Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Ce titre a été publié pour la première fois aux États-Unis en avril 2021 par Disney Press, un
département de Buena Vista Books Inc, sous le titre Hello, Cruel Heart.
ISBN : 978-2-01-715630-7
À Gig.
Merci pour la musique.
C’était génial.
— Toi, je te tiens, jubila une voix.
Estella, seize ans, se retourna et tomba nez à nez avec un des vigiles du
magasin Harrods, un type rougeaud à grosse moustache.
— Pardon ? répondit-elle, interloquée. Ne me touchez pas, je vous prie.
L’adolescente protesta assez fort pour que plusieurs têtes pivotent. Quand
un touriste brandit son appareil photo, le vigile entraîna Estella à l’écart,
loin des regards, en la tirant par la bandoulière de son sac. Et il faisait bien
car chez Harrods, le célèbre grand magasin londonien, il était très mal vu de
faire une scène. Surtout au cœur de l’été, alors que l’établissement grouillait
de touristes du monde entier.
— Ton sac, ordonna-t-il. Ouvre-le.
— Sûrement pas. Je vais prévenir votre chef !
— Ouvre-moi ce sac.
Estella soupira.
— Ouvre-moi ce sac.
L’indignation d’Estella laissa place à une expression plus dure.
— Vous êtes hors de votre juridiction, signala-t-elle en laissant tomber
son ton faussement snob.
À présent, c’était un pur accent londonien, bien rude.
— La portion de trottoir sous l’auvent est encore la propriété d’Harrods,
argua le vigile. Mais si tu préfères, j’appelle la police. Ils sont nombreux à
patrouiller dans le coin. Tiens, regarde…
De sa main libre, il fouilla sa poche pour en sortir un sifflet, qu’il porta à
ses lèvres.
— C’est bon, céda Estella en ouvrant son sac avec agitation. Tenez.
Fouillez.
Le vigile plongea le bras à l’intérieur pour en sonder le contenu : un livre
en français et une trousse.
— Vide tes poches.
— J’ai des droits, je vous signale, objecta Estella en retournant quand
même ses poches.
Un bout de papier chiffonné en tomba. Le vigile se pencha pour le
ramasser.
— Tiens, tiens… C’est quoi, ça ? questionna-t-il en le dépliant.
J’aime les poulets, était-il écrit sur le papier.
Estella fit un grand sourire au vigile, qui devint rouge écrevisse.
— C’est vrai, j’admire beaucoup la police, assura- t-elle en reprenant son
intonation bourgeoise.
— Qu’est-ce que tu en as fait ? s’agaça-t-il. Je t’ai vue !
— Vous m’avez vue quoi ? Vieux cochon, reluquer des jeunes filles
comme moi.
— Je t’ai vue piquer le portefeuille de ce touriste, fulmina-t-il. Je suis sûr
de moi.
— Vous souffrez sûrement d’un coup de chaleur, supposa-t-elle en battant
des cils.
— File ! ordonna-t-il en rougissant de plus belle. Et si je te revois…
— Vous vous transformerez en fraise géante ? Vous sauterez de joie ?
Vous vous laisserez pousser des ailes et un bec ? Dites-moi donc. Que ferez-
vous ?
Le vigile porta de nouveau le sifflet à ses lèvres en guise d’avertissement,
alors Estella recula et prit ses jambes à son cou.
— Adieu, mon chéri ! lança-t-elle en lui soufflant un baiser. Je
n’oublierai jamais ce moment passé ensemble !
Quand elle eut disparu au loin, un touriste s’approcha, perplexe.
— Vous faites ça à tous les clients qui sortent du magasin ? demanda-t-il
au vigile. C’est une coutume anglaise ?
Estella se faufila dans Brompton Road et se mêla à une foule d’élèves
vêtus, comme elle, d’un uniforme vert émeraude assorti d’une cravate à
rayures vertes et or et d’un canotier. Par cette chaleur, la plupart avaient ôté
leur blazer, et elle en fit autant. Dans ses veines bouillonnait cette joie
légère et diffuse qu’elle éprouvait chaque fois qu’elle s’en tirait : plus elle
l’échappait belle, plus les sensations étaient fortes.
Devant elle passa un bus à impériale placardé d’une pub pour le nouvel
album des Beatles : Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Le groupe
avait adopté un nouveau style vestimentaire génial, composé d’uniformes
de parade militaire des années 1900 aux tons vert-jaune, fuchsia, bleu
électrique et rouge corail. En cet été 1967, la société était en pleine
mutation. Londres était devenue la ville la plus branchée du monde.
La presse la surnommait the Swinging London. Oubliées, les tenues grises
guindées. Finies, les mines sombres et la retenue civilisée. Terminés, les
contraintes et les silences dignes. C’était comme dans Le Magicien d’Oz,
quand le paysage en noir et blanc du Kansas laissait soudain place aux
couleurs saturées d’une nouvelle et étrange contrée. En matière de mode et
de musique, Londres occupait le devant de la scène, et le monde entier
voulait assister au spectacle. D’où l’affluence de touristes.
La ville débordait d’une vitalité indéniable qui se manifestait partout : de
la couleur des vêtements à celle des autobus et des arbres, dans l’odeur de la
terre retournée par la pluie, et à travers l’ambiance qui régnait au sein de ce
groupe d’élèves auquel s’était greffée Estella. Sans vraiment faire partie de
la bande, elle s’était jointe à eux ni vu ni connu et fut entraînée dans leurs
bousculades bruyantes en direction du parc. Comme ils la laissaient les
écouter, elle avait presque l’impression de comprendre leurs plaisanteries. Il
y avait des jours comme ça, où tout le monde était le bienvenu. La jeunesse
de Londres était une formidable force en mouvement et la vie était
merveilleuse.
Comme tous les jours à la sortie des cours, ces étudiants se rendaient à
Hyde Park. Ils allaient se détendre au bord de la Serpentine, cette petite
rivière qui le traversait, où, par une belle après-midi comme celle-ci, on
pouvait d’ordinaire louer des canots et se prélasser. Elle se posa sur la
pelouse, non pas parmi eux mais suffisamment près pour laisser penser
qu’elle était l’une des leurs.
Quelques instants plus tard, deux garçons de son âge, également en
uniforme, la rejoignirent. Le premier, grand et maigre, avait le menton
nettement en galoche et une tignasse brune bouclée. Le second, plus
costaud et rubicond, semblait très content de lui.
— C’te fois, j’ai bien cru que t’étais foutue, déclara Jasper, le plus grand
des deux. T’étais vraiment obligée de poser pour des photos ? Tu te prends
pour une vedette, ou quoi ?
— Je ne voulais pas décevoir ces touristes, se justifia Estella.
— C’était risqué. Il te collait au train.
— Je l’avais à l’œil, assura-t-elle. J’avais largement le temps de filer.
Horace attrapa sa besace pour la fouiller. Bien qu’elle eût semblé vide
aux yeux du vigile, à l’intérieur, une doublure invisible révéla plusieurs
articles, dont Horace fit l’inventaire.
— Six portefeuilles, compta-t-il, une montre, des chèques de voyage…
ça, aucune utilité… mais au moins cinquante livres.
— Ah, et j’oubliais… ajouta Estella.
Glissant la main dans la ceinture de sa jupe, elle leur présenta le mince
portefeuille de cuir tiré de la poche d’un touriste alors qu’elle sortait en
trombe de chez Harrods. Elle le lança à Horace, qui le vida avec
empressement.
— Il y a trente livres de plus dedans ! se réjouit-il.
Jasper étira son long corps sur la pelouse et leva son visage radieux vers
le soleil.
— J’adore la saison touristique. Ça va être un bon cru, cette année. Vive
le Swinging London !
— Si ça continue, s’emballa Horace, on pourra peut-être s’acheter une
voiture ! Imaginez un peu, une voiture !
— Et qu’est-ce que tu ferais d’une voiture ? railla Jasper. T’sais même
pas conduire.
— J’apprendrais. Je ferais des tours pour m’entraîner.
— Et tu finirais sûrement contre un poteau.
— Pas du tout, s’offusqua Horace. Je peux apprendre.
— Dites, vous m’avez apporté à manger, j’espère ? les coupa Estella.
Horace confirma en lui montrant un sac en kraft contenant des sandwichs
enveloppés de papier sulfurisé.
— Conserve de viande à la moutarde, annonça-t-il en lui en tendant un.
Supplément moutarde et double dose de poivre inclus.
Affamée, elle s’empressa de déballer son casse-croûte. Estella aimait les
aliments bien relevés, qu’elle tartinait de moutarde au point d’en avoir des
picotements dans le nez. Elle en mettait partout, des couches épaisses qui
auraient fait tousser et s’étrangler n’importe qui.
Jasper et Horace continuèrent à discuter de tout ce qu’ils s’achèteraient
avec les butins qu’ils étaient certains d’amasser cet été-là. Une voiture. Une
bonne télé. De nouvelles pompes. Estella mangea son sandwich de viande à
la moutarde en savourant la chaleur du soleil sur sa peau. Cette journée
avait été fructueuse. Des prises comme celle-ci leur permettaient de se
maintenir à flot. La saison touristique était toujours lucrative mais,
maintenant que Londres était la capitale la plus fréquentée du monde, ce
filon allait devenir encore plus juteux.
Autour d’eux, les étudiants s’amusaient, bavardaient et chahutaient
gentiment. L’un d’eux avait une radio portative qui diffusait le titre
« Everybody’s Sun » du groupe Electric Teacup. À en juger par les cris que
poussaient certaines des filles, Estella en déduisit qu’ils étaient connus, ou
du moins leur chanson. Les paroles étaient un peu sirupeuses – une histoire
de thé et de soleil pour tout le monde –, mais quelque chose dans cette
mélodie frappa son imagination. Derrière le joyeux tintamarre du piano, on
entendait résonner le son d’un orgue qui donnait une tonalité plus grave et
plus sombre au morceau. La ligne de basse fendait l’air de façon
envoûtante. En apparence inoffensive, cette chanson renfermait un sens
caché, une facette mystérieuse et espiègle, comme une blague d’initiés
destinée uniquement à ceux qui voulaient l’entendre.
