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CAROLINE QUINE

LES SŒURS PARKER


TROUVENT UNE PISTE
TEXTE FRANÇAIS DE SUZANNE PAIRAULT
ILLUSTRATIONS DE PHILIPPE DAURE

HACHETTE
DU MÊME AUTEUR

dans la Bibliothèque Verte :

ALICE DÉTECTIVE
ALICE ET LE CHANDELIER
ALICE AU CAMP DES BICHES
ALICE ET LE CORSAIRE
ALICE ÉCUYÈRE
ALICE ET LE FANTÔME
ALICE ET LE MÉDAILLON D’OR
ALICE ET LES CHAUSSONS ROUGES
ALICE ET LE PIGEON VOYAGEUR
ALICE ET LE TALISMAN D’IVOIRE
ALICE ET LE VISON
ALICE ET LES TROIS CLEFS
ALICE ET LES DIAMANTS
ALICE ET LE PICKPOCKET
ALICE AU MANOIR HANTÉ
ALICE ET LE CARNET VERT
ALICE ET LE FLIBUSTIER
ALICE ET LA PANTOUFLE D’HERMINE
ALICE ET L’OMBRE CHINOISE

dans L’Idéal-Bibliothèque :

ALICE ET LE DRAGON DE FEU


ALICE ET LES PLUMES DE PAON
ALICE AU CANADA
ALICE AU BAL MASQUÉ
ALICE EN ÉCOSSE

L’ÉDITION ORIGINALE DE CE ROMAN


A PARU EN LANGUE ANGLAISE
CHEZ GROSSET & DUNLAP, NEW YORK,
SOUS LE TITRE :

BY THE LIGHT OF THE STUDY LAMP

© Librairie Hachette, 1966.


Tous droits de traduction, de reproduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.
CHAPITRE PREMIER

LE CADEAU D’ONCLE DICK

« OH ! LIZ, tu n’as pas lu la lettre d’oncle Dick ! Repose-toi une


minute et écoute ! »
Liz Parker, jolie brunette de dix-sept ans, s’arrêta sur le seuil, les
bras chargés de fantaisies de papier qu’elle destinait à l’ornement de
la table du dîner. La lampe du salon éclairait les cheveux blonds et le
visage animé d’Ann, sa cadette d’un an, pelotonnée dans un fauteuil,
la lettre à la main.
« Je t’en prie ! insista Ann. Tu arrangeras ta décoration plus tard.
Viens écouter ce que dit la lettre.
— J’ai mille et une choses à faire, si je veux que tout soit prêt pour
nos invités, répondit Liz en déchargeant sa brassée de babioles sur la
table. Mais une lettre d’oncle Dick, c’est un plaisir qu’on n’a pas tous
les jours. Qu’est-ce qu’il écrit à ses nièces, le tonton chéri ?
— Il nous envoie un cadeau !
— Un cadeau ! » Liz se percha sur le bras du fauteuil. « C’est
merveilleux ! Ce cher oncle Dick est toujours en train de nous faire de
nouvelles surprises. De quoi s’agit-il ? Quand cela va-t-il arriver ?
— Un peu de patience, Liz ! dit Ann en riant. Essaie de te calmer
quelques minutes et je te lirai la lettre.
— D’abord, quand oncle Dick débarque-t-il ?
— Demain. Le Balaska est à New York depuis hier. Mais écoute
donc un peu : la lettre explique tout cela. »
Ann leva les yeux en souriant, puis commença à lire :

Mes chères petites nièces,

Un mot seulement pour vous annoncer que me voici de retour


aux Etats-Unis : le Balaska est à quai depuis quelques heures. Nous
avons eu mauvais temps au départ de Cherbourg, mais les deux
derniers jours du voyage ont été superbes. Je serai à Rockville le
lendemain du jour où vous recevrez cette lettre ; j’espère vous
retrouver en bonne santé et prêtes à repartir pour le collège. Votre
présence à la maison nous manquera beaucoup, surtout,
naturellement, à votre tante Harriet. Un vieux marin comme moi,
continuellement absent, n’a guère l’occasion de se familiariser avec
l’élément féminin de la famille…

Ann se mit à rire :


« L’élément féminin ! Je me sens vraiment tout à fait grande
personne ! »

… mais j’y perds sûrement beaucoup plus que vous. Je viens de


dénicher à New York un petit cadeau que je vous ai fait expédier par
service rapide. C’est une lampe ancienne ; à ce que m’a dit
l’antiquaire, elle vaut plus qu’elle n’en a l’air. J’espère qu’elle vous
plaira, et, dans l’attente de vous revoir bientôt, je vous embrasse
tendrement.

Votre oncle Dick.

Les deux sœurs étaient ravies et impatientes.


« Une lampe ! s’écria Liz. Quelle bonne idée ! Justement il nous
en faut une pour notre salle d’étude au collège !
— Et une lampe ancienne ! Toutes les autres vont en être
jalouses ! »
Ann et Liz étaient sur le point de regagner le collège de jeunes
filles de Starhurst, où elles faisaient leurs études. Orphelines, elles
vivaient à la campagne chez leur oncle Dick Parker, aux environs de
Rockville. Comme le rappelait la lettre, elles ne voyaient que
rarement M. Parker, excellent homme un peu bourru, commandant
du transatlantique Balaska et que ses fonctions éloignaient de son
domicile pendant des semaines consécutives. La maison était
gouvernée par tante Harriet, la sœur de Dick, charmante vieille fille
qui approchait de la cinquantaine. Tante Harriet avait la vie assez
remplie par la présence de deux jeunes filles pleines d’entrain,
l’empressement maladroit de Harrow, le domestique bègue, et
l’irritante stupidité de la servante Cora.
« Il annonce qu’il l’envoie par service rapide, dit Ann en relisant
la lettre. J’ai hâte de la voir ! »
Au même instant, on frappa un coup vigoureux à la porte de la
cuisine. Les deux sœurs se précipitèrent hors de la pièce.
« Le livreur ! s’exclama Liz. Ce ne peut être que lui ! »
Elle ne se trompait pas. L’homme se tenait sur le seuil, une caisse
volumineuse sous le bras.
« J’espère que vous ne l’avez pas cognée ! dit Ann hors d’haleine.
— Non, mademoiselle, affirma-t-il en souriant. Il y a tant
d’inscriptions : « Fragile », « Manipuler avec soin », que je me
demandais si c’était de la dynamite ! »
Il posa doucement la caisse sur la table de la cuisine et tira son
carnet de sa poche. Tandis que Liz signait le reçu, Ann fourrageait
dans le placard et prenait dans la caisse à outils un marteau et un
ciseau.
L’homme s’éloigna en sifflant. Les deux sœurs, avec mille
précautions, commencèrent à ouvrir la caisse. Il y avait tant de
copeaux et de papier que le cadeau de l’oncle Dick mit un bon
moment à paraître au jour. Ann, toujours gaie et animée, dansait de
joie en regardant sa sœur enlever les dernières épaisseurs de journal.
« C’est une merveille ! s’écria-t-elle quand sa sœur eut enfin
dégagé la lampe.
— Je n’en ai jamais vu d’aussi jolie ! » déclara Liz.
Le cadeau, en effet, était un véritable objet d’art, de forme
harmonieuse et délicatement travaillé. Anne explora le fond de la
caisse et découvrit l’abat-jour rose qu’elle tint au-dessus de la lampe
pour juger de l’effet total. L’objet était ancien, mais nullement
démodé, sa valeur artistique étant de celles que le temps ne diminue
pas. On avait habilement modernisé cette lampe en la munissant
d’une ampoule électrique et d’un fil avec une prise de courant.
« Cher oncle Dick ! murmura Liz. Il ne pouvait rien trouver qui ne
nous fasse plus de plaisir !
— Je me demande de quelle époque elle date. As-tu remarqué la
décoration autour du socle ?… »
Un horrible fracas interrompit Ann. Le bruit venait de l’étage
supérieur de la maison : un choc violent, d’abord, puis un tintement
de verre brisé et un hurlement à vous déchirer le tympan.
« Qu’est-ce que… », commença Liz.
Ann courait déjà vers la porte.
« C’est Coco ! Il lui est arrivé un accident ! »
Liz posa la lampe sur la table de la cuisine et s’élança à la suite de
sa sœur.
« Coco », dans le langage des sœurs Parker, c’était la grosse
servante aux joues rouges, Cora. Tout ce qu’on pouvait dire en faveur
de Cora, c’est qu’elle ne demandait qu’à s’instruire.
Malheureusement, la nature l’avait faite gauche et maladroite : on
pouvait marquer d’une croix blanche les jours où Cora ne trouvait
pas moyen de casser quelques assiettes, de dégringoler dans l’escalier
de la cave ou de signaler par quelque autre désastre les progrès de
son éducation. Pourtant, depuis la date où cette jeune personne avait
fait sa première apparition chez les Parker, jamais encore ses
fonctions n’avaient provoqué un fracas aussi terrible, un cri aussi
effroyable que celui-là.
Ann et Liz grimpèrent l’escalier quatre à quatre. Dans une
chambre du haut on entendait Coco sangloter.
« Qu’est-ce qui a bien pu arriver ? murmura Liz.
— Elle est vivante, en tout cas. Je l’entends brailler. »
Ann traversa le palier en courant, Liz sur ses talons. Elles se
précipitèrent dans la chambre d’où émanaient les sanglots et
trouvèrent la malheureuse Cora assise sur le parquet, entourée de
verre brisé, le cadre d’un miroir fracassé gisant à ses pieds.
« Allez chercher un médecin ! gémissait la servante terrorisée. Je
suis en morceaux ! Je suis très gravement blessée. J’ai dû me casser
une artère ou je ne sais quoi… Oh ! oh ! et moi qui faisais tellement
attention en époussetant cette glace… »
Elle leva le nez en l’air et se mit à hurler.
Liz examina rapidement le dommage. Le miroir était en miettes,
mais l’important, c’étaient les blessures de Cora. En regardant de
plus près, elle constata qu’il s’agissait seulement de quelques légères
coupures au bras provoquées par les éclats de verre.
« Je vais chercher de quoi faire un pansement, dit-elle en sortant
de la chambre.
— Non, pas de pansement ! larmoya Cora. Je n’en veux pas.
— Mais le verre vous a coupée, protesta Ann en s’agenouillant
près d’elle.
— Ça m’est égal ! déclara Cora en reniflant. Ce qu’il faut, c’est
enlever tout ça avant que Miss Harriet rentre à la maison. Qu’est-ce
qu’elle va me dire, mon Dieu !
— Ne vous tourmentez pas, Coco, dit gentiment Ann. Elle ne vous
grondera pas. C’était un accident, j’en suis sûre.
— Bien sûr que c’était un accident ! gémit Cora. Vous ne pensez
tout de même pas que je vais m’amuser à casser les glaces exprès,
non ? Jamais, de toute ma vie, je n’ai rien fait d’aussi terrible. Je suis
tellement désolée que je ne sais plus à quel saint me vouer.
— Calmez-vous. De toute façon ce n’était pas une glace de grande
valeur. Ça n’a pas d’importance du moment que vous n’êtes pas
gravement blessée. »
Les yeux de Cora s’arrondirent de stupéfaction.
« Pas d’importance, Miss Ann ? » Elle se remit à sangloter. « Mon
Dieu ! je casse une grande glace et elle dit que ça n’a pas
d’importance ! Sept ans de malheur, que ça signifie, et elle dit que ça
n’a pas d’importance ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! comment est-ce
que je vais passer ces sept ans ? »
Elle restait assise par terre, reniflant et s’essuyant les yeux du
coin de son tablier. Ann avait envie de rire, mais à ce moment Liz
revint en courant avec le désinfectant et les bandes de gaze. Liz, qui
était l’aînée, avait plus de sérieux que sa sœur et plus de présence
d’esprit en cas d’urgence.
« Maintenant, dit-elle avec autorité, donnez-moi votre bras, Cora,
je vais panser vos coupures. Ce n’est pas grand-chose, mais il ne faut
pas les laisser s’infecter.
— Ça ne fait rien ! pleurnicha Cora. Il faut enlever tout ce verre
cassé avant que Miss Harriet revienne. Elle va dire que je suis la plus
grande maladroite du monde entier…
— Ne vous inquiétez pas de tante Harriet. Je nettoierai tout ça,
promit Ann. Pendant que Liz fait l’infirmière, je vais chercher le balai
et la pelle. »
Elle sortit de la chambre et descendit l’escalier. L’inquiétude de
Coco au sujet du verre brisé lui semblait plutôt drôle, car la pauvre
fille n’avait aucune raison de redouter le retour de tante Harriet.
Mlle Parker était la bonté même, et quel que fût son mécontentement
de trouver le miroir brisé, elle ne gronderait pas trop la servante de
ce qui n’était qu’une maladresse, non une preuve de mauvaise
volonté.
Ann entra dans la cuisine et se dirigea vers le placard où on
rangeait les balais. En passant devant la table sur laquelle avait été
déposé le cadeau d’oncle Dick, elle y jeta un regard et s’arrêta,
médusée.
La précieuse lampe avait disparu !
Ann était stupéfaite. Elle se rappelait nettement avoir vu Liz
poser la lampe sur la table en entendant le hurlement de Coco. Cinq
minutes ne s’étaient pas écoulées depuis. Elle courut au pied de
l’escalier et appela sa sœur.
« Liz ! Tu as déplacé la lampe ?
— La lampe ? répondit Liz étonnée. Mais non !
— En ce cas, où est-elle ?
— Sur la table de la cuisine, là où je l’avais posée.
— Elle n’y est plus, Liz ! cria Ann. Elle a disparu. Pas possible, on
l’a volée…
— Volée ! »
Cora poussa un gémissement de triomphe :
« Qu’est-ce que je vous disais ? Sept ans de malheur pour la
maison ! Et voilà déjà que ça commence ! »
CHAPITRE II

LE BROCANTEUR

L’INSTANT d’après, Liz était au bas de l’escalier ; les deux sœurs


se précipitèrent dans la cuisine. La caisse était là, l’emballage aussi,
mais la lampe n’y était plus.
« Comment a-t-elle pu disparaître en ce rien de temps ? s’exclama
Liz bouleversée. Il faut que quelqu’un soit entré à la minute même où
nous montions toutes les deux. »
Tout à coup elles entendirent du bruit dans l’allée qui conduisait
à la maison.
« Ecoute ! » dit Ann.
Elles distinguèrent le ronronnement d’un moteur qui démarre.
Liz traversa la maison en courant, ouvrit la porte d’entrée et se
précipita dehors. Elle vit alors une voiture s’éloigner dans l’allée, puis
s’engager sur la grand-route qui passait devant chez les Parker.
Liz avait l’esprit prompt ; son premier réflexe fut de relever le
numéro de la voiture, une berline noire. L’allée n’avait guère plus de
vingt-cinq mètres ; Liz distingua nettement les chiffres et eut le
temps de les graver dans sa mémoire avant que l’auto disparût
derrière les arbres.
Elle se retourna et vit Ann à son côté.
« Voilà notre lampe qui s’en va ! dit-elle tristement.
— Et nous la suivons ! déclara Ann. Vite, Liz ! la voiture ! »
Elles décrochèrent vivement leurs manteaux et coururent au
garage, situé derrière la maison, où se trouvait le roadster de la
famille. Elles y grimpèrent en hâte ; Liz appuya sur le démarreur,
recula dans l’allée, vira adroitement et fila vers la grand-route.
« J’ai le numéro, annonça-t-elle à sa sœur. C’est B 7953. Même si
nous ne la rattrapons pas, nous pourrons découvrir à qui elle
appartient. »
Une fois sur la grande artère, elle appuya sur l’accélérateur et le
roadster bondit en avant. Les courts cheveux blonds d’Ann volaient
en tous sens ; elle dut les tenir à deux mains pour les protéger du
vent. On ne voyait pas trace de la berline noire, mais la route était
sinueuse et le fugitif avait plusieurs minutes d’avance.
« Mais pourquoi, s’exclama Ann, aller voler notre lampe ? Le
cambrioleur devait être au courant… A moins qu’il ne s’agisse d’un
vagabond…
— Les vagabonds ne voyagent pas en auto, remarqua Liz avec
logique tout en ralentissant pour prendre un virage en épingle à
cheveux. Non, le vol était prémédité. L’homme a dû suivre le livreur
et guetter le moment propice.
— Il regardait sans doute par la fenêtre pendant que nous
déballions la lampe ! dit Ann. Mais je ne comprends toujours pas
pourquoi il a voulu la voler.
— Oncle Dick nous a écrit qu’elle était ancienne et qu’elle avait de
la valeur. Elle en a peut-être encore plus qu’il ne le pensait.
— Nous avons à peine eu le temps de l’admirer ! soupira Ann
désolée. Oh ! pourvu que nous la retrouvions ! As-tu remarqué
combien de personnes il y avait dans la voiture ?
— Une seule – un homme, si j’ai bien vu. »
Liz se penchait sur son volant, les yeux rivés à la route. Elles
approchaient des faubourgs de Rockville. La voiture prit un
tournant ; les clochers et les toits de la cité apparurent au-dessus des
arbres qui bordaient la rivière. Ann poussa un cri de joie :
« Je le vois ! Nous le rattrapons, Liz ! »
A cinq cents mètres devant elles, la berline noire filait vers la ville
à toute allure. Liz donna son maximum de vitesse ; le roadster
frémissant paraissait voler sur la route.
Le fugitif était bon conducteur, sa voiture puissante ; il se rendait
évidemment compte qu’il était poursuivi. Au mépris de toutes les
ordonnances de police, il franchit le pont du fleuve Caraway sans
ralentir.
Liz grommela :
« Il sera en plein milieu de la circulation avant que nous l’ayons
rattrapé ! »
C’était là, visiblement, ce que cherchait l’individu. Rockville est
une cité commerçante ; une de ses rues les plus animées est
précisément celle qui aboutit au pont. Au moment où les deux sœurs
approchaient du fleuve, une petite voiture déboucha d’une route et
enfila le pont sans se presser ; en même temps, un gros camion
prenait celui-ci en sens inverse. Liz, ne pouvant pas dépasser la petite
voiture, fut obligée de ralentir. Exaspérées, les jeunes filles virent, de
l’autre côté du pont, la circulation engloutir le fugitif.
Dès que le camion fut passé, Liz déboîta et dépassa la voiture qui
les avait retardées. Une fois en ville, elle roula aussi vite que possible,
mais force lui fut de s’arrêter à un feu rouge. Loin devant elles, les
deux sœurs croyaient distinguer le toit de la berline, mais elles ne
pouvaient pas en être sûres. La circulation devenait de plus en plus
dense, augmentée à chaque croisement par le courant de voitures qui
s’écoulait des rues transversales. Quand le feu passa au vert, elles se
rendirent compte qu’elles avaient perdu la trace de leur voleur.
« Quelle malchance ! s’exclama Ann. Maintenant nous ne le
retrouverons plus jamais. »
Liz restait pensive. Son joli visage était sérieux.
« Je n’en suis pas sûre, dit-elle. S’il a suivi le livreur jusque chez
nous, c’est qu’il venait lui-même de Rockville. Il est donc
vraisemblable qu’il y est retourné. Nous pouvons encore découvrir la
voiture.
— En ce cas, il faut explorer toutes les rues de la ville », déclara
Ann résolument.
Elles continuèrent donc leur route, plus lentement à cause du
nombre croissant des voitures, jusque dans le quartier des affaires.
Elles examinèrent toutes les voitures noires à l’arrêt, mais sans
découvrir le mystérieux B 7953.
Après avoir circulé quelque temps sans résultat, Liz s’arrêta au
bord d’un trottoir.
« Laissons le roadster ici, dit-elle, et continuons à pied.
J’explorerai les rues de droite, toi celles de gauche. Nous trouverons
peut-être la voiture de cet individu en stationnement quelque part.
— Bonne idée », reconnut Ann. Elles mirent pied à terre. Ann
proposa d’avertir la police, mais Liz ne voulut pas en entendre parler.
« J’aime les problèmes, déclara-t-elle, et en voilà un. Il faut le
résoudre nous-mêmes. Si je mets la main sur le conducteur de cette
voiture, je lui dirai ma façon de penser. »
Les deux sœurs se séparèrent. Ann, bouillant d’impatience, quitta
la grande artère commerciale pour s’engager dans une ruelle étroite
bordée de boutiques sordides et d’entrepôts. C’était la première
aventure extraordinaire qui arrivait aux sœurs Parker depuis qu’elles
étaient en vacances, et Ann en était enchantée.
Elle se demandait encore pour quel motif on avait volé la lampe.
Celle-ci était ancienne et oncle Dick disait qu’elle avait de la valeur.
Mais ce n’était tout de même pas un objet de grand prix. Il fallait
pourtant que le voleur eût été fortement tenté pour courir un aussi
grand risque.
« Je ne comprends pas pourquoi il est venu en plein jour
commettre ce vol presque sous nos yeux, se disait-elle. Il aurait au
moins pu attendre la nuit. »
Elle déboucha dans une petite rue sombre, qui paraissait sale et
misérable sous le ciel nuageux d’octobre. Une seule voiture y était
arrêtée ; en approchant sur le trottoir Ann eut l’impression de la
reconnaître. C’était une berline noire ; elle se pencha pour examiner
la plaque souillée de boue. Puis elle se redressa, bouleversée. C’était
la voiture qu’elle cherchait !
Elle vérifia le numéro : B 7953. A moins que Liz se fût trompée,
cette voiture était bien celle qui stationnait dans leur allée une demi-
heure plus tôt. A présent elle était vide.
Ann examina la maison devant laquelle la berline était arrêtée. Au
rez-de-chaussée le vieil immeuble était occupé par une boutique de
brocanteur, laide, pauvre et d’aspect sinistre. A travers la vitre sale
on apercevait un amas confus d’objets hétéroclites : vieux violons,
fusils rouillés, livres en lambeaux, appareils photographiques hors
d’usage, tableaux provenant peut-être d’anciens héritages de famille
– en un mot, un tas de débris. Au-dessus de la porte, une enseigne
grinçait au vent d’automne. Elle portait un nom grossièrement tracé :
Garnett.
Ce M. Garnett, quel qu’il fût, jugeait évidemment ce nom
suffisant, car il s’était abstenu d’ajouter aucune indication
concernant la nature de son commerce et avait même omis son
prénom.
« Voyons, se dit Ann, la voiture est arrêtée devant la boutique, le
conducteur doit donc être à l’intérieur. A qui d’ailleurs vendre une
lampe volée, sinon à un brocanteur ? »
Sans hésitation elle ouvrit la porte et pénétra dans le lugubre
établissement de M. Garnett. Au-dessus de sa tête une cloche tinta.
L’endroit était très sombre : la vitre malpropre ne laissait filtrer
que peu de lumière et M. Garnett, visiblement, économisait
l’électricité. Quand les yeux d’Ann se furent habitués à la pénombre,
elle se trouva au milieu d’un fouillis de chaises, de canapés, de tables
de cuisine et d’autres meubles en piteux état ; derrière le comptoir
étroit, sur des planches, était entassé le reste des fusils, des montres,
des appareils photographiques et autres articles qui semblaient
constituer la spécialité de M. Garnett. Ann se demanda si on voyait
jamais un acheteur dans la boutique. Il n’y avait pas un seul de ces
objets qu’elle eût accepté d’emporter, même pour rien.
Personne n’ayant répondu à la cloche, Ann frappa énergiquement
sur le comptoir. Presque aussitôt elle entendit une voix sirupeuse :
« Bonjour, mademoiselle. Que puis-je faire pour vous
aujourd’hui ? »
Un homme était sorti sans bruit de quelque arrière-boutique
invisible. Il était gros et musclé, avec des sourcils menaçants, des
yeux noirs étrangement brillants, un nez pareil à un bec d’oiseau, des
lèvres minces et cruelles. Il se glissa derrière le comptoir en frottant
l’une contre l’autre ses mains grasses.
« A qui appartient la voiture qui est devant votre porte ? » lui
demanda Ann hardiment.
L’homme la regarda un instant à travers ses paupières mi-closes.
Puis il se dirigea doucement vers la vitrine et jeta un regard au-
dehors.
« La voiture qui est devant ma porte ? répéta-t-il. Vous voulez
savoir à qui elle appartient ?
— Oui, s’il vous plaît. »
Le gros homme se frotta le menton d’un air songeur.
« En fait, mademoiselle, dit-il en retroussant ses lèvres minces
dans un simulacre de sourire, la voiture est à moi. Je m’appelle
Garnett. Jack Garnett, pour vous servir. »
Ann l’observa un instant. Dès le premier abord, elle n’éprouvait ni
sympathie ni confiance envers cet homme.
« Eh bien, monsieur Garnett, déclara-t-elle, je suis venue
chercher la lampe que vous avez prise chez nous tout à l’heure. Je
m’appelle Ann Parker. »
M. Garnett fronça les sourcils.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il d’un ton sec. Qu’est-
ce que vous racontez là ? Vous prétendez que je vous ai pris une
lampe ?
— Si vous êtes le propriétaire de cette voiture, je crois qu’il vaut
mieux me donner une explication. » Le cœur d’Ann battait très fort,
mais elle ne recula pas. « On est entré chez nous et on a pris une
lampe dans la cuisine. Le voleur s’est enfui dans une voiture qui
porte le numéro B 7953. C’est le numéro de la vôtre. »
M. Garnett se mit en colère.
« C’est faux ! cria-t-il. Je n’ai pas quitté ma boutique de tout
l’après-midi. Je n’ai jamais entendu parler de votre lampe. Je ne suis
pas un voleur, mais un honnête commerçant. »
Il fit le tour du comptoir et, sans faire de bruit sur ses semelles de
caoutchouc, s’avança d’un air menaçant.
« Vous allez me faire des excuses ! grinça-t-il. Quoi ! vous entrez
dans mon magasin et vous me traitez de voleur ? Quelle preuve avez-
vous ? Voyez-vous votre lampe dans ma boutique ? M’avez-vous vu la
prendre ? M’avez-vous même vu dans la voiture ? Je vous dis, moi,
que cette voiture n’a pas bougé de la rue depuis midi. Vous
m’insultez ! Je ne sais rien de toute cette affaire. Vous êtes une petite
insolente ! »
Ses yeux étincelaient de colère. Son visage était dur et brutal. Ann
eut un instant de frayeur, mais elle ne faiblit pas.
« Nous avons suivi cette voiture depuis la maison jusqu’à
Rockville, dit-elle nettement.
— Pas cette voiture-ci ! tempêta Garnett. Je vous dis qu’elle est
restée devant la boutique tout l’après-midi. Vous vous êtes trompées,
voilà. »
Le doute commença à envahir l’esprit d’Ann. Elle se demanda si
après tout elle n’avait pas fait une erreur en pénétrant dans le
magasin de cet homme et en l’accusant ouvertement de vol. La colère
de M. Garnett ne semblait pas feinte. Si vraiment il ne savait rien du
cadeau d’oncle Dick, il avait de bonnes raisons de se fâcher.
« Qui sait, se dit-elle, c’est peut-être moi, en effet, qui lui dois des
excuses. »
Au même moment elle aperçut, par-dessus l’épaule de
M. Garnett, quelque chose qui lui arracha une exclamation de
surprise. La tenture qui fermait le fond du magasin s’était écartée
lentement ; dans l’ouverture apparaissait un visage de femme, blême,
avec des yeux noirs très enfoncés, des mèches sombres, une bouche
méchante soulignée de rouge.
M. Garnett considéra Ann avec surprise.
« Qu’est-ce que vous voyez donc ? » demanda-t-il.
Il se retourna et suivit la direction du regard effrayé de la jeune
fille. Trop tard : l’inquiétant visage avait disparu.
CHAPITRE III

LE DANGER DE LA RIVIÈRE

LIZ était inquiète. Elle venait d’explorer un grand nombre de rues


sans découvrir la voiture du voleur. Elle avait maintenant rejoint le
roadster, et Ann n’était pas là.
Plus sérieuse de nature que sa sœur, Liz se tourmentait
facilement. Elle savait bien qu’à Rockville Ann ne risquait pas de se
perdre, mais elle craignait qu’un incident fâcheux ne lui fût arrivé
pendant qu’elle recherchait le malfaiteur.
« Je n’aurais jamais dû la laisser aller seule », se dit-elle.
Elle traversa la rue afin de se rendre à l’endroit où elle avait vu
Ann pour la dernière fois. Puis elle hésita : si Ann revenait à leur
voiture et, n’y trouvant pas sa sœur, se mettait à sa recherche à son
tour ?
Elle restait immobile, ne sachant quel parti prendre, quand elle
vit une silhouette familière tourner vivement le coin de la rue. Ann se
précipitait vers elle, les yeux brillants, les joues rouges d’émotion.
« Tu t’inquiétais pour moi ? lui cria-t-elle.
— As-tu trouvé la lampe ? demanda Liz.
— Non, mais j’ai repéré la voiture.
— Où donc ?
— Je suis sûre que c’était elle. Le numéro était celui que tu m’as
donné. »
Ann était si pressée de raconter son histoire qu’elle arrivait à
peine à reprendre son souffle.
« Elle était arrêtée devant une boutique de brocanteur tenue par
un certain Garnett. Je suis entrée dans son magasin et je l’ai accusé
d’avoir volé notre lampe.
— Tu l’as accusé !
— Pourquoi pas ? La voiture était là : d’ailleurs la physionomie du
bonhomme ne m’inspirait pas confiance. C’est tout à fait comme ça
que j’imaginerais notre voleur.
— Qu’est-ce qu’il a répondu ?
— Il était hors de lui, dit Ann en riant. J’ai bien cru qu’il allait me
jeter dehors. Il m’a déclaré que je n’avais pas de preuve. Il a prétendu
qu’il n’était pas sorti de sa boutique et que la voiture était restée au
bord du trottoir tout l’après-midi. Figure-toi que pendant une minute
ou deux j’ai même cru que je m’étais trompée. J’étais sur le point de
lui faire des excuses.
— Mais, Ann, il avait peut-être raison. Comment sais-tu si la
voiture est bien la sienne ?
— Il me l’a avoué lui-même. Et je suis sûre du numéro. Pourtant,
Liz, je crois que je me serais excusée si…
— Quoi donc ?
— J’ai vu un visage – un visage de femme, qui regardait par
l’entrebâillement de la tenture, au fond du magasin. Je ne l’ai
aperçue que quelques secondes, mais, Liz, je t’assure qu’il y a dans
cette boutique quelque chose de sinistre. Je ne saurais pas te dire
quoi, mais j’en ai la certitude. C’est ce Garnett qui a volé notre lampe.
— Je voudrais voir cette boutique, dit lentement Liz.
— Ce n’est pas loin. Passons devant, tu jugeras par toi-même. »
Les deux sœurs prirent une rue de traverse et Ann conduisit sa
sœur jusqu’à la sombre ruelle où se trouvait l’établissement de
M. Garnett. Liz n’eut pas plus tôt aperçu la voiture qu’elle déclara
nettement :
« C’est bien elle. Je la reconnaîtrais n’importe où. Tu ne t’es pas
trompée, Ann.
— J’en suis sûre. Pourtant, M. Garnett était si furieux, et j’ai eu
une telle peur en voyant cette femme que j’ai tourné le dos et que je
suis sortie.
— Comment était-elle ?
— Elle avait une figure horrible, toute pâle, avec des mèches
noires collées, la bouche peinte… Ce Garnett aussi est affreux, gras,
huileux… Je l’ai détesté dès que je l’ai vu. »
Les sœurs Parker se trouvaient maintenant devant la boutique.
Tout à coup Ann poussa un petit cri.
« Cette figure…, Liz… »
Liz regarda dans la vitrine. Derrière le verre trouble elle aperçut
un visage livide avec des yeux enfoncés et brûlants, une bouche très
rouge, des joues creuses. Le visage resta immobile un instant, les
yeux fixés sur elle, puis disparut.
« C’était elle ? » demanda la jeune fille à mi-voix.
Ann fit « oui » de la tête.
« Avançons. Il ne faut pas leur donner trop de soupçons. Je
n’aime pas du tout cet endroit. »
Elles s’éloignèrent et regagnèrent la grande rue. Là elles
s’arrêtèrent, indécises.
« Tu crois que nous devrions avertir la police ? » demanda Ann.
Liz secoua la tête.
« Non. Si ce mystère doit être éclairci, c’est par nous qu’il le sera.
— Que pouvons-nous faire ?
— Pas grand-chose pour le moment, j’en ai peur. Mais la police,
que ferait-elle ? Nous n’avons aucune preuve que ce Garnett ait pris
notre lampe.
— C’est justement ce que j’ai compris après l’avoir accusé, Ann. Il
savait que je n’avais pas de preuve.
— Pour le moment, dit Liz, je crois que nous ferions mieux de
rentrer. Garnett sait que nous le soupçonnons ; il va peut-être
prendre peur et s’arranger pour nous restituer la lampe. En
attendant, nous essaierons d’imaginer un plan. »
Les deux jeunes filles rejoignirent le roadster. Liz jeta un coup
d’œil à sa montre.
« Rentrons par le bord de l’eau, proposa-t-elle. Tante Harriet est
chez Mme Daley, nous pouvons passer la prendre et la ramener en
voiture. »
Après le déjeuner, Liz avait conduit Mlle Parker chez sa vieille
amie Mme Daley. Il était probable que le fils de celle-ci offrirait de
ramener tante Harriet, mais on pouvait lui épargner cette peine.
Après avoir traversé le pont, au lieu de continuer à suivre la grand-
route, Liz tourna donc à gauche dans un chemin qui longeait la
berge.
Le Caraway était, plutôt qu’un fleuve, un grand torrent rapide et
tumultueux, filant entre de hautes rives escarpées qui par endroits
devenaient de véritables falaises. A un kilomètre environ en amont
de la ville, des rapides aboutissaient à la cascade mugissante qu’on
appelait les Chutes – quinze mètres d’eau bouillonnante et d’écume.
En passant près des Chutes les deux sœurs entendirent leur
grondement continu et aperçurent le poudroiement d’écume qui
entourait la cascade.
Au-dessus des Chutes, le chemin se rapprochait de la berge ; seuls
quelques buissons séparaient la route de la pente abrupte qui
dévalait jusqu’à l’eau.
« Cela m’étonne qu’on n’ait pas mis une solide barrière ici,
remarqua Liz qui conduisait avec précaution. Si quelqu’un faisait une
embardée (elle frissonna), il ne lui faudrait pas une minute pour
dégringoler la pente et tomber dans les rapides. »
En arrivant chez Mme Daley, elles apprirent que leur tante était
déjà partie. Elles n’avaient plus qu’à rentrer à la maison par le même
chemin.
Un peu en amont des rapides elles aperçurent sur la route, devant
elles, un homme et un chien. Liz klaxonna, mais l’homme, au lieu de
s’écarter, se retourna et agita le bras. Le chien, un superbe chow-
chow, aboyait et tirait sur sa laisse.
L’inconnu pouvait avoir trente-cinq ans. Mince et d’aspect
élégant, il portait un complet gris bien coupé. Son visage était
sympathique ; quand Liz arrêta sa voiture au bord de la route, il ôta
son chapeau en souriant.
« Excusez-moi de vous déranger, dit-il, mais j’ai l’impression que
mon sens de l’orientation est en défaut.
— Est-ce que nous pouvons vous aider ? » demanda Liz. Elle
entendait le bruit d’un camion approchant à vive allure, mais que le
tournant masquait encore.
« Oui, répondit l’étranger. Je cherche la maison du commandant
Parker. Pourriez-vous me l’indiquer ?
— Mais, s’exclama Ann surprise, c’est justement là que nous… »
Elle s’arrêta net et poussa un grand cri. Le camion avait pris le
tournant sans ralentir. Au même instant le chien de l’inconnu
échappa à son maître et se mit à gambader au milieu de la route.
L’homme s’efforça de le rattraper, mais il était trop tard. Le chien,
affolé, essaya en vain d’échapper au monstre qui fonçait sur lui. On
entendit un hurlement ; un paquet de fourrure zébra l’air, puis
l’énorme machine passa comme une trombe. Les deux sœurs
aperçurent le visage du chauffeur penché sur son volant, accélérant
et disparaissant en un éclair.
Le camion avait heurté le chien avec une telle force que l’animal
avait été projeté hors de la route. Les assistants horrifiés entendirent
le bruit d’une chute parmi les buissons qui surplombaient les
rapides, puis un cri plaintif suivi d’un éclaboussement.
L’étranger était très pâle.
« On l’a tué ! s’exclama-t-il en s’élançant vers le bord.
— Attention ! lui cria Liz. C’est à pic ! »
L’homme, trompé par les buissons qui bordaient la route, ne
s’était pas rendu compte de la pente abrupte qu’ils dissimulaient.
Brusquement il vit le danger et oscilla un moment en essayant de se
raccrocher. Mais il perdit l’équilibre et bascula derrière les buissons.
Les deux jeunes filles sautèrent à bas de la voiture et arrivèrent
ensemble au bord du précipice. Elles entendirent au fond un cri de
frayeur, l’aboiement frénétique du chien, le craquement des branches
brisées sous le poids de l’homme qui dévalait vers la rivière.
Au milieu du torrent elles aperçurent l’animal qui nageait
désespérément contre le courant pour essayer de regagner la rive.
Comme elles le regardaient épouvantées, elles virent l’homme,
debout, tituber un instant au bord de l’eau. Mais il ne parvint pas à se
redresser et, avec un cri angoissé, plongea dans les rapides.
« Il va se noyer ! Il va être emporté vers les Chutes ! » cria Ann.
Sans hésiter, elle commença à descendre la pente abrupte. Liz, en
un clin d’œil, avait jugé de la situation. Elle tourna les talons et
courut à la voiture.
Il n’y avait pas une seconde à perdre. Le même sort terrible
menaçait l’homme et le chien : être fracassés dans les Chutes du
torrent.
CHAPITRE IV

AU SECOURS !

