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santes.

Que ce soit dans les ruelles étroites ser-


pentant entre des bâtiments construits au hasard
ou à l’aplomb de vertigineuses percées verticales
et horizontales, Exil surprend le promeneur à
chacun de ses pas : statues de jeunes artistes à
la mode ou antiquités gravées sur une surface
recouverte de suie et de mousse, fontaines jail-
lissantes ou canalisations éventrées, maisons
peintes avec force couleurs et boutiques étroites
Imaginez des tours et des maisons de fonte et nichées sous une arcade…
de pierre noire, des passerelles et des escaliers Peut-être serez-vous mal à l’aise, soudaine-
qui décrochent les perspectives, des esplanades ment, quand vous prendrez conscience que
et des courettes aux pavés glissants, des canaux vous déambulez dans un cimetière. Exil est une
suspendus par des câbles d’acier. Entendez le fra- nécropole, encore hantée par la présence des
cas du tramway qui passe au-dessus de vous et Anciens, ce peuple finalement détruit par ses
le sourd ronronnement des machines loin sous esclaves humains plus de deux mille ans avant
vos pieds. Une pluie éparse mais alourdie par cet instant. Partout les vestiges des tombeaux,
les suies et les fumées s’abat sur vos épaules, la les cénotaphes et les mausolées vous renvoient
brume s’effiloche autour de vous, le vent plaque à votre propre mortalité. Il n’est guère étonnant,
d’épais vêtements sur votre corps transi. Il n’y dans ces conditions, que tant d’Exiléens se lais-
a d’autre éclairage que quelques becs de gaz fu- sent aller au mysticisme le plus morbide.
mant et, un peu plus loin, la soudaine clarté vive Cette morbidité est encore renforcée par
et aveuglante d’une machine-soleil. l’absence permanente d’une source lumineuse
Vous voilà en Exil, la Cité verticale, la Cité d’Acier. éclatante. En Exil, il fait toujours sombre. Le soleil
ne brille jamais sur la cité, même à ses plus hautes
Exil, comme si vous y étiez... altitudes. Le ciel est désespérément opaque sans
Exil est une cité humaine construite sur une qu’aucune étoile n’y soit visible. Seule la masse
lune lointaine, au milieu d’un océan déchaîné. pâle et orangée de la planète Forge emplit le ciel
Haute de trois kilomètres, d’un diamètre de huit vingt jours par mois, se découvrant peu à peu
et d’une circonférence de plus de vingt-cinq, Exil tandis que sa lune aquatique, Exil, lui tourne au-
est démesurée pour notre entendement. Elle se- tour en lui exposant toujours la même face. Forge
rait comme Paris empilée cinquante fois l’une est elle-aussi peuplée par des humains mais leurs
par-dessus l’autre. civilisations, abandonnées jadis, n’ont jamais bé-
Comment cela est-il possible ? Les ingénieurs et néficié de l’esprit de progrès exiléen.
architectes exiléens sont passés maîtres dans l’art Le rythme des journées de vingt heures n’est
de la construction métallique, n’employant la pierre alors signalé que par l’ouverture et la fermeture
que pour remplir les interstices et monter des mai- des bureaux d’Administration et de la plupart des
sons et des façades. Par ailleurs, ils s’appuient sur commerces, ainsi que par une soudaine baisse de la
d’immenses aiguilles d’obsidienne qui jaillissent de lumière tandis que les gaziers diminuent l’intensité
l’océan et culminent encore à plusieurs dizaines de des becs de gaz et que les ingénieurs civils coupent
mètres au-dessus des plus hauts jardins. l’alimentation des machines-soleils.
C’est entre ces aiguilles que les passerelles et Se déplacer dans la cité n’est guère difficile tant
les ponts, les plateaux et les terrasses ont été lan- les moyens de transport sont variés. Bien sûr, la
cés, reliés par des escaliers et des ascenseurs, de marche reste encore le plus simple, mais tous ces
fragiles ponceaux ouvragés et des corniches glis- escaliers, ces pentes et ces montées fatiguent vite.