— J’adore ce morceau ! s’écria une des élèves. Ils sont meilleurs que les
Stones.
— T’es dingue ! protesta une de ses copines.
— Pas du tout. Il chante bien mieux que Mick Jagger.
La bande de jeunes débattit des mérites de différents groupes de musique
sous le regard attentif mais discret d’Estella. Que feraient-ils ce soir-là ?
Certains rentreraient dans leurs belles maisons. D’autres partiraient en
week-end. D’autres encore, supposa-t-elle, passeraient la nuit à danser dans
l’une des nombreuses boîtes de nuit de la ville. Ils semblaient tous si bien
s’entendre. Deux d’entre eux chuchotaient, l’air absorbé, têtes collées l’une
contre l’autre. Alors que le soleil tapait sur son visage, Estella les observa.
Mais, au fond, qu’est-ce qu’elle en avait à faire de ces amoureux dont
l’histoire était sûrement vouée à l’échec et de toute cette jeunesse érudite ?
Rien du tout. La chaleur devait lui monter à la tête. Pour Estella, l’école
n’avait pas été une réussite.
En fait, c’était même là que tout avait commencé.
Estella n’y était pour rien. Vraiment. Jusqu’alors, presque tout ce qui
avait mal tourné dans sa vie était imputable à sa couleur de cheveux – la
vraie –, noir d’un côté, blanc de l’autre. Forcément, ça ne passait pas
inaperçu ; malheureusement, ce n’était pas de cette façon qu’elle espérait se
distinguer.
Estella était une visionnaire. Très franchement, un génie selon elle. À
l’école, on aurait dû remarquer son talent inouï et son immense créativité.
Au lieu de cela, on ne voyait en elle qu’une pauvre boursière à tête de
moufette.
Catherine, sa mère, avait beau lui avoir répété mille fois qu’elle avait les
mêmes droits que quiconque d’intégrer cette école huppée, ça ne changeait
rien. Dès qu’elle y mettait un pied, les persécutions commençaient.
Encore une fois, Estella n’y était pour rien.
Si on lui crachait dessus, son lot quotidien, il y avait forcément des
répercussions.
Si on lui collait sur le dos un mauvais tour joué à un professeur,
classique, cela l’obligeait à passer à l’action.
Si on la balançait dans la benne, la routine, il fallait bien qu’elle réagisse
– même si la poubelle en question lui avait permis de rencontrer son chien
Bandit, son plus fidèle compagnon à ce jour.
Estella avait réglé leur compte à ces petites brutes. Malgré les tentatives
de dissuasion de Catherine, elle avait soigneusement préparé sa vengeance.
Et elle l’avait savourée. Cet épisode avait néanmoins marqué la fin de son
parcours scolaire. Heureusement, la direction n’avait pas eu le temps de la
renvoyer car sa mère l’avait retirée de l’établissement – environ cinq
secondes avant son renvoi officiel, mais quand même, c’était important de
le préciser.
La vérité, c’était que, contrairement à Estella, Catherine l’avait senti
venir. Elle avait appris à coudre à sa fille dès son plus jeune âge. Au début,
elle l’encourageait à suivre des patrons et à découper selon les pointillés,
mais, très vite, il avait paru évident qu’Estella ne suivrait nul autre modèle
que les siens. Ses dessins étaient bien plus inventifs. Catherine avait
compris qu’elle allait devoir élargir son horizon pour lui donner une chance
de réussir dans la vie. Alors, quand le parcours scolaire d’Estella, aussi bref
qu’entaché d’esclandres, avait brusquement pris fin, sa mère avait décidé de
s’en remettre au destin et de profiter de cette occasion pour accepter
l’inévitable. Le talent d’Estella méritait de se déployer, et elle allait lui
donner sa chance.
Catherine avait empaqueté leurs affaires dans leur vieux tacot, et
ensemble, elles s’étaient mises en route pour Londres. Au moment de
quitter définitivement leur petite maison, Estella avait éprouvé une pointe
de tristesse mais qui s’était rapidement dissipée dès qu’elles s’étaient
trouvées sur l’autoroute et qu’Estella avait aperçu le premier panneau de
direction vers Londres. La capitale. Là où tout se passait. L’avenir. À cet
instant précis, un sentiment nouveau l’avait envahie, une montée
d’adrénaline pure qui lui avait donné l’impression d’être en apesanteur et de
planer au sommet des nuages. Avec sa mère, elles avaient échangé un
sourire, émues par la magie de ce moment, ne voyant dans la brume qu’une
féerie argentée, un brouillard scénique qui s’éclaircirait bientôt pour révéler
toutes les merveilles cachées au-delà. L’avenir leur appartenait.
Si seulement elles avaient roulé jusqu’à Londres sans s’arrêter, tout se
serait bien déroulé.
— Il faut que je fasse un arrêt en chemin, avait annoncé Catherine. Je
vais demander un coup de pouce à un ami pour qu’il nous aide à nous
mettre en selle.
— Quel ami ? avait demandé Estella.
Sa mère n’avait pas répondu immédiatement. Au lieu de cela, elle avait
roulé pour franchir un imposant portail. Sur ses grilles, Estella avait aperçu
un étrange symbole : des armoiries familiales représentant un dalmatien à
trois têtes, un peu comme le cerbère gardant l’entrée des Enfers, mais sous
les traits du fameux chien aux taches noires et blanches.
Étrange…
Estella avait vite oublié cette curiosité en découvrant l’imposante
demeure au bout de l’allée. Son envergure dépassait l’entendement. Jamais
elle n’oublierait cette vision du manoir de Hellman se détachant sur le ciel
nocturne. Les contours de la bâtisse étaient comme dentelés. Éclairée de
l’intérieur, chaque fenêtre luisait de façon presque irréelle. Des notes de
musique s’en échappaient et emplissaient l’atmosphère bordant la propriété.
D’autres voitures s’étaient garées en même temps que la leur, à cette
différence près qu’il s’agissait de modèles de luxe. Et les passagers qui en
descendaient étaient fort singuliers. Enfin, c’était peut-être des gens très
ordinaires, mais leurs costumes étaient tout à fait baroques. Quoi qu’il en
fût, Estella était restée muette d’admiration.
On se fût cru à la cour de Louis XVI. Les femmes, notamment,
arboraient de hautes perruques poudrées et d’énormes robes en mousseline
de soie et fourrure. Un vrai festival de couleurs ! Ici, du rose pétant avec
une traîne bleu ciel. Là, du violet cousu d’or. Et là encore, une alliance de
vert prairie et de jaune crème.
— Attends-moi dans la voiture, avait ordonné sa mère.
C’était tout ce qu’Estella avait à faire : attendre dans la voiture. Difficile
de faire plus simple. Et au départ, elle comptait bien obéir. Vraiment !
Hélas, le papillon nocturne est inéluctablement attiré par la flamme. C’est
une loi de la nature.
Il fallait qu’Estella voie ces robes de plus près. Elle en mourait d’envie ;
son corps tout entier réclamait un autre aperçu, même de loin. Alors elle
était sortie de la voiture, avec Bandit dans son sillage.
Entrer dans la maison ne posait pas de problème. Estella avait suivi des
serveurs qui déchargeaient une livraison et traversé en catimini une
imposante cuisine en plein branle-bas de combat. De toute façon, une enfant
de douze ans passait facilement inaperçue dans le monde des adultes. Sans
gros efforts, elle était transparente à leurs yeux.
De la cuisine, elle avait pu rejoindre le cœur de la maison – si toutefois
on pouvait appeler ça une « maison ». La plupart des maisons standard ne
disposaient pas d’une magnifique salle de bal au sol marbré ni d’escalier
majestueux. Elles n’avaient pas la place d’accueillir des défilés de mode et
de longs podiums sur lesquels des mannequins se pavanaient en présentant
les dernières créations de la saison. Alors qu’Estella, fascinée, assistait au
déroulement des événements, une femme à la tenue plus somptueuse encore
que toutes celles réunies dans la salle, visiblement un personnage plus
important que les autres, avait fait son entrée sur une balançoire abaissée
depuis le plafond.
— Qu’ils mangent de la brioche ! avait-elle clamé.
Elle s’était posée en douceur dans l’escalier, où l’attendaient trois
dalmatiens.
En effet, un énorme gâteau brioché trônait dans la salle, et tous les invités
poussaient des acclamations. Ce spectacle était si irrésistible qu’Estella en
avait momentanément oublié la consigne de sa mère et sa vie tout entière.
Et c’était à cet instant précis que les choses avaient dérapé.
Bandit n’y était pour rien, lui non plus. Comment aurait-il pu résister à
l’envie de prendre en chasse une robe entièrement ornée de petits-gris ? Un
besoin pressant comme celui-ci devait être assouvi.
Il avait bondi sur la passerelle du défilé et Estella avait dû s’élancer à sa
poursuite. Elle avait tenté de lui ordonner de revenir au pied, en vain. Pour
être honnête, ça l’amusait beaucoup de voir les mannequins faire des vols
planés et le personnel lui courir après. Et puis comment se retenir de
renverser un gâteau aussi gigantesque ?
Cela aurait sans doute été un des temps forts de sa jeune existence si,
dans la foulée, les féroces dalmatiens n’avaient pas foncé droit sur elle et
Bandit. Alors ils avaient pris la fuite dans le jardin et s’étaient réfugiés, à la
faveur de la nuit, derrière des buissons.
Bon, d’accord, elle aurait peut-être mieux fait d’obéir et d’attendre dans
la voiture.
C’était alors qu’elle avait été témoin d’une scène inexplicable : dehors, sa
mère avait une discussion visiblement un peu houleuse avec la superbe
femme de la balançoire. Toutes deux se tenaient au bord d’une falaise, sous
un ciel déchiré par la foudre. Au même moment, les dalmatiens avaient
réapparu, traversant la pelouse à toute allure. Mais ils ne s’étaient pas
dirigés vers Bandit et Estella. Cette fois, ils visaient la mère d’Estella et
cette femme.
