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L'inquiétude de la vie facticielle.

Le tournant aristotélicien de Heidegger (1921-1922)


Christian Sommer
Dans Les Études philosophiques 2006/1 (n° 76), pages 1 à 28
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130555261
DOI 10.3917/leph.061.0001
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L’INQUIÉTUDE DE LA VIE FACTICIELLE.
LE TOURNANT ARISTOTÉLICIEN
DE HEIDEGGER (1921-1922)
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Le cours fribourgeois que Heidegger professe en 1921-1922, « Interpré-
tations phénoménologiques d’Aristote »1, est explicitement placé sous
l’autorité de Luther2. Pour indiquer avec reconnaissance (dankbar) la source
(Quelle) et la tendance (Tendenz) de son interprétation, Heidegger cite de
Luther une phrase tirée du Commentaire du Livre de la Genèse (1544) : « Aussi-
tôt sortis du sein de notre mère, nous commençons à mourir »3, et un extrait
de la Préface à l’épître de Paul aux Romains (1522) : « Pour cette raison, prends

1. Dès 1922, Heidegger avait l’intention de publier dans le Jahrbuch de Husserl (vol. 7,
1924-1925) ses « Interprétations phénoménologiques d’Aristote » en trois parties dont les
deux premières, de 15 feuillets (240 p.) chacune, devaient porter sur Éth. Nic., VI, Mét., I, 1-2,
Phys., I, 8 ; Mét. VII, VIII, IX, Mot. an., De an. ; de ce projet témoignent le Natorp-Bericht
de 1922 (NB), qui devait constituer l’introduction, le cours de 1922 (PIA, repris in GA 62) et
notre cours de 1921-1922 (GA 61). Les élaborations partielles de ce livre avorté sur Aristote
(Aristoteles-Buch) alimenteront la rédaction de SZ. – Nous citons et traduisons Heidegger
d’après la Gesamtausgabe [GA], Frankfurt an. M., Klostermann, 1975, dont principalement
GA 60 : Einleitung in die Phänomenologie der Religion (WS 1920-1921) / Augustinus und der Neupla-
tonismus (SS 1921), 1995 ; GA 61 : Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in
die phänomenologische Forschung (WS 1921-1922), 1985 ; GA 63 : Ontologie. Hermeneutik der Fakti-
zität (SS 1923), 1988 ; GA 18 : Grundbegriffe der aristotelischen Philosophie (SS 1924), 2002 ;
GA 19 : Platon. Sophistes (WS 1924-1925), 1992 ; GA 22 : Grundbegriffe der antiken Philosophie
(SS 1926), 1993 ; GA 9 [1939] : Vom Wesen und Begriff der Phusis. Aristoteles, Physik B,
1. / NB = Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles (Natorp-Bericht, 1922), Stuttgart,
Reclam, 2003 ; PIA = Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles (SS 1922, repris in GA 62),
Herbert Marcuse-Archiv Frankfurt (0002.01) ; PSL = Das Problem der Sünde bei Luther (1924) ;
SZ = Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1927, 182001. Pour toutes les références, cf. Mar-
tin Heidegger : bibliographie chronologique (1910-1976) / bibliographie des traductions françaises
(<www.ens.fr/umr8547/Documents/HeidBiblio.htm>).
2. GA 61 [WS 1921-1922], 182. L’autre source revendiquée, que nous n’analysons pas
ici, est Kierkegaard : L’Alternative, I (Entweder – Oder I, Diederichs, I, 1911, p. 35) et L’école du
christianisme (Einübung ins Christentum, Diederichs, IX, 1912, p. 70, n. 1).
3. In primum librum Mose enarrationes in EA 1, 249 (WA 42, 146 ; LO XVII, 173) sur Gn 3,
15. Heidegger possédait l’édition d’Erlangen (Exegetica opera latina [EA], éd. Elsperger, 1829).
Nous citons Luther d’après l’édition de Weimar (Martin Luthers Werke. Kritische Gesamtaus-
gabe [WA], Weimar, 1883 et s. ; reprint Graz, Böhlau, 1964-) ; les traductions sont générale-
ment empruntées à l’édition de Genève (Œuvres [LO], Labor et Fides, 1957) ou de Paris
(Œuvres, t. 1, Gallimard (Pl.), 1999).
Les Études philosophiques, no 1/2006
2 Christian Sommer

garde de ne pas boire de vin quand tu es encore nourrisson [He 5, 12-14].


Toute doctrine a sa mesure, son temps et son âge. »1
Nous voudrions montrer que, dans ce cours, Heidegger cherche à
conceptualiser, par le truchement d’Aristote, les phénomènes « archi-
chrétiens » précédemment mis en lumière dans ses cours sur Paul (1920-
1921) et sur Augustin (1921). Cette conceptualisation phénoménologique,
guidée par l’opposition luthérienne entre theologia gloriae et theologia crucis et
l’idée d’un retour à l’archi-christianisme (Urchristentum) du Nouveau Testa-
ment, imprime l’orientation générale à sa « destruction » d’Aristote située
sous l’horizon herméneutique de la vie facticielle (faktisches Leben) en
sa mobilité (Bewegtheit)2. La complexité du geste interprétatif de Heidegger,
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tendu entre Aristote et le Nouveau Testament (Luther), est particu-
lièrement manifeste à cette époque charnière3. Nous y voyons s’esquis-
ser, à même cette tension, la destruction systématique de « l’ontologie
du monde »4, de cette « sagesse des sages » motivée par l’ « amour du
monde ».
Alors que les concepts de vie et de mobilité sollicités dans le cours
de 1921-1922 présupposent une lecture critique de la Physique, du Traité de
l’âme et de l’Éthique à Nicomaque, Aristote n’est cité qu’une seule fois dans le
texte, contrairement au cours de 1922, qui sera une exégèse directe. C’est
que la référence aristotélicienne, latente mais constante, est déjà intégrée,
par destruction et transformation, dans une « problématique philoso-

1. EA 63, 135 (WA DB 7, 24 ; Œuvres, 1068). Notons que Heidegger pratiquait le com-
mentaire luthérien de l’épître aux Romains (Divi Pauli Apostoli ad Romanos Epistola, 1515-1516,
in WA 56) dès 1919 ; cf. sa lettre du 9 septembre 1919, in « Mein liebes Seelchen ! ». Briefe Martin
Heideggers an seine Frau Elfride (1915-1970), München, DVA, 2005, 100 : « Depuis que j’ai lu
l’épître aux Romains de Luther [sic], de nombreuses choses qui auparavant me torturaient et
m’étaient obscures sont devenues lumineuses, libératrices – je comprends le Moyen Âge et
l’évolution de la religiosité chrétienne de manière tout à fait nouvelle ; et des perspectives
entièrement nouvelles se sont ouvertes pour moi sur la problématique en philosophie de la
religion » ; cf. aussi la lettre du 12 août 1920 : « L’édition de Luther [EA] m’est d’ores et déjà
devenue indispensable <unentbehrlich> » (112).
2. Bewegtheit traduit généralement kinèsis ; cf. par exemple GA 22 [SS 1926], 170 : kinè-
sis = « Bewegtheit als Seinsart » ; GA 9 [1939], 243 ( « kinèsis, die Bewegtheit » ). Il faut aussi
entendre dans le mot allemand Bewegtheit le sens de l’ « émotivité », de l’ « être-ému » : Heideg-
ger radicalisera ce sens « pathique ». En français, n’oublions pas que « mobilité » peut aussi
signifier l’inconstance, l’humeur changeante, etc.
3. GA 63 [SS 1923], 5 : « Celui qui m’a accompagné dans mes recherches <Begleiter im
Suchen> était le jeune Luther et mon modèle <Vorbild> était Aristote que le premier détes-
tait. » Sur l’ambivalence de cette démarche, J.-F. Courtine, « Une difficile transaction : Hei-
degger entre Aristote et Luther », in B. Cassin (éd.), Nos Grecs et leurs Modernes, Paris, Le Seuil,
1992, 337-362 ; H.-G. Gadamer, « Die religiöse Dimension » (1981), in Gesammelte Werke,
Bd. 3, Tübingen, Mohr/Siebeck, 1987, 310, 313, 315 ; « Vom Anfang des Denkens » (1986),
in GW, Bd. 3, 390 ; « Heideggers “theologische” Jugendschrift », in NB [1922], 80, 86. Sur
la réappropriation néo-aristotélicienne et phénoménologique des théologoumènes de la theo-
logia crucis, que nous n’approfondissons pas ici, et plus généralement sur la source
luthérienne chez le premier Heidegger, nous nous permettons de renvoyer à notre étude,
Heidegger, Aristote, Luther. Les sources aristotéliciennes et néotestamentaires d’Être et Temps, Paris,
PUF, 2005.
4. GA 17 [WS 1923-1924], 51-52 ; cf. GA 64 [1924], 77 : « La Physique (ontologie du
monde) » ; 101.
L’inquiétude de la vie facticielle 3

phique »1 nouvelle qui préfigure l’analytique existentiale de Sein und Zeit


(1927). Nous indiquerons dans ce qui suit quelques-unes de ces strates aris-
totéliciennes pour éclairer l’élaboration heideggérienne des « catégories
dynamiques » de la vie facticielle. Cette élaboration s’effectue en continuité
avec la phénoménologie de l’expérience religieuse, notamment de l’expé-
rience augustinienne de la tentation dans le cours de 1921, dont nous
ferons un usage ponctuel.

L’égarement dans le monde :


inclination, distance, verrouillage
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C’est dans la troisième partie du cours de 1921-19222 que Heidegger
engage la description de la vie facticielle en sa mobilité : « En tant que déter-
minité principielle de l’objet de notre discours (vie facticielle), nous posons
en principe la mobilité »3. Pour cerner le phénomène de cette Bewegtheit, Hei-
degger propose, dans une note du cours, le terme d’inquiétude (Unruhe) en
se référant à Pascal (Pensées, I-VII) : « La mobilité de la vie facticielle peut
être provisoirement interprétée et décrite comme inquiétude. Le comment
de cette inquiétude, en tant que phénomène entier, détermine la facticité. »4
à la fin de cette note elliptique, Heidegger réfère à Aristote : « Repos-
inquiétude ; phénomène et mouvement (cf. le phénomène du mouvement
chez Aristote). »5 Plus loin, le philosophe note sans aucune autre précision :
« Problème de la facticité, problème de la kinèsis. »6 Explicitons brièvement
ces allusions qui nous renvoient à des matrices conceptuelles majeures pour
la problématique heideggérienne de la vie facticielle.
Il faut voir tout d’abord que pour articuler mobilité (inquiétude) et vie
facticielle, Heidegger recourt à une destruction réitérative de la Physique

1. GA 61 [WS 1921-1922], 11 : « Les interprétations des traités et des cours aristotéli-


ciens procèdent [...] d’une problématique philosophique concrète, mais en sorte que cette
exploration de la philosophie aristotélicienne [...] constitue elle-même une pièce fondamentale de cette
problématique. »
2. GA 61 [WS 1921-1922], 79-155. Sur ce cours dans l’exégèse, cf. C. F. Gethmann,
« Philosophie als Vollzug und als Begriff » [1985], in id., Dasein : Erkennen und Handeln, Berlin,
De Gruyter, 1993, 247-280 ; J. Greisch, L’Arbre de vie et l’Arbre du savoir, Paris, Cerf, 2000, 262-
273 ; M. Riedel, « Seinsverständnis und Sinn für das Tunliche » [1988], in id., Hören auf die
Sprache, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1990, 131-162 ; J. Taminiaux, « The interpretation of Aris-
totle’s notion of Aretê in Heidegger’s first courses », in F. Raffoul et al. (ed.), Heidegger and Practi-
cal Philosophy, Albany, SUNY Press, 2002, 13-27 ; H. Vetter, « Grundbewegtheit des faktischen
Lebens und Theoria », in id. (ed.), Heidegger und das Mittelalter, Wien, Lang, 1999, 81-99.
3. GA 61 [WS 1921-1922], 116.
4. GA 61 [WS 1921-1922], 93. Heidegger dit prendre en compte la « description » de
Pascal, non sa « théorie » ou sa « proposition intentionnelle » (Vorhabe). Cf. Pensées, 127 (Br.) :
« Condition de l’homme : / Inconstance. / Ennui. / Inquiétude » ; cf. aussi 406, 427, 431,
465. – Il est permis aussi de penser à Kierkegaard : « Crainte et tremblement [Ép. 2, 12] ne
sont pas le primus motor de la vie chrétienne, car c’est l’amour ; mais ils sont ce que le mouve-
ment est en horlogerie – ils sont l’inquiétude <Uro> de la vie chrétienne » (16 février 1839,
Journal, I, 1834-1846 [Pap. II A 370], tr. mod., Paris, Gallimard, 1963).
5. GA 61 [WS 1921-1922], 93.
6. GA 61 [WS 1921-1922], 117.
4 Christian Sommer

dont l’objet principal est le mouvement et le changement (kinèsis, metabolè) :


« Puisque la nature est principe de mouvement et de changement, et que
notre recherche porte sur la nature, ce qu’est le mouvement ne doit pas
nous échapper, car, si on l’ignore, on ignore nécessairement aussi la
nature. »1 Pour comprendre que Un-ruhe puisse servir de synonyme à
Bewegtheit, il faut se rappeler également qu’Aristote définit la nature (phusis)
comme « principe de mouvement et de repos »2. Les étants du monde
sublunaire ne sont ni toujours immobiles ni toujours mobiles, mais ils sont
tantôt en repos, tantôt en mouvement3. La Bewegtheit, comme être du mou-
vement (Bewegung), comprend tant le mouvement que le repos, celui-ci
n’étant toujours qu’un repos « inquiet », un arrêt provisoire, car il est situé
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entre deux mouvements4. Le repos n’est pas en contradiction avec le mou-
vement (comme le serait l’immobile), mais il en est le contraire (il est son
absence, sa privation5), et il n’a de sens qu’à l’intérieur de la mobilité.
Pour élucider ensuite le « problème » de la vie en mouvement (kinèsis,
facticité), il convient de noter que pour Aristote, le mouvement est une
manifestation particulière du phénomène plus général qu’est la vie (zôè) : le
mouvement « appartient aux étants comme une sorte de vie »6. La vie,
comme l’être, se dit de plusieurs manières : « Le terme “vie” reçoit plusieurs
acceptions, et il suffit qu’une seule d’entre elles se trouve réalisée dans un
sujet pour que nous disions qu’il vit : que ce soit, par exemple, l’intellect, la
sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, ou encore le mouvement
de nutrition, le décroissement et l’accroissement. »7 L’âme est le principe de
ces quatre mouvements (changements) du devenir de la vie et elle se définit
en conséquence par quatre pouvoirs correspondants : les pouvoirs moteur
(transport), cognitif (sensation), nutritif et reproducteur (accroissement,
génération)8. La Physique distingue trois espèces de mouvement (change-
ment) ; mais dans le De anima qui traite du vivant, la croissance touchant
l’ousia psychique ne s’oppose pas à la diminution, mais au dépérissement
aboutissant à l’anéantissement (mort) du vivant9.

