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PÉDAGOGIE

Quelques conseils
pour travailler
Jeux d’eau
« Dieu fluvial riant de l’eau

de Ravel qui le chatouille… »


Henri de Régnier

“Jeux d’eau” (composés en novembre 1901) est indubitablement une pièce virtuose.
Pour cette raison même, son étude est riche et intéressante, car elle permet d’élargir la
réflexion sur la technique pianistique au travers de chacune des nombreuses difficultés
qu’elle présente.

T ravailler les Jeux d’eau de Ravel! Voilà un projet


bien attrayant. Quelle œuvre pour piano de ce
grand maître qu’est Ravel est plus célèbre que
celle-ci? De plus, bien que de nature très virtuose, elle
est de dimensions modestes si on la compare à l’am-
Ravel dans leurs récitals en ont fait souvent l’expé-
rience» 2.
Jeux d’eau est donc indubitablement une pièce que l’on
peut considérer comme virtuose. Mais, pour cette rai-
son même, son étude est riche et intéressante, et peut
pleur des recueils tels que Gaspard de la nuit ou Le élargir notre réflexion à travers les problèmes tech-
Tombeau de Couperin. niques qu’elle soulève. Si certains lecteurs la jugent un
Certes, d’autres œuvres peuvent être considérées peu trop difficile, j’ose espérer qu’ils pourront néan-
comme moins difficiles. La Sonatine, par exemple, moins tirer profit des quelques réflexions plus géné-
que Ravel joua pour la première fois en même temps rales qui accompagnent l’étude de chaque passage.
que Jeux d’eau devant ses amis les “Apaches” 1, est Quoi qu’il en soit, nous serons bien accompagnés : au
d’une technique que l’on pourrait dire plus simple. La fil de ces lignes, nous recueillerons les conseils de
Sonatine révèle par ailleurs tout autant que Jeux d’eau deux grands pianistes éminemment ravéliens :
la particularité du langage harmonique de Ravel. Marguerite Long, à laquelle Ravel dédia son
Mais, du fait même de sa plus grande limpidité tech- Concerto en sol, et Vlado Perlemuter qui travailla
nique, le commentaire que nous aurions pu en livrer avec Ravel lui-même la plupart de ses œuvres.
ici aurait risqué de verser dans une froide et sèche ana- Comme l’écrit Hélène Jourdan-Morhange: «Pendant
lyse des harmonies. Jeux d’eau semblait donc plus pro- six mois, plusieurs fois par semaine, Vlado Perlemuter
pice à une réflexion pratique et technique sur les prit le train pour Montfort-l’Amaury pour rejoindre
grands principes du piano et l’art d’étudier. Emile Ravel. Le maître disait tout ce qu’il fallait faire, mais
Vuillermoz écrivit à propos des Jeux d’eau : « La surtout ce qu’il ne fallait pas faire» 3.
musique de Chopin ou de Liszt constitue, pour un pia-
niste, un entraînement méthodique et bienfaisant ; Sens et caractère
celle de Ravel ne craint pas de contrarier volontaire-
ment et même parfois cruellement les réflexes de nos Ainsi, approchons-nous à pas lents.
doigts. On ne peut pas dire qu’elle est gauche, car rien Jeux d’eau, Jeux d’eau à la villa d’Este, Au bord d’une
n’est gauche dans ce métier éblouissant, mais elle ne source, La Cathédrale engloutie, Reflets dans l’eau,
daigne pas tenir compte des lois de la nature… Jardins sous la pluie, Les Fontaines de Rome… Que
Certains traits de Ravel, et parmi les plus éblouissants, l’on se souvienne de Ravel, de Liszt, de Debussy ou de
faussent pendant quelques heures le mécanisme de la Respighi, les exemples ne manquent pas de scènes
main. Les virtuoses qui introduisent des œuvres de aquatiques ayant inspiré les grands compositeurs. Et

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Exemples musicaux
reproduits avec
l’aimable autorisation
des éditions
Durand

Exemple n° 1 : la cellule de base, première ligne des Jeux d’eau.

