autre chose.

L’échange s’arrêta là. Je me rendis dans ma chambre et


y restai toute la soirée. Je ne me souviens pas avoir bien dormi
cette nuit-là. Etre envoyé à l’internat, c’est considéré comme une
véritable punition par les enfants. Pourquoi vouloir m’éloigner
de mon confort, de mes amis, de mes habitudes ? Moi qui ne sa-
vais même pas cuire un œuf. Cuisiner, moi ? Pas mon fort ! En
fait, l’essentiel de la tension entre maman et moi provenait de
mon incapacité totale à aider à la maison. Le ménage et la cui-
sine ? Je ne m’en souciais simplement pas. Les multiples tenta-
tives de maman pour me faire entendre raison, doucement puis
durement, n’aboutirent à rien. Pour me faire ranger ma chambre,
il fallait qu’un drame se produise et que nous nous disputions.
42 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Pour que je donne un coup de main dans l’entretien de la maison,
c’était encore pire. Mon frère Hugo était, lui, beaucoup plus conci-
-
nagères, et ce depuis toujours. Bien que nous ayons une servante, il
donnait volontiers un coup de main. Moi par contre, quel exemple
de mauvaise volonté ! Les frictions entre maman et moi étaient

nous ressemblions beaucoup et cultivions donc l’art du « je t’aime,


moi non plus ». Combien de fois n’ai-je pas entendu, jusqu’après
mes 20 ans, que j’étais une photocopie de maman. Je dois avouer

Ses yeux, son sourire et son charme qui faisaient des étincelles
où elle passait ; son teint, sa prestance… Et même aujourd’hui,
la sexagénaire fringante donne l’impression d’avoir célébré ses 50
ans de vie hier. Lui ressembler, c’était être beau. Cette comparai-
son me faisait chaud au cœur. Mais ce qui était moins emballant
c’étaient ces confrontations qui se multipliaient avec ma puberté

physique. Elle et moi aimions avoir le dernier mot, savions manier


les mots et en jouions, avions tous les deux plutôt le sang chaud.

Le lendemain de l’annonce glaciale, je me rendis à l’école, le


cœur serré. Je n’avais plus que deux journées à passer dans cet éta-
blissement. J’avais encore du mal à réaliser que j’allais changer aussi
brutalement de cadre de vie. A midi, lorsque nous rentrions à pieds
(l’école était à un kilomètre à peine de la maison), j’informai mes ca-
marades les plus proches qui se trouvaient être ceux qui habitaient
dans le même rayon que moi. Je fus encore plus blessé par leur atti-
tude. Nul ne me crut. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même.
Les nombreuses farces de mauvais goût et blagues de seconde
zone dont j’étais auteur ne me donnaient plus de crédit dans les
situations de ce genre où la gravité est sans appel. Samedi, veille
du grand méchant départ, maman partait en voyage dans le cadre
RUÉE VERS L’ART 43

de ses fonctions. C’était l’occasion de tenter un coup de poker. Je


me levai tôt, rangeai ma chambre dès le matin, mis de l’ordre dans
mes armoires, balayai la cuisine et deux autres pièces de la maison.

Cette Bénino-Bulgare était mon amie la plus proche depuis notre


installation dans le quartier. Nous partagions beaucoup de choses :
l’amour du travail (elle était également toujours dans le peloton de
tête et arrivait d’ailleurs souvent numéro 1), l’humour et la bonne

histoire de départ, quand elle me vit en reparler les larmes aux


yeux. Ce fut un moment douloureux pour elle aussi, parce qu’elle
voyait s’en aller son ami. Aux alentours de 20 heures, j’insistai pour
accompagner maman à l’aéroport. Avant d’embarquer, elle me dit :

C’est ce Régis que j’aimerais voir tous les jours.

— Je te promets de faire des efforts. Laisse-moi rester à Co-


tonou, s’il te plait, murmurai-je dans une ultime tentative frémis-
sante.
— Je ne peux annuler la procédure en cours. Toutes les dis-
positions ont été prises sur place, et je pense sincèrement que cela
te fera grand bien.

se passa après cette séquence.

Le lendemain, dimanche, Hugo me réveilla à 8 heures pour


m’amener à Bohicon. Une douche, pas de petit déjeuner – je n’avais
pas le cœur à avaler quoi que ce fût –, et je pris ma valise. Tout cela
était si brusque que je n’eus pas le temps de sentir la mélancolie s’ins-
taller. Ce départ pour l’inconnu m’agaçait plus qu’il ne m’effrayait.
44 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Pour la première fois de ma vie, j’allais vivre loin des miens. Mon
frère m’aida à m’installer, une fois sur place, puis repartit avec
le chauffeur. Je venais d’atterrir dans un petit foyer. En réalité il
s’agissait d’un couple qui accueillait les élèves arrivés après le début
de l’année scolaire et n’ayant pas trouvé de place à l’internat de
l’établissement Monseigneur Steinmetz. C’était mon cas, puisque
j’avais débuté l’année au CSC. Dès le lendemain, je devais me jeter
dans un nouveau marigot. Nouveaux amis, nouveaux enseignants,
nouvelles règles. L’établissement, tenu par des religieux, avait une
excellente réputation due à ses résultats mais aussi à la rigueur qui
y régnait. Plusieurs absences répétées, par exemple, pouvaient va-
loir des sanctions sévères et irréversibles. Au bout de quelques se-
maines, je reçus la première visite de maman, un dimanche. Elle
était venue voir comment j’étais installé. J’étais encore très remon-
té. J’envisageais à ce moment-là de faire quelque chose qui la met-
trait hors d’elle. Un peu comme pour me venger.

lui annonçai-je. Quelle stupide idée ! Mais sur l’instant je pensais


que ça l’inquiéterait.
— Ah bon ? Mais ce sera tant pis pour toi parce que tu pas-
seras plus de temps ici.
— Non ! m’empressai-je de marteler, comme si la décision me
revenait. Je veux rentrer à Cotonou l’an prochain.
— Tu viens à peine d’arriver, peut-être que ça te plaira bien.
— Il n’y a aucune chance.
— Ecoute, on verra bien. Pour l’instant, contente toi de
continuer à fournir de bons résultats et travaille à améliorer ton
comportement.

Il aurait évidemment été parfaitement stupide de faire le zo-


zo, parce que je ne ferais que me handicaper. Les adolescents ont
tendance à penser que les bêtises et erreurs qu’ils commettent
RUÉE VERS L’ART 45

causent du tort à leurs parents. Mais en exprimant une colère


de la mauvaise manière, c’est souvent eux-mêmes qu’ils péna-

L’année me parut plus courte et plus agréable que je ne l’au-


rais imaginé. J’étais le plus jeune des cinq pensionnaires du
foyer. Nous nous entendions plutôt bien, même si parfois cer-
tains tentaient de me brimer prétendant exercer leur droit
d’aînesse. Ce que je ne tolérais évidemment pas. Le respect
des aînés n’induit aucune espèce de larbinisme. Hormis les re-
pas soit fades soit répétitifs, les douches glaciales à ciel ou-

A l’école, tout se passait toujours pour le mieux et je m’in-


tégrai très rapidement. J’avais conservé intacte ma passion pour
la musique. Dans mon Walkman, Poetic Lover et Sisqó tour-
naient en boucle. Les premiers chantaient l’amour, l’amour et
encore l’amour, et se positionnaient en France comme les Boys
II Men aux Etats-Unis. Le second entamait une brillante car-
rière solo après avoir été le lead d’un groupe américain à suc-
cès, Dru Hill. Nous étions en 1999-2000. Bohicon, que je ne
voulais pas connaître, m’offrit pourtant ma première scène.
-
cun rentrait chez lui pour les vacances, je me produisis devant
toute l’école, salopette en bandoulière, bandana au front et Tim-
berland aux pieds. J’interprétai une chanson de chacun des lo-
cataires de mon Walkman. Ma prestation fut appréciée. J’obtins
mon brevet (BEPC) avec un très bon score, rentrai à Cotonou,
et trouvai un arrangement avec maman pour ne plus retourner à
l’internat. L’année passée à Bohicon m’a appris que chaque situa-
tion que l’on veut fuir peut nous réserver des instants de bonheur
intenses.
46 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Retour au CSC, à la rentrée suivante. Je retrouvai mes amis et
mes habitudes. Il fallait maintenant choisir sa série pour le lycée. La
série littéraire était par défaut celle qui me convenait le mieux, vu
que j’étais excellent en lettres. Mais je décidai de m’inscrire en série
B (Economie), surtout par curiosité. Le programme était intéres-
-

Année sans incident majeur à l’exception de cette nuit où

sur la Toile. En fait, quelques mois plus tôt je découvrais Inter-


net. Les premiers FAI (Fournisseurs d’Accès Internet) s’étaient
installés dans le pays et maman, toujours soucieuse de mainte-
nir notre esprit ouvert et de nous offrir le meilleur, souscrivit un
abonnement. Nous n’étions que deux à en avoir dans ma classe. Je
passais donc mon temps à jouir de ce privilège, à fouiner, à traî-
ner sur Google, faisant des recherches sur les artistes ou encore
sur l’astrologie qui me passionnait. Et lorsque toute la maisonnée
s’endormait, il m’arrivait de revenir dans la pièce où se trouvait
l’ordinateur pour pratiquer mon surf illégal. Lorsqu’elle me prit
la main dans le sac cette nuit-là, aux alentours de 2 heures du ma-
tin, non seulement maman me colla une baffe assourdissante, mais
elle désactiva aussi la connexion Internet dans la journée même.
M’avoir vu naviguer sur des sites hot, sous l’impulsion des hor-
mones incontrôlables de l’adolescence, l’avait refroidie. Je vécus
-
commencer quand elle décida de lever la sanction. Hormis les
cours d’informatique que nous avions suivis dès la classe de 6ème
ou de 5ème à l’école, cette proximité précoce (à l’époque, avoir accès
à Internet au Bénin était rare) avec le Web me permit de me fami-
liariser en profondeur avec l’ordinateur et le réseau des réseaux,
RUÉE VERS L’ART 47

de changer d’établissement. Quelques recherches nous menèrent


au Collège de l’Avenir, à deux pas du Camp Guézo. L’école
avait le vent en poupe. Elle enregistrait des résultats exception-
nels aux différents examens, et les professeurs de la série lit-
téraire étaient des as. J’eus ma première moto, héritée de mon
frère Hugo. J’allais devoir traverser toute la ville et faire un al-
ler-retour Akpakpa-Camp Guézo tous les jours. Mais ce n’était
rien en comparaison de la liberté que me procurerait mon deux-
roues. La reprise des cours n’était plus loin. En attendant, je pro-

étaient rythmées par différentes activités sportives et artistiques.


J’ai pratiqué le taekwondo, dans lequel je suis tombé plus jeune,
autour de 8 ans, avant de m’y remettre en classe de 3ème lorsque
j’ai été interné à Bohicon. Mais je n’ai jamais été très mordu d’arts
martiaux. Je préférais un autre type d’art, celui qui permettait de
laisser libre cours à l’imagination pour engendrer des œuvres di-
verses. Maman tenait à stimuler notre esprit créatif. Hugo avait pris
des cours de batterie pendant longtemps et était d’ailleurs un bon
joueur. Quant à moi, j’avais opté pour le piano. Je me rendais aux
Hall des Arts deux fois par semaine pour y suivre mon enseigne-
ment. Hélas, j’arrêtai au bout de quelques mois. Non pas que cela
ne me plaisait pas, mais je pense que je manquais un peu de pa-
tience ; et apprendre le solfège, comprendre son fonctionnement,
m’exercer à coordonner mes doigts, rien de tout cela ne m’excitait
particulièrement. Ne pas avoir poursuivi l’apprentissage du piano
reste un de mes plus grands regrets. Je ne sais pas si j’aurai le temps
et la volonté nécessaires pour m’y remettre, mais ce qui est certain,
c’est que du jour au lendemain, saisi par la passion que j’ai pour les
belles mélodies, je pourrais jeter mon dévolu sur n’importe quel
instrument.
Le jour de la rentrée des classes, en septembre 2001, j’aperçus
une bonne amie à l’entrée de la salle de la 1ère A (série littéraire) du
48 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
RUÉE VERS L’ART 49

Collège de l’Avenir. Exit la série B ! Les lettres me faisaient vibrer


davantage. Elle me présenta à un garçon avec qui elle échangeait
chaleureusement. Il était dans le fond de la classe et la seule place
qu’il restait était celle juste à côté de la sienne. Dany était d’un na-
turel calme et serein, contrairement à la pile électrique que j’étais. Je
me dis que cela équilibrerait bien les choses, et c’était bien vu. Nous
sommes très vite devenus de bons amis, des acolytes de mille et un
coups. Je passais désormais les midis avec lui, au cabinet de sa mère,
une avocate très connue. L’étude se trouvait à cinq minutes de l’école
et c’était très pratique de pouvoir y rester plutôt que de retourner à
Akpakpa ou de traîner dans la cour ou les salles entre midi et deux.

A mi-chemin entre l’école et notre repaire se trouvait le Col-

de plus enthousiasmant que de pouvoir roder dans les parages d’un

deux mignons et beaux parleurs, avions mobilité et liberté car mo-

la gent féminine. Jamais l’un sans l’autre, Dany et moi étions deve-
nus des frères et passions même des week-ends l’un chez l’autre.

Un jour, il me parla de sa passion pour la musique. Je lui


avouai que j’avais le même appétit que lui. Mais lui, il rappait de-
puis quelques années déjà. Il se lança dans un freestyle qui me
scotcha ! Je formai donc avec lui mon second groupe musical,
après l’escapade boys band plusieurs années plus tôt. Au départ,
le groupe s’appelait Quintessence et nous étions trois. Mais les di-
vergences de conception artistique et de vison avec le troisième
membre avaient tôt fait de disperser le trio. Dany et moi partîmes
de notre côté pour créer le groupe Cinkiem Elément. Nous étions
déterminés à briller musicalement et nous nous en donnions les
moyens. Chaque petit instant grappillé sur les pauses entre deux
cours servait à écouter le dernier titre de tel artiste ou de tel groupe.
50 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Les midis, nous écoutions plus longuement et plus librement les
chansons au cabinet de la mère de Dany. Nous disséquions les

les textes, scrutions les jeux de mots et tentions de comprendre


les mécanismes de création de lyrics (paroles de chanson) et de
beat (instrumental). Les soirs, chacun travaillait de son côté sur
ses textes et nous faisions la mise en commun le lendemain.
Au début de cette aventure, j’étais censé être le chanteur R&B
du groupe. Mes antécédents artistiques me désignaient d’em-
blée comme celui qui allait apporter les mélodies pendant que
Dany s’occuperait de proposer un couplet 100% rap. Nos titres
étaient donc montés sur ce schéma. « Félonie » fut le premier
qu’on enregistra. Je ne peux même pas me souvenir d’une por-
tion de cette chanson, mais je sais qu’elle nous ouvrit des portes.
A l’époque, Amos T., ingénieur du son réputé de la place,
cherchait à fédérer des jeunes artistes Hip-Hop pour créer un nou-
veau noyau dur dans le milieu. Alors que je sortais du quartier un
après-midi où nous n’étions pas à l’école, j’aperçus une connais-

17 heures pour sélectionner des artistes. Je m’y rendis au nom du


groupe, Dany habitant trop loin pour arriver assez vite. L’énergie
que je ressentis chez Amos fut particulière. Plusieurs autres ado-
lescents étaient présents et enchaînaient des freestyles. Le niveau
était élevé. Je fus également fasciné par le beatmaking (création
d’instrumentaux via logiciels de musique assistée par ordinateur).
Enod alias Amos accepta de m’y initier et me donna les outils de
base pour démarrer.
Une fois rentré chez moi, je décidai deux choses : j’allais de-
venir beatmaker et je me concentrerais sur la pratique du rap. Le
rap correspondait en fait davantage à ma passion première qu’est
l’écriture. Ecrire un couplet de rap, si l’on considère la vision pré-
valant à cette époque, c’est de la haute-couture. Chaque vocable
est choisi avec soin, les raccords et jeux de mots, les punchlines,
RUÉE VERS L’ART 51

au millimètre près. Et il y a l’avantage de pouvoir développer un


message plus long que ne le permettent d’autres styles musicaux,
-
ment. Je me découvris rapidement un style incisif et plutôt tech-
nique, qu’il me fallait travailler pour en avoir la maîtrise complète.

que nous écoutions régulièrement, Nesta (Dany) et moi. Dadoo,


ex-leader du groupe KDD, Busta Flex, puis Rohff, Booba, Nas
ou T.I. par la suite. Nous commencions à nous faire un petit nom
dans l’underground et fûmes d’ailleurs sélectionnés pour réaliser
une prestation lors du HKH (Hip-Hop Kankpe). Ce festival initié
par des aînés emblématiques du mouvement était l’événement le
plus attendu de l’année par les amateurs de musiques urbaines. La

été retenus pour la « petite scène », mais c’était déjà une victoire
pour un groupe de moins d’un an de vie. « Félonie » secoua le
public. Je venais de goûter à la gloire de l’instant – avec une com-
position personnelle –, où toute l’attention est focalisée sur vous.

Alors que le Cinkiem Elément faisait son petit bonhomme


-
tats étaient excellents, au point d’amener le directeur de l’éta-

Maman n’en crut pas ses oreilles quand elle reçut la même pro-
position de sa part. Diantre ! Mais pourquoi ce scénario se repré-
sentait-il donc ? En CP déjà, elle avait accepté, sur insistance de
la directrice, que l’on me passe en classe supérieure à peine l’an-
née commencée. Et maintenant, on voulait me griller la Termi-
nale. Elle n’était pas certaine que ce soit une bonne idée parce
qu’elle craignait que tout cela me fasse manquer des portions
importante du programme, favorisant des lacunes éventuelles
qui deviendraient des handicaps dans la poursuite de mes études.
52 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Le directeur de l’établissement était véritablement impressionné

maman. Tout est allé très vite. Nous étions en février lorsqu’il fut
arrêté que je passerais le baccalauréat sans attendre la Terminale.
Il en serait de même pour Dany. Sur scène comme en classe donc,
nous avions décidé de faire le plein de succès. Dès le mois de mai,
nous rejoignîmes tous les deux la classe de Terminale A où nous
devions passer le reste de l’année, soit moins de deux mois, pour
préparer notre examen. C’était court. Il nous a fallu prendre part
à un programme accéléré spécialement mis en place pour nous
par les responsables de l’établissement. Le dernier examen blanc
conforta le directeur dans son choix : je m’imposai assez aisément,
planant en tête du classement. Les six dernières semaines de l’an-
née scolaire étaient donc intensives. Pendant que nos camarades
disposaient d’un mois pour réviser leurs cours, nous, nous étions
tous les jours à l’école, pour étudier le programme de la classe de
Terminale. Nous n’avons ensuite eu qu’une petite semaine libre
pour passer en revue individuellement les différents sujets. J’étais
quelque peu épuisé. Le rythme avait été infernal depuis mars-avril.
Mais je n’étais absolument pas nerveux. Les échéances ne me
stressent pas. C’est peut-être parce que j’ai gardé une part d’in-
souciance qui me permet de ne laisser l’adrénaline grimper qu’à
quelques instants du moment fatidique. Qu’il s’agisse de monter
sur scène ou de passer un examen, je n’entrevois l’enjeu qu’avant
le début des hostilités. Et cette sensation est de courte durée. Une
fois que les choses démarrent, la pression se dissipe à nouveau.
J’ai donc passé cette dernière semaine à la maison, à potasser.

Prendre les choses ainsi qu’elles viennent est mon modus operan-
di. Généralement, les vacances à Cotonou ne s’animent que très
peu, tant que les résultats aux divers examens ne sont pas en-
core connus. En attendant, je poursuivais ma quête musicale,
RUÉE VERS L’ART 53

mois pour être délivrés de l’attente.

Je ne sais pas comment se déroule la proclamation des résul-


tats aujourd’hui, mais à cette époque cela s’apparentait à une vraie

les noms des admis et admissibles. L’annonce se faisait de façon


fragmentée, centre d’examen par centre d’examen, puis salle de
composition par salle de composition. Si vous n’entendiez pas votre
nom résonner dans le mégaphone qui dispensait les sentences, vous
pouviez entamer votre procédure de réinscription pour l’année
scolaire suivante, car l’échec venait de passer le pas de votre porte.
Bien évidemment, certains cas constituaient des exceptions dans
lesquelles un admis ou un admissible avait été oublié lors de la
lecture du proclamateur. Ces situations, somme toute rarissimes,
donnaient lieu à des espoirs inappropriés chez ceux dont les noms
-
tralisation et de l’institutionnalisation de la séance de proclamation
des résultats. Il faut reconnaître que le baccalauréat était un examen
extrêmement exigeant dans le système béninois. Les taux de suc-
cès, assez souvent en dessous de 50% sur l’ensemble du territoire,
en faisaient un super examen. Vous imaginez donc dans quel état
de stress se trouvaient les candidats les jours précédant la « guillo-
tine party ». Quand arrivait le jour même, c’étaient des silhouettes
fébriles et au bord du gouffre qu’on pouvait apercevoir cheminer
vers les centres de proclamation. Les froussards, les suicidaires et
certains autres démissionnaires trouvaient le moyen de ne pas s’y
rendre, gageant qu’un camarade se chargerait de les informer de
leur sort.

Il était près de 2 heures de l’après-midi, lorsque j’entendis ma-


54 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
man m’appeler vigoureusement. J’étais chez mes voisins d’en face.

discussions ne tournaient pas autour de nos amourettes, conquêtes


et plans de déconnade, car nous avions une autre préoccupation
commune qui tenait en trois lettres : Bac. Avec Romaric, qui ha-
bitait également à quelques pas de nous et avait passé le même

de partir plus tôt, puisque le détail qui achevait de conférer au cé-


rémonial son aspect dramaturgique, c’était le moment. Pour une
raison que je ne m’explique toujours pas aujourd’hui, c’était le
soir, parfois après 20 heures dans certains centres, que les hosti-
lités démarraient. Nous en étions donc à discuter de cette soirée
qui s’annonçait lorsque retentit mon nom. Quand maman usait
de cette intonation aigue, soit j’étais dans la panade pour avoir fait
une gaffe, soit elle était impatiente de m’annoncer quelque chose.

Elle me tendit le téléphone. Le directeur était au bout du

de l’ensemble des responsables, meilleur élève de l’établissement


pour l’année 2001-2002. Mon sort à cet examen l’intéressait donc
particulièrement. Il partagerait le succès ou l’échec avec moi. Je
perçus distinctement de l’éclat dans sa voix, du sourire, de la cha-
leur dans ses mots, et de la brillance dans les yeux de maman.

était perceptible dans ses propos. On aurait dit qu’il venait de rem-
porter un combat personnel. « Merci mille fois, monsieur le di-
recteur », me contentai-je de dire. J’étais heureux de l’apprendre
mais je n’explosai pas. Pourtant extraverti, je n’ai jamais vraiment
compris pourquoi les bonnes nouvelles ne me transportent pas
au-delà du plaisir et du bonheur intérieurs. Peut-être est-ce pour
cela que je ne reste pas dans ma zone de confort et que je parviens
à repousser mes limites, sans me complaire dans une situation.
RUÉE VERS L’ART 55

Le sourire était toutefois large et béat sur mon visage, lorsque


je raccrochai. Maman me prit dans ses bras. Le temps venait
de s’arrêter, l’espace de quelques secondes. C’était un beau tro-

moi par le Big Boss de l’Univers étaient toujours bien en place.

Je ressortis retrouver mes amis. Je n’avais pas le courage


de leur annoncer la bonne nouvelle. Qu’est-ce que ça aurait été
maladroit de ma part de leur dire que j’étais passé de l’autre côté
de la rive, alors qu’ils pagayaient encore dans les eaux troubles du
doute. J’ai préféré jouer le jeu, simulant le candidat neutre. Pas
stressé, parce que je ne l’étais pas d’ordinaire avant l’annonce de
quelque résultat. Pas trop détendu non plus, parce que cela aurait
pu éveiller chez eux des soupçons. Nous avons traîné jusqu’aux
environs de 17 heures avant que chacun ne rentre chez lui,
pour se préparer. Une heure plus tard, nous nous retrouvions pour
entamer notre marche vers le « centre d’exécution ». Décrocher
le Bac était devenu une performance véritable au Bénin, comme
s’il s’agissait d’un Graal, d’une source ultime de satisfaction.

Nous étions maintenant arrivés dans un collège d’ensei-


gnement général à Gbégamey. Les groupuscules, les clans, les
isolés, les méga-stressés-à-deux-doigts-de-la-suffocation, les in-
souciants occupés à dragouiller à tout-va, les froussards, les pré-

du crieur-proclamateur, etc. La scène était singulière. Une scène


de vie originale qui se reproduisait chaque année. Les hostilités,
prévues pour démarrer à 18 heures, n’échappèrent pas au retard
systématique que l’on observe dans toutes les activités du pays.
Ce n’est qu’à 20 heures que le top fut donné ; deux petites
heures plus tard, histoire de bien accélérer le rythme cardiaque des
uns et des autres. Je ne partageais évidemment pas la même émo-
56 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
tion que mes amis. Je faisais partie des quelques privilégiés ayant eu

Il fallait attendre que chaque membre du trio que nous étions soit

genre de moment. La providence était de notre côté ce soir-là, et


nous repartîmes avec un trio de sourires.

les activités de la jeunesse pouvaient respirer. Je fréquentais déjà les


boîtes de nuit mais les soirées de ces vacances-là étaient particu-
lières, car elles avaient la saveur inégalée du début d’une autre vie –

les excès de jeunesse aussi. Dany avait également obtenu son Bac.
Nous allions nous consacrer à notre musique avec plus d’ardeur.
Nous passions plusieurs jours l’un chez l’autre. Un soir, alors que
nous étions chez moi, on a décidé d’enclencher la vitesse supérieure.
Glaçons, aiguilles et poignée de courage : nos oreilles étaient percées.
Nous n’avions pas demandé à nos mères si nous pouvions,
partant du postulat que notre exploit scolaire nous permettait
de faire quelques écarts. Et cela avait fonctionné. Aucune re-
montrance. Aucune crise de nerfs. Les mamans ont laissé couler.
J’avais 16 ans, je venais de décrocher mon baccalauréat, je faisais
du rap, j’avais l’oreille percée et m’habillais comme un gosse sor-
ti tout droit de Brooklyn, bref la vie était belle. Sur le plan mu-

L’année suivante, je m’inscrivis en anglais à l’Université


d’Abomey-Calavi. Il s’agissait pour moi de ne pas rester à ne rien
faire, le temps de concrétiser mon projet de voyage. Entre temps,
un événement majeur avait redistribué les cartes. Maman avait quit-
té l’administration douanière. Elle était inspectrice des douanes
et droits indirects, mais ne semblait pas en tirer une satisfaction
particulière. Je ne comprenais pas ; et j’étais loin d’être le seul.
RUÉE VERS L’ART 57

Au Bénin, les douaniers constituent une des castes les plus puis-

sont indispensables au fonctionnement du pays, dont l’économie

lorsqu’on était de surcroît inspecteur (échelon le plus élevé de la


chaîne) ? Maman avait déjà pris une année de mise en disponibilité
au milieu des années 90. Puis après sa reprise, elle préféra partir

se disait que les douaniers gagnaient beaucoup d’argent, alors je ne


comprenais pas pourquoi elle n’était pas restée dans ce corps. Au-
tour d’elle, on lui demandait si elle avait perdu l’esprit. Mais Eugé-
nie D. n’a jamais fait de l’argent son moteur principal. Son bien-être
personnel et sa quiétude d’esprit avaient toujours été ses priorités.

-
cessaire et même indispensable à notre épanouissement dans la
vie ; mais tout réside dans notre façon de le ‘‘chercher’’ et dans
l’utilisation que nous en faisons. Le milieu douanier en la matière

cours. Dans la course effrénée à l’argent, elles sont nombreuses.


Tiens, en voici quelques-unes : les coups bas entre collègues, l’uti-
lisation de l’argent pour ‘‘appeler’’ l’argent, la recherche de par-

Ce dernier cas par exemple expose notre administration à l’inter-


-
nement des agents aux différents postes. Une situation viciée qui
garantit d’ailleurs l’impunité et développe tout genre de travers. Il
est entendu que dans de telles circonstances le mérite ne saurait
être un critère prioritaire de choix. Ainsi, l’argent obtenu par des
pratiques malsaines est-il dépensé de façon ostentatoire et souvent
même dans le mépris, la provocation et le dédain de son entou-
rage. En résumé, la part gaspillée est bien plus que celle néces-
saire à une vie décente. Toutefois, dans cet univers acrobatique
58 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
de la douane, on peut retrouver quelques personnes qui savent
relativiser et reconnaître la bonne mesure des choses. Dommage
qu’elles ne soient pas les plus nombreuses. »

Si aujourd’hui je suis heureux d’avoir été moulé par ses prin-


cipes, à l’époque je ne me réjouissais guère de sa décision car je crai-
gnais que nous n’ayons moins de ressources, et j’appréhendais les
années à venir. Mais par la suite, maman a travaillé quelques années

placements).

L’année scolaire 2002-2003 fut très détendue. Je ne me suis


rendu à la fac que quelques fois. Je ne concevais pas que l’on soit
transporté dans des bus remplis à ras bord, gigotant du départ à
l’arrivée et louvoyant le goudron car inclinés, que les professeurs
ne se présentent que quand l’envie leur prenait, qu’il n’y ait pas de
place pour tous et que de nombreux étudiants doivent s’installer

Je découvrais la vie contre-nature du plus grand campus de mon


pays, un centre censé promouvoir l’excellence mais où les choses
élémentaires étaient mal pensées. Je ne cachai pas à maman, dès les
premières semaines, que je serais un touriste de l’UAC (Université
d’Abomey-Calavi). Elle ne m’en tint pas rigueur puisque nos plans
étaient autres. En outre, j’avais deux bonnes années d’avance, je
pouvais en griller une.
Abdoul, cousin d’une amie de longue date, venait d’ouvrir un
prêt-à-porter. Je me proposai de l’aider à activer sa clientèle. Sa
boutique devint ma base pendant plusieurs mois. J’y passais le plus
clair de mon temps et y recevais mes rendez-vous. C’est au cours de
cette année que j’appris un certain nombre de choses sur la vente
directe, au contact d’Abdoul et de ses clients. L’aventure musicale
prit également une autre tournure. Par l’entremise de mon voisin
RUÉE VERS L’ART 59

avait un home studio dans la zone de l’Etoile Rouge. Nous nous

$@m était ce qu’on appelle un féru de musique urbaine. Entre


ses cours et son job, il trouvait le temps de composer de nou-
velles œuvres. Après plusieurs rencontres entre Daniel, lui et
moi, nous avions décidé que le Cinkiem Elément redeviendrait
un trio, avec ce nouveau compagnon comme troisième homme.
Dans la foulée, alors que nous engrangions quelques succès, une

Bmg Yari, le dernier guerrier Bariba. Ancien leader d’un groupe


qui avait enchanté la scène musicale, il était désormais embar-
qué dans une carrière solo. Sa spécialité ? Le rap en langue ba-
riba – dialecte parlé dans la partie septentrionale du pays – avec

Lorsque l’idée nous parvint, nous étions unanimes sur la ques-


tion : cela nous permettrait de gagner en visibilité et d’unir les
énergies. Quelques réunions plus tard, le Taka Crew Records était
né et cinq forces composaient cet escadron de jeunes fougueux
prêts à conquérir le monde. A Bmg, Nesta, $@m et moi, s’ajoutait
une personnalité forte : Moona alias DCH, une MC exceptionnelle
tant en studio que sur la scène. Cette touche féminine apportait
quelque chose de spécial à notre label. Notre stratégie était simple.
Chaque formation ou singularité artistique continuerait à exister
sans être étouffée par le crew, mais ce dernier était prioritaire dans
un premier temps. C’était une tactique d’appel groupé que nous
pratiquerions.
Le résultat était à la hauteur de nos attentes. Notre pre-
mier titre collectif « A Yin Minti A » a battu de véritables re-
cords d’audience aussi bien à la radio qu’à la télé. Cet égotrip
(morceau de rap dans lequel on fait l’éloge de soi et des siens,
démarche censée améliorer l’égo et l’estime de soi, en évo-
quant au choix tout type de sujets allant de la couleur des
chaussettes au diamètre de la tomate mangée la veille) a mar-
60 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
qué les Béninois. Il faut dire que le refrain était particulière-
-
-
nitivement celui qui nous a permis de passer un cap dans
notre musique et dans le cœur du public. Le Taka Crew,
notre jeune label, faisait désormais partie des écuries avec
lesquelles il fallait compter dans la musique béninoise.
Premiers croquis de vêtements
et accessoires réalisés par l’auteur.
(1999)

Régis EZIN, observant Paris


depuis la Tour Eiffel.
(1997)
III- L’AILLEURS
L’AILLEURS 65

A la rentrée académique 2003, je me suis installé à Accra


dans le but de renforcer mon anglais. Pour beaucoup de franco-
phones d’Afrique de l’Ouest, la capitale ghanéenne était le point de
chute ou la place de transition. Dans mon cas, le « visa étudiant »
pour la France m’avait été refusé quelques semaines plus tôt. Ma-
man avait tenté de faire intervenir des connaissances. Mais niet !
Moi qui devais me rendre à l’université d’Orléans où mon dossier
avait été accepté en fac de droit – j’ai longtemps rêvé de porter
-
rer un trait sur ce projet. La solution d’Accra était bonne. Je me
suis inscrit à GIL (Ghana Institute of Languages), contrairement
à la majorité des francophones qui rejoignaient une école créée
par un Béninois. Mais les performances de cet établissement ne
m’enchantaient pas. La plupart de ceux qui en ressortaient après
une ou deux années peinaient à parler anglais convenablement. Il
ne pouvait en être autrement quand on sait que tassés entre eux,
les francophones ne parlent que français et ne font aucun effort.
A GIL, établissement public réputé, il y avait une forte ma-

de la maîtrise de la langue de Shakespeare. C’était la première


fois que j’allais vivre seul. Le grand indépendant que j’étais
ne pouvait qu’apprécier cette période. J’habitais dans une pe-

Mes deux voisins immédiats étaient d’anciens amis du lycée.

Pendant ce temps, sortait à Cotonou le clip de « A Yin Minti

succès. Je vivais cette passation de grade depuis la belle ville d’Ac-


cra, festive et bien plus vivante que Cotonou. Mon séjour en terre
ghanéenne m’a surtout appris à accepter et tolérer les autres. Il y
avait tant de personnalités différentes dans notre hostel (les hostels
sont des maisons possédant de multiples chambrettes louées aux
étudiants), que la tolérance était le b.a.-ba.
66 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Pour la suite de mon parcours académique, je souhaitais de-
venir interprète de conférence ou traducteur. Si maman approuvait
ce choix, nous ne nous entendions pas sur mon prochain point
de chute. Elle, prêchait pour l’université du Ghana (Legon), l’une
des plus prestigieuses d’Afrique, basée à Accra. Moi, je voulais
poursuivre mes études en France, à l’ESIT ou à l’ISIT, toutes deux
écoles de bonne facture. Après deux classes sautées puis une année
sabbatique, je repris ma vitesse de croisière. Au lieu des deux ans

à Accra. Mon diplôme en poche, je devais maintenant m’atteler à


obtenir le « visa étudiant » pour rejoindre la France. J’avais convain-
cu maman de retenir cette destination. Face à mes résultats sco-
laires toujours brillants, elle faisait du mieux qu’elle pouvait pour
satisfaire mes choix dans le cadre de ma construction personnelle.

Obtenir le visa pour la France peut être une aventure par-


ticulièrement épique dans les pays africains. Et mon cas en fut
l’illustration parfaite. L’année précédente s’était déjà soldée par
un échec de la procédure. C’était manifestement encore plus
complexe d’obtenir un visa quand on avait moins de 18 ans, ce
qui avait été mon cas. En juin 2004, j’étais déjà majeur et ce ver-
rou-argument sautait donc. Premier obstacle : l’ESIT, établis-
sement public français qui avait clôturé ses inscriptions depuis
mai, et sans visa il était tout bonnement impossible pour un

Il restait l’option ISIT. Ici, nous avions affaire à une école


privée, réputée de haut-calibre, bien plus coûteuse que la première
option. Les frais de scolarité annuels s’élevaient à plusieurs mil-
liers d’euros. Sans frémir face à la colossale colonne de dépenses

démarches pour l’inscription et pour l’obtention du visa. Une fois


le dossier déposé, le stress atteignit son paroxysme lorsqu’au bout
d’un mois, on nous annonça que ce dernier n’avait pas été retrouvé.
L’AILLEURS 67

Panique générale ! Il ne restait plus beaucoup de temps avant la


rentrée. Il fallait taper à toutes les portes possibles. Mais ce n’était

lorsqu’elle n’avait pas d’autres choix. Et encore, il était hors de


question d’ameuter la terre entière. Une ou deux personnes, pas
plus. C’est ce que nous fîmes.

dans la danse. Notre dossier étant complet et sans faille, « ça ne


devrait pas poser de problème majeur », nous rassura-t-il. Il pas-

France au Bénin. Notre démarche était simple : comprendre pour-


quoi on refusait le visa à un étudiant brillant dont le dossier ne

très claire, mais il accepta que l’on réintroduise notre dossier. De


toute mon existence, je ne me souviens pas avoir vu maman plus
stressée qu’à ce moment. Mon avenir se jouait sur ces quelques
semaines puisque si le plan capotait, il aurait fallu trouver une
solution d’urgence, sachant qu’à Legon les inscriptions étaient
closes, comme dans bon nombre d’universités et écoles, d’ailleurs.
Mon dossier réintroduit auprès du consulat de France, il res-
tait donc à résoudre la question de l’école. L’ISIT est un établisse-
ment d’enseignement privé ultra sélectif. L’entrée ne s’y fait que
sur concours. Et là encore, nous étions en retard. La première
vague du concours se déroulait en mai. Lors de cette session, en-
viron 80% des places disponibles par classe étaient attribuées. Les
20% restants étaient libérés en septembre, après la seconde ses-

était retenue. Bien sûr, la providence voulait m’éprouver ! C’est


donc à cette session que j’avais encore la possibilité de participer.

Quelques jours avant qu’elle ait lieu, je n’avais toujours pas


obtenu mon visa, alors que les frais d’inscription avaient déjà été
68 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
réglés auprès de l’établissement. L’étau se resserrait. Mais en même
temps qu’elle m’éprouvait, la providence me consolait. L’admi-
nistration de l’ISIT nous contacta un matin pour proposer que je
passe, exceptionnellement, le test depuis Cotonou, sous la super-
vision d’enseignants de probité. Faites bonne impression partout
où vous passez. Peu importe quand et comment, débrouillez-vous
pour laisser un souvenir agréable dans l’esprit des Hommes que
vous croisez. C’est précisément ce qui m’a sauvé. Le directeur du
Collège de l’Avenir n’hésita pas une seule seconde lorsque maman
l’appela pour lui demander si le test d’entrée à l’ISIT pouvait se
dérouler dans l’enceinte de son établissement.
Je n’avais passé qu’une seule année au sein de ce collège, mais
la fulgurance avec laquelle j’avais établi mes records avait marqué
aussi bien le corps enseignant que lui-même. En 48 heures, il
mobilisa la crème de ses collaborateurs et créa les conditions de
surveillance et de composition idoines, telles que requises par
l’ISIT. Cette souplesse de ma future école apparut comme une
lueur d’espoir dans le ténébreux couloir de l’incertitude que nous
faisait traverser le consulat.

Le matin du concours, un autre marathon se jouait. L’école


envoyait les épreuves par fax, et dès qu’elles étaient parties de Pa-
ris, le décompte du temps de composition imparti s’enclenchait.
Pour résumer, pour une épreuve de 2 heures de temps, je disposais
effectivement de 90 minutes environ, parce que mon grand frère,
Hugo, devait aller chercher les fax chez ma marraine dont le bureau
se trouvait à 10 minutes du Collège de l’Avenir. Toute la journée, la
scène fut cyclique. Les épreuves arrivaient par fax, Hugo les récu-
pérait au bureau de ma marraine puis les rapportait au Collège de
l’Avenir où je planchais sous la surveillance des professeurs. Et, une

toujours depuis le bureau de ma marraine. La rentrée était prévue


70 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
les élus de la seconde session du concours. Le silence du consulat

tout de même, maman et moi, de nous préparer entièrement, de


sorte à ne point être surpris en cas d’aboutissement de la procé-
dure. C’était aussi notre façon à tous les deux de faire montre de
courage indien. Et la foi, comme nous le savons, crée des chemins
là où règnent les impasses.

