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Une rencontre inquiétante

Mouchette, une jeune Picarde de quatorze ans, fuit l’école, ses brimades, et sa famille rongée par
l’alcool, la misère et la maladie. Un soir d’orage, elle erre dans les bois, trempée, perdue, lorsqu’elle
rencontre un braconnier, le bel Arsène.

À ce bruit de pas, elle a levé les yeux sans hâte, et l’aperçoit tout de suite venant vers elle de sa
marche prudente de bête nocturne. Comme tout à l’heure celle de Madame, sa longue silhouette se
découpe en noir sur le fond plus clair du ciel. Les larges salopettes qui passent par-dessus sa culotte de
velours lui font une espèce de jupe. Mouchette l’a reconnu tout de suite à l’odeur de son tabac de
contrebande, un tabac belge parfumé à la violette et dont il apporte parfois au père une provision sous
la forme d’une large brique couleur de feu, si dure qu’il faut la partager à coups de hachoir. « Tiens, dit-
il, te v’là. » Il l’a presque heurtée de ses grosses bottes qui dégagent une forte odeur de graisse et de
terreau. Et aussitôt elle reçoit en plein visage le jet d’une lampe électrique. « Fait trop sale pour tendre
mes crins, je rentre. » Elle se lève avec peine, tenant toujours à la main ses bas et son unique galoche.
Tout son petit corps tremble. « M... ! tu meurs de froid, ma belle. A-t-on idée aussi par un temps pareil
d’aller se mettre à l’abri dans les fonds ! L’eau va monter d’ici cinq minutes, où je ne m’appelle plus de
mon nom. Et qu’est-ce que t’as fait de ton autre galoche, malheureuse ?
– Per... per... due, m’sieu Arsène.
– Imbécile ! Tu reviens de l’école ? Alors, t’aurais pas pu prendre la route non ? Avec les copines ? Faut
que tu n’aies pas plus d’idée qu’une poule d’eau, c’est le cas de le dire. »
Il braque de nouveau la lanterne. Mouchette essaie désespérément d’enfiler ses bas trempés. Un
long moment, elle reste ainsi au centre du halo lumineux, une jambe étendue, l’autre repliée, incapable
de quitter son gîte où elle a fini par se rasseoir, immobile, paralysée par la lumière. « Si tu rentres chez
le père sans ton compte de galoches, gare à tes fesses ! Te rappelles-tu au moins où tu l’as perdue,
nigaude ? » Mouchette lève la tête, essaie de distinguer le visage penché vers elle dans les ténèbres. La
présence de ce garçon ne l’inquiète d’ailleurs pas plus que celle d’une bête familière, mais bien avant
qu’elle ait formé aucune pensée, son oreille a saisi dans la voix pourtant bien connue, elle ne sait quelle
imperceptible fêlure. C’est comme la brûlure d’une mèche de fouet sur ses reins ; elle est debout.
« Qu’est-ce qui te prend ? Te v’là bien vivace tout à coup. On dirait que t’a marché dans un nid de
frelons. Vas-tu me dire où tu l’as laissée ta galoche, bon Dieu de bon Dieu ! »

Georges Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette, 1937, chapitre I

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