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M A N U S C R I T
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WOLFGANG

de Yannis Mavritsakis

Traduit du grec par Dimitra Kondylaki et Emmanuel Lahaie

cote : GRE12N948

Date/année d'écriture de la pièce : 2006


Date/année de traduction de la pièce : 2009

« Le manuscrit que vous avez entre vos mains est déposé à la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction
théâtrale à Paris. Toute exploitation, partielle ou intégrale, sous quelque forme que ce soit, doit nous être signalée. La
Maison Antoine Vitez n’est toutefois pas habilitée à délivrer des autorisations de représentation ou d’édition. »

M A I S O N A N T O I N E V I T E Z
centre international de la traduction théâtrale
YANNIS MAVRITSAKIS

WOLFGANG
Traduction:
Dimitra Kondylaki
avec Emmanuel Lahaie

Ce texte a reçu l’Aide à la création de textes dramatiques


(Avril 2010)

1
WOLFGANG

© 2006 Yannis Mavritsakis


y.mavritsakis@gmail.com
© 2009 Pour la traduction: Dimitra Kondylaki
dimitrakondylaki@yahoo.gr

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LES PERSONNAGES

WOLFGANG
FABIENNE
LE VOISIN
L’AMI
LA MERE
LE FANTOME DU PERE
LA FEMME
LE BIJOUTIER

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1.Wolfgang avec son voisin, perchés sur des échelles. Entre eux, une haie
qui les cache presque l’un de l’autre. Ils tiennent des sécateurs. Ils
taillent.

VOISIN
Ça pousse vite, il faut couper régulièrement. Chaque fois un tout petit
peu. Autrement, elle perd sa forme et après c’est difficile à égaliser.

WOLFGANG
Oui… elle pousse très vite.

Silence.

VOISIN
Tailler une haie, c’est un art en soi. Il ne faut pas enfoncer le sécateur trop
profondément. On risque de la dénuder et de faire apparaître les branches
mortes. Il faut laisser suffisamment de feuillage pour masquer l’intérieur.
Quand on la voit de la rue, elle doit apparaître toute verte et personne ne
doit entrevoir ce qui se trouve derrière. Voilà la principale fonction de la
haie. Cacher.

WOLFGANG
Oui… C’est une protection…

VOISIN
Ce n’est pas qu’elle peut arrêter un voleur… elle tient seulement à l’écart
les regards indiscrets.

Silence.

Et naturellement le grand art est dans l’homogénéité … Pas trop haut ici,
un peu plus bas par là… Il faut qu’elle soit comme si on l’avait taillée au
couteau. C’est ce qui fait sa beauté.

WOLFGANG
La tienne est exactement comme ça… Comme si tu l’avais taillée au
couteau.

VOISIN
La tienne aussi… elle est pas mal. Un œil averti peut remarquer une petite
inégalité par ci-par là mais dans l’ensemble elle est relativement bien.

WOLFGANG

4
Pas aussi bien que la tienne…

VOISIN
Oui… C’est vrai, la mienne est la plus belle de tout le quartier. Peut-être
même de la région… J’ai vu comment on la regarde quand on passe
devant… Les étrangers avec admiration et les voisins avec jalousie…

Silence.

WOLFGANG
Je n’aimerais pas trop ça… Que l’on m’envie.

VOISIN
C’est la première fois que j’entends ça. Je pensais que tout le monde aime
être envié.

WOLFGANG
Pas moi…

VOISIN
C’est un plaisir… être envié pour ce qu’on est… Ou pour quelque chose
qu’on a…

WOLFGANG
Je n’aimerais pas ça. Ça m’inquièterait.

VOISIN
Moi, ça ne m’inquiète pas du tout.

Silence.

Viens manger avec nous un de ces dimanches. Ma femme fait un très bon
porc aux pruneaux.

WOLFGANG
Merci…

VOISIN
Avec ma femme on se disait… ça fait des années que nous sommes
voisins, une haie nous sépare et on ne s’est jamais rendu visite. Amène
aussi ton amie…

WOLFGANG

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Je n’ai pas d’amie… Rien de stable…

VOISIN
Je comprends… Ça ne change rien… L’invitation tient toujours.

Silence.

Tu es assez solitaire pour un célibataire. Il n’y a jamais de passage chez


toi.

WOLFGANG
Je préfère ma tranquillité.

VOISIN
Aucune dame, jamais… A part ta mère… Peut-être que tu reçois tard
dans la nuit, à l’heure où les pères de famille vont se coucher.

Silence.

Et tu ne t’es jamais marié…

WOLFGANG
Non.

VOISIN
A ton âge, il faudrait pourtant… Le mariage rend l’homme plus mature…

Silence.

Nous, nous sommes une famille heureuse. Malgré tous les petits
problèmes, nous sommes heureux. J’ai une entreprise stable, ma femme
travaille elle aussi pour avoir un revenu supplémentaire, Fabienne marche
bien à l’école… Le dimanche, nos amis viennent à la maison, on regarde
le foot sur Eurosport, les femmes papotent entre elles, les enfants jouent
dans le jardin. On vit bien.

Silence.

Si un de ces jours tu as besoin d’un bouquet et que tu ne trouves pas un


fleuriste ouvert, viens couper des fleurs dans notre jardin. On a une
grande variété, été comme hiver. Ma femme ne les coupe jamais. Elle dit
qu’elle n’aime pas décorer la maison avec des fleurs mortes.

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Silence.

Voilà, c’était ça… Maintenant elle est parfaite… Au moins de mon côté.
Et du tien, comment c’est ?

WOLFGANG
De mon côté aussi. Je pense que c’est bon.

2. Wolfgang avec son ami. Ils réparent la voiture.

AMI
Pourquoi tu n’en achètes pas une neuve ? Maintenant, tu gagnes assez
d’argent.

WOLGANG
J’aime bien celle-ci.

AMI
Si tu calcules l’argent que tu dépenses en pièces de rechange…

WOLGANG
Ce n’est pas pour l’argent. Je l’aime bien.

AMI
Quand ton père l’a achetée, elle était impeccable… Mais maintenant…

WOLGANG
Maintenant aussi. Elle est très bien.

AMI
Moi, j’aurais honte de circuler dans une voiture comme ça.

WOLGANG
Pourquoi ?

AMI
C’est rabaissant… non ? Même le dernier des immigrés… Aujourd’hui,
même les immigrés conduisent des voitures plus belles.

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WOLGANG
Chacun conduit la voiture qui lui plait. Quelle importance ?

AMI
Si ça n’importait pas, tu porterais les chaussures de ton père aussi. Ses
costumes… Ses sous-vêtements et ses pyjamas…

WOLGANG
Il était plus grand que moi.

AMI
Sinon tu les porterais…

WOLGANG
Porter ses chaussures… Ça serait un peu sinistre... La voiture, c’est autre
chose.

AMI
Ça aussi, c’est sinistre… Une voiture de plus de vingt ans…

WOLGANG
Vingt-cinq…

AMI
Une voiture de plus de vingt cinq ans, dans cette banlieue, c’est sinistre
comme spectacle…

WOLGANG
Personne ne s’est plaint…

AMI
Ici les gens sont discrets…

WOLGANG
Au contraire ça leur plait…

AMI
Aux vieux peut-être… Mais il n’y a pas de vieux dans notre quartier.

Silence.

Hier j’étais avec ma nana. Son amie n’arrête pas de poser des questions
sur toi…

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WOLGANG
Quelles questions ?

AMI
Des questions… Elle veut savoir… Si tu as quelqu’un, si tu es le genre à
avoir des relations stables, si tu as dit quelque chose sur elle…

Silence.

Qu’est-ce que je lui dis ?

WOLGANG
À qui ?

AMI
À ma nana… Qu’est-ce que je lui dis de dire à son amie ?

WOLGANG
Je ne sais pas… Je n’y ai pas pensé…

Silence.

AMI
Demain, on pensait aller au bowling… Tous les trois. Tu viens ?

WOLGANG
J’ai du boulot… Si je finis tôt…

Silence…

AMI
Tu lui plais beaucoup…Tu n’es pas exactement son type… Mais d’après
elle, tu as quelque chose qui lui plait.

Silence.

Je ne les comprends pas les femmes… Pour qu’elles sortent avec


quelqu’un, il parait qu’il faut d’abord leur exciter le cerveau… Comme si
elles faisaient çà avec le cerveau…

Silence.

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Le bowling… Ça m’ennuie… Mais il faut que je montre que j’aime ça.

WOLFGANG
Pourquoi ?

AMI
Parce que comme je t’ai dit, les femmes s’excitent d’abord par le cerveau.
Elles vont plus facilement avec quelqu’un qui aime le bowling qu’avec
quelqu’un qui sort pour boire des bières.

Silence.

Tu l’as bien serré?

WOLFGANG
Oui… Je pense qu’il est bien serré.

AMI
Tu veux que j’essaye moi aussi ?

WOLFGANG
Non, ne te salis pas.

AMI
Ça ne me dérange pas.

WOLFGANG
Ce n’est pas la peine, c’est bien serré.

Silence.

Je te remercie pour le coup de main…

AMI
Ce n’est rien… Demain tu paieras le bowling.

WOLFGANG
Je ne sais pas si je viendrai…

AMI
Penses-y… C’est une fille bien…

WOLFGANG

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Je l’ai vue…

AMI
Et il faut que tu vois ses seins… Nus.

WOLFGANG
Tu les as vus toi ?

AMI
En photo… Cet été, elle était en vacances en Italie avec ma copine…
Elles ont pris des photos sans arrêt. Devant des ruines, des fontaines, des
statues… Il y en a une où elle pose les seins à l’air.

WOLFGANG
J’ai des trucs à faire demain… Si je finis tôt…

3. Wolfgang avec sa mère.

MERE
Qu’est-ce que tu creuses ?

Silence.

Ça ne doit pas être pour planter… Tu ne creuserais pas aussi profond.

Silence.

Pas pour trouver de l’eau non plus… L’eau courante suffit pour ton
jardin.

Silence.

Tu dois faire quelque chose avec ce fauteuil… Ou alors le jeter…

Silence.

Hier, deux hommes ont frappé à ma porte… Des vendeurs… D’une


entreprise de téléphone… Ils voulaient me vendre un abonnement… J’ai
eu peur en les voyant par la fenêtre… Ils portaient des costumes foncés et
des chemises blanches… Ils avaient des dossiers… De loin, ils

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semblaient très… officiels. Comme s’ils représentaient un service
public… Des représentants de l’Etat, j’ai pensé, qui frappent à ma
porte… Ça ne laisse rien présager de bon… J’ai eu tellement peur que
lorsque je leur ai ouvert, je n’ai pas pu comprendre tout de suite ce qu’ils
me disaient… Je n’écoutais pas… Je regardais leurs visages… Leurs
dossiers… J’étais sûre qu’ils étaient en train de me dire quelque chose de
très mauvais… Que quelque chose d’effrayant se cachait dans leurs
papiers… Jusqu’à ce que je comprenne qu’ils me parlaient d’un
abonnement téléphonique… mes genoux avaient lâché… Mais je n’étais
pas encore sûre… Ensuite, j’ai fait attention à leurs vêtements. Ils leur
tombaient comme s’ils les avaient loués… Leurs chaussures
poussiéreuses… Leur col détendu autour du cou… On pouvait facilement
deviner la saleté cachée derrière… Je leur ai presque claqué la porte au
nez… Tellement j’étais fâchée… Et même après les avoir chassés, ma
peur n’a pas disparu tout de suite… Comme s’ils avaient installé quelque
chose de malsain dans la maison… Maintenant encore, je ne suis pas
certaine que c’était de vrais vendeurs… Qu’ils l’aient dit ne veut pas dire
qu’ils l’étaient… Ils auraient très bien pu faire semblant de l’être.

Silence.

Je n’ouvre jamais aux inconnus… N’importe qui peut me faire du mal s’il
veut. Même un enfant. Je jette toujours un coup d’oeil par la fenêtre
avant.

Silence.

Pas mon tombeau j’espère…

Silence.

C’est ça… Hein ? Tu creuses mon tombeau ?

WOLFGANG
Ton heure n’est pas encore venue… Ne t’inquiète pas…

MERE
Cette heure-là ne prévient jamais.

WOLFGANG
Tu as encore le courage de me surveiller… Ça veut dire que ton heure
n’est pas venue.

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MERE
Je ne te surveille pas… Je viens pour voir si tu vas bien.

Silence.