cela même bien des années après la Scène du ruisseau quer ainsi des neuvièmes sans préparation ? Utiliser
au cœur de la Symphonie pastorale de Beethoven. des accords de onzième ? Il faut donc habituer notre
Passons aussi sous silence les circonstances en les- oreille aux sonorités ravéliennes.
quelles l’élément liquide revêt une signification patrio- Voilà une première approche, qui est essentielle : l’as-
tique, mythologique ou symbolique, comme dans la similation par la culture de notre oreille.
Moldau de Smetana, Le Vaisseau fantôme de
Wagner… Bref, on peut se poser la question ainsi : 4 On peut posséder une technique assez
mais qu’y a-t-il donc de si fascinant pour les composi- bonne pour interpréter des œuvres de
teurs dans cette eau qui ruisselle, qui jaillit ? Sans Mozart ou de Bach et pourtant se trouver
doute une mouvance, une instabilité fondamentale, à décontenancé par des partitions plus
l’image même de notre âme humaine qui n’est ni figée modernes telles que des œuvres de Ravel,
ni immobile, mais change au contraire d’humeur et de Prokofiev, sans parler des contemporains.
mode selon le temps et la lumière, les circonstances Pour devenir un pianiste accompli, il faut
de la vie. L’eau en mouvement est insaisissable, multi- développer la culture de notre oreille, la
forme et passionnante, tout comme notre esprit qui familiariser avec tournures,
foisonne de sentiments et de subtiles pensées, les- enchaînements et dissonances dans des
quelles, chez un être doué d’une sensibilité extrême- œuvres d’époques différentes.
ment raffinée comme l’était Ravel, ne sont jamais en
l’état de repos. Jeux d’eau de Ravel n’est donc pas, à La construction de l’œuvre :
mon sens, une œuvre que l’on peut réduire à une deux thèmes bien distincts
agréable peinture de la nature, la simple retranscrip-
tion d’impressions visuelles (pas plus que les Jardins Dans son Esquisse biographique de 1928, Ravel écrivit
sous la pluie de Debussy ou les Jeux d’eau à la villa lui-même à propos de Jeux d’eau : «Cette pièce inspirée
d’Este de Liszt); bien plutôt, l’eau et son mouvement du bruit de l’eau et des sons musicaux que font entendre
suggèrent-ils, à travers ces œuvres, la vibration tou- les jets d’eau, les cascades et les ruisseaux, est fondée sur
jours sensible et mouvante de nos sentiments inté- deux motifs, à la façon d’un premier temps de sonate,
rieurs. sans toutefois s’assujettir au plan tonal classique.»
Mais pénétrons maintenant dans la matière même Jeux d’eau est donc bâti sur deux thèmes que nous
des Jeux d’eau et voyons comment nous pouvons au allons découvrir. Commençons par le premier.
mieux apprendre cette belle œuvre par cœur, tenter
d’en résoudre les difficultés. A. Les dissonances très “modernes”.
Ici, le premier phonème, “l’idée”, repose essentielle-
D’abord quelques conseils ment sur les dissonances, septièmes et neuvièmes
pour “apprendre les notes” attaquées directement et donc non préparées, comme
la chose eût semblé inouïe auparavant (au sens
Motif principal, style. propre du mot !) à de frileuses oreilles. Marguerite
D’abord, de quelle musique s’agit-il ? De quelle Long évoque pour sa part, usant d’une bien belle alli-
époque? Certes, ce n’est pas l’époque de Couperin, ni tération, «toutes ces secondes et ces septièmes, sœurs
de Palestrina ! Ni même de Mozart. Notre oreille doit en séduction sauvage4 »… (Exemple 1)
donc se familiariser avec les dissonances propres au Ces dissonances nous paraissent-elles encore vrai-
langage de ce compositeur (elles ne sont tout de ment “sauvages” aujourd’hui ? On peut en douter. Il
même pas encore complètement « émancipées », est vrai que de tout temps l’on cria au scandale de la
comme le dira huit ans plus tard Schoenberg, en modernité. Que l’on se rappelle simplement le scan-
1909 !). Imagine-t-on Carl Philip Emanuel Bach atta- dale de Pelléas et Mélisande de Debussy, ou du Sacre

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(neuvième)

(onzième)

Exemple, n° 2 : de Liszt, Jeux d’eau à la villa d’Este ; remarquer les 9es do# ré#, mesure 2 et 11e do# fa#, mesure 5.

du printemps de Stravinsky ! Mais l’histoire fait évo- mémoire, après mille répétitions vaines, ne se trouve
luer l’écriture musicale, qu’on le veuille ou non, et la assise que sur du sable…
musique de Ravel s’inscrit dans cet élan novateur.
« Un soir il nous fit entendre en première audition 4 Dès le début, il faut connaître le vrai nom
Jeux d’eau, raconte Léon-Paul Fargue. Il y avait là un de chaque note et, je reviens toujours
feu inconnu, tout un éventail d’ondes et de finesses inlassablement à ce fait, si l’on
qui n’appartenaient à personne. Ravel, du premier ne possède pas l’oreille absolue, le seul
coup, d’une phrase de fleuret se plaçait comme un moyen d’y parvenir est de connaître
indépendant de première volée, un grand seigneur de la place exacte de chacune d’elles dans
la conception isolée et secrète. » l’harmonie et le rythme de ces harmonies.
Cependant, Ravel eut tout de même un illustre prédé- Notre image du morceau est à ce prix.
cesseur en matière de Jeux d’eau. Liszt, grand annon- Cela suppose bien entendu un travail de
ciateur dans ses Jeux d’eau à la villa d’Este, nous faisait concentration très fatigant lors du premier
déjà entendre au début de son morceau de semblables apprentissage d’une œuvre. Mais plus
dissonances : harmonies de neuvième majeure et on travaille lentement et plus on réfléchit
même de onzième, accord omniprésent dans ces Jeux à cela, plus on apprend vite.
d’eau de Ravel comme nous allons le voir. (Exemple 2) Deuxième élément frappant de la cellule : le balance-
Mais revenons au 20e siècle. Du point de vue du ment dû au rythme des harmonies.
rythme et de l’harmonie, que contient ce thème ? On remarquera qu’une idée rythmique revient sans
L’harmonie de mi septième majeur pendant une noire cesse dans Jeux d’eau comme un leitmotiv : une har-
et une croche, puis celle du 4e degré: la, pendant une monie qui dure trois croches, suivie d’un accord qui
seule croche. dure une seule croche.
Oui, certes, direz-vous. Mais cela n’est que de l’ana- C’est un joli procédé qui nous balance doucement. Il
lyse ennuyeuse… En quoi cela peut-il bien servir pour suggère le clapotement hypnotique de l’eau, presque
jouer ? pour apprendre ? En ceci : il nous faut réécrire obsessionnel et divers à la fois… (Exemple 3)
la fable de La Fontaine en étudiant un morceau…
Réfléchir, aller lentement et comprendre. Bref, déve- 4 Le rythme des harmonies est un élément
lopper dès le début la représentation mentale des extrêmement important de l’approche d’une
notes, des harmonies et des rythmes, car « la tech- œuvre. Il a un pouvoir expressif très fort.
nique est un produit de l’esprit », disait Liszt. Ici, on
se répétera donc au début (presque scolairement !) le Premier travail physique sans pédale, impératif !
nom de chaque note en pensant à sa place dans l’har- Pour gagner du temps, travaillez dès
monie. « Le ré # est septième majeure de mi, le sol# le début lentement et très legato
la tierce, le fa# la neuvième », etc. Il n’y a, hélas, pas
d’échappatoire à ce travail de méditation intense qui Mais, bien sûr, une fois cette réflexion menée sur le
peut paraître fastidieux. Mais, faute de s’y livrer, on contenu, il faut faire passer tout cela dans les doigts.
apprend « comme un perroquet » et, in fine, notre Or, ce que nos doigts retiennent, ce ne sont surtout

