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Préface

Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d’êtres, se


comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix,
à vingt individus, qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément
dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres.
L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur.
Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question
des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement
d’un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand
j’aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à
l’œuvre, comme acteur d’une époque historique, je le créerai agissant dans
la complexité de ses efforts, j’analyserai à la fois la somme de volonté de
chacun de ses membres et la poussée générale de l’ensemble.
Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d’étudier,
a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement
de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la
lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans
une race, à la suite d’une première lésion organique, et qui déterminent,
selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments,
les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et
instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et
de vices. Historiquement, ils partent du peuple, ils s’irradient dans toute
la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette
impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en
marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second empire, à
l’aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d’État à la trahison
de Sedan.
Depuis trois années, je rassemblais les documents de ce grand ouvrage,
et le présent volume était même écrit, lorsque la chute des Bonaparte,
dont j’avais besoin comme artiste, et que toujours je trouvais fatalement
au bout du drame, sans oser l’espérer si prochaine, est venue me donner
le dénouement terrible et nécessaire de mon œuvre. Celle-ci est, dès
aujourd’hui, complète ; elle s’agite dans un cercle fini ; elle devient le
tableau d’un règne mort, d’une étrange époque de folie et de honte.
Cette œuvre, qui formera plusieurs épisodes, est donc, dans ma pensée,
l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second empire. Et

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le premier épisode : la Fortune des Rougon, doit s’appeler de son titre
scientifique : les Origines.
Émile Zola.
Paris, le 1er juillet 1871.

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I

Lorsqu’on sort de Plassans par la porte de Rome, située au sud de la ville,


on trouve, à droite de la route de Nice, après avoir dépassé les premières
maisons du faubourg, un terrain vague désigné dans le pays sous le nom
d’aire Saint-Mittre.
L’aire Saint-Mittre est un carré long, d’une certaine étendue, qui
s’allonge au ras du trottoir de la route, dont une simple bande d’herbe usée
la sépare. D’un côté, à droite, une ruelle, qui va se terminer en cul-de-sac,
la borde d’une rangée de masures ; à gauche et au fond, elle est close par
deux pans de muraille rongés de mousse, au-dessus desquels on aperçoit
les branches hautes des mûriers du Jas-Meiffren, grande propriété qui a
son entrée plus bas dans le faubourg. Ainsi fermée de trois côtés, l’aire
est comme une place qui ne conduit nulle part et que les promeneurs seuls
traversent.
Anciennement, il y avait là un cimetière placé sous la protection de Saint-
Mittre, un saint provençal fort honoré dans la contrée. Les vieux de Plassans,
en 1851, se souvenaient encore d’avoir vu debout les murs de ce cimetière,
qui était resté fermé pendant des années. La terre, que l’on gorgeait de
cadavres depuis plus d’un siècle, suait la mort, et l’on avait dû ouvrir un
nouveau champ de sépultures, à l’autre bout de la ville. Abandonné, l’ancien
cimetière s’était épuré à chaque printemps, en se couvrant d’une végétation
noire et drue. Ce sol gras, dans lequel les fossoyeurs ne pouvaient plus
donner un coup de bêche sans arracher quelque lambeau humain, eut une
fertilité formidable. De la route, après les pluies de mai et les soleils de juin,
on apercevait les pointes des herbes qui débordaient les murs ; en dedans,
c’était une mer d’un vert sombre, profonde, piquée de fleurs larges, d’un
éclat singulier. On sentait en dessous, dans l’ombre des tiges pressées, le
terreau humide qui bouillait et suintait la sève.
Une des curiosités de ce champ était alors des poiriers aux bras tordus,
aux nœuds monstrueux, dont pas une ménagère de Plassans n’aurait voulu
cueillir les fruits énormes. Dans la ville, on parlait de ces fruits avec des
grimaces de dégoût ; mais les gamins du faubourg n’avaient pas de ces
délicatesses, et ils escaladaient la muraille, par bandes, le soir, au crépuscule,
pour aller voler les poires, avant même qu’elles fussent mûres.
La vie ardente des herbes et des arbres eut bientôt dévoré toute la
mort de l’ancien cimetière Saint-Mittre ; la pourriture humaine fut mangée
avidement par les fleurs et les fruits, et il arriva qu’on ne sentit plus, en

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passant le long de ce cloaque, que les senteurs pénétrantes des giroflées
sauvages. Ce fut l’affaire de quelques étés.
Vers ce temps, la ville songea à tirer parti de ce bien communal, qui
dormait inutile. On abattit les murs longeant la route et l’impasse, on arracha
les herbes et les poiriers. Puis on déménagea le cimetière. Le sol fut fouillé
à plusieurs mètres, et l’on amoncela, dans un coin, les ossements que la
terre voulut bien rendre. Pendant près d’un mois, les gamins, qui pleuraient
les poiriers jouèrent aux boules avec des crânes ; de mauvais plaisants
pendirent, une nuit, des fémurs et des tibias à tous les cordons de sonnette
de la ville. Ce scandale, dont Plassans garde encore le souvenir, ne cessa
que le jour où l’on se décida à aller jeter le tas d’os au fond d’un trou creusé
dans le nouveau cimetière. Mais, en province, les travaux se font avec une
sage lenteur, et les habitants, durant une grande semaine, virent, de loin en
loin, un seul tombereau transportant des débris humains, comme il aurait
transporté des plâtras. Le pis était que ce tombereau devait traverser Plassans
dans toute sa longueur, et que le mauvais pavé des rues lui faisait semer,
à chaque cahot, des fragments d’os et des poignées de terre grasse. Pas la
moindre cérémonie religieuse ; un charroi lent et brutal. Jamais ville ne fut
plus écœurée.
Pendant plusieurs années, le terrain de l’ancien cimetière Saint-Mittre
resta un objet d’épouvante. Ouvert à tous venants, sur le bord d’une grande
route, il demeura désert, en proie de nouveau aux herbes folles. La ville qui
comptait sans doute le vendre, et y voir bâtir des maisons, ne dut pas trouver
d’acquéreur ; peut-être le souvenir du tas d’os et de ce tombereau allant et
venant par les rues, seul, avec le lourd entêtement d’un cauchemar, fit-il
reculer les gens ; peut-être faut-il plutôt expliquer le fait par les paresses de
la province, par cette répugnance qu’elle éprouve à détruire et à reconstruire.
La vérité est que la ville garda le terrain, et qu’elle finit même par oublier son
désir de le vendre. Elle ne l’entoura seulement pas d’une palissade ; entra
qui voulut. Et, peu à peu, les années aidant, on s’habitua à ce coin vide ; on
s’assit sur l’herbe des bords, on traversa le champ, on le peupla. Quand les
pieds des promeneurs eurent usé le tapis d’herbe, et que la terre battue fut
devenue grise et dure, l’ancien cimetière eut quelque ressemblance avec une
place publique mal nivelée. Pour mieux effacer tout souvenir répugnant, les
habitants furent, à leur insu, conduits lentement à changer l’appellation du
terrain ; on se contenta de garder le nom du saint, dont on baptisa également
le cul-de-sac qui se creuse dans un coin du champ ; il y eut l’aire Saint-
Mittre et l’impasse Saint-Mittre.
Ces faits datent de loin. Depuis plus de trente ans, l’aire Saint-Mittre a une
physionomie particulière. La ville, bien trop insouciante et endormie pour
en tirer un bon parti, l’a louée, moyennant une faible somme, à des charrons

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du faubourg, qui en ont fait un chantier de bois. Elle est encore aujourd’hui
encombrée de poutres énormes, de 10 à 15 mètres de longueur, gisant çà
et là, par tas, pareilles à des faisceaux de hautes colonnes renversées sur le
sol. Ces tas de poutres, ces sortes de mâts posés parallèlement, et qui vont
d’un bout du champ à l’autre, sont une continuelle joie pour les gamins.
Des pièces de bois ayant glissé, le terrain se trouve, en certains endroits,
complètement recouvert par une espèce de parquet, aux feuilles arrondies,
sur lequel on n’arrive à marcher qu’avec des miracles d’équilibre. Tout le
jour, des bandes d’enfants se livrent à cet exercice. On les voit sautant les
gros madriers, suivant à la file les arêtes étroites, se traînant à califourchon,
jeux variés qui se terminent généralement par des bousculades et des larmes ;
ou bien ils s’assoient une douzaine, serrés les uns contre les autres, sur le
bout mince d’une poutre élevée de quelques pieds au-dessus du sol, et ils se
balancent pendant des heures. L’aire Saint-Mittre est ainsi devenue le lieu
de récréation où tous les fonds de culotte des galopins du faubourg viennent
s’user depuis plus d’un quart de siècle.
Ce qui a achevé de donner à ce coin perdu un caractère étrange, c’est
l’élection de domicile que, par un usage traditionnel, y font les bohémiens
de passage. Dès qu’une de ces maisons roulantes, qui contiennent une tribu
entière, arrive à Plassans, elle va se remiser au fond de l’aire Saint-Mittre.
Aussi la place n’est-elle jamais vide ; il y a toujours là quelque bande
aux allures singulières, quelque troupe d’hommes fauves et de femmes
horriblement séchées, parmi lesquels on voit se rouler à terre des groupes
de beaux enfants. Ce monde vit sans honte, en plein air, devant tous, faisant
bouillir leur marmite, mangeant des choses sans nom, étalant leurs nippes
trouées, dormant, se battant, s’embrassant, puant la saleté et la misère.
Le champ mort et désert, où les frelons autrefois bourdonnaient seuls
autour des fleurs grasses, dans le silence écrasant du soleil, est ainsi devenu
un lieu retentissant, qu’emplissent de bruit les querelles des bohémiens et
les cris aigus des jeunes vauriens du faubourg. Une scierie, qui débite dans
un coin les poutres du chantier, grince, servant de basse sourde et continue
aux voix aigres. Cette scierie est toute primitive : la pièce de bois est posée
sur deux tréteaux élevés, et deux scieurs de long, l’un en haut, monté sur
la poutre même, l’autre en bas, aveuglé par la sciure qui tombe, impriment
à une large et forte lame de scie un continuel mouvement de va-et-vient.
Pendant des heures, ces hommes se plient, pareils à des pantins articulés,
avec une régularité et une sécheresse de machine. Le bois qu’ils débitent
est rangé, le long de la muraille du fond, par tas hauts de 2 ou 3 mètres, et
méthodiquement construits, planche à planche, en forme de cube parfait. Ces
sortes de meules carrées, qui restent souvent là plusieurs saisons, rongées
d’herbes au ras du sol, sont un des charmes de l’aire Saint-Mittre. Elles

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ménagent des sentiers mystérieux, étroits et discrets, qui conduisent à une
allée plus large, laissée entre les tas et la muraille. C’est un désert, une bande
de verdure d’où l’on ne voit que des morceaux de ciel. Dans cette allée, dont
les murs sont tendus de mousse et dont le sol semble couvert d’un tapis de
haute laine, règnent encore la végétation puissante et le silence frissonnant
de l’ancien cimetière. On y sent courir ces souffles chauds et vagues des
voluptés de la mort qui sortent des vieilles tombes chauffées par les grands
soleils. Il n’y a pas, dans la campagne de Plassans, un endroit plus ému, plus
vibrant de tiédeur, de solitude et d’amour. C’est là où il est exquis d’aimer.
Lorsqu’on vida le cimetière, on dut entasser les ossements dans ce coin, car
il n’est pas rare, encore aujourd’hui, en fouillant du pied l’herbe humide,
d’y déterrer des fragments de crâne.
Personne, d’ailleurs, ne songe plus aux morts qui ont dormi sous cette
herbe. Dans le jour, les enfants seuls vont derrière les tas de bois, lorsqu’ils
jouent à cache-cache. L’allée verte reste vierge et ignorée. On ne voit que
le chantier encombré de poutres et gris de poussière. Le matin et l’après-
midi, quand le soleil est tiède, le terrain entier grouille, et au-dessus de toute
cette turbulence, au-dessus des galopins jouant parmi les pièces de bois et
des bohémiens attisant le feu sous leur marmite, la silhouette sèche du scieur
de long monté sur sa poutre se détache en plein ciel, allant et venant avec
un mouvement régulier de balancier, comme pour régler la vie ardente et
nouvelle qui a poussé dans cet ancien champ d’éternel repos. Il n’y a que
les vieux, assis sur les poutres et se chauffant au soleil couchant, qui parfois
parlent encore entre eux des os qu’ils ont vu jadis charrier dans les rues de
Plassans, par le tombereau légendaire.
Lorsque la nuit tombe, l’aire Saint-Mittre se vide, se creuse, pareille à
un grand trou noir. Au fond, on n’aperçoit plus que la lueur mourante du
feu des bohémiens. Par moments, des ombres disparaissent silencieusement
dans la masse épaisse des ténèbres. L’hiver surtout, le lieu devient sinistre.
Un dimanche soir, vers sept heures, un jeune homme sortit doucement
de l’impasse Saint-Mittre, et, rasant les murs, s’engagea parmi les poutres
du chantier. On était dans les premiers jours de décembre 1851. Il faisait un
froid sec. La lune, pleine en ce moment, avait ces clartés aiguës particulières
aux lunes d’hiver. Le chantier, cette nuit-là, ne se creusait pas sinistrement
comme par les nuits pluvieuses ; éclairé de larges nappes de lumière blanche,
il s’étendait, dans le silence et l’immobilité du froid, avec une mélancolie
douce.
Le jeune homme s’arrêta quelques secondes sur le bord du champ,
regardant devant lui d’un air de défiance. Il tenait, cachée sous sa veste, la
crosse d’un long fusil, dont le canon, baissé vers la terre, luisait au clair de
lune. Serrant l’arme contre sa poitrine, il scruta attentivement du regard les

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carrés de ténèbres que les tas de planches jetaient au fond du terrain. Il y
avait là comme un damier blanc et noir de lumière et d’ombre, aux cases
nettement coupées. Au milieu de l’aire, sur un morceau du sol gris et nu, les
tréteaux des scieurs de long se dessinaient, allongés, étroits, bizarres, pareils
à une monstrueuse figure géométrique tracée à l’encre sur du papier. Le reste
du chantier, le parquet de poutres, n’était qu’un vaste lit où la clarté dormait,
à peine striée de minces raies noires par les lignes d’ombres qui coulaient le
long des gros madriers. Sous cette lune d’hiver, dans le silence glacé, ce flot
de mâts couchés, immobiles, comme raidis de sommeil et de froid, rappelait
les morts du vieux cimetière. Le jeune homme ne jeta sur cet espace vide
qu’un rapide coup d’œil ; pas un être, pas un souffle, aucun péril d’être vu ni
entendu. Les taches sombres du fond l’inquiétaient davantage. Cependant,
après un court examen, il se hasarda, il traversa rapidement le chantier.
Dès qu’il se sentit à couvert, il ralentit sa marche. Il était alors dans l’allée
verte qui longe la muraille, derrière les planches. Là, il n’entendit même plus
le bruit de ses pas l’herbe gelée craquait à peine sous ses pieds. Un sentiment
de bien-être parut s’emparer de lui. Il devait aimer ce lieu, n’y craindre aucun
danger, n’y rien venir chercher, que de doux et de bon. Il cessa de cacher
son fusil. L’allée s’allongeait, pareille à une tranchée d’ombre ; de loin en
loin, la lune, glissant entre deux tas de planches, coupait l’herbe d’une raie
de lumière. Tout dormait, les ténèbres et les clartés, d’un sommeil profond,
doux et triste. Rien de comparable à la paix de ce sentier. Le jeune homme
le suivit dans toute sa longueur. Au bout, à l’endroit où les murailles du Jas-
Meiffren font un angle, il s’arrêta, prêtant l’oreille, comme pour écouter si
quelque bruit ne venait pas de la propriété voisine. Puis, n’entendant rien, il
se baissa, écarta une planche et cacha son fusil dans un tas de bois.
Il y avait là, dans l’angle, une vieille pierre tombale, oubliée lors du
déménagement de l’ancien cimetière, et qui, posée sur champ et un peu de
biais, faisait une sorte de banc élevé. La pluie en avait émietté les bords, la
mousse la rongeait lentement. On eût cependant pu lire encore, au clair de
lune, ce fragment d’épitaphe gravé sur la face qui entrait en terre : Cy-gist…
Marie… morte… Le temps avait effacé le reste.
Quand il eut caché son fusil, le jeune homme, écoutant de nouveau, et
n’entendant toujours rien, se décida à monter sur la pierre. Le mur était bas ;
il posa les coudes sur le chaperon. Mais au-delà de la rangée de mûriers
qui longe la muraille, il ne vit qu’une plaine de lumière ; les terres du
Jas-Meiffren, plates et sans arbres, s’étendaient sous la lune comme une
immense pièce de linge écru ; à une centaine de mètres, l’habitation et les
communs habités par le méger faisaient des taches d’un blanc plus éclatant.
Le jeune homme regardait de ce côté avec inquiétude, lorsqu’une horloge

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de la ville se mit à sonner sept heures, à coups graves et lents. Il compta les
coups, puis il descendit de la pierre, comme surpris et soulagé.
Il s’assit sur le banc en homme qui consent à une longue attente. Il
ne semblait même pas sentir le froid. Pendant près d’une demi-heure, il
demeura immobile, les yeux fixés sur une masse d’ombre, songeur. Il s’était
placé dans un coin noir ; mais, peu à peu, la lune qui montait le gagna, et
sa tête se trouva en pleine clarté.
C’était un garçon à l’air vigoureux, dont la bouche fine et la peau encore
délicate annonçaient la jeunesse, il devait avoir dix-sept ans. Il était beau
d’une beauté caractéristique.
Sa face, maigre et allongée, semblait creusée par le coup de pouce d’un
sculpteur puissant ; le front montueux, les arcades sourcilières proéminentes,
le nez en bec d’aigle, le menton fait d’un large méplat, les joues accusant
les pommettes et coupées de plans fuyants, donnaient à la tête un relief
d’une vigueur singulière. Avec l’âge, cette tête devait prendre un caractère
osseux trop prononcé, une maigreur de chevalier errant. Mais, à cette heure
de puberté, à peine couverte aux joues et au menton de poils follets, elle était
corrigée dans sa rudesse par certaines mollesses charmantes, par certains
coins de la physionomie restés vagues et enfantins. Les yeux, d’un noir
tendre, encore noyés d’adolescence, mettaient aussi de la douceur dans ce
masque énergique. Toutes les femmes n’auraient point aimé cet enfant, car il
était loin d’être ce qu’on nomme un joli garçon ; mais l’ensemble de ses traits
avait une vie si ardente et si sympathique, une telle beauté d’enthousiasme
et de force, que les filles de sa province, ces filles brûlées du Midi, devaient
rêver de lui, lorsqu’il venait à passer devant leur porte, par les chaudes
soirées de juillet.
Il songeait toujours, assis sur la pierre tombale, ne sentant pas les
clartés de la lune qui coulaient maintenant le long de sa poitrine et de
ses jambes. Il était de taille moyenne, légèrement trapu. Au bout de ses
bras trop développés, des mains d’ouvrier, que le travail avait déjà durcies,
s’emmanchaient solidement ; ses pieds, chaussés de gros souliers lacés,
paraissaient forts, carrés du bout. Par les attaches et les extrémités, par
l’attitude alourdie des membres, il était peuple ; mais il y avait en lui, dans
le redressement du cou et dans les lueurs pensantes des yeux, comme une
révolte sourde contre l’abrutissement du métier manuel qui commençait à
le courber vers la terre. Ce devait être une nature intelligente noyée au fond
de la pesanteur de sa race et de sa classe, un de ces esprits tendres et exquis
logés en pleine chair, et qui souffrent de ne pouvoir sortir rayonnants de leur
épaisse enveloppe. Aussi, dans sa force, paraissait-il timide et inquiet, ayant
honte à son insu de se sentir incomplet et de ne savoir comment se compléter.
Brave enfant, dont les ignorances étaient devenues des enthousiasmes, cœur

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d’homme servi par une raison de petit garçon, capable d’abandons comme
une femme et de courage comme un héros. Ce soir-là, il était vêtu d’un
pantalon et d’une veste de velours de coton verdâtre à petites côtes. Un
chapeau de feutre mou, posé légèrement en arrière, lui jetait au front une
raie d’ombre.
Lorsque la demie sonna à l’horloge voisine, il fut tiré en sursaut de sa
rêverie. En se voyant blanc de lumière, il regarda devant lui avec inquiétude.
D’un mouvement brusque, il rentra dans le noir, mais il ne put retrouver
le fil de sa rêverie. Il sentit alors que ses pieds et ses mains se glaçaient,
et l’impatience le reprit. Il monta de nouveau jeter un coup d’œil dans le
Jas-Meiffren, toujours silencieux et vide. Puis, ne sachant plus comment
tuer le temps, il redescendit, prit son fusil dans le tas de planches, où
il l’avait caché, et s’amusa à en faire jouer la batterie. Cette arme était
une longue et lourde carabine qui avait sans doute appartenu à quelque
contrebandier ; à l’épaisseur de la crosse et à la culasse puissante du canon,
on reconnaissait un ancien fusil à pierre qu’un armurier du pays avait
transformé en fusil à piston. On voit de ces carabines-là accrochées dans
les fermes, au-dessus des cheminées. Le jeune homme caressait son arme
avec amour ; il rabattit le chien à plus de vingt reprises, introduisit son petit
doigt dans le canon, examina attentivement la crosse. Peu à peu, il s’anima
d’un jeune enthousiasme, auquel se mêlait quelque enfantillage. Il finit par
mettre la carabine en joue, visant dans le vide, comme un conscrit qui fait
l’exercice.
Huit heures ne devaient pas tarder à sonner. Il gardait son arme en joue
depuis une grande minute, lorsqu’une voix, légère comme un souffle, basse
et haletante, vint du Jas-Meiffren.
– Es-tu là, Silvère ? demanda la voix.
Silvère laissa tomber son fusil, et, d’un bond, se trouva sur la pierre
tombale.
– Oui, oui, répondit-il, en étouffant également sa voix… Attends, je vais
t’aider.
Il n’avait pas encore tendu les bras, qu’une tête de jeune fille apparut au-
dessus de la muraille. L’enfant, avec une agilité singulière, s’était aidée du
tronc d’un mûrier et avait grimpé comme une jeune chatte. À la certitude et
à l’aisance de ses mouvements, on voyait que cet étrange chemin devait lui
être familier. En un clin d’œil, elle se trouva assise sur le chaperon du mur.
Alors Silvère la prit dans ses bras et la posa sur le banc. Mais elle se débattit.
– Laisse donc, disait-elle avec un rire de gamine qui joue, laisse donc…
Je sais bien descendre toute seule.
Puis, quand elle fut sur la pierre :
– Tu m’attends depuis longtemps ?… J’ai couru, je suis tout essoufflée.

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Silvère ne répondit pas. Il ne paraissait guère en train de rire, il regardait
l’enfant d’un air chagrin. Il s’assit à côté d’elle, en disant :
– Je voulais te voir, Miette. Je t’aurais attendue toute la nuit… Je pars
demain matin, au jour.
Miette venait d’apercevoir le fusil couché sur l’herbe. Elle devint grave,
elle murmura :
– Ah !… c’est décidé… voilà ton fusil…
Il y eut un silence.
– Oui, répondit Silvère d’une voix plus mal assurée encore, c’est mon
fusil… J’ai préféré le sortir ce soir de la maison ; demain matin, tante Dide
aurait pu me le voir prendre, et cela l’aurait inquiétée… Je vais le cacher, je
viendrai le chercher au moment de partir.
Et, comme Miette semblait ne pouvoir détacher les yeux de cette arme
qu’il avait si sottement laissée sur l’herbe, il se leva et la glissa de nouveau
dans le tas de planches.
– Nous avons appris ce matin, dit-il en se rasseyant, que les insurgés de
la Palud et de Saint-Martin-de-Vaulx étaient en marche, et qu’ils avaient
passé la nuit dernière à Alboise. Il a été décidé que nous nous joindrions à
eux. Cette après-midi, une partie des ouvriers de Plassans ont quitté la ville ;
demain, ceux qui restent encore iront retrouver leurs frères.
Il prononça ce mot de frères avec une emphase juvénile. Puis, s’animant,
d’une voix plus vibrante :
– La lutte devient inévitable, ajouta-t-il ; mais le droit est de notre côté,
nous triompherons.
Miette écoutait Silvère, regardant devant elle, fixement, sans voir. Quand
il se tut :
– C’est bien, dit-elle simplement.
Et, au bout d’un silence :
– Tu m’avais avertie… cependant j’espérais encore… Enfin, c’est
décidé.
Ils ne purent trouver d’autres paroles. Le coin désert du chantier, la ruelle
verte reprit son calme mélancolique ; il n’y eut plus que la lune vivante
faisant tourner sur l’herbe l’ombre des tas de planches. Le groupe formé par
les deux jeunes gens sur la pierre tombale était devenu immobile et muet,
dans la clarté pâle. Silvère avait passé le bras autour de la taille de Miette,
et celle-ci s’était laissée aller contre son épaule. Ils n’échangèrent pas de
baisers, rien qu’une étreinte où l’amour avait l’innocence attendrie d’une
tendresse fraternelle.
Miette était couverte d’une grande mante brune à capuchon, qui lui
tombait jusqu’aux pieds et l’enveloppait tout entière. On ne voyait que sa
tête et ses mains. Les femmes du peuple, les paysannes et les ouvrières

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portent encore, en Provence, ces larges mantes, que l’on nomme pelisses
dans le pays, et dont la mode doit remonter fort loin. En arrivant, Miette
avait rejeté le capuchon en arrière. Vivant en plein air, de sang brûlant,
elle ne portait jamais de bonnet. Sa tête nue se détachait vigoureusement
sur la muraille blanchie par la lune. C’était une enfant, mais une enfant
qui devenait femme. Elle se trouvait à cette heure indécise et adorable où
la grande fille naît dans la gamine. Il y a alors, chez toute adolescente,
une délicatesse de bouton naissant, une hésitation de formes d’un charme
exquis ; les lignes pleines et voluptueuses de la puberté s’indiquent dans les
innocentes maigreurs de l’enfance ; la femme se dégage avec ses premiers
embarras pudiques, gardant encore à demi son corps de petite fille, et
mettant, à son insu, dans chacun de ses traits, l’aveu de son sexe. Pour
certaines filles, cette heure est mauvaise ; celles-là croissent brusquement,
enlaidissent, deviennent jaunes et frêles comme des plantes hâtives. Pour
Miette, pour toutes celles qui sont riches de sang et qui vivent en plein air,
c’est une heure de grâce pénétrante qu’elles ne retrouvent jamais. Miette
avait treize ans. Bien qu’elle fût forte déjà, on ne lui en eût pas donné
davantage, tant sa physionomie riait encore, par moments, d’un rire clair et
naïf. D’ailleurs, elle devait être nubile, la femme s’épanouissait rapidement
en elle, grâce au climat et à la vie rude qu’elle menait. Elle était presque
aussi grande que Silvère, grasse et toute frémissante de vie. Comme son
ami, elle n’avait pas la beauté de tout le monde. On ne l’eût pas trouvée
laide ; mais elle eût paru au moins étrange à beaucoup de jolis jeunes gens.
Elle avait des cheveux superbes ; plantés rudes et droits sur le front, ils
se rejetaient puissamment en arrière, ainsi qu’une vague jaillissante, puis
coulaient le long de son crâne et de sa nuque, pareils à une mer crépue,
pleine de bouillonnements et de caprices, d’un noir d’encre. Ils étaient si
épais qu’elle ne savait qu’en faire. Ils la gênaient. Elle les tordait en plusieurs
brins, de la grosseur d’un poignet d’enfant, le plus fortement qu’elle pouvait,
pour qu’ils tinssent moins de place, puis elle les massait derrière sa tête. Elle
n’avait guère le temps de songer à sa coiffure, et il arrivait toujours que ce
chignon énorme, fait sans glace et à la hâte, prenait sous ses doigts une grâce
puissante. À la voir coiffée de ce casque vivant, de ce tas de cheveux frisés
qui débordaient sur ses tempes et sur son cou comme une peau de bête, on
comprenait pourquoi elle allait tête nue, sans jamais se soucier des pluies
ni des gelées. Sous la ligne sombre des cheveux, le front, très bas, avait la
forme et la couleur dorée d’un mince croissant de lune. Les yeux gros, à
fleur de tête ; le nez court, large aux narines et relevé du bout ; les lèvres, trop
fortes et trop rouges, eussent paru autant de laideurs, si on les eût examinés
à part. Mais, pris dans la rondeur charmante de la face, vus dans le jeu
ardent de la vie, ces détails du visage formaient un ensemble d’une étrange

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et saisissante beauté. Quand Miette riait, renversant la tête en arrière et la
penchant mollement sur son épaule droite, elle ressemblait à la Bacchante
antique, avec sa gorge gonflée de gaieté sonore, ses joues arrondies comme
celles d’un enfant, ses larges dents blanches, ses torsades de cheveux crépus
que les éclats de sa joie agitaient sur sa nuque, ainsi qu’une couronne de
pampres. Et, pour retrouver en elle la vierge, la petite fille de treize ans, il
fallait voir combien il y avait d’innocence dans ses rires gras et souples de
femme faite, il fallait surtout remarquer la délicatesse encore enfantine du
menton et la pureté molle des tempes. Le visage de Miette, hâlé par le soleil,
prenait, sous certains jours, des reflets d’ambre jaune. Un fin duvet noir
mettait déjà au-dessus de sa lèvre supérieure une ombre légère. Le travail
commençait à déformer ses petites mains courtes, qui auraient pu devenir,
en restant paresseuses, d’adorables mains potelées de bourgeoise.
Miette et Silvère restèrent longtemps muets. Ils lisaient dans leurs
pensées inquiètes. Et, à mesure qu’ils descendaient ensemble dans la crainte
et l’inconnu du lendemain, ils se serraient d’une étreinte plus étroite. Ils
s’entendaient jusqu’au cœur, ils sentaient l’inutilité et la cruauté de toute
plainte faite à voix haute. La jeune fille ne put cependant se contenir
davantage ; elle étouffait, elle dit en une phrase leur inquiétude à tous deux.
– Tu reviendras, n’est-ce pas ? balbutia-t-elle en se pendant au cou de
Silvère.
Silvère, sans répondre, la gorge serrée et craignant de pleurer comme
elle, la baisa sur la joue, en frère qui ne trouve pas d’autre consolation. Ils
se séparèrent, ils retombèrent dans leur silence.
Au bout d’un instant, Miette frissonna. Elle ne s’appuyait plus contre
l’épaule de Silvère, elle sentait son corps se glacer. La veille, elle n’eût pas
frissonné de la sorte, au fond de cette allée déserte, sur cette pierre tombale,
où, depuis plusieurs saisons, ils vivaient si heureusement leurs tendresses,
dans la paix des vieux morts.
– J’ai bien froid, dit-elle, en remettant le capuchon de sa pelisse.
– Veux-tu que nous marchions ? lui demanda le jeune homme. Il n’est
pas neuf heures, nous pouvons faire un bout de promenade sur la route.
Miette pensait qu’elle n’aurait peut-être pas de longtemps la joie d’un
rendez-vous, d’une de ces causeries du soir, pour lesquelles elle vivait les
journées.
– Oui, marchons, répondit-elle vivement, allons jusqu’au moulin… Je
passerais la nuit, si tu voulais.
Ils quittèrent le banc et se cachèrent dans l’ombre d’un tas de planches.
Là, Miette écarta sa pelisse, qui était piquée à petits losanges et doublée
d’une indienne rouge sang ; puis elle jeta un pan de ce chaud et large manteau
sur les épaules de Silvère, l’enveloppant ainsi tout entier, le mettant avec

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elle, serré contre elle, dans le même vêtement. Ils passèrent mutuellement
un bras autour de leur taille pour ne faire qu’un. Quand ils furent ainsi
confondus en un seul être, quand ils se trouvèrent enfouis dans les plis de
la pelisse au point de perdre toute forme humaine, ils se mirent à marcher à
petits pas, se dirigeant vers la route, traversant sans crainte les espaces nus
du chantier, blancs de lune. Miette avait enveloppé Silvère, et celui-ci s’était
prêté à cette opération, d’une façon toute naturelle, comme si la pelisse leur
eût, chaque soir, rendu le même service.
La route de Nice, aux deux côtés de laquelle se trouve bâti le faubourg,
était bordée, en 1851, d’ormes séculaires, vieux géants, ruines grandioses
et pleines encore de puissance, que la municipalité proprette de la ville a
remplacés, depuis quelques années, par de petits platanes. Lorsque Silvère
et Miette se trouvèrent sous les arbres, dont la lune dessinait le long du
trottoir les branches monstrueuses, ils rencontrèrent, à deux ou trois reprises,
des masses noires qui se mouvaient silencieusement, au ras des maisons.
C’étaient, comme eux, des couples d’amoureux, hermétiquement clos dans
un pan d’étoffe, promenant au fond de l’ombre leur tendresse discrète.
Les amants des villes du Midi ont adopté ce genre de promenade. Les
garçons et les filles du peuple, ceux qui doivent se marier un jour, et qui ne
sont pas fâchés de s’embrasser un peu auparavant, ignorent où se réfugier,
pour échanger des baisers à l’aise, sans trop s’exposer aux bavardages.
Dans la ville, bien que les parents leur laissent une entière liberté, s’ils
louaient une chambre, s’ils se rencontraient seul à seule, ils seraient, le
lendemain, le scandale du pays ; d’autre part, ils n’ont pas le temps, tous les
soirs, de gagner les solitudes de la campagne. Alors ils ont pris un moyen
terme ; ils battent les faubourgs, les terrains vagues, les allées des routes,
tous les endroits où il y a peu de passants et beaucoup de trous noirs. Et,
pour plus de prudence, comme tous les habitants se connaissent, ils ont
le soin de se rendre méconnaissables, en s’enfouissant dans une de ces
grandes mantes, qui abriteraient une famille entière. Les parents tolèrent
ces courses en pleines ténèbres ; la morale rigide de la province ne paraît
pas s’en alarmer ; il est admis que les amoureux ne s’arrêtent jamais dans
les coins ni ne s’assoient au fond des terrains, et cela suffit pour calmer
les pudeurs effarouchées. On ne peut guère que s’embrasser en marchant.
Parfois cependant une fille tourne mal : les amants se sont assis.
Rien de plus charmant, en vérité, que ces promenades d’amour.
L’imagination câline et inventive du Midi est là tout entière. C’est une
véritable mascarade, fertile en petits bonheurs, et à la portée des misérables.
L’amoureuse n’a qu’à ouvrir son vêtement, elle a un asile tout prêt pour
son amoureux ; elle le cache sur son cœur, dans la tiédeur de ses habits,
comme les petites bourgeoises cachent leurs galants sous les lits ou dans

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les armoires. Le fruit défendu prend ici une saveur particulièrement douce ;
il se mange en plein air, au milieu des indifférents, le long des routes.
Et ce qu’il y a d’exquis, ce qui donne une volupté pénétrante aux baisers
échangés, ce doit être la certitude de pouvoir s’embrasser impunément
devant le monde, de rester des soirées en public aux bras l’un de l’autre,
sans courir le danger d’être reconnus et montrés au doigt. Un couple n’est
plus qu’une masse brune, il ressemble à un autre couple. Pour le promeneur
attardé, qui voit vaguement ces masses se mouvoir, c’est l’amour qui passe,
rien de plus ; l’amour sans nom, l’amour qu’on devine et qu’on ignore.
Les amants se savent bien cachés ; ils causent à voix basse, ils sont chez
eux ; le plus souvent ils ne disent rien, ils marchent pendant des heures, au
hasard, heureux de se sentir serrés ensemble dans le même bout d’indienne.
Cela est très voluptueux et très virginal à la fois. Le climat est le grand
coupable ; lui seul a dû d’abord inviter les amants à prendre les coins
des faubourgs pour retraites. Par les belles nuits d’été, on ne peut faire le
tour de Plassans sans découvrir, dans l’ombre de chaque pan de mur, un
couple encapuchonné ; certains endroits, l’aire Saint-Mittre par exemple,
sont peuplés de ces dominos sombres qui se frôlent lentement, sans bruit,
au milieu des tiédeurs de la nuit sereine ; on dirait les invités d’un bal
mystérieux que les étoiles donneraient aux amours des pauvres gens. Quand
il fait trop chaud et que les jeunes filles n’ont plus leurs pelisses, elles se
contentent de retrousser leurs premières jupes. L’hiver, les plus amoureux
se moquent des gelées. Tandis qu’ils descendaient la route de Nice, Silvère
et Miette ne songeaient guère à se plaindre de la froide nuit de décembre.
Les jeunes gens traversèrent le faubourg endormi sans échanger une
parole. Ils retrouvaient, avec une muette joie, le charme tiède de leur
étreinte. Leurs cœurs étaient tristes, la félicité qu’ils goûtaient à se serrer
l’un contre l’autre avait l’émotion douloureuse d’un adieu, et il leur semblait
qu’ils n’épuiseraient jamais la douceur et l’amertume de ce silence qui
berçait lentement leur marche. Bientôt, les maisons devinrent plus rares,
ils arrivèrent à l’extrémité du faubourg. Là, s’ouvre le portail du Jas-
Meiffren, deux forts piliers reliés par une grille, qui laisse voir, entre ses
barreaux, une longue allée de mûriers. En passant, Silvère et Miette jetèrent
instinctivement un regard dans la propriété.
À partir du Jas-Meiffren, la grande route descend par une pente douce
jusqu’au fond d’une vallée qui sert de lit à une petite rivière, la Viorne,
ruisseau l’été et torrent l’hiver. Les deux rangées d’ormes continuaient,
à cette époque, et faisaient de la route une magnifique avenue, coupant
la côte, plantée de blé et de vignes maigres, d’un large ruban d’arbres
gigantesques. Par cette nuit de décembre, sous la lune claire et froide,
les champs fraîchement labourés s’étendaient aux deux abords du chemin,

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pareils à de vastes couches d’ouate grisâtre, qui auraient amorti tous les
bruits de l’air. Au loin, la voix sourde de la Viorne mettait seule un frisson
dans l’immense paix de la campagne.
Quand les jeunes gens eurent commencé à descendre l’avenue, la pensée
de Miette retourna au Jas-Meiffren, qu’ils venaient de laisser derrière eux.
– J’ai eu grand-peine à m’échapper ce soir, dit-elle… Mon oncle ne se
décidait pas à me congédier. Il s’était enfermé dans un cellier, et je crois qu’il
y enterrait son argent, car il a paru très effrayé, ce matin, des événements
qui se préparent.
Silvère eut une étreinte plus douce.
– Va, répondit-il, sois courageuse. Il viendra un temps où nous nous
verrons librement toute la journée… Il ne faut pas se chagriner.
– Oh ! Reprit la jeune fille en secouant la tête, tu as de l’espérance, toi…
Il y a des jours où je suis bien triste. Ce ne sont pas les gros travaux qui me
désolent ; au contraire, je suis souvent heureuse des duretés de mon oncle et
des besognes qu’il m’impose. Il a eu raison de faire de moi une paysanne ;
j’aurais peut-être mal tourné ; car vois-tu, Silvère, il y a des moments où
je me crois maudite… Alors je voudrais être morte… Je pense à celui que
tu sais…
En prononçant ces dernières paroles, la voix de l’enfant se brisa dans un
sanglot. Silvère l’interrompit d’un ton presque rude.
– Tais-toi ! Dit-il. Tu m’avais promis de moins songer à cela. Ce n’est
pas ton crime.
Puis il ajouta d’un accent plus doux :
– Nous nous aimons bien, n’est-ce pas ? Quand nous serons mariés, tu
n’auras plus de mauvaises heures.
– Je sais, murmura Miette, tu es bon, tu me tends la main. Mais que veux-
tu ? j’ai des craintes, je me sens des révoltes, parfois. Il me semble qu’on
m’a fait tort, et alors j’ai des envies d’être méchante. Je t’ouvre mon cœur, à
toi. Chaque fois qu’on me jette le nom de mon père au visage, j’éprouve une
brûlure par tout le corps. Quand je passe et que les gamins crient : Eh ! La
Chantegreil ! Cela me met hors de moi ; je voudrais les tenir pour les battre.
Et, après un silence farouche, elle reprit :
– Tu es un homme, toi, tu vas tirer des coups de fusils… Tu es bien
heureux.
Silvère l’avait laissé parler. Au bout de quelques pas, il dit d’une voix
triste :
– Tu as tort, Miette ; ta colère est mauvaise. Il ne faut pas se révolter
contre la justice. Moi je vais me battre pour notre droit à tous ; je n’ai aucune
vengeance à satisfaire.

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– N’importe, continua la jeune fille, je voudrais être un homme et tirer
des coups de fusil. Il me semble que cela me ferait du bien.
Et, comme Silvère gardait le silence, elle vit qu’elle l’avait mécontenté.
Toute sa fièvre tomba. Elle balbutia d’une voix suppliante :
– Tu ne m’en veux pas ? C’est ton départ qui me chagrine et qui me jette
à ces idées-là. Je sais bien que tu as raison, que je dois être humble…
Elle se mit à pleurer. Silvère émut, prit ses mains qu’il baisa.
– Voyons, dit-il tendrement, tu vas de la colère aux larmes comme une
enfant. Il faut être raisonnable. Je ne te gronde pas… Je voudrais simplement
te voir plus heureuse, et cela dépend beaucoup de toi.
Le drame dont Miette venait d’évoquer si douloureusement le souvenir,
laissa les amoureux tout attristés pendant quelques minutes. Ils continuèrent
à marcher, la tête basse, troublés par leurs pensées. Au bout d’un instant :
– Me crois-tu beaucoup plus heureux que toi ? demanda Silvère, revenant
malgré lui à la conversation. Si ma grand-mère ne m’avait recueilli et élevé,
que serai-je devenu ? À part l’oncle Antoine, qui est ouvrier comme moi
et qui m’a appris à aimer la république, tous mes autres parents ont l’air de
craindre que je ne les salisse, quand je passe à côté d’eux.
Il s’animait en parlant ; il s’était arrêté, retenant Miette au milieu de la
route.
– Dieu m’est témoin, continua-t-il, que je n’envie et que je ne déteste
personne. Mais, si nous triomphons, il faudra que je leur dise leur fait, à ces
beaux messieurs. C’est l’oncle Antoine qui en sait long là-dessus. Tu verras
à notre retour. Nous vivrons tous libres et heureux.
Miette l’entraîna doucement. Ils se remirent à marcher.
– Tu l’aimes bien ta république, dit l’enfant en essayant de plaisanter.
M’aimes-tu autant qu’elle ?
Elle riait, mais il y avait quelque amertume au fond de son rire. Peut-
être se disait-elle que Silvère la quittait bien facilement pour courir les
campagnes. Le jeune homme répondit d’un ton grave :
– Toi, tu es ma femme. Je t’ai donné tout mon cœur. J’aime la
république, vois-tu, parce que je t’aime. Quand nous serons mariés, il nous
faudra beaucoup de bonheur, et c’est pour une part de ce bonheur que je
m’éloignerai demain matin… Tu ne me conseilles pas de rester chez moi ?
– Oh ! Non, s’écria vivement la jeune fille. Un homme doit être fort.
C’est beau, le courage !… Il faut me pardonner d’être jalouse. Je voudrais
bien être aussi forte que toi. Tu m’aimerais encore davantage, n’est-ce pas ?
Elle garda un instant le silence, puis elle ajouta avec une vivacité et une
naïveté charmantes :
– Ah ! Comme je t’embrasserai volontiers, quand tu reviendras !

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Ce cri d’un cœur aimant et courageux toucha profondément Silvère. Il
prit Miette entre ses bras et lui mit plusieurs baisers sur les joues. L’enfant
se défendit un peu en riant. Et elle avait des larmes d’émotion plein les yeux.
Autour des amoureux, la campagne continuait à dormir, dans l’immense
paix du froid. Ils étaient arrivés au milieu de la côte. Là, à gauche, se trouvait
un monticule assez élevé, au sommet duquel la lune blanchissait les ruines
d’un moulin à vent ; la tour seule restait, tout écroulée d’un côté. C’était
le but que les jeunes gens avaient assigné à leur promenade. Depuis le
faubourg, ils allaient devant eux, sans donner un seul coup d’œil aux champs
qu’ils traversaient. Quand il eut baisé Miette sur les joues, Silvère leva la
tête. Il aperçut le moulin.
– Comme nous avons marché ! S’écria-t-il. Voici le moulin. Il doit être
près de neuf heures et demie, il faut rentrer.
Miette fit la moue.
– Marchons encore un peu, implora-t-elle, quelques pas seulement,
jusqu’à la petite traverse… Vrai, rien que jusque-là.
Silvère la reprit à la taille, en souriant. Ils se mirent de nouveau à
descendre la côte. Ils ne craignaient plus les regards des curieux ; depuis les
dernières maisons, ils n’avaient pas rencontré âme qui vive. Ils n’en restèrent
pas moins enveloppés dans la grande pelisse. Cette pelisse, ce vêtement
commun, était comme le nid naturel de leurs amours. Elle les avait cachés
pendant tant de soirées heureuses ! S’ils s’étaient promenés côte à côte, ils
se seraient crus tout petits et tout isolés dans la vaste campagne. Cela les
rassurait, les grandissait, de ne former qu’un être. Ils regardaient, à travers
les plis de la pelisse, les champs qui s’étendaient aux deux bords de la
route, sans éprouver cet écrasement que les larges horizons indifférents font
peser sur les tendresses humaines. Il leur semblait qu’ils avaient emporté
leur maison avec eux, jouissant de la campagne comme on en jouit par une
fenêtre, aimant ces solitudes calmes, ces nappes de lumière dormante, ces
bouts de nature, vagues sous le linceul de l’hiver et de la nuit, cette vallée
entière qui, en les charmant, n’était cependant pas assez forte pour se mettre
entre leurs deux cœurs serrés l’un contre l’autre.
D’ailleurs, ils avaient cessé toute conversation suivie ; ils ne parlaient
plus des autres, ils ne parlaient même plus d’eux-mêmes ; ils étaient à la
seule minute présente, échangeant un serrement de mains, poussant une
exclamation à la vue d’un coin de paysage, prononçant de rares paroles,
sans trop s’entendre, comme assoupis par la tiédeur de leurs corps. Silvère
oubliait ses enthousiasmes républicains ; Miette ne songeait plus que son
amoureux devait la quitter dans une heure, pour longtemps, pour toujours
peut-être. Ainsi qu’aux jours ordinaires, lorsqu’aucun adieu ne troublait la

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paix de leurs rendez-vous, ils s’endormaient dans le ravissement de leurs
tendresses.
Ils allaient toujours. Ils arrivèrent bientôt à la petite traverse dont Miette
avait parlé, bout de ruelle qui s’enfonce dans la campagne, menant à un
village bâti au bord de la Viorne. Mais ils ne s’arrêtèrent pas, ils continuèrent
à descendre, en feignant de ne point voir ce sentier qu’ils s’étaient promis de
ne point dépasser. Ce fut seulement quelques minutes plus loin que Silvère
murmura :
– Il doit être bien tard, tu vas te fatiguer.
– Non, je te jure, je ne suis pas lasse, répondit la jeune fille. Je marcherais
bien comme cela pendant des lieues.
Puis elle ajouta d’une voix câline :
– Veux-tu ? nous allons descendre jusqu’aux prés Sainte-Claire… Là, ce
sera fini pour tout de bon, nous rebrousserons chemin.
Silvère, que la marche cadencée de l’enfant berçait, et qui sommeillait
doucement, les yeux ouverts, ne fit aucune objection. Ils reprirent leur
extase. Ils avançaient d’un pas ralenti, par crainte du moment où il leur
faudrait remonter la côte ; tant qu’ils allaient devant eux, il leur semblait
marcher à l’éternité de cette étreinte qui les liait l’un à l’autre ; le retour,
c’était la séparation, l’adieu cruel.
Peu à peu la pente de la route devenait moins rapide. Le fond de la vallée
est occupé par des prairies qui s’étendent jusqu’à la Viorne, coulant à l’autre
bout, le long d’une suite de collines basses. Ces prairies que des haies vives
séparent du grand chemin, sont les prés Sainte-Claire.
– Bah ! S’écria Silvère à son tour, en apercevant les premières nappes
d’herbe, nous irons bien jusqu’au pont.
Miette eut un frais éclat de rire. Elle prit le jeune homme par le cou et
l’embrassa bruyamment.
À l’endroit où commencent les haies, la longue avenue d’arbres se
terminait alors par deux ormes, deux colosses plus gigantesques encore
que les autres. Les terrains s’étendent au ras de la route, nus, pareils à une
large bande de laine verte, jusqu’aux saules et aux bouleaux de la rivière.
Des derniers ormes au pont, il y avait, d’ailleurs, à peine 300 mètres. Les
amoureux mirent un bon quart d’heure pour franchir cette distance. Enfin,
malgré toutes leurs lenteurs, ils se trouvèrent sur le pont. Ils s’arrêtèrent.
Devant eux, la route de Nice montait le versant opposé de la vallée ;
mais ils ne pouvaient en voir qu’un bout assez court, car elle fait un coude
brusque, à un demi-kilomètre du pont, et se perd entre des coteaux boisés. En
se retournant, ils aperçurent l’autre bout de la route, celui qu’ils venaient de
parcourir, et qui va en ligne droite de Plassans à la Viorne. Sous ce beau clair
de lune d’hiver, on eût dit un long ruban d’argent que les rangées d’ormes

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bordaient de deux lisérés sombres. À droite et à gauche, les terres labourées
de la côte faisaient de larges mers grises et vagues, coupées par ce ruban, par
cette route blanche de gelée, d’un éclat métallique. Tout en haut, brillaient,
au ras de l’horizon, pareilles à des étincelles vives, quelques fenêtres encore
éclairées du faubourg. Miette et Silvère, pas à pas, s’étaient éloignés d’une
grande lieue. Ils jetèrent un regard sur le chemin parcouru, frappés d’une
muette admiration par cet immense amphithéâtre qui montait jusqu’au bord
du ciel, et sur lequel des nappes de clartés bleuâtres coulaient comme sur les
degrés d’une cascade géante. Ce décor étrange, cette apothéose colossale se
dressait dans une immobilité et dans un silence de mort. Rien n’était d’une
plus souveraine grandeur.
Puis les jeunes gens, qui venaient de s’appuyer contre un parapet du
pont, regardèrent à leurs pieds. La Viorne, grossie par les pluies, passait
au-dessous d’eux, avec des bruits sourds et continus. En amont et en aval,
au milieu des ténèbres amassées dans les creux, ils distinguaient les lignes
noires des arbres poussés sur les rives ; çà et là, un rayon de lune glissait,
mettant sur l’eau une traînée d’étain fondu qui luisait et s’agitait, comme un
reflet de jour sur les écailles d’une bête vivante. Ces lueurs couraient avec un
charme mystérieux le long de la coulée grisâtre du torrent, entre les fantômes
vagues des feuillages. On eût dit une vallée enchantée, une merveilleuse
retraite où vivait d’une vie étrange tout un peuple d’ombres et de clartés.
Les amoureux connaissaient bien ce bout de rivière ; par les chaudes nuits
de juillet, ils étaient souvent descendus là, pour trouver quelque fraîcheur ;
ils avaient passé de longues heures, cachés dans les bouquets de saules, sur
la rive droite, à l’endroit où les prés Sainte-Claire déroulent leur tapis de
gazon jusqu’au bord de l’eau. Ils se souvenaient des moindres plis de la
rive ; des pierres sur lesquelles il fallait sauter pour enjamber la Viorne,
alors mince comme un fil ; de certains trous d’herbe dans lesquels ils avaient
rêvé leurs rêves de tendresse. Aussi Miette, du haut du pont, contemplait-
elle d’un regard d’envie la rive droite du torrent.
– S’il faisait plus chaud, soupira-t-elle, nous pourrions descendre nous
reposer un peu, avant de remonter la côte…
Puis, après un silence, les yeux toujours fixés sur les bords de la Viorne :
– Regarde donc, Silvère, reprit-elle, cette masse noire, là-bas, avant
l’écluse… Te rappelles-tu ?… C’est la broussaille dans laquelle nous nous
sommes assis, à la Fête-Dieu dernière.
– Oui, c’est la broussaille, répondit Silvère à voix basse.
C’était là qu’ils avaient osé se baiser sur les joues. Ce souvenir que
l’enfant venait d’évoquer, leur causa à tous deux une sensation délicieuse,
émotion dans laquelle se mêlaient les joies de la veille et les espoirs du
lendemain. Ils virent, comme à la lueur d’un éclair, les bonnes soirées qu’ils

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avaient vécues ensemble, surtout cette soirée de la Fête-Dieu, dont ils se
rappelaient les moindres détails, le grand ciel tiède, le frais des saules de
la Viorne, les mots caressants de leur causerie. Et, en même temps, tandis
que les choses du passé leur remontaient au cœur avec une saveur douce,
ils crurent pénétrer l’inconnu de l’avenir, se voir au bras l’un de l’autre,
ayant réalisé leur rêve et se promenant dans la vie comme ils venaient de le
faire sur la grande route, chaudement couverts d’une même pelisse. Alors
le ravissement les reprit, les yeux sur les yeux, se souriant, perdus au milieu
des muettes clartés.
Brusquement, Silvère leva la tête. Il se débarrassa des plis de la pelisse,
il prêta l’oreille. Miette, surprise, l’imita, sans comprendre pourquoi il se
séparait d’elle d’un geste si prompt.
Depuis un instant, des bruits confus venaient de derrière les coteaux,
au milieu desquels se perd la route de Nice. C’étaient comme les cahots
éloignés d’un convoi de charrettes. La Viorne, d’ailleurs, couvrait de son
grondement ces bruits encore indistincts. Mais peu à peu ils s’accentuèrent,
ils devinrent pareils aux piétinements d’une armée en marche. Puis on
distingua, dans ce roulement continu et croissant, des brouhaha de foule,
d’étranges souffles d’ouragan cadencés et rythmiques ; on aurait dit les
coups de foudre d’un orage qui s’avançait rapidement, troublant déjà de
son approche l’air endormi. Silvère écoutait, ne pouvant saisir ces voix de
tempête que les coteaux empêchaient d’arriver nettement jusqu’à lui. Et,
tout à coup, une masse noire apparut au coude de la route ; la Marseillaise,
chantée avec une furie vengeresse, éclata, formidable.
– Ce sont eux ! S’écria Silvère dans un élan de joie et d’enthousiasme.
Il se mit à courir, montant la côte, entraînant Miette. Il y avait, à gauche
de la route, un talus planté de chênes verts, sur lequel il grimpa avec la jeune
fille, pour ne pas être emportés tous deux par le flot hurlant de la foule.
Quand ils furent sur le talus, dans l’ombre des broussailles, l’enfant, un
peu pâle, regarda tristement ces hommes dont les chants lointains avaient
suffi pour arracher Silvère de ses bras. Il lui sembla que la bande entière
venait se mettre entre elle et lui. Ils étaient si heureux, quelques minutes
auparavant, si étroitement unis, si seuls, si perdus dans le grand silence et
les clartés discrètes de la lune ! Et maintenant. Silvère, la tête tournée, ne
paraissant même plus savoir qu’elle était là, n’avait de regards que pour ces
inconnus qu’il appelait du nom de frères.
La bande descendait avec un élan superbe, irrésistible. Rien de plus
terriblement grandiose que l’irruption de ces quelques milliers d’hommes
dans la paix morte et glacée de l’horizon. La route, devenue torrent,
roulait des flots vivants qui semblaient ne pas devoir s’épuiser ; toujours,
au coude du chemin, se montraient de nouvelles masses noires, dont les

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chants enflaient de plus en plus la grande voix de cette tempête humaine.
Quand les derniers bataillons apparurent, il y eût un éclat assourdissant. La
Marseillaise emplit le ciel, comme soufflée par des bouches géantes dans
de monstrueuses trompettes qui la jetaient, vibrante, avec des sécheresses
de cuivre, à tous les coins de la vallée. Et la campagne endormie s’éveilla
en sursaut ; elle frissonna tout entière, ainsi qu’un tambour que frappent les
baguettes ; elle retentit jusqu’aux entrailles, répétant par tous ses échos les
notes ardentes du chant national. Alors ce ne fut plus seulement la bande
qui chanta ; des bouts de l’horizon, des rochers lointains, des pièces de terre
labourées, des prairies, des bouquets d’arbres, des moindres broussailles,
semblèrent sortir des voix humaines ; le large amphithéâtre qui monte
de la rivière à Plassans, la cascade gigantesque sur laquelle coulaient les
bleuâtres clartés de la lune, était comme couvert par un peuple invisible et
innombrable acclamant les insurgés ; et, au fond des creux de la Viorne, le
long des eaux rayées de mystérieux reflets d’étain fondu, il n’y avait pas
un trou de ténèbres où des hommes cachés ne parussent reprendre chaque
refrain avec une colère plus haute. La campagne, dans l’ébranlement de l’air
et du sol, criait vengeance et liberté. Tant que la petite armée descendit la
côte, le rugissement populaire roula ainsi par ondes sonores traversées de
brusques éclats, secouant jusqu’aux pierres du chemin.
Silvère, blanc d’émotion, écoutait et regardait toujours. Les insurgés qui
marchaient en tête, traînant derrière eux cette longue coulée grouillante
et mugissante, monstrueusement indistincte dans l’ombre, approchaient du
pont à pas rapides.
– Je croyais, murmura Miette, que vous ne deviez pas traverser Plassans ?
– On aura modifié le plan de campagne, répondit Silvère ; nous devions,
en effet, nous porter sur le chef-lieu par la route de Toulon, en prenant à
gauche de Plassans et d’Orchères. Ils seront partis d’Alboise cette après-
midi et auront passé aux Tulettes dans la soirée.
La tête de la colonne était arrivée devant les jeunes gens. Il régnait, dans
la petite armée, plus d’ordre qu’on n’en aurait pu attendre d’une bande
d’hommes indisciplinés. Les contingents de chaque ville, de chaque bourg,
formaient des bataillons distincts qui marchaient à quelques pas les uns des
autres. Ces bataillons paraissaient obéir à des chefs. D’ailleurs, l’élan qui
les précipitait en ce moment sur la pente de la côte, en faisait une masse
compacte, solide, d’une puissance invincible. Il pouvait y avoir là environ
trois mille hommes unis et emportés d’un bloc par un vent de colère. On
distinguait mal, dans l’ombre que les hauts talus jetaient le long de la route,
les détails étranges de cette scène. Mais, à cinq ou six pas de la broussaille
où s’étaient abrités Miette et Silvère, le talus de gauche s’abaissait pour
laisser passer un petit chemin qui suivait la Viorne, et la lune, glissant par

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cette trouée, rayait la route d’une large bande lumineuse. Quand les premiers
insurgés entrèrent dans ce rayon, ils se trouvèrent subitement éclairés d’une
clarté dont les blancheurs aiguës découpaient avec une netteté singulière les
moindres arêtes des visages et des costumes. À mesure que les contingents
défilèrent, les jeunes gens les virent ainsi, en face d’eux, farouches, sans
cesse renaissants, surgir brusquement des ténèbres.
Aux premiers hommes qui entrèrent dans la clarté, Miette, d’un
mouvement instinctif, se serra contre Silvère, bien qu’elle se sentît en
sûreté, à l’abri même des regards. Elle passa le bras au cou du jeune
homme, appuya la tête contre son épaule. Le visage encadré par le capuchon
de la pelisse, pâle, elle se tint debout, les yeux fixés sur ce carré de
lumière que traversaient rapidement de si étranges faces, transfigurées par
l’enthousiasme, la bouche ouverte et noire, toute pleine du cri vengeur de
la Marseillaise.
Silvère, qu’elle sentait frémir à son côté, se pencha alors à son oreille et
lui nomma les divers contingents, à mesure qu’ils se présentaient.
La colonne marchait sur un rang de huit hommes. En tête, venaient
de grands gaillards, aux têtes carrées, qui paraissaient avoir une force
herculéenne et une foi naïve de géants. La république devait trouver en eux
des défenseurs aveugles et intrépides. Ils portaient sur l’épaule de grandes
haches dont le tranchant, fraîchement aiguisé, luisait au clair de lune.
– Les bûcherons des forêts de la Seille, dit Silvère. On en a fait un corps
de sapeurs… Sur un signe de leurs chefs, ces hommes iraient jusqu’à Paris,
enfonçant les portes des villes à coups de cognée, comme ils abattent les
vieux chênes-lièges de la montagne…
Le jeune homme parlait orgueilleusement des gros poings de ses frères.
Il continua, en voyant arriver derrière les bûcherons, une bande d’ouvriers
et d’hommes aux barbes rudes, brûlés par le soleil :
– Le contingent de la Palud. C’est le premier bourg qui s’est mis en
insurrection. Les hommes en blouse sont des ouvriers qui travaillent les
chênes-lièges ; les autres, les hommes aux vestes de velours, doivent être
des chasseurs et des charbonniers vivant dans les gorges de la Seille… Les
chasseurs ont connu ton père, Miette. Ils ont de bonnes armes qu’ils manient
avec adresse. Ah ! Si tous étaient armés de la sorte ! Les fusils manquent.
Vois, les ouvriers n’ont que des bâtons.
Miette regardait, écoutait, muette. Quand Silvère lui parla de son père, le
sang lui monta violemment aux joues. Le visage brûlant, elle examina les
chasseurs d’un air de colère et d’étrange sympathie. À partir de ce moment,
elle parut peu à peu s’animer aux frissons de fièvre que les chants des
insurgés lui apportaient.

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La colonne, qui venait de recommencer la Marseillaise, descendait
toujours, comme fouettée par les souffles âpres du mistral. Aux gens de
la Palud avait succédé une autre troupe d’ouvriers, parmi lesquels on
apercevait un assez grand nombre de bourgeois en paletot.
– Voici les hommes de Saint-Martin-de-Vaulx, reprit Silvère. Ce bourg
s’est soulevé presque en même temps que la Palud… Les patrons se sont
joints aux ouvriers. Il y a là des gens riches, Miette ; des riches qui pourraient
vivre tranquilles chez eux et qui vont risquer leur vie pour la défense de la
liberté. Il faut aimer ces riches… Les armes manquent toujours ; à peine
quelques fusils de chasse… Tu vois, Miette, ces hommes qui ont au coude
gauche un brassard d’étoffe rouge ? Ce sont les chefs.
Mais Silvère s’attardait. Les contingents descendaient la côte, plus
rapides que ses paroles. Il parlait encore des gens de Saint-Martin-de-Vaulx,
que deux bataillons avaient déjà traversé la raie de clarté qui blanchissait
la route.
– Tu as vu ? demanda-t-il ; les insurgés d’Alboise et des Tulettes viennent
de passer. J’ai reconnu Burgat le forgeron… Ils se seront joints à la bande
aujourd’hui même… Comme ils courent !
Miette se penchait maintenant, pour suivre plus longtemps du regard les
petites troupes que lui désignait le jeune homme. Le frisson qui s’emparait
d’elle lui montait dans la poitrine et la prenait à la gorge. À ce moment
parut un bataillon plus nombreux et mieux discipliné que les autres. Les
insurgés qui en faisaient partie, presque tous vêtus de blouses bleues, avaient
la taille serrée d’une ceinture rouge ; on les eût dit pourvus d’un uniforme.
Au milieu d’eux marchait un homme à cheval, ayant un sabre au côté. Le
plus grand nombre de ces soldats improvisés avaient des fusils, des carabines
ou d’anciens mousquets de la garde nationale.
– Je ne connais pas ceux-là, dit Silvère. L’homme à cheval doit être le
chef dont on m’a parlé. Il a amené avec lui les contingents de Faverolles et
des villages voisins. Il faudrait que toute la colonne fût équipée de la sorte.
Il n’eut pas le temps de reprendre haleine.
– Ah ! Voici les campagnes ! Cria-t-il.
Derrière les gens de Faverolles, s’avançaient de petits groupes composés
chacun de dix à vingt hommes au plus. Tous portaient la veste courte des
paysans du Midi. Ils brandissaient en chantant des fourches et des faux ;
quelques-uns même n’avaient que de larges pelles de terrassier. Chaque
hameau avait envoyé ses hommes valides.
Silvère, qui reconnaissait les groupes à leurs chefs, les énuméra d’une
voix fiévreuse.
– Le contingent de Chavanoz ! Dit-il. Il n’y a que huit hommes, mais ils
sont solides ; l’oncle Antoine les connaît… Voici Nazères ! Voici Poujols !

27
Tous y sont, pas un n’a manqué à l’appel… Valqueyras ! Tiens, monsieur
le curé est de la partie ; on m’a parlé de lui ; c’est un bon républicain.
Il se grisait. Maintenant que chaque bataillon ne comptait plus que
quelques insurgés, il lui fallait les nommer à la hâte, et cette précipitation
lui donnait un air fou.
– Ah ! Miette, continua-t-il, le beau défilé ! Rozan ! Vernoux ! Corbière !
Et il y en a encore, tu vas voir… Ils n’ont que des faux, ceux-là, mais ils
faucheront la troupe aussi rase que l’herbe de leurs prés… Saint-Eutrope !
Mazet ! Les Gardes ! Marsanne ! Tout le versant nord de la Seille !… Va,
nous serons vainqueurs ! Le pays entier est avec nous. Regarde les bras de
ces hommes, ils sont durs et noirs comme du fer… Ça ne finit pas. Voici
Pruinas ! Les Roches-Noires ! Ce sont des contrebandiers, ces derniers ; ils
ont des carabines… Encore des faux et des fourches, les contingents des
campagnes continuent. Castel-le-Vieux ! Sainte-Anne ! Graille ! Estourmel !
Murdaran !
Et il acheva, d’une voix étranglée par l’émotion, le dénombrement de
ces hommes, qu’un tourbillon semblait prendre et enlever à mesure qu’il
les désignait. La taille grandie, le visage en feu, il montrait les contingents
d’un geste nerveux. Miette suivait ce geste. Elle se sentait attirée vers le
bas de la route, comme par les profondeurs d’un précipice. Pour ne pas
glisser le long du talus, elle se retenait au cou du jeune homme. Une ivresse
singulière montait de cette foule grisée de bruit, de courage et de foi. Ces
êtres entrevus dans un rayon de lune, ces adolescents, ces hommes mûrs,
ces vieillards brandissant des armes étranges, vêtus des costumes les plus
divers, depuis le sarreau du manœuvre jusqu’à la redingote du bourgeois ;
cette file interminable de têtes, dont l’heure et la circonstance faisaient des
masques inoubliables d’énergie et de ravissement fanatiques, prenaient à
la longue devant les yeux de la jeune fille une impétuosité vertigineuse
de torrent. À certains moments, il lui semblait qu’ils ne marchaient plus,
qu’ils étaient charriés par la Marseillaise elle-même, par ce chant rauque aux
sonorités formidables. Elle ne pouvait distinguer les paroles, elle n’entendait
qu’un grondement continu, allant de notes sourdes à des notes vibrantes,
aiguës comme des pointes qu’on aurait, par saccades, enfoncées dans sa
chair. Ce rugissement de la révolte, cet appel à la lutte et à la mort, avec ses
secousses de colère, ses désirs brûlants de liberté, son étonnant mélange de
massacres et d’élans sublimes, en la frappant au cœur, sans relâche, et plus
profondément à chaque brutalité du rythme, lui causait une de ces angoisses
voluptueuses de vierge martyre se redressant et souriant sous le fouet. Et
toujours, roulée dans le flot sonore, la foule coulait. Le défilé, qui dura à
peine quelques minutes, parut aux jeunes gens ne devoir jamais finir.

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Certes, Miette était une enfant. Elle avait pâli à l’approche de la bande,
elle avait pleuré ses tendresses envolées ; mais elle était une enfant de
courage, une nature ardente que l’enthousiasme exaltait aisément. Aussi
l’émotion qui l’avait peu à peu gagnée, la secouait-t-elle maintenant tout
entière. Elle devenait un garçon. Volontiers elle eût pris une arme et suivi
les insurgés. Ses dents blanches, à mesure que défilaient les fusils et les
faux, se montraient plus longues et plus aiguës, entre ses lèvres rouges,
pareilles aux crocs d’un jeune loup qui aurait des envies de mordre. Et
lorsqu’elle entendit Silvère dénombrer d’une voix de plus en plus pressée
les contingents des campagnes, il lui sembla que l’élan de la colonne
s’accélérait encore, à chaque parole du jeune homme. Bientôt ce fut un
emportement, une poussière d’hommes balayée par une tempête. Tout se
mit à tourner devant elle. Elle ferma les yeux. De grosses larmes chaudes
coulaient sur ses joues.
Silvère avait, lui aussi, des pleurs au bord des cils.
– Je ne vois pas les hommes qui ont quitté Plassans cette après-midi,
murmura-t-il.
Il tâchait de distinguer le bout de la colonne, qui se trouvait encore dans
l’ombre. Puis il cria avec une joie triomphante :
– Ah ! Les voici !… Ils ont le drapeau, on leur a confié le drapeau !
Alors il voulut sauter du talus pour aller rejoindre ses compagnons ;
mais, à ce moment, les insurgés s’arrêtèrent. Des ordres coururent le long de
la colonne. La Marseillaise s’éteignit dans un dernier grondement, et l’on
n’entendit plus que le murmure confus de la foule, encore toute vibrante.
Silvère, qui écoutait, put comprendre les ordres que les contingents se
transmettaient, et qui appelaient les gens de Plassans en tête de la bande.
Comme chaque bataillon se rangeait au bord de la route, pour laisser passer
le drapeau, le jeune homme, entraînant Miette, se mit à remonter le talus.
– Viens, lui dit-il, nous serons avant eux de l’autre côté du pont.
Et quand ils furent en haut, dans les terres labourées, ils coururent jusqu’à
un moulin dont l’écluse barre la rivière. Là, ils traversèrent la Viorne sur
une planche que les meuniers y ont jetée. Puis ils coupèrent en biais les prés
Sainte-Claire, toujours se tenant par la main, toujours courant, sans échanger
une parole. La colonne faisait, sur le grand chemin, une ligne sombre qu’ils
suivirent le long des haies. Il y avait des trous dans les aubépines. Silvère et
Miette sautèrent sur la route par un de ces trous.
Malgré le détour qu’ils venaient de faire, ils arrivèrent en même temps
que les gens de Plassans. Silvère échangea quelques poignées de main ;
on dut penser qu’il avait appris la marche nouvelle des insurgés et qu’il
était venu à leur rencontre. Miette, dont le visage était caché à demi par le
capuchon de la pelisse, fut regardée curieusement.

29
– Eh ! C’est la Chantegreil, dit un homme du faubourg, la nièce de
Rébufat, le méger du Jas-Meiffren.
– D’où sors-tu donc, coureuse ? cria une autre voix.
Silvère, gris d’enthousiasme, n’avait pas songé à la singulière figure que
ferait son amoureuse devant les plaisanteries certaines des ouvriers. Miette,
confuse, le regardait comme pour implorer aide et secours. Mais, avant
même qu’il eût pu ouvrir les lèvres, une nouvelle voix s’éleva du groupe,
disant avec brutalité :
– Son père est au bagne, nous ne voulons pas avec nous la fille d’un
voleur et d’un assassin.
Miette pâlit affreusement.
– Vous mentez, murmura-t-elle ; si mon père a tué, il n’a pas volé.
Et comme Silvère serrait les poings, plus pâle et plus frémissant qu’elle :
– Laisse, reprit-elle, ceci me regarde…
Puis se retournant vers le groupe, elle répéta avec éclat :
– Vous mentez, vous mentez ! Il n’a jamais pris un sou à personne. Vous
le savez bien. Pourquoi l’insultez-vous, quand il ne peut être là ?
Elle s’était redressée, superbe de colère. Sa nature ardente, à demi
sauvage, paraissait accepter avec assez de calme l’accusation de meurtre ;
mais l’accusation de vol l’exaspérait. On le savait, et c’est pourquoi la foule
lui jetait souvent cette accusation à la face, par méchanceté bête.
L’homme qui venait d’appeler son père voleur, n’avait, d’ailleurs, répété
que ce qu’il entendait dire depuis des années. Devant l’attitude violente de
l’enfant, les ouvriers ricanèrent. Silvère serrait toujours les poings. La chose
allait mal tourner, lorsqu’un chasseur de la Seille, qui s’était assis sur un tas
de pierres, au bord de la route, en attendant qu’on se remit en marche, vint
au secours de la jeune fille.
– La petite a raison, dit-il. Chantegreil était un des nôtres. Je l’ai connu.
Jamais on n’a bien vu clair dans son affaire. Moi, j’ai toujours cru à la
vérité de ses déclarations devant les juges. Le gendarme qu’il a descendu,
à la chasse, d’un coup de fusil, devait déjà le tenir lui-même au bout de sa
carabine. On se défend, que voulez-vous ! Mais Chantegreil était un honnête
homme, Chantegreil n’a pas volé.
Comme il arrive en pareil cas, l’attestation de ce braconnier suffit
pour que Miette trouvât des défenseurs. Plusieurs ouvriers voulurent avoir
également connu Chantegreil.
– Oui, oui, c’est vrai, dirent-ils. Ce n’était pas un voleur. Il y a, à Plassans,
des canailles qu’il faudrait envoyer au bagne à sa place… Chantegreil était
notre frère… Allons, calme-toi, petite.
Jamais Miette n’avait entendu dire du bien de son père. On le traitait
ordinairement devant elle de gueux, de scélérat, et voilà qu’elle rencontrait

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de braves cœurs qui avaient pour lui des paroles de pardon et qui le
déclaraient un honnête homme. Alors elle fondit en larmes, elle retrouva
l’émotion que la Marseillaise avait fait monter à sa gorge, elle chercha
comment elle pourrait remercier ces hommes doux aux malheureux. Un
moment, il lui vint l’idée de leur serrer la main à tous, comme un garçon.
Mais son cœur trouva mieux. À côté d’elle se tenait debout l’insurgé
qui portait le drapeau. Elle toucha la hampe du drapeau, et, pour tout
remerciement, elle dit d’une voix suppliante :
– Donnez-le-moi, je le porterai.
Les ouvriers, simples d’esprit, comprirent le côté naïvement sublime de
ce remerciement.
– C’est cela, crièrent-ils, la Chantegreil portera le drapeau.
Un bûcheron fit remarquer qu’elle se fatiguerait vite qu’elle ne pourrait
aller loin.
– Oh ! Je suis forte, dit-elle orgueilleusement en retroussant ses manches,
et en montrant ses bras ronds, aussi gros déjà que ceux d’une femme faite.
Et comme on lui tendait le drapeau :
– Attendez, reprit-elle.
Elle retira vivement sa pelisse, qu’elle remit ensuite, après l’avoir tournée
du côté de la doublure rouge. Alors elle apparut, dans la blanche clarté de
la lune, drapée d’un large manteau de pourpre qui lui tombait jusqu’aux
pieds. Le capuchon, arrêté sur le bord de son chignon, la coiffait d’une
sorte de bonnet phrygien. Elle prit le drapeau, en serra la hampe contre sa
poitrine, et se tint droite, dans les plis de cette bannière sanglante qui flottait
derrière elle. Sa tête d’enfant exaltée, avec ses cheveux crépus, ses grands
yeux humides, ses lèvres entrouvertes par un sourire, eut un élan d’énergique
fierté, en se levant à demi vers le ciel. À ce moment, elle fut la vierge Liberté.
Les insurgés éclatèrent en applaudissements. Ces Méridionaux, à
l’imagination vive, étaient saisis et enthousiasmés par la brusque apparition
de cette grande fille toute rouge qui serrait si nerveusement leur drapeau sur
son sein. Des cris partirent du groupe :
– Bravo, la Chantegreil ! Vive la Chantegreil ! Elle restera avec nous,
elle nous portera bonheur !
On l’eût acclamée longtemps si l’ordre de se remettre en marche n’était
arrivé. Et, pendant que la colonne s’ébranlait, Miette pressa la main de
Silvère, qui venait de se placer à son côté, et lui murmura à l’oreille :
– Tu entends ! Je resterai avec toi. Tu veux bien ?
Silvère, sans répondre, lui rendit son étreinte. Il acceptait. Profondément
ému, il était d’ailleurs incapable de ne pas se laisser aller au même
enthousiasme que ses compagnons. Miette lui était apparue si belle, si
grande, si sainte ! Pendant toute la montée de la côte, il la revit devant lui,

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rayonnante, dans une gloire empourprée. Maintenant, il la confondait avec
son autre maîtresse adorée, la république. Il aurait voulu être arrivé, avoir
son fusil sur l’épaule. Mais les insurgés montaient lentement. L’ordre était
donné de faire le moins de bruit possible. La colonne s’avançait entre les
deux rangées d’ormes, pareille à un serpent gigantesque dont chaque anneau
aurait eu d’étranges frémissements. La nuit glacée de décembre avait repris
son silence, et seule la Viorne paraissait gronder d’une voix plus haute.
Dès les premières maisons du faubourg, Silvère courut en avant pour aller
chercher son fusil à l’aire Saint-Mittre, qu’il retrouva endormie sous la lune.
Quand il rejoignit les insurgés, ils étaient arrivés devant la porte de Rome.
Miette se pencha, et lui dit avec son sourire d’enfant :
– Il me semble que je suis à la procession de la Fête-Dieu, et que je porte
la bannière de la Vierge.

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II

Plassans est une sous-préfecture d’environ dix mille âmes. Bâtie sur
le plateau qui domine la Viorne, adossée au nord contre les collines des
Garrigues, une des dernières ramifications des Alpes, la ville est comme
située au fond d’un cul-de-sac. En 1851, elle ne communiquait avec les
pays voisins que par deux routes, la route de Nice, qui descend à l’est, et la
route de Lyon, qui monte à l’ouest, l’une continuant l’autre, sur deux lignes
presque parallèles. Depuis cette époque, on a construit un chemin de fer dont
la voie passe au sud de la ville, en bas du coteau qui va en pente raide des
anciens remparts à la rivière. Aujourd’hui, quand on sort de la gare, placée
sur la rive droite du petit torrent, on aperçoit, en levant la tête, les premières
maisons de Plassans, dont les jardins forment terrasse. Il faut monter pendant
un bon quart d’heure avant d’atteindre ces maisons.
Il y a une vingtaine d’années, grâce sans doute au manque de
communications, aucune ville n’avait mieux conservé le caractère dévot
et aristocratique des anciennes cités provençales. Elle avait, et a d’ailleurs
encore aujourd’hui, tout un quartier de grands hôtels bâtis sous Louis XIV
et sous Louis XV, une douzaine d’églises, des maisons de jésuites et de
capucins, un nombre considérable de couvents. La distinction des classes
y est restée longtemps tranchée par la division des quartiers. Plassans en
compte trois, qui forment chacun comme un bourg particulier et complet ;
ayant ses églises, ses promenades, ses mœurs, ses horizons.
Le quartier des nobles, qu’on nomme quartier Saint-Marc, du nom d’une
des paroisses qui le desservent, un petit Versailles aux rues droites, rongées
d’herbe, et dont les larges maisons carrées cachent de vastes jardins, s’étend
au sud, sur le bord du plateau ; certains hôtels, construits au ras même
de la pente, ont une double rangée de terrasses, d’où l’on découvre toute
la vallée de la Viorne, admirable point de vue très vanté dans le pays.
Le vieux quartier, l’ancienne ville, étage au nord-ouest ses ruelles étroites
et tortueuses, bordées de masures branlantes ; là se trouvent la mairie, le
tribunal civil, le marché, la gendarmerie ; cette partie de Plassans, la plus
populeuse, est occupée par les ouvriers, les commerçants, tout le menu
peuple actif et misérable. La ville neuve, enfin, forme une sorte de carré
long, au nord-est ; la bourgeoisie, ceux qui ont amassé sou à sou une fortune,
et ceux qui exercent une profession libérale, y habitent des maisons bien
alignées, enduites d’un badigeon jaune clair. Ce quartier, qu’embellit la
sous-préfecture, une laide bâtisse de plâtre ornée de rosaces, comptait à

33
peine cinq ou six rues en 1851 ; il est de création récente, et, surtout depuis
la construction du chemin de fer, il tend seul à s’agrandir.
Ce qui, de nos jours, partage encore Plassans en trois parties
indépendantes et distinctes, c’est que les quartiers sont nettement bornés par
de grandes voies. Le cours Sauvaire et la rue de Rome, qui en est comme
le prolongement étranglé, vont de l’ouest à l’est, de la Grand-Porte à la
porte de Rome, coupant ainsi la ville en deux morceaux, séparant le quartier
des nobles des deux autres quartiers. Ceux-ci sont eux-mêmes délimités
par la rue de la Banne ; cette rue, la plus belle du pays, prend naissance à
l’extrémité du cours Sauvaire et monte vers le nord, en laissant à gauche
les masses noires du vieux quartier, à droite les maisons jaune clair de la
ville neuve. C’est là, vers le milieu de la rue, au fond d’une petite place
plantée d’arbres maigres, que se dresse la sous-préfecture, monument dont
les bourgeois de Plassans sont très fiers.
Comme pour s’isoler davantage et se mieux enfermer chez elle, la ville
est entourée d’une ceinture d’anciens remparts qui ne servent aujourd’hui
qu’à la rendre plus noire et plus étroite. On démolirait à coups de fusils
ces fortifications ridicules, mangées de lierre et couronnées de giroflées
sauvages, tout au plus égales en hauteur et en épaisseur aux murailles
d’un couvent. Elles sont percées de plusieurs ouvertures, dont les deux
principales, la porte de Rome et la Grand-Porte, s’ouvrent, la première, sur
la route de Nice, la seconde sur la route de Lyon, à l’autre bout de la ville.
Jusqu’en 1853, ces ouvertures sont restées garnies d’énormes portes de bois
à deux battants, cintrées dans le haut, et que consolidaient des lames de fer.
À onze heures en été, à dix heures en hiver, on fermait ces portes à double
tour. La ville, après avoir ainsi poussé les verrous comme une fille peureuse,
dormait tranquille. Un gardien, qui habitait une logette placée dans un des
angles intérieurs de chaque portail, avait charge d’ouvrir aux personnes
attardées. Mais il fallait parlementer longtemps. Le gardien n’introduisait
les gens qu’après avoir éclairé de sa lanterne et examiné attentivement leur
visage au travers d’un judas ; pour peu qu’on lui déplût, on couchait dehors.
Tout l’esprit de la ville, fait de poltronnerie, d’égoïsme, de routine, de la
haine du dehors et du désir religieux d’une vie cloîtrée, se trouvait dans ces
tours de clef donnés aux portes chaque soir. Plassans, quand il s’était bien
cadenassé, se disait : « Je suis chez moi », avec la satisfaction d’un bourgeois
dévot, qui, sans crainte pour sa caisse, certain de n’être réveillé par aucun
tapage, va réciter ses prières et se mettre voluptueusement au lit. Il n’y a pas
de cité, je crois, qui se soit entêtée si tard à s’enfermer comme une nonne.
La population de Plassans se divise en trois groupes ; autant de quartiers,
autant de petits mondes à part. Il faut mettre en dehors les fonctionnaires,
le sous-préfet, le receveur particulier, le conservateur des hypothèques, le

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directeur des postes, tous gens étrangers à la contrée, peu aimés et très
enviés, vivant à leur guise. Les vrais habitants, ceux qui ont poussé là, et
qui sont fermement décidés à y mourir, respectent trop les usages reçus et
les démarcations établies pour ne pas se parquer d’eux-mêmes dans une des
sociétés de la ville.
Les nobles se cloîtrent hermétiquement. Depuis la chute de Charles X,
ils sortent à peine, se hâtant de rentrer dans leurs grands hôtels silencieux,
marchant furtivement, comme en pays ennemi. Ils ne vont chez personne,
et ne se reçoivent même pas entre eux. Leurs salons ont pour seuls
habitués quelques prêtres. L’été, ils habitent les châteaux qu’ils possèdent
aux environs ; l’hiver, ils restent au coin de leur feu. Ce sont des morts
s’ennuyant dans la vie. Aussi leur quartier a-t-il le calme lourd d’un
cimetière. Les portes et les fenêtres sont soigneusement barricadées ; on
dirait une suite de couvents fermés à tous les bruits du dehors. De loin en
loin, on voit passer un abbé dont la démarche discrète met un silence de
plus le long des maisons closes, et qui disparaît comme une ombre dans
l’entrebâillement d’une porte.
La bourgeoisie, les commerçants retirés, les avocats, les notaires, tout
le petit monde aisé et ambitieux qui peuple la ville neuve, tâche de donner
quelque vie à Plassans. Ceux-là vont aux soirées de M. le sous-préfet et
rêvent de rendre des fêtes pareilles. Ils font volontiers de la popularité,
appellent un ouvrier « mon brave, » parlent des récoltes aux paysans, lisent
les journaux, se promènent le dimanche avec leurs dames. Ce sont les esprits
avancés de l’endroit, les seuls qui se permettent de rire en parlant des
remparts ; ils ont même plusieurs fois réclamé de « l’édilité » la démolition
de ces vieilles murailles, « vestige d’un autre âge. » D’ailleurs, les plus
sceptiques d’entre eux reçoivent une violente commotion de joie chaque fois
qu’un marquis ou un comte veut bien les honorer d’un léger salut. Le rêve
de tout bourgeois de la ville neuve est d’être admis dans un salon du quartier
Saint-Marc. Ils savent bien que ce rêve est irréalisable, et c’est ce qui leur
fait crier très haut qu’ils sont libres penseurs, des libres penseurs tout de
paroles, fort amis de l’autorité, se jetant dans les bras du premier sauveur
venu, au moindre grondement du peuple.
Le groupe qui travaille et végète dans le vieux quartier n’est pas aussi
nettement déterminé. Le peuple, les ouvriers, y sont en majorité ; mais on
y compte aussi les petits détaillants et même quelques gros négociants. À
la vérité, Plassans est loin d’être un centre de commerce ; on y trafique
juste assez pour se débarrasser des productions du pays, les huiles, les vins,
les amandes. Quant à l’industrie, elle n’y est guère représentée que par
trois ou quatre tanneries qui empestent une des rues du vieux quartier, des
manufactures de chapeaux de feutre et une fabrique de savon reléguée dans

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un coin du faubourg. Ce petit monde commercial et industriel, s’il fréquente,
aux grands jours, les bourgeois de la ville neuve, vit surtout au milieu
des travailleurs de l’ancienne ville. Commerçants, détaillants, ouvriers, ont
des intérêts communs qui les unissent en une seule famille. Le dimanche
seulement, les patrons se lavent les mains et font bande à part. D’ailleurs,
la population ouvrière, qui compte pour un cinquième à peine, se perd au
milieu des oisifs du pays.
Une seule fois par semaine, dans la belle saison, les trois quartiers de
Plassans se rencontrent face à face. Toute la ville se rend au cours Sauvaire,
le dimanche, après les vêpres ; les nobles eux-mêmes se hasardent. Mais, sur
cette sorte de boulevard planté de deux allées de platanes, il s’établit trois
courants bien distincts. Les bourgeois de la ville neuve ne font que passer ;
ils sortent par la Grand-Porte et prennent, à droite, l’avenue du Mail, le long
de laquelle ils vont et viennent, jusqu’à la tombée de la nuit. Pendant ce
temps, la noblesse et le peuple se partagent le cours Sauvaire. Depuis plus
d’un siècle, la noblesse a choisi l’allée placée au sud, qui est bordée d’une
rangée de grands hôtels et que le soleil quitte la première ; le peuple a dû
se contenter de l’autre allée, celle du nord, côté où se trouvent les cafés,
les hôtels, les débits de tabac. Et, toute l’après-midi, peuple et noblesse se
promènent, montant et descendant le cours, sans que jamais un ouvrier ou
un noble ait la pensée de changer d’avenue. Six à huit mètres les séparent,
et ils restent à mille lieues les uns des autres, suivant avec scrupule deux
lignes parallèles, comme ne devant pas se rencontrer en ce bas monde. Même
aux époques révolutionnaires, chacun a gardé son allée. Cette promenade
réglementaire du dimanche et les tours de clef donnés le soir aux portes,
sont des faits du même ordre, qui suffisent pour juger les dix mille âmes
de la ville.
Ce fut dans ce milieu particulier que végéta jusqu’en 1848 une famille
obscure et peu estimée, dont le chef, Pierre Rougon, joua plus tard un rôle
important, grâce à certaines circonstances.
Pierre Rougon était un fils de paysan. La famille de sa mère, les Fouque,
comme on les nommait, possédait, vers la fin du siècle dernier, un vaste
terrain situé dans le faubourg, derrière l’ancien cimetière Saint-Mittre ;
ce terrain a été plus tard réuni au Jas-Meiffren. Les Fouque étaient les
plus riches maraîchers du pays ; ils fournissaient de légumes tout un
quartier de Plassans. Le nom de cette famille s’éteignit quelques années
avant la révolution. Une fille seule resta, Adélaïde, née en 1768, et qui
se trouva orpheline à l’âge de dix-huit ans. Cette enfant, dont le père
mourut fou, était une grande créature, mince, pâle, aux regards effarés, d’une
singularité d’allures qu’on put prendre pour de la sauvagerie tant qu’elle
resta petite fille. Mais, en grandissant, elle devint plus bizarre encore ; elle

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commit certaines actions que les plus fortes têtes du faubourg ne purent
raisonnablement expliquer, et, dès lors, le bruit courut qu’elle avait le
cerveau fêlé comme son père. Elle se trouvait seule dans la vie, depuis six
mois à peine, maîtresse d’un bien qui faisait d’elle une héritière recherchée,
quand on apprit son mariage avec un garçon jardinier, un nommé Rougon,
paysan mal dégrossi, venu des Basses-Alpes. Ce Rougon, après la mort du
dernier des Fouque, qui l’avait loué pour une saison, était resté au service de
la fille du défunt. De serviteur à gages, il passait brusquement au titre envié
de mari. Ce mariage fut un premier étonnement pour l’opinion ; personne
ne put comprendre pourquoi Adélaïde préférait ce pauvre diable, épais,
lourd, commun, sachant à peine parler français, à tels et tels jeunes gens,
fils de cultivateurs aisés, qu’on voyait rôder autour d’elle depuis longtemps.
Et comme en province rien ne doit rester inexpliqué, on voulut voir un
mystère quelconque au fond de cette affaire, on prétendit même que le
mariage était devenu d’une absolue nécessité entre les jeunes gens. Mais
les faits démentirent ces médisances. Adélaïde eut un fils au bout de douze
grands mois. Le faubourg se fâcha ; il ne pouvait admettre qu’il se fût
trompé, il entendait pénétrer le prétendu secret ; aussi toutes les commères
se mirent-elles à espionner les Rougon. Elles ne tardèrent pas à avoir une
ample matière à bavardages. Rougon mourut presque subitement, quinze
mois après son mariage, d’un coup de soleil qu’il reçut, une après-midi, en
sarclant un plant de carottes. Une année s’était à peine écoulée que la jeune
veuve donna lieu à un scandale inouï ; on sut d’une façon certaine qu’elle
avait un amant ; elle ne paraissait pas s’en cacher ; plusieurs personnes
affirmaient l’avoir entendue tutoyer publiquement le successeur du pauvre
Rougon. Un an de veuvage au plus, et un amant ! Un pareil oubli des
convenances parut monstrueux, en dehors de la saine raison. Ce qui rendit le
scandale plus éclatant, ce fut l’étrange choix d’Adélaïde. Alors demeurait au
fond de l’impasse Saint-Mittre, dans une masure dont les derrières donnaient
sur le terrain des Fouque, un homme mal famé, que l’on désignait d’habitude
sous cette locution, « ce gueux de Macquart. » Cet homme disparaissait
pendant des semaines entières ; puis on le voyait reparaître, un beau soir,
les bras vides, les mains dans les poches, flânant ; il sifflait, il semblait
revenir d’une petite promenade. Et les femmes, assises sur le seuil de leur
porte, disaient en le voyant passer : « Tiens ! Ce gueux de Macquart ! il
aura caché ses ballots et son fusil dans quelque creux de la Viorne. » La
vérité était que Macquart n’avait pas de rentes, et qu’il mangeait et buvait
en heureux fainéant, pendant ses courts séjours à la ville. Il buvait surtout
avec un entêtement farouche ; seul à une table, au fond d’un cabaret, il
s’oubliait chaque soir, les yeux fixés stupidement sur son verre, sans jamais
écouter ni regarder autour de lui. Et, quand le marchand de vin fermait

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sa porte, il se retirait d’un pas ferme, la tête plus haute, comme redressé
par l’ivresse. « Macquart marche bien droit, il est ivre-mort, » disait-on en
le voyant rentrer. D’ordinaire, lorsqu’il n’avait pas bu, il allait légèrement
courbé, évitant les regards des curieux, avec une sorte de timidité sauvage.
Depuis la mort de son père, un ouvrier tanneur, qui lui avait laissé pour tout
héritage la masure de l’impasse Saint-Mittre, on ne lui connaissait ni parents
ni amis. La proximité des frontières et le voisinage des forêts de la Seille
avaient fait de ce paresseux et singulier garçon un contrebandier doublé d’un
braconnier, un de ces êtres à figure louche dont les passants disent : « Je ne
voudrais pas rencontrer cette tête-là, à minuit, au coin d’un bois. » Grand,
terriblement barbu, la face maigre, Macquart était la terreur des bonnes
femmes du faubourg ; elles l’accusaient de manger des petits enfants tout
crus. À peine âgé de trente ans, il paraissait en avoir cinquante. Sous les
broussailles de sa barbe et les mèches de ses cheveux, qui lui couvraient le
visage, pareilles aux touffes de poils d’un caniche, on ne distinguait que le
luisant de ses yeux bruns, le regard furtif et triste d’un homme aux instincts
vagabonds, que le vin et une vie de paria ont rendu mauvais. Bien qu’on
ne pût préciser aucun de ses crimes, il ne se commettait pas un vol, pas un
assassinat dans le pays, sans que le premier soupçon se portât sur lui. Et
c’était cet ogre, ce brigand, ce gueux de Macquart qu’Adélaïde avait choisi !
En vingt mois, elle eut deux enfants, un garçon, puis une fille. De mariage
entre eux, on n’en fut pas un instant question. Jamais le faubourg n’avait
vu une pareille audace dans l’inconduite. La stupéfaction étant si grande,
l’idée que Macquart avait pu trouver une maîtresse jeune et riche renversa
à un tel point les croyances des commères, qu’elles furent presque douces
pour Adélaïde. « La pauvre ! Elle est devenue complètement folle, disaient-
elles ; si elle avait une famille, il y a longtemps qu’elle serait enfermée. » Et,
comme on ignora toujours l’histoire de ces amours étranges, ce fut encore
cette canaille de Macquart qui fut accusé d’avoir abusé du cerveau faible
d’Adélaïde pour lui voler son argent.
Le fils légitime, le petit Pierre Rougon, grandit avec les bâtards de sa
mère. Adélaïde garda auprès d’elle ces derniers, Antoine et Ursule, les
louveteaux, comme on les nommait dans le quartier, sans d’ailleurs les traiter
ni plus ni moins tendrement que son enfant du premier lit. Elle paraissait
n’avoir pas une conscience bien nette de la situation faite dans la vie à ces
deux pauvres créatures. Pour elle, ils étaient ses enfants au même titre que
son premier-né ; elle sortait parfois tenant Pierre d’une main et Antoine de
l’autre, ne s’apercevant pas de la façon déjà profondément différente dont
en regardant les chers petits.
Ce fut une singulière maison.