Non… Ce n’est pas le fauteuil… Ce sont mes os qui grincent… Ils ont
commencé à s’effriter.

Silence.

Tu ne vas pas me dire ce que tu creuses ?

WOLFGANG
Je construis un nid.

MERE
Un nid ? Sous la terre ? Qu’est-ce que c’est que ce nid ? Un nid pour
ragondins ?

WOLFGANG
Oui, c’est ça. Je creuse un nid pour ragondins.

MERE
Les ragondins n’ont pas besoin de toi et de ta pelle. Ils y arrivent très bien
eux-mêmes.

WOLFGANG
Ceux en bonne santé oui. Mais il y en a qui sont malades. Des ragondins
très vieux, impotents, édentés, d’autres amputés par un piège à loup.
Quelqu’un doit les aider eux aussi.

Silence.

MERE
Tu as détruit le jardin… De si belles fleurs…

WOLFGANG
Tu as le tien… Tu peux planter…

MERE
Je ne peux pas… Je suis vieille… J’ai planté beaucoup de fleurs dans ma
vie. Je ne peux plus.

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WOLFGANG
Tu n’es pas vieille. Tu fais semblant.

MERE
Mes doigts ont enflé… Tu ne le vois pas ?

Silence.

On va me tuer un jour… Un jour quelqu’un va apparaître devant moi


précisément pour ça. Pour me tuer. Juste que ça se fasse par surprise, d’un
seul coup. Que je n’aie pas à voir toute ma vie défiler.

4. Wolfgang et Fabienne. Elle le suit cachée derrière la haie.

WOLFGANG
Pourquoi tu te caches ?

FABIENNE
Je ne me cache pas…

Silence.

WOLFGANG
Comment c’était l’école aujourd’hui ?

FABIENNE
Pas bien.

WOLFGANG
Tu n’avais pas fait tes leçons ?

FABIENNE
Pas pour ça.

WOLFGANG
Pourquoi ?

FABIENNE
Des garçons s’en sont pris à moi… À la sortie. Ils m’ont volé de l’argent
et ma montre.

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WOLFGANG
Tu les connaissais ?

FABIENNE
Non, ils sont d’un autre quartier.

WOLFGANG
Ils t’ont fait mal ?

FABIENNE
Un peu. Quand ils m’ont tiré la main pour me prendre la montre.

WOLFGANG
Tu l’as dit à tes parents ?

FABIENNE
Oui. Et eux, ils l’ont dit à la police.

WOLFGANG
Ils les ont arrêtés ?

FABIENNE
Je ne sais pas. Je m’en fiche de l’argent. La montre était un cadeau de
papa.

WOLFGANG
Il va t’en acheter une autre.

FABIENNE
C’est celle-là que je veux.

WOLFGANG
Il va t’en acheter une mieux.

FABIENNE
C’est celle-là que je veux. Qu’est ce que tu creuses ?

WOLFGANG
Je creuse un refuge.

FABIENNE
Pour la guerre ?

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WOLFGANG
Oui pour la guerre.

FABIENNE
Il n’y a plus de guerre.

WOLFGANG
Personne ne le sait.

Silence.

Tu viendras le voir ?

FABIENNE
Quand ?

WOLFGANG
Quand il sera fini.

FABIENNE
Il sera beau ?

WOLFGANG
Oui. Comme une vraie maison. Sauf que ça sera très petit.

FABIENNE
Comme un jeu…

WOLFGANG
Oui comme un jeu. Tu viendras le voir ?

FABIENNE
Quand ça sera fini, je viendrai.

WOLFGANG
Seulement je ne veux pas que les autres le sachent.

FABIENNE
Pourquoi ?

WOLFGANG
Un refuge doit être secret. Sinon, ce n’est pas un refuge.

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FABIENNE
D’accord, je ne le dirai pas.

WOLFGANG
Ça sera notre secret.

FABIENNE
S’il y a la guerre, je viendrai me cacher.

WOLFGANG
Oui… S’il y a la guerre, tu viendras te cacher ici… Jusqu’à ce qu’elle se
termine.

5. Wolfgang avec le fantôme de son père. Les phares de la voiture sont


allumés.

FANTOME
Ne la crois pas quand elle dit qu’elle a peur. Elle n’a peur de personne.

WOLFGANG
Je sais. Je ne la crois pas.

FANTOME
C’est comme ça que ça fonctionne la femme. Elle provoque la pitié…
Elle te force à t’attendrir, à te pencher sur elle… Et là, elle t’agrippe par
la gorge et elle te suce le sang.

WOLFGANG
Maintenant elle ne le peut plus. Elle a vieilli. Elle s’est refroidie.

FANTOME
Toujours terrifiée… Avec ses seins qui tombent jusqu’au nombril… En
dessous, ça brûle. Et qu’est-ce qu’elle donnerait pour la salive d’un autre
dans sa bouche ridée, pour une gâterie entre les jambes. Les femmes ont
toujours un manque là… entre les jambes, un deuxième estomac en
dessous du vrai qui ne se rassasie jamais. Même si elles t’avalent en
entier, elles seront toujours affamées. Cette faim ne s’arrête pas.
Seulement dans la tombe. Là seulement, elles trouvent la paix.

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Silence.

Cette maison, je l’ai bâtie de mes mains. Il faut que tu la gardes…

WOLFGANG
Je vais la garder…

Silence.

FANTOME
Ne leur fais pas confiance…

WOLFGANG
Ce n’est qu’une jeune fille.

FANTOME
Il y a toujours un plan derrière.

WOLFGANG
Ce n’est pas une femme encore …

FANTOME
Même si elle ne l’est pas encore, elle va le devenir. Elle ne pardonnera
jamais ton pouvoir. Elle va être aux aguets. Elle attendra le moment où tu
montreras un signe de faiblesse, le moment où tu relâcheras la
surveillance… Pour te planter une hache dans la tête. Alors seulement
elle se sentira tranquille. Quand elle aura vu ta tête tomber.

WOLFGANG
Ce n’est qu’une jeune fille.
.

6. Wolfgang avec sa mère. Wolfgang lave la voiture.

MERE
Je suis suivie par les deux chiens morts de ton père. Par ton père lui-
même. Quand il était jeune. Avec ses jambes puissantes. Ses cheveux
noirs.

Silence.

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On a fait de belles balades avec cette voiture… Le plus souvent, ça se
terminait en dispute… Mais d’habitude, ça commençait bien…

Silence.

C’est souvent comme ça… D’habitude, ça commence bien…

Silence.

Tu la maintiens dans un très bon état. Presque comme elle était quand il
l’avait achetée…Tu la cires ? Ton père la cirait de temps en temps…

Silence.

Ma vie a passé sans que je le comprenne…

WOLFGANG
Dans la vie, il n’y a rien à comprendre…

MERE
Je me suis toujours dit... ce moment-là, il faut le garder. Quand tu seras
vieille, avoir au moins le souvenir de ce moment. Je pensais que ça
m’aiderait… D’avoir gardé quelques bons moments. Ça n’aide pas…
Aucun moment, aussi beau qu’il fût, ne peut aider.

Silence.

Et maintenant pourquoi il me suit ? Qu’est-ce qu’il veut de moi ?

Silence.

Une paire de lunettes de soleil… Elle doit être restée dans la boîte à
gants… Tu ne l’aurais pas vue ?

WOLFGANG
Oui, elle est là.

MERE
C’était mes lunettes préférées…

WOLFGANG
Tu les veux ?

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MERE
Non, maintenant, je n’en ai pas besoin… Qu’elles restent où elles sont.

Silence.

Wolfgang… Tu es mon fils…

WOLFGANG
Je sais…

MERE
Tu es tellement grand et fort… Moi tellement faible… Et pourtant… Tu
es mon fils…

Silence.

Il n’a jamais voulu croire que j’étais à lui. Je n’étais qu’à lui. A personne
d’autre. Même si j’avais déballé ma tête pour la mettre à ses pieds, il
aurait eu encore des doutes. S’il avait pu fermer mon cerveau à clé, il
l’aurait fait. Mais comment fermer à clé le cerveau de quelqu’un ? Désir
absurde. Destructeur. C’est ce qui peut détruire un être humain. Ne pas
résister à son désir absurde.

Silence.

Qu’est-ce que tu leur veux aux ragondins ? Ce ne sont pas des animaux
domestiques convenables. Prends un chat ou un chien… Les ragondins
sont des animaux très sales, ils transportent des maladies.

WOLFGANG
Je les vaccinerai.

Silence.

MERE
Quand ton père m’a amenée ici pour la première fois, la maison m’a
parue comme dans un rêve. Le jardin soigné à la perfection, le bois tout
juste peint, le toit intact. Comme s’il ne s’était rien passé par là, ni
personne. Ni vent, ni pluie, ni homme. Je me suis retournée et je l’ai
regardé. J’ai été terrifiée par ses cheveux noirs, immobiles et éclatants.

Silence.

20
Maintenant, la seule chose que je souhaite c’est vivre quelque temps
encore sans souffrir. Mais il y a toujours quelque chose qui vient te
tourmenter. Avant, c’était le manque d’amour, maintenant c’est la peur.
De tout. Cette horloge en bois dans la cuisine, je la connais depuis que je
suis gamine… Ce n’est plus une horloge. C’est une bombe à retardement.
Je suis sûre qu’à un moment, elle va exploser. Je ne sais pas quand mais
j’en suis sûre.

Silence.

Non… Ne prends pas de chien… Prends un canari. Ou mieux un


perroquet. J’en ai vu un l’autre jour… Un avec des plumes de toutes les
couleurs, très impressionnant, il restait immobile avec ses griffes
agrippées sur une branche en plastique, juste à côté de sa cage grande
ouverte. J’ai demandé au responsable du magasin… Comment pouvez-
vous le laisser comme ça en liberté. Vous n’avez pas peur qu’il se sauve ?
Le perroquet ne peut aller nulle part, madame, on lui a rogné les ailes. La
seule chose qu’il puisse faire, c’est aller et venir sur sa branche… Jamais
je n’avais entendu un truc pareil… Un perroquet avec les ailes rognées…
C’est un péché. Non ?

Silence.

Je me demande entre les deux, qu’est-ce qui est le mieux pour le


perroquet. Vivre enfermé dans une cage ou ne plus pouvoir voler ?

Silence.

Tiens-moi un peu compagnie. Elle me manque ta compagnie.

WOLFGANG
Tu viens quasiment tous les jours.

MERE
Tu es tout le temps occupé.

Silence.

Lui aussi il m’aimait. Tellement qu’il aurait préféré que je n’existe pas.
C’est ça qu’il veut. C’est pour ça qu’il me suit. Même aujourd’hui, alors
qu’il n’est plus en vie, ça le dérange que je continue d’exister. S’il avait
toujours un corps, il m’étranglerait de ses propres mains. Il veut me voir
mourir, seule et malade. A ce moment-là seulement il sera tranquille.

21
7. Wolfgang et Fabienne. Dans la voiture.

FABIENNE
Belle voiture.

WOLFGANG
C’était à mon père.

FABIENNE
Mon père aussi a une belle voiture. Dans celle de ma mère, je n’entre
pas… Elle va trop vite et ça me donne le vertige…

Silence.

WOLFGANG
Comment ça s’est passé l’école aujourd’hui ?

FABIENNE
L’école ça s’est bien passé …

WOLFGANG
Qu’est-ce qui ne s’est pas bien passé?

FABIENNE
Rien… Je me suis un peu disputé avec maman…

WOLFGANG
Pourquoi ?

FABIENNE
À cause de ma chambre… Je ne la range pas.

WOLFGANG
Elle t’aime ta maman.

FABIENNE
Je sais qu’elle m’aime… Papa aussi… Mais moi, je voudrais qu’ils
m’aiment encore plus.

Silence.

WOLFGANG

22
Petit, je me suis caché dans l’abri de mon père…

FABIENNE
Dans la cave ?

WOLFGANG
Ce n’est pas une cave… C’est un refuge. Je m’étais caché pendant deux
jours entiers… Mes parents pensaient que je m’étais perdu dans la rue ou
que quelqu’un m’avait enlevé… Le refuge, ça ne leur est pas du tout
passé par la tête…

FABIENNE
Deux jours entiers… Tu n’as pas eu faim ?

WOLFGANG
J’avais pris des conserves et de l’eau …

FABIENNE
Tu ne t’es pas ennuyé ?

WOLFGANG
Non, je lisais mes livres.

FABIENNE
Et après ?

