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L’île sans pont

YAN N I CK MARCO UX

ROMAN

ROMANICHELS
L’île sans pont
du même auteur

L’horizon des phares, Montréal, Hamac, coll. « Hamac-


Poésie », 2021.
Yannick Marcoux

L’île sans pont


roman
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec
et Bibliothèque et Archives Canada
Titre : L’île sans pont / Yannick Marcoux
Noms : Marcoux, Yannick (Poète), auteur.
Collections : Romanichels.
Description : Mention de collection: Romanichels
Identifiants : Canadiana (livre imprimé) 20210068973 | Canadiana (livre
numérique) 20210068981 | ISBN 9782897723378 | ISBN 9782897723385 (PDF) |
ISBN 9782897723392 (EPUB)
Classification : LCC PS8626.A7438 I44 2022 | CDD C843/.6—dc23

Les Éditions XYZ bénéficient du soutien financier du gouvernement du Québec par


l’entremise du programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres et de la Société
de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). L’éditeur remer-
cie également le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à son programme de
publication.

Édition : Myriam Caron Belzile


Révision : Isabelle Pauzé
Correction : Anne-Marie Royer
Conception typographique et montage : Édiscript enr.
Graphisme de la couverture : Sabrina Soto
Photographie en couverture : © Laura Lee Cobb/Shutterstock.com

Copyright © 2022, Les Éditions XYZ inc.

ISBN version imprimée : 978-2-89772-337-8


ISBN version numérique (PDF) : 978-2-89772-338-5
ISBN version numérique (ePub) : 978-2-89772-339-2

Dépôt légal : 1er trimestre 2022


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada

Diffusion/distribution au Canada : Diffusion/distribution en Europe :


Distribution HMH Librairie du Québec/DNM
1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-Lussac
Montréal (Québec) H2K 3W6 75005 Paris, FRANCE
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Imprimé au Canada

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À ceux et celles
qui ont trouvé refuge en nous.
Et à tous les parents du monde
(à commencer par les miens).
On parle toujours de la violence du fleuve,
jamais de celle des rives qui l’enserrent.
Bertolt Brecht
Prologue

La tempête du siècle

D’une lave en fusion, d’une pâte d’étoile,


d’une cellule vivante germée par miracle
nous sommes issus, et, peu à peu, nous nous
sommes élevés jusqu’à écrire des cantates et
à peser des voies lactées.
Antoine de Saint-Exupéry,
Terre des hommes

La vie est toujours l’accomplissement d’une succession


inouïe de hasards et de réussites. Peut-être est-ce futile
de se rabattre sur une explication religieuse pour saisir
son origine, mais on peut comprendre l’humain d’avoir
trouvé là quelques éclaircissements. Existerais-je si mon
arrière-grand-mère n’avait pas survécu à sa tuberculose
infantile, si ma grand-mère n’avait pas bravé l’interdit de
son père pour aller skier avec celui qu’elle marierait, si ma
mère ne s’était pas trompée dans les dates de son calen-
drier et si, avant elles, des centaines et des centaines de
générations du genre Homo ne s’étaient pas reproduites
– par envie ou par pulsion – au long des 2,8 millions
d’années qui se sont écoulées depuis leur apparition ?

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l’île sans pont

Nous sommes au bout d’une chaîne si longue qu’il serait


peut-être possible de rejoindre la Lune en couchant
bout à bout nos ancêtres. Ne serait-il pas exotique, après
tout, d’aller poursuivre notre lignée sur un satellite, dans
l’étroitesse d’une capsule assez grande pour deux ?
La vie qui advient recèle toujours sa part de mystère,
mais il est certaines naissances qui, dans les conditions
difficiles où elles s’accomplissent, méritent quelques épi-
thètes supplémentaires. C’est bien ce qui s’est produit à
ma naissance, au milieu d’une esbroufe des éléments que
les îliens n’hésiteront pas à qualifier plus tard de « tem-
pête du siècle », un délire blanc où notre maison, à l’ins-
tar d’ailleurs de toutes celles de l’île, était condamnée à
l’anonymat, écrasée sous l’opacité du ciel.
Depuis quatre jours déjà que le ciel se vidait de ses
nuages, se délestant d’une spectaculaire quantité de
neige. On raconterait encore des années plus tard que
n’eussent été les congères accumulées contre les murs de
l’église, le vent aurait écorné le clocher, emportant avec
lui une partie du toit, laissant le curé tout nu du chef. En
vérité, la tempête avait été si terrible que nul n’avait osé
sortir de chez lui pendant ces quatre jours et qu’au matin
du cinquième, on n’avait aucune idée de l’état du clocher
de l’église, et encore moins de son curé.
Ce jour-là, tout de même, sans pour autant que le ciel
se dégage, le débit des flocons s’atténua. La décrue de la
tempête fut suffisante pour que M. Bilodeau, notre voisin,
décide de sortir dehors et amorce son pelletage. Il nous
raconta plus tard qu’ouvrant sa porte, il eut sous le nez les
motifs de fleurs qu’il avait taillés dans son bois, tapissés
dans le mur frigide érigé devant lui, presque aussi haut

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prologue

que la porte elle-même. Il admit qu’il dut pelleter pen-


dant une bonne heure avant d’enfin mettre le pied sur
son balcon, charriant la neige non pas à l’extérieur, mais
chez lui, l’entassant tant bien que mal dans l’évier de la
cuisine et dans le bain. On peut imaginer que ce n’est que
quelques heures plus tard que mon père l’aperçut dehors,
commentant l’étrange apparition de son voisin.
— Sacré Bilodeau ! Le ciel a même pas fini de nous
tomber sur la tête qu’y s’énarve. Le vent efface sa job à
mesure.
Mon père parlait très peu. Ce n’est pas tant qu’il
choisissait ses mots. Ma mère disait parfois qu’elle avait
été charmée par le regard mystérieux qui peuplait ses
silences, conférant à sa parole un caractère précieux,
mais ce jour-là, elle aurait troqué tous les mots rares de
mon père contre un peu de certitude quant au moment
où prendrait fin cette tempête. La main sur son ventre,
le visage rond et le dos un peu courbé, elle commen-
çait à douter de sa capacité à repousser plus longtemps
l’accouchement.
— Ouais, ben va falloir que t’ailles aider Bilodeau
dans ses démarches. J’en ai pas pour longtemps à retenir
notre petit poulet. Je sais pas comment on va faire notre
compte, mais va falloir trouver une façon de ramener
Madeleine.
Madeleine, c’était la sage-femme du village, celle qu’on
appelait affectueusement la Cueilleuse, parce qu’elle avait
un calme si contagieux et des mains si douces qu’il sem-
blait aux parturientes qu’elle ne les assistait pas dans leur
labeur, mais qu’elle venait cueillir les nouveau-nés, comme
d’autres allaient cueillir des fraises sauvages. Sa réputation

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l’île sans pont

était telle qu’on faisait appel à ses services par-delà l’île, et


tandis que j’étais encore bien coincé contre la guimauve
de mon placenta, Madeleine était précisément retenue
sur le continent. Elle avait quitté l’île en assurant deux
fois à ma mère et au moins trois autres fois à mon père
qu’elle serait de retour dans la journée, tout de suite après
la cueillette du dernier venu des Riverin, qui habitaient
le village en face. Mais au moment où elle avait atteint
l’autre berge, le nordet s’était levé et, avec lui, la tempête.
Elle aurait dû savoir : les nids de guêpe avaient été hauts
dans les arbres, cette année-là, annonçant beaucoup de
neige, mais quand il s’agissait de tendre ses mains à un
nouveau-né, la Cueilleuse ne voyait rien d’autre que la
tâche à accomplir. Et depuis son départ, chaque jour pas-
sait sans que le ciel offre une brèche bleutée.
Heureusement, pour une première de nombreuses
fois, j’étais en retard.

En cette fin de siècle, il y avait déjà plusieurs décennies


qu’on ne pratiquait plus, sur l’île, la pêche aux mar-
souins. Les îliens qui, si longtemps, avaient vécu de la
pêche, avaient peu à peu délaissé les métiers traditionnels
au profit d’occupations plus contemporaines, de moins
en moins liées à la générosité du fleuve. Pour autant, on
n’habitait pas l’île sans d’abord apprendre à écouter le
ressac et, en grandissant, il est une chose qui s’imprimait
dans l’esprit de tous : même le plus expérimenté des navi-
gateurs, la plus ardente des rameuses, doivent se méfier
des caprices de la mer. Depuis l’arrivée du premier

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prologue

colon sur l’île, en 1720, personne n’avait réussi à mater


les remous du fleuve, à apaiser ses plus grandes colères.
Pas même le grand Harvey, si habile dans l’eau qu’on
le disait aussi fort que la queue d’une baleine à bosse et
aussi adroit qu’une anguille. En période de grands vents,
ce courant d’eau que les Algonquins ont nommé « le
chemin qui marche » ondulait et créait des vagues assez
fortes pour faire chavirer le plus expérimenté des navi-
gateurs, tandis qu’en période d’accalmie, le miroir de sa
surface vous faisait oublier l’écueil de ses hauts-fonds.
Veine essentielle d’un territoire immense, le fleuve pou-
vait aussi vous faire basculer dans la mort, et il importait
de l’appréhender avec humilité.
Six jours après les premiers flocons de la tempête du
siècle, la neige cessa, mais le vent, lui, rugissait toujours.
On pouvait entendre la charpente des maisons gémir
et les arbres craquer sous sa charge, et sur le fleuve, les
vagues déferlaient sans répit, se fracassant contre les
plaques de glace en dérive et contre les récifs qui cou-
ronnaient l’île. Quelle que soit l’expérience héritée sur
des dizaines de générations, personne n’aurait eu l’idée
de défier le fleuve ce jour-là, et ma mère savait très bien
le poids de ce qu’elle disait lorsqu’elle adressa ces mots
à mon père :
— Philippe, ça remue fort là-dedans. Va falloir y
aller, c’est une question d’heures, mon affaire.
— On va avoir un fils sans père si je fais ça.
— Je sais ce que je te demande, mais je sais aussi de
quoi t’es capable. Tu peux le faire. Pour notre garçon.
Ce ne serait pas une traversée comme les autres. La cha-
loupe, avec sa large cale et son lourd moteur, n’arriverait

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l’île sans pont

pas à manœuvrer dans les saignées. C’était périlleux,


certes, mais si Philippe voulait atteindre le continent, il
lui faudrait naviguer à l’ancienne et ressortir le canot.
— Merde. Appelle les Riverin. Dis-leur que je m’en
viens.
Mon père laisserait filer plusieurs merde au cours
de cette journée, dont un autre au moment où il fran-
chit le pas de la porte, embrassant une dernière fois sa
femme du regard, inquiet mais amoureux. Il doutait de
ses capacités, mais il se donnait plus de chances de sur-
vivre au fleuve que d’assister sa femme avec succès dans
l’accouchement.
Son instinct le guida tout droit chez Richard Lavoie,
son ami d’enfance, son frère d’armes, celui qui le com-
prenait sans qu’il ait à dire quoi que ce soit. Ensemble,
ils avaient fait tous les coups, certains idiots et d’autres
rien moins qu’épiques, risquant leur vie pour une partie
de plaisir, se retrouvant dans l’adrénaline et l’urgence
de vivre. Philippe culpabilisait de l’embarquer dans ce
projet insensé, mais s’il avait une chance de traverser le
fleuve par deux fois pour ramener Madeleine auprès de
sa femme, ce ne serait pas sans l’aide de son ami. Sans
être le plus fort, lui seul savait doser la ruse, l’acharne-
ment et la retenue nécessaires à une traversée réussie. Et
puis, ce n’était pas rationnel : il suffisait que Richard y
croie pour que se taisent les doutes de Philippe.
Dehors, aux sifflements du vent se mêlaient le racle-
ment des pelles, le grondement essoufflé de quelques
souffleuses, et devant chaque maison, au passage de
Philippe, ses compatriotes le saluaient en commentant
la tempête.

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prologue

— Méchante bordée, hein ? À croire que le ciel essaie


de nous enterrer vivants. Tu vas où comme ça ?
— Chercher la Cueilleuse.
— Ah ! Le petit est au bord des lèvres. Bravo !
On connaissait généralement tout des déplacements
des villageois sur l’île, et lorsque Madeleine se rendait
sur le continent, il suffisait d’une seule journée pour que
tout le monde sache qu’elle était partie pour donner nais-
sance à un nouveau continental. Chaque fois, les îliens la
regardaient s’éloigner, rongés par des sentiments contra-
dictoires. La fierté de voir leur Cueilleuse – une îlienne ! –
donner la vie aux continentaux, malgré la présence d’un
hôpital tout près, était assombrie par une jalousie retorse
suscitée par la vaillance de Madeleine, aussi prompte sur
le continent que sur l’île. Bien que la tempête ait para-
lysé l’île et, avec elle, les ragots, l’épisode de ma naissance
aurait tôt fait d’alimenter ces griefs triviaux, auxquels la
sage-femme, invariablement, répondrait en brandissant
le serment d’Hippocrate.
Philippe n’avait pas le temps d’expliquer à chacun ce
qui l’attendait et, de toute façon, s’il devait abandonner
sa peau à la furie du fleuve, aussi bien que ce fût sans
témoin. Sans s’arrêter, tête baissée contre le vent, il pour-
suivait sa route. Il faudrait des jours avant que les routes
soient à nouveau praticables et, malgré ses raquettes, son
pas creusait l’étendue blanche, lui arrachant des forces et
mettant sa détermination à l’épreuve.
— Merde.
À l’instar du reste du village, Richard était dehors, pel-
letant le toit de sa maison. Ses deux fillettes s’affairaient sur
le balcon, remplissant l’air de leurs piaillements joyeux et

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l’île sans pont

une brouette de leurs coups de pelles maladroits. Quand


Philippe parvint à leur hauteur, le vent avait imprimé sur
son visage une neige venue se blottir dans le poil de sa
barbe, de ses cils et de ses sourcils, de même que dans le tri-
cot de sa tuque et de son parka. En l’apercevant, les jeunes
filles cessèrent leur ouvrage et leurs cris s’envolèrent :
— Maman ! Maman ! Regarde, un bonhomme de
neige qui marche !
Myriam, la petite Gagnon devenue grande, surgit de
derrière la maison, avec à la main un balai servant à libé-
rer la neige bouchant les fenêtres. À la vue de Philippe,
elle braqua son outil vers lui et l’interpella d’une grosse
voix.
— Fantôme ! Disparais si tu veux pas que je te balaie
la moustache. Les filles, sauvez-vous avant qu’il vous
transforme en grosses boules de neige !
Lili et Emma simulèrent la peur tout en n’arrivant
pas à masquer une excitation amusée. Elles aussi avaient
reconnu, sous les traits du bonhomme, le bon ami de
leurs parents. Elles auraient voulu courir, appelant ainsi
Philippe à leur poursuite pour transformer cette appa-
rition en jeu, mais elles n’avaient nulle part où aller,
maintenues prisonnières sur le balcon par des remparts
poudreux. De toute façon, Philippe n’entendait pas à
rire. Enfin, il parla.
— Richard, j’ai besoin de toi.
Les facéties des jeunes filles cessèrent, Myriam parut
interloquée. Philippe était un homme orgueilleux, pas
du genre à demander de l’aide. Richard descendit du
toit ; seul le vent s’acharnait dans sa tâche, leur giflant les
joues. Mon père poursuivit :

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prologue

— Marie peut plus attendre. Faut que j’aille chercher


Madeleine l’autre bord.
On pouvait évoquer l’autre bord de l’île, l’autre bord
de la rue, l’autre bord de la patinoire, de la piscine ou de
la table, mais quand on disait simplement l’autre bord,
c’est qu’on parlait du continent. Et ce jour-là, l’autre
bord était à l’autre bout du monde.
Mon père avait épuisé tous ses mots et attendait, les
filles regrettaient les quelques minutes précédentes où il
était un bonhomme de neige qui viendrait à leur pour-
suite, et Richard regardait sa femme, qui le regardait. Il
n’y avait rien à dire : il irait ou il n’irait pas.
— C’est bon, j’arrive.
Mon père faillit dire merci, mais ce n’aurait pas été
assez. Et puis, c’était loin d’être gagné.
Avant de partir, Richard embrassa sa femme et ses
enfants : on ne sait jamais. Quand il fut arrivé à la hauteur
de son ami, les deux hommes se prirent par les épaules et, le
temps de démêler leurs raquettes qui s’étaient enchâssées,
ils se tournèrent vers l’horizon et amorcèrent leur marche.

Les pensées de ma mère étaient avalées par l’immensité


blanche qui se déchaînait devant elle. Depuis le départ de
son homme, elle guettait le fleuve, espérant y apercevoir
l’embarcation de son salut. La main sur son ventre, les
sourcils froncés dissimulant son regard pris entre espoir
et incertitude, elle aspirait à s’accrocher aux mouvements
de leur pagaie et y mettre l’effort, elle aussi, pour que
bientôt la Cueilleuse soit auprès d’elle.

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l’île sans pont

C’était idiot, se disait-elle, de s’être obstinée à res-


ter à la maison. Tandis que Madeleine quittait pour le
continent, Philippe avait pourtant insisté pour qu’ils tra-
versent eux aussi, au cas. « S’il fallait qu’y t’arrive quelque
chose, je me le pardonnerais pas. » Le regard de ma mère,
calme mais pourtant impatient, comme si elle était lasse
de devoir se répéter, avait suffi à lui faire comprendre
qu’on ne lui ferait pas changer d’avis.
Un mois plus tôt, mon père avait une première
fois proposé de remonter jusqu’en ville, de m’attendre
patiemment dans une chambre d’hôtel et de profiter, le
moment venu, des installations de l’hôpital. Ma mère
avait invoqué la parole de ses bonnes amies, qui juraient
qu’aucune chambre d’hôpital, même peuplée par les
meilleurs médecins du monde, ne valait la chance de
mettre au monde chez soi. Celles-ci disaient encore :
« Avec Madeleine, c’est comme si l’hôpital venait chez
toi. Crains rien. La Cueilleuse est plus sûre encore que
le beau temps après la pluie. » De toute façon, ma mère
détestait les hôpitaux, ces lieux sans imagination, et l’idée
d’y mettre le pied la faisait frissonner. « Ça sent la mort
là-bas. On fait pas des enfants pour remplacer les vieux
qui meurent et j’ai pas envie que mon gars naisse avec
cette idée-là dans le nez. » Mon père savait que le com-
bat était perdu, mais son insistance était sa façon, certes
maladroite, de montrer à sa femme que la situation lui
importait et qu’il voulait avoir son mot à dire. Il avait
finalement capitulé.
Les mains crispées sur le rebord de la fenêtre, les
genoux pliés par la douleur et les yeux soudainement
brouillés par les larmes, son corps prêt à se déchirer,

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prologue

elle songeait à son homme qui avait enfilé ses mitaines


comme s’il partait à la guerre. Malgré son inquiétude, elle
savait qu’une part d’elle avait désiré qu’il mène ce com-
bat. T’es prêt à avoir un enfant, Philippe ? Prouve-le. Mais
elle ne le défiait pas aveuglément, confiante qu’elle était
de le voir revenir avec la Cueilleuse. C’était une façon, en
quelque sorte, de partager le labeur de l’accouchement.
— Là, mon gars, tu t’accroches encore un peu. Ça va
bien aller. Dans que’ques heures, on va être ensemble,
tous les trois.
Ce sont les derniers mots que j’entendis, depuis le fin
fond de la matrice qui m’avait façonné.

De la même façon qu’il nous est plus naturel d’encoura-


ger celui qui est négligé, d’accorder plus de mérite à une
victoire acquise in extremis qu’à celle annoncée d’avance,
Richard et mon père avaient toujours eu un penchant pour
les défis qui semblaient impossibles à relever. Mus par un
réflexe orgueilleux, il n’est pas une joute de leur équipe
de ballon-balai, par exemple, qu’ils n’aient envisagé avec
le sentiment profond de pouvoir l’emporter, que ce soit
contre leurs éternels rivaux de l’autre bord ou la dynastie
invaincue de la grande ville de Québec. Même si la plupart
de leurs affrontements se sont soldés par des défaites, ce
qu’ils se racontaient encore et encore était ces quelques
fois où, dans l’alliance de leur sueur et la volonté de leur
sang, ils avaient triomphé, faisant la barbe à leur adver-
saire tout autant qu’à leurs détracteurs. Et ainsi, dans leur
imaginaire, persistait la croyance que tout était possible.

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l’île sans pont

Il ne faut pas s’étonner que mon père ait si peu hésité


à s’élancer sur les flots furieux, car ce jour-là, l’inconnu
qu’il redoutait tout en y puisant un courage inouï n’était
pas ce cours d’eau depuis si longtemps vénéré et respecté,
mais bien ce petit paquet d’os et de chair blotti dans le
ventre de cette femme qui l’attendait, le regard perdu
dans la brume.
Les premiers mètres à franchir furent faciles. Ils par-
coururent sans danger, mais non sans effort, la solide
glace raboutée à la grève, sur laquelle ils firent glisser
le canot. À quelques reprises, leurs pieds perdirent leur
appui sur la surface, mais ils eurent bientôt traversé la
zone incertaine où la glace menaçait de céder sous leur
poids, et atteignirent un endroit où aborder l’eau sans
trop de peine. Devant eux, les écueils étaient invisibles.
Il était impossible d’établir une stratégie d’assaut : tout
comme pour marquer ce but qui leur avait valu la Coupe
en prolongation de la finale, il faudrait naviguer à l’ins-
tinct et improviser devant les difficultés.
Les premiers coups de pagaie confirmèrent aux
hommes que la traversée leur arracherait ce qu’il restait de
muscles à leurs bras, ce qu’il y avait de sueur à leur front.
L’eau était si agitée qu’il semblait que le fond du canot était
remué par une main géante s’évertuant à le faire vaciller. À
chaque motion, le canot se remplissait un peu plus d’eau
glacée, qu’il leur fallait écoper à mesure. Celle-ci traverse-
rait bientôt la doublure des bottes, des mitaines, et le tissu
plus ou moins imperméable des pantalons. Ils n’eurent
d’autre choix que d’affronter chaque vague de front, sta-
bilisant leur avancée mais, aussi, la rendant plus difficile,
puisqu’ils pagayaient en remontant le fleuve.

20
prologue

Ils mirent une heure à franchir neuf cents mètres – le


tiers de la distance totale –, avant que le canot rejoigne
une plaque de glace, qui permit le repos relatif d’un por-
tage. Richard était devant et mon père le suivait, dépassé
par l’effort qu’il devait fournir, mais inspiré par son ami.
Ils en profitèrent pour vider l’eau qui s’était accumulée
dans l’esquif. Une fois revenu sur l’instabilité des eaux,
le genou écrasé sur le fond glacial du canot, les mains
crispées sur la pagaie, il maugréa, en frissonnant.
— Merde.
Et pourtant, les gestes s’accomplissaient. Le haut de
leurs corps se synchronisait dans la torsion, leurs bras
chargeaient l’eau à l’unisson et leurs jambes les mainte-
naient en position, dans une danse pénible qui témoi-
gnait de leur connivence. Dans le réflexe du prochain
mouvement, mon père pouvait entendre son ami qui lui
disait, du fond de son être : « Courage ! » Il n’y avait rien
d’autre à espérer. L’eau ne se réchaufferait pas, le vent ne
prendrait aucun répit, les vagues ne les contourneraient
pas, les obstacles étaient là qui s’offraient à eux, et il était
trop tard désormais pour les refuser. De toute façon, ils
les avaient choisis.
Il y avait plus de trois heures qu’ils cheminaient
lorsque, quelques mètres après avoir amerri d’un énième
portage, ils entrèrent sans le savoir dans un corridor de
vent. Comme si celui-ci, soufflant en cet endroit depuis
des millénaires, avait développé une intelligence pares-
seuse, se frayant un chemin au centre du fleuve, n’ayant
plus à lutter contre les reliefs de la terre et prenant ses
aises dans un itinéraire nu. Au même moment, le devant
du canot heurta un bloc de glace qui flottait à la dérive.

21
l’île sans pont

Les deux rameurs furent éjectés, Richard à tribord et


mon père à bâbord. Le canot resta sur l’eau sans dessaler,
narquois, comme s’il s’était mutiné contre ses capitaines
et rangé du côté du fleuve.
En plongeant dans l’eau, il sembla à mon père qu’un
chalutier s’était écrasé sur ses poumons. Richard avait
aussi le souffle coupé, des couteaux lui cisaillant les
membres de la tête aux orteils. Les hommes voulurent
coordonner leurs efforts, mais ne purent émettre aucun
son, comme si l’hostilité de l’eau avait eu raison de leurs
cordes vocales. Malgré tout, communiquant du regard, ils
regagnèrent simultanément le canot, s’utilisant mutuelle-
ment comme contrepoids. Ils auraient pu secouer leurs
vêtements, les essorer, prendre une pause pour retrou-
ver leurs esprits, mesurer l’ampleur des dégâts et réé-
valuer la situation, mais sans même une œillade, d’un
même élan, ils se remirent à pagayer. Et chaque fois que
Philippe allait s’arrêter pour fermer ses yeux et boucher
ses oreilles, prenant une pause de ce vent de face à rendre
fou, Richard, comme s’il sentait le moral de son ami
défaillir, le relançait :
— Hop. Allez !
Il fallut encore un peu plus de trente minutes – sur
les quatre heures que prendrait la traversée, au total –
avant que les deux comparses n’aperçoivent l’autre rive.
Ils avaient les lèvres et les mains bleues, les pieds enflés
dans leurs bottes et les poumons irrités, l’air pénétrant en
grafignant au passage les parois de leur trachée, comme
un ongle qu’on laisserait traîner sur une ardoise. Cillant,
maugréant, par l’acharnement de leurs bras et de leurs
jambes, avec le réflexe de la vie et l’entêtement de leur

22
prologue

orgueil, ils atteignirent la couche de glace qui jouxtait la


rive nord, dernier portage avant d’en finir avec le fleuve.
La neige n’avait pas épargné le continent, et plus les
hommes en approchaient, plus leurs bottes s’enfonçaient,
si bien que c’est la langue à terre qu’enfin ils posèrent le
canot sur la berge.
Philippe et Richard retrouvèrent la terre ferme
comme d’autres retrouvent leurs pantoufles au terme
d’une longue journée au travail. Les rues, partielle-
ment déblayées de ce côté-ci, rendaient leur pas aisé. Et
pourtant, les jambes de mon père fléchirent. Son corps
abdiqua.
— Merde.
Quelques précieuses minutes s’écoulèrent, meublées
par les encouragements de Richard et la recherche de ce
lieu confiné à l’intérieur de soi où se trouve la force de la
résilience. Celle qui émane de l’abnégation, de la douleur
et de la volonté de poursuivre, coûte que coûte. Mon père
se releva enfin et marcha aux côtés de son ami jusqu’à la
résidence des Riverin.
Devant la maison enneigée, les deux hommes s’arrê-
tèrent, chacun posant les yeux dans ceux de l’autre. Il
n’y avait pas de larmes, pas de sueur, pas d’émotion. À
la commissure de leurs lèvres, peut-être, le début d’un
sourire. Ils s’empoignèrent, faisant craquer la croûte de
glace sur leurs vêtements et, pendant quelques secondes,
l’amour qu’ils avaient l’un pour l’autre depuis trente ans
vibra en eux.
Mon père ne cogna pas à la porte. Pas tout de suite.
Que cachait cette soudaine hésitation ? Est-ce qu’un
simple frisson avait retardé son geste, ou avait-il entrevu,

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l’île sans pont

un instant, une vie où il n’aurait pas un fleuve à retraver-


ser ? L’Histoire est parsemée de mystères irrésolus et, de
toute façon, on ne retient bien souvent que ce qui advient.
Au bout d’un moment, enfin, le poing de mon père fit
trembler la porte, avec une force qui laissait deviner sa
hâte d’avoir enfin Madeleine devant lui et de retourner
auprès des siens, blotti dans l’amour de sa femme, pour
m’accueillir au monde. Aussi, quand l’aïeul Riverin lui
ouvrit la porte et que la chaleur émanant du logis eut
léché son visage juste assez pour rendre un peu de mobi-
lité à ses lèvres, à sa langue, il ne prit aucun détour.
— On vient chercher la Cueilleuse.
Du portique, descendant l’escalier qui faisait face à
l’entrée principale, Madeleine apparut, son manteau sur
le dos, apparemment prête à partir.
— Enfin ! Marie doit vouloir exploser.
Devant le flegme de cette femme, sous le coup de ses
paroles qu’il n’attendait pas, mon père ne dit rien.
— Je prends mon sac et je vous suis.
Les lèvres bleues de mon père restèrent muettes et
c’est Richard qui, une fois de plus, guida son ami vers la
suite de l’aventure.
— On aurait besoin de vêtements chauds. Un peu de
temps devant votre feu aussi, avec une soupe. Après on
file.
Il y eut une demi-heure, finalement. Une demi-
heure de répit, à l’abri des bourrasques qui fouettaient
la maison, dans le calme du crépitement des bûches et
des gazouillis du nouveau-né parvenant de l’étage. Une
demi-heure avant que, dans les habits du père Riverin,
les lèvres encore pâles et le fond du regard passablement

24
prologue

vide, les deux hommes ne regagnent la rive en compa-


gnie de la Cueilleuse, empoignent le canot et mettent le
cap sur l’île.
Heureusement, les éléments avaient perdu de leur
fureur. Aux quatre heures qu’ils avaient pris pour fran-
chir le fleuve une première fois, ils en ajoutèrent cinq.
La fatigue rendait leurs gestes moins précis, et même
si la Cueilleuse était toute menue, son poids ajoutait à
l’effort qu’ils devaient fournir pour avancer, surtout lors
des portages. Durant toute la traversée, la Cueilleuse
resta bien calmement au centre du canot, ses mains
inestimables calées dans les poches de son parka et le
regard fixé sur l’horizon. Elle ne dit rien. Mais aussitôt
que l’esquif retrouva la glace qui prolongeait l’île dans le
fleuve, elle bondit, prenant les devants en glissant sur le
sol avec grâce, comme si la gravité terrestre ne l’affectait
pas. Quand les hommes renversèrent enfin le canot sur
la rive, elle avait disparu. Mon père jeta un œil derrière
lui, sur le fleuve plongé dans la noirceur qu’il venait de
traverser par deux fois, puis sur le paysage vide qui s’éti-
rait devant lui.
— Allez, va rejoindre ta femme. Tu vas être papa.
— Merde.
— Oui. Profite. À partir de demain, tu pourras plus
te prélasser comme t’as fait aujourd’hui.
Sur la rive de l’île, dans la noirceur d’une nuit sans
lune, aux abords d’un fleuve étouffé par le ciel bas, le
regard des hommes se rencontra, trouvant un rire caché
dans le coin de leurs yeux. En un instant, leur corps
épuisé, leurs jambes éreintées, leur souffle court et leur
dos voûté retrouvèrent leur légèreté, s’abandonnant

25
l’île sans pont

au rire. Doucement d’abord, en cascades lentes. Mais


chaque fois que leurs regards se croisaient, dans la fierté
et la fatigue qu’ils y trouvaient, le rire chargeait plus
fort, et leurs corps se renversaient vers l’arrière, proje-
tant l’éclat de leur voix au ciel, abandonnant son écho
aux étoiles. Le temps s’était arrêté, dans ce chant plus
doux que celui des oiseaux, dans ce rire qui ne s’arrê-
tait plus. Puis, dans le lointain, un cri douloureux se fit
entendre.
Les deux hommes, d’un coup, ne rirent plus.

Quand mon père retrouva ma mère en sueur et en


larmes, le visage rouge et enflé, au bout d’elle-même, déjà
je m’étais fait une tête sur le monde. Madeleine, calme
comme une photographie d’antan, les mains posées sur
mon crâne, calmait ma mère de paroles douces et ave-
nantes. Ému par ce bout de peau gluant, ensanglanté et
dodu qui dépassait de la vulve de sa femme, mon père
sentit ses jambes défaillir.
Il y avait plus de neuf mois qu’il attendait ce moment,
qu’il le préparait en se répétant à lui-même : Je vais être
père. Il avait tenté de se projeter dans cette réalité de
toutes les façons, pourtant, ce n’est qu’à cet instant pré-
cis qu’il réalisa ce qui lui arrivait. Et il regretta de s’être
reposé chez les Riverin, il regretta de n’avoir pas pagayé
plus vite, couru plus vite, il regretta d’avoir ri tant et tant
avec Richard qu’il en avait perdu le sens des responsabi-
lités. Tandis que j’étais confronté à ma première grande
crise existentielle, le corps arraché à mon monde et tiré

26
prologue

dans le réel, mon père s’en voulait de n’avoir pas été là


plus tôt. Et en s’approchant de sa femme qui gémissait,
il lui dit :
— Je suis là. Je suis là maintenant. Excuse-moi d’avoir
mis autant de temps.
Ma mère ne comprit pas. Elle remit entre ses dents un
bas et reprit la poussée, après avoir regardé son homme,
l’air de dire : Quoi ? Tu vois pas que je suis occupée là ?
On réglera ça plus tard. Mon père allait ajouter quelque
chose, mais c’est moi qui pris la parole, enterrant les
mots rassurants et joyeux de la Cueilleuse d’un grand cri
primal, d’un cri venu je ne savais d’où qui disait : Bon,
me voilà. Qu’on prenne soin de moi et qu’on m’aime,
astheure ! Et c’est ce que firent mes parents, me prenant
dans leurs bras pour la première fois et me couvant du
regard, contemplant leur miracle issu de leur jouissance
et arrivé dans la tempête du siècle. Et tandis que tous les
regards étaient sur moi, Madeleine se releva calmement
de ses positions et, d’un geste précis du revers de la main,
essuya une larme. Une seule, à peine assez lourde pour se
détacher de la mouillure de ses yeux.
Plus tard, au terme de tergiversations criardes, je
m’endormis, sous le regard éreinté de ma mère. Bientôt,
son corps serait pris d’une vive secousse, puis il bascu-
lerait à son tour dans le sommeil. Mon père tendrait
l’oreille : peu après, elle se mettrait à parler. Ma mère
était très loquace en dormant, comme si la nuit était un
moment pour dire tout ce que, de jour, elle avait gardé
pour elle. Tandis que ses paupières capitulaient de leur
effort, mon père glissa à son oreille :
— J’ai une nouvelle idée de nom.

27
l’île sans pont

Le visage de ma mère se crispa et, tout en gardant les


yeux fermés, elle grommela :
— Il a fait beau aujourd’hui.
Mon père ne sut jamais si elle dormait ou non, mais
il n’insista pas et, comme convenu, je m’appelai Félix.
Félix, de l’île sans pont.
première partie

L’amour à bout de bras

Je savais pas que je mendiais avant


que tu jettes tes yeux dans ma main
avant que d’être miettes
d’amour lancées aux moineaux et
à moi qui connaissais pas ma misère
et piaillais paume tendue par-là
Catherine Lalonde,
Corps étranger
Premiers pas lunaires

Mes nuits ne sont jamais tout à fait tristes. Il m’est arrivé


d’aller perdre des larmes dans les flaques d’eau des ruelles
après la pluie, de chercher des mots d’amour au fond des
bouteilles et de me recroqueviller dans les racoins de la
ville, épluchant des mauvais souvenirs, mais la nuit est mon
refuge. J’y suis chez moi, seul avec mon intimité, sans que
le voisin d’en haut me marche dessus ou que celui d’à côté
éternue, vocifère sur ses enfants ou enguirlande sa femme.
On ne klaxonne plus dehors, à peine quelques cris éthy-
liques parviennent à ma fenêtre et, dans le silence retrouvé,
je peux à nouveau m’accorder au souffle de la Terre.
Il ne sert à rien de le nier : je ne me suis jamais habi-
tué à cet horizon tronqué par les bâtiments, à ces vies
entassées les unes sur les autres. Perché au sommet du
mont Royal, recueilli sur les berges trop rares du fleuve
ou, à défaut, aux abords de la rivière des Prairies, j’ai
tenté d’oublier la promiscuité urbaine en me rappelant
au calme de ces endroits isolés, où le ciel se déployait,
ouvert comme l’avenir.
Ce soir, je ne suis pas seul à me planter le nez dans
les étoiles diaphanes de Montréal. Il faut dire que la lune
se donne en show : elle était pleine il y a quelques heures

31
l’île sans pont

à peine, et là, elle s’est éclipsée à nous, comme lorsqu’on


dit qu’elle n’y est plus ou qu’on la réduit à un mince
croissant, oubliant qu’il ne s’agit que de notre perspective
et qu’elle est entière dans l’Univers, immuable. Que si on
la perd de vue, c’est que les astres ne sont pas alignés ou,
platement, parce qu’on ne sait pas la voir.
On avait raison de l’attendre parce que quand elle
revient, sertie dans la noirceur, elle est encore plus
magnifique. C’est peut-être que je lui confère la force de
la résilience, lune rouge annihilée et ressuscitée en une
seule nuit. Je ne sais pas. Elle me fascine et je la sens tout
près. Je n’ai pas tort en définitive, puisque dans cet uni-
vers d’années-lumière, elle se trouve à quelques bornes
kilométriques, blottie dans un halo rougeâtre qui rap-
pelle une bougie. Qui sait si ça ne sent pas la cannelle,
cette nuit, sur la lune ?
Au coin de la rue, sur le piano public que je distingue
depuis mon balcon, une femme joue Philip Glass. Elle
connaît ses pièces majeures par cœur et les interprète,
en boucle. Parfois, elle lève les yeux au ciel. Au-dessus
de sa tête brille une seconde lune, un lampadaire tout
rond qui fait reluire les touches d’ivoire. C’est son tour
de faire une ode à la lune, un peu plus de deux cents
ans après Beethoven. Il faut savoir attendre son heure,
après tout.
La rue est une fourmilière. Les gens vont et viennent
entre elle et leur appartement, vont remplir leur verre,
s’approvisionner en croustilles, puis reprennent leur
contemplation du ciel, échangeant entre eux quelques
mots. Certains se parlent pour la première fois, surpris
de ce remuement qui les habite. Pour ma part, même si

32
premiers pas lunaires

je n’ai pas vécu bien longtemps sur l’Île, j’en ai conservé


certains réflexes, parmi lesquels une curiosité pour mes
voisins et ma volonté de les connaître au moins suffi-
samment pour les saluer sans gêne. Il n’en résulte aucune
amitié, mais au moins, lorsque nous nous extirpons de
derrière nos murs de briques et qu’au hasard de nos
routes nous nous croisons et échangeons un geste, une
parole, la simple énonciation de nos noms nous remet
au monde. Et ce soir, emportés par l’attraction lunaire,
notre monde s’étend au cosmos.
— Certain que c’est beau, ça arrive une fois tous les
deux cent cinquante ans.
On a besoin de ça, parfois : le sentiment d’assister
à quelque chose qui n’arrive qu’une fois dans une vie.
J’espère en tout cas que Mathieu, mon voisin d’en des-
sous, sait que cette femme qui est là, lovée dans ses bras
et souriant au ciel, est un bonheur inégalable et rare.
Je ne suis pas jaloux du bonheur des autres, mais je
leur en emprunterais bien un morceau. Au moins, leur
recette. J’ai connu mon lot d’envols, ces battements fous
qui nous poussent à lever les poings au ciel en criant, à
prendre un être de nos deux bras et à le ramener à soi. J’ai
en moi l’empreinte de plusieurs bonheurs que je porte
comme une trousse de survie : des pique-niques au parc,
l’amour au ventre ; la caresse d’une peau sur la mienne ;
le timbre d’une voix amie. Sauf que leurs vertus anes-
thésiantes s’épuisent rapidement. Les douceurs simples
me gardent en vie, mais mon ambition est grande et
malgré la trentaine qui me guette, je cherche encore ces
émotions fortes qui peuplent les récits d’adolescents et
ceux des adultes qui refusent de grandir. Et en attendant

33
l’île sans pont

la prochaine aventure, la nostalgie me guette. J’en suis


là, entre deux feux, braise isolée, à espérer le vœu d’une
étoile filante.
Des voix fusent des balcons de l’immeuble en face,
lucioles sonores qui scintillent dans l’écho diffus du mur-
mure ambiant. Nos espaces privés sont cette nuit décloi-
sonnés et, défaits de leurs frontières intimes, les gens
s’adressent la parole, sans autre prétexte que la contem-
plation de la beauté. La marée est basse. Les cyclistes
roulent en sens inverse. Le temps est doux, mélancolique,
et la rue est pantin du ciel, suspendue aux fils invisibles
de ce satellite, enfin honoré pour toutes ces années à
nous tourner autour.
Le chien d’à côté ne scrute pas le firmament, mais
exceptionnellement, il ne jappe pas. Même lui, confiné
au minuscule tertre de bitume devant la maison et habi-
tué à hurler sur les passants, est paisible. Il regarde les
gens qui regardent le ciel et on dirait qu’il rêve, lui aussi.
Comme chaque jour, en face, Micheline enfile les
cigarettes sans répit, mais à la place de sa pose écrasée et
de sa toux creuse qu’elle offre habituellement au monde,
elle a le visage tourné vers l’infini, le cœur ouvert et, le
téléphone coincé entre sa tête et son épaule, elle jase. Il
ne faut pas qu’elle soit seule, pas ce soir, en tout cas, pas
devant un tel spectacle, même si ce n’est rien, ou alors si
peu, une boule blanche devenue rouge que l’on regarde
comme pour la première fois, et ce piano qui s’offre le
répertoire de Philip Glass sans fléchir.
À force de contempler la rue et de la trouver belle,
ainsi habitée, je me sens l’envie de m’y retrouver. En
refermant la porte derrière moi, je comprends que ce qui

34
premiers pas lunaires

me pousse dehors est plus précis encore : cette femme au


piano sous le lampadaire, au coin de la rue, dans l’ex-
croissance du trottoir. J’approche doucement pour ne
pas attirer l’attention de la virtuose, mais à sa hauteur,
je trébuche. Le pot avant les fleurs. Elle rate une note en
se retournant et me sourit, un instant, puis revient à son
clavier, sans cesser de jouer. Je sens l’empreinte de son
regard sur ma rétine. Elle est belle comme une promesse
et j’ai des envies de temps suspendu, habité uniquement
de ses mains qui naviguent sur le clavier et de son cœur,
métronome de cette intime fanfare.
Elle joue plusieurs pièces encore, il me semble qu’il
y a quelques redites, mais je ne suis plus certain de
rien. Puis la musique cesse. La dernière note flotte. Elle
referme le protège-clavier, se retourne et m’adresse ce
mot, d’une voix sereine :
— Merci.
Je laisse battre quelques instants sa voix contre mes
tympans, mais mon désir de l’entendre encore est grand
et je ne résiste pas longtemps. Je prends la première idée
qui passe.
— Viens-tu marcher sur la lune avec moi ?
Je voulais dire sous la lune, mais elle me prend au
mot.
— Je peux pas refuser une offre de même, mais fais
attention aux promesses que tu pourras pas tenir.
— Je suis pas inquiet. T’as vu, on est entourés de cra-
tères. Et pour l’apesanteur, j’ai ça.
Je lui tends un joint, incertain que ce soit une bonne
idée, mais elle le prend, le toise un instant, l’air de dire
T’es ce genre-là, toi ?, puis, d’un briquet extrait de sa

35
l’île sans pont

poche, elle l’allume, tirant dessus deux bonnes fois avant


de me le redonner.
— OK. Je te suis.
Je me mets à marcher aussitôt, cap au hasard, pour
ne pas montrer que je suis pris de court. Je devrais parler,
mais la nuit est magnifique, animée par les gens comme
une veille d’Halloween, et on marche côte à côte sans un
mot, comme s’il était normal que ce soit ainsi. Pourtant,
je sais bien que mon pouls s’emballe et que le cannabis
n’est pas le seul responsable de sa chamade. Enfin, en
balançant le joint dans une bouche d’égout, elle brise la
glace.
— J’aurais pas dû jouer autant, je vais encore avoir
une tendinite.
— Je savais pas que le piano était si dur sur le corps.
— C’est la faute à Philip.
Elle prononce Philippe, comme si c’était un ami qui
lui avait fait un mauvais coup la veille. Puis, parce que je
ne dis rien, elle s’explique.
— Il m’hypnotise. J’oublie que je joue, pis à force
de piocher toujours les mêmes notes, j’ai le coude qui
vient de la grosseur d’un pamplemousse. Je peux plus
jouer pendant des semaines, après. Anyway, toi aussi, tu
l’aimes ?
— Mettons qu’on a passé plusieurs nuits ensemble.
Ça a commencé avec Mad Rush. T’sais, après la furie des
thèmes secondaires, quand le thème principal revient,
que c’est le beau temps après la tempête et qu’y a cette
note grave qui tombe ? Ça me pitche à terre chaque fois.
— Je vois ce que tu veux dire. Quelqu’un a dit un
jour que cette note était une sentence de beauté.