Un matin, à une semaine environ de la rentrée, le téléphone


retentit. Une voix directive nous indiqua d’un ton sec, que nous
devions nous rendre au consulat dans l’heure pour un complément
de dossier. Une heure à peine. Après quoi le visa aurait été en péril,
car la date de la rentrée communiquée aux autorités consulaires
n’était plus très loin. « Pourquoi avez-vous besoin d’un visa puisque
votre rentrée a déjà eu lieu ? » nous aurait-on servi, et c’était plutôt
-
la les chaussures sur lesquelles tombèrent ses pieds, et c’était parti.
Entre Akpakpa, où nous habitions, et le consulat il nous fallait une
bonne vingtaine de minutes. Il fallait surtout espérer ne pas tom-
ber dans un goslow, ni être victime d’aucun autre aléa. On se serait
cru sur un circuit de F1 ; maman roulait à vive allure. Je ne l’avais
jamais vu conduire aussi vite, elle qui était de nature prudente.
Nous n’étions plus qu’à quelques centaines de mètres de
notre destination lorsque la voiture tomba dans l’un des multiples
nids de poule que l’on retrouve sur nos voies mal bitumées ou
mal entretenues. Voiture qui titube, maman qui se cogne la tête
contre le plafond, bruit sec et arrêt net. Ses douleurs cervicales,
avec lesquelles elle vivait courageusement depuis bien longtemps,

qui tombaient sur Cotonou muèrent en cordes et, pompon sur


la Garonne, la voiture qui avait manifestement pris un coup éga-
lement, refusa de démarrer. Nous nous étions garés sur le trot-
L’AILLEURS 71

toir, presque désespérés, voyant les minutes s’égrainer. Soudain,


comme par enchantement surgit du néant un zémidjan (taxi-mo-
to). Les taxi-motos, très utiles (dans un pays où les dispositifs pour
les transports en commun en milieu urbain sont quasi inexistants)
et pourtant si agaçants car indisciplinés, arrogants et souvent aigris,
ne sont pas du genre à s’arrêter sous la pluie pour demander à des
inconnus ce qui les tracasse. Mais celui-là était particulier. Plein
d’empathie sans connaître les détails de notre mésaventure, il se
contenta de demander si on pouvait ouvrir le capot. Une fois qu’il
eut accès au ventre de l’auto, il farfouilla à peine une minute, puis
demanda que l’on réessaie de mettre le moteur en marche. Nous

Pour le remercier, maman voulut lui donner un peu d’argent, mais il


cassa une fois encore les clichés. Il refusa tout bonnement, esquis-
sant un léger sourire puis enfourcha sa moto. Je le vis disparaître
sous la pluie, me demandant d’où il venait. J’avais la conviction,
et maman aussi, que le passage de cet être attentionné et à même
de réparer notre panne, à cet instant et à cet endroit n’était en rien
anodin. J’avais de nouvelles raisons de croire que le hasard n’est pas
de ce monde. Nous n’avons pu donner à ce zém (abréviation de zé-

que nos mercis et nos prières. Aujourd’hui encore, lorsque nous


pensons à lui, nous ne pouvons que lui envoyer de bonnes ondes et
des pensées emplies de positivité qui l’atteindront où qu’il se trouve.

On parvint à arriver au consulat à temps et à compléter le dos-


sier, en fournissant les pièces fantaisistes demandées. Il fallait en-
core attendre, espérer, croiser les doigts. Combien de fois n’avait-
on pas changé la date du billet d’avion. Finalement, à moins d’une
semaine de la rentrée, je décrochai le sésame. Je devais m’envoler
un 4 septembre. La séparation fut dure pour tous les deux. Maman,
ce roc, était saisie d’émotion. J’étais déjà parti de la maison à plusi-
72 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
eurs reprises, mais il s’agissait là d’un autre type de départ. J’allais plus
loin et pour plus longtemps. L’émotion était vive pendant la dernière
accolade. Une fois à Paris, je devais également sauter un autre verrou.
Avais-je réussi au concours ? Le visa délivré par le consulat à Coto-
nou ne serait valable que si j’étais admis au concours. Ce n’est qu’à
cette condition que je pourrais ensuite obtenir une carte de séjour.

Le lendemain de mon arrivée, je me rendis à l’ISIT pour la


première fois. L’école était située dans un beau quartier, à deux
pas de la tour Montparnasse. A peine entré, je pouvais aperce-

une analyse panoramique, en une seconde, et je constatai que le


mot « Refusé » était quasiment le seul à trôner dans la colonne
des résultats, à côté de celle des noms. J’inspirai profondé-
ment puis me jetai à l’eau. Mes yeux s’arrêtèrent à la lettre E et
je pus lire écrit « EZIN Régis », suivi de la mention « Admis ».
Je jubilai intérieurement et saisis mon téléphone : 0022995…

— Allo, maman ?
— Oui. Ça va, Régis ?
— Oui, ça va. C’est bon pour le concours, m’empressai-je
de dire sans détour.

de toi. Son bonheur se lisait dans sa voix. Tu vas donc pouvoir


avancer sur les formalités auprès de la préfecture.
— Oui, j’irai me renseigner et ferai le nécessaire.
— Ok. Allez, il faut que tu ailles préparer ta rentrée. Je t’em-
brasse, et courage.
— Merci, mam. Gros bisous. Je t’aime.

Le sixième arrondissement allait devenir mon second quar-


tier. Mon premier quartier, là où j’habitais, était à Chelles, une ville
L’AILLEURS 73

de Seine-et-Marne située à 45 minutes en métro-RER de mon


école. Le jour de la rentrée, le programme nous fut présenté par
des professeurs et des membres de l’administration. Je me rendis
vite compte que ce ne serait pas une promenade de santé. Contrai-
rement à certains de mes amis qui suivaient un cursus en fac à Paris
ou ailleurs dans la France, et qui avaient un emploi du temps souple
et aéré, j’allais être soumis à un régime différent. Nous aurions
cours tous les jours de 8 heures à 18 heures, voire 19 heures. Le
système d’évaluation serait basé sur le contrôle continu (des de-
voirs à rendre à la pelle) auquel s’ajouteraient bien évidemment les
-

Je me rendis aussi compte que j’étais le seul Noir de ma promotion.


Et sur l’ensemble de l’établissement, comptant cinq ou six cent
apprenants, pendant tout mon cursus on ne serait même pas une
dizaine. Les autres étant des jeunes femmes, le surnom « le Black »

Dans de telles conditions, on prend conscience bien assez


tôt qu’on doit se démarquer positivement. D’autant plus que
l’ISIT était un établissement fréquenté par des enfants de la
classe moyenne privilégiée ou issus de familles nanties, chez qui
les préjugés étaient plutôt tenaces. De mon point de vue, chaque
personne représente son peuple, sa race, sa patrie et sa famille,
dès lors qu’elle est hors de son cercle de vie habituel (pays, ville,
continent, maison). Chaque action et chaque parole aura donc un
impact positif ou négatif sur l’ensemble de ces groupes humains
selon l’appréciation qu’en fera l’interlocuteur-observateur-juge. Je
me devais de laisser une bonne impression par mon travail, comme
je m’étais employé à le faire partout où j’étais passé, jusque-là.

Les premiers mois, j’entrepris des recherches de logement


sur Paris, car je souhaitais être plus près de l’école. Cette phase
74 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
me permit de rencontrer pour la toute première fois, des racistes
qui s’assument. Des remarques désobligeantes et insultantes dans
les agences immobilières, aux réactions épidermiques de la part de
certains propriétaires – à la vue de la peau noire – je compris que
les beaux discours sur les droits et l’égalité des Hommes étaient
plutôt de grandes théories assez éloignées des réalités de la vie quo-

formidables et mémorables pendant mon séjour parisien. L’idée de


l’appartement sur Paris abandonnée (trop cher de toute façon et

durablement à Chelles.

par m’apprendre au mois de novembre qu’il me fallait rentrer au


Bénin pour redemander un « visa étudiant », maintenant que j’avais
réussi au concours. Je n’en revenais pas. Comment et pourquoi ?
On m’évoqua le terme « visa concours » m’expliquant que jamais je
n’aurais une carte de séjour « étudiant » avec ce visa. Grosse panique.
Rentrer, c’était manquer plusieurs semaines de cours, et courir le
risque de voir ma scolarité entièrement perturbée en cas de refus
fantaisiste du consulat. De commun accord avec maman, on déci-
da que je ne rentrerais que pendant les grandes vacances scolaires.

De février – où avait expiré mon visa dit « concours » – à Juin


2005, j’étais donc en situation irrégulière par la faute d’un système
non objectif et discriminatoire. Puisque j’avais de bonnes relations
avec l’administration de mon établissement, elle tenta une approche
auprès de la préfecture. Que nenni ! Il m’arrivait de penser à ce qu’il
adviendrait de moi, si je subissais un contrôle d’identité. L’expulsion
serait certainement inévitable bien que je fréquente une école privée,
que j’injecte de l’argent dans l’économie et que j’aie obtenu, après
un parcours du combattant, un « visa étudiant » pour me rendre en
L’AILLEURS 75

comporter de façon suspecte. J’allais et venais sans complexe. Par-

temps dans les centres commerciaux les samedis avec mes amis :
cinéma, lèche-vitrine, kebabs et paninis, écoute des nouvelles sor-
ties musicales, etc. Je ne me privais pas, je n’allais pas arrêter de
vivre. Toutefois, je faisais en sorte de ne pas me faire remarquer
inutilement. J’ai la chance de posséder cette qualité du caméléon :
l’adaptation rapide à tout type d’environnement. En six années pas-
sées en France, je n’ai pas fait l’objet d’un contrôle une seule fois.

En fin d’année scolaire, je rentrai au Bénin. Mes résul-


tats étaient au top. Maman était ravie mais préoccupée par cette
situation injuste qui m’obligeait à redemander le visa. De mon côté,

également le succès musical de la chanson « Dans Ta Zone », que le


Taka Crew, mon label, venait de mettre sur le marché. Pour conso-
lider l’aura conférée par le premier single collectif, il nous fallait ra-
pidement rempiler avec un autre tube. Il fallait surfer sur la vague,
sans lui laisser le temps de retomber. Généralement, un succès peut
porter une série d’autres succès, si le timing et les attentes du public
sont justement appréhendés. Et c’est ce que nous venions de faire ;
le nouveau morceau cartonnait encore plus que le premier. Nous
étions jeunes et populaires, heureux et motivés. Dans la foulée,
j’enregistrai ma première chanson solo. Quand Sam Seed – artiste
R&B en vogue à la voix reconnaissable parmi mille –, que j’avais
-
sistaient à la session studio s’accordèrent à dire qu’un véritable hit
était né. Entre temps, faisant des pieds et des mains avec maman,
nous sommes parvenus à décrocher le fameux « visa étudiant » qui
me permettrait d’obtenir une carte de séjour correspondant à mon
statut. Je repartis pour Paris.
Pendant que j’entamais ma 2nde année à l’ISIT, mon premier
single solo « Dans la Vie » faisait un véritable carton sur les chaînes
76 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
de télévision et de radio béninoises. Je cherchais un moyen de
monétiser tout ça. Car la structure en charge des droits d’auteur
au Bénin ne faisait pas ce qu’il fallait. Ne pas y être enregistré en
tant qu’artiste revenait presque à l’être. Pas de grande différence
si vous ne percevez pas vos droits ! N’est-ce pas ? Je commençai
donc par travailler sur un site Web pour promouvoir ma musique.
Je testai également des options de paiement en ligne pour que mes
œuvres soient téléchargées contre quelques euros. Tout n’était pas
si simple qu’aujourd’hui pour effectuer des transactions via Inter-
net. Je m’abonnai à un système d’achat de pass. Cela ne marcha
pas parce qu’il fallait promouvoir sa musique intensément pour es-
pérer attirer des quidams qui achèteraient ces pass pour téléchar-
ger vos chansons et donc vous permettre de générer des ventes.
Et quand on est étudiant, avec des ressources limitées, comment
ne pas se noyer dans la foisonnante sphère de jeunes artistes qui
rêvent d’être repérés et font des pieds et des mains sur la Toile ?
Hormis ma page Myspace et mon Skyblog, que je tentais de tenir
à jour et animés, je n’avais pas d’outils promotionnels particuliers.

J’enregistrai entre 2005 et 2006 de nombreux morceaux dans


mon home studio, à l’aide d’une carte son basique et de logiciels de
musique assistée par ordinateur. J’aimais également beaucoup com-
poser des beats. Agencer les sonorités et leur donner du rythme
s’apparente à une opération magique par laquelle des mondes mys-
térieux prennent corps. Cela revient à fabriquer un univers avec son
écosystème, son oxygène, ses couleurs, sa matière et ses formes. Dès
que mon emploi du temps scolaire surchargé me le permettait, je

la sortie digitale de ce projet. Construire des projets, j’aimais ça. Je


retrouvais la joie d’entreprendre, comme au collège. Stratégie de
promotion pour Paris et pour Cotonou, réalisation de vidéo under-
L’AILLEURS 77

net avec mon webmaster de l’époque – un franco-chinois qui a


failli me faire perdre la boule par son manque de rigueur et la dé-
sinvolture quant à ses engagements –, rédaction d’un dossier de
presse… J’ai toujours pensé que les personnes qui n’ont pas de
passion doivent s’emmerder royalement ! Quand elles sont jeunes,
mais encore plus quand elles vieillissent. La retraite peut être, et
est d’ailleurs souvent, un accélérateur de baisse de forme globale
pour bien des gens qui, du jour au lendemain, se sentent inutiles
et ne savent plus quoi faire pour vibrer. Je me sentais donc béni
d’avoir pu découvrir, enfant déjà, une partie de mes passions et ta-
lents, et je n’avais pas l’intention de les laisser mourir dans le tiroir.
La mixtape sortit mais ne connut qu’un modeste succès. Prin-
cipale raison : à l’époque, mes fans étaient au Bénin et ne dispo-
-
ter mes œuvres et surtout de les acheter via acquisition payante
de pass en ligne était incohérent. Avec quels moyens de paiement
auraient-ils réglé la facture, d’ailleurs ? PayPal et les cartes ban-
caires n’étaient pas des moyens démocratisés chez moi comme
c’était le cas en Occident. Je vécus cet épisode comme un échec ;
un petit échec heureusement car le projet était lui-même de pe-
tite envergure. Les mixtapes sont des sorties discographiques qui
s’intercalent entre les albums, annonçant un opus en bonne et
due forme. Elles servent à combler les fans pendant l’attente ou
à attiser leur impatience. L’enjeu n’était donc pas de taille pour
moi. Mais je retins de cette expérience qu’il ne sert à rien d’être
trop en avance sur son temps, sur les réalités d’un environne-
ment – en ne considérant pas dans ce cas par exemple les inci-
dences technologiques et comportementales – sinon l’on établit
des stratégies en totale inadéquation avec la réalité de son marché.

ma route paisiblement. A l’école, mes résultats étaient toujours aus-


si bons. J’aimais ce que j’étudiais : la traduction. La traduction ne se
78 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
résume pas à savoir parler ou comprendre une langue. Elle néces-
site une grande capacité d’analyse et d’adaptation interculturelle

texte, sans l’altérer au passage, en tenant compte des différences


culturelles, du niveau de l’audience ciblée, etc. En outre, l’ensemble
du programme contenait des disciplines très variées, ce qui était
-
fondir notre connaissance du français. Car notre métier exigeait
non pas qu’on le parle bien, mais qu’on en ait une grande maîtrise.
-
jours. Un professeur de français de l’ISIT a laissé entendre un jour,
qu’il était honteux qu’un « non-Français » obtînt la meilleure note
dans sa discipline. Il venait de nous rendre des copies et bien que
sa remarque fût destinée à donner un coup de fouet aux autres et à

la Côte d’Azur chez Grand Tantie. L’aînée de la fratrie de maman


y vivait depuis plus de trente ans. Je redécouvrais Cannes et son
beau temps, ses rues coquettes, l’indémodable Croisette, le Palais
des Festivals... Pour la première fois je me rendis à Monaco où tra-

complicité. Décor enchanteur : les yachts, les grands et luxueux


hôtels, les belles cylindrées, les articles les plus banals vendus à des
prix surréalistes, les restaurants aux menus alléchants. Je tombai
amoureux du Rocher et me promis que je m’achèterais un apparte-
ment à Monte-Carlo avant mes quarante ans. Ces vacances me sti-
mulèrent davantage. Il y avait les exubérances de Monaco mais aus-
si et surtout la douceur et la prévenance de ma seconde maman, ma
tante. Une femme douce, attentionnée, qui se souvient toujours des
dates d’anniversaire de tous ses frères et sœurs, ses neveux et nièces,
ses amis. Une mémoire des dates et des événements impression-
nante qui témoigne de la valeur qu’elle accorde aux liens humains.
L’AILLEURS 79

Sans elle, mon séjour en France aurait été différent, moins facile,
plus rude, moins paisible, plus stressant. Elle vivait à Cannes mais
j’avais l’impression qu’elle était là, à mes côtés à chaque instant.

En 2006, j’établis pour la première fois une timeline de


projets. Le document était succinct et clair. En le revoyant au-
jourd’hui – conserver les données de mes travaux est une
manie salvatrice –, je réalise que j’avais déjà prévu d’être en-

Créer, imaginer, combler un besoin, promouvoir et communiquer,

document stipulait qu’entre 2006 et 2008, je devrais : écrire et pu-


blier un bouquin (ce qui ne fut pas le cas), chercher et trouver
une maison de disques pour mon premier album solo à venir (ce
qui ne fut pas le cas), apprendre à mixer et masteriser des ses-
sions d’enregistrement de façon professionnelle, durant mon sé-
jour imminent au Mexique pour être autonome (ce qui n’arriva
pas), proposer des services de mixage et mastering à travers un
studio virtuel – à distance – de retour du Mexique (ce qui ne res-
ta qu’une idée), concrétiser mon projet de marque vestimentaire
Fashion N’ Charm en 2007 (ce qui faillit se produire en 2009),
lancer un site de rencontres pour membres des diasporas (je ne

citer que ceux-là. J’avais l’imprudence et l’outrecuidance de pen-


ser que l’on pouvait mener de front autant de challenges à la fois.
Avec mes études qui ne me laissaient que peu de temps ? Mau-
vaise appréciation du volume de travail et de l’énergie que de-
mande ne serait-ce qu’un projet. Si avoir des idées, de bonnes
idées, était rémunéré directement, il y a longtemps que Forbes au-
rait cité mon nom parmi les jeunes les plus riches de notre époque.

L’ISIT avait intégré le programme Erasmus dans son cur-


sus. En 3ème année, chaque étudiant devait donc effectuer un
80 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
voyage dans une université étrangère. Erasmus, programme in-
ternational favorisant les échanges entre universités, était sur-
tout pour nous, étudiants de l’ISIT, une formidable opportunité
pour faire une césure. Pendant le second semestre de la 3ème an-

12 rue Cassette. Le principe était simple : chacun devait choisir


deux villes. Si le choix A était validé, c’est-à-dire si le dossier était
accepté par l’université correspondante, il ne se posait aucun pro-
blème. Dans le cas contraire, il fallait se rabattre sur le choix B.
Mon option idéale c’était le Mexique. J’étudiais l’anglais et
l’espagnol, mais j’avais davantage envie de me rendre dans un pays
hispanophone. Mon dossier fut accepté par l’université de Gua-

découvrir ce pays lointain, que j’avais connu au travers de mes lec-


tures. Mais c’était sans compter avec les travers et les incohérences

la misère du monde. Elle devait me délivrer un document me per-


mettant de sortir de l’espace européen et d’y revenir, étant don-
né que ma carte de séjour expirerait entre temps. Pendant que je
m’activais pour que cette procédure aboutisse à temps, je réglais
également les détails pratiques pour mon arrivée au Mexique. La
question primordiale, c’était le logement. Un contact de l’univer-
sité d’accueil m’aida à en trouver un. Il m’envoya des images qui
m’excitèrent davantage. L’appartement était beau. Ce serait une co-
location avec cinq autres étudiants venus d’ici et d’ailleurs. J’achetai
-
malités.
La préfecture me frappa en plein cœur quelques semaines plus
tard, en m’annonçant que mon document n’était pas prêt. J’avais
alors deux options : soit partir et revenir au bout d’un mois pour
renouveler mon titre de séjour avant expiration, soit changer de
destination. Tout calcul fait, je ne pouvais pas me permettre de
rentrer du Mexique pour repartir ensuite. La note serait trop salée.
L’AILLEURS 81

Entre les frais de scolarité et la subsistance, ce n’était déjà pas don-


né, et je savais que maman se serrait la ceinture pour m’offrir les
études dont je rêvais. Saisi de réalisme, je dus annuler mon voyage
au Mexique, jetant ainsi aux oubliettes mon rêve de participer au
mythique Spring Break de Cancún. Je ne réussirais jamais à me
faire rembourser le billet d’avion. Maintenant, je devais trouver une
autre université.
Il restait peu de temps et je me mis à courir alors que j’avais

injustice ! Il n’y avait plus beaucoup de choix. Les places les plus
convoitées avaient été prises. Angleterre, USA, Mexique, Canada,
Espagne… Mais en Catalogne, il restait une place à Vic, une petite
ville à proximité de Barcelone. Ce n’était pas le moment de faire la

Vic en catastrophe, l’année ayant déjà démarré. Atterrissage dans


un motel. En attendant que la recherche de logement n’aboutisse, j’y
séjournai près d’un mois. Beaucoup d’argent parti en fumée, mal-
gré moi. Le lendemain de mon arrivée, alors que je me rendais sur
le campus pour la première fois, je fus accosté en plein centre-ville
par une patrouille de policiers. Ils s’approchèrent sans animosité,
bien que je puisse sentir une certaine hostilité, et me demandèrent
mes papiers. J’exhibai ces derniers. Ils mirent quelques instants
– pendant lesquels mon cerveau imagina toute sorte de scénarii ca-
tastrophe, même si j’étais en règle –, analysant mes pièces avant de
me les remettre. On m’expliqua par la suite que la ville étant petite,
les nouveaux venus étaient repérés facilement et systématiquement
interrogés. Surtout quand vous êtes Noir, dans une ville où l’on
n’en voit pas des tonnes, ça attire l’attention.

Le premier mois fut rude. Je n’avais pas d’amis et je m’en-


nuyais, surtout les soirs, une fois rentré. Mon rituel pour apaiser la
mélancolie consistait à manger un bon gros sandwich – les meil-
leurs jamais dégustés de toute mon existence – dans un bar non
82 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
loin de l’université. Ensuite, je retournais au motel et regardais la
télévision quelques minutes avant d’aller dormir. Le contenu multi-

langue étrangère. J’avais été mis en relation avec deux étudiantes


espagnoles qui cherchaient à faire une colocation et étaient ou-
vertes à ce que je les rejoigne dans l’aventure. Elles étaient de la
région et vivaient encore chez leurs parents, le temps que l’apparte-
ment idéal soit trouvé. Au bout de cinq semaines, je pus emména-

séjour prit une toute autre tournure. Je pouvais rencontrer des


gens, me faire des amis, les inviter, aller chez eux en retour, consa-
crer un peu d’argent à des divertissements et sorties en groupe.

Dans un appartement situé à dix minutes à pieds du mien


vivaient une dizaine d’étudiants de divers horizons. Parmi eux, Mi-
chael G., que tout le monde appelait Mike. Je l’avais rencontré lors
d’une partie de basket où je tentais de me remémorer les quelques
notions apprises plus jeune, lorsque je prenais des cours à la SONI-
COG. Sur le terrain, je courrais vite. Mes accélérations pouvaient
donc être utiles à mes coéquipiers. Mais il ne fallait pas compter
sur ma maladresse pour marquer des paniers. Je ne sais plus com-

de la partie. Toujours était-il que je venais de trouver quelqu’un qui


partageait la même passion que moi. Il n’était pas seulement mélo-
mane, il composait des instrumentaux. Le soir même, je me rendis

respiraient la fraîcheur, ils étaient parsemés d’accents pop, de re-

qui se donnaient rendez-vous pour danser joyeusement ensemble.


Pour quelqu’un comme moi qui avais aimé Michael Jackson, Boyz
II Men, Poetic Lover ou Alliage, autant que Sisqó, Dadoo, Matt
Houston, Linkin Park ou Nas, c’était l’extase. Je retrouvai mille vies
L’AILLEURS 83

dans ses compositions et l’inspiration vint instantanément. C’est


d’ailleurs sur le champ que je trouvai le titre « TaTaTa » et que
j’écrivis le refrain de ladite chanson, sans savoir qu’elle devien-
drait l’un de mes plus grands succès. A l’écoute du beat, tout me
parvint naturellement, instinctivement. La magie se produisit. Ma
rencontre avec Mike fut une bénédiction. J’étais si triste de ne
pas pouvoir aller au Mexique ; et voilà que la providence m’of-
frait cette belle rencontre. Ce n’était pas un lot de consolation
mais bien la survenance d’un épisode capital, prévu à ce chapitre
de mon existence. Le hasard, une fois encore, venait de se débi-
ner. Il n’est jamais au rendez-vous et n’existe que dans l’esprit de
ceux qui cherchent des excuses ou se refusent à lire les événements.

Le reste du temps passé à Vic ne fut que plaisirs et joies.


De belles rencontres, un emploi du temps perforé, et surtout
la possibilité de faire de la musique. Beaucoup de musique ! En
trois semaines environ, j’ai composé mon premier album. Tous
les beats étaient produits par Mike. Je crois n’avoir jamais écrit

mon cœur était relié directement à ses instrumentaux et que


le cerveau était une station à laquelle ne s’arrêtait même pas le
train de mon inspiration. Les expériences de mélange de genres
qu’on avait entamées juste pour voir ce que ça donnerait, de-
venaient très riches. Un jour, je proposai à Mike qu’on en fasse
un album. Il avait pu voir mes réalisations précédentes en solo
et en groupe, sur Internet. Il fut très surpris de ma proposition.

— Es-tu certain que cela va fonctionner ?


— Il n’y a pas de raison que ça ne marche pas.
— Mais c’est risqué pour toi, non ? Tu as déjà de la notoriété
dans ton pays et tes fans attendent un autre type de musique venant
de toi.
— Justement, ce qui est intéressant c’est le fait de surpren-
84 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
dre. C’est cela qui me motive. A force de servir la même sauce
aux gens, on risque de les constiper. Et moi, c’est en essayant des
choses nouvelles que je me sens vivre.
— Si tu es sûr de ton choix, ce sera un plaisir pour moi d’en
être, conclut-il avec un grand sourire.
— Merci, rétorquai-je, des constellations plein les yeux.

Mike et moi, c’était un métissage de styles musicaux, mais


aussi de personnalités et de langages. Il était introverti, pondéré
et patient. Moi, je me situais plutôt à l’autre borne : colérique, im-
patient et extraverti. D’origine suisse, il parlait anglais et espagnol.
Nous échangions donc dans ces deux langues que j’affectionne.
L’aventure Erasmus allait bientôt n’être plus qu’un souvenir. Im-
possible de partir sans avoir immortalisé toutes ces belles chan-
sons dans un studio professionnel. Notre maquette, enregistrée sur
l’ordinateur de Mike, était sympa pour une écoute entre copains,
mais elle ne pouvait être commercialisée telle quelle. Je trou-
vai, dans mes recherches sur le Web, un studio qui prati-
quait des prix abordables à Barcelone et qui semblait conve-

dimanche avant notre départ. Sept heures de temps. C’est exac-


tement ce dont nous disposions pour enregistrer, mixer, mas-
teriser les chansons et rentrer à Vic. Notre budget d’étudiants
ne nous permettait pas de payer une session supplémentaire.
Dès qu’on entra en studio, je m’introduisis dans la cabine et

minutes, laissant l’ingénieur du son faire ses réglages, j’attaquai la

qu’on n’a pas fait plusieurs prises et qu’on est au top dès la première.

de la rythmique, du morceau dans son ensemble et de sa concen-


tration. En une heure de temps, j’avais enregistré les huit titres de
l’album. L’ingénieur du son, Pablo, un type sympathique et un peu
L’AILLEURS 85

bourru, me surnomma la máquina (la machine, en espagnol). Le reste


de la session servit à toiletter les différents morceaux. Pablo mixa et

dont un instrumental, auxquels s’ajoutaient deux singles que j’avais


déjà dans mon répertoire. Nous n’en revenions pas Mike et moi.
Sur le chemin du retour, dans sa voiture, nous écoutions le fruit
de notre travail. La résultante d’un mariage improbable et inattendu
entre des univers si distants, rapprochés par l’amour de la musique.

pour présenter notre œuvre à nos colocataires et amis. Quelques


jours avant que chacun ne retourne à sa vie, le premier lancement
d’ « Experience », ainsi avions-nous baptisé l’album, avait lieu dans
mon appartement. Une trentaine d’étudiants des quatre coins du
monde découvraient l’univers de cet opus. Et bien évidemment,
nous allions le vendre. Une pochette avait été réalisée par Mike, qui
savait s’y prendre avec les logiciels de graphisme. Une photo de lui
et moi et la jaquette était prête. On a dû vendre un peu plus de cin-
quante CDs ce soir-là, ce qui nous a permis de récupérer une partie
de l’argent investi dans le studio d’enregistrement. Les au revoir,
comme toujours, ne furent guère gais. Les uns s’étaient attachés aux
autres, certains avaient même développé des relations extra-ami-
cales. La promesse de se revoir était sur toutes les lèvres. Le pro-
gramme Erasmus est une expérience exceptionnelle dont nos Etats
devraient s’inspirer. Ce type d’échange est parfois la première ou
la seule occasion pour certains de voyager et de découvrir d’autres
cultures, et donc de s’ouvrir au monde. Quand on sait tout ce qu’ap-
portent les voyages à l’esprit humain, on imagine l’impact d’un tel
programme dans la vie des jeunes adultes que sont les étudiants.

Je devais rentrer à Cotonou pour les vacances. Mais avant,


86 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
ter quelques titres de mon nouveau projet musical à Nesta et aux
membres du célèbre groupe de rap béninois Diamant Noir, dont
-
tique de l’opus. Cela me conforta dans l’idée de lancer cet album

Mes vacances, cette année-là, furent entièrement consa-


crées à la préparation de la release party de l’album, puis à la pro-
motion de ce dernier. « TaTaTa », le premier single, à mi-che-

un quart de tour, le morceau était joué par toutes les radios et


le clip diffusé en boucle sur toutes les chaînes de télévision. Ce
démarrage en trombe porta l’album qui connut un beau succès.
Juste avant mon retour à Paris, un promoteur culturel en
vue me proposa de racheter les droits de « TaTaTa » pour un
million de francs CFA. Bien qu’intéressé, je déclinai l’offre po-
liment (en ne me présentant pas au second rendez-vous censé
sceller la transaction). Il s’agissait d’un homme peu scrupuleux,
-

Mon second clip extrait de l’album, « L’esprit Dans Les


Nuages », hommage aux personnes disparues, en featuring avec
la Polonaise Maria H. que j’avais rencontrée en Espagne, fut lancé
dans la foulée et conquit également les cœurs. Le clip était l’œuvre
d’Heragem, jeune réalisateur en vogue dans le show-business. Il
deviendrait par la suite un ami et réaliserait d’ailleurs les trois
quarts de mes vidéos d’artiste. Le troisième et dernier single de cet
album m’apporta beaucoup de joie. Il s’intitulait « Rêve et Réalité ».

décida de me donner un coup de pouce ou plutôt de projecteur.


Pendant sept jours, mon clip trôna dans la catégorie « Coup de
L’AILLEURS 87

Coeur » de la section « Vidéos » de MSN, l’un des plus gros por-


tails Web, appartenant à Microsoft, offrant des sites et services sur
Internet. Résultat : une grosse visibilité, des centaines de milliers
de vues du clip. Toute cette agitation me dopait. Je restais toutefois
plus que jamais concentré sur mon parcours universitaire. J’avais

La 4ème année que j’entamais était annoncée comme encore plus


complexe et chargée que les autres. La raison était simple. Chaque
-
nagement interculturel et Traduction tandis que Carol choisit de
poursuivre en Communication Interculturelle et Traduction. Carol,
un sacré personnage. Une boule d’énergie. Dès la 2ème année, nous
nous étions rapprochés pour ne plus nous quitter. Nous formions
un atypique et joli tandem. Nous affectionnions tous les deux le
travail et la bonne humeur. Nous avions d’excellents résultats, les
obtenions avec beaucoup de facilité, prenions plaisir à rire de tout
et de rien en classe ou à la bibliothèque ; et nous ne nous refu-

pour noyer la pression. Elle n’avait pas beaucoup d’amis au


sein de l’école et elle ne s’en portait pas plus mal. Il faut re-
connaître qu’elle avait un visage quelque peu fermé et dur
de prime abord. Elle était surtout d’une franchise tordante
et avait une sainte horreur des faux-culs. Son aspect un peu
froid, lorsqu’on ne la connaissait pas, constipait les tentatives
de rapprochements des autres étudiants, qui se ruaient en juge-
ment. Peu de gens cherchaient à lire au-delà de la couverture.
Aujourd’hui hélas, la société tente de vous coller des éti-
quettes. Les gens ne prennent plus le temps de gratter le ticket
pour voir s’ils auront une relation gagnante. Ils se contentent d’un
ressenti premier – souvent primaire – et vous rangent dans des
cases. Comme si, plutôt que d’être des morceaux d’émotions et
de vies, nous étions un tout amorphe et compact. J’ai souvent en-
88 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
tendu d’autres étudiants me demander : « Mais qu’est-ce que tu
lui trouves, à Carol ? Vous êtes si différents. » J’étais effectivement
plus en phase que mon binôme avec beaucoup de monde en raison
de mon extraversion, mais cela ne m’empêchait pas de savoir re-

plaisait. Carol était une de ces personnes. Même si nous ne nous


voyions plus aussi souvent qu’auparavant parce que nos cours
n’étaient plus les mêmes en 4ème année, l’attachement que nous
avions l’un pour l’autre resta intact. Heureusement qu’Axel, lui,

belles rencontres parisiennes. Avec ce grand brun, nous partagions


l’amour de la musique – encore elle ! –, mais aussi les bonnes bla-
gues potaches, la passion du cinéma et d’excellents moments. Nous
avons enregistré des chansons ensemble, mais n’avons jamais eu ni
le temps ni la possibilité de les exploiter. Il était leader d’un groupe
de rock, Gill Valentine. C’était un très bon guitariste, qui avait le sens
des mélodies qui transforment des morceaux ordinaires en tubes.

Je ne voulais plus être interprète de conférence. Le métier


me semblait mettre ceux qui le pratiquent à l’écart de la société,
ou en tout cas, un peu trop dans une bulle. Les interprètes sont
des personnes d’une intelligence redoutable, mais sont plutôt
renfermés car la profession exige une maîtrise véritable de tous
les sujets d’actualité à tout moment. Ce qui implique de passer
sa vie, le nez dans les journaux, cloîtré entre les émissions télé-
visées et les médias en général. Cela ne m’enchantait point. J’ai-
mais trop le contact avec les autres pour trouver mon épanouis-
sement dans la pratique de cette profession. Je faisais donc partie
des rares personnes qui se réjouissaient de la nouvelle orienta-
tion de l’école qui, pour répondre aux exigences du marché du
travail, avait ajouté à la traduction pure et dure, une approche
plus souple et élargie, à travers les options de spécialisation.
La 5ème année étant presqu’exclusivement réservée au stage
ème
année que se préparait notre mé-
L’AILLEURS 89

moire : le MTA, le Mémoire de Traduction Appliquée. Un do-


cument qui nous a tous fait baver. Il s’agissait grosso modo de
traduire un texte source long et complexe dans une langue cible,

procédés techniques utilisés et les options retenues. Un travail


de fond, de synthèse, d’analyse, de logique et de grande préci-
sion aussi. Nous avions soumis nos sujets et disposions après va-
lidation, de cinq mois (de février à juin) pour réaliser le travail.

dès février, contrairement à nombre de mes promotionnaires.

Je consacrais une partie du peu de temps libre que j’avais,


à travailler sur différents projets extra-scolaires. Cette an-

pour porter des projets culturels qui allaient permettre, entre

-
ment de qualité durant toutes mes études. Je voulais joindre
l’utile à l’agréable pour que d’autres aient la même opportunité.
J’ambitionnais de lancer un e-mag qui traiterait essentiel-
lement de l’actualité de la musique béninoise. Je voulais absolu-
ment que l’esprit de discorde se dissolve dans le milieu urbain et

J’avais demandé à différents artistes de la scène urbaine d’écrire des


chroniques croisées. Kaizah Killah donnait son avis sur l’opus de
$@m par exemple, tandis qu’Anouar de Diamant Noir se penchait
sur mon cas, alors que Nesta écrivait sur Blazfem. Les articles de-
vaient être objectifs et respectueux du travail artistique. On oublie

regarde en quelques heures ou un tableau que l’on admire quelques

chaîne le projet et récoltent les lauriers visibles. L’art doit se respec-


ter, même si l’on n’adhère pas à l’émotion dégagée ou au message.
90 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Hormis les chroniques, le magazine devait contenir des focus, des

pour les deux premiers numéros. Cette initiative devait être dou-
blée d’une cérémonie de récompenses de la musique urbaine bap-
tisée « Benin Hip-Hop Awards ». Un « Black Concert » devait éga-
lement avoir lieu avec tous les membres du Taka Crew qui était en
dislocation. Il s’agissait de clôturer l’aventure du label par une belle
manifestation musicale. Tous ces projets devaient voir le jour pen-
dant les grandes vacances scolaires, à Cotonou. Et pour couronner
-
sociation, naîtrait sur les cendres du Taka Crew. Pourquoi le label
fermait ses portes ? Parce que nous n’avions plus la même vision ni
les mêmes orientations. Les membres développaient des carrières
solos et l’éloignement géographique des uns et des autres ne favo-
risait pas non plus le travail de groupe. Aussi, Nesta allait rejoindre
le Cotonou City Crew, label fondé par le groupe Diamant Noir.
J’ai passé d’innombrables heures à travailler sur ces différents

Au mois d’avril, tous les étudiants de 4ème année à l’ISIT étaient


-
moire était épuisant. Pour ma part, je n’avais pas véritablement
avancé sur le mien. Mon sujet ne m’inspirait plus. Je décidai donc
de l’abandonner pour me replier sur le sujet B que j’avais soumis
et qui traitait de l’épineuse question des relations sino-américaines,
de façon transversale. L’administration accéda à ma requête tout en
me rappelant que le délai était désormais très court et que j’aurais
certainement du mal à fournir un travail de qualité dans le temps
imparti. Ce qu’elle ne savait pas, c’est que l’adrénaline des missions
impossibles transcende mon intelligence et ma productivité. Je ne
-
pains de classe pensaient que j’étais fou de faire volte-face aussi tard.
L’AILLEURS 91

Je ne sortais plus de mon 18 m². Je ne connaissais plus ni le jour, ni

des mémoires, j’effectuais encore mes ultimes relectures jusqu’à

Je savais que j’avais fourni un travail de qualité. Je devais attendre


les résultats avant de partir en vacances à Cotonou. Las de patien-
ter, après plusieurs reports, quelques amis et moi nous rendîmes à

— Théoriquement, ce sera la semaine prochaine, nous


répondit une responsable académique.
— On n’en peut plus d’attendre, avoua l’un d’entre nous.
— Encore un peu de patience, vous serez bientôt délivrés.

Pendant que cet échange se poursuivait, un monsieur qui avait


récemment intégré le staff m’interpella discrètement.
— C’est bien toi, Régis EZIN ?
— Oui, répondis-je, intrigué.
— Viens voir. Je vais partager avec toi une information que

déroge à la règle.

Je m’approchai de lui et à sa demande, je me penchai pour


jeter un œil sur son écran d’ordinateur. Son doigt tira mon regard
jusqu’à une ligne où je pus lire mon nom, suivi de celui du correc-
teur et de ma note. Je n’en croyais pas mes yeux. Je lui chuchotai
que cela devait être une erreur. Il m’assura que non, m’expliquant
-
sieurs niveaux. Lorsque je ressortis de cette pièce avec mes amis,
ils me trouvèrent différent et me questionnèrent pour tenter de
savoir ce qui s’était passé. Je soutins que tout allait bien et n’en dis
92 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
pas davantage. La semaine suivante, nous étions tous rassemblés
pour recevoir nos mémoires corrigés et découvrir nos notes. Il était
impératif d’obtenir au minimum 12/20, sans quoi il faudrait re-
prendre le travail. Le professeur en charge de nous rendre nos tra-
vaux les avait classés dans un ordre croissant de performance. Il y
eut d’abord les désillusionnés, puis les déçus, suivis des sans-émo-
tions, des souriants, et des heureux. Il n’y avait pas beaucoup de
surprises. Les performances étaient relativement en accord avec

mon tour, avec un éloge introductif qui s’acheva par « 19,83/20,


c’est du jamais vu ! Félicitations ! ». En effet, c’était la première fois
dans l’histoire de cet établissement cinquantenaire, qu’un étudiant
décrochait une note aussi élevé pour un mémoire. Toute la classe
se mura dans un silence assourdissant pour s’éveiller la seconde
d’après dans un véritable brouhaha parsemé de félicitations et d’in-
terrogations. Je venais d’inscrire mon nom en lettres d’or dans les
annales de l’ISIT. Ironie du sort : la professeure qui avait corri-
gé mes travaux, sans en connaître l’auteur – anonymat oblige –,
n’avait pas été très juste avec moi tout au long du cursus ; j’avais eu
l’impression qu’elle était un peu raciste ou alors qu’elle n’aimait
pas ma tête, car elle trouvait toujours le moyen de m’attribuer des
notes en deçà de ce que valaient mes devoirs. La victoire était donc

journée, j’appelai maman et Grand Tantie pour les en informer.

cette performance historique.

Quelques jours plus tard, je suis rentré à Cotonou. Mes


nombreux projets prévus pour ces vacances n’aboutirent pas. Je
rebondis donc sur un gala de charité culturel que j’organisai en
quatre semaines, avec l’aide de certains amis que j’embarquai
dans l’aventure. J’avais créé l’association en France et deman-
dé un accord de siège auprès de la préfecture de Cotonou, après
93
94 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
quoi j’ouvris un compte bancaire pour la nouvelle organisa-
tion. Je parvins à rassembler une belle brochette de stars de
la musique urbaine sur la même scène. Nous avions enregis-
tré deux morceaux tous ensemble, exhortant les nôtres à faire

là, une cérémonie de remise de dons fut organisée quelques


jours plus tard dans l’enceinte d’une école primaire publique.
Cent quinze enfants, sélectionnés sur la base du mérite, re-
çurent un pack de fournitures pour la rentrée scolaire. C’était le 7
août, le jour le plus savant de l’année. Sans m’en rendre compte,
je venais de créer ma première entreprise. Le militantisme asso-
ciatif peut être l’antichambre de l’entrepreneuriat, surtout quand
on est aux avant-postes. Je gérais une équipe, des projets, des res-
sources. A mon insu, je me faisais la main. Je retirai également
un plaisir indicible à pouvoir consacrer du temps aux autres et à
leur apporter du sourire et de la joie. L’humanitaire me séduisit.
Myzikstore.com, projet de vente de musique en ligne au-
-

les nombreux projets que j’avais conçus pour cette période. Fi-
nalement, c’est $@m qui monta un nouveau label et conser-

me concentrer sur le volet associatif et sur d’autres projets.

