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BŒLlOTHÈQUE UNIVERSELLE

ET

MAI rgzs
François MAURIAC . Le Jeune Homme.
Rainer Maria RILKE Sur des œuvres de Rodin.
Johan BOJER . Pêcheurs.
Emile HENRIOT Vivant Denon.

LES CHRONIQUES NATIONALES


Thomas GREENWOOD Angleterre (Les revirements de l'An-
gleterre).
Petco STAINOV Bulgarie (Le Bolchévisme en Bul-
garie).
Salvator de MADARIAGA Espagne (Ramon Maria del Valle
Inclan}.

LA CHRONIQUE INTERNATIONALE
G. de REYNOLD . . Le problème de la langue interna-
tionale, I.
Pierre de CouBERTIN Sport (Les sanatoriums pour bien-
portants).
Rmnarques.
Les livres (Emmanuel BDSNZOD, Alùo DAM!, G. MAURY).

GENEVE
RÉDACTION ADMINISTRATION
I, PROMENADE DU PIN, I PAYOT & Oe, z, MOLARD

Prix du numéro : Suisse, Fr 2.50 ; Etranger, Fr. 3--


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Cette force inemployée dont un jeune homme surabonde,
le plaisir l'use. Ils courent au plaisir, ces pauvres enfants.
La débauche les prend par vols immenses. Ils s'y abattent
comme sur un marais les canards sauvages : ce sont souvent
les meilleurs qui s'y perdent. Les garçons pratiques, calcula-
teurs, jettent leur gourme avec discernement ; ils gardent
de la mesure jusque dans l'excès ; ils organisent leur
désordre.
l'tien de si dangereux que la noblesse dans un jeune être
livré au plaisir ; le mépris d'une belle âme pour le monde et
son dégoût de la vie, c'est cela qui souvent la précipite aux
abîmes. Il y a quelquefois chez des garçons effrénés, un affreux
courage, la plus tri;:;te témérité. Il leur aurait fallu moins de
détachement, moins de désintéressement. Dans un bar, entre
tous les noceurs subalternes, j'aime discerner ces enfants
égarés, ces âmes excessives qui dépensent à se perdre la force
infinie dont ils eussent pu se servir pour se contraindre.
Comment échapperaient-ils à ce dilemme: ou choisir, mais se
diminuer - ou ne pas choisir, mais se détruire ~ Existe-t-il
un choix qui ne diminue pas, un renoncement qui nous enri-
Dhisse ~ Ce fut le f.ecret des mystiques.
1
514 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE ET REVUE DE GENÈVE

Qutlques-uns dépensent leur force à cette victoire sur


eux-mêmes. Voir dans la jeunesse l'âge de la sainteté n'eet
pas un paradoxe. Souvenez-vous: c'est environ la vingtième
année que vous aimiez vous tracer des règlements, toujours
violés ::ans doute ; mais le souci survivait à toutes les défaites
d'organiser votre vie intérieure.
La pudeur est moins rare qu'on n'imagine dans l'adolescence
masculine. Qui se risquerait à écrire l'histoire des débuts
amoureux, s'il arrivait à obtenir les confidences des jeunes
gens, n'entendrait parler que de froissements, de dégoûts ....
Jusqu'à de jeunes mariés qui m'ont fait l'aveu d'avoir été
scandalisés : Daphnis plus que Chloé a souvent le sens de la
mesure, le goût de la retenue. Je me souviens, après l'armis-
tice, de bals où des garçons farouches, encore harnachés
pour la guerre, suivaient d'un œil grave, sévère peut-être,
les femmes demi-nues. C'est l'Hippolyte éternel que la frénésie
de Phèdre repousse.
Avant la vingtième année, le passé est .trop léger pour nous
écraser de son poids, le temps n'a, pas forgé encore les chaînes
de nos habitudes. Voici l'époque où se prennent aisément
les partis héroïques. J'ai vu à la Trappe de Septfons, ou chez
les Dominicains du Saulchoir, des novices adolescents:
Dieu profite peut-être du temps de leur jeunesse pour attirer
ceux qu'il a choisis. Rien de si rare que ce qu'on appelle:
vocation tardive. C'est dans l'adolescence que la chasteté
para,ît facile à quelques-uns : la bête est engourdie encore.
Un jeune être est si débordant de sa force spirituelle qu'il
en ignore la limite. Il renonce, il meurt sans désespoir, il est
détaché- ou plutôt il n'a pas eu le temps de s'attacher.