36
premiers pas lunaires

— Ouais, ben j’ai été souvent condamné. Tu l’as


découvert comment, toi ?
— Au cinéma. The Hours venait de finir et je brail-
lais, collée à mon siège. Je regardais le générique à moitié
et j’ai vu son nom : Glass. J’ai pensé à mon pays. Faut
dire que j’y pense chaque fois que je suis bouleversée. La
musique était magnifique et le gars s’appelait glace. Mais
c’est con dans le fond, je sais même pas si c’est son vrai
nom.
— Aucune idée. Alors t’es une fille d’hiver ?
— J’ai pas vraiment le choix, je viens d’Akulivik.
C’est dans le Nord. Encore plus polaire que celui que
t’imagines, juste en dessous de l’étoile du même nom.
Une voiture nous déborde dans une salve de coups
de klaxon qui nous ramènent à la réalité, le temps d’ob-
server son armature d’acier et la rage de son conducteur
traverser Sherbrooke sur le feu rouge pour débouler dans
la côte de la rue Saint-Denis. À nos côtés, Le malheu-
reux magnifique est recroquevillé sur lui-même, encore
apeuré par l’irruption du chauffard. Un instant, je le
regarde avec pitié, mais le feu passe au vert, et à mon
tour, je traverse la rue, fier comme un paon, suspendu
aux lèvres de…
— Sarah Aputikâ.
— Comment ?
— Aputikâ.
— Oui, j’avais compris, mais avant, t’as dit ?
— Tu me niaises ?
— Oui.
Elle rit. Je suis ébloui.
— Ça veut dire quelque chose, ton nom ?

37
l’île sans pont

— Sarah, c’est le prénom de mon arrière-grand-mère.


— Oui, bon, mais j’voulais dire Aputikâ.
— Je sais.
L’air moqueur, elle ne parle pas. Pas tout de suite.
— Et alors ? Ça veut dire silence ?
— Neige. Parce que même si j’suis née là, que j’ai
grandi là, avec mes amies inuit, ça a jamais changé la
perception de la communauté sur moi. Pour elle, j’ai
toujours été aussi blanche que le décor. Aput aajuitsoq.
Neige éternelle. Et pour moi, ça veut dire qu’y a des
choses qu’on peut jamais changer.
— Tu dis là comme si c’était tellement loin que
c’était un autre monde.
— T’as pas tort.
— Y retournes-tu, des fois ?
— Ça mon cher, c’est un sujet tabou. Pour ce soir en
tout cas.
Je suis curieux d’en savoir davantage, mais, enhardi
par son commentaire qui ouvre la porte à une prochaine
rencontre, je respecte son embargo. De toute façon, de
retour dans les rues étroites du Plateau, le vent dans les
arbres fait virevolter le pollen des branches, nous for-
çant à suspendre notre échange le temps de recracher
ces légères boules blanches, soyeuses et collantes. On
débouche à la hauteur de l’église Saint-Jean-Baptiste
et nous sommes tout petits à côté de ses imposantes
colonnes, de ses larges escaliers qui épousent le relief de
la rue. Il me semble que les gargouilles me font un clin
d’œil complice lorsqu’un homme à vélo nous double à
toute vitesse, gesticulant de ses mains libres et proférant
une harangue qu’il adresse au ciel :

38
premiers pas lunaires

— Putain, mais c’est pas possible ! Il neige tout le


temps dans ce pays de fous.
Surprise, Sarah se met à rire à gorge déployée et je vois
son bonheur voler en cascade dans l’espace, abattre les
murs jusqu’à se blottir en moi, juste assez longtemps pour
me chatouiller, avant de repartir, me laissant grisé, pan-
tin de désir, la peau hurlante et les poils bandés. Quand
son rire s’essouffle, retenu par ses lèvres, je m’avance vers
elle, les yeux fermés et l’âme ouverte, prêt à goûter au
bonheur, mais elle me repousse brusquement, prise d’une
quinte de toux, étouffée par une nouvelle boule de pollen.
Au bout d’un long moment, elle parvient à tout recracher
et me regarde à nouveau, interdite. Alors, de malaise ou
d’ivresse, nos corps s’abandonnent tout entiers au rire,
s’arc-boutant dans la douche d’un lampadaire et défiant la
gravité par notre hilarité, jusqu’à ce que Sarah me pointe
le ciel.
— Regarde !
La lune, boussole de notre déambulation, est redeve-
nue blanche. Comme la nuit.
Les cicatrices

Je suis ivre ce soir, de ces quelques bières ou de tous ces


mots que nous avons échangés. Assis dos au mur sur le
plancher frais de la cuisine, l’alcool aidant, j’écoute Sarah
qui s’ouvre à moi d’une nouvelle façon. Elle me parle de
sa mère, de son amour tourmenté pour elle qui se décline
en reconnaissance tout autant qu’en remontrances.
Sa mère est arrivée à Akulivik à vingt-six ans,
enceinte. Elle qui avait passé sa vie à pousser de la pape-
rasse derrière un bureau, avait fait ses classes à Montréal,
et on l’attendait là-bas en tant que nouvelle chauffeuse de
l’autobus scolaire. Refaire sa vie dans un univers inconnu,
au moment de devenir monoparentale, ce n’est pas exac-
tement un parcours ordinaire, mais à Sarah, douze ans
plus tard, elle faisait valoir que le Nord, c’était son rêve
depuis toujours.
— En vieillissant, j’ai collé les morceaux des histoires
qu’elle m’a racontées, et j’ai fini par comprendre que ma
mère avait surtout eu besoin de changer de décor.
À Montréal, elle avait des conflits avec beaucoup de
monde et trop de coins de rue lui évoquaient de mau-
vais souvenirs. C’était devenu pressant pour elle de
rejoindre une communauté où elle n’avait pas d’ardoise.

40
les cicatrices

Le médecin lui avait déconseillé de partir, parce que


Sarah était mal placée dans son ventre et qu’elle n’aurait
peut-être pas accès aux soins nécessaires là-bas, qu’il lui
faudrait revenir en avion pour accoucher au Sud.
— Sauf que ma mère, c’est toute une tête de cochon.
Je trouve ça fou de penser que j’aurais pu naître ailleurs.
J’ai toujours pensé qu’Akulivik, c’était le seul endroit où
c’était possible de vivre.
— Attends, je comprends pas. Pourquoi t’es partie,
d’abord ? Mais, euh, inquiète-toi pas, je suis vraiment
content que tu sois là, ici, maintenant.
— Mais oui, mon grand téteux, moi aussi, je suis
contente. En gros, ce qui est arrivé, c’est que sa mère à
elle est morte. Je savais même pas qu’elle vivait encore.
Elle en avait jamais parlé, mais le lendemain de la nou-
velle, elle a pas été capable d’aller travailler. J’étais lende-
main de veille, et son cadran a sonné au moins vingt fois.
Elle faisait juste peser sur snooze, en espérant je sais pas
quoi.
Elle prend une gorgée, pour noyer quelque chose
dans le fond de sa gorge. Je l’imite. La bière est chaude.
— Le lendemain, quand le cadran a sonné, elle a
juste eu la force de l’éteindre. Pas de snooze. Les jours
d’après, plus de cadran pantoute. Ma mère restait au lit.
Elle prenait même pas la peine de s’habiller. Ça a duré
des semaines. Tous les parents dépendaient de ma mère
et le téléphone sonnait sans arrêt. Ma mère a fait comme
avec le cadran : elle a débranché le téléphone. J’en ai parlé
à quelques amies et j’ai pensé allé à Puvirnituq pour
demander l’aide d’un psy. Mais finalement, un matin, j’ai
trouvé ma mère dans le cadre de porte de ma chambre.

41
l’île sans pont

Elle m’a dit qu’elle rentrait à Montréal faire ses adieux à


sa mère.
Les mots me manquent. Qu’est-ce que je pourrais
dire, de toute façon ? Je garde mes yeux plantés dans les
siens, pour lui signifier que je suis avec elle, et je serre son
épaule dans le creux de ma main.
— On a parlé toute la journée. Elle m’a dit qu’elle
avait fait une connerie en venant ici, en abandonnant
tout le monde chez elle. Je lui ai dit que c’était ici, chez
nous. Je capotais. L’air que je respirais, c’était mon air.
Les traces de pas dans la neige, c’était moi. Et l’horizon
dehors, c’était ma vie. Je voulais pas partir, mais j’avais
quatorze ans et pas le choix.
Elle prend une autre pause. Une autre gorgée de
bière. Grimace.
— La bière est chaude.
— Je sais. T’en veux une autre ?
— Une à deux, peut-être ? Le pire, ça a été à l’aéroport.
J’ai encore la chair de poule juste d’y penser. Mes amies
étaient là, avec celles de ma mère. J’arrêtais pas de leur
dire qu’on se reverrait bientôt, que c’était juste le temps de
régler quelques trucs. Qu’il y avait rien de changé et qu’il
fallait pas en faire un drame. Mais leur regard me faisait
mal. C’était pas de la tristesse… c’était de la déception.
On confirmait ce que tout le monde avait dit à l’arrivée
de ma mère : cette Blanche était de passage et un jour, elle
retournerait d’où elle était venue. Ce jour était arrivé, et
je pouvais rien faire pour les convaincre du contraire. On
s’en allait, comme tous les autres avant nous.
J’ai dans la tête un avion blanc qui décolle dans un
horizon de neige, abandonnant derrière lui des femmes

42
les cicatrices

emmitouflées dans leur manteau. Cette image me rap-


pelle le déchirement de mon départ de l’Île, de cette vie
qui s’éteignait derrière moi, absorbée par la distance.
On dirait que nos chemins ont été tressés d’un même
fil, que les lieux de notre enfance, que nos parcours faits
de chocs et de réconciliations se répondent et qu’il nous
faut se raconter à l’autre pour enfin mieux nous com-
prendre. Je chasse vite mes pensées, pour rester attentif
à Sarah et à ses confidences.
— Et tu regrettes encore d’être partie ?
— Je suis pas partie. J’ai suivi ma mère. Et elle, elle
a fait comme si de rien n’était. C’était comme si on était
revenues de voyage. Depuis, j’ai aucune patience avec elle.
— Mais tu pourrais y retourner, si tu voulais. Faut-tu
que je m’inquiète, moi là ?
Je regrette aussitôt mes mots égoïstes. Elle m’offre la
confiance de la confidence et moi, je me recroqueville
aux petites inquiétudes de mon ego.
— J’y ai pensé. Mais quelque chose s’est brisé.
Comme si j’avais trahi mes amies et que j’avais été chas-
sée. Ça fait des années que j’ai pas trouvé le courage de
leur écrire.
— J’comprends. ’Scuse-moi, j’ai eu peur de te perdre,
tout d’un coup.
— Mais je viens d’arriver.
— Justement.
La bouteille a donné ce qu’elle avait dans le ventre,
vide à son tour.
— Félix ?
— Oui ?
— Je suis fatiguée.
Il faut imaginer Sisyphe heureux

Un matin, encore étendue dans les draps, le visage


étampé par l’oreiller et le regard embué de sommeil,
Sarah me sourit.
— J’ai fait un drôle de rêve cette nuit.
— Ah ?
Je n’appartiens pas au groupe qui, au matin, aime
raconter ses rêves. L’éveil est pour moi un moment
de solitude nécessaire où, luttant contre mon cerveau
endormi, je tente de concilier ma nuit avec le dur retour
à la réalité. Mes rêves appartiennent à un onirisme qu’il
ne faut pas gâcher avec le pragmatisme des conventions
et je préfère les garder intacts. Purs.
Sarah appartient à l’autre clan. Elle aime transporter
la fantasmagorie de ses rêves dans la rosée matinale. Parce
qu’il faut tôt ou tard quitter le confort des draps et la paresse
du sommeil, partager ses rêves est sa première action pour
rendre le quotidien heureux. Ainsi, elle offre un sursis à
tous les possibles. Bien plus qu’une histoire, ce qu’elle me
raconte est sa soif de faire cohabiter le monde et ses rêves.
— J’ai rêvé à toi.
Au fond, nous ne sommes pas si différents. Nos pos-
tures couvent chacune un idéalisme en germe. Et puis, je

44
il faut imaginer sisyphe heureux

suis un puriste mou : il lui suffit de piquer ma curiosité


pour que je cède et attende la suite.
— Tu t’acharnais à vider des sacs et des sacs de sel
dans un lac. Je sais pas tu les sortais d’où, mais y en avait
toujours plus. T’étais une sorte de Sisyphe. Tu soulevais
le sac, tu l’ouvrais avec les dents pis tu le versais dans
l’eau, du bout du quai.
— Je suis pas sûr pour le sel, mais j’aime beaucoup
l’eau. Ça devait être moi.
— Oui, oui, c’était toi. J’ai fini par te demander pour-
quoi tu faisais ça, pis tu m’as dit : Pour me rapprocher de
la mer. Et t’as continué à vider les sacs.
— C’est tout ?
— Non. À un moment, je sais pas comment dire.
C’était un peu fou.
Voilà les limites de sa posture. Ce moment où, dans sa
narration, la rêveuse doit faire une pause, non pas pour trou-
ver les mots transposant les images de son rêve, mais pour
faire un deuil. C’est que, dans son souvenir, le rêve est libre,
mais pour l’énoncer et le rendre intelligible, il faut renoncer
à sa perfection. Après tout, les effets de réel ne sont qu’un
mécanisme nécessaire à nos limites cognitives. Raconter
un rêve, c’est, chaque fois, accepter que celui-ci perde de sa
superbe. J’ai envie de le lui dire, mais elle connaît déjà toutes
mes vues sur la question et je préfère entendre la suite.
— D’un coup, l’eau a changé de couleur, son étendue
a diminué. Les arbres autour ont disparu, y’avait plus de
chalet, plus rien. Juste du sable à perte de vue, un quai,
une brouette pleine de poches de sel et toi qui continuais
à vider des sacs dans l’eau. T’avais l’air épuisé, les sacs
semblaient trop lourds pour toi et…

45
l’île sans pont

— Wôôô. Là, c’était sûrement plus moi. Des sacs


trop lourds, voyons donc !
Elle rit, me prend le bras et le serre, dans la douceur
de sa main.
— J’veux pas être plate, Félix, mais ces bras-là vien-
dront pas à bout de grand-chose. Si ça peut te faire plai-
sir, on peut penser que ça faisait des jours et des jours
que tu faisais ça, sans jamais t’arrêter. En tout cas, t’étais
épuisé, parce qu’au bout d’un moment, la poche est res-
tée sur le quai et toi, t’es tombé à l’eau.
— J’allais sûrement combattre un monstre ou quelque
chose…
— Tu t’es noyé, je pense.
— On se rencontre à peine pis paf, tu me tues ?
— En fait, je sais pas. Je me suis réveillée au moment
où tu tombais dans l’eau. Mais en ouvrant les yeux, j’avais
peur. Comme si t’étais mort, oui.
— J’veux pas te décevoir, mais me v’là devant toi,
bien vivant, avec mes bras capables de soulever des mon-
tagnes. Je peux même te faire des crêpes, si tu veux. Mais,
euh, pas de sel.
Elle dit oui. Des crêpes, le matin, c’est une offrande
qui ne se refuse pas. Et pourtant, en regagnant la cui-
sine, même après un premier café, même le nez dans les
arômes de pâte dans le beurre, son esprit est ailleurs. Je
devrais lui laisser du temps. Après tout, c’est moi qui,
habituellement, tarde à arriver au monde en me levant.
Plutôt, je m’inquiète d’un faux pas que j’aurais pu faire
et, pour rattraper le coup, j’ajoute une fanfare au spec-
tacle, je mets Rhapsody in Blue, fais grimper le son et
flippe mes crêpes au rythme de la cymbale. J’attends une

46
il faut imaginer sisyphe heureux

réaction. Rien. Machinalement, elle râpe des noix de


muscade sur nos crêpes et, comme si elle m’interrogeait
sur la météo qu’on annonçait, me demande :
— T’as envie d’aller voir la mer avec moi ?
Il n’y a pas si longtemps, j’aurais dit peut-être. Peut-
être plus tard. Ou alors j’aurais accepté pour clore le
sujet, gardant au fond de moi la possibilité de changer
d’idée. Mais ce matin, dans la cuisine qui embaume le
sésame, la farine de blé et le beurre, je n’abandonne rien
au hasard. J’ai cru un instant que j’avais brûlé mes crêpes.
Que j’avais perdu la main. Mais non, je n’étais qu’impa-
tient et, il me faut bien l’admettre, amoureux.
— On va au bout du monde, si t’en as envie.
Le clin d’œil

Là d’où je viens, on a une interprétation très libre de ce


qu’est la mer. Si une étendue d’eau est si large qu’on en
perd de vue l’autre rive et si, de surcroît, elle libère des
effluves salins, alors, on l’appelle mer. Après tout, qu’im-
porte ce qu’en disent les géographes, la mer, plus qu’une
désignation contrôlée, est une impression. Dans le tempo
de son ressac et son infini d’eau, de ciel et d’horizon,
on la retrouve avec le sentiment d’appartenir, enfin, au
royaume des oiseaux et des étoiles.
Sarah et moi mettons quelque temps à organiser notre
périple vers elle. Quelques semaines, à vrai dire, pendant
lesquelles j’ai balancé le psy et ma deuxième job, un poste
dans un bureau sans fenêtre qui me donnait l’impression
de mourir un peu plus chaque matin. Plutôt, j’ai accepté
un contrat de traduction de plus, me permettant de tra-
vailler d’où je veux et de prendre un nombre de pauses
illimité pour regarder Sarah. Je m’étais promis de ne pas
m’emballer, mais avec elle, il me semble que je n’ai pas à
forcer quoi que ce soit. Ce n’est ni un choc ni un coup de
foudre, mais une rencontre qui, quoiqu’inattendue, m’ap-
paraît prendre forme le plus normalement du monde.
C’est ici, avec elle, que je dois être. Que je veux être.

48
le clin d’œil

À notre départ, les feuilles dansent aux arbres, accro-


chées aux branches de toutes leurs forces, les parcs sont
bondés et la canicule remplit les piscines publiques. La
ville est recouverte d’un smog, du genre dont on ne sait
si c’est de la pollution ou de la vapeur dégagée par tous
ces gens, entassés les uns sur les autres, qui suent. Tandis
qu’elle est éclaboussée par un soleil bas, je vois Montréal,
théâtre évanescent de ces dernières semaines de bonheur,
s’étendre dans mon rétroviseur.
Le trafic tarde à se dissiper, retardant l’excitation
du départ. Passé Sorel, enfin, la voie se dégage et nous
prenons notre erre d’aller, accompagnés de Richard
Desjardins qui tourne en boucle sans chercher sa salive,
sans reprendre son souffle. Tu m’aimes-tu ? a dû jouer
trois fois déjà et avec lui, on chante à tue-tête. On fausse
à tour de rôle, mais nos émotions, elles, sont vraies.
On déborde Québec au moment où l’autoroute se
soumet à l’éclairage des phares, plongeant les arbres qui
la longent dans l’opacité de la nuit. Le pare-chocs de notre
bolide massacre les moustiques, tandis que Sarah prend le
contrôle de la musique. Le piano installe ses octaves dans
l’habitacle, laisse résonner ses basses. Un nouveau morceau
commence, qui émoustille Sarah. Elle hausse le volume.
— Écoute ça !
La marche est rapide et le thème, survolté. Quelques
envolées lyriques se succèdent, chaque fois reprises par
un thème impitoyable, saccadé comme une marche mili-
taire. Et en effet, Sarah me renseigne.
— C’est ma pièce préférée de Rachmaninov. Pendant
la Deuxième Guerre, les Russes déplaçaient des pianos
jusqu’au front pour motiver les troupes avec ce prélude-là.

49
l’île sans pont

Sarah pianote rageusement sur la boîte à gants, son


visage perdu dans sa chevelure folle. On est très loin
de la pianiste méthodique qui nous livrait Glass. Elle
se déchaîne dans la musique, donne tout ce qu’elle a
lorsque, à bout de souffle, elle baisse la vitre et crie, au
hasard :
— On t’aime Sergueï !
Les heures et l’autoroute s’étirent dans l’horizon. De
part et d’autre se déploient des champs, plongés dans le
silence, et alors, elle apparaît. Dégagée sur ma gauche,
nette dans le paysage. L’Île, que je n’ai encore jamais osé
revoir, est à portée de vue, invariable et enracinée dans
les flots sombres du fleuve. Je ne vois plus qu’elle, ressen-
tant son attraction, comme s’il y avait en moi une force
enfouie qui, à son approche, était réactivée. Je ne veux
pas garder ce sentiment pour moi, mais il est trop grand
pour se matérialiser en quelques mots, et tout ce que je
trouve à dire, c’est :
— L’île. Là. C’est l’Île.
Des mots blêmes, effrayés par ce fantôme de mes
souvenirs. Sarah, elle, renchérit avec enthousiasme.
— Ben là ! Veux-tu qu’on y aille ?
— On peut pas, ça prend un bateau.
— Arrête, depuis le temps que t’en parles, je serais
contente de voir où t’es né.
— Merde, Sarah, on peut pas, je te dis !
C’est sorti tout seul, venu je ne sais d’où. Une voix
qui n’est pas la mienne, gonflée par une rage depuis trop
longtemps contenue. C’est la première fois que je hausse
le ton avec Sarah. Elle a pourtant raison, le projet n’est
pas si compliqué, mais voilà plus de vingt ans que je le

50
le clin d’œil

repousse et, chaque année, la tranchée temporelle que je


creuse augmente ma réticence.
Sans mots, enfoncée dans son siège, Sarah demeure
stupéfaite du ton avec lequel je lui ai répondu, tandis que
dans mon rétroviseur, l’île redevient toute petite, puis
minuscule jusqu’à s’effacer, retrouvant sa place dans cet
endroit de mon être qui la garde à distance.
Le fruit défendu

On vit des jours de café au lait et de répit heureux. Dans


le détour de certains mots, on s’est mis à emprunter
l’accent gaspésien. J’ai le dos un peu en compote à force
de conduire et de dormir sur le sol, mais n’empêche, les
nuits dans la tente sont parfaites. Cachés ensemble sous
une mince toile, la chair ouverte aux étoiles et à l’air frais
du large, on apprend à se faire une carapace à deux. Un
cocon.
Encore ce matin, dans le froissement de nos gestes
sur le tissu de la tente et le bruit de la fermeture éclair
de la porte, j’entends une promesse d’infini. Il n’y a plus
ces barricades d’immeubles, la chicane des klaxons et le
défoulement des moteurs. Plutôt, l’eau s’étend sous la
couette du ciel, légèrement agitée, les oiseaux chantent
les louanges du tableau et une brise saline embaume le
cloître libéré de notre tente. Sarah est immobile dans
l’embrasure, le corps à demi relevé, et mes yeux naviguent
de sa peau à la mer. Paradis.
Il n’y a rien pour nous atteindre. Rien pour nous
ramener au monde, à cet état de vie qui existe en dehors
de son regard, de ma peau sur la sienne. Le café roucoule,
le soleil s’étire, une cigale fait du temps supplémentaire :

52
le fruit défendu

la beauté du jour se met en place. On se prélasse dans nos


romans, on arrache notre linge comme on soustrait les
heures, on prend l’apéro, on se fait une partie de cartes,
on chante, on reprend l’apéro.
Il me semble qu’on n’a rien fait de la journée, mais
ce n’est pas vrai. Plutôt, on a pris tout le temps voulu
pour faire chaque chose. C’est précieux. On a retourné
l’horloge face contre table, elle bourdonne, mais on ne
l’entend pas. Les heures se diluent dans la réplique d’un
Dali, même si le soleil décline dans le lointain et que nos
estomacs rouspètent pour nous rappeler de souper.
Armés d’un quignon de pain pour sustenter nos
corps, le temps de trouver de quoi faire un repas, on part
vers le village en empruntant le raccourci de la grève.
Tout en nous imbibant de la beauté qui nous entoure, on
reste alertes au sol, en quête de fruits de mer en bonus.
Sarah est devant moi, ses pas sautillent, rebondissent
comme des notes gaies sur une partition. D’ailleurs, elle
chantonne Si je te pogne je te mange, et de temps à autre,
elle se retourne vers moi avec un air coquin. Elle semble
si légère, son corps en suspension dans l’air, mais il n’en
est rien, je le sais. Elle a une force tellurique, et c’est avec
des gens comme elle qu’un jour, on fera la paix dans
le monde. Je la regarde et c’est ce qu’elle m’inspire : la
réconciliation et l’équilibre.
On arrive enfin au port, où des bateaux de pêche sont
amarrés. En chemin, on a levé le nez sur quelques crabes,
jugés immatures, et quelques moules, pas assez nom-
breuses. La vérité, c’est qu’on n’aurait jamais su com-
ment les rendre digestes. Et puis il y a une poissonnerie
de fortune, juste là, où on entre, happés par le parfum

53
l’île sans pont

frais des fruits de mer. Un homme derrière le comptoir


nous accueille, casquette bien vissée, débardeur et che-
mise propres, un sourire sincère au bec. Le choix abonde,
on tergiverse et au bout du compte, pas moins bêtes que
les autres, on se rabat sur la question que tous les cam-
peurs lui posent sans doute.
— On se cherche quelque chose à mettre sur le feu.
Vous avez une suggestion ?
Il nous fouille du regard, parce que tous les poissons
ne sont pas pour tout le monde et qu’il vaut mieux jau-
ger les clients avant de leur faire des promesses qu’ils ne
pourront pas concrétiser, mais il est pris de court par un
homme, accoudé au comptoir devant son thermos.
— Y’a du bar rayé qui vient d’arriver. Frais de même,
juste un peu de citron, du sel, du poivre, pis vos papilles
vont vous dire merci.
On dirait qu’il peut s’imaginer en train de manger, et
aussi facilement que ça, il me convainc. Je vois d’ici mon
repas, quand il suggère :
— Vous, les jeunes, vous allez peut-être vouloir ajou-
ter de la coriandre.
On s’échange des mots polis, bienséants. On le sent
disponible à la rencontre et, en effet, quand on l’interroge
à savoir s’il est du coin, il fait mieux que nous répondre :
il raconte.
— Je suis né juste là, à L’Anse-Pleureuse. J’avais
encore ma maison y’a quelques mois à peine, mais là,
j’habite ici, sur la rue juste derrière. Mont-Saint-Pierre,
dans le fond, c’est chez nous tout autant. C’est ici que
le bus de la mine est venu me chercher, chaque matin
pendant vingt-sept ans. Là, je travaille plus, la mine est

54
le fruit défendu

sur le bord de fermer et des gars comme moi, presque


aveugle pis sur le bord de la retraite, y’en veulent pu ben
ben. C’est sûr que notre expérience, ça avait une valeur,
mais qu’est-ce tu veux, y ont gardé les plus jeunes. Et pis
la jeunesse, torrieu, c’est tellement beau pis plein d’éner-
gie. M’a vous dire, à leur place, j’aurais fait pareil.
Il nous regarde comme s’il nous contemplait. Il sou-
rit. Son dentier, qui se décollait et grinçait sans arrêt
quand il nous parlait, tient le coup.
— De toute façon, on s’arrange bien. Ma femme fait
quelques heures de plus. A’ se plaint pas, a’ travaille avec
notre fille, dans un motel à Chandler. J’peux vous donner
l’adresse, si vous passez par là.
Ces derniers jours, nous avons multiplié les échanges
du genre. Volontaires, disponibles, amoureux, nous
sommes allés vers les gens : des pêcheurs, mineurs, culti-
vateurs, artisanes, arpenteures, travailleuses sociales,
retraités, plusieurs fois parents, Gaspésiens depuis leur
premier jour qui, ensemble, tissent une toile. Nous fou-
lons un territoire, mais ce qui s’agrippe en moi, c’est le
portrait de tous ces gens croisés par hasard, et le parte-
nariat tacite qui les ancrent au cœur de la vie : ils appar-
tiennent à la mer et la mer leur appartient.
— J’vous retiens pas plus longtemps. Beaux de
même, vous avez sûrement mieux à faire.
— Vous êtes beau, vous aussi.
Comme les autres avant lui, son sourire s’imprime
en nous.
Le chemin du retour baigne dans les teintes du ciel,
orange, puis rose, mauve, violet, bleu foncé. À chaque
pas, une nouvelle carte postale. Happé de beauté, je saisis

55
l’île sans pont

tout à la volée, sachant que je ne suis que de passage. Et


alors, je me demande : mes fondations, à moi, où sont-
elles ? Je ressens un déséquilibre. Il me semble que mon
seul territoire est cette femme qui marche au-devant de
moi, dont la force sensible suffit à provoquer la dérive
de mes continents. Je ralentis, pour mieux l’observer et
laisser de l’espace à sa démesure.
De retour au campement, Sarah prépare le feu, et
après quelques gestes précis, je reconnais cette flamme
qui brûle en moi et qui, sous mes yeux, fait crépiter les
bûches. Ça sent le feu de camp et on se demande si c’est
une bonne idée d’enfumer ainsi le poisson, mais on s’en
fout et on a raison, la chair blanche s’abandonne bientôt
à nos fourchettes, flocons moelleux qui se conjuguent
parfaitement au vin, qu’on boit à grandes lampées.
— Heille. On est-tu ben ?
Avec le sentiment puéril d’être subversifs, on ne lave
pas la vaisselle, comme on ne s’impose plus tous ces
gestes obligés qui, à la maison, nous contraignent à une
routine. On résiste à l’envie d’ouvrir une seconde bou-
teille, mais un peu plus tard, sous la couverture d’un ciel
illuminé par les perséides, Sarah prend une pause de tous
les vœux à faire et me dit :
— Prépare-nous deux verres de scotch, je reviens.
Le ciel est déchaîné et elle rate plusieurs étoiles
filantes. Mon regard se promène de la Grande à la Petite
Ourse, cherchant par réflexe la fichue étoile Polaire que,
décidément, je ne sais plus trouver. Il me semble qu’il y a
longtemps que Sarah est partie. Je la hèle pour m’enqué-
rir de son état, sans obtenir de réponse. J’hésite à com-
mencer à boire sans elle, opte pour l’égoïsme, me ravise

56
le fruit défendu

et flotte jusqu’à en oublier le scotch, m’enivrant plutôt


de beauté céleste.
Enfin, elle revient.
— Ça va ?
Elle ne parle pas tout de suite. Plutôt, elle soulève son
verre, le choque contre le mien, et les yeux inquiets et
excités plantés dans les miens, dit :
— Je suis enceinte.
Elle me tend un test de grossesse, comme un précieux
talisman et, d’un trait, cale son verre.
L’enfance

Faire un enfant, ça se fait un sein dans la bouche, les


jambes écartées, une main sur une fesse et l’autre agrip-
pant un barreau de lit, en criant : Encore ! Mais avoir un
enfant, c’est presque une vertu. C’est le projet d’une vie
au complet, un engagement – quoi qu’on en dise – bien
plus grand que le mariage.
Cette nuit, quelque part entre l’anxiété et l’excitation,
dans un monde soudain plus grand que nous, on n’a pas
pu trouver le sommeil. Les prochains mots qu’on se dira
seront importants et j’ignore si on est prêts à se parler de
cette façon. Vulnérables et ouverts. Le déjeuner s’étire
dans nos réflexes, mais notre bonheur est obstrué par nos
pensées. Bientôt, il nous faut aller marcher, elle d’un côté
et moi de l’autre, pour sonder nos sentiments.
Dans la solitude, le calme n’est pas long à venir. Rien
ne va arriver aujourd’hui. C’est une grande annonce,
mais il y a du temps devant, pour laisser venir les émo-
tions et se préparer à la suite. Et puis, j’ai confiance en
Sarah. Femme franche, entière, qui me comprend. Avec
elle, j’apprends à penser à deux. On est un clan.
Je dépasse la poissonnerie et pousse jusqu’au cœur du
village. La mer est coincée dans une anse, où s’entassent

58
l’enfance

une ligne de commerces, front face à l’horizon. Le côté


de la rue qui longe la grève est vacant, sauf à cet endroit
où la plage est longue à s’étirer dans l’eau et où, dans son
nuage de friture, siège un casse-croûte.
Cabine typique faite en bois, dont les planches, cou-
chées l’une sur l’autre, ont été peintes en alternance de
rouge et de blanc. Sur la devanture est clouée une affiche
Pepsi issue d’un autre âge, ainsi que la liste exhaus-
tive des précieux péchés qui s’offrent à nous : hot-dog,
fish’n’chips, guédille, hamburger, poutine, frite et, en plus
gros, sans prétention, casse-croûte. Derrière la mousti-
quaire, un homme fait la passe à un chou, en écoutant
une femme lui raconter ce qu’elle a prévu pour sa soirée
de congé. Une veillée qu’elle attend depuis longtemps,
qu’elle dit, et en effet, elle en est radieuse d’anticipation
lorsqu’elle se présente à moi.
— Pis vous, mon bon monsieur, qu’est-ce qui pour-
rait faire votre bonheur ?
— Aaah. Vous allez trouver que ça m’prend pas
grand-chose, mais je rêve d’une grand’ molle trempée
dans le chocolat.
— Faudrait pas croire ça. Quand on trouve notre joie
dans les petites choses, ça nous évite de courir après le
malheur pis les frissons qui viennent avec.
Elle envoie une boutade à l’homme, que je ne com-
prends pas, mais qui les amuse. Quand elle me tend mon
cornet, j’ai déjà le sourire. Je m’imagine en commander
un deuxième que je tendrais aux lèvres curieuses d’un
être qui tiendrait tout entier dans mes bras. C’est avec
cette image que je m’assieds devant la mer, accueillant
la paix du ressac, en espérant faire taire ce que je crains :

59
l’île sans pont

les nuits écourtées, les cris, les angoisses, la charge men-


tale, les rares soirées libres, les fins de semaine écartelées,
les microbes, les jours impossibles. Je souris encore. Le
sucre collé à mes dents, ma langue fraîche, brune comme
la commissure de mes lèvres, que j’essuie du revers de
ma manche. Je songe à tout ce à quoi je n’arrive pas à
penser, non par manque de volonté, mais d’expérience.
Tout ce que la vie d’un être qui découvre le monde a
de magnifique, de terrible, de magique et de prodigieux.
Mon souffle est calme et la réponse est toujours la même :
pourquoi pas ?
Depuis le temps que j’espère un avenir meilleur.
Pour moi, bien sûr, mais plus encore, pour les enfants,
les nôtres et les suivants, et les suivants des suivants. Je
pense à cette main minuscule qui s’enveloppera sur mon
pouce, à cette langue bégayée qui se construira dans sa
bouche, à ce regard où s’entassera un flot d’émotions,
à toutes ces premières fois. Accompagner un enfant
dans la vie m’apparaît comme le plus beau chemin pour
refaire le monde. Un par un, les enfants, et un jour à la
fois, le monde.
Mon cornet, que j’ai choisi plus grand que ma panse,
fond en me gommant les doigts, mais ça m’est égal. Je
gaspille le temps, heureux. Je laisse retomber ma tête vers
l’arrière, défie le soleil du regard avant de capituler, l’iris
brûlé, l’esprit étourdi, emporté par les cris d’oiseaux qui
célèbrent une abondance de poissons.
Je reprends le chemin du campement. Ma décision,
aussi instinctive soit-elle, rend mon pas léger. Il me
semble que le vent souffle dans mon dos et que la route
inclinée fait débouler mon pas. Un peu plus et je courrais,

60
l’enfance

ouvrant l’empan de mes bras pour que l’air s’y appuie et


me fasse voler jusqu’à Sarah. Et alors, subitement, mon
pas ralentit : Et si, tandis que je projetais notre clan dans
une bulle familiale, elle avait décidé que c’était trop gros,
trop tôt, et qu’elle me proposait de reporter le projet ?
Elle est déjà là quand je regagne la tente. Adossée sur
le tronc d’un arbre, elle lit, mon kangourou trop grand
sur le dos, qui cache son short et lui donne l’impression
d’être à moitié nue. En levant les yeux, elle m’offre un
sourire apaisé qui éteint mes doutes. La marée est haute,
les oiseaux sont partis au large et dans l’auguste décor des
montagnes derrière, on est seuls au monde.
— Je suis là. Avec toi.
Mes mots sont très simples, mais depuis hier, j’ai
perdu la mesure des choses, et ils résonnent en moi
comme une révélation de grande importance. Mes yeux
plongés dans les siens, j’attends. Je peux sentir la fébrilité
qui nous lie et, lorsqu’elle parle enfin, sa voix est sur la
même longueur d’onde que la mienne.
— On est capables de faire ça, han ?
— J’imagine qu’y va falloir l’essayer pour le savoir.
— Ah toi. Viens plus proche, histoire que tu partes
jamais.
Nos langues s’emmêlent, font le tour de la question
et laissent naître le grand bal des corps. Je serre Sarah
contre moi parce que j’ai peur, mais aussi par amour,
par désir et parce que, sans elle, il n’y aurait jamais eu
la promesse d’un tel lendemain. Ce n’est pas une valse
comme les autres. Quand j’embrasse son épaule, je sens
ma mâchoire qui veut serrer plus fort, jusqu’à mordre,
que nos sangs se mêlent et que l’amour soit total. Ses

61
l’île sans pont

cheveux me chatouillent, sa langue crée un chemin de


chair de poule sur ma peau, puis trouve ma bouche. On
commence à peine à se raconter, mais nos corps vibrent
au même diapason. L’avenir est excitant.
À cette fois où on s’est étreint pour étouffer le feu qui
brûlait en nous et où, sans le savoir, on a créé un embryon
de vie, il faut répondre. Faire l’amour en connaissance de
cause pour que cet enfant, en plus d’être celui du hasard,
soit celui du désir. Pour la première fois, cet amour qui
nous lance l’un vers l’autre concerne quelqu’un d’autre.
Nos corps, déjà, sont une offrande.
Puis, nus dans l’herbe, chatouillés par le soleil et
quelques fourmis, collés l’un contre l’autre, le kangou-
rou étiré sur nos peaux, on laisse notre esprit prendre le
large. Une bande de stratus découpe le ciel au loin, mais
ce pourrait être la cime d’une chaîne de montagnes ; à
cette distance, les bleus se confondent et notre regard
peine à distinguer quoi que ce soit. Je me sens loin, très
loin, lorsque le corps de Sarah se met à battre au gré de
spasmes légers et réguliers. Je cherche son regard, dési-
reux de comprendre ce qui lui arrive, mais je ne trouve
qu’un rideau de larmes.
— C’est… c’est le fleuve. C’est juste tellement beau.
C’est trop.
Je ne sais pas quoi lui répondre. Je doute que l’éclat
du fleuve suffise à la plonger dans cet état. Je voudrais
me faire rassurant, mais les mots ne me viennent pas et,
au bout d’un moment à ne rien se dire, on s’endort en
étouffant le doute qui nous habite, si immense qu’il nous
est impossible de le mettre en mots. Comme un rêve.
Alea jacta est

Nous mettons le cap sur Montréal portés par une brise


saline, serpentant le fil d’une route miraculée, coincée
entre les escarpements de la terre et le branle-bas de la
mer. Nous avançons fenêtres baissées, tandis que nos
regards, peu à peu, se voilent de nostalgie. Il faut tout
prendre, humer à pleins poumons et laisser le rythme
des vagues dicter notre souffle, pour emporter un peu
de cette vie vacancière paradisiaque qui, bientôt, ne sera
plus qu’un souvenir.
En doublant Rimouski, déjà, on sent que nos
corps s’encrassent dans ce trajet qui, parcouru en sens
contraire, nous renvoie à la fin de notre périple. Le décor
a perdu de son emprise sur nos sens, nos yeux paresseux
fixent la route et, histoire de nous ébrouer un peu, Sarah
met de la musique, nous abandonnant à l’aléatoire des
algorithmes.
Nous ne sommes plus exactement en vacances, plu-
tôt en transition. Entre deux états, deux mondes. Une
semaine, c’est presque rien, et pourtant… Les émotions
nous bousculent, demandent à être apprivoisées.
À la hauteur de Québec, la familiarité de la route,
l’étalement du béton et l’ambition des structures érigées

63
l’île sans pont

vers le ciel nous renvoient à nos préoccupations urbaines.