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Harmonie :
3x 1x 3x 1x

3x 1x 3x 1x

Exemple n° 3 : le rythme harmonique souligne le balancement de l’eau.

pas des notes isolées (quelques pattes de mouche dis- exagéré », dans un tempo très lent. C’était, pour lui,
séminées sur des portées !), mais un langage articulé, une clé du jeu pianistique (il en est de même pour
des relations entre des notes et donc des intervalles, Aldo Ciccolini et tant d’autres après Chopin). Dans
des espaces entre les doigts, bref, des empreintes. le legato exagéré, deux notes se succédant se trouvent
toujours tenues ensemble au fond du clavier une frac-
4 Si vous voulez apprendre vite, travaillez tion de seconde.
le plus possible sans pédale, en sentant
et en écoutant le legato au sein de chaque Petit exercice de legato exagéré
phrase, afin que votre main assimile à faire dans un tempo très lent et contrôlé
les espaces entre les notes. Autrement dit,
il est essentiel que votre main sente A. Jouez une note.
non seulement les notes (qui, isolées, B. Jouez la note suivante en maintenant également
ne sont pas musique !…), enfoncée la première, celle que vous venez tout juste
mais les intervalles entre les notes ! de jouer (vous avez alors deux notes enfoncées).
C. Temps suivant : ôtez consciemment la note précé-
Le « legato exagéré » dente : vous n’avez donc plus qu’une seule note
enfoncée, l’actuelle. Recommencez ainsi pour l’inter-
Allons plus loin encore dans le legato : Vlado valle suivant, puis de phrase en phrase…, en faisant
Perlemuter, le grand pianiste ravélien que l’on sait, cet exercice ultra-lentement avec un contrôle parfait.
faisait énormément travailler ses élèves en « legato (Exemple 4)

Exemple n° 4 : le “legato exagéré”.


tenir ôter tenir ôter
do do ré ré
jouer ajouter garder ajouter garder
do ré ré mi mi etc. Cet exercice est à faire ultra-rapidement avec un contrôle parfait.

Ce qui donne, sur la 1re mesure


des Jeux d’eau :

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4 Le « legato exagéré » est l’un des meilleurs 4 Il ne suffit pas de phraser consciencieu-
exercices que vous puissiez faire pour sement avec les doigts, il faut aussi, avant
développer à la fois votre mémoire chaque phrase, faire entendre une infime
par les doigts et ce toucher profond respiration avec le pied. N’oublions
dans le clavier qui donne l’assurance. pas que phraser, ce n’est pas seulement
C’est une des clés du jeu de piano. phraser avec la main, mais c’est phraser
pour l’écoute, donc : aussi avec la pédale !
Une petite anecdote à propos de ce fameux legato Pour cela, il faut anticiper le relevé
(mais ne pas s’en inspirer !). La grande pianiste du pied avant la nouvelle phrase,
Yvonne Lefébure fut, comme l’on sait, élève de comme le note soigneusement Chopin
Cortot. Tandis qu’elle était toute jeune encore, elle dans son œuvre par le signe : Péd……*
joua Jeux d’eau devant Ravel. Elle raconte, assez
espiègle : « J’ai commencé d’une manière un peu Mesure 3 :
détachée, bien que ce soit indiqué “lié”, pour avoir premier travail de développement de la cellule.
des sonorités cristallines. M.R. s’est alors exclamé : Le cheminement de la pensée du compositeur…
“C’est ça !” Plus tard, il me dira à propos de mon
interprétation des Jeux d’eau, mi-sérieux, mi-bla- Il y a mille choses à chercher, à découvrir, ou plutôt
gueur : “Transmettez la tradition”. » à redécouvrir, lorsque l’on apprend un morceau.
Prenons un exemple mesure 3 ; la cellule de base est
Phraser avec la pédale répétée, cette fois posée sur la au lieu de mi. Est-
elle exactement semblable ? Non, car sinon la qua-
Donc, il faut apprendre dès le début très legato et trième double croche serait un si (neuvième) au lieu
sans pédale. Par la suite, lorsque vous travaillerez du do joué ici. Or, repérer cela met en marche les
avec la pédale, il faudra réfléchir attentivement aux rouages de notre cerveau et, du même coup, nous
endroits exacts où la garder et la relever. Il serait fait apprendre. (Exemple 5)
impossible d’entrer ici dans tous les détails de la
pédalisation, particulièrement subtile chez Ravel et 4 Analyser les marches harmoniques, les
Debussy, où il faut très souvent jouer de demi- mêmes figures répétées sur des degrés
pédales ou de quarts de pédale, voire de vibrations différents, et voir si elles se produisent
avec le pied dans des traits descendants. Souvenez- à l’identique ou avec des “mutations”
vous seulement qu’il est fondamental, avant une comme dans les fugues de Bach,
nouvelle phrase, de respirer avec la pédale, de faire cela fait apprendre bien des passages.
entendre une césure non seulement avec les doigts,
mais aussi avec le pied. Mesures 3 et 4 : l’harmonie ravélienne de
Une autre petite anecdote ravélienne relate, cette l’accord de onzième, typique de ces “Jeux d’eau”
fois, l’importance de ces césures. Un jour, Henriette
Faure joua à Ravel ses Jeux d’eau. Et Ravel de ponc- Parlons encore harmonie. Surtout chez Ravel, la
tuer, un peu las : « Vos Jeux d’eau sont tristes. On chose est incontournable. Ravel élargit donc encore
dirait que vous n’avez pas lu le sous-titre d’Henri de son harmonie et, dans cette mesure 3, un accord très
Régnier. » Henriette Faure poursuit son récit : intéressant intervient sur la 4e croche, l’accord de
« Alors je recommençai en donnant un peu plus de onzième : ré, fa# (la sous-entendu), si # (mis pour do
vie à mon mouvement […], en aérant un peu plus les bécarre), mi, sol #.
courbes et les respirations, en accusant davantage, Cette sonorité de onzième a dû sembler âpre à
par une levée de main plus rapide, les fins de liaisons l’époque, même après Liszt et ses Jeux d’eau à la villa
[…]. Ravel me dit : “Cette fois ça va, mais vous d’Este ! Mais pour nous, maintenant, cet accord pos-
pouvez tout de même rêver un peu à la fin !” 5 » sède surtout une saveur particulière, comme un met

Exemple n° 5, mesure 3 : do au lieu de si.