La mince et gracieuse silhouette de Catherine basculant dans le vide était
la dernière image de sa mère qu’Estella gardait en mémoire.
D’instinct, elle avait compris qu’elle devait fuir. Elle avait traversé la
propriété à toutes jambes, talonnée par Bandit. Sur la route, un véhicule
approchait – elle devinait ses phares. Estella et Bandit avaient réussi à
grimper à l’arrière d’un camion.
Tout ce qu’elle se rappelait ensuite, c’était le tumulte de la circulation. En
jetant un œil par-dessous la bâche, elle avait compris qu’elle était arrivée à
Londres. Le camion passait devant Regent’s Park, un site qu’elle avait
montré à sa mère dans le guide qu’elle feuilletait en chemin ; alors, au feu
rouge suivant, Bandit et Estella étaient descendus d’un bond. Elle avait
marché jusqu’à une fontaine qui clapotait doucement. Ce bruit l’avait
apaisée et, comme elle se sentait encore très fatiguée, elle s’était étendue au
pied de la source et endormie.
Quand elle s’était réveillée, un petit chien avec un cache noir sur l’œil la
scrutait, la truffe tout près de son visage. Puis un grand gaillard s’était
approché. Estella avait vite refermé les yeux, pour faire semblant de dormir
encore. Elle avait senti le garçon s’arrêter devant elle.
— Salut, s’était-il annoncé.
Estella n’avait pas remué d’un cil.
— Alors, avait dit une autre voix, elle fait quoi ?
— Elle nous écoute, avait deviné le premier. Mais elle fait semblant de
dormir.
— Une flic en planque, tu crois ?
— M’a trop l’air d’avoir la trouille pour être flic.
Cette remarque avait agacé Estella.
— J’ai pas la trouille, avait-elle rétorqué en gardant les yeux fermés.
— En plus, avait ajouté le garçon, on dirait qu’elle a à peine douze ans,
donc elle n’a sûrement pas l’âge pour ça.
Cette fois, c’en était vraiment trop. Estella ne permettait pas qu’on la
traite de trouillarde ou qu’on souligne le fait qu’elle n’était encore qu’une
gamine. D’un bond, elle s’était levée pour tenir tête aux garçons.
L’inquiétude qu’avait suscitée chez eux ce mouvement brusque l’avait
ravie.
— N’approchez pas !
Bandit l’avait défendue d’un grognement. L’étrange toutou borgne, lui,
avait pris position devant ses maîtres.
— Bon, je vais l’emmener, avait décrété le second garçon.
Il s’était avancé vers Estella, mais elle lui avait aussitôt décoché un coup
de pied dans le ventre. Son compère s’était mis en garde, les mains levées.
— Écoute, mon chou, avait-il repris avec un accent londonien prononcé.
Tous les matins, les flics débarquent ici à huit heures, ça ne rate jamais.
Alors tu ferais bien de venir avec nous.
L’autre, qui se tenait encore le ventre, avait lancé un regard incrédule à
son copain.
— Pas question ! Rentre chez tes parents, petite.
— Elle a pas de parents, avait deviné le premier.
Pas de parents. Cette phrase avait résonné dans la tête d’Estella. Il avait
raison. Sa mère était morte, elle avait disparu derrière cette falaise – raison
pour laquelle Estella avait atterri ici.
Elle était seule… au monde, n’avait personne sur qui compter, hormis
Bandit, qui pressait son petit corps poilu contre ses tibias en flairant son
chagrin.
— Qu’est-ce que t’en sais ? s’était étonné le second.
— Je connais cet air.
La gentillesse et la perspicacité de ce garçon avaient bouleversé Estella.
Elle ne devait pas se mettre à pleurer. Pas question. Sinon elle ne pourrait
plus jamais s’arrêter.
C’était alors que la police avait débarqué.
— Huit heures moins cinq, avait constaté le grand. C’est de la triche !
Il s’était tourné vers Estella.
— Filons ! Suis-nous, vite !
C’était la première fois qu’Estella fuyait la police, mais sûrement pas la
dernière. Les deux garçons s’appelaient Jasper et Horace, et depuis ce jour,
le trio ne s’était jamais quitté. Ils étaient toujours fourrés ensemble. Jasper
et Horace étaient devenus plus que des amis pour Estella : ils formaient une
famille qui comblait autant que possible le vide maternel laissé dans son
cœur. Elle n’en demandait pas plus. Avec eux, elle était heureuse. À part sa
mère, personne de son ancienne vie ne lui manquait et elle n’avait vraiment
besoin de personne d’autre.
Vraiment.
Dans la salle de réception, le long d’un mur, une scène peu élevée avait
été montée devant une toile de fond pop art, composée de grands cercles
noirs, blancs et orange parsemés de pancartes de slogans en caractères gras :
LA MODE MAINTENANT, LES RAVAGES DE LA JEUNESSE, LIBÉRATION et MARIER
LES MAILLES.
— Marier les mailles ? grommela Estella tout bas. N’importe quoi…
Entre les tables dressées devant la scène, la fine fleur des serveurs
londoniens tournoyait avec la grâce de patineurs pour répartir des
présentoirs en porcelaine chargés de canapés à la salade de crabe, œuf et
concombre, et servir le thé dans des théières en argent. D’autres membres
du personnel suivirent, armés de plateaux de douceurs : des tranches de
gâteau de Battenberg, des scones, des meringues, des biscuits au citron et
des petits pains à la crème. La salle résonnait du tintement des cuillères
dans les tasses et de l’écho ouaté des conversations. Le décor tapageur de la
scène détonnait à tous points de vue avec l’ambiance mondaine et feutrée
qui prévalait dans l’assistance.
Ce spectacle était totalement déprimant. Comment osaient-ils appeler ça
un défilé de mode ?
Estella se posta dans un coin de la salle, près de la scène. De là, elle
pourrait sans difficulté passer en revue les dessus de tables. Ce rôle de
photographe était un habile subterfuge pour occuper la piste en
s’agenouillant tout près des invités, brandir son appareil photo à deux
mains, puis vite l’abaisser en feignant de modifier un réglage ou de changer
la pellicule. Ensuite, rien de plus simple que de glisser une main dans les
sacs posés, ouverts, à leurs pieds ou accrochés aux dossiers de leurs chaises.
Les enceintes se mirent à diffuser un air de jazz et l’éclairage se tamisa.
— Mesdames ! retentit une voix. Soyez les bienvenues à l’exposition de
ce jour, en présence des plus grands noms de la mode actuelle !
Estella fit craquer sa mâchoire.
Un tourbillon de lumières s’alluma au-dessus d’un cortège de
mannequins. Lentement, elles défilèrent en exécutant une étrange
chorégraphie pleine d’allant pour exhiber des ensembles de pulls et de jupes
assortis qui manquaient cruellement d’originalité.
— Voici les plus grandes tendances en matière de lainages ! poursuivit le
présentateur. Cela vous plaît, mesdames ?
— Mon Dieu, s’horrifia tout bas Estella.
Voilà justement ce que la vieille garde n’avait toujours pas l’air de
comprendre à propos de la mode actuelle à Londres : elle ne venait pas d’en
haut, des grandes maisons de couture, mais de gens comme elle, du climat
qui régnait dans la rue et dans les boîtes de nuit. Ce qu’on lui montrait là
n’en était qu’une pâle copie. Bien que criard, ce choix de couleurs était
totalement à côté de la plaque. Le pire, c’était quand les mannequins
présentaient d’un air nonchalant des pièces presque acceptables, comme ces
bottes sympas qui frôlaient la mention « avant-gardiste » ou ce chapeau à
peu près potable. C’était comme écouter quelqu’un jouer de la musique et
user vos nerfs en se trompant toutes les cinq notes. En voyant ces créations
défiler l’une après l’autre sur la piste, Estella sentit sa confiance grimper en
flèche, car elle se savait capable de faire bien mieux qu’eux tous réunis, les
yeux fermés.
Toutes ces jeunes nanties, avec leurs mères bien coiffées, marmonnaient
poliment en notant sur des petits carnets qu’on leur avait fournis lequel de
ces affreux tricots elles allaient commander.
Estella n’avait pas de pellicule pour prendre ces vêtements en photo, et
c’était tant mieux : elle rendait un fier service à l’histoire de la mode. Qu’ils
disparaissent et tombent dans l’oubli !
Maintenant, au boulot.
Estella repéra à proximité d’elle un sac à main apparemment bien garni,
ouvert par terre, près des tennis en cuir d’une dame. Elle s’agenouilla avec
son appareil et le fouilla d’une main en feignant de prendre des photos de
l’autre. Un second sac pendait au dossier d’une chaise tel un fruit bien mûr
sur une branche. Estella fit le tour, s’agenouilla et piocha à l’intérieur.
C’était presque trop facile. Sa besace se remplissait vite.
Alors qu’elle s’apprêtait à quitter le salon, elle remarqua un étui à
cigarettes en argent vraiment ravissant, abandonné à la vue de tous. La
tentation était trop belle. Le bras discrètement tendu, Estella le fit glisser de
la table dans sa main, puis reprit le chemin de la sortie. Au même moment,
une mannequin vêtue d’une tenue particulièrement hideuse fit irruption sur
la scène. Il n’en fallut pas plus pour qu’Estella se fige sur place. Le
spectacle dépassait l’entendement. C’était un ensemble coordonné,
composé d’un pull et d’une jupe moulante au jaune moutarde entrecoupé de
bleu pastel et de rose vif. À croire que le styliste s’était évertué à associer
dans une seule tenue toutes les nuances susceptibles de choquer l’œil
humain. Il fallait expédier cette horreur dans l’espace.
— Que faites-vous avec mon étui à cigarettes ?
Brutalement ramenée à la réalité, Estella s’aperçut qu’elle avait été si
distraite par cette faute de goût quasi illégale sur la scène qu’elle en avait
oublié son propre délit et omis de glisser l’étui dans sa besace. Sa
propriétaire – une femme d’un certain âge en tailleur Chanel violet qui
n’était pas sans rappeler un grain de raisin géant – la fixait d’un œil
accusateur.