1. Phys., III, 1, 200 b 12-15 ; Phys., I, 2, 185 a 12 : « Pour nous, posons comme principe
que les êtres de la nature, en totalité ou en partie, sont mus. » Les traductions d’Aristote sont
généralement empruntées soit aux traductions de J. Tricot, Paris, Vrin, 1951-1970, soit à celles
de la CUF (bilingue, Paris, Les Belles Lettres) ou de GF (Paris, Flammarion, coll. « Garnier »).
2. Phys., II, 1, 192 b 21 ; cf. aussi 192 b 14 ; De an., II, 2, 412 b 17.
3. Phys., VIII, 3.
4. GA 22 [SS 1926], 323 : « Une chose en repos – c’est là un aspect essentiel qu’Aristote
a été le premier à voir avec cette acuité – n’est pas séparée de tout caractère du mouvement.
Le repos n’est qu’un cas limite du mouvement » ; 171 sur Phys., IV, 1-3 ; GA 18 [SS 1924],
314 ; HW [1935-1936], 37 ; GA 9 [1939], 247-248, 284 ; WHD [1951-52], 144 ; SVG
[WS 1955-1956], 143-144.
5. Phys., VIII, 1, 225 a 27.
6. Phys., VIII, 1, 250 b 14.
7. De an. II, 2, 413 a 22-25 ; GA 22 [SS 1926], 185.
8. De an., I, 406 a 10-15 ; II, 413 b 10-15 et resp. 403 b 26, 432 a 17 ; 415 b 24, 416 b 33 ;
415 a 25.
9. Heidegger ne lit pas le De anima comme une « psychologie », mais comme une onto-
logie de la vie (Ontologie des Lebens) dans le monde ; cf. GA 22 [SS 1926], 184 ; GA 17
L’inquiétude de la vie facticielle 5

Or pour le vivant humain, la vie ne se réduit pas aux mouvements pri-


mordiaux de la vie « zoologique » (nutrition, croissance, dépérissement) :
« Le simple fait de vivre est, de toute évidence, une chose que l’homme par-
tage en commun même avec les végétaux ; or ce que nous cherchons, c’est
ce qui est propre à l’homme. »1 Dans cette vie naturelle-même se pose la
question du bien véritable, propre à l’être humain, du « bien-vivre » (eu zèn)2
et d’une « vie heureuse » (euzôia)3. Quel est le type de vie, le bios suprême, qui
permet à la zôè humaine d’accéder au bonheur parfait, à son Eigentlichkeit ?
On connaît la réponse d’Aristote : c’est le bios theôrètikos, dont l’excellence
surpasse la vie dans le plaisir et la vie politique4. Réservons pour l’instant
l’examen de la réponse de Heidegger, laquelle procède d’une destruction cri-
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tique de ce primat de la vie théorétique, et revenons à la description de la
mobilité facticielle.
Il nous est maintenant possible de comprendre la connexion entre
mobilité, vie facticielle (physique) et inquiétude. Dans le Natorp-Bericht
de 1922, contemporain du cours, Heidegger écrit : « La mobilité du souci a
le caractère de l’expérience pratique <Umgang> de la vie facticielle dans son
monde ». Et plus loin : « Le sens fondamental de la mobilité facticielle de la
vie est le se-soucier et le s’inquiéter (curare). »5 Cette caractérisation de la
mobilité facticielle comme cura, curare était préparée dans le cours de 1921
sur Augustin, par la mise en relief de la sollicitude (Bekümmerung, Bekümmert-
sein)6 située au centre de la vie chrétienne exposée à la tentation. La vie facti-
cielle est déchirée entre les deux modes primordiaux et croisés de la cura que
sont la crainte (timere, fürchten) et le désir (desiderare, erwünschen). Heidegger
trouve la structure dynamique de ce clivage (Zerissenheit, Zwiespältigkeit) au

[WS 1923-1924], 6 ; 293 ; GA 18 [SS 1924], 197 ; GA 32 [WS 1930-1931], 206 ; GA 33


[SS 1931], 150. Le premier séminaire (inédit) de Heidegger sur le Traité de l’âme date de 1921.
1. Éth. Nic., I, 6, 1097 b 33 ; GA 22 [SS 1926], 312 : « Quel est le bios le plus haut, la pos-
sibilité la plus haute de l’existence, la manière d’être par laquelle l’homme suffit au plus haut
degré à son pouvoir d’être qui lui est spécifique, par laquelle l’homme est proprement <eigent-
lich> lui-même ? »
2. Part. an., X, 655 b 5-7 : « Au contraire, les êtres qui, outre la vie, possèdent encore la
sensiblité, ont une forme beaucoup plus variée, et chez certains cette variété est plus grande
que chez les autres ; cette forme est aussi plus complexe chez ceux dont la nature participe
non seulement à la vie, mais encore au bien-vivre. »
3. Éth. Nic., I, 8, 1098 b 21.
4. Éth. Nic., I, 3, 1095 b 18.
5. NB [1922], 14. Le mouvement immanent à la praxis se marquera, dans SZ, dans la
formule, bien connue, qui traverse l’ouvrage : l’être-là humain est ce vivant pour lequel « il
s’agit en son être de cet être même <um dieses Sein selbst geht> » (SZ [1927] 12 et passim). Um...
geht : l’Um-gang heideggérien transpose praxis. – Il importe de comprendre que dans le cas de
l’animal intelligent et « temporel » qu’est l’être-là humain, c’est la décision (proairesis), combi-
naison de désir et d’intellect, qui peut être au principe du mouvement : « Le principe de
l’action (morale) est la décision, principe étant ici le point d’origine du mouvement » (Éth.
Nic., VI, 2, 1139 a 31-32). Cf. aussi Éth. Eud., II, 6, 1222 b 29 : « L’homme est principe d’un
mouvement car l’action est mouvement » ; Éth. Eud., 1214 a 28-30 assimile praxis et genesis ;
en Mét., IX, 6, 1048 b 21, la praxis est également dite kinèsis.
6. Notons que Bekümmerung (Bekümmernis) traduit, selon l’usage germanique (qui dispose
donc aussi de Sorge), merimna (sollicitudo dans la Vulgate) ; cf. par ex. 2 Co 11, 28 ; 1 Co 7, 32-
34 ; 1 P 5, 6-7 ; Mt 6, 24-34.
6 Christian Sommer

livre X des Confessions1. L’orientation que prend la vie facticielle n’est jamais
stabilisée ni assurée2. Parmi les signifiances au milieu desquelles évolue la vie
facticielle, certaines (les prospera) contribuent à porter le mouvement vers le
terme souhaité, alors que d’autres (les adversa) au contraire inhibent le mou-
vement. Le clivage conflictuel de ces deux mouvements antagonistes, situé
sous un horizon d’attente (Erwartungshorizont)3, définit l’historique (das Histo-
rische) qui réside dans la cura même4. Cette vie historico-facticielle, marquée
par la co-présence (Miteinander, Mitdasein) conflictuelle des contraires, par la
discorde (Widerstreit)5 entre « esprit » et « chair », est la tentation même qui
n’offre aucun medius locus entre les contraires6, qui n’offre aucun repos à
notre « cœur inquiet »7, car pour échapper complètement à la tentation
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structurant la vie facticielle, il faudrait « sortir de ce monde » (1 Co 5, 10).
En les croisant avec la structure dynamique du conflit temporel entre
« intellect » et « appétit », inhérent à l’orexis aristotélicienne propre à tout
mouvement8, Heidegger formalise ces phénomènes néotestamentaires et
les greffe sur la structure de l’intentionnalité husserlienne9. L’être de la vie
facticielle est le souci inquiet comme orientation primordiale de l’existence

1. Cf. Conf., X, 28, 39 : « Il y a lutte entre mes joies dignes de larmes et les tristesses dignes
de joie ; et de quel côté se tient la victoire, je ne sais [...]. Dans l’adversité, je désire la prospé-
rité ; dans la prospérité, je redoute l’adversité. Quel juste milieu y a-t-il entre les deux, où la vie
humaine ne soit pas une tentation ? » ; GA 60 [SS 1921], 207-209. Heidegger cite le texte des Con-
fessions dans l’édition de Migne, Patrologia Latina [PL], Paris, 1861-1962, vol. 32. Nous don-
nons la traduction, parfois mod., de la Bibliothèque augustinienne [BA] 13-14, Paris.
2. Cf. Conf. X, 32, 48 : « Personne ne doit être en sécurité <securus> durant cette vie qui
tout entière a pour nom tentation : celui qui de pire a pu devenir meilleur, ne pourrait-il aussi de
meilleur devenir pire ? » ; GA 60 [SS 1921], 217.
3. GA 60 [SS 1921], 207.
4. GA 60 [SS 1921], 207 note : « Ici, dans l’exposé, ne pas encore mettre en relief l’ “his-
torique” ; le caractériser objectivement comme “dynamique” et clivage » ; 208 : « Motif fon-
damental : l’historique dans la cura même. » Sur cura, curare dans ce cours, cf. aussi 222 :
« Toute expérience comme curare est accompagnée par la tendance fondamentale de la delecta-
tio (uti-frui), c’est-à-dire par un curare diversement caractérisé, donc toujours un appetitus déter-
miné, une tendance conative <Anstreben> vers quelque chose » ; 207-208 avec réf. à Enarra-
tiones in Psalmos, VII, 9 (PL 36, 103 : Finis enim curae delectatio est) ; 271-273.
5. GA 60 [SS 1921], 250.
6. GA 60 [SS 1921], 208-209, 213-214.
7. Conf., I, 1, 1. Cf. GA 58 [WS 1919-1920], 62 : inquietudo cordis = « la grande et inces-
sante inquiétude <Unruhe> de la vie » ; 205. Cf. aussi Pascal, Pensées, 127, 406, 427, 431,
465 (Br.).
8. De an., III, 10, 433 b 18 : « Le désir est une sorte de mouvement » ; 433 b 28-29 : « C’est
en tant que l’animal est doué de désir qu’il est son propre moteur. » Si l’intellect ne meut pas
sans désir, « le désir peut mouvoir contre le raisonnement, car l’appétit est une sorte de désir »
(433 a 25). L’intellect est toujours droit, alors que désir et imagination peuvent être droits ou
erronés. Ainsi le principe moteur qu’est le désir peut donner lieu, chez l’être humain, à un con-
flit : « Il naît des désirs contraires les uns aux autres, ce qui arrive quand la raison et les appétits
sont contraires [...], fait qui ne se produit d’ailleurs que chez les êtres qui ont la perception du
temps : en effet, l’intellect commande de résister en considération du futur, tandis que l’appétit
n’est dirigé que par l’immédiat, car le plaisir présent apparaît comme absolument agréable et
bon absolument, parce qu’on ne voit pas le futur » (433 b 5-10). Cf. la glose de De an., III, 9-10
en GA 22 [SS 1926], 182-188, 308-311 ; GA 33 [SS 1931], 123-124, 150-151.
9. NB [1922], 30 : Sorgen = Intentionalität. Sur Bezugssinn, Vollzugssinn, Gehaltssinn,
cf. GA 61 [WS 1921-1922], 52-56.
L’inquiétude de la vie facticielle 7

vers quelque chose : « Vivre, pris au sens verbal, doit être interprété selon
son sens référentiel comme se-soucier ; se soucier pour et de quelque quelque
chose, vivre de quelque chose en s’en souciant. »1 En un sens indicatif-
formel, vivre, comme conduite orientée, signifie « se soucier, s’inquiéter du
“pain quotidien” <sorgen um das “tägliche Brot”> »2, ainsi que l’écrit Heideg-
ger en référant ainsi, par le biais de cette expression néotestamentaire3, au
pouvoir « nutritif », pouvoir psychique primordial, qui, en tant qu’il
est reproducteur et conservateur de l’être, précède et fonde les autres
pouvoirs4.
Le comment fondamental (Grundwie) de l’orientation et de l’opération
(Vollzug) de la vie est le « “manque” <Darbung> (privatio, carentia) »5. Heideg-
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ger sollicite les notions aristotéliciennes de sterèsis / hexis pour conceptualiser
ce comment existentiel de la vie facticielle. La détermination négative par la
privation (sterèsis), qui est un « non » (Nicht), rapporte l’existence directement
à une possibilité qui n’est pas encore mais qu’elle pourrait posséder (hexis,
echein)6. La vie facticielle est toujours en manque de quelque chose, au point
qu’il lui manque même la définition de ce manque7. La vie facticielle est ce
manque : elle est son néant, comme Heidegger le dira plus loin dans le cours.
Les trois catégories phénoménologiques fondamentales qui déterminent le
se-soucier de la vie dans sa conduite (Verhalten) orientée par rapport au
monde ambiant (Umwelt), aux autres (Mitwelt) et à soi-même (Selbstwelt), sont
l’inclination (Neigung), la distance (Abstand) et le verrouillage (Abriegelung).
Examinons le complexe dynamique de ces trois catégories fondamentales
forgées par Heidegger.
L’inclination confère un poids (Gewicht) et une pression (Druck)8 qui
entraîne et emporte la vie facticielle dans la dispersion (Zerstreuung)9. Cette
dispersion doit s’entendre au double sens, préconstructif (praestruktiv) et
reluisant (reluzent), d’un « se disperser » (sich zerstreuen) et de ce qui disperse
(das zerstreuende)10. La Neigung est le mouvement dispersif qui incline à la ten-
tation11. Heidegger récapitule dans cette catégorie de Neigung son interpré-
tation phénoménologique du defluere et de la molestia dans le cours sur
Augustin. La vie facticielle, « cette vie humaine sur terre » qui est « d’un