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Pendant près d’une vingtaine d’années, chacun y vécut à son caprice,
les enfants comme la mère. Tout y poussa librement. En devenant femme.
Adélaïde était restée la grande fille étrange qui passait à quinze ans pour
une sauvage ; non pas qu’elle fût folle, ainsi que le prétendaient les gens
du faubourg, mais il y avait en elle un manque d’équilibre entre le sang et
les nerfs, une sorte de détraquement du cerveau et du cœur, qui la faisait
vivre en dehors de la vie ordinaire, autrement que tout le monde. Elle
était certainement très naturelle, très logique avec elle-même ; seulement
sa logique devenait de la pure démence aux yeux des voisins. Elle semblait
vouloir s’afficher, chercher méchamment à ce que tout, chez elle, allât de
mal en pis, lorsqu’elle obéissait avec une grande naïveté aux seules poussées
de son tempérament.
Dès ses premières couches, elle fut sujette à des crises nerveuses qui la
jetaient dans des convulsions terribles. Ces crises revenaient périodiquement
tous les deux ou trois mois. Les médecins qui furent consultés, répondirent
qu’il n’y avait rien à faire, que l’âge calmerait ces accès. On la mit seulement
au régime des viandes saignantes et du vin de quinquina. Ces secousses
répétées achevèrent de la détraquer. Elle vécut au jour le jour, comme une
enfant, comme une bête caressante qui cède à ses instincts. Quand Macquart
était en tournée, elle passait ses journées, oisive, songeuse, ne s’occupant de
ses enfants que pour les embrasser et jouer avec eux. Puis, dès le retour de
son amant, elle disparaissait.
Derrière la masure de Macquart, il y avait une petite cour qu’une muraille
séparait du terrain des Fouque. Un matin, les voisins furent très surpris en
voyant cette muraille percée d’une porte, qui la veille au soir n’était pas là.
En une heure, le faubourg entier défila aux fenêtres voisines. Les amants
avaient dû travailler toute la nuit pour creuser l’ouverture et pour poser
la porte. Maintenant, ils pouvaient aller librement de l’un chez l’autre. Le
scandale recommença ; on fut moins doux pour Adélaïde, qui décidément
était la honte du faubourg ; cette porte, cet aveu tranquille et brutal de vie
commune lui fut plus violemment reproché que ses deux enfants. « On sauve
au moins les apparences, » disaient les femmes les plus tolérantes. Adélaïde
ignorait ce qu’on appelle « sauver les apparences ; » elle était très heureuse,
très fière de sa porte ; elle avait aidé Macquart à arracher les pierres du mur,
elle lui avait même gâché du plâtre pour que la besogne allât plus vite ;
aussi vint-elle, le lendemain, avec une joie d’enfant, regarder son œuvre, en
plein jour, ce qui parut le comble du dévergondage à trois commères, qui
l’aperçurent, contemplant la maçonnerie encore fraîche. Dès lors, à chaque
apparition de Macquart, on pensa, en ne voyant plus la jeune femme, qu’elle
allait vivre avec lui dans la masure de l’impasse Saint-Mittre.

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Le contrebandier venait très irrégulièrement presque toujours à
l’improviste. Jamais on ne sut au juste quelle était la vie des amants,
pendant les deux ou trois jours qu’il passait à la ville, de loin en loin. Ils
s’enfermaient, le petit logis paraissait inhabité. Le faubourg ayant décidé
que Macquart avait séduit Adélaïde uniquement pour lui manger son argent,
on s’étonna, à la longue, de voir cet homme vivre comme par le passé,
sans cesse par monts et par vaux, aussi mal équipé qu’auparavant. Peut-
être la jeune femme l’aimait-elle d’autant plus qu’elle le voyait à de plus
longs intervalles ; peut-être avait-il résisté à ses supplications, éprouvant
l’impérieux besoin d’une existence aventureuse. On inventa mille fables,
sans pouvoir expliquer raisonnablement une liaison qui s’était nouée et se
prolongeait en dehors de tous les faits ordinaires. Le logis de l’impasse
Saint-Mittre resta hermétiquement clos et garda ses secrets. On devina
seulement que Macquart devait battre Adélaïde, bien que jamais le bruit
d’une querelle ne sortit de la maison. À plusieurs reprises, elle reparut, la
face meurtrie, les cheveux arrachés. D’ailleurs, pas le moindre accablement
de souffrance ni même de tristesse, pas le moindre souci de cacher ses
meurtrissures. Elle souriait, elle semblait heureuse. Sans doute, elle se
laissait assommer sans souffler mot. Pendant plus de quinze ans, cette
existence dura.
Lorsque Adélaïde rentrait chez elle, elle trouvait la maison au pillage,
sans s’émouvoir le moins du monde. Elle manquait absolument du sens
pratique de la vie. La valeur exacte des choses, la nécessité de l’ordre lui
échappaient.
Elle laissa croître ses enfants comme ces pruniers qui poussent le long
des routes, au bon plaisir de la pluie et du soleil. Ils portèrent leurs fruits
naturels, en sauvageons que la serpe n’a point greffés ni taillés. Jamais la
nature ne fut moins contrariée, jamais petits êtres malfaisants ne grandirent
plus franchement dans le sens de leurs instincts. En attendant, ils se roulaient
dans les plants de légumes, passant leur vie en plein air, à jouer et à se battre
comme des vauriens. Ils volaient les provisions du logis, ils dévastaient
les quelques arbres fruitiers de l’enclos, ils étaient les démons familiers,
pillards et criards, de cette étrange maison de la folie lucide. Quand leur
mère disparaissait pendant des journées entières, leur vacarme devenait tel,
ils trouvaient des inventions si diaboliques pour molester les gens, que
les voisins devaient les menacer d’aller leur donner le fouet. Adélaïde,
d’ailleurs, ne les effrayait guère ; lorsqu’elle était là, s’ils devenaient moins
insupportables aux autres, c’est qu’ils la prenaient pour victime, manquant
l’école régulièrement cinq ou six fois par semaine, faisant tout au monde
pour s’attirer une correction qui leur eût permis de brailler à leur aise. Mais
jamais elle ne les frappait, ni même ne s’emportait ; elle vivait très bien au

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milieu du bruit, molle, placide, l’esprit perdu. À la longue même, l’affreux
tapage de ces garnements lui devint nécessaire pour emplir le vide de son
cerveau. Elle souriait doucement, quand elle entendait dire : « Ses enfants
la battront, et ce sera bien fait. » À toutes choses, son allure indifférente
semblait répondre : Qu’importe ! Elle s’occupait de son bien encore moins
que de ses enfants. L’enclos des Fouque, pendant les longues années que
dura cette singulière existence, serait devenu un terrain vague, si la jeune
femme n’avait eu la bonne chance de confier la culture de ses légumes à un
habile maraîcher. Cet homme, qui devait partager les bénéfices avec elle, la
volait impudemment, ce dont elle ne s’aperçut jamais. D’ailleurs, cela eut
un heureux côté : pour la voler davantage, le maraîcher tira le plus grand
parti possible du terrain, qui doubla presque de valeur.
Soit qu’il fût averti par un instinct secret, soit qu’il eût déjà conscience
de la façon différente dont l’accueillaient les gens du dehors, Pierre, l’enfant
légitime, domina dès le bas âge son frère et sa sœur. Dans leurs querelles,
bien qu’il fût beaucoup plus faible qu’Antoine, il le battait en maître.
Quant à Ursule, pauvre petite créature chétive et pâle, elle était frappée
aussi rudement par l’un que par l’autre. D’ailleurs, jusqu’à l’âge de quinze
ou seize ans, les trois enfants se rouèrent de coups fraternellement, sans
s’expliquer leur haine vague, sans comprendre d’une manière nette combien
ils étaient étrangers. Ce fut seulement à cet âge qu’ils se trouvèrent face à
face, avec leur personnalité consciente et arrêtée.
À seize ans, Antoine était un grand galopin, dans lequel les défauts
de Macquart et d’Adélaïde se montraient déjà comme fondus. Macquart
dominait cependant, avec son amour du vagabondage, sa tendance à
l’ivrognerie, ses emportements de brute. Mais, sous l’influence nerveuse
d’Adélaïde, ces vices qui, chez le père, avaient une sorte de franchise
sanguine, prenaient, chez le fils, une sournoiserie pleine d’hypocrisie et de
lâcheté. Antoine appartenait à sa mère par un manque absolu de volonté
digne, par un égoïsme de femme voluptueuse qui lui faisait accepter
n’importe quel lit d’infamie, pourvu qu’il s’y vautrât à l’aise et qu’il y
dormît chaudement. On disait de lui : « Ah ! Le brigand ! Il n’a même pas,
comme Macquart, le courage de sa gueuserie ; s’il assassine jamais, ce sera
à coups d’épingle. » Au physique, Antoine n’avait que les lèvres charnues
d’Adélaïde ; ses autres traits étaient ceux du contrebandier, mais adoucis,
rendus fuyants et mobiles.
Chez Ursule, au contraire, la ressemblance physique et morale de la jeune
femme l’emportait ; c’était toujours un mélange intime ; seulement la pauvre
petite, née la seconde, à l’heure où les tendresses d’Adélaïde dominaient
l’amour déjà plus calme de Macquart, semblait avoir reçu avec son sexe,
l’empreinte plus profonde du tempérament de sa mère. D’ailleurs, il n’y

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avait plus ici une fusion des deux natures, mais plutôt une juxtaposition, une
soudure singulièrement étroite. Ursule, fantasque, montrait par moments des
sauvageries, des tristesses, des emportements de paria ; puis, le plus souvent,
elle riait par éclats nerveux, elle rêvait avec mollesse, en femme folle du
cœur et de la tête. Ses yeux, où passaient les regards effarés d’Adélaïde,
étaient d’une limpidité de cristal, comme ceux des jeunes chats qui doivent
mourir d’étisie.
En face des deux bâtards, Pierre semblait un étranger, il différait d’eux
profondément, pour quiconque ne pénétrait pas les racines mêmes de son
être. Jamais enfant ne fut à pareil point la moyenne équilibrée des deux
créatures qui l’avaient engendré. Il était un juste milieu entre le paysan
Rougon et la fille nerveuse Adélaïde. Sa mère avait en lui dégrossi son père.
Ce sourd travail des tempéraments qui détermine à la longue l’amélioration
ou la déchéance d’une race, paraissait obtenir chez Pierre un premier
résultat. Il n’était toujours qu’un paysan, mais un paysan à la peau moins
rude, au masque moins épais, à l’intelligence plus large et plus souple.
Même son père et sa mère s’étaient chez lui corrigés l’un par l’autre. Si la
nature d’Adélaïde, que la rébellion des nerfs affinait d’une façon exquise,
avait combattu et amoindri les lourdeurs sanguines de Rougon, la masse
pesante de celui-ci s’était opposée à ce que l’enfant reçût le contrecoup des
détraquements de la jeune femme. Pierre ne connaissait ni les emportements
ni les rêveries maladives des louveteaux de Macquart. Fort mal élevé,
tapageur comme tous les enfants lâchés librement dans la vie, il possédait
néanmoins un fond de sagesse raisonnée qui devait toujours l’empêcher de
commettre une folie improductive. Ses vices, sa fainéantise, ses appétits de
jouissance, n’avaient pas l’élan instinctif des vices d’Antoine ; il entendait
les cultiver et les contenter au grand jour, honorablement. Dans sa personne
grasse, de taille moyenne, dans sa face longue, blafarde, où les traits de
son père avaient pris certaines finesses du visage d’Adélaïde, on lisait déjà
l’ambition sournoise et rusée, le besoin insatiable d’assouvissement, le cœur
sec et l’envie haineuse d’un fils de paysan, dont la fortune et les nervosités
de sa mère ont fait un bourgeois.
Lorsque, à dix-sept ans, Pierre apprit et put comprendre les désordres
d’Adélaïde et la singulière situation d’Antoine et d’Ursule, il ne parut ni
triste ni indigné, mais simplement très préoccupé du parti que ses intérêts
lui conseillaient de prendre. Des trois enfants, lui seul avait suivi l’école
avec une certaine assiduité. Un paysan qui commence à sentir la nécessité de
l’instruction, devient le plus souvent un calculateur féroce. Ce fut à l’école
que ses camarades, par leurs huées et la façon insultante dont ils traitaient
son frère, lui donnèrent de premiers soupçons. Plus tard, il s’expliqua bien
des regards, bien des paroles. Il vit enfin clairement la maison au pillage. Dès

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lors, Antoine et Ursule furent pour lui des parasites éhontés, des bouches
qui dévoraient son bien. Quant à sa mère, il la regarda du même œil que le
faubourg, comme une femme bonne à enfermer, qui finirait par manger son
argent, s’il n’y mettait ordre. Ce qui acheva de le navrer, ce furent les vols
du maraîcher. L’enfant tapageur se transforma, du jour au lendemain, en un
garçon économe et égoïste, mûri hâtivement dans le sens de ses instincts
par l’étrange vie de gaspillage qu’il ne pouvait voir maintenant autour de lui
sans en avoir le cœur crevé. C’était à lui ces légumes sur la vente desquels
le maraîcher prélevait les plus gros bénéfices ; c’était à lui ce vin bu, ce pain
mangé par les bâtards de sa mère. Toute la maison, toute la fortune était à lui.
Dans sa logique de paysan, lui seul, fils légitime, devait hériter. Et comme
les biens périclitaient, comme tout le monde mordait avidement à sa fortune
future, il chercha le moyen de jeter ces gens à la porte, mère, frère, sœur,
domestiques, et d’hériter immédiatement.
La lutte fut cruelle. Le jeune homme comprit qu’il devait avant tout
frapper sa mère. Il exécuta pas à pas, avec une patience tenace, un plan dont
il avait longtemps mûri chaque détail. Sa tactique fut de se dresser devant
Adélaïde comme un reproche vivant ; non pas qu’il s’emportât ni qu’il lui
adressât des paroles amères sur son inconduite ; mais il avait trouvé une
certaine façon de la regarder, sans mot dire, qui la terrifiait. Lorsqu’elle
reparaissait, après un court séjour au logis de Macquart, elle ne levait plus
les yeux sur son fils qu’en frissonnant ; elle sentait ses regards, froids et
aigus comme des lames d’acier, qui la poignardaient, longuement, sans pitié.
L’attitude sévère et silencieuse de Pierre, de cet enfant d’un homme qu’elle
avait si vite oublié, troublait étrangement son pauvre cerveau malade. Elle
se disait que Rougon ressuscitait pour la punir de ses désordres. Toutes les
semaines, maintenant, elle était prise d’une de ces attaques nerveuses qui la
brisaient ; on la laissait se débattre ; quand elle revenait à elle, elle rattachait
ses vêtements, elle se traînait, plus faible. Souvent, elle sanglotait la nuit, se
serrant la tête entre les mains, acceptant les blessures de Pierre comme les
coups d’un dieu vengeur. D’autres fois, elle le reniait ; elle ne reconnaissait
pas le sang de ses entrailles dans ce garçon épais, dont le calme glaçait
si douloureusement sa fièvre. Elle eût mieux aimé mille fois être battue
que d’être ainsi regardée en face. Ces regards implacables qui la suivaient
partout, finirent par la secouer d’une façon si insupportable, qu’elle forma,
à plusieurs reprises, le projet de ne plus revoir son amant ; mais, dès que
Macquart arrivait, elle oubliait ses serments, elle courait à lui. Et la lutte
recommençait à son retour, plus muette, plus terrible. Au bout de quelques
mois, elle appartint à son fils. Elle était devant lui comme une petite fille qui
n’est pas certaine de sa sagesse et qui craint toujours d’avoir mérité le fouet.
Pierre, en habile garçon, lui avait lié les pieds et les mains, s’en était fait une

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servante soumise, sans ouvrir les lèvres, sans entrer dans des explications
difficiles et compromettantes.
Quand le jeune homme sentit sa mère en sa possession, qu’il put la traiter
en esclave, il commença à exploiter dans son intérêt les faiblesses de son
cerveau et la terreur folle qu’un seul de ses regards lui inspirait. Son premier
soin, dès qu’il fut maître au logis, fut de congédier le maraîcher, et de le
remplacer par une créature à lui. Il prit la haute direction de la maison,
vendant, achetant, tenant la caisse. Il ne chercha, d’ailleurs, ni à régler la
conduite d’Adélaïde, ni à corriger Antoine et Ursule de leur paresse. Peu lui
importait, car il comptait se débarrasser de ces gens à la première occasion. Il
se contenta de leur mesurer le pain et l’eau. Puis, ayant déjà toute la fortune
dans les mains, il attendit un événement qui lui permit d’en disposer à son
gré.
Les circonstances le servirent singulièrement. Il échappa à la
conscription, à titre de fils aîné d’une femme veuve. Mais, deux ans plus
tard, Antoine tomba au sort. Sa mauvaise chance le toucha peu ; il comptait
que sa mère lui achèterait un homme. Adélaïde, en effet, voulut le sauver
du service. Pierre, qui tenait l’argent, fit la sourde oreille. Le départ forcé de
son frère était un heureux événement servant trop bien ses projets. Quand
sa mère lui parla de cette affaire, il la regarda d’une telle façon qu’elle
n’osa même pas achever. Son regard disait : « Vous voulez donc me ruiner
pour votre bâtard ? » Elle abandonna Antoine, égoïstement, ayant avant tout
besoin de paix et de liberté. Pierre, qui n’était pas pour les moyens violents,
et qui se réjouissait de pouvoir mettre son frère à la porte sans querelle, joua
alors le rôle d’un homme désespéré : l’année avait été mauvaise, l’argent
manquait à la maison, il faudrait vendre un coin de terre, ce qui était le
commencement de la ruine. Puis il donna sa parole à Antoine qu’il le
rachèterait l’année suivante, bien décidé à n’en rien faire. Antoine partit,
dupé, à demi content.
Pierre se débarrassa d’Ursule d’une façon encore plus inattendue. Un
ouvrier chapelier du faubourg, nommé Mouret, se prit d’une belle tendresse
pour la jeune fille, qu’il trouvait frêle et blanche comme une demoiselle du
quartier Saint-Marc. Il l’épousa. Ce fut de sa part un mariage d’amour, un
véritable coup de tête, sans calcul aucun. Quant à Ursule, elle accepta ce
mariage pour fuir une maison où son frère aîné lui rendait la vie intolérable.
Sa mère, enfoncée dans ses jouissances, mettant ses dernières énergies à
se défendre elle-même, en était arrivée à une indifférence complète ; elle
fut même heureuse de son départ, espérant que Pierre, n’ayant plus aucun
sujet de mécontentement, la laisserait vivre en paix, à sa guise. Dès que les
jeunes gens furent mariés, Mouret comprit qu’il devait quitter Plassans, s’il
ne voulait entendre chaque jour des paroles désobligeantes sur sa femme et

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sur sa belle-mère. Il partit, il emmena Ursule à Marseille, où il travailla de
son état. D’ailleurs, il n’avait pas demandé un sou de dot. Comme Pierre,
surpris de ce désintéressement, s’était mis à balbutier, cherchant à lui donner
des explications, il lui avait fermé la bouche en disant qu’il préférait gagner
le pain de sa femme. Le digne fils du paysan Rougon demeura inquiet ; cette
façon d’agir lui sembla cacher quelque piège.
Restait Adélaïde. Pour rien au monde, Pierre ne voulait continuer à
demeurer avec elle. Elle le compromettait. C’était par elle qu’il aurait
désiré commencer. Mais il se trouvait pris entre deux alternatives fort
embarrassantes : la garder, et alors recevoir les éclaboussures de sa honte,
s’attacher au pied un boulet qui arrêterait l’élan de son ambition ; la chasser,
et à coup sûr se faire montrer au doigt comme un mauvais fils, ce qui aurait
dérangé ses calculs de bonhomie. Sentant qu’il allait avoir besoin de tout
le monde, il souhaitait que son nom rentrât en grâce auprès de Plassans
entier. Un seul moyen était à prendre, celui d’amener Adélaïde à s’en aller
d’elle-même. Pierre ne négligeait rien pour obtenir ce résultat. Il se croyait
parfaitement excusé de ses duretés par l’inconduite de sa mère. Il la punissait
comme on punit un enfant. Les rôles étaient renversés. Sous cette férule
toujours levée, la pauvre femme se courbait. Elle était à peine âgée de
quarante-deux ans, et elle avait des balbutiements d’épouvante, des airs
vagues et humbles de vieille femme tombée en enfance. Son fils continuait
à la tuer de ses regards sévères, espérant qu’elle s’enfuirait, le jour où elle
serait à bout de courage. La malheureuse souffrait horriblement de honte,
de désirs contenus, de lâchetés acceptées, recevant passivement les coups
et retournant quand même à Macquart, prête à mourir sur la place plutôt
que de céder. Il y avait des nuits où elle se serait levée pour courir se jeter
dans la Viorne, si sa chair faible de femme nerveuse n’avait eu une peur
atroce de la mort. Plusieurs fois, elle rêva de fuir, d’aller retrouver son
amant à la frontière. Ce qui la retenait au logis, dans les silences méprisants
et les secrètes brutalités de son fils, c’était de ne savoir où se réfugier.
Pierre sentait que depuis longtemps elle l’aurait quitté, si elle avait eu un
asile. Il attendait l’occasion de lui louer quelque part un petit logement,
lorsqu’un accident, sur lequel il n’osait compter, brusqua la réalisation de
ses désirs. On apprit, dans le faubourg, que Macquart venait d’être tué à la
frontière par le coup de feu d’un douanier, au moment où il entrait en France
toute une cargaison de montres de Genève. L’histoire était vraie. On ne
ramena pas même le corps du contrebandier, qui fut enterré dans le cimetière
d’un petit village des montagnes. La douleur d’Adélaïde fut stupide. Son
fils, qui l’observa curieusement, ne lui vit pas verser une larme. Macquart
l’avait faite sa légataire. Elle hérita de la masure de l’impasse Saint-Mittre
et de la carabine du défunt, qu’un contrebandier, échappé aux balles des

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douaniers, lui rapporta loyalement. Dès le lendemain, elle se retira dans la
petite maison ; elle pendit la carabine au-dessus de la cheminée, et vécut là,
étrangère au monde, solitaire, muette.
Enfin, Pierre Rougon était seul maître au logis. L’enclos des Fouque lui
appartenait en fait, sinon légalement. Jamais il n’avait compté s’y établir.
C’était un champ trop étroit pour son ambition. Travailler à la terre, soigner
des légumes, lui semblait grossier, indigne de ses facultés. Il avait hâte de
n’être plus un paysan. Sa nature, affinée par le tempérament nerveux de sa
mère, éprouvait des besoins irrésistibles de jouissances bourgeoises. Aussi,
dans chacun de ses calculs, avait-il vu, comme dénouement, la vente de
l’enclos des Fouque. Cette vente, en lui mettant dans les mains une somme
assez ronde, devait lui permettre d’épouser la fille de quelque négociant
qui le prendrait comme associé. En ce temps-là, les guerres de l’empire
éclaircissaient singulièrement les rangs des jeunes hommes à marier. Les
parents se montraient moins difficiles dans le choix d’un gendre. Pierre
se disait que l’argent arrangerait tout, et qu’on passerait aisément sur les
commérages du faubourg ; il entendait se poser en victime, en brave cœur
qui souffre des hontes de sa famille, qui les déplore, sans en être atteint et
sans les excuser. Depuis plusieurs mois, il avait jeté ses vues sur la fille
d’un marchand d’huile, Félicité Puech. La maison Puech et Lacamp, dont les
magasins se trouvaient dans une des ruelles les plus noires du vieux quartier,
était loin de prospérer. Elle avait un crédit douteux sur la place, on parlait
vaguement de faillite. Ce fut justement à cause de ces mauvais bruits que
Rougon dressa ses batteries de ce côté. Jamais un commerçant à son aise ne
lui eût donné sa fille. Il comptait arriver lorsque le vieux Puech ne saurait
plus par où passer, lui acheter Félicité et relever ensuite la maison par son
intelligence et son énergie. C’était une façon habile de gravir un échelon,
de s’élever d’un cran au-dessus de sa classe. Il voulait, avant tout, fuir cet
affreux faubourg où l’on clabaudait sur sa famille, faire oublier les sales
légendes, en effaçant jusqu’au nom de l’enclos des Fouque. Aussi les rues
puantes du vieux quartier lui semblaient-elles un paradis. Là seulement il
devait faire peau neuve.
Bientôt le moment qu’il guettait arriva. La maison Puech et Lacamp
râlait. Le jeune homme négocia alors son mariage avec une adresse prudente.
Il fut accueilli, sinon comme un sauveur, du moins comme un expédient
nécessaire et acceptable. Le mariage arrêté, il s’occupa activement de la
vente de l’enclos. Le propriétaire du Jas-Meiffren, désirant arrondir ses
terres, lui avait déjà fait des offres à plusieurs reprises ; un mur mitoyen, bas
et mince, séparait seul les deux propriétés. Pierre spécula sur les désirs de son
voisin, homme fort riche, qui, pour contenter un caprice, alla jusqu’à donner
cinquante mille francs de l’enclos. C’était le payer deux fois sa valeur.

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D’ailleurs, Pierre se faisait tirer l’oreille avec une sournoiserie de paysan,
disant qu’il ne voulait pas vendre, que sa mère ne consentirait jamais à se
défaire d’un bien où les Fouque, depuis près de deux siècles, avaient vécu de
père en fils. Tout en paraissant hésiter, il préparait la vente. Des inquiétudes
lui étaient venues. Selon sa logique brutale, l’enclos lui appartenait, il avait
le droit d’en disposer à son gré. Cependant, au fond de cette assurance,
s’agitait le vague pressentiment des complications du Code. Il se décida à
consulter indirectement un huissier du faubourg.
Il en apprit de belles. D’après l’huissier, il avait les mains absolument
liées. Sa mère seule pouvait aliéner l’enclos, ce dont il se doutait. Mais ce
qu’il ignorait, ce qui fut pour lui un coup de massue, c’était qu’Ursule et
Antoine, les bâtards, les louveteaux, eussent des droits sur cette propriété.
Comment ! Ces canailles allaient le dépouiller, le voler, lui l’enfant
légitime ! Les explications de l’huissier étaient claires et précises : Adélaïde
avait, il est vrai, épousé Rougon sous le régime de la communauté ; mais
toute la fortune consistant en biens-fonds, la jeune femme, selon la loi,
était rentrée en possession de cette fortune, à la mort de son mari ; d’un
autre côté, Macquart et Adélaïde avaient reconnu leurs enfants, qui dès lors
devaient hériter de leur mère. Comme unique consolation, Pierre apprit que
le Code rognait la part des bâtards au profit des enfants légitimes. Cela
ne le consola nullement. Il voulait tout. Il n’aurait pas partagé dix sous
entre Ursule et Antoine. Cette échappée sur les complications du Code lui
ouvrit de nouveaux horizons, qu’il sonda d’un air singulièrement songeur. Il
comprit vite qu’un homme habile doit toujours mettre la loi de son côté. Et
voici ce qu’il trouva, sans consulter personne, pas même l’huissier, auquel
il craignait de donner l’éveil. Il savait pouvoir disposer de sa mère comme
d’une chose. Un matin, il la mena chez un notaire et lui fit signer un acte
de vente. Pourvu qu’on lui laissât son taudis de l’impasse Saint-Mittre,
Adélaïde aurait vendu Plassans. Pierre lui assurait, d’ailleurs, une rente
annuelle de six cents francs, et lui jurait ses grands dieux qu’il veillerait
sur son frère et sa sœur. Un tel serment suffisait à la bonne femme. Elle
récita au notaire la leçon qu’il plut à son fils de lui souffler. Le lendemain,
le jeune homme lui fit mettre son nom au bas d’un reçu, dans lequel elle
reconnaissait avoir touché cinquante mille francs, comme prix de l’enclos.
Ce fut là son coup de génie, un acte de fripon. Il se contenta de dire à sa mère,
étonnée d’avoir à signer un pareil reçu, lorsqu’elle n’avait pas vu un centime
des cinquante mille francs, que c’était une simple formalité ne tirant pas à
conséquence. En glissant le papier dans sa poche, il pensait : « Maintenant,
les louveteaux peuvent me demander des comptes. Je leur dirai que la vieille
a tout mangé. Ils n’oseront jamais me faire un procès. » Huit jours après,
le mur mitoyen n’existait plus, la charrue avait retourné la terre des plants

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de légumes ; l’enclos des Fouque, selon le désir du jeune Rougon, allait
devenir un souvenir légendaire. Quelques mois plus tard, le propriétaire du
Jas-Meiffren fit même démolir l’ancien logis des maraîchers, qui tombait
en ruine.
Quand Pierre eut les cinquante mille francs entre les mains, il épousa
Félicité Puech, dans les délais strictement nécessaires. Félicité était une
petite femme noire, comme on en voit en Provence. On eût dit une de ces
cigales brunes, sèches, stridentes, aux vols brusques, qui se cognent la tête
dans les amandiers. Maigre, la gorge plate, les épaules pointues, le visage
en museau de fouine, singulièrement fouillé et accentué, elle n’avait pas
d’âge ; on lui eût donné quinze ans ou trente ans, bien qu’elle en eût en
réalité dix-neuf, quatre de moins que son mari. Il y avait une ruse de chatte
au fond de ses yeux noirs, étroits, pareils à des trous de vrille. Son front
bas et bombé ; son nez légèrement déprimé à la racine, et dont les narines
s’évasaient ensuite, fines et frémissantes, comme pour mieux goûter les
odeurs ; la mince ligne rouge de ses lèvres, la proéminence de son menton
qui se rattachait aux joues par des creux étranges ; toute cette physionomie de
naine futée était comme le masque vivant de l’intrigue, de l’ambition active
et envieuse. Avec sa laideur, Félicité avait une grâce à elle, qui la rendait
séduisante. On disait d’elle, qu’elle était jolie ou laide à volonté. Cela devait
dépendre de la façon dont elle nouait ses cheveux, qui étaient superbes ;
mais cela dépendait plus encore du sourire triomphant qui illuminait son
teint doré, lorsqu’elle croyait l’emporter sur quelqu’un. Née avec une sorte
de mauvaise chance, se jugeant mal partagée par la fortune, elle consentait
le plus souvent à n’être qu’un laideron. D’ailleurs, elle n’abandonnait pas la
lutte, elle s’était promis de faire un jour crever d’envie la ville entière par
l’étalage d’un bonheur et d’un luxe insolents. Et si elle avait pu jouer sa vie
sur une scène plus vaste, où son esprit délié se fût développé à l’aise, elle
aurait à coup sûr réalisé promptement son rêve. Elle était d’une intelligence
fort supérieure à celle des filles de sa classe et de son instruction. Les
méchantes langues prétendaient que sa mère, morte quelques années après
sa naissance, avait, dans les premiers temps de son mariage, été intimement
liée avec le marquis de Carnavant, un jeune noble du quartier Saint-Marc.
La vérité était que Félicité avait des pieds et des mains de marquise, et
qui semblaient ne pas devoir appartenir à la race de travailleurs dont elle
descendait.
Le vieux quartier s’étonna, un mois durant, de lui voir épouser Pierre
Rougon, ce paysan à peine dégrossi, cet homme du faubourg, dont la famille
n’était guère en odeur de sainteté. Elle laissa clabauder, accueillant par
de singuliers sourires les félicitations contraintes de ses amies. Ses calculs
étaient faits, elle choisissait Rougon en fille qui prend un mari comme on

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prend un complice. Son père, en acceptant le jeune homme, ne voyait que
l’apport des cinquante mille francs qui allaient le sauver de la faillite. Mais
Félicité avait de meilleurs yeux. Elle regardait au loin dans l’avenir, et elle
se sentait le besoin d’un homme bien portant, un peu rustre même, derrière
lequel elle pût se cacher, et dont elle fit aller à son gré les bras et les jambes.
Elle avait une haine raisonnée pour les petits messieurs de province, pour ce
peuple efflanqué de clercs de notaire, de futurs avocats, qui grelottent dans
l’espérance d’une clientèle. Sans la moindre dot, désespérant d’épouser le
fils d’un gros négociant, elle préférait mille fois un paysan, qu’elle comptait
employer comme un instrument passif, à quelque maigre bachelier qui
l’écraserait de sa supériorité de collégien et la traînerait misérablement toute
la vie à la recherche de vanités creuses. Elle pensait que la femme doit faire
l’homme. Elle se croyait de force à tailler un ministre dans un vacher. Ce qui
l’avait séduite chez Rougon, c’était la carrure de la poitrine, le torse trapu
et ne manquant pas d’une certaine élégance. Un garçon ainsi bâti devait
porter avec aisance et gaillardise le monde d’intrigues qu’elle rêvait de lui
mettre sur les épaules. Si elle appréciait la force et la santé de son mari, elle
avait d’ailleurs su deviner qu’il était loin d’être un imbécile ; sous la chair
épaisse, elle avait flairé les souplesses sournoises de l’esprit ; mais elle était
loin de connaître son Rougon, elle le jugeait encore plus bête qu’il n’était.
Quelques jours après son mariage, ayant fouillé par hasard dans le tiroir d’un
secrétaire, elle trouva le reçu des cinquante mille francs signé par Adélaïde.
Elle comprit et fut effrayée : sa nature, d’une honnêteté moyenne, répugnait à
ces sortes de moyens. Mais, dans son effroi, il y eut de l’admiration. Rougon
devint à ses yeux un homme très fort.
Le jeune ménage se mit bravement à la conquête de la fortune. La maison
Puech et Lacamp se trouvait moins compromise que Pierre ne le pensait.
Le chiffre des dettes était faible, l’argent seul manquait. En province, le
commerce a des allures prudentes qui le sauvent des grands désastres. Les
Puech et Lacamp étaient sages parmi les plus sages ; ils risquaient un
millier d’écus en tremblant ; aussi leur maison, un véritable trou, n’avait-
elle que très peu d’importance. Les cinquante mille francs que Pierre
apporta suffirent pour payer les dettes et pour donner au commerce une plus
large extension. Les commencements furent heureux. Pendant trois années
consécutives, la récolte des oliviers donna abondamment. Félicité, par un
coup d’audace qui effraya singulièrement Pierre et le vieux Puech, leur fit
acheter une quantité considérable d’huile qu’ils amassèrent et gardèrent en
magasin. Les deux années suivantes, selon les pressentiments de la jeune
femme, la récolte manqua, il y eut une hausse considérable, ce qui leur
permit de réaliser de gros bénéfices en écoulant leur provision.

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Peu de temps après ce coup de filet, Puech et le sieur Lacamp se retirèrent
de l’association, contents des quelques sous qu’ils venaient de gagner,
mordus par l’ambition de mourir rentiers.
Le jeune ménage, resté seul maître de la maison, pensa qu’il avait enfin
fixé la fortune.
– Tu as vaincu mon guignon, disait parfois Félicité à son mari.
Une des rares faiblesses de cette nature énergique était de se croire
frappée de malchance. Jusque-là, prétendait-elle, rien ne leur avait réussi, à
elle ni à son père, malgré leurs efforts. La superstition méridionale aidant,
elle s’apprêtait à lutter contre la destinée, comme on lutte contre une
personne en chair et en os qui chercherait à vous étrangler.
Les faits ne tardèrent pas à justifier étrangement ses appréhensions. Le
guignon revint, implacable. Chaque année, un nouveau désastre ébranla la
maison Rougon. Un banqueroutier lui emportait quelques milliers de francs ;
les calculs probables sur l’abondance des récoltes devenaient faux par suite
de circonstances incroyables ; les spéculations les plus sûres échouaient
misérablement. Ce fut un combat sans trêve ni merci.
– Tu vois bien que je suis née sous une mauvaise étoile, disait amèrement
Félicité.
Et elle s’acharnait cependant, furieuse, ne comprenant pas pourquoi elle,
qui avait eu le flair si délicat pour une première spéculation, ne donnait plus
à son mari que des conseils déplorables.
Pierre, abattu, moins tenace, aurait vingt fois liquidé sans l’attitude
crispée et opiniâtre de sa femme. Elle voulait être riche. Elle comprenait que
son ambition ne pouvait bâtir que sur la fortune. Quand ils auraient quelques
centaines de mille francs, ils seraient les maîtres de la ville ; elle ferait
nommer son mari à un poste important, elle gouvernerait. Ce n’était pas
la conquête des honneurs qui l’inquiétait ; elle se sentait merveilleusement
armée pour cette lutte. Mais elle restait sans force devant les premiers
sacs d’écus à gagner. Si le maniement des hommes ne l’effrayait pas, elle
éprouvait une sorte de rage impuissante en face de ces pièces de cent sous,
inertes, blanches et froides, sur lesquelles son esprit d’intrigue n’avait pas
de prise, et qui se refusaient stupidement à elle.
Pendant plus de trente ans la bataille dura. Lorsque Puech mourut, ce fut
un nouveau coup de massue. Félicité, qui comptait hériter d’une quarantaine
de mille francs, apprit que le vieil égoïste, pour mieux dorloter ses vieux
jours, avait placé sa petite fortune à fonds perdu. Elle en fit une maladie.
Elle s’aigrissait peu à peu, elle devenait plus sèche, plus stridente. À la voir
tourbillonner, du matin au soir, autour des jarres d’huile, on eût dit qu’elle
croyait activer la vente par ces vols continuels de mouche inquiète. Son
mari, au contraire, s’appesantissait ; le guignon l’engraissait, le rendait plus

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épais et plus mou. Ces trente années de lutte ne les menèrent cependant pas
à la ruine. À chaque inventaire annuel, ils joignaient à peu près les deux
bouts ; s’ils éprouvaient des pertes pendant une saison, ils les réparaient à
la saison suivante. C’était cette vie au jour le jour qui exaspérait Félicité.
Elle eût préféré une belle et bonne faillite. Peut-être auraient-ils pu alors
recommencer leur vie, au lieu de s’entêter dans l’infiniment petit, de se
brûler le sang pour ne gagner que leur strict nécessaire. En un tiers de siècle,
ils ne mirent pas cinquante mille francs de côté.
Il faut dire que, dès les premières années de leur mariage, il poussa chez
eux une famille nombreuse qui devint à la longue une très lourde charge.
Félicité, comme certaines petites femmes, eut une fécondité qu’on n’aurait
jamais supposée, à voir la structure chétive de son corps. En cinq années, de
1811 à 1815, elle eut trois garçons, un tous les deux ans. Pendant les quatre
années qui suivirent, elle accoucha encore de deux filles. Rien ne fait mieux
pousser les enfants que la vie placide et bestiale de la province. Les époux
accueillirent fort mal les deux dernières venues ; les filles, quand les dots
manquent, deviennent de terribles embarras. Rougon déclara à qui voulut
l’entendre que c’était assez, que le diable serait bien fin s’il lui envoyait un
sixième enfant. Félicité, effectivement, en demeura là. On ne sait pas à quel
chiffre elle se serait arrêtée.
D’ailleurs, la jeune femme ne regarda pas cette marmaille comme une
cause de ruine. Au contraire, elle reconstruisit sur la tête de ses fils l’édifice
de sa fortune, qui s’écroulait entre ses mains. Ils n’avaient pas dix ans,
qu’elle escomptait déjà en rêve leur avenir. Doutant de jamais réussir par
elle-même, elle se mit à espérer en eux pour vaincre l’acharnement du sort.
Ils satisferaient ses vanités déçues, ils lui donneraient cette position riche
et enviée qu’elle poursuivait en vain. Dès lors, sans abandonner la lutte
soutenue par la maison de commerce, elle eut une seconde tactique pour
arriver à contenter ses instincts de domination. Il lui semblait impossible
que, sur ses trois fils, il n’y eut pas un homme supérieur qui les enrichirait
tous. Elle sentait cela, disait-elle. Aussi soigna-t-elle les marmots avec une
ferveur où il y avait des sévérités de mère et des tendresses d’usurier. Elle se
plut à les engraisser amoureusement comme un capital qui devait plus tard
rapporter de gros intérêts.
– Laisse donc ! Criait Pierre, tous les enfants sont des ingrats. Tu les
gâtes, tu nous ruines.
Quand Félicité parla d’envoyer les petits au collège, il se fâcha. Le latin
était un luxe inutile, il suffirait de leur faire suivre les classes d’une petite
pension voisine. Mais la jeune femme tint bon ; elle avait des instincts plus
élevés qui lui faisaient mettre un grand orgueil à se parer d’enfants instruits ;
d’ailleurs, elle sentait que ses fils ne pouvaient rester aussi illettrés que son

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mari, si elle voulait les voir un jour des hommes supérieurs. Elle les rêvait
tous trois à Paris, dans de hautes positions qu’elle ne précisait pas. Lorsque
Rougon eut cédé et que les trois gamins furent entrés en huitième, Félicité
goûta les plus vives jouissances de vanité qu’elle eût encore ressenties. Elle
les écoutait avec ravissement parler entre eux de leurs professeurs et de leurs
études. Le jour où l’aîné fit devant elle décliner Rosa, la rose, à un de ses
cadets, elle crut entendre une musique délicieuse. Il faut le dire à sa louange,
sa joie fut alors pure de tout calcul. Rougon lui-même se laissa prendre à
ce contentement de l’homme illettré qui voit ses enfants devenir plus savant
que lui. La camaraderie qui s’établit naturellement entre leurs fils et ceux
des plus gros bonnets de la ville, acheva de griser les époux. Les petits
tutoyaient le fils du maire, celui du sous-préfet, même deux ou trois jeunes
gentilshommes que le quartier Saint-Marc avait daigné mettre au collège de
Plassans. Félicité ne croyait pouvoir trop payer un tel honneur. L’instruction
des trois gamins greva terriblement le budget de la maison Rougon.
Tant que les enfants ne furent pas bacheliers, les époux, qui les
maintenaient au collège, grâce à d’énormes sacrifices, vécurent dans
l’espérance de leur succès. Et même, lorsqu’ils eurent obtenu leur diplôme,
Félicité voulut achever son œuvre ; elle décida son mari à les envoyer tous
trois à Paris. Deux firent leur droit, le troisième suivit les cours de l’École
de médecine. Puis, quand ils furent hommes, quand ils eurent mis la maison
Rougon à bout de ressources et qu’ils se virent obligés de revenir se fixer
en province, le désenchantement commença pour les pauvres parents. La
province sembla reprendre sa proie. Les trois jeunes gens s’endormirent,
s’épaissirent. Toute l’aigreur de sa malchance remonta à la gorge de Félicité.
Ses fils lui faisaient banqueroute. Ils l’avaient ruinée, ils ne lui servaient pas
les intérêts du capital qu’ils représentaient. Ce dernier coup de la destinée
lui fut d’autant plus sensible qu’il l’atteignait à la fois dans ses ambitions de
femme et dans ses vanités de mère. Rougon lui répéta du matin au soir : « Je
te l’avais bien dit ! » ce qui l’exaspéra encore davantage.
Un jour, comme elle reprochait amèrement à son aîné les sommes
d’argent que lui avait coûtées son instruction, il lui dit avec non moins
d’amertume :
– Je vous rembourserai plus tard, si je puis. Mais, puisque vous n’aviez
pas de fortune, il fallait faire de nous des travailleurs. Nous sommes des
déclassés, nous souffrons plus que vous.
Félicité comprit la profondeur de ces paroles. Dès lors elle cessa
d’accuser ses enfants, elle tourna sa colère contre le sort, qui ne se lassait pas
de la frapper. Elle recommença ses doléances, elle se mit à geindre de plus
belle sur le manque de fortune qui la faisait échouer au port. Quand Rougon
lui disait : « Tes fils sont des fainéants, ils nous grugeront jusqu’à la fin, »

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elle répondait aigrement ! « Plût à Dieu que j’eusse encore de l’argent à leur
donner. S’ils végètent, les pauvres garçons, c’est qu’ils n’ont pas le sou. »
Au commencement de l’année 1848, à la veille de la révolution de février,
les trois fils Rougon avaient à Plassans des positions fort précaires. Ils
offraient alors des types curieux, profondément dissemblables, bien que
parallèlement issus de la même souche. Ils valaient mieux en somme que
leurs parents. La race des Rougon devait s’épurer par les femmes. Adélaïde
avait fait de Pierre un esprit moyen, apte aux ambitions basses ; Félicité
venait de donner à ses fils des intelligences plus hautes, capables de grands
vices et de grandes vertus.
À cette époque, l’aîné, Eugène, avait près de quarante ans. C’était un
garçon de taille moyenne, légèrement chauve, tournant déjà à l’obésité.
Il avait le visage de son père, un visage long, aux traits larges ; sous la
peau, on devinait la graisse qui amollissait les rondeurs et donnait à la face
une blancheur jaunâtre de cire. Mais si l’on sentait encore le paysan dans
la structure massive et carrée de la tête, la physionomie se transfigurait,
s’éclairait en dedans, lorsque le regard s’éveillait, en soulevant les paupières
appesanties. Chez le fils, la lourdeur du père était devenue de la gravité. Ce
gros garçon avait d’ordinaire une attitude de sommeil puissant ; à certains
gestes larges et fatigués, on eût dit un géant qui se détirait les membres
en attendant l’action. Par un de ces prétendus caprices de la nature où la
science commence à distinguer des lois, si la ressemblance physique de
Pierre était complète chez Eugène, Félicité semblait avoir contribué à fournir
la matière pensante. Eugène offrait le cas curieux de certaines qualités
morales et intellectuelles de sa mère enfouies dans les chairs épaisses de
son père. Il avait des ambitions hautes, des instincts autoritaires, un mépris
singulier pour les petits moyens et les petites fortunes. Il était la preuve que
Plassans ne se trompait peut-être pas en soupçonnant que Félicité avait dans
les veines quelques gouttes de sang noble. Les appétits de jouissance qui
se développaient furieusement chez les Rougon, et qui étaient comme la
caractéristique de cette famille, prenaient en lui une de leurs faces les plus
élevées ; il voulait jouir, mais par les voluptés de l’esprit, en satisfaisant
ses besoins de domination. Un tel homme n’était pas fait pour réussir en
province. Il y végéta quinze ans, les yeux tournés vers Paris, guettant les
occasions. Dès son retour dans sa petite ville, pour ne pas manger le pain de
ses parents, il s’était fait inscrire au tableau des avocats. Il plaida de temps
à autre, gagnant maigrement sa vie, sans paraître s’élever au-dessus d’une
honnête médiocrité. À Plassans, on lui trouvait la voix pâteuse, les gestes
lourds. Il était rare qu’il réussit à gagner la cause d’un client ; il sortait le
plus souvent de la question, il divaguait, selon l’expression des fortes têtes
de l’endroit. Un jour surtout, plaidant une affaire de dommages et intérêts,

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il s’oublia, il s’égara dans des considérations politiques, à ce point que le
président lui coupa la parole. Il s’assit immédiatement en souriant d’un
singulier sourire. Son client fut condamné à payer une somme considérable,
ce qui ne parut pas lui faire regretter ses disgressions le moins du monde.
Il semblait regarder ses plaidoyers comme de simples exercices qui lui
serviraient plus tard. C’était là ce que ne comprenait pas et ce qui désespérait
Félicité ; elle aurait voulu que son fils dictât des lois au tribunal civil de
Plassans. Elle finit par se faire une opinion très défavorable sur son aîné ;
selon elle, ce ne pouvait être ce garçon endormi qui serait la gloire de la
famille. Pierre, au contraire, avait en lui une confiance absolue, non qu’il
eût des yeux plus pénétrants que sa femme, mais parce qu’il s’en tenait à la
surface, et qu’il se flattait lui-même en croyant au génie d’un fils qui était son
vivant portrait. Un mois avant les journées de février, Eugène devint inquiet ;
un flair particulier lui fit deviner la crise. Dès lors, le pavé de Plassans lui
brûla les pieds. On le vit rôder sur les promenades comme une âme en peine.
Puis il se décida brusquement, il partit pour Paris. Il n’avait pas cinq cents
francs dans sa poche.
Aristide, le plus jeune des fils Rougon, était opposé à Eugène,
géométriquement pour ainsi dire. Il avait le visage de sa mère et des avidités,
un caractère sournois, apte aux intrigues vulgaires, où les instincts de son
père dominaient. La nature a souvent des besoins de symétrie. Petit, la mine
chafouine, pareille à une pomme de canne curieusement taillée en tête de
Polichinelle, Aristide furetait, fouillait partout, peu scrupuleux, pressé de
jouir. Il aimait l’argent comme son frère aîné aimait le pouvoir. Tandis
qu’Eugène rêvait de plier un peuple à sa volonté et s’enivrait de sa toute-
puissance future, lui se voyait dix fois millionnaire, logé dans une demeure
princière, mangeant et buvant bien, savourant la vie par tous les sens et tous
les organes de son corps. Il voulait surtout une fortune rapide. Lorsqu’il
bâtissait un château en Espagne, ce château s’élevait magiquement dans
son esprit ; il avait des tonneaux d’or du soir au lendemain ; cela plaisait à
ses paresses, d’autant plus qu’il ne s’inquiétait jamais des moyens, et que
les plus prompts lui semblaient les meilleurs. La race des Rougon, de ces
paysans épais et avides, aux appétits de brute, avait mûri trop vite : tous les
besoins de jouissance matérielle s’épanouissaient chez Aristide, triplés par
une éducation hâtive, plus insatiables et dangereux depuis qu’ils devenaient
raisonnés. Malgré ses délicates intuitions de femme, Félicité préférait ce
garçon ; elle ne sentait pas combien Eugène lui appartenait davantage ; elle
excusait les sottises et les paresses de son fils cadet, sous prétexte qu’il serait
l’homme supérieur de la famille, et qu’un homme supérieur a le droit de
mener une vie débraillée, jusqu’au jour où la puissance de ses facultés se
révèle. Aristide mit rudement son indulgence à l’épreuve. À Paris, il mena

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une vie sale et oisive ; il fut un de ces étudiants qui prennent leurs inscriptions
dans les brasseries du quartier latin. D’ailleurs, il n’y resta que deux années ;
son père, effrayé, voyant qu’il n’avait pas encore passé un seul examen, le
retint à Plassans et parla de lui chercher une femme, espérant que les soucis
du ménage en feraient un homme rangé. Aristide se laissa marier. À cette
époque il ne voyait pas clairement dans ses ambitions ; la vie de province
ne lui déplaisait pas ; il se trouvait à l’engrais dans sa petite ville, mangeant,
dormant, flânant. Félicité plaida sa cause avec tant de chaleur que Pierre
consentit à nourrir et à loger le ménage, à la condition que le jeune homme
s’occuperait activement de la maison de commerce. Dès lors commença
pour ce dernier une belle existence de fainéantise ; il passa au cercle ses
journées et la plus grande partie de ses nuits, s’échappant du bureau de son
père comme un collégien, allant jouer les quelques louis que sa mère lui
donnait en cachette. Il faut avoir vécu au fond d’un département, pour bien
comprendre quelles furent les quatre années d’abrutissement que ce garçon
passa de la sorte. Il y a ainsi, dans chaque petite ville, un groupe d’individus
vivant aux crochets de leurs parents, feignant parfois de travailler, mais
cultivant en réalité leur paresse avec une sorte de religion. Aristide fut le
type de ces flâneurs incorrigibles que l’on voit se traîner voluptueusement
dans le vide de la province. Il joua à l’écarté pendant quatre ans. Tandis
qu’il vivait au cercle, sa femme, une blonde molle et placide, aidait à la
ruine de la maison Rougon par un goût prononcé pour les toilettes voyantes
et par un appétit formidable, très curieux chez une créature aussi frêle.
Angèle adorait les rubans bleu-ciel et le filet de bœuf rôti. Elle était fille
d’un capitaine retraité, qu’on nommait le commandant Sicardot, bonhomme
qui lui avait donné pour dot dix mille francs, toutes ses économies. Aussi
Pierre, en choisissant Angèle pour son fils, avait-il pensé conclure une
affaire inespérée, tant il estimait Aristide à bas prix. Cette dot de dix mille
francs, qui le décida, devint justement par la suite un pavé attaché à son
cou. Son fils était déjà un rusé fripon ; il lui remit les dix mille francs, en
s’associant avec lui, ne voulant pas garder un sou, affichant le plus grand
dévouement.
– Nous n’avons besoin de rien, disait-il ; vous nous entretiendrez, ma
femme et moi, et nous compterons plus tard.
Pierre était gêné, il accepta, un peu inquiet du désintéressement
d’Aristide. Celui-ci se disait que de longtemps peut-être son père n’aurait
pas dix mille francs liquides à lui rendre, et que lui et sa femme vivraient
largement à ses dépens, tant que l’association ne pourrait être rompue.
C’était là quelques billets de banque admirablement placés. Quand le
marchand d’huile comprit quel marché de dupe il avait fait, il ne lui était plus
permis de se débarrasser d’Aristide ; la dot d’Angèle se trouvait engagée

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dans des spéculations qui tournaient mal. Il dut garder le ménage chez lui,
exaspéré, frappé au cœur par le gros appétit de sa belle-fille et par les
fainéantises de son fils. Vingt fois, s’il avait pu les désintéresser, il aurait mis
à la porte cette vermine qui lui suçait le sang, selon son énergique expression.
Félicité les soutenait sourdement ; le jeune homme, qui avait pénétré ses
rêves d’ambition, lui exposait chaque soir d’admirables plans de fortune
qu’il devait prochainement réaliser. Par un hasard assez rare, elle était au
mieux avec sa bru ; il faut dire qu’Angèle n’avait pas une volonté, et qu’on
pouvait disposer d’elle comme d’un meuble. Pierre s’emportait, quand sa
femme lui parlait des succès futurs de leur fils cadet ; il l’accusait plutôt
de devoir être un jour la ruine de leur maison. Pendant les quatre années
que le ménage resta chez lui, il tempêta ainsi, usant en querelles sa rage
impuissante, sans qu’Aristide ni Angèle sortissent le moins du monde de
leur calme souriant. Ils s’étaient posés là, ils y restaient, comme des masses.
Enfin, Pierre eut une heureuse chance ; il put rendre à son fils ses dix mille
francs. Quand il voulut compter avec lui, Aristide chercha tant de chicanes,
qu’il dut le laisser partir sans lui retenir un sou pour ses frais de nourriture
et de logement. Le ménage alla s’établir à quelques pas, sur une petite place
du vieux quartier, nommée la place Saint-Louis. Les dix mille francs furent
vite mangés. Il fallut s’établir. Aristide, d’ailleurs, ne changea rien à sa vie,
tant qu’il y eut de l’argent à la maison. Lorsqu’il en fut à son dernier billet de
cent francs, il devint nerveux. On le vit rôder dans la ville d’un air louche ;
il ne prit plus sa demi-tasse au cercle ; il regarda jouer, fiévreusement, sans
toucher une carte. La misère le rendit pire encore qu’il n’était. Longtemps
il tint le coup, il s’entêta à ne rien faire. Il eut un enfant, en 1840, le petit
Maxime, que sa grand-mère Félicité fit heureusement entrer au collège, et
dont elle paya secrètement la pension. C’était une bouche de moins chez
Aristide ; mais la pauvre Angèle mourait de faim, le mari dut enfin chercher
une place. Il réussit à entrer à la sous-préfecture. Il y resta près de dix années,
et n’arriva qu’aux appointements de dix-huit cents francs. Dès lors, haineux,
amassant le fiel, il vécut dans l’appétit continuel des jouissances dont il était
sevré. Sa position infime l’exaspérait ; les misérables cent cinquante francs
qu’on lui mettait dans la main, lui semblaient une ironie de la fortune. Jamais
pareille soif d’assouvir sa chair ne brûla un homme. Félicité, à laquelle il
comptait ses souffrances, ne fut pas fâchée de le voir affamé ; elle pensa que
la misère fouetterait ses paresses. L’oreille au guet, en embuscade, il se mit
à regarder autour de lui, comme un voleur qui cherche un bon coup à faire.
Au commencement de l’année 1848, lorsque son frère partit pour Paris, il
eut un instant l’idée de le suivre. Mais Eugène était garçon ; lui ne pouvait
traîner sa femme si loin, sans avoir en poche une forte somme. Il attendit,
flairant une catastrophe, prêt à étrangler la première proie venue.

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L’autre fils Rougon, Pascal, celui qui était né entre Eugène et Aristide,
ne paraissait pas appartenir à la famille. C’était un de ces cas fréquents qui
font mentir les lois de l’hérédité. La nature donne souvent ainsi naissance,
au milieu d’une race, à un être dont elle puise tous les éléments dans ses
forces créatrices. Rien au moral ni au physique ne rappelait les Rougon chez
Pascal. Grand, le visage doux et sévère, il avait une droiture d’esprit, un
amour de l’étude, un besoin de modestie, qui contrastaient singulièrement
avec les fièvres d’ambition et les menées peu scrupuleuses de sa famille.
Après avoir fait à Paris d’excellentes études médicales, il s’était retiré à
Plassans par goût, malgré les offres de ses professeurs. Il aimait la vie calme
de la province ; il soutenait que cette vie est préférable pour un savant
au tapage parisien. Même à Plassans, il ne s’inquiéta nullement de grossir
sa clientèle. Très sobre, ayant un beau mépris pour la fortune, il sut se
contenter des quelques malades que le hasard seul lui envoya. Tout son luxe
consista dans une petite maison claire de la ville neuve, où il s’enfermait
religieusement s’occupant avec amour d’histoire naturelle. Il se prit surtout
d’une belle passion pour la physiologie. On sut dans la ville qu’il achetait
souvent des cadavres au fossoyeur de l’hospice, ce qui le fit prendre en
horreur par les dames délicates et certains bourgeois poltrons. On n’alla pas
heureusement jusqu’à le traiter de sorcier ; mais sa clientèle se restreignit
encore, on le regarda comme un original auquel les personnes de la bonne
société ne devaient pas confier le bout de leur petit doigt, sous peine de se
compromettre. On entendit la femme du maire dire un jour :
– J’aimerais mieux mourir que de me faire soigner par ce monsieur. Il
sent le mort.
Pascal, dès lors, fut jugé. Il parut heureux de cette peur sourde qu’il
inspirait. Moins il avait de malades, plus il pouvait s’occuper de ses chères
sciences. Comme il avait mis ses visites à un prix très modique, le peuple
lui demeurait fidèle. Il gagnait juste de quoi vivre, et vivait satisfait, à
mille lieues des gens du pays, dans la joie pure de ses recherches et de
ses découvertes. De temps à autre, il envoyait un mémoire à l’Académie
des sciences de Paris. Plassans ignorait absolument que cet original, ce
monsieur qui sentait le mort, fût un homme très connu et très écouté du
monde savant. Quand on le voyait, le dimanche, partir pour une excursion
dans les collines des Garrigues, une boîte de botaniste pendue au cou et
un marteau de géologue à la main, on haussait les épaules, on le comparait
à tel autre docteur de la ville, si bien cravaté, si mielleux avec les dames,
et dont les vêtements exhalaient toujours une délicieuse odeur de violette.
Pascal n’était pas davantage compris par ses parents. Lorsque Félicité lui vit
arranger sa vie d’une façon si étrange et si mesquine, elle fut stupéfaite et lui
reprocha de tromper ses espérances. Elle qui tolérait les paresses d’Aristide,

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qu’elle croyait fécondes, ne put voir sans colère le train médiocre de Pascal,
son amour de l’ombre, son dédain de la richesse, sa ferme résolution de
rester à l’écart. Certes, ce ne serait pas cet enfant qui contenterait jamais ses
vanités !
– Mais d’où sors-tu ? lui disait-elle parfois. Tu n’es pas à nous. Vois tes
frères, ils cherchent, ils tâchent de tirer profit de l’instruction que nous leur
avons donnée. Toi, tu ne fais que des sottises. Tu nous récompenses bien
mal, nous qui nous sommes ruinés pour t’élever. Non, tu n’es pas à nous.
Pascal, qui préférait rire chaque fois qu’il avait à se fâcher, répondait
gaiement, avec une fine ironie :
– Allons, ne vous plaignez pas, je ne veux point vous faire entièrement
banqueroute : je vous soignerai tous pour rien, quand vous serez malades.
D’ailleurs, il voyait sa famille rarement, sans afficher la moindre
répugnance, obéissant malgré lui à ses instincts particuliers. Avant
qu’Aristide fût entré à la sous-préfecture, il vint plusieurs fois à son secours.
Il était resté garçon. Il ne se douta seulement pas des graves événements qui
se préparaient. Depuis deux ou trois ans, il s’occupait du grand problème de
l’hérédité, comparant les races animales à la race humaine, et il s’absorbait
dans les curieux résultats qu’il obtenait. Les observations qu’il avait faites
sur lui et sur sa famille, avaient été comme le point de départ de ses études.
Le peuple comprenait si bien, avec son intuition inconsciente, à quel point
il différait des Rougon, qu’il le nommait M. Pascal, sans jamais ajouter son
nom de famille.
Trois ans avant la révolution de 1848, Pierre et Félicité quittèrent
leur maison de commerce. L’âge venait, ils avaient tous deux dépassé la
cinquantaine, ils étaient las de lutter. Devant leur peu de chance, ils eurent
peur de se mettre absolument sur la paille, s’ils s’entêtaient. Leurs fils, en
trompant leurs espérances, leur avaient porté le coup de grâce. Maintenant
qu’ils doutaient d’être jamais enrichis par eux, ils voulaient au moins se
garder un morceau de pain pour leurs vieux jours. Ils se retiraient avec
une quarantaine de mille francs, au plus. Cette somme leur constituait une
rente de deux mille francs, juste de quoi vivre la vie mesquine de province.
Heureusement, ils restaient seuls, ayant réussi à marier leurs filles, Marthe
et Sidonie, dont l’une était fixée à Marseille et l’autre à Paris.
En liquidant, ils auraient bien voulu aller habiter la ville neuve, le
quartier des commerçants retirés ; mais ils n’osèrent. Leurs rentes étaient
trop modiques ; ils craignirent d’y faire mauvaise figure. Par une sorte de
compromis, ils louèrent un logement rue de la Banne, la rue qui sépare le
vieux quartier du quartier neuf. Leur demeure se trouvant dans la rangée de
maisons qui bordent le vieux quartier, ils habitaient bien encore la ville de

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la canaille ; seulement ils voyaient de leurs fenêtres, à quelques pas, la ville
des gens riches ; ils étaient sur le seuil de la terre promise.
Leur logement, situé au deuxième étage, se composait de trois grandes
pièces ; ils en avaient fait une salle à manger, un salon et une chambre à
coucher. Au premier, demeurait le propriétaire, un marchand de cannes et de
parapluies, dont le magasin occupait le rez-de-chaussée. La maison, étroite
et peu profonde, n’avait que deux étages. Quand Félicité emménagea, elle
eut un affreux serrement de cœur. Demeurer chez les autres, en province,
est un aveu de pauvreté. Chaque famille bien posée à Plassans a sa maison,
les immeubles s’y vendant à très bas prix. Pierre tint serrés les cordons de
sa bourse ; il ne voulut pas entendre parler d’embellissements ; l’ancien
mobilier, fané, usé, éclopé, dut servir sans être seulement réparé. Félicité,
qui sentait vivement, d’ailleurs, les raisons de cette ladrerie, s’ingénia pour
donner un nouveau lustre à toutes ces ruines ; elle recloua elle-même certains
meubles plus endommagés que les autres ; elle reprisa le velours éraillé des
fauteuils.
La salle à manger, qui se trouvait sur le derrière, ainsi que la cuisine, resta
presque vide ; une table et une douzaine de chaises se perdirent dans l’ombre
de cette vaste pièce, dont la fenêtre s’ouvrait sur le mur gris d’une maison
voisine. Comme jamais personne n’entrait dans la chambre à coucher,
Félicité y avait caché les meubles hors de service ; outre le lit, une armoire,
un secrétaire et une toilette, on y voyait deux berceaux mis l’un sur l’autre,
un buffet dont les portes manquaient, et une bibliothèque entièrement vide,
ruines respectables que la vieille femme n’avait pu se décider à jeter. Mais
tous ses soins furent pour le salon. Elle réussit presque à en faire un lieu
habitable. Il était garni d’un meuble de velours jaunâtre, à fleurs satinées.
Au milieu se trouvait un guéridon à tablette de marbre ; des consoles,
surmontées de glaces, s’appuyaient aux deux bouts de la pièce. Il y avait
même un tapis qui ne couvrait que le milieu du parquet, et un lustre garni
d’un étui de mousseline blanche que les mouches avaient piqué de chiures
noires. Aux murs, étaient pendues six lithographies représentant les grandes
batailles de Napoléon. Cet ameublement datait des premières années de
l’Empire. Pour tout embellissement, Félicité obtint qu’on tapissât la pièce
d’un papier orange à grands ramages. Le salon avait ainsi pris une étrange
couleur jaune qui l’emplissait d’un jour faux et aveuglant ; le meuble, le
papier, les rideaux de fenêtre étaient jaunes ; le tapis et jusqu’aux marbres du
guéridon et des consoles tiraient eux-mêmes sur le jaune. Quand les rideaux
étaient fermés, les teintes devenaient cependant assez harmonieuses, le salon
paraissait presque propre. Mais Félicité avait rêvé un autre luxe. Elle voyait
avec un désespoir muet cette misère mal dissimulée. D’habitude, elle se
tenait dans le salon, la plus belle pièce du logis. Une de ses distractions

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les plus douces et les plus amères à la fois, était de se mettre à l’une des
fenêtres de cette pièce, qui donnaient sur la rue de la Banne. Elle apercevait
de biais la place de la Sous-Préfecture. C’était là son paradis rêvé. Cette
petite place, nue, proprette, aux maisons claires, lui semblait un Éden. Elle
eût donné dix ans de sa vie pour posséder une de ces habitations. La maison
qui formait le coin de gauche, et dans laquelle logeait le receveur particulier,
la tentait surtout furieusement. Elle la contemplait avec des envies de femme
grosse. Parfois, lorsque les fenêtres de cet appartement étaient ouvertes,
elle apercevait des coins de meubles riches, des échappées de luxe qui lui
tournaient le sang.
À cette époque, les Rougon traversaient une curieuse crise de vanité
et d’appétits inassouvis. Leurs quelques bons sentiments s’aigrissaient. Ils
se posaient en victimes du guignon, sans résignation aucune, plus âpres
et plus décidés à ne pas mourir avant de s’être contentés. Au fond, ils
n’abandonnaient aucune de leurs espérances, malgré leur âge avancé ;
Félicité prétendait avoir le pressentiment qu’elle mourrait riche. Mais
chaque jour de misère leur pesait davantage. Quand ils récapitulaient leurs
efforts inutiles, quand ils se rappelaient leurs trente années de lutte, la
défection de leurs enfants, et qu’ils voyaient leurs châteaux en Espagne
aboutir à ce salon jaune dont il fallait tirer les rideaux pour en cacher la
laideur, ils étaient pris de rages sourdes. Et alors, pour se consoler, ils
bâtissaient des plans de fortune colossale, ils cherchaient des combinaisons ;
Félicité rêvait qu’elle gagnait à une loterie le gros lot de 100,000 francs ;
Pierre s’imaginait qu’il allait inventer quelque spéculation merveilleuse. Ils
vivaient dans une pensée unique : faire fortune, tout de suite, en quelques
heures ; être riches, jouir, ne fût-ce que pendant une année. Tout leur être
tendait à cela, brutalement, sans relâche. Et ils comptaient encore vaguement
sur leurs fils, avec cet égoïsme particulier des parents qui ne peuvent
s’habituer à la pensée d’avoir envoyé leurs enfants au collège sans aucun
bénéfice personnel.
Félicité semblait ne pas avoir vieilli ; c’était toujours la même petite
femme noire, ne pouvant rester en place, bourdonnante comme une cigale.
Un passant qui l’eût vue de dos, sur un trottoir, l’eût prise pour une fillette
de quinze ans, à sa marche leste, aux sécheresses de ses épaules et de sa
taille. Son visage lui-même n’avait guère changé, il s’était seulement creusé
davantage, se rapprochant de plus en plus du museau de la fouine ; on aurait
dit la tête d’une petite fille qui se serait parcheminée sans changer de traits.
Quant à Pierre Rougon, il avait pris du ventre ; il était devenu un très
respectable bourgeois, auquel il ne manquait que de grosses rentes pour
paraître tout à fait digne. Sa face empâtée et blafarde, sa lourdeur, son
air assoupi, semblaient suer l’argent. Il avait entendu dire un jour à un

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paysan qui ne le connaissait pas : « C’est quelque richard, ce gros-là ;
allez, il n’est pas inquiet de son dîner ! » réflexion qui l’avait frappé au
cœur, car il regardait comme une atroce moquerie d’être resté un pauvre
diable, tout en prenant la graisse et la gravité satisfaite d’un millionnaire.
Lorsqu’il se rasait, le dimanche, devant un petit miroir de cinq sous pendu à
l’espagnolette d’une fenêtre, il se disait que, en habit et en cravate blanche,
il ferait, chez M. le sous-préfet, meilleure figure que tel ou tel fonctionnaire
de Plassans. Ce fils de paysan, blêmi dans les soucis du commerce, gras de
vie sédentaire, cachant ses appétits haineux sous la placidité naturelle de
ses traits, avait en effet l’air nul et solennel, la carrure imbécile qui pose un
homme dans un salon officiel. On prétendait que sa femme le menait à la
baguette, et l’on se trompait. Il était d’un entêtement de brute ; devant une
volonté étrangère, nettement formulée, il se serait emporté grossièrement
jusqu’à battre les gens. Mais Félicité était trop souple pour le contrecarrer ;
la nature vive, papillonnante de cette naine n’avait pas pour tactique de se
heurter de front aux obstacles ; quand elle voulait obtenir quelque chose
de son mari ou le pousser dans la voie qu’elle croyait la meilleure, elle
l’entourait de ses vols brusques de cigale, le piquait de tous les côtés,
revenait cent fois à la charge, jusqu’à ce qu’il cédât, sans trop s’en apercevoir
lui-même. Il la sentait, d’ailleurs, plus intelligente que lui et supportait assez
patiemment ses conseils. Félicité, plus utile que la mouche du coche, faisait
parfois toute la besogne en bourdonnant aux oreilles de Pierre. Chose rare,
les époux ne se jetaient presque jamais leurs insuccès à la tête. La question
de l’instruction des enfants déchaînait seule des tempêtes dans le ménage.
La révolution de 1848 trouva donc tous les Rougon sur le qui-vive,
exaspérés par leur mauvaise chance et disposés à violer la fortune, s’ils la
rencontraient jamais au détour d’un sentier. C’était une famille de bandits à
l’affût, prêts à détrousser les événements. Eugène surveillait Paris ; Aristide
rêvait d’égorger Plassans ; le père et la mère, les plus âpres peut-être,
comptaient travailler pour leur compte et profiter en outre de la besogne de
leurs fils ; Pascal seul, cet amant discret de la science, menait la belle vie
indifférente d’un amoureux, dans sa petite maison claire de la ville neuve.

61
III

À Plassans, dans cette ville close où la division des classes se trouvait


si nettement marquée en 1848, le contrecoup des événements politiques
était très sourd. Aujourd’hui même, la voix du peuple s’y étouffe ; la
bourgeoisie y met sa prudence, la noblesse son désespoir muet, le clergé sa
fine sournoiserie. Que des rois se volent un trône ou que des républiques
se fondent, la ville s’agite à peine. On dort à Plassans, quand on se bat à
Paris. Mais la surface a beau paraître calme et indifférente, il y a, au fond,
un travail caché très curieux à étudier. Si les coups de fusil sont rares dans
les rues, les intrigues dévorent les salons de la ville neuve et du quartier
Saint-Marc. Jusqu’en 1830, le peuple n’a pas compté. Encore aujourd’hui,
on agit comme s’il n’était pas. Tout se passe entre le clergé, la noblesse
et la bourgeoisie. Les prêtres, très nombreux, donnent le ton à la politique
de l’endroit ; ce sont des mines souterraines, des coups dans l’ombre, une
tactique savante et peureuse qui permet à peine de faire un pas en avant ou
en arrière tous les dix ans. Ces luttes secrètes d’hommes qui veulent avant
tout éviter le bruit, demandent une finesse particulière, une aptitude aux
petites choses, une patience de gens privés de passions. Et c’est ainsi que
les lenteurs provinciales, dont on se moque volontiers à Paris, sont pleines
de traîtrises, d’égorgillements sournois, de défaites et de victoires cachées.
Ces bonshommes, surtout quand leurs intérêts sont en jeu, tuent à domicile,
à coup de chiquenaudes, comme nous tuons à coups de canon, en place
publique.
L’histoire politique de Plassans, ainsi que celle de toutes les petites
villes de la Provence, offre une curieuse particularité. Jusqu’en 1830, les
habitants restèrent catholiques pratiquants et fervents royalistes ; le peuple
lui-même ne jurait que par Dieu et que par ses rois légitimes. Puis un étrange
revirement eut lieu ; la foi s’en alla, la population ouvrière et bourgeoise,
désertant la cause de la légitimité, se donna peu à peu au grand mouvement
démocratique de notre époque. Lorsque la révolution de 1848 éclata, la
noblesse et le clergé se trouvèrent seuls à travailler au triomphe d’Henri V.
Longtemps ils avaient regardé l’avènement des Orléans comme un essai
ridicule qui ramènerait tôt ou tard les Bourbons ; bien que leurs espérances
fussent singulièrement ébranlées, ils n’en engagèrent pas moins la lutte,
scandalisés par la défection de leurs anciens fidèles et s’efforçant de les
ramener à eux. Le quartier Saint-Marc, aidé de toutes les paroisses, se mit
à l’œuvre. Dans la bourgeoisie, dans le peuple surtout, l’enthousiasme fut

62
grand, au lendemain des journées de février ; ces apprentis républicains
avaient hâte de dépenser leur fièvre révolutionnaire. Mais pour les rentiers
de la ville neuve, ce beau feu eut l’éclat et la durée d’un feu de paille.
Les petits propriétaires, les commerçants retirés, ceux qui avaient dormi
leurs grasses matinées ou arrondi leur fortune sous la monarchie, furent
bientôt pris de panique ; la république, avec sa vie de secousses, les fit
trembler pour leur caisse et pour leur chère existence d’égoïstes. Aussi,
lorsque la réaction cléricale de 1849 se déclara, presque toute la bourgeoisie
de Plassans passa-t-elle au parti conservateur. Elle y fut reçue à bras ouverts.
Jamais la ville neuve n’avait eu des rapports si étroits avec le quartier Saint-
Marc ; certains nobles allèrent jusqu’à toucher la main à des avoués et à
d’anciens marchands d’huile. Cette familiarité inespérée enthousiasma le
nouveau quartier, qui fit, dès lors, une guerre acharnée au gouvernement
républicain. Pour amener un pareil rapprochement, le clergé dut dépenser
des trésors d’habileté et de patience. Au fond, la noblesse de Plassans se
trouvait plongée, comme une moribonde, dans une prostration invincible ;
elle gardait sa foi, mais elle était prise du sommeil de la terre, elle préférait
ne pas agir, laisser faire le ciel ; volontiers elle aurait protesté par son
silence seul, sentant vaguement peut-être que ses dieux étaient morts et
qu’elle n’avait plus qu’à aller les rejoindre. Même à cette époque de
bouleversement, lorsque la catastrophe de 1848 put lui faire espérer un
instant le retour des Bourbons, elle se montra engourdie, indifférente, parlant
de se jeter dans la mêlée et ne quittant qu’à regret le coin de son feu. Le
clergé combattit sans relâche ce sentiment d’impuissance et de résignation.
Il y mit une sorte de passion. Un prêtre, lorsqu’il désespère, n’en lutte
que plus âprement ; toute la politique de l’Église est d’aller droit devant
elle, quand même, remettant la réussite de ses projets à plusieurs siècles,
s’il est nécessaire, mais ne perdant pas une heure, se poussant toujours en
avant, d’un effort continu. Ce fut donc le clergé qui, à Plassans, mena la
réaction. La noblesse devint son prête-nom, rien de plus ; il se cacha derrière
elle, il la gourmanda, la dirigea, parvint même à lui rendre une vie factice.
Quand il l’eut amenée à vaincre ses répugnances au point de faire cause
commune avec la bourgeoisie, il se crut certain de la victoire. Le terrain était
merveilleusement préparé ; cette ancienne ville royaliste, cette population de
bourgeois paisibles et de commerçants poltrons devait fatalement se ranger
tôt ou tard dans le parti de l’ordre. Le clergé, avec sa tactique savante,
hâta la conversion. Après avoir gagné les propriétaires de la ville neuve,
il sut même convaincre les petits détaillants du vieux quartier. Dès lors la
réaction fut maîtresse de la ville. Toutes les opinions étaient représentées
dans cette réaction ; jamais on ne vit un pareil mélange de libéraux tournés
à l’aigre, de légitimistes, d’orléanistes, de bonapartistes, de cléricaux. Mais

63
peu importait, à cette heure. Il s’agissait uniquement de tuer la République.
Et la République agonisait. Une fraction du peuple, un millier d’ouvriers au
plus, sur les dix mille âmes de la ville, saluaient encore l’arbre de la liberté,
planté au milieu de la place de la Sous-Préfecture.
Les plus fins politiques de Plassans, ceux qui dirigeaient le mouvement
réactionnaire, ne flairèrent l’empire que fort tard. La popularité du prince
Louis-Napoléon leur parut un engouement passager de la foule dont on
aurait facilement raison. La personne même du prince leur inspirait une
admiration médiocre. Ils le jugeaient nul, songe creux, incapable de mettre
la main sur la France et surtout de se maintenir au pouvoir. Pour eux, ce
n’était qu’un instrument dont ils comptaient se servir, qui ferait la place
nette, et qu’ils mettraient à la porte, lorsque l’heure serait venue où le vrai
prétendant devrait se montrer. Cependant les mois s’écoulèrent, ils devinrent
inquiets. Alors seulement ils eurent vaguement conscience qu’on les dupait.
Mais on ne leur laissa pas le temps de prendre un parti ; le coup d’État
éclata sur leur tête, et ils durent applaudir. La grande impure, la République,
venait d’être assassinée. C’était un triomphe quand même. Le clergé et
la noblesse acceptèrent les faits avec résignation, remettant à plus tard la
réalisation de leurs espérances, se vengeant de leur mécompte en s’unissant
aux bonapartistes pour écraser les derniers républicains.
Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Mêlés aux diverses
phases de cette crise, ils grandirent sur les ruines de la liberté. Ce fut la
République que volèrent ces bandits à l’affût ; après qu’on l’eut égorgée, ils
aidèrent à la détrousser.
Au lendemain des journées de février, Félicité, le nez le plus fin de la
famille, comprit qu’ils étaient enfin sur la bonne piste. Elle se mit à tourner
autour de son mari, à l’aiguillonner, pour qu’il se remuât. Les premiers bruits
de révolution avaient effrayé Pierre. Lorsque sa femme lui eut fait entendre
qu’ils avaient peu à perdre et beaucoup à gagner dans un bouleversement,
il se rangea vite à son opinion.
– Je ne sais ce que tu peux faire, répétait Félicité, mais il me semble qu’il
y a quelque chose à faire. M. de Carnavant ne nous disait-il pas, l’autre jour,
qu’il serait riche si jamais Henri V revenait, et que ce roi récompenserait
magnifiquement ceux qui auraient travaillé à son retour. Notre fortune est
peut-être là. Il serait temps d’avoir la main heureuse.
Le marquis de Carnavant, ce noble qui, selon la chronique scandaleuse
de la ville, avait connu intimement la mère de Félicité, venait, en effet, de
temps à autre rendre visite aux époux. Les méchantes langues prétendaient
que madame Rougon lui ressemblait. C’était un petit homme, maigre, actif,
alors âgé de soixante-quinze ans, dont cette dernière semblait avoir pris, en
vieillissant, les traits et les allures. On racontait que les femmes lui avaient

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dévoré les débris d’une fortune déjà fort entamée par son père au temps de
l’émigration. Il avouait, d’ailleurs sa pauvreté de fort bonne grâce. Recueilli
par un de ses parents, le comte de Valqueyras, il vivait en parasite, mangeant
à la table du comte, habitant un étroit logement situé sous les combles de
son hôtel.
– Petite, disait-il souvent en tapotant les joues de Félicité, si jamais
Henri V me rend une fortune, je te ferai mon héritière.
Félicité avait cinquante ans qu’il l’appelait encore « petite ». C’était à
ces tapes familières et à ces continuelles promesses d’héritage que madame
Rougon pensait en poussant son mari dans la politique. Souvent M. de
Carnavant s’était plaint amèrement de ne pouvoir lui venir en aide. Nul doute
qu’il ne se conduisit en père à son égard, le jour où il serait puissant. Pierre,
auquel sa femme expliqua la situation à demi-mots, se déclara prêt à marcher
dans le sens qu’on lui indiquerait.
La position particulière du marquis fit de lui, à Plassans, dès les premiers
jours de la République, l’agent actif du mouvement réactionnaire. Ce petit
homme remuant, qui avait tout à gagner au retour de ses rois légitimes,
s’occupa avec fièvre du triomphe de leur cause. Tandis que la noblesse
riche du quartier Saint-Marc s’endormait dans son désespoir muet, craignant
peut-être de se compromettre et de se voir de nouveau condamnée à l’exil,
lui se multipliait, faisait de la propagande, racolait des fidèles. Il fut une
arme dont une main invisible tenait la poignée. Dès lors, ses visites chez
les Rougon devinrent quotidiennes. Il lui fallait un centre d’opérations. Son
parent, M. de Valqueyras, lui ayant défendu d’introduire des affiliés dans
son hôtel, il avait choisi le salon jaune de Félicité. D’ailleurs, il ne tarda pas à
trouver dans Pierre un aide précieux. Il ne pouvait aller prêcher lui-même la
cause de la légitimité aux petits détaillants et aux ouvriers du vieux quartier ;
on l’aurait hué. Pierre, au contraire, qui avait vécu au milieu de ces gens-
là, parlait leur langue, connaissait leurs besoins, arrivait à les catéchiser en
douceur. Il devint ainsi l’homme indispensable. En moins de quinze jours,
les Rougon furent plus royalistes que le roi. Le marquis, en voyant le zèle
de Pierre, s’était finement abrité derrière lui. À quoi bon se mettre en vue,
quand un homme à fortes épaules veut bien endosser toutes les sottises d’un
parti. Il laissa Pierre trôner, se gonfler d’importance, parler en maître, se
contentant de le retenir ou de le jeter en avant, selon les nécessités de la
cause. Aussi l’ancien marchand d’huile fut-il bientôt un personnage. Le soir,
quand ils se retrouvaient seuls, Félicité lui disait :
– Marche, ne crains rien. Nous sommes en bon chemin. Si cela continue,
nous serons riches, nous aurons un salon pareil à celui du receveur, et nous
donnerons des soirées.

