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Nouvelle

ASTÉROÏDÉAL
Une eutopie subaquatique

de
Sylvestre ÉVRARD
2023

— Hue les mules ! Allez les mules ! Bonnes mules…

Ainsi Brendan O’Malley encourage-t-il ses bêtes tirant sa charrette surchargée pour se

rendre au marché du village de pêcheurs de Lahinch, dans le Comté de Clare en Irlande, au bord

de l’Atlantique Nord. Lui, vient tout droit de Kifenora, à environ 15 km dans les terres où il fait de

l’élevage de poulets en quantité modeste. Les rayons du soleil rasent la campagne paisible qui

ouvre l’esprit sur tous les possibles. Mais ce n’est là qu’une illusion. Car en cette année 1878, le

pays connaît la famine et la maladie comme partout en Europe de diverses manières : le mildiou

a dévasté les cultures de patates, le choléra, la grippe russe, la fièvre jaune et typhoïde, et même

la peste bubonique ont fait des milliers de morts par vagues successives. Déjà les pollutions de

l’eau et de l’air d’origines industrielles ne font qu’aggraver la situation des pauvres gens avec

l’explosion du nombre des usines, bourrées de machines expirant des fumées épaisses dues à la

combustion de charbon, en plus de rejets sauvages d’arsenic, de cadmium et de déchets aussi

toxiques que nauséabonds, et ce, sans le moindre établissement d’une réglementation précise et

encadrée. Les écarts entre les couches sociales n’ont jamais été aussi importants. Karl Marx a

déjà publié son « Das Kapital ». Le peuple souffre, les Luddistes en colère, conduits par Ned Ludd

dès le début du siècle, avaient multiplié les émeutes destructrices en s’attaquant prioritairement

aux machines à vapeur, en vain : leur nombre ne fait toujours que croître à toute vitesse et

privent les ouvriers de travail exponentiellement et donc de pain ! Et ce n’est que le


commencement vers les désastres du XXe siècle… Pourtant, un espoir va naître quelque part où

personne n’aurait pu s’y attendre.

Lorsque le brave Brendan parvient enfin au village, il s’étonne de ne croiser personne,

pas même un autre marchand. Il se dit que ses collègues et amis ne sont peut-être pas encore

arrivés, mais l’atmosphère lui paraît néanmoins bien anormale pour un jour de marché.

Habituellement, tout le monde est affairé à monter son étal de poissons ou de crustacés même si

les dernières pêches ont été peu fructueuses. Ici, l’air sent bon l’iode et on peut entendre le ressac

des vagues se fracassant sur les rochers à quelques dizaines de mètres de là. Sur la grand-place,

l’éleveur tire vigoureusement sur les rênes pour stopper ses mules et descend voir s’il ne

trouverait pas quelqu’un au pub. En effet, quelle que soit l’heure, il s’attend à y trouver au moins

quelques vieux en train de siroter une bonne bière du pays. Personne. Il n’est même pas encore

ouvert, ce qui le met véritablement en alerte. Sorti de l’endroit, il se précipite sur quelques portes

et cogne vigoureusement. Aucune réponse. C’est alors que déboule quelques fermiers du coin

chargés de paniers remplis principalement de tubercules épargnés par le mildiou. Il court vers

ceux-ci et leur brosse un rapide état des lieux tout en les invitant à parcourir le village en

espérant tomber sur quelqu’un. Une heure plus tard, les paysans se regroupent et ne peuvent

faire d’autre constat que celui-ci : tout le village a disparu !

En quelques jours, l’affaire a fait le tour du pays où l’on a pu constater des faits

semblables dans quelques autres villages côtiers. Tous les habitants s’y sont volatilisés sans même

avoir emporté quoi que ce soit avec eux : ni vêtements, ni valises, ni mobilier, pas même une

chèvre. Les hypothèses les plus farfelues vont bon train et se répandent dans la presse jusque

sous le nez d’Isabella Martineau, femme reporter assez connue à son époque pour avoir beaucoup

voyagé de par le monde et rapporté de nombreux articles concernant l’ethnologie. Ses écrits ont

contribué à promouvoir la compréhension des cultures et des paysages étrangers en plus de son

engagement social et féministe. Fille unique d’un père français et d’une mère anglaise, Isabella

est fascinée par ce qu’elle est en train de lire dans le Daily Telegraph qui fait état d’une
hypothèse selon laquelle les habitants auraient été emportés malgré eux pour servir d’esclaves en

une contrée mystérieuse, par vengeance envers la « perfide Albion » qui aurait trop tardé à

prendre position contre la traite des noirs. Dans un autre journal, on mentionne plutôt une

catastrophe naturelle : un typhon qui aurait aspiré toute la vie contenue dans ces villages. Elle ne

s’attarde guère sur d’autres qui, eux, imaginent soit une intervention divine, soit celle d’un

monstre marin qui les aurait dévorés. Plus le mensonge est gros et plus la vente des journaux est

exponentielle, déjà à cette époque. Quoi qu’il en soit, l’esprit vif et curieux de la jeune femme ne

peut que la contraindre à mener sa propre enquête !

— Maman ! Maman !

— Oui ma fille ? Qu’y a-t-il ?

— J’ai bien peur que je doive encore te laisser seule pour un moment. As-tu regardé les

journaux ?

— Tu parles de ces affaires de disparitions dans les villages côtiers d’Irlande, je

suppose ?

— Effectivement. Qu’en penses-tu ?

— Je n’en pense rien, sinon qu’il doit bien y avoir une explication logique à tout cela.

— Je suis bien d’accord avec toi et tu comprendras pourquoi il me faut absolument me

rendre sur place pour mener mes propres investigations. Un scoop serait le bienvenu étant donné

nos finances…

— Un, c’est pour ça que tu veux me laisser seule encore ? Cela fait à peine un mois que

tu es rentré d’Afrique ! Tu exagères. Je me fais vieille et tu verras qu’un jour, je reviendrai d’un

voyage et je serais morte et enterrée…

— Ne dit pas des choses pareilles, maman ! Tu vas me faire culpabiliser. Tu sais bien que

c’est mon travail ?

— Oui, je sais. Tu es bien comme ton père : un curieux incorrigible ! Va là où le vent te

porte, ma fille.
— Je suis désolée. Je ne voulais pas te faire de peine. Je te promets de faire au plus vite

et si au bout de 2 semaines, je ne trouve pas le moindre indice raisonnable me menant à une

explication plausible, je reviendrai au plus vite à Londres. As-tu besoin de quoi que ce soit avant

que je fasse mes valises ?

— Non. Ça ira. Je touche toujours la pension de guerre de papa et je suis encore capable

de m’occuper de moi ! Répond la vieille dame vexée.

— Parfait. Je monte à l’étage préparer mes affaires. Je partirai donc demain matin à

l’aurore ; le voyage risque de me prendre au moins deux jours.

