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Revue théologique de Louvain

«Dieu» dans le texte. Note sur la sémantique du jeune Heidegger


Sylvain Camilleri

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Camilleri Sylvain. «Dieu» dans le texte. Note sur la sémantique du jeune Heidegger. In: Revue théologique de Louvain, 41ᵉ
année, fasc. 2, 2010. pp. 180-207;

doi : 10.2143/RTL.41.2.2049210

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2010_num_41_2_3825

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Résumé
La philosophie développée par le jeune Heidegger constitue une pensée autonome qui dégage des
réponses fortes à des questions dont l'intérêt ne dépend pas de leur lien au reste de l'œuvre, qu'il
s'agisse du maître ouvrage Etre et Temps ou des méditations postérieures sur les présocratiques et
les poètes. Cela vaut en particulier des travaux qui touchent ou effleurent la problématique théologico-
religieuse. Dans cette étude, nous enquêtons philologiquement et philosophiquement sur les
occurrences du mot «Dieu» dans le corpus proto-heideggerien afin de montrer comment sa
manifestation dans le texte est à chaque fois décisive. Nous postulons ensuite qu'il ne s'agit pas d'une
spécificité heideggerienne, mais d'une qualité phénoménologico-herméneutique du mot lui-même.

Abstract
The philosophy developed by the young Heidegger constitutes an autonomous piece of thinking which
proposes strong replies to questions the interest of which does not depend on their link with the rest of
his work, be it his master work Being and Time or his later méditations on the pre-Socratics and the
poets. This is particularly true for his writings which con-cern or touch on the theologico-religious
question. In this study, the author undertakes a philological and philosophical study of the occurrences
of the word "God" in the proto-Heideggerian corpus in order to show how its appearance in the text is
decisive each time. The author then postulates that this is not specific to Heidegger but constitutes a
phenomenologico-hermeneutical quality of the word itself.
doi: 10.2143/RTL.41. 2.2049210
Revue théologique de Louvain, 41, 2010, 180-207.
Sylvain Camilleri

«Dieu» dans le texte

Note sur la sémantique du jeune Heidegger

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I. Autour de «Dieu» dans quelques textes de la période 1910-1915

1. La recension de Zimmermann (1911) 22 ans


Le premier cas que nous étudierons sera la brève recension
heideggerienne du livre du jésuite Otto Zimmermann intitulé Das
Gottesbediirfnis2. C'est dans cette Besprechung qu'apparaît semble-t-

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«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 181

il pour la toute première fois le mot «Dieu» ( Gott) sous la plume de


Heidegger. Comme le sous-titre l'indique, l'essai de Zimmermann
vise à présenter le besoin de Dieu comme une preuve de son exis¬
tence, un Gottesbeweis. Dans un premier ouvrage lui aussi consacré
aux preuves de l'existence de Dieu3, Zimmermann avait développé la
thèse somme toute assez classique et même anselmienne selon
laquelle le constat de la finitude de l'essence humaine devait finale¬
ment amener à poser l'existence d'un créateur infini, aussi car «le
fini et l'incréé ne peuvent cohabiter». Dans son nouvel essai, Zim¬
mermann reprend cette thèse, mais, d'un argument spéculatif il fait
un argument pratique: le besoin de Dieu s'enracine dans notre
«besoin de béatitude», mais également et surtout dans notre «besoin
de devoirs». La loi morale ancrée dans notre nature réclame Dieu:
«Nous avons besoin de Dieu, et c'est pour cela qu'il est», résume
Heidegger. Sans lui, il manque les «saines» - pour ne pas dire les
saintes - «fondations» nécessaires à toute «conception du monde»
( Weltanschauung ). Heidegger prend encore soin de noter que Zim¬
mermann s'appuie avec raison sur des «idées modernes» qui, «sur¬
tout depuis Kant», cherchent elles aussi, quoique de manière moins
concrète, à développer une méthodologie de la preuve à partir de
«l'expérience vécue intime de Dieu, à partir des postulats intérieurs
de l'existence [Dasein\». Son avis général sur le livre est le suivant:
L'étude «montre que la théodicée qui repose sur la vieille philosophie
chrétienne considérée ici ne se dresse pas comme une entité hostile et
que, dans tous les cas, il n'est pas nécessaire de la rejeter en bloc. Il est
peut-être même judicieux, en regard de l'assaut moderne contre les
preuves traditionnelles [de l'existence] de Dieu, de développer précisé¬
ment notre système selon les aspects mis en évidence par Zimmer¬
mann. Le petit livre devrait ainsi représenter, pour certaines personnes
cultivées
leur foi enetDieu».
sincèrement pieuses de notre époque, une forte défense de

Que nous apprend cette première occurrence? On serait d'abord


tenté de dire: pas grand-chose. Pourtant, la mention du mot «Dieu»

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version française d'une biographie de Heidegger bien connue: H. Ott, Martin


Heidegger. Eléments pour une biographie, traduit par J.-M. BELOEIL, Paris, Payot,
1990, p. 69. Nous ne l'avons cependant pas utilisée ici.
3 O. Zimmermann (s.j.), Ohne Grenzen und Enden, Freiburg, Herder, 1908.
182 S. CAMILLERI

dans le contexte précis de cette recension nous renvoie à toute une


atmosphère caractéristique des tout premiers écrits heideggeriens, en
l'occurrence le catholicisme de sa jeunesse et le néo-scolasticisme
philosophique de ses études de théologie à l'Université de Fribourg-
en-Brisgau. D'un point de vue biographique, cette période est relati¬
vement bien documentée, notamment grâce aux travaux de Hugo Ott,
de Bernhard Casper et de Thomas Sheehan4. Mais ce qui nous inté¬
resse ici, c'est avant tout la coloration spécifique que revêt le mot
«Dieu» dans cette recension. Dieu est invoqué dans le cadre de la
controverse sur les preuves de son existence, encore très vive à
l'époque par le truchement des travaux anti-modernistes qui submer¬
gent la théologie catholique allemande. Comme on le sait, depuis
l'Encyclique Aeterni Patris de 1879, un thomisme étriqué s'est
imposé dans les universités. Ce que l'on a plus rarement fait remar¬
quer, c'est que, moins d'un an après son discours de commémoration
sur la figure controversée du moine autrichien Abraham a Santa
Clara5, Heidegger s'interroge déjà sur le destin de son catholicisme et
de son ersatz de philosophie. Les Vitae que Heidegger sera amené à
rédiger pendant les années suivantes pour ses candidatures succes¬
sives à la promotion ainsi qu'à l'habilitation6 donnent peut-être des
éléments d'explication sur ce qui n'est pas encore une «rupture avec
le système du catholicisme», comme l'exprimera la lettre au cha¬
30 ans noine Engelbert Krebs de 19 197, mais une première perplexité vis-à-

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6,
«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 183

vis de sa tradition et de ses postulats philosophiques. En effet,


Heidegger y souligne l'influence qu'ont eue sur lui les modernistes
catholiques Cari Braig et Herman Schell8. Ces derniers reprennent et
radicalisent les travaux de l'École catholique de Tiibingen, qui est le
premier courant historique à s'être véritablement opposé au néo-tho¬
misme au nom d'une pensée spéculative fortement inspirée de l'idéa¬
lisme allemand. Or, rappelons que cet idéalisme allemand est fonciè¬
rement protestant. Cela nous conduit à formuler deux remarques sous
formes d'hypothèses.
D'abord, lorsque Heidegger suggère que les catholiques ont tout
intérêt à suivre Zimmermann, c'est-à-dire à mettre de l'eau dans leur
vin et à reformuler leurs théories des preuves de l'existence de Dieu
d'après les «idées modernes», c'est-à-dire post-kantiennes, afin de
mieux protéger leur foi, il n'est certainement pas impossible qu'il
s'en réfère déjà à l'idéalisme allemand, dont l'ombre plane grave¬
ment sur l'introduction et la conclusion de V Habilitations schrift9 de
1915. Ensuite, une autre explication, plus insolite mais toutefois
fortement probable, est qu'en invoquant la perspicacité des «idées
modernes» qu'intègre Zimmermann, notamment celles concernant
l'expérience vécue intérieure et les postulats intimes de la foi, Hei¬
degger laisse percer pour la toute première fois et de manière remar¬
quablement précoce l'effet qu'a pu avoir sur lui la théologie libérale
protestante d'Albrecht Ritschl, Adolf von Harnack et Wilhelm
Herrmann, voire même celle d'Ernst Troeltsch. En effet, ce courant
protestant est à l'époque celui qui, s 'inspirant de Schleiermacher, lui-
même dépendant partiellement de Kant, réactive une certaine forme
de theologia experimentalis dont la définition convient parfaitement
aux traits des «idées modernes» évoquées par Heidegger sans citer
aucun nom - pas plus d'ailleurs que Zimmermann. Cette situation
nous semble illustrer à merveille l'idée développée par Theodore
Kisiel selon laquelle, jusqu'en 1916-1917, Heidegger croit encore à
la «possibilité de corriger le 'système dogmatique' de la scolastique