Peut-être choisirez-vous le vélo, fort pratique si er les gens ou à attraper les voyous et les bandits
l’on profite des ascenseurs et des rues de desserte. d’honneur, tandis que les agents de Sanitation
Pour les trajets les plus longs, préférez le tramway prennent de nombreuses (et parfois étranges)
suspendu. Il vous emmènera à destination en peu mesures prophylactiques.
de temps et peu de changements. Enfin, si vous Là, au-dessus de vous, les mitiers, ces funam-
en avez les moyens, vous apprécierez la rapidité et bules de l’impossible, crapahutent dans les en-
la souplesse des ballons-taxis qui se glissent dans trelacs d’acier et les poutrelles de fonte pour revis-
les couloirs et les puits de la cité avec élégance. ser des boulons, refaire des soudures, nettoyer les
Du port Circulaire, au pied de la cité, jusqu’aux envahissantes spores et vérifier que tous les édific-
jardins suspendus et le quartier des palais, à es tiennent debout. En cela, ils sont les auxiliaires
son sommet, vous aurez tout loisir de visiter indispensables des ingénieurs civils. Ces derniers
quelques-uns des bâtiments qui font l’orgueil ont en charge la gestion technique de la cité – de la
et la fierté des Exiléens : la Cité administra- vérification des constructions à la planification des
tive et son immense horloge qui règle la vie de travaux publics, de la surveillance des machines-
chacun, les dizaines de collèges et de maisons soleils à l’étude des machines absurdes (d’étranges
d’étude de l’université qui entoure la pres- et incompréhensibles installations, héritage des
tigieuse Bibliothèque universelle, les loges cor- Anciens faisant fonctionner bien des systèmes au
politaines discrètes qui abritent toute la puis- cœur de la cité), du contrôle des centres de répar-
sance économique de la Cité d’Acier ou encore tition vapeur à l’entretien des intelligences méca-
le Grand Opéra, délice ingéniérique et musical niques, les immenses calculateurs mécaniques in-
tenu au-dessus du vide par des passerelles aussi stallés dans les murs d’Exil, partout où il y a de la
diaphanes que solides. place. Leur idéal ingéniérique, tout entier tourné
vers le progrès et les techniques, promet à tous une
Vivre en Exil vie meilleure et plus sûre – et pour l’instant, c’est le
Vivre en Exil, c’est avant tout connaître et re- plus souvent le cas.
specter la Concorde sociale. Elle est une pen- Dans les dispensaires, aux côtés des médecins
sée, une philosophie, une règle, un principe que formés à l’université, œuvrent les scientistes,
chaque citoyen apprend dès son plus jeune âge cintrés dans leurs chemises amidonnées et leurs
et que les visiteurs sont bien avisés de connaître. gilets de cuir. Médecins et infirmiers, chirur-
Chacun doit vivre en bonne intelligence avec son giens d’élite et psychologues avisés, ils sont là
prochain, nul ne doit user de son pouvoir pour pour aider et guérir. Pourtant, comment ex-
brimer ses contemporains ni revendiquer plus pliquer que personne ne leur fasse confiance et
qu’il n’est raisonnable qu’il puisse obtenir. Tant qu’une sourde angoisse s’installe quand ils sont
que chacun reste à sa place et se montre civil dans les parages. N’ont-ils pas délivré la cité de
et policé, y compris dans les luttes politiques, la famine en lui offrant des techniques agroali-
philosophiques ou syndicales, alors la Concorde mentaires avancées, comme la culture hydropo-
sociale est sauve. nique ou l’élevage raisonné de « sacs à viande »
Garante de la Concorde sociale, Administra- ? Ne sont-ils pas ceux qui ont percé les secrets
tion gère au quotidien la vie de la cité et de ses des Portes d’Airain, seuls passages connus entre
habitants. Plus du tiers des Exiléens travaillent la lune et sa planète, et qui ont ouvert Exil vers
pour elle et, de la police aux services funéraires, sa voisine Forge ? Trop de rumeurs courent sans
en passant par l’approvisionnement frumentaire doute sur leur compte pour qu’on les accepte ja-
et la gestion des eaux usées, elle est la meilleure mais totalement – ils vivent entre eux, austères
garante de la pérennité exiléenne. Sur les passer- et étranges, pratiquant des rites inconnus et,
elles, les agents de Pandore circulent prêts à aid- dit-on, enlevant des enfants pour renforcer
leurs rangs. Sont-ils vraiment des savants fous grandes usines métallurgiques et chimiques de
se livrant à d’effroyables expériences comme cer- la cité industrielle, loin sous le niveau du port,
tains le murmurent ? les prolétaires vivent chichement et avec dignité,
Tous ceux qui ne travaillent pas pour Admin- conscients que seul l’engagement politique, un
istration œuvrent d’une manière ou d’une autre syndicalisme très fort et une forte solidarité leur
pour les corpoles exiléennes – à moins qu’ils permettront de se tailler une meilleure place
ne soient de noble naissance et appartiennent dans la société sans briser la Concorde sociale.