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subtil qui nous permet d’identifier immédiatement En tout cas, comprenez-vous mieux maintenant que
de quelle musique il s’agit. Ravel utilise largement la difficulté n’est pas seulement une question de
son pouvoir expressif, ce goût un peu citronné qu’il doigts, mais qu’il faut d’abord se familiariser avec
recèle. ll dira d’ailleurs : « Mes Jeux d’eau sont à l’ori- les sonorités un peu nouvelles de ces accords élar-
gine de toutes les nouveautés pianistiques qu’on a gis ? Quant à nous, n’avons-nous pas déjà bien
voulu remarquer dans mon œuvre. » avancé dans notre travail ? En repérant toutes ces
harmonies, ces carrures, ces dissonances, ces
Mesure 4 apprise toute seule ! rythmes, nous devenons musicologue, historien de
la forme, bref pianiste et musicien, et Jeux d’eau
Ayant remarqué ces onzièmes, divine surprise, la commence à vivre dans nos doigts et notre pensée.
mesure suivante et cette descente en triples croches
(qui nous eût certainement, sans cela, terriblement 4 A partir de Debussy et Ravel,
inquiétés) se trouvent comme apprises toutes seules. les dissonances telles que septièmes
En effet, chaque croche, sur les troisième et quatrième et neuvièmes – et même, ici, onzièmes –
temps, porte tout simplement ce même fameux accord ne sont plus préparées dans l’accord
de onzième… Une onzième par croche! (Exemple 6) précédent. Notre oreille ne doit pas être
“frileuse” face à ces dissonances, mais s’y
Exemple n° 6 : mesure 4. accoutumer. Les doigts exécuteront plus
aisément ce dont l’oreille n’a pas peur.

Mesure 9 : croisements des mains. Doigter


correctement = préparer les réflexes rapides.

Dans ce motif qui croise les mains, les écarts sont


assez larges. Il est nécessaire de mettre le 4e doigt sur
le si de main droite afin de préparer les doigts pour la
descente.
Voilà un premier trait appris pour les notes. Quant à Chaque œuvre requiert un travail différent, en
l’exécution, la façon de le jouer, Marguerite Long fonction de son style, de son époque. Cependant,
précise qu’il faut « dérouler le trait de la main droite des principes pianistiques restent immuables : soyez
en une arabesque extrêmement légère qui effleure à dès le début très soigneux avec vos doigtés.
peine les touches ».
Certes, Madame, mais précisons: si nous «effleurons à 4 Le principe est que les doigtés doivent
peine» les touches, sachant que chaque note doit être à la fois préparer la main à jouer la suite
bien audible et «perlée», il faut alors que les bouts de et éviter à la main les tensions inutiles.
nos doigts soient très vivants et tendus. Et, pour cela, il Mais les doigtés dépendent aussi
faut aussi que notre audition intérieure soit parfaite. intimement des intervalles. Par conséquent,
si vous jouez très legato dès le début
4 Plus vous jouez léger et piano, plus comme expliqué, vous retiendrez mieux
votre phalangette doit être ferme. Or, et beaucoup plus vite vos intervalles
pour obtenir cela, il faut vraiment anticiper et donc, conséquemment, vos doigtés.
les sons dans sa tête, que votre chant
intérieur soit parfait. 4 Si vous jouez legato, vous assimilerez
aussi infiniment mieux les gestes corrects
Enfin, il convient d’éviter au maximum les mouve- du poignet, ces gestes indispensables.
ments de haut en bas du poignet lors du passage du
pouce, afin de préserver le contact du doigt avec les Ces gestes, nous allons les voir maintenant.
touches du clavier : casser la continuité bras-poignet
dans les passages du pouce revient à relever trop le Mesure 9 : le geste latéral du poignet
gras du doigt du piano, et donc à perdre de la surface
de contact. Il est un geste qui est très utile au pianiste, c’est le
geste latéral du poignet. En effet, ici, au deuxième
4 Dans les passages du pouce, ne brisez temps de la mesure 9, il existe un très large espace
pas la continuité de l’avant-bras entre les doubles croches extrêmes de la main droite,
et du poignet par des gestes inutiles. entre le mi très aigu et le si du pouce. La seule
Cela fait perdre beaucoup de contact manière d’y parvenir est d’utiliser le geste latéral du
du doigt avec le clavier. poignet. Ne levez surtout pas ici le poignet de haut en

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(geste latéral du poignet)

4 4

Exemple n° 7 : mesure 9.

bas ; au contraire, faites-le pivoter de droite à gauche Deux gestes complètement contradictoires :
autour de l’axe de l’avant-bras. (Exemple 7) haut-bas à la gauche et latéral à la droite

Ne penchez pas vers le 5e. Pour que les doigts puissent En revanche, à la main gauche (toujours mesure 9 et
produire aisément le son, ils doivent « tomber » (selon suivantes), nous devons effectuer un geste complète-
la formule du pédagogue Deppe) dans le piano. Or, il ment contradictoire : un geste haut-bas du poignet,
est important qu’ils tombent bien de haut en bas, per- qui correspond aux « deux-en-deux », c’est-à-dire :
pendiculairement au piano. Si les doigts attaquent de une note appuyée plus une note allégée. C’est le fait
travers (selon la trajectoire d’un angle aigu au lieu de réaliser ces deux gestes en même temps qui
d’un angle droit), alors le son est comme étranglé. demande un peu d’indépendance et, a priori, ne coule
Méditez ce fait. Il peut être source de grands progrès pas de source. Or, une fois que vous aurez compris et
techniques. senti ces gestes (qui correspondent donc intimement
à la musicalité, à l’expression), ce passage vous paraî-
tra incroyablement facile !