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1,
184 S. CAMILLERI

par l'expérience religieuse authentique»10. Le tout premier correctif


n'aurait donc pas été l'idéalisme allemand, comme dans YHabilita-
tionsschrifî, mais la pensée de Luther et ses épigones dans la théolo¬
gie libérale contemporaine. La «vieille philosophie chrétienne» évo¬
quée dans la recension de Zimmermann serait donc susceptible d'être
sauvegardée et même de revivre par la grâce d'un croisement avec
les idées centrales de la théologie protestante. Encore une fois, aussi
incongrue que cette thèse puisse paraître d'un point de vue généalo¬
gique, elle n'en reste pas moins solide d'un point de vue philoso¬
phique: on se rappellera à cet égard comment Karl Barth a réhabilité
Saint Anselme en affirmant que son procédé démonstratif présuppo¬
sait fondamentalement V adhéré Deou.
Pour refermer ce premier moment consacré à la recension appa¬
remment anodine de Zimmermann, nous pouvons dire que celle-ci
constitue un premier exemple de ce que peut révéler un détail dans
l'œuvre heideggerienne. Du point du vue de la genèse, elle permet
d'avancer, au moins à titre d'hypothèse, une influence ultra-précoce
du protestantisme sur Heidegger. Et d'un point de vue plus systéma¬
tique, elle nous renseigne sur l'état d'esprit du jeune étudiant vis-à-
vis de sa religion et de sa lacune avérée d'intensité vécue. Le sens du
mot «Dieu» dans cette recension éclaire littéralement le contexte et
nous fournit dès lors une importante clé d'interprétation. L'ouvrage
de Zimmermann est centré sur la question des preuves de l'existence
de Dieu; sans pour autant vouloir abandonner cet aspect important de
la pensée scolastique classique et de la néo-scolastique, Heidegger
apporte une première nuance: les preuves de Dieu seraient d'emblée
plus assurées si l'on acceptait de considérer l'épreuve qui les fonde et
les précède.
En d'autres termes, il se pourrait que l'existence de Dieu doive
d'abord être éprouvée avant d'être prouvée. La situation quasi-her-
méneutique dans laquelle on rencontre le mot Dieu dans la recension
de Zimmermann permet donc de rayonner dans une première atmo¬
sphère, dans un premier monde, où l'on constate d'emblée que le rap¬
port de Heidegger à la religion est déjà fort complexe , nonobstant ce

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der Existenz
«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 185

que racontent les grandes biographies, lesquelles voudraient parfois


nous faire croire que la foi catholique du très jeune Heidegger, parce
qu'elle n'était qu'indirectement touchée par la réflexion philoso¬
phique, était profondément inconditionnelle. La défense de la vérité
éternelle de l'Église catholique, de son «trésor» comme dit le jargon,
est une tâche qui impose à Heidegger de réfléchir philosophiquement
au moyen de défendre sa foi en Dieu dès le commencement. C'est
donc V apologétique qui semble le mettre pour la première fois sur le
chemin de la pensée.

23 ans
2. Sur la psychologie de la religion (1912)

Notre second cas sera emprunté au court texte de 1912 intitulé


«Religionspsychologie und Unterbewusstsein»12. C'est peu dire que
ce texte est négligé par l'exégèse heideggerienne, alors même qu'il
est possible qu'il constitue le nœud de la période 1910-1915. Hei¬ de 21 à 26 ans
degger s'y montre en effet encore pleinement catholique et sous l'in¬
fluence de Schell, mais il mentionne pour la première fois sa curio¬
sité, pour ne pas dire son intérêt pour la théologie protestante mais
aussi et surtout pour les travaux psychologiques qui gravitent à
l'époque autour de la théologie ou, plus exactement, entre la philoso¬
phie et la théologie. Le texte annonce également, à sa manière, la
Dissertation de 1913 sur La doctrine du jugement dans le psycholo-
gisme13, mais également V Habilitation sur Duns Scot, puisque c'est
précisément l'absence constatée de rigueur logique dans la psycholo¬
gie de la religion qui conduit Heidegger à se rapprocher du Husserl
des Recherches Logiques , des néo-kantiens de l'École de Bade, et
à travailler les questions du jugement, du sens et de la valeur. On
pourrait certes objecter que ce développement part davantage de
deux autres textes datés de la même année, à savoir «Das Realitâts-
problem in der modernen Philosophie» et «Neuere Forschungen uber
Logik»14; mais il n'en reste pas moins vrai que le texte sur la psy-

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Reden et
186 S. CAMILLERI

chologie de la religion se greffe sur ce développement et laisse appa¬


raître le lien de ces questions philosophiques avec la préoccupation
heideggerienne pour la question religieuse, peut-être plus précisé¬
ment encore pour la question de «Dieu» ( Gottesfrage ).
Ce texte de 1912 est donc l'occasion pour Heidegger de parler des
travaux contemporains en psychologie de la religion, notamment
ceux de Wilhelm Wundt, Georg Weingàrtner, Edwin Starbuck et
William James. Il est cependant remarquable que Heidegger lise tous
ces auteurs à travers le prisme de penseurs catholiques tels que son
maître Herman Schell ou encore le philosophe des sciences français
Emile Boutroux, ami de Renouvier et Poincarré mais croyant et fer¬
vent lecteur de Pascal. Il y a donc une continuité entre la recension de
Zimmermann et ce nouveau texte: Heidegger cherche encore et
toujours à se raccrocher à son héritage catholique, en même temps
qu'il continue de s'ouvrir à l'extérieur.
La notion qui, en raison de sa récurrence, retient l'attention de
Heidegger dans cette psychologie de la religion est celle d 'Unterbe-
Subconscient wusstsein qui, pour éviter toute confusion, peut ici être traduite par
«subconscient». Notre philosophe s'attarde longuement sur sa décli¬
naison dans les écrits de William James. D'après ce dernier, la région
du subconscient circonscrit le lieu où s'accomplit «l'expérience du
divin, l'appropriation des réalités suprasensibles»15. Heidegger se
montre alors sensible à la thèse de James, qui est aussi celle de
Weingàrtner et même de Troeltsch, thèse selon laquelle cette appro¬
priation des réalités suprasensibles, cette expérience du «Dieu» ou
du divin s'effectue au premier chef chez les grandes personnalités
mystiques, dont les expériences sont particulièrement intenses et
singulières16. Comme l'a bien noté Weingàrtner, on peut en effet
aisément vérifier que lorsqu'on demande à la majorité des croyants
les raisons profondes de leur foi, peu d'entre eux répondent en évo¬
quant directement «l'effet sensible du divin en eux»17. Cela doit
signifier que l'expérience religieuse authentique, sans être littérale¬
ment élitiste, n'est pas donnée à tout le monde. Elle est caractérisée
par un aspect extra-ordinaire qui n'est pas accessible à n'importe
qui. Il est intéressant de remarquer la présence de cette thèse et son

15 M. Heidegger, «Religionspsychologie und Unterbewusstsein», p. 25.


16
17 24-25.
«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 187

approbation totale par Heidegger (« Weingàrtner diirft recht behal-


ten...») dès ce texte de 1912. Elle préfigure sans aucun doute les
idées développées dans Y Habilitationsschrift de 1915 par le biais de
la notion â'haecceitas, mais aussi celles sur les grandes figures histo¬
riques fondatrices du temps du monde (dans la conférence inaugurale
de 1915 sur Le concept de temps dans la science historique 18) ainsi
que sur les personnages centraux de la mystique médiévale (Eckhart,
Tauler, Seuse, saint François d'Assise, saint Bernard de Clairvaux ou
encore sainte Thérèse d'Avila). En 1918, parlant de l'expérience reli¬
gieuse authentique, Heidegger reprendra d'ailleurs au troisième Ser¬
mon bernardin sur le Cantique des cantiques la fameuse phrase:
«c'est une source scellée, à laquelle l'étranger n'a pas accès» (Serm .
in cant. III, l)19.
Malgré ses lacunes et ses défauts, la Religionspsychologie est, avec
la philosophie de Dilthey, ce qui semble avoir mis Heidegger sur la
voie de la considération de VErlebnis et de Y Erfahrung, notions qui
vont devenir si importantes dans sa future phénoménologie de la vie
religieuse. De la même manière, il n'est pas anodin que Heidegger
relève tout particulièrement le rôle que James confère au Worry, que
Malaise Heidegger traduit par Unruhe, dans l'expérience originelle de «Dieu».
Même s'il ne se prononce pas dans le texte de 1912 à ce propos, on
sait cependant que, dans sa phénoménologie de jeunesse comme dans
son analytique existentiale, il n'interprétera pas l'inquiétude dans le
même sens que James. Ce dernier pose le Worry dans le seul but de
montrer comment il s'agit en fait de le surmonter afin de parvenir à
un être plus accompli20, tandis que Heidegger y voit pour sa part un
moteur expérientiel dont on ne saurait se débarrasser avant d'en avoir
éprouvé tous les motifs et toutes les possibilités existentielles. Quoi
Malaise
qu'il en soit, Y Unruhe s'annonce déjà comme une structure fonda¬
mentale de l'existence en général et de l'expérience religieuse en par¬
ticulier. En tout cas, si Heidegger, avec ses maîtres catholiques,
semble d'emblée douter de la pertinence d'une approche empirique