WOLFGANG
Après ?

FABIENNE
Quand tu es sorti… Qu’est-ce qui s’est passé ? Ils t’ont battu ?

WOLFGANG
Non, pourquoi ils m’auraient battu ?

FABIENNE
Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

WOLFGANG
Ils avaient eu très peur… Ils me regardaient tout le temps… Ils ne
voulaient pas me perdre encore une fois. À partir de ce jour, ils m’ont
aimé encore plus.

23
FABIENNE
C’est ce que je voudrais moi aussi qu’ils m’aiment encore plus.

8. Wolfgang avec une jeune femme. Ils sont allongés sur la terre
récemment creusée. La femme a le haut nu.

FEMME
Tu es sûr qu’on ne peut pas nous voir d’ici ?

WOLFGANG
Sûr.

Silence.

Tu as couché avec beaucoup de mecs?

FEMME
Assez.

WOLFGANG
Combien ?

FEMME
Je ne sais pas… Je ne me souviens pas…

Silence.

Ça te dérange ?

WOLFGANG
Non…

FEMME
Ça te plait ?

WOLFGANG
Ça n’a rien à voir…

FEMME
Pourquoi tu demandes ?

24
WOLFGANG
Par curiosité.

Silence.

FEMME
Je t’ai attendu l’autre soir… Tu avais dit que tu viendrais.

WOLFGANG
J’avais des trucs à faire… Je n’ai pas eu le temps.

FEMME
Je n’aime pas le bowling… C’est pour toi que j’y étais allée… Je ne sais
même pas comment tenir une boule…

WOLFGANG
L’amour, ça devrait être autrement…

FEMME
Comment ?

WOLFGANG
Il faudrait pouvoir distinguer quelqu’un… Le choisir entre tous les autres
et rester avec lui pour toujours.

FEMME
Ça, ce n’est pas possible.

WOLFGANG
C’est possible…

Silence.

FEMME
Ton ami dit que tu es renfermé comme mec.

WOLFGANG
Comment ça renfermé ?

FEMME
Que tu ne t’ouvres pas… Que tu ne communiques pas facilement… Ça ne
me dérange pas… J’aime les gens renfermés. Ça laisse quelque chose à
attendre.

25
Silence.

Peut-être que je n’ai pas bien fait… D’avoir demandé ton numéro…
D’être venue ici aujourd’hui.

WOLFGANG
Tu en avais envie…

FEMME
Oui… J’imaginais ça différemment… Tu me plais.

WOLFGANG
Tu ne te sens pas à l’aise…

FEMME
Non…

WOLFGANG
Avec les autres ?

FEMME
Chaque fois c’est différent…

WOLFGANG
Maintenant, c’est comment ?

FEMME
Tu es sûr qu’on ne nous voit pas ? J’ai un peu honte…

WOLFGANG
Sûr. Il y a cette haie.

Silence.

FEMME
Parfois je ne sais pas comment réagir… J’ai mon travail, mes amis…
Mais parfois je ne sais pas comment être… Ce que je dois faire, ce que je
dois attendre…

Silence.

J’aimerais bien te revoir…

26
Silence.

Tu vas m’appeler ?

Silence.

Ça ne fait rien… Je n’ai pas besoin de ce jeu… Qu’on me court après…


C’est moi qui t’appellerai.

9. Wolfgang allongé sur la terre. Sa mère.

MERE
Tu vas avoir froid ici… C’est humide…

WOLFGANG
Je ne suis pas vieux… Mes os tiennent encore.

MERE
J’ai rêvé de toi cette nuit… Tu étais devenu tout petit. Pas jeune… Tout
petit… Microscopique… Je te tenais dans la paume de ma main… Tu me
disais quelque chose mais je ne pouvais pas t’entendre. Après, tu as
encore rétréci… jusqu’à ce que tu disparaisses. Je me suis réveillée en
criant ton nom. Ce n’était pas bon du tout.

WOLFGANG
Je suis encore là… Regarde…

MERE
Je te vois… N’entre pas là-dedans. Tu n’as pas besoin de ça. Tu es grand
et fort.

WOLFGANG
Ce n’est pas pour moi…

MERE
Ça va t’engloutir. Tu vas devenir microscopique. Je ne veux pas crier ton
nom et que tu ne sois plus là.

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10. Wolfgang allongé sur la terre. Le fantôme de son père.

FANTÔME
Il faut lutter. Pas seulement dans la vraie guerre. Partout. Tu ne t’es
jamais retrouvé dans un conseil d’entreprise, autour de la table des
négociations ? Tu les as vus comment ils sont assis tout autour, avec ou
sans cravate, comment ils se regardent ou s’ignorent les uns les autres,
comment ils comptabilisent leurs forces, comment ils jaugent le rival,
comment ils baissent le regard, prêts à jeter l’ancre au moment venu...
comment ils bombent le torse pour se montrer décidés... Ils font la guerre.
Chacun à sa manière, avec ses propres moyens, avec ce que la nature leur
a donné. L’un s’élance et enfonce le couteau dans n’importe quel cœur ou
rate qui lui résiste, l’autre vous encercle patiemment, l’autre dépose son
arme pour faire preuve de bonne volonté en gardant tout de même une
petite lance cachée un peu au dessus de la cheville, l’autre fait semblant
de battre en retraite pour gagner du temps et rassembler les troupes,
l’autre fait appel à la justice, à l’esprit de la paix, aux liens qui unissent
les humains indépendamment de leurs camps. Et pourtant, ils font tous la
guerre. Chacun à sa manière. Ça, ne l’oublie jamais. Ne te laisse pas
avoir, ne te laisse pas attendrir. L’homme a besoin de s’attendrir,
autrement il peut éclater en morceaux, mais ne t’attendris jamais
vraiment. N’aie jamais pitié. De personne. Seulement si tu es sûr qu’il est
mort. Alors seulement tu peux avoir pitié de quelqu’un. Même pleurer
pour lui.

11. Fabienne.

FABIENNE
Quand est-ce que je vais sortir de là ?

Silence.

Tu m’as dit que c’était pour un peu. Pour quelques jours. Juste pour faire
peur à maman et à papa. Comme un jeu.

Silence.

Tu m’as dit que ce serait comme un jeu.

Silence.

J’en ai assez.

28
Silence.

Je veux rentrer à la maison. Dans ma chambre. Ce refuge est trop sombre.


Il y a la lumière de la lampe mais c’est trop sombre.

Silence.

Je veux regarder par la fenêtre. Ici, il n’y a pas de fenêtre.

Silence.

Tous les livres que tu m’as apportés je les ai lus. Je les ai relus. Je veux
sortir, voir mes amis, mon papa et ma maman. Ils vont s’inquiéter. Ils
doivent mourir d’inquiétude, je ne veux pas leur faire du mal, je les aime.
Tu m’as dit que ce serait pour un peu, juste pour leur faire peur. Je ne
veux pas qu’il leur arrive du mal.

Silence.

Quand est-ce qu’il s’arrête le jeu ?

Silence.

Réponds-moi.

12. Wolfgang allongé sur la terre.

WOLFGANG
Je t’ai choisie. Entre tous les humains, je t’ai choisie toi. Tu resteras
cachée là. Maintenant tu n’as plus rien à craindre. Tu es bien protégée ici,
tu es en sûreté. Personne ne peut te toucher. Tu vas rester propre. Peu
importe le temps qui passe. Tu ne vieilliras jamais. Même quand tu seras
devenue une femme, tu seras toujours une petite fille. Jusqu’à ce que tu
deviennes une partie de moi. Jusqu’à ce que rien ne puisse nous séparer.

29
13. Fabienne.

FABIENNE
Ouvre-moi sinon je vais commencer à crier.

Silence.

Mes parents dorment juste à côté. Ils vont m’entendre.

Silence.

Aussi profond que tu m’aies cachée, ils vont m’entendre. Ils vont se
réveiller.

Silence.

Mon père va t’attraper par la gorge. Il va te jeter d’en haut du toit.

Silence.

Ouvre-moi j’étouffe.

Silence.

Ce n’est pas un jeu. C’est un puits profond. Mes poumons sont remplis
d’eau.

14. Wolfgang et le bijoutier. Aux pieds du bijoutier dort un chien.

WOLFGANG
Joli chien.

BIJOUTIER
Ce n’est pas un chien, c’est ma femme.

Silence.

30
Je m’occupe de lui et je l’aime comme si c’était ma femme. Les alliances,
vous les voulez en argent, or ou platine ?

WOLFGANG
Platine.

BIJOUTIER
Les femmes que j’ai eues avant m’auraient quitté à la première occasion.
Il aurait suffi qu’un autre, mieux que moi les regarde… Il y a toujours
quelqu’un de mieux. Celles-là, qu’est-ce que vous en pensez ?

Silence.

Je vais vous montrer autre chose… Pour ce chien-là, il n’y a que moi. Il
me suit partout, la nuit, il remue aux pieds du lit, il me tient compagnie. Il
ne me trahira jamais. Celles-là ?

Silence.

Quelque chose d’autre alors… Depuis que ce chien m’a trouvé, plus
aucune femme n’est rentrée dans la maison. Jamais. Maintenant, ça me
suffit de toucher les mains des femmes qui viennent essayer des bagues.
Qu’est-ce que vous en dites ?

WOLFGANG
Elles sont jolies.

BIJOUTIER
Il faudrait que votre dame essaye aussi la sienne…

WOLFGANG
Ce n’est pas une dame… Pas encore…

BIJOUTIER
Il faut qu’elle l’essaye…

WOLFGANG
Ça va lui aller… Gravez aussi nos noms.

BIJOUTIER
Les initiales ?

WOLFGANG

31
Pas les initiales. En entier… Wolfgang et Fabienne.

BIJOUTIER
Un petit supplément…

WOLFGANG
Sur la mienne, vous graverez Fabienne et sur la sienne Wolfgang.

BIJOUTIER
Vous devez être très attachés l’un à l’autre…

WOLFGANG
Nous serons ensemble pour toujours.

15. Wolfgang avec le voisin. Ils taillent la haie.

VOISIN
Je l’ai négligée dernièrement et elle a perdu sa forme. Maintenant, c’est
difficile de l’égaliser.

Silence.
Ils ont arrêté de regarder.

Silence.

Parfois, je m’assois à la fenêtre. Je me cache derrière les rideaux et


j’observe ceux qui passent. Ils ont arrêté de regarder le jardin.

Silence.

Je continue à faire les mêmes choses. Je vais chaque jour à mon travail.
Ma femme pareil. Nos amis continuent à venir le dimanche, on regarde le
championnat sur Eurosport, les femmes papotent entre elles dans la
cuisine.

Silence.

Je pense qu’elle va revenir. Un jour, j’ouvrirai la porte et je la trouverai


en train de dormir dans sa chambre.

32
Silence.

La nuit, ma femme se lève du lit et elle sort. Je ne sais pas où elle va. Je
ne lui demande pas.

Silence.

Il faut être fort. Il faut pouvoir continuer.

Silence.

Au début, on nous regardait avec de la pitié. Je n’ai jamais aimé la pitié


des autres, mais quand on souffre c’est au moins quelque chose. Ça veut
dire que les autres pensent à vous. Qu’ils partagent votre chagrin. Mais
plus maintenant. Le temps a passé, tant de mois se sont écoulés, les gens
se sont fatigués à nous plaindre. Aujourd’hui, je remarque une inquiétude
dans leurs regards. Que ma tristesse soit encore vivante et qu’ils se
sentent encore obligés de m’écouter, alors que leur curiosité s’est épuisée.

Silence.

J’ai peur que ma femme me quitte. Pas forcément pour quelqu’un d’autre.
Parce qu’elle ne veut plus se souvenir.

Silence.

Je te remercie.

Silence.

Tu es le seul qui m’écoute patiemment, qui ne cherche pas à vite changer


de sujet.

Silence.

On a toujours besoin des voisins. Beaucoup plus que des amis. Je l’avais
entendu dire. Maintenant je le comprends.

Silence.

Viens manger un de ces dimanches. Tu n’es pas revenu depuis….


Fabienne t’aimait bien. Elle aimait beaucoup la montre que tu lui avais

33
offerte. Peut-être même plus que la mienne. Elle la portait toujours et elle
la montrait à ses amis.

Silence.

La nuit, quand je ne dors pas, j’entends sa voix. Elle pénètre à travers les
fenêtres fermées. J’entends sa respiration, elle est essoufflée, elle monte
les escaliers. Je ne peux pas me tromper. Elle est vivante. Elle reviendra.