Ma dernière année de cours se déroula paisiblement. Je

marketing. Cette discipline ainsi que la communication me pas-


sionnaient. Je n’y avais été initié formellement qu’en 4ème année,
au début de ma spécialisation, mais je crois que mes différentes
activités personnelles depuis tout petit avait développé chez
moi un penchant pour l’art de faire connaître son offre et de la
vendre. Le stage à Vaudoo fut une jolie expérience. On y faisait
du « ritual marketing ». Mon assiduité et ma rigueur me valurent
L’AILLEURS 95

très vite la sympathie et la confiance de mes supérieurs hié-


rarchiques. Pendant six mois, je découvris un autre univers. J’en

coins du monde. La société avait ses bureaux dans le 9ème arron-


dissement de Paris, lequel grouillait de restaurants en tout genre.
Avec les tickets-restaurant offerts par l’entreprise, je me faisais
plaisir : cuisines chinoise, italienne, thaïlandaise, mexicaine, in-
dienne... Chaque midi, c’était le régal ; le paradis pour un gourmet.

A l’occasion de mon dernier jour à Vaudoo, mon maître de


stage, Annabelle, la directrice commerciale, organisa un déjeuner
d’au revoir avec tous les membres de l’équipe. Même le grand pa-
tron qu’on ne voyait que très peu car très occupé, était de la partie.
En plus de la bonne ambiance, des bons mets et du bon vin, je reçus
des cadeaux qui me ravirent ; un moment inoubliable ! L’après-mi-
di, alors que je faisais le ménage dans mes dossiers avant de m’en

Elle me tendit un chèque. Le montant était important. Elle m’ex-


pliqua que ce n’était pas dans les pratiques de la maison d’octroyer
des bonus aux stagiaires, mais que j’avais été exemplaire et perfor-
mant, raison pour laquelle ils avaient tenu à faire ce geste spécial.
Toutes ces marques de gentillesse condensées en quelques heures

laquelle je décrochai 18/20, suivie de la remise de diplômes avec


tous les « Isitistes » de ma promotion, qui allaient me manquer.

que je fréquentais depuis quelques mois seulement. C’est par Lio-


nel C. que j’avais rencontré la majorité d’entre eux. C’est également
avec lui que je travaillerais sommairement plus tard sur Kuikainf,
projet de restauration rapide axé sur les spécialités africaines. En-
core un projet qui ne verrait pas le jour. Il y avait aussi Music-
frombenin, une webradio 100% ouest-africaine que je voulais
96 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
mettre en place. Je réalisai vite qu’il fallait pour ce genre de projets,

au placard. J’avais retrouvé Iliana B., la petite sœur de ma meil-


leure amie du collège, Olga. Elle suivait une formation en stylisme
et nous voulûmes lancer une marque de gilets tendance. J’aimais
les gilets, je trouvais qu’ils avaient quelque chose de chic. Nous
envisagions une collection qui les présenterait avec une véritable
touche artistique. Quelques séances, de jolis croquis et un nom :
Fresh N’ Charm. Mais le projet en restera là. Dans la vie d’un
entrepreneur, on compte mille essais et une poignée de succès.

pour faire quoi exactement ? Je n’en avais pas la moindre idée.


Vivre en France ne m’intéressait pas particulièrement. J’ai toujours

d’opportunités dans notre environnement local, pour s’éterniser


en Occident. Je comprenais toutefois les Africains qui décidaient
de ne pas retourner au pays (et non pas ‘au bled’, expression avilis-
sante qui m’agace et que les Africains devraient arrêter d’employer
s’ils ont un peu d’amour propre et de respect pour leurs pays) parce
que les conditions de vie étaient très différentes et qu’il était dur
de se réadapter. Mes parents n’étaient pas enchantés outre mesure
par ma décision de retour. Ils étaient même anxieux. Mais j’étais
bien décidé. Je travaillai avec Ulrich A., un Béninois qui possédait
une boîte de communication prometteuse sur Paris. Cette activité
de consultant me permit d’en apprendre davantage sur le monde
des agences de communication, tout en me laissant le temps de
mettre de l’ordre dans un certain nombre de choses, avant de partir.

J’avais lancé la mixtape « Storm Alert » quelques mois au-


paravant pour annoncer mon album à venir. L’opus disponible
en téléchargement gratuit avait ravi mes fans qui n’avaient plus
eu de mes nouvelles depuis deux ans. Il enregistra 20 000 télé-
L’AILLEURS 97

-
bum plus tôt que prévu. Avant de rentrer à Cotonou pour de bon,
il était prêt et j’avais même tourné le clip de mon premier single
avec Quentin Brown, réalisateur congolais en pleine ascension. Il
fut lancé sur le Web et sur les chaînes béninoises le jour de la fête
des mères. « Jeanne d’Arc-en-Ciel » était un hommage à ma maman
en particulier et aux mères du monde en général. Succès immédiat,
plébiscite véritable. Le morceau est encore applaudi aujourd’hui.
C’est peut-être la plus belle chanson de ma carrière, à ce jour.

Le 9 juillet 2010, je pris mon envol pour une nouvelle aven-


ture, chargé de deux valises, laissant derrière moi de nombreuses
affaires et des souvenirs par milliers. C’était un nouveau voyage
que j’entamais. Je me devais donc de partir léger. Mon séjour en
France m’a ouvert sur le monde, m’a offert une éducation supé-

d’amis pour la vie, m’a fait connaître des déceptions. C’est pen-
dant ces six ans que j’étais passé d’adolescent à homme, et main-
tenant l’homme allait se frotter à la vie active, sur sa terre natale.
E-ray, sur les bords de la Seine, tournant le clip de
‘‘Jeanne d’Arc-en-Ciel’’, une des chansons
les plus populaires de son répertoire.
(2010)

Régis EZIN, remettant un pack de fournitures

le fondateur et le président.
(2008)
IV- REPAT, REPARTIR A ZERO
REPAT, REPARTIR À ZÉRO 101

Il y a deux types de repats comme il y a deux grandes catégo-


ries d’êtres humains. Ceux qui ont le goût du risque et ceux qui af-
fectionnent la sécurité. Je fais partie de la première catégorie. Pour
moi, sécurité rime avec routine. Les cycles trop prévisibles n’ont
pas grand intérêt à mon sens. Nous sommes de passage pour sur-
prendre la vie et faire ce que d’autres n’ont pu réaliser avant nous.

volonté de l’Univers qui l’a placée là, ici, pour telle ou telle autre
raison. Je n’étais donc pas un repat qui avait attendu d’avoir une si-
tuation confortable, travaillant dans de grands groupes à l’étranger
avant de rentrer chez lui. Je n’étais pas non plus un repat qui ren-
trait parce qu’il avait une proposition de poste ici ou là. En vérité,
j’étais rentré chez moi à l’appel du cœur. Une petite voix me disait
que j’avais quelque chose à faire à Cotonou. Mon intuition m’avait
évité ou sorti de nombreuses galères, et j’avais pris pour habitude
de m’en servir comme d’une boussole. Je ne voulais pas non plus
m’éterniser à l’étranger parce que j’avais vu plusieurs compatriotes
et autres membres de la diaspora africaine phagocytés par un sys-

Etude, boulot ou job, mariage, enfants, prêt pour la maison, prêt


pour la voiture, prêt pour les études des enfants, prêt pour les va-
cances, il ne manquait que le prêt pour le prêt. Sans généraliser, de
nombreux « diasporiens » vivaient ainsi, de ce que j’avais pu consta-
ter. Ils n’étaient pas coupables, simplement victimes du système.
Et ce dernier ne me convenait pas. Si, en plus, un divorce passait

payer les impôts, verser la pension et ne garderiez que le reliquat.


-
tions, de conserver mon sourire légendaire, si cher à mon cœur.

Rentré donc sans plan précis, j’étais à Cotonou depuis plu-


sieurs semaines déjà et j’avais retrouvé ma chambre chez ma-
man. Après m’être déplacé à zémidjan (pratique mais coûteux
102 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
quand on bouge beaucoup) environ trois mois, j’achetai une moto.
Pour beaucoup, tout cela paraissait étrange. Selon le raisonne-
ment simplet et admis, on ne devrait pas quitter la France, après
avoir étudié dans une école supérieure privée et y avoir brillé de
surcroît, pour revenir se trimballer à moto sous l’incandescent
soleil de Cotonou. En outre, comment un artiste connu, enfant
de bonne famille, dont les parents avaient été de hauts-cadres de
l’administration douanière pouvait tomber aussi bas ? C’est ce
qui se colportait. Hélas pour mes détracteurs, j’étais imperméable
à ce genre de considérations. De maman, je retenais qu’il fallait
être en syntonie avec son cœur et ne jamais envier les autres.
Ceux d’entre mes amis qui étaient rentrés avaient pour la plu-
part des voitures de la famille à disposition, ou d’autres éléments
qui les « positionnaient » mieux aux yeux des gens. Il ne faut jamais
être en compétition avec qui que ce soit, mais toujours obnubilé
par la perfection de soi. La vie est une course de fond, dit-on, et je
me concentrais justement sur le long-terme. Ce redémarrage n’était
pas que professionnel. Sur le plan sentimental, je sortais d’une rela-
tion qui avait duré neuf ans. Moi, je voulais retourner m’installer au

revenir vivre au Bénin. Ne voulant pas initier de frictions corrosives


– et puis, ça sentait déjà le souffre entre nous de toute façon –, je pré-
férai mettre un terme à une histoire qui fut belle et fusionnelle, pour
préserver un souvenir heureux et éviter qu’on ne s’entredéchire.

-
cembre 2010. Le single « Jeanne d’Arc-en-Ciel » s’était imposé par-
tout. La voix suave de Shadé au refrain et mes paroles touchantes
de sincérité et emplies de poésie charmaient aussi bien les ama-
teurs de Hip-Hop que les mélomanes généralistes. Depuis mon
premier album, on m’avait placé dans la case des rappeurs dits in-
tellos, ceux qui passent des messages pertinents, ont de la tournure
REPAT, REPARTIR À ZÉRO 103

dans un genre musical où la majorité des auditeurs a généralement


entre 15 et 25 ans et recherche autre chose que des sujets de ré-

cas aujourd’hui. Entertainment ! Je n’allais pas pour autant changer


de fusil d’épaule, j’assumais mes choix artistiques et en jouait d’ail-
leurs. Je possédais un public plutôt mature. La plupart de mes fans
avait au-delà de 20 ans, et donc un pouvoir d’achat intéressant.

Jasmin AG. fut le premier homme de média béninois à


diffuser le single, dans sa chronique qui traitait d’art sur l’émis-
sion la plus suivie du paysage audiovisuel. C’était le dimanche
de la Fête des Mères, peu avant mon retour au pays. Ce jeune
homme, éminent orateur, cultivé et smart, était une vieille connais-
sance. Je l’avais rencontré lors de mon passage à Bohicon. Très

il ferait un excellent manager, pensai-je. L’idée le ravit et il prit


fonction un peu après la sortie de l’album en décembre 2010.
Le hasard venait encore de se prendre une raclée. Onze ans

l’album « Erayzistible » (lisez irrésistible), petit bijou qui conte-


nait onze titres. Ce disque était très complet et mettait à nu ma
versatilité artistique. Chaque morceau était un tube potentiel.

L’album était sur le marché et il fallait le vendre. Comme


à mon habitude, j’avais travaillé sur différents volets et avais dé-
gagé des grands axes promotionnels, des stratégies commerciales,
etc. Il faut souligner qu’il n’existe pas de circuit de distribution
huilé au Bénin, pour les CDs. Les projets naissent et meurent
donc généralement, ne laissant aux artistes que les cachets de
-
chissais à la façon idoine d’écouler mon opus sur le marché, je
fus contacté par une amie dont le père, richissime homme d’af-
faires, se présentait aux élections présidentielles de Mars 2011.
104 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
REPAT, REPARTIR À ZÉRO 105

« Ma sœur et moi avons beaucoup aimé ton album, et parti-


cu -
losophie de mon père. Peux-tu passer nous voir pour que nous
en discutions ? ». J’enfourchai ma moto après avoir annoncé la
nouvelle à maman qui me donna quelques conseils pour mener la
négociation. Au Q.G. de campagne du candidat, c’était l’efferves-
cence. Les équipes s’activaient. Je fus reçu par mon amie et sa sœur
pour un échange qui s’acheva très vite, parce que nous avions trou-
vé un terrain d’entente sans pinailler. Je venais de céder les droits
pour l’utilisation d’un de mes titres comme chanson de campagne.
« Ton Etoile », c’était un appel à l’espoir, une torsion au fatalisme et
surtout une exhortation au courage et au travail. Le candidat se re-
trouvait dans ce morceau. Je venais de faire mon vrai premier deal
rentable à Cotonou. L’argent encaissé me permettrait de voir venir,
le temps de lancer une activité pérenne. Car si la musique était
une passion, je ne voulais pas en faire une activité exclusive. J’avais
bien trop de projets pour me consacrer exclusivement au micro.

Ce n’était pas facile de se réadapter au pays. Parado-


xalement, j’avais l’impression de mieux connaître l’environne-
ment français. Lorsque l’on part de chez soi à 17 ans, même en
y ayant vécu toute sa vie jusque-là, on ne sait rien de la psycho-
logie profonde de son pays, des gens, des mentalités et des co-
des du système. Nada ! Elève, on ne connaît que l’école, les amis,
les lieux où l’on se distraie occasionnellement, et puis c’est tout.
A mon retour, tant d’attitudes me choquaient ! Comment com-
prendre qu’obtenir son reliquat après un achat soit toujours aussi
long et pénible, et prenne systématiquement des allures de colli-
sion entre le vendeur – discourtois à souhait – et soi ? Comment
comprendre que dès qu’il pleut, la vie s’arrête littéralement dans la

pourtant, qu’il vente ou qu’il neige, la chaîne poursuit son déroulé.


106 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Comment comprendre que toutes les démarches administratives
soient aussi lentes et les interfaces aussi méprisantes ? Comment
comprendre qu’il faille attendre une heure ou deux dans le meil-
leur des cas, pour une opération bancaire basique ou qu’il faille
écumer les distributeurs automatiques de la ville avant d’en trou-
ver un qui fonctionne ? Les « comment ? » étaient nombreux.
Je n’avais pas les réponses mais je savais que je m’y ferais. J’ai
toujours eu cette formidable faculté à m’adapter vite et bien.

Le début de l’année 2011 démarrait sur de belles notes. J’avais


conclu ce deal avec un candidat à la présidentielle et je venais d’être
contacté également par une société sud-africaine spécialisée dans
les sondages. Ce fut ma première mission de consulting au Bénin.
Je devais cibler des sondés, recueillir leurs avis, traiter et analyser
les résultats, puis les traduire en anglais pour mon client. Le tra-
vail était bien payé. Dans le même temps, Jasmin et moi avions
mis en place une stratégie qui devait nous permettre de vendre
beaucoup de CDs. Plutôt que de rester à attendre que les albums
ne se vendent pas, on a préféré aller au front, en faisant de la
vente directe. Notre campagne de marketing de proximité était
lancée. Chaque matin, nous nous rendions dans un salon de thé
réputé de la place pour y prendre notre petit déjeuner. Le manège
était rôdé. Au cours du repas, Jasmin se rapprochait d’une table
et, sourire commercial au point, se présentait. Ce n’était qu’une
formalité puisqu’il savait que son visage était connu, très connu
même. Il possédait un capital sympathie énorme, ce qui établis-
sait automatiquement un climat agréable entre ses interlocuteurs
et lui. Il enchaînait donc en présentant le CD avec un argumen-
taire parfaitement maîtrisé. L’image du rappeur clean et du lyri-
ciste qu’il vendait était renforcée par la pochette de l’album sur
laquelle j’arborais un costume et un nœud papillon noirs encadrant
une chemise bordeaux. Il achevait ses victimes en m’indexant :
« Mon artiste est juste là et il vous dédicacera le CD. » Moi, resté as-
REPAT, REPARTIR À ZÉRO 107

sis à notre table, je devais faire mine de ne pas suivre la scène.


Et ça marchait à tous les coups. Que ce soit par sympathie, par
curiosité ou par orgueil, les personnes approchées achetaient le
CD. Plus elles étaient nombreuses à une table, plus nous en ven-
dions. Et surtout, nous faisions des marges considérables parce
que, pour soutenir l’artiste, plusieurs acheteurs donnaient 5 000
francs CFA au lieu de s’acquitter uniquement du prix de l’album,
soit 2 000 francs CFA. En une heure de temps, nous pouvions
vendre une dizaine de CDs, les matins. A midi, nous déjeunions
dans des maquis et restaurants fréquentés par les jeunes cadres,
toujours pour vendre nos disques. Le soir, nous élisions domicile
dans les lounge-bars branchés de la capitale. Entre ces moments
de plaisir et d’affaires, nous parcourions les entreprises dans les-

record journalier : 183 CDs ! Ce jour-là, j’étais rentré après 2


heures du matin, sous une pluie battante qui acheva mon Black-
Berry. Trempé, mais pas à sec. La recette avait été bonne. Sans
vuvuzelas ni djembés, nous sommes parvenus à écouler, pen-
dant les trois mois que dura l’opération, plus de 3 500 disques.
Nous avons partagé une partie du cash selon notre accord de dé-
part et utilisé le reste pour poursuivre la promotion de l’album.
Lors d’une nuit blanche au centre culturel français, le di-
recteur de l’établissement m’interpella après m’avoir vu délivrer
un freestyle sur scène. Il me proposa une rencontre pour en sa-
voir davantage sur mon univers musical ; il avait aimé ma pres-
tation. Après notre rendez-vous, j’avais décroché un concert au
CCF. Sur la grande scène, s’il vous plaît. Celle sur laquelle se pro-
duisaient tous les grands artistes nationaux et internationaux ;

dans la cour des grands. Il fallait préparer le concert, le promou-


voir, et ne surtout pas se louper. Nous avions décidé de faire un
show semi-live et non playback. J’enchaînais donc les répétitions.
108 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI

une pièce vide, à l’étage. Quelques anciennes tables offertes par ma-
man servaient de bureaux. Avec une poignée d’amis, nous travail-
lions sur des projets. Le plus important d’entre eux était « Change
Life ». Nous devions le lancer en août. Le concert, lui, était pour
juillet. Tout se chevauchait, et j’aimais toujours autant la sensation
de gérer plusieurs projets simultanément. « Change Life », c’était un
programme à part entière à travers lequel nous voulions prendre en
charge l’éducation d’enfants brillants mais défavorisés. Le plus dur
consistait à trouver des « Life Changers », nos donateurs, dans un
environnement où l’implication humanitaire relève du fantasme, et
où la suspicion des personnes sollicitées quant à ce que va devenir
leur argent, plane en permanence. Challenge complexe ? Challenge
excitant ! Je rédigeai le projet de long en large, lançai des appels
dans les douze départements pour recevoir des dossiers de candi-

Je commençai bien évidemment par mon entourage. Je rê-


vais de pouvoir mettre en place une association structurée comme
j’avais pu en voir en France. Pourquoi pas une organisation de la
taille des Restos du Cœur ? Je ne commence jamais une œuvre en
ayant des ambitions limitées. Le rêve est gratuit. Ça ne coûte abso-
lument rien. Pourquoi se priver alors de rêver grand ?

Nous nous rapprochions du 9 juillet 2011. Un an, jour pour


jour, après mon retour au Bénin, j’allais donner un concert sur
l’une des scènes dont rêvent tous les artistes nationaux. Je de-
vais gérer les répétions et la tournée promotionnelle. Télé, radio,
presse écrite et en ligne, Jasmin et moi ratissions le plus large pos-
sible. Devant le CCF, ma photo et mon nom d’artiste trônaient.
REPAT, REPARTIR À ZÉRO 109

père. Mes activités artistiques ne l’enchantaient pas particulière-


ment. Mais il comprit certainement que cet événement revêtait une

Ne t’inquiète pas. » Des mots plaisants qui vinrent augmenter mon

ma musique lui redonnerait le sourire. A 19 heures, les places com-


mencèrent à se remplir. J’étais dans les coulisses avec mon staff
et les artistes invités. L’ambiance était bon enfant. Puis vinrent les
prestations des premières parties, avec mon vieux pote Nabil, le
rappeur Métamorphose et le slameur Kamal, qui deviendrait par
la suite une vraie vedette. Jasmin, multi-facettes, était un imprésa-
rio hors-pair. Ce fut donc lui qui m’annonça pendant l’intermède.

DJ Highfa chauffa le public jusqu’à mon apparition. L’ac-


cueil volcanique de ce dernier massivement présent ralentit les bat-
tements de mon cœur, qui s’était un peu emballé à l’annonce du
« E-RAY » tonitruant de Jasmin dans le micro. Je déboulai sur scène
avec un morceau up-tempo, vitaminé et dansant. Et pendant 1h30,
ce fut le show ! Je pouvais voir que le public prenait du plaisir. J’en
prenais tellement, moi aussi. Pour un chanteur, rien de plus magique
que la scène. Le studio, c’est comme la cuisine. On expérimente de
nouvelles recettes, on peut se tromper, recommencer, masquer les
saveurs pas très abouties avec un tas de techniques et sortir un re-
pas appétissant, parfois uniquement en surface. La scène a ceci de
particulier qu’elle mêle votre aura à l’énergie du public. C’est une
communion magistrale. Si vous faites des erreurs, vous devez avoir
l’habileté de les rendre charmantes, de faire des galipettes et de re-
tomber sur vos pattes. Tant que votre cœur est là, le public vous sui-
vra. Le point d’orgue de la soirée fut bien évidemment l’interpréta-
tion du morceau « Jeanne d’Arc-en-Ciel », le tube que tout le monde
attendait. Maman était là ; elle ne manquait jamais aucun événement
important pour moi. Je l’avais repérée depuis le début du concert.
110 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Quand vous avez affaire à une foule, trouvez trois ou quatre visages
rassurants et familiers installés à divers endroits dans la masse, et re-
gardez-les à tour de rôle pendant votre intervention. Vous vaincrez
le stress, donnerez l’impression d’être très à l’aise et de vous adres-
ser à tout le monde. Maman monta sur scène pendant « son » mor-
ceau et me serra fort dans ses bras. L’émotion était à son comble.
Le concert s’acheva aux alentours de 22h30. La pluie eut la clé-
mence d’attendre que je sorte de scène pour commencer à y entrer

J’étais un artiste très sollicité à ce moment, car l’album rencon-


trait un franc succès et la promotion était bien calibrée. Entre deux
scènes, je travaillais ardemment au lancement du projet « Change
Life » de mon association. J’ai forcé les portes et suis parvenu à
mobiliser les ressources nécessaires pour le démarrer. En août
2011, devant des enseignants, des amis et proches ainsi que des

« Change Life ». Nous avions fait venir les 12 enfants (un par dépar-
tement) sélectionnés, accompagnés de leurs parents, et nous pûmes
les présenter à nos invités. Malgré ma bonne résistance et mon
endurance caractéristiques, le rythme de ces derniers mois m’avait
épuisé et j’avais perdu du poids. Je n’avais pas bonne mine ce jour-

Le projet lancé, le plus dur restait à faire : trouver les voies et


moyens pour qu’il perdure. Les enfants boursiers sélectionnés en-
tamaient le CM2 lorsqu’ils rejoignirent le programme. Notre pari

et même lors de leurs premiers pas dans la vie active. Nous espé-
rions créer une chaîne car ces enfants, sauvés de la déscolarisation
et de la pauvreté ressentiraient le besoin de tendre à leur tour la
main à d’autres, une fois leur situation stabilisée, et ainsi de suite.

Toujours sous la bannière de l’association, je préparais un


dossier à déposer auprès d’une institution de l’ONU pour un ap-
111
112 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
pel à projets. C’est mon ami Amos qui m’en avait informé. Il avait
des entrées au sein de la représentation nationale de l’organisation
et avait eu écho de cette opportunité. Depuis plusieurs mois, nous
travaillions sur ce projet. Nous multipliions les allers et retours
entre Cotonou et Porto-Novo qui abritait la chaire. Je me sou-
viens du jour du dépôt. Pénible journée. Nous devions apporter
-
to-Novo et avions marché de longs kilomètres, pour trouver un
copy-center où fonctionne la clé USB sur laquelle se trouvaient

contre nous. Tout allait de travers. Et le soleil, lui aussi, semblait


ne briller que pour nous épuiser. En pantalon-chemise-cravate
– un style que j’affectionnais à l’époque –, et souliers, je transpi-
rais à grosses gouttes. « C’est le dernier effort », pensions-nous.
Notre dossier était solide, original et pertinent. Nous serions sé-
lectionnés, nous en étions certains. Après cent tracas, le dossier fut
déposé. Toute cette aventure avait creusé nos estomacs. Un stop
s’imposait. Nous fîmes un arrêt dans une cafétéria en plein air si-
tuée près de la chaire. Mais à la vue des conditions de préparation
de l’omelette, de l’hygiène du lieu, je verrouillai ma faim. Il était
préférable pour mon organisme qu’elle attendît pour être satisfaite.

La commission nationale présélectionna notre dossier en sus


de deux autres. Il fut étudié ensuite à Paris, par une commission in-
-

-
-
gré les différentes relances de l’organisation. Elle opta alors pour
une suspension des candidatures béninoises jusqu’à nouvel ordre.
Voilà comment la désinvolture des uns peut noyer le travail des
autres. Amos et moi étions profondément déçus. Mais il fallait al-
ler de l’avant. Et puisque les contrariétés se donnent généralement
REPAT, REPARTIR À ZÉRO 113

rendez-vous, un autre événement me sapa le moral une semaine


après. Au terme d’un entretien dans une entreprise importante de
la place, je serrai la main du patron en le remerciant. Nous devions
nous revoir et il avait l’air très intéressé par les services que je lui
proposais, autant qu’il était séduit par mon « énergie » pour re-
prendre ses termes. Il insista pour me raccompagner à l’ascenseur,

jusqu’à ce que nous soyons au portail de l’entreprise. Là, je me


dirigeai vers ma moto. Lorsque je mis le contact, je vis mon in-

choqué ou déçu ? Mais par quoi ? Il me dit au revoir de la main


et je compris à cet instant que l’affaire en cours de négociation
venait de prendre l’eau. Pendant que je roulais pour rejoindre la
maison, j’étais distrait, perdu dans mes pensées, tentant de com-
prendre ce qui venait de se passer. Des larmes de colère mon-
tèrent. Ce qu’on m’avait dit était donc vrai. Moi, j’étais persuadé
que le plus important c’était la compétence, les résultats, le talent.
A Paris, comme dans bien d’autres villes occidentales, vous
pouvez partager la même banquette qu’un millionnaire en euros
sans le savoir. Vous pouvez croiser un ministre en fonction dans

Le zémidjan, puis la moto et la voiture. Sans oublier bien sûr qu’il


y a, comme on le dit, « moto dans moto et voiture dans voiture »

chacun de ces moyens de transport. En somme, l’apparence est

privilégier ce qui brille au détriment de ce qui est, me déplaisait


profondément et je tentais de ne pas me laisser corrompre par
le système. Mais ce directeur général venait de me donner une
leçon que je n’oublierais jamais : ici, les accessoires ont de l’im-

si l’on pourrait discuter longtemps des critères qu’ils prennent


en compte (origine sociale, apparats, voitures, connexions…).
114 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
-

leurs critères – et que le cash qu’ils pourraient générer avec vous


ne vous servirait qu’à vous mettre « aux normes » – plutôt qu’à
être destiné à son usage effectif –, les leurs, celles de l’environne-
ment. Il est des batailles qu’il est inutile de mener, comme celles
qui touchent aux codes sociétaux. Il est préférable de connaître
-
ment pour ne pas être hors-jeu. Il était temps pour moi de jouer.

Avec Lionel C., qui s’apprêtait également à rentrer au pays,


nous envisagions de créer un cabinet de conseil nommé Osi-
ris. Le projet fut avorté pour maintes raisons. Il en fut de même
pour un projet de tourisme solidaire que j’avais conçu pour
l’association. Cette fois-ci, c’était par manque de ressources
et de partenaires techniques adéquats. Pour faire vivre le pro-
jet « Change Life », il fallait mobiliser des fonds au-delà des
cotisations des adhérents et des dons des « Life Changers ».

J’avais vu sur Internet quelques vidéos sur le


aux Etats-Unis. Je m’en inspirai pour tracer ma nouvelle stratégie
de fundraising. Il me fallait un événement glamour et visible pour
donner de la crédibilité à l’association et collecter des fonds pour
nos activités. Un gala de charité culturel, oui ! Je tenais une idée.
Il ne restait plus qu’à la concrétiser. Comme en 2008, je rassem-
blai de nombreux artistes autour de la cause pour enregistrer un
morceau. Le modèle des Enfoirés, en France, m’avait inspiré. Je
parvins à convaincre quelques sponsors et partenaires et nous

cartons d’invitation pour le dîner de gala coûtaient entre quinze


et trente mille francs CFA. Des CDs de la chanson enregistrée
étaient disponibles pendant l’événement et d’autres articles de
merchandising devaient servir à collecter davantage de fonds.
REPAT, REPARTIR À ZÉRO 115

publication littéraire. J’avais écrit « Le Pouvoir de Changer des


Vies », un essai autobiographique qui relatait mon parcours dans
l’humanitaire et dans lequel je dressais une analyse objective du
monde associatif au Bénin et évoquais le plaisir que me procu-
rait le fait d’aller au secours des autres. Le premier exemplaire fut
vendu aux enchères pendant la soirée. Il était ensuite disponible

trouver le moyen de produire quelque chose que l’on propose à


la vente. Il ne faut pas attendre les hypothétiques miracles à ve-
nir, il convient de fabriquer le présent avec ses outils et moyens.

un cabinet de conseil en communication et marketing. Mes pa-


rents tentèrent encore une fois de me ramener à la raison, en me
demandant de chercher du travail. Mais je restai imperméable.
La petite voix me disait que j’avais quelque chose de différent
à accomplir. Si vous croyez que vous avez un grand destin, une
trajectoire spéciale, n’abandonnez surtout pas. Maintenez votre

-
ta également de me laisser faire mon expérience. J’informai ma-
man de mon désir de partir de la maison. Elle aurait préféré que
je reste, le temps d’avoir une situation plus stable. Mais j’avais la
conviction que je devais affronter la vie d’entrepreneur dans des
conditions réalistes. Etais-je capable de me prendre en charge en
me mettant à mon propre compte ? Il fallait que je le sache, que
je me prouve que j’étais en mesure de payer des factures et que
mon business était pertinent et rentable. Je devais partir. Au lieu
116 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
c’est en septembre que je louai mon premier appartement, à la
suite d’un cambriolage.
Un soir, je suis rentré après minuit, éprouvé par une journée
passée à cavaler. A peine étais-je entré dans ma chambre que je
m’affalai sur le lit. Autour de 3 heures du matin, je me réveillai pour
aller aux toilettes. Ce que je vis me sembla irréel. Etais-je vraiment
éveillé ? Je me frottai les yeux pour m’en assurer. Le spectacle était
bel et bien réel. Mes fenêtres n’étaient plus là. Mon ordinateur avait
disparu, tout comme mon portefeuille emporté avec plusieurs do-
cuments d’identité. Un disque dur externe rempli d’archives et de
souvenirs était lui aussi parti en fumée. Si j’avais encore mes por-
tables, c’était parce que, las de fatigue, je ne les avais pas déposés
à côté de l’ordinateur, sur la table adossée au mur avec le reste
des affaires volées. Les cambrioleurs ne m’avaient pas loupé. J’étais
désemparé. Je ne refermai pas l’œil de la nuit, car je me sentais vul-
nérable d’une part (reviendraient-ils ?) et très nerveux d’autre part.
J’avais perdu des papiers et de l’argent, mais surtout mon ordina-
teur. Et ça, c’était un coup de massue ! Toutes mes données de tra-
vail. Tous ces projets sur lesquels je bossais. Mon ordinateur, c’était
une partie de moi. D’abord le Génius, tout petit, puis le PC à la mai-
son avec la découverte d’Internet et des logiciels de composition
musicale en plein cœur d’adolescence, suivi de mon laptop avec le-
quel je prenais note de tous mes cours à l’université ; celui-là même
qui m’accompagna également à travers mes projets personnels.

-
cement. Il m’en faudrait un autre. Quant aux données, je pour-
rais en récupérer certaines sur un disque dur externe sur lequel
j’effectuais des sauvegardes. Mais je devais accepter de ne plus
jamais revoir une partie de mes photos et certains documents
que je n’avais pas pris la peine de sauvegarder à temps. Cet épi-
sode sombre accéléra mon départ de la maison. Car j’avais
l’habitude de rentrer tard, et je craignais de me faire agresser
REPAT, REPARTIR À ZÉRO 117

par des délinquants qui voudraient me dessaisir de ma moto. Ils af-


fectionnaient particulièrement les deux-roues pour la facilité qu’ils
avaient à les revendre rapidement au marché noir. Ce sentiment
d’insécurité était renforcé par le fait que notre maison était en bor-
dure de mer et la zone commençait à être mal fréquentée, les soirs.
Autrefois résidentielle, l’ensemble ‘‘Zone des Ambassades - Cité Vie
Nouvelle - Finagnon’’ souffrait maintenant les affres de l’érosion
côtière. Les gouvernements se succédaient et promettaient de s’at-
taquer au problème, mais ils savaient davantage parler de la question
que la résoudre. Quand nous sommes arrivés dans ce quartier en
1995, je courrais plusieurs minutes pour rejoindre la paillotte sous
laquelle nous jouions avec les copains sur la plage. Depuis, de nom-

sous nos yeux, jusqu’à ce que nous soyons les prochains sur la liste,
la clôture à dix mètres à peine de la plage. Les jeunes désœuvrés,
fumeurs invétérés de marijuana, les badauds et tout autre type d’in-
dividus oisifs s’installaient sur la plage, créant un climat délétère.

Je ne rentrais plus avec ma moto. Les soirs, Jean-Brice, com-


pagnon de lutte de l’époque, la ramenait chez lui. Moi, je rentrais
en zémidjan et repartais de la maison le lendemain par le même
moyen de déplacement. Il me retrouvait en ville et nous démar-
rions la journée. Voilà comment je décidai d’avancer mon émanci-
pation. Et quand j’ai quelque chose en tête, il est rare que je ne par-

fonctionne pas. En deux semaines, j’avais effectué plusieurs visites


d’appartement et trouvé mon bonheur. Sègbèya serait mon pre-

parents qui habitaient également, tous les deux, la grande agglomé-


-
nancier pour que je puisse m’équiper, tant pour l’appartement que
pour Pyramide Consulting, le cabinet de conseil que j’avais créé
quelques semaines plus tôt et qui ne comptait encore aucun client.
118 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
-
nication, il en pullulait à Cotonou. Les journalistes, les jour-
naleux, les étudiants, les sans-issus professionnelles, tout le
monde s’improvisait communicateur. C’était à la mode et donc
galvaudé. Pour un marché aussi petit que le Bénin, il y avait

bien la conviction et l’ambition de me démarquer par la qua-


lité de mon travail. Moi, je ne m’inscrivais pas dans un mouve-
ment par suivisme. Non ! J’aimais la communication, la publici-
té, le marketing, et la passion justement ferait toute la différence.
E-ray et son manager, Jasmin AG.,
à la sortie du concert historique
de l’artiste à l’Institut Français du Bénin.
(2011)

Jaquette d’un single réalisé par


un collectif de stars béninoises,

(2012)
V- LA FONDATION
LA FONDATION 123

Le pays vivait à l’ère de la « Refondation » (slogan du gou-

fondation. J’emménageai dans mon appartement, un F3 sympa-


thique au loyer raisonnable : 70 000 francs CFA par mois. Je n’avais
guère les moyens de prendre des bureaux. Jusque-là, mes espaces
de travail se résumaient à la pièce sommairement aménagée chez
maman, et à l’Institut français (ex CCF), dont le café-bar me ser-
vait de pied-à-terre pour bosser lorsque j’étais en ville. J’y ai pas-
sé d’innombrables heures avec mon PC. Mais je devais avoir un
laboratoire maintenant. Un vrai lieu de travail, discret, où je dé-
velopperais mes activités à l’abri des curieux. Il fallait être prag-
matique. Je décidai donc de scinder le séjour qui était plutôt spa-
cieux. A l’aide d’un rideau, je créai deux espaces. Mon salon et le
bureau de Pyramide Consulting étaient désormais voisins. J’avais
ramené les tables blanches que j’utilisais dans le bureau de l’asso-
ciation, chez maman, et j’achetai quelques ordinateurs. Orens, un
très bon ami, était spécialisé en maintenance informatique. Il avait
des tuyaux pour obtenir des machines d’occasion. Avec 120 000
francs CFA j’obtins deux PC. C’était loin d’être les dernières tue-
ries à la mode, mais ça fonctionnait et ça me permettait de démar-
rer. C’était l’essentiel. La plus grosse erreur que font les gens est
d’attendre que les conditions soient réunies pour se jeter à l’eau.
Si l’eau est froide, votre corps s’adaptera à la température quand
il sera immergé. Si vous attendez qu’elle se réchauffe, il fau-
dra peut-être patienter jusqu’à la saison suivante. C’est à vous
de réunir les conditions que sont motivation, audace et travail.

Je passais donc le plus clair de mon temps dans les 15 m² de


mon bureau. Mes amis qui passaient me voir s’interrogeaient sur
la possibilité de rester concentré lorsque l’on est chez soi, avec la
télévision à portée de main, le lit à proximité et donc la tentation de
se prélasser. Ce n’est qu’une question de rigueur et d’autodiscipline.
Pour moi, c’était facile. Je n’ai jamais été un gros dormeur. Morphée
124 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
et moi avons même entretenu des différends pendant longtemps
parce que je considérais le sommeil comme une perte de temps, un
temps perdu que l’on pourrait utiliser à faire autre chose. C’est un
peu extrême comme raisonnement mais mon hyperactivité explique
sans doute ce point de vue. Quant à la télévision et tout autre type
de distraction, je m’en passe aisément. Mon moteur étant la réus-
site de ce que j’entreprends, je ne me laisse que rarement distraire.

Cédric Q. fut le premier graphiste avec qui je travaillai pour


le compte de Pyramide Consulting. Il était freelance et conçut mon
logo, ma carte de visite, ma plaquette, etc. Aujourd’hui directeur
artistique dans une des plus grosses boîtes de communication du

j’affectionne. Une lettre qui manque, une faute d’orthographe (en-


core pire !), un espace en trop entre deux lettres, mes yeux ne lais-
saient rien passer. Et au-delà des aspects linguistiques, je découvris

des univers graphiques ou orienter des choix de déclinaisons par


exemple. Mon imagination s’imbriquait parfaitement avec le sa-
voir-faire des graphistes, tout comme elle m’avait permis de déve-
lopper, de concert avec les réalisateurs, des concepts originaux dans
mes clips vidéos sous la casquette d’E-ray. Avec Pyramide Consul-
ting, je déclinai une identité qui invitait à « Prendre de la Hauteur »
(le slogan de la société). Le nom avait été choisi en référence à la
grandeur des pyramides, leur symbole d’éternité, et leur beauté ar-
chitecturale. Je proposais des services en communication et marke-
ting, de façon transversale (communication visuelle, éditoriale, son-
dages, réalisation audiovisuelle, rédaction de plan stratégique…),
ainsi que des prestations en relecture et réécriture ou encore des
traductions depuis et vers mes langues B et C, l’espagnol et l’anglais.
LA FONDATION 125

Mon premier client fut un sculpteur. Je ne sais plus


trop comment ni où je l’avais rencontré. Il avait besoin d’un
logo, d’une carte et d’autres éléments d’identité visuelle.
Mes premières propositions l’enchantèrent. Il paya une par-
tie de sa facture et demanda des services complémentaires.
Il avait senti que je pouvais lui apporter une expertise sur bien
d’autres points. Alors, il me demanda de rédiger pour lui un dos-
sier de sponsoring pour une exposition qu’il souhaitait organi-
ser, avec ou pour le bureau résident d’une organisation interna-
tionale, où il avait quelques entrées. Le hic est qu’il n’avait pas

de vivre loin de sa famille (il était Camerounais) à qui il envoyait


tout ce qu’il gagnait, ses retards de paiement de loyer et tout un
amas d’histoires plus rocambolesques les unes que les autres.
Malgré mes réserves, j’acceptai de le suivre. Parce que lorsqu’on
veut se faire un nom, et qu’on n’a pas de clients, il faut bien faire

prester et offrir sa musique gratuitement pour se faire connaître,


avant de monter les enchères une fois adulé. Une fois les divers
travaux rendus, l’artiste, qui me harcelait littéralement quelques
jours plus tôt, s’évapora dans la nature. Les premiers jours, il avait
la courtoisie de me prendre pour un benêt en scandant « je vais
t’appeler bientôt », puis il se mit à ne plus répondre aux sonneries,
ni celles de son téléphone ni celles de son portail. Je pouvais passer
trente minutes devant chez lui à sonner en vain. Il restait me devoir
50% de mes honoraires. Je ne les aurais jamais. J’appris plus tard
qu’il était criblé de dettes et que la persécution de ses créanciers
l’aurait amené à s’enfuir, probablement pour retourner à Douala.
Première douche froide pour le jeune patron de Pyramide ! Mes acti-
vités associatives m’avaient enseigné qu’il ne faut pas trop comp-
ter sur les promesses. Mais je pensais que dans le cadre de vente
de services, la parole donnée aurait plus de valeur. C’était sans
compter que dans nos pays, le travail de l’esprit est sous-estimé.
126 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Je ne parvenais pas à trouver de nouveaux clients. Je me devais
donc de prendre les choses en main, en trouvant d’autres options.
Depuis un an, j’attendais que me soit livré un kiosque que je comptais
installer en ville pour y vendre des sandwichs. Mais mon associé, qui
était en lien direct avec le menuisier, me tournait en bourrique ou en
-

perdu l’envie de poursuivre avec mon associé. N’ayant pas la possi-


bilité de gérer le projet tout seul, je revendis le meuble, le cœur lourd.