DANS le coffre du roadster Liz saisit vivement une corde longue


et solide qu’on gardait là en cas de besoin. Elle atteignit le sommet de
la pente avant qu’Ann fût à mi-chemin du bord de l’eau.
Dans la rivière, le chien luttait toujours contre le courant,
cherchant de toutes ses faibles forces à gagner la rive et le salut.
Quant à l’homme, il avait disparu.
Le cœur de Liz se serra dans sa poitrine. Pendant un instant elle
ne douta pas que l’étranger se fût noyé. Elle commença cependant à
descendre à travers les buissons, sans se soucier des épines qui
arrachaient ses bas et déchiraient sa robe. Tout à coup, dans un
tourbillon d’écume, elle aperçut une forme inerte, projetée avec
violence contre deux blocs déchiquetés émergeant au milieu des
rapides.
L’homme était sans connaissance ; sans doute au cours de sa
chute sa tête avait-elle heurté une pierre. A présent le courant s’était
emparé de lui et l’entraînait irrésistiblement en aval. Ann avait
atteint la berge, mais elle restait là, hésitante, impuissante à porter
secours.
Heureusement pour l’étranger, le courant qui l’avait porté contre
les rochers continuait à l’y maintenir. Il se trouvait coincé entre les
deux blocs qui le serraient comme en un étau. Les vagues se brisaient
sur son corps, tantôt caché par une gerbe d’écume, tantôt
reparaissant aux yeux des deux sœurs horrifiées.
Ann, voyant que le chien se rapprochait de la rive, courut
vivement un peu en aval. Le pauvre animal avait renoncé à remonter
le courant et se laissait porter par lui tout en essayant de nager vers
la berge. Il avait ainsi une chance de salut. Mais Ann voyait qu’à
l’endroit où il allait toucher terre les rochers surplombaient la surface
de l’eau de près d’un mètre ; il lui serait impossible de prendre pied.
Ann atteignit la berge à l’instant même où le chien s’en
approchait. La malheureuse bête tentait en gémissant de se hisser
hors de l’eau, mais ses pattes glissaient contre la paroi lisse et il
retombait toujours. Ann se jeta à plat ventre sur les rochers et tendit
désespérément les bras vers le chien qui se débattait au-dessous
d’elle. Une première fois elle le manqua de peu ; le courant l’entraîna
au moment où elle le touchait de la main. Mais il fit un suprême
effort et réussit à remonter vers elle ; les doigts d’Ann rencontrèrent
la fourrure épaisse et saisirent enfin le collier.
Au moment où elle tirait le chien de l’eau, elle entendit Liz
appeler :
« Ann ! Vite, vite ! »
L’aînée passait une extrémité de la corde autour de sa taille. Le
fleuve, au passage des rapides, n’était pas très profond. Liz voyait là
un dernier espoir d’arracher l’inconnu à son sort. L’espoir était léger,
le risque grand, cependant elle n’hésita pas. D’un moment à l’autre le
corps inerte coincé entre les rochers pouvait être recouvert par les
vagues et l’homme lentement asphyxié. Ou bien la force du courant
pouvait l’arracher à son étau et le précipiter vers les Chutes.
Le chien haletait sur les rochers, essayant, malgré sa faiblesse, de
remuer la queue en signe de reconnaissance. Ann se releva et courut
retrouver sa sœur. En un clin d’œil elle comprit ce que celle-ci voulait
faire.
« Liz ! s’écria-t-elle. Tu ne peux pas,… tu ne peux pas y aller !
— Nous ne pouvons pas non plus rester ici à le regarder se noyer,
répliqua Liz. Je vais essayer. C’est notre seule chance de le tirer de là.
— Mais tu risques d’être toi-même emportée vers les Chutes !
— Il faut que j’essaie. » Liz, de ses doigts agiles, nouait solidement
la corde. « Je vais voir si je peux m’approcher de lui. Je crois que
c’est possible, si tu tiens bien la corde et si tu la déroules peu à peu. »
Avant qu’Ann eût le temps de faire une autre objection, Liz lui mit
le bout de la corde entre les mains et descendit dans l’eau
tourbillonnante.
En moins d’un instant le courant lui fit perdre pied et elle
commença à patauger dans la rivière. Le choc inattendu faillit
emporter Ann, cramponnée à la corde, mais elle se raidit à temps ; au
bout d’un moment elle constata que Liz progressait lentement, mais
sûrement, vers le corps étendu sur les rochers.
Ann filait sa corde lentement, la retenant quand le courant
menaçait d’entraîner Liz hors de sa route, la relâchant quand elle
voyait Liz avancer. Enfin celle-ci put atteindre l’abri d’un amas de
rochers qui brisait la force du torrent : de là, elle avança dans l’écume
avec de l’eau jusqu’aux genoux et parvint à quelques mètres de
l’étranger.
Soudain Ann eut un sursaut d’horreur. La forme inerte avait
bougé !
Le corps s’était déplacé sur un côté et avait glissé le long des
blocs ; l’étau qui l’avait sauvé ne le maintenait plus. Une seule vague
un peu plus forte, et il serait entraîné, vers le centre mugissant de la
rivière.
Ann poussa un cri pour avertir Liz du danger. Mais Liz avait déjà
vu ce qui se passait. Sortant de l’abri des rochers, elle se jeta dans le
courant et se laissa porter jusqu’à l’homme.
Il était temps. Ses mains avaient à peine agrippé la veste que le
corps immobile commençait à filer entre les blocs. Un instant de
plus, et il était emporté par le torrent. Liz le saisit étroitement, prit
appui contre les rochers, puis se retourna. Elle cria quelque chose,
mais dans le bruit de la rivière Ann ne put distinguer les mots. Elle
comprenait seulement que Liz se préparait à tenter le dangereux
voyage de retour.
Ann, agrippée à la corde, la tirait maintenant de toutes ses forces
pour aider Liz dans sa lutte contre le courant. Dès qu’elle vit sa sœur
s’éloigner des blocs, elle relâcha un peu la tension ; comme cela
s’était passé pour le chien, le courant entraîna victime et sauveteur,
mais, la corde agissant comme frein, Ann put aider sa sœur à se
rapprocher de la rive. Elle filait un peu sa corde, puis profitait des
instants où le courant se faisait moins fort pour la tendre à nouveau.
Enfin, épuisée, haletante, Liz finit par prendre pied sur la berge,
traînant l’homme toujours inconscient.
« Dieu soit loué ! » murmura Ann soulagée en s’élançant pour
aider sa sœur à sortir de l’eau. Le chien, voyant qu’on ramenait son
maître, s’approcha en jappant.
L’étranger gisait inerte sur la rive. Il avait une grosse ecchymose à
la tempe gauche et pendant un moment les sœurs Parker se
demandèrent s’il était encore possible de le sauver. Pourtant son
cœur battait encore, et elles firent tout leur possible pour le ranimer,
mais en vain.
« Il faut un médecin, déclara Liz. Il pourrait avoir une fracture du
crâne.
— Ramenons-le à la maison. De toute façon c’était là qu’il voulait
aller. Tante Harriet saura probablement qui c’est. »
En réunissant leurs efforts elles parvinrent à traîner l’inconnu le
long de la pente. Le chien les précédait en gémissant. Non sans peine
elles hissèrent leur fardeau dans le roadster ; quelques minutes plus
tard elles filaient vers la maison.
Comme bien on pense, leur arrivée fit sensation. Tante Harriet
était à la cuisine, occupée à tout préparer pour la réception du soir.
Elle resta muette de stupeur en voyant entrer ses nièces trempées, les
vêtements déchirés, portant un homme évanoui et suivies d’un chien
qui semblait à bout de forces.
Quant à Cora, elle ouvrit la bouche toute grande, s’exclama : « Ça,
par exemple ! » et laissa tomber une assiette de petits fours.
Les deux jeunes filles racontèrent en haletant ce qui leur était
arrivé. Tante Harriet, aussitôt, prit la situation en main. L’étranger,
toujours sans connaissance, respirait maintenant très fort.
« Mettez-le dans la chambre d’amis », ordonna tante Harriet. Elle
appela Harrow, le domestique, et lui dit de porter l’inconnu sur le lit.
« Toi, Liz, tu es trempée jusqu’aux os ; va immédiatement te changer,
sans quoi tu vas attraper une pneumonie. Cora, assez de pleurnicher
et ramassez ces gâteaux. Ann, va chercher dans l’armoire de ton
oncle un pyjama et une robe de chambre. Harrow, dès que vous
aurez monté cet homme, ôtez-lui ses vêtements mouillés.
— Qu-qu-qu’est-ce qui est arrivé, m-m-m-ade-moiselle ?
demanda Harrow. Est-ce qu’il se b-b-b-aignait ?
— Il est tombé dans le Caraway. On vous expliquera plus tard.
Allons, vite, tout le monde ! Je vais appeler le médecin. »
Pendant les quelques heures qui suivirent, la maison des Parker
fut le siège d’un remue-ménage exceptionnel. Le médecin arriva de
Rockville ; il déclara que l’hôte inattendu n’était pas grièvement
blessé et qu’il reprendrait connaissance d’un moment à l’autre.
« Il n’a pas de fracture du crâne comme je le craignais ; une
grosse bosse, c’est tout. Laissez-le tranquille jusqu’à ce qu’il reprenne
ses sens. S’il était encore dans cet état demain matin, rappelez-moi. »
En descendant, le médecin demanda à tante Harriet :
« Comment s’appelle-t-il, à propos ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Mlle Parker. D’après ce
que disent mes nièces, il a arrêté leur voiture juste avant l’accident et
leur a demandé le chemin de notre maison. Mais pour moi c’est un
inconnu.
— Bizarre », dit le médecin en s’éloignant.
Naturellement, tous les préparatifs de la réunion avaient été
abandonnés. Mais les sœurs Parker attendaient ce soir-là dix invités,
qui venaient leur dire au revoir avant leur départ pour le collège. Dès
qu’on fut rassuré au sujet du blessé, on se remit donc frénétiquement
à l’œuvre au milieu du chaos. Liz et Ann montèrent dans leur
chambre mettre les jolies robes qu’elles avaient commandées pour la
circonstance.
« Mes souliers ! gémit Ann en cherchant sous le lit ; je ne peux
pas trouver mes souliers !
— Ils sont derrière la porte. Mais où donc, où donc est ma lime à
ongles ? Jamais nous ne serons prêtes à temps ! »
En bas, à la cuisine, tante Harriet avait l’air d’un général sur le
champ de bataille. Cora était si émue et si bouleversée qu’elle agissait
avec une stupidité presque incroyable.
« Sept ans de malheur ! marmonna-t-elle en cherchant le sucrier
dans le buffet. Ça ne manque jamais, je l’ai bien remarqué. A la
seconde où j’ai cassé la glace j’ai compris que ça y était. Et voilà
maintenant que nous avons un étranger à moitié mort dans la
maison, et tout est en l’air, et les gens vont arriver avant que j’aie le
temps de me retourner…
— Remplissez le sucrier, Cora, dit tante Harriet. Et cessez de dire
des bêtises, ou, en fait de malheur, vous aurez celui de chercher une
autre place. »
Là-dessus Cora fondit en larmes et éclata en lamentations. Elle
faisait pourtant de son mieux, elle était seule au monde, on ne
pouvait pas demander à une pauvre fille qui n’avait que deux mains
de faire trente-six choses à la fois…
Cependant, sous l’habile direction de tante Harriet, l’ordre se
rétablit comme par miracle. Quand les premiers invités arrivèrent,
Ann et Liz étaient là pour les recevoir et la paix régnait dans la
maison.
Cinq garçons et cinq filles, amis des sœurs Parker, se trouvèrent
bientôt réunis. On oublia le nuage que la présence du blessé inconnu
faisait peser sur la maisonnée. A la cuisine il y avait bien quelques
accrocs, dus à la nervosité de Cora ; tante Harriet crut perdre la tête
en trouvant du sel dans le sucrier, du sucre dans les salières, la glace
mise à rafraîchir sur le coin du fourneau. Mais ces manifestations
accidentelles de l’incurable stupidité de Coco purent être réparées à
temps, et la soirée n’en fut nullement gâchée.
Les amis que Liz et Ann avaient à Rockville étaient sincèrement
désolés de les voir partir, car les deux sœurs avaient une grande
popularité parmi la jeunesse de la ville.
« Au fond, je suis un peu jalouse, déclara Sally Gray, une jolie
brunette de quinze ans. Je voudrais bien aller à Starhurst, moi ! Vous
avez de si longues vacances… Mais il faut que je retourne au lycée de
Rockville.
— Qu’est-ce que tu lui reproches ? » demanda Sam Gray, son
frère, demi de l’équipe de football du lycée.
Sally haussa les épaules.
« Rien, sauf qu’il y a trop de garçons. J’aimerais mieux aller dans
un collège où il n’y en a pas.
— En ce qui me concerne, j’imagine qu’une école de filles doit être
quelque chose d’assez monotone, déclara Sam avec dédain.
— On voit que tu ne connais pas Starhurst ! dit Ann en riant.
Ecoute, Sam… »
Le panégyrique de Starhurst ne fut jamais prononcé. Car à cet
instant éclata à l’étage supérieur un appel frénétique, éperdu :
« Au secours ! au secours ! »
Presque aussitôt on entendit le bruit d’un corps tombant sur le
parquet.
CHAPITRE V

FRANKLIN STARR

« QU’EST-CE que c’est ? » s’écria Liz, effrayée.


Les invités sautèrent sur leurs pieds. Dans la cuisine retentit un
hurlement de Cora :
« Je le savais ! je le savais ! Je savais que les sept ans de malheur
allaient commencer ! Il y a un assassin dans la maison. On est en
train de tuer ce pauvre homme ! »
En effet, on entendit au premier étage comme un bruit de lutte,
puis un autre cri étouffé. On se battait dans la chambre du blessé.
« Qu’est-ce qui a bien pu arriver ? murmura tante Harriet d’une
voix entrecoupée.
— Je vais voir », déclara Liz avec résolution. Elle s’élança dans le
vestibule, suivie de près par Ann.
« N’y allez pas ! hurla Cora en passant la tête dans
l’entrebâillement de la porte. Vous allez vous faire tuer aussi, c’est
sûr.
— Ridicule ! » jeta Liz en allumant l’électricité et en montant
l’escalier quatre à quatre.
Dans la chambre d’amis, le tumulte continuait. Une chaise
s’écroula sur le plancher. « Au secours ! » rugit une voix de stentor.
« Mais je connais cette voix ! » s’exclama Ann tandis que Liz se
précipitait dans la chambre et allumait le plafonnier.
Sur le parquet deux hommes luttaient de toutes leurs forces.
Enlacés, soufflant, haletant, ils roulaient contre le lit, contre le
bureau, se heurtaient aux murs.
L’un d’eux était l’inconnu, qui avait repris connaissance. L’autre,
à la stupéfaction des deux sœurs, était… leur oncle, le commandant
Parker !
« Oncle Dick ! » s’écria Liz.
Les deux lutteurs se séparèrent, roulèrent chacun de son côté et
s’assirent sur le sol à bout de souffle. L’étranger cligna des yeux et
prit tout à coup un air penaud. Du bout des doigts il tâta le bleu qu’il
avait sous un œil.
« Le commandant Parker ! » murmura-t-il.
Oncle Dick le regarda avec surprise.
« Je veux bien être pendu, rugit-il, si ce n’est pas Franklin Starr !
Que diable faites-vous ici ?
— Que veut dire tout cela ? demanda Liz qui n’y comprenait rien.
Pourquoi vous battez-vous ? Oncle Dick, par où es-tu entré dans la
maison ? Nous ne t’attendions que demain. »
Tante Harriet apparut sur le seuil.
« Pour un retour au foyer, c’est réussi ! déclara-t-elle. Qu’est-ce
qui s’est passé ? »
Franklin Starr se releva.
« Je vous fais toutes mes excuses. C’est ma faute, j’en ai peur. » Il
regarda autour de lui d’un air mal assuré. « Je ne sais ni où je suis ni
comment j’y suis venu… Tout ce dont je me souviens, c’est d’être
tombé dans la rivière. Je me suis éveillé d’un cauchemar et j’ai
entendu quelqu’un dans la chambre, alors j’ai bondi sur l’intrus. »
Le commandant Parker, robuste et bourru, le visage très rouge,
avait, lui aussi, l’air interdit.
« Voilà, expliqua-t-il, j’ai pu m’arranger pour quitter New York
plus tôt que je ne pensais… En arrivant à la maison j’ai vu qu’il y
avait du monde, alors j’ai décidé d’entrer sans rien dire, de monter
me changer et de vous faire une surprise.
— Eh bien, tu as réussi ! dit tante Harriet mi-figue mi-raisin.
— Je… je vous demande pardon, balbutia Franklin Starr. C’est
moi qui suis responsable de cette bataille. Vous comprenez, je ne
savais pas où j’étais, je m’éveille dans le noir, j’entends quelqu’un…
Je vois que je vous ai causé beaucoup de tracas. »
Il avait l’air si navré que tante Harriet s’empressa de le mettre à
son aise.
« Ce n’est rien, je vous assure. Mais le commandant et vous
semblez être amis ?
— Amis, tu peux le dire ! déclara oncle Dick. Franklin Starr a
traversé l’Atlantique avec moi une bonne demi-douzaine de fois. Un
de mes meilleurs clients, en somme ! Il m’avait promis de me donner
un chien…
— Je vous l’ai amené. » Puis le visage de Franklin Starr prit une
expression d’inquiétude. « Du moins je l’espère, ajouta-t-il. Je ne
comprends toujours pas comment je suis arrivé ici. Ai-je réussi à me
tirer de la rivière ? Le chien est-il sain et sauf ?
— Nous allons nous faire expliquer tout cela, dit le commandant.
Je n’y comprends rien, moi non plus. J’arrive, je trouve Franklin
Starr dans la maison et je ne sais pas comment il y est venu. Lui non
plus. Eclaircissez-nous ce mystère. »
Tante Harriet se mit à rire et présenta ses nièces au rescapé.
« Ce sont elles qui vous ont repêché, expliqua-t-elle. Le chien va
bien, il dort dans la cuisine. Descendez tous les deux avec nous
retrouver nos invités ; nous vous raconterons l’affaire en détail.
— Attendez que je me mette en civil, demanda le commandant. Je
ne veux pas manquer l’histoire. »
Quelques instants plus tard le commandant et Franklin Starr,
ayant fait un peu de toilette, furent présentés aux invités des sœurs
Parker. Tante Harriet raconta alors le sauvetage. Ann et Liz avaient
beau dire qu’elles n’avaient rien fait que de très naturel, quand
M. Starr apprit qu’il leur devait la vie, il leur serra chaleureusement
la main.
« Je me souviens de ces rapides, déclara-t-il. Au moment où ma
tête a heurté un rocher, j’avais perdu tout espoir.
— Tu es entrée dans les rapides du Caraway ? bredouilla oncle
Dick. Avec une corde ? Et tu l’as ramené au bord ? » Il regarda ses
nièces avec admiration. « Eh bien, tout ce que je peux dire, c’est qu’il
y a beaucoup d’hommes qui ne l’auraient pas fait.
— C’était très simple, dit Liz en riant. Il n’y avait aucun danger…
du moment que la corde ne cassait pas.
— Pas de danger ! fit le commandant en reniflant.
— C’est tout de même un fameux exploit – pour une fille,
reconnut Sam Gray.

— Pour une fille ? Pour n’importe qui ! » déclara Franklin Starr.


A la fin de la réunion, après le départ des invités, Liz et Ann
purent en apprendre plus long sur leur hôte. Oncle Dick leur
expliqua qu’il avait fait la connaissance de Starr quelques années
auparavant, à bord du Balaska. Depuis lors, Starr avait traversé
plusieurs fois l’Atlantique et ils étaient devenus bons amis.
« A mon dernier voyage, expliqua Franklin Starr, le commandant
m’a dit qu’il avait toujours eu envie d’un chien et je lui ai promis de
lui en apporter un. J’arrivais avec mon cadeau quand j’ai rencontré
ces jeunes filles sur la route.
— Eh bien, grommela l’oncle Dick, pour une présentation, on
peut dire qu’elle était réussie. Vous avez eu de la chance de ne pas
vous tuer. Comment va votre tête ? »
Franklin Starr frotta l’ecchymose de sa tempe.
« Elle me fait encore mal. Je pense que ça ira mieux dans un jour
ou deux.
— Et en quel honneur aviez-vous des invités ce soir ? demanda le
commandant à sa sœur.
— Tu as oublié ? Les petites repartent demain pour Starhurst. »
Oncle Dick se frappa le genou.
« Je n’y pensais plus ! dit-il. Alors, vous retournez au collège ? Je
ne vous aurai pas beaucoup vues à ce voyage-ci.
— Starhurst ? répéta Franklin Starr sur un ton interrogatif.
— Mes nièces sont pensionnaires au collège de jeunes filles de
Starhurst, près de Penfield, expliqua tante Harriet. Elles sont en
première. »
Franklin Starr sourit.
« Alors vous connaissez ma sœur ? Voilà deux ans qu’elle est à
Starhurst.
— Vous voulez dire Evelyn Starr ? s’écrièrent les sœurs Parker
d’une même voix.
— Nous la connaissons très bien, déclara Liz.
— Oh ! je me rappelle… ! s’exclama Ann. Est-ce qu’Evelyn
n’habitait pas déjà Starhurst avant…, je veux dire avant que ce soit un
collège ? »
Franklin Starr inclina la tête. Son visage s’était assombri.
« C’est la famille Starr qui a donné son nom au domaine,
expliqua-t-il. Mon grand-père a fait construire la maison ; Evelyn et
moi y avons passé notre enfance. Mais après la mort de nos parents
la situation s’est compliquée, notre fortune a périclité, et alors…
— Vous avez été obligés de vendre ? demanda le commandant,
apitoyé.
— Oui, il a fallu tout abandonner. C’est alors que M. et
Mme Randall ont acheté le bâtiment pour en faire un collège.
— Quel dommage ! s’exclama Ann avec chaleur. C’est tellement
joli ! J’imagine quelle maison merveilleuse cela devait faire.
— De toute façon c’était trop grand pour nous. Cela représentait
un luxe que nous ne pouvions plus nous permettre. Mais nous y
étions très attachés tous les deux.
— A propos, mes enfants, demanda l’oncle Dick, où est cette
lampe que je vous ai envoyée ? Excusez-moi de changer de sujet,
Starr, mais j’ai expédié un petit cadeau à mes nièces hier après-midi
et elles ne m’en ont pas encore parlé. J’espère qu’il est bien arrivé ? »
Il y eut un silence embarrassé.
« La lampe n’est pas arrivée ? interrogea le commandant.
— Si, elle est arrivée…, répondit Liz.
— Et repartie, ajouta Ann.
— On l’a volée, expliqua tante Harriet.
— Mais voyons,… comment… ? Je ne comprends pas, balbutia
oncle Dick très contrarié. La lampe n’a pas pu arriver avant cet
après-midi…
— On l’a volée dix minutes après son arrivée », lui dit Liz.
Oncle Dick sauta sur ses pieds et se mit à marcher de long en
large dans la pièce comme s’il était sur le pont de son navire.
« Volée ? tempêta-t-il. En voilà, une histoire ! Vous voulez dire qu’on
est entré dans la maison et qu’on l’a prise ? Mais, voyons, cette
lampe… » Il se domina. « Comment cela est-il arrivé, Liz ? »
demanda-t-il plus doucement.
Liz lui raconta toute l’affaire : aux cris de Cora elles avaient quitté
la cuisine, laissant la lampe sur la table ; en redescendant elles
avaient vu la mystérieuse voiture disparaître au tournant du chemin.
« Un voleur en voiture ! grogna le commandant. On peut dire en
tout cas qu’il n’a pas perdu de temps. Il a dû suivre la camionnette du
service rapide jusqu’ici. Vous n’avez pas pu voir le numéro de la
voiture ?
— Mieux que cela ! dit Liz. Nous l’avons prise en chasse jusqu’à
Rockville, et Ann l’a trouvée arrêtée devant une boutique de
brocanteur.
— Je suis absolument sûre, déclara Ann, que ce brocanteur est
notre voleur. Il s’appelle Jack Garnett ; c’est un individu affreux. »
Elle relata sa visite au magasin et son entretien avec Garnett.
« Enfin ! fit le commandant d’un air sombre. Il a nié avoir pris la
lampe, hein ? C’est ce que nous allons voir. Dès demain matin j’irai à
Rockville, et si je ne fais pas dégorger la vérité à ce Garnett, je ne suis
plus digne de porter mon nom. »
CHAPITRE VI

LA FAUSSE BOHÉMIENNE

ON VOYAIT bien que le vol de son cadeau bouleversait oncle


Dick. En descendant déjeuner, le lendemain matin, ses nièces le
trouvèrent aussi décidé que la veille et prêt à partir sur-le-champ à la
recherche de la lampe.
« Nous la retrouverons ! gronda-t-il. Je prendrai ce Garnett par la
peau du cou et il faudra qu’il parle, je vous le garantis ! »
Franklin Starr, un peu pâle encore, mais déjà reposé par une nuit
de sommeil, se leva et s’inclina à l’entrée des jeunes filles.
« Votre oncle essaie de m’entraîner à la chasse à l’homme. Ou
plus exactement à la chasse à la lampe ! ajouta-t-il en souriant.
— Vous venez, Starr, pas d’histoires, dit le commandant. Nous
irons chez ce brocanteur et nous rapporterons cette lampe ! »
Un coup de son énorme poing sur la table ponctua son énergique
déclaration.
« Nous venons aussi », déclara Liz.
Oncle Dick secoua la tête.
« Vous partez pour Starhurst cet après-midi. Vous avez trop à
faire.
— Pas pour chercher un cadeau qui nous appartient, répliqua
Ann. Tu ne peux pas nous en empêcher, oncle Dick. D’ailleurs nos
bagages sont prêts ; nous avons toute la matinée à nous.
— Bon, bon, grommela l’oncle. Mais je trouve que ces choses-là
ne regardent pas les jeunes filles. Ce sont des affaires d’homme.
— Nous sommes aussi capables qu’un homme de résoudre le
mystère de la lampe, déclara Ann. Nous ferions d’excellentes
détectives si nous en avions l’occasion. »
Oncle Dick hocha la tête et lança un clin d’œil à Franklin Starr.
« Voilà ce que c’est que les jeunes filles modernes, Starr ! Elles se
croient capables de tout faire. Le monde ne nous appartient plus,
mon pauvre ami. Je ne serai pas surpris si un de ces jours, en allant
prendre mon poste à bord du Balaska, je trouve sur le pont une
vieille dure à cuire à lunettes, avec un châle écossais, m’annonçant
qu’elle est le nouveau commandant. Je lui dirai simplement : « Je
savais que cela devait arriver, mais je ne pensais pas que ce serait de
mon vivant. » Après quoi je rentrerai tranquillement chez moi et je
passerai le reste de mes jours à élever des poulets. »
Les deux sœurs se mirent à rire.
« Ce ne sera pas aussi terrible que ça, oncle Dick ! promit Liz.
Nous n’avons aucune intention, en quittant Starhurst, de nous établir
détectives. Mais je crois que, ce matin, tu ferais mieux de nous laisser
venir avec toi.
— Je ne vois surtout pas comment je pourrais vous en
empêcher », conclut oncle Dick en riant.
Cependant les uns et les autres allaient au-devant d’une
déconvenue. En roulant vers Rockville après le déjeuner, l’oncle
jetait feu et flammes ; il leur expliquait ce qu’il ferait à Jack Garnett
dès qu’il l’aurait sous la main. Mais en arrivant devant la boutique,
ils constatèrent qu’elle était fermée.
Oncle Dick secoua la poignée, cogna sur le battant, y donna même
quelques coups de pied. Il colla son visage à la vitrine sale.
« Rien ? demanda Franklin Starr.
— Il se doutait que nous viendrions, gronda le commandant déçu.
Il a filé, voilà tout. Il a fermé boutique, le misérable ! »
Les sœurs Parker étaient aussi désappointées que leur oncle. Elles
attendaient avec impatience la scène entre le commandant et le
huileux Garnett. Mais à présent il ne servait à rien de rester planté
devant la vitrine peu engageante de la boutique.
« Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, dit Franklin Starr en
remontant en voiture, je vous demanderai de m’arrêter à la gare. »
Oncle Dick le regarda avec surprise.
« Pourquoi donc ? Vous ne repartez pas, je pense ? »
Starr passa la main sur sa tempe. Un rictus de douleur lui
déformait le visage.
« Je souffre beaucoup de la tête, avoua-t-il. Je crois qu’il vaut
mieux que je reparte par le premier train.
— Vous n’allez pas me faire ça ! protesta oncle Dick. Je comptais
vous garder au moins une semaine. »
Franklin Starr sourit.
« Je suis désolé, commandant, mais c’est impossible. D’abord j’ai
des affaires,… des ennuis… Non, vraiment, il vaut mieux que j’aille
prendre mon billet. Avec ce mal de tête, je ne serais pas un hôte bien
agréable, croyez-moi. »
Le commandant grommela que tout le monde semblait résolu à
lui gâcher ses vacances. Il eut beau faire de son mieux pour décider
Franklin Starr à rester quelques jours, il ne put vaincre la décision
soudaine de son hôte. De leur côté, Ann et Liz étaient très intriguées.
Quand elles avaient rencontré le jeune homme, il venait chez elles à
pied, sans bagages, et maintenant il ne disait même pas où il allait.
Lorsqu’ils descendirent de voiture devant la gare, il y avait foule
sur le quai ; l’express du matin venait d’arriver. Franklin Starr,
cependant, ne paraissait nullement pressé.
« C’est votre train ? demanda le commandant.
— Non…, je ne crois pas, répondit Starr en descendant de la
voiture. Je vais prendre mon billet. »
Il se perdit dans la foule. Oncle Dick fronça les sourcils.
« Il a toujours été bizarre, murmura-t-il, mais jamais je ne l’avais
vu agir de la sorte. Peut-être le coup qu’il a reçu sur la tête était-il
plus sérieux qu’on ne croit. »
Au bout de quelques instants, Franklin Starr reparut, un billet à
la main. L’express était sur le point de partir. « En voiture ! » cria le
chef de train. La locomotive siffla.
« Je crois, dit Starr, que je vais attendre le train suivant. Il passe
dans une dizaine de minutes… »
A ce moment un petit homme gras surgit de la salle d’attente et se
précipita sur le quai. Le visage de Franklin Starr changea du tout au
tout. Il sursauta.
« Mais le voici ! Je veux dire…, c’est l’homme que je cherchais ! »
s’exclama-t-il. Et il s’élança brusquement.
« C’est M. Garnett ! » cria Ann.
C’était en effet le brocanteur. Il grimpa sur le marchepied au
moment où le train s’ébranlait.
« Quoi ? rugit l’oncle Dick. Celui qui a volé la lampe ? »
Il bondit aussi sur le quai, mais le moment n’était guère propice
pour engager la conversation avec Garnett. Le train prenait
rapidement de la vitesse : Franklin Starr, qui avait couru quelques
mètres le long du quai comme pour essayer de sauter dans un wagon,
y renonça. En quelques secondes les dernières voitures eurent
disparu. M. Starr suivit un moment le train des yeux, puis se
retourna et se heurta presque à Ann qui accourait, suivie des deux
autres.
« C’était M. Garnett, le brocanteur ! lui cria-t-elle. Vous le
connaissez ?
— Garnett ? répéta Starr comme s’il ne comprenait pas.
— Oui. Ce gros homme. Celui que vous cherchiez.
— Oh ! c’était M. Garnett ? demanda Starr qui semblait soucieux
et décontenancé. Alors… j’ai dû me tromper. Je croyais que c’était
quelqu’un de ma connaissance… »
Il ne donna aucune autre explication de son étrange conduite.
Il y avait un mystère autour de Franklin Starr ; les deux sœurs en
étaient convaincues. Il répéta qu’il allait attendre à la gare le passage
du train suivant, marmonna qu’il devait voir son homme d’affaires le
plus tôt possible, mais ne fit plus la moindre allusion à la rencontre
de Jack Garnett. Après l’avoir finalement laissé sur le quai, les
Parker, en reprenant le chemin de la maison, furent d’accord pour
déclarer que l’attitude de leur hôte avait été pour le moins singulière.
Les incidents de la matinée furent bientôt oubliés dans le remue-
ménage des préparatifs du départ. Ann s’était montrée optimiste en
affirmant que les bagages étaient prêts ; en fait, à la dernière minute,
il y manquait encore beaucoup de choses. Enfin le déjeuner fut
achevé, les malles ouvertes et refermées pour la dernière fois, les
bagages à main inspectés par tante Harriet. Tout le monde était
épuisé. Coco, en larmes, ajoutait encore au découragement général
en prédisant un accident de chemin de fer.
« Sept ans de malheur, pleurnichait-elle, et on n’en a encore vu
qu’une journée ! Je ne sais pas comment je pourrai supporter ça ! »
On fit les adieux et oncle Dick conduisit ses nièces à la gare.
Avant le tournant de la grand-route elles eurent le temps
d’apercevoir sur le seuil tante Harriet, droite et sévère, mais les yeux
embués. Coco pleurait dans son tablier. Harrow, accoudé à la clôture,
mâchonnait rêveusement un brin de paille. Les sœurs Parker ne
reverraient maintenant la chère vieille demeure qu’à Noël…
« Mais nous allons retrouver Starhurst ! » s’écria gaiement Ann,
exprimant ce que sa sœur éprouvait aussi sans le dire.
Sur le chemin de la gare, elles traversèrent Rockville d’un bout à
l’autre. Tout à coup, à un croisement, un incident banal ramena leurs
esprits à l’affaire de la lampe. Un taxi, arrêté lui aussi par le feu
rouge, venait de se ranger près du roadster. Ann saisit le bras de sa
sœur.
« Liz ! regarde ! La femme ! »
Surprise, Liz se retourna.
A travers la vitre du taxi elle aperçut pendant un instant un visage
blême, sinistre, celui d’une femme aux yeux noirs et brûlants. Ces
yeux étaient ceux qu’elle avait déjà entrevus derrière la vitrine de
Jack Garnett, ceux qui avaient épié Ann par l’entrebâillement du
rideau.
Le visage disparut, la femme s’enfonça dans l’ombre du taxi. Le
signal passa au vert, la circulation reprit, les voitures bondirent.
Liz se tourna vers sa sœur.
La femme s’enfonça dans l’ombre du taxi.
« Cette femme ! »
Ann fit « oui » de la tête. « L’affreuse créature ! dit-elle. Elle me
donne le frisson. »
L’incident n’avait pas attiré l’attention d’oncle Dick qui tenait le
volant et ne s’occupait pour le moment que de conduire. Elles ne lui
en parlèrent même pas ; après tout, la présence de cette femme dans
la boutique de Jack Garnett ne signifiait pas grand-chose. Pourtant,
en arrivant à la gare, elles furent un peu surprises de la trouver sur le
quai.
Elle semblait déguisée en bohémienne avec ses vêtements de
couleur voyante, une douzaine de colliers autour du cou, les doigts et
les poignets couverts de bagues et de bracelets bon marché. Tandis
qu’elle marchait de long en large, ses yeux brillants dévisageaient les
jeunes filles avec insolence.
« Peut-être attend-elle Jack Garnett, songea Liz. Il peut revenir
par ce train. »
« Allons, au revoir, les enfants, dit oncle Dick. Surtout écrivez
souvent à tante Harriet et envoyez-moi un mot quand vous en aurez
le temps. Je regrette que vous n’emportiez pas votre cadeau, mais
vous savez que l’intention y était.
— Nous savons, oncle Dick, répondirent-elles affectueusement.
Ne te tourmente pas pour cela. » Le train entrait en gare. L’oncle
embrassa ses deux nièces. Dans une des voitures, un groupe de
jeunes filles se mit à pousser des cris aigus ; les sœurs Parker
reconnurent à la portière les visages gais et accueillants de quatre de
leurs camarades de Starhurst. Oncle Dick était ravi.
« Vous aurez de la compagnie jusqu’à Penfield », leur dit-il.
La fausse bohémienne, qui se tenait à quelques pas de là,
murmura entre ses dents :
« Oui, n’ayez pas peur, vous aurez de la compagnie. »
CHAPITRE VII