Silence.

Comment tu la trouves ? Maintenant c’est un peu mieux qu’avant, non ?

16. Wolfgang avec la femme. Ils sont allongés sur la terre. Aucune nudité.

WOLFGANG
Je ne veux pas que tu reviennes… Aujourd’hui c’était la dernière fois.

Silence.

Tu vas trouver quelqu’un d’autre… Quelqu’un de mieux.

Silence.

FEMME
C’était une erreur de te montrer que j’avais besoin de toi.

Silence.

Peu importe qu’il y en ait eu plusieurs. Il ne me reste plus rien d’eux.


Juste quelques moments qui ont préparé les suivants, mais ce n’est jamais
assez. On a toujours besoin de quelque chose de plus. Quelque chose dans
lequel on pourrait se retrouver tout entier.

Silence.

Je pensais que ma vie avait changé…

34
Silence.

Le jour où tu es venu chez moi… J’avais nettoyé très tôt. Je voulais que
ça te plaise. La couverture que j’avais sur le canapé était vieille et toute
froissée. J’avais peur que tu penses à tous ceux qui s’étaient assis là avant
toi. Jusqu’au dernier moment, j’ai couru pour en trouver une nouvelle. Je
voulais que tout soit nouveau.

Silence.

Avec toi, je m’y étais habituée … Chaque jour quand je terminais mon
travail, j’étais bien. Puisque je pensais qu’on allait peut-être se voir. Et
même quand on ne se voyait pas, mes soirées passaient plus facilement.
Je n’avais que le jour suivant à attendre.

Silence.

Peut-être que tu te trompes. Peut-être que c’est une décision précipitée et


que demain matin, tout sera comme avant.

17. Fabienne en blanc. Elle tient un petit bouquet. Wolfgang échange les
alliances.

FABIENNE
Ça glisse.

WOLFGANG
Pendant encore quelque temps tu la mettras autour du cou… Jusqu’à ce
que tes doigts grandissent.

Silence.

Maintenant, nous sommes mariés…

Silence.

Nous allons être heureux…

35
FABIENNE
Toi tu vas être heureux.

Silence.

Ça ce n’était pas un mariage… Il fallait que tu invites papa et maman …

WOLFGANG
Pourquoi tu ne me crois pas?

FABIENNE
Parce que je ne te crois pas…

WOLFGANG
Je dis la vérité…

Silence.

FABIENNE
Dis-moi comment ça s’est passé…

WOLFGANG
Je t’ai dit…

FABIENNE
Dis-moi encore…

Silence.

WOLFGANG
Ils étaient dehors… Dans le jardin.

FABIENNE
À quel endroit du jardin ?

WOLFGANG
Devant.

FABIENNE
L’autre fois tu m’as dit sur le côté...

WOLFGANG
Sur le côté… Ils retournaient la terre… Pour semer… Des graines…

36
FABIENNE
Tu ne m’avais rien dit sur les graines…

WOLFGANG
C’est pour ça qu’ils retournaient la terre… Pour semer les graines…

FABIENNE
Quelles graines ?

WOLFGANG
Je ne sais pas… J’étais loin…

FABIENNE
Menteur… Mon papa ne semait jamais de graines… Seulement maman…

WOLFGANG
Il l’aidait à bêcher…

FABIENNE
Qu’est-ce qu’ils portaient ?

WOLFGANG
Je ne me rappelle pas… Je n’ai pas fait attention…

FABIENNE
Menteur… Tu dis des mensonges…

WOLFGANG
Ils portaient… Ta mère une robe bleue… Ton père un truc gris…

FABIENNE
Encore des mensonges… Maman avait toujours un pantalon pour le
jardin…

WOLFGANG
Elle portait un pantalon bleu…

FABIENNE
C’est toi qui les a tués…

WOLFGANG

37
Ils ont été tués juste devant mes yeux… Au moment où ils étaient dehors
dans le jardin… En train de semer des graines…

FABIENNE
Toi, pourquoi tu n’as pas été tué ?

WOLFGANG
J’ai couru au dernier moment… Je me suis caché ici… Je les ai appelés
mais ils ne m’écoutaient pas.

FABIENNE
C’est toi qui les a tués.

WOLFGANG
Moi, je ne tuerais même pas un lapin… Dehors c’est la guerre …

FABIENNE
Quelle guerre ? Pourquoi tu ne me dis rien ? Qui fait la guerre ?

WOLFGANG
Personne ne sait…

FABIENNE
Je veux sortir, je veux voir comment c’est…

WOLFGANG
Il n’y a rien à voir… La plupart des gens sont partis et ceux qui sont
restés s’enferment dans leur maison avant la tombée de la nuit…
Personne ne sort la nuit et les enfants on les cache dans les hangars.

FABIENNE
J’écoute les enfants jouer dehors dans la rue… Leurs voix me parviennent
jusqu’ici…

WOLFGANG
C’est ton impression… Aucun enfant ne sort dans la rue… On les cache
dans les hangars… Tu as de la chance d’avoir un refuge à toi…

FABIENNE
Dans les hangars, ce serait mieux…

WOLFGANG
Maintenant nous sommes mariés… Tu es ma femme…

38
Silence.

FABIENNE
Si on est marié, il faut qu’on parte en voyage. Sortir en cachette et partir
en voyage.

WOLFGANG
Les frontières sont fermées… Il y a des patrouilles partout.

FABIENNE
Toi pourquoi tu vas dehors ? Pourquoi toi ils ne t’attrapent pas ?

WOLFGANG
Je prends des risques… Chaque jour je prends des risques pour toi… Pour
que tu aies de quoi manger et des vêtements…

FABIENNE
Qu’est-ce que j’en ai à faire des vêtements… Il n’y a personne pour les
voir…

WOLFGANG
Sois patiente jusqu’à ce que la guerre finisse… Après on sortira
ensemble, tout le monde nous regardera…

FABIENNE
J’ai peur…

WOLFGANG
De quoi?

FABIENNE
Que tu me mentes… Si tu mens …

WOLFGANG
Quoi ?

FABIENNE
Rien… Je vais être patiente… Je vais attendre… Jusqu’à ce que ça se
termine…

39
18. Wolfgang et sa mère. Wolfgang plante.

MERE
Aujourd’hui je ne suis pas venue en métro. Je ne voulais pas encore
m’enfouir sous la terre… Rester coincée entre tous ces étrangers… J’ai
appelé un taxi. On est arrivé assez vite… Pas par le centre… On a pris le
périphérique… On est aussi passé par le nouveau pont… Il n’est plus tout
jeune d’ailleurs… Une voiture avait embouti la rambarde… Le
conducteur était sur la route… Je l’ai vu… Sa gorge était pliée… Son
sang coulait… Il avait des spasmes… Les yeux ouverts… Il nous
regardait le regarder… Il savait que bientôt il ne serait plus des nôtres…
Il nous regardait avec un air… Comme si ça lui semblait incroyable…
Comme s’il ne pouvait pas croire ce qui lui était arrivé… Que nous, nous
allions continuer alors que lui non… Jamais je n’ai vu un truc pareil.

Silence.

Ton jardin a embelli… Toi aussi tu as embelli… Tu fais plus jeune…

Silence.

Seulement, tu ouvres rarement la bouche pour dire un mot… Maintenant


tu ne me parles presque plus. Je me sens de trop.

Silence.

Dis-moi que ce n’est pas comme ça. Dis-moi que tu continues à être
Wolfgang…

WOLFGANG
Oui… C’est moi.

Silence.

MERE
Je ne repasserai plus par ce pont… Le métro c’est mieux…

Silence.

Qu’est-ce que tu caches dans le sous-sol Wolfgang ?

Silence.

40
Je sais que tu caches quelqu’un. La nuit je me réveille en sursaut. Dans
mon sommeil j’écoute quelqu’un frapper sur les murs…

Silence.

Dis-moi… Je suis ta mère. Tu peux tromper tous les autres, mais pas ta
mère. Tu es mon fils, c’est moi qui t’ai fait, j’entends tes pensées.

Silence.

Dis-moi… Je ne le dirai à personne…

Silence.

Dis-moi qui tu caches… Cette fille qui a disparu ?... Tu as caché cette
fille qui a disparu ?...

WOLFGANG
Je ne cache personne.

MERE
Je ne le dirai pas…

WOLFGANG
Je ne cache personne.

Silence.

Je ne veux pas que tu reviennes ici.

19. Fabienne.

FABIENNE
Personne ne m’entendra. Jamais. J’aurai beau crier. Tous continuent
comme si rien n’avait changé. Ils vont à leur travail, ils se baladent, ils se
racontent des blagues. J’entends leurs pas aller et venir, ils ont leur vie.
Ils cuisinent, ils mangent, ils parlent au téléphone, ils conduisent leur
voiture. Le soir ils se retrouvent quelque part, ils remangent, ils reparlent,
et puis, ils ont sommeil, ils dorment, ils se réveillent de nouveau le

41
lendemain. Moi je n’ai jamais sommeil. Je ne fais qu’attendre, debout ou
couchée, dans le même lit, avec les mêmes couleurs, la même odeur et le
bourdonnement de leurs vies. On m’a plantée. Mes mains s’allongent, je
germe, mes cheveux se dressent, sortent dans l’air, poussent… Je vais
moisir. Mes yeux ont grandi dangereusement. Ils te regardent. Je suis tes
mouvements. Comment tu arrives devant la maison, comment tu ouvres
la porte du garage, comment tu fermes à clé la voiture sinistre de ton père,
et puis après dans l’entrée, dans l’escalier qui conduit dans les chambres,
dans les toilettes, comment tu te vides soulagé, comment tu relèves le
pantalon, comment tu te laves les mains, tu te regardes ensuite dans la
glace, toujours satisfait d’être toi-même, d’avoir enfermé quelqu’un qui
t’attend, à qui tu montreras encore ta tendresse avec un petit cadeau, un
livre, une brosse à cheveux, pour que je me les brosse pour toi, tu viens
me regarder, combien j’ai grandi, toute pâle, avec mes jambes qui
tremblent, avec un petit cadeau, avec le repas sur un plateau, voyons
combien elle a grandi la petite, vérifier qu’on ne te voit pas, ouvrir la
trappe avec précaution.

Silence.

Je vais te tuer Wolfgang. Moi, avec mes petites mains. La prochaine fois
que je t’entendrai descendre les escaliers, je deviendrai invisible, je me
tiendrai derrière toi, j’attraperai la fourchette sur le plateau, les conserves
se renverseront sur tes jambes, la fourchette s’enfoncera dans ta tête, tu
courras avec la fourchette dans la tête, aveuglé, tu te cogneras contre les
murs comme je le fais moi, jusqu’à ce que tu te vides complètement,
jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de toi.

20. Wolfgang avec son ami. Wolfgang change les essuie-glaces de la


voiture.

AMI
Ça ne te dérange pas que je sois venu sans prévenir… Ça te dérange ?

Silence.

Il aurait fallu me le dire que tu avais besoin de nouveaux essuie-glaces…


Moi, je t’en aurais trouvé à moitié prix…

Silence.

42
Hier, on est allé au cinéma… Ton amie était là aussi …

WOLFGANG
Ce n’est pas mon amie…

AMI
Ton ex… Je ne me rappelle même pas du film qu’on a vu… Je me suis
endormi sur le fauteuil… Après avoir tant bossé, la seule chose que je
voulais c’était boire une bière et me vautrer sur le canapé… Mais tu sais
comment elles sont les femmes… Si tu ne les amènes pas au cinéma de
temps en temps… Elles s’affolent…

Silence.

Elle est triste… Elle espère encore… Elle croit que si elle ne t’appelle
pas, tu vas le faire. Que tu reconnaîtras ta faute et que tu demanderas
pardon. Elle, elle te pardonnera et vous serez de nouveau ensemble. Elle
n’attend que ça.

Silence.

Tu veux de l’aide ?

WOLFGANG
Ça va, j’y arrive moi-même…

AMI
Je sais que tu y arrives… Juste pour que je ne reste pas comme ça à te
regarder…

Silence.

Je le dis à tout le monde… Mon ami Wolfgang… Il sait tout faire… Il


peut réparer aussi bien une chaise qu’un satellite…

Silence.

Et on se connaît depuis longtemps… Depuis que j’ai ouvert le garage.

Silence.

43
Je me rappelle de toi quand tu avais apporté la voiture de ton père… Ça
faisait un bon bout de temps que je n’avais pas vu une voiture pareille…

Silence.