Une autre idée traînait dans les tiroirs de mon esprit et c’était
le moment de la dépoussiérer et de la mettre sur la table. Depuis
mon retour au pays, je m’étais posé des questions sur le manque de
motivation des jeunes, la course à l’argent facile et rapide. J’avais pu
constater aussi que le phénomène des « gaymans », cybercriminels
notoires qui arnaquent par tout type de stratagèmes des « clients »
– comme ils les appellent – aux quatre coins de la planète, était
en pleine expansion. Déliquescence des valeurs et promotion de
la médiocrité embaumaient la patrie. Je parvins à la conclusion,
qui est peut-être seulement une cause parmi d’autres, que nous
avions manqué de repères. Nos parents avaient participé à établir
une société qui ne faisait pas rêver. Aussi loin que je me souvienne,

ou cela, la majeure partie des personnes qui construisaient des mai-


sons à étages et achetaient des voitures – symboles de réussite –,
c’étaient : les transitaires, les « opérateurs économiques », c’est-à-
dire ceux qui étaient impliqués dans tout mais dont on ne savait
rien, les commerçants (import-export), les cadres de l’administra-
tion qui avaient curieusement un train de vie largement au-des-
sus de ce que permettaient leurs rémunérations, les politiciens, etc.
Comment pouvait-on espérer donner envie à la jeunesse d’arpen-
ter d’autres chemins ? C’était tout bonnement impossible. Consé-
quence : quelques décennies plus tard, les étudiants s’entretuent
LA FONDATION 127

presque pour entrer à la douane ou aux impôts, veulent tous faire


de la politique sans en comprendre les fondements et ressorts, se
vautrent dans le mimétisme et à défaut de trouver une porte de
sortie par-là, adoptent la nauséabonde philosophie caricaturée par
l’expression « le clavier paie », motto de ces chers « gaymans ». Je
voulais contribuer à restaurer un tant soit peu les valeurs de travail
et d’épanouissement professionnel, tout en gagnant de l’argent et
en offrant une vraie visibilité à Pyramide Consulting. C’était décidé,
j’allais travailler sur un magazine.

Icônes magazine devait paraître en décembre 2012. Pour le pre-


mier numéro, je choisis de mettre en lumière vingt jeunes qui s’illus-
traient dans des domaines variés. Je rédigeai les protocoles d’inter-
view, les ordres d’insertion publicitaire, le kit média, les CGV et bien
d’autres documents. Pendant ce temps, Serge, graphiste freelance,
planchait sur la création visuelle du magazine. Nous passions des
jours et des nuits à travailler dans mon salon-bureau. Je dois avouer
que je l’exténuais. Les délais étaient courts, car je voulais absolu-
ment faire paraître le premier numéro du « Magazine de ceux qui

Il arrivait souvent que l’on travaille jusqu’à 2 heures du ma-


tin. Ensuite, nous faisions une pause pour aller manger dans une
cafétéria située à une rue de mon appartement et qui assurait un
service 24h/24. Le fameux plat de spaghettis garni de mayon-
naise, spécialité de ces établissements à l’aménagement sommaire,
communément appelés « Diallo » – en référence aux Nigériens
et Guinéens qui en étaient les principaux tenanciers et chez qui
ce patronyme est commun – faisait notre bonheur. Lorsque nous
rentrions, je tentais de garder mon collaborateur en éveil encore
quelques minutes pour avancer. Quand la fatigue avait raison de
nous, nous nous affalions sur une chaise, une natte, ou dans le
canapé ; là où nous pouvions. Et à 8 heures déjà, j’étais d’attaque.
Je réveillais Serge qui n’arrêtait pas de me demander : « Mais à
128 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
quoi carbures-tu ? » Je débordais d’énergie. Pas parce que je ne
ressentais pas la fatigue, mais simplement parce que les nouveaux
projets me boostent et me transmettent une force surnaturelle.

Les différentes « Icônes » contactées étaient intéressées


par le projet. J’en connaissais un bon nombre et avais sollicité des

puis rédiger en 500-600 mots, un texte décrivant leurs activités et


leur identité personnelle, sans verser dans la propagande. Je mettais
un point d’honneur à ce que la ligne éditoriale et le style rédaction-
nel soient aussi affutés que l’univers graphique que Serge et moi
développions. Quelques amis (Jean-Brice, Jasmin, Orens, Manu, Si-
natou, Gaël...) furent également séduits par le projet et rejoignirent

car je savais quelle orientation je souhaitais donner à la publica-


tion. J’avais également à charge d’écrire les articles de certaines ru-
briques. Le travail était colossal. Mais j’avais un bon pressentiment
et surtout, je pouvais offrir à mon esprit une nouvelle occasion de
jouer avec les mots.
J’avais préféré un support gratuit à un support payant. Les
gens ne lisent plus. Pourquoi dépenseraient-ils donc leur argent
pour un magazine ? Il me semblait plus intelligent d’offrir la publi-
cation à un grand nombre de lecteurs ciblés. Et puisque « lorsque
c’est gratuit, c’est que c’est vous le produit », le lectorat impor-
tant et qualitatif serait l’arme de persuasion que j’exhiberais au-
près des annonceurs. Plus il y aurait de lecteurs, plus les insertions
publicitaires seraient chères. Pour ce premier numéro, le concept
n’ayant pas encore fait ses preuves, je n’eus que peu d’annonceurs.

mécanisme qui impliquait les « Icônes ». Chacune d’elles devait ap-


LA FONDATION 129

diffusion du magazine et je leur expliquais donc qu’étant gratuit,


ce dernier avait besoin de ressources. Ma ligne de conduite était
simple : si nous allions vers quelqu’un, on lui demandait de faire
une contribution ; mais si la démarche se faisait dans le sens in-

déclinions gentiment la proposition. Il n’était pas question d’enta-


cher la crédibilité du magazine avec des personnages trop contro-
versés ou à la morale bancale.
Le premier numéro fut un véritable succès. Toute l’équipe
de rédaction était ravie. Nous avions des feedbacks positifs sur
la qualité de l’écriture, la pertinence du contenu et l’esthétique du
support. Pyramide Consulting éditait donc son propre magazine
désormais et se réservait un espace publicitaire de premier choix
pour communiquer sur ses services. Outre la version physique dis-
tribuée à plusieurs milliers d’exemplaires dans les administrations
et les sociétés, les hôtels, les ambassades, les universités et autres
lieux stratégiques, une plateforme en ligne permettait de consulter
ou de télécharger – gratuitement toujours – le magazine. Ainsi,
la diaspora africaine pouvait-elle se délecter de notre publication
et cette cible pouvait aussi être vendue aux annonceurs. L’argent
commençait à rentrer. Le magazine devait être un trimestriel, ce qui

De temps en temps, mes parents, voyant que la situation était


plus tendue que d’ordinaire, tentaient à nouveau de me pousser
à me mettre en recherche d’emploi. Je comprenais leurs craintes,
mais je ne cédais pas pour autant. La culture entrepreneuriale n’est
pas ancrée dans nos habitudes. Il est donc fréquent de rencontrer
des parents et des familles pour qui il n’est même pas question
d’envisager autre chose que la voie classique : trouver un emploi,
s’y coller, obtenir des promotions et faire sa vie. Cette perspective
ne m’attirait guère et je voulais être du côté de ceux qui emploient,
créent de la richesse et impactent leur environnement. En février
130 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
2013, maman acheta une nouvelle voiture et me demanda : « Ray,
ça te dirait de reprendre ma Honda ? » La Honda Civic de couleur
grise, modèle 2005, devint mon allié.

Le mois suivant, je donnai ma première conférence sur l’entre-


preneuriat. Ma première entreprise formelle n’avait que quelque
mois, mais j’avais beaucoup appris avec mon association (depuis
-
nements, la gestion de projets variés. Je commençais par me faire
une petite place parmi les jeunes qui bousculent l’écosystème, et
mon dynamisme ne laissait pas indifférent. C’est ainsi qu’Har-
riot A., que j’avais rencontré au sein du conseil des jeunes pour
l’ambassadeur des Etats-Unis dont nous étions tous les deux
membres, me contacta pour me proposer d’animer un échange
dans le cadre des activités de son association. Le 13 mars 2013,
je me rendis au campus d’Abomey-Calavi pour rencontrer une
trentaine de jeunes avec lesquels j’abordai le thème : « Comment
créer son entreprise et maximiser ses chances de réussite ? » Il
s’agissait d’un partage d’expériences interactif. L’exercice me plut.

Très peu actif sur la scène musicale depuis le début de l’année


2012, j’entendais mes fans réclamer un come-back. L’idée de sortir
un nouveau morceau, pour le plaisir, était tentante. J’entrai en studio
et en ressortis avec le single « Black Sun Son ». Cette année-là, pour
célébrer mes 27 ans, le 27 avril, j’organisai une fête dans un restau-
rant chic de Cotonou. Une soirée intimiste et mémorable où l’on
comptait une quarantaine de personnes composée de mes proches
et de quelques artistes avec lesquels j’entretenais de bonnes rela-
tions. Pendant la soirée, j’offris un showcase à mes convives. Mais
la fête était également prétexte au tournage du clip du nouveau
single. Le principe était de capturer des instants vrais, pendant une
soirée spéciale. Aucun invité n’était informé, à l’exception de ma-
LA FONDATION 131

autres, qui pensaient qu’il ne s’agissait que d’images souvenir. Ce-


la permit de conserver le côté naturel et conféra au clip une couleur
chaleureuse et spontanée.

Du côté du cabinet, le travail se poursuivait. Il y avait quelques


clients dans le portefeuille. L’activité ne s’emballait pas mais ce
n’était pas non plus le calme plat. J’avais néanmoins l’impression de
stagner ou du moins de ne pas aller assez vite. Comment maintenir

de vendre du service. Les premières agences de communication

avantage pionnier. Pour les centaines arrivées après, ce n’était pas


évident de vivre de la communication, à moins d’appartenir à un
réseau, d’être parrainé ou d’exécuter de juteux marchés publics.
Le réseau ? On m’avait proposé à plusieurs reprises d’intégrer
des clubs service (Rotaract, Lion’s, JCI…), mais je n’étais pas inté-

d’être dans un groupe pour y être ou pour prendre, sans donner.


J’étais en train d’aligner les briques de la fondation, et le timing était
donc mauvais pour prendre de nouveaux engagements.
Les parrains ? Je n’en avais pas. Mon père était à la retraite
depuis 1998, et maman en pré-retraite depuis 2000. Ils n’étaient
plus aux affaires et vous savez ce que cela veut dire : « Si tu ne
peux me rendre des services, pourquoi t’en rendrais-je ? » Au-de-

à demander assistance pour ceci ou cela. Je n’avais pas non plus

disponibles pour m’ouvrir les portes de telle ou telle entreprise.


Les marchés publics ? Il n’en était pas question. L’Etat est un
mauvais payeur, même si ses marchés sont généralement ju-
-
ler pour l’Etat. J’avais vu beaucoup de gens se brûler les ailes
132 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
LA FONDATION 133

souvent sur ce chemin. J’estimais qu’il ne fallait se mêler de tra-

de l’argent dont on n’avait pas besoin immédiatement. Car tra-


-
tendre longtemps, voire très longtemps pour se faire payer.

Que pouvais-je bien vendre qui générerait de l’argent réguliè-


rement pour compléter ce que je gagnais avec Pyramide ? On dit
qu’« un entrepreneur c’est quelqu’un qui saute d’une montagne, qui
ne sait pas ce qui va se passer mais qui trouve le moyen de fabri-
quer un avion pendant la chute ». Je trouve cette image formidable
car elle exprime la capacité à renverser complètement la tendance
quand personne n’y croit. J’avais sauté de la montagne. Je m’attelais
maintenant à construire l’avion.

Lorsque vous demandez sincèrement à l’Univers de vous

seul à l’appartement, je délayais du gari (farine granuleuse à base

côté. Agonlin est une région du centre du Bénin, connue notam-


ment pour être spécialisée dans la fabrication de galettes à base
d’arachide appelées kluiklui – ce nom symbolise le bruit que fait
la galette sèche et craquante sous les dents. Mon père et ma mère
sont originaires d’Agonlin. Même si je ne savais quasiment rien de
mon village (oui, je le confesse, je fais partie de la nouvelle généra-
tion de Béninois qui ne sont restés cloitrés qu’à Cotonou, Calavi ou
Porto-Novo), je lui connaissais cette réputation et avais toujours

que l’on retrouve à tous les coins de rue, vendus trois fois rien, les
Béninois en raffolent depuis toujours. C’est une institution de la
gourmandise locale. L’inspiration est d’essence divine et ce jour-là,
134 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
de kluiklui pour avoir le plaisir de les tremper dans le gari délayé
avant de les manger ? Et pourquoi n’existe-t-il que 3 formes de
kluiklui depuis tout ce temps ? Pourquoi ne le valorise-t-on pas ? »
La série des « pourquoi ? » venait à peine de commencer. Je passai
toute la nuit à me poser des questions sur ce cher kluiklui. Je me
souvins qu’une fois déjà, alors que je mangeais du kluiklui dans
mon studio d’étudiant en France, j’avais dit à un ami, sur le ton
d’une blague, que ça pourrait être top d’en vendre partout dans
le monde. Ce qui parut comme un délire passager à cette époque
était peut-être un signe, une graine qui fut ensuite arrosée par mes
expériences et les circonstances de la vie. Si Pyramide avait démarré
en trombe, je n’aurais probablement jamais eu cette idée car mon
esprit aurait été occupé à autre chose qu’à trouver des activités

J’étais hanté par le kluiklui. Toute la nuit, j’y avais pensé et


j’avais des idées. J’étais certain qu’on pouvait le vendre autrement,
mieux, plus astucieusement. Impulsif comme à mon habitude, je
décidai de réaliser des échantillons dans la journée même, tous tra-

crée un logo « Kluiklui d’Agonlin ». Je contactai également mon


ami Orens et Ophélie, ma compagne de l’époque, pour qu’ils me
trouvent des petites bouteilles de sérum que l’on recyclerait. Ils
connaissaient tous les deux très bien les méandres du grand mar-
ché qu’est Tokpa. Ensuite, j’appelai maman, ma conseillère numéro

Elle était surprise parce que je n’avais jamais évoqué tel projet.

— D’où sors-tu encore cette histoire ? me lança-t-elle.


— J’y ai pensé cette nuit. J’ai le pressentiment que je tiens
quelque chose, répondis-je du tac au tac, complètement survolté.
— Mais il y a du kluiklui en vente partout. Es-tu certain que
ce soit une bonne idée ?
LA FONDATION 135

— Ça va marcher, Mam’, j’en suis certain. On va transformer


le kluiklui en snack. On va en faire un amuse-bouche dans l’air du
temps. Saurais-tu où je peux trouver des femmes spécialisées dans
la fabrication de kluiklui à Cotonou ?

Elle m’orienta. Je me rendis sur place sur le champ. C’était


-
lement possédé par cette idée et tant que je n’avais pas réali-
sé les échantillons, je ne ferais rien d’autre. Les femmes que je
rencontrai à l’endroit indiqué par maman étaient originaires
d’Agonlin. J’étais rassuré d’être entre des mains expertes. Je
leur expliquai que je voulais du kluiklui et elles me proposèrent
les formes classiques, qu’elles avaient en stock. Je rejetai l’offre.
Quand je leur dis que je voulais des boulettes, elles s’arrêtèrent,
se regardèrent et me répondirent qu’elles ne voulaient pas le faire.

— Ca demandera trop de travail.


— S’il vous plait, demandai-je gentiment.
— Non ! C’est trop de travail. Imaginez-vous que nous de-
vrons rouler chaque boulette l’une après l’autre ! Et cela coûtera
trop cher. Vous ne voudrez pas payer.
— Je paierai. S’il vous plaît, insistai-je.

« Je paierai », comme si j’avais un budget pour mon expé-


rimentation. Tout ce dont je disposais en espèces avoisinait les
trente mille francs CFA. J’avais bien quelques sous à recouvrer au-
près des clients de Pyramide, mais pour l’instant ma liquidité se
résumait à cette somme. Convaincre, je sais faire. Elles cédèrent
donc mais ne pourraient me livrer que le lendemain. J’étais frustré
car impatient. En attendant, lorsque je rentrai à l’appartement, je
poursuivis le travail avec Serge pour achever le logo. Il était joli.
J’étais satisfait. Quelques minutes plus tard, Ophélie arriva avec
les bouteilles demandées, suivie d’Orens qui vint en savoir plus
136 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
sur cette nouvelle lubie et me donner un coup de main. Pendant
que nous lavions tous les trois les bouteilles sur ma petite terrasse,
je leur exposai mon idée. Ils n’étaient ni trop convaincus, ni trop

dans ma folie. Une fois lavées, nous avons laissé les bouteilles sécher.

Le lendemain, je récupérai mon kluiklui. Dès que je vis les


boulettes, la surexcitation s’installa à nouveau. Elles étaient exacte-
ment comme je les imaginais. Plus fun, plus trendy, plus chics. Au
-
mer les étiquettes à l’aide de ma petite imprimante de bureau, et de
les apposer sur les bouteilles avec de la colle d’écolier. La dernière
étape consista à les remplir. Leur goulot étant étroit, c’est à l’aide de
nos mains qu’on procéda au remplissage. Les boulettes tombaient,
tel des gouttes, les unes après les autres dans leur contenant. Il y
avait trente bouteilles. C’était fastidieux mais il n’y avait pas d’autres
options. Voilà ! Mes trente premières bouteilles de Kluiklui d’Agon-
lin étaient prêtes. Je passai une annonce sur une chaîne radiopho-
nique pour recruter une vendeuse. Au total, j’en étais à quinze mille
francs CFA de dépense, et il fallait maintenant les vendre. Cela
m’amuse toujours de lire sur Internet ou ailleurs et d’entendre les
gens s’offusquer de ce qu’il est « impossible de commencer avec

Si je suis contre les discours et les gurus qui promettent monts et


merveilles en partant de zéro franc, je sais, pour en être la preuve

L’argent est indispensable, mais ne reste qu’un moyen. Vous êtes


le carburant essentiel de votre randonnée. J’ai entamé cette aven-

Je n’avais rien à perdre, si ce n’est ma mise de départ. Pour


LA FONDATION 137

test à chaud à une étude de marché ou un sondage. Les meil-


leures réponses viennent du marché. Tendez l’oreille, ouvrez
grands les yeux. Lorsque l’idée peut-être éprouvée directement,
inutile de se compliquer la vie. Les études et autres considéra-
tions peuvent, dans ce cas, venir par la suite. Une jeune étudiante
du nom d’Elsie se rendit à l’appart-bureau après avoir pris ren-
dez-vous. Elle avait entendu l’annonce à la radio et était intéressée.
-
taire à venir. Je l’embauchai donc pour une période d’un
mois. Je lui expliquai qu’elle aurait une rémunération calcu-

Le lendemain, près d’une semaine après avoir été saisi par le


virus du kluiklui, Elsie commença. Je lui remis un de mes sacs à

de vente selon les quartiers et la concentration de bureaux. Sa


mission consistait à se rendre dans la zone retenue pour la jour-
née et à proposer dans les différents services (publics surtout) le
produit. Chaque bouteille était vendue à 1 000 francs CFA et le
prix était imprimé sur l’étiquette pour éviter que les vendeurs ne
s’adonnent à de la surenchère. Elsie partit, je refermai la porte
et m’assit quelques instants, songeur. J’eus beaucoup de mal à
-
tours de midi, j’appelai ma commerciale pour savoir comment

renforcer mon angoisse. J’espérais qu’il ne lui fût rien arrivé.


Je passai l’après-midi à créer la page Facebook « Kluiklui
d’Agonlin ». Je comptais miser sur le Web et le digi-
tal pour faire connaître mes produits parce que les offres
de communication traditionnelle étaient trop chères.
Vers 17 heures, on frappa à la porte. Je me dépêchai
d’aller ouvrir. C’était bien elle. Elle était épuisée. Je l’invi-
-
tion qui me torturait l’esprit depuis de longues heures déjà :
138 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI

— Alors, comment ça s’est passé ? As-tu pu vendre quelques


produits ? Il se passa quelques secondes avant qu’elle ne répondît,

bien durer des années-lumière, une inlassable éternité.


— Oui, ça s’est bien passé. J’ai tout vendu.
— Formidable ! m’exclamai-je, loin de me rendre compte
que ce qui venait de se produire était le frémissement d’une longue
aventure.

-
lait préparer de nouvelles bouteilles pour le lendemain. Il me
restait du kluiklui. Mais pas de bouteilles, pas d’étiquettes. Sous
pression pendant la journée, j’avais oublié de m’approvisionner.
J’appelai à nouveau Orens et Ophélie à la rescousse. Nous tra-

pour le lendemain. Et le lendemain justement, pendant qu’El-


sie était sur le terrain, nous poursuivîmes le travail pour consti-
tuer du stock. Tout l’argent que la commerciale ramenait était
réinvesti puisqu’il me fallait fabriquer plus de produits. Je ne

Cela faisait un mois que nous vendions tous les jours,


du lundi au vendredi. L’expérience était porteuse. Les critiques
qui me parvenaient, concernaient essentiellement le prix, jugé
rédhibitoire. Tout en ronchonnant, certains clients achetaient
quand même. Je crois qu’il est dans la nature profonde des consom-
mateurs de tenter de tirer les prix vers le bas, dans nos pays. Nous
avons tellement été habitués à marchander la valeur de tous les

porte-monnaie. Nous préférons passer vingt minutes à tirer sur la

pas des habitudes séculaires en un tour de bras. Il fallait s’en accom-


LA FONDATION 139

induits par ses performances plus de 15 000 francs CFA, soit 30%
de sa rémunération de base. Elle signa à nouveau pour un mois.
J’en étais ravi parce qu’elle était motivée et performante. J’avais eu
du bol d’être tombé sur elle pour ma phase bêta. Le fait de parcou-
rir plusieurs services (le port de pêche, les différents ministères, la
poste, Bénin Telecoms, la préfecture de Cotonou, les mairies, l’ar-
mée de terre, la direction de la douane, la chambre de commerce, les
centres des impôts, etc.) donna rapidement de la visibilité au produit.

Je préparais parallèlement d’autres numéros d’Icônes


magazine, et je gérais les dossiers courants pour Pyramide qui en-
registrait une clientèle croissante avec toutefois beaucoup de re-
tards de paiement de la part des clients. Les problèmes de tré-
sorerie étaient fréquents. Cependant, j’accumulais les références
et c’était louable, car j’avais besoin d’être plus crédible. Je devais
trouver un bureau en ville. J’avais de plus en plus de mal à faire ve-

Je trouvai un local à Kora, ancienne gloire ayant abrité autrefois

n’y avait plus que quelques pièces à l’étage qui étaient en location.
Le véritable attrait pour moi était l’emplacement géographique de

Le loyer était hors de prix à mes yeux : 100 000 francs CFA par
mois, pour 12 m² à peine. Mais je tenais à m’y installer, à prendre
le risque. Maman trouva mon choix peu raisonnable et la suite
des événements lui donnerait raison. En août, je pris donc mes
quartiers à Kora. J’avais besoin d’embaucher quelqu’un à temps
plein. Il y avait beaucoup de courses à faire pour Pyramide et
il me fallait de l’aide pour le suivi du projet Kluiklui d’Agonlin.
Par l’intermédiaire d’Orens qui travaillait pour le ministère
de l’environnement, situé en face de Kora, je trouvai un potentiel
candidat. C’était le premier et je comptais en recevoir un certain
140 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
lante, mince et élancé, se présenta à l’entretien l’air quelque peu
stressé. Je lui posai une foultitude de questions auxquelles il répon-
dit de façon assez convaincante. Son polo laissait entrevoir un ta-

montrer old-school. Je n’ai jamais affectionné les tatouages. Pourquoi


se marquer la peau de messages ? Pourtant nombre de mes amis
et proches en portent. Je promis à Maxime de lui faire un retour
le jour d’après. Curieusement, malgré quelques appréhensions légi-
times – quand on sait que c’était mon premier recrutement de col-
laborateur à temps plein – mon pressentiment était bon. Je l’appe-

Le minuscule bureau disposait d’un climatiseur trop puissant

d’une demi-heure pour éviter l’hiver. Le bureau était scindé en 2

recettes de Pyramide et à un coup de main de maman, j’acquis


quelques tables et fauteuils ainsi qu’un groupe électrogène parce
que les coupures de courant semblaient la norme. Il y avait des

puissant pour supporter la fréquence d’usage. Il a pété plusieurs


fois, grillé mon unité centrale, endommagé des lampes. C’était in-
supportable. Parmi les quelques locataires de l’espace se trouvait
-
binet de conseil. Nos bureaux étaient à quelques pas l’un de l’autre,
sur le même alignement. C’est donc logiquement que nous unirent
nos forces pour faire une installation électrique coûteuse qui était
censée nous permettre d’avoir un compteur à carte dans le but de
contourner les problèmes liés au compteur conventionnel en place.
Cette solution ne fonctionna pas et n’eut pour effet que de nous
délester de quelques billets.
LA FONDATION 141

Maxime était très serviable. Il n’avait pas poursuivi ses


études après le Bac, mais était bien plus vif d’esprit et dyna-
mique que de nombreux diplômés d’université. Bien qu’ayant
eu un parcours brillant de la maternelle au Master, je n’ai jamais
-
tique et m’inscris dans la lignée des anglo-saxons pour qui ce qui
compte, au-delà de tout, c’est ce qu’une personne est en mesure
d’accomplir, d’un point de vue pratique.

de commerciaux pour aller vendre mes Kluiklui d’Agon-


lin. Cela faisait bientôt un mois. Je découvris à quel point les
jeunes étaient paresseux et peu préparés au marché du tra-
vail. Des candidats qui vous appellent et vous tutoient sans
même prendre la peine de vous dire bonjour, vous jetant aux
oreilles « c’est combien, le salaire ? » ou « c’est quoi le bou-
lot ? », preuve qu’ils n’ont absolument rien compris à l’offre,
d’autres qui vous disent gaillardement « rappelez-moi ! » ou qui
vous narguent, j’ai croisé des énergumènes de toutes les sortes
lors des sessions de recrutement. Et pour ceux qui passaient
-

ils avaient alors des contraintes horaires incompatibles avec


quelque emploi sérieux que ce fût, ou alors des prétentions sa-
lariales en totale dissonance tant avec le poste pourvu qu’avec
leur valeur réelle sur le marché. Parfois, nous trouvions des pro-

Etre commercial de terrain demande en effet de la ré-


sistance physique et morale. Car l’on bouge beaucoup et
l’on doit supporter les humeurs des clients. Mais pour moi,
-
tique de rémunération motivante. Comment préférer le chô-
mage, quand parfois on est resté cloué à la maison pendant
142 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
deux ans ? J’étais abasourdi par la mollesse d’une jeunesse qui
se devait d’être tigresse. Les produits poursuivaient leur route.
Maxime effectuait les livraisons à domicile ou au bureau. Il m’ar-
rivait également d’en faire moi-même, nonobstant les réactions de
surprise ou de mépris de certains.

documents au fur et à mesure qu’on en avait besoin. Les graphistes


ont un trait particulier commun, à Cotonou, celui de s’évaporer au
moment où il ne le faut pas pour vous laisser dans la panade. Gé-
néralement, ils acceptent plus de travaux qu’ils ne sont en mesure
d’en exécuter, mettant ensuite tous leurs clients en retard. Mais le

quand ils savent qu’ils sont hors délais. Vous vous retrouvez donc
tout penaud, incapable de dire à vos clients quoique ce soit –
car vous n’avez pas de détail sur l’état d’avancement du travail
– ou coincé dans l’évolution de vos propres projets. J’avais donc
pris la résolution d’apprendre à utiliser Photoshop. En connaître
les fondements et outils principaux, c’était pour moi largement

de changer une police, de déplacer des éléments et des calques,


d’intégrer du texte, de jouer avec les couleurs… Tout ce qui rele-

Kluiklui d’Agonlin, je fus en mesure de le faire moi-même au bout


de quelques semaines d’utilisation. Je concevais même entièrement
certains visuels basiques pour animer la page Facebook de mes
nouveaux produits.

Lorsque vous démarrez une activité, vous devez être prêts


à endosser toutes les casquettes : directeur commercial, directeur
du développement, comptable, directeur général, coursier, DRH,
agent de conditionnement, livreur, graphiste, directeur de la com-
munication, etc. Ainsi étais-je, au four et au moulin. A chaque fois
LA FONDATION 143

que j’en avais l’occasion, je parlais de mes produits ; ils me pas-


sionnaient. J’ai subi, tant de fois, les railleries des gens. Les plus
courageux me disaient en face que j’avais perdu la boule. Les plus

-
ment, jasaient dans mon dos. On se demandait ce qui me poussait
à me mettre dans pareille activité. Le kluiklui, quoique largement
consommé, était relié dans l’imaginaire collectif, à la pauvreté. Il
avait une image ringarde, archaïque, totalement vieillotte. Lors-
qu’on offrait des amuse-bouches à des invités, il y avait des ca-
cahuètes, des noix de cajou, du coco grillé et bien d’autres douceurs
plus typiques mais rarement du kluiklui. Imaginez donc la tête de
mes proches et de mes connaissances quand je leur apprenais que
« je vends du kluiklui ». Vous êtes le seul à savoir où vous allez.
Même si vous partagez votre vision et même si certains la par-

Commencez petit, n’ayez point peur de grandir, et moquez-vous


des railleurs. Toutes ces étapes forgent votre mental. Le mien était
solide et la phase que je traversais était carrément en train de le
rendre indestructible. L’humiliation précède la gloire et l’humilité
la préserve. C’est ainsi que je conçois les choses. Moins l’on croyait
en mon projet, plus j’y croyais moi-même et ma rage constructive
se décuplait. Et, de toute façon si j’échouais, je redémarrerais avec
une expérience supplémentaire au compteur. La beauté de l’échec

soi et de ses projets.


Pour l’heure, nous n’en étions pas là. Et heureusement qu’il
y avait en face de cette meute négationniste et fataliste, des sup-
porters inconditionnels : Kamal (qui était par ailleurs membre
de l’association et me rendait de nombreux services pour ma
communication dans la presse), Akim, Nabil, Orens, Charles
A., tonton Djibril, mes frères et sœurs, maman évidemment et
quelques autres.
144 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Mon Kluiklui d’Agonlin comptait de plus en plus d’adeptes.
Je faisais en sorte de travailler sur les données à mesure que
-
taient les adresses et contacts des acheteurs s’étoffèrent avec
les colonnes « fréquence d’achat » et « commentaires ». Il fal-
lait faire preuve de plus de rigueur dans la gestion. J’établis
des tableaux prévisionnels pour les charges à horizon 6 mois.
Mais je ne me versais pas encore de salaire, ce qui faisait que la
poche de l’entreprise et la mienne se confondaient. Combien d’en-
trepreneurs ne sont pas passés par cette case confuse où le mé-
lange des genres est inéluctable. Ce qui compte, c’est de mettre
de l’ordre au fur à mesure et de dissocier progressivement les
choses. Je ne me lassais pas d’écouter et de lire les critiques des
consommateurs et observateurs. Je faisais d’inlassables recherches
sur les grandes marques telles que Coca-Cola, Lay’s ou Pringles.
Les savoirs scolaire et livresque constituent un terreau. Mais la se-
mence, c’est la soif d’apprendre et la passion, tandis que le tra-
vail représente l’eau qui arrose le tout et fait pousser la plante.

Pendant ce temps, « Change Life », le projet de l’Association

leurs engagements, et nous tentions d’en recruter d’autres. J’avais


mis en place un système rôdé. Maxime, qui était censé m’assis-
ter sur tous les plans ne s’occupait donc pas que de Pyramide.
Il relançait les donateurs de l’association, possédait également
un kit de prospection comme chaque membre, gérait les rela-
tions avec les parents des boursiers sous la supervision d’Orens,
le chef projet. Nous procédions également à des dons de livres
dans des orphelinats pour promouvoir la lecture, qui est un tré-
sor dont l’érosion progressive me chagrine énormément. A l’aube
de chaque rentrée scolaire, les parents des « boursiers Change
Life » avaient pour obligation de nous faire parvenir les résul-
tats de leurs enfants. La seule condition pour que ces derniers
145
146 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI

pas. Sinon, ils étaient immédiatement débarqués et remplacés.

Cette combinaison d’activités pouvait être fatigante par mo-


ment mais elle me comblait. J’étais épanoui, parce que toutes mes
occupations me passionnaient. Si à Pyramide, ce n’était pas le
Pérou, l’activité permettait tout de même de couvrir les charges
et de réinjecter – quand il y avait une petite marge supplémen-
taire – des fonds par petites poussées dans le projet Kluiklui
d’Agonlin. Ce dernier vivait de Pyramide et de mon espoir. Pour
augmenter nos ventes, j’ai tenté de faire distribuer les fameuses
bouteilles dans les supérettes de quartier et petits kiosques de mar-

cher pour s’écouler par ce canal. Je savais que les supermarchés


constitueraient une partie de la solution mais nous n’étions pas
prêts. Je ne voulais absolument pas brûler les étapes et position-
ner des bouteilles recyclées en rayon. L’emballage idéal, je l’avais
en tête, mais je ne pouvais pas encore l’acquérir. Step by step…

Une amie d’un de mes grands frères me présenta à Habib, un tren-


tenaire, de quelques années mon aîné. Docteur en pharmacie, il
était aussi businessman et pilotait plusieurs entreprises à la fois.
-
prit, ma créativité, ma polyvalence et mon esprit combatif. J’aimais
son état d’esprit, son pragmatisme, son leadership et son intelli-
gence. Il m’impliqua dans divers projets qu’il avait sur la planche

avait l’occasion. Habib, c’était le fofo (grand frère en langue fon).

baisse de l’activité, pannes de voiture successives, factures en ac-


cordéon, aléas en cascade, tous plus acides les uns que les autres.
LA FONDATION 147

Parfois à court d’argent pour mettre de l’essence dans ma voiture,


je devais compter sur Maxime pour me déplacer. Soit j’abandon-
-
tement pour en louer un moins coûteux. L’option 2 était la plus
sage. Heureux habitant de Sègbèya où j’avais déjà mes habitudes, je
cherchai dans un quartier voisin, Midombo, et trouvai un F3 dans
une maison passablement attrayante. L’appartement n’était pas
carrelé et ne possédait aucun aménagement confortatif. Je n’hésitai
pas une seconde face à la précarité relative du lieu. J’avais besoin
de déménager rapidement. J’ai mis quelques jours à m’adapter à
ce cadre de vie sommaire parce qu’il était très éloigné de ce que
j’avais toujours connu. Mais il faut savoir s’abaisser pour se re-
lever, reculer pour reprendre de l’élan, descendre de son tabou-
ret pour repartir vers le piédestal. Ces jours de galère devenaient
pesants, mais mon mental avait soulevé des altères depuis mon
retour en 2010. Je me souviens que maman avait été interloquée
quand elle vint me rendre visite dans mon nouveau logis pour la
première fois. Pour 20 000 francs CFA de différence, j’avais baissé
mes standards. C’était la récession et je devais serrer les boulons
par endroit pour le bien de mes activités professionnelles. Bien
que les clients se fassent rares, j’étais au bureau tous les matins à
7 heures et n’en repartais qu’après 21 heures. Un colocataire de
Kora me demanda un jour si je dormais là ou si je rentrais sans ma

d’accalmie pour développer les pans stratégiques de mes idées, et


creuser encore et encore le concept du projet Kluiklui d’Agonlin.
C’est dans les moments les plus durs qu’il faut faire montre de foi.

Le gala de charité « Change Life » était biennal et la seconde


édition devait donc avoir lieu en avril 2014. Cet événement était
long à préparer. Il fallait sélectionner les artistes qui porteraient le
148 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
nouvel hymne, les contacter et les convaincre d’adhérer au pro-
jet, enregistrer le titre, tourner le clip puis en assurer la promo-
tion. En outre, tous les aspects d’une organisation évènementielle

rédiger les nombreux documents et de concevoir les visuels né-


cessaires, nous étions quatre à nous charger de tout : réserver la
salle, dénicher les partenaires et sponsors, sélectionner les pres-
tataires, imprimer les cartons d’invitation, établir une liste de
prospection et vendre le maximum de pass, trouver un parrain,
mobiliser la presse, mettre à jour les supports de l’association,

De plus, il fallait évidemment faire en sorte de parfaire l’événe-

précédemment constatées et en innovant. C’est dans ce tumulte,


entre braises et feux que s’intercala une fraîcheur inattendue.

Une amie de longue date gérait un ensemble d’hôtels. J’avais


déjà effectué quelques prestations pour elle, sous la bannière de Py-
ramide. Elle me contacta à nouveau pour réaliser un spot publici-
taire pour ses établissements. Le délai était serré. J’hésitai, en raison
de la charge importante de travail que j’avais mais nos bons rapports
ne m’incitaient pas à décliner l’offre. Aussi, cette opportunité me
permettrait de signer mon premier spot publicitaire, ce qui pourrait
être intéressant pour aller démarcher d’autres sociétés par la suite. Le
tournage devait s’effectuer à Kétou, une ville située à 150 kilomètres
environ de Cotonou. Une première descente sur le terrain permit
de repérer les lieux et de prendre nos marques. J’avais décidé de tra-
vailler avec mon ami Heragem sur ce coup. Il n’était plus très actif
dans la réalisation musicale et se consacrait depuis plusieurs mois

de préparation, nous étions prêts à partir pour tout un week-end.


Entre l’équipe technique, les acteurs, le mandant et son staff, une
vingtaine de personnes avait été mobilisée, parmi lesquelles une
LA FONDATION 149

jeune femme qui venait donner un coup de main pour le ma-


quillage. C’était en fait la sœur de ma cliente. Malade, elle n’était
pas allée travailler de la semaine et sa sœur la sollicita pour maquil-

prendre. Je lui avais parlé la veille du départ pour savoir quel budget
lui mettre à disposition pour l’achat des pinceaux, du fond de teint
et des autres accessoires. J’avais eu l’impression qu’elle me prenait

de cet individu.

Nous nous étions donné rendez-vous devant l’Ancien Pont


pour prendre le départ ensemble. Lorsque je vis ma cliente arri-
ver et se garer, je pus apercevoir sa sœur, assise à ses côtés. Ses
grandes lunettes de soleil lui donnaient un air de mouche, ce qui
était assez drôle ; je ne me privai pas pour me moquer d’elle gen-
timent avec mes passagers. Les autres conducteurs du cortège
étaient des fous du volant. Ou alors c’était moi qui étais trop
prudent. La vitesse, ce n’est pas mon dada. En outre, ma voiture
me faisait quelques misères et il ne servait à rien de prendre des
risques inconsidérés. L’ambiance fut top tout le long du week-end.
Lors d’une discussion en cercle restreint, je fis savoir
à Eutychus (quel nom ! pensai-je quand je l’entendis pour la
première fois) – la sœur de ma cliente –, à la suite d’une ques-
tion tendancieuse qu’elle m’adressa, qu’elle n’était pas mon
type de femme. Aux physiques sveltes, je préférais en effet les
femmes légèrement enrobées et callipyges. J’avais toutefois été
frappé par la beauté de son visage. Son faciès me faisait pen-
ser à une œuvre peinte par un artiste de la Renaissance. Il était
harmonieux, équilibré, et pourvu d’une symétrie à donner le

De retour à Cotonou, nous nous sommes revus à plusieurs


reprises en peu de temps. Sans longs discours, ni contournements
150 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
inutiles,

« Change Life » était venu. Avec l’aide d’Habib, le fofo, j’avais dé-
croché des partenariats et des soutiens nouveaux qui rehaussèrent
l’éclat de l’événement. Je passai la soirée sous haute tension. Une
panne électrique avait grillé trois ordinateurs, coup sur coup, et re-
tardait le début de la cérémonie. Alors que je tentais de garder mon
calme, je scrutais la table à laquelle ma nouvelle bien-aimée devait
s’asseoir. Personne ! J’avais une sainte horreur du retard. Et com-
ment pouvait-elle ne pas encore être là, alors qu’elle était censée me
soutenir ? Eutychus découvrit ce soir-là que j’étais strict, et peut-
être rigoriste parfois. Je venais de lui lever un coin de voile sur mon

prirent beaucoup de plaisir, entre les plats succulents, le cocktail


atypique aux saveurs locales, les animations de haut-vol et la vente
à l’américaine menée de main de maître par Jasmin. Le fundrai-
sing
à nouveau dans « Change Life », projet qui me tenait à cœur ; car
j’estime que l’Education est une arme de construction massive.