1. GA 61 [WS 1921-1922], 90.


2. GA 61 [WS 1921-1922], 90.
3. Mt 6, 11 ; Lc 11, 3 ; Mt 6, 25-34.
4. De an., II, 1, 412 a 14 ; III, 12, 434 a 22-25 ; II, 4, 415 a 23 - 415 b 7 ; 416 b 14-15,
17.18.
5. GA 61 [WS 1921-1922], 90.
6. GA 61 [WS 1921-1922], 148 ; GA 20 [SS 1925], 408.
7. GA 61 [WS 1921-1922], 155.
8. GA 61 [WS 1921-1922], 101 ; 119 : « La vie possède “en elle-même” un poids
particulier. »
9. GA 61 [WS 1921-1922], 102.
10. GA 61 [WS 1921-1922], 119.
11. En NB [1922], 19, Heidegger rapporte explicitement le phénomène de la Neigung à
la déchéance en parlant d’inclination à la déchéance (Verfallensgeneigtheit) de la vie facticielle
comme mobilité du souci.
8 Christian Sommer

bout à l’autre tentation »1, se dissout et s’aliène dans la multiplicité mon-


daine : elle est « vécue » et « tirée » par le monde dans lequel elle est jetée2.
Le mouvement de l’être-jeté (irruere) est doublé par le mouvement d’un
defluere : « nous glissons dans le multiple »3. En tant que « comment » de
l’être de la vie, la molestia concentre toute la « croix » et la « gravité » de ma
facticité. Elle est une charge (Beschwernis) et une oppression (Bedrängnis)4 ;
elle est une mise en danger (Gefährdung) de ma vie facticielle. Confronté aux
tracas et aux difficultés, à la lutte intérieure de tous les jours, « je suis un
poids à moi-même »5.
Dans notre cours de 1921-1922, la deuxième catégorie dynamique déve-
loppée par Heidegger est celle de la distance (Abstand), ou de l’abolition de
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la distance (Abstandtilgung). Distance et inclination sont intriquées : le
« devant » (pro, Vor) de la distance (au sens temporel plus que spatial) que
suppose toute pro-position (Vorhabe) et projet d’être soi, est recouvert (ver-
deckt), refoulé (abgedrängt) et dispersé (zerstreut) par l’inclination. La vie facti-
cielle, en suivant ses inclinations, ne parvient pas à se voir (versieht sich) ni à
s’avoir en propre, car elle est exclusivement fixée sur la multiplicité des
signifiances mondaines qui lui procurent des plaisirs mondains et lui dictent
ainsi l’orientation de son existence6.
Par Abstand, Heidegger traduisait en 1921 le terme augustinien de distan-
tia en décrivant l’expérience clivée de la tentation, déchirée entre les deux
« moi »7. Dans sa glose, Heidegger montrait qu’assujettie à un accroissement
répétitif des signifiances objectives générées par le monde, assaillie par le
« bourdonnement de milliers d’objets », la vie facticielle, diluée dans la réa-
lité mondaine, refoulant ou calculant toute « possibilité »8, se trouve

1. Conf., X, 32, 48 ; Jb 7, 1 ; GA 60 [SS 1921], 217.


2. GA 60 [SS 1921], 228 (Gelebtwerden) ; 206 (Gezogenwerden) ; 250-251 (Geworfen-
werden = irruere).
3. Conf., X, 29, 40 ; GA 60 [SS 1921], 205-206 ; 250.
4. GA 60 [SS 1921], 244 et 294. Dans son cours de 1920-1921 Heidegger utilise, selon
l’usage, Bedrängnis pour traduire thlipsis (oppression, affliction, tribulation) ; cf. GA 60
[WS 1920-1921], 97 sur 1 Th 3, 7.
5. Conf., X, 28, 39.
6. GA 61 [WS 1921-1922], 102-103.
7. Cf. GA 60 [SS 1921], 213 ; Conf. X, 30, 41 : « La distance même entre les deux états
nous découvre que ce n’est pas nous qui avons fait cela ; et pourtant cela s’est fait en nous
de quelque façon, et nous le déplorons » ; Rm 7, 14-23. Cf. aussi GA 61 [WS 1921-1922],
263, 283.
8. Conf., X, 23, 33 ; GA 60 [SS 1921], 218-219. Les dévoyés ne visent pas la joie de la
vérité, c’est-à-dire une joie « existentiellement référée » (201) à la vita beata, mais une joie
mondaine qui se satisfait des objets réels. Cf. Conf., X, 23, 33 : « Peut-être le [sc. bonheur] veu-
lent-ils tous, mais parce que la chair convoite en sens inverse de l’esprit et l’esprit en sens inverse de la
chair, en sorte qu’ils ne font pas ce qu’ils veulent [Ga 5, 17], ils retombent [cadere = fallen] dans ce
qu’ils peuvent et s’en contentent » ; GA 60 [SS 1921], 197. Ils refusent ce qui n’est pas direc-
tement disponible, car « ce qu’ils ne peuvent pas, ils ne le veulent pas autant qu’il faut pour le
pouvoir » (X, 23, 33) ; dans sa glose (GA 60 [SS 1921], 198), Heidegger insiste sur le refoule-
ment de la possibilité en utilisant déjà le vocabulaire de l’Entwurf et de la Geworfenheit de SZ ;
cf. aussi GA 60 [SS 1921], 248-249, 253-254.
L’inquiétude de la vie facticielle 9

emportée dans un circuit compulsif et autosuffisant qui occupe dès lors la


fonction de donation du sens (Sinngebung) pour la facticité1. Associant ainsi le
motif néotestamentaire du péché excessivement pécheur (Rm 7, 13) et celui
de l’excès dans la doctrine aristotélicienne du juste milieu, Heidegger forge
la notion d’hyperbolique (das Hyperbolische) pour qualifier ce mode d’être de
la vie où la multiplicité comme telle devient objet du souci inquiet2 : la vie
assoiffée de nouveauté accroît sans cesse, « hyperboliquement », les possibi-
lités mondaines, produisant un excédent perpétuel de signifiance.
Pour articuler la troisième catégorie, le « verrouillage », Heidegger
reprend également un phénomène dégagé à partir des Confessions3. Dans
l’orientation déchéante (Abfallsrichtung) vers la joie mondaine, qui les éloigne
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de la vita beata, fixés sur l’attrait du plaisir immédiat, les dévoyés se verrouil-
lent eux-mêmes (Sich-selbst-abriegeln) contre la vérité tout en ne désirant pas
être trompés4 ; plus loin, dans le phénomène de la complaisance en soi, Hei-
degger avait montré que le soi, en se pro-posant son propre monde, faisait
écran à la possibilité d’être lui-même5.
La vie facticielle se « verrouille » pour se défendre contre elle-même,
mais par là même elle s’oublie et s’omet (lässt sich aus), en esquivant la pos-
sibilité de « se rencontrer elle-même »6. En accroissant excessivement
( « hyperbole » ) les possibilités mondaines, la vie accroît dans le même mou-
vement les possibilités de se méprendre (sich vergreifen), c’est-à-dire de se
manquer et de s’omettre ( « ellipse » ). L’infinité (Unendlichkeit) signifiante
des possibilités de se méprendre n’est ainsi que « le masque <Maske> que la
vie facticielle met facticiellement à elle-même, à son monde, en se le présen-
tant »7 : la vie facticielle égarée se représente le monde comme le bien véri-
table qu’il n’est pas. Par la formation hyperbolique (hyperbolisches Ausbilden)8
de nouvelles possibilités mondaines, la vie s’évite elle-même et ne rencontre
que son masque, ce que Heidegger appelle d’un terme luthérien la « lar-
vance » (Larvanz) : « Dans le souci inquiet, la vie se verrouille contre elle-
même, et dans ce verrouillage même, elle ne parvient pas à se débarrasser
d’elle-même. En détournant toujours de nouveau le regard d’elle-même, elle

1. GA 60 [SS 1921], 218-220, 256. Sur l’autosuffisance (Selbstgenügsamkeit) et la signi-


fiance (Bedeutsamkeit) comme traits caractéristiques de la vie facticielle, cf. GA 58 [WS 1919-
1920], 137 sq. ; GA 60 [WS 1920-1921], 12-13.
2. GA 61 [WS 1921-1922], 104.
3. Conf., X, 23, 34 : la vérité « les dévoilera sans qu’ils le veuillent, et elle-même pour eux
restera voilée ».
4. GA 60 [SS 1921], 200-201 ; 252 : « Se cacher <Verbergen> dans la vie même – le
verrouillage. »
5. Conf., X, 39 ; GA 60 [SS 1921], 240.
6. GA 61 [WS 1921-1922], 106 ; cf. aussi 107-108 ; NB [1922], 22.
7. GA 61 [WS 1921-1922], 107-108 ; NB [1922], 19-20 : « Ce faisant la vie, en fermant
les yeux devant son caractère dynamique le plus propre, est vue mondainement comme un
objet de manipulation pratique dont on peut produire la forme idéale » (GA 60 [SS 1921],
220).
8. GA 61 [WS 1921-1922], 107 ; 121.
10 Christian Sommer

se cherche toujours et se rencontre justement là où elle ne s’y attend pas, et


le plus souvent dans son masquage (larvance). »1
Résumons avec Heidegger le complexe dynamique de la vie facticielle :
« La vie facticielle fraye sa propre voie en inclinant, en refoulant la distance,
en se verrouillant, orientée sur la facilité. »2 Ces trois catégories possèdent un
mode commun de production temporelle (Zeitigung) : la facilitation et le sou-
lagement (Erleichterung), catégorie que Heidegger tire d’une destruction réité-
rative de la doctrine de la vertu dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote.

Exhortation à la philosophie
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Oscillant entre « ellipse » (défaut) et « hyperbole » (excès), la vie facti-
cielle cherche la facilité et la sécurité : « Vivre, c’est se-soucier, et ce par le
penchant du se-faciliter-les-choses <Es-sich-leicht-Machen>, de la fuite. Par là
se produit l’orientation sur le “manquable” <Verfehlbare> comme tel, la pos-
sibilité de manquer la cible, la déchéance <Abfall>, le se-faciliter-les-
choses. »3 Heidegger se réfère alors au livre II de l’Éthique à Nicomaque où
Aristote définit la vertu comme juste milieu :
« De plus l’erreur est multiforme (car le mal relève de l’illimité, comme les
Pythagoriciens l’ont conjecturé, et le bien, du limité), tandis qu’on ne peut observer
la droite règle que d’une seule façon : pour ces raisons aussi, la première est facile, et
l’autre difficile ; il est facile de manquer le but, et difficile de l’atteindre. Et c’est ce
qui fait que le vice a pour caractéristiques l’excès et le défaut, et la vertu la
médiété. »4

1. GA 61 [WS 1921-1922], 107. Sur le « masque » et la « larve », cf. le commentaire


luthérien (1531) de Ga 2, 6 (WA 40, I, 174 ; LO XV, 109). – Cf. Pascal, Pensées, 183 (Br.) :
« Nous courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant
nous pour nous empêcher de le voir. »
2. GA 61 [WS 1921-1922], 108.
3. GA 61 [WS 1921-1922], 109. Sur la facilité-légèreté (Leichtigkeit) opposée à la difficul-
té-lourdeur (Schwere), cf. GA 58 [WS 1919-1920], 142 ; GA 60 [WS 1920-1921], 113, 120-121,
121 ; GA 60 [SS 1921], 206, 242, 249, 250 et 263 ; PIA [SS 1922], 15-16 ; GA 63 [SS 1923],
109 ; GA 64 [1924], 27 ; GA 19 [WS 1924-1925], 97-98 (sur Mét., I, 2, 982 a 24). Dans SZ,
Heidegger réinscrit la tendance « facilitante » dans l’analytique de l’être-là quotidien : « Le On
décharge ainsi l’être-là particulier dans sa quotidienneté. Plus même ; par cette décharge d’être
<Seinsentlastung>, le On rend service à l’être-là, si tant est qu’en celui-ci réside la tendance à
prendre à la légère et à se faciliter les choses <Leichtnehmen und Leichtmachen> » (SZ [1927],
127-128) ; cf. aussi 256, 284, 384. Remarquons que vers 1933-1934, on peut observer chez
Heidegger II une inflation du vocabulaire de la dureté, de la difficulté et du danger ; cf. par
ex. « hartes Geschlecht » (GA 16 [1933], 763 ; GA 66 [1938-1939], 61), expression qui n’est
pas sans comique involontaire ; GA 16 [1933], 94, 759 ; GA 36/37 [WS 1934], 264, etc.
4. Éth. Nic., II, 5, 1106 b 28-34 ; c’est la seule citation directe d’Aristote dans le cours.
Heidegger recommande et utilise (GA 24 [WS 1924-1925], 158 ; GA 27 [WS 1928-1929],
172) l’édition Aristotelis Ethica Nicomachea, recognovit Franciscus Susemihl, Leipzig, Teubner,
1880 (revue par Apelt, Leipzig, 31912). Heidegger renvoie aussi à la théorie platonicienne de
la vertu dans Polit., 248 a-c et Prot., 356 a. Pour la métaphore platonicienne de l’archer (Rép.,
VII, 519 c ; Phil., 60 a ; Théét., 194 a), cf. aussi Éth. Nic., I, 1, 1094 a 22 : « Pour la conduite de
la vie, la connaissance de ce bien [sc. le souverain bien] est d’un grand poids, et que, semblable
L’inquiétude de la vie facticielle 11