En effet, après avoir changé deux fois de ligne ferroviaire à vapeur tout en alternant

avec de longs trajets en diligence, Isabella parvient enfin sur la côte galloise, dans le port

d’Aberystwyth, avant de s’embarquer pour l’Irlande. Elle en profite pour poser quelques

questions à droite et à gauche pour savoir si le même phénomène de disparition n’a pas été

constaté dans les environs. Mais a priori, aucun village anglais n’a été touché de ce côté-ci, ce qui

pourrait accréditer la thèse d’un typhon. C’est encore trop tôt pour tirer des conclusions et après

une bonne nuit à l’hôtel, la reporter s’en va attraper le bateau à destination de Rosslare Harbour

d’où elle devra encore traverser complètement le pays du trèfle à quatre feuilles avant de

parvenir à destination : Lahinch. Il lui faut encore deux jours avant de réellement arriver à

destination après avoir loué un cheval. C’est une cavalière hors pair qui n’a jamais eu peur de

partir seule à l’aventure dans les contrées sauvages. À son arrivée, seul un détachement de

l’armée, occupant les abords du village, lui permet d’entrer grâce à sa carte de presse, à la seule

condition d’être chaperonnée par un caporal bien content d’avoir été choisi parmi tous les

volontaires. Il faut dire qu’Isabella est une femme superbe au physique légèrement athlétique et à

la longue chevelure brune que son sourire pulpeux ne peut que mettre en valeur ses yeux verts en

amande. Elle a depuis longtemps l’habitude du regard des hommes qui jubilent en sa présence,

mais qu’elle a toujours rejeté d’un revers de main ou d’un bon coup de pied quelque part quand

ils se font un peu trop pressants. Célibataire et féministe convaincue, elle n’a encore jamais

envisagé le mariage et pas plus été troublée par l’amour. Vierge farouche, elle fait figure d’une
amazone indépendante et fière dans un contexte socio-politique où l’homme a presque tous les

droits malgré la montée de mouvements contestataires comme celui des suffragettes. Son

caractère aiguisé en a déjà agacé plus d’un, ce qui ne lui a pas toujours facilité la vie en général et

professionnelle en particulier. Bref, le tandem parcourt les rues, entre dans les maisons, visite les

granges et les étables, parcourt les ateliers et les quais, fouine dans les bateaux de pêche, les pubs,

l’église, etc. rien de rien ! Pas la moindre trace de lutte, d’hésitation, de désordres quelconques,

pas même un objet oublié en travers de la route comme une chaussure ou une canne. Par contre,

le sens aigu de l’observation d’Isabella lui procure un indice : plus un seul jouet dans les

chambres d’enfants : pourquoi ?. C’était une population pauvre, mais les enfants ont toujours au

moins un doudou, une poupée ou un petit cheval de bois pour les garçons… mais en l’occurrence,

elle n’en trouve pas un seul alors que tout le reste du contenu des maisonnées est encore

consciencieusement rangé : le linge plié et les casseroles nettoyées, les volets clos, les bêtes

libérées dans les prés, les chaises bien tournées sous la table, tout est comme si les habitants

avaient cédé la place à quelque futur locataire pointilleux sur la propreté ! Selon elle, il n’y a

aucun doute sur le fait que toutes ces personnes sont parties sur leurs jambes en bon ordre de

marche, en un seul mouvement collectif. Reste à savoir si cette « émigration » massive fut

vraiment volontaire ou non…

Raccompagnée à la sortie du village par le petit caporal, qui resta bien serviable tout le

long du parcours bien que souvent trop à proximité, Isabella remercie le capitaine tout en lui

demandant où trouver une auberge ou une pension dans les environs. Il lui indique donc le village

de Miltown Malbay ; elle trouve une chambre une heure plus tard grâce à son fidèle destrier. En

tant que journaliste, elle se doit de poser des questions à droite et à gauche. Les Irlandais

n’aiment pas beaucoup les curieux et encore moins les curieux anglais ! Pour le coup, chacune

des personnes interrogées ne lui a manifesté une once de réticence, car tout le monde voudrait en

savoir plus : on est très inquiet aux alentours. Le seul fait qu’une reporter soit à même de mener

des investigations sérieuses, semble les réconforter, tous abandonnés qu’ils se sentent. Après

avoir dégusté une bonne soupe au chou bien chaude, Isabella, épuisée, monte à l’étage de
l’auberge pour la nuit. Les hypothèses fusent dans sa jolie tête lorsqu’une question en particulier

la taraude : quel sera le prochain village victime du phénomène ? Elle décide de consulter ses

cartes routières pour tâcher de cibler le prochain endroit susceptible de se retrouver dans le

même état.

— Ce sera forcément un village côtier où la vie économique est tout aussi fragilisée que

partout ailleurs. Se dit-elle.

Elle opte donc pour la direction du sud dont les côtes sont plus dégagées face à

l’Atlantique, car au nord, les îles d’Aran font obstacle à une ligne droite qui viendrait de la haute

mer, d’autant plus qu’à cet endroit de la côte, s’enfonce dans les terres une baie profonde en

direction de Galway. Après un solide petit déjeuner à base de haricots et de black pudding arrosé

d’un thé, Isabella enfourche son Irish cob sous une bruine légère. Tout le long du trajet qu’elle

mène à petit trot, elle observe consciencieusement le pays et ses rares habitants. La région est

austère et très pauvre avec ses sentiers bordés de murets en pierraille plate. Lorsqu’elle parvient

au village, elle est complètement trempée et s’empresse d’abord d’abriter son cheval pour le

mettre au sec et bien le bouchonner avec de la paille dans l’étable jouxtant une auberge. Elle y élit

donc domicile avant de décider précisément de sa prochaine action. Étant le seul établissement

de l’agglomération où les hommes viennent s’abreuver de Guiness, épaisse et tiède

conformément à la tradition irlandaise et sans véritable modération, elle tâche de se mêler à la

clientèle discrètement. Pour commencer, il lui faut faire bonne figure devant une pinte pour lui

permettre d’entamer une conversation. Ceci dit, l’exercice n’est pas facile, car les femmes sont

très rares parmi les travailleurs de la mer lorsqu’ils ont décidé de se saouler. Par précaution, elle a

ôté ses pantalons d’équitation pour passer une robe plus traditionnelle après avoir bien noué ses

cheveux sous un petit bonnet de laine. Pourvue d’un châle bien chaud et large qui masque ses

formes, elle s’évertue à cacher ses charmes au profit d’une apparence stricte et vertueuse afin

d’éviter les regards réprobateurs. Elle commence donc par s’adresser à l’aubergiste, un homme de

la soixantaine, servant au bar en compagnie d’une servante aussi vilaine que timide, couverte de

taches de rousseur.
— Bonsoir Monsieur. Il fait bien frais ce soir.

— Bonsoir madame. C’est pas fréquent de voir par ici une anglaise toute seule… Vous

avez pas froid aux yeux ! Qu’est-ce qui nous vaut vot’ visite ?

Isabella, préférant ne pas dévoiler ses intentions, improvise un petit mensonge :

— Je suis venu visiter une vieille tante qui vit plus au nord sur la côte et j’en profite pour

m’inspirer de vos beaux paysages étant donné ma passion pour les aquarelles marines. Je ne

saurais pas faire de l’ombre à Monsieur William Turner, mais j’essaie d’exercer mes talents dès

que je peux lorsque l’occasion s’en présente. Or, j’ai pu constater que votre région est très belle !

— Ah ça vous pouvait l’ dire ! Ici, c’est un des plus beaux coins de la côte. À l’occasion,

j’aimerais bien voir c’ que vous faites pour décorer un peu mon vieux pub.

— Pourquoi pas. J’en serai très honorée.

— Qu’est-ce que j’ vous sers ? Un thé, je suppose ?

— Ne vous en déplaise, j’aime aussi les traditions culinaires et j’ai bien envie de goûter à

votre fameuse bière…

— Une Guinness alors ?

L’aubergiste tire alors de derrière son comptoir un broc d’au moins 50 cl de contenance

qu’il remplit d’une main alerte avec beaucoup de mousse. Sans réagir, la reporter accepte le verre

tout en allongeant une pièce d’argent d’une livre sterling.

— Au mais ce n’est pas aussi cher que ça vous savez… C’est 20 shillings.

Elle reprend alors sa pound, un peu confuse, pour lui substituer la monnaie demandée.

— Ça tombe bien. J’avais une de ces soifs ! Dit-elle avec un petit air de défi.

Dans la foulée, tout en lapant dans son verre de bière comme une gentille petite chatte,

elle en profite pour lui poser quelques questions, mine de rien.

— Comment puis-je vous appeler Monsieur ? Moi, c’est Isabella.

— Moi j’ m’appelle Louan.