65
Il s’était formé chez les Rougon un noyau de conservateurs qui se
réunissaient chaque soir dans le salon jaune pour déblatérer contre la
République.
Il y avait là trois ou quatre négociants retirés qui tremblaient pour leurs
rentes, et qui appelaient de tous leurs vœux un gouvernement sage et fort.
Un ancien marchand d’amandes, membre du conseil municipal, M. Isidore
Granoux, était comme le chef de ce groupe. Sa bouche en bec de lièvre,
fendue à cinq ou six centimètres du nez, ses yeux ronds, son air à la fois
satisfait et ahuri, le faisaient ressembler à une oie grasse qui digère dans la
salutaire crainte du cuisinier. Il parlait peu, ne pouvant trouver les mots ;
il n’écoutait que lorsqu’on accusait les républicains de vouloir piller les
maisons des riches, se contentant alors de devenir rouge à faire craindre
une apoplexie, et de murmurer des invectives sourdes, au milieu desquelles
revenaient les mots « fainéants, scélérats, voleurs, assassins. »
Tous les habitués du salon jaune, à la vérité, n’avaient pas l’épaisseur de
cette oie grasse. Un riche propriétaire, M. Roudier, au visage grassouillet et
insinuant, y discourait des heures entières, avec la passion d’un orléaniste
que la chute de Louis-Philippe avait dérangé dans ses calculs. C’était un
bonnetier de Paris retiré à Plassans, ancien fournisseur de la cour, qui avait
fait de son fils un magistrat, comptant sur les Orléans pour pousser ce garçon
aux plus hautes dignités. La révolution ayant tué ses espérances, il s’était jeté
dans la réaction à corps perdu. Sa fortune, ses anciens rapports commerciaux
avec les Tuileries, dont il semblait faire des rapports de bonne amitié, le
prestige que prend en province tout homme qui a gagné de l’argent à Paris
et qui daigne venir le manger au fond d’un département, lui donnaient une
très grande influence dans le pays ; certaines gens l’écoutaient parler comme
un oracle.
Mais la plus forte tête du salon jaune était à coup sûr le commandant
Sicardot, le beau-père d’Aristide. Taillé en Hercule, le visage rouge brique,
couturé et planté de bouquets de poil gris, il comptait parmi les plus
glorieuses ganaches de la grande armée. Dans les journées de février, la
guerre des rues seule l’avait exaspéré ; il ne tarissait pas sur ce sujet, disant
avec colère qu’il était honteux de se battre de la sorte ; et il rappelait avec
orgueil le grand règne de Napoléon.
On voyait aussi, chez les Rougon, un personnage aux mains humides,
aux regards louches, le sieur Vuillet, un libraire qui fournissait d’images
saintes et de chapelets toutes les dévotes de la ville. Vuillet tenait la librairie
classique et la librairie religieuse ; il était catholique pratiquant, ce qui
lui assurait la clientèle des nombreux couvents et des paroisses. Par un
coup de génie, il avait joint à son commerce la publication d’un petit
journal bihebdomadaire, la Gazette de Plassans, dans lequel il s’occupait

66
exclusivement des intérêts du clergé. Ce journal lui mangeait chaque année
un millier de francs ; mais il faisait de lui le champion de l’Église, et l’aidait
à écouler les rossignols sacrés de sa boutique. Cet homme illettré, dont
l’orthographe était douteuse, rédigeait lui-même les articles de la Gazette
avec une humilité et un fiel qui lui tenaient lieu de talent. Aussi le marquis,
en se mettant en campagne, avait-il été frappé du parti qu’il pourrait tirer de
cette figure plate de sacristain, de cette plume grossière et intéressée. Depuis
février, les articles de la Gazette contenaient moins de fautes ; le marquis
les revoyait.
On peut imaginer, maintenant, le singulier spectacle que le salon jaune
des Rougon offrait chaque soir. Toutes les opinions se coudoyaient et
aboyaient à la fois contre la République. On s’entendait dans la haine.
Le marquis, d’ailleurs, qui ne manquait pas une réunion, apaisait par sa
présence les petites querelles qui s’élevaient entre le commandant et les
autres adhérents. Ces roturiers étaient secrètement flattés des poignées de
main qu’il voulait bien leur distribuer à l’arrivée et au départ. Seul, Roudier,
en libre penseur de la rue Saint-Honoré, disait que le marquis n’avait pas un
sou, et qu’il se moquait du marquis. Ce dernier gardait un aimable sourire
de gentilhomme ; il s’encanaillait avec ces bourgeois, sans une seule des
grimaces de mépris que tout autre habitant du quartier Saint-Marc aurait
cru devoir faire. Sa vie de parasite l’avait assoupli. Il était l’âme du groupe.
Il commandait au nom de personnages inconnus, dont il ne livrait jamais
les noms. « Ils veulent ceci, ils ne veulent pas cela, » disait-il. Ces dieux
cachés, veillant aux destinées de Plassans du fond de leur nuage, sans
paraître se mêler directement des affaires publiques, devaient être certains
prêtres, les grands politiques du pays. Quand le marquis prononçait cet
« ils » mystérieux, qui inspirait à l’assemblée un merveilleux respect, Vuillet
confessait par une attitude béate qu’il les connaissait parfaitement.
La personne la plus heureuse dans tout cela était Félicité. Elle
commençait enfin à avoir du monde dans son salon. Elle se sentait bien un
peu honteuse de son vieux meuble de velours jaune ; mais elle se consolait
en pensant au riche mobilier qu’elle achèterait, lorsque la bonne cause aurait
triomphé. Les Rougon avaient fini par prendre leur royalisme au sérieux.
Félicité allait jusqu’à dire, quand Roudier n’était pas là, que, s’ils n’avaient
pas fait fortune dans leur commerce d’huile, la faute en était à la monarchie
de Juillet. C’était une façon de donner une couleur politique à leur pauvreté.
Elle trouvait des caresses pour tout le monde, même pour Granoux, inventant
chaque soir une nouvelle façon polie de le réveiller, à l’heure du départ.
Le salon, ce noyau de conservateurs appartenant à tous les partis, et qui
grossissait journellement, eut bientôt une grande influence. Par la diversité
de ses membres, et surtout grâce à l’impulsion secrète que chacun d’eux

67
recevait du clergé, il devint le centre réactionnaire qui rayonna sur Plassans
entier. La tactique du marquis, qui s’effaçait, fit regarder Rougon comme le
chef de la bande. Les réunions avaient lieu chez lui, cela suffisait aux yeux
peu clairvoyants du plus grand nombre pour le mettre à la tête du groupe
et le désigner à l’attention publique. On lui attribua toute la besogne ; on
le crut le principal ouvrier de ce mouvement qui, peu à peu, ramenait au
parti conservateur les républicains enthousiastes de la veille. Il est certaines
situations dont bénéficient seuls les gens tarés. Ils fondent leur fortune là
où des hommes mieux posés et plus influents n’auraient point osé risquer
la leur. Certes, Roudier, Granoux et les autres, par leur position d’hommes
riches et respectés, semblaient devoir être mille fois préférés à Pierre comme
chefs actifs du parti conservateur. Mais aucun d’eux n’aurait consenti à faire
de son salon un centre politique, leurs convictions n’allaient pas jusqu’à se
compromettre ouvertement ; en somme, ce n’étaient que des braillards, des
commères de province, qui voulaient bien cancaner chez un voisin contre
la République, du moment où le voisin endossait la responsabilité de leurs
cancans. La partie était trop chanceuse. Il n’y avait pour la jouer, dans la
bourgeoisie de Plassans, que les Rougon, ces grands appétits inassouvis et
poussés aux résolutions extrêmes.
En avril 1849, Eugène quitta brusquement Paris et vint passer quinze
jours auprès de son père. On ne connut jamais bien le but de ce voyage. Il est
à croire qu’Eugène vint tâter sa ville natale pour savoir s’il y poserait avec
succès sa candidature de représentant à l’Assemblée législative, qui devait
remplacer prochainement la Constituante. Il était trop fin pour risquer un
échec. Sans doute l’opinion publique lui parut peu favorable, car il s’abstint
de toute tentative. On ignorait, d’ailleurs, à Plassans ce qu’il était devenu, ce
qu’il faisait à Paris. À son arrivée, on le trouva moins gros, moins endormi.
On l’entoura, on tâcha de le faire causer. Il feignit l’ignorance, ne se livrant
pas, forçant les autres à se livrer. Des esprits plus souples eussent trouvé,
sous son apparente flânerie, un grand souci des opinions politiques de la
ville. Il semblait sonder le terrain plus encore pour un parti que pour son
propre compte.
Bien qu’il eût renoncé à toute espérance personnelle, il n’en resta pas
moins à Plassans jusqu’à la fin du mois, très assidu surtout aux réunions
du salon jaune. Dès le premier coup de sonnette, il s’asseyait dans le creux
d’une fenêtre, le plus loin possible de la lampe. Il demeurait là toute la
soirée, le menton sur la paume de la main droite, écoutant religieusement.
Les plus grosses niaiseries le laissaient impassible. Il approuvait tout de la
tête, jusqu’aux grognements effarés de Granoux. Quand on lui demandait
son avis, il répétait poliment l’opinion de la majorité. Rien ne parvint à
lasser sa patience, ni les rêves creux du marquis qui parlait des Bourbons

68
comme au lendemain de 1815, ni les effusions bourgeoises de Roudier,
qui s’attendrissait en comptant le nombre de paires de chaussettes qu’il
avait fournies jadis au roi citoyen. Au contraire, il paraissait fort à l’aise au
milieu de cette tour de Babel. Parfois, quand tous ces grotesques tapaient
à bras raccourcis sur la République, on voyait ses yeux rire sans que ses
lèvres perdissent leur moue d’homme grave. Sa façon recueillie d’écouter,
sa complaisance inaltérable lui avaient concilié toutes les sympathies. On
le jugeait nul, mais bon enfant. Lorsqu’un ancien marchand d’huile ou
d’amandes, ne pouvait placer, au milieu du tumulte, de quelle façon il
sauverait la France, s’il était le maître, il se réfugiait auprès d’Eugène et
lui criait ses plans merveilleux à l’oreille. Eugène hochait doucement la
tête, comme ravi des choses élevées qu’il entendait. Vuillet seul le regardait
d’un air louche. Ce libraire, doublé d’un sacristain et d’un journaliste,
parlant moins que les autres, observait davantage. Il avait remarqué que
l’avocat causait parfois dans les coins avec le commandant Sicardot. Il
se promit de les surveiller, mais il ne put jamais surprendre une seule de
leurs paroles. Eugène faisait taire le commandant d’un clignement d’yeux,
dès qu’il approchait. Sicardot, à partir de cette époque, ne parla plus des
Napoléon qu’avec un mystérieux sourire.
Deux jours avant son retour à Paris, Eugène rencontra sur le cours
Sauvaire son frère Aristide, qui l’accompagna quelques instants, avec
l’insistance d’un homme en quête d’un conseil. Aristide était dans une
grande perplexité. Dès la proclamation de la République, il avait affiché
le plus vif enthousiasme pour le gouvernement nouveau. Son intelligence,
assouplie par ses deux années de séjour à Paris, voyait plus loin que les
cerveaux épais de Plassans ; il devinait l’impuissance des légitimistes et
des orléanistes, sans distinguer avec netteté quel serait le troisième larron
qui viendrait voler la République. À tout hasard, il s’était mis du côté des
vainqueurs. Il avait rompu tout rapport avec son père, le qualifiant en public
de vieux fou, de vieil imbécile enjôlé par la noblesse.
– Ma mère est pourtant une femme intelligente, ajoutait-il. Jamais je ne
l’aurais crue capable de pousser son mari dans un parti dont les espérances
sont chimériques. Ils vont achever de se mettre sur la paille. Mais les femmes
n’entendent rien à la politique.
Lui, voulait se vendre, le plus cher possible. Sa grande inquiétude
fut dès lors de prendre le vent, de se mettre toujours du côté de ceux
qui pourraient, à l’heure du triomphe, le récompenser magnifiquement.
Par malheur, il marchait en aveugle ; il se sentait perdu, au fond de sa
province, sans boussole, sans indications précises. En attendant que le cours
des événements lui traçât une voie sûre, il garda l’attitude de républicain
enthousiaste prise par lui dès le premier jour. Grâce à cette attitude, il resta

69
à la sous-préfecture ; on augmenta même ses appointements. Mordu bientôt
par le désir de jouer un rôle, il détermina un libraire, un rival de Vuillet,
à fonder un journal démocratique, dont il devint un des rédacteurs les plus
âpres. L’Indépendant fit, sous son impulsion, une guerre sans merci aux
réactionnaires. Mais le courant l’entraîna peu à peu, malgré lui, plus loin
qu’il ne voulait aller ; il en arriva à écrire des articles incendiaires qui
lui donnaient des frissons lorsqu’il les relisait. On remarqua beaucoup, à
Plassans, une série d’attaques dirigées par le fils contre les personnes que
le père recevait chaque soir dans le fameux salon jeune. La richesse des
Roudier et des Granoux exaspérait Aristide au point de lui faire perdre toute
prudence. Poussé par ses aigreurs jalouses d’affamé, il s’était fait de la
bourgeoisie une ennemie irréconciliable, lorsque l’arrivée d’Eugène et la
façon dont il se comporta à Plassans vinrent le consterner. Il accordait à son
frère une grande habileté. Selon lui, ce gros garçon endormi ne sommeillait
jamais que d’un œil, comme les chats à l’affût devant un trou de souris. Et
voilà qu’Eugène passait les soirées entières dans le salon jaune, écoutant
religieusement ces grotesques que lui, Aristide, avait si impitoyablement
raillés. Quand il sut, par les bavardages de la ville, que son frère donnait des
poignées de main à Granoux et en recevait du marquis, il se demanda avec
anxiété ce qu’il devait croire. Se serait-il trompé à ce point ? Les légitimistes
ou les orléanistes auraient-ils quelque chance de succès ? Cette pensée le
terrifia. Il perdit son équilibre, et, comme il arrive souvent, il tomba sur les
conservateurs avec plus de rage, pour se venger de son aveuglement.
La veille du jour où il arrêta Eugène sur le cours Sauvaire, il avait publié,
dans l’Indépendant, un article terrible sur les menées du clergé, en réponse
à un entrefilet de Vuillet, qui accusait les républicains de vouloir démolir
les églises. Vuillet était la bête noire d’Aristide. Il ne se passait pas de
semaines sans que les deux journalistes échangeassent les plus grossières
injures. En province, où l’on cultive encore la périphrase, la polémique met
le catéchisme poissard en beau langage : Aristide appelait son adversaire
« frère Judas, » ou encore « serviteur de saint Antoine, » et Vuillet répondait
galamment en traitant le républicain de « monstre gorgé de sang dont la
guillotine était l’ignoble pourvoyeuse. »
Pour sonder son frère, Aristide, qui n’osait paraître inquiet ouvertement,
se contenta de lui demander :
– As-tu lu mon article d’hier ? Qu’en penses-tu ?
Eugène eut un léger mouvement d’épaules.
– Vous êtes un niais, mon frère, répondit-il simplement.
– Alors, s’écria le journaliste en pâlissant, tu donnes raison à Vuillet, tu
crois au triomphe de Vuillet.
– Moi !… Vuillet…

70
Il allait certainement ajouter : « Vuillet est un niais comme toi. » Mais
en apercevant la face grimaçante de son frère, qui se tendait anxieusement
vers lui, il parut pris d’une subite défiance.
– Vuillet a du bon, dit-il avec tranquillité.
En quittant son frère, Aristide se sentit encore plus perplexe
qu’auparavant. Eugène avait dû se moquer de lui, car Vuillet était bien le
plus sale personnage qu’on pût imaginer. Il se promit d’être prudent, de ne
pas se lier davantage, de façon à avoir les mains libres, s’il lui fallait un jour
aider un parti à étrangler la République.
Le matin même de son départ, une heure avant de monter en diligence,
Eugène emmena son père dans la chambre à coucher et eut avec lui un
long entretien. Félicité, restée dans le salon, essaya vainement d’écouter.
Les deux hommes parlaient bas, comme s’ils eussent redouté qu’une seule
de leurs paroles pût être entendue du dehors. Quand ils sortirent enfin de la
chambre, ils paraissaient très animés. Après avoir embrassé son père et sa
mère, Eugène, dont la voix traînait d’habitude, dit avec une vivacité émue :
– Vous m’avez bien compris, mon père ? Là est notre fortune. Il faut
travailler de toutes nos forces, dans ce sens. Ayez foi en moi.
– Je suivrai tes instructions fidèlement, répondit Rougon. Seulement
n’oublie pas ce que je t’ai demandé comme prix de mes efforts.
– Si nous réussissons, vos désirs seront satisfaits, je vous le jure.
D’ailleurs, je vous écrirai, je vous guiderai, selon la direction que prendront
les évènements. Pas de panique ni d’enthousiasme. Obéissez-moi en
aveugle.
– Qu’avez-vous donc comploté ? demanda curieusement Félicité.
– Ma chère mère, répondit Eugène avec un sourire, vous avez trop douté
de moi pour que je vous confie aujourd’hui mes espérances, qui ne reposent
encore que sur des calculs de probabilité. Il vous faudrait la foi pour me
comprendre. D’ailleurs, mon père vous instruira, quand l’heure sera venue.
Et comme Félicité prenait l’attitude d’une femme piquée, il ajouta à son
oreille, en l’embrassant de nouveau :
– Je tiens de toi, bien que tu m’aies renié. Trop d’intelligence nuirait en
ce moment. Lorsque la crise arrivera, c’est toi qui devras conduire l’affaire.
Il s’en alla ; puis il rouvrit la porte, et dit encore d’une voix impérieuse :
– Surtout défiez-vous d’Aristide, c’est un brouillon qui gâterait tout. Je
l’ai assez étudié pour être certain qu’il retombera toujours sur ses pieds. Ne
vous apitoyez pas ; car, si nous faisons fortune, il saura nous voler sa part.
Quand Eugène fut parti, Félicité essaya de pénétrer le secret qu’on lui
cachait. Elle connaissait trop son mari pour l’interroger ouvertement ; il lui
aurait répondu avec colère que cela ne la regardait pas. Mais, malgré la
tactique savante qu’elle déploya, elle n’apprit absolument rien. Eugène, à

71
cette heure trouble où la plus grande discrétion était nécessaire, avait bien
choisi son confident. Pierre, flatté de la confiance de son fils, exagéra encore
cette lourdeur passive qui faisait de lui une masse grave et impénétrable.
Lorsque Félicité eut compris qu’elle ne saurait rien, elle cessa de tourner
autour de lui. Une seule curiosité lui resta, la plus âpre. Les deux hommes
avaient parlé d’un prix stipulé par Pierre lui-même. Quel pouvait être ce
prix ? Là était le grand intérêt pour Félicité, qui se moquait parfaitement des
questions politiques. Elle savait que son mari avait dû se vendre cher, mais
elle brûlait de connaître la nature du marché. Un soir, voyant Pierre de belle
humeur, comme ils venaient de se mettre au lit, elle amena la conversation
sur les ennuis de leur pauvreté.
– Il est bien temps que cela finisse, dit-elle ; nous nous ruinons en bois
et en huile, depuis que ces messieurs viennent ici. Et qui payera la note ?
Personne peut-être.
Son mari donna dans le piège. Il eut un sourire de supériorité
complaisante.
– Patience, dit-il.
Puis il ajouta d’un air fin, en regardant sa femme dans les yeux.
– Serais-tu contente d’être la femme d’un receveur particulier ?
Le visage de Félicité s’empourpra d’une joie chaude. Elle se mit sur son
séant, frappant comme une enfant dans ses mains sèches de petite vieille.
– Vrai ?… balbutia-t-elle. À Plassans ?…
Pierre, sans répondre, fit un long signe affirmatif. Il jouissait de
l’étonnement de sa compagne. Elle étranglait d’émotion.
– Mais, reprit-elle enfin, il faut un cautionnement énorme. Je me suis
laissé dire que notre voisin, M. Peirotte, avait dû déposer quatre-vingt mille
francs au trésor.
– Eh ! Dit l’ancien marchand d’huile, ça ne me regarde pas. Eugène se
charge de tout. Il me fera avancer le cautionnement par un banquier de
Paris… Tu comprends, j’ai choisi une place qui rapporte gros. Eugène a
commencé par faire la grimace. Il me disait qu’il fallait être riche pour
occuper ces positions-là, qu’on choisissait d’habitude des gens influents.
J’ai tenu bon, et il a cédé. Pour être receveur, on n’a pas besoin de savoir le
latin ni le grec ; j’aurai, comme M. Peirotte, un fondé de pouvoir qui fera
toute la besogne.
Félicité l’écoutait avec ravissement.
– J’ai bien deviné, continua-t-il, ce qui inquiétait notre cher fils. Nous
sommes peu aimés ici. On nous sait sans fortune, on clabaudera. Mais bast !
Dans les moments de crise, tout arrive. Eugène voulait me faire nommer
dans une autre ville. J’ai refusé, je veux rester à Plassans.

72
– Oui, oui, il faut rester, dit vivement la vieille femme. C’est ici que nous
avons souffert, c’est ici que nous devons triompher. Ah ! Je les écraserai,
toutes ces belles promeneuses du Mail qui toisent dédaigneusement mes
robes de laine !… Je n’avais pas songé à la place de receveur ; je croyais
que tu voulais devenir maire.
– Maire, allons donc !… La place est gratuite !… Eugène aussi m’a parlé
de la mairie. Je lui ai répondu : « J’accepte, si tu me constitues une rente
de quinze mille francs. »
Cette conversation, où de gros chiffres partaient comme des fusées,
enthousiasmait Félicité. Elle frétillait, elle éprouvait une sorte de
démangeaison intérieure. Enfin elle prit une pose dévote, et, se recueillant :
– Voyons, calculons, dit-elle. Combien gagneras-tu ?
– Mais, dit Pierre, les appointements fixes sont, je crois, de trois mille
francs.
– Trois mille, compta Félicité.
– Puis, il y a le tant pour cent sur les recettes, qui, à Plassans, peut
produire une somme de douze mille francs.
– Ça fait quinze mille.
– Oui, quinze mille francs environ. C’est ce que gagne Peirotte. Ce n’est
pas tout. Peirotte fait de la banque pour son compte personnel. C’est permis.
Peut-être me risquerai-je, dès que je sentirai la chance venue.
– Alors mettons vingt mille… Vingt mille francs de rente ! Répéta
Félicité ahurie par ce chiffre.
– Il faudra rembourser les avances, fit remarquer Pierre.
– N’importe, reprit Félicité, nous serons plus riches que beaucoup de ces
messieurs… Est-ce que le marquis et les autres doivent partager le gâteau
avec toi ?
– Non, non, tout sera pour nous.
Et, comme elle insistait, Pierre crut qu’elle voulait lui arracher son secret.
Il fronça les sourcils.
– Assez causé, dit-il brusquement. Il est tard, dormons. Ça nous portera
malheur de faire des calculs à l’avance. Je ne tiens pas encore la place.
Surtout, soit discrète.
La lampe éteinte, Félicité ne put dormir. Les yeux fermés, elle faisait
de merveilleux châteaux en Espagne. Les vingt mille francs de rente
dansaient devant elle, dans l’ombre, une danse diabolique. Elle habitait un
bel appartement de la ville neuve, avait le luxe de M. Peirotte, donnait
des soirées, éclaboussait de sa fortune la ville entière. Ce qui chatouillait
le plus ses vanités, c’était la belle position que son mari occuperait alors.
Ce serait lui qui payerait leurs rentes à Granoux, à Roudier, à tous ces
bourgeois qui venaient aujourd’hui chez elle comme on va dans un café,

73
pour parler haut et savoir les nouvelles du jour. Elle s’était parfaitement
aperçu de la façon cavalière dont ces gens entraient dans son salon,
ce qui les lui avait fait prendre en grippe. Le marquis lui-même, avec
sa politesse ironique, commençait à lui déplaire. Aussi, triompher seuls,
garder tout le gâteau, suivant son expression, était une vengeance qu’elle
caressait amoureusement. Plus tard, quand ces grossiers personnages se
présenteraient le chapeau bas chez M. le receveur Rougon, elle les écraserait
à son tour. Toute la nuit elle remua ces pensées. Le lendemain, en ouvrant
ses persiennes, son premier regard se porta instinctivement de l’autre côté de
la rue, sur les fenêtres de M. Peirotte ; elle sourit en contemplant les larges
rideaux de damas qui pendaient derrière les vitres.
Les espérances de Félicité, en se déplaçant, ne furent que plus âpres.
Comme toutes les femmes, elle ne détestait pas une pointe de mystère. Le
but caché que poursuivait son mari la passionna plus que ne l’avaient jamais
fait les menées légitimistes de M. de Carnavant. Elle abandonna sans trop
de regret les calculs fondés sur la réussite du marquis, du moment que, par
d’autres moyens, son mari prétendait pouvoir garder les gros bénéfices. Elle
fut, d’ailleurs, admirable de discrétion et de prudence.
Au fond, une curiosité anxieuse continuait à la torturer ; elle étudiait les
moindres gestes de Pierre, elle tâchait de comprendre. S’il allait faire fausse
route ? Si Eugène l’entraînait à sa suite dans quelque casse-cou d’où ils
sortiraient plus affamés et plus pauvres ? Cependant la foi lui venait. Eugène
avait commandé avec une telle autorité, qu’elle finissait par croire en lui. Là
encore agissait la puissance de l’inconnu. Pierre lui parlait mystérieusement
des hauts personnages que son fils aîné fréquentait à Paris ; elle-même
ignorait ce qu’il pouvait y faire, tandis qu’il lui était impossible de fermer
les yeux sur les coups de tête commis par Aristide à Plassans. Dans son
propre salon, on ne se gênait guère pour traiter le journaliste démocrate avec
la dernière sévérité. Granoux l’appelait brigand entre ses dents, et Roudier,
deux ou trois fois par semaine, répétait à Félicité :
– Votre fils en écrit de belles. Hier encore il attaquait notre ami Vuillet
avec un cynisme révoltant.
Tout le salon faisait chorus. Le commandant Sicardot parlait de calotter
son gendre. Pierre reniait nettement son fils. La pauvre mère baissait la
tête, dévorant ses larmes. Par instant, elle avait envie d’éclater, de crier à
Roudier que son cher enfant, malgré ses fautes, valait encore mieux que lui
et les autres ensemble. Mais elle était liée, elle ne voulait pas compromettre
la position si laborieusement acquise. En voyant toute la ville accabler
Aristide, elle pensait avec désespoir que le malheureux se perdait. À deux
reprises, elle l’entretint secrètement, le conjurant de revenir à eux, de ne
pas irriter davantage le salon jaune. Aristide lui répondit qu’elle n’entendait

74
rien à ces choses-là, et que c’était elle qui avait commis une grande faute en
mettant son mari au service du marquis. Elle dut l’abandonner, se promettant
bien, si Eugène réussissait, de le forcer à partager la proie avec le pauvre
garçon, qui restait son enfant préféré.
Après le départ de son fils aîné, Pierre Rougon continua à vivre en pleine
réaction. Rien ne parut changé dans les opinions du fameux salon jaune.
Chaque soir, les mêmes hommes vinrent y faire la même propagande en
faveur d’une monarchie, et le maître du logis les approuva et les aida avec
autant de zèle que par le passé. Eugène avait quitté Plassans le 1er mai.
Quelques jours plus tard, le salon jaune était dans l’enthousiasme. On y
commentait la lettre du président de la République au général Oudinot, dans
laquelle le siège de Rome était décidé. Cette lettre fut regardée comme une
victoire éclatante, due à la ferme attitude du parti réactionnaire. Depuis
1848, les Chambres discutaient la question romaine ; il était réservé à un
Bonaparte d’aller étouffer une République naissante par une intervention
dont la France libre ne se fût jamais rendue coupable. Le marquis déclara
qu’on ne pouvait mieux travailler pour la cause de la légitimité. Vuillet
écrivit un article superbe. L’enthousiasme n’eut plus de bornes, lorsque,
un mois plus tard, le commandant Sicardot entra un soir chez les Rougon,
en annonçant à la société que l’armée française se battait sous les murs de
Rome. Pendant que tout le monde s’exclamait, il alla serrer la main à Pierre
d’une façon significative. Puis, dès qu’il se fût assis, il entama l’éloge du
président de la République, qui, disait-il, pouvait seul sauver la France de
l’anarchie.
– Qu’il la sauve donc au plus tôt, interrompit le marquis, et qu’il
comprenne ensuite son devoir en la remettant entre les mains de ses maîtres
légitimes !
Pierre sembla approuver vivement cette belle réponse. Quand il eut ainsi
fait preuve d’ardent royalisme, il osa dire que le prince Louis Bonaparte
avait ses sympathies, dans cette affaire. Ce fut alors, entre lui et le
commandant, un échange de courtes phrases qui célébraient les excellentes
intentions du président et qu’on eût dites préparées et apprises à l’avance.
Pour la première fois, le bonapartisme entrait ouvertement dans le salon
jaune. D’ailleurs, depuis l’élection du 10 décembre, le prince y était traité
avec une certaine douceur. On le préférait mille fois à Cavaignac, et toute la
bande réactionnaire avait voté pour lui. Mais on le regardait plutôt comme
un complice que comme un ami ; encore se défiait-on de ce complice, que
l’on commençait à accuser de vouloir garder pour lui les marrons après les
avoir tirés du feu. Ce soir-là, cependant, grâce à la campagne de Rome, on
écouta avec faveur les éloges de Pierre et du commandant.

75
Le groupe de Granoux et de Roudier demandait déjà que le président
fit fusiller tous ces scélérats de républicains. Le marquis, appuyé contre la
cheminée, regardait d’un air méditatif une rosace déteinte du tapis. Lorsqu’il
leva enfin la tête, Pierre, qui semblait suivre à la dérobée sur son visage
l’effet de ses paroles, se tut subitement. M. de Carnavant se contenta
de sourire en regardant Félicité d’un air fin. Ce jeu rapide échappa aux
bourgeois qui se trouvaient là. Vuillet seul dit d’une voix aigre :
– J’aimerais mieux voir votre Bonaparte à Londres qu’à Paris. Nos
affaires marcheraient plus vite.
L’ancien marchand d’huile pâlit légèrement, craignant de s’être trop
avancé.
– Je ne tiens pas à « mon » Bonaparte, dit-il avec assez de fermeté ;
vous savez où je l’enverrais, si j’étais le maître, je prétends simplement que
l’expédition de Rome est une bonne chose.
Félicité avait suivi cette scène avec un étonnement curieux. Elle n’en
reparla pas à son mari, ce qui prouvait qu’elle la prit pour base d’un secret
travail d’intuition. Le sourire du marquis, dont le sens exact lui échappait,
lui donnait beaucoup à penser.
À partir de ce jour, Rougon, de loin en loin, lorsque l’occasion se
présentait, glissait un mot en faveur du président de la République. Ces
soirs-là, le commandant Sicardot jouait le rôle d’un compère complaisant.
D’ailleurs, l’opinion cléricale dominait encore en souveraine dans le salon
jaune. Ce fut surtout l’année suivante que ce groupe de réactionnaires prit
dans la ville une influence décisive, grâce au mouvement rétrograde qui
s’accomplissait à Paris. L’ensemble de mesures antilibérales qu’on nomma
l’expédition de Rome à l’intérieur, assura définitivement à Plassans le
triomphe du parti Rougon. Les derniers bourgeois enthousiastes virent la
République agonisante et se hâtèrent de se rallier aux conservateurs. L’heure
des Rougon était venue. La ville neuve leur fit presque une ovation le jour
où l’on scia l’arbre de la liberté planté sur la place de la Sous-Préfecture.
Cet arbre, un jeune peuplier apporté des bords de la Viorne, s’était desséché
peu à peu, au grand désespoir des ouvriers républicains qui venaient chaque
dimanche constater les progrès du mal, sans pouvoir comprendre les causes
de cette mort lente. Un apprenti chapelier prétendit enfin avoir vu une
femme sortir de la maison des Rougon et venir verser un sceau d’eau
empoisonnée au pied de l’arbre. Il fut dès lors acquis à l’histoire que Félicité
en personne se levait chaque nuit pour arroser le peuplier de vitriol. L’arbre
mort, la municipalité déclara que la dignité de la République commandait de
l’enlever. Comme on redoutait le mécontentement de la population ouvrière,
on choisit une heure avancée de la soirée. Les rentiers conservateurs de la
ville neuve eurent vent de la petite fête ; ils descendirent tous sur la place de

76
la Sous-Préfecture, pour voir comment tomberait un arbre de la liberté. La
société du salon jaune s’était mise aux fenêtres. Quand le peuplier craqua
sourdement et s’abattit dans l’ombre avec la raideur tragique d’un héros
frappé à mort, Félicité crut devoir agiter un mouchoir blanc. Alors il y eut
des applaudissements dans la foule, et les spectateurs répondirent au salut
en agitant également leurs mouchoirs. Un groupe vint même sous la fenêtre,
criant :
– Nous l’enterrerons, nous l’enterrerons !
Ils parlaient sans doute de la République. L’émotion faillit donner une
crise de nerf à Félicité. Ce fut une belle soirée pour le salon jaune.
Cependant, le marquis gardait toujours son mystérieux sourire en
regardant Félicité. Ce petit vieux était bien trop fin pour ne pas comprendre
où allait la France. Un des premiers, il flaira l’Empire. Plus tard, quand
l’Assemblée législative s’usa en vaines querelles, quand les orléanistes
et les légitimistes eux-mêmes acceptèrent tacitement la pensée d’un coup
d’État, il se dit que décidément la partie était perdue. D’ailleurs, lui seul
vit clair. Vuillet sentit bien que la cause d’Henri V, défendue par son
journal, devenait détestable ; mais peu lui importait ; il lui suffisait d’être
la créature obéissante du clergé ; toute sa politique tendait à écouler le plus
possible de chapelets et d’images saintes. Quant à Roudier et à Granoux,
ils vivaient dans un aveuglement effaré ; il n’était pas certain qu’ils eussent
une opinion ; ils voulaient manger et dormir en paix, là se bornaient leurs
aspirations politiques. Le marquis, après avoir dit adieu à ses espérances,
n’en vint pas moins régulièrement chez les Rougon. Il s’y amusait. Le heurt
des ambitions, l’étalage des sottises bourgeoises, avaient fini par lui offrir
chaque soir un spectacle des plus réjouissants. Il grelottait à la pensée de se
renfermer dans son petit logement, dû à la charité du comte de Valqueyras.
Ce fut avec une joie malicieuse qu’il garda pour lui la conviction que l’heure
de Bourbons n’était pas venue. Il feignit l’aveuglement, travaillant comme
par le passé au triomphe de la légitimité, restant toujours aux ordres du clergé
et de la noblesse. Dès le premier jour, il avait pénétré la nouvelle tactique
de Pierre, et il croyait que Félicité était sa complice.
Un soir, étant arrivé le premier, il trouva la vieille femme seule dans le
salon.
– Eh bien ! Petite, lui demanda-t-il avec sa familiarité souriante, vos
affaires marchent ?… Pourquoi, diantre ! fais-tu la cachottière avec moi ?
– Je ne fais pas la cachottière, répondit Félicité intriguée.
– Voyez-vous, elle croit tromper un vieux renard de mon espèce ! Eh ! Ma
chère enfant, traite-moi en ami. Je suis tout prêt à vous aider secrètement…
Allons, sois franche.

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Félicité eut un éclair d’intelligence. Elle n’avait rien à dire, elle allait
peut-être tout apprendre, si elle savait se taire.
– Tu souris ? reprit M. de Carnavant. C’est le commencement d’un aveu.
Je me doutais bien que tu devais être derrière ton mari ! Pierre est trop lourd
pour inventer la jolie trahison que vous préparez… Vrai, je souhaite de tout
mon cœur que les Bonaparte vous donnent ce que j’aurais demandé pour toi
aux Bourbons.
Cette simple phrase confirma les soupçons que la vieille femme avait
depuis quelque temps.
– Le prince Louis a toutes les chances, n’est-ce pas ? demanda-t-elle
vivement.
– Me trahiras-tu, si je te dis que je le crois ? répondit en riant le marquis.
J’en ai fait mon deuil, petite. Je suis un vieux bonhomme fini et enterré.
C’est pour toi, d’ailleurs, que je travaillais. Puisque tu as su trouver sans
moi le bon chemin, je me consolerai en te voyant triompher de ma défaite…
Surtout ne joue plus le mystère. Viens à moi, si tu es embarrassée.
Et il ajouta, avec le sourire sceptique du gentilhomme encanaillé :
– Bast ! Je puis bien trahir un peu, moi aussi.
À ce moment arriva le clan des anciens marchands d’huile et d’amandes.
– Ah ! Les chers réactionnaires ! Reprit à voix basse M. de Carnavant.
Vois-tu, petite, le grand art en politique consiste à avoir deux bons yeux,
quand les autres sont aveugles. Tu as toutes les belles cartes dans ton jeu.
Le lendemain, Félicité, aiguillonnée par cette conversation, voulut avoir
une certitude. On était alors dans les premiers jours de l’année 1851. Depuis
plus de dix-huit mois, Rougon recevait régulièrement, tous les quinze jours,
une lettre de son fils Eugène. Il s’enfermait dans la chambre à coucher pour
lire ces lettres, qu’il cachait ensuite au fond d’un vieux secrétaire, dont il
gardait soigneusement la clef dans une poche de son gilet. Lorsque sa femme
l’interrogeait, il se contentait de répondre : « Eugène m’écrit qu’il se porte
bien. » Il y avait longtemps Félicité rêvait de mettre la main sur les lettres
de son fils. Le lendemain matin, pendant que Pierre dormait encore, elle se
leva et alla, sur la pointe des pieds, substituer à la clef du secrétaire, dans la
poche du gilet, la clef de la commode, qui était de la même grandeur. Puis,
dès que son mari fut sorti, elle s’enferma à son tour, vida le tiroir et lut les
lettres avec une curiosité fébrile.
M. de Carnavant ne s’était pas trompé, et ses propres soupçons se
confirmaient. Il y avait là une quarantaine de lettres, dans lesquelles elle
put suivre le grand mouvement bonapartiste qui devait aboutir à l’Empire.
C’était une sorte de journal succinct, exposant les faits à mesure qu’ils
s’étaient présentés, et tirant de chacun d’eux des espérances et des conseils.
Eugène avait la foi. Il parlait à son père du prince Louis Bonaparte comme

78
de l’homme nécessaire et fatal qui seul pouvait dénouer la situation. Il avait
cru en lui avant même son retour en France, lorsque le bonapartisme était
traité de chimère ridicule. Félicité comprit que son fils était depuis 1848
un agent secret très actif. Bien qu’il ne s’expliquât pas nettement sur sa
situation à Paris, il était évident qu’il travaillait à l’Empire, sous les ordres
de personnages qu’il nommait avec une sorte de familiarité. Chacune de ses
lettres constatait les progrès de la cause et faisait prévoir un dénouement
prochain. Elles se terminaient généralement par l’exposé de la ligne de
conduite que Pierre devait tenir à Plassans. Félicité s’expliqua alors certaines
paroles et certains actes de son mari dont l’utilité lui avait échappé ; Pierre
obéissait à son fils, il suivait aveuglément ses recommandations.
Quand la vieille femme eut terminé sa lecture, elle était convaincue.
Toute la pensée d’Eugène lui apparut clairement. Il comptait faire sa fortune
politique dans la bagarre, et, du coup, payer à ses parents la dette de son
instruction, en leur jetant un lambeau de la proie, à l’heure de la curée. Pour
peu que son père l’aidât, se rendit utile à la cause, il lui serait facile de le
faire nommer receveur particulier. On ne pourrait rien lui refuser, à lui qui
aurait mis les deux mains dans les plus secrètes besognes. Ses lettres étaient
une simple prévenance de sa part, une façon d’éviter bien des sottises aux
Rougon. Aussi Félicité éprouva-t-elle une vive reconnaissance. Elle relut
certains passages des lettres, ceux dans lesquels Eugène parlait en termes
vagues de la catastrophe finale. Cette catastrophe, dont elle ne devinait pas
bien le genre ni la portée, devint pour elle une sorte de fin du monde ; le
Dieu rangerait les élus à sa droite et les damnés à sa gauche, et elle se mettait
parmi les élus.
Lorsqu’elle eut réussi, la nuit suivante, à remettre la clef du secrétaire
dans la poche du gilet, elle se promit d’user du même moyen pour lire chaque
nouvelle lettre qui arriverait. Elle résolut également de faire l’ignorante.
Cette tactique était excellente. À partir de ce jour, elle aida d’autant plus
son mari qu’elle parut le faire en aveugle. Lorsque Pierre croyait travailler
seul, c’était elle qui, le plus souvent, amenait la conversation sur le terrain
voulu, qui recrutait des partisans pour le moment décisif. Elle souffrait de
la méfiance d’Eugène. Elle voulait pouvoir lui dire, après la réussite : « Je
savais tout, et, loin de rien gâter, j’ai assuré le triomphe. » Jamais complice
ne fit moins de bruit et plus de besogne. Le marquis, qu’elle avait pris pour
confident, en était émerveillé.
Ce qui l’inquiétait toujours, c’était le sort de son cher Aristide. Depuis
qu’elle partageait la foi de son fils aîné, les articles rageurs de l’Indépendant
l’épouvantaient davantage encore. Elle désirait vivement convertir le
malheureux républicain aux idées napoléoniennes ; mais elle ne savait
comment le faire d’une façon prudente. Elle se rappelait avec quelle

79
insistance Eugène leur avait dit de se défier d’Aristide. Elle soumit le cas à
M. de Carnavant, qui fut absolument du même avis.
– Ma petite, lui dit-il, en politique il faut savoir être égoïste. Si
vous convertissiez votre fils et que l’Indépendant se mît à défendre le
bonapartisme, ce serait porter un rude coup au parti. L’Indépendant est jugé ;
son titre seul suffit pour mettre en fureur les bourgeois de Plassans. Laissez
le cher Aristide patauger, cela forme les jeunes gens. Il me paraît taillé de
façon à ne pas jouer longtemps le rôle de martyr.
Dans sa rage d’indiquer aux siens la bonne voie, maintenant qu’elle
croyait posséder la vérité, Félicité alla jusqu’à vouloir endoctriner son fils
Pascal. Le médecin, avec l’égoïsme du savant enfoncé dans ses recherches,
s’occupait fort peu de politique. Les empires auraient pu crouler, pendant
qu’il faisait une expérience, sans qu’il daignât tourner la tête. Cependant il
avait fini par céder aux instances de sa mère, qui l’accusait plus que jamais
de vivre en loup-garou.
– Si tu fréquentais le beau monde, lui disait-elle, tu aurais des clients dans
la haute société. Viens au moins passer les soirées dans notre salon. Tu feras
la connaissance de MM. Roudier, Granoux, Sicardot, tous gens bien posés
qui te payeront tes visites quatre et cinq francs. Les pauvres ne t’enrichiront
pas.
L’idée de réussir, de voir toute sa famille arriver à la fortune, était
devenue une monomanie chez Félicité. Pascal, pour ne pas la chagriner,
vint donc passer quelques soirées dans le salon jaune. Il s’y ennuya moins
qu’il ne le craignait. La première fois, il fut stupéfait du degré d’imbécillité
auquel un homme bien portant peut descendre. Les anciens marchands
d’huile et d’amandes, le marquis et le commandant eux-mêmes, lui parurent
des animaux curieux qu’il n’avait pas eu jusque-là l’occasion d’étudier. Il
regarda avec l’intérêt d’un naturaliste leurs masques figés dans une grimace,
où il retrouvait leurs occupations et leurs appétits ; il écouta leurs bavardages
vides, comme il aurait cherché à surprendre le sens du miaulement d’un
chat ou de l’aboiement d’un chien. À cette époque, il s’occupait beaucoup
d’histoire naturelle comparée, ramenant à la race humaine les observations
qu’il lui était permis de faire sur la façon dont l’hérédité se comporte chez les
animaux. Aussi, en se trouvant dans le salon jaune, s’amusa-t-il à se croire
tombé dans une ménagerie. Il établit des ressemblances entre chacun de ces
grotesques et quelque animal de sa connaissance. Le marquis lui rappela
exactement une grande sauterelle verte, avec sa maigreur, sa tête mince et
fûtée. Vuillet lui fit l’impression blême et visqueuse d’un crapaud. Il fut
plus doux pour Roudier, un mouton gras, et pour le commandant, un vieux
dogue édenté. Mais son continuel étonnement était le prodigieux Granoux.
Il passa toute une soirée à mesurer son angle facial. Quand il l’écoutait

80
bégayer quelque vague injure contre les républicains, ces buveurs de sang,
il s’attendait toujours à l’entendre geindre comme un veau ; et il ne pouvait
le voir se lever, sans s’imaginer qu’il allait se mettre à quatre pattes pour
sortir du salon.
– Cause donc, lui disait tout bas sa mère, tâche d’avoir la clientèle de ces
messieurs.
– Je ne suis pas vétérinaire, répondit-il enfin, poussé à bout.
Félicité le prit, un soir, dans un coin, et essaya de le catéchiser. Elle était
heureuse de le voir venir chez elle avec une certaine assiduité. Elle le croyait
gagné au monde, ne pouvant supposer un instant les singuliers amusements
qu’il goûtait à ridiculiser des gens riches. Elle nourrissait le secret projet de
faire de lui, à Plassans, le médecin à la mode. Il suffirait que des hommes
comme Granoux et Roudier consentissent à le lancer. Avant tout, elle voulait
lui donner les idées politiques de la famille, comprenant qu’un médecin avait
tout à gagner en se faisant le chaud partisan du régime qui devait succéder
à la République.
– Mon ami, lui dit-elle, puisque te voilà devenu raisonnable, il te faut
songer à l’avenir… On t’accuse d’être républicain, parce que tu es assez
bête pour soigner tous les gueux de la ville sans te faire payer. Sois franc,
quelles sont tes véritables opinions ?
Pascal regarda sa mère avec un étonnement naïf. Puis, souriant :
– Mes véritables opinions ? répondit-il, je ne sais trop… On m’accuse
d’être républicain, dites-vous ? Eh bien ! Je ne m’en trouve nullement blessé.
Je le suis sans doute, si l’on entend par ce mot un homme qui souhaite le
bonheur de tout le monde.
– Mais tu n’arriveras à rien, interrompit vivement Félicité. On te grugera.
Vois tes frères, ils cherchent à faire leur chemin.
Pascal comprit qu’il n’avait point à se défendre de ses égoïsmes de savant.
Sa mère l’accusait simplement de ne pas spéculer sur la situation politique.
Il se mit à rire, avec quelque tristesse, et il détourna la conversation. Jamais
Félicité ne put l’amener à calculer les chances des partis, ni à s’enrôler dans
celui qui paraissait devoir l’emporter. Il continua cependant à venir de temps
à autre passer une soirée dans le salon jaune. Granoux l’intéressait comme
un animal antédiluvien.
Cependant les événements marchaient. L’année 1851 fut, pour les
politiques de Plassans, une année d’anxiété et d’effarement dont la cause
secrète des Rougon profita. Les nouvelles les plus contradictoires arrivaient
de Paris ; tantôt les républicains l’emportaient, tantôt le parti conservateur
écrasait la République. L’écho des querelles qui déchiraient l’Assemblée
législative parvenait au fond de la province, grossi un jour, affaibli le
lendemain, changé au point que les plus clairvoyants marchaient en pleine

81
nuit. Le seul sentiment général était qu’un dénouement approchait. Et
c’était l’ignorance de ce dénouement qui tenait dans une inquiétude ahurie
ce peuple de bourgeois poltrons. Tous souhaitaient d’en finir. Ils étaient
malades d’incertitude, ils se seraient jetés dans les bras du Grand-Turc, si le
Grand-Turc eût daigné sauver la France de l’anarchie.
Le sourire du marquis devenait plus aigu. Le soir, dans le salon
jaune, lorsque l’effroi rendait indistincts les grognements de Granoux, il
s’approchait de Félicité, il lui disait à l’oreille :
– Allons, petite, le fruit est mûr… Mais il faut vous rendre utile.
Souvent Félicité, qui continuait à lire les lettres d’Eugène, et qui savait
que, d’un jour à l’autre, une crise décisive pouvait avoir lieu, avait compris
cette nécessité : se rendre utile, et s’était demandé de quelle façon les
Rougon s’emploieraient. Elle finit par consulter le marquis.
– Tout dépend des événements, répondit le petit vieillard. Si le
département reste calme, si quelque insurrection ne vient pas effrayer
Plassans, il vous sera difficile de vous mettre en vue et de rendre des services
au gouvernement nouveau. Je vous conseille alors de rester chez vous et
d’attendre en paix les bienfaits de votre fils Eugène. Mais si le peuple se
lève et que nos braves bourgeois se croient menacés, il y aura un bien joli
rôle à jouer… Ton mari est un peu épais…
– Oh ! Dit Félicité, je me charge de l’assouplir… Pensez-vous que le
département se révolte ?
– C’est chose certaine, selon moi. Plassans ne bougera peut-être pas ; la
réaction y a triomphé trop largement. Mais les villes voisines, les bourgades
et les campagnes surtout, sont travaillées depuis longtemps par des sociétés
secrètes et appartiennent au parti républicain avancé. Qu’un coup d’État
éclate, et l’on entendra le tocsin dans toute la contrée, des forêts de la Seille
au plateau de Sainte-Roure.
Félicité se recueillit.
– Ainsi, reprit-elle, vous pensez qu’une insurrection est nécessaire pour
assurer notre fortune ?
– C’est mon avis, répondit M. de Carnavant.
Et il ajouta avec un sourire légèrement ironique :
– On ne fonde une nouvelle dynastie que dans une bagarre. Le sang est un
bon engrais. Il sera beau que les Rougon, comme certaines illustres familles,
datent d’un massacre.
Ces mots, accompagnés d’un ricanement, firent courir un frisson froid
dans le dos de Félicité. Mais elle était femme de tête, et la vue des beaux
rideaux de M. Peirotte, qu’elle regardait religieusement chaque matin,
entretenait son courage. Quand elle se sentait faiblir, elle se mettait à la
fenêtre et contemplait la maison du receveur. C’était ses Tuileries, à elle.

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Elle était décidée aux actes les plus extrêmes pour entrer dans la ville neuve,
cette terre promise sur le seuil de laquelle elle brûlait de désirs depuis tant
d’années.
La conversation qu’elle avait eue avec le marquis acheva de lui montrer
clairement la situation. Peu de jours après, elle put lire une lettre d’Eugène
dans laquelle l’employé au coup d’État semblait également compter sur une
insurrection pour donner quelque importance à son père. Eugène connaissait
son département. Tous ses conseils avaient tendu à faire mettre entre les
mains des réactionnaires du salon jaune le plus d’influence possible, pour
que les Rougon pussent tenir la ville au moment critique. Selon ses vœux,
en novembre 1851, le salon jaune était maître de Plassans. Roudier y
représentait la bourgeoisie riche ; sa conduite déciderait à coup sûr celle de
toute la ville neuve. Granoux était plus précieux encore ; il avait derrière lui
le conseil municipal, dont il était le membre le plus influent, ce qui donne
une idée des autres membres. Enfin, par le commandant Sicardot, que le
marquis était parvenu à faire nommer chef de la garde nationale, le salon
jaune disposait de la force armée. Les Rougon, ces pauvres hères mal famés,
avaient donc réussi à grouper autour d’eux les outils de leur fortune. Chacun,
par lâcheté ou par bêtise, devait leur obéir et travailler aveuglément à leur
élévation. Ils n’avaient qu’à redouter les autres influences qui pouvaient
agir dans le sens de la leur, et enlever, en partie, à leurs efforts le mérite
de la victoire. C’était là leur grande crainte, car ils entendaient jouer à
eux seuls le rôle de sauveurs. À l’avance, ils savaient qu’ils seraient plutôt
aidés qu’entravés par le clergé et la noblesse. Mais, dans le cas où le
sous-préfet, le maire et les autres fonctionnaires se mettraient en avant et
étoufferaient immédiatement l’insurrection, ils se trouveraient diminués,
arrêtés même dans leurs exploits ; ils n’auraient ni le temps ni les moyens de
se rendre utiles. Ce qu’ils rêvaient, c’était l’abstention complète, la panique
générale des fonctionnaires. Si toute administration régulière disparaissait,
et s’ils étaient alors un seul jour les maîtres des destinées de Plassans, leur
fortune était solidement fondée. Heureusement pour eux, il n’y avait pas
dans l’administration un homme assez convaincu ou assez besoigneux pour
risquer la partie. Le sous-préfet était un esprit libéral que le pouvoir exécutif
avait oublié à Plassans, grâce sans doute au bon renom de la ville ; timide
de caractère, incapable d’un excès de pouvoir, il devait se montrer fort
embarrassé devant une insurrection. Les Rougon, qui le savaient favorable
à la cause démocratique, et qui, par conséquent, ne redoutaient pas son zèle,
se demandaient simplement avec curiosité quelle attitude il prendrait. La
municipalité ne leur donnait guère plus de crainte. Le maire, M. Garçonnet,
était un légitimiste que le quartier Saint-Marc avait réussi à faire nommer en
1849 ; il détestait les républicains et les traitait d’une façon fort dédaigneuse ;

83
mais il se trouvait trop lié d’amitié avec certains membres du clergé,
pour prêter activement la main à un coup d’État bonapartiste. Les autres
fonctionnaires étaient dans le même cas. Les juges de paix, le directeur de
la poste, le percepteur, ainsi que le receveur particulier, M. Peirotte, tenant
leur place de la réaction cléricale, ne pouvaient accepter l’Empire avec de
grands élans d’enthousiasme. Les Rougon, sans bien voir comment ils se
débarrasseraient de ces gens-là et feraient ensuite place nette pour se mettre
seuls en vue, se livraient pourtant à de grandes espérances, en ne trouvant
personne qui leur disputât leur rôle de sauveurs.
Le dénouement approchait. Dans les derniers jours de novembre, comme
le bruit d’un coup d’État courait et qu’on accusait le prince président de
vouloir se faire nommer empereur :
– Eh ! Nous le nommerons ce qu’il voudra, s’était écrié Granoux, pourvu
qu’il fasse fusiller ces gueux de républicains !
Cette exclamation de Granoux, qu’on croyait endormi, causa une grande
émotion. Le marquis feignit de ne pas avoir entendu ; mais tous les bourgeois
approuvèrent de la tête l’ancien marchand d’amandes. Roudier, qui ne
craignait pas d’applaudir tout haut, parce qu’il était riche, déclara même,
en regardant M. de Carnavant du coin de l’œil, que la position n’était plus
tenable, et que la France devait être corrigée au plus tôt par n’importe quelle
main.
Le marquis garda encore le silence, ce qui fut pris pour un acquiescement.
Le clan des conservateurs, abandonnant la légitimité, osa alors faire des
vœux pour l’Empire.
– Mes amis, dit le commandant Sicardot en se levant, un Napoléon peut
seul aujourd’hui protéger les personnes et les propriétés menacées… Soyez
sans crainte, j’ai pris les précautions nécessaires pour que l’ordre règne à
Plassans.
Le commandant avait, en effet, de concert avec Rougon, caché, dans une
sorte d’écurie, près des remparts, une provision de cartouches et un nombre
assez considérable de fusils ; il s’était en même temps assuré le concours
de gardes nationaux sur lesquels il croyait pouvoir compter. Ses paroles
produisirent une très heureuse impression. Ce soir-là, en se séparant, les
paisibles bourgeois du salon jaune parlaient de massacrer « les rouges, »
s’ils osaient bouger.
Le 1er décembre, Pierre Rougon reçut une lettre d’Eugène qu’il alla lire
dans la chambre à coucher, selon sa prudente habitude. Félicité remarqua
qu’il était fort agité en sortant de la chambre. Elle tourna toute la journée
autour du secrétaire. La nuit venue, elle ne put patienter davantage. Son mari
fut à peine endormi, qu’elle se leva doucement, prit la clef du secrétaire
dans la poche du gilet, et s’empara de la lettre, en faisant le moins de bruit

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possible. Eugène, en dix lignes, prévenait son père que la crise allait avoir
lieu et lui conseillait de mettre sa mère au courant de la situation. L’heure
était venue de l’instruire ; il pourrait avoir besoin de ses conseils.
Le lendemain, Félicité attendit une confidence qui ne vint pas. Elle n’osa
pas avouer ses curiosités, elle continua à feindre l’ignorance, en enrageant
contre les sottes défiances de son mari, qui la jugeait sans doute bavarde et
faible comme les autres femmes. Pierre, avec cet orgueil marital qui donne
à un homme la croyance de sa supériorité dans le ménage, avait fini par
attribuer à sa femme toutes les mauvaises chances passées. Depuis qu’il
s’imaginait conduire seul leurs affaires, tout lui semblait marcher à souhait.
Aussi avait-il résolu de se passer entièrement des conseils de sa compagne,
et de ne lui rien confier, malgré les recommandations de son fils.
Félicité fut piquée, au point qu’elle aurait mis des bâtons dans les roues, si
elle n’avait pas désiré le triomphe aussi ardemment que Pierre. Elle continua
de travailler activement au succès, mais en cherchant quelque vengeance.
– Ah ! S’il pouvait avoir une bonne peur, pensait-elle, s’il commettait
une grosse bêtise !… Je le verrais venir me demander humblement conseil,
je ferais la loi à mon tour.
Ce qui l’inquiétait, c’était l’attitude de maître tout-puissant que Pierre
prendrait nécessairement, s’il triomphait sans son aide. Quand elle avait
épousé ce fils de paysan, de préférence à quelque clerc de notaire, elle avait
entendu s’en servir comme d’un pantin solidement bâti, dont elle tirerait les
ficelles à sa guise. Et voilà qu’au jour décisif le pantin, dans sa lourdeur
aveugle, voulait marcher seul ! Tout l’esprit de ruse, toute l’activité fébrile
de la petite vieille protestaient. Elle savait Pierre très capable d’une décision
brutale, pareille à celle qu’il avait prise en faisant signer à sa mère le reçu
de cinquante mille francs ; l’instrument était bon, peu scrupuleux ; mais elle
sentait le besoin de le diriger, surtout dans les circonstances présentes qui
demandaient beaucoup de souplesse.
La nouvelle officielle du coup d’État n’arriva à Plassans que dans l’après-
midi du 3 décembre, un jeudi. Dès sept heures du soir, la réunion était
au complet dans le salon jaune. Bien que la crise fût vivement désirée,
une vague inquiétude se peignait sur la plupart des visages. On commenta
les événements, au milieu de bavardages sans fin. Pierre, légèrement pâle
comme les autres, crut devoir, par un luxe de prudence, excuser l’acte décisif
du prince Louis devant les légitimistes et les orléanistes qui étaient présents.
– On parle d’un appel au peuple, dit-il ; la nation sera libre de choisir le
gouvernement qui lui plaira… Le président est homme à se retirer devant
nos maîtres légitimes.
Seul, le marquis, qui avait tout son sang-froid de gentilhomme, accueillit
ces paroles par un sourire. Les autres, dans la fièvre de l’heure présente,

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se moquaient bien de ce qui arriverait ensuite ! Toutes les opinions
sombraient. Roudier, oubliant sa tendresse d’ancien boutiquier pour les
Orléans, interrompit Pierre avec brusquerie. Tous crièrent :
– Ne raisonnons pas. Songeons à maintenir l’ordre.
Ces braves gens avaient une peur horrible des républicains. Cependant
la ville n’avait éprouvé qu’une légère émotion à l’annonce des événements
de Paris. Il y avait eu des rassemblements devant les affiches collées à la
porte de la sous-préfecture ; le bruit courait aussi que quelques centaines
d’ouvriers venaient de quitter leur travail et cherchaient à organiser la
résistance. C’était tout. Aucun trouble grave ne paraissait devoir éclater.
L’attitude que prendraient les villes et les campagnes voisines était bien
autrement inquiétante ; mais on ignorait encore la façon dont elles avaient
accueilli le coup d’État.
Vers neuf heures, Granoux arriva, essoufflé ; il sortait d’une séance du
conseil municipal, convoqué d’urgence. D’une voix étranglée par l’émotion,
il dit que le maire, M. Garçonnet, tout en faisant ses réserves, s’était montré
décidé à maintenir l’ordre par les moyens les plus énergiques. Mais la
nouvelle qui fit le plus clabauder le salon jaune, fut celle de la démission
du sous-préfet ; ce fonctionnaire avait absolument refusé de communiquer
aux habitants de Plassans les dépêches du ministre de l’intérieur ; il venait,
affirmait Granoux, de quitter la ville, et c’était par les soins du maire que
les dépêches se trouvaient affichées. C’est peut-être le seul sous-préfet, en
France, qui ait eu le courage de ses opinions démocratiques.
Si l’attitude ferme de M. Garçonnet inquiéta secrètement les Rougon,
ils firent des gorges chaudes sur la fuite du sous-préfet, qui leur laissait
la place libre. Il fut décidé, dans cette mémorable soirée, que le groupe
du salon jaune acceptait le coup d’État et se déclarait ouvertement en
faveur des faits accomplis. Vuillet fut chargé d’écrire immédiatement
un article dans ce sens, que la Gazette publierait le lendemain. Lui et
le marquis ne firent aucune objection. Ils avaient sans doute reçu les
instructions des personnages mystérieux auxquels ils faisaient parfois une
dévote allusion. Le clergé et la noblesse se résignaient déjà à prêter main-
forte aux vainqueurs pour écraser l’ennemie commune, la République.
Ce soir-là, pendant que le salon jaune délibérait, Aristide eut des sueurs
froides d’anxiété. Jamais joueur qui risque son dernier louis sur une carte,
n’a éprouvé une pareille angoisse. Dans la journée, la démission de son chef
lui donna beaucoup à réfléchir. Il lui entendit répéter à plusieurs reprises que
le coup d’État devait échouer. Ce fonctionnaire, d’une honnêteté bornée,
croyait au triomphe définitif de la démocratie, sans avoir cependant le
courage de travailler à ce triomphe en résistant. Aristide écoutait d’ordinaire
aux portes de la sous-préfecture, pour avoir des renseignements précis ; il

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sentait qu’il marchait en aveugle, et il se raccrochait aux nouvelles qu’il
volait à l’administration. L’opinion du sous-préfet le frappa ; mais il resta
très perplexe. Il pensait : « Pourquoi s’éloigne-t-il, s’il est certain de l’échec
du prince président ? » Toutefois, forcé de prendre un parti, il résolut de
continuer son opposition. Il écrivit un article très hostile au coup d’État, qu’il
porta le soir même à l’Indépendant, pour le numéro du lendemain matin.
Il avait corrigé les épreuves de cet article, et il revenait chez lui, presque
tranquillisé, lorsqu’en passant par la rue de la Banne, il leva machinalement
la tête et regarda les fenêtres des Rougon. Ces fenêtres étaient vivement
éclairées.
– Que peuvent-ils comploter là-haut ? se demanda le journaliste avec une
curiosité inquiète.
Une envie furieuse lui vint alors de connaître l’opinion du salon jaune sur
les derniers événements. Il accordait à ce groupe réactionnaire une médiocre
intelligence ; mais ses doutes revenaient, il était dans une de ces heures
où l’on prendrait conseil d’un enfant de quatre ans. Il ne pouvait songer à
entrer chez son père en ce moment, après la campagne qu’il avait faite contre
Granoux et les autres. Il monta cependant, tout en songeant à la singulière
mine qu’il ferait, si l’on venait à le surprendre dans l’escalier. Arrivé à la
porte des Rougon, il ne put saisir qu’un bruit confus de voix.
– Je suis un enfant, dit-il ; la peur me rend bête.
Et il allait redescendre, quand il entendit sa mère qui reconduisait
quelqu’un. Il n’eut que le temps de se jeter dans un trou noir que formait
un petit escalier menant aux combles de la maison. La porte s’ouvrit, le
marquis parut, suivi de Félicité. M. de Carnavant se retirait d’habitude avant
les rentiers de la ville neuve, sans doute pour ne pas avoir à leur distribuer
des poignées de main dans la rue.
– Eh ! Petite, dit-il sur le palier, en étouffant sa voix, ces gens sont encore
plus poltrons que je ne l’aurais cru. Avec de pareils hommes, la France sera
toujours à qui osera la prendre.
Et il ajouta avec amertume, comme se parlant à lui-même :
– La monarchie est décidément devenue trop honnête pour les temps
modernes. Son temps est fini.
– Eugène avait annoncé la crise à son père, dit Félicité. Le triomphe du
prince Louis lui paraît assuré.
– Oh ! Vous pouvez marcher hardiment, répondit le marquis en
descendant les premières marches. Dans deux ou trois jours, le pays sera bel
et bien garrotté. À demain, petite.
Félicité referma la porte. Aristide, dans son trou noir, venait d’avoir un
éblouissement. Sans attendre que le marquis eût gagné la rue, il dégringola
quatre à quatre l’escalier et s’élança dehors comme un fou ; puis il prit sa

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course vers l’imprimerie de l’Indépendant. Un flot de pensées battait dans
sa tête. Il enrageait, il accusait sa famille de l’avoir dupé. Comment ! Eugène
tenait ses parents au courant de la situation, et jamais sa mère ne lui avait fait
lire les lettres de son frère aîné, dont il aurait suivi aveuglément les conseils !
Et c’était à cette heure qu’il apprenait par hasard que ce frère aîné regardait
le succès du coup d’État comme certain ! Cela, d’ailleurs, confirmait en lui
certains pressentiments que cet imbécile de sous-préfet lui avait empêché
d’écouter. Il était surtout exaspéré contre son père, qu’il avait cru assez sot
pour être légitimiste, et qui se révélait bonapartiste au bon moment.
– M’ont-ils laissé commettre assez de bêtises, murmurait-il en courant.
Je suis un joli monsieur, maintenant. Ah ! quelle école ! Granoux est plus
fort que moi.
Il entra dans les bureaux de l’Indépendant, avec un bruit de tempête, en
demandant son article d’une voix étranglée. L’article était déjà mis en page.
Il fit desserrer la forme, et ne se calma qu’après avoir décomposé lui-même
l’article, en mêlant furieusement les lettres comme un jeu de dominos. Le
libraire qui dirigeait le journal, le regarda faire d’un air stupéfait. Au fond,
il était heureux de l’incident, car l’article lui avait paru dangereux. Mais il
lui fallait absolument de la matière, s’il voulait que l’Indépendant parût.
– Vous allez me donner autre chose ? demanda-t-il.
– Certainement, répondit Aristide.
Il se mit à une table et commença un panégyrique très chaud du coup
d’État. Dès la première ligne, il jurait que le prince Louis venait de sauver la
République. Mais il n’avait pas écrit une page, qu’il s’arrêta et parut chercher
la suite. Sa face de fouine devenait inquiète.
– Il faut que je rentre chez moi, dit-il enfin. Je vous enverrai cela tout à
l’heure. Vous paraîtrez un peu plus tard, s’il est nécessaire.
En revenant chez lui, il marcha lentement, perdu dans ses réflexions.
L’indécision le reprenait. Pourquoi se rallier si vite ? Eugène était un garçon
intelligent, mais peut-être sa mère avait-elle exagéré la portée d’une simple
phrase de sa lettre. En tout cas, il fallait mieux attendre et se taire.
Une heure plus tard, Angèle arriva chez le libraire, en feignant une vive
émotion.
– Mon mari vient de se blesser cruellement, dit-elle. Il s’est pris en
rentrant les quatre doigts dans une porte. Il m’a, au milieu des plus vives
souffrances, dicté cette petite note qu’il vous prie de publier demain.
Le lendemain, l’Indépendant, presque entièrement composé de faits
divers, parut avec ces quelques lignes en tête de la première colonne :
« Un regrettable accident survenu à notre éminent collaborateur,
M. Aristide Rougon, va nous priver de ses articles pendant quelque temps.
Le silence lui sera cruel dans les graves circonstances présentes. Mais aucun

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de nos lecteurs ne doutera des vœux que ses sentiments patriotiques font
pour le bonheur de la France. »
Cette note amphigourique avait été mûrement étudiée. La dernière phrase
pouvait s’expliquer en faveur de tous les partis. De cette façon, après la
victoire, Aristide se ménageait une superbe rentrée par un panégyrique des
vainqueurs. Le lendemain, il se montra dans toute la ville, le bras en écharpe.
Sa mère étant accourue, très effrayée par la note du journal, il refusa de lui
montrer sa main et lui parla avec une amertume qui éclaira la vieille femme.
– Ce ne sera rien, lui dit-elle en le quittant, rassurée et légèrement
railleuse. Tu n’as besoin que de repos.
Ce fut sans doute grâce à ce prétendu accident et au départ du sous-préfet,
que l’Indépendant dut de n’être pas inquiété, comme le furent la plupart des
journaux démocratiques des départements.
La journée du 4 se passa à Plassans dans un calme relatif. Il y eut, le soir,
une manifestation populaire que la vue des gendarmes suffit à disperser. Un
groupe d’ouvriers vint demander la communication des dépêches de Paris à
M. Garçonnet, qui refusa avec hauteur : en se retirant, le groupe poussa les
cris de : Vive la République ! Vive la Constitution ! Puis, tout rentra dans
l’ordre. Le salon jaune, après avoir commenté longuement cette innocente
promenade, déclara que les choses allaient pour le mieux.
Mais les journées du 5 et du 6 furent plus inquiétantes. On apprit
successivement l’insurrection des petites villes voisines ; tout le sud du
département prenait les armes ; la Palud et Saint-Martin-de-Vaulx s’étaient
soulevés les premiers, entraînant à leur suite les villages, Chavanos,
Nazères, Poujols, Valqueyras, Vernoux. Alors le salon jaune commença
à être sérieusement pris de panique. Ce qui l’inquiétait surtout, c’était de
sentir Plassans isolé au sein même de la révolte. Des bandes d’insurgés
devaient battre les campagnes et interrompre toute communication. Granoux
répétait d’un air effaré que M. le maire était sans nouvelles. Et des gens
commençaient à dire que le sang coulait à Marseille et qu’une formidable
révolution avait éclaté à Paris. Le commandant Sicardot, furieux de la
poltronnerie des bourgeois, parlait de mourir à la tête de ses hommes.
Le 7, un dimanche, la terreur fut à son comble. Dès six heures, le salon
jaune, où une sorte de comité réactionnaire se tenait en permanence, fut
encombré par une foule de bonshommes pâles et frissonnants, qui causaient
entre eux à voix basse, comme dans la chambre d’un mort. On avait su, dans
la journée, qu’une colonne d’insurgés, forte environ de trois mille hommes,
se trouvait réunie à Alboise, un bourg éloigné au plus de trois lieues. On
prétendait, à la vérité, que cette colonne devait se diriger sur le chef-lieu,
en laissant Plassans à sa gauche ; mais le plan de campagne pouvait être
changé, et il suffisait, d’ailleurs, aux rentiers poltrons de sentir les insurgés

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à quelques kilomètres, pour s’imaginer que des mains rudes d’ouvriers les
serraient déjà à la gorge. Ils avaient eu, le matin, un avant-goût de la révolte :
les quelques républicains de Plassans, voyant qu’ils ne sauraient rien tenter
de sérieux dans la ville, avaient résolu d’aller rejoindre leurs frères de la
Palud et de Saint-Martin-de-Vaulx ; un premier groupe était parti, vers onze
heures, par la porte de Rome, en chantant la Marseillaise et en cassant
quelques vitres. Une des fenêtres de Granoux se trouvait endommagée. Il
racontait le fait avec des balbutiements d’effroi.
Le salon jaune, cependant, s’agitait dans une vive anxiété. Le
commandant avait envoyé son domestique pour être renseigné sur la marche
exacte des insurgés, et l’on attendait le retour de cet homme, en faisant les
suppositions les plus étonnantes. La réunion était au complet. Roudier et
Granoux, affaissés dans leurs fauteuils, se jetaient des regards lamentables,
tandis que, derrière eux, geignait le groupe ahuri des commerçants retirés.
Vuillet, sans paraître trop effrayé, réfléchissait aux dispositions qu’il
prendrait pour protéger sa boutique et sa personne ; il délibérait s’il se
cacherait dans son grenier ou dans sa cave, et il penchait pour la cave.
Pierre et le commandant marchaient de long en large, échangeant un mot de
temps à autre. L’ancien marchand d’huile se raccrochait à son ami Sicardot,
pour lui emprunter un peu de son courage. Lui qui attendait la crise depuis
si longtemps, il tâchait de faire bonne contenance, malgré l’émotion qui
l’étranglait. Quant au marquis, plus pimpant et plus souriant que de coutume,
il causait dans un coin avec Félicité, qui paraissait fort gaie.
Enfin, on sonna. Ces messieurs tressaillirent comme s’ils avaient entendu
un coup de fusil. Pendant que Félicité allait ouvrir, un silence de mort
régna dans le salon ; les faces, blêmes et anxieuses, se tendaient vers la
porte. Le domestique du commandant parut sur le seuil, tout essoufflé, et dit
brusquement à son maître :
– Monsieur, les insurgés seront ici dans une heure.
Ce fut un coup de foudre. Tout le monde se dressa en s’exclamant ; des
bras se levèrent au plafond. Pendant plusieurs minutes, il fut impossible de
s’entendre. On entourait le messager, on le pressait de questions.
– Sacré tonnerre ! Cria enfin le commandant, ne braillez donc pas comme
ça. Du calme, ou je ne réponds plus de rien !
Tous retombèrent sur leurs sièges, en poussant de gros soupirs. On put
alors avoir quelques détails. Le messager avait rencontré la colonne aux
Tulettes, et s’était empressé de revenir.
– Ils sont au moins trois mille, dit-il. Ils marchent comme des soldats,
par bataillons. J’ai cru voir des prisonniers au milieu d’eux.
– Des prisonniers ! Crièrent les bourgeois épouvantés.

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– Sans doute ! Interrompit le marquis de sa voix flûtée. On m’a dit
que les insurgés arrêtaient les personnes connues pour leurs opinions
conservatrices.
Cette nouvelle acheva de consterner le salon jaune. Quelques bourgeois
se levèrent et gagnèrent furtivement la porte, songeant qu’ils n’avaient pas
trop de temps devant eux pour trouver une cachette sûre.
L’annonce des arrestations opérées par les républicains parut frapper
Félicité. Elle prit le marquis à part et lui demanda :
– Que font donc ces hommes des gens qu’ils arrêtent ?
– Mais, ils les emmènent à leur suite, répondit M. de Carnavant. Ils
doivent les regarder comme d’excellents otages.
– Ah ! Répondit la vieille femme d’une voix singulière.
Elle se remit à suivre d’un air pensif la curieuse scène de panique qui
se passait dans le salon. Peu à peu, les bourgeois s’éclipsèrent ; il ne resta
bientôt plus que Vuillet et Roudier, auxquels l’approche du danger rendait
quelque courage. Quant à Granoux, il demeura également dans son coin, ses
jambes lui refusant tout service.
– Ma foi ! J’aime mieux cela, dit Sicardot en remarquant la fuite des
autres adhérents. Ces poltrons finissaient par m’exaspérer. Depuis plus
de deux ans, ils parlent de fusiller tous les républicains de la contrée, et
aujourd’hui ils ne leur tireraient seulement pas sous le nez un pétard d’un
sou.
Il prit son chapeau et se dirigea vers la porte.
– Voyons, continua-t-il, le temps presse… Venez, Rougon.
Félicité semblait attendre ce moment. Elle se jeta entre la porte et son
mari, qui, d’ailleurs, ne s’empressait guère de suivre le terrible Sicardot.
– Je ne veux pas que tu sortes, cria-t-elle, en feignant un subit désespoir.
Jamais je ne te laisserai me quitter. Ces gueux te tueraient.
Le commandant s’arrêta, étonné.
– Sacrebleu ! Gronda-t-il, si les femmes se mettent à pleurnicher,
maintenant… Venez donc, Rougon.
– Non, non, reprit la vieille femme en affectant une terreur de plus en
plus croissante, il ne vous suivra pas ; je m’attacherai plutôt à ses vêtements.
Le marquis, très surpris de cette scène, regardait curieusement Félicité.
Était-ce bien cette femme qui, tout à l’heure, causait si gaiement ? Quelle
comédie jouait-elle donc ? Cependant Pierre, depuis que sa femme le
retenait, faisait mine de vouloir sortir à toute force.
– Je te dis que tu ne sortiras pas, répétait la vieille, qui se cramponnait
à l’un de ses bras.
Et, se tournant vers le commandant :

91
– Comment pouvez-vous songer à résister ? Ils sont trois mille, et vous
ne réunirez pas cent hommes de courage. Vous allez vous faire égorger
inutilement.
– Eh ! C’est notre devoir, dit Sicardot impatienté.
Félicité éclata en sanglots.
– S’ils ne me le tuent pas, ils le feront prisonnier, poursuivit-elle, en
regardant son mari fixement. Mon Dieu ! Que deviendrai-je, seule, dans une
ville abandonnée !
– Mais, s’écria le commandant, croyez-vous que nous n’en serons pas
moins arrêtés, si nous permettons aux insurgés d’entrer tranquillement chez
nous ? Je jure bien qu’au bout d’une heure, le maire et tous les fonctionnaires
se trouveront prisonniers, sans compter votre mari et les habitués de ce salon.
Le marquis crut voir un vague sourire passer sur les lèvres de Félicité,
pendant qu’elle répondait d’un air épouvanté :
– Vous croyez ?
– Pardieu ! Reprit Sicardot, les républicains ne sont pas assez bêtes
pour laisser des ennemis derrière eux. Demain, Plassans sera vide de
fonctionnaires et de bons citoyens.
À ces paroles, qu’elle avait habilement provoquées, Félicité lâcha le bras
de son mari. Pierre ne fit plus mine de sortir. Grâce à sa femme, dont la
savante tactique lui échappa d’ailleurs, et dont il ne soupçonna pas un instant
la secrète complicité, il venait d’entrevoir tout un plan de campagne.
– Il faudrait délibérer avant de prendre une décision, dit-il au
commandant. Ma femme n’a peut-être pas tort, en nous accusant d’oublier
les véritables intérêts de nos familles.
– Non, certes, madame n’a pas tort, s’écria Granoux, qui avait écouté les
cris terrifiés de Félicité avec le ravissement d’un poltron.
Le commandant enfonça, son chapeau sur sa tête, d’un geste énergique,
et dit, d’une voix nette :
– Tort ou raison, peu m’importe. Je suis commandant de la garde
nationale, je devrais déjà être à la mairie. Avouez que vous avez peur et que
vous me laissez seul… Alors, bonsoir.
Il tournait le bouton de la porte, lorsque Rougon le retint vivement.
– Écoutez, Sicardot, dit-il.
Et il l’entraîna dans un coin, en voyant que Vuillet tendait ses larges
oreilles. Là, à voix basse, il lui expliqua qu’il était de bonne guerre de laisser
derrière les insurgés quelques hommes énergiques, qui pourraient rétablir
l’ordre dans la ville. Et comme le farouche commandant s’entêtait à ne pas
vouloir déserter son poste, il s’offrit pour se mettre à la tête du corps de
réserve.

92
– Donnez-moi, lui dit-il, la clef du hangar où sont les armes et les
munitions, et faites dire à une cinquantaine de nos hommes de ne pas bouger
jusqu’à ce que je les appelle.
Sicardot finit par consentir à ces mesures prudentes. Il lui confia la clef
du hangar, comprenant lui-même l’inutilité présente de la résistance, mais
voulant quand même payer de sa personne.
Pendant cet entretien, le marquis murmura quelques mots d’un air fin à
l’oreille de Félicité. Il la complimentait sans doute sur son coup de théâtre.
La vieille femme ne put réprimer un léger sourire. Et comme Sicardot
donnait une poignée de main à Rougon et se disposait à sortir :
– Décidément, vous nous quittez ? lui demanda-t-elle en reprenant son
air bouleversé.
– Jamais un vieux soldat de Napoléon, répondit-il, ne se laissera
intimider par la canaille.
Il était déjà sur le palier, lorsque Granoux se précipita et lui cria :
– Si vous allez à la mairie, prévenez le maire de ce qui se passe. Moi, je
cours chez ma femme pour la rassurer.
Félicité s’était à son tour penchée à l’oreille du marquis, en murmurant
avec une joie discrète :
– Ma foi ! J’aime mieux que ce diable de commandant aille se faire
arrêter. Il a trop de zèle.
Cependant Rougon avait ramené Granoux dans le salon. Roudier, qui, de
son coin, suivait silencieusement la scène, en appuyant de signes énergiques
les propositions de mesures prudentes, vint les retrouver. Quand le marquis
et Vuillet se furent également levés :
– À présent, dit Pierre, que nous sommes seuls, entre gens paisibles, je
vous propose de nous cacher, afin d’éviter une arrestation certaine, et d’être
libres, lorsque nous redeviendrons les plus forts.
Granoux faillit l’embrasser ; Roudier et Vuillet respirèrent plus à l’aise.
– J’aurai prochainement besoin de vous, messieurs, continua le
marchand d’huile avec importance. C’est à nous qu’est réservé l’honneur de
rétablir l’ordre à Plassans.
– Comptez sur nous, s’écria Vuillet avec un enthousiasme qui inquiéta
Félicité.
L’heure pressait. Les singuliers défenseurs de Plassans qui se cachaient
pour mieux défendre la ville, se hâtèrent chacun d’aller s’enfouir au fond
de quelque trou. Resté seul avec sa femme, Pierre lui recommanda de ne
pas commettre la faute de se barricader, et de répondre, si l’on venait la
questionner, qu’il était parti pour un petit voyage. Et comme elle faisait
la niaise, feignant quelque terreur et lui demandant ce que tout cela allait
devenir, il lui répondit brusquement :

93
– Ça ne te regarde pas. Laisse-moi conduire seul nos affaires. Elles n’en
iront que mieux.
Quelques minutes après, il filait rapidement le long de la rue de la Banne.
Arrivé au cours Sauvaire, il vit sortir du vieux quartier une bande d’ouvriers
armés qui chantaient la Marseillaise.
– Fichtre ! Pensa-t-il, il était temps. Voilà la ville qui s’insurge,
maintenant.
Il hâta sa marche, qu’il dirigea vers la porte de Rome. Là, il eut des sueurs
froides, pendant les lenteurs que le gardien mit à lui ouvrir cette porte. Dès
ses premiers pas sur la route, il aperçut, au clair de lune, à l’autre bout du
faubourg, la colonne des insurgés, dont les fusils jetaient de petites flammes
blanches. Ce fut en courant qu’il s’engagea dans l’impasse Saint-Mittre et
qu’il arriva chez sa mère, où il n’était pas allé depuis de longues années.

94
IV

Antoine Macquart revint à Plassans après la chute de Napoléon. Il avait


eu l’incroyable chance de ne faire aucune des dernières et meurtrières
campagne de l’Empire. Il s’était traîné de dépôt en dépôt, sans que rien
le tirât de sa vie hébétée de soldat. Cette vie acheva de développer ses
vices naturels. Sa paresse devint raisonnée ; son ivrognerie, qui lui valut
un nombre incalculable de punitions, fut dès lors à ses yeux une religion
véritable. Mais ce qui fit surtout de lui le pire des garnements, ce fut le beau
dédain qu’il contracta pour les pauvres diables qui gagnaient le matin leur
pain du soir.
– J’ai de l’argent au pays, disait-il souvent à ses camarades ; quand j’aurai
fait mon temps, je pourrai vivre bourgeois.
Cette croyance et son ignorance crasse l’empêchèrent d’arriver même au
grade de caporal.
Depuis son départ, il n’était pas venu passer un seul jour de congé à
Plassans, son frère inventant mille prétextes pour l’en tenir éloigné. Aussi
ignorait-il complètement la façon adroite dont Pierre s’était emparé de la
fortune de leur mère. Adélaïde, dans l’indifférence profonde où elle vivait,
ne lui écrivit pas trois fois, pour lui dire simplement qu’elle se portait bien.
Le silence qui accueillait le plus souvent ses nombreuses demandes d’argent,
ne lui donna aucun soupçon ; la ladrerie de Pierre suffit pour lui expliquer
la difficulté qu’il éprouvait à arracher, de loin en loin, une misérable pièce
de vingt francs. Cela ne fit, d’ailleurs, qu’augmenter sa rancune contre son
frère, qui le laissait se morfondre au service, malgré sa promesse formelle
de le racheter. Il se jurait, en rentrant au logis, de ne plus obéir en petit
garçon et de réclamer carrément sa part de fortune, pour vivre à sa guise. Il
rêva, dans la diligence qui le ramenait, une délicieuse existence de paresse.
L’écroulement de ses châteaux en Espagne fut terrible. Quand il arriva dans
le faubourg et qu’il ne reconnut plus l’enclos des Fouque, il resta stupide.
Il lui fallut demander la nouvelle adresse de sa mère. Là, il y eut une
scène épouvantable. Adélaïde lui apprit tranquillement la vente des biens. Il
s’emporta, allant jusqu’à lever la main.
La pauvre femme répétait :
– Ton frère a tout pris ; il aura soin de toi, c’est convenu.
Il sortit enfin et courut chez Pierre, qu’il avait prévenu de son retour, et
qui s’était préparé à le recevoir de façon à en finir avec lui, au premier mot
grossier.

95
– Écoutez, lui dit le marchand d’huile qui affecta de ne plus le tutoyer,
ne m’échauffez pas la bile ou je vous jette à la porte. Après tout, je ne
vous connais pas. Nous ne portons pas le même nom. C’est déjà bien assez
malheureux pour moi que ma mère se soit mal conduite, sans que ses bâtards
viennent ici m’injurier. J’étais bien disposé pour vous ; mais, puisque vous
êtes insolent, je ne ferai rien, absolument rien.
Antoine faillit étrangler de colère
– Et mon argent, criait-il, me le rendras-tu, voleur, ou faudra-t-il que je
te traîne devant les tribunaux ?
Pierre haussait les épaules :
– Je n’ai pas d’argent à vous, répondit-il, de plus en plus calme. Ma mère
a disposé de sa fortune comme elle l’a entendu. Ce n’est pas moi qui irai
mettre le nez dans ses affaires. J’ai renoncé volontiers à toute espérance
d’héritage. Je suis à l’abri de vos sales accusations.
Et, comme son frère bégayait, exaspéré par ce sang-froid et ne sachant
plus que croire, il lui mit sous les yeux le reçu qu’Adélaïde avait signé. La
lecture de cette pièce acheva d’accabler Antoine.
– C’est bien, dit-il d’une voix presque calmée, je sais ce qu’il me reste
à faire.
La vérité était qu’il ne savait quel parti prendre. Son impuissance à
trouver un moyen immédiat d’avoir sa part et de se venger, activait encore
sa fièvre furieuse. Il revint chez sa mère, il lui fit subir un interrogatoire
honteux. La malheureuse femme ne pouvait que le renvoyer chez Pierre.
– Est-ce que vous croyez, s’écria-t-il insolemment, que vous allez me
faire aller comme une navette ? Je saurai bien qui de vous deux a le magot.
Tu l’as peut-être déjà croqué, toi ?…
Et, faisant allusion à son ancienne inconduite, il lui demanda si elle
n’avait pas quelque canaille d’homme auquel elle donnait ses derniers sous.
Il n’épargna même pas son père, cet ivrogne de Macquart, disait-il, qui
devait l’avoir grugée jusqu’à sa mort, et qui laissait ses enfants sur la paille.
La pauvre femme écoutait, d’un air hébété. De grosses larmes coulaient sur
ses joues. Elle se défendit avec une terreur d’enfant, répondant aux questions
de son fils comme à celles d’un juge, jurant qu’elle se conduisait bien, et
répétant toujours avec insistance qu’elle n’avait pas eu un sou, que Pierre
avait tout pris. Antoine finit presque par la croire.
– Ah ! Quel gueux ! Murmura-t-il ; c’est pour cela qu’il ne me rachetait
pas.
Il dut coucher chez sa mère, sur une paillasse jetée dans un coin. Il était
revenu les poches absolument vides, et ce qui l’exaspérait, c’était surtout de
se sentir sans aucune ressource, sans feu ni lieu, abandonné comme un chien
sur le pavé, tandis que son frère, selon lui, faisait de belles affaires, mangeait

96
et dormait grassement. N’ayant pas de quoi acheter des vêtements, il sortit
le lendemain avec son pantalon et son képi d’ordonnance. Il eut la chance
de trouver, au fond d’une armoire, une vieille veste de velours jaunâtre,
usée et rapiécée, qui avait appartenu à Macquart. Ce fut dans ce singulier
accoutrement qu’il courut la ville, contant son histoire et demandant justice.
Les gens qu’il alla consulter le reçurent avec un mépris qui lui fit verser
des larmes de rage. En province, on est implacable pour les familles déchues.
Selon l’opinion commune, les Rougon-Macquart chassaient de race en se
dévorant entre eux ; la galerie, au lieu de les séparer, les aurait plutôt excités
à se mordre. Pierre, d’ailleurs, commençait à se laver de sa tache originelle.
On rit de sa friponnerie ; des personnes allèrent jusqu’à dire qu’il avait bien
fait, s’il s’était réellement emparé de l’argent, et que cela serait une bonne
leçon pour les personnes débauchées de la ville.
Antoine rentra découragé. Un avoué lui avait conseillé, avec des mines
dégoûtées, de laver son linge sale en famille, après s’être habilement informé
s’il possédait la somme nécessaire pour soutenir un procès. Selon cet
homme, l’affaire paraissait bien embrouillée, les débats seraient très longs,
et le succès était douteux. D’ailleurs, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent.
Ce soir-là, Antoine fut encore plus dur pour sa mère ; ne sachant sur qui
se venger, il reprit ses accusations de la veille ; il tint la malheureuse jusqu’à
minuit, toute frissonnante de honte et d’épouvante. Adélaïde lui ayant appris
que Pierre lui servait une pension, il devint certain pour lui que son frère
avait empoché les cinquante mille francs. Mais, dans son irritation, il feignit
de douter encore, par un raffinement de méchanceté qui le soulageait. Et il
ne cessait de l’interroger d’un air soupçonneux, en paraissant continuer à
croire qu’elle avait mangé sa fortune avec des amants.
– Voyons, mon père n’a pas été le seul, dit-il enfin avec grossièreté.
À ce dernier coup, elle alla se jeter en chancelant sur un vieux coffre, où
elle resta toute la nuit à sangloter.
Antoine comprit bientôt qu’il ne pouvait, seul et sans ressources, mener
à bien une campagne contre son frère. Il essaya d’abord d’intéresser
Adélaïde à sa cause ; une accusation, portée par elle, devait avoir de graves
conséquences. Mais la pauvre femme, si molle et si endormie, dès les
premiers mots d’Antoine, refusa avec énergie d’inquiéter son fils aîné.
– Je suis une malheureuse, balbutiait-elle. Tu as raison de te mettre en
colère. Mais, vois-tu, ce serait trop de remords, si je faisais conduire un de
mes enfants en prison. Non, j’aime mieux que tu me battes.
Il sentit qu’il n’en tirerait que des larmes, et il se contenta d’ajouter
qu’elle était justement punie et qu’il n’avait aucune pitié d’elle. Le soir,
Adélaïde, secouée par les querelles successives que lui cherchait son fils, eut
une de ces crises nerveuses qui la tenaient roidie, les yeux ouverts, comme

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morte. Le jeune homme la jeta sur son lit ; puis, sans même la délacer, il
se mit à fureter dans la maison, cherchant si la malheureuse n’avait pas des
économies cachées quelque part. Il trouva une quarantaine de francs. Il s’en
empara, et, tandis que sa mère restait là, rigide et sans souffle, il alla prendre
tranquillement la diligence de Marseille.
Il venait de songer que Mouret, cet ouvrier chapelier qui avait épousé
sa sœur Ursule, devait être indigné de la friponnerie de Pierre, et qu’il
voudrait sans doute défendre les intérêts de sa femme. Mais il ne trouva
pas l’homme sur lequel il comptait. Mouret lui dit nettement qu’il s’était
habitué à regarder Ursule comme une orpheline, et qu’il ne voulait, à aucun
prix, avoir des démêlés avec sa famille. Les affaires du ménage prospéraient.
Antoine, reçu très froidement, se hâta de reprendre la diligence. Mais, avant
de partir, il voulut se venger du secret mépris qu’il lisait dans les regards de
l’ouvrier ; sa sœur lui ayant paru pâle et oppressée, il eut la cruauté sournoise
de dire au mari, en s’éloignant :
– Prenez garde, ma sœur a toujours été chétive, et je l’ai trouvée bien
changée ; vous pourriez la perdre.
Les larmes qui montèrent aux yeux de Mouret lui prouvèrent qu’il avait
mis le doigt sur une plaie vive. Ces ouvriers étalaient aussi par trop leur
bonheur.
Quand il fut revenu à Plassans, la certitude qu’il avait les mains liées
rendit Antoine plus menaçant encore. Pendant un mois, on ne vit que lui
dans la ville. Il courait les rues, contant son histoire à qui voulait l’entendre.
Lorsqu’il avait réussi à se faire donner une pièce de vingt sous par sa
mère, il allait la boire dans quelque cabaret, et là criait tout haut que son
frère était une canaille qui aurait bientôt de ses nouvelles. En de pareils
endroits, la douce fraternité qui règne entre ivrognes lui donnait un auditoire
sympathique ; toute la crapule de la ville épousait sa querelle ; c’étaient des
invectives sans fin contre ce gueux de Rougon qui laissait sans pain un brave
soldat, et la séance se terminait d’ordinaire par la condamnation générale
de tous les riches. Antoine, par un raffinement de vengeance, continuait à
se promener avec son képi, son pantalon d’ordonnance et sa vieille veste
de velours jaune, bien que sa mère eût offert de lui acheter des vêtements
plus convenables. Il affichait ses guenilles, les étalait le dimanche, en plein
cours Sauvaire.
Une de ses plus délicates jouissances fut de passer dix fois par jour devant
le magasin de Pierre. Il agrandissait les trous de la veste avec les doigts,
il ralentissait le pas, se mettait parfois à causer devant la porte, pour rester
davantage dans la rue. Ces jours-là, il emmenait quelque ivrogne de ses amis,
qui lui servait de compère ; il lui racontait le vol des cinquante mille francs,
accompagnant son récit d’injures et de menaces, à voix haute, de façon à

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ce que toute la rue l’entendit, et que ses gros mots allassent à leur adresse,
jusqu’au fond de la boutique.
– Il finira, disait Félicité désespérée, par venir mendier devant notre
maison.
La vaniteuse petite femme souffrait horriblement de ce scandale. Il lui
arriva même, à cette époque, de regretter en secret d’avoir épousé Rougon ;
ce dernier avait aussi une famille par trop terrible. Elle eût donné tout au
monde pour qu’Antoine cessât de promener ses haillons. Mais Pierre, que la
conduite de son frère affolait, ne voulait seulement pas qu’on prononçât son
nom devant lui. Lorsque sa femme lui faisait entendre qu’il vaudrait peut-
être mieux s’en débarrasser en donnant quelques sous :
– Non, rien, pas un liard, criait-il avec fureur. Qu’il crève !
Cependant il finit lui-même par confesser que l’attitude d’Antoine
devenait intolérable. Un jour, Félicité, voulant en finir, appela cet homme,
comme elle le nommait en faisant une moue dédaigneuse. « Cet homme »
était en train de la traiter de coquine au milieu de la rue, en compagnie d’un
sien camarade encore plus déguenillé que lui. Tous deux étaient gris.
– Viens donc, on nous appelle là-dedans, dit Antoine à son compagnon
d’une voix goguenarde.
Félicité recula en murmurant :
– C’est à vous seul que nous désirons parler.
– Bah ! Répondit le jeune homme, le camarade est un bon enfant. Il peut
tout entendre. C’est mon témoin.
Le témoin s’assit lourdement sur une chaise. Il ne se découvrit pas et se
mit à regarder autour de lui, avec ce sourire hébété des ivrognes et des gens
grossiers qui se sentent insolents. Félicité, honteuse, se plaça devant la porte
de la boutique, pour qu’on ne vît pas du dehors quelle singulière compagnie
elle recevait. Heureusement que son mari arriva à son secours. Une violente
querelle s’engagea entre lui et son frère. Ce dernier, dont la langue épaisse
s’embarrassait dans les injures, répéta à plus de vingt reprises les mêmes
griefs. Il finit même par se mettre à pleurer, et peu s’en fallut que son émotion
ne gagnât son camarade. Pierre s’était défendu d’une façon très digne.
– Voyons, dit-il enfin, vous êtes malheureux et j’ai pitié de vous. Bien
que vous m’ayez cruellement insulté, je n’oublie pas que nous avons la
même mère. Mais si je vous donne quelque chose, sachez que je le fais par
bonté et non par crainte… Voulez-vous cent francs pour vous tirer d’affaire ?
Cette offre brusque de cent francs éblouit le camarade d’Antoine. Il
regarda ce dernier d’un air ravi qui signifiait clairement : « Du moment que le
bourgeois offre cent francs, il n’y a plus de sottises à lui dire. » Mais Antoine
entendait spéculer sur les bonnes dispositions de son frère. Il lui demanda
s’il se moquait de lui ; c’était sa part, dix mille francs, qu’il exigeait.