— Oh, hum…
Estella sentit la panique l’envahir. Ressaisis-toi.
— Je suis navrée. J’ai cru que…
— Que quoi ? rétorqua la femme.
Bonne question.
— J’ai cru… que c’était le mien ?
Cette excuse sonna davantage comme une question et s’avéra peu
efficace pour apaiser la colère de madame raisin.
Leur échange commençait déjà à attirer l’attention des tables voisines.
Sur le podium, les mannequins continuaient leurs petits déhanchés, et la
plupart des spectatrices au premier rang suivaient encore le show.
Cependant, Estella vit rapidement les consciences s’éveiller dans la salle.
Quand un problème survenait, les gens préfaient en être informés et, en
l’occurrence, bon nombre des personnes présentes étaient sur le point de
découvrir que leurs porte-monnaies avaient disparu. Signe qu’il était temps
pour Estella de s’éclipser sans cérémonie.
— Je me sens mal, souffla-t-elle en portant une main à sa tête. Ça tourne.
Excusez-moi. Il faut que je trouve les toilettes.
Elle reposa l’étui sur la table et sortit d’un pas résolu. Dans son dos, elle
entendit des voix s’élever et, très vaguement, l’une d’elles évoquer un
porte-monnaie. Elle allongea le pas. Personne ne chercha à lui barrer la
route car personne ne savait quoi penser de la situation en cours. La
confusion était la meilleure alliée du voleur : quand les gens comprenaient
enfin ce qui s’était passé, il s’était déjà évanoui dans la nature.
Estella avait réussi à regagner le hall quand elle reconnut la voix de
l’homme qui l’avait laissée entrer sans invitation.
— Vous, là !
Deux mots qui, typiquement, poussaient tout voleur à s’enfuir.
Ce n’était pas toujours la meilleure conduite à adopter.
En fait, dans la grande majorité des cas, mieux valait ralentir. Faire la
sourde oreille. De plus, les établissements prestigieux comme le Savoy ne
tenaient pas à voir des scènes de courses-poursuites se dérouler dans leurs
halls. Toute la réputation du Savoy reposait sur la tranquillité et la
respectabilité du lieu, donc ce n’était pas ici que l’on risquait de croiser un
vulgaire voleur.
L’homme rattrapa Estella et se dressa face à elle.
— J’ai deux mots à vous dire.
— Je me sens mal, gémit-elle faiblement en tenant sa besace serrée
contre elle. Pouvez-vous m’indiquer les toilettes, s’il vous plaît ? C’est par
où ?
Dans sa fuite, elle s’était mise à transpirer, et sa peau luisante ajoutait à
son numéro de souffrante.
Une fois de plus : semer le doute. D’aucuns diraient que l’aversion du
Savoy pour les voleurs n’avait sûrement d’égale que son dégoût pour les
clients vomissant dans le hall.
— Suivez-moi, concéda l’homme d’un ton sévère.
Du coin de l’œil, Estella vit Horace, qui attendait en tenant un carton
vide, fabriqué pour ressembler à un colis à livrer. Elle inclina légèrement la
tête pour lui faire comprendre que tout allait bien. Si elle parvenait à
atteindre les toilettes, elle pourrait se délester de tout ce qu’elle cachait sur
elle.
Mais l’homme la conduisit dans une autre direction.
— Par ici. Nous avons des cabinets privés pour les cas de malaise.
— Oh, fit Estella en portant une main à sa bouche. Oh, non…
Chancelante, elle avança de quelques pas vers ce qu’elle savait être
l’emplacement des toilettes publiques. L’homme tendit le bras pour lui
porter assistance. Il allait l’accompagner jusqu’à son objectif, et Estella
réussir son coup. Elle aperçut Jasper en robe et perruque, qui rôdait, dans
l’attente de la rejoindre à l’intérieur.
Ce fut alors qu’Estella trébucha.
C’étaient des choses qui arrivaient, surtout quand on essayait de marcher
le dos voûté en se cramponnant à une besace remplie de sacs à main et de
divers objets de valeur. Et cela aurait pu rester sans conséquence, mais
l’employé de l’hôtel se hâta de la rattraper et, au lieu de l’agripper par
l’épaule, il accrocha par mégarde sa perruque et se retrouva avec un long
postiche blond dans la main.
À ce stade, Estella décida que prendre la fuite était la meilleure conduite
à adopter.
Elle fonça vers la sortie. Mais la sécurité l’encerclait déjà. Elle n’allait
pas pouvoir leur échapper.
— Voilà son complice ! hurla Jasper en prenant sa voix de femme de
ménage.
Des membres du personnel pivotèrent dans sa direction et aperçurent une
petite vieille avec un gros sac à tricot qui, en y regardant de plus près,
n’était peut-être pas celle qu’elle prétendait. Jasper détala dans la direction
opposée, au fin fond de l’hôtel. Décidant en un éclair où sa présence
s’avèrerait le plus utile, Horace choisit de le suivre.
Cette diversion offrit à Estella juste assez de champ libre pour forcer le
passage et sortir de l’hôtel. En cas d’urgence, leur point de ralliement était
les jardins de la reine Victoria près des quais, situés à une courte distance à
pied du Savoy mais assez loin pour leur permettre de se fondre à nouveau
dans la ville. Une fois là-bas, Estella courut droit aux toilettes publiques,
s’enferma dans une cabine, retira sa robe et la retourna entièrement. La
sobriété du blanc initial laissa place à un imprimé bleu et rouge tape-à-l’œil.
Du fond de sa besace, elle sortit un fin foulard rouge, qu’elle enroula vite
autour de sa tête avant de chausser sur son nez des lunettes de soleil. En
fouillant la besace, elle constata qu’elle avait réussi à dérober plus de deux
cents livres, ce qui suffirait à les maintenir à flot presque tout l’été. Les sacs
à main subtilisés dans la salle de réception lui avaient aussi permis
d’acquérir plusieurs cartes de crédit, un petit flacon de parfum au muguet,
deux rouges à lèvres, un miroir de poche très attrayant et un briquet en
argent, qu’elle avait directement rangés dans sa besace.
Après avoir vidé les sacs de leur contenu, Estella abandonna les
portefeuilles volés derrière le réservoir de la chasse d’eau, puis elle ressortit
de la cabine et appliqua sur sa bouche une couche de rouge à lèvres blanc.
Elle ôta ses chaussures et ressortit pieds nus sur la pelouse, où elle se laissa
choir.
Ce ne fut que dix minutes plus tard qu’Horace arriva en petites foulées,
tout rouge et hors d’haleine. Il s’écroula à côté d’elle.
— C’était moins une, haleta-t-il en se penchant pour reprendre son
souffle. J’te l’avais dit : on n’aurait pas dû aller là-bas. On aurait mieux fait
de… de s’en tenir au parc. Jasper…
— Où il est ?
— Il a pris l’ascenseur. Je voulais le suivre, mais les autres ont
commencé à me regarder de travers, alors je suis parti.
Estella se mordit la lèvre. Il était fort possible que Jasper fût en train de
remonter tranquillement les couloirs du Savoy tout en se dépouillant pièce
par pièce de son déguisement. À l’exemple de la robe d’Estella, son
déguisement de femme de ménage comportait une face cachée facilement
réversible en cas de pépin : un pantalon roulotté jusqu’aux genoux attaché
au fond de robe et, sous la jaquette en laine, une chemise d’homme. Quant à
ses chaussures de ville, elles étaient dissimulées dans son énorme sac de
tricot.
— Qu’est-ce qu’on fait, à ton avis ? s’inquiéta Horace.
— On attend, décida Estella. Si on ne le voit pas arriver bientôt, on ira
faire le tour des postes du quartier.
Une bonne heure plus tard, Jasper arriva au parc, débarrassé de sa tenue
de femme de ménage.
— On a bien cru qu’ils t’avaient pincé ! s’écria Horace.
— C’est le cas, raconta Jasper. Sauf que ce n’est pas un crime, de se
balader déguisé au Savoy. J’ai prétexté une farce d’étudiants. Ils ne m’ont
pas cru, mais je n’avais rien sur moi, donc ils n’avaient pas le droit de me
retenir. Ils m’ont flanqué à la porte en me déconseillant de revenir.
— C’était vraiment moins une, répéta Horace.
— Mais on a réussi, se réjouit Estella. Et on s’en tire avec tout ça !
Elle montra sa besace, pleine à craquer de petits cadeaux.
— Plus de deux cents livres ! Deux cents !
C’était une coquette somme. Une vraie fortune, même. Horace,
cependant, n’en démordait pas.
— Moins une, grommela-t-il encore, l’air mécontent. On aurait dû faire
simple. Aller au parc. On aurait trouvé de quoi refaire le plein, mangé une
glace, et roule ma poule.
— Horace n’a pas tort, acquiesça Jasper.
— Évidemment, que j’ai raison, bon sang !
— Où est passé votre goût du risque ? répliqua Estella. Allez. Avouez
que c’était d’enfer…
À en juger par leurs têtes, Jasper et Horace étaient loin d’avoir goûté
cette mésaventure, mais Estella refusa de céder. Ils ne comprenaient rien.
Cet été, leur chance allait tourner. Ses créations. Son avenir. Tout
commençait à se mettre en place. Parfois, pour parvenir à ses fins, il fallait
faire preuve d’audace. Sortir de sa zone de confort et prendre des risques
pour s’écarter du schéma habituel.
À cet instant précis, Estella entrevit un douloureux corollaire : si elle
suivait Jasper et Horace, et continuait à vivre selon leurs règles, sa vie ne
changerait jamais.
Après l’avoir échappé belle au Savoy, le trio décida de faire profil bas
durant quelques jours. Estella estima que c’était préférable ; il subsistait
entre eux une certaine tension quant à savoir qui était fautif dans cette
mésaventure (Jasper et Horace la tenaient pour responsable alors qu’Estella
voyait plus large) et si le jeu en valait vraiment la chandelle. Selon elle, un
petit délai de réflexion leur ferait du bien à tous.