Schriften,
temps
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dans
M.
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Main,
Heidegger,
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Phànomenologie
la science
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p. 413-433.
«Religionspsychologie
«Der
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Zeitbegriff
philosophischen
des
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religiôsen
dans
1995,
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Lebens,
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Geschichtswissenschaft»,
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Gesamtausgabe,
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Fagniez:
2009.
mittelalterlichen
«Le
Bd.
p. 25.
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Frtihe
Mys-
de-
188 S. CAMILLERI

de la religion, il ne semble pas remettre fondamentalement en ques¬


tion l'une des thèses centrales de James développée dans la conclu¬
sion de son Varieties of Religious Expériences , à savoir que «Dieu»
se situe dans «la région la plus haute» de la réalité. «Dieu» est en
effet pensé comme «l'appellation naturelle» de la «réalité suprême»,
de la «plus haute partie de l'univers». De même, il semble s'accor¬
der sur le fait que, comme le dit James avec humour, «Dieu et nous
sommes en affaire» (We and God are in buisness with each othef) et
que l'essence de la religion est peut-être précisément ce lien qui per¬
met la communication entre Lui et nous, ce canal à double-sens par
lequel transitent les messages qui nous sont adressés et ceux que nous
lui adressons.
La fin de la glose sur James apporte une nouvelle confirmation de
l'extrême cohérence du questionnement heideggerien qui se déploie
autour du mot «Dieu». En effet, le dernier point qui retient l'atten¬
tion de Heidegger est la forme que prend la problématique des
preuves de l'existence de Dieu dans la psychologie empirique de la
religion. Il demande ainsi, à propos du système développé par James:
«Par quoi acquérons-nous la certitude de la réalité objective de cet
Etre 'supérieur'» qu'est Dieu? La réponse de James est que les
exemples de «conversion et d'états mystiques de personnes singu¬
lières [sont] les critères objectifs de l'existence d'une sphère d'être
idéale et indépendante à laquelle le moi ou le je se rapporte»21. Selon
la logique propre à sa méthode, James explique ainsi que «Dieu est
réel puisqu'il produit des effets réels» (God is real since he produces
real effects) dont nous avons les exemples dans les comportements
religieux les plus marqués et les personnalités religieuses les plus
prononcées. Le catholique Heidegger peut-il souscrire à cette présen¬
tation empirique de la question des preuves de l'existence de Dieu?
Rien ne l'interdit, et il pourrait même trouver une certaine caution
pour cela dans la pensée scolastique. On se rappellera ainsi l'apport
de Duns Scot développant la thèse de preuves a posteriori de l'exis¬
tence de Dieu, même si elles procèdent more geometrico22. On notera
d'ailleurs la proximité fortuite de James avec les trois grandes
preuves de l'existence de Dieu considérée par Duns Scot, c'est-à-dire

Dictionnaire
21 Voir
22 M. Heidegger,
P. critique
Olivier,de
«Religionspsychologie
«Preuves
théologie,
deParis,
l'existence
PUF,und
de
1998,
Unterbewusstsein»,
Dieu»,
p. 933.
dans J.-Y. Lacoste
p. 25. (dir.),
«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 189

(i) l'existence d'un être premier; (ii) la nature infinie de cet être pre¬
mier; (iii) la nature causale de cet être premier infini qui se vérifie Preuves de
dans le rapport au monde et à l'homme. Tout cela doit montrer que, l'existence
si la question des Gottesbeweise est encore présente, elle est ici de Dieu
modalisée sous une forme encore différente que dans la recension de
Zimmermann, en l'occurrence une forme plus métaphysique, qui
annonce la suite des travaux de Heidegger.

3. Le Scotusbuch (1915) Le livre de Scot 26 ans

Dans la littérature secondaire, il est de bon ton de rappeler que la


thèse d'habilitation de Heidegger est principalement consacrée à un
ouvrage, la Grammatica speculativa , dont l'historien de la philoso¬
phie médiévale Martin Grabmann montrera dans les années vingt
qu'il a faussement été attribué à Duns Scot et qu'il est en réalité
l'œuvre de Thomas d'Erfurt. Il est également connu que le traité en
question n'est pas une œuvre principalement théologique et reli¬
gieuse mais plutôt logique et métaphysique. Il n'empêche que le mot
«Dieu» n'est absent ni du texte scotiste, ni du texte heideggerien.
Dans ce dernier, on le rencontre presque une dizaine de fois, parfois
et même souvent à des endroits stratégiques de l'argumentation. La
première mention se rencontre à la première page de l'introduction,
très exactement dans le second paragraphe, que nous nous permet¬
tons de citer ici:

«Si l'on réfléchit à ce qu'a été en fait d'énergie motrice et de constant


dynamisme la vie intellectuelle philosophique et théologique pour toute
l'attitude vitale de cet homme du Moyen Âge, dont la structure foncière
consiste
Dieu, alors
précisément
on conviendra
dans sans
l'original
difficulté
rapport
du caractère
transcendant
indispensable
de l'âme età
de la fondamentale importance que revêt la recherche historique
concernant cet aspect de la culture médiévale»23.
Nous avons déjà rappelé plus haut à quel point la pensée médiévale
a pu constituer un paradigme pour la pensée du jeune Heidegger. La
raison primaire en est encore son catholicisme d'origine et sa forma¬
tion théologique. Mais la manière dont il aborde Duns Scot en 1915
marque un tournant dont la nature est indéniablement et foncièrement

p. 136
23 M.(Traité
Heidegger,
des catégories
Die Kategorien-und
et de la signification
Bedeutungslehre
chez Dunsdes
Scot,
Duns
p. 26).
Scotus, GAI,
190 S. CAMILLERI

philosophique et même phénoménologique: «Dieu» n'est pas, n'est


plus, ou plus seulement un Être supérieur, une entité qui se doit d'être
prouvée logiquement pour que son primat métaphysique demeure;
non, «Dieu» devient maintenant le contre-pôle (Gegenpol ) absolu du
sujet, l'objet ultime dans l'horizon intentionnel de ce dernier.
Certes, Heidegger s'exprime à propos de Yhomo medievalis et non
pas directement de lui-même ou de ses contemporains; mais rappe¬
lons que son étude de la philosophie médiévale n'a d'autre but que
d'éclairer des problèmes actuels. La philosophie médiévale peut-elle
également, en plus d'éclairer ces problèmes actuels, contribuer à les
résoudre? C'est très certainement ce que Heidegger aurait répondu
23 ans jusqu'en 1912, mais dont il doute de plus en plus à partir de 1915. En 26 ans
revanche, il y a tout lieu de penser que la relation du sujet à Dieu
évoquée plus haut est structurée de telle manière qu'elle comble les
lacunes du questionnement médiéval.
Philosophiquement et théologiquement parlant, l'homme médiéval
ne voit certes pas large, mais il voit profond. L'unilatéralité de sa
vision, exclusivement concentrée sur «Dieu», vaut au moins autant
que le balayage scientifique de la philosophie moderne. C'est ce que
l'on peut vérifier dans le double passage suivant de l'introduction de
l'habilitation:
«Au Moyen Age, il semble qu'aient manqué cette conscience des
méthodes, cet instinct et ce courage de la question fortement dévelop¬
pée, le constant contrôle enfin de chaque pas accompli. Un signe mani¬
feste en pourrait être la prépondérance de l'idée d'autorité et la grande
estime que l'on avait de toute Tradition. Ce sont là assurément des
traits propres à la pensée et à la vie médiévales. [...] Mais on approche
encore plus du type de penseur qu'est l'homme du Moyen Âge, si l'on

songela
manière
que
geuse
direction
initiative.
mot (subjectif)»24.
deconnaissance
aude
seLa
unique,
fait
s'adonner
livrer
valeur
singulier
lui
à laenlève
antérieure
de
matière
absolument
laque
chose
lajepossibilité
tient
livrait
voudrais
(objective)
etpour
deà son
se
ainsi
etcaractériser
plonger
d'ailleurs
appétit.
l'emporte
dire leavec
Cette
sujet
lede
sur
désir
ardeur
lafaçon
fixé
lasorte:
de
valeur
dans
dans
lacoura¬
libre
une
du
ce

«Il manque à ce Moyen Âge ce qui constitue précisément un trait


essentiel de l'esprit moderne: la libération du sujet vis-à-vis de son
milieu ( Umgebung ), l'enracinement dans sa vie propre. Le médiéval
n'est pas, au sens moderne du mot, en possession de soi, - il se voit

24 M. Heidegger, Die Kategorien , GAI, p. 198 ( Traité des catégories, p. 29).


«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 191

toujours entraîné par la tension métaphysique, la transcendance le


retient d'avoir par rapport à l'ensemble des réalités une attitude pure¬
ment humaine. La réalité comme réalité, comme monde réel autour de
lui, est un phénomène auquel il est lié, dans la mesure où cette réalité
apparaît aussitôt et constamment dépendante, mesurée par des principes
transcendants [...]. Liaison ne dit pas ici absence de liberté ou servitude,
mais orientation unilatérale de la vie intellectuelle (Geistesleben)»25 .