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– Tu as tort, tu as tort, bégayait son ami.
Enfin, comme Pierre impatienté parlait de les jeter tous les deux à la
porte, Antoine abaissa ses prétentions et, d’un coup, ne réclama plus que
mille francs. Ils se querellèrent encore un grand quart d’heure sur ce chiffre.
Félicité intervint. On commençait à se rassembler devant la boutique.
– Écoutez, dit-elle vivement, mon mari vous donnera deux cents francs,
et moi je me charge de vous acheter un vêtement complet et de vous louer
un logement pour une année.
Rougon se fâcha. Mais le camarade d’Antoine, enthousiasmé, cria :
– C’est dit, mon ami accepte.
Et Antoine déclara, en effet, d’un air rechigné, qu’il acceptait. Il sentait
qu’il n’obtiendrait pas davantage. Il fut convenu qu’on lui enverrait l’argent
et le vêtement le lendemain, et que peu de jours après, dès que Félicité
lui aurait trouvé un logement, il pourrait s’installer chez lui. En se retirant,
l’ivrogne qui accompagnait le jeune homme fut aussi respectueux qu’il
venait d’être insolent ; il salua plus de dix fois la compagnie, d’un air
humble et gauche, bégayant des remerciements vagues, comme si les dons
des Rougon lui eussent été destinés.
Une semaine plus tard, Antoine occupait une grande chambre du
vieux quartier, dans laquelle Félicité, tenant plus que ses promesses, sur
l’engagement formel du jeune homme de les laisser tranquilles désormais,
avait fait mettre un lit, une table et des chaises. Adélaïde vit sans aucun regret
partir son fils ; elle était condamnée à plus de trois mois de pain et d’eau par
le court séjour qu’il avait fait chez elle. Antoine eut vite bu et mangé les deux
cents francs. Il n’avait pas songé un instant à les mettre dans quelque petit
commerce qui l’eût aidé à vivre. Quand il fut de nouveau sans le sou, n’ayant
aucun métier, répugnant d’ailleurs à toute besogne suivie, il voulut puiser
encore dans la bourse des Rougon. Mais les circonstances n’étaient plus les
mêmes, il ne réussit pas à les effrayer. Pierre profita même de cette occasion
pour le jeter à la porte, en lui défendant de jamais remettre les pieds chez
lui. Antoine eut beau reprendre ses accusations : la ville, qui connaissait la
munificence de son frère, dont Félicité avait fait grand bruit, lui donna tort
et le traita de fainéant. Cependant la faim le pressait. Il menaça de se faire
contrebandier comme son père, et de commettre quelque mauvais coup qui
déshonorerait sa famille. Les Rougon haussèrent les épaules ; ils le savaient
trop lâche pour risquer sa peau. Enfin, plein d’une rage sourde contre ses
proches et contre la société tout entière, Antoine se décida à chercher du
travail.
Il avait fait connaissance, dans un cabaret du faubourg, d’un ouvrier
vannier qui travaillait en chambre. Il lui offrit de l’aider. En peu de temps,
il apprit à tresser des corbeilles et des paniers, ouvrages grossiers et à bas

100
prix d’une vente facile. Bientôt il travailla pour son compte. Ce métier peu
fatigant lui plaisait. Il restait maître de ses paresses, et c’était là surtout ce
qu’il demandait. Il se mettait à la besogne lorsqu’il ne pouvait plus faire
autrement, tressant à la hâte une douzaine de corbeilles qu’il allait vendre
au marché. Tant que l’argent durait, il flânait, courant les marchands de vin,
digérant au soleil ; puis, quand il avait jeûné pendant un jour, il reprenait
ses brins d’osier avec de sourdes invectives, accusant les riches, qui, eux,
vivent sans rien faire. Le métier de vannier, ainsi entendu, est fort ingrat ;
son travail n’aurait pu suffire à payer ses soûleries, s’il ne s’était arrangé de
façon à se procurer de l’osier à bon compte. Comme il n’en achetait jamais
à Plassans, il disait qu’il allait faire chaque mois sa provision dans une ville
voisine, où il prétendait qu’on le vendait meilleur marché. La vérité était
qu’il se fournissait dans les oseraies de la Viorne, par les nuits sombres. Le
garde champêtre l’y surprit même une fois ce qui lui valut quelques jours de
prison. Ce fut à partir de ce moment qu’il se posa dans la ville en républicain
farouche. Il affirma qu’il fumait tranquillement sa pipe au bord de la rivière,
lorsque le garde champêtre l’avait arrêté. Et il ajoutait :
– Ils voudraient se débarrasser de moi, parce qu’ils savent quelles sont
mes opinions. Mais je ne les crains pas, ces gueux de riches !
Cependant, au bout de dix ans de fainéantise, Macquart trouva qu’il
travaillait trop. Son continuel rêve était d’inventer une façon de bien vivre
sans rien faire. Sa paresse ne se serait pas contentée de pain et d’eau, comme
celle de certains fainéants qui consentent à rester sur leur faim, pourvu
qu’ils puissent se croiser les bras. Lui, il voulait de bons repas et de belles
journées d’oisiveté. Il parla un instant d’entrer comme domestique chez
quelque noble du quartier Saint-Marc. Mais un palefrenier de ses amis lui
fit peur en lui racontant les exigences de ses maîtres. Macquart, dégoûté
de ses corbeilles, voyant venir le jour où il lui faudrait acheter l’osier
nécessaire, allait se vendre comme remplaçant et reprendre la vie de soldat,
qu’il préférait mille fois à celle d’ouvrier, lorsqu’il fit connaissance d’une
femme dont la rencontre modifia ses plans.
Joséphine Gavaudan, que toute la ville connaissait sous le diminutif
familier de Fine, était une grande et grosse gaillarde d’une trentaine
d’années. Sa face carrée, d’une ampleur masculine, portait au menton et
aux lèvres des poils rares, mais terriblement longs. On la nommait comme
une maîtresse femme, capable à l’occasion de faire le coup de poing. Aussi
ses larges épaules, ses bras énormes, imposaient-ils un merveilleux respect
aux gamins, qui n’osaient seulement pas sourire de ses moustaches. Avec
cela, Fine avait une toute petite voix, une voix d’enfant, mince et claire.
Ceux qui la fréquentaient affirmaient que, malgré son air terrible, elle était
d’une douceur de mouton. Très courageuse à la besogne, elle aurait pu

101
mettre quelque argent de côté, si elle n’avait aimé les liqueurs ; elle adorait
l’anisette. Souvent, le dimanche soir, on était obligé de la rapporter chez elle.
Toute la semaine, elle travaillait avec entêtement de bête. Elle faisait
trois ou quatre métiers, vendait des fruits ou des châtaignes bouillies à la
halle, suivant la saison, s’occupait des ménages de quelques rentiers, allait
laver la vaisselle chez les bourgeois les jours de gala, et employait ses
loisirs à rempailler les vieilles chaises. C’était surtout comme rempailleuse
qu’elle était connue de la ville entière. On fait, dans le Midi, une grande
consommation de chaises de paille, qui y sont d’un usage commun.
Antoine Macquart lia connaissance avec Fine à la halle. Quand il allait
y vendre ses corbeilles, l’hiver, il se mettait, pour avoir chaud, à côté
du fourneau sur lequel elle faisait cuire ses châtaignes. Il fut émerveillé
de son courage, lui que la moindre besogne épouvantait. Peu à peu, sous
l’apparente rudesse de cette forte commère, il découvrit des timidités, des
bontés secrètes. Souvent il lui voyait donner des poignées de châtaignes aux
marmots en guenilles qui s’arrêtaient en extase devant sa marmite fumante.
D’autres fois, lorsque l’inspecteur du marché la bousculait, elle pleurait
presque, sans paraître avoir conscience de ses gros poings. Antoine finit par
se dire que c’était la femme qu’il lui fallait. Elle travaillerait pour deux, et
il ferait la loi au logis. Ce serait sa bête de somme, une bête infatigable et
obéissante. Quant à son goût pour les liqueurs, il le trouvait tout naturel.
Après avoir bien pesé les avantages d’une pareille union, il se déclara. Fine
fut ravie. Jamais aucun homme n’avait osé s’attaquer à elle. On eut beau lui
dire qu’Antoine était le pire des chenapans, elle ne se sentit pas le courage
de se refuser au mariage que sa forte nature réclamait depuis longtemps.
Le soir même des noces, le jeune homme vint habiter le logement de sa
femme, rue Civadière, près de la halle : ce logement, composé de trois
pièces, était beaucoup plus confortablement meublé que le sien, et ce fut
avec un soupir de contentement qu’il s’allongea sur les deux excellents
matelas qui garnissaient le lit.
Tout marcha bien pendant les premiers jours. Fine vaquait, comme par le
passé, à ses besognes multiples ; Antoine, pris d’une sorte d’amour-propre
marital qui l’étonna lui-même, tressa en une semaine plus de corbeilles
qu’il n’en avait jamais fait en un mois. Mais, le dimanche, la guerre éclata.
Il y avait à la maison une somme assez ronde que les époux entamèrent
fortement. La nuit, ivres tous deux, ils se battirent comme plâtre, sans
qu’il leur fût possible, le lendemain, de se souvenir comment la querelle
avait commencé. Ils étaient restés fort tendres jusque vers les dix heures ;
puis Antoine s’était mis à cogner brutalement sur Fine, et Fine, exaspérée,
oubliant sa douceur, avait rendu autant de coups de poings qu’elle recevait
de gifles. Le lendemain, elle se remit bravement au travail, comme si de rien

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n’était. Mais son mari, avec une sourde rancune, se leva tard et alla le restant
du jour fumer sa pipe au soleil.
À partir de ce moment, les Macquart prirent le genre de vie qu’ils
devaient continuer à mener. Il fut comme entendu tacitement entre eux que
la femme suerait sang et eau pour entretenir le mari. Fine, qui aimait le
travail par instinct ne protesta pas. Elle était d’une patience angélique, tant
qu’elle n’avait pas bu, trouvant tout naturel que son homme fût paresseux,
et tâchant de lui éviter même les plus petites besognes. Son péché mignon,
l’anisette, la rendait non pas méchante, mais juste ; les soirs où elle
s’était oubliée devant une bouteille de sa liqueur favorite, si Antoine lui
cherchait querelle, elle tombait sur lui à bras raccourcis, en lui reprochant
sa fainéantise et son ingratitude. Les voisins étaient habitués aux tapages
périodiques qui éclataient dans la chambre des époux. Ils s’assommaient
consciencieusement ; la femme tapait en mère qui corrige son galopin ; mais
le mari, traître et haineux, calculait ses coups, et, à plusieurs reprises, il faillit
estropier la malheureuse.
– Tu seras bien avancé, quand tu m’auras cassé une jambe ou un bras,
lui disait-elle. Qui te nourrira, fainéant ?
À part ces scènes de violence, Antoine commençait à trouver supportable
son existence nouvelle. Il était bien vêtu, mangeait à sa faim, buvait à sa soif.
Il avait complètement mis de côté la vannerie ; parfois, quand il s’ennuyait
par trop, il se promettait de tresser, pour le prochain marché, une douzaine
de corbeilles ; mais, souvent, il ne terminait seulement pas la première. Il
garda, sous un canapé, un paquet d’osier qu’il n’usa pas en vingt ans.
Les Macquart eurent trois enfants : deux filles et un garçon.
Lisa, née la première, en 1827, un an après le mariage, resta peu au logis.
C’était une grosse et belle enfant, très saine, toute sanguine, qui ressemblait
beaucoup à sa mère. Mais elle ne devait pas avoir son dévouement de bête
de somme. Macquart avait mis en elle un besoin de bien-être très arrêté.
Tout enfant, elle consentait à travailler une journée entière pour avoir un
gâteau. Elle n’avait pas sept ans, qu’elle fut prise en amitié par la directrice
des postes, une voisine. Celle-ci en fit une petite bonne. Lorsqu’elle perdit
son mari, en 1839, et qu’elle alla se retirer à Paris, elle emmena Lisa avec
elle. Les parents la lui avaient comme donnée.
La seconde fille, Gervaise, née l’année suivante, était bancale de
naissance. Conçue dans l’ivresse, sans doute pendant une de ces nuits
honteuses où les époux s’assommaient, elle avait la cuisse droite déviée et
amaigrie, étrange reproduction héréditaire des brutalités que sa mère avait
eu à endurer dans une heure de lutte et de soûlerie furieuse. Gervaise resta
chétive, et Fine, la voyant toute pâle et toute faible, la mit au régime de
l’anisette, sous prétexte qu’elle avait besoin de prendre des forces. La pauvre

103
créature se dessécha davantage. C’était une grande fille fluette, dont les
robes, toujours trop larges, flottaient comme vides. Sur son corps émacié
et contrefait, elle avait une délicieuse tête de poupée, une petite face ronde
et blême d’une exquise délicatesse. Son infirmité était presque une grâce ;
sa taille fléchissait doucement à chaque pas, dans une sorte de balancement
cadencé.
Le fils des Macquart, Jean, naquit trois ans plus tard. Ce fut un fort
gaillard, qui ne rappela en rien les maigreurs de Gervaise. Il tenait de sa
mère, comme la fille aînée, sans avoir sa ressemblance physique. Il apportait,
le premier, chez les Rougon-Macquart, un visage aux traits réguliers, et qui
avait la froideur grasse d’une nature sérieuse et peu intelligente. Ce garçon
grandit avec la volonté tenace de se créer un jour une position indépendante.
Il fréquenta assidûment l’école et s’y cassa la tête, qu’il avait fort dure, pour
y faire entrer un peu d’arithmétique et d’orthographe. Il se mit ensuite en
apprentissage, en renouvelant les mêmes efforts, entêtement d’autant plus
méritoire qu’il lui fallait un jour pour apprendre ce que d’autres savaient en
une heure.
Tant que les pauvres petits restèrent à la charge de la maison, Antoine
grogna. C’étaient des bouches inutiles qui lui rognaient sa part. Il avait juré,
comme son frère, de ne plus avoir d’enfants, ces mange-tout qui mettent
leurs parents sur la paille. Il fallait l’entendre se désoler, depuis qu’ils étaient
cinq à table, et que la mère donnait les meilleurs morceaux à Jean, à Lisa
et à Gervaise.
– C’est ça, grondait-il, bourre-les, fais-les crever !
À chaque vêtement, à chaque paire de souliers que Fine leur achetait, il
restait maussade pour plusieurs jours. Ah ! s’il avait su, il n’aurait jamais eu
cette marmaille, qui le forçait à ne plus fumer que quatre sous de tabac par
jour, et qui ramenait par trop souvent, au dîner, des ragoûts de pomme de
terre, un plat qu’il méprisait profondément.
Plus tard, dès les premières pièces de vingt sous que Jean et Gervaise
lui rapportèrent, il trouva que les enfants avaient du bon. Lisa n’était
déjà plus là. Il se fit nourrir par les deux qui restaient sans le moindre
scrupule, comme il se faisait déjà nourrir par leur mère. Ce fut, de sa part,
une spéculation très arrêtée. Dès l’âge de huit ans, la petite Gervaise alla
casser des amandes chez un négociant voisin ; elle gagnait dix sous par
jour, que le père mettait royalement dans sa poche, sans que Fine elle-
même osât demander où cet argent passait. Puis, la jeune fille entra en
apprentissage chez une blanchisseuse, et, quand elle fut ouvrière et qu’elle
toucha deux francs par jour, les deux francs s’égarèrent de la même façon
entre les mains de Macquart. Jean, qui avait appris l’état de menuisier, était
également dépouillé les jours de paye, lorsque Macquart parvenait à l’arrêter

104
au passage, avant qu’il eût remis son argent à sa mère. Si cet argent lui
échappait, ce qui arrivait quelquefois, il était d’une terrible maussaderie.
Pendant une semaine, il regardait ses enfants et sa femme d’un air furieux,
leur cherchant querelle pour un rien, mais ayant encore la pudeur de ne pas
avouer la cause de son irritation. À la paye suivante, il faisait le guet et
disparaissait des journées entières, dès qu’il avait réussi à escamoter le gain
des petits.
Gervaise battue, élevée dans la rue avec les garçons du voisinage, devint
grosse à l’âge de quatorze ans. Le père de l’enfant n’avait pas dix-huit ans.
C’était un ouvrier tanneur, nommé Lantier. Macquart s’emporta. Puis, quand
il sut que la mère de Lantier, qui était une brave femme, voulait bien prendre
l’enfant avec elle, il se calma. Mais il garda Gervaise, elle gagnait déjà vingt-
cinq sous, et il évita de parler mariage. Quatre ans plus tard, elle eut un
second garçon que la mère de Lantier réclama encore. Macquart, cette fois-
là, ferma absolument les yeux. Et comme Fine lui disait timidement qu’il
serait bon de faire une démarche auprès du tanneur pour régler une situation
qui faisait clabauder, il déclara très carrément que sa fille ne le quitterait pas,
et qu’il la donnerait à son séducteur plus tard, « lorsqu’il serait digne d’elle,
et qu’il aurait de quoi acheter un mobilier. »
Cette époque fut le meilleur temps d’Antoine Macquart. Il s’habilla
comme un bourgeois, avec des redingotes et des pantalons de drap fin.
Soigneusement rasé, devenu presque gras, ce ne fut plus ce chenapan hâve
et déguenillé qui courait les cabarets. Il fréquenta les cafés, lut les journaux,
se promena sur le cours Sauvaire. Il jouait au monsieur, tant qu’il avait de
l’argent en poche. Les jours de misère, il restait chez lui, exaspéré d’être
retenu dans son taudis et de ne pouvoir aller prendre sa demi-tasse ; ces
jours-là, il accusait le genre humain tout entier de sa pauvreté, il se rendait
malade de colère et d’envie, au point que Fine, par pitié, lui donnait souvent
la dernière pièce blanche de la maison, pour qu’il pût passer sa soirée au
café. Le cher homme était d’un égoïsme féroce. Gervaise apportait jusqu’à
soixante francs par mois dans la maison, et elle mettait de minces robes
d’indienne, tandis qu’il se commandait des gilets de satin noir chez un des
bons tailleurs de Plassans. Jean, ce grand garçon qui gagnait de trois à quatre
francs par jour, était peut-être dévalisé avec plus d’impudence encore. Le
café où son père restait des journées entières se trouvait justement en face
de la boutique de son patron, et, pendant qu’il manœuvrait le rabot ou la
scie, il pouvait voir, de l’autre côté de la place, « monsieur » Macquart
sucrant sa demi-tasse et faisant un piquet avec quelque petit rentier. C’était
son argent que le vieux fainéant jouait. Lui, n’allait jamais au café, il n’avait
pas les cinq sous nécessaires pour prendre un gloria. Antoine le traitait
en jeune fille, ne lui laissant pas un centime et lui demandant compte de

105
l’emploi exact de son temps. Si le malheureux, entraîné par des camarades,
perdait une journée dans quelque partie de campagne, au bord de la Viorne
ou sur les pentes des Garrigues, son père s’emportait, levait la main, lui
gardait longtemps rancune pour les quatre francs qu’il trouvait en moins à
la fin de la quinzaine. Il tenait ainsi son fils dans un état de dépendance
intéressée, allant parfois jusqu’à regarder comme siennes les maîtresses que
le jeune menuisier courtisait. Il venait, chez les Macquart, plusieurs amies
de Gervaise, des ouvrières de seize à dix-huit ans, des filles hardies et rieuses
dont la puberté s’éveillait avec des ardeurs provocantes, et qui, certains soirs,
emplissaient la chambre de jeunesse et de gaieté. Le pauvre Jean, sevré de
tout plaisir, retenu au logis par le manque d’argent, regardait ces filles avec
des yeux luisants de convoitise ; mais la vie de petit garçon qu’on lui faisait
mener lui donnait une timidité invincible ; il jouait avec les camarades de
sa sœur, osant à peine les effleurer du bout des doigts. Macquart haussait
les épaules de pitié :
– Quel innocent ! Murmurait-il d’un air de supériorité ironique.
Et c’était lui qui embrassait les jeunes filles sur le cou, quand sa femme
avait le dos tourné. Il poussa même les choses plus loin avec une petite
blanchisseuse que Jean poursuivait plus vigoureusement que les autres. Il
la lui vola un beau soir, presque entre les bras. Le vieux coquin se piquait
de galanterie.
Il est des hommes qui vivent d’une maîtresse. Antoine Macquart vivait
ainsi de sa femme et de ses enfants, avec autant de honte et d’impudence.
C’était sans la moindre vergogne qu’il pillait la maison et allait festoyer au-
dehors, quand la maison était vide. Et il prenait encore une attitude d’homme
supérieur ; il ne revenait du café que pour railler amèrement la misère qui
l’attendait au logis ; il trouvait le dîner détestable ; il déclarait que Gervaise
était une sotte et que Jean ne serait jamais un homme. Enfoncé dans ses
jouissances égoïstes, il se frottait les mains, quand il avait mangé le meilleur
morceau ; puis il fumait sa pipe à petites bouffées, tandis que les deux
pauvres enfants, brisés de fatigue, s’endormaient sur la table. Ses journées
passaient, vides et heureuses. Il lui semblait tout naturel qu’on l’entretînt,
comme une fille, à vautrer ses paresses sur les banquettes d’un estaminet,
à les promener, aux heures fraîches, sur le Cours ou sur le Mail. Il finit
par raconter ses escapades amoureuses devant son fils, qui l’écoutait avec
des yeux ardents d’affamé. Les enfants ne protestaient pas, accoutumés à
voir leur mère l’humble servante de son mari. Fine, cette gaillarde qui le
rossait d’importance, quand ils étaient ivres tous deux, continuait à trembler
devant lui, lorsqu’elle avait son bon sens, et le laissait régner en despote au
logis. Il lui volait la nuit les gros sous qu’elle gagnait au marché dans la
journée, sans qu’elle se permit autre chose que des reproches voilés. Parfois,

106
lorsqu’il avait mangé à l’avance l’argent de la semaine, il accusait cette
malheureuse, qui se tuait de travail, d’être une pauvre tête, de ne pas savoir
se tirer d’affaire. Fine, avec une douceur d’agneau, répondait de cette petite
voix claire qui faisait un si singulier effet en sortant de ce grand corps,
qu’elle n’avait plus ses vingt ans, et que l’argent devenait bien dur à gagner.
Pour se consoler, elle achetait un litre d’anisette, elle buvait le soir des
petits verres avec sa fille, tandis qu’Antoine retournait au café. C’était là
leur débauche. Jean allait se coucher ; les deux femmes restaient attablées,
prêtant l’oreille, pour faire disparaître la bouteille et les petits verres au
moindre bruit. Lorsque Macquart s’attardait, il arrivait qu’elles se soûlaient
ainsi, à légères doses, sans en avoir conscience. Hébétées, se regardant avec
un sourire vague, cette mère et cette fille finissaient par balbutier. Des taches
roses montaient aux joues de Gervaise ; sa petite face de poupée, si délicate,
se noyait dans un air de béatitude stupide, et rien n’était plus navrant que
cette enfant chétive et blême, toute brûlante d’ivresse, ayant sur ses lèvres
humides le rire idiot des ivrognes. Fine, tassée sur sa chaise, s’appesantissait.
Elles oubliaient parfois de faire le guet, ou ne se sentaient plus la force
d’enlever la bouteille et les verres, quand elles entendaient les pas d’Antoine
dans l’escalier. Ces jours-là, on s’assommait chez les Macquart. Il fallait
que Jean se levât pour séparer son père et sa mère, et pour aller coucher sa
sœur, qui, sans lui, aurait dormi sur le carreau.
Chaque parti a ses grotesques et ses infâmes. Antoine Macquart, rongé
d’envie et de haine, rêvant des vengeances contre la société entière, accueillit
la république comme une ère bienheureuse où il lui serait permis d’emplir
ses poches dans la caisse du voisin, et même d’étrangler le voisin, s’il
témoignait le moindre mécontentement. Sa vie de café, les articles de
journaux qu’il avait lus sans les comprendre, avaient fait de lui un terrible
bavard qui émettait en politique les théories les plus étranges du monde. Il
faut avoir entendu, en province, dans quelque estaminet, pérorer un de ces
envieux qui ont mal digéré leurs lectures, pour s’imaginer à quel degré de
sottise méchante en était arrivé Macquart. Comme il parlait beaucoup, qu’il
avait servi et qu’il passait naturellement pour être un homme d’énergie, il
était très entouré, très écouté par les naïfs. Sans être un chef de parti, il avait
su réunir autour de lui un petit groupe d’ouvriers qui prenaient ses fureurs
jalouses pour des indignations honnêtes et convaincues.
Dès février, il s’était dit que Plassans lui appartenait, et la façon
goguenarde dont il regardait, en passant dans les rues, les petits détaillants
qui se tenaient, effarés, sur le seuil de leur boutique, signifiait clairement :
« Notre jour est arrivé, mes agneaux, et nous allons vous faire danser une
drôle de danse ! » Il était devenu d’une insolence incroyable ; il jouait
son rôle de conquérant et de despote, à ce point qu’il cessa de payer ses

107
consommations au café, et que le maître de l’établissement, un niais qui
tremblait devant ses roulements d’yeux, n’osa jamais lui présenter sa note.
Ce qu’il but de demi-tasses, à cette époque, fut incalculable ; il invitait
parfois les amis, et pendant des heures il criait que le peuple mourait de
faim et que les riches devaient partager. Lui n’aurait pas donné un sou à un
pauvre.
Ce qui fit surtout de lui un républicain féroce, ce fut l’espérance de
se venger enfin des Rougon, qui se rangeaient franchement du côté de la
réaction. Ah ! Quel triomphe ! S’il pouvait un jour tenir Pierre et Félicité
à sa merci ! Bien que ces derniers eussent fait d’assez mauvaises affaires,
ils étaient devenus des bourgeois, et lui, Macquart, était resté ouvrier.
Cela l’exaspérait. Chose plus mortifiante peut-être, ils avaient un de leurs
fils avocat, un autre médecin, le troisième employé, tandis que son Jean
travaillait chez un menuisier, et sa Gervaise, chez une blanchisseuse. Quand
il comparait les Macquart aux Rougon, il éprouvait encore une grande honte
à voir sa femme vendre des châtaignes à la halle et rempailler le soir les
vieilles chaises graisseuses du quartier. Cependant, Pierre était son frère, il
n’avait pas plus droit que lui à vivre grassement de ses rentes. Et, d’ailleurs,
c’était avec l’argent qu’il lui avait volé, qu’il jouait au monsieur aujourd’hui.
Dès qu’il entamait ce sujet, tout son être entrait en rage ; il clabaudait
pendant des heures, répétant ses anciennes accusations à satiété, ne se lassant
pas de dire :
– Si mon frère était où il devrait être, c’est moi qui serais rentier à cette
heure.
Et quand on lui demandait où devrait être son frère, il répondait : « Au
bagne ! » d’une voix terrible.
Sa haine s’accrut encore, lorsque les Rougon eurent groupé les
conservateurs autour d’eux, et qu’ils prirent, à Plassans, une certaine
influence. Le fameux salon jaune devint, dans ses bavardages ineptes de
café, une caverne de bandits, une réunion de scélérats qui juraient chaque
soir sur des poignards d’égorger le peuple. Pour exciter contre Pierre les
affamés, il alla jusqu’à faire courir le bruit que l’ancien marchand d’huile
n’était pas aussi pauvre qu’il le disait, et qu’il cachait ses trésors par avarice
et par crainte des voleurs. Sa tactique tendit ainsi à ameuter les pauvres
gens, en leur contant des histoires à dormir debout, auxquelles il finissait
souvent par croire lui-même. Il cachait assez mal ses rancunes personnelles
et ses désirs de vengeance sous le voile du patriotisme le plus pur ; mais il
se multipliait tellement, il avait une voix si tonnante, que personne n’aurait
alors osé douter de ses convictions.
Au fond, tous les membres de cette famille avaient la même rage
d’appétits brutaux. Félicité, qui comprenait que les opinions exaltées de

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Macquart n’étaient que des colères rentrées et des jalousies tournées à
l’aigre, aurait désiré vivement l’acheter pour le faire taire. Malheureusement
l’argent lui manquait, et elle n’osait l’intéresser à la dangereuse partie que
jouait son mari. Antoine leur causait le plus grand tort auprès des rentiers
de la ville neuve. Il suffisait qu’il fût leur parent. Granoux et Roudier leur
reprochaient, avec de continuels mépris, d’avoir un pareil homme dans
leur famille. Aussi Félicité se demandait-elle avec angoisse comment ils
arriveraient à se laver de cette tache.
Il lui semblait monstrueux et indécent que, plus tard, M. Rougon eût un
frère dont la femme vendait des châtaignes, et qui lui-même vivait dans
une oisiveté crapuleuse. Elle finit par trembler pour le succès de leurs
secrètes menées, qu’Antoine compromettait comme à plaisir ; lorsqu’on lui
rapportait les diatribes que cet homme déclamait en public contre le salon
jaune, elle frissonnait en pensant qu’il était capable de s’acharner et de tuer
leurs espérances par le scandale.
Antoine sentait à quel point son attitude devait consterner les Rougon, et
c’était uniquement pour les mettre à bout de patience, qu’il affectait, de jour
en jour, des convictions plus farouches. Au café, il appelait Pierre « mon
frère, » d’une voix qui faisait retourner tous les consommateurs ; dans la rue,
s’il venait à rencontre quelque réactionnaire du salon jaune, il murmurait de
sourdes injures que le digne bourgeois, confondu de tant d’audace, répétait
le soir aux Rougon en paraissant les rendre responsables de la mauvaise
rencontre qu’il avait faite.
Un jour, Granoux arriva furieux.
– Vraiment, cria-t-il dès le seuil de la porte, c’est intolérable ; on est
insulté à chaque pas.
Et, s’adressant à Pierre :
– Monsieur, quand on a un frère comme le vôtre, on en débarrasse la
société. Je venais tranquillement par la place de la sous-préfecture, lorsque
ce misérable, en passant à côté de moi, a murmuré quelques paroles au milieu
desquelles j’ai parfaitement distingué le mot de vieux coquin.
Félicité pâlit et crut devoir présenter des excuses à Granoux ; mais le
bonhomme ne voulait rien entendre, il parlait de rentrer chez lui. Le marquis
s’empressa d’arranger les choses.
– C’est bien étonnant, dit-il, que ce malheureux vous ait appelé vieux
coquin ; êtes-vous sûr que l’injure s’adressait à vous ?
Granoux devint perplexe ; il finit par convenir qu’Antoine avait bien pu
murmurer : « Tu vas encore chez ce vieux coquin. »
M. de Carnavant se caressa le menton pour cacher le sourire qui montait
malgré lui à ses lèvres.
Rougon dit alors avec le plus beau sang-froid :

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– Je m’en doutais, c’est moi qui devais être le vieux coquin. Je suis
heureux que le malentendu soit expliqué. Je vous en prie, messieurs, évitez
l’homme dont il vient d’être question, et que je renie formellement.
Mais Félicité ne prenait pas aussi froidement les choses, elle se rendait
malade, à chaque esclandre de Macquart ; pendant des nuits entières, elle se
demandait ce que ces messieurs devaient penser.
Quelques mois avant le coup d’État, les Rougon reçurent une lettre
anonyme, trois pages d’ignobles injures, au milieu desquelles on les
menaçait, si jamais leur parti triomphait, de publier dans un journal l’histoire
scandaleuse des anciennes amours d’Adélaïde et du vol dont Pierre s’était
rendu coupable, en faisant signer un reçu de cinquante mille francs à sa
mère, rendue idiote par la débauche. Cette lettre fut un coup de massue pour
Rougon lui-même. Félicité ne put s’empêcher de reprocher à son mari sa
honteuse et sale famille ; car les époux ne doutèrent pas un instant que la
lettre fût l’œuvre d’Antoine.
– Il faudra, dit Pierre d’un air sombre, nous débarrasser à tout prix de
cette canaille. Il est par trop gênant.
Cependant Macquart, reprenant son ancienne tactique, cherchait des
complices contre les Rougon, dans la famille même. Il avait d’abord compté
sur Aristide, en lisant ses terribles articles de l’Indépendant. Mais le jeune
homme, bien qu’aveuglé par ses rages jalouses, n’était point assez sot pour
faire cause commune avec un homme tel que son oncle. Il ne prit même
pas la peine de le ménager et le tint toujours à distance, ce qui le fit traiter
de suspect par Antoine ; dans les estaminets où régnait ce dernier, on alla
jusqu’à dire que le journaliste était un agent provocateur. Battu de ce côté,
Macquart n’avait plus qu’à sonder les enfants de sa sœur Ursule.
Ursule était morte en 1839, réalisant ainsi la sinistre prophétie de son
frère. Les névroses de sa mère s’étaient changées chez elle en une phtisie
lente qui l’avait peu à peu consumée. Elle laissait trois enfants : une fille
de dix-huit ans, Hélène, mariée à un employé, et deux garçons, le fils aîné,
François, jeune homme de vingt-trois ans, et le dernier venu, pauvre créature
à peine âgée de six ans, qui se nommait Silvère. La mort de sa femme,
qu’il adorait, fut pour Mouret un coup de foudre. Il se traîna une année, ne
s’occupant plus de ses affaires, perdant l’argent qu’il avait amassé. Puis,
un matin, on le trouva pendu dans un cabinet où étaient encore accrochées
les robes d’Ursule. Son fils aîné, auquel il avait pu faire donner une bonne
instruction commerciale, entra, à titre de commis, chez son oncle Rougon,
où il remplaça Aristide qui venait de quitter la maison.
Rougon, malgré sa haine profonde pour les Macquart, accueillit très
volontiers son neveu, qu’il savait laborieux et sobre. Il sentait le besoin
d’un garçon dévoué qui l’aidât à relever ses affaires. D’ailleurs, pendant la

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prospérité des Mouret, il avait éprouvé une grande estime pour ce ménage
qui gagnait de l’argent, et du coup il s’était raccommodé avec sa sœur.
Peut-être aussi voulait-il, en acceptant François comme employé, lui offrir
une compensation ; il avait dépouillé la mère, il s’évitait tout remords en
donnant du travail au fils ; les fripons ont de ces calculs d’honnêteté. Ce fut
pour lui une bonne affaire. Il trouva dans son neveu l’aide qu’il cherchait.
Si, à cette époque, la maison des Rougon ne fit pas fortune, on ne put
en accuser ce garçon paisible et méticuleux, qui semblait né pour passer
sa vie derrière un comptoir d’épicier, entre une jarre d’huile et un paquet
de morue sèche. Bien qu’il eût une grande ressemblance physique avec sa
mère, il tenait de son père un cerveau étroit et juste, aimant d’instinct la
vie réglée, les calculs certains du petit commerce. Trois mois après son
entrée chez lui, Pierre, continuant son système de compensation, lui donna
en mariage Marthe, sa fille cadette, dont il ne savait comment se débarrasser.
Les deux jeunes gens s’étaient aimés tout d’un coup, en quelques jours. Une
circonstance singulière avait sans doute déterminé et grandi leur tendresse :
ils se ressemblaient étonnamment, d’une ressemblance étroite de frère et de
sœur. François, par Ursule, avait le visage d’Adélaïde, l’aïeule. Le cas de
Marthe était plus curieux, elle était également tout le portrait d’Adélaïde,
bien que Pierre Rougon n’eût aucun trait de sa mère nettement accusé ;
la ressemblance physique avait ici sauté par-dessus Pierre, pour reparaître
chez sa fille, avec plus d’énergie. D’ailleurs, la fraternité des jeunes époux
s’arrêtait au visage ; si l’on retrouvait dans François le digne fils du chapelier
Mouret, rangé et un peu lourd de sang, Marthe avait l’effarement, le
détraquement intérieur de sa grand-mère, dont elle était à distance l’étrange
et exacte reproduction. Peut-être fut-ce à la fois leur ressemblance physique
et leur dissemblance morale qui les jetèrent aux bras l’un de l’autre. De
1840 à 1844, ils eurent trois enfants. François resta chez son oncle jusqu’au
jour où celui-ci se retira. Pierre voulait lui céder son fonds, mais le jeune
homme savait à quoi s’en tenir sur les chances de fortune que le commerce
présentait à Plassans ; il refusa et alla s’établir à Marseille, avec ses quelques
économies.
Macquart dut vite renoncer à entraîner dans sa campagne contre les
Rougon ce gros garçon laborieux, qu’il traitait d’avare et de sournois, par
une rancune de fainéant. Mais il crut découvrir le complice qu’il cherchait
dans le second fils Mouret, Silvère, un enfant âgé de quinze ans. Lorsqu’on
trouva Mouret pendu dans les jupes de sa femme, le petit Silvère n’allait
pas même encore à l’école. Son frère aîné, ne sachant que faire de ce
pauvre être, l’emmena avec lui chez son oncle. Celui-ci fit la grimace en
voyant arriver l’enfant ; il n’entendait pas pousser ses compensations jusqu’à
nourrir une bouche inutile. Silvère, que Félicité prit également en grippe,

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grandissait dans les larmes, comme un malheureux abandonné, lorsque sa
grand-mère, dans une des rares visites qu’elle faisait aux Rougon, eut pitié
de lui et demanda à l’emmener. Pierre fut ravi ; il laissa partir l’enfant, sans
même parler d’augmenter la faible pension qu’il servait à Adélaïde, et qui
désormais devrait suffire pour deux.
Adélaïde avait alors près de soixante-quinze ans. Vieillie dans une
existence monacale, elle n’était plus la maigre et ardente fille qui courait
jadis se jeter au cou du braconnier Macquart. Elle s’était roidie et figée, au
fond de sa masure de l’impasse Saint-Mittre, ce trou silencieux et morne
où elle vivait absolument seule, et dont elle ne sortait pas une fois par
mois, se nourrissant de pommes de terre et de légumes secs. On eût dit, à
la voir passer, une de ces vieilles religieuses, aux blancheurs molles, à la
démarche automatique, que le cloître a désintéressées de ce monde. Sa face
blême, toujours correctement encadrée d’une coiffe blanche, était comme
une face de mourante, un masque vague, apaisé, d’une indifférence suprême.
L’habitude d’un long silence l’avait rendue muette ; l’ombre de sa demeure,
la vue continuelle des mêmes objets, avaient éteint ses regards et donné
à ses yeux une limpidité d’eau de source. C’était un renoncement absolu,
une lente mort physique et morale, qui avait fait peu à peu de l’amoureuse
détraquée une matrone grave. Quand ses yeux se fixaient, machinalement,
regardant sans voir, on apercevait par ces trous clairs et profonds un grand
vide intérieur. Rien ne restait de ses anciennes ardeurs voluptueuses qu’un
amollissement des chairs, un tremblement sénile des mains. Elle avait aimé
avec une brutalité de louve, et de son pauvre être usé, assez décomposé
déjà pour le cercueil, ne s’exhalait plus qu’une senteur fade de feuille sèche.
Étrange travail des nerfs, des âpres désirs qui s’étaient rongés eux-mêmes,
dans une impérieuse et involontaire chasteté. Ses besoins d’amour, après
la mort de Macquart, cet homme nécessaire à sa vie, avaient brûlé en elle,
la dévorant comme une fille cloîtrée, et sans qu’elle songeât un instant à
les contenter. Une vie de honte l’aurait laissée peut-être moins lasse, moins
hébétée, que cet inassouvissement achevant de se satisfaire par des ravages
lents et secrets, qui modifiaient son organisme.
Parfois encore, dans cette morte, dans cette vieille femme blême qui
paraissait n’avoir plus une goutte de sang, des crises nerveuses passaient,
comme des courants électriques, qui la galvanisaient et lui rendaient pour
une heure une vie atroce d’intensité. Elle demeurait sur son lit, rigide, les
yeux ouverts ; puis des hoquets la prenaient, et elle se débattait ; elle avait
la force effrayante de ces folles hystériques, qu’on est obligé d’attacher,
pour qu’elles ne se brisent pas la tête contre les murs. Ce retour à ses
anciennes ardeurs, ces brusques attaques, secouaient d’une façon navrante
son pauvre corps endolori. C’était comme toute sa jeunesse de passion

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chaude qui éclatait honteusement dans ses froideurs de sexagénaire. Quand
elle se relevait, stupide, elle chancelait, elle reparaissait si effarée, que les
commères du faubourg disaient : « Elle a bu, la vieille folle ! »
Le sourire enfantin du petit Silvère fut pour elle un dernier rayon pâle qui
rendit quelque chaleur à ses membres glacés. Elle avait demandé l’enfant,
lasse de solitude, terrifiée par la pensée de mourir seule, dans une crise.
Ce bambin qui tournait autour d’elle la rassurait contre la mort. Sans sortir
de son mutisme, sans assouplir ses mouvements automatiques, elle se prit
pour lui d’une tendresse ineffable. Roide, muette, elle le regardait jouer
pendant des heures, écoutant avec ravissement le tapage intolérable dont il
emplissait la vieille masure. Cette tombe était toute vibrante de bruit, depuis
que Silvère la parcourait à califourchon sur un manche à balai, se cognant
dans les portes, pleurant et criant. Il ramenait Adélaïde sur cette terre ; elle
s’occupait de lui avec des maladresses adorables ; elle qui avait dans sa
jeunesse oublié d’être mère pour être amante, éprouvait les voluptés divines
d’une nouvelle accouchée, à le débarbouiller, à l’habiller, à veiller sans cesse
sur sa frêle existence. Ce fut un réveil d’amour, une dernière passion adoucie
que le ciel accordait à cette femme toute dévastée par le besoin d’aimer.
Touchante agonie de ce cœur qui avait vécu dans les désirs les plus âpres et
qui se mourait dans l’affection d’un enfant.
Elle était trop morte déjà pour avoir les effusions bavardes des grand-
mères bonnes et grasses ; elle adorait l’orphelin secrètement, avec des
pudeurs de jeune fille, sans pouvoir trouver des caresses. Parfois, elle le
prenait sur ses genoux, elle le regardait longuement de ses yeux pâles.
Lorsque le petit, effrayé par ce visage blanc et muet, se mettait à sangloter,
elle paraissait confuse de ce qu’elle venait de faire, elle le remettait vite sur
le sol sans l’embrasser. Peut-être lui trouvait-elle une lointaine ressemblance
avec le braconnier Macquart.
Silvère grandit dans un continuel tête-à-tête avec Adélaïde. Par une
cajolerie d’enfant, il l’appelait tante Dide, nom qui finit par rester à la
vieille femme ; le nom de tante, ainsi employé, est en Provence une simple
caresse. L’enfant eut pour sa grand-mère une singulière tendresse mêlée
d’une terreur respectueuse. Quand il était tout petit et qu’elle avait une
crise nerveuse, il se sauvait en pleurant, épouvanté par la décomposition
de son visage ; puis il revenait timidement après l’attaque, prêt à se sauver
encore, comme si la pauvre vieille eût été capable de le battre. Plus tard, à
douze ans, il demeura courageusement, veillant à ce qu’elle ne se blessât
pas en tombant de son lit. Il resta des heures à la tenir étroitement entre
ses bras pour maîtriser les brusques secousses qui tordaient ses membres.
Pendant les intervalles de calme, il regardait avec de grandes pitiés sa face
convulsionnée, son corps amaigri, sur lequel les jupes plaquaient, pareilles

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à un linceul. Ces drames secrets, qui revenaient chaque mois, cette vieille
femme rigide comme un cadavre, et cet enfant penché sur elle, épiant
en silence le retour de la vie, prenaient, dans l’ombre de la masure, un
étrange caractère de morne épouvante et de bonté navrée. Lorsque tante
Dide revenait à elle, elle se levait péniblement, rattachait ses jupes, se
remettait à vaquer dans le logis, sans même questionner Silvère ; elle ne
se souvenait de rien, et l’enfant, par un instinct de prudence, évitait de
faire la moindre allusion à la scène qui venait de se passer. Ce furent
surtout ces crises renaissantes qui attachèrent profondément le petit-fils à
sa grand-mère. Mais, de même qu’elle l’adorait sans effusions bavardes, il
eut pour elle une affection cachée et comme honteuse. Au fond, s’il lui était
reconnaissant de l’avoir recueilli et élevé, il continuait à voir en elle une
créature extraordinaire, en proie à des maux inconnus, qu’il fallait plaindre
et respecter. Il n’y avait sans doute plus assez d’humanité dans Adélaïde,
elle était trop blanche et trop roide pour que Silvère osât se pendre à son
cou. Ils vécurent ainsi dans un silence triste, au fond duquel ils entendaient
le frissonnement d’une tendresse infinie.
Cet air grave et mélancolique qu’il respira dès son enfance donna à
Silvère une âme forte, où s’amassèrent tous les enthousiasmes. Ce fut de
bonne heure un petit homme sérieux, réfléchi, qui rechercha l’instruction
avec une sorte d’entêtement. Il n’apprit qu’un peu d’orthographe et
d’arithmétique à l’école des frères, que les nécessités de son apprentissage
lui firent quitter à douze ans. Les premiers éléments lui manquèrent toujours.
Mais il lut tous les volumes dépareillés qui lui tombèrent sous la main, et
se composa ainsi un étrange bagage ; il avait des données sur une foule de
choses, données incomplètes, mal digérées, qu’il ne réussit jamais à classer
nettement dans sa tête. Tout petit, il était allé jouer chez un maître charron,
un brave homme nommé Vian, dont l’atelier se trouvait au commencement
de l’impasse, en face de l’aire Saint-Mittre, où le charron déposait son bois.
Il montait sur les roues des carrioles en réparation, il s’amusait à traîner les
lourds outils que ses petites mains pouvaient à peine soulever ; une de ses
grandes joies était alors d’aider les ouvriers, en maintenant quelque pièce
de bois ou en leur apportant les ferrures dont ils avaient besoin. Quand il
eut grandi, il entra naturellement en apprentissage chez Vian, qui s’était pris
d’amitié pour ce galopin qu’il rencontrait sans cesse dans ses jambes, et qui
le demanda à Adélaïde sans vouloir accepter la moindre pension. Silvère
accepta avec empressement, voyant déjà le moment où il rendrait à la pauvre
tante Dide ce qu’elle avait dépensé pour lui. En peu de temps, il devint un
excellent ouvrier. Mais il se sentait des ambitions plus hautes. Ayant aperçu,
chez un carrossier de Plassans, une belle calèche neuve, toute luisante de
vernis, il s’était dit qu’il construirait un jour des voitures semblables. Cette

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calèche resta dans son esprit comme un objet d’art rare et unique, comme un
idéal vers lequel tendirent ses aspirations d’ouvrier. Les carrioles auxquelles
il travaillait chez Vian, ces carrioles qu’il avait soignées amoureusement,
lui semblaient maintenant indignes de ses tendresses. Il se mit à fréquenter
l’école de dessin, où il se lia avec un jeune échappé du collège qui lui prêta
son ancien traité de géométrie. Et il s’enfonça dans l’étude, sans guide,
passant des semaines à se creuser la tête pour comprendre les choses les
plus simples du monde. Il devint ainsi un de ces ouvriers savants qui savent
à peine signer leur nom et qui parlent de l’algèbre comme d’une personne
de leur connaissance. Rien ne détraque autant un esprit qu’une pareille
instruction, faite à bâtons rompus, ne reposant sur aucune base solide. Le
plus souvent, ces miettes de science donnent une idée absolument fausse des
hautes vérités, et rendent les pauvres d’esprit insupportables de carrure bête.
Chez Silvère, les bribes de savoir volé ne firent qu’accroître les exaltations
généreuses. Il eut conscience des horizons qui lui restaient fermés. Il se fit
une idée sainte de ces choses qu’il n’arrivait pas à toucher de la main, et il
vécut dans une profonde et innocente religion des grandes pensées et des
grands mots vers lesquels il se haussait, sans toujours les comprendre. Ce
fut un naïf, un naïf sublime, resté sur le seuil du temple, à genoux devant
des cierges qu’il prenait de loin pour des étoiles.
La masure de l’impasse Saint-Mittre se composait d’abord d’une grande
salle sur laquelle s’ouvrait directement la porte de la rue ; cette salle, dont
le sol était pavé, et qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger,
avait pour uniques meubles des chaises de paille, une table posée sur des
tréteaux, et un vieux coffre qu’Adélaïde avait transformé en canapé, en
étalant sur le couvercle un lambeau d’étoffe de laine ; dans une encoignure,
à gauche d’une vaste cheminée, se trouvait une Sainte Vierge en plâtre,
entourée de fleurs artificielles, la bonne mère traditionnelle des vieilles
femmes provençales, si peu dévotes qu’elles soient. Un couloir menait de la
salle à la petite cour, située derrière la maison, et dans laquelle se trouvait
un puits. À gauche du couloir, était la chambre de tante Dide, une étroite
pièce meublée d’un lit en fer et d’une chaise ; à droite, dans une pièce
plus étroite encore, où il y avait juste la place d’un lit de sangle, couchait
Silvère, qui avait dû imaginer tout un système de planches, montant jusqu’au
plafond, pour garder auprès de lui ses chers volumes dépareillés, achetés sou
à sou dans la boutique d’un fripier du voisinage. La nuit, quand il lisait, il
accrochait sa lampe à un clou, au chevet de son lit. Si quelque crise prenait
sa grand-mère, il n’avait, au premier râle, qu’un saut à faire pour être auprès
d’elle.
La vie du jeune homme resta celle de l’enfant. Ce fut dans ce coin
perdu qu’il fit tenir toute son existence. Il éprouvait les répugnances de

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son père pour les cabarets et les flâneries du dimanche. Ses camarades
blessaient ses délicatesses par leurs joies brutales. Il préférait lire, se casser
la tête à quelque problème bien simple de géométrie. Depuis que tante Dide
le chargeait des petites commissions du ménage, elle ne sortait plus, elle
vivait étrangère même à sa famille. Parfois le jeune homme songeait à cet
abandon ; il regardait la pauvre vieille qui demeurait à deux pas de ses
enfants, et que ceux-ci cherchaient à oublier, comme si elle fût morte ; alors
il l’aimait davantage, il l’aimait pour lui et pour les autres. S’il avait, par
moments, vaguement conscience que tante Dide expiait d’anciennes fautes,
il pensait : « Je suis né pour lui pardonner. »
Dans un pareil esprit, ardent et contenu, les idées républicaines
s’exaltèrent naturellement. Silvère, la nuit, au fond de son taudis, lisait et
relisait un volume de Rousseau, qu’il avait découvert chez le fripier voisin,
au milieu de vieilles serrures. Cette lecture le tenait éveillé jusqu’au matin.
Dans le rêve cher aux malheureux du bonheur universel, les mots de liberté,
d’égalité, de fraternité, sonnaient à ses oreilles avec ce bruit sonore et sacré
des cloches qui fait tomber les fidèles à genoux. Aussi quand il apprit que la
république venait d’être proclamée en France, crut-il que tout le monde allait
vivre dans une béatitude céleste. Sa demi-instruction lui faisait voir plus loin
que les autres ouvriers, ses aspirations ne s’arrêtaient pas au pain de chaque
jour ; mais ses naïvetés profondes, son ignorance complète des hommes,
le maintenaient en plein rêve théorique, au milieu d’un Éden où régnait
l’éternelle justice. Son paradis fut longtemps un lieu de délices dans lequel il
s’oublia. Quand il crut s’apercevoir que tout n’allait pas pour le mieux dans
la meilleure des républiques, il éprouva une douleur immense ; il fit un autre
rêve, celui de contraindre les hommes à être heureux, même par la force.
Chaque acte qui lui parut blesser les intérêts du peuple excita en lui une
indignation vengeresse. D’une douceur d’enfant, il eut des haines politiques
farouches. Lui qui n’aurait pas écrasé une mouche, il parlait à toute heure de
prendre les armes. La liberté fut sa passion, une passion irraisonnée, absolue,
dans laquelle il mit toutes les fièvres de son sang. Aveuglé d’enthousiasme,
à la fois trop ignorant et trop instruit pour être tolérant, il ne voulut pas
compter avec les hommes ; il lui fallait un gouvernement idéal d’entière
justice et d’entière liberté. Ce fut à cette époque que son oncle Macquart
songea à le jeter sur les Rougon. Il se disait que ce jeune fou ferait une
terrible besogne, s’il parvenait à l’exaspérer convenablement. Ce calcul ne
manquait pas d’une certaine finesse.
Antoine chercha donc à attirer Silvère chez lui, en affichant une
admiration immodérée pour les idées du jeune homme. Dès le début, il
faillit tout compromettre : il avait une façon intéressée de considérer le
triomphe de la république, comme une ère d’heureuse fainéantise et de

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mangeailles sans fin, qui froissa les aspirations purement morales de son
neveu. Il comprit qu’il faisait fausse route, il se jeta dans un pathos étrange,
dans une enfilade de mots creux et sonores, que Silvère accepta comme
une preuve suffisante de civisme. Bientôt l’oncle et le neveu se virent deux
et trois fois par semaine. Pendant leurs longues discussions, où le sort du
pays était carrément décidé, Antoine essaya de persuader au jeune homme
que le salon des Rougon était le principal obstacle au bonheur de la France.
Mais, de nouveau, il fit fausse route en appelant sa mère « vieille coquine »
devant Silvère. Il alla jusqu’à lui raconter les anciens scandales de la pauvre
vieille. Le jeune homme, rouge de honte, l’écouta sans l’interrompre. Il ne
lui demandait pas ces choses, il fut navré d’une pareille confidence, qui
le blessait dans ses tendresses respectueuses pour tante Dide. À partir de
ce jour, il entoura sa grand-mère de plus de soins, il eut pour elle de bons
sourires et de bons regards de pardon. D’ailleurs, Macquart s’était aperçu
qu’il avait commis une bêtise, et il s’efforçait d’utiliser les tendresses de
Silvère en accusant les Rougon de l’isolement et de la pauvreté d’Adélaïde.
À l’entendre, lui avait toujours été le meilleur des fils, mais son frère s’était
conduit d’une façon ignoble ; il avait dépouillé sa mère, et aujourd’hui
qu’elle n’avait plus le sou, il rougissait d’elle. C’était, sur ce sujet, des
bavardages sans fin. Silvère s’indignait contre l’oncle Pierre, au grand
contentement de l’oncle Antoine.
À chaque visite du jeune homme, les mêmes scènes se reproduisaient.
Il arrivait, le soir, pendant le dîner de la famille Macquart. Le père avalait
quelque ragoût de pommes de terre en grognant. Il triait les morceaux de
lard, et suivait des yeux le plat, lorsqu’il passait aux mains de Jean et de
Gervaise.
– Tu vois, Silvère, disait-il avec une rage sourde qu’il cachait mal sous
un air d’indifférence ironique, encore des pommes de terre, toujours des
pommes de terre ! Nous ne mangeons plus que de ça. La viande, c’est pour
les riches. Il devient impossible de joindre les deux bouts, avec des enfants
qui ont un appétit de tous les diables.
Gervaise et Jean baissaient le nez dans leur assiette, n’osant plus se
couper du pain. Silvère, vivant au ciel dans son rêve, ne se rendait nullement
compte de la situation. Il prononçait d’une voix tranquille ces paroles
grosses d’orage :
– Mais, mon oncle, vous devriez travailler.
– Ah ! Oui, ricanait Macquart touché au vif de sa plaie, tu veux que je
travaille, n’est-ce pas ? pour que ces gueux de riches spéculent encore sur
moi. Je gagnerais peut-être vingt sous à m’exterminer le tempérament. Ça
vaut bien la peine !

117
– On gagne ce qu’on peut, répondait le jeune homme. Vingt sous, c’est
vingt sous, et ça aide dans une maison… D’ailleurs vous êtes un ancien
soldat, pourquoi ne cherchez-vous pas un emploi ?
Fine intervenait alors, avec une étourderie dont elle se repentait bientôt.
– C’est ce que je lui répète tous les jours, disait-elle. Ainsi l’inspecteur
du marché a besoin d’un aide ; je lui ai parlé de mon mari, il paraît bien
disposé pour nous…
Macquart l’interrompait en la foudroyant d’un regard.
– Eh ! Tais-toi, grondait-il avec une colère contenue. Ces femmes ne
savent pas ce qu’elles disent ! On ne voudrait pas de moi. On connaît trop
bien mes opinions.
À chaque place qu’on lui offrait, il entrait ainsi dans une irritation
profonde. Il ne cessait cependant de demander des emplois, quitte à refuser
ceux qu’on lui trouvait, en alléguant les plus singulières raisons. Quand on
le poussait sur ce point, il devenait terrible.
Si Jean, après le dîner, prenait un journal :
– Tu ferais mieux d’aller te coucher. Demain tu te lèveras tard, et ce
sera encore une journée de perdue… Dire que ce galopin-là a rapporté huit
francs de moins la semaine dernière ! Mais j’ai prié son patron de ne plus
lui remettre son argent. Je le toucherai moi-même.
Jean allait se coucher, pour ne pas entendre les récriminations de son
père. Il sympathisait peu avec Silvère ; la politique l’ennuyait, et il trouvait
que son cousin était « toqué. » Lorsqu’il ne restait plus que les femmes, si
par malheur elles causaient à voix basse, après avoir desservi la table :
– Ah ! Les fainéantes ! Criait Macquart. Est-ce qu’il n’y a rien à
raccommoder ici ? Nous sommes tous en loques… Écoute, Gervaise, j’ai
passé chez ta maîtresse, où j’en ai appris de belles. Tu es une coureuse et
une propre à rien.
Gervaise, grande fille de vingt ans passés, rougissait d’être ainsi grondée
devant Silvère. Celui-ci, en face d’elle, éprouvait un malaise. Un soir, étant
venu tard, pendant une absence de son oncle, il avait trouvé la mère et la
fille ivres mortes devant une bouteille vide. Depuis ce moment, il ne pouvait
revoir sa cousine sans se rappeler le spectacle honteux de cette enfant, riant
d’un rire épais, ayant de larges plaques rouges sur sa pauvre petite figure
pâlie. Il était aussi intimidé par les vilaines histoires qui couraient sur son
compte. Grandi dans une chasteté de cénobite, il la regardait parfois à la
dérobée, avec l’étonnement craintif d’un collégien mis en face d’une fille.
Quand les deux femmes avaient pris leur aiguille, et se tuaient les yeux à
lui raccommoder ses vieilles chemises, Macquart, assis sur le meilleur siège,
se renversait voluptueusement, sirotant et fumant, en homme qui savoure sa
fainéantise. C’était l’heure où le vieux coquin accusait les riches de boire la

118
sueur du peuple. Il avait des emportements superbes contre ces messieurs
de la ville neuve, qui vivaient dans la paresse et se faisaient entretenir par le
pauvre monde. Les lambeaux d’idées communistes qu’il avait pris le matin
dans les journaux devenaient grotesques et monstrueux en passant par sa
bouche. Il parlait d’une époque prochaine où personne ne serait plus obligé
de travailler. Mais il gardait pour les Rougon ses haines les plus féroces. Il
n’arrivait pas à digérer les pommes de terre qu’il avait mangées.
– J’ai vu, disait-il, cette gueuse de Félicité qui achetait ce matin un poulet
à la halle… Ils mangent du poulet, ces voleurs d’héritage !
– Tante Dide, répondait Silvère, prétend que mon oncle Pierre a été bon
pour vous, à votre retour du service. N’a-t-il pas dépensé une forte somme
pour vous habiller et vous loger ?
– Une forte somme ! Hurlait Macquart exaspéré. Ta grand-mère est folle !
… Ce sont ces brigands qui ont fait courir ces bruits-là, afin de me fermer
la bouche. Je n’ai rien reçu.
Fine intervenait encore maladroitement, rappelant à son mari qu’il avait
eu deux cents francs, plus un vêtement complet et une année de loyer.
Antoine lui criait de se taire, il continuait avec une furie croissante :
– Deux cents francs ! La belle affaire ! C’est mon dû que je veux, c’est
dix mille francs. Ah ! Oui, parlons du bouge où ils m’ont jeté comme un
chien, et de la vieille redingote que Pierre m’a donnée, parce qu’il n’osait
plus la mettre, tant elle était sale et trouée !
Il mentait ; mais personne, devant sa colère, ne protestait plus. Puis, se
tournant vers Silvère :
– Tu es encore bien naïf, toi, de les défendre ! Ajoutait-il. Ils ont dépouillé
ta mère, et la brave femme ne serait pas morte, si elle avait eu de quoi se
soigner.
– Non, vous n’êtes pas juste, mon oncle, disait le jeune homme, ma mère
n’est pas morte faute de soins, et je sais que jamais mon père n’aurait accepté
un sou de la famille de sa femme.
– Baste ! Laisse-moi donc tranquille ! Ton père aurait pris l’argent tout
comme un autre. Nous avons été dévalisés indignement, nous devons rentrer
dans notre bien.
Et Macquart recommençait pour la centième fois l’histoire des cinquante
mille francs. Son neveu, qui la savait par cœur, ornée de toutes les variantes
dont il l’enjolivait, l’écoutait avec quelque impatience.
– Si tu étais un homme, disait Antoine en finissant, tu viendrais un jour
avec moi, et nous ferions un beau vacarme chez les Rougon. Nous ne
sortirions pas sans qu’on nous donnât de l’argent.
Mais Silvère devenait grave et répondait d’une voix nette :

119
– Si ces misérables nous ont dépouillés, tant pis pour eux ! Je ne veux pas
de leur argent. Voyez-vous, mon oncle, ce n’est pas à nous qu’il appartient
de frapper notre famille. Ils ont mal agi, ils seront terriblement punis un jour.
– Ah ! Quel grand innocent ! Criait l’oncle. Quand nous serons les plus
forts, tu verras si je ne fais pas mes petites affaires moi-même. Le bon Dieu
s’occupe bien de nous ! La sale famille, la sale famille que la nôtre ! Je
crèverais de faim, que pas un de ces gueux-là ne me jetterait un morceau
de pain sec.
Lorsque Macquart entamait ce sujet, il ne tarissait pas. Il montrait à nu les
blessures saignantes de son envie. Il voyait rouge, dès qu’il venait à songer
que lui seul n’avait pas eu de chance dans la famille, et qu’il mangeait des
pommes de terre, quand les autres avaient de la viande à discrétion. Tous
ses parents, jusqu’à ses petits-neveux, passaient alors par ses mains, et il
trouvait des griefs et des menaces contre chacun d’eux.
– Oui, oui, répétait-il avec amertume, ils me laisseraient crever comme
un chien.
Gervaise, sans lever la tête, sans cesser de tirer son aiguille, disait parfois
timidement :
– Pourtant, papa, mon cousin Pascal a été bon pour nous, l’année
dernière, quand tu étais malade.
– Il t’a soigné sans jamais demander un sou, reprenait Fine, venant au
secours de sa fille, et souvent il m’a glissé des pièces de cinq francs pour
te faire du bouillon.
– Lui ! Il m’aurait fait crever, si je n’avais pas eu une bonne constitution !
S’exclamait Macquart. Taisez-vous, bêtes ! Vous vous laisseriez entortiller
comme des enfants. Ils voudraient tous me voir mort. Lorsque je serai
malade, je vous prie de ne plus aller chercher mon neveu, car je n’étais pas
déjà si tranquille que ça, de me sentir entre ses mains. C’est un médecin de
quatre sous, il n’a pas une personne comme il faut dans sa clientèle.
Puis Macquart, une fois lancé, ne s’arrêtait plus.
– C’est comme cette petite vipère d’Aristide, disait-il, c’est un faux frère,
un traître. Est-ce que tu te laisses prendre à ses articles de l’Indépendant, toi,
Silvère ? Tu serais un fameux niais. Ils ne sont pas même écrits en français,
ses articles. J’ai toujours dit que ce républicain de contrebande s’entendait
avec son digne père pour se moquer de nous. Tu verras comme il retournera
sa veste… Et son frère, l’illustre Eugène, ce gros bêta dont les Rougon font
tant d’embarras ! Est-ce qu’ils n’ont pas le toupet de prétendre qu’il a à Paris
une belle position ! Je la connais, moi, sa position. Il est employé à la rue
de Jérusalem ; c’est un mouchard…

120
– Qui vous l’a dit ? Vous n’en savez rien, interrompait Silvère, dont
l’esprit droit finissait par être blessé des accusations mensongères de son
oncle.
– Ah ! Je n’en sais rien ? Tu crois cela ? Je te dis que c’est un mouchard…
Tu te feras tondre comme un agneau, avec ta bienveillance. Tu n’es pas un
homme. Je ne veux pas dire du mal de ton frère François ; mais, à ta place,
je serais joliment vexé de la façon pingre dont il se conduit à ton égard ; il
gagne de l’argent gros comme lui, à Marseille, et il ne t’enverrait jamais une
misérable pièce de vingt francs pour tes menus plaisirs. Si tu tombes un jour
dans la misère, je ne te conseille pas de t’adresser à lui.
– Je n’ai besoin de personne, répondait le jeune homme d’une voix fière
et légèrement altérée. Mon travail nous suffit, à moi et à tante Dide. Vous
êtes cruel, mon oncle.
– Moi, je dis la vérité, voilà tout… Je voudrais t’ouvrir les yeux. Notre
famille est une sale famille ; c’est triste, mais c’est comme ça. Il n’y a pas
jusqu’au petit Maxime, le fils d’Aristide, ce mioche de neuf ans, qui ne me
tire la langue, quand il me rencontre. Cet enfant battra sa mère un jour, et
ce sera bien fait. Va, tu as beau dire, tous ces gens-là ne méritent pas leur
chance ; mais ça se passe toujours ainsi dans les familles : les bons pâtissent
et les mauvais font fortune.
Tout ce linge sale que Macquart lavait avec tant de complaisance devant
son neveu écœurait profondément le jeune homme. Il aurait voulu remonter
dans son rêve. Dès qu’il donnait des signes trop vifs d’impatience, Antoine
employait les grands moyens pour l’exaspérer contre leurs parents.
– Défends-les ! Défends-les ! Disait-il en paraissant se calmer. Moi, en
somme, je me suis arrangé de façon à ne plus avoir affaire à eux. Ce que
je t’en dis, c’est par tendresse pour ma pauvre mère, que toute cette clique
traite vraiment d’une façon révoltante.
– Ce sont des misérables ! Murmurait Silvère.
– Oh ! Tu ne sais rien, tu n’entends rien, toi. Il n’y a pas d’injures que
les Rougon ne disent contre la brave femme. Aristide a défendu à son fils de
jamais la saluer. Félicité parle de la faire enfermer dans une maison de folles.
Le jeune homme, pâle comme un linge, interrompait brusquement son
oncle.
– Assez ! Criait-il, je ne veux pas en savoir davantage. Il faudra que tout
cela finisse.
– Je me tais, puisque ça te contrarie, reprenait le vieux coquin en faisant
le bonhomme. Il y a des choses pourtant que tu ne dois pas ignorer, à moins
que tu ne veuilles jouer le rôle d’un imbécile.
Macquart, tout en s’efforçant de jeter Silvère sur les Rougon, goûtait une
joie exquise à mettre des larmes de douleur dans les yeux du jeune homme. Il

121
le détestait peut-être plus que les autres, parce qu’il était excellent ouvrier et
qu’il ne buvait jamais. Aussi aiguisait-il ses plus fines cruautés à inventer des
mensonges atroces qui frappaient au cœur le pauvre garçon ; il jouissait alors
de sa pâleur, du tremblement de ses mains, de ses regards navrés, avec la
volupté d’un esprit méchant qui calcule ses coups et qui a touché sa victime
au bon endroit. Puis, quand il croyait avoir suffisamment blessé et exaspéré
Silvère, il l’abordait enfin la politique.
– On m’a assuré, disait-il en baissant la voix, que les Rougon préparent
un mauvais coup.
– Un mauvais coup ? interrogeait Silvère devenu attentif.
– Oui, on doit saisir, une de ces nuits prochaines, tous les bons citoyens
de la ville et les jeter en prison.
Le jeune homme commençait par douter. Mais son oncle donnait des
détails précis : il parlait de listes dressées, il nommait les personnes qui se
trouvaient sur ces listes, il indiquait de quelle façon, à quelle heure et dans
quelles circonstances s’exécuterait le complot. Peu à peu Silvère se laissait
prendre à ce conte de bonne femme, et bientôt il délirait contre les ennemis
de la république.
– Ce sont eux, criait-il, que nous devrons réduire à l’impuissance, s’ils
continuent à trahir le pays. Et que comptent-ils faire des citoyens qu’ils
arrêteront ?
– Ce qu’ils comptent en faire ! Répondait Macquart avec un petit rire sec,
mais ils les fusilleront dans les basses fosses des prisons.
Et comme le jeune homme, stupide d’horreur, le regardait sans pouvoir
trouver une parole :
– Et ce ne sera pas les premiers qu’on y assassinera, continuait-il. Tu n’as
qu’à aller rôder le soir, derrière le palais de justice, tu y entendras des coups
de feu et des gémissements.
– Ô les infâmes ! Murmurait Silvère.
Alors l’oncle et le neveu se lançaient dans la haute politique. Fine et
Gervaise, en les voyant aux prises, allaient se coucher doucement, sans
qu’ils s’en aperçussent. Jusqu’à minuit, les deux hommes restaient ainsi à
commenter les nouvelles de Paris, à parler de la lutte prochaine et inévitable.
Macquart déblatérait amèrement contre les hommes de son parti ; Silvère
rêvait tout haut, et pour lui seul, son rêve de liberté idéale. Étranges
entretiens, pendant lesquels l’oncle se versait un nombre incalculable de
petits verres, et dont le neveu sortait gris d’enthousiasme. Antoine ne put
cependant jamais obtenir du jeune républicain un calcul perfide, un plan
de guerre contre les Rougon ; il eut beau le pousser, il n’entendit sortir de
sa bouche que des appels à la justice éternelle, qui tôt ou tard punirait les
méchants.

122
Le généreux enfant parlait bien avec fièvre de prendre les armes et de
massacrer les ennemis de la république ; mais, dès que ces ennemis sortaient
du rêve et se personnifiaient dans son oncle Pierre ou dans toute autre
personne de sa connaissance, il comptait sur le ciel pour lui éviter l’horreur
du sang versé. Il est à croire qu’il aurait même cessé de fréquenter Macquart
dont les fureurs jalouses lui causaient une sorte de malaise, s’il n’avait goûté
la joie de parler librement chez lui de sa chère république. Toutefois, son
oncle eut sur sa destinée une influence décisive ; il irrita ses nerfs par ses
continuelles diatribes ; il acheva de lui faire souhaiter âprement la lutte
armée, la conquête violente du bonheur universel.
Comme Silvère atteignait sa seizième année, Macquart le fit initier à la
société secrète des Montagnards, cette association puissante qui couvrait
tout le Midi. Dès ce moment, le jeune républicain couva des yeux la
carabine du contrebandier, qu’Adélaïde avait accrochée sur le manteau de
la cheminée. Une nuit, pendant que sa grand-mère dormait, il la nettoya,
la remit en état. Puis il la replaça à son clou et attendit. Et il se berçait
dans ses rêveries d’illuminé, il bâtissait des épopées gigantesques, voyant
en plein idéal des luttes homériques, des sortes de tournois chevaleresques,
dont les défenseurs de la liberté sortaient vainqueurs, et acclamés par le
monde entier.
Macquart, malgré l’inutilité de ses efforts, ne se découragea pas. Il se dit
qu’il suffirait seul à étrangler les Rougon, s’il pouvait jamais les tenir dans
un petit coin. Ses rages de fainéant envieux et affamé s’accrurent encore, à
la suite d’accidents successifs qui l’obligèrent à se remettre au travail. Vers
les premiers jours de l’année 1850, Fine mourut presque subitement d’une
fluxion de poitrine, qu’elle avait prise en allant laver un soir le linge de la
famille à la Viorne, et en le rapportant mouillé sur son dos ; elle était rentrée
trempée d’eau et de sueur, écrasée par ce fardeau qui pesait un poids énorme,
et ne s’était plus relevée. Cette mort consterna Macquart. Son revenu le
plus assuré lui échappait. Quand il vendit, au bout de quelques jours, le
chaudron dans lequel sa femme faisait bouillir ses châtaignes, et le chevalet
qui lui servait à rempailler ses vieilles chaises, il accusa grossièrement le
bon Dieu de lui avoir pris la défunte, cette forte commère dont il avait eu
honte et dont il sentait à cette heure tout le prix. Il se rabattit sur le gain
de ses enfants avec plus d’avidité. Mais, un mois plus tard, Gervaise, lasse
de ses continuelles exigences, s’en alla avec ses deux enfants et Lantier,
dont la mère était morte. Les amants se réfugièrent à Paris. Antoine, atterré,
s’emporta ignoblement contre sa fille, en lui souhaitant de crever à l’hôpital,
comme ses pareilles. Ce débordement d’injures n’améliora pas sa situation,
qui, décidément, devenait mauvaise. Jean suivit bientôt l’exemple de sa
sœur. Il attendit un jour de paye et s’arrangea de façon à toucher lui-même

123
son argent. Il dit en partant à un de ses amis, qui le répéta à Antoine, qu’il ne
voulait plus nourrir son fainéant de père, et que si ce dernier s’avisait de le
faire ramener par les gendarmes, il était décidé à ne plus toucher une scie ni
un rabot. Le lendemain, lorsque Antoine l’eut cherché inutilement et qu’il
se trouva seul, sans un sou, dans le logement où, pendant vingt ans, il s’était
fait grassement entretenir, il entra dans une rage atroce, donnant des coups
de pied aux meubles, hurlant les imprécations les plus monstrueuses. Puis
il s’affaissa, il se mit à traîner les pieds, à geindre comme un convalescent.
La crainte d’avoir à gagner son pain le rendait positivement malade. Quand
Silvère vint le voir, il se plaignit avec des larmes de l’ingratitude des
enfants. N’avait-il pas toujours été un bon père ? Jean et Gervaise étaient des
monstres qui le récompensaient bien mal de tout ce qu’il avait fait pour eux.
Maintenant, ils l’abandonnaient, parce qu’il était vieux et qu’ils ne pouvaient
plus rien tirer de lui.
– Mais, mon oncle, dit Silvère, vous êtes encore d’un âge à travailler.
Macquart, toussant, se courbant, hocha lugubrement la tête, comme pour
dire qu’il ne résisterait pas longtemps à la moindre fatigue. Au moment où
son neveu allait se retirer, il lui emprunta dix francs. Il vécut un mois, en
portant un à un chez un fripier les vieux effets de ses enfants, et en vendant
également peu à peu tous les menus objets du ménage. Bientôt il n’eut plus
qu’une table, une chaise, son lit et les vêtements qu’il portait. Il finit même
par troquer la couchette de noyer contre un simple lit de sangles. Quand
il fut à bout de ressources, pleurant de rage, avec la pâleur farouche d’un
homme qui se résigne au suicide, il alla chercher le paquet d’osier oublié
dans un coin depuis un quart de siècle. En le prenant, il parut soulever une
montagne. Et il se remit à tresser des corbeilles et des paniers, accusant le
genre humain de son abandon. Ce fut alors surtout qu’il parla de partager
avec les riches. Il se montra terrible. Il incendiait de ses discours l’estaminet,
où ses regards furibonds lui assuraient un crédit illimité. D’ailleurs, il ne
travaillait que lorsqu’il n’avait pu soutirer une pièce de cent sous à Silvère
ou à un camarade. Il ne fut plus « monsieur » Macquart, cet ouvrier rasé
et endimanché tous les jours, qui jouait au bourgeois ; il redevint le grand
diable malpropre qui avait spéculé jadis sur ses haillons. Maintenant qu’il
se trouvait presque à chaque marché pour vendre ses corbeilles, Félicité
n’osait plus aller à la halle. Il lui fit une fois une scène atroce. Sa haine
pour les Rougon croissait avec sa misère. Il jurait, en proférant d’effroyables
menaces, de se faire justice lui-même, puisque les riches s’entendaient pour
le forcer au travail.
Dans ces dispositions d’esprit, il accueillit le coup d’État avec la joie
chaude et bruyante d’un chien qui flaire la curée. Les quelques libéraux
honorables de la ville n’ayant pu s’entendre et se tenant à l’écart, il se trouva

124
naturellement un des agents les plus en vue de l’insurrection. Les ouvriers,
malgré l’opinion déplorable qu’ils avaient fini par avoir de ce paresseux,
devaient le prendre à l’occasion comme un drapeau de ralliement. Mais les
premiers jours, la ville restant paisible, Macquart crut ses plans déjoués. Ce
fut seulement à la nouvelle du soulèvement des campagnes, qu’il se remit
à espérer. Pour rien au monde, il n’aurait quitté Plassans ; aussi inventa-
t-il un prétexte pour ne pas suivre les ouvriers qui allèrent, le dimanche
matin, rejoindre la bande insurrectionnelle de la Palud et de Saint-Martin-de-
Vaulx. Le soir du même jour, il était avec quelques fidèles dans un estaminet
borgne du vieux quartier, lorsqu’un camarade accourut les prévenir que les
insurgés se trouvaient à quelques kilomètres de Plassans. Cette nouvelle
venait d’être apportée par une estafette qui avait réussi à pénétrer dans la
ville, et qui était chargée d’en faire ouvrir les portes à la colonne. Il y eut
une explosion de triomphe. Macquart surtout parut délirer d’enthousiasme.
L’arrivée imprévue des insurgés lui sembla une attention délicate de la
Providence à son égard. Et ses mains tremblaient à la pensée qu’il tiendrait
bientôt les Rougon à la gorge.
Cependant Antoine et ses amis sortirent en hâte du café. Tous les
républicains qui n’avaient pas encore quitté la ville, se trouvèrent bientôt
réunis sur le cours Sauvaire. C’était cette bande que Rougon avait aperçue
en courant se cacher chez sa mère. Lorsque la bande fut arrivée à la hauteur
de la rue de la Banne, Macquart, qui s’était mis à la queue, fit rester en
arrière quatre de ses compagnons, grands gaillards de peu de cervelle qu’il
dominait de tous ses bavardages de café. Il leur persuada aisément qu’il
fallait arrêter sur-le-champ les ennemis de la république, si l’on voulait
éviter les plus grands malheurs. La vérité était qu’il craignait de voir Pierre
lui échapper, au milieu du trouble que l’entrée des insurgés allait causer. Les
quatre grands gaillards le suivirent avec une docilité exemplaire et vinrent
heurter violemment à la porte des Rougon. Dans cette circonstance critique,
Félicité fut admirable de courage. Elle descendit ouvrir la porte de la rue.
– Nous voulons monter chez toi, lui dit brutalement Macquart.
– C’est bien, messieurs, montez, répondit-elle avec une politesse
ironique, en feignant de ne pas reconnaître son beau-frère.
En haut, Macquart lui ordonna d’aller chercher son mari.
– Mon mari n’est pas ici, dit-elle de plus en plus calme, il est en voyage
pour ses affaires ; il a pris la diligence de Marseille, ce soir à six heures.
Antoine, à cette déclaration faite d’une voix nette, eut un geste de
rage. Il entra violemment dans le salon, passa dans la chambre à coucher,
bouleversa le lit, regardant derrière les rideaux et sous les meubles. Les
quatre grands gaillards l’aidaient. Pendant un quart d’heure, ils fouillèrent
l’appartement. Félicité s’était paisiblement assise sur le canapé du salon

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et s’occupait à renouer les cordons de ses jupes, comme une personne qui
vient d’être surprise dans son sommeil et qui n’a pas eu le temps de se vêtir
convenablement.
– C’est pourtant vrai, il s’est sauvé, le lâche ! Bégaya Macquart en
revenant dans le salon.
Il continua pourtant de regarder autour de lui d’un air soupçonneux. Il
avait le pressentiment que Pierre ne pouvait avoir abandonné la partie au
moment décisif. Il s’approcha de Félicité, qui bâillait.
– Indique-nous l’endroit où ton mari est caché, lui dit-il, et je te promets
qu’il ne lui sera fait aucun mal.
– Je vous ai dit la vérité, répondit-elle avec impatience. Je ne puis
pourtant pas vous livrer mon mari, puisqu’il n’est pas ici. Vous avez regardé
partout, n’est-ce pas ? Laissez-moi tranquille maintenant.
Macquart, exaspéré par son sang-froid, allait certainement la battre,
lorsqu’un bruit sourd monta de la rue. C’était la colonne des insurgés qui
s’engageait dans la rue de la Banne.
Il dut quitter le salon jaune, après avoir montré le poing à sa belle-sœur,
en la traitant de vieille gueuse et en la menaçant de revenir bientôt. Au bas de
l’escalier, il prit à part un des hommes qui l’avait accompagné, un terrassier
nommé Cassoute, le plus épais des quatre, et lui ordonna de s’asseoir sur la
première marche et de n’en pas bouger jusqu’à nouvel ordre.
– Tu viendrais m’avertir, lui dit-il, si tu voyais rentrer la canaille d’en
haut.
L’homme s’assit pesamment. Quand il fut sur le trottoir, Macquart, levant
les yeux, aperçut Félicité accoudée à une fenêtre du salon jaune et regardant
curieusement le défilé des insurgés, comme s’il se fût agi d’un régiment
traversant la ville, musique en tête. Cette dernière preuve de tranquillité
parfaite l’irrita au point qu’il fut tenté de remonter pour jeter la vieille femme
dans la rue. Il suivit la colonne en murmurant d’une voix sourde :
– Oui, oui, regarde-nous passer. Nous verrons si demain tu te mettras à
ton balcon.
Il était près de onze heures du soir, lorsque les insurgés entrèrent dans la
ville, par la porte de Rome. Ce furent les ouvriers restés à Plassans qui leur
ouvrirent cette porte à deux battants, malgré les lamentations du gardien,
auquel on n’arracha les clefs que par la force. Cet homme, très jaloux de ses
fonctions, demeura anéanti devant ce flot de foule, lui qui ne laissait entrer
qu’une personne à la fois, après l’avoir longuement regardée au visage ;
il murmurait qu’il était déshonoré. À la tête de la colonne, marchaient
toujours les hommes de Plassans, guidant les autres ; Miette, au premier
rang, ayant Silvère à sa gauche, levait le drapeau avec plus de crânerie,
depuis qu’elle sentait, derrière les persiennes closes, des regards effarés de

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bourgeois réveillés en sursaut. Les insurgés suivirent avec une prudente
lenteur les rues de Rome et de la Banne ; à chaque carrefour, ils craignaient
d’être accueillis à coups de fusil, bien qu’ils connussent le tempérament
calme des habitants. Mais la ville semblait morte ; à peine entendait-on
aux fenêtres des exclamations étouffées. Cinq ou six persiennes seulement
s’ouvrirent ; quelque vieux rentier se montrait, en chemise, une bougie à la
main, se penchant pour mieux voir ; puis, dès que le bonhomme distinguait
la grande fille rouge qui paraissait traîner derrière elle cette foule de démons
noirs, il refermait précipitamment sa fenêtre, terrifié par cette apparition
diabolique. Le silence de la ville endormie tranquillisa les insurgés, qui
osèrent s’engager dans les ruelles du vieux quartier, et qui arrivèrent ainsi
sur la place du Marché et sur la place de l’Hôtel-de-Ville, qu’une rue courte
et large relie entre elles. Les deux places, plantées d’arbres maigres, se
trouvaient vivement éclairées par la lune. Le bâtiment de l’Hôtel-de-Ville,
fraîchement restauré, faisait, au bord du ciel clair, une grande tache d’une
blancheur crue, sur laquelle le balcon du premier étage détachait en minces
lignes noires ses arabesques de fer forgé. On distinguait nettement plusieurs
personnes debout sur ce balcon, le maire, le commandant Sicardot, trois
ou quatre conseillers municipaux, et d’autres fonctionnaires. En bas, les
portes étaient fermées. Les trois mille républicains, qui emplissaient les deux
places, s’arrêtèrent, levant la tête, prêts à enfoncer les portes d’une poussée.
L’arrivée de la colonne insurrectionnelle, à pareille heure, surprenait
l’autorité à l’improviste. Avant de se rendre à la mairie, le commandant
Sicardot avait pris le temps d’aller endosser son uniforme. Il fallut ensuite
courir éveiller le maire. Quand le gardien de la porte de Rome, laissé libre
par les insurgés, vint annoncer que les scélérats étaient dans la ville, le
commandant n’avait encore réuni à grand-peine qu’une vingtaine de gardes
nationaux. Les gendarmes, dont la caserne était cependant voisine, ne purent
même être prévenus. On dut fermer les portes à la hâte pour délibérer. Cinq
minutes plus tard, un roulement sourd et continu annonçait l’approche de
la colonne.
M. Garçonnet, par haine de la république, aurait vivement souhaité de se
détendre. Mais c’était un homme prudent qui comprit l’inutilité de la lutte,
en ne voyant autour de lui que quelques hommes pâles et à peine éveillés. La
délibération ne fut pas longue. Seul Sicardot s’entêta ; il voulait se battre, il
prétendait que vingt hommes suffiraient pour mettre ces trois mille canailles
à la raison. M. Garçonnet haussa les épaules et déclara que l’unique parti
à prendre était de capituler d’une façon honorable. Comme les brouhahas
de la foule croissaient, il se rendit sur le balcon, où toutes les personnes
présentes le suivirent. Peu à peu le silence se fit. En bas, dans la masse noire
et frissonnante des insurgés, les fusils et les faux luisaient au clair de lune.

127
– Qui êtes-vous et que voulez-vous ? cria le maire d’une voix forte.
Alors un homme en paletot, un propriétaire de la Palud, s’avança.
– Ouvrez la porte, dit-il sans répondre aux questions de M. Garçonnet.
Évitez une lutte fratricide.
– Je vous somme de vous retirer, reprit le maire. Je proteste au nom de
la loi.
Ces paroles soulevèrent dans la foule des clameurs assourdissantes.
Quand le tumulte fut un peu calmé, des interpellations véhémentes
montèrent jusqu’au balcon. Des voix crièrent :
– C’est au nom de la loi que nous sommes venus.
– Votre devoir, comme fonctionnaire, est de faire respecter la loi
fondamentale du pays, la constitution, qui vient d’être outrageusement
violée.
– Vive la constitution ! Vive la république !
Et comme M. Garçonnet essayait de se faire entendre et continuait à
invoquer sa qualité de fonctionnaire, le propriétaire de la Palud, qui était
resté au bas du balcon, l’interrompit avec une grande énergie.
– Vous n’êtes plus, dit-il, que le fonctionnaire d’un fonctionnaire déchu ;
nous venons vous casser de vos fonctions.
Jusque-là le commandant Sicardot avait terriblement mordu ses
moustaches, en mâchant de sourdes injures. La vue des bâtons et des faux
l’exaspérait ; il faisait des efforts inouïs pour ne pas traiter comme ils le
méritaient ces soldats de quatre sous qui n’avaient pas même chacun un
fusil. Mais quand il entendit un monsieur en simple paletot parler de casser
un maire ceint de son écharpe, il ne put se taire davantage, il cria :
– Tas de gueux ! Si j’avais seulement quatre hommes et un caporal, je
descendrais vous tirer les oreilles pour vous rappeler au respect !
Il n’en fallait pas tant pour occasionner les plus graves accidents. Un
long cri courut dans la foule, qui se rua contre les portes de la mairie.
M. Garçonnet, consterné, se hâta de quitter le balcon, en suppliant Sicardot
d’être raisonnable, s’il ne voulait pas les faire massacrer. En deux minutes,
les portes cédèrent, le peuple envahit la mairie et désarma les gardes
nationaux. Le maire et les autres fonctionnaires présents furent arrêtés.
Sicardot, qui voulut refuser son épée, dut être protégé par le chef du
contingent des Tulettes, homme d’un grand sang-froid, contre l’exaspération
de certains insurgés. Quand l’Hôtel-de-Ville fut au pouvoir des républicains,
ils conduisirent les prisonniers dans un petit café de la place du Marché, où
ils furent gardés à vue.
L’armée insurrectionnelle aurait évité de traverser Plassans, si les
chefs n’avaient jugé qu’un peu de nourriture et quelques heures de repos
étaient pour leurs hommes d’une absolue nécessité. Au lieu de se porter

128
directement sur le chef-lieu, la colonne, par une inexpérience et une faiblesse
inexcusables du général improvisé qui la commandait, accomplissait alors
une conversion à gauche, une sorte de large détour qui devait la mener à sa
perte. Elle se dirigeait vers les plateaux de Sainte-Roure, éloignés encore
d’une dizaine de lieues, et c’était la perspective de cette longue marche qui
l’avait décidée à pénétrer dans la ville, malgré l’heure avancée. Il pouvait
être alors onze heures et demie.
Lorsque M. Garçonnet sut que la bande réclamait des vivres, il s’offrit
pour lui en procurer. Ce fonctionnaire montra, en cette circonstance difficile,
une intelligence très nette de la situation. Ces trois mille affamés devaient
être satisfaits ; il ne fallait pas que Plassans, à son réveil, les trouvât
encore assis sur les trottoirs de ses rues ; s’ils partaient avant le jour, ils
auraient simplement passé au milieu de la ville endormie comme un mauvais
rêve, comme un de ces cauchemars que l’aube dissipe. Bien qu’il restât
prisonnier, M. Garçonnet, suivi par deux gardiens, alla frapper aux portes
des boulangers et fit distribuer aux insurgés toutes les provisions qu’il put
découvrir.
Vers une heure, les trois mille hommes, accroupis à terre, tenant leurs
armes entre leurs jambes, mangeaient. La place du Marché et celle de
l’Hôtel-de-Ville étaient transformées en de vastes réfectoires. Malgré le
froid vif, il y avait des traînées de gaieté dans cette foule grouillante, dont
les clartés vives de la lune dessinaient vivement les moindres groupes.
Les pauvres affamés dévoraient joyeusement leur part, en soufflant dans
leurs doigts ; et, du fond des rues voisines, où l’on distinguait de vagues
formes noires assises sur le seuil blanc des maisons, venaient aussi des rires
brusques qui coulaient de l’ombre et se perdaient dans la grande cohue. Aux
fenêtres, les curieuses enhardies, des bonnes femmes coiffées de foulards,
regardaient manger ces terribles insurgés, ces buveurs de sang allant à tour
de rôle boire à la pompe du marché, dans le creux de leur main.
Pendant que l’Hôtel-de-Ville était envahi, la gendarmerie, située à deux
pas, dans la rue Canquoin, qui donne sur la halle, tombait également au
pouvoir du peuple. Les gendarmes furent surpris dans leur lit et désarmés
en quelques minutes. Les poussées de la foule avaient entraîné Miette et
Silvère de ce côté. L’enfant, qui serrait toujours la hampe du drapeau contre
sa poitrine, fut collée contre le mur de la caserne, tandis que le jeune homme,
emporté par le flot humain, pénétrait à l’intérieur et aidant ses compagnons à
arracher aux gendarmes les carabines qu’ils avaient saisies à la hâte. Silvère,
devenu farouche, grisé par l’élan de la bande, s’attaqua à un grand diable de
gendarme nommé Rengade, avec lequel il lutta quelques instants. Il parvint
d’un mouvement brusque à lui enlever sa carabine. Le canon de l’arme alla
frapper violemment Rengade au visage et lui creva l’œil droit. Le sang coula,

129
des éclaboussures jaillirent sur les mains de Silvère, qui fut subitement
dégrisé. Il regarda ses mains, il lâcha la carabine ; puis il sortit en courant,
la tête perdue, secouant les doigts.
– Tu es blessé ! Cria Miette.
– Non, non, répondit-il d’une voix étouffée, c’est un gendarme que je
viens de tuer.
– Est-ce qu’il est mort !
– Je ne sais pas, il avait du sang plein la figure. Viens vite.
Il entraîna la jeune fille. Arrivé à la halle, il la fit asseoir sur un banc de
pierre. Il lui dit de l’attendre là. Il regardait toujours ses mains, il balbutiait.
Miette finit par comprendre, à ses paroles entrecoupées, qu’il voulait aller
embrasser sa grand-mère avant de partir.
– Eh bien, va, dit-elle. Ne t’inquiète pas de moi. Lave tes mains.
Il s’éloigna rapidement, tenant ses doigts écartés, sans songer à les
tremper dans les fontaines auprès desquelles il passait. Depuis qu’il avait
senti sur sa peau la tiédeur du sang de Rengade, une seule idée le poussait,
courir auprès de tante Dide et se laver les mains dans l’auge du puits, au fond
de la petite cour. Là seulement, il croyait pouvoir effacer ce sang. Toute son
enfance paisible et tendre s’éveillait, il éprouvait un besoin irrésistible de se
réfugier dans les jupes de sa grand-mère, ne fût-ce que pendant une minute.
Il arriva haletant. Tante Dide n’était pas couchée, ce qui aurait surpris Silvère
en tout autre moment. Mais il ne vit pas même, en entrant, son oncle Rougon,
assis dans un coin, sur le vieux coffre. Il n’attendit pas les questions de la
pauvre vieille.
– Grand-mère, dit-il rapidement, il faut me pardonner… Je vais partir
avec les autres… Vous voyez, j’ai du sang… Je crois que j’ai tué un
gendarme.
– Tu as tué un gendarme ! Répéta tante Dide d’une voix étrange.
Des clartés aiguës s’allumaient dans ses yeux fixés sur les taches rouges.
Brusquement, elle se tourna vers le manteau de la cheminée.
– Tu as pris le fusil, dit-elle ; où est le fusil ?
Silvère, qui avait laissé la carabine auprès de Miette, lui jura que l’arme
était en sûreté. Pour la première fois, Adélaïde fit allusion au contrebandier
Macquart devant son petit-fils.
– Tu rapporteras le fusil ? Tu me le promets ! Dit-elle avec une singulière
énergie… C’est tout ce qui me reste de lui… Tu as tué un gendarme ; lui,
ce sont les gendarmes qui l’ont tué.
Elle continuait à regarder Silvère fixement, d’un air de cruelle
satisfaction, sans paraître songer à le retenir. Elle ne lui demandait aucune
explication, elle ne pleurait point comme ces bonnes grand-mères qui voient
leurs petits-enfants à l’agonie pour la moindre égratignure. Tout son être se

130
tendait vers une même pensée, qu’elle finit par formuler avec une curiosité
ardente.
– Est-ce que c’est avec le fusil que tu as tué le gendarme ? demanda-t-
elle.
Sans doute Silvère entendit mal ou ne comprit pas.
– Oui, répondit-il… Je vais me laver les mains.
Ce ne fut qu’en revenant du puits qu’il aperçut son oncle. Pierre avait
entendu en pâlissant les paroles du jeune homme. Vraiment, Félicité avait
raison, sa famille prenait plaisir à le compromettre. Voilà maintenant qu’un
de ses neveux tuait les gendarmes ! Jamais il n’aurait la place de receveur,
s’il n’empêchait ce fou furieux de rejoindre les insurgés. Il se mit devant la
porte, décidé à ne pas le laisser sortir.
– Écoutez, dit-il à Silvère, très surpris de le trouver là, je suis le chef de
la famille, je vous défends de quitter cette maison. Il y va de votre honneur
et du nôtre. Demain, je tâcherai de vous faire gagner la frontière.
Silvère haussa les épaules.
– Laissez-moi passer, répondit-il tranquillement. Je ne suis pas un
mouchard ; je ne ferai pas connaître votre cachette, soyez tranquille.
Et comme Rougon continuait de parler de la dignité de la famille et de
l’autorité que lui donnait sa qualité d’aîné :
– Est-ce que je suis de votre famille ! Continua le jeune homme. Vous
m’avez toujours renié… Aujourd’hui, la peur vous a poussé ici, parce que
vous sentez bien que le jour de la justice est venu. Voyons, place ! Je ne me
cache pas, moi ; j’ai un devoir à accomplir.
Rougon ne bougeait pas. Alors tante Dide, qui écoutait les paroles
véhémentes de Silvère avec une sorte de ravissement, posa sa main sèche
sur les bras de son fils.
– Ôte-toi, Pierre, dit-elle, il faut que l’enfant sorte.
Le jeune homme poussa légèrement son oncle et s’élança dehors.
Rougon, en refermant la porte avec soin, dit à sa mère d’une voix pleine de
colère et de menaces :
– S’il lui arrive malheur, ce sera de votre faute… Vous êtes une vieille
folle, vous ne savez pas ce que vous venez de faire.
Mais Adélaïde ne parut pas l’entendre ; elle alla jeter un sarment dans le
feu qui s’éteignait, en murmurant avec un vague sourire.
– Je connais ça… Il restait des mois entiers dehors, puis il me revenait
mieux portant.
Elle parlait sans doute de Macquart.
Cependant Silvère regagna la halle en courant. Comme il approchait de
l’endroit où il avait laissé Miette, il entendit un bruit violent de voix et vit
un rassemblement qui lui firent hâter le pas. Une scène cruelle venait de

131
se passer. Des curieux circulaient dans la foule des insurgés, depuis que
ces derniers s’étaient tranquillement mis à manger. Parmi ces curieux, se
trouva Justin, le fils du méger Rébufat, un garçon d’une vingtaine d’années,
créature chétive et louche qui nourrissait contre sa cousine Miette une
haine implacable. Au logis, il lui reprochait le pain qu’elle mangeait, il la
traitait comme une misérable ramassée par charité au coin d’une borne.
Il est à croire que l’enfant avait refusé d’être sa maîtresse. Grêle, blafard,
les membres trop longs, le visage de travers, il se vengeait sur elle de
sa propre laideur et des mépris que la belle et puissante fille avait dû lui
témoigner. Son rêve caressé était de la faire jeter à la porte par son père.
Aussi l’espionnait-il sans relâche. Depuis quelque temps, il avait surpris ses
rendez-vous avec Silvère ; il n’attendait qu’une occasion décisive pour tout
rapporter à Rébufat. Ce soir-là, l’ayant vue s’échapper de la maison vers huit
heures, la haine l’emporta, il ne put se taire davantage. Rébufat, au récit qu’il
lui fit, entra dans une colère terrible et dit qu’il chasserait cette coureuse à
coups de pied, si elle avait l’audace de revenir. Justin se coucha, savourant
à l’avance la belle scène qui aurait lieu le lendemain. Puis il éprouva un
âpre désir de prendre immédiatement un avant-goût de sa vengeance. Il se
rhabilla et sortit. Peut-être rencontrerait-il Miette. Il se promettait d’être très
insolent. Ce fut ainsi qu’il assista à l’entrée des insurgés et qu’il les suivit
jusqu’à l’Hôtel-de-Ville, avec le vague pressentiment qu’il allait retrouver
les amoureux de ce côté. Il finit, en effet, par apercevoir sa cousine sur le
banc où elle attendait Silvère. En la voyant vêtue de sa grande pelisse et
ayant à côté d’elle le drapeau rouge, appuyé contre un pilier de la halle, il
se mit à ricaner, à la plaisanter grossièrement. La jeune fille, saisie à sa vue,
ne trouva pas une parole. Elle sanglotait sous les injures. Et tandis qu’elle
était toute secouée par les sanglots, la tête basse, se cachant la face, Justin
l’appelait fille de forçat et lui criait que le père Rébufat lui ferait danser une
fameuse danse si jamais elle s’avisait de rentrer au Jas-Meiffren. Pendant
un quart d’heure, il la tint ainsi frissonnante et meurtrie. Des gens avaient
fait cercle, riant bêtement de cette scène douloureuse. Quelques insurgés
intervinrent enfin et menacèrent le jeune homme de lui administrer une
correction exemplaire, s’il ne laissait pas Miette tranquille. Mais Justin, tout
en reculant, déclara qu’il ne les craignait pas. Ce fut à ce moment que parut
Silvère. Le jeune Rébufat, en l’apercevant, fit un saut brusque, comme pour
prendre la fuite ; il le redoutait, le sachant beaucoup plus vigoureux que lui.
Il ne put cependant résister à la cuisante volupté d’insulter une dernière fois
la jeune fille devant son amoureux.
– Ah ! Je savais bien, cria-t-il, que le charron ne devait pas être loin !
C’est pour suivre ce toqué, n’est-ce pas, que tu nous as quittés ? La
malheureuse ! Elle n’a pas seize ans ! À quand le baptême ?