"'
* *

Faisons attention qu'il y a peut-être quelque chose de


changé : les nouveaux venus jugent que leurs aînés abusèrent
du sacrifice; c'est une opinion très répandue parmi les garçons
de vingt ans. Ils ont été attentifs à ce que des maîtres leur
ont répété contre le romantisme : la lutte contre le romantisme
a donné des fruits inattendus .... Il est si facile de confondre
LE JEUNE HOMME 515

romantisme et désintéressement - facile et commode. Tout


ce qui est exagéré les dégoûte ; ceux-là ne perdront pas pied.
Sans doute les littératures de toutes les époques nous
montrent des jeunet' hommes passionnés pour la réussite -
la plupart n'ont jamais attendu la fin de leur vie, comme le
voudrait Pascal, pour travailler à leur avancement. Mais il
semble que les nouveaux venus soient plus pressés : ils
commencent par l'ambition et ne la séparent pas de l'amour.
C'est vrai qu'ils ont, plus que nous au même âge, besoin
d'argent de poche : ille ur faut gagner leurs cocktails de chaque
soir. Quel luxe aujourd'hui que d'être un étudiant! Travailler
et payer pour travailler ! <<Le prix de tout)) ne va pas sans
rendre les garçons d'aujourd'hui moins chatouilleux que leurs
aînés sur le chapitre des cadeaux dont une femme songe à
combler son ami .... Les mœurs de la Fronde semblent renaître.
Lorsqu'une dame a le caprice ruineux de vouloir souper chez
Ciro, il arrive que son chevalier règle l'addition avec le billet
qu'elle lui a glissé sous la nappe. Huit jours de passion et de
champagne au N égresco, quel garçon de vingt ans y pourrait
faire face ~ Ainsi le « coût de la vie )) assouplit le « code d'hon-
neur n.
Pourtant gardons-nous d'opposer une génération à une
autre ; rien de si vain que de parler d'une génération ainsi
que d'une personne. Que prétendez-vous détacher de ce flot
mouvant ~ I~a jeunesse est un dieu aux millions de visages :
chaque faiseur d'enquêtes en obtiendra les réponses qu'il
désire. A peine oserons-nous risquer des affirmations de ce
genre: les jeunes gens d'aujourd'hui désirent d'abord une
auto, - un garçon sans auto se croit châtré - , en dépit du
sport, beaucoup d'obèses parmi eux : ils ne marchent plus,
ils roulent.

***

L'amour se fortifie des obstacles qui s'opposent à son désir;


mais combien de jeunes hommes n'ont plus même le loisir
de désirer ni de sentir leur soif ! Ils prennent le pli de mépriser
ce qu'ils trouvent par terre et rien qu'en se baissant. Crébillon
516 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE ET REVUE DE GENÈVE