Les jours qui ont suivi, Euty – tout le monde l’appelait ainsi
car c’était plus simple – et moi avons continué à nous voir. Nous
apprenions à nous connaître. Je me rendis vite compte qu’elle

dans l’intimité. Mais elle avait bon cœur. Seulement, elle n’était pas
expressive. Quand elle m’a connu, je me débattais dans mes ac-
tivités et je n’avais pas une situation stable. Je partageai avec elle
mes rêves et ils semblèrent la transporter. Elle voulait faire par-
tie de l’aventure. Quand elle passait à la maison, elle ne rechignait
pas malgré le confort rudimentaire qu’elle y trouvait. Lorsque les

attrapait un seau et un petit bol puis allait dégager l’espace. J’ap-


préciais sa capacité à s’adapter à divers milieux, des plus chics aux
LA FONDATION 151

plus sobres, sans que cela ne module sa personnalité profonde.

part pour une aventure tumultueuse et pleine d’incertitudes : l’en-


trepreneuriat. Ma précédente relation s’était fracassée quelques
semaines auparavant. J’avais envie de commencer à construire
quelque chose de vraiment solide et durable, et elle était dans le
même état d’esprit. Alors, les choses sont allées très vite entre nous.

A Kora, la situation était devenue invivable. Les problèmes


de plomberie, d’électricité et bien d’autres incommodités avaient
eu raison de la motivation du gérant qui faisait de son mieux pour
conserver sa clientèle. Quasiment tous les locataires étaient par-
tis. Bousculé par mes activités, je n’avais pas eu le temps de me
pencher sur la question du changement de locaux jusqu’au gala
de charité. Il n’y avait plus que ma voisine d’en face et moi-même

un bureau ensemble. Ainsi pourrions-nous partager les charges.


Encore un déménagement ! Nous allions au quartier Saint-Jean,
à quelques mètres d’une des artères principales de la ville. Un bel
emplacement pour des bureaux. Mon collaborateur et moi occu-
pions une pièce – scindée en deux espaces une fois encore – re-
présentant environ 20% des locaux loués. Ma voisine occupait
toutes les autres pièces et chacun payait plus ou moins propor-
tionnellement à l’espace qu’il avait loué. Je retrouvai à nouveau
Lionel, qui occupait le second local du palier. Quand le moral bat-
tait de l’aile, nous nous rendions visite et un petit échange, la ré-
miniscence de nos bons souvenirs de Paris ainsi que l’évocation
de perspectives plus gaies nous redonnaient un coup de boost.

-
lin ne me laissait plus beaucoup de temps. En Février 2014, avant
le gala, j’avais lancé une compilation musicale avec des amis d’en-
fance, eux aussi artistes. Le projet « TGIO » (The Game Is Over)
152 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
de notre label Fresh N’ Classy (le sigle FNC vous rappelle quelque
chose ?) était composé de titres à très fort potentiel commercial.
-

loin de Cotonou et ne rentrait que rarement ; Akim, évoluant dans le


secteur du transit, était également très pris par son travail ; Blue, que
je souhaitais produire – mais je n’en avais pas encore les moyens – ne
connaissait pas les rouages du milieu pour porter le projet seul. La
réalité s’imposait à moi. Certains projets prenaient le pas sur d’autres
naturellement. Les choses suivaient leur cours normalement jusqu’à
ce jour de juin 2014 où je reçus un appel d’Eutychus.

— Bonjour Régis. Tu as reçu mon message ?


— Non, répondis-je négligemment, agacé par la façon dont
elle engagea la conversation.
— Regarde-le et réponds-moi s’il te plaît.
— Ok, marmonnai-je sèchement.

Ce n’était pas son genre de se comporter ainsi et je voyais


bien dans sa voix que quelque chose n’allait pas. Je m’empressai
d’ouvrir la fenêtre de notre conversation WhatsApp. Elle m’avait
juste envoyé une image. Je la téléchargeai et l’ouvrit. Il me fallut
bien quelques secondes pour réaliser qu’il s’agissait d’un test de

c’était bien positif. Tout s’emmêla dans ma tête comme si mille

la rappelai aussitôt pour lui donner rendez-vous dans un restaurant


où nous avions l’habitude d’aller déjeuner. Il était à peine 11 heures
et l’attente me paraissait interminable. Le déjeuner se déroula sans
accroc. Cela ne faisait que deux mois que nous étions ensemble, et
Euty avait craint que je ne prenne mal cette nouvelle. Elle fut donc
agréablement surprise par mon état d’esprit. J’étais bien sûr nerveux
et anxieux, mais je n’avais pas à le lui montrer. Je crois que je suis
LA FONDATION 153

devenu père ce jour-même. J’ai senti le besoin de protéger mon en-


fant et sa mère, de prendre mes responsabilités et de gérer la situa-
tion. J’étais quelqu’un d’indépendant, j’étais un meneur, je devrais
donc ne pas avoir trop de mal à entrer dans ce nouveau costume.

Pour booster les ventes des produits Kluiklui d’Agonlin qui


s’essayaient sur le marché depuis bientôt un an, je voulus créer une
chaîne de distribution dans l’esprit du MLM (Multi-level marke-
ting). Maman avait fréquenté un groupe de marketing de réseau
pendant un certain temps. J’avais pu voir de près comment les
choses s’y passaient et je souhaitais répliquer leur schéma, dans
une certaine mesure. Je créai le Réseau Pyramide (parce qu’il fallait
un cadre légal) auquel appartiendraient les différents membres. Le
principe était simple : on s’acquitte des frais d’adhésion, puis on
obtient des produits aux prix de cession, on fait sa marge en les
revendant aux prix public, on parraine de nouveaux membres, on
obtient des commissions sur chacune des ventes de ces derniers,
et ainsi de suite. Le plan de rémunération et le mécanisme étaient
clairement consignés dans des documents. Les cartes de membres

Orens et moi-même fûmes logiquement les premiers adhérents au


réseau et les seuls d’ailleurs. Les quelques personnes approchées
étaient réticentes. Cela aurait probablement marché si nous avions
insisté mais j’ai préféré rebrousser chemin, me rendant compte que
cela serait trop complexe et lourd à gérer. Aussi, je ne tenais pas à
être associé de loin ou de près aux scandales touchant d’autres pro-
jets d’épargne collective ou assimilés qui défrayaient la chronique.
Je me concentrai sur ce que je faisais déjà : la vente ambu-
lante via un réseau de commerciaux. En douze mois, j’avais reçu
en entretien plus de cent personnes et vu passer une vingtaine de
vendeurs pour des courts séjours. Ma rigueur ne facilitait peut-être
pas les choses mais il était hors de question que je desserre les vis.
Dès lors que vous devenez laxiste, il vous est impossible d’impo-
154 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
ser quelque process que ce soit. Mes collaborateurs passagers
s’étonnaient de recevoir dès leur arrivée, en plus d’un sac et de
-
sible pour moi que l’on arrête de travailler pour quelques gouttes.
Hormis les cas de fortes pluies, ils devaient continuer à bosser,
munis de leurs imperméables. Certains disparaissaient avec nos
produits dès le premier jour, d’autres nous expliquaient qu’ils ne
pouvaient travailler sous le soleil, restant donc inactifs de 11 heures
à 16 heures. Il y avait des spécimens de tous les genres. Seul point

cadence élevée m’obligeait à apprendre vite.

J’étais obsédé par le bébé. Il était déjà dans ma vie, de plain-pied.


Je sentais également les implications de son arrivée. Tous les jours,
je devais partir plus tôt pour aller chercher Euty à 19 heures sur son
lieu de travail et la déposer chez elle. Elle rentrait en zém quand il
n’y avait pas le bébé. Mais là, ce n’était plus possible. Je ne voulais
pas courir de risque. Et même si ça me désorganisait complètement
(parce que j’avais l’habitude de travailler jusqu’à 22 heures), j’étais en
accord avec cette formule. La survenance subite de cette grossesse
entraînait de nombreux changements. Rien d’insurmontable tout de
même. Il fallait que j’augmente mes revenus. Un enfant arrivait, et
les charges allaient se décupler. Je pensais à déménager à nouveau
pour offrir un cadre de vie plus agréable à l’enfant en route et je
devais aussi m’acquitter d’un devoir : la connaissance des parents,
une sorte de petite dot, en attendant la grande. C’était un point de
passage obligé pour qu’Euty me rejoigne. S’il est vrai que profession-
nellement les choses s’arrangeaient, c’était plutôt à la façon « len-

Mais dormir le cœur léger et honorer mon éducation m’importaient


trop pour que j’accepte certaines propositions malvenues et mal-
honnêtes surtout. Il n’est point d’être à la droiture irréprochable,
LA FONDATION 155

mais il est possible de ne pas piétiner volontairement les autres.

de mon premier enfant. Je comptais sur un projet que j’avais soumis

été séduits par mon idée de pépinière d’entreprises écoresponsable,


avec des services mutualisés (comptabilité, gestion, communica-
tion, générateur, Internet…). Maman était mon associée sur le pro-

leur approbation. Un crédit de 70 000 euros allait nous être accordé.


Mais je n’étais pas emballé car ce montant était très loin de ce qu’il
nous fallait pour réaliser de façon optimale le projet. Il ne permet-
trait même pas de mettre en place une version bêta de la pépinière.
Ce qui acheva de me décider à décliner l’offre, ce fut cette phrase :
« Le crédit ne sera pas accordé en espèces. L’équivalent de cette
somme vous sera remis en machines ou biens mobiliers. Le dédoua-
nement et tout autre coût induit par le transport des marchandises
seront à vos frais. » Le deal ne me semblait pas intéressant. De plus,
j’avais rencontré les responsables de la structure lors d’un de leurs
voyages à Cotonou et ils ne m’avaient pas fait part de ces aspects.
Je ne me sentais donc pas véritablement rassuré et décidai de ne
pas donner suite à la lettre d’attribution de crédit. Il faut savoir dire

prendre des décisions qui pourraient avoir un impact sur toute


votre vie. Sachez prendre des risques à la mesure de ce que vous
jugez raisonnable.
La providence n’abandonnant jamais ceux qui reconnaissent
-
ment clé de mon année, après l’annonce de la grossesse, était
arrivé. Nous étions au mois de juillet et la Foire de l’Indépen-
dance s’annonçait. Pendant quinze jours, le Stade de l’Amitié al-
lait accueillir, comme chaque année, le plus grand événement
commercial du pays. Je m’y étais inscrit, pour faire du chiffre
mais aussi pour confronter mes produits à un public plus large.
156 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Entre temps, nous avions ajouté au Kluiklui d’Agonlin épicé (piment
et gingembre) – le classique – la variante salée (sans piment). Les
produits étaient toujours vendus dans des bouteilles recyclées. Ce-
pendant, pour satisfaire les voyageurs, qui rouspétaient parce que le
transport de bouteilles était inconfortable pour eux, j’avais opté pour
un second type d’emballage fait de plastique semi-rigide. Nous rem-
plissions les poches de kluiklui, les soudions, puis mettions l’étiquette
découpée par-dessus avant de recouvrir le tout par une autre poche.
L’étiquette devait rester entre les deux poches pour ne pas être salie
par la première, abritant les produits qui peuvent laisser des petites

la seconde, parce que la colle ne tenait pas bien sur cette matière.
Pour moi, cette foire était importante, aussi parce que c’était
notre première grande « sortie ». Nous n’avions jamais participé à
un événement public de ce type. Notre capacité à être attractifs au
milieu de nombreux autres produits allait être jaugée. Il fallait par

en rupture toutes les 10 minutes si le succès était au rendez-vous. Je


crois que nous avions pu prévoir environ cent unités de produits ou
un peu plus pour démarrer. Ce qui, en somme, était ridicule comme
volume. Mais nous ne pouvions faire autrement, les ressources
étaient limitées. Une équipe de quatre jeunes femmes fut recrutée.

Le commando au complet, les armes affûtées, nous nous


rendîmes sur le lieu d’exposition le premier jour, déterminés.
A 9 heures, alors que je pensais arriver en retard, rien n’était prêt.

et procéder à leur attribution. Seules les sociétés d’un certain calibre


qui avaient pris les emplacements les plus stratégiques – et surtout
les plus coûteux – étaient déjà installées. La première journée fut
blanche. C’était celle de la mise en place, rien d’autre. Le lendemain,

de la troisième journée, nous n’avions vendu que des clopinettes.


LA FONDATION 157

Cependant, j’entendais dire d’exposants expérimentés que sur la


quinzaine, seuls les dix derniers jours comptaient vraiment ; avant
cela, il n’y avait pas grand monde. Il faut dire que le climat écono-
mique quelque peu morose renforçait sérieusement les risques de
mévente sur l’ensemble de l’événement. J’avais pris trop de risques
pour cette foire – en louant le stand et en recrutant un quatuor qui
toucherait un forfait quoi qu’il advienne, les bonus n’étant que des
suppléments à la prime de base. Je n’avais donc pas droit à l’erreur.

Fi et une clé USB bourrée des derniers tubes. Dès le quatrième


jour, nous avions transformé le stand de Kluiklui d’Agonlin en vé-
ritable attraction. Tous ceux qui passaient par là s’arrêtaient ou tout
au moins regardaient attentivement ce que nous proposions. Dans
notre allée, à plusieurs mètres déjà de nous, la musique attirait l’at-
-
naient notre logo ainsi que les deux variétés de kluiklui que nous
proposions. Une grosse peluche que j’avais surnommée « Phan-
to » était attachée au plafond et tournait sur elle-même. Ça, c’était
l’attrape-mômes. Quand vous avez le cœur des enfants, vous avez
celui des parents. A l’aide de quelques mètres de tissu, nous avions
fermé le stand à mi-profondeur pour créer un genre d’antichambre
qui servait de garde-bagages mais aussi de « salle de conditionne-
ment ». Nous avions maintenant des entonnoirs que nous avions
fait fabriquer pour remplir les bouteilles plus vite. C’est dans cet es-
pace que nous collions les étiquettes sur les bouteilles et les remplis-
sions en temps réel, à l’abri des regards, au fur et à mesure que di-
minuait le volume de produits exposés. Le stand était opérationnel.

Pour renforcer nos chances de succès, je mis en place une


vente parallèle sur l’esplanade du Stade de l’Amitié, un espace qui
ne désemplissait jamais. Les amateurs de bière s’y retrouvaient dès
158 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
10 heures et leur nombre grossissait jusque tard dans la nuit. Le
kluiklui épicé accompagne à merveille la consommation d’alcool, je
le savais. Il était hors de question que je laisse passer cette clientèle
potentielle à portée de main. J’expliquai à mes animatrices-ven-
deuses qu’elles iraient vendre autour du stade, dans les bars, par
binôme et se relaieraient. Ainsi il y aurait toujours deux d’entre
elles au stand, et les deux autres sur le terrain. Maxime était chargé
de coordonner tout ça, tout en gérant l’approvisionnement ainsi
que le conditionnement continu pour lequel les jeunes femmes
étaient mises à contribution. Les résultats de cette stratégie furent
-
deuses, je leur octroyais un bonus équivalent à 25% des ventes
qu’elles effectuaient hors stand. Et ce dernier était disponible im-

de mission. Nous étions clairement devenus une des attractions


majeures de la foire. Au-delà des ventes, nous recueillions des avis,
conseils et critiques. Les visiteurs prenaient plaisir à s’arrêter à
notre stand, ne serait-ce que pour discuter. Et mon équipe y était
pour beaucoup. Nous avions donné à nos animatrices-vendeuses
une formation avant l’événement, à laquelle s’ajoutait leur capaci-
té naturelle à captiver l’attention. La stratégie était opportune et
proactive. Le casting était bon, nous avions une équipe de choc.

Les matins, je restais au bureau pour gérer les instances et à


14 heures, je prenais la route pour rejoindre mes collaborateurs au
Stade de l’Amitié. Eux, rentraient à 22 heures, tandis que moi je
devais les quitter avant 20 heures pour passer chercher Euty à son
travail et la ramener chez elle à PK 10, avant de rentrer chez moi.
Le constat était le même chaque jour : les ventes effectuées hors
stand étaient les plus nombreuses. Cela nous permettait de gar-
der la pêche et la bonne humeur pendant que nos voisins se plai-
gnaient tous constamment du peu de clients enregistrés sur l’évé-
nement. Ce que je retiens de cette situation, et que j’applique au
LA FONDATION 159

jour le jour, c’est qu’il faut savoir sortir du cadre imposé et user
de la pensée latérale : « . » Ayez une culture
orientée vers les résultats. Sachez vous départir du plan pour le
remodeler rapidement lorsque la situation l’impose. Soyez, en
somme, souples, pragmatiques et réactifs. Si j’avais attendu une
semaine pour réagir, le bilan aurait été tout autre. Aussi, don-
nez envie aux gens de découvrir ce que vous faites. Si nous nous
-
pillés « Kluiklui d’Agonlin », aux autres éléments de branding sur

Donnez de la valeur à votre travail. Et donnez de la valeur aux


clients. Le fait de demander à celui qui s’intéresse à votre activité ce
qu’il en pense lui fait forcément plaisir. Vous devez vous attendre à
supporter des commentaires péjoratifs et à vivre des humiliations,
mais ça fait partie du job.

Les après-midis, je me mettais aux côtés des vendeuses et je


prenais le lead, moi-même. Ma présence sur le stand dopait les
chiffres. J’alpaguais avec subtilité les passants qui souvent recon-
naissaient l’artiste et s’arrêtaient. Parfois c’était juste pour une pho-
to ou un autographe. Cela ne me gênait pas. Ça faisait vivre le
stand. C’est au cours de cette foire que plusieurs personnes que
je connaissais ont découvert que je m’étais lancé dans ce business.
Pour la plupart des gens – issus de la presse, du showbiz ou de
mon entourage personnel –, j’avais certainement perdu un boulon.
Qu’importe ! Je ne laissais pas les mauvaises énergies me démo-
biliser. L’impact de cette foire dans ma vie professionnelle a été
considérable. Non seulement nous avons gagné un petit pactole,
mais nous avons surtout pu tester la force du produit. Comme de
nombreux autres commerçants et producteurs, nous défendions et
promouvions le « consommer local ». Mais cette philosophie, sans
laquelle aucune grande nation n’a pu se développer, ne peut jouer
uniquement sur les sentiments. Les producteurs doivent pouvoir
160 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
offrir aux consommateurs des produits et services à la hauteur de
ce que propose le marché international, promus à grands renforts

tenais le bon bout, j’en étais plus certain que jamais. Les clients
critiquaient surtout le prix et occasionnellement la texture du pro-
duit, un peu dur. Mais ils appréciaient la forme (les boulettes) et
l’effort de présentation. Ce qu’ils ne savaient pas par contre, c’est
que je m’apprêtais à passer au stade 2 du plan. Après de longues
recherches, j’avais trouvé des emballages qui s’apparentaient à ceux
que j’avais en tête depuis le départ. C’est ma bonne fée, maman, qui

rencontre avec Marie-Laure, qui représentait une boîte française à


Cotonou, je fus impressionné par la diversité d’options proposées.
Les stand-up pouches (SUP) étaient là ! Je n’y croyais pas. J’avais tant
cherché. Ces poches composées de complexes plastiques, d’alumi-
nium et de plusieurs substrats, largement utilisées dans l’industrie
agroalimentaire à l’échelle mondiale, tiennent debout. Non seule-

légères, faciles à transporter, non cassables. Un format pratique qui


avait beaucoup de succès dans les pays du Nord depuis quelques
années. Il était venu le temps de poursuivre la révolution du kluiklui.
Mais avant, je devais m’occuper de la connaissance des parents.

Cette cérémonie traditionnelle, également appelée petite dot,


sert à réunir les deux familles, qui doivent apprendre à se connaître.
En terre occidentale, on aurait organisé un dîner avec les parents de
chaque conjoint et le tour serait joué. Ou on serait allé en week-end
chez beau-papa et belle-maman, dans les deux sens. Ici, cela se passe
autrement. Soit vous faites la grande dot (le mariage traditionnel)
directement, soit vous décomposez. Nous décomposerions. C’était
notre choix à tous les deux. Euty convenait avec moi qu’il ne servait
à rien de brusquer les événements. La cérémonie rassemblait des
représentants de chaque famille. Une liste d’objets à acheter par le
LA FONDATION 161

futur marié m’avait été communiquée. On retrouvait surtout des


pagnes, des sodas, des liqueurs, quelques billets de banque, de la
kola, etc. Composé de mes sœurs, frères, oncles et tantes paternels
et maternels, le convoi s’en alla un samedi de décembre, pendant
que je devais attendre sagement. Je n’ai jamais vraiment adhéré

importance. Mais la tradition considère qu’en envoyant sa famille


munie des biens requis, il a accompli sa part. C’est la famille qui
le représente et parle pour lui. Sa présence n’est pas nécessaire.
Il existe des cas où l’on retrouve le futur mari à la dot, mais très
peu d’ethnies autorisent cela. Tout se déroula sans problème par-
ticulier et quelques jours plus tard, Euty et moi emménagions à
Kpondéhoun (toujours dans Akpakpa), dans un appartement
plus moderne et plus spacieux. Maxime et moi étions habitués
aux déménagements. Nous aurions même pu monter une société
spécialisée dans le domaine. Le sujet était bouclé en 72 heures.

Le plus dur commençait : vivre ensemble ! Apprendre à se


découvrir et surtout se supporter. Même lorsque vous faites une

et rare de s’entendre sur tous les points. Chaque petit défaut de


l’autre peut devenir exaspérant. Les frottements ne manquaient
-
nine, et moi, contrarié, je ne savais pas toujours comment gérer
la situation. Le mini-moi, lui, semblait bien énergique. Il s’éner-
vait parfois et tambourinait contre la paroi tel un batteur de rock.
Nous découvrîmes un jour qu’il avait déjà hérité d’une de mes pas-
sions : la musique. C’est en montant en voiture un soir et en allu-
mant la radio qui diffusait de l’afropop, qu’on constata que mon-
sieur avait arrêté de répéter ses nouveaux roulements de tambour.

trouvé un remède qui l’apaisait et qui fonctionna tout le reste de la


grossesse.
162 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
L’année 2015 démarra en trombe pour moi, avec les nou-
veaux emballages. Il fallut concevoir des nouvelles étiquettes car
le format était différent. Aussi, avais-je eu le temps de noter les
-
dente et je comptais bien y apporter des solutions, dans ma logique
d’amélioration continue des produits. Au recto, il y avait le logo et
certaines informations basiques comme le grammage ou la des-
cription du produit. Une image représentant le kluiklui avait été in-
tégrée également. Au verso, j’inscrivis un texte qui contait l’origine
du ganvi – un autre nom du kluiklui – et exposait les motivations
de notre entreprise : lui rendre ses lettres de noblesse. Je ne m’étais
pas trompé, dès la première publication des nouveaux embal-
lages sur Facebook, mon canal de prédilection, je reçus des com-
mandes. L’intérêt porté à mon initiative connut un coup de fouet
avec cette nouvelle présentation, résolument dans l’air du temps.
J’étais le premier à vendre du kluiklui de la sorte, le pre-
mier à présenter des amuse-bouches traditionnels dans des écrins
trendy, et à faire le pari de moderniser les petites douceurs de
chez nous. Il n’était plus ringard de manger du kluiklui en pu-
blic. J’étais encore loin du succès commercial mais la direction
que je prenais commençait à faire des émules et les oiseaux de
mauvaise augure, autrefois piailleurs au sourire jaune, ferme-
raient bientôt leur caquet. Franck Sinatra avait parfaitement rai-
», votre
plus belle vengeance consiste à réussir de façon sensationnelle.

Bébé était censé débarquer en mars. Comme pour m’ins-


crire dans une dynamique de nouvelle ère, je décidai de créer
une société à part entière pour gérer le projet Kluiklui d’Agon-
lin. A vrai dire, je n’avais pas le choix. Si je voulais aller loin, je
devais penser à me structurer et cela commençait par la mise en
place d’un cadre légal, distinct de celui de Pyramide. Je ne me
versais toujours pas de salaire ; je jonglais encore avec les res-
LA FONDATION 163

sources générées par mes différentes activités servant à couvrir


aussi bien les charges de l’entreprise que mes besoins personnels.
-

partir à la conquête des supermarchés. Et avoir une entité juridique


à part entière était indispensable. La société Pyramide devait rester
axée sur les services.

l’agroalimentaire identitaire, le choix se porta sur « Iridium ». Ce


métal ultra solide, résistant même à la corrosion, est également in-
soluble dans l’eau. Cette idée de robustesse me plaisait. L’iridium
est plus coriace que l’or, le diamant ou le titane et appartient à
la famille du platine. Même l’eau régale (mélange d’acide chlorhy-
drique et d’acide nitrique) ne parvient pas à venir à bout de l’iri-
dium. C’est également le second métal le plus dense au monde,
juste derrière l’osmium, avec un poids de 22,4 kg/l pour un mor-
ceau d’à peine 10 cm de côté. L’iridium fait partie des métaux les
plus précieux au monde. Petit bonus pour un amoureux du chiffre
7, son numéro atomique est le 77. Contrairement à Pyramide
Consulting qui était une entreprise unipersonnelle, je pris l’op-
tion de la société à responsabilité limitée pour cette nouvelle boîte
que je créai en février 2015, certainement parce que je la voyais
grandir et rassembler plusieurs parties prenantes. A cette époque,
j’expérimentais également les premières actions promotionnelles
de Kluiklui d’Agonlin. Le carton de 10 produits était vendu à
8 000 francs CFA au lieu de 10 000 francs CFA, à l’occasion de
la Saint-Valentin. L’opération n’eut qu’un succès très mitigé mais
avait le mérite d’avoir positionné les produits dans le cœur des

poursuivre les promos sur les moments stratégiques de l’année.

.
164 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Le premier supermarché qui accueillit nos produits, après
réception d’un courrier exigé et envoi d’échantillons, fut Label
Bénin, espace spécialisé dans la vente de produits fabriqués lo-
calement. Je secouais mon carnet d’adresses inlassablement pour
promouvoir mes produits. Je réussis un tour de force en obte-
nant l’accord de Super U Bénin (Erevan), le plus grand super-
marché du pays. Les responsables étaient ouverts et avaient cer-
tainement perçu ma détermination. Ils décidèrent de me donner

Un lundi matin, après plusieurs fausses alertes, sa mère sentit


à nouveau des contractions. J’étais sur le point de m’en aller tra-
vailler mais le petit chef avait décidé qu’il en serait autrement.

Jusqu’à midi, rien ne se passa. Maman était venue me rejoindre


pour me porter assistance dans ce moment chargé d’excitation
et de stress. Maxime, lui, m’aidait à faire les courses nécessaires,
notamment à acheter les médicaments nombreux prescrits au
fur et à mesure. Certains d’entre eux n’étaient pas disponibles à
proximité et il fallait passer dans plusieurs pharmacies avant d’en
-
sir d’assister à l’accouchement. Les choses se précisaient. Euty
était fatiguée, nerveuse, et elle n’hésitait pas à mordre dans ma
peau comme dans une pomme lorsque la douleur la saisissait.
Je me risquai à quelques blagues mais son regard accusateur,

Aux environs de 19 heures, la délivrance intervint. Yohann


était né. Il avait les cheveux très en arrière, comme moi. On
m’a longtemps appelé affectueusement « bébé chauve » d’ail-
leurs. Le temps s’arrêta. J’étais ému, comblé. Jasmin et Hera-

la santé du nouveau-né. C’est toujours un instant magique, l’ar-


LA FONDATION 165

couvrir un visage au bout de plusieurs longs mois d’attente.

J’étais gaga, déjà. Avant même qu’il ne nous rejoigne, j’avais


concocté quelques mélodies spécialement pour lui. Il s’agissait
surtout de parodies de morceaux connus du répertoire des chan-
sons pour enfants. Yohann portait bien son prénom d’origine hé-

Dès le lendemain, je repris le chemin du bureau, des étoiles


plein les yeux. Nous poursuivions nos tentatives d’incursion dans
d’autres supermarchés. Je prêtais surtout une oreille attentive aux
avis des consommateurs. Ils étaient ma boussole. Je gardais tou-
tefois un peu de bon sens, car tout ce qui vient des clients n’est
pas non plus à prendre au pied de la lettre. Je me souviens qu’une
poignée d’anciens acheteurs a grogné lorsque nous sommes pas-
sés aux nouveaux emballages. Un monsieur qui travaillait dans une
-
ter devant lui le nombre de boulettes qu’il y avait dans les SUP. Il
n’admettait pas que la quantité ait diminué alors que le prix, lui,
était resté le même. On essaya de lui expliquer, à lui et à tous ceux
partageant son avis, que le gain en qualité et le confort qu’offrait le
nouvel écrin avaient un prix. Logique, n’est-ce pas ? Mais pas ad-
mis par tous. Pour ma part, je m’attelais à améliorer l’offre au fur
et à mesure, sur les points qui me paraissaient pertinents. La R&D
(recherche et développement) est primordiale dans l’agroalimen-
taire comme dans bien d’autres domaines. Il n’est pas nécessaire
d’avoir un laboratoire ou des centaines de milliers de dollars de
budget pour s’y coller. Enrichir une étiquette en y ajoutant une in-
formation cruciale par exemple est tout à fait possible à zéro franc.
166 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Effectuer des recherches en ligne est simple et basique. Si vous
souhaitez vous inscrire dans une logique d’amélioration continue,
investissez votre temps et vos ressources en R&D.

Mon fournisseur d’emballages n’avait pas toujours en stock


-
mandes des clients avant d’expédier les produits vers Cotonou, via
un navire qui partait de la France. Il pouvait donc s’écouler jusqu’à
trois mois entre votre demande et la livraison. Ce n’était pas pra-
tique. Une des règles d’or en affaires, c’est la réactivité. Si vous ne
pouvez satisfaire les clients avec célérité, la concurrence le fera.
Sans autre option, je m’adaptais mais continuais à chercher des
alternatives. Je faisais en sorte que nous offrions une qualité de
service irréprochable. Les commerciaux de passage ainsi que
Maxime avaient pour consigne de rester courtois, même avec les
clients qui manquaient de tact, sans jamais pour autant se laisser
traiter indignement. Prendre soin de ses clients est une obligation,
même quand ils sont arrogants, tant que la dignité n’est pas atteinte.
Une petite attention peut vous apporter beaucoup. C’est ce que
m’apprit Elvire, cadre dans un cabinet d’audit. Elle avait demandé
à être livrée pour 12 heures. Une fois sur place, Maxime l’appela

en réunion encore pour quelques instants. Il attendit et lui remit


son carton quand elle se libéra. Je reçus dans la foulée un message
sur Facebook. La cliente entra dans ma messagerie avec un violent
« Vous vous moquez de moi ? ». Selon sa version, le livreur était
arrivé en retard, l’obligeant à poireauter alors qu’elle devait aller
déjeuner.
Qui des deux relatait avec exactitude les faits ? Je ne le
saurais jamais, mais ce n’était pas ce qui comptait. Je me devais
de tourner cette situation à mon avantage en modulant l’état
d’esprit de la cliente. Je lui présentai mes excuses en promettant
que ce genre de déconvenue ne se reproduirait pas. L’après-midi,
LA FONDATION 167

je demandai à Maxime de retourner la voir et de lui offrir trois


produits. Je ne pouvais pas savoir ce qu’il s’était vraiment passé,
-
vaise expérience, d’autant qu’elle était très suivie sur les réseaux
sociaux et pouvait rapidement créer un bad buzz. Chaque vente
compte. Chaque client est capital. Chérissez la plus petite com-
mande comme s’il s’agissait de la plus importante de votre carrière.

Dès Juin 2015, la presse commença à s’intéresser timidement


aux fameuses boulettes. Ce furent d’abord les médias en ligne qui
me donnèrent la possibilité de m’exprimer. Je leur expliquais que
ma vision était de faire du kluiklui un snack consommable par-
tout et par tous. Le produit en avait le potentiel, pour peu qu’on
lui apporte une touche de modernité. En plus de ses qualités or-
ganoleptiques, la galette d’arachide avait des atouts nutritionnels
-
teau subissait diverses manipulations avant l’étape de la cuisson.
Le kluiklui possède une faible teneur en matières grasses, et il est
riche en magnésium, en calcium, en phosphore, etc. S’il coûtait si
peu cher dans ses versions classiques, c’est parce qu’il s’agissait
avant tout d’un aliment de seconde zone. C’est pour ne pas jeter
le tourteau, après avoir recueilli l’huile d’arachide, très prisée, que
les producteurs depuis l’origine fabriquaient le kluiklui ou d’autres
dérivés. C’était donc un produit secondaire que je faisais le pari de
mettre au goût du jour pour le transformer en un snack tendance.
Je voulais offrir aux consommateurs béninois et africains des solu-
tions adaptées à leur nouveau style de vie, qui privilégie la consom-
mation nomade. Nous offrions déjà un combo inexistant sur le
marché pour un produit de ce genre : qualité, innovation, packa-
ging, modernité, communication ; toutes choses que l’on retrouvait
surtout chez les marques occidentales. Si le projet suscitait de plus
en plus l’intérêt des populations, il ne rapportait toujours pas des
mille et des cents. Toutefois les chiffres progressaient et c’était en-
168 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
courageant. En outre, le remue-ménage sur les réseaux sociaux,
mon énergie et ma dévotion entière maintenaient allumée la

J’aimais me souvenir des débuts de la marque Coca-Cola,


car cette histoire abreuvait mon courage et ma détermination.
Lorsque John PEMBERTON, pharmacien de son état, créa
sa recette en 1885, il en vendit, non pas 25 bouteilles comme
le mentionnent de nombreuses sources, mais 25 galons (envi-
ron 95 litres) la première année. Ce qui équivaut à moins de 30
cl par jour ou 9 ventes du breuvage qui n’était alors qu’un si-
rop, contre 1,9 milliards de bouteilles, canettes et autres formats
de la boisson vendus quotidiennement aujourd’hui, à peine 130
ans plus tard. La première journée de phase test de mon pro-
duit, 30 unités avaient été vendues. Il était donc permis d’y croire.

Les points de vente se multipliaient et les problèmes de


trésorerie aussi. Puisque la plupart des enseignes pratiquent le dé-
pôt-vente au Bénin, il fallait produire, livrer et attendre plusieurs
semaines pour recouvrer son argent. Nous devions également
nous adapter aux réalités locales selon lesquelles si vous ne procé-
dez pas au suivi de vos produits dans chacun des rayons où ils sont
vendus, vous ne saurez pas ce qui se passe. En effet, la quasi-tota-
lité des points de vente ne nous informait pas lorsqu’ils étaient en
rupture de stock. Les rayons pouvaient rester vides jusqu’à ce qu’un
client nous appelle et se plaigne de ne pas avoir trouvé ce qu’il re-
cherchait à tel ou tel endroit. Créer un réseau de vente dans les

en bichonnant davantage les clients qui passaient commande par


téléphone ou via Internet. Eux au moins, ils payaient cash. Aucune
erreur n’était donc tolérée. Pour les livraisons, Maxime savait qu’une
minute de retard entraînerait quinze minutes de recadrage sévère.
LA FONDATION 169

Il faisait donc en sorte d’éviter les savons. Les livraisons étaient


gratuites et en temps réel, dans la mesure du possible. Quand nous
étions surpris par une commande urgente de gros volume, nous
fermions le bureau à clé et remplissions sur le champ nos embal-
lages, que nous soudions ensuite. La salle de conditionnement,
c’était l’enceinte de nos bureaux.

A l’occasion de la fête nationale, Super U Bénin choisit


deux promoteurs locaux à qui il était donné l’opportunité de pro-
mouvoir leurs produits. Nos relations de travail avec ce supermar-
ché étaient naissantes mais très chaleureuses. Je me rendais souvent

m’enquérir du comportement du produit, des retours faits, etc. Les


employés de l’enseigne avaient remarqué à quel point j’étais impli-
qué et engagé à faire prospérer mon initiative. Cela me valut d’être
l’un des deux exposants-fabricants de « made in Benin », lors de
la Quinzaine de l’Indépendance qui se tenait au sein du magasin.
Nos voisins-concurrents sur l’opération étaient plus expérimentés
que nous, représentant une marque qui existait depuis bien long-
temps et qui commercialisait elle aussi des amuse-bouches dans
une grande variété, mais présentés différemment. Je passais géné-
ralement entre deux et trois heures sur le site avec mon staff, avant
de repartir au bureau. Un échange avec un client du magasin m’a
marqué. Le monsieur avait la quarantaine, l’air peu commode, et
se traînait nonchalamment dans les rayons. Lorsqu’il arriva à notre
hauteur, il prit un de nos produits et l’examina, restant sourd aux

— Ça coûte combien ?
— 1 200 francs CFA (c’était le prix pratiqué par l’enseigne), lui
répondis-je. Voyant que le personnage était particulier, je préférai
prendre les choses en main.
— Pourquoi est-ce si cher ? C’est bien le même kluiklui que
170 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
l’on retrouve dans toutes les rues, non ?
— C’est du kluiklui, en effet. Mais le nôtre est différent.
Nous apportons un grand soin au produit lui-même et soignons
également la présentation. Nous tentons de redorer le blason du
kluiklui, et cela a un coût. Il resta silencieux un moment, examina à
nouveau le produit avant de poursuivre.
— Mais honnêtement, de quel pays vous importez ça ?
— Pardon ?
— Oui, ce sont les Chinois qui ont commencé à faire du
kluiklui, n’est-ce pas ? C’est fait en Chine ?
— Absolument pas. C’est fait ici au Bénin, par nous-mêmes.
Je ne cernais pas le monsieur.
— Arrêtez vos histoires ! Est-ce qu’un Béninois peut faire ça ?
Regardez comment c’est bien présenté. Ça, c’est fait à l’étranger.
Mais c’est une bonne chose. Vous allez en vendre beaucoup, c’est
attirant. Bon courage.

Puis sans rien rajouter, il posa le paquet qu’il scrutait et


poursuivit son chemin. La scène était assez étrange. J’avais été
glacé par ses propos et je ne savais pas trop comment réagir.
-
saient en sourdine, à savoir que nos produits étaient profession-
nels et se démarquaient de tout ce qui se faisait sur le marché lo-
cal. D’autre part, j’avais mal. Mal de constater à quel point nous
avions si peu de foi en nous-mêmes. Notre peuple n’était-il pas
capable de produire de belles œuvres ? Chez nous, la négation
-
biant, et cela a tendance à nous condamner à la stagnation et à
entraver toute initiative novatrice ou allant dans le sens du progrès.

Une fois encore, le casting fut décisif. Notre équipe consti-


tuée de quatre animatrices-vendeuses cassait la baraque. Il était
impossible de passer dans le magasin sans les remarquer. Dyna-
LA FONDATION 171

miques, souriantes, charmantes, courtoises, elles avaient toutes les


-
mance qui renforça nos liens avec notre distributeur.

En septembre 2015, nous comptions une dizaine de points


de vente. Nous nous rendions compte que la prospection coûtait
cher. Chaque enseigne démarchée demandait des échantillons de
produits. Bien souvent, la démarche n’aboutissait pas et le kluiklui,
lui, avait été dégusté bien sûr, par le gérant ou la caissière. On pou-
vait également se retrouver à donner plusieurs fois des échantil-
lons au même endroit avant d’avoir gain de cause. Quand ce n’était
pas le gérant qui avait changé, les produits s’étaient égarés ou le
patron en demandait davantage pour délibérer avec ses collabo-
rateurs en CoDir. Nous entendions tant de balivernes, assistions
à tant de scènes symptomatiques d’une désorganisation et d’une
anarchie organisationnelle, que nous aurions pu déposer le tablier.

Mais il n’en était pas question. Une fois que la brèche est
ouverte, ne rebroussez pas chemin. Continuez à creuser. Cher-
chez le meilleur moyen d’élargir le chemin qui se crée au fur
et à mesure, changez de méthode s’il le faut, mais surtout ne
faites pas marche arrière. Une voie qui s’est ouverte, c’est sou-
vent le signe d’une opportunité réelle. Si vous vous retirez,

en s’engouffrant simplement dans le sillon que vous avez creusé.

Kluiklui d’Agonlin gagnait du terrain et il fallait structurer


davantage l’activité. Je m’attelais à rédiger le plan marketing. Après
-
cer dans un formalisme plus conventionnel, j’avais bien assez
d’éléments pour rédiger un document clair et pertinent de par ma
connaissance et les données empiriques. Je réalisai également un
business plan complet, avec un développement sur cinq ans. Non
172 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
seulement ces documents me serviraient à m’orienter pour la
suite du voyage, mais ils allaient aussi m’être utiles dans ma quête

d’argent, de beaucoup d’argent. Je voyais les possibilités qui s’of-


-
chier de gestion de stocks de plus en plus volumineux – avec ce
projet, mais elles impliquaient des investissements colossaux. Au

N°2 d’une des plus grandes banques du pays. Il prit connaissance


de mon business plan, trouva l’idée intéressante et me demanda si
j’avais des garanties. « Non », lui répondis-je. Malgré toute sa bonne
volonté, il ne pouvait pas changer les règles du jeu. Au Bénin, les
banques ne font pas d’investissements dans les TPE et les PME.

se contentent donc de collecter l’épargne et ne prêtent que dans


des conditions drastiques minimisant les risques au maximum, ap-
pliquant des taux d’intérêt à donner le tournis. Les taux dits d’usure
en Europe ou aux Etats-Unis sont parfois même en deçà des taux
usuels, ici. Face à l’évidence, je dus faire demi-tour. Aucune banque
ne me prêterait de l’argent au Bénin. Du moins, pas de sitôt.

prêtés n’étaient en rien comparables à ce que les banques pouvaient


vous mettre à disposition et le coût de l’argent était encore plus
prohibitif. Mais à défaut d’un repas copieux, un casse-croute vous
permettra quand même de poursuivre votre aventure, en atten-

aux personnes qui exercent des activités commerciales dans les-


quelles la récupération rapide de l’investissement est notoire. On
m’avait déconseillé de prendre cette option, mais je n’en voyais

de mon magazine, je fus reçu rapidement par un chef d’agence.