Sarah évoque la crainte de retrouver une boîte de cour-
riels débordante, des messages pressants et de nouveaux
dossiers empilés sur le coin de son bureau. On lui offre
des vacances, mais c’est plutôt du temps arraché, com-
pensé par des heures supplémentaires en amont et en
aval, où elle doit redoubler d’ardeur pour combler le
retard de projets qui refusent d’avancer sans elle. Je tente
de la distraire un peu, mais déjà elle projette sa tension
dans l’avenir.
— C’est ben mieux de pas être de même quand j’vais
revenir de mon congé de maternité. J’y arriverai pas.
— OK. Mais c’est-tu vraiment nécessaire de penser
à ça deux ans à l’avance ?
— Ouin. T’as raison. J’suis un peu stressée, j’pense.
Je comprends ses appréhensions. Moi, quand je re-
trouverai mon ordinateur, pas une icône n’aura bougé. Il
me suffira de me remettre disponible au travail et d’accep-
ter les contrats qui viendront pour repartir la machine. En
attendant, j’essaie d’évoquer la légèreté des jours délestés
d’obligations pour nous y replonger. Ça mord un peu,
mais après un silence, Sarah renchérit :
— J’espère que la voisine aura pensé à arroser les
fines herbes.
Les vacances sont bel et bien derrière nous. Je ne
cherche plus à nous éconduire de ce fait, et c’est alors que
je réalise qu’une conscience nouvelle a fait son chemin
en moi. Elle n’appartient ni aux vacances, ni à cette vie
que nous avons laissée en jachère une semaine plus tôt.
De l’intérieur de mon armature de tôle, la vigilance dicte
chacun de mes gestes et je conduis avec une prudence

64
alea jacta est

redoublée. Soudain, nous ne sommes plus que deux


complices dans cette aventure terrestre : il y a, dans le
ventre de ma blonde, un enfant à protéger, et je ressens
la nécessité d’être enfin un adulte.
La voie est dégagée devant nous, et alors je remarque
les mains cramponnées au volant, des menottes aux join-
tures neuves, une peau fraîche, rose et lisse, des ongles
sans stries, un peu trop longs, débordant d’une chair géné-
reuse : mes mains d’enfant. Mon regard peine à se hisser
au-delà, n’arrive pas à rejoindre les informations que me
fournit le rétroviseur. Mes jambes se balancent au bout du
siège sans toucher au plancher, sans atteindre les pédales,
et pourtant, la voiture chemine, sans danger, dans un
étrange sentiment de flottement. Je me retourne et sur le
siège passager, ma mère assèche quelques larmes discrètes.
La banquette arrière déborde de valises, de boîtes
et de jouets. Avec difficulté, je déloge la palette de mon
bâton de hockey, coincée sous le frein à bras. Je peine à
comprendre comment nous avons pu traverser autant
de bagages sur un fleuve aussi agité, mais je me réjouis
d’avoir pu emporter mon Sherwood presque neuf avec
lequel j’ai réussi un but, quelques semaines avant notre
départ, contre le gros Dubois.
— Ça va, maman ?
— Oui, oui, Félix. Pense pas à moi. Dans le fond, je
retourne chez nous. C’est pour toi que c’est difficile. Mais
fais-toi-z’en pas, on va bien s’arranger.
— Toi aussi, tu t’ennuies de papa, han ?
— Mais oui, chéri, je vais toujours m’ennuyer de lui.
Ce n’est pas un souvenir, mais le fruit de mon ima-
gination. À notre arrivée à Montréal, je ne me suis pas

65
l’île sans pont

intéressé à la tristesse de ma mère. Au combat quotidien


qu’elle avait dû mener, conjuguant un deuil immense avec
la nécessité de s’installer dans une nouvelle ville, dans un
nouvel emploi, tout en ayant à sa charge un enfant haut
comme ça, tirant constamment sur sa manche pour la
moindre raison – un caprice de crème glacée, le spec-
tacle d’un cortège de fourmis, une invitation au jeu – ou
pour des enjeux déchirants et fondateurs – l’intégration à
une nouvelle école, des questions sur la mort, le rapport
aux conflits et à la violence. Tandis que j’envisage à mon
tour le rôle de parent, je prends enfin la mesure des défis
qu’elle a relevés et des sacrifices qu’elle a acceptés, sans
mot dire, ou alors seulement en dormant.
Afin de tempérer ces remuements, je respire pro-
fondément. Le décor défile de part et d’autre, au gré de
mes expirations, et j’en viens à me croire calme, mais
quand Montréal se profile dans le pare-brise, plantée
dans le fleuve, un frisson glisse le long de mon dos, de
mes jambes et jusqu’au bout de mes pieds. C’est peut-
être une coïncidence.
— Félix, peux-tu arrêter la musique s’il te plaît ? J’ai
les oreilles qui bourdonnent.
Silence.
À peine le ronronnement du moteur, un peu les pneus
mordant l’asphalte et le léger claquement de la suspen-
sion. Montréal nous accueille, illuminée par les lucioles
des pétrolières, le mât du Stade, les porte-­conteneurs
accostés au port, les gratte-ciel qui montent la garde, le
bedon rond du mont Royal, comme si la ville, elle aussi,
était enceinte. Belle et fière. Puis sur le pont, les longues
rues droites, les clochers d’église, les arbres, les parcs,

66
alea jacta est

la brillance des feux de circulation et la résilience des


lampadaires apparaissent. Sous mes pieds, je sens l’eau
qui se déchaîne. Sa puissance se heurte aux piliers du
pont, et même si celui-ci résiste, cimenté dans le ventre
du fleuve, à chaque coup, il vacille. Ainsi remué, j’entre
en Montréal, comme vingt-deux ans plus tôt, pour la
première fois.
Je me souviens de cette charge sous mes pieds. De
ce petit bout d’homme qui tentait de s’y ancrer, étirant
ses racines pour y trouver les nourritures terrestres qui
façonnent l’identité et nous inscrivent dans le vivant. Me
suis-je jamais déplié de la carcasse étroite de cet enfant ?
Moi qui étais habitué à la perspective infinie du large,
qui savais voler en me projetant dans l’espace au-devant,
que suis-je devenu dans cette ville entassée, me creusant
une vie ordinaire comme pour y enfouir la peine de mon
exil ?
J’y ai multiplié les relations avortées, abandonné
mes études, vivoté de jobines en contrats temporaires,
trouvant chaque fois à me justifier en évoquant, sans
réellement mesurer la portée de mes mots, une enfance
déchirée. D’autres fois, plus inspiré, j’ai décrit ma trajec-
toire changeante en revendiquant un désir plus impor-
tant, quelque chose comme la poursuite d’un idéal où,
assis sur une liberté totale, je garderais une option sur
tous les possibles. Mais quel était cet idéal, vraiment,
sinon une excuse au surplace de mon existence ?
Je regarde le ventre de Sarah. J’y projette une vie
recroquevillée sur elle-même qui viendra bientôt s’ajou-
ter à nos lignées. Je me réjouis à l’idée d’annoncer cette
nouvelle à nos mères : cet astronaute en flottaison,

67
l’île sans pont

confiné à l’étroitesse de sa capsule, vient donner raison


à leur amour sans limites. Je m’accroche à cette image
et tente de ne pas la laisser s’échapper. Mais combien
de temps pourrai-je m’accrocher au volant et éconduire
cette peur qui me murmure, dans la sourdine des haut-
parleurs, que tout ce qu’on aime finit par mourir ?
Mémoire palimpseste

Les derniers mois ont été plus difficiles. On s’est choisis


parce que nos histoires se correspondaient et que nos
blessures se reconnaissaient. Sur le coup, notre bonheur
a avalé nos vulnérabilités, mais devant l’idée de cet enfant
et la nécessité de prendre en charge les responsabilités
qu’il charrie, je nous sens fragiles. On est forcés de chan-
ger de coquille, de redéfinir ce qu’on est. Il faut être plus
que forts : il faut être unis. Et à tour de rôle, on s’ob-
serve, cherchant chez l’autre une confiance où planter
de solides fondations.
— Peux-tu imaginer que j’ai dans le bedon une cre-
vette qui fait même pas un millimètre de long, et qu’un
jour, elle va nous dépasser ?
— Je peux.
— Vraiment ? Pis qu’est-ce que tu vois ?
— J’essaie de pas regarder trop loin. Tiens, mets ta
main là, tu vas voir comment on apprivoise les petites
bêtes qui grandissent.
Le rire est un grand cri. Il arrive qu’il s’élève par-delà
les murs dressés et nous épargne de la folie, mais il est
d’autres heures, moins glorieuses, où l’humour est un
réflexe, une paresse de l’esprit qui érige ses propres murs.

69
l’île sans pont

Alors symptôme d’une grande détresse, le rire est un


bruit qui cherche à camoufler l’essoufflement du cœur.
— T’es con. Lâche ton pénis, il a déjà fait sa job. J’te
parle sérieusement.
— Je sais, je sais. Mais à quoi ça sert de se projeter si
loin ?
La vérité est que c’est moi qui n’arrive pas à suivre le
mouvement. Le corps de Sarah a commencé à changer. Il
lui arrive d’avoir des maux de cœur et une fatigue exces-
sive, et tandis que j’arrive à imaginer ce souffle de vie de
la taille d’un pépin de grenade, je peine, depuis quelque
temps, à visualiser sa présence dans notre monde, ébloui
par ma peur tramée de tout ce que je ne pourrai plus
faire.
J’essaie d’être réactif et d’être présent pour Sarah,
de lui tendre un verre d’eau ou d’ouvrir la fenêtre pour
calmer ses nausées, de lui proposer de m’occuper des
repas afin qu’elle prenne le temps de s’étendre et, ainsi,
d’incarner une présence rassurante. Le mot enfant seul
suffit à me projeter dans l’avenir, mais pour rester calme,
il m’importe de rester concentré sur le moment présent.
Quand Sarah énonce des prénoms qu’elle aime, ces pro-
positions partent dans l’espace sans résonner en moi. Il
me semble que nous tentons de nommer quelqu’un qui
ne nous appartient pas.
Depuis la nuit de la révélation sous les étoiles, la
mécanique du temps s’est déréglée. Sarah m’invite à la
conjugaison du futur, mais je peine à me mettre au dia-
pason, cherchant vainement à matérialiser une abstrac-
tion qui me place devant une litanie de choses à faire.
Il faudra un lit. Une chambre pour y mettre le lit. Une

70
mémoire palimpseste

table à langer, des vêtements de nouveau-né, un moïse,


une coquille pour la voiture, des lingettes, des bavettes, et
combien d’objets encore dont l’existence m’est inconnue,
mais qui me sembleront, dans moins d’un an, indispen-
sables ? Avant tout, il nous faudra un appartement assez
grand pour trois, lumineux, dans un quartier agréable, à
un prix raisonnable, qu’il nous faudra nettoyer, peinturer
et aménager. Et encore plus près de nous, d’aujourd’hui,
il nous faut déjà prendre rendez-vous avec une sage-
femme et se mettre sur la liste d’attente des CPE. Il nous
faut, il nous faut…
J’aimerais pouvoir me replier sur l’expérience des
autres et l’utiliser pour baliser ce chemin que je ne
connais pas, mais lorsque j’envisage d’aborder le sujet
avec ma mère, j’en viens à ressentir un profond malaise,
qui me renvoie à ces moments qui ont mené à notre
départ de l’Île et auxquels je me refuse l’accès. Je ne me
sens pas prêt. Pas encore. Pas encore.
Sarah semble aussi chercher une façon de concréti-
ser ce qui l’habite et ce qui nous attend. Elle s’est plon-
gée dans les livres de maternité avec ferveur, épluchant
autant les études anthropologiques qui abordent l’évo-
lution et la pluralité de façons d’élever un enfant que les
ouvrages scientifiques faisant état des transformations
du fœtus. Il m’arrive de la surprendre en train de palper
son ventre, en pleine séance d’haptonomie. On s’y est
même mis à deux à quelques reprises, sans grand succès.
Quand elle n’a pas le nez dans ses livres, elle se réfugie
dans ses tranchées et son regard, habituellement si franc,
devient fuyant, prompt à retrouver la lune, où elle erre
dans la poussière de ses souvenirs. Il y a là quelque chose

71
l’île sans pont

d’appréciable, puisqu’elle déterre des histoires de son


passé, des détails de cette vie d’avant qu’elle n’a jamais
partagés avec moi, me permettant de mieux la connaître,
mais la vérité est que cette ouverture nouvelle me rend
profondément triste. Je ne la sens plus tout à fait avec
moi, mais dans la mémoire de son enfance à elle, loin
là-bas, et ainsi cheminons-nous, côte à côte, régressant
dans nos enfances respectives, comme si cet embryon qui
aspirait à la vie nous menait à nos débuts, nous forçant
à une trajectoire qui nous éloigne peu à peu, impercep-
tiblement, sinon dans l’inconfort que nous ressentons.
— Je t’aime.
— Moi aussi, Félix. Moi aussi.
Ces mots qui, hier encore, me semblaient récon-
fortants, insufflant une confiance vis-à-vis du couple
que nous formions, sont désormais dissonants. Bouées
inutiles.
La saignée

Ce soir, le chemin du retour a été silencieux, comme s’il


nous fallait accuser un peu de silence pour créer un sanc-
tuaire propice à la discussion. Pourtant, sitôt que nous
avons franchi le pas de notre porte, les mots de Sarah me
disent qu’elle n’a pas réussi à retrouver son calme.
— Qu’est-ce qui t’a pris de balancer ça, en plein
milieu du morceau ?
Je veux lui répondre honnêtement, mais je souhaite
aussi que ce ne soit pas le début d’une longue discussion,
parce que j’ai envie de dormir et, plus encore, j’ai besoin
de cette paix qui précède le sommeil et que je n’arrive
plus à trouver depuis quelques jours. Les mots qui per-
mettraient de dire ce qui m’habite ne sont pas faciles à
trouver, peut-être parce que je suis encore dans cet état
d’absence où j’ai été toute la soirée, chez des amis de
Sarah, pourtant charmants et hospitaliers, des gens de
passion que je rencontrais pour la première fois et qui
ont accueilli la nouvelle de notre bébé en nous félicitant.
Des mots gentils, je dois l’admettre, mais qui m’ont mis
dans tous mes états.
— Je sais pas, Sarah. C’est peut-être juste moi. Leur
réaction était peut-être ben normale, mais je l’ai vu dans

73
l’île sans pont

leurs yeux qu’ils trouvaient que c’était trop tôt et qu’on


était pas prêts.
— De quoi tu parles ? Y’avaient l’air tellement
contents pour nous.
— Peut-être, mais moi, ce que j’ai vu, c’est leur
doute. Ils l’ont vite caché, je veux ben, mais c’est parce
que ç’aurait pas été correct de douter de nous. Et pis je les
comprends, je suis pas sûr de notre affaire. Ça fait quoi ?
Six, sept mois qu’on se connaît ?
— J’pense que tu comprends pas. Tu doutes ? Correct.
Ça t’appartient. Mais c’était quoi le but de m’inter-
rompre ? Sais-tu à quel point ça me manque de jouer,
Félix ?
— Je sais, je sais. Et tu sais à quel point j’aime ça
t’écouter. Ça me ramène sur le trottoir, sur le bord d’une
lune…
— OK, c’est beau. C’est une belle histoire. Mais tu
m’excuseras de pas être fleur bleue à soir. Mamianak !
C’était quoi le rapport de leur demander, deux heures
après avoir vu un doute dans leur regard, ce que t’avais
fait pour mériter ça ?
— J’ai dit que j’comprenais pas pourquoi on nous
félicitait d’avoir fait l’amour sans condom la nuit où
t’ovulais.
— Tu trouves ça mieux, toi ? J’suis supposée com-
prendre quoi ?
— Rien. C’est juste que j’ai rien fait encore. Pour
l’instant, j’suis un géniteur pis y’a rien qui prouve que je
vais être un bon père. Pourquoi on me félicite ?
— C’est une façon de parler. Une convention. Parce
que mes amis sont gentils. Polis, si tu préfères.

74
la saignée

— J’voulais juste comprendre a’ vient d’où, cette


convention.
— Come on, Félix, fais juste le prendre. Au pire, dis-
toi qu’ils félicitaient tes spermatozoïdes. Et pis t’aurais
pu crisser ton camp, t’aurais pu pas le vouloir, mais non.
T’as choisi d’avoir peur, d’avoir des doutes, mais de
transformer quand même ton amour en quelque chose
de plus grand. J’ai de la misère à le voir en ce moment,
mais c’est beau pareil.
— Prends-le pas mal, mais j’ai pas choisi grand-
chose. J’fais juste accepter ce qui arrive.
Évidemment qu’elle allait mal le prendre. Il faut
bien que je le reconnaisse, depuis quelque temps, je tire
sans arrêt la couverte de mon bord, piquant des crises
pour un rien en essayant d’avoir raison à chaque nouvel
accrochage. Sarah en a assez entendu et file vers les toi-
lettes. Il y a peu de chances qu’on se brosse les dents en
s’envoyant des sourires en coin ce soir. Je la laisse seule.
D’ailleurs, elle ferme la porte et je me laisse choir au pied
du mur, dans le corridor, éreinté. Je pourrais dormir là,
mais la sonnerie du téléphone me sort de ma torpeur.
— Maman ?
— Papa vient de rentrer à l’hôpital.
Je ne réponds pas. Je n’arrive qu’à penser à mon
nombril. J’ai fait une bêtise, je me suis mis Sarah à dos,
et la vie riposte en me giflant. Au bout d’un moment,
sans chercher à me rassurer, ma mère reprend.
— Ça donne rien d’y aller ce soir. Il est inconscient,
aux soins intensifs. Je vais dormir chez maman cette nuit.
Viens nous rejoindre demain matin, d’accord ?
Le premier jour

On vient de faire entrer un nouveau patient aux soins


intensifs, un homme entre la vie et la mort, plongé dans
le coma après un bête accident de motoneige. Son arrivée
crée un remous dans la salle, et au va-et-vient accéléré
du personnel médical s’ajoutent des murmures, doublés
de nouveaux tintements sonores. Pendant ce temps, la
femme dans le lit voisin ne trouve aucun répit, prises
d’hallucinations, de crises où elle implore aux cieux du
plafond que Dieu vienne enfin la chercher, dans un espa-
gnol que je peine à comprendre, mais dont la stridence
ne fait aucun doute pour mes tympans.
Ma mère, ma grand-mère et moi veillons grand-papa
comme un petit Jésus. Il ne bouge pas d’un iota et nous
surveillons la science qui le garde en vie : ce tube qui
pompe l’oxygène, ceux qui drainent son sang, l’hydratent
et l’alimentent, ces fils qui captent son pouls, sa tension,
son taux d’oxygène, et encore tous ces ordinateurs érigés
autour de lui, vigies imperturbables transformant la vie
en données mystérieuses et inquiétantes.
Ma mère veille sur sa mère qui veille sur son mari.
Que lui reste-t-il une fois seule ? Qui s’occupe d’elle ? De
temps en temps, elle balaie le dos de sa mère, glissant

76
le premier jour

sa main comme si elle tentait de chasser la tension qui


maintient son corps braqué. Je ne me souviens pas
d’avoir vu ma grand-mère aussi immobile. On la croirait
presque assoupie, recueillie dans une respiration régu-
lière, comme si elle voulait que les bips de la machine
s’arriment à son souffle. Notre quatuor est enfermé dans
une bulle tendue, et il suffirait que l’un de nous craque
pour emporter les autres avec lui. J’essaie de me conte-
nir, d’être présent sans rien anticiper. Il n’y a rien à faire
après tout, sinon attendre, et pour éviter de me projeter
dans des scénarios catastrophiques, je me réfugie là où
tout s’étire devant nous. Là où tout a commencé.
J’ai sept ans et, prisonnier de l’habitacle de la voiture
que conduit ma mère, je crains cet endroit qui deviendra
ma nouvelle maison. Plusieurs fois, je formule silencieu-
sement le vœu qu’elle change d’idée et fasse demi-tour,
mais six cents bornes kilométriques plus tard, toujours
aussi résolue, ma mère arrête la voiture devant un bâti-
ment de trois étages qui ressemble à tous ceux que nous
avons croisés en chemin depuis que nous sommes entrés
dans la ville. Il y a devant un escalier en colimaçon, un
grand balcon au rez-de-chaussée et quatre autres, plus
menus, aux étages.
— C’est là.
Cette maison anonyme, où les gens semblent s’en-
tasser les uns sur les autres, où les fenêtres donnent
sur d’autres maisons pareilles à la nôtre, où il n’y a ni
cour, ni fleuve, ni horizon où perdre son regard, serait
ma demeure pour les treize années suivantes. Je mets du
temps à descendre de l’auto. D’autant que j’apprends
que nous y attendent mes grands-parents, que j’ai déjà

77
l’île sans pont

vus, m’assure ma mère, mais dont je n’ai aucun souvenir.


Une dispute, survenue quelques années plus tôt, avait
transformé les six heures de route nous séparant en un
infranchissable gouffre, et il avait fallu ce malheur pour
forcer les réconciliations.
Mon pas pèse des tonnes et les marches de l’escalier
me semblent anormalement distanciées. Finalement, la
porte s’ouvre sur ma mine déconfite et l’air tracassé de
ma mère. Le fumet de patates chaudes me taquine les
narines et en levant les yeux, je trouve mon grand-père
les bras grands ouverts. Derrière lui, ma grand-mère
vient vers nous d’un pas sautillant, se replaçant les che-
veux d’un geste vif de la main.
— Marie ! Félix !
Je ne les reconnais pas, mais mon grand-père sourit
à pleines dents et quelque chose de son être, sa posture
relâchée et invitante à la fois, me rassure. Je le sens tout
entier ouvert à nous. Ma mère le prend dans ses bras.
Longtemps. Puis ma grand-mère, légèrement en retrait,
nous adresse la parole. C’est à croire qu’elle reprend une
conversation qui avait été laissée en plan.
— C’est ça, l’appartement, Marie. Les proprios
habitent en bas. Ils ont dit de pas hésiter si y’avait que’que
chose. On a épousseté la cuisine, la salle de bain était déjà
propre et y’a de la belle lumière dans le salon. J’ai mis
deux plantes. Faudrait les arroser dans deux trois jours.
Félix, c’était beau la route ? As-tu faim ? J’ai un ragoût qui
mijote sur le feu. Ah et pis je t’ai apporté deux casseroles,
Marie. Pour en attendant.
— Merci maman. Salut maman.
— Salut ma belle.

78
le premier jour

Elle nous colle deux beaux becs sur les joues, de son
être franc sans être sec, glissant une main sur ma nuque.
Elle sent les épices et son accueil me fait du bien, même si
sa façon d’oblitérer les questions qu’ont habituellement
les adultes m’étonne. À cet instant, elle s’agite, affecte
une bonhomie désintéressée, mais les années suivantes
m’apprendraient que c’était sa façon de gérer les émo-
tions qui bouillaient en elle. Plutôt que de s’attarder à
celles-ci, dans les situations émouvantes, elle flottait au-
dessus, larguant son trouble en s’activant le plus possible.
J’imagine qu’une fois seule, toute la poussière que son
agitation avait soulevée lui retombait dessus. En atten-
dant, pour la première de nombreuses fois, après être
restée avec nous un instant dans l’entrée, elle se défile.
De la cuisine, en sourdine, j’entends les bruits de la vais-
selle qui s’entrechoque, tandis que mon grand-père nous
parle de sa voix enjouée.
— Vous devinerez pas ce que ma chère Jeanne a fait
cette nuit. Elle t’avait une de ces envies irrépressibles
de faire pipi. Elle se tortillait dans le lit, me donnait des
coups de pied, et alors, elle s’est levée d’une traite, plus
capable de se retenir. Dans la noirceur, je l’ai pas vue par-
tir, et d’ailleurs elle non plus a pas vu grand-chose, parce
qu’aussitôt après, je t’ai entendu un de ces Pow ! Y’a un
frisson qui m’est passé dans la colonne. Elle a rien dit,
elle devait avoir trop envie. Quand elle est revenue, on
s’est mis à rire sans pouvoir s’arrêter, mais aujourd’hui,
elle va vous montrer ça, elle t’a une de ces prunes dans le
front.
Il mord dans chaque mot, prend plaisir à laisser les
syllabes flotter dans l’air. Ses p s’envolent de lui comme

79
l’île sans pont

on décapsule une bouteille et il siffle les f, étirant ce son


venu de plus loin encore que le fond de sa bouche et qu’il
semble attraper au passage, le retenant contre la résis-
tance de ses dents. Il ponctue chaque phrase de tonalités
changeantes, que j’écoute comme une chansonnette. Puis
ma grand-mère revient à nous : elle a tout entendu. Elle
rit encore de sa maladresse et exhibe, preuve irréfutable
de la véracité de l’histoire, la bosse sur son front. C’en
est toute une. En caressant la joue de son mari, elle nous
relance :
— Bon, arrête avec tes histoires, toi. Ils vont croire
que tu me maltraites. Venez qu’on vous montre vos
appartements.
— On a plusieurs appartements ?
— Non, non, Félix, c’est une façon de parler.
La compagnie de mes grands-parents est naturelle-
ment agréable. Je suis charmé par leur connivence, leur
affection, et peu à peu, l’étau qui retenait mon estomac
se desserre. Et puis l’appartement, même s’il est peu spa-
cieux, est bien. Le plafond de ma chambre est en pente,
échancré au milieu par une jolie lucarne. J’aime que le
plafond soit bas et que je puisse le toucher, ma chambre
y gagne les propriétés d’un abri exigu, où il est possible
de vérifier du bout des doigts la solidité des parois qui
nous protègent.
Ma mère nous sert l’apéro et m’introduit aux délices
d’un Shirley Temple, savant mélange de boisson pétil-
lante et de grenadine, relevé d’une cerise au marasquin,
un mot qui, dans ma tête d’enfant, sonne comme un pro-
duit rare ou, au moins, raffiné. J’ai l’impression d’appar-
tenir à la cour des grands.

80
le premier jour

Au gré des détours de la conversation animée par


mon grand-père, ma grand-mère va et vient entre la cui-
sine et le salon. Il lui arrive parfois de s’attarder plus lon-
guement, et alors le couple s’échange la narration à tour
de rôle, comme si l’histoire ne pouvait être racontée qu’à
deux voix, et c’est vrai, je le vois bien, c’est dans le croise-
ment de leurs perspectives que les événements prennent
du relief et gagnent en subtilité. Enfin, après quelques
verres, ma grand-mère déclare, sans appel :
— Mon mari, viens mettre la table. Marie, viens
m’aider à servir. Félix, va te laver les mains.
Elle n’arrête jamais. Autour d’elle, déjà, je peux le
constater, la vie s’orchestre, sous sa direction agitée et
bienveillante. Jamais je ne pourrais avoir l’idée de rous-
péter, tant ses ordres semblent portés par la justesse et par
une promesse de bonheur. Je n’ai pas l’impression d’être
sous l’égide d’une impératrice, mais au contraire, mené
par quelqu’un qui donne ce que j’espérais ; l’aide que nous
pouvons lui fournir est un moindre effort pour y parvenir.
— Philippe… Félix, tu peux aller me chercher le sel
s’il te plaît ?
Je reste attablé, le sourire soudain froissé, incapable
de bouger, malgré la demande de ma grand-mère. Le
surgissement du nom de mon père, dans ce moment de
relâchement, referme aussitôt le visage de ma mère et
me fige sur ma chaise. Même au bout de notre fuite, le
dard sournois de l’absence nous inflige sa douleur, que
je retourne contre ma mère.
— Tu vois, c’est pas mieux ici.
Mon reproche installe un profond silence. Au bout
d’un moment, pour toute réponse, ma mère passe une

81
l’île sans pont

main dans mes cheveux, de la même façon qu’on efface


une ardoise, puis ma grand-mère, qui s’est levée sans que
je m’en aperçoive, revient avec le sel, et nous attaquons
nos assiettes.
L’esprit de mon père flotte encore parmi nous et je
lui cherche une place, lui qui mangeait toujours très vite.
Bien souvent, nous étions encore devant notre première
assiette quand il achevait sa seconde, lorgnant nos plats
en résistant à l’envie de piger dedans, tout en nous encou-
rageant à accélérer le rythme pour passer au dessert.
Autour de cette table-ci, tout le monde mange à
mon rythme. Plutôt que d’avoir nos têtes vissées sur nos
assiettes, nous nous relançons dans les discussions qui
valsent autour de la table, reléguant le repas à un prétexte
de socialisation. Souvent, entre deux bouchées, nos mains
abandonnent les ustensiles au profit d’une gesticulation
qui accompagne nos mots. Même mon grand-père, dont
le sucre – je le saurai bientôt – brille en permanence dans
sa canine, ne se presse pas. J’apprends tout des détails de
leurs dernières virées, tantôt dans les Cantons-de-l’Est,
tantôt dans les Laurentides, aux amitiés naissantes de ma
grand-mère, issues de rencontres impromptues dans la
rue, pour l’aider à retrouver son chemin ou pour passer
le temps, en attendant la fin d’un feu rouge. Même ma
mère m’apparaît sous un nouveau jour, aussi volubile
qu’amusée par la narration d’histoires qui se sont dérou-
lées avant ma naissance. Des histoires où mon père est
vivant, où mes parents existent en dehors de moi et où
ma mère n’en est pas encore une.
— T’sais Félix, tous les gars couraient après ta mère,
en ville.

82
le premier jour

— Mais m’man, des fois, les gars, c’est pas ça qui


compte.
— Facile à dire. C’est quand même pour en suivre un
que t’es partie.
— Oui, mais là, je suis revenue. Et pis, sans ça, Félix
serait pas là.
Il y a parfois une tension entre les deux femmes,
comme si elles étaient à un mot de se dire leurs quatre
vérités. Mais c’est à peine perceptible et ce n’est qu’une
fois adulte que j’ai pu percer le frémissement furtif de
leur sourire. Et puis, ce mot qui mettrait le feu aux
poudres n’arrive jamais. Ce soir-là, c’est maman qui crée
une diversion, implorant sa mère de nous raconter cette
plaisanterie qui l’amuse tant.
— Allez maman, l’histoire du steak !
— Ben voyons, vous la connaissez par cœur !
— Pour Félix !
Ma grand-mère se fait prier, par principe. De cette
façon polie que nous avons de rejeter un moment qui
nous conférerait toute l’attention. Ou est-ce par peur de
nous décevoir et de devoir sentir autour d’elle l’ennui, si
ses mots devaient manquer leur effet et que son enthou-
siasme ne trouvait pas d’écho ? Reste qu’il en faut très
peu pour qu’elle se lance finalement dans cette boutade
qui l’amuse dès qu’elle l’entame.
Je n’ai d’yeux que pour elle. L’histoire est toute
simple, mais c’est plutôt son agitation croissante qui me
fascine. Le plaisir qui pointe dans sa voix, de plus en plus
haut perchée, sa main posée sur sa poitrine qui cherche
à calmer son excitation et ses lèvres qu’elle pince pour
retenir son rire.

83
l’île sans pont

— … Et là, le serveur revient le voir et lui demande :


« Alors monsieur, comment avez-vous trouvé votre steak ? »
À ce moment, sa poitrine se gonfle, ses yeux se
couvrent d’une brume mouillée et ses mains s’agitent
dans l’air. Chaque fois qu’elle ouvre la bouche, plutôt
que de poursuivre son histoire, elle rit.
— « Oh ! mais tout à fait… »
Les soubresauts heureux la reprennent et elle doit à
nouveau s’arrêter, chercher son souffle, tenter de retrou-
ver son élan et reprendre la blague un peu plus tôt. Faire
un pas en arrière pour en faire deux vers l’avant.
— « Comment avez-vous trouvé votre steak ? »
Ses efforts sont vains et elle ne peut plus qu’une
chose : rire. Ma mère s’y met elle aussi, et l’une devant
l’autre, les deux femmes, contagieuses, s’abandonnent à
l’hilarité. Elles sont magnifiques. La brume à leurs yeux
devient larmes, leurs mains ne battent plus l’air, mais
se prennent les côtes, embrassant les sursauts heureux
de leurs corps. Mon grand-père aussi est amusé par la
situation et, même s’il ne rit pas aux éclats, il regarde ses
femmes le regard épanoui, un sourire généreux et serein
tirant doucement sur la commissure de ses lèvres. Il est
beau. Puis, d’un souffle, entre deux saccades de rire, les
lèvres mouillées, ma grand-mère s’exclame :
— « Tout à fait par hasard en déplaçant les patates ! »
Elle le dit en se levant de sa chaise, prête à éclater. Et
en effet, aussitôt, elle décampe aux toilettes, abandonnant
derrière elle les échos de son rire et ce je-ne-sais-quoi
dans l’air qui invite au bonheur. Le temps est suspendu
jusqu’à son retour, où elle nous avoue, en retroussant son
être, les joues encore rouges et sans orgueil :

84
le premier jour

— Ouf. J’allais faire pipi dans mes culottes !


Nos souffles peu à peu retrouvent un rythme nor-
mal, mais nos yeux, eux, brillent toujours. Au moment
de reprendre nos ustensiles et de poursuivre le repas que
nous avions, une fois de plus, interrompu, mon grand-
père nous regarde, un à un.
— Astheure qu’on est ensemble, ça va pas mal mieux.
Le repas n’en finit plus et je comprends pourquoi,
comme ma mère, je mange si lentement. Dans cette
pièce inconnue, éclaboussé par la lueur d’un plafonnier
grossier et du voyant d’une heure fausse sur la cuisi-
nière, je me sens à nouveau appartenir à une famille. Il
n’y a aucun effort à faire. Je suis là, la vie s’écoule et le
temps s’oublie. Enfin, au terme de sa troisième part de
dessert – un simple gâteau au yogourt imbibé de crème
anglaise –, celui que j’appellerai grand-papa à partir de ce
jour repousse sa chaise de la table et déclare :
— Merci pour le souper. Moi, je vais aller faire une
sieste.
La soirée aurait pu s’étirer, mais il est vrai que nous
sommes tous fatigués : mon grand-père, de ses excès de
nourriture, ma grand-mère, d’avoir tout préparé pour
notre arrivée, ma mère et moi, de la route, des émo-
tions. Mes grands-parents, qui habitent à un coin de rue,
reprennent le chemin de leur maison et, lorsque la porte
se referme sur eux, ma mère n’a pas besoin d’insister,
pour une fois, afin que j’aille au lit.
Elle file au dodo elle aussi et, enfin seul, couché sur
un matelas à même le plancher et emmitouflé dans une
pile de couvertures, je m’étonne des bruits de la nuit – un
trafic lointain de voitures, quelques voix criardes et le

85
l’île sans pont

miaulement d’une chatte en chaleur. Il n’y a rien autour


de moi, sinon des murs immaculés qui tendent l’oreille.
Soudain, j’entends le rire amusé de ma mère surgir de la
pièce voisine.
— Maman ?
— Non non non. Le ballon.
— Ça va ?
— Le jaune. Je veux dire le jaune.
Qui sait qui se trouve à l’autre bout du fil de son
rêve ? Ses mots me semblent insensés, mais peut-être
n’appartiennent-­ils tout simplement plus au monde
des vivants. Aussitôt endormie, elle s’est empressée de
rejoindre une fête, où déjà, elle rit aux éclats. Papa y est
peut-être, lui aussi, dans cet endroit à la frontière de
l’imagination et du sommeil où, comme jadis, il prête sa
voix à Sol et Gobelet pour tenter de la faire rire.
Brusquement, un souffle envahit ma cage thoracique,
que je ne pourrais nommer, mais qui m’est pourtant fami-
lier. C’est une chaleur intense, incandescente, dans mon
plexus solaire, qui pousse pour sortir de moi. Je respire très
fort, à faire trembler mes lèvres, et songe à me lever pour
réquisitionner une place dans le lit de maman, quelque
part dans la fête de ses rêves. Mais elle ne rit plus et, de
toute façon, j’ai les membres engourdis, déjà souverains de
ma volonté. Seul mon esprit vrille dans l’espace, se rejouant
les événements des derniers jours sur la noirceur opaque
du plafond. Tandis que mon corps pèse de tout son poids
sur le sol, je n’ai rien à craindre des monstres sous mon lit,
mais ma peur est intangible, aussi insidieuse qu’un courant
d’air, et elle n’est ni fantôme ni souvenir, encore moins le
fruit de mon imagination. Elle est l’inconnue.
Les grands remous

J’ai perdu le compte des nuits et des jours, dans cette


vie soudainement en branle-bas. Tandis que mon
grand-père baignait dans la vulnérabilité de ses limbes,
Sarah et moi vidions nos appartements respectifs, ahu-
ris de tout ce que nous avions pu accumuler au fil du
temps. Neuf ans que j’habitais au même endroit, à tasser
négligemment les objets dans les racoins d’espace dis-
ponibles. Neuf ans de poussière, de projets arrêtés à mi-
parcours, avec la promesse vaine d’y revenir, d’aubaines
de marchés aux puces ramassés sur un coup de tête,
d’objets aussi inutiles qu’encombrants. Neuf ans aussi
de souvenirs, d’envolées festives et de dérapages déses-
pérés, à transformer cet espace en refuge, à prendre
les murs dans mes bras, à emplir l’air de mes désirs de
gingembre, de musique forte et d’intimité. Neuf ans de
piles de papier, de photos, d’albums et de babioles, d’en-
vols créatifs avortés, d’incipits de romans et d’esquisses
de tableaux, désormais entassés dans des boîtes dûment
identifiées, où je les ai fourrés en entretenant l’idée
qu’un jour, à ma mort peut-être, des gens tomberaient
là-dessus et y trouveraient une valeur. La conclusion à
tirer de cette paperasse est pourtant évidente, et déjà je

87
l’île sans pont

la connais : tout ça ne vaut que son pesant de nostalgie


et d’orgueil.
Sarah est moins ramasseuse, mais ses objets, choisis
avec soin, demandaient des manipulations plus cons­
ciencieuses et des emballages conséquents. Et puis il fal-
lait trier ce que nous avions en double, choisir ce qui
paraissait le plus neuf, le plus solide ou le plus adéquat
pour nos besoins, tout en tentant de garder un équilibre
entre nos contributions respectives, au cas…
Avec sa bedaine de quatre mois et ce minuscule être
fragile qui poussait chaque jour plus fort, il fallait qu’elle
ménage ses efforts et évite de porter de lourdes charges.
Je ne sais pas comment j’ai passé au travers, mais nous
voilà assis au milieu des boîtes et des meubles, pêle-mêle
dans notre nouvel appartement. Cet exercice nous a fait
du bien, et la mise en conserve de nos vies antérieures
nous a permis de faire un peu de place à l’avenir. Il me
semble bien que nous sommes heureux, les yeux cernés
jusqu’aux coudes, mais satisfaits que ce marathon tire à
sa fin. Nous n’avons plus qu’un nid à construire, à peu-
pler de nos désirs et de nos espoirs.
— Shooter ?
— Shooter.
C’est Sarah qui l’a proposé. Je sais bien que c’est
proscrit dans les circonstances, mais une once d’alcool
ne fait pas le poids contre notre crevette, que je me dis.
Je ne remplis pas les verres, par acquit de conscience, et
on trinque à nous trois. Ce chiffre qui scelle notre des-
tinée sonne étrangement à mes oreilles, mais nos verres
tintent, et dans l’espace encore peu aménagé, enfin, notre
bonheur résonne en écho.