fils raconte que, dans sa jeunesse, un homme, pour plaire,


n'avait pas besoin d'être amoureux; dans des cas pressés,
on le dispensait même d'être aimable. Trop de femmes ont
gardé ces méthode& : elles élèvent leurs jeunes amants si mal
qu'il devient chaque jour plus urgent que l'Académie consacre
les mots M uffle et M ufflerie. Ayez pitié de ces garçons :
ils voudraient aimer, on ne leur en laisse pas le temps.
Ceci encore les éloigne de l'amour: ils sont vaniteux et
timides. Leur vanité les persuade qu'un échec déshonore ;
et leur timidité achève de les diriger sur des proies faciles ;
alors que là où ils eussent trouvé plus de résistance, ils eusoent
peut-être inspiré et ressenti cet amour qui dépasse le désir.
En amour, comme dans tous les arts, quel péril que la faci-
lité !
Bussy-Rabutin ne pouvait souffrir sa maîtresse tant elle
l'aimait. N'empêche que la jeunesse tient à son pouvoir
de torturer : elle se plaint des esclaves qu'elle traîne après soi
et dont le poids l'embarrasse, mais les regrette dès qu'ils
se libèrent : ces victimes témoignaient de sa puissance.
Etre jeune, c'est n'être jamais seul; c'est être épié, cerné
de mille désirs, entendre autour de soi craquer les branches.
Le jour que tu ne perçois plus la respiration du désir à l'affût,
que tu découvres dans ta vie un silence inconnu, reconnais
que la jeunesse s'est retirée de toi. Barbey d'Aurevilly disait
que l'homme est solitaire dès qu'il n'a plus vingt-cinq ans.

***

Jeunes gens, race éphémère! En amour, il n'est point de


victime qui ne soit assurée d'être vengée. Chacun de nous est
pour la jeunesse un lieu de passage: elle nous traverse et nous
sommes encore tout embrasés de sa flamme qu'elle n'est
déjà plus là. Heureux celui dont cette flamme a consumé les
passions et qui accepte d'attendre la mort, accroupi sur leurs
cendres. Mais beaucoup d'hommes, après que la jeunesse les
a traversés et dépassés, se retrouvent avec le même cœur,
la même avidité, sans qu'il leur reste aucun espoir terrestre
de rassasiement.
LE JEUNE HOMME 517

Un être encore jeune peut être encore aimé sans doute, -


mais il ne choisit plus.
Malheur à celui qui dans les jours de l'abondance amoureuse
ne s'est pas assuré d'un cœur fidèle, d'un de ces attachements
contre lequel le temps ne prévaut pas.
L'amertume du jeune homme, la dureté qu'il montre à ses
victimes, cela vient aussi de ce qu'il se persuade que c'est
un reflet qu'on aime en lui, le mouvant fleuve de feu qui le
traverse: sa jeunesse enfin - et non ce que son être recèle
de permanent, d'éternel.
Certains jeunes hommes ont conscience d'être un lieu de
passage et ne perdent jamais le sentiment de cette fuite,
de cet écoulement de la jeunesse à travers eux. Ils se sentent
vieillir à chaque instant ; chaque seconde les mine comme une
petite vague. Tout le romantisme ne fut que l'obsession de
jeunes dieux qui se savaient périssables 6t qui n'acceptaient
pas que le temps pût venir de faire la retraite : les poètes
modernes se sont-ils jamais interrompus de hurler à la mort ?

***

Et pourtant le don de poesie, dans un homme, c'est sa


jeunesse survivante, - sa jeunesse plus forte que le temps.
Verlaine, quand Rimbaud l'emmène, est le poète que sa
jeunesse tire par les cheveux comme ferait un démon.
L'horrible et sublime destin de Baudelaire, de Verlaine,
de Rimbaud tient dans le don effrayant de ne pouvoir vieillir.
Autour d'une âme adolescente et pleine de désirs, leur, corps
seul se défaisait.
Le plus souillé des poètes, s'il est un vrai poète, mérite
toujours que nous répétions ce que Lamartine écrivait du
jeune Musset : << Il était innocent de tout ce qui diffame une
vie; il n'avait pas besoin de pardon, il n'avait besoin que
d'amitié».
518 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE ET REVUE DE GENÈVE