132
Il fit encore quelques pas en arrière, en voyant Silvère serrer les poings.
– Et surtout, continua-t-il avec un ricanement ignoble, ne viens pas faire
tes couches chez nous. Tu n’aurais pas besoin de sage-femme. Mon père te
délivrerait à coups de pied, entends-tu ?
Il se sauva, hurlant, le visage meurtri. Silvère, d’un bond, s’était jeté
sur lui et lui avait porté en pleine figure un terrible coup de poing. Il ne le
poursuivit pas. Quand il revint auprès de Miette, il la trouva debout, essuyant
fiévreusement ses larmes avec la paume de sa main. Comme il la regardait
doucement, pour la consoler, elle eut un geste de brusque énergie.
– Non, dit-elle, je ne pleure plus, tu vois… J’aime mieux ça. Maintenant
je n’ai plus de remords d’être partie. Je suis libre.
Elle reprit le drapeau, et ce fut elle qui ramena Silvère au milieu des
insurgés. Il était alors près de deux heures du matin. Le froid devenait
tellement vif, que les républicains s’étaient levés, achevant leur pain debout
et cherchant à se réchauffer en marquant le pas gymnastique sur place.
Les chefs donnèrent enfin l’ordre du départ. La colonne se reforma. Les
prisonniers furent placés au milieu ; outre M. Garçonnet et le commandant
Sicardot, les insurgés avaient arrêté et emmenaient M. Peirotte, le receveur,
et plusieurs autres fonctionnaires.
À ce moment, on vit circuler Aristide parmi les groupes. Le cher garçon,
devant ce soulèvement formidable, avait pensé qu’il était imprudent de
ne pas rester l’ami des républicains ; mais comme, d’un autre côté, il ne
voulait pas trop se compromettre avec eux, il était venu leur faire ses adieux,
le bras en écharpe, en se plaignant amèrement de cette maudite blessure
qui l’empêchait de tenir une arme. Il rencontra dans la foule son frère
Pascal, muni d’une trousse et d’une petite caisse de secours. Le médecin
lui annonça, de sa voix tranquille, qu’il allait suivre les insurgés. Aristide le
traita tout bas de grand innocent. Il finit par s’esquiver, craignant qu’on ne
lui confiât la garde de la ville, poste qu’il jugeait singulièrement périlleux.
Les insurgés ne pouvaient songer à conserver Plassans en leur pouvoir.
La ville était animée d’un esprit trop réactionnaire, pour qu’ils cherchassent
même à y établir une commission démocratique, comme ils l’avaient déjà
fait ailleurs. Ils se seraient éloignés simplement, si Macquart, poussé et
enhardi par ses haines, n’avait offert de tenir Plassans en respect, à la
condition qu’on laissât sous ses ordres une vingtaine d’hommes déterminés.
On lui donna les vingt hommes, à la tête desquels il alla triomphalement
occuper la mairie. Pendant ce temps, la colonne descendait le cours Sauvaire
et sortait par la Grand-Porte, laissant derrière elle, silencieuses et désertes,
ces rues qu’elle avait traversées comme un coup de tempête. Au loin
s’étendaient les routes toutes blanches de lune. Miette avait refusé le bras de

133
Silvère ; elle marchait bravement, ferme et droite, tenant le drapeau rouge à
deux mains, sans se plaindre de l’onglée qui lui bleuissait les doigts.

134
V

Au loin s’étendaient les routes toutes blanches de lune.


La bande insurrectionnelle, dans la campagne froide et claire, reprit
sa marche héroïque. C’était comme un large courant d’enthousiasme. Le
souffle d’épopée qui emportait Miette et Silvère, ces grands enfants avides
d’amour et de liberté, traversait avec une générosité sainte les honteuses
comédies des Macquart et des Rougon. La voix haute du peuple, par
intervalles, grondait, entre les bavardages du salon jaune et les diatribes
de l’oncle Antoine. Et la farce vulgaire, la farce ignoble, tournait au grand
drame de l’histoire.
Au sortir de Plassans, les insurgés avaient pris la route d’Orchères. Ils
devaient arriver à cette ville vers dix heures du matin. La route remonte le
cours de la Viorne, en suivant à mi-côte les détours des collines aux pieds
desquelles coule le torrent. À gauche, la plaine s’élargit, immense tapis vert,
piqué de loin en loin par les taches grises des villages. À droite, la chaîne des
Garrigues dresse ses pics désolés, ses champs de pierres, ses blocs couleur
de rouille, comme roussis par le soleil. Le grand chemin, formant chaussée
du côté de la rivière, passe au milieu de rocs énormes, entre lesquels se
montrent, à chaque pas, des bouts de la vallée. Rien n’est plus sauvage,
plus étrangement grandiose, que cette route taillée dans le flanc même des
collines. La nuit surtout, ces lieux ont une horreur sacrée. Sous la lumière
pâle, les insurgés s’avançaient comme dans une avenue de ville détruite,
ayant aux deux bords des débris de temples ; la lune faisait de chaque rocher
un fût de colonne tronqué, un chapiteau écroulé, une muraille trouée de
mystérieux portiques. En haut, la masse des Garrigues dormait, à peine
blanchie d’une teinte laiteuse, pareille à une immense cité cyclopéenne dont
les tours, les obélisques, les maisons aux terrasses hautes, auraient caché
une moitié du ciel ; et, dans les fonds, du côte de la plaine, se creusait,
s’élargissait un océan de clartés diffuses, une étendue vague, sans bornes,
où flottaient des nappes de brouillard lumineux. La bande insurrectionnelle
aurait pu croire qu’elle suivait une chaussée gigantesque, un chemin de
ronde construit au bord d’une mer phosphorescente et tournant autour d’une
Babel inconnue.
Cette nuit-là, la Viorne, au bas des rochers de la route, grondait d’une
voix rauque. Dans ce roulement continu du torrent, les insurgés distinguaient
des lamentations aigres de tocsin. Les villages épars dans la plaine, de
l’autre côté de la rivière, se soulevaient, sonnant l’alarme, allumant des

135
feux. Jusqu’au matin, la colonne en marche, qu’un glas funèbre semblait
suivre dans la nuit d’un tintement obstiné, vit ainsi l’insurrection courir le
long de la vallée comme une traînée de poudre. Les feux tachaient l’ombre
de points sanglants ; des chants lointains venaient, par souffles affaiblis ;
toute la vague étendue, noyée sous les buées blanchâtres de la lune, s’agitait
confusément, avec de brusques frissons de colère. Pendant des lieues, le
spectacle resta le même.
Ces hommes, qui marchaient dans l’aveuglement de la fièvre que les
événements de Paris avaient mise au cœur des républicains, s’exaltaient au
spectacle de cette longue bande de terre toute secouée de révolte. Grisés par
l’enthousiasme du soulèvement général qu’ils rêvaient, ils croyaient que la
France les suivait, ils s’imaginaient voir, au-delà de la Viorne, dans la vaste
mer de clartés diffuses, des files d’hommes interminables qui couraient,
comme eux, à la défense de la république. Et leur esprit rude, avec cette
naïveté et cette illusion des foules, concevait une victoire facile et certaine.
Ils auraient saisi et fusillé comme traître quiconque leur aurait dit, à cette
heure, que seuls ils avaient le courage du devoir, tandis que le reste du pays,
écrasé de terreur, se laissait lâchement garrotter.
Ils puisaient encore un continuel entraînement de courage dans l’accueil
que leur faisaient les quelques bourgs bâtis sur le penchant des Garrigues, au
bord de la route. Dès l’approche de la petite armée, les habitants se levaient
en masse ; les femmes accouraient en leur souhaitant une prompte victoire ;
les hommes, à demi vêtus, se joignaient à eux, après avoir pris la première
arme qui leur tombait sous la main. C’était, à chaque village, une nouvelle
ovation, des cris de bienvenue, des adieux longuement répétés.
Vers le matin, la lune disparut derrière les Garrigues ; les insurgés
continuèrent leur marche rapide dans le noir épais d’une nuit d’hiver ; ils
ne distinguaient plus ni la vallée, ni les coteaux ; ils entendaient seulement
les plaintes sèches des cloches, battant au fond des ténèbres, comme des
tambours invisibles, cachés ils ne savaient où, et dont les appels désespérés
les fouettaient sans relâche.
Cependant Miette et Silvère allaient dans l’emportement de la bande.
Vers le matin, la jeune fille était brisée de fatigue. Elle ne marchait plus qu’à
petits pas pressés, ne pouvant suivre les grandes enjambées des gaillards
qui l’entouraient. Mais elle mettait tout son courage à ne pas se plaindre ; il
lui eût trop coûté d’avouer qu’elle n’avait pas la force d’un garçon. Dès les
premières lieues, Silvère lui avait donné le bras ; puis, voyant que le drapeau
glissait peu à peu de ses mains roidies, il avait voulu le prendre, pour la
soulager ; et elle s’était fâchée, elle lui avait seulement permis de soutenir
le drapeau d’une main, tandis qu’elle continuerait à le porter sur son épaule.
Elle garda ainsi son attitude héroïque avec une opiniâtreté d’enfant, souriant

136
au jeune homme chaque fois qu’il lui jetait un regard de tendresse inquiète.
Mais quand la lune se cacha, elle s’abandonna dans le noir. Silvère la sentait
devenir plus lourde à son bras. Il dût porter le drapeau et la pendre à la taille,
pour l’empêcher de trébucher. Elle ne se plaignait toujours pas.
– Tu es bien lasse, ma pauvre Miette ? lui demanda son compagnon.
– Oui, un peu lasse, répondit-elle d’une voix oppressée.
– Veux-tu que nous nous reposions ?
Elle ne dit rien ; seulement il comprit qu’elle chancelait. Alors il confia le
drapeau à un des insurgés et sortit des rangs, en emportant presque l’enfant
dans ses bras. Elle se débattit un peu, elle était confuse d’être si petite
fille. Mais il la calma, il lui dit qu’il connaissait un chemin de traverse qui
abrégeait la route de moitié. Ils pouvaient se reposer une bonne heure et
arriver à Orchères en même temps que la bande.
Il était alors environ six heures. Un léger brouillard devait monter de la
Viorne. La nuit semblait s’épaissir encore. Les jeunes gens grimpèrent à
tâtons le long de la pente des Garrigues, jusqu’à un rocher, sur lequel ils
s’assirent. Autour d’eux se creusait un abîme de ténèbres. Ils étaient comme
perdus sur la pointe d’un récif, au-dessus du vide. Et dans ce vide, quand le
roulement sourd de la petite armée se fut perdu, ils n’entendirent plus que
deux cloches, l’une vibrante, sonnant sans doute à leurs pieds, dans quelque
village bâti au bord de la route, l’autre éloignée, étouffée, répondant aux
plaintes fébriles de la première par de lointains sanglots. On eût dit que ces
cloches se racontaient, dans le néant, la fin sinistre d’un monde.
Miette et Silvère, échauffés par leur course rapide, ne sentirent pas
d’abord le froid. Ils gardèrent le silence, écoutant avec une tristesse indicible
ces bruits de tocsin dont frissonnait la nuit. Ils ne se voyaient même pas.
Miette eut peur ; elle chercha la main de Silvère et la garda dans la
sienne. Après l’élan fiévreux qui, pendant des heures, venait de les emporter
hors d’eux-mêmes, la pensée perdue, cet arrêt brusque, cette solitude dans
laquelle ils se retrouvaient côte à côte, les laissaient brisés et étonnés, comme
éveillés en sursaut d’un rêve tumultueux. Il leur semblait qu’un flot les avait
jetés sur le bord de la route et que la mer s’était ensuite retirée. Une réaction
invincible les plongeait dans une stupeur inconsciente ; ils oubliaient leur
enthousiasme ; ils ne songeaient plus à cette bande d’hommes qu’ils devaient
rejoindre ; ils étaient tout au charme triste de se sentir seuls, au milieu de
l’ombre farouche, la main dans la main.
– Tu ne m’en veux pas ? demanda enfin la jeune fille. Je marcherais bien
toute la nuit avec toi ; mais ils couraient trop fort, je ne pouvais plus souffler.
– Pourquoi t’en voudrais-je ? dit le jeune homme.

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– Je ne sais pas. J’ai peur que tu ne m’aimes plus. J’aurais voulu faire
de grands pas comme toi, aller toujours sans m’arrêter. Tu vas croire que
je suis une enfant.
Silvère eut dans l’ombre un sourire que Miette devina. Elle continua
d’une voix décidée :
– Il ne faut pas toujours me traiter comme une sœur ; je veux être ta
femme.
Et, d’elle-même, elle attira Silvère contre sa poitrine.
Elle le tint serré entre ses bras, en murmurant :
– Nous allons avoir froid, réchauffons-nous comme cela.
Il y eut un silence. Jusqu’à cette heure trouble, les jeunes gens s’étaient
aimés d’une tendresse fraternelle. Dans leur ignorance, ils continuaient à
prendre pour une amitié vive l’attrait qui les poussait à se serrer sans cesse
entre les bras, et à se garder dans leurs étreintes, plus longtemps que ne
se gardent les frères et les sœurs. Mais, au fond de ces amours naïves,
grondaient, plus hautement chaque jour, les tempêtes du sang ardent de
Miette et de Silvère. Avec l’âge, avec la science, une passion chaude, d’une
fougue méridionale, devait naître de cette idylle. Toute fille qui se pend
au cou d’un garçon est femme déjà, femme inconsciente, qu’une caresse
peut éveiller. Quand les amoureux s’embrassent sur les joues, c’est qu’ils
tâtonnent et cherchent les lèvres. Un baiser fait des amants. Ce fut par cette
noire et froide nuit de décembre, aux lamentations aigres du tocsin, que
Miette et Silvère échangèrent un de ces baisers qui appellent à la bouche
tout le sang du cœur.
Ils restaient muets, étroitement serrés l’un contre l’autre. Miette avait
dit : « Réchauffons-nous comme cela, » et ils attendaient innocemment
d’avoir chaud. Des tiédeurs leur vinrent bientôt à travers leurs vêtements ;
ils sentirent peu à peu leur étreinte les brûler, ils entendirent leurs poitrines
se soulever d’un même souffle. Une langueur les envahit, qui les plongea
dans une somnolence fiévreuse. Ils avaient chaud maintenant ; des lueurs
passaient devant leurs paupières closes, des bruits confus montaient à leur
cerveau. Cet état de bien-être douloureux, qui dura quelques minutes, leur
parut sans fin. Et alors ce fut dans une sorte de rêve, que leurs lèvres se
rencontrèrent. Leur baiser fut long, avide. Il leur sembla que jamais ils ne
s’étaient embrassés. Ils souffraient, ils se séparèrent. Puis, quand le froid
de la nuit eut glacé leur fièvre, ils demeurèrent à quelque distance l’un de
l’autre, dans une grande confusion.
Les deux cloches causaient toujours sinistrement entre elles, dans l’abîme
noir qui se creusait autour des jeunes gens. Miette, frissonnante, effrayée,
n’osa pas se rapprocher de Silvère. Elle ne savait même plus s’il était là,
elle ne l’entendait plus faire un mouvement. Tous deux étaient pleins de la

138
sensation âcre de leur baiser ; des effusions leur montaient aux lèvres, ils
auraient voulu se remercier, s’embrasser encore ; mais ils étaient si honteux
de leur bonheur cuisant, qu’ils eussent mieux aimé ne jamais le goûter une
seconde fois, que d’en parler tout haut. Longtemps encore, si leur marche
rapide n’avait fouetté leur sang, si la nuit épaisse ne s’était faite complice, ils
se seraient embrassés sur les joues, comme de bons camarades. La pudeur
venait à Miette. Après l’ardent baiser de Silvère, dans ces heureuses ténèbres
où son cœur s’ouvrait, elle se rappela les grossièretés de Justin. Quelques
heures auparavant, elle avait écouté sans rougir ce garçon, qui la traitait de
fille perdue ; il demandait à quand le baptême, il lui criait que son père la
délivrerait à coups de pied, si jamais elle s’avisait de rentrer au Jas-Meiffren,
et elle avait pleuré sans comprendre, elle avait pleuré parce qu’elle devinait
que tout cela devait être ignoble. Maintenant qu’elle devenait femme, elle se
disait, avec ses innocences dernières, que le baiser, dont elle sentait encore
la brûlure en elle, suffisait peut-être pour l’emplir de cette honte dont son
cousin l’accusait. Alors elle fut prise de douleur, elle sanglota.
– Qu’as-tu ? pourquoi pleures-tu ? demanda Silvère d’une voix inquiète.
– Non, laisse, balbutia-t-elle, je ne sais pas.
Puis, comme malgré elle, au milieu de ses larmes.
– Ah ! Je suis une malheureuse. J’avais dix ans, on me jetait des pierres.
Aujourd’hui, on me traite comme la dernière des créatures. Justin a eu raison
de me mépriser devant le monde. Nous venons de faire le mal, Silvère.
Le jeune homme, consterné, la reprit entre ses bras, essayant de la
consoler.
– Je t’aime ! Murmurait-il. Je suis ton frère. Pourquoi dis-tu que nous
venons de faire le mal ? Nous nous sommes embrassés parce que nous avions
froid. Tu sais bien que nous nous embrassions tous les soirs en nous séparant.
– Oh ! Pas comme tout à l’heure, dit-elle d’une voix très basse. Il ne
faut plus faire cela, vois-tu ; ça doit être défendu, car je me suis sentie toute
singulière. Maintenant les hommes vont rire, quand je passerai. Je n’oserai
plus me défendre, ils seront dans leur droit.
Le jeune homme se taisait, ne trouvant pas une parole pour tranquilliser
l’esprit effaré de cette grande enfant de treize ans, toute frémissante et toute
peureuse, à son premier baiser d’amour. Il la serrait doucement contre lui, il
devinait qu’il la calmerait, s’il pouvait lui rendre le tiède engourdissement
de leur étreinte. Mais elle se débattait, elle continuait :
– Si tu voulais, nous nous en irions, nous quitterions le pays. Je ne puis
plus rentrer à Plassans ; mon oncle me battrait, toute la ville me montrerait
au doigt…
Puis, comme prise d’une irritation brusque :

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– Non, je suis maudite, je te défends de quitter tante Dide pour me suivre.
Il faut m’abandonner sur une grande route.
– Miette, Miette, implora Silvère, ne dis pas cela !
– Si, je te débarrasserai de moi. Sois raisonnable. On m’a chassée comme
une vaurienne. Si je revenais avec toi, tu te battrais tous les jours. Je ne veux
pas.
Le jeune homme lui donna un nouveau baiser sur la bouche, en
murmurant :
– Tu seras ma femme, personne n’osera plus te nuire.
– Oh ! Je t’en supplie, dit-elle avec un faible cri, ne m’embrasse pas
comme cela. Ça me fait mal.
Puis, au bout d’un silence :
– Tu sais bien que je ne puis être ta femme. Nous sommes trop jeunes.
Il me faudrait attendre, et je mourrais de honte. Tu as tort de te révolter, tu
seras bien forcé de me laisser dans quelque coin.
Alors Silvère, à bout de force, se mit à pleurer. Les sanglots d’un homme
ont des sécheresses navrantes. Miette, effrayée de sentir le pauvre garçon
secoué dans ses bras, le baisa au visage, oubliant qu’elle brûlait ses lèvres.
C’était sa faute. Elle était une niaise de n’avoir pu supporter la douceur
cuisante d’une caresse. Elle ne savait pas pourquoi elle avait songé à des
choses tristes, juste au moment où son amoureux l’embrassait comme il
ne l’avait jamais fait encore. Et elle le pressait contre sa poitrine pour lui
demander pardon de l’avoir chagriné. Les enfants, pleurant, se serrant de
leurs bras inquiets, mettaient un désespoir de plus dans l’obscure nuit de
décembre. Au loin, les cloches continuaient à se plaindre sans relâche, d’une
voix plus haletante.
– Il vaut mieux mourir, répétait Silvère au milieu de ses sanglots, il vaut
mieux mourir…
– Ne pleure plus, pardonne-moi, balbutiait Miette. Je serai forte, je ferai
ce que tu voudras.
Quand le jeune homme eut essuyé ses larmes :
– Tu as raison, dit-il, nous ne pouvons retourner à Plassans. Mais l’heure
n’est pas venue d’être lâche. Si nous sortons vainqueurs de la lutte, j’irai
chercher tante Dide, nous l’emmènerons bien loin avec nous. Si nous
sommes vaincus…
Il s’arrêta.
– Si nous sommes vaincus ?… répéta Miette doucement.
– Alors, à la grâce de Dieu ! Continua Silvère d’une voix plus basse. Je ne
serai plus là sans doute, tu consoleras la pauvre vieille. Ça vaudrait mieux.
– Oui, tu le disais tout à l’heure, murmura la jeune fille, il vaut mieux
mourir.

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À ce désir de mort, ils eurent une étreinte plus étroite. Miette comptait
bien mourir avec Silvère ; celui-ci n’avait parlé que de lui, mais elle sentait
qu’il l’emporterait avec joie dans la terre. Ils s’y aimeraient plus librement
qu’au grand soleil. Tante Dide mourrait, elle aussi, et viendrait les rejoindre.
Ce fut comme un pressentiment rapide, un souhait d’une étrange volupté que
le ciel, par les voix désolées du tocsin, leur promettait de bientôt satisfaire.
Mourir ! Mourir ! Les cloches répétaient ce mot avec un emportement
croissant, et les amoureux se laissaient aller à ces appels de l’ombre ; ils
croyaient prendre un avant-goût du dernier sommeil, dans cette somnolence
où les replongeaient la tiédeur de leurs membres et les brûlures de leurs
lèvres, qui venaient encore de se rencontrer.
Miette ne se défendait plus. C’était elle, maintenant, qui collait sa bouche
sur celle de Silvère, qui cherchait avec une muette ardeur cette joie dont elle
n’avait pu d’abord supporter l’amère cuisson. Le rêve d’une mort prochaine
l’avait enfiévrée ; elle ne se sentait plus rougir, elle s’attachait à son amant,
elle semblait vouloir épuiser, avant de se coucher dans la terre, ces voluptés
nouvelles, dans lesquelles elle venait à peine de tremper les lèvres, et dont
elle s’irritait de ne pas pénétrer sur-le-champ tout le poignant inconnu. Au-
delà du baiser, elle devinait autre chose qui l’épouvantait et l’attirait, dans le
vertige de ses sens éveillés. Et elle s’abandonnait ; elle eût supplié Silvère de
déchirer le voile, avec l’impudique naïveté des vierges. Lui, fou de la caresse
qu’elle lui donnait, empli d’un bonheur parfait, sans force, sans autres désirs,
ne paraissait pas même croire à des voluptés plus grandes.
Quand Miette n’eut plus d’haleine, et qu’elle sentit faiblir le plaisir âcre
de la première étreinte :
– Je ne veux pas mourir sans que tu m’aimes, murmura-t-elle ; je veux
que tu m’aimes encore davantage…
Les mots lui manquaient, non qu’elle eût conscience de la honte, mais
parce qu’elle ignorait ce qu’elle désirait. Elle était simplement secouée par
une sourde révolte intérieure et par un besoin d’infini dans la joie.
Elle eût, dans son innocence, frappé du pied comme un enfant auquel on
refuse un jouet.
– Je t’aime, je t’aime, répétait Silvère défaillant.
Miette hochait la tête, elle semblait dire que ce n’était pas vrai, que le
jeune homme lui cachait quelque chose. Sa nature puissante et libre avait le
secret instinct des fécondités de la vie. C’est ainsi qu’elle refusait la mort,
si elle devait mourir ignorante. Et, cette rébellion de son sang et de ses
nerfs, elle l’avouait naïvement par ses mains brûlantes et égarées, par ses
balbutiements, par ses supplications.
Puis, se calmant, elle posa la tête sur l’épaule du jeune homme, elle
garda le silence. Silvère se baissait et l’embrassait longuement. Elle goûtait

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ces baisers avec lenteur, en cherchait le sens, la saveur secrète. Elle
les interrogeait, les écoutait courir dans ses veines, leur demandait s’ils
étaient tout l’amour, toute la passion. Une langueur la prit, elle s’endormit
doucement, sans cesser de goûter dans son sommeil les caresses de Silvère.
Celui-ci l’avait enveloppée dans la grande pelisse rouge, dont il avait
également ramené un pan sur lui. Ils ne sentaient plus le froid. Quand
Silvère, à la respiration régulière de Miette, eut compris qu’elle sommeillait,
il fut heureux de ce repos qui allait leur permettre de continuer gaillardement
leur chemin. Il se promit de la laisser dormir une heure. Le ciel était toujours
noir ; à peine, au levant, une ligne blanchâtre indiquait-elle l’approche
du jour. Il devait y avoir, derrière les amants, un bois de pins, dont le
jeune homme entendait le réveil musical, aux souffles de l’aube. Et les
lamentations des cloches devenaient plus vibrantes dans l’air frissonnant,
berçant le sommeil de Miette, comme elles avaient accompagné ses fièvres
d’amoureuse.
Les jeunes gens, jusqu’à cette nuit de trouble, avaient vécu une de
ces naïves idylles qui naissent au milieu de la classe ouvrière, parmi ces
déshérités, ces simples d’esprit, chez lesquels on retrouve encore parfois les
amours primitives des anciens contes grecs.
Miette avait à peine neuf ans, lorsque son père fut envoyé au bagne, pour
avoir tué un gendarme d’un coup de feu. Le procès de Chantegreil était resté
célèbre dans le pays. Le braconnier avoua hautement le meurtre ; mais il jura
que le gendarme le tenait lui-même au bout de son fusil. « Je n’ai fait que le
prévenir, dit-il ; je me suis défendu ; c’est un duel et non un assassinat. » Il
ne sortit pas de ce raisonnement. Jamais le président des assises ne parvint
à lui faire entendre que, si un gendarme a le droit de tirer sur un braconnier,
un braconnier n’a pas celui de tirer sur un gendarme. Chantegreil échappa
à la guillotine, grâce à son attitude convaincue et à ses bons antécédents.
Cet homme pleura comme un enfant, lorsqu’on lui amena sa fille, avant son
départ pour Toulon. La petite, qui avait perdu sa mère au berceau, demeurait
avec son grand-père à Chavanoz, un village des gorges de la Seille. Quand
le braconnier ne fut plus là, le vieux et la fillette vécurent d’aumônes. Les
habitants de Chavanoz, tous chasseurs, vinrent en aide aux pauvres créatures
que le forçat laissait derrière lui. Cependant le vieux mourut de chagrin.
Miette, restée seule, aurait mendié sur les routes, si les voisines ne s’étaient
souvenues qu’elle avait une tante à Plassans. Une âme charitable voulut bien
la conduire chez cette tante, qui l’accueillit assez mal.
Eulalie Chantegreil, mariée au méger Rébufat, était une grande diablesse
noire et volontaire qui gouvernait au logis. Elle menait son mari par le bout
du nez, disait-on dans le faubourg. La vérité était que Rébufat, avare, âpre à

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la besogne et au gain, avait une sorte de respect pour cette grande diablesse,
d’une vigueur peu commune, d’une sobriété et d’une économie rares.
Grâce à elle, le ménage prospérait. Le méger grogna le soir où, en rentrant
du travail, il trouva Miette installée. Mais sa femme lui ferma la bouche, en
lui disant de sa voix rude :
– Bah ! La petite est bien constituée ; elle nous servira de servante ; nous
la nourrirons et nous économiserons les gages.
Ce calcul sourit à Rébufat. Il alla jusqu’à tâter les bras de l’enfant,
qu’il déclara avec satisfaction très forte pour son âge. Miette avait alors
neuf ans. Dès le lendemain, il l’utilisa. Le travail des paysannes, dans le
Midi, est beaucoup plus doux que dans le Nord. On y voit rarement les
femmes occupées à bêcher la terre, à porter les fardeaux, à faire des besognes
d’homme. Elles lient les gerbes, cueillent les olives et les feuilles de mûrier ;
leur occupation la plus pénible est d’arracher les mauvaises herbes. Miette
travailla gaiement. La vie en plein air était sa joie et sa santé. Tant que sa
tante vécut, elle n’eut que des rires. La brave femme, malgré ses brusqueries,
l’aimait comme son enfant ; elle lui défendait de faire les gros travaux dont
son mari tentait parfois de la charger, et elle criait à ce dernier :
– Ah ! Tu es un habile homme ! Tu ne comprends donc pas, imbécile,
que si tu la fatigues trop aujourd’hui, elle ne pourra rien faire demain !
Cet argument était décisif. Rébufat baissait la tête et portait lui-même le
fardeau qu’il voulait mettre sur les épaules de la jeune fille.
Celle-ci eût vécu parfaitement heureuse, sous la protection secrète de
sa tante Eulalie, sans les taquineries de son cousin, alors âgé de seize ans,
qui occupait ses paresses à la détester et à la persécuter sourdement. Les
meilleures heures de Justin étaient celles où il parvenait à la faire gronder
par quelque rapport gros de mensonges. Quand il pouvait lui marcher sur les
pieds ou la pousser avec brutalité, en feignant de ne pas l’avoir aperçue, il
riait, il goûtait cette volupté sournoise des gens qui jouissent béatement du
mal des autres. Miette le regardait alors, avec ses grands yeux noirs d’enfant,
d’un regard luisant de colère et de fierté muette, qui arrêtait les ricanements
du lâche galopin. Au fond, il avait une peur atroce de sa cousine.
La jeune fille allait atteindre sa onzième année, lorsque sa tante Eulalie
mourut brusquement. Dès ce jour, tout changea au logis. Rébufat se laissa
peu à peu aller à traiter Miette en valet de ferme. Il l’accabla de besognes
grossières, se servit d’elle comme d’une bête de somme. Elle ne se plaignit
même pas, elle croyait avoir une dette de reconnaissance à payer. Le soir,
brisée de fatigue, elle pleurait sa tante, cette terrible femme dont elle sentait
maintenant toute la bonté cachée. D’ailleurs, le travail même dur ne lui
déplaisait pas ; elle aimait la force, elle avait l’orgueil de ses gros bras et
de ses solides épaules. Ce qui la navrait, c’était la surveillance méfiante de

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son oncle, ses continuels reproches, son attitude de maître irrité. À cette
heure, elle était une étrangère dans la maison. Même une étrangère n’aurait
pas été aussi maltraitée qu’elle. Rébufat abusait sans scrupule de cette petite
parente pauvre qu’il gardait auprès de lui par une charité bien entendue.
Elle payait dix fois de son travail cette dure hospitalité, et il ne se passait
pas de journée qu’il lui reprochât le pain qu’elle mangeait. Justin, surtout,
excellait à la blesser. Depuis que sa mère n’était plus là, voyant l’enfant sans
défense, il mettait tout son mauvais esprit à lui rendre le logis insupportable.
La plus ingénieuse torture qu’il inventa fut de parler à Miette de son père.
La pauvre fille, ayant vécu hors du monde, sous la protection de sa tante, qui
avait défendu qu’on prononçât devant elle les mots de bagne et de forçat,
ne comprenait guère le sens de ces mots. Ce fut Justin qui le lui apprit,
en lui racontant à sa manière le meurtre du gendarme et la condamnation
de Chantegreil. Il ne tarissait pas en détails odieux : les forçats avaient un
boulet au pied, ils travaillaient quinze heures par jour, ils mouraient tous
à la peine ; le bagne était un lieu sinistre dont il décrivait minutieusement
toutes les horreurs. Miette l’écoutait, hébétée, les yeux en larmes. Parfois
des violences brusques la soulevaient, et Justin se hâtait de faire un saut
en arrière, devant ses poings crispés. Il savourait en gourmand cette cruelle
initiation. Quand son père, pour la moindre négligence, s’emportait contre
l’enfant, il se mettait de la partie, heureux de pouvoir l’insulter sans danger.
Et si elle essayait de se défendre :
– Va, disait-il, bon sang ne peut mentir : tu finiras au bagne comme ton
père.
Miette sanglotait, frappée au cœur, écrasée de honte, sans force.
À cette époque, Miette devenait femme déjà. D’une puberté précoce,
elle résista au martyre avec une énergie extraordinaire. Elle s’abandonnait
rarement, seulement aux heures où ses fiertés natives mollissaient sous les
outrages de son cousin. Bientôt elle supporta d’un œil sec les blessures
incessantes de cet être lâche, qui la surveillait en parlant, de peur qu’elle
ne lui sautât au visage. Puis, elle savait le faire taire, en le regardant
fixement. Elle eut à plusieurs reprises l’envie de se sauver du Jas-Meiffren.
Mais elle n’en fit rien, par courage, pour ne pas s’avouer vaincue sous les
persécutions qu’elle endurait. En somme, elle gagnait son pain, elle ne volait
pas l’hospitalité des Rébufat ; cette certitude suffisait à son orgueil. Elle
resta ainsi pour lutter, se roidissant, vivant dans une continuelle pensée de
résistance. Sa ligne de conduite fut de faire sa besogne en silence et de se
venger des mauvaises paroles par un mépris muet. Elle savait que son oncle
abusait trop d’elle pour écouter aisément les insinuations de Justin, qui rêvait
de la faire jeter à la porte. Aussi, mettait-elle une sorte de défi à ne pas s’en
aller d’elle-même.

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Ses longs silences volontaires furent pleins d’étranges rêveries. Passant
ses journées dans l’enclos, séparée du monde, elle grandit en révoltée,
elle se fit des opinions qui auraient singulièrement effarouché les bonnes
gens du faubourg. La destinée de son père l’occupa surtout. Toutes les
mauvaises paroles de Justin lui revinrent ; elle finit par accepter l’accusation
d’assassinat, par se dire que son père avait bien fait de tuer le gendarme qui
voulait le tuer. Elle connaissait l’histoire vraie de la bouche d’un terrassier
qui avait travaillé au Jas-Meiffren. À partir de ce moment, elle ne tourna
même plus la tête, les rares fois qu’elle sortait, lorsque les vauriens du
faubourg la suivaient en criant :
– Eh ! La Chantegreil !
Elle pressait le pas, les lèvres serrées, les yeux d’un noir farouche. Quand
elle refermait la grille, en rentrant, elle jetait un seul et long regard sur
la bande des galopins. Elle serait devenue mauvaise, elle aurait glissé à
la sauvagerie cruelle des parias, si parfois toute son enfance ne lui était
revenue au cœur. Ses onze ans la jetaient à des faiblesses de petite fille qui la
soulageaient. Alors elle pleurait, elle était honteuse d’elle et de son père. Elle
courait se cacher au fond d’une écurie pour sangloter à l’aise, comprenant
que, si l’on voyait ses larmes, on la martyriserait davantage. Et quand elle
avait bien pleuré, elle allait baigner ses yeux dans la cuisine, elle reprenait
son visage muet. Ce n’était pas son intérêt seul qui la faisait se cacher ; elle
poussait l’orgueil de ses forces précoces jusqu’à ne plus vouloir paraître une
enfant. À la longue tout devait s’aigrir en elle. Elle fut heureusement sauvée,
en retrouvant les tendresses de sa nature aimante.
Le puits qui se trouvait dans la cour de la maison habitée par tante Dide
et Silvère était un puits mitoyen. Le mur du Jas-Meiffren le coupait en deux.
Anciennement, avant que l’enclos des Fouque fût réuni à la grande propriété
voisine, les maraîchers se servaient journellement de ce puits. Mais depuis
l’achat du terrain, comme il était éloigné des communs, les habitants du Jas,
qui avaient à leur disposition de vastes réservoirs, n’y puisaient pas un seau
d’eau dans un mois. De l’autre côté, au contraire, chaque matin, on entendait
grincer la poulie ; c’était Silvère qui tirait pour tante Dide l’eau nécessaire
au ménage.
Un jour, la poulie se fendit. Le jeune charron tailla lui-même une belle
et forte poulie de chêne qu’il posa le soir, après sa journée. Il lui fallut
monter sur le mur. Quand il eut fini son travail, il resta à califourchon sur le
chaperon du mur, se reposant, regardant curieusement la large étendue du
Jas-Meiffren. Une paysanne qui arrachait les mauvaises herbes à quelques
pas de lui finit par fixer son attention. On était en juillet, l’air brûlait, bien que
le soleil fût déjà au bord de l’horizon. La paysanne avait retiré sa casaque.
En corset blanc, un fichu de couleur noué sur les épaules, les manches de

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chemise retroussées jusqu’aux coudes, elle était accroupie dans les plis de
sa jupe de cotonnade bleue, que retenaient deux bretelles croisées derrière
le dos. Elle marchait sur les genoux, arrachant activement l’ivraie qu’elle
jetait dans un couffin. Le jeune homme ne voyait d’elle que ses bras nus,
brûlés par le soleil, s’allongeant à droite, à gauche, pour saisir quelque herbe
oubliée. Il suivait complaisamment ce jeu rapide des bras de la paysanne,
goûtant un singulier plaisir à les voir si fermes et si prompts. Elle s’était
légèrement redressée en ne l’entendant plus travailler, et avait baissé de
nouveau la tête, avant qu’il eût pu même distinguer ses traits. Ce mouvement
effarouché le retint. Il se questionnait sur cette femme, en garçon curieux,
sifflant machinalement et battant la mesure avec un ciseau à froid qu’il
tenait à la main, lorsque le ciseau lui échappa. L’outil tomba du côté du
Jas-Meiffren, sur la margelle du puits, et alla rebondir à quelques pas de la
muraille. Silvère le regarda, se penchant, hésitant à descendre. Mais il paraît
que la paysanne examinait le jeune homme du coin de l’œil, car elle se leva
sans mot dire, et vint ramasser le ciseau à froid, qu’elle tendit à Silvère.
Alors ce dernier vit que la paysanne était une enfant. Il resta surpris et un
peu intimidé. Dans les clartés rouges du couchant, la jeune fille se haussait
vers lui. Le mur, à cet endroit, était bas, mais la hauteur se trouvait encore
trop grande. Silvère se coucha sur le chaperon, la petite paysanne se dressa
sur la pointe des pieds. Ils ne disaient rien, ils se regardaient d’un air confus
et souriant. Le jeune homme eût, d’ailleurs, voulu prolonger l’attitude de
l’enfant. Elle levait vers lui une adorable tête, de grands yeux noirs, une
bouche rouge, qui l’étonnaient et le remuaient singulièrement. Jamais il
n’avait vu une fille de si près ; il ignorait qu’une bouche et des yeux pussent
être si plaisants à regarder. Tout lui paraissait avoir un charme inconnu, le
fichu de couleur, le corset blanc, la jupe de cotonnade bleue, que tiraient les
bretelles, tendues par le mouvement des épaules. Son regard glissa le long
du bras qui lui présentait l’outil ; jusqu’au coude, le bras était d’un brun
doré, comme vêtu de hâle ; mais plus loin, dans l’ombre de la manche de
chemise retroussée, Silvère apercevait une rondeur nue, d’une blancheur de
lait. Il se troubla, se pencha davantage, et put enfin saisir le ciseau. La petite
paysanne commençait à être embarrassée. Puis ils restèrent là, à se sourire
encore, l’enfant en bas, la face toujours levée, le jeune garçon à demi couché
sur le chaperon du mur. Ils ne savaient comment se séparer. Ils n’avaient
pas échangé une parole. Silvère oubliait même de dire merci.
– Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.
– Marie, répondit la paysanne ; mais tout le monde m’appelle Miette.
Elle se haussa légèrement, et de sa voix nette :
– Et toi ? demanda-t-elle à son tour.
– Moi, je m’appelle Silvère, répondit le jeune ouvrier.

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Il y eut un silence, pendant lequel ils parurent écouter complaisamment
la musique de leurs noms.
Moi j’ai quinze ans, reprit Silvère. Et toi ?
– Moi, dit Miette, j’aurai onze ans à la Toussaint.
Le jeune ouvrier fit un geste de surprise.
– Ah ! Bien ! Dit-il en riant, moi qui t’avais prise pour une femme !…
Tu as de gros bras.
Elle se mit à rire, elle aussi, en baissant les yeux sur ses bras. Puis ils ne
se dirent plus rien. Ils demeurèrent encore un bon moment, à se regarder et
à sourire. Comme Silvère semblait n’avoir plus de questions à lui adresser,
Miette s’en alla tout simplement et se remit à arracher les mauvaises herbes,
sans lever la tête. Lui, resta un instant sur le mur. Le soleil se couchait ;
une nappe de rayons obliques coulait sur les terres jaunes du Jas-Meiffren ;
les terres flambaient, on eût dit un incendie courant au ras du sol. Et,
dans cette nappe flambante, Silvère regardait la petite paysanne accroupie
et dont les bras nus avaient repris leur jeu rapide ; la jupe de cotonnade
bleue blanchissait, des lueurs couraient le long des bras cuivrés. Il finit par
éprouver une sorte de honte à rester là. Il descendit du mur.
Le soir, Silvère, préoccupé de son aventure, essaya de questionner tante
Dide. Peut-être saurait-elle qui était cette Miette qui avait des yeux si noirs
et une bouche si rouge. Mais, depuis qu’elle habitait la maison de l’impasse,
tante Dide n’avait plus jeté un seul coup d’œil derrière le mur de la petite
cour. C’était, pour elle, comme un rempart infranchissable, qui murait son
passé. Elle ignorait, elle voulait ignorer ce qu’il y avait maintenant de l’autre
côté de cette muraille, dans cet ancien enclos des Fouque, où elle avait
enterré son amour, son cœur et sa chair. Aux premières questions de Silvère,
elle le regarda avec un effroi d’enfant. Allait-il donc lui aussi remuer les
cendres de ces jours éteints et la faire pleurer comme son fils Antoine ?
– Je ne sais, dit-elle d’une voix rapide, je ne sors plus, je ne vois
personne…
Silvère attendit le lendemain avec quelque impatience. Dès qu’il fut
arrivé chez son patron, il fit causer ses camarades d’atelier. Il ne raconta pas
son entrevue avec Miette ; il parla vaguement d’une fille qu’il avait aperçue
de loin dans le Jas-Meiffren.
– Eh ! C’est la Chantegreil ! Cria un des ouvriers.
Et, sans que Silvère eut besoin de les interroger, ses camarades lui
racontèrent l’histoire du braconnier Chantegreil et de sa fille Miette, avec
cette haine aveugle des foules contre les parias. Ils traitèrent surtout cette
dernière d’une sale façon ; et toujours l’insulte de fille de galérien leur
venait aux lèvres, comme une raison sans réplique qui condamnait la chère
innocente à une éternelle honte.

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Le charron Vian, un brave et digne homme, finit par leur imposer silence.
– Eh ! Taisez-vous, mauvaises langues ! Dit-il en lâchant un brancard de
carriole qu’il examinait. N’avez-vous pas honte de vous acharner après une
enfant ? Je l’ai vue, moi, cette petite. Elle a un air très honnête. Puis on m’a
dit qu’elle ne boudait pas devant le travail et qu’elle faisait déjà la besogne
d’une femme de trente ans. Il y a ici des fainéants qui ne la valent pas. Je lui
souhaite pour plus tard un bon mari qui fasse taire les méchants propos.
Silvère, que les plaisanteries et les injures grossières des ouvriers avaient
glacé, sentit des larmes lui monter aux yeux, à cette dernière parole de Vian.
D’ailleurs, il n’ouvrit pas les lèvres. Il reprit son marteau, qu’il avait posé
auprès de lui, et se mit à taper de toutes ses forces sur le moyeu d’une roue
qu’il ferrait.
Le soir, dès qu’il fut rentré de l’atelier, il courut grimper sur le mur. Il
trouva Miette à sa besogne de la veille. Il l’appela. Elle vint à lui, avec
son sourire embarrassé, son adorable sauvagerie d’enfant grandie dans les
larmes.
– Tu es la Chantegreil, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il brusquement.
Elle recula, elle cessa de sourire, et ses yeux devinrent d’un noir dur,
luisant de défiance. Ce garçon allait donc l’insulter comme les autres !
Elle tournait le dos sans répondre, lorsque Silvère, consterné du subit
changement de son visage, se hâta d’ajouter :
– Reste, je t’en prie… Je ne veux pas te faire de la peine… J’ai tant de
choses à te dire !
Elle revint, méfiante encore. Silvère, dont le cœur était plein et qui s’était
promis de le vider longuement, resta muet, ne sachant par où commencer,
craignant de commettre quelque nouvelle maladresse. Tout son cœur se mit
enfin dans une phrase :
– Veux-tu que je sois ton ami ? dit-il d’une voix émue.
Et comme Miette, toute surprise, levait vers lui ses yeux redevenus
humides et souriants, il continua avec vivacité :
– Je sais qu’on te fait du chagrin. Il faut que cela cesse. C’est moi qui te
défendrai maintenant. Veux-tu ?
L’enfant rayonnait. Cette amitié qui s’offrait à elle la tirait de tous ses
mauvais rêves de haines muettes. Elle hocha la tête, elle répondit :
– Non, je ne veux pas que tu te battes pour moi. Tu aurais trop à faire.
Puis il est des gens contre lesquels tu ne peux me défendre.
Silvère voulut crier qu’il la défendrait contre le monde entier, mais elle
lui ferma la bouche, d’un geste câlin, en ajoutant :
– Il me suffit que tu sois mon ami.
Alors ils causèrent quelques minutes, en baissant la voix le plus possible.
Miette parla à Silvère de son oncle et de son cousin. Pour rien au monde,

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elle n’aurait voulu qu’ils le vissent ainsi à califourchon sur le chaperon du
mur. Justin serait implacable s’il avait une arme contre elle. Elle disait ses
craintes avec l’effroi d’une écolière qui rencontre une amie que sa mère lui
a défendu de fréquenter. Silvère comprit seulement qu’il ne pourrait voir
Miette à son aise. Cela l’attrista beaucoup. Il promit cependant de ne plus
remonter sur le mur. Ils cherchaient tous deux un moyen pour se revoir,
lorsque Miette le supplia de s’en aller ; elle venait d’apercevoir Justin qui
traversait la propriété, en se dirigeant du côté du puits. Silvère se hâta de
descendre. Quand il fut dans la petite cour, il resta au pied du mur, prêtant
l’oreille, irrité de sa fuite. Au bout de quelques minutes, il se hasarda à
grimper de nouveau et à jeter un coup d’œil dans le Jas-Meiffren ; mais il
vit Justin qui causait avec Miette, il retira vite la tête. Le lendemain, il ne
put voir son amie, pas même de loin ; elle devait avoir fini sa besogne dans
cette partie du Jas. Huit jours se passèrent ainsi, sans que les deux camarades
eussent l’occasion d’échanger une seule parole. Silvère était désespéré ; il
songeait à aller carrément demander Miette chez les Rébufat.
Le puits mitoyen était un grand puits très peu profond. De chaque côté
du mur, les margelles s’arrondissaient en un large demi-cercle. L’eau se
trouvait à trois ou quatre mètres, au plus. Cette eau dormante reflétait
les deux ouvertures du puits, deux demi-lunes que l’ombre de la muraille
séparait d’une raie noire. En se penchant, on eût cru apercevoir, dans le jour
vague, deux glaces d’une netteté et d’un éclat singuliers. Par les matinées
de soleil, lorsque l’égouttement des cordes ne troublait pas la surface de
l’eau, ces glaces, ces reflets du ciel, se découpaient, blancs sur l’eau verte,
en reproduisant avec une étrange exactitude les feuilles d’un pied de lierre
qui avait poussé le long de la muraille, au-dessus du puits.
Un matin, de fort bonne heure, Silvère, en venant tirer la provision d’eau
de tante Dide, se pencha machinalement, au moment où il saisissait la corde.
Il eut un tressaillement, il resta courbé, immobile. Au fond du puits, il avait
cru distinguer une tête de jeune fille qui le regardait en souriant ; mais
il avait ébranlé la corde, l’eau agitée n’était plus qu’un miroir trouble sur
lequel rien ne se reflétait nettement. Il attendit que l’eau se fût rendormie,
n’osant bouger, le cœur battant à grands coups. Et à mesure que les rides
de l’eau s’élargissaient et se mouraient, il vit l’apparition se reformer. Elle
oscilla longtemps dans un balancement qui donnait à ses traits une grâce
vague de fantôme. Elle se fixa enfin. C’était le visage souriant de Miette,
avec son buste, son fichu de couleur, son corset blanc, ses bretelles bleues.
Silvère s’aperçut à son tour dans l’autre glace. Alors, sachant tous deux
qu’ils se voyaient, ils firent des signes de tête. Dans le premier moment, ils
ne songèrent même pas à parler. Puis ils se saluèrent.
– Bonjour, Silvère.

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– Bonjour, Miette.
Le son étrange de leurs voix les étonna. Elles avaient pris une sourde et
singulière douceur dans ce trou humide. Il leur semblait qu’elles venaient de
très loin, avec ce chant léger des voix entendues le soir dans la campagne.
Ils comprirent qu’il leur suffirait de parler bas pour s’entendre. Le puits
résonnait au moindre souffle. Accoudés aux margelles, penchés et se
regardant, ils causèrent. Miette dit combien elle avait eu du chagrin depuis
huit jours. Elle travaillait à l’autre bout du Jas et ne pouvait s’échapper
que le matin de bonne heure. En disant cela, elle faisait une moue de
dépit que Silvère distinguait parfaitement, et à laquelle il répondait par un
balancement de tête irrité. Ils se faisaient leurs confidences, comme s’ils se
fussent trouvés face à face, avec les gestes et les expressions de physionomie
que demandaient les paroles. Peu leur importait le mur qui les séparait,
maintenant qu’ils se voyaient là-bas, dans ces profondeurs discrètes.
– Je savais, continua Miette avec une mine futée, que tu tirais de l’eau
chaque jour à la même heure. J’entends, de la maison, grincer la poulie.
Alors j’ai inventé un prétexte, j’ai prétendu que l’eau de ce puits cuisait
mieux les légumes. Je me disais que je viendrais en puiser tous les matins
en même temps que toi, et que je pourrais te dire bonjour, sans que personne
s’en doutât.
Elle eut un rire d’innocente qui s’applaudit de sa ruse, et elle termina en
disant :
– Mais je ne m’imaginais pas que nous nous verrions dans l’eau.
C’était là, en effet, la joie inespérée qui les ravissait. Ils ne parlaient guère
que pour voir remuer leurs lèvres, tant ce jeu nouveau amusait l’enfance qui
était encore en eux. Aussi se promirent-ils sur tous les tons de ne jamais
manquer au rendez-vous matinal. Quand Miette eut déclaré qu’il lui fallait
s’en aller, elle dit à Silvère qu’il pouvait tirer son seau d’eau. Mais Silvère
n’osait remuer la corde : Miette était restée penchée, il voyait toujours son
visage souriant, et il lui en coûtait trop d’effacer ce sourire. À un léger
ébranlement qu’il donna au seau, l’eau frémit, le sourire de Miette pâlit. Il
s’arrêta, pris d’une étrange crainte : il s’imaginait qu’il venait de la contrarier
et qu’elle pleurait. Mais l’enfant lui cria : « Va donc ! Va donc ! » Avec
un rire que l’écho lui renvoyait plus prolongé et plus sonore. Et elle fit elle-
même descendre un seau bruyamment. Il y eut une tempête. Tout disparut
sous l’eau noire. Silvère alors se décida à emplir ses deux cruches, en
écoutant les pas de Miette, qui s’éloignait, de l’autre côté de la muraille.
À partir de ce jour, les jeunes gens ne manquèrent pas une fois de
se trouver au rendez-vous. L’eau dormante, ces glaces blanches où ils
contemplaient leur image, donnaient à leurs entrevues un charme infini qui
suffit longtemps à leur imagination joueuse d’enfant. Ils n’avaient aucun

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désir de se voir face à face, cela leur semblait bien plus amusant, de prendre
un puits pour miroir et de confier à son écho leur bonjour matinal. Ils
connurent bientôt le puits comme un vieil ami. Ils aimaient à se pencher
sur la nappe lourde et immobile, pareille à de l’argent en fusion. En bas,
dans un demi-jour mystérieux, des lueurs vertes couraient, qui paraissaient
changer le trou humide en une cachette perdue au fond des taillis. Ils
s’apercevaient ainsi dans une sorte de nid verdâtre, tapissé de mousse, au
milieu de la fraîcheur de l’eau et du feuillage. Et tout l’inconnu de cette
source profonde, de cette tour creuse sur laquelle ils se courbaient, attirés,
avec de petits frissons, ajoutait à leur joie de se sourire une peur inavouée
et délicieuse. Il leur prenait la folle idée de descendre, d’aller s’asseoir sur
une rangée de grosses pierres qui formaient une espèce de banc circulaire,
à quelques centimètres de la nappe ; ils tremperaient leurs pieds dans l’eau,
ils causeraient pendant des heures, sans qu’on s’avisât jamais de les venir
chercher en cet endroit. Puis, quand ils se demandaient ce qu’il pouvait bien
y avoir là-bas, leurs frayeurs vagues revenaient, et ils pensaient que c’était
assez déjà d’y laisser descendre leur image, tout au fond, dans ces lueurs
vertes qui moiraient les pierres d’étranges reflets, dans ces bruits singuliers
qui montaient des coins noirs. Ces bruits surtout, venus de l’invisible,
les inquiétaient ; souvent il leur semblait que des voix répondaient aux
leurs ; alors ils se taisaient, et ils entendaient mille petites plaintes qu’ils
ne s’expliquaient pas : travail sourd de l’humidité, soupirs de l’air, gouttes
d’eau glissant sur les pierres et dont la chute avait la sonorité grave d’un
sanglot. Pour se rassurer, ils se faisaient des signes de tête affectueux.
L’attrait qui les retenait accoudés aux margelles avait ainsi, comme tout
charme poignant, sa pointe d’horreur secrète. Mais le puits restait leur vieil
ami. Il était un si excellent prétexte à leur rendez-vous ! Jamais Justin, qui
espionnait chaque pas de Miette, ne se défia de son empressement à aller
tirer de l’eau, le matin. Parfois il la regardait de loin se pencher, s’attarder.
« Ah ! La fainéante ! Murmurait-il, dire qu’elle s’amuse à faire des ronds ! »
Comment soupçonner que, de l’autre côté du mur, il y avait un galant qui
regardait dans l’eau le sourire de la jeune fille, en lui disant : « Si cet âne
rouge de Justin te maltraite, dis-le-moi, il aura de mes nouvelles ! »
Pendant plus d’un mois, ce jeu dura. On était en juillet ; les matinées
brûlaient, blanches de soleil, et c’était une volupté d’accourir là, dans ce
coin humide. Il faisait bon de recevoir au visage l’haleine glacée du puits, de
s’aimer dans cette eau de source, à l’heure où l’incendie du ciel s’allumait.
Miette arrivait tout essoufflée, traversant les chaumes ; dans sa course, les
petits cheveux de son front et de ses tempes s’échevelaient ; elle prenait
à peine le temps de poser sa cruche ; elle se penchait, rouge, décoiffée,
vibrante de rires. Et Silvère, qui se trouvait presque toujours le premier

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au rendez-vous, éprouvait, en la voyant apparaître dans l’eau, avec cette
rieuse et folle hâte, la sensation vive qu’il aurait ressentie, si elle s’était
jetée brusquement dans ses bras, au détour d’un sentier. Autour d’eux, les
gaietés de la radieuse matinée chantaient, un flot de lumière chaude, toute
sonore d’un bourdonnement d’insectes, battait la vieille muraille, les piliers
et les margelles. Mais eux ne voyaient plus la matinale ondée de soleil,
n’entendaient plus les mille bruits qui montaient du sol : ils étaient au fond
de leur cachette verte, sous la terre, dans ce trou mystérieux et vaguement
effrayant, s’oubliant à jouir de la fraîcheur et du demi-jour, avec une joie
frissonnante.
Certains matins, Miette, dont le tempérament ne s’accommodait pas
d’une longue contemplation, se montrait taquine ; elle remuait la corde,
elle faisait tomber exprès des gouttes d’eau qui ridaient les clairs miroirs
et déformaient les images. Silvère la suppliait de se tenir tranquille. Lui,
d’une ardeur plus concentrée, ne connaissait pas de plus vif plaisir que de
regarder le visage de son amie, réfléchi dans toute la pureté de ses traits.
Mais elle ne l’écoutait pas, elle plaisantait, elle faisait la grosse voix, une
voix de croquemitaine, à laquelle l’écho donnait une douceur rauque.
– Non, non, grondait-elle, je ne t’aime pas aujourd’hui, je te fais la
grimace ; vois comme je suis laide.
Et elle s’égayait à voir les formes bizarres que prenaient leurs figures
élargies, dansantes sur l’eau.
Un matin, elle se fâcha pour tout de bon. Elle ne trouva pas Silvère au
rendez-vous, et elle l’attendit près d’un quart d’heure, en faisant vainement
grincer la poulie. Elle allait s’éloigner, exaspérée, lorsqu’il arriva enfin.
Dès qu’elle l’aperçut, elle déchaîna une véritable tempête dans le puits ;
elle agitait le seau d’une main irritée, l’eau noirâtre tourbillonnait avec des
jaillissements sourds contre les pierres. Silvère eut beau lui expliquer que
tante Dide l’avait retenu. À toutes les excuses, elle répondait :
– Tu m’as fait de la peine, je ne veux pas te voir.
Le pauvre garçon interrogeait avec désespoir ce trou sombre, plein de
bruits lamentables, où l’attendait, les autres jours, une si claire vision, dans
le silence de l’eau morte. Il dut se retirer sans avoir vu Miette. Le lendemain,
ayant devancé l’heure du rendez-vous, il regardait mélancoliquement dans
le puits, n’entendant rien, se disant que la mauvaise tête ne viendrait peut-
être pas, lorsque l’enfant, qui était déjà de l’autre côté, où elle guettait
sournoisement son arrivée, se pencha tout d’un coup, en éclatant de rire.
Tout fut oublié.
Il y eut ainsi des drames et des comédies dont le puits fut complice.
Ce bienheureux trou, avec ses glaces blanches et son écho musical,
hâta singulièrement leur tendresse. Ils lui donnèrent une vie étrange, ils

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l’emplirent à tel point de leurs jeunes amours, que, longtemps après,
lorsqu’ils ne vinrent plus s’accouder aux margelles, Silvère, chaque matin,
en tirant de l’eau, croyait y voir apparaître la figure rieuse de Miette, dans le
demi-jour frissonnant et ému encore de toute la joie qu’ils avaient mise là.
Ce mois de tendresse joueuse sauva Miette de ses désespoirs muets. Elle
sentit se réveiller ses affections, ses insouciances heureuses d’enfant, que
la solitude haineuse où elle vivait avait comprimées en elle. La certitude
qu’elle était aimée par quelqu’un, qu’elle ne se trouvait plus seule au monde,
lui rendit tolérables les persécutions de Justin et des gamins du faubourg. Il y
avait maintenant une chanson dans son cœur qui l’empêchait d’entendre les
huées. Elle pensait à son père avec une pitié attendrie, elle ne s’abandonnait
plus aussi souvent à des rêveries d’implacable vengeance. Ses amours
naissantes étaient comme une aube fraîche dans laquelle se calmaient ses
mauvaises fièvres. Et en même temps une rouerie de fille amoureuse lui
venait. Elle s’était dit qu’elle devait garder son attitude muette et révoltée,
si elle voulait que Justin n’eût aucun soupçon. Mais, malgré ses efforts,
lorsque ce garçon la blessait, il lui restait de la douceur plein les yeux ; elle
ne savait plus où prendre le regard noir et dur d’autrefois. Il l’entendait aussi
chantonner entre ses dents, le matin, au déjeuner.
– Eh ! Tu es bien gaie, la Chantegreil ! Lui disait-il avec méfiance, en
l’examinant de son air louche. Je parie que tu as fait quelque mauvais coup.
Elle haussait les épaules, mais elle tremblait intérieurement ; elle
s’efforçait vite de jouer son rôle de martyre révoltée. D’ailleurs, bien qu’il
flairât les joies secrètes de sa victime, Justin chercha longtemps avant
d’apprendre de quelle façon elle lui avait échappé.
Silvère, de son côté, goûtait des bonheurs profonds. Ses rendez-vous
quotidiens avec Miette suffisaient pour remplir les heures vides qu’il passait
au logis. Sa vie solitaire, ses longs tête-à-tête silencieux avec tante Dide,
furent employés à reprendre un à un ses souvenirs de la matinée, à en jouir
dans leurs moindres détails. Il éprouva dès lors une plénitude de sensations
qui le mura davantage dans l’existence cloîtrée qu’il s’était faite auprès de
sa grand-mère. Par tempérament, il aimait les coins cachés, les solitudes
où il pouvait à son aise vivre avec ses pensées. À cette époque, il s’était
déjà jeté avidement dans la lecture de tous les bouquins dépareillés qu’il
trouvait chez les brocanteurs du faubourg, et qui devaient le mener à une
généreuse et étrange religion sociale. Cette instruction, mal digérée, sans
base solide, lui ouvrait sur le monde, sur les femmes surtout, des échappées
de vanité, de volupté ardente, qui auraient singulièrement troublé son esprit,
si son cœur était resté inassouvi. Miette vint, il la prit d’abord comme une
camarade, puis comme la joie et l’ambition de sa vie. Le soir, retiré dans
le réduit où il couchait, après avoir accroché sa lampe au chevet de son lit

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de sangle, il retrouvait Miette à chaque page du vieux volume poudreux
qu’il avait pris au hasard sur une planche, au-dessus de sa tête, et qu’il lisait
dévotement. Il ne pouvait être question, dans ses lectures, d’une jeune fille,
d’une créature belle et bonne, sans qu’il la remplaçât immédiatement par
son amoureuse. Et lui-même il se mettait en scène. S’il lisait une histoire
romanesque, il épousait Miette au dénouement ou mourait avec elle. S’il
lisait, au contraire, quelque pamphlet politique, quelque grave dissertation
sur l’économie sociale, livres qu’il préférait aux romans, par ce singulier
amour que les demi-savants ont pour les lectures difficiles, il trouvait encore
moyen de l’intéresser aux choses mortellement ennuyeuses que souvent il ne
parvenait même pas à comprendre ; il croyait apprendre la façon d’être bon
et aimant pour elle, quand ils seraient mariés. Il la mêlait ainsi à ses songeries
les plus creuses. Protégé par cette pure tendresse contre les gravelures de
certains contes du dix-huitième siècle qui lui tombèrent entre les mains,
il se plut surtout à s’enfermer avec elle dans les utopies humanitaires que
de grands esprits, affolés par la chimère du bonheur universel, ont rêvées
de nos jours. Miette, dans son esprit, devenait nécessaire à l’abolissement
du paupérisme et au triomphe définitif de la révolution. Nuits de lectures
fiévreuses, pendant lesquelles son esprit tendu ne pouvait se détacher du
volume qu’il quittait et reprenait vingt fois ; nuits pleines, en somme, d’un
voluptueux énervement, dont il jouissait jusqu’au jour, comme d’une ivresse
défendue, le corps serré par les murs de l’étroit cabinet, la vue troublée
par la lueur jaune et louche de la lampe, se livrant à plaisir aux brûlures
de l’insomnie et bâtissant des projets de société nouvelle, absurdes de
générosité, où la femme, toujours sous les traits de Miette, était adorée par
les nations à genoux. Il se trouvait prédisposé à l’amour de l’utopie par
certaines influences héréditaires ; chez lui, les troubles nerveux de sa grand-
mère tournaient à l’enthousiasme chronique, à des élans, vers tout ce qui était
grandiose et impossible. Son enfance solitaire, sa demi-instruction, avaient
singulièrement développé les tendances de sa nature. Mais il n’était pas
encore à l’âge où l’idée fixe plante son clou dans le cerveau d’un homme. Le
matin, dès qu’il avait rafraîchi sa tête dans un seau d’eau, il ne se souvenait
plus que confusément des fantômes de sa veille, il gardait seulement de
ses rêves une sauvagerie pleine de foi naïve et d’ineffable tendresse. Il
redevenait enfant. Il courait au puits, avec le seul besoin de retrouver le
sourire de son amoureuse, de goûter les joies de la radieuse matinée. Et,
dans la journée, si des pensées d’avenir le rendaient songeur, souvent aussi,
cédant à des effusions subites, il embrassait sur les deux joues tante Dide,
qui le regardait alors dans les yeux, comme prise d’inquiétude, à les voir si
clairs et si profonds d’une joie qu’elle croyait reconnaître.

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Cependant Miette et Silvère se lassaient un peu de n’apercevoir que leur
ombre. Ils avaient usé leur jouet, ils rêvaient des plaisirs plus vifs, que
le puits ne pouvait leur donner. Dans ce besoin de réalité qui les prenait,
ils auraient voulu se voir face à face, courir en pleins champs, revenir
essoufflés, les bras à la taille, serrés l’un contre l’autre, pour mieux sentir
leur amitié. Silvère parla un matin de franchir tout simplement le mur et
d’aller se promener dans le Jas, avec Miette. Mais l’enfant le supplia de ne
pas faire cette folie, qui la livrerait à la merci de Justin. Il promit de chercher
un autre moyen.
La muraille, dans laquelle le puits était enclavé, formait, à quelques pas,
un coude brusque qui ménageait une espèce d’enfoncement où les amoureux
se seraient trouvés à l’abri des regards, s’ils étaient parvenus à s’y réfugier.
Il s’agissait d’arriver à cet enfoncement. Silvère ne pouvait plus songer
à son projet d’escalade, dont Miette avait paru si effrayée. Il nourrissait
secrètement un autre projet. La petite porte que Macquart et Adélaïde
avaient jadis ouverte en une nuit, était restée oubliée, dans ce coin perdu de
la vaste propriété voisine ; on n’avait pas même songé à la condamner ; noire
d’humidité, verte de mousse, la serrure et les gonds rongés de rouille, elle
faisait comme partie de la vieille muraille. Sans doute la clef était perdue ;
les herbes, poussées au bas des planches, contre lesquelles s’étaient formés
de légers talus, prouvaient suffisamment que personne ne passait plus par là
depuis de longues années. C’était cette clef perdue que comptait retrouver
Silvère. Il savait avec quelle dévotion tante Dide laissait pourrir sur place
les reliques du passé. Cependant il fouilla la maison pendant huit jours sans
aucun résultat. Il allait toutes les nuits, à pas de loup, voir s’il avait enfin,
dans la journée, mis la main sur la bonne clef. Il en essaya ainsi plus de trente,
provenant sans doute de l’ancien enclos des Fouque, et qu’il ramassa un peu
partout, le long des murs, sur les planches, au fond des tiroirs. Il commençait
à se décourager, lorsqu’il trouva enfin la bienheureuse clef. Elle était tout
simplement attachée par une ficelle au passe-partout de la porte d’entrée,
qui restait toujours dans la serrure. Elle pendait là depuis près de quarante
ans. Chaque jour tante Dide avait dû la toucher de la main, sans se décider
jamais à la faire disparaître, maintenant qu’elle ne pouvait que la reporter
douloureusement à ses voluptés mortes. Quand Silvère se fut assuré qu’elle
ouvrait bien la petite porte, il attendit le lendemain, en rêvant aux joies de
la surprise qu’il ménageait à Miette. Il lui avait caché ses recherches.
Le lendemain, dès qu’il entendit l’enfant poser sa cruche, il ouvrit
doucement la porte, dont il déblaya d’une poussée le seuil couvert de longues
herbes. En allongeant la tête, il aperçut Miette penchée sur la margelle,
regardant dans le puits, tout absorbée par l’attente. Alors il gagna en deux
enjambées l’enfoncement formé par le mur, et, de là, il appela : « Miette !

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Miette ! » d’une voix adoucie qui la fit tressaillir. Elle leva la tête, le croyant
sur le chaperon du mur. Puis, quand elle le vit dans le Jas, à quelques pas
d’elle, elle eut un léger cri d’étonnement, elle accourut. Ils se prirent les
mains ; ils se contemplaient, ravis d’être si près l’un de l’autre, se trouvant
bien plus beaux ainsi, dans la lumière chaude du soleil. C’était la mi-août, le
jour de l’Assomption ; au loin les cloches sonnaient, dans cet air limpide des
grandes fêtes, qui semble avoir des souffles particuliers de gaietés blondes.
– Bonjour, Silvère !
– Bonjour, Miette !
Et la voix dont ils échangèrent leur salut matinal les étonna. Ils n’en
connaissaient les sons que voilés par l’écho du puits. Elle leur parut claire
comme un chant d’alouette. Ah ! Qu’il faisait bon dans ce coin tiède, dans
cet air de fête ! Ils se tenaient toujours les mains, Silvère le dos appuyé contre
le mur, Miette penchée un peu en arrière. Entre eux, leur sourire mettait une
clarté. Ils allaient se dire toutes les bonnes choses qu’ils n’avaient point osé
confier aux sonorités sourdes du puits, lorsque Silvère, tournant la tête à un
léger bruit, pâlit et lâcha les mains de Miette. Il venait de voir tante Dide
devant lui, droite, arrêtée sur le seuil de la porte.
La grand-mère était venue par hasard au puits. En apercevant, dans la
vieille muraille noire, la trouée blanche de la porte que Silvère avait ouverte
toute grande, elle reçut au cœur un coup violent. Cette trouée blanche lui
semblait un abîme de lumière creusé brutalement dans son passé. Elle se
revit au milieu des clartés du matin, accourant, passant le seuil avec tout
l’emportement de ses amours nerveuses. Et Macquart était là qui l’attendait.
Elle se pendait à son cou, elle restait sur sa poitrine, tandis que le soleil
levant, entrant avec elle dans la cour par la porte qu’elle ne prenait pas le
temps de refermer, les baignait de ses rayons obliques. Vision brusque qui la
tirait cruellement du sommeil de sa vieillesse, comme un châtiment suprême,
en réveillant en elle les cuissons brûlantes du souvenir. Jamais l’idée ne lui
était venue que cette porte pût encore s’ouvrir. La mort de Macquart, pour
elle, l’avait murée. Le puits, la muraille entière auraient disparu sous terre,
qu’elle ne se serait pas sentie frappée d’une stupeur plus grande. Et, dans son
étonnement, montait sourdement une révolte contre la main sacrilège qui,
après avoir violé ce seuil, avait laissé derrière elle la trouée blanche comme
une tombe ouverte. Elle s’avança, attirée par une sorte de fascination. Elle
se tint immobile, dans l’encadrement de la porte.
Là, elle regarda devant elle, avec une surprise douloureuse. On lui avait
bien dit que l’enclos des Fouque se trouvait réuni au Jas-Meiffren ; mais
elle n’aurait jamais pensé que sa jeunesse fût morte à ce point. Un grand
vent semblait avoir emporté tout ce qui était resté cher à sa mémoire. Le
vieux logis, le vaste jardin potager, avec ses carrés verts de légumes, avaient

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disparu. Pas une pierre, pas un arbre d’autrefois. Et, à la place de ce coin, où
elle avait grandi, et que la veille elle revoyait encore en fermant les yeux,
s’étendait un lambeau de sol nu, une large pièce de chaume désolée comme
une lande déserte. Maintenant, lorsque, les paupières closes, elle voudrait
évoquer les choses du passé, toujours ce chaume lui apparaîtrait, pareil à un
linceul de bure jaunâtre jeté sur la terre où sa jeunesse était ensevelie. En
face de cet horizon banal et indifférent, elle crut que son cœur mourait une
seconde fois. Tout, à cette heure, était bien fini. On lui prenait jusqu’aux
rêves de ses souvenirs. Alors elle regretta d’avoir cédé à la fascination de la
trouée blanche, de cette porte béante sur les jours à jamais disparus.
Elle allait se retirer, fermer la porte maudite, sans chercher même à
connaître la main qui l’avait violée, lorsqu’elle aperçut Miette et Silvère. La
vue des deux enfants amoureux qui attendaient son regard, confus, la tête
baissée, la retint sur le seuil, prise d’une douleur plus vive. Elle comprenait
maintenant. Jusqu’au bout, elle devait se retrouver, elle et Macquart, aux
bras l’un de l’autre, dans la claire matinée. Une seconde fois, la porte était
complice. Par où l’amour avait passé, l’amour passait de nouveau. C’était
l’éternel recommencement, avec ses joies présentes et ses larmes futures.
Tante Dide ne vit que les larmes, et elle eut comme un pressentiment rapide
qui lui montra les deux enfants saignants, frappés au cœur. Toute secouée
par le souvenir des souffrances de sa vie, que ce lieu venait de réveiller en
elle, elle pleura son cher Silvère. Elle seule était coupable ; si elle n’avait
pas jadis troué la muraille, Silvère ne serait point dans ce coin perdu, aux
pieds d’une fille, à se griser d’un bonheur qui irrite la mort et la rend jalouse.
Au bout d’un silence, elle vint, sans dire un mot prendre le jeune homme
par la main. Peut-être les eût-elle laissés là, à jaser au pied du mur, si elle
ne s’était sentie complice de ces douceurs mortelles. Comme elle rentrait
avec Silvère, elle se retourna, en entendant le pas léger de Miette qui
s’était hâtée de reprendre sa cruche et de fuir à travers le chaume. Elle
courait follement, heureuse d’en être quitte à si bon marché. Tante Dide
eut un sourire involontaire, à la voir traverser le champ comme une chèvre
échappée.
– Elle est bien jeune, murmura-t-elle. Elle a le temps.
Sans doute, elle voulait dire que Miette avait le temps de souffrir et de
pleurer. Puis, reportant ses yeux sur Silvère, qui avait suivi avec extase la
course de l’enfant dans le soleil limpide, elle ajouta simplement :
– Prends garde, mon garçon, on en meurt.
Ce furent les seules paroles qu’elle prononça en cette aventure, qui remua
toutes les douleurs endormies au fond de son être. Elle s’était fait une
religion du silence. Quand Silvère fut rentré, elle ferma la porte à double
tour et jeta la clef dans le puits. Elle était certaine, de cette façon, que la porte

157
ne la rendrait plus complice. Elle revint l’examiner un instant, heureuse de
lui voir reprendre son air sombre et immuable. La tombe était refermée, la
trouée blanche se trouvait à jamais bouchée par ces quelques planches noires
d’humidité, vertes de mousse, sur lesquelles les escargots avaient pleuré des
larmes d’argent.
Le soir, tante Dide eut une de ces crises nerveuses qui la secouaient
encore de loin en loin. Pendant ces attaques, elle parlait souvent à voix haute,
sans suite, comme dans un cauchemar. Ce soir-là, Silvère qui la maintenait
sur son lit, navré d’une pitié poignante pour ce pauvre corps tordu, l’entendit
prononcer en haletant les mots de douanier, de coup de feu, de meurtre.
Et elle se débattait, elle demandait grâce, elle rêvait de vengeance. Quand
la crise toucha à sa fin, elle eut, comme il arrivait toujours, une épouvante
singulière, un frisson d’effroi qui faisait claquer ses dents. Elle se soulevait à
moitié, elle regardait avec un étonnement hagard dans les coins de la pièce,
puis se laissait retomber sur l’oreiller en poussant de longs soupirs. Sans
doute elle était prise d’hallucination. Alors elle attira Silvère sur sa poitrine,
elle parut commencer à le reconnaître, tout en le confondant par instants
avec une autre personne.
– Ils sont là, bégaya-t-elle. Vois-tu, ils vont te prendre, ils te tueront
encore… Je ne veux pas… Renvoie-les, dis leur que je ne veux pas, qu’ils
me font mal, à fixer ainsi leurs regards sur moi…
Et elle se tourna vers la ruelle, pour ne plus voir les gens dont elle parlait.
Au bout d’un silence.
– Tu es auprès de moi, n’est-ce pas, mon enfant ? continua-t-elle. Il ne
faut pas me quitter… J’ai cru que j’allais mourir tout à l’heure… Nous avons
eu tort de percer le mur. Depuis ce jour, j’ai souffert. Je savais bien que
cette porte nous porterait encore malheur… Ah ! Les chers innocents, que
de larmes ! On les tuera, eux aussi, à coups de fusil, comme des chiens.
Elle retombait dans son état de catalepsie, elle ne savait même plus que
Silvère était là. Brusquement elle se redressa, elle regarda au pied de son lit,
avec une horrible expression de terreur.
– Pourquoi ne les as-tu pas renvoyés ? cria-t-elle en cachant sa tête
blanchie dans le sein du jeune homme. Ils sont toujours là. Celui qui a le
fusil me fait signe qu’il va tirer…
Peu après, elle s’endormit du sommeil lourd qui terminait les crises. Le
lendemain, elle parut avoir tout oublié. Jamais elle ne reparla à Silvère de la
matinée où elle l’avait trouvé avec une amoureuse, derrière le mur.
Les jeunes gens restèrent deux jours sans se voir. Quand Miette osa
revenir au puits, ils se promirent de ne plus recommencer l’équipée de
l’avant-veille. Cependant leur entrevue, si brusquement coupée, leur avait
donné un vif désir de se retrouver seule à seul, au fond de quelque heureuse

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solitude. Las des joies que le puits leur offrait, et ne voulant pas chagriner
tante Dide, en revoyant Miette de l’autre côté du mur, Silvère supplia
l’enfant de lui donner des rendez-vous autre part. Elle ne se fit guère prier,
d’ailleurs ; elle accepta cette idée avec des rires satisfaits de gamine qui ne
songe pas encore au mal ; ce qui la faisait rire, c’était l’idée qu’elle allait
jouer de finesse avec cet espion de Justin. Lorsque les amoureux furent
d’accord, ils discutèrent pendant longtemps le choix d’un lieu de rencontre.
Silvère proposa des cachettes impossibles ; il rêvait de faire de véritables
voyages, ou bien de rejoindre la jeune fille, à minuit dans les greniers du
Jas-Meiffren. Miette, plus pratique, haussa les épaules, en déclarant qu’elle
chercherait à son tour. Le lendemain, elle ne demeura qu’une minute au
puits, le temps de sourire à Silvère et de lui dire de se trouver le soir, vers dix
heures, au fond de l’aire Saint-Mittre. On pense si le jeune homme fut exact !
Tout le jour, le choix de Miette l’avait fort intrigué. Sa curiosité augmenta,
lorsqu’il se fut engagé dans l’étroite allée que les tas de planches ménagent
au fond du terrain. « Elle viendra par là, » se disait-il en regardant du côté
de la route de Nice. Puis il entendit un grand bruit de branches derrière le
mur, et il vit apparaître, au-dessus du chaperon, une tête rieuse, ébouriffée,
qui lui cria joyeusement :
– C’est moi !
Et c’était Miette, en effet, grimpée comme un gamin sur un des mûriers
qui longent encore aujourd’hui la clôture du Jas. En deux sauts, elle atteignit
la pierre tombale, à demi enterrée dans l’angle de la muraille, au fond de
l’allée. Silvère la regarda descendre avec un étonnement ravi, sans songer
seulement à l’aider. Il lui prit les deux mains, il lui dit :
– Comme tu es leste ! Tu grimpes mieux que moi.
Ce fut ainsi qu’ils se rencontrèrent pour la première fois dans ce coin
perdu où ils devaient passer de si bonnes heures. À partir de cette soirée, ils
se virent là presque chaque nuit. Le puits ne leur servit plus qu’à s’avertir
des obstacles imprévus mis à leurs rendez-vous, des changements d’heure,
de toutes les petites nouvelles, grosses à leurs yeux, et ne souffrant pas de
retard ; il suffisait que celui qui avait à faire une communication à l’autre,
mît en mouvement la poulie, dont le bruit strident s’entendait de fort loin.
Mais bien que, certains jours, ils s’appelassent deux ou trois fois pour se
dire des riens d’une énorme importance, ils ne goûtaient leurs vraies joies
que le soir, dans l’allée discrète. Miette était d’une ponctualité rare. Elle
couchait heureusement au-dessus de la cuisine, dans une chambre où l’on
serrait, avant son arrivée, les provisions d’hiver, et à laquelle conduisait un
petit escalier particulier. Elle pouvait ainsi sortir à toute heure sans être vue
du père Rébufat ni de Justin. Elle comptait d’ailleurs, si ce dernier la voyait

159
jamais rentrer, lui faire quelque histoire, en le regardant de cet air dur qui
lui fermait la bouche.
Ah ! Quelles heureuses et tièdes soirées ! On était alors dans les premiers
jours de septembre, mois de clair soleil en Provence. Les amoureux ne
pouvaient guère se rejoindre que vers neuf heures. Miette arrivait par son
mur. Elle acquit bientôt une telle habileté à franchir cet obstacle, qu’elle
était presque toujours sur l’ancienne pierre tombale avant que Silvère lui
eût tendu les bras. Et elle riait de son tour de force, elle restait là un
instant, essoufflée, décoiffée, donnant de petites tapes sur sa jupe pour la
faire retomber. Son amoureux l’appelait en riant « méchant galopin. » Au
fond, il aimait la crânerie de l’enfant. Il la regardait sauter son mur avec la
complaisance d’un frère aîné qui assiste aux exercices d’un de ses jeunes
frères. Il y avait tant de puérilité dans leur tendresse naissante ! À plusieurs
reprises, ils firent le projet d’aller un jour dénicher des oiseaux, au bord de
la Viorne.
– Tu verras comme je monte aux arbres ! Disait Miette orgueilleusement.
Quand j’étais à Chavanoz, j’allais jusqu’en haut des noyers du père André.
Est-ce que tu as jamais déniché des pies, toi ? C’est ça qui est difficile !
Et une discussion s’engageait sur la façon de grimper le long des
peupliers. Miette donnait son avis nettement, comme un garçon.
Mais Silvère, la prenant par les genoux, l’avait descendue à terre, et
ils marchaient côte à côte, les bras à la taille. Tout en se querellant sur la
manière dont on doit poser les pieds et les mains à la naissance des branches,
ils se serraient davantage, ils sentaient sous leurs étreintes des chaleurs
inconnues les brûler d’une étrange joie. Jamais le puits ne leur avait procuré
de pareils plaisirs. Ils restaient enfants, ils avaient des jeux et des causeries
de gamins, et goûtaient des jouissances d’amoureux, sans savoir seulement
parler d’amour, rien qu’à se tenir par le bout des doigts. Ils cherchaient
la tiédeur de leurs mains, pris d’un besoin instinctif, ignorant où allaient
leurs sens et leur cœur. À cette heure d’heureuse naïveté, ils se cachaient
même la singulière émotion qu’ils se donnaient mutuellement, au moindre
contact. Souriants, étonnés parfois des douceurs qui coulaient en eux, dès
qu’ils se touchaient, ils s’abandonnaient secrètement aux mollesses de leurs
sensations nouvelles, tout en continuant à causer, comme deux écoliers, des
nids de pies qui sont si difficiles à atteindre.
Et ils allaient, dans le silence du sentier, entre les tas de planches et le mur
du Jas-Meiffren. Jamais ils ne dépassaient le bout de ce cul-de-sac étroit,
revenant sur leurs pas, à chaque fois. Ils étaient chez eux. Souvent Miette,
heureuse de se sentir si bien cachée, s’arrêtait et se complimentait de sa
découverte :

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– Ai-je eu la main chanceuse ! Disait-elle avec ravissement. Nous ferions
une lieue, sans trouver une si bonne cachette !
L’herbe épaisse étouffait le bruit de leurs pas. Ils étaient noyés dans un
flot de ténèbres, bercés entre deux rives sombres, ne voyant qu’une bande
d’un bleu foncé, semée d’étoiles, au-dessus de leur tête. Et, dans ce vague du
sol qu’ils foulaient, dans cette ressemblance de l’allée à un ruisseau d’ombre
coulant sous le ciel noir et or, ils éprouvaient une émotion indéfinissable,
ils baissaient la voix, bien que personne ne pût les entendre. Se livrant à ces
ondes silencieuses de la nuit, la chair et l’esprit flottants, ils se contaient, ces
soirs-là, les mille riens de leur journée, avec des frissons d’amoureux.
D’autres fois, par les soirées claires, lorsque la lune découpait nettement
les lignes de la muraille et des tas de planches, Miette et Silvère gardaient
leur insouciance d’enfant. L’allée, s’allongeait, éclairée de raies blanches,
toute gaie, sans inconnu. Et les deux camarades se poursuivaient, riaient
comme des gamins en récréation, se hasardant même à grimper sur les tas
de planches. Il fallait que Silvère effrayât Miette, en lui disant que Justin
était peut-être derrière le mur, qui la guettait. Alors, encore essoufflés, ils
marchaient côte à côte, en se promettant d’aller un jour courir dans les prés
Sainte-Claire, pour savoir lequel des deux attraperait l’autre le plus vite.
Leurs amours naissantes s’accommodaient ainsi des nuits obscures et des
nuits limpides. Toujours leur cœur était en éveil, et il suffisait d’un peu
d’ombre pour que leur étreinte fût plus douce et leur rire plus mollement
voluptueux. La chère retraite, si joyeuse au clair de lune, si étrangement
émue par les temps sombres, leur semblait inépuisable en éclats de gaieté et
en silences frissonnants. Et jusqu’à minuit ils restaient là, tandis que la ville
s’endormait et que les fenêtres du faubourg s’éteignaient une à une.
Jamais ils ne furent troublés dans leur solitude. À cette heure avancée, les
gamins ne jouaient plus à cache-cache derrière les tas de planches. Parfois,
lorsque les jeunes gens entendaient quelque bruit, un chant d’ouvriers
passant sur la route, des voix venant des trottoirs voisins, ils se hasardaient à
jeter un regard sur l’aire Saint-Mittre. Le champ de poutres s’étendait, vide,
peuplé de rares ombres. Par les soirées tièdes, ils y voyaient des couples
vagues d’amoureux, des vieillards assis sur des madriers, au bord du grand
chemin. Quand les soirées devenaient plus fraîches, ils n’apercevaient plus,
dans l’aire mélancolique et déserte, qu’un feu de bohémiens, devant lequel
passaient de grandes ombres noires. L’air calme de la nuit leur apportait des
paroles et des sons perdus, le bonsoir d’un bourgeois fermant sa porte, le
claquement d’un volet, l’heure grave des horloges, tous ces bruits mourants
d’une ville de province qui se couche. Et lorsque Plassans était endormi, ils
entendaient encore les querelles des bohémiens, les pétillements de leur feu,

161
au milieu desquels s’élevaient brusquement des voix gutturales de jeunes
filles chantant en une langue inconnue, pleine d’accents rudes.
Mais les amoureux ne regardaient pas longtemps au-dehors, dans l’aire
Saint-Mittre ; ils se hâtaient de rentrer chez eux, ils se remettaient à marcher
le long de leur cher sentier clos et discret. Ils se souciaient bien des autres, de
la ville entière ! Les quelques planches qui les séparaient des méchantes gens
leur semblaient, à la longue, un rempart infranchissable. Ils étaient si seuls,
si libres dans ce coin situé en plein faubourg, à cinquante pas de la porte de
Rome, qu’ils s’imaginaient parfois être bien loin, au fond de quelque creux
de la Viorne, en rase campagne. De tous les bruits qui venaient à eux, ils
n’en écoutaient qu’un avec une émotion inquiète, celui des horloges battant
lentement dans la nuit. Quand l’heure sonnait, parfois ils feignaient de ne
pas entendre, parfois ils s’arrêtaient net, comme pour protester. Cependant,
ils avaient beau s’accorder dix minutes de grâce, il leur fallait se dire adieu.
Ils auraient joué, ils auraient bavardé jusqu’au matin, les bras enlacés, afin
d’éprouver ce singulier étouffement, dont ils goûtaient en secret les délices,
avec de continuelles surprises. Miette se décidait enfin à remonter sur son
mur. Mais ce n’était point fini, les adieux traînaient encore un bon quart
d’heure. Quand l’enfant avait enjambé le mur, elle restait là, les coudes sur
le chaperon, retenue par les branches du mûrier qui lui servait d’échelle.
Silvère, debout sur la pierre tombale, pouvait lui reprendre les mains, se
remettre à causer à demi-voix. Ils répétaient plus de dix fois : « À demain ! »
Et trouvaient toujours de nouvelles paroles. Silvère grondait.
– Voyons, descends, il est plus de minuit.
Mais, avec des entêtements de fille, Miette voulait qu’il descendît le
premier ; elle désirait le voir s’en aller. Et, comme le jeune homme tenait
bon, elle finissait par dire brusquement, pour le punir, sans doute :
– Je vais sauter, tu vas voir.
Et elle sautait du mûrier, au grand effroi de Silvère. Il entendait le bruit
sourd de sa chute ; puis elle s’enfuyait avec un éclat de rire, sans vouloir
répondre à son dernier adieu. Il restait quelques instants à regarder son
ombre vague s’enfoncer dans le noir, et lentement il descendait à son tour,
il regagnait l’impasse Saint-Mittre.
Pendant deux années, ils vinrent là chaque jour. Ils y jouirent, lors de
leurs premiers rendez-vous, de quelques belles nuits encore toutes tièdes.
Les amoureux purent se croire en mai, au mois des frissons de la sève,
lorsqu’une bonne odeur de terre et de feuilles nouvelles traîne dans l’air
chaud. Ce renouveau, ce printemps tardif fut pour eux comme une grâce
du ciel, qui leur permit de courir librement dans l’allée et d’y resserrer leur
amitié d’un lien étroit.