Il est évident que Heidegger se montre partagé: il est à la fois


méfiant quant au manque de questionnement et à l'absence d'origi¬
nalité inhérents à la pensée médiévale et fasciné par la capacité de
cette dernière à se tourner tout entière vers un seul et unique objet
d'interrogation, une seule matière , «Dieu», dont tout provient et
auquel tout doit être rapporté. Et à la question de savoir si cette rela¬
tion hypnotique de la pensée médiévale à Dieu peut encore servir de
paradigme dans le présent, Heidegger se garde bien de répondre
négativement et préfère jouer la carte de la prudence : ce qui a été dit
plus haut, écrit-il, «ne tranche assurément pas la question de savoir
si, pour finir, la pensée de la transcendance ne doit pas s'imposer et
dominer toutes choses»26. La transcendance, autre nom de Dieu,
appelle la circonspection méthodologique. Mais la prudence est vite
dépassée lorsque Heidegger écrit presque immédiatement après:
«Mais cela ne peut arriver que si le domaine prépondérant de la
transcendance demeure fixé dans ses limites et se trouve accueilli
tout entier dans la vie propre»27. Ce dernier passage est tout à fait
remarquable pour notre propos, puisqu'il pose ni plus ni moins que
«Dieu» peut effectivement être ou devenir mesure de toute chose, et
donc y compris du raisonnement philosophique. Si tant est que l'on
définisse pour lui un lieu spécifique, mais aussi et surtout qu'on Le
reçoive non pas dans une seule «puissance», tel le cœur, l'âme ou
l'esprit, mais dans plusieurs, et que l'on jette ainsi sur Lui une multi¬
tude de perspectives pouvant laisser espérer une compréhension plus
large, c'est-à-dire plus riche et donc plus authentique.
On remarquera encore et enfin l'effort topologique fourni par Hei¬
degger dans ce passage. Chercher à circonscrire le lieu de «Dieu»
n'est pas une manière de l'enfermer dans un quelconque carcan

25 M. Heidegger, Die Kategorien, GAI, p. 200


26
27 199 ((Traité
Traité des catégories, p. 31).
30).
192 S . CAMILLERI

conceptuel. Au contraire, cela doit permettre de libérer le regard qui


se tourne vers lui et l'intention qui le vise. Le sens de l'omnipré¬
sence de Dieu n'est donc pas d'empêcher la pensée; d'ailleurs la
pensée qui se sent empêchée ou limitée par une omniprésence ne
l'est pas par Dieu mais par l'architectonique du savoir qui lui a été
subordonné par les hommes. Par où l'on comprend que la topologie
heideggerienne n'est pas contre Dieu mais anti-dogmatique. On sait
l'importance que prendra la question du Da dans l'analytique exis-
tentiale du D a-sein développée dans Etre et Temps. Or, les premiers
travaux évoqués plus haut ont montré que cette question se posait
aussi bien à propos de «Dieu»: c'est l'interrogation sur le Da-sein
Gottes qui appelait la glose sur les preuves de l'existence de «Dieu».
Cela n'est finalement pas étonnant, puisque, selon la Tradition,
l'homme est analogiquement conçu sur le modèle de «Dieu». Doit-
on en déduire que c'est la matrice biblique qui fournit à Heidegger
les moyens de proposer cette nouvelle topologie? Cela n'est pas
exclu, mais rien n'aurait été possible sans l'apport de la philosophie
moderne. 11 semble donc plus sage de parler d'une alliance entre tra¬
dition scripturaire et philosophie moderne, qui se rejoignent finale¬
ment sur la nécessité de localiser aussi bien l'homme que «Dieu»
pour mieux définir ce que Heidegger appelle dans la conclusion de
l'habilitation le «primitif rapport transcendant et originel de l'âme à
Dieu», que le Moyen Âge a vécu avec une «rare solidité» qui peut
et devrait assurément inspirer Yhomo religiosus moderne28. A l'en¬
trée de son maître ouvrage intitulé Expérience et Absolu, le théolo¬
gien français Jean-Yves Lacoste écrit: «A la question 'qui suis-je?',
il est fort probable que nous ne puissions plus fournir de réponse,
sinon par la médiation préalable d'une autre question: 'Où suis-
je?'»29. Gageons que pour Heidegger, il en va exactement de même
avec «Dieu». Pour répondre à la question: «qui est-Il?», il faut
préalablement se poser la question: «où est-Il?». Répétons que ce
n'est pas là une manière de l'assigner à résidence, mais au contraire
de dresser une topologie qui, à terme, nous permettrait de mieux le
trouver.

l'homme,
28 J.-Y.
29 M. Heidegger,
Paris,
Lacoste,
PUF, Expérience
Die
1994,Kategorien,
p. 7. et Absolu.
GAI, Questions
p. 408 (Traité
disputées
des catégories,
sur l'humanité
p. 229).
de
«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 193

II. «Dieu» dans quelques écrits de la période 1916-1924

1. Les notes de 1916-1919 autour de la mystique médiévale

Dès l'introduction de son habilitation, Heidegger annonçait qu'une


étude réellement pertinente de la pensée médiévale ne pourrait se
limiter aux problèmes logiques qu'il s'était proposé de traiter. Il
annonçait ainsi déjà son futur thème de recherche :
«Pour la pénétration décisive du caractère fondamental de la psycholo¬
gie scolastique, je considère comme particulièrement urgente une étude
philosophique, plus précisément phénoménologique des écrits mys¬
tiques, moraux et ascétiques de la scolastique médiévale. C'est seule¬
ment par ces chemins-là que l'on parviendra au vif de la vie médiévale,
telle qu'elle put fonder, animer et fortifier de façon décisive toute une
époque de la culture»30.
Aussitôt dit, aussitôt fait! Une fois libéré de son habilitation, Hei¬
degger se lance dans la rédaction d'une série de notes consacrées aux
«Fondements philosophiques de la mystique médiévale»31. Ces notes
devaient servir à un cours prévu pour le semestre d'hiver 1918-1919,
cours finalement avorté; mais l'on sait aussi depuis peu qu'elles
formaient la base d'une monographie qui elle aussi ne verra jamais
le jour32. Leur étude n'en reste pas moins passionnante, surtout dans
la perspective qui est la nôtre. Dans leur totalité, ces notes ne
comptabilisent qu'une trentaine de pages, mais on y rencontre le mot
«Dieu» plus d'une soixantaine de fois. Quoi de plus logique pour des
écrits qui proposent la première véritable esquisse d'une phénoméno¬
logie de la religion? Ce qui est plus remarquable en revanche, ce sont
les situations inédites dans lesquelles le mot apparaît. Centrées sur la
mystique médiévale, les notes livrent tout naturellement un lexique
qui n'a plus grand-chose à voir avec les contextes étudiés précédem¬
ment, où le mot «Dieu» intervenait la plupart du temps dans le cadre

(1916-1919)»,
60,
renvoyer
la
phiques
drecht,
pensée
30Frankfurt
31
32 M.Springer,
Pour
deHeidegger,
àHeidegger,
du
unejeune
notre
la amdans
mystique
histoire
Phénoménologie
2008.
Main,
Heidegger.
Phânomenologie
«Die
Die
médiévale
Vittorio
de Kategorien,
philosophischen
ces notes
Commentaire
Klostermann,
de la
(1916-1919)
etdes
GAI,
religion
un religiôsen
Grundlagen
commentaire,
p.analytique
1995,
(coll.
202
et herméneutique
p.
Phaenomenologica,
( Lebens,
Traité
303-337.
derdes
nous
mittelalterlichen
des
Fondements
Gesamtausgabe,
nous
catégories
théologique
permettons
185),
philoso¬
, Mystik
p. Dor-
dans
35).
Bd.
de
194 S. CAMILLERI

de la question des preuves de l'existence de Dieu et de ses méthodo¬


logies. Au lieu de Gottesbeweis, on rencontre maintenant des expres¬
sions bien plus chaleureuses, vivantes et expérientielles, telles que
Gottesfinden, Gottesliehe, Gotteserlebens, Gottesgeburt, Schauen
Trouver Dieu,
Aimer Dieu, Gottes, Wohnung Gottes, etc. Ce nouveau lexique est fondamentale¬
Faire l'expérience ment influencé par Eckhart et la mystique rhénane en général, mais
de Dieu, également par les mystiques nuptiales de saint Bernard de Clairvaux
Naissance de Dieu,
Voir Dieu,
ou de sainte Thérèse d'Avila. Ce nouvel usage du mot «Dieu» sert
La demeure de Dieu donc d'indicateur pour qualifier une nouvelle atmosphère du ques¬
tionnement, qui va de pair avec l'étude d'un nouveau monde reli¬
gieux. S'annonce en effet une phénoménologie de la mystique dans
laquelle les concepts phénoménologiques eux-mêmes s'imprègnent
profondément de leurs objets.
Que le mot «Dieu» soit en lui-même le fil rouge de ce retourne¬
ment est ce qui devient parfaitement clair à la lecture de l'une des
notes, consacrée à Schleiermacher, où il est expliqué que le Dieu du
savoir diffère du Dieu de la piété33. Cette remarque, on le comprend
immédiatement, renvoie à l'opposition entre scolastique dure et mys¬
tique. Elle ne veut évidemment pas dire que le savoir n'a absolument
rien à voir avec «Dieu», mais plutôt qu'il en dépend intimement de
telle manière qu'il ne saurait prendre le pas sur le sentiment d'abso¬
lue dépendance qui est inspiré par Dieu. On parlera donc, selon une
expression empruntée aux Religionsphilosophischen Fragmenten
d'Adolf Reinach, autre disciple de Husserl, d'un savoir immanent de
Dieu34. Un savoir dans lequel, pour reprendre une idée de Jean-Luc
Marion, le logos n'enferme pas le theos , c'est-à-dire où l'instance
logique ne prend pas le pas sur l'instance divine35. L'esprit a donc
changé: exit l'approche théorétique de «Dieu» au profit de l'avène¬
ment d'une approche plus compréhensive, donc plus herméneutique,
mais aussi plus empathique. Tension
Cependant, il serait faux de croire que la Spannung, la tension du
questionnement se relâche et que le mot «Dieu» n'apparaît plus que
dans des contextes submergés par l'émotion mystique. Le «Dieu» de
la piété, ou le pur «Dieu» religieux, constitue un défi encore plus