Qui est le plus fou de Narcisse adorant sa fuyante jeunesse


ou de l'amant attaché à la jeunesse d'autrui ? Voilà bien 1~
même corps qui fut ton tourment et ta joie; tu le retrouves
après une année : c'est lui et -ce n'est plus lui ; un reste de
jeunesse l'embellit encore et réveille en toi un reste d'amour.
Tout l'effort de l'homme civilisé tend à prolonger le plaisir
d'amour au delà de la jeunesse: jamais nous ne vîmes à la
scène tant de vieillards être aimés ; et ce penchant des très
jeunes hommes pour les femmes expertes et déclinantes est
un sujet qui plaît aux femmes de lettres lorsqu'elles ont atteint
l'âge de la gloire.
Il s'agit pour l'homme de retrouver dans la tristesse de ses
derniers plaisirs, le goût de son ardeur juvénile. Bien peu
d'hommes qui n'aient été, quelques heures, quelques jours,
cet Adonis songeur au bord de l'eau et dont Cythéré fait sa
proie;- et tout le reste de leur vie, ils l'usent à des simulacres
de ce bonheur furtif. Ce ne leur serait pas trop d'une éternité
pour revivre en imagination cette joie éphémèœ. Pardonnez
à ce vieillard sa fin dégoûtante : il se donnait l'illusion d'être
jeune, il revivait des scènes de sa jeunesse. Qui souille le
printemps ? Mais tout souille l'automne.
Dieu merci, la plupart des hommes en proie aux besognes
de l'âge mûr oublient leur printemps et ne se souviennent
pas des cieux.

***

Barrès dit de la jeunesse que c'est le temps où nous avons


le goût d'admirer, de nous humilier. Mais le jeune homme ne
contente pas ce goût dans l'amour: en amour, il est d'abord
vaniteux, et le plus sincère, sur ce chapitre, montre une hâble-
rie comique. N'ajoutons foi qu'avec prudence au récit de
leurs prouesses ; il en est bien peu qui avouent leurs échecs,
leurs fiascos, - bien peu qui ne se soient parés, aux yeux de
la galerie, du prestige des fausses victoires. Tel mourra sans
avoir jamais cru que sa Voisin (et tout ce qu'une Voisin
dernier cri signifie) ait été pour beaucoup dans ses réussites
sentimentales. Il aura dissipé une fortune sans mettre une
LE JEUNE JIOl\IME 519

seconde en doute qu'il ait été chéri pour lui-même. On s'ex-


pliquerait mal une telle innocence, s'il n'existait presque
toujours, au début de ces carrières amoureuses, un cas de
vrai désintéressement féminin : ceux surtout dont le premier
amour fut le dernier amour d'une femme à son déclin et
qui ont eu le bénéfice de cette prodigalité suprême d'un cœur,
emportent à travers la vie la marque d'un tel don: ce sont les
optimistes de l'amour. Dans toutes les femmes, ils retrouvent
un reflet de ce soleil couchant qui savamment, maternellement
les éveilla.

,.
:~ *

«Ai-je passé le temps d'aimer ? >> Nous avons tous jeté


au destin, vers le milieu de notre vie, cette interrogation
du Fabuliste. Balzac, dans Béatrix, remarque " comme nous
soumettons souvent nos sentiments à une volonté, combien
nous prenons une sorte d'engagement avec nous-mêmes, et
comme nous créons notre sort : le hasard n'y a certes pas
autant de part que nous le croyons "· Nul doute que dans la
jeunesse, cette volonté d'aimer, ce parti pris de remettre,
en des mains étrangères, notre douleur et notre joie, atteigne
son paroxysme. Nous cherchons le gouffre pour nous y jeter.
Au déclin de sa jeunesse, qui n'a éprouvé, devant une femme,
qu'il suffirait de s'approcher, pour être pris; mais nous ne
voulons plus souffrir ; et puis trop de liens nous retiennent :
souvent nous avons posté autour de nous toute une famille,
femme, enfants - gardiens vigilants et bien-aimés. Mais le
jeune homme, solitaire, détaché, mal retenu par ce qui subsiste,
dans le monde moderne, d'autorité paternelle et de contrainte
sociale, court au ieu et ne souhaite rien autant que de brûler.
Il pousse l'éternel cri romantique: « Levez-vous orages
désirés ! n Plus tard, il tournera encore autour d'un beau
corps, il hésitera une seconde et passera au large.
520 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE ET REVUE DE GENÈVE