RETOUR A STARHURST

NELLY CARSON, Doris Harland, Audrey Freeman et Margaret


Glenn, les autres pensionnaires de Starhurst qui retournaient à
Penfield par le même train, accueillirent les sœurs Parker avec des
cris de joie. Rouges de plaisir et bavardant comme des pies, elles
commencèrent gaiement le voyage. Elles parlaient toutes à la fois,
racontaient leurs aventures de vacances, faisaient des projets pour le
prochain trimestre et échangeaient les nouvelles de leurs autres
camarades.
« Margaret et moi, nous allons partager une « chambre »,
annonça Doris.
Liz remarqua que la fausse bohémienne s’était assise de l’autre
côté du couloir central, mais ne semblait pas prêter attention à ce
que se racontaient les collégiennes.
« Oncle Dick nous avait fait un magnifique cadeau pour notre
salle d’étude, dit-elle. C’était une lampe, une lampe ancienne. »
Les autres s’exclamèrent : « Où est-elle ? Pourrons-nous la voir
quand vous la déballerez ? De quelle couleur est l’abat-jour ?
— Nous ne l’avons pas apportée, dit gravement Ann. A vrai dire,
nous ne l’avons eue en notre possession que cinq ou dix minutes.
— Vous l’avez cassée ! » s’écria Nelly Carson.
Liz secoua la tête.
« On nous l’a volée. On nous l’a volée dix minutes après que nous
l’avons déballée. »
Les sœurs Parker racontèrent toute l’histoire à leurs camarades,
en passant toutefois sous silence la visite d’Ann chez le brocanteur.
De temps à autre Liz jetait un coup d’œil vers la fausse bohémienne
pour voir si celle-ci écoutait leur conversation ; mais le visage de la
femme restait calme et elle ne semblait nullement troublée par ce
qu’elle entendait.
« Moi, déclara Audrey Freeman avec indignation, je trouve que
c’est absolument honteux ! Pourquoi n’avez-vous pas appelé la
police ?
— Nous voulions essayer de découvrir le voleur nous-mêmes,
répondit Ann.
— Ce n’est pas à Starhurst que vous le découvrirez, remarqua
Doris en riant.
— Oncle Dick va entreprendre des recherches. Nous croyons
connaître le voleur, dit Liz en observant l’étrangère du coin de l’œil.
Si oncle Dick ne le trouve pas bientôt, il avertira probablement les
autorités. »
Tout à coup la fausse bohémienne se leva et fit quelques pas dans
le couloir. Au bout d’un moment les sœurs Parker la virent en grande
conversation avec une dame assise seule sur une banquette, vers le
milieu du wagon. Elle sortit un jeu de cartes et l’étala sur une valise.
« Oh ! une cartomancienne ! » s’exclama Audrey.
La dame entre deux âges à qui parlait la fausse bohémienne
semblait profondément absorbée par les révélations des cartes. Sur
un ordre de l’autre, elle plaça son porte-monnaie sur la valise ; la
diseuse de bonne aventure, tout en continuant à parler rapidement,
le recouvrit d’un mouchoir de soie rouge.
« En fait de bonne aventure, pensa Liz avec mépris, elle va
probablement voler sa cliente. »
Pendant un moment elles ne pensèrent plus à cette femme.
Pourtant, quand le train arriva à Penfield, elles constatèrent avec
surprise que la bohémienne y descendait aussi. Tout à coup Ann
poussa sa sœur du coude.
« Liz ! Elle emporte la valise de la dame ! »
La diseuse de bonne aventure quittait précipitamment le train
avec la valise de l’autre, qu’elle venait de prendre dans le vestibule du
wagon où le porteur avait rangé tous les colis. La victime de ce vol
éhonté ne s’en était pas encore rendu compte ; convaincue que le
porteur surveillait ses bagages, elle était paisiblement en train de
boutonner son manteau.
La voleuse filait le long du quai. Sans hésiter, Liz courut après elle
et lui toucha le bras.
« Excusez-moi, dit-elle, mais je crois que vous avez commis une
erreur. »
La femme se retourna, les yeux étincelants.
« Une erreur ? répéta-t-elle d’une voix sèche. Que voulez-vous
dire, mademoiselle ?
— Vous avez pris une valise qui ne vous appartient pas, déclara
Liz avec fermeté.
— Pardon, elle est à moi.
— Je suis tout à fait sûre qu’elle appartient à la dame qui descend
du train en ce moment. »
Précisément, la dame en question venait de s’apercevoir que sa
valise avait disparu et commençait à discuter avec le porteur. Le
bonhomme regardait d’un air ahuri les bagages qu’il avait descendus
sur le quai, les recomptait dix fois de suite et se grattait la tête avec
embarras.
« Non, madame, disait-il, je n’ai pas vu de valise comme celle que
vous dites. Elle doit être encore dans le wagon.
— Mais vous les avez toutes portées dans le vestibule ; je vous ai
vu. »
Le porteur restait bras ballants.
« Comme je suis étourdie ! dit tout à coup la fausse bohémienne.
Cette valise ressemble tellement à la mienne,… jamais je n’aurais
cru… » Elle revint vers le wagon et s’empara vivement de son propre
bagage. « C’est votre faute, porteur ! » jeta-t-elle avant de filer dans
la gare.
« Voilà ce qu’on appelle être prise la main dans le sac ! »
murmura Liz.
Les sœurs Parker rendirent la valise à la dame visiblement
soulagée.
« J’aurais été dans de beaux draps si je l’avais perdue ! leur dit-
elle avec reconnaissance. Je suis sûre que cette femme a essayé de la
voler. Belle diseuse de bonne aventure, ma foi ! Elle m’a
recommandé de me méfier d’un homme brun ! Elle aurait mieux fait
de dire une femme brune… »
La dame remit aux jeunes filles une carte de visite qui leur apprit
qu’elle s’appelait Mme Grant. Sans cesser de les remercier avec
volubilité pour lui avoir permis de rentrer en possession de sa valise,
elle se précipita vers un taxi. Liz et Ann, pendant ce temps,
rassemblaient leurs bagages et montaient dans le car du collège.
Le collège de jeunes filles de Starhurst, dirigé par M. et
Mme Randall, n’était pas un collège comme les autres ; c’est là que
résidait son charme. La famille Starr, ex-propriétaire des lieux, était
très fortunée et avait dépensé de grosses sommes pour embellir le
domaine tout entier. D’immenses pelouses, de larges avenues
bordées de grands arbres, formaient un décor imposant à la vieille
demeure familiale, elle-même pleine de dignité et de grandeur dans
la tradition aristocratique de jadis.

M. et Mme Randall accueillirent personnellement les arrivantes.


M. Randall était un homme de haute taille, aux cheveux argentés, à
l’expression bienveillante et un peu rêveuse. Totalement dépourvu de
sens pratique, il avait toujours l’air perdu dans la contemplation d’un
objet très éloigné. Cependant il avait le génie de l’enseignement. On
racontait au collège qu’il employait tout son temps libre à écrire un
ouvrage monumental sur la Grèce antique, destiné à paraître en cinq
volumes. M. Randall lui-même n’avait jamais parlé de cet ouvrage à
personne. Mais toutes les élèves s’accordaient à penser que
l’élaboration de cette œuvre justifiait toutes ses distractions.
La véritable directrice du collège était Mme Randall, personne
grande et distinguée, aussi énergique que son mari l’était peu. Elle
choisissait ses élèves avec soin et s’enorgueillissait de la réputation
de l’établissement qu’elle gouvernait avec une rectitude sans
défaillance.
« J’ai une bonne nouvelle à vous apprendre, mes enfants,
annonça-t-elle à Liz et à Ann lorsque celles-ci pénétrèrent dans son
bureau.
— Est-ce que… Est-ce que nous pouvons avoir la salle d’étude du
premier ?
— Je me rappelle que vous me l’aviez demandée avant de partir
en vacances, mais je n’avais pas pu vous la promettre sur le moment.
Oui, vous l’aurez, et j’espère que vous vous y trouverez bien.
— Oh ! merci, madame ! s’écrièrent-elles. C’est la plus belle salle
d’étude de tout le collège !
— Ma foi, dit la directrice, pour mon compte il y en a d’autres qui
me plaisent tout autant, mais puisque vous semblez la préférer, je me
suis arrangée pour vous la réserver. Le portier y montera vos malles
aussitôt qu’elles seront arrivées. »
Les sœurs Parker étaient ravies : pendant toute l’année scolaire
précédente elles avaient envié les occupantes de cette salle. Il faut
dire que la vue, donnant sur le parc, était magnifique ; la pièce elle-
même, lambrissée de chêne sombre, possédait une immense
cheminée. Primitivement utilisée comme bibliothèque, elle offrait un
grand nombre d’avantages. Il y avait une banquette devant la fenêtre,
quantité d’étagères, des recoins amusants, un placard secret qu’on ne
pouvait ouvrir qu’en pressant un ressort encastré dans le lambris. Ce
placard, bien entendu, n’était pas secret depuis longtemps, toutes les
élèves de Starhurst ayant demandé à le voir, mais c’était déjà une
grande satisfaction que de posséder un luxe pareil.
En sortant du bureau, les deux sœurs se dirigèrent aussitôt vers la
pièce convoitée. Le hall et les couloirs étaient pleins de jeunes filles
bavardant à qui mieux mieux ; Ann et Liz furent arrêtées dix fois par
des camarades qui leur souhaitaient la bienvenue. Quand elles
purent enfin approcher de leur nouveau domaine, elles s’aperçurent
avec surprise que la porte était ouverte.
La figure d’Ann s’allongea.
« Pourtant Mme Randall n’a pas pu se tromper ! dit-elle. J’espère
que personne ne s’est installé ici. »
A ce moment elles entendirent une voix perçante.
« Il y a un an que j’ai envie de cette pièce. Cette fois je suis
décidée à l’avoir. Je descends immédiatement parler à
Mme Randall. »
Les sœurs Parker, qui avaient reconnu la voix, s’arrêtèrent devant
la porte. Celle qui venait de parler était Lætitia Barclay, une grande
fille anémique dont les manières prétentieuses et arrogantes l’avaient
rendue antipathique à tout Starhurst dès le jour de son arrivée. Les
parents de Lætitia étaient prodigieusement riches, mais son
éducation n’était pas suffisante pour que le fait passât inaperçu. Elle
ne manquait pas une occasion de dire à ses camarades que son père
avait fait sa fortune dans le pétrole et qu’il « aurait pu acheter tout le
collège pour s’en faire un garage, s’il l’avait voulu ».
Lætitia – Letty, comme on l’appelait familièrement – n’avait
qu’une amie, une certaine Ida Mason, fille molle et flagorneuse,
devenue l’ombre vivante de cette enfant gâtée de la fortune.
Les sœurs Parker distinguèrent la voix d’Ida :
« Mais j’ai entendu dire…, quelqu’un m’a affirmé, balbutia-t-elle,
que cette salle d’étude était réservée aux deux Parker.
— Les Parker ! répéta Letty d’une voix aiguë. Elles la veulent
peut-être, mais elles ne l’auront pas ! Je descends dire à
Mme Randall que j’ai décidé de la prendre. »
Liz poussa sa sœur du coude. Tranquillement, elles entrèrent
ensemble dans la belle pièce. Letty et Ida, qui se tenaient devant la
grande cheminée, se retournèrent vivement.
« Bonjour ! dit Ann d’un air joyeux en jetant son écharpe sur la
banquette. Alors te voici de retour, Letty. Tu as une mine superbe,
Ida. »
Ida répondit d’un signe de tête et jeta un coup d’œil effrayé dans
la direction de Letty Barclay. Cette jeune personne renifla.
« Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle d’un ton agressif.
— Nous ? Rien du tout, répondit Liz avec innocence. Tu es en
train d’admirer notre salle d’étude ?
— Votre salle d’étude ? s’écria Letty.
— Mais oui. Tu ne le savais pas ? Mme Randall nous l’a réservée.
Nous avons de la chance, hein ?
— De la chance ! répéta Mlle Barclay avec dédain. Je ne suis pas
du tout convaincue qu’on vous ait donné cette salle. En fait, j’ai
décidé de m’y installer moi-même.
— Quel dommage ! fit Liz. Bien sûr, nous ne soupçonnions pas…
— Oh ! non ! Bien sûr que non ! jeta Letty. En tout cas, à votre
place, je ne commencerais pas encore à défaire mes malles. Je vais
avoir un petit entretien avec Mme Randall. Viens, Ida. »
Là-dessus elle sortit majestueusement de la salle, Ida Mason sur
ses talons.
Ann se mit à rire.
« Nous nous sommes fait une ennemie. Elle ne nous pardonnera
jamais. »
Ann avait raison. Letty Barclay passa une demi-heure à rappeler à
Mme Randall que son père valait dix millions de dollars, mais même
ainsi elle ne réussit pas à obtenir la salle d’étude. Elle en fut ulcérée,
et malheureusement elle appartenait à cette espèce de gens qui
n’oublient pas facilement un grief.
CHAPITRE VIII

LA SECONDE LAMPE

CE SOIR-LA, Doris Harland et Margaret Glenn montèrent dire


bonsoir aux deux sœurs Parker. Elles furent dans l’admiration
devant la nouvelle salle d’étude et la chambre à coucher attenante.
Ann et Liz n’avaient pas perdu de temps pour s’installer. Elles
avaient défait leurs malles, et la présence de leurs objets personnels
donnait à la pièce un aspect confortable et familier qui lui manquait
jusque-là.
« C’est ravissant, dit Doris en se pelotonnant sur la banquette de
la fenêtre. Toutes les filles vont être jalouses de vous.
— Au moment où nous arrivions, raconta Liz, Letty Barclay a
décidé de prendre cette salle. Elle a été absolument furieuse quand
nous lui avons dit qu’on nous l’avait donnée. »
Doris fit une moue de mépris.
« Je suppose qu’elle traînait aussi son ombre ?
— Ida ? Oui ! naturellement !
— Je suis bien contente que vous l’ayez emporté, déclara
Margaret. Jamais Letty et Ida n’auraient su arranger cette pièce
comme vous. »
Ann secoua la tête d’un air de doute.
« Ce n’est pas mal, dit-elle, mais nous ne sommes pas encore
satisfaites. Il nous manque quelque chose.
— Une lampe de bureau, expliqua Liz.
— Oui, c’est vrai, reconnurent les deux autres. Quel dommage que
le cadeau de votre oncle ait été volé !
— Demain nous irons dans les magasins chercher une lampe pour
remplacer celle-là. A propos, je n’ai pas encore vu Evelyn Starr. Est-
ce qu’elle est arrivée ?
— La pauvre ! s’écria Doris sur un ton de commisération. J’ai
entendu dire qu’elle ne revenait pas à Starhurst.
— Comment, elle ne revient pas ?
— Ce ne sont que des racontars, poursuivit Doris, et bien entendu
je ne voudrais pas que cela se répète, mais on m’a affirmé que c’était
une question de… d’argent. Elle ne peut plus payer sa pension. »
Les quatre jeunes filles le déplorèrent sincèrement. Evelyn,
quoique fragile et toujours songeuse, était très populaire à Starhurst.
« Nous avons fait la connaissance de son frère, dit Ann en
hésitant un peu. Il est venu à la maison à la veille de notre départ.
— Franklin Starr ! s’écria Margaret avec intérêt. Oh ! racontez-
nous ça ! Je meurs d’envie de le connaître. Evelyn nous a souvent
parlé de lui. C’est un homme très mystérieux, n’est-ce pas ? Il a l’air
d’être toujours en voyage. En tout cas, il n’est jamais venu voir
Evelyn au collège. »
Les sœurs Parker, sans insister sur les détails du sauvetage dans
les rapides, expliquèrent à leurs amies comment elles avaient
rencontré Franklin Starr. Elles reconnurent comme Margaret que le
jeune homme avait quelque chose de mystérieux ; elles se
rappelaient son étrange attitude et son départ subit dès le lendemain
de son arrivée.
Ce soir-là, au moment où Margaret et Doris se retiraient, il y eut
un petit incident auquel personne n’attacha d’importance sur le
moment, mais qui devait par la suite jouer un rôle considérable dans
les aventures des sœurs Parker à Starhurst. Celles-ci se tenaient dans
le vestibule, devant leur porte, et disaient bonsoir à leurs camarades,
quand Ann, sans y faire attention, s’appuya légèrement à une boule
de bois sculptée qui ornait le pilier de l’escalier du second. A sa
grande surprise, la boule tourna dans sa main. Elle ne faisait pas,
comme on aurait pu le croire, partie du pilier, mais avait simplement
été vissée au sommet en guise d’ornement.
Les autres jeunes filles ne remarquèrent même pas l’incident.
Ann elle-même revissa la boule sans presque y prendre garde.
« C’est drôle, se dit-elle, j’avais toujours cru que ces piliers étaient
d’une seule pièce. »
Quand elles regagnèrent leur domaine, Liz jeta un regard autour
de la salle d’étude. Elle était charmante, mais comme l’avait
remarqué Ann, il y manquait une chose : une lampe de bureau.
« Demain, déclara-t-elle, nous ferons le tour des magasins de
Penfield. Nous devrions pouvoir trouver une bonne lampe pas trop
chère.
— Surtout dans les boutiques d’occasion », dit Ann.
L’après-midi suivant, les deux sœurs se mirent à la recherche
d’une lampe qui leur convînt. Elles évitèrent les grands magasins,
espérant, comme l’avait suggéré Ann, dénicher une occasion chez un
revendeur. Mais après être rentrées dans plusieurs boutiques, elles se
trouvaient toujours les mains vides.
« Auprès de la belle lampe que nous offrait oncle Dick, soupira
Liz, j’ai bien peur que rien ne nous plaise vraiment. »
Mais tout à coup Ann s’arrêta et poussa un petit cri de joie.
« Liz ! Regarde ! »
Devant elles, dans une vitrine assez sordide, se trouvait une
lampe exactement pareille à celle que leur avait donnée oncle Dick.
Les deux sœurs étaient tellement stupéfaites que pendant un
moment elles restèrent immobiles à contempler le bel objet derrière
la vitre.
« C’est incroyable, balbutia Liz. On pourrait croire que c’est celle
qu’on nous a volée !
— Vite ! fit Ann en entraînant sa sœur dans la boutique. Pendant
que nous la regardons, quelqu’un d’autre pourrait l’acheter. »
Le brocanteur, un vieillard myope, les reconnut pour des élèves
de Starhurst. Quand elles demandèrent le prix de la lampe, il sourit.
« Oui, dit-il, c’est une belle pièce, vraiment ancienne. On l’a déjà
beaucoup remarquée, et pourtant je ne l’ai mise que ce matin dans la
vitrine. Je l’ai achetée avec tout un lot d’antiquités, qu’un de mes
fournisseurs m’a proposé.
— Savez-vous où il l’a trouvée ? » demanda soudain Liz.
Elle venait d’avoir une idée : et si la lampe qu’elle avait sous les
yeux était réellement la leur ? La réponse du brocanteur lui montra
qu’elle se trompait.
« C’est un monsieur qui partait pour l’Europe et qui vendait tout
son mobilier, expliqua-t-il en prenant l’objet dans la vitrine. Voilà,
mesdemoiselles, et je peux vous dire que vous faites une bonne
affaire. Je vous la laisse pour vingt dollars, ni plus ni moins, et je
vous garantis qu’elle vaut au moins le double.
— En effet, c’est intéressant, reconnurent Liz et Ann.
— Ce matin même, deux autres jeunes filles de Starhurst sont
entrées la regarder, mais elles n’ont pas pu se décider. Elles voulaient
que je la cède pour quinze dollars. Si vous désirez vraiment cette
lampe, je vous conseille de la prendre tout de suite, car j’imagine
qu’elles reviendront quand elles comprendront que je ne fais pas de
rabais. »

Liz sortit vingt dollars de son portefeuille. « Nous la prenons »,


déclara-t-elle.
Le marchand fit un paquet soigné. Liz et Ann étaient enchantées
de leur achat : c’était une chance inespérée que de tomber sur une
lampe si exactement semblable à celle qu’elles avaient perdue !
Elles allaient quitter la boutique quand la porte s’ouvrit et deux
jeunes filles entrèrent chez le brocanteur. C’étaient Letty Barclay et
Ida Mason.
Letty entra la première, une expression d’ennui répandue sur son
visage revêche et pincé. Ida, plus semblable que jamais à une ombre
molle et sans consistance, suivait sur ses talons.
« Bonjour, vous deux ! dit gaiement Ann. Vous venez déjà choisir
vos cadeaux de Noël ? »
Letty parut quelque peu décontenancée.
« Je n’achète pas mes cadeaux de Noël chez les brocanteurs »,
répondit-elle avec hauteur. Elle écarta les sœurs Parker et s’avança
vers le marchand.
« Vingt dollars pour cette lampe me paraît un prix exorbitant,
déclara-t-elle.
— Ce n’est pas mon avis, mademoiselle. C’était une excellente
affaire », répondit-il.
Letty ne comprit pas aussitôt la signification du mot « c’était ».
Tout le monde à Starhurst savait bien que cette enfant gâtée, quoique
très favorisée sous le rapport de l’argent de poche, était avare et
marchandait sur tout.
« Je vous en offre dix-huit », dit-elle.
Le marchand sourit.
« Non, mademoiselle, déclara-t-il, vous n’aurez pas la lampe pour
dix-huit dollars.
— Bon, jeta Letty. Vingt dollars, mais c’est une honte. Moi
j’appelle cela du vol. »
Le brocanteur semblait s’amuser beaucoup.
« Je ne voudrais vous voler pour rien au monde, mademoiselle,
déclara-t-il. Vous n’aurez la lampe ni pour vingt dollars, ni pour
trente, ni pour cent : elle est vendue.
— Vendue ! explosa Letty. Mais je vous avais dit… Comment ! En
fait, je l’avais déjà achetée. Cette lampe me plaisait beaucoup,… vous
auriez pu savoir…
— Elle vous plaisait, mais à votre prix, répliqua le marchand.
Vous avez laissé passer votre chance. Je viens de vendre la lampe
vingt dollars à ces deux jeunes filles. »
Letty se retourna furieuse vers les sœurs Parker.
« La lampe est à moi ! cria-t-elle. Comment avez-vous eu le
toupet de l’acheter ? J’en ai eu envie dès le moment où je l’ai vue.
Vous n’avez pas le droit de me la prendre !
— Nous aussi, répondit gentiment Ann, nous en avons eu envie
dès que nous l’avons vue, C’était exactement ce que nous cherchions.
Je regrette, Letty, mais nous avons payé les vingt dollars et
maintenant la lampe est à nous. »
Sans égard pour la réputation du collège de Starhurst, Letty
Barclay, insistant sur ce qu’elle appelait ses droits, se mit à crier et à
tempêter de la façon la moins discrète. Les sœurs Parker, cependant,
ne cédèrent pas ; elles quittèrent le magasin en emportant
triomphalement leur acquisition, tandis que Letty déconfite
expliquait à Ida « qu’elle n’avait jamais pu sentir ces parvenues et
n’était pas près de changer d’avis ! »
De retour au collège, les deux sœurs approchaient du bureau de la
directrice quand elles aperçurent par la porte ouverte une jeune fille
mince et élancée, pauvrement vêtue assise en face de Mme Randall.
Celle-ci lui parlait avec animation.
« Mais c’est Evelyn Starr ! » dit Liz stupéfaite.
La présence d’Evelyn dans le bureau de la directrice ne pouvait
signifier qu’une chose : la jeune fille revenait à Starhurst. Les deux
sœurs s’en réjouirent ; elles avaient été désolées, la veille, d’entendre
dire que des difficultés financières s’opposaient à son retour. En
passant devant la porte, elles entendirent la voix d’Evelyn.
« Je vous promets sur l’honneur, madame, que la pension sera
payée dans le courant du trimestre. Mon frère a fait tout ce qu’il
pouvait et je voudrais tant rester jusqu’à l’examen !… »
Liz et Ann pressèrent le pas, mais elles n’avaient pu éviter
d’entendre la voix triste et fière de leur camarade.
« Alors c’est vrai, murmura Ann.
— Pauvre Evelyn ! Cela doit être bien dur pour elle. Et penser
qu’autrefois elle était ici chez elle ! »
Pendant un moment le malheur d’Evelyn Starr leur fit oublier le
plaisir de la nouvelle lampe.
« Je ne m’étonne plus que Franklin Starr se conduise si
bizarrement », dit Ann en arrivant dans la salle d’étude. Son joli
visage, encadré d’une auréole de cheveux blonds, était devenu
sérieux. « Il doit être miné par le chagrin. Les gens qui ont possédé
une grande fortune ont probablement plus de mal à supporter le
dénuement que ceux qui ont toujours été pauvres.
— Il faudra faire tout ce que nous pourrons pour qu’elle passe un
bon trimestre à Starhurst, déclara Liz qui avait l’esprit pratique. De
cette façon nous l’aiderons au moins un peu. »
Elles branchèrent la lampe et l’allumèrent. Dans sa douce lueur
rosée, la pièce parut aussitôt deux fois plus agréable et plus
accueillante, les ombres plus douces, les contours des objets plus
harmonieux.
« C’est encore mieux que je m’y attendais ! » s’exclama Ann
enchantée.
A ce moment elles entendirent sur le seuil une voix surprise :
« Où donc avez-vous trouvé cette lampe ? Je l’aurais reconnue
n’importe où ! »
Sur le pas de la porte se tenait Evelyn Starr.
CHAPITRE IX

FLORA RODRIGUEZ

« ENTRE, Evelyn ! s’écria Liz. Quel plaisir de te revoir à


Starhurst !
— Je ne suis arrivée que depuis une heure », expliqua Evelyn.
Elle parlait d’un air distrait et semblait incapable de quitter des
yeux le nouvel ornement de la table.
« J’ai jeté un coup d’œil par hasard en passant devant votre porte,
expliqua-t-elle. En apercevant cette lampe j’ai eu une telle émotion
que… que je n’ai vraiment pas pu m’empêcher de parler. C’est que,
voyez-vous, je la connais…
— Assieds-toi et raconte-nous cela, proposa Ann en entraînant
Evelyn vers la banquette. Nous avons beaucoup de choses à te dire,
nous aussi.
— C’est si étrange ! commença Evelyn. Je ne comprends pas très
bien… Je me rappelle cette même lampe, il y a des années, dans cette
même pièce, à l’endroit où elle est maintenant.
— La même lampe ! s’écria Liz. Tu en es sûre ? Nous venons
d’acheter celle-ci chez un brocanteur. »
Evelyn s’approcha de l’objet et l’examina avec attention.
« J’en suis tout à fait sûre, déclara-t-elle d’un ton pensif. Si ce
n’est pas la même, c’est une copie parfaite de la vraie. Car la nôtre, je
le sais, était authentique.
— Elle appartenait à ton père ? »
Evelyn fit signe que oui.
« Quand nous habitions Starhurst, un ami italien a fait présent de
cette lampe à mon père. Et maintenant la voici de retour ! »
Cette extraordinaire coïncidence ne pouvait manquer
d’impressionner les deux sœurs. Elles racontèrent à Evelyn le vol du
cadeau d’oncle Dick, et comment elles avaient découvert l’exacte
réplique de leur lampe chez un brocanteur de Penfïeld. Au cours de
son récit Ann cita le nom de Franklin Starr.
« Vous connaissez donc mon frère ? interrogea Evelyn surprise.
— Cela, déclara Liz, c’est encore une autre histoire. Oui, nous le
connaissons. Il a passé la nuit chez nous avant notre départ pour
Starhurst. »
A ce moment il y eut une interruption. Une élève de quatrième
passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.
« Les Parker, au bureau ! » appela-t-elle. Puis elle disparut dans
l’escalier.
Les deux sœurs s’entre-regardèrent, étonnées.
« Nous n’avons pas encore eu le temps de faire des bêtises, dit
Ann en fronçant les sourcils. Je me demande pourquoi on nous
convoque.
— A moins que Letty Barclay n’ait prié Mme Randall de nous
forcer à lui revendre la lampe ! ajouta Liz en riant. Tu nous attends,
n’est-ce pas, Evelyn ? »
Les deux sœurs descendirent en hâte et entrèrent posément dans
le bureau de la directrice. Elles trouvèrent Mme Randall en tête-à-
tête avec une dame d’un certain âge dans laquelle elles reconnurent
aussitôt Mme Grant, la voyageuse dont elles avaient récupéré la
valise en gare de Penfield.
« Ce sont bien ces jeunes filles qui étaient dans le train avec vous,
madame ? interrogea la directrice.
— En effet. Elles ont vu la diseuse de bonne aventure se sauver
avec ma valise. Je suis bien sûre qu’elles n’ont rien à voir avec la
perte de ma bague, mais j’étais tellement hors de moi…
— Mes enfants, expliqua Mme Randall, je vous ai fait appeler
pour vous poser quelques questions. Mme Grant me dit que vous
vous trouviez hier dans le même train qu’elle.
— Nous nous souvenons très bien de Mme Grant, répondit Liz.
Elle a perdu quelque chose ?
— J’ai perdu une bague, déclara Mme Grant. Une bague ornée
d’une perle de valeur. Je l’avais à mon doigt quand j’ai pris le train,
mais en arrivant à Penfield j’ai constaté qu’elle avait disparu. »
Elle semblait nerveuse et surexcitée. On voyait que la perte de son
bijou la contrariait beaucoup.
« Je me demandais, bégaya-t-elle, si… si une de vous… par
hasard… ne l’avait pas trouvée dans le train. »
Ann secoua la tête.
« Si nous l’avions trouvée, déclara-t-elle avec dignité, nous
aurions essayé de savoir à qui elle appartenait.
— Oh ! je n’en doute pas ! fit la dame sur un ton d’excuse. Je ne
voulais pas dire,… je n’insinue pas qu’elle ait pu être volée… »

Ann se rappela que, dans le train, la bohémienne avait tiré les


cartes à Mme Grant.
« Ne croyez-vous pas, madame, que vous avez commis une
imprudence en vous laissant dire la bonne aventure par cette femme
qui avait l’air d’une gitane ? Après tout, elle a bien essayé de partir
avec votre valise.
— Connaissez-vous le nom de cette femme ? demanda vivement
Mme Randall.
— Elle a pris le train de Rockville, comme nous, répondit Liz. La
veille de notre départ nous l’avions aperçue dans une boutique de
brocanteur. Mais nous ne savons pas comment elle s’appelle.
— C’est elle qui a volé ma bague ! déclara Mme Grant avec
assurance. Oh ! j’en suis sûre maintenant. Je me la rappelle, en me
disant la bonne aventure elle m’a serré les doigts très fort. Elle a pu
faire glisser la bague sans que je m’en aperçoive. J’étais si absorbée
par toute la chance qu’elle me prédisait !…
— Il me semble qu’elle s’est plutôt contredite, observa
Mme Randall d’un ton assez sec.
— Que puis-je faire ? s’exclama Mme Grant, qui faisait l’effet
d’une bonne personne, mais manquant un peu d’initiative. Il faut que
je retrouve cette bague ! Elle vaut plusieurs centaines de dollars. Je
sens que je perds la tête.
— Pour retrouver votre bijou, il faudrait commencer par
retrouver votre cartomancienne, remarqua Mme Randall.
— Nous ferons ce que nous pourrons pour vous aider », promit
Ann.
Les sœurs Parker avaient pitié de Mme Grant, mais elles se
rendaient compte qu’elles ne pouvaient pas lui être d’un grand
secours, à moins que le hasard ne remît la fausse bohémienne sur
leur chemin.
« Je vous remercie, dit Mme Grant. Si vous pouviez seulement
apprendre son nom ou découvrir où elle habite ! Mais j’ai bien peur
que ma bague ne soit définitivement perdue. Je ne la reverrai
jamais. »
Le lendemain après-midi, les classes terminées, Ann et Liz étaient
retournées à Penfield et passaient par hasard devant le magasin où
elles avaient acheté la lampe, quand elles entendirent frapper contre
la vitrine. Levant les yeux, Ann aperçut le brocanteur qui leur faisait
signe.
« Je ne pense pas, demanda-t-il, que vous seriez disposées à
revendre la lampe que vous m’avez achetée hier ?
— Revendre la lampe ! s’écria Liz.
— Pas au même prix, naturellement ! dit vivement le marchand.
Mais si vous consentez à vous en défaire, je peux vous garantir un joli
petit bénéfice.
— Nous ne songeons pas à la revendre, déclara aussitôt Liz. C’est
exactement ce que nous cherchions.
— Pourquoi voulez-vous donc la racheter ? » interrogea sa sœur.
Elle se demandait si c’était Letty Barclay qui avait prié le brocanteur
de leur faire cette proposition.
« Vous vous souvenez, expliqua-t-il, que j’ai acquis cette lampe
avec le mobilier d’un monsieur qui part pour l’Europe. Je n’ai pas fait
l’affaire moi-même ; les objets m’ont été proposés par une certaine
Flora Rodriguez. Or, hier soir, Mlle Rodriguez est revenue me
trouver et m’a déclaré qu’il y avait eu une erreur : la lampe n’aurait
pas dû faire partie du lot. C’est pourquoi elle voudrait la reprendre.
D’après ce qu’elle m’a dit, elle n’était pas autorisée à vendre cette
lampe ; elle serait donc disposée à faire un petit sacrifice d’argent
pour éviter des ennuis.
— A quoi ressemble cette Mlle Rodriguez ? demanda vivement
Ann. Est-ce qu’elle n’a pas l’air d’une bohémienne ?
— Ma foi, dit l’homme, maintenant que vous me le dites, c’est
vrai, en effet. Elle a les yeux très noirs…
— … et un tas de bagues et de colliers, acheva Liz.
— Vous la connaissez donc ? interrogea le marchand, surpris.
— Je crois que nous l’avons rencontrée, dit Ann. Mais de toute
façon nous ne sommes pas disposées à céder la lampe, même à elle.
— Mlle Rodriguez m’a dit qu’elle était prête à la payer quarante
dollars s’il le fallait », insista le brocanteur.
Liz commençait à avoir son idée sur toute l’affaire. Elle se
demandait si la lampe qu’elles avaient achetée n’était pas en réalité,
plutôt qu’une habile copie, l’original lui-même. Si elle voyait juste, la
Flora Rodriguez qui avait vendu l’objet au marchand n’était autre
que la femme aux yeux méchants entrevue dans la boutique de Jack
Garnett. Toute cette histoire du « monsieur qui partait pour
l’Europe » faisait l’effet d’être inventée.
Je ne vous blâme pas de ne pas vouloir la revendre.
« Si elle veut vraiment la lampe, elle ferait mieux de s’adresser à
nous, déclara Liz avec fermeté.
— Très bien, approuva le brocanteur. A vrai dire, je ne vous blâme
pas de ne pas vouloir la revendre. Vous l’avez achetée de bonne foi et
vous avez parfaitement le droit de la garder. »
En sortant du magasin, Liz fit part de ses intuitions à sa sœur.
« Sais-tu, je crois vraiment que nous avons racheté notre cadeau !
Jack Garnett a volé la lampe, puis, quand il a vu qu’on le
soupçonnait, il a chargé cette femme de la vendre. Elle l’a apportée
en venant à Penfield.
— Mais pourquoi cherche-t-elle à la racheter ?
— C’est ce que je n’arrive pas à comprendre.
— Nous ne nous en séparerons pas, déclara Ann. Nous l’avons
achetée et nous la garderons, qu’il s’agisse de l’original ou non. Toute
cette affaire me paraît de plus en plus étrange.
— En tout cas, nous connaissons le nom de cette femme. Nous
pouvons le dire à Mme Grant ; cela l’aidera peut-être à retrouver sa
bague. »
Les deux sœurs rentrèrent à Starhurst. En montant dans leur
salle d’étude, elles virent que leur courrier, arrivé pendant leur
absence, avait été déposé sur la table. Sur une première enveloppe,
elles reconnurent l’écriture d’oncle Dick ; la seconde,
abominablement griffonnée, ne pouvait provenir que de Coco. Sur la
troisième, qui sentait le parfum bon marché, l’adresse était écrite à
l’encre violette sur du papier rose.
« Je ne reconnais pas ce papier, dit Ann en déchirant l’enveloppe.
Je flaire encore un mystère. »
Avant de lire la lettre, elle jeta un coup d’œil à la signature.
« Ça, par exemple ! s’exclama-t-elle. C’est de Flora Rodriguez ! »
CHAPITRE X

LE PLOMBIER CURIEUX

LA LETTRE, adressée à Mesdemoiselles Parker, Collège de


Starhurst, n’était pas longue.