88
les grands remous

L’alcool me brûle la trachée, me broie l’intérieur,


et j’ai l’impression que l’intensité de la tristesse qui me
bouffait depuis quelque temps s’atténue dans cette lam-
pée. Ça fait du bien. Ce ne sera pas de trop parce que
je devrai sous peu m’éclipser pour rejoindre les autres
femmes de ma vie et mon grand-père, dans le tour-
ment de son entre-deux-guerres. Je ne suis pas Maurice
Richard, après tout, et, surmené par ce déménagement,
je ne sais pas où je trouverai l’énergie d’être confronté,
encore, à sa vie entubée et au souffle machinal de sa
pompe à oxygène. Je n’y échapperai pas et, je le sais,
dans une heure, assis derrière le volant de la voiture, au
moment de démarrer, comme chaque fois, je penserai :
et si cette fois-ci était la dernière ? Et si je conduisais vers
la mort de mon grand-père ?
Le tour de l’île

Sarah était déjà couchée quand je suis rentré de l’hôpi-


tal. Une fois de plus, je rapportais un sac rempli de gre-
nouillères, de bonnets de naissance et de bavoirs, que
ma mère et ma grand-mère ne pouvaient s’empêcher de
nous offrir. Leur journée manquait pourtant d’heures
avec tout ce temps passé à l’hôpital, mais c’était, j’ima-
gine, une façon pour elles de se rappeler à la vie.
J’étais vanné, mais les séances répétées de silence et
d’immobilisme autour de mon grand-père me mettent
dans tous mes états et, plutôt que de laisser mon anxiété
vriller dans mon lit, j’ai préféré m’étourdir dans le détour
d’une bière et d’un joint. Le remède s’est avéré peu effi-
cace, mais il était trop tard pour faire marche arrière,
alors j’ai persévéré, et me voici entouré d’un cimetière
de bouteilles, l’esprit embrumé. Les murs bougent et je
prends appui sur eux pour me rendre aux toilettes. Dans
cet espace qui ne m’est pas encore familier, je navigue
dans un dédale de boîtes et de meubles, les yeux plissés
contre la noirceur, les pieds à l’aveugle et les mains à
tâtons. Mon esprit est emporté par cette lueur qui perce
la fenêtre donnant sur la ruelle, plus loin, et alors je bute
sur un objet et m’affale de tout mon poids. Dans une

90
le tour de l’île

improbable position, cherchant à contenir un fou rire,


pour ne pas éveiller Sarah, je ne ressens aucune douleur.
Je suis empêtré dans l’essieu du landau offert par ma
grand-mère, heureuse de savoir que la relique pourrait à
nouveau servir. Au sol, à côté, repose la couverture que
j’affectionnais tant quand j’étais enfant. Elle est encore
douce sur ma joue et, oubliant mon envie de pisser, je
suis télescopé.
Il y a quelques mois à peine que nous sommes arrivés
à Montréal. Ma mère a un nouvel emploi qui demande
le meilleur d’elle-même. Je la vois, chaque matin devant
le miroir, habiller sa beauté qui ne me semble pas avoir
besoin de tant de soins. Ses journées sont longues, et
il n’est pas rare qu’elle vienne me chercher chez mes
grands-parents, où j’atterris après l’école. Je devine dans
le timbre de sa voix que j’ai intérêt à bien me comporter,
mais je dois bien tenir mon rôle parce que ses gestes, tou-
jours, sont tendres. Simplement, elle semble très fatiguée.
Quelques jours à peine après le début des classes,
je suis déjà en congé forcé par la varicelle et confié aux
bons soins de ma grand-mère. La matinée s’étire dans
l’odeur éclatante des oranges, juteuses. Puis, parce que
ma grand-mère se ronge de l’intérieur lorsqu’elle doit
passer une journée entière sans sortir, elle m’invite à aller
prendre une marche. Honteux de mon état, je rouspète
longtemps, mais elle me convainc de m’allonger dans
ce gros carrosse tout droit sorti d’une autre époque et
où, recouvert d’une épaisse couverture, je dois passer
inaperçu.
On n’a pas atteint le premier coin de rue que déjà
on s’arrête pour la seconde fois. C’est une voisine qui

91
l’île sans pont

semble bien connaître ma grand-mère et qui s’informe


des menus détails de ses derniers jours. La discussion est
joviale, mais parfois, les deux femmes baissent le ton et
je ne peux entendre ce qu’elles se disent. À l’abri dans
ma monture, les yeux rivés dans le dessin des nuages, la
couverture remontée jusque sous mon nez, je tente de
m’effacer. En vain, puisque ma grand-mère, apparem-
ment fière, parle cette fois haut et fort.
— Regarde, c’est mon petit-fils qui se cache dans le
carrosse.
À la honte que j’ai de ma varicelle s’ajoute celle, pire
encore, de me retrouver à sept ans dans une voiture de
poupon. Pourtant, le bonheur qui habite le visage de
ma grand-mère, heureuse de ma présence, me détend.
Quelques mots sortent de ma bouche, de peine et de
misère, heureusement interrompus par une femme qui
promène son chien, de l’autre côté de la rue. Elle s’insère
dans la conversation sans les salutations d’usage, comme
si elles reprenaient une discussion qui ne s’était jamais
arrêtée. Je fais mine de m’endormir. Puis, dans ce qui
me semble le milieu d’une phrase, ma monture s’ébroue,
tous ressorts grinçants. Les femmes partent chacune dans
sa direction et ma grand-mère s’adresse à moi :
— Francine a un gars d’à peu près ton âge. Je pense
que tu t’entendrais bien avec lui.
Notre marche est sans cesse interrompue. On croirait
qu’elle connaît tout le monde, si bien que je suis surpris
lorsqu’on croise des passants sans nous arrêter pour un
brin de jasette. Il y a même quelques personnes qu’elle
rencontre pour la première fois, mais qui ont tout de
même droit à ses bonnes paroles. Il suffit de peu pour

92
le tour de l’île

qu’elle entame la conversation, possédant une habileté


à entrer spontanément en communication avec les gens,
les envoûtant de sa voix rieuse ou les surprenant par son
intérêt envers eux. Lorsqu’on se retrouve seuls à nou-
veau, elle attire mon regard sur la beauté des arbres, le
reflet du soleil sur l’eau, les fleurs plantées sur la devan-
ture des maisons, ayant pour chaque chose et chaque être
le regard amoureux, une ouverture contagieuse qui la lie
au monde. Pèlerine, elle est ici de passage et moi, je suis
l’élu qu’elle porte partout.
La ville me demeure étrangère, ces premiers jours
d’école m’intimident et le garçon boutonneux que je suis
n’a pas encore assez de sa couverture pour se sentir pro-
tégé, mais grâce à cette femme qui semble tant m’aimer,
la ville se donne un visage : il suffit de la prendre une per-
sonne à la fois. Tandis que notre marche tire à sa fin, j’ai
le sentiment d’avoir rencontré un village entier et d’avoir
fait des découvertes rares.
— Toi et grand-papa, vous allez venir avec nous,
quand on va retourner sur l’Île ?
Ma grand-mère met un peu de temps avant de me
répondre. C’est probablement le temps qu’il lui faut pour
éviter la réponse. La vraie.
— Mais Montréal, c’est une île, Félix. T’as vu, on a
marché sur le bord de l’eau toute la journée.
deuxième partie

De l’au-delà jusqu’à nous,


aller‑retour

J’allais devoir vivre avec, c’est-à-dire, sans.


Tonino Benacquista, Saga
Les crêpes

La nostalgie est une braise qu’on alimente aisément.


Couché dans l’appartement de mes grands-parents, dans
cette chambre qui a été celle de ma mère et que j’occu-
pais quand ils me gardaient, il y a déjà longtemps que je
ne dors plus. Les premiers rayons chatouillent la fenêtre
depuis peu, mais les oiseaux s’entêtent à faire la grasse
matinée et gardent le silence intact.
Mon regard parcourt les bibelots d’enfants alignés
sur la bibliothèque, poupées et voiturettes, sac de billes,
quelques photos, un taille-crayon électrique, des dizaines
de bandes dessinées. Tous ces objets, certains à ma mère,
d’autres à moi, maintenus là pour préserver le lieu, le
soustraire au temps et à l’oubli.
Sur mon réveille-matin, les minutes changent dans
un battement d’ailes, mécanique d’une autre époque. Je
suis ailleurs. Et pourtant je l’entends, de la chambre voi-
sine, ma grand-mère qui se tord dans ses couvertures.
Le satin de sa robe de nuit frotte sur le coton des draps,
puis le poids léger de son corps se pose sur le sol, et alors
je suis tiré de mes rêveries. C’est seulement à ce moment
que je m’aperçois que mes pieds dépassent du matelas.
J’étais plus bouleversé que je ne le croyais, hier.

97
l’île sans pont

Le soleil se lance bientôt partout dans la pièce, glisse


sur les murs, se heurte sur le relief et, en quelques minutes,
met mon corps en nage sous l’épaisseur des couvertures.
Je ne me lèverai pas pour autant. La journée à venir pèse
lourd et j’entends ma grand-mère qui, de la cuisine, syn-
tonise la radio, dans ce même réflexe qu’elle avait, il y a
vingt-deux ans. Des voix animées me parviennent aus-
sitôt, grafignées par des ondes que le vieil appareil peine
à capter. C’est sa façon de peupler ses matins : s’installer
au centre d’une discussion sans parfois y prêter atten-
tion, prendre contact avec le monde sans tarder, avec les
premières brumes. Ce matin, plus que jamais, elle doit
avoir besoin de sentir la vie autour d’elle. L’injonction de
ma mère résonne en moi : « Va donc dormir chez grand-
maman, OK ? Elle a besoin qu’on soit là pour elle. » Et
enfin, je me tire du lit.
Ma grand-mère est belle, vêtue d’une longue jaquette
de nuit, sautillant de la cuisinière à la cafetière, d’où le
café glougloute.
— Déjà debout toi ? Je savais pas que tu pouvais te
lever si tôt.
La chambre n’est pas seule à s’être figée dans le
temps : les références de ma grand-mère remonte à mon
adolescence, où il m’arrivait encore de dormir chez elle,
et pourtant, je suis encore et toujours un lève-tard.
— J’arrivais plus à dormir. Pis je me disais que je
pourrais te faire à déjeuner. Mais faut croire que j’arrive
trop tard.
Je peine à donner de la conviction à mes premiers
mots de la journée, qui restent coincés dans ma gorge.
Je jette ma gourme, et ma grand-mère racle le fond de

98
les crêpes

la poêle de sa spatule, fait virevolter une crêpe et me


regarde, un sourire amoureux au coin des yeux. Elle me
sert le café, caresse ma nuque de sa main chaude, légère-
ment mouillée, puis retourne à la cuisinière. La vanille de
sa crème pour le visage m’éveille, puis s’estompe dans les
arômes de café, de beurre fondu et de sésame, ingrédient
secret de sa pâte à crêpes.
Jadis, à cette odeur s’ajoutait celle de l’orange. Mon
grand-père, réveillé avant l’aurore, quittait toujours la
table de la cuisine en y installant deux couverts, chacun
coiffé d’une orange, sous laquelle il glissait un billet. Ce
fruit, c’était notre biscuit chinois. Ma grand-mère lisait
pour moi : « Aujourd’hui, on va faire un tour de fusée.
Oublie pas ta casquette, on va visiter le Soleil. » Puis elle
lisait le sien : « Je travaille de la maison aujourd’hui. Il
fallait que je reste près de toi. Chante s’il te plaît, viens
m’embrasser, je t’aime encore plus quand tu es là. »
Comment peut-elle avoir tant d’énergie, avec une
épée de Damoclès au-dessus de la tête ? Elle vivote, s’ac-
tive, tandis que je place les couverts, cherche des oranges,
en vain. Elle dispose des assiettes et, sous la table, j’essaie
de cacher mes longues jambes et ce sentiment d’être à la
merci du monde des grands.
Mise en abyme

J’ai abusé du sirop de poteau et, tandis que ma grand-


mère prend une douche, je flâne dans l’appartement, le
cœur se démenant à tout rompre. L’odeur des crêpes
embaume jusqu’au bureau de grand-papa, à l’autre extré-
mité du logis, et me garde dans une sorte d’ensorcelle-
ment. Dans le coin de la pièce, sa chaise repose, inhabitée.
D’aussi longtemps que je puisse me souvenir, cette chaise
a fait office de lit pour lui qui, dérangé par des maux de
dos ou des troubles de digestion, était le plus souvent
incapable de trouver le repos à l’horizontale. Mais le jour,
entre ses siestes, cette chaise m’appartenait.
Le repose-pieds est là, inutile, qui attend que je le
renverse pour transformer l’anneau de métal de la base
en volant. J’entends un bruit de moteur, imité tant bien
que mal par un souffle qui fait vibrer les lèvres. Au bout
de quelques minutes, les nerfs chatouillés, j’éclate de rire.
Je suis chauffeur d’autobus et je circule dans des rues
imaginaires que je décris d’un ton enjoué à ma mère et à
mes grands-parents, passagers volontaires.
Dans mon dos, ils ne jouent qu’à moitié. Ils bavardent
sans prêter attention au flot de paroles que je débite,
absorbé. Il faut que je prenne garde aux nids-de-poule,

100
mise en abyme

aux feux de circulation que brûlent les automobilistes


et à ces enfants qui roulent à vélo, indifférents de la cir-
culation. Le trafic dense justifie mon retard sur l’itiné-
raire. L’arrêt de mes passagers n’est pas encore arrivé,
dis-je, pour tenter de les garder à bord plus longtemps.
En vain, hélas, les voilà qui prétextent une obligation et
demandent à descendre au prochain arrêt. L’autobus est
vide et je n’ai plus que mon imagination pour le remplir.
J’abandonne le volant et, avec satisfaction, me laisse
tomber dans la chaise. Le cuir de celle-ci embrasse ma
peau. Je prends une longue inspiration, pour retrouver
mon calme ou chercher l’odeur de mon grand-père. En
vain. Sous mon impulsion, le siège bascule légèrement et
un livre chute de son équilibre précaire. Passé composé,
un Clifton parmi tant d’autres. La bande dessinée que
mon grand-père lit pour trouver le sommeil.
Je me cale dans la chaise, étends une couverture sur
mes jambes et ouvre le livre. L’histoire, que la couver-
ture étouffait jalousement, se dévoile. La voix de mon
grand-père me berce puis m’emporte, au gré de ses into-
nations. Je voyage de case en case, curieux des person-
nages qu’il prend tant de plaisir à interpréter. Quand
même, je trouve à redire : « T’es sûr qu’il parle comme
ça, lui ? Il a pas l’air si méchant. » Distrait par les images,
je saute de vignette en vignette et parviens à la fin de la
page avant lui. « Regarde, le bonhomme, là ! » Il module
sa lecture à ma chronologie erratique, me rejoint dans la
case qui m’amuse, la commente à son tour, puis revient
à la lecture. Je voyage. Lire est le moyen le plus efficace
de repousser l’heure du bain, celle du dodo, mais plus
encore, lire me propose des univers entiers, à portée de

101
l’île sans pont

main, qu’il fait bon côtoyer lorsque celui d’ici-bas ne me


convient plus.
La sonnette de la porte me remet au monde et, bien-
tôt, la voix de ma mère retentit dans la cage d’escalier.
— Je vous attends dans l’auto !
Je suis extirpé de la cellule de l’appartement. Ma
grand-mère replace quelques mèches de ses cheveux,
m’invite à passer devant afin qu’elle puisse verrouiller la
porte. L’écho de mes pas contre les marches, l’odeur de
vieux plâtre qui émane des murs, la voiture de ma mère
garée devant la porte d’entrée : tout ça m’est si familier.
Il ne manque que grand-papa. Et justement, on s’en va
le rejoindre.
L’entre-deux-guerres

La radio bavarde inutilement. Ma grand-mère semble


incapable de s’arrêter de parler et, du siège arrière, je
l’écoute discrètement, laissant à ma mère le soin d’en-
tretenir la conversation et de se faire rassurante. Entre
les maisons qui se succèdent, je cherche la rivière des
Prairies, la fougue de son courant et sa résilience à la
pollution, pour emporter le trouble qui nous habite.
On passe devant la prison de Bordeaux, ce bâtiment
que j’ai mis tant de temps à différencier de l’hôpital
Sacré-Cœur. Deux endroits grandioses et mystérieux
devant lesquels je suis passé des centaines de fois sans
jamais m’y arrêter. J’ai longtemps cru qu’ils étaient tous
les deux impénétrables, mais la confusion me venait pro-
bablement de ma mère, humaniste, qui prétendait que
les gens en prison étaient soignés jusqu’à ce qu’ils soient
prêts à en sortir, un peu comme l’étaient ceux à l’hôpital.
Voilà trois semaines que mon grand-père, du moins
son corps, combat les séquelles d’une grippe, et autant
de semaines que nous parcourons ce chemin, méfiants
et emplis d’appréhensions. Je regrette l’absence de Sarah
qui, souvent, nous a accompagnés, mais il y a deux jours
que nous ne nous sommes pas parlé, maintenant un

103
l’île sans pont

silence sur le fil tendu de notre dernière confrontation,


entre ses mots endormis et ma logique embrumée par
une nouvelle autoprescription de drogues douces. Bien
attaché à la banquette arrière, j’apprécie chacune des
lumières rouges qui s’accumulent comme autant de sur-
sis retardant l’épreuve qui nous attend. Aujourd’hui, on
extirpera grand-papa de son coma : il y a peu de chances
qu’il y survive.
La suite est inévitable, et pourtant j’aimerais la
repousser encore. Ne pas trouver de stationnement tout
près de l’entrée, se faire refuser nos cartes de crédit pour
le paiement du stationnement, nous buter aux portes
closes de l’hôpital, s’égarer dans les longs corridors, sor-
tir par une porte qui déclenche une alarme d’incendie,
ne pas trouver l’unité où repose mon grand-père, se faire
refouler à la porte, apprendre que mon grand-père a été
transféré, qu’il va bien et qu’il s’est même offert une par-
tie de cartes avec les infirmières pendant leur heure de
lunch. Mais non. Les dieux de la chance roulent d’autres
dés aujourd’hui, et nous retrouvons cet hôpital que je
connais désormais par cœur.
Les parfums fades de la cafétéria qui peinent à étouf-
fer l’odeur de désinfectant ; les corridors interminables
que parcourent, à défaut de mieux, les patients ; le détour
des portes closes, les nombreuses unités où vie et mort se
disputent côte à côte ; les distributrices de cochonneries
présentes dans chacune des salles d’attente, comme si la
santé était ici anormale et qu’il fallait prendre les moyens
d’être malades à notre tour ; les gens qui marchent le
visage à demi caché, honteux de leurs larmes, et ceux qui
croupissent dans les civières ou les fauteuils roulants sans

104
l’entre-deux-guerres

savoir s’ils en sortiront un jour vivants ; le hall où fument


les malades en jaquette, ces personnes âgées maigres et
chiffonnées sous perfusion, traînant leur sérum sur une
pôle à roulettes, repliées sur leurs derniers malheurs et
perdues dans la fumée de leur cigarette et, enfin, les pas
rapides et furtifs du personnel soignant, les couleurs pas-
tel de leurs uniformes, criants rappels de la hiérarchie qui
régit ce milieu.
Encore une fois, nos pas sont irrémédiables et nous
voici au chevet de grand-papa, puis dans la salle d’attente
et, enfin, devant le médecin. Je suis bourré d’adrénaline, le
moindre de ses gestes capte mon attention, j’entends ses
mots, ses phrases et chacune des syllabes qui se détachent
délicatement de l’oscillation de ses lèvres, et pourtant, j’en
perds le sens, oubliant ce qu’il dit au fur et à mesure que
de nouveaux mots arrivent. À la fin, il sourit.
— On achève de l’installer. Vous pourrez le voir
dans quelques minutes. Une infirmière va venir vous
chercher.
La dernière carte

Peut-être que mon grand-père y a cru, lui aussi. Que tout


était comme avant et qu’il s’éveillait d’un drôle de rêve,
étendu dans sa chaise de lecture, un Clifton encore ouvert
sur ses genoux, sa famille réunie autour de lui, prête
pour le prochain chapitre de l’aventure. Il était réduit
au mutisme par un masque d’oxygène recouvrant son
visage, mais il entendait aussi bien que nous le médecin
évoquer la patience, les pourcentages, les risques et les
chances, les peut-être et les probablement pas, les pires
scénarios et les autres, un peu moins pires. Il ne pouvait
pas parler, pas encore, mais on devinait quand même le
fond de sa pensée, lui si orgueilleux, militant pour l’aide
médicale à mourir, qui a toujours exprimé son désir de
s’éteindre avant de ne plus pouvoir vivre. Il devait sacrer
en silence, branché de bord en bord, les poumons dans
une flotte de sang, frustré d’avoir confondu le coma arti-
ficiel dans lequel on l’avait plongé à la paix véritable du
grand saut.
Et pourtant, quelques jours plus tard, il a joué le jeu
quand, rassemblés autour de lui dans l’unité égayée de
quelques guirlandes, on a regardé le décompte de l’année
s’égrainer. Il a répondu à chacune de nos questions, par

106
la dernière carte

des froncements de sourcils ou par l’éclat relatif de ses


pupilles, où dans ses pattes-d’oie se laissait deviner un
sourire. Il a fait comme si de rien n’était, même s’il était
impossible de ne pas confondre le décompte de l’année
avec le sien, même s’il était évident qu’il y avait entre
nous une fosse immense qu’entretenait la mort.
Il a remis ça, la fin de semaine suivante, quand Sarah
et moi avons décidé que c’était le moment ou jamais de
faire la grande annonce, brandissant la photo de la pre-
mière échographie. Il a fait comme sa femme et sa fille,
cherchant avec elles le pénis du fœtus qui, promettions-
nous, était impossible à manquer. Il s’est réjoui, lui aussi,
mais il est possible de croire qu’il était plutôt soulagé : cet
enfant à naître serait une excellente source de distraction,
si lui devait partir pour de bon.
Ce jour-là, peu de temps après l’annonce, j’étais des-
cendu chercher des cafés. Ma grand-mère, ainsi qu’à son
habitude, faisait les cent pas dans l’hôpital, chassant son
anxiété en multipliant les rencontres. Sarah s’est retrou-
vée seule dans la chambre avec ma mère. J’avais les mains
pleines et j’allais pousser la porte avec mon épaule quand
j’ai capté leur conversation et, puisqu’elles parlaient de
moi, j’ai attendu un instant, curieux, prêtant l’oreille à ce
qu’elles se disaient. C’est ma mère, surtout, qui parlait,
peinant à camoufler sa joie en tenant à l’assurer que je
serais un père formidable et qu’elle serait là pour nous.
Et puis, parce que j’avais envie de partager la joie de ma
mère, j’ai finalement décidé d’entrer dans la pièce, et c’est
alors qu’elle a ajouté :
— Ta mère doit être excitée de la nouvelle !
— Ouais. Non. En fait, on s’parle plus.

107
l’île sans pont

En d’autres circonstances, ma mère n’aurait rien dit.


Ou alors quelques mots polis. Mais ses émotions étaient
à fleur de peau et l’heureuse nouvelle de la naissance à
venir, rare bouffée d’air frais au cœur de ces semaines
troubles, l’avait momentanément euphorisée, la privant
d’un sang-froid qui lui faisait habituellement choisir les
bons mots.
— Mais faut que tu lui dises. C’est elle qui t’a mise
au monde. Tu peux pas lui cacher ça.
— Tu peux pas comprendre, Marie. Je suis contente
que tu sois là, toi, mais avec ma mère, c’est plus compliqué.
Je ne sais qui, de ma mère qui s’apprêtait à renché-
rir, ou de Sarah, que je sentais sur le point de perdre
sa contenance, a été le plus soulagée de l’intervention
de mon grand-père. D’un simple mouvement du bras,
qu’il a haussé entre elles, il a réussi à rétablir un silence
qui, même chargé, était moins lourd à supporter que le
déchirement de ces deux femmes que j’aimais tant et qui
semblaient sur le point de s’affronter.
Autour de mon grand-père, nos gestes n’étaient pas
les mêmes. Comme si sa fin nous rappelait à la nôtre, et
que dans cette pièce, si près de lui, nous nous trouvions,
nous aussi, fragilisés et vulnérables. On croit parfois que
la mort est réservée aux plus vieux, qu’elle travaille avec
méthode et nous prend un par un, quand nous avons
atteint le terme de notre route, mais il n’y a que désordre
et probabilités, et quand la mort rôde, qui sait lequel par-
tira en premier ? Il était possible que mon grand-père
nous enterre tous les quatre.
Nous ne sommes qu’humains et, quand il ne reste
plus rien, notre premier réflexe est de brandir l’espoir.

108
la dernière carte

Il fallait y croire, à preuve : il était là, devant nous. Et


puis, les jours suivants, il a pris du mieux. Des instru-
ments aidaient toujours son cœur à pomper, mais on lui
a retiré son masque et il a pu recommencer à parler. À
un moment, j’ai même cru que c’était une question de
formalités avant qu’il revienne à la maison. On a parlé
librement, avec intimité et amour, et lorsqu’il évoquait
la mort, il fallait vraiment que je nage en plein déni pour
ne pas comprendre qu’il n’exprimait pas une peur de sa
propre fin, mais qu’au contraire, il tentait de me la faire
apprivoiser. Depuis longtemps, il avait fait sa malle.
Le pronostic du médecin était tombé. À moi, il avait
donné espoir : « Peut-être que le cœur pourra battre sans
l’aide des machines. » Mais on entend toujours bien ce
qu’on veut entendre et mon grand-père, lui, a retenu un
autre passage : « On ne sait jamais, évidemment, mais je
doute que vous puissiez marcher à nouveau. Le poids
de votre corps serait probablement trop demander à
votre cœur. Il est très faible, vous savez, et c’est pas cer-
tain qu’il va prendre du mieux. » Il y en a qui, dans les
circonstances, se seraient acharnés dans cette vie, mus
par la chienne terrible de mourir ou par l’espoir, même
mince, que tout pouvait redevenir comme avant. La vie,
après tout, nous habitue à panser des plaies, à chercher
la lumière dans les épisodes de noirceur. Mais pas lui.
— Tu sais, Félix, t’as été une bénédiction pour ta
grand-mère et moi. Quand vous êtes arrivés à Montréal,
je sais bien que c’était pas drôle pour vous deux, mais de
vous voir vous en sortir, de recevoir tout votre amour, ça
a changé notre vie de vieux.
— Ben voyons, grand-papa. T’étais tout jeune.

109
l’île sans pont

— Ah, après, oui, c’est vrai que je me suis ressenti


jeune. Mais avant ça, crois-moi, j’étais un petit vieux
avant l’âge.
Il avait désormais besoin de prendre plusieurs pauses
lorsqu’il parlait. Lui qui avait la parole libre et qui aimait
les grandes envolées était désormais contraint à ces arrêts
nombreux où, frustré, il devait reprendre son souffle et
regarder le fil de sa pensée poursuivre sans lui.
— Tu m’as aimé comme ton père et je t’en suis extrê-
mement reconnaissant. Mais j’ai jamais été ton père.
Il a pris une pause, mais celle-là était volontaire.
— Je vois ben que ça te met mal à l’aise de parler de
c’t’enfant que t’attends avec ta blonde. C’est peut-être pas
ben ben concret pour toi. Ou peut-être que t’as peur de
pas être à la hauteur. Je voulais t’dire… Ton père a pas
été là longtemps, mais c’était un bon père. Je pense que
t’as ça en toi, aussi.
Parfois, ses inspirations profondes se transformaient
en puissantes quintes de toux, apparemment doulou-
reuses, desquelles il sortait en crachant rouge dans plu-
sieurs épaisseurs de mouchoirs.
— Je comprends pas pourquoi t’es jamais retourné
là-bas. Ta mère aurait dû le faire avec toi. Je lui reproche
pas, ç’aurait été difficile pour elle aussi. Mais y’a quelque
chose là-bas qui t’empêche de grandir et c’est peut-être le
temps de le confronter. De faire la paix pour être capable
de prendre la vie à bout de bras.
Je ne me souvenais pas que mon grand-père m’ait
jamais parlé ainsi. Ses mots étaient pesants, importants,
parce qu’il ne lui en restait plus beaucoup, mais aussi
parce que ceux-ci ouvraient une boîte de Pandore.

110
la dernière carte

— T’sais, je meurs, mais ma vie est faite. Je pars en


paix. Vous avez plus besoin de moi. C’est une mort ordi-
naire. Mais celle de ton père était violente. J’comprends
que vous soyez pas restés là-bas, après, mais y’a une par-
tie de ton histoire qui est là. Me semble que ça te ferait
du bien de te l’approprier.
Ça m’a donné un coup, évidemment, et même si
c’était mon grand-père, qu’il m’avait vu en état de vul-
nérabilité et qu’il venait, par ses propres paroles, de me
défaire de toutes les carapaces que je m’étais construites
au fil du temps, j’ai voulu étouffer le choc sous des mots,
encore des mots. Mais il toussait et, je crois, il ne m’a pas
entendu.
— Tu meurs pas, grand-papa. Dans pas long, tu
seras à la maison, avec nous.
Peu importe, son idée était faite et le lendemain, alors
que son état était encore incertain et que le médecin
nous demandait d’être patients, grand-papa a finalement
dévoilé son jeu. Il voulait que ça s’arrête, et pas plus tard
que le lendemain soir. « Je vous aime. C’était une mau-
dite belle aventure, mais là, je suis prêt pour ma longue
sieste. » De sa main qui semblait peser des tonnes, il a
tranché symboliquement sa gorge, laissant siffler la mort
entre ses dents. Ffffft. Comme s’il suffisait d’un bruit et
d’un geste pour se donner la mort. Dans l’état où il était,
il n’avait pas tout à fait tort.
Souvent, dans le passé, mes grands-parents ont par-
tagé avec nous les scénarios de leur vieillesse, réitérant
leur pacte avec la mort. Ça me semblait alors une pro-
jection éclairée, une approche rationnelle à une éven-
tualité lointaine, mais soudainement placé devant le fait,

111
l’île sans pont

j’étais figé. Ma grand-mère, elle, a parlé avec une aisance


déconcertante : « On ne veut pas d’acharnement. On fait
ce qu’il dit. » Elle avait l’air immense et forte, mais, en
réalité, elle n’était qu’amoureuse.
À la maison, Sarah a enterré les griefs qu’elle gardait
légitimement à mon endroit pour m’épauler dans ces
jours pénibles.
— Je sais que c’est tough, mais je trouve que ton
grand-père est beau là-dedans. Et vous aussi, dans votre
façon de le respecter.
Sa voix douce faisait du bien. Je m’y sentais en sécu-
rité. Mais ces moments de connivence n’empêchaient pas
son esprit de s’envoler, prenant le souffle du vent pour
dériver au large de ses souvenirs.
— Chez nous, quand quelqu’un meurt, une des
façons de le garder parmi nous, c’est de donner son nom
au prochain nouveau-né. Aimerais-tu ça que notre gar-
çon s’appelle Jean ?
Il y a des années, dans ce qui me semble être une
autre vie, j’étais un jeune garçon et je rêvais de ressusciter
les morts. J’ai attendu longtemps et j’attendais toujours,
mais il me semblait alors que la mort prenait suffisam-
ment de place sans qu’il faille en plus lui offrir la vie de
ceux qui n’étaient pas encore nés.
— Je sais pas Sarah, je sais pas.
Sarah m’a tourné le dos. Voilà plusieurs tentatives
d’échanger sur un prénom à donner que je repoussais
et je pouvais comprendre son impatience. J’étais vanné,
mais je doutais pouvoir trouver le sommeil. Le film des
dernières semaines jouait en boucle dans ma tête, grafi-
gné par la projection des épreuves à venir. En songeant

112
la dernière carte

à la suggestion de mon grand-père qui m’enjoignait de


retourner sur l’Île, j’ai posé un baiser sur l’épaule de
Sarah et lui ai chuchoté quelques mots.
— Faudrait qu’on aille chez toi un jour. Me semble
qu’y a toute une partie de toi que je connais pas.
— Je sais pas Félix. Peut-être.
Le dernier souffle

Nous voici donc au jour dit, celui où nous devons capitu-


ler. Le stationnement de l’hôpital déborde de voitures : il
n’y a de répit pour personne. Je franchis les murs qui me
séparent de lui, traverse l’odeur d’ammoniaque, déborde
les fauteuils roulants, les cascades d’intraveineuses, le flot
des larmes et le Purell de tous les cadres de porte avec
indifférence. Je suis barricadé, imperméable, dans le
refuge de la drogue : une overdose d’adrénaline.
Deux amis d’enfance quittent mon grand-père lorsque
je le retrouve. Un vieux juge qui lui offre une dernière
fois la possibilité d’avoir une chambre privée, et puis ce
peintre qui fumait un tabac à pipe formidable, qu’encore
aujourd’hui je recherche avidement. C’est sûrement la
dernière fois que je les vois. Je ne saurai jamais quel est
ce tabac.
Il ne reste que ma grand-mère, mon grand-père,
ma mère et moi. Sarah a offert de venir, mais l’idée que
notre enfant à venir côtoie la mort était insoutenable à
ma mère. Je sais que ses pensées m’accompagnent. Le
médecin arrive, suivi d’une infirmière. Il s’excuse pour le
delirium tremens qu’a vécu mon grand-père cette nuit.
Le médecin de garde n’avait pas les mêmes dispositions

114
le dernier souffle

libérales et, il en convient, on aurait dû commencer la


morphine plus tôt. « C’est un honneur pour moi, comme
vous dites, de vous libérer. Je vais me souvenir de vous
longtemps. » Après tout, comment oublier un homme
qu’on conduit vers la mort ? C’est une bien grande tâche
qu’on confie à de simples êtres, tenus par le serment
d’Hippocrate à sauver des vies. Il sera de retour dans une
heure, pour commencer la procédure.
Une heure.
La dernière.
Quelques minutes plus tard, l’aumônier s’avance
vers nous, rôdeur habitué des soins palliatifs. J’imagine
qu’on l’a prévenu. L’homme en soutane doit en avoir vu
de toutes les couleurs, lui qui, au quotidien, couche avec
Dieu et côtoie la mort, mais il ne semble pas pour autant
s’attendre à la réaction de mon grand-père. Tout près de
son dernier repos, paisible dans son lit, rameutant toutes
ses forces pour se montrer tranquille auprès de nous et
confiant en l’avenir duquel il sera bientôt soustrait, il
trouve l’énergie de soulever son corps du lit.
— Toi. Je t’ai pas sonné. Dehors !
J’imagine que ce n’est pas tant à l’homme religieux
qu’il s’adresse qu’au clergé tout entier, cette institution
qu’il connaît de l’intérieur, assez pour la tutoyer comme
bon lui semble. Je me souviens du ton colérique de sa
lettre de demande d’apostasie. De toutes ces discussions,
aussi, que j’ai eues avec lui sur le sulfureux sujet de la reli-
gion, où il condamnait un grand mensonge, une mani-
pulation qui l’avait plongé dans la dépression lorsque,
dans la vingtaine, il s’était rebellé contre l’Église et s’était
déclaré athée. Il n’y a rien d’étonnant à ce que, sur son

115
l’île sans pont

lit de mort, sa sécession demeure entière et que sa foi ne


fasse pas demi-tour. Il y a longtemps que Pierre, éternel
fonctionnaire, ne l’attend plus à la porte de l’au-delà.
On ne se dit pas grand-chose. Tout a été dit, après
tout, et il nous suffit d’être ensemble. Et puis le médecin
arrive. Il commence une phrase où il s’apprête à nous
demander si nous sommes toujours résolus à aller de
l’avant, mais les traits décidés du visage de grand-papa
l’interrompent et, plutôt, il nous explique ce qui se pas-
sera lorsqu’on injectera la morphine dans son sang et
qu’on débranchera l’oxygène. On prend la mesure de ses
mots, où la mort se réfugie. Silence. Le médecin s’éclipse
et seule reste la solidarité de nos regards, nos larmes
retenues, ultime effort pour que grand-papa ne parte pas
avec le souvenir de nos visages déchirés par l’affliction.
On passe les heures suivantes autour de son corps,
apparemment endormi et respirant profondément, dans
un calme résolu qui le mène vers la paix. On écoute
chaque souffle en tentant d’y noter une différence. Les
respirations, peut-être, sont plus éloignées les unes des
autres ; on scrute les muscles de son visage en y cher-
chant un soulagement. Je ne sais pas si j’ai envie de le
toucher et de sentir son corps se raidir. Je cherche la force
de regarder mes figures maternelles qui, comme moi, se
braquent contre leurs émotions, rameutent ce qui leur
reste de force pour ne pas s’affaisser. La mort est tout près
et nous l’approchons sans savoir à quoi nous attendre.
Sur une des machines, on lit le pourcentage d’oxygène
qui diminue peu à peu. Quand il atteindra 0, ce sera fini.
Les heures sont longues, mais ce n’est plus du temps.
C’est un sursis. Et puis, l’affliction des premiers instants

116
le dernier souffle

a perdu de son intensité. Quelque chose en moi s’habi-


tue à la situation, à notre présence autour de ce lit, de ce
corps qui déjà n’est plus tout à fait homme. Ce moment
nous échappe, il relève de la fatalité, et il est plus facile
de laisser aller la douleur : on n’a sur elle aucune emprise.
Alors, même si c’est impossible de dire pourquoi,
même si aucun signe ne le confirme – pas même la
machine indiquant le taux d’oxygène, que l’infirmière a
débranchée –, mon grand-père vient à bout de son der-
nier souffle. Ma mère me regarde, ensemble nous regar-
dons ma grand-mère, et alors il n’y a plus aucun doute.
Il est parti. Je sens quelque chose monter en moi, qui se
loge dans mon plexus solaire et fait couler mes larmes. La
mort est venue, sans un bruit, se moquant de notre vigie.
Il faut encore plusieurs longues minutes avant qu’en-
fin on puisse se lever. On remercie le personnel médi-
cal, absolument formidable et auquel on s’est attachés,
au fil des jours. Puis d’un pas lent mais inévitable, on
rebrousse chemin, dans l’odeur d’ammoniaque et le tra-
fic des fauteuils roulants, l’ascenseur et le corridor qui
mène au-dehors. D’un geste machinal, je paie le tarif de
stationnement et ensemble, on regagne l’air glacial d’un
monde qu’un homme vient de quitter. Au silence qui
dure depuis tant d’heures succèdent alors les mots de
ma grand-mère. Depuis soixante ans qu’elle vit à deux,
et voilà qu’elle doit réapprendre à vivre. Désormais, elle
parlera pour deux.
L’intransgressible limite

Assis dans l’appartement de grand-maman, je nous sens


quelque part en dehors du monde, blottis dans le cocon
de notre amour. Bientôt, je le devine, il y aura tellement
de questions. En attendant, il y a dans chacun de nos
gestes, regards et caresses un repos qui fait du bien. Je ne
sais pas si on vient d’affronter la mort, peut-être qu’on l’a
embrassée et que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire,
mais peut-être aussi le combat ne fait-il que commencer.
C’est inévitable, je songe à mon père. À l’impression
que j’avais, des mois encore après son départ, d’être une
proie, que ma peau, même, était fragile, et qu’à tout ins-
tant, sans que personne puisse me prévenir, je pourrais
à mon tour disparaître. J’étais tout jeune, et alors je me
demandais si c’était ça, la vie : une terrifiante marche vers
l’avant. C’est mon grand-père qui, par amour, m’avait
transmis son assurance. Il s’était imposé en rempart
protecteur. Mais plus tôt, dans son dernier souffle, j’ai
entrevu le précipice qui s’ouvrait devant. Pour m’évader
de ce vertige, je secoue ma tête et replonge dans les mots
abondants de ma grand-mère.
— Je vais avoir besoin de vous, là. Y’a l’auto qui
servira plus, va falloir trouver quelqu’un de bien pour

118
l’intransgressible limite

l’acheter, et pis la place de stationnement à annuler, et


Internet, j’ai pas besoin de ça, moi, y’a juste Jean qui allait
là-dessus. Je pense que ce serait bien de garder le bureau
pendant quelque temps, juste pour dire que tout change
pas d’un coup, mais y’a plein de bébelles que j’utilise-
rai plus, c’est sûr, vous verrez s’il y a quelque chose qui
pourrait vous servir. Félix, je serais contente si tu voulais
prendre son bureau, le beau meuble qu’on a fait faire par
un ébéniste à Verchères, et Marie, as-tu besoin de l’ordi ?
Et pis encore le système de son, après cinquante ans, j’ai
toujours pas compris comment ça fonctionnait. Ouf. On
va y arriver, hein ?
Elle passe au peigne fin tous les objets auxquels elle
peut songer, les vêtements, les documents, les albums de
musique et les livres, la moindre chose qui peuple son
appartement sans pourtant lui appartenir. Elle parle et
parle, s’inquiète de tout et de rien. Je regrette un peu le
silence, mais je comprends que c’est pour s’éviter de pen-
ser à la seule disparition qui compte pour elle. Une dispa-
rition bien trop grande pour qu’elle soit, déjà, mesurable
et, plus difficile encore, confrontée.
Grand-maman, le dos bien droit et les épaules solides
malgré le poids du monde, est braquée contre les événe-
ments. Les heures passent et bientôt, la nuit nous prend
par surprise, nous qui croyions y être déjà. Avec un clin
d’œil à mon endroit, ma mère m’indique qu’elle dormira
dans la chambre d’invité : je peux aller me reposer chez
moi et retrouver les bras de Sarah. Encore abruti par des
événements inouïs, je quitte le pare-chocs humain qu’est
la famille, à bout de mots, à bout de sollicitude et à bout
de moi-même.