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Puis arrivèrent les pluies, les neiges, les gelées. Ces mauvaises humeurs
de l’hiver ne les retinrent pas. Miette ne vint plus sans sa grande pelisse
brune, et ils se moquèrent tous deux des vilains temps. Quand la nuit
était sèche et claire, que de petits souffles soulevaient sous leurs pas une
poussière blanche de gelée, et les frappaient au visage comme à coups de
baguettes minces, ils se gardaient bien de s’asseoir ; ils allaient et venaient
plus vite, enveloppés dans la pelisse, les joues bleuies, les yeux pleurant
de froid ; et ils riaient, tout secoués de gaieté par leur marche rapide dans
l’air glace. Un soir de neige, ils s’amusèrent à faire une énorme boule qu’ils
roulèrent dans un coin ; elle resta là un grand mois, ce qui les fit s’étonner
à chaque nouveau rendez-vous. La pluie ne les effrayait pas davantage. Ils
se virent par de terribles averses qui les mouillaient jusqu’aux os. Silvère
accourait en se disant que Miette ne ferait pas la folie de venir ; et quand
Miette arrivait à son tour, il ne savait plus comment la gronder. Au fond,
il l’attendait. Il finit par chercher un abri contre les mauvais temps, sentant
bien qu’ils sortiraient quand même, malgré leur promesse mutuelle de ne
pas mettre les pieds dehors lorsqu’il pleuvrait. Pour trouver un toit, il n’eut
qu’à creuser un des tas de planches ; il en retira quelques morceaux de
bois, qu’il rendit mobiles, de façon à pouvoir les déplacer et les replacer
aisément. Dès lors, les amoureux eurent à leur disposition une sorte de
guérite basse et étroite, un trou carré, où ils ne pouvaient tenir que serrés
l’un contre l’autre, assis sur le bout d’un madrier, qu’ils laissaient au fond
de la logette. Quand l’eau tombait, le premier arrivé se réfugiait là ; et,
lorsqu’ils s’y trouvaient réunis, ils écoutaient avec une jouissance infinie
l’averse qui battait sur le tas de planches de sourds roulements de tambour.
Devant eux, autour d’eux, dans le noir d’encre de la nuit, il y avait un grand
ruissellement qu’ils ne voyaient pas, et dont le bruit continu ressemblait à la
voix haute d’une foule. Ils étaient bien seuls cependant, au bout du monde,
au fond des eaux. Jamais ils ne se sentaient aussi heureux, aussi séparés
des autres, qu’au milieu de ce déluge, dans ce tas de planches, menacés à
chaque instant d’être emportés par les torrents du ciel. Leurs genoux repliés
arrivaient presque au ras de l’ouverture, et ils s’enfonçaient le plus possible,
les joues et les mains baignées d’une fine poussière de pluie. À leurs pieds,
de grosses gouttes tombées des planches clapotaient à temps égaux. Et ils
avaient chaud dans la pelisse brune ; ils étaient si à l’étroit, que Miette
se trouvait à demi sur les genoux de Silvère. Ils bavardaient ; puis ils se
taisaient, pris d’une langueur, assoupis par la tiédeur de leur embrassement
et par le roulement monotone de l’averse. Pendant des heures, ils restaient là,
avec cet amour de la pluie qui fait marcher gravement les petites filles, par
les temps d’orage, une ombrelle ouverte à la main. Ils finirent par préférer
les soirées pluvieuses. Seule, leur séparation devenait alors plus pénible. Il

163
fallait que Miette franchît son mur sous la pluie battante, et qu’elle traversât
les flaques du Jas-Meiffren en pleine obscurité. Dès qu’elle quittait ses bras,
Silvère la perdait dans les ténèbres, dans la clameur de l’eau. Il écoutait
vainement, assourdi, aveuglé. Mais l’inquiétude où les laissait tous deux
cette brusque séparation, était un charme de plus ; jusqu’au lendemain, ils
se demandaient s’il ne leur était rien arrivé, par ce temps à ne pas mettre
un chien dehors ; ils avaient peut-être glissé, ils pouvaient s’être égarés,
craintes qui les occupaient tyranniquement l’un de l’autre, et qui rendaient
plus tendre leur entrevue suivante.
Enfin les beaux jours revinrent, avril amena des nuits douces, l’herbe de
l’allée verte grandit follement. Dans ce flot de vie coulant du ciel et montant
du sol, au milieu des ivresses de la jeune saison, parfois les amoureux
regrettèrent leur solitude d’hiver, les soirs de pluie, les nuits glacées, pendant
lesquels ils étaient si perdus, si loin de tous bruits humains. Maintenant le
jour ne tombait plus assez vite ; ils maudissaient les longs crépuscules et
lorsque la nuit était devenue assez noire pour que Miette pût grimper sur
le mur sans danger d’être vue, lorsqu’ils étaient enfin parvenus à se glisser
dans leur cher sentier, ils n’y trouvaient plus l’isolement qui plaisait à leur
sauvagerie d’enfants amoureux. L’aire Saint-Mittre se peuplait, les gamins
du faubourg restaient sur les poutres à se poursuivre, à crier, jusqu’à onze
heures ; il arriva même parfois qu’un d’entre eux vint se cacher derrière
les tas de planches, en jetant à Miette et à Silvère le rire effronté d’un
vaurien de dix ans. La crainte d’être surpris, le réveil, les bruits de la vie
qui grandissaient autour d’eux, à mesure que la saison devenait plus chaude,
rendirent leurs entrevues inquiètes.
Puis ils commençaient à étouffer dans l’allée étroite. Jamais elle n’avait
frissonné d’un si ardent frisson ; jamais le sol, ce terreau où dormaient
les derniers ossements de l’ancien cimetière, n’avait laissé échapper des
haleines plus troublantes. Et ils avaient encore trop d’enfance pour goûter
le charme voluptueux de ce trou perdu, tout enfiévré par le printemps. Les
herbes leur montaient aux genoux ; ils allaient et venaient difficilement,
et, quand ils écrasaient les jeunes pousses, certaines plantes exhalaient des
odeurs âcres qui les grisaient. Alors, pris d’étranges lassitudes, troublés et
vacillants, les pieds comme liés par les herbes, ils s’adossaient contre la
muraille, les yeux demi-clos, ne pouvant plus avancer. Il leur semblait que
toute la langueur du ciel entrait en eux.
Leur pétulance d’écolier s’accommodant mal de ses faiblesses subites,
ils finirent par accuser leur retraite de manquer d’air et par se décider
à aller promener leur tendresse plus loin, en pleine campagne. Alors ce
furent, chaque soir, de nouvelles escapades. Miette vint avec sa pelisse ;
tous deux s’enfouissaient dans le large vêtement, ils filaient le long des

164
murs, ils gagnaient la grand-route, les champs libres, les champs larges,
où l’air roulait puissamment comme les vagues de la haute mer. Et ils
n’étouffaient plus, ils retrouvaient là leur enfance, ils sentaient se dissiper
les tournoiements de tête, les ivresses que leur causaient les herbes hautes
de l’aire Saint-Mittre.
Ils battirent pendant deux étés ce coin de pays. Chaque bout de rocher,
chaque banc de gazon les connut bientôt ; et il n’était pas un bouquet
d’arbres, une haie, un buisson, qui ne devînt leur ami. Ils réalisèrent leurs
rêves : ce furent des courses folles dans les prés Sainte-Claire, et Miette
courait joliment, et il fallait que Silvère fît ses plus grandes enjambées pour
l’attraper. Ils allèrent aussi dénicher des nids de pie ; Miette, entêtée, voulant
montrer comment elle grimpait aux arbres, à Chavanoz, se liait les jupes avec
un bout de ficelle, et montait sur les plus hauts peupliers ; en bas, Silvère
frissonnait, les bras en avant, comme pour la recevoir, si elle venait à glisser.
Ces jeux apaisaient leurs sens, au point qu’un soir ils faillirent se battre
comme deux galopins qui sortent de l’école. Mais, dans la campagne large,
il y avait encore des trous qui ne leur valaient rien. Tant qu’ils marchaient,
c’était des rires bruyants, des poussées, des taquineries ; ils faisaient des
lieues, allaient parfois jusqu’à la chaîne des Garrigues, suivaient les sentiers
les plus étroits, et souvent coupaient à travers champs ; la contrée leur
appartenait, ils y vivaient comme en pays conquis, jouissant de la terre
et du ciel. Miette, avec cette conscience large des femmes, ne se gênait
même pas pour cueillir une grappe de raisins, une branche d’amandes vertes,
aux vignes, aux amandiers, dont les rameaux la fouettaient au passage ;
ce qui contrariait les idées absolues de Silvère, sans qu’il osât d’ailleurs
gronder la jeune fille, dont les rares bouderies le désespéraient. « Ah ! La
mauvaise ! Pensait-il en dramatisant puérilement la situation, elle ferait de
moi un voleur. » Et Miette lui mettait dans la bouche sa part du fruit volé.
Les ruses qu’il employait, – la tenant à la taille, évitant les arbres fruitiers,
se faisant poursuivre le long des plants de vignes, – pour la détourner de ce
besoin instinctif de maraude, le mettaient vite à bout d’imagination. Et il la
forçait à s’asseoir. C’était alors qu’ils recommençaient à étouffer. Les creux
de la Viorne, surtout, étaient pour eux pleins d’une ombre fiévreuse. Quand
la fatigue les ramenait au bord du torrent, ils perdaient leurs belles gaietés de
gamins. Sous les saules, des ténèbres grises flottaient, pareilles aux crêpes
musqués d’une toilette de femme. Les enfants sentaient ces crêpes, comme
parfumés et tièdes encore des épaules voluptueuses de la nuit, les caresser
aux tempes, les envelopper d’une langueur invincible. Au loin, les grillons
chantaient dans les prés Sainte-Claire, et la Viorne avait à leurs pieds des
voix chuchotantes d’amoureux, des bruits adoucis de lèvres humides. Du
ciel endormi tombait une pluie chaude d’étoiles. Et, sous le frisson de ce

165
ciel, de ces eaux, de cette ombre, les enfants, couchés sur le dos, en pleine
herbe, côte à côte, pâmés et les regards perdus dans le noir, cherchaient leur
main, échangeaient une étreinte courte.
Silvère, qui comprenait vaguement le danger de ces extases, se levait
parfois d’un bond en proposant de passer dans une des petites îles que les
eaux basses découvraient au milieu de la rivière. Tous deux, les pieds nus,
s’aventuraient ; Miette se moquait des cailloux, elle ne voulait pas que
Silvère la soutint, et il lui arriva une fois de s’asseoir au beau milieu du
courant ; mais il n’y avait pas vingt centimètres d’eau, elle en fut quitte
pour faire sécher sa première jupe. Puis, quand ils étaient dans l’île, ils se
couchaient à plat ventre sur une langue de sable, les yeux au niveau de la
surface de l’eau, dont ils regardaient au loin, dans la nuit claire, frémir les
écailles d’argent. Alors Miette déclarait qu’elle était en bateau, l’île marchait
pour sûr ; elle la sentait bien qui l’emportait ; ce vertige que leur donnait le
grand ruissellement dont leurs yeux s’emplissaient les amusait un instant,
les tenait là, sur le bord, chantant à demi-voix, ainsi que les bateliers dont
les rames battent l’eau. D’autres fois, quand l’île avait une berge basse, ils
s’y asseyaient comme sur un banc de verdure, laissant pendre leurs pieds
nus dans le courant. Et, pendant des heures, ils causaient, faisant jaillir
l’eau à coups de talon, balançant les jambes, prenant plaisir à déchaîner des
tempêtes dans le bassin paisible dont la fraîcheur calmait leur fièvre.
Ces bains de pieds firent naître dans l’esprit de Miette un caprice qui
faillit gâter leurs belles amours innocentes. Elle voulut à toute force prendre
de grands bains. Un peu en dessus du pont de la Viorne, il y avait un trou,
très convenable, disait-elle, à peine profond de trois à quatre pieds, et très
sûr ; il faisait si chaud, on serait si bien dans l’eau jusqu’aux épaules ;
puis elle mourait depuis si longtemps du désir de savoir nager, Silvère lui
apprendrait. Silvère élevait des objections : la nuit, ce n’était pas prudent,
on pouvait les voir, ça leur ferait peut-être du mal ; mais il ne disait pas la
vraie raison, il était instinctivement très alarmé à la pensée de ce nouveau
jeu, il se demandait comment ils se déshabilleraient, et de quelle façon il s’y
prendrait pour tenir Miette sur l’eau, dans ses bras nus. Celle-ci ne semblait
pas se douter de ces difficultés.
Un soir, elle apporta un costume de bain qu’elle s’était taillé dans une
vieille robe. Il fallut que Silvère retournât chez tante Dide chercher son
caleçon. La partie fut toute naïve. Miette ne s’écarta même pas ; elle
se déshabilla, naturellement, dans l’ombre d’un saule, si épaisse que son
corps d’enfant n’y mit pendant quelques secondes qu’une blancheur vague.
Silvère, de peau brune, apparut dans la nuit comme le tronc assombri d’un
jeune chêne, tandis que les jambes et les bras de la jeune fille, nus et arrondis,
ressemblaient aux tiges laiteuses des bouleaux de la rive. Puis tous deux,

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comme vêtus des taches sombres que les hauts feuillages laissaient tomber
sur eux, entrèrent dans l’eau gaiement, s’appelant, se récriant, surpris par la
fraîcheur. Et les scrupules, les hontes inavouées, les pudeurs secrètes, furent
oubliées. Ils restèrent là une grande heure, barbotant, se jetant de l’eau au
visage, Miette se fâchant, puis éclatant de rire, et Silvère lui donnant sa
première leçon, lui enfonçant de temps à autre la tête, pour l’aguerrir. Tant
qu’il la tenait d’une main par la ceinture de son costume, en lui passant
l’autre main sous le ventre, elle faisait aller furieusement les jambes et les
bras, elle croyait nager ; mais, dès qu’il la lâchait, elle se débattait en criant,
et, les mains tendues, frappant l’eau, elle se rattrapait où elle pouvait, à
la taille du jeune homme, à l’un de ses poignets. Elle s’abandonnait un
instant contre lui, elle se reposait, essoufflée, toute ruisselante, tandis que
son costume mouillé dessinait les grâces de son buste de vierge. Puis elle
criait :
– Encore une fois ; mais tu le fais exprès, tu ne me tiens pas.
Et rien de honteux ne leur venait de ces embrassements de Silvère penché
pour la soutenir, de ces sauvetages éperdus de Miette se pendant au cou du
jeune homme. Le froid du bain les mettait dans une pureté de cristal. C’était,
sous la nuit tiède, au milieu des feuillages pâmés, deux innocences nues qui
riaient. Silvère, après les premiers bains, se reprocha secrètement d’avoir
rêvé le mal. Miette se déshabillait si vite, et elle était si fraîche dans ses bras,
si sonore de rires !
Mais, au bout de quinze jours, l’enfant sut nager. Libre de ses membres,
bercée par le flot, jouant avec lui, elle se laissait envahir par les souplesses
molles de la rivière, par le silence du ciel, par les rêveries des berges
mélancoliques.
Quand tous deux ils nageaient sans bruit, Miette croyait voir, aux deux
bords, les feuillages s’épaissir, se pencher vers eux, draper leur retraite de
rideaux énormes. Et les jours de lune, des lueurs glissaient entre les troncs,
des apparitions douces se promenaient le long des rives en robe blanche.
Miette n’avait pas peur. Elle éprouvait une émotion indéfinissable à suivre
les jeux de l’ombre. Tandis qu’elle avançait, d’un mouvement ralenti, l’eau
calme, dont la lune faisait un clair miroir, se froissait à son approche comme
une étoffe lamée d’argent ; les ronds s’élargissaient, se perdaient dans les
ténèbres des bords, sous les branches pendantes des saules, où l’on entendait
des clapotements mystérieux ; et, à chaque brassée, elle trouvait ainsi des
trous pleins de voix, des enfoncements noirs devant lesquels elle passait
avec plus de hâte, des bouquets, des rangées d’arbres, dont les masses
sombres changeaient de forme, s’allongeaient, avaient l’air de la suivre du
haut de la berge. Quand elle se mettait sur le dos, les profondeurs du ciel
l’attendrissaient encore. De la campagne, des horizons qu’elle ne voyait

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plus, elle entendait alors monter une voix grave, prolongée, faite de tous les
soupirs de la nuit.
Elle n’était point de nature rêveuse, elle jouissait partout son corps, par
tous ses sens, du ciel, de la rivière, des ombres, des clartés. La rivière surtout,
cette eau, ce terrain mouvant, la portait avec des caresses infinies. Elle
éprouvait, quand elle remontait le courant, une grande jouissance à sentir
le flot filer plus rapide contre sa poitrine et contre ses jambes ; c’était un
long chatouillement, très doux, qu’elle pouvait supporter sans rire nerveux.
Elle s’enfonçait davantage, se mettait de l’eau jusqu’aux lèvres, pour que le
courant passât sur ses épaules, l’enveloppât d’un trait, du menton aux pieds,
de son baiser fuyant. Elle avait des langueurs qui la laissaient immobile à la
surface, tandis que de petits flots glissaient mollement entre son costume et
sa peau, gonflant l’étoffe ; puis elle se roulait dans les nappes mortes, ainsi
qu’une chatte sur un tapis ; et elle allait de l’eau lumineuse, où se baignait
la lune, dans l’eau noire, assombrie par les feuillages, avec des frissons,
comme si elle eût quitté une plaine ensoleillée et senti le froid des branches
lui tomber sur la nuque.
Maintenant, elle s’écartait pour se déshabiller, elle se cachait. Dans l’eau,
elle demeurait silencieuse ; elle ne voulait plus que Silvère la touchât ; elle
se coulait doucement à son côté, nageant avec le petit bruit d’un oiseau dont
le vol traverse un taillis ; ou parfois elle tournait autour de lui, prise de
craintes vagues qu’elle ne s’expliquait pas. Lui-même s’éloignait, quand il
frôlait un de ses membres. La rivière n’avait plus pour eux qu’une ivresse
amollie, un engourdissement voluptueux, qui les troublait étrangement.
Quand ils sortaient du bain, surtout, ils éprouvaient des somnolences, des
éblouissements. Ils étaient comme épuisés. Miette mettait une grande heure
à s’habiller. Elle ne passait d’abord que sa chemise et une jupe ; puis elle
restait là, étendue sur l’herbe, se plaignant de fatigue, appelant Silvère, qui
se tenait à quelques pas, la tête vide, les membres pleins d’une étrange et
excitante lassitude. Et, au retour, il y avait plus d’ardeur dans leur étreinte,
ils sentaient mieux, à travers leurs vêtements, leur corps assoupli par le
bain, ils s’arrêtaient en poussant de gros soupirs. Le chignon énorme de
Miette, encore tout humide, sa nuque, ses épaules avaient une senteur
fraîche, une odeur pure, qui achevaient de griser le jeune homme. L’enfant,
heureusement, déclara un soir qu’elle ne prendrait plus de bains, que l’eau
froide lui faisait monter le sang à la tête. Sans doute elle donna cette raison
en toute vérité, en toute innocence.
Ils reprirent leurs longues causeries. Il ne resta dans l’esprit de Silvère,
du danger que venaient de courir leurs amours ignorantes, qu’une grande
admiration pour la vigueur physique de Miette. En quinze jours, elle avait
appris à nager, et souvent, quand ils luttaient de vitesse, il l’avait vue couper

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le courant d’un bras aussi rapide que le sien. Lui, qui adorait la force,
les exercices corporels, se sentait le cœur attendri en la voyant si forte,
si puissante et si adroite de corps. Il entrait, dans son cœur, une estime
singulière pour ses gros bras. Un soir, après un de ces premiers bains qui
les laissaient si rieurs, ils s’étaient empoignés par la taille, sur une bande
de sable, et pendant de longues minutes, ils avaient lutté, sans que Silvère
parvînt à renverser Miette ; puis le jeune homme, ayant perdu l’équilibre,
c’était l’enfant qui était restée debout. Son amoureux la traitait en garçon,
et ce furent ces marches forcées, ces courses folles à travers les prés, ces
nids dénichés à la cime des arbres, ces luttes, tous ces jeux violents, qui
les protégèrent si longtemps et les empêchèrent de salir leurs tendresses.
Il y avait encore dans l’amour de Silvère, outre son admiration pour la
crânerie de son amoureuse, les douceurs de son cœur tendre aux malheureux.
Lui qui ne pouvait voir un être abandonné, un pauvre homme, un enfant
marchant nu-pieds dans la poussière des routes, sans éprouver à la gorge
un serrement de pitié, il aimait Miette, parce que personne ne l’aimait,
parce qu’elle menait une existence rude de paria. Quand il la voyait rire, il
était profondément ému de cette joie qu’il lui donnait. Puis, l’enfant était
une sauvage comme lui, ils s’entendaient dans la haine des commères du
faubourg. Le rêve qu’il faisait, lorsque, dans la journée, il cerclait chez
son patron les roues des carrioles, à grands coups de marteau, était plein
de folie généreuse. Il pensait à Miette en rédempteur. Toutes ses lectures
lui remontaient au cerveau ; il voulait épouser un jour son amie pour la
relever aux yeux du monde ; il se donnait une mission sainte, le rachat, le
salut de la fille du forçat. Et il avait la tête tellement bourrée de certains
plaidoyers, qu’il ne se disait pas ces choses simplement ; il s’égarait en plein
mysticisme social, il imaginait des réhabilitations d’apothéose, il voyait
Miette assise sur un trône, au bout du cours Sauvaire, et toute la ville
s’inclinant, demandant pardon, chantant des louanges. Heureusement qu’il
oubliait ces belles choses, dès que Miette sautait son mur et qu’elle lui disait
sur la grande route :
– Courons, veux-tu ? je parie que tu ne m’attraperas pas.
Mais si le jeune homme rêvait tout éveillé la glorification de son
amoureuse, il avait de tels besoins de justice, qu’il la faisait souvent pleurer
en lui parlant de son père. Malgré les attendrissements profonds que l’amitié
de Silvère avait mis en elle, elle avait encore de loin en loin des réveils
brusques, des heures mauvaises, où les entêtements, les rébellions de sa
nature sanguine la roidissaient, les yeux durs, les lèvres serrées. Alors elle
soutenait que son père avait bien fait de tuer le gendarme, que la terre
appartient à tout le monde, qu’on a le droit de tirer des coups de fusil où l’on
veut et quand on veut. Et Silvère, de sa voix grave, lui expliquait le code

169
comme il le comprenait, avec des commentaires étranges qui auraient fait
bondir toute la magistrature de Plassans. Ces causeries avaient lieu, le plus
souvent, dans quelque coin perdu des prés Sainte-Claire. Les tapis d’herbe,
d’un noir verdâtre, s’étendaient à perte de vue, sans qu’un seul arbre tachât
l’immense nappe, et le ciel semblait énorme, emplissant de ses étoiles la
rondeur nue de l’horizon. Les enfants étaient comme bercés dans cette mer
de verdure. Miette luttait longtemps ; elle demandait à Silvère s’il eût mieux
valu que son père se laissât tuer par le gendarme, et Silvère gardait un instant
le silence ; puis il disait que, dans un tel cas, il valait mieux être la victime que
le meurtrier, et que c’était un grand malheur, lorsqu’on tuait son semblable,
même en état de légitime défense. Pour lui, la loi était chose sainte, les juges
avaient eu raison d’envoyer Chantegreil au bagne. La jeune fille s’emportait,
elle aurait battu son ami, elle lui criait qu’il avait aussi mauvais cœur que
les autres. Et comme il continuait à défendre fermement ses idées de justice,
elle finissait par éclater en sanglots, en balbutiant qu’il rougissait sans doute
d’elle, puisqu’il lui rappelait toujours le crime de son père. Ces discussions
se terminaient dans les larmes, dans une émotion commune. Mais l’enfant
avait beau pleurer, reconnaître qu’elle avait peut-être tort, elle gardait tout au
fond d’elle sa sauvagerie, son emportement sanguin. Une fois, elle raconta
avec de longs rires comment un gendarme devant elle, en tombant de cheval,
s’était cassé la jambe. D’ailleurs Miette ne vivait plus que pour Silvère.
Quand celui-ci la questionnait sur son oncle et sur son cousin, elle répondait
« qu’elle ne savait pas, » et s’il insistait, par crainte qu’on la rendit trop
malheureuse au Jas-Meiffren, elle disait qu’elle travaillait beaucoup, que
rien n’était changé. Elle croyait pourtant que Justin avait fini par savoir ce
qui la faisait chanter le matin et lui mettait de la douceur plein les yeux.
Mais elle ajoutait :
– Qu’est-ce que ça fait ? s’il vient jamais nous déranger, nous le
recevrons, n’est-ce pas, de telle façon, qu’il n’aura plus l’envie de se mêler
de nos affaires.
Cependant, la campagne libre, les longues marches en plein air, les
lassaient parfois. Ils revenaient toujours à l’aire Saint-Mittre, à l’allée
étroite, d’où les avaient chassés les soirées d’été bruyantes, les odeurs trop
fortes des herbes foulées, les souffles chauds et troublants. Mais, certains
soirs, l’allée se faisait plus douce, des vents la rafraîchissaient, ils pouvaient
demeurer là sans éprouver de vertige. Ils goûtaient alors des repos délicieux.
Assis sur la pierre tombale, l’oreille fermée au tapage des enfants et des
bohémiens, ils se retrouvaient chez eux. Silvère avait ramassé à plusieurs
reprises des fragments d’os, des débris de crâne, et ils aimaient à parler de
l’ancien cimetière. Vaguement, avec leur imagination vive, ils se disaient
que leur amour avait poussé, comme une belle plante robuste et grasse,

170
dans ce terreau, dans ce coin de terre fertilisé par la mort. Il y avait grandi
ainsi que ces herbes folles ; il y avait fleuri comme ces coquelicots que la
moindre brise faisait battre sur leurs tiges, pareils à des cœurs ouverts et
saignants. Et ils s’expliquaient les haleines tièdes passant sur leur front, les
chuchotements entendus dans l’ombre, le long frisson qui secouait l’allée :
c’étaient les morts qui leur soufflaient leurs passions disparues au visage,
les morts qui leur contaient leur nuit de noces, les morts qui se retournaient
dans la terre, pris du furieux désir d’aimer, de recommencer l’amour. Ces
ossements, ils le sentaient bien, étaient pleins de tendresse pour eux ; les
crânes brisés se réchauffaient aux flammes de leur jeunesse, les moindres
débris les entouraient d’un murmure ravi, d’une sollicitude inquiète, d’une
jalousie frémissante. Et quand ils s’éloignaient, l’ancien cimetière pleurait.
Ces herbes, qui leur liaient les pieds par les nuits de feu, et qui les faisaient
vaciller, c’étaient des doigts minces, effilés par la tombe, sortis de terre
pour les retenir, pour les jeter aux bras l’un de l’autre. Cette odeur âcre et
pénétrante qu’exhalaient les tiges brisées, c’était la senteur fécondante, le
suc puissant de la vie, qu’élaborent lentement les cercueils et qui grisent de
désirs les amants égarés dans la solitude des sentiers. Les morts, les vieux
morts, voulaient les noces de Miette et de Silvère.
Jamais les enfants ne furent pris d’effroi. La tendresse flottante qu’ils
devinaient autour d’eux les touchait, leur faisait aimer les êtres invisibles
dont ils croyaient souvent sentir le frôlement, pareil à un léger battement
d’ailes. Ils étaient simplement attristés parfois d’une tristesse douce, et ils
ne comprenaient pas ce que les morts voulaient d’eux. Ils continuaient à
vivre leurs amours ignorantes, au milieu de ce flot de sève, dans ce bout
de cimetière abandonné, où la terre engraissée suait la vie, et qui exigeait
impérieusement leur union. Les voix bourdonnantes qui faisaient sonner
leurs oreilles, les chaleurs subites qui leur poussaient tout le sang au visage,
ne leur disaient rien de distinct. Il y avait des jours où la clameur des morts
devenait si haute, que Miette, fiévreuse, alanguie, couchée à demi sur la
pierre tombale, regardait Silvère de ses yeux noyés, comme pour lui dire :
« Que demandent-ils donc ? pourquoi soufflent-ils ainsi de la flamme dans
mes veines ? » Et Silvère, brisé, éperdu, n’osait répondre, n’osait répéter
les mots ardents qu’il croyait saisir dans l’air, les conseils fous que lui
donnaient les grandes herbes, les supplications de l’allée entière, des tombes
mal fermées brûlant de servir de couche aux amours de ces deux enfants.
Ils se questionnaient souvent sur les ossements qu’ils découvraient.
Miette, avec son instinct de femme, adorait les sujets lugubres. À chaque
nouvelle trouvaille, c’étaient des suppositions sans fin. Si l’os était petit,
elle parlait d’une belle jeune fille poitrinaire, ou emportée par une fièvre, la
veille de son mariage ; si l’os était gros, elle rêvait quelque grand vieillard,

171
un soldat, un juge, quelque homme terrible. La pierre tombale surtout les
occupa longtemps. Par un beau clair de lune, Miette avait distingué, sur
une des faces, des caractères à demi rongés. Il fallut que Silvère, avec son
couteau, enlevât la mousse. Alors ils lurent l’inscription tronquée : Cy gist…
Marie… morte… Et Miette, en trouvant son nom sur cette pierre, était restée
toute saisie. Silvère l’appela « grosse bête. » Mais elle ne put retenir ses
larmes. Elle dit qu’elle avait reçu un coup dans la poitrine, qu’elle mourrait
bientôt, que cette pierre était pour elle. Le jeune homme se sentit glacé
à son tour. Cependant il réussit à faire honte à l’enfant. Comment ! Elle,
si courageuse, rêvait de pareils enfantillages ! Ils finirent par rire. Puis ils
évitèrent de reparler de cela. Mais, aux heures de mélancolie, lorsque le ciel
voilé attristait l’allée, Miette ne pouvait s’empêcher de nommer cette morte,
cette Marie inconnue dont la tombe avait si longtemps facilité leur rendez-
vous. Les os de la pauvre fille étaient peut-être encore là. Elle eut un soir
l’étrange fantaisie de vouloir que Silvère retournât la pierre pour voir ce
qu’il y avait dessous. Il s’y refusa comme à un sacrilège, et ce refus entretint
les rêveries de Miette sur le cher fantôme qui portait son nom. Elle voulait
absolument qu’elle fût morte à son âge, à treize ans, en pleine tendresse. Elle
s’apitoyait jusque sur la pierre, cette pierre qu’elle enjambait si lestement,
où ils s’étaient tant de fois assis, pierre glacée par la mort et qu’ils avaient
réchauffée de leur amour. Elle ajoutait :
– Tu verras, ça nous portera malheur… Moi, si tu mourais, je viendrais
mourir ici, et je voudrais qu’on roulât ce bloc sur mon corps.
Silvère, la gorge serrée, la grondait de songer à des choses tristes.
Et ce fut ainsi que, pendant près de deux années, ils s’aimèrent dans
l’allée étroite, dans la campagne large. Leur idylle traversa les pluies glacées
de décembre et les brûlantes sollicitations de juillet, sans glisser à la honte
des amours communes ; elle garda son charme exquis de conte grec, son
ardente pureté, tous ses balbutiements naïfs de la chair qui désire et qui
ignore. Les morts, les vieux morts eux-mêmes, chuchotèrent vainement à
leurs oreilles. Et ils n’emportèrent de l’ancien cimetière qu’une mélancolie
attendrie, que le pressentiment vague d’une vie courte ; une voix leur disait
qu’ils s’en iraient, avec leurs tendresses vierges, avant les noces, le jour où
ils voudraient se donner l’un à l’autre. Sans doute ce fut là, sur la pierre
tombale, au milieu des ossements cachés sous les herbes grasses, qu’ils
respirèrent leur amour de la mort, cet âpre désir de se coucher ensemble dans
la terre, qui les faisait balbutier au bord de la route d’Orchères, par cette
nuit de décembre, tandis que les deux cloches se renvoyaient leurs appels
lamentables.
Miette dormait paisible, la tête sur la poitrine de Silvère, pendant
qu’il rêvait aux rendez-vous lointains, à ces belles années de continuel

172
enchantement. Au jour, l’enfant se réveilla. Devant eux, la vallée s’étendait
toute claire sous le ciel blanc. Le soleil était encore derrière les coteaux.
Une clarté de cristal, limpide et glacée comme une eau de source, coulait
des horizons pâles. Au loin, la Viorne, pareille à un ruban de satin blanc,
se perdait au milieu des terres rouges et jaunes. C’était une échappée sans
bornes, des mers grises d’oliviers, des vignobles pareils à de vastes pièces
d’étoffe rayée, toute une contrée agrandie par la netteté de l’air et la paix
du froid. Le vent qui soufflait par courtes brises avait glacé le visage des
enfants. Ils se levèrent vivement, ragaillardis, heureux des blancheurs de la
matinée. Et, la nuit ayant emporté leurs tristesses effrayées, ils regardaient
d’un œil ravi le cercle immense de la plaine, ils écoutaient les tintements
des deux cloches, qui leur semblaient sonner joyeusement l’aube d’un jour
de fête.
– Ah ! Que j’ai bien dormi ! S’écria Miette. J’ai rêvé que tu
m’embrassais… Est-ce que tu m’as embrassée, dis ?
– C’est bien possible, répondit Silvère en riant. Je n’avais pas chaud. Il
fait un froid de loup.
– Moi, je n’ai froid qu’aux pieds.
– Eh bien ! Courons… Nous avons deux bonnes lieues à faire. Tu te
réchaufferas.
Et ils descendirent la côte, ils regagnèrent la route en courant. Puis, quand
ils furent en bas, ils levèrent la tête, comme pour dire adieu à cette roche
sur laquelle ils avaient pleuré, en se brûlant les lèvres d’un baiser. Mais
ils ne reparlèrent point de cette caresse ardente qui avait mis dans leur
tendresse un besoin nouveau, vague encore, et qu’ils n’osaient formuler.
Ils ne se donnèrent même pas le bras, sous prétexte de marcher plus vite.
Et ils marchaient gaiement, un peu confus, sans savoir pourquoi, quand ils
venaient à se regarder. Autour d’eux, le jour grandissait. Le jeune homme,
que son patron envoyait parfois à Orchères, choisissait sans hésiter les bons
sentiers, les plus directs. Ils firent ainsi plus de deux lieues, dans des chemins
creux, le long de haies et de murailles interminables. Miette accusait Silvère
de l’avoir égarée. Souvent, pendant des quarts d’heure entiers ils ne voyaient
pas un bout du pays, ils n’apercevaient, au-dessus des murailles et des haies,
que de longues files d’amandiers dont les branches maigres se détachaient
sur la pâleur du ciel.
Brusquement, ils débouchèrent juste en face d’Orchères. De grands cris
de joie, des brouhaha de foule leur arrivaient, clairs dans l’air limpide.
La bande insurrectionnelle entrait à peine dans la ville. Miette et Silvère
y pénétrèrent avec les traînards. Jamais ils n’avaient vu un enthousiasme
pareil. Dans les rues, on eût dit un jour de procession, lorsque le passage
du dais met les plus belles draperies aux fenêtres. On fêtait les insurgés

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comme on fête des libérateurs. Les hommes les embrassaient, les femmes
leur apportaient des vivres. Et il y avait, sur les portes, des vieillards
qui pleuraient. Allégresse toute méridionale qui s’épanchait d’une façon
bruyante, chantant, dansant, gesticulant. Comme Miette passait, elle fut
prise dans une immense farandole qui tournait sur la Grand-Place. Silvère
la suivit. Ses idées de mort, de découragement, étaient loin à cette heure.
Il voulait se battre, vendre du moins chèrement sa vie. L’idée de la lutte le
grisait de nouveau. Il rêvait la victoire, la vie heureuse avec Miette, dans la
grande paix de la République universelle.
Cette réception fraternelle des habitants d’Orchères fut la dernière joie
des insurgés. Ils passèrent la journée dans une confiance rayonnante,
dans un espoir sans bornes. Les prisonniers, le commandant Sicardot,
MM. Garçonnet, Peirotte et les autres, qu’on avait enfermés dans une
salle de la Mairie, dont les fenêtres donnaient sur la Grand-Place,
regardaient, avec une surprise effrayée, ces farandoles, ces grands courants
d’enthousiasme qui passaient devant eux.
– Quels gueux ! Murmurait le commandant, appuyé à la rampe d’une
fenêtre, comme sur le velours d’une loge de théâtre ; et dire qu’il ne viendra
pas une ou deux batteries pour me nettoyer toute cette canaille !
Puis il aperçut Miette, il ajouta, en s’adressant à M. Garçonnet :
– Voyez donc, monsieur le maire, cette grande fille rouge, là-bas. C’est
une honte. Ils ont traîné leurs créatures avec eux. Pour peu que cela continue,
nous allons assister à de belles choses.
M. Garçonnet hochait la tête, parlant « des passions déchaînées » et « des
plus mauvais jours de notre histoire. » M. Peirotte, blanc comme un linge,
restait silencieux ; il ouvrit une seule fois les lèvres, pour dire à Sicardot,
qui continuait à déblatérer amèrement :
– Plus bas donc, monsieur ! Vous allez nous faire massacrer.
La vérité était que les insurgés traitaient ces messieurs avec la plus
grande douceur. Ils leur firent même servir, le soir, un excellent dîner. Mais,
pour des trembleurs comme le receveur particulier, de pareilles attentions
devenaient effrayantes : les insurgés ne devaient les traiter si bien que dans
le but de les trouver plus gras et plus tendres, le jour où ils les mangeraient.
Au crépuscule, Silvère se rencontra face à face avec son cousin, le docteur
Pascal. Le savant avait suivi la bande à pied, causant au milieu des ouvriers,
qui le vénéraient. Il s’était d’abord efforcé de les détourner de la lutte ; puis,
comme gagné par leurs discours :
– Vous avez peut-être raison, mes amis, leur avait-il dit avec son sourire
d’indifférent affectueux ; battez-vous, je suis là pour vous raccommoder les
bras et les jambes.

174
Et, le matin, il s’était tranquillement mis à ramasser le long de la route des
cailloux et des plantes. Il se désespérait de ne pas avoir emporté son marteau
de géologue et sa boîte à herboriser. À cette heure, ses poches, pleines de
pierres, crevaient, et sa trousse, qu’il tenait sous le bras, laissait passer des
paquets de longues herbes.
– Tiens, c’est toi, mon garçon ! S’écria-t-il en apercevant Silvère. Je
croyais être ici le seul de la famille.
Il prononça ces derniers mots avec quelque ironie, raillant doucement les
menées de son père et de l’oncle Antoine. Silvère fut heureux de rencontrer
son cousin ; le docteur était le seul des Rougon qui lui serrât la main dans
les rues et qui lui témoignât une sincère amitié. Aussi, en le voyant couvert
encore de la poussière de la route, et le croyant acquis à la cause républicaine,
le jeune homme montra-t-il une vive joie. Il lui parla des droits du peuple,
de sa cause sainte, de son triomphe assuré, avec une emphase juvénile.
Pascal l’écoutait en souriant ; il examinait avec curiosité ses gestes, les
jeux ardents de sa physionomie, comme s’il eût étudié un sujet, disséqué un
enthousiasme, pour voir ce qu’il y a au fond de cette fièvre généreuse.
– Comme tu vas ! Comme tu vas ! Ah ! Que tu es bien le petit-fils de
ta grand-mère !
Et il ajouta, à voix plus basse, du ton d’un chimiste qui prend des notes :
– Hystérie ou enthousiasme, folie honteuse ou folie sublime. Toujours
ces diables de nerfs !
Puis, concluant tout haut, résumant sa pensée :
– La famille est complète, reprit-il. Elle aura un héros.
Silvère n’avait pas entendu. Il continuait à parler de sa chère république.
À quelques pas, Miette s’était arrêtée, toujours vêtue de sa grande pelisse
rouge ; elle ne quittait plus Silvère, ils avaient couru la ville aux bras l’un
de l’autre. Cette grande fille rouge finit par intriguer Pascal ; il interrompit
brusquement son cousin, il lui demanda :
– Quelle est cette enfant qui est avec toi ?
– C’est ma femme, répondit gravement Silvère.
Le docteur ouvrit de grands yeux. Il ne comprit pas. Et, comme il était
très timide avec les femmes, il envoya à Miette, en s’éloignant, un large
coup de chapeau.
La nuit fut inquiète. Il passa un vent de malheur sur les insurgés.
L’enthousiasme, la confiance de la veille furent comme emportés dans les
ténèbres. Au matin, les figures étaient sombres ; il y avait des échanges de
regards tristes, des silences longs de découragement. Des bruits effrayants
couraient ; les mauvaises nouvelles, que les chefs avaient réussi à cacher
depuis la veille, s’étaient répandues sans que personne eût parlé, soufflées
par cette bouche invisible qui jette d’une haleine la panique dans les foules.

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Des voix disaient que Paris étaient vaincu, que la province avait tendu les
pieds et les poings ; et ces voix ajoutaient que des troupes nombreuses
parties de Marseille, sous les ordres du colonel Masson et de M. de Blériot,
le préfet du département, s’avançaient à marches forcées pour détruire les
bandes insurrectionnelles. Ce fut un écroulement, un réveil plein de colère
et de désespoir. Ces hommes, brûlant la veille de fièvre patriotique, se
sentirent frissonner dans le grand froid de la France soumise, honteusement
agenouillée. Eux seuls avaient donc eu l’héroïsme du devoir ! Ils étaient,
à cette heure, perdus au milieu de l’épouvante de tous, dans le silence de
mort du pays ; ils devenaient des rebelles ; on allait les chasser à coups
de fusil, comme des bêtes fauves. Et ils avaient rêvé une grande guerre, la
révolte d’un peuple, la conquête glorieuse du droit ! Alors, dans une telle
déroute, dans un tel abandon, cette poignée d’hommes pleura sa foi morte,
son rêve de justice évanoui. Il y en eut qui, en injuriant la France entière de
sa lâcheté, jetèrent leurs armes et allèrent s’asseoir sur le bord des routes ; ils
disaient qu’ils attendraient là les balles de la troupe, pour montrer comment
mouraient des républicains.
Bien que ces hommes n’eussent plus devant eux que l’exil ou la mort,
il y eut peu de désertions. Une admirable solidarité unissait ces bandes.
Ce fut contre les chefs que la colère se tourna. Ils étaient réellement
incapables. Des fautes irréparables avaient été commises ; et maintenant,
lâchés, sans discipline, à peine protégés par quelques sentinelles, sous les
ordres d’hommes irrésolus, les insurgés se trouvaient à la merci des premiers
soldats qui se présenteraient.
Ils passèrent deux jours encore à Orchères, le mardi et le mercredi,
perdant le temps, aggravant leur situation. Le général, l’homme au sabre,
que Silvère avait montré à Miette sur la route de Plassans, hésitait, pliait sous
la terrible responsabilité qui pesait sur lui. Le jeudi, il jugea que décidément
la position d’Orchères était dangereuse. Vers une heure, il donna l’ordre du
départ, il conduisit sa petite armée sur les hauteurs de Sainte-Roure. C’était
là, d’ailleurs, une position inexpugnable, pour qui aurait su la défendre.
Sainte-Roure étage ses maisons sur le flanc d’une colline ; derrière la ville,
d’énormes blocs de rocher ferment l’horizon ; on ne peut monter à cette
sorte de citadelle que par la plaine des Nores, qui s’élargit au bas du plateau.
Une esplanade, dont on a fait un cours, planté d’ormes superbes, domine
la plaine. Ce fut sur cette esplanade que les insurgés campèrent. Les otages
eurent pour prison une auberge, l’hôtel de la Mule-Blanche, située au milieu
du cours. La nuit se passa lourde et noire. On parla de trahison. Dès le matin,
l’homme au sabre, qui avait négligé de prendre les plus simples précautions,
passa une revue. Les contingents étaient alignés, tournant le dos à la plaine,
avec le tohu-bohu étrange des costumes, vestes brunes, paletots foncés,

176
blouses bleues, serrées par des ceintures rouges ; les armes, bizarrement
mêlées, luisaient au soleil clair, les faux aiguisées de frais, les larges pelles
de terrassier, les canons brunis des fusils de chasse : lorsque, au moment où
le général improvisé passait à cheval devant la petite armée, une sentinelle,
qu’on avait oubliée dans un champ d’oliviers, accourut en gesticulant, en
criant :
– Les soldats ! Les soldats !
Ce fut une émotion inexprimable. On crut d’abord à une fausse alerte. Les
insurgés, oubliant toute discipline, se jetèrent en avant, coururent au bout de
l’esplanade, pour voir les soldats. Les rangs furent rompus. Et quand la ligne
sombre de la troupe apparut, correcte, avec le large éclair des baïonnettes,
derrière le rideau grisâtre des oliviers, il y eut un mouvement de recul, une
confusion qui fit passer un frisson de panique d’un bout à l’autre du plateau.
Cependant, au milieu du cours, La Palud et Saint-Martin-de-Vaulx,
s’étant reformés, se tenaient farouches et debout. Un bûcheron, un géant
dont la tête dépassait celle de ses compagnons, criait, en agitant sa cravate
rouge : « À nous, Chavanoz, Graille, Poujols, Saint-Eutrope ! À nous, les
Tulettes ! À nous, Plassans ! »
De grands courants de foule traversaient l’esplanade. L’homme au sabre,
entouré des gens de Faverolles, s’éloigna, avec plusieurs contingents des
campagnes, Vernoux, Corbière, Marsanne, Pruinas, pour tourner l’ennemi
et le prendre de flanc. D’autres, Valqueyras, Nazère, Castel-le-Vieux, les
Roches-Noires, Murdaran, se jetèrent à gauche, se dispersèrent en tirailleurs
dans la plaine des Nores.
Et, tandis que le cours se vidait, les villes, les villages que le bûcheron
avait appelés à l’aide se réunissaient, formaient sous les ormes une masse
sombre, irrégulière, groupée en dehors de toutes les règles de la stratégie,
mais qui avait roulé là, comme un bloc, pour barrer le chemin ou mourir.
Plassans se trouvait au milieu de ce bataillon héroïque. Dans la teinte grise
des blouses et des vestes, dans l’éclat bleuâtre des armes, la pelisse de
Miette, qui tenait le drapeau à deux mains, mettait une large tache rouge,
une tache de blessure fraîche et saignante.
Il y eut brusquement un grand silence. À une des fenêtres de la Mule
Blanche, la tête blafarde de M. Peirotte apparut. Il parlait, il faisait des
gestes.
– Rentrez, fermez les volets, crièrent les insurgés furieusement ; vous
allez vous faire tuer.
Les volets se fermèrent en toute hâte, et l’on n’entendit plus que les pas
cadencés des soldats qui approchaient.
Une minute s’écoula, interminable. La troupe avait disparu ; elle était
cachée dans un pli de terrain, et bientôt les insurgés aperçurent, du côté

177
de la plaine, au ras du sol, des pointes de baïonnettes qui poussaient,
grandissaient, roulaient sous le soleil levant, comme un champ de blé aux
épis d’acier. Silvère, à ce moment, dans la fièvre qui le secouait, crut voir
passer devant lui l’image du gendarme dont le sang lui avait taché les mains ;
il savait, par les récits de ses compagnons, que Rengade n’était pas mort,
qu’il avait simplement un œil crevé ; et il le distinguait nettement, avec
son orbite vide, saignant, horrible. La pensée aiguë de cet homme, auquel
il n’avait plus songé depuis son départ de Plassans, lui fut insupportable. Il
craignit d’avoir peur. Il serrait violemment sa carabine, les yeux voilés par
un brouillard, brûlant de décharger son arme, de chasser l’image du borgne
à coups de feu. Les baïonnettes montaient toujours, lentement.
Quand les têtes des soldats apparurent au bord de l’esplanade, Silvère,
d’un mouvement instinctif, se tourna vers Miette. Elle était là, grandie, le
visage rose, dans les plis du drapeau rouge ; elle se haussait sur la pointe des
pieds, pour voir la troupe ; une attente nerveuse faisait battre ses narines,
montrait ses dents blanches de jeune loup dans la rougeur de ses lèvres.
Silvère lui sourit. Et il n’avait pas tourné la tête, qu’une fusillade éclata.
Les soldats, dont on ne voyait encore que les épaules, venaient de lâcher
leur premier feu. Il lui sembla qu’un grand vent passait sur sa tête, tandis
qu’une pluie de feuilles coupées par les balles, tombaient des ormes. Un
bruit sec, pareil à celui d’une branche morte qui se casse, le fit regarder à sa
droite. Il vit par terre le grand bûcheron, celui dont la tête dépassait celles
des autres, avec un petit trou noir au milieu du front. Alors il déchargea
sa carabine devant lui, sans viser, puis il la chargea, tira de nouveau. Et
cela, toujours, comme un furieux, comme une bête qui ne pense à rien, qui
se dépêche de tuer. Il ne distinguait même plus les soldats ; des fumées
flottaient sous les ormes, pareilles à des lambeaux de mousseline grise. Les
feuilles continuaient à pleuvoir sur les insurgés, la troupe tirait trop haut. Par
instants, dans les bruits déchirants de la fusillade, le jeune homme entendait
un soupir, un râle sourd ; et il y avait dans la petite bande une poussée,
comme pour faire de la place au malheureux qui tombait en se cramponnant
aux épaules de ses voisins. Pendant dix minutes, le feu dura.
Puis, entre deux décharges, un homme cria : « Sauve qui peut ! » Avec
un accent terrible de terreur. Il y eut des grondements, des murmures de
rage, qui disaient : « Les lâches ! Oh ! Les lâches ! » Des phrases sinistres
couraient : le général avait fui ; la cavalerie sabrait les tirailleurs dispersés
dans la plaine des Nores. Et les coups de feu ne cessaient pas, ils partaient
irréguliers, rayant la fumée de flammes brusques. Une voix rude répétait
qu’il fallait mourir là. Mais la voix affolée, la voix de terreur, criait plus
haut : « Sauve qui peut ! Sauve qui peut ! » Des hommes s’enfuirent, jetant
leurs armes, sautant par-dessus les morts. Les autres serrèrent les rangs. Il

178
resta une dizaine d’insurgés. Deux prirent encore la fuite ; et, sur les huit
autres, trois furent tués d’un coup.
Les deux enfants étaient restés machinalement, sans rien comprendre.
À mesure que le bataillon diminuait, Miette élevait le drapeau davantage ;
elle le tenait, comme un grand cierge, devant elle, les poings fermés. Il était
criblé de balles. Quand Silvère n’eut plus de cartouches dans les poches, il
cessa de tirer, il regarda sa carabine d’un air stupide. Ce fut alors qu’une
ombre lui passa sur la face, comme si un oiseau colossal eût effleuré son
front d’un battement d’aile. Et, levant les yeux, il vit le drapeau qui tombait
des mains de Miette. L’enfant, les deux poings serrés sur la poitrine, la tête
renversée, avec une expression atroce de souffrance, tournait lentement sur
elle-même. Elle ne poussa pas un cri ; elle s’affaissa en arrière, sur la nappe
rouge du drapeau.
– Relève-toi, viens vite, dit Silvère lui tendant la main, la tête perdue.
Mais elle resta par terre, les yeux tout grands ouverts, sans dire un mot.
Il comprit, il se jeta à genoux.
– Tu es blessée, dis ? Où es-tu blessée ?
Elle ne disait toujours rien ; elle étouffait ; elle le regardait de ses yeux
agrandis, secouée par de courts frissons. Alors il lui écarta les mains.
– C’est là, n’est-ce pas ? c’est là.
Et il déchira son corsage, mit à nu sa poitrine. Il chercha, il ne vit rien.
Ses yeux s’emplissaient de larmes. Puis, sous le sein gauche, il aperçut un
petit trou rose ; une seule goutte de sang tachait la plaie.
– Ça ne sera rien, balbutia-t-il ; je vais aller chercher Pascal, il te guérira.
Si tu pouvais te relever… Tu ne peux pas te relever ?
Les soldats ne tiraient plus ; ils s’étaient jetés à gauche, sur les contingents
emmenés par l’homme au sabre. Au milieu de l’esplanade vide, il n’y avait
que Silvère agenouillé devant le corps de Miette. Avec l’entêtement du
désespoir, il l’avait prise dans ses bras. Il voulait la mettre debout ; mais
l’enfant eut une telle secousse de douleur qu’il la recoucha. Il la suppliait :
– Parle-moi, je t’en prie. Pourquoi ne me dis-tu rien ?
Elle ne pouvait pas. Elle agita les mains, d’un mouvement doux et lent,
pour dire que ce n’était pas sa faute. Ses lèvres serrées s’amincissaient déjà
sous le doigt de la mort. Les cheveux dénoués, la tête roulée dans les plis
sanglants du drapeau, elle n’avait plus que ses yeux de vivants, des yeux
noirs, qui luisaient dans son visage blanc. Silvère sanglota. Les regards de
ces grands yeux navrés lui faisaient mal. Il y voyait un immense regret de
la vie. Miette lui disait qu’elle partait seule, avant les noces, qu’elle s’en
allait sans être sa femme ; elle lui disait encore que c’était lui qui avait voulu
cela, qu’il aurait dû l’aimer comme tous les garçons aiment les filles. À son
agonie, dans cette lutte rude que sa nature sanguine livrait à la mort, elle

179
pleurait sa virginité. Silvère, penché sur elle, comprit les sanglots amers de
cette chair ardente. Il entendit au loin les sollicitations des vieux ossements ;
il se rappela ces caresses qui avaient brûlé leurs lèvres, dans la nuit, au bord
de la route : elle se pendait à son cou, elle lui demandait tout l’amour, et
lui, il n’avait pas su, il la laissait partir petite fille, désespérée de n’avoir
pas goûté aux voluptés de la vie. Alors, désolé de la voir n’emporter de lui
qu’un souvenir d’écolier et de bon camarade, il baisa sa poitrine de vierge,
cette gorge pure et chaste qu’il venait de découvrir. Il ignorait ce buste
frissonnant, cette puberté admirable. Ses larmes trempaient ses lèvres. Il
collait sa bouche sanglotante sur la peau de l’enfant. Ces baisers d’amant
mirent une dernière joie dans les yeux de Miette. Ils s’aimaient, et leur idylle
se dénouait dans la mort.
Mais lui ne pouvait croire qu’elle allait mourir. Il disait :
– Non, tu vas voir, ça n’est rien… Ne parle pas, si tu souffres… Attends,
je vais te soulever la tête ; puis je te réchaufferai, tu as les mains glacées.
La fusillade reprenait, à gauche, dans les champs d’oliviers. Des galops
sourds de cavalerie montaient de la plaine des Nores. Et, par instants, il y
avait de grands cris d’hommes qu’on égorge. Des fumées épaisses arrivaient,
traînaient sous les ormes de l’esplanade. Mais Silvère n’entendait plus, ne
voyait plus. Pascal, qui descendait en courant vers la plaine, l’aperçut, vautré
à terre, et s’approcha, le croyant blessé. Dès que le jeune homme l’eut
reconnu, il se cramponna à lui. Il lui montrait Miette.
– Voyez donc, disait-il, elle est blessée, là, sous le sein… Ah ! Que vous
êtes bon d’être venu ; vous la sauverez.
À ce moment, la mourante eut une légère convulsion. Une ombre
douloureuse passa sur son visage, et, de ses lèvres serrées qui s’ouvrirent,
sortit un petit souffle. Ses yeux, tout grands ouverts, restèrent fixés sur le
jeune homme.
Pascal, qui s’était penché, se releva en disant à demi-voix :
– Elle est morte.
Morte ! Ce mot fit chanceler Silvère. Il s’était remis à genoux ; il tomba
assis, comme renversé par le petit souffle de Miette.
– Morte ! Morte ! Répéta-t-il, ce n’est pas vrai, elle me regarde… Vous
voyez bien qu’elle me regarde.
Et il saisit le médecin par son vêtement, le conjurant de ne pas s’en aller,
lui affirmant qu’il se trompait, qu’elle n’était pas morte, qu’il la sauverait,
s’il voulait. Pascal lutta doucement, disant de sa voix affectueuse.
– Je ne puis rien, d’autres m’attendent… Laisse, mon pauvre enfant ; elle
est bien morte, va.
Il lâcha prise, il retomba. Morte ! Morte ! Encore ce mot, qui sonnait
comme un glas dans sa tête vide ! Quand il fut seul, il se traîna auprès du

180
cadavre. Miette le regardait toujours. Alors il se jeta sur elle, roula sa tête sur
sa gorge nue, baigna sa peau de ses larmes. Ce fut un emportement. Il posait
furieusement les lèvres sur la rondeur naissante de ses seins, il lui soufflait
dans un baiser toute sa flamme, toute sa vie, comme pour la ressusciter.
Mais l’enfant devenait froide sous ses caresses. Il sentait ce corps inerte
s’abandonner dans ses bras. Il fut pris d’épouvante ; il s’accroupit, la face
bouleversée, les bras pendants, et il resta là, stupide, répétant :
– Elle est morte, mais elle me regarde ; elle ne ferme pas les yeux, elle
me voit toujours.
Cette idée l’emplit d’une grande douceur. Il ne bougea plus. Il échangea
avec Miette un long regard, lisant encore, dans ces yeux que la mort rendait
plus profonds, les derniers regrets de l’enfant pleurant sa virginité.
Cependant, la cavalerie sabrait toujours les fuyards, dans la plaine
des Nores ; les galops des chevaux, les cris des mourants, s’éloignaient,
s’adoucissaient, comme une musique lointaine, apportée par l’air limpide.
Silvère ne savait plus qu’on se battait. Il ne vit pas son cousin, qui remontait
la pente et qui traversait de nouveau le cours. En passant, Pascal ramassa la
carabine de Macquart, que Silvère avait jetée ; il la connaissait pour l’avoir
vue pendue à la cheminée de tante Dide, et songeait à la sauver des mains
des vainqueurs. Il était à peine entré dans l’hôtel de la Mule Blanche, où
l’on avait porté un grand nombre de blessés, qu’un flot d’insurgés, chassés
par la troupe comme une bande de bêtes, envahit l’esplanade. L’homme
au sabre avait fui ; c’étaient les derniers contingents des campagnes que
l’on traquait. Il y eut là un effroyable massacre. Le colonel Masson et le
préfet, M. de Blériot, pris de pitié, ordonnèrent vainement la retraite. Les
soldats, furieux, continuaient à tirer dans le tas, à clouer les fuyards contre
les murailles, à coups de baïonnettes. Quand ils n’eurent plus d’ennemis
devant eux, ils criblèrent de balles la façade de la Mule Blanche. Les volets
partaient en éclats ; une fenêtre, laissée entrouverte, fut arrachée, avec un
bruit retentissant de verre cassé. Des voix lamentables criaient à l’intérieur :
« Les prisonniers ! Les prisonniers ! » Mais la troupe n’entendait pas, elle
tirait toujours. On vit, à un moment, le commandant Sicardot, exaspéré,
paraître sur le seuil, parler en agitant les bras. À côté de lui, le receveur
particulier, M. Peirotte, montra sa taille mince, son visage effaré. Il y eut
encore une décharge. Et M. Peirotte tomba par terre, le nez en avant, comme
une masse.
Silvère et Miette se regardaient. Le jeune homme était resté penché sur
la morte, au milieu de la fusillade et des hurlements d’agonie, sans même
tourner la tête. Il sentit seulement des hommes autour de lui, et il fut pris
d’un sentiment de pudeur : il ramena les plis du drapeau rouge sur Miette,
sur sa gorge nue. Puis ils continuèrent à se regarder.

181
Mais la lutte était finie. Le meurtre du receveur particulier avait assouvi
les soldats. Des hommes couraient, battant tous les coins de l’esplanade,
pour ne pas laisser échapper un seul insurgé. Un gendarme, qui aperçut
Silvère sous les arbres, accourut ; et, voyant qu’il avait à faire à un enfant :
– Que fais-tu là, galopin ? lui demanda-t-il.
Silvère, les yeux sur les yeux de Miette, ne répondit pas.
– Ah ! Le bandit, il a les mains noires de poudre, s’écria l’homme, qui
s’était baissé. Allons, debout, canaille ! Ton compte est bon.
Et comme Silvère, souriant vaguement, ne bougeait pas, l’homme
s’aperçut que le cadavre qui se trouvait là, dans le drapeau, était un cadavre
de femme :
– Une belle fille, c’est dommage ! Murmura-t-il… Ta maîtresse, hein ?
crapule !
Puis il ajouta avec un rire de gendarme :
– Allons, debout !… Maintenant qu’elle est morte, tu ne veux peut-être
pas coucher avec.
Il tira violemment Silvère, il le mit debout, il l’emmena comme un chien
qu’on traîne par une patte. Silvère se laissa traîner, sans une parole, avec une
obéissance d’enfant. Il se retourna, il regarda Miette. Il était désespéré de la
laisser toute seule, sous les arbres. Il la vit de loin, une dernière fois. Elle
restait là, chaste, dans le drapeau rouge, la tête légèrement penchée, avec ses
grands yeux qui regardaient en l’air.

182
VI

Rougon, vers cinq heures du matin, osa enfin sortir de chez sa mère. La
vieille s’était endormie sur une chaise. Il s’aventura doucement jusqu’au
bout de l’impasse Saint-Mittre. Pas un bruit, pas une ombre. Il poussa
jusqu’à la porte de Rome. Le trou de la porte, ouverte à deux battants, béante,
s’enfonçait dans le noir de la ville endormie. Plassans dormait à poings
fermés, sans paraître se douter de l’imprudence énorme qu’il commettait en
dormant ainsi les portes ouvertes. On eût dit une cité morte. Rougon, prenant
confiance, s’engagea dans la rue de Nice. Il surveillait de loin les coins des
ruelles ; il frissonnait, à chaque creux de porte, croyant toujours voir une
bande d’insurgés lui sauter aux épaules. Mais il arriva au cours Sauvaire sans
mésaventure. Décidément, les insurgés s’étaient évanouis dans les ténèbres,
comme un cauchemar.
Alors Pierre s’arrêta un instant sur le trottoir désert. Il poussa un gros
soupir de soulagement et de triomphe. Ces gueux de républicains lui
abandonnaient donc Plassans. La ville lui appartenait, à cette heure : elle
dormait comme une sotte ; elle était là, noire et paisible, muette et confiante,
et il n’avait qu’à étendre la main pour la prendre. Cette courte halte, ce
regard d’homme supérieur jeté sur le sommeil de toute une sous-préfecture,
lui causèrent des jouissances ineffables. Il resta là, croisant les bras, prenant,
seul dans la nuit, une pose de grand capitaine à la veille d’une victoire. Au
loin, il n’entendait que le chant des fontaines du cours, dont les filets d’eau
sonores tombaient dans les bassins.
Puis des inquiétudes lui vinrent. Si, par malheur, on avait fait l’Empire
sans lui ! Si les Sicardot, les Garçonnet, les Peirotte, au lieu d’être arrêtés et
emmenés par la bande insurrectionnelle, l’avaient jetée tout entière dans les
prisons de la ville ! Il eut une sueur froide, il se remit en marche, espérant que
Félicité lui donnerait des renseignements exacts. Il avançait plus rapidement,
filant le long des maisons de la rue de la Banne, lorsqu’un spectacle étrange,
qu’il aperçut en levant la tête, le cloua net sur le pavé. Une des fenêtres
du salon jaune était vivement éclairée, et, dans la lueur, une forme noire
qu’il reconnut pour être sa femme, se penchait, agitait les bras d’une façon
désespérée. Il s’interrogeait, ne comprenait pas, effrayé, lorsqu’un objet dur
vint rebondir sur le trottoir, à ses pieds. Félicité lui jetait la clef du hangar,
où il avait caché une réserve de fusils. Cette clef signifiait clairement qu’il
fallait prendre les armes. Il rebroussa chemin, ne s’expliquant pas pourquoi
sa femme l’avait empêché de monter, s’imaginant des choses terribles.

183
Il alla droit chez Roudier, qu’il trouva debout, prêt à marcher, mais
dans une ignorance complète des événements de la nuit. Roudier demeurait
à l’extrémité de la ville neuve, au fond d’un désert où le passage des
insurgés n’avait envoyé aucun écho. Pierre lui proposa d’aller chercher
Granoux, dont la maison faisait un angle de la place des Récollets, et sous les
fenêtres duquel la bande avait dû passer. La bonne du conseiller municipal
parlementa longtemps avant de les introduire, et ils entendaient la voix
tremblante du pauvre homme, qui criait du premier étage :
– N’ouvrez pas, Catherine ! Les rues sont infestées de brigands.
Il était dans sa chambre à coucher, sans lumière. Quand il reconnut ses
deux bons amis, il fut soulagé ; mais il ne voulut pas que la bonne apportât
une lampe, de peur que la clarté ne lui attirât quelque balle. Il semblait croire
que la ville était encore pleine d’insurgés. Renversé sur un fauteuil, près de
la fenêtre, en caleçon et la tête enveloppée d’un foulard, il geignait :
– Ah ! Mes amis, si vous saviez !… J’ai essayé de me coucher ; mais ils
faisaient un tapage ! Alors je me suis jeté dans ce fauteuil. J’ai tout vu, tout.
Des figures atroces, une bande de forçats échappés. Puis ils ont repassé ;
ils entraînaient le brave commandant Sicardot, le digne M. Garçonnet, le
directeur des postes, tous ces messieurs, en poussant des cris de cannibales !

Rougon eut une joie chaude. Il fit répéter à Granoux qu’il avait bien vu
le maire et les autres au milieu de ces brigands.
– Quand je vous le dis ! Pleurait le bonhomme ; j’étais derrière ma
persienne… C’est comme M. Peirotte, ils sont venus l’arrêter ; je l’ai
entendu qui disait, en passant sous ma fenêtre : « Messieurs, ne me faites
pas de mal. » Ils devaient le martyriser… C’est une honte, une honte…
Roudier calma Granoux en lui affirmant que la ville était libre. Aussi le
digne homme fut-il pris d’une belle ardeur guerrière, lorsque Pierre lui apprit
qu’il venait le chercher pour sauver Plassans. Les trois sauveurs délibérèrent.
Ils résolurent d’aller éveiller chacun leurs amis et de leur donner rendez-vous
dans le hangar, l’arsenal secret de la réaction. Rougon songeait toujours aux
grands gestes de Félicité, flairant un péril quelque part. Granoux, assurément
le plus bête des trois, fut le premier à trouver qu’il devait être resté des
républicains dans la ville. Ce fut un trait de lumière, et Rougon, avec un
pressentiment qui ne le trompa pas, se dit en lui-même :
– Il y a du Macquart là-dessous.
Au bout d’une heure, ils se retrouvèrent dans le hangar, situé au fond d’un
quartier perdu. Ils étaient allés discrètement, de porte en porte, étouffant
le bruit des sonnettes et des marteaux, racolant le plus d’hommes possible.
Mais ils n’avaient pu en réunir qu’une quarantaine, qui arrivèrent à la file,
se glissant dans l’ombre, sans cravate, avec les mines blêmes et encore tout

184
endormies de bourgeois effarés. Le hangar, loué à un tonnelier, se trouvait
encombré de vieux cercles, de barils effondrés, qui s’entassaient dans les
coins. Au milieu, les fusils étaient couchés dans trois caisses longues. Un
rat-de-cave, posé sur une pièce de bois, éclairait cette scène étrange d’une
lueur de veilleuse qui vacillait. Quand Rougon eut retiré les couvercles
des trois caisses, ce fut un spectacle d’un sinistre grotesque. Au-dessus des
fusils, dont les canons luisaient, bleuâtres et comme phosphorescents, des
cous s’allongeaient, des têtes se penchaient avec une sorte d’horreur secrète,
tandis que, sur les murs, la clarté jaune du rat-de-cave dessinait l’ombre de
nez énormes et de mèches de cheveux roidies.
Cependant la bande réactionnaire se compta, et, devant son petit nombre,
elle eut une hésitation. On n’était que trente-neuf, on allait pour sûr se faire
massacrer ; un père de famille parla de ses enfants ; d’autres, sans alléguer
de prétexte, se dirigèrent vers la porte. Mais deux conjurés arrivèrent
encore ; ceux-là demeuraient sur la place de l’Hôtel-de-Ville, ils savaient
qu’il restait, à la mairie, au plus une vingtaine de républicains. On délibéra
de nouveau. Quarante et un contre vingt parut un chiffre possible. La
distribution des armes se fit au milieu d’un petit frémissement. C’était
Rougon qui puisait dans les caisses, et chacun, en recevant son fusil, dont
le canon, par cette nuit de décembre, était glacé, sentait un grand froid le
pénétrer et le geler jusqu’aux entrailles. Les ombres, sur les murs, prirent
des attitudes bizarres de conscrits embarrassés, écartant leurs dix doigts.
Pierre referma les caisses avec regret ; il laissait là cent neuf fusils qu’il
aurait distribués de bon cœur ; ensuite il passa au partage des cartouches.
Il y en avait, au fond de la remise, deux grands tonneaux, pleins jusqu’aux
bords, de quoi défendre Plassans contre une armée. Et, comme ce coin n’était
pas éclairé, et qu’un de ces messieurs apportait le rat-de-cave, un autre des
conjurés, – c’était un gros charcutier qui avait des poings de géant, – se
fâcha, disant qu’il n’était pas du tout prudent d’approcher ainsi la lumière.
On l’approuva fort. Les cartouches furent distribuées en pleine obscurité.
Ils s’en emplirent les poches à les faire crever. Puis, quand ils furent
prêts, quand ils eurent chargé leurs armes avec des précautions infinies,
ils restèrent là un instant, à se regarder d’un air louche, en échangeant des
regards où de la cruauté lâche luisait dans de la bêtise.
Dans les rues, ils s’avancèrent le long des maisons, muets, sur une seule
file, comme des sauvages qui partent pour la guerre. Rougon avait tenu à
honneur de marcher en tête ; l’heure était venue où il devait payer de sa
personne, s’il voulait le succès de ses plans ; il avait des gouttes de sueur
au front, malgré le froid, mais il gardait une allure très martiale. Derrière
lui, venait immédiatement Roudier et Granoux. À deux reprises, la colonne
s’arrêta net ; elle avait cru entendre des bruits lointains de bataille ; ce

185
n’était que les petits plats à barbe de cuivre, pendus par des chaînettes,
qui servent d’enseigne aux perruquiers du Midi, et que des souffles de
vent agitaient. Après chaque halte, les sauveurs de Plassans reprenaient leur
marche prudente dans le noir, avec leur allure de héros effarouchés. Ils
arrivèrent ainsi sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Là ils se groupèrent autour
de Rougon, délibérant une fois de plus. En face d’eux, sur la façade noire
de la mairie, une seule fenêtre était éclairée. Il était près de sept heures, le
jour allait paraître.
Après dix bonnes minutes de discussion, il fut décidé qu’on avancerait
jusqu’à la porte, pour voir ce que signifiait cette ombre et ce silence
inquiétants. La porte était entrouverte. Un des conjurés passa la tête et la
retira vivement, disant qu’il y avait, sous la porche, un homme assis contre
le mur, avec un fusil entre les jambes, et qui dormait. Rougon, voyant qu’il
pouvait débuter par un exploit, entra le premier, s’empara de l’homme et le
maintint, pendant que Roudier le bâillonnait. Ce premier succès, remporté
dans le silence, encouragea singulièrement la petite troupe, qui avait rêvé
une fusillade très meurtrière. Et Rougon faisait des signes impérieux pour
que la joie de ses soldats n’éclatât pas trop bruyamment.
Ils continuèrent à avancer sur la pointe des pieds. Puis, à gauche, dans
le poste de police qui se trouvait là, ils aperçurent une quinzaine d’hommes
couchés sur un lit de camp, ronflant dans la lueur mourante d’une lanterne
accrochée au mur. Rougon, qui décidément devenait un grand général, laissa
devant le poste la moitié de ses hommes, avec l’ordre de ne pas réveiller
les dormeurs, mais de les tenir en respect et de les faire prisonniers, s’ils
bougeaient. Ce qui l’inquiétait, c’était cette fenêtre éclairée qu’ils avaient
vue de la place, il flairait toujours Macquart dans l’affaire, et comme il
sentait qu’il fallait d’abord s’emparer de ceux qui veillaient en haut, il
n’était pas fâché d’opérer par surprise, avant que le bruit d’une lutte les fit
se barricader. Il monta doucement, suivi des vingt héros dont il disposait
encore. Roudier commandait le détachement resté dans la cour.
Macquart, en effet, se carrait en haut dans le cabinet du maire, assis
dans son fauteuil, les coudes sur son bureau. Après le départ des insurgés,
avec cette belle confiance d’un homme d’esprit grossier, tout à son idée
fixe et tout à sa victoire, il s’était dit qu’il était le maître de Plassans et
qu’il allait s’y conduire en triomphateur. Pour lui, cette bande de trois mille
hommes qui venait de traverser la ville, était une armée invincible, dont
le voisinage suffirait pour tenir ses bourgeois humbles et dociles sous sa
main. Les insurgés avaient enfermé les gendarmes dans leur caserne, la
garde nationale se trouvait démembrée, le quartier noble devait crever de
peur, les rentiers de la ville neuve n’avaient certainement jamais touché
un fusil de leur vie. Pas d’armes, d’ailleurs, pas plus que de soldats. Il ne

186
prit seulement pas la précaution de faire fermer les portes, et tandis que
ses hommes poussaient la confiance plus loin encore, jusqu’à s’endormir,
il attendait tranquillement le jour qui allait, pensait-il, amener et grouper
autour de lui tous les républicains du pays.
Déjà il songeait aux grandes mesures révolutionnaires : la nomination
d’une Commune dont il serait le chef, l’emprisonnement des mauvais
patriotes et surtout des gens qui lui déplaisaient. La pensée des Rougon
vaincus, du salon jaune désert, de toute cette clique lui demandant grâce,
le plongeait dans une douce joie. Pour prendre patience, il avait résolu
d’adresser une proclamation aux habitants de Plassans. Ils s’étaient mis
quatre pour rédiger cette affiche. Quand elle fut terminée, Macquart, prenant
une pose digne dans le fauteuil du maire, se la fit lire, avant de l’envoyer à
l’imprimerie de l’Indépendant, sur le civisme de laquelle il comptait. Un des
rédacteurs commençait avec emphase : « Habitants de Plassans, l’heure de
l’indépendance a sonné, le règne de la justice est venu… » lorsqu’un bruit
se fit entendre à la porte du cabinet, qui s’ouvrait lentement.
– C’est toi, Cassoute ? demanda Macquart en interrompant la lecture.
On ne répondit pas ; la porte s’ouvrait toujours.
– Entre donc ! Reprit-il avec impatience. Mon brigand de frère est chez
lui ?
Alors, brusquement, les deux battants de la porte, poussés avec violence,
claquèrent contre les murs, et un flot d’hommes armés, au milieu desquels
marchait Rougon, très rouge, les yeux hors des orbites, envahirent le cabinet
en brandissant leurs fusils comme des bâtons.
– Ah ! Les canailles, ils ont des armes ! Hurla Macquart.
Il voulut prendre une paire de pistolets posés sur le bureau ; mais
il avait déjà cinq hommes à la gorge qui le maintenaient. Les quatre
rédacteurs de la proclamation luttèrent un instant. Il y eut des poussées,
des trépignements sourds, des bruits de chute. Les combattants étaient
singulièrement embarrassés par leurs fusils, qui ne leur servaient à rien, et
qu’ils ne voulaient pas lâcher. Dans la lutte, celui de Rougon, qu’un insurgé
cherchait à lui arracher, partit tout seul, avec une détonation épouvantable,
en emplissant le cabinet de fumée ; la balle alla briser une superbe glace,
montant de la cheminée au plafond, et qui avait la réputation d’être une des
plus belles glaces de la ville. Ce coup de feu, tiré on ne savait pourquoi,
assourdit tout le monde et mit fin à la bataille.
Alors, pendant que ces messieurs soufflaient, on entendit trois
détonations qui venaient de la cour. Granoux courut à une des fenêtres
du cabinet. Les visages s’allongèrent, et tous, penchés anxieusement,
attendirent, peu soucieux d’avoir à recommencer la lutte avec les hommes
du poste, qu’ils avaient oubliés dans leur victoire. Mais la voix de Roudier

187
cria que tout allait bien. Granoux referma la fenêtre, rayonnant. La vérité
était que le coup de feu de Rougon avait réveillé les dormeurs ; ils s’étaient
rendus, voyant toute résistance impossible. Seulement, dans la hâte aveugle
qu’ils avaient d’en finir, trois des hommes de Roudier avaient déchargé leurs
armes en l’air, comme pour répondre à la détonation d’en haut, sans bien
savoir ce qu’ils faisaient. Il y a de ces moments où les fusils partent d’eux-
mêmes dans les mains des poltrons.
Cependant Rougon fit lier solidement les poings de Macquart avec les
embrasses des grands rideaux verts du cabinet. Celui-ci ricanait, pleurant
de rage.
– C’est cela, allez toujours… balbutiait-il. Ce soir ou demain, quand les
autres reviendront, nous réglerons nos comptes !
Cette allusion à la bande insurrectionnelle fit passer un frisson dans
le dos des vainqueurs. Rougon surtout éprouva un léger étranglement.
Son frère, qui était exaspéré d’avoir été surpris comme un enfant par ces
bourgeois effarés, qu’il traitait d’abominables pékins, à titre d’ancien soldat,
le regardait, le bravait avec des yeux luisants de haine.
– Ah ! J’en sais de belles, j’en sais de belles ! Reprit-il sans le quitter
du regard. Envoyez-moi donc un peu devant la Cour d’assises pour que je
raconte aux juges des histoires qui feront rire.
Rougon devint blême. Il eut une peur atroce que Macquart ne parlât et
ne le perdit dans l’estime des messieurs qui venaient de l’aider à sauver
Plassans. D’ailleurs, ces messieurs, tout ahuris de la rencontre dramatique
des deux frères, s’étaient retirés dans un coin du cabinet, en voyant qu’une
explication orageuse allait avoir lieu. Rougon prit une décision héroïque. Il
s’avança vers le groupe et dit d’un ton très noble :
– Nous garderons cet homme ici. Quand il aura réfléchi à sa situation, il
pourra nous donner des renseignements utiles.
Puis, d’une voix encore plus digne :
– J’accomplirai mon devoir, messieurs. J’ai juré de sauver la ville de
l’anarchie, et je la sauverai, dussé-je être le bourreau de mon plus proche
parent.
On eût dit un vieux Romain sacrifiant sa famille sur l’autel de la patrie.
Granoux, très ému, vint lui serrer la main d’un air larmoyant qui signifiait :
« Je vous comprends, vous êtes sublime ! » il lui rendit ensuite le service
d’emmener tout le monde, sous le prétexte de conduire dans la cour les
quatre prisonniers qui étaient là.
Quand Pierre fut seul avec son frère, il sentit tout son aplomb lui revenir.
Il reprit :

188
– Vous ne m’attendiez guère, n’est-ce pas ? Je comprends maintenant :
vous deviez avoir dressé quelque guet-apens chez moi. Malheureux ! Voyez
où vous ont conduit vos vices et vos désordres !
Macquart haussa les épaules.
– Tenez, répondit-il, fichez-moi la paix. Vous êtes un vieux coquin. Rira
bien qui rira le dernier.
Rougon, qui n’avait pas de plan arrêté à son égard, le poussa dans un
cabinet de toilette où M. Garçonnet venait se reposer parfois. Ce cabinet,
éclairé par en haut, n’avait d’autre issue que la porte d’entrée. Il était meublé
de quelques fauteuils, d’un divan et d’un lavabo de marbre. Pierre ferma la
porte à double tour, après avoir délié à moitié les mains de son frère. On
entendit ce dernier se jeter sur le divan, et il entonna le Ça ira ! d’une voix
formidable, comme pour se bercer.
Rougon, seul enfin, s’assit à son tour dans le fauteuil du maire. Il poussa
un soupir, il s’essuya le front. Que la conquête de la fortune et des honneurs
était rude ! Enfin il touchait au but, il sentait le fauteuil moelleux s’enfoncer
sous lui, il caressait de la main, d’un geste machinal, le bureau d’acajou,
qu’il trouvait soyeux et délicat comme la peau d’une jolie femme. Et il
se carra davantage, il prit la pose digne que Macquart avait un instant
auparavant, en écoutant la lecture de la proclamation. Autour de lui, le
silence du cabinet lui semblait prendre une gravité religieuse qui lui pénétrait
l’âme d’une divine volupté. Il n’était pas jusqu’à l’odeur de poussière et
de vieux papiers, traînant dans les coins, qui ne montât comme un encens
à ses narines dilatées. Cette pièce, aux tentures fanées, puant les affaires
étroites, les soucis misérables d’une municipalité de troisième ordre, était
un temple dont il devenait le dieu. Il entrait dans quelque chose de sacré.
Lui qui, au fond, n’aimait pas les prêtres, il se rappela l’émotion délicieuse
de sa première communion quand il avait cru avaler Jésus.
Mais, dans son ravissement, il éprouvait de petits soubresauts nerveux,
à chaque éclat de voix de Macquart. Les mots d’aristocrate, de lanterne,
les menaces de pendaison, lui arrivaient par souffles violents à travers la
porte, et coupaient d’une façon désagréable son rêve triomphant. Toujours
cet homme ! Et son rêve, qui lui montrait Plassans à ses pieds, s’achevait
par la vision brusque de la Cour d’assises, des juges, des jurés et du public,
écoutant les révélations honteuses de Macquart, l’histoire des cinquante
mille francs et les autres ; ou bien, tout en goûtant la mollesse du fauteuil
de M. Garçonnet, il se voyait tout d’un coup pendu à une lanterne de la rue
de la Banne. Qui donc le débarrasserait de ce misérable ? Enfin Antoine
s’endormit. Pierre eut dix bonnes minutes d’extase pure.
Roudier et Granoux vinrent le tirer de cette béatitude. Ils arrivaient de la
prison, où ils avaient conduit les insurgés. Le jour grandissait, la ville allait

189
s’éveiller, il s’agissait de prendre un parti. Roudier déclara qu’avant tout
il serait bon d’adresser une proclamation aux habitants. Pierre, justement,
lisait celle que les insurgés avaient laissée sur une table.
– Mais, s’écria-t-il, voilà qui nous convient parfaitement. Il n’y a que
quelques mots à changer.
Et, en effet, un quart d’heure suffit, au bout duquel Granoux lut, d’une
voix émue :
« Habitants de Plassans, l’heure de la résistance a sonné, le règne de
l’ordre est revenu… »
Il fut décidé que l’imprimerie de la Gazette imprimerait la proclamation,
et qu’on l’afficherait à tous les coins de rue.
– Maintenant, écoutez, dit Rougon, nous allons nous rendre chez moi ;
pendant ce temps, M. Granoux réunira ici les membres du conseil municipal
qui n’ont pas été arrêtés, et leur racontera les terribles événements de cette
nuit.
Puis il ajouta, avec majesté :
– Je suis tout prêt à accepter la responsabilité de mes actes. Si ce que
j’ai déjà fait paraît un gage suffisant de mon amour de l’ordre, je consens
à me mettre à la tête d’une commission municipale, jusqu’à ce que les
autorités régulières puissent être rétablies. Mais, pour qu’on ne m’accuse
pas d’ambition, je ne rentrerai à la mairie que rappelé par les instances de
mes concitoyens.
Granoux et Roudier se récrièrent. Plassans ne serait pas ingrat. Car enfin
leur ami avait sauvé la ville. Et ils rappelèrent tout ce qu’il avait fait pour
la cause de l’ordre : le salon jaune toujours ouvert aux amis du pouvoir, la
bonne parole portée dans les trois quartiers, le dépôt d’armes dont l’idée
lui appartenait, et surtout cette nuit mémorable, cette nuit de prudence et
d’héroïsme, dans laquelle il s’était illustré à jamais. Granoux ajouta qu’il
était sûr d’avance de l’admiration et de la reconnaissance de messieurs les
conseillers municipaux. Il conclut en disant :
– Ne bougez pas de chez vous ; je veux aller vous chercher et vous
ramener en triomphe.
Roudier dit encore qu’il comprenait, d’ailleurs, le tact la modestie de
leur ami ; et qu’il l’approuvait. Personne, certes, ne songerait à l’accuser
d’ambition, mais on sentirait la délicatesse qu’il mettait à ne vouloir rien
être sans l’assentiment de ses concitoyens. Cela était très digne, très noble,
tout à fait grand.
Sous cette pluie d’éloges, Rougon baissait humblement la tête. Il
murmurait : « Non, non, vous allez trop loin, » avec de petites pamoisons
d’homme chatouillé voluptueusement. Chaque phrase du bonnetier retiré et
de l’ancien marchand d’amandes, placés l’un à sa droite, l’autre à sa gauche,

190
lui passait suavement sur la face ; et, renversé dans le fauteuil du maire,
pénétré par les senteurs administratives du cabinet, il saluait à gauche, à
droite, avec des allures de prince prétendant dont un coup d’État va faire
un empereur.
Quand ils furent las de s’encenser, ils descendirent. Granoux partit à la
recherche du conseil municipal. Roudier dit à Rougon d’aller en avant ; il le
rejoindrait chez lui, après avoir donné les ordres nécessaires pour la garde
de la mairie. Le jour grandissait. Pierre gagna la rue de la Banne, en faisant
sonner militairement ses talons sur les trottoirs encore déserts. Il tenait son
chapeau à la main, malgré le froid vif ; des bouffées d’orgueil lui jetaient
tout le sang au visage.
Au bas de l’escalier, il trouva Cassoute. Le terrassier n’avait pas bougé,
n’ayant vu rentrer personne. Il était là, sur la première marche, sa grosse
tête entre les mains, regardant fixement devant lui, avec le regard vide et
l’entêtement muet d’un chien fidèle.
– Vous m’attendiez, n’est-ce pas ? lui dit Pierre, qui comprit tout en
l’apercevant. Eh bien ! Allez dire à M. Macquart que je suis rentré.
Demandez-le à la mairie.
Cassoute se leva et se retira, en saluant gauchement. Il alla se faire arrêter
comme un mouton, pour la grande réjouissance de Pierre, qui riait tout seul
en montant l’escalier, surpris de lui-même, ayant vaguement cette pensée :
– J’ai du courage, aurais-je de l’esprit ?
Félicité ne s’était pas couchée. Il la trouva endimanchée, avec son
bonnet à rubans citron, comme une femme qui attend du monde. Elle était
vainement restée à la fenêtre, elle n’avait rien entendu ; elle se mourait de
curiosité.
– Eh bien ? demanda-t-elle, en se précipitant au-devant de son mari.
Celui-ci, soufflant, entra dans le salon jaune, où elle le suivit, en fermant
soigneusement les portes derrière elle. Il se laissa aller dans un fauteuil, il
dit d’une voix étranglée :
– C’est fait, nous serons receveur particulier.
Elle lui sauta au cou ; elle l’embrassa.
– Vrai ? vrai ? cria-t-elle. Mais je n’ai rien entendu. O mon petit homme,
raconte-moi ça, raconte-moi tout.
Elle avait quinze ans, elle se faisait chatte, elle tourbillonnait, avec
ses vols brusques de cigale ivre de lumière et de chaleur. Et Pierre, dans
l’effusion de sa victoire, vida son cœur. Il n’omit pas un détail. Il expliqua
même ses projets futurs, oubliant que, selon lui, les femmes n’étaient bonnes
à rien, et que la sienne devait tout ignorer, s’il voulait rester le maître.
Félicité, penchée, buvait ses paroles. Elle lui fit recommencer certaines
parties du récit, disant qu’elle n’avait pas entendu ; en effet, la joie faisait

191
un tel vacarme dans sa tête que, par moments, elle devenait comme sourde,
l’esprit perdu en pleine jouissance. Quand Pierre raconta l’affaire de la
mairie, elle fut prise de rires, elle changea trois fois de fauteuil, roulant
les meubles, ne pouvant tenir en place. Après quarante années d’efforts
continus, la fortune se laissait enfin prendre à la gorge. Elle en devenait folle,
à ce point qu’elle oublia elle-même toute prudence.
– Hein ! C’est à moi que tu dois tout cela ! S’écria-t-elle avec une
explosion de triomphe. Si je t’avais laissé agir, tu te serais fait bêtement
pincer par les insurgés. Nigaud, c’était le Garçonnet, le Sicardot et les autres,
qu’il fallait jeter à ces bêtes féroces.
Et, montrant ses dents branlantes de vieille, elle ajouta avec un rire de
gamine :
– Eh ! Vive la République ! Elle a fait place nette.
Mais Pierre était devenu maussade.
– Toi, toi, murmura-t-il, tu crois toujours avoir tout prévu. C’est moi qui
ai eu l’idée de me cacher. Avec cela que les femmes entendent quelque chose
à la politique ! Va, ma pauvre vieille, si tu conduisais la barque, nous ferions
vite naufrage.
Félicité pinça les lèvres. Elle s’était trop avancée, elle avait oublié son
rôle de bonne fée muette. Mais il lui vint une de ces rages sourdes, qu’elle
éprouvait quand son mari l’écrasait de sa supériorité. Elle se promit de
nouveau, lorsque l’heure serait venue, quelque vengeance exquise qui lui
livrerait le bonhomme pieds et poings liés.
– Ah ! J’oubliais, reprit Rougon, M. Peirotte est de la danse. Granoux l’a
vu qui se débattait entre les mains des insurgés.
Félicité eut un tressaillement. Elle était justement à la fenêtre, qui
regardait avec amour les croisées du receveur particulier. Elle venait
d’éprouver le besoin de les revoir, car l’idée du triomphe se confondait en
elle avec l’envie de ce bel appartement, dont elle usait les meubles du regard,
depuis si longtemps.
Elle se retourna, et, d’une voix étrange :
– M. Peirotte est arrêté ? dit-elle.
Elle sourit complaisamment ; puis une vive rougeur lui marbra la face.
Elle venait, au fond d’elle, de faire ce souhait brutal : « Si les insurgés
pouvaient le massacrer ! » Pierre lut sans doute cette pensée dans ses yeux.
– Ma foi ! S’il attrapait quelque balle, murmura-t-il, ça arrangerait nos
affaires… On ne serait pas obligé de le déplacer, n’est-ce pas ? et il n’y
aurait rien de notre faute.
Mais Félicité, plus nerveuse, frissonnait. Il lui semblait qu’elle venait de
condamner un homme à mort. Maintenant, si M. Peirotte était tué, elle le
reverrait la nuit, il viendrait lui tirer les pieds. Elle ne jeta plus sur les fenêtres

192
d’en face que des coups d’œil sournois, pleins d’une horreur voluptueuse.
Et il y eut, dès lors, dans ses jouissances, une pointe d’épouvante criminelle
qui les rendit plus aiguës.
D’ailleurs, Pierre, le cœur vidé, voyait à présent le mauvais côté de la
situation. Il parla de Macquart. Comment se débarrasser de ce chenapan ?
Mais Félicité, reprise par la fièvre du succès, s’écria :
– On ne peut pas tout faire à la fois. Nous le bâillonnerons, parbleu !
Nous trouverons bien quelque moyen…
Elle allait et venait, rangeant les fauteuils, époussetant les dossiers.
Brusquement, elle s’arrêta au milieu de la pièce et, jetant un long regard sur
le mobilier fané :
– Bon Dieu ! Dit-elle, que c’est laid ici ! Et tout ce monde qui va venir !
– Bast ! Répondit Pierre avec une superbe indifférence, nous changerons
tout cela.
Lui qui, la veille, avait un respect religieux pour les fauteuils et le canapé,
il serait monté dessus à pieds joints. Félicité, éprouvant le même dédain,
alla jusqu’à bousculer un fauteuil dont une roulette manquait et qui ne lui
obéissait pas assez vite.
Ce fut à ce moment que Roudier entra. Il sembla à la vieille femme qu’il
était d’une bien plus grande politesse. Les « monsieur, » les « madame »
roulaient, avec une musique délicieuse. D’ailleurs, les habitués arrivaient
à la file, le salon s’emplissait. Personne ne connaissait encore, dans leurs
détails, les événements de la nuit, et tous accouraient, les yeux hors de
la tête, le sourire aux lèvres, poussés par les rumeurs qui commençaient
à courir la ville. Ces messieurs qui, la veille au soir, avaient quitté si
précipitamment le salon jaune, à la nouvelle de l’approche des insurgés,
revenaient, bourdonnants, curieux et importuns, comme un essaim de
mouches qu’aurait dispersé un coup de vent. Certains n’avaient pas même
pris le temps de mettre leurs bretelles. Leur impatience était grande, mais il
était visible que Rougon attendait quelqu’un pour parler. À chaque minute,
il tournait vers la porte un regard anxieux. Pendant une heure, ce furent des
poignées de mains expressives, des félicitations vagues, des chuchotements
admiratifs, une joie contenue, sans cause certaine, et qui ne demandait qu’un
mot pour devenir de l’enthousiasme.
Enfin Granoux parut. Il s’arrêta un instant sur le seuil, la main droite
dans sa redingote boutonnée ; sa grosse face blême, qui jubilait, essayait
vainement de cacher son émotion sous un grand air de dignité. À son
apparition, il se fit un silence ; on sentit qu’une chose extraordinaire allait se
passer. Ce fut au milieu d’une haie que Granoux marcha droit vers Rougon.
Il lui tendit la main.

193
– Mon ami, lui dit-il, je vous apporte l’hommage du conseil municipal.
Il vous appelle à sa tête, en attendant que notre maire nous soit rendu. Vous
avez sauvé Plassans. Il faut, dans l’époque abominable que nous traversons,
des hommes qui allient votre intelligence à votre courage. Venez…
Granoux, qui récitait là un petit discours qu’il avait préparé avec grand-
peine, de la mairie à la rue de la Banne, sentit sa mémoire se troubler. Mais
Rougon, gagné par l’émotion, l’interrompit, en lui serrant les mains, en
répétant :
– Merci, mon cher Granoux, je vous remercie bien.
Il ne trouva rien autre chose. Alors il y eut une explosion de voix
assourdissante. Chacun se précipita, lui tendit la main, le couvrit d’éloges
et de compliments, le questionna avec âpreté. Mais lui, digne déjà comme
un magistrat, demanda quelques minutes pour conférer avec MM. Granoux
et Roudier. Les affaires avant tout. La ville se trouvait dans une situation
si critique ! Ils se retirèrent tous trois dans un coin du salon, et là, à voix
basse, ils se partagèrent le pouvoir, tandis que les habitués, éloignés de
quelques pas, et jouant la discrétion, leur jetaient à la dérobée des coups
d’œil où l’admiration se mêlait à la curiosité. Rougon prendrait le titre de
président de la commission municipale ; Granoux serait secrétaire ; quant à
Roudier, il devenait commandant en chef de la garde nationale réorganisée.
Ces messieurs se jurèrent un appui mutuel, d’une solidité à toute épreuve.
Félicité, qui s’était approchée d’eux, leur demanda brusquement :
– Et Vuillet ?
Ils se regardèrent. Personne n’avait aperçu Vuillet. Rougon eut une légère
grimace d’inquiétude.
– Peut-être qu’on l’a emmené avec les autres…, dit-il pour se
tranquilliser.
Mais Félicité secoua la tête. Vuillet n’était pas un homme à se laisser
prendre. Du moment qu’on ne le voyait pas, qu’on ne l’entendait pas, c’est
qu’il faisait quelque chose de mal.
La porte s’ouvrit, Vuillet entra. Il salua humblement, avec son clignement
de paupières, son sourire pincé de sacristain. Puis il vint tendre sa main
humide à Rougon et aux deux autres. Vuillet avait fait ses petites affaires tout
seul. Il s’était taillé lui-même sa part du gâteau, comme aurait dit Félicité. Il
avait vu, par le soupirail de sa cave, les insurgés venir arrêter le directeur des
postes, dont les bureaux étaient voisins de sa librairie. Aussi, dès le matin,
à l’heure même où Rougon s’asseyait dans le fauteuil du maire, était-il
allé s’installer tranquillement dans le cabinet du directeur. Il connaissait les
employés ; il les avait reçus à leur arrivée, en leur disant qu’il remplacerait
leur chef jusqu’à son retour, et qu’ils n’eussent à s’inquiéter de rien. Puis
il avait fouillé le courrier du matin avec une curiosité mal dissimulée :

194
il flairait les lettres ; il semblait en chercher une particulièrement. Sans
doute sa situation nouvelle répondait à un de ses plans secrets, car il alla,
dans son contentement, jusqu’à donner à un de ses employés un exemplaire
des Œuvres badines de Piron. Vuillet avait un fonds très assorti de livres
obscènes, qu’il cachait dans un grand tiroir, sous une couche de chapelets
et d’images saintes ; c’était lui qui inondait la ville de photographies et
de gravures honteuses, sans que cela nuisît le moins du monde à la vente
des paroissiens. Cependant il dut s’effrayer, dans la matinée, de la façon
cavalière dont il s’était emparé de l’hôtel des postes. Il songea à faire ratifier
son usurpation. Et c’est pourquoi il accourait chez Rougon, qui devenait
décidément un puissant personnage.
– Où êtes-vous donc passé ? lui demanda Félicité d’un air méfiant.
Alors il conta son histoire, qu’il enjoliva. Selon lui, il avait sauvé l’hôtel
des postes du pillage.
– Eh bien ! C’est entendu, restez-y ! Dit Pierre après avoir réfléchi un
moment. Rendez-vous utile.
Cette dernière phrase indiquait la grande terreur des Rougon ; ils avaient
peur qu’on ne se rendit trop utile, qu’on ne sauvât la ville plus qu’eux.
Mais Pierre n’avait trouvé aucun péril sérieux à laisser Vuillet directeur
intérimaire des postes ; c’était même une façon de s’en débarrasser. Félicité
eut un vif mouvement de contrariété.
Le conciliabule terminé, ces messieurs revinrent se mêler aux groupes
qui emplissaient le salon. Ils durent enfin satisfaire la curiosité générale. Il
leur fallut détailler par le menu les événements de la matinée. Rougon fut
magnifique. Il amplifia encore, orna et dramatisa le récit qu’il avait conté
à sa femme. La distribution des fusils et des cartouches fit haleter tout le
monde. Mais ce fut la marche dans les rues désertes et la prise de la mairie
qui foudroyèrent ces bourgeois de stupeur. À chaque nouveau détail, une
interruption partait.
– Et vous n’étiez que quarante et un, c’est prodigieux !
– Ah bien ! Merci, il devait faire diablement noir !
– Non, je l’avoue, jamais je n’aurais osé cela !
– Alors, vous l’avez pris, comme ça, à la gorge !
– Et les insurgés, qu’est-ce qu’ils ont dit ?
Mais ces courtes phrases ne faisaient que fouetter la verve de Rougon.
Il répondait à tout le monde. Il mimait l’action. Ce gros homme, dans
l’admiration de ses propres exploits, retrouvait des souplesses d’écolier, il
revenait, se répétait, au milieu des paroles croisées, des cris de surprise,
des conversations particulières qui s’établissaient brusquement pour la
discussion d’un détail ; et il allait ainsi en s’agrandissant, emporté par un
souffle épique. D’ailleurs, Granoux et Roudier étaient là qui lui soufflaient

195
des faits, de petits faits imperceptibles qu’il omettait. Ils brûlaient, eux
aussi, de placer un mot, de conter un épisode, et parfois ils lui volaient la
parole. Ou bien ils parlaient tous les trois ensemble. Mais, lorsque pour
garder comme dénouement, comme bouquet, l’épisode homérique de la
glace cassée, Rougon voulut dire ce qui s’était passé en bas dans la cour, lors
de l’arrestation du poste, Roudier l’accusa de nuire au récit en changeant
l’ordre des événements. Et ils se disputèrent un instant avec quelque aigreur.
Puis Roudier, voyant l’occasion bonne pour lui, s’écria d’une voix prompte :
– Eh bien, soit ! Mais vous n’y étiez pas… Laissez-moi dire…
Alors il expliqua longuement comment les insurgés s’étaient réveillés
et comment on les avait mis en joue pour les réduire à l’impuissance. Il
ajouta que le sang n’avait pas coulé, heureusement. Cette dernière phrase
désappointa l’auditoire qui comptait sur son cadavre.
– Mais vous avez tiré, je crois, interrompit Félicité, voyant que le drame
était pauvre.
– Oui, oui, trois coups de feu, reprit l’ancien bonnetier. C’est le charcutier
Dubruel, M. Liévin et M. Massicot qui ont déchargé leurs armes avec une
vivacité coupable.
Et, comme il y eut quelques murmures :
– Coupable, je maintiens le mot, reprit-il. La guerre a déjà de bien
cruelles nécessités, sans qu’on y verse du sang inutile. J’aurais voulu vous
voir à ma place… D’ailleurs, ces messieurs m’ont juré que ce n’était pas
de leur faute ; ils ne s’expliquent pas comment leurs fusils sont partis… Et
pourtant il y a eu une balle perdue qui, après avoir ricoché, est allée faire un
bleu sur la joue d’un insurgé…
Ce bleu, cette blessure inespérée satisfit l’auditoire. Sur quelle joue le
bleu se trouvait-il, et comment une balle, même perdue, peut-elle frapper
une joue sans la trouer ? Cela donna sujet à de longs commentaires.
– En haut, continua Rougon de sa voix la plus forte, sans laisser à
l’agitation le temps de se calmer ; en haut, nous avions fort à faire. La lutte
a été rude…
Et il décrivit l’arrestation de son frère et des quatre autres insurgés, très
largement, sans nommer Macquart, qu’il appelait « le chef. » Les mots : « le
cabinet de M. le maire, le fauteuil, le bureau de M. le maire, » revenaient à
chaque instant dans sa bouche et donnaient, pour les auditeurs, une grandeur
merveilleuse à cette terrible scène. Ce n’était plus chez le portier, mais
chez le premier magistrat de la ville qu’on se battait. Roudier était enfoncé.
Rougon arriva enfin à l’épisode qu’il préparait depuis le commencement, et
qui devait décidément le poser en héros.
– Alors, dit-il, un insurgé se précipite sur moi. J’écarte le fauteuil de M. le
maire, je prends mon homme à la gorge. Et je le serre, vous pensez ! Mais

196
mon fusil me gênait. Je ne voulais pas le lâcher, on ne lâche jamais son fusil.
Je le tenais, comme cela, sous le bras gauche. Brusquement, le coup part…
Tout l’auditoire était pendu aux lèvres de Rougon. Granoux, qui
allongeait les lèvres, avec une démangeaison féroce de parler, s’écria :
– Non, non, ce n’est pas cela… Vous n’avez pu voir, mon ami ; vous vous
battiez comme un lion… Mais moi qui aidais à garrotter un des prisonniers,
j’ai tout vu… L’homme a voulu vous assassiner ; c’est lui qui a fait partir
le coup de fusil ; j’ai parfaitement aperçu ses doigts noirs qu’il glissait sous
votre bras…
– Vous croyez ? dit Rougon devenu blême.
Il ne savait pas qu’il eût couru un pareil danger, et le récit de
l’ancien marchand d’amandes le glaçait d’effroi. Granoux ne mentait pas
d’ordinaire ; seulement, un jour de bataille, il est bien permis de voir les
choses dramatiquement.
– Quand je vous le dis, l’homme a voulu vous assassiner, répéta-t-il avec
conviction.
– C’est donc cela, dit Rougon, d’une voix éteinte, que j’ai entendu la
balle siffler à mon oreille !
Il y eut une violente émotion ; l’auditoire parut frappé de respect devant
ce héros. Il avait entendu siffler une balle, à son oreille ! Certes, aucun des
bourgeois qui étaient là n’aurait pu en dire autant. Félicité crut devoir se
jeter dans les bras de son mari, pour mettre l’attendrissement de l’assemblée
à son comble. Mais Rougon se dégagea tout d’un coup et termina son récit
par cette phrase héroïque qui est restée célèbre à Plassans :
– Le coup part, j’entends siffler la balle à mon oreille, et, paf ! La balle
va casser la glace de M. le maire.
Ce fut une consternation. Une si belle glace ! Incroyable, vraiment !
Le malheur arrivé à la place balança dans la sympathie de ces messieurs
l’héroïsme de Rougon. Cette glace devenait une personne, et l’on parla
d’elle pendant un quart d’heure avec des exclamations, des apitoiements, des
effusions de regret, comme si elle eût été blessée au cœur. C’était le bouquet
tel que Pierre l’avait ménagé, le dénouement de cette odyssée prodigieuse.
Un grand murmure de voix remplit le salon jaune. On refaisait entre soi le
récit qu’on venait d’entendre, et, de temps à autre, un monsieur se détachait
d’un groupe pour aller demander aux trois héros la version exacte de quelque
fait contesté. Les héros rectifiaient le fait avec une minutie scrupuleuse ; ils
sentaient qu’ils parlaient pour l’histoire.
Cependant Rougon et ses deux lieutenants dirent qu’ils étaient attendus
à la mairie. Il se fit un silence respectueux ; on se salua avec des sourires
graves. Granoux crevait d’importance ; lui seul avait vu l’insurgé presser la
détente et casser la glace ; cela le grandissait, le faisait éclater dans sa peau.