Chère Mademoiselle,
J’apprends que vous avez acheté une lampe que j’ai vendue par
erreur et je voudrais bien la racheter. Apportez-moi la lampe à
l’hôtel Penfield et je vous la paierai bien. Je serai à l’hôtel Penfield
demain après-midi et j’espère que vous m’apporterez la lampe.
Avec mes salutations distinguées,
Flora Rodriguez.

« Elle a vraiment l’air d’y tenir ! déclara Liz.


— Est-ce que nous irons ?
— Avec la lampe ? Certainement pas ! je trouve qu’elle ne manque
pas de toupet ! L’objet nous appartenait probablement déjà pour
commencer. En ce cas, elle sait sans doute qui l’a volé. Mais que ce
soit l’original ou non, nous l’avons payée vingt dollars et nous avons
le droit de la garder.
— Je me demande, dit lentement Ann, si nous ne devrions pas
mettre Mme Grant au courant de cette lettre. Cela lui donnerait
l’occasion d’interroger Flora Rodriguez au sujet de sa bague.
— Demandons l’avis de Mme Randall, proposa Liz.
— De toute façon, il faut que nous en parlions à la directrice, car
cet hôtel Penfield est hors du périmètre où nous avons le droit de
circuler. C’est une horrible petite auberge située tout au nord de la
ville ; nous sommes obligées de demander la permission d’aller
jusque-là. »
Liz décida d’expliquer la situation à la directrice et descendit au
bureau avec la lettre. Pendant ce temps, Ann alluma la lampe, tira
une chaise devant la table et se plongea dans l’étude de son algèbre.
Elle était profondément absorbée par les aventures du fameux x
et de son inséparable compagnon y, engagés dans une course qui
dépassait leurs activités habituelles, quand elle entendit frapper
doucement à la porte.
Levant les yeux, elle vit un homme sur le seuil de la salle d’étude.
Il portait un bleu de travail, de grosses lunettes et une petite
moustache ; il semblait inoffensif et assez timide. Il tenait une clef
anglaise à la main.
« Vous désirez ? lui demanda Ann.
— Excusez-moi, mademoiselle, expliqua-t-il, je fais partie de
l’équipe de plombiers. Nous recherchons une fuite dans les
canalisations d’eau. Voulez-vous me permettre d’examiner les tuyaux
du chauffage ?
— Naturellement », dit Ann en se remettant à son travail.
L’homme entra doucement dans la salle. Elle l’entendit vérifier
les tuyaux avec soin ; non loin de là une femme de chambre
époussetait le vestibule. Au bout d’un moment le bruit s’arrêta ; Ann,
jetant un coup d’œil par-dessus son livre, vit avec surprise le
plombier en contemplation devant la lampe.
L’homme, évidemment, ne se savait pas observé. Pendant près
d’une minute il examina l’objet avec une expression singulière. Puis il
surprit le regard curieux de la jeune fille, tressaillit et se pencha de
nouveau sur ses tuyaux. Un moment plus tard il sortait sans bruit de
la salle d’étude.
L’évident intérêt que le plombier portait à la lampe n’alla pas sans
intriguer Ann, mais les x et les y réclamèrent son attention et
l’incident lui sortit de l’esprit. Liz, d’ailleurs, ne tarda pas à revenir ;
elle rapporta que Mme Randall leur avait donné la permission d’aller
voir Flora Rodriguez l’après-midi du lendemain.
« Mme Randall a téléphoné à Mme Grant, qui demande à venir
avec nous.
— Si elle espère retrouver sa bague, j’ai bien peur qu’elle ne soit
déçue, dit Ann. Après tout, elle n’a aucune preuve que ce soit Flora
Rodriguez qui l’a volée.
— Cette visite aboutira peut-être à quelque chose quand même.
J’ai hâte d’en apprendre davantage sur cette tireuse de cartes. »
Ann avait oublié l’incident du plombier. Si elle en avait parlé, Liz
aurait peut-être accordé plus d’attention à un événement minime qui
eut lieu dans la matinée du lendemain. L’équipe des plombiers
n’avait évidemment pas réussi à résoudre le problème de la fuite
d’eau, car dès le matin les ouvriers étaient de retour à Starhurst,
rôdant à travers les caves et examinant avec soin tous les tuyaux des
chambres et des corridors. Liz remontait rapidement après la classe
du matin quand elle aperçut un individu sur le palier, juste en face de
la porte de leur salle d’étude.
Il ne l’avait pas entendue approcher. Il avait découvert la boule
mobile de l’escalier, l’avait dévissée et regardait avec intérêt dans le
trou.
« Drôle d’endroit pour trouver un tuyau qui fuit ! » se dit Liz en
passant devant lui.
Si Liz avait rapporté l’incident à sa sœur, celle-ci lui aurait sans
doute parlé de l’artisan curieux qui s’intéressait si fort à leur lampe.
Car il s’agissait du même homme, tranquille et discret derrière ses
lunettes.
Mais à peine Liz fut-elle entrée dans la salle d’étude qu’elle ne
pensa plus au plombier. Evelyn Starr était effondrée sur la
banquette, devant la fenêtre, secouée de sanglots et le visage enfoui
dans les coussins.
« Evelyn ! s’écria Liz. Qu’est-ce que tu as, mon Dieu ? »
La jeune fille se redressa et s’essuya les yeux. Elle essayait de faire
croire qu’elle n’avait pas pleuré, mais elle n’y parvenait pas : ses
lèvres tremblaient et ses joues étaient couvertes de larmes.
Liz passa un bras autour de ses épaules.
« Qu’est-ce qu’il y a, ma pauvre amie ?
— R… rien.
— Mais si, il y a quelque chose, et il faut me le dire. Est-ce que je
peux t’aider ?
— Vous êtes si bonne pour moi, sanglota Evelyn, je ne veux pas
vous ennuyer avec mes soucis. »
Elle semblait hésiter à parler.
« As-tu reçu de mauvaises nouvelles de ton frère ? demanda Liz.
— Oui, oui ! gémit Evelyn, enfouissant son visage sur l’épaule de
son amie comme si elle était prête maintenant à accepter les
consolations. J’ai reçu un choc affreux. J’ai peur qu’il n’arrive
quelque chose de terrible à Franklin. »
Elle s’arrêta de nouveau. Liz la supplia de se confier à elle et lui
demanda comment elle avait appris ces nouvelles inquiétantes.
Evelyn sortit alors de son corsage une lettre froissée ; elle l’ouvrit
d’une main qui tremblait et lut d’une voix mal assurée :

« Ma petite sœur,
Je suis sur le point de quitter la ville d’où je t’écris, n’essaie pas de
m’y trouver. Je t’envoie tout l’argent qui me reste au monde. Ma tête
me fait si mal en ce moment que je m’effraie moi-même… »

Incapable de continuer sa lecture, elle fourra la lettre dans la


main de Liz, en disant : « Tu peux finir de la lire. »
L’aîné des sœurs Parker parcourut en retenant son souffle les
phrases incohérentes de Franklin Starr. Celui-ci traversait
évidemment une crise terrible, tant physique que financière ; il
employait ses dernières forces à subvenir aux besoins de la jeune
sœur qu’il adorait.
Liz réconforta de son mieux sa pauvre camarade, en lui
promettant que tout s’arrangerait bientôt.
« Je ne devrais pas être à Starhurst, sanglota la malheureuse. Je
sais bien que mon frère a encore plus besoin que moi de cet argent.
Et penser que je ne sais même pas où il est, que je ne peux pas aller le
lui rendre !
— Il désire te voir rester au collège, lui rappela Liz. Il se rend
compte que dans la situation présente tu ne peux être nulle part
mieux qu’ici.
— Mais, objecta Evelyn, la somme qu’il m’a envoyée ne durera
pas longtemps, et alors il faudra de toute façon que je m’en aille. Ce
n’est pas là ce qui me tourmente le plus. Je veux retrouver mon frère
et l’aider s’il a des ennuis. »
Au bout de quelques minutes, Liz parvint à la calmer et lui fit
promettre d’essayer d’être brave. A part elle, Liz songeait qu’elle
tenterait, avec l’aide de sa sœur, de découvrir la retraite de Franklin
Starr.
« Je l’avoue, dit enfin Evelyn, je ne peux pas m’habituer à l’idée
que nous n’avons plus rien. Quand nous habitions Starhurst, j’étais si
gâtée ! Cette bibliothèque était si jolie ; la lampe était là, sur la table,
comme à présent, et j’aimais tellement cette existence… »
Tout en parlant, elle caressait de ses doigts frêles le pied de la
lampe. Puis, se levant pour sortir, elle sourit à Liz.
« Je ne voudrais pas que cette lampe appartienne à personne
d’autre qu’à toi et à Ann. Vous m’avez montré tant d’amitié, je ne
l’oublierai jamais. »
En regardant Evelyn refermer doucement la porte de la salle
d’étude, Liz ne put s’empêcher d’admirer son courage. Elle espérait
de tout son cœur que Franklin Starr sortirait bientôt des difficultés
financières dans lesquelles il se débattait, ne fût-ce que pour Evelyn.
Quelques minutes plus tard, Ann entra et posa ses livres sur la
table.
« Mme Randall vient de m’arrêter dans le vestibule pour me dire
que Mme Grant passerait nous prendre après le déjeuner. Figure-toi,
Liz, qu’elle amène un détective !
— Un détective ! s’écria Liz. Pour quoi faire ?
— Elle espère peut-être qu’il arrivera à tirer des aveux de Flora
Rodriguez. En tout cas, conclut Ann, je crois que notre petite visite
ne manquera pas d’intérêt. »
CHAPITRE XI

UNE SINGULIÈRE ENTREVUE

L’HÔTEL Penfield n’était pas le meilleur de la ville, bien loin de


là. C’était au contraire le meilleur marché et le plus sordide, un vieux
bâtiment à colombage qui ressemblait moins à un hôtel qu’à une
pension de famille de second ordre. Même en compagnie du
détective, Mme Grant éprouvait quelque appréhension à y entrer, car
la réputation de la maison était assez douteuse.
Le détective, un grand garçon dégingandé, répondait au nom de
Sedgwick. Il avait promis de faire tout son possible pour récupérer la
bague de Mme Grant, mais il reconnaissait lui-même qu’il avait peu
de chances de succès.
« Vous n’êtes même pas sûre que c’est elle qui vous l’a prise, dit-
il, et bien entendu elle niera. Enfin, je ferai de mon mieux. Nous
laisserons ces jeunes filles entrer les premières et avoir leur entretien
avec cette femme. Si nous entrons tous ensemble, elle pensera que ce
sont elles qui m’ont mis sur sa trace.
— Oui, ce sera peut-être plus sage, reconnut Mme Grant. Vous
pensez bien que je ne veux pas causer des ennuis à ces enfants. »
Mme Grant et le détective s’installèrent pour attendre dans un
petit bureau au rez-de-chaussée de l’hôtel. Ann et Liz, pendant ce
temps, montaient jusqu’à un petit salon où elles se trouvèrent face à
face avec Flora Rodriguez.
Celle-ci ressemblait plus que jamais à une bohémienne ; les sœurs
Parker, cependant, étaient convaincues qu’elle n’en était pas une.
Son visage livide et sinistre se détachait sur un châle de couleur vive
qu’elle avait jeté sur sa tête et retenu au cou par une énorme broche.
Ses doigts étaient couverts de bagues, ses poignets de bracelets et de
pendeloques, sa gorge de gros colliers.
Une grande affiche fixée au mur par des punaises expliquait la
présence de Flora Rodriguez à l’hôtel. Elle représentait une main
humaine dont les lignes portaient en gros caractères les indications :
« Ligne de Tête », « Ligne de Cœur », et autres termes de
chiromancie. Flora Rodriguez s’était installée comme diseuse de
bonne aventure.
« Vous êtes les demoiselles Parker ? demanda-t-elle vivement en
voyant entrer les deux jeunes filles.
— Oui, répondit Liz, mais nous sommes venues vous dire que
nous n’envisageons pas de revendre la lampe. »
Les yeux de la femme eurent un éclair de méchanceté, puis
s’abaissèrent. Ce fut sans trace de colère qu’elle insista :
« Mais j’y attache beaucoup de prix, et ce n’est en somme qu’une
vieille lampe. Je vous dédommagerai largement.
— Il se trouve que c’est la réplique exacte d’une lampe qu’on nous
a volée il y a quelques jours, expliqua Liz. En fait, continua-t-elle en
jetant à Flora Rodriguez un regard perçant, il se pourrait bien que ce
soit la même. Nous ne voulons pas nous en séparer.
— Je l’ai vendue au brocanteur, dit Flora Rodriguez, alors que je
n’en avais pas le droit. C’est par erreur que je l’ai fait. Si je ne la
rapporte pas, je risque d’avoir beaucoup d’ennuis.
— D’où vous vient-elle ? questionna Ann.
— Un monsieur qui part pour l’Europe m’a demandé de le
débarrasser d’une partie de son mobilier, répondit tranquillement la
femme. Une fois que j’eus tout emporté, il m’a reparlé de cette
lampe. Il m’a dit qu’elle n’était pas à vendre. Et pendant ce temps… »
Elle haussa les épaules.
« C’est dommage, en effet, reconnut Liz, mais ce n’est vraiment
pas notre faute.
— Alors vous ne voulez pas la revendre ? Ça va me créer tant de
tracas.
— Est-ce qu’elle a beaucoup de valeur ? demanda Ann. Est-ce
pour cela que le propriétaire veut la reprendre ? Elle vaut donc
beaucoup plus que nous ne l’avons payée ?
— Non, oh ! non, protesta Flora Rodriguez avec une précipitation
suspecte. Il y tient parce qu’elle est depuis longtemps dans sa famille.
— En fait, dit Liz qui ne croyait pas un mot de l’histoire, nous
pensons que cette lampe est celle qui nous a été volée.
— Ça ne se peut pas, dit Flora. Il doit y en avoir deux semblables.
— C’est possible. »
La femme les supplia encore, mais les sœurs Parker ne cédèrent
pas. Elles étaient convaincues que Jack Garnett avait volé leur lampe
et chargé Flora Rodriguez de la vendre discrètement. Maintenant, on
ne savait pourquoi, il voulait la reprendre.
« Je vous en donne trente dollars, proposa la diseuse de bonne
aventure.
— Ce n’est pas une question d’argent, expliqua Liz. Nous voulons
garder la lampe.
— Quarante dollars ! Cinquante ! »
Elles refusaient toujours.
« Soixante dollars ! Allons ! C’est trois fois ce que vous l’avez
payée.
— Nous ne la vendrions pas pour cent dollars, déclara Ann.
— Cent dollars, c’est beaucoup pour une lampe ! Vous êtes en
train de me faire marcher. Vous voyez qu’il me la faut. Eh bien, soit,
cent dollars !
— J’ai dit qu’à ce prix-là nous ne la vendrions pas, lui rappela
Ann.
— Pas même pour mille », ajouta Liz.
Flora Rodriguez avait l’oreille basse. Elle se mordait la lèvre, mais
s’efforça de dissimuler sa colère et fit semblant de se résigner.
« Si vous ne voulez pas vendre, soupira-t-elle, il va falloir que je
trouve quelque chose à dire au propriétaire.
— Les propriétaires, maintenant, c’est nous.
— Par raccroc ! » répliqua la femme avec une trace d’amertume
dans la voix. Puis tout à coup elle se pencha en avant et saisit la main
d’Ann. « Allons, dit-elle, oublions la lampe. Je ne discute plus.
Laissez-moi lire dans votre main.
— Je ne crois pas aux prédictions, déclara Ann mal à l’aise.
— Ne dites pas ça. Tout est écrit dans votre main. Toute votre vie
s’y trouve, si vous savez la lire. Tenez, cette petite ligne, c’est un
ennui. Un ennui prochain pour vous. Cette ligne-ci, c’est le passé. Je
vois un voleur. Il est tout près de vous – sous votre toit. Vous lui avez
rendu un grand service. Vous lui avez sauvé la vie. »
Les deux jeunes filles se regardèrent avec surprise. Flora ne
pouvait faire allusion qu’à une seule personne : Franklin Starr.
« Je vois un chien. Le voleur a un chien. Je vois aussi une rivière.
Il y a du danger. Vous sauvez cet homme de la rivière. Mais c’est un
voleur. Il vous dérobe un objet auquel vous tenez beaucoup.

— Comment pouvez-vous voir tout cela dans ma main ? demanda


Ann incrédule.
— C’est écrit. Tout est écrit, chantonna la femme. Je lis le passé, le
présent, l’avenir. Je vois que des ennuis vous menacent. Ce voleur,
vous le reverrez. A ce moment-là, prenez garde. Il se donnera pour
un ami, mais ne vous y fiez pas trop. »
Tout à coup elle lâcha la main de la jeune fille.
« Je peux vous en dire davantage, annonça-t-elle d’un ton
professionnel, mais il faut me mettre une pièce d’argent dans la
main. »
Ann secoua la tête.
« Je ne crois pas aux prédictions.
— Est-ce que je vous ai menti ? Vous ne vous rappelez pas
l’homme au chien ? Vous ne l’avez pas tiré de la rivière ?
— Je ne sais pas comment vous l’avez su, mais ce n’était
certainement pas dans ma main.
— Viens, Ann, dit Liz profondément intriguée par les révélations
de la femme au sujet de Franklin Starr. Viens, il faut partir.
— Vous n’êtes toujours pas décidées à vendre la lampe ? demanda
Flora.
— Je regrette, répondit Liz. Nous ne voulons pas nous en
séparer. »
Flora Rodriguez se garda de montrer à quel point elle en voulait
aux deux sœurs.
« Cette lampe porte malheur, articula-t-elle lentement. Le
propriétaire m’a dit qu’elle était maléfique pour tout le monde
excepté pour lui. Elle finit toujours par lui revenir.
— Nous sommes prêtes à risquer la mauvaise chance », déclara
gaiement Ann.
Elles descendirent retrouver Mme Grant et le détective.
« Maintenant, dit M. Sedgwick, montons voir ce que nous
pouvons faire au sujet de cette bague. Si la femme est aussi maligne
que je le pense, nous ne retrouverons rien. »
Il ne se trompait pas. Quand il redescendit avec Mme Grant un
quart d’heure plus tard, il hochait tristement la tête ; sa compagne
avait l’air désespéré.
« J’en étais sûr, soupira le détective. Elle nie purement et
simplement avoir pris la bague. Elle sait bien que nous ne pouvons
rien prouver.
— Pourtant je suis persuadée que c’est elle ! déclara Mme Grant
d’une voix tremblante. Elle est d’une incroyable impudence. Elle
reconnaît m’avoir dit la bonne aventure dans le train. Elle se souvient
que je portais cette bague. Elle a même insinué qu’une des élèves de
Starhurst qui voyageaient dans notre wagon aurait pu la dérober !
— Je savais que nous n’arriverions à rien, répéta M. Sedgwick, qui
semblait un détective fort peu optimiste. Il faut avoir des preuves.
C’est la seule chose qui compte. Mais nous finirons par la prendre.
Elle ne gardera pas cette bague ; elle essaiera de la vendre, si ce n’est
déjà fait. Un beau jour la bague peut reparaître ; à ce moment nous
remonterons jusqu’à la personne qui l’aura vendue. Et cette
personne, ou je me trompe fort, sera Mlle Flora Rodriguez. »
Ils s’éloignèrent de l’hôtel. Mme Grant, quoique très déçue du
résultat de sa visite, remercia chaleureusement les sœurs Parker de
leur intervention.
« Vous avez été très gentilles de venir avec moi, leur dit-elle. Je
vous en suis très reconnaissante. »
Elle les ramena à Starhurst en voiture. Quand les deux sœurs
eurent regagné leur salle d’étude, Ann déclara :
« Je ne crois pas aux diseuses de bonne aventure, Liz, mais c’est
curieux que cette femme nous ait si bien décrit Franklin Starr. Tu
crois, toi, qu’il a pu prendre la lampe ?
— Flora Rodriguez peut raconter ce qu’elle voudra, je suis sûre
que ce n’est pas un voleur. C’est drôle, quand même, qu’elle sache
que nous l’avons retiré des rapides.
— Elle a dû en entendre parler. Elle ne pouvait pas voir ça dans
ma main.
— Je connais quelqu’un qui la croirait sans hésiter, fit Liz en
riant.
— Qui donc ?
— Coco.
— Pauvre Coco ! Sept ans de malheur… Et Flora Rodriguez a vu
des ennuis dans ma main. Coco dirait que c’est la faute du miroir. »
Liz, cependant, ne pouvait pas oublier une des remarques faites
par la cartomancienne. Celle-ci avait annoncé que la lampe portait
malheur à tout le monde, sauf à son premier propriétaire, et qu’elle
finissait toujours par lui revenir. Elle rappela cette remarque à sa
sœur.
« Elle essayait de nous faire peur, déclara la cadette.
— Ce que je voudrais savoir, dit pensivement Liz, c’est pourquoi
elle tient tant à ravoir cette lampe. Si le brocanteur nous l’a vendue
vingt dollars, il a dû la lui payer encore moins.
— Et pourtant elle nous en a offert cent dollars ! »
Aucune raison logique ne semblait pouvoir expliquer cette subite
augmentation de valeur de la lampe.
CHAPITRE XII

ENCORE LE PLOMBIER

LES SŒURS Parker et Evelyn Starr étaient maintenant grandes


amies. L’année précédente, les deux sœurs n’étaient pas
particulièrement intimes avec leur timide camarade, mais à présent
on les voyait souvent toutes les trois ensemble. Sachant qu’Evelyn
avait de gros ennuis, Ann et Liz lui demandaient souvent de venir les
voir et faisaient tout leur possible pour lui faire oublier ses soucis.
Evelyn était heureuse de leur amitié. Elle avait toujours été plutôt
sympathique à toutes ses camarades, mais sa réserve exagérée
l’empêchait de se lier particulièrement avec aucune d’elles. Pourtant
elle était loyale, généreuse, et les sœurs Parker constatèrent bientôt
qu’elles s’étaient fait là une véritable amie.
L’affection de Liz et la gaieté insouciante d’Ann dissipaient un
peu les nuages de tristesse qui pesaient sur la jeune fille. Malgré tout,
elle restait angoissée. Chaque fois que le facteur passait à Starhurst,
on la voyait guetter le courrier avec anxiété. Puis, après avoir
constaté qu’il n’y avait rien, elle se détournait, les lèvres tremblantes.
Un jour, enfin, elle reçut une lettre ; elle l’ouvrit vivement et la
parcourut d’un coup d’œil.
« Je savais bien qu’il se passait quelque chose de grave, dit-elle à
Liz. Tiens, lis ceci. »
L’aînée des sœurs Parker prit la lettre, écrite à la machine et qui
portait la signature d’un notaire de la ville.
Mademoiselle,

Nous vous écrivons pour vous demander si vous pouvez nous


donner une information quelconque au sujet de votre frère. Il devait
se présenter à nos bureaux il y a quelques jours, mais nous ne
l’avons pas vu. Nous avons fait notre possible pour entrer en
contact avec lui, mais il est absent de son domicile, et personne ne
sait où il se trouve. Certaines de ses affaires demandant à être
réglées d’urgence, nous désirerions le retrouver aussitôt que
possible. Nous vous prions donc de bien vouloir nous dire si vous
avez des nouvelles récentes de lui.
Recevez l’assurance de nos sentiments distingués,
Anders & Woods.

« C’est singulier, en effet, reconnut Liz. Il est peut-être vraiment


en difficulté.
— Je suis horriblement inquiète, avoua Evelyn. Dans sa dernière
lettre, souviens-toi, il se plaignait de souffrir beaucoup de la tête.
Oh ! mon Dieu, pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ! »
Les sœurs Parker se rappelaient que, lors de son passage à
Rockville, Franklin Starr s’était déjà plaint de la tête ; elles se
demandèrent si sa perte de conscience, après sa chute dans les
rapides, n’avait pas provoqué un trouble cérébral.
« Il se peut qu’il ait perdu la mémoire et fait une fugue, dit Evelyn
angoissée. J’ai déjà entendu parler de ces phénomènes. Tout cela est
si singulier ! »
Liz et Ann firent de leur mieux pour la tranquilliser. Il était
étrange, c’est vrai, que le notaire ne fût pas parvenu à découvrir
Franklin Starr. Mais cela ne signifiait pas forcément qu’il lui fût
arrivé malheur.
« Il a pu être appelé brusquement par une affaire urgente, déclara
Ann. Ne perds pas courage, Evelyn. Tu auras peut-être des nouvelles
demain. »
Par le même courrier, les sœurs Parker, elles aussi, avaient reçu
une lettre. Liz l’ouvrit : de la belle enveloppe cartonnée tombèrent
deux billets de théâtre.
« Oh ! formidable ! s’écria Ann en ramassant les billets. D’où nous
vient cette munificence ? De qui est la lettre, Liz ?
— De Mme Grant ! »
Elle lut la courte missive. Mme Grant les remerciait encore de
l’aide qu’elles lui avaient apportée en découvrant le domicile de Flora
Rodriguez. En signe de reconnaissance, elle leur envoyait deux billets
pour la matinée de gala d’une comédie à succès qu’on donnait au
théâtre de Penfield.
« Elle est vraiment chic ! s’exclama Liz enchantée. Il y a un temps
fou que nous ne sommes allées au théâtre.
— J’entends parler de cette comédie depuis des mois, mais je ne
pensais pas que nous aurions la chance d’aller la voir. Les billets sont
pour quand ? »
Liz y jeta un coup d’œil.
« Mon Dieu ! c’est pour aujourd’hui !
— Aujourd’hui ! Alors il faut nous dépêcher ! Quelle chance que
nous n’ayons pas de cours cet après-midi… »
Elles montèrent l’escalier quatre à quatre. Mais à l’entrée de la
salle d’étude, leur joie se changea d’un coup en consternation.
La lampe avait disparu !
« On l’a volée ! balbutia Liz. Elle était encore ici il n’y a pas dix
minutes.
— Alors elle ne peut pas être bien loin. Cherchons-la tout de
suite. »
Elles commencèrent par regarder dans leur chambre, en pensant
qu’une de leurs camarades avait pu cacher la lampe pour leur faire
une farce. Mais elles eurent beau fouiller, elles ne découvrirent pas le
précieux objet.
« Il va falloir faire un peu les détectives, dit Ann avec décision.
— Tu crois que ce pourrait être un des ouvriers ? Ils sont encore
dans la maison.
— Ils n’oseraient pas. Mais il vaut mieux demander aux autres
filles ; l’une d’elles pourra peut-être nous donner un indice. »
Elles se séparèrent pour aller interroger leurs camarades de
l’étage. Aucune de celles-ci n’avait vu personne entrer dans la salle
d’étude des Parker ni en sortir.
Ann monta alors à l’étage supérieur. Starhurst était construit de
façon assez compliquée : outre le grand escalier il s’en trouvait
plusieurs petits qui reliaient les différents étages. A mi-chemin entre
deux de ceux-ci, elle se heurta brusquement à un homme qu’elle
n’avait pas remarqué.
C’était le plombier à lunettes. Un ciseau à la main, il attaquait
avec énergie un panneau de vieux chêne qu’il essayait de soulever.
Lui non plus n’avait pas entendu approcher Ann. Il se retourna
vivement, comme surpris.
« Pardon, mademoiselle », marmonna-t-il en s’écartant pour la
laisser passer.
Il fourra son outil dans une poche de son bleu de travail et
descendit précipitamment l’escalier. Son expression furtive, un peu
coupable, laissait soupçonner que ce qu’il venait de faire ne se
rapportait pas uniquement à la recherche de la fuite d’eau.
« Cet homme a quelque chose d’étrange, pensa Ann en
continuant à monter l’escalier. C’est curieux, j’ai l’impression de
l’avoir déjà vu quelque part. »
Elle eut beau chercher, pourtant, elle ne se rappelait personne qui
correspondît à la silhouette du mystérieux plombier.
Ce fut Doris Harland qui lui donna le premier indice au sujet de
la lampe.
« Votre lampe a disparu ! s’écria Doris. Ça, c’est trop fort ! Non, je
ne suis pas descendue depuis la classe du matin… » Puis, comme
frappée d’une idée subite, elle demanda : « Tu as interrogé Letty
Barclay ?
— Pourquoi ?
— Ce n’est peut-être qu’une impression, mais il m’a semblé
qu’elle et Ida mijotaient quelque chose. Leur chambre est à côté de la
mienne, tu sais. Elles sont rentrées il y a un moment, et depuis elles
ne font que rire et chuchoter.
— Merci ! » dit Ann en s’éloignant rapidement. Dans l’escalier elle
rencontra Liz, à qui elle rapporta les paroles de Doris.
« En effet, ces deux-là sont peut-être dans le coup. Allons les
interroger. »
Liz fronça les sourcils.
« Une des filles vient de me dire que Letty et Ida étaient à la
cuisine, en grande conversation avec la cuisinière.
— Ça me paraît suspect. Letty ne mettrait jamais les pieds dans
un endroit aussi vulgaire à moins d’avoir une bonne raison !
— Le mieux, à mon avis, c’est de voir la cuisinière d’abord. »
Elles descendirent donc trouver Amanda, la cuisinière noire,
grosse fille joviale qui passait son temps à plaisanter et à chanter des
cantiques. A ce moment elle riait toute seule en façonnant la croûte
d’un pâté.
« Vous avez l’air bien gaie, Amanda, lui dit Ann.
— Sû’que je suis gaie, mamoiselle ! fit Amanda rayonnante en
levant la tête de son ouvrage. Je suis la personne la plus heu’euse de
Sta’hu’st, et peut-êt’du monde entier !
— Est-ce qu’on vous a légué une fortune ? »
Amanda rit plus fort.
« Non, mamoiselle. On m’a pas laissé une fo’tune. Des chances
comme ça, c’est pas pou’Amanda. Mais on m’a fait un beau cadeau !
— C’est magnifique, dit Liz qui commençait à entrevoir la solution
du mystère. Ce ne serait pas une lampe, par hasard ? »
Amanda la regarda stupéfaite.
« Comment vous pouvez savoi’? » s’exclama-t-elle.
Ann passa le bras autour des épaules massives de la cuisinière.
« Cela me fait de la peine de vous décevoir, Amanda, mais notre
lampe a disparu. Quelqu’un nous l’a… hum… empruntée – pour faire
une farce, sans doute. »
Le visage d’Amanda changea d’expression.
« Une fa’ce à moi, alo’? Venez avec moi, toutes les deux, on va
voi’si c’est bien vot’lampe. Si c’est elle, je connais quelqu’un qui va
cesser de’i… »
Elle s’éloigna en se dandinant et disparut dans l’arrière-cuisine.
Quand elle revint, un instant plus tard, elle tenait à la main la
précieuse lampe.
« Je me disais bien que c’était d’ôle de fai’tant d’histoi’pou’’ ien et
de me donner cette lampe sous p’étexte qu’elles aimaient ma
cuisine !
— Je suis désolée, Amanda, répondit Liz, mais c’est notre
lampe. »
La cuisinière renifla et leur tendit l’objet.
« Vous deviez êt’bien ennuyées, mes pauv’petites. Ces fa’ces-là, je
ne t’ouve pas ça malin, moi. D’abo’j’ai pas le temps de m’amuser à
fai’des fa’ces. »
Ce disant, elle ouvrit la porte d’un placard et en sortit un plateau
d’appétissants choux à la crème. Elle en offrit un à chacune des
jeunes filles.
« Miam ! miam ! fit Ann. Vous faites de fameux choux à la crème,
Amanda !
— Ça, c’est v’ai ! déclara la cuisinière. Mais il y a choux et choux,
et j’espè’bien que ces mauvaises filles n’en au’ont pas ! »
Tout à coup, tandis que la cuisinière se remettait au travail, Ann
eut une idée.
Elle prit délicatement deux choux à la crème sur le plateau, saisit
un petit pot qui contenait du poivre de Cayenne et se mit à l’œuvre.
Quand elle eut fini, la pâtisserie semblait aussi succulente
qu’auparavant, mais l’intérieur n’était plus le même.
« Maintenant, c’est à mon tour de faire des cadeaux ! » déclara
Ann en prenant les deux friandises. Sa sœur et elle remercièrent
Amanda de sa gentillesse et remontèrent par l’escalier de service avec
la lampe et les choux.
« Ann, murmura Liz qui devinait l’intention de sa sœur, j’espère
qu’elles y mordront un bon coup ! »
En chemin, elles rencontrèrent Evelyn Starr.
« Viens, lui chuchota Liz en se retenant de rire. Il va y avoir une
petite comédie dans quelques minutes. »
Elles montèrent chez Doris Harland sur la pointe des pieds et lui
expliquèrent la situation à voix basse. Puis toute la bande guetta
derrière la porte avec des rires étouffés tandis qu’Ann disposait les
choux sur la table du vestibule, juste en face de la chambre de Letty.
Celle-ci pourrait croire ainsi qu’Amanda les lui avait apportés pour la
remercier de son cadeau.
A travers la cloison, les sœurs Parker et leurs amies entendaient
Letty et son ombre pousser de grands éclats de rire. Elles se
réjouissaient évidemment de la bonne farce qu’elles venaient de faire
aux Parker. Au bout d’un moment, Letty sortit de sa chambre et
aperçut les choux.
« Surtout, ne riez pas, murmura Liz aux autres en entendant
sortir Letty. Du moins, pas tout de suite ! »
Ann fourra son mouchoir dans sa bouche.
La porte de Letty se referma ; elle avait pris les gâteaux et se
disposait à les manger. Doris riait sous cape. Ann se tenait les côtes à
l’avance, en pensant au moment où Letty et Ida s’apercevraient que
le cadeau ne venait pas d’Amanda.
Un instant plus tard dans la chambre voisine retentissait un cri
perçant, suivi d’un hurlement étouffé.
« Au secours ! j’ai la bouche en feu ! piaulait Letty. De l’eau ! Ida,
va me chercher de l’eau !
— Je suis brûlée ! Ma langue est en morceaux ! » gémissait Ida.
Un brouhaha confus s’ensuivit. Les sœurs Parker et leurs amies
entendirent les deux victimes courir çà et là, grognant, crachant et se
bousculant mutuellement. Puis la porte s’ouvrit d’un coup et toutes
deux se précipitèrent vers la salle de bain pour se rincer la bouche à
l’eau froide.
Cette fois, Ann éclata de rire. Ce fut le signal d’une explosion
d’irrépressible gaieté qui attira dans le vestibule toutes les filles de
l’étage. A ce moment Letty, penaude, émergeait de la salle de bain,
suivie d’Ida Mason qui portait docilement un grand pot d’eau. Elle
s’aperçut que tout le collège était déjà au courant de l’affaire.
« Chacun son tour de faire une farce, Letty ! »
La victime écarquilla les yeux, essaya de parler, puis s’étrangla de
nouveau, quelques miettes de poivre égarées ayant manifesté leur
présence. Elle s’élança dans sa chambre. Ida eut tout juste le temps
de s’y glisser avant que la porte claquât violemment.
Liz et Ann, enchantées du résultat de la plaisanterie, regagnèrent
leur salle d’étude avec Evelyn.
« Nous ferions peut-être mieux de fermer notre porte à clef avant
de partir pour le théâtre, dit Liz.
— C’est une bonne idée, reconnut Ann. Cette mauvaise farce m’a
fait peur. On pourrait vraiment nous voler la lampe.
— Vous n’êtes pas obligées de fermer à clef, déclara Evelyn Starr.
Laissez-moi surveiller la lampe en votre absence. Je peux apporter
mes livres et travailler ici. »
Les deux sœurs acceptèrent volontiers la proposition de leur
amie.
« S’il faut tout vous dire, avoua Liz Parker en s’habillant, je me
méfie un peu de certains des ouvriers qui travaillent dans la maison.
Il y en a un, en particulier, qui ne m’inspire pas confiance. »
CHAPITRE XIII