Jasper et Horace n’ayant aucune envie de vivre ces longues journées
d’été enfermés dans l’étuve du Repaire, ils se risquaient à sortir avec leurs
bandes dessinées pour lambiner dans le parc. Estella passait souvent ses
après-midis avec Magda et Richard, qu’elle rejoignait à la Chenille avant
d’aller se prélasser chez eux. Désormais, elle y était une invitée
permanente, qui n’avait plus besoin de frapper avant d’entrer. Une fois
qu’on était intégré, c’était pour de bon, et si la porte était ouverte, on était le
bienvenu. C’était comme ça que fonctionnait le milieu londonien : on
passait sans transition d’un cercle à l’autre.
Le reste du temps, Estella se consacrait à la tenue de scène de Peter. La
date de son passage à la télévision approchait. D’ailleurs, Magda organisait
une soirée pour l’événement. Quand elle n’était pas de sortie avec ses
nouveaux amis, Estella s’affairait matin et soir à sa table de couture. Bandit
et Clin d’œil lui tenaient compagnie. Pièce par pièce, l’ensemble prenait
forme. Elle épinglait, cousait et habillait son mannequin, examinant avec
soin le moindre élément. L’endroit de la veste était prêt, ainsi que les
premiers détails du motif. Avant de pouvoir la terminer, il faudrait qu’elle
l’ajuste correctement sur Peter.
En clair, elle devait l’appeler. Pour une raison qu’elle ignorait, cette
perspective l’intimidait. Ils n’avaient pas le téléphone au Repaire, ce qui ne
leur avait jamais fait défaut puisque Estella n’avait jamais eu personne à
contacter. Comme elle n’avait pas revu Peter depuis leur échange chez
Magda, elle ne savait pas trop comment s’adresser à lui. Devait-elle prendre
un ton professionnel comme si elle appelait depuis un atelier de
confection ? Amical comme en soirée ? Dragueur ? Est-ce qu’au moins elle
savait faire du charme à un garçon ?
Énervée contre elle-même, de trop réfléchir à ce qui devait être un simple
coup de fil, Estella se rendit finalement d’un pas résolu à la cabine
téléphonique au coin de la rue ; elle s’enferma à l’intérieur et pinça la pièce
avant de l’insérer dans la fente et de composer le numéro que Peter lui avait
communiqué. La sonnerie retentit cinq fois.
— Allô ? cria quelqu’un en décrochant.
La voix était parasitée par de grosses vibrations musicales en fond
sonore.
— Peter ? cria à son tour Estella. C’est bien Peter à l’appareil ?
— Peter ?
— Oui, Peter !
— Attendez, attendez… Baisse un peu le volume, mec ! Baisse !
Mais personne ne baissa le volume.
— Peter ? répéta la personne à l’autre bout du fil.
— Oui, Peter, soupira Estella en s’appuyant contre la paroi de la cabine.
— Ah, Peter ! Attendez. Je vais le chercher.
Elle entendit le bruit sourd du combiné qu’on posait, des bribes de
conversation, puis la musique baissa complètement.
— Allô ?
Au son de sa voix, une bouffée de chaleur la parcourut.
— Salut, Peter. C’est Estella.
— Estella ! Mon costume est terminé ?
— Et ma chanson ? répliqua-t-elle en souriant.
— J’ignore si les muses de l’Antiquité étaient aussi exigeantes. De nos
jours, leur niveau laisse à désirer, tu peux me croire.
Estella fit entendre un rire.
— Avant de peaufiner les détails, je dois m’assurer que c’est à ta taille,
reprit-elle plus sérieusement. Il faut que tu l’essaies.
— Tu as de la chance, répondit Peter. Je suis libre. C’est quoi, ton
adresse ?
— Oh…
Elle comptait lui proposer de se retrouver chez Magda et Richard. Il ne
lui avait même pas traversé l’esprit qu’il voudrait venir chez elle.
— Je me disais qu’on pouvait se retrouver à Cheyne Walk ?
— Mais ce ne serait pas plus simple que je vienne à toi ? Tu vis bien à
Londres, non ?
— Si…
— OK. Alors donne-moi l’adresse.
— Mon appart est un peu… moche, avoua Estella en se sentant rougir.
Peter s’esclaffa, sans méchanceté.
— Et alors ? Tu crois que j’habite dans un palais, moi ? Qu’est-ce que
j’en ai à faire, de l’aspect de ton appart ? Allez, donne-moi l’adresse.
Estella prit le temps de réfléchir à cette tournure inattendue. Jasper et
Horace ne rentreraient que tard dans la soirée. Par un temps pareil, ils
aimaient bien faire un peu les fous dans le parc et piquer une tête dans le lac
à la nuit tombante, quand les promeneurs désertaient les lieux. Ça lui
laisserait le temps dont elle avait besoin avec Peter sans avoir à expliquer sa
présence à ses amis et inversement.
— Si je t’attendais à la station de métro de Camden Town et qu’on faisait
le reste du chemin à pied ensemble ? finit-elle par suggérer. C’est un peu
difficile à trouver.
— Entendu. Rendez-vous là-bas à quinze heures.
Estella rentra en vitesse pour se rendre présentable, ce qui nécessita six
essayages et quatre retouches de maquillage. Après quoi elle tenta de ranger
un peu, mais elle s’affaira surtout à faire fuir les souris les plus intrépides
par les brèches du lambris et à empiler des livres de façon stratégique
devant les plus grosses trouées. Elle arpenta la pièce, disposant le costume
de Peter d’abord sur une table, puis sur son lit, avant de le remettre
finalement sur le mannequin.
Elle quitta l’appartement avec une bonne heure d’avance pour rejoindre
la station de métro, située à seulement quelques minutes à pied, après les
berges de Regent’s Canal et au bout de Camden High Street. Camden
n’était pas un quartier aussi huppé que Chelsea, où vivaient Magda et
Richard. La rue était bordée de marchands de fruits et légumes et de
magasins de vêtements bon marché, ainsi que de nombreuses friperies.
Mais ce jour-là il faisait un temps splendide, et sous cette lumière éclatante,
tout paraissait plus beau.
Peter émergea de la station avec un peu de retard mais plus séduisant que
jamais. Il portait un simple tee-shirt blanc sur un pantalon marron clair, rien
d’extraordinaire. (Elle arrangerait ça plus tard.) À sa démarche, sa posture,
elle percevait le musicien en lui : le balancement de ses bras décrivait de
grandes courbes prolongées par ses doigts graciles, et ses mouvements
avaient quelque chose de cadencé, comme si Peter était à l’écoute de son
environnement et marchait en mesure avec lui.
— Re-bonjour, lança-t-il.
— Salut.
Ils prirent le temps de se jauger un instant, puis le visage de Peter
s’éclaira de ce sourire en coin qui mettait le cœur d’Estella en émoi.
— On y va ? proposa-t-il.
Ils se mirent en route, Estella ouvrant la voie dans Camden High Street,
puis au-delà du canal.
— Alors, prêt pour cette émission de télé ?
— Presque, confia-t-il. On va pouvoir jouer deux titres. Everybody’s Sun,
c’est sûr, puisque c’est le 45 tours. Mais on hésite encore pour le second.
L’album se vend bien, cela dit. Il est chez tous les disquaires. Il paraît que
John Lennon l’a écouté et que ça lui a beaucoup plu. J’ignore si c’est vrai…
— Bien sûr que c’est vrai. C’est un super album.
— Tant qu’il te plaît, c’est le principal, fredonna-t-il en souriant.
Quelques minutes plus tard, ils s’arrêtèrent devant la clôture d’un terrain
vague.
— On y est, annonça Estella.
Peter jeta un coup d’œil autour de lui.
— Où ça ?
— Chez moi.
La majorité des habitations possédaient une porte – ça allait de soi. Mais
pas le Repaire, car ce n’était pas un logement ni même une adresse. C’était
un abri, une planque, un refuge. D’où l’absence de numéro et de sonnette.
Et de façade, évidemment.
— C’est une palissade, fit remarquer Peter.
— Oui, il faut passer derrière, expliqua Estella en écartant l’une des
planches disjointes. Baisse la tête. Attention à ne pas accrocher ton tee-
shirt.
— Je reconnais que je ne m’attendais pas à ça, commenta Peter en se
glissant dans la trouée.
— Si tu aimes les surprises, tu ne vas pas être déçu, enchérit Estella.
Elle montra une fosse dans le sol, en partie recouverte de bardeaux, qui
laissaient deviner l’ancien escalier menant à ce qui était jadis le sous-sol de
l’immeuble. La bombe qui avait soufflé la moitié du bâtiment en avait aussi
détruit les trois premières marches.
— Mieux vaut t’accroupir pour descendre, prévint-elle en s’asseyant par
terre pour se glisser sur les marches. Et tiens-toi à la rampe.
Peter avisa le trou où l’attendait Estella. À tous les coups, il allait faire
demi-tour, supposa-t-elle. Aucune star du rock ne la suivrait au fond de ce
qui ressemblait littéralement à un terrier.
Mais, à sa surprise, il s’assit au bord et descendit d’un bond sur la
marche.
— Au point où j’en suis, s’amusa-t-il en haussant les épaules. Après
vous, Chapelier Fou !
Ce passage était plutôt sans danger, car les marches étaient en béton et
éclairées par un filet de lumière en amont. En bas, en revanche, il faisait,
pour ainsi dire, noir comme dans un four.
— Reste près de moi, conseilla Estella.
— Quel culot, plaisanta Peter.
Puis il glissa son bras sous le sien, et à son contact, elle faillit chavirer.
Estella avait parcouru ce sous-sol des milliers de fois, et la traversée de
cette galerie sombre et délabrée ne lui faisait ni chaud ni froid. Elle en
connaissait chaque lézarde, chaque pilier, chaque paroi. Elle guida Peter,
bien contente de cette obscurité – comme ça, il ne pouvait pas voir son
affolement.
Du calme. Avance. Ne t’arrête pas.
Tout au bout, un autre escalier apparut. Bétonnées comme les
précédentes, les premières marches ne présentaient aucun risque. Elles les
conduisirent au rez-de-chaussée de l’ancien immeuble. C’était à peine plus
éclairé, grâce à quelques rais de lumière qui filtraient à travers les fenêtres
condamnées. Peter lâcha Estella sans toutefois trop s’écarter.