119
l’île sans pont

Dehors, l’hiver crie de toutes ses forces et se libère


d’une spectaculaire tempête. Une épaisse couche de
neige collante engloutit la ville et masque le nom des
rues. Autour de moi, la ville fait table rase, anonyme et
immaculée.
Je connais pourtant le chemin. Un chemin aux balises
floues, à la signalisation lente, qui longe deux univers.
Ou plutôt, qui va de l’un à l’autre. Je repense aux mots
de grand-papa : « Je sais pas trop si on va se revoir. Vaut
mieux pas compter là-dessus. Mais pleurez pas trop, on a
eu tout le temps qu’on voulait, ensemble. Là, je retourne
aux étoiles, depuis le temps que je les regarde avec envie. »
Avait-il apprivoisé la mort, lui qui avait vu ses parents, ses
frères, ses sœurs et tant d’amis mourir, un à un ? Est-ce
possible de ne pas perdre ses repères devant elle ? Passager
hagard dans ce décor vide, indécis à chaque intersection,
j’avance comme un aveugle à l’étranger. Je le réalise alors :
cet aller-retour entre l’au-delà et l’ici, chemin sinueux et
improbable, on a beau l’avoir parcouru plusieurs fois, il
est impossible d’y cheminer sans errer.
La route est pénible. La neige, lourde, me colle aux
bottes. Plusieurs ont emprunté ce parcours avant moi,
mais à cette heure de la nuit, sous ce ciel déchaîné, je suis
un pionnier. Mon pas pesant trace un sillon erratique
dans l’accumulation blanche. Parfois, quand un regain
de force me surprend, mes jambes font des enjambées
gourmandes et alors il n’y a plus, entre chaque inscrip-
tion de mon pied, que l’étendue lisse de la neige, créant
autant d’îles inversées. Un archipel de lieux enfouis.
Mon esprit ne m’appartient pas. Il erre, à mes
côtés, sans s’accrocher nulle part, sans emprunter un fil

120
l’intransgressible limite

conducteur ni mettre le cap sur une destination. Une


pensée me visite : si on me regardait d’en haut, peut-
être pourrait-on alors entrevoir la destinée de mes pas.
Et puis mes préoccupations sont emportées ailleurs, par
l’éclat de ces projecteurs de lumière, étrangement allumés
au-dessus d’un terrain de baseball enseveli de blancheur.
Pourquoi ici, pourquoi maintenant ? Je ne sais plus rien
que le spectacle de la chute éperdue des flocons, dans la
lumière improbable d’une scène qui ne semble exister
que pour moi.
Je m’arrête. Il n’y a rien autour. Quelques maisons,
peut-être, de l’autre côté de la rue. Le vent siffle à travers
des arbres épars et me pousse gentiment vers la clôture du
champ gauche, trouée. Bientôt, je renverse la tête contre
l’illusion de chaleur qu’offrent les projecteurs, reçois des
volées de flocons sans chercher à les avaler et me laisse
tomber sur le dos, bras en croix. Je n’ai plus d’âge. Mes
bras et mes jambes s’activent et ajoutent, à l’impression
de mon corps dans la neige, les ailes d’un ange.
Je ne suis nulle part ou, encore mieux, dans des limbes
qui me préservent d’arriver quelque part. La neige est une
vertigineuse pluie d’étoiles, précipitées dans la lumière
tout juste avant de toucher terre, leur évitant de s’éteindre
dans l’oubli. Il n’y a plus que la nuit, mais une clarté puis-
sante se substitue à la noirceur. J’entends mon corps se
fissurer, mais je ne le ressens pas. Je suis à peine quelque
chose, même pas un obstacle pour cette tempête, et toute
volonté de résistance me quitte. Je reste là, écrasé, immen-
sément lourd et, pourtant, d’une si fragile insignifiance.
Quelques souvenirs furtifs traversent mes pensées : le
bruit de mes lacets de patin, les mains de mon père, les

121
l’île sans pont

bandes bleues de la patinoire du bout de l’île. Mes épaules


s’alourdissent, puis le bas de mon dos, mes genoux, la
plante de mes pieds, me comblant d’une profonde las-
situde. Chaque flocon pèse sur mon thorax de tout son
poids. Je m’enfonce, les yeux fermés. Encore un peu, je
sens l’acharnement de la lumière sur mes paupières. Et
puis : plus rien.
Quand je décille, il me semble qu’il m’en manque un
bout. Une impression d’amnésie, à défaut d’avoir tout
oublié pour vrai. Tout près, du toit d’une cabane de la
ville, la neige fond, goutte à goutte, comme un supplice
qui raterait sa cible.
Je me lève, engourdi et sonné. Je secoue mon pan-
talon, agite mon foulard et ajuste ma tuque sur mes
oreilles. Sans réfléchir, je me remets en marche. Je recon-
nais l’école en béton du quartier, le comptoir fermé de
la crémerie, l’arrêt d’autobus. Les rues ont retrouvé leur
propriété empruntée et moi, mon chemin. Il est tout
tracé devant et il me suffit de marcher dans mes pas. Je
n’avance pas, je déboule, comme abruti et pressé, bon-
homme de neige qui court après la carotte de son nez.
Enfin, je lève les yeux : je suis chez moi.
J’use mes dernières forces à monter l’escalier avec une
infinie précaution. Je reviens de la mort et, encore aba-
sourdi, je préfère ne pas déranger le vivant. Les marches
craquent, je les maudis. Je délace mes bottes avec lenteur,
puis les dépose côte à côte sur la marche du haut, avant
de pousser la porte de l’appartement et de m’y enfoncer.
Il n’y a personne. Je suis étonné de ne pas trouver Sarah.
Je devrais m’en inquiéter, mais, en vérité, j’en éprouve un
certain soulagement. Puis, derrière moi, la porte avant

122
l’intransgressible limite

s’ouvre, faisant momentanément siffler le vent. J’entends


Sarah qui monte les marches en maugréant. Puis elle aper-
çoit mes bottes enneigées et elle éclate :
— Nulurin itimngiaqpagit ! T’étais où ?! J’t’avais dit
de m’appeler.
— ’Scuse-moi, mon grand-père était en train de
mourir. J’ai fermé mon cell.
— Mais c’est après, Félix. C’est après que tu devais
m’appeler.
— Je sais. C’est allé tellement vite. Je… j’ai oublié.
— Mais là, y’est 6 heures. Ta mère m’a dit que t’étais
parti en pleine nuit, pis…
— T’as appelé ma mère ?
— Qu’est-ce que tu penses ? Je t’ai cherché partout.
J’étais inquiète. J’peux pas croire que tu comprends pas
ça. Si tu m’oublies quand c’est important, ça veut dire
que je suis quoi, pour toi ?
J’ai le souffle court. Le cerveau en bouillie. Les pau-
pières tremblantes et les pieds gelés. Les phrases se bous-
culent dans ma tête, mais je n’arrive pas à en choisir une.
Finalement, Sarah, indulgente, semble me donner un
répit.
— OK. R’garde, va te coucher, là. T’en as besoin.
Il aurait suffi d’un moment de silence, mais alors,
une à une, toutes les phrases sortent de ma bouche. C’est
l’avalanche. Je suis cet être minable qui, pour mettre un
peu d’adrénaline dans sa veille poisseuse, cherche la
bagarre. Je suis une mitraillette qui déverse des semaines
de stress, d’inquiétude et de tristesse sur la première cible
venue. Une cible amie. Sarah attend, mais lorsqu’elle
parle enfin, c’est pour avoir le dernier mot.

123
l’île sans pont

— Ostie que t’aimes ça, provoquer ! Kanik. Kanik


insignifiant. T’es comme la neige, toi. T’es beau de même,
mais quand tu fonds, tu vaux plus grand-chose. Va falloir
que tu fasses quelque chose, parce que c’t’enfant-là, j’vas
le faire sans toi. Anyway, ça a l’air que j’ai ça dans le sang.
On reste là, un instant, figés dans le corridor, puis on
se croise en glissant le long des murs, tous les deux mus
par une nouvelle urgence : celle d’être ailleurs.
L’éternel prologue

Je la connais par cœur, la nuit. J’ai employé toute ma vie


d’âme sensible à la mettre à nu, dépensé ma solitude à
arpenter ses racoins, soulevant les pierres une à une pour
les dépouiller de leurs mystères. Je me suis baigné dans
ses étoiles, me frottant aux destinées bâtardes qu’elles
dessinaient dans la profondeur de l’Univers. Tant de fois
je me suis agrippé aux barreaux du soleil, attendant la
tombée du jour pour reprendre vie et me lancer éperdu-
ment dans l’illusion de liberté que me procurait le silence
des heures bleues.
J’ai cru entretenir le sacré en moi et nourrir une force
qui me permettrait de prendre le grand saut, au moment
venu. Mais la nuit n’offre qu’une courte vue : on n’y voit
pas plus loin que son nez. Et s’il est vrai que je suis par-
venu plus d’une fois à m’enflammer dans la noirceur, je
m’y suis aussi éteint.
Oh, je la connais, ma nuit. Elle commence par une
chanson et se termine en queue de poisson. À la première
blessure, je m’y réfugie, cerf braqué contre la lumière,
tenant la beauté en joue pour éviter qu’elle me frappe.
J’y gagne le sommeil en léchant mes plaies, grimaçant
du goût métallique du sang et envisageant de prendre la

125
l’île sans pont

prochaine sortie. C’est une nuit de poudre d’escampette,


le réflexe intranquille de quelqu’un qui ne sait plus habi-
ter le monde.
Je connais tout ça par cœur et, aujourd’hui, je n’ai
pas envie de savoir ce qui m’attend. Je veux gagner le pas
d’une histoire dont la fin m’est inconnue, où les person-
nages survivent à la tombée du rideau et vivent vieux,
brûlant des jours fous et d’autres, rien moins qu’ordi-
naires. Sarah est là qui brille sur cette route, il me suffit
d’aller la rejoindre. De croire en moi et en nous.
J’ignore par où regagner le cours de ce fleuve tumul-
tueux et enivrant, mais il me semble que pour mieux
prendre mon élan, j’aurais besoin d’inspiration. D’un
récit amoureux qui saurait s’ériger en exemple, baliser
ma confiance et hausser la barrière de l’optimisme.
Mon premier réflexe est de me tourner vers l’amour
de mes grands-parents, au respect qui a guidé leurs
actions jusque dans la mort, mais ma grand-mère n’est
pas en état de se raconter et, plutôt, c’est ma mère que
j’appelle. Je ne cogne peut-être pas au bon endroit, mais
mon besoin est pressant, et mes ressources, limitées.
— Maman, peux-tu me raconter l’histoire de ma
naissance ?
— Encore ?
— Oui, j’en ai besoin.
L’orbe défroqué

Aujourd’hui, on a fini de préparer la chambre du bébé.


C’est modeste, mais fonctionnel. Avec les meubles, la
pièce me semble un peu à l’étroit, mais qu’est-ce que
j’en sais ? Quand j’essaie de m’imaginer la grosseur de
notre fils et de la projeter dans l’espace de sa chambre,
les proportions me rappellent celles d’un avion qui flotte
dans un ciel sans nuage. Et puis, même si la commode
est massive, elle est jolie, avec ses poignées en fer forgé
et sa surface que nous avons décapée au prix d’heures
innombrables. Sur l’un des murs, nous avons peint une
murale. Je le dis en toute modestie, ce n’est pas parti-
culièrement beau, mais nous y avons mis le meilleur de
nous-mêmes. Elle représente une grande plaine au bout
de laquelle s’impose une montagne et, quand la porte est
ouverte, on ne voit plus la montagne. Tout ce qui était
sur notre liste, absolument tout, est complété. Mais ça,
c’est un couple qui n’a jamais connu la parentalité qui le
croit. On verra. Pour l’instant, on a l’impression d’avoir
fait tout ce qu’on pouvait.
L’aménagement de la chambre nous a permis de
réapprivoiser le terreau de notre amour, miné par les
mots foudroyants de notre plus récente dispute. La pièce

127
l’île sans pont

à aménager était un territoire neutre, encore vierge,


où s’entassait tout notre espoir. Peu à peu, au prix de
quelques discussions sincères et après bien des heures
fragiles, nous avons réussi à retrouver une belle har-
monie et, mieux encore, une complicité nouvelle. C’est
parce que je nous sens forts à nouveau que j’ose aborder
avec elle ce projet qui fait vaciller mes fondations.
— Mon grand-père trouve… trouvait que ce serait
bon pour moi de retourner sur l’Île.
— OK. Mais toi, qu’est-ce que t’en penses ?
— Je pense que c’est une idée qui me fait peur.
— C’est peut-être une bonne raison pour y aller.
Un bref silence s’installe. Comme si j’espérais cette
réponse, mais qu’il me fallait néanmoins en mesurer les
conséquences.
— C’est vrai. Mais toi, tu ferais quoi ?
— Je pourrais faire pareil.
— Tu veux venir avec moi ?
— Non, non. Je vais devancer mon congé de mater-
nité. Je t’ai rien dit, mais depuis un bout, j’me dis que je
devrais retourner chez nous aussi.
Mon cœur fait quelques tours sur lui-même. Je
regrette tous les mots que j’ai dits en trop et ceux que j’ai
énoncés trop forts. Sarah semble deviner mon inquiétude.
— Fais-toi-z’en pas, Félix. Je vais revenir.
Ainsi, après avoir reporté le projet un nombre incal-
culable de fois, pendant près de vingt-trois ans, il a suffi
de quelques jours pour que tout soit organisé. Nous y
avons mis tout notre temps et nos pensées, peut-être
pour éviter de changer d’idée et être au plus vite pla-
cés devant le fait accompli. Demain, Sarah partira pour

128
l’orbe défroqué

Akulivik. Elle y séjournera trois semaines et reviendra


juste avant qu’il lui soit déconseillé de prendre l’avion.
Elle s’est couchée tôt et, du salon, je ne l’entends pas,
mais fébrile comme elle l’était aujourd’hui, je doute
qu’elle ait déjà trouvé le sommeil.
Ma mère ne voit pas d’un bon œil le départ de Sarah.
De la voir quitter ainsi pour le pays de l’hiver, à quelques
mois de son accouchement, fait surgir des réminiscences
dont elle se serait passée. Elle m’en a glissé un mot ces
derniers jours, tandis que nous mettions en ordre les
affaires de grand-papa, mais je sais qu’elle n’osera pas en
parler directement à Sarah. Elle regrette encore de l’avoir
confrontée à propos de sa relation avec sa mère.
Quand je saurai Sarah arrivée à bon port et en sécu-
rité, à mon tour, je mettrai le cap sur l’Île. Ça me semble
irréel, plus grand que nature, mais j’essaie de ne pas y
penser, pour éviter d’angoisser. Plutôt, je laisse mon
esprit vagabonder par la fenêtre. Une neige légère tom-
bée hier a résisté à la nuit, puis au jour, et c’est elle que
je regarde, étincelante sous les lampadaires, couverture
sur les chars, tapis dans la rue, foulard dans les arbres.
C’est magnifique.
Assis dans le salon, nu sur une couverture, je m’évade
dans le vide du ciel, qui abandonne encore quelques
flocons, comme si les nuages vidaient leur fond de tiroir
après le grand ménage de la veille. Je me sens en vie. Plein.
Il n’y a pas un morceau de ma chair qui ne soit avivé,
alerte à l’instant. Les paroles d’un gospel me viennent
aux lèvres, qui promettent le salut d’un renouveau, d’un
passage, et dans cette nuit blanche de neige, je chante.

129
l’île sans pont

Ma tisane refroidit, expire ses derniers arômes


d’orange. Grand-papa entre, trouve sa place en moi, dans
cet endroit qui n’existe pas ailleurs, quelque part entre la
volonté et les souvenirs. Déjà il essaie de me convaincre
qu’il ne s’est pas réfugié dans les cendres de son urne, que
les limites que j’imagine sont erronées. Sa route ne s’est
pas interrompue : elle a changé de cap. La mienne aussi
sera appelée à bifurquer, et il me murmure de ne pas
lutter contre le mouvement. Ce n’est pas parce qu’on se
déplace que tout fout le camp. On choisit les gens qu’on
emporte avec soi, c’est tout.
En apesanteur artificielle, je deviens la poussière qui
flotte dans l’espace. Je ne suis plus rien qui vaille, à peine
quelques atomes, et ma carapace se fend. Sa première
fissure résonne dans l’espace, puis les échos s’acharnent
et elle craque, se morcèle et se répand sur le plancher. La
lourde chape sur mes épaules vient de s’envoler. Je suis
un chaos, plus aucune règle ne tient et, enfin, j’ai le désir
de me laisser transformer.
troisième partie

Les sillons d’autrefois

Notre vrai visage, destiné à être vivant dans


le mystère de la mort.
Simona Sora, Hôtel Universal
Douce dérive

On croirait que mon inconscient a répété chacun de ces


gestes depuis toujours, afin que je sois prêt à ce moment.
Comme si une force avait pris le dessus sur mon insécu-
rité et m’avait mené ici, les doigts bourrés du fourmille-
ment de l’adrénaline, serrés sur le volant, au milieu du
trafic. Ce n’est pas moi qui ai fait mon sac à dos, refermé
la porte de mon appartement, souri au commis pour la
location de la voiture, embrayé en première vitesse et mis
le cap à l’est, dans une mécanique parfaite, huilée pour
que rien n’accroche et ne me fasse douter, ne serait-ce
qu’un instant, de la suite des choses. Ce n’est pas moi.
C’est un réflexe, un désir enseveli.
Des crampes m’assaillent, symptômes d’une lutte
intérieure, mais la vitesse me soustrait à moi-même.
J’avance, et au bout d’un long moment, dans un bref
instant de lucidité, j’en prends conscience : Montréal a
disparu derrière. Tout ce qui m’intéresse, désormais, est
devant.
Une pluie légère me surprend dans les courbes de
Trois-Rivières, là où l’autoroute surplombe la ville et
que l’air est vicié par les émanations de l’usine papetière.
J’aurais préféré la chorégraphie dansante de la neige,

133
l’île sans pont

mais il faut désormais s’attendre à tout en mars, et puis


je ne déteste pas ce fracas léger et continu sur le pare-
brise, qui me rappelle à l’intimité de mon habitacle. Bien
que fine, la pluie ralentit le trafic et je cherche à gagner
la voie de gauche lorsqu’un gars me double. L’occasion
est belle pour accélérer encore, rouler dans son sillon et
me mettre au diapason de sa vitesse.
La quarantaine, une légère calvitie, les cheveux cou-
pés très court, une barbe de quelques jours. Pas de siège
de bébé sur la banquette arrière, personne sur le siège
du passager, un rack à skis sur le toit et un peu de rouille
sur les ailes. Un char de classe moyenne, une Toyota
grise qui, normalement, passerait inaperçue. Il n’y a ni
autocollant dans la lunette arrière, ni « This car climbed
Mt. Washington » sur le pare-chocs, ni le poisson des
« Born Again Christians » : je ne sais rien de lui, sinon
qu’il roule devant moi à 130 à l’heure sous l’averse et
que j’ai envie de le suivre. C’est mon ouvreur de route. Il
balise le danger, m’offre un espace de liberté où je peux
me défouler sans me soucier de la loi ou des virages
prononcés.
Le temps est flou, perdu dans des limbes qui séparent
deux mondes, mais il est aussi précieux, dernier rempart
avant le précipice qui m’attend. Il y a longtemps qu’on
a croisé une voiture de police, et lorsque la voie déboule
sur une longue descente devant nous, je me dis que le
moment est bien choisi de rendre la politesse au chauf-
feur de la Toyota, de prendre à mon tour la responsabi-
lité de nous frayer un chemin. Je le déborde en lui offrant
un sourire. Il hoche la tête. La route nous appartient et,
sans plus de cérémonial, nous voilà devenus complices.

134
douce dérive

Nous retrouvons la longue côte, passé Beaupré, qui


annonce le début de Charlevoix et de son relief. Je cherche
le fleuve, fouille à travers l’épaisseur des conifères, esca-
lade les montagnes enserrées les unes aux autres. J’erre
dans le paysage. M’oublie. Soudain, un klaxon me sort
de mes rêveries, celui d’une voiture en sens contraire. Je
donne un coup de volant effrayé, chaque fibre de mon
corps devenue alerte, mon cœur au grand galop et mon
être traversé par quelque chose comme un accident évité
de justesse. Le klaxon insistant se perd dans le lointain,
et le dédale de la route découpée à travers le bois me
ramène à elle. Je ne la lâche plus, même si la tentation de
noyer mon regard dans le fleuve est grande.
À nouveau, j’épouse le serpent des montagnes, profite
des ondulations parfaites. Mon compagnon de voyage
est toujours là et nos carrosseries sifflent le paysage, tan-
dis que nous nous passons le relais de l’ouverture de la
balade. Enfin, Baie-Saint-Paul se déploie devant, bouche
grande ouverte contre le fleuve. Derrière, mon copain
lève le pied et signale à droite, son clignotant comme
autant de clins d’œil. J’effectue un appel de phares en
guise d’adieu. Au moment où il s’engage dans un rang
secondaire, il m’envoie la main, le bras hors de la fenêtre,
puis les montagnes l’avalent.
C’était Benoît ou Christian. Peut-être Andrew. C’est
un inconnu, mais dans l’amorce de cette course éper-
due, je le sens qui existe. À l’abri de mes préjugés et de
mes peurs, je me sens battre en l’autre, dans cette vie
qui nous fait semblables et nous porte vers l’amour et la
tendresse. L’histoire d’une rencontre n’est jamais banale,
même dans un petit char gris.
Les retrouvailles

J’ai rendu la voiture dans une succursale de la compa-


gnie de location un peu plus tôt et, pressé d’arriver, j’ai
profité du lift d’un camionneur, qui m’a mené à quelques
centaines de mètres du fleuve. De là, il ne me restait plus
qu’à descendre la longue côte, abrupte, laissant mon être
débouler jusqu’à la rive. Et me voici enfin devant elle, cette
miraculée du fleuve, acharnée dans l’étau de l’eau, ancrée
dans un Saint-Laurent élargi à cette hauteur. Ce n’est
pas une irruption, mais une force tranquille, pérenne et
majestueuse, aussi grandiose que les géants cumulus dans
le ciel. Vingt-trois ans plus tôt, elle disparaissait derrière
moi qui lui tournais le dos : la voici immense.
Le fleuve est peu agité et je suis surpris de le trouver
aussi dégagé. Il ne reste pratiquement plus de traces de
l’hiver : les rives ne sont pas gelées, et à peine quelques
floes balaient la surface de l’eau. Au quai, un homme
pêche à la moulinette. Une chaloupe est amarrée tout
près et, plus loin, deux massifs bateaux de pêche.
— C’est à vous ?
Je dis ça en pointant du doigt les deux grosses embar-
cations, en espérant que l’homme ne m’en veuille pas
d’avoir rompu le silence sacré de la pêche.

136
les retrouvailles

— Ben oui, toi. Je suis roi de France aussi.


Ses lèvres ont à peine bougé, camouflées dans sa
barbe épaisse, mais dans le fouillis de ses traits creusés
par le temps, une fossette est apparue à la commissure
de ses lèvres, trahissant le sourire flegmatique d’un
pince-sans-rire.
— Alors ça vous va si je vous laisse vos navettes et
que j’emprunte la chaloupe pour aller à l’Île ?
— Je peux t’emmener, si c’est pour un aller simple.
L’homme habite donc l’Île et je me demande ce qu’il
fait ainsi sur le continent. Est-ce pour mieux l’admirer ?
Ou parce qu’il préfère s’extirper de ses mailles serrées et
ne la retrouver qu’à la tombée du jour, quand la noirceur
lui redonne un relatif anonymat ? Je suis curieux et, moi
aussi, je vais à la pêche.
— Ça mord pas ?
— Ça mord. Mais j’ai bon cœur. Je préfère les rejeter
à la mer.
Je veux lui demander à quoi bon mouiller sa ligne,
dans ce cas, non par réelle curiosité, plutôt pour entre-
tenir une conversation polie, mais il enchaîne aussitôt,
comme s’il avait lu dans mes pensées.
— On a toujours un regain de vie après avoir croisé
la mort. Dans le fond, c’est un service que je rends aux
poissons. T’es prêt ?
Lui aussi se demande qui je suis. Sa façon de me toi-
ser avec curiosité ne trompe pas.
— Presque. Le camion de déménagement devrait être
là dans quelques minutes avec le reste de mes affaires.
Je reste placide, les lèvres retenues pour me présenter
en égal sur son terrain de jeu. J’espère gagner ses faveurs

137
l’île sans pont

et égarer sa curiosité. Révéler tout de suite mon identité


risquerait de susciter quelque chose qui me dépasse et
je ne suis pas prêt à ça. Heureusement, l’homme sourit
à pleines dents et m’invite à le suivre. Aux abords de la
chaloupe, il me tend la main, comme à quelqu’un qui
ne serait pas habitué à la mer. Mon orgueil fait rougir
mes joues, mais j’accepte son offre, une solide poigne
qui, lorsque mon pied rejoint la cale du bateau et la sou-
plesse de l’eau, m’évite de perdre l’équilibre. L’homme
sourit à nouveau, accepte mes remerciements avec une
fierté gênée. Enfin, le moteur toussote et vrombit, l’air
se noircit de fumée et une forte odeur de gaz se répand,
toxique mais agréable, qui éveille des souvenirs.
Un vent puissant souffle de l’ouest et l’embarcation
tangue dangereusement. Le pêcheur garde une main
ferme sur le manche du moteur, prenant les vagues de
front. De temps à autre, il me dévisage, sans un mot,
curieux de mon mystère. Le gros sac à dos entre mes
jambes et ma façon de regarder les remous du fleuve
comme une menace me trahissent : je n’ai pas l’habitude
de cette traversée.
— Qu’est-ce qui t’amène par chez nous ?
— Je suis venu écrire.
C’est l’excuse que je lui balance sans hésitation.
— C’est un bel endroit pour ça. Y’a beaucoup d’ar-
tistes qui viennent d’ici, d’ailleurs.
Je ne m’en étonne pas. La beauté vulnérable qui
émane de l’île rappelle celle au cœur des plus grandes
œuvres.
— Vous connaîtriez pas une place où je pourrais res-
ter quelque temps ?

138
les retrouvailles

— Peut-être. Va demander ça aux Racine. Ils habitent


la maison bleue à côté de l’épicerie, pas loin de la pointe.
Tu peux pas la rater.
Je n’imaginais pas que ce serait aussi facile. Au
contraire, j’appréhendais une montagne d’obstacles. J’ai
même cru que je mettrais des jours avant de trouver
quelqu’un pour m’emmener sur l’Île, et soudain, mon
arrivée me semble si proche que devant la concrétisa-
tion de mon retour, une force surgit et serre le poing
sur mes poumons. Ou bien est-ce que j’ai perdu l’habi-
tude de ce terrain mouvant, de cette masse d’eau animée
sans relâche qui me garde sur le qui-vive ? Le choc des
vagues sur la coque, les éclats d’eau et le vent hérissent
ma peau froide, y font naître la chair de poule. Le tan-
gage du bateau et l’insondable profondeur des eaux me
bousculent. L’homme avait raison : je suis ici étranger.
Mon regard traîne sur la surface de l’eau lorsqu’il
apparaît, à une centaine de mètres de l’embarcation : un
béluga. Mon corps se dresse vers l’apparition, excité, mes
yeux la cherchent, mais rien, seule l’écume produite par
l’agitation de l’eau et son impénétrable profondeur, d’un
bleu presque noir. Toute une vie y grouille, que mon père
me racontait, lors de nos balades en mer.
— Là là là ! Des bélugas !
— Non, Félix. C’est des moutons.
— Ben là, des moutons dans l’eau ?
— C’est une expression. C’est pas vraiment des mou-
tons, mais ça ressemble, tu trouves pas ?
— Bah. Je trouve que ça ressemble à des bélugas.
L’île n’est plus une masse abstraite, mais elle s’im-
pose devant moi, trop large pour être embrassée d’un

139
l’île sans pont

seul regard. Au moment où l’homme ralentit la cadence


pour l’aborder avec douceur, une secousse traverse mon
être. Dans ces quelques mètres qui me séparent de l’île se
trouvent encore, comme compressées par le chemin par-
couru, chacune des années qui m’ont retenu loin d’elle.
— Je te laisse ici. Tu seras plus près des Racine. Dis-
leur que c’est Légaré qui t’envoie.
Je le remercie d’un geste de la main et la marée me
cueille. Le fleuve se déroule devant moi, tapis rouge de
service. La grève s’étend à perte de vue, où quelques
immenses roches, habituées à l’air frais, montent la garde
sur une vie qui, bientôt, sera recouverte par l’empire de
l’eau. Pantalon relevé et pieds nus, j’avance dans une eau
glacée en évitant les cailloux. De part et d’autre, vent et
fleuve me chargent, tandis que les oiseaux piaillent, me
souhaitant bon retour.
La terre sous mes pas est ferme et mes pieds s’y
enfoncent à peine. Pas encore tout à fait sur l’île, déjà je
suis dans les traces de mon enfance.
— Papa ! Maman ! Regardez, je marche sur l’eau !
N’importe quel enfant aurait couru, mais moi, je
marchais, intimidé et fasciné par l’eau, ne m’y glissant
qu’avec douceur et respect, et encore aujourd’hui, je
suis incapable de courir, même si derrière moi la marée
galope et conquiert la terre. Les paroles de mon père,
encore, résonnent.
— Respecte le fleuve, Félix. Y suffirait de pas grand-
chose pour qu’il nous avale d’un coup.
Ma fébrilité grandit, un désir de rire surbrodé du
fil noir de l’angoisse. Le soleil est dissimulé derrière les
nuages, où s’entasse une pluie qui ne semble pas pressée

140
les retrouvailles

de tomber. Depuis le temps que je suis obnubilé par l’Île,


c’est seulement ici que je réalise que je suis aussi venu
me frotter au fleuve. Il faut que je sniffe ses entrailles,
que je caresse la vie qu’il abrite et, plus encore, que je
sente sa menace, le souffle de sa marée qui, en quelques
minutes, pourrait me recouvrir. Je suis ici comme nulle
part ailleurs, et debout sur la frontière que se disputent la
terre et le fleuve, j’observe toute l’énergie qu’ils déploient
à repousser leurs limites mutuelles.
Le front au vent, le cul au sec sur une roche, j’ai les
pieds qui frissonnent. Le fleuve reprend ses droits, et de
là où l’île émerge pour la dernière fois avant de capituler
sur le fleuve, je tarde à bouger, figure de proue pétrifiée.
Après m’être si longtemps perdu dans le cœur du bruit
et la parade de la foule, me voici, minuscule devant ce
spectacle.
J’ai une pensée pour Sarah. Que préférerait-elle ? La
marée basse, qui laisse sourdre une langue de terre où
grouille une vie amphibienne, la mise à nu des rochers
et la création de petits bassins d’eau qui conservent
jalousement une part de mystère ? Ou la marée haute,
l’impression d’une eau égale et lisse, une étendue vaste
de secrets bien gardés, dont certains apparaissent, par-
fois, dans la décharge des vagues ? Sarah, chose certaine,
est une marée haute. Il n’est pas facile d’avoir accès à ce
qui gronde en elle, mais au moins, on n’a pas à craindre
une soudaine montée des eaux, qui nous laisse interdit
et momentanément esseulé face à une force inattendue.
Je reprends ma marche et essaie de trouver la part de
moi-même qui appartient à ce lieu. Je ne peux pas me
nommer îlien, ma définition y échappe, mais il y a ici le

141
l’île sans pont

fil coupé de mon histoire. J’ai si souvent trimé tout ce qui


dépassait, tenté de tout définir, de circonscrire, oubliant
qu’à trop vouloir simplifier des éléments complexes, on
crée de nouveaux paradoxes. Pour preuve cette île que
l’on nomme par la terre qui la constitue, négligeant que
c’est par l’eau qui la cercle qu’elle est définie. Sur le conti-
nent, on la dit refermée sur elle-même, mais lorsqu’on s’y
trouve, où que l’on soit, l’île s’offre le monde en spectacle.
Sur ma droite, la rive nord aligne ses terres colorées,
perpendiculairement découpées par rapport au fleuve
et déchirées en son milieu par la rivière du Gouffre qui
se jette, éperdue, en une magnifique chute. Il faut plis-
ser les yeux pour deviner les bâtiments du village qui
peuplent la berge, et encore un peu, je balaie du regard
ces points de couleur espacés, à la recherche de la maison
des Riverin. Enfin, l’église et son clocher imposé au décor
gagne mon attention.
De l’autre côté, le fleuve se déploie plus largement et
nous offre le seul relief de ses moutons d’eau. La rive sud est
une lointaine vision, des formes abstraites, offertes comme
autant de nuages où les rêves peuvent vaquer librement.
De partout monte l’odeur du varech et de l’eau iodée, qui
charrie le chant des baleines et le ballonnement des cargos.
Les yeux fermés, même lorsque le fleuve est calme et que
les vagues cessent de frapper la côte, ce parfum nous rap-
pelle à cette eau qui a fait plusieurs fois le tour de la planète
et qui, ici, nous sépare du reste du monde.
Ma mère, qui était venue s’installer ici par amour
pour mon père, détestait cette façon qu’avaient les plus
vieux de séparer ainsi l’île du continent. C’était comme
si on lui imposait une frontière en elle-même et que sa

142
les retrouvailles

propre identité s’en trouvait fissurée. Tandis que je mets


le cap sur le village et les quelques maisons qui se pro-
filent au loin, j’ai l’impression de m’enfoncer dans ma
version de cette fissure.
Ici, mon être se dédouble, juxtaposant l’enfant que
j’étais et l’homme que je tente d’habiter. L’homme en moi
cherche son aplomb, et l’enfant, lui, vient de repérer cette
immense roche, autour de laquelle la bande avait l’habi-
tude de se réunir. Depuis, quelqu’un lui a peint des yeux,
immenses et cernés, nostalgiques, qui évoquent l’ennui
d’être un caillou, mais c’est elle, sans aucun doute. C’est
appuyé sur ce rocher que nous devions compter jusqu’à
trente – de un à dix, trois fois, pour les plus jeunes –
avant de nous lancer à la poursuite des autres, cachés
dans le boisé tout près. C’est là que les vieux, pendant la
nuit, venaient faire des drifts avec leurs chars montés et
que le lendemain, sur nos modestes vélos, nous freinions
sur leurs traces, signalant notre présence et trahissant
notre envie d’être déjà grands. Enfin, c’est aussi là que,
parfois, nous restions sur la grève à contempler le fleuve,
discutant de tout et de rien. C’était alors à qui avait la
plus croustillante histoire, triviaux savoirs d’enfants qui
cherchent à comprendre.
— Ma mère dit qu’il y a une sorte de poissons qui
vit en groupe. C’est comme un arbre immense qui nage
ensemble, des dix et des dix et des dix, gros comme ça,
pis que parce qu’ils sont si autant, ils réussissent à se sau-
ver des baleines qui veulent les avaler.
— Oui, mais les baleines, c’est pas le plus dangereux.
Y’en a une sorte que chaque fois qu’elle ouvre la bouche,
elle avale l’équivalent de dix bains d’eau du fleuve.

143
l’île sans pont

— On dit pas bouche, on dit gueule.


— Je m’en fous, je dis bouche si je veux. En tout cas,
mon père dit que si la police nous laisse plus les manger,
ils vont être tellement trop qu’il y aura plus assez d’eau
dans le fleuve pour pouvoir faire du bateau.
Chacun voulait apporter quelque chose de neuf au
clan, une connaissance que les autres n’avaient pas et qui
pourrait les impressionner. Quelques-uns ne se gênaient
pas pour inventer ou exagérer, mais cela nous importait
peu : à travers ces histoires, le monde se révélait fascinant
et alimentait notre désir de le découvrir. Déjà nous avions
nos personnalités, mais nos mots et nos gestes ne mesu-
raient pas bien leur portée, et il arrivait que, sans gêne,
nous déclamions les ragots que nos parents s’échangeaient
lorsqu’ils se croyaient à l’abri des oreilles indiscrètes.
— Ma mère dit que ton père est un lacolique et que
si y’avait de la bière dans le fleuve, ça ferait longtemps
qu’y se serait noyé.
C’est vrai que le père d’Audrey buvait beaucoup. Et
parce que tout se savait toujours sur l’Île, parce que tout
événement, qu’il soit trivial ou tragique, était systémati-
quement commenté, il arrivait souvent qu’Audrey doive
répondre des actions de son père. La plupart du temps,
honteuse, elle rougissait, et c’est moi qui montais au
front pour la défendre.
— Si ta mère s’occupait de toi, des fois, elle aurait
moins de temps pour espionner les autres.
— Même pas vrai.
— Tsst.
Audrey n’hésitait jamais à me prêter main-forte, elle
non plus. C’était mon alliée, celle qui, sans les mots, me

144
les retrouvailles

comprenait. Auprès d’elle, il y avait le repos de n’avoir


rien à prouver. Il n’était pas question de la séduire ou
de gagner son cœur, parce que son cœur était le mien
et que mon bonheur dépendait du sien. Quand je suis
arrivé à Montréal, plongé dans une nouvelle vie, je me
suis ennuyé de l’Île, je me suis découragé de ne pas réus-
sir à retrouver la sécurité d’un clan, mais plus que tout,
c’est Audrey qui m’a manqué. Et aujourd’hui, qui sait,
peut-être que je marche dans ses pas.
Le camp de base

Le bonhomme Racine n’est pas très bavard. Du genre à


préférer l’observation silencieuse à la parade des mots. Il
n’a pas de maison à louer, et l’évocation du nom de mon
batelier semble l’agacer. Il me rétorque qu’une maison, il
en a une, mais elle est à vendre. Ce n’est pas un mauvais
bougre pour autant, et il me prévient que c’est une vieille
piaule, laissée en l’état depuis la mort de sa mère, il y a
une dizaine d’années. Je prends la balle au bond.
— Je vous la prends pour trois semaines en échange
d’un peu d’amour, alors ?
— Pardon ?
— Je veux dire que je pourrais donner un peu
d’amour à votre maison. Dans un mois, vous aurez gagné
au change.
Alors que je suis déjà intimidé par l’homme, ce qui-
proquo crée un malaise qui nous replonge dans le silence.
Au bout d’un moment, comme par dépit, il m’invite.
— Donne-moi quelques minutes, je te montre ça.
C’est à côté de l’église.
L’église se trouve à une quinzaine de minutes de
marche. Contrairement à tous ces villages où on l’a
juchée sur un talus qui la fait s’imposer aux autres

146
le camp de base

bâtiments, elle est sise dans un creux de la terre. Juste en


face se trouve une humble maison, jouxtant le cimetière
qui, lui, surplombe le fleuve. En l’apercevant, je tressaille.
Cette maison remue quelque chose en moi que je n’arrive
pas à identifier. Et puis M. Racine m’enjoint de le suivre,
mettant mes hésitations en sourdine.
La baraque ne paie pas de mine, honteuse derrière
une végétation de broussailles et d’arbres dénudés qui,
au plus fort de l’été, doivent avaler la structure de leur
feuillage. En dépit de son apparence sordide, elle garde
la pose, solide sur ses fondations. Le balcon craque sous
nos pas, la serrure résiste, et il faut plusieurs bons coups
d’épaule pour que la porte vire enfin sur ses gonds. La
poussière flotte dans une grande pièce, charmante, consti-
tuée d’une cuisine, d’une salle à manger et d’un salon,
au centre duquel se trouve un poêle à bois. Fonctionnel,
m’assure Racine. Une salle de bain est attenante, ainsi
que deux chambres, dont l’une, la plus petite, est meublée
d’un lit bien fait, où chaque pli semble avoir été calculé
avec minutie. Un nuage s’en dégage lorsque je m’assieds
dessus et les ressorts grincent, brusquement éveillés d’un
long sommeil. Je m’allonge un peu plus, comme si j’étais
déjà chez moi, mais regrette aussitôt mon geste et, pour
me défaire de mon malaise, je dis :
— C’est parfait pour moi.
M. Racine éternue deux fois avant de me donner
une poignée de main vigoureuse, le regard planté dans
le mien, comme s’il y cherchait l’assurance de faire une
bonne affaire. Sans un mot, il me remet les clés. Un large
sourire se glisse sur mon visage, comme si on venait de
me donner accès à une boîte magique et que l’avenir

147
l’île sans pont

redevenait une grande surprise. Mon bonheur est mani-


feste et suffit à libérer le tracas des traits de son visage.
— Il fait frette ici d’dans, je vais t’emmener que’ques
bonnes bûches pour te partir.
Ses yeux balaient nonchalamment l’espace et, sur
ces mots, il part, laissant la porte ouverte derrière lui.
Ce n’est ni omission ni impolitesse, plutôt une façon
de m’inviter au décor qui s’offre par l’ouverture de la
porte.
Par-delà le balcon à la peinture écaillée, le cimetière
se découpe un peu plus bas, ses tombes liées au sol, éta-
lées en rangées, comme les sillons d’une terre cultivée.
Au loin, sur une légère élévation de la terre, les pierres
les plus lointaines donnent l’impression que le cimetière
se prolonge jusque dans l’eau, dans ce fleuve en sfumato
derrière, ne laissant rien voir de sa colère, nourrie depuis
des siècles par ce récif qui refuse de se transformer en
plage.
La journée a été longue, mais me voilà assis sur le
perron, mirant le fleuve et les dernières lueurs du soleil
qui s’étendent dans la perspective de l’horizon. Ma vue
est libre de se lancer dans l’espace, de parcourir des kilo-
mètres et des kilomètres de ciel, d’eau et de montagnes
et, dans ce monde aéré, loin des corridors étroits de la
ville, j’ai l’impression de respirer enfin. Ça fait du bien.
J’ai trimballé une bonne bouteille dans mes valises :
son heure est venue. Le moment est parfait pour lire le
courriel que Sarah m’a envoyé plus tôt aujourd’hui et,
d’un geste de mon verre, je salue la beauté du paysage et
plonge dans ses mots.

148
le camp de base

Félix,
Je suis heureuse d’écrire ton nom. Félix. Ça faisait
longtemps. Quelques jours, c’est déjà trop long. Ce matin,
le ciel est clair au-dessus de la maison et j’ai réussi à attra-
per quelques barres de connexion pour t’écrire, enfin.
Quand même, disons-le, je n’ai pas vu le temps pas-
ser depuis mon départ. Les nombreux vols, les longues
escales… Je regrette de m’être compliqué la vie pour sau-
ver un peu d’argent. Heureusement, ma bedaine ne laisse
planer aucun doute, et j’ai eu droit aux meilleurs égards
des gens en général.
Je suis arrivée fourbue. J’étais anxieuse de retrouver
mes amies, de revenir sur cette terre qui m’a vue naître,
mais je ne m’attendais pas à ce que j’y ai d’abord trouvé.
J’aurais dû, pourtant. Ce n’est qu’en apercevant le modeste
aéroport d’Akulivik que ça m’a frappée.
Ma mère n’avait pas encore la trentaine quand elle a
quitté Montréal pour venir ici, et quand la porte de son
avion s’est ouverte sur le tarmac, c’est la main sur son
ventre qu’elle y a fait ses premiers pas. Bêtement, c’est là
que j’ai réalisé que je suivais ses traces, au moment où, à
mon tour, je suis enceinte. J’ai tenté de me projeter dans la
fébrilité qui devait l’animer, le doute et, peut-être, l’excita-
tion. Ça fait longtemps que je n’avais pas ainsi perçu ma
mère : courageuse, forte et vulnérable, tout à la fois.
Je me tenais droite devant la structure de bois fraî-
chement repeinte de l’aéroport, qui fait office à la fois de
tour de contrôle, de centre d’enregistrement et de dépôt
des bagages, et je regrettais chaque fois où j’ai pu haus-
ser la voix à son endroit, où j’ai pu être impatiente ou
condescendante. Je lui dois tout. Je lui dois la vie, cette

149
l’île sans pont

force tranquille et résiliente, cette capacité d’adaptation…


Soudain, je ne me sentais pas l’envergure, le don de soi et
l’abnégation pour être à sa hauteur. La tour de contrôle
guettait le ciel vide et moi, j’étais toute menue, repentante.
J’aurais voulu que tu sois là.
J’étais fâchée contre toi ces dernières semaines, mais
je t’ai senti revenir vers moi, vers nous, et je sais que tu ne
trahiras pas ma confiance. Ma mère n’avait pas quelqu’un
sur qui compter. D’ailleurs, ne t’en fais pas : j’emprunte la
même route que ma mère, mais je n’ai pas l’intention de
l’imiter et d’y rester quatorze ans. Ma vie est là-bas, au
Sud, désormais, avec toi.
Enfin, tandis que j’étais plantée là, le cœur en cha-
made, l’estomac brouillé et les jambes molles, luttant
contre mon sentiment d’imposture et admirant sans
mesure le courage de ma mère, j’ai senti une main se
poser tendrement sur mon épaule : Meeko. Je me suis
mise à pleurer, toutes valves ouvertes et mon corps pris
de spasmes. J’étais pitoyable, mais c’était parfait. Le fait
d’être vulnérable m’a recentrée sur le moment présent.
Meeko n’a fait ni une ni deux et m’a prise dans ses bras,
et aussitôt, ça a été comme avant, comme si rien ne nous
avait séparées. Elle était chaleureuse et ouverte, elle m’a
félicitée et nous nous sommes mises à discuter, comme si
le temps nous était compté pour rattraper celui que nous
avions perdu.
Ça bouge beaucoup à la maison. Ses quatre enfants
déplacent de l’air, mais ils sont adorables. Chaque soir,
ils prennent le temps de bercer notre fils de leurs chants.
Il les a aussitôt adoptés et répond en gigotant. Je regrette
de n’avoir pas emporté un enregistrement de ta voix.