métaphysiques,
clopédie
3334 Voir
35 M. philosophique
Heidegger,
J.-L. Paris,
Marion,
«Die
PUF,
universelle,
«Théo-logique»,
philosophischen
1998. t. I «L'univers
dans
Grundlagen»,
A. Jacob,
métaphysique»,
p.S.327.
320.
Auroux1.(dir.),
Approches
Ency¬
«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 195

important pour la philosophie heideggerienne, précisément parce


qu'il n'a dans son essence même aucune accointance avec la pensée rélation, liaison,
philosophique et spéculative. Ce n'est d'ailleurs nul hasard si c'est frécuentation
précisément à cette époque que s'opère un premier rapprochement
concret avec Luther. Heidegger, qui a maintenant clairement rompu
Lettre au
avec son catholicisme de jeunesse et se tourne vers la religion en phi¬
chanoine
losophe, veut relever le défi consistant à tenter de se rapporter à la Engelbert
religion et à son «Dieu» avec la méthode de la philosophie phéno¬ Krebs de
ménologique qu'il a désormais entièrement ratifiée et adoptée. Mais 1919 - 30 ans
cela, bien sûr, ne va pas sans poser de problèmes. La vie religieuse
authentique est par principe réfractaire à toute saisie théorétique.
Ce constat conduit à ce qui est peut-être l'une des questions les
plus intéressantes posées par Heidegger dans les notes de 1916-1919:
«Dieu se constitue-t-il dans la prière? Ou est-il de quelque manière
religieusement pré-donné dans la foi?»36. Cette double question per¬
met d'apprécier clairement comment s'opère la tentative de définir la
possibilité d'inclure ou du moins de situer «Dieu» dans le dispositif
phénoménologique. De la réponse à cette seule double question
dépend presque la qualification tout entière de l'entreprise dévelop¬
pée pendant la période de jeunesse. Au premier abord, il semble que
Heidegger esquive habilement V Ausschaltung de la transcendance de Fermer
Fermeture
«Dieu» annoncée par Husserl au §58 des Ideen /. En effet, «Dieu»
n'est nulle part banni hors du tableau de la situation herméneutique,
et rien n'indique que la question de sa transcendance puisse poser
problème d'un point de vue phénoménologique. Toutefois, si l'on se
réfère aux notes de la traduction des Ideen I par Ricœur, ce jugement
peut être nuancé. Si la transcendance de «Dieu» dont parle Husserl,
bien que n'étant pas une avec le Cogito comme l'est V ego de la cogi-
tatio, est tout de même «intérieure à l'immanence du Cogito»31,
alors rien n'interdit de penser que la question posée par Heidegger ne
sort pas du cadre husserlien. En effet, se demander si «Dieu» se
manifeste dans la prière ou bien s'il est religieusement (pré)donné
dans la foi, c'est dans les deux cas s'interroger sur un problème de
Konstitution ou de Konstituierung qui, sans pour autant nier la trans-

phénoméno-logique
duction
36 E.
37 M.française
Husserl,
Heidegger,
deIdées
pures,
P.«Die
Ricœur,
directrices
t.philosophischen
1, Introduction
Paris,pour
Gallimard,
une
générale
Grundlagen»,
phénoménologie
1950,
à lap.phénoménologie
p.191,
307.note
et une
2. philosophie
pure, tra¬
196 S. CAMILLERI

cendance de Dieu ou la réduire, ne concerne que ce qui se produit


dans l'immanence de la conscience.
Ricœur avait certainement vu juste lorsqu'il avançait, dans son
introduction aux Ideen /, que le traitement phénoménologique de la
religion ne pourrait être tranché qu'à la lumière du problème de
la constitution, plus exactement de l' Urkonstitution3* . Mais, selon
toute vraisemblance, la question fondamentale de Husserl et surtout
du premier Heidegger n'était certainement pas celle consistant à
se demander si «Dieu» est le sujet le plus radical39, mais au contraire
si «Dieu» est V objet le plus radical. En effet, la double question hei-
deggerienne concernant la pré-donation religieuse de Dieu dans la foi
ou sa constitution dans la prière s'intègre dans l'horizon de la ques¬
tion plus large de la «constitution de l'ob-jectivité religieuse» (Kons-
titution der religiôsen Gegenstàndlichkeit)40. C'est ce que confirme
également la note consacrée aux fragments d'Adolf Reinach sur
l'Absolu, où Heidegger souligne la dimension cruciale de la question
de la «constitution spécifiquement religieuse de 'Dieu' comme 'objet
phénoménologique'»41. Dans quelle mesure peut-on dire que «Dieu»
Objet
est le vis-à-vis, le Gegen-stand le plus radical de la conscience reli¬
gieuse? Faut-il penser le rapport à cet objet extraordinaire comme de
l'ordre d'une synthèse passive absolue, comme par exemple dans la
réception de l'amour ou de la grâce opérante, ou bien dans une syn¬
thèse active liturgique, comme par exemple dans l'accomplissement
de la prière?
Cette question ne trouve pas de réponse catégorique dans les notes
de 1916-1919 ou même dans les écrits postérieurs. Tout laisse
d'ailleurs à penser que Heidegger n'exclut aucune des deux solutions
mais cherche bien plutôt à les penser ensemble. Il est plus intéressant
pour notre propos de faire remarquer que, dans ce cas précis, Hei¬
degger parle en réalité bien plus de phénoménologie que de «Dieu»
lui-même. Il ne s'agit pas d'une réflexion sur Dieu pris comme
phénomène, mais d'une réflexion portant sur les conditions dans
lesquelles Dieu est susceptible d'apparaître et sur la description phé¬
noménologique de ces possibilités. La phénoménologie ne peut pas

directrices,
4039
41
38 M.P. Ricœur,
Heidegger,
p. XXX.«Introduction
«Introduction
«Die philosophischen
ààIdeen
Ideen/ IdedeGrundlagen»,
E.E.Husserl»,
Husserl»,p.p.dans
xxx.
307.E. Husserl, Idées
324.
«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 197

parler de Dieu comme tel; elle ne peut parler que de donation et de


constitution. Si Dieu est donné en tant que «Dieu», il est déjà le pro¬
duit de mon intention. Mais peut-être que parler de «Dieu» est une
façon de parler de l'expérience dont nous ne sommes pas les initia¬
teurs, de parler de la vie elle-même, c'est-à-dire de quelque chose
que nous ne pouvons saisir dans le cadre de notre connaissance. Peut-
être, finalement, que «Dieu» n'est en rien objet de notre croyance,
mais plutôt un sujet plus profond ou plus haut que notre propre sub¬
jectivité. Ricœur aurait donc raison, et Heidegger ne se serait pas
aperçu clairement de cet argument.
Que «Dieu» soit pris comme sujet ou comme objet, il n'en reste
pas moins, encore une fois, la trace, le signe ou l'indice qui, dans les
écrits heideggeriens comme ailleurs, provoque le questionnement.
«Dieu» n'est peut-être pas ou pas toujours vu, mais «Dieu» est sou¬
vent - pour ne pas dire toujours - lu. C'est encore une fois la manière
dont le mot «Dieu» s'intègre dans la phrase, la phrase dans le para¬
graphe, le paragraphe dans la page, et la page dans l'écrit, qui nous
renseigne de manière inédite, et selon nous pertinente, sur la direc¬
tion de la pensée heideggerienne à cette période précise.