Beaucoup de femmes redoutent la jeunesse de l'homme:


ce sont les prudentes. Elles ont appris, quelquefois à leurs
dépens, que la jeunesse est dévoratrice, que l'amour du jeune
homme consume son objet.
C'est d'abord pour son indiscrétion, pour sa vantardise
qu'elles le fuient,- pour cette vanité, pour cette coquetterie
de petit maître, pour cette férocité maniaque de chasseur
soucieux d'abattre du gibier et de pouvoir dire « qu'il a eu
des femmes ». Un trè•s jeune homme, une femme le connaît
parce qu'elle se connaît; un très jeune homme est proche
parent des femmes : ce sont les mêmes griffes.
Une femme experte sait qu'il exiEte des jeunes hommGs
d'une autre sorte et dont la candeur amoureuse est adorable
(il y a leur fougue aussi). Mais ceux-là exposent leur maître5se
à un autre péril : ils exigent trop de ce qu'ils aiment ; la
chute de l'objet aimé est d'autant plus profonde qu'ils l'avaient
érigé sur un plus sublime autel ; leur idéalisme déçu a de
terribles retours. Plus tard, aux approches de la quarantaine,
ils sauront de quoi se compose l'amalgame que nous appelons
amour. C'est l'âge où une femme ne peut plus nous surprendre
qu'heureusement : nous nous attendons à tout. Etre aimé
nous semble alors un inespéré bonheur. La vertu de prudence,
la peur du ridicule, tout ce savoir-vivre si durement acquis
nous apprend à nous taire, émousse en nous le sens de l'indi-
gnation; la femme aimée ne risque plus de nous être un objet
de scandale. Le quadragénaire comprend, ferme les yeux,
feint de n'avoir rien vu. Et c'est pourquoi il lui arrive d'en-
tendre cette parole consolante: «Un homme ne m'intéresse
qu'à partir de trente-cinq ans ».

* * *

Beaucoup de garçons, même qui n'ont aucun autre goût


saugrenu, n'aiment guère les femmes. La nature n'a pas
besoin d'amants et elle en produit bien moins qu'on n'imagine.
Il faut le désœuvrement des gens du monde, la vie du monde
et tout ce que signifie, depuis 1'âge du jazz, le mot de frotte-
ment ; il faut l'universelle excitation des livres, des spectacles
LE JEUNE HOlliME 521

(jusqu'aux murs qui crient par mille affiches) pour incliner


à l'amour des enfants qui aiment mieux donner des coups de
pied dans un ballon ou échanger des coups de poing avec des
camarades et qui préfèrent le gant de crin à toute caresse.
Dans le peuple, ceux qui sont nés pour l'amour en font profes-
sion et en vivent à la face du ciel ; les autres épousent une
femme pour des raisons que l'amour ne connaît -pas: une
femme très laide a plus de chance d'être épousée dans le
peuple que dans le monde. Les gens du peuple, dont l'amour
n'est pas la vocation, ne feignent non plus d'exiger de la
femme une beauté qu'ils sauraient à peine discerner. Ivlais
dans le monde, le dernier avorton a les exigences de don Juan.

***

L'amour dont nous parlons sans cesse à vingt ans, ce n'est


souvent que dans le milieu de notre vie qu'il se révèle à nous
et que nom. connaissons enfin sa brûlure. Une jeunesse saine
se suffit à soi-même au point de ne pas éprouver ce besoin
de s'accroître, ce désir rle se prolonger dans autrui, qu'est
l'amour.
Aimer, peut-être est-ce un signe d'appauvrissement et
d'anémie. Nous cherchons du secours hors de nous-mêmes;
mais ces garçons athlétiques, pleins de sang, équilibrés, qui
ne rêvent jamais, n'ont besoin de personne; pour eux amour
se confond avec hygiène, ou avec débauche. La passion, cet
appétit forcené, cette impuissance à vivre détaché d'un autre
être, comment la conn:ûtrait-il, ce garçon satisfait de son
corps, dévoué à chacun de ses muscles, béat, grotesque à
force de complaisance et de satisfaction ? Ce qu'il appelle
aimer, c'est chérir son propre reflet dans les yeux de sa maî-
tresse ; il est amoureux de son pouvoir, de sa puissance ; cela
l'intéresse de savoir jusqu'où il peut faire souffrir; il exige
à portée de sa main, un témoin docile, cette esclave, ce signe
vivant de sa domination ; il préfère une femme déjà mûre,
plus soumise, plus asservie; mais comme nous n'adorons
jamais que la jeunesse, il adore la sienne, ce "Chéri>> des
femmes à leur déclin.
.022 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE ET REVUE DE GENÈVE

