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TRUMAN CAPOTE

Textes anciens et inédits


TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR GERMAINE BEAUMONT, M.-E. COINDREAU, S. DOÙBROVSKY,
JEAN DUTOURD ET CÉLINE ZINS.

Un Arbre de nuit

C’était l'hiver. Une rangée d’ampoules électriques nues, qui semblaient


vidées de toute chaleur, illuminait le quai de la petite gare, où
soufflait une bise glaciale. Il avait plu au début de la soirée et à
présent des glaçons pendaient aux gouttières de la gare comme les dents
menaçantes de quelque monstre de cristal... A part une jeune fille assez
grande, il n’y avait pas âme qui vive sur le quai. Cette jeune fille
portait un tailleur de flanelle grise et, par-dessus, un imperméable et
une écharpe de laine à grands carreaux. Ses cheveux, peignés avec une
raie au milieu et des boucles gracieuses sur les côtés, étaient d’un
beau blond tirant sur le châtain; et, bien que son visage fût un peu
trop maigre et étroit, peut- être, elle ne manquait pas de charme, sans
être une beauté. En plus d’une collection d’illustrés et d’un sac de
daim gris, où l’on pouvait lire « KAY » en lettres de cuivre d’un dessin
recherché, elle portait ostensiblement une guitare verte de cow-boy.
Lorsque le train, tout giclant de vapeur et éblouissant de lumière,
émergea de la nuit et s’arrêta avec un fracas de tonnerre, Kay rassembla
toutes ses affaires et monta dans le dernier wagon.
C’était plutôt une relique qu’un wagon : tout l’intérieur était délabré;
les sièges antiques de peluche rouge étaient par endroits usés jusqu’à
la corde et la peinture couleur teinture d’iode des boiseries
s’écaillait. La lampe de cuivre vénérable qui pendait au plafond avait
un air romantique et incongru. Une fumée fuligineuse et sinistre
flottait dans l’air et l’atmosphère surchauffée du wagon accentuait
encore le remugle des sandwiches jetés à même le plancher parmi les
trognons de pomme et les écorces d’orange. Cette litière de détritus,
qui comprenait également des gobelets de papier, des bouteilles de
limonade et des journaux déchirés, jonchait toute la longueur du
couloir. D’un réfrigérateur logé dans la cloison, un ruisseau d’eau
continu coulait sur le plancher. Quant aux voyageurs, qui levèrent les
yeux d’un air las lorsque Kay entra, ils ne semblaient pas ressentir la
moindre incommodité.
Kay eut envie de se boucher le nez; mais résista à la tentation et se
faufila le long du couloir en marchant avec le plus grand soin; une
fois, elle trébucha sur une jambe qui dépassait et dont le propriétaire
était un gros homme somnolant : mais il n’y eut point de catastrophe.
Deux hommes, de type indéfinissable, lui jetèrent un coup d’œil plein
d’intérêt au passage et un gosse se leva de son siège en braillant : «
Hé! maman, vise-moi ce banjo! Hé! madame, laissez-moi jouer sur votre
banjo! » Une claque de la maman le rappela à l’ordre.
Il n’y avait qu’une place libre, et elle se trouvait tout au bout du
wagon, dans un compartiment isolé, déjà occupé par un homme et une femme
qui étaient assis, les pieds paresseusement allongés sur le siège libre
en face d’eux. Kay hésita une seconde, puis demanda :
- Cela ne vous ferait rien que je m’asseye ici?
La femme releva la tête brusquement, comme si on ne lui avait pas posé
une simple question, mais qu’on l’avait piquée avec une aiguille.
Toutefois, elle sourit tant bien que mal.
- J’vois pas ce qui pourrait t’arrêter, mon chou, dit-elle en
retirant ses pieds du siège et en déplaçant aussi, avec une sorte de
détachement curieux, ceux de l’homme, qui regardait fixement par la
fenêtre, sans prêter la moindre attention. Kay remercia la dame et
enleva son imperméable. Puis elle s’assit et s’installa, avec le sac et
la guitare à côté d’elle et les illustrés sur les genoux. Somme toute,
c’était assez confortable,— mais si seulement elle avait pu avoir un
oreiller pour son dos ! Le train eut une secousse; un suaire de vapeur
blanche frôla la fenêtre avec un sifflement; lentement, les pauvres
lumières de la gare solitaire s’estompèrent dans la nuit.
- Pour un trou perdu, en voilà un! fit la femme. Pas même une ville,
rien de rien !
Kay remarqua :
- La ville est à quelques kilomètres de distance.
- Tiens, vous y habitez?
- Non.
Kay expliqua qu’elle avait été assister aux funérailles d’un de ses
oncles. Un oncle qui (elle se garda bien de le dire) ne lui avait légué
en tout et pour tout que la guitare verte. Où allait-elle? Oh! Elle
retournait à l’Université.
La femme parut peser cette réponse et conclut :
— Qu’est-ce que tu veux donc apprendre dans un endroit pareil ? Laisse-
moi te dire, mon chou, que pour ce qui est de l’éducation, j’en ai pas
qu’un peu, et pourtant j’ai jamais mis les pieds dans une université!
- Tiens? murmura Kay poliment et elle mit fin, à la discussion en
ouvrant l’un de ses illustrés.
Il n’y avait pas assez de lumière pour lire et, d’ailleurs, aucune des
histoires n’avait l’air bien intéressante. Cependant, comme elle n’avait
nulle envie de s’embarquer dans un concours de papotages, elle continua
à fixer l’illustré d’un air stupide, jusqu’à ce qu’elle sentît une tape
furtive sur son genou.
— Ne lis donc pas ! fit la femme. J’ai besoin de quelqu’un pour faire la
conversation. Parce que, bien sûr, c’est pas marrant de causer avec lui.
D’un geste brusque, elle désigna l’homme silencieux du pouce : C’est un
infirme : sourd-muet, tu piges?
Kay referma l’illustré et la regarda plus ou moins pour la première
fois. Elle était courtaude; ses pieds effleuraient à peine le plancher.
Et comme bien des personnes de petite taille, elle avait une
malformation, en l’occurrence un chef énorme, presque monstrueux. Elle
s’était collé tant de fard sur ses bajoues empâtées qu’il était même
difficile de deviner son âge : cinquante ans, peut-être, ou cinquante-
cinq. Ses gros yeux de mouton louchaient, comme s’ils se méfiaient de ce
qu’ils voyaient. Ses cheveux étaient manifestement teints en roux et ils
étaient tortillés en boucles épaisses, raides comme des tire-bouchons.
Un chapeau couleur lavande, de taille impressionnante, et qui dut être
élégant autrefois, reposait sur le côté de sa tête en un équilibre
instable et elle passait son temps à rabattre en arrière un bouquet de
cerises en celluloïd cousu au bord de son chapeau, lequel bouquet
retombait sans cesse. Elle portait une robe bleue très ordinaire, et
même passablement minable. Son haleine exhalait une forte odeur
sirupeuse de gin.
- N’est-ce pas que t’as envie de me causer, mon chou ?
- Bien sûr, assura Kay avec un amusement très relatif.
- Mais oui! Tu parles si c’est évident! Moi, c’est ce que j’aime dans
un train. Les voyageurs des autobus ne sont qu’une bande de
couillons à la bouche cousue. Un train, y a que ça de vrai pour
pouvoir se déboutonner un peu! C’est ce que je répète toujours. Sa
voix basse et masculine avait une résonance joyeuse, — une vraie
voix de rogomme. Mais c’est à cause de lui que j’essaie toujours
d’avoir ce siège; ça fait plus intime, quoi, un compartiment de
rupins!
- C’est très agréable, admit Kay. Merci de m’avoir permis de me
joindre à vous.
- Tout le plaisir est pour moi. Nous n’avons pas beaucoup de
compagnie... Ça rend certaines personnes nerveuses d’être assises à
côté de lui.
Comme pour protester, l’homme émit un son étrange et velouté du fond de
la gorge et tira la femme par la manche.
- Laisse-moi tranquille, mon chéri, dit-elle, comme si elle parlait à
un enfant indocile. Ça biche! On est juste en train de faire un
gentil brin de causette. Allons, tiens-toi bien ou la jolie jeune
fille va s’en aller. Elle est très riche … Elle va à l’Université.
Elle ajouta avec un clin d’œil :
- Il me croit pompette!
L’homme s’affaissa dans son siège, mit la tête de côté et observa Kay
intensément du coin de l’œil. Ses yeux, telle une paire de billes d’un
bleu lacté, vaguement obnubilés, étaient ombragés de cils épais, d’une
beauté étrange. Mais, à part, peut-être, un certain air de détachement,
sa large face imberbe n’avait absolument aucune expression. On eût dit
qu’il était incapable d’éprouver ou de refléter la moindre émotion. Ses
cheveux gris étaient coupés court et grossièrement coiffés à la chien.
Il ressemblait à un enfant devenu subitement vieux par quelque tour de
sorcellerie. Il portait un costume râpé de serge bleue et il s’était
inondé d’un parfum à bon marché écœurant. Au poignet, il portait une
montre-bracelet « Mickey Mouse ».
- Il me croit ivre! reprit la femme. Et le plus marrant, c’est que je
le suis! Et puis, zut! Il faut bien faire quelque chose, pas
vrai?... Pas vrai, hein? fit-elle en se penchant encore davantage.
Kay continuait à fixer l’homme ; la façon dont il la dévisageait lui
donnait la nausée, mais elle ne pouvait en détacher ses regards.
- Certainement, répondit-elle enfin.
- Eh bien, buvons donc un coup! suggéra la femme.
Elle plongea la main dans un sac de toile cirée et en retira une
bouteille de gin en partie vide. Elle commença à en dévisser la capsule,
puis se ravisa et tendit la bouteille à Kay.
- Mince, j’oubliais que tu étais de la fête! dit-elle. Je vais aller
nous chercher quelques chouettes gobelets de papier.
Et, avant que Kay eût pu protester qu’elle ne voulait pas boire, la
femme s’était levée et dirigée d’un pas mal assuré vers le
réfrigérateur. Kay bâilla et appuya le front contre la glace tout en
tambourinant vaguement sur la guitare : les cordes rendaient un son
creux et berceur, dont la monotonie était aussi apaisante que celle du
paysage méridional qui, pris dans la poix des ténèbres, défilait à toute
allure par la fenêtre. Une lune d’hiver glaciale tournait au-dessus du
train dans le ciel nocturne comme une mince roue blanche.
Et soudain, il se passa quelque chose d’étrange et de totalement
inattendu : l’homme allongea la main et caressa doucement la joue de
Kay. Malgré son extraordinaire délicatesse, le geste était si téméraire
que Kay fut tout d’abord trop bouleversée pour savoir ce qu’elle devait
en penser : dans un sursaut d’imagination, elle entrevit trois ou quatre
perspectives fantastiques… Il se pencha en avant, jusqu’à ce que ses
yeux étranges fussent tout près des siens. L’odeur de son parfum
écœurait Kay. La guitare se tut, tandis qu’ils échangeaient un regard
scrutateur. Subitement, elle ressentit pour lui une vive pitié, jaillie
de quelque source secrète, et à la fois, sans qu’elle pût s’en empêcher,
un dégoût accablant, une répugnance invincible... Il y avait en lui une
qualité indéfinissable qu’elle n’arrivait pas à formuler et qui lui rap-
pelait... quoi?
Au bout de quelques instants, il baissa la main d’un air solennel et se
rencogna dans son siège, et sa bouche se fendit en un sourire inepte,
comme s’il venait d’accomplir un véritable tour de force qu’il
souhaitait voir applaudir.
- Hue, hue! mes poulains sauvages! brailla la femme.
Et elle s’assit en proclamant à grands cris qu’elle avait « le tournis
comme un mouton », qu’elle était « morte de fatigue, ah ! ah! ». Elle
prit deux gobelets de papier parmi une poignée et fourra négligemment le
reste dans son corsage.
- Faut les conserver dans un endroit bien sec, ah! ah! ah! Elle fut
saisie d’une quinte de toux, mais lorsque celle-ci fut apaisée,
elle parut plus calme. Est-ce que mon petit ami s’est montré
divertissant? demanda-t-elle en se caressant délicatement la
poitrine. C’est qu’il est si gentil!
A sa mine, on eût cru qu’elle allait tourner de l’œil. Et c’était bien
là ce que souhaitait Kay!
- Je n’ai pas envie de boire, dit Kay en lui rendant la bouteille. Je
ne bois jamais. J’ai horreur du goût…
- Faut pas être trouble-fête! répliqua la femme avec fermeté. Là,
tiens ton gobelet comme une petite fille bien sage...
- Non, je vous en prie...
- Bon Dieu, tiens-le droit! Non mais, voyez-vous ça, nerveuse à son
âge! Moi, si j’ai la tremblote, j’ai des raisons. Dieu sait si j’en
ai!
Un sourire dangereux convulsa le visage de la femme en une grimace
hideuse.
- Mais...
- Qu’est-ce qu’y a? Je ne suis peut-être pas assez bonne pour boire
avec Mademoiselle, des fois?
- Je vous en prie, comprenez-moi bien, fit Kay avec un tremblement
dans la voix. C’est juste que je n’aime pas être forcée de faire
quelque chose à contrecœur... Voyons, ne pourrais-je pas donner
cela au monsieur?
- Ça non, alors! Il a besoin du peu de jugeote qu’il a! Allons, ma
petite, colle-toi ça dans le fusil!
Kay, voyant qu’il n’y avait rien à faire, décida de se soumettre et
d’éviter une scène possible. Elle but une gorgée et frissonna. C’était
du gin de trente-sixième ordre, qui lui brûla la gorge jusqu’à lui faire
venir des larmes. Vite, profitant de ce que la femme ne regardait pas,
elle vida le gobelet dans le trou de la guitare. Toutefois, l’homme la
vit et Kay, s’en rendant compte, l’implora hardiment du regard pour
qu’il ne la trahît point. Mais elle ne pouvait dire, à son absence
totale d’expression, jusqu’à quel point il la comprenait.
-D où viens-tu, ma petite? reprit la femme au bout d’un moment.
Un instant déroutée, Kay n’arriva pas à trouver de réponse. Les noms de
plusieurs villes lui vinrent tout d’un coup à l’esprit. Finalement, de
ce chaos elle réussit à extraire :
— La Nouvelle-Orléans. J’habite La Nouvelle-Orléans.
La femme rayonna :
C’est là que je veux aller quand je serai claquée ! Une fois, c’était en
1923, j’y ai dirigé un bon petit commerce de voyante. Même que c’était
dans la rue Saint-Pierre.
Elle s’arrêta et se baissa pour poser la bouteille vide sur le parquet.
Celle-ci roula dans le couloir, où elle continua d’osciller d’avant en
arrière avec un son mat.
J’ai été élevée au Texas, dans une grande ferme... Mon père était riche.
Nous, les gosses, on avait toujours ce qu’il y avait de mieux —, Paris,
la France, les vêtements ! Je parie que tu as une grande maison chic,
toi aussi. Avez-vous un jardin et y faites-vous pousser des fleurs?
Juste des lilas.
Un contrôleur pénétra dans le wagon, précédé par un coup de vent glacial
qui alla remuer les détritus du couloir avec fracas et introduisit un
bref souffle de vie dans la lourde atmosphère. Le contrôleur s’avança à
pas pesants, s’arrêtant de temps en temps pour poinçonner un ticket ou
pour parler avec un voyageur. Il était minuit passé. Quelqu’un jouait de
l’harmonica avec dextérité. Une autre personne était en train de
discuter les mérites d’un certain homme politique. Un enfant poussait
des cris à travers son sommeil.
Peut-être que tu ne ferais pas tant la sucrée, si tu savais qui on est,
dit la femme, en agitant son énorme tête. On n’est pas n’importe qui, je
te le dis!
Dans son embarras, Kay ouvrit nerveusement un paquet de cigarettes et en
alluma une. Elle se demanda si, par hasard, il ne pouvait pas y avoir de
siège libre dans un des wagons de tête. Elle ne pouvait supporter cette
femme — et son compagnon itou — une minute de plus. Jamais auparavant
elle ne s’était trouvée dans une situation même de loin comparable.
Avec votre permission, dit-elle, je dois vous quitter. J’ai passé avec
vous un moment très agréable, mais j’ai un ami que j’ai promis de
rencontrer dans le train...
D’un geste rapide comme l’éclair, la femme saisit la jeune fille au
poignet.
- Est-ce que ta mère ne t’a donc pas appris que c’était un péché de
mentir? murmura-t-elle de façon théâtrale.
Le chapeau couleur lavande glissa de sa tête, mais elle ne fit rien pour
le retenir. Elle se mouilla les lèvres d’un rapide coup de langue. Et
comme Kay restait debout, elle resserra son étreinte.
- Assieds-toi, mon chou... Tu n’as pas d’ami... C’est nous tes seuls
amis et tu ne voudrais pas nous quitter pour un empire.
- En toute honnêteté, je ne disais pas de mensonge.
- Allons, assieds-toi, mon chou !
Kay laissa choir sa cigarette et l’homme la ramassa. Il se rencogna et
parut tout entier absorbé à faire des ronds de fumée vigoureux qui
montaient en l’air comme des orbites vides et se dissipaient...
Voyons, tu ne voudrais pas le blesser en nous quittant à présent, mon
chou ? susurra doucement la femme. Assieds- toi! Là... A la bonne heure!
Dis donc, en voilà une jolie guitare...
Sa voix sombra dans le bruit strident, analogue aux parasites
atmosphériques, que fit un autre train au passage. Pendant l’espace
d’une seconde, les lumières du wagon s’éteignirent et, dans l’obscurité,
les fenêtres baignées de lumière dorée de l’autre train clignotèrent
dans une succession de noir et de jaune, de noir et de jaune. ... La
cigarette de l’homme palpitait comme la lueur chaude d’une luciole et
ses anneaux de fumée continuaient à s’élever tranquillement. Dehors, une
cloche tintait follement.
Quand la lumière revint, Kay était en train de frotter son poignet tout
endolori à l’endroit où la poigne solide de la femme avait laissé une
marque comme celle d’un bracelet. Elle était plus déroutée que fâchée.
Elle décida de demander au contrôleur de lui trouver une autre place.
Mais lorsqu’il vint prendre son ticket, sa requête se perdit en sons
incohérents.
- Pardon, mademoiselle ?
- Rien, fit-elle.
Et le contrôleur disparut.
Le trio dans le compartiment resta à se dévisager en silence, jusqu’à ce
que la femme déclarât :
- J’ai là quelque chose que je veux te montrer, ma petite! Une fois
de plus, elle fouilla dans son sac de toile cirée.
- Tu ne feras plus ta poire, quand tu m’auras pigé ça!
Et elle tendit à Kay un prospectus imprimé sur un papier si vieux et
jauni, qu’on eût cru qu’il remontait à plusieurs, siècles. En lettres
grêles, un peu trop ornées, on pouvait lire :

LAZARE
L’HOMME ENTERRÉ VIVANT
UN MIRACLE ! .
VENEZ TOUS VOIR !
ADULTES, 25 CENTS. ENFANTS, 10 CENTS.

Je commence toujours par chanter un hymne, et puis je lis un sermon, dit


la femme. C’est très triste : il y a des gens qui pleurent, surtout les
vieux. Et j’aime autant te dire que je suis mise avec la dernière
élégance : voile noir, robe noire, oh! tout ce qu’il y a de plus seyant.
Lui, il porte un magnifique habit de marié fait sur mesure, un turban et
des tas de poudre de talc sur le visage. Tu comprends, on fait tout pour
que ça ait l’air d’un vrai enterrement. Mais, zut! aujourd’hui, on a
toutes les chances de récolter une bande de petits malins qui viennent
pour faire des gorges chaudes... Des fois, je suis vraiment heureuse
qu’il soit infirme, parce qu’autrement il pourrait bien se vexer...
Vous voulez dire que vous faites partie d’un cirque ou d’une attraction
foraine ou quelque chose de ce genre, dit Kay.
- Je t’en fiche, on est tout seuls! répondit la femme en se baissant
pour ramasser son chapeau. Ça fait des années et des années qu’on fait
ça... On a présenté notre petit numéro dans tous les bleds du sud :
Singsong, Mississippi; Spunky, Louisiane; Eurêka, Alabama...
Ces noms et d’autres encore tombèrent musicalement de ses lèvres comme
autant de gouttes de pluie...
- Après l’hymne et le sermon, on l’enterre.
- Dans un cercueil ?
- Une espèce de cercueil... Il est magnifique, avec des étoiles
d’argent sur tout le dessus du couvercle...
- J’aurais cru qu’il étoufferait, fit Kay, abasourdie. Combien de
temps reste-t-il enterré?
- Tout compte fait, ça prend environ une heure — naturellement, sans
tenir compte de la petite séance préparatoire...
- La petite séance préparatoire?
- Ah! Ah! C’est ce qu’on fait la veille du spectacle. Vois-tu, on
cherche un magasin (n’importe quel vieux magasin avec une grande
vitrine fait l’affaire) et on s’arrange avec le propriétaire pour
qu’il le laisse s’asseoir à l’intérieur de la vitrine et, disons le
mot, s’hypnotiser... Il reste là toute la nuit, raide comme un
piquet, tandis que les badauds viennent voir : ça leur fout la
pétoche...
Tout en parlant, elle s’enfonçait un doigt dans l’oreille, le retirant
de temps à autre pour examiner le tableau de chasse.
- Et une fois, ce vieux con de shérif dans le Mississippi a essayé
de...
L’histoire qui suivit était déconcertante et sans aucun intérêt : Kay ne
se donna pas le mal d’écouter. Pourtant, ce qu’elle avait déjà entendu
faisait naître en elle un courant de rêverie, une récapitulation des
funérailles de son oncle ; un événement qui, à la vérité, ne l’avait
guère affectée, puisqu’elle l’avait à peine connu. Et tout en jetant un
regard distrait sur l’homme, elle revit en imagination le visage de son
oncle, livide sur l’oreiller de soie blanche dans son cercueil. En
rapprochant par la pensée, pour ainsi dire, le visage de l’homme et
celui de son oncle, elle pensa retrouver un étrange parallèle : il y
avait, sur la figure de l’homme, la même sorte de tranquillité
incongrue, secrète, comme si en un sens, il était vraiment un objet
exposé dans une cage de verre, étalé complaisamment à la vue et sans
désir aucun de voir.
- Pardon, que disiez-vous?
- Je disais : si seulement on nous permettait de nous servir
régulièrement d’un cimetière! Dans l’état actuel des choses, on
doit monter le spectacle n’importe où, — surtout dans des terrains
vagues qui, neuf fois sur dix, donnent sur un poste d’essence qui
pue, ce qui, évidemment, n’arrange pas les choses! Mais, comme je
te le disais, on a un numéro au poil, le meilleur du monde.
Faudrait que tu viennes le voir à l’occasion.
- Oh! Ce serait avec grand plaisir..., dit Kay d’un air absent.
- Oh! Ce serait avec grand plaisir..., singea la femme. Mais qui est-
ce qui te 1’ demande, hein? Est-ce qu’on te 1’ demande?
Elle releva sa robe et se moucha allègrement dans le bas d’un jupon
élimé.
- Tu peux me croire, c’est pas un moyen facile de se faire du fric.
Tu sais combien on a fait de recettes le mois dernier? Cinquante-
trois dollars! Ma petite, essaie un jour de vivre là-dessus !
Elle renifla et rajusta sa jupe avec une grande affectation.
- Ouais, un de ces quatre matins, mon beau mignon va claquer là-
dedans et même alors, il y aura encore quelqu’un pour dire que
c’était de la blague!
Juste à ce moment, l’homme sortit de sa poche ce qui semblait être un
noyau de pêche recouvert d’une belle laque et le tint en équilibre dans
le creux de sa main. Il regarda Kay et, certain d’avoir capté son
attention, ouvrit tout grands les yeux et se mit à presser et à caresser
le noyau de façon vaguement obscène.
Kay fronça le sourcil.
- Que veut-il ?
- Il voudrait que vous l’achetiez.
- Mais qu’est-ce que c’est?
- C’est une amulette, expliqua la femme, un charme d’amour.
La personne qui jouait de l’harmonica s’arrêta. D’autres bruits,
moins captivants, attirèrent aussitôt l’attention : ronflements, roulis
de la bouteille de gin, discussions de voix à moitié gagnées par le
sommeil, ronronnement lointain des roues du train.
- Où pourrais-tu obtenir l’amour à meilleur compte, mon chou?
- C’est très bien, je veux dire c’est très fort..., répondit Kay, en
essayant de gagner du temps.
L’homme frotta le noyau sur son pantalon pour le faire briller. Il avait
la tête baissée dans une attitude suppliante et lugubre et bientôt il
plaça le noyau entre ses dents et le mordit, comme s’il s’était agi
d’une pièce d’argent suspecte.
- Les amulettes me portent toujours malheur. Et d’ailleurs... Je vous
en prie, dites-lui d’arrêter.
- N’aie donc pas si peur, dit la femme d’une voix plus catégorique
que jamais. Il ne va pas te manger!
- Faites-le cesser, nom de Dieu!
- Qu’est-ce que je peux faire? dit la femme avec un haussement
d’épaules. C’est toi qui as de l’argent. T’es riche. Tout ce qu’il
veut, c’est un dollar, un seul dollar.
Kay serra sa bourse sous son bras.
J’ai juste de quoi m’en retourner à l’Université, assura- t-elle en
mentant, tandis qu’elle se levait d’un bond et gagnait le couloir.
Elle s’arrêta un instant, s’attendant à du grabuge. Mais il ne se passa
rien. La femme, jouant délibérément l'indifférence, poussa un soupir et
ferma les yeux. Peu à peu, l’homme se calma et remit le charme dans sa
poche. Puis sa main rampa sur le siège et saisit celle de la femme en
une molle étreinte. Kay referma la porte et marcha jusque sur la plate-
forme du wagon. Dehors, il gelait à pierre fendre et elle avait laissé
son imperméable dans le compartiment. Elle desserra son écharpe et s’en
couvrit la tête.
Bien que ce fût la première fois qu’elle fît ce voyage, le train
traversait une région qui lui était étrangement familière : de grands
arbres, entourés de brume et pâlis par un clair de lune espiègle,

dominaient le train de chaque côté, sans intervalle, sans éclaircie. Le


ciel était d’un bleu profond, inexplorable, peuplé d’étoiles qui
s’éteignaient çà et là. Elle apercevait des traînées de fumée qui
suivaient dans le sillage de la locomotive comme des coulées
d’ectoplasme. Dans un coin de la plate-forme, une lampe à pétrole
brûlait en projetant des ombres rougeoyantes.
Elle trouva une cigarette et essaya de l’allumer. Mais le vent
éteignit les allumettes les unes après les autres, jusqu’à ce qu’il ne
lui en restât plus qu’une. Elle s’approcha du coin où brûlait la lampe
et essaya de protéger la dernière allumette en l’entourant de ses mains.
La flamme jaillit, vacilla, s’éteignit. Avec colère, elle rejeta la
cigarette et la boîte d’allumettes vide. La tension de ses nerfs
atteignit son paroxysme : elle frappa la cloison du poing et se mit à
pleurnicher comme un enfant colérique.
L’intensité du froid lui donnait mal à la tête et elle n’avait
qu’une envie, c’était de rentrer dans le wagon et s’assoupir. Mais
cela lui était impossible, à présent du moins. Et il eût été oiseux de
s’en étonner, car elle en connaissait pertinemment la raison. Tout
haut, — en partie pour s’empêcher de claquer des dents et en partie pour
se rassurer au son de sa propre voix, elle dit : « Nous sommes dans
l’Alabama à présent et demain nous serons à Atlanta... J’ai dix-neuf
ans, j’aurai vingt ans au mois d’août et je suis une étudiante de
deuxième année...». Elle promena son regard parmi les ténèbres
environnantes, dans l’espoir de voir pointer le jour, mais ne rencontra

que le même mur d’arbres, la même lune glacée... « Comme je le déteste !


Quel affreux bonhomme et comme je le déteste! » Elle s’arrêta, honteuse
de sa propre sottise et trop épuisée pour se déguiser la vérité : elle
avait peur.
Tout à coup, une impulsion étrange l’obligea à s’agenouiller et à
toucher la lampe. Son gracieux tuyau de verre était chaud et la lueur
rougeoyante pénétra ses mains et les rendit immenses. La chaleur lui
dégela les doigts et lui donna des picotements le long des bras.
Elle était si absorbée qu’elle n’entendit pas la porte s’ouvrir. Le
roulement du train, avec son bruit de ferraille, assourdit les pas de
l’homme.
Ce fut une sensation ténue, presque imperceptible, qui finalement
l’alerta ; mais il se passa quelques secondes, avant qu’elle eût le
courage de se retourner.
Il se tenait là, dans un muet détachement, la tête inclinée, les
bras ballants à ses côtés. En fixant cette figure inoffensive et dénuée
d’expression, sur laquelle la lampe mettait de brillants reflets rouges,
Kay savait ce qui lui faisait peur : c’était un souvenir, le souvenir
des terreurs enfantines qui, jadis, il y avait bien longtemps, planaient
au-dessus de sa tête comme les branches hantées d’un arbre de nuit.
Tantes, cuisinières, étrangers, tous débitaient à qui mieux mieux des
histoires, ou enseignaient des chansons, où il était question de
fantômes et de mort, de présages, d’esprits et de démons... Et toujours,
invariablement, revenait la menace de Croquemitaine : « Reste près de la
maison, mon enfant, sinon Croquemitaine t'emportera et te mangera
vivante! » Il était partout, Croquemitaine, et partout il y avait du
danger. La nuit, au lit, ne tape-t-il pas à la fenêtre ? Écoute.
Se tenant au garde-fou, elle se releva petit à petit, jusqu’à ce
qu’elle fût debout. L’homme hocha la tête et lui montra la porte d’un
geste... Kay respira profondément et s’avança. Ils rentrèrent ensemble
dans le wagon.
L’atmosphère y était lourde de sommeil : une lumière solitaire
éclairait l’ensemble du wagon et créait ainsi une sorte de pénombre
artificielle. Il n’y avait d’autres mouvements que le roulis paresseux
du train et le froissement furtif des journaux jetés au rebut.
Seule la femme était bien éveillée. On pouvait voir qu’elle était
tout excitée : elle tripotait nerveusement ses boucles et ses cerises en
celluloïd et, dans son agitation, balançait ses petites jambes dodues,
croisées aux chevilles, d’avant en arrière. Elle ne fit pas attention
quand Kay s’assit. L’homme s’installa dans son siège, une jambe repliée
sous lui et les bras croisés sur la poitrine.
Kay fit un effort pour paraître indifférente et prit un illustré.
Elle s’aperçut que l’homme l’épiait, sans cesser de la regarder un seul
instant : elle le sentait, bien qu’elle eût peur d’en chercher la
confirmation directe, et elle voulait crier et réveiller tous les
voyageurs du wagon. Mais s’ils n’entendaient pas? S’ils n’étaient pas

réellement endormis? Ses yeux s’emplirent de larmes qui grossirent et


déformèrent les caractères d’imprimerie sur la page qu’elle lisait,
jusqu’à ce que sa vue se brouillât complètement. Elle referma l’illustré
d’un geste brutal et agressif, et fixa la femme.
— Je l’achète, dit-elle. Je veux dire l’amulette. Je l’achète, si c’est
tout... tout ce que vous voulez.
La femme ne répliqua pas. Elle sourit nonchalamment en se tournant
vers l’homme.
Sous les yeux de Kay, le visage de ce dernier parut changer
d’aspect et s’effacer devant elle, comme un rocher en forme de lune
glissant et s’engloutissant sous une nappe d’eau...
Elle se laissa aller à une chaude somnolence et eut vaguement
conscience que la femme s’emparait de son sac et qu’elle rabattait
doucement l’imperméable sur sa tête comme un linceul.

Traduit de l'anglais par S. Doubrosky.

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