Je voulais emprunter cinq millions. Il ne m’en proposa que trois.
LA FONDATION 173

Pour la garantie, il m’expliqua qu’ils étaient plus souples que les


banques et qu’il leur arrivait d’accepter des voitures. Je proposai
donc d’utiliser la mienne comme gage. Hélas, ma Civic accusait

-
cules récents ou d’apparence neuve pouvaient faire l’affaire. Je me
tournai donc vers maman pour solliciter les papiers d’un de ses
terrains nus. Elle n’hésita pas une seconde. Le dossier était prêt,
et le chef d’agence me rassura que tout se règlerait en 10 jours
chrono. Je me faisais une joie de voir mon projet se développer

compte, il ne se passa rien. Au bout de deux semaines, je me mis


à relancer le gestionnaire du dossier qui ne me donna aucune suite
très claire. Je soupçonnais qu’il attendît de moi des pots-de-vin
pour débloquer mon dossier. Il était hors de question que je dé-
bourse de l’argent, alors que j’en recherchais, pour contracter un
-
prunter un peu d’argent auprès de membres de ma famille. C’est
ce qu’on appelle communément la « love money ». Autrement dit,
l’argent que peuvent vous avancer ceux qui tiennent à vous. Je suis
quelqu’un d’indépendant qui aime trouver des solutions par lui-
même, mais parfois la solution, c’est les autres, juste près de vous.
Entre deux phases – après avoir éprouvé un concept –, vos proches
peuvent vous être d’un grand secours. S’ils estiment que vous le
méritez, s’ils voient comment vous vous démenez, si vous leur

Entre temps, j’étais passé à la phase 3 en ce qui concerne


le packaging. Les SUP transparents étaient maintenant munis d’un
zip. Faciles à refermer, cet emballage apportait une solution à un
problème réel : le ramollissement rapide de nos amuse-bouches
traditionnels, au contact de l’air. Désormais, nos consommateurs
n’auraient plus à mettre le reste de leur kluiklui dans un sachet
174 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
que l’on noue ou un autre récipient fermé pour conserver son
croustillant. La consommation nomade de nos snacks était main-

d’affaires sur le dernier trimestre de l’année, durant lequel cette


innovation était intervenue. Après avoir été moqués, nous étions
de plus en plus copiés. J’avais montré le chemin, indubitablement.
Plusieurs produits voyaient le jour en s’inspirant de mon mo-
dèle, tant dans la façon de le présenter que de le vendre. J’étais
en train de créer une petite révolution dans l’agrobusiness au
Bénin. Manger du kluiklui devenait tendance et nous recevions
fréquemment de nos clients des images d’instants de consom-
mation accompagnées de messages de remerciement et d’encou-

prendre la voie de la modernité était partagée par beaucoup.

manque de réactivité et sa négligence en termes de gestion.


Mes nuits blanches passées sur Internet à chercher d’autres op-
tions, m’avaient mené en Asie où je trouvai mon bonheur.
Le seul hic : le fret et la douane, qui faisaient exploser mes coûts
de production. Je décidai néanmoins de maintenir le prix à 1 000
francs CFA et de comprimer ma marge. Installer un business du-
rable qui me survivrait me motivait bien plus que gagner beau-

jamais le confort de demain pour les petites satisfactions d’au-


jourd’hui. Trouvez le moyen de gérer les périodes de vache maigre
sans mettre en péril votre mine d’or, celle qui vous permettra de
rayonner encore dans plusieurs décennies, à l’abri d’un cocotier et
du besoin. L’argent est une conséquence qui survient logiquement
lorsque le travail est effectué avec application, rigueur et assiduité.

Depuis plusieurs mois, Habib avait mis sur pied son état-
major au sein duquel je tenais une place stratégique. Les élections
LA FONDATION 175

présidentielles s’annonçaient sous un voile de haute tension. Les

de la joute à venir pour le contrôle de la Marina. Par convic-


tion, nous avions décidé de soutenir le candidat Patrice Talon
qui nous paraissait détenir les qualités de chef d’Etat dont notre
-
cielles du candidat. Nous avions créé un commando indépen-
dant au service de sa cause, mis en fonction dès octobre 2015.

contre, j’avais d’autres atouts. Ainsi, dans le cadre de nos activi-


tés de soutien, je proposai que l’on crée une page Facebook pour
promouvoir l’idéologie, le programme et les actions de l’homme
d’affaires-candidat. L’idée fut adoptée et le travail démarra. J’as-
sistais également le groupe dans les phases de brainstorming et
de rédaction des différentes actions. Aussi ai-je proposé que nous
réalisions un numéro hors-série d’Icônes, entièrement dédié à
notre candidat. Entre temps, mon magazine avait cessé de paraître.
Depuis le premier numéro de décembre 2012, ce qui était
censé être un trimestriel n’était paru qu’à une cadence semestriel,
par manque d’annonceurs et donc de fonds. J’avais bien décidé, dès
2014, de supprimer la version papier et d’en faire un magazine ex-

projets s’étaient inscrits en priorité dans ma tasklist. J’avais égale-


ment assisté à la naissance tous azimuts de plateformes similaires
surfant sur le même contenu, c’est-à-dire la promotion de jeunes
talents béninois et africains. J’avais été pionnier sur le marché bé-
ninois, mais je m’étais retiré pour me consacrer à d’autres challen-
ges. Icônes, j’y reviendrais plus tard avec une approche plus subtile.

Iridium et Pyramide prirent leurs quartiers à Akpakpa en

un locataire, maman me proposa d’occuper l’une de ses maisons.


Ce fut une aubaine pour moi. Je n’avais qu’un montant forfaitaire
à payer, de façon symbolique, et je disposais de plusieurs pièces
176 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
LA FONDATION 177

sur trois niveaux. Selon mes projections pour cette année, l’équipe
s’agrandirait et il nous faudrait bien plus d’espace que dans les lo-
caux de Saint-Jean. Au mois de mars 2016, La Nouvelle Tribune,
l’un des principaux quotidiens béninois, me consacra plusieurs
pages d’interview, titrant en manchette : « Ancien rappeur deve-
nu vendeur de kluiklui. » Un superbe coup de projecteur sur mon
travail qui me valut félicitations multiples de part et d’autre. J’étais

culinaire et la portait vers des horizons insoupçonnés.

Nous battions campagne, moi surtout derrière mon ordi-


nateur. Le numéro hors-série du magazine fut prêt en février.
Il fut donc distribué dans le dernier virage de la bataille électo-
rale. Il était complet, retraçait différents aspects de la vie d’un
homme devenu emblématique au Bénin, pour son ascension
dans le monde des affaires, sa proximité avec le pouvoir puis ses
déboires avec le chef de l’Etat sortant. Une interview exclusive
nous avait également été accordée et rajoutait une touche de sin-
gularité à la publication qui fut imprimée en plusieurs milliers
d’exemplaires, en même temps qu’elle était disponible en ligne.

En avril, Patrice Talon fut investi Président de la Républi-


que du Bénin. En avril, « Monsieur kluiklui » – comme on m’ap-
pelait désormais – passait à la phase 4 de son emballage. Mes SUP
étaient désormais d’un blanc mat, et les étiquettes posées par-des-
sus. Esthétiquement, nous venions de passer un sérieux cap. Nos
produits se confondaient en rayon à n’importe quelle autre mar-
chandise importée. Nous avions réduit considérablement l’écart
en matière d’attractivité visuelle. Les consommateurs applaudirent
même si nombre d’entre eux manifestaient toujours le désir de voir
à travers l’emballage comme à l’époque où nous commercialisions
le kluiklui dans les bouteilles. Revenir aux bouteilles ou propo-
ser les deux versions, ainsi que le suggéraient certains ? Jamais !
178 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Ne soyez pas ennemis du progrès. Si les gens veulent vous obliger
à stagner pour des convenances personnelles, dites non ! Prenez

train en marche si ce que vous proposez offre de la valeur ajou-


tée. Les habitudes ont la peau dure. C’est pour cette raison qu’au-
jourd’hui encore, les consommateurs préfèrent, en Afrique fran-
cophone, voir ce que contient un emballage avant de procéder à
l’achat. Mais les emballages des biscuits venus d’ailleurs ne sont-ils
pas opaques ? Quid des chips ou des chocolats ? Mon pari était
simple : m’en tenir au plan ; les réajustements ne seraient faits
que sur les aspects les plus pertinents n’étant pas anti-progrès. Il
vous sera de toute façon impossible de satisfaire à toutes les de-
mandes. Prenez surtout en compte les plus récurrentes, trouvez

Euty était restée un an à la maison. Elle voulait passer du

ait sa mère à ses côtés jour et nuit pendant un an, c’était une
chance pour lui. Nous l’avions décidé ensemble. Nous avions
également convenu qu’elle changerait d’emploi. Dans la socié-
té de gestion immobilière qui l’employait quand je l’ai connue,

un peu routinières. Il était donc question qu’elle me rejoigne.


L’empire, je voulais qu’elle en soit activement artisane et partisane.
En mai 2016, Euty rejoignit donc la société et devint ma deu-
xième employée. Elle avait accepté de commencer avec un salaire
nettement inférieur à celui de son dernier poste. Mais elle avait
foi en ce que je faisais. Elle qui n’avait « pas trouvé mieux que le
vendeur de kluiklui » ! Que de médisances avait-elle dû suppor-

que le business semblait si ridicule aux yeux des gens, à l’époque.


LA FONDATION 179

Je lui donnais les directives et elle s’appliquait du mieux pos-


sible. Une véritable bosseuse ! J’avais commencé à me verser un
-
nus de Pyramide avaient longtemps servi à faire avancer Kluiklui
d’Agonlin, puis Iridium. Etant donné que j’avais ensuite emprunté
de l’argent auprès de mes proches, je devais les rembourser. La
bonne gestion devint très vite un impératif. Quant à la cohabita-
tion avec son conjoint, ce n’est pas chose aisée. Les disputes de
la maison se transposaient au bureau et vice-versa. Je lui mettais
la pression, comme je le faisais avec Maxime ou avec n’importe
quel autre collaborateur de passage. Ma rigueur et mes exigences
de travail étaient invariables. Il nous a fallu du temps et beaucoup
d’efforts pour parvenir à dompter nos humeurs et éviter les téles-
copages, dans une certaine mesure. La bonne nouvelle, c’est que
-

était entre de bonnes mains. A la maison déjà, elle faisait preuve de


parcimonie et luttait contre le gaspillage. Son approche de gestion
allait faire du bien à mes activités, et sa présence serait dissuasive.

pla-

notre kluiklui. Les relations avec les femmes qui nous fournis-
saient s’étaient envenimées, elles étaient devenues gloutonnes et
ne parvenaient pas à suivre notre cadence. Aussi, avions-nous be-
soin d’améliorer nos produits. Pour ce faire, il nous fallait notre
propre unité de production pour préserver les secrets de nos
recettes. Au titre des critiques récurrentes faites aux produits se
trouvait leur texture. Ils étaient durs pour certains. Sans en faire
du biscuit, il fallait trouver un moyen de les rendre plus faciles

long du premier semestre, j’avais acheté du petit matériel (pas-


soires, louches, casseroles, torchons, etc.) et nous avions procédé
180 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
à des tests. L’unité ouvrit ses portes en juin 2016, dans la maison de
maman où nous fîmes quelques aménagements à cet effet. Maman
avait recruté des femmes pour travailler à l’unité. C’est à 22 heures
que s’acheva notre première journée de production avec à la clé, du
bon kluiklui croustillant, qui cédait plus facilement sous les dents.

Les hashtags #KluikluiPower, #KluikluiMania et #Kluiklui-


philes qui achevaient chacune de mes publications sur les réseaux

à notre dynamisme sur Internet et notre présence dans les mé-


dias en ligne, la diaspora commençait à s’intéresser à nos produits.
Quelques personnes commandaient parfois plusieurs centaines
de Kluiklui d’Agonlin pour les revendre au Congo, en France,
aux Etats-Unis… L’activité prenait du volume et nous ne nous
en sortions plus, à trois. Il fallait absolument recruter. Septembre
marqua un tournant décisif, avec l’arrivée de différents jeunes
motivés dans la boîte. Notre campagne de recrutement, origi-
nale et décalée, avait été largement diffusée en ligne, partagée et
massivement relayée. Des deux-cents candidatures reçues, nous

huit personnes, tandis qu’à l’unité de production trois ouvrières


travaillaient à temps plein, en plus de maman qui les coiffait.

Le changement fut brutal. Violent même. Du jour au lende-


main, je devais gérer quasiment quatre fois plus de monde. Maxime
vivait très mal cette transition. Déjà, lorsqu’Euty nous avait rejoints,
son attitude avait changé. Il la connaissait pourtant très bien et ne
devait en principe ressentir aucune gêne. Mais quand ma conjointe
se mit à prendre en charge la gestion des prestataires, on le sentit
fébrile. Etait-ce parce qu’il n’était plus seul maître à bord pour cer-

-
ma avec l’arrivée de Scarlett, Fatia, Ismaïla et les autres, c’est qu’il
LA FONDATION 181

perdait pieds. Il y avait de plus en plus de procédures et Maxime


ne s’en accommodait pas. Il n’était pas non plus très coopératif,
et cela entravait la bonne marche de l’entreprise. De mon côté, je
m’employais à être un bon manager, un bon leader. Il en allait de

outils pour leur faciliter le travail : l’argumentaire de vente actua-


lisé, les bonnes pratiques pour une livraison réussie, le planning

hebdos, les tableaux de prix de revente, le plan de prospection par


zone, etc. Tout allait très vite. Un manager, c’est avant tout un chef
d’orchestre ; quelqu’un qui est en mesure de distribuer les rôles en
fonction des qualités de ses collaborateurs – qu’il doit donc bien
connaître –, de leur tempérament, de la stratégie globale établie et
des impératifs de résultats. Le manager est un point focal, il envoie
à chacun les signaux et instructions, et collecte les feedbacks et rap-

La demande explosait et nous ne pouvions nous offrir le


luxe de prendre notre temps. Certains de mes nouveaux col-
laborateurs avaient déjà occupé des fonctions commerciales.
Ce fut un atout majeur. Ils disposaient d’un réseau et de connais-
sances pour la distribution. Certaines de leurs pistes se sont avérées
fructueuses permettant de porter le nombre de points de vente à
une vingtaine en un mois.
Je me devais de transférer ma connaissance et ma vision à ma
jeune équipe. Je n’avais plus le temps de m’occuper de Pyramide
convenablement. J’organisai donc un recrutement parallèle pour
embaucher un chef de projet et un graphiste. Christian et Boris
rejoignirent le cabinet de conseil en communication qui avançait
cahin-caha. Leur mission consistait à gérer, de façon plus ou moins
autonome, le portefeuille de Pyramide et à le développer, à s’oc-
cuper de la communication d’Iridium, sous ma supervision. Je te-
nais à garder un contrôle absolu sur tout ce qui concernait l’image
182 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
des produits Kluiklui d’Agonlin. Ce nom, qui m’avait collé à la

La raison était simple. Le marché m’envoyait des signaux. Il me


faisait comprendre que nous pouvions vendre d’autres produits du
terroir de la même façon. Si cela avait fonctionné pour le kluiklui,
pourquoi cela ne marcherait-il pas pour le gari, farine granuleuse à
base de manioc très consommée en Afrique de l’Ouest ? En sep-
tembre donc, les trois variétés de kluiklui – l’épicé, le salé, et le
sucré que nous commercialisions depuis peu – virent arriver leurs
premiers colistiers : le gari de table et le gari sucré au lait de coco.
La ligne de conduite était la même. Nous proposions toujours des
produits 100% naturel, sans conservateurs, fabriqués avec un sa-
voir-faire multiséculaire et sublimés par une approche marketing
des plus modernes. Avoir la capacité de répliquer une recette ra-
pidement est un facteur-clé de succès. Pour aller vite, cherchez
à vous développer en vous basant sur une formule déjà éprou-
vée ou une approche connexe à ce que vous avez déjà entrepris.

La multiplication des références allait poser un problème en


termes d’identité. Comment gérer cet aspect, d’autant plus que j’en-
visageais de compléter ma gamme de produits assez rapidement ?
A l’Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle (OAPI), on
m’expliqua tout de go que je ne pouvais déposer « Kluiklui d’Agon-
lin » comme marque. Cataclysme ! J’avais dépensé toute cette éner-
gie et tant d’argent pour promouvoir un produit sous cette ban-
nière et je ne pouvais en avoir la paternité ? J’étais effaré. « Mais le
droit ne vous permet pas de protéger le vocable ‘‘kluiklui’’ pas plus

Parce que ce ne sont pas des créations de votre esprit. Ces mots dé-
signent des choses ou des lieux qui appartiennent à tout le monde,
à la mémoire collective ». Je venais de l’apprendre à mes dépens, on
ne peut pas protéger tout ce que l’on veut. La marque doit avoir un
caractère exclusif et original. Le bon côté de cette nouvelle, c’est
LA FONDATION 183

qu’elle m’obligeait à trouver un autre nom qui regrouperait tous


mes produits. Je devais créer une marque ombrelle à part entière.
J’optai pour un nom associé à une mascotte. Je voulais trouver
quelque chose de fun. Je réalisai rapidement une esquisse de la
-
riage entre tradition et modernité. Il s’agissait d’un bonhomme
qui cligne d’un œil et sourit, arborant chapeau traditionnel afri-
cain et nœud papillon. L’idée du chapeau, c’était également pour

j’en portais moi-même un, similaire à celui que j’avais dessiné.


J’avais troqué, depuis 2013, mon style chemise-cravate-pantalon
de « parigo-parisien » contre des chemises de style afro en lin,
des tenues traditionnelles en bazin et d’autres apparats qui véhi-
culaient mon attachement à l’Afrique et renforçaient mon posi-
tionnement de promoteur des valeurs et richesses locales. Alors,
lorsque je reçus de mon père trois chapeaux lors d’une réunion de
famille où chacun de ses enfants pouvaient choisir ce qui l’intéres-
sait dans un ensemble de divers objets (vêtements, sacs, ceintures,
chaussures, etc.), je décidai de compléter ma nouvelle approche
vestimentaire par cet accessoire distinctif. Des trois couleurs que
je possédais, c’est le noir qui m’attira pour sa sobriété et sa ca-
pacité à convenir à tous les vêtements, qu’importe la couleur.

vestimentaires, culinaires et comportementales de tous les jours.


Quand on observe l’hégémonie culturelle américaine ou plus ré-
cemment nigériane, on constate que la musique, le cinéma, l’art
en général, ainsi que les habitudes identitaires mises en avant
sont les leviers de la souveraineté culturelle. Je l’avais compris
et j’étais décidé à envoyer des signaux clairs, car je me considé-

ambassadeur des richesses de l’Afrique. Tout comme les pro-


184 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
entre la tradition et la modernité, pour apporter au monde toute
la richesse du merveilleux répertoire culinaire africain. J’organisai
un brainstorming, exercice que j’adore, pour trouver le nom de
ma future marque agroalimentaire. Un samedi après-midi, ma-
man, Euty, Maxime et moi avons phosphoré et dressé une liste
d’une quarantaine de noms potentiels. Le branding (image de la
marque) et le naming (création de noms de marques, produits, ser-
vices, etc.) sont des éléments essentiels qui s’intègrent dans une
stratégie marketing globale. Ils sont à considérer très sérieusement,
car ce que vous vendez, c’est avant tout ce que les gens voient,
lisent et entendent. Si le contenu est extrêmement important, l’em-
ballage est ce qui donnera envie aux autres d’en savoir plus sur
ce que vous offrez. Soyez créatifs, mais surtout en accord avec
votre vision et les valeurs de votre entreprise. Dans notre short list,

de nombreux autres noms aussi atypiques les uns que les autres.
Ils répondaient toutefois tous à une même logique : mettre en
-
nation, mettant de côté les noms qui ne pouvaient être pronon-
cés facilement partout et par tous. Les sons « kp » et « gb » par

prononcer par les locuteurs francophones et anglophones. En-


suite, il nous fallut nous débarrasser des noms dont la consonance
n’était ni agréable, ni captivante. Il ne restait qu’une dizaine de
propositions. Maman et Euty étaient alors convaincues que « Dah
Yélian » était la meilleure prise. Le « Dah » en langue fon, c’est le

-
prise, c’était le prénom fon que m’avait donné mon grand-père
maternel à ma naissance. « Dah Yélian » serait donc une marque
leader, qui montrerait le chemin, tiendrait la place de numéro un
et surprendrait par son approche. « Déringardiser » le kluiklui tel
que je l’avais fait et vendre des snacks traditionnels aux allures sim-
185
186 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
plettes ainsi que je le faisais, c’était assurément surprenant et no-
vateur. J’avais été le premier à ouvrir la voie, j’avais été le meneur.
Nous étions donc dans le thème ! Le nom était top ! Vendu ! Je
transmis mes esquisses de mascotte à mon ami Cédric, qui n’était
pas que bon graphiste mais aussi excellent illustrateur. Le résultat
était bluffant. Il avait respecté mon idée d’origine, tout en appor-
-
sionnelle, dans l’air du temps, sympathique et stylée – avec une

-
rement à la croyance populaire, à aucun moment il n’a été ques-
tion de dessiner une mascotte qui me ressemble. L’apparence
des visages tous deux souriants et coiffés d’un inamovible cha-
peau a certainement créé des points de similitude dans l’esprit
-
-
quettes de nos produits. J’avais anticipé, ne voulant pas attendre
le dépôt de marque, qui constitue une procédure assez longue.

Mais ma nouvelle proposition de nom fut rejetée à nou-


veau par l’OAPI, alors que plusieurs centaines de paquets de nos
produits se trouvaient dans le commerce avec l’inscription « Dah
Yélian ». « Dah ne vous appartient pas », nous expliqua-t-on gen-
timent. Evidemment ! Il s’agissait d’un titre. C’était donc la pro-
priété de tous, des peuples qui avaient en partage ce mot et ce qu’il
désigne. Il était hors de question que je me mette à chercher un
nouveau nom de marque. Celui que j’avais sous la main était par-
fait à mes yeux. J’ai donc simplement contourné le problème en
contractant les deux particules. Résultat des courses : « Dayélian ».
Ce nouveau nom passa comme une lettre à la poste auprès de l’au-
torité chargée de protéger les marques. Visuellement, c’était d’ail-
leurs plus esthétique, et surtout c’était plus singulier. Les solutions
sont souvent sous notre nez. Il n’est pas nécessaire de reprendre
LA FONDATION 187

tout le travail à zéro à chaque fois. Déplacer un seul pion ou sup-


primer un simple élément peut être la stratégie gagnante. Tous les
produits étaient maintenant distribués sous la marque Dayélian.

disponible à la saveur citronnelle ou à la saveur noix de mus-


cade. Et voilà, nous proposions maintenant sept produits sur
le marché. La situation ne s’arrangeait pas avec Maxime qui
-
tion et ne plus suivre le mouvement. Il évoquait également sou-

mettre un terme à notre collaboration pour éviter une rupture

de la grande et belle histoire que nous écrivons chez Iridium.

Dans la boîte, on ne s’ennuyait pas. Il y avait toujours à faire.

de découpage et de collage d’étiquettes. Je l’avais moi-même


fait et m’y collait encore lorsque la situation l’imposait. Il n’y avait
donc aucune raison pour que tous les collaborateurs ne mettent

gens de vous berner par la suite. Chacun comprend aussi qu’il


est important dans le dispositif, mais nullement irremplaçable.

Mes collaborateurs revenaient parfois tout paniqués parce


qu’ils avaient vu nos produits plagiés dans le commerce. Ils es-
timaient que c’était malsain et que les distributeurs n’avaient

Je leur répondais à chaque fois, avec sourire et sérénité, que


les distributeurs avaient le droit de faire ce qu’ils voulaient.
188 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI

le socle de la grande distribution. On retrouve bien des dizaines


de marques de yaourts, de crèmes glacées, de conserves et autres,
les unes à côté des autres dans les rayons. C’est justement la règle
du jeu : offrir du choix au consommateur qui, en raison de tel ou
tel autre critère, préfèrera la marque X à la marque Z. Il faut sim-

de tout un mouvement. L’histoire retiendrait que j’avais été un en-


trepreneur avant-gardiste et audacieux ! Notre environnement était
de toute évidence bien connue pour être un lieu de haute pirate-
rie entrepreneuriale. Dans les années 90, avant que la téléphonie
mobile n’explose, les cabines téléphoniques constituaient un bu-
siness juteux. Un étudiant du campus d’Abomey-Calavi s’était par
exemple enrichi à travers cette activité au point d’ouvrir de nou-
velles cabines jusqu’à en posséder huit. Il se dit qu’il quitta l’univer-

d’un moment, les cabines pullulaient. Le secteur a suffoqué et le


business est devenu caduque. Il en fut de même pour les zémidjans
qui, au début de la décennie 90, peu nombreux, s’en sortaient assez
bien. Certains opportunistes futés achetaient plusieurs motos et les
mettaient en location-gérance auprès de conducteurs ; ils s’en sont
mis plein les poches. Mais l’activité a attiré du monde et le secteur
a vite été asphyxié. Aujourd’hui, on estime à plus de 160 000 le
nombre de zémidjans pour la seule ville de Cotonou. Même scénario
pour les prêts-à-porter spécialisés dans les vêtements pour jeunes,
-
but 2000. Ils n’eurent que quelques années avant de se voir envahir
par une multitude de petites boutiques similaires, à tous les coins de
rue. Bis repetita pour le « Pure Water », eau vendue en sachet à tout
petit prix, qui a fait la fortune de nombreux commerçants avant
de devenir peu rentable. A chaque fois, le scénario est le même. Le
LA FONDATION 189

poussent les Béninois à patauger dans un mimétisme pathétique,


car souvent sans saveur. On se contente de faire du copier-col-
ler. La conséquence logique est que l’offre surpasse la demande et
que les prix chutent, tirant ainsi l’ensemble du secteur vers le bas.

Je ne m’inquiétais pas de la concurrence. Mon principe


était de toujours avoir plusieurs coups d’avance et de dérouler mon
plan de développement. En 2014, je savais quel type d’emballage

prévoyais et, au besoin, je modulais. Mais l’évidence, au vu des


-
servais de ma position de chef d’entreprise en contact avec les
réalités du terrain, c’est que notre marché était petit. Le Bénin,
-

planète. Et l’éclosion récente d’une classe moyenne, à qui se desti-

les attentes d’Iridium. Depuis le début, mon ambition était d’es-


saimer les douceurs de nos terroirs aux quatre coins du monde.
Il était temps d’y penser sérieusement et de commencer à poser
les jalons du développement international. Rien qu’en considérant
la CEDEAO (Communauté Economique des Etats d’Afrique de
l’Ouest), il y a 15 pays et 350 000 000 d’habitants à conquérir, avec
des villes ultra dynamiques telles que Lagos, Abidjan ou Dakar où
les habitants possèdent un meilleur pouvoir d’achat qu’à Cotonou.

Toutefois, l’internationalisation ne se décrète pas. Elle


se prépare convenablement. Et le nœud dans mon secteur,
c’est la capacité de production. Si notre kluiklui en boulettes était
maintenant amélioré, le coco grillé apprécié et les produits Gari
Premium, eux-aussi, plébiscités, nous ne pouvions produire des
190 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Il se posait donc deux problèmes ; celui de la mécanisation et ce-

d’un dispositif à des pseudo-ingénieurs en mécanique. Je leur avais


montré un modèle trouvé sur le Web. L’outil devait nous permettre
de fabriquer les boulettes de kluiklui plus rapidement et d’aller vers

boulettes) se faisait encore à la main et constituait la phase la plus


fastidieuse du processus. Il urgeait qu’une solution fût trouvée. Le
duo qui était en charge de réaliser ledit outil se planta lamenta-
-

2016 je pouvais m’offrir le luxe de choisir. Tout au long de l’an-


née, plusieurs propositions d’association m’étaient parvenues. Je

option. Au total, seize personnes ou groupes d’individus désiraient


entrer effectivement au capital d’Iridium. L’année avait été de toute
beauté d’un point de vue professionnel. Je dormais peu, consa-
crant quasiment tout mon temps à ma nouvelle boîte. On ne me
voyait plus que très rarement dans la ville. Ancien fêtard, j’étais
désormais très discret. Au fond, je n’avais jamais aimé les mon-
danités et leurs faux semblants. Je prenais beaucoup de plaisir à

Je m’étais promis de statuer sur les propositions d’association


-
-
çants, je reçus un message étrange via Facebook, le 11 novembre :

— Hello.
— Hello.
— Comment vas-tu ?
— Bien, merci. Et toi ?
LA FONDATION 191

— Ça va. C’est Kate, je ne sais pas si tu vois...


— Euh… non pas vraiment, répondis-je un peu gêné. Ma
mémoire était en congés, comme souvent quand il s’agit des noms
et des visages.
— Kate, tu ne vois plus ? Bon ce n’est pas grave.
— Désolé, je n’ai pas une très bonne mémoire.
— Même les photos ne te parlent pas ? Voilà ma tête, ajouta-
t-elle en joignant une de ses photos.
— Euh…
— Bon, si tu ne me reconnais pas, ce n’est pas grave.
Tu es à Cotonou ? J’ai besoin de toi. C’est à propos de tes produits,
les amuse-bouches. Je peux t’appeler ?
— Je te reconnais maintenant, lançai-je après avoir bien re-
gardé la photo qu’elle venait d’envoyer.

Je lui transmis mon numéro et elle m’appela aussitôt. Elle sou-


haitait qu’on échange plutôt de vive voix. Nous prîmes alors ren-

La discussion fut brève. Après les salutations d’usage, Kate, que


j’avais croisée une seule fois pendant les vacances de 2007 ou 2008,
ne perdit pas de temps.

— J’aime beaucoup ce que tu fais et j’aimerais m’associer à toi.


— Il faudrait qu’on en parle.
— Je suis convaincue qu’on peut former une belle équipe. Ma
vision pour ce projet est grande. Je suis vraiment intéressée. Si tu
n’y vois aucun inconvénient, nous pourrions prévoir une séance de
travail où je te dirais plus en détail comment j’entrevois les choses
et tu me ferais également part de tes attentes.
— Cela me convient. Il est important qu’on s’asseye pour
discuter.
192 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
— As-tu d’autres associés ?
— Pour l’instant, non.

Je retournai au bureau et informai mes deux piliers,


maman et Euty. Je me remis à éplucher mes mails et autres
conversations pour analyser les propositions qui m’avaient
été faites jusque-là. Je devais synthétiser tout ça pour établir
un Top 5 avant la prochaine rencontre avec Kate, qui souhai-
tait qu’on se revoie assez vite. Je me devais de comparer toutes
les propositions pour savoir laquelle était la plus appropriée.
Deux semaines s’écoulèrent avant l’échange suivant. Elle m’étala

c’est qu’elle ne souhaitait pas juste détenir des parts dans l’affaire.
Elle voulait s’impliquer dans la boîte, apporter ses compétences
et son réseau, et cela n’a pas de prix. C’était la seule proposition
dans laquelle je retrouvais une volonté d’implication person-

preuve dans les négociations. Elle n’était pas bornée et moi non

Nous avions théoriquement un deal. Mais rien n’était signé en-


-
ment. Lorsque vous vous associez, beaucoup de choses changent.

Les entrepreneurs ont tendance à s’accrocher à leurs


initiatives parce qu’elles sont leurs bébés. Ils aiment être seuls
-

borne les uns envers les autres. Combien de fois n’avais-je pas
entendu dire « ne t’associe jamais à un compatriote » ? Mais le
féru de lecture que je suis, avais appris dans bien des ouvrages
qu’on ne réalise rien de grand tout seul. Ici ou ailleurs, c’est pa-
reil. Pour grossir, il faut s’associer. Cela comporte des risques,
mais il faut les prendre. Des désagréments et des désaccords ?
LA FONDATION 193

Rien de plus certain, il y en aura à foison. Mais il faut se lancer. Il


ne sert à rien de conserver 100% d’un business qui vaut 10 francs
si vous pouvez avoir 1% d’un business qui en vaut 10 000. Le capi-
talisme moderne, tenu par les fonds d’investissements, les grands
-
nancière, vous contraint de toute façon à collaborer avec lui, si vos
ambitions sont grandes.

Personnellement, mon but n’a jamais été d’être seul à bord.


Ce qui compte c’est de marquer l’histoire, d’impacter la com-
munauté et de réaliser ce que d’autres n’ont jamais fait aupara-
vant. J’avais commencé, et j’étais bien décidé à poursuivre mon
œuvre. Vous aurez besoin des autres pour grimper, quelles que

seul, cela se saurait. Ce que je retiens de cette année, au-delà de


tout, c’est que la véritable opportunité consiste à travailler à être
une opportunité pour ceux qui recherchent une opportunité.
Les premières versions
des produits Kluiklui d’Agonlin.
(2013-2014)

Régis EZIN et sa mère, dans les premiers bureaux


loués par l’entrepreneur.
(2013)
195
VI- LA CONSTRUCTION
LA CONSTRUCTION 199

2015 et 2016 servirent de fondation pour Iridium. Il fallait


un socle et je me suis employé, avec mes collaborateurs, à en éri-

plus une partie de billes entre copains. Les enjeux étaient grands
et nombreux, mais nous pouvions au moins nous satisfaire d’avoir
achevé l’entame avec succès. Entre 2015 et 2016, nous avons
connu une croissance de 1000% environ. Cette performance,

l’intérêt croissant porté à mon initiative, couplée à ma méthodo-


logie de travail qui consistait à ne pas attendre d’avoir passé une
étape avant d’en enclencher une autre, avait aiguisé les appétits,

sélectionner un associé qui répondait plus ou moins à mes attentes.

Lorsque nous nous revîmes, Kate et moi, en janvier, c’était

Elle savait exactement comment elle souhaitait s’insérer dans le


business. Pour ma part, j’avais pris l’habitude de me référer à des
personnes-ressources de qualité quand il fallait se pencher sur des
sujets techniques hors de mes compétences. Toutefois, le bon sens
restait, après consultation de quelque spécialiste, mon instrument
de décision ultime. Kate avait étudié à l’étranger et avait beaucoup
voyagé, tout comme moi. Elle disposait donc de l’ouverture d’es-
prit nécessaire à une telle situation qui implique compromis, me-
sure et justesse pour qu’aucune des parties ne se sente trop lésée
lors du deal. Je me réjouissais aussi de son parcours académique
qui avait fait d’elle un auditeur HQSE (Hygiène Qualité Sécuri-
té Environnement). Dans une logique de professionnalisation de
l’entreprise, il serait bienvenu de disposer de compétences dans
ce domaine-là. Néanmoins, si les clauses du contrat de mariage
d’affaires semblaient convenir aux deux parties, tout n’était pas
si simple. J’ai dû travailler dès janvier à l’évaluation de la société
200 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
avec un cabinet d’expertise comptable et un commissaire-pri-
-
lise vos ressources humaines ainsi que votre bien le plus rare et
le plus précieux, votre temps. Il fallait recenser le patrimoine de

l’immatériel et son pesant d’or, procéder à l’analyse des comptes


et des résultats des années précédentes, ainsi de suite. Commen-
cer l’année par cette procédure ne m’enchantait pas. Janvier est,
à mon sens, comme lundi. Quand cette période est utilisée uti-
lement et intelligemment, le reste du cycle se déroule sans en-
combre. Mais quand vous manquez d’avoir un lundi (ou un mois
de janvier) productif et stratégiquement rempli, vous pouvez
vous attendre à des turbulences inévitables, par manque de pré-
paration ou d’anticipation. Seulement, il n’est rien de positif en ce
-
prendre à faire des entorses aux règles, si le jeu en vaut la chandelle.

Le premier trimestre, qui devait démarrer en trombe, fut

– qui était indispensable avant signature de nos accords – mit bien

dans le navire, prenait la température. Elle découvrait les collabo-


rateurs, les méthodes de travail, les challenges à court, moyen et
-
tendu mais de rigueur, ainsi que l’activité en elle-même, derrière la
-
ciaux. Elle plongea au cœur du business pour y découvrir les codes,
les stratagèmes, et même les défaillances les plus criardes. Cette
accalmie forcée de l’activité pour cause de mariage consentant me

déjà solides. La structuration est la clé de voûte de la pérennité,


et bien entendu du succès. Il y avait eu assez d’événements pour
LA CONSTRUCTION 201

de chaque membre de l’organisation ainsi que les desseins des dé-


partements respectifs.

La structure vient en soutien de la vision. Cette dernière, qui


était claire dans mon esprit, ne l’était pas forcément pour les autres
membres de l’équipage. La vision doit se partager tout comme les
objectifs, les valeurs et la mission. Elle doit contribuer à cimen-
ter les actions les unes aux autres. Nous nous plaignons souvent
de ce que le personnel n’a pas la culture d’entreprise dans notre
environnement francophone africain. Si cette assertion est véri-
-
sants du désintéressement systématique des employés vis-à-vis de

des organisations me semble être une des causes de cet état de


fait. Dans les sociétés, les patrons incarnent généralement à eux-
seuls toute l’entreprise. Ils sont surpuissants, ne tolèrent aucune
contradiction et dirigent seuls le navire, tel des monarques auto-
ritaires et aveuglés par le pouvoir. Les distances normées entre
les supérieurs hiérarchiques et l’ensemble des individus du Boss-1
au bas de l’échelle, multiplient aussi les occasions de frustration,
l’aigreur et le sentiment chez les gradés d’être considérés comme
du bétail. Puisque dans un tel schéma, on ne saurait imaginer des
patrons partager des plans et des projets avec des collaborateurs
qu’ils n’estiment pas assez importants pour requérir leurs avis.
Il y a donc une question de considération de l’autre qui se
pose, considération sans laquelle partager une philosophie d’en-

culture d’entreprise, reste un Graal. J’ai toujours tenté d’impli-


quer ceux qui travaillent avec moi, qu’ils soient à Pyramide ou à
Iridium et que leurs prestations durent une semaine ou plusieurs
années. J’ai tenté de prendre le contrepied des pratiques qui me
semblaient freiner l’impulsion de groupe. Et j’ai appris, à mes
dépens, que tout n’est pas si simple. Lorsque vous desserrez
202 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
les boulons, tentant d’instaurer un climat fertile à l’abaissement des
barrières, vos collaborateurs s’empressent d’outrepasser les bornes
comme si le champ relationnel était devenu un espace sans déli-
mitations ni marques, sans règles ni mesure, une sorte de no man’s
land
majeur des entrepreneurs africains de ma génération, et des ma-
nagers de façon générale, sera de créer des modèles propres à
leurs réalités, capables de donner naissance à des groupes soudés
et voués à un idéal commun – celui d’une entreprise – tout en
restant conformes aux normes socioculturelles de nos sociétés,
plutôt que de télécharger des concepts expérimentés avec succès
sous d’autres cieux, qui ne sauraient en aucun cas prospérer ici.

Il faut perpétuellement se remettre en question. A Iridium, je mis


en exergue des pôles stratégiques pour abriter indépendamment

les opérations (qui ont un œil transversal sur les questions), la pro-
duction et le conditionnement, les questions stratégiques à travers
la direction générale pilotée par moi-même. Kate et moi devînmes
co-gérants avec les casquettes respectives de directrice des opéra-

de nos valeurs, de notre vision, et de notre mission. Ces différents

visiteurs comme collaborateurs, pouvaient les voir, les lire et les


intégrer. Je commençai à me pencher sur la politique RSE (res-
ponsabilité sociétale d’entreprise) d’Iridium dans la même période.

J’avais prévu de recruter davantage cette année-là pour main-


tenir la cadence de croissance. Les perspectives étaient bonnes mais

cruciale contextuelle – est ce qui fait avancer une initiative à 10 km/h


LA CONSTRUCTION 203

ou à la vitesse de la lumière. Euty, en tant que DAF, se chargeait


de recevoir les candidats aux différents postes, parfois avec Kate.
Ce n’est que lorsqu’une liste de présélectionnés avait été dressée

collaboratrices. Elles s’entendirent bien dès le début. Je me réjouis-

malgré les tempéraments chauds de chacune. Ma hantise était de les


voir toutes les deux cracher leur feu, dans un effort commun, sur
une victime coupable de faute professionnelle. Je tentais d’inculquer
à Euty – en contact constant avec l’ensemble de l’écurie – le sens de
la diplomatie et de la tournure. Un mot, placé au mauvais endroit,
peut déclencher une guerre inutile et entraîner une baisse de pro-

Aussi curieux que cela puisse paraître, le colérique que j’étais,


impatient et intransigeant, avait appris depuis 2012 à dire « ce n’est
pas très intelligent » à la place de « tu es stupide ». Ménager les sus-
ceptibilités, ça fait partie du job de manager. Mais attention à ne pas

ça ne fait pas partie du job ! Vos objectifs doivent rester votre prio-
rité. Tout est question d’équilibre une fois encore, de dosage entre
les deux bornes.
Mon obsession pour les résultats et l’objectivité me permit de ne
jamais faire montre de favoritisme, ni avec Euty, ni avec un jeune cou-
sin qui avait effectué un stage de quelques mois chez nous. L’impar-
tialité doit être le maître-mot de la gestion des Hommes, notamment
quand vous avez dans votre staff des membres de votre famille. Euty
eut du mal à intégrer le concept de séparation des statuts, au début. Je
me souviens à quel point elle était choquée lorsqu’en arrivant au bou-
lot, je lui disais juste avant qu’on ne descende de voiture : « Jusqu’à
ce soir, je ne suis plus ton chéri. Ici, je ne suis que ton patron. S’il y a
des sujets concernant la maison ou notre vie privée que tu souhaites
aborder parce qu’ils seraient urgents, envoie-moi un texto et je te
répondrai par le même canal. » C’était peut-être dur mais c’était né-
204 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
cessaire pour qu’elle apprenne à dissocier les deux vies, dans la
mesure du possible.

l’année pouvait effectivement démarrer. Avec plus de ressources


humaines, matérielles et techniques, il m’était possible de dérou-
ler les premières actions de mon plan de développement quin-
quennal. Il y a deux écoles en matière de développement de
produits. D’un côté, l’on retrouve ceux qui pensent qu’il faut se
concentrer essentiellement sur le produit et ne pas s’embarras-
ser de communication. De l’autre, se trouvent les défenseurs de
la propagande pour lesquels un quota précis du prix de chaque
produit doit être réinvesti en publicité, sous toutes ses formes. Je
me placerais plutôt dans ce dernier camp, avec une nuance qui
consiste à ne pas faire de publicité mensongère. Ce qui m’oblige
implicitement à manufacturer des produits aboutis, présentant les
qualités que vante ma communication. Faire un mix des deux ap-
proches est tout à fait possible et même indispensable à mon avis.