— Et maintenant, où on va ? s’enquit-il.
— En haut.
L’escalier suivant était en bois. Quoique encore praticable, ses marches
n’étaient pas exactement à niveau.
— Ce passage est un peu délicat, prévint Estella. Suis-moi en posant bien
les pieds aux mêmes endroits.
Marche après marche, elle le guida jusqu’en haut en veillant à ce qu’il ne
passe pas au travers des lattes vermoulues. En se concentrant sur sa
sécurité, elle oublierait peut-être la réalité de ce qui était en train de se
passer : Peter ne s’était pas dégonflé, il était là, chez elle.
L’escalier n’en finissait pas.
— C’est encore haut ?
— On y est presque.
Ils finirent par atteindre le sommet, où une petite trappe donnait sur le
toit en pente douce. Estella l’ouvrit pour laisser apparaître le ciel bleu. À ce
stade, Peter, déconcerté, avait cessé de plaisanter sur ce parcours.
— Par ici.
Estella lui montra comment se glisser le long du toit. C’était simple : il
fallait descendre en crabe sur le derrière. Pas très élégant, mais il n’y avait
pas le choix. Peter se glissa prudemment à sa suite jusqu’à ce qu’il atteigne
l’ouverture où elle s’était arrêtée.
— Notre porte d’entrée, annonça Estella, les jambes ballantes au bord du
trou.
Il n’y avait que deux mètres cinquante de hauteur de chute, et pour se
réceptionner, un matelas sale.
— Fais comme moi ! lança Estella.
Elle sauta dans l’ouverture à pieds joints pour tomber droit. Vu les
mauvais traitements répétés qu’il avait subis, le matelas n’offrait plus guère
d’amortissement, mais Estella savait parfaitement doser son élan pour
atterrir debout. Au-dessus d’elle, Peter sembla hésiter. Après un temps de
réflexion, il se projeta à son tour mais de façon trop énergique. Il bascula en
avant et s’écrasa brutalement sur les genoux, puis sur la tête.
En le voyant prostré, à plat ventre sur le matelas, Estella retint son
souffle.
— Est-ce que… ?
Peter se retourna en éclatant de rire.
— Quoi qu’il arrive, ne parle pas de cet endroit aux autres snobs !
s’exclama-t-il. Ils voudront tous le même !
Il voulut se relever mais, entre-temps, Bandit, qui avait détecté la
présence d’un nouveau venu au Repaire, le cloua au sol d’un puissant tacle
et lui lécha la figure avec une brusque hospitalité.
— Je te présente Bandit, gloussa Estella.
Clin d’œil, qui avait profité de ce que l’appartement était désert pour
s’octroyer une longue sieste dans la boîte à couture d’Estella, scruta ce
visiteur de son œil valide en poussant un grognement plaintif.
— Clin d’œil… gronda Estella en guise d’avertissement.
Le petit roquet continua de grogner mais un ton en dessous. Estella
repoussa Bandit pour que Peter puisse se redresser. Une fois debout, il
s’essuya le visage d’un revers de main et s’épousseta, l’air frappé de
stupeur en découvrant le décor qui les entourait.
— Qu’on est bien chez soi, déclara Estella sur un ton insouciant qui
démentait sa soudaine gêne.
Lentement, Peter fit le tour du propriétaire, en commençant par la petite
cuisine sinistre, avec sa pile de boîtes de haricots désétiquetées, ses
casseroles cradingues, sa vaisselle disparate, son pain moisi qui, à
l’évidence, serait quand même mangé, et ses bouteilles de lait dont tentaient
de s’échapper des résidus verts et gris collés aux parois. Il observa ensuite
les murs et le vieux papier peint décollé qui révélait la brique en dessous ;
les poutres apparentes au-dessus d’eux qui soutenaient autrefois un
plafond ; la saleté ; les parapluies qui colmataient le toit par endroits ; les
crevasses sporadiques dans le plancher qui laissaient entrevoir
l’appartement de l’étage inférieur. Peter s’approcha de leur platine et
examina la collection de disques.
— Je vois qu’on est mélomane, ici, murmura-t-il. Quatre albums en tout
et pour tout. Ce n’est pas souvent que j’ai l’occasion d’affirmer que j’ai
fourni le quart d’une collection de disques.
— C’est que… on n’achète pas beaucoup… de musique.
Sans compter qu’un disque, c’était rigide, carré et facilement cassable,
donc pas très pratique à voler. Estella se garda néanmoins d’apporter cette
précision.
— Depuis combien de temps tu vis ici ?
— Depuis l’âge de douze ans.
— Et tes parents ?
— Je n’ai jamais connu mon père. Ma mère est morte.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Hormis Jasper et Horace, personne ne connaissait l’histoire personnelle
d’Estella.
— Ce n’est pas très gai.
— Non, ça, je m’en doute. Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— J’ai été renvoyée de l’école, commença Estella. Je m’attirais toujours
des ennuis. Ce n’était pas ma faute, ces problèmes scolaires. J’étais pauvre.
Différente. Les autres essayaient de me mettre des raclées. Je ripostais.
Mais, à chaque fois, c’était moi qui me faisais pincer. Alors ils ont fini par
me virer.
— Ça me rappelle des souvenirs, commenta Peter.
Estella hocha la tête.
— Ma mère m’a toujours soutenue. Elle était convaincue que mon avenir
était à Londres. Que je finirais par me faire un nom dans la mode. Par
devenir quelqu’un. Alors, après mon renvoi, elle a rempli le coffre de la
voiture et on s’est mises en route pour entamer une nouvelle vie. Mais…
Elle eut du mal à poursuivre.
— Il y a eu un accident, ajouta Estella. Et elle est morte.
— Et depuis tu vis seule ?
— Seule, non. Jasper et Horace habitent ici, eux aussi.
— C’est qui ?
— Ce sont… comme des frères. Ce sont eux qui m’ont trouvée à mon
arrivée à Londres. Après la mort de ma mère. Ils m’ont recueillie chez eux.
Peter parut surpris.
— Donc vous avez grandi ensemble ?
— En quelque sorte, acquiesça Estella.
— Qui s’occupait de toi quand tu tombais malade ?
— On veillait les uns sur les autres – et encore aujourd’hui, expliqua
Estella. Ça a été un peu compliqué quand on a tous eu la varicelle en même
temps, mais on s’est débrouillés.
— J’ai du mal à imaginer ce que tu as traversé, compatit Peter. Je suis
proche de ma mère. De mon père, moins. Pour lui, musicien n’est pas un
vrai métier. Mais ma mère est fan. C’est elle qui m’a appris à jouer du piano
et mis le pied à l’étrier. Elle m’oblige à l’appeler tous les deux jours. Elle
est ravie que je sois dans un groupe.
Tant mieux pour toi, songea amèrement Estella. Mais elle chassa cette
vilaine pensée aussi vite qu’elle lui était venue. Peter n’y était pour rien si
leurs situations respectives étaient si différentes. Dans la vie, certains
étaient chanceux, d’autres provoquaient leur chance. Comme Estella.
Comme s’il sentait son changement d’humeur, Peter essaya de changer
de sujet.
— Et ça, j’en déduis que c’est ton aile du château, présuma-t-il, attiré par
les portants de vêtements qui encombraient le coin d’Estella.
Elle le suivit en observant les objets sur lesquels se posait son regard : sa
machine à coudre, son lit… et puis le costume qui l’attendait sur le
mannequin à la tête désaxée. Les indices du travail acharné qu’avait
nécessité sa confection jonchaient le sol : des échantillons de tissus, des
croquis, des pages de journal épinglées ensemble pour construire les
patrons.
Peter s’approcha du mannequin pour tâter une manche de sa veste.
— C’est mon costume ?
— Oui.
Il resta muet quelques secondes, et finalement…
— Waouh.
Ce fut tout. Estella attendit qu’il développe mais, apparemment, Peter
n’avait rien d’autre à dire.
— C’est un « waouh » positif ou… ? avança-t-elle fébrilement.
— C’est… waouh. J’hallucine. C’est pour moi ?
Soulagée, Estella relâcha brusquement son souffle.
— Ça te plaît, si je comprends bien.
— Si ça me plaît ?
Peter se retourna face au soleil, et son visage baigné de lumière lui parut
encore plus beau.
— Évidemment ! Regarde ça ! Personne ne possède une veste pareille !
Pas même Mick Jagger, ni Jimi Hendrix, ni aucun autre d’entre eux.
— Essaie-la. Vas-y. Pour voir ce que ça donne.
Il retira avec précaution la veste du mannequin et l’enfila. Comme l’avait
espéré Estella, elle lui allait à la perfection : légèrement cintrée à la taille, et
les manches d’une longueur élégante sans être trop grandes.
— Il y a une chemise aussi, précisa-t-elle en sortant de son panier à
couture l’ouvrage en cours. J’ai utilisé de la dentelle ancienne pour les
détails du col. Il ne me reste plus qu’à la teindre.
Il tint la chemise à bout de bras et l’observa un bon moment.
— Tu as fabriqué ça pour moi, murmura-t-il, ébahi. Je n’ai jamais rien eu
d’aussi beau.
Estella haussa les épaules, troublée par ses compliments.
— Tu sais, continua Peter, si j’ai insisté pour venir, c’est parce que je
voulais voir où vivait une personne comme toi. Et à présent…
D’un geste, il enveloppa le désordre qui les entourait.
— Je comprends mieux. C’est logique.
— Ah oui ?
— Oui. Vu que tu es une fille à part, tu viens forcément d’un endroit
unique au monde.
Soudain, une lueur malicieuse passa dans son regard.
— Bref, on avait un accord. Je suis prêt à l’honorer.
— Mais la veste n’est pas terminée, fit remarquer Estella.
— Ma chanson non plus.
Il traversa le Repaire pour ramasser la guitare de Jasper, posée à sa place
habituelle, près du hamac.
— Il y a un joueur de guitare, ici, constata-t-il en la soulevant.