2. Le protocole sur Le problème du péché chez Luther (1924) 35 ans

La logique aurait voulu qu'après avoir parlé des notes autour de la


mystique médiévale de 1916-1919, nous nous dirigions aussitôt vers
les cours du semestre d'hiver 1920-1921 et du semestre d'été 1921, 32 ans
consacrés respectivement aux épîtres pauliniennes et aux Confessions
de Saint Augustin, lesquels cours sont riches d'occurrences du mot
«Dieu» et de nouveaux contextes herméneutiques. Nous ne suivrons
cependant pas cette logique, car cela nous obligerait à effectuer un
coup de sonde trop profond et trop complexe dans l'argumentation
des cours en question. Étant donné que ces cours ont déjà fait l'objet
d'une abondante littérature secondaire42, nous avons pensé qu'il

K. 42Lehmann,
Heidegger»,
«Heidegger's
list,
Time;
ton
l'Arbre
&t. Voir
55,
J.Indianapolis,
de
Van
1979-1980,
O.
savoir.
dans
«Christliche
Buren,
Pôggeler,
Introduction
Philosophisches
Les
Indiana
The
p.racines
312-324;
Der
Young
Geschichtserfahrung
toUniversity
Denkweg
the
phénoménologiques
Heidegger.
Phenomenology
T.Jahrbuch,
Kisiel,
Martin
Press,Rumor
The
t.1994;
Heideggers,
und
74,
Genesis
ofontologische
1966,
of
de
Religion»,
J. the
Greisch,
l'herméneutique
of
p.Hidden
Stuttgart,
Heidegger's
126-153;
dans
Frage
L'Arbre
King,
Neske,
The
T.
beim
Blooming-
Being
heidegge-
Sheehan,
Persona-
dejungen
1963;
vieand
et
198 S. CAMILLERI

serait bon de parler plutôt d'un écrit moins connu: l'exposé de 1924
sur Le problème du péché chez Luther , tenu par Heidegger à Marburg
dans le séminaire du semestre d'hiver 1923-1924 conduit par Bult-
mann sur le thème Die Ethik des Paulus 43. Le texte en question est le
protocole de deux étudiants, dont l'un est Heinrich Schlier, un
bibliste luthérien plus tard converti au catholicisme. L'exposé de
1924 offre une exposition encore nouvelle et inédite du mot «Dieu».
Comme l'expliquait déjà Heidegger en 1919, s'il est vrai que - selon
les mots de Johannes Ficker, l'éditeur du cours de Luther sur L'E-
pître aux Romains - la mystique a donné à Luther tout un «monde de
l'expérience intérieure»44, il est encore plus vrai qu'on assiste chez le
Père de la Réforme à l'irruption d'une «forme originale de religiosité
que l'on ne trouve pas même chez les mystiques»45. Cela a nécessai¬
rement des répercussions sur le sens du mot «Dieu» chez Luther et,
par suite, sur l'interprétation qu'a pu en faire Heidegger.
L'élément peut-être le plus important en ce qui nous concerne est la
recentration effectuée par Luther sur les Écritures, à laquelle corres¬
pond également une recentration sur l'expérience vécue de la croix.
On sait combien la theologia crucis, theologia experimentalis par
excellence, était valorisée par Heidegger. On n'oubliera pas non plus
que cette théologie de la croix ne fut possible qu'à la faveur d'une
exégèse scripturaire intense. C'est la Parole de «Dieu» ( Wort Gottes)
consignée dans les Écritures qui possède le pouvoir de libérer nos
existences et même de transformer nos vies en profondeur. Négative¬
ment, cela signifie également que la voie de la raison, et donc la phi¬
losophie elle-même, n'est que d'un maigre secours pour mettre au
jour la «christianité» authentique, la Christlichkeit dont parlait Over-
beck et que Heidegger a précisément cherché à circonscrire aussi bien

rienne
l'hymne
monographies
Kônigshausen
sources
Paris,
141), Leuven,
PUF,
(1919-1923)
aristotéliciennes
du 2005.
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Bibliotheca
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<i'Etre
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2000;
Theologicarum
on
etfaktische
Temps
pourra
E. Aristote,
Brito,
se
(coll.
Gott,
Lovianiensium,
reporter
Heidegger
Luther.
Epiméthée),
Wiirzburg,
à deux
Les
et

43 M. Heidegger, «Das Problem der Siïnde bei Luther (1924)», dans B. Jaspert
(éd), Sachgemàsse Exegese. Die Protokolle aus Rudolf Bultmanns Neutestamentli-
chen Seminaren, 1921-1951 , Marburg, Elwert, 1996, p. 28-33; traduction française
et annotations de C. Sommer, «Le problème du péché chez Luther», dans Alter.
Revue de phénoménologie, t. 12, 2004, p. 249-288.
44 M. Heidegger, «Die philosophischen Grundlagen», p. 309.
45 M. Heidegger, «Die philosophischen Grundlagen», p. 310.
«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 199

dans ses écrits sur VUrchristentum que dans ceux sur Augustin, sur la
mystique médiévale et sur Luther. Ce qu'il y a donc de spécifique
dans les textes de Luther, qui conditionne la signification du mot
«Dieu» sous sa plume mais qui est aussi déterminé par elle, c'est
«qu'il n'y a de connaissance de Dieu que chez un homme qui renonce
à la spéculation pour s'en tenir à la révélation paradoxale choisie par
Dieu, et
vécue à l'ombre
qui renonce
de la àcroix»46.
la gloireVenons-en
des œuvresmaintenant
pour vivreaudans
texte.une foi

Il est remarquable que l'exposé heideggerien s'ouvre sur cette


phrase: «L'objet de la théologie, c'est Dieu; son thème est l'homme
dans le Comment de son être-disposé devant Dieu»47. De cette pre¬
mière idée, on peut déjà déduire que si «Dieu» est l'objet de la théo¬
logie, il ne peut l'être également de la phénoménologie, puisque,
comme l'expliquera la conférence de 1927 «Phanomenologie und
Theologie»48, l'une et l'autre discipline ne partagent pas le même
positum. Si donc «Dieu» n'est pas ou plus l'objet de la phénoméno¬
logie, il peut ou pourrait bien être, comme nous l'avons suggéré plus
haut avec Ricœur, son sujet, voire son sujet le plus radical. Est-ce la
séparation croissante dans la pensée heideggerienne - séparation
simultanément méthodologique et existentielle - entre phénoménolo¬
gie et théologie qui transforme le statut de «Dieu» lui-même? Ou
bien est-ce l'interprétation luthérienne ici mise en lumière qui impose
de comprendre «Dieu» encore autrement ? Certainement un peu des
deux. Il semble en effet que dans ce texte comme dans les précé¬
dents, il y ait une certaine dialectique entre la saisie intentionnelle et
conceptuelle de «Dieu» et la réception passive et quasi-religieuse de
«Dieu» dans l'intention et le concept. Tout est dans la relation
(Bezug ou, dans le texte heideggerien, Beziehung 49) entre l'homme
religieux ou le penseur d'une part, et «Dieu» lui-même d'autre part.

théologie
1919-1961,
Vittorio
Cassirer
de
p. 249).
461929-1931,
47
48
49 M.
Voir
Klostermann,
,Heidegger,
Lienhard,
etp.M.
Gesamtausgabe
M.
685.
Paris,
Heidegger,
Heidegger,
«Luther»,
Beauchesne,
«Das
1976,Problem
,Débats
«Phanomenologie
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etHerrmann,
(dir.),
Theologie»,
la philosophie
Dictionnaire
par
p. M.
28
Frankfurt
dans
MÉry
(«Le
et autres
Wegmarken
problème»,
critique
dans
am Main,
textes
Ernst
de
200 S. CAMILLERI

Il est frappant de voir que le rôle fondamental accordé par Heideg¬


debout
devant Dieu ger à la structure dénommée Gestelltsein vor Gott soit inspiré direc¬
tement de celui que ladite structure tient chez Luther lui-même et
chez ses continuateurs protestants les plus radicaux, comme par
exemple Sôren Kierkegaard et Karl Barth. Lorsque Heidegger sou¬
ligne que l'être-disposé devant «Dieu» est le thème de la théologie,
il oublie plus ou moins sciemment de dire l'importance capitale de
cette structure pour toute phénoménologie de la religion. Si phéno¬
ménologie de la religion et théologie ne partagent pas le même objet
ou, pour le dire autrement, ne se partagent pas «Dieu» comme tel,
elles sont toutes deux susceptibles de se porter sur la même structure,
à savoir le coram Deo de l'homme quel qu'il soit. Heidegger se tra¬
hit presque lui-même lorsqu'il souligne que le thème de la théologie
n'est pas simplement le Gestelltsein vor Gott, mais «l'homme dans le
Le Comment Comment, le Wie»50 de son être-disposé devant «Dieu». On sait que
la question du Wie est centrale dans la phénoménologie du jeune Hei¬
degger en tant qu'elle renvoie à celle du Vollzug, de l'accomplisse¬
ment de la vie en général et de la vie religieuse en particulier.
La communauté d'étude entre phénoménologie et théologie se fait
plus claire encore à travers la suite de l'exposé, où Heidegger
explique comment l'analyse théologique est concernée directement
par la problématique ontologique. Mais il prend bien soin de préciser
que ce qui est en jeu n'est pas d'abord l'être de «Dieu», encore que
la question de la Gottes Menschwerdung soit capitale51, mais plutôt
l'être de l'homme. On peut citer à ce propos le passage suivant:
«L'exigence fondamentale pour toute théologie est alors d'interpréter
l'être de l'homme en sorte qu'à partir de cet être, il puisse accéder à
Dieu»52. Au regard de cette idée, on est d'abord tenté d'établir la pré-
cédence de la philosophie par rapport à la théologie, puisque l'inter¬
prétation de l'être de l'homme semble conditionner l'accès à Dieu et
l'interprétation de l'être-disposé devant «Dieu». Mais toute la glose
heideggerienne concernant le péché consiste surtout à montrer que
l'être de l'homme est originellement déterminé par «Dieu». Car le