Hier au cinéma, je ne me suis pas endormi. Je l’ai dit comme ça. Pendant
les deux heures je suis resté les yeux ouverts. Je regardais… Mais je ne
voyais rien. Comme si la machine s’était bloquée. Juste à un moment je
me rappelle d’une main… Je ne sais pas si c’était dans le film ou si je l’ai
imaginé… Une main qui venait vers moi et puis repartait et ensuite
encore vers moi, comme pour me donner un coup sur la tête et elle
repartait. Ça s’est reproduit plusieurs fois, puis la main a disparu, je ne la
voyais plus, mais les coups continuaient, pas très fort, comme de petites
frappes amicales, mais ça m’a donné le vertige, j’ai eu envie de vomir le
pop corn et tout ce que j’avais mangé la veille, en plus je ne pouvais
même pas me lever, on était au milieu de la rangée, tellement de gens,
comment passer par-dessus leurs jambes, j’ai agrippé mes mains sur le
siège, j’ai retenu ma tête et j’ai essayé de regarder droit devant, un endroit
précis, mais je ne pouvais trouver aucun endroit précis, comme s’il
n’existait rien devant moi, rien que je puisse fixer…

Silence.

Sortons un de ces quatre… Pas avec les femmes… Tous les deux… Boire
une bière… Alors ? Qu’est-ce que t’en dis ?

WOLFGANG
Oui… Si tu veux…

AMI
Demain ça te dit ?

WOLFGANG
Pas demain… J’ai des trucs à faire…

AMI
Quoi ?

WOLFGANG
La maison… Je répare le plancher…

AMI
T’as besoin d’aide ?

44
WOLFGANG
Non, c’est bon…

AMI
Pour la compagnie…

WOLFGANG
Non, ça va…

AMI
Pour boire nos bières…

WOLFGANG
Non, vaut mieux pas.

21. Wolfgang et Fabienne.

FABIENNE
Quelles nouvelles de la guerre ?

WOLFGANG
Elle s’étend… Elle a même atteint les pays voisins…

FABIENNE
Et qu’est-ce qu’on prévoit ? Quand est-ce qu’elle va s’arrêter ?

WOLFGANG
Personne ne peut le dire… Mais c’est parti pour durer.

FABIENNE
Je n’ai jamais compris avec qui nous faisons la guerre…

WOLFGANG
Il n’y a pas un seul ennemi… Il y en a plusieurs.

FABIENNE
Parle-moi de ces plusieurs… Je veux savoir.

45
WOLFGANG
Tu es petite encore…

FABIENNE
Non, ce n’est pas vrai… J’ai grandi. Regarde… Les chaussures que je
portais quand tu m’as amenée ici… elles sont trop petites…

WOLFGANG
Je t’en ai acheté des nouvelles.

FABIENNE
Je n’ai pas dit ça pour ça…

WOLFGANG
Tu as tout ce qu’il te faut. Tu as des vêtements, des livres, des jeux, un lit
et ton bureau. J’ai changé la trappe, j’ai réparé l’escalier et le plancher en
bois. Tu es bien protégée ici, tu es en sécurité.

FABIENNE
Je sais… Tu prends soin de moi…

Silence.

Tu viens toujours après t’être bien lavé, tout propre… Tes cheveux
sentent bon.

WOLFGANG
Je le fais pour toi…

FABIENNE
Si j’avais moi aussi une baignoire… Je resterais des heures dans l’eau
chaude jusqu’à ce que je m’endorme…

WOLFGANG
Tu as l’eau chaude…

FABIENNE
Je parle d’une baignoire… Moi je me lave debout…

WOLFGANG
Un peu de patience encore… Plus tard on prendra des bains ensemble …

Silence.

46
Viens ici… Je veux t’embrasser.

FABIENNE
Pas encore… Je suis petite…

WOLFGANG
Plus maintenant… Tu as grandi… Je veux t’embrasser…

FABIENNE
Si j’ai grandi, alors parle-moi des ennemis. Dis-moi qui c’est…

WOLFGANG
Il faut que tu écoutes ce que je te dis…

FABIENNE
J’écoute…

WOLFGANG
Il faut que tu fasses ce que je te dis. C’est seulement comme ça que je
serai heureux…

FABIENNE
Avec le temps… Je suis petite encore… J’apprendrai.

WOLFGANG
C’est comme ça seulement que nous serons heureux.

FABIENNE
Avec le temps… J’apprendrai.

Silence.

WOLFGANG
Je ne t’apporterai pas à manger ce soir. Tu resteras le ventre vide.

FABIENNE
Ne pars pas tout de suite… Tu me laisses seule toute la journée.

WOLFGANG
Je suis dehors et je combats.

FABIENNE
Je sais… Reste encore un peu…

47
WOLFGANG
Révise tes cours.

FABIENNE
J’ai déjà révisé…

WOLFGANG
Dis-moi pardon…

FABIENNE
Pourquoi ?

WOLFGANG
Dis-moi pardon…

FABIENNE
Pourquoi ?

WOLFGANG
Dis-moi pardon.

Silence.

FABIENNE
Pardon.

Silence.

WOLFGANG
N’aie pas peur. Je t’aime. Si tu restes sage et bonne, je t’aimerai toujours.
Je prendrai soin de toi. Je serai l’homme le plus beau et le plus fort de la
terre si tu restes sage et bonne.

22. Wolfgang et le bijoutier. Aux pieds du bijoutier dort le chien.

WOLFGANG
C’est pour notre anniversaire de mariage.

BIJOUTIER
Alors… quelque chose de bien…

48
WOLFGANG
Oui… quelque chose de bien.

BIJOUTIER
En or ou platine ?

WOLFGANG
Platine.

BIJOUTIER
Ma femme préférait l’argent. Ça allait mieux avec son caractère.

WOLFGANG
Quel caractère ?

BIJOUTIER
Facile… Elle les aimait tous… Un collier ? Il siéra à merveille sur son
long cou… Ou une broche?

WOLFGANG
Pas une broche…

BIJOUTIER
Vous avez raison… Moi non plus je n’aurais pas acheté de broche… Une
broche peut facilement devenir une arme dans ses mains. Un bracelet
alors …

WOLFGANG
Oui… un bracelet.

BIJOUTIER
Avec son nom gravé dessus…

WOLFGANG
Vous allez graver nos deux noms.

BIJOUTIER
Un petit supplément…

WOLFGANG
Wolfgang et Fabienne.

BIJOUTIER

49
Combien d’années vous fêtez?

WOLFGANG
Trois.

BIJOUTIER
Moi j’ai vécu très longtemps avec ma femme… Presque toute ma vie…
Je l’ai bien connue ta mère… Cette maison je l’ai bâtie avec mes mains,
Wolfgang… Je t’ai demandé de la garder et toi tu m’apportes un ragondin
qui ronge les fondations… Elle va te démolir… Dans ses cheveux, sous
ses aisselles, entre les jambes, se cache une envie folle de te démolir…
Elle dort et se réveille avec la même pensée… T’amener très haut… Te
pousser de ses propres mains pour te faire tomber… Elle veut te voir
tomber… Tu tombes Wolfgang… Tu tombes… C’est moi qui vais te
retenir.

23. Fabienne et l’objet

FABIENNE
Qu’est-ce que tu peux faire ? Montre-moi.

Silence.

Tu peux rester comme çà, en l’air ?

Silence.

Tu peux faire sortir de la lumière ?

Silence.

Ouvrir un trou dans le plafond ? Tu peux ?

Silence.

Dans le sol ?

Silence.

Montre-moi… Ce que tu veux…

50
Silence.

Peut-être que tu sais quelque chose… Tu possèdes une science ? Un


savoir secret que tu serais venu m’apporter spécialement à moi…

Silence.

Quel âge as-tu ? Quel est ton âge ? Chaque chose a son âge…

Silence.

Moi combien j’ai ? Tu sais ? Lui il dit quinze… Moi je dis cinquante …
Toi, qu’est-ce que tu dis ?

Silence.

Pour cinquante je suis plutôt pas mal conservée, non ?

Silence.

D’où viens-tu ? Quelqu’un t’a envoyé ?

Silence.

Tu me regardes ? Tu as des yeux ?

Silence.

Des oreilles ? Tu m’entends ?

Silence.

Une bouche, ça c’est sûr que tu n’en as pas…

Silence.

Pourquoi tu es venu ? Si tu ne peux pas faire quelque chose pour moi…


alors pourquoi tu es venu ? Pour me rendre visite ?

Silence.

Tu peux t’en aller s’il te plait ? Vas-t’en… Je veux rester seule… Il faut
que je réfléchisse. Quelle heure est-il ? Il est dix heures du matin. Jusqu’à

51
dix heures du soir, lorsque j’irai me coucher, j’ai encore douze heures.
Douze heures à réfléchir.

Silence.

Tu peux au moins me donner quelques informations ? D’une façon ou


d’une autre… Qu’est-ce qu’ils font dehors ? Tu as appris quelque chose ?
Qui gagne ? Il y en a beaucoup qui sont morts ? Fais-moi le tableau…
Moi j’ai de la chance. J’ai mon nid, ils ne peuvent pas venir me tuer.
Toi ? Peut-être que tu es mort ? C’est pour ça que tu es venu ? Tu veux
rester avec moi ? Tu as peur ? S’il te voit, lui, il va te jeter dehors. Il n’est
pas méchant, il le fera pour moi. Puisque ce nid est à moi, c’est pour moi
qu’il l’a construit. Pour qu’on ne me tue pas. S’il ne te trouve pas, tu peux
rester, moi je n’irai pas lui dire. De toute façon, tu ne prends pas de place.
Tu ne demandes rien. Tu peux rester, n’aie pas peur. Ici, nous sommes en
sécurité. Reste sage et tiens-moi compagnie. Je veux réfléchir. Moi je
réfléchirai et toi tu me tiendras compagnie.

Silence.

Maintenant, je pense à notre jardin… À papa et maman. Ils sont morts


mais moi, je pense à eux. Maman soigne nos fleurs. Nous avons
beaucoup de fleurs, été comme hiver. Papa taille les buissons. Il y a un
très beau soleil, maman porte son chapeau et des gants pour ne pas
abîmer ses mains. Elle a de belles mains toutes douces. Moi je reviens de
l’école, elle me crie d’enlever les chaussures, de ne pas mettre de la terre
partout. Non, ce n’est pas comme ça… Puisque papa se trouve à la
maison, c’est dimanche et je n’ai pas école… Je reviens de chez ma
copine. J’étais chez ma copine un peu plus bas… Ils ont une belle maison
eux aussi avec un grand jardin comme le nôtre… On était dans le jardin et
on parlait des garçons… Lequel nous plaît, qu’est-ce qu’il nous a dit…

Silence.

Où vont-elles toutes ces choses ? Tu sais ? Les images… Où est-ce


qu’elles finissent? Tu sais ?

Silence.

Il y a un trou qui absorbe tout. Elles sont là, dans ce trou, elles tournoient
tout le temps avec d’autres images que moi, je n’avais jamais vues, elles
tournoient toutes à l’intérieur de ce trou, elles ne peuvent pas sortir, il est
fermé de partout. Pas de sortie, elles tournoient toutes ensemble, nulle

52
part pour s’échapper, une fois dedans, il n’y a plus de sortie. Elles sont là,
à tournoyer sans fin et il y en a de nouvelles qui tombent tout le temps,
elles se confondent avec les anciennes, nouvelles et anciennes, les unes à
côté des autres : un escargot avec les bottes de papa, la route devant
l’école avec un avion, quelqu’un qui se gratte le nez avec quelqu’un
d’autre qui sourit à la marchande de légumes, les cigarettes de maman et
la télé, la cuillère du médecin, le soleil, tout cela tournoie dans le même
trou qui en contient plus, qui contient tout, sans issue, si on rentre dedans
il n’y a plus d’issue, toutes les images qui s’entremêlent, elles ne
changent pas, elles restent pareilles, elles ne vieillissent pas, les images ne
vieillissent pas, elles ne meurent pas non plus, elles restent exactement
pareilles, et il y en a toujours de nouvelles qui arrivent tout le temps, elles
tombent dedans et elles tournoient avec les précédentes, toutes les
précédentes, sans fin.

Silence.

Je ne peux pas me rappeler d’elle… De ma copine… Comment elle


était… Ni de papa et maman … Je ne peux pas me rappeler leur visage…
Je me rappelle des gants, du chapeau, du sécateur, mais je ne peux pas me
rappeler leur visage… Ils sont morts. Pas leurs images… Leurs images
sont dans le trou… eux-mêmes, ils sont morts.