LE GUETTEUR CACHÉ

« DE QUOI donc te méfies-tu ? » questionna Ann en ôtant sa


robe de tous les jours pour s’habiller avant la matinée. Mais, avant
d’entendre la réponse, elle poussa un petit cri. « Allons, bon ! dit-elle,
j’ai décousu l’ourlet de ma jupe ! Je parie que j’ai fait ça en
remontant de la cuisine avec les choux.
— Je m’étonne même que tu sois arrivée en haut sans encombre,
tu courais si vite ! » remarqua Evelyn en riant. Elle mit la prise de la
lampe et posa celle-ci sur la table.
« Je t’assure que j’ai eu du mal à faire tenir les choux du bon
côté ! affirma Ann en enfilant un kimono fleuri et en se dirigeant vers
la salle de bain. Mais en attendant, Liz, tu ne m’as pas dit de qui tu te
méfies.
— Je parle du plombier qui a des lunettes et une petite
moustache.
— Il ne m’inspire pas confiance non plus ! s’écria la cadette.
Pendant que nous cherchions la lampe, je l’ai rencontré dans
l’escalier, il était en train d’attaquer au ciseau un des panneaux du
mur. En me voyant, il a mis l’outil dans sa poche et il a disparu.
— Eh bien, déclara Liz, je l’ai vu, moi aussi. Il était en train de
regarder dans un des piliers de l’escalier. Il n’y a pas de tuyaux dans
ces piliers, que je sache.
— Les ouvriers sont dans la maison pour quelques jours, déclara
Evelyn. Il paraît que M. et Mme Randall ont décidé de faire des
transformations dans l’aile est et de redécorer les chambres. Quand
nous habitions ici, il y avait toujours tant de personnes qui
travaillaient dans la maison que je n’y faisais même pas attention.
— Ma foi, dit Ann en riant, si l’un d’eux vient rôder par ici en
notre absence, tu n’as qu’à le mettre dehors. Jette-lui un livre à la
figure. Mon algèbre, si tu veux. J’ai moi-même bien souvent envie de
le jeter par la fenêtre ! »
Les deux sœurs arrivèrent au théâtre eu temps voulu. N’avant par
regardé leurs billets de près, elles furent assez surprises de voir
l’ouvreuse les conduire avec respect, non pas au balcon ni même à
l’orchestre, mais dans une loge. Une dame s’y trouvait déjà.
« Madame Grant ! s’écria Ann enchantée. Comme c’est gentil à
vous de nous avoir invitées !
— C’est bien peu de chose, mes enfants, dit Mme Grant en
souriant. J’avais grande envie de voir cette pièce et on s’amuse
beaucoup plus quand on n’est pas seul. J’aurais dû passer vous
prendre au collège, mais j’ai eu à faire jusqu’à la dernière minute.
Maintenant installez-vous toutes les deux. »
Dans ce luxe inaccoutumé que représentait une loge, les sœurs
Parker passèrent un charmant après-midi. La pièce était bonne et
extrêmement drôle, le jeu des acteurs excellent et tout le spectacle
très au-dessus de la moyenne. Quand ce fut terminé, elles
remercièrent leur hôtesse de sa générosité.
« Ce n’était rien, répéta celle-ci gentiment.
— J’ai peur, risqua Liz, que vous n’ayez pas eu d’autres nouvelles
de votre bijou ? »
Mme Grant hocha la tête.
« Le détective a fait publier une description de la bague ; je pense
donc que la voleuse aurait du mal à la vendre sans se faire attraper.
Mais c’est une faible consolation. Peut-être ne cherchera-t-elle même
pas à s’en défaire.
— Vous êtes donc bien convaincue que la coupable est Flora
Rodriguez ?
— Mieux que convaincue, dit Mme Grant. J’en suis absolument
sûre. »
Elle reconduisit les deux sœurs jusqu’à la porte du collège. La
journée était sombre, brumeuse, et le soir tombait rapidement. En
approchant de la vaste demeure, Liz et Ann virent des lumières
briller dans les chambres et les salles d’étude des pensionnaires.
« En tout cas, déclara Ann, notre lampe est toujours là. Je la vois
à travers la vitre.
— Evelyn doit encore monter la garde. »
Elles distinguaient nettement la fenêtre de leur salle d’étude qui
projetait sur la pelouse un rectangle lumineux. Tout à coup, dans ce
rectangle, elles virent s’avancer la silhouette d’un homme. Il s’arrêta
et leva la tête vers la fenêtre.
Les deux jeunes filles, se demandant ce que cela signifiait,
s’arrêtèrent aussi.
« Il regarde dans notre chambre ! » dit Liz avec indignation.
L’inconnu se rendit probablement compte qu’il risquait d’être vu,
car à ce moment il se retira lentement à l’abri des arbres. Pendant sa
brève apparition, les deux sœurs avaient remarqué que le col de son
par-dessus était relevé jusqu’aux oreilles et son chapeau rabattu sur
ses yeux.

Ann ignorait la timidité.


« Je vais lui demander ce qu’il cherche ! déclara-t-elle
résolument. En voilà des façons ! Si Mme Randall le savait, elle le
ferait arrêter. »
Liz modéra l’impétuosité de sa sœur.
« Si nous traversons la pelouse maintenant, il nous verra ; il sera
parti avant que nous n’arrivions à mi-chemin. Faisons plutôt le tour
et tâchons de le surprendre par-derrière. Je ne sais pas pourquoi,
Ann,… il me semble que je le reconnais.
— Moi aussi, avoua Ann.
— Franklin Starr ! murmura Liz.
— Ce n’est pas possible, pourtant. Cet individu est à peu près de la
même taille et de la même corpulence que Franklin Starr, il a
quelque chose qui nous le rappelle, mais comment veux-tu que ce
soit lui ? Quelle raison pourrait-il avoir de rôder ainsi autour de
Starhurst ?
— Cela semble ridicule, je le sais. Mais essayons de nous glisser
derrière les arbres pour le surprendre. »
Avec d’infinies précautions, les deux sœurs contournèrent la
pelouse. La nuit et l’ombre épaisse des arbres leur procuraient un
excellent abri. De temps à autre elles distinguaient l’étranger, debout
non loin du rectangle de lumière qui tombait de la fenêtre. Une fois
aussi elles aperçurent les cheveux blonds d’Evelyn penchée sur son
travail.
Ann marcha sur une brindille, qui se brisa avec un craquement.
L’inconnu se retourna et jeta un coup d’œil de leur côté, puis, mis en
alerte, disparut sous le couvert. Elles se mirent à courir et essayèrent
de le poursuivre, mais au bout de quelques minutes elles avaient
perdu sa piste dans l’obscurité.
« Il est parti ! s’exclama Ann exaspérée. Allons avertir
Mme Randall. Elle fera fouiller le parc. »
Liz déclara que c’était inutile.
« Il est probablement déjà loin. Et puis, vraiment, Ann, il
ressemblait à Franklin Starr.
— Mais pourquoi Franklin Starr serait-il en train d’espionner le
collège ?
— Pourquoi pas ? répondit Liz. Après tout ce qui lui est arrivé, il
peut avoir l’esprit dérangé. Peut-être a-t-il perdu la mémoire. Cela
expliquerait pourquoi le notaire n’a pas pu mettre la main sur lui.
Rappelle-toi aussi que Starhurst est sa maison natale. En admettant
qu’il soit devenu amnésique, est-ce qu’il ne reviendrait pas
instinctivement ici ? »
Les arguments de sa sœur finirent par convaincre la cadette.
« Il y a peut-être du vrai dans tout ça, reconnut-elle. Est-ce que tu
crois qu’il faut en parler à Evelyn ?
— Je ne pense pas que cela puisse avoir un inconvénient. Après
tout, cela l’encouragera à penser qu’il est encore en vie. Je sais qu’elle
se tourmente horriblement ; elle craint qu’il ne lui soit arrivé
malheur. »
En remontant dans leur salle d’étude, les sœurs Parker trouvèrent
Evelyn en train de travailler avec application. Elles lui parlèrent de
l’inconnu qu’elles avaient aperçu sous leur fenêtre, puis, non sans
précautions, suggérèrent qu’à leur avis il pouvait s’agir de Franklin
Starr.
« Naturellement, dit Ann, nous pouvons nous tromper. Mais la
ressemblance nous a frappées l’une et l’autre. Nous étions trop loin
pour voir son visage. »
Elles avancèrent l’hypothèse que Franklin Starr pouvait souffrir
d’un choc nerveux ou avoir perdu la mémoire.
Evelyn était bouleversée.
« C’est déjà beaucoup que de le savoir vivant, reconnut-elle, les
larmes aux yeux, mais c’est affreux de penser qu’il a peut-être de gros
ennuis et que je ne peux pas venir à son aide. Et s’il est en vie,
pourquoi, pourquoi ne m’écrit-il plus ?
— Je voudrais tant pouvoir faire quelque chose ! soupira Ann.
— Nous le pouvons, déclara la pratique Liz. Bien sur, nous ne
savons pas si cet homme était bien Franklin Starr. Mais si c’était lui,
il doit se trouver à Penfield ou dans les environs ; nous pouvons donc
le chercher.
— Comment veux-tu que nous allions explorer les hôtels et les
endroits de ce genre ? objecta Ann.
— Pas nous-mêmes, bien entendu, mais nous pouvons organiser
quelque chose.
— De quelle façon ? interrogea avidement Evelyn.
— Le détective de Mme Grant ! Comment s’appelle-t-il…
Sedgwick. Nous pouvons lui demander de nous aider.
— C’est une idée magnifique ! s’écria Evelyn avec enthousiasme.
Oui, avec son aide, nous pourrions retrouver mon frère. Nous lui
donnerons une description complète de Franklin et nous le prierons
de le chercher partout. »
Les jeunes filles dressèrent aussitôt leur plan d’action. Elles
établirent d’abord une description de Franklin Starr – si détaillée
que le détective ne pouvait manquer de reconnaître le disparu s’il se
trouvait en sa présence. Puis elles se disposèrent à prier Mme Grant
de leur « prêter » son détective.
Pour le moment, Evelyn dut se contenter de ces préparatifs. Elle
parlait peu, mais les sœurs Parker devinaient son angoisse. Se
rappelant la silhouette furtive qu’elles avaient aperçue sous la fenêtre
de la salle d’étude, elles se demandaient, elles aussi, si Franklin Starr
avait vraiment perdu l’esprit ou la mémoire. Etait-il en train d’errer,
impuissant, autour du lieu de sa jeunesse, ignorant même son propre
nom ?
CHAPITRE XIV

UN BAVARDAGE MALINTENTIONNÉ

MADAME GRANT consentit volontiers à charger son détective de


rechercher Franklin Starr. Puisque de toute façon elle le payait pour
retrouver sa bague, il pouvait tout aussi bien essayer de faire les deux
enquêtes à la fois.
« Quoique, franchement, dit-elle aux deux sœurs, je doute fort,
mes enfants, qu’il parvienne à découvrir l’homme ou la bague. Je
commence vraiment à perdre confiance en M. Sedgwick. »
Si Mme Grant perdait confiance, on ne pouvait pas en dire autant
du détective. Muni de la description de Franklin Starr, il se mit à
l’œuvre avec optimisme.
« Ne vous inquiétez pas, mesdames, déclara-t-il avec dignité. S’il
est à Penfield, je le trouverai, soyez-en sûres. C’est ma spécialité que
de découvrir les disparus. Le croiriez-vous ? Un homme m’a
demandé une fois de rechercher son frère disparu depuis seize ans.
La dernière fois qu’on avait entendu parler de lui, il était dans le
Montana – au diable ! Eh bien, je l’ai retrouvé ! Et en moins de
quinze jours, encore.
— Où donc était-il ? questionna Ann intriguée.
— Il tenait une épicerie de l’autre côté de la rue.
— Quelle rue ?
— La rue où habitait son frère ! Ils vivaient en face l’un de l’autre,
et ni l’un ni l’autre n’en savaient rien. Le frère disparu avait changé
de nom. Ils se rencontraient tous les jours sans se reconnaître. Ah !
nous avons quelquefois de drôles de cas ! »
Les sœurs Parker convinrent que le cas des deux frères était
vraiment étrange ; elles étaient trop polies pour ajouter qu’elles n’en
croyaient pas un mot. Mais M. Sedgwick entreprenait ses recherches
avec une telle confiance qu’on ne pouvait pas s’empêcher d’espérer
malgré tout.
Deux jours s’écoulèrent.
M. Sedgwick déclara que l’affaire était en bonne voie.
Un autre jour passa encore.
M. Sedgwick déclara que l’affaire avançait toujours. Il était allé
jusqu’à mettre la main sur un individu qui répondait à la description
dans tous ses détails, à quelques minimes exceptions près. Par
exemple, l’homme était chauve et avait dix ans de plus que Franklin
Starr ; en outre c’était un représentant en automobiles
honorablement connu qui répondait au nom de Cooperthwaite. A
part cela, le détective avait inspecté tous les hôtels, les clubs et les
pensions de famille de la ville, mais sans succès.
Les ouvriers étaient toujours à Starhurst. Ann avait rencontré
plusieurs fois le plombier à lunettes dans les couloirs, sans que
jamais son travail parût avoir le moindre rapport avec la fuite d’eau.
Il semblait passer le plus clair de son temps à vaguer çà et là sans but
en contemplant les murs et les plafonds. Ann, se souvenant de la
conduite suspecte qu’il avait eue en deux occasions, se promit de ne
pas le perdre de vue.
Quelques jours après avoir remarqué l’inconnu sous la fenêtre de
la salle d’étude, Ann, remontant de la salle à manger après le repas
de midi, aperçut un groupe d’ouvriers en train de déjeuner dans le
vestibule qui précédait l’aile est du bâtiment. Le mystérieux plombier
ne se trouvait pas avec les autres. En se dirigeant vers sa chambre,
elle perçut au-dessus de sa tête un bruit singulier, comme si on
frappait de petits coups sur le plancher.
Elle écouta un instant, intriguée. La plupart des autres élèves, elle
le savait, se trouvaient encore à la salle à manger. Les petits coups
continuèrent. Puis elle entendit un bruit d’arrachement, comme si on
ôtait une lame du parquet.
« Il faut que j’aille voir », se dit-elle.
Elle monta l’escalier sur la pointe des pieds et arriva à un
tournant du palier d’où elle découvrait le corridor dans toute sa
longueur. Elle s’arrêta : à quelques mètres d’elle se trouvait une
forme humaine accroupie.
Le mystérieux plombier profitait de l’heure du déjeuner et de
l’absence des pensionnaires pour se livrer à ses activités
personnelles. Il avait soulevé deux lames du plancher et regardait
dessous. Ann le vit hocher la tête d’un air de désappointement.
Il replaça les lames, les recloua, puis tourna son attention vers la
plinthe du corridor. Il avançait lentement le long du mur, un petit
marteau à la main, frappant doucement la planche et écoutant,
l’oreille tendue, le bruit de son outil.
Cette singulière occupation l’absorba quelques minutes. Il ne se
doutait pas, évidemment, qu’on le voyait. Quant à Ann, elle était
fortement intriguée. Il devenait de plus en plus évident que les
recherches de l’individu n’avaient rien à voir avec la tâche pour
laquelle il était payé.
Tout à coup elle entendit à l’étage inférieur des éclats de rire et
des claquements de semelles : plusieurs des pensionnaires
remontaient de la salle à manger. Ann tourna les talons et commença
à redescendre. A mi-étage elle aperçut Letty Barclay et Ida qui
rentraient dans leur chambre et la regardèrent avec curiosité.
Quelques instants plus tard, le plombier apparut au sommet de
l’escalier. Letty jeta à sa compagne un regard significatif.
« J’ai l’impression que nous venons de déranger un petit rendez-
vous », articula-t-elle à haute et intelligible voix.
Ann rougit et rentra vivement chez elle. Le plombier, l’air nerveux
et gêné, passa rapidement devant Letty et Ida.
Dans la salle d’étude, Ann trouva sa sœur en train de ranger des
cahiers.
« Liz, je me méfie de ce plombier ! déclara-t-elle.
— Celui qui a des lunettes ? »
Ann inclina la tête.
« Tu te rappelles, l’autre jour je t’ai dit que je l’avais vu essayer de
défoncer un panneau du mur. Eh bien, il est encore en train de
fouiner partout. Je me demande ce qu’il cherche. A l’instant il était à
l’étage au-dessus, il sondait la plinthe et arrachait les lames du
parquet.
— Peut-être est-ce un cambrioleur déguisé ? suggéra Liz.
— Mais que pourrait-il voler à Starhurst ? Les Randall ne sont pas
riches. Ils n’ont pas d’objets de valeur – seulement quelques bijoux
de famille. Et puis, si c’est un voleur, pourquoi rôderait-il ainsi en
plein jour ?
— Peut-être faudrait-il avertir Mme Randall.
— L’avertir de quoi ? Que nous avons vu un des plombiers agir de
façon suspecte ? Nous ne l’avons vu prendre aucun objet. A notre
connaissance, rien n’a disparu au collège. Si c’est un voleur, il a
pourtant été dans la maison assez longtemps pour dévaliser la moitié
des chambres. »
Les deux sœurs décidèrent donc de ne rien dire, mais se
promirent d’avoir l’œil sur le plombier quand l’occasion s’en
présenterait. Elles discutaient encore de son étrange conduite quand
elles entendirent un groupe de leurs camarades bavarder dans le
vestibule. La voix aiguë de Letty Barclay dominait toutes les autres.
« … et en arrivant sur le palier, racontait-elle, qui voyons-nous
descendre ? Mlle Ann Parker, en personne, l’air aussi embarrassé que
si elle avait été surprise en train de dévaliser le garde-manger !
Naturellement nous nous sommes demandé ce qu’elle avait bien pu
faire, et nous n’avons pas été longues à le découvrir. Car devinez qui
descendait sur ses talons ? Un des plombiers !
— Non ! s’exclama une jeune fille.
— Si ! piailla Letty. Parfaitement ! Ils venaient d’avoir une petite
conversation privée là-haut, sous les toits. C’était là qu’il travaillait,
probablement, et je suppose qu’elle ne pouvait pas se passer de lui.
Elle était rouge jusqu’à la racine des cheveux ; quant à lui, il n’osait
même pas nous regarder en face. »
Ann se redressa, les yeux étincelants.
« Et pour cause ! jeta-t-elle.
— Chut ! fit Liz.
— Lequel des plombiers était-ce ? interrogea une autre voix.
— Celui qui a une petite moustache et des lunettes, ricana Letty.
Ah ! ces demoiselles ont de belles relations.
— J’ai vu Ann le regarder plusieurs fois depuis qu’il travaille dans
la maison, dit Ida. Elle compte peut-être sur lui pour la présenter
dans le monde ! »
Toutes les jeunes filles éclatèrent de rire. Ann s’élança vers la
porte ; elle se serait précipitée dans le vestibule pour mettre fin à
cette calomnie si Liz ne l’avait retenue.
« N’y fais pas attention, conseilla l’aînée. Letty n’a rien de mieux à
faire. Si tu te fâches, tu ne feras qu’attirer l’attention ; si tu te bornes
à hausser les épaules, ces stupides racontars tomberont d’eux-
mêmes. »
Ann suivit l’avis de sa sœur. Pendant un jour ou deux Letty et Ida
s’efforcèrent de faire circuler leur méchante calomnie, mais la
cadette des Parker leur opposa une indifférence totale. La plupart des
collégiennes ne connaissaient que trop la mauvaise nature de leur
riche camarade. Si Letty espérait mettre Ann dans une situation
embarrassante, elle en fut pour ses frais.
Les sœurs Parker, d’ailleurs, oublièrent bientôt cet incident sans
importance : des événements plus graves détournèrent leur
attention. Jack Garnett, le brocanteur de Rockeville, se trouva une
seconde fois sur leur chemin.
CHAPITRE XV

LA BAGUE DE MADAME GRANT

IL Y EUT, en cette fin d’automne, quelques journées douces et


ensoleillées. Les sœurs Parker et quelques camarades résolurent d’en
profiter pour faire un pique-nique le samedi suivant.
On chargea Liz, Ann et Evelyn de trouver un site propice ; elles
partirent donc toutes trois un après-midi pour le bois des Erables,
qui se trouvait à deux kilomètres environ de Starhurst.
« Je connais l’endroit, avait dit Evelyn. Il y a une petite clairière
dans le bois, tout près de la route. Franklin et moi y allions quand
nous habitions ici. Je suis sûre que quand vous la connaîtrez vous ne
voudrez pas aller ailleurs. »
L’après-midi était magnifique ; les trois jeunes filles décidèrent
donc de gagner le bois à pied, sous la conduite d’Evelyn. Un peu
avant d’arriver à la clairière, Liz s’arrêta et prêta l’oreille.
« Il me semble que j’entends parler », murmura-t-elle.
Les promeneuses firent halte sous les arbres. En effet, un
murmure de conversation arrivait à leurs oreilles. Puis tout à coup
elles entendirent la voix aiguë d’une femme :
« Je ne te la donnerai pas ! Non ! je te le dis, elle m’appartient ! »
Evelyn fronça les sourcils.
« Qui donc peut se trouver à la clairière ? En général il ne vient
personne par ici. »
Elles poursuivirent leur route sans bruit. Mais Ann et Liz avaient
l’impression de reconnaître la voix. Au moment où elles
approchaient, les notes aiguës éclatèrent de nouveau :
« Non, je ne te dirai pas comment je l’ai eue. D’abord ça ne te
regarde pas. »
Ann saisit le bras de sa sœur.
« Flora Rodriguez ! » murmura-t-elle très émue.
Liz fit un signe affirmatif. Puis, prenant la tête de la petite troupe,
elle avança avec précaution jusqu’à la clairière.
Sur le terrain découvert, jonché de feuilles d’automne, un homme
et une femme, debout, se faisaient face. La femme était bien Flora
Rodriguez.
Quant à l’homme, Ann, en le reconnaissant, retint un cri. C’était
Jack Garnett !
Le brocanteur était visiblement de mauvaise humeur. Il discutait
aigrement avec la cartomancienne en gesticulant de ses mains
boudinées.
« Je veux cette bague, tu m’entends ? Je sais d’où elle te vient. J’ai
lu la description dans le journal. La police la cherche. Tu l’as volée à
Mme Grant.
— Et alors ? demanda Flora Rodriguez d’un ton maussade.
— Je la vendrai et je te donnerai la moitié du prix. »
La femme eut un rire dur.
« J’ai déjà entendu cette histoire-là. Je sais ce que tu me
donnerais. Rien du tout.
— Ecoute, Flora, reprit l’homme d’une voix insinuante, nous
sommes frère et sœur, pas vrai ? Tu ne vas pas me dire que tu n’as
pas confiance dans ton propre frère ?
— Non ! »
Jack Garnett haussa les épaules. « Eh bien, c’est gentil ! déclara-t-
il. Montre-moi cette bague. »
Flora fouilla dans son sac et prit un objet dans la paume de sa
main. Jack Garnett l’examina un instant, puis hocha la tête.
« Ça ne vaut pas grand-chose, prononça-t-il. Je t’en donne cent
dollars.
— Tu m’en donneras cinq cents, dit sèchement sa sœur. Elle en
vaut mille.
— Cinq cents dollars ! hurla Jack Garnett. Tu me prends pour un
fou !
— Bon, alors je la garde.
— Depuis quelque temps, tu agis d’une façon qui ne me plaît pas,
gronda Garnett. Tu as même changé de nom. Est-ce que tu as honte
du nôtre ?
— J’en ai assez de trimer pour toi. Maintenant je travaille à mon
compte.
— Ça t’avancera bien ! En me quittant, qu’est-ce que tu as fait ?
Tu as pris la lampe et tu l’as vendue.
— Ce n’est pas vrai !
— Bien sûr que si. J’ai eu tout le mal de rafler cette lampe chez les
Parker et tu l’as emportée avant que j’aie le temps d’en tirer quelque
chose.
— C’est toi qui m’as dit de l’emporter. Tu avais peur que ces filles
ne fassent fouiller le magasin par la police. Je pensais que tu voulais
que j’aille la vendre.
— Où est-elle maintenant ?
— De nouveau chez les Parker. »
Les deux sœurs, cachées dans le taillis, suffoquaient presque
d’émotion.
« Comment l’ont-elles récupérée ? cria Jack. Tu la leur as
revendue ?
— Non. Je l’ai portée chez un brocanteur et elles l’ont vue à son
étalage. Quand j’ai compris que tu ne voulais pas la vendre, j’ai
essayé de la récupérer. Je leur ai offert plus qu’elles ne l’avaient
payée, mais elles n’ont pas voulu.
— Tu as démoli l’affaire d’un bout à l’autre ! tempêta Jack
Garnett. Tu as vendu la lampe alors que tu n’en avais pas le droit.
J’avais déjà couru toutes sortes de risques en la volant. Tu ne m’as
même pas donné l’argent qu’elle t’a rapporté.
— J’ai essayé de la reprendre.
— Mais tu n’as pas réussi ! Ces filles savent-elles que c’est leur
lampe ?
— Non.
— Bon, c’est toujours ça. Mais à présent je veux la bague. Elle me
dédommagera un peu de tout ce que tu m’as fait perdre.
— Je ne te la donnerai pas. Elle est à moi et je la garde. Ou alors
paie-moi cinq cents dollars.
— Donne-la-moi ! » gronda Jack Garnett en s’avançant vers
Flora. Celle-ci mit la main derrière son dos. Pendant un moment ils
luttèrent de toutes leurs forces, le brocanteur s’efforçant d’arracher le
bijou à sa sœur. Soudain, avec un cri de rage, il serra le poing et la
frappa en plein visage. Elle poussa un cri. Il la frappa de nouveau ;
elle trébucha et tomba sur le sol. Jack Garnett se pencha, écarta les
doigts de Flora et saisit la bague.
Horrifiées, les trois amies avaient assisté à cette scène
extraordinaire. Mais cette fois c’en était trop. Liz poussa un cri
d’indignation et surgit de sa cachette, suivie d’Ann et d’Evelyn.
Jack Garnett, surpris et épouvanté, leva les yeux. En voyant les
trois filles courir vers lui à travers la clairière, il tourna les talons et
enfila un sentier qui conduisait à la route.
« Rattrapons-le ! cria Liz. Il a la bague de Mme Grant ! »
Dans l’ardeur de la poursuite, elles oubliaient momentanément
Flora.
Jack Garnett, gros et trapu, avançait lourdement dans le sentier.
On apercevait, rangé au bord de la route, un élégant coupé marron
qu’il espérait évidemment atteindre avant d’être rejoint.
Au moment où les trois jeunes filles débouchaient du sentier,
Jack Garnett se hissa sur le siège. Le moteur ronronna. Un instant de
plus, et le coupé filait sur la route. Liz sauta le fossé et courut se
placer devant la voiture, les bras étendus. Le coupé démarra, mais
elle ne bougea pas d’un pouce.
Jack Garnett, hors de lui, gesticulait comme un fou. C’était un
vaurien, mais il savait ce qu’il risquait s’il renversait la jeune fille. Il
se mit en marche arrière ; la voiture recula lentement. Mais la pente
était trop raide et le moteur cala.
Pendant ce temps, Ann et Evelyn, qui s’étaient précipitées vers le
coupé, essayaient de toutes leurs forces d’ouvrir la portière. Jack
Garnett se vit cerné. Avec un juron furieux il ouvrit du côté opposé,
sauta sur la route et disparut dans les fourrés.
Les trois filles s’élancèrent à ses trousses, mais dans les taillis
épais elles perdirent bientôt Jack de vue.
« Nous ne le rattraperons jamais ! se lamenta Ann. Et si nous
l’approchons, il sera dangereux. »
Elles se rendaient compte que, même à trois, elles n’étaient pas
de force à lutter contre un homme robuste, poussé à bout. Du moins
elles avaient mis le misérable en fuite. Elles abandonnèrent la
poursuite et regagnèrent la route. Evelyn s’inquiéta alors de Flora
Rodriguez.
« Je suis sûre qu’il l’a assommée ! déclara-t-elle. Elle est tombée
et elle n’a plus fait un mouvement.
— Jamais je n’avais vu pareille brutalité ! » dit Ann avec feu.
En retournant à la clairière, elles trouvèrent la victime de Garnett
à l’endroit même où elle était tombée. Les trois amies prirent peur :
Flora respirait si faiblement qu’on pouvait la croire sérieusement
blessée.
« Il faut la ramener immédiatement à Penfield, décida Liz. Si
nous allons chercher un médecin, il arrivera peut-être trop tard.
— Mais Penfield est à trois kilomètres d’ici ! remarqua Evelyn.
Nous ne pourrons jamais la porter jusque-là.
— Il y a la voiture de Garnett, suggéra Ann.
— Je vais la conduire, proposa Liz. Venez, transportons Flora. »
Non sans beaucoup de difficulté, les trois amies réussirent à
soulever la femme inerte et à la porter jusqu’à la route. Elles se
rendaient compte qu’il fallait faire vite, car la blessée semblait longue
à se remettre du coup qu’elle avait reçu. Elle était tombée à la
renverse sur un rocher et Ann craignait qu’elle ne se fût fracturé le
crâne.
Elles installèrent Flora Rodriguez sur le siège arrière et Liz se mit
au volant. Mais à ce moment elles s’aperçurent qu’en essayant de
leur échapper Jack Garnett avait fait reculer la voiture jusqu’au bord
d’un profond fossé. Une des roues arrière s’était enfoncée dans le
sable et pendant un moment la voiture refusa obstinément de
démarrer.
Ann sauta à bas du coupé et entassa sous le pneu des branches et
des pierres. Liz mit le moteur en marche et pressa l’accélérateur à
fond. Cette fois la roue trouva un point d’appui ; le coupé bondit sur
la surface ferme de la route.
Liz était inquiète : l’incident leur avait fait perdre un temps
précieux. Désormais chaque minute comptait. Ann avait à peine
grimpé dans la voiture et claqué la portière que le coupé filait vers
Penfield.
« Mon Dieu ! j’espère que nous n’arriverons pas trop tard ! »
murmura Evelyn.
Dans l’esprit de Liz, cramponnée au volant, les pensées se
succédaient avec rapidité. Jack Garnett et Flora Rodriguez étaient
frère et sœur ! Flora Rodriguez avait volé la bague de Mme Grant ! La
lampe qu’elles avaient achetée à Penfield était bien celle qu’on leur
avait volé à Rockville ! Que de choses elles avaient apprises en
préparant leur pique-nique dans les bois !
CHAPITRE XVI