Il souffre d'une résistance qu'il rencontre comme d'un


signe de dépérissement et alor'l se pique au jeu, s'irrite ;
telles sont les souffrances amoureuses de nombreux jeunes
hommes : inquiétude touchant leur pouvoir, amour-propre,
vanité blessée.
Le jour où la jeunesse enfin se détache de nous, c'est alors
que la reconnaissant sur d'autres visages, nous commençons
d'avoir besoin d'autrui : appauvris, noua cherchons hors de
nous ce que nous avons perdu.
Si tant de jeunes êtres ont subi la passion dès leur adoles-
cence, c'est peut-être que malades et de sang pauvre, ils ne
connaissent pas, en dépit de leur âge, la plénitude enivrante
de la vingtième année, mais qu'ils ont besoin de s'accroître,
de s'enrichir, - race de lierres qui s'attachent et se nourris-
sent aux dépens de ce qu'ils embrassent.

** *

La race des lierres, il arrive qu'elle détruise les arbres les


plus vigoureux. Ce vers comique de Coppée : << Il se mourait
du mal des enfants trop aimés )) on peut lui prêter un sens
assez tragique. Ces enfants qui se laissent aimer, qui croient
ne rien donner et tout recevoir, l'amour qu'ils inspirent aux
autres le& use plus sûrement que s'ils étaient eux-mêmes
amoureux. Une femme s'assure 1,me longue domination sur
un jeune être grâce aux pires complaisances : elle éveille en
lui des goûts que ce sera sa force d'être seule à pouvoir satis-
faire.
Tout compte fait, peut-être est-il moins dangereux d'aimer
que d'être aimé. Nous avons tous été pétris et pétris par ceux
qui nous ont aimés et, pour peu qu'ils aient été tenaces, nous
sommes leur ouvrage, - ouvrage que d'ailleurs ils ne recon-
naissent pas et qui n'est jamais celui qu'ils avaient rêvé.
Pas un amour, pas une amitié qui n'ait traversé notre destin
sans y avoir collaboré pour l'éternité.
Ce jeune homme, qui s'ignore soi-même, étudie son reflet
dans les cœurs de ses victimes et, tant bien que mal, s'y
conforme: il finit par acquérir les vertus qu'on lui prête.
LE JEUNE HOMME 523

Il en acquiert d'autres qu'on ne lui prête pas mais dont son


métier d'être aimé lui rend la pratique nécessaire.
Etre aimé, c'est être épié : ainsi le garçon le plus franc
dissimule et devient habile à donner le change. Etre aimé,
c'est recevoir un tribut régulier d'adorations, - et le moins
fat y gagne une aisance, une assurance dont toute sa vie, il
gardera le bénéfice. Enfin l'amour n'est pas toujours aussi
aveugle que le monde croit: être aimé, c'est faire souffrir -
faire souffrir c'est arracher parfois à l'être que nous torturons
et qui, vivant suspendu à notre vie, nous connaît mieux que
nous ne nous connaissons nous-mêmes, ces paroles révéla-
trices et qui nous éclairént jusqu'au fond. Celle que nous
aimons en nous touche le fond et nous oblige à le toucher.