— C’est celle de Jasper.
Peter pinça quelques cordes.
— Elle est désaccordée mais tant pis, ça te donnera quand même une
idée.
Il prit place au bord du hamac et invita Estella à en faire autant. Elle
s’avança pour s’asseoir dans un fauteuil à proximité.
— Non, objecta-t-il. Viens là.
Il tapota la place à côté de lui.
Estella se releva pour se rapprocher et se cogna contre lui en s’installant
dans le hamac, qui s’affaissa sous leurs poids réunis. Ils se retrouvèrent
collés l’un à l’autre.
À son étonnement, Estella n’en ressentit aucune gêne.
Elle s’écarta juste assez pour laisser un peu de place à la guitare.
Peter entama un air entraînant, la voix joyeuse et claire.
Peu après treize heures, elle regagna enfin Cheyne Walk, épuisée et
affamée. Comme elle n’avait pas d’argent sur elle pour se payer à manger
ou un ticket de transport, plutôt que de courir le risque d’être ramenée
devant le juge pour un vol de petit pain ou de quelques pièces pour prendre
le métro, elle avait décidé de rentrer à pied. Ses sandales – une paire
empruntée à Magda –, légèrement trop petites, lui avaient laminé les pieds à
chaque pas avant qu’elle ne se résigne à les ôter et à poursuivre pieds nus.
En chemin, Estella avait cogité sur cet excès de fureur et ce sentiment de
trahison qu’elle avait ressentis une fois le danger immédiat évité et qui
menaçaient maintenant de déborder. Comment se faisait-il que Magda et
Richard ne soient pas venus la chercher ? Comment avaient-ils pu la laisser
croupir toute une nuit en prison alors qu’à l’origine, Magda était la
responsable de tout ce désastre ? Il y avait forcément une explication.
Peut-être l’un d’eux était-il tombé gravement malade. Oui, ça devait être
ça : une intoxication alimentaire dans l’un de leurs restaurants chics – sans
doute celui qui ne servait que des plats crus. Estella avait pressé le pas ; en
arrivant à Cheyne Walk, elle allait trouver Betty dans tous ses états, la tête
dans les mains et les larmes aux yeux, qui lui raconterait que Magda avait
passé la nuit à l’hôpital, que Richard était à son chevet et que, depuis
qu’elle avait repris connaissance, elle n’avait cessé de réclamer Estella.
Mais, à son arrivée, Estella ne vit pas Betty. Ni elle ni personne, en fait.
La porte d’entrée était fermée et elle n’en avait pas la clé. Elle frappa
plusieurs fois, en vain. Pas de réponse. Elle envisagea d’attendre sur le
perron, mais elle avait trop faim pour ça.
Alors elle partit à la Chenille Cosmique, certaine de les trouver là-bas.
En entrant dans le restaurant, Estella avisa Magda et Richard, en
compagnie de Gogo et de Penelope, qui riaient aux éclats. Le disque qui
passait ne dérailla pas, néanmoins un silence net s’abattit sur les
conversations lorsque Estella s’avança vers leur table. Une serveuse se
figea, l’air circonspect, puis se retira derrière le rideau de perles. Estella
perçut un rire étouffé dans son dos. Elle savait de quoi elle avait l’air, avec
ses pieds nus, sa tête hirsute et ses habits sales. Mais elle se redressa quand
même, rejeta ses cheveux en arrière et s’approcha d’un pas décidé du
champignon qui servait de table à Magda et Richard.
— Je meurs de faim, déclara-t-elle en s’asseyant avec eux.
Magda s’écarta imperceptiblement. Richard la toisa de la tête aux pieds,
puis reporta son attention sur le livre de poche posé sur la table. Quant à
Penelope, elle donna l’impression de vouloir s’engouffrer dans son sac à
main.
Seule Gogo réagit, en posant sur Estella ses grands yeux innocents.
— Pourquoi tu es dans cet état, Stelly ?
À quelques tables de là, quelqu’un marmonna une réponse. Estella
distingua un mot : « empeste ».
— J’ai passé la nuit au poste, répondit-elle, avec un sourire, en redressant
la tête comme si cette soirée avait été une énorme bringue.
Gogo eut l’air perdue.
— Ah bon ? Mais pourquoi ? Tu aimes ça, dormir au poste ? C’est une
nouvelle tendance ?
Elle se tourna vers Magda.
— On devrait essayer, tu crois ?
— Non, mon chou, réfuta Magda, le regard fuyant.
— Mais alors pourquoi Stelly l’a fait ?
— Estella a volé quelque chose chez Harrods, intervint Richard sans
lever le nez de son livre.
Pardon ?
Était-ce ce que Magda avait raconté ? Estella fixa cette dernière, soudain
prise d’intérêt pour ses ongles.
— Je n’ai rien fait, clarifia Estella d’une voix tendue qu’elle fut incapable
de maîtriser. C’est Magda, mais…
— Oh, c’était juste pour blaguer et ça a mal tourné ! se dédouana
vertement Magda.
— En effet. Et cette blague m’a valu de passer la nuit au poste.
— Oui, bon, c’est réglé, maintenant. Nous discutions du Maroc. Il faut
absolument que je voie la maison des Getty. Tu sais, c’est là-bas que le
couple Keith-Anita s’est formé. Elle y est partie au bras de Brian, mais c’est
avec Keith qu’elle est revenue…
La serveuse réapparut et dévisagea Estella, toujours déconcertée par sa
dégaine.
— Comme d’habitude, annonça dignement Estella.
Elle lissa ses cheveux et sentit sa propre odeur au passage. Cette
personne attablée plus loin n’avait pas tort : c’était vrai qu’elle puait. De
sous son trait exagéré d’eye-liner noir, Penelope lui glissa un regard, la
bouche tordue par un maigre sourire. Une lueur incendiaire dans les yeux,
Estella la fixa sans détour jusqu’à ce que Penelope replonge le nez dans les
tréfonds de son sac.
Peu après, une omelette arriva, et Estella dut faire appel à toute sa retenue
pour ne pas se jeter dessus et l’engloutir à mains nues. Mais à peine eut-elle
attaqué que la conversation retomba à plat. Magda bâilla, la bouche grande
ouverte.
— Il est temps de partir, je crois. Allons faire un tour dans Carnaby. J’ai
repéré une ravissante petite veste…
Le groupe se leva en rassemblant ses affaires.
Ahurie, Estella s’interrompit, une pleine fourchette d’omelette
parfaitement cuite devant sa bouche.
— Vous partez ?
— Ça fait des heures qu’on est là, expliqua Penelope.
— Je peux te parler deux minutes ? glissa Estella en retenant Magda par
le bras alors qu’elle emboîtait le pas aux autres.
Magda se rassit à contrecœur.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lâcha-t-elle froidement.
— Je viens d’arriver, et vous, vous partez ?
— C’est que tu ne peux pas débarquer ici dans cette tenue.
Estella était la première gênée par son apparence, et cette critique lui fit
l’effet d’une gifle.
— Je sors d’une nuit au poste, je te rappelle.
— Et alors ? rétorqua Magda. Ce n’est tout de même pas ma faute.
— Pardon ? Tu as volé un pot de confiture, que tu m’as ensuite fourré
dans les mains, avant de te sauver lâchement.
— Je présumais que tu saurais quoi faire.
— Je t’avais dit quoi faire : rien de volumineux. Et surtout : ne pas
prendre la fuite.
— Puisque tu es si méchante…
— Je me suis fait choper par ta faute.
— Je ne comprends rien à ton jargon, s’agaça Magda.
— En clair, je me suis fait arrêter à ta place.
— Mais que voulais-tu que je fasse ? glapit Magda d’un ton las.
Estella eut envie de hurler.
— Déjà, que tu n’aies pas cette attitude à mon arrivée ici.
Magda haussa les épaules.
— C’est toi, la voleuse. Bon, tu ferais bien d’aller prendre un bain et de
te changer. On va faire les boutiques. Tiens.
Elle fourra la clé de la maison dans la paume d’Estella.
— Inutile de me rendre ces habits, ajouta Magda en quittant la table. Je
doute que l’odeur parte au lavage.
Après avoir fini son omelette avec toute la dignité qu’elle avait pu
afficher, Estella retourna une fois de plus à Cheyne Walk, toujours pieds nus
– de toute façon, à ce stade, le mal était déjà fait, et ses plantes de pieds
criblées d’ampoules. Cette douleur était presque une bénédiction : elle
détournait Estella de sa rage.
À l’intérieur de la maison, il faisait frais et sombre, et l’atmosphère
embaumait encore des encens de la veille. Betty, qui, entre-temps, avait dû
rentrer d’une course, passa la tête dans le couloir depuis la cuisine.
— Ah ! Vous voilà, mademoiselle Estella.
Elle, au moins, ne sembla pas décontenancée par son apparence. Cela dit,
Betty avait dû tellement en voir, dans cette maison, que plus rien ne
l’étonnait. Elle pensa sûrement que la crasse était du dernier chic.
— Avez-vous envie d’une tasse de thé ?
— Ça ira, la remercia Estella en se traînant dans l’escalier.
Elle monta les marches grinçantes sous les regards de la famille
Moresby-Plum, retirant en chemin sa minijupe et son chemisier. Elle les
renifla, recula la tête, de dégoût, et les jeta par-dessus la rampe. Ils
atterrirent sur un buste en dessous.
Estella se fit couler un bain dans la plus grande salle de bains, celle qui
abritait la somptueuse baignoire à pieds de griffon. Elle jeta rageusement
dans l’eau de grosses poignées de sels parfumés de Magda, qui emplirent la
pièce d’un nuage de vapeur à la rose et au jasmin, et embuèrent les miroirs.
L’eau était brûlante, mais Estella s’immergea quand même et savoura cette
sensation cuisante. Elle attrapa un gant exfoliant et se frotta fébrilement
jusqu’à ce que toute trace de la nuit passée ait disparu.
Toute trace physique, du moins.
Magda lui avait fait porter le chapeau et l’avait tournée en ridicule en lui
faisant, en plus, comprendre qu’elle sentait mauvais ?