p. 249).
50 M. Heidegger, «Das Problem der Sùnde bei Luther», p. 28 («Le problème»,
51 M. Heidegger, «Das Problem der Siinde bei Luther», p. 29 («Le problème»,
p. 250).
52 M. Heidegger, «Das Problem der Siinde bei Luther», p. 29, voir aussi p. 31-
33 («Le problème», p. 250, voir aussi p. 252-253).
«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 201

questionnement de Luther est tout entier placé dans la perspective de


ce que Heidegger appelle «l'être de l'homme à l'instant où il naît de
la main de Dieu» ( dem Sein des Menschen in dem Augenblick, als er
aus der Hand Gottes hervorging)53. On est donc de nouveau conduit
à reconnaître la précédence de «Dieu» par rapport à toute interpréta¬
tion ou auto-interprétation de l'homme. Cette nouvelle prééminence
ou prévalence de «Dieu» par rapport à tout être et tout questionne¬
ment est à rapprocher de l'idée foncièrement théologique d'une gra-
tia praeveniens que Heidegger va chercher dans la thèse n° 30 de la
Disputatio contra scholasticam theologiam de 15 1 754.
Le combat de Luther contre la scolastique, ou du moins la diffé¬
rence interprétative qu'il entend lui opposer, réside précisément dans
cette idée. Heidegger écrit ainsi: «La scolastique ne prend connais¬
sance du Christ que rétrospectivement, après avoir déterminé l'être
de Dieu et du monde»55. Ce n'est pas le cas de Luther, dont «la theo-
logia crucis part exclusivement de la situation réelle et effective
[wirlclicher Sachverhalt]»56. La phénoménologie heideggerienne n'a-
t-elle pas cela en commun avec la théologie luthérienne? Cette der¬
nière ne lui a-t-elle d'ailleurs pas servi de modèle sur ce point? Si
cela est exact, alors il faut admettre une bonne fois pour toutes que le
mot «Dieu» donne encore la mesure du propos heideggerien, et cela
doublement: (i) d'abord, la phénoménologie ne découvre sa capacité
à saisir les manières d'être de l'homme que parce que la théologie
luthérienne a tracé un chemin méthodique qui le lui permet; (ii)
Les manières ensuite, les Seinweise de l'homme57, et plus particulièrement de
d'être l'homme religieux, ne sont interprétables qu'à la lumière du mot
«Dieu» et du rayonnement de ses significations dans tel ou tel
contexte ou dans telle ou telle «situation» herméneutique58.

P-249).
p-251).
p-252).
p-253).
5758
53 M. Heidegger, «Das Problem der Siinde
54
55
56 Sùnde bei Luther», P-32
P-29 ( Le problème»
P-30
P-31
202 S. CAMILLERI

III. Un détour par Karl Rahner

Pour achever cette étude, nous voudrions tenter de systématiser les


quelques idées que nous sommes parvenu à mettre au jour. Nous
espérons avoir montré que les apparitions du mot «Dieu» et leurs
significations permettent d'éclairer sous un jour spécifique le propos
proto-heideggerien et de définir sous un angle distinctif et particuliè¬
rement révélateur ses multiples tournants. Mais que peut-on et doit-
on tirer de ce constat concernant l'étude du premier grand segment de
l'œuvre heideggerienne? Un détour par Karl Rahner nous semble
pouvoir aider à répondre à cette question. Le célèbre théologien
catholique est l'auteur d'une œuvre monumentale, dans laquelle on
reconnaît une influence au moins partielle de Heidegger - que l'on
pense par exemple au concept d'«existential chrétien»59. Après ses
études générales et son ordination près de Munich, Rahner décide de
revenir en 1934 dans sa ville natale de Fribourg-en-Brisgau et de se
spécialiser en histoire de la philosophie moderne. A cette époque,
Heidegger venait de démissionner de ses fonctions de recteur et Rah¬
ner préparait un doctorat avec Martin Honecker qui occupait la chaire
concordataire de Fribourg.
Pendant près de trois ans, Rahner suit les séminaires de Heidegger.
Notre propos n'est absolument pas d'étudier l'influence de Heideg¬
ger sur Rahner, car celle-ci ne peut que relever du «Heidegger II» et
non du «Heidegger I» (même pas d'avant Sein und Zeit) qui nous
intéresse depuis le début de cette étude. Notre intention est bien plus
modeste: elle consiste à mettre en relief ce que nous venons de dire
sur les occurrences de «Dieu» dans le corpus proto-heideggerien au
moyen d'un texte de Rahner daté de 1954 et intitulé Theos im Neuen
Testament60 . On se demandera à bon droit ce que cette perspective
peut apporter à l'interprétation. C'est que, dans son étude, Karl

of
«Dasein»
sity,
America,
59 1967;
À ce insujet,
J.1987;
Karl
A. Bonsor,
voir:
Rahner'
A. Nicholas,
W. Rahner,
sJ. Metaphysics
Stohrer,
«The
Heidegger
The
Present
ofRôle
M an,
and
Made
of
Dissertation,
Truth,
Martin
Future:
Lanham,
Heidegger'
Karl
Georgetown
University
Rahner's
s Doctrine
Univer¬
Escha-
Press
of

tological Debt to Heidegger», dans Faith and Philosophy, t. 17, 2000, p. 191-211.
60 K. Rahner, «Theos im Neuen Testament», dans Schriften zur Theologie, Bd.
I, Einsiedeln, Benziger, 1954. Traduction française de J.-Y. Calvez, «Dieu dans le
Nouveau Testament. La signification du mot 'Theos'», dans Ecrits théologiques ,
t. I, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, p. 13-111. Nous citons d'après la seule tra¬
duction française.
«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 203

Rahner se penche sur les occurrences de 0eôç dans le Nouveau Tes¬


tament de la même manière que nous nous sommes penché sur les
occurrences de «Dieu» dans les premiers écrits heideggeriens61. Il
serait imprudent de comparer sans plus de précaution le texte heideg-
gerien à celui du Nouveau Testament et de nous comparer nous-
même à Karl Rahner. Ce que nous cherchons à expliquer, c'est bien
plutôt qu'il existe un parallèle possible dans la méthode.
Pourquoi et comment? Que l'on considère ses apparitions dans le
cadre du Nouveau Testament ou dans celui du corpus heideggerien,
le mot «Dieu» se manifeste toujours dans l'histoire. Pour le dire avec
Rahner, il «a véritablement une histoire»62. Or, selon Heidegger,
cette histoire, nous la sommes nous-mêmes63, nous nous identifions à
elle de telle manière qu'elle en devient notre être même. Donc
chaque fois que le mot «Dieu» apparaît dans cette histoire, il appa¬
raît aussi pour nous et en nous. Pointer et interpréter les occurrences
du mot «Dieu» dans le Nouveau Testament et dans le corpus hei¬
deggerien, c'est donc aussi bien une façon de comprendre comment
les rédacteurs néo-testamentaires ou Heidegger lui-même se sont
compris devant Dieu, voire en Lui. Il ne s'agit pas simplement de
l'interprétation d'une interprétation, de Heidegger interprétant par
exemple Luther interprétant le mot «Dieu», mais d'une compréhen¬
sion directe, non-médiatisée, de «Dieu» dans le cadre d'une histoire
partagée. Les mentions de Dieu dans le Nouveau Testament et les
écrits heideggeriens font signe vers cet espace événemential où, selon
Karl Rahner, se croisent l'historicité divine et l'historicité humaine64.
Or, dans ce tout ou cette totalité historique, «il y a un lien intérieur
des parties, une téléologie interne», si bien que chaque occurrence du
mot «Dieu» ne prend tout son sens et ne peut être compris que
comme moment du tout65. Enfin, si Dieu est le même dans les épîtres
de Paul et dans l'évangile de Jean, dans la recension de Zimmermann
et dans l'exposé sur Luther, ce n'est finalement pas parce qu'on
retrouve toujours dans son concept la même essence nécessaire et