24. Wolfgang avec le voisin. Wolfgang taille la haie. Le voisin porte une
valise.

VOISIN
Maintenant elle est toute à toi… Tu peux lui donner la forme que tu
veux…

WOLFGANG
Je vais la garder comme tu l’avais… Comme si on l’avait taillée au
couteau…

VOISIN
Tu as beaucoup progressé… Tu es même devenu meilleur que moi…

WOLFGANG
J’apprends.

53
Silence.

VOISIN
La maison n’a pas encore été vendue… Mais je ne peux pas attendre plus
longtemps…

Silence.

J’ai loué un appartement dans le centre… C’est un peu petit… Mais pour
une personne c’est suffisant… Je t’inviterai un de ces jours pour
manger… Pas de porc aux pruneaux. On commandera quelque chose à
l’extérieur.

Silence.

Heureusement ma femme a déménagé dans une autre ville… Comme ça,


les chances de se rencontrer par hasard sont encore plus minces…

Silence.

Hier, alors que je rassemblais les dernières affaires, j’ai trouvé quelque
chose à toi… Un dessin de ma fille… Elle l’avait fait quand elle était
toute petite… « Monsieur Wolfgang regarde », c’est comme ça qu’elle
l’avait appelé… On dirait un chien ou un loup caché derrière une haie…
Elle avait probablement peur de toi petite…

WOLFGANG
Ce n’est pas moi sur le dessin.

VOISIN
Moi, j’ai tout de suite pensé à toi… Mais je peux me tromper…

WOLFGANG
Certainement… tu te trompes … Fabienne n’avait pas peur de moi…

VOISIN
Oui… Elle n’avait pas peur de toi… Je dois me tromper…

Silence.

Elle ne reviendra plus. Aujourd’hui j’en suis sûr. Toi qu’est-ce que tu en
penses ?

54
WOLFGANG
Oui… Je pense la même chose. Elle ne reviendra plus.

25. Fabienne et l’objet.

FABIENNE
Tu as faim ? Si tu as faim, j’ai encore des conserves d’hier. Je ne peux
pas les manger. J’ai mal au ventre. Quand j’ai mal au ventre, il me dit de
boire de l’eau. L’eau soigne tout. Je bois mais je continue d’avoir mal au
ventre. Peut-être que je n’en bois pas assez.

Silence.

Non, je ne dois pas me plaindre. On a de la chance de les avoir. D’autres


n’ont rien. Ils meurent dans la rue. Je n’aurais pas aimé être à leur place.

Silence.

De toute façon, si jamais la guerre finit, moi je ne pense pas que je


sortirai d’ici. Rien ne sera comme avant et en plus, j’ai les jambes qui
tremblent. Je lui demanderai de me laisser là, même si je n’ai que des
conserves à manger, ça m’est égal. Au moins j’aurai quelque chose à
manger et je serai en sécurité. La guerre peut terminer mais ça ne veut pas
dire qu’elle va se terminer pour toujours. Elle peut recommencer.

Silence.

Ils ne me vont pas bien ces collants… Il me les a apportés hier. Comme
cadeau pour mon anniversaire. Et des sous-vêtements tout neufs. Moi je
ne sais pas quand je suis née. Lui, il a un grand livre où il écrit tout.
Maintenant il dit que je suis une vraie femme et qu’il faut porter les sous-
vêtements qu’il m’a offerts. Je ne sais pas si je suis une vraie femme mais
puisqu’il le dit, ça doit être vrai. Son livre ne se trompe jamais.

Silence.

Toi comment tu les trouves ?

Silence.

55
Ce soir, il veut que je sois douce avec lui… Pour qu’il soit heureux. Si lui
il est heureux, je le serai aussi. C’est ce qu’il me dit et il a raison. Je serai
douce.

Silence.

Mange cette conserve s’il te plait. S’il voit que je ne l’ai pas mangée, il va
se fâcher. Je ne veux pas qu’il se fâche encore.

Silence.

C’est important d’avoir quelqu’un qui prenne soin de toi. Quelqu’un qui
sait tout. Quelqu’un de courageux. Toutes ces années-là, il se bat pour
moi, pour que je ne manque de rien. C’est un bon combattant. Il n’a
jamais été blessé. Seulement une fois il s’est blessé au doigt. Une balle l’a
éraflé.

Silence.

Ici c’est notre maison. Cette maison c’est aussi la tienne. Toi non plus ne
pars pas. Je ne sais pas ce qui peut t’arriver si tu vas dehors. Je ne veux
pas te perdre. Maintenant nous sommes liés.

Silence.

Je suis sûre qu’il est au courant pour toi. Lui il sait tout, impossible qu’il
ne soit pas au courant, mais ça ne le dérange pas parce que tu me tiens
compagnie quand il n’est pas là. On va rester ici, dans notre nid. Toi, moi
et lui. Lorsqu’il est là. Dehors il peut bien arriver n’importe quoi. Nous
ici, on n’a rien à craindre.

Silence.

Je ne suis pas belle avec ces sous-vêtements. Je ne suis pas encore une
femme. Il dit que j’ai dix-sept. Moi je pense que j’en ai dix… Même pas
dix… Je pense que j’en ai cinq… Quatre… Si ça se trouve, je ne suis pas
encore née…

Silence.

Tu veux qu’on le tue ensemble ? Qu’on se débarrasse enfin de sa saleté ?


Elle est collée sur mon cerveau comme une sangsue et elle suce mes
pensées. Bientôt il ne me restera plus aucune pensée. Seulement les os et

56
les sous-vêtements. Alors ?... Tu veux ? … Ça ne sera pas difficile. Il
n’est pas si fort. Ensemble, on peut se le faire sans problème. Il n’a
jamais fait la guerre. S’il avait fait la guerre, il serait mort aujourd’hui. Je
parie que c’est un traître. Il a fait un pacte avec l’ennemi. C’est pour ça
qu’on a autant de conserves. Autrement, nous aussi on serait mort comme
les autres. Je n’ai pas peur de lui. Toi non plus n’aie pas peur de lui. Il n’a
rien dessous. Tu sais ce que c’est facile de devenir l’ombre de soi-même ?
Alors ?... Qu’est-ce que tu en dis ?... Tu vas m’aider ? Dis-moi… Tu
m’aideras ?

Silence.

Si c’est comme ça, je vais te tuer toi. Je vais te tuer… Je ne blague pas…
Ce n’est pas difficile pour moi. Pas du tout.

Silence.

Excuse-moi. Je ne voulais pas te faire de mal. Je suis très fatiguée. Je me


sens complètement asséchée. Je t’aime.

26. Wolfgang

WOLFGANG
Elle est devenue sale ta voiture. Je pense la donner, la mettre loin d’ici.
Elle prend trop de place. Maintenant Fabienne va naître à nouveau. Elle
va être à moi. Personne ne la touchera jamais. Fabienne m’aimera
toujours. Va te coucher. Maintenant je suis assez fort. J’ai créé mon
propre jardin et c’est moi qui garde la porte. Aucun loup ne passera
pendant la nuit. Les moutons dorment tranquilles. Ils n’ont rien à
craindre. Ni l’abattoir ni l’aube rouge avec la gorge tranchée. Toi non
plus n’aie pas peur. Va te coucher. Nous sommes propres. Moi et
Fabienne. Nous sommes seuls ici pour toujours, amoureux tous les deux,
sans craindre aucune saloperie, aucune douleur. Prends-la et vas-t’en
d’ici. J’ai besoin d’espace.

57
27. Wolfgang et Fabienne. Wolfgang lave la voiture. Fabienne porte des
lunettes de soleil.

FABIENNE
Être là tout le temps… Sous le soleil.

Silence.

On va se balader ?

WOLFGANG
On y va en voiture…

FABIENNE
J’ai des vertiges…

WOLFGANG
Je conduirai prudemment.

FABIENNE
Ce n’est pas la voiture… J’ai des vertiges.

WOLFGANG
Mets ton chapeau.

FABIENNE
Laisse-moi encore un peu sans chapeau…

WOLFGANG
Juste un peu…

Silence.

FABIENNE
Ça brûle ? À côté chez les voisins… Ça brûle ?

WOLFGANG
Ils font des grillades… Tu as faim ?

FABIENNE
Oui…

58
WOLFGANG
Moi aussi… On a besoin d’un bon livre de cuisine.

Silence.

FABIENNE
Tu les as vus ?

WOLFGANG
Qui ?

FABIENNE
Les nouveaux voisins… Tu as fait leur connaissance ?

WOLFGANG
Oui… Je les ai vus.

FABIENNE
Comment ils sont ?

WOLFGANG
Bien…

FABIENNE
C’est une famille ?

WOLFGANG
Une famille.

FABIENNE
Grande ?

WOLFGANG
Un couple avec leurs deux enfants.

FABIENNE
Quoi comme enfants ?

WOLFGANG
Je n’ai pas fait attention…

FABIENNE
Des garçons ? Des filles ?

59
WOLFGANG
Un garçon et une fille.

FABIENNE
Quel âge ?

WOLFGANG
Mon âge…

FABIENNE
Pas le couple… Les enfants… Ils sont petits ? Grands ?

WOLFGANG
Petits.

FABIENNE
Ils ont dû remplir ma chambre avec leurs affaires…

WOLFGANG
Maintenant c’est leur chambre.

FABIENNE
Ce n’est pas la leur… Mes parents sont morts et eux, ils nous ont volé la
maison…

WOLFGANG
Ils ne l’ont pas volée… C’est l’Etat qui leur a laissée…

Silence.

FABIENNE
Elle est belle ?

WOLFGANG
Qui ?

FABIENNE
Leur fille… Elle est belle ?

WOLFGANG
Je n’ai pas fait attention…

FABIENNE

60
Menteur.

WOLFGANG
Je ne sais pas… Je n’ai pas fait attention… Elle est très petite…

FABIENNE
Tellement petite que tu ne l’as pas vue ?

WOLFGANG
C’est une enfant…

FABIENNE
C’est mieux…

WOLFGANG
C’est mieux pourquoi ?

FABIENNE
Toi tu aimes les enfants.

WOLFGANG
Quoi j’aime les enfants ?

FABIENNE
Tu les aimes.

WOLFGANG
Ils ne me dérangent pas.

FABIENNE
Tu les aimes.

Silence.

Maintenant je dois être trop vieille pour toi…

WOLFGANG
Tu n’es pas vieille…

FABIENNE
Mes jambes tremblent…

WOLFGANG

61
Il faut marcher…

FABIENNE
Marcher où?

WOLFGANG
Ici… dans le jardin.

FABIENNE
Je ne peux pas… Juste m’asseoir…

WOLFGANG
Alors reste assise.

Silence.

FABIENNE
Tu m’aimeras si je reste assise ?

WOLFGANG
Je t’aimerai toujours… Je t’ai choisie…

FABIENNE
Comme on choisit les pommes de terre et les épinards.

WOLFGANG
Entre les humains…

FABIENNE
Entre les enfants.

WOLFGANG
Entre tous les humains, c’est toi que j’ai choisie.

FABIENNE
Moi je t’ai choisi ?

WOLFGANG
Tu m’as choisi… Quand tu étais petite.

FABIENNE
Maintenant qu’est-ce que je suis ? Je suis grande ?

62
WOLFGANG
Tu es ma femme. On s’aime.

Silence.

Allons faire un tour. On a des courses à faire.

FABIENNE
Je ne peux pas… J’ai des vertiges.

WOLFGANG
Mets le chapeau…

FABIENNE
Pour qu’on ne me voie pas ?

WOLFGANG
Pour le soleil…

FABIENNE
Parce que je suis moche…

WOLFGANG
Tu es belle…

FABIENNE
Belle taupe…

WOLFGANG
Quelle que tu sois tu me plais, tu me plairas pour toujours…

FABIENNE
Pas pour toujours… Ne dis pas pour toujours. Je voudrais que tout meure
et que tout renaisse… Depuis le début… Et puis, que tout meure encore
pour encore renaître… Pas pour toujours…

Silence.

WOLFGANG
Pense à ce qu’on a besoin pour les courses…

Silence.

63
FABIENNE
Ne m’abandonne jamais… Je me casserai en morceaux…

28. Fabienne. Et plus tard Wolfgang.

FABIENNE
Wolfgang… Où es-tu ?

Silence.