— Dites-moi, Louan, chemin faisant, on m’a raconté une drôle histoire à propos de

villages où la population aurait disparu ? ! Ce n’est pas croyable. Vous en avez entendu parler ?
D’abord un peu méfiant, le bonhomme se laisse aller :

— C’est vrai que c’ n’est pas croyable ! Mais vous savez ce n’est pas le seul mystère qui

existe dans le coin… figurez-vous que tous les trois jours, de mystérieux donateurs nous laissent

quatre paniers remplis à ras bord d’un pain vert absolument succulent. Pourtant ici, on ne fait

pas de pain et je dirai même qu’on n’a pas vu l’ombre d’une miche depuis un an à cause des

mauvaises récoltes. On se contente de millet et d’avoine. C’est-y pas mystérieux ça ?

— Eh bien, ça alors ! Vous souffrez donc de la faim dans le village ?

— Ce n’est rien d’ le dire… nos réserves de bière commence à fondre et je ne sais pas

combien de temps encore j’ vais pouvoir continuer à ouvrir le pub… ceci dit, la bière c’est

nourrissant ! Renchérit-il en éclatant de rire.

Isabella en fait autant, non par fourberie, mais par pure sympathie.

— Serait-il possible de goûter un peu de ce pain ? Si ce n’est pas abuser…

— Pas du tout. En voici un petit morceau qui me reste.

En effet, l’aubergiste lui présente un quignon sur une coupelle. Isabella le sépare alors

en deux morceaux pour bien en observer la matière. La mie est de deux couleurs verdâtres où

sont essaimés de petits grains jaunes. Elle goûte un petit morceau du bout des dents. Son goût est

effectivement très agréable au palais, mélangeant des serveurs légèrement sucrés avec d’autres

difficiles à identifier. Elle avale le reste avec délectation. Au bout de quelques minutes, elle a

l’impression d’avoir mangé plusieurs tartines.

— Ce pain est tout à fait exceptionnel ! Et vous dîtes qu’on vous en livre plusieurs

paniers tous les trois jours ? Et vous ne savez toujours pas qui vous les apporte ?

— Non. Tous les 3 jours. Et nous ne cherchons pas à savoir d’où i’ vient, de peur d’en

tarir la source. Nous nous contentons de remercier Dieu pour ses bienfaits.

Ce soir-là, Isabella n’apprend guère plus et regagne sa chambre après avoir bu une

deuxième pinte de bière qui lui donne un peu le tournis. Après avoir enfilé une chemise de nuit de

coton épais, elle décide de se mettre à l’affût près du fameux rocher dès le lendemain, car,

normalement, une nouvelle livraison de pain doit avoir lieu. Dès l’aube, n sachant pas quand cette
dernière doit advenir dans la journée, elle se munit de jumelles, d’une couverture, de quelques

biscuits et d’une bonne réserve de thé, et s’en va planquer à proximité du point indiqué par

l’aubergiste.

Quand la cloche du village sonne midi, pas âme qui vive ne s’est encore approché du

rocher. Criant famine, Isabella enfourne ses biscuits avec un grand gobelet de boisson chaude et

ne peut réprimer le besoin d’une sieste. Courbaturée, frigorifiée, elle se réveille en milieu d’après-

midi en se demandant si on ne l’a pas envoyée sur une fausse piste : toujours pas de panier

rempli de pain à l’horizon… N’y tenant plus, elle repart à l’auberge pour se réchauffer et décide

de revenir au crépuscule, sans doute plus propice à cette démarche furtive. Requinquée par une

bonne soupe de chou, elle revient donc, en catimini, à son poste d’observation. Par précaution,

elle installe dans le périmètre un avertisseur sonore composé d’une longue ficelle, cachée dans les

touffes d’herbe des sables, à laquelle elle a noué quelques clochettes qu’elle a empruntées à

l’auberge. Le nombre de chèvres ayant considérablement chuté, l’aubergiste les avait conservés

dans l’attente de meilleurs jours. La nuit tombe. Tout à coup, alertée par un tintement métallique

à quelques 30 mètres du bord de l’océan, Isabella braque alors ses jumelles dans cette direction ;

qu’elle n’est pas sa surprise lorsqu’elle distingue très nettement une silhouette humanoïde se

débattant avec le filin qui s’est enroulé autour de ses chevilles. Rapidement et subrepticement,

elle s’en approche avec prudence pour mieux voir : la silhouette est, à n’en pas douter, humaine,

mais comporte quelques bizarreries morphologiques ; la tête est énorme et sphérique d’où

dépasse un tuyau à son sommet, relevé en arrière jusque dans son dos où il semble connecté à

une énorme bosse tubulaire. Les bras de la créature sont pourvus d’ailerons et ses grands pieds

sont comme ceux des canards. Près de lui, gisent de grands sacs sombres visiblement

hermétiques. Ils contiennent très certainement chacun un panier, en déduit la reporter. Elle n’ose

s’approcher plus. C’est alors que deux autres congénères de cette même espèce, sortent

successivement de l’océan pour porter secours à leur ami. Isabella ne parvient pas à comprendre

ce qu’ils se disent, car ils sont positivement dépourvus de langage articulé, mais se comprennent

par gestes et attitudes codées : « C’est un dispositif d’alerte disposé à notre intention !
Prudence ! Dispersons-nous. », paraissent-ils se dire en langue des signes. Laissant leurs sacs sur

place, ils se dispersent donc dans les dunes, laissant ainsi Isabella dans l’obscurité aveugle. Elle

sent ensuite son cœur s’affoler et l’adrénaline monter tout en pensant qu’elle ferait mieux de

décamper. À peine a-t-elle esquissé sa course, qu’une de ces géantes créatures vient lui barrer la

route, dressée comme un Golem sorti de terre et braquant sur elle un genre de sarbacane. Ce

dernier la porte à sa bouche et lui propulse dans le cou, par un souffle puissant, une piqûre

légèrement douloureuse. Surprise, bouche bée et yeux grands ouverts, elle s’effondre comme une

masse inerte.

Le lendemain, au village, l’ambiance est fort joyeuse puisque la livraison de pain vert a

bien eu lieu comme d’habitude. Tout le monde se réjouit et partage comme au temps où

l’humanité savait encore ce qu’est la solidarité fraternelle. Regroupés sur la place pour l’occasion,

les enfants jubilent lorsqu’un être étrange, habillé d’une combinaison sombre et luisante

débarque au centre du village. Avec l’aide d’un porte-voix en cuivre, il annonce :

— Villageois ! Moi et mon peuple avons une très bonne nouvelle à vous annoncer. Il en

va de votre avenir ! Si vous avez apprécié notre pain et si voulez en avoir chaque jour que Dieu

fait, alors nous vous donnons rendez-vous ici même à 18 heures ! Sans ajouter un seul mot,

l’étranger s’en va comme il est venu, sans un bruit et à toute vitesse. Tout le village en est pantois

tandis que les commentaires et les questions se mettent à fuser de toutes parts. Que faire ?

Bercée par la musique de la houle, Isabella sort peu à peu de son sommeil forcé. Elle

entrouvre un œil, puis le second, et découvrent face à elle un plafond de couleur claire et

vaporeuse à la surface galbée comme si elle se trouvait à l’intérieur d’un œuf. Elle n’ose bouger de

sa couche et se contente de remuer les doigts et les orteils sous la couverture pour se convaincre

qu’elle est bien vivante. Lentement, elle tourne la tête sur le côté et constate que ledit plafond se

prolonge en une courbe gracieuse jusqu’au sol. L’endroit est désert et comporte un mobilier

succinct au design tout à fait original. Quelques paniers vides sont empilés à proximité ainsi que

des objets plus ou moins identifiables. Elle pivote sur son côté pour voir plus et découvre en
lisière un bassin affleurant le sol de couleur brunâtre. Tout à coup, cette petite surface aquatique

se met à bouillonner jusqu’à ce qu’une boule d’un noir brillant se mette à en émerger. Elle

sursaute et se cache sous la couverture telle une enfant effrayée. C’est à peine si elle ose respirer,

l’ouïe braquée sur les sons : un déluge de clapotis et d’éclaboussures. Puis ce sont des frottements

de vêtements que l’on ôte et que l’on dépose quelque part. Ensuite, la créature du mini-lac noir

s’assoit pour se débarrasser d’objets pesants tombant au sol, et se relève. Elle fait trois pas et se

saisit de la couverture pour déloger Isabella de sa cachette qui n’ose toujours pas ouvrir les yeux :

— Comment allez-vous Mademoiselle ? Bienvenue à ASTÉROÏDÉAL. Je m’appelle Jan et

je vous assure que vous n’avez rien à craindre de moi ni de mes fidèles compagnons. Vous pouvez

ouvrir les yeux maintenant.