4 Dans toute belle exécution pianistique, les


mouvements du poignet et sa souplesse
ont une importance primordiale. Le poignet
doit impérativement être toujours libre et
photos Anne-Marie Darnis

souple, sans blocage aucun. Et les petits


gestes du poignet qui le rendent souple
sont dictés par la musicalité, l’expression.
Or, bien souvent, nous devons faire des
Le geste latéral du poignet. gestes complètement différents aux deux
mains. Prenez donc conscience des gestes
et éventuellement de leur contradiction aux
deux mains. Travailler, c’est beaucoup
cela : faire passer tous les détails de la
musicalité dans les gestes. C’est aussi ce
que l’on entend par mémoire “musculaire”.

Mesure 19 : en octaves, la deuxième grande idée


musicale des “Jeux d’eau”

Le geste latéral du poignet. Voici maintenant le deuxième thème des Jeux d’eau,
que le philosophe Vladimir Jankélévitch décrit ainsi,
avec son imagination poétique et sa verve inimita-
4 Dans les passages très écartelés, bles: «Des quintes, des quartes grêles flottent sous les
il faut utiliser le geste latéral du poignet arpèges limpides de la main droite. Ce deuxième
afin que la main ne penche pas vers sujet, très doux, qui se pâme sur les touches noires,
le 5e et que les doigts puissent toujours l’humeur dolente et languide d’un cœur d’automne
tomber perpendiculairement au clavier, dans le grand parc solitaire… Voilà sans doute un
ce qui assure un plus grand contrôle paysage bien décadent et crépusculaire pour l’auteur
physique sur le son. d’Adélaïde. » (Exemple 8)

76 • PIANO n° 20 • 2006-2007
PÉDAGOGIE

Exemple n° 8 : mesure 19, deuxième thème.

En lisant ce commentaire, comment ne pas évoquer notes semblables conduit à bloquer la


le charme irrésistible de Jankélévitch, sa mèche sensation de l’empreinte dans la main.
rebelle qui lui barrait entièrement l’œil, son intona- Avant de rejouer une note semblable,
tion inimitable, si chantante et poétique, s’exerçant laissez bien remonter la touche sous vos
elle aussi bien souvent, comme la musique de Ravel, doigts jusqu’en haut !
dans le registre aigu ? Quoi qu’il en soit, dans ce
deuxième thème, il faut faire sonner la plus aiguë des Mesure 21 : des “mains gauches” agiles
deux notes de la main gauche. Pour cela, on met le
poids (par la sensation et l’oreille) sur cette partie. En jouant cette partie de main gauche, il faut ramener
Ce « versement du poids » vers le pouce est un geste les notes graves vers le pouce, ne pas laisser traîner les
très lisztien, comme je l’indiquai à propos du Sospiro basses (sauf évidemment quand Ravel a noté qu’il faut
de Liszt. Or, Jeux d’eau se trouve précisément dans la les tenir une noire). En effet, comme le disait Pierre
grande tradition virtuose de Liszt. Marguerite Long Sancan, « ramener les doigts (qui ont fini de jouer)
évoque d’ailleurs le rôle prééminent du pouce à pro- donne une synergie aux autres doigts». (Exemple 9)
pos du Concerto pour la main gauche : « C’est au
pouce qu’est dévolu le rôle principal dans l’expres- Exemple n° 9 : mesure 21 : ramenez les doigts.
sion mélodique. Bien épaulé par le bloc des autres
doigts, il va par le jeu latéral du poignet, et celui de
sa musculature propre, s’imprimer profondément
dans le clavier avec une qualité de pénétration qui
n’est qu’à lui6. »

4 Versez le poids sur le pouce lorsque c’est


la main gauche qui a le chant. Ecoutez
vous pour cela, et sentez le rôle très
particulier du pouce. Avez-vous (sans laisser traîner les graves)
suffisamment pris conscience que les
notes aiguës se trouvent jouées par les 4e
Enfin, que votre oreille n’ait pas peur des “moderni-
et 5e doigts à droite, mais, à l’inverse, par
tés” exposées ici ! Ravel enchaîne en effet à la main
les pouce et 2e à gauche, et que donc, par
droite les quintes successives, ce qui, ô scandale, est
rapport au mouvement grave-aigu, les
théoriquement interdit par le Traité d’harmonie de
mains sont inversées (d’où les exercices
Théodore Dubois. Mais, il est vrai, Ravel n’a-t-il pas
torturants de Hanon…) ?
rencontré quelque difficulté avec le prix de Rome ?
Par ailleurs, dans ce deuxième thème, si vous ne vou-
lez pas que votre main droite se trouve bloquée et
comme pétrifiée, répétez bien toutes les notes sem-
blables dans les arpèges. Ici, la répétition du fa# est
particulièrement inconfortable, car il doit être rejoué
très rapidement par les deux mains emmêlées.

4 Prenez toujours garde aux passages dans


lesquels la même note est répétée à
intervalles rapprochés. Prises dans le halo
sonore, on n’entend pas facilement les
Les doigts ramenés et repliés en direction du pouce.
notes répétées. Or, ne pas rejouer ces

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PÉDAGOGIE

Exemple n° 10 : mesures 28 et 29 : le poids sur la partie aiguë de la main gauche.