197
En quittant le salon, il prit le bras de Roudier, d’un air de grand capitaine
brisé de fatigue, en murmurant :
– Il y a trente-six heures que je suis debout, et Dieu sait quand je me
coucherai !
Rougon, en s’en allant, prit Vuillet à part et lui dit que le parti de l’ordre
comptait plus que jamais sur lui et sur la Gazette. Il fallait qu’il publiât un
bel article pour rassurer la population et traiter comme elle le méritait cette
bande de scélérats qui avait traversé Plassans.
– Soyez tranquille ! Répondit Vuillet. La Gazette ne devait paraître que
demain matin, mais je vais la lancer dès ce soir.
Quand ils furent sortis, les habitués du salon jaune restèrent encore un
instant, bavards comme des commères qu’un serin envolé réunit sur un
trottoir. Ces négociants retirés, ces marchands d’huile, ces fabricants de
chapeaux nageaient en plein drame féerique. Jamais pareille secousse ne
les avait remués. Ils ne revenaient pas de ce qu’il se fût révélé, parmi eux,
des héros tels que Rougon, Granoux et Roudier. Puis, étouffant dans le
salon, las de se raconter entre eux la même histoire, ils éprouvèrent une vive
démangeaison d’aller publier la grande nouvelle ; ils disparurent un à un,
piqués chacun par l’ambition d’être le premier à tout savoir, à tout dire ; et
Félicité, restée seule, penchée à la fenêtre, les vit qui se dispersaient dans
la rue de la Banne, effarouchés, battant des bras comme de grands oiseaux
maigres, soufflant l’émotion aux quatre coins de la ville.
Il était dix heures. Plassans, éveillé, courait les rues, ahuri de la rumeur
qui montait. Ceux qui avaient vu ou entendu la bande insurrectionnelle
racontaient des histoires à dormir debout, se contredisaient, avançaient des
suppositions atroces. Mais le plus grand nombre ne savait même pas ce dont
il s’agissait ; ceux-là demeuraient aux extrémités de la ville, et ils écoutaient,
bouche béante, comme un conte de nourrice, cette histoire de plusieurs
milliers de bandits envahissant les rues et disparaissant avant le jour, ainsi
qu’une armée de fantômes. Les plus sceptiques disaient : « Allons donc ! »
Cependant certains détails étaient précis. Plassans finit par être convaincu
qu’un épouvantable malheur avait passé sur lui pendant son sommeil, sans le
toucher. Cette catastrophe mal définie empruntait aux ombres de la nuit, aux
contradictions des divers renseignements, un caractère vague, une horreur
insondable qui faisaient frissonner les plus braves. Qui donc avait détourné
la foudre ? Cela tenait du prodige. On parlait de sauveurs inconnus, d’une
petite bande d’hommes qui avaient coupé la tête de l’hydre, mais sans
détails, comme d’une chose à peine croyable, lorsque les habitués du salon
jaune se répandirent dans les rues semant les nouvelles, refaisant devant
chaque porte le même récit.

198
Ce fut une traînée de poudre. En quelques minutes, d’un bout à l’autre
de la ville, l’histoire courut. Le nom de Rougon vola de bouche en bouche,
avec des exclamations de surprise dans la ville neuve, des cris d’éloge
dans le vieux quartier. L’idée qu’ils étaient sans sous-préfet, sans maire,
sans directeur des postes, sans receveur particulier, sans autorités d’aucune
sorte, consterna d’abord les habitants. Ils restaient stupéfaits d’avoir pu
achever leur somme et de s’être réveillés comme à l’ordinaire, en dehors de
tout gouvernement établi. La première stupeur passée, ils se jetèrent avec
abandon dans les bras des libérateurs. Les quelques républicains haussaient
les épaules ; mais les petits détaillants, les petits rentiers, les conservateurs
de toute espèce bénissaient ces héros modestes dont les ténèbres avaient
caché les exploits. Quand on sut que Rougon avait arrêté son propre
frère, l’admiration ne connut plus de bornes ; on parla de Brutus ; cette
indiscrétion qu’il redoutait tourna à sa gloire. À cette heure d’effroi mal
dissipé, la reconnaissance fut unanime. On acceptait le sauveur Rougon sans
le discuter.
– Songez donc ! Disaient les poltrons, ils n’étaient que quarante et un !
Ce chiffre de quarante et un bouleversa la ville. C’est ainsi que naquit à
Plassans la légende des quarante et un bourgeois faisant mordre la poussière
à trois mille insurgés. Il n’y eut que quelques esprits envieux de la ville
neuve, des avocats sans causes, d’anciens militaires, honteux d’avoir dormi
cette nuit-là, qui élevèrent certains doutes. En somme, les insurgés étaient
peut-être partis tout seuls. Il n’y avait aucune preuve de combat, ni cadavres,
ni taches de sang. Vraiment ces messieurs avaient eu la besogne facile.
– Mais la glace, la glace ! Répétaient les fanatiques. Vous ne pouvez pas
nier que la glace de M. le maire soit cassée. Allez donc la voir.
Et, en effet, jusqu’à la nuit, il y eut une procession d’individus qui, sous
mille prétextes, pénétrèrent dans le cabinet, dont Rougon laissait, d’ailleurs,
la porte grande ouverte ; ils se plantaient devant la glace, dans laquelle la
balle avait fait un trou rond, d’où partaient de larges cassures ; puis tous
murmuraient la même phrase :
– Fichtre ! La balle avait une fière force !
Et ils s’en allaient, convaincus.
Félicité, à sa fenêtre, humait avec délices ces bruits, ces voix élogieuses
et reconnaissantes qui montaient de la ville. Tout Plassans, à cette heure,
s’occupait de son mari ; elle sentait les deux quartiers, sous elle, qui
frémissaient, qui lui envoyaient l’espérance d’un prochain triomphe. Ah !
comme elle allait écraser cette ville qu’elle mettait si tard sous ses talons !
Tous ses griefs lui revinrent, ses amertumes passées redoublèrent ses
appétits de jouissance immédiate.

199
Elle quitta la fenêtre, elle fit lentement le tour du salon. C’était là que, tout
à l’heure, les mains se tendaient vers eux. Ils avaient vaincu, la bourgeoisie
était à leurs pieds. Le salon jaune lui parut sanctifié. Les meubles éclopés, le
velours éraillé, le lustre noir de chiures, toutes ces ruines prirent à ses yeux
un aspect de débris glorieux traînant sur un champ de bataille. La plaine
d’Austerlitz ne lui eût pas causé une émotion aussi profonde.
Comme elle se remettait à la fenêtre, elle aperçut Aristide qui rôdait sur
la place de la Sous-Préfecture, le nez en l’air. Elle lui fit signe de monter.
Il semblait n’attendre que cet appel.
– Entre donc, lui dit sa mère sur le palier, en voyant qu’il hésitait. Ton
père n’est pas là.
Aristide avait l’air gauche d’un enfant prodigue. Depuis près de quatre
ans, il n’était plus entré dans le salon jaune. Il tenait encore son bras en
écharpe.
– Ta main te fait toujours souffrir ? lui demanda railleusement Félicité.
Il rougit, il répondit avec embarras :
– Oh ! ça va beaucoup mieux, c’est presque guéri.
Puis il resta là, tournant, ne sachant que dire. Félicité vint à son secours.
– Tu as entendu parler de la belle conduite de ton père ? reprit-elle.
Il dit que toute la ville en causait. Mais son aplomb revenait ; il rendit à
sa mère sa raillerie ; il la regarda en face, en ajoutant :
– J’étais venu voir si papa n’était pas blessé.
– Tiens, ne fais pas la bête ! S’écria Félicité, avec sa pétulance. Moi, à
ta place, j’agirais très carrément. Tu t’es trompé, là, avoue-le, en t’enrôlant
avec tes gueux de républicains. Aujourd’hui tu ne serais pas fâché de les
lâcher et de revenir avec nous, qui sommes les plus forts. Hé ! La maison
t’est ouverte !
Mais Aristide protesta. La République était une grande idée. Puis les
insurgés pouvaient l’emporter.
– Laisse-moi donc tranquille ! Continua la vieille femme irritée. Tu as
peur que ton père te reçoive mal. Je me charge de l’affaire… Écoute-moi : tu
vas aller à ton journal, tu rédigeras d’ici à demain un numéro très favorable
au coup d’État, et demain soir, quand ce numéro aura paru, tu reviendras ici,
tu seras accueilli à bras ouverts.
Et, comme le jeune homme restait silencieux :
– Entends-tu ? poursuivit-elle d’une voix plus basse et plus ardente ; c’est
de notre fortune, c’est de la tienne, qu’il s’agit. Ne vas pas recommencer tes
bêtises. Tu es déjà assez compromis comme cela.
Le jeune homme fit un geste, le geste de César passant le Rubicon. De
cette façon, il ne prenait aucun engagement verbal. Comme il allait se retirer,
sa mère ajouta, en cherchant le nœud de son écharpe :

200
– Et d’abord, il faut m’ôter ce chiffon-là. Ça devient ridicule, tu sais !
Aristide la laissa faire. Quand le foulard fut dénoué, il le plia proprement
et le mit dans sa poche. Puis il embrassa sa mère en disant :
– À demain !
Pendant ce temps, Rougon prenait officiellement possession de la mairie.
Il n’était resté que huit conseillers municipaux ; les autres se trouvaient
entre les mains des insurgés, ainsi que le maire et les deux adjoints. Ces
huit messieurs, de la force de Granoux, eurent des sueurs d’angoisse,
lorsque ce dernier leur expliqua la situation critique de la ville. Pour
comprendre avec quel effarement ils vinrent se jeter dans les bras de
Rougon, il faudrait connaître les bonshommes dont sont composés les
conseils municipaux de certaines petites villes. À Plassans, le maire avait
sous la main d’incroyables buses, de purs instruments d’une complaisance
passive. Aussi, M. Garçonnet n’étant plus là, la machine municipale devait
se détraquer et appartenir à quiconque saurait en ressaisir les ressorts. À cette
heure, le sous-préfet ayant quitté le pays, Rougon se trouvait naturellement,
par la force des circonstances, le maître unique et absolu de la ville ; crise
étonnante, qui mettait le pouvoir entre les mains d’un homme taré, auquel,
la veille, pas un de ses concitoyens n’aurait prêté cent francs.
Le premier acte de Pierre fut de déclarer en permanence la commission
provisoire. Puis il s’occupa de la réorganisation de la garde nationale, et
réussit à mettre sur pied trois cents hommes ; les cent neuf fusils restés
dans le hangar furent distribués, ce qui porta à cent cinquante le nombre des
hommes armés par la réaction ; les cent cinquante autres gardes nationaux
étaient des bourgeois de bonne volonté et des soldats à Sicardot. Quand
le commandant Roudier passa la petite armée en revue sur la place de
l’Hôtel-de-Ville, il fut désolé de voir que les marchands de légumes riaient
en dessous ; tous n’avaient pas d’uniforme, et certains se tenaient bien
drôlement, avec leur chapeau noir, leur redingote et leur fusil. Mais, au fond,
l’intention était bonne. Un poste fut laissé à la mairie. Le reste de la petite
armée fut dispersé, par peloton, aux différentes portes de la ville. Roudier
se réserva le commandement du poste de la Grand-Porte, la plus menacée.
Rougon, qui se sentait très fort en ce moment, alla lui-même rue
Canquoin, pour prier les gendarmes de rester chez eux, de ne se mêler de
rien. Il fit, d’ailleurs, ouvrir les portes de la gendarmerie, dont les insurgés
avaient emporté les clefs. Mais il voulait triompher seul, il n’entendait
pas que les gendarmes pussent lui voler une part de sa gloire. S’il avait
absolument besoin d’eux, il les appellerait. Et il leur expliqua que leur
présence, en irritant peut-être les ouvriers, ne ferait qu’aggraver la situation.
Le brigadier le complimenta beaucoup sur sa prudence. Lorsqu’il apprit
qu’il y avait un homme blessé dans la caserne, Rougon voulut se rendre

201
populaire, il demanda à le voir. Il trouva Rengade couché, l’œil couvert
d’un bandeau, avec ses grosses moustaches qui passaient sous le linge. Il
réconforta, par de belles paroles sur le devoir, le borgne jurant et soufflant,
exaspéré de sa blessure, qui allait le forcer à quitter le service. Il promit de
lui envoyer un médecin.
– Je vous remercie bien, monsieur, répondit Rengade, mais, voyez-vous,
ce qui me soulagerait mieux que tous les remèdes, ce serait de tordre le
cou au misérable qui m’a crevé l’œil. Oh ! Je le reconnaîtrai ; c’est un petit
maigre, pâlot, tout jeune…
Pierre se souvint du sang qui couvrait les mains de Silvère. Il eut un léger
mouvement de recul, comme s’il eût craint que Rengade ne lui sautât à la
gorge, en disant : « C’est ton neveu qui m’a éborgné ; attends, tu vas payer
pour lui ! » Et, tandis qu’il maudissait tout bas son indigne famille, il déclara
solennellement que, si le coupable était retrouvé, il serait puni avec toute la
rigueur des lois.
– Non, non, ce n’est pas la peine, répondit le borgne ; je lui tordrai le cou.
Rougon s’empressa de regagner la mairie. L’après-midi fut employée
à prendre diverses mesures. La proclamation, affichée vers une heure,
produisit une impression excellente. Elle se terminait par un appel au bon
esprit des citoyens, et donnait la ferme assurance que l’ordre ne serait
plus troublé. Jusqu’au crépuscule, les rues, en effet, offrirent l’image d’un
soulagement général, d’une confiance entière. Sur les trottoirs, les groupes
qui lisaient la proclamation disaient :
– C’est fini, nous allons voir passer les troupes envoyées à la poursuite
des insurgés.
Cette croyance que des soldats approchaient devint telle, que les oisifs
du cours Sauvaire se portèrent sur la route de Nice pour aller au-devant de
la musique. Ils revinrent, à la nuit, désappointés, n’ayant rien vu. Alors, une
inquiétude sourde courut la ville.
À la mairie, la commission provisoire avait tant parlé pour ne rien dire,
que les membres, le ventre vide, effarés par leurs propres bavardages,
sentaient la peur les reprendre. Rougon les envoya dîner, en les convoquant
de nouveau pour neuf heures du soir. Il allait lui-même quitter le cabinet,
lorsque Macquart s’éveilla et frappa violemment à la porte de sa prison. Il
déclara qu’il avait faim, puis il demanda l’heure, et quand son frère lui eût
dit qu’il était cinq heures, il murmura, avec une méchanceté diabolique, en
feignant un vif étonnement, que les insurgés lui avaient promis de revenir
plus tôt, et qu’ils tardaient bien de le délivrer. Rougon, après lui avoir fait
servir à manger, descendit, agacé par cette insistance de Macquart à parler
du retour de la bande insurrectionnelle.

202
Dans les rues, il éprouva un malaise. La ville lui parut changée. Elle
prenait un air singulier ; des ombres filaient rapidement le long des trottoirs,
le vide et le silence se faisaient, et, sur les maisons mornes, semblaient
tomber, avec le crépuscule, une peur grise, lente et opiniâtre comme une
pluie fine. La confiance bavarde de la journée aboutissait fatalement à cette
panique sans cause, à cet effroi de la nuit naissante ; les habitants étaient
las, rassasiés de leur triomphe, à ce point qu’il ne leur restait des forces que
pour rêver des représailles terribles de la part des insurgés. Rougon frissonna
dans ce courant d’effroi. Il hâta le pas, la gorge serrée. En passant devant
un café de la place des Récollets, qui venait d’allumer ses lampes, et où
se réunissaient les petits rentiers de la ville neuve, il entendit un bout de
conversation très effrayant.
– Eh ! Bien ! Monsieur Picou, disait une voix grasse, vous savez la
nouvelle, le régiment qu’on attendait n’est pas arrivé.
– Mais on n’attendait pas de régiment, monsieur Touche, répondait une
voix aigre.
– Faites excuse. Vous n’avez donc pas lu la proclamation ?
– C’est vrai, les affiches promettent que l’ordre sera maintenu par la
force, s’il est nécessaire.
– Vous voyez bien ; il y a la force ; la force armée, cela s’entend.
– Et que dit-on ?
– Mais, vous comprenez, on a peur, on dit que ce retard des soldats n’est
pas naturel, et que les insurgés pourraient bien les avoir massacrés.
Il y eut un cri d’horreur dans le café. Rougon eut envie d’entrer pour dire
à ces bourgeois que jamais la proclamation n’avait annoncé l’arrivée d’un
régiment, qu’il ne fallait pas forcer les textes à ce point ni colporter de pareils
bavardages. Mais lui-même, dans le trouble qui s’emparait de lui, n’était pas
bien sûr de ne pas avoir compté sur un envoi de troupes, et il en venait à
trouver étonnant, en effet, que pas un soldat n’eût paru. Il rentra chez lui
très inquiet. Félicité toute pétulante et pleine de courage, s’emporta, en le
voyant bouleversé par de telles niaiseries. Au dessert, elle le réconforta.
– Eh ! Grande bête, dit-elle, tant mieux, si le préfet nous oublie ! Nous
sauverons la ville à nous tous seuls. Moi je voudrais voir revenir les insurgés,
pour les recevoir à coups de fusil et nous couvrir de gloire… Écoute, tu vas
fermer les portes de la ville, puis tu ne te coucheras pas ; tu te donneras
beaucoup de mouvement toute la nuit ; ça te sera compté plus tard.
Pierre retourna à la mairie, un peu ragaillardi. Il lui fallut du courage
pour rester ferme au milieu des doléances de ses collègues. Les membres
de la commission provisoire rapportaient dans leurs vêtements la panique,
comme on rapporte avec soi une odeur de pluie, par les temps d’orage. Tous
prétendaient avoir compté sur l’envoi d’un régiment, et ils s’exclamaient, en

203
disant qu’on n’abandonnait pas de la sorte de braves citoyens aux fureurs de
la démagogie. Pierre, pour avoir la paix, leur promit presque leur régiment
pour le lendemain. Puis il déclara avec solennité qu’il allait faire fermer
les portes. Ce fut un soulagement. Des gardes nationaux durent se rendre
immédiatement à chaque porte, avec ordre de donner un double tour aux
serrures. Quand ils furent de retour, plusieurs membres avouèrent qu’ils
étaient vraiment plus tranquilles ; et lorsque Pierre eût dit que la situation
critique de la ville leur faisait un devoir de rester à leur poste, il y en eut
qui prirent leurs petites dispositions pour passer la nuit dans un fauteuil.
Granoux mit une calotte de soie noire, qu’il avait apportée par précaution.
Vers onze heures, la moitié de ces messieurs dormaient autour du bureau de
M. Garçonnet. Ceux qui tenaient encore les yeux ouverts, faisaient le rêve,
en écoutant les pas cadencés des gardes nationaux, sonnant dans la cour,
qu’ils étaient des braves et qu’on les décorait. Une grande lampe, posée
sur le bureau, éclairait cette étrange veillée d’armes. Rougon, qui semblait
sommeiller, se leva brusquement et envoya chercher Vuillet. Il venait de se
rappeler qu’il n’avait point reçu la Gazette.
Le libraire se montra rogue, de très méchante humeur.
– Eh bien ! Lui demanda Rougon en le prenant à part, et l’article que
vous m’aviez promis ? je n’ai pas vu le journal.
– C’est pour cela que vous me dérangez ? répondit Vuillet avec colère.
Parbleu ! la Gazette n’a pas paru ; je n’ai pas envie de me faire massacrer
demain, si les insurgés reviennent.
Rougon s’efforça de sourire, en disant, que Dieu merci ! on ne
massacrerait personne. C’était justement parce que des bruits faux et
inquiétants couraient, que l’article en question aurait rendu un grand service
à la bonne cause.
– Possible, reprit Vuillet, mais la meilleure des causes, en ce moment,
est de garder sa tête sur les épaules.
Et il ajouta, avec une méchanceté aiguë :
– Moi qui croyais que vous aviez tué tous les insurgés ! Vous en avez
trop laissé, pour que je me risque.
Rougon, resté seul, s’étonna de cette révolte d’un homme si humble, si
plat d’ordinaire. La conduite de Vuillet lui parut louche. Mais il n’eut pas le
temps de chercher une explication. Il s’était à peine allongé de nouveau dans
son fauteuil, que Roudier entra, en faisant sonner terriblement, sur sa cuisse,
un grand sabre qu’il avait attaché à sa ceinture. Les dormeurs se réveillèrent
effarés. Granoux crut à un appel aux armes.
– Hein ? quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, en remettant
précipitamment sa calotte de soie noire dans la poche.

204
– Messieurs, dit Roudier essoufflé, sans songer à prendre aucune
précaution oratoire, je crois qu’une bande d’insurgés s’approche de la ville.
Ces mots furent accueillis par un silence épouvanté. Rougon seul eut la
force de dire :
– Vous les avez vus ?
– Non, répondit l’ancien bonnetier ; mais nous entendons d’étranges
bruits dans la campagne ; un de mes hommes m’a affirmé qu’il avait aperçu
des feux courant sur la pente des Garrigues.
Et, comme tous ces messieurs se regardaient avec des visages blancs et
muets :
– Je retourne à mon poste, reprit-il ; j’ai peur de quelque attaque. Avisez
de votre côté.
Rougon voulut courir après lui, avoir d’autres renseignements ; mais
il était déjà loin. Certes, la commission n’eut pas envie de se rendormir.
Des bruits étranges ! Des feux ! une attaque ! Et cela, au milieu de la
nuit ! Aviser, c’était facile à dire, mais que faire ? Granoux faillit conseiller
la même tactique qui leur avait réussi la veille : se cacher, attendre que
les insurgés eussent traversé Plassans, et triompher ensuite dans les rues
désertes. Pierre, heureusement, se souvenant des conseils de sa femme, dit
que Roudier avait pu se tromper, et que le mieux était d’aller voir. Certains
membres firent la grimace ; mais quand il fut convenu qu’une escorte armée
accompagnerait la commission, tous descendirent avec un grand courage.
En bas, ils ne laissèrent que quelques hommes ; ils se firent entourer par une
trentaine de gardes nationaux ; puis ils s’aventurèrent dans la ville endormie.
La lune seule, glissant au ras des toits, allongeait ses ombres lentes. Ils
allèrent vainement le long des remparts, de porte en porte, l’horizon muré, ne
voyant rien, n’entendant rien. Les gardes nationaux des différents postes leur
dirent bien que des souffles particuliers leur venaient de la campagne, par-
dessus les portails fermés ; ils tendirent l’oreille sans saisir autre chose qu’un
bruissement lointain, que Granoux prétendit reconnaître pour la clameur de
la Viorne.
Cependant, ils restaient inquiets ; ils allaient rentrer à la mairie très
préoccupés, tout en feignant de hausser les épaules et tout en traitant Roudier
de poltron et de visionnaire, lorsque Rougon, qui avait à cœur de rassurer
pleinement ses amis, eut l’idée de leur offrir le spectacle de la plaine, à
plusieurs lieues. Il conduisit la petite troupe dans le quartier Saint-Marc et
vint frapper à l’hôtel Valqueyras.
Le comte, dès les premiers troubles, était parti pour son château de
Corbière. Il n’y avait à l’hôtel que le marquis de Carnavant. Depuis la veille,
il s’était prudemment tenu à l’écart, non pas qu’il eût peur, mais parce qu’il
lui répugnait d’être vu, tripotant avec les Rougon, à l’heure décisive. Au

205
fond, la curiosité le brûlait ; il avait dû s’enfermer, pour ne pas courir se
donner l’étonnant spectacle des intrigues du salon jaune. Quand un valet
de chambre vint lui dire, au milieu de la nuit, qu’il y avait en bas des
messieurs qui le demandaient, il ne put rester sage plus longtemps, il se leva
et descendit en toute hâte.
– Mon cher marquis, dit Rougon en lui présentant les membres de la
commission municipale, nous avons un service à vous demander. Pourriez-
vous nous faire conduire dans le jardin de l’hôtel ?
– Certes, répondit le marquis étonné, je vais vous y mener moi-même.
Et, chemin faisant, il se fit conter le cas. Le jardin se terminait par une
terrasse qui dominait la plaine ; en cet endroit, un large pan des remparts
s’était écroulé, l’horizon s’étendait sans bornes. Rougon avait compris que
ce serait là un excellent poste d’observation. Les gardes nationaux étaient
restés à la porte. Tout en causant, les membres de la commission vinrent
s’accouder sur le parapet de la terrasse. L’étrange spectacle qui se déroula
alors devant eux les rendit muets. Au loin, dans la vallée de la Viorne, dans
ce creux immense qui s’enfonçait, au couchant, entre la chaîne des Garrigues
et les montagnes de la Seille, les lueurs de la lune coulaient comme un
fleuve de lumière pâle. Les bouquets d’arbres, les rochers sombres, faisaient,
de place en place, des îlots, des langues de terre, émergeant de la mer
lumineuse. Et l’on distinguait, selon les coudes de la Viorne, des bouts, des
tronçons de rivière, qui se montraient, avec des reflets d’armures, dans la
fine poussière d’argent qui tombait du ciel. C’était un océan, un monde,
que la nuit, le froid, la peur secrète, élargissaient à l’infini. Ces messieurs
n’entendirent, ne virent d’abord rien. Il y avait dans le ciel un frisson de
lumière et de voix lointaines qui les assourdissait et les aveuglait. Granoux,
peu poète de sa nature, murmura cependant, gagné par la paix sereine de
cette nuit d’hiver :
– La belle nuit, messieurs !
– Décidément, Roudier a rêvé, dit Rougon avec quelque dédain.
Mais le marquis tendait ses oreilles fines.
– Eh ! Dit-il de sa voix nette, j’entends le tocsin.
Tous se penchèrent sur le parapet, retenant leur souffle. Et, légers, avec
des puretés de cristal, les tintements éloignés d’une cloche montèrent de la
plaine. Ces messieurs ne purent nier. C’était bien le tocsin. Rougon prétendit
reconnaître la cloche du Béage, un village situé à une grande lieue de
Plassans. Il disait cela pour rassurer ses collègues.
– Écoutez, écoutez, interrompit le marquis. Cette fois, c’est la cloche de
Saint-Maur.
Et il leur désignait un autre point de l’horizon. En effet, une seconde
cloche pleurait dans la nuit claire. Puis bientôt ce furent dix cloches, vingt

206
cloches, dont leurs oreilles, accoutumées au large frémissement de l’ombre,
entendirent les tintements désespérés. Des appels sinistres montaient de
toutes parts, affaiblis, pareils à des râles d’agonisant. La plaine entière
sanglota bientôt. Ces messieurs ne plaisantaient plus Roudier. Le marquis,
qui prenait une joie méchante à les effrayer, voulut bien leur expliquer la
cause de toutes ces sonneries :
– Ce sont, dit-il, les villages voisins qui se réunissent pour venir attaquer
Plassans au point du jour.
Granoux écarquillait les yeux.
– Vous n’avez rien vu, là-bas ! Demanda-t-il tout à coup.
Personne ne regardait. Ces messieurs fermaient les yeux pour mieux
entendre.
– Ah ! Tenez ! Reprit-il au bout d’un silence. Au-delà de la Viorne, près
de cette masse noire.
– Oui, je vois, répondit Rougon, désespéré ; c’est un feu qu’on allume.
Un autre feu fut allumé presque immédiatement en face du premier, puis
un troisième, puis un quatrième. Des taches rouges apparurent ainsi sur
toute la longueur de la vallée, à des distances presque égales, pareilles aux
lanternes de quelque avenue gigantesque. La lune, qui les éteignait à demi,
les faisait s’étaler comme des mares de sang. Cette illumination sinistre
acheva de consterner la commission municipale.
– Pardieu ! Murmurait le marquis, avec son ricanement le plus aigu, ces
brigands se font des signaux.
Et il compta complaisamment les feux, pour savoir, disait-il, à combien
d’hommes environ aurait affaire « la brave garde nationale de Plassans. »
Rougon voulut élever des doutes, dire que les villages prenaient les armes
pour aller rejoindre l’armée des insurgés, et non pour venir attaquer la ville.
Ces messieurs, par leur silence consterné, montrèrent que leur opinion était
faite et qu’ils refusaient toute consolation.
– Voilà maintenant que j’entends la Marseillaise, dit Granoux d’une voix
éteinte.
C’était encore vrai. Une bande devait suivre la Viorne et passer, à ce
moment, au bas même de la ville ; le cri : « Aux armes, citoyens ! Formez
vos bataillons ! » arrivait, par bouffées, avec une netteté vibrante. Ce fut
une nuit atroce. Ces messieurs la passèrent, accoudés sur le parapet de
la terrasse, glacés par le terrible froid qu’il faisait, ne pouvant s’arracher
au spectacle de cette plaine toute secouée par le tocsin et la Marseillaise,
toute enflammée par l’illumination des signaux. Ils s’emplirent les yeux de
cette mer lumineuse, piquée de flammes sanglantes ; ils se firent sonner les
oreilles, à écouter cette clameur vague ; au point que leur sens se faussaient,
qu’ils voyaient et entendaient d’effrayantes choses. Pour rien au monde ils

207
n’auraient quitté la place ; s’ils avaient tourné le dos, ils se seraient imaginés
qu’une armée était à leurs trousses. Comme certains poltrons, ils voulaient
voir venir le danger, sans doute pour prendre la fuite au bon moment. Aussi,
vers le matin, quand la lune fut couchée, et qu’ils n’eurent plus devant
eux qu’un abîme noir, ils éprouvèrent des transes horribles. Ils se croyaient
entourés d’ennemis invisibles qui rampaient dans l’ombre, prêts à leur sauter
à la gorge. Au moindre bruit, c’étaient des hommes qui se consultaient au
bas de la terrasse, avant de l’escalader. Et rien, rien que du noir, dans lequel
ils fixaient éperdument leurs regards. Le marquis, comme pour les consoler,
leur disait de sa voix ironique :
– Ne vous inquiétez donc pas ! Ils attendront le point du jour.
Rougon maugréait. Il sentait la peur le reprendre. Les cheveux de
Granoux achevèrent de blanchir. L’aube parut enfin avec des lenteurs
mortelles. Ce fut encore un bien mauvais moment. Ces messieurs, au
premier rayon, s’attendaient à voir une armée rangée en bataille devant la
ville. Justement, ce matin-là, le jour avait des paresses, traînait au bord
de l’horizon. Le cou tendu, l’œil en arrêt, ils interrogeaient les blancheurs
vagues. Et, dans l’ombre indécise, ils entrevoyaient des profils monstrueux,
la plaine se changeait en lac de sang, les rochers en cadavres flottants à
la surface, les bouquets d’arbres en bataillons encore menaçants et debout.
Puis, lorsque les clartés croissantes eurent effacé ces fantômes, le jour
se leva, si pâle, si triste, avec des mélancolies telles, que le marquis lui-
même eut le cœur serré. On n’apercevait point d’insurgés, les routes étaient
libres ; mais la vallée, toute grise, avait un aspect désert et morne de coupe-
gorge. Les feux étaient éteints, les cloches sonnaient encore. Vers huit
heures, Rougon distingua seulement une bande de quelques hommes qui
s’éloignaient le long de la Viorne.
Ces messieurs étaient morts de froid et de fatigue. Ne voyant aucun péril
immédiat, ils se décidèrent à aller prendre quelques heures de repos. Un
garde national fut laissé sur la terrasse en sentinelle, avec ordre de courir
prévenir Roudier, s’il apercevait au loin quelque bande. Granoux et Rougon,
brisés par les émotions de la nuit, regagnèrent leurs demeures, qui étaient
voisines, en se soutenant mutuellement.
Félicité coucha son mari avec toutes sortes de précautions. Elle l’appelait
« pauvre chat ; » elle lui répétait qu’il ne devait pas se frapper l’imagination
comme cela, et que tout finirait bien. Mais lui secouait la tête ; il avait des
craintes sérieuses. Elle le laissa dormir jusqu’à onze heures. Puis, quand il
eût mangé, elle le mit doucement dehors, en lui faisant entendre qu’il fallait
aller jusqu’au bout. À la mairie, Rougon ne trouva que quatre membres
de la commission ; les autres se firent excuser ; ils étaient réellement
malades. La panique, depuis le matin, soufflait sur la ville avec une violence

208
plus âpre. Ces messieurs n’avaient pu garder pour eux le récit de la nuit
mémorable passée sur la terrasse de l’hôtel Valqueyras. Leurs bonnes
s’étaient empressées d’en répandre la nouvelle, en l’enjolivant de détails
dramatiques. À cette heure, c’était chose acquise à l’histoire, qu’on avait
vu dans la campagne, des hauteurs de Plassans, des danses de cannibales
dévorant leurs prisonniers, des rondes de sorcières tournant autour de leurs
marmites où bouillaient des enfants, d’interminables défilés de bandits dont
les armes luisaient au clair de lune. Et l’on parlait des cloches qui sonnaient
d’elles-mêmes le tocsin dans l’air désolé, et l’on affirmait que les insurgés
avaient mis le feu aux forêts des environs, et que tout le pays flambait.
On était au mardi, jour de marché à Plassans ; Roudier avait cru
devoir faire ouvrir les portes toutes grandes pour laisser entrer les quelques
paysannes qui apportaient des légumes, du beurre et des œufs. Dès
qu’elle fut assemblée, la commission municipale, qui ne se composait plus
que de cinq membres, en comptant le président, déclara que c’était là
une imprudence impardonnable. Bien que la sentinelle laissée à l’hôtel
Valqueyras n’eût rien vu, il fallait tenir la ville close. Alors Rougon décida
que le crieur public, accompagné d’un tambour, irait par les rues proclamer
la ville en état de siège et annoncer aux habitants que quiconque sortirait
ne pourrait plus rentrer. Les portes furent officiellement fermées, en plein
midi. Cette mesure, prise pour rassurer la population, porta l’épouvante à
son comble. Et rien ne fut plus curieux que cette cité qui se cadenassait, qui
poussait les verrous, sous le clair soleil, au beau milieu du dix-neuvième
siècle.
Quand Plassans eut bouclé et serré autour de lui la ceinture usée de
ses remparts, quand il se fut verrouillé comme une forteresse assiégée
aux approches d’un assaut, une angoisse mortelle passa sur les maisons
mornes. À chaque heure, du centre de la ville, on croyait entendre des
fusillades éclater dans les faubourgs. On ne savait plus rien, on était au fond
d’une cave, d’un trou muré, dans l’attente anxieuse de la délivrance ou du
coup de grâce. Depuis deux jours, les bandes d’insurgés qui battaient la
campagne, avaient interrompu toutes les communications. Plassans, acculé
dans l’impasse où il est bâti, se trouvait séparé du reste de la France.
Il se sentait en plein pays de rébellion ; autour de lui, le tocsin sonnait,
la Marseillaise grondait, avec des clameurs de fleuve débordé. La ville,
abandonnée et frissonnante, était comme une proie promise aux vainqueurs,
et les promeneurs du cours passaient, à chaque minute, de la terreur à
l’espérance, en croyant apercevoir, à la Grand-Porte, tantôt des blouses
d’insurgés et tantôt des uniformes de soldats. Jamais sous-préfecture, dans
son cahot de murs croulants, n’eut une agonie plus douloureuse.

209
Vers deux heures, le bruit se répandit que le coup d’État avait manqué ;
le prince-président était au donjon de Vincennes ; Paris se trouvait entre les
mains de la démagogie la plus avancée ; Marseille, Toulon, Draguignan,
tout le Midi appartenait à l’armée insurrectionnelle victorieuse. Les insurgés
devaient arriver le soir et massacrer Plassans.
Une députation se rendit alors à la mairie pour reprocher à la commission
municipale la fermeture des portes, bonne seulement à irriter les insurgés.
Rougon, qui perdait la tête, défendit son ordonnance avec ses dernières
énergies ; ce double tour donné aux serrures lui semblait un des actes les
plus ingénieux de son administration ; il trouva pour le justifier des paroles
convaincues. Mais on l’embarrassait, on lui demandait où étaient les soldats,
le régiment qu’il avait promis. Alors il mentit, il dit très carrément qu’il
n’avait rien promis du tout. L’absence de ce régiment légendaire, que les
habitants désiraient au point d’en avoir rêvé l’approche, était la grande cause
de la panique. Les gens bien informés citaient l’endroit exact de la route où
les soldats avaient été égorgés.
À quatres heures, Rougon, suivi de Granoux, se rendit à l’hôtel
Valqueyras. De petites bandes, qui rejoignaient les insurgés, à Orchères,
passaient toujours au loin, dans la vallée de la Viorne. Toute la journée, des
gamins avaient grimpé sur les remparts, des bourgeois étaient venus regarder
par les meurtrières. Ces sentinelles volontaires entretenaient l’épouvante de
la ville, en comptant tout haut les bandes, qui étaient prises pour autant
de forts bataillons. Ce peuple poltron croyait assister, des créneaux, aux
préparatifs de quelque massacre universel. Au crépuscule, comme la veille,
la panique souffla, plus froide.
En rentrant à la mairie, Rougon et l’inséparable Granoux comprirent que
la situation devenait intolérable. Pendant leur absence, un nouveau membre
de la commission avait disparu. Ils n’étaient plus que quatre. Ils se sentirent
ridicules, la face blême, à se regarder, pendant des heures, sans rien dire.
Puis ils avaient une peur atroce de passer une seconde nuit sur la terrasse
de l’hôtel Valqueyras.
Rougon déclara gravement que, l’état des choses demeurant le même,
il n’y avait pas lieu de rester en permanence. Si quelque événement grave
se produisait, on irait les prévenir. Et, par une décision, dûment prise en
conseil, il se déchargea sur Roudier des soins de son administration. Le
pauvre Roudier, qui se souvenait d’avoir été garde national à Paris, sous
Louis-Philippe, veillait à la Grand-Porte, avec conviction.
Pierre rentra l’oreille basse, se coulant dans l’ombre des maisons. Il
sentait autour de lui Plassans lui devenir hostile. Il entendait, dans les
groupes, courir son nom, avec des paroles de colère et de mépris. Ce fut en
chancelant et la sueur aux tempes, qu’il monta l’escalier. Félicité le reçut,

210
silencieuse, la mine consternée. Elle aussi commençait à désespérer. Tout
leur rêve croulait. Ils se tinrent là, dans le salon jaune, face à face. Le jour
tombait, un jour sale d’hiver qui donnait des teintes boueuses au papier
orange à grands ramages ; jamais la pièce n’avait paru plus fanée, plus
sordide, plus honteuse. Et, à cette heure, ils étaient seuls ; ils n’avaient plus,
comme la veille, un peuple de courtisans qui les félicitaient. Une journée
venait de suffire pour les vaincre, au moment où ils chantaient victoire. Si
le lendemain la situation ne changeait pas, la partie était perdue. Félicité
qui, la veille, songeait aux plaines d’Austerlitz, en regardant les ruines du
salon jaune, pensait maintenant, à le voir si morne et si désert, aux champs
maudits de Waterloo.
Puis, comme son mari ne disait rien, elle alla machinalement à la fenêtre,
à cette fenêtre où elle avait humé avec délice l’encens de toute une sous-
préfecture. Elle aperçut des groupes nombreux en bas, sur la place ; elle
ferma les persiennes, voyant des têtes se tourner vers leur maison, et
craignant d’être huée. On parlait d’eux ; elle en eut le pressentiment.
Des voix montaient dans le crépuscule. Un avocat clabaudait du ton d’un
plaideur qui triomphe.
– Je l’avais bien dit, les insurgés sont partis tout seuls, et ils ne
demanderont pas la permission des quarante et un pour revenir. Les quarante
et un ! Quelle bonne farce ! Moi je crois qu’ils étaient au moins deux cents.
– Mais non, dit un gros négociant, marchand d’huile et grand politique,
ils n’étaient peut-être pas dix. Car, enfin, ils ne se sont pas battus ; on aurait
bien vu le sang, le matin. Moi qui vous parle, je suis allé à la mairie, pour
voir ; la cour était propre comme ma main.
Un ouvrier qui se glissait timidement dans le groupe, ajouta :
– Il ne fallait pas être malin pour prendre la mairie. La porte n’était pas
même fermée.
Des rires accueillirent cette phrase, et l’ouvrier se voyant encouragé,
reprit :
– Les Rougon, c’est connu, c’est des pas grand-chose.
Cette insulte alla frapper Félicité au cœur. L’ingratitude de ce peuple la
navrait, car elle finissait elle-même par croire à la mission des Rougon. Elle
appela son mari ; elle voulût qu’il prit une leçon sur l’instabilité des foules.
– C’est comme leur glace, continua l’avocat ; ont-ils fait assez de bruit
avec cette malheureuse glace cassée ! Vous savez que ce Rougon est capable
d’avoir tiré un coup de fusil dedans, pour faire croire à une bataille.
Pierre retint un cri de douleur. On ne croyait même plus à sa glace.
Bientôt on irait jusqu’à prétendre qu’il n’avait pas entendu siffler une balle
à son oreille. La légende des Rougon s’effacerait, il ne resterait rien de leur
gloire. Mais il n’était pas au bout de son calvaire. Les groupes s’acharnaient

211
aussi vertement qu’ils avaient applaudi la veille. Un ancien fabricant de
chapeaux, vieillard de soixante-dix ans, dont la fabrique se trouvait jadis
dans le faubourg, fouilla le passé des Rougon. Il parla vaguement, avec les
hésitations d’une mémoire qui se perd, de l’enclos des Fouque, d’Adélaïde,
de ses amours avec un contrebandier. Il en dit assez pour donner aux
commérages un nouvel élan. Les causeurs se rapprochèrent ; les mots de
canailles, de voleurs, d’intrigants éhontés, montaient jusqu’à la persienne
derrière laquelle Pierre et Félicité suaient la peur et la colère. On en vint
sur la place à plaindre Macquart. Ce fut le dernier coup. Hier Rougon
était un Brutus, une âme stoïque qui sacrifiait ses affections à la patrie ;
aujourd’hui Rougon n’était plus qu’un vil ambitieux qui passait sur le ventre
de son pauvre frère, et s’en servait comme d’un marchepied pour monter à
la fortune.
– Tu entends, tu entends, murmurait Pierre d’une voix étranglée. Ah !
Les gredins, ils nous tuent ; jamais nous ne nous en relèverons.
Félicité, furieuse, tambourinait sur la persienne du bout de ses doigts
crispés, et elle répondait :
– Laisse-les dire, va. Si nous redevenons les plus forts, ils verront de quel
bois je me chauffe. Je sais d’où vient le coup. La ville neuve nous en veut.
Elle devinait juste. L’impopularité brusque des Rougon était l’œuvre
d’un groupe d’avocats qui se trouvaient très vexés de l’importance qu’avait
prise un ancien marchand d’huile, illettré, et dont la maison avait risqué la
faillite. Le quartier Saint-Marc, depuis deux jours, était comme mort. Le
vieux quartier et la ville neuve restaient seuls en présence. Cette dernière
avait profité de la panique pour perdre le salon jaune dans l’esprit des
commerçants et des ouvriers. Roudier et Granoux étaient d’excellents
hommes, d’honorables citoyens, que ces intrigants de Rougon trompaient.
On leur ouvrirait les yeux. À la place de ce gros ventru, de ce gueux qui
n’avait pas le sou, M. Isidore Granoux n’aurait-il pas dû s’asseoir dans le
fauteuil du maire. Les envieux partaient de là pour reprocher à Rougon tous
les actes de son administration qui ne datait que de la veille. Il n’aurait pas
dû garder l’ancien conseil municipal ; il avait commis une sottise grave en
faisant fermer les portes ; c’était par sa bêtise que cinq membres avaient
pris une fluxion de poitrine sur la terrasse de l’hôtel Valqueyras. Et ils ne
tarissaient pas. Les républicains, eux aussi, relevaient la tête. On parlait d’un
coup de main possible, tenté sur la mairie par les ouvriers du faubourg. La
réaction râlait.
Pierre, dans cet écroulement de toutes ses espérances, songea aux
quelques soutiens, sur lesquels, à l’occasion, il pourrait encore compter.
– Est-ce qu’Aristide, demanda-t-il, ne devait pas venir ce soir pour faire
la paix ?

212
– Oui, répondit Félicité. Il m’avait promis un bel article. L’Indépendant
n’a pas paru…
Mais son mari l’interrompit en disant :
– Eh ! N’est-ce pas lui qui sort de la sous-préfecture ?
La vieille femme ne jeta qu’un regard.
– Il a remis son écharpe ! Cria-t-elle.
Aristide, en effet, cachait de nouveau sa main dans son foulard. L’Empire
se gâtait, sans que la République triomphât, et il avait jugé prudent de
reprendre son rôle de mutilé. Il traversa sournoisement la place, sans lever
la tête, puis, comme il entendit sans doute dans les groupes des paroles
dangereuses et compromettantes, il se hâta de disparaître au coude de la rue
de Banne.
– Va, il ne montera pas, dit amèrement Félicité. Nous sommes à terre…
Jusqu’à nos enfants qui nous abandonnent !
Elle ferma violemment la fenêtre, pour ne plus voir, pour ne plus
entendre. Et quand elle eut allumé la lampe, ils dînèrent, découragés, sans
faim, laissant les morceaux sur leur assiette. Ils n’avaient que quelques
heures pour prendre un parti. Il fallait qu’au réveil ils tinssent Plassans sous
leurs talons et qu’ils lui fissent demander grâce, s’ils ne voulaient renoncer
à la fortune rêvée. Le manque absolu de nouvelles certaines était l’unique
cause de leur indécision anxieuse. Félicité, avec sa netteté d’esprit, comprit
vite cela. S’ils avaient pu connaître le résultat du coup d’État, ils auraient
payé d’audace et continué quand même leur rôle de sauveurs, ou ils se
seraient hâtés de faire oublier le plus possible leur campagne malheureuse.
Mais ils ne savaient rien de précis, ils perdaient la tête, ils avaient des sueurs
froides, à jouer ainsi leur fortune, sur un coup de dés, en pleine ignorance
des événements.
– Et ce diable d’Eugène qui ne m’écrit pas ! S’écria Rougon dans un
élan de désespoir, sans songer qu’il livrait à sa femme le secret de sa
correspondance.
Mais Félicité feignit de ne pas avoir entendu. Le cri de son mari l’avait
profondément frappée. En effet, pourquoi Eugène n’écrivait-il pas à son
père ? Après l’avoir tenu si fidèlement au courant des succès de la cause
bonapartiste, il aurait dû s’empresser de lui annoncer le triomphe ou la
défaite du prince Louis. La simple prudence lui conseillait la communication
de cette nouvelle. S’il se taisait, c’était que la République victorieuse l’avait
envoyé rejoindre le prétendant dans les cachots de Vincennes. Félicité se
sentit glacée ; le silence de son fils tuait ses dernières espérances.
À ce moment, on apporta la Gazette, encore toute fraîche.
– Comment ! Dit Pierre très surpris, Vuillet a fait paraître son journal ?

213
Il déchira la bande, il lut l’article de tête et l’acheva, pâle comme un linge,
fléchissant sur sa chaise.
– Tiens, lis, reprit-il, en tendant le journal à Félicité.
C’était un superbe article, d’une violence inouïe contre les insurgés.
Jamais tant de fiel, tant de mensonges, tant d’ordures dévotes n’avaient coulé
d’une plume. Vuillet commençait par faire le récit de l’entrée de la bande
dans Plassans. Un pur chef-d’œuvre. On y voyait « ces bandits, ces faces
patibulaires, cette écume des bagnes, » envahissant la ville, « ivres d’eau-de-
vie, de luxure et de pillage ; » puis il les montrait « étalant leur cynisme dans
les rues, épouvantant la population par des cris sauvages, ne cherchant que
le viol et l’assassinat. » Plus loin, la scène de l’hôtel de ville et l’arrestation
des autorités devenaient tout un drame atroce : « Alors, ils ont pris à la
gorge les hommes les plus respectables ; et, comme Jésus, le maire, le brave
commandant de la garde nationale, le directeur des postes, ce fonctionnaire
si bienveillant, ont été couronnés d’épines par ces misérables, et ont reçu
leurs crachats au visage. » L’aliéna consacré à Miette et à sa pelisse rouge
montait en plein lyrisme. Vuillet avait vu dix, vingt filles sanglantes :
« Et qui n’a pas aperçu, au milieu de ces monstres, des créatures infâmes
vêtues de rouge, et qui devaient s’être roulées dans le sang des martyrs
que ces brigands ont assassinés le long des routes ? Elles brandissaient des
drapeaux, elles s’abandonnaient, en pleins carrefours, aux caresses ignobles
de la horde tout entière. » Et Vuillet ajoutait avec une emphase biblique :
« La République ne marche jamais qu’entre la prostitution et le meurtre. »
Ce n’était là que la première partie de l’article ; le récit terminé, dans
une péroraison virulente, le libraire demandait si le pays souffrirait plus
longtemps « la honte de ces bêtes fauves qui ne respectaient ni les propriétés
ni les personnes ; » il faisait un appel à tous les valeureux citoyens en
disant qu’une plus longue tolérance serait un encouragement, et qu’alors
les insurgés viendraient prendre « la fille dans les bras de la mère, l’épouse
dans les bras de l’époux ; » enfin, après une phrase dévote dans laquelle il
déclarait que Dieu voulait l’extermination des méchants, il terminait par ce
coup de trompette : « On affirme que ces misérables sont de nouveau à nos
portes ; eh bien ! que chacun de nous prenne un fusil et qu’on les tue comme
des chiens ; on me verra au premier rang, heureux de débarrasser la terre
d’une pareille vermine. »
Cet article, où la lourdeur du journalisme de province enfilait des
périphrases ordurières, avait consterné Rougon, qui murmura, lorsque
Félicité posa la Gazette sur la table :
– Ah ! Le malheureux ! Il nous donne le dernier coup ; on croira que c’est
moi qui ai inspiré cette diatribe.

214
– Mais, dit sa femme, songeuse, ne m’as-tu pas annoncé ce matin qu’il
refusait absolument d’attaquer les républicains ? Les nouvelles l’avaient
terrifié, et tu prétendais qu’il était pâle comme un mort.
– Eh ! Oui, je n’y comprends rien. Comme j’insistais, il est allé jusqu’à
me reprocher de ne pas avoir tué tous les insurgés… C’était hier qu’il aurait
dû écrire son article ; aujourd’hui, il va nous faire massacrer.
Félicité se perdait en plein étonnement. Quelle mouche avait donc piqué
Vuillet ? L’image de ce bedeau manqué, un fusil à la main, faisant le coup
de feu sur les remparts de Plassans, lui semblait une des choses les plus
bouffonnes qu’on pût imaginer. Il y avait certainement là-dessous quelque
cause déterminante qui lui échappait. Vuillet avait l’injure trop impudente
et le courage trop facile, pour que la bande insurrectionnelle fût réellement
si voisine des portes de la ville.
– C’est un méchant homme, je l’ai toujours dit, reprit Rougon qui venait
de relire l’article. Il n’a peut-être voulu que nous faire du tort. J’ai été bien
bon enfant de lui laisser la direction des postes.
Ce fut un trait de lumière. Félicité se leva vivement, comme éclairée par
une pensée subite ; elle mit un bonnet jeta un châle sur ses épaules.
– Où vas-tu donc ? demanda son mari étonné. Il est plus de neuf heures.
– Toi, tu vas te coucher, répondit-elle avec quelque rudesse. Tu es
souffrant, tu te reposeras. Dors en m’attendant ; je te réveillerai s’il le faut,
et nous causerons.
Elle sortit, avec ses allures lestes, et courut à l’hôtel des postes. Elle entra
brusquement dans le cabinet où Vuillet travaillait encore. Il eut, à sa vue, un
vif mouvement de contrariété.
Jamais Vuillet n’avait été plus heureux. Depuis qu’il pouvait glisser
ses doigts minces dans les courriers, il goûtait des voluptés profondes,
des voluptés de prêtre curieux, s’apprêtant à savourer les aveux de ses
pénitentes. Toutes les indiscrétions sournoises, tous les bavardages vagues
des sacristies chantaient à ses oreilles. Il approchait son long nez blême des
lettres, il regardait amoureusement les suscriptions de ses yeux louches, il
auscultait les enveloppes, comme les petits abbés fouillent l’âme des vierges.
C’étaient des jouissances infinies, des tentations pleines de chatouillements.
Les mille secrets de Plassans étaient là ; il touchait à l’honneur des femmes,
à la fortune des hommes, et il n’avait qu’à briser les cachets, pour en savoir
aussi long que le grand-vicaire de la cathédrale, le confident des personnes
comme il faut de la ville. Vuillet était une de ces terribles commères,
froides, aiguës, qui savent tout, se font tout dire, et ne répètent les bruits que
pour en assassiner les gens. Aussi avait-il fait souvent le rêve d’enfoncer
son bras jusqu’à l’épaule dans la boîte aux lettres. Pour lui, depuis la
veille, le cabinet du directeur des postes était un grand confessionnal

215
plein d’une ombre et d’un mystère religieux, dans lequel il se pâmait en
humant les murmures voilés, les aveux frissonnants qui s’exhalaient des
correspondances. D’ailleurs, le libraire faisait sa petite besogne avec une
impudence parfaite. La crise que traversait le pays lui assurait l’impunité.
Si des lettres éprouvaient quelque retard, si d’autres s’égaraient même
complètement, ce serait la faute de ces gueux de républicains, qui couraient
la campagne et interrompaient les communications. La fermeture des portes
l’avait un instant contrarié ; mais il s’était entendu avec Roudier pour que
les courriers pussent entrer et lui fussent apportés directement, sans passer
par la mairie.
Il n’avait, à la vérité, décacheté que quelques lettres, les bonnes, celles
que son flair de sacristain lui avait désignées comme contenant des nouvelles
utiles à connaître avant tout le monde. Il s’était ensuite contenté de garder
dans un tiroir, pour être distribuées plus tard, celles qui pourraient donner
l’éveil et lui enlever le mérite d’avoir du courage, quand la ville entière
tremblait. Le dévot personnage, en choisissant la direction des postes, avait
singulièrement compris la situation.
Lorsque madame Rougon entra, il faisait son choix dans un tas énorme de
lettres et de journaux, sous prétexte sans doute de les classer. Il se leva, avec
son sourire humble, avançant une chaise ; ses paupières rougies battaient
d’une façon inquiète. Mais Félicité ne s’assit pas ; elle dit brutalement :
– Je veux la lettre.
Vuillet écarquilla les yeux, d’un air de grande innocence.
– Quelle lettre, chère dame ? demanda-t-il.
– La lettre que vous avez reçue ce matin pour mon mari… Voyons,
monsieur Vuillet, je suis pressée.
Et comme il bégayait qu’il ne savait pas, qu’il n’avait rien vu, que c’était
bien étonnant, Félicité reprit, avec une sourde menace dans la voix :
– Une lettre de Paris, de mon fils Eugène, vous savez bien ce que je veux
dire, n’est-ce pas ?… Je vais chercher moi-même.
Elle fit mine de mettre la main dans les divers paquets qui encombraient le
bureau. Alors il s’empressa, il dit qu’il allait voir. Le service était forcément
si mal fait ! Peut-être bien qu’il y avait une lettre, en effet. Dans ce cas, on
la retrouverait. Mais, quant à lui, il jurait qu’il ne l’avait pas vue. En parlant,
il tournait dans le cabinet, il bouleversait tous les papiers. Puis, il ouvrit les
tiroirs, les cartons. Félicité attendait impassible.
– Ma foi, vous avez raison, voici une lettre pour vous, s’écria-t-il enfin,
en tirant quelques papiers d’un carton. Ah ! ces diables d’employés, ils
profitent de la situation pour ne rien faire comme il faut !
Félicité prit la lettre et en examina le cachet attentivement, sans paraître
s’inquiéter le moins du monde de ce qu’un pareil examen pouvait avoir de

216
blessant pour Vuillet. Elle vit clairement qu’on avait dû ouvrir l’enveloppe ;
le libraire, maladroit encore, s’était servi d’une cire plus foncée pour recoller
le cachet. Elle eut soin de fendre l’enveloppe en gardant intact le cachet, qui
devait être, à l’occasion, une preuve. Eugène annonçait, en quelques mots,
le succès complet du coup d’État ; il chantait victoire, Paris était dompté,
la province ne bougeait pas, et il conseillait à ses parents une attitude très
ferme en face de l’insurrection partielle qui soulevait le Midi. Il leur disait,
en terminant, que leur fortune était fondée, s’ils ne faiblissaient pas.
Madame Rougon mit la lettre dans sa poche, et, lentement, elle s’assit, en
regardant Vuillet en face. Celui-ci, comme très occupé, avait fiévreusement
repris son triage.
– Écoutez-moi, monsieur Vuillet, lui dit-elle.
Et, quand il eut relevé la tête :
– Jouons cartes sur table, n’est-ce pas ? Vous avez tort de trahir, il
pourrait vous arriver malheur. Si, au lieu de décacheter nos lettres…
Il se récria, se prétendit offensé. Mais elle, avec tranquillité :
– Je sais, je connais votre école, vous n’avouerez jamais… Voyons, pas
de paroles inutiles, quel intérêt avez-vous à servir le coup d’État ?
Et, comme il parlait encore de sa parfaite honnêteté, elle finit par perdre
patience.
– Vous me prenez donc pour une bête ! S’écria-t-elle. J’ai lu votre
article… Vous feriez bien mieux de vous entendre avec nous.
Alors, sans rien avouer, il confessa carrément qu’il voulait avoir la
clientèle du collège. Autrefois, c’était lui qui fournissait l’établissement de
livres classiques. Mais on avait appris qu’il vendait, sous le manteau, des
pornographies aux élèves, en si grande quantité, que les pupitres débordaient
de gravures et d’œuvres obscènes. À cette occasion, il avait même failli
passer en police correctionnelle. Depuis cette époque, il rêvait de rentrer en
grâce auprès de l’administration, avec des rages jalouses.
Félicité parut étonnée de la modestie de son ambition. Elle le lui fit
même entendre. Violer des lettres, risquer le bagne, pour vendre quelques
dictionnaires !
– Eh ! Dit-il d’une voix aigre, c’est une vente assurée de quatre à cinq
mille francs par an. Je ne rêve pas l’impossible, comme certaines personnes.
Elle ne releva pas le mot. Il ne fut plus question des lettres décachetées.
Un traité d’alliance fut conclu, par lequel Vuillet s’engageait à n’ébruiter
aucune nouvelle et à ne pas se mettre en avant, à la condition que les Rougon
lui feraient avoir la clientèle du collège. En le quittant, Félicité l’engagea à
ne pas se compromettre davantage. Il suffisait qu’il gardât les lettres et ne
les distribuât que le surlendemain.

217
– Quel coquin ! Murmura-t-elle, quand elle fut dans la rue, sans songer
qu’elle-même venait de mettre un interdit sur les courriers.
Elle revint à pas lents, songeuse. Elle fit même un détour, passa par
le cours Sauvaire, comme pour réfléchir plus longuement et plus à l’aise,
avant de rentrer chez elle. Sous les arbres de la promenade, elle rencontra
M. de Carnavant, qui profitait de la nuit pour fureter dans la ville sans
se compromettre. Le clergé de Plassans, auquel répugnait l’action, gardait,
depuis l’annonce du coup d’État, la neutralité la plus absolue. Pour lui,
l’Empire était fait, il attendait l’heure de reprendre, dans une direction
nouvelle, ses intrigues séculaires. Le marquis, agent désormais inutile,
n’avait plus qu’une curiosité : savoir comment la bagarre finirait et de quelle
façon les Rougon iraient jusqu’au bout de leur rôle.
– C’est toi, petite, dit-il en reconnaissant Félicité. Je voulais aller te voir.
Tes affaires s’embrouillent.
– Mais non, tout va bien, répondit-elle, préoccupée.
– Tant mieux, tu me conteras cela, n’est-ce pas ? Ah ! je dois me
confesser, j’ai fait une peur affreuse, l’autre nuit, à ton mari et à ses
collègues. Si tu avais vu comme ils étaient drôles sur la terrasse, pendant que
je leur faisais voir une bande d’insurgés dans chaque bouquet de la vallée !
… Tu me pardonnes ?
– Je vous remercie, dit vivement Félicité. Vous auriez dû les faire crever
de terreur. Mon mari est un gros sournois. Venez donc un de ces matins,
lorsque je serai seule.
Elle s’échappa, marchant à pas rapides, comme décidée par la rencontre
du marquis. Toute sa petite personne exprimait une volonté implacable. Elle
allait enfin se venger des cachotteries de Pierre, le tenir sous ses pieds,
assurer pour jamais sa toute-puissance au logis. C’était un coup de scène
nécessaire, une comédie dont elle goûtait à l’avance les railleries profondes,
et dont elle mûrissait le plan avec des raffinements de femme blessée.
Elle trouva Pierre couché, dormant d’un sommeil lourd ; elle approcha un
instant la bougie, et regarda, d’un air de pitié, son visage épais, où couraient
par moments de légers frissons ; puis elle s’assit au chevet du lit, ôta son
bonnet, s’échevela, se donna la mine d’une personne désespérée, et se mit
à sangloter très haut.
– Hein ! Qu’est-ce que tu as, pourquoi pleures-tu ? demanda Pierre
brusquement réveillé.
Elle ne répondit pas, elle pleura plus amèrement.
– Par grâce, réponds, reprit son mari que ce muet désespoir épouvantait.
Où es-tu allée ? Tu as vu les insurgés ?
Elle fit signe que non ; puis, d’une voix éteinte :

218
– Je viens de l’hôtel Valqueyras, murmura-t-elle. Je voulais demander
conseil à M. de Carnavant. Ah ! Mon pauvre ami, tout est perdu.
Pierre se mit sur son séant, très pâle. Son cou de taureau que montrait
sa chemise déboutonnée, sa chair molle était toute gonflée par la peur. Et,
au milieu du lit défait, il s’affaissait comme un magot chinois, blême et
pleurard.
– Le marquis, continua Félicité, croit que le prince Louis a succombé ;
nous sommes ruinés, nous n’aurons jamais un sou.
Alors, comme il arrive aux poltrons, Pierre s’emporta. C’était la faute
du marquis, la faute de sa femme, la faute de toute sa famille. Est-ce qu’il
pensait à la politique, lui, quand M. de Carnavant et Félicité l’avaient jeté
dans ces bêtises-là !
– Moi, je m’en lave les mains, cria-t-il. C’est vous deux qui avez fait
la sottise. Est-ce qu’il n’était pas plus sage de manger tranquillement nos
petites rentes ? Toi, tu as toujours voulu dominer. Tu vois où cela nous a
conduits.
Il perdait la tête, il ne se rappelait plus qu’il s’était montré aussi âpre que
sa femme. Il n’éprouvait qu’un immense désir, celui de soulager sa colère
en accusant les autres de sa défaite.
– Et, d’ailleurs, continua-t-il, est-ce que nous pouvions réussir avec des
enfants comme les autres ! Eugène nous lâche à l’instant décisif ; Aristide
nous a traînés dans la boue, et il n’y a pas jusqu’à ce grand innocent de
Pascal qui ne nous compromette, en faisant de la philanthropie à la suite des
insurgés… Et dire que nous nous sommes mis sur la paille pour leur faire
faire leurs humanités !
Il employait, dans son exaspération, des mots dont il n’usait jamais.
Félicité, voyant qu’il reprenait haleine, lui dit doucement :
– Tu oublies Macquart.
– Ah ! Oui, je l’oublie ! Reprit-il avec plus de violence, en voilà encore
un dont la pensée me met hors de moi !… Mais ce n’est pas tout ; tu sais,
le petit Silvère, je l’ai vu chez ma mère, l’autre soir, les mains pleines de
sang ; il a crevé un œil à un gendarme. Je ne t’en ai pas parlé, pour ne point
t’effrayer. Vois-tu un de mes neveux en cour d’assises. Ah ! Quelle famille !
… Quant à Macquart, il nous a gênés, au point que j’ai eu l’envie de lui
casser la tête, l’autre jour, quand j’avais un fusil. Oui, j’ai eu cette envie…
Félicité laissait passer le flot. Elle avait reçu les reproches de son mari
avec une douceur angélique, baissant la tête, comme une coupable, ce qui lui
permettait de rayonner en dessous. Par son attitude, elle poussait Pierre, elle
l’affolait. Quand la voix manqua au pauvre homme, elle eut de gros soupirs,
feignant le repentir ; puis elle répéta d’une voix désolée :

219
– Qu’allons-nous faire, mon Dieu ! Qu’allons-nous faire !… Nous
sommes criblés de dettes.
– C’est ta faute ! Cria Pierre en mettant dans ce cri ses dernières forces.
Les Rougon, en effet, devaient de tous les côtés. L’espérance d’un succès
prochain leur avait fait perdre toute prudence. Depuis le commencement de
1851, ils s’étaient laissés aller jusqu’à offrir, chaque soir, aux habitués du
salon jaune, des verres de sirop et de punch, des petits gâteaux, des collations
complètes, pendant lesquelles on buvait à la mort de la république. Pierre
avait, de plus, mis un quart de son capital à la disposition de la réaction, pour
contribuer à l’achat des fusils et des cartouches.
– La note du pâtissier est au moins de mille francs, reprit Félicité de son
ton doucereux, et nous en devons peut-être le double au liquoriste. Puis il y
a le boucher, le boulanger, le fruitier…
Pierre agonisait. Félicité lui porta le dernier coup en ajoutant :
– Je ne parle pas des dix mille francs que tu as donnés pour les armes.
– Moi, moi ! Balbutia-t-il, mais on m’a trompé, on m’a volé ! C’est cet
imbécile de Sicardot qui m’a mis dedans, en me jurant que les Napoléon
seraient vainqueurs. J’ai cru faire une avance. Mais il faudra bien que cette
vieille ganache me rende mon argent.
– Eh ! On ne te rendra rien du tout, dit sa femme en haussant les épaules.
Nous subirons le sort de la guerre. Quand nous aurons tout payé, il ne nous
restera pas de quoi manger du pain. Ah ! C’est une jolie campagne !… Va,
nous pouvons aller habiter quelque taudis du vieux quartier.
Cette dernière phrase sonna lugubrement. C’était le glas de leur
existence. Pierre vit le taudis du vieux quartier, dont sa femme évoquait le
spectacle. C’était donc là qu’il irait mourir, sur un grabat, après avoir toute
sa vie tendu vers les jouissances grasses et faciles. Il aurait vainement volé
sa mère, mis la main dans les plus sales intrigues, menti pendant des années.
L’empire ne payerait pas ses dettes, cet empire qui seul pouvait le sauver de
la ruine. Il sauta du lit, en chemise, criant :
– Non, je prendrai un fusil, j’aime mieux que les insurgés me tuent.
– Ça, répondit Félicité avec une grande tranquillité, tu pourras le faire
demain ou après-demain, car les républicains ne sont pas loin. C’est un
moyen comme un autre d’en finir.
Pierre fut glacé. Il lui sembla que, tout d’un coup, on lui versait un grand
seau d’eau froide sur les épaules. Il se recoucha lentement, et quand il fut
dans la tiédeur des draps, il se mit à pleurer. Ce gros homme fondait aisément
en larmes, en larmes douces, intarissables, qui coulaient de ses yeux sans
efforts. Il s’opérait en lui une réaction fatale. Toute sa colère le jetait à des
abandons, à des lamentations d’enfant. Félicité, qui attendait cette crise,
eut un éclair de joie, à le voir si mou, si vide, si aplati devant elle. Elle

220
garda son attitude muette, son humilité désolée. Au bout d’un long silence,
cette résignation, le spectacle de cette femme plongée dans un accablement
silencieux, exaspéra les larmes de Pierre.
– Mais parle donc ! Implora-t-il, cherchons ensemble. N’y a-t-il vraiment
aucune planche de salut ?
– Aucune, tu le sais bien, répondit-elle ; tu exposais toi-même la situation
tout à l’heure ; nous n’avons de secours à attendre de personne ; nos enfants
eux-mêmes nous ont trahis.
– Fuyons, alors… Veux-tu que nous quittions Plassans cette nuit, tout de
suite ?
– Fuir ! Mais, mon pauvre ami, nous serions demain la fable de la ville…
Tu ne te rappelles donc pas que tu as fait fermer les portes ?
Pierre se débattait ; il donnait à son esprit une tension extraordinaire ;
puis, comme vaincu, d’un ton suppliant, il murmura :
– Je t’en prie, trouve une idée, toi ; tu n’as encore rien dit.
Félicité releva la tête, en jouant la surprise ; et, avec un geste de profonde
impuissance :
– Je suis une sotte en ces matières, dit-elle ; je n’entends rien à la
politique, tu me l’as répété cent fois.
Et comme son mari se taisait, embarrassé, baissant les yeux, elle continua
lentement, sans reproches :
– Tu ne m’as pas mise au courant de tes affaires, n’est-ce pas ? J’ignore
tout, je ne puis pas même te donner un conseil… D’ailleurs, tu as bien fait,
les femmes sont bavardes quelquefois, et il vaut cent fois mieux que les
hommes conduisent la barque tout seuls.
Elle disait cela avec une ironie si fine, que son mari ne sentit pas la cruauté
de ses railleries. Il éprouva simplement un grand remords. Et, tout d’un
coup, il se confessa. Il parla des lettres d’Eugène, il expliqua ses plans, sa
conduite, avec la loquacité d’un homme qui fait son examen de conscience et
qui implore un sauveur. À chaque instant, il s’interrompait pour demander :
« Qu’aurais-tu fait, toi, à ma place ? » ou bien il s’écriait : « N’est-ce pas ?
j’avais raison, je ne pouvais agir autrement. » Félicité ne daignait pas même
faire un signe. Elle écoutait, avec la roideur rechignée d’un juge. Au fond,
elle goûtait des jouissances exquises ; elle le tenait donc enfin, ce gros
sournois ; elle en jouait comme une chatte joue d’une boule de papier ; et il
tendait les mains pour qu’elle lui mît des menottes.
– Mais attends, dit-il en sautant vivement du lit, je vais te faire lire la
correspondance d’Eugène. Tu jugeras mieux la situation.
Elle essaya vainement de l’arrêter par un pan de sa chemise ; il étala les
lettres sur la table de nuit, se recoucha, en lut des pages entières, la força

221
à en parcourir elle-même. Elle retenait un sourire, elle commençait à avoir
pitié du pauvre homme.
– Eh bien, dit-il, anxieux, quand il eut fini, maintenant que tu sais tout,
ne vois-tu pas une façon de nous sauver de la ruine ?
Elle ne répondit encore pas. Elle paraissait réfléchir profondément.
– Tu es une femme intelligente, reprit-il pour la flatter ; j’ai eu tort de me
cacher de toi, ça, je le reconnais…
– Ne parlons plus de ça, répondit-elle… Selon moi, si tu avais beaucoup
de courage…
Et, comme il la regardait d’un air avide, elle s’interrompit, elle dit, avec
un sourire :
– Mais tu me promets bien de ne plus te méfier de moi ? tu me diras tout ?
tu n’agiras pas sans me consulter ?
Il jura, il accepta les conditions les plus dures. Alors Félicité se coucha
à son tour ; elle avait pris froid, elle vint se mettre près de lui ; et, à voix
basse, comme si l’on avait pu les entendre, elle lui expliqua longuement
son plan de campagne. Selon elle, il fallait que la panique soufflât plus
violente dans la ville, et que Pierre gardât une attitude de héros au milieu
des habitants consternés. Un secret pressentiment, disait-elle, l’avertissait
que les insurgés étaient encore loin. D’ailleurs, tôt ou tard, le parti de l’ordre
l’emporterait et les Rougon seraient récompensés. Après le rôle de sauveurs,
le rôle de martyrs n’était pas à dédaigner. Elle fit si bien, elle parla avec tant
de conviction, que son mari, surpris d’abord de la simplicité de son plan, qui
consistait à payer d’audace, finit par y voir une tactique merveilleuse et par
promettre de s’y conformer, en montrant tout le courage possible.
– Et n’oublie pas que c’est moi qui te sauve, murmura la vieille, d’une
voix câline. Tu seras gentil ?
Ils s’embrassèrent, ils se dirent bonsoir. Ce fut un renouveau, pour
ces deux vieilles gens brûlés par la convoitise. Mais ni l’un ni l’autre ne
s’endormirent ; au bout d’un quart d’heure, Pierre, qui regardait au plafond
une tache ronde de la veilleuse, se tourna, et, à voix très basse, communiqua
à sa femme une idée qui venait de pousser dans son cerveau.
– Oh ! Non, non, murmura Félicité avec un frisson. Ce serait trop cruel.
– Dame ! Reprit-il, tu veux que les habitants soient consternés !… On
me prendrait au sérieux, si ce que je t’ai dit arrivait…
Puis, son projet se complétant, il s’écria :
– On pourrait employer Macquart… Ce serait une façon de s’en
débarrasser.
Félicité parut frappée par cette idée. Elle réfléchit, elle hésita, et, d’une
voix troublée, elle balbutia :

222
– Tu as peut-être raison. C’est à voir… Après tout, nous serions bien
bêtes d’avoir des scrupules : il s’agit pour nous d’une question de vie ou de
mort… Laisse-moi faire, j’irai demain trouver Macquart, et je verrai si l’on
peut s’entendre avec lui. Toi, tu te disputerais, tu gâterais tout… Bonsoir,
dors bien, mon pauvre chéri… Va, nos peines finiront.
Ils s’embrassèrent encore, ils s’endormirent. Et, au plafond, la tache de
lumière s’arrondissait comme un œil terrifié, ouvert et fixé longuement sur
le sommeil de ces bourgeois blêmes, suant le crime dans les draps, et qui
voyaient en rêve tomber dans leur chambre une pluie de sang, dont les
gouttes larges se changeaient en pièces d’or sur le carreau.
Le lendemain, avant le jour, Félicité alla à la mairie, munie des
instructions de Pierre, pour pénétrer près de Macquart. Elle emportait, dans
une serviette, l’uniforme de garde national de son mari. D’ailleurs, elle
n’aperçut que quelques hommes dormant à poings fermés dans le poste.
Le concierge, qui était chargé de nourrir le prisonnier, monta lui ouvrir le
cabinet de toilette, transformé en cellule. Puis il redescendit tranquillement.
Macquart était enfermé dans le cabinet depuis deux jours et deux nuits.
Il avait eu le temps d’y faire de longues réflexions. Lorsqu’il eut dormi,
les premières heures furent données à la colère, à la rage impuissante. Il
éprouvait des envies de briser la porte, à la pensée que son frère se carrait
dans la pièce voisine. Et il se promettait de l’étrangler de ses propres mains
lorsque les insurgés viendraient le délivrer. Mais le soir, au crépuscule,
il se calma, il cessa de tourner furieusement dans l’étroit cabinet. Il y
respirait une odeur douce, un sentiment de bien-être qui détendait ses nerfs.
M. Garçonnet, fort riche, délicat et coquet, avait fait arranger ce réduit d’une
très élégante façon ; le divan était moelleux et tiède ; des parfums, des
pommades, des savons garnissaient le lavabo de marbre, et le jour pâlissant
tombait du plafond avec des voluptés molles, pareil aux lueurs d’une lampe
pendue dans une alcôve. Macquart, au milieu de cet air musqué, fade et
assoupi, qui traîne dans les cabinets de toilette, s’endormit en pensant que
ces diables de riches « étaient bien heureux tout de même. » Il s’était couvert
d’une couverture qu’on lui avait donnée. Il se vautra jusqu’au matin, la tête,
le dos, les bras appuyés sur les oreillers. Quand il ouvrit les yeux, un filet de
soleil glissait par la baie. Il ne quitta pas le divan, il avait chaud, il songea
en regardant autour de lui. Il se disait que jamais il n’aurait un pareil coin
pour se débarbouiller. Le lavabo surtout l’intéressait ; ce n’était pas malin,
pensait-il, de se tenir propre, avec tant de petits pots et tant de fioles. Cela le
fit penser amèrement à sa vie manquée. L’idée lui vint qu’il avait peut-être
fait fausse route ; on ne gagne rien à fréquenter les gueux ; il aurait dû ne pas
faire le méchant et s’entendre avec les Rougon. Puis il rejeta cette pensée.
Les Rougon étaient des scélérats qui l’avaient volé. Mais les tiédeurs, les

223
souplesses du divan continuaient à l’adoucir, à lui donner un regret vague.
Après tout, les insurgés l’abandonnaient, ils se faisaient battre comme des
imbéciles. Il finit par conclure que la république était une duperie. Ces
Rougon avaient de la chance. Et il se rappela ses méchancetés inutiles, sa
guerre sourde ; personne, dans la famille, ne l’avait soutenu : ni Aristide, ni
le frère de Silvère, ni Silvère lui-même, qui était un sot de s’enthousiasmer
pour les républicains, et qui n’arriverait jamais à rien. Maintenant, sa femme
était morte, ses enfants l’avaient quitté ; il crèverait seul, dans un coin, sans
un sou, comme un chien. Décidément, il aurait dû se vendre à la réaction. En
pensant cela, il lorgnait le lavabo, pris d’une grande envie d’aller se laver
les mains avec une certaine poudre de savon contenue dans une boite de
cristal. Macquart, comme tous les fainéants qu’une femme ou leurs enfants
nourrissent, avait des goûts de coiffeur. Bien qu’il portât des pantalons
rapiécés, il aimait à s’inonder d’huile aromatique. Il passait des heures chez
son barbier, où l’on parlait politique, et qui lui donnait un coup de peigne,
entre deux discussions. La tentation devint trop forte ; Macquart s’installa
devant le lavabo. Il se lava les mains, la figure ; il se coiffa, se parfuma,
fit une toilette complète. Il usa de tous les flacons, de tous les savons, de
toutes les poudres. Mais sa plus grande jouissance fut de s’essuyer avec les
serviettes du maire ; elles étaient souples, épaisses. Il y plongea sa figure
humide, y respira béatement toutes les senteurs de la richesse. Puis quand
il fut pommadé, quand il sentit bon de la tête aux pieds, il revint s’étendre
sur le divan, rajeuni, porté aux idées conciliantes. Il éprouvait un mépris
encore plus grand pour la république, depuis qu’il avait mis le nez dans les
fioles de M. Garçonnet. L’idée lui poussa qu’il était peut-être encore temps
de faire la paix avec son frère. Il pesa ce qu’il pourrait demander pour une
trahison. Sa rancune contre les Rougon le mordait toujours au cœur ; mais il
en était à un de ces moments où, couché sur le dos, dans le silence, on se dit
des vérités dures, on se gronde de ne s’être pas creusé, même au prix de ses
haines les plus chères, un trou heureux, pour vautrer ses lâchetés d’âme et de
corps. Vers le soir, Antoine se décida à faire appeler son frère le lendemain.
Mais lorsque, le lendemain matin, il vit entrer Félicité, il comprit qu’on avait
besoin de lui. Il se tint sur ses gardes.
La négociation fut longue, pleine de traîtrises, menée avec un art infini.
Ils échangèrent d’abord des plaintes vagues. Félicité, surprise de trouver
Antoine presque poli, après la scène grossière qu’il avait fait chez elle le
dimanche soir, le prit avec lui sur un ton de doux reproche. Elle déplora
les haines qui désunissent les familles. Mais, vraiment, il avait calomnié et
poursuivi son frère avec un acharnement qui avait mis ce pauvre Rougon
hors de lui.

224
– Parbleu ! Mon frère ne s’est jamais conduit en frère avec moi, dit
Macquart avec une violence contenue. Est-ce qu’il est venu à mon secours ?
Il m’aurait laissé crever dans mon taudis… Quand il a été gentil avec moi,
vous vous rappelez, à l’époque des deux cents francs, je crois qu’on ne peut
pas me reprocher d’avoir dit du mal de lui. Je répétais partout que c’était
un bon cœur.
Ce qui signifiait clairement :
– Si vous aviez continué à me fournir de l’argent, j’aurais été charmant
pour vous, et je vous aurais aidé, au lieu de vous combattre. C’est votre
faute. Il fallait m’acheter.
Félicité le comprit si bien, qu’elle répondit :
– Je sais, vous nous avez accusés de dureté, parce qu’on s’imagine que
nous sommes à notre aise ; mais on se trompe, mon cher frère : nous sommes
de pauvres gens ; nous n’avons jamais pu agir envers vous, comme notre
cœur l’aurait désiré.
Elle hésita un instant, puis continua :
– À la rigueur, dans une circonstance grave, nous pourrions faire un
sacrifice ; mais, vrai, nous sommes si pauvres, si pauvres !
Macquart dressa l’oreille. « Je les tiens ! » pensa-t-il. Alors, sans paraître
avoir entendu l’offre indirecte de sa belle-sœur, il étala sa misère d’une voix
dolente, il raconta la mort de sa femme, la fuite de ses enfants. Félicité,
de son côté, parla de la crise que le pays traversait ; elle prétendit que la
république avait achevé de les ruiner. De parole en parole, elle en vint à
maudire une époque qui forçait le frère à emprisonner le frère. Combien le
cœur leur saignerait, si la justice ne voulait pas rendre sa proie ! Et elle lâcha
le mot de galères.
– Ça, je vous en défie, dit tranquillement Macquart.
Mais elle se récria :
– Je rachèterais plutôt de mon sang l’honneur de la famille. Ce que je
vous en dis, c’est pour vous montrer que nous ne vous abandonnerons pas…
Je viens vous donner les moyens de fuir, mon cher Antoine.
Ils se regardèrent un instant dans les yeux, se tâtant du regard avant
d’engager la lutte.
– Sans condition ? demanda-t-il enfin.
– Sans condition aucune, répondit-elle.
Elle s’assit à côté de lui sur le divan, puis continua d’une voix décidée :
– Et même, avant de passer la frontière, si vous voulez gagner un billet
de mille francs, je puis vous en fournir les moyens.
Il y eut un nouveau silence.
– Si l’affaire est propre, murmura Antoine, qui avait l’air de réfléchir.
Vous savez, je ne veux pas me fourrer dans vos manigances.

225
– Mais il n’y a pas de manigances, reprit Félicité, souriant des scrupules
du vieux coquin. Rien de plus simple : vous allez sortir tout à l’heure de ce
cabinet, vous irez vous cacher chez votre mère, et ce soir, vous réunirez vos
amis, vous viendrez reprendre la mairie.
Macquart ne put cacher une surprise profonde. Il ne comprenait pas.
– Je croyais, dit-il, que vous étiez victorieux.
– Oh ! Je n’ai pas le temps de vous mettre au courant, répondit la vieille
avec quelque impatience. Acceptez-vous ou n’acceptez-vous pas ?
– Eh bien, non, je n’accepte pas… Je veux réfléchir. Pour mille francs,
je serais bien bête de risquer peut-être une fortune.
Félicité se leva.
– À votre aise, mon cher, dit-elle froidement. Vraiment, vous n’avez pas
conscience de votre position. Vous êtes venu chez moi me traiter de vieille
gueuse, et lorsque j’ai la bonté de vous tendre la main dans le trou où vous
avez eu la sottise de tomber, vous faites des façons, vous ne voulez pas être
sauvé. Eh bien, restez ici, attendez que les autorités reviennent. Moi, je m’en
lave les mains.
Elle était à la porte.
– Mais, implora-t-il, donnez-moi quelques explications. Je ne puis
pourtant pas conclure un marché avec vous sans savoir. Depuis deux jours,
j’ignore ce qui se passe. Est-ce que je sais, moi, si vous ne me volez pas ?
– Tenez, vous êtes un niais, répondit Félicité, que ce cri du cœur poussé
par Antoine fit revenir sur ses pas. Vous avez grand tort de ne pas vous
mettre aveuglément de notre côté. Mille francs, c’est une jolie somme, et on
ne la risque que pour une cause gagnée. Acceptez, je vous le conseille.
Il hésitait toujours.
– Mais quand nous voudrons prendre la mairie, est-ce qu’on nous laissera
entrer tranquillement ?
– Ça, je ne sais pas, dit-elle avec un sourire. Il y aura peut-être des coups
de fusil.
Il la regarda fixement.
– Eh ! Dites donc, la petite mère, reprit-il d’une voix rauque, vous n’avez
pas au moins l’intention de me faire loger une balle dans la tête ?
Félicité rougit. Elle pensait justement, en effet, qu’une balle, pendant
l’attaque de la mairie, leur rendrait un grand service en les débarrassant
d’Antoine. Ce serait mille francs de gagnés. Aussi se fâcha-t-elle en
murmurant :
– Quelle idée !… Vraiment, c’est atroce d’avoir des idées pareilles.
Puis, subitement calmée :
– Acceptez-vous ?… Vous avez compris, n’est-ce pas ?