Tu as dit qu’on allait arroser… Tu ne viens pas arroser ?

Silence.

Wolfgang… Où es-tu ? Ne te cache pas…

Silence.

Ne fais pas ça… Ce n’est pas bien de te cacher…

Silence.

Parle-moi…

Silence.

Puisque tu m’entends… Je sais que tu m’entends… Toi tu entends tout.

Silence.

Tu es fâché contre moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Je n’ai rien fait… Je
suis sage et bonne… Tu ne m’aimes pas ? Puisque que je suis sage et
bonne… Tu ne m’aimes pas ?

Silence.

Je n’ai rien fait… J’ai pensé… Mais je n’ai rien fait…

Silence.

64
Je n’ai fait que penser… Wolfgang… Pardonne-moi… Je n’ai fait que
penser… Où es-tu ? Ne te cache pas… Je veux te voir… J’ai peur… Le
jardin va m’engloutir… Je ne veux pas que le jardin m’engloutisse
encore… Je n’ai rien fait… J’ai juste pensé… Pardonne-moi… J’ai juste
pensé…

Silence.

Wolfgang…

Silence.

J’ai les jambes coupées… Je ne veux pas te perdre… Je t’aime… Je


t’aimerai encore plus… Seulement ne te cache pas… Je n’ai rien fait de
mal… J’ai juste pensé… Juste pensé… Wolfgang… Juste pensé…
Pensé… Pensé… Juste pensé… Wolfgang…

Wolfgang apparaît. Il porte un manteau et un chapeau.

Pourquoi tu t’es habillé ? Tu as dit qu’on allait arroser…

WOLFGANG
Plus tard.

FABIENNE
Maintenant tu vas sortir ?

Silence.

On va faire un tour ?

Silence.

Je mets aussi mon chapeau ?

Silence.

Et ma veste… Je vais apporter ma veste…

WOLFGANG
Plus tard la veste… D’abord tu vas me dire à quoi tu as pensé.

65
FABIENNE
Quand ? Je n’ai pensé à rien…

WOLFGANG
Tu ne fais que ça.

FABIENNE
Je n’ai rien à quoi penser…

WOLFGANG
Qu’est-ce que tu as en tête Fabienne ? Qu’est-ce que tu imagines ?

Silence.

Fais-moi voir l’image…

FABIENNE
Quelle image ?

WOLFGANG
Ce que tu as imaginé…

Silence.

Ne me cache rien… Je veux que tu me dises tout…

FABIENNE
Je te dis tout …

WOLFGANG
Pas tout… Maintenant tu me caches quelque chose…

FABIENNE
Je ne cache rien… Je n’ai rien à cacher… Puisque tu me vois…

WOLFGANG
Je te vois…

FABIENNE
Moi je ne te vois pas avec ce chapeau… Il te cache le visage.

WOLFGANG
Tu n’aimes pas qu’il me cache le visage ?

66
FABIENNE
Non… Je n’aime pas… Ça me fait peur…

WOLFGANG
Tu n’aimes pas que ça te fasse peur ?

FABIENNE
Non… Je ne veux pas que ça me fasse peur…

Silence.

WOLFGANG
Enlève tes vêtements.

FABIENNE
Pourquoi les enlever ?... On ne va pas arroser ?

WOLFGANG
Plus tard. Maintenant tu vas enlever tes vêtements.

FABIENNE
J’ai froid…

WOLFGANG
Il ne fait pas froid…

FABIENNE
Toi tu portes un manteau…

WOLFGANG
Enlève-les.

FABIENNE
Tu portes un manteau et un chapeau…

WOLFGANG
Enlève tes vêtements.

FABIENNE
Non, pas ici, pas dehors… On va me voir…

WOLFGANG

67
Personne ne te voit. Enlève tes vêtements.

Silence.

FABIENNE
Je ne veux pas.

WOLFGANG
Pourquoi tu ne veux pas ?

FABIENNE
J’ai honte…

WOLFGANG
A cause de moi ?

FABIENNE
Pas à cause de toi…

WOLFGANG
Qu’est-ce que tu as fait pour avoir honte ?

FABIENNE
Rien.

WOLFGANG
Alors n’aies pas honte. Enlève-les.

Silence.

FABIENNE
Si tu enlèves aussi les tiens…

WOLFGANG
Après… D’abord toi et après moi…

Silence.

Tout…

FABIENNE
Pas tout…

68
WOLFGANG
Pourquoi pas tout ? Tu n’as rien à cacher…

FABIENNE
Je n’ai rien à cacher…

WOLFGANG
Alors tout.

Silence.

Dis-moi alors… A quoi tu as pensé ?...

Silence.

A qui tu as pensé ?... Comment était-il ?

Silence.

Cet homme… Tu le connaissais avant?

Silence.

Tu le connaissais ou tu l’avais juste croisé quelque part?

Silence.

Tu l’avais juste croisé mais tu te souvenais toujours de lui…

Silence.

Chaque matin quand tu allais à l’école… il se cachait quelque part et il te


regardait… Cet homme… Il t’avait parlé ? Il t’avait caressé la tête ? Les
cheveux ? Tu te souviens de ses mains te caresser les cheveux ?

Silence.

Peut-être qu’il avait l’habitude de venir à la maison… C’était un ami de


ton papa… Celui avec les belles mains fortes… Un jour, il t’a trouvée
toute seule dans la cuisine… en train de chercher un verre propre… Le
placard était trop haut… Tu étais montée sur une chaise pour
l’atteindre… Lui il t’a pris par les hanches… Il t’a soulevée avec ses bras

69
bien musclés… Après, c’est lui qui t’a donné le verre propre que tu
cherchais… C’est à lui que tu pensais?

FABIENNE
Je ne cherchais pas de verre dans le placard… Je ne pensais pas… Laisse-
moi m’habiller…

WOLFGANG
Ou peut-être qu’il n’y avait pas que lui…

Silence.

Dis-moi Fabienne… Il n’y avait que lui ou ils étaient plusieurs ? N’aies
pas honte…

Silence.

Dis-moi ce qu’ils t’ont fait… Ce que moi je te fais ? Tu as aimé ? Ou


peut-être que c’était toi ?...

Silence.

Qu’est-ce que tu leur as fait Fabienne ? Comment tu l’as fait ? Penchée


ou sur les genoux ?

FABIENNE
Laisse-moi m’habiller…

WOLFGANG
Ils étaient tous tout autour ?... Tu as aimé ? Tu en voulais encore… Ou tu
t’es rassasiée ? Dis-moi… Ça ne me dérange pas… Je veux savoir…
Penchée ? Tu les regardais dans les yeux ? Tu leur parlais ? Qu’est-ce que
tu leur disais ? Tu en demandais encore… Tu voulais tout ?... Dis-moi…
C’était bien ? Tu étais heureuse ? Rassasiée ? Tu en voulais encore ?

FABIENNE
Je veux m’habiller…

WOLFGANG
Ne me laisse pas seul… Parle-moi… Je veux savoir… C’était mieux avec
eux ou avec moi ? Tu as regretté après ? Tu as eu honte ? Tu en veux
encore ? Combien de fois ? Tu en veux encore ? Tout le temps ? Avec
tous ceux-là autour ? Tu veux tout le temps ? Moi tu m’as oublié ? Tu

70
pensais à moi ? Tu te souvenais de moi ? Moi je n’existais pas ? Tu m’as
oublié ? J’étais où moi ?

Silence.

Montre-moi… Tu t’étais penchée ? Ou tu étais sur les genoux ? Mets-toi


sur les genoux.

FABIENNE
Pas sur les genoux…

WOLFGANG
Penchée ?

FABIENNE
Mes jambes tremblent… J’ai mal…

WOLFGANG
Mets-toi sur les genoux.

Silence.

Dis-moi comment ils sont venus… Un par un ou tous ensemble ? En


cercle ou en rang ? Ils t’ont prise par surprise ? Tu les connaissais ? Ils
t’ont fait mal ? Comment ils sont venus ? Ils faisaient la queue ? L’un
derrière l’autre ? Ils passaient l’un après l’autre ? Vite fait où ils prenaient
leur temps ? Combien de temps chacun ? Deux minutes ? Cinq minutes ?
Dix minutes ? Un jour entier ? J’étais où moi ? Tu pensais à moi ? Que je
pouvais arriver ? Que je pouvais te voir ? J’étais où moi à ce moment-là ?
Tu m’aimais ? Moi tu m’aimais à ce moment-là ? J’étais où ? Ne te lève
pas… Sur les genoux…

Silence.

Dis-moi… Je veux savoir… Comment c’était après ?

Silence.

Après… Comment c’était ? Tu en voulais encore ? Tu étais pleine ?


Heureuse ? Tu te sentais tout entière ? Comment c’était ? Tu étais seule ?
Vide ? Malheureuse ? Tu pleurais ? Dis-moi. Quoi exactement ? Fais-moi
voir l’image pour que je comprenne.

71
FABIENNE
Je n’ai aucune image Wolfgang… Laisse-moi m’habiller… Je ne vois
rien…

WOLFGANG
Eux tu les as vus… Ils étaient beaux ? Grands ? Forts ? Ils t’ont fait mal ?
Dis-moi…

FABIENNE
Je ne vois rien… Seulement toi… Je ne vois que toi… Que toi…

WOLFGANG
Tu as pensé à moi ?

FABIENNE
Oui… J’ai pensé à toi…

WOLFGANG
Quoi sur moi ?

Silence.

Tu as pensé quoi sur moi ?

FABIENNE
Que tu étais mort… Mort… Avec un voile noir sur la tête… Tu étais mort
et tu parlais… Tu me parlais… A moi… Tu étais mort et tu parlais. Je
veux sortir. Combien j’aurais voulu que tu meures. Mais tu n’es pas mort
en réalité … J’y ai juste pensé… Combien j’aurais voulu que tu meures…
C’est comme ça seulement que je pourrai penser vraiment… Penser à
quelque chose d’autre que toi parce que je ne fais que ça, penser à toi,
comment je m’échapperai de toi, parce que tu m’as jeté un voile noir sur
la tête et je ne vois rien. Et je veux seulement que quelqu’un vienne me
sauver, une main venue du ciel, les arbres du jardin, les murs, que des
mains poussent des murs pour me sauver.

Silence.

WOLFGANG
Mets tes vêtements… On va faire un tour en voiture.

72
29. Wolfgang et Fabienne.

WOLFGANG
Assieds-toi par terre… Sur mes jambes.

Silence.

Ta tête ici… Sur mes genoux.

Silence.

Tu aimes que je te caresse la tête ? Qu’est-ce que tu ressens ?

FABIENNE
J’ai mal…

WOLFGANG
Encore ?... Tu as ta maison, tu m’as moi… Qu’est-ce que tu veux
d’autre ?

FABIENNE
Je ne veux rien…. J’ai mal à la tête….

Silence.

Donne-moi des nouvelles du monde.

WOLFGANG
Le monde meurt.

FABIENNE
Il n’a pas encore fini de mourir?

WOLFGANG
Il rend l’âme lentement.

Silence.

FABIENNE
Comment il meurt le monde… Montre-moi…

WOLFGANG
Ils sont tous malades… Ils toussent et ils crachent du sang…

73
FABIENNE
Moi aussi je tousse… Je vais mourir ?

WOLFGANG
Toi tu m’as moi… Tu as de la chance.

FABIENNE
Mais comment il meurt le monde sinon?

WOLFGANG
L’un fait mourir l’autre.

FABIENNE
Les voisins à côté ? Ils meurent ?

WOLFGANG
Bientôt… Eux aussi, leur tour va venir.

Silence.

FABIENNE
Dis-moi plus sur le monde… Montre-moi…

WOLFGANG
Hier matin… Quelqu’un s’est écroulé dans la rue…

FABIENNE
Dans quelle rue ?

WOLFGANG
Ici… Un peu plus bas de chez nous.

FABIENNE
Comment il s’est écroulé ? Il a glissé ?

WOLFGANG
Il a été pris de vertiges… Il a été pris de vertiges et il est tombé…

FABIENNE
Moi aussi j’ai des vertiges… Je vais tomber ?

WOLFGANG
Toi tu m’as moi.

74
FABIENNE
Et qu’est-ce qu’il s’est passé quand il est tombé ? Il est mort ?

WOLFGANG
Pas immédiatement… Du monde s’est rassemblé autour…

FABIENNE
Du monde?

WOLFGANG
Des passants…

FABIENNE
Qu’est-ce qu’ils voulaient ?