La marque Dayélian était très dynamique. Sur le marché


réel, on retrouvait nos agents et nos produits un peu partout,
des événements chics et privés aux rassemblements culturels.
Sur les bureaux des patrons, dans les boîtes à gants, dans les
sacs-à-main, dans les afterworks, aux anniversaires et mariages,
Dayélian était présent. Il arrivait même que des délégations bé-
ninoises (du secteur public ou privé) emportent lors de leurs
voyages, nos douceurs devenues symboles d’une modernisation
assumée et calibrée et d’un attachement revendiqué aux traditions.
La gamme de produits s’étendait. Dans le monde digital, c’est un
doux euphémisme que de dire que nous étions agressifs. A chaque
grande occasion (tournois de foot, fête nationale du vaudou…), à

à chaque journée mondiale (de l’eau, de l’amitié, de l’agriculture),


LA CONSTRUCTION 205

étions là, soit à travers un visuel et un petit mot pour arracher


un sourire, soit avec une offre promotionnelle allant des ventes

faut pas entretenir uniquement une communication commerciale


qui pollue l’image du produit. Il est préférable de travailleler le
branding au jour le jour pour inscrire durablement votre marque,
et implicitement votre offre, dans l’esprit des consommateurs.

Cette hyper-visibilité a permis aux produits Dayélian de


voyager bien plus que la plupart d’entre nous, sur tous les conti-
nents – emportés par des vacanciers ou commandés en ligne par
des curieux –, de Djakarta à Addis-Abeba, en passant par le Co-
lorado, Moscou, Séoul entre autres, sans oublier les grands pôles
de concentration des diasporas africaines que sont Paris, Lyon,
Montréal, Chicago, Berlin, etc. Toute cette agitation demandait
un travail intense à l’unité de production, sollicitée encore et en-
core. Maman fut, comme toujours, d’un grand secours. C’est
-
ciait, mais surtout travaillait à améliorer les recettes tout en s’oc-
cupant de certaines étapes de la production qui recelaient les se-
crets de fabrication et que nous ne pouvions laisser en libre accès.
Tous les lundis, nous tenions une séance de travail. Je me
rendais chez elle, à l’unité de production, nous évaluions les dé-
penses, la productivité et nous évoquions les problèmes à ré-
soudre, les perspectives, les idées nouvelles. Nos deux caractères,
très similaires, créaient parfois des étincelles qui n’étaient tou-
tefois en rien comparables au brasier dans lequel nous avions
vécu pendant mon adolescence du fait de nos fortes têtes. Ma-
man, en effet, n’aime pas avoir tort, et moi non plus. Elle sait
manier la langue au point de retourner à son avantage une si-
tuation qui semblerait acquise à la cause de son interlocuteur,
206 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
et moi aussi. Mais elle a la sagesse, ce que je ne détiens pas encore.
Et c’est ainsi, par sa sagesse qu’elle éteint les feux qui, parfois en-
core, viennent chatouiller notre relation quasi-fusionnelle. Malgré la
charge de travail considérable et le temps, elle était toujours aussi

L’accélération des activités et la multitude de sujets à gérer


-
nagériale. Je devais mieux m’organiser pour ne pas perdre la maî-
trise du navire. Les lundis, après l’unité de production, j’enchaînais
avec le CoDir, où Euty, Kate et moi abordions les questions im-
portantes, puis avec les autres réunions de département, jusqu’à 13
heures. L’après-midi était consacrée aux interviews qui se multi-
pliaient. Je recevais également les personnes – de plus en plus nom-
breuses – qui sollicitaient un rendez-vous pour recueillir mon avis
sur un projet, approfondir des idées, ou proposer des partenariats.

A la recherche de meilleures options pour nos emballages,


j’entrepris un voyage à Accra, en mars. Le Ghana a une avance
considérable sur nous dans l’agroalimentaire et dans les techno-
logies. On m’avait garanti que je trouverais mon bonheur au pays
de Kwame Nkrumah. Un pays que je retrouvai avec joie, treize
ans après y avoir séjourné. La capitale était toujours attrayante, et
l’on s’y sentait en paix, en sécurité. Pendant une semaine, j’écumai
les rendez-vous et visites d’entreprises sans parvenir à satisfaire
-
rain pour une incursion future de notre marque. J’échangeai avec
des acteurs de la grande distribution ainsi que des consomma-
teurs lambda. J’effectuai ainsi une pré-étude de marché. Ce voyage
m’avait fait manquer le second anniversaire de mon « choubidou »,
Yohann, véritable boute-en-train qui parlait déjà, posait mille ques-
tions, arborait un irrésistible sourire et illuminait nos vies malgré
sa turbulence. Quand je rentrai, une semaine plus tard, quelle ne
LA CONSTRUCTION 207

-
tement les différents produits Dayélian et prononçait leurs noms.

Kluiklui d’Agonlin qui trainaient à la maison pour les distribuer


à ses copains. Le sens des affaires semblait rôder, et cela me plai-
sait bien. L’histoire étant têtue, il prit ma place et moi celle de

-
donnait quasiment tout. Ce n’était pas mon cas. J’étais souvent
absent, accaparé par le travail, mais quand j’étais présent, je me
devais d’être ferme et de lui imposer des limites. Etre parents :
un job à plein temps, qui prolonge vos journées quand le pre-
mier, conventionnel, s’achève et que vous rentrez à la maison.

Père à la maison, père au bureau. Parce que votre équipe, c’est


votre famille. Nous passons autant sinon plus de temps avec nos
collègues que nos proches et en tant que patron, il est impératif que
vous protégiez les vôtres comme un chef de clan. Je ne permettais
donc pas que l’on manque de respect à mes collaborateurs. Il m’est
arrivé de délibérément rompre des contrats de distribution avec
des enseignes dont les gérants ou personnes-interfaces abusaient
de leur position pour humilier ouvertement un des miens, sans rai-
son valable. Lorsque vous protégez les vôtres, ils vous protègent en
retour. Mais leur loyauté n’est pas garantie. Un collaborateur dont
-
sin, ne tarda pas à tenter de nous concurrencer quelques semaines
plus tard, après avoir été remercié pour des raisons pertinentes. Il
se mit à commercialiser une partie des produits de notre gamme,
dans des emballages qui lorgnaient sur les nôtres, démarchant les
mêmes points de vente que nous. La nouvelle nous parvint sans
délai. Nous étions outrés chez Iridium. Mais après tout, les tra-
hisons aussi font partie du jeu. Nous verrions bien s’il tiendrait
208 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
nous avancions bien. Prenant conscience des contingences juri-
diques omniprésentes dans la vie de notre entreprise qui se muait
en PME, je décidai de recruter un cabinet conseil spécialisé en la
matière. Une vieille connaissance me proposa ses services. Son

reconnu, où il avait brillé, Alao venait d’ouvrir le sien. Nous étions


de la même génération, parlions le même langage et avions les
mêmes ambitions : exceller par le travail et la stratégie. L’arrivée de

des égards. Au bout de quelques semaines, il intégra mon cercle


restreint de référence, une sorte d’ personnel, auprès
duquel je prenais conseil sur des questions diverses et variées. Les
autres membres de ce creuset essentiel pour mon équilibre étaient,
entre autres, Jojo – un de mes frères aînés –, Euty – désormais
co-auteure de mon histoire –, l’indétrônable reine-mère – ma-
man –, auxquels s’ajouteraient par la suite Régis S., Togbédji A. et
quelques autres. Ce cercle m’était indispensable pour prendre des
décisions personnelles, mais surtout pour garder les pieds sur terre
dans ce tourbillon jalonné d’avancées rapides et vertigineuses. Le
chiffre d’affaires en constante évolution, les félicitations répétées
(je recevais des appels de grands patrons qui étaient tombés sur
nos produits et tenaient à m’encourager ; des responsables poli-
tiques de premier plan faisaient publiquement l’éloge de Dayélian,
gageant que le promoteur de cette jeune marque devait être un
exemple de ténacité et d’originalité…) et l’ascension d’Iridium au-

nature. Car je suis de ceux-là qui estiment que connaître sa valeur


n’est pas synonyme de prétention, et qu’on peut tout à fait rester

Mon personnel cimentait mes pieds au sol,


pour empêcher que je ne m’envole. Ils ne le savaient certaine-
ment pas mais leur présence fut capitale à ce tournant de mon
LA CONSTRUCTION 209

histoire. « » Oui ! Il vous faut


un cercle, un conseil consultatif pour vous-mêmes, hormis le
bataillon de consultants dont dispose peut-être votre entreprise.

pour vous dire honnêtement quand freiner, quand accélérer, sur


quel terrain ne pas vous aventurer, jusqu’où vous pouvez aller
et ce que vous ne devriez surtout pas faire. Le dernier mot vous
reviendra toujours, car il s’agit de votre vie. Mais vous aurez au
moins, à chaque étape importante, la possibilité de recourir gra-
tuitement à l’expérience, la diversité de points de vue, la sagesse
et le bon sens d’autres personnes que vous, des gens qui se sou-
cient sincèrement de votre épanouissement et de votre réussite.

« Dayélian est le futur Coca-Cola » déclarais-je dans certaines in-


terviews. Dans un siècle, j’étais convaincu que nous serions une
marque mondialement connue et largement consommée. Je le suis
d’ailleurs toujours et davantage. Et dans cette perspective, pour-
suivre la professionnalisation des produits et de la marque est
une obligation. En avril 2017, notre site Web fut lancé, en même
temps que la nouvelle version des étiquettes du kluiklui. Malgré la

produits phare. Il y avait donc plus d’investissements sur les trois


variantes de nos boulettes que sur les autres produits, plus jeunes
et encore en phase test. L’étude nutritionnelle commandée pour

L’intérêt des médias pour Dayélian était croissant. Je dois avouer


que le fait d’avoir été un artiste à succès auparavant en était pour
beaucoup. J’étais déjà un personnage public avant de me lancer
dans l’agrobusiness. Les journalistes qui me contactaient m’ap-
pelaient même encore souvent par mon nom de scène, E-ray. Ils
aimaient bien mettre en opposition dans leur titre, rap et entrepre-
210 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
neuriat, ce à quoi je n’adhérais pas forcément puisque même en
tant que chanteur, je développais ma carrière comme un entrepre-
neur. Je leur expliquais souvent que je m’inscrivais dans la lignée
des superstars américaines qui, après avoir connu du succès sur
les podiums, le grand ou le petit écran, se servaient de leur no-

faits d’intérêts dans des secteurs variés. Chanter ou tenir des rôles
n’occupait plus qu’une place d’activité occasionnelle dans leur vie
professionnelle, revêtant par là même tout le sens d’une passion :
aucune pression de rentabilité, aucune obligation vis-à-vis des ca-
nons de l’industrie, la possibilité de faire ce que l’on aime, comme
on le désire. Parmi les hommes de média, il y avait aussi ceux qui
ne connaissaient pas E-ray, qui découvraient l’entrepreneur par
Kluiklui d’Agonlin ou Dayélian et qui trouvaient ses réalisations
méritoires. Ce fut le cas de RFI, qui m’intégra dans un sujet au
mois de mai 2017. En mars déjà, j’avais été approché par une jour-
naliste française via ma page professionnelle sur Facebook. Elle
était en charge de proposer des sujets au rédacteur en chef du
magazine télévisé « Réussite », diffusé sur Canal +. « Réussite » ?
Ce serait un superbe coup de pub ! Il s’agissait d’une des émissions
les plus suivies dans toute l’Afrique francophone. Elle mettait en
lumière des initiatives brillantes sur le continent africain. Après
plusieurs échanges, elle soumit, parmi plusieurs autres, le sujet sur
Kluiklui d’Agonlin au rédacteur en chef du magazine qui était le
seul à trancher. Le premier semestre de cette année dense s’acheva
par la grande dot que j’effectuai, dix-huit mois environ après la pe-

mon épouse.

Le second semestre de l’année fut riche en accomplissements.


J’avais été retenu pour le Mandela Washington Fellowship, volet
le plus prestigieux du YALI (Young African Leadership Initia-
tive), un programme mis en place à l’initiative du Président OBA-
LA CONSTRUCTION 211

MA en 2013, dans le but de promouvoir les talents africains.


Chaque année, 1 000 jeunes évoluant dans des domaines divers,
choisis après un long et rude processus de sélection, se rendaient
aux Etats-Unis pour un renforcement de capacités et du networ-
king. Au Bénin, sur plus de 500 candidats, 15 personnes avaient
été retenues. L’idée de participer au YALI ne m’enthousiasmait pas
particulièrement de prime abord. J’avais hésité à candidater surtout
parce qu’il fallait partir six semaines. Un mois et demi, cela me pa-
raissait trop long. Les années antérieures, malgré les insistances d’un

process que je mettais en place pourraient permettre à mes collabo-


rateurs de prendre les rênes de la maison pendant quelques temps.
Après trois tours éliminatoires, je reçus un mail en mars, m’annon-
çant que j’avais été sélectionné pour le programme qui se tiendrait
de mi-juin à début août.
Parallèlement à ma vie d’entrepreneur, j’entamai une vie de
speaker. J’étais désormais fréquemment sollicité pour intervenir sur
des panels traitant de motivation, d’entrepreneuriat, ou d’agrobu-
siness en Afrique. J’aime parler et partager, je suis un bon orateur.
S’ajoutait à cela le fait que j’avais une vraie histoire pleine d’ensei-
gnements, à raconter : celle de Kluiklui d’Agonlin et de Dayélian.

Les mois d’avril et de mai furent des moments de fortes


pressions. Je devais mettre en branle de nombreux chantiers avant
mon voyage chez l’Oncle Sam. J’avais régulièrement des journées
de quinze à seize heures. Mais j’aimais mon job et je faisais tout
cela avec plaisir. Si j’ai choisi de créer mes propres entreprises,
c’est justement pour ne faire que ce qui me fait vibrer et ne pas
m’encombrer de projets qui me laisseraient de marbre ou ne m’ex-
citeraient qu’à moitié. Ce n’est donc pas la charge de travail qui
était dure à gérer, mais la crainte de décevoir. Je ne m’autorisais
212 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
pas l’échec. D’abord pour moi-même, parce que cela endomma-

premiers que tout entrepreneur qui veut se transcender et s’ins-


crire dans l’histoire doit entretenir. Ensuite pour maman, qui avait

était un moteur puissant. Bien sûr, pour Euty – femme dévouée,


aimante, engagée dans la réussite de son foyer – et pour Yo égale-
ment, mes essentiels que j’avais embarqués dans ma folle aventure.
Celui ou celle qui vous accompagne tout au long de votre voyage
entrepreneurial joue un rôle très important. C’est votre copilote. Si

et de se consacrer à votre accomplissement commun, nonobstant

Euty méritait bien que nous décrochions les étoiles, ensemble.


Comme j’aime à le dire, dans de telles conditions « la réussite n’est
pas une option ». Parmi les chantiers en cours : un hymne pour les
produits Kluiklui d’Agonlin, un spot conceptuel pour la même fa-
mille de produits et un événement baptisé « Tasty Day », que nous
nous apprêtions à lancer. Christian et Boris étaient très actifs sur
ces sujets qui relevaient du marketing et de la communication gé-
rés par Seven (ex Pyramide). Au-delà du community management
(gestion des marques sur les réseaux sociaux), ils s’occupaient, en
tant qu’agence conseil d’Iridium, et sous ma supervision, de tous
les aspects touchant au branding et à la promotion de la marque.

En juin, l’hymne enregistré par Dalouv, artiste talentueux


de la scène underground nationale, fut lancé. C’était un morceau
à la résonnance pop sur fond de sonorités africaines, avec un re-
frain entêtant qui reste scotché dans votre esprit. Un illustrateur
travaillait parallèlement sur des planches qui schématisaient les
scènes du script de notre futur spot, que nous voulions résolu-
ment différent de ce qui se fait communément au Bénin. Clélia
B., la journaliste de Canal+ arriva à Cotonou dans la même pé-
LA CONSTRUCTION 213

riode pour tourner différents reportages dont le mien. Mon su-


jet avait été validé par le rédacteur en chef qui voulait faire un
focus sur le Kluiklui d’Agonlin (et non sur la marque ombrelle
-
nelle avait pu être transformée pour se positionner comme
un des must du snacking moderne. Tout s’enchaînait à une vi-
tesse folle. La mise à jour régulière et le suivi rigoureux de
mon agenda étaient les seuls moyens de ne pas perdre pied.
A quelques jours de mon départ pour les Etats-Unis, l’évé-
nement « Tasty Day » (qui serait rebaptisé « Evivi Day » – evivi
étant l’équivalent de tasty en langue fon – juste après la première

cultures) accueillit environ 200 personnes. Le but était aussi simple


qu’avoué : donner envie aux consommateurs de redécouvrir les
mets du terroir, en les associant à nos produits. Lorsque je pris
l’avion pour les Etats-Unis, j’avais le cœur quelque peu serré. Pour
la première fois, je partais pour plus d’un mois, laissant mon bébé,
Iridium, entre les mains de mes collaborateurs. Je savais que Kate et
Euty s’en sortiraient mais je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter.

Le YALI fut ma plus belle expérience de 2017 et assurément


l’une des plus enrichissantes de toute ma vie. La première phase
du programme, la plus longue, consistait en un séjour de cinq se-
maines dans une université américaine. J’avais été placé à l’Univer-
sité d’Etat de l’Oklahoma, réputée pour être une des meilleures
du pays dans le domaine des sciences de l’agriculture. La première
chose qui me frappa fut le contrôle musclé que nous subîmes à
l’aéroport international de Washington. Je compris alors que

woodienne. Le voyage se passa somme toute de façon agréable


jusqu’à destination. Nous étions logés sur le campus qui s’étendait
sur 6 000 m². Impressionnant ! Calme l’été, l’université se trans-
formait en véritable ville dans la ville de Stillwater, dès la rentrée
214 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
de septembre, avec ses 25 000 étudiants. Ma promotion comptait
25 talents issus de 17 nationalités africaines. Un melting-pot comme
je n’en avais jamais connu. L’écrasante majorité des autres fellows
était anglophone – comme sur l’ensemble des 1 000 lauréats de
l’année – et nous étions répartis dans une quarantaine d’universités.

Dès le lendemain de mon arrivée, les cours débutèrent. Natu-


rellement, des petits clans se formèrent comme dans tout groupe
humain. Les francophones – nous n’étions que cinq – avaient ten-
dance à rester ensemble, unis certainement par la langue française
– que nous ne parlions que très peu car le programme était en-
tièrement en anglais – et par les accointances culturelles. La di-
versité des personnalités, la multiplicité des expériences, la vie
en groupe – nous partagions le même palier dans une résidence

ce séjour une expérience unique. Les cours étaient très prenants,


se déroulant généralement de 8 heures à 17 heures. J’étais de re-

l’esprit. Ce n’est que les soirs, après le dîner que je m’attelais à


gérer les questions professionnelles, découvrant les joies du dé-
calage horaire. Je formais, avec Flavien, un Camerounais brillant
et plein d’énergie, un binôme complet. Nous partagions nos ex-
périences, nos points de vue et nos ambitions. Ivon, Béninois
tout comme moi, fut également un très bon compagnon de lutte.
Les modules de cours étaient agrémentés de sorties cultu-
relles à la découverte de l’Amérique. L’Oklahoma, situé au Sud
du pays, est un Etat conservateur. On y retrouve peu de Noirs.
Le règlement était très strict sur le campus. Pas d’alcool, pas de
tabac, il fallait se tenir à carreau et faire preuve de discipline. Je
me démarquai très vite. Il faut dire qu’avec mon éternel chapeau
noir (qui rappelle la mascotte qui en porte un rouge, et qui m’a
-
gues, mon humour sarcastique, cette habitude que j’ai de rire de
LA CONSTRUCTION 215

tout et de mettre la bonne ambiance, étaient également des signes


distinctifs qui imposaient ma personnalité naturellement, partout.

J’avais apporté avec moi, en multiples exemplaires, les 12 ré-


férences que nous commercialisions à l’époque. A chaque fois que
je me présentais, à chaque occasion de pitch, j’exhibais un ou deux
produits et les faisais ensuite goûter à tout le monde. La preuve
par l’objet, telle est ma devise. Si vous pouvez montrer ce que vous
faites, faites-le. Ce sera toujours plus éloquent que tout ce que
vous direz. Si vous ne pouvez transporter les biens ou services que

, produits Dayélian, cartes de visite… Je portais même, cer-

publicité vivante de ce que je faisais. Les Américains que nous cô-

maient : « Régis est un tueur en marketing ! » Effectivement, je


suis en mesure de vendre de l’eau aux poissons et du sable dans
le désert. Et tout bon manager-marketeur devrait en être capable.
Usman, promotionnaire Nigérian quelque peu disait égale-
ment que je ne ressemblais pas aux francophones (qui ont la ré-
putation d’être mous ou au mieux moins dynamiques que les an-
glophones) mais plutôt aux gars de Lagos qui « » (qui ne se
prennent pas pour des crottes), et il me surnomma « the man with the
winning DNA », le mec aux gênes de vainqueur. Ce n’était pas pour
me déplaire. Nous étions en compétition saine, chacun devait donc
s’imposer à sa façon et être invisible n’est pas dans mes habitudes.
Mon énergie positive ne me le permet d’ailleurs pas. Laisser un
souvenir agréable et indélébile là où je passe, a toujours été mon
leitmotiv.
Je n’hésitai donc pas à m’inscrire pour le concours « Ignite
Talk ». Il s’agissait de délivrer un speech inspirant en cinq minutes
chrono, mêlant parcours personnel et thématiques plus générales,
216 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
-

séjour. Elle était obligatoire pour tous et portait sur le business.


Chacun devait « pitcher » son projet pendant deux minutes, à l’aide

-
ning d’exécution, etc. En somme, c’était un condensé de business
plan, à présenter selon un canevas précis. La notation prendrait
-
ment…) que le fond (pertinence de l’approche, capacité du modèle
à être évolutif et reproductible à grande échelle, réalisme, cohérence
du plan de développement...).
Le jour J, nous fûmes répartis en plusieurs groupes. Un jury
était chargé d’écouter chaque projet. Les vainqueurs de ce premier

jury allait siéger. Cette fois-ci, plus de support. Juste une présenta-
tion « au feeling », suivie de questions des jurés. A l’aise en public,
-
portai la « Business Competition ». J’étais doublement heureux, car

l’oral que nous autres. Bien que n’ayant pas eu la possibilité de pra-
tiquer mon anglais pendant sept ans, je n’avais pas tout perdu ; je
m’en sortais bien. L’anglais, si tant est qu’il faille encore le rappeler,
est indispensable de nos jours. Mettez-vous à jour et n’attendez pas
pour y habituer vos enfants, en n’oubliant pas l’arabe, l’espagnol et
le chinois qui seront des atouts indéniables, dans le futur proche.

La seconde phase du programme se déroula à Washington. Pen-


dant cinq jours, nous enchaînions les conférences et rencontres. Le
-
seau qualitatif de plus de mille personnes que nous avions à notre
portée. La session « Ignite Talk » de Washington devait rassembler
217
218 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
tous les vainqueurs de chaque université, par séances de sept à dix
personnes. Tous les fellows de ma promotion étaient présents pour
me soutenir, ainsi qu’une bonne partie de la délégation béninoise.
J’étais le dernier à passer, dans mon groupe. Quand vint mon tour,
-
tionale du Bénin. Arborant une tenue traditionnelle jaune, je me
devais de briller pour faire honneur à mes soutiens et à mon pays.
J’avais convenablement et habilement préparé mon intervention.
J’y avais glissé plusieurs ingrédients allant de la petite phrase qui
fait sourire tout le monde (« You can call me the snack guy »), aux
chiffres qui impressionnent (les performances d’Iridium entre
2015 et 2017), en passant par l’engagement panafricaniste (mon
speech invitait chacun à reconsidérer la façon dont il « vend »
l’Afrique) et la conceptualisation (l’énonciation de ma philoso-
phie NOW – Name Of the Winner – déchaîna la salle). Je parvins

chœur une exhortation aux allures de prière pour notre conti-


nent. Tonnerre d’applaudissements. Mission accomplie. Je ve-
nais de défaire tous mes adversaires. Mon séjour était bien rem-

Le YALI est une expérience unique qui m’a appris bien

mal connu, même des Africains, en dehors de la sous-région. Les


-
tro-culturels avaient bel et bien un rôle à jouer dans la promotion
de la destination Bénin et dans la vulgarisation du savoir-faire afri-
cain. Tous ceux qui avaient vu ou testé nos produits avaient été sé-
duits. Le potentiel de ces derniers à l’échelle mondiale n’en avait été

Américains ont l’assurance de l’insolence. L’échec n’est pas consi-


déré, en leur terre, comme une fatalité ou une honte, mais plutôt
comme un facteur de succès potentiel, étant donné l’expérience
LA CONSTRUCTION 219

acquise par celui qui a eu l’audace d’oser. Ils ont la culture de la


gagne. Le revers de cette attitude, c’est bien sûr leur côté préten-
tieux et paternaliste. Ils sont convaincus d’être les plus forts, les
meilleurs, les plus riches. Ils ne connaissent pas bien le reste du
monde (nombre d’entre eux ne sont jamais sortis de leur Etat et
n’envisagent pas de le faire de sitôt) et considèrent l’Afrique telle
qu’elle est dépeinte par les médias Occidentaux, autrement dit uni-
quement comme une terre de misère, de maladie, d’assistanat, de
corruption, de dictatures, de guerres, etc. Il nous appartient donc,
comme je le clamai pendant mon talk à Washington, de faire atten-
tion à ce que nous disons de l’Afrique à chaque fois que nous avons
à l’évoquer, à l’écrit ou à l’oral. Les autres n’ont pas moins de tares
que nous, mais ils exposent leurs forces plutôt que de gongonner
leurs faiblesses. Ils n’ignorent pas leurs défaillances, mais les traitent
dans la discrétion. Aujourd’hui, les Africains ont la possibilité
d’être auteurs de leur Histoire, ce qui ne fut pas toujours le cas à

une image écornée pendant trop longtemps. Le véritable problème


de l’Afrique, c’est son image. Il est temps que nous nous présentions
sous un jour meilleur, et c’est ce que je tente de faire avec Dayélian.

Sur le plan professionnel, outre le savoir académique emma-


gasiné, je découvris l’elevator pitch (le pitch de l’ascenseur), concept
selon lequel vous devez être en mesure de présenter votre business
en 60 secondes chrono et donner envie à votre interlocuteur de
vous revoir pour en savoir plus. Dans un pays où les vies peuvent
littéralement changer d’une seconde à l’autre, cette approche
prend tout son sens, car il faut saisir les opportunités au vol, dès lors
qu’elles se présentent, quand on s’y attend le moins. C’est un bel
exercice qui permet à tout entrepreneur de travailler sa concision
et de savoir se vendre. Mais la plus grande richesse que je rappor-
tais dans ma valise, c’étaient ces 24 Africains aux parcours divers
et variés, devenus des amis, et qui représentaient pour moi 24 clés
220 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
d’accès pour 17 pays différents. Et le plus grand enseignement
acquis, transmis par des patrons de fonds d’investissements, des
banquiers et des business angels, c’était que l’investisseur investit
dans un entrepreneur ou une équipe bien plus que dans un projet.
Travaillez à être crédible, à vivre et respirer votre projet, à le maî-

et empathie. Ce que recherchent les personnes qui investissent,


-
nées pour pouvoir rebondir quand tout ira mal, des gens capables
d’opérer des virages à 180°, avec un mental en acier trempé et une
véritable vision.

A mon retour de Washington, je constatai avec bonheur que


Kate et Euty avaient tenu la baraque encore mieux que je ne l’au-
rais imaginé. Elles avaient d’ailleurs réalisé, en juillet, le meilleur
chiffre d’affaires mensuel de l’année. Je les félicitai chaleureuse-
ment. Je me réjouissais de ce que le business puisse tourner en
mon absence, car un chef dont les équipes ne produisent du résul-
tat qu’en sa présence est un chef qui a échoué. Seules les questions
d’ordre stratégique doivent nécessiter votre présence et votre aval.
Vous devez pouvoir vous départir de tout ce qui est du ressort

performants pour que quiconque, munis d’un minimum de bonne


volonté et de jugeote, soit à même de les appliquer et de générer
les incidences positives attendues.
Je reçus en août, le prix de l’entrepreneur de l’année, décerné
par la section française du Haut Conseil des Béninois de l’Exté-
rieur (HCBE). Le reportage de Canal+ fut diffusé dans la foulée

-
nion pensait que nous avions sollicité Canal+ alors que c’était
la chaîne elle-même qui nous avait repérés et était venue à nous.
221
222 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Vous devez croire en la puissance du travail et en la magie de la
passion. Elles rendent toute chose possible. Chaque projet doit
faire l’objet d’une attention particulière comme chaque client l’objet
d’un soin particulier. Ne laissez rien passer qui puisse amoindrir
la teneur de vos performances. Quant au spot publicitaire promou-
vant les produits Kluiklui d’Agonlin, il suscita l’admiration des in-
ternautes bien au-delà des frontières béninoises. Entre illustrations
et scènes réelles, inspiré de l’univers des contes africains, il racon-
tait l’origine du kluiklui et s’intitulait « Sur les traces de la galette en-
chantée ». Nous avions opté pour une diffusion exclusivement di-
gitale via WhatsApp et Facebook notamment. Le spot fut visionné
plus de 400 000 fois. Le buzz généré durant cette période de belles
récoltes entraîna une multiplication des sollicitations de participa-
tion à tel ou tel événement en tant qu’orateur. Ma vie de speaker est
passionnante, elle me permet de partager. Conférencier intermit-
tent aujourd’hui, conférencier à plein temps demain, assurément.

Les quatre derniers mois sonnèrent le début de la diversi -


tion. Je voulais avoir une entreprise au spectre plus ouvert. Nous
introduisions les mini-formats (des emballages à usage unique)
et les grands formats contenant jusqu’à 500 grammes, alors que
nos formats standard embarquaient jusqu’ici entre 50 et 100
grammes, selon les produits. Notre gamme était désormais dis-
ponible dans plus de cinquante points de vente, au niveau local.
Dans les rayons, nos produits étaient aisément reconnaissables
par la mascotte sympathique qui ornait chaque emballage. Nous
avions également mis en place un département B2B qui nous

En Septembre, je reçus un autre prix, le trophée Francophonie


35<35 qui récompense chaque année 35 jeunes entrepreneurs de
moins de 35 ans qui se distinguent par leurs projets dans l’espace
francophone. Les trophées furent remis lors d’une belle cérémonie
LA CONSTRUCTION 223

à Abidjan où, reconnu par différentes personnes dont des


personnalités, je me rendis compte que mon nom commençait

les invitations à communiquer lors d’événements divers se multi-


pliaient. De toute évidence, mon chapeau, qui ne me quittait pas,
aidait à me reconnaître. Il alimentait aussi toute sorte de fantasmes,
surtout au Bénin où la superstition est une seconde nature. Pour
certains, ce chapeau n’est rien d’autre que mon porte-bonheur.
-
ment même que je serais vraiment devenu Dah (roi), ce qui vou-

bienveillances occultes conditionnées par le port d’un couvre-chef.

N’était-ce pas des supputations symptomatiques de ce qu’est


notre époque, où les gens recherchent toute sorte d’explications
-
sation de soi par le travail ? Je m’amuse de toutes ces histoires
biscornues qui ont pour seul effet de renforcer la légende de
Dayélian et de son chapeau.
D’un point de vue technique, l’unité de production souffrait tou-
jours – et plus que jamais – de l’absence de mécanisation. Un autre
pseudo-ingénieur avait tenté de développer une machine sans suc-
cès. Je lui avais pourtant montré un modèle de mécanisme sur In-
ternet, avec des schémas clairs permettant de répliquer le système.
Après sept mois, le prototype était toujours inachevé. J’étais déses-
péré. Je souhaitais vraiment pouvoir développer mon projet avec
des compétences locales, chaque fois que cela serait possible. Mais
je dus me rendre à l’évidence. Le patriotisme, ce n’est pas le sacri-

qu’il faut aller vite pour conserver son leadership. Kate et moi déci-

Nous allions pouvoir assouvir nos velléités de mécanisation pour


224 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
produire davantage et aller à la conquête du monde. Une véritable ur-
gence d’autant plus que maman, fatiguée par le rythme intensif de

coup de main qu’une année, mais en était à boucler près de 24 mois.

En décembre 2017, Dayélian comptait 19 produits dans sa

concernait pas que les produits. En termes de stratégie, nous vou-


lions passer à un niveau supérieur en devenant distributeur. Dans
notre métier, le distributeur est celui qui a le pouvoir car il est la
courroie de transmission entre le producteur et le consomma-
teur. Dayélian, marque en pleine expansion, reste un projet parmi
d’autres, à Iridium. La boutique Dayélian a ouvert ses portes le
samedi le 9 décembre à Cotonou, à l’occasion de la 4ème édition
du « Evivi Day ». Spécialisée dans le « made in Benin » (et plus lar-
gement « made in Africa » à terme), elle s’inscrit dans la lignée de
la marque elle-même, en ne proposant que des produits (agroali-
mentaires et cosmétiques) naturels, qualitatifs et présentés de façon
contemporaine.

Au départ, Samsung ce n’était qu’un petit business de pois-


son. Le fondateur, Lee Byung-chul, achetait du poisson qu’il séchait
avant de l’exporter vers la Chine. Avec le succès au rendez-vous, il
adjoint la production de laine et de farine à ses activités. Puis, 20 ans
plus tard, il se lance dans la pétrochimie, la construction, les chan-
tiers navals, l’électromécanique ainsi qu’une multitude d’autres ac-
tivités. Aujourd’hui devenu un géant mondial, le Groupe Samsung
est une galaxie de 69 entreprises qui emploie 489 000 personnes.
Le (conglomérat d’entreprises de secteurs très divers, entre-
tenant entre elles des participations croisées), dont l’entreprise la
plus connue est Samsung Electronics, a réalisé en 2017 un chiffre

les plus rentables de la planète. Les exemples de ce genre sont lé-


LA CONSTRUCTION 225

lon les cas, sont des étapes inévitables dans le cycle de vie d’une
organisation qui se veut puissante, grandissante et qui traverse
le temps. Pour nous, devenir distributeur de produits agroalimen-
taires et cosmétiques n’est que la première étape d’un plan global et
ambitieux. Une telle transformation n’est possible que si la vision
vient d’en haut, donc du manager qui est le leader du groupe. Iri-
dium employait désormais une trentaine de personnes et l’équipe
s’était installée dans de nouveaux locaux à Maro-Militaire, en pleine
ville, pour des raisons de commodité (besoin d’espaces plus grands,

de 25 ans, n’était pas facile à canaliser. Le manque d’expérience et


de maturité, l’insouciance parfois encore bien présente, l’absence
d’ambition et de contraintes familiales qui responsabilisent l’être,

relever tous les jours. Mon ambition est de parvenir à créer une
« Génération Iridium », avec des vertus, des valeurs et de la com-
pétence. Et pour y parvenir, le premier levier c’est l’exemplarité.
Faites ce que vous demandez à vos collaborateurs de faire. Les
miens m’ont souvent dit qu’ils apprenaient énormément à mes cô-
tés, que mon style de management les stimulait, qu’ils décuplaient
leur potentiel et se découvraient des facultés insoupçonnées à mon
contact : compliment ultime pour un manager !

Outre le personnel, l’entreprise générait de nombreux autres


emplois indirects, jouissait d’un réseau d’une cinquantaine de pres-
tataires et écoulait tous les mois des milliers de produits du ter-
-
mer local, tout en faisant – à travers les paquets qui partaient aux
quatre coins du monde – la promotion de la destination et du sa-
voir-faire béninois et africain. Pareille éclosion attire forcément la
convoitise et attise les inimitiés. Restez concentrés, ne vous lais-
sez pas distraire. Lorsque nous avons appris que certains anciens
226 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
collaborateurs s’étaient constitués en faction dissidente pour mon-
ter le même business, soutenus par un trentenaire, prototype de
l’« homme d’affaires » à la sauce béninoise (qui fait tout et rien, évo-
lue sans scrupules ni vergogne), Kate et Euty étaient si remontées
qu’elles en perdirent leur calme. Je m’efforçai de les rassurer en
leur expliquant que l’essentiel serait fait, mais en temps et en heure
indiqués. Les mauvaises vibrations des personnes peu scrupuleuses
ont tendance à vous éparpiller et à vous faire perdre votre concen-
tration. Ma première réaction fut de poster un message d’avertisse-
ment à l’endroit des consommateurs sur mes pages personnelles et
sur celles de l’entreprise, sur les réseaux sociaux.

Les copieurs avaient tellement pompé notre identité vi-


suelle que certains confondaient nos produits. Il était de mon de-
voir d’alerter l’opinion, en lui faisant comprendre qu’elle avait le
choix entre deux différentes offres, mais qu’il ne fallait pas qu’elle
achète une marque x ou y en pensant qu’il s’agissait de Dayélian.
Les implications d’une déception post-achat sont trop lourdes
pour qu’on risque d’endosser, dans la tête du consommateur, une
responsabilité qui n’est pas la nôtre. Une partie de notre gamme
de produits avait été plagiée au millimètre près. Les imposteurs
usurpèrent même les données nutritionnelles (obtenues à coup
d’argent et de travail appliqué) et le texte descriptif au verso des
emballages. Ils se présentaient dans des points de vente se faisant
passer pour des employés d’Iridium venus vendre « une extension
de la gamme Dayélian ». Cette manœuvre nauséabonde, nous la

nous étions bien en présence d’un cas de concurrence déloyale.

Plusieurs fois, j’avais observé des gens tenter de faire ce que


nous faisions, sans broncher. Parfois, je trouvais même les offres
intelligentes parce qu’elles contournaient habilement les aspects
qui auraient pu les faire tomber dans le mimétisme décérébré.
227
228 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Mais la situation était bien différente cette fois-ci. Avec Alao, le
juriste-conseil de l’entreprise, devenu ami et frère d’armes dans le
combat quotidien de l’entrepreneuriat, nous avions décelé huit vio-
lations de divers codes juridiques (espionnage industriel, usage de
faux, vol de données…). Se sentant dos au mur, la partie adverse
entama une campagne de dénigrement de ma personne dans les
journaux, informations mensongères à l’appui, par l’intermédiaire
d’un journaliste à la plume corrompue et à la crédibilité morte et

médias, riposter dans le même style, mais mon code éthique m’em-
pêchait de tomber si bas, pour descendre au niveau de mes adver-
saires dans les bas-fonds de la morale, où l’on donne des coups en
dessous de la ceinture.
et je préférais m’y accrocher. Ils tentèrent dans le même temps une
résolution à l’amiable, pendant laquelle la fausseté des auteurs et
leur malhonnêteté m’avertissaient de la suite : ils essayaient simple-
ment de gagner du temps et ne respecteraient rien des engagements
pris autour de la table. L’avenir allait donner raison à mon intuition.
Aucunement surpris, je décidai de ne plus me soucier de cette af-
faire. J’avais fait le nécessaire, j’avais protégé mon clan. L’objectif
des diverses actions entreprises n’était nullement de chasser des
intrus de mes terres, mais de leur montrer que la chasse a ses règles.

Ne laissez pas les gens tenter d’ébranler votre équilibre


par des pratiques malsaines sans réagir. Vous enverriez un mau-
vais signal aux autres charognards qui observent vos réactions et
recherchent les proies les plus faibles. Imposez-vous ! Imposez
votre chance ! Mon message était passé mais les opportunistes
ne semblaient pas prêts à pratiquer la chasse autrement. Qu’im-
porte ! Nous allions changer les règles du jeu, de sorte à les mettre
hors-jeu. La victoire n’en serait que plus goûteuse, et la leçon plus
explicite. On peut tenter de copier votre offre, voire de la cloner,
LA CONSTRUCTION 229

la mission, les valeurs, la philosophie et la structuration de votre


entreprise feront la différence au moment d’affronter d’éventuels
adversaires. Ne soyez pas qu’un commerçant qui achète ou produit
et (re)vend. Soyez un leader avec une vision, un développeur qui
apporte de la valeur ajoutée, qui est capable de vendre de l’eau aux
poissons et du sable dans le désert. Le monde du business est un
imbroglio, une impitoyable jungle, un labyrinthe dans lequel vous
devez apprendre à changer de fusil d’épaule aussi vite que Lucky
Luke ne tire. Lorsque vous occupez une place de pionnier, doublée
de celle de leader, vous devenez une cible exposée. Le succès a ses
revers que les envieux rêveurs ignorent. Vous voulez rester N°1 ?
Alors, ne vous arrêtez pas. Ne vous laissez pas distraire. Dévelop-
pez, déployez, prenez de la hauteur et de la vitesse. C’est ce que

à emprunter leur propre voie, à poursuivre leur course seuls, car


ils ne parvenaient pas à suivre mon rythme. Soyez comme le vent,
insaisissable, imprévisible et irrattrapable.