150
le camp de base

Pourrais-tu tenter de m’en envoyer un ? Je doute que la


connexion soit suffisante, mais qui sait ?
Je dors dans un lit simple que m’a offert la plus grande.
C’est une fan de Star Wars, et son réveille-matin est un
immense masque de Darth Vador qui me regarde quand
je dors. J’avoue préférer la douceur de ton regard.
Je sais que tu dois partir aujourd’hui pour l’Île. Je
t’imagine fébrile. Prends tout, laisse émerger en toi cet
univers que tu avais remisé. Mais surtout, prends soin de
toi. J’ai hâte de te retrouver… en un morceau.
La prochaine fois, je te raconterai la neige. En atten-
dant, je t’envoie des flocons.
Je t’aime,
Sarah
La maison de la Veuve

J’ai dormi très longtemps et me cherche encore, égaré


dans mes rêves. Le soleil danse sur les particules de pous-
sière. Dehors, un moineau dispute l’espace à deux cor-
neilles, duel inégal commenté par les cris bigarrés des
oiseaux pêcheurs, au loin. Enfin, mon corps se lève, sans
empressement.
J’ai pensé à trimballer ma cafetière de camping et un
sac de café, mais après un moment, c’est la faim qui me
tenaille. Il faut dire que je n’ai pas vraiment soupé hier,
trop excité par mon arrivée. La perspective de me frotter
aux autres m’ajoute des papillons, mais tôt ou tard, il
faudra bien passer outre ce caprice. Le temps d’enfiler
mes vêtements de la veille, je suis parti.
Le temps est doux. Trop pour la saison, croirais-je,
mais c’est peut-être moi qui suis en décalage. Les maisons,
les arbres, les odeurs, les points de vue sur le fleuve : je ne
reconnais rien. Mon esprit cherche quelque chose qu’il
ne saurait nommer et, à force de ne pas trouver, il se met
à errer, traversé par les sentiments que Sarah a partagés
avec moi. Je pense à nos histoires déchirées par l’exil, puis
raccommodées en ville. Notre fils n’est pas né encore que
déjà ses racines s’étendent dans une généalogie écartelée.

152
la maison de la veuve

Je ne sais pas comment nous nous y prendrons, mais j’ai-


merais qu’il ait en lui à la fois la paix d’un lieu bien à lui,
et un lien ouvert avec nos territoires à nous.
Mes pensées s’interrompent quand j’arrive à la hau-
teur de l’épicerie, immense dans mon souvenir, et pour-
tant, si menue devant moi. Au moment de pousser la
porte, à la place du tintement habituel, mon estomac
rugit, rongé par les papillons ou par l’autodigestion.
Les allées sont vides. Il y a tout ce que je cherche sur les
rayons, mais les prix élevés me surprennent. À la caisse,
une femme joviale me reçoit. Son regard est aimable et
je l’imagine qui me murmure : Je sais que t’es pas d’ici,
mais sois pas gêné. Et pis t’as un beau sourire. Son accueil
déroute presque mon sentiment d’imposture et pourtant,
lorsqu’elle parle enfin, c’est pour me scier les jambes.
— Faque t’as pris la maison des Racine ?
— Oui. J’suis là pour le prochain mois.
— T’es courageux. J’pense pas que le ménage a été
faite depuis la mort de la Veuve. C’est encore beau que
la maison soit debout ! Tiens, prends donc quelques gue-
nilles pis du produit nettoyant sur mon bras. Ce sera pas
de trop.
J’acquiesce dans un sourire, tentant de ne rien laisser
paraître de ma main qui tremble, la remercie et pars me
réfugier au-dehors, près des arbres, loin des gens, pour
encaisser cette révélation.
La Veuve. Combien d’histoires ai-je entendues sur
son compte ? Celle qu’on voyait jouer dans son jardin
attenant au cimetière et qu’on avait fini par confondre
avec les morts. Survivante de près de trois décennies à
son mari, solitaire malgré tous les enfants qu’elle avait

153
l’île sans pont

élevés. C’était pourtant une femme aimable. La poison-


neuse, la fagoteuse, l’envenimée. La Veuve. Elle générait
un tel effroi que les parents, la nuit venue, utilisaient
parfois son nom pour plonger leurs enfants dans le
silence auquel ils se refusaient. Ces derniers, loin de se
rapprocher du sommeil, s’enfonçaient dans un état de
pétrification, prenant garde d’émettre un bruit qui aurait
été une trahison de leur présence, les transformant en
cibles. Bien souvent, le sommeil qu’ils trouvaient était
agité, peuplé de cauchemars qui s’ajoutaient aux ragots
et cultivaient, malgré elle, l’aura effrayante de la Veuve.
Une fois le choc encaissé, mes jambes se dégourdissent
et trouvent la route qui me ramène à la maison. De part et
d’autre, les terres cannelées s’allongent dans le repos imposé
de la neige. Forcé en avant par le léger faux plat, mon pas
s’accélère jusqu’à cette demeure avalée par les stèles qui
la cerclent. La maison de la Veuve, cimetière intérieur où,
pendant si longtemps, on avait entreposé les morts.
Son mari, l’Ancêtre Racine, était le premier de sa
lignée à s’installer sur l’Île. Sa femme avait une jambe plus
courte que l’autre et, pour lui éviter de longues marches
les jours de messe, il avait bâti sa maison le plus près pos-
sible de l’église. Or, la terre qui jouxtait la maison était
mauvaise, et même si la communauté était généreuse,
partageant avec sa famille le fruit de son labeur, Racine
avait son orgueil.
Il avait fallu encore plusieurs années de maigres
récoltes pour qu’enfin il abdique sa terre, sans pour autant
renoncer à son territoire. On racontait qu’il s’était alors
proposé pour assurer le poste de fossoyeur, gagnant ainsi
un salaire qui lui avait permis d’assurer la subsistance de

154
la maison de la veuve

sa famille. Mais l’appétit de celle-ci grandissait au fil des


ans, à mesure que s’ajoutaient des bouches, des estomacs,
des âmes, et bientôt, il avait dû offrir de nouveaux ser-
vices pour obtenir davantage du village.
Pendant un été entier, il avait creusé le sous-sol de sa
maison, charriant seul la terre de la cave jusqu’au bout
de son terrain et, quand le village tout entier avait été
prêt à croire que l’Ancêtre était devenu fou, sa raison
asséchée par sa propre terre, il avait proposé au conseil
municipal d’entreposer les corps de ceux qui, l’hiver
venu, mourraient.
La technologie de l’époque ne permettait pas de
creuser le sol gelé, mais on désirait néanmoins que les
morts aient un endroit à l’abri en attendant d’être inhu-
més dans le respect des rituels. La proposition de Racine
avait été tièdement accueillie, parce qu’on craint ceux qui
acceptent de prendre en charge ce qui nous effraie, mais
il en tira un excellent salaire. Et ainsi, hiver après hiver, il
entassa les cadavres dans sa cave jusqu’à sa propre mort,
survenue au jour le plus froid de février, par une ironie
que le sort se réserve parfois. Ses descendants refusèrent
de reprendre l’entreprise, et l’Ancêtre fut le dernier à
faire le piquet, bien gelé dans la cave, avant de trouver le
repos compostable des vers du cimetière. Mais bien après
son enterrement, malgré le froid qui maintenait les corps
gelés, une odeur colla à la peau de la famille Racine, qui
fît naître les pires ragots. On récolte ce qu’on a semé.
Au moment où je franchis le seuil de la porte, j’ima-
gine toutes les légendes qui, nourries par mon arrivée,
reprennent vie. Quel ascendant cette maison aura-t-elle
sur moi ?
Pas à pas

Le vent profite de l’étanchéité perdue des fenêtres pour


se glisser à l’intérieur et faire onduler les rideaux lourds
de poussière. Dehors, il remue les branches de l’arbre
jouxtant la maison, dans un frottement qui évoque un
balai sur une cymbale. Le ciel offre son refrain de bleu et
ses couplets de nuages, les oiseaux y chantent leur ritour-
nelle et le fleuve respire sur la plage d’un souffle régulier.
Ce petit jazz du quotidien encercle la maison, mais en
dépit du calme qui habite l’espace extérieur, les pièces
se refusent au repos, comme dérangées par mes vagues
efforts ménagers.
Au milieu du salon, le dos appuyé sur la fonte épaisse
du poêle à bois, j’attends une paix qui ne vient pas. Je
regarde l’inlassable va-et-vient des navires de commerce,
pétroliers et porte-conteneurs. Parfois, le train rugit sur
l’autre rive, sa sirène ululant dans le choc de sa ferraille
contre celui des rails. De loin, on croirait qu’il avance à
basse vitesse, peinant à charrier sa myriade de wagons,
mais il doit en vérité siffler le paysage à vive allure. Tout
se déroule bien depuis mon arrivée, pourtant je suis
paralysé à l’idée d’aller dehors, de me frotter à mon passé
et aux gens qui s’y sont figés dans mon esprit. Je suis

156
pas à pas

lourd et lent, mais c’est peut-être parce que je m’observe


de loin.
Pour me distraire de mon état, je me lève, arpente les
pièces, sous prétexte d’évaluer les travaux d’entretien à
réaliser en priorité, après ce coup de chiffon qui, mani-
festement, ne réglera rien. Mon pied, d’abord impatient,
devient attentif au relief du plancher, à ces lattes de bois
dont le craquement trouve écho dans la cave. Mes mains
glissent sur la paroi des murs, curieuses des traces que
les existences ont laissées. La Veuve est partout. Dans les
trois plis soignés des draps et des serviettes abandonnés
dans la penderie ; dans la peinture usée autour des poi-
gnées de porte, des tiroirs de la commode, des armoires
de la cuisine ; cette odeur qui persiste dans l’air, délicate
et vive, qui a résisté à l’abandon, à la poussière et aux
saisons. Cette maison, c’est un livre plié aux endroits
où, tant de fois, on a forcé la couverture pour le garder
ouvert. Et son histoire se révèle.
Autour de la table, trois chaises semblent presque
intactes, mais le dossier de l’une est fragile, devenu grin-
çant par l’usure des joints. Le bois est plus lisse là où il
a supporté le poids d’un corps assis et le frottement du
dos. La Veuve, toujours assise au même endroit, seule
souvent, longtemps. Ses enfants habitaient pourtant à
quelques coins de rue.
Combien de femmes ont sacrifié leur jeunesse, leurs
ambitions personnelles et leurs élans amoureux pour éle-
ver des enfants qui, une fois lancés dans la vie, ont oublié
le chemin pour retourner vers leur premier amour ?
Chère Veuve, avais-tu un nom qui t’appartienne en
propre, une histoire où tu existais pour toi-même en

157
l’île sans pont

faisant fi des rumeurs, ou n’étais-tu plus qu’une femme


désertée de son mari et de ses enfants ?
Je cherche sa communion, cherche par ma pensée à
la rejoindre dans la mort, pour la rassurer : elle n’est pas
oubliée. Et puis je pense à ma mère et à ma grand-mère,
veuves elles aussi. Je leur dois au moins quelques visites.
Le temps passe, je croyais rester à l’intérieur par peur
de me frotter au dehors, mais je me demande si ce n’est
pas plutôt cette maison qui exerce une emprise sur moi,
cherchant à me dire quelque chose et à me garder en
elle. Contre ce sentiment, soudain étouffé, il faut que je
sorte. Tant pis pour la paresse du divan, la curiosité de
fouiller les armoires et l’oubli des heures avalées par le
fleuve, je dois retrouver le grand air, calmer mon pouls
syncopé. Enfin, après une longue lutte, je mets le nez
dehors.
Je n’ai rien à craindre : la rue est déserte. La lumière
est enveloppante et mon corps se détend dans sa cha-
leur. J’abandonne mon regard au loin, dans le calme du
relief de l’autre rive et l’éparpillement du vent dans les
arbres nus. Ça va mieux. Quelques maisons s’érigent
peu à peu le long de la route, jusqu’au parc où je jouais
enfant, que je tarde à reconnaître parce qu’on y a changé
les balançoires, effacé les marelles et remplacé le bac à
sable par un module duquel s’étirent quelques glissades.
Les jeux y sont immobiles, patients, et une joie semble
les habiter encore. Pour un peu, je pourrais entendre
des cris percer l’air, ceux des enfants peuplés de plaisir
et ceux des parents, apeurés ou contrariés. Je n’avance
plus, arrêté par mes pensées. Ce n’est pas un souvenir.
C’est un état.

158
pas à pas

J’ai quatre ans et je rêve d’être grand. De manger à


la table des adultes, qu’on cesse de me tapoter la tête en
me disant que je comprendrai un jour, que je n’aie plus
à me tordre le cou pour regarder mes parents, immenses
à mes côtés, qu’on ne m’oblige plus à m’asseoir sur la
banquette arrière de l’auto alors que, de toute évidence,
la vue est nettement meilleure à l’avant et, surtout, qu’on
ne m’impose plus une vision de la justice quand, trop
souvent, ma cause n’est pas entendue, faisant les frais
d’une flagrante partialité. J’ai quatre ans, et même si le
monde des grands m’est étrange, je jure que lorsque
ce sera mon tour, je ferai les choses autrement. Puis le
regard de mon père se pose sur moi, impatient : il est
temps de se remettre en marche.
Perdu dans ses pensées, il marche droit devant en
me tenant en laisse du regard, et son pas rapide me rap-
pelle à ma cruelle condition : il me faut deux foulées et
demie pour chacune de ses enjambées. Avec ma mère,
j’oublie que mes jambes ne sont pas de taille. Même s’il
lui arrive de me héler pour que je la rejoigne, exaspérée
que je m’arrête devant une fleur, que je ralentisse pour
marcher en équilibre sur un garde-fou ou pour bondir
d’une craque de trottoir à l’autre, elle règle généralement
son allure sur la mienne. Mais mon père avance sans flé-
chir et me force à le suivre dans une cadence quelque
part entre la marche rapide et la course.
J’essaie de lui raconter ma journée, de partager
avec lui l’envie d’une aventure ou de l’intéresser à mes
plus récentes déconfitures, mais il me faut très vite
me résoudre au silence pour retrouver mon souffle.
Je marche sans me soucier des craques de trottoir, des

159
l’île sans pont

fourmis qui y logent, des murets sur lesquels jouer au


funambule, effaré, mais heureux et fier. Je marche avec
papa, à la vitesse des grands.
À une intersection, enfin, il s’arrête, même s’il n’y a
aucune voiture, pour m’apprendre à respecter les règles.
Avec sa hanche, il me pousse légèrement sur l’épaule.
Je ne peux pas encore le nommer, mais déjà je sais que
ce geste maladroit dit tout de son amour. J’empoigne
alors sa jambe, avec l’espoir fou de le renverser, mais il
est solide comme le roc et ne vacille pas d’un iota. Mes
efforts l’amusent et il sourit, goguenard. Puis le feu vire
au vert, mon père reprend sa marche sans un regard pour
moi, et je reste planté à l’intersection déserte, stupide et
secoué.
Le vieux rival

Ce matin, je réponds enfin à Sarah.

Mon incroyable amour,


Ton courriel m’a d’abord fendu le cœur. Tu te décris
petite devant la tour de contrôle de l’aéroport et, pire
encore, indigne devant le monument que tu dédies à ta
mère. J’admets que tu lui dois beaucoup et, bien que je ne
veuille rien lui enlever, sache que tu n’as pas à rougir de
la femme que tu es et qu’au contraire, tout ce que tu es
honore ce qu’elle a accompli. Je peux t’imaginer sur le tar-
mac et je te confirme que tu es immense : je ne vois que toi.
J’aurais voulu être là pour te réconforter, mais je me
réjouis de te savoir auprès de cette amie avec qui, je l’es-
père, tu retisses les fils de ces liens perdus. Je préfère ne
pas songer à la distance qui nous sépare, tant je la trouve
effrayante, mais tes mots ont fait naître des images en moi
qui me permettent de te faire apparaître. Je suis assis sur
l’Île, et en même temps, je suis à tes côtés, sous le ciel du
Nord. C’est doux. Mais quand même, je préférerais ne
pas avoir à dormir épié par Darth Vador. Quand je me
couche, je peux presque l’entendre me murmurer, d’une
voix d’outre-tombe : « Je suis ton père. »

161
l’île sans pont

J’ai moi aussi un spectre qui couve mon sommeil. Mon


arrivée a été bouleversante. J’étais remué par les émotions
et, porté par le courant, j’ai accepté les occasions qui se
présentaient à moi, avec le résultat que je me retrouve
aujourd’hui dans une maison hantée. C’est du moins ce
que suggéraient les ragots qui circulaient quand j’étais
petit. Ris tant que tu veux, je sais bien que tout ça relève
de l’imagination de l’enfance, après tout, mais l’endroit
repose sous d’épaisses couches de poussière et, en vérité,
j’ai peur de ce que je pourrais trouver si je fais le ménage
auquel je me suis engagé.

Je cherche les bons mots pour lui parler de l’ambiva-


lence de mes sentiments, de la beauté qui m’entoure et
de la morsure qu’elle inflige à mon cœur, de mon indé-
cision à renouer avec des gens pour qui je ne suis, il faut
bien l’admettre, qu’un étranger, lorsque des coups à la
porte me sortent de ma torpeur. Je jette un œil furtif au
désordre de la maison, à mes bagages étalés un peu par-
tout, à la saleté des murs qui demeure et à la poussière
qui, malgré mes faibles efforts, recouvre les meubles. Puis
je troque la couverture sur mes épaules pour une veste
et ouvre la porte sur deux hommes en complet-veston,
sourire étampé et main tendue.
— Bonjour, je suis votre député à Québec. On fait le
tour des maisons pour jaser un peu, entendre la volonté
des gens et mieux orienter nos priorités.
J’ai toujours été allergique aux gens qui parlent
comme lui. À cette façon de faire défiler les mots comme
les ingrédients d’une recette, bien alignés, la juste dose
de sourire et de retenue, avec ce qu’il faut d’entrain pour

162
le vieux rival

nous faire oublier l’air abattu qu’il devait avoir, juste


avant que j’ouvre la porte. Je ne dis rien, il me semble que
déjà, je n’ai plus envie de le voir. Puis il ajoute, comme
s’il répondait à une question que je lui aurais posée :
— Étienne Lepage. Pardon, j’ai oublié de me présenter.
Il a le sourire grand comme ça, mais quelque chose
dans le fini de son portrait jure. Étienne. Étienne
Lepage ! Le chef de notre bande. Celui qui défiait les
vieux, se moquait de leur corps trop grand, de leur voix
en pleine mutation, qui tirait une fierté à nous prendre
sous son aile, qui était plus beau que les autres, lançait
plus fort, courait plus vite. Étienne, capable de faire taire
un groupe, de faire régner ses mensonges et de nous
embarquer dans ses projets. Voilà qu’il est devant moi,
en pleine parade nuptiale. Ses grands gestes masquent
un inconfort évident, comme si ses ambitions étaient à
l’étroit dans sa charpente de chair et d’os. Il doit être si
épuisé lorsqu’il se retrouve seul, après avoir simulé toute
cette confiance à la face du monde.
Mon prénom ne le fait pas sourciller. Je m’inventerai
un nom de famille derrière lequel me cacher, s’il le faut,
mais mon prénom, je ne peux pas, il est collé à ma peau
et je n’arriverais pas à m’en défaire.
— Félix. Enchanté ! Alors, vous aimez le coin ? Le
grand air du fleuve fait du bien, non ? Et pis la vue que
vous avez d’ici, faut admettre que c’est quelque chose.
— Comme vous dites.
— Écoutez, je sais que vous venez d’arriver et j’ai
aucune idée de vos intentions, mais si ça vous intéresse
de rencontrer du monde, je fais un ralliement au bar
pour lancer ma campagne. D’habitude, on se retrouve au

163
l’île sans pont

centre communautaire, mais je me suis dit que j’essaie-


rais quelque chose de plus convivial.
— Mais vous êtes pas déjà élu ?
— Je travaille pour aller chercher un troisième man-
dat, oui. En tout cas, Félix, sens-toi bien à l’aise… Euh,
je peux te tutoyer ? On est une communauté tissée serré,
mais on a jamais mangé personne. Ça nous ferait plaisir
de faire plus ample connaissance.
— Ben franchement, je sais pas si je me sentirais à
ma place.
Déjà un troisième mandat. Il n’avait assurément pas
changé. Même enfant, il prenait chaque jour comme
un défi, entretenant une image qu’il employait pour
avoir un ascendant sur les autres et, en effet, même les
jours où Étienne n’apparaissait jamais, il n’est pas une
décision qu’on ait prise sans lui, pas une journée qui
soit passée sans qu’on prononce son nom. Pourtant,
je me souviens très bien de l’avoir vu pleurer pour des
pacotilles, à l’abri des regards, mais jamais je ne l’au-
rais dénoncé, tant Étienne était intouchable. Il m’aurait
fallu renoncer à beaucoup trop pour pouvoir m’atta-
quer à lui, et toujours, il avait conservé cette aura de
perfection, hissé au-dessus des enfargements, soustrait
à l’apitoiement et s’imposant en modèle. En inspira-
tion. Et parce qu’il n’avait pas l’habitude des gens qui
lui résistaient, avec ceux qui se défilaient devant son
influence, plutôt que d’abdiquer, il adoptait de nou-
velles stratégies.
— Et qu’est-ce qui t’amène dans les parages ?
— Je me donne du temps pour mes projets. J’aimerais
écrire un peu, entre autres.

164
le vieux rival

— On m’a dit ça, c’est vrai. J’ai beaucoup de respect


pour les gens de lettres. Si jamais tu tombes en amour
avec la place pis que tu cherches quelque chose, hésite
pas à venir me voir. On a toujours besoin de bonnes têtes
pour la rédaction des communiqués et des discours en
chambre. Ça te permettrait d’intégrer la communauté en
passant par la grande porte…
— J’aime pas tellement les grandes portes, j’ai tou-
jours peur de ce qui pourrait se trouver derrière.
— Ah, faut pas s’en faire ! Les portes sont pas barrées
par ici, pis les gens derrière sont avenants. Alors on se
voit peut-être dans les prochains jours ? Voici ma carte,
avec les cinq promesses que je m’engage à accomplir en
six mois. À l’endos, y’a les détails du ralliement.
Évidemment, tout ce temps, ce qu’il voulait, c’était
s’assurer de mon vote, si jamais je déménageais dans sa
circonscription.
— Je pense pas y être, mais je peux vous souhaiter
bonne chance.
— C’est gentil, mais c’est avec le travail que je sers
mes concitoyens, pas avec la chance.
Pourquoi dirais-je un mot de plus ? De toute façon,
il aura le dernier. Une phrase qui cherchera à frapper
mon imagination, pour que je me souvienne de lui. Sans
bouger, j’attends poliment leur coup de chapeau, mais
quand ils virent les talons dans un dernier sourire de ser-
vice à la clientèle, aussitôt, je referme la porte sur leurs
silhouettes.
Le deuxième homme est resté coi. Il doit se deman-
der, par moments, ce qu’il fout là. Il marche en consul-
tant son téléphone, affairé, et sa démarche préoccupée

165
l’île sans pont

détonne avec celle, fière et décidée, d’Étienne. Par la


fenêtre, je n’ai d’yeux que pour lui. En moi résonnent
ses mots proférés avec autorité et cette impression d’être
forcé à deux options : être avec lui ou ne pas être du
bon côté. Je me souviens du picotement désagréable
de la jalousie, de ce sentiment, plus fort que la honte et
plus incontrôlable que la peur, qui menaçait de me faire
exploser, lorsqu’Audrey posait les yeux sur lui.
Elle l’admirait en secret. Ce n’était qu’une enfant
dépassée par son sentiment, mais je l’imagine, séduite
par sa sensibilité animale, attentive aux inflexions de
sa voix, lui prêtant une beauté fragile, une vulnérabilité
taillée dans le roc. Une fois, parce que j’étais désespéré
de ne pas animer le regard d’Audrey de la même façon
que savait le faire Étienne, je lui avais rapporté l’avoir vu
pleurer, ce à quoi elle m’avait rétorqué :
— Ma mère aussi pleurait, hier. Elle m’a dit que
c’était pour peser moins lourd, parce que le poids de ses
larmes l’empêchait de voler. Tu penses qu’Étienne peut
voler aussi ?
Elle le croyait plus grand que tout. C’est vrai qu’il
avait un rire capable d’arrêter le temps, fait de cascades
douces qui se gonflaient jusqu’à devenir grands fracas
projetés vers le ciel, puis s’emmêlant aux chants d’oiseaux
et à l’écho de tous ceux qui, par contagion ou mimétisme,
se mettaient à rire avec lui. Quelque chose de bon éma-
nait du rire d’Étienne. Son corps s’abandonnait enfin. Il
devait se sentir bien souvent vulnérable pour avoir besoin
de se montrer toujours aussi fort, mais quand il riait, il
était soudain léger. Après tout, quelqu’un qui rit peut-il
être vulnérable ? Mais son rire ne s’éternisait jamais et

166
le vieux rival

aussitôt, il retrouvait une contenance, observant ceux qui


riaient autour de lui avec fierté. C’était lui qui les avait
fait rire. Et s’il pouvait les faire rire, certainement, il pou-
vait les faire danser.
La toute petite ourse

Sur le balcon arrière, le bateau au loin et le scintille-


ment des bouées participent de cette détente qu’offrent
les étoiles. Un tricot lousse formé de quelques boules
de nuages se baigne dans la lumière de la lune, presque
ronde. Je repère la Grande Ourse, puis la petite. La Voie
lactée achève de s’étirer et les étoiles se racontent. Leur
trajectoire est une fureur, une chute à des vitesses vertigi-
neuses, mais tout ce que je perçois d’elles est une sérénité.
Un essaim d’étoiles différentes des autres se propose
à moi. Sept étoiles serrées les unes contre les autres. Sept
étoiles qui existent soudainement parce qu’elles for-
ment un groupe, appartiennent à une unité : la petite
petite ourse. Un jour, peut-être, on écrira Petite Petite
Ourse, mais en attendant, elles demeurent innommées et
sont toutes à moi, lorsqu’une étoile filante tranche leur
constellation et que je m’entends prononcer des mots,
sortis de ma bouche sans effort et libres de ma volonté :
Faites que notre petit ours mal léché à nous soit en santé
et que j’en sois à la hauteur.
Il est tard. Le ciel m’a engourdi de rêves, et le som-
meil a commencé à faire sa place en moi. Encore une fois,
je n’aurai pas réussi à aller me promener aujourd’hui,

168
la toute petite ourse

confiné à mes appartements où je n’ai ni cloué une


planche branlante, ni fait briller un carreau. C’est une
journée ratée qui s’ajoute à la précédente. Une force
écrasante me garde à quai, dans l’étrange inconfort de
la maison.
Penaud, je me prépare au sommeil sans traîner, mais
sans brusquerie, pour ne pas sortir de ce fragile état. Au
moment de poser ma tête sur l’oreiller, cependant, je
l’entends. Le même bruit qu’hier. Quelque chose est sous
mon lit, un monstre à apprivoiser peut-être, qui y a élu
domicile après des années d’errance. Mon corps se tord,
je fouille la noirceur et tends l’oreille. Je me suis trompé.
Ce bruissement à peine audible provient de plus loin
encore. De la cave. Et soudain, il prend toute la place.
Pour qu’une maison soit hantée, il faut d’abord une
histoire. Une mort soudaine, mystérieuse ou sordide. À
défaut, il faut plusieurs morts. Une accumulation. Alors,
peut-être, peu à peu la charpente, le bail de location,
l’électricité, la plomberie, les meubles et les locataires,
pourtant bien réels, deviennent de simples trompe-l’œil,
éléments secondaires d’un récit qui les dépasse et duquel
la mort s’est emparée, s’arrogeant le lieu pour en faire
son refuge.
Une maison hantée, c’est donc une histoire, racon-
tée une première fois, par suite d’un traumatisme ou par
désir d’attirer l’attention, puis dite et redite ad nauseam
de bouche à oreille jusqu’à devenir mythe, s’incrustant
dans la culture populaire, comme le refrain d’une chan-
son vous rentre dans la tête et refuse d’en sortir.
Et ainsi, pour qu’une maison soit hantée, peut-être
plus encore que des morts, il faut que les vivants aient

169
l’île sans pont

la volonté, la crainte ou le plaisir de faire vivre cette his-


toire. Voilà ce que je me répète pour tenter de mater ma
raison. Il ne sert à rien d’aller barrer les portes, la menace
vient de l’intérieur, et il est inutile de m’armer, ma peur
est invisible, mais je suis seul dans mon lit, mon corps
à l’horizontale, à la merci de je ne sais quoi et, sans le
vouloir, à tue-tête, je crie :
— J’ai pas peur. J’te connais !
Je voudrais me cacher de moi-même. À demi relevé
dans le lit, je me demande ce qui m’a pris, regrettant la
fatigue qui m’a déserté, lorsque je l’entends à nouveau.
C’est un meuble qu’on déplacerait avec une infinie dou-
ceur, le chuintement d’une radio dont le poste serait mal
syntonisé, deux bouts de tissu qu’on frotterait ensemble,
le pas de quelqu’un qui se déplacerait dans un glissement
laborieux. Je ne sais pas ce que c’est, mais je sais que
ce bruit m’empêchera de dormir jusqu’à ce que le soleil
éblouisse ma fenêtre. À l’étroit dans mes couvertures, la
peur d’une nouvelle nuit blanche monte et mon corps se
braque contre lui-même, entre ce bruit qui n’existe peut-
être pas et cette peur enfouie, bien réelle.
La sueur du ciel sur tes lèvres

C’est peut-être parce qu’il n’y a pas une once de vent que
je ne me suis douté de rien. La vie est absolument paisible
autour, même si les corbeaux rôdent et se tiennent sur
une patte alerte. Le fleuve ne dessine aucun relief, son
bleu se mêle à celui du ciel, et il est impossible de tracer
une ligne de démarcation, si bien qu’au loin, un bateau
donne l’impression de flotter dans le vide. Comme le
temps.
Je pensais bien que la vie était au beau fixe aujourd’hui,
mais les nuages se sont empilés et lentement, la lumière
s’est atténuée jusqu’à devenir gris foncé. En lieu et place
de son insondable ouverture, un ciel opaque étouffe l’Île,
accompagné d’un grondement qui annonce sa décharge
imminente. Une tempête. Au moins, j’aurai une nouvelle
excuse pour justifier mon apathie. Pourvu que Racine
ne vienne pas constater la stagnation des travaux. Déjà,
au loin, un éclair rompt l’unité du ciel de son sabre. Au
même moment, je reçois un nouveau courriel de Sarah.

Mon cheval fou,


J’espère que tu me pardonneras pour cet envoi plus que
tardif. Tu me croiras ou non, mais je t’ai écrit plusieurs

171
l’île sans pont

fois ces derniers jours. J’ai commencé plusieurs bouts d’une


lettre sans réussir à te l’envoyer.
J’étais heureuse de te lire. J’espère que, depuis ce der-
nier message, tu auras pu dompter les tourments qui
peuplent ta demeure. Je comprends aussi que tu sois fri-
leux à l’idée d’aller te mêler à un groupe auquel tu ne
te reconnais plus de filiation. Cependant, je m’inquiète.
Tu dis être inconfortable chez toi et ne pas oser mettre
le nez dehors. Regrettes-tu ton départ ? Qu’en est-il de ta
recherche de paix intérieure et de ton désir de ressource-
ment ? Je comprends que cette paix puisse avoir un prix,
mais je ne voudrais pas que tu te pousses à bout non plus.
À ton retour, un petit être nous demandera le meilleur de
nous-mêmes. J’espère te retrouver en pleine forme.
Pour ma part, même si je suis bien dans la maison de
Meeko, je sens que ma présence gêne. Je prends après tout
la place de quelqu’un dans une maison déjà bien remplie.
Et puis, il m’est difficile de retrouver l’intimité que j’avais
avec mon amie, tant elle est sans arrêt sollicitée par ses
enfants. Je suis heureuse d’être ici, mais je songe à me louer
une chambre, si je peux trouver quelque chose d’abordable.
Hier, pour la première fois depuis mon arrivée, j’ai
passé la journée seule. J’ai erré dans le village, prenant
le temps de m’asseoir à différents endroits et d’observer
le calme des alentours. J’aurais dû traîner des raquettes
et m’enfoncer dans le vide blanc qui nous entoure, mais
c’est partie remise. Meeko m’a promis que nous pourrions
aller faire un tour en ski dès que sa mère serait de retour
de Puvirnituq et pourrait s’occuper des enfants.
Par la force des choses, je prête davantage attention au
rôle que jouent les mères dans l’équilibre familial. Je sais

172
la sueur du ciel sur tes lèvres

que nos histoires sont surtout faites de déséquilibres, mais


justement : il faudra être plus vigilants que d’autres, peut-
être. Nous n’avons pas l’habitude de penser à la famille en
incluant une figure paternelle. Tu es là, bien sûr, mais il
serait facile, par réflexe, de me donner un plus grand rôle.
Ce serait une occasion ratée, et j’espère que nous saurons
éviter ce piège.
En attendant, j’ai pu renouer avec ces quelques rues
qui s’arrêtent sans qu’on prenne la peine de nous en pré-
venir. Elles sont trop courtes pour nous laisser croire à leur
infini et elles s’éteignent comme elles sont nées, au bout de
quelques centaines de mètres au plus, arrêtées par le roc
qu’on n’a pas pris le temps d’excaver ou par la neige qui,
partout, impose son empire. Certaines rues sont délimitées
par le pavé, mais ici, les routes sont innombrables, pour
autant qu’on ait les moyens de les emprunter.
Je me suis rappelé cette fascination que j’avais, en
arrivant à Montréal, pour les culs-de-sac. Je trouvais le
mot étrange, intrigant aussi, et je ne pouvais m’empêcher
de m’enfoncer dans ces voies dont l’entrée signalait la fin
imminente. Je me demandais comment c’était possible,
dans cette ville qui comptait des boulevards à plusieurs
voies et des avenues qui parcouraient des dizaines de kilo-
mètres. Plus souvent qu’autrement, j’étais déçue, ces rues
se refermant sur elles-mêmes sans receler le secret d’un
sentier battu à travers champ, sans offrir aux plus curieux
une promesse d’aventure. Encore frustrée de mon départ,
il me semblait que ma vie s’incarnait dans ces projets
avortés. L’insouciance de ma jeunesse m’avait fait croire
à l’infini, une naïveté que le labyrinthe de cette ville sans
débouchés s’appliquait à déconstruire.

173
l’île sans pont

Finalement, j’ai réussi à faire mon chemin. J’ai percé


des trous dans les clôtures, enjambé les murs et accepté,
parfois, de rebrousser chemin, mais surtout, j’ai appris
à anticiper avec bonheur ce qui se cachait derrière ces
impasses : la naissance d’une nouvelle avenue.
Pardonne-moi de t’écrire tout ça, mais le simple fait de
me le rappeler apaise les quelques angoisses qui me visitent
quand je regarde mon ventre et que j’imagine notre fils qui
y prend ses aises. Une fin approche. J’ai hâte.
J’espère que tu as hâte, toi aussi. Merci pour la chan-
son que tu as enregistrée pour nous. J’aime ta voix. On
l’écoute en boucle, chaque soir.
Enfin, enfin, va pas croire que je t’écrirai aujourd’hui
en passant sous silence ta fête. Je sais que tu m’as déjà dit
ne pas y tenir. Quand même, bien au-delà de la conven-
tion, j’aurais aimé être auprès de toi pour célébrer le
fameux miracle d’une tempête inégalée. Chose certaine, tu
es arrivé dans ma vie comme une tempête, et chaque jour
qui passe réitère un miracle que je ne croyais pas possible.
Alors, comme le souhaitait le lapin d’Alice :
Joyeux non-anniversaire !
Je t’aime

Quand j’achève de lire les mots de Sarah, la pluie


tombe dru. Son rideau éclabousse le décor et en défait
les contours. L’autre rive a disparu, le fleuve encaisse la
mitraille du ciel et les tombes du cimetière tout près ne
sont plus que des taches vulgaires et foncées dans un
à-plat de gris. Le bardeau du toit semble lui aussi passer
un mauvais quart d’heure, martelé et piétiné, mais il tient
bon, malgré l’inquiétant vacarme de sa résistance.

174
la sueur du ciel sur tes lèvres

Sarah a cette façon de me rappeler au meilleur de moi-


même, de me recentrer sur ce qui compte : le vivant, les
relations, l’amour. Ses mots me redonnent du courage.
Aussitôt que la pluie cessera, j’irai faire un tour dehors.
Dans deux jours, je me le promets à haute voix, comme
si quelqu’un pouvait m’entendre, j’irai, à l’invitation
d’Étienne, rencontrer les îliens. Avec de la chance, peut-
être reverrai-je Audrey. Je ne sais plus rien d’elle, et pour-
tant, j’ai l’impression de lui devoir beaucoup. Dans quel
état trouverai-je celle qui est restée intacte dans mon imagi-
nation, fillette devenue femme ? Je n’ai qu’à fermer les yeux
et la voici, pareille à ce jour où, de force, elle m’a baptisé de
son corps, offert un secret de plus, faisant naître en moi une
excitation inconnue, une stupéfiante curiosité. Un désir.
Ce jour-là, elle était entrée comme d’habitude,
secouant son manteau de pluie jaune, puis alignant avec
précision ses bottes sur le tapis de l’entrée, avant de cou-
rir vers ma chambre en saluant mes parents. En refer-
mant la porte derrière elle, sans détour, elle avait dit :
— Tu l’as encore fait. C’est sûr que c’est par exprès.
— De quoi tu parles ?
Je n’en avais sincèrement aucune idée, mais elle
semblait résolue à autre chose que la parole et, le sourire
plein les yeux, elle avait tiré les rideaux de ma fenêtre.
— Tu vois, ça sert à ça. Moi, je m’en fous. Moi, je
trouve ça drôle. Mais c’est pas juste pour toi. Je te vois
tout nu à tout bout de champ.
J’étais assis en tailleur sur mon lit, face à la fenêtre.
Audrey s’était glissée jusqu’à moi, s’asseyant au bout du
lit, les joues un peu rouges. Puis elle s’était mise debout
sur le matelas, déboutonnant sa jupe en jeans.

175
l’île sans pont

— C’est à mon tour.


J’avais mis du temps à comprendre. C’était ma pre-
mière fois, après tout. Sa jupe avait glissé sur ses jambes
frêles de fillette, tandis que son sourire se figeait quelque
part au fond d’elle-même. La pluie se fracassait sur la
fenêtre et mon cœur poussait sur les parois de ma poi-
trine. Les yeux ronds, la bouche grande ouverte, je sen-
tais mes joues s’empourprer.
— Tu veux toucher ?
C’est à ce moment que son rire avait éclaté. Encore
à ce jour, je ne crois pas qu’elle se soit trouvée ridicule,
c’était un geste d’enfant, anodin, mais elle n’avait pu
contenir longtemps sa timidité, et son trop-plein était
devenu fou rire. Ça ne l’avait pourtant pas empêchée de
s’approcher de moi et, à mon tour, j’avais ri, mais sans
grâce, le visage crispé par la gêne. Alors, son pied avait
glissé sur la couverture et son torse s’était renversé vers
l’arrière, la faisant chavirer hors du lit. Les jambes nues,
les pieds coincés dans ses bas, la culotte à mi-cuisse, elle
s’était retrouvée par terre, la lèvre ensanglantée.
Elle s’était mise à crier presque aussitôt, les deux
mains sur sa bouche, et elle pleurait sans retenue lorsque
ma mère était entrée dans la chambre, observant la
situation, inquiète, les yeux implorant des réponses. Je
demeurais figé sur le lit, et c’est Audrey qui avait trouvé
la force de parler.
— C’est ma faute. C’est ma faute, mais j’ai mal. J’ai
mal à la bouche. J’ai mal à la dent.
Ma mère avait raccompagné Audrey chez elle et, en
revenant, m’avait fait grâce de toutes les questions que
je redoutais. Je n’avais su que quelques jours plus tard,

176
la sueur du ciel sur tes lèvres

par Audrey, qu’elle lui avait tout raconté sans pudeur, en


maudissant sa lèvre qui élançait et la réaction qu’auraient
ses parents.
J’étais resté dans ma chambre, abasourdi par ce qui
venait d’arriver, entre l’inquiétude et l’excitation. Plus
tard, parce qu’il ne pleuvait plus dehors, que c’était l’été
et que le soleil se couchait tard, j’étais allé retrouver la
bande. Ils étaient là, comme toujours, troupeau échoué
sur la grève qui, de loin, regardait venir mon petit bout
d’être sur son vélo. J’avais mis toute la gomme et freiné
en laissant dériver mon pneu arrière, pour leur montrer
ce que je savais faire. Mais déjà, on ne me regardait plus.
Un malaise flottait dans l’air, créé par ma présence :
ils savaient, déjà. Pour montrer que je n’étais pas cou-
pable du malheur d’Audrey et que je n’avais à rougir de
rien, j’avais bien pris le temps de les saluer un à un.
La discussion ne tournait autour de rien et très tôt,
une partie de cachette avait été proposée. La pluie avait
transformé le boisé en marécage, et c’était à qui aurait
le courage – ou les bottes adéquates – de le braver que
reviendraient les meilleures cachettes. Même si j’avais
mes nouveaux souliers de course, je n’avais pas hésité
un instant, me retrouvant dissimulé dans la souche d’un
gros pin déraciné, les pieds lourds de boue. J’avais de
loin la meilleure cache et, comme de raison, j’y suis resté
blotti longtemps.
À la fierté de rester introuvable s’était éventuelle-
ment mêlé le sentiment de ne pas faire partie du jeu.
Après tout, gagner à la cachette ne mérite peut-être pas
le sacrifice de demeurer aussi longtemps isolé, et j’avais
eu alors peur qu’on m’ait oublié : étais-je réellement bien

177
l’île sans pont

dissimulé du regard des autres ou ne m’avait-on tout


simplement jamais cherché ? J’allais sortir de derrière la
souche lorsque le groupe entier était arrivé à ma hauteur.
Leur silence qui régnait était épeurant, et j’allais le briser
en louant les mérites de ma cache lorsqu’accompagnée
de cris, de rires et d’insultes, la bande s’était mise à me
lancer des chardons. J’aurais dû me tenir droit, mais
j’avais plutôt tenté de prendre la poudre d’escampette
et, au bout de quelques pas, je m’étais affalé ventre à plat
dans la boue, tandis que le groupe se resserrait autour de
moi, collant les chardons sur mon chandail et dans mes
cheveux. Étienne était debout, un peu à l’écart, et devant
mon être recroquevillé sur lui-même, on aurait cru qu’il
faisait dix fois ma taille. Il m’avait lancé :
— Tiens, ça t’apprendra !
Du haut de mes cinq ans – presque six, aurais-je pré-
cisé à un adulte –, j’étais le premier de la bande à avoir
vu le sexe d’une fille – sauf Mathieu, qui avait tenté de
mettre son pénis dans la vulve de sa sœur, en prenant
son bain –, et on ne me le pardonnait pas. J’aurais pu
m’élever au-dessus d’eux par la vantardise, prendre le
blâme pour la blessure d’Audrey et m’excuser, mais je
n’étais ni fier, ni humble, et j’avais encaissé les chardons
un à un, sans un mot.
J’ignore combien de temps ça a duré, ou combien de
chardons de plus j’aurais dû encaisser n’eût été l’inter-
vention de Lili et d’Emma. Les filles de Richard ne parta-
geaient pas d’affinités particulières avec moi, mais à elles
seules, elles avaient fait cesser le courroux des garçons
qui s’en donnaient à cœur joie.
— OK wôôôô ! Y vous a rien fait.