aux familles des patriarches. Les corpoles sont
des nébuleuses industrielles et financières, re- Au quotidien
groupant par dizaines, par centaines, des en- En Exil, vous mangerez surtout des produits
treprises et des entrepreneurs engagés à ne tra- de la mer, des algues et du poisson. Vous pour-
vailler qu’avec ceux qui appartiennent à la même rez aussi profiter des « délices » scientistes que
corpole, payant police à la même Maison de né- constituent les viandes fumées et rôties venues
goce et profitant des coffres de la même Mai- des « sacs à viande ». Même la boisson vient de
son de change. Sept d’entre elles font plus de la la mer : vins marins, coques cuites ou méduses,
moitié des profits et du commerce en Exil, mais il vous faudra vous tourner vers les bières de
il en existe tant qu’il est difficile de les compter. champignon pour sentir autre chose que le sel
Les patriarches, eux, furent les maîtres de la et les embruns dans votre verre.
cité avant d’abdiquer le pouvoir et de le confier Si vous voulez contacter un ami, décrochez le
à Administration. Maintenant, ils vivent oisive- parlophone et, une fois que les chuchotis des in-
ment, avec munificence, dans leurs immenses telligences mécaniques se seront tus un instant,
palais aux plus hauts niveaux. Leurs familles il vous suffira de demander son nom et de don-
donnent les plus belles fêtes, encouragent les ner son numéro – s’il en possède un. Aussitôt,
plus grands artistes, commandent les on vous mettra en communication.
plus beaux automates – la dernière Plus élégant, plus rare, vous pouvez aussi ten-
mode exiléenne, à l’apparence ter de lui laisser un message grâce au chro-
androïde, ciselés dans les plus matographe. Installez-vous devant le clavier,
nobles matériaux et capables de inclinez le micro, fixez bien l’écran à aiguille,
conserver, de servir, d’aider aux et tapez votre message. Vous pourrez aussi
tâches quotidiennes. utiliser le chromatographe pour accéder à
Bien loin de ces fastes, les des banques de données ou interroger les
ouvriers et les petits em- services administratifs à distance.
ployés, exiléens de souche ou Si vous en avez les moyens, vous prof-
immigrants forgiens, sont la itez des mille plaisirs de la cité – jugée dé-
masse des travailleurs de la cadente pour les rudes Forgiens. Les
cité. Qu’ils s’enferment dans Exiléens sont des sybarites dont
quelque étude pour grif- les pulsions trouvent leur con-
fonner toute la journée et tentement dans les fêtes les plus
aligner des colonnes de chif- débridées, érotiques, folles qui se
fres, qu’ils rejoignent les puissent imaginer. Les drogues
ateliers répartis à travers sont multiples, la pornographie un
toute la cité, partout où il y art, l’amour un autre. Les muses
a de la place pour installer dévêtues dans les salons ravissent
des établis et des outils, ou poètes et peintres, musiciens et
qu’ils descendent jusqu’aux écrivains qui rivalisent de tal-
ent, grassement encouragés par de munificents Noir, que les humains finirent par gagner.
mécènes, pour les envoûter et les séduire. Plus Les patriarches gouvernaient donc Exil, nobles
sérieusement, vous jouez peut-être à la Manigance, parmi le peuple. Mais, privés d’ennemis extérieurs,
ce jeu de réflexion et de hasard complexe et délicat, ils se firent bientôt la guerre pour le pouvoir. Cela
dont les grands maîtres, tous nobles, se déchirent durant longtemps, entrecoupé de paix durables
au cours de championnats passionnant les foules ou non, d’embuscades et d’échauffourées, noyant
de toutes catégories sociales. la cité dans la peur et le sang.