Reconstituons le contexte de la citation pour en comprendre la fonction


dans la problématique de la vie facticielle. Si la vertu (aretè) ou l’excellence
éthique, étant « une sorte de médiété, en ce sens qu’elle vise le moyen »1,
touche la cible d’une seule manière, les manières de se tromper et de man-
quer la cible sont multiples. Pour Aristote, l’excellence éthique réside dans la
médiété (mesotès), c’est-à-dire dans le juste milieu entre deux extrêmes (deux
vices symétriques)2, comme l’indique la définition générale de la vertu : « La
vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une
médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la
déterminerait l’homme prudent. »3 La vertu éthique est une disposition
acquise, c’est-à-dire une habitude, et, comme telle, elle peut être fixée par
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l’exercice, par la répétition. Elle agit selon le juste milieu dont le critère est la
droite règle (orthos logos)4 donnée par le jugement du prudent, et cette droite
règle détermine la conformité de l’action aux circonstances : agir « comme il
faut », au moment propice, voilà le plus difficile visé par la vertu5. Pour tou-
cher le juste milieu, il faut donc agir selon la droite règle déterminée par la
sagesse pratique ou prudence (phronèsis), « vertu dianoétique » qui fonde et
guide les « vertus éthiques ». Le prudent sait faire le choix de la bonne action
car il sait délibérer correctement sur les moyens qui conduisent à la vie heu-
reuse6 : au bonheur ou au bien suprême7. Son regard fixé sur ce but que lui
fournit sa vertu, en possession de la droite règle, il peut alors prendre une
décision éclairant l’action qui touchera la cible : le juste milieu entre l’excès
et le défaut8.

à des archers qui ont une cible sous les yeux, nous pourrons plus aisément atteindre le but qui
convient. » À propos du « poids », J. Tricot, 34 (n. 2), se référant à l’Index aristotelicus de
Bonitz, nous dit qu’au sens métaphorique il équivaut à dunamis, ce qui n’a pas échappé à Hei-
degger : « La possibilité est le “poids” à proprement parler. Difficile, lourd <schwer> » (GA 60
[SS 1921], 249).
1. Éth. Nic., II, 5, 1106 b 27.
2. Éth. Nic., II, 2, 1104 a 25 ; II, 5 ; II, 6, 1107 a 5 sq. ; II, 9, 1109 a 20 ; VI, 1, 1138 b 20-
25 ; Pol., IV, 11, 1295 b 4. La doctrine du juste milieu s’applique aux « vertus éthiques », non
aux « vertus dianoétiques » : « J’entends ici la vertu morale, car c’est elle qui a rapport à des
affections et des actions, matières en lesquelles il y a excès, défaut et moyen » (Éth. Nic., II, 5,
1106 b 15).
3. Éth. Nic., II, 6, 1106 b 36.
4. Éth. Nic., VI, 1, 1138 b 20.
5. Éth. Nic., II, 9, 1109 a 25-30 : « Se livrer à la colère est une chose à la portée de
n’importe qui, et bien facile, de même donner de l’argent et le dépenser ; mais le faire avec la
personne qu’il faut, dans la mesure et au moment convenables, pour un motif et d’une façon
légitimes, c’est là une œuvre qui n’est plus le fait de tous, ni d’exécution facile, et c’est ce qui
explique que le bien soit à la fois une chose rare, digne d’éloge et belle » ; cf. aussi 3, 1105 a 8 :
« La vertu, comme l’art également, a toujours pour objet ce qui est le plus difficile » ; 9,
1109 b 14.
6. Éth. Nic., VI, 5, 1140 a 25-28 ; cf. aussi VI, 5, 1140 b 4-10 : « La prudence est une dis-
position accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mau-
vais pour un être humain » ; VI, 8, 1141 b 29.
7. Les deux termes sont équivalents (Éth. Nic., I, 2, 1095 a 19 ; I, 6, 1097 b 22).
8. Éth. Nic., VI, 1, 1138 b 20-25. Sur l’excès ( « hyperbole » ) et le défaut ( « ellipse » )
qu’Aristote qualifie d’également nuisibles pour la médiété, cf. Éth. Nic., II, 5, 1106 a 29 ;
cf. aussi Éth. Eud., II, 3, 1220 b 22 ; II, 5.
12 Christian Sommer

Dans son insouciance (Sorglosigkeit) dispersée, l’être-là humain manque le


juste milieu, déchoit de sa possible « vertu », de son « excellence propre »1,
oscillant entre défaut et excès, deux traits symétriques du « vice ». Le mou-
vement de l’égarement (le « vice »), où la vie « bonne » est manquée, apparaît
comme une contre-possibilité de la vertu éthique, médiété entre l’hyperbole
et l’ellipse, juste milieu où la vie coïnciderait avec elle-même dans la vérité de
sa bienheureuse Eigentlichkeit. Faillir à la possibilité d’une vie (bios) excellente,
c’est ce que Heidegger caractérise, dès 1921-1922, par la notion de faute
(Schuld)2. Les possibilités infinies de commettre des erreurs multiformes ren-
dent l’être-là humain « coupable » et « responsable » de manquer sa possibi-
lité la plus propre. Il faut agir « comme il faut » : mais cette exigence du « il
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faut » du bien agir, condition du bien vivre, abrite justement en lui la possibi-
lité, pour l’être-là, de défaillir. L’être-là est en faute, car au lieu de toucher la
cible en ligne droite et d’atteindre le bonheur parfait qui est toujours simple,
il s’oriente le plus souvent sur le faillible comme tel, par où l’être-là faillit à
lui-même en omettant de se choisir, glissant loin de lui-même sur la pente de
la facilité. Ainsi, écrit Heidegger, l’être-là humain « évite le difficile, ce qui est
monachos, simple (sans détours), il ne se fixe pas de but, ne veut pas être dis-
posé <gestellt> à <auf> ni dans <in> (en la répétant <sie wiederholend>) une
décision originaire <Urentscheidung> »3.
Cette « décision originaire » nous conduit vers la dimension « existen-
tielle » et « psychagogique » inhérente à la méthode heideggérienne mise en
œuvre dans sa phénoménologie de la vie facticielle. Arrêtons-nous un ins-
tant pour examiner la genèse de cette méthode qu’on retrouvera, déve-
loppée dans toutes ses implications, dans l’ouvrage de 1927. Tel un « bois
tordu », la vie facticielle, tendant au « vice », inclinant à l’égarement, doit être
constamment redressée, par une décision, vers son milieu juste. Aristote
notait au livre II de l’Éthique à Nicomaque : « Nous devons considérer quelles
sont les fautes pour lesquelles nous-mêmes avons le plus fort penchant, les
uns étant naturellement attirés vers telles fautes et les autres vers telles
autres. Nous reconnaîtrons cela au plaisir et à la peine que nous en ressen-
tons. Nous devons nous en arracher nous-mêmes vers la direction opposée,
car ce n’est qu’en nous écartant loin des fautes que nous commettons que
nous parviendrons à la position moyenne, comme font ceux qui redressent
le bois tordu. »4

1. Éth. Nic., I, 6, 1098 a 15 ; II, 5, 1106 a 15-24 ; IX, 9, 1169 b 33 ; X, 7, 1178 a 5 ; GA 19


[WS 1924-1925], 169 : « L’arétè est elle-même quelque chose comme une teleiôsis ; elle est ce
qui porte quelque chose d’étant en lui-même dans l’excellence propre <Eigentlichkeit> de son
être. »
2. GA 61 [WS 1921-1922], 109 ; 88 ; GA 60 [SS 1921], 257 avec réf. à Kierkegaard, Der
Begriff der Angst (GW 5, Jena, 1912, p. 107).
3. GA 61 [WS 1921-1922], 109. Notons que « ... gestellt sein » transpose hexis (cf. par ex.
GA 19 [WS 1924-1925], 52, 50). – Sur la destruction de l’hexis dans Mét., V, 23 et 20 et Éth.
Nic., II, 1-5, cf. GA 18 [SS 1924], 172-191.
4. Éth. Nic., II, 9, 1109 b 1-7. Pour la métaphore du « bois tordu », cf. aussi Platon, Prot.,
325 d. Et Qo 7, 14 : « Regarde l’œuvre de Dieu : qui pourra redresser ce qu’il a courbé ? », etc.
L’inquiétude de la vie facticielle 13

Pour rendre excellente, vertueuse cette vie facticielle qui est « tout
entière tentation », il faut toujours la « reprendre » au sens d’une ré-pétition
(Wieder-holung) de la vie facticielle par la philosophie : « La philosophie est
un comment fondamental de la vie elle-même, en sorte qu’elle la ré-pète
proprement à chaque fois <eigentlich je wieder-holt>, qu’elle la reprend à la
dé-chéance <Abfall>, reprise <Zurücknahme> qui, en tant que recherche
radicale, est elle-même vie. »1 La répétition est la décision, difficile à
prendre, toujours à reprendre, de rompre avec les habitudes de l’éga-
rement, avec les « vices », pour acquérir, progressivement, l’excellence. La
philosophie peut exhorter à tirer le bois tordu qu’est la vie facticielle dans
le sens contraire à la courbure, pour qu’en revenant, par une répétition
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régulière, elle s’habitue à demeurer dans la position intermédiaire et excel-
lente de son existence.
Philosopher, c’est ainsi contrer la tendance à la facilité en rendant
l’existence encore plus difficile, lourde à porter, mais « belle » : la philosophie,
comme charge lucide (wache Erschwerung), donne à penser l’inquiétude et le
poids (molestia) de la vie facticielle pour faire pencher la balance de l’existence
vers son excellence propre : vers l’Eigentlichkeit de son être2. La décision con-
crète pour l’existence, pour un bios excellent, ne peut s’enseigner directement,
mais elle peut être provoquée et formellement indiquée par une incarnation
exemplaire de cette décision même, c’est-à-dire par l’engagement concret du
philosophe qui s’est déjà décidé. En effet, l’engagement philosophique, pour
être authentique, « présuppose » un « être-décidé facticiel <faktisches Entschie-
densein> », une « résolution <Entschlossenheit> à la connaissance philoso-
phique »3, disposition qu’on retrouvera en 1927 dans le concept existential de
la résolution anticipatrice et précursive <vorlaufende Entschlossenheit> comme
aretè ethikè et hexis prohairetikè.
Ce sont les catégories qui « vivent » dans la vie concrète de l’interprétant
même, ici les catégories dynamiques de la vie facticielle, qui recèlent la possi-
bilité facticielle de provoquer cette décision4 : c’est l’interprétation existen-
tielle de la mobilité, que le philosophe Heidegger opère hic et nunc dans son
cours à l’université5, et qu’il adresse performativement à ses auditeurs ou à
ses lecteurs ( « nous », « vous » ), qui peut conduire « dans la situation de
l’archi-décision authentique <genuine Urentscheidung> »6 pour la philosophie.

1. GA 61 [WS 1921-1922], 80 ; 88.


2. GA 61 [WS 1921-1922], 109 ; 189.
3. NB [1922], 21 ; GA 61 [WS 1921-1922], 169.
4. GA 61 [WS 1921-1922], 99.
5. Sur l’effet provoqué par l’hexis philosophique de Heidegger dans ses premiers cours,
cf. par ex. le témoignage détaillé dans la lettre de G. Krüger à F. Gogarten, 14 no-
vembre 1923, in R. Bultmann et F. Gogarten, Briefwechsel 1921-1967, Mohr/Siebeck, Tübin-
gen, 273-278. Rappelons que l’enseignement du premier Heidegger, à Fribourg et à Mar-
bourg, a formé, influencé ou marqué des philosophes aussi différents que G. Anders,
H. Arendt, H.-G. Gadamer, H. Jonas, E. Levinas, L. Strauss, K. Löwith, H. Marcuse, W. Szi-
lasi, E. Tugendhat, H. Weiss...
6. GA 61 [WS 1921-1922], 79.
14 Christian Sommer

Il s’agit d’induire une transformation ou une mutation (Umwandlung)1 de la


vie facticielle : une conversion à la philosophie.
L’interprétation n’est elle-même, insiste Heidegger, que si elle s’en-
racine explicitement dans la vie facticielle de l’interprétant : « La recherche
philosophique n’est proprement elle-même, et par là entièrement facticielle,
qu’en élaborant elle-même dans son opération l’existence spécifique de
l’être qui cherche et questionne. »2 La recherche trouve son origine et son
terme dans la vie facticielle du chercheur : dans la recherche, il s’agit d’aller
« aux racines de la facticité propre à sa vie concrète »3. La philosophie de la vie
facticielle est la vie facticielle du philosophe, mais explicitement portée au
concept : conformément à son objet, l’acte philosophique qui interprète la
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facticité est lui-même facticiel ; l’interprétation de la mobilité est elle-même
l’ « expression d’une mobilité fondamentale de la vie »4. Si l’opération
du philosopher est elle-même une expression de la vie facticielle tendan-
ciellement égarante et « ruinante », elle implique une lutte (Kampf) inces-
sante « contre sa propre ruinance facticielle »5. Car l’interprétation phéno-
ménologique est toujours aussi une auto-interprétation qui entend détruire
le soi inauthentique et mondain pour faire advenir le soi authentique et
philosophique.
Afin de porter au phénomène la vie facticielle dans son haecceité (Diesig-
keit)6, dans son individualité7, pour thématiser la mobilité comme être de la
vie facticielle, Heidegger, renouant avec « une tendance implicitement
vivante à l’intérieur de la philosophie de la vie »8, recourt ainsi à des catégo-
ries « vécues » dans l’acte même d’une « interprétation existentielle »9. Ces
catégories interprétatives, qui sont « en vie dans la vie même <im Leben selbst
am Leben> »10, doivent contraindre (zwingen)11 la vie facticielle à s’exprimer