178
la sueur du ciel sur tes lèvres

Réfugié en moi-même en attendant que la tempête


passe, j’avais accueilli l’éclaircie, survenue plus tôt que
je ne le croyais. Encore un peu, j’étais demeuré replié,
et alors, les sœurs avaient parlé à nouveau, m’invitant à
me relever. Lentement, je m’étais défroissé, comme une
fleur s’ouvrant après une nuit de gel et, une fois de retour
à la verticale, mon regard avait croisé celui d’Étienne,
où j’avais reconnu l’indomptable éclair de la jalousie. Sa
vulnérabilité avait suffi à me rendre toutes mes forces.
J’avais rangé cette histoire dans les tiroirs poussié-
reux de ma mémoire, mais mon corps, lui, en a gardé
les traces. Je me sens crispé, braqué, même si la réminis-
cence d’un Étienne déconfit m’arrache encore un sourire.
Mais c’est peut-être que j’anticipe la nuit à venir. Depuis
quelques heures, déjà, la noirceur englue la maison, et
j’appréhende le moment où ses fondations trembleront
sous les bruits mystérieux. Pour me redonner un peu de
courage, je me projette aux côtés de Sarah, et j’entonne le
petit air que je lui ai envoyé, celui destiné à apaiser notre
enfant à naître et celui qui sommeille en moi.
L’oracle

Ma nuit a été mauvaise, mes os sont fripés par l’humidité,


ma chair de poule, mise à découvert, et mon sommeil,
troublé par les épanchements bruyants de mon incons-
cient. Ce matin encore, l’horizon est bloqué par la pluie.
J’ai beau fouiller le ciel par la fenêtre, les éléments se
retournent contre moi et offrent un miroir déformant à
mon visage cerné. Il va falloir que j’accepte de me mouil-
ler, enfin, si je veux sortir.
Encore un temps, j’erre dans la maison, m’appropriant
chacun de ses racoins, de la peinture écaillée du garde-
manger à cette craque dans le plancher, plus grande que
les autres, qui creuse le bois franc sur quelques mètres
et mène à l’ouverture de la trappe menant au sous-sol.
J’en ai fait le tour cent fois. Ce qui se trouve sous ce tapis
empestant l’humidité, sous cette trappe qui fait un léger
bruit lorsque je marche dessus, m’effraie.
Une maison a ses cachettes. Elle raconte au grand jour
l’histoire des gens qui l’ont bâtie, la société dans laquelle
ils s’inscrivaient, leur sens pratique, leur imaginaire, leur
méthode et leur science, mais il est des secrets qu’elle ne
révèle qu’à voix basse. Les murs ont des oreilles, mais ils
parlent, aussi. Partout sont imprimés les traces de pas, les

180
l’oracle

gestes brusques et les dégâts. Il m’arrive d’imaginer les


gestes de la Veuve, son bras qu’elle étirait jusqu’à sa table
de chevet pour y prendre son masque de sommeil en
velours, ses pieds qu’elle frottait vigoureusement contre
le tapis posé sur les premières lattes de l’entrée, les pas
rapprochés qui la conduisaient de la planche à découper
aux ronds de la cuisinière. Je la côtoie dans le quotidien ;
cependant, je ne sais encore rien de la noirceur de son
histoire, des secrets de ses fondations. Il est temps.
La trappe refuse de pivoter sur ses gonds. Pour faire
travailler le bois gonflé par l’humidité et coincé dans
son cadre, il faut que je pioche de mes semelles sur ses
rebords. Déjà, ça pue la moisissure, et je me demande si je
ne découvrirai pas des troncs d’arbres, poutres de soutè-
nement d’une autre époque, rongés par les années et vul-
nérables, annonçant une maison sur le point de s’affaisser.
Au moins, j’en serais quitte pour mes engagements auprès
du bonhomme Racine : à quoi bon réparer un carreau si
tout doit s’effondrer ? Enfin la trappe cède et l’odeur me
happe, m’étouffe. À tâtons, je cherche un appui pour mes
mains : pas question que je descende de reculons.
Mon pied trouve la troisième marche et je m’agrippe
au plafond de la cave, les doigts englués dans une sur-
face spongieuse. Je fais un nouveau pas, ma tête glisse
dans l’embrasure et plonge dans la noirceur. Mes yeux
fouillent les angles estompés, tandis que mes pieds
cherchent la prochaine marche. Au moment où je vais
toucher le sol, je les entends.
Trois coups. Fébriles. Nerveux.
Dans un tressaillement, mon pied glisse et ma tête
heurte la paroi de l’ouverture. Me voici affalé dans les

181
l’île sans pont

marches, un peu étourdi mais, surtout, fâché de ma


chute, de ma tête qui élance et de ces coups sur la porte
d’entrée qui m’ont surpris au moment où j’étais vul-
nérable. Ils reprennent. Encore trois. Chaque nouvelle
frappe se mêlant à l’écho de la précédente.
Je remonte et, sans refermer la trappe ni jeter un coup
d’œil derrière moi, je vais ouvrir. Évidemment, je n’at-
tends personne, et pourtant, ce que j’aperçois en ouvrant
la porte me surprend : rien. Une bourrasque secoue mon
être, interdit sur le pas de la porte, la pluie me flagelle,
froide, puis un claquement survient derrière moi. Ce
n’est pas la porte, c’est la trappe qui s’est refermée. Un
appel d’air, sans doute. Je m’avance sur le perron, et à
travers la brume, fouille les environs à la recherche de
cette personne qui, impatiente, est partie avant que je
vienne lui ouvrir.
— Y’a… y’a quelqu’un ?
Que l’écho retentissant de la pluie. Au bout d’un
moment, le froid dans les os et les vêtements détrem-
pés, je m’apprête à abdiquer lorsque j’entends un cla-
potement évoquant des pas rapides dans une flaque.
Je braque des yeux la provenance du bruit et repère, à
travers les taches foncées des tombes du cimetière, une
ombre mouvante qui s’éloigne. C’est probablement un
mauvais coup inoffensif d’un enfant de l’Île, défié par
des copains. Par curiosité, je m’enfonce dans la brume et
rejoins l’entrée du cimetière. Aucune trace d’un passage
récent. Autour, le sommeil de granit des morts. L’air est
glacial et la pluie est drue. Un long frisson parcourt mon
échine et, pour éviter un malaise, je cours me réfugier
dans la maison.

182
l’oracle

J’ai étendu mon linge détrempé dans le salon, même


si, avec toute cette humidité, je doute qu’il puisse sécher.
Nu comme un ver sous deux épaisses couvertures, je me
redonne quelques couleurs dans la chaleur d’un énième
café. Je ne pense pas ressortir aujourd’hui et, une fois de
plus, je me réfugie auprès de la Sarah de mes pensées,
ubiquiste, à qui je décide d’écrire.

Ma belle enneigée,
Je te remercie pour ton message immersif, qui m’invi-
tait à déambuler avec toi. Je comprends ton ambivalence
par rapport à ta situation chez Meeko. Après tout, tu
retournais là-bas pour revoir tes amies, mais aussi pour
replonger dans ce territoire qui te manquait. Peut-être
est-ce une bonne idée de passer les derniers jours de ton
séjour dans le recueillement d’une chambre bien à toi ?
Pense d’abord à te faire plaisir !
Malgré la belle invitation de tes mots, il est étrange
pour moi de me projeter dans ton univers blanc, ces jours-
ci. Depuis quatre jours, il n’y a plus ici que de la pluie.
L’averse ininterrompue a fait fondre ce qui restait de
neige, et l’eau s’accumule dehors. Rien de problématique
pour l’instant, mais qu’il m’est difficile de perdre mes pen-
sées dans cet horizon dont je m’ennuyais tant.
Pour tout dire, je me suis égaré, replié sur moi-même
dans un décor enchanteur que je ne sais plus voir. Je tra-
verse les jours entassé dans l’étroitesse de mon corps et,
tandis que j’en cherche l’issue, il me semble que tout m’y
ramène, comme s’il y avait une force en dormance qui
me gardait à quai et qu’il me fallait trouver pour larguer
définitivement les amarres. Je fais du surplace, errant dans

183
l’île sans pont

cette vie que j’ai entassée au creux de moi et que je tente


de laisser respirer à nouveau. La maison délabrée et moi
formons un chantier pétrifié que je peine à ébrouer. Enfin,
ce poing qui compresse mes poumons me dit que j’ai peur,
mais il m’informe aussi que je m’approche. Il ne me reste
qu’à me donner le courage de foncer dans ce qui, à force
de distance, m’est devenu inconnu. Tes mots me sont pré-
cieux et je t’en remercie.
Demain, j’irai à un rassemblement d’îliens au bar tout
près. Je pense que c’est important que je me donne cette
occasion-là. Mais en attendant, cette nuit, dans cette mai-
son étrange qui semble ne pas vouloir de moi, je penserai
à toi, couchée sur le dos et cherchant le sommeil en comp-
tant les flocons de ton ciel.
Profite de ta dernière semaine !
Ton éperdu,
Félix
Les choses

Je choisis de chasser la rouille de mes os et la méforme


de mes muscles en convoquant, de toutes mes forces, le
beau temps. J’imagine une ambiance heureuse à la mai-
son, un matin où Sarah se serait levée plus tôt et aurait
mis du café sur le feu. Mon lit n’est plus le lieu cruel de
ces heures sans sommeil, c’est un matelas de ouate, et
l’air de ma chambre est imprégné de caféine, suffisant à
me mettre d’aplomb sur mes jambes.
Le plancher, comme toujours, est froid sous mes
pieds, mais bientôt, la cafetière roucoule effectivement, et
plutôt que de faire les cent pas de l’ennui, je me prépare
quelques fruits, m’excite de leur chair juteuse. En passant
devant le miroir, mes cheveux en bataille m’arrachent un
sourire. Je l’avais oubliée, cette lumière qui illumine mon
visage lorsque je souris.
Repu, armé de mon courage saisi à deux mains et
d’un imperméable, je mets le nez dehors, prêt. À mes
pieds, par-dessus mes souliers, j’ai enfilé des sacs de
plastique, dont l’étanchéité est relative, mais qui permet-
tront de ralentir un peu l’infiltration. Très tôt, en effet,
je réalise que l’eau me monte jusqu’aux chevilles et que
mon accoutrement ne fera aucun miracle, en plus de me

185
l’île sans pont

donner l’air d’un épouvantail ambulant. Qu’importe.


Résolument, je marche vers le village. De part et d’autre,
les terres inondées ne tarderont pas à déborder sur la
route, pour l’instant épargnée du fait de sa légère suré-
lévation. Quelques oiseaux ont trouvé refuge dans les
arbres, pourtant encore nus de feuilles. Une voiture vient
vers moi, ralentit à ma hauteur puis me déborde, prenant
soin de ne pas m’asperger, et alors apparaît une première
maison. Sur son terrain, un chien est couché sur sa niche,
le poil aussi dru que la pluie, l’air penaud et résigné.
L’eau a dû percer son refuge et ses maîtres lui refusent la
porte, levant le nez sur son odeur de chien mouillé. La
vie au-dehors est à l’arrêt, mais on devine, dans la lueur
des fenêtres, le va-et-vient des gens confinés.
Je suis largement en avance pour l’événement et,
tandis que je marche au hasard, je prends bien soin de
ne pas me retrouver devant la maison de mon enfance,
même s’il m’est difficile de penser à autre chose. Au pas-
sage, je reconnais le toit rouge de la maison des Séguin,
les saules en devanture de celle des Hébert. Ces maisons
font renaître des visages et, au fil de mes souvenirs, je
me retrouve à nouveau devant eux, ces Îliens qui, au
cours des derniers jours de notre vie ici, sont venus nous
dépouiller de ce qui peuplait notre foyer.
Après que ma mère m’eut annoncé qu’on quittait
l’Île, la vie avait été silencieuse. Elle pleurait parfois, en
cachette. Il n’y en avait plus pour longtemps dans cette
maison. Une à une, ces choses anodines qui habitaient
notre quotidien disparaissaient. Les taies d’oreillers,
le tableau d’art naïf au-dessus de la toilette, la veil-
leuse de nos nuits et la couverture de nos veillées, un

186
les choses

ouvre-lettres et un album photo, le crochet de l’entrée


destiné aux porte-clefs, marmaille d’objets inanimés,
premiers témoins de nos réflexes, de nos gestes de l’inti-
mité, lorsqu’on se retrouve loin du monde extérieur et de
notre désir de plaire.
Ces objets portaient la musique de nos rires et le
secret de nos larmes, et pour passer à autre chose, ma
mère prétendait qu’il fallait effacer ce qui appartenait
à une existence qu’on s’apprêtait à quitter. Je saisis au­
jourd’hui le mécanisme de défense qui sous-tendait sa
posture, cette tentative de se libérer de l’emprise de sou-
venirs qui nous rappelleraient au malheur ayant pro-
voqué notre départ. Il me semble néanmoins qu’elle se
trompait et qu’il était vain de vouloir s’extraire de cette
vie, parce que c’était la nôtre et qu’elle serait en nous
à jamais. Cela dit, j’admets que ma pensée se mesure à
l’aune d’un recul que nous n’avions pas à l’époque. Il
est possible que de faire table rase nous ait préservés du
pire, mais je regrette tout le chemin que je dois parcou-
rir pour revenir à ces souvenirs que nous avons refusé
d’emporter avec nous.
En réponse à notre offre de liquidation de nos affaires,
les voisins venaient un à un chercher les meubles, arri-
vaient le regard déconfit, mal à l’aise de la situation, puis
rôdaient à travers les pièces, reluquant les objets avec
convoitise ou dédain. Certains étaient déçus de trou-
ver la maison à moitié vide, regrettant secrètement de
n’avoir pas eu le courage de passer plus tôt, mais d’autres
étaient ravis, les mains pleines. En quittant, tous nous
remerciaient, mais déjà, je n’entendais plus rien : j’étais
à mon tour un objet délaissé. Je voulais demeurer îlien,

187
l’île sans pont

mais personne ne m’avait pris dans ses bras et bientôt,


je prendrais le large avec le sentiment d’avoir été rejeté.
Je pense alors à Sarah. À ces regards qu’elle avait
encaissés sur le tarmac et qui avaient imprimé la piqûre
du rejet dans sa chair. Avons-nous tous deux regagné
le territoire de nos enfances pour panser nos ego bles-
sés ? Il me semble qu’il y a, enfoui dans la mémoire de
la terre, une déchirure plus importante encore, et sans
doute dois-je creuser plus profondément pour retrouver
ma nue-propriété.
Je suis amer quand je débouche sur la rue qui abrite
le bar et, aussitôt, la peur qui me retenait chez la Veuve
reprend le contrôle de mes pas. Je m’arrête. J’aime les
gens, mais il est plus aisé de les prendre à l’unité. Les
meutes humaines sont intimidantes. À l’école, presque
tous les matins, j’ai peiné à arriver à l’heure, redoutant
le moment où mon arrivée serait remarquée et où il me
faudrait remettre mon masque d’individu socialisant.
Combien de fois ai-je entendu la cloche du début des
cours, immobile à une centaine de mètres de la porte
d’entrée, caché derrière la boîte aux lettres, incapable
de faire un pas de plus ? J’entendais les cris des enfants
qui entraient avec fracas dans l’école, puis au bout de
quelques minutes, dans la tranquillité retrouvée des
lieux, je trouvais le courage de gagner les marches
du porche. Il me fallait affronter la secrétaire, encais-
ser ses admonestations sans broncher, puis me couler
dans les corridors, que j’aurais voulus éternels, et enfin,
me mesurer à cette dernière porte, immense, derrière
laquelle était ma classe. J’entrais après avoir rameuté
mes forces, baissais les yeux devant mes camarades que

188
les choses

mon retard dérangeait, retrouvais l’îlot de mon pupitre


et attendais que les minutes passent et me fondent dans
le décor.
Au moins, il me reste quelques heures avant que
commence l’événement, et deux ou trois pintes devraient
suffirent à faire tomber mes inhibitions. Dans un long
soupir, je pousse la porte. Évidemment, on n’entre pas
dans ce bar comme dans un moulin. Quand je passe le
pas, ce sont deux couples autour de la table de billard,
quatre vieilles devant leur machine à sous, trois vieux
qui regardent la tévé au bar, une gang de jeunes au fond
de la salle et la barmaid qui s’arrêtent et me regardent
entrer. Habituellement, je ne sais pas comment c’est,
peut-être que les gens saluent le nouveau venu, qu’ils le
connaissent par son prénom, qu’ils reviennent ensuite
à leur discussion ou à leur partie, mais ma venue fait
sensation, et pas un seul regard ne se détache de ma per-
sonne. Chacun de mes pas vers le tabouret laissé libre au
bout du bar est un spectacle. Même les lèvres de l’annon-
ceur sportif sur le téléviseur semblent ne plus bouger.
Heureusement que Chuck Berry ne s’arrête pour rien au
monde. Mais Chuck Berry est mort et chanter dans les
juke-box, c’est tout ce qui lui reste.
J’essaie de virer les talons, mais mes pieds s’entêtent.
Arrivé au zinc, je commande, avec le plus de naturel
possible, une pinte et un whisky, double. Je parle juste
assez fort pour que la serveuse m’entende, mais tout le
bar a tendu l’oreille, j’en suis sûr, malgré les refrains de
Chuck. Ma commande les rassure : je serai là au moins
pour un bout, ils pourront m’observer à loisir et enfin, ils
détournent leur attention de ma triste mine.

189
l’île sans pont

— V’là ton Jack. La pinte est sur moi, on accueille


pas tous les jours du nouveau monde. Je te pars un bill ?
Je la remercie. J’essaie de penser que son geste relève
de la volonté de tout le monde. Que ces gens autour de
moi sont gentils. Le whisky brûle mes papilles, défonce
ma cage thoracique et remue mes entrailles. Je respire
mieux.
Autour, on discute beaucoup de l’acharnement de
la pluie. Le niveau de l’eau inquiète et, à tous ceux qui
se disent surpris de telles précipitations aussi tôt qu’en
mars, les plus vieux le certifient : c’est du jamais-vu. Entre
deux longs silences, mes voisins au bar se racontent des
histoires qu’ils semblent déjà connaître par cœur. Jouer
le passé en boucle pour qu’il ne leur échappe pas. Ils se
passent le relais de la narration, puis retombent dans le
silence, le temps d’écluser leur grosse Laurentide, qu’ils
finissent en même temps. La barmaid arrive pile au
moment où ils reposent leur verre. Elle participe à leur
danse, à sa façon, et reçoit leur commande sans surprise.
— C’est le tour à Henri ?
— Non, je vais prendre cette tournée-là.
Les trois bonshommes lèvent les yeux sur moi, surpris
de mon intervention. Ils savent que je les écoute depuis le
début, et peut-être ont-ils mis un peu de moutarde pour
garder captif leur nouveau public. La barmaid les sert,
ils me remercient, mais sans chaleur, puis soulèvent leur
verre, regardant le plafond.
— À Gérard. Paix à ton âme, vieille branche !
Sans plus d’explications, ils repartent sur une nou-
velle histoire. Ils racontent la fois où la goélette qui
transportait le nouveau clocher a fait naufrage. Celle-là,

190
les choses

ils se la racontent à trois, me jetant parfois un regard


avec l’espoir d’y trouver de l’admiration. Le clocher que
j’entends chaque jour, disent-ils, c’est avec leur chaloupe
qu’ils sont allés le ramasser.
— Dans au moins quinze pieds d’eau ! Pis encore,
j’exagère peut-être, y’en avait sûrement ben manque
plus.
Ils boivent, le sourire en coin. Fiers. Grâce à eux, j’ai
oublié tout ce qui se passait dans mon dos. Parfois, je
sens un bras qui me frôle, des gens qui discutent derrière.
Je ne me retourne pas. Le whisky est de trop, je vais le
regretter demain, mais ça me fait du bien d’appartenir
à une conversation. La glace est brisée et elle fond dans
mon verre.
— Pis, la Veuve dérange pas trop ton dormage ?
— Ah, j’ai d’autres fantômes à fouetter.
Le sujet meurt dans l’œuf. Le trio regarde distraite-
ment la partie de billard présentée à la télévision, prenant
une pause de la conversation. Malgré mon hésitation, je
prends la parole.
— Je me demandais… Audrey Lépine… elle habite
toujours dans le coin ?
— Aux dernières nouvelles, elle était à Québec.
Qu’est-ce que tu y veux ?
— Rien… C’est… Ça fait longtemps que je l’ai pas
vue. J’aurais aimé ça, savoir ce qu’elle fait de bon.
Une main sur leur bière, l’autre sur le comptoir, les
trois hommes me regardent, comme si c’était encore à
moi à parler. Il me semble alors que je suis nu devant
eux, que je n’ai plus rien à cacher et qu’il est inutile de
ne pas sauter à l’eau.

191
l’île sans pont

— C’était ma meilleure amie quand j’étais petit. Ça


fait longtemps qu’elle est partie à Québec ?
— Tu parles pas beaucoup, le jeune, mais t’as pas
peur de bardasser la braise, hein ? Pour être ben franc,
c’est pas exactement un sujet qu’on aime aborder.
Leur silence s’étire. Tout ce que j’entends est le mou-
vement de leur dentier, qui se décroche puis se raccroche,
dans un cliquetis qui ressemble à un code morse. Ce n’est
qu’au bout d’un moment que j’en viens à regretter ma
question. Non pas à cause de la rudesse de leur réaction,
mais parce que je crains la réponse. Et si notre départ de
l’Île n’avait rien réglé ? Si, au contraire, il avait empiré la
situation, esseulant la famille d’Audrey du reste du vil-
lage et la menant à quitter, à son tour, son lieu de nais-
sance ? J’ai les joues toutes rouges lorsque l’homme le
plus loin de moi hausse les sourcils et s’exclame.
— ’Tends un peu toi là. T’es-tu le petit des Plante ?
Le miraculé de la tempête du siècle ?
Sur ces mots, la porte du bar s’ouvre. Étienne entre,
que je regarde comme mon sauveur, mais son air triom-
phant perd rapidement de sa superbe : personne ne lui
prête attention. Aucune main d’applaudissements, pas
la moindre interjection, même pas un furtif coup d’œil
dans sa direction, sinon mes yeux qui s’appuient sur lui
comme sur une béquille. L’assistance au grand complet
est tournée vers moi. Pour éviter d’attirer l’attention, on
repassera.
— Oui, oui. C’est moi. Félix.
Il me semble que le disque du juke-box vient de sau-
ter. Même le vieil appareil qui, pourtant, en a vu d’autres,
peine à encaisser la nouvelle, et pendant quelques instants

192
les choses

qui me paraissent une éternité, l’aiguille qui grafigne le


tourne-disque est le seul bruit que l’on puisse entendre.
Et alors, aussi sèchement qu’il s’était arrêté, le temps
reprend du service et le bar se remet en vie. La barmaid
se plante devant moi et me dépose une nouvelle pinte, les
corps s’ébrouent tout autour, déplacent des tables dans
le choc des bouteilles, et mes copains de zinc lèvent leur
verre en ma direction, m’invitant à trinquer.
— Tu parles d’une affaire. Maintenant que tu le dis,
je le vois. T’es le portrait tout craché de Philippe. Ta mère
va bien ?
Ma mère ? Elle vient de perdre son père. On la croi-
rait imperturbable, solide comme ce roc qui résiste au
fleuve, mais je le sais, pour l’avoir vu jadis, combien sa
posture de figure de proue cède un peu chaque jour à
l’érosion, et qu’après des mois de résistance exténuante,
elle s’effondrera. Mais aujourd’hui, comment va-t-elle ?
Je ne sais pas. Pourquoi suis-je toujours le dernier à me
poser cette question ?
— Ma mère va bien, ma mère va bien.
Parfois, la vérité se cache sous la répétition des
mensonges.
— Je suis content d’être là.
À ce moment, une main se pose sur mon épaule.
C’est nul autre qu’Étienne qui, déçu de son entrée ratée,
tente de rattraper le coup en venant se camper direc-
tement sous les projecteurs. En homme habitué de lire
les foules, il n’allait pas rester longtemps dans l’ombre,
surtout pas quand la soirée est supposée lui appartenir.
— Félix Plante ?! Ben voyons donc. T’as rien dit !
Hey, content de te revoir.

193
l’île sans pont

Étienne ne s’assied pas. Il entretient une brève conver-


sation aux mots vains, prévisibles et sans saveur, et au
bout d’un moment, quand il sent qu’il a été suffisamment
poli à mon endroit, il passe à l’offensive pour reprendre
possession de la salle. En m’agrippant l’épaule d’une main
ferme, il se retourne vers la foule réunie dans le bar.
— Je suis content de vous voir en grand nombre. Je
vous avais promis une soirée mémorable. Je pense que
je ne me suis pas trompé. Vous voyez, quand on fait les
choses comme il faut, ça donne envie à ceux qui nous ont
quittés de revenir.
Puis, en se retournant vers moi, tout en gardant le
regard au-dessus de ma tête, pour mesurer son effet sur
les gens qui nous entourent, il lève son verre.
— Rebienvenue chez toi, Félix. C’est bon de savoir
que les gens avec qui on a grandi nous ont pas oubliés.
Encore un peu, il revient à moi, évoque quelques sou-
venirs qui, il me faut bien l’admettre, remue ma chair du
labour pénible de la nostalgie. Puis il s’éclipse.
— On reprend ça plus tard. J’ai une allocution à don-
ner et du monde à voir, mais je suis curieux de t’entendre.
Les murmures n’ont pas cessé, mais Étienne gagne
le promontoire de fortune, installé dans le fond du bar,
et d’un geste assuré de la main, obtient le silence. Je bois
ma pinte à grandes lampées, remué par ce qui m’arrive,
surpris de cette façon que j’ai eue de me lancer. Je suis en
partie rassuré, la réaction des gens a été sympathique et je
n’ai plus à porter le fardeau de ce secret inutile. Pourtant,
je sais qu’à la surprise de ce dévoilement succéderont les
questions, dont certaines éveilleront un passé qui, juste
à y penser, me met dans tous mes états.

194
les choses

Je tends l’oreille à l’allocution d’Étienne. Ses mots


m’ennuient et me donnent l’impression d’assister à une
rencontre municipale, où les gens débattent du jour de
la collecte du compost et de l’impact de la réduction de
la limite de vitesse. Je règle ma note et, profitant de l’at-
tention tournée vers mon rival d’autrefois, je rejoins la
sortie, un pas devant, un pas de côté.
Dehors, la pluie et l’air frais me font du bien. Je ne suis
ni gai ni triste, simplement altéré. La rue est déserte, le
fleuve est invisible et les silhouettes des arbres dessinent
un tableau mouvant. J’avance en mâchant l’arrière-goût
de mes verres de trop. Mon pas est lourd, erratique,
pourtant l’ivresse me donne l’impression de flotter, et
déjà, j’arrive dans le creuset de la route, ma maison est là
devant, cerclée du cimetière à moitié englouti par l’eau.
Je regarde cette Venise macabre et, en poussant la porte
encore coincée de l’entrée, je gueule, soulagé :
— Vous m’aurez pas cette nuit ! Je vais dormir
comme un bébé !
La dernière partie

Indomptable, l’averse se donne des airs de déluge, l’eau


s’accumule et s’accumule, et sur cette île plus grande
encore que mon imagination se créent d’autres îles,
minuscules celles-là, où les êtres trouvent refuge dans
les bras de leur blonde ou ceux de leurs parents.
J’ai sauté une date au calendrier. Hier, j’ai erré dans
la maison, m’évachant tantôt sur le lit, tantôt sur le sofa,
sinon carrément sur le sol. Hélas, je n’étais pas seul à
être complètement défoncé : le toit a percé en quelques
endroits, la semaine de pluies excessives semblant avoir
fait tomber la goutte de trop. J’ai installé des seaux de
fortune, déplacé les meubles pour les entasser, à l’abri,
sous une bâche. Il faudrait que je pense à prévenir le bon-
homme Racine de la situation. Ce matin, le lit du fleuve
a encore grimpé, grugeant la terre. Dans les derniers
retranchements de cette maison, je sens l’eau monter. Ses
quatre murs, peut-être, cherchent à me recracher ailleurs,
mais je m’entête dans cette intuition qui me dicte que le
sédiment de ses années et tout ce qui y est en jachère me
sont nécessaires.
Mon corps a achevé de purger son intoxication à
l’alcool. Même si je redoute le ressac que ma sortie du

196
la dernière partie

placard de l’anonymat pourrait générer, je me sens libéré


du malaise qui me retenait à l’intérieur, et c’est sans hési-
tation que je m’enfonce dans les stigmates du village.
Au premier virage de la route, la vue d’un écureuil,
écrasé et tassé dans l’accotement, me plonge dans un état
étrange. Ce n’est qu’une bête morte le long de la route,
comme il m’a été donné souvent d’en voir, ailleurs, mais
sans que je puisse me l’expliquer, j’en suis galvanisé.
Comme si cette carcasse me confirmait que j’étais sur la
bonne voie.
Je laisse mon esprit vagabonder dans les décors de
cette partie de l’Île que je n’avais pas encore retrouvée.
Bientôt, mon esprit s’aère et je redeviens disponible à
mon environnement. La terre est un miroir moucheté.
La route, les entrées de garage et les fondations des mai-
sons appartiennent désormais au mystère de l’eau. Des
gens font la file devant la quincaillerie, d’autres en res-
sortent avec des brouettes remplies de poches de terre
et de bâches qui serviront à protéger, dans la mesure du
possible, les maisons les plus près des berges. Déjà, des
remparts ceignent les rives : poches empilées de sable et
de terre, de balles de foin, de cailloux emballés dans des
bâches, d’arbres morts, de sacs de vidanges remplis de
vêtements, tout ce qui, par l’esprit pragmatique et créatif
des îliens, peut les protéger de cette invasion refoulée si
longtemps. L’Île m’apparaît étrange, coupée d’une beauté
qui la menace. Basse pour quelques heures encore, la
marée nous épargne, mais qui sait jusqu’où le fleuve
pourra pousser lorsqu’elle remontera ?
Le carrousel des maisons me mène devant celles que
j’ai tant redouté revoir. D’abord la maison de Bilodeau

197
l’île sans pont

où, du balcon, un homme au pas lourd repousse à coups


de balai réguliers l’eau accumulée. Puis, presque iden-
tiques, quasi collées l’une sur l’autre, la maison d’Audrey
et celle de mon enfance. Elles étaient plus belles dans
mon souvenir, enjolivées par des parterres fleuris, les
murs tapissés de vignes touffues et campées derrière
deux chênes massifs dont il ne reste plus que les souches.
Les lieux ont été négligés, et les années ont accom-
pli une sale besogne. La fenêtre de la chambre d’Audrey,
plantée devant la mienne, a été condamnée, mais celle
de ma chambre y est toujours et, derrière ses carreaux,
j’imagine les dessins sur les murs, les vêtements par terre,
le tapis de jeu et ses voitures miniatures, mon gant de
baseball sur la poignée de porte, ma collection de cas-
quettes, mes figurines sur le rebord de la fenêtre, la
tirelire sur ma commode, la cabane de boîtes et de cou-
vertures autour de mon lit, et les univers parallèles que
j’y créais. Un autre monde.
Ainsi, je ne reverrai pas Audrey. Pas ici, en tout cas.
Il n’y aura pas ce moment qui existerait pour effacer le
précédent. L’ultime fois où nous avons été ensemble, à
lancer des billes dans cette entrée de garage où renaissent
les pousses de gazon. C’était notre activité préférée, mais
jamais plus je ne m’y suis adonné.
Nous ne jouions pas pour gagner, comme dans ces
cours d’école où l’on se dispute les billes des autres. Nous
respections néanmoins les règles de base, qui consistent
à lancer une bille-cible dans un jeu vierge pour ensuite
tenter de la frapper, à tour de rôle, à l’aide de nos billes
respectives. Plus encore que l’objectif lui-même, nous
aimions contempler la fresque que nos essais dessinaient

198
la dernière partie

sur le sol. Aux parties courtes nous préférions celles


interminables où les billes s’accumulaient. Lorsqu’enfin
une de nos billes touchait la cible, plutôt que de ramas-
ser les billes et de commencer aussitôt une nouvelle par-
tie, nous prenions le temps de contempler notre œuvre,
nous amusant d’y découvrir les formes offertes par notre
imagination. Des dinosaures, des animaux sauvages, le
visage de nos amis, tout un monde qui nous appartenait
en propre, comme d’autres trouvent à rêver dans le pas-
sage des nuages.
Ce jour-là, nous avions dessiné une chaloupe et une
rame, une abeille avec une seule aile, la roue d’un vélo
et un sourire édenté. Le temps passait dans le plaisir du
jeu et nous ne prêtions pas attention aux voitures qui
passaient derrière, à pleine vitesse, jusqu’à ce que celle
de ma mère arrive et roule sur une partie de notre œuvre
en cours de production. Ma mère avait émergé, le visage
rougi et enflé, les cheveux en bataille et le chandail taché.
Elle avait retenu son souffle un instant puis, dans un
effort que nous n’avions pas compris, avait enfin parlé.
— Audrey. Rentre chez toi, ta mère t’attend. Félix, tu
rentres aussi, faut que je te parle.
Je n’avais jamais vu ma mère ainsi, le regard aussi
fermé, les gestes imprécis, emportés par la violence de
quelque chose qui, au-dedans d’elle, bouillait. Ce qui
arrivait à ce moment m’échappait, mais de voir ma mère
ainsi désemparée ne m’avait laissé aucun doute : une
menace autour de nous planait, et il n’était pas sécuri-
taire de rester dehors, sans protection.
Audrey s’était éloignée, débordant les deux chênes et
marchant vers chez elle avec le pas constant et froid d’une

199
l’île sans pont

hypnotisée. La partie de billes était là qui demandait à se


faire regarder de nos yeux candides. Le soleil agrippait
ses derniers rayons dans l’horizon, glissant dans le cré-
puscule. Ma mère déjà était sur le pas de la porte et, après
avoir inspiré profondément, m’avait intimé une fois de
plus de rentrer.
La porte de la maison d’Audrey s’était refermée dans
le lointain, sans que je l’entende, son bruit étouffé par le
vent et le souffle des arbres. J’avais gagné ma demeure,
mais une étrange impression m’habitait, comme
lorsqu’on entre chez un étranger et qu’on ne sait pas
dans quelle direction s’avancer. Ma mère m’attendait à
la cuisine, souliers aux pieds, la mine basse. J’avais pris
tout mon temps pour la rejoindre, disposant conscien-
cieusement mes propres souliers dans l’entrée, troublé
par l’appréhension de ce qui m’attendait et cherchant ce
que j’avais pu faire pour mériter qu’on me réprimande.
Arrivé près d’elle, en prenant appui sur la cuisinière,
j’avais grimpé sur le comptoir.
— Non. Viens t’asseoir à table avec moi.
Le silence était lourd et le plancher de la cuisine me
semblait froid. Après avoir pris soin de ne pas traîner les
pattes de la chaise sur le sol, j’avais levé les yeux sur elle.
— Y’a eu un accident.
Le plomb dans l’aile

Le ciel est sens dessus dessous, et chaque poutre de la


maison, gorgée d’eau, grince sous l’averse. Les armoires,
les portes, les fenêtres sont boursouflées et restent blo-
quées dans leur cadre, et ce n’est qu’au terme d’un duel
inégal que je parviens à ouvrir la porte qui, derrière moi,
refuse de se fermer complètement. L’humidité coincée
dans mes genoux, dans mon dos, mon cou, c’est donc
en laissant la porte entrebâillée que je gagne la tempête
dehors.
Il fallait bien que ces nuits à mal dormir me rat-
trapent. Aujourd’hui, tout m’emmerde. Dans ces lieux
qui tombent en ruine sous le poids de la pluie, je mau-
dis ce ciel en nuances de gris, j’emmerde mes souliers
mouillés, mon linge détrempé, mon imperméable qui
n’a jamais vraiment été étanche, mon foulard humide
et mon pas, déjà lourd, qui doit lutter contre l’eau pour
avancer. C’est une de ces journées contre laquelle je ne
peux rien faire, je le sais, sinon attendre patiemment le
miracle d’une éclaircie.
Ce miracle est peut-être dans ma poche, dans mon
cellulaire, bien à l’abri dans son sac de plastique. Sarah
m’a écrit et j’attends d’être assis devant une pinte pour

201
l’île sans pont

accueillir ses mots. Il fait plus chaud au bar. Heureusement,


l’enseigne est là qui scintille sous mes yeux, comme une
étincelle prête à ranimer le pétard mouillé de mon cœur.
Cette fois, je me moque du regard des autres. Je suis terré
sous la dure carapace de ma mauvaise humeur et, aussitôt
assis, je vois la serveuse venir vers moi.
— Même chose ?
Pris par surprise, j’acquiesce. J’aurais passé sur le
whisky, mais il est trop tard et puis ç’aurait été bête : la
chaleur de l’alcool, en une lampée, me traverse comme
un éclair. Je suis déjà un peu ragaillardi, presque sou-
riant, quand, enfin, je plonge dans les mots de Sarah.

Cher Félix,
Me voici de retour chez nous. Tu as fait un ménage
avant de partir, le lit est bien fait et l’espace est propre
et accueillant. Merci. J’étais complètement exténuée en
arrivant, mais de trouver notre chez-nous dans un état
aussi douillet m’a apaisée. J’aime notre nid. Il ne manque
que toi.
J’aurai finalement eu l’occasion de faire la paix avec
tout le monde. Meeko a organisé un grand repas et toutes
mes amies de jadis étaient là : Sakari, Shipiss, Michelle,
Barbara, Uapikun… L’atmosphère était détendue et je
leur ai expliqué comment je m’étais sentie à mon départ,
raison pour laquelle j’avais été gênée, ensuite, de garder le
contact. On m’a fait promettre de ne plus jamais douter de
notre amitié et de mon appartenance à leur communauté.
Elles aimeraient beaucoup te rencontrer.
On m’a posé beaucoup de questions sur ma mère. Les
gens là-bas l’espéraient bien, et au fil des discussions, les

202
le plomb dans l’aile

plus âgées m’ont raconté des histoires que je ne connais-


sais pas, où j’ai eu l’impression de découvrir une femme
qui m’était inconnue. Ses amies d’autrefois la présentaient
comme une entremetteuse dotée d’une contagieuse socia-
bilité, et aussi d’une grande diplomatie, qui avait contri-
buée à apaiser des tensions que l’on croyait irrémédiables.
Je me suis sentie pleine d’amour pour elle, et il me semblait
qu’au contraire de ce que j’ai toujours cru, nous n’étions
ni oubliées ni rejetées, mais encore respectées, grâce à l’em-
preinte que ma mère a laissée sur le cœur des gens. Je suis
contente d’y être retournée, pour les liens que j’ai retissés,
mais surtout parce que ça m’a donné le désir de renouer
avec Anne. Il est temps que je lui pardonne notre départ
et que je mette ces regrets derrière moi. J’espère qu’il n’est
pas trop tard… j’ai tant attendu.
Mon vol était deux jours plus tard et je suis repartie
avec le sentiment d’avoir manqué de temps. Partie remise,
que je me dis. Viendras-tu avec moi la prochaine fois ?
Chose certaine, je suis ravie de mon séjour. Je me sens
pleine. Paisible. Épanouie. Le monde me semble hospita-
lier et, plus que jamais, j’ai hâte d’y accueillir notre fils.
Je te remercie pour ta dernière lettre où, malgré tes
errances, je t’ai senti ouvert et humble. Maintenant, je
ne peux que t’encourager. Tu n’as pas fait ce voyage pour
rien. Je comprends tes craintes, mais ne te mens pas à toi-
même : tu es tout près de ce que tu cherches. Fonce. Tu
n’es pas un étranger sur l’Île. C’est aussi chez toi et, si tu
le désires, ton fils pourrait lui aussi, un jour, s’y sentir
chez lui.
J’ai très hâte de te retrouver. De bâtir avec toi la suite
de notre histoire. Mais je serai d’autant plus ravie si tu

203
l’île sans pont

reviens bienheureux et serein. N’oublie surtout pas : nous


sommes avec toi.
Profite de ce moment rare et prends tout. En attendant
de te retrouver, les deux bras grands ouverts.
Je t’aime

Cette femme ! Les mots frétillent sous mes yeux et


insufflent en moi leur amour, leur optimisme. Il y a
quelques minutes, je me complaisais dans le cynisme,
et voilà que Sarah et l’alcool me mettent en proie aux
larmes, tout près de la nostalgie, et pourtant prêt à oser
le grand saut, à me lancer dans l’avenir. Machinalement,
je hèle la barmaid, lui commande une autre pinte, puis
marche vers le juke-box. J’ai toujours cru qu’il y avait une
loi non écrite qui réservait l’utilisation du juke-box aux
clients réguliers, mais soudain, ça m’indiffère. Je glisse
les pièces dans la fente et me choisis deux morceaux de
Richard Desjardins.
C’était le poète, le compositeur et l’interprète préféré
de mon père. Il le mettait à toutes les sauces, le gratouil-
lait à la guitare, s’excusant chaque fois de ne pas être à
la hauteur. J’ai pourtant en mémoire sa voix douce et
rauque, différente de celle de Richard, certes, mais enve-
loppante et rassurante. Quand je regagne ma place, pre-
nant une lampée pleine de mousse, je laisse la chanson
faire renaître le dernier moment que j’ai passé seul avec
mon père.
Nous sommes dans le champ près de la grosse roche.
Papa met le frein à bras, éteint le moteur, mais laisse la
musique jouer. Même, il monte encore un peu le son,
faisant la part belle à la narration du combat des derniers

204
le plomb dans l’aile

humains, aux prises avec les barbares. Puis, d’un geste


cérémonieux, il sort un étui au cuir usé et racorni du
coffre arrière.
— Viens mon gars, j’ai quelque chose à te montrer.
Il s’adresse à moi sur le ton de la confidence, avec
cette lumière dans le regard qu’ont les gens qui sont fiers
du cadeau qu’ils s’apprêtent à offrir. Il sort de l’étui une
carabine et me la remet.
— Place-toi là, je vais te prendre en photo.
Combien de fois ai-je fait renaître cette scène dans
sa représentation aux coins abîmés ? La carabine est plus
grande que moi, et il faut que mon père m’aide à la tenir
en équilibre. J’habille mon visage de mon plus grand sou-
rire et, aussitôt après le déclic de l’appareil, il m’invite
près de l’étang, puis glisse deux plombs dans le canon.
— Vise le fleuve et quand t’es prêt, appuie sur la
gâchette, juste ici. Je vais t’aider.
J’ai vu quelques fois mon père s’amuser avec sa cara-
bine, visant des boîtes de conserve ou des cibles qu’il
s’était lui-même fabriquées. Le corps en symbiose avec
cet objet étonnant, j’étais chaque fois fasciné par le calme
et la confiance qu’il lui conférait. N’ayant pas d’empathie
pour les boîtes de conserve, je ne mesurais pas le dom-
mage que l’arme pouvait causer, aussi n’ai-je pas peur,
mais simplement hâte de pouvoir me donner une conte-
nance, carabine en mains. Plusieurs fois j’ai demandé
à mon père de pouvoir tirer, et tandis que ce jour est
enfin venu, je n’ai pas la patience d’écouter ses conseils.
Élevant la carabine d’un élan et appuyant aussitôt sur la
gâchette, j’échappe la crosse, qui me glisse des mains et,
au hasard de sa chute, un plomb passe entre les jambes

205
l’île sans pont

de mon père pour se perdre derrière nous, percutant la


carrosserie de la voiture en y creusant une cavité.
— Merde.
Le visage de mon père rougit, et il m’arrache le fusil
des mains d’un geste brusque. Au moment où il va parler
et libérer la rougeur de son visage sur moi, il prend une
grande inspiration, sans dire un mot.
— Ça va, papa ?
— Oui. Mon char a du plomb dans l’aile, c’est pas
grave.
— Je m’excuse.
— Je sais. C’est un peu tôt pour la carabine. On se
reprendra quand t’auras huit ans.
Il prend la carabine, s’assure qu’elle est déchargée, et
moi, je fais huit, avec mes doigts.
— Bon, écoute. Un fusil, c’est utile, mais c’est aussi
dangereux. La différence entre les deux dépend de toi.
L’important, c’est ce que toi tu fais avec la carabine. Tu
me suis-tu ?
— Je pense pas.
— Ouin, OK. T’es jeune encore.
Jamais plus je n’ai retouché à sa carabine. Qu’en
aurais-je fait ? Le monde auquel j’appartiens, cette terre
sous mes pieds, ces ambitions humaines autour de moi,
l’univers des vivants tout comme celui, intime, de l’ima-
gination et des souvenirs, n’a pas besoin de violence pour
s’accomplir. Et pourtant, il y a au fond de moi une charge
violente de laquelle je n’arrive pas à me délester.
Mes pensées se perdent dans le fond de ma pinte, et
mon père disparaît une fois de plus, absorbé par un décor
familier. C’est un bar comme tous les autres, après tout,

206
le plomb dans l’aile

et je reconnais le désordre de ses bouteilles, les tables


dont la mélanine est vissée sur un socle d’aluminium,
l’horloge Molson accrochée sur le mur entre les deux
toilettes, la télévision qui joue les nouvelles sans son et
les machines à sous un peu en retrait. Même l’humanité
qui l’anime se confond dans le connu. Il me semble avoir
déjà observé ces femmes assises devant les machines,
ce jeune couple qui flirte dans un coin, le chahut de ce
groupe rassemblé autour de tables collées les unes aux
autres et ce vieil homme assis à quelques tabourets de
moi, qui ne parle pas.
Ma seconde chanson s’estompe dans les derniers
mots de Desjardins et je flotte encore un peu dans leur
sortilège. Mes sens sont en légère errance, mais je sens
sur moi un picotement inconfortable, comme l’étrange
sentiment d’être observé. Mon regard s’éclaircit et alors
je le réalise : je suis une fois de plus le centre d’attention.
Des dizaines de paires d’yeux braqués sur moi, un chuin-
tement indistinct et, comme soumis à la loi d’un chef
d’orchestre, un silence soudain, synchrone. Je cherche
mes esprits dans une nouvelle gorgée de bière lorsqu’un
homme prend place à côté de moi, charriant une odeur
familière que je mets néanmoins quelques secondes à
identifier : le fond de tonne.
— Come on. Cherche pas le trouble.
La voix vient de derrière le bar. La barmaid, bras
croisés et regard sévère, est plantée devant l’homme.
— Ché mon bar ichitte. Fuck les revenants. Ch’veux
ma bière.
— T’as assez bu, Lépine. Tu reviendras demain.
Enwèye.

207
l’île sans pont

Je prenais une gorgée quand le nom est tombé : Lépine.


J’aurais pu m’étouffer, mais non. Plutôt, j’ai incliné mon
verre un peu plus et j’ai laissé la bière couler au fond de
moi, regrettant de ne pas avoir quelque chose de plus
fort, pour ravaler le cri d’une colère qui vient de s’éveiller
dans mon plexus. Si j’avais une carabine, maintenant, que
ferais-je ? Pour éviter un geste impulsif que je pourrais
regretter, je concentre tout mon être dans l’accomplisse-
ment de chacun de mes mouvements : j’enfile mon man-
teau avec une infinie lenteur, fouille dans ma poche pour
saisir mon portefeuille, duquel je sors quelques billets
que je dépose sur le comptoir. Puis je réfugie mes mains
dans mes poches, pour cacher mes poings naissants, deux
immenses poids que je peine à contenir. De peine et de
misère, je lève les yeux sur mon voisin, cherche les siens,
mais lui ne voit plus rien, son regard noyé dans une triste
ivresse. Lépine est là, mais il est absent. Je ne m’attarde
pas plus longtemps, tourne les talons, malgré ces quelques
voix qui, autour de moi, m’invitent à rester.
— Va-t’en pas, man, on va s’occuper de lui.
La piqûre de l’alcool ne m’altère plus, mon pas est
guidé par l’adrénaline, et c’est droit comme une barre
que je gagne la porte.
Les yeux vissés au sol, secoué par cette apparition et
par le vent insistant, j’essaie de garder l’équilibre, le corps
ployé sous la pluie froide, vers l’avant, comme un bélier,
mais les épaules voûtées. Un bélier en fin de parcours.
De part et d’autre, peu de maisons illuminées. La vie,
désormais, abandonnée au sommeil. Partout autour l’eau
inonde la terre, l’Île peine à résister au fleuve et mon pas
crée des ondes de choc.

208
le plomb dans l’aile

À cet endroit où la route fait successivement trois


virages pour se soustraire aux caprices du fleuve, je la
reconnais. Cette courbe serrée autour d’une crique, en
face de l’hôtel des Simard. Les peupliers qui bordent l’ac-
cotement, parfaitement alignés. Le dernier de la rangée,
en pleine santé, se tient bien droit. Je n’arrive pas à voir
s’il y a encore des traces sur son tronc, mais c’est bien
lui qui s’est imposé sur le chemin du char de mon père.
Celui qui, dans son écorce, porte le son d’une carrosse-
rie tordue, d’un moteur éclaté, d’un klaxon qui ne s’est
jamais plus arrêté.
Papa, le plus fort, à la merci d’une voiture lancée
à pleine vitesse. Son corps embouti, le bruit des os qui
craquent, de la peau qui se déchire et de son dernier
souffle. Je m’arrête un moment et j’essaie de l’entendre.
Il y a, encore, le cri de pneus sur l’asphalte, j’espère une
dernière fois changer le cours des choses, mais il y a un
nouveau choc. Moins puissant. C’est la voiture du père
d’Audrey, venue s’enliser dans l’accotement, que mon
père avait tenté d’éviter.
Je suis encore figé sur place quand les phares d’un
pick-up se couchent sur moi. Je les sens qui me scrutent
de la tête aux pieds. La révolution du moteur gronde vers
moi. Son passage dérange l’eau, qui fouette les parois du
camion. Je suis hypnotisé. En un instant, il est tout près, à
un pas de mes jambes gelées, à une giclée d’eau, un saut.
La voiture me double et, quelques mètres plus loin,
patine latéralement en tentant de freiner. Je ne bouge
plus. Le pick-up recule à ma hauteur.
— Escuse si je t’ai arrosé, je t’ai vu yinque su’l tard.
As-tu besoin d’un lift ?

209
l’île sans pont

J’essaie d’aviver mes sens, de dérouiller mes yeux et


de tromper ma berlue, mais rien n’y fait : c’est mon père.
Il n’a aucune blessure, aucune peur, et il m’offre de venir
à lui. Son visage est là, dans la lunette côté passager. Sa
voix est claire et elle me berce un instant. J’ai envie de
l’entendre à nouveau, mais ce n’est pas le même homme
qui me parle cette fois.
— Ça va ? T’as besoin d’un coup de main ?
Mon père a disparu et il me semble que cette per-
sonne qui m’adresse la parole n’existe pas, que ses mots
appartiennent à un autre monde et que ma présence en
ces lieux est impossible, inouïe. Un instant de plus, je
reste figé, orignal immobile dans les phares. La voix ne
devient plus qu’un son sourd et lointain, je ne réfléchis
plus, prends mes jambes à mon cou et la voiture disparaît
derrière.
J’essaie de m’extirper de moi, de m’envoler le plus
loin et le plus vite possible, de me pousser à bout jusqu’à
en avoir mal au ventre, de sentir le feu dans mes cuisses
et le papier sablé sous mes pieds. Je cherche cet endroit
où ma vie ne compte que des vivants, mais dans ma
course éperdue, j’ai perdu mon chemin. Soudain, dans
le renflement d’une butte, j’émerge de la brume, les terres
qui longent la route réapparaissent de chaque côté et, au
loin, son faîte apparaît. La maison de la Veuve. Là où je
me suis promis de trouver la paix.
Tout flotte à la dérive

Sous la morsure de l’eau, le plafond craque de toutes


parts. À court de seaux, je me déplace d’une fuite à
l’autre, plaçant un des précieux récipients sous une
infiltration dont le débit me semble plus élevé, puis me
ravise, reconfigurant à la hâte le positionnement de mes
récipients. Incapable d’endiguer l’inondation, au bout de
quelques minutes, je cours à la cuisine. Ça doit bien faire
une dizaine de fois que je vide les armoires à la recherche
de quelque objet capable de contribuer à récolter l’eau. Je
n’arrive à rien, mais je me démène, seul dans mon abri,
haletant comme une bête traquée, étouffé par le combat
des murs contre le vent, du toit contre la pluie. Cette
maison semble sur le point de rompre avec ses fonctions
premières.
Dehors, à la pluie s’ajoute le vacarme du tonnerre
et le soubresaut des éclairs, dont l’éclat révèle momen-
tanément un fleuve que je ne prends plus le temps de
regarder. Dans cette maison adoptée, je ne loge désor-
mais plus qu’en moi-même, abandonné à quelque chose
qui me dépasse. Le tremblement de l’anxiété. Les bruits
venant de la cave. Des mouvements d’eau, clapotis de
vagues, éclaboussures de nageurs, enfants dans un lac.

211
l’île sans pont

Je libère la trappe, retire les seaux remplis d’eau et le


lourd tapis qui la couvraient. Mais le panneau refuse de
s’ouvrir.
— Merde.
J’ajoute quelques bons coups de pied aux efforts de
ma main gercée, que je sens déchirer sur la poignée. En
vain.
— Ostie de trappe de merde, je vais t’ouvrir à coups
de hache si y…
Elle s’ouvre, me projetant sur le derrière. L’odeur de
moisissure est pestilentielle. Je cherche mon équilibre sur
la mousse qui couvre les marches. Les deux mains sur
le rebord de l’embrasure, je touche enfin le sol inondé.
Mes mains sondent l’espace et j’avance contre le poids de
l’eau et son courant qui éclabousse mes genoux, aveugle
dans la noirceur. Mon équilibre est précaire, assujetti à la
prise que trouvent mes mains au plafond. Des échardes
pénètrent mes doigts, mais je ne ressens aucune douleur.
Les obstacles, soudain, sont moins nombreux. Puis un
éclair illumine la cave, sa lumière bleue filtrant par un
soupirail. Devant, une étagère et une stèle. À nouveau,
la noirceur totale.
Mes yeux attendent la lumière, les odeurs fouettent
mon nez, mon pouls s’affole et ma mâchoire claque.
Il faudrait que j’avance encore, mais je fais plutôt un
pas en arrière, et mon pied bute contre un meuble. Je
deviens une étoile glissant à la surface de l’eau, aban-
donnée aux tourbillons. Immergé mais libre, bercé par
l’apesanteur, je flotte. Dans la lueur d’un nouvel éclair,
sur l’étagère, une silhouette, les pieds ballants, une main
tendue.

212
tout flotte à la dérive

À la caresse de l’eau sur ma peau s’ajoutent des mains.


Elles glissent le long de mon corps, se cramponnent à
mes cheveux. Je ferme les yeux, ouvre les pores de ma
peau, libère mes sens. J’essaie d’appartenir à l’instant, de
l’habiter tout entier, de le toucher de toute ma fibre et de
ne plus seulement le percevoir à distance, emprisonné
dans mon regard. L’eau se referme sur moi et enfin, je
glisse vers l’oubli, dans l’engourdissement du sommeil.
Cette eau qui asphyxie mes peurs me met dans un
état soudain d’euphorie. J’ai le cerveau en cavale, le corps
en orbite, et je me retrouve dans l’abri offert par cette
cabane exiguë autour de mon lit, faite de boîtes de carton
et de couvertures, où je peine à me mouvoir. Dans l’inti-
mité d’une lampe de poche, je me confie à moi-même.
L’eau n’est plus une menace. J’épouse sa force, me
love en elle. Alors je devine un nouvel éclair. Je perçois
sa chaleur sur mes paupières fermées, un court instant,
avant que la noirceur, une fois de plus, n’englue tout. La
lumière, désormais, est en moi.
Le murmure de voix inaudibles caresse mes tympans
et m’apporte le réconfort d’une présence. Ma carcasse se
soulève. Mes vêtements, lourds d’eau, glissent le long de
mon corps en tirant mes poils. L’air froid se plante dans
le creux de ma chair. Je sens une caresse dans mes che-
veux, puis un poids se pose sur mon torse et répand son
calme sur moi. Ma respiration s’apaise. Quelques gouttes
éclatent sur le sol, à l’étage. La charpente de la maison
s’ébranle toujours. Une vrille emporte ma tête au loin.
La chambre vide

Bercés par le léger courant de l’eau, quelques morceaux


de bois flottent, tournoient dans l’espace, comme des
vautours épieraient une proie. Parfois, le coin d’une
étagère freine la course de l’un d’eux, qui reste coincé
là, bélier idiot poussant en élans répétés et vains contre
l’étagère, jusqu’à ce qu’un autre morceau de bois passe
et se choque contre lui, l’emportant dans l’étrange car-
rousel qui anime la cave. Par l’embrasure de la trappe
laissée ouverte, une lumière essoufflée perce la poussière
et se diffuse faiblement jusqu’à mon corps, annonçant le
retour du soleil.
Sur les voies navigables du fleuve, un chalutier
double l’Île en laissant entendre les salves soutenues de
sa sirène. Sur l’autre rive, le cortège d’un train, dont le
vacarme ferrailleux parvient jusqu’à moi, lui répond de
plusieurs longs sifflets. Peuplant le ciel par centaines,
les bernaches, les canards, les hérons, les bécasseaux, les
hirondelles chantent, magnifique volière saluant le beau
temps, et c’est accueilli par ce dialogue improbable entre
oiseaux et machines que je m’éveille.
J’ai les jambes engourdies, impossible de les remuer
pour l’instant. Il y a plusieurs couches de retailles de tapis

214
la chambre vide

sur moi qui empestent l’humidité, mais une brise d’air


frais me secoue. Mes souvenirs de la veille sont dans un
épais brouillard, seule persiste à ma mémoire la surprise
des éclairs, comme une chaude caresse venue visiter
ma peau. Il me semble que je reviens épuisé d’un long
voyage.
Je cherche mes repères, étonné de ne pas être dans
mon lit. Plutôt, je suis étendu sur le sol, le visage tourné
vers l’ouverture de la trappe. Une pâle lumière pénètre
dans l’ouverture et me permet d’apercevoir quelques
stèles funéraires rouillées qui émergent de l’eau et, tout
à côté, une étagère aux tablettes immenses, supportant
des caisses en bois, cercueils de fortune qui, malgré la
pénombre, laissent deviner des linceuls de mousse et de
champignons.
Mon corps répond enfin à mes ordres. Au bout de
mes pieds gonflés et bleuis, mes orteils remuent, modestes
miracles qui me rassurent : mon corps demeure subor-
donné à mon esprit. Mes doigts s’activent à leur tour, un
à un, glissent le long de mon tronc jusqu’à mon visage,
et leur contact sur ma peau fait frissonner mon échine,
surprise de s’éveiller de ce long sommeil. Trop long.
Enfin, je balance mon corps en position assise. J’attends
un moment que ma tête cesse de vaciller, tandis que mon
regard fixe l’écran de la trappe et son spectacle d’un autre
temps : la dérive de planches, pitounes égarées, parmi les-
quelles un cercueil, vide et inutile, flotte à la dérive.
La réconciliation

Les vannes sont enfin refermées. Un mouvement natu-


rel me porte dehors, prêt à me baigner dans la lumière.
Après une brève pause sur le perron, les yeux perdus
dans l’horizon retrouvé, je m’aventure dans le cimetière,
où l’eau s’est accumulée. Quelques épitaphes sont ainsi
cachées, des noms aussi, mais surtout, les années ins-
crites. Les morts redeviennent intemporels.
Je mets du temps à la trouver, mais j’arrive finale-
ment devant la tombe de mon père. La pierre a com-
mencé à s’effriter sur le dessus, une mousse verte s’étend
un peu partout et l’inscription est noircie, mais les mots
demeurent lisibles.

Ci-gît Philippe Plante


En attendant les autres

Qui a eu l’idée d’écrire une chose pareille ? Comme


si papa était là, laissé à lui-même, abandonné et forcé
tragiquement à nous attendre. Pour lui, point de repos.
Est-il un Sisyphe de l’au-delà, fantôme meurtri et oublié,
attendant les autres ? J’étais trop jeune, à l’époque, pour
mesurer l’emprise que ces lettres exerceraient sur moi

216
la réconciliation

dans l’avenir, mais déjà, ils avaient soulevé une quantité


de questions qui avaient exaspéré ma mère.
— Papa nous attend ? On va aller le rejoindre ?
Quand on va le voir ? C’est lui qui va revenir ?
On ne choisit pas le moment où, pour la première
fois, on rencontre la mort. Ma mère a fait de son mieux.
Elle a même très bien fait. Mais cette inscription m’a
hanté. Mon père était quelque part ailleurs à nous
attendre, et chaque jour de mon existence était un refus
d’aller le rejoindre.
— Je suis là, papa. Je suis revenu.
Je lève les yeux. La brume dissipée et le rideau de la
pluie retiré, les montagnes de l’autre rive réapparaissent
et le fleuve, ainsi, retrouve ses limites. La terre lui résiste
à nouveau et il se heurte à elle, avec tumulte et fracas.
Cette réconciliation entre ciel et terre m’inspire et,
sans réfléchir, je prends mon téléphone et compose le
numéro de ma mère. Elle ne répond pas, mais, parce que
les mots me brûlent, je laisse un message : « Salut maman.
Tu vas trouver que je te laisse un drôle de message. Je
suis à côté de papa, là, pis je me disais… J’aimerais ça
qu’on revienne à l’Île, ensemble, avec grand-maman pis
Sarah, pis qu’on laisse un peu des cendres de grand-papa
sur la tombe de papa. Ça me ferait du bien. Tu crois que
ce serait possible ? Rappelle-moi quand ça t’adonne. »
Au loin, la cime des montagnes, avec panache, cha-
touille le ciel, les oiseaux chantent pêle-mêle, comme des
enfants criant dans une cour d’école. Cette nuit, je le sens,
je retrouverai le calme des étoiles et demain, demain sera
un jour flambant neuf.
Épilogue

Le ciel est magnifique


et le film est au bout de sa bobine

Parfois je lève la tête et regarde mon frère


l’Océan avec amitié : il feint l’infini, mais
je sais que lui aussi se heurte partout à ses
limites, et voilà pourquoi, sans doute, tout ce
tumulte, tout ce fracas.
Romain Gary, La promesse de l’aube

Je me suis trompé. On ne quitte pas l’enfance comme on


quitte un lieu. De même, on ne retourne pas vers elle.
C’est une fondation, un socle sur lequel mon être repose
à tout jamais. C’est une myriade de souvenirs, une can-
deur frondeuse, une force qui persiste contre le poids des
années, opposant aux peurs, aux cicatrices et aux échecs
une confiance, des rêves et la promesse de découvertes.
C’est l’endroit où je nage encore en liberté.
Je ne suis pas retourné au bar. J’ai beau m’être sorti
indemne de ma dernière visite, il me semble inutile de
bousculer les étapes. Je pense avoir trouvé ce que je
cherchais. Désormais, je ne craindrai pas d’aller et venir
sur l’Île à mon gré. La prochaine fois, je ne serai pas le

219
l’île sans pont

rescapé d’une lignée en naufrage, mais l’un des piliers


d’une famille qui se projette à nouveau dans l’avenir. Et
puis, il me reste tant de gens à revoir. Tant de gens que j’ai
connus jadis demeurent encapsulés dans le passé : pour
la première fois depuis si longtemps, me voici curieux
de ce qu’ils sont devenus. Au moment des marées, je me
laisse inspirer par cette histoire d’amour des millions de
fois répétée, ce ballet enamouré où le fleuve s’étire sur
la langue de la terre, où celle-ci l’accueille avant de le
repousser, confirmant sa souveraineté.
Bientôt, je reprendrai en sens inverse le chemin qui
m’a mené ici, mais je ne crois pas retourner au même
endroit. Dans ce monde étrange, fait de merveilles et
d’injustices, j’irai mettre une empreinte heureuse sur le
monde ; le changer peut-être, peut-être pas, en cherchant
à m’entourer de ceux et celles qui font la vie plus belle. En
plein jour, je marcherai la tête haute, attentif et amoureux,
nourri d’espoir. D’enfance. Et j’irai accueillir mon fils.
Avant de mettre la clé dans la serrure rouillée de la
porte, j’arpente les pièces de cette maison trouée. Tout
est bien rangé. Au premier regard, on jurerait qu’elle
n’est pas habitée. Mais mon œil est désormais aiguisé
et je peux encore sentir en moi toute la vie qui a peuplé
le lieu, les pas qui ont foulé ses planchers, les berceuses
qui ont égayé ses chambres, les odeurs accrochées aux
murs et les voix qui, dans la mémoire de ses fondations,
résonnent encore. Il faudra un jour réécrire cette légende.
Cette maison n’est pas celle de la Veuve, mais bien celle
de la famille Racine, qui y a vu grandir des dizaines d’en-
fants qui portent aujourd’hui la fierté de l’Île à bout de
bras. Avant de la quitter, je veux écrire une dernière fois

220
épilogue

à Sarah. En me connectant, je m’aperçois que j’ai raté son


dernier message.

Cher amour,
C’est encore moi. Je t’ai écrit il y a quelques heures à
peine. Entre-temps, j’ai ressassé le passage sur ma mère
et, finalement, j’ai décidé de lui écrire. Je me suis rendu
compte très rapidement que peu importe les mots que je
choisissais, ça sonnait toujours plus grave que ce que je
désirais, alors je me suis résignée à l’appeler.
Sa voix n’avait pas changé. Ça faisait drôle de l’entendre.
C’était à la fois si familier et si lointain. Elle non plus n’en
revenait pas que je sois au bout du fil, et elle m’a répété plu-
sieurs fois combien elle était heureuse de me parler. Ça m’a
décrispée et je me suis sentie bien, dans sa voix. On a discuté
un peu. Je lui ai dit que j’étais enceinte. On a convenu de
nous voir dès demain, pour que l’attente ne nous fasse pas
changer d’idée. Je suis nerveuse, mais mon sentiment est bon.
Je trouvais ça important de te le dire. J’espère que ça
ira bien.
Je t’aime

Je n’en reviens pas. Mes doigts courent sur le clavier.

Ma consacrée du printemps éternel,


Je reçois tes dernières nouvelles les yeux pleins d’eau.
La famille se multiplie. C’est quelque chose que je n’ai
jamais connu, et le sentiment qui en résulte est d’une
douceur inouïe et, tout à la fois, d’une grisante félicité. Je
réalise qu’à l’heure où je t’écris, tu es probablement avec
elle. Je vous espère bien. Ne vous laissez pas charrier par le

221
l’île sans pont

vent de toutes ces années perdues. Prenez le temps de vous


retrouver, ce serait bête de tout précipiter, mais j’aimerais
beaucoup la rencontrer. En attendant…

Je le vois d’ici
l’empan de tes bras
large d’un village entier
prêt à accueillir la vie
j’ai hâte d’établir maison
petit éden de coin de rue
de retrouver les airs de ton piano
et de découvrir notre fils
du haut de ses quelques livres de chair et d’os
et de ses tonnes d’amour
il ne tient pas à bout de bras
pas encore
ce n’est pas un miracle de tous les jours
un trophée du quotidien
mais il donne des coups

dans le creux de notre histoire
don de ta chair
promesse d’amour
il est le mystère d’une vie
notre avenir
et cette nuit je dormirai avec toi
en cuiller avec les rêves
de nos lendemains.

À tout de suite,
Félix

222
épilogue

P. S. – J’ai réussi à m’organiser un retour pour cet


après-midi. Je t’en prie, laisse la lumière de la cage d’esca-
lier ouverte, je ne voudrais pas débouler les marches que
je vais monter quatre à quatre.

Je suis enfin prêt à partir. Et alors que je me présente


sur le porche, le bonhomme Racine se pointe.
— Bon. T’attendais le beau temps pour partir, hmm ?
— Ouais, on peut dire ça d’même.
Il s’intéresse un peu à la maison, s’attarde sur le car-
reau brisé de l’une des fenêtres. Je m’en voudrais de laisser
encore un dossier ouvert en quittant les lieux sans assumer.
— Finalement, j’ai pas réussi à la retaper. C’est pire
qu’à mon arrivée. Le toit coule de partout…
Il me regarde, surpris, comme s’il cherchait ce à quoi
je fais référence. Puis, fixant des yeux rieurs sur moi, il
me rassure.
— Elle est encore debout. J’pense que t’as faite ta job.
Il se tourne vers le lointain, malgré la brillance du
soleil dans ses yeux.
— Tenez, votre clé. Et pis… je me demandais. Je
peux rien vous promettre, là, y’a ma blonde pis mon gars
en ville qui m’attendent, mais par curiosité, vous deman-
dez combien pour ?
Le vieux bonhomme Racine se retourne vers moi,
étonné. Il ne m’avait pas laissé l’impression de quelqu’un
d’aussi démonstratif, la première fois. Pour un peu, je
croirais que je l’amuse. Enfin, il défait le suspense de son
silence.
— On réglera ça quand tu reviendras. En attendant,
garde donc la clé.

223
l’île sans pont

Je la regarde dans ma main. En vérité, il y a quelques


jours qu’elle n’entre plus dans la serrure. Elle est sym-
bole, carte de visite, promesse. Racine me sourit. Il lui
manque quelques dents. Je lui souris à mon tour.
— OK. À bientôt, alors.
J’empoigne mon sac et lui tourne le dos. Aujourd’hui,
une autre maison m’attend.

Il est midi.
Longtemps je me suis ennuyé de la brume sur le
fleuve. Une brume épaisse, basse, qui sculptait les mon-
tagnes autour et effaçait le plus gros de l’Île, derrière.
Mille fois j’ai repensé à ce souvenir où, le regard balayant
l’espace de mes pieds à l’horizon bloqué, les yeux plissés
pour me protéger de la bruine, les mains gelées entre mes
genoux, je quittais mon nid. C’était hier.
Ma mère, incapable de se retourner, ne regardait pas
au même endroit que moi et, plutôt, m’offrait l’amour
de ses bras, trouvant la force de dire les mots qui font du
bien, qui rassurent.
— Je t’aime.
Je croyais que la paix se trouvait là, dans les retrou-
vailles avec un souvenir. Mais aujourd’hui, la brume
s’est estompée. Le soleil reluit sur le fleuve et les vagues
font onduler l’eau, scintillante. En amont, pêle-mêle,
s’imposent les montagnes à travers desquelles le fleuve
se glisse, tandis qu’en aval, il déferle de toute sa largeur,
majestueux, acclamé par les nuées d’oiseaux qui viennent
lui rendre hommage.

224
épilogue

La journée est parfaite. La chaloupe de Légaré fend


les vagues et file vers le continent. Je flotte entre deux
mondes, pas encore tout à fait là-bas, mais plus exacte-
ment sur l’Île, me soustrayant à la puissance attractive
du fleuve. Quelques nuages tapissent le ciel, comme mes
cheveux épars sur mon crâne. Ma pose est tranquille,
ouverte sur l’horizon. Tout sous mes yeux s’offre à la
contemplation : le quai sur le continent ; un peu plus
haut, la côte à Miron qui se faufile à travers les arbres ;
les maisons qui surgissent, preuves que la terre est encore
fertile. Alors je me retourne, et elle est là.
L’Île.
Pleine et entière, comme la lune peut se donner à
nous, parfois. Mon regard glisse sur ses courbes, longe la
grève, caracole sur les routes qui lui montent dessus, puis
retrouve les maisons que je nomme, à mi-voix et pour
moi-même : Rousseau, Godin, Labrecque, Racine, Lépine,
Bouchard, Tremblay. Le chapelet des familles glisse sur le
fil de ma mémoire et le bateau m’en éloigne. Enfin, je peux
la prendre tout entière, d’un seul regard. Je la laisse entrer
en moi, tandis que l’église accroche une dernière fois mon
attention avec, tout à côté, la maison de la Veuve. Un ins-
tant encore, je suis sur le bois écaillé de son balcon, j’hume
à pleins poumons l’air du large, je suis chez moi.
Je rentre. Là où j’ai mis tant de temps à arriver. La rive
du continent a elle aussi ses oiseaux, qui m’accueillent à
grand renfort de battements d’ailes et de cris. Je trouve
l’odeur du varech plus vive, sous mon nez. Au moment
de poser pied à terre, je jette un ultime regard derrière
moi. Et je n’y peux rien, tout ce que je vois, sur le fleuve
excité, ce sont des bélugas.

225
Remerciements

Merci, d’abord, à Josée-Anne qui, chaque jour, me sort


de mon île et m’invite à franchir les ponts qu’elle a bâti,
dans les rêves de ses courtes nuits. Les personnages de
L’île sans pont ont ressuscité autant de fois que tu y as
posé les yeux.
Merci à Myriam, qui m’a rejointe sur l’Île en pre-
nant sa tempête à bras-le-corps. Cette histoire et ses
personnages doivent beaucoup à ton intelligence, ta
clairvoyance et ta sensibilité. La machine à rêves est en
marche !
Merci à l’UNEQ qui, la première, a reconnu le poten-
tiel de ce roman, en le recevant pour son programme de
parrainage. marrainage.
Merci à Denis et à Louise – mentors de mes jeunes jours
qui m’ont mis sur les rails de la création. À Isabelle, dont
la lecture m’a redonné du souffle, et à François-Xavier, qui
m’a offert une alternative à l’injonction de Céline – « Take a
kayak ! » – en m’aidant à canoter. À l’équipe de Littérature
et autres niaiseries, qui m’ont permis de faire résonner les
premiers mots de ce projet sur scène.
Merci à Julie-Anne, Flavie et Élise, inspirantes créa-
trices aux côtés de qui j’ai écrit les premières lignes de ce

227
l’île sans pont

roman. Mention honorable au chalet des coccinelles et à


celui de la pointe du Bout d’en bas pour avoir accueilli
mes séjours de création.
Merci à l’équipe de XYZ, ma nouvelle maison. Vive-
ment la suite.
Veuillez noter que l’incipit de la première partie para-
phrase celui de La jument des mongols (Grasset, 1966).
Il y a longtemps que je voulais rendre hommage à Jean
Basile. C’est fait.
Si je pouvais, je citerais des strophes entières de
Stéphane Lafleur. La tombée du chapitre « La réconcilia-
tion » paraphrase « La journée qui s’en vient est flambant
neuve ».
Enfin, l’histoire du clocher d’église submergé que se
racontent les Vieux est inspirée d’un épisode rapporté
par Alexis Mailloux dans son Histoire de l’île aux Coudres
(Lux, 2011).
On ne crée jamais seul. Je suis choyé d’être si bien
entouré.
Dans la même collection
Achille, Stéphane, Corbeau et Novembre. Chevigny (de), Pierre, S comme Sophie.
Alarie, Donald, David et les autres. Clark, Marie, De tout petits cris serrés les
Alarie, Donald, J’attends ton appel. uns contre les autres.
Alarie, Donald, Thomas est de retour. Clark, Marie, Le lieu précis de ma colère.
Alarie, Donald, Tu crois que ça va Cliche, Anne Élaine, Mon frère Ésaü.
durer  ? Cliche, Anne Élaine, Rien et autres
Andrewes, Émilie, Les cages humaines. souvenirs.
Andrewes, Émilie, Conspiration autour Corriveau, Hugues, La gardienne des
d’une chanson d’amour. tableaux.
Andrewes, Émilie, Eldon d’or. Courteau, Jean-Louis, Seize îles.
Andrewes, Émilie, Les mouches pauvres Croft, Esther, De belles paroles.
d’Ésope. Croft, Esther, Le reste du temps.
April, J. P., La danse de la fille sans Delagrange, Iris, Dévissage.
jambes. Deschênes-Pradet, Maude, La corbeille
April, J. P., Les ensauvagés. d’Alice.
April, J. P., Histoires humanimales. Deschênes-Pradet, Maude, Hivernages.
April, J. P., Mon père a tué la Terre. Désy, Jean, Le coureur de froid.
Aude, Chrysalide. Désy, Jean, L’île de Tayara.
Aude, L’homme au complet. Désy, Jean, Nepalium tremens.
Audet, Noël, Les bonheurs d’un héros Drouin, William, L’enfant dans la cage.
incertain. Dubé, Danielle, Le carnet de Léo.
Audet, Noël, Le roi des planeurs. Dubé, Danielle et Yvon Paré, Le bonheur
Auger, Marie, L’excision. est dans le Fjord.
Auger, Marie, J’ai froid aux yeux. Dubé, Danielle et Yvon Paré, Un été en
Auger, Marie, Tombeau. Provence.
Auger, Marie, Le ventre en tête. Dumont, Claudine, Anabiose.
Babin-Gagnon, Nathalie, L’Absent. Dumont, Claudine, La petite fille qui
Beauséjour, Yves, Toxic Paradise. aimait Stephen King.
Belkhodja, Katia, La marchande de sable. Dupré, Louise, L’été funambule.
Belkhodja, Katia, La peau des doigts. Dupré, Louise, La Voie lactée.
Blouin, Lise, Dissonances. Ferretti, Andrée, Pures et dures.
Bouyoucas, Pan, Cocorico. Filteau-Chiba, Gabrielle, Bivouac.
Brochu, André, Les Épervières. Filteau-Chiba, Gabrielle, Encabanée.
Brochu, André, Le maître rêveur. Filteau-Chiba, Gabrielle, Sauvagines.
Brochu, André, La vie aux trousses. Forget, Marc, Versicolor.
Bruneau, Serge, Bienvenue Welcome. Gagnon, Marie, La mort du pusher.
Bruneau, Serge, L’enterrement de Lénine. Gariépy, Pierre, L’âge de Pierre.
Bruneau, Serge, Hot Blues. Gariépy, Pierre, Blanca en sainte.
Bruneau, Serge, Quelques braises et du Gariépy, Pierre, Lomer Odyssée.
vent. Gariépy, Pierre, Tam-Tam.
Bruneau, Serge, Rosa-Lux et la baie des Genest, Guy, Bordel-Station.
Anges. Gervais, Bertrand, Comme dans un film
Carrier, Roch, Les moines dans la tour. des frères Coen.
Castillo Durante, Daniel, Ce feu si lent Gervais, Bertrand, La dernière guerre.
de l’exil. Gervais, Bertrand, Gazole.
Castillo Durante, Daniel, La passion des Gervais, Bertrand, L’île des Pas perdus.
nomades. Gervais, Bertrand, Le maître du Château
Castillo Durante, Daniel, Un café dans rouge.
le Sud. Gervais, Bertrand, La mort de
Chatillon, Pierre, Île était une fois. J. R. Berger.
Gervais, Bertrand, Tessons. Ouellette-Michalska, Madeleine, La
Guilbault, Anne, Joies. Parlante d’outre-mer.
Guilbault, Anne, Les métamorphoses. Paquette, Caroline, Le monde par-dessus
Guilbault, Anne, Pas de deux. la tête.
Guy, Hélène, Amours au noir. Paré, Yvon, Les plus belles années.
Hébert, François, De Mumbai à Péloquin, Michèle, Les yeux des autres.
Madurai. L’énigme de l’arrivée et de Perrin, Catherine, L’âge des accidents.
l’après-midi. Perrin, Catherine, Trois réveils.
Kattan, Naïm, N’aie pas peur de la nuit. Perron, Jean, Les fiancés du 29 février.
Laberge, Andrée, Le fil ténu de l’âme. Perron, Jean, Visions de Macao.
Laberge, Andrée, Le fin fond de l’histoire. Pigeon, Daniel, Ceux qui partent.
Laberge, Andrée, La rivière du loup. Pigeon, Daniel, Chutes libres.
Lachapelle, Lucie, Les étrangères. Pigeon, Daniel, Dépossession.
Lachapelle, Lucie, Histoires nordiques. Plourde, Danny, Le peuple du décor.
Lachapelle, Lucie, Va me chercher Baby Psyché, Dynah, Rouge la chair.
Doll. Rioux, Hélène, Âmes en peine au paradis
La France, Micheline, Le don d’Auguste. perdu.
Lanouette, Jocelyn, Les doigts croisés. Rioux, Hélène, Le cimetière des
Lavoie, Marie-Renée, La petite et le éléphants.
vieux. Rioux, Hélène, Mercredi soir au Bout du
Lavoie, Marie-Renée, Le syndrome de monde.
la vis. Rioux, Hélène, Nuits blanches et jours
Leblanc, Carl, Artéfact. de gloire.
Leblanc, Carl, Fruits. Riverin, Marie-Josée, Les pièces tombées.
Léger, Hugo, Le silence du banlieusard. Roger, Jean-Paul, Un sourd fracas qui
Léger, Hugo, Télésérie. fuit à petits pas.
Léger, Hugo, Tous les corps naissent Rondeau, Martyne, Game over.
étrangers. Rondeau, Martyne, Ravaler.
Lepage, Éloïse, Petits tableaux. Saint-Cyr, Romain, Toujours en Afrique.
Marceau, Claude, Le viol de Marie- Saucier, Jocelyne, À train perdu.
France O’Connor. Saucier, Jocelyne, Il pleuvait des oiseaux.
Marcotte, Véronique, Les revolvers sont Saucier, Jocelyne, Jeanne sur les routes.
des choses qui arrivent. Saucier, Jocelyne, La vie comme une
Marquis, Antonin, Les cigales. image.
Martin, Patrice, Le chapeau de Kafka. Strévez La Salle, Dominique, Le saint
Massé, Carole, La Gouffre. patron des backpackers.
Mihali, Felicia, Luc, le Chinois et moi. Tapiero, Olivia, Espaces.
Mihali, Felicia, Le pays du fromage. Thériault, Denis, La fille qui n’existait
Millet, Pascal, Animal. pas.
Millet, Pascal, L’Iroquois. Tourangeau, Pierre, La dot de la Mère
Millet, Pascal, Québec aller simple. Missel.
Millet, Pascal, Sayonara. Tourangeau, Pierre, La moitié d’étoile.
Moussette, Marcel, L’hiver du Chinois. Tourangeau, Pierre, Le retour d’Ariane.
Ness, Clara, Ainsi font-elles toutes. Trussart, Danielle, Le Grand Jamais.
Ness, Clara, Genèse de l’oubli. Trussart, Danielle, L’œil de la nuit.
Ouaknine, Serge, Le tao du tagueur. Vanasse, André, Avenue De Lorimier.
Ouellette-Michalska, Madeleine, Vanier, Lyne, La mémoire du sable.
L’apprentissage. Villeneuve, Félix, L’Horloger.
Ouellette-Michalska, Madeleine, Jeux de
hasard et de désir.
Depuis le temps que je suis obnubilé par l’Île, c’est
seulement ici que je réalise que je suis aussi venu me
frotter au fleuve. Il faut que je sniffe ses entrailles, que
je caresse la vie qu’il abrite et, plus encore, que je
sente sa menace, le souffle de sa marée qui, en quel­
ques minutes, pourrait me recouvrir.

J’ai une pensée pour Sarah. Que préférerait-elle ? La


marée basse, qui laisse sourdre une langue de terre
où grouille une vie amphibienne ? Ou la marée haute,
l’impression d’une eau égale et lisse, une étendue
vaste de secrets bien gardés, dont certains appa­
raissent, parfois, dans la décharge des vagues ? Sarah,
chose certaine, est une marée haute.

En embarquant dans la chaloupe qui le ramènera au


terrain de jeu de son enfance, Félix est résolu à faire
la paix avec son passé disloqué, marqué par un exil
abrupt. Il le faut : Sarah attend au retour un homme
prêt à devenir père, à accrocher un nouveau maillon à
la lignée.

Yannick Marcoux collabore à plusieurs médias en tant


que prosateur, poète, critique littéraire et chroniqueur.
L’île sans pont est son premier roman, une épopée de
l’ordinaire tendre et juste qui nous incite à lever le
regard vers les étoiles les plus petites.

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