e siècle,
4 A partir de la musique du 20 Première remarque ; il serait impensable d’assimiler
que diable, ne craignons plus les quintes ce passage avant de l’avoir auparavant entièrement
et les octaves parallèles ! « déboulonné »… Autrement dit, avant d’en avoir
isolé les difficultés, de les avoir étudiées séparément.
Mesure 28 : a tempo : mains croisées
4 Tout passage trop complexe doit être
Lorsque l’on demandait à Arthur Rubinstein les démonté et réduit d’abord à des éléments
raisons de son succès, il répondait sans hésiter : simples, comme le soulignait le grand
«L’immense travail qui m’a permis de parvenir à faire pédagogue Heinrich Neuhaus. Si vous
chanter le piano.» rencontrez des difficultés dans
Quelle belle ambition pour nous ! Or, le piano chante un passage qui paraît insurmontable,
beaucoup moins facilement dans les aigus que dans étudiez-le d’abord sous l’angle de chacun
les graves. Dans ce passage en mains croisées, il faut de ses aspects séparément : pour
donc se donner beaucoup de mal pour faire sonner la les mélodies seules, puis pour l’harmonie
partie mélodique à la main gauche qui, passant par- seule et ses enchaînements, puis pour
dessus la main droite, est très aiguë et risque fort le rythme seul, etc. Lorsque tout est
d’être étouffée par les graves. (Exemple 10) maîtrisé séparément, alors seulement,
assemblez ces éléments pour restituer
4 Avoir une œuvre “dans les doigts”, c’est l’entité complexe.
aussi savoir où mettre le poids de la main.
Or, on ne fait jamais assez chanter la Je vais donc tenter de donner plusieurs conseils pour
partie aiguë. Pour “faire chanter” le piano, le même passage, vu sous des angles différents.
il faut tenir compte de l’imperfection de
notre instrument : les graves ont tendance 1. Commencez par apprendre lentement les harmonies
à étouffer les aigus. et l’enchaînement des fondamentales, en oubliant
provisoirement le rythme.
Comme le note Marcel Marnat dans son ouvrage très On dit parfois d’un apprenti pianiste: «Il n’a pas assez
érudit, passionnant et complet, Ravel «avait d’ailleurs de rythme ! » Pourtant, le même étudiant est parfaite-
un goût particulier pour l’harmonie haut perchée7 ». ment capable de jouer avec un rythme endiablé
lorsque, sorti de la musique dite classique, il frappe
Mesure 37 et suivantes : le chant en dehors sur un djembé ou un tam-tam ! Pourquoi ? Tout sim-
plement parce qu’il n’y a rien de comparable entre le
Venons-en maintenant aux choses sérieuses ! fait de restituer des informations peu nombreuses et
L’un des passages les plus riches, touffus et compli- très simples (comme de frapper du plat de la main
qués de Jeux d’eau, et, avouons-le, incontestablement sur un tam-tam) et, d’un autre côté, de restituer en
“difficile”, se trouve entre la mesure 37 et le superbe un temps très court, en une fraction de seconde une
glissando de la mesure 47. «Toute cette grande phrase foule d’informations : harmonies, polyphonies,
à la main droite doit mettre en valeur le joli chant qui enchaînements complexes, positions inconfortables,
survole le bruissement des triples croches », nous met nuances, notes appuyées, etc. L’exercice est sans com-
en garde aimablement Marguerite Long. mune mesure ! Donc, sérions les problèmes et évitons
de condamner un élève en affirmant qu’il « n’a pas de
Soit, Madame, mais facile à dire! Comment faire pour, rythme », alors qu’il n’a tout simplement pas ses
d’abord et avant tout, «se mettre dans les doigts» ce enchaînements harmoniques « dans les doigts ».
passage compliqué ; pour assimiler les « positions » ;
pour ne plus « buter » sur les enchaînements com- En premier lieu, donc, il faut identifier le “squelette” :
plexes, tel un cheval qui «pile» net devant l’obstacle? la note fondamentale qui constitue l’accord, puis les

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PÉDAGOGIE

(Ut # 7+) = “squelette” (Ut # 7 5)

Exemple n° 11 : mesure 37 : le “squelette harmonique”.

autres notes, celles qui ne sont que des notes de pas- des fondamentales. Ensuite, ajoutez
sage ou des broderies. les renversements, les notes étrangères,
Tout devient alors relativement simple : ici, nous qui sont comme les condiments
avons l’accord d’ut # septième de dominante : do#, de l’harmonie. C’est une bonne “recette”
mi#, sol#, si. Toutes les autres notes sont étrangères pour apprendre.
à ce squelette. Le ré bécarre n’est qu’une appoggia-
ture du do#, et le fa double dièse, au milieu, une Jouez, ici encore, au “jeu des différences”.
appoggiature du sol #. N’est-ce pas plus clair ? Ce faisant, vous repérerez bientôt, évidemment, ce
(Exemple 11) qui est logique ! Ce motif de la mesure 37 que nous
venons de voir est transposé mesure 40. Jouez au
On s’exercera ensuite à l’enchaînement de ces notes “jeu des différences”…
fondamentales, par l’oreille. Le fond d’harmonie est le même, transposé, mais la
Ici encore, tout est plus simple que l’on pourrait le présentation est-elle semblable ? (Exemple 12)
croire, car les accords ne sont pas renversés.
Nous avons simplement : do # septième, enchaîné à Comparez, cherchez, refaites le chemin de la créa-
l’accord do # quinte diminuée… tion de Ravel. Vous constaterez que non seulement
vous vous forgez des repères visuels sur la partition,
4 Quand une harmonie n’est pas renversée, mais que ce sont en réalité des repères “intellec-
elle est bien plus simple à mémoriser ! tuels” (car vous avez compris comment le morceau
est construit).
L’apparente difficulté ne venait donc que des notes
étrangères et des rythmes irréguliers. 4 Jouez au jeu des différences.
Nous avançons!… Apprenez ainsi tout ce passage des Comparez et associez. Rapprochez
mesures 37 à 47, bout par bout… les passages semblables.
Vous fixerez ainsi des repères visuels
4 Lorsque les choses sont difficiles, qui sont en fait des repères intellectuels.
dégagez d’abord le squelette harmonique
en vous mettant lentement dans les doigts 2. Ajoutez le rythme.
et dans l’oreille les accords sous leur Il devrait être maintenant plus facile, si vous ressen-
forme la plus simple possible, tez les enchaînements des positions dans vos doigts,
sans les notes étrangères. Puis entraînez de vous “donner rendez-vous” sur les notes (et les
votre oreille à l’enchaînement doigts) qui doivent tomber ensemble.