1. GA 60 [WS 1920-1921], 10.


2. GA 61 [WS 1921-1922], 169.
3. GA 61 [WS 1921-1922], 169. Cf. SZ [1927], 38 : « La philosophie est une ontologie
phénoménologique universelle, procédant de l’herméneutique de l’être-là qui, à titre
d’analytique de l’existence, a fixé la fin du fil conducteur de tout questionnement philoso-
phique là même où celui-ci a son origine <entspringt> et où il renvoie <zurückschlägt> » (SZ
[1927], 436).
4. GA 61 [WS 1921-1922], 132.
5. GA 61 [WS 1921-1922], 153.
6. GA 61 [WS 1921-1922], 88, 109. Le terme de Dies(ig)keit semble formé à partir de
diese(r, -s) : haec, tode ti.
7. GA 1 [1915], 253 : « ceci-ici-maintenant » ( « Solches-Jetzt-Hier » ), « forme de
l’individualité ».
8. GA 61 [WS 1921-1922], 117 ; en 80, Heidegger cite Nietzsche, Bergson, Dilthey,
Scheler comme figures de la Lebensphilosophie. Il faudrait étudier de plus près la source bergso-
nienne ; dès 1920, Heidegger « travaille systématiquement » Bergson et n’hésite pas à écrire :
« J’apprends beaucoup en étudiant Bergson [...]. Des problèmes que Husserl présente sou-
vent, dans la conversation, comme absolument nouveaux, ont déjà été clairement identifiés
et résolus par Bergson il y a 20 ans » (lettre du 11 août 1920, in « Mein Liebes Seelchen », 105).
9. GA 61 [WS 1921-1922], 57.
10. GA 61 [WS 1921-1922], 88 ; 99.
11. GA 61 [WS 1921-1922], 87. Ce geste herméneutique préfigure la violence (Gewalt-
samkeit) propre à l’analyse existentiale (SZ [1927], 311).
L’inquiétude de la vie facticielle 15

par d’autres catégories que celles dictées par cette lingua aliena qu’est le dis-
cours du monde (die Sprache der Welt)1.
Pour former la lucidité de la vie facticielle et lui faire parler la langue de
la philosophie, il faut dégager un « point fixe »2 dans le mouvement d’éga-
rement, afin de donner lieu à une décision qui anticipera la possibilité d’un
bios excellent3. En 1923, Heidegger précise : « La mobilité ne se voit vérita-
blement que depuis un “point d’arrêt” <“Aufenthalt”> à chaque fois parti-
culier. »4 Ce point d’arrêt est existentiel, « physique », ce n’est pas le repos
d’une intellection théorique ou « métaphysique » : il est explicitement ancré
dans la vie facticielle et n’oublie pas sa genèse, son « acquisition initiale ».
Là aussi, Heidegger semble détruire et transformer une idée aristotéli-
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cienne. En tant que motrice, l’âme est elle-même immobile ; elle ne saurait
être en mouvement : « Il est complètement impossible que le mouvement
appartienne à l’âme. »5 Emportée elle-même dans le mouvement, privée de
stabilité, elle ne pourrait plus connaître scientifiquement, car selon Aristote,
l’intellection est nécessairement un repos et un arrêt dans le mouvement :
« Quant à l’acquisition initiale de la science, elle n’est pas une génération ni
une altération car nous disons connaître scientifiquement et réfléchir sage-
ment dans l’action du fait que la pensée discursive est en repos et en
arrêt. »6
Le point d’arrêt existentiel est « le point d’arrêt avant le possible saut de la
décision inquiète <Sprung der bekümmerten Entscheidung> ; de celle-ci, il n’est
jamais explicitement question, mais elle est constamment là. Dans le séjour
est visible le mouvement, et donc à partir de ce séjour en tant qu’il est authen-
tique, est visible la possibilité du contre-mouvement »7. Regardons plus en
détail ce contre-mouvement (Gegenbewegung) tel qu’il se déploie en 1921-
1922 : « L’interprétation phénoménologique, en tant qu’existentielle, mani-
feste essentiellement une “contre”-mobilité <“Gegen”-bewegtheit>. »8 La

1. NB [1922], 21. Cf. Augustin, Commentaire de la première épître de saint Jean [Ep. Io. tr.], II,
10 (BA 76).
2. GA 63 [SS 1923], 109 qui cite Pascal, Pensées, 382, Br. (Heidegger souligne) : « Quand
tout se remue également, rien ne se remue en apparence, comme en un vaisseau. Quand tous
vont vers le débordement, nul n’y semble aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement
des autres, comme un point fixe. »
3. GA 27 [WS 1928-1929], 168 : « Constitutif pour ce bios [sc. bios = Existenz] est la proai-
resis, anticipation <Anticipation>, la préférence libre <freie Vorwegnahme> d’une possibilité
déterminée de l’être-là. À l’être-là appartiennent plusieurs bioi et la possibilité du choix
<Wahl> entre différentes directions fondamentales. »
4. GA 63 [SS 1923], 109.
5. De an., I, 3, 406 a 2.
6. Phys., VII, 3, 247 b 10-12 ; cf. aussi De an., I, 3, 407 a 32-33 : « L’intellect ressemble
davantage à un repos ou à un arrêt qu’à un mouvement » ; III, 11, 434 a 16 : « Quant à la
faculté intellective, elle n’est jamais mue, mais elle demeure en repos. »
7. GA 63 [SS 1923], 109.
8. GA 61 [WS 1921-1922], 132 ; cf. 153 : « Une mobilité contre-ruinante est celle de
l’opération interprétative philosophique. » Cf. dans un autre contexte GA 19 [WS 1924-
1925], 97-98 sur Mét., I, 2, 982 a 24 : la sophia est un contre-mouvement (Gegenbewegung) qui
contrarie la tendance de l’être-là à s’attacher à l’apparence (Augenschein) la plus immédiate, à
16 Christian Sommer

mobilité philosophique contre et contient la mobilité de la ruinance : « Philo-


sopher est existentiellement contre-ruinant <gegenruinant>. »1 De cette
« continence <Enthalten> de la mobilité ruinante »2, Heidegger avait trouvé la
structure phénoménologique en 1921 dans Conf., X, 29, 40 ( « Tu nous
ordonnes la continence [...]. Oui, la continence nous rassemble et nous
ramène à l’unité que nous avions perdue en glissant dans le multiple » ) qu’il
glosait ainsi : « Car in multa defluximus, nous coulons dans le multiple et nous
nous dissolvons dans la distraction <Zerstreutheit>. Tu commandes le mou-
vement contraire <Gegenbewegung> à la dispersion <Zerstreuung>, à l’éparpil-
lement <Auseinanderfallen> de la vie. »3
Pour se soustraire au mouvement défluent qui précipite dans le multiple,
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il faut un mouvement contraire qu’est la « continence » donnée par Dieu, où
la vie se reprend pour maintenir son unité4. Ce contre-mouvement existen-
tiel de la continence (Zusammen-halten) « con-tient » et « concentre » la vie
facticielle dispersée dans le multiple, en la retirant à la « défluxion », à
l’ « écoulement »5, pour la ramener à l’unité de Dieu. La « concentration » de
la continence est orientée sur Dieu, contrairement à la concentration de
la concupiscence (con-cupiscere, zusammen-begehren), orientée sur les objets
mondains6.
La dynamique de la vie facticielle dans la tentation est ainsi clivée et
écartelée par deux mouvements antagonistes qui sont autant de modes de la
cura. Cet conflit marque le déchirement de la vie facticielle : « Car la chair

l’aisthèsis mondaine des polloi (entendons das Man) qui s’aveuglent au présent (Gegenwart) le
plus proche. – Indiquons, sans pouvoir l’exploiter ici, que l’une des sources aristotéliciennes
du concept heideggérien de Gegenbewegung est la notion de mouvement contraire (enantia kinè-
sis) dans Phys., V, 5 et 6.
1. GA 61 [WS 1921-1922], 160.
2. GA 63 [SS 1923], 109.
3. GA 60 [SS 1921], 205. Cf. aussi Conf., II, 1, 1 : « Ô douceur de bonheur et de sécurité,
toi qui me rassembles de la dispersion <dispersio>, où sans fruit je me suis éparpillé, quand je
me suis détourné de toi, l’Unique, pour me perdre dans le multiple. »
4. Conf., X, 29, 40, avec réf. à Sg 8, 21 ( « je savais que je ne pouvais avoir la continence
si Dieu ne me la donnait » ) ; GA [SS 1921], 209. En glosant Conf., X, 37, 61 ( « tu as com-
mandé non seulement la continence, qui signifie de quoi nous devons écarter notre amour,
mais aussi la justice, qui signifie vers quoi nous devons le porter » ), Heidegger note que
dans l’expérience de la tentation, la continence, dirigée sur l’amour de Dieu et sur la jus-
tice, retient le mouvement déchéant (Aufhalten des Abfalls) dirigé sur l’amour de soi
(GA [SS 1921], 237).
5. Pascal, Pensées, 212 ; 458 ; 459 (Br.) : « Les fleuves de Babylone coulent, et tombent
et entraînent Ô sainte Sion, où tout est stable et où rien ne tombe ! » ; Augustin, Ep. Io. tr.,
II, 10 : « Le fleuve des choses temporelles nous entraîne... » ; Enarr. in Ps. 136, 3-4 (PL 36-
37).
6. GA 60 [SS 1921], 211. En 210-241, Heidegger interprète comme trois possibilités de
la tentation dans le monde, c’est-à-dire trois mouvements de défluxion en conflit avec le
contre-mouvement de la continence, la triple concupiscence (Begierlichkeit), qui structure le
livre X (« Tu me commandes assurément de me contenir devant la concupiscence de la chair et la
concupiscence des yeux et l’ambition du siècle », Conf., X, 30, 41) selon la tripartion de 1 Jn 2, 15-17 :
« N’aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du
Père n’est pas en lui. Car tout ce qui est dans le monde – la convoitise de la chair, la convoi-
tise des yeux et l’orgueil de la richesse – vient non pas du Père, mais du monde. Or le monde
passe avec ses convoitises ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement. »
L’inquiétude de la vie facticielle 17

convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair ; il y a entre eux antago-


nisme, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez » (Ga 5, 17). Il
faut donc se laisser conduire par l’ « esprit » en empruntant le détour d’un
mouvement contraire à la « chair », car il faut partir du contraire pour aller
vers le contraire. Dans le Natorp-Bericht de 1922, Heidegger note : « L’être de
la vie en lui-même accessible dans la facticité même est constitué de manière
à n’être visible et atteignable qu’à travers le détour par le contre-mouvement
opposé au se-soucier égaré <verfallende Sorgen>. »1
Engager le contre-mouvement philosophique, c’est décider de ne pas
céder à la tentation du mouvement dispersif, c’est dire non à l’égarement et à
la ruinance que la vie facticielle est d’abord et le plus souvent. Le contre-
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mouvement philosophique est une négation de ce que la vie tient pour être ;
il contredit l’inauthenticité de la vie égarée. En niant l’être mondain, le
contre-mouvement oriente le souci sur l’être authentique de la vie : « Le
“contre” <Gegen>, en tant que “non” <Nicht>, manifeste par là une réalisa-
tion originairement constitutive de l’être. Eu égard à son sens constitutif, la
négation prime originairement sur la position. Et ce parce que le caractère
d’être de l’homme est facticiellement déterminé par un choir <Fallen>, par
un penchant <Hang> mondain. »2
Le non du contre-mouvement philosophique n’opère pas depuis
l’extérieur de la vie facticielle ; c’est la vie facticielle en son égarement même
qui en abrite la possibilité3. Le mouvement de l’égarement, en tant que pri-
vation du mouvement philosophique, doit être explicitement saisi, articulé
et inversé dans la Gegenbewegung : le discours philosophique n’est rien d’autre
que la vérité du discours mondain. Autrement dit, le « discours implicite,
facticiellement ruinant de l’autocompréhension de la vie facticiellement en
souci »4, le « non opératoire » que Heidegger, en 1920-1921, avait vu dans
2 Th 2, 10 ( « ils n’ont pas accueilli l’amour de la vérité » ), se trouve nié
et transformé par « la tendance élucidante, facticiellement interprétante,
c’est-à-dire contre-ruinante, de la connaissance philosophique des mobilités
catégoriales de la vie facticielle »5, en quoi le contre-mouvement philoso-
phique renoue avec la négation paulinienne qui vit la réalité de la vie mon-
daine comme si elle n’était pas6.
Le contre-mouvement n’est pas une fuite hors de la vie facticielle (Welt-
flucht) ; la négation existentielle n’est pas une abnégation. Ainsi que Heideg-