Estella marina un bon moment, laissant l’eau refroidir avant d’en vider
une partie pour à nouveau remplir la baignoire d’eau chaude, presque à ras
bord, et tant pis si ça débordait. Puis elle entendit ses hôtes rentrer. Elle
attendit sans bouger, guettant le pas de Magda dans l’escalier. Elle allait
venir s’excuser. Forcément.
Sauf que personne ne monta, et bientôt, Estella entendit de la musique.
Sgt. Pepper démarra, le volume à fond. Les voix de John, Paul, George et
Ringo s’élevèrent jusqu’à la salle de bains. Les paroles de Lucy in the Sky
with Diamonds se réverbérèrent sur le carrelage, invitant Estella à
s’imaginer à bord d’un bateau sur une rivière, sur fond de mandariniers et
de cieux couleur marmelade.
Sans marmelade pour moi, merci. Elle n’en mangerait plus jamais.
Estella infusa longuement dans l’eau tiède, mais au bout d’un moment,
elle commença à avoir froid et sa peau devint affreusement fripée. Elle
sortit de l’eau sans se donner la peine de vider la baignoire et s’appliqua
volontiers à laisser des empreintes de pieds mouillés dans le couloir. Une
fois dans sa chambre, elle claqua la porte, puis se glissa dans son lit sous les
draps moelleux, qu’elle remonta jusque sous son nez. Ça, c’était vraiment
un plaisir qu’elle chérissait dans cette maison : le linge sentait toujours la
fleur d’oranger.
Elle était vraiment épuisée. Lessivée par la nuit qu’elle avait passée et
contrariée par la tournure que prenait cette journée. Une sieste la détendrait
peut-être, et à son réveil, tout s’éclaircirait comme au sortir d’un mauvais
rêve.
Sous la lumière qui filtrait subtilement à travers le rideau, peu à peu ses
yeux se fermèrent, sans même qu’elle s’en rende compte. Et elle ne se
réveilla que tard dans l’après-midi.
Rien n’avait changé sauf le disque : ils avaient mis celui des Electric
Teacup.
Dormir avait quelque peu requinqué Estella. Elle se sentait mieux
disposée envers Magda ; une fille comme elle était peut-être totalement
incapable de comprendre l’effet que ça faisait de passer une nuit en prison.
Et il fallait dire qu’en acculant Magda, au restaurant, Estella y était allée un
peu fort. En parlant d’exagérer, qu’est-ce qui lui avait pris de débarquer
dans cette tenue et cette puanteur dans un établissement pareil ?
Estella avait mal agi, mais elle allait se rattraper. Elle avait la belle vie,
ici, alors elle n’allait pas tout gâcher à cause d’un pot de confiture. Elle
allait descendre en se montrant sous son meilleur jour, resplendissante
comme jamais. Elle rappellerait à Richard et à Magda que leur chère
Stellaire faisait pratiquement partie de la famille. Il n’en faudrait pas plus
pour revenir dans leurs bonnes grâces.
Estella fouilla parmi ses créations en cours. À première vue, rien ne
convenait ; rien de tout ça n’était assez éblouissant ou élégant. Elle avait
confectionné des robes à partir de papier journal, d’étiquettes de boîtes de
haricots et de plastique. Ce soir, une tenue raffinée s’imposait, dans une
étoffe noble qui lui siérait à merveille.
Quid de ces voilages en dentelle, au grenier, ceux qu’elle avait envisagé
de transformer en ciel de lit ? Elle grimpa en vitesse au dernier étage,
ignorant les regards figés des Moresby-Plum, et se rua sur les cartons de
tissus pour en sortir les fameux voilages. De retour dans sa chambre, elle
constata avec joie que cette dentelle se passait de couture. Elle s’en
enveloppa la tête et les épaules, et assembla les pans au creux de son cou à
l’aide d’une épingle. Pour la dissimuler et couronner l’ensemble, elle ouvrit
sa fenêtre et dans le treillage cueillit une rose, qu’elle glissa facilement dans
la parure.
Simple. Sublime. Subtil. Cette capuche faisait ressortir sa chevelure
rousse fraîchement lavée en l’encadrant avec élégance, et le drapé de la
cape, qui lui arrivait aux chevilles, contrastait avec la robe courte qu’elle
avait enfilée dessous. Telle une héroïne de Jane Austen dans les rues de
Londres.
C’était parfait.
Certaine de l’effet que produirait sa tenue, Estella descendit
majestueusement l’escalier, presque grisée d’avance par les exclamations
enthousiastes de Magda et les signes de tête approbateurs de Richard.
Comme d’habitude, Magda était au téléphone quand Estella apparut dans
l’embrasure du salon.
— Tout le gratin y sera, bavardait-elle. J’ai appris par Marianne qu’on y
trouvait parfois le meilleur…
Comme Estella entrait, Magda s’interrompit.
— Je te rappelle plus tard, abrégea-t-elle en raccrochant.
— Vous êtes là depuis longtemps ? s’enquit Estella comme si elle n’avait
pas perçu le martèlement de la musique durant ces dernières heures. Je ne
vous ai pas entendus rentrer.
— Oh oui, ça fait des heures. Stellaire ! Tu es superbe ! la complimenta
Magda d’un air enjoué comme l’avait espéré Estella.
Malgré cela, quelque chose dans son intonation la fit tiquer.
— Je sais, plaisanta néanmoins Estella.
— Ce sont les voilages du grenier ?
— Ceux qui étaient dans un carton, oui. Je me suis dit qu’ils feraient une
belle cape.
— C’est divin, apprécia Magda plus froidement. Nous avons demandé à
Betty de te monter un plateau. Tu semblais exténuée, ma pauvre.
Estella agita la main comme si manger était le cadet de ses soucis.
— Ça ira, mais merci, déclina-t-elle d’un ton tout aussi distant.
Si Magda voulait jouer la froideur, Estella se montrerait glaciale.
— Je vais voir Electric Teacup sur la scène du Silver Circus. Vous voulez
venir ?
Replié avec un bouquin à l’autre bout du salon, Richard était à moitié
planqué sous une pile de coussins colorés. Il jeta un regard dans sa
direction.
— Non. Je ne pense pas. On va rester ici ce soir, recevoir quelques amis.
Estella interrogea Magda du regard.
— En effet, confirma la jumelle avec un vague sourire. Va savoir
pourquoi, je suis épuisée, aujourd’hui. Tu as gardé la clé que je t’ai donnée
tout à l’heure, j’imagine ?
Estella sourit avec raideur.
— Bien sûr. J’entrerai sans frapper.
— Comme toujours, non ? ironisa Magda en reprenant le combiné du
téléphone.
Estella estima que c’était aussi bien, et même préférable, d’aller seule au
Silver Circus. Elle n’avait pas besoin des jumeaux et encore moins d’une
garde rapprochée ; elle serait avec le groupe et Peter.
Cette boîte de nuit collait parfaitement à son humeur : il n’y avait pas
meilleur endroit pour s’évader et se lâcher que le Silver Circus. C’était l’un
des plus petits clubs de la capitale, et ses gérants étaient d’autant plus
sélectifs à l’entrée. Via un étroit passage entre une boutique et un restaurant,
près de Piccadilly, la clientèle accédait à une porte peinte à l’effigie d’un
clown. De là, on descendait dans un sous-sol exigu presque entièrement
tapissé d’aluminium, où tournoyaient des spots de lumière orange, bleus et
verts en projetant des motifs déformés sur les murs et le plafond. Les clients
se détendaient sur des banquettes de cirque disposées en rond. Au loin, la
silhouette d’un Monsieur Loyal dominait la piste de danse, au-dessus de
laquelle virevoltaient des cerceaux et où, de temps à autre, un acrobate
faisait irruption en équilibre sur un ballon ou en jonglant avec des anneaux
enflammés.
Estella descendit fièrement les marches multicolores en laissant sa cape
de dentelle traîner librement dans son sillage. Elle se sentait comme une
reine, et quand cette sensation vous prend, les autres réagissent parfois en
conséquence. À son passage, la foule sembla s’écarter comme par magie
pour lui permettre de traverser la piste jusqu’au pied de la scène. Le groupe
en première partie venait de terminer son set et les techniciens se mirent à
installer la batterie des Electric Teacup.
Avant de connaître Magda et Richard, Estella n’était jamais allée en boîte
de nuit. La musique, ce n’était pas son truc. Et, à vrai dire, ça ne l’était
guère plus aujourd’hui, mais désormais, elle connaissait mieux ce milieu.
Ces clubs étaient le lieu de vrais défilés de mode. C’était l’endroit idéal
pour voir et être vu. Et si un groupe jouait sur scène, c’était encore mieux.
Il y avait du temps à tuer avant que les Teacup entament leur concert,
alors, en attendant leur set, Estella se déhancha au son des Beatles, des Who
et des Rolling Stones. Peu après, les projecteurs sur scène s’allumèrent, et
ce fut un soulagement, car elle commençait à s’ennuyer un peu et à avoir la
tête qui tournait.
La troupe arriva avec Chris en tête, vêtu du pantalon le plus moulant
qu’il eût porté jusqu’alors et d’une chemise d’un rouge flamboyant. À son
tour, Peter sortit des coulisses. Il ne portait pas une création d’Estella mais
avait opté pour une tenue qu’elle lui avait suggéré d’acheter : un costume
Lord John bicolore, bleu saphir et violet. Naturellement, ça ne valait pas un
modèle de la créatrice ; néanmoins, cela suffisait à lui attirer les regards. Il
s’avança sur le devant de la scène. C’en était fini de se cacher derrière
Chris.
Estella se rapprocha en vitesse pour se poster à ses pieds, et Peter sourit
en lui adressant un clin d’œil à peine voilé. Quelques secondes plus tard, il
entama les premières notes d’Everybody’s Sun. Un son étrange qui tenait
plus du sifflement euphorique que de la clameur parcourut la foule, qui,
soudain, se pressa vers la scène. Ces gens qui avaient été si faciles à
dompter quelques instants plus tôt formaient à présent une horde agitