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Du contre-pouvoir

DU MÊME AUTEUR

Chez le même éditeur

Malgré tout. Contes à voix basse des prisons argentines, 1982.


Transferts. Argentine, écrits de prison et d’exil, en collaboration avec Francisco
Sorribès Vaca, 1983.
Utopie et liberté. Les droits de l’homme : une idéologie ?, 1986.
Critique du bonheur, en collaboration avec Édith Charlton, 1989.
Cette douce certitude du pire, en collaboration avec Édith Charlton, 1991.
Penser la liberté. La décision, le hasard et la situation, 1994.
Le Pari amoureux, en collaboration avec Dardo Scavino, 1995.
Pour une nouvelle radicalité, en collaboration avec Dardo Scavino, 1997.
La Fabrication de l’information. Les journalistes et l’idéologie de la communi-
cation, en collaboration avec Florence Aubenas, 1999.
Résister, c’est créer, avec Florence Aubenas, 2002.
Les Passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale, avec Gérard Schmit,
2003 ; nouvelle édition, 2006.
La Fragilité, 2004 ; nouvelle édition, 2007.
Connaître est agir. Paysages et situations, avec Angélique del Rey, 2006.
Éloge du conflit, avec Angélique del Rey, 2007.

Chez d’autres éditeurs

Peut-on penser le monde ? Hasard et incertitude (en collaboration avec


Herman Akdag et Claude Sekroun), Éditions du Félin, Paris, 1997.
Parcours. Entretiens avec Anne Dufourmentel, Calmann-Lévy, Paris, 2001.
Che Guevara : du mythe à l’homme, Bayard, Paris, 2003.
Abécédaire de l’engagement, Bayard, Paris, 2004.
Plus jamais seul. Le phénomène du portable, avec Angélique del Rey, Bayard,
Paris, 2006.
Miguel Benasayag
Diego Sztulwark
Du contre-pouvoir

Préface inédite
de Miguel Benasayag

Traduit de l’espagnol par Anne Weinfeld


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Préface à l’édition de 2002

par Miguel Benasayag

L’idée de ce livre est partie d’un manifeste que j’avais


écrit, en 2000, dans la perspective d’une importante réunion
à laquelle Diego et moi devions participer à Buenos Aires.
Devaient s’y retrouver des gens qui occupaient collective-
ment des terres depuis des années, des artistes, des militants
étudiants et de quartier : une diversité représentative des
mouvements de type nouveau qui émergent depuis quelques
années des deux côtés de l’Atlantique. L’objet de la réunion
était précisément de tenter de mieux cerner la « nouvelle
radicalité » de ces mouvements, leurs points communs et
leurs différences. En somme, nous nous demandions
comment penser notre action.
Ce livre est né de cette réflexion. Il ne s’agissait pas
d’écrire un texte théorique ou académique, mais de répondre
à ce que nous ressentions comme une véritable urgence :
formuler quelques hypothèses de base, à la fois théoriques
et pratiques, permettant de mieux « lire » nos actions dans
leur diversité. Et, en même temps, de comprendre pourquoi
tant de gens, dans le monde entier, s’engageaient dans ce
type de mouvements, sans les considérer pour autant comme

V
des avant-gardes ou des modèles – ce qui est en soi une
nouveauté.
Aujourd’hui, c’est une évidence : il existe depuis 1994
une véritable contre-offensive populaire, progressiste si on
préfère, et cela au niveau mondial. Évoquons seulement les
centres sociaux en Italie, les mouvements des « sans terres »
en Amérique latine, l’affirmation des cultures et des nations
indiennes au Chaparé, les mouvements des « sans » en
France et en Europe… C’est une myriade innombrable
d’expériences qui se développent dans des « laboratoires
sociaux » grandeur nature.
Mais il est tout aussi évident que ces initiatives dans la
durée, très diverses dans leurs formes d’action et d’organi-
sation, échappent aux grilles classiques d’analyse des
mouvements sociaux. Elles comportent trop d’éléments
« atypiques », en rupture avec les formes d’action clas-
siques qu’elles ne contestent d’ailleurs pas et que, peut-être,
elles dépassent. Ce qui, au passage, contribue à brouiller
leur image. Or, l’absence de visibilité, de « lisibilité », d’un
mouvement est toujours un handicap puisque, à l’inverse, sa
compréhension par le plus grand nombre est en même temps
une garantie (certes partielle) de sa non-réversibilité.
D’où l’ambition de ce travail, visant à favoriser cette
compréhension.
À la différence des militants « classiques », qui fonction-
nent trop souvent comme si leurs orientations relevaient de
dogmes révélés, nous pensons qu’il faut aborder l’étude de
ces mouvements et pratiques rebelles en adoptant le point de
vue ouvert du chercheur engagé : certes, les hypothèses et
les lignes directrices qui les inspirent servent à baliser les
voies empruntées par des individus, des groupes et des
peuples cherchant à avancer vers l’émancipation, vers la
justice ; mais ces « lignes » ne sont pas des fins en soi.
L’objectif de la nouvelle radicalité est bien l’émancipation,
et non pas la survie de structures politiques ou la fidélité à la
« ligne » de l’organisation.

VI
Cela semble aller de soi, mais nous savons que ce n’est
pas si clair pour les militants traditionnels qui s’accrochent à
leurs petits appareils politiques comme des moines trem-
blants de peur à l’idée de se lever et de sortir des rails, tandis
que l’Histoire suit son cours sur le trottoir d’en face.
Il existe donc une véritable effervescence, les expériences
émancipatrices sont multiples et se développent ici et là de
manière spontanée. Mais il faut reconnaître qu’aujourd’hui,
de nombreux amis craignent que cette dispersion du mouve-
ment contestataire ne représente un vrai danger. Et ils n’ont
pas tout à fait tort. Car la dispersion est, pour beaucoup, une
incitation à « rester dans son coin », sans pouvoir avancer
dans la « résistance création » et en étant à la merci de la
répression des puissants qui, pour leur part, n’oublient pas
de défendre leurs intérêts.
Alors, pour éviter les risques de la dispersion, la grande
tentation est la centralisation, la création de fortes super-
structures de coordination. Mais, à notre avis, la centralisa-
tion et la dispersion sont les deux dangers majeurs qui
guettent les nouveaux mouvements radicaux. C’est pour-
quoi nous tentons de montrer dans ce livre la logique et la
pratique permettant d’éviter ce double piège : il s’agit de
penser et d’agir au sein de ce qui se présente comme une
véritable multiplicité. Une multiplicité en réseau, certes,
mais surtout une multiplicité « situationnelle », à l’œuvre
dans de nombreuses régions du monde.
Sur quoi reposent cette logique et cette pratique situation-
nelles ? Comment permettent-elles de dépasser les
problèmes liés à la dispersion et à la centralisation ? C’est
dans un rapport nouveau aux institutions et au réel que les
nouveaux mouvements déplacent les problématiques
classiques. Ils ne visent pas le pouvoir, sans pour autant
nier son existence, sa réalité et son efficacité. Ils ne propo-
sent pas non plus des modèles ou des programmes, mais ils
développent des projets concrets, souvent d’une grande
finesse. Ils inaugurent sous nos yeux ébahis une série de

VII
pratiques radicales qui investissent le présent en le construi-
sant. Ce faisant, ces groupes rompent avec cette « passion
triste » définie par Spinoza et qui n’est autre que l’espé-
rance. C’est-à-dire l’attente du Messie, de la révolution, de
la société juste, celle qui viendra demain, toujours demain…
Bien évidemment, chaque société rêvée, chaque modèle
utopique est toujours plus faible que n’importe quelle
réalité. Parce que ce qui existe réellement a le grand mérite
de reconnaître la complexité du réel en composant avec
lui. Souvenons-nous des expériences révolutionnaires du
siècle dernier : celles qui ont triomphé se sont trouvées
confrontées à la complexité du réel qui les empêchait de
réaliser leurs programmes. (Même si une partie de cette
complexité était due à la répression des forces réaction-
naires, elle ne se réduisait jamais à cela.)
Les formes traditionnelles de radicalité se fondaient sur
un principe simple : résister c’est opposer, c’est lutter contre
la réaction et l’injustice. Pour nous, résister c’est bien
entendu assumer pleinement la lutte contre l’oppression,
sous toutes les formes nécessaires, s’opposer à l’avancer de
la réaction et du fascisme. Oui, mais… Résister n’est pas
seulement une question de lutte. Résister, c’est aussi et
surtout créer. C’est créer, ici et maintenant, une multitude de
pratiques montrant concrètement à quelles conditions
d’autres formes de société et de vie sont possibles.
Ce type de résistance, par son ampleur, dépasse large-
ment la simple question du politique. Ce que nous appelons
le « contre-pouvoir » n’est pas un mouvement « contre le
pouvoir », c’est plutôt un « au-delà » de la logique du
pouvoir : il crée les conditions nécessaires au changement
depuis le seul endroit où nous sommes puissants, à savoir
dans chaque situation que nous habitons, que nous
conformons et qui nous constitue.
Dépasser le capitalisme et l’individualisme ne signifie
pas se battre seulement contre une politique. Certes, le capi-
talisme, c’est la banque internationale, les pouvoirs, leurs

VIII
polices et leurs armées. Mais il est surtout en chacun de
nous, dans la mesure où chacun se vit au quotidien comme
un individu, comme un être isolé des autres et seulement
capable d’établir avec eux des liens contractuels et utilita-
ristes. Le dépassement de cet individualisme passe par le
développement, en situation, de pratiques de lien social non
seulement différentes, « contestataires », mais aussi plus
puissantes et plus joyeuses.
Quant à ce qu’on appelle la « gauche », elle ne se rend pas
compte qu’une certaine façon de penser et de mener la poli-
tique de contestation est définitivement caduque. Dans
chaque pays, la gauche croit que « ce qui se passe » (à savoir
sa perte totale d’importance, sa séparation de la société
réelle, son incapacité à se lier aux mouvements sociaux) est
un problème local. Mais les militants honnêtes des partis de
gauche ne doivent pas se demander comment faire pour
mieux « communiquer » ou pour contrôler la multiplicité de
ce qui vit dans la société. Car aujourd’hui, ils ressemblent à
des groupes de docteurs Frankenstein essayant de donner
vie à un amas de partis disloqués. Et ils pleurent parce que
le « monstre » ne marche pas. En fait, ils n’ont qu’une ques-
tion à se poser : la survie médicalement assistée des organi-
sations n’est-elle pas un vrai coup de frein à l’émergence de
nouvelles formes d’émancipation et de résistance créative,
joyeuse et puissante ?
Voilà les éléments de base sur lesquels se fonde ce travail
et qui définissent à mon sens son actualité : celle des
groupes, peuples et associations qui cherchent et trouvent
des voies de dépassement de la tristesse dominante, dans la
joie du lien retrouvé, du désir reprenant ses droits et congé-
diant les envies normalisées et formatées. Nous venons de
ce mouvement et c’est pour lui que nous écrivons ce livre.
Ce n’est pas une théorie censée « diriger l’action », mais un
élément supplémentaire que nous apportons à cette « résis-
tance création ».
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Clés pour une contre-offensive

Notre époque traverse une crise majeure qui est une véri-
table rupture historique. Peu importe si ce processus est
compris comme un passage de la modernité à la postmoder-
nité — en supposant que ces deux notions puissent référer à
des concepts plus ou moins consistants —, de la « société
industrielle » à la « société postindustrielle », ou même s’il
est conçu comme le passage du « capitalisme impérialiste »
à une phase supérieure, celle du « capitalisme transna-
tional ». Cette sensation de passage entre deux époques
coïncide avec un mouvement de l’histoire et ce mouve-
ment, à son tour, semble naître de (et par) l’échec de toute
une tradition complexe et hétérogène de luttes
émancipatrices.
Certains affirment que l’histoire a pris fin avec la
prétendue « fin » de ces luttes, d’autres persistent dans la
perception du devenir historique comme une unité cohé-
rente, continue et permanente, régie par un affrontement
éternel entre les mêmes adversaires. Nous inclinons pour

9
notre part à penser une histoire sans fin, composée d’une
multiplicité de luttes, de victoires et de défaites. Mais
aucune lutte n’étant vaine, le monde ne demeure jamais égal
à lui-même et les luttes ne peuvent perdurer sous les mêmes
formes, comme si rien n’avait changé.
Dans ce contexte, il y a ceux qui ont « compris » la tona-
lité des temps nouveaux et ont choisi d’abandonner les idées
et les valeurs de leur « préhistoire », pressés de s’adapter au
monde d’aujourd’hui et à ses « exigences ». Il y a aussi ceux
qui considèrent que pour l’essentiel rien n’a changé et qui
continuent d’appliquer à la lettre les formes et les procédés
pensés — avec plus ou moins d’efficacité — pour des situa-
tions révolues. Opportunisme ou dogmatisme : telle semble
être l’alternative.
Ces deux positions, loin de relever d’un véritable choix,
échappent de la même façon aux nécessités des situations
concrètes dans lesquelles nous vivons, éludant l’exigence
inhérente à chacune d’elle : la lutte pour l’émancipation ici
et maintenant. De nouvelles situations appellent de
nouvelles expériences et de nouvelles recherches. En nous
y lançant, nous restons fidèles à l’exigence de justice, de
liberté et d’égalité, sachant que la mise en œuvre de cette
fidélité ne peut être comparée avec ses formes antérieures
d’expression. C’est pour cela que nous disons que pour
continuer dans le même sens, il faut changer.

Le réveil de la contre-offensive

La période de reflux, de marche arrière, la période de


deuil et de rupture qui a marqué les années quatre-vingt et
le début des années quatre-vingt-dix dans le monde entier
est aujourd’hui derrière nous. Cette époque de recul, de
destruction des forces progressistes et révolutionnaires,
faisait suite (mais pas de manière causale et linéaire) à une
époque marquée par de grands processus révolutionnaires

10
qui avaient secoué l’ensemble de la planète au cours des
années soixante et soixante-dix.
Mais la « sortie » de cette période de reculs ne se fait pas
sans prix. Car elle procède, entre autres, de la rupture avec
ce que nous pourrions appeler un « mythe historique » : la
conviction que l’humanité parcourait un chemin — acci-
denté mais sûr — qui la menait à son autolibération, son
auto-émancipation. L’homme était alors le messie de
l’homme. L’homme était devenu promesse d’émancipation
et de « nouveau monde », d’une « nouvelle vie ». Cette
aspiration semblait être à portée de main, à peine était-il
besoin de pousser un peu pour que l’« inévitable » promesse
d’un « paradis terrestre » s’accomplisse et prenne forme.
Mais le paradis n’est pas advenu. Et non seulement la
promesse n’a pas été tenue, mais trente ans plus tard, dans
cet inquiétant début de millénaire, le « futur » a perdu bien
plus que sa capacité à évoquer en nous ce doux et enviable
monde de bonté à venir. Nous nous trouvons face à une véri-
table inversion de l’idée même de promesse. La postmoder-
nité a en effet produit son contraire symétrique : le futur, le
lendemain relevant jusqu’alors du domaine de l’espoir, s’est
tragiquement transformé en une attente angoissée face à
l’horizon de la « menace ».
C’est ainsi que la tristesse et l’impuissance ont gagné le
quotidien de nos sociétés. Deuil impossible de la promesse,
vie impossible sous la menace, la véritable barbarie avance
chaque jour un peu plus. Le capitalisme sous sa forme néo-
libérale (ou non) apparaît aujourd’hui comme un horizon
indépassable, un système de la tristesse « consolidé » dans
lequel rien ne serait plus possible. Comme si les multiples,
riches et terribles expériences des peuples dans la recherche
de leur émancipation étaient définitivement révolues et
condamnées.
Il est néanmoins difficile d’ignorer qu’aujourd’hui, aux
quatre coins du globe, émergent simultanément de
nouvelles expériences de lutte, de nouvelles hypothèses

11
d’émancipation qui ne cherchent pas à savoir si le capita-
lisme est « éternel » ou non, mais qui interrogent dans la
pratique les nouvelles voies de l’émancipation. En prenant
en compte et en s’appuyant sur les expériences passées, elles
tentent de relancer la lutte pour la construction de sociétés
plus justes, plus libres et qui ne soient plus organisées dans
le sens de la menace de la vie (sous toutes ses formes) au
nom de la réduction du tout à une seule de ses dimensions :
l’économique.
Cette recherche du nouveau, qui en même temps s’enra-
cine dans le passé, ne sera effective que si l’on conçoit que
c’est tout simplement « la vie » qu’il faut opposer au capita-
lisme, en trouvant dans nos pratiques, dans notre quotidien,
des ressorts et des pistes nouvelles de révolte. Mais cela
suppose, et c’est notre hypothèse principale, que l’on cesse
de penser la politique sous l’impératif central — exclusif et
excluant — de la « prise de pouvoir ».
Un des enseignements douloureux mais indiscutables de
l’époque passée est que ce qui était la question centrale de
la politique alternative, à savoir la prise du pouvoir et ses
modalités comme point de passage obligé dans le processus
de transformation radical de la société, devient aujourd’hui
une question relativement secondaire. Un siècle et demi de
luttes révolutionnaires nous a en effet démontré que cette
question considérée comme primordiale était, en réalité, la
moins importante et que ce qui était réellement en jeu et se
cachait dans un angle mort était la question de l’alternative,
celle de la construction concrète et réelle de la solidarité et
du partage.
L’idée de promesse, fondée sur une vision déterministe,
sur une véritable philosophie de l’histoire, nous a fait
tomber dans le piège, dans la croyance selon laquelle la libé-
ration « venait d’elle-même », qu’il suffisait de renverser
les forces du « mal » (la réaction), pour que le « bien » (le
communisme) triomphe et fleurisse spontanément.

12
L’incapacité concrète du mouvement révolutionnaire à
répondre avec inventivité aux nouveaux défis de notre
époque a éloigné les pratiques et les théories révolution-
naires et alternatives des centres de pensée et de réflexion.
Pour la première fois en plus d’un siècle et demi, nous avons
assisté impuissants, au début des années quatre-vingt, au
divorce entre les avant-gardes intellectuelles et scienti-
fiques, d’un côté, et les avant-gardes politiques, de l’autre.
En simplifiant, nous pouvons dire que pour la première fois
ceux qui pensaient et créaient ne s’intéressaient plus à
l’émancipation, qui apparaissait alors comme une pure illu-
sion ne pouvant que produire le contraire de ce qui était
promis, tandis que ceux qui restaient fidèles aux luttes pour
la justice et la libération semblaient de fait condamnés à ne
pas penser, ou tout au moins à ne pas penser la crise
profonde et complexe que traverse notre civilisation.
Si bien que peu à peu la contestation et la radicalité ont
perdu de l’audience, leur résonance, pour la raison profonde
que la révolte n’était plus un écho fidèle du monde qu’elle
prétendait changer. Progressivement, les énoncés révolu-
tionnaires sont apparus comme déconnectés de la réalité,
comme n’ayant aucune relation avec le quotidien et la vie
des gens. Dans le meilleur des cas, les « alternatifs » appa-
raissaient comme des prédicateurs de l’espérance et d’une
possible « apocalypse », mais ils ne représentaient plus une
voie concrète pour la vie, la pensée et la révolte. Les mêmes
personnes, les mêmes groupes sociaux qui jusqu’à hier
étaient capables de prendre les armes, de partir en lutte,
d’organiser des grèves et des combats, ne pouvaient plus
comprendre le discours de leurs camarades d’hier. Tel une
langue étrangère inintelligible, le « langage » de la libéra-
tion avait perdu son pouvoir de séduction capable de nous
faire prendre le risque des chemins qu’il nous indiquait.
S’est ainsi fait jour la certitude du caractère indépassable
du capitalisme, qui en Amérique latine a engendré le
« possibilisme », ce courant dominant selon lequel « nous

13
devons nous contenter de ce qui est possible », c’est-à-dire
ce qu’« ils » nomment possible et qui reste clairement défini
dans le cadre du système. Le paradoxe étant que les tenants
du possibilisme passent l’essentiel de leur temps à expli-
quer ce qui n’est pas possible. Dans le même sens que ce
courant fondé sur la subordination de tout projet au pouvoir,
véritable chant de l’impuissance déterminé par une idéo-
logie empiriste des « faits », nous voyons poindre depuis le
début des années quatre-vingt-dix un « nouveau réalisme ».
Promu par les classes dominantes, il enjoint de cesser de
penser l’avenir en termes de projet de transformation et de
ne le saisir qu’à partir de la réalité visible et agissante. On
passe d’une logique qui relevait d’une matrice du change-
ment — même si celui-ci s’énonçait comme extrêmement
graduel — à une autre logique dont la matrice de légitima-
tion devient le « succès ». Notion qui ne donne lieu à aucune
ambiguïté, ce succès étant toujours celui de la capacité
d’adaptation au système.
Le nouveau réalisme, corollaire du pragmatisme et de
l’individualisme fétichiste du capitalisme moderne, prétend
se substituer à la tradition du « vieux réalisme » lucide,
complexe, fondateur de la philosophie politique du capita-
lisme émergent, tout en éliminant de l’horizon idéologique
de l’époque la fidélité aux projets révolutionnaires. C’est
pourquoi, dans cette période de réveil d’une véritable
contre-offensive, il importe de repenser les hypothèses théo-
riques et pratiques permettant la construction des instru-
ments de notre émancipation, les instruments de défense de
la vie sous toutes ses formes, aujourd’hui menacée par le
capitalisme.
Lorsque nous affirmons l’existence de la contre-offen-
sive, nous ne faisons que constater une évidence : l’appari-
tion de luttes et de pensées qui se préoccupent activement de
l’émancipation ici et maintenant. Aujourd’hui, en effet,
la seule chose « sérieuse » consiste à penser et développer
des pratiques alternatives de dépassement concret du

14
capitalisme. La seule chose réellement sérieuse, c’est la
construction d’une vraie révolte anticapitaliste, de nouvelles
solidarités en situation. Dans cette optique, la fidélité, notre
engagement dans la continuité des luttes passées, peut être
comparée à l’exemple d’un biologiste qui ne serait pas
encore parvenu à élaborer un vaccin : nous n’attendrions pas
de lui qu’il déclare de ce fait le triomphe éternel de la
maladie, ni qu’il considère toutes les années consacrées à la
recherche comme un échec. Car les pratiques et hypothèses
du passé sont le fondement concret permettant la poursuite
de la recherche, de la lutte.
C’est pour cette raison que nous choisissons la figure du
« militant chercheur », qui exprime exactement notre idée
de cette fidélité au passé : le passé nous aide à trouver les
chemins que nous devons prendre aujourd’hui. Et être fidèle
ne signifie nullement reproduire aveuglément la « même
chose », mais bien plutôt comprendre que « faire la même
chose » — rechercher la solidarité, la libération — nous
oblige à changer de méthodes et de route. C’est avec
l’essence de la lutte que la fidélité a à voir, plus qu’avec ses
formes ou ses noms d’autrefois.
C’est à cela que faisait référence Antonio Gramsci — qui
fut incarcéré par le fascisme durant de longues années — au
début des années vingt, lorsqu’il affirmait que la révolution
russe de 1917 avait été une révolution « contre Le Capital »,
dans le double sens évident d’être à la fois une révolution
anticapitaliste et une remise en cause de l’orthodoxie
marxiste de l’époque. Ce n’est pas aux formes, aux théories
ni aux moyens des révolutions passées que nous sommes
fidèles : une telle fidélité est la prison des dogmatiques et
autres bureaucrates. Notre fidélité va à l’esprit de la révolte
qui a animé de telles expériences. Nous ne prenons pas
l’héritage tel quel, comme pure et simple injonction de répé-
tition éternelle d’une orthodoxie sacrée, nous le recevons au
contraire, ce que préconisait Michel Foucault, comme une
précieuse « boîte à outils ».

15
Avec de nouveaux instruments — ou anciens mais
utilisés conformément aux circonstances nouvelles —, c’est
l’éternel projet d’émancipation sociale qu’il s’agit toujours
de mettre en œuvre. Nous ne pourrions le dire mieux que
Walter Benjamin : celui-ci affirmait que le moteur de la lutte
des opprimés dépend moins de la société que nous allons
laisser à nos enfants (dont ne pouvons quasiment rien dire,
sinon que le futur n’organise en aucune façon le présent),
que du passé où une injustice est restée sans réparation, des
luttes de nos parents et grands-parents morts, auxquelles
nous conservons une fidélité essentielle 1.
Pour autant, cette responsabilité ne doit pas nous assu-
jettir à sa mémoire, comme l’explique Marx dans Le
18-Brumaire. La fidélité aux morts dont parle Benjamin ne
peut être comprise que détachée de toute idée de culpabi-
lité. La culpabilité individuelle ou sociale n’a en effet rien à
voir avec la construction d’une mémoire de l’oppression,
une réactualisation, toujours en situation, de la place de
l’opprimé et de son engagement dans la révolte. Notre défi
pourrait être défini comme celui d’une époque qui doit
« retrouver » un rôle pour la liberté, pour l’homme.
Nous sortons d’une longue période de l’histoire de
l’humanité marquée par la conviction que « l’homme faisait
ou devait faire l’histoire ». La postmodernité a tenté avec un
relatif succès de nous persuader qu’au contraire l’homme ne
peut rien faire, ni dans ni avec l’histoire : il doit simplement
la suivre, la supporter, l’accepter. Aujourd’hui, une alterna-
tive se fait jour qui, sans revenir à l’optimisme total et
souvent dangereux de la modernité, n’abandonne pas la
véritable question politique, philosophique et anthropolo-
gique centrale : que peut faire l’homme dans l’histoire ?
L’homme ne « fait » pas l’histoire comme il ferait son
travail face à un objet, mais dans une lutte permanente ; ce

1. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, 1927-1929 et
1934-1940, Cerf, Paris, 1989.

16
qui ne signifie pas que nous puissions nous soustraire aux
différentes situations concrètes où nous évoluons, car,
contrairement à ce que « pense » le capitalisme, nous n’en
sommes pas des « invités de pierre ». Elles ne peuvent être
différenciées de nous-mêmes : nous sommes précisément
les situations dans lesquelles nous vivons. Dans chacune
d’entre elles nous sommes appelés à nous engager, à
« militer » d’un côté ou de l’autre et, relativement au capita-
lisme, pour la vie ou contre elle.

Lutter sans « modèle »

Les trois étapes qui ont conduit à ce que nous nommons la


« nouvelle radicalité 2 » vont de l’acceptation généralisée de
l’échec du ou des modèles de révolution et de commu-
nisme, jusqu’au moment présent où la subjectivité anticapi-
taliste et l’émergence des luttes révolutionnaires sortent
d’une position strictement défensive. Ces étapes peuvent
être présentées de la manière suivante, avec des variations
temporelles selon les régions.
Durant les années quatre-vingt, au cœur de l’offensive du
capitalisme, s’affirment la défaite imaginaire et réelle du
socialisme soviétique et l’émergence de la pensée postmo-
derne selon laquelle « il n’y a plus de modèle émancipa-
teur ». Ce phénomène est complexe, le discours critique
— par exemple celui ayant trait aux régimes du socialisme
réel — restant souvent entre les mains de ces philosophes
postmodernes qui annoncent la fin de l’histoire, l’arrivée « à
bon port ». C’est la prétendue fin des idéologies, des grands
récits, de la raison, de l’histoire et du sujet. Ce véritable cri
de guerre contre toute tentative de transformation sociale
comporte cependant un fort noyau de vérité : le « modèle »

2. Voir Miguel BENASAYAG et Dardo SCAVINO, Pour une nouvelle radicalité, La Décou-
verte, Paris, 1997.

17
qui durant des années avait fonctionné comme ordonnateur
de la pensée et de la pratique militante est entré en crise.
Opérant comme la configuration idéale d’un futur parfait,
de l’utopie accessible, ce modèle justifiait la stratégie de
prise du pouvoir central comme moyen d’atteindre cet état
utopique, de modeler le monde. Dans ce modèle, la moder-
nité est l’époque où les luttes du présent sont ordonnées par
le futur. Logiquement, au cours de cette première étape, la
disparition du « futur », pôle prophétique autour duquel se
constituaient les avant-gardes révolutionnaires et s’organi-
sait la cohérence de leur discours, a pour effet l’affaiblisse-
ment et souvent la disparition totale des luttes. C’est
l’époque des repentirs spectaculaires, de la proclamation
généralisée selon laquelle tout n’aurait été qu’illusion. Dès
lors, l’ordre du monde n’est plus ni juste ni injuste, il se
contente d’« être ». C’est l’époque de l’idéologie de la
« symétrie ».
Cependant, cette période, au moins dans son expression
la plus pure, apparaît étonnamment courte. Dès le début des
années quatre-vingt-dix, avec l’émergence des luttes des
zapatistes au Chiapas et du MST (Mouvement des paysans
sans terre) au Brésil, des sans-papiers en Europe, des sans-
logis, des luttes de contre-culture, parmi tant d’autres, on
observe que les luttes « même sans modèle » se dévelop-
pent. S’établit alors une légitimité particulière de ceux qui
se battent contre les injustices malgré l’absence du modèle
ordonnateur « depuis le futur », malgré le fait qu’ils ne
mettent plus au centre de leurs pratiques et de leurs discours
la perspective de la prise du pouvoir, ni aucun autre
« modèle » de changement politique et social. La subjecti-
vité de ces luttes est néanmoins douloureuse, car on
continue d’espérer amèrement l’apparition d’un nouveau
modèle.
L’étape actuelle marque une autre rupture : l’émergence
d’une nouvelle subjectivité anticapitaliste, la multiplication
de groupes militants et d’expériences alternatives aux

18
formes de vie et de bonheur que nous propose le capita-
lisme ne se réalisent pas malgré l’absence de modèle, mais,
précisément, grâce à elle. C’est dans cette phase du déroule-
ment des luttes et de la pensée émancipatrice que nous
souhaitons intervenir, car nous pensons que cette absence de
modèle, loin d’empêcher l’émergence des luttes, est une
condition centrale pour penser la radicalité politique libérée,
enfin, de l’obligation de posséder un programme complet et
fini du monde désiré. Ne plus avoir de programme nous
permet d’avoir des projets, de passer du « devoir être » au
« devoir faire ».
Cette nouvelle façon de penser et de faire de la politique
implique en effet l’abandon d’une conception linéaire et
homogène du temps historique. Et ce renoncement constitue
l’un des nœuds du bouleversement auquel nous assistons.
Car c’est à partir de cette conception du temps — caractéris-
tique de la modernité — que s’est « naturellement » forgé le
modèle des avant-gardes politiques (les partis révolution-
naires), justifiant au nom d’un monde futur idéal les actes de
l’avant-garde du présent.
Dans ce modèle, celui qui possède un certain savoir sur le
monde pourra en quelque sorte prédire le futur en même
temps qu’il aura trouvé les clés de lecture du passé. Il croit
dominer le présent, mais cette maîtrise n’a qu’un sens faible,
car elle reste sous l’emprise de l’attente d’un futur fort, lourd
de sens. Dans cette vision, celui qui domine les lois de
l’histoire offre l’image même de l’homme libre. C’est là
l’un des éléments centraux de la modernité : l’identification
entre liberté et domination, d’où découle que sont libres
ceux qui connaissent (croient connaître) les « lois » du réel,
car cette connaissance leur permettrait de modifier le monde
selon leur volonté, créant ainsi des mondes meilleurs et plus
justes. C’est ce que dénonce, sans concessions, le poète
Fernando Pessoa :
« Tu parles de civilisation, tu dis qu’elle ne devrait pas
être,

19
ou qu’elle devrait être différente.
Tu dis que tous les hommes souffrent, ou la majorité,
avec les choses humaines disposées de cette manière.
Tu dis que si elles étaient différentes, ils souffriraient
moins.
Tu dis que si elles étaient selon tes vœux, cela vaudrait
mieux.
J’écoute et je ne t’entends pas.
Pourquoi donc voudrais-je t’entendre ?
Si je t’entendais je n’en serais pas plus avancé.
Si les choses étaient différentes, elles seraient différentes,
voilà tout.
Si les choses étaient selon ton cœur, elles seraient
selon ton cœur.
Malheur à toi et à tous ceux qui passent leur existence à
vouloir inventer la machine à faire du bonheur 3 ! »
Désirer que « le monde » soit différent, construire des
modèles, décider comment les choses doivent être finissent
invariablement, au-delà de la bonne ou de la mauvaise
volonté de chacun, dans le tragique absurde décrit par
Pessoa. Dans la vision classique de la modernité, le progrès
de la liberté suppose un pouvoir de contrôle et de manipula-
tion de la nature et des hommes toujours plus grand, jusqu’à
ce que la technique, cristallisation idéologique de l’identifi-
cation entre liberté et domination, finisse par tout maîtriser.
Lutter sans modèle permet de rompre avec ce funeste
destin du militant politique qui souhaite « faire le bien du
peuple malgré le peuple » : cela implique de se battre pour
la vie sans rien chercher à faire « à la place » des autres.
Mais lutter sans modèle, développer des projets inscrits
d’abord dans la situation (que nous appelons donc « situa-
tionnels » 4) ne signifie pas que dans chaque situation tout

3. Fernando PESSOA, Le Gardeur de troupeaux, Gallimard, Paris, 1987.


4. Pour une définition de notre acception du terme « situation », et de celui de « puis-
sance » qui y est associé, nous nous permettons de renvoyer aux développements que nous

20
soit possible, ou que n’importe quel projet en vaille un autre.
Cette forme de lutte doit plutôt être comprise au travers de
ce que nous nommons un « modèle axiomatique » : contrai-
rement au modèle de la modernité, celui-ci organise la
temporalité à partir d’un ensemble d’axiomes, de principes
ontologiques, reconnaissant dans chaque situation des
asymétries ; l’exigence de chaque situation se fonde sur une
asymétrie que nous qualifions d’ontologique, parce qu’elle
ne dépend pas de notre volonté ou de notre subjectivité.
C’est au contraire toujours notre volonté, notre subjectivité
et notre existence même qui partent et dépendent de ces
asymétries situationnelles.
Abandonner l’idée du modèle de Terre promise à
atteindre « au bout du chemin » permet de comprendre le
modèle axiomatique comme un présent absolu, un point de
départ, un « destin » exactement inverse de la « fatalité » :
le destin comme ce qui est donné, ce qui nous ordonne ; le
destin comme ce qu’il faut pouvoir assumer dans le présent
pour devenir libres. Le modèle axiomatique définit ainsi les
défis situationnels sans retomber dans la position idéaliste
consistant à décréter « comment le monde doit être ».
Dans cette optique, la démarche de Marx se contentant de
décrire « ce qui est » et critiquant le monde « tel qu’il est »
rejoint les préconisations implicites de Pessoa (au-delà des
différences politiques évidentes entre les deux auteurs) : il
définit l’exigence qui doit être assumée sans prôner un
modèle de communisme. Marx a été ainsi à l’origine de
multiples projets (plus ou moins fidèles à son œuvre) sans
que ceux-ci se transforment en fatalités déterministes. On a
paradoxalement interprété l’absence d’une prophétie claire
et détaillée de la société future comme une carence dans son
œuvre. Un reproche à nos yeux totalement infondé, dès lors
qu’il s’agit de développer des projets depuis et pour la

avons consacrés à la « théorie de la situation » dans : Miguel BENASAYAG, Le Mythe de


l’individu, La Découverte, Paris, 1998.

21
situation que nous habitons, malgré les appels insistants du
maître libérateur qui, de son extériorité radicale, nous
enjoint d’adhérer à son programme.

Une nouvelle subjectivité,


contestataire et impuissante

Nous assistons depuis quelques années à l’émergence


d’une subjectivité qui se veut autonome des structures et
institutions dominantes. Au yuppie, à l’individualiste en
quête de réussite de la postmodernité a succédé la figure du
sceptique et du mécréant : les exclus ne croient plus aux
mirages de l’inclusion et, dans toutes les couches de la popu-
lation, l’ordre social apparaît ouvertement injuste. Cette
perception détermine une nouvelle subjectivité contesta-
taire, qui ne s’exprime pourtant que rarement dans la
pratique : hommes et femmes de notre époque, nous
sommes majoritairement solidaires de ceux qui agissent,
mais peu enclins pour autant à agir nous-mêmes.
Cette subjectivité ressemble à s’y méprendre au senti-
ment dominant durant des décennies dans les pays de l’Est.
Tous étaient, à les en croire, profondément dissidents, mais
bien peu pensaient qu’ils pouvaient être les protagonistes
d’actes concrets de contestation du pouvoir, comme en a
témoigné Vaclav Havel : « Face à la remise en place du
système totalitaire, presque tous ont renoncé à la possibilité
d’influencer la conduite des affaires. La grande majorité de
la population a fui la sphère publique pour se renfermer
entre les quatre murs du privé, comme si plus personne ne
croyait au sens d’un engagement civique. Pour qu’en effet
nul ne doute de l’absurdité de toute résistance, les plus
insoumis ont été traduits en justice et condamnés à de
lourdes peines. La société s’est atomisée. Les représentants
de la pensée et de la culture indépendantes se sont retranchés
chacun dans son particulier. La trame horizontale des

22
rapports sociaux, seule à même de garantir la charpente
d’une authentique vie publique, a été détruite. Le silence est
tombé sur le pays, l’immobilisme vide et sans histoire qui
constitue le trait distinctif d’une société de consommation
revue et corrigée par l’esprit totalitaire. Prenant la politique
pour un jeu de dupes, les Tchèques et Slovaques l’ont
condamnée en bloc. Toutes les idéologies sont devenues
suspectes, chacun ne connaissant que trop bien, par sa
propre expérience quotidienne, la réalité amère qui peut se
cacher derrière les belles envolées de la rhétorique. La soli-
darité, naguère si forte, s’est évanouie en fumée. La
mauvaise herbe de l’égoïsme a tout envahi, la peur a établi
sa domination sur tous les esprits. On a accepté en silence la
formule schizophrène de survie proposée par le régime,
simulant le loyalisme au-dehors mais cessant au fond de soi-
même de croire à quoi que ce soit. La société est entrée dans
une crise qui, au-delà du seul domaine politique, était bien
plutôt une débâcle éthique 5. »
Ces lignes décrivent des comportements façonnés par une
expérience de terreur et de répression ouvertes. Personnes
n’aurait alors osé penser que les mêmes mots pourraient
s’appliquer à des peuples vivant dans un État de droit avec
une presse libre, des élections régulières et des parlements
légalement constitués. Nul n’aurait cru, et sans doute Havel
moins que personne, qu’un système démocratique puisse
produire et maintenir aussi efficacement une telle tristesse
quotidienne. Que sans camps de concentration pour les
dissidents et les persécutés politiques, la crise éthique attein-
drait de telles proportions au moment précis où les droits
civiques se sont enfin généralisés à presque tout le monde.
Mais peut-on vraiment parler de « tout » le monde ? Peut-
être devrions-nous en effet assumer le fait que nous nous
taisons, que nous fermons les yeux et nous bouchons les
oreilles pour « ne pas savoir » ce que de toute façon nous

5. Vaclav HAVEL, Essais politiques, Calmann-Lévy, Paris, 1989.

23
savons trop bien. Autrement dit, que nous sommes aussi
partiellement complices d’un système qui affame, tue,
exploite, réprime, condamne à la pire survie des millions de
personnes. Comme le notait Gilles Deleuze 6, cette tristesse
organisée a habituellement besoin d’un tyran pour la justi-
fier, en même temps que le tyran a besoin d’hommes et de
femmes tristes pour se maintenir. Sauf peut-être dans
certains moments terribles — comme celui que nous
vivons — où la tristesse est telle qu’aucun tyran armé n’est
nécessaire pour l’entretenir.
D’où l’ambiguïté de la cohabitation des « passions
tristes » et de la subjectivité anticapitaliste. Le fait même de
se sentir « cent pour cent contestataire » semble ne plus
laisser de place dans nos vies pour assumer des pratiques
contestataires effectives et concrètes. Jamais le quotidien,
ou ce que l’on nomme tel, n’a occupé une si grande place :
nous avons conscience du désastre économique, écolo-
gique, social, épidémiologique, tout nous rappelle chaque
jour que nous vivons dans un monde de « pourris », d’inhu-
mains, personne ne nie qu’« il faudrait faire quelque
chose », mais la tristesse du quotidien ne nous permet pas
d’agir, d’être puissants là où pourtant nous savons que sont
mis en œuvre les stratagèmes qui attaquent la vie.
Au nom de l’impératif de la transparence, nous sommes
informés de tout. « Tout le monde » peut « tout savoir ».
Incroyable perversion du système : si auparavant les journa-
listes ou les politiciens classiques couraient de grands
risques du simple fait de révéler les « vérités », « tout dire »
est aujourd’hui un nouvel impératif de la société panop-
tique. Et l’obscurité de la transparence nous paralyse :
puisque l’« on sait tout », alors « on ne peut rien ». Une fois
les choses « sues », tout demeure à l’identique, ou pire, tout

6. Gilles DELEUZE, séminaire « Sur Spinoza », Université de Vincennes, 1980-1981


(dont le texte est consultable sur le site www.imaginet.fr/deleuze/).

24
se voit à nouveau renforcé et légitimé par la « force des
choses » 7.
Au nom de la « transparence », le pouvoir construit une
série d’« opacités » barbares, ni identifiables ni maîtri-
sables. Car ce qui compte dans la société du quadrillage
n’est pas la transparence, mais la discipline qu’elle permet.
De sorte que la subjectivité contestataire actuelle, la critique
spectaculaire du spectacle dans les grands médias, même si
elle exprime une opposition sincère à l’état des choses,
renforce néanmoins ce qu’elle « conteste » en participant à
la présentation de l’injustice comme « horrible mais
indépassable ».
Tout se passe comme si tout le monde souhaitait
améliorer la société, comme s’il n’y avait plus de patrons, de
dictateurs ni d’oppresseurs, mais simplement des vestiges
du passé dispersés ici et là. À leur place, des citoyens
« gestionnaires » de leur vie, de l’État ou des entreprises
partagent tous, en principe, un profond dégoût face aux
injustices du monde, mais… ils « savent » que « l’on ne
peut rien faire ». Nous déclarons (en toute honnêteté) que
« nous n’avons pas le temps », que nous n’avons pas de
force, que nous manquons, en un mot, de la joie nécessaire
pour pouvoir nous rebeller, nous organiser. La tristesse, la
peur, la conviction mortifère de notre impuissance closent
cette subjectivité contestataire qui se résout en un piège
mille fois pire que le simple conformisme — puisque alors
subsiste au moins la possibilité de rompre l’accord avec le
maître.
C’est pourquoi il est nécessaire de rappeler que le pouvoir
est constitué par des pratiques, des relations sociales, et que
le fait que nous soyons « victimes » d’un ordre social ne
nous empêche pas pour autant de participer activement à son
maintien. Lorsque, par exemple, un habitant d’un quartier

7. Voir Florence AUBENAS et Miguel BENASAYAG, La Fabrication de l’information, La


Découverte, Paris, 1999.

25
pauvre pense à la façon dont, en tant qu’individu, il peut être
sauvé — c’est-à-dire quand il renonce à penser en termes
situationnels —, il a beau être une victime sociale, il n’en est
pas moins en train de reproduire, dans une certaine mesure,
le pouvoir existant. Se révolter ne signifie donc pas « penser
différemment », dans le sens d’« avoir des opinions diffé-
rentes », mais mettre en œuvre des pratiques concrètes de
libération, des formes de vie différentes. D’où le caractère
d’abord « existentiel » de l’engagement.
Nous appelons « praxis » cette relation entre pratique et
pensée que l’acte politique réhabilite. La praxis et la poli-
tique se situent du côté de la puissance et du désir, tandis que
les « envies », cette subjectivité empêchée de devenir praxis
par les blocages de la conscience, se situent du côté du
pouvoir, de ce champ constitué par la menace, la morale et
l’espoir, toutes composantes de ce que Spinoza appelle,
dans son Éthique, les « passions tristes ».

L’ennui

Le « communisme », la libération n’existent donc pas en


tant que lieu, en tant que modèle à atteindre ou à réaliser ;
ils existent ici et maintenant en tant qu’exigences. Et la
reconnaissance de cette exigence implique de lutter contre
ce mécanisme qui fait vivre les gens dans une cristallisation
de l’oppression caractérisée par la tristesse, l’ennui, le
manque de désir suffisamment fort. Expression imaginaire
d’individus isolés, les envies, les caprices ont remplacé,
dans notre culture en crise, le désir. D’où le sentiment
d’isolement, à la base d’une dépression sociale, d’un
manque de sens de la vie transformée en sa propre carica-
ture, une simple vie individuelle.
Chacun de nous est submergé par une impuissance
morbide, auto-entretenue par une sorte de narcissisme de
l’échec, comme si être impuissant était aujourd’hui, dans

26
cette mythologie de l’« antihéros », la seule garantie d’être
libre. La dépression (le fait que des millions de personnes
soient sous antidépresseurs ou tranquillisants ne peut être
considéré comme insignifiant par ceux qui s’intéressent à la
pensée de la liberté), l’ennui, la lente extinction du désir sont
des problèmes qui ont à voir avec la puissance, mais,
au-delà, ce sont de véritables questions politiques. C’est ce
qui nous fait dire que la tristesse est réactionnaire et qu’elle
entrave les possibilités immédiates d’émancipation. La tris-
tesse et ses symptômes sont en effet les voies de la réaction,
de l’extinction de la liberté.
Il n’est pas question de nous « fâcher » avec notre
époque, avec la situation dans laquelle nous évoluons. La
seule chose que nous puissions faire, c’est de partir de la
base réelle et matérielle de notre situation, sans attendre
qu’un programme séduisant nous dise au nom de quoi lutter,
au nom de quoi désirer. C’est à cette condition que nous
pourrons surmonter nos tendances velléitaires. Car nous
souhaitons majoritairement que le monde et la réalité, du
plus général jusqu’au plus quotidien, changent de cap, que
la menace et l’« insécurité », que l’égoïsme et l’impuis-
sance cèdent le pas à des jours meilleurs ; mais c’est comme
si la croyance dans le rôle central de la conscience nous
jouait un mauvais tour en nous faisant un croche-pied juste
au moment où nous aurions voulu commencer à courir.
Entre le désir de changement et sa mise en pratique se joue
quelque chose de fondamental qui est lié à ce que nous
nommons la puissance.
Sortir de la « velléité » n’est donc pas un détail. Trouver
les voies concrètes au quotidien de la puissance est la figure
même de la résistance, de la création.
2

Gestion et politique

Mener à bien une série de réformes qui finiraient par se


traduire en une nouvelle organisation sociale, sorte de
« cristallisation » ou d’« incarnation » de la lutte pour la
liberté, tel était l’objectif des courants révolutionnaires
dominants. Cette idée d’un « point d’arrivée » de l’histoire
humaine fait partie d’une croyance actuellement dépassée.
Les différentes expériences révolutionnaires ont fait la
preuve qu’il n’existe pas un « modèle » de société qui serait
la concrétisation du désir de liberté et d’émancipation. De
même que les surréalistes disaient qu’il n’y a pas d’états
amoureux mais uniquement des actes d’amour, il n’existe
pas non plus d’« état » de liberté dans le sens d’une organi-
sation sociale définitive qui serait en elle-même « la
liberté ». La seule chose qui existe, ce sont des actes,
multiples, de libération.

29
Une tension nécessaire

Assumer cette perspective de la multiplicité implique


d’abandonner une longue tradition essentialiste pour
laquelle un seul groupe d’hommes et de femmes était
porteur de la « position correcte ». Toute politique pourrait
ainsi se résumer à la capacité effective d’impulser, en situa-
tion, des actions subversives concrètes. Il n’y a de liberté
que celle qui se trouve dans les voies permanentes et vives
de la libération. Ce qui ne signifie pas que nous abandon-
nions toute lutte visant des réalisations et des buts concrets.
Bien au contraire, il faut apprendre à articuler ces deux
éléments : d’un côté, l’élément dynamique et en devenir
permanent qu’est la « politique » et, de l’autre, la
« gestion », qui s’assigne des objectifs pratiques comme
peuvent l’être des réformes, et qui concerne les différents
modes d’organisation et de distribution au sein de la société.
La gestion n’est pas ce qui s’oppose à la politique mais
l’élément, en quelque sorte statique, qui surgit de la lutte
dynamique, de la lutte politique. Il y a donc des gestions, des
organisations sociales plus ou moins justes, plus ou moins
injustes, voire, comme c’est le cas du capitalisme dans sa
phase de décadence, non seulement injustes, mais qui en
outre mettent en péril la vie même de la planète.
La lutte politique consiste dans le développement de
milliers de foyers de résistance, créant ici et maintenant les
formes du dépassement du capitalisme. Cette lutte n’a pas
une forme prédéfinie, elle crée et déploie des formes
diverses pour développer et protéger la vie. De sorte que les
différents modèles, les différentes revendications ne sont
pas en eux-mêmes la liberté, mais des étapes, des « reflets »
de la liberté. La liberté en soi ne s’incarne ni ne se « réalise »
jamais.
Reprenons l’exemple de l’amour : les fleurs que nous
pouvons offrir à l’être aimé, la vie en commun, la solidarité
et la complicité sont les formes (gestion) produites par

30
l’élément dynamique qu’est l’amour. Personne, en prin-
cipe, ne tomberait dans l’erreur grossière de croire que
l’alliance ou le poème offerts, ou, plus prosaïquement, la
maison commune sont pour un couple d’amoureux la cris-
tallisation de leur amour. Ce que l’on nomme « amour » est
un élément dynamique qui ne possède pas de forme propre
mais produit et développe toutes les formes possibles.
Dans le cas de la politique, les différents modèles et
modes de gestion constituent ainsi les « formes », les
éléments statiques qui ne se confondent pas avec l’élément
dynamique. La pratique de la liberté présente dans les
actions de cette guerre de guérilla qu’est la politique révolu-
tionnaire ne peut être « incarnée » dans un groupe de diri-
geants ou d’organisations, dans un « état de la situation ».
La liberté est toujours une pratique : on n’« est » libre qu’en
luttant pour elle.
« Politique » et « gestion » entretiennent une tension
paradoxale qui doit être préservée, car l’une et l’autre sont
nécessaires. Quand la politique essaie de supplanter la
gestion, elle tombe dans un « idéalisme élémentaire » et se
condamne à l’impuissance. Et lorsque la gestion veut se
substituer à la politique, elle tombe dans un « matérialisme
vulgaire » qui évince la pensée et la pratique de la révolu-
tion. C’est ce qui est arrivé maintes fois dans l’histoire
quand, après un changement social radical, tout se passe
comme si la politique n’avait plus de raison d’être, comme
si la liberté et la justice s’incarnaient désormais dans le
corps de l’État et que par conséquent toute préoccupation
« politique » devenait néfaste, voire « contre-révolution-
naire ». La gestion d’une situation révolutionnaire court
ainsi toujours le risque de considérer comme « dangereux »
l’élément dynamique ou politique. Développer des formes
de lutte ne se condamnant pas à produire des modèles de
société éliminant la dynamique libertaire qui les fonde
constitue donc l’un des enjeux majeurs de la nouvelle
radicalité.

31
Car le principal corollaire de la rupture du mythe du
progrès, c’est le constat qu’aucune forme de gestion n’est la
« matérialisation » de la politique, que la politique est ce
composant vital du phénomène humain qui s’identifie à la
vie même, qui se poursuit en permanence et sans objectif
précis ou déterminé. Or, le capitalisme fonctionne
aujourd’hui comme un système de gestion qui non seule-
ment s’oppose à ce développement de la vie, mais qui la
détruit à pas de géant. De ce fait, il n’y a de politique qu’anti-
capitaliste, politique de recherche et de construction du
communisme entendu comme la subjectivité de l’antago-
nisme radical par rapport au monde organisé par le capital.
Reste que la lutte se fait toujours au nom d’objectifs de
justice, de revendications qui, dans une situation concrète,
« représentent » la politique : à un moment donné, la lutte
pour un type de gestion peut représenter la politique, mais
cette représentation n’indique en aucune manière que cette
gestion « soit » la politique. C’est pourquoi il ne peut exister
de gestion révolutionnaire « en soi ». Nous ne sommes pas
pourtant dans la vieille querelle entre réforme et révolution,
en assimilant gestion à réforme et politique à révolution. Car
si la révolution peut être présentée comme un concentré de
réformes radicales, la politique résiste toujours à être « fina-
lisée », elle n’accepte jamais un état de réalisation définitif.
Che Guevara disait ainsi que les révolutions ne s’arrêtent
pas, qu’elles ne stagnent pas, mais qu’elles avancent ou
qu’elles reculent.

Société du spectacle et virtualisation du réel

Le monde de la « globalisation », celui de l’économisme


et du néolibéralisme triomphant, est un monde quasiment
sans politique, dans lequel les problèmes des différentes
sociétés sont présentés comme avant tout techniques, des
problèmes de gestion. D’où des conflits et des guerres

32
mettant en jeu des « désaccords de gestion ». Mais, comme
le dirait Spinoza, le droit n’est qu’une représentation du
pouvoir, et ces luttes entre modes de gestion ou entre États
ne constituent qu’un vernis, une couverture visant à occulter
des luttes de pouvoir, d’intérêts, ou, en termes plus contem-
porains, un ensemble de crimes organisés par la raison
d’État.
Il existe ainsi de nos jours des guerres et des massacres
bien réels, avec de vrais morts, mais traités, pensés et
programmés comme s’il s’agissait de pures virtualités. C’est
l’une des conséquences, sans aucun doute la plus grave, du
reflux de la politique. Le monde, la vie, nos propres vies sont
progressivement dominés par la virtualité. Notre possibilité
d’agir, d’influer sur le cours des choses devient de jour en
jour plus malaisée, voire impossible, nos vies étant
devenues, pour ainsi dire, le « spectacle de nos vies ».
Dans un monde où la gestion tend à saturer notre réalité,
nous éprouvons en effet une inquiétante sensation d’« éloi-
gnement » à l’égard de nos vies. Cette sensation est le
propre de la société du capitalisme triomphant, ce que Guy
Debord appelait la « société du spectacle », marquée par la
séparation généralisée, qui n’est plus simplement celle de
l’exploitation — entre le producteur et ce qu’il produit et les
moyens de production —, mais aussi celle de la pensée et de
la pratique, la séparation de nous-mêmes, de chacun de nous
d’avec sa propre vie perçue comme quelque chose d’exté-
rieur et de « gouvernable » par les différents pouvoirs. Nous
sommes ainsi les spectateurs passifs de nos vies dont nous
avons des « nouvelles » au travers des médias : ils nous
parlent de la crise économique qui nous laisse sans emploi,
du désastre écologique qui intoxique nos corps, ou encore de
la « politique spectacle », cette « affaire de techniciens » qui
n’existe que dans une dimension spectaculaire sans aucun
rapport avec la vie réelle des gens.
Le monde devenu spectacle est le monde devenu
marchandise. La séparation comme mécanisme central de la

33
domination capitaliste se sert de l’« idéologie de la commu-
nication » (phénomène désignant les relations qui s’établis-
sent au niveau de l’apparence et de la surface), selon
laquelle, comme l’a écrit Guy Debord en paraphrasant
Hegel (« Ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît »),
« toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les condi-
tions modernes de production s’annonce comme une
immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était
directement vécu s’est éloigné dans une représentation » 1.
Le spectacle « communicant » du monde a donc pris la
place du réel multiple de la vie en le déclarant caduc, inexis-
tant. Piégés que nous sommes dans le monde de la représen-
tation, la virtualité a pris la place de la base matérielle
qu’elle devait représenter. Le spectacle est ainsi « représen-
tation de la représentation », substitution et virtualisation du
réel. La société du spectacle trouve son unité à partir du
contrôle des images-marchandises spectaculaires : c’est la
prédominance de la « fausse conscience ».
Quelque chose sera considéré comme vrai dans la société
spectaculaire dans la mesure même où il sera représenté, car
ce « quelque chose » accédera ou apparaîtra dans le monde
de l’image-marchandise. Nous prenons connaissance du
plus intime de nos vies précisément par ce qui nous est le
plus lointain : le monde distribue des étiquettes et nous nous
identifions avec elles et finissons par les considérer comme
plus vraies que le réel qu’elles classifient.
La domination de la culture de la gestion forge ainsi une
société où le spectacle prend la place du réel. La gestion est,
normalement, la représentation de la dynamique d’une
société : sous ses différentes formes, elle indique plus ou
moins fidèlement l’état de la politique, des forces vives, du
vécu réel d’une population. Mais une société où la gestion
« sature » l’espace revenant à la politique est menacée dans
son existence même. Il n’est que d’observer le sort de ces

1. Guy DEBORD, La Société du spectacle, Gérard Lebovici, Paris, 1989.

34
projets dits « politiques » (mais en fait gestionnaires) de nos
technocrates où tout est parfait dans le modèle (in vitro),
jusqu’à ce que l’irruption du réel, de la vie, ne vienne les
dérégler.
Mais le danger existe aussi, à l’inverse, d’une « satura-
tion politique » de la réalité sociale. Si un mouvement poli-
tique au pouvoir, au nom de certains principes, en général
positifs, se refuse à assumer la gestion comme reflet, comme
« ombre » de la politique, il risque de tomber dans un nihi-
lisme mortifère. Dans ce cas aussi, la vie sociale serait
menacée car, sans gestion, une société tend de la même
façon à disparaître. Encore une fois, il ne s’agit donc pas
d’opposer gestion et politique, mais d’admettre que les deux
doivent cohabiter sous peine que la disparition de l’une ou
de l’autre provoque un véritable désastre dans la société.

Deux « vocations » distinctes et complémentaires

Il est vrai que « gestion » et « politique » ne relèvent pas


d’un même « travail » : il n’y a pas entre elles de passerelles
qui permettraient que les mêmes personnes, les mêmes
groupes puissent s’occuper de l’une et de l’autre indistincte-
ment. Elles relèvent en fait de catégories différentes,
puisque — nous y reviendrons — la gestion n’est qu’une
« situation » de plus parmi la multiplicité des situations
(avec par conséquent des propriétés singulières à prendre en
compte), tandis que la politique n’est jamais une situation,
mais un « caractère » que certaines situations peuvent
adopter.
Un exemple illustrant cette différence (qui n’est ni une
opposition ni une ambivalence) est celui de l’artiste, en
l’occurrence peintre ou directeur de musée. Le peintre a
pour vocation la dimension proprement dynamique de
l’activité artistique. Pour lui, en paraphrasant ce que nous
venons de dire au sujet de la politique, il n’y a pas d’« état

35
définitif de l’art ». Chaque création, chaque exposition est
un jalon, une étape, mais en aucun cas la réalisation défini-
tive de l’art. L’art est devenir permanent. Le directeur de
musée, en revanche, doit assurer la gestion de cette « situa-
tion » artistique. Cette gestion pourra être réactionnaire ou
progressiste, elle pourra prendre en compte les tendances
nouvelles ou être absolument classique, mettre l’art à la
portée du public ou en défendre une vision élitiste. Mais,
dans tous les cas, il s’agira de deux tâches bien distinctes. Ce
qui n’empêchera pas qu’un peintre devienne directeur de
musée, mais il passera alors à un travail radicalement
différent.
Dans la perspective de politique alternative que nous
défendons, le problème n’est donc pas d’être pour ou contre
l’État, pour ou contre la gestion, mais d’assumer le fait que
l’État et la gestion sont le reflet, la représentation de la poli-
tique. Laquelle renvoie à « ce qui se passe » dans la base
sociale réelle. Mais cette distinction entre réel et représenta-
tion ne signifie pas, nous y reviendrons, que la représenta-
tion n’ait pas des effets bien réels dans le processus
politique.
La tristesse, l’impuissance du citoyen spectateur qui
proteste parce que les « représentants » du peuple ne votent
pas telle ou telle loi sont donc vaines : ces représentants,
parce qu’ils s’occupent de la gestion, « représentent » juste-
ment (dans le meilleur des cas) l’état réel du peuple en ques-
tion. Si bien que lorsqu’une gestion est corrompue, triste et
qu’elle ne s’occupe pas de la vie des gens, cela révèle
simplement que, dans cette société, la base réelle est effecti-
vement pauvre, triste et impuissante.
À l’opposé des raisonnements en termes de rapports de
force qui fondent le « possibilisme » et le réalisme pragma-
tique, il faut abandonner cette façon d’aborder la politique
en commençant par fixer (comme dans une photographie)
les possibilités de la base sociale pour ensuite s’intéresser
à celles de l’État, du gouvernement ou de la gestion

36
— démarche typique de la « politique des sondages » suivie
par les gouvernements sociaux-démocrates en France
depuis 1981. Cette proposition, qui n’est pas strictement
neuve — si on se souvient de la critique de Marx à la Philo-
sophie du droit de Hegel —, présuppose que c’est précisé-
ment dans la base sociale réelle que se jouent les possibilités
de la politique et que le champ de la représentation est
conditionné par les mouvements organiques de la base.
Nous sommes là au cœur d’un thème classique du débat
révolutionnaire. Marx évoquait ainsi la relation dialectique
entre structure et superstructure, où le réel des pratiques
productrices était à son tour conditionné par ses propres
représentations. Nous ne devons donc pas sous-estimer
— comme le faisait le « marxisme vulgaire » — la sphère de
la superstructure, mais au contraire reprendre et accentuer la
critique des formes superstructurelles actuelles, à partir de
l’excès inévitable des pratiques sociales contre les formes
de représentation dominantes.
Demander à la représentation qu’elle change les choses
d’« en haut » revient plus ou moins à demander à notre
image reflétée dans un miroir qu’elle maigrisse pour nous.
Il serait pourtant totalement faux d’en déduire que, du point
de vue de la politique, toute gestion est équivalente. En tant
qu’élément dynamique et en devenir, la politique n’a pas
comme finalité, comme « vocation », la gestion ; mais on ne
peut nier que c’est au travers des changements, des
réformes, des ruptures dans la gestion que l’on peut aussi
constater le niveau de politique dans une société. Une
gestion, on l’a vu, peut représenter un degré élevé de poli-
tique, d’émancipation et de justice. Souvent, dans une situa-
tion concrète, la défense d’une gestion est une lutte politique
sans que pour autant cette gestion soit moins « gestion », ni
que la politique se soit transformée en gestion.
En Afrique du Sud, la gestion du temps de l’apartheid ne
peut être comparée à celle d’aujourd’hui, ce qui n’implique
pas que cette dernière ne soit pas aussi, simplement, une

37
gestion. Cela dit, si un mouvement restaurateur réaction-
naire essayait de l’abolir, la politique révolutionnaire dans
ce pays passerait, durant le temps nécessaire, par sa défense.
Pour autant, la gestion actuelle, infiniment plus juste que la
précédente, ne peut se revendiquer comme la fin de la poli-
tique en Afrique du Sud. La politique continuera sous des
formes nouvelles, dans la recherche incessante d’une plus
grande justice et d’une plus grande liberté.

État, « situation » et politique :


une distinction essentielle

Si l’on ne peut parler de « situation politique » propre-


ment dite, cela implique que la politique n’est pas un
élément de plus des situations, et qu’il n’y a pas de situation
spécifique dont l’exigence soit la politique elle-même.
À l’encontre de la théorie instituant l’autonomie de la poli-
tique par rapport à d’autres sphères — conception qui admet
l’existence d’« une société » et qui pense l’exigence comme
une structure déterminée par des instances productrices
(économiques, politiques, idéologiques) —, nous pensons
que « la société » n’existe pas autrement que comme un
ensemble infini de pratiques situées, ou de situations, impli-
quant un imaginaire transsituationnel.
Afin de défaire ce véritable nœud et d’être en mesure de
penser la radicalité situationnelle, nous opérons deux
distinctions entre des termes qui se confondent habituelle-
ment sous le signifiant « politique », pour tenter de cerner ce
que nous croyons être son usage légitime. La première est la
distinction déjà exposée entre politique et gestion (entendue
comme la « situation étatique »). Et, au sein de cette
dernière, la seconde oppose la fonction étatique — les
tâches concrètes de l’appareil d’État — à ce que nous
nommons « gestion de situation » : cette distinction est
essentielle, car la gestion n’est en principe qu’une situation

38
de plus au sein du multiple des situations. Mais dans des
époques de perte de puissance et de virtualisation de la vie,
sous l’hégémonie capitaliste, l’appareil d’État se voit surdi-
mensionné et lesté d’une immense charge imaginaire : il se
virtualise à tel point qu’il finit par se transformer en équiva-
lent du « pouvoir ».
Ce phénomène clé pour comprendre le développement du
capitalisme est ce que la tradition marxiste a désigné comme
« fétichisme d’État », concept inséparable de celui de « féti-
chisme de la marchandise ». L’« État fétiche » est l’État
capitaliste qui n’agit pas comme une situation
parmi d’autres, mais comme une machine « unidimension-
nalisatrice ». Ce n’est pas l’unique dispositif du pouvoir
spectaculaire, mais c’est sans aucun doute l’un des plus
importants, car il gère l’appareil répressif et légal et
contribue activement à la reproduction de l’ordre de la
représentation.
Le pouvoir dans la gestion fonctionne de la même façon
que dans les autres situations, même s’il a ses particularités :
c’est une projection historique et sociale qui s’imagine à la
place « centralisée » de la gestion et qui s’assimile artificiel-
lement à cette dernière. Il produit une abstraction qui anni-
hile les singularités des situations réelles et bâtit une « scène
unique du pouvoir » autour de la situation de la gestion.
La gestion étatique est effectivement une situation et, en
tant que telle, elle a son exigence propre : celle-ci a trait à la
façon complexe dont les autres situations s’y imbriquent, et
qui renvoie à la dimension symbolique de l’État. Car la
justice, l’éducation, la police sont également des appareils
— certains idéologiques, d’autres répressifs — chargés de
maintenir et de reproduire l’ordre établi. La « chose
étatique » représente donc aussi une scène symbolique qui
donne à la situation-gestion une dimension universelle,
même si elle n’existe que sous des formes qui répondent aux
hégémonies du moment. Cette fonction symbolique de
l’État est ce que Michel Foucault appelait dans ses derniers

39
écrits la « gouvernabilité des corps ». Les États modernes
gouvernent en effet ce que jamais aucun pouvoir n’était
parvenu à administrer : les corps, ou plutôt, le corps
— passant du corps physique au corps social. Ce change-
ment est aussi profond que celui qui s’était produit autour de
l’an mille, lorsque, aux débuts de ce que l’on allait nommer
l’« époque de l’homme » — cette étape historique au cours
de laquelle l’humanité comme sujet se sépare du réel consi-
déré comme objet —, l’homme devient « sujet » et cesse
d’être « chair » pour devenir « corps ». Le corps est ainsi
l’« intouchable », ce qu’il faut respecter, et l’État, le
pouvoir, devient le garant de l’intouchabilité du corps 2.
L’État comprend donc une série de mécanismes qui finis-
sent par former une véritable situation de gestion que l’on ne
doit pas confondre avec les institutions et appareils dans
lesquels il se matérialise ordinairement.
La reconnaissance de cette particularité permet de
comprendre la gestion étatique comme une situation parmi
d’autres et non comme l’État-gestion de l’ensemble des
situations, ce qui nous ramènerait à une vision de l’État
comme pouvoir central, suprasituationnel. La situation
étatique se distingue donc aussi bien de la « politique », qui
n’est jamais une situation, que du « pouvoir », cette assimi-
lation entre « pouvoir » et « gestion » étant historique et non
pas naturelle.
Il faut donc distinguer la « situation de gestion » (celle de
l’État) et la « gestion de situation », simple catégorie de la
théorie de la situation. C’est précisément là, dans la consti-
tution même de la gestion étatique comme situation, que
l’« imaginaire du pouvoir » transforme l’État en corps du
fétiche. De cette illusion naît la conviction que pour changer
la société — ou simplement pour la réformer —, il faut
s’organiser pour prendre l’appareil d’État, renforçant ainsi,
précisément, la logique de reproduction du pouvoir

2. Voir Miguel BENASAYAG, Utopie et liberté, La Découverte, Paris, 1986.

40
capitaliste (dans la mesure où l’on reconnaît à la situation
étatique des « pouvoirs » que, en tant que situation réelle,
elle ne possède pas). Le réel de la situation étatique est
subsumé par le fonctionnement du pouvoir comme pur
imaginaire. L’identification du pouvoir avec l’État-nation
occulte le fait que son efficacité ne dépend jamais de la
qualité de sa gestion, mais de la puissance réelle à la base des
situations qui ensuite, naturellement, se « condensent »
— comme le disait Nikos Poulantzas 3 — dans la situation
de la gestion étatique.
Les gestionnaires de l’État peuvent être bons ou mauvais,
s’engager plus ou moins par rapport à l’exigence de la situa-
tion elle-même. Et il est vain de prétendre, comme le fait
l’ultragauchisme, qu’une bonne gestion — dans le cas où
elle se réalise effectivement — revient au même qu’une
mauvaise gestion, car une résolution positive de la situation
de gestion tend à agir en composant sa puissance avec celle
des autres situations. Pour autant, la bonne gestion n’« est »
pas la politique. Dès lors, si elle ne se confond pas avec la
situation-gestion, si nous la nions en tant que situation
unique, que peut « être » concrètement la politique ?

Quelle lutte anticapitaliste ?

Revenons à la formulation énoncée plus haut : « la


société » n’existe pas. La société comme complétude
n’est rien d’autre qu’un pur imaginaire, une abstraction
homogénéisante. Ou, comme le disait Guy Debord, c’est
une représentation unitaire et cohérente de ce qui en réalité
est séparé. Ce qui en revanche existe, ce sont les situations,
multiples et infinies, et leurs relations internes. Or ces situa-
tions ne « sont » pas politiques, elles sont simplement

3. Nikos POULANTZAS, Pouvoir politique et classes sociales, Maspero, Paris, 1971.

41
susceptibles d’adopter un « caractère politique », c’est-
à-dire, aujourd’hui, anticapitaliste.
Le capitalisme ne s’objective pas dans une seule institu-
tion ni dans un ensemble limité d’institutions. Le capita-
lisme n’« est » pas une situation. Si tel était le cas, la
résistance anticapitaliste serait simple. En réalité, le mode
d’existence du capitalisme se disperse dans l’infini des
situations, il vit dans l’ensemble situationnel comme
élément hégémonique de la conjoncture actuelle. Et son
effet le plus concret est celui de la séparation, de la spectacu-
larisation de la vie et, en langage marxiste, de la mercantili-
sation des relations sociales. C’est précisément depuis cette
définition radicale du capitalisme entendu à partir de son
noyau le plus abstrait, la marchandise, et de sa dynamique,
celle du déploiement des processus de virtualisation du réel,
que nous pouvons penser la résistance en termes complexes
et efficaces, sans tomber dans la contestation spectaculaire
du spectacle, qui conserve et même reproduit ce noyau et
cette dynamique.
La lutte anticapitaliste ne s’épuise pas dans une logique
d’affrontement contre le clan des capitalistes, car le capita-
lisme n’est pas simplement le propre des capitalistes, il vit
aussi en chacun de nous. Lorsque Marx disait que les
ouvriers souffrent des effets de l’aliénation et que Georg
Lukács proposait l’outil du marxisme orthodoxe pour qu’ils
accèdent à la véritable totalité concrète, ils rendaient tous les
deux compte du fait que le capitalisme existe aussi bien dans
chacun des rôles de la structure sociale normée par le
pouvoir que dans les relations sociales virtualisées qui lui
correspondent (c’est cela que Lukács désignait du nom de
« totalité aliénée » ou « fausse totalité »). Antonio Gramsci
formulait une autre explication pour le même phénomène :
il pensait cette présence du capitalisme dans nos vies sous la
forme d’une hégémonie politique, idéologique et culturelle
du capital sur l’ensemble social. Dans tous les cas, ces mili-
tants-chercheurs soulignaient tous l’inexistence d’un sujet

42
« non contaminé », toujours disposé à l’affrontement total
entre deux groupes préconstitués.
Plus, donc, qu’à un affrontement, ou un ensemble
complexe d’affrontements, c’est à une exigence commu-
niste qui se manifeste toujours en situation qu’il s’agit d’être
fidèle, une exigence ontologique qui dit qu’il faut être du
côté de la vie. Rosa Luxemburg avait clairement perçu la
relation entre capitalisme et mort lorsqu’elle lança son
célèbre « socialisme ou barbarie ». Cette vision du socia-
lisme ne renvoie pas à un monde situé dans l’« au-delà »,
auquel nous accéderions une fois conquis l’appareil d’État,
c’est une subjectivité active et présente, une nécessité de
l’être même, de la vie.
C’est en ce sens que nous disons qu’il n’y a pas de
« symétrie » entre capitalisme et communisme, tout comme
il n’y en a pas entre la mort et la vie. Si le capitalisme agit,
comme nous l’avons vu, comme une force normalisatrice,
une tendance à la hiérarchisation et à la classification, à la
détermination de rôles et de valeurs, à la représentation et à
l’organisation de l’ensemble de la vie, il n’est alors plus
possible de le penser comme un ensemble limité d’institu-
tions — l’État et les partis bourgeois, par exemple — et de
réduire en conséquence la « politique » à une logique
d’affrontement par rapport à cet ensemble institutionnel.
Une telle réduction ne fait que construire une « fausse »
symétrie et nous empêche, par ailleurs, de connaître notre
propre implication dans la reproduction même du système
capitaliste.
La politique n’est donc pas tant un domaine spécifique,
objectivé dans une institution particulière, qu’un caractère
que la situation adopte et qui est reconnaissable à ce qu’il
oppose la lutte anticapitaliste à la classification, la hiérarchi-
sation. C’est pourquoi la politique révolutionnaire n’est pas
celle d’une classe qui se renforce en tant que telle contre une
autre mais plutôt la persistance dans la lutte pour la déclassi-
fication elle-même. Mais si la politique est un « caractère »

43
des situations et non un « imaginaire transsituationnel », il
faut bien admettre que les situations ne prennent pas
toujours ce caractère politique. L’expérience des dernières
décennies nous a même montré combien cela était difficile.
Mais même si ce caractère politique n’est pas permanent, le
travail situationnel qui consiste toujours à répondre à
l’exigence ontologique est ce qui confère un sens à la vie,
indépendamment du fait que cette situation adopte ou non
un caractère politique.
La politique est ainsi une adhésion pratique à la recherche
de la liberté, ce que nous appelons le passage de la puis-
sance au contre-pouvoir. Il ne suffit pas en effet de déve-
lopper la puissance pour répondre à un certain niveau
d’exigence de la situation, pour « faire de la politique ».
Celle-ci ne renvoie ni au politicien traditionnel qui traite des
problèmes de la société, ni aux gens bien intentionnés qui
dans leur travail et leur vie personnelle (leurs « rôles ») se
placent du côté de la puissance et adhèrent pratiquement aux
valeurs de la liberté. La politique — ce que dans ce travail
nous nommons ainsi — ne peut exister qu’en situation, sans
que ce principe élémentaire soit pour autant suffisant. Pour
répondre à l’exigence d’une situation, pour participer de
cette exigence à un degré chaque fois plus élevé, il est indis-
pensable de ramifier l’action situationnelle, d’établir des
liens intersituationnels. À l’encontre de la « logique de
l’affrontement », il faut penser le devenir situationnel et
l’exigence subversive comme « parallèles ».
Si l’on persiste dans la subversion, il faudra accepter les
conséquences d’un tel choix ; et alors, effectivement, la lutte
et l’antagonisme seront présents, mais toujours comme un
élément à considérer dans la singularité — ni généralisable
ni prévisible — de la situation. C’est seulement quand on
établit une distinction entre la logique situationnelle et celle
de l’affrontement que l’on peut rendre tout son sens à la
pensée des rapports de force et de la conjoncture politique.
Car ce n’est que depuis ce qui se présente comme

44
mouvement réel ou « mouvement de situations » qu’il est
possible de poser en termes non spectaculaires, non pure-
ment virtuels, les tenants et aboutissants de la lutte politique
dans toute sa complexité et dans toutes ses dimensions.
La militance politique, qui donne la priorité au principe
matérialiste de la situation, ne se confond donc pas avec le
fait de bien jouer son rôle social — être un « bon profes-
sionnel », un « bon voisin », etc. Elle va bien au-delà de
cette « politique de la bonté » qui en un certain sens se
présente comme « prépolitique », ou comme un discours
moral de constitution du « bon ordre ». Le désir (politique)
qui mène à l’engagement se lie avec l’être même de
l’exigence et jamais avec le « rôle » qui nous situe dans la
structure sociale conformément à la norme, au pouvoir. Car
il s’agit, en effet, de « degrés d’engagement » : la militance
politique est gratuite, elle se présente comme fondamentale-
ment désintéressée et n’est pas différente de tout autre désir
habitant un être humain.
3

« Société civile » et démocratie

Du « social » et du « politique »

La relation entre le « social » et le « politique » a donné


lieu, il y a quelques années, à une discussion qui tentait
d’établir la nature du lien spécifique unissant ces deux
« sphères ». Ce débat est fondamental pour qui se trouve
confronté à la question concrète de la construction du
contre-pouvoir. Nous allons donc tenter de le traduire à
l’aide des termes et des catégories que nous venons de
présenter, pour ensuite proposer une approche radicale de
cette question.
L’utilisation courante de notions telle que le « social » et
le « politique » renvoie à la théorie gramscienne qui
distingue — dans la superstructure du mode de production
capitaliste — la « société politique » et la « société civile ».
Sous la première catégorie, Gramsci réunissait les institu-
tions et les acteurs directement liés à l’appareil d’État et à la
lutte immédiate pour son contrôle, tandis que la catégorie de

47
« société civile » faisait référence à l’ensemble des « institu-
tions privées » — dans la mesure où elles ne sont pas la
propriété de l’État — comme les médias, les institutions
pédagogiques, la famille, les syndicats, etc. Pour Gramsci,
la société civile est le champ de la lutte, de la constitution et
de la consolidation de l’hégémonie, et l’État — au sens
strict, l’appareil d’État — est lié à la fonction d’autorité
directe, à la contrainte.
Cette discussion s’est notamment cristallisée dans les
années soixante et soixante-dix en Amérique latine, avec le
triomphe de la révolution cubaine, autour de la question de
la « voie d’arrivée au pouvoir » (la tragique expérience
chilienne ayant alors renforcé la conviction que le « pouvoir
réel » ne peut être garanti que lorsque l’est la maîtrise de
l’appareil d’État et principalement de ses organes
répressifs). Mais l’expérience des années soixante-dix et
quatre-vingt nous a beaucoup appris à ce sujet : les
processus de révision critique de ces luttes ont souvent
permis une maturation politique et d’avancer sur le terrain
de la pensée. Ils ont aussi révélé un épuisement d’une bonne
part de l’arsenal théorique et politique des forces révolution-
naires. La réflexion sur la construction du contre-pouvoir
exige par conséquent que l’on repense la relation entre ces
instances « gramsciennes », à la lumière des nouvelles
expériences politiques et sociales.
Pour réintroduire ce débat dans les termes que nous
venons de présenter, disons tout d’abord que ce qui est habi-
tuellement nommé « le politique » s’identifie pour nous
avec la situation de gestion étatique, que ce que l’on désigne
communément comme « le social » est ce que nous
nommons « multiple de situations » et, enfin, que l’idée
même de « la politique », de la contre-hégémonie révolu-
tionnaire — qui ne coïncide pas nécessairement strictement
avec le champ « du politique » — assume la forme d’un
« caractère » qu’adoptent les situations sans que l’on puisse

48
dire qu’une situation est toujours politique ou qu’elle ne
l’est jamais.
En ce sens, la clé politique fondamentale est la puissance
qui existe dans le multiple des situations, dans les niveaux
de puissance et de construction du contre-pouvoir. Alors
que la situation de gestion étatique est le lieu où est repré-
senté — en un certain sens — le niveau de puissance exis-
tant dans le reste des situations. Il est en effet important de
souligner que les situations incluent, en tant qu’éléments les
composant, le reste d’autres situations : les situations sont
toujours interdépendantes. Dans le cas spécifique de la
situation de gestion étatique, celle-ci est le résultat du croi-
sement de deux dynamiques fondamentales : d’un côté, la
puissance qui effectivement se développe en son sein (nous
avons déjà abordé ce point en précisant qu’une bonne et une
mauvaise gestion ne revenaient pas au même) ; mais, d’un
autre côté, cette situation inclut la représentation des
niveaux de puissance existants dans le multiple des
situations.
C’est pour cela que le pouvoir de l’État ne dépend pas
simplement et mécaniquement de la puissance de la situa-
tion de gestion elle-même, comme nous le fait croire
l’imaginaire de l’État-pouvoir, mais toujours du niveau de
développement du contre-pouvoir. Une autre façon de
redire que la politique radicale est toujours une action de
construction du contre-pouvoir intrasituationnel, et non pas
une conspiration dont le but inavoué serait l’accès le plus
rapide et direct possible à un lieu de domination dans la
situation étatique.
Cette composition des niveaux de puissance des situa-
tions — et leur représentation dans la situation de gestion
étatique, c’est-à-dire le contre-pouvoir — est précisément
ce que Gramsci nommait dans les années trente le « bloc
historique alternatif ». Il ne suffit donc pas de traduire ce
débat sur l’hégémonie des termes de l’approche extrasitua-
tionnelle dans ceux de l’approche intrasituationnelle. Ce qui

49
change, c’est l’idée même du « bloc historique » ou du
contre-pouvoir. Dans la perspective de la situation, il ne
peut plus être pensé comme incarné dans un parti ou un front
de partis produisant une discipline verticale, spectaculaire,
au sein d’une représentation qui aplanit et homogénéise le
multiple des situations et renforce la dynamique de base du
capitalisme, l’État-fétiche.

Situation étatique et appareil répressif

Dans nos sociétés complexes, la gestion et l’administra-


tion de ce que l’on nomme la « chose publique » définissent
donc une situation de plus, coexistant avec les autres, déter-
minant de véritables « territoires » de gestion, des zones
d’influence contrôlées par un appareil d’État. Ce mode de
gestion qui identifie — ou essaie d’identifier dans l’idéal —
une nation à un État correspond à un certain degré de déve-
loppement de la complexité de nos cultures. Or, nous
l’avons vu, les appareils d’État et les institutions ne peuvent
pas en eux-mêmes être identifiés avec un pouvoir central
dont dépendrait l’ensemble des situations d’une nation ou
d’un territoire donné.
Le « pouvoir d’État » cristallise l’hégémonie d’un
moment historique précis, d’une conjoncture. De sorte que
l’État et ses organes administratifs et répressifs possèdent
bien un effet réel, car ils tirent leur force de la délégation
imaginaire de la puissance. Cet imaginaire de la délégation
de la puissance des multitudes vers un centre — l’État-
nation comme « pouvoir souverain » au sein d’un terri-
toire — est sans aucun doute l’un des instruments les plus
efficaces de l’idéologie (et des théories du droit) pour légi-
timer aussi bien l’origine que la permanence de l’ordre
social. Élaborée sous la forme d’une philosophie politique
aux débuts du développement du mode de production capi-
taliste par l’école des contractualistes — notamment par

50
Thomas Hobbes —, cette théorie du pouvoir se perfectionne
depuis des siècles sur la base de l’identification de la situa-
tion de gestion avec un organe omnipotent et modeleur de
la société, renforçant ainsi l’imaginaire de l’État-fétiche.
L’État-nation moderne est effectivement un projet (réussi)
de constitution d’un pouvoir central institutionnalisé et
fonctionnel adapté à la reproduction du système capitaliste.
L’État et ses appareils défendent l’ordre et les intérêts
dominants ; pour autant, ils ne sont pas l’« incarnation » de
ces intérêts, mais seulement un outil qui défendra les
groupes dominants jusqu’à ce que l’hégémonie change ou
qu’apparaisse un véritable double pouvoir. Alors, ou bien
cet appareil se transformera en une simple arme de répres-
sion, ce qui lui fera perdre son caractère d’« appareil
étatique » — pour ne devenir qu’une simple force (militaire-
ment) dominante —, ou bien il continuera d’être un appareil
étatique et il devra alors refléter, cristalliser d’une manière
ou d’une autre les divisions et les conflits de la base réelle.
Nous n’utilisons pas ici, bien entendu, l’idée d’« outil »
dans le sens où l’État serait un instrument neutre, au service
immédiat de la force militaire qui dominerait ses méca-
nismes. L’État est soit une situation de gestion étatique,
intégrée au multiple des situations — et qui ne peut que
représenter la puissance de la base ou l’hégémonie domi-
nante dans la conjoncture —, soit le lieu où se constitue en
tant que telle la classe dominante des capitalistes — à partir
duquel ces derniers se fondent en grande partie comme
classe et d’où ils gèrent leurs intérêts communs (qui ne sont
en aucun cas la simple somme de leurs intérêts individuels,
mais bien plutôt le maintien et la reproduction historique du
système dans sa totalité).
Dans certaines conjonctures, comme celles de l’Argen-
tine de la dictature militaire ou de l’Algérie des années
quatre-vingt-dix, il n’existe plus de véritable État, mais
simplement des administrations qui fonctionnent plus ou
moins bien — l’appareil d’État en tant que tel se trouvant

51
« soustrait » par une fraction de la nation qui l’utilise contre
d’autres groupes et généralement contre le peuple dans son
ensemble. Dans ces moments-là, la revendication de la
résistance doit aussi assumer la nécessité d’un véritable
État, d’une véritable situation gestionnaire qui ne soit pas
accaparée par une fraction politique comme arme de guerre.
Un accaparement qui tend à se généraliser dans les pays
« périphériques » lorsque les organismes internationaux
comme le FMI dictent sans appel les politiques à suivre, y
compris à de véritables démocraties — celles-ci deviennent
alors des « démocraties-FMI », transformation qui amène
paradoxalement à dissocier la gestion démocratique des
intérêts profonds de la nation. Ce décalage entre État et
nation, propre aux conjonctures dans lesquelles le marché
devient hégémonique, remet en question la souveraineté
autoproclamée de la gestion étatique et dévoile sa tendance
à devenir une arme de guerre en faveur de l’impérialisme
modernisé.
L’appareil d’État n’est donc pas l’objectif, le fameux
palais d’Hiver qu’il faut conquérir pour que l’histoire
prenne une autre direction. Même si, dans certaines
conjonctures historiques, la chose politique, autrement dit la
question du contre-pouvoir, peut se nouer autour de la ques-
tion de l’État comme c’est le cas dans les luttes anticolonia-
listes ou à la sortie d’une période de dictature où l’État, y
compris comme situation de gestion, a disparu en tant que
tel. Mais la politique qui influence, qui décide de la chose
étatique, se joue en permanence en dehors des appareils
étatiques, de la gestion, sans que, pour autant, on puisse dire
qu’ils s’opposent à elle.

Les deux acceptions de la démocratie

La différence de nature que nous avons établie entre


gestion étatique et politique (la première est une situation de

52
plus parmi le multiple des situations, tandis que la politique
est un caractère que toutes les situations — et aussi, bien sûr,
la situation étatique — peuvent adopter) nous permet de
reconsidérer brièvement la « question de la démocratie ».
Nous entendons par « question » un élément de la conjonc-
ture qui tend à opérer tendanciellement dans toutes les situa-
tions. La notion de démocratie, quant à elle, recouvre au
moins deux acceptions qui renvoient à deux types de projets
substantiellement différents.
L’usage habituel est étroitement lié à une propriété de la
situation de gestion étatique. Depuis les Grecs anciens
jusqu’aux « transitions démocratiques » des années quatre-
vingt et quatre-vingt-dix en Amérique latine ou en Europe
de l’Est se dessine une tradition de la « démocratie » comme
forme de gouvernement, par opposition aux gestions totali-
taires, démagogiques et tyranniques. Elle conçoit
aujourd’hui la démocratie comme un ensemble de procédés
tendant à assurer certains droits citoyens au moyen de méca-
nismes de contrôle du pouvoir et du choix des groupes
gouvernants par la voie d’élections générales réglementées.
Dans la période moderne, cette idée de la démocratie
— fusionnée de fait avec les principes et les doctrines du
libéralisme — a échappé à son domaine d’appartenance
situationnel pour devenir « discours du pouvoir » : elle a
acquis une efficacité idéologique beaucoup plus large que
celle autorisée en principe par la situation de gestion. C’est
ainsi qu’on a fini par assimiler abusivement démocratie et
société de marché.
Entendue comme une manière d’éviter des gestions
tyranniques et absolutistes, la démocratie s’est ainsi trans-
formée en un impératif catégorique, capable de subor-
donner toute exigence situationnelle par sa seule invocation.
L’« unidimensionnalisation » produite par cette invocation
démocratique est d’ailleurs l’une des formes de fonctionne-
ment caractéristique du pouvoir capitaliste. Faute de
prendre en compte ce « chantage démocratique », on ne peut

53
comprendre, par exemple, l’émergence du nazisme, c’est-
à-dire la compatibilité du fascisme avec les mécanismes
démocratiques de conquête des organes de gestion. Ainsi,
l’existence d’un ensemble de lois, de droits et de garanties
ne peut suffire à garantir une gestion honnête et progres-
siste. Il suffit de voir, par exemple, la menace démocratique
que constitue (ou constituait) Le Pen en France, ou
l’avancée partielle de candidats fascistes anciens protago-
nistes de la dictature dans certaines provinces argentines.
Le problème de fond lorsque l’on aborde la question de
la démocratie est ce que nous avons dénoncé comme le
surdimensionnement de l’appareil d’État dans la conjonc-
ture dominée par les relations sociales capitalistes. Ce
niveau unique et homogène que la démocratie spectaculaire
crée comme substitut du multisituationnel est ce que l’on
nomme habituellement la « société », représentation imagi-
naire utile pour satisfaire les désirs du « politicien » ou du
« chercheur en sciences sociales ».
Face à cette acception de la démocratie liée légitimement
à la situation de gestion et illégitimement à la dynamique du
pouvoir, nous en opposons une autre, liée à la dynamique de
la multiplicité, à la multidimensionnalité. La situation de
gestion étatique recèle un nombre tendanciellement infini
d’éléments, correspondant au réel des situations existantes
à une époque déterminée. Une défense situationnelle des
principes démocratiques ne peut se concevoir en dehors de
cette multiplicité des situations et des pratiques, qui devront
nécessairement être représentées dans la situation de gestion
elle-même. Dans cette perspective, la démocratie est la
pluralité croissante et réelle de pratiques et de situations, ce
que nous appelons le contre-pouvoir et le « mouvement de
situations ».
Nous distinguons donc les deux notions recouvertes par
le terme de démocratie : l’une comme dispositif du pouvoir,
élément « unidimensionnalisateur » du multiple et « virtua-
lisateur » du réel populaire au nom duquel il se prononce, et

54
pouvant légitimer des relations d’oppression et de contrôle ;
et l’autre, son opposée, liée au réel des situations, à la dyna-
mique du multiple. Cette « démocratie situationnelle » ne
reconnaît pas le surdimensionnement de la gestion étatique
par le capitalisme et la ramène à son véritable statut de situa-
tion : la démocratie situationnelle est une exigence qui
persiste dans toute situation et c’est la logique qui anime la
résistance au capitalisme. On comprend donc qu’il soit
parfaitement vain d’« exiger » la démocratie, de demander
à l’État et seulement à lui qu’il soit démocratique. Car s’il
ne l’est pas, il n’y a aucune raison pour qu’il entende ces
appels : c’est politiquement qu’il faudra lutter pour la resti-
tution d’une gestion étatique démocratique. Et si cet État est
démocratique — du point de vue du mode de gestion —, il
ne pourra que « représenter » le niveau de la puissance
atteint dans la base, dans les situations.
En somme, ce que nous identifions comme une démo-
cratie authentique, c’est l’ensemble des luttes « en situa-
tion » pour l’augmentation de la puissance et en vue de la
construction du contre-pouvoir, ainsi que la représentation
de ces luttes dans la situation-gestion.
4

Pouvoir et puissance

Pouvoir, puissance et représentation

Si politique et gestion renvoient à deux dimensions


distinctes, celles-ci répondent nécessairement à deux fonc-
tionnements différents : ceux — en suivant Spinoza — de la
« puissance » et du « pouvoir ». La puissance, nous l’avons
vu, fonctionne ici comme synonyme de « politique » et
implique une évolution permanente, un processus qui
n’accepte aucune forme « finale ». La puissance est le déve-
loppement de potentialités, la réalisation de « possibles »
qui récusent toute définition, tout étiquetage.
Spinoza affirme que la base de l’éthique exige que nous
acceptions qu’« on ne sait pas ce que le corps peut ». Et, en
effet, tout savoir du pouvoir d’un corps ressemble plus à un
jugement limitatif et extérieur, à une classification qu’à un
véritable savoir. Dire ce que peut un corps revient à nous
placer du côté du catalogable, donc du « pouvoir », en adop-
tant une position extérieure, pseudo-universelle, qui n’est

57
qu’un pur imaginaire. Or la puissance est ce devenir
multiple non catalogable, alors que le pouvoir est une
dimension statique — qui se veut transcendante — et qui, en
définissant des frontières et des formes, indique avant tout
ce que l’on « ne peut pas ». Pour paradoxal que cela puisse
paraître, la puissance est le fondement de tout « pouvoir
faire », tandis que ce que nous nommons habituellement le
pouvoir n’est autre qu’un des lieux de l’impuissance,
permettant, tout au plus, de récolter l’usufruit de la puis-
sance d’autrui.
Les conceptions révolutionnaires classiques ont toujours
considéré que la puissance des luttes devait avoir pour
objectif la prise du pouvoir central. Elles voyaient celui-ci
comme le point de puissance maximum, le lieu d’où « on
pourra finalement tout changer ». Les expériences révolu-
tionnaires et progressistes de notre siècle se sont chargées de
démentir — ou à tout le moins de relativiser très sérieuse-
ment — ce point de vue : chaque fois qu’il y a « prise du
pouvoir », que ce soit par l’insurrection ou par la voie élec-
torale, la première chose que constatent les vainqueurs, c’est
que dès le moment où ils accèdent à la place tant convoitée,
le champ des « possibles », de la puissance, se rétrécit irré-
médiablement, parfois jusqu’à disparaître. Ceux qui pren-
nent le pouvoir ont ainsi comme première et paradoxale
mission de constater tout ce qu’ils « ne peuvent pas ». Car le
pouvoir est toujours une représentation, et donc une diminu-
tion de la puissance.
L’imperfection, comme l’a souligné Ernesto Laclau, est
en effet inhérente à toute « relation de représentation 1 » : le
représentant est rarement face à un corps déjà constitué,
pleinement « représentable » ; c’est plutôt de sa représenta-
tion que dépendra toujours, dans une certaine mesure, la
constitution définitive et en même temps provisoire du

1. Ernesto LACLAU, La guerre des identités. Grammaire de l’émancipation, La Décou-


verte, Paris, 2000.

58
représenté lui-même. La relation de représentation, loin
d’être le simple reflet d’un objet préconstitué, accomplit une
opération de clôture hégémonique sur le représenté.
Du point de vue du pouvoir, la représentation agit comme
un « reflet négatif », ou comme un miroir qui renvoie une
image diminuée de la puissance, une réduction qui tend à
séparer la puissance du corps représenté. Comme le sait le
politicien « réaliste », les premiers à subir les effets de ce
type de représentation sont les représentants gestionnaires
eux-mêmes (et cela indépendamment de leur idéologie ou
de leur probité), qui découvrent très vite leur impuissance.
Mais la représentation ne peut être tout simplement
annulée, comme le rêvait le vieil illuminisme : c’est une part
de la multidimensionnalité de la vie à accepter. Nous ne
devons donc pas refuser toute représentation, mais la
replacer au sein de la multiplicité des pratiques, en évitant de
la sorte son augmentation démesurée et virtualisante propre
au capitalisme.
Pour Spinoza, l’imagination est le lien nécessaire qui unit
la multitude productrice de la puissance, et qui rend de ce
fait les représentations inévitables. De même que pour
Althusser l’idéologie est éternelle — non pas telle ou telle
idéologie, mais l’idéologie comme fonction, les représenta-
tions en tant que telles 2. Mais on peut distinguer les repré-
sentations qui fonctionnent en produisant une augmentation
de la puissance (comme le mythe du communisme inca chez
José Carlos Mariátegui, ou encore le mythe classique du
prolétariat socialiste dans les œuvres de Marx, Lénine, Rosa
Luxemburg et Gramsci) et les représentations par lesquelles
le pouvoir parvient à fonctionnaliser et à mystifier la domi-
nation, que le marxisme révolutionnaire a désignées du nom
de « fétiche ».

2. Louis ALTHUSSER, Étienne BALIBAR, Roger ESTABLET et alii, Lire Le Capital, PUF,
Paris, 1996.

59
Il est donc important de distinguer les formes légitimes de
la représentation (l’imagination de Spinoza), car c’est à
partir d’elles que l’on peut mener ce qu’Antonio Gramsci
nommait la lutte hégémonique : percer l’hégémonie du
pouvoir et construire une hégémonie démocratique, une
structuration d’un ensemble de représentations en fidélité
avec la puissance. Le fait qu’il n’existe pas de représenta-
tions « vraies » a priori auxquelles la puissance devrait
s’adapter ne dément en aucune manière l’existence d’un
ensemble complexe de représentations qui, à des moments
déterminés, contribuent de manière décisive à l’accroisse-
ment de la puissance.

Prise ou construction du pouvoir

Il devient dès lors possible d’établir une relation


complexe entre politique et puissance. Les expériences
révolutionnaires sont celles de sujets humains qui cher-
chent, expérimentent des voies et construisent des hypo-
thèses pour résoudre les problèmes posés au développement
de la vie. La justice et la liberté ne sont donc pas de simples
options dont l’humanité pourrait se passer : la quête de la
justice a à voir avec la protection et le développement de
la vie.
La recherche de nouvelles hypothèses dans le champ
révolutionnaire, loin de constituer une activité particulière
dévolue à certaines personnes, consiste à assumer, de
manière concrète, la défense du développement de la vie que
le système capitaliste met aujourd’hui en danger. Les échecs
tragiques des expériences passées au cours desquelles les
organisations révolutionnaires visaient le pouvoir central
nous posent à tous de nouveaux défis, de nouvelles ques-
tions et hypothèses d’émancipation, nous imposent des
lignes politiques de recherche pratiques et théoriques. En
l’occurrence, nous devons reconnaître que l’abandon d’une

60
conception révolutionnaire articulée autour de la centralité
du pouvoir signifie aussi celui d’une certaine vison de la
recherche de la justice.
Nous ne sommes bien entendu pas les premiers à nous
apercevoir que quelque chose « ne fonctionnait pas » dans
les révolutions qui, au lieu de commencer « d’en bas »,
plaçaient tous leurs espoirs dans le fait d’attaquer d’abord le
pouvoir central afin, à partir de là, de procéder aux change-
ments désirés. On a pu avancer qu’il s’agissait d’une ques-
tion de personnes, de dirigeants qui se « bureaucratisaient »,
qui se séparaient du peuple ; d’aucuns ont pu penser, aussi,
qu’était en cause l’origine de classe de ceux qui assumaient
les responsabilités. Hypothèses qui ne sont pas entièrement
fausses, mais qui se révèlent superficielles et secondaires.
Aucune des révolutions victorieuses du XXe siècle n’a en tout
cas évité une prise de conscience de ce phénomène, comme
en témoignent les termes de « révolution permanente »,
d’« autogestion », de « soviets », de « conseils ouvriers » et
autres « délégués révocables à tout moment » dont leurs
discours étaient émaillés.
Ce qui constitue aujourd’hui un véritable pas en avant,
grâce à ces expériences passées, c’est la possibilité d’établir
la différence structurelle entre puissance et pouvoir, ou, à un
niveau plus superficiel, entre politique et gestion : la puis-
sance — le mouvement vivant et réel de la base — permet
des changements concrets dans la structure de la société et
la chute des structures et des pouvoirs anciens, mais le
pouvoir — comme lieu et comme pratique — n’a pas la
capacité de changer les choses d’« en haut ». Point de vue
qui rejoint celui du philosophe britannique John Holloway 3,
selon lequel le problème des tentatives de prises de pouvoir
par la gauche contemporaine, c’est précisément que dans le
« pouvoir » ne loge pas le pouvoir : tout ce que « peut » faire

3. John HOLLOWAY et Eloina PELAEZ (eds.), Zapatista ! Reinventing Revolution in


Mexico, Stylus, Sterling (Va.), 1998.

61
celui-ci, nous l’avons vu, c’est exercer la gestion, l’adminis-
tration de ce que la politique de la puissance a changé et
créé. Ou, tout au plus, en tant que partie d’un processus plus
complexe et dans des situations déterminées, il peut agir
comme une représentation positive pour la puissance,
comme un miroir qui alimente la tendance puissante de la
multitude. Mais cela dépend plus de la conformation de la
puissance que des possibilités mêmes du pouvoir.
La seule révolution politique de l’époque moderne qui, en
Occident, ait changé de façon généralisée et irréversible une
structure sociale a été, jusqu’à présent, la Révolution fran-
çaise. Il est donc intéressant de constater que cette révolu-
tion, en général identifiée avec la prise de la Bastille le
14 juillet 1789, a en réalité consisté, grâce à un grand
déploiement de puissance, en un lent et long processus de
modification des différents liens et relations de pouvoir au
sein de la base sociale. La « prise du pouvoir », des orga-
nismes centraux de représentation du pouvoir, n’en a été que
la dernière étape. Une étape certes importante, notamment
au niveau symbolique. Mais ce n’est en aucun cas un point
de départ ; bien au contraire, la prise de la Bastille a été un
point d’arrivée, de cristallisation d’un long processus.
Il ne s’agit donc pas de rejeter — à la manière d’une
nouvelle orthodoxie aussi dogmatique que n’importe quelle
autre — l’idée même de prise du pouvoir, mais plutôt de la
décentrer pour la replacer dans le contexte d’une politique
de la puissance. La construction du pouvoir peut et doit
devenir une variante de la prise du pouvoir qui ne soit plus
une substitution du pouvoir à la puissance, mais bien plutôt
une restitution de la partie fétichisée au sein du tout dyna-
mique, vivant.

62
Des limites de la « prise de conscience »

Le pouvoir est toujours, dans sa version de pouvoir


central, un lieu vide, dont les seules forces sont celles que
peuvent lui apporter les millions de relations de « micropou-
voir » structurées par la puissance de la base. La force du
pouvoir, qui est bien réelle — et qui peut être brutale et
criminelle —, naît d’une délégation imaginaire de la puis-
sance des personnes qui investissent les relations de
pouvoir. La sous-estimation de ce phénomène idéologique
est aussi la principale cause de l’illusion relative à la
fameuse « prise de conscience », considérée comme outil
central et suffisant pour la révolution.
Dans cette optique, si l’ouvrier qui s’imagine avoir besoin
de son patron « savait » que c’est le patron lui-même qui
pour exister a besoin de lui — de l’exploitation de sa force
de travail —, il devrait évidemment se révolter et se libérer.
Et si les soldats, qui sont finalement le « peuple en armes »,
savaient que leurs intérêts ne sont pas ceux de l’impéria-
lisme, les guerres cesseraient et les peuples seraient invin-
cibles. Cela, qu’on le regrette ou non, n’est pas le cas : la
conscience (la « conscientisation », comme on dit) non
seulement n’est pas suffisante, mais en outre, souvent, avoir
conscience d’une injustice a pour conséquence un résultat
plus proche de la tristesse et de l’impuissance que de la
révolte.
Car la conscience, comme Janus, a deux visages : elle est
perception de l’injustice d’une relation de pouvoir et, en
même temps, de la faiblesse qui la rend efficace. La
conscience de la crise économique du capitalisme peut ainsi
très bien conduire à accepter une baisse de salaire, et celle
du pouvoir de l’impérialisme à une politique annexionniste.
Cela ne nous amène pas à dénier toute efficacité politique à
la « prise de conscience », mais plutôt à en réfuter la concep-
tion naïve qui identifie sa puissance présumée à la simple
découverte de la vérité, refusant d’admettre qu’elle n’est

63
qu’un élément au sein de la situation. Dans cette optique, il
suffirait de produire et de promouvoir des visions du monde
alternatives s’opposant aux visions dominantes pour en finir
avec toutes les injustices. Mais ces nouveaux mondes « plus
justes », « plus libres », ont la faiblesse terrible de la théorie
pure, déliée d’une pratique, qui transforme les projets en
« idées ». Et si une idée peut séduire, elle apparaîtra toujours
comme moins sérieuse, plus irréelle, que les pratiques du
pouvoir dominant.
C’est là l’une des faiblesses majeures des projets révolu-
tionnaires opposant des idées à l’injustice dominante
— idées appelées en principe à devenir des pratiques réelles
le jour suivant la prise du pouvoir : dans le combat d’idées
d’aujourd’hui (qui seront appliquées demain) face aux
pratiques du pouvoir d’aujourd’hui, les idées manquent
cruellement de la puissance nécessaire au moment de
l’affrontement. La seule chose qui puisse changer les
rapports de pouvoir, c’est la libération de la puissance ici et
maintenant : la politique consiste précisément à abandonner
l’idée que le pouvoir des idées agira demain, car le pouvoir
doit certes être affronté avec des forces, mais aujourd’hui.
L’appropriation du pouvoir relève ainsi d’un récit imagi-
naire. L’idée qu’un groupe social possède un pouvoir que
nous pourrions localiser en un lieu donné est illusoire, car
elle suppose que ce pouvoir serait extérieur aux relations au
sein de la société : tel un manteau, il recouvrirait le corps
social et pourrait l’opprimer, l’attaquer, le blesser. Il suffi-
rait donc de prendre ou d’occuper ce lieu central, de l’arra-
cher à ceux qui le possèdent, pour l’utiliser avec d’autres
fins et pour d’autres groupes. Mais, comme le rappelle
Michel Foucault, « le pouvoir ne se possède pas, il s’exerce
dans toute l’épaisseur et sur toute la superficie du champ
social selon un système de réseaux, de connexions, de trans-
missions, de distributions. […] Le pouvoir s’exerce au
travers d’éléments ténus : la famille, les relations sexuelles,
mais aussi le logement et le voisinage. Dans la plus infime

64
capillarité où quelqu’un se situe, le tissu social trouve le
pouvoir comme quelque chose qui “se passe”, qui s’exerce,
qui se réalise 4 ».
Une classe dont on dit qu’elle « possède le pouvoir » est
donc en fait un groupe qui bénéficie directement de l’ordre
social, des relations de pouvoir existantes ; il n’en est pas
pour autant le possesseur. Il est donc vain de chercher à
« prendre » le pouvoir pour que « tout change » : seuls le
développement de la puissance, la dynamique de la lutte et
de la création permettent qu’une société se transforme et que
changent alors les relations de pouvoir et leurs « bénéfi-
ciaires ». Bien sûr, les relations dominantes de pouvoir sont
défendues par les classes qui en tirent profit. D’où, nous
l’avons vu, le piège de la « logique de l’affrontement » dans
lequel tombent souvent les forces révolutionnaires, cette
croyance selon laquelle la défaite des classes dominantes,
des privilégiés, ouvre automatiquement les voies d’un chan-
gement à venir. C’est ce que Marx conteste déjà dans ses
Grundrisse lorsqu’il affirme que le capitalisme, comme
mode de production et ordre social (pouvoir), n’a pas besoin
d’une classe qui le représente et qu’il peut exister sans
l’autorité d’une « classe — proprement — bourgeoise ».
Le problème, c’est que les dispositifs du pouvoir domi-
nant, avec toute leur capacité subjectivante, non seulement
s’organisent comme appareil répressif, inhibiteur, mais
produisent aussi des explications positives de leurs
pratiques et de leurs relations. Dès lors, bien que le pouvoir
ne soit pas une « chose », ni un « lieu », ni même
« quelqu’un », il n’en est pas pour autant moins fort, car il
est avant tout une véritable « explication du monde ». Et
c’est là, précisément, que se situe la nécessité de la poli-
tique comme critique et pratique, au niveau où s’élaborent
les sens et les significations de la vie. C’est là que la radica-
lité se manifeste comme capacité de questionnement

4. Michel FOUCAULT, Dits et Écrits, tome IV, Gallimard, Paris, 1995.

65
pratique des effets hégémoniques du pouvoir. Mais c’est
seulement en assumant la complexité de sa constitution et de
sa dynamique qu’on pourra comprendre la structure et le
fonctionnement de la puissance et de la politique, le passage
de la puissance au contre-pouvoir.
Le 14 juillet 1789, la Bastille était « vide ». Le dévelop-
pement de la puissance, de la dynamique révolutionnaire,
avait déjà largement effectué son travail de modification des
relations de pouvoir dans le corps social lorsque est arrivé
le moment du changement des organismes de gestion, des
« appareils de pouvoir ». Plus tard, en Russie, la prise du
palais d’Hiver a aussi été celle d’un lieu symbolique et
central qui représentait une structure sociale caduque empê-
chant le développement de la vie, de la puissance. Le palais
d’Hiver des tsars était à peine gardé par un bataillon
féminin, qui n’offrit aucune résistance : le pouvoir était dans
les soviets, fruits du développement de la puissance du
peuple révolutionnaire dans sa recherche pour plus de
justice et de liberté. Et Lénine a interposé entre les soviets et
la prise du pouvoir une médiation symbolique, une repré-
sentation hautement productive par rapport à cette puis-
sance populaire préexistante.
Puissance et pouvoir sont donc deux dimensions qui
peuvent, comme la gestion et la politique, se compléter,
mais qu’il est fondamental de distinguer pour prévenir les
effets de la démobilisation brutale de la puissance qui suit en
général la prise du pouvoir.

Du pouvoir au contre-pouvoir

Réformistes ou maximalistes, partisans de l’insurrection


ou de la lutte populaire et prolongée, électoralistes ou illéga-
listes, la discussion politique s’est vue, dans le mouvement
révolutionnaire, piégée dans ce qui apparaissait comme la
question fondamentale, voire la seule véritable question

66
politique révolutionnaire : la prise du pouvoir. Cette insis-
tance a fini par hypothéquer l’effort de toute révolution. Car
si les désirs de justice et les aspirations du peuple étaient mis
de côté jusqu’à la prise de pouvoir, ils l’étaient encore en
règle générale après cette échéance, les vainqueurs étant
entièrement absorbés par la tâche de rester en place.
Pour autant, la question du pouvoir dans la politique alter-
native et révolutionnaire ne doit pas être écartée : le refus
dogmatique de toute relation avec l’État reviendrait à
accepter la fin de la politique, y compris de la politique révo-
lutionnaire. Il importe simplement d’excentrer cette ques-
tion, de la déloger de la place fondamentale qu’elle occupait
dans les courants révolutionnaires classiques, pour éviter le
piège qui enferme dans la structure fondamentale du capita-
lisme, à savoir la « centralisation », toute attaque centralisée
contre lui. Et donc d’échapper aux interprétations clas-
siques des révolutions du XXe siècle truffées de fétichismes
d’État — ou du syndicat, de la grève générale, etc. —, de
simplifications de tous ordres, de considérations écono-
mistes aux conséquences aussi néfastes que le fait de réduire
toute initiative, toute pensée de la politique à de simples
moyens. Car le paradoxe de l’étatisme, c’est qu’après avoir
instrumentalisé toutes les luttes, tous les domaines de la vie,
il parvient à un lieu vide, dépourvu de toute capacité de
transformer la vie.
Ainsi, excentrer la question du pouvoir signifie que les
actions censées provoquer la transformation sociale désirée
doivent intervenir au seul niveau où les changements sont
possibles, celui de la multiplicité situationnelle. Il faut donc
envisager la question du pouvoir à partir de son opposé
asymétrique, le « contre-pouvoir ». C’est en plaçant la puis-
sance au centre de la pensée de la politique que la lecture des
expériences révolutionnaires des siècles passés retrouvera
un sens. Alors seulement, nous pourrons recommencer à
débattre de la question du pouvoir, à assumer la complexité

67
des risques et des exigences que cette vieille question
— sous ce nouvel angle — impose.
Nous ne prétendons pas que la politique ne doit être
qu’une pratique locale, de micropouvoir. Mais qu’il faut
plutôt refuser la lutte d’un « universel abstrait » contre un
autre « universel abstrait », et toujours nous situer dans et
avec un « universel concret », celui dont nous parle Samuel
Beckett dans En attendant Godot : « L’appel que nous
venons d’entendre, c’est plutôt à l’humanité tout entière
qu’il s’adresse. Mais à cet endroit, en ce moment, l’huma-
nité c’est nous, que ça nous plaise ou non. » Autrement dit,
l’humanité tout entière n’est pas l’impossible somme de
tous les hommes, la totalité n’existe que comme « tout dans
chacune des parties ». C’est cela que nous entendons par
« universel concret ».
Contre la totalité — toujours fausse à partir du moment où
elle se présente par définition comme achevée —, la poli-
tique de la puissance est toujours une retotalisation qui sait
qu’il n’y aura jamais de totalité. Les diverses expériences
alternatives et communistes doivent renoncer à l’objectif de
la centralité, à devenir un « antipouvoir » symétrique du
pouvoir capitaliste ; le contre-pouvoir affirme au contraire
le développement de la multiplicité comme la seule voie
pour tenter de vaincre la centralité capitaliste.
Dans cette perspective, chaque expérience doit se réaliser
non comme quelque chose d’isolé, de « provincial », mais
dans une mise en en réseau avec la myriade des autres expé-
riences alternatives et révolutionnaires. Face à la difficulté
que cela implique dans la pratique, on observe souvent une
résurgence de la tentation de reconstruire les vieilles struc-
tures de contestation qui prescrivaient une direction centra-
lisée et qui remettaient les changements à un hypothétique
« après la prise du pouvoir ».
Mais ces retours aux formes du « parti révolutionnaire »
sont de plus en plus chargés d’impuissance, même s’ils se

68
font au nom d’une version plus ou moins économiciste de la
« lutte des classes ». En effet, cette dernière n’est pas une
abstraction qui mettrait aux prises les forces du « bien » et
du « mal » dans une bataille mondiale imaginaire : elle est
ce qui se développe dans chaque expérience alternative,
dans chaque ligne de résistance contre le capitalisme. C’est
par la création et le déploiement de réseaux alternatifs de
contre-pouvoir que les multiples expériences de résistance
trouveront l’énergie nécessaire pour affronter l’ennemi :
elles seront alors liées à une force révolutionnaire n’ayant
aucune vocation à les diriger ou les orienter, mais à les
partager pour les potentialiser.
L’enjeu est finalement de rompre avec l’aliénation qui
nous fait désirer le pouvoir. Car cela revient ni plus ni moins
à désirer la fin du désir. L’alternative consiste à assumer
cette permanence, ce devenir infini du désir, de la puissance.
Et bien qu’il soit inévitable d’admettre, d’une manière ou
d’une autre, les prescriptions de la situation de gestion, le
fait de les assumer n’a pas nécessairement de rapport avec
le désir profond de la lutte pour l’émancipation. Depuis le
contre-pouvoir, l’appareil de gestion est un instrument
passager, plus ou moins bon, plus ou moins durable, au
service de la puissance, de la politique et de la vie.

La « topologisation » du pouvoir
et l’idéologie de l’insécurité

Assumer la puissance et son exigence, nous l’avons vu,


n’est pas toujours facile et peut se heurter à divers obstacles.
Parmi ceux créés par le système dominant, l’un des plus
forts est sans doute ce que nous pouvons appeler la « topolo-
gisation » — ou mode d’organisation spatial — du pouvoir.
Cette dynamique de territorialisation/déterritorialisation
illustre le fait que les mécanismes de reproduction du

69
pouvoir se déploient aussi bien dans les relations les plus
intimes que dans les instances les plus spectaculaires du
macropouvoir.
Elle a pris des formes bien différentes au cours de
l’histoire moderne. Au cours de la guerre froide, cette dyna-
mique a été essentiellement structurée par la séparation du
monde en deux blocs : le pouvoir sur chaque espace, chaque
territoire était, indépendamment de sa valeur intrinsèque, un
enjeu majeur dans la bataille entre les deux superpuis-
sances. Depuis l’effondrement du « socialisme réel »,
l’impérialisme américain et le capitalisme néolibéral ont
abandonné la lutte pour plus de territoires et une nouvelle
dynamique de territorialisation du pouvoir est apparue. Les
nouvelles formes de domination, disséminées à travers le
monde, consistent en une nouvelle division complexe de la
planète entre « forteresses » et « no man’s land ».
Il existe ainsi des « pays forteresses » et des « pays no
man’s land ». Dans les premiers, rien ne doit se passer, la
sécurité doit être maximale : une mort violente, par
exemple, y est toujours considérée comme une nouvelle
grave. Vingt morts dans un no man’s land relèvent en
revanche de l’ordre du « normal ». La « forteresse » cristal-
lise l’« idéologie de l’insécurité », de la peur néo libérale du
« tous contre tous », dont un corollaire est qu’il n’est plus
indispensable de garantir l’ordre et la paix dans toutes les
parties du globe, car on accepte que ce qui se passe dans
certains endroits n’a désormais plus d’importance.
Cette distribution territoriale du pouvoir se reproduit à
tous les échelons : les « pays forteresses » comportent des
enclaves no man’s land et parfois (comme aux États-Unis)
des « villages forteresses » où habitent les super privé-
légiés ; et, dans les pays du Sud, les familles des riches et des
hiérarques du pouvoir vivent elles aussi de plus en plus
souvent dans des forteresses, protégées des habitants du no
man’s land qui les entoure.

70
L’idéologie de l’insécurité fondant cette nouvelle topo-
logie du pouvoir construit un monde où l’on traite « techni-
quement » la question de l’insécurité, terme sous lequel sont
rangés aussi bien la violence sociale que les flux migra-
toires, les catastrophes écologiques ou les menaces épidé-
miologiques. Et qui justifie que ces questions sociales, de
res publicae, deviennent des res technicae ; mais aussi
interventions militaires, répressions et violences en tous
genres.
Dans cette nouvelle idéologie dominante, l’« autre » quel
qu’il soit est perçu comme une menace. Mais, schizophrénie
du système, l’autre, c’est « nous-même en tant qu’autre ».
Telle est sa réussite majeure : la séparation de chacun
d’entre nous d’avec nous-même, d’avec notre puissance.
C’est probablement la raison pour laquelle, aujourd’hui,
cette diminution de puissance, de vie ne semble pas pouvoir
être stoppée. L’« autre », l’« étranger », toutes ces images
ne réveillent le plus souvent qu’un réflexe d’insécurité. Il est
vrai que, face à cette idéologie sécuritaire, tout le monde ne
réagit pas de la même façon et que certains tentent de ne pas
s’y soumettre. Mais être conscient qu’elle trouve son origine
dans le système de pouvoir dominant ne suffit pas, car elle
n’existe pas seulement sous la forme d’une « idée » dans la
tête des gens : l’idéologie de l’insécurité et de la guerre de
tous contre tous produit bel et bien l’insécurité et la guerre
de tous contre tous.
Seules les pratiques concrètes peuvent battre en brèche
cette tendance liberticide. En ce sens, résister, plus que
jamais, c’est créer. Et cela, en effet, n’est pas toujours facile.
Cette « créativité résistante » désigne la lutte pour le déve-
loppement des liens nécessaires à la vie, de pratiques qui ne
trouvent pas leur raison d’être dans une autre dimension
imaginaire ou dans un futur hypothétique, l’ouverture de
lieux concrets de rencontre, la mise en question radicale des
étiquettes et des typologies — sociologiques, pathologiques
ou autres — qui nous virtualisent en nous figeant dans nos

71
rôles. Il s’agit en quelque sorte de rendre plus « épaisse » la
réalité, d’habiter le présent dans toute sa densité, d’aban-
donner et de détruire la peur et d’assumer concrètement
l’universel concret.
5

Militer autrement

Nous inscrivons notre réflexion dans ce que nous avons


décrit comme la troisième étape de l’engagement, celle du
développement actuel de la subjectivité radicale « sans
modèle ». La « consistance » de la phase antérieure des
luttes révolutionnaires était donnée, nous l’avons vu, par
l’existence d’un « modèle » qui tendait à organiser le
présent à partir d’un futur imaginaire. Et c’est précisément
là où se trouvait auparavant une garantie assurant le « que
faire », dans la pratique comme dans la théorie,
qu’aujourd’hui nous trouvons une « exigence ». Ce qui
demeure après l’abandon du modèle est ce que nous
appelons l’universel concret : la politique passe désormais
par l’interrogation sur la façon d’aborder cette singularité.

73
Impasses militantes

Le militant traditionnel, lui, réabsorbe la lutte singulière


dans sa stratégie de pouvoir : il abstrait cette singularité, il
virtualise les exigences concrètes qui donnent consistance à
cette lutte et il l’envisage ensuite d’après des considérations
totalement extrasituationnelles. Il croit par exemple pouvoir
freiner ou impulser les luttes selon une appréciation imagi-
naire de leur statut : principale, secondaire, etc. Mais il n’y
a aucune raison pour que nous déclarions que la lutte pour
l’avortement est principale ou secondaire par rapport à celle
des retraités, par exemple, ou par rapport aux luttes
syndicales.
De même, le politicien évaluera les liens à établir avec
d’autres réalités et d’autres luttes en fonction de son posi-
tionnement dans l’appareil de gestion. Nous savons aussi ce
que fera le chercheur universitaire : il attendra la coïnci-
dence, l’adaptation du réel à sa thèse.
Le militant humanitaire, lui, prétend se situer clairement
dans l’action. Cette forme d’engagement social (attitude
active, ce qui la rend hautement respectable) s’est beaucoup
développée ces dernières années, en grande partie du fait de
l’échec de la militance extrasituationnelle. Pour ces gens de
bonne volonté, la question n’est plus d’essayer de « changer
le monde », mais de voir comment, au moins, on pourrait
intervenir efficacement pour stopper ou limiter l’horreur.
Cette attitude procède d’une ambiguïté fondamentale : d’un
côté, la matérialité de l’action est indiscutable ; mais, de
l’autre, le mouvement dans lequel elle s’inscrit est très
souvent instrumentalisé par la société du spectacle, qui joue
sur la fascination de l’horreur du monde. Émerge ainsi le
spectacle des « bons » qui aident les autres, laissant intacts
les mécanismes qui maintiennent la grande majorité dans un
rôle de spectateur. Le militant humanitaire (avec des
variantes et des exceptions) court ainsi en permanence le
risque de produire des effets opposés à ceux qu’il désirait.

74
En n’abandonnant pas la croyance en une « totalité
abstraite » du monde, il dépouille les habitants de la puis-
sance qui n’existe que comme développement dans
l’universel concret. Ainsi, dans un monde homogène, unifié
par le pouvoir, le militant humanitaire finit par accepter
l’impossibilité de s’opposer à l’hégémonie capitaliste.
Nous avons vu aussi, dans un passé récent, comment de
vieux militants, y compris des figures centrales, ont
« changé d’opinion ». À l’occasion, cela peut apparaître
comme un salutaire exercice d’antidogmatisme : un indi-
vidu libre évalue son passé et, tout simplement, « change
d’avis ». Cela dit, si ce changement consiste à remettre en
cause l’engagement du côté de la vie, on ne comprend pas
très bien où est la nouveauté. Ces vieux militants pensent-ils
aujourd’hui que la barbarie, la faim, l’exploitation, la morta-
lité infantile, la destruction écologique du monde, les
millions de vies sacrifiées au capital sont acceptables ou
inévitables ? En quoi, alors, peut consister cette posture qui
se prétend « alternative » ? Ces ex-militants qui se présen-
tent aujourd’hui comme « lucides » (sous leur nouvelle
image d’analystes et de faiseurs d’opinion), ces amoureux
des bilans dévastateurs, vaccinés contre toute possibilité de
récidive ne sont qu’un produit décomposé de la vieille
formule qui réduisait tout engagement à des énoncés du
type : « Il faut prendre le pouvoir » ou « Les changements
sont pour demain. »
Une autre figure indifférente au contre-pouvoir est celle
du « militant alternatif ». À la différence des précédentes, ce
militant est réellement situationnel et il se situe du côté de
la puissance, mais il demeure passif face à la possibilité du
passage au contre-pouvoir. Son objectif est d’expérimenter
des « modes de vie alternatifs », mais il renonce à suivre les
exigences pratiques qu’impose la construction du contre-
pouvoir, contribuant lui aussi à la saturation des situations.
Tous ces modes d’intervention renforcent, chacun à sa
façon, le pouvoir. Certains en rendant la lutte « transitive »

75
(nous reviendrons sur cette notion), les autres en tendant à
saturer la situation et en niant l’exigence émancipatrice.
Nous proposons donc de penser l’action du militant-cher-
cheur ou du militant situationnel toujours engagé au sein de
la situation et de son universalité. Cette stratégie — qui
confond la fin et les moyens — se situe du côté de la puis-
sance ; elle recherche l’articulation des situations, sans plan
prédéterminé, dans l’immanence (non qu’il n’y ait de trans-
cendance : celle-ci est en fait l’infini dans chaque situation).
À l’ancienne forme du parti — organisation virtuelle et
extrasituationnelle par excellence —, elle oppose un autre
type d’organisation, plus apte à dynamiser les ramifications
de la puissance, sans tomber dans le simulacre, l’universel
abstrait typique des organisations politiques qui fonction-
nent comme agents (représentants) spectaculaires. Ou,
comme dans le cas de certains militants d’ONG, en accep-
tant la réalité comme non modifiable, autre forme d’impuis-
sance, de dépendance par rapport à l’universel abstrait.

L’évidence de la situation

Sortir de l’illusion qui nous fait croire en l’existence d’un


niveau transcendant la situation, abandonner l’idée que « ce
qui se passe dans la société » dépend totalement des diffé-
rentes représentations et superstructures, nous permet de
nous concentrer à nouveau sur les situations — multiples et
réelles — telles qu’elles existent dans leur immanence et
dont nous sommes tous des habitants. C’est le développe-
ment, non plus de la « politique » ou de la « liberté », mais
simplement et concrètement de la vie que nous désirons. La
vie comme ce qui soutient l’existence, comme ce tout subs-
tantiel auquel nous appartenons, dont nous sommes des
« modes » et dont nous sommes comptables et responsables.
La politique (que nous concevons sous la forme d’un acte,
d’un devenir et jamais d’un état) a été tellement banalisée

76
que nous ne pouvons la réaborder que depuis et pour la vie
et les situations concrètes. De même, la liberté a tant de fois
été assimilée au libre arbitre, à la prétendue possibilité de ne
pas se mettre en jeu, elle a tant de fois été utilisée pour
évoquer une instance imaginaire et narcissique, ou identi-
fiée à la domination, que nous ne pouvons l’évoquer à notre
tour qu’à condition que liberté soit le nom, l’un des noms
tout du moins, de la « vérité », de cette « asymétrie », de ce
« tout ne revient pas au même en situation ».
Mais l’essence de la « vérité » n’est pas une vérité. Elle
est, concrètement, l’émanation de la vie qui, au-delà des
sophismes et des modes, s’affirme en situation, non pas
comme quelque chose que les individus doivent décider,
mais comme ce qui dans son évidence fonde tout défi et
décide des directions à prendre. La politique en ce sens
(comme la liberté) n’a donc rien à voir avec des discussions
académiques alambiquées et vides. Dans chaque situation,
on sait très concrètement s’il faut laisser les populations
mourir de faim ou non, si la censure, l’enfermement
psychiatrique, le machisme, le racisme, la xénophobie, la
domination de l’économie sur la vie des gens sont « bons »
ou « mauvais ». Seul un esprit très fatigué et très abîmé par
les sophistications postmodernes peut penser que dans des
situations précises ces voies de développement de la vie ne
sont pas aussi évidentes.
Il ne s’agit pas, une fois rompu avec le déterminisme qui
nous guidait, de « parier » sur un acte au milieu du vide
mallarméen, ni de rejeter avec horreur tout acte qui pourrait
devenir « liberticide ». Mais d’assumer ce qui dans les situa-
tions concrètes apparaît clairement comme les défis qui font
de nous des hommes et des femmes non pas « libres », mais
qui construisent la liberté. La politique et la liberté se
fondent dans cette vérité. La véritable rupture doit donc se
centrer autour de l’abandon de l’ancienne figure du militant
politique aujourd’hui caduque, celle de cet être extrasitua-
tionnel convaincu que sa position lui permettait de voir et de

77
comprendre ce qui se passait dans chaque situation mieux et
plus que ceux qui l’habitent. Il devait tout savoir sans appar-
tenir à rien, ne construisait aucune situation concrète, mais
prétendait néanmoins être l’élu qui devait diriger la vie des
situations et, à partir de ce savoir « global », orienter les
pratiques. Ce militant politique se condamnait à l’impuis-
sance totale, le prétendu universel d’où il regardait le
« monde » n’étant qu’un universel abstrait n’ayant rien ou
bien peu à voir avec la vie concrète des gens en situation.
Cela vaut aussi pour les militants politiques issus de la
classe ouvrière ou du travail de quartier qui, en devenant des
militants du projet abstrait de pouvoir de l’organisation,
subissaient dans leur vision du terrain une sorte de déforma-
tion, un éloignement qui faisait qu’ils n’agissaient plus avec
la même puissance et la même efficacité qu’auparavant. Cet
effet de distorsion provenait du fait que ces militants ne
regardaient plus leur situation depuis et pour elle, mais à
partir de cette position imaginaire du « mirador ».
Une posture qui interdit de percevoir la force et la
richesse du multiple des situations, de comprendre la
logique de la « totalisation », par laquelle le capitalisme
« réunit le séparé, mais le réunit en tant que séparé 1 »
— mécanisme pervers empêchant l’existence du multiple,
ce multiple qui, paradoxalement, participe à l’un, à
l’universel. Une posture qui ne permet pas non plus de
dénoncer efficacement la vacuité de la réponse à l’universel
abstrait proposée par certains théoriciens postmodernes, à
savoir le relativisme culturel, le règne du fragmentaire et de
l’irrationalité, claironnant que les situations constituent des
assemblages autonomes et imperméables les uns aux autres,
qu’elles ne possèdent aucun universel concret. Prétendant
ainsi faire voler en éclats toute idée de totalité, ces théori-
ciens oublient, comme le souligne le philosophe américain

1. Guy DEBORD, La Société du spectacle, op. cit..

78
Fredric Jameson 2 , que ces différences « irréductibles »
coexistent en fait au sein d’un ensemble toujours plus large
où elles se comparent comme des marchandises au marché.
Par ce type d’analyses, les théories postmodernes n’obtien-
nent finalement qu’un renforcement de l’universel abstrait
et nous condamnent à l’impuissance.

Les mille et une facettes de la politique

Le développement de chaque situation implique à un


moment donné le passage à la « politique ». Un passage
entendu non pas comme un abandon de la situation pour
entrer dans une autre jugée « plus sérieuse », plus globale,
mais, au contraire, comme n’existant que dans chaque situa-
tion. En assumant la rencontre avec ce niveau, une personne
ou un groupe de personnes reconnaissent ce « tout qui est
dans tout » ; ce passage de la puissance à la politique
implique que « ce qui se passe dans ma situation » a profon-
dément à voir avec ce qui se passe dans chacune des situa-
tions d’une même conjoncture.
Car si chaque situation possède et développe « sa poli-
tique », ses formes propres d’engagement ont toutes un
fondement commun. Ce qu’exprime à sa manière le philo-
sophe néoplatonicien Joseph Combès : « La production des
œuvres et de soi-même renvoie dans l’homme en acte à une
infinité intime, préhumaine, à un néant de déterminations où
l’homme puise un pouvoir radical de contestation et de créa-
tivité qui s’y nouent ensemble. Ce pouvoir nu de procéder à
la constitution de soi et du monde, c’est l’extase perma-
nente à la racine de la spontanéité spirituelle, c’est le rapport
à l’un, rapport absolu à l’absolu 3. »

2. Fredric JAMESON et Masao MIYOSHI (eds.), The Cultures of Globalization, Duke


University Press, Durham, 1998.
3. Joseph COMBÈS, Études néoplatoniciennes, Jérôme Millon, Paris, 1996.

79
Cet universel qui fonde chaque situation, nous ne
pouvons le trouver que dans cette même situation. Le mili-
tant qui pense et développe la vie en situation sait par
exemple que la justice, la terre ou les droits qu’il reven-
dique ici et maintenant ne se limitent pas aux éléments de la
situation, qu’ils sont une forme de la justice, de la liberté, de
l’art et de la pensée. Universel, donc, mais qui n’est jamais
exprimé que dans des modes concrets de l’existence.
La vie elle-même n’est pas un poisson, un cheval ou un
homme, elle est ce qui se trouve tout entier dans chacune de
ses formes, mais aussi dans l’art, dans l’amour, la justice, la
liberté, la pensée qui sont autant de pratiques situation-
nelles. Chaque vie, chaque amour, chaque justice tire sa
légitimité, son être, de ce « néant de déterminations », de ce
tout substantiel qui se trouve au plus profond de l’exigence
de chaque situation. Il y a ainsi des politiques de la situation
psychiatrique (comme la psychiatrie alternative), des
femmes (comme le féminisme), de l’art (par de nouvelles
formes antiacadémiques), de la religion (comme la théo-
logie de la libération), des droits de l’homme (comme celle
des Mères de la place de Mai qui exigent l’« apparition en
vie » de leurs enfants disparus), il existe une situation
proprement ouvrière avec une politique ouvrière (la sociali-
sation des moyens de production), des politiques paysannes,
culturelles, médicales, écologiques, universitaires, etc.
Mais aucune de ces politiques n’est susceptible d’être
pensée comme « front » d’une organisation politique
centralisatrice, puisque ce passage à la centralisation, nous
l’avons vu, est synonyme de virtualisation et d’impuis-
sance. Il n’existe donc pas de « suprapolitique » qui unifie-
rait « de l’extérieur » les politiques concrètes des situations,
ni une « infrapolitique » qui pourrait s’occuper de leur
hypothétique essence politique commune. Mais des poli-
tiques et des engagements politiques, au pluriel, dans
chaque situation. Et ce dont il faut se préoccuper, contre
toute interprétation « fragmentaire » de cette pensée de la

80
politique, c’est de la composition des situations, du dévelop-
pement du contre-pouvoir comme mode d’existence de la
politique.
S’articuler avec d’autres contre-pouvoirs : cet objectif du
« militant situationnel » est clairement en rupture avec celui
du militant politique classique. Ce dernier cherche à
produire une « situation de situations », permettant le déve-
loppement d’un parti ou d’une organisation qui la conduira.
Sa relation avec les situations concrètes est dès lors pour le
moins réductrice, celles-ci n’ayant pour lui qu’une valeur
« transitive » : elles ne valent que pour servir un projet
« supérieur », que lui et ses dirigeants connaissent.
C’est pourquoi le militant politique de nouveau type qui
se construit aujourd’hui au travers de multiples pratiques
peut à peine revendiquer cette appellation. S’il le fait, c’est
pour préserver une fidélité avec les justes luttes du passé, car
les luttes situationnelles qui ont marqué ce siècle se sont
effectuées justement avec des militants qui ne revendi-
quaient pas le qualificatif de « politiques », pour ne pas être
confondus avec ceux qui « utilisaient » les situations depuis
l’extérieur.
Ainsi les féministes n’ignorent nullement le caractère
politique de leurs luttes, elles le revendiquent même, mais
elles se définissent d’abord comme « féministes » : elles
sont des militantes situationnelles. De même pour une série
de luttes contre-culturelles, antipsychiatriques, anticolonia-
listes, antiracistes, pour les droits humains et sociaux…
Comme celles pour l’appropriation des moyens de produc-
tion — par exemple de terres —, qui ont été la plupart du
temps des luttes situationnelles refusant d’être « virtua-
lisées » par une vision globalisante et abstraite du réel. De
ce point de vue, nous pouvons comprendre — et même
revendiquer — la méfiance caractéristique que les diffé-
rents habitants des situations exprimaient envers les mili-
tants politiques extrasituationnels du fait de leur extériorité.
C’est seulement dans les cas de développements concrets de

81
contre-pouvoirs que ces méfiances pouvaient disparaître
car, alors, les militants politiques ne défendaient plus une
idée abstraite de la politique, mais ils la développaient
concrètement dans chaque situation.
Souvent, des militants de quartier, de par leurs affinités
personnelles, deviennent des militants de la contre-culture,
de même que des militants ouvriers deviennent de véritables
« sociologues et philosophes de la praxis » ou que l’univer-
sitaire assume la situation de quartier, etc. Nous appar-
tenons tous naturellement, en effet, à de multiples situations.
La seule chose à éviter, c’est le piège du « spécialiste en
libération », du « maître libérateur » qui pense n’appartenir
à aucune situation tout en étant à même de résoudre les ques-
tions ayant trait à l’émancipation dans n’importe laquelle
d’entre elles.

Les contre-pouvoirs
ne sont pas un double pouvoir

Les contre-pouvoirs sont des instances et des organismes


de développement de la politique. Ils n’ont pas pour voca-
tion de construire durablement des états de double pouvoir.
Cela peut être nécessaire dans une conjoncture donnée, dans
le sens d’un pouvoir qui met en question l’institution
étatique hégémonique. C’est le cas par exemple des gouver-
nements anticolonialistes clandestins ou des coordinations
dans des quartiers ou régions « libérés ». En d’autres
termes, le double pouvoir est le moment où le bloc histo-
rique anticapitaliste, avec l’hégémonie des forces révolu-
tionnaires, prend en charge l’appareil étatique — totalement
ou partiellement — et en ce sens, comme constitution
d’organismes concrets, il peut être conçu comme une
émanation de l’activité du contre-pouvoir.
Mais cette étape est un « détail » relativement périphé-
rique par rapport à la mise en œuvre d’une politique de la

82
libération et au développement des contre-pouvoirs qui la
rendent possible. Si le double pouvoir peut être une arme
conjoncturelle, il n’est jamais un niveau supérieur au contre-
pouvoir. Cela d’autant plus, nous l’avons vu, que le pouvoir
n’est jamais un phénomène de domination massif et homo-
gène, d’emprise directe d’un groupe, d’une classe ou d’un
individu sur d’autres : il circule entre les individus et les
groupes, dans une chaîne dont nous faisons tous partie. La
fonction des contre-pouvoirs ne sera donc pas de s’opposer
frontalement à un pouvoir donné, mais de créer depuis et
pour les situations d’autres circulations permettant le déve-
loppement de la puissance.
Construire les contre-pouvoirs depuis les situations
concrètes qui sont les nôtres peut évidemment sembler un
processus trop lent et laborieux. On peut éprouver le senti-
ment légitime que, face à l’horreur de l’oppression, face à
l’exploitation, il faudrait trouver des raccourcis permettant
de détruire ces réalités injustes. Pourtant, lorsque le militant
politique situationnel tombe dans ce piège de l’« urgence »,
lorsqu’il abandonne le lent travail de construction du contre-
pouvoir, non seulement il n’accélère pas le processus de
libération, mais il le détruit, le dévitalise et lui ôte sa
puissance.

La pesanteur du quotidien

Un mythe, un espoir accompagnait la grande espérance


de la modernité, cette époque que Foucault nommait
l’« époque de l’homme » et à laquelle nous faisons réfé-
rence comme à la longue et contradictoire période de
l’histoire de l’humanité où l’homme devient promesse pour
l’homme, véritable messie de lui-même. Cet espoir s’incar-
nait dans ce moment où l’homme, en accomplissant la
grande rencontre (rencontre hégélienne de l’esprit avec

83
lui-même), arriverait à ce point où il pourrait être « libre »
parce qu’il pourrait dominer le réel. Ce grand espoir avait
pour corollaire la croyance qu’un jour le « quotidien » ne
serait plus ce qu’il est.
Énoncée de mille façons et toujours sous-entendue, il
s’agissait de la croyance selon laquelle ce que nous vivons
au quotidien comme effort, non-sens, angoisse et inquié-
tude devait finalement laisser place à une vie plus « pleine »,
plus joyeuse, et en somme « moins quotidienne ». On a pu
croire, par exemple, qu’un processus de libération nationale
ou sociale devait laisser comme acquis non seulement les
revendications concrètes pour lesquelles on avait combattu,
mais une sorte d’« état de grâce permanent » qui ne devait
jamais plus retomber. Comme si les peuples « libérés »
devaient se lever tous les matins dans un état d’euphorie,
comme si les luttes pour la liberté devaient conduire à une
dynamique de libération éternelle et qu’il suffisait en
somme de vivre pour y participer.
C’est ainsi que, dans les périodes postrévolutionnaires ou
qui suivent les victoires de mouvements de libération, on
afflue du monde entier pour visiter les peuples qui ont été les
acteurs de ces luttes, avec la conviction que dans le quoti-
dien du boulanger, du dentiste ou de l’étudiant on peut
« toucher » une présence d’exaltation, preuve matérielle
qu’« ici quelque chose s’est passé ». Mais en réalité,
lorsqu’il « se passe des choses », ce qui advient ensuite
s’inscrit la plupart du temps dans la nouvelle gestion modi-
fiée par les événements, sans doute plus juste et plus libre,
mais une gestion tout de même.
Il faut donc nous débarrasser de l’idée pernicieuse selon
laquelle il y aurait des « lieux ontologisés » dans le monde.
L’état de grâce, l’état de fusion populaire est certes réel,
mais comme est réelle son inéluctable retombée. Car une
fois un changement juste conquis, après un temps, les
peuples concernés se remettent à vivre leur vie qui n’est ni

84
plus ni moins quotidienne qu’ailleurs sur la planète. Très
souvent, les dirigeants essaient de maintenir cette fusion qui
laisse une grande partie des gens dans une position acri-
tique ou de critique minimum. C’est là l’histoire des révolu-
tions modernes. Mais ces états de fusion ne peuvent se
maintenir qu’artificiellement, en général au nom du
« danger extérieur ».
L’exigence n’est jamais gagnée une fois pour toutes, pas
plus qu’elle ne peut être réduite à la simple défense de ce que
les autres ont conquis. C’est pour cela qu’il n’y a de Terre
promise, d’Ithaque, que dans les voyages et les luttes qui y
mènent. Là réside la vérité, dans le voyage ou dans la lutte
elle-même. Toute arrivée est illusoire, et n’est, dans le meil-
leur des cas, qu’un nouveau point de départ.
La praxis politique se déploie dans le corps vivant de
chaque situation, alors que la gestion cristallise les change-
ments et les tendances, pouvant être totalitaire ou démocra-
tique, fasciste ou progressiste — ce qui, nous l’avons dit, ne
revient évidemment pas au même. Mais, depuis la situation,
aucun niveau de gestion, aucun ordre du quotidien — de ce
que Sartre appelait le « pratico-inerte » — ne peut être la
« fin du quotidien ». Dans le quotidien, il y a en effet néces-
sairement de la gestion, et celle-ci est par nature inconsis-
tante car, sauf à être totalitaire, elle est toujours gestion de
contraires. S’il n’existe donc pas de « société finale », c’est
parce que ce caractère contradictoire — « négociateur » —
n’est pas un défaut de la gestion à dépasser, c’est l’une de
ses propriétés centrales (ce qui la distingue radicalement de
la politique situationnelle, qui, elle, peut être « consis-
tante » parce que la mise entre parenthèses de la complé-
tude nous permet de ne pas être en contradiction dans notre
action, nos allons y revenir).
Depuis la politique, bien entendu, nous pouvons appuyer
l’une ou l’autre des tendances en lutte à l’intérieur de
la situation de gestion, mais en aucun cas opposer les
deux dimensions ni prétendre que la seconde nous est

85
« indifférente ». Pour revenir à notre exemple du directeur
de musée et du peintre, ce dernier ne peut prétendre que
n’importe quelle gestion en vaut une autre : il doit défendre
la tendance interne à la situation de la gestion qui va du côté
du développement de l’art et de sa liberté fondamentale.
6

Penser la situation

Temps et transitivité

L’étape qui s’ouvre aujourd’hui pour les luttes popu-


laires trouve son originalité dans la perception que le
« manque de modèles » n’est plus un frein, une faille ou un
obstacle, mais précisément une ouverture, une nouvelle
possibilité de s’organiser selon des « projets axioma-
tiques », qui ne sont pas guidés par une idée du « devoir
être » du futur, mais qui partent de l’assomption de
l’exigence situationnelle. L’idée d’un modèle axiomatique
se fonde sur la conception d’un « présent continu »
— Walter Benjamin parlait d’un « temps éclaté » —, un
temps complexe et multidimensionnel renvoyant à un réel
lui-même complexe et multidimensionnel dans lequel
s’inscrivent des projets en actes. La nouvelle radicalité parle
ainsi de « temps » au pluriel, car ils n’existent que comme le
présent d’une infinité de situations.

87
Pour l’idéologie dominante, la mesure du temps occupe
la place du réel, de l’activité — le temps du travail et de la
réalisation du profit dans les marchés. C’est cette inversion
— qui met la représentation à la place du réel des processus
et l’expose ensuite comme un espace physique mesu-
rable — que nous appelons la « topologisation du temps »,
cette représentation d’une ligne temporelle topologisée qui
a fondé la conception moderne de la politique. Le temps
entendu comme unité de mesure, comme représentation du
devenir des différents processus est la forme de la subsomp-
tion de la multidimensionnalité dans l’unidimensionnalité,
c’est le temps spectaculaire dont parlait Guy Debord, celui
de la « scène unique du pouvoir ».
Pour l’idéologie spectaculaire, le présent s’affirme
comme cet instant où nous demeurons prisonniers d’un
passé qui n’est plus, sinon sous la forme de lourdes chaînes,
tout en étant soumis — impatients ou craintifs — à un futur
qui n’existe pas encore, sinon comme promesse de puni-
tion : un présent fini et aussi fin qu’un papier à cigarette. La
politique situationnelle remet en cause cette spectacularisa-
tion du temps en produisant d’autres mesures plus aptes à
rendre compte de la multidimensionnalité du réel et en
admettant l’existence de processus proprement atemporels.
La liberté n’est ainsi pas un espace ou un état placé devant
un futur incertain mais un acte à réaliser ici et maintenant.
Le présent n’est pas cet « instant fugace » qui nous échappe
toujours et qui toujours « nous frustre ». Le présent — onto-
logique — n’est pas non plus cet « inexistant » qui apparaît
comme purement et immédiatement « déjà passé », lieu de
toutes les déceptions, de toutes les impuissances.
Saint Augustin, dans ses Confessions, se révoltait déjà
contre la topologisation du temps (qui n’était pas encore
dominante à son époque), contre cette tendance sophistique
naissante, en affirmant que le présent contient en son sein le
« présent du passé » (le passé comme pur présent), le
« présent du futur » (le futur comme pur présent en

88
développement) ainsi que le « présent du présent ». Ce
présent multidimensionnel se situe au-delà du temps disci-
plinaire du maître et de la société panoptique.
Être « puissant », c’est agir au sein de la seule (et
multiple) dimension qui existe. Face à cette multidimen-
sionnalité, la défense du « modèle » est une position idéa-
liste qui imagine une cohérence dans le présent à partir d’un
« savoir » fondé sur une position — spatiale et tempo-
relle — d’avancée par rapport à ce présent. Mais le parti ou
l’avant-garde qui agit de la sorte dévalorise les luttes du
présent en les rendant toujours tributaires du grand événe-
ment à venir. C’est cela que nous nommons la « transiti-
vité » des luttes, le fait de ne pas les considérer en
elles-mêmes mais en tant que moyens et instruments pour
des objectifs à venir identifiés à partir du modèle. Le mili-
tant extrasituationnel n’est donc pas seulement extérieur
aux luttes concrètes, il veut en outre toujours gagner quelque
chose de plus que ce qui s’y joue et qui, bien entendu, est en
fait quelque chose de moins.
Walter Benjamin avait déjà critiqué dans ses Thèses sur
l’histoire cette organisation évolutive de l’histoire, ce
continu « progressif » qui était aussi présent dans une bonne
part de la pensée marxiste et face auquel l’auteur de la
Critique de la violence exposait sa propre conception du
« temps éclaté ». Il n’y a donc pas de progrès pour la liberté,
pas plus que pour le communisme, autrement qu’en situa-
tion et exclusivement en situation.

Complétude et consistance

Afin de mieux comprendre l’importance de cette pensée


de la situation comme base matérielle de la politique radi-
cale, il nous faut nous pencher sur l’un de ses principaux
fondements logiques : la différence entre les catégories de
« consistance » et de « complétude ».

89
Nous sommes déjà familiers de ce que l’on nomme de nos
jours un peu partout la « complexité ». Le discours de la
complexité naît en effet comme une réaction face à des
décennies de « simplisme » révolutionnaire où l’on pensait
qu’il suffisait de prendre le pouvoir, d’occuper physique-
ment certains lieux pour que, comme dans un dessin animé,
les méchants soient définitivement vaincus. Face à ces
credo, il n’est pas étonnant que la pensée du « complexe »
ait gagné tant de terrain dans l’idéologie et le sens commun
populaires.
Le complexe signifie, en principe, que le réel multiple ne
peut être perçu selon des formules simples et unificatrices
qui pourraient en rendre compte à partir d’un minimum de
« théorèmes » et d’hypothèses ; qu’il faut pouvoir accepter,
entre autres choses, que le multiple du réel ne se dirige pas,
dans un devenir inévitable et orienté, vers un point final où
tout s’expliquerait et se simplifierait ; que les choses, les
processus se déploient dans des devenirs contradictoires et
multiples de niveaux de moindre organisation vers d’autres
de plus grande complexité, ou inversement. C’est pourquoi
les traditions révolutionnaires, contestataires et alternatives
qui n’ont pas eu le courage de penser avec et au sein de la
complexité se sont détachées du réel.
Mais, aujourd’hui, le complexe s’est transformé en une
véritable idéologie liberticide, puisqu’en son nom on avance
que l’on ne peut rien faire, que tout existerait dans une telle
intrication qu’une coupure ou une action quelconque ne
pourrait, en dépit de ses intentions, que se transformer en un
cauchemar. Le complexe a donc produit, paradoxalement,
une idéologie très « simpliste ». Il suffit en effet d’énoncer
le terme même de « complexité » pour justifier l’immobi-
lisme : tout est « tellement complexe »…
Pourtant, la complexité est le propre du multiple,
qui fonctionne au niveau de l’ensemble des situations. De
ce point de vue, le complexe est ce qui a à voir avec
le « complet ». Or la complétude — comme totalité

90
totalisante — est toujours un imaginaire, un « non présen-
table » ; nous pouvons donc tout au plus la « prendre en
compte ». Alors que dans chaque situation nous sommes
souvent confrontés à des problèmes dont la résolution (ce
que nous nommons l’exigence) se révèle évidente. Non
parce que cela est facile, mais parce que, pour les habitants
de la situation, il est évident que les choses « vont de ce
côté ». En effet, au sein de chaque situation, les consignes,
les tâches, les « énoncés » qui se présentent ne sont pas
contradictoires. Par exemple, l’énoncé « Les enfants
doivent mourir de faim » ne peut pas être considéré comme
vrai au même titre que « Les enfants ne doivent pas mourir
de faim ». Cette qualité de pouvoir énoncer et défendre des
positions non contradictoires situationnellement est ce que
nous désignons sous le terme de « consistance ».
En revanche, du point de vue de ce que nous appelons la
« complétude », dans la dimension de la complexité, il
s’avère effectivement inévitable d’avoir à supporter des
énoncés et des pratiques contradictoires ; pas seulement
parce que des intérêts opposés se manifestent, mais surtout
parce qu’il existe des projets sans aucune connexion entre
eux et qui se révèlent donc « inconsistants ». La politique ne
peut donc être consistante qu’à la stricte condition de ne pas
prétendre à une cohérence par rapport à la « complétude »,
de ne pas vouloir ordonner la complexité, la multiplicité des
situations. Certes, la politique situationnelle ne peut ignorer
la complexité, car elle est une partie parmi les parties du
« monde » ; mais il est indispensable de la « mettre entre
parenthèses » pour mener à bien des actions politiques et des
projets consistants dans la situation.
La politique extrasituationnelle, outre qu’elle ne parvient
pas à ordonner la complexité, ne fait qu’ajouter un supplé-
ment de violence et d’oppression. Car, invariablement, tout
effort « panoptique » pour ordonner la complexité, trans-
former l’opacité en transparence provoque des obscurités
non maîtrisables et augmente le désordre. À la chimère de la

91
République telle que l’a voulue Platon, à celle du « despo-
tisme éclairé » de Kant s’oppose ainsi le réel de la multipli-
cité-complexité. Après tout, il s’agit d’être fidèle à la
position éthique de Socrate qui renonce au pouvoir totalisa-
teur d’une conscience dominante pour cohabiter avec
l’Autre de la conscience, lequel n’est ni l’irrationnel ni
l’inconscient, mais la réalité des processus du réel, ni trans-
parents ni simplifiables. Cela ne doit pas être entendu
comme un abandon de la compréhension, de la lutte, mais
comme une condition libératrice de la pensée, de la création,
puisqu’elle ne part pas d’une position de pouvoir, mais des
exigences qu’impose la vie.
Tel est le cas de l’expérience zapatiste du Chiapas, où le
renoncement explicite à la prise du pouvoir — complé-
tude — est en même temps une condition de consistance de
la situation. Il serait en effet absurde de juger l’expérience
du Chiapas — ou de la Commune de Paris par exemple —
comme n’assumant pas la totalité des contradictions et
problèmes de son époque. Au contraire, c’est précisément la
délimitation d’une situation, à partir de la singularité de
l’exigence, qui opère comme condition de consistance pour
la pensée et la création pratique.
Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de formulations
universellement justes comme celle selon laquelle « rien ne
justifie qu’un enfant meure de faim ». Mais en « montant »
dans les niveaux de complexité (de complétude), nous
pouvons comprendre qu’un tel énoncé qui assume un carac-
tère universel « cohabite » avec toute une série d’urgences,
elles aussi énonçables sous forme d’affirmations universel-
lement justes. Le résultat de ce processus, c’est le paradoxe
selon lequel on accepte de violer concrètement un principe
universellement juste au nom de la projection abstraite
d’une application de ce principe dans un futur incertain.
Depuis des niveaux croissants de complexité, on est donc
bien contraint d’admettre que les impératifs, les énoncés de
base, ne peuvent que cohabiter avec leurs contraires. Le nier

92
non seulement ne nous amène pas à défendre avec plus
d’efficacité lesdits principes, mais nous conduit plutôt à une
brutalité impuissante. Qui désire « vaincre » ou ordonner la
complexité se condamne à être un tyran et à augmenter la
complexité. Et surtout, les enfants continueront à mourir de
faim…
Nous pouvons déclarer, en situation, que nous
n’acceptons pas la faim des populations, mais cette déclara-
tion requerra, pour être efficace, que nous puissions mettre
la complexité « entre parenthèses » en fonction de cette lutte
concrète. Si nous prétendons la prendre en compte, il peut
nous arriver, par exemple, de nous trouver face à des
paysans qui détruisent leur récolte parce qu’ils se considè-
rent (à juste titre) comme exploités, et de leur dire qu’ils ne
peuvent agir ainsi tandis qu’ailleurs la nourriture manque.
Pourtant, ces deux logiques peuvent à un moment donné ne
pas s’articuler. En réalité, depuis la perspective de la
complexité-complétude, des causes justes peuvent nous
amener à certains moments à accepter des énoncés et des
pratiques contradictoires et, ce faisant, à admettre (comme
le font les politiciens) que les principes sont « bons mais pas
applicables ».
Pour éviter cette impuissance, la politique situationnelle
reconnaît et accepte dans les niveaux croissants de
complexité le développement de « tendances » contradic-
toires. Et elle privilégie « en situation » des pratiques et des
énoncés fortement consistants, condition pour développer la
puissance, c’est-à-dire des contre-pouvoirs qui « marquent
des tendances » dans la complexité sans jamais avoir pour
objectif de l’ordonner.

Situation ouvrière

Nous avons insisté sur l’erreur consistant à réduire la


multiplicité des situations à un unique élément central

93
(tendance à l’unidimensionnalité qui est, nous l’avons vu,
un effet caractéristique du pouvoir). Qu’en est-il alors de la
« question ouvrière », qui est bien aujourd’hui une question
centrale, dans la mesure où l’hégémonie de l’époque est
capitaliste ? Pour répondre à cette question, il nous faut
établir une nouvelle distinction permettant de reconnaître
cette centralité dans la conjoncture tout en maintenant notre
perspective du multiple situationnel qui n’admet pas l’exis-
tence d’une « situation de situations ».
Si un élément est central dans la conjoncture, dans l’hégé-
monie qui fonde une époque, il tendra à se manifester d’une
manière ou d’une autre dans le multiple des situations. Le
seul mode d’existence d’un élément central est donc celui de
son expression concrète dans les situations. Cela ne signifie
pas que les situations et leurs problématiques propres
deviennent secondaires ou dépendantes de cet élément
central, mais que nous ne pouvons trouver cette centralité
que dans nos situations, comme expression singulière de cet
élément dans chacun de ses « modes ». Ce qui est bien le cas
de la « question ouvrière », élément central dans la conjonc-
ture dominée par le capitalisme.
Cette conception de la « question ouvrière » ne doit
cependant pas être confondue avec la « situation ouvrière »
(le mode de vie spécifique de l’ouvrier dans l’usine capita-
liste, les formes d’évolution des relations de travail, les
vicissitudes de la force de travail, le chômage, etc.). Cette
distinction s’oppose aux élaborations théoriques et poli-
tiques qui tendent soit à nier toute spécificité d’une « ques-
tion ouvrière » dans les luttes démocratiques et
anticapitalistes, soit à reproduire la logique du pouvoir
central en considérant la « situation ouvrière » comme la
« situation des situations ».
Les théoriciens dits « postmodernes » perçoivent en
général la question ouvrière comme l’un des nombreux
fragments qui formeraient le « panorama chaotique
actuel », ce sombre paysage où toutes les différences

94
s’égalisent dans une tragique atmosphère caractérisée par le
grand éclatement de la raison et de l’histoire. Ainsi, dans un
monde sans hiérarchies possibles, où les particularités se
fondent et se refondent transitoirement au gré des contin-
gences, la question ouvrière a la même relation avec les
luttes émancipatrices qu’avec n’importe quel événement
produit par un autre fragment de la vieille totalité
(moderne). Car cette conception qui considère comme
« disparu » le sujet de l’émancipation, ne peut plus conti-
nuer à penser un « système capitaliste ».
En pronostiquant l’affaiblissement de la « question
ouvrière » au nom de la « société postindustrielle », de la
« fin du capitalisme » ou des « nouvelles technologies », ces
théories retombent dans la confusion classique entre « ques-
tion » ouvrière et « situation » ouvrière. Le piège de cette
conception réside dans la facilité avec laquelle elle laisse
immédiatement de côté la question de la lutte anticapita-
liste. En effet, en subordonnant la question ouvrière à la
situation ouvrière et en niant ensuite la centralité de la
première, on finit par éluder toute réflexion au sujet de
l’existence problématique de l’hégémonie capitaliste et des
luttes anticapitalistes fondées, précisément, sur l’expression
de cette question ouvrière au sein du multiple des situations.
Cette opération idéologique, loin de s’épuiser en elle-
même, nourrit l’incompréhension des luttes émancipa-
trices, dont témoigne la relative indifférence de l’époque à
l’incidence pourtant toujours plus marquée de la « question
ouvrière » dans nombre de situations, exprimée aussi bien
dans l’extension des relations salariées que dans les niveaux
d’exploitation et de désacralisation du monde causés par les
relations mercantiles.
Si les théories postmodernes tendent à dissimuler l’exis-
tence d’une question ouvrière, une autre opération exacte-
ment inverse tend à la même subordination de la question à
la situation ouvrière, cette fois non pas dans le but d’esca-
moter la première, mais pour l’exalter au moyen d’un

95
surdimensionnement de la seconde. Dans cette perspective,
l’expérience ouvrière concrète est considérée comme
l’incarnation d’une logique plus puissante, une logique
spirituelle de l’histoire dont les ouvriers seraient porteurs,
même sans le savoir. Cette conception justifie la logique de
l’affrontement et la nécessité du parti d’avant-garde, qui ne
peut que rester extérieur aux situations où s’exprime la
« question ouvrière », y compris à la « situation ouvrière »
elle-même, qu’elle tendra à instrumentaliser, tout comme la
multiplicité des luttes et des situations qui forment la base de
la construction de contre-pouvoirs.
Dans la situation ouvrière, celle des ouvriers concrets, il
est donc fondamental de distinguer (comme c’est le cas dans
n’importe quelle situation) ce qui est simplement le « rôle
ouvrier » (ce que Marx nommait la classe en soi) de
l’assomption de la question ouvrière dans la situation
ouvrière singulière (ou classe pour soi). Il s’agit ici, à
nouveau, de montrer que l’universel concret est le « tout
dans la partie » et non pas la tentative pour faire passer la
partie pour le tout : la « question ouvrière » est pour nous la
question de la lutte anticapitaliste.
7

Individu et personne

L’idéologie de l’individu

Le système capitaliste a créé ce que Marx appelle, dans Le


Capital, son fondement : l’individu 1. De prime abord, cette
affirmation pourrait sembler étrange tant est ancrée l’idée
que l’individu est une figure naturelle et transhistorique. Ou
du moins on considère — à l’intérieur du mythe idéolo-
gique construit par le capitalisme — que si l’individu, en
tant qu’« atome » séparé de son milieu, n’a pas toujours
existé, son existence constitue néanmoins une grande
avancée de la civilisation (« civilisation » renvoyant ici à
l’ordre social qui est en train de détruire la planète).
L’« individu » n’est pourtant pas simplement, comme nous
pourrions le croire, « chacun d’entre nous » ; au contraire,
pour que chacun de nous se comporte et se pense un

1. Pour un développement plus approfondi de la question de l’individu, voir : Miguel


BENASAYAG, Le Mythe de l’individu, La Découverte, Paris, 1998.

97
individu, il a fallu une longue et laborieuse construction de
cette entité qui est, en réalité, un « modèle identificatoire »
social et culturel.
Afin d’expliquer le fonctionnement de ce mythe de
l’homme-atome, nous opposons à l’individu la figure de la
« personne ». « Personne », étymologiquement, signifie
« masque ». Mais il ne s’agit pas d’un masque classique,
derrière lequel se dissimule un vrai visage. Au contraire, la
personne est d’emblée un être multiple, mêlé à d’autres
multiplicités. Si elle peut être identifiée à un masque, c’est
dans le sens de quelque chose de « pas totalement » réel.
La personne existe ainsi comme un « pli », une expres-
sion singulière de la vie à laquelle elle appartient. L’indi-
vidu, au contraire, est un imaginaire, une illusion plus
productive par ce qu’elle cache que par ce qu’elle montre.
Car, tandis qu’elle nous renvoie l’image d’une individualité
totale, elle nous dépouille des relations sociales qui nous
composent et que nous composons. Ce dispositif social,
culturel et économique, cet « appareil subjectivateur d’indi-
viduation » opère sur l’ensemble de la société en produisant
un effet-individu qui propage une puissante idéologie.
Celle-ci procède en occultant la dimension sociale de notre
« être » 2 et en offrant une image de chacun de nous comme
absolument autonome, délié des autres et du monde que
nous habitons.
L’individu n’est pourtant pas un « être humain isolé ». De
cette illusion, Karl Marx se moquait déjà il y a plus d’un
siècle dans ses références ironiques à Robinson Crusoé. En
effet, l’individu renvoie à un ordre social fondé sur la sépa-
ration : chacun de nous, aliéné dans la figure identificatoire
que l’on nous offre, se sent un « non divisible », un « atome
isolé ». Les individus se vivent comme une série d’îles dans

2. Karl Marx, dans la sixième de ses Thèses sur Feuerbach, écrit : « Mais l’essence
humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est
l’ensemble des rapports sociaux. »

98
la mer, isolées les unes des autres, sans se rendre compte que
ces îles sont des « plis » de la mer, qu’elles sont bel et bien
fondamentalement liées entre elles.
Dans le mythe idéologique du capitalisme, chacun de
nous apparaît comme un être solitaire pour qui les « autres »
(personnes, animaux, nature, etc.) ne sont que des figurants
et des accessoires, de simples ornements placés là pour que
notre vie, heureuse ou malheureuse, puisse se dérouler. La
civilisation de l’individu conçoit l’histoire de l’humanité
comme une longue et sanglante guerre entre l’homme
— dans son expression la plus haute, l’« individu » — et la
nature. Elle a ainsi produit un concept de liberté selon lequel
est « libre » celui — individu ou groupe — qui domine son
milieu, domine les autres, et domine, enfin, dans son propre
corps, ses pulsions naturelles.
Dans la société de l’individu, nous nous percevons
comme d’autant plus libres que nous sommes plus « auto-
nomes ». Mais paradoxalement, dans la mesure où dans nos
sociétés technologiques modernes être autonome constitue
une impossibilité (nous y reviendrons), l’homme de la
modernité reste piégé par un idéal chimérique qui le
condamne, une fois de plus, à « attendre Godot ».
À l’impossible (ou fausse) autonomie de l’individu corres-
pond, en revanche, son envers constitutif : la dépendance
profonde de l’ensemble de la vie par rapport à l’économie,
la subsomption du réel dans le processus d’accumulation
capitaliste et de recherche aveugle du profit. Le langage, les
désirs, les aspirations et les points de vue de l’individu sont
donc, le langage, les désirs, les aspirations et les points de
vue du capitalisme. Face aux problèmes de la société,
l’invocation constante, fût-ce au nom d’objectifs progres-
sistes, d’un « intérêt commun » qui puisse unir les individus
ne peut être qu’une illusion condamnée à l’échec.
En effet, il est vain de chercher à convaincre l’individu de
l’existence d’intérêts communs plus importants que les
intérêts individuels, puisque la pensée en terme d’« intérêt »

99
— ce que l’on appelle généralement l’utilitarisme — fonc-
tionne par définition dans le cadre étroit de l’idéologie de
l’individualisme. Tout projet commun partant du respect de
l’unité de l’individu et des processus subjectivateurs de
l’individuation est condamné d’avance : si l’individu est
avant tout motivé par ses intérêts, ce sont eux qui seront
déterminants en dernière instance et, dans les processus
inévitables de rivalité et de sérialisation capitalistes,
l’intérêt commun n’organisera jamais les priorités réelles
des individus. En somme, parler d’un intérêt qui dépasse
celui de l’individu revient à prétendre que la forme histo-
rique qu’est le capitalisme aurait « intérêt » à disparaître.
C’est une question logique et historique. À partir de
l’individu rationnel et égoïste, ou ce que la science poli-
tique désigne comme l’individualisme possessif, s’est déve-
loppé le modèle hobbesien, premier grand système
contractuel sur lequel s’est édifié (et justifié) l’État capita-
liste. Schématiquement, cet appareil a été conçu par Thomas
Hobbes comme une puissante machine capable de garantir
l’ordre au milieu de l’anarchie à laquelle l’humanité serait
restée soumise si l’individu ne s’était résigné à être
gouverné selon sa nature. Pour l’auteur du Léviathan, la
raison a été répartie universellement entre les individus
naturels et c’est grâce à cela qu’il est possible de penser un
pacte entre eux sur la base du consentement mutuel.
Pour autant, on ne peut dénoncer l’individualisme comme
une théorie de l’impossibilité même de tout ordre social : le
succès persistant du capitalisme à survivre et à se déve-
lopper, certes non sans difficultés, nous interdit de
l’affirmer. Ce qui est vrai en revanche, c’est que sur la base
de la raison individualiste, seul un type particulier d’organi-
sation sociale est possible : l’ordre capitaliste de la sépara-
tion et du fétichisme. La question n’est donc pas de « créer
des liens » entre les individus, car ce serait reconnaître,
comme on accepte une fatalité naturelle, leur existence en
tant qu’entités séparées les unes des autres, qui devraient

100
comprendre l’importance de la solidarité. De même qu’il ne
sert à rien, insistons là-dessus, d’essayer de convaincre les
individus de leur intérêt à « respecter » l’environnement,
par exemple, puisque cela reviendrait à admettre qu’ils sont
réellement séparés (autonomes) du milieu dans lequel ils
vivent.
Notre hypothèse suppose l’inverse : il n’est pas possible
de penser ni de faire quelque politique que ce soit en accep-
tant l’idée de l’individu, sa raison et ses intérêts. Dès lors,
assumer les voies théoriques et pratiques d’une nouvelle
radicalité suppose de déconstruire et de mettre à mal cette
« société de l’individu », d’attaquer directement le cœur
même du problème, à savoir les processus subjectivateurs
d’individuation.

« Personne-multitude » contre « individu-masse »

Il n’est pas non plus question d’opposer la « masse » à


l’« individu ». C’est là l’un des thèmes centraux de l’idéo-
logie de l’individu. En réalité, la sérialisation, l’individua-
tion des êtres humains crée la seule civilisation dans laquelle
les terribles phénomènes de manipulation de masses
peuvent exister. Non seulement l’individu ne s’oppose pas
à la masse, mais l’individu est la masse : c’est l’existence
même d’un ensemble d’individus séparés et mis en série qui
en est à la base.
Les phénomènes de masse de la société de l’individu sont
radicalement différents des phénomènes collectifs liés à la
composition du lien social, à la construction des faits
sociaux par des « personnes ». La « personne-multitude » se
différencie de l’« individu-masse », fondamentalement, par
le fait que ce dernier n’est qu’un produit (et qui produit) de
l’imaginaire du pouvoir capitaliste, de l’unidimensionnalité
de la vie, alors que la personne-multitude se déploie dans le

101
multiple des situations, du côté de la puissance et de la lutte
anticapitaliste.
Si toute société connaît des « problèmes » de violence,
par exemple, elle possède en même temps des moyens
d’autorégulation de cette violence, faute de quoi elle serait
condamnée à disparaître. Or la société du capitalisme à
l’époque de sa maturité a affaibli, par l’atomisation de ses
membres, ses propres mécanismes d’autorégulation,
puisque pour un individu aucune responsabilité collective,
écologique ou historique, ne sera plus « vraie » que son
intérêt personnel, au-delà des quelques personnes qui, de
manière narcissique, le « représentent », au moins provisoi-
rement. Kant lui-même écrivait dans ses textes politiques
que la raison de l’individu n’était pas suffisante pour assurer
l’existence et la cohésion de l’ordre social, et il proposait un
souverain fort, l’État capitaliste, pour contenir les déborde-
ments des libertés individuelles. Sa maxime était :
« Critique tout ce que tu souhaites, mais obéis. »
À l’inverse, la lutte anticapitaliste passe donc moins par
la création de groupes ou de partis parvenant à faire adhérer
de nombreux individus que par le fait d’assumer cette lutte
comme une attaque permanente, aussi bien théorique que
pratique, de l’ordre social, des pratiques de l’individu et des
processus de subjectivation individualisante. La personne
n’a pas besoin qu’on la convainque rationnellement par des
propagandes séductrices de l’existence d’« intérêts
communs ». Elle sait que nous sommes des êtres immédia-
tement et irrémédiablement liés, pas seulement les uns aux
autres, mais à l’ensemble de la vie, du monde dont nous
faisons partie et que nous composons.
Dans son analyse de la fameuse dialectique du maître et
de l’esclave, Hegel explique que l’on ne peut concevoir une
« communauté de maîtres » et que l’esprit de la commu-
nauté est entièrement situé du côté du domestique, du
travail : pour lui, la communauté ne peut donc émerger qu’à
partir de la destruction du désir d’« être maître ». Seulement

102
alors, avec la disparition du désir du maître, de l’individu en
tant que tel, apparaît la figure de la « personne-multitude ».
C’est pourquoi l’engagement situationnel ne peut jamais
être un simple accord d’« opinions », un consensus
d’« idées » : la résistance ne peut se concevoir que comme
une militance existentielle, un autre rapport au monde.
Elle s’organise autour de deux axes indispensables.
D’une part, un engagement axiomatique avec la vie, un
engagement de chercheurs théoriques-pratiques qui ne
requiert aucune justification. Nous viendrait-il à l’esprit, par
exemple, de demander à un chercheur travaillant sur un
nouveau vaccin pourquoi il investit son temps dans le but de
sauver des vies ? Un militant participant à une insurrection
populaire pourrait-il réellement répondre au sujet des
« raisons » pour lesquelles il prend part à cette action ?
D’autre part, la militance situationnelle s’attaque aux
processus idéologiques concrets qui reproduisent la subjec-
tivité de l’individu fétichiste et impuissant de la société du
spectacle.

L’actualité du communisme

Nous ne pensons pas le communisme comme un système


politique et encore moins comme un parti. Il n’est que la
tendance de ce qui est proprement humain : non pas une
« opinion » de plus, mais le désir même de la puissance. Le
communisme est ce pari pour et par la vie qui, dans chaque
situation, nous mène à la solidarité, à la justice, à la pensée
critique, à la création. Il est intéressant de rappeler ce que
Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient à ce sujet : « Le
communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni
un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons
communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les

103
conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuel-
lement existantes 3. »
Au-delà de la façon dont le communisme a ensuite été
incarné par les partis communistes de l’ère du stalinisme, il
survit selon nous à la débâcle du « socialisme réel », sous la
forme d’une subjectivité de la lutte pour la vie qui assume
clairement ses implications anticapitalistes. Le commu-
nisme tel que Marx et Engels le concevaient perdure en tant
qu’intérêt historique du « mouvement réel » plutôt que
comme « état » (à venir) ou « idéal » (auquel se soumettre).
Dans cette perspective, assumer notre réalité de
personnes ne nous fait pas perdre les avantages de l’indi-
vidu, ceux-ci étant totalement imaginaires car toujours pour
demain. Retrouver une vie de « personne », d’êtres intime-
ment liés les uns aux autres, solidaires et responsables, c’est
accéder à la multidimensionnalité, à une vie infiniment plus
riche, plus large, qui ne s’identifie plus avec les limites de
notre peau, de notre vie biologique. Entre l’individu
(comme ordre et idéal social) et la personne (comme forme
de solidarité et évolution permanente), la différence est la
même qu’entre la « survie » et la « vie », ou entre la vie
biologique et la vie subjective pleine. Mais cette multidi-
mensionnalité n’a rien de spontané, pas plus qu’elle ne se
donne comme par magie. Nous devons l’assumer dans notre
mode de vie concret en nous dégageant de l’illusion capita-
liste selon laquelle nous ne sommes que des individus isolés
qui habitons une situation comme un décor, comme si nous
pouvions, sans altérer notre identité, habiter arbitrairement
n’importe quelle autre situation.
L’individu est ce « je » toujours achevé, préconstitué par
rapport à la situation qu’il habite, telle une particule hermé-
tique capable d’assumer, à volonté, le lien social de manière
transitoire et réversible. La personne, cette dimension plus

3. Karl MARX et Friedrich ENGELS, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris,


1972.

104
profonde, part au contraire de l’acceptation de son caractère
« inséparable » par rapport à la situation dans laquelle elle
se constitue. La relation entre personne et situation est ainsi
une « coconstitution ». Contrairement au prédateur indivi-
dualiste, la personne est sa situation et, par conséquent, elle
en est immédiatement responsable. Comme le disait Sartre :
« Nous sommes responsables de ce que nous n’avons pas
choisi. » L’individu, ce personnage triste et ridicule qui
prétend être responsable de ce qu’« il » a choisi et décidé, se
scandalise à imaginer que sa vie puisse ne pas être tout
entière le pur fruit de sa volonté consciente. Ridicule et
triste, car plus nous agissons et nous sentons des individus,
plus nous nous soumettons à la massification et moins nous
parvenons à assumer la liberté : nous ne sommes jamais
autant esclaves que lorsque nous ignorons nos chaînes,
comme l’écrit Spinoza dans son Éthique. L’individu n’est
autre qu’un esclave qui ignore ses chaînes.
Ce n’est qu’à partir de cette différence « existentielle »
profonde entre la figure imaginaire de l’individu et la
personne comme réel de la situation qu’il devient possible
de penser les alternatives politiques. En effet, tant que nous
pensons en termes d’individus autonomes, maîtres de leur
vie, nous sommes tentés de faire une politique qui s’adresse
aux individus, en essayant de les séduire, de les convaincre,
pour qu’ils adhèrent à une politique révolutionnaire. Et, tôt
ou tard, nous nous retrouvons frustrés face aux inévitables
échecs d’une telle entreprise, face au « manque de motiva-
tion » et de réaction des gens.
Nous traversons, sans aucun doute, ce que l’on peut
appeler une époque obscure, où les individus vivent des vies
rétrécies et tronquées. Et l’on pourrait être tenté de penser
que l’on n’a pas encore trouvé le « bon programme » ou
qu’il manque peut-être un leader charismatique ou un parti
puissant et « sérieux ». Ou, pire encore, qu’il faut s’en
remettre à la « communication », comme s’il s’agissait de
« vendre » la révolution à la manière dont le capitalisme

105
nous vend ses marchandises. Pour ceux qui le croient, cette
époque obscure n’est qu’une confusion momentanée provo-
quée par un bouleversement provisoire du système. Mais les
processus de subjectivation des individus ne vont pas perdre
leur consistance par la simple détermination de groupes
militants.
On peut comprendre ce désarroi : comment expliquer, en
effet, ce retournement brutal entre la période « lumineuse »
des années soixante et notre époque obscure ? La question
est terrible, car bien souvent les mobilisés d’hier sont les
conformistes d’aujourd’hui. Une époque est lumineuse ou
obscure et dans cette luminosité ou cette obscurité ceux qui
composent l’époque sont, eux aussi, plus ou moins lumi-
neux, plus ou moins obscurs (de ce fait, les personnes, et
même les multitudes, ne restent pas identiques d’une époque
à l’autre). Les époques obscures ont ainsi leurs problèmes
propres, tels la tristesse généralisée, la sensation d’insécu-
rité, d’étrangeté par rapport à la propre vie de chacun : ce
sont là les vraies questions politiques de notre époque. Ce
n’était pas le cas dans l’époque lumineuse des années
soixante : dans des dizaines de pays, nombreux étaient ceux
qui étaient « déjà » mobilisés, et c’est seulement dans un
deuxième temps qu’ils cherchaient à quel programme
adhérer, au sein de quel groupe inscrire leur mobilisation,
laquelle était d’ordre existentiel et non le produit d’un calcul
conscient.
Faire de la politique révolutionnaire, être « commu-
niste », c’est donc s’occuper de la vie où elle est, et non où
nous souhaiterions idéalement qu’elle soit. Nous l’avons
dit, nous ne pouvons pas aujourd’hui nous « fâcher » avec
notre triste époque ou notre situation, car nous sommes bel
et bien notre époque tout comme nous sommes notre situa-
tion (nos situations). Notre militance doit être « existen-
tielle » : elle doit passer par l’invention, petit à petit, dans les
quartiers et les entreprises, dans les universités et les écoles,
des nouvelles pratiques de solidarité qui nous extrairont peu

106
à peu de la léthargie dans laquelle nous nous engluons. Nous
devons, en définitive, assumer ce qui, à première vue, paraît
paradoxal : que la vie n’est pas quelque chose de personnel,
ou, plus exactement, qu’elle n’est pas quelque chose
d’individuel.

L’exigence spinoziste

Personne et individu sont deux tendances, deux modes


d’être de cette singularité qui constitue chacun de nous
comme scène d’une tension entre ce qui se cristallise autour
de notre petit « moi » (une date de naissance, une carte
d’identité, un curriculum et une date de mort), et le « nous »
en tant qu’expression de la vie, de nos peuples, de nos
familles, comme « parties » de nos situations (ce « nous »
de la phrase déjà citée de Beckett : « À cet endroit, en ce
moment, l’humanité, c’est nous, que ça nous plaise ou
non »). Personne et individu coexistent nécessairement dans
un état conflictuel qui n’a pas de « bonne solution ». Plus
une personne s’identifie à son rôle, à son côté « individu »,
plus elle s’éloigne de l’exigence de la situation, car l’indivi-
dualisme implique une autoperception de soi comme
« central » et donc éloigné du monde, qui devient un simple
contexte. De même, tenter de se dégager de cette tension en
« tuant » l’individu, en nous présentant comme « unique-
ment des personnes », serait tomber dans l’erreur de certains
mystiques qui croient que nous pourrions nous dissoudre
dans le tout substantiel et néanmoins continuer à vivre.
Pour assumer cette tension nécessaire, il nous semble à
nouveau indispensable de faire appel au fondement de
l’Éthique de Spinoza (« On ne sait jamais ce que le corps
peut »). En effet, nous ne pouvons pas définir les limites de
la personne, des groupes, de la vie ; or l’individu, enfermé
dans son rôle, croit toujours savoir ce qu’il peut et ce qu’il
ne peut pas. En tant que personnes prétendant obéir à cette

107
position éthique, nous ne pouvons prétendre savoir
d’emblée ce que nous pourrons en coopérant avec ce qui fait
la vie de chacune des situations. L’exigence nous immerge
dans un monde où les savoirs de la norme sociale en vigueur
ne valent rien, et où seules la pensée et l’éthique — dans
le sens spinoziste — constituent des outils pratiques
d’orientation.
8

La libération des savoirs

Savoir et pouvoir

Les mécanismes de pouvoir de masse se fondent, dans


nos sociétés « modernes », sur un système délicat où
pouvoir et savoir s’articulent. Notre culture se prétend en
effet scientifique ou en tout cas technologique. Mais la
complexité des appareils et des mécanismes dont nous
dépendons au quotidien nous rend de plus en plus impuis-
sants. Avec l’accroissement de cette complexité apparaît
une variante du fétichisme mercantile que Fredric Jameson
nomme le « fétichisme technologique 1 » : l’homme
moderne se perçoit comme membre d’une société, d’une
culture scientifiques. Pourtant, l’immense majorité d’entre
nous est incapable de comprendre le mécanisme physique le
plus banal mis en cause, par exemple, lorsque nous pressons
un bouton dans le but d’obtenir un effet déterminé.

1. Fredric JAMESON et Masao MIYOSHI, The Cultures of Globalización, op. cit.

109
Nos sociétés d’individus prétendument autonomes
produisent en réalité une culture de citadins ultra-dépen-
dants : l’eau potable, l’électricité, la circulation, la méde-
cine, etc., tout ce qui fait partie de notre vie quotidienne nous
plonge dans une dépendance constante et massive par
rapport à la technique, à une sphère de savoirs qui nous
échappent. L’aventure de Robinson Crusoé est bien une
mystification : aucun d’entre nous ne serait capable de
reproduire dans une île déserte le type de vie propre à notre
civilisation de manière autonome. Mais nous ferions fausse
route en suivant l’explication habituelle selon laquelle nous
ne pouvons pratiquement rien connaître des mécanismes
permettant le fonctionnement de notre « société technolo-
gique » du fait de la trop grande complexité du monde scien-
tifique et technologique ; comme si cette reproduction
massive d’une société de l’ignorance était un corollaire
inévitable du progrès humain.
Les techniciens, ceux qui « savent », sont souvent très
« pointus », mais ils ne peuvent résoudre le désastre écolo-
gique ou la banqueroute économique (car l’économie est
aussi une partie de la technique). Ceux qui possèdent un
savoir savent d’ailleurs que celui-ci est inévitablement
segmenté et partiel par rapport aux stratégies qui s’établis-
sent de manière totalement autonome à partir des diffé-
rentes activités humaines. La sensation que le monde — nos
vies — nous échappe est donc loin de n’être qu’une vision
subjective : qu’il s’agisse de l’économie mondiale, de la
technologie ou des avancées scientifiques, notre culture se
caractérise par un profond « non-savoir » des chemins
qu’elles empruntent, de la combinatoire indépendante qui
oriente la technique.
Le savoir tend ainsi à fonctionner dans nos sociétés
comme un mécanisme d’aliénation de la puissance et
de la subjectivité. Nos vies se déroulent, sous nos yeux,
comme un spectacle que nous ne parvenons pas bien à
comprendre, déterminé par des dynamiques que même les

110
« connaisseurs » ne sont pas en mesure de dominer. C’est là
l’un des points essentiels pour comprendre les systèmes
actuels de pouvoir, fondés sur des instruments que personne
ne peut prétendre posséder : la question du savoir est
centrale dans la construction de contre-pouvoirs, dans la
lutte pour l’émancipation.
D’où l’importance de se saisir de la question de l’univer-
sité et de l’éducation : dans ces « appareils idéologiques
d’État » sont formés les techniciens et les scientifiques qui
reproduiront ces mécanismes de soumission et d’oppres-
sion. Rompre avec cette tradition productrice d’individus et
de sociétés ignorants (y compris, donc, les scientifiques) est
l’une des exigences de notre époque. Car si toute civilisa-
tion, toute culture a possédé ses propres techniques et
savoirs, seule la notre connaît l’inversion par laquelle la
technique finit par posséder intégralement la société. Dans
cette perspective, la question universitaire ne peut se réduire
aux problèmes des examens ou des conditions d’entrée : elle
soulève le défi de la construction d’un véritable contre-
pouvoir, fondé sur la production et la transmission de
savoirs qui nous libèrent de cette ignorance-domination.
Il faut donc trouver les moyens de faire des universités
des centres de résistance permettant la production et la
circulation de savoirs « non utilitaires » ; l’antiutilitarisme
est en effet l’axe principal de la résistance aux mécanismes
de domination (car résister, c’est créer). L’objectif n’est pas
simplement de nous opposer aux autorités universitaires, ni
de les remplacer par d’autres : la construction de vrais pôles
antiutilitaires ne peut venir d’« en haut », par décret. Les
universités doivent se transformer peu à peu en véritables
lieux de culture, de production de savoirs au service de
l’émancipation, ce qui implique de lutter pour un change-
ment concret dans les formes universitaires.
Car une université dont la mission centrale continue
d’être la formation des cadres du système s’éloigne irrémé-
diablement de l’exigence de l’époque, la production de

111
savoirs libertaires. Les universités conçues dans ce but
devraient être des lieux où les gens viendraient penser,
étudier, apprendre et accessoirement obtenir des diplômes
en vue d’un travail. L’obtention de diplômes devrait en effet
être excentrée et réabsorbée dans la multiplicité des acti-
vités aménagées à partir de l’exigence de la production
libertaire de savoirs. Au mieux, l’obtention de titres devrait
n’être qu’un élément de plus, peut-être nécessaire mais en
aucun cas central dans la vie universitaire.
En Argentine, l’exemple des « chaires Che Guevara »
montre comment de véritables espaces de résistance et de
création peuvent se développer en étant d’emblée structurés
au-delà de tout utilitarisme 2. L’absence de savoirs liber-
taires nourrit aujourd’hui le sentiment que les savoirs sont
inaccessibles à la majorité du peuple. La sensation d’igno-
rance et de dépréciation s’articule depuis le pouvoir, car il
est beaucoup plus facile, dans le milieu universitaire, de
renforcer la domination des élites qui se présentent comme
les possesseurs des savoirs nécessaires. Et les savoirs offi-
ciels ne reflètent que superficiellement les préoccupations
de ceux d’« en bas ».

Les savoirs « assujettis »

Nous savons qu’une grande majorité des projets de


recherche dans des domaines comme l’anthropologie et la
sociologie, entre autres, sont financés directement ou indi-
rectement par les États ou des organismes internationaux. Il
n’est nullement dans notre intention d’adopter une position

2. L’expérience de la chaire Che Guevara a vu le jour au début de l’année 1997 à la


faculté de sciences sociales de l’université de Buenos Aires ainsi que dans pratiquement
toutes les provinces argentines. Organisées par le groupe El Mate, les chaires sont des
forums de réflexion sur l’histoire argentine et latino-américaine, sur la question de la révo-
lution et sur les perspectives pratiques d’action de décennies d’organisations populaires.
La coordination et l’exposition des thèmes sont à la charge de militants étudiants, sociaux,
de journalistes, d’écrivains, etc.

112
de censeurs par rapport aux chercheurs qui ne peuvent
mener leurs travaux à partir d’autres structures, puisque
celles-ci n’existent pas encore. Simplement, si nous voulons
disposer de savoirs pour l’émancipation, qui soient
d’emblée au service du peuple, ils ne peuvent être produits
depuis les lieux de pouvoir qui élaborent « leurs » savoirs
avec leurs propres formes et leur propre langage. Ces
savoirs doivent être travaillés et pensés depuis et par
d’autres organismes — de contre-pouvoir — qui ne soient
pas liés à la reproduction des relations de pouvoir
dominantes.
Que ces lieux puissent ou non exister à l’intérieur des
universités officielles, là n’est pas la question. La différence
ne réside pas tant dans l’appartenance ou non à une struc-
ture étatique telle que l’Université que dans l’articulation à
des dynamiques alternatives qui coproduisent, réélaborent
et diffusent ces savoirs. Cela doit se faire dans des lieux
correspondant au contre-pouvoir « minoritaire » (au sens de
« non hégémonique »), qui puissent petit à petit participer à
la création d’un bloc de contre-pouvoir puissant et vivant.
Ces savoirs « minoritaires » sont, dans nos sociétés, des
« savoirs assujettis » selon l’expression de Michel Foucault,
des savoirs parallèles, marginaux, bref, non officiels ou
considérés comme « non nobles ».
Chaque fois que, dans la tradition occidentale, on parle de
savoirs « scientifiques », on tend en fait à invalider ou
éliminer d’autres savoirs, déclarés « non scientifiques », ou
tout simplement considérés comme des « non-savoirs ». Les
militants, les artistes, les artisans, les sportifs, les femmes au
foyer, et en général toutes ces personnes porteuses de
connaissances que nous pouvons regrouper sous l’appella-
tion de « savoirs populaires » possèdent ainsi une grande
diversité de savoirs perçus comme « non nobles ». Et ils
sont considérés comme tels précisément parce qu’ils ne
correspondent pas aux relations de pouvoir dominantes

113
reproduites dans les académies et les laboratoires des
savoirs officiels.
Ordonner les savoirs à partir d’autres relations de pouvoir
implique, entre autres, de questionner la séparation capita-
liste du savoir qui met d’un côté la tête (la conscience) et de
l’autre le corps, l’ouvrier. Les approches purement théo-
riques — nous allons y revenir — nous font souvent tomber
dans le mépris de tous les niveaux multiples de compréhen-
sion, de ces autres modes de production de savoirs ne corres-
pondant pas à ce schéma de la séparation, lequel ne sert,
dans le cadre d’un système d’exploitation, qu’à décrire,
expliquer et justifier ce dernier. Et qui nous interdit toute
approche du type de celle proposée par le philosophe Pierre
Macherey : « Le savoir doit être présenté comme une acti-
vité et non comme une représentation passive, idée sur
laquelle Spinoza revient inlassablement : la connaissance
n’est pas le simple déroulement d’une vérité préétablie,
mais la genèse effective d’un savoir qui ne préexiste nulle-
ment à sa réalisation 3. »
Le savoir conscient, séparé, n’est donc jamais suffisant.
Non pas parce qu’il serait erroné, mais plutôt parce qu’il ne
correspond pas, dans sa vision linéaire des choses, à la
complexité, à la multidimensionnalité de la vie. Il n’y a pas
d’un côté des savoirs valides et de l’autre des savoirs inva-
lides : tous ont leur raison d’être. Mais ils ne possèdent pas
tous la même puissance et ne sont pas tous produits de la
même façon.
À l’opposé des savoirs libertaires, d’autres savoirs possè-
dent aussi une certaine capacité de saturation sur la pensée
qui les produit, capacité qui tend à les transformer en maté-
riau de gestion. Ces savoirs saturateurs de pensée, nous
pouvons les désigner comme « savoirs spectaculaires ».
C’est en ce sens que nous parlons d’une politique des
savoirs : la puissance des connaissances dépend de la

3. Pierre MACHEREY, Hegel ou Spinoza, La Découverte, Paris, 1979.

114
stratégie de composition qui les produit. La puissance
augmente lorsque la situation dans laquelle les savoirs sont
forgés se compose avec d’autres situations, lorsque la
production de ces connaissances répond précisément aux
exigences de la vie. Cette « tendance de composition » est
ce qui a donné naissance historiquement aux théories éman-
cipatrices et au contre-pouvoir. À l’inverse, la connaissance
s’appauvrit, s’unidimensionnalise et tend à perdre de la
puissance lorsqu’elle se compose avec le marché,
lorsqu’elle devient instrumentale et qu’elle se fonctionna-
lise par rapport au pouvoir.

Pensée et conscience

Après avoir considéré les conditions de production du


savoir, il nous faut revenir sur la vieille question des
rapports entre théorie et pratique, afin d’approfondir cette
notion de « savoirs libertaires ». Le rationalisme de la
modernité part du principe que pratique et théorie renvoient
à deux niveaux séparés, à deux catégories différentes
s’inscrivant dans une hiérarchie clairement définie : la tête
pense, le corps obéit. L’ingénieur conçoit et programme,
l’ouvrier réalise et exécute. Identifiée à l’héritage du carté-
sianisme, cette tradition produit (et reproduit) l’un des
phénomènes typiques du capitalisme : la séparation.
Il y aurait donc d’un côté des gens, « impuissants », qui
penseraient mais qui ne sauraient ni ne pourraient réaliser ce
qu’ils ont pensé, et, de l’autre, des ouvriers, des travailleurs
« décérébrés » — ou qui dans le meilleur des cas ne doivent
pas penser — dont la force de travail est physique, pratique,
et qui doivent se limiter à ce que l’on attend d’eux, à savoir
l’exécution de ce que d’autres ont pensé. Cette vision du
monde s’étend au corps humain, séparé en parties nobles et
parties vulgaires, entre le cerveau (producteur de pensée) et
le corps (dont la fonction est d’obéir).

115
L’idéal de l’Occident va dans ce sens jusqu’à la « dispari-
tion du corps ». Non pas, évidemment, que le corps
physique doive disparaître, mais dans le sens où l’on tend à
compter le moins possible avec lui. Ne pas avoir besoin du
corps pour vivre, pour produire, tel semble être le fantasme
de la modernité selon lequel ce représentant de la « basse
matérialité » enchaînerait notre liberté d’êtres rationnels à
l’obscurité des passions irrationnelles et des instincts
animaux. D’où la hiérarchie, qui s’étend à tout le vivant,
établie en fonction de cette capacité de « penser ». Les
animaux seront classés en fonction de leurs capacités de
fonctionnement cérébral plus ou moins complexe : on

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« animalisera » au maximum les animaux que les hommes
traitent le plus cruellement comme s’ils étaient des objets
insensibles posés là dans le monde au service de la « race
supérieure » des humains ; quant aux animaux qui nous sont
proches — cela varie selon les cultures —, nous leur
trouvons des traits humains, de sorte qu’il nous paraîtra, par
exemple, qu’« il ne manque que la parole » à tel animal
domestique.
Cette vision se reproduit pareillement parmi les humains.
Des individus, des groupes, des classes, des nations entières
seront ainsi « animalisés ». Tel est le sort des peuples
soumis, des classes opprimées : celui d’être considérés
comme « semi »-humains. À l’instar des fous, des « anor-
maux » et « déviants » de toutes sortes qui seront traités
comme des « corps », que l’on peut de ce fait « civiliser »,
éduquer, réprimer, enfermer ou exterminer.
La séparation entre Homo faber et Homo sapiens paraît
ainsi ordonner la séparation propre au capitalisme, dispo-
sitif de pouvoir dont a hérité le mouvement révolutionnaire
moderne. La pensée sera identifiée à la « conscience », à
l’activité corticale consciente considérée comme l’élément
central de tout processus d’émancipation, mais qui, en
même temps, devra pour être efficace s’entourer d’un corps,
d’un niveau raisonnable de matérialisation chargé de

116
réaliser ce que les niveaux de la direction centrale, les
niveaux conscients ordonnent.
Ainsi, de même que l’ingénieur, la direction centrale légi-
time son pouvoir en assumant le niveau « totalisateur de la
conscience ». Comme le cerveau, l’ingénieur dirige parce
qu’il possède (croit-il) l’ensemble des informations, tandis
que l’ouvrier ou le militant de base (ou telle partie du corps)
ne maîtrise qu’une information partielle et subjective.
L’ingénieur, le grand dirigeant ne nie en aucune façon ce
que peut sentir ou penser l’ouvrier ou le militant (ou
n’importe quelle partie du corps), mais il doit « prendre en
compte le tout » et, par conséquent, assumer la dure tâche de
diriger les autres.
Pourtant, ce mythe de la centralité de la pensée consciente
n’est qu’un récit produit par et pour le pouvoir capitaliste
afin de justifier son mode de domination fondé sur la sépara-
tion. Le capitalisme a besoin de fabriquer ce qui est sa figure
centrale, à savoir une masse d’individus isolés, vendant
(dans le meilleur des cas) leur force de travail et consom-
mant (lorsque cela est possible) tous les produits associés à
la vision de pacotille d’un bonheur individuel et égoïste.
L’individu est ainsi le produit et la construction de la sépara-
tion capitaliste. Il est à la fois séparé du monde et de lui-
même car, nous l’avons vu, à la différence de la
« personne », il perçoit son propre corps comme un
problème et se souhaiterait pure conscience.
Mais au-delà du mythe idéologique, la conscience n’est
pas un organe de totalisation, de centralisation. Elle n’est
qu’un élément, une partie du multiple, mais qui a le défaut
de se croire le tout. La pensée consciente n’est qu’un niveau
de la pensée, ni le plus riche ni le plus intéressant ; à se
prétendre le « tout » du processus multiple de la pensée, elle
oublie une série de variables qui font que la réalité est
toujours infiniment plus riche, plus complexe que ce qu’elle
aura « calculé ».

117
On peut multiplier les exemples : l’ingénieur qui construit
telle ou telle grande œuvre et qui n’avait pas pris en compte
la pluie ou le vent ; les généraux qui commencent une guerre
en « calculant tout », sauf le simple fait que jamais dans
l’histoire de l’humanité une guerre ne s’est terminée comme
l’avaient envisagé ceux qui l’ont initiée. Et dans le mouve-
ment révolutionnaire, ce rationalisme a fait mille fois la
douloureuse preuve de son erreur : aucun plan quinquennal,
aucun programme clair et ordonné de la « direction
consciente » ne s’est jamais réalisé comme prévu. Et cela
parce que la conscience a une capacité structurellement
limitée pour programmer, penser et planifier. Plus elle
cherche à occuper une place centrale, plus elle se trompe ;
car elle n’est qu’une partie, une dimension de la pensée.

Pensée théorique et pensée pratique

La croyance selon laquelle la théorie doit être élaborée en


premier lieu pour que, dans un second temps, la pratique
puisse la suivre, matérialisant ainsi les projets de la direc-
tion centrale, constitue l’un des pires pièges dans lesquels le
mouvement révolutionnaire soit tombé. De nombreux
travaux d’épistémologie et de neurophysiologie ont mis au
jour les racines de cette erreur.
La différence entre théorie et pratique renvoie à deux
modes d’existence de la pensée : d’un côté, la « pensée théo-
rique », ce travail symbolique qui se réalise par le biais de
la conscience mais qui utilise dans son développement toute
une série de mécanismes qui excèdent, dans certaines
étapes, son cadre étroit ; et, de l’autre, la « pensée
pratique », qui n’a pas besoin du passage par des niveaux
symboliques ou conscients pour se développer.
L’artisan ou l’artiste, par exemple, pense avec ses mains,
avec son corps, car penser, c’est rencontrer des résistances,
des obstacles face auxquels nous élaborons des hypothèses

118
— pratiques ou théoriques — qui nous permettent de les
dépasser. Cette « pensée non consciente » est loin d’être
exclusive à l’artisan ou à l’artiste. Celui qui joue au ping-
pong, par exemple, sait qu’au milieu du jeu, pour répondre
aux balles que l’adversaire lui envoie, il doit établir des
« calculs » de physique, de géométrie, d’angles et de forces.
Mais aucun de ces calculs n’accède à la conscience
— durant le jeu tout au moins — sous peine de lui faire
perdre ses moyens, et le match par la même occasion.
On peut aussi citer l’exemple des avions de chasse très
perfectionnés, dont le pilotage implique d’une certaine
façon de « penser avec son corps » : imaginons un instant un
pilote qui tenterait, en plein vol, de penser « consciem-
ment » les milliers de calculs, de perceptions qu’il éprouve
en une seconde ; le plus probable est qu’il perdrait pied et
tomberait dans le vide… Un autre exemple est celui du
musicien. Quiconque joue d’un instrument sait que le
processus d’apprentissage et d’exécution d’un morceau
passe par le solfège et la lecture de la partition. Mais il sait
aussi que tant que son corps ne se fondra pas avec l’instru-
ment, tant que son corps ne pourra pas « penser » la musique
et qu’il pensera uniquement consciemment sa relation à
l’instrument, ce seront les voisins qui souffriront…
Le fait qu’il existe une pensée non consciente, non théo-
rique-symbolique a été souligné par les philosophes néo-
platoniciens (et plus tard Spinoza) selon lesquels « la vie
pense ». Nous avons tous vu un chat sautant depuis un toit
qui calcule son angle de chute, la force ainsi que l’amortis-
sement du saut. Un anthropocentrisme inconsistant appelle
cela la pensée « instinctive », mais peu importe. Il existe bel
et bien une pensée non théorique (et par conséquent non
consciente) et une pensée théorique (parfois consciente).
Cette pensée non théorique, qui n’a pas besoin de passer par
la conscience, est évoquée en ces termes par la philosophe
Joëlle Proust : « On peut ainsi considérer que les états
conscients, pour autant qu’ils jouent un rôle dans la vie

119
mentale, constituent une variété d’états représentationnels.
Il y a des représentations actives qui ne sont pas et ne
deviendront jamais conscientes 4. »
Ces mécanismes représentationnels qui permettent aux
organismes de réagir, de résoudre des problèmes sans passer
par l’« entonnoir » de la conscience sont loin d’être de
simples « mécanismes » si nous entendons par là la pure
répétition. Qu’on la nomme comme on veut, le dénigrement
de cette pensée non théorique relève d’un mécanisme idéo-
logique de domination qui tente d’« animaliser » le savoir
de l’artisan, de la pratique. Ce mépris — qui est en définitif
un mépris de classe — est pourtant totalement incapable de
nous expliquer la raison pour laquelle, chaque fois que nous
tombons dans le piège de nous limiter à la pensée purement
consciente, tout tourne mal.
Théorie et pratique sont ainsi deux formes, deux modes
d’être de la pensée. Aucune des deux ne possède quoi que ce
soit qui la rende supérieure à l’autre, et les deux se renvoient
mutuellement l’une à l’autre : un passage par la théorie peut
ainsi débloquer un problème pratique et inversement. Dans
la praxis humaine, une théorie qui ne se confronte jamais à
la pratique se transforme rapidement en une « idée », en
quelque chose d’abstrait qui n’a plus qu’un rapport lointain
avec le réel. De même, une pratique qui n’a pas de relation
avec la théorie tend à se « réabsorber » et à s’étioler. On
connaît malheureusement des centaines d’exemples de ce
genre de pratiques alternatives qui, ne pouvant pas assumer
aussi le défi théorique, disparaissent tout bonnement.
L’alternative doit donc passer par l’abandon de la vieille
séparation entre théorie et pratique. Des liens doivent être
créés entre différentes pratiques et théories qui s’enrichis-
sent et se fécondent mutuellement. Personne ne peut raison-
nablement attendre qu’une « idée » géniale surgisse pour
relancer le mouvement révolutionnaire : il faut des milliers

4. Joëlle PROUST, Comment l’esprit vient aux bêtes, Gallimard, Paris, 1997.

120
de pratiques reliées à des milliers de théories pour créer ici et
maintenant les formes de dépassement de la séparation capi-
taliste qui nous soumet à l’impuissance et à la tristesse.

Pour une philosophie de la praxis

C’est bien dans cet entrecroisement que s’inscrit la figure


du « militant-chercheur », même s’il est loin d’être le seul à
y contribuer. Modalité parmi d’autres du « militant situa-
tionnel », il appartient à une situation, celle de la « culture »
ou de la « philosophie ». Cette inscription situationnelle a
une longue et prestigieuse tradition : Antonio Gramsci
qualifiait les philosophes et les « travailleurs de la culture »
d’« intellectuels » — ou « fonctionnaires de la superstruc-
ture » —, en précisant qu’il ne s’agissait en aucune façon
d’une description sociologique du rôle social d’individus
déterminés, et qu’au contraire l’« intellectuel organique »
systématisait, conceptualisait et diffusait l’expérience et les
pratiques de la classe à laquelle il appartenait.
Gramsci disait que « tous les hommes sont philosophes »,
comme nous sommes tous cuisiniers. Mais il est vrai aussi
que la structure sociale établit des rôles en distinguant le
professeur universitaire du travailleur gastronomique. Dans
notre vision, ce qui distingue l’un de l’autre, c’est plutôt le
type d’exigence à laquelle il est fidèle : les habitants de cette
situation de la culture ou de la philosophie doivent répondre
à l’exigence de la justice. Le capitalisme et la philosophie
qui a le mieux exprimé sa réalité ont depuis le début séparé
le corps et la pensée en réduisant le travail de la philosophie
à la seule pensée. La pensée hégémonique de la modernité,
nous l’avons vu, identifiait liberté et domination. La pers-
pective de la « philosophie de la praxis » telle que l’en-
tendait Gramsci — à la différence de la philosophie
« tout court » — assume en revanche la liberté non

121
comme « maîtrise », mais comme « destin » (dans le sens
d’exigence).
Dans la conjoncture actuelle, le rôle du philosophe de la
praxis ou du militant-chercheur acquiert une importance
toute particulière. Notre époque se débat en effet au sein
d’un ensemble de préoccupations, parmi lesquelles la prin-
cipale semble être celle de la signification de la vie, du
« sens ». Certaines questions sont ainsi, dans une époque
donnée, plus importantes que d’autres dans la mesure où
elles influencent un plus grand nombre de situations et y
occupent une place plus grande. C’est pourquoi il n’est pas
surprenant que différentes personnes, sans relation entre
elles, abordent au même moment les mêmes questions : ce
sont précisément celles qui fondent l’époque et non pas
l’époque qui pose les questions « idéalement ».
Tel est le cas dans la période actuelle de la « question du
sens ». Car la perte du mythe téléologique du progrès et,
avec lui, de la confiance dans le fait que l’histoire de l’huma-
nité a un sens intrinsèque nous laisse tous, dans notre quoti-
dien le plus intime, aux prises avec un non-sens douloureux
et symptomatique. On pourra peut-être voir là une générali-
sation abusive de nos préoccupations « personnelles ».
Nous ne le croyons pas. La question ne se réduit pas en effet
à une polémique entre intellectuels : au-delà des préjugés
(anti-)intellectualistes, nous sommes tous absorbés en
permanence dans notre quotidien — sans peut-être
l’énoncer consciemment — par les grandes questions, car
elles sont, contrairement à ce que l’on pourrait croire de
prime abord, ce qui constitue le plus concret de nos vies.
C’est à cela que nous faisions référence lorsque nous écri-
vions que la promesse d’un futur meilleur qui accompa-
gnait l’étape optimiste de la modernité a laissé place à une
vision d’un futur tout aussi structurant du présent, mais tota-
lement inversé, car perçu comme une menace. Ainsi, si l’on
avait demandé, il y a cinquante ans, à n’importe quelle
personne ce qu’elle pensait du cancer, elle aurait très

122
certainement répondu que le progrès médical permettrait un
jour de le guérir et que, plus généralement, la science
rendrait notre monde meilleur. La réponse à cette question
serait aujourd’hui beaucoup plus incertaine, exprimant
souvent à l’inverse l’angoisse du lendemain.
De nos jours — y compris dans les situations les plus
désespérées —, les gens s’interrogent sur la signification de
leurs actes, sur ce qu’ils peuvent attendre de la vie.
À l’exception de ceux qui restent isolés dans la tiédeur des
universités et des bibliothèques, « on sait » que les peuples,
les immigrants, les exilés, les sans-logis, les travailleurs, les
chômeurs, ceux qui luttent au sein d’une situation ou d’une
autre se posent tous ces questions qu’il nous est difficile de
qualifier autrement que de « philosophiques ». C’est la
raison pour laquelle le développement d’une philosophie de
la praxis — et d’une praxis de la philosophie — revêt dans
notre conjoncture une importance majeure. Il ne s’agit pas
de subsumer dans cette situation philosophique les autres
situations, mais de créer et de promouvoir des lieux et des
rencontres où l’on puisse réfléchir autour de la question du
pouvoir et organiser des travailleurs de la culture ou des
philosophes disposés à assumer cette question dans le sens
de la libération.
Antonio Gramsci nous a appris que les conjonctures se
définissent toujours à partir d’une production hégémonique
déterminée, et que l’intrication complexe entre hégémonie
et philosophie compose ce que nous avons l’habitude de
désigner sous le terme de culture. L’exigence des travail-
leurs de la culture ou des philosophes de la praxis consiste
ainsi à travailler en vue de l’élaboration d’un nouveau sens
de la vie, anticapitaliste, à la production d’une « hégémonie
anticapitaliste », anti-utilitariste.
9

Révolution, tradition et rupture

Au cours du développement de ces clés pour une alterna-


tive, la question de la rupture, autrement dit de la fin du capi-
talisme ou de ce que plus classiquement on nomme la
révolution, est restée en suspens. Nous avons avancé de
nombreuses pistes pour penser le dépassement du capita-
lisme sur la base de la multiplicité, de la puissance et du
contre-pouvoir. Mais qu’en est-il de la notion de révolution
comme rupture historique globale ?

Rupture et volonté

D’un point de vue historique — et même anthropolo-


gique —, l’histoire procède par ruptures successives qui
inaugurent de nouvelles époques, de nouvelles situations.
Mais ces grandes ruptures ne surviennent pas par la simple
volonté d’un individu ou d’un groupe. On peut désirer la
rupture, comme nous désirons celle qui en finira avec le

125
règne criminel du capitalisme, mais on ne peut la planifier :
on ne peut « fabriquer » la véritable rupture. Si l’on prétend
connaître le comment de la rupture, si l’on estime pouvoir
privilégier une situation dont elle dépendrait, il est alors très
probable que l’on est déjà en train d’opérer cette subsomp-
tion du réel multiple dans le cadre unique de la lutte pour le
pouvoir. Notre travail doit plutôt s’orienter à partir des
éléments internes aux situations que nous vivons, non pour
renoncer à la rupture, mais bien plutôt comme reconnais-
sance du fait que les changements d’époque et d’hégémonie
requièrent quelque chose de plus qu’un raccourci imagi-
naire vers la prise du pouvoir.
Tout en sachant que les ruptures ne dépendent pas d’une
volonté, aussi puissante soit-elle, nous savons aussi qu’elles
ne surviennent pas sans une activité militante radicale, sans
un fort désir, sans une praxis révolutionnaire : l’augmenta-
tion de la puissance « en situation » et la construction du
contre-pouvoir, bien que non suffisantes, constituent un
apport essentiel à l’établissement des conditions néces-
saires à la « révolution ». Pour autant — et c’est toute la
difficulté —, il est vain de les considérer comme un simple
chaînon sur le chemin de la grande rupture. Le problème,
une fois de plus, découle de ce double constat : d’abord,
cette grande rupture n’est pas planifiable, et centrer nos
efforts dans ce que par essence nous ne pouvons dominer
revient dès lors à nous condamner à un certain degré
d’impuissance ; ensuite, nous l’avons vu, identifier la
« grande rupture » à la prise du pouvoir central ne peut être
qu’une illusion.
Nous ne proposons pas d’ignorer le pouvoir étatique,
mais de changer de cadrage pour pouvoir le penser comme
quelque chose de beaucoup plus complexe qu’un simple
instrument au sein duquel se trouverait tout le pouvoir
(nécessaire et suffisant) pour transformer radicalement la
société. Une chose est de participer à un processus révolu-
tionnaire en assumant les exigences de la situation

126
singulière de la gestion étatique, et une autre, très diffé-
rente, est de réduire le processus multiple de la rupture à ce
seul élément ou à une stratégie — une « volonté » — unique
et universelle de maîtrise du monde au nom d’une politique
imprégnée de fétichisme étatique. Faute d’établir cette
distinction, il existe de fortes chances pour qu’une fois ce
pouvoir pris, on constate finalement qu’il n’y a pas eu de
rupture de fond et qu’il est même déjà trop tard pour
réorienter cette tendance, car la rupture ne se décide ni d’en
bas — avant la prise du pouvoir —, ni encore moins d’en
haut, depuis le pouvoir. On ne peut donc appuyer les
tendances situationnelles qui vont dans le sens de la rupture
sans excentrer la question du pouvoir central. Ce qui est en
jeu, c’est de capitaliser les expériences du passé et
d’assumer les véritables tâches révolutionnaires, celles que
nous pouvons effectivement réaliser, la création ici et main-
tenant de nouvelles formes de vie et la coordination de luttes
et de travaux conjoints.
En revenant à l’exemple de la Révolution française, nous
pouvons observer que l’objectif qui a guidé les habitants de
cette dynamique révolutionnaire était moins la rupture que
la construction d’une société nouvelle, dont l’avancement à
un moment donné a rendu possible la rupture. Encore une
fois, le processus de la révolution ou du changement social
ne peut être assimilé à la logique de l’affrontement. Même
s’il n’y a effectivement pas de transformation sociale sans
certains niveaux d’affrontements, ce qui pousse le militant
situationnel à les assumer n’est en aucune façon une stra-
tégie de changement global ou la volonté de transformer le
monde selon un modèle, mais tout simplement l’exigence de
la puissance, du contre-pouvoir.

127
L’illusion de la toute-puissance

L’un des problèmes centraux dans la mise en œuvre de la


nouvelle radicalité réside peut-être dans la difficulté à
renoncer à ce qui dans la militance classique se présente
comme une attitude de toute-puissance, moins dans les actes
que sur le terrain des promesses.
Les situations au sein desquelles nous militons, nous
créons et vivons, elles-mêmes liées à de nombreuses autres
situations, existent toutes au sein de ce que nous nommons
« époque », cette atmosphère qui nous forme et nous
façonne. Les actions allant dans le sens du développement
du contre-pouvoir peuvent très bien être d’une puissance
maximum et, cependant, ne pas produire de « changement
d’époque », lequel ne dépend jamais directement, de
manière linéaire, des actes produits à cette intention. Pour
comprendre cette « non-relation » entre rupture et actes
directs, il faut penser l’action politique comme condition
nécessaire mais non suffisante (ce qui ne revient pas à consi-
dérer « agir » et « non agir » comme équivalents). Face à
l’exigence, il n’y a pas de réponses aux questions de savoir
pourquoi un révolutionnaire fait la révolution, pourquoi la
vie persiste dans son déploiement. Une militance situation-
nelle doit mettre de côté ses prétentions de savoir total et
admettre l’existence de « non-savoirs » ou d’angles morts
structurels. Autrement dit, avoir le courage d’assumer
l’existence d’un non-savoir qui n’est pas pour autant une
ignorance.
Un cas célèbre illustre parfaitement cette illusion de
toute-puissance propre à une bonne partie de la militance
classique, celui de Lyssenko. Ce généticien soviétique a
élaboré une théorie aberrante selon laquelle, et contre toute
évidence pratique et scientifique, les caractères acquis au
cours de la vie étaient héréditaires. L’aberration résidait
dans l’absurdité flagrante qui faisait que, par exemple,
quelqu’un ayant perdu un bras pourrait alors donner

128
naissance à un enfant manchot. En réalité, l’intérêt de
Lyssenko consistait à créer une « fausse science », un simu-
lacre, c’est-à-dire une théorie dans laquelle la conclusion
ordonne l’expérience, pour fonder « scientifiquement » la
révolution toute-puissante ou, en négatif, pour refuser le fait
que de simples gènes capricieux s’opposent à la révolution.
Lyssenko cristallise de façon caricaturale la croyance de
la révolution (scientiste et moderne) selon laquelle l’homme
ne doit pas admettre l’existence de « non-savoirs » et doit
dominer l’ensemble du réel. Pour Lyssenko, le commu-
nisme devait donc aller jusqu’à dominer l’évolution natu-
relle : ce n’étaient pas quelques petits gènes sans importance
qui allaient briser la totalité totalisante d’une théorie parfaite
de la révolution communiste… Une théorie parfaite qui
renvoie à ce prétendu savoir de la complétude, cette préten-
tion purement imaginaire à être à la fois « complet et consis-
tant ». Au nom de l’idée selon laquelle une société « libre »
doit pouvoir modifier l’homme, la nature même de l’homme
dans sa propre chair, en fonction des objectifs conscients
d’un programme, les pays socialistes soviétiques ont
construit une série de simulacres et de sophismes. Les
honnêtes militants, les chercheurs et les artistes devaient
censurer et limiter leurs œuvres et leur vie pour « sauver la
révolution », ce qui a eu pour conséquence que le socia-
lisme réel s’est tragiquement transformé en le « chemin le
plus long vers le capitalisme ».
Pourtant, il n’y a rien, absolument rien à cacher ou à
censurer au nom de la vérité, de la liberté. C’est sur ces
censures et ces secrets que se fonde le fonctionnement du
maître, et nous savons qu’il n’y a pas de « maîtres libéra-
teurs », mais seulement des maîtres. Chaque fois que nous
nions le caractère situationnel de la militance, que nous
refusons d’admettre que nous ne pouvons pas contrôler tous
les déterminants qui constituent une époque, nous tombons
dans la « position de Lyssenko » : toute l’impuissance du

129
monde dissimulée derrière quelques affirmations
toutes-puissantes.
Il existe bel et bien des choses non démontrables et cela
est sans aucun doute un axiome matérialiste fondamental.
Refuser d’accepter ce principe, c’est, sous une apparence
omnipotente, se placer du côté de l’impuissance. L’engage-
ment que nous proposons est donc celui qui se fonde sur le
courage de « militer malgré tout », sur un désir de construc-
tion de la liberté en sachant que l’on fait ce que l’on « doit
faire » et non parce qu’au bout du chemin miroite la
promesse de la future maîtrise du monde et du réel. Les
différentes époques influencent et transforment les situa-
tions. La libération est donc le nom d’une activité humaine
permanente. Nous sommes toujours aussi près et aussi loin
de l’objectif final…

Tradition et révolution

Si la rupture historique échappe à toute volonté


consciente, à l’illusion de la toute-puissance, le problème
reste posé de comprendre comment elle peut survenir. Pour
tenter d’avancer dans cette direction, il nous paraît impor-
tant de revenir sur la dialectique tradition/révolution,
qu’éclairent à notre sens utilement les travaux de deux
penseurs marxistes importants, le Péruvien José Carlos
Mariátegui et l’Italien Antonio Gramsci.
Militant et intellectuel qui compte dans la culture latino-
américaine, Mariátegui est souvent considéré comme le
fondateur du marxisme latino-américain (ce qui ne signifie
pas qu’il ait été le premier « marxiste » en Amérique latine ;
mais il se distingue nettement des marxismes orthodoxes
nés dans l’Europe des XIXe et XXe siècles). Au cours de sa vie
très brève, ce militant-chercheur a réussi contre tout forma-
lisme à dessiner les grandes lignes de l’émancipation latino-
américaine à partir d’un ensemble de pensées et de pratiques

130
libertaires, largement fondées sur sa vision des rapports
entre tradition et révolution comme « dialectique de la
re-création ».
Tradition et révolution se conjuguent en effet : la révolu-
tion habite la tradition comme possibilité et même comme
exigence. Mais la tradition n’est pas directement la révolu-
tion : entre les deux doit s’établir un processus que Mariá-
tegui désigne du nom de « re-création ». Pour lui, la
révolution ne sera jamais un recommencement à partir de
zéro : il n’y a jamais de ruptures totales. Bien au contraire,
toute révolution est un événement profondément inscrit
dans une continuité, car la tradition, qui ne constitue en
aucune façon un horizon homogène, comporte toujours des
éléments révolutionnaires à déployer. Toutefois, ce déploie-
ment n’est ni facile ni immédiat. Ces éléments, ces représen-
tations peuvent avoir un effet sur la puissance, mais
seulement à condition d’être travaillés dans le sens des
exigences de l’époque et de la situation.
Ce qui rejoint les analyses de Gramsci, qui parlait d’une
structure de « sens commun », une mosaïque dans laquelle
se sédimentent des fragments de discours et de raisonne-
ments dominants des époques passées et articulés au sein de
l’hégémonie actuelle. Cependant, continuait Gramsci, si le
sens commun n’était formé que par ces éléments, il n’y
aurait absolument rien chez les habitants de la situation qui
pourrait les inciter à la création, à la résistance et à la révolu-
tion. L’existence de tendances historiques qui poussent du
côté de la libération, mais souvent soumises par la tendance
dominante à la conservation, est pour nous une évidence.
Pour le communiste italien, cette persistance de la lutte pour
l’émancipation trouvait son fondement dans des « noyaux
de bon sens », à savoir une certaine capacité des groupes
dominés — et en particulier le prolétariat — à systématiser
leurs propres pratiques sociales dans le sens de la libération.
Ces noyaux de bon sens fonctionnent chez Gramsci comme
la « conscience des intérêts historiques » chez Marx ou

131
l’« idée adéquate » chez Spinoza, autrement dit, comme
produits-producteurs de l’accroissement de la puissance.
Il existe ainsi une relation de potentialisation mutuelle
entre l’idée adéquate (des pratiques) et la puissance atteinte
par ces pratiques malgré toutes les tentatives de les limiter
au sein de ce que Gramsci nommait l’« hégémonie bour-
geoise ». C’est là qu’aussi bien Gramsci que Mariátegui
soulignent la centralité de la notion de « praxis » comme
véritable noyau ordonnant leurs actions et leur pensée : il
serait absurde de nier la tradition, de s’y opposer frontale-
ment comme à un tout, car elle opère en fait comme une
matière première de nouveaux processus créateurs. Mais
nous ne pouvons pas non plus l’assumer dans son « état
actuel » ou, comme le dirait le jeune Hegel, « dans sa positi-
vité ». Car si elle n’est pas soumise à la critique, la tradition
devient tout simplement oppression.
Elle ne reprend vie qu’en situation et si elle peut à
nouveau nous « dire » des choses, c’est au prix d’une actua-
lisation, d’une confrontation aux nouveaux défis de l’heure.
La tradition ne vit que dans la praxis : ce n’est qu’en situa-
tion que le passé devient, comme le disait saint Augustin,
« présent du passé ». Ce processus de recréation dépend
dans une large mesure de l’idée de situation, de l’accepta-
tion de la singularité historique d’où elle est évoquée et pour
laquelle elle est requise. Et il n’est de véritable assomption
de la tradition qu’à travers, précisément, la résistance à
accepter ce « récit traditionnel ». Dans le monde spectacu-
laire régi par la normalité, la tradition est en effet présentée
comme un élément inquestionné de la vie, ce qui nourrit la
prétention de la « contestation spectaculaire » à la rupture
totale et immédiate. Mais même si l’on récuse cette vision
du « tout ou rien », quelque chose doit bien céder pour que la
normalité se fracture, pour que l’unidimensionnalité laisse
la place au multiple des situations et que s’amorce le
processus de recréation.

132
C’est là que se situe José Carlos Mariátegui, essayant
d’assumer l’exigence de sa situation, celle du Pérou et de
l’Amérique latine des années vingt, en combattant l’ortho-
doxie marxiste, en refusant la facilité de l’assimilation
passive des vérités officielles du parti, de l’imaginaire extra-
situationnel, du savoir technique de la révolution incarné par
le stalinisme naissant. La tradition, pour lui, c’est le commu-
nisme inca, précolonial et articulé aux institutions de la
colonie espagnole. C’est l’esprit de la communauté indi-
gène liée malgré elle à la république blanche qui lui a tourné
le dos. Pour les générations antérieures à celle de Mariá-
tegui, cette tradition a surtout nourri la pensée réactionnaire
et conservatrice devenue dominante au Pérou. À l’inverse,
en exhumant les parcours cachés et les récits oubliés, Mariá-
tegui s’est donné pour tâche de réinterpréter cette histoire,
fondant ainsi toute une tradition révolutionnaire latino-
américaine de militants-chercheurs pour qui la tradition et
l’histoire sont toujours un champ d’opérations pour le
processus d’actualisation-recréation.
L’histoire redevient dramatique dès lors qu’elle n’est plus
un simple corpus de faits et de textes à interpréter par
l’universitaire. Elle se transforme en un véritable champ de
tensions depuis l’exigence situationnelle du philosophe de
la praxis qui prétend percer le sens de la vie et combattre les
obstacles à son déploiement. Mariátegui parvient ainsi à
construire un mythe révolutionnaire liant les aspects vivants
de la tradition (la survivance de pratiques solidaires de la
communauté indienne, une « image identificatoire de
bonheur » alternative à celle libérale-bourgeoise dominante
et à l’émergence du prolétariat moderne avec sa promesse
de rédemption, associée aux apports occidentaux des
sciences et des techniques) à un présent qui avait besoin de
l’émergence d’un sujet politique capable de réaliser le
communisme. Cette réflexion sur l’histoire marque un avant
et un après dans la pensée révolutionnaire latino-américaine
et la naissance d’un marxisme proprement latino-américain,

133
au sein duquel s’inscrira ensuite, notamment, Ernesto Che
Guevara.
On voit ainsi que la pensée de la radicalité ne peut faire
l’économie d’une réflexion sur sa position par rapport à
l’histoire des mouvements révolutionnaires. C’est précisé-
ment parce qu’il s’agit d’être fidèle à l’essence de ce passé
plus qu’aux formes concrètes dans lesquelles il s’est incarné
que nous insistons sur la façon dont on « lit » le passé.
Mariátegui montre bien qu’il n’en existe pas d’image spon-
tanée, pas plus qu’il n’y a d’innocence dans la façon d’envi-
sager une recréation historique : le passé est toujours une
lecture à partir du présent. Lorsque, par exemple, les
prétendus « historiens » négationnistes européens remet-
tent en cause l’existence des chambres à gaz nazies,
personne ne se trompe : ils parlent depuis le présent, ils sont
nazis ou néonazis et cherchent à donner une nouvelle légiti-
mité au nazisme, objectif pour lequel ils prétendent relire
l’histoire en la niant ; ils occultent un élément réel du
multiple existant ici et maintenant.
De même, personne ne peut dire des expériences révolu-
tionnaires du passé que cela « s’est passé une fois pour
toutes ». Ni l’oubli ni la mémoire ne sont des mécanismes
passifs : ce sont dans les deux cas des constructions perma-
nentes, non pas dans le sens postmoderne de récits sans
fondement ni limite, mais dans celui d’une recréation du
passé présent aujourd’hui au travers de notre fidélité. Des
éléments de ce passé que nous n’avions pas vus à certains
moments se transforment ainsi aujourd’hui en éléments
centraux, et d’autres qui paraissaient centraux laissent place
à de nouvelles pratiques. Cela ne nous situe pas pour autant
dans la logique nietzschéenne d’une pure interprétation,
mais dans une perspective d’action de fidélités vivantes et
concrètes avec ce qui « du passé » ne passe jamais.
10

Le contre-pouvoir

Politique et contre-pouvoir

Nous appelons « conjoncture » les surdéterminations qui


influencent un ensemble de situations. Les facteurs détermi-
nants sont, de fait, de nature totalement hétérogène : ils
peuvent être économiques, sociaux et culturels, mais aussi
géographiques, météorologiques, etc. Dans tous les cas,
nous ne serons pas en mesure de comprendre l’ensemble des
situations sans les prendre en compte. Mais si nous parlons
de l’« ensemble des situations » sous l’influence de (et
structuré par) cette batterie de déterminants, c’est parce que,
ni dans la synchronie ni dans la diachronie, il n’existe de
conjonctures « universelles ».
Les déterminations conjoncturelles se manifestent dans
les situations qu’elles influencent sous des formes singu-
lières. Mais on ne peut pas identifier un déterminant
conjoncturel à une forme qui serait sa « marque » trans-
situationnelle. Le capitalisme est ainsi un élément majeur de

135
la conjoncture actuelle, qui étend son influence à un
ensemble quasi universel de situations, même si souvent il
n’est présent qu’en tant qu’élément mineur ou évocable
uniquement par le biais d’autres éléments. Les détermina-
tions et les éléments conjoncturels constituent ainsi les
piliers de l’hégémonie d’une époque donnée. C’est pour-
quoi ce qui survient dans les situations influence et modifie
(indirectement) l’importance des déterminants hégémo-
niques et conjoncturels.
Il est essentiel de comprendre que les changements de
conjoncture (d’hégémonie) sont de véritables « coupures »,
ni prévisibles ni « fabricables », que l’on ne peut que
constater dans l’« après coup ». Une fois cela admis, une
fois abandonnée l’illusion d’une maîtrise du monde qui
nous permettrait de modeler l’époque à notre goût, ce n’est
pas la résignation qui se dégagera, mais, depuis une éthique
de l’action, une dialectique entre la conjoncture (détermi-
nant les situations) et le travail de la militance situationnelle
(capable de l’influencer de façon décisive en construisant le
contre-pouvoir).
La politique, nous l’avons vu, est l’émanation de projets
depuis le contre-pouvoir. Projets qui surgissent comme
productions contre-hégémoniques des groupes résistants :
dans chaque situation existe la possibilité d’une politique
subversive qui questionne les relations de pouvoir hégémo-
niques de l’époque. Et le contre-pouvoir consiste à créer des
points irréversibles dans le développement de cette contes-
tation. Cette irréversibilité implique des moments de gestion
dans le déroulement de notre projet : la résistance est pure
création, mais le contre-pouvoir exige d’assumer la défense
et le développement de ce qui a été créé ; il n’a pas pour
fonction la création, mais la protection de cette dernière. Il
est l’assomption pratique d’un moment de la lutte et n’a pas
pour objectif de se transformer en pouvoir hégémonique,
mais plutôt de garantir la transformation de ce dernier.

136
S’il implique un conflit ouvert, c’est celui provoqué, à la
différence de la logique de l’affrontement, par la continua-
tion de la résistance, à un moment du développement de la
puissance qu’il faut pouvoir accepter dans une conjoncture
et qui ne crée jamais deux partis stables. L’affrontement
n’est donc pas non plus la « continuation de la puissance par
d’autres moyens ». Car aussi important soit-il, il ne
parviendra jamais à constituer autre chose qu’un accident
dans le développement de la résistance. En effet, la résis-
tance, dans un moment de maturation, doit se cristalliser en
contre-pouvoir comme produit de la ramification et de la
composition de la puissance des différentes situations. C’est
là le moment de la lutte contre l’hégémonie capitaliste de la
conjoncture.
C’est dans le caractère politique adopté par la situation
que se produit le passage de la puissance situationnelle au
contre-pouvoir ou à ce que — en empruntant le terme à
Gramsci — nous pouvons appeler un « bloc historique ». Le
caractère politique d’une situation, à son tour, se définit par
le degré d’engagement que les habitants de la situation
parviennent à assumer dans le sens de l’exigence situation-
nelle. La politique est donc liée de manière constitutive à la
lutte anticapitaliste, à la composition des situations comme
un véritable contre-pouvoir et à la mise en jeu du corps, à
une radicalité dans laquelle la vie même est tendue.
Mais il est vain, nous l’avons vu, de prétendre coordonner
une réponse anticapitaliste globale face à la prétendue
globalité du capitalisme, car celle-ci ne se manifeste que
dans des situations concrètes sous la forme d’une virtualisa-
tion de la vie, ne trouve son efficacité que dans la multipli-
cité détotalisée de chaque situation. La compréhension du
caractère virtualisateur (fétichisme et réification de la vie)
du capitalisme implique que la résistance soit multiple, ne
dépende pas d’un élément virtuel, mais du développement
concret de la puissance. C’est pour cela que nous préférons
parler du développement du communisme dans et pour

137
chaque situation comme un mouvement d’auto-affirmation
qui ne reste pas prisonnier de l’imaginaire typique de
l’affrontement « anticapitaliste ». Si l’exigence commu-
niste est toujours anticapitaliste, elle ne peut être réduite à
cette opposition, le communisme étant toujours plus que
l’anticapitalisme.

Contre-pouvoir et violence

La question de la violence en politique, souvent abordée,


a toujours été victime des « grands consensus » de ces
dernières années. Sa seule évocation suffit pour déclencher
une réaction en chaîne menant inévitablement à la bonne
réponse : nous sommes tous contre l’utilisation de la
violence en politique, nous sommes tous d’accord qu’il ne
faut pas ajouter aux malheurs de l’humanité en augmentant
les niveaux de violence et que les conflits doivent être
résolus pacifiquement.
Pourtant, la brutalité des puissants et du marché interna-
tional, l’inhumanité du monde financier pour lequel rien ni
personne ne vaut plus qu’une bonne action à la Bourse, les
désastres écologiques qui menacent la vie des peuples, des
animaux et des plantes, l’exclusion sociale de millions de
miséreux, le cynisme des firmes pharmaceutiques qui refu-
sent de produire certains vaccins au nom de critères de
rentabilité, toute cette violence-là non seulement n’a pas
cessé, ne s’est pas affaiblie, mais elle se développe sans que
— apparemment — rien ni personne ne puisse l’arrêter. De
sorte que la critique si « consensuelle » de la violence
semble, soudain, se relativiser : ce qui serait devenu inac-
ceptable dans notre monde, ce ne serait pas la violence en
elle-même, mais un type de violence et, paradoxalement,
pas celle qui met en danger la survie même de la planète,
mais cette autre violence qui oppose les opprimés aux
oppresseurs. Ce qui est en réalité perçu comme révolu et

138
inadmissible, c’est que face à la violence du système se
manifeste une violence de la résistance.
On ne peut donc souscrire aux énoncés pacifistes qui, plus
que pacifistes, sont en réalité conformistes voire « collabo-
rationnistes ». La violence est un élément de la multiplicité,
dont il est impossible de dire si nous « voulons » ou non
qu’elle existe — affirmation qui relève de l’illusion. Dans la
plupart des cas, la seule chose que nous puissions faire face
à la violence, lorsqu’elle se déchaîne, c’est de définir de quel
côté nous nous situons.
Il est vrai que pendant plusieurs décennies la lutte révolu-
tionnaire est tombée dans ce que nous avons appelé la
logique de l’affrontement, qui prétendait gagner par la force
une guerre contre les exploitants, contre l’impérialisme,
pour qu’une fois pour toutes, cette victoire assurée, la liberté
et la joie soient quotidiennes. Nous savons aujourd’hui que
le pouvoir et l’exploitation ne se cristallisent pas dans un
lieu unique que nous pourrions attaquer et occuper pour
passer, comme par enchantement, à l’ère de la liberté : la
logique de l’affrontement nie le principe fondamental selon
lequel la résistance trouve sa raison d’être en elle-même et
non pas dans un ennemi qui nous montrerait par la négative
le chemin à suivre. Mais pour autant, cela ne signifie pas que
nous condamnions tout recours à la violence.
Cela d’autant plus que la violence ne se réduit pas à sa
dimension spectaculaire : pour les puissants, en effet, la
violence des opprimés ou des rebelles commence quand, par
exemple, ils se mettent à imaginer, à organiser autrement un
monde, une situation. Souvent, pour les nantis, le simple fait
que leurs esclaves sachent lire et penser constitue déjà une
violence, car cela met en péril la vie et l’ordre du monde
qu’ils ont créé. La question de la violence politique, des
chemins de la libération ne peut donc être simplement
repoussée au nom d’une condamnation abstraite de la mort,
mais doit être considérée comme un élément propre à la
politique et, par conséquent, comme un phénomène à

139
assumer. Tout en soutenant que la violence n’est jamais une
fin en soi, mais une dimension de plus par laquelle la résis-
tance peut s’exprimer. Que cette violence doive ou non
prendre ensuite les formes classiques de l’affrontement
militaire est une question purement tactique et conjonctu-
relle et jamais stratégique ni définitive.
Même dans les pays et les régions où ce genre d’affronte-
ments ouverts est nécessaire (comme ce fut le cas récem-
ment en Palestine, en Afrique du Sud, au Chiapas, etc.), ce
que nous enseigne l’histoire de la lutte révolutionnaire, c’est
que toute centralisation extrasituationnelle affaiblit la
violence organisée. Depuis le surgissement de ce type de
luttes, la forme qui correspond le mieux à la résistance, celle
qui ne se trouve pas d’emblée piégée par l’ennemi, c’est
celle de la multiplicité de groupes, de cellules qui, depuis
leurs places et sans créer de structures centralisées, atta-
quent les puissants et leurs organes de répression. Cela ne
signifie pas qu’il ne puisse pas exister — comme dans le cas
de la création de liens de contre-pouvoir — des collectifs
plus larges, mais ces associations conjoncturelles se fondent
sur la nécessité d’un renforcement face à un objectif
commun et non sur une centralisation structurelle de la lutte.
Les stratégies politiques et militaires centralisatrices ont
trop souvent permis que les luttes multiples, situationnelles
soient trahies.

Mouvements et leaders

Historiquement, les différents mouvements de libération


et de résistance ont représenté dans la pratique ce que nous
défendons comme la politique situationnelle. Dans la poli-
tique « mouvementiste » se joue la multiplicité, sans qu’en
aucun cas une situation apparaisse comme la « suprasitua-
tion » qui dirige ou oriente le mouvement. Mais, dans cette
optique, comment peut se poser la question difficile du rôle

140
joué par les leaders ? À divers moments historiques, les
mouvements ont été identifiés à des leaders ou des groupes
de dirigeants, et l’histoire a montré qu’un mouvement avec
un leadership hiérarchique et extrasituationnel a toutes les
chances de devenir un antimouvement, une superglobalisa-
tion qui virtualise les luttes concrètes.
Pour nous, le sort d’un mouvement de situations dépendra
dans une large mesure du niveau de la puissance et de la
force qu’auront les militants situationnels et en général les
habitants des situations pour résister à la virtualisation du
contre-pouvoir. Ils devront pour cela penser les contre-
pouvoirs comme des moments, des instances d’un mouve-
ment nécessaire — sans leader ni directions
suprasituationelles —, mais en même temps être capable
d’admettre des leaderships pratiques strictement fonc-
tionnels au développement de la puissance, afin de la mener
à un degré supérieur d’efficacité.
Au-delà, la composition des situations et l’augmentation
de leur puissance passent aujourd’hui par de nouvelles
formes d’articulation des mouvements qui les animent, dans
la perspective des catégories politiques de Gramsci
— « bloc historique » et « hégémonie » — utilisées dans un
contexte historique et théorique sensiblement différent de
celui de l’époque de leur auteur. Car le bloc historique
capable de devenir une alternative supérieure à la société
capitaliste n’est pas une globalité abstraite ou suprasitua-
tionnelle, dont Debord dirait qu’elle constitue la contesta-
tion spectaculaire. Un tel dépassement ne peut venir que
d’un mouvement puissant de réintégration du virtuel dans le
réel, ou, comme l’affirmait Marx, d’une « réabsorption » de
ces situations devenues surdimensionnées jusqu’au point
d’apparaître comme le tout central de la société.
En ce sens, nous utilisons la catégorie de « bloc histo-
rique » pour désigner non pas un front de partis politiques ou
d’autres instances de représentations extrasituationnelles,
mais précisément le mouvement des situations qui se

141
composent pour potentialiser l’émergence des contre-
pouvoirs. C’est là qu’apparaît le concept d’hégémonie, dans
la lutte relative au contenu des éléments qui fondent la
nouvelle conjoncture. Dans le cas de la lutte anticapitaliste,
du communisme, cette hégémonie est la capacité intersitua-
tionnelle de coordonner et de composer des actions anticapi-
talistes entre les habitants des situations ramifiées.

La guérilla du « Che »

Ernesto « Che » Guevara disait que si les « conditions


objectives » ne sont pas données, il faut les créer. On ne peut
pas simplement attendre qu’elles adviennent, car il n’y a pas
d’automatisme social. En ce sens, le Che réaffirme cette
éthique de l’action sur laquelle se fonde tout engagement
militant. Ce n’est pas un volontarisme idéaliste propre à
l’individu, mais quelque chose de bien différent : une vision
matérialiste qui se place du côté de la puissance, une pers-
pective situationnelle qui tire sa force de ce qu’elle « ne sait
pas ce que le corps peut ».
Le communisme n’est pas pour le Che un état futur indé-
fini auquel il faudrait subordonner la radicalité
d’aujourd’hui, mais une exigence qui l’amène à s’opposer à
toute tentative d’ajournement des luttes concrètes au nom de
formules virtualisées. Ainsi, dans la polémique avec les diri-
geants du socialisme réel, le Che a assumé les consé-
quences de son refus des considérations extrasituationnelles
que le Parti communiste de l’Union soviétique imposait aux
révolutionnaires du tiers monde dans les années cinquante :
au nom de l’équilibre géopolitique de la guerre froide, de la
doctrine de la coexistence pacifique, celui-ci bloquait le
développement de la puissance révolutionnaire de régions
entières du tiers monde, et de l’Amérique latine en
particulier.

142
La même chose se produisait dans le domaine de la
théorie. Comme on le sait, une bonne partie des orthodoxies
marxistes a nié d’une manière ou d’une autre la possibilité
de révolutions dans des pays dont le « développement des
forces productives » se trouvait « en retard » par rapport à la
moyenne mondiale. Elles ne faisaient là que se placer du
côté du pouvoir et condamnaient les révolutionnaires et eux-
mêmes à l’impuissance totale. Si Lénine a désobéi à ce
dogme (en suscitant chez Gramsci, nous l’avons vu, l’affir-
mation selon laquelle la révolution russe a été menée contre
Le Capital), très vite ses « héritiers » ont voué la révolution
latino-américaine et tiers-mondiste à la même impuissance
au nom de considérations au sujet de « ce que l’on peut faire
et ce que l’on ne peut pas faire » avec et dans l’histoire. Cela
n’a pas empêché, après la mort du Che en 1967, la « guerre
de guérilla » de se généraliser en Amérique latine, abandon-
nant dans un premier temps son caractère rural pour
s’adapter aux exigences de la lutte urbaine, puis explorant
de multiples voies, incorporant certains traits et en abandon-
nant d’autres, donnant lieu aux expériences les plus variées.
Mais pour penser la radicalité, l’expérience de Guevara
doit faire l’objet d’une relecture radicale de la place centrale
qu’il attribuait à la lutte armée parmi les multiples formes de
luttes pour la libération. En effet, si la violence est un aspect
du multiple de la lutte, la guerre de guérilla rurale n’est utile
que dans des circonstances déterminées. Invoquer
aujourd’hui la guerre de guérilla du Che implique donc une
recréation de ce concept jusqu’à lui faire dire autre chose et,
en même temps, exactement la même chose. Par « guerre de
guérilla », nous entendons la lutte généralisée et multiple,
l’attachement au réel de la vie face à la virtualité et à la
« fausse unité » du spectacle. Ce n’est pas un modèle straté-
gique à appliquer en tout lieu et tout moment, ce qui revien-
drait à nier toute considération situationnelle. En d’autres
termes, la guerre de guérilla n’est « militaire » que dans
l’une de ses multiples expressions possibles.

143
Dès lors, prolonger le guévarisme implique non
d’assumer une logique de l’affrontement, mais d’impulser
une myriade de luttes sur tous les terrains (situations) en
articulant tous les chemins possibles en vue de la construc-
tion du contre-pouvoir. Mais la figure du Che nous renvoie
aussi à l’un des grands principes situationnels qu’il énon-
çait comme suit : « Est révolutionnaire celui qui fait la révo-
lution. » Avec Guevara s’actualise ainsi le refus d’incarner
le « communisme », la « liberté », la « justice », la « révolu-
tion » dans un État réalisé ou à réaliser, ou dans un rôle
déterminé. Pour lui, ces grandes valeurs mobilisatrices agis-
sent en permanence comme des exigences situationnelles
face auxquelles il n’y a pas d’autre choix possible que celui
d’assumer un destin du côté de la puissance et de
l’émancipation.
C’est pourquoi l’idée d’un « homme nouveau » mise en
avant par le Che — et qu’on lui a souvent reprochée
depuis — n’est pas celle d’un homme idéal, abstrait, un
Robinson Crusoé communiste et pétri de vertus morales, un
saint sur terre. Au contraire, comme il l’a prouvé par ses
actes, son idée de l’homme communiste est celle du mili-
tant situationnel engagé dans le sens des exigences qui se
présentent à lui. L’individu produit de (et reproduisant) la
« vieille » société capitaliste, sujet aliéné soumis à la virtua-
lité, ne s’oppose pas à l’« homme nouveau » comme idéal,
mais à la « personne » qui assume en situation l’exigence de
justice. C’est en ce sens que le Che affirme qu’il faut
commencer à construire le communisme dès à présent,
même si cette construction nous prend la vie entière. Il
propose de se battre pour un « monde des valeurs d’usage »,
contre la société spectaculaire dans laquelle la marchandise
n’est pas une simple donnée économique, mais le fonde-
ment du fétichisme et de la virtualité de la vie : on ne peut
construire la nouvelle société avec les « armes ébréchées »
du capitalisme, déclare Guevara en refusant la persistance
du travail aliéné, privilégiant le travail libre et créateur.

144
Construire le communisme, pour le Che, c’est assumer
une pratique politique du côté du contre-pouvoir, à l’inverse
de ce qu’a prôné le marxisme du « développement des
forces productives » avec sa philosophie de l’histoire et ses
« lois ». Contre ces maîtres libérateurs, le Che déclarait que
la révolution cubaine avait laissé trois grands enseigne-
ments pour le tiers monde : une révolution armée peut triom-
pher dans un pays dominé par l’impérialisme ; on peut,
grâce à la tactique de la guérilla, vaincre une armée profes-
sionnelle ; la guerre de guérilla doit partir de la campagne.
Ces idées sont aujourd’hui tout à fait dépassées pour une
grande majorité de pays et on peut les considérer comme
relevant d’une tradition qui serait révolue depuis long-
temps. À un détail près : au-delà de leurs préconisations
conjoncturelles, elles nous parlent toujours aujourd’hui en
nous disant qu’« on ne sait jamais ce que peut un peuple en
lutte » ; ces enseignements possèdent une telle force, ils se
situent de façon si exemplaire du côté de la puissance qu’ils
exigent d’être recréés en permanence afin d’en tirer des
images et des représentations qui puissent être utilisées
aujourd’hui pour penser des formes de lutte actuelles et pour
reproduire la geste guévariste.
Geste qui ne correspond pas dans notre esprit à une forme
prédéterminée de révolte, d’émancipation, mais qui a au
contraire à voir avec la recherche incessante des milliers de
formes que peuvent revêtir, dans chaque situation, les
chemins de la libération. Si ces chemins sont multiples, dans
nos sociétés, ils passent nécessairement par le dépassement
des formes de vie qui émanent de l’individu comme pouvoir
et organisation sociale, afin non d’« être libre » (comme
l’imagine l’individu) mais de mettre en acte la liberté qui
n’existe que comme pratique permanente de développe-
ment de la vie. Ne plus lutter, donc, « contre » les excès d’un
système, ce qui revient toujours à le valider, mais mettre en
œuvre de nouveaux modes de vie véritablement désirants et
désirables dépassant dans les faits la survie capitaliste.

145
C’est pourquoi notre travail se clôt par la présentation de
notre « Manifeste du Réseau de résistance alternatif »
comme une invitation à composer ensemble ce qui ne peut
exister qu’ensemble.
Manifeste du Réseau de résistance alternatif 1

1. Résister, c’est créer

Contrairement à la position défensive qu’adoptent le plus


souvent les mouvements et groupes contestataires ou alter-
natifs, nous posons que la véritable résistance passe par la
création de liens et de formes alternatives, ici et maintenant,
par des collectifs, groupes et personnes qui, au travers de
pratiques concrètes et d’une militance pour la vie, dépassent
le capitalisme et la réaction.
Au niveau international, nous assistons aujourd’hui au
début d’une contre-offensive à la suite d’une longue période
de doutes, de marche arrière et de destruction des forces
alternatives. Ce recul a été largement favorisé par la volonté

1. Buenos Aires, automne 1999. Manifeste élaboré par les groupes suivants : El Mate
(Argentine), Mères de la place de Mai (Argentine), collectif Amautu (Pérou), groupe
Chapare (Bolivie), collectif Malgré Tout (Paris), collectif Che (Toulon). (Site internet :
www.sinectis.com.ar/u/redresistalt ; e-mail : redresistalt@sinectis.com.ar ; boîte postale :
CC 145, 1422 suc. 22 (B), Ciudad autónoma de Buenos Aires, Argentine.)

147
de la logique néolibérale et capitaliste de détruire une bonne
partie de ce que cent cinquante ans de luttes révolutionnaires
avaient construit. Dès lors, résister, c’est créer les nouvelles
formes, les nouvelles hypothèses théoriques et pratiques qui
soient à la hauteur du défi actuel.

2. Résister à la tristesse

Nous vivons une époque profondément marquée par la


tristesse, qui n’est pas seulement la tristesse des larmes
mais, et surtout, celle de l’impuissance. Les hommes et les
femmes de notre époque vivent dans la certitude que la
complexité de la vie est telle que la seule chose que nous
puissions faire, si nous ne voulons pas l’augmenter, c’est de
nous soumettre à la discipline de l’économie, de l’intérêt et
de l’égoïsme. La tristesse sociale et individuelle nous
convainc que nous n’avons plus les moyens de vivre une
véritable vie et, dès lors, nous nous soumettons à l’ordre et
à la discipline de la survie. Le tyran a besoin de la tristesse
parce qu’alors chacun de nous s’isole dans son petit monde,
virtuel et inquiétant, tout comme les hommes tristes ont
besoin du tyran pour justifier leur tristesse.
Nous pensons que le premier pas contre la tristesse (qui
est la forme sous laquelle le capitalisme existe dans nos
vies) est la création, sous de multiples formes, de liens de
solidarité concrets. Rompre l’isolement, créer des solida-
rités est le début d’un engagement, d’une militance qui ne
fonctionne plus « contre » mais « pour » la vie, la joie, à
travers la libération de la puissance.

3. La résistance, c’est la multiplicité

La lutte contre le capitalisme, qui ne peut se réduire à la


lutte contre le néolibéralisme, implique des pratiques dans la

148
multiplicité. Le capitalisme a inventé un monde unique et
unidimensionnel, mais ce monde n’existe pas « en soi ».
Pour exister, il a besoin de notre soumission et de notre
accord. Ce monde unifié, qui est un monde devenu
marchandise, s’oppose à la multiplicité de la vie, aux
infinies dimensions du désir, de l’imagination et de la créa-
tion. Et il s’oppose, fondamentalement, à la justice.
C’est pourquoi nous pensons que toute lutte contre le
capitalisme qui se prétend globale et totalisante reste piégée
dans la structure même du capitalisme qui est, justement, la
globalité. La résistance doit partir de et développer les
multiplicités, mais en aucun cas selon une direction ou une
structure qui globalise, qui centralise les luttes.
Un réseau de résistance qui respecte la multiplicité est un
cercle qui possède, paradoxalement, son centre dans toutes
les parties. Nous pouvons rapprocher cela de la définition du
rhizome de Gilles Deleuze : « Dans un rhizome on entre par
n’importe quel côté, chaque point se connecte avec
n’importe quel autre, il est composé de directions mobiles,
sans dehors ni fin, seulement un milieu, par où il croît et
déborde, sans jamais relever d’une unité ou en dériver ; sans
sujet ni objet. »

4. Résister, c’est ne pas désirer le pouvoir

Cent cinquante années de révolutions et de luttes nous ont


enseigné que, contrairement à la vision classique, le lieu du
pouvoir, les centres de pouvoir sont en même temps des
lieux de peu de puissance, voire d’impuissance. Le pouvoir
s’occupe de la gestion et n’a pas la possibilité de modifier
d’en haut la structure sociale si la puissance des liens réels à
la base ne le rend pas possible. La puissance est ainsi
toujours séparée du pouvoir. C’est pour cela que nous
établissons une distinction entre ce qui se passe « en haut »,

149
qui est de l’ordre de la gestion, et la politique, au sens noble
du terme, qui est ce qui se passe « en bas ».
Dès lors, la résistance alternative sera puissante dans la
mesure où elle abandonnera le piège de l’attente, à savoir le
dispositif politique classique qui reporte invariablement à
un « demain », à un « plus tard », le moment de la libéra-
tion. Les « maîtres libérateurs » nous demandent l’obéis-
sance aujourd’hui au nom d’une libération que nous verrons
demain, mais demain est toujours demain ; autrement dit,
demain (le demain de l’attente, le demain de l’ajournement
perpétuel, le demain des lendemains qui chantent) n’existe
pas. C’est pour cela que ce que nous proposons aux maîtres
libérateurs (commissaires politiques, dirigeants et autres
militants tristes), c’est : la libération ici et maintenant et
l’obéissance… demain.

5. Résister à la sérialisation

Le pouvoir maintient et développe la tristesse en


s’appuyant sur l’idéologie de l’insécurité. Le capitalisme ne
peut exister sans sérialiser, séparer, diviser. Et la séparation
triomphe lorsque, petit à petit, les gens, les peuples, les
nations vivent dans l’obsession de l’insécurité. Rien n’est
plus facile à discipliner qu’un peuple de brebis toutes
convaincues d’être un loup pour les autres. L’insécurité et la
violence sont réelles, mais seulement dans la mesure où
nous l’acceptons, où nous acceptons cette illusion idéolo-
gique qui nous fait croire que nous sommes, chacun, un indi-
vidu isolé du reste et des autres. L’homme triste vit comme
s’il avait été jeté dans un décor, les autres étant des figu-
rants. La nature, les animaux et le monde seraient des « utili-
sables » et chacun de nous, le protagoniste central et unique
de nos vies. Mais l’individu n’est qu’une fiction, une
étiquette. La personne, en revanche, c’est chacun de nous en

150
tant que nous acceptons notre appartenance à ce tout subs-
tantiel qu’est le monde.
Il s’agit alors de refuser les étiquettes sociales de profes-
sion, de nationalité, d’état civil, la répartition entre
chômeurs, travailleurs, handicapés, etc., derrière lesquelles
le pouvoir tente d’uniformiser et d’écraser la multiplicité
qu’est chacun de nous. Car nous sommes des multiplicités
mêlées et liées à d’autres multiplicités. C’est pour cela que
le lien social n’est pas quelque chose à construire, mais
plutôt quelque chose à assumer. Les individus, les étiquettes
vivent et renforcent le monde virtuel en recevant des
nouvelles de leurs propres vies à travers l’écran de leur télé-
vision. La résistance alternative implique de faire exister le
réel des hommes, des femmes, de la nature. Les individus
sont de tristes sédentaires piégés dans leurs étiquettes et
leurs rôles ; c’est pour cela que l’alternative implique
d’assumer un nomadisme libertaire.

6. Résister sans maîtres

La création d’une vie différente passe, fondamentale-


ment, par l’invention de modes de vie, de modes de désirer
alternatifs. Si nous désirons ce que le maître possède, si nous
désirons comme le maître, nous sommes condamnés à
répéter les fameuses révolutions, mais, cette fois, dans le
sens de ce terme en physique, celui d’un tour complet. Il faut
ainsi inventer et créer concrètement de nouvelles pratiques
et images de bonheur. Si nous pensons que nous ne pouvons
être heureux qu’à la manière individualiste du maître et que
nous demandons une révolution qui nous donne satisfac-
tion, nous serons condamnés éternellement à ne faire que
changer de maître. Car on ne peut être réellement anticapi-
taliste et accepter en même temps les images de bonheur que
ce même système produit. Si l’on désire « être comme le

151
maître » ou « avoir ce que le maître possède », on reste dans
la position de l’esclave.
Les chemins de la liberté sont incompatibles avec le désir
du maître. Désirer le pouvoir du maître est l’opposé de
désirer la liberté. Et la liberté, c’est devenir libre, c’est une
lutte. De la résistance surgissent précisément d’autres
images de bonheur et de liberté, des images alternatives
liées à la création et au communisme (dans le sens de liberté
et de partage que ce terme recouvre, dans le sens d’une
exigence permanente et non pas en tant que modèle de
société).
Ce qu’il faut c’est créer un communisme libertaire, non
de la nécessité, mais de la jouissance que donne la solidarité.
Il ne s’agit pas de partager à la manière triste, parce que nous
y sommes contraints, mais de découvrir la jouissance d’une
vie plus pleine, plus libre. Dans la société de la séparation,
la société capitaliste, les hommes et les femmes ne trouvent
pas ce qu’ils désirent, ils doivent se contenter de désirer ce
qu’ils trouvent, selon la formule de Guy Debord. La sépara-
tion est ainsi séparation les uns des autres, de chacun de nous
d’avec le monde, du travailleur d’avec son produit, mais en
même temps de chacun de nous, séparé, exilé de lui-même.
Telle est la structure de la tristesse.

7. Résistance et politique de la liberté

La politique, dans sa signification profonde, est liée aux


pratiques émancipatrices, aux idées et aux images de
bonheur qui dérivent d’elles. La politique est la fidélité à une
recherche active de la liberté. À l’encontre de cette concep-
tion de la politique se situe la « politique » comme gestion
de la situation telle qu’elle apparaît. Mais cet élément, que
nous appelons gestion, prétend être le tout de la politique et
hiérarchise les priorités en limitant, en freinant et en

152
institutionnalisant les énergies vitales qui le dépassent.
Pourtant la gestion n’est qu’un moment, une tâche, un
aspect.
La gestion est représentation, et la représentation, en tant
que telle, n’est qu’une partie du mouvement réel. Celui-ci
n’a pas besoin de la représentation pour vivre, tandis que
cette dernière tend à délimiter la puissance de la présenta-
tion. La politique révolutionnaire est celle qui poursuit à
chaque instant la liberté non pas en tant qu’associée essen-
tiellement aux hommes ou aux institutions, mais comme
devenir permanent qui refuse de s’attacher, de se fondre, de
« s’incarner » ou de s’institutionnaliser. La recherche de la
liberté est liée à la constitution du mouvement réel, de la
critique pratique, du questionnement permanent et du déve-
loppement illimité de la vie. Dans ce sens, la politique révo-
lutionnaire n’est pas le contraire de la gestion. Celle-ci,
comme partie du tout, est une partie de la politique. En
revanche, quand la gestion tend à être le tout de la politique,
elle constitue précisément le mécanisme de la virtualisation
qui nous plonge dans l’impuissance.
La politique comme telle n’est que l’harmonie de la
multiplicité de la vie en lutte permanente contre ses propres
limites. La liberté est le déploiement de ses capacités et de sa
puissance ; la gestion n’est qu’un moment limité et circons-
crit où ce déploiement est représenté.

8. Résistance et contre-culture

Résister, c’est créer et développer des contre-pouvoirs et


des contre-cultures. La création artistique n’est pas un luxe
des hommes, c’est une nécessité vitale dont la grande majo-
rité se trouve pourtant privée. Dans la société de la tristesse,
l’art a été séparé de la vie et, même, l’art est de plus en plus
séparé de l’art lui-même, possédé, gangrené qu’il est par les
valeurs marchandes. C’est pour cela que les artistes

153
comprennent, peut-être mieux que beaucoup, que résister,
c’est créer. C’est donc à eux aussi que nous nous adressons
pour que la création dépasse la tristesse, c’est-à-dire la sépa-
ration, pour que la création puisse se libérer de la logique de
l’argent et qu’elle retrouve sa place au cœur de la vie.

9. Résister à la séparation

Résister, c’est, aussi, dépasser la séparation capitaliste


entre théorie et pratique, entre l’ingénieur et l’ouvrier, entre
la tête et le corps. Une théorie qui se sépare des pratiques
devient une idée stérile. C’est ainsi que, dans nos univer-
sités, il existe une myriade d’idées stériles. Mais, en même
temps, les pratiques qui se séparent de la théorie se condam-
nent à disparaître à l’usure dans une sorte d’autorésorption.
Résister, dès lors, c’est créer les liens entre les hypothèses
théoriques et les hypothèses pratiques : que tous ceux qui
savent faire quelque chose sachent aussi le transmettre à
ceux qui désirent se libérer. Créons ainsi les relations, les
liens qui potentialisent des théories et des pratiques de
l’émancipation, en tournant le dos aux chants des sirènes qui
nous proposent de « nous occuper de nos vies », à quoi nous
répondons que nos vies ne se réduisant pas à des survies,
elles s’étendent au-delà des limites de notre peau.

10. Résister à la normalisation

Résister signifie, en même temps, déconstruire le


discours faussement démocratique qui prétend s’occuper
des secteurs et des personnes exclues. Dans nos sociétés, il
n’y a pas d’« exclus » ; nous sommes tous inclus, de
manière différente, de manière plus ou moins indigne et
horrible, mais inclus tout de même. L’exclusion n’est pas un
accident, ce n’est pas un « excès ». Ce qu’on appelle

154
exclusion et insécurité, c’est ce que nous devons voir
comme l’essence même de cette société amoureuse de la
mort. C’est pour cela que lutter contre les étiquettes
implique aussi notre désir de nous mettre en contact avec les
luttes de ceux que l’on nomme « anormaux » ou
« handicapés ».
Nous disons qu’il n’y a pas d’homme ou de femme
« anormal » ou « handicapé », mais qu’il existe des
personnes et des modes d’être différents. Les étiquettes
agissent comme des miniprisons où chacun de nous est
défini par un niveau donné d’impuissance. Or, ce qui nous
intéresse, c’est la puissance, la liberté. Un handicapé
n’existe que dans une société qui accepte la division entre
forts et faibles. Refuser cela, qui n’est autre que la barbarie,
c’est refuser le quadrillage, la sélection inhérente au capita-
lisme. C’est pour cela que l’alternative implique un monde
où chacun assume la fragilité propre au phénomène de la vie
et où chacun développe ce qu’il peut avec les autres et pour
la vie. La lutte pour la culture des sourds, qui a su faire
exploser la prison de la taxinomie médicale, celle contre la
psychiatrisation de la société et tant d’autres encore, loin
d’être de petites luttes pour un peu plus d’espace, sont de
véritables créations qui enrichissent la vie. C’est pour cela
que nous invitons aussi à résister avec nous les groupes de
lutte contre la normalisation disciplinaire médico-sociale
sous tous ses aspects.
La même chose se produit avec les formes de disciplinari-
sation propres aux systèmes éducatifs. La normalisation
opère ici comme une menace permanente d’échec ou de
chômage. Il existe en revanche des expériences parallèles,
alternatives et diverses par rapport à la scolarisation, où les
problèmes liés à l’éducation se développent selon une
logique différente.
Handicapés, chômeurs, retraités, cultures en marge,
homosexuels sont tous des classifications sociologiques qui
opèrent en séparant et en isolant à partir de l’impuissance, de

155
ce qu’on ne peut pas faire, en rendant unilatéral et pauvre le
multiple, source de puissance.

11. Résister au repli

Résister, c’est aussi repousser la tentation d’un repli


d’identité qui sépare les « nationaux » des « étrangers ».
L’immigration, les flux migratoires ne sont pas un
« problème », mais une réalité profonde de l’humanité
depuis toujours et pour toujours. Il ne s’agit pas d’être
philanthropiquement « bon pour les étrangers », mais de
désirer la richesse produite par le métissage. Résister, c’est
créer des liens entre les « sans » — sans toit, sans travail,
sans papiers, sans dignité, sans terre… —, tous les « sans »
qui n’ont pas la « bonne couleur de peau », la « bonne
pratique sexuelle », etc. : une union de sans, une fraternité
des sans, non pour être « avec », mais pour construire une
société où les sans et les avec n’existent plus.

12. Résister à l’ignorance

Nos sociétés qui prétendent être des cultures scienti-


fiques forment en réalité, d’un point de vue historique et
anthropologique, le type de société qui a produit le plus
grand degré d’ignorance que l’épopée humaine ait connu. Si
dans toute culture les hommes ont possédé des techniques,
notre société est la première qui soit proprement possédée
par la technique. 90 % d’entre nous sommes incapables de
savoir ce qui se passe entre le moment où l’on appuie sur le
bouton et le moment où l’effet désiré se produit. 90 %
d’entre nous ignorons la quasi-totalité des mécanismes et
ressorts du monde dans lequel nous vivons.
Ainsi, notre culture produit des hommes et des femmes
ignorants qui, se sentant exilés de leur milieu, peuvent alors

156
le détruire sans scrupule aucun. La violence de cet exil est tel
que, pour la première fois, l’humanité se trouve confrontée
à la possibilité réelle et concrète — et peut-être inévi-
table — de sa destruction. On nous dit qu’étant donné la
complexité de la technique, les hommes doivent l’accepter
sans la comprendre, mais le désastre écologique montre que
ceux qui croient comprendre la technique sont loin de la
maîtriser. Il est donc urgent de créer des groupes, des
noyaux, forums de socialisation du savoir pour que les
hommes puissent à nouveau prendre pied dans le monde
réel.
De nos jours, la technique de la génétique nous place à la
lisière d’une possibilité de sélection entre les êtres humains
selon des critères de productivité et de bénéfices. L’eugé-
nisme, au nom du bien, inhumanise l’humanité. On nous
apprend que nous pouvons à présent procéder au clonage
d’un être humain alors que notre triste humanité déso-
rientée ignore ce qu’est un être humain… Ces questions
profondément politiques ne doivent pas rester entre les
mains des techniciens. Autrement dit, la res publique ne doit
pas devenir res technique.

13. Résistance permanente

Résister, c’est affirmer que, contrairement à ce que l’on a


pu croire, la liberté ne sera jamais un point d’arrivée. Para-
doxalement, l’espoir nous condamne à la tristesse. La liberté
et la justice n’existent qu’ici et maintenant, dans et par les
moyens qui les construisent. Il n’y a pas de bon maître ni
d’utopie réalisée. L’utopie est le nom politique de l’essence
même de la vie, du devenir permanent. C’est pourquoi
l’objectif de la résistance ne sera jamais le pouvoir.
Le pouvoir et les puissants sont d’ailleurs condamnés à ne
pas trop s’éloigner de ce qu’un peuple désire. Dès lors,
croire que le pouvoir décide du réel de nos vies relève

157
toujours d’une attitude d’esclave. L’homme triste, comme
nous le disions, a besoin du tyran. Il n’est pas suffisant de
demander aux hommes qui occupent le pouvoir qu’ils édic-
tent telle ou telle loi séparée des pratiques de la base sociale.
Nous ne pouvons pas, par exemple, demander à un gouver-
nement qu’il fasse des lois donnant aux étrangers les mêmes
droits qu’aux autres si au sein de la base sociale nous ne
construisons pas la solidarité qui va dans ce sens.
La loi et le pouvoir, s’ils sont démocratiques, doivent
refléter l’état de la vie réelle de la société. Notre problème
n’est donc pas que le pouvoir soit corrompu et arbitraire,
c’est la société que ce pouvoir reflète : notre tâche en tant
qu’hommes et femmes libres, c’est qu’existent les liens de
solidarité, de liberté et d’amitié qui empêchent réellement
que le pouvoir soit réactionnaire. Il n’y a de liberté que dans
les pratiques de libération.

14. La résistance est lutte

La composition de liens augmente la puissance, la sépara-


tion capitaliste la diminue. La lutte pour la liberté est bien
une lutte communiste pour récupérer et augmenter la puis-
sance. En revanche, le capitalisme opère par abstraction,
sérialisation, réification, en décomposant les liens et en nous
plongeant dans l’impuissance. C’est pourquoi la lutte pour
la liberté et la démocratie sont des devenirs permanents qui
ne trouveront jamais d’incarnation définitive. La lutte va
toujours dans le sens de la puissance, de la composition de
liens, de l’alimentation du désir de liberté dans chaque situa-
tion concrète.

158
15. Résistance ouvrière

La résistance comme création exige que nous pensions


aussi la question du « sujet révolutionnaire », en rompant
définitivement avec la vision marxiste classique posant la
classe ouvrière comme « le » sujet révolutionnaire, person-
nage messianique au sein de l’historicisme moderne.
Cependant, contrairement à ce que prétendent certains
sociologues postmodernes de la complexité, la classe
ouvrière ne tend pas à disparaître : simplement, la fonction
ouvrière se déplace et s’ordonne géographiquement. Ainsi,
si dans les pays centraux il y a numériquement moins
d’ouvriers, la production s’est déplacée vers les pays dits
périphériques où l’exploitation brutale des hommes, des
femmes et des enfants assure d’énormes bénéfices aux
entreprises capitalistes. Et dans les pays centraux, par le
biais de l’évocation de l’« insécurité », on propose aux
classes populaires des alliances nationales pour mieux
exploiter le tiers monde.
La production capitaliste est diffuse, inégale et combinée.
C’est pour cela que la lutte, la résistance doivent être
multiples mais aussi solidaires. Il n’y a pas de libération
individuelle ou sectorielle. La liberté ne se conjugue qu’en
termes universels, ou, dit autrement : ma liberté ne s’arrête
pas là où commence celle de l’autre, mais ma liberté n’existe
que sous la condition de la liberté de l’autre.
Bien qu’il n’existe pas de sujet révolutionnaire « en soi »,
prédéterminé, il existe en tout cas des sujets révolution-
naires multiples qui n’ont pas de forme prédéfinie ni
d’incarnation définitive. Aujourd’hui, nous voyons fleurir
des coordinations, des collectifs et des groupes de travail-
leurs qui débordent largement dans leurs revendications les
luttes sectorielles. Ces luttes doivent, au sein de chaque
singularité, de chaque situation concrète, dépasser le
quadrillage du pouvoir, refuser la séparation entre avec
emploi et sans emploi, nationaux et étrangers, etc. Non

159
parce que l’employé, le national, homme, blanc doit être
« charitable » avec le sans-emploi, l’étranger, la femme, le
handicapé, etc., mais parce que toute lutte qui accepte et
reproduit ces différences est une lutte qui, aussi violente
soit-elle, respecte et renforce le système capitaliste.
Mais la fonction ouvrière se déplace aussi dans un autre
sens : de l’usine classique comme espace physique privi-
légié de constitution de valeur à la fabrique sociale dans
laquelle le capital assume la tâche de coordonner et de
subsumer toutes les activités sociales. La valeur s’estompe
dans toute la société, elle circule à travers les formes
multiples du travail. L’accumulation capitaliste s’étendant à
l’ensemble de la société, elle peut, par conséquent, être
sabotée à n’importe quel point du circuit par le biais d’actes
d’insubordination.

16. La résistance et la question du travail

Une partie de la construction des hiérarchies et des classi-


fications qui nous sont imposées part de la confusion entre
division technique et division sociale du travail. Sous la
notion de travail, nous entendons en effet deux choses diffé-
rentes. D’un côté, une activité constitutive de l’homme,
anthropologique ou ontologique, l’ensemble des relations
sociales qui nous conforment, dans la perspective matéria-
liste de la société et de l’histoire. Mais, d’un autre côté, le
travail est ce devoir, aliénant, cet esclavage moderne sous
lequel le capitalisme nous sépare en classes. C’est celui-là
qui nous fait souffrir quand nous en avons et quand nous
n’en avons pas. Abolir le travail dans ce dernier sens, c’est
réaliser les possibilités de l’idée communiste libertaire du
travail dans le premier sens.
Les hiérarchies qui se fondent sur l’unidimensionnalisa-
tion de la vie dans la question du travail aliéné, l’emploi,
sont celles qui doivent être dissoutes dans l’ouverture à la

160
multiplicité des savoirs et des pratiques de la vie. Le travail,
du point de vue ontologique, l’ensemble des activités qui
effectivement valorisent le monde (techniques, scienti-
fiques, artistiques, politiques) forment, en même temps, une
source de démocratisation radicale et une mise en question
définitive et totale du capitalisme.

17. Résister, c’est construire des pratiques

Résister, ce n’est pas, dès lors, avoir des opinions. Dans


notre monde, contrairement à ce que l’on peut croire, il n’y
a pas de « pensée unique », il existe quantité d’idées diffé-
rentes. Mais des opinions diverses n’impliquent pas des
pratiques réellement alternatives et, de ce fait, ces opinions
ne sont que des opinions sous l’empire de la pensée unique,
de la pratique unique. Il faut en finir avec ce mécanisme de
la tristesse qui fait que nous avons des opinions différentes
et une pratique unique. Rompre avec la société du spectacle
signifie ne plus être spectateur de sa propre vie, spectateurs
du monde.
Attaquer le monde virtuel, ce monde qui a besoin, pour
nous discipliner, pour nous sérialiser, que nous soyons tous
à la même heure devant notre poste de télévision, ne revient
pas à dire comment le monde, l’économie, l’éducation
doivent être de manière abstraite. Résister, c’est construire
des millions de pratiques, de noyaux de résistance qui ne se
laissent pas piéger par ce que le monde virtuel appelle le
« sérieux ». Être réellement sérieux, ce n’est pas penser la
globalité et constater notre impuissance. Être sérieux
implique de construire, ici et maintenant, les réseaux et liens
de résistance qui libèrent la vie de ce monde de mort. La tris-
tesse est profondément réactionnaire. Elle nous rend
impuissants. La libération, finalement, est aussi libération
des commissaires politiques, de tous ces tristes et aigres

161
maîtres libérateurs. C’est pour cela que résister passe aussi
par la création de réseaux qui nous sortent de cet isolement.
Le pouvoir nous souhaite isolés et tristes, sachons être
joyeux et solidaires. C’est en ce sens que nous ne recon-
naissons pas l’engagement comme un choix individuel.
Nous avons tous un degré déterminé d’engagement. Il n’y a
pas de « non-militants » ou d’« indépendants ». Nous
sommes tous liés. La question est de savoir, d’une part, à
quel degré et, d’autre part, de quel côté de la lutte on est
engagé.

18. Résister, c’est créer des liens

Il est indispensable de réfléchir sur nos pratiques, les


penser, les rendre visibles, intelligibles, compréhensibles.
Pouvoir conceptualiser ce que nous faisons constitue une
part de la légitimité de nos constructions et participe de la
socialisation des savoirs entre les uns et les autres : être
nous-mêmes lecteurs, penseurs et théoriciens de nos
pratiques, être capables d’apprécier la valeur de notre travail
pour éviter qu’on nous appauvrisse par des lectures
normalisatrices.
Ce manifeste n’est pas une invitation à adhérer à un
programme et encore moins à une organisation. Nous
invitons simplement les personnes, les groupes et les
collectifs qui se sentent reflétés par ces préoccupations à
prendre contact avec nous afin de commencer à briser
l’isolement. Nous vous invitons aussi à faire connaître ce
texte par tous les moyens à votre disposition.
Tous ceux qui souhaiteraient faire des commentaires,
propositions, etc. seront les bienvenus. Nous nous enga-
geons à les faire circuler au sein du Réseau de résistance
alternatif. Nous ne souhaitons pas établir un centre ou une
direction et nous mettons à la disposition des camarades et
amis l’ensemble des contacts du Réseau pour que le

162
dialogue et l’élaboration de projets ne se fassent pas de
manière concentrique.

19. Résistance et collectif de collectifs

Beaucoup de nos groupes ou collectifs possèdent des


publications ou des revues. Le Réseau se propose d’accu-
muler et de mettre à disposition des autres groupes ces
savoirs libertaires qui peuvent aider et potentialiser la lutte
des uns et des autres. Des centaines de luttes disparaissent
par isolement ou par manque d’appui, des centaines de luttes
sont obligées de partir de zéro et chaque lutte qui échoue
n’est pas seulement une « expérience » : chaque échec
renforce l’ennemi. D’où la nécessité de nous entraider, de
créer des « arrière-gardes solidaires » pour que chaque
personne qui en quelque point du monde lutte à sa manière,
dans sa situation, pour la vie et contre l’oppression puisse
compter sur nous comme nous espérons pouvoir compter
sur elle.
Le capitalisme ne tombera pas d’en haut. C’est pour cela
que dans la construction des alternatives il n’y a pas de petit
ou de grand projet.

Saluts fraternels à tous les frères et sœurs de la côte 2.

2. Salut de pirates : à la différence des corsaires, trafiquants esclavagistes et mercanti-


listes des mers, les pirates étaient communistes et créaient des communes libres sur les
côtes où ils s’arrêtaient.
Table

Préface à l’édition de 2002 ..................................... V

Introduction ........................................................... 5

1. Clés pour une contre-offensive ......................... 9


Le réveil de la contre-offensive ........................... 10
Lutter sans « modèle » ........................................ 17
Une nouvelle subjectivité, contestataire
et impuissante ................................................. 22
L’ennui ................................................................ 26

2. Gestion et politique ........................................... 29


Une tension nécessaire ........................................ 30
Société du spectacle et virtualisation du réel ....... 32
Deux « vocations » distinctes
et complémentaires ......................................... 35
État, « situation » et politique :
une distinction essentielle ............................... 38
Quelle lutte anticapitaliste ? ................................ 41

165
3. « Société civile » et démocratie ......................... 47
Du « social » et du « politique » .......................... 47
Situation étatique et appareil répressif ................ 50
Les deux acceptions de la démocratie ................. 52

4. Pouvoir et puissance ......................................... 57


Pouvoir, puissance et représentation ................... 57
Prise ou construction du pouvoir ......................... 60
Des limites de la « prise de conscience » ............. 63
Du pouvoir au contre-pouvoir ............................. 66
La « topologisation » du pouvoir
et l’idéologie de la sécurité .............................. 69

5. Militer autrement .............................................. 73


Impasses militantes ............................................. 74
L’évidence de la situation ................................... 76
Les mille et une facettes de la politique ............... 79
Les contre-pouvoirs ne sont pas
un double pouvoir ........................................... 82
La pesanteur du quotidien ................................... 83

6. Penser la situation ............................................. 87


Temps et transitivité ............................................ 87
Complétude et consistance .................................. 89
Situation ouvrière ................................................ 93

7. Individu et personne ......................................... 97


L’idéologie de l’individu .................................... 97
« Personne-multitude »
contre « individu-masse » ............................... 101
L’actualité du communisme ................................ 103
L’exigence spinoziste ......................................... 107

8. La libération des savoirs ................................... 109


Savoir et pouvoir ................................................. 109
Les savoirs « assujettis » ..................................... 112

166
Pensée et conscience ........................................... 115
Pensée théorique et pensée pratique .................... 118
Pour une philosophie de la praxis ........................ 121

9. Révolution, tradition et rupture ....................... 125


Rupture et volonté ............................................... 125
L’illusion de la toute-puissance .......................... 128
Tradition et révolution ........................................ 130

10. Le contre-pouvoir ........................................... 135


Politique et contre-pouvoir ............................... 135
Contre-pouvoir et violence ............................... 138
Mouvements et leaders ..................................... 140
La guérilla du « Che » ....................................... 142

Manifeste du Réseau de résistance alternatif ....... 147


1. Résister, c’est créer ....................................... 147
2. Résister à la tristesse ..................................... 148
3. La résistance, c’est la multiplicité ................. 148
4. Résister, c’est ne pas désirer le pouvoir ......... 149
5. Résister à la sérialisation ............................... 150
6. Résister sans maîtres ..................................... 151
7. Résistance et politique de la liberté ............... 152
8. Résistance et contre-culture .......................... 153
9. Résister à la séparation .................................. 154
10. Résister à la normalisation ............................ 154
11. Résister au repli ............................................. 156
12. Résister à l’ignorance .................................... 156
13. Résistance permanente .................................. 157
14. La résistance est lutte .................................... 158
15. Résistance ouvrière ....................................... 159
16. La résistance et la question du travail ............ 160
17. Résister, c’est construire des pratiques .......... 161
18. Résister, c’est créer des liens ......................... 162
19. Résistance et collectif de collectifs ............... 163
Composition Facompo, Lisieux
Achevé d’imprimer en septembre 2000
par Bussière Camedan Imprimeries
à Saint-Amand-Montrond
Dépôt légal : octobre 2000
Numéro d’imprimeur :
Imprimé en France

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