Mais même dans les quartiers les plus populai- Enfin, certains se levèrent. Le corps adminis-
res, vous trouverez à vous distraire : bals popu- tratif, les scientistes longtemps pourchassés et
laires, cabarets, chansons, clubs et associations. les ingénieurs civils à l’influence grandissante,
Et, deux fois l’an, lors du Carnaval et lors de la s’opposèrent aux patriarches et leur arrachèrent
fête portuaire, la fête est dans toutes les rues, mé- le pouvoir après de longues négociations. L’Exil
langeant les Exiléens de toutes provenances, de moderne était née.
toute richesse, dans un tourbillon de couleurs et Quand les mystérieux Stalytes apparurent,
de délires – y compris les plus mortels parfois. après une semaine de tempête et de brumes
En somme, la vie des Exiléens est semblable épaisses, leurs palais fermement implantés en
à celle de tant d’autres, partagée entre le travail Exil comme s’ils en avaient toujours fait par-
quotidien, la famille et quelques loisirs. tie, la Cité verticale était calme et la Concorde
sociale régissait la vie de tous. Ces êtres énig-
Histoire matiques venus d’ailleurs semblent être plongés
Les hommes ne sont pas originaires d’Exil ou dans des études métaphysiques. Le temps ne
de Forge. Ils ont été enlevés de la Terre en des semble avoir aucune prise sur eux, pas plus que
temps reculés, emportés comme esclaves par les événements qui agitent la vie de la cité...
une race se dépérissant, les Anciens. Les hom- Deux cent ans avant cette année, les scien-
mes furent emmenés sur Forge puis, comme tistes finirent par découvrir le secret des Portes
ils se montraient les plus adaptables et les plus d’Airain. Ils les réouvrirent au passage des na-
industrieux (et qu’ils se reproduisaient bien en vires qui pouvaient désormais passer de l’océan
captivité), nombre d’entre eux furent emmenés Noir aux mers gelées de Forge, de l’obscurité de
sur Exil, au milieu de dizaines d’autres races la lune à l’éclat permanent du soleil forgien. Au
enlevées, afin qu’ils y construisent les fabuleux cours de l’essor économique qui suivit les pre-
tombeaux dans lesquels les Anciens voulaient miers contacts depuis fort longtemps entre les
être ensevelis. habitants d’Exil et ceux de Forge, les corpoles se
Avec le temps, les Anciens abandonnèrent Forge constituèrent et se développèrent, jusqu’à créer
à son sort et restèrent sur Exil, vivant au milieu un nouveau pouvoir avec lequel il faut désor-
des mausolées. Les humains de Forge virent dis- mais compter, celui de l’argent industriel.
paraître les derniers bateaux des Anciens à travers Si, de nos jours, la cité est calme, on ne peut en
les Portes d’Airain et furent livrés à leur sort, con- dire autant de Forge où les guerres entre les pays
struisant bientôt des nations et des empires tels ou entre leurs citoyens font rage, au plus grand
qu’on les connaît aujourd’hui, mosaïque de cul- bonheur des corpolitains qui trouvent ainsi de
tures et de forces politiques clairsemées. nouveaux débouchés pour leurs produits.
Les hommes en Exil apprirent à courber la tête Exil n’attend plus que vous pour respirer et
puis, menés par les patriarches, se rebellèrent et vivre. Laissez-vous entraîner et bon jeu !
abattirent tous les Anciens et aussi tous les autres
peuples esclaves. Il s’ensuivit quatre cent ans de
guerre contre les Lektres, les seigneurs de l’océan

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