Rassurée par la gentillesse du timbre de la voix, la journaliste obtempère et découvre le

visage d’un jeune homme, âgé d’une trentaine d’années, souriant sous une chevelure blonde

mouillée. C’est un visage assez séduisant, pourvu d’yeux bleus et d’un nez aquilin qui ne

manquent pas de charme, ce qui la trouble quelque peu. Ceci dit, le rapt dont elle a été victime la

laisse sur ses gardes.

— Vous dîtes que je suis en sécurité et pourtant vous m’avez enlevée contre mon gré !

Comment voulez-vous que je sois pleinement rassurée ?

— Sachez, Mademoiselle Martineau, que vous ne nous en avez pas laissé le choix après

avoir tenté de nous piéger dans notre action humanitaire…

— Vous connaissez donc mon nom ?

— Oui. Et sans le savoir, vous avez nui à une démarche profondément humaniste tout à

la faveur de la population du village, dont il nous a fallu revoir le déroulement. Je vous expliquerai

tout cela en temps voulu. Pour le moment, reposez-vous et sustentez-vous : vous trouverez

derrière vous de la nourriture saine dans cette carapace de tortue de mer évidée qui nous sert de

saladier. J’ai encore beaucoup de travail. Je voulais juste voir si vous alliez bien. Je vous dis à ce

soir. Si vous vous ennuyez, vous découvrirez sur cette table un livre qui devrait vous intéresser…
Sur ces mots, l’homme se « rhabille » devant elle : il enfile d’abord une combinaison

étanche, d’abord par les jambes, puis les bras pour ensuite la refermer complètement par un

système de glissière tout à fait innovant. Il s’assoit pour chausser de gigantesques palmes faites

dans la même matière, endosse un genre de sac à dos en forme de bonbonne qu’il fixe ensuite par

une large ceinture à sa taille. Pour terminer, il enfile un énorme casque sphérique muni d’un large

hublot et d’un tuyau qu’il raccorde à un autre, longeant son flanc, par un petit système

ingénieux. Puis, d’un bond, il saute dans le bassin pird joints et disparaît. Isabella, estomaquée, ne

peut qu’en conclure qu’elle se trouve sous les eaux !

La journaliste, calmée, se met alors à explorer ce petit appartement en forme de demi

coquille d’œuf tout à fait original : le lit ressemble à un canoë très plat fixé sur un bivalve raboté

de taille impressionnante ; la table est ronde, sertie de coquillages multicolores, avec ses deux

tabourets assortis, taillés dans une roche lumineuse ; une vasque en forme d’huître géante est

posée sur un support lui aussi de pierre, sur lequel un broc en céramique est posé en compagnie

de serviettes, d’ustensiles de toilette en bois flotté à côté d’éponges naturelles et un petit tapis

dessous en fibres végétales. Elle découvre également au fond de l’habitacle un bassin à fleur du

plancher, débordant de plantes aquatiques très « art déco ». Absolument rien n’est fixé sur la

paroi pour des questions d’étanchéité très certainement. Elle s’assoit pour feuilleter le livre

conseillé par son hôte dont le titre est : « secrets des minéraux et végétaux océaniques ».

L’ouvrage est constellé de magnifiques gravures commentées, dont l’étude porte particulièrement

sur les propriétés biologiques, physiques et chimiques de chaque item. Plutôt destiné à un

scientifique, Isabella ne s’en laisse pas moins emporter par l’intérêt du sujet qui, en quelques

pages, lui en apprend beaucoup sur un monde dont elle ignore tout. Le message est clair : d’abord

apprendre, ensuite discuter. Quelques heures plus tard, lorsque l’ambiance lumineuse s’est

assombrie, elle constate avec surprise que le dôme qui l’abrite émet de la lumière par

phosphorescence, ce qui crée une atmosphère à la fois très douce et féerique. Au vu de sa

situation, n’importe qui d’autre s’en trouverait très angoissé, mais il n’en est rien pour la jeune

journaliste accoutumée à aller à la rencontre de l’inconnu. Elle a presque fini de feuilleter le


bouquin lorsque de nouveaux bouillons apparaissent à la surface du bassin en forme de quart de

lune. C’est évidemment Jan qui revient comme promis. Après s’être débarrassé de son attirail de

plongeur qu’il a suspendu au-dessus de l’eau pour qu’il s’égoutte, il se tourne vers Isabella avec

un grand sourire :

— Très bien. Je vois que vous avez suivi mon conseil. L’étude du professeur Cotillardo

vous a-t-elle plu ?

— Oui. Beaucoup. J’ai découvert un univers que je ne connaissais absolument pas. Je

dirais même que j’ignorais que des savants eussent poussé aussi loin leurs recherches en matière

d’océanographie…

— Ce n’est pas étonnant. En dehors des poncifs et des manuels de navigation, vous ne

trouverez pas grand-chose sur ce sujet dans les bibliothèques publiques. Il n’existe qu’un cercle

restreint de scientifiques qui ont compris depuis des années que les mers et les océans peuvent

énormément nous apporter au creux des abysses comme dans les fonds proches de la surface. Et

ce n’est qu’un début !

— Bon. Tout ceci est très intéressant, et malgré votre accueil charmant, pouvez-vous

m’expliquer enfin pourquoi j’ai été kidnappée et retenue ici contre mon gré ?

— Vous m’en voyez vraiment navré, Mademoiselle. Le problème est que vous avez

interféré dans un processus qui vise à modifier, avec tact et patience, le mode de vie terrestre où,

comme vous le savez, sévissent les retombées industrielles, famines et maladies. Pour ce faire,

notre communauté doit rester sur ses gardes et agir dans le plus grand anonymat pour maintenir

le secret : le monde n’est pas encore prêt pour ce que je m’apprête à vous dévoiler dans les jours

qui viennent. Je sais que vous êtes journaliste et, si vous ne décidez pas de rester parmi nous, je

dois absolument m’assurer que vous ne divulguerez aucune information concernant notre société

eutopique du nom de ASTÉROÏDÉAL.

— ASTÉROÏDÉAL ? Quel nom original ! Cela fait penser à l’espace et au bonheur… est-

ce une cité utopique à la manière de Monsieur fourrier ?


— Je vois que vous êtes très renseignés en la matière d’utopie, mais ce n’est pas cela

dont il s’agit. Le nom nous a été inspiré par la dénomination latine de l’étoile de mer tout

simplement. Nous visons plutôt l’eutopie qui est une version beaucoup plus positive que l’utopie

qui, elle, a tendance à s’engluer dans un fonctionnement antidémocratique. Ceci dit, il y a entre

nous et Monsieur fourrier des points communs que vous ne tarderez pas à identifier. Voyez-vous,

nos objectifs de base ne sont pas tant sociétaux ou portés sur une philosophie qui tendrait vers

une perfection platonicienne, mais plutôt de fournir au peuple une alternative de mode de vie en

partageant le travail, la sécurité, la solidarité, l’amour et la satiété. Nous vivons ici un peu comme

si nous étions sur une autre planète, sauf que nous n’avons pas quitté la Terre : juste la terre

ferme et sèche pour lui préférer les espaces marins dont les richesses restent encore à explorer.

Tout ce que vous pouvez voir dans ce bullabri, est directement sorti de la mer…

— Même ce magnifique broc en faïence ?

— Effectivement ! Le plancher océanique regorge d’argile blanche et nos fours

fonctionnent quasiment 24 heures sur 24 sur notre île flottante que je vous ferai visiter bientôt.

Nous ne pouvons pas tout produire sous l’eau… c’est impossible.

— Et vous réussissez à trouver de la nourriture pour tout le monde ? Au fait, combien

êtes-vous ici ?

— Pour répondre à votre première question, nous trouvons effectivement tout ce dont

on peut rêver en matière de nourriture à la qualité nutritionnelle 1000 fois supérieure à ce que

l’on peut trouver sur la terre ferme. D’ailleurs, je crois savoir que vous avez déjà goûté notre pain

d’algues… Pour ce qui est de la population de nos frères et sœurs, je ne peux encore vous en

révéler le nombre ni les emplacements, mais sachez que nous sommes assez nombreux et

organisés en un réseau de villages sur des dizaines de kilomètres à la ronde.

— C’est très impressionnant ! Mais comment tout cela a pu advenir ?

— Oh, c’est une longue histoire. Pour résumer, tout a commencé à l’école royale

d’ingénierie d’Amsterdam avec mon ami et associé Monsieur Franz Tauchschiff.

— Vous ne m’avez pas encore donné votre nom au fait ?


— Je m’appelle Jan Rutgert, ingénieur et inventeur, pour vous servir, Mademoiselle. Ma

mère était irlandaise et mon père hollandais.

— Était ?

— Hélas, elle nous a quitté lors d’une épidémie de fièvre jaune il y a maintenant 10 ans.

— Toutes mes condoléances sincères…

— Merci. Je continue donc mon histoire qui, somme toute, est assez simple. Sans doute

influencé par des idées modernes comme celle de Monsieur Marx, mon ami et moi-même avons

toujours été préoccupés par le constat que nous pouvions faire, déjà à l’époque, de la dégradation

de plus en plus sévère de la qualité de vie sur terre. Pas un jour ne passait sans qu’une

catastrophe ne vînt alourdir le cortège des deuils et des familles en pleurs. Ajoutez à cela la

famine, la surpêche, les fumées industrielles, et j’en passe. Nous arbres généalogiques, à Frantz

comme à moi-même, ont toujours été tournés vers la mer et c’est après avoir assisté à une

conférence du grand professeur Cotillardo que nous décidâmes d’étudier de plus près la question

océanographique sous l’angle de l’hypothèse d’un monde habitable en toute démocratie

participative et autonome. Nous nous associâmes avec quelques condisciples partageant nos

idées qui aujourd’hui encore font partie de l’équipe. Vous rencontrerez aussi le père de Frantz,

Helmut. Nous fîmes alors des quantités de recherche, de tests et de prototypes pour réussir dans

un premier temps à vivre un mois sous l’eau en parfaite sécurité. Nous fûmes surpris à quel point

ce fut agréable et relativement facile après avoir installé notre premier bullabri. À partir de là,

tout s’est enchaîné…

— Mais tout cela a dû coûter une fortune ? !

— Effectivement. Voyez-vous, Frantz et moi-même avons la chance d’être fortunés grâce

aux divers brevets que nous avons lancés sur le marché et aussi par héritage, il faut bien le dire.

Mon père était armateur… Nous sommes nés dans les bateaux pour ainsi dire ! Les dépenses

furent très importantes pendant les deux premières années jusqu’à ce que nous soyons en

mesure de produire par nous-mêmes les matériaux de construction. Nous devons encore

aujourd’hui avoir affaire avec notre banque et nous espérons que très bientôt, nous pourrons
définitivement couper les ponts avec le continent. Sinon, nous faisons de notre mieux pour

accueillir ici des populations entières de villageois en grande détresse.

— Ça y est ! Je commence à comprendre… Vous êtes tous des « Nemo » ici ? C’est vous

le magicien qui fait disparaître des villages de pêcheurs en entier !

— Nemo ? Connais pas. C’est une longue approche pour atteindre ce but qui aboutit à

un consentement unanime des habitants à la seule condition de ne jamais revenir en arrière et de

tout laisser derrière eux… Jusqu’ici, personne n’a jamais regretté ce choix et je puis vous assurer

qu’ils sont très heureux.

— Si tout ce que vous avancez est vrai, vous frisez la légende de purs héros romantiques

comme on en trouve dans la littérature française à destination des jeunes filles… je plaisante. En

tant que journaliste ayant beaucoup voyagé dans le monde, j’ai toujours du mal à croire en

l’humanisme désintéressé. J’attendrai donc d’en voir plus pour me faire une opinion sérieuse. Au

fait, s’ils changent d’avis, vos chers villageois ?

— Ça n’est pas arrivé. Vos doutes sont tout à votre honneur et je n’en attendais pas

moins de vous, mais je vous convaincrai de rester parmi nous… Vous verrez.

— Ça… Ce n’est pas du tout certain !

Les jours suivants, Jan et Franz emmènent Isabella un peu partout dans leurs

installations subaquatiques après l’avoir initiée à la plongée sous-marine, ce qui ne fut pas très

aisé, car la journaliste ne savait pas non plus nager. Pugnace, elle réussit à transcender ses

phobies naturelles en à peine une semaine, mais toujours accompagnée et reliée par une corde à

un moniteur expérimenté, parce que selon la règle numéro un : on ne sort jamais seul dans

l’océan.

Après chacune de ses sorties, Isabella note discrètement dans un carnet ses diverses

découvertes plus surprenantes les unes que les autres telles que : les bullabris, des cloches en

forme de main courbée dont les doigts écartés sont remplacés par de solides filins profondément

ancrés dans le fond marin ; le bassin rempli d’algues et de plantes aquatiques, qu’elle avait pris
pour un élément décoratif, sert en réalité à renouveler l’oxygène de l’habitacle, et ce, en

permanence par la capture du dioxyde de carbone expiré par l’habitant, de la même manière

qu’une plante verte en surface. Quelques hublots demis sphériques permettent une vue vers

l’extérieur. Ainsi, elle a pu dénombrer une bonne cinquantaine de ces logis, plus ou moins grand

suivant l’importance de la famille qui y loge, formant ainsi un véritable village. Au centre, une

construction cylindrique beaucoup plus grande, couverte de baies vitrées (mais ce n’est pas du

verre), abrite des ateliers et une grande salle destinée à divers événements de la vie en collectivité.

Tout autour du village, sont aussi installés de grandes sphères hermétiques, également attachées

par des filins sur le fond, contenant des réserves de diverses denrées ainsi que de l’eau douce que

l’on peut extraire par un système judicieux empêchant l’eau salée d’y rentrer. À ce sujet, l’eau

douce est fabriquée à partir de la désalinisation de l’eau de mer tout en y ajoutant les sels

minéraux essentiels comme le calcium, lui-même extrait depuis les ressources sous-marines, afin

d’obtenir de l’eau potable. À proximité, a été dressé un large chapiteau en forme de chapeau

chinois, constitué d’un maillage extrêmement solide et quasiment affleurant le sol : il constitue

pour les plongeurs un refuge en cas de visite inopinée de prédateurs comme les requins ou les

calmars géants. Il est surmonté d’une sphère, réserve d’oxygène supplémentaire, au cas où le

danger persisterait trop longtemps. Ceci dit, l’usage en est très rare et les moyens de dissuasion

contre les carnassiers océaniques ne manquent pas. Pour augmenter la vélocité des plongeurs,

ceux-ci peuvent aussi utiliser un petit engin très pratique muni de poignées fixées sur un volume

oblong contenant une sorte de moteur à ressort, que l’on remonte à la main, actionnant ainsi une

large hélice fixée sur la pointe avant. On appelle cet engin le tractossort. En se tenant par les

chevilles les unes des autres, la machine peut facilement tracter jusqu’à une dizaine de personnes

pour se rendre dans les champs de culture sur le plateau continental où la lumière abonde. Par

ailleurs, Jan et Frantz ne ménagent pas leurs efforts tout en faisant preuve d’une imagination

formidable ; dans les ateliers, elle a pu voir des maquettes en cours d’élaboration pour de futures

constructions toutes inspirées de la nature comme, par exemple, un moyen de transport collectif

dont la structure articulée est directement calquée sur celle du squelette de la raie manta. Un
autre engin de transport est aussi étudié sur le modèle du calmar. Jan lui a expliqué que,

idéalement, cette machine permettra autant de se rendre dans les abysses que de remonter en

surface et flotter comme un navire tout en y intégrant des sas de décompression. Un autre projet

d’habitat prend sa source, lui, dans la morphologie de la méduse : l’habitacle principal est

constitué d’une immense cloche avec à sa base, un système de sas, le tout attaché solidement par

les ocelles : les bras et tentacules sont remplacés par de longs et épais cordages du côté de

l’habitacle, et, tout en bas, ancrés sur une sphère transparente, aux armatures de métal, adjointe

à un contrepoids rocheux, ce qui en fait une habitation mobile très stable et mue par la houle

océanique sans avoir à être fixée dans le sol. À l’intérieur de la cloche, une pléiade de sphères

phosphorescentes (contenant des organismes capables de capter la lumière et de la restituer)

devrait permettre d’obtenir un éclairage interne comme externe tout à fait spectaculaire. Une

autre maquette représente un bullabri gigantesque qui devrait pouvoir abriter 200 personnes. Au

vu de celle-ci, Isabella comprit que Jan et Franz n’ont pas l’intention de se limiter à quelques

villages, mais projettent la construction de réelles mégalopoles subaquatiques… Cette idée lui en

a été renforcée lorsque son hôte lui fit visiter l’île flottante !

— Aujourd’hui je vous emmène à la surface ! Lui annonce Jan au 10e jour du séjour

d’Isabella en ASTÉROÏDÉAL.

— Ah bon ? Je voudrais aussi pouvoir rassurer ma mère qui m’attend déjà depuis

quelques jours. Y a-t-il moyen d’envoyer un message ?

— Ce sera possible sur l’île. Tenez. Voici votre équipement. Enfilez-le pendant que je vais

chercher le tractossort, car ce n’est pas à côté.

Agrippée aux chevilles de Jan, Isabella profite du voyage pour s’en mettre plein les yeux

au contact de cette immensité des profondeurs aquatiques qu’elle n’aurait jamais imaginée aussi

riche en couleurs et en formes de vie diverses et aux fonctions si fascinantes… Elle ne peut

également s’empêcher son âme de penser à ce jeune ingénieur séduisant auprès duquel bien de

ses préjugés ont volé en éclats. En tant que journaliste, elle a parfaitement conscience de sa

position privilégiée tout en ressentant de plus en plus d’admiration pour ce tandem d’amis dont
les motivations altruistes et humanistes ne font plus aucun doute. Seraient-ils en train de forger

par leur génie, quelque peu romantique, l’avenir de l’humanité ?

— Nous arrivons ! L’informe Jan tout en obliquant le tractossort vers le ciel.

Isabella distingue alors une sorte d’immense quille de navire surmontée d’un non moins

gigantesque plateau ovale flottant légèrement au-dessous de la surface. Leur trajectoire les

amène sur un pan accroché à l’élégante quille pointue et recourbée. Jan attache le tractossort puis

agrippe sa passagère d’une main ferme pour la hisser sur le petit plateau d’accueil. Ce-dernier est

en réalité une sorte d’ascenseur que Jan fait remonter sans effort en tirant sur un système de

câblage pourvu de poulies. Tout en haut, en quelques battements de palmes, ils parviennent sur le

rebord de la plate-forme flottante légèrement inclinée. Ils peuvent dès lors se redresser sur leurs

pieds et marcher tout à leur aise vers le centre de l’île qui s’avère d’une taille imposante. Le plan

d’accès les conduit vers le centre légèrement bombé où Isabella découvre avec surprise une forêt

dont les racines sont plantées dans un bassin incurvé de teinte verdâtre ou surnage une

multitude de végétaux. Là, ils se débarrassent de leur équipement pour chausser des bottes

préparées à leur intention. Un chemin composé de bois flottant leur permet de traverser la

végétation jusqu’à une immense clairière où s’élève un aileron gigantesque pointant vers le ciel.

La base en est ovale et large. Sa surface est pourvue de multiples hublots par lesquels on

distingue des silhouettes humaines affairées. Une porte coulissante s’active invitant le couple à

pénétrer à l’intérieur où Isabella frise le malaise par l’intensité de la découverte : toute une

population industrieuse est occupée à travailler sur diverses machines à vapeur, Jan lui en fait le

descriptif :

— Voyez-vous, ici, nous faisons bouillir l’eau afin de la distiller. Là, nous broyons des

roches pour en extraire les sels minéraux. Là encore, nous produisons des engrais. Ici, nous

pouvons stocker de l’air dans de petites bonbonnes sous pression. Là, sur la gauche, nous

transformons des algues, séchées au préalable, en farine alimentaire. À droite, nous fabriquons un

conglomérat que nous chaufferons et cuirons pour obtenir divers matériaux de construction.
Etc., etc. Isabella n’en croit pas ses yeux. C’est une véritable usine camouflée en île

flottante ou des dizaines d’ouvriers, visiblement heureux, travaillent de conserve à l’édification

d’une société admirable.

— Je suis sidérée ! Comment est-ce possible ?

— C’est possible puisque vous l’avez devant les yeux !

C’est alors qu’un homme âgé d’une cinquantaine, coiffé d’une casquette de capitaine de

la Marine, vient précipitamment à la rencontre de Jan qui l’interroge immédiatement.

— Que se passe-t-il, capitaine Briggs ?

— Bonjour Mademoiselle. Je suis navré de vous déranger, maître Jan, mais une alerte

pointe à l’horizon : une armada de navires de pêche à filet drainant s’approche de nos cultures et

risque de les dévaster ! Il faut absolument intervenir.

— Pardonnez ma curiosité… avez-vous un quelconque lien familial avec le capitaine

Briggs de la Marie Céleste dont l’équipage entier a disparu au large des Açores le 4 décembre

1872. ?

— Non. Je suis CE capitaine Benjamin Briggs ; C’est Jan qui nous a tous sauvé d’un

typhon gigantesque à la dernière minute. Mon second, le capitaine Albert G. Richardson et moi-

même, avons décidé de servir le projet de nos hôtes ainsi que la plus grande partie de notre

équipage, car nous avons trouvé ici un idéal de vie.

— Mais c’est incroyable ! Le monde doit en être informé ! Avez-vous pensé aux

familles ?

Alors Jan intervient :

— Nous n’avons pas le temps de parler de tout cela pour le moment et nous

reprendrons cette discussion plus tard. Pour le moment, il faut agir. Capitaine, nous devons

maintenant sortir le sous-marin !

— Vous disposez d’un submersible ? !

— Parfaitement. Et vous allez nous accompagner.


Plusieurs coups de sifflet retentissent, faisant accourir toute une équipe déjà sur le qui-

vive. Tandis que le capitaine donne ses ordres, Jan emmène Isabella vers une énorme écoutille

affleurant le sol. Il l’ouvre en actionnant le volant, découvrant ainsi une échelle métallique les

conduisant tout au fond de la quille. Là, en effet, un sous-marin d’aspect extravagant les attend :

d’une parfaite conception aqua-dynamique, le navire est recouvert d’un tapis épais d’algues

entremêlées, pour le camouflage sans doute. Ils y pénètrent par une petite tour conique de métal,

à la suite de l’équipage qui semble connaître exactement ce qu’il a à faire. En quelques minutes,

les turbines à vapeur sont actionnées et le sous-marin quitte ses amarres pour rejoindre les

profondeurs en direction de ladite armada.

— Qu’avez-vous l’intention de faire exactement ? Demande Isabella au capitaine Briggs.

— Nous allons devoir frapper fort, car la clémence n’est pas de mise avec la cupidité…

— Vous avez donc les attaquer ?

— Précisément. Mais en faisant le moins de victimes possibles et surtout sans nous

dévoiler.

Tout en manœuvrant et en distribuant les consignes à l’équipage, le capitaine explique

à la journaliste sa stratégie :

— Nous allons passer par-dessous les navires de pêche et, grâce à des bras articulés

munis de pinces que nous allons déployer depuis nos flancs, nous allons agripper les filets et les

tirer le plus loin possible. Alors les bateaux devront s’entrechoquer les uns les autres et provoquer

ainsi de sérieux dégâts qui devraient les dissuader de revenir. Il se peut que quelques-uns coulent.

Alors, nous expulserons depuis les ballasts des « bouées de sauvetage » en forme de plateaux

flottant composés d’algues et de bois flotté pour donner le change. Ainsi, nous pourrons

conserver notre anonymat sans pour autant faire de victimes. Enfin, normalement.

En à peine une heure, l’opération est menée à bien, le danger est écarté. Seuls quatre

navires de pêche ont coulé et la plupart des naufragés ont été recueillis par les autres bateaux

qui, malheureusement pour eux, semblent vouloir persister.

— Que décidez-vous, maître Jan ? Demande le capitaine.


— Nous ne pouvons nous permettre de les laisser persévérer dans cette voie

destructrice ! Charger les torpilles perforantes.

— Jan ! Je ne peux vous laisser faire ! Conteste Isabella. Vous ne pouvez pas ainsi faire

exploser des civils !

— Exploser ? Oh non non. Ce sont des torpilles de ma conception faites dans un

conglomérat lourd et friable ; à l’impact sur les coques de bois, elles feront un trou grâce à leur

tête en spirale pointue et se désagrégeront en moins d’une heure : une voie d’eau se formera et

l’équipage sera obligé de retourner au port pour réparations ou à sortir les chaloupes. Personne

ne devrait périr! Pour qui me prenez-vous Isabella ? Après tout ce que vous avez vu de nos

réalisations… Je suis déçu !

— Pardonnez-moi. J’ai cru que… Isabella, honteuse, ne parvient pas à terminer sa

phrase.

— Capitaine Briggs, périscope s’il vous plaît !

La lunette télescopique descend. Jan observe les alentours en pivotant plusieurs fois sur

lui-même et commande la mise à feu de trois salves de quatre torpilles.

— Il ne reste plus qu’à attendre. Ils ont certainement ressenti l’impact et doivent croire à

cette seconde même qu’ils ont percuté quelque chose…

— Jan… je suis désolée d’avoir douté de vous.

— Ce sont des excuses ?

— C’en est.

— Dans ce cas. La prochaine fois, posez-moi des questions avant de vous insurger tête

baissée comme une suffragette hystérique. Vous ne faites pas honneur à votre profession.

— J’ai paniqué, car je ne connais que des militaires violents ; je ne pouvais imaginer à

quel point votre ingéniosité avait poussé aussi loin du côté de l’armement… Vous pensez que ça

va fonctionner ?

— Ça fonctionnera d’une manière ou d’une autre ! Combien de temps capitaine ?

— 45 min, maître Jan. Ça devrait suffire pour observer leurs premières réactions…
— Voyons donc ?

Le périscope descend une seconde fois dans les mains du maître (car c’en est

véritablement un songe Isabella finalement).

— Apparemment… Ils ont compris et font demi-tour pour aller se mettre en cale sèche

et réparer. Approchons-nous pour voir s’il y a encore des naufragés.

— En avant toute ! Ordonne le capitaine Briggs.

Effectivement, le submersible trouve une dizaine de pauvres marins pêcheurs laissés au

sort des flots par leurs capitaines.

— Quelle honte ! Peste Jan. Allons les secourir pour les amener à bord. Nous n’avons

plus de bouées, je suppose ?

— Non, plus une seule, maître Jan. Le renseigne, un jeune homme d’à peine 17 ans.

— Alors, larguez une chaloupe et amenez-les-moi.

— Qui est ce jeune garçon ? Demande Isabella au capitaine.

— C’est… C’était, mon enseigne Andrew Gilling, car je ne suis plus aux commandes

réellement. Un jeune très prometteur et fort dévoué qui apprend le métier d’ingénieur auprès de

maître Tauchschif père, Otto. Vous pouvez compter sur lui !

Isabella s’approche du jeune apprenti d’une beauté masculine à couper le souffle

malgré son jeune âge.

— Ils sont tous aussi beaux que vous dans votre contrée ? Lui demande-t-elle avec un

clin d’œil provocateur.

— Je… Je… je ne sais pas mademoiselle ! Répond Andrew dont le teint vient de virer au

rouge tomate.

— Je vous taquine, jeune homme ! Je pourrais être votre grande sœur ! Comment vivez-

vous cette grande aventure de la vie subaquatique ?

— C’est un bonheur de chaque minute, mademoiselle.

— Et maître Jan ou maître Frantz ? Comment les jaugez-vous ?


— Je ne suis pas en mesure de juger qui que ce soit étant donné mon manque

d’expérience. Ce sont des savants et des génies auprès desquels je compte apprendre tout ce qu’il

y a à savoir pour, un jour peut-être, reprendre le flambeau !

— Sage décision… Je vous souhaite le meilleur. Accepteriez-vous une interview

demain ? Je suis journaliste. Enfin, Si votre agenda… Hi hi.

— Si mon quoi ? Je n’ai que peu de temps libre alors…

— C’est d’accord. Donc à demain sous mon bullabri ; c’est le 7ᵉ à partir de…

— Je sais où se trouve votre abri. Tout le monde le sait. Et on nous a bien recommandé

de ne pas vous approcher. Je suis navré. Dit-il d’un ton sec, un peu grelottant, et s’éloigne.

— Zut ! Pas moyen. Murmure Isabella.

— Je peux vous aider ? Demande le capitaine avec un petit sourire narquois, car il a tout

entendu.

— Vous avez peur de moi aussi ?

— Certes non. J’en ai vu des sirènes aux dents acérées, mais vous ne leur ressemblez

guère… J’ai prêté serment en acceptant de rester ici, comme nous tous d’ailleurs. Je ne pourrai

rien vous dévoiler de plus que ce que Jan a bien voulu vous laisser voir . Par contre, j’ai une

recette d’un petit cocktail marin avec un rhum que nous fabriquons avec des algues… vous m’en

direz des nouvelles !

— J’avoue que je veux bien un verre. Dans votre cabine ?

— Évidemment.

— Seuls ? Rien que nous deux ?

— Si vous me faites confiance. Je reste un officier et un gentleman, vous savez. Cette

aventure en ASTÉROÏDÉAL n’a pas encore fait de moi un pirate !

— Et pourtant vous venez de couler plusieurs navires ! Lui rétorque-t-elle en se

masquant un œil avec deux doigts pour simuler un cache-œil de boucanier. Ohé du navire !

— Et elle a de l’humour en plus de la beauté ! Pour votre gouverne, je n’ai pas donné

l’ordre direct, donc… Souvenez-vous en… Ah ah ah !


Cette petite conversation a attisé la méfiance de Jan envers la jolie reporter dont il

craint les talents dans tous les domaines ; il voudrait la convaincre de rester, mais se demande

aussi si ce ne serait pas là une grossière erreur.

— La curiosité des femmes est plus forte que tout ! Pense-t-il à son sujet.

C’est aussi un homme du 19ͤ siècle, peu accoutumé à voir des femmes occuper des

fonctions ou des métiers autres que ménagère, nounou ou servante… Un peu de jalousie doit

aussi interférer dans son appréciation tandis que le capitaine s’éloigne avec la jeune femme aux

formes très savoureuses. D’ailleurs, l’équipage ne peut s’empêcher de les suivre des yeux avec

une certaine envie: voilà bien la raison qui fait dire aux marins qu’une femme à bord porte

malheur !

Les rescapés sont enfin présentés devant maître Jan qui les accueille d’abord avec un

sermon sur les méthodes inacceptables de la surpêche en usant de filets drainants. Certains osent

se défendre au regard des famines qui sévissent :

— Nous n’avons pas le choix ! La mer est notre seule source de nourriture ! Qui êtes-

vous d’abord pour nous sermonner ainsi !?