Exemple : n° 12 : jeu des différences ; comparez avec la mesure 37.

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PÉDAGOGIE

etc…

Exemple n° 13 : mesure 40 : les rencontres verticales, les dissonances.

J’ai eu la chance d’être autrefois l’élève d’un profes- Vous souvenez-vous du film de Milos Forman,
seur remarquable : Jacqueline Lequien, qui ensei- Amadeus ? A la fin, dit-on dans ce film, Mozart dicta à
gnait le solfège au Conservatoire de Paris. Elle nous Salieri une partie de son Requiem. On y voit en effet le
disait la chose suivante : Maître, assailli par la mort, dicter à Salieri, pour certains
passages, la basse continue et le chant, omettant volon-
4 « Lorsque vous saurez passer très tairement des parties de remplissage, tellement il sent
facilement du binaire au ternaire, la vie lui échapper et craint que le temps ne lui manque.
ou du ternaire au binaire, vous aurez Autrement dit, les parties extrêmes, la basse chiffrée et
résolu la plupart des difficultés de rythme. » le chant principal (qui peut d’ailleurs être joué à une
autre partie que la plus aiguë) guident et encadrent la
Rien n’est plus vrai. Or, pour passer de l’un à l’autre, musique et imposent le remplissage harmonique. Ce
pensez plutôt le binaire comme rigoureux (“carré”), sont elles qu’il faut apprendre en premier.
et le ternaire comme coulant, plus fluide et plus Ainsi, un travail facilitera enfin l’apprentissage des
“rond” (imaginez un cercle). positions par votre main : analysez les mouvements
respectifs des parties extrêmes jouées par vos deux
3. Prenez le temps d’écouter les rencontres verticales, petits doigts. Quelles en sont les directions ? Vont-ils
entre les notes, en jouant lentement. par mouvement contraire, parallèle ? Sur des touches
Familiarisez-vous ici tout particulièrement avec les noires, des touches blanches ? Cela vous aidera beau-
dissonances. Toutes les dissonances ! Pas seulement coup ! (Exemple 14)
celles qui sont attaquées. (Exemple 13)
4 Comparez les reliefs et trajectoires des
4 Ecoutez toutes les rencontres ! parties extrêmes. Cela est très important.
Non seulement celles qui sont provoquées Ce sont elles qui guident la position
par des notes attaquées ensemble, de la main sur l’étendue du clavier.
mais aussi par une note jouée
et une note qui se prolonge. 5. Finissez d’apprendre grâce au rythme harmonique.
J’ai déjà évoqué entre les lignes ce phénomène
4. Analysez les parties extrêmes : physiquement, qu’Alfred Brendel considère comme caractéris-
voyez et ressentez les reliefs et trajectoires des 5es tique de la musique de Beethoven, ce procédé
doigts d’aigus et de graves. d’écriture qu’il appelle le « raccourci » : en certains

Exemple n° 14 : les parties de petits doigts seules.

5es doigts seuls

5es doigts seuls

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PÉDAGOGIE

Exemple n° 15 : mesure 45 : contraction du rythme harmonique.

passages, la durée des harmonies se contracte pro- situation enlisée depuis longtemps.
gressivement. Elles changent à des intervalles de 4 Si vous n’y arrivez toujours pas au bout de
plus en plus rapprochés. La tension nerveuse et dra- nombreuses répétitions, ne vous acharnez
matique s’accroît alors fortement. Or, en voici pré- surtout pas, sinon, c’est la faute, ou tout
cisément un exemple particulièrement frappant, du moins la gêne, que le corps apprend.
étiré sur trois pages de Jeux d’eau : dans le passage Essayez autre chose : changez votre
précédent, mesures 37 à 42, chaque harmonie doigté, par exemple.
durait le temps d’une blanche, voire une mesure
entière (de répit !), mesures 39 et 41. Maintenant, Maintenant que vous avez préparé le passage, vous
mesure 42, ce n’est plus qu’une noire… êtes à même d’honorer le conseil de Marguerite
Long : mettre en valeur le joli chant qui survole le
… Puis, au cœur de la tension, mesure 45, ce ne sera bruissement des triples croches.
plus qu’une croche, allant même jusqu’à se contrac- Oui, mais comment ? Jouez votre petit doigt de suffi-
ter en une sorte de trille, à l’épicentre du phénomène. samment haut !
L’exaspération est alors à son comble. Trois moyens sont possibles pour avoir du son, disait
Prenez bien conscience de ce “raccourci” beethové- le pédagogue Heinrich Neuhaus : par la masse, par la
nien et de la tension psychologique qui en résulte. Il vitesse ou par la hauteur. Utilisez ici plutôt un peu de
vous aidera à apprendre, mais aussi à restituer la pen- hauteur par rapport aux touches. Tombez d’un peu
sée de l’auteur sans rajouter quoi que ce soit d’inu- haut dans les notes avec votre petit doigt, tout en uti-
tile. Ravel disait d’ailleurs lui-même : « Je ne veux pas lisant le poids de votre bras, et votre chant sonnera
être interprété. » (Exemple 15) tout seul !