1. NB [1922], 25. Cf. GA 20 [SS 1925], 179-180.


2. NB [1922], 27.
3. GA 61 [WS 1921-1922], 132.
4. GA 61 [WS 1921-1922], 146.
5. GA 61 [WS 1921-1922], 146.
6. Cf. 1 Co 7, 29-31 : « Je vous le dis, frères : le temps se fait court. Que désormais
ceux qui ont femme vivent comme s’ils n’en avaient pas ; ceux qui pleurent, comme s’il ne
pleuraient pas ; ceux qui sont dans la joie, comme s’ils n’étaient pas dans la joie ; ceux qui
achètent, comme s’ils ne possédaient pas ; ceux qui usent de ce monde, comme s’ils n’en
usaient pas vraiment. Car elle passe, la figure de ce monde » ; GA 60 [WS 1920-1921], 109 ;
117, 120-121.
18 Christian Sommer

ger l’avait souligné dans son commentaire de Paul1, la transformation


(Umbildung) de la vie facticielle après la conversion se produit dans la facti-
cité mondaine même, qui demeure la même : ce sont les signifiances
du « monde », considérées depuis l’être-devenu (Gewordensein) de la vie
convertie, qui deviennent des biens temporels. Ainsi, Heidegger peut écrire
dans le Natorp-Bericht : « Par la sollicitude <Bekümmernis> portée sur
l’existence, rien n’est changé dans la situation facticielle de la vie à chaque
fois particulière. Ce qui est altéré, c’est le comment de la mobilité de la vie,
lequel ne peut jamais devenir l’affaire de l’espace public et du “On” »2. « Ne
vous souciez pas du lendemain » (Mt 6, 34) : le souci affairé de l’expérience
pratique ( « le souci des affaires du monde » ) se transforme concrètement
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en souci de soi (« le souci des affaires du Seigneur », 1 Co 7, 32-34) : « La
préoccupation <Besorgnis> dans l’expérience pratique <Umgang> se soucie
maintenant du soi »3. Le souci de soi est le souci de l’existence (Sorge der Exis-
tenz) : « Nous désignons par existence cet être accessible pour lui-même dans
la vie facticielle. »4 En réorientant le souci mondain, le contre-mouvement
est ainsi « la saisie <Ergreifen> de l’existence [...] comme objet du souci »5.
Le souci de soi, comme souci existentiel de l’être de la vie facticielle, est
loin d’être une « réflexion égocentrique »6 ; il est au contraire l’ébranlement
de tout ego, tant empirique que transcendantal, par une « mise en question
<Fraglichmachen> de la facticité »7. Lorsque « je suis devenu pour moi-même
une question »8, je suis devenu pour moi-même une question radicalement
indéterminée, une pure possibilité par opposition à la réalité du monde :
suis-je ? bin ich ? ou ne suis-je pas ? oder bin ich nicht ? Cet être-question (Fra-
glichkeit)9 de ma vie facticielle génère insécurité (Unsicherheit) et inquiétude
(Unruhe)10. Je suis un poids à moi-même et ce poids est une question sans
réponse : je ne peux m’appuyer sur aucune certitude sinon sur celle de
l’inquiétude fondamentale de ma vie facticielle.
Contrariant le discours mondain et apaisant qui prétend avoir réponse à
tout, la philosophie provoque et maintient le caractère énigmatique et inquié-
tant de la vie qu’elle n’a cesse de mettre en question : « Le fondement authen-

1. GA 60 [WS 1920-1921], 116-119 sur 1 Co 7, 20 : « Que chacun demeure dans l’état


où l’a trouvé l’appel de Dieu. »
2. NB [1922], 26.
3. NB [1922], 26-27.
4. NB [1922], 25.
5. NB [1922], 21.
6. NB [1922], 27.
7. NB [1922], 26.
8. Conf., X, 33, 50 ; IV, 4, 9. Cf. Sur le problème de la quaestio, cf. aussi GA 60
[SS 1921], 263 : « Quaestio mihi factus sum : insécurité, clivage, devenir-question, manière
authentique de devenir une question pour soi-même. Qu’est-ce que cela exprime ? “Possibi-
lité” » ; 273-274 : « Voici la tentatio proprement dite, la tentatio tribulationis : que l’homme
devienne à lui-même une question » (178, 245-246, 280-281).
9. GA 61 [WS 1921-1922], 153.
10. GA 60 [SS 1921], 263 : « Quaestio mihi factus sum : insécurité » ; GA 61 [WS 1921-
1922], 174 : « Caractère de l’être-question (“inquiétude”). »
L’inquiétude de la vie facticielle 19

tique de la philosophie est la saisie radicale existentielle et la production de


l’être-question <Zeitigung der Fraglichkeit>. »1 Philosopher contre la ruinance
de la vie facticielle revient ainsi à « se tenir dans l’être-question authentique
<Sichhalten in echter Fraglichkeit> » pour demeurer un être du possible.

La chute vers le néant : reluisance, préconstruction, ruinance

Le contre-mouvement performativement engagé par Heidegger traduit


l’intention directrice de son interprétation de la vie facticielle ; il indique sa
situation herméneutique. Après avoir esquissé la méthode existentielle
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propre à l’interprétation de la vie facticielle, regardons comment Heidegger
met en relief le trait dynamique inhérent à chacune des trois catégories fonda-
mentales de la vie facticielle, déjà nommées « existentiaux » (Existentialen)2,
pour faire apparaître leur sens fondamental qu’est la mobilité. Chaque caté-
gorie est marquée par la reluisance (Reluzenz, Zurückleuchtung) et la précons-
truction (Praestruktion, Vorbau)3. En tant qu’expressions de l’intentionnalité,
reluisance et préconstruction constituent l’ « archi-structure <Urstruktur>
formelle de la facticité »4 : le sens d’être (Seinssinn) de la vie.
L’inclination, première catégorie dynamique de la vie factielle, se meut
dans un circuit autoréférentiel : « L’inclination se montre comme quelque
chose qui se meut vers elle-même. La vie, se souciant sous ce rapport, reluit
sur elle-même, forme l’éclairage du milieu <Umgebungserhellung> pour les
contextes particuliers du souci qui vont se présenter. »5 Dans Sein und Zeit,
Heidegger appellera ce phénomène la ré-flection (Rückstrahlung) ontologique
de la compréhension du monde sur l’interprétation de l’être-là : l’être-là
interprète spontanément son être à partir de l’étant mondain6. La vie tire du
monde reluisant les directions de son souci, sa Vor-nahme et sa Vor-habe,
« elle préconstruit à partir de ce monde et pour ce monde »7.
Pour décrire le circuit de l’inclination à la dispersion, Heidegger
s’inspire, là aussi, de ses analyses de la vie en défluxion chez Augustin : dans
la defluxio, la vie facticielle égarée, guidée par « une certaine image de joie »,
par un certain idéal (Ideal)8, préconstruit une direction intentionnelle déter-
minée : delectatio finis curae. Ainsi, dans la catégorie de l’inclination, la pré-

1. GA 61 [WS 1921-1922], 35 ; cf. 37.


2. GA 61 [WS 1921-1922], 117. Sur les catégories formelles et herméneutiques comme
« existentiaux », cf. déjà GA 60 [SS 1921], 232 ; 256 : « la tentatio un authentique existential
<Existenzial> ».
3. GA 61 [WS 1921-1922], 119 ( « leuchtet... zurück » ) ; ( « baut... vor » ) ; 120 ( « vor-
bauend » ) ; 124, 130 ( « vorbauen » ). Ces formes verbales qui germanisent praestruere nous
incitent à traduire Praestruktion par préconstruction.
4. GA 61 [WS 1921-1922], 131.
5. GA 61 [WS 1921-1922], 119.
6. SZ [1927], 16.
7. GA 61 [WS 1921-1922], 119.
8. Conf., X, 23, 33 ; GA 61 [WS 1921-1922], 214.
20 Christian Sommer

construction domine en commandant l’orientation de la vie facticielle. Dans


tous ses mouvements reluisants et préconstructeurs, la vie se préoccupe
avant tout de se conserver (sich erhalten) et de se fixer (sich festleben) dans son
monde1.
Dans le phénomène de la distance, la reluisance préconstructrice se
manifeste par un mouvement de refoulement et de retour. Par le refoule-
ment même, la distance (le « projet » ou la « proposition » que la vie a
« devant » elle : la possibilité de l’authenticité, Eigentlichkeit) se trouve trans-
férée dans le monde : elle fait retour (kehrt wieder) et émerge (taucht... auf) sous
une forme mondaine2. La référence intentionnelle du souci inquiet fait
retour pour se réfléchir dans le monde lequel aimante désormais toute
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l’attention du souci exclusivement motivé par l’ambitio saeculi. Accaparée par
le souci des affaires du monde, emportée par le « tourbillon » de « l’amour
du monde »3, la vie préconstruit, hyperboliquement, les possibilités mon-
daines qui lui reviennent.
Dans le verrouillage, c’est la reluisance qui détermine principalement la
mobilité : le sens motivant de la reluisance contraint la vie à s’éloigner et à
s’aliéner d’elle-même. Le sens fondamental de la mobilité du verrouillage en
reluisance s’indique par l’expression « l’ “éloignement de soi <Von-sich-
weg>” dans la “sortie de soi” <Aus-sich-hinaus> »4. Dans cet éloignement, la
vie initie en même temps un mouvement « contre elle-même <Gegen-es> »5
et dans lequel elle vit, dans lequel elle « est ». La vie s’installe dans cette
mobilité et en tire l’orientation de ses préconstructions : la fuite (Flucht)
régule son rapport au monde et à elle-même par une forclusion de toute
possibilité de se trouver, c’est-à-dire de se perdre pour se retrouver.
La structure primordiale de la facticité qui abrite, en connexion réci-
proque, les trois catégories dynamiques est portée par une tendance générale
à la sécurité. Plus la vie s’inquiète du monde, moins elle s’inquiète d’elle-
même. Cette insouciance (Unbekümmerung, Sorglosigkeit)6, mode privatif du
souci inquiet, trahit un désir de sécurité : « La vie cherche à s’assurer et à se
rassurer en détournant son regard d’elle-même. Cette vue <Sicht> est pre-
mière et elle procure l’image fondamentale <Grundbild> qui détermine com-
ment la vie est vue par elle-même. La vie forme en elle-même sa propre tenta-
tion qui se transforme, dans la chute <Fallen>, en insouciance (securitas). »7
La vie qui préconstruit son monde, lequel reluit sur elle, s’endurcit
(Verhärtung) contre l’insécurité (Unsicherheit) inhérente à la facticité8. Heideg-

1. GA 61 [WS 1921-1922], 130.


2. GA 61 [WS 1921-1922], 124 ; 121 ; 103.
3. Augustin, Ep. Io. tr., II, 10 sur 1 Jn 2, 16 : « L’amour du monde te roule dans son tour-
billon ? Tiens-toi au Christ. »
4. GA 61 [WS 1921-1922], 123.
5. GA 61 [WS 1921-1922], 123.
6. GA 61 [WS 1921-1922], 107, 109 ; cf. aussi GA 63 [SS 1923], 103.
7. GA 61 [WS 1921-1922], 109.
8. GA 61 [WS 1921-1922], 120.
L’inquiétude de la vie facticielle 21

ger conceptualise cette tendance sécurisante (Sicherungstendenz) de la vie en


recourant implicitement au motif néotestamentaire de la quête de sécurité et
de l’abandon de toute sécurité mondaine (1 Th 5, 3) et à la critique luthé-
rienne, dans les thèses 7 à 12 de la Controverse de Heidelberg, de la securitas ins-
taurée par le « théologien de la gloire » endurci et aveuglé par la sagesse des
sages, enfermé dans le circuit de sa concupiscence1.
Plus loin dans le cours, Heidegger indique quatre traits caractéristiques
en interaction dans la mobilité facticielle : « 1. Le séduisant <das Verführe-
rische> (tentatif) ; 2. l’apaisant <das Beruhigende> (quiétif) ; 3. l’aliénant <das
Entfremdende> (aliénatif) ; 4. le néantissant <das Vernichtende> (négatif ; actif,
transitif). »2 La vie se séduit elle-même et manque à elle-même en cédant à
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son inclination à la dispersion mondaine qui l’apaise par reluisance en sécu-
risant son monde préconstruit, mais n’y rencontrant toujours que son
masque, elle s’aliène de sa possibilité d’être elle-même en se complaisant
dans la vanité du monde. Bref, dans la ruinance, la vie facticielle s’évite en
fuyant le néant qu’elle est toujours déjà. Ces quatre caractéristiques de la
mobilité ruinante étaient implicitement présentes dans l’analyse des catégo-
ries dynamiques ; Heidegger ne les détaillera donc pas à l’exception du
« néantissant » qu’il décrit plus loin. Toutes ces caractéristiques sont existen-
tiales, au sens où elles ne sont pas des propriétés amovibles, accidentelles,
extérieures à la vie facticielle, mais des manières d’être constituant la facti-
cité comme telle : elles sont des modes opératoires de la vie.
Exploitant son analyse de la temporalité eschatologique chez Paul,
accomplie dans le cours de 1920-1921, mais aussi la « perception du
temps » propre au vivant humain en De an. III, 10, Heidegger note que ces
manières d’être de la facticité, ces opérations facticielles, sont des manières
qu’a la vie de se produire (Vorkommensweisen), chacune possédant un mode
temporel spécifique qui n’est pas chronologique mais kaïrologique, c’est-à-
dire « historique » : « Chaque manière d’arriver possède son caractère kaïro-
logique <kairologischer Charakter> (kairos – temps) déterminé (facticiel), son
rapport déterminé au temps, c’est-à-dire à son temps. »3 Ce temps kaïrolo-
gique est une manière d’avoir, c’est-à-dire d’être son temps ; nous avons vu
que c’est la philosophie comme contre-mouvement qui peut dévoiler le
kairos de la vie facticielle. Mais dans sa mobilité quotidienne, la vie facti-
cielle tend à prendre ce temps à elle-même (nimmt die Zeit weg), à s’en priver
elle-même : elle ne se donne pas le temps, elle n’a pas le temps (d’attendre
et de philosopher à loisir)4.