226
Macquart avait parfaitement compris. C’était un guet-apens qu’on lui
proposait. Il n’en voyait ni les raisons ni les conséquences ; ce qui le décida à
marchander. Après avoir parlé de la république comme d’une maîtresse à lui
qu’il était désespéré de ne plus aimer, il mit en avant les risques qu’il aurait
à courir, et finit par demander deux mille francs. Mais Félicité tint bon. Et
ils discutèrent jusqu’à ce qu’elle lui eut promis de lui procurer, à sa rentrée
en France, une place où il n’aurait rien à faire, et qui lui rapporterait gros.
Alors le marché fut conclu. Elle lui fit endosser l’uniforme de garde national
qu’elle avait apporté. Il devait se retirer paisiblement chez tante Dide, puis
amener vers minuit, sur la place de l’hôtel de ville, tous les républicains qu’il
rencontrerait, en leur affirmant que la mairie était vide, qu’il suffirait d’en
pousser la porte pour s’en emparer. Antoine demanda des arrhes, et reçut
deux cents francs. Elle s’engagea à lui compter les huit cents autres francs
le lendemain. Les Rougon risquaient là les derniers sous dont ils pouvaient
disposer.
Quand Félicité fut descendue, elle resta un instant sur la place pour voir
sortir Macquart. Il passa tranquillement devant le poste, en se mouchant.
D’un coup de poing, dans le cabinet, il avait cassé la vitre du plafond, pour
faire croire qu’il s’était sauvé par là.
– C’est entendu, dit Félicité à son mari, en rentrant chez elle. Ce sera
pour minuit… Moi, ça ne me fait plus rien. Je voudrais les voir tous fusillés.
Nous déchiraient-ils, hier, dans la rue !
– Tu étais bien bonne d’hésiter, répondit Pierre, qui se rasait. Tout le
monde ferait comme nous à notre place.
Ce matin-là – on était au mercredi – il soigna particulièrement sa toilette.
Ce fut sa femme qui le peigna et noua sa cravate. Elle le tourna entre ses
mains comme un enfant qui va à la distribution des prix. Puis, quand il fut
prêt, elle le regarda, elle déclara qu’il était très convenable, et qu’il aurait très
bonne figure au milieu des graves événements qui se préparaient. Sa grosse
face pâle avait en effet une grande dignité et un air d’entêtement héroïque.
Elle l’accompagna jusqu’au premier étage, en lui faisant ses dernières
recommandations : il ne devait rien perdre de son attitude courageuse, quelle
que fût la panique ; il fallait fermer les portes plus hermétiquement que
jamais, laisser la ville agoniser de terreur dans ses remparts ; et cela serait
excellent, s’il était le seul à vouloir mourir pour la cause de l’ordre.
Quelle journée ! Les Rougon en parlent encore, comme d’une bataille
glorieuse et décisive. Pierre alla droit à la mairie, sans s’inquiéter des regards
ni des paroles qu’il surprit au passage. Il s’y installa magistralement, en
homme qui entend ne plus quitter la place. Il envoya simplement un mot à
Roudier, pour l’avertir qu’il reprenait le pouvoir. « Veillez aux portes, disait-
il, sachant que ces lignes pouvaient devenir publiques ; moi, je veillerai à

227
l’intérieur, je ferai respecter les propriétés et les personnes. C’est au moment
où les mauvaises passions renaissent et l’emportent, que les bons citoyens
doivent chercher à les étouffer, au péril de leur vie. » Le style, les fautes
d’orthographe, rendaient plus héroïque ce billet, d’un laconisme antique.
Pas un de ces messieurs de la commission provisoire ne parut. Les deux
derniers fidèles, Granoux lui-même, se tinrent prudemment chez eux. De
cette commission, dont les membres s’étaient évanouis, à mesure que la
panique soufflait plus forte, il n’y avait que Rougon qui restât à son poste,
sur son fauteuil de président. Il ne daigna pas même envoyer un ordre de
convocation. Lui seul, et c’était assez. Sublime spectacle qu’un journal de
la localité devait plus tard caractériser d’un mot : « le courage donnant la
main au devoir. »
Pendant toute la matinée, on vit Pierre emplir la mairie de ses allées
et venues. Il était absolument seul, dans ce grand bâtiment vide, dont les
hautes salles retentissaient longuement du bruit de ses talons. D’ailleurs,
toutes les portes étaient ouvertes. Il promenait au milieu de ce désert sa
présidence sans conseil, d’un air si pénétré de sa mission, que le concierge,
en le rencontrant deux ou trois fois dans les couloirs, le salua d’un air surpris
et respectueux. On l’aperçut derrière chaque croisée, et, malgré le froid vif,
il parut à plusieurs reprises sur le balcon, avec des liasses de papiers dans
les mains, comme un homme affairé qui attend des messages importants.
Puis, vers midi, il courut la ville ; il visita les postes, parlant d’une attaque
possible, donnant à entendre que les insurgés n’étaient pas loin ; mais il
comptait, disait-il, sur le courage des braves gardes nationaux ; s’il le fallait,
ils devaient se faire tuer jusqu’au dernier pour la défense de la bonne cause.
Quand il revint de cette tournée, lentement, gravement, avec l’allure d’un
héros qui a mis ordre aux affaires de sa patrie, et qui n’attend plus que la
mort, il put constater une véritable stupeur sur son chemin ; les promeneurs
du Cours, les petits rentiers incorrigibles qu’aucune catastrophe n’aurait pu
empêcher de venir bayer au soleil, à certaines heures, le regardèrent passer
d’un air ahuri, comme s’ils ne le reconnaissaient pas et qu’ils ne pussent
croire qu’un des leurs, qu’un ancien marchand d’huile, eût le front de tenir
tête à toute une armée.
Dans la ville, l’anxiété était à son comble. D’un instant à l’autre, on
attendait la bande insurrectionnelle. Le bruit de l’évasion de Macquart fut
commenté d’une effrayante façon. On prétendit qu’il avait été délivré par
ses amis les rouges, et qu’il attendait la nuit, dans quelque coin, pour se
jeter sur les habitants et mettre le feu aux quatre coins de la ville. Plassans,
cloîtré, affolé, se dévorant lui-même dans sa prison de murailles, ne savait
plus qu’inventer pour avoir peur. Les républicains, devant la fière attitude
de Rougon, eurent une courte méfiance. Quant à la ville neuve, aux avocats

228
et aux commerçants retirés, qui la veille déblatéraient contre le salon jaune,
ils furent si surpris, qu’ils n’osèrent plus attaquer ouvertement un homme
d’un tel courage. Ils se contentèrent de dire qu’il y avait folie à braver
ainsi des insurgés victorieux et que cet héroïsme inutile allait attirer sur
Plassans les plus grands malheurs. Puis, vers trois heures, ils organisèrent
une députation. Pierre, qui brûlait du désir d’afficher son dévouement devant
ses concitoyens, n’osait cependant pas compter sur une aussi belle occasion.
Il eut des mots sublimes. Ce fut dans le cabinet du maire que le président
de la commission provisoire reçut la députation de la ville neuve. Ces
messieurs, après avoir rendu hommage à son patriotisme, le supplièrent de
ne pas songer à la résistance. Mais lui, d’une voix haute, parla du devoir,
de la patrie, de l’ordre, de la liberté, et d’autres choses encore. D’ailleurs,
il ne forçait personne à l’imiter ; il accomplissait simplement ce que sa
conscience, son cœur lui dictaient.
– Vous le voyez, messieurs, je suis seul, dit-il en terminant. Je veux
prendre toute la responsabilité pour que nul autre que moi ne soit
compromis. Et, s’il faut une victime, je m’offre de bon cœur ; je désire que
le sacrifice de ma vie sauve celle des habitants.
Un notaire, la forte tête de la bande, lui fit remarquer qu’il courait à une
mort certaine.
– Je le sais, reprit-il gravement. Je suis prêt !
Ces messieurs se regardèrent. Ce « Je suis prêt ! » les cloua d’admiration.
Décidément, cet homme était un brave. Le notaire le conjura d’appeler à lui
les gendarmes ; mais il répondit que le sang de ces soldats était précieux et
qu’il ne le ferait couler qu’à la dernière extrémité. La députation se retira
lentement, très émue. Une heure après, Plassans traitait Rougon de héros ;
les plus poltrons l’appelaient « un vieux fou. »
Vers le soir, Rougon fut très étonné de voir accourir Granoux. L’ancien
marchand d’amandes se jeta dans ses bras, en l’appelant « grand homme, »
et en lui disant qu’il voulait mourir avec lui. Le « Je suis prêt ! » que sa bonne
venait de lui rapporter de chez la fruitière, l’avait réellement enthousiasmé.
Au fond de ce peureux, de ce grotesque, il y avait des naïvetés charmantes.
Pierre le garda, pensant qu’il ne tirait pas à conséquence. Il fut même touché
du dévouement du pauvre homme ; il se promit de le faire complimenter
publiquement par le préfet, ce qui ferait crever de dépit les autres bourgeois,
qui l’avaient si lâchement abandonné. Et tous deux ils attendirent la nuit
dans la mairie déserte.
À la même heure, Aristide se promenait chez lui d’un air profondément
inquiet. L’article de Vuillet l’avait surpris. L’attitude de son père le
stupéfiait. Il venait de l’apercevoir à une fenêtre, en cravate blanche, en
redingote noire, si calme à l’approche du danger, que toutes ses idées

229
étaient bouleversées dans sa pauvre tête. Pourtant les insurgés revenaient
victorieux, c’était la croyance de la ville entière. Mais des doutes lui
venaient, il flairait quelque farce lugubre. N’osant plus se présenter chez ses
parents, il y avait envoyé sa femme. Quand Angèle revint, elle lui dit de sa
voix traînante :
– Ta mère t’attend : elle n’est pas en colère du tout, mais elle a l’air de se
moquer joliment de toi. Elle m’a répété à plusieurs reprises que tu pouvais
remettre ton écharpe dans ta poche.
Aristide fut horriblement vexé. D’ailleurs, il courut à la rue de la Banne,
prêt aux plus humbles soumissions. Sa mère se contenta de l’accueillir avec
des rires de dédain.
– Ah ! Mon pauvre garçon, lui dit-elle en l’apercevant, tu n’es
décidément pas fort.
– Est-ce qu’on sait, dans un trou comme Plassans ! S’écria-t-il avec dépit.
J’y deviens bête, ma parole d’honneur. Pas une nouvelle, et l’on grelotte.
C’est d’être enfermé dans ces gredins de remparts… Ah ! Si j’avais pu suivre
Eugène à Paris !
Puis, amèrement, voyant que Félicité continuait à rire :
– Vous n’avez pas été gentille avec moi, ma mère. Je sais bien des choses,
allez… Mon frère vous tenait au courant de ce qui se passait, et jamais vous
ne m’avez donné la moindre indication utile.
– Tu sais cela ? toi, dit Félicité devenue sérieuse et méfiante. Eh bien, tu
es alors moins bête que je ne croyais. Est-ce que tu décachetterais les lettres,
comme quelqu’un de ma connaissance ?
– Non, mais j’écoute aux portes, répondit Aristide avec un grand aplomb.
Cette franchise ne déplut pas à la vieille femme. Elle se remit à sourire,
et, plus douce :
– Alors, béta, demanda-t-elle, comment se fait-il que tu ne te sois pas
rallié plus tôt ?
– Ah ! Voilà, dit le jeune homme embarrassé. Je n’avais pas grande
confiance en vous. Vous receviez de telles brutes : mon beau-père, Granoux
et les autres !… Et puis je ne voulais pas trop m’avancer…
Il hésitait. Il reprit d’une voix inquiète :
– Aujourd’hui, vous êtes bien sûre au moins du succès du coup d’État ?
– Moi ? s’écria Félicité, que les doutes de son fils blessaient, mais je ne
suis sûre de rien.
– Vous m’avez pourtant fait dire d’ôter mon écharpe ?
– Oui, parce que tous ces messieurs se moquent de toi.
Aristide resta planté sur ses pieds, le regard perdu, semblant contempler
un des ramages du papier orange. Sa mère fut prise d’une brusque
impatience à le voir ainsi hésitant.

230
– Tiens, dit-elle, j’en reviens à ma première opinion : tu n’es pas fort.
Et tu aurais voulu qu’on te fit lire les lettres d’Eugène ! Mais, malheureux,
avec tes continuelles incertitudes, tu aurais tout gâté. Tu es là à hésiter…
– Moi, j’hésite, interrompit-il en jetant sur sa mère un regard clair et
froid. Ah ! Bien, vous ne me connaissez pas. Je mettrais le feu à la ville
si j’avais envie de me chauffer les pieds. Mais comprenez donc que je ne
veux pas faire fausse route ! Je suis las de manger mon pain dur, et j’entends
tricher la fortune. Je ne jouerai qu’à coup sûr.
Il avait prononcé ces paroles avec une telle âpreté, que sa mère, dans cet
appétit brûlant du succès, reconnut le cri de son sang. Elle murmura :
– Ton père a bien du courage.
– Oui, je l’ai vu, reprit-il en ricanant. Il a une bonne tête. Il m’a rappelé
Léonidas aux Thermopyles… Est-ce que c’est toi, mère, qui lui as fait cette
figure-là ?
Et, gaiement, avec un geste résolu :
– Tant pis ! S’écria-t-il, je suis bonapartiste !… Papa n’est pas un homme
à se faire tuer sans que ça lui rapporte gros.
– Et tu as raison, dit sa mère ; je ne puis parler, mais tu verras demain.
Il n’insista pas, il lui jura qu’elle serait bientôt glorieuse de lui, et il s’en
alla, tandis que Félicité, sentant se réveiller ses anciennes préférences, se
disait à la fenêtre, en le regardant s’éloigner, qu’il avait un esprit de tous les
diables, et que jamais elle n’aurait eu le courage de le laisser partir sans le
mettre enfin dans la bonne voie.
Pour la troisième fois, la nuit, la nuit pleine d’angoisse, tombait sur
Plassans. La ville agonisante en était aux derniers râles. Les bourgeois
rentraient rapidement chez eux, les portes se barricadaient avec un grand
bruit de boulons et de barres de fer. Le sentiment général semblait être que
Plassans n’existerait plus le lendemain, qu’il se serait abîmé sous terre ou
évaporé dans le ciel. Quand Rougon rentra pour dîner, il trouva les rues
absolument désertes. Cette solitude le rendit triste et mélancolique. Aussi,
à la fin du repas, eut-il une faiblesse, et demanda-t-il à sa femme s’il était
nécessaire de donner suite à l’insurrection que Macquart préparait.
– On ne clabaude plus, dit-il. Si tu avais vu ces messieurs de la ville
neuve, comme ils m’ont salué ! Ça ne me paraît guère utile maintenant de
tuer du monde. Hein ! Qu’en penses-tu ? Nous ferons notre pelote sans cela.
– Ah ! Quel mollasse tu es ! S’écria Félicité avec colère. C’est toi qui
as eu l’idée, et voilà que tu recules ! Je te dis que tu ne feras jamais rien
sans moi !… Va donc, va donc ton chemin. Est-ce que les républicains
t’épargneraient s’ils te tenaient ?
Rougon, de retour à la Mairie, prépara le guet-apens. Granoux lui fut
d’une grande utilité. Il l’envoya porter ses ordres aux différents postes

231
qui gardaient les remparts ; les gardes nationaux devaient se rendre à
l’hôtel de ville, par petits groupes, le plus secrètement possible. Roudier, ce
bourgeois parisien égaré en province, qui aurait pu gâter l’affaire en prêchant
l’humanité, ne fut pas même averti. Vers onze heures, la cour de la mairie
était pleine de gardes nationaux. Rougon les épouvanta ; il leur dit que les
républicains restés à Plassans allaient tenter un coup de main désespéré, et il
se fit un mérite d’avoir été prévenu à temps par sa police secrète. Puis, quand
il eut tracé un tableau sanglant du massacre de la ville si ces misérables
s’emparaient du pouvoir, il donna l’ordre de ne plus prononcer une parole
et d’éteindre toutes les lumières. Lui-même prit un fusil. Depuis le matin, il
marchait comme dans un rêve ; il ne se reconnaissait plus ; il sentait derrière
lui Félicité, aux mains de laquelle l’avait jeté la crise de la nuit, et il se
serait laissé pendre en disant. : « Ça ne fait rien, ma femme va venir me
décrocher. » Pour augmenter le tapage et secouer une plus longue épouvante
sur la ville endormie, il pria Granoux de se rendre à la cathédrale et de faire
sonner le tocsin aux premiers coups de feu. Le nom du marquis devait lui
ouvrir la porte du bedeau. Et, dans l’ombre, dans le silence noir de la cour,
les gardes nationaux, que l’anxiété effarait, attendaient, les yeux fixés sur le
porche, impatients de tirer, comme à l’affût d’une bande de loups.
Cependant Macquart avait passé la journée chez tante Dide. Il s’était
allongé sur le vieux coffre, en regrettant le divan de M. Garçonnet. À
plusieurs reprises, il eut une envie folle d’aller écorner ses deux cents francs
dans quelque café voisin ; cet argent, qu’il avait mis dans une des poches
de son gilet, lui brûlait le flanc ; il employa le temps à le dépenser en
imagination. Sa mère, chez laquelle, depuis quelques jours, ses enfants
accouraient, éperdus, la mine pâle, sans qu’elle sortit de son silence, sans
que sa figure perdit son immobilité morte, tourna autour de lui, avec ses
mouvements roides d’automate, ne paraissant même pas s’apercevoir de sa
présence. Elle ignorait les peurs qui bouleversaient la ville close ; elle était
à mille lieues de Plassans, montée dans cette continuelle idée fixe qui tenait
ses yeux ouverts, vides de pensées. À cette heure, pourtant, une inquiétude,
un souci humain faisait par instant battre ses paupières. Antoine, ne pouvant
résister au désir de manger un bon morceau, l’envoya chercher un poulet
rôti chez un traiteur du faubourg. Quand il fut attablé :
– Hein ? lui dit-il, tu n’en manges pas souvent, du poulet. C’est pour
ceux qui travaillent et qui savent faire leurs affaires. Toi, tu as toujours tout
gaspillé… Je parie que tu donnes tes économies à cette sainte nitouche de
Silvère. Il a une maîtresse, le sournois. Va, si tu as un magot caché dans
quelque coin, il te le fera sauter joliment un jour.
Il ricanait, il était tout brûlant d’une joie fauve. L’argent qu’il avait
en poche, la trahison qu’il préparait, la certitude de s’être vendu un bon

232
prix, l’emplissaient du contentement des gens mauvais qui redeviennent
naturellement joyeux et railleurs dans le mal. Tante Dide n’entendit que le
nom de Silvère.
– Tu l’as vu ? demanda-t-elle, ouvrant enfin les lèvres.
– Qui ? Silvère ? répondit Antoine. Il se promenait au milieu des insurgés
avec une grande fille rouge au bras. S’il attrapait quelque prune, ça serait
bien fait.
L’aïeule le regarda fixement, et d’une voix grave :
– Pourquoi ? dit-elle simplement.
– Eh ! On n’est pas bête comme lui, reprit-il, embarrassé. Est-ce qu’on
va risquer sa peau pour des idées ? Moi, j’ai arrangé mes petites affaires. Je
ne suis pas un enfant.
Mais tante Dide ne l’écoutait plus. Elle murmurait :
– Il avait déjà du sang plein les mains. On me le tuera comme l’autre ;
ses oncles lui enverront les gendarmes.
– Qu’est-ce que vous marmottez donc là ? dit son fils, qui achevait la
carcasse du poulet. Vous savez, j’aime qu’on m’accuse en face. Si j’ai
quelquefois causé de la république avec le petit, c’était pour le ramener à
des idées plus raisonnables. Il était toqué. Moi j’aime la liberté, mais il ne
faut pas qu’elle dégénère en licence… Et quant à Rougon, il a mon estime.
C’est un garçon de tête et de courage.
– Il avait le fusil, n’est-ce pas ? interrompit tante Dide, dont l’esprit perdu
semblait suivre au loin Silvère sur la route.
– Le fusil ? Ah ! Oui, la carabine de Macquart, reprit Antoine, après avoir
jeté un coup d’œil sur le manteau de la cheminée, où l’arme était pendue
d’ordinaire. Je crois la lui avoir vue entre les mains. Un joli instrument, pour
courir les champs avec une fille au bras. Quel imbécile !
Et il crut devoir faire quelques plaisanteries grasses. Tante Dide s’était
remise à tourner dans la pièce. Elle ne prononça plus une parole. Vers le soir,
Antoine s’éloigna, après avoir mis une blouse et enfoncé sur ses yeux une
casquette profonde que sa mère alla lui acheter. Il rentra dans la ville, comme
il en était sorti, en contant une histoire aux gardes nationaux qui gardaient
la porte de Rome. Puis il gagna le vieux quartier où, mystérieusement, il
se glissa de porte en porte. Tous les républicains exaltés, tous les affiliés
qui n’avaient pas suivi la bande, se trouvèrent, vers neuf heures, réunis dans
un café borgne où Macquart leur avait donné rendez-vous. Quand il y eut
là une cinquantaine d’hommes, il leur tint un discours où il parla d’une
vengeance personnelle à satisfaire, de victoire à remporter, de joug honteux à
secouer, et finit en se faisant fort de leur livrer la mairie en dix minutes. Il en
sortait, elle était vide ; le drapeau rouge y flotterait cette nuit même, s’ils le
voulaient. Les ouvriers se consultèrent : à cette heure, la réaction agonisait,

233
les insurgés étaient aux portes, il serait honorable de ne pas les attendre pour
reprendre le pouvoir, ce qui permettrait de les recevoir en frères, les portes
grandes ouvertes, les rues et les places pavoisées. D’ailleurs, personne ne se
défia de Macquart ; sa haine contre les Rougon, la vengeance personnelle
dont il parlait, répondaient de sa loyauté. Il fut convenu que tous ceux qui
étaient chasseurs et qui avaient chez eux un fusil iraient le chercher, et qu’à
minuit, la bande se trouverait sur la place de l’hôtel de ville. Une question
de détail faillit les arrêter, ils n’avaient pas de balles ; mais ils décidèrent
qu’ils chargeraient leurs armes avec du plomb à perdrix, ce qui même était
inutile, puisqu’ils ne devaient rencontrer aucune résistance.
Une fois encore, Plassans vit passer, dans le clair de lune muet de ses
rues, des hommes armés qui filaient le long des maisons. Lorsque la bande
se trouva réunie devant l’hôtel de ville, Macquart, tout en ayant l’œil au
guet, s’avança hardiment. Il frappa, et quand le concierge, dont la leçon était
faite, demanda ce qu’on voulait, il lui fit des menaces si épouvantables, que
cet homme, feignant l’effroi, se hâta d’ouvrir. La porte tourna lentement, à
deux battants. Le porche se creusa, vide et béant.
Alors Macquart cria d’une voix forte :
– Venez, mes amis !
C’était le signal. Lui se jeta vivement de côté. Et, tandis que les
républicains se précipitaient, du noir de la cour sortirent un torrent de
flammes, une grêle de balles, qui passèrent avec un roulement de tonnerre,
sous le porche béant. La porte vomissait la mort. Les gardes nationaux,
exaspérés par l’attente, pressés d’être délivrés du cauchemar qui pesait sur
eux dans cette cour morne, avaient lâché leur feu tous à la fois, avec une
hâte fébrile. L’éclair fut si vif, que Macquart aperçut distinctement, dans la
lueur fauve de la poudre, Rougon qui cherchait à viser. Il crut voir le canon
du fusil dirigé sur lui, il se rappela la rougeur de Félicité, et se sauva, en
murmurant :
– Pas de bêtises ! Le coquin me tuerait. Il me doit huit cents francs.
Cependant, un hurlement était monté dans la nuit. Les républicains
surpris, criant à la trahison, avaient lâché leur feu à leur tour. Un garde
national vint tomber sous le porche. Mais eux, ils laissaient trois morts. Ils
prirent la fuite, se heurtant aux cadavres, affolés, répétant dans les ruelles
silencieuses : « On assassine nos frères ! » d’une voix désespérée qui ne
trouvait pas d’écho. Les défenseurs de l’ordre, ayant eu le temps de recharger
leurs armes, se précipitèrent alors sur la place vide, comme des furieux, et
envoyèrent des balles à tous les angles des rues, aux endroits où le noir d’une
porte, l’ombre d’une lanterne, la saillie d’une borne, leur faisait voir des
insurgés. Ils restèrent là, dix minutes, à décharger leurs fusils dans le vide.

234
Le guet-apens avait éclaté comme un coup de foudre dans la ville
endormie. Les habitants des rues voisines, réveillés par le bruit de cette
fusillade infernale, s’étaient assis sur leur séant, les dents claquant de peur.
Pour rien au monde, ils n’auraient mis le nez à la fenêtre. Et, lentement,
dans l’air déchiré par les coups de feu, une cloche de la cathédrale sonna le
tocsin, sur un rythme si irrégulier, si étrange, qu’on eût dit un martèlement
d’enclume, un retentissement de chaudron colossal battu par le bras d’un
enfant en colère. Cette cloche hurlante, que les bourgeois ne reconnurent
pas, les terrifia plus encore que les détonations des fusils, et il y en eut qui
crurent entendre les bruits d’une file interminable de canons roulant sur le
pavé. Ils se recouchèrent, ils s’allongèrent sous leurs couvertures, comme
s’ils eussent couru quelque danger à se tenir sur leur séant, au fond des
alcôves, dans les chambres closes ; le drap au menton, la respiration coupée,
ils se firent tout petits, tandis que les cornes de leurs foulards leur tombaient
dans les yeux, et que leurs épouses, à leur côté, enfonçaient la tête dans
l’oreiller en se pâmant.
Les gardes nationaux restés aux remparts avaient, eux aussi, entendu les
coups de feu. Ils accoururent à la débandade, par groupes de cinq ou six,
croyant que les insurgés étaient entrés au moyen de quelque souterrain, et
troublant le silence des rues du tapage de leurs courses ahuries. Roudier
arriva un des premiers. Mais Rougon les renvoya à leurs postes, en leur
disant sévèrement qu’on n’abandonnait pas ainsi les portes d’une ville.
Consternés de ce reproche, – car, dans leur panique, ils avaient, en effet,
laissé les portes sans un défenseur, – ils reprirent leur galop, ils repassèrent
dans les rues avec un fracas plus épouvantable encore. Pendant une heure,
Plassans put croire qu’une armée affolée le traversait en tous sens. La
fusillade, le tocsin, les marches et les contremarches des gardes nationaux,
leurs armes qu’ils traînaient comme des gourdins, leurs appels effarés dans
l’ombre, faisaient un vacarme assourdissant de ville prise d’assaut et livrée
au pillage. Ce fut le coup de grâce pour les malheureux habitants, qui crurent
tous à l’arrivée des insurgés ; ils avaient bien dit que ce serait leur nuit
suprême, que Plassans, avant le jour, s’abîmerait sous terre ou s’évaporerait
en fumée ; et, dans leur lit, ils attendaient la catastrophe, fous de terreur,
s’imaginant par instants que leur maison remuait déjà.
Granoux sonnait toujours le tocsin. Quand le silence fut retombé sur la
ville, le bruit de cette cloche devint lamentable. Rougon, que la fièvre brûlait,
se sentit exaspéré par ces sanglots lointains. Il courut à la cathédrale, dont il
trouva la petite porte ouverte. Le bedeau était sur le seuil.
– Eh ! Il y en a assez ! Cria-t-il à cet homme ; on dirait quelqu’un qui
pleure, c’est énervant.

235
– Mais ce n’est pas moi, monsieur, répondit le bedeau, d’un air désolé.
C’est M. Granoux, qui est monté dans le clocher… Il faut vous dire que
j’avais retiré le battant de la cloche, par ordre de M. le curé, justement pour
éviter qu’on sonnât le tocsin. M. Granoux n’a pas voulu entendre raison. Il
a grimpé quand même. Je ne sais pas avec quoi diable il peut faire ce bruit.
Rougon monta précipitamment l’escalier qui menait aux cloches, en
criant :
– Assez ! Assez ! Pour l’amour de Dieu, finissez donc !
Quand il fut en haut, il aperçut, dans un rayon de lune qui entrait par la
dentelure d’une ogive, Granoux, sans chapeau, l’air furieux, tapant devant
lui avec un gros marteau. Et qu’il y allait de bon cœur ! Il se renversait,
prenait un élan, et tombait sur le bronze sonore, comme s’il eût voulu le
fendre. Toute sa personne grasse se ramassait ; puis quand il s’était jeté
sur la grosse cloche immobile, les vibrations le renvoyaient en arrière, et
il revenait avec un nouvel emportement. On aurait dit un forgeron battant
un fer chaud ; mais un forgeron en redingote, court et chauve, d’attitude
maladroite et rageuse.
La surprise cloua un instant Rougon devant ce bourgeois endiablé, se
battant avec une cloche, dans un rayon de lune. Alors il comprit les bruits de
chaudron que cet étrange sonneur secouait sur la ville. Il lui cria de s’arrêter.
L’autre n’entendit pas. Il dut le prendre par sa redingote, et Granoux, le
reconnaissant :
– Hein ! Dit-il, d’une voix triomphante, vous avez entendu ! J’ai
essayé d’abord de taper sur la cloche avec les poings ; ça me faisait mal.
Heureusement, j’ai trouvé ce marteau… Encore quelques coups, n’est-ce
pas ?
Mais Rougon l’emmena. Granoux était radieux. Il s’essuyait le front, il
faisait promettre à son compagnon de bien dire le lendemain que c’était avec
un simple marteau qu’il avait fait tout ce bruit-là. Quel exploit et quelle
importance allait lui donner cette furieuse sonnerie !
Vers le matin, Rougon songea à rassurer Félicité. Par ses ordres, les
gardes nationaux s’étaient enfermés dans la mairie ; il avait défendu qu’on
relevât les morts, sous prétexte qu’il fallait un exemple au peuple du vieux
quartier. Et, lorsque, pour courir à la rue de la Banne, il traversa la place,
dont la lune s’était retirée, il posa le pied sur la main d’un des cadavres,
crispée au bord d’un trottoir. Il faillit tomber. Cette main molle qui s’écrasait
sous son talon, lui causa une sensation indéfinissable de dégoût et d’horreur.
Il suivit les rues désertes à grandes enjambées, croyant sentir derrière son
dos un poing sanglant qui le poursuivait.
– Il y en a quatre par terre, dit-il en entrant.

236
Ils se regardèrent, comme étonnés eux-mêmes de leur crime. La lampe
donnait à leur pâleur une teinte de cire jaune.
– Les as-tu laissés ? demanda Félicité ; il faut qu’on les trouve là.
– Parbleu ! Je ne les ai pas ramassés. Ils sont sur le dos… J’ai marché
sur quelque chose de mou…
Il regarda son soulier. Le talon était plein de sang. Pendant qu’il mettait
une autre paire de chaussures, Félicité reprit :
– Eh bien, tant mieux ! C’est fini… On ne dira plus que tu tires des coups
de fusil dans les glaces.
La fusillade, que les Rougon avaient imaginée pour se faire accepter
définitivement comme les sauveurs de Plassans, jeta à leurs pieds la ville
épouvantée et reconnaissante. Le jour grandit, morne, avec ces mélancolies
grises des matinées d’hiver. Les habitants n’entendant plus rien, las de
trembler dans leurs draps, se hasardèrent. Il en vint dix à quinze ; puis, le
bruit courant que les insurgés avaient pris la fuite, en laissant des morts dans
tous les ruisseaux, Plassans entier se leva, descendit sur la place de l’hôtel
de ville. Pendant toute la matinée, les curieux défilèrent autour des quatre
cadavres. Ils étaient horriblement mutilés, un surtout, qui avait trois balles
dans la tête ; le crâne, soulevé, laissait voir la cervelle à nu. Mais le plus
atroce des quatre était le garde national tombé sous le porche ; il avait reçu
en pleine figure toute une charge de ce plomb à perdrix dont s’étaient servis
les républicains, faute de balles ; sa face trouée, criblée, suait le sang. La
foule s’emplit les yeux de cette horreur, longuement, avec cette avidité des
poltrons pour les spectacles ignobles. On reconnut le garde national ; c’était
le charcutier Dubruel, celui que Roudier accusait, le lundi matin, d’avoir
tiré avec une vivacité coupable. Des trois autres morts, deux étaient des
ouvriers chapeliers ; le troisième resta inconnu. Et, devant les mares rouges
qui tachaient le pavé, des groupes béants frissonnaient, regardant derrière
eux d’un air de méfiance, comme si cette justice sommaire qui avait, dans
les ténèbres, rétabli l’ordre à coups de fusil, les guettait, épiait leurs gestes
et leurs paroles, prête à les fusiller à leur tour, s’ils ne baisaient pas avec
enthousiasme la main qui venait de les sauver de la démagogie.
La panique de la nuit grandit encore l’effet terrible causé, le matin, par
la vue des quatre cadavres. Jamais l’histoire vraie de cette fusillade ne fut
connue. Les coups de feu des combattants les coups de marteau de Granoux,
la débandade des gardes nationaux lâchés dans les rues, avaient empli les
oreilles de bruits si terrifiants, que le plus grand nombre rêva toujours une
bataille gigantesque, livrée à un nombre incalculable d’ennemis. Quand les
vainqueurs, grossissant le chiffre de leurs adversaires par une vantardise
instinctive, parlèrent d’environ cinq cents hommes, on se récria ; des
bourgeois prétendirent s’être mis à la fenêtre et avoir vu passer, pendant

237
plus d’une heure, le flot épais des fuyards. Tout le monde, d’ailleurs, avait
entendu courir les bandits sous les croisées. Jamais cinq cents hommes
n’auraient pu de la sorte éveiller une ville en sursaut. C’était une armée,
une belle et bonne armée que la brave milice de Plassans avait fait rentrer
sous terre. Ce mot que prononça Rougon : « Ils sont rentrés sous terre, »
parut d’une grande justesse, car les postes, chargés de défendre les remparts,
jurèrent toujours leurs grands dieux que pas un homme n’était entré ni
sorti ; ce qui ajouta au fait d’armes une pointe de mystère, une idée de
diables cornus s’abîmant dans les flammes, qui acheva de détraquer les
imaginations. Il est vrai que les postes évitèrent de raconter leurs galops
furieux. Aussi, les gens les plus raisonnables s’arrêtèrent-ils à la pensée
qu’une bande d’insurgés avait dû pénétrer par une brèche, par un trou
quelconque. Plus tard, des bruits de trahison se répandirent, on parla d’un
guet-apens ; sans doute, les hommes menés par Macquart à la tuerie, ne
purent garder l’atroce vérité ; mais une telle terreur régnait encore, la vue
du sang avait jeté à la réaction un tel nombre de poltrons, qu’on attribua
ces bruits à la rage des républicains vaincus. On prétendit, d’autre part,
que Macquart était prisonnier de Rougon, et que celui-ci le gardait dans un
cachot humide, où il le laissait lentement mourir de faim. Cet horrible conte
fit saluer Rougon jusqu’à terre.
Ce fut ainsi que ce grotesque, ce bourgeois ventru, mou et blême, devint,
en une nuit, un terrible monsieur dont personne n’osa plus rire. Il avait mis
un pied dans le sang. Le peuple du vieux quartier resta muet d’effroi devant
les morts. Mais, vers dix heures, quand les gens comme il faut de la ville
neuve arrivèrent, la place s’emplit de conversations sourdes, d’exclamations
étouffées. On parlait de l’autre attaque, de cette prise de la mairie, dans
laquelle une glace seule avait été blessée ; et, cette fois on ne plaisantait plus
Rougon, on le nommait avec un respect effrayé : c’était vraiment un héros,
un sauveur. Les cadavres, les yeux ouverts, regardaient ces messieurs, les
avocats et les rentiers, qui frissonnaient en murmurant que la guerre civile
a de bien tristes nécessités. Le notaire, le chef de la députation envoyée
la veille à la mairie, allait de groupe en groupe, rappelant le « Je suis
prêt ! » de l’homme énergique auquel on devait le salut de la ville. Ce fut
un aplatissement général. Ceux qui avaient le plus cruellement raillé les
quarante et un, ceux surtout qui avaient traité les Rougon d’intrigants et de
lâches, tirant des coups de fusil en l’air, parlèrent les premiers de décerner
une couronne de laurier « au grand citoyen dont Plassans serait éternellement
glorieux. » Car les mares de sang séchaient sur le pavé ; les morts disaient par
leurs blessures à quelle audace le parti du désordre, du pillage, du meurtre,
en était venu, et quelle main de fer il avait fallu pour étouffer l’insurrection.

238
Et Granoux, dans la foule, recevait des félicitations et des poignées de
main. On connaissait l’histoire du marteau. Seulement, par un mensonge
innocent, dont il n’eut bientôt plus conscience lui-même, il prétendit
qu’ayant vu les insurgés le premier, il s’était mis à taper sur la cloche, pour
sonner l’alarme ; sans lui, les gardes nationaux se trouvaient massacrés. Cela
doubla son importance. Son exploit fut déclaré prodigieux. On ne l’appela
plus que : « Monsieur Isidore, vous savez ? le monsieur qui a sonné le tocsin
avec un marteau ! » Bien que la phrase fût un peu longue, Granoux l’eût
prise volontiers comme titre nobiliaire ; et l’on ne put désormais prononcer
devant lui le mot « marteau, » sans qu’il crût à une délicate flatterie.
Comme on enlevait les cadavres, Aristide vint les flairer. Il les regarda sur
tous les sens, humant l’air, interrogeant les visages. Il avait la mine sèche, les
yeux clairs. De sa main, la veille emmaillotée, libre à cette heure, il souleva
la blouse d’un des morts, pour mieux voir sa blessure. Cet examen parut le
convaincre, lui ôter un doute. Il serra les lèvres, resta là un moment sans
dire un mot, puis se retira pour aller presser la distribution de l’Indépendant,
dans lequel il avait mis un grand article. Le long des maisons, il se rappelait
ce mot de sa mère : « Tu verras demain ! » Il avait vu, c’était très fort ; ça
l’épouvantait même un peu.
Cependant, Rougon commençait à être embarrassé de sa victoire. Seul
dans le cabinet de M. Garçonnet, écoutant les bruits sourds de la foule, il
éprouvait un étrange sentiment qui l’empêchait de se montrer au balcon.
Ce sang, dans lequel il avait marché, lui engourdissait les jambes. Il se
demandait ce qu’il allait faire jusqu’au soir. Sa pauvre tête vide, détraquée
par la crise de la nuit, cherchait avec désespoir une occupation, un ordre à
donner, une mesure à prendre, qui pût le distraire. Mais il ne savait plus.
Où donc Félicité le menait-elle ? Était-ce fini, allait-il falloir encore tuer
du monde ? La peur le reprenait, il lui venait des doutes terribles, il voyait
l’enceinte des remparts trouée de tous côtés par l’armée vengeresse des
républicains, lorsqu’un grand cri : « Les insurgés ! Les insurgés ! » éclata
sous les fenêtres de la mairie. Il se leva d’un bond et, soulevant un rideau,
il regarda la foule qui courait, éperdue sur la place. À ce coup de foudre, en
moins d’une seconde, il se vit ruiné, pillé, assassiné ; il maudit sa femme, il
maudit la ville entière. Et, comme il regardait derrière lui d’un air louche,
cherchant une issue, il entendit la foule éclater en applaudissements, pousser
des cris de joie, ébranler les vitres d’une allégresse folle. Il revint à la
fenêtre : les femmes agitaient leurs mouchoirs, les hommes s’embrassaient ;
il y en avait qui se prenaient par la main et qui dansaient. Stupide, il resta là,
ne comprenant plus, sentant sa tête tourner. Autour de lui, la grande mairie,
déserte et silencieuse, l’épouvantait.

239
Rougon, quand il se confessa à Félicité, ne put jamais dire combien de
temps avait duré son supplice. Il se souvint seulement qu’un bruit de pas,
éveillant les échos des vastes salles, l’avait tiré de sa stupeur. Il attendait des
hommes en blouse, armés de faux et de gourdins, et ce fut la commission
municipale qui entra, correcte, en habit noir, l’air radieux. Pas un membre
ne manquait. Une heureuse nouvelle avait guéri tous ces messieurs à la fois.
Granoux se jeta dans les bras de son cher président.
– Les soldats ! Bégaya-t-il, les soldats !
Un régiment venait, en effet, d’arriver, sous les ordres du colonel Masson
et de M. de Blériot, préfet du département. Les fusils aperçus des remparts,
au loin dans la plaine, avaient d’abord fait croire à l’approche des insurgés.
L’émotion de Rougon fut si forte, que deux grosses larmes coulèrent sur
ses joues. Il pleurait, le grand citoyen ! La commission municipale regarda
tomber ces larmes avec une admiration respectueuse. Mais Granoux se jeta
de nouveau au cou de son ami, en criant :
– Ah ! Que je suis heureux !… Vous savez, je suis un homme franc, moi.
Eh bien, nous avions tous peur, tous, n’est-ce pas, messieurs ? Vous seul
étiez grand, courageux, sublime. Quelle énergie il a dû vous falloir ! Je le
disais tout à l’heure à ma femme : Rougon est un grand homme, il mérite
d’être décoré.
Alors, ces messieurs parlèrent d’aller à la rencontre du préfet. Rougon,
étourdi, suffoqué, ne pouvant croire à ce triomphe brusque, balbutiait
comme un enfant. Il reprit haleine ; il descendit, calme, avec la dignité
que réclamait cette solennelle occasion. Mais l’enthousiasme qui accueillit
la commission et son président sur la place de l’hôtel de ville, faillit
troubler de nouveau sa gravité de magistrat. Son nom circulait dans la foule,
accompagné cette fois des éloges les plus chauds. Il entendit tout un peuple
refaire l’aveu de Granoux, le traiter de héros resté debout et inébranlable au
milieu de la panique universelle. Et, jusqu’à la place de la sous-préfecture,
où la commission rencontra le préfet, il but sa popularité, sa gloire, avec des
pâmoisons secrètes de femme amoureuse dont les désirs sont enfin assouvis.
M. de Blériot et le colonel Masson entrèrent seuls dans la ville, laissant la
troupe campée sur la route de Lyon. Ils avaient perdu un temps considérable,
trompés sur la marche des insurgés. D’ailleurs, ils les savaient maintenant
à Orchères ; ils ne devaient s’arrêter qu’une heure à Plassans, le temps de
rassurer la population et de publier les cruelles ordonnances qui décrétaient
la mise sous séquestre des biens des insurgés, et la mort pour tout individu
surpris les armes à la main. Le colonel Masson eut un sourire, lorsque
le commandant de la garde nationale fit tirer les verrous de la porte de
Rome, avec un bruit épouvantable de vieille ferraille. Le poste accompagna
le préfet et le colonel, comme garde d’honneur. Tout le long du cours

240
Sauvaire, Roudier raconta à ces messieurs l’épopée de Rougon, les trois
jours de panique, terminés par la victoire éclatante de la dernière nuit. Aussi,
quand les deux cortèges se trouvèrent face à face, M. de Blériot s’avança-
t-il vivement vers le président de la commission, lui serrant les mains, le
félicitant, le priant de veiller encore sur la ville jusqu’au retour des autorités ;
et Rougon saluait, tandis que le préfet, arrivé à la porte de la sous-préfecture,
où il désirait se reposer un moment, disait à voix haute qu’il n’oublierait pas
dans son rapport de faire connaître sa belle et courageuse conduite.
Cependant, malgré le froid vif, tout le monde se trouvait aux fenêtres.
Félicité, se penchant à la sienne, au risque de tomber, était toute pâle de joie.
Justement Aristide venait d’arriver avec un numéro de l’Indépendant, dans
lequel il s’était nettement déclaré en faveur du coup d’État, qu’il accueillait
« comme l’aurore de la liberté dans l’ordre et de l’ordre dans la liberté. » Et
il avait fait aussi une délicate allusion au salon jaune, reconnaissant ses torts,
disant que « la jeunesse est présomptueuse, » et que « les grands citoyens
se taisent, réfléchissent dans le silence, et laissent passer les insultes, pour
se dresser debout dans leur héroïsme au jour de la lutte. » Il était surtout
content de cette phrase. Sa mère trouva l’article supérieurement écrit. Elle
embrassa le cher enfant, le mit à sa droite. Le marquis de Carnavant, qui
était également venu la voir, las de se cloîtrer, pris d’une curiosité furieuse,
s’accouda à sa gauche, sur la rampe de la fenêtre.
Quand M. de Blériot, sur la place, tendit la main à Rougon, Félicité
pleura.
– Oh ! Vois, vois, dit-elle à Aristide. Il lui a serré la main. Tiens, il la
lui prend encore !
Et jetant un coup d’œil sur les fenêtres où les têtes s’entassaient :
– Qu’ils doivent rager ! Regarde donc la femme à M. Peirotte, elle mord
son mouchoir. Et là-bas, les filles du notaire, et madame Massicot, et la
famille Brunet, quelles figures, hein ? comme leur nez s’allonge !… Ah !
Dame, c’est notre tour maintenant.
Elle suivit la scène qui se passait à la porte de la sous-préfecture, avec des
ravissements, des frétillements qui secouaient son corps de cigale ardente.
Elle interprétait les moindres gestes, elle inventait les paroles qu’elle ne
pouvait saisir, elle disait que Pierre saluait très bien. Un moment, elle devint
maussade, quand le préfet accorda un mot à ce pauvre Granoux qui tournait
autour de lui, quêtant un éloge ; sans doute, M. de Blériot connaissait déjà
l’histoire du marteau, car l’ancien marchand d’amandes rougit comme une
jeune fille et parut dire qu’il n’avait fait que son devoir. Mais ce qui la fâcha
plus encore, ce fut la trop grande bonté de son mari, qui présenta Vuillet à
ces messieurs ; Vuillet, il est vrai, se coulait entre eux, et Rougon se trouva
forcé de le nommer.

241
– Quel intrigant ! Murmura Félicité. Il se fourre partout… Ce pauvre
chéri doit être si troublé !… Voilà le colonel qui lui parle. Qu’est-ce qu’il
peut bien lui dire ?
– Eh ! Petite, répondit le marquis avec une fine ironie, il le complimente
d’avoir si soigneusement fermé les portes.
– Mon père a sauvé la ville, dit Aristide d’une voix sèche. Avez-vous vu
les cadavres, monsieur ?
M. de Carnavant ne répondit pas. Il se retira même de la fenêtre, et alla
s’asseoir dans un fauteuil en hochant la tête, d’un air légèrement dégoûté.
À ce moment, le préfet ayant quitté la place, Rougon accourut, se jeta au
cou de sa femme.
– Ah ! Ma bonne !… balbutia-t-il.
Il ne put en dire davantage. Félicité lui fit aussi embrasser Aristide, en lui
parlant du superbe article de l’Indépendant. Pierre aurait également baisé le
marquis sur les joues, tant il était ému. Mais sa femme le prit à part, et lui
donna la lettre d’Eugène qu’elle avait remise sous enveloppe. Elle prétendit
qu’on venait de l’apporter. Pierre, triomphant, la lui tendit après l’avoir lue.
– Tu es une sorcière, lui dit-il en riant. Tu as tout deviné. Ah ! Qu’elle
sottise j’allais faire sans toi ! Va, nous ferons nos petites affaires ensemble.
Embrasse-moi, tu es une brave femme.
Il la prit dans ses bras, tandis qu’elle échangeait avec le marquis un discret
sourire.

242
VII

Ce fut seulement le dimanche, le surlendemain de la tuerie de Sainte-


Roure, que les troupes repassèrent par Plassans. Le préfet et le colonel,
que M. Garçonnet avait invités à dîner, entrèrent seuls dans la ville. Les
soldats firent le tour des remparts et allèrent camper dans le faubourg, sur
la route de Nice. La nuit tombait ; le ciel, couvert depuis le matin, avait
d’étranges reflets jaunes qui éclairaient la ville d’une clarté louche, pareille à
ces lueurs cuivrées des temps d’orage. L’accueil des habitants fut peureux ;
ces soldats, encore saignants, qui passaient, las et muets, dans le crépuscule
sale, dégoûtèrent les petits bourgeois propres du Cours, et ces messieurs, en
se reculant, se racontaient à l’oreille d’épouvantables histoires de fusillades,
de représailles farouches, dont le pays a conservé la mémoire. La terreur
du coup d’État commençait, terreur éperdue, écrasante, qui tint le Midi
frissonnant pendant de longs mois. Plassans, dans son effroi et sa haine des
insurgés, avait pu accueillir la troupe, à son premier passage, avec des cris
d’enthousiasme ; mais, à cette heure, devant ce régiment sombre, qui tirait
sur un mot de son chef, les rentiers eux-mêmes et jusqu’aux notaires de la
ville neuve, s’interrogeaient avec anxiété, se demandaient s’ils n’avaient pas
commis quelques peccadilles politiques méritant des coups de fusil.
Les autorités étaient revenues depuis la veille, dans deux carrioles louées
à Sainte-Roure. Leur entrée imprévue n’avait rien eu de triomphal. Rougon
rendit au maire son fauteuil sans grande tristesse. Le tour était joué ; il
attendait de Paris, avec fièvre, la récompense de son civisme. Le dimanche, –
il ne l’espérait que pour le lendemain, – il reçut une lettre d’Eugène. Félicité
avait eu soin, dès le jeudi, d’envoyer à son fils les numéros de la Gazette et
de l’Indépendant, qui, dans une seconde édition, avaient raconté la bataille
de la nuit et l’arrivée du préfet. Eugène répondait, courrier par courrier, que
la nomination de son père à une recette particulière allait être signée ; mais,
disait-il, il voulait sur-le-champ lui annoncer une bonne nouvelle : il venait
d’obtenir pour lui le ruban de la Légion d’honneur. Félicité pleura. Son mari
décoré ! Son rêve d’orgueil n’était jamais allé jusque-là. Rougon, pâle de
joie, dit qu’il fallait le soir même donner un grand dîner. Il ne comptait plus,
il aurait jeté au peuple, par les deux fenêtres du salon jaune, ses dernières
pièces de cent sous pour célébrer ce beau jour.
– Écoute, dit-il à sa femme, tu inviteras Sicardot : il y a assez longtemps
qu’il m’ennuie avec sa rosette, celui-là ! Puis Granoux et Roudier, auxquels
je ne suis pas fâché de faire sentir que ce n’est pas leurs gros sous qui leur

243
donneront jamais la croix. Vuillet est un fesse-mathieu, mais le triomphe
doit être complet ; préviens-le, ainsi que tout le fretin… J’oubliais, tu iras
en personne chercher le marquis ; nous le mettrons à ta droite, il fera très
bien à notre table. Tu sais que M. Garçonnet traite le colonel et le préfet.
C’est pour me faire comprendre que je ne suis plus rien. Je me moque bien
de sa mairie ; elle ne lui rapporte pas un sou ! Il m’a invité, mais je dirai
que j’ai du monde, moi aussi. Tu les verras rire jaune demain… Et mets les
petits plats dans les grands. Fais tout apporter de l’hôtel de Provence. Il faut
enfoncer le dîner du maire.
Félicité se mit en campagne. Pierre, dans son ravissement, éprouvait
encore une vague inquiétude. Le coup d’État allait payer ses dettes, son fils
Aristide pleurait ses fautes, et il se débarrassait enfin de Macquart ; mais il
craignait quelque sottise de son fils Pascal, il était surtout très inquiet sur
le sort réservé à Silvère, non pas qu’il le plaignît le moins du monde : il
redoutait simplement que l’affaire du gendarme ne vînt devant les assises.
Ah ! Si une balle intelligente avait pu le délivrer de ce petit scélérat !
Comme sa femme le lui faisait remarquer le matin, les obstacles étaient
tombés devant lui ; cette famille qui le déshonorait avait, au dernier moment,
travaillé à son élévation ; ses fils, Eugène et Aristide, ces mange-tout, dont
il regrettait si amèrement les mois de collège, payaient enfin les intérêts
du capital dépensé pour leur instruction. Et il fallait que la pensée de ce
misérable Silvère troublât cette heure de triomphe !
Pendant que Félicité courait pour le dîner du soir, Pierre apprit l’arrivée
de la troupe et se décida à aller aux renseignements. Sicardot, qu’il avait
interrogé à son retour, ne savait rien : Pascal devait être resté pour soigner les
blessés ; quant à Silvère, il n’avait pas même été vu du commandant, qui le
connaissait peu. Rougon se rendit au faubourg, se promettant de remettre à
Macquart, par la même occasion, les huit cents francs qu’il venait seulement
de réaliser à grand-peine. Mais lorsqu’il fut dans la cohue du campement,
qu’il vit de loin les prisonniers, assis en longues files sur les poutres de
l’aire Saint-Mittre, et gardés par des soldats, le fusil au poing, il eut peur
de se compromettre, il fila sournoisement chez sa mère, avec l’intention
d’envoyer la vieille femme chercher des nouvelles.
Quand il entra dans la masure, la nuit était presque tombée. Il ne vit
d’abord que Macquart, fumant et buvant des petits verres.
– C’est toi ? ce n’est pas malheureux, murmura Antoine, qui s’était remis
à tutoyer son frère. Je me fais diablement vieux ici. As-tu l’argent ?
Mais Pierre ne répondit pas. Il venait d’apercevoir son fils Pascal,
penché au-dessus du lit. Il l’interrogea vivement. Le médecin, surpris de
ses inquiétudes, qu’il attribua d’abord à ses tendresses de père, lui répondit
avec tranquillité que les soldats l’avaient pris et qu’ils l’auraient fusillé, sans

244
l’intervention d’un brave homme qu’il ne connaissait point. Sauvé par son
titre de docteur, il était revenu avec la troupe. Ce fut un grand soulagement
pour Rougon. Encore un qui ne le compromettrait pas. Il témoignait sa joie
par des poignées de main répétées, lorsque Pascal termina, en disant d’une
voix triste :
– Ne vous réjouissez pas. Je viens de trouver ma pauvre grand-mère au
plus mal. Je lui rapportais cette carabine, à laquelle elle tient ; et, voyez, elle
était là, elle n’a plus bougé.
Les yeux de Pierre s’habituaient à l’obscurité. Alors, dans les dernières
lueurs qui traînaient, il vit tante Dide, roide, morte, sur le lit. Ce pauvre
corps, que des névroses détraquaient depuis le berceau, était vaincu par une
crise suprême. Les nerfs avaient comme mangé le sang ; le sourd travail
de cette chair ardente, s’épuisant, se dévorant elle-même dans une tardive
chasteté, s’achevait, faisait de la malheureuse un cadavre que des secousses
électriques seules galvanisaient encore. À cette heure, une douleur atroce
semblait avoir hâté la lente décomposition de son être. Sa pâleur de nonne,
de femme amollie par l’ombre et les renoncements du cloître, se tachaient
de plaques rouges. Le visage convulsé, les yeux horriblement ouverts, les
mains retournées et tordues, elle s’allongeait dans ses jupes, qui dessinaient
en lignes sèches les maigreurs de ses membres. Et, serrant les lèvres, elle
mettait, au fond de la pièce noire, l’horreur d’une agonie muette.
Rougon eut un geste d’humeur. Ce spectacle navrant lui fut très
désagréable ; il avait du monde à dîner le soir, il aurait été désolé d’être triste.
Sa mère ne savait qu’inventer pour le mettre dans l’embarras. Elle pouvait
bien choisir un autre jour. Aussi prit-il un air tout à fait rassuré, en disant.
– Bah ! ça ne sera rien. Je l’ai vue cent fois comme cela. Il faut la laisser
reposer, c’est le seul remède.
Pascal hocha la tête.
– Non, cette crise ne ressemble pas aux autres, murmura-t-il. Je l’ai
souvent étudiée, et jamais je n’ai remarqué de tels symptômes. Regardez
donc ses yeux : ils ont une fluidité particulière, des clartés pâles très
inquiétantes. Et le masque ! Quelle épouvantable torsion de tous les
muscles !
Puis, se penchant davantage, étudiant les traits de plus près, il continua
à voix basse, comme se parlant à lui-même.
– Je n’ai vu des visages pareils qu’aux gens assassinés, morts dans
l’épouvante… Elle doit avoir eu quelque émotion terrible.
– Mais comment la crise est-elle venue ? demanda Rougon impatienté,
ne sachant plus de quelle façon quitter la chambre.
Pascal ne savait pas. Macquart, en se versant un nouveau petit verre,
raconta qu’ayant eu l’envie de boire un peu de cognac, il l’avait envoyée en

245
chercher une bouteille. Elle était restée fort peu de temps dehors. Puis, en
rentrant, elle était tombée roide par terre, sans dire un mot. Macquart avait
dû la porter sur le lit.
– Ce qui m’étonne, dit-il en manière de conclusion, c’est qu’elle n’ait
pas cassé la bouteille.
Le jeune médecin réfléchissait. Il reprit au bout d’un silence :
– J’ai entendu deux coups de feu en venant ici. Peut-être ces misérables
ont-ils encore fusillé quelques prisonniers. Si elle a traversé les rangs des
soldats à ce moment, la vue du sang a pu la jeter dans cette crise… Il faut
qu’elle ait horriblement souffert.
Il avait heureusement la petite boîte de secours qu’il portait sur lui, depuis
le départ des insurgés. Il essaya d’introduire entre les dents serrées de tante
Dide quelques gouttes d’une liqueur rosâtre. Pendant ce temps, Macquart
demanda de nouveau à son frère :
– As-tu l’argent ?
– Oui, je l’apporte, nous allons terminer, répondit Rougon, heureux de
cette diversion.
Alors Macquart, voyant qu’il allait être payé, se mit à geindre. Il avait
compris trop tard les conséquences de sa trahison ; sans cela, il aurait exigé
une somme deux et trois fois plus forte. Et il se plaignait. Vraiment, mille
francs, ce n’était pas assez. Ses enfants l’avaient abandonné, il se trouvait
seul au monde, obligé de quitter la France. Peu s’en fallut qu’il ne pleurât
en parlant de son exil.
– Voyons, voulez-vous les huit cent francs ? dit Rougon, qui avait hâte
de s’en aller.
– Non, vrai, double la somme. Ta femme m’a filouté. Si elle m’avait
carrément dit ce qu’elle attendait de moi, jamais je ne me serais compromis
de la sorte pour si peu de chose.
Rougon aligna les huit cents francs en or sur la table.
– Je vous jure que je n’ai pas davantage, reprit-il. Je songerai à vous plus
tard. Mais, par grâce, partez dès ce soir.
Macquart, maugréant, mâchant des lamentations sourdes, porta la table
devant la fenêtre, et se mit à compter les pièces d’or, à la lueur mourante
du crépuscule. Il faisait tomber de haut les pièces, qui lui chatouillaient
délicieusement le bout des doigts, et dont le tintement emplissait l’ombre
d’une musique claire. Il s’interrompit un instant pour dire :
– Tu m’as fait promettre une place, souviens-toi. Je veux rentrer en
France… Une place de garde champêtre ne me déplairait pas, dans un bon
pays que je choisirais…
– Oui, oui, c’est convenu, répondit Rougon. Avez-vous bien huit cents
francs ?

246
Macquart se remit à compter. Les derniers louis tintaient, lorsqu’un éclat
de rire strident leur fit tourner la tête. Tante Dide était debout devant le lit,
délacée, avec ses cheveux blancs dénoués, sa face pâle tachée de rouge.
Pascal avait vainement essayé de la retenir. Les bras tendus, secouée par un
grand frisson, elle hochait la tête, elle délirait.
– Le prix du sang, le prix du sang ! Dit-elle, à plusieurs reprises. J’ai
entendu l’or… Et ce sont eux, eux, qui l’ont vendu. Ah ! Les assassins ! Ce
sont des loups.
Elle écartait ses cheveux, elle passait les mains sur son front, comme pour
lire en elle. Puis elle continua :
– Je le voyais depuis longtemps, le front troué d’une balle. Il y avait
toujours des gens, dans ma tête, qui le guettaient avec des fusils. Ils me
faisaient signe qu’ils allaient tirer… C’est affreux, je les sens qui me brisent
les os et me vident le crâne. Oh ! Grâce, grâce !… Je vous en supplie, il
ne la verra plus, il ne l’aimera plus, jamais, jamais ! Je l’enfermerai, je
l’empêcherai d’aller dans ses jupes. Non, grâce ! Ne tirez pas… Ce n’est
pas ma faute… Si vous saviez…
Elle s’était presque mise à genoux, pleurant, suppliant, tendant ses
pauvres mains tremblantes à quelque vision lamentable qu’elle apercevait
dans l’ombre. Et, brusquement, elle se redressa, ses yeux s’agrandirent
encore, sa gorge convulsée laissa échapper un cri terrible, comme si quelque
spectacle, qu’elle seule voyait, l’eût emplie d’une terreur folle.
– Ô le gendarme ! Dit-elle, étranglant, reculant, venant retomber sur le
lit, où elle se roula avec de longs éclats de rire qui sonnaient furieusement.
Pascal suivait la crise d’un œil attentif. Les deux frères, très effrayés,
ne saisissant que des phrases décousues, s’étaient réfugiés dans un coin de
la pièce. Quand Rougon entendit le mot de gendarme, il crut comprendre ;
depuis le meurtre de son amant à la frontière, tante Dide nourrissait une haine
profonde contre les gendarmes et les douaniers qu’elle confondait dans une
même pensée de vengeance.
– Mais c’est l’histoire du braconnier qu’elle nous raconte là, murmura-
t-il.
Pascal lui fit signe de se taire. La moribonde se relevait péniblement.
Elle regarda autour d’elle, d’un air de stupeur. Elle resta un instant muette,
cherchant à reconnaître les objets, comme si elle se fût trouvée dans un lieu
inconnu. Puis, avec une inquiétude subite :
– Où est le fusil ? demanda-elle.
Le médecin lui mit la carabine entre les mains. Elle poussa un léger cri de
joie, elle la regarda longuement, en disant à voix basse, d’une voix chantante
de petite fille :

247
– C’est elle, oh ! Je la reconnais… Elle est toute tachée de sang.
Aujourd’hui, les taches sont fraîches… Ses mains rouges ont laissé sur la
crosse des barres saignantes… Ah ! pauvre, pauvre tante Dide !
Sa tête malade tourna de nouveau. Elle devint pensive.
– Le gendarme était mort, murmura-t-elle, et je l’ai vu, il est revenu…
Ça ne meurt jamais, ces gredins !
Et, reprise par une fureur sombre, agitant la carabine, elle s’avança vers
ses deux fils, acculés, muets d’horreur. Ses jupes dénouées traînaient, son
corps tordu se redressait, demi-nu, affreusement creusé par la vieillesse.
– C’est vous qui avez tiré ! Cria-t-elle. J’ai entendu l’or… Malheureuse !
Je n’ai fait que des loups… toute une famille, toute une portée de loups… Il
n’y avait qu’un pauvre enfant, et ils l’ont mangé ; chacun a donné son coup
de dent ; ils ont encore du sang plein les lèvres… Ah ! Les maudits ! Ils ont
volé, ils ont tué. Et ils vivent comme des messieurs. Maudits ! Maudits !
Maudits !
Elle chantait, elle riait, elle criait et répétait : Maudits ! sur une étrange
phrase musicale, pareille au bruit déchirant d’une fusillade. Pascal, les
larmes aux yeux, la prit entre ses bras, la recoucha. Elle se laissa faire,
comme une enfant. Elle continue sa chanson, accélérant le rythme, battant
la mesure sur le drap, de ses mains sèches.
– Voilà ce que je craignais, dit le médecin, elle est folle. Le coup a été
trop rude pour un pauvre être prédestiné comme elle aux névroses aiguës.
Elle mourra dans une maison de fous, ainsi que son père.
– Mais qu’a-t-elle pu voir ? demanda Rougon, en se décidant à quitter
l’angle où il s’était caché.
– J’ai un doute affreux, répondit Pascal. Je voulais vous parler de Silvère,
quand vous êtes entré. Il est prisonnier. Il faut agir auprès du préfet, le sauver,
s’il en est temps encore.
L’ancien marchand d’huile regarda son fils en pâlissant. Puis, d’une voix
rapide :
– Écoute, veille sur elle. Moi, je suis trop occupé ce soir. Nous verrons
demain à la faire transporter à la maison d’aliénés des Tulettes. Vous,
Macquart, il faut partir cette nuit même. Vous me le jurez ! Je vais aller
trouver M. de Blériot.
Il balbutiait, il brûlait d’être dehors, dans le froid de la rue. Pascal fixait
un regard pénétrant sur la folle, sur son père, sur son oncle ; l’égoïsme du
savant l’emportait ; il étudiait cette mère et ces fils, avec l’attention d’un
naturaliste surprenant les métamorphoses d’un insecte. Et il songeait à ces
poussées d’une famille, d’une souche qui jette des branches diverses, et dont
la sève âcre charrie les mêmes germes dans les tiges les plus lointaines,
différemment tordues, selon les milieux d’ombre et de soleil. Il crut entrevoir

248
un instant, comme au milieu d’un éclair, l’avenir des Rougon-Macquart, une
meute d’appétits lâchés et assouvis, dans un flamboiement d’or et de sang.
Cependant, au nom de Silvère, tante Dide avait cessé de chanter. Elle
écouta un instant, anxieuse. Puis, elle se mit à pousser des hurlements
affreux. La nuit était entièrement tombée ; la pièce, toute noire, se creusait,
lamentable. Les cris de la folle, qu’on ne voyait plus, sortaient des ténèbres,
comme d’une tombe fermée. Rougon, la tête perdue, s’enfuit, poursuivi par
ces ricanements qui sanglotaient plus cruels dans l’ombre.
Comme il sortait de l’impasse Saint-Mittre, hésitant, se demandant s’il
n’était pas dangereux de solliciter du préfet la grâce de Silvère, il vit Aristide
qui rôdait autour du champ de poutres. Ce dernier, ayant reconnu son père,
accourut, la mine inquiète, et lui dit quelques mots à l’oreille. Pierre devint
blême ; il jeta un regard effaré au fond de l’aire, dans ces ténèbres qu’un feu
de bohémiens tachait seul d’une clarté rouge. Et tous deux disparurent par
la rue de Rome, hâtant le pas, comme s’ils avaient tué, et relevant le collet
de leur paletot, pour ne pas être vus.
– Ça m’évite une course, murmura Rougon. Allons dîner. On nous
attend.
Lorsqu’ils arrivèrent, le salon jaune resplendissait. Félicité s’était
multipliée. Tout le monde se trouvait là, Sicardot, Granoux, Roudier,
Vuillet, les marchands d’huile, les marchands d’amandes, la bande entière.
Seul, le marquis avait prétexté ses rhumatismes ; il partait, d’ailleurs, pour
un petit voyage. Ces bourgeois tachés de sang blessaient ses délicatesses,
et son parent, le comte de Valqueyras, devait l’avoir prié d’aller se faire
oublier quelque temps dans son domaine de Corbière. Le refus de M. de
Carnavant vexa les Rougon. Mais Félicité se consola en se promettant
d’étaler un plus grand luxe ; elle loua deux candélabres, elle commanda deux
entrées et deux entremets de plus, afin de remplacer le marquis. La table,
pour plus de solennité, fut dressée dans le salon. L’hôtel de Provence avait
fourni l’argenterie, la porcelaine, les cristaux. Dès cinq heures, le couvert
se trouva mis, pour que les invités, en arrivant, pussent jouir du coup d’œil.
Et il y avait, aux deux bouts, sur la nappe blanche, deux bouquets de roses
artificielles, dans des vases de porcelaine dorée, à fleurs peintes.
La société habituelle du salon, quand elle fut réunie, ne put cacher
l’admiration que lui causa un pareil spectacle. Ces messieurs souriaient
d’un air embarrassé, en échangeant des regards sournois qui signifiaient
clairement : « Ces Rougon sont fous, ils jettent leur argent par la fenêtre. »
La vérité était que Félicité, en allant faire les invitations, n’avait pu retenir
sa langue. Tout le monde savait que Pierre était décoré et qu’on allait le
nommer quelque chose ; ce qui allongeait les nez singulièrement, selon
l’expression de la vieille femme. Puis, disait Roudier : « Cette noiraude se

249
gonflait par trop. » Au jour des récompenses, la bande de ces bourgeois qui
s’étaient rués sur la république expirante, en s’observant les uns les autres,
en se faisant gloire chacun de donner un coup de dent plus bruyant que celui
du voisin, trouvait mauvais que leurs hôtes eussent tous les lauriers de la
bataille. Ceux mêmes qui avaient hurlé par tempérament, sans rien demander
à l’empire naissant, étaient profondément vexés de voir que grâce à eux, le
plus pauvre, le plus taré de tous allait avoir le ruban rouge à la boutonnière.
Encore si l’on avait décoré tout le salon !
– Ce n’est pas que je tienne à la décoration, dit Roudier à Granoux, qu’il
avait entraîné dans l’embrasure d’une fenêtre. Je l’ai refusée du temps de
Louis-Philippe, lorsque j’étais fournisseur de la cour. Ah ! Louis-Philippe
était un bon roi, la France n’en trouvera jamais un pareil !
Roudier redevenait orléaniste. Puis il ajouta avec l’hypocrisie matoise
d’un ancien bonnetier de la rue Saint-Honoré :
– Mais vous, mon cher Granoux, croyez-vous que le ruban ne ferait pas
bien à votre boutonnière ? Après tout, vous avez sauvé la ville autant que
Rougon. Hier, chez des personnes très distinguées, on n’a jamais voulu
croire que vous ayez pu faire autant de bruit avec un marteau.
Granoux balbutia un remerciement, et, rougissant comme une vierge
à son premier aveu d’amour, il se pencha à l’oreille de Roudier, en
murmurant :
– N’en dites rien, mais j’ai lieu de penser que Rougon demandera le ruban
pour moi. C’est un bon garçon.
L’ancien bonnetier devint grave et se montra dès lors d’une grande
politesse. Vuillet étant venu causer avec lui de la récompense méritée
que venait de recevoir leur ami, il répondit très haut, de façon à être
entendu de Félicité, assise à quelques pas, que des hommes comme Rougon
« honoraient la Légion d’honneur. » Le libraire fit chorus ; on lui avait,
le matin, donné l’assurance formelle que la clientèle du collège lui était
rendue. Quant à Sicardot, il éprouva d’abord un léger ennui à n’être plus le
seul homme décoré de la bande. Selon lui, il n’y avait que les militaires qui
eussent droit au ruban. Le courage de Pierre le surprenait. Mais, bonhomme
au fond, il s’échauffa et finit par crier que les Napoléon savaient distinguer
les hommes de cœur et d’énergie.
Aussi Rougon et Aristide furent-ils reçus avec enthousiasme ; toutes
les mains se tendirent vers eux. On alla jusqu’à s’embrasser. Angèle était
sur le canapé, à côté de sa belle-mère, heureuse, regardant la table avec
l’étonnement d’une grosse mangeuse qui n’avait jamais vu autant de plats
à la fois. Aristide s’approcha, et Sicardot vint complimenter son gendre du
superbe article de l’Indépendant. Il lui rendait son amitié. Le jeune homme,
aux questions paternelles qu’il lui adressait, répondit que son désir était

250
de partir avec tout son petit monde pour Paris, où son frère Eugène le
pousserait ; mais il lui manquait cinq cents francs. Sicardot les promit, en
voyant déjà sa fille reçue aux Tuileries par Napoléon III.
Cependant Félicité avait fait un signe à son mari. Pierre, très entouré,
questionné affectueusement sur sa pâleur, ne réussit qu’à s’échapper une
minute. Il put murmurer à l’oreille de sa femme qu’il avait retrouvé Pascal
et que Macquart partait dans la nuit. Il baissa encore la voix pour lui
apprendre la folie de sa mère, en mettant un doigt sur sa bouche, comme
pour dire : « Pas un mot, ça gâterait notre soirée. » Félicité pinça les lèvres.
Ils échangèrent un regard où ils lurent leur commune pensée : maintenant, la
vieille ne les gênerait plus ; on raserait la masure du braconnier, comme on
avait rasé les murs de l’enclos des Fouque, et ils auraient à jamais le respect
et la considération de Plassans.
Mais les invités regardaient la table. Félicité fit asseoir ces messieurs. Ce
fut une béatitude. Comme chacun prenait sa cuiller, Sicardot, d’un geste,
demanda un moment de répit. Il se leva, et gravement :
– Messieurs, dit-il, je veux, au nom de la société, dire à notre hôte
combien nous sommes heureux des récompenses que lui ont values son
courage et son patriotisme. Je reconnais que Rougon a eu une inspiration du
ciel en restant à Plassans, tandis que ces gueux nous traînaient sur les grandes
routes. Aussi j’applaudis des deux mains aux décisions du gouvernement…
Laissez-moi achever… vous féliciterez ensuite notre ami. Sachez donc que
notre ami, fait chevalier de la Légion d’honneur, va en outre être nommé à
une recette particulière.
Il y eut un cri de surprise. On s’attendait à une petite place. Quelques-
uns grimacèrent un sourire ; mais, la vue de la table aidant, les compliments
recommencèrent de plus belle.
Sicardot réclama de nouveau le silence.
– Attendez donc, reprit-il, je n’ai pas fini… Rien qu’un mot… Il est
à croire que nous garderons notre ami parmi nous, grâce à la mort de
M. Peirotte.
Tandis que les convives s’exclamaient, Félicité éprouva un élancement
au cœur. Sicardot lui avait déjà conté la mort du receveur particulier ; mais,
rappelée au début de ce dîner triomphal, cette mort subite et affreuse lui fit
passer un petit souffle froid sur le visage. Elle se rappela son souhait ; c’était
elle qui avait tué cet homme. Et, avec la musique claire de l’argenterie, les
convives fêtaient le repas. En province, on mange beaucoup et bruyamment.
Dès le relevé, ces messieurs parlaient tous à la fois ; ils donnaient le coup
de pied de l’âne aux vaincus, se jetaient des flatteries à la tête, faisaient des
commentaires désobligeants sur l’absence du marquis ; les nobles étaient
d’un commerce impossible ; Roudier finit même par laisser entendre que le

251
marquis s’était fait excuser, parce que la peur des insurgés lui avait donné
la jaunisse. Au second service, ce fut une curée. Les marchands d’huile,
les marchands d’amandes, sauvaient la France. On trinqua à la gloire des
Rougon. Granoux, très rouge, commençait à balbutier, et Vuillet, très pâle,
était complètement gris ; mais Sicardot versait toujours, tandis que Angèle,
qui avait déjà trop mangé, se faisait des verres d’eau sucrée. La joie d’être
sauvés, de ne plus trembler, de se retrouver dans ce salon jaune, autour
d’une bonne table, sous la clarté vive des deux candélabres et du lustre,
qu’ils voyaient pour la première fois sans son étui piqué de chiures noires,
donnait à ces messieurs un épanouissement de sottise, une plénitude de
jouissance large et épaisse. Dans l’air chaud, leurs voix montaient grasses,
plus louangeuses à chaque plat, s’embarrassant au milieu des compliments,
allant jusqu’à dire – ce fut un ancien maître tanneur retiré qui trouva ce joli
mot – que le dîner « était un vrai festin de Lucullus. »
Pierre rayonnait, sa grosse face pâle suait le triomphe. Félicité, aguerrie,
disait qu’ils loueraient sans doute le logement de ce pauvre M. Peirotte,
en attendant qu’ils pussent acheter une petite maison dans la ville neuve ;
et elle distribuait déjà son mobilier futur dans les pièces du receveur. Elle
entrait dans ses Tuileries. À un moment, comme le bruit des voix devenait
assourdissant, elle parut prise d’un souvenir subit ; elle se leva et vint se
pencher à l’oreille d’Aristide :
– Et Silvère ? lui demanda-t-elle.
Le jeune homme, surpris par cette question, tressaillit.
– Il est mort, répondit-il à voix basse. J’étais là quand le gendarme lui a
cassé la tête d’un coup de pistolet.
Félicité eut à son tour un léger frisson. Elle ouvrait la bouche pour
demander à son fils pourquoi il n’avait pas empêché ce meurtre, en
réclamant l’enfant ; mais elle ne dit rien, elle resta là interdite. Aristide, qui
avait lu sa question sur ses lèvres tremblantes, murmura :
– Vous comprenez, je n’ai rien dit… Tant pis pour lui, aussi ! J’ai bien
fait. C’est un bon débarras.
Cette franchise brutale déplut à Félicité. Aristide, comme son père,
comme sa mère, avait son cadavre. Sûrement, il n’aurait pas avoué avec une
telle carrure qu’il flânait au faubourg et qu’il avait laissé casser la tête à son
cousin, si les vins de l’hôtel de Provence et les rêves qu’il bâtissait sur sa
prochaine arrivée à Paris ne l’eussent fait sortir de sa sournoiserie habituelle.
La phrase lâchée, il se dandina sur sa chaise. Pierre, qui de loin suivait la
conversation de sa femme et de son fils, comprit, échangea avec eux un
regard de complice implorant le silence. Ce fut comme un dernier souffle
d’effroi qui courut entre les Rougon, au milieu des éclats et des chaudes
gaietés de la table. En venant reprendre sa place, Félicité aperçut de l’autre

252
côté de la rue, derrière une vitre, un cierge qui brûlait ; on veillait le corps
de M. Peirotte, rapporté le matin de Sainte-Roure. Elle s’assit, en sentant,
derrière elle, ce cierge lui chauffer le dos. Mais les rires montaient, le salon
jaune s’emplit d’un cri de ravissement, lorsque le dessert parut.
Et, à cette heure, le faubourg était encore tout frissonnant du drame qui
venait d’ensanglanter l’aire Saint-Mittre. Le retour des troupes, après le
carnage de la plaine des Nores, fut marqué par d’atroces représailles. Des
hommes furent assommés à coups de crosse derrière un pan de mur, d’autres
eurent la tête cassée au fond d’un ravin par le pistolet d’un gendarme. Pour
que l’horreur fermât les lèvres, les soldats semaient les morts sur la route. On
les eût suivis à la trace rouge qu’ils laissaient. Ce fut un long égorgement.
À chaque étape, on massacrait quelques insurgés. On en tua deux à Sainte-
Roure, trois à Orchères, un au Béage. Quand la troupe eut campé à Plassans,
sur la route de Nice, il fut décidé qu’on fusillerait encore un des prisonniers,
le plus compromis. Les vainqueurs jugeaient bon de laisser derrière eux ce
nouveau cadavre, afin d’inspirer à la ville le respect de l’empire naissant.
Mais les soldats étaient las de tuer ; aucun ne se présenta pour la sinistre
besogne. Les prisonniers, jetés sur les poutres du chantier comme sur un lit
de camp, liés par les poings, deux à deux, écoutaient, attendaient, dans une
stupeur lasse et résignée.
À ce moment, le gendarme Rengade écarta brusquement la foule des
curieux. Dès qu’il avait appris que la troupe revenait avec plusieurs
centaines d’insurgés, il s’était levé, grelottant de fièvre, risquant sa vie
dans ce froid noir de décembre. Dehors, sa blessure se rouvrit, le bandeau
qui cachait son orbite vide se tacha de sang ; il y eut des filets rouges
qui coulèrent sur sa joue et sur sa moustache. Effrayant, avec sa colère
muette, sa tête pâle enveloppée d’un linge ensanglanté, il courut regarder
chaque prisonnier au visage, longuement. Il suivit ainsi les poutres, se
baissant, allant et revenant, faisant tressaillir les plus stoïques par sa brusque
apparition. Et, tout d’un coup :
– Ah ! Le bandit, je le tiens ! Cria-t-il.
Il venait de mettre la main sur l’épaule de Silvère. Silvère, accroupi sur
une poutre, la face morte, regardait au loin, devant lui, dans le crépuscule
blafard, d’un air doux et stupide. Depuis son départ de Sainte-Roure, il avait
eu ce regard vide. Le long de la route, pendant les longues lieues, lorsque les
soldats activaient la marche du convoi à coups de crosse, il s’était montré
d’une douceur d’enfant. Couvert de poussière, mourant de soif et de fatigue,
il marchait toujours, sans une parole, comme une de ces bêtes dociles qui
vont en troupeaux sous le fouet des vachers. Il songeait à Miette. Il la voyait
étendue dans le drapeau, sous les arbres, les yeux en l’air. Depuis trois jours,

253
il ne voyait qu’elle. À cette heure, au fond de l’ombre croissante, il la voyait
encore.
Rengade se tourna vers l’officier, qui n’avait pu trouver parmi les soldats
les hommes nécessaires à une exécution.
– Ce gredin m’a crevé l’œil, lui dit-il en montrant Silvère. Donnez-le-
moi… Ce sera autant de fait pour vous.
L’officier, sans répondre, se retira d’un air indifférent, en faisant un geste
vague. Le gendarme comprit qu’on lui donnait son homme.
– Allons, lève-toi ! Reprit-il en le secouant.
Silvère, comme tous les autres prisonniers, avait un compagnon de
chaîne. Il était attaché par un bras à un paysan de Poujols, un nommé
Mourgue, homme de cinquante ans, dont les grands soleils et le dur métier
de la terre avaient fait une brute. Déjà voûté, les mains roidies, la face plate,
il clignait les yeux, hébété, avec cette expression entêtée et méfiante des
animaux battus. Il était parti, armé d’une fourche, parce que tout son village
partait ; mais il n’aurait jamais pu expliquer ce qui le jetait ainsi sur les
grandes routes. Depuis qu’on l’avait fait prisonnier, il comprenait encore
moins. Il croyait vaguement qu’on le ramenait chez lui. L’étonnement de
se voir attaché, la vue de tout ce monde qui le regardait, l’ahurissaient,
l’abêtissaient davantage. Comme il ne parlait et n’entendait que le patois, il
ne put deviner ce que voulait le gendarme. Il levait vers lui sa face épaisse,
faisant effort ; puis, s’imaginant qu’on lui demandait le nom de son pays,
il dit de sa voix rauque :
– Je suis de Poujols.
Un éclat de rire courut dans la foule, et des voix crièrent :
– Détachez le paysan.
– Bah ! Répondit Rengade ; plus on en écrasera, de cette vermine, mieux
ça vaudra. Puisqu’ils sont ensemble, ils y passeront tous les deux.
Il y eut un murmure.
Le gendarme se retourna, avec son terrible visage taché de sang, et les
curieux s’écartèrent. Un petit bourgeois propret se retira, en déclarant que
s’il restait davantage, ça l’empêcherait de dîner. Des gamins, ayant reconnu
Silvère, parlèrent de la fille rouge. Alors le petit bourgeois revint sur ses
pas, pour mieux voir l’amant de la femme au drapeau, de cette créature dont
avait parlé la Gazette.
Silvère ne voyait, n’entendait rien ; il fallut que Rengade le prit au collet.
Alors il se leva, forçant Mourgue à se lever aussi.
– Venez, dit le gendarme. Ça ne sera pas long.
Et Silvère reconnut le borgne. Il sourit. Il dut comprendre. Puis il
détourna la tête. La vue du borgne, de ces moustaches que le sang figé
roidissait d’un givre sinistre, lui causa un regret immense. Il aurait voulu

254
mourir dans une douceur infinie. Il évita de rencontrer l’œil unique de
Rengade, qui brillait sous la pâleur du linge. Ce fut le jeune homme qui, de
lui-même, gagna le fond de l’aire Saint-Mittre, l’allée étroite cachée par les
tas de planches. Mourgue suivait.
L’aire s’étendait, désolée, sous le ciel jaune. La clarté des nuages cuivrés
traînait en reflets louches. Jamais le champ nu, le chantier où les poutres
dormaient, comme roidies par le froid, n’avait eu les mélancolies d’un
crépuscule si lent, si navré. Au bord de la route, les prisonniers, les soldats,
la foule, disparaissaient dans le noir des arbres. Seuls le terrain, les madriers,
les tas de planches, pâlissaient dans les clartés mourantes, avec des teintes
limoneuses, un aspect vague de torrent desséché. Les tréteaux des scieurs de
long, profilant dans un coin leur charpente maigre, ébauchaient des angles
de potence, des montants de guillotine. Et il n’y avait de vivant que trois
bohémiens montrant leurs têtes effarées à la porte de leur voiture, un vieux
et une vieille, et une grande fille aux cheveux crépus, dont les yeux luisaient
comme des yeux de loup.
Avant d’atteindre l’allée, Silvère regarda. Il se souvint d’un dimanche
lointain où, par un beau clair de lune, il avait traversé le chantier. Quelle
douceur attendrie ! Comme les rayons pâles coulaient lentement le long des
madriers ! Du ciel glacé tombait un silence souverain. Et, dans ce silence,
la bohémienne aux cheveux crépus chantait à voix basse dans une langue
inconnue. Puis, Silvère se rappela que ce dimanche lointain datait de huit
jours. Il y avait huit jours qu’il était venu dire adieu à Miette. Que cela était
loin ! Il lui semblait qu’il n’avait plus mis les pieds dans le chantier depuis
des années. Mais quand il entra dans l’allée étroite, son cœur défaillit. Il
reconnaissait l’odeur des herbes, les ombres des planches, les trous de la
muraille. Une voix éplorée monta de toutes ces choses. L’allée s’allongeait,
triste, vide ; elle lui parut plus longue ; il y sentit souffler un vent froid.
Ce coin avait cruellement vieilli. Il vit le mur rongé de mousse, le tapis
d’herbe brûlé par la gelée, les tas de planches pourries par les eaux. C’était
une désolation. Le crépuscule jaune tombait comme une boue fine sur les
ruines de ses chères tendresses. Il dut fermer les yeux, et il revit l’allée
verte, les saisons heureuses se déroulèrent. Il faisait tiède, il courait dans l’air
chaud, avec Miette. Puis les pluies de décembre tombaient, rudes, sans fin ;
ils venaient toujours, ils se cachaient au fond des planches, ils écoutaient,
ravis, le grand ruissellement de l’averse. Ce fut, dans un éclair, toute sa
vie, toute sa joie qui passa. Miette sautait son mur, elle accourait, secouée
de rires sonores. Elle était là, il voyait sa blancheur dans l’ombre, avec
son casque vivant, sa chevelure d’encre. Elle parlait des nids de pies, qui
sont si difficiles à dénicher, et elle l’entraînait. Alors, il entendit au loin les
murmures adoucis de la Viorne, le chant des cigales attardées, le vent qui

255
soufflait dans les peupliers des prés Sainte-Claire. Comme ils avaient couru
pourtant ! Il se souvenait bien. Elle avait appris à nager en quinze jours.
C’était une brave enfant. Elle n’avait qu’un gros défaut : elle maraudait.
Mais il l’aurait corrigée. La pensée de leurs premières caresses le ramena à
l’allée étroite. Toujours ils étaient revenus dans ce trou. Il crut saisir le chant
mourant de la bohémienne, le claquement des derniers volets, l’heure grave
qui tombait des horloges. Puis le moment de la séparation sonnait, Miette
remontait sur son mur. Elle lui envoyait des baisers. Et il ne la voyait plus.
Une émotion terrible le prit à la gorge : il ne la verrait plus jamais, jamais.
– À ton aise, ricana le borgne ; va, choisis ta place.
Silvère fit encore quelques pas. Il approchait du fond de l’allée, il
n’apercevait plus qu’une bande de ciel où se mourait le jour couleur de
rouille. Là, pendant deux ans, avait tenu sa vie. La lente approche de la
mort, dans ce sentier où depuis si longtemps il promenait son cœur, était
d’une douceur ineffable. Il s’attardait, il jouissait longuement de ses adieux
à tout ce qu’il aimait, les herbes, les pièces de bois, les pierres du vieux
mur, ces choses que Miette avait faites vivantes. Et sa pensée s’égarait de
nouveau. Ils attendaient d’avoir l’âge pour se marier. Tante Dide serait restée
avec eux. Ah ! S’ils avaient fui loin, bien loin, au fond de quelque village
inconnu, où les vauriens du faubourg ne seraient plus venus jeter au visage
de la Chantegreil le crime de son père ! Quelle paix heureuse ! Il aurait
ouvert un atelier de charron, sur le bord d’une grande route. Certes, il faisait
bon marché de ses ambitions d’ouvrier ; il n’enviait plus la carrosserie,
les calèches aux larges panneaux vernis, luisants comme des miroirs. Dans
la stupeur de son désespoir, il ne put se rappeler pourquoi son rêve de
félicité ne se réaliserait jamais. Que ne s’en allait-t-il, avec Miette et tante
Dide ? La mémoire tendue, il écoutait un bruit aigre de fusillade, il voyait
un drapeau tomber devant lui, la hampe cassée, l’étoffe pendante, comme
l’aile d’un oiseau abattu d’un coup de feu. C’était la république qui dormait
avec Miette, dans un pan du drapeau rouge. Ah ! Misère elles étaient mortes
toutes les deux ! Elles avaient un trou saignant à la poitrine, et voilà ce qui
lui barrait la vie maintenant, les cadavres de ses deux tendresses. Il n’avait
plus rien, il pouvait mourir. Depuis Sainte-Roure, c’était là ce qui lui avait
donné cette douceur d’enfant, vague et stupide. On l’aurait battu sans qu’il
le sentit. Il n’était plus dans sa chair, il était resté agenouillé auprès de ses
mortes bien-aimées, sous les arbres, dans la fumée âcre de la poudre.
Mais le borgne s’impatientait ; il poussa Mourgue, qui se faisait traîner,
il gronda :
– Allez donc, je ne veux pas coucher ici.
Silvère trébucha. Il regarda à ses pieds. Un fragment de crâne blanchissait
dans l’herbe. Il crut entendre l’allée étroite s’emplir de voix. Les morts

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l’appelaient, les vieux morts, dont les haleines chaudes, pendant les
soirées de juillet, les troublaient si étrangement, lui et son amoureuse. Il
reconnaissait bien leurs murmures discrets. Ils étaient joyeux, ils lui disaient
de venir, ils promettaient de lui rendre Miette dans la terre, dans une retraite
encore plus cachée que ce bout de sentier. Le cimetière, qui avait soufflé au
cœur des enfants, par ses odeurs grasses, par sa végétation noire, les âpres
désirs, étalant avec complaisance son lit d’herbes folles, sans pouvoir les
jeter aux bras l’un de l’autre, rêvait, à cette heure, de boire le sang chaud de
Silvère. Depuis deux étés, il attendait les jeunes époux.
– Est-ce là ? demanda le borgne.
Le jeune homme regarda devant lui. Il était arrivé au bout de l’allée. Il
aperçut la pierre tombale, et il eut un tressaillement. Miette avait raison,
cette pierre était pour elle. Cy gist… Marie… morte. Elle était morte, le bloc
avait roulé sur elle. Alors, défaillant, il s’appuya sur la pierre glacée. Comme
elle était tiède autrefois, lorsqu’ils jasaient, assis dans un coin, pendant les
longues soirées ! Elle venait par là, elle avait usé un coin du bloc à poser
les pieds, quand elle descendait du mur. Il restait un peu d’elle, de son corps
souple, dans cette empreinte. Et lui pensait que toutes ces choses étaient
fatales, que cette pierre se trouvait à cette place pour qu’il pût y venir mourir,
après y avoir aimé.
Le borgne arma ses pistolets.
Mourir, mourir, cette pensée ravissait Silvère. C’était donc là qu’on
l’amenait, par cette longue route blanche qui descend de Sainte-Roure à
Plassans. S’il avait su, il se serait hâté davantage. Mourir sur cette pierre,
mourir au fond de l’allée étroite, mourir dans cet air, où il croyait sentir
encore l’haleine de Miette, jamais il n’aurait espéré une pareille consolation
dans sa douleur. Le ciel était bon. Il attendit avec un sourire vague.
Cependant Mourgue avait vu les pistolets. Jusque-là, il s’était laissé
traîner stupidement. Mais l’épouvante le saisit. Il répéta d’une voix éperdue :
– Je suis de Poujols, je suis de Poujols !
Il se jeta à terre, il se vautra aux pieds du gendarme, suppliant,
s’imaginant sans doute qu’on le prenait pour un autre.
– Qu’est-ce que ça me fait que tu sois de Poujols ? murmura Rengade.
Et comme le misérable, grelottant, pleurant de terreur, ne comprenant pas
pourquoi il allait mourir, tendait ses mains tremblantes, ses pauvres mains
de travailleur déformées et durcies, en disant dans son patois qu’il n’avait
rien fait, qu’il fallait lui pardonner, le borgne s’impatienta de ne pouvoir lui
appliquer la gueule du pistolet sur la tempe, tant il remuait.
– Te tairas-tu ! Cria-t-il.
Alors Mourgue, fou d’épouvante, ne voulant pas mourir, se mit à pousser
des hurlements de bête, de cochon qu’on égorge.

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– Te tairas-tu, gredin ! Répéta le gendarme.
Et il lui cassa la tête. Le paysan roula comme une masse. Son cadavre
alla rebondir au pied d’un tas de planches, où il resta plié sur lui-même.
La violence de la secousse avait rompu la corde qui l’attachait à son
compagnon. Silvère tomba à genoux devant la pierre tombale.
Rengade avait mis un raffinement de vengeance à tuer Mourgue le
premier. Il jouait avec son second pistolet, il le levait lentement, goûtant
l’agonie de Silvère. Celui-ci, tranquille, le regarda. La vue du borgne, dont
l’œil farouche le brûlait, lui causa un malaise. Il détourna le regard, ayant
peur de mourir lâchement, s’il continuait à voir cet homme frissonnant de
fièvre, avec son bandeau maculé et sa moustache saignante. Mais comme
il levait les yeux, il aperçut la tête de Justin au ras du mur, à l’endroit où
Miette sautait.
Justin se trouvait à la porte de Rome, dans la foule, lorsque le gendarme
avait emmené les deux prisonniers. Il s’était mis à courir à toutes jambes,
faisant le tour par le Jas-Meiffren, ne voulant pas manquer le spectacle de
l’exécution. La pensée que, seul des vauriens du faubourg, il verrait le drame
à l’aise, comme du haut d’un balcon, lui donnait une telle hâte, qu’il tomba
à deux reprises. Malgré sa course folle, il arriva trop tard pour le premier
coup de pistolet. Désespéré, il grimpa sur le mûrier. En voyant que Silvère
restait, il eut un sourire. Les soldats lui avaient appris la mort de sa cousine,
l’assassinat du charron achevait de le mettre en joie. Il attendit le coup de
feu avec cette volupté qu’il prenait à la souffrance des autres, mais décuplée
par l’horreur de la scène, mêlée d’une épouvante exquise.
Silvère, en reconnaissant cette tête, seule au ras du mur, cet immonde
galopin, la face blême et ravie, les cheveux légèrement dressés sur le front,
éprouva une rage sourde, un besoin de vivre. Ce fut la dernière révolte de son
sang, une rébellion d’une seconde. Il retomba à genoux, il regarda devant
lui. Dans le crépuscule mélancolique, une vision suprême passa. Au bout
de l’allée, à l’entrée de l’impasse Saint-Mittre, il crut apercevoir tante Dide,
debout, blanche et roide comme une sainte de pierre, qui de loin voyait son
agonie.
À ce moment, il sentit sur sa tempe le froid du pistolet. La tête blafarde
de Justin riait. Silvère, fermant les yeux, entendit les vieux morts l’appeler
furieusement. Dans le noir, il ne voyait plus que Miette, sous les arbres,
couverte du drapeau, les yeux en l’air. Puis le borgne tira, et ce fut tout ; le
crâne de l’enfant éclata comme une grenade mûre ; sa face retomba sur le
bloc, les lèvres collées à l’endroit usé par les pieds de Miette, à cette place
tiède où l’amoureuse avait laissé un peu de son corps.
Et, chez les Rougon, le soir, au dessert, des rires montaient dans la buée
de la table, toute chaude encore des débris du dîner. Enfin, ils mordaient aux

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plaisirs des riches ! Leurs appétits, aiguisés par trente ans de désirs contenus,
montraient des dents féroces. Ces grands inassouvis, ces fauves maigres, à
peine lâchés de la veille dans les jouissances, acclamaient l’empire naissant,
le règne de la curée ardente. Comme il avait relevé la fortune des Bonaparte,
le coup d’État fondait la fortune des Rougon.
Pierre se mit debout, tendit son verre, en criant :
– Je bois au prince Louis, à l’empereur !
Ces messieurs, qui avaient noyé leur jalousie dans le champagne, se
levèrent tous, trinquèrent avec des exclamations assourdissantes. Ce fut un
beau spectacle. Les bourgeois de Plassans, Roudier, Granoux, Vuillet et
les autres, pleuraient, s’embrassaient, sur le cadavre à peine refroidi de la
république. Mais Sicardot eut une idée triomphante. Il prit, dans les cheveux
de Félicité, un nœud de satin rose qu’elle s’était collé par gentillesse au-
dessus de l’oreille droite, coupa un bout du satin avec son couteau à dessert,
et vint le passer solennellement à la boutonnière de Rougon. Celui-ci fit le
modeste. Il se débattit, la face radieuse, en murmurant :
– Non, je vous en prie, c’est trop tôt. Il faut attendre que le décret ait paru.
– Sacrebleu ! S’écria Sicardot, voulez-vous bien garder ça ! C’est un
vieux soldat de Napoléon qui vous décore !
Tout le salon jaune éclata en applaudissements. Félicité se pâma.
Granoux le muet, dans son enthousiasme, monta sur une chaise, en agitant
sa serviette et en prononçant un discours qui se perdit au milieu du vacarme.
Le salon jaune triomphait, délirait.
Mais le chiffon de satin rose, passé à la boutonnière de Pierre, n’était pas
la seule tache rouge dans le triomphe des Rougon. Oublié sous le lit de la
pièce voisine, se trouvait encore un soulier au talon sanglant. Le cierge qui
brûlait auprès de M. Peirotte, de l’autre côté de la rue, saignait dans l’ombre
comme une blessure ouverte. Et, au loin, au fond de l’aire Saint-Mittre, sur
la pierre tombale, une mare de sang se caillait.

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© Sercib-Ligaran 2021

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