* **
Le goût d'admirer et de s'humilier, c'est dans la littérature
et non en amour que beaucoup de jeunes hommes l'assouvis-
sent. Il n'est rien de tel qu'une jeune revue pour s'en donner
le divertissement. Quel garçon ne pourrait redire avec l'Abbé
Barthélemy, auteur du Jeune Anacharsis : '' Le profond respect
pour les gens de lettres, je le ressentais tallement dans ma
jeunesse, que je retenais même les noms de ceux qui envoyaient
des énigmes au Mercure. n Mais les jeunes gens élèvent leurs
idoles sur de tels pavois, qu'ils ne sauraient les en descendre
sans les briser. Les éreintements ne sont d'ailleurs le plus
souvent, dans leurs revues, que de grands amours retournés.
Quel auteur n'avouerait qu'il ne tient à aucun suffrage
autant qu'à ceux des jeunes gens ~ Et certes leur applaudis-
sement ne doit pas suffire à nous donner confiance. C'est
un signe pourtant.
La jeunesse attire la jeunesse : le génie est une jeunesso que
les jeunes gens découvrent d'instinct. Sur une pauvre terre
aride où le monde était passé sans rien entendre ils surprennent
un bruit de source et s'agenouillent. Les pires apparences ne
les détournent pas de mettre à jour l'eau merveilleuse, ni
de boire.
C'est la jel,lnesse qui malgré les Sorbonnes et les Académies,
a imposé un Baudelaire, lill Rimbaud. Aujourd'hui encore,
524 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE ET REVUE DE GENÈVE

les manuels de littérature nomment à peine ces poètes et ceux


qui leur ressemblent ; mais l'adoration tenace des jeunes
gens a prévalu contre le dédain des professeurs.
Le cadavre d'un grand écrivain peut être salué par les
corps officiels ; il peut réconcilier autour de sa gloire les partis
politiques ; r~cevoir les adorations de toutes les nations du
monde ; si l'amour des jeunes gens s'est retiré de lui, que
cette pompe paraît sinistre !
Mais vous qui écrivez, n'espérez pas de capter la jeunesse
par des flatteries, ni de l'attirer par le goût que vous avez
d'elle. Barrès, chéri des jeunes gens même quand ils le maudis-
saient, ne fut point si soucieux de leur plaire qu'on l'a prétendu.
Rappelez-vous son terrible : << Eh bien, qu'est-ce que vous
faites ? '' dont il nous saluait, sans même feindre d'avoir lu
nos livres.

* * *
Après trente ans, aimons-nous encore la poésie, où nous
souvenons-nous de l'avoir aimée ?
Il n'est rien de si émouvant que d'entendre un garçon
d'aujourd'hui parler de Rimbaud.
C'est à vingt ans que des garçons se réunissent et passent
une soirée à lire des poèmes inlassablement. Ils s'en récitent
les uns aux autres jusque dans la rue. Qui ne se rappelle
ces camarades tout bourdonnants de vers, - entourés de
strophes comme d'abeilles une ruche ? Auprès de Barrès,
Jules Tellier joua ce rôle de récitant, et nous, nous nous rap-
pelons André Lafon, et surtout Jean de la Ville, qui portaient
aussi en eux tous les poètes « pareils à des dieux bien-aimés ».
Au bureau, à la caserne, dans les rues glacées, les jeunes
êtres se défendent contre le réel : comme un Dieu appellerait
des légions d'anges, ils suscitent, pour se protéger, des poèmes
immortels.
Parmi les garçons de vingt ans, combien recherchent cet
état de transes, cet état de grâce de la poésie! L'exaltation
est leur domaine ; ils ne se fatiguent pas de planer ; vivre
pour eux, c'est transposer la vie. Dangereuse lutte contre
les apparences où, près de succomber, le jeune poète risque
d'avoir recours à ce qui enivre. à ce qui stupéfie.
LE JEUNE HOMME 525