61 En outre, comme Rahner l'avoue lui-même («Dieu dans le Nouveau Testa¬


ment», p. 14), son texte ressortit davantage à une «étude de philosophie religieuse
ou de théologie dogmatique» qu'à une «étude biblique».
62 K. Rahner, «Dieu dans le Nouveau Testament», p. 1.
63 M. HEIDEGGER, «Anmerkungen zu Karl Jaspers 'Psychologie der Weltan-
schauungen'», dans Wegmarken, GA9, p. 5.
64 K. Rahner, «Dieu dans le Nouveau Testament», p. 25-26.
65 K. Rahner, «Dieu dans le Nouveau Testament», p. 26.
204 S. CAMILLERI

immuable, mais parce que, dans sa totalité, l'espace événemential de


l'historique est la révélation progressive du mode de l'action histo¬
rique d'un Dieu précédant tout, agissant et apparaissant librement
dans le monde et dans les textes qui le décrivent et le racontent66.
Il faut bien sûr éviter l'anachronisme sévère qui consisterait à
comparer sans aucune «réduction» la situation des premiers chré¬
tiens à celle de Heidegger: pour les premiers, l'existence de Dieu va
de soi, pour le second, elle est déjà moins évidente67. Mais le principe
méthodologique qui préside à l'étude des occurrences du mot
«Dieu» dans le Nouveau Testament et dans le corpus heideggerien
est selon nous étranger à cette différence temporelle. Ce principe,
d'après Rahner, est le suivant:
«Pour qu'on soit certain qu'un mot n'est pas simplement pris pour
désigner une chose mais la signifie en propre, il faut que ce mot ne soit
dit, partout ou presque, que de cette chose déterminée et qu'il soit
employé pour la désigner même dans un contexte décisif. Si le mot
était pris uniquement pour désigner et non pas pour signifier, on recour¬
rait dans un tel contexte à un autre mot non équivoque, capable de
signifier proprement la chose»68.
Rapportée à Heidegger, cette idée doit vouloir dire que si le mot
«Dieu» n'est pas seulement pris pour désigner quelque chose de spé¬
cifique mais pour le signifier en propre, il faut que le mot «Dieu» ne
soit dit, partout ou presque partout, que de ce quelque chose bien déter¬
miné et qu'il soit employé pour le désigner même dans un contexte
décisif. Or, comme on l'a vu, cela semble bien être le cas. En outre, si
le mot «Dieu» était pris uniquement pour désigner et non pour signi¬
fier, alors Heidegger aurait eu recours, dans tel ou tel contexte, à un
autre mot non équivoque, capable de signifier proprement la chose
dont il voulait parler. En bref, on remarque que l'usage du mot «Dieu»
sous la plume de Heidegger ne devrait jamais être considéré comme
anodin mais au contraire comme faisant référence à une signification
fondatrice qui détermine fondamentalement ce qui l'entoure.

Conclusions

En guise de conclusion, avançons quelques idées récapitulatives et


synthétiques.

66 K. Rahner, «Dieu
67
68 «Dieu dans
dans lele Nouveau
NouveauTestament»,
Testament»,p.p.36
29.98,
et voir
suivantes.
aussi p. 87-89.
«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 205

D'abord, le mot «Dieu» dans les écrits du jeune Heidegger est


incontestablement polysémique; mais il n'en renvoie pas moins à un
fonds générique de sens qui ressurgit de manière récurrente entre
1910 et 1924.
L'enquête a ensuite montré que, pour la période concernée, la mul¬
tiplicité des significations de «Dieu» précède la multiplicité des
significations de l'être ou de l'étant. C'est manifestement là un trait
distinctif qui nous permet de séparer catégoriquement le premier Hei¬
degger du second Heidegger, et ce nonobstant les bribes d'auto-inter-
prétation rétrospective dont on dispose.
Les apparitions multiples du mot «Dieu» ne sont jamais acciden¬
telles mais toujours soigneusement pesées. Elles semblent ainsi ren¬
voyer à une volonté , voire à une nécessité de dire Dieu dans tel ou tel
contexte pour faire tenir ensemble plusieurs éléments d'interpréta¬
tion. Cela fait des écrits du jeune Heidegger des textes allant à
contre-courant de toute théologie négative. On ne saurait se priver de
dire Dieu, ou ne dire de Lui que ce qu'il n'est pas. Le questionne¬
ment prime l' inconnaissance et la «relève».
L'idée selon laquelle les apparitions multiples du mot «Dieu» ser¬
viraient à faire tenir ensemble différents plans herméneutiques et dif¬
férentes interprétations de détail renvoie à une vision non pas struc¬
turaliste mais structuralisante de la pensée du jeune Heidegger.
L'usage du mot «Dieu» illumine une constellation de connexions, de
Connexions Zusammenhànge qui eux-mêmes illustrent la richesse de la réflexion
heideggerienne autour de la problématique de la religion. Or, cette
richesse n'est pas toujours perceptible et remarquable dans une pure
interprétation généalogique ou thématique.
Cela nous conduit enfin vers l'idée finale que nous aimerions pré¬
senter à la fois à titre d'hypothèse et d'ouverture. Il s'agit de l'idée
selon laquelle le mot «Dieu» dans les écrits proto-heideggeriens pour¬
rait être compris comme ce que le phénoménologue Eugen Fink appe¬
lait un «concept opératoire», un operative Begriff 69 . Autrement dit, un
concept présent, effectif et déterminant partout, mais jamais thématisé
en propre et pour lui-même. La religion serait à l'inverse ce que Fink
appelle un «concept thématique», c'est-à-dire un concept par lequel la
pensée de Heidegger «fixe et préserve ce qui est pensé par elle»10.

dans70
française
69 Proximité
E.
Voir
Fink,
deE.J.Fink,
«Les
Kessler,
et distance.
«Les
concepts
Grenoble,
concepts
Essais
opératoires»,
opératoires
Jérôme
et conférences
Millon,
p. 151.
dans 1976/1994,
la
phénoménologiques,
phénoménologie
p. 147-167.
de traduction
Husserl»,
206 S. CAMILLERI

Comme le souligne Fink, un tel concept, ici celui de religion, n'est


«jamais d'une univocité sans problème»71; mais son insondabilité et
son mode de donation n'atteignent jamais ceux d'un concept opératoire.
Fink explique ainsi que, «dans la formation de concepts thématiques,
les penseurs créatifs utilisent d'autres concepts et modèles de pensée ;
ils opèrent avec des schèmes intellectuels, qu'ils ne portent pas du tout
à une fixation objective. Ils pensent à travers certaines représentations
de pensée, pour atteindre les concepts thématiques fondamentaux essen¬
tiels à leur yeux». Et «ce qui, dans une pensée qui philosophe est ainsi
couramment utilisé, traversé par la pensée , mais pas proprement
pensé», c'est cela que Fink désigne par l'expression de concept opéra¬
toire, qui est véritablement «l'ombre d'une philosophie»12. «Dieu»
serait alors à compter parmi de tels concepts qui nourrissent la pensée
du jeune Heidegger tout en restant dans l'ombre. Le mot «Dieu» serait
ici et là, selon la formule de Fink, le « médium du voir»13 phénoméno¬
logique développé dans les premiers écrits de Heidegger.
Notre étude n'avait d'autre but que de tenter de porter ce concept de
l'ombre à la lumière, non pas celle qui aveugle tant qu'elle pourrait
faire passer «Dieu» dans le camp des concepts thématiques, mais celle
qui clarifie et qui élucide ce qui reste un aspect mystérieux de la pen¬
sée du jeune Heidegger. Fink précise encore que «l'ombrescence, Ver-
schattung, est un trait essentiel du philosopher fini» et que «seul Dieu
connaît sans ombre»74. Si l'avènement de «Dieu dans le texte», que
ce soit sous la forme de l'incarnation du Logos dans l'évangile johan-
nique ou de l'apparition du mot «Dieu» dans les écrits heideggeriens,
est de quelque manière l'introduction de l'infini dans le fini, alors il
n'est pas faux de dire que c'est ainsi, dans un passage à l'écrit15, que
«Dieu» est devenu un concept opératoire de l'histoire du monde.

B - 1348 Louvain-la-Neuve, Sylvain CAMILLERI


Place Cardinal Mercier 14. Doctorant à l'Institut supérieur de philosophie
Université catholique de Louvain

71 E. Fink, «Les concepts opératoires», p. 151.


72 E. Fink, «Les concepts opératoires», p. 151-152.
73 E. Fink, «Les concepts opératoires», p. 155.
74 E. Fink, «Les concepts opératoires», p. 166.
75 On pourrait presque aller jusqu'à parler de «révélation graphique». La for¬
mule est aussi osée qu'alambiquée, mais elle possède une certaine portée explicative.
Nous avons exploré ce chemin dans notre Phénoménologie de la religion et hermé¬
neutique du jeune Heidegger, chapitre xvi.
«DIEU» CHEZ LE JEUNE HEIDEGGER 207

Résumé - La philosophie développée par le jeune Heidegger constitue une


pensée autonome qui dégage des réponses fortes à des questions dont l'inté¬
rêt ne dépend pas de leur lien au reste de l'œuvre, qu'il s'agisse du maître
ouvrage Etre et Temps ou des méditations postérieures sur les présocra¬
tiques et les poètes. Cela vaut en particulier des travaux qui touchent ou
effleurent la problématique théologico-religieuse. Dans cette étude, nous
enquêtons philologiquement et philosophiquement sur les occurrences du
mot «Dieu» dans le corpus proto-heideggerien afin de montrer comment sa
manifestation dans le texte est à chaque fois décisive. Nous postulons
ensuite qu'il ne s'agit pas d'une spécificité heideggerienne, mais d'une qua¬
lité phénoménologico-herméneutique du mot lui-même.

Summary -The philosophy developed by the young Heidegger constitutes


an autonomous piece of thinking which proposes strong replies to questions
the interest of which does not depend on their link with the rest of his work,
be it his master work Being and Time or his later méditations on the pre-
Socratics and the poets. This is particularly true for his writings which con-
cern or touch on the theologico-religious question. In this study, the author
undertakes a philological and philosophical study of the occurrences of the
word "God" in the proto-Heideggerian corpus in order to show how its
appearance in the text is decisive each time. The author then postulâtes that
this is not spécifié to Heidegger but constitutes a phenomenologico-
hermeneutical quality of the word itself.

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