LA VOITURE VOLÉE

EN GÉNÉRAL Liz était une conductrice prudente, respectueuse


des règlements. Mais en la circonstance, une fois arrivée sur la
grand-route, elle ne se soucia guère des ordonnances de police :
cramponnée au volant de la voiture lancée à toute allure, elle regarda
le compteur monter à cent, à cent vingt, finalement à cent soixante.
Flora Rodriguez était toujours sans connaissance. Ann et Evelyn,
qui la protégeaient de leur mieux contre les cahots, s’inquiétaient de
son immobilité prolongée.
« Il faut la conduire à l’hôpital ! » cria Ann.
Liz inclina la tête. Quoique ne connaissant pas la voiture, elle la
manœuvrait assez adroitement. Elles approchaient des faubourgs de
Penfield et la circulation devenait plus dense. Pourtant Liz ne
ralentissait pas.
Tout à coup elle entendit le bruit d’une motocyclette qui dépassait
le coupé ; un agent motocycliste tendit le bras et lui fit signe de
stopper.
Le coupé ralentit ; Liz se rangea sur le côté de la route. L’agent
descendit de sa machine, tira un carnet de sa poche et s’avança vers
elle.
« Vous avez déjà entendu parler de quelque chose qui s’appelle
excès de vitesse ?
— Nous sommes terriblement pressées ! expliqua Liz.
— Je l’ai bien vu. Pour vous dépasser il a fallu que je monte à cent
soixante-dix.
— Mais nous conduisons une femme à l’hôpital, dit Liz navrée.
Elle est grièvement blessée. Elle va peut-être mourir. »
L’agent jeta un coup d’œil à l’intérieur du coupé. En voyant le
visage livide de Flora Rodriguez, il siffla doucement.
« Alors, c’est autre chose », déclara-t-il aussitôt. Il remit son
carnet dans sa poche. « En avant, les enfants ! je vous précède. »
Il remonta sur sa moto et leur ouvrit le passage en actionnant sa
sirène. Ainsi escortées, les trois amies entrèrent dans Penfield sans
avoir besoin de s’arrêter et arrivèrent bientôt devant le grand
bâtiment de briques qui était l’hôpital de la ville. Là, toujours avec
l’aide de l’agent, elles descendirent la femme inerte de la voiture et la
remirent aux mains des infirmiers.
Une secrétaire à l’aspect alerte s’avança vers Liz.
« Le nom de la malade, s’il vous plaît ?
— Eh bien, elle… elle s’appelle Flora Rodriguez.
— Votre nom à vous, et votre adresse ? »
Les sœurs Parker donnèrent leur nom et expliquèrent qu’elles
venaient du collège de Starhurst.
« Très bien, dit l’employée inscrivant les renseignements. La
malade est une de vos parentes ?
— Non ! répondit vivement Liz. Nous l’avons trouvée par hasard.
Elle a été frappée par un homme. »
L’agent voulut alors en savoir davantage.
« Où est-ce arrivé ? interrogea-t-il. Vous connaissez le nom de
l’homme ? »
Liz hésita. Elle n’avait pas envie d’en dire trop long sur Flora
Rodriguez, Jack Garnett et toute l’affaire de la lampe. Plus le policier
questionnait, plus elle perdait son sang-froid. Il fronça les sourcils.
« Vous essayez de cacher quelque chose, déclara-t-il. Vous ne
m’avez pas tout dit. »
Soudain il fit le tour du coupé, regarda le numéro, puis tira de
nouveau son carnet et parcourut une série de chiffres.
« Je m’en doutais ! fit-il gravement.
— Vous vous doutiez de quoi ? demanda Ann.
— Cette voiture a été volée. Il y a trois heures qu’on a signalé le
vol à la police. Il faut que je vous emmène au commissariat.
— Mais ce n’est pas nous qui l’avons volée ! protesta Liz avec
indignation. L’homme s’est enfui en laissant la voiture. Il fallait
conduire la femme à l’hôpital…
— Tout ça est très joli, répliqua l’agent, mais vous le raconterez au
commissaire. »

Une fois de plus les trois amies s’éloignèrent sous l’escorte de


l’agent. Mais avant de partir elles eurent le temps d’apprendre par la
secrétaire que Flora Rodriguez était revenue à elle et ne semblait pas
en danger immédiat.
« Est-ce qu’ils vont nous mettre en prison ? demanda Evelyn
tremblante.
— Ils n’oseraient pas ! répondit Ann. Nous n’avons rien fait de
mal. Si la voiture a été volée, ils devraient nous remercier de l’avoir
découverte. Malgré tout il va falloir expliquer beaucoup de choses à
Mme Randall.
— Je vois d’ici les manchettes des journaux, gémit Liz. « Trois
élèves de Starhurst accusées « de vol de voiture. » Ça fera vraiment
bon effet ! »
En descendant du coupé, devant le poste de police, les sœurs
Parker et Evelyn se sentaient assez mal à l’aise. Elles n’en voulaient
pas à l’agent ; elles se rendaient compte qu’il n’avait fait que son
devoir. Mais ce n’était guère réconfortant de savoir qu’elles étaient
soupçonnées de vol.
« C’est bien notre chance ! dit Ann d’un air sombre. Jack Garnett
prend la voiture et c’est à nous qu’on vient le reprocher ! »
L’agent les précéda sur le perron. A l’instant même où elles
entraient dans le bâtiment, elles se trouvèrent en présence d’une
silhouette familière.
« Le plombier ! » s’exclama Ann stupéfaite.
Timide et embarrassé comme toujours, le mystérieux ouvrier leur
adressa la parole.
« Vous avez… un ennui ?
— Pour ça, oui ! répondit Liz. On nous accuse d’avoir volé une
voiture. Mais nous sommes absolument innocentes. Nous l’avons
prise pour conduire quelqu’un à l’hôpital et tout à coup l’agent
découvre qu’elle était volée. »
Le plombier se tourna vers l’agent.
« Je réponds de ces jeunes filles, déclara-t-il sèchement. Elles
sont de Starhurst. Elles sont incapables de faire une chose pareille.
— Ma foi, fit l’homme, si vous pouvez dire un mot en leur faveur,
ça influencera certainement le chef. Vous comprenez, moi j’ai
retrouvé le coupé entre leurs mains, je suis obligé de les amener ici
pour expliquer comment il se fait qu’elles le conduisaient.
— Nous allons arranger ça tout de suite », promit le plombier.
Il tint parole. Quand on introduisit les trois amies dans le saint
des saints du commissariat, il s’adressa à un fonctionnaire rougeaud
et grisonnant assis derrière un grand bureau.
« Casey, dit-il, ces jeunes filles sont au collège de Starhurst. On
les a trouvées en train de conduire une voiture volée. Je réponds de
leur honnêteté. »
Les trois amies s’éloignèrent sous l’escorte de l’agent.
Casey sourit aux prévenues effrayées.
« Vous n’avez pas l’air de voleuses de voitures », reconnut-il d’un
ton rassurant. Puis il se tourna vers l’agent :
« Voyons, de quoi s’agit-il ? »
L’agent s’expliqua : il avait arrêté la voiture pour excès de vitesse,
mais en apprenant que les jeunes filles conduisaient une blessée à
l’hôpital, il les avait aidées de son mieux.
« A ce moment-là j’ai jeté un coup d’œil sur le numéro de la
voiture et constaté qu’elle était volée. Je ne pouvais pas faire
autrement que d’amener les conductrices au poste.
— Mais nous ne savions pas qu’elle était volée, insista Liz. Nous
étions au bois des Erables où nous avons vu ce Jack Garnett…
— Quoi ? interrompit Casey stupéfait.
— Jack Garnett ! » s’écria le plombier qui paraissait très ému.
Le nom du brocanteur faisait sensation. Les trois amies
comprirent bientôt pourquoi.
« Voici des mois que nous essayons de mettre la main sur ce
vaurien ! déclara Casey. Continuez, mademoiselle. Dites-moi ce qui
s’est passé. »
Liz raconta l’histoire, mais sans parler de la lampe ni de la bague.
Elle dit simplement que Jack Garnett et Flora Rodriguez se
querellaient au sujet d’objets volés. Avec l’aide d’Ann et d’Evelyn, elle
expliqua comment l’homme avait jeté la femme à terre et comment il
avait réussi à s’échapper.
« Ainsi il s’est échappé ? dit Casey, l’air radieux. Eh bien, s’il est
dans les environs de Penfield, nous allons lui rendre la vie dure ! Il
est hors de doute que Jack Garnett a volé cette voiture. Nous
essayions de l’attraper pour l’interroger au sujet d’un vol de bijoux
commis il y a quelque temps dans la famille Starr.
— Dans la famille Starr ! » s’exclama Evelyn.
Puis comme Casey la regardait avec surprise, elle se présenta.
« Ainsi, dit-il, vous êtes Mlle Evelyn Starr ! En ce cas, vous devez
savoir qu’on avait dérobé certains bijoux de famille dans le château
avant-enfin, avant qu’il ne devienne le collège de Starhurst.
— En effet, reconnut-elle. Mon frère m’en avait parlé.
— Eh bien, la trace de quelques-uns de ces bijoux nous a conduits
jusqu’à Jack Garnett, mais jusqu’ici nous n’avons jamais pu lui
mettre la main au collet. Si vous voulez bien m’excuser une
minute… »
Il s’éloigna vivement. Au bout de quelques instants il revint en
déclarant qu’il avait fait le nécessaire pour commencer
immédiatement les recherches.
« J’espère que vous réussirez ! dit le plombier. Cet homme est un
misérable. Sa place est derrière des barreaux.
— Vous le connaissez ? questionna Ann avec intérêt.
— J’ai entendu parler de lui. J’espère que la police parviendra à le
prendre. Il devrait être en prison depuis longtemps. »
L’impatience que montrait le plombier de voir arrêter Jack
Garnett surprit un peu les trois jeunes filles. Mais à ce moment Casey
intervint pour s’excuser de tous les ennuis qu’elles venaient d’avoir et
les remercier des renseignements qu’elles lui avaient fournis.
« Vous nous rendez un grand service en nous faisant retrouver la
trace de Jack Garnett. Quant à la voiture volée, nous aurons soin que
le propriétaire sache à qui il doit de l’avoir retrouvée. »
Les trois amies quittèrent le poste en compagnie du plombier. Au
bas du perron, elles le remercièrent de son intervention.
« Nous avons eu de la chance de vous rencontrer, dit Liz. La
police aurait pu nous tracasser beaucoup si vous n’aviez pas été là
pour nous identifier. »
L’homme eut l’air plus embarrassé que jamais. Il souleva son
chapeau.
« Ce n’est rien, assura-t-il. J’étais heureux de pouvoir le faire.
Je… j’espère que nous nous reverrons…
— Il pourrait t’inviter au bal de la plomberie ! » interrompit une
voix familière, mais peu sympathique.
Ann leva les yeux et à sa grande humiliation reconnut Letty
Barclay et Ida Mason qui passaient devant le poste. Ann, se rappelant
les remarques malveillantes de Letty au sujet de son prétendu
rendez-vous avec le plombier, sentit que le moment de cette
rencontre tombait particulièrement mal.
« Un vrai roman, à ce que je vois ! » ricana Letty.
CHAPITRE XVII

L’ESPION DU PARC

« IL NE manquait plus que ça, qu’elles passent par ici juste en ce


moment ! » dit Ann quand Letty et Ida se furent éloignées.
Evelyn haussa les épaules.
« Ne t’occupe pas de ces filles-là », conseilla-t-elle.
Un agent de police sortit du poste ; il leur sourit en touchant sa
casquette et ouvrit la porte du coupé.
« Le propriétaire va être joliment content de revoir sa voiture ! »
déclara-t-il.
En le regardant partir, Liz fronça les sourcils.
« Je me demande, prononça-t-elle lentement, si Jack Garnett a
bien emporté la bague de Mme Grant.
— J’ai peur que oui, répondit Evelyn. Nous l’avons vu la prendre
dans la main de Flora Rodriguez.
— Oui, mais l’a-t-il gardée ? objecta Liz. Il a très bien pu cacher la
bague derrière les coussins de la voiture. »
Evelyn prit un air penaud.
« Et nous n’avons pas pensé à regarder !
— Quelqu’un y a pensé, dit Ann. Pendant que tu faisais des excès
de vitesse sur la grand-route de Penfield, j’ai passé la main sous tous
les coussins.
— Et tu n’as pas trouvé la bague ? »
Ann tendit la main.
« Regardez ! »
Dans sa paume ouverte, on voyait briller la grosse perle.
Evelyn et Liz n’en revenaient pas.
« Tu l’as ! s’écrièrent-elles. Tu as trouvé la bague de
Mme Grant ! »
Sous les yeux d’Ann enchantée, elles examinèrent le bijou. La
cadette des Parker, expliqua-t-elle, avait eu l’intuition que Jack
Garnett devait avoir laissé la bague quelque part dans la voiture. Il ne
voudrait pas courir le risque qu’elle fût découverte sur lui s’il était
pris.
« Heureusement, dit-elle, je l’ai trouvée avant que la police
réclame le coupé ! Maintenant allons tout de suite la rendre à
Mme Grant. »
Le trio se mit gaiement en route. Liz, par bonheur, avait
l’adresse : Mme Grant la lui avait donnée en l’invitant à passer la voir
un après-midi avec sa sœur. Dix minutes plus tard elles arrivaient en
vue d’une belle villa située dans une des plus jolies rues de Penfield.
A leur grande surprise elles reconnurent, arrêté devant la porte, le
coupé marron volé par Jack Garnett.
L’agent qui l’avait amené du poste était en conversation avec
Mme Grant et un monsieur corpulent, au visage ouvert, qui ne
pouvait être que M. Grant en personne.
« Comment, vous voilà ! s’écria la bonne dame avec animation.
Cet agent vient de nous ramener notre voiture. Il nous raconte qu’elle
a été retrouvée par trois jeunes filles…
— Ce sont elles, madame, dit l’agent. On a failli les arrêter pour
vol de votre coupé. »
M. Grant leur tendit la main.
« Voilà donc ces jeunes personnes dont j’ai tant entendu parler !
s’exclama-t-il. Si tu ne veux pas me présenter, Emma, je me présente
moi-même. Je tiens à vous remercier pour toute l’obligation que je
vous ai ; ma femme m’a dit que vous aviez des talents de détectives
extraordinaires, mais je ne m’attendais pas à en avoir si vite la
preuve. »
Il serra la main des jeunes filles et leur apprit qu’il ne possédait la
voiture que depuis la veille.
« Je vous avoue, ajouta-t-il, que je trouvais assez pénible de
perdre ce coupé moins de vingt-quatre heures après l’avoir payé deux
mille dollars ! Je n’avais même pas eu le temps de l’assurer, de sorte
que c’aurait été une perte sèche.
— Mais entrez, vous nous raconterez toute l’histoire ! insista
Mme Grant en poussant les trois amies vers la porte.
— Avant tout, dit Liz en souriant, nous avons quelque chose à
vous montrer. Nous n’avons pas eu beaucoup de mérite à retrouver
votre voiture, c’était plus ou moins une affaire de hasard. Mais Ann a
quelque chose qui devrait vous intéresser. »
Ann sortit le bijou de sa poche et le tendit tranquillement à
Mme Grant.
« Ma bague ! ma bague de perle ! s’écria celle-ci au comble de la
joie. Tom, regarde ! elles me rapportent ma bague ! »
M. Grant examina l’anneau puis se tourna vers les jeunes filles.
« Tout ce que je peux dire, remarqua-t-il lentement, c’est que
vous valez tous les bureaux de recherches de la ville ! Une bague et
une voiture – les deux dans la même journée ! »
Mme Grant était ravie, car la perte de son précieux bijou lui avait
fait beaucoup de peine. Une fois dans la maison, elle insista pour
apprendre tous les détails de l’affaire ; devant le courage et l’astuce
des trois amies, M. Grant déclara qu’il avait devant lui les trois filles
les plus intelligentes qu’il eût jamais rencontrées.
Cependant, lorsqu’elles regagnèrent Starhurst une demi-heure
plus tard, une surprise désagréable les y attendait. Elles venaient à
peine d’entrer quand une élève de première année se précipita au-
devant d’elles.
« Les sœurs Parker au bureau ! annonça-t-elle.
— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda Ann étonnée.
— Mme Randall fait des étincelles ! dit la collégienne. Letty
Barclay lui a raconté qu’on vous avait arrêtées et conduites au poste
pour avoir volé une voiture. Je ne voudrais pas être à votre place, je
vous promets ! »
Très émues, les deux sœurs se dirigèrent vers le bureau de la
directrice. Elles se rendaient compte que celle-ci, n’ayant entendu
que la moitié de l’histoire, pouvait les juger fort mal. Mme Randall,
en effet, les accueillit avec une sévérité inaccoutumée.
« Est-il exact, demanda-t-elle, que vous ayez été emmenées au
poste cet après-midi ?
— Ma foi… oui, c’est vrai, madame, reconnut Liz.
— Et accusées d’avoir volé une voiture ?
— C’était une erreur, expliqua Ann. La voiture avait bien été
volée…
— Vous rendez-vous compte, interrompit gravement
Mme Randall, de la répercussion d’une pareille conduite sur la
réputation de tout le collège de Starhurst ? »
Avant que les sœurs Parker eussent le temps de répondre, le
téléphone sonna.
« Un moment », fit Mme Randall en prenant l’appareil.
La conversation ne fut pas longue. L’expression de Mme Randall
s’adoucissait peu à peu en écoutant la voix à l’autre bout du fil.
« Oui,… je comprends,… cela change la situation du tout au tout…
Oui,… merci beaucoup, madame,… certainement… au revoir. »
Elle raccrocha le récepteur.
« Mme Grant vient de m’expliquer ce qui s’est passé, dit-elle
d’une voix radoucie. Je crains d’avoir été injuste envers vous, mes
enfants. Au lieu de vous gronder, je devrais vous féliciter. Voulez-
vous me raconter l’histoire en détail ? »
Les sœurs Parker refirent leur récit une fois de plus. Quand
Mme Randall les renvoya enfin, ce fut avec des paroles de
congratulation chaleureuse. Ann et Liz étaient très soulagées de
l’intervention opportune de Mme Grant, car sans elle l’explication
aurait peut-être été difficile.
Ce soir-là, Evelyn Starr vint les retrouver dans leur salle d’étude.
Elle avait pris l’habitude de venir presque chaque jour ; elle apportait
ses livres et préparait tranquillement ses classes du lendemain.
C’était une excellente élève, bien décidée à profiter au maximum de
ses études. Mais ce jour-là elle était inquiète et mal à l’aise.
« Je n’arrive pas à me concentrer ! déclara-t-elle. J’ai beau
essayer, je ne peux pas. »
Liz, affectueusement, lui passa un bras autour des épaules.
« Tu te tourmentes trop, ma pauvre chérie. Ça ne sert à rien, vois-
tu. Tout s’arrangera, j’en suis sûre.
— Je ne peux pas m’en empêcher, dit Evelyn. Je sais que c’est
ridicule, mais si vous n’aviez au monde que votre frère… et qu’il
disparaisse tout d’un coup… »
Sa voix s’étranglait ; elle fit un effort pour retenir ses larmes.
« Il ne me reste plus un sou, avoua-t-elle. J’ai tellement dépensé
en appels téléphoniques, en télégrammes – même en câbles – pour
essayer de découvrir sa trace. Je vais demander à Mme Randall de
me permettre de servir à table pour payer ma pension.
— Evelyn ! c’est à ce point-là ? s’écria Liz désolée. Mais est-ce que
nous ne pouvons pas t’aider ? te prêter un peu d’argent ? »
Evelyn fit « non » de la tête ; les sœurs Parker insistèrent. Oncle
Dick n’était pas riche, mais il était généreux et elles ne manquaient
jamais d’argent de poche.
« Si tu refuses, tu nous fâcheras, déclara Liz en tirant cinq dollars
de sa bourse. Il faut que tu les prennes, Evelyn !
— A quoi bon avoir des amis, si on ne peut pas les dépanner de
temps en temps ? ajouta Ann. Tu ferais la même chose pour nous si
nous en avions besoin. »
Evelyn finit par accepter, mais à la condition stricte qu’elle les
rembourserait aussitôt que cela lui serait possible. Et cela ne
l’empêcherait pas de chercher à travailler si elle le pouvait.
« Vous êtes très bonnes, dit-elle avec reconnaissance. Je ne le
prendrais pas si je n’en avais pas tellement besoin. »
A cet instant, Ann, qui s’était approchée de la fenêtre, poussa un
cri :
« Venez voir ! vite ! »
Les deux autres se précipitèrent. Ann désignait du doigt un coin
du parc.
« Regardez ! c’est encore cet homme ! »
Dans le rayon de la lumière projetée par la lampe, on apercevait
en effet une silhouette sombre qui se coulait derrière les arbres.
L’espion du parc était-il de retour ?
CHAPITRE XVIII

AU SECOURS D’EVELYN

LE GUETTEUR ne resta pas longtemps sous la fenêtre. Dès qu’il


s’aperçut qu’on l’avait remarqué, il se retira vivement dans l’ombre
plus épaisse des arbres. Les jeunes filles entrevirent la silhouette
furtive se glissant à travers le parc, puis plus rien.
« Suivons-le ! s’écria Ann surexcitée.
— Nous ne le rattraperions jamais, répondit Liz. Il sait que nous
l’avons vu.
— Tu crois que c’est… toujours le même ? » demanda Evelyn avec
angoisse.
Les deux autres savaient à quoi elle pensait : l’espion était-il
Franklin Starr ?
Ann fronça les sourcils.
« Eh bien, non, déclara-t-elle, je pense que c’était quelqu’un
d’autre. Celui de ce soir semblait plus petit et plus gros. »
Liz était de son avis.
« Pour moi, dit-elle, celui-ci, c’était Jack Garnett ! »
Les trois amies se regardèrent en silence. Il était alarmant de
penser que le fugitif pouvait s’être aventuré jusque dans les murs du
collège. Le brocanteur malhonnête était téméraire et résolu.
« Il espère peut-être récupérer la bague, suggéra Ann. Ça ne me
plaît pas de le sentir aussi près.
— Il devrait être en prison ! insista Liz. Il faut nous tenir sur nos
gardes. Il peut très bien rôder par ici dans l’espoir de reprendre la
lampe. »
Ce qu’elles ne s’expliquaient pas, c’était l’obstination évidente que
mettait Garnett à la poursuite de cet objet en particulier. Pour elles,
sachant maintenant que la lampe de leur salle d’étude était bien celle
reçue en cadeau d’oncle Dick, elles lui attachaient deux fois plus de
valeur. Mais le brocanteur ? Il était trop rusé pour ne pas avoir ses
raisons.
Ann s’approcha de la table et contempla le fût martelé.
« Oncle Dick dit qu’elle est ancienne. Peut-être vaut-elle encore
beaucoup plus qu’il ne le pensait lui-même. Jack Garnett doit être au
courant. »
Elles discutèrent pour savoir s’il fallait ou non avertir les Randall
de la présence possible de Garnett dans le voisinage du collège. Elles
se décidèrent pour la négative, mais résolurent d’employer toute leur
énergie à faire capturer le misérable. Après tout, plus il s’attarderait
dans les environ ? de Penfield, plus il risquait de tomber entre les
mains de la police.
« Si vraiment nous avons du talent comme détectives amateurs,
dit Ann en riant, nous devrions l’attraper nous-mêmes.
— En ce qui concerne la lampe, déclara Liz, je crois qu’à partir de
maintenant il ne faut plus la perdre de vue. Je ne sais pas pourquoi
cet homme y tient autant, mais il ne faut pas qu’il l’ait ! »
Quand Evelyn eut regagné sa chambre, ce soir-là, Ann suggéra un
plan de campagne.
« Il est possible que Flora Rodriguez soit à même de nous donner
certains renseignements. A mon avis, elle doit savoir où Garnett se
cache.
— Est-ce qu’elle nous le dirait ?
— Pourquoi pas ? Je sais bien que c’est son frère, mais elle ne doit
guère le porter dans son cœur à présent. En somme, nous lui avons
sauvé la vie. Elle peut au moins nous dire pourquoi il s’obstine
tellement à récupérer la lampe. »
Liz reconnut que la diseuse de bonne aventure pourrait peut-être
les aider.
« Allons demain la voir à l’hôpital, proposa-t-elle. Quoique au
fond je crains fort qu’elle ne nous dise pas grand-chose. Elle a elle-
même volé pour le compte de Garnett ; elle aura peur de s’attirer des
ennuis. »
Le lendemain, en entrant dans la salle à manger du collège, les
sœurs Parker virent avec surprise qu’Evelyn Starr n’occupait pas sa
place habituelle. Tout à coup elle sortit de la cuisine, le visage pâle et
crispé, se mit à servir à table. On voyait à quel point la situation lui
était pénible. Dès qu’elle eut quitté la salle à manger, un
bourdonnement s’éleva parmi les collégiennes.
« Belle dégringolade pour l’héritière de Starhurst ! ricana Letty
Barclay. Je ne comprends pas qu’elle ait l’impudence de rester au
collège. Je ne voudrais pas servir à table – même si je n’avais jamais
fait d’études.
— Tu ne le ferais certainement pas, répliqua Liz avec calme. Pour
cela il faut être brave. »
Letty lui lança un regard furieux, mais pendant tout le reste du
repas elle tint sa langue et ne parla plus d’Evelyn.
Après le déjeuner, les sœurs Parker allèrent trouver leur amie.
Sans insister, elles lui firent comprendre combien elles admiraient
son courage.
« Mais ce n’est vraiment pas la peine ! dit Liz. Nous serions trop
heureuses de te prêter ce dont tu as besoin. »
Evelyn secoua la tête.
« J’aime mieux m’en tirer seule, déclara-t-elle avec fierté. Si je ne
peux pas, je quitterai le collège, voilà tout. Je sais combien vous êtes
bonnes, mais je ne veux pas emprunter indéfiniment. Après tout ce
n’est pas si terrible de servir à table. A la cuisine on s’amuse
beaucoup. »
Les sœurs Parker auraient bien voulu faire quelque chose pour
elle. Mais elles se rendaient compte que pour Evelyn une seule chose
importait : retrouver son frère.
« Envoyons un télégramme à oncle Dick ! » décida Liz.
Elles montèrent dans la salle d’étude. Après quelques
tâtonnements, elles parvinrent à rédiger un message à l’adresse de
leur oncle :

« TÉLÉGRAPHIE IMMÉDIATEMENT SI CONNAIS


RÉSIDENCE ACTUELLE FRANKLIN STARR DISPARU DEPUIS
DÉPART ROCKVILLE. SA SŒUR TRÈS TOURMENTÉE. AIDE-
NOUS SI POSSIBLE. »

Ann se proposa pour porter le télégramme à la poste.


« De toute façon, dit Liz, on ne risque rien à demander, et nous
apprendrons peut-être quelque chose qui nous mettra sur la voie.
— Espérons-le ! soupira Ann en pliant le message pour le mettre
dans son sac. Pourvu qu’oncle Dick nous réponde vite ! »
CHAPITRE XIX

LE PANNEAU SECRET

QUAND Ann l’eut quittée pour se rendre à la poste, Liz s’assit


devant son bureau et se mit au travail. Pendant un moment il lui fut
difficile de se concentrer sur ce qu’elle faisait : son esprit était trop
plein des chagrins d’Evelyn Starr et des mystérieux agissements de
Jack Garnett. Elle ne pouvait s’empêcher de tourner sans cesse les
yeux vers la lampe. Quel était le mystère qui entourait celle-ci.
Pourquoi Garnett s’obstinait-il à la reprendre ?
Elle finit malgré tout par s’absorber dans ses leçons et travailla
avec application jusqu’au moment où elle entendit frapper à sa porte.
« Entrez ! » cria-t-elle.
La porte s’ouvrit et Liz vit devant elle le mystérieux plombier
accompagné d’une des femmes de service. Il inclina poliment la tête
et la regarda à travers ses lunettes.
« Excusez-moi de vous déranger, mademoiselle, commença-t-il
avec embarras, mais il faut que je vérifie les tuyaux du radiateur.
— Faites, répondit Liz en feignant de se remettre à son travail. Ça
ne me gêne pas. »
L’ouvrier traversa la salle en silence. Pendant un moment on
n’entendit pas d’autre bruit que le « toc toc » du marteau sur les
tuyaux.
« Vous nous avez joliment tirées d’affaires hier, dit Liz en levant
les yeux.
— Je n’ai pas fait grand-chose, répliqua le plombier tout en
continuant sa besogne. La police aurait dû comprendre que vous
n’aviez pas volé cette voiture.
— Malgré tout, si vous n’étiez pas intervenu, nous aurions eu du
mal à nous justifier.
— Je suis bien content si j’ai pu vous rendre service », déclara
l’homme tranquillement.
Liz se replongea dans ses livres. Cet étrange personnage
l’intriguait de plus en plus. Son aspect même était singulier : avec
une moustache plutôt claire, il avait les cheveux d’un noir de jais.
Au bout d’un moment, Liz remarqua que le bruit du marteau
s’était interrompu. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son livre sans
que le plombier s’en aperçût. Il était en contemplation devant la
lampe. Liz le regarda longtemps, mais il ne quittait pas la lampe des
yeux. On eût dit que pour lui le reste du monde n’existait pas.
« Notre éclairage a l’air de vous intéresser beaucoup », dit enfin
Liz.
Le plombier tressaillit. Il laissa tomber son marteau et se baissa
vivement pour le ramasser. Quand il se releva, sa physionomie
exprimait l’embarras et l’effroi.
« Je… je… oui, vous avez là une très belle lampe, bégaya-t-il.
— Mais pourquoi vous intéresse-t-elle ? questionna Liz.
— M’intéresser ?
— Oui. Après tout, ce n’est qu’une lampe. Est-ce qu’elle a quelque
chose de particulièrement fascinant ?
— Ma foi, non, dit-il. Rien d’extraordinaire. Je la regardais, voilà
tout. Je… j’aime bien les lampes.
— Celle-ci est ancienne.
— En effet. Excusez-moi. Je ne voulais pas être indiscret. Je… je
ferais mieux de me retirer. »
Il tourna précipitamment les talons. Dans son embarras, il se prit
le pied dans un coin du tapis, trébucha et manqua tomber. Pour
se’rattraper, il étendit la main et s’appuya contre le mur. Ses doigts
rencontrèrent un panneau mobile dans le lambris.
Il se redressa et jeta un coup d’œil rapide à l’endroit du mur qui
venait de céder sous sa main. Liz n’avait pas remarqué le
déplacement du panneau, mais elle vit le plombier s’animer de façon
étrange.
« Quel maladroit je fais ! » murmura-t-il.
A ce moment on entendit au-dehors la voix de plusieurs
camarades des sœurs Parker, qui appelaient d’en bas :
« Liz ! Ohé ! Liz ! »
Elle se dirigea vers la fenêtre et regarda. Nelly Doris et deux ou
trois autres étaient là, le nez en l’air.
« Nous organisons une partie de volley-ball. Viens jouer dans
notre camp !
— Je descends », promit Liz.
Elle n’était restée que quelques secondes à la fenêtre, le dos
tourné vers le plombier. Mais ce court intervalle avait suffi. L’homme
tendit prestement le bras, écarta le panneau mobile et passa le bras
par l’ouverture. Quand il le ressortit, il tenait à la main une liasse de
papiers poussiéreux. D’un mouvement vif il referma le panneau,
puis, fourrant les papiers sous sa cotte bleue, sortit rapidement de la
salle.
En s’écartant de la fenêtre, Liz se rappela le changement
d’attitude survenu chez l’ouvrier pendant qu’il s’appuyait contre le
mur.
« Je me demande… », pensa-t-elle.
Elle examina la boiserie. Nous avons déjà dit qu’il existait dans la
salle un placard secret. En regardant le lambris de plus près, Liz
s’aperçut qu’outre ce réduit qu’elle connaissait déjà il y en avait un
autre, absolument symétrique, dont tout le monde ignorait la
présence. Le plombier avait replacé le panneau si vite qu’il ne
s’adaptait même pas exactement. Elle se demanda comment il se
faisait que personne n’eût jamais remarqué cette fente.
Curieuse, elle repoussa le panneau et découvrit dans l’épaisseur
du mur un petit placard profond d’une trentaine de centimètres. Elle
regarda à l’intérieur, mais il était vide.
« Je comprends pourquoi il avait l’air aussi surpris ! se dit-elle. Il
a dû sentir le panneau bouger. »
Cependant elle n’avait pas le moindre soupçon que le plombier
eût réellement découvert le secret du placard et enlevé son contenu.
Elle ferma à clef la porte de la salle d’étude et descendit vers les
terrains de jeu, oubliant momentanément l’épisode du panneau
secret.
L’expédition d’Ann jusqu’à la poste aurait dû lui prendre une
demi-heure au maximum, mais quand Liz, deux heures plus tard,
remonta dans la salle, elle constata avec surprise que sa sœur n’était
pas encore rentrée. Intriguée par l’absence prolongée d’Ann, elle
s’apprêtait à interroger ses camarades, quand elle entendit dans le
corridor un bruit de pas précipités ; la porte s’ouvrit en coup de vent,
et Ann se précipita dans la pièce.
« Mon Dieu, qu’est-ce que…, commença-t-elle.
— Viens vite ! haleta Ann, les joues rouges, les yeux brillants
d’animation. Je l’ai retrouvé !
— Retrouvé qui ? Franklin Starr ?
— Non ! Jack Garnett !
— Où donc ? demanda Liz comme elles dégringolaient les
escaliers quatre à quatre.
— Dans les bois, à l’endroit du pique-nique. En nous dépêchant
nous l’y trouverons encore. »
Ann s’expliqua rapidement. En rentrant de la poste elle avait
trouvé la porte de la salle d’étude fermée à clef ; alors elle avait eu
une « intuition » et était partie se promener au bois des Erables. Là,
dans la clairière même où elles avaient vu le misérable se quereller
avec Flora Rodriguez, Ann avait aperçu Jack Garnett.
« Il cherchait quelque chose. Il examinait chaque centimètre de
terrain. Je suis revenue à toute allure pour t’avertir.
— Est-ce qu’il t’a vue ? »
Ann secoua la tête.
« J’ai pris bien soin que non.
— Tu ne crois pas que nous devrions avertir la police ? suggéra
Liz.
— Il n’est peut-être plus là. En ce cas, de quoi aurions-nous l’air ?
On penserait que je ne l’ai pas vu du tout. Non, j’ai une meilleure
idée. Essayons d’emprunter la voiture de Mme Grant ; nous serons
au bois des Erables en quelques minutes. Si nous voyons Garnett,
nous pourrons le suivre et découvrir où il se cache.
— Il a pu retourner chercher la bague, suggéra Liz en sortant du
collège.
— Je ne crois pas. C’est lui qui a caché la bague sous les coussins
de la voiture ; il n’irait pas la chercher dans les bois. »
Ce qui les intriguait surtout, c’était de savoir pour quel motif Jack
Garnett était retourné à cet endroit ; elles voulaient le suivre et
découvrir sa cachette si c’était possible. En arrivant chez Mme Grant
elles exposèrent la situation à celle-ci.
« Je ne demande pas mieux que de vous prêter ma voiture, leur
dit-elle. Mais est-ce que vous n’avez pas peur ?
— Peur de quoi ? demanda Ann en riant.
— Ma foi,… il me semble que j’y regarderais à deux fois avant de
donner la chasse à un individu de ce genre – à moins d’avoir avec
moi au moins une douzaine de policiers !
— Nous nous arrangerons pour qu’il ne nous voie pas », expliqua
Liz.
Mme Grant avait des doutes. Elle leur conseilla d’avertir la police,
mais les deux sœurs avaient l’impression que la police risquait de
mettre leur gibier en fuite.
« Si nous découvrons l’endroit où il se cache, dit Ann, nous
préviendrons les agents.
— Faites attention ! supplia Mme Grant inquiète. Je veux bien
vous prêter la voiture ; elle est à votre disposition toutes les fois que
vous le désirerez, mais je ne me pardonnerais jamais s’il vous arrivait
quelque chose.
— Ne vous tourmentez pas pour nous, madame. Nous n’avons pas
l’intention de commettre des imprudences. »
Le temps pressait : les sœurs Parker remercièrent
chaleureusement leur amie, montèrent vivement dans le coupé et
s’éloignèrent. Liz, qui conduisait, se faufilait avec adresse dans
l’encombrement de la circulation. Quand elles gagnèrent la grand-
route à la sortie de Penfield, les deux sœurs étaient surexcitées.
« J’espère que nous n’avons pas perdu trop de temps ! murmura
Ann. Il est peut-être déjà parti. »
Liz pressa l’accélérateur ; la voiture bondit.
« Nous allons bientôt le savoir. »
En quelques minutes elles atteignirent la route du bois des
Erables.
CHAPITRE XX