* * *

Quand nous voulons nous souvenir de nos camarades qui


vécurent dans cet état de grâce lyrique, nous ne pouvons
penser qu'à des morts, comme si aucun d'eux n'avait survécu,
comme si leur enchantement eût été le signe infaillible qu'ils
étaient choisis d'avance par le destin. Peut-être est-elle née
d'une réalité, l'ancienne croyance touchant les jeunes morts
chéris des dieux. La vie rejette ceux qui ne s'adaptent pas.
Race nombreuse des inadaptés ! Frise sacrée, à travers les
siècles, des jeunes héros vaincus, où si nous nous attachons
d'abord à tel visage glorieux comme celui de Maurice de
Guérin, chacun de nous a bientôt fait de reconnaître ses amis
particuliers. Et sans doute la guerre allongea démesurément
cette procession funèbre. Mais qui de nous, songeant à tel
ami « mort au champ d'honneur n, n'a eu parfois la pensée
que, même sans la guerre, il n'aurait pas vécu ? La mort
était leur vocation évidente, la jeunesse le seul climat hors
duquel ils ne pouvaient que périr.
En revanche beaucoup ont survécu, semble-t-il, contre
leur destinée; impossible d'imaginer Musset sous les traits
d'un homme de quarante-sept ans, tel qu'il devait être l'an-
née de sa mort. Non: il aurait pu se survivre un siècle encore,
il nous apparaîtrait toujours tel que le vit Lamartine chez
Charles Nodier: « ... nonchalamment étendu dans l'ombre,
le coude sur un coussin, la tête supportée par sa main, sur
un divan du salon obscur.. C'était un beau jeune homme
aux cheveux huilés flottant sur le cou, le visage régulièrement
encadré dans un ovale un peu allongé, et déjà aussi un peu
pâli par les insomnies de la muse. n
De même Rimbaud, dans les années qu'il vécut au Harrar,
parut avoir oublié le témps de sa vraie vie - qui aurait dû
finir avec son adolescence. Il s'évade hors du monde et de
lui-même, se consume dans un climat atroce, ne se retrouve
que sur un lit d'hôpital visité par les anges.

* * *
526 BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE ET REVUE DE GENÈVE

Des êtres d'exception ? des monstres ? Il n'est pas de


monstres; nous ne sommes pas si différents d'eux. A beaucoup
d'entre nous, le destin propose la même énigme qu'à ces
tristes frères. Au moment d'atteindre l'âge qui est le milieu
de la vie, cette seule question renferme pour nous toutes les
autres : que ferons-nous du jeune homme que nous fûmes ?
J'avais tort d'accorder aux seuls êtres de génie ce don de la
jeunesse immarcessible : non, non ; si dénués que nous soyons,
elle survit à notre grâce juvénile, à notre gentillesse que le
monde aimait. Il n'y a nulle correspondance entre notre
déchéance physique et notre cœur qui ne vieillit pas. Pour
que toutes les cellules de notre corps soient renouvelées, s'il
est vrai qu'il suffit de sept années, n'espérez pas que votre
cœur épouse le rythme de cette destruction.
Les plus favorisés ont connu dans leur jeunesse ce délicieux
équilibre entre le désir de leur cœur et la puissante beauté
de leur corps ; ils désiraient et ils plaisaient, ils inspiraient
d'abord ce même amour dont ils avaient soif. Aussi loin que
leur jeune passion les entraînât, une certaine grâce de leur
corps appelait le pardon. Mais dès que l'accord est détruit,
et que nous n'avons plus, si j'ose dire, le visage de notre cœur,
il s'agit pour nous de mûrir.
Mûrir, c'est accepter de vivre comme si nous possédions
un cœur aussi usé que notre visage ; c'est dresser ce cœur
à marquer le pas. Maturité, savante hypocrisie! Non qu'il
nous soit nécessaire d'inventer un masque ; nous possédons
ce masque : notre corps même, ce vieux corps épaissi ou
desséché, dont aucun geste public ne trahit le jeune cœur
qu'il recèle.
Mais il est là tout de même, ce jeune cœur, tapi dans l'hom-
me de cinquante ans ; elle dort, cette bête sous la neige,
défendue par une couche épaisse et durcie ; et parfois, réveillée,
sa puissance pour désirer et pour souffrir nous terrifie ;
de sorte que ce n'est plus comme à Sparte l'enfant dont un
renard caché dévore le ventre, c'est l'homme mûr, l'homme
déclinant, le vieillard, qui dissimulent dans leur chair une
jeune bête insatiable.

FRANÇOIS MAURIAC.

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