Dayélian était maintenant sur la rampe de décollage. Ce der-


-

la fusée entame une nouvelle expédition, à la conquête d’autres


galaxies. Nous étions désormais allègrement copiés comme Co-
ca-Cola, Nokia, Gucci, Mercedes ou toute autre marque mondia-
lement connue. Il y avait les « Fake Dayélian », produits plagiés,
contrefaits ou similaires, et les nôtres, les authentiques, les produits
Dayélian Oridjidji (original en argot fon). Seules les entreprises qui
écrivent l’histoire, font rêver, s’inscrivent dans la culture populaire
et la mémoire collective, inspirent les autres, avec en résultante des
conséquences positives et négatives. Non seulement vous inspirez,
230 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
à force de travail, d’abnégation et d’ingéniosité, mais vous attirez
également les opportunités – qui ne sont pas toutes bonnes à saisir
-
née 2017, je fus approché par un haut-cadre d’une des plus grandes
et des plus puissantes multinationales de l’agroalimentaire ; il sou-
haitait me débaucher. La rémunération et les avantages énoncés,
dix à quinze fois supérieurs à mes équivalences actuelles, auraient

que Dayélian était la priorité absolue, au moment de cette offre.

En y repensant, le timing aura été l’un de mes points forts


tout au long du chemin. Prendre les bonnes décisions et les
risques adéquats, au bon moment. Tout est une question de ti-
ming. Pensez à votre vie et vous remarquerez que les événements
majeurs qui la jalonnent auraient produit des résultats tout à fait
différents s’ils avaient eu lieu à d’autres moments. Le marke-
ting, d’une certaine manière, implique le timing. La façon dont
vous (vous) vendez est capitale et ne saurait être prise à la légère.

Il m’arrive de ne pas me rendre compte de l’envergure de


ce que nous faisons chez Iridium, parce que je m’efforce de garder
la tête sur les épaules pour échapper aux distractions que les pré-
mices de la bonne fortune placent sur le chemin. Mais les consom-
mateurs, le peuple, mes collaborateurs, mes amis, mes ennemis
et la presse me rappellent, chacun à leur manière, que la marque
Dayélian est rentrée à tout jamais dans l’histoire du Bénin et s’ap-
prête à laisser ses traces, à l’encre indélébile, dans les annales de
l’Afrique et du monde.

Une inspiration, un soir de délayage de gari, a changé ma


vie. Parce que j’étais à l’écoute des signes. Parce que j’étais disposé
à recevoir l’Energie créatrice. Au-delà de l’impact macroscopique,
LA CONSTRUCTION 231

je me suis rendu compte que mon combat touche directement les


cœurs et impacte profondément les vies. Il ne se passe pas un jour
sans que je ne reçoive des messages d’encouragements et de re-
merciements, de toute l’Afrique, de personnes qui disent puiser

Nous devons créer nos propres modèles, nos propres icônes. Nos
populations ont besoin d’inspiration, de motivation, de leadership.
En tant que speaker, j’ai cette formidable opportunité de pouvoir
parler aux gens pour les stimuler, pour créer l’ignition. Mais au-delà
de l’art oratoire, il y a l’art de l’écoute et l’art de la pratique. Ainsi,
depuis 2017, je n’hésite pas à consacrer un peu de mon temps à
ceux qui sollicitent mon avis, mon expertise, mes conseils quant à

cadre strictement privé. Comme a coutume de le dire mon brillan-


tissime ami Régis S. : « Ce n’est pas parce que nos aînés ne nous
ont pas tendu la main, alors qu’ils le pouvaient et le devaient, que
nous ferons de même. Nous devons apporter de la valeur à notre
environnement. »

voir est d’accompagner d’autres entrepreneurs sur le chemin du


succès, en étant des mentors disponibles, à l’écoute, francs et in-
tègres. Votre succès n’est pas votre seule propriété. Il appartient
à tous ceux qui ont besoin de vous comme repère pour s’élever.
Vous n’avez ni le droit de les décevoir, ni le droit de les ignorer ou
de les abandonner.
La version intermédiaire
des produits
Kluiklui d’Agonlin. Le fondateur de Dayélian
(2014)
dans leurs nouveaux emballages.
(2016)

Séance de dégustation dans un


supermarché de Cotonou. (2017)
(2017)
1 3

1 et 2 : Esquisses primaires du
logo, réalisées par
Régis EZIN. Régis EZIN, rece-
3 vant un prix d’excel-
conçue par un illustrateur. lence à Abidjan.
(2016) (2017)

Le chef d’entreprise engagé,


participant à l’assainissement
d’une place publique, dans la
capitale béninoise.
(2018)
VII- MON BREVIAIRE
MON BRÉVIAIRE 237

Imaginer, créer et innover sont des actes d’instinct, avant


tout. Entreprendre n’est donc point une science avec des théorèmes
et des formules qui, appliqués à la lettre, produisent un effet prévi-
sible immanquable. Toutefois, il existe de grands principes. Au cours
de ma traversée, j’en ai découvert un certain nombre à force d’er-
reurs, de leurres, d’échecs, de victoires et de gloires. Chacun pourra,
à sa guise, prendre ce qui lui semble bon dans ce que j’appelle mon
bréviaire, cet ensemble de règles que j’observe désormais – avec la

succès dans l’équation à mille inconnues qu’est la vie d’entrepreneur.

PRATIQUEZ LES « 3R »

J’ai toujours à l’esprit ce que j’appelle la règle des 3R, c’est à


dire la Résilience, le Réalisme et la Réactivité.

La résilience, parce que si vous n’êtes pas prêts à prendre


des coups, à être traînés dans la boue et à farfouiller dans la ga-
doue vous-même – lorsque la situation l’exige –, à la recherche
d’une préciosité qui y serait enfouie, à avoir les deux jambes cas-
sées et néanmoins poursuivre votre marche, vous n’y êtes pas. La
résilience, au sens employé ici, est la capacité à résister aux chocs,
qu’ils soient physiques, psychiques, moraux ou émotionnels. Et
les chocs, c’est la seule certitude que vous avez quand vous dé-
marrez un projet. Même si vous disposez de ressources humaines
adéquates et matérielles illimitées, vous pouvez être certains que
les aléas ne sont pas aléatoires dans la vie d’entrepreneur. La ré-
silience est une espèce d’endurance exacerbée. Le cas de Thomas
EDISON, inventeur américain détenteur de 1093 brevets, est
bien connu. Il disait d’ailleurs qu’il n’a pas essuyé 1 000 échecs
mais plutôt qu’il a connu 1 000 façons de fabriquer une ampoule
-
nirent par doter l’humanité d’un des outils les plus indispensables
238 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
MON BRÉVIAIRE 239

de notre quotidien. Mille tentatives ! Il faut avoir la foi du charbon-


nier pour s’entêter ainsi. Lorsqu’il était plus jeune, Steven SPIEL-
BERG, l’un des plus grands réalisateurs d’Hollywood, s’est vu reca-
ler trois fois par l’Université de Caroline du Sud où il voulait suivre
des cours. La suite de son parcours, on la connaît. Le Colonel

vie, après des revers et des rebondissements de natures différentes


tout au long de son existence. Jack MA, emblématique patron dé-
calé du géant chinois Alibaba, a échoué à de multiples concours de
recrutement (police, KFC…) mais a poursuivi la lutte, persuadé
qu’il avait de grandes choses à accomplir. La résilience prend racine
dans votre esprit et dans sa capacité à se forger la résistance néces-
saire. Créez-vous une carapace en vous lançant et faites-en une ar-
mure, toujours plus solide tout au long du chemin. Chaque échec,
chaque mi-temps, chaque bataille perdue doit être une nouvelle

Le réalisme, parce qu’il faut se remettre en question constam-


ment. On n’a jamais la certitude absolue d’avoir pris la bonne op-
tion. Et il ne faut pas laisser les petits succès qui peuvent émailler
le chemin, vous faire croire que vous n’êtes plus sujet aux échecs.
Le réalisme induit une bonne dose d’humilité. Il faut savoir re-
connaître qu’on a fait des mauvais choix, les assumer et changer
de paradigme. Je n’avais jamais pensé que je vendrais autre chose
que du kluiklui en démarrant. Je voulais me concentrer sur ce pro-
duit, comme certaines marques qui sont spécialisées dans les chips,
uniquement les chips sous plusieurs variantes. Mais les facteurs
exogènes varient selon les contextes. De nombreuses personnes
sont allergiques à l’arachide. Alors, j’ai rajouté du coco grillé à la
gamme. Mais ici encore, le coco, à l’instar des noix que nous avons
commercialisées par la suite, n’est pas toléré par tous les orga-
nismes. J’ai donc élargi la gamme aux chips de banane, aux biscuits
240 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI

relevant de l’impossible, mais d’offrir du choix à un large public,


pour augmenter les revenus et le potentiel d’expansion.

La réactivité, parce qu’elle consiste à ne jamais remettre à


demain quelque chose que l’on peut faire immédiatement. C’est
basique, c’est classique, mais c’est si vrai. J’ai créé la philosophie

name of the winner », voilà ma phrase préférée. J’observe, dans


mon entourage proche, ainsi qu’au sein des organisations en géné-
ral, une tendance systématique à la procrastination. Ne pas prendre
l’habitude de faire les petites choses à temps, c’est développer le ré-

clé. Agir sans délai est une approche que devrait développer chaque
entrepreneur. S’il est nécessaire de mûrir les décisions stratégiques,
il ne faut surtout pas perdre de temps au niveau opérationnel ou

que l’on dompte les crises et aléas avec pugnacité et fulgurance.

Tout le monde ne peut être entrepreneur. Depuis quelques an-


nées, on a l’impression que les gouvernements et les organisations
internationales se sont donné le mot pour conduire la jeunesse
dans un ravin profond. La seule issue de secours serait de se mettre
à son compte ? Fausse idée, phénomène de mode ! Possédez-vous
les 3R ? C’est ce que vous devriez vous demander. Certaines per-
sonnes sont faites pour exceller dans une entreprise. Ce sont des
carriéristes de bonne facture, incapables de développer eux-mêmes
un projet. D’autres par contre, ont les qualités nécessaires pour
driver un groupe et mener à bien des initiatives d’envergure en par-
tant de peu, alors qu’ils ne seraient que de piètres collaborateurs
s’ils évoluaient dans un environnement établi, en tant qu’employé.
Chaque personne répond à des ressorts différents fomentés par
l’histoire personnelle, les velléités entretenues et l’environnement
MON BRÉVIAIRE 241

tant microscopique que macroscopique. Il est impérieux donc de


se connaître soi-même pour choisir la voie qui convient le mieux à
votre personnalité et à vos désirs profonds.

COMMENCEZ MAINTENANT, ET ALLEZ VITE

La pire erreur est de vouloir attendre que toutes les conditions


soient réunies pour commencer. Ou alors, d’espérer minimiser au
maximum les risques avant de se lancer. Entreprendre, c’est risquer
tout simplement. Tout le monde n’est pas prêt à le faire. Alors,
choisissez votre camp. Il faut démarrer avec ce que l’on a, où l’on
est, comme on peut, et surtout sans complexe. N’oubliez pas que
l’humiliation précède la gloire et que l’humilité la préserve. Ne vous
laissez pas affaiblir par les mauvaises langues, le regard des autres
ainsi que leur pessimisme. Tous ceux qui ne croient pas en vous ou se
moquent de vos choix doivent constituer de la matière pour forger
votre rage positive, celle-là qui vous permettra de vous surpasser.

A force d’attendre, non seulement vous verrez d’autres per-


sonnes développer vos idées avant vous, mais vous perdrez aus-
si la puissance que confère l’impulsivité bien dirigée. Commen-
cez, faites des erreurs, allez vite et ajustez au fur et à mesure
votre offre. Vous ne serez jamais seuls à avoir une idée. Une
petite recherche Google sur ce qui vous paraît le plus tordu ou
inimaginable au monde, vous permettra de vous rendre compte
que votre pensée avait été devancée par d’autres. La seule chose
qui fait la différence, c’est la vitesse et la qualité de l’exécution.

Penser à moderniser le kluiklui et les autres amuse-bouches


traditionnels n’est peut-être pas la meilleure idée que j’ai eue. Mais
si c’est ma plus belle réussite entrepreneuriale à date, c’est parce
que c’est la seule idée que j’ai expérimentée avec spontanéité et
ardeur dès le départ, de façon quasiment irrationnelle. Je suis
242 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
parti de 15 000 francs CFA pour faire ce que j’appelais un test.
Puis, j’ai suivi la trajectoire tracée par l’expérience, sans jamais
-
samment intéressante, ni révolutionnaire, et cela est probable.
Mais si vous ne vous jetez pas à l’eau maintenant, de peur d’une
douche froide, l’eau ne se réchauffera pas nécessairement demain.

COMMUNIQUEZ ET SACHEZ (VOUS) VENDRE

Personne ne saura que vous avez trouvé le vaccin contre le


cancer si vous ne le faites pas savoir. La communication est le mes-
sager de l’action. C’est elle qui va chuchoter aux oreilles du monde
ce que vous avez à offrir. A une époque où nous nageons en pleine
surinformation, avec un trop-plein de médias, il est important de
choisir pertinemment les canaux qui conviennent à vos objectifs
et à votre travail. Voulez-vous faire connaître votre offre du grand
public ? Est-ce nécessaire ? Etes-vous plutôt sur une niche pour
laquelle la communication de masse serait nuisible, tuant l’esprit
d’exclusivité ? Vos clients sont-ils devant le petit écran ou sur Inter-
net ? Il y a une multitude de paramètres à considérer avant de choi-
sir comment et quand communiquer. Cela ne s’improvise pas. Si
-
VY, il est préférable de recourir aux services d’un spécialiste. A pe-
tite ou à forte dose, communiquer vous sera indispensable et plus
ou moins coûteux. Il faut considérer cette charge comme un inves-
tissement sur la durée. Mais attention, trop communiquer, comme
tout excès, peut s’avérer contre-productif. Ne tombez pas dans la
banalité ou la routine. Ne saturez pas votre audience non plus. Et
sachez choisir le bon timing, c’est à ça que servira par exemple
un plan media. Tout est une question de dosage et de calibrage.

Avec vos équipes, il est tout aussi indispensable de com-


muniquer pour distiller continuellement la vision suprême qui est
MON BRÉVIAIRE 243

morcelée en objectifs puis en actions. Ceux qui travaillent avec


vous doivent savoir où vous allez, où ils vont. Ils constituent votre
premier public. Soyez clairs, soyez francs, et abordez sans détour
ce qui vous préoccupe. Ne faites pas économie d’éloges à l’endroit
de ceux qui mériteraient d’être félicités, et le cas échéant faites-
le publiquement à chaque fois que cela est possible. Ne ménagez
pas non plus ceux qui auraient besoin d’être sanctionnés, car les

autres. Encouragez aussi vos collaborateurs à s’exprimer plutôt que

par imploser, pour le malheur de l’organisation. C’est à vous, en


tant que leader, qu’il incombe d’instaurer un climat propice à la
communication – où chacun peut s’exprimer sans craindre des re-
présailles – au sein de l’organisation.

PRENEZ DES RISQUES

Pour se développer de façon exponentielle, passer de 0 à 100 et


conserver un rythme de croissance important, prendre des risques
mesurés sera inévitable. Le simple fait de s’associer à d’autres per-
sonnes dans une affaire est un risque. La cohabitation peut s’avérer
-
drer clash et crash. Pourtant, pour poursuivre la course de fond

seul. Mettre sur le marché des produits plus chers que ceux qui
existent déjà et dont les prix sont décriés par certains, c’est aussi
un risque. Nous l’avons fait. Et les produits concernés font au-
jourd’hui partie de notre Top 5.

la réussite ! Quand Xavier NIEL, le boss de Free, a eu l’idée révo-


-
rables pour opérer son développement. Après le succès de sa ,
244 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
-
nement téléphonique à deux euros, obligeant ses concurrents
– des mastodontes historiques – à suivre, ce qui permit aux mé-
nages français de réaliser des économies conséquentes.

NE VOUS LAISSEZ PAS DISTRAIRE

Il est facile de perdre sa concentration et de se déconnec-


ter de l’essentiel. Les préoccupations de la vie personnelle, les
contingences diverses, les adversités, les rumeurs et intox, les
compliments insistants – même sincères –, le buzz – piège mo-

sont autant de facteurs susceptibles de jouer sur votre capacité


à rester focalisés sur vos objectifs. Lorsque vous passez un cap,
embrayez sur le prochain. L’inattention, dans la gestion d’un pro-
jet, peut être aussi fatale qu’une seconde d’étourdissement au

réagir opportunément à tout instant. Et cela demande de la ri-


gueur et beaucoup de discipline, pour éviter tout ce qui entraîne
distraction ou euphorie excessive. Aussi, toutes les activités sans
grande utilité, devenues répétitives et machinales avec l’hégé-
monie des smartphones (par exemple checker son téléphone
toutes les deux minutes sans raison valable) gagneraient à être
domptées pour le bien de votre productivité. Organisez-vous
pour que l’essentiel prédomine et mobilise toute votre attention.

N’ECONOMISEZ PAS

Ni vos ressources, ni votre énergie ne doivent faire l’objet


d’un usage timoré. Si vous avez foi en ce que vous faites, vous
ferez certainement quelques folies, vous prendrez des risques.
Vous puiserez donc dans vos économies ou trouverez le moyen de
mobiliser de l’argent autant qu’il vous faudra pour réaliser votre
MON BRÉVIAIRE 245

projet. Ne vous privez pas d’investir dans vos propres projets. Se-
mez pour l’avenir. Quant à votre temps et votre énergie, ils ré-
pondent à la même règle : dépensez sans compter. C’est pourquoi
il est important de développer des projets qui vous passionnent.
-
tition et l’exercice rendent un mouvement parfait. C’est en pas-
sant du temps à faire et refaire telle ou telle autre chose que l’on
acquiert expertise et facilité d’exécution. Pendant quatre années,
j’ai mis tout ce que j’avais dans mon projet agroalimentaire, sans
retenue. J’y croyais, et j’ai fait en sorte que cela fonctionne. S’in-
vestir pleinement vous donne également l’obligation de réussir.

VALORISEZ-VOUS !

Si vous ne croyez pas en vous, personne ne le fera à votre


place. Ne laissez pas les gens égratigner l’estime que vous avez
pour vous. Vous devez être certains d’avoir les qualités nécessaires
pour être un bon meneur. Bien souvent, les entrepreneurs sont
des gens qui, de par leur histoire personnelle ou pour toute autre
raison, ont un fort besoin de reconnaissance. Mais avant que les
autres ne vous mettent en tête de liste de leurs role-models, vous
devez vous considérer comme en étant potentiellement un, et
travailler conséquemment sur votre personnalité. Tout le monde
a des défauts, il est alors inutile de vous apitoyer sur les vôtres.
Concentrez-vous sur vos qualités individuelles. Vous pouvez le
faire par le biais de la visualisation ou de la méditation, en effa-
çant les propos blessants des uns et des autres (professeurs, pa-
rents, amis…) qui ont pu miner votre esprit dans le passé. Ces
derniers sont de nature à nous faire végéter dans des états négatifs
qui sont contradictoires à la mentalité de gagnant. Sortez de votre
esprit l’image de vous fabriquée par les autres, et reformatez votre
disque sur la base de vos talents, compétences, qualités et valeurs.
246 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
Chaque défaite doit être analysée pour capitaliser sur son
enseignement intrinsèque, sans que l’on ne se morfonde inlas-
sablement. De la même façon, chaque victoire, aussi petite soit-
elle, doit être savourée, sans prétention excessive, mais avec le
contentement innocent d’un enfant qui se réjouit de chaque
nouvel accomplissement dans son apprentissage de la vie.

Valorisez-vous également, en refusant d’être sous-payés.


Bien trop de personnes acceptent de vendre leurs services

parce qu’elles ont « besoin d’argent ». C’est une mauvaise excuse


et surtout une très mauvaise idée. Comme le dit un dicton popu-
laire : « Si tu te vends moins cher, la vie t’achètera à crédit. »
Les clients ont tendance à vouloir exploiter les situations. Et
ils en ont le droit, car ils cherchent à faire le meilleur deal, au-
trement dit minimum de dépense possible et maximum de

Si vous acceptez plus de travail que vous ne pouvez en ac-


complir, parce que vous sous-facturez et qu’il vous faut faire
du volume pour vivre, il y a de grandes chances pour que
vous fournissiez un travail de qualité passable. Si vous préfé-
rez valoir peu plutôt que rien (en attendant de trouver chaus-
sure à votre offre), votre valeur sur le marché décroîtra aussi.

Plusieurs fois, je me suis retrouvé dos au mur, avec des piles


de factures et l’épée de Damoclès qui dansait la salsa au-dessus de
ma tête, mais jamais je n’ai accepté de descendre en dessous des
-
sez-vous !
MON BRÉVIAIRE 247

DEVELOPPEZ VOTRE OFFRE, L’ARGENT VIENDRA

L’obsession de l’argent est un piège dans lequel tombent de


nombreux porteurs de projets, notamment les startuppers. Plutôt que
-
gie dans la recherche de fonds, ce qui peut s’avérer dangereux. La
tendance actuelle qui consiste à multiplier les challenges et autres
types de compétition de business plan est de nature à distraire les
entrepreneurs, et les éloigne de l’essentiel. Ces différents concours
demandent du temps de préparation. Beaucoup de temps. Il est
vrai que dans le contexte de l’Afrique de l’Ouest (et francophone

dans cette chasse oubliant le plus important. Combien d’initiatives


intelligentes n’a-t-on pas vu remporter du cash çà et là sans ja-
mais devenir des projets concrets et rentables par la suite ? Ce qui

moyens que vous avez. Plus vous aurez une offre précise, pointue
et attractive, plus vous serez à même de trouver de l’argent pour
booster votre business. Par contre, l’argent sera mal dépensé si

A votre offre, s’ajoute la stratégie d’opérationnalisation. En


un mot, comment faites-vous fonctionner l’offre ? Structu-
rez votre business. Travaillez sur l’organigramme et l’interopé-
rabilité des services acteurs de votre entreprise, jusqu’à ce que
vous trouviez la bonne imbrication et les bons process. Quand
cela sera fait, assurez-vous que tout fonctionne comme pré-

Vous devez avoir la meilleure interconnexion possible entre

structuration fera la différence entre vos concurrents et vous.


248 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
TRAVAILLEZ VOTRE LEADERSHIP

On ne le répétera jamais assez : le capital le plus important


de votre projet, c’est vous. Les investisseurs s’intéresseront d’abord
à votre personnalité. Quels sont vos motivations, vos ambitions,
votre façon d’appréhender votre projet, votre capacité à rebon-
dir… L’arrogance, la position sociale et les origines, les succès
antérieurs ou encore l’argent ne sont pas les facteurs qui déter-
mineront si vous êtes un bon leader. Etre un leader, cela se tra-
vaille au quotidien. Vous saurez que vous êtes sur la bonne voie,
lorsque vos collaborateurs vous le feront savoir implicitement ou
explicitement. Commencez par faire preuve d’exemplarité, commu-

objectifs clairs, favorisez l’autonomie de vos collaborateurs, soyez


justes, soyez empathiques, gardez fermeté et bonne humeur – sans
diluer pour autant votre intransigeance – dans le même giron.

Le leadership s’acquiert à force de travail. Même si vous avez


des prédispositions naturelles à diriger, l’évolution rapide de la so-
ciété et des codes oblige à se mettre à jour continuellement. Un pa-
tron sans leadership conduira son équipe à la perdition ou au mieux,
ne fera qu’actionner une machine, sans saveur ni perspectives.

LISEZ

Ce qui se cache dans les livres est comme l’or enfoui dans
la terre. Tous les grands leaders vous le diront : il faut lire, c’est
l’une des clés du succès. Warren BUFFET, un des Hommes les plus
riches de notre époque, consacre à la lecture plusieurs heures par
jour. Avec Internet aujourd’hui, s’informer et accéder à la connais-
sance est un jeu d’enfant. Jamais l’Homme n’a eu autant d’options
249
250 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
pour apprendre, se cultiver : journaux, magazines, livres aux for-
mats divers, blogs, sites Web, etc. Paradoxalement, les gens ne lisent
quasiment plus. Cette triste situation offre l’avantage, à ceux qui
s’adonnent encore à cette activité fort enrichissante, d’être bien plus
armés que la masse, car plus instruits, mieux structurés, mieux infor-
més et par conséquent plus aptes à accomplir de grandes choses.

CREEZ UN CERCLE-TRACTEUR

Le cercle-tracteur est un groupe de personnes qui, réunies,


constituent votre fondation inébranlable et le trampoline de votre
existence. Que vous soyez entrepreneur ou non, il décuplera vos
capacités. C’est dans ce cercle que vous vous ressourcerez et que

plus fous. Ceux qui vous sont chers sont, par défaut, membres de

à vous apprendre de par leur expérience, des conseils à dispenser


de par leur maturité ou leurs connaissances techniques. Aussi, la
qualité morale de votre personnel est un critère de
choix. Si vous vous entourez de narcissiques et d’arrivistes, qui im-
mobilisera vos pieds au sol quand les étourdissantes vapeurs du
succès tenteront de vous faire voltiger ?

Avec ce cercle, votre réussite sera plus certaine, et certaine-


ment plus rapide et plus savoureuse. Les victoires ont bien meil-
leur goût quand on s’en délecte en groupe. Et les échecs sont bien
plus supportables quand on n’est pas seul à subir leurs assauts.

L’autre raison pour laquelle ce cercle est important, c’est la


crainte de décevoir. Lorsque vous êtes soutenus par les vôtres in-
conditionnellement, vous ne pouvez pas vous permettre de faire
les choses à moitié. Ils mettent leur énergie à votre service, leur
vie dans votre aventure, et parfois leur destinée entre vos mains.
MON BRÉVIAIRE 251

Le deal est gagnant-gagnant : le cercle-tracteur vous tire vers le haut,


tandis que vous le portez avec vous dans votre ascension, avec la
certitude que sa présence vous maintient dans la modération.

CREEZ VOTRE ‘DAILY ROUTINE’,


ADOPTEZ UNE ROUTINE GAGNANTE

En observant les habitudes de vie de ceux qui réussissent,


aussi bien les hommes et femmes de premier plan que ceux qui
nous entourent, on remarque qu’ils suivent pour la plupart une
trame dans le déroulement de leurs journées. Aussi simple que
cela paraisse, la routine est un levier essentiel dans la vie des en-
trepreneurs qui, pourtant, ont besoin de mouvements et de
changements. Elle permet d’avoir et de se conformer à une or-
ganisation-type optimale, ce qui cultive une discipline véritable.
Aujourd’hui, les outils pour gérer son temps sont innombrables
-
vez l’outil qui vous convient et maîtrisez-le. Personnellement,
en plus de Google Calendar – classique mais très pratique –,
j’utilise toujours la bonne vieille méthode des bouts de papier,

-
porte, c’est d’expérimenter différentes solutions pour n’en retenir
qu’une ou deux. Il est effrayant de constater que peu de gens ont
l’habitude de prendre note de ce qu’ils ont à faire, sous prétexte

pourra annihiler l’encombrement de votre esprit. Laissez votre cer-

Pratiquez votre daily routine dès le matin. Sport, prière, mé-


ditation, visualisation, petit-déjeuner, révision des leçons avec les
252 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
nières qui vous mettent dans des dispositions optimales pour af-
fronter la journée. Vos réunions doivent également être organi-

laisser du temps pour le travail et de ne pas tomber dans le cycle


timer les
actions permet de s’évaluer quotidiennement. Quel est le taux de
réalisation de vos objectifs ? Telle est la question que vous devez
vous poser tous les soirs, au moment du bilan.

Faites également un usage modéré des réseaux sociaux. Ils


prennent vite le contrôle dans la vie de tous les jours, ce qui a pour
conséquence de distraire énormément et de diluer la proactivité.

pouvez faire des pauses-réseaux sociaux, plutôt que de consulter

présents sur toutes les plateformes. Ce n’est ni pertinent, ni pro-


ductif. Choisissez trois ou quatre plateformes qui s’alignent sur
vos objectifs et faites en sorte d’y construire une présence solide.

-
manent. Tout est important, mais tout n’est pas urgent. Voici par

- Résoudre le problème des codes-barres


- Préparer mon voyage pour la Chine
- Finaliser mon speech pour mon prochain talk à Abidjan
- Relancer le notaire
- Comparer les devis pour les panneaux solaires de maman

conditionnement

de cuisine
- Prendre rendez-vous chez le dentiste
MON BRÉVIAIRE 253

- Rencontrer l’un des groupes dont je suis mentor, pour faire


un point sur l’évolution de leur projet
- Débriefer le site Web en refonte
- Envoyer des mails aux deux associés (en France et au Cana-
da) de mon nouveau projet en cours de développement
-…

A cette liste non exhaustive, s’ajoutent la gestion courante d’Iri-


dium, les grandes décisions à prendre en ce qui concerne Seven, les
appels divers, et évidemment les imprévus qui viennent toujours
bouleverser l’ordre que vous pensiez avoir établi. Réaliser chacune

un colloque tout l’après-midi et ne disposais donc que de ma ma-


tinée) n’est pas humainement possible. La seule façon de faire est
de procéder à une hiérarchisation. Qu’est ce qui est le plus urgent ?
Quels sont les sujets brûlants ? Que peut-on repousser au lende-
main raisonnablement ? Une fois que vous avez fait ce travail, tout

lendemain pour me concentrer pleinement sur ce qui comptait le


plus, ce jour-là. Do It Now ! Faites les choses tant que vous le
pouvez et surtout quand elles sont nécessaires.

La capacité à organiser sa vie peut faire toute la différence.


Benjamin FRANKLIN
les créneaux pour manger, faire la sieste et travailler. Il devait
s’adapter en fonction des aléas de son activité professionnelle,
mais il s’en tenait à son planning dans la mesure du possible. Que
-
mille, et de préparer le jour suivant avant d’aller dormir comme
Barack OBAMA, que vous décidiez de travailler quasiment toute
la matinée depuis votre lit comme Winston CHURCHILL, ou
que vous fassiez du sport matinal une règle d’or comme Aliko
DANGOTE, l’essentiel c’est de suivre le « plan ». Comme le disait
si bien Aristote : « Nous sommes ce que nous répétons chaque
jour. L’excellence n’est donc pas un acte mais une habitude. »
254 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
N’OUBLIEZ PAS LES HOMMES

Le capital humain est déterminant dans tout type d’entre-


prise. Faites en sorte de recruter des collaborateurs motivés. S’ils
ne sont pas dans la philosophie de votre entreprise, faites en sorte
qu’ils adhèrent à votre vision, communiquez leur clairement vos
ambitions et objectifs. N’hésitez pas à investir dans leur forma-
tion pour faire d’eux des talents en constante progression. Vos
collaborateurs sont censés vous dire quoi faire, vous aider à aller
plus vite et à mieux faire. Mais au début, vous devrez certaine-
ment leur montrer comment procéder puisque vous êtes celui qui

-
té de progression. Quant aux autres, mettez un point d’honneur

c’est d’en fabriquer d’autres. Et lorsque vous aurez réussi ce pari,


votre équipe gagnera en maturité, en productivité et en autonomie.

Un Homme sans rigueur est un navigateur dont l’expédi-


tion court à la perdition. Un Homme sans souplesse, incapable
de prendre des risques, de s’adapter et de faire des entorses à ses
propres règles, fera un voyage fade, sans la saveur de l’imprévu.

Chacun se construit son canevas. Ce bréviaire est le mien, et j’es-


père qu’il inspirera les lecteurs à concevoir le leur, à défaut d’en
faire usage en l’état.

N’OUBLIEZ PAS DIEU

La présence de Dieu s’expérimente et se conçoit de diverses


manières. Selon votre obédience, adoptez les codes qui vous rap-
-
MON BRÉVIAIRE 255

tous les Hommes, sous tous les cieux, et que l’on retrouve expri-
mées clairement dans tous les Livres Saints et ceux dits de Sa-
gesse. Se connecter au Divin est la façon la plus sûre d’obtenir

notre existence. Lorsque vous entreprenez, que vous avez des


dizaines de décisions à prendre rapidement tous les jours et que
chacune d’entre elles peut bouleverser l’équilibre que vous avez
mis en place à la sueur de votre front, il vous faut faire preuve
de discernement. L’Homme, à lui seul, ne peut compter véri-
tablement que sur son expérience et sa logique. Alors que sou-

la visualisation ou encore les monologues intérieurs, on peut sol-


liciter la faveur de l’Esprit Suprême, pour qui rien n’est caché.

Et surtout, n’oubliez pas de remercier Dieu lorsque de


bonnes choses vous arrivent. Et même quand elles ne se pro-
duisent pas – dans votre entendement –, remerciez-le pour la
Vie qui coule en vous. Nous trouvons sans cesse des prétextes
pour nous éloigner de Dieu. Pas le temps, trop de soucis, pas
d’argent, etc. Or toutes ces considérations humaines ne devraient
en rien fragiliser la relation que nous entretenons avec le Suprême.
Pour Lui dire Merci, certains donneront la dîme, d’autres préfére-
ront les œuvres de charité ; d’autres encore pratiqueront le « give
back » – philosophie très répandue aux Etats-Unis et qui consiste à
rendre à la société une partie de ce qu’elle nous a permis d’accumu-
ler – sous forme de dons à des universités, à la ville, à des ONG...
La méthode importe peu. Ce qui compte c’est de donner, de parta-
ger et de savoir que ce que nous gagnons ne nous appartient pas ex-
clusivement. Nous devons remercier l’Univers, en retirant de notre
bourse une partie de notre richesse pour la répandre, soit dans
des œuvres utiles, soit dans des œuvres de conviction ou de foi.
L’auteur, racontant son parcours lors d’un talk à Cotonou.
(2018)

Régis EZIN, prononçant le très acclamé speech « Let’s Rebrand Africa »


lors de la cérémonie de clôture du programme Mandela Washington
Fellowship/YALI, à Washington D.C.
(2017)
onou.

Régis EZIN, entouré de deux membres


clé de son cercle-tracteur :
son épouse (à gauche) et sa mère (à droite).
(2016)
POSTFACE
ÉPILOGUE
POSTFACE 261

donné par sa mère en raison de sa volubilité, qu’il semble tenir de


son « papounet »), la même histoire, inventée par moi-même, pour
lui expliquer l’unicité de chacun.

« Lorsque la première étoile fut créée, elle était toute seule. Et


elle pensait qu’elle allait rester ainsi, unique lumière dans le vaste
espace. Quand elle vit les autres étoiles arriver, les unes après les

fut triste. Le Big Boss (c’est ainsi que j’aime appeler Dieu) essuya
ses larmes et lui expliqua qu’elle n’avait pas à craindre quoi que ce
soit et que personne n’étoufferait sa brillance.

— Regarde comme tu es belle. Et regarde comme tes sœurs,


là-bas, sont belles. Chacune de vous brille à un endroit différent
et apporte du bonheur. Seule, tu ne pourrais enchanter toute l’hu-

elles, du tien. Vous êtes les grains de beauté du ciel, et si j’ôtais d’ici
une seule d’entre vous, l’harmonie serait bouleversée et l’équilibre
perturbé.

La belle petite étoile se rendit compte de la chance qu’elle


avait de faire partie de la constellation et prit plaisir à briller depuis
ce jour, main dans la main avec ses sœurs. »

Le partage est une porte qui donne directement sur la

certes elle brillerait, mais bien assez peu pour créer l’effet de mil-
lions d’astres. L’étoile n’a pas besoin d’éclipser les autres pour
se sentir exister. Elle est puissante intrinsèquement, mais dé-
cuple son pouvoir si elle donne aux autres la possibilité d’exister.
L’étoile doit être un courant d’amour et de tolérance, d’humi-
lité mais également d’assurance, celle d’être unique parmi mille.
262 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI

sur les sinueux et tortueux sentiers de la vie, j’ai trouvé un chemin


dans lequel je me suis engouffré avec passion, sourire et convic-
tion. Ces trois armes sont également celles de Lola, mon insépa-

-
pa rose, à la manière d’une rockeuse. Lola, qui semble apprécier
sa virée en bécane, avançant sans trop se soucier de la destina-

porte-photos, le premier objet que j’ai acheté pour décorer mon


bureau. A l’époque, nous passions, elle et moi, de longues heures
dans la solitude. Je l’observais et il m’arrivait de lui parler, de lui

là, toujours sur mon bureau, aussi paisible et réconfortante que


par le passé. Lola qui ne change pas, me rappelle souvent que le
temps ne passe pas. Le temps n’est pas. Nous sommes, et nous
passons. Alors, pendant que nous sommes en action, chacun
d’entre nous devrait apporter sa contribution, offrir à ses sem-
blables son inspiration, avant que ne sonne l’heure de l’expiration.
J’ai donc voulu écrire cet ouvrage pour donner le meilleur de mon
expérience, encore en cours, mais déjà chargée de tant d’instants.

Si l’Afrique souffre de son image, c’est parce que nous n’en


prenons pas soin. C’est parce que nous ne nous donnons pas non
plus la possibilité de nous tirer vers le haut les uns les autres, de
nous inspirer mutuellement et de montrer au reste du monde que
nous sommes en mesure de transgresser les préjugés pour exposer

La tradition orale, symbole de notre continent pendant longtemps,

Chaque génération doit constituer un ressort supplémentaire pour


l’essor de la suivante. L’écriture d’un fragment de mon histoire est
ma contribution. Vous apporterez la vôtre, à votre façon, si vous
ÉPILOGUE
POSTFACE 263

souhaitez prendre part à la dynamique d’éclosion d’un écosys-


tème plus vibrant et plus conscient de son potentiel, en Afrique.

Demain n’est pas si loin. Demain n’est pas. Demain c’est main-
tenant. L’avenir est une succession de présents interconnectés, au
cours desquels chaque incidence est la conséquence de la précé-

m’intéressait pas. Il urgeait que j’écrive maintenant. Il me parais-

monde. Ceux-là qui ont la responsabilité d’ouvrir aux générations ul-


térieures une porte sur les innombrables possibles de l’esprit. Trou-
vez votre talent et aidez nos enfants à trouver les leurs. Offrez-leur
la possibilité d’être des êtres entiers, épanouis car libres des frustra-
tions qu’engendrent une méconnaissance de sa destinée et de ses
potentialités. J’ai lu quelque part ceci : « Le talent, chanceux celui qui
le découvrira, intelligent celui qui le développera, prospère celui qui
l’utilisera. » Cette phrase résume à merveille ce à quoi devrait ser-
vir notre existence. Nous ne sommes que la somme de nos choix.

montre comment et quand faire quoi. Si nous sommes à l’écoute de


notre voix céleste, il nous sera impossible de passer à côté de notre
voie terrestre. Ainsi, nous pourrons boire la vie au calice de ses
promesses. Et, l’inspiration étant illumination passagère et volatile
par nature, il conviendra, lorsqu’elle vous visitera, de la saisir et de
-
nairement vous n’auriez certainement pas pu faire. L’inspiration,
mais aussi l’action. Do It Now ! Agissez maintenant, sans délai.

A l’heure où j’écris ces dernières lignes, les challenges les plus

l’impossible et l’impensable pour continuer à donner de l’espoir et


264 JUSQU’AU BOUT, J’IRAI
ÉPILOGUE
POSTFACE 265

vie dévorante de fabriquer des mondes nouveaux (comme


« Régisland », cette île que je rêve de posséder depuis tout pe-
tit pour y développer ma ville) et d’ouvrir des horizons insoup-
çonnés. Le projet Dayélian n’en est qu’à 5% de son potentiel.
Les perspectives sont énormes, les ouvertures nombreuses, la foi
bien présente en moi et la volonté brûlante. Ici, au Bénin, ou ail-
leurs, mes initiatives – que ce soit dans le cinéma, les jeux-vidéos, la
-
trepreneuriat, le digital… – auront chacune leur chance et leur sort.
Je leur en ai fait le serment. Nous ne devons pas nous contenter
de vivre, nous devons faire battre la vie au rythme de nos passions.

Couvert de mon éternel chapeau noir, paré de vêtements


transpirant mon identité, arborant mon sourire ineffaçable, legs de
ma « Jeanne d’Arc-en-Ciel » et attribut premier de mon intrépidité
et de ma gratitude envers la vie, je poursuis mon voyage, escorté
de mes essentiels – mon socle, ma famille –, dans le but d’être un
acteur d’impact créant de la valeur, de la richesse – personnelle et
communautaire – et de demeurer une source d’inspiration pour
des générations, mu par une seule certitude : « Moi, E-ray, jusqu’au
bout, j’irai ».
ISBN : 978-99919-78-21-5
Dépôt légal n°10639 du 28 août 2018
Bibliothèque Nationale du Bénin
Imprimé en août 2018

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Il est possible de commader en grande quantité des éditions spéciales,

Pour de plus amples informations, merci d’envoyer un e-mail


à l’adresse suivante: joinme@regisezin.com

Tous droits de traduction, d’adaptation, de représentation et


de reproduction réservés, pour tous pays.

©Régis EZIN 2018


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