LA MONTRE EN OR

LA VOITURE attaqua la côte. Il était déjà tard, le jour


commençait à baisser. Les sœurs Parker se rendirent compte que
leur recherche de Jack Garnett serait bientôt interrompue par
l’obscurité.
« Et s’il débouchait sur la route pendant que nous n’y sommes
pas ? dit Ann. Il pourrait voler le coupé.
— Nous allons le fermer à clef. De toute façon nous ne serons pas
loin. »
En arrivant à l’endroit où la route était le plus rapprochée de la
clairière, Liz prit la précaution de faire tourner la voiture.
« Comme cela, si nous sommes pressées, nous n’aurons pas
besoin de perdre du temps pour partir du bon côté », expliqua-t-elle.
Dès qu’elle eut rangé la voiture, les deux jeunes filles prirent le
sentier qui conduisait sous les arbres. Dans la pénombre
grandissante, avec le craquement des branches sèches au-dessus de
leurs têtes et celui des feuilles mortes sous leurs pieds, l’atmosphère
du bois des Erables était sinistre.
« Surtout, qu’il ne nous voie pas ! » chuchota Liz.
Elles avancèrent pas à pas jusqu’au voisinage de la clairière et se
glissèrent derrière un bouquet d’arbres pour observer sans être vues.
Mais la clairière était déserte.
« Il est parti ! murmura Liz déçue.
— Je n’en jurerais pas. En tout cas nous pouvons explorer le
coin. »
Sans relâcher leur attention – il y avait toujours un risque que
Jack Garnett fût caché dans les arbres de l’autre côté de la clairière –
elles s’avancèrent dans l’espace découvert.
« Je me demande ce qu’il cherchait ! dit Liz à voix basse.
— Quoi que ce soit, nous ne sommes pas sûres qu’il l’ait trouvé. »
Les deux jeunes filles commencèrent à regarder dans l’herbe
sèche. Ann était persuadée que le gros homme avait perdu quelque
chose au moment de sa fuite, après son acte de brutalité envers sa
sœur.
« Il fallait que ce soit très important, insista-t-elle, sans quoi il ne
serait pas revenu exprès. »
Les sœurs Parker cherchèrent quelque temps, mais sans succès.
« Le soleil va se coucher, dit Liz en se redressant. J’ai bien peur
que nous n’ayons fait chou blanc, Ann. »
Celle-ci parcourut des yeux la vaste étendue d’herbe sèche.
« Nous n’en avons pas fouillé le quart ! » soupira-t-elle.
A ce moment le soleil couchant sortit d’un nuage ; les rayons
obliques se glissèrent à travers les branchages des arbres qui
entouraient la clairière. A quelques mètres des deux sœurs une
coulée de lumière fit briller un objet dissimulé sous une motte de
gazon.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’exclama Ann.
Elle se précipita vers l’objet, s’agenouilla, le saisit. Puis elle
poussa un cri de joie.
« Une montre ! une montre en or ! »
Les deux sœurs examinèrent le bijou. C’était une montre à
l’ancienne mode, très lourde, avec un boîtier en or massif.
« Voilà sûrement ce qu’il cherchait ! s’écria Liz.
— Après l’avoir volé, probablement. »
Ann retournait la montre entre ses doigts.
« Elles ont toutes un numéro, dit-elle. Cela nous permettra peut-
être de retrouver son propriétaire. »
Toutes deux étaient ravies de leur trouvaille, dont pourtant elles
ne mesuraient pas encore l’importance.
Liz eut une inspiration. Elle commença à ouvrir le boîtier.
« Il y a peut-être une photo ou un nom… »
En effet, en regardant à l’intérieur de la montre elles y
découvrirent une inscription gravée qui leur arracha un cri de
surprise. L’inscription portait : A Franklin Starr, son père.
Ann leva des yeux stupéfaits.
« A Franklin Starr ! »
Liz n’était pas moins étonnée.
« Je ne comprends pas…, murmura-t-elle.
— Est-ce que Franklin Starr, lui aussi, serait venu ici ?
— Mais Jack Garnett cherchait quelque chose, remarqua Liz.
C’était évidemment cette montre. Il y a donc un rapport quelconque
entre Jack Garnett et Franklin Starr…
— Que peuvent-ils avoir en commun ? s’exclama Ann. Et
pourtant… souviens-toi… en apercevant Jack Garnett sur le quai de
la gare de Rockville, Franklin Starr l’a reconnu ! Il a essayé de le
suivre dans le train.
Celui-ci trébucha et tomba lourdement sur le sol.
– Je me demande, dit lentement Liz, si Jack Garnett est pour
quelque chose dans la disparition de Franklin Starr. »
Le mystère qui entourait le frère d’Evelyn semblait plus
impénétrable que jamais. Pourquoi avait-il paru aussi bouleversé en
reconnaissant Jack Garnett à la gare ? Pourquoi avait-il quitté les
Parker aussi brusquement ? Pourquoi avait-il disparu sans laisser un
mot d’explication à sa sœur ou à ses amis ? Et comment sa montre se
trouvait-elle en la possession de Jack Garnett ?
« Peut-être, dit Liz comme pour répondre à la question que sa
sœur ne formulait pas, Franklin Starr a-t-il vendu la montre à
Garnett.
— Mais c’est son père qui la lui avait donnée, objecta Ann. Il
n’aurait pas été vendre un souvenir comme celui-là. Il ne l’aurait pas
non plus mis en gage. Décidément je ne comprends pas… »
A ce moment le craquement sec d’une brindille brisée les fit
sursauter. Elles levèrent la tête. A part elles deux, il n’y avait
personne dans la clairière.
Tout à coup, à quelques mètres d’elles, à travers les branches
dénudées d’un bouquet d’arbres rabougris, Liz distingua une face
humaine. C’était celle de Jack Garnett !
Pendant quelques instants, les yeux méchants du misérable
observèrent les jeunes filles à travers le lacis de branches. Puis,
écartant les brindilles, Garnett bondit dans la clairière. Il s’avança
lentement vers les deux sœurs, l’air menaçant.
La retraite par le sentier leur était coupée. Les sœurs Parker
savaient que, sans armes, elles ne pouvaient se mesurer avec le
bandit.
« Vous avez trouvé ma montre, gronda-t-il quand il se trouva à
quelques pas. Rendez-la-moi ! »
Il tendait vers elles une main boudinée. Ann mit la montre
derrière son dos.
« Elle n’est pas à vous ! répondit-elle courageusement.
— Elle est à moi, puisque je vous le dis ! répliqua Garnett, les yeux
flamboyants de colère. Rendez-la-moi immédiatement !
— Elle appartient à Franklin Starr ! déclara Liz avec énergie. J’ai
vu son nom à l’intérieur du boîtier. Comment se trouvait-elle entre
vos mains ? »
Jack Garnett ne répondit pas. Avec un rictus de rage, il bondit en
avant, dans l’espoir d’arracher la montre des mains d’Ann.
Mais les sœurs Parker étaient plus vives que lui. Ann s’écarta d’un
saut, pendant que Liz faisait un croche-pied à l’assaillant. Celui-ci
trébucha et tomba lourdement sur le sol.
« Filons ! » cria Liz.
Les deux jeunes filles traversèrent la clairière en courant. Elles ne
se trouvaient heureusement qu’à quelques mètres des premiers
arbres ; le temps pour l’homme de se remettre sur pieds, elles avaient
déjà plongé sous le couvert.
« Elle est à moi ! hurla Garnett. Vous allez me rendre cette
montre, ou… »
Le reste de la phrase se nova dans ses imprécations tandis qu’il se
mettait à leur poursuite.
Ann, qui menait la course, se rendait compte que leur seul espoir
était de semer le brocanteur dans le bois. Elles avaient une douzaine
de mètres d’avance, mais l’homme, en dépit de son poids, était leste,
et la colère lui donnait des ailes. Ann prit un sentier sous les érables,
le suivit un moment, puis enfila une piste tracée qui s’ouvrait sur la
droite. Sa sœur courait sur ses talons.
Liz jeta un regard en arrière. Garnett était dans le sentier, à six ou
sept mètres d’elles. Un instant plus tard elle le perdit de vue derrière
un fourré, Ann bifurqua dans un autre sentier. Liz la suivit.
Tout à coup Ann s’arrêta et saisit le bras de sa sœur.
« Ne bouge pas ! chuchota-t-elle. Quand nous courons il nous
entend. »
Quelques instants après, elles entendirent dans les buissons de
grands craquements, accompagnés d’un souffle haletant. Jack
Garnett passait sur la piste devant elles ; il avait manqué l’entrée du
second sentier.
Puis tout à coup un cri d’effroi retentit, suivi d’un bruit sourd de
pierres qui s’écroulent, d’un hurlement d’angoisse, d’une série de
rebondissements et de heurts.
« Qu’est-ce qui arrive ? dit Ann stupéfaite.
— On dirait qu’il est tombé d’une falaise. »
Les deux sœurs regagnèrent la piste qu’elles avaient abandonnée
et avancèrent avec précaution. Bientôt elles comprirent ce qui était
arrivé à Jack Garnett.
La piste se terminait par un éboulis. Lancé à l’aveuglette, le
brocanteur n’avait pas pu s’arrêter à temps. La terre et la pierraille
avaient cédé sous ses pieds et il était tombé la tête la première sur la
pente. On l’entendait au fond gémir et jurer.
Les sœurs Parker se penchèrent pour regarder. Jack Garnett se
remettait péniblement sur ses pieds et époussetait le sable dont il
était couvert. Pour le moment les deux sœurs n’avaient rien à
craindre de lui, la pente étant trop abrupte pour lui permettre de
regrimper du même côté.
« Je les aurai ! marmonnait le misérable. Je reprendrai cette
montre, ou je ne m’appelle pas Jack Garnett ! Elles ne sont pas
encore à Starhurst ! »
Il n’avait pas l’intention d’abandonner la poursuite. En
s’éloignant de l’éboulis, les sœurs Parker comprirent qu’elles
n’avaient pas beaucoup de temps devant elles : le brocanteur ne
tarderait pas à trouver le moyen de remonter la pente et à les
poursuivre de nouveau.
« Rejoignons la route, vite ! fit Liz.
— Mais il faut d’abord retrouver le chemin de la clairière ! »
La nuit était presque tombée et les sœurs Parker s’égaraient dans
le lacis des sentiers. Mais, grâce à une piste qui semblait plus battue
que les autres, elles finirent par revenir à leur point de départ. Elles
traversèrent la clairière en courant et reprirent le chemin de la route.
« Pourvu que le coupé soit encore là ! » dit Ann haletante.
La voiture était toujours à la même place. Liz chercha la clef dans
sa poche.
« Je l’ai perdue ! » s’écria-t-elle, affolée.
La panique les saisit : elles se doutaient bien que la première
pensée de Jack Garnett serait de regagner la route. Liz fouilla encore,
les doigts tremblants.
« Ne me dis pas que tu ne peux pas trouver cette clef ! supplia
Ann.
— Non… la voilà… dans la doublure de ma poche ! »
Liz, soulagée, ouvrit la portière, se glissa sur le siège et se mit au
volant. Il n’y avait pas de temps à perdre. D’un instant à l’autre Jack
Garnett pouvait retrouver son chemin et déboucher sur la route.
Liz mit le contact et appuya sur le démarreur. Elle comprit
aussitôt qu’il se passait quelque chose d’anormal : le moteur ne
partait pas.
Elle essaya, essaya encore… Puis tout à coup elle s’écria :
« Ann ! Nous n’avons plus d’essence ! »
CHAPITRE XXI

L’INTRUS

« PANNE sèche ? gémit Ann. Cette fois c’est complet ! Qu’est-ce


que nous pouvons faire ? » Un instant, Liz sentit la panique l’envahir.
Sur cette route obscure, avec le misérable Garnett à leurs trousses,
elles étaient réellement en danger. Mais bientôt son esprit inventif
vint à son secours.
« Comment n’y avais-je pas pensé ? Nous sommes sur une pente.
Ce chemin descend jusqu’à la grand-route. Nous n’avons qu’à nous
laisser aller. »
Ann ouvrit vivement la portière et sauta à bas de la voiture. Le
frein à main desserré, il lui suffit d’une légère poussée pour faire
démarrer le coupé. A l’instant où les pneus glissèrent dans la
poussière, elle reprit place sur le siège. La voiture commença à
descendre lentement la pente. Puis, à mesure que la pression du frein
se relâchait, elle prit peu à peu de la vitesse. Le long du chemin,
l’ombre des arbres filait de plus en plus vite. Liz se cramponnait au
volant.
« La route, elle aussi, descend jusqu’à Penfield ! cria-t-elle. Si
nous avons assez d’élan au sortir du chemin, nous pouvons arriver
jusqu’à la ville. »
La voiture allait de plus en plus vite. Quand les deux sœurs
aperçurent la grand-route, elle roulait à tombeau ouvert.
« Pourvu que nous ne soyons pas obligées de ralentir au
tournant ! dit Ann.
— Je ne vois pas de voitures, et toi ? » demanda Liz palpitante
d’émotion.
Avec des oscillations et des heurts, le coupé déboucha sur la route
asphaltée. Par bonheur il n’arrivait de voitures ni d’un côté ni de
l’autre ; Liz ne fut donc pas obligée de ralentir. A l’instant où les
roues avant rencontrèrent la surface unie de la route, elle donna un
coup de volant désespéré. Une seconde de plus, et la voiture lancée
traversait la route pour se précipiter dans le fossé de l’autre côté.
Les sœurs Parker l’avaient échappé belle. Seule l’adresse de Liz
avait pu éviter l’accident. L’auto tourna court, dérapa, fonça vers le
bord de la route, puis se redressa. Avec toute la force de la vitesse
acquise au cours de sa descente vertigineuse, elle fila vers les
lumières de Penfield.
« Faudra-t-il avertir la police en arrivant ? » demanda Ann.
Sans quitter la route des yeux, Liz inclina la tête.
« Naturellement. S’ils l’attrapent, ils le forceront à avouer ce qu’il
sait de Franklin Starr. »
Tout à coup elle se pencha brusquement en avant. Une silhouette
humaine venait de surgir du fossé sur la droite. Dans la lumière des
phares, elle semblait se précipiter vers le milieu de la route.
Le pied de Liz était déjà sur le frein quand elle reconnut Jack
Garnett. Couvert de poussière, les vêtements en lambeaux, il se
tenait sur la route à quinze mètres devant elles, agitant les bras pour
leur faire signe de s’arrêter.
Elle pensa tout à coup qu’il ne pouvait pas savoir qui étaient les
occupants du coupé. Il essayait seulement de stopper la première
voiture venue, dans l’espoir de se faire ramener jusqu’à la ville.
« Ne t’arrête pas ! » cria Ann.
Sans ralentir, Liz donna un coup de klaxon. A sa grande frayeur,
l’homme ne bougea pas, mais resta immobile devant la voiture. Puis,
alors qu’il semblait inévitable de le renverser, il fit un bond furieux
de côté.
Quand le coupé le dépassa, il gisait les quatre fers en l’air sur la
route. Les deux sœurs poussèrent un soupir de soulagement.
« Si nous l’avions touché, on aurait pu nous mettre en prison
pour homicide, dit Ann avec horreur.
— Je suis bien contente qu’il ait eu le bon sens de s’écarter au
dernier moment. »
La voiture poursuivait sa course sur la descente. Aux abords de
Penfield, le terrain redevint plat ; le coupé ralentit un peu, mais ne
rencontrant pas de montée il parvint malgré tout jusqu’à l’entrée de
la ville. Non loin de là se trouvait un poste d’essence. La voiture
cahota jusqu’à la pompe.
« Il était temps, hein ? lança en riant la pompiste qui s’avançait.
— De toute ma vie je n’ai été aussi heureuse de voir un poste
d’essence ! » avoua Liz.
Une fois leur réservoir rempli, elles se dirigèrent vers le
commissariat. Là, elles racontèrent au brave agent qui se tenait à la
porte leur rencontre avec Jack Garnett. Il les écouta avec attention,
puis décrocha un téléphone.
« Tom, annonça-t-il à son auditeur invisible, on a vu Garnett sur
la grand-route du nord il y a quelques minutes. Oui… en train
d’essayer de faire de l’auto-stop. Qu’on surveille toutes les voitures
qui entrent en ville. Prends ta moto et va là-bas ; ramasse-le et
amène-le-nous. Il nous faut cet homme. »
Il raccrocha.
« Merci beaucoup, mes enfants. C’est une vraie anguille, ce
Garnett, mais cette fois nous finirons peut-être par l’avoir. »
Il regarda avec curiosité la montre qu’elles lui avaient exhibée en
racontant leur aventure.
« Vous dites que ce Starr a disparu depuis quelque temps ?
Garnett en sait probablement quelque chose. Ou ils se sont vus, ou il
a volé la montre avant la disparition de Starr. De toute façon, ça
m’étonnerait qu’il l’ait obtenue honnêtement. Laissez-la-nous
quelques jours ; si M. Starr ne reparaît pas, sa sœur pourra venir la
chercher. »
Les deux jeunes filles y consentirent. Ne pouvant plus rien faire
pour aider à la capture de l’insaisissable Garnett, elles retournèrent
chez Mme Grant pour lui rendre le coupé. Au récit de leurs aventures
dans le bois des Erables, celle-ci jeta les hauts cris.
« Je n’aurais jamais dû vous prêter la voiture ! s’exclama-t-elle
bouleversée. Cet homme aurait pu vous tuer !
— Il y a longtemps que nous ne nous étions autant amusées !
déclara Ann en riant.
— Pourvu que la police le rattrape ! C’est un vrai bandit ! Je me
demande comment il s’est emparé de la montre de M. Starr.
— Quand nous le saurons, dit Liz gravement, je crois que nous
saurons aussi ce qui est arrivé à Franklin Starr. »
Elles quittèrent Mme Grant et rentrèrent au collège par un
raccourci qui traversait la pelouse. Des lampes brillaient aux fenêtres
des salles d’étude.
« Tu as bien fermé la porte à clef avant de partir ? demanda Ann.
Chaque fois que nous remontons j’ai peur de ne plus retrouver la
lampe.
— La porte est fermée à clef chaque fois que nous sortons,
répondit Liz. A moins, bien entendu, qu’Evelyn ne soit dans la
salle. »
De l’endroit où elles se trouvaient on embrassait toute la façade
de la grande bâtisse. Elles constatèrent que leur fenêtre n’était pas
éclairée.
« Personne là-haut. La lampe ne court aucun risque », déclara Liz
avec satisfaction.
Elle avait à peine achevé ces mots que la fenêtre s’illumina d’un
coup. Les sœurs Parker s’arrêtèrent stupéfaites.
« Alors il y a quelqu’un ?
— Et la porte était fermée à clef ! »
Entre les rideaux elles apercevaient une silhouette confuse qui se
déplaçait dans la pièce. Tout à coup Liz se précipita vers la maison ;
Ann la suivit, intriguée. On avait forcé la porte en leur absence. Il y
avait quelqu’un dans leur salle d’étude. Mais qui ? Et pourquoi ?
« Ce ne peut pas être Evelyn, dit Liz à sa sœur. Elle n’a pas la clef.
— C’est peut-être Mme Randall qui nous cherche. Nous allons le
savoir. »
Elles se trouvaient maintenant juste au-dessous de leur fenêtre, à
l’endroit où, la nuit précédente, elles avaient surpris un rôdeur. Elles
levèrent les yeux et regardèrent. Il y avait bien quelqu’un dans la
salle d’étude. C’était un homme !
Il tournait le dos à la fenêtre, de sorte qu’elles ne voyaient pas son
visage. Il avait l’air de se pencher sur la table.
« Tu crois, bégaya Ann, que c’est… Jack Garnett ? »
Liz secoua la tête.
« Non. Celui-ci est plus grand et plus mince. S’il voulait
seulement se retourner… »
A ce moment le mystérieux intrus se redressa et se dirigea vers la
lampe. Il tenait à la main une liasse de papiers. Il se pencha et la
lumière l’éclaira en plein visage. Les deux sœurs stupéfaites
reconnurent les cheveux noirs, les lunettes et la petite moustache du
plombier !
Il semblait absorbé dans la lecture de ses papiers, tantôt en
approchant un de la lampe, tantôt le mettant de côté. Il parcourut
ainsi rapidement toute la liasse, non sans jeter de temps à autre un
regard inquiet vers la porte.
Chez les sœurs Parker, la surprise fit place à l’indignation.
« C’est trop fort ! déclara Liz. Il nous a rendu service au poste de
police, mais tant pis ! Je me méfie de cet homme-là depuis
longtemps. Il est toujours en train de rôder autour de notre salle
d’étude, de regarder notre lampe…
— Nous allons le prendre la main dans le sac ! dit vivement Ann.
Montons immédiatement et demandons-lui ce que tout cela signifie.
— Et ensuite nous irons le rapporter aux Randall. »
Pendant ce temps le mystérieux plombier, ne se sachant pas
observé, examinait les papiers l’un après l’autre. Ce qu’il y trouvait ne
le satisfaisait évidemment pas, car il hochait la tête d’un air
désappointé et feuilletait les documents comme s’il cherchait quelque
chose en particulier.
« Viens ! dit Liz à sa sœur. Dépêchons-nous pour le surprendre
avant qu’il sorte. »
Elles firent le tour de la maison et grimpèrent les marches du
perron.
« Je n’y comprends rien ! déclara Ann. Pourquoi un plombier
irait-il s’intéresser à notre salle d’étude ?
— Je ne sais pas, répondit Liz, mais s’il n’est pas capable de nous
l’expliquer, il y aura demain matin un nouvel ouvrier à Starhurst.
— Pourvu qu’il soit encore là quand nous arriverons ! Il va avoir
une fameuse surprise ! »
Ce soir-là cependant, les sœurs Parker ne devaient pas éclaircir le
mystère du plombier. Elles étaient à peine entrées dans le vestibule
qu’elles rencontrèrent l’anguleuse Letty Barclay, souriant d’un air
méchant.
« Il est grand temps que vous arriviez ! leur dit-elle. Vous allez
être dans vos petits souliers.
— Plus petits que les tiens, en tout cas ! » répliqua Ann en jetant
un coup d’œil aux pieds que Letty avait anormalement grands.
Celle-ci leur lança un mauvais regard.
« Mme Randall vous demande au bureau, tout de suite ! »
annonça-t-elle triomphante.
CHAPITRE XXII

FLORA RODRIGUEZ DISPARAIT

A CETTE nouvelle, les sœurs Parker s’assombrirent. A leur


expression déconfite, Letty Barclay comprit qu’elle marquait un
point. Mais elle ne pouvait pas deviner la vérité : ce qui consistait les
deux sœurs, ce n’était pas d’être appelées chez la directrice ; c’était de
ne pas pouvoir monter immédiatement voir ce qui se passait dans
leur salle d’étude.
Une convocation immédiate chez Mme Randall équivalait à un
ordre. Si elles ne s’y rendaient pas directement, Letty Barclay aurait
soin d’informer la directrice de leur désobéissance.
« Dépêchons-nous, dit Liz dans l’espoir que l’entrevue ne serait
pas longue.
— Oui, je crois que vous pouvez vous dépêcher ! » lança Letty en
s’éloignant.
Ann frappa doucement à la porte du bureau.
« Entrez ! » répondit la voix de Mme Randall.
Celle-ci était assise à sa place coutumière. A leur grand
soulagement, Liz et Ann virent aussitôt qu’elle n’avait pas
l’expression sévère réservée aux étudiantes coupables de
manquement à la discipline de Starhurst.
« Ce télégramme vient d’arriver pour vous, dit Mme Randall en
prenant le papier jaune sur son bureau. J’ai demandé à Letty Barclay
de vous avertir. Vous avez eu aussi un coup de téléphone. »
Mme Randall hésita un instant.
« Lisez d’abord votre télégramme. Nous parlerons du message
téléphonique après. »
Liz la remercia et déchira l’enveloppe. Le télégramme venait
d’oncle Dick.

« DÉSOLÉ APPRENDRE DISPARITION FRANKLIN STARR.


IGNORE TOUT MAIS FERAI MON POSSIBLE. EN ATTENDANT
PAYEZ NOTES EVELYN. LETTRE SUIT. ONCLE DlCK. »

Ann avait lu par-dessus l’épaule de sa sœur. Toutes deux étaient


déçues de voir que leur oncle ne savait rien de la disparition de
Franklin Starr, mais se réjouissaient qu’il les encourageât à aider leur
amie.
« C’est au sujet du frère d’Evelyn », expliqua Liz en tendant le
télégramme à Mme Randall. Celle-ci le parcourut des yeux.
« Quelle étrange affaire ! dit-elle d’un air pensif. Evelyn est venue
plusieurs fois me demander si j’avais des nouvelles. J’avais fait la
connaissance de M. Starr au moment où nous avons acheté
Starhurst. C’est un jeune homme tout à fait charmant. »
Elle hocha la tête avec satisfaction en lisant la fin du message.
« Si votre oncle vous autorise à prendre en charge les dépenses
d’Evelyn, je suis prête à toutes les avances qu’il faudra. Maintenant
parlons de ce coup de téléphone. »
Elle tapota la table du bout de son crayon.
« Cela vient de l’hôpital de Penfield, dit-elle. La direction
demande à vous voir toutes les deux.
— Nous ? s’exclama Liz.
— C’est au sujet d’une femme appelée Flora Rodriguez. Qui est-
ce ?
— La femme que nous avons conduite à l’hôpital hier, expliqua
Ann. Nous vous avons parlé de nos difficultés avec la police au sujet
de la voiture volée.
— Oui, je sais. Evidemment, je n’aime pas voir les pensionnaires
de Starhurst se mêler de cette sorte d’affaires…
— Je vous en prie, madame ! interrompit Ann impétueusement.
Si Flora Rodriguez nous fait demander, c’est qu’elle a quelque chose
d’important à nous dire.
— Nous voulions justement vous demander la permission d’aller
la voir, ajouta Liz.
— Après le dîner, peut-être, concéda Mme Randall en regardant
la pendule. Je ne devrais pas le permettre, mais le message était
urgent. De toute façon vous ne pouvez pas y aller seules ; je vous
accompagnerai.
— Vraiment ? firent les deux sœurs enchantées.
— Soyez prêtes cinq minutes après le repas et nous partirons
aussitôt. Heureusement l’hôpital n’est pas loin. »
Les sœurs Parker s’empressèrent de la remercier, puis se
précipitèrent vers leur salle d’étude, sans beaucoup d’espoir d’y
trouver encore le plombier. La porte était fermée à clef ; en l’ouvrant
elles trouvèrent la pièce plongée dans l’obscurité. Liz alluma : la salle
d’étude semblait telle qu’elles l’avaient quittée.
« Si nous ne l’avions pas vu par la fenêtre, dit Ann, nous n’aurions
jamais imaginé qu’on était entré ici !
— Faut-il prévenir Mme Randall ?
— Qu’en penses-tu ?
— J’aimerais mieux attendre que nous ayons l’occasion de parler
personnellement au plombier. Je voudrais savoir ce qu’il aura à nous
répondre. S’il élude la question ou déclare qu’il n’est pas entré ici,
nous le dénoncerons.
— Oui, c’est le mieux que nous ayons à faire », acquiesça Ann en
changeant rapidement de robe.
Elles furent prêtes en un instant, éteignirent la lumière,
fermèrent la porte à clef et descendirent. Sitôt le dîner achevé, elles
rejoignirent Mme Randall et toutes trois se mirent en route.
L’hôpital était situé à quelques centaines de mètres de Starhurst,
à la limite du quartier commerçant de Penfield. En arrivant elles
expliquèrent à la réceptionniste ce qu’elles venaient faire. Un
moment après on les fit entrer dans un bureau où les attendait une
femme d’aspect peu engageant, qui les regarda d’un œil
soupçonneux. Les sœurs Parker lui demandèrent pourquoi on les
avait convoquées.
« C’est au sujet de cette Flora Rodriguez, répondit la
surintendante de l’hôpital. Elle est partie.
— Partie ! répétèrent les jeunes filles stupéfaites.
— Oui, fit sèchement la surintendante qui semblait de fort
mauvaise humeur.
— Voulez-vous dire qu’on est venu la chercher ? interrogea Liz.
— Pas du tout.
— Alors comment a-t-elle fait ? demanda Ann. Elle avait l’air si
malade…
— En dépit de tous les règlements, continua la surintendante, elle
s’est habillée et a réussi à sortir de l’établissement entre sept heures
et sept heures et demie. Qui plus est, elle est partie sans payer, et la
direction de l’hôpital vous prie de bien vouloir acquitter sa note. »
CHAPITRE XXIII

FILATURES

A CETTE déclaration, les sœurs Parker se regardèrent.