WOLFGANG
Ils le regardaient.

FABIENNE
Ils le regardaient seulement?

WOLFGANG
Au début…

FABIENNE
Après?

WOLFGANG
Après ils lui ont pris sa montre et son argent…

FABIENNE
Qu’est-ce qu’ils lui ont pris d’autre? Montre-moi…

WOLFGANG
Veste, pantalon, chemise, cravate…

FABIENNE
Chaussures ?

WOLFGANG
Oui… Les chaussures aussi …

FABIENNE

75
Sous-vêtements ?

WOLFGANG
Oui… Les sous-vêtements aussi… Il était tout nu.

FABIENNE
Et il est mort ?

WOLFGANG
Pas encore… D’autres sont venus.

FABIENNE
Qu’est-ce qu’ils voulaient ?

WOLFGANG
Chacun quelque chose de différent…

FABIENNE
Quoi de différent ?

WOLFGANG
Rate, cœur, foie, rein, estomac… Chacun quelque chose de différent.

FABIENNE
Ils les ont pris ?

WOLFGANG
Oui… Tout… Il ne restait rien.

FABIENNE
Et après ?

WOLFGANG
Après… La rue s’est dégagée… les gens se sont dispersés.

Silence.

Tu l’as vu ?

FABIENNE
Oui… Je l’ai vu.

76
30. Wolfgang et Fabienne. Wolfgang plante.

FABIENNE
Quel âge j’ai?

WOLFGANG
Vingt ans.

FABIENNE
Une vieille de vingt ans…

WOLFGANG
Tu n’es pas vieille.

FABIENNE
Ça m’est égal… Mieux vaut une vieille de vingt ans qu’une fille de vingt
ans dans un fossé avec un couteau planté dans le corps…

Silence.

Comment tu as dit qu’elle s’appelait cette fille ?

WOLFGANG
Je ne me rappelle pas…

FABIENNE
Elle était d’ici ?

WOLFGANG
Pas d’ici… Quelque part près de la frontière…

FABIENNE
Mais puisque la guerre est finie…

WOLFGANG
Ce n’est pas obligé qu’il y ait la guerre pour se faire planter un couteau…

FABIENNE
Ils voulaient la voler ?

WOLFGANG
Je ne sais pas ce qu’ils voulaient… Ils lui ont planté un couteau.

77
FABIENNE
Où ça?

WOLFGANG
Je t’ai dit… À la frontière.

FABIENNE
Dans le cœur ?

WOLFGANG
Tu n’as pas besoin de le savoir…

FABIENNE
Dans l’estomac ?

WOLFGANG
Toi n’aie pas peur…

FABIENNE
Je veux que tu me dises où…

WOLFGANG
Tu n’es pas en danger…

FABIENNE
Dans la gorge… Ils lui ont tranché la gorge… Je l’ai vue dans mon
rêve… Elle était très triste… Elle pleurait… Elle se tenait la tête dans les
mains et elle pleurait…

Silence.

Wolfgang… moi, je vais m’en aller…

WOLFGANG
Bien… Lève-toi et va marcher…

FABIENNE
Pas marcher…

WOLFGANG
Tu veux aller te coucher ?

FABIENNE

78
Je vais partir …

WOLFGANG
Où veux-tu aller ?

FABIENNE
Dehors…

WOLFGANG
Tu peux sortir si tu veux.

FABIENNE
Oui… C’est ça que je veux…

Silence.

WOLFGANG
Tu ne peux pas sans moi… Tu vas te perdre.

FABIENNE
Ça ne fait rien… On me trouvera…

WOLFGANG
Dans un fossé… Tu veux que j’ouvre encore la trappe ?

FABIENNE
Ça ne me fait pas peur…

WOLFGANG
Tu auras peur si je te jette dans le noir.

FABIENNE
Ça ne me fait pas peur… Je m’y suis habituée…

WOLFGANG
Tu ne peux pas partir.

Silence.

Si tu pars, moi je me tuerai. Tu ne veux pas que je me tue…

Silence.

79
FABIENNE
Un ami à toi est passé tout à l’heure…

WOLFGANG
Un ami à moi ? Quand ?

FABIENNE
C’est ce qu’il m’a dit… Qu’il était ton ami…

WOLFGANG
Je n’ai pas d’amis. Quand est-ce qu’il est passé ?

FABIENNE
Je sais que tu n’en as pas… C’est ce qu’il m’a dit.

WOLFGANG
Pourquoi tu ne m’as pas appelé ?

FABIENNE
Tu étais aux toilettes…

WOLFGANG
Tu aurais dû m’appeler.

FABIENNE
Ça n’aurait pas été très élégant…

WOLFGANG
La prochaine fois appelle-moi. N’ouvre jamais la porte toute seule. C’est
moi qui ouvre la porte.

FABIENNE
Je l’ai vu de la fenêtre… Il ne m’a pas paru dangereux…

WOLFGANG
Toi tu n’en sais rien…

FABIENNE
Il a insisté… Il voulait te donner quelque chose…

WOLFGANG
Me donner quoi ?

80
FABIENNE
Quelque chose pour le volant de la voiture… Une housse en cuir… Il se
rappelait que tu en cherchais depuis des années… Il en a trouvé une et il
te l’a apportée. Comme cadeau.

WOLFGANG
Et pourquoi il est parti ? Pourquoi il ne m’a pas attendu ?

FABIENNE
Il a dit qu’il était pressé… Il l’a posée et il est parti…

Silence.

Je lui ai posé des questions sur la guerre…

WOLFGANG
La guerre est finie…

FABIENNE
Je le sais… Je l’ai interrogé sur les effets de la guerre…. Sur les
conséquences… Il m’a regardée comme si j’étais folle… Quelles
conséquences ?... La guerre, personne ne s’en souvient, même pas les
vieux…

WOLFGANG
Ça c’était une autre guerre et celle-ci c’en est encore une autre…

FABIENNE
Je sais… C’est ce que je lui ai dit moi aussi…

Silence.

Il a posé des questions sur moi… Qui je suis… Si je suis la femme de


ménage… C’est ce que tu lui avais dit… Que tu as une femme de
ménage.

WOLFGANG
Il était passé une fois et il t’avait vue dans le jardin…

FABIENNE
Je lui ai dit non… Je ne suis pas la femme de ménage…

WOLFGANG

81
Qu’est-ce que tu lui as dit ?

FABIENNE
Je lui ai dit… Je suis Fabienne. La fille qui a disparu des années
auparavant, ici dans ce quartier, j’habitais dans ce quartier, tu ne peux pas
ne pas te rappeler de moi, je suis Fabienne et je suis vivante. Je suis
revenue. Va le dire à mes parents. Ton ami est parti en courant.

Silence.

Bientôt, toute la ville le saura. Tout le monde. Ils vont venir me chercher.

Silence.

WOLFGANG
Tu mens…

FABIENNE
Je ne mens pas. Ils vont venir me chercher.

WOLFGANG
Quand ?

FABIENNE
Bientôt…

WOLFGANG
Quand est-ce qu’il est venu mon ami…

FABIENNE
Quand tu étais aux toilettes.

WOLFGANG
Tu mens…

FABIENNE
Je ne mens pas. Il est parti en courant. Ils vont arriver.

Silence.

WOLFGANG
Tu dis ça pour rigoler… S’ils arrivent, c’est ce que tu vas dire… Que tu
disais ça pour rigoler… Tu vas demander pardon…

82
FABIENNE
Pourquoi demander pardon…

WOLFGANG
C’est moi qui vais demander pardon… C’est moi qui vais leur parler…
Toi va te cacher…

FABIENNE
Je ne vais pas me cacher…

WOLFGANG
Je vais leur parler moi… Je vais dire, c’est ma femme de ménage… Elle
s’appelle Fabienne et elle s’est rappelée de l’histoire avec la fille…

FABIENNE
C’est moi la fille…

WOLFGANG
Ce n’est pas celle que vous pensez… Toi va te cacher et n’aie pas peur…
Ils ne te trouveront pas…

FABIENNE
Je n’ai pas peur…

WOLFGANG
Alors ne te cache pas… Mets tes lunettes et ton chapeau… Monte dans la
voiture…

FABIENNE
Je ne remonte plus dans la voiture.

WOLFGANG
Qu’on va faire des courses… On va dire qu’on se préparait pour faire des
courses… Qui c’est cette Fabienne… On ne la connaît pas…

FABIENNE
Fabienne c’est moi.

WOLFGANG
Toi tu es ma femme… On va faire des courses…

FABIENNE
Je suis Fabienne.

83
WOLFGANG
Fabienne a disparu depuis des années…

FABIENNE
C’est moi Fabienne…

WOLFGANG
Elle est morte…

FABIENNE
Je suis vivante et je suis revenue.

WOLFGANG
Tu ne peux pas partir… Tu es liée à moi.

FABIENNE
Ils arrivent.

WOLFGANG
Tu es à moi…

FABIENNE
C’est fini…

WOLFGANG
Pas à eux…

FABIENNE
C’est fini Wolfgang…

WOLFGANG
Tu ne peux pas partir. C’est moi qui t’ai fait… Tu es une partie de moi.
Tu es en moi… Tu ne peux pas partir. Ce n’est plus possible maintenant.
Tu me vois et je te vois. J’aurai toujours mes yeux posés sur toi.

31. Wolfgang et le fantôme de son père.

FANTOME
Prends les clés.

84
WOLFGANG
Où veux-tu que j’aille ?

FANTOME
Prends les clés.

WOLFGANG
Pour aller où ?

FANTOME
Monte dans la voiture et enferme-toi.

WOLFGANG
Je resterai ici.

FANTOME
Ils arrivent armés. Toi tu n’as pas d’arme. Tu n’as rien.

WOLFGANG
Je n’ai rien.

FANTOME
Tu m’as moi. Prends les clés.

WOLFGANG
Je resterai ici.

FANTOME
Mourir une deuxième fois ?

WOLFGANG
Maintenant je n’ai rien…

FANTOME
Ne les écoute pas… Leurs voix de fiel… Tu m’as moi. C’est moi qui vais
te retenir.

WOLFGANG
Je tombe Wolfgang… Je tombe…

FANTOME
Prends les clés, moi je vais te retenir… Monte dans la voiture et enferme-
toi.

85
WOLFGANG
Mourir une deuxième fois ?

FANTOME
Ils arrivent avec leurs armes pour t’encercler. Toi tu n’as pas d’armes, tu
n’as rien…

WOLFGANG
Je resterai ici. Qu’ils m’encerclent. Tant pis si je n’ai rien.

FANTOME
Je brûle, Wolfgang… Je brûle… Tu as laissé ta mère vivre et moi brûler.
Tu l’as amenée ici, tu l’as fourguée dans ma maison… pour qu’elle nous
démolisse encore.

WOLFGANG
Ce n’était qu’une fille…

FANTOME
Une souris avec des ailes… Tu t’es laissé attendrir par une souris avec
des ailes.

WOLFGANG
Les loups sont arrivés camouflés dans des peaux de mouton…

FANTOME
Tu t’es laissé tromper par leurs voix de fiel…

WOLFGANG
Elles m’ont trompé… Qu’est-ce qu’il faut faire… Dis-moi…

FANTOME
Viens brûler avec moi, Wolfgang.

WOLFGANG
Bruler avec toi…

FANTOME
Avec moi… Prends les clés. Monte dans la voiture et enferme-toi.

86
32. Fabienne.

FABIENNE
Si je pouvais être là comme ça pour toujours… Sous le soleil.

Silence.

Rien ne bouge ici…

Silence.

Quand je suis partie et que j’ai vu tous ces gens autour de moi, la
première chose qui m’ait passée par la tête était de revenir en arrière, de
m’enfouir à nouveau dans mon nid, encore plus profondément.

Silence.

Cette haie si bien soignée… Je l’envie…

Silence.

Petite, je me cachais derrière elle… Je te regardais faire des travaux dans


le jardin… Tu étais absorbé. J’aimais bien te regarder… Mais j’avais peur
de toi aussi… A ce moment-là, je ne savais pas encore pourquoi.

Silence.

J’aurais pu te tuer… J’en ai eu l’occasion… Le soir où tu t’es endormi à


côté de moi… Tu étais à ma merci… Et la cisaille qui traînait dans le
coin… J’aurais pu te cisailler la tête.

Silence.

Je ne t’en veux pas. Tu m’as protégée dans des temps difficiles… J’ai
échappé à un tas de dangers.

87

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