1. Sur l’illusion de sécurité qui ignore la « crainte de Dieu », cf. Luther, WA 1, 358-360
(LO I, 130-132) ; Augustin, Ep. Io. tr., I, 7 : « Jean t’enlève cette fausse sécurité et sème en toi
une crainte salutaire. Tu cherches une fausse sécurité ? Sois dans l’inquiétude ! »
2. GA 61 [WS 1921-1922], 140. Cf. aussi NB [1922], 20-21 ; GA 64 [1924], 41 ; SZ
[1927], 177-178.
3. GA 61 [WS 1921-1922], 137. Cf. Si 20, 7 cité en GA 64 [1924], 81 : « Le sage sait se
taire jusqu’au bon moment, mais le bavard et l’insensé manquent l’occasion » ; Si 1, 23.
4. GA 61 [WS 1921-1922], 139.
22 Christian Sommer

L’analyse de la mobilité reluisante-préconstructrice a permis d’accéder au


comment du mouvement vivant (lebendige Bewegung), plus précisément au
caractère d’un se mouvoir (sich Bewegen)1, par quoi Heidegger réactive la défini-
tion aristotélicienne de la vie comme pouvoir de se mouvoir par elle-même2.
La vie facticielle est sa mobilité3. Vivre, c’est être : « vivre <zèn> est, pour les
vivants, leur être <einai> même »4 ; « vivre = être-là <Dasein>, “être” dans et
par la vie »5 : être dans et par la vie, c’est pouvoir se mouvoir par soi-même.
Heidegger entend maintenant mettre en relief cette mobilité propre à la
vie facticielle égarée. Cette mobilité consiste à faire « sortir » la vie d’elle-
même : ce n’est pas la vie qui produit sa mobilité, mais c’est le monde qui vit
la vie en déterminant son milieu (Worin), son but (Worauf) et sa raison
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(Wofür)6, avec pour conséquence que le Sorgen s’intensifie (Steigerung) en se
souciant de lui-même comme d’un objet mondain (welthaft). La mobilité du
curare est prise en charge par la cura : « Le se-soucier <das Sorgen> se prend
lui-même en souci <das Sorgen nimmt sich selbst in Sorge>. »7
Pour conceptualiser ce phénomène important, Heidegger reprend
l’ambitio saeculi analysée dans le cours de 1921. Les deux premiers mouve-
ments de la vie facticielle en défluxion, la concupiscentia carnis et la concupiscentia
oculorum, sont attachés au monde environnant (Umwelt) : dans ces deux
formes de concupiscence, le soi n’accède pas à lui-même, il est absent de lui-
même, il n’est pas là (nicht da), parce qu’il se perd dans l’objectivation de ce
qui l’entoure ; le but de sa jouissance est le monde environnant8. Mais dans
la troisième forme de concupiscence, qui inclut tous les phénomènes de
l’ambition du monde, ou de « l’orgueil de la vie », c’est, à l’inverse, le soi qui
est objectivé, car la signifiance référée au soi (Eigenbedeutsamkeit) devient le
but de la jouissance9.
Le souci devient souci de soi, mais ce soi n’est qu’un soi réfléchi depuis
le monde, masqué par le monde. Ce phénomène d’autoréférentialité objecti-
vante de la mobilité facticielle, c’est ce que Heidegger appelle ici l’être-en-
souci (Besorgnis), qui deviendra dans Sein und Zeit le Besorgen de l’affairement
mondain, mode inauthentique de la Sorge, c’est-à-dire inapproprié à la saisie
de l’existence en son excellence propre (Eigentlichkeit). La Besorgnis précipite
la vie dans un circuit fermé où elle court à sa perte et déchoit d’elle-même en
croyant qu’elle peut porter elle-même la charge de son existence. La fixation

1. GA 61 [WS 1921-1922], 126.


2. De an., II, 2, 412 b 17 ; Phys., II, 1, 192 b 14 : les étants naturels possèdent « un prin-
cipe de mouvement et de repos en eux-mêmes ».
3. GA 61 [WS 1921-1922], 127.
4. De an., II, 4, 415 b 14.
5. GA 61 [WS 1921-1922], 85.
6. GA 61 [WS 1921-1922], 130.
7. GA 61 [WS 19211922], 136 ; 140.
8. Conf., X, 35-38 ; GA 60 [SS 1921], 228. Cf. GA 61 [WS 1921-1922], 148 : absente à
elle-même, la vie est cependant présente au monde ambiant (Umwelt) selon la présence de
l’expérience pratique (praxis, Umgang) avec les objets mondains.
9. GA 60 [SS 1921], 228.
L’inquiétude de la vie facticielle 23

obsessionnelle sur la vie mondaine rend « fou » ou « stupide » : « La vie facti-


cielle veut se porter <tragen> elle-même et finalement elle en devient, de
manière explicite ou non, folle <toll> ou stupide <töricht>. » Mais, selon une
logique paradoxale qui n’est autre que la logique de la « croix », c’est précisé-
ment au cœur de cette mobilité de la Besorgnis, où la vie peut devenir « folle »,
qu’elle peut aussi devenir « sage » : « Si quelqu’un parmi vous croit être sage
à la façon de ce monde, qu’il se fasse fou pour devenir sage » (1 Co 3, 18).
Heidegger appelle la mobilité qui s’intensifie dans le circuit de la Besorgnis
la « chute » (ruina, Sturz)1. La chute est « un mouvement qui se forme lui-
même <sich selbst bildet>, ou, plutôt, non pas lui-même mais le vide <Leere>
dans lequel il se meut ; son vide est la condition de son mouvement »2. Hei-
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degger donne alors la définition de la « ruinance » (Ruinanz), détermination
catégoriale fondamentale de la mobilité reluisante-préconstructrice de la
vie : « La mobilité de la vie facticielle que la vie facticielle “opère”, c’est-à-
dire “est”, en elle-même en tant qu’elle-même pour elle-même hors d’elle-même <in
ihm selbst als es selbst für sich selbst aus sich hinaus> et dans tout cela contre
elle-même <gegen sich selbst>. »3
Comprenons que cette définition indicative-formelle de la ruinance tra-
duit le concept phénoménologique de la « nature » d’un étant vivant, de sa
phusis comme naissance et éclosion qui se meut d’elle-même hors d’elle-
même, d’un corps naturel qui a en lui-même un principe de mouvement (et
de repos)4. Ce qui est né doit croître, mûrir et dépérir par soi-même5 : l’être
vivant porte en lui-même « contre » lui-même le principe de sa propre ruine,
il est par nature voué à se corrompre et à déchoir. Naissance implique rui-
nance, c’est-à-dire une « course à la mort » : « Aussitôt sortis du sein de
notre mère, nous commençons à mourir. »6 Le mouvement est ainsi sponta-
nément « ruinant » et « extatique », car il expose l’étant sublunaire au change-
ment, au temps, à la destruction7.
1. Dans SZ, ruina devient Absturz, Sturz pour caractériser la Bewegtheit propre à l’être-là
égaré : « L’être-là tombe hors de lui-même dans lui-même, dans l’inconsistance <Bodenlosig-
keit> et la vanité <Nichtigkeit> de la quotidienneté inauthentique » (SZ [1927], 178).
2. GA 61 [WS 1921-1922], 131. La référence aristotélicienne implicite pour formaliser
ce « vide » est peut-être Phys., IV, 6-9.
3. GA 61 [WS 1921-1922], 131.
4. GA 9 [1939], 297 : « Se – hors de soi vers soi – produire <Sich – aus sich her, auf sich zu –
herstellen>. » La structure formelle de la « nature » comme possibilité d’être propre à un étant
est indiquée plus clairement en GA 18 [SS 1924], 45-46 sur Pol., I, 2, 1252 b 30 : « Phusei on est
un étant qui est ce qu’il est à partir de lui-même <von sich selbst her>, en raison de ses possibilités
propres » ; GA 22 [SS 1926], 187 sur De an., II, 1, 412 a 15 ( « corps naturel » ) : « Être archè et
telos en lui-même à partir de lui-même, croître, se conserver et périr par soi-même. »
5. De an., III, 12, 434 a 24-25 ; II, 1, 412 a 14 et GA 22 [SS 1926], 124, 185, 187.
6. Luther, WA 42, 146 (LO XVII, 173), cité plus haut. Sur ce thème classique de la
« course à la mort », qu’on retrouvera dans le Vorlaufen de SZ, cf. Sénèque, Consolations à Mar-
cia, XXI, 6 ; Augustin, La Cité de Dieu, XIII, 10.
7. Phys., IV, 12, 220 a 30 - 221 b 3 : « Il y a aussi une affection due au temps, comme
nous avons coutume de dire que le temps consume, que tout vieillit sous l’action du temps et
que le temps apporte l’oubli, mais pas que l’on apprend ni que l’on ne devient jeune et beau,
car le temps est par lui-même plutôt cause de destruction ; en effet, il est le nombre du mou-
vement, et le mouvement défait ce qui est. »
24 Christian Sommer

Quelle est la destination finale (Wohin) de la ruinance ? Quelle est le


point de chute (Aufschlag), le lieu d’arrivée de ce qui est en chute ? La mobi-
lité de la ruinance ne doit évidemment pas être comprise selon le mouve-
ment spatial (räumliche Bewegung) qui obéit aux coordonnées de l’espace
objectif, autrement dit il ne faut pas réduire la mobilité facticielle au seul
mouvement selon la translation dans l’espace, mais comprendre que Beweg-
theit = kinèsis, metabolè. Le terme de la chute n’est donc rien (d’objectif) : « La
destination de la chute ne lui est pas étrangère, elle possède elle-même le
caractère de la vie facticielle, à savoir “le néant de la vie facticielle”. »1
Au point de vue formel, ce néant (Nichts) n’est pas rien ; il n’est pas
nulla res (nicht etwas), mais « quelque chose » (etwas), plus exactement il est
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interprété « selon son sens d’être <Seinssinn> respectif qui se trouve nié en
lui »2 : bref, « le néant », comme l’être, « se dit en plusieurs sens »3, toute
définition du néant étant en rapport réciproque avec la définition l’être4. Le
« néant » de la vie facticielle ne coïncide pas avec le vide physique car « ce
néant est une possibilité qui n’offre justement pas d’appui, de logis, d’abri
qui bloqueraient pour ainsi dire la chute en lui mettant un terme ; mais le
néant de la vie facticielle est quelque chose qui co-produit <mitzeitigt> facti-
ciellement la chute »5. Le trait caractéristique du mouvement déchéant
comme chute (ruinance), c’est ce que Heidegger nomme « anéantissement »
(Vernichtung)6.
L’anéantissement est le déploiement opératoire (Vollzug) du néant de la
vie facticielle : « L’anéantissement, le néantissement <Nichtung> – le néant
de la vie en tant que produit par un néantissement déterminé, par un dire-
non implicite, par une opération de la mobilité. »7 C’est le « négatif » (le
« néantissant »), l’un des traits caractéristiques de la mobilité facticielle, qui
produit la ruinance : « Le caractère ruinant du négatif <das Negative> réside
dans le fait que celui-ci produit précisément le néant de la vie facticielle, à
titre de possibilité proprement facticielle de la ruinance, et ce en sorte que
cette possibilité produite, dans sa production même, reluit sur la chute qui
lui advient. Il s’agit là d’une intensification de la chute, au point que cette
intensification s’accomplit dans la direction contraire à la chute à l’intérieur
même de celle-ci, et ce au point que traversant la mobilité de la chute,
l’intensification fait en sorte que la mobilité rencontre le néant et se forme
dans sa chute même. »8

1. GA 61 [WS 1921-1922], 145.


2. GA 61 [WS 1921-1922], 147.
3. Mét., XI, 11, 1067 b 25 ; Phys., V, 1, 225 a 20 : « Le non-être se dit en plusieurs sens. »
Ces sens sont au nombre de trois : le non-être selon les catégories, le non-être comme faux et
le non-être comme puissance (Mét., XII, 2, 1069 b 27 ; XIV, 2, 1089 a 26-28).
4. Cf. plus tard GA 9 [1929], 120 ; EIM [SS 1935], 18 ; N I [SS 1937], 460 ; GA 49
[1941], 57-58 ; GA 68 [1938-1939/1941], 49 ; GA 55 [SS 1944], 276.
5. GA 61 [WS 1921-1922], 147.
6. GA 61 [WS 1921-1922], 147.
7. GA 61 [WS 1921-1922], 148.
8. GA 61 [WS 1921-1922], 153-154.
L’inquiétude de la vie facticielle 25

D’une part, il faut donc voir que la chute de la vie facticielle est un anéan-
tissement constant au sens du dépérissement qui affecte toute vie factielle
dont le mouvement possède en lui-même son archè et son telos, comme nous
le savons en considérant la source physique, aristotélicienne. Pris dans le
mouvement de son propre anéantissement, l’animal intelligent et temporel
« fuit ou poursuit » cet anéantissement qu’il est dès sa naissance, en fixant son
désir sur le monde immédiat et réel, intensifiant la ruinance, ou sur le possible
de l’avenir, contrant la ruinance. Mais il convient de remarquer, d’autre part,
que pour porter au phénomène l’anéantissement de la vie facticielle douée de
parole, et les deux mouvements primordiaux du désir qui l’affectent, Heideg-
ger utilise également les ressources de l’expérience augustinienne de la tenta-
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tio, ainsi que les théologoumènes luthériens de la justification que sont la cor-
ruptio radicale du pécheur et l’annihilatio comme opus alienum Dei.
Heidegger, en 1921, avait souligné en effet, dans sa glose des Confessions,
le phénomène de la chute (Sturz) dans cette forme « malfaisante » de la tenta-
tion qu’est la complaisance mondaine qui fait de nous des « êtres creux » :
« Dans cette forme de tentation, il est une possibilité de déchéance qui est
telle qu’en elle, le soi, et par conséquent l’être-là de l’individu, devient vain
en général et se dissipe dans le vide et dans le néant. »1 Par lui-même,
l’homme, pécheur, réduit à lui-même (auf sich selbst gestellt)2 dans l’amour de
soi (Liebe um sich selbst), n’a pourtant rien dont il pourrait se vanter et pour
quoi il pourrait se faire louer. Ses éventuels mérites, et plus généralement
son existence, ne peuvent lui venir que de Dieu : « Devant Dieu, être
homme signifie être néant. »3 Heidegger remarque : « Dans la sollicitude de
soi <Selbstbekümmerung> ultime, la plus décisive et la plus pure, se tient la
possibilité de la chute la plus abyssale et de la perte de soi <Sichselbstverlieren>
la plus authentique. (Abyssale parce qu’elle ne peut plus se tenir nulle part,
et que la chute ne peut plus s’accomplir devant quoi que ce soit qui permet-
trait d’en faire finalement une ambition mondaine <weltliche Wichtigkeit>. Ici
se trouve ce qu’il y a de proprement satanique dans la tentation ! »4
J’atteins le degré maximal d’éloignement de moi-même lorsque « je suis
devenu pour moi-même une question », lorsque je suis devenu à moi-même
le « pays de mes difficultés ». Cette mise en question radicale de ma vie facti-
cielle où « je suis un poids pour moi-même », constitue la tentation à propre-
ment parler, la tribulation (tentatio tribulationis, Anfechtung). Mais si la molestia,
au cœur de la vie facticielle, abrite le danger (expérience, péril ; Erfahrung,
Gefahr) de se perdre, elle abrite aussi l’occasion d’entrer en possession de
l’existence par l’épreuve même qui en contrarie le déploiement5 : « Qui
veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi la trou-