Alors Jan leur explique son projet sans trop de détails, mais leur propose à tous de le

rejoindre, sachant que ce choix sera définitif. Ils pourront faire venir leurs familles dans un délai

raisonnable et sous certaines conditions. Il leur donne deux heures de réflexion en cale sèche. Les

marins sont accompagnés fermement tandis que Jan s’en va débouler dans la cabine du

capitaine ; il n’y tient plus tant la rage monte en lui sans même pouvoir l’expliquer. Il frappe à la

porte de métal.

— Capitaine ? J’ai besoin de vous ! Tout de suite !

Depuis l’intérieur, le verre à la main, Isabella et Benjamin sursautent.

— Le maître appelle… dit-elle avec un sourire provocateur en direction de Briggs.

— Effectivement, il est le maître et je ne suis qu’un second... je n’ai pas son génie ! C’est

évident. J’ai toujours su où était ma place.


— Contrairement à vous ! Hurle Jan en forçant l’entrée. C’était une mauvaise idée de

vous permettre de visiter nos installations ! Vous n’apportez que la zizanie ! Vous repartez sur

terre dès demain ! Sur ces mots, il claque des talons et se retourne vers le couloir. Briggs !

Le capitaine pose son verre de rhum à la hâte et rejoint maître Jan qui le précède d’un

pas sonore et rapide. Il se retourne à nouveau sur Benjamin :

— Je pensais pouvoir compter sur vous ? ! j’avais interdit qu’on s’approche d’elle… C’est

une reporter, bon sang ! On ne sait rien d’elle, ni si on peut lui faire confiance, et vous… vous la

courtisez !?

— Loin de moi une telle pensée, Jan… je vous assure. Je voulais la sonder un peu

justement… Tenter de connaître ses intentions. Je pense même que j’y étais presque !

— Idiot ! C’est elle qui vous manipule et non l’inverse… C’est une professionnelle de

l’information ! Pour elle, vous n’êtes qu’un scoop ! Un fantôme surgi des flots ! Venez. Nous

avons encore du travail pour clore cette crise.

Cette nuit-là, Jan se tourne et se retourne dans sa couchette. Impossible de s’endormir !

Isabella occupe toutes ses pensée. D’un coup, il se lève, passe son équipement et s’en va nager

parmi les bancs de poissons multicolores à la lueur de la lune filtrant à travers les vagues. Là-

haut, la mer est agitée, alors que dessous, la houle est douce et berçante telle une mélodie

chantée par une mère attentionnée. Calmé, il décide d’avoir une discussion avec Isabella : il doit

connaître ses projets pour enfin passer à autre chose. Il se dirige donc vers son bullabri lorsqu’une

silhouette ondulante apparaît à quelques dizaines de mètres : un requin ! Vite, il bat des palmes

comme un moteur à vapeur et parvient, in extremis, à se réfugier sous le chapeau-filet anti-

prédateur. Le requin a failli le choper du bout de ses innombrables dents coupantes comme des

couteaux de boucher ! Jan se cale bien au centre du refuge ; la bête ne peut pas l’atteindre, mais se

met à tourner indéfiniment autour de sa proie. Jan sait qu’il ne peut rester là indéfiniment et se

résout à actionner un système d’alarme qui fait résonner des clochettes dans les bullabris des

gardes. Organisation formidable : une vingtaine de plongeurs armés de harpons à air comprimé
arrivent en un clin d’œil. Tout en gardant leurs distances, plusieurs salves sont tirées : le requin

s’échappe sans demander de restes… Jan sort de son alcôve pour aller congratuler ses équipiers

de quelques signes. Une veille est organisée sur plusieurs tours de garde au cas où. Jan s’apprête

à retourner vers son logis lorsque l’envie irrépressible de voir Isabella le noue. En tant que maître

des lieux, il a l’habitude de circuler là où bon lui semble : surprise, en chemise de nuit, elle se

redresse bouche bée.

— Ce n’est que moi ! La rassure Jan en se dévêtant sans un mot.

La jeune femme, en émoi devant sa nudité, ne parvient pas plus à s’exprimer. Elle

devrait appeler à l’aide, mais prise d’une étrange paralysie, elle se contente de le regarder dans

les yeux. L’éphèbe s’approche doucement et, d’un bond, la prend dans ses bras pour

l’embrasser ; elle le suit dans son élan. Inévitablement, ils font l’amour tout en s’entrelaçant

comme le font gracieusement les murènes tandis qu’une compagnie de méduses fluorescentes

vient caresser le toit de l’habitacle bientôt envahi d’effluves érotiques.

Le matin pointe ses rayons solaires ondulés à travers la toile du nid d’amour où le

couple dort encore. Isabella s’éveille la première ; sans bouger, elle observe son amant à la blonde

toison pubienne.

— Pour une fois, il ne m’hypnotise plus avec ses grands yeux bleus… songe-t-elle alors

que Jan s’extirpe du sommeil.

— Bonjour. Murmure-t-il.

— Bonjour amour. Lui répond-elle avec un air pudique un peu tardif. Qu’allons-nous

devenir maintenant ?

— Nous marier et faire des bébés moussaillons !

— Moi ? Me marier ? Ça n’a jamais fait partie de mes plans…

— Pourquoi pas ? J’ai su au premier regard que nous étions faits l’un pour l’autre.

— Ah oui ? Comme tu y vas ! Nous ne sommes pas des personnages tirés d’un roman à

l’eau de rose… Ce n’est pas si simple pour moi. Toi, tu as ton grand projet, admirable, j’en

conviens, mais je n’ai pas envie de devenir une mère au foyer. Subaquatique qui plus est ! Ne te
fâche pas. Je veux continuer ma propre œuvre, aussi modeste soit-elle. Et puis, je ne peux

abandonner ma mère ! En ce moment même, elle doit se faire un sang d’encre !

— C’est vrai. J’ai négligé ce point. Accueillons-la parmi nous !

— À son âge ? Tu n’es pas sérieux. Non. Il faut que je réfléchisse. Laisse-moi deux jours

pour y penser s’il te plaît.

— Tu as tout ton temps. Tu n’es pas ma prisonnière !

— Tu en es si sûr ?

— Je ne veux pas te perdre !

Cinq ans plus tard.

La mer a ceci de fascinant qu’elle se recommence perpétuellement tout en restant

toujours pareille à elle-même : dangereuse, toujours belle dans ses voiles subjuguants, et tantôt,

rageuse comme Talos, mû par de mystérieux fluides bouillonnants.

Isabella, assise sur la terrasse de sa maison de pierre, chevelure au vent, ne peut quitter

l’horizon des yeux tout en sirotant un café devant le splendide soleil levant. En compagnie de sa

mère, elle ne part plus du village de Lahinch, désert désormais. Parfois, elle y invite des familles

en détresse depuis l’intérieur des terres qu’elle secoure avec joie avec l’aide de ses

« informatrices », suffragettes et féministes avant l’heure, comme elle. Maintenant fortunée grâce

aux revenus générés par ses ouvrages publiés sur Dublin, où son éditeur et complice s’occupe de

ses best-sellers et de ses affaires : étonnamment, des romans d’amours ! Elle rédige aussi, à

compte perdu, des études sur les cultures anciennes ayant vécu de la mer comme les crétois ou

les polynésiens qu’elle connaît de par son passé de voyageuse du monde. Sans divulguer ses

secrets, elle attend les visites de son amant avec qui elle a passé un pacte dont on devine la

teneur en termes de compromis.

Un petit garçon âgé de 4 ans et quelques mois, encore tout ensommeillé et grognon,

vient s’asseoir lentement sur ses genoux pour réclamer son câlin du matin sans lâcher son

doudou en forme de poisson aux yeux de faïence bleue.


— Bonjour John. As-tu bien dormi mon chéri ?

— Oui, maman. J’ai rêvé de l’océan… C’est aujourd’hui que papa revient de la pêche ?

— Sans doute. Peut-être…

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