6. « Faites des expériences », disait Pierre Sancan. 4 Lorsque vous voulez qu’une partie sonne
Enfin, apprendre techniquement un morceau, c’est à l’aigu, ne l’attaquez pas de trop bas par
assimiler gestes et sensations qui correspondent à une rapport aux touches, votre son serait
expression complète dans le tempo final. Malheureu- comme étouffé. Au contraire, prenez, en
sement, on peut faire en toute bonne foi plusieurs soulevant tout le bras, un peu de hauteur
gestes dans la lenteur, qui seront absolument impossi- au-dessus des touches (donc, en
bles à réaliser dans un tempo rapide. Même si vous empêchant votre main de s’affaisser vers
réfléchissez encore un peu à vos notes, faites des ex- le 5e), cela sonnera tout seul.
périences dans le tempo réel, pour trouver le geste
adéquat. Voici donc quelques pistes pour apprendre ce difficile
passage central des Jeux d’eau.
4 Ne croyez pas que c’est en vous exerçant
indéfiniment très lentement que vous Pages 8 et 9 : les quartes
parviendrez à la maîtrise finale : pour
trouver le bon geste, essayez-le au tempo ! Nous approchons de la fin… Les Jeux d’eau dans ce
Faites tentatives et expériences. jardin à la française vont-ils aussi subir la pluie… ?
Certes, l’épisode suivant tout en quartes successives
Ne vous acharnez pas en vain. préfigure les fameux Jardins sous la pluie de Debussy,
Enfin, si vous n’y arrivez toujours pas, changez ! mais aussi “Pagodes”, la première pièce des Estampes.
Changez quelque chose, une nuance, un geste, un Ravel commente pour sa part : « On a prétendu avec
doigté ! Surtout, ne vous acharnez pas sur les passages insistance que la partition ancienne de mes Jeux d’eau
que la main n’assimile pas au bout d’un certain nom- influença peut-être Debussy pour écrire ses Jardins
bre de répétitions. Par exemple, changer un doigté sous la pluie, tandis qu’une similitude bien plus frap-
que l’on croyait définitif peut très bien débloquer une pante a été relevée dans le cas de ma Habanera ; mais

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PÉDAGOGIE

je dois laisser à d’autres ce genre de commentaire. » 4 Dans un trait agile, concentrez-vous avant
Soulignons en tout cas que ce n’est pas Debussy qui tout sur l’égalité temporelle des notes.
aurait inspiré Ravel pour Jeux d’eau, mais bien le Même si les diverses positions de vos
contraire : Jeux d’eau, composé en 1901, est paru au doigts sur le clavier sont très différentes
commencement de 1902, alors que Debussy n’a com- du fait du relief des touches blanches ou
posé Jardins sous la pluie qu’en 1903. noires, cela ne doit pas se sentir pour
Encore quelques remarques, et nous aurons fait le l’égalité dans le temps.
tour des difficultés essentielles de Jeux d’eau, même
si, bien entendu, il ne saurait être question ici que de Quant à la pédale, ne la changez qu’à moitié. Ici, nous
suggérer une infime partie de tout le travail à réaliser n’avons pas le temps de la relever au maximum. Ce
pour bien jouer cette partition. ne serait en outre pas souhaitable. « Ricardo Viñes
Nous voici à la mesure 61, à la réexposition annoncée me disait que Ravel préconisait la pédale dans l’aigu
par Ravel lui-même. Tout s’enrichit, puis survient une afin de donner, plutôt que la clarté des notes, l’im-
grappe de notes… pression floue de vibrations dans l’air », ajoute
Marguerite Long.
Mesure 67 : les septolets de triples croches
Reprise du deuxième thème et fin
Ne craignez donc pas ces septolets, ils ne sont pas si
compliqués ! Ce n’est tout de même pas une brous- Le deuxième thème revient à la fin, enrichi jusqu’à
saille de notes incompréhensibles ! En vertu de ce que utiliser trois portées. Il existe dans cette dernière
nous avons vu plus haut, il suffit de repérer ce qui est exposition de la deuxième idée, une similitude avec
logique, de grouper ce qui se ressemble ! (Exemple 16) “Pagodes” et la fin de la troisième pièce des Estampes
de Debussy. Le thème sonne en octaves comme une
Grouper les septolets par deux au début, la basse cloche, sous des arpèges enveloppants et rapides qui
répétée par 2 notes, et le ténor strictement chroma- finissent par s’évanouir comme un écho dans le soir
tique. La partie du milieu monte d’un ton. Main humide, laissant un point de suspension à l’âme…
droite, marche d’escalier, et un accord majeur suc-
cède à un accord mineur. Nous avons donc fait un peu le tour de Jeux d’eau et
Ce qui nous gêne est évidemment l’emmêlement des de quelques-unes de ses difficultés majeures. Pour le
deux mains. Pour jouer et ne pas vous y perdre, faites reste, chacun trouvera sa voie. Il n’y a pas de dogme
sonner en premier lieu la partie aiguë des petits en matière d’art. Chacun a sa technique, sa musica-
doigts. lité, sa façon de faire. Quoi qu’il en soit, complétez ce
Sa sonorité doit tout surplomber : la, si… sol, la… fa, travail en écoutant Ravel. Familiarisez-vous avec ses
sol, etc. harmonies particulières. Aimez Ravel.
Alexandre Sorel
Puis réalisez bien que toute la difficulté consiste à
jouer, de façon régulière et égale du point de vue du 1. Ce groupe d’amis comprenait Léon-Paul Fargue, Ricardo Viñes, Paul
temps, beaucoup de notes alors que les positions sur Sordès, Calvocoressi et Maurice Delage.
2. Ravel par quelques-uns de ses familiers, Ed. Tambourinaire, 1939.
le clavier, elles, ne sont pas du tout équivalentes pour 3. Hélène Jourdan-Morhange : Ravel d’après Ravel,
le confort de notre main ! Il faut donc, ici encore, et Ed. du Cervin, 1953.
comme éternellement, revenir à la pédagogie de 4. Marguerite Long, Au piano avec Maurice Ravel,
Ed. Gérard Billaudot, 1971.
Chopin et en particulier à sa phrase : « Personne ne
5. Henriette Faure, Mon Maître Maurice Ravel, Ed. ATP, 1978.
remarquera l’inégalité d’un groupe de notes si vous 6. Marguerite Long, op. cité.
les jouez également pour le temps. » 7. Marcel Marnat, Maurice Ravel, Fayard, 1986.

Exemple n° 16 : mesure 67 : les septolets.

R R R R
ur EU ur EU ur EU ur EU
ne J ne J ne J ne J
mi MA mi MA mi MA mi MA

basses par deux

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