1. GA 60 [SS 1921], 237 ; Conf., X, 39, 64.


2. GA 60 [SS 1921], 294.
3. GA 60 [SS 1921], 235 ; 234, 238-239 ; Conf., X, 36, 64 ; 36, 59.
4. GA 60 [SS 1921], 240 ; 253 : dans la sollicitude de soi la plus radicale s’ouvre aussi « la
violence la plus inquiétante <unheimlichste Gewalt> de la tentatio ».
5. GA 60 [SS 1921], 195, 208, 215, 245, 248, 253, 265-266.
26 Christian Sommer

vera. »1 Augustin exprime ainsi l’aspect ultimement inquiétant de l’existence


(das letzlich “beängstigende” des Daseins) : « Au milieu de tous ces périls et labeurs
et autres de même genre, tu vois que tremble mon cœur ; et, je le sens bien,
tu as choisi de guérir mes blessures, à chaque fois, plutôt que de me les
épargner. »2
Heidegger nourrit également sa conceptualisation phénoménologique
de l’anéantissement de la vie facticielle de ce qu’il appellera dans son exposé
de 1924 la mobilité du péché (Bewegtheit der Sünde) comme manière d’être
(Weise des Seins) dans son exégèse du commentaire luthérien de Gn 3, 8-10
sur le « péché originel » (Ursünde)3. La structure dynamique tirée de la problé-
matique luthérienne du péché, laquelle approfondit les phénomènes augus-
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tiniens sous le signe de la theologia crucis, paraît acquise dès le cours de 1921-
1922 ; l’une des « devises » (Motto), citée plus haut, pour indiquer l’orien-
tation générale de l’interprétation était un extrait tiré de ce commentaire. La
« chute » (Fall, Sündenfall) implique l’incrédulité de l’aversio Dei. Dans l’être-
éloigné (Abgekehrtsein) de Dieu, l’homme fuit Dieu et se réfugie dans le
monde ; mais il n’y a pas de fuite possible devant Dieu. Le péché détourne
de Dieu et fixe le désir (cupiditas, concupiscentia) du pécheur, sa Besorgnis, sur les
choses créées et, pour finir, sur le suprême objet de vanité : lui-même.
Le péché est en rapport direct avec le néant : le pécheur en fuite est néant
devant Dieu dont il dépend, il est nihil per se ; par le péché, l’homme s’est
rendu lui-même « néant et vain, mortel, transitoire, temporel »4. C’est la pas-
sion et la croix qui anéantissent l’amour pervers : l’anéantissement signifie la
ruine du « vieil homme » pécheur5. Par l’évacuation de la vaine gloire de son
être dont il se gonflait, le pécheur est mis en situation de comprendre qu’il
n’est rien par lui-même et devient apte à recevoir l’amour de Dieu. La sécurité
de la vie facticielle enfermée dans le circuit reluisant-préconstructif de la solli-
citude mondaine est anéantie par l’intervention de l’œuvre « étrangère » de
Dieu pour produire son œuvre « propre ». La vie facticielle « vaine et men-
teuse » ainsi humiliée devient néant dans la vérité de Dieu.
C’est dans la passion et la croix que la vie facticielle peut reconnaître son
propre néant et accéder à son être, et non par une considération métaphy-
1. Mt 16, 25 ; cf. aussi Mt 10, 39 ; Mc 8, 35 ; Lc 17, 33 ; Jn 12, 25.
2. Conf., X, 39, 64 ; GA 60 [SS 1921], 241. Sur l’angoisse et le timor, cf. GA 60 [SS 1921],
268, 293-297 ; GA 18 [SS 1924], 261. Dans SZ, on retrouve la distinction timor servilis / timor
castus dans la distinction crainte / angoisse.
3. PSL [1924], 31-32.
4. Luther, WA 4, 164 (Dictata super Psalterium, 1513-1516).
5. Cf. la note en GA 60 [SS 1921], 215 : « “Ruina”, philosophiquement-chrétiennement :
trépasser, passer <Hinscheiden, Vergehen> – eu égard à l’immortalité ; l’aspect objectivement
grec et théorique dans le concept de la facticité ; dépendre de..., urgence qui est là par rapport
à moi et en moi-même. » – Cf. Luther, AWA 2, 305-306 (De spe et passionibus) sur Ps 115 (116),
11, où l’expérience de l’anéantissement se traduit par une chute (cadere, ruere) vers le néant,
dans la main de Dieu. Cf. également le thème pascalien de la chute : « L’orgueil contrepèse et
emporte toutes les misères. Voilà un étrange monstre, et un égarement bien visible. Le voilà
tombé de sa place, il la cherche avec inquiétude » (Pensées, 406, Br.) ; « L’homme ne sait à quel
rang se mettre. Il est visiblement égaré, et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il
le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables » (427).
L’inquiétude de la vie facticielle 27

sique du monde (metaphysische Weltbetrachtung)1 neutralisant l’inquiétude fon-


damentale de la vie facticielle. Pour briser le circuit pathogène de la convoi-
tise qui ne voit Dieu que par « reluisance » dans ses œuvres mondaines,
Luther prescrit, avec Paul, la destruction de cette sagesse « païenne » qui
génère « hyperboliquement » les signifiances mondaines en verrouillant
« elliptiquement » Dieu. Pour le jeune Heidegger, « phénoménologue de la
croix » et « théo-logien chrétien »2, la « considération métaphysique » du
monde, propre à la théologie de la gloire, s’enracine dans l’ « attitude théo-
rique », productrice de science par forclusion de sa propre genèse existen-
tielle3. Cette attitude, liée à l’orgueil dont elle procède et qu’elle accroît
(1 Co 8, 1), contemple les fantasmes qu’elle a elle-même suscités. Par un
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contre-mouvement, il faut inquiéter la quiétude de l’attitude théorique figée
dans sa « tendance sécurisante » en frappant de folie la « préconstruction
reluisante » qu’est la conceptualité grecque (griechische Begrifflichkeit), laquelle
infeste et configure selon Heidegger tant la tradition théologico-philoso-
phique que l’autocompréhension de la vie quotidienne4. L’architecte de cette
préconstruction (Vorbau) qui doit être soumise à démontage ou démantèle-
ment (Abbau) n’est autre qu’Aristote, le « grand maître aveugle et païen »5.
Dans son Natorp-Bericht de 1922, Heidegger esquissera en filigrane le pro-
gramme de cette destruction critique d’Aristote, et plus spécialement du pri-
mat de la vie théorétique qui occulte le mouvement mortel de la vie facticielle :
« Aristote obtient donc le sens de la “philosophie” par l’interprétation d’une mobi-
lité facticielle du souci jusqu’à sa tendance ultime. Or cette expérience pratique
<Umgang> purement considérative est manifestement telle qu’en poursuivant
son but <Worauf>, elle ne voit justement plus la vie même dans laquelle elle se
trouve. Dans la mesure où cette conduite, en tant que pur comprendre, est
néanmoins génératrice de vie, elle génère la vie par l’intermédiaire de sa mobi-
lité comme telle. / Ses possibilités concrètes d’opération, le pur comprendre
les possède par la liberté à l’égard des préoccupations de la conduite pratique ;
cette possibilité est le comment dans lequel la vie prend séjour <Aufenthalt>
relativement à l’une de ses tendances fondamentales. Le theôrein est la mobilité
la plus pure dont dispose la vie. C’est ce qui la rend “divine”. Mais pour Aris-
tote, l’idée du divin ne procède pas de l’explication d’un objet devenu acces-
sible par une expérience religieuse fondamentale ; le theion est bien plutôt
l’expression du caractère d’être le plus élevé qui résulte de la radicalisation
ontologique de l’idée de l’être-mû. Si le theion est noèsis noèseôs, c’est seulement
parce qu’eu égard à son caractère d’être, c’est-à-dire à sa mobilité, un tel perce-
voir <Vernehmen> suffit le plus purement à l’idée de l’être-mû comme tel. Cet étant
doit être un pur percevoir, c’est-à-dire affranchi de tout rapport émotionnel

1. GA 60 [SS 1921], 282 ; Luther, LO I, 125 (WA 1, 354).


2. Cf. la lettre à K. Löwith, 19 août 1921, in D. Papenfuss et al. (ed.), Zur philosophischen
Aktualität Martin Heideggers, Bd. II, Frankfurt a. M., Klostermann, 1990, 29.
3. GA 61 [WS 1921-1922], 122.
4. GA 61 [WS 1921-1922], 120-121.
5. Luther, LO II, 142 (WA 6, 457).
28 Christian Sommer

<emotional> à son but. Le “divin” ne saurait être jaloux, non pas parce qu’il
serait bonté absolue et amour, mais parce qu’en général, dans son être comme
pure mobilité, il ne saurait haïr ni aimer. »1
Les implications de cette esquisse programmatique sont remarquables :
l’idée de Dieu, au cœur de la théologie de la gloire comme ontologie du
monde, procède d’une interprétation déterminée de la mobilité et se présente
donc comme un problème physique. C’est ce que Heidegger dira dans le cours
de 1922 : « Le concept du divin provient du problème de la physique : du
concept de kinèsis. »2 Le theôrein, l’acte de « la partie la plus divine de nous-
mêmes »3, est conditionné par son paradigme qu’est l’idée d’un premier
moteur immobile « extérieur à tout changement »4, cet étant divin et suprême
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qui se pense lui-même hors de toute « émotivité », de toute Bewegtheit. La
contestation du primat de la vie théorétique et la conceptualisation phéno-
ménologique, synchrone, de la vie facticielle en son inquiétude, bref de l’être-
là humain contingent et muable, devra passer, dès lors, par une destruction
critique des doctrines aristotéliciennes du mouvement, du premier moteur
immobile et de l’antériorité de l’acte sur la puissance dans la Physique et la
Métaphysique, mais aussi, nous l’avons vu, par une destruction de l’Éthique à
Nicomaque et du Traité de l’âme5. L’exécution de ce vaste programme s’étendra
de 1922 jusqu’à Être et Temps, cet Aristoteles-Buch virtuel qui donnera à penser
la Bewegtheit comme « énigme » de l’être6.
Christian SOMMER,
Archives Husserl, UMR 8547 du CNRS.

1. NB [1922], 61-62. Cf. aussi les passages similaires dans PIA [SS 1922], 25-26. En tant
que premier moteur immobile, ce dieu aristotélicien, pur de toute mobilité sublunaire, est dia-
métralement opposé au Dieu néotestamentaire caché dans la passion et dans la croix, qui est
« un Dieu d’amour » (Pascal, Pensées, Br. 556 ; Mt 22, 31-32) ; ce Dieu, « folie pour les païens »,
a fait l’objet d’une « expérience religieuse fondamentale » chez Paul, Augustin, Luther, Pascal
ou Kierkegaard, expérience archi-chrétienne que le jeune Heidegger n’a pas manqué
d’exploiter pour alimenter sa problématique de la vie facticielle. – Sur la mobilité propre au
theôrein, cf. le commentaire plus approfondi de Mét., XII, 6, 1071 b 6-20, et IX, 6, 1048 b 18-
36 dans PIA [SS 1922], 22-26. Sur le bios theôrètikos, cf. GA 18 [SS 1924], 44, 92, 106, 246, 265,
290 ; GA 64 [1924], 101 ; GA 19 [WS 1924-1925], 61 ; GA 27 [WS 1928-1929], 167-179. La
critique de l’ « attitude théorique » est récurrente dans l’œuvre ; cf. par ex. GA 17 [WS 1923-
1924], 3 : il s’agit de « se libérer d’une tradition qui était authentique dans la philosophie
grecque : l’attitude scientifique comme théorie » ; GA 18 [SS 1924], 290 sur Éth. Nic., X, 7,
1177 a 26 ( « on admet que la philosophie renferme de merveilleux plaisirs sous le rapport de
la pureté et de la stabilité, et il est normal que la joie de connaître soit une occupation plus
agréable que la poursuite du savoir » ) : « La plus haute possibilité de l’existence, en sorte que
la menace [sc. la menace de la disparition de l’être-là] soit abolie, est le pur theôrein et
l’authentique hèdonè est donc la science. »
2. PIA [SS 1922], 22.
3. Éth. Nic., VII, 1177 a 16.
4. Phys., VIII, 6, 258 b 15 ; VIII, 10, 267 b 5.
5. NB [1922] et GA 62 [SS 1922], puis GA 18 [SS 1924], GA 19 [WS 1924-1925],
GA 22 [SS 1926]. Cf. aussi les séminaires (inédits) sur Aristote de 1921 à 1929, répertoriés
dans la Bibliographie chronologique citée plus haut.
6. SZ [1927], 392 : « ... l’énigme <Rätsel> de l’être et, comme cela est maintenant devenu
évident, du mouvement » ; 389.

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