« Je ne vois pas, dit Liz, pourquoi nous paierions la note de Flora
Rodriguez. Cela ne nous regarde pas.
— Alors, qui cela regarde-t-il ? demanda la surintendante. Cette
femme a disparu. Sa note reste impayée. Il faut bien que quelqu’un
s’en charge.
— Mais enfin, protesta Ann indignée, nous lui avons rendu
service ! Si nous ne l’avions pas amenée ici, elle serait peut-être
morte ! Nous ne pouvions pas la laisser là où nous l’avons trouvée.
— Ce n’est pas mon affaire. C’est vous qui l’avez amenée, vous
êtes donc responsable d’elle.
— Nous ne sommes pas responsables du tout ! déclara Liz en
colère.
— Si je vous demande de prendre sa note à votre charge, répliqua
la surintendante avec arrogance, c’est parce qu’elle est de vos amies.
— Elle n’est pas le moins du monde notre amie, dit Ann avec
décision, et nous refusons purement et simplement d’endosser ses
dettes. »
La surintendante, qui semblait fort peu à sa place à la tête d’un
hôpital, essaya de l’intimidation. Flora Rodriguez, déclara-t-elle, était
une femme de rien, une bohémienne ; les sœurs Parker la
connaissaient sans doute mieux qu’elles ne voulaient le dire.
« Vous êtes responsables ! insista-t-elle à voix haute. Vous l’avez
amenée et vous paierez sa note ! »
Mme Randall jugea le moment venu de se manifester.
« Je vous en prie, intervint-elle avec douceur. J’ai entendu assez
de sottises. »
Jamais les deux sœurs n’avaient autant admiré leur directrice
qu’à cet instant. Elle regarda la surintendante de la tête aux pieds
d’un air à la faire rentrer sous terre.
« Ces jeunes filles n’ont fait que leur devoir, dit-elle. Elles ont
trouvé une blessée et l’ont amenée à l’hôpital. Dès le moment de son
admission, cette femme n’a dépendu que de vous. Si elle a pu sortir
d’ici sans qu’on la remarque, ce n’est guère en faveur de la
surveillance que vous exercez dans les salles. C’est à vous de la
retrouver et de lui faire payer ce qu’elle vous doit.
— La retrouver ! mais comment ?
— Je pense que le mieux serait de vous adresser à la police.
— C’est ce que nous avons fait.
— Alors pourquoi essayez-vous de vous retourner contre ces
jeunes filles ? On peut découvrir votre fugitive d’un moment à l’autre.
— Je sais qu’elle a habité l’hôtel Penfield, dit Liz. Elle y est peut-
être retournée. »
La surintendante nota l’adresse du minable hôtel.
« L’hôtel Penfield ! répéta-t-elle d’une voix changée. Oui, nous
pouvons faire une enquête.
— Je crois que c’est dans votre intérêt, si vous tenez à être
payée », ajouta sèchement Mme Randall.
La surintendante marmonna qu’elle était bien obligée de se
défendre contre les menteurs et les filous.
« Vous pourriez le faire sans vous en prendre aux personnes
honorables », déclara Mme Randall en s’éloignant avec les sœurs
Parker.
« En voilà, une idée ! tempêta Ann en descendant les marches du
perron. Une femme dans sa position, prendre une attitude pareille !
Je suis bien contente que vous soyez venue avec nous, madame.
Nous vous remercions beaucoup.
— Oh ! oui, appuya Liz avec reconnaissance. Elle ne pouvait pas
exiger que nous payions cette note, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non. Mais elle a essayé de vous la faire payer en
vous intimidant. »
Mme Randall se tourna alors vers les deux sœurs.
« A présent, dit-elle, je veux en savoir plus long sur toute cette
affaire. Vous m’en avez raconté une partie, mais j’embrouille tout. Je
voudrais bien entendre toute l’histoire.
— En fait, reconnut Ann, nous embrouillons tout, nous aussi.
Vous comprenez, ça a commencé avec la lampe… On nous l’a volée
quand nous étions encore à Rockville,… et puis le frère d’Evelyn Starr
est arrivé. En voyant Jack Garnett, le voleur, il a disparu – M. Starr,
je veux dire – et nous avons trouvé sa montre au bois des Erables ;
alors nous pensons que c’est Garnett qui l’a volée, mais on dirait
aussi que Garnett cherche à reprendre la lampe – parce que Flora
Rodriguez l’avait vendue par erreur, et elle nous a proposé beaucoup
d’argent…
— Ce n’est pas très clair, en effet, interrompit Mme Randall en
riant. Faites-moi penser demain, Ann, à vous faire donner quelques
exercices supplémentaires de rédaction. Un fait doit découler
directement de celui qui précède. »
Liz sourit de la confusion de sa sœur.
« En réalité, madame, expliqua-t-elle, c’est presque aussi
embrouillé que cela en a l’air. Je vais commencer par le
commencement.
— Excellente idée ! approuva la directrice.
— Oncle Dick nous a envoyé une lampe de New York.
— C’est très gentil à lui.
— Mais nous venions à peine de la déballer quand un homme a
pénétré dans la cuisine et nous l’a volée.
— Ça, interrompit Ann, c’est quand Coco a cassé la glace et que
nous nous sommes précipitées à son secours.
— Ann, avertit Mme Randall, je crois que je comprendrai
beaucoup mieux si vous ne vous en mêlez pas. Continuez l’histoire de
la lampe, Liz.
— Nous avons suivi le voleur, qui s’était enfui en auto, et Ann a
retrouvé la voiture devant une boutique de brocanteur à Rockville.
Cette boutique appartenait à un nommé Jack Garnett ; nous sommes
donc entrées et l’avons accusé de vol. C’est là que pour la première
fois nous avons vu Flora Rodriguez, qui est la sœur de ce Garnett. »
Tout en regagnant le collège, Liz raconta l’étrange succession
d’événements qui avaient suivi le vol de la lampe. Elle n’omit de
mentionner qu’une seule chose : la singulière conduite du plombier.
Il lui semblait qu’elle devait donner à cet homme la possibilité de
justifier son attitude.
« Tout cela est vraiment curieux, murmura Mme Randall
songeuse. Si la police arrivait seulement à mettre la main sur ce Jack
Garnett, je suis sûre qu’il pourrait en dire long. Il nous apprendrait
même peut-être ce qui est arrivé à Franklin Starr. »
Au même instant, Ann tira sa sœur par la manche. Sans que
Mme Randall le remarquât, elle lui désigna une silhouette qui se
glissait le long des murs de l’autre côté de la rue.
Liz, jetant un coup d’œil, eut tout juste le temps de voir l’individu
se faufiler sous une porte cochère. Elle retint une exclamation de
surprise : ce quart de seconde lui avait suffi pour reconnaître la
lourde carrure de Jack Garnett.
« Oui, dit Mme Randall qui n’avait rien vu, j’ai bien peur que
nous ne sachions pas grand-chose tant que la police n’aura pas pris
ce Garnett. Rien que d’entendre son nom, j’ai le frisson. Et vous
affirmez que vous l’avez surpris sur la pelouse du collège…
— En train de surveiller notre fenêtre, acheva Liz.
— Quand je pense que je paie un veilleur, qui est censé faire des
rondes à intervalles réguliers. Nous sommes vraiment bien mal
protégés ! »
Mme Randall était indignée.
Un peu plus loin, Liz jeta à nouveau un regard en arrière. La
silhouette imprécise avait quitté l’abri de la porte et continuait à
raser les murs sur le trottoir opposé. Quoique l’homme se tînt à
distance respectueuse, Liz était convaincue qu’il les suivait.
Ann désigna des yeux Mme Randall, comme pour demander :
« Faut-il lui dire ? »
Liz répondit en secouant la tête. Elles n’avaient rien à gagner, elle
en était sûre, en avertissant la directrice qu’à ce moment même elles
étaient prises en filature par le voleur. Cela ne servirait qu’à alarmer
inutilement Mme Randall. Quel que fût le motif pour lequel Garnett
les suivait, il ne cherchait pas à les attaquer.
« Demain, décida Mme Randall, j’irai voir le commissaire pour lui
demander de faire surveiller les alentours du collège. Par la même
occasion, ajouta-t-elle sévèrement, je leur ferai des reproches pour
laisser ce Garnett en liberté. Il devrait être depuis longtemps sous les
verrous. »
A ce moment, l’attention de la directrice fut attirée par la
devanture d’une modiste. Mme Randall était la dernière personne au
monde qu’on pût accuser de coquetterie, mais il se trouvait qu’elle
avait besoin d’un chapeau.
« Voici le genre qu’il me faut, dit-elle en désignant un feutre très
simple. Correct, élégant, pas trop voyant…
— Moi j’aime bien ce petit rouge, là, dans le coin, déclara Ann
avec enthousiasme.
— Si c’était pour vous, ce serait parfait, reconnut Mme Randall,
mais vous me voyez avec un chapeau rouge ? » Elle se mit à rire.
« J’aurais certainement du succès ! »
Les deux sœurs ne purent s’empêcher de sourire en imaginant sur
la tête de leur directrice le bibi coquin qui avait séduit Ann.
Cette devanture donnait l’impression d’exhiber plus de chapeaux
qu’elle n’en renfermait en réalité. L’illusion était produite par les
réflecteurs placés au fond et des miroirs disposés sur les côtés de
l’étalage. Ces derniers étaient orientés de telle façon qu’ils reflétaient
aussi une rue transversale invisible du trottoir.
Tout à coup, dans un de ces miroirs, Liz aperçut la silhouette
d’une passante qui s’enfonçait dans la ruelle. Pendant un instant,
comme elle passait sous un réverbère, son visage se trouva en pleine
lumière. C’était le visage d’Evelyn Starr !
La jeune fille, qui marchait vite, disparut bientôt à un tournant.
Liz courut vivement jusqu’au coin de la petite rue, mais ne vit
personne : les deux trottoirs étant déserts.
Liz resta interdite. Etait-ce bien Evelyn Starr, ou seulement une
illusion du miroir ?
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Ann lorsque sa sœur les rejoignit.
— Rien, répondit Liz. Je croyais reconnaître quelqu’un, mais je
me trompais. »
Elles reprirent leur route. Les sœurs Parker se retournaient de
temps à autre pour voir si Jack Garnett les suivait toujours, mais le
brocanteur avait dû se cacher ou abandonner la filature, car on ne le
voyait nulle part.
Jusqu’au collège, Liz garda le silence. Elle ne pouvait détacher sa
pensée de l’étrange vision d’Evelyn se précipitant dans la ruelle.
Comment la jeune fille se serait-elle trouvée en ville à cette heure,
sans permission et au mépris de tous les règlements de Starhurst ?
« J’ai dû me tromper, pensa-t-elle. C’est la faute de ces miroirs. »
« Je suis contente que vous m’ayez raconté toute cette histoire,
dit Mme Randall en quittant les deux jeunes filles dans le vestibule.
Je ferai surveiller le collège plus soigneusement à l’avenir. Qui sait ?
nous aurons peut-être bientôt des nouvelles de Franklin Starr. »
Elle souhaita le bonsoir aux sœurs Parker et rentra dans ses
appartements. En remontant, Liz parla à sa sœur de l’étrange vision
qu’elle avait eue dans le miroir.
« Tu as dû te tromper ! répliqua Ann. Qu’aurait pu faire Evelyn
toute seule à Penfield en pleine nuit ?
— Je suis sûre que c’était elle, affirma Liz.
— Tu ne l’as pas vue quand tu es allée au coin de la rue, n’est-ce
pas ?
— Non, il n’y avait personne.
— Je ne sais que penser, dit Ann. Selon le règlement de Starhurst
elle devrait être au lit et endormie à l’heure qu’il est.
— Allons voir dans sa chambre. Si elle n’y est pas…
— Si elle n’y est pas, nous aurons un autre mystère sur les bras.
Mais montons d’abord à la salle d’étude. Je suis inquiète pour la
lampe. »
Liz ouvrit la porte et alluma l’électricité.
La lampe était à sa place habituelle. Rien n’avait été dérangé,
mais en se retournant pour refermer la porte Ann aperçut à ses pieds
un objet blanc et oblong.
Intriguée, elle se baissa pour le ramasser.
« Une lettre ! s’exclama-t-elle. On a dû la passer sous la porte.
— Mais c’est l’écriture d’Evelyn ! » fit Liz.
Ann ouvrit vivement l’enveloppe. Le message était court, mais
son contenu stupéfiant.
« Je vous écris cette lettre pour que vous ne vous inquiétez pas si
je ne reviens pas à Starhurst… »
— Ne pas revenir au collège ! s’écria Liz en se laissant tomber sur
une chaise. Alors elle est partie ! C’est donc bien elle que j’ai vue dans
le miroir !
— « Je viens de recevoir un étrange message de mon frère,
poursuivit Ann. Je vais le retrouver. J’ai peur qu’il ne se passe des
choses graves.
« Si je ne reviens pas, c’est que j’aurai appris que je ne peux pas
rester à Starhurst. Je n’ai pas le courage de regarder les autres en
face si je ne peux pas payer ma pension. J’aurais voulu que vous
soyez là pour vous dire au revoir, mais, si je ne reviens pas, je vous
écrirai ce qui s’est passé. En tout cas, Franklin est vivant, et c’est tout
ce qui compte. Je vous embrasse affectueusement. Evelyn. »
Un long silence suivit la lecture de cette lettre extraordinaire.
« Elle a quitté Starhurst ! Oh ! pourquoi n’ai-je pas averti
Mme Randall quand je l’ai vue dans ce miroir !
— C’était donc bien elle ! dit Ann avec animation. Il faut aller la
chercher. »
Liz regarda sa sœur d’un air de doute. Puis elle jeta un coup d’œil
à sa montre.
« A cette heure-ci ? C’est contre le règlement !
— Nous n’avons même pas eu le temps de l’avertir qu’oncle Dick
se chargeait de sa pension. Cela aurait peut-être tout changé, dit Ann
sans faire attention aux hésitations de sa sœur. Allons à la gare, c’est
de ce côté qu’elle se dirigeait. Nous l’y trouverons peut-être.
— Si elle y est allée pour rencontrer son frère, elle a pu prendre le
train avec lui.
— C’est ce qu’il faut savoir ! Suis-moi : nous pouvons passer par le
balcon de notre chambre, nous laisser glisser le long du pilier et
traverser la pelouse. Personne ne s’apercevra de notre absence. »
Liz hésita encore. Si elles étaient prises, cela signifiait le renvoi
temporaire ou définitif de Starhurst.
« Nous ne pouvons pas abandonner Evelyn ! supplia Ann.
— Je viens », déclara Liz.
CHAPITRE XXIV

LE COFFRET A BIJOUX

« S’IL FAUT descendre par le balcon, dit Ann, je vais me changer.


— Eteignons aussi la lampe. Elle éclaire trop ; on pourrait nous
voir. »
Liz tourna le bouton. Le collège entier était plongé dans
l’obscurité ; le signal d’extinction des lumières était déjà donné, et
une fenêtre illuminée risquait d’attirer l’attention.
Les deux sœurs passèrent dans leur chambre et enfilèrent des
vêtements plus commodes : une jupe sombre et un sweater.
« Tu y es ? demanda Ann en ouvrant avec précaution la porte-
fenêtre qui donnait sur le balcon.
— Oui, vas-y. »
Ann jeta un regard dehors. Puis tout à coup elle se raidit.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » chuchota Liz.
Ann rentra dans la salle.
« Il y a quelqu’un qui grimpe dans le lierre ! »
Elles prêtèrent l’oreille. Par la porte-fenêtre entrouverte, elles
entendirent un bruit de semelles, puis un craquement dans les vrilles
vigoureuses qui tapissaient le mur un peu plus loin, immédiatement
au-dessous de la salle d’étude.
Pendant un moment, cet événement imprévu laissa les sœurs
Parker complètement désorientées. La progression de cet intrus
invisible le long du mur représentait un réel danger.
« Est-ce que nous donnons l’alarme ? chuchota Ann.
— Non. » Liz entrouvrit encore un peu la porte-fenêtre. « Il faut
d’abord voir qui c’est. »
Elle se mit à quatre pattes et s’avança doucement sur le balcon.
Ann la suivit.
A travers la balustrade elles distinguaient une masse sombre
contre le mur. Une main s’avança, tâtonna un moment, puis saisit
une grosse tige de lierre. L’intrus se hissa plus près.
« Fais attention ! » murmura une voix de femme bous la fenêtre
de la salle d’étude.
Cette voix les fit tressaillir. Liz, se penchant, distingua un visage
pâle levé vers elles. Même dans l’obscurité elle le reconnut. C’était
celui de Flora Rodriguez !
Le cœur battant à se rompre, les deux sœurs regardaient l’homme
grimper le long du mur. Il atteignait maintenant l’appui de la fenêtre
ouverte. Il se hissa dessus et se reposa un instant.
« Ça va, grogna-t-il. Encore une minute, et je l’ai. »
C’était Jack Garnett !
Il reprenait son souffle après l’ascension difficile. En un clin d’œil,
Ann se rendit compte de la situation. Une fois qu’il serait dans la
salle, leur unique issue se trouverait coupée. Elle tira sa sœur par la
manche.
« Je vais chercher du secours », murmura-t-elle.
Liz approuva de la tête.
Ann rentra dans la chambre sans bruit et se glissa doucement
dans la salle d’étude. La tête menaçante et les épaules du brocanteur
se profilaient contre la fenêtre ouverte. Ann ouvrit furtivement la
porte du vestibule, puis s’élança dans l’escalier. Elle voulait avertir le
portier et le veilleur de nuit, mais elle craignait, si elle donnait
l’alarme à tout le collège, que Garnett ne profitât du désordre pour
s’échapper.
Pendant ce temps, Liz restait accroupie sur le balcon. Elle
entendit la voix anxieuse de Flora Rodriguez :
« Ne reste pas là-haut toute la nuit !
— Essaie de grimper toi-même, et tu verras ! » gronda son frère à
mi-voix.
Il enjamba lentement l’appui de la fenêtre.
Liz quitta le balcon et rentra dans sa chambre. Par la porte
ouverte de la salle, elle vit Jack Garnett poser le pied sur la
banquette, puis sur le parquet.
Encore essoufflé de l’effort qu’il venait de faire, l’homme traversa
la salle et se dirigea tout droit vers la lampe. Il ôta doucement la prise
et saisit l’objet.
Liz ne savait que faire. Elle se rendait compte qu’elle n’était pas
de force à lutter contre le brocanteur ; en même temps elle savait
qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Une minute encore, et le
misérable se serait éclipsé avec son butin. En cet instant, Liz devina
que la lampe avait plus de valeur qu’elle ne l’avait jamais pensé. Jack
Garnett n’aurait pas couru cet énorme risque sans que l’objet en
valût la peine.
Elle prêta l’oreille, espérant entendre du bruit au rez-de-chaussée
– quand donc Ann réussirait-elle à trouver du secours ? Mais elle
n’entendit que la respiration haletante du voleur dans la pièce
voisine, puis le frôlement léger du fil électrique sur la table.
Soudain, dans l’obscurité, Liz le vit courir vers la fenêtre, tenant
avec précaution le précieux objet dans ses bras. En atteignant la
croisée, il dit à voix basse :
« Je l’ai !
— Bon, dépêche-toi ! » répondit d’en bas sa compagne.
Liz décida que Jack Garnett ne réussirait pas si elle pouvait l’en
empêcher. Elle sortit doucement de la chambre. Garnett ne la vit pas
traverser la salle d’étude, mais se retourna à l’instant où elle
l’approchait. Elle se jeta sur lui de toutes ses forces, essayant de lui
reprendre la lampe.
« Pas de ça ! » gronda le malfaiteur.
Il la repoussa et s’efforça d’atteindre la fenêtre, mais Liz, sautant
sur lui de nouveau, saisit la lampe. Garnett la lui arracha, puis,
poussé à bout, souleva l’objet pesant au-dessus de sa tête et l’abattit
sur Liz de toutes ses forces.
Il avait évidemment l’intention de l’assommer. La jeune fille, par
bonheur, pressentit le danger à temps et fît un bond de côté. Mais la
force du coup était si grande que la lampe échappa des mains de
Garnett et tomba à terre avec fracas.
L’ampoule explosa, le corps de la lampe se détacha du socle et
une boîte oblongue roula sur le parquet.
En un éclair Liz comprit que ce petit coffret, dissimulé dans le
socle de la lampe, était le véritable objectif de Jack Garnett.
Celui-ci avait aussi aperçu la boîte. A l’instant où Liz la saisissait,
il se précipita en avant. Sa main se referma comme un étau sur le
poignet de la jeune fille.
« Donne-moi ça tout de suite ! »
Liz tenta de se délivrer, mais Garnett était plus fort qu’elle. Il lui
arracha le coffret des mains, bondit vers la fenêtre et enjamba
l’appui. Avant que Liz eût le temps de parvenir à la croisée, il
descendait en tâtonnant dans le lierre.
A ce moment elle entendit un cri d’effroi.

« Vite ! disait Flora Rodriguez. Vite ! on vient ! »


A travers les arbres du parc, Liz aperçut une lumière qui se
rapprochait, puis des ombres courant çà et là. Jack Garnett poussa
un grognement de terreur. Le lierre craquait et cédait sous ses pieds ;
il descendait maintenant plus vite qu’il n’aurait voulu.
Liz courut dans la chambre et sortit sur le balcon. Flora
Rodriguez essayait de s’enfuir, mais elle n’avait pas fait dix pas
qu’une haute silhouette sortit de l’ombre et la saisit par le bras. Deux
autres hommes accouraient vers la maison pour empoigner Jack
Garnett au moment où il sautait à terre.
Le brocanteur se défendit avec l’énergie du désespoir. Un
moment il parvint à se dégager et fila vers les arbres les plus proches,
mais sa libération ne fut pas de longue durée. Un des hommes le
rejoignit en quelques enjambées et le jeta à terre.
Sous les arbres un sifflet de police retentit. Le tumulte éveilla les
pensionnaires ; les fenêtres du collège s’illuminèrent l’une après
l’autre. Des hommes s’appelaient. Flora Rodriguez hurlait. Garnett
lançait des imprécations furieuses à ceux qui l’avaient fait prisonnier.
Liz, oubliant la bonne tenue qui était de règle à Starhurst,
enjamba la balustrade et se laissa glisser le long du pilier. Elle trouva
Garnett entre les mains du portier et d’un agent de police ; un autre
agent maintenait Flora Rodriguez.
Ann surgit à son tour sur la pelouse.
« Oh ! ils l’ont eu ! haleta-t-elle. J’avais peur qu’ils n’arrivent trop
tard.
— La main dans le sac ! ajouta sévèrement un des agents. On sera
content de le voir arriver au poste, mademoiselle. Ça fait un bout de
temps que nous le cherchons.
— Il a volé un coffret à bijoux, dit vivement Liz. Fouillez-le.
— Un coffret à bijoux ! C’est donc ça ? » L’agent prit Garnett au
collet et le secoua rudement. « Donne-le-moi. Où est-il ?
— Elle ment ! déclara Garnett avec audace. Je n’ai rien volé du
tout. Je n’ai pas de coffret à bijoux. »
Le policier le fouilla rapidement. Au grand désappointement de
Liz, il ne trouva pas l’objet en question.
« Il l’a peut-être laissé tomber », suggéra Ann.
Les deux sœurs examinèrent le terrain sous leur fenêtre, mais
sans découvrir la boîte oblongue que Liz avait vue tomber de la
lampe.
Dans la rue qui bordait le collège on entendit mugir une sirène ;
le fourgon de la police arrivait. Des portes claquaient ; des voix
demandaient :
« Qu’est-ce qui est arrivé ? qu’est-ce qui se passe dehors ? »
Starhurst tout entier était éveillé.
« Allons ! dit l’agent en secouant Garnett, où as-tu caché ce
coffret ? Donne-le-nous, ou il t’en cuira.
— Je ne l’ai jamais eu, répéta l’homme avec obstination. Je ne sais
pas ce dont il s’agit.
— Il me l’a pris ! insista Liz. La boîte est tombée de notre lampe et
il s’en est emparé. Il l’avait quand il est passé par la fenêtre.
— Voilà donc pourquoi la lampe avait tant de valeur ! » murmura
Ann ébahie.
De nouveaux agents accouraient sur le terrain ; Flora Rodriguez
et son frère se trouvèrent bientôt entourés d’hommes en uniforme.
M. Randall, accoutré d’un peignoir de bain et d’un pantalon de
tennis, surgit de la maison en demandant à tout le monde ce qui était
arrivé. Il n’y avait jamais eu autant d’animation à Starhurst depuis
que le domaine était devenu collège.
« Eh bien, Garnett, dit le commissaire quand il se trouva en face
du prisonnier, nous vous tenons enfin. Il va vous falloir répondre de
pas mal de choses.
— On n’a pas de preuves contre moi, répliqua le coupable.
— Vous croyez ? Nous pouvons prouver que vous et votre sœur
pratiquez l’escroquerie depuis des années. Et la bague de
Mme Grant ? Et la voiture de son mari ? Nous avons assez de
plaintes contre vous pour remplir un volume !
— Où avez-vous pris la montre de Franklin Starr ? demanda Ann
spontanément.
— Franklin Starr ! s’exclama Garnett. Je n’ai jamais entendu ce
nom-là.
— Vous aviez sa montre. Je parie que vous le connaissez.
— Je ne sais pas de quelle montre il s’agit, répondit l’homme avec
entêtement. Et je ne connais pas de Franklin Starr.
— Nous aurons quelques questions à vous poser en arrivant au
poste, avertit le commissaire. D’ici là vous serez peut-être plus
disposé à parler. »
Flora Rodriguez éclata en sanglots.
« Il voulait que je l’aide à retrouver la lampe, gémit-elle. Voilà des
années qu’il la cherche. Depuis que le domaine des Starr a été
vendu…
— Vas-tu te taire ! hurla son frère hors de lui.
— C’est vrai, insista-t-elle. Il l’a volée aux Parker à Rockville
quand il a su que leur oncle l’avait achetée. Ce soir il est venu à
Starhurst pour la reprendre. Il m’a assuré qu’il y avait des bijoux
dedans.
— Elle ment ! cria Garnett. Je n’ai jamais entendu parler de
bijoux.
— A vous deux, dit le commissaire, vous finirez par nous raconter
toute l’histoire. Vous autres, ajouta-t-il en s’adressant aux agents,
regardez un peu partout : il a probablement jeté cette boîte. »
Tout à coup Ann se tourna vers sa sœur.
« Nous avons oublié Evelyn ! s’exclama-t-elle. Dépêchons-nous
d’aller à la gare ; il faut lui parler de ce coffret à bijoux. S’il
appartenait à la famille Starr et si on le retrouve, elle n’aura plus à se
tourmenter. »
Dans la confusion générale, les deux sœurs parvinrent à
s’échapper inaperçues.
« Vite, maintenant ! » dit Liz.
CHAPITRE XXV

LE SECRET DU PLOMBIER

LES SŒURS Parker sortirent du collège sans attirer l’attention.


Une fois sur le chemin de la gare, elles éprouvèrent un soulagement à
la pensée qu’elles n’avaient plus rien à craindre de Jack Garnett ni de
sa renarde de sœur.
« Pourvu que la police retrouve les bijoux ! s’exclama Liz. Je me
demande ce qu’il a bien pu en faire. En comprenant qu’il ne pouvait
plus s’échapper, il a dû cacher le coffret quelque part.
— Penser, dit Ann, que la lampe renfermait un pareil trésor ! Pour
Evelyn et son frère, ce serait la fortune. » Puis, frappée d’une idée
subite : « Et si le coffret était vide ?
— Je suis sûre qu’il ne l’était pas, répondit Liz. Il était trop lourd,
il devait y avoir quelque chose dedans. D’ailleurs Jack Garnett ne se
serait pas donné tout ce mal inutilement.
— Si nous retrouvons Evelyn à temps pour le lui dire, tout sera
peut-être changé.
— Je me demande, fit Liz en courant, pourquoi ce plombier
s’intéressait tant à notre lampe.
— Il connaissait peut-être l’existence des bijoux, lui aussi, et il
cherchait à s’en emparer. »
Liz sourit.
« J’ai une intuition au sujet de ce plombier. Pendant qu’il nous
parlait au poste de police, il m’a semblé reconnaître sa voix.
— Et c’était… ? » insista Ann curieuse. Mais sa sœur ne voulut pas
lui en dire plus long.
« Je me trompe peut-être, déclara-t-elle. Mais je crois savoir
pourquoi il se comportait si bizarrement.
— Tu penses que c’était un détective ?
— Pas exactement. »
Elles arrivaient devant la gare. Deux minutes plus tard elles se
précipitaient sur le quai.
« Nous avons perdu beaucoup de temps, soupira Ann. A l’heure
qu’il est, Evelyn se trouve peut-être déjà à des kilomètres de Penfield.
D’ailleurs, rien ne nous dit même qu’elle soit venue ici. »
A cet instant, par une fenêtre de la salle d’attente, Liz aperçut
deux silhouettes connues.
« Regarde ! » chuchota-t-elle.
Evelyn était en grande conversation avec le mystérieux plombier.
Les sœurs Parker virent que leur amie était en larmes. L’homme la
prit dans ses bras et l’embrassa. Tout à coup Ann comprit.
« C’est Franklin Starr ! s’exclama-t-elle.
— Chut ! murmura Liz. Mon intuition ne me trompait pas.
Ecoute ! »
« Je me suis tellement tourmentée pour toi, Franklin ! sanglotait
la jeune fille. Je te croyais mort !
— Il y a eu des moments où je regrettais de ne pas l’être, dit
Franklin avec émotion. Après cet accident dont tes amies m’ont tiré,
je souffrais tant de la tête que j’avais l’impression de devenir fou.
Ensuite, poursuivit le malheureux, l’état de nos affaires a encore
empiré. Le souci me faisait perdre l’appétit et le sommeil. Je n’avais
plus qu’une idée, Evelyn : fouiller notre vieille maison pour
m’assurer qu’il n’y restait plus de valeurs.
« Je n’ai pas osé te révéler mon secret. Tous mes plans risquaient
d’échouer si quelqu’un était au courant. J’ai fait teindre mes cheveux,
laissé pousser ma moustache, adopté des lunettes. Puis j’ai pris du
travail chez un entrepreneur de plomberie qui constituait une équipe
pour l’envoyer à Starhurst. Je pensais ainsi pouvoir aller et venir sur
les lieux sans éveiller les soupçons.
— Mais tu courais un grand risque dit Evelyn. Si Mme Randall
avait découvert…
— J’étais à bout de ressources, Evelyn, continua le faux plombier.
Je ne pouvais pas supporter la perspective de la misère – non pour
moi, mais pour toi. Je tenais à te voir achever tes études. D’autre
part, j’ai toujours été convaincu qu’il y avait de l’argent caché à
Starhurst. Je voulais aller le chercher, mais je ne voulais pas qu’on se
moque de moi si j’échouais, c’est pourquoi je me suis déguisé.
— Et tu n’as rien trouvé ? »
Franklin Starr hocha tristement la tête.
« J’ai bien peur qu’il n’y ait rien. J’ai eu un moment d’espoir en
découvrant un panneau secret dans la salle d’étude des sœurs Parker.
Tu te rappelles que cette pièce était autrefois la bibliothèque ?
— Et tu n’as rien trouvé dans la cachette ? demanda
anxieusement Evelyn.
— Seulement de vieux papiers. Au début j’ai pensé qu’ils
pouvaient avoir de la valeur, mais en les examinant j’ai vu que ce
n’était pas le cas. Alors j’ai décidé d’abandonner les recherches et je
t’ai envoyé un message pour te demander de venir me trouver ici. Je
voulais te dire la vérité. A quoi bon nous le dissimuler : nous sommes
complètement ruinés, il faut nous y résigner. »
Liz et Ann tendirent l’oreille pour saisir la réponse d’Evelyn.
« Cela m’est égal, murmura celle-ci. Du moment que tu es sain et
sauf, le reste n’a pas d’importance. Partons ensemble, je tiendrai ta
maison. Tant pis pour mes études. Je n’ai pas peur de la pauvreté.
— Et pourtant je sais, Evelyn – je sais, tu entends ! – que notre
père a dissimulé une fortune quelque part ! C’est pourquoi j’ai eu tant
d’espoir en mettant la main sur ces papiers : je croyais que c’étaient
des valeurs. »
Les sœurs Parker ne pouvaient plus attendre. Liz ouvrit vivement
la porte et elles se précipitèrent dans la salle d’attente. A leur vue,
Evelyn et son frère se montrèrent surpris et embarrassés.
« Bonsoir, monsieur Starr, dit Liz en souriant.
— Comment, tu savais ? fit Evelyn stupéfaite.
— Non. Mais j’avais une intuition.
— Nous avons trouvé ton petit mot, Evelyn, expliqua Ann
haletante. C’est pourquoi nous sommes ici. Mais depuis il est arrivé
tant de choses…
— Il faut que tu reviennes à Starhurst. Tu ne dois pas te sauver
comme cela.
— Je crains qu’Evelyn ne puisse pas retourner au collège,
intervint gravement Franklin Starr. Puisque vous m’avez reconnu
sous mon déguisement, je vais vous expliquer pourquoi je suis
devenu plombier…
— Nous savons ! interrompit Liz. Vous cherchiez votre fortune et
vous ne vouliez pas qu’Evelyn le sache. Mais peut-être ne cherchiez-
vous pas là où il fallait », acheva-t-elle d’un air averti.
Franklin Starr se pencha vers elle.
« La lampe ? » demanda-t-il d’une voix émue.
Liz inclina la tête.
« Vous saviez que le socle de la lampe contenait un coffret à
bijoux ?
— Les bijoux des Starr ! s’exclama Franklin. Ils ont disparu
depuis la mort de mon père. Je pensais qu’ils avaient été vendus. Ne
me dites pas que vous les avez retrouvés ? »
Son visage rayonnait d’espoir. Son expression douloureuse et
comme égarée avait disparu. Devant cette transformation Liz
regretta de tout son cœur d’avoir mentionné les bijoux, car elle
devinait la déception qui allait suivre.
« Je suis désolée, commença-t-elle doucement, mais ce soir
même un individu appelé Jack Garnett… »
Une ombre passa sur le visage radieux de Franklin Starr.
« Garnett, répéta-t-il avec amertume. L’individu qui nous a volé
une partie de notre héritage, y compris la montre que m’avait donnée
mon père…
— Il est venu ce soir au collège et a essayé de voler la lampe. Il
devait se douter de la présence du coffret à bijoux.
— Et il s’est échappé ! » s’écria Starr, le visage blême.
Liz leur raconta alors le cambriolage manqué de Jack Garnett.
Elle leur dit qu’elle avait essayé de lui arracher la lampe, mais il
l’avait frappée, le coffret avait roulé sur le parquet, Garnett s’en était
emparé et avait pris la fuite.
« La police l’a rattrapé, acheva-t-elle, mais on a eu beau le
fouiller, on n’a pas retrouvé trace du coffret. Il a dû le dissimuler
quelque part mais il y a beaucoup de chances pour qu’on le retrouve.
Il faut donc bien vous garder d’emmener Evelyn aujourd’hui.
— Oh ! si on pouvait retrouver ces bijoux ! murmura Evelyn, avec
émotion. Tous nos ennuis prendraient fin d’un seul coup !
— Les bijoux des Starr, dit son frère, valent de cinquante à
soixante mille dollars. Ils représentent donc une fortune assez
substantielle. Si on ne les a pas trouvés dans les poches de Garnett,
c’est qu’il a réussi à les cacher en descendant.
— A l’heure qu’il est, la police a peut-être mis la main dessus,
remarqua Ann. Pourquoi ne pas revenir au collège avec nous tous les
deux ? Vous ne pouvez pas partir avant de savoir.
— Nous vous suivons », déclara Franklin avec autorité.
A l’idée de récupérer les joyaux disparus, le visage d’Evelyn s’était
illuminé.
« Ce serait trop beau, soupira-t-elle. Je ne veux pas y penser. Le
coffret était peut-être vide. »
Ainsi ballottés entre l’espoir et le pessimisme, Franklin et Evelyn
Starr regagnèrent Starhurst avec les sœurs Parker. Sur le chemin du
retour, ils croisèrent le fourgon de la police. Jack Garnett et Flora
Rodriguez, aux mains de la loi, répondraient bientôt de leurs
nombreux méfaits.
Ils franchirent la grille et s’avancèrent vers les bâtiments. Il y
avait de la lumière à presque toutes les fenêtres, sauf à celle de la
salle d’étude des Parker.
« Pauvre vieille lampe ! dit doucement Ann. J’espère qu’on
pourra la réparer. »
A ce moment ils se trouvèrent face à face avec le veilleur de nuit.
En reconnaissant les deux sœurs, celui-ci toucha sa casquette.
« Ils les ont embarqués pour les fourrer en prison ! annonça-t-il.
— La police a-t-elle trouvé les bijoux ? demanda vivement Ann.
— Des bijoux ? répéta l’homme sans comprendre. Quels bijoux ?
Non, je n’en ai pas entendu parler. Ce qu’ils ont trouvé, c’est une
boîte.
— Le coffret à bijoux ! Où était-il ?
— Au pied du mur, dans le lierre. Ce sale bonhomme a dû l’y jeter
quand il s’est vu sur le point d’être pris.
— Mais qu’y avait-il dans la boîte ? interrogea Franklin Starr.
— Rien, monsieur. Rien du tout. Elle était vide. »
Franklin Starr laissa échapper un gémissement.
« Notre dernier espoir ! » murmura-t-il.
Le veilleur lui jeta un regard surpris. Puis il se tourna vers les
sœurs Parker.
« Le portier est monté arranger votre lampe, leur dit-il. Elle n’est
pas très abîmée. Une fois qu’on eut rajusté les morceaux, elle n’avait
plus besoin que d’une nouvelle ampoule. Vous pourrez l’allumer dès
ce soir. »
Il parlait encore quand la fenêtre de la salle d’étude s’illumina
brusquement. Jamais la lumière n’avait été aussi vive : elle semblait
ruisseler le long du lierre et jusque sur la pelouse.
« Le portier n’avait plus d’ampoules ordinaires, expliqua le
veilleur. Il a été obligé d’en mettre une plus forte. Moi, ça ne me
déplaît pas d’y voir bien clair. »
Il reprit sa ronde. Anéantis par le désespoir, Franklin Starr et sa
sœur accompagnèrent les sœurs Parker jusqu’à la porte.
« Ainsi le coffret était vide, murmura Franklin Starr d’une voix
tremblante. J’espérais tellement… mais à quoi bon penser à ce qui
aurait pu être ? Nous voilà pauvres, Evelyn.
— Ça n’a pas d’importance », répondit-elle courageusement.
A cet instant même, les sœurs Parker poussèrent ensemble un
grand cri. Le visage rayonnant de surprise et de joie, elles désignaient
les branches de lierre qui retombaient juste au-dessous de leur
fenêtre.
« Les bijoux ! » cria Ann.
La vive lumière de la salle d’étude faisait étinceler des
flamboiements de blanc, de vert, de rouge écarlate. Des pierres
précieuses scintillaient au milieu des feuilles, transformant les
rayons de lumière en un ruissellement de merveilleuses couleurs.
Perles, diamants, rubis, émeraudes, pendaient des branches où ils
s’étaient accrochés au moment où le coffret échappait aux mains de
Garnett.
Là-haut, la lampe brillait de tout son éclat. Elle projetait ses
rayons dans les abîmes du désespoir et révélait à Evelyn et à son
frère un avenir de bonheur et de paix.
Mme Randall sortait de la maison. Ils l’accueillirent avec des
transports de joie, puis se précipitèrent dans le collège et montèrent
l’escalier en courant. Liz, se penchant par la fenêtre attrapa, un à un,
les bijoux. Evelyn, palpitante, n’avait pas la force de parler, mais ses
yeux exprimaient son soulagement et son bonheur.
« Vous voyez, le coffret n’était pas vide ! déclara fièrement Liz en
mettant les pierres précieuses dans les mains de Franklin Starr.
— Je… je ne sais que dire, bégaya celui-ci, encore incapable de se
persuader que le spectre effrayant de la misère s’était éloigné pour
toujours. Si vous saviez ce que cela signifie pour nous,… pour
Evelyn…
— Nous le savons, répliqua Ann. Et nous partageons votre
bonheur.
— Comment pourrons-nous jamais vous remercier, toi et Liz ?
demanda Evelyn d’une voix qui se brisait. Si vous n’aviez pas
retrouvé la lampe,… si vous n’aviez pas empêché Jack Garnett de la
reprendre, notre fortune aurait été perdue à jamais. Je n’arrive pas
encore à y croire ! »
Trop émue pour s’exprimer en paroles, elle fondit en larmes, mais
c’étaient des larmes de joie. Non seulement elle pouvait rester à
Starhurst, mais elle n’avait plus à se tourmenter pour l’avenir. Son
frère, délivré de ses dettes, allait pouvoir reprendre sa place dans le
monde.
Il fallut raconter toute l’affaire aux Randall – particulièrement au
professeur, qui, absorbé par la Grèce antique, ne s’était pas encore
aperçu qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire à Starhurst.
« Braves filles ! s’exclama-t-il. Braves filles ! Vous avez éclairci là
un bon nombre de mystères, et je vous en félicite.
— Oncle Dick va être content d’apprendre que son cadeau
renfermait un pareil trésor ! » déclara Ann en riant.
Liz sourit gentiment.
« Oui, dit-elle, tout s’est arrangé pour le mieux. Et je n’oublierai
jamais, Ann, le spectacle de ces pierres précieuses à la lumière de
notre lampe… »
Imprimé en France
BRODARD & TAUPIN
Imprimeur-Relieur
Paris-Coulommiers
Dép. lég. 4549 – 2etr. 66
2C – 01 – 2667 – C1
20 – 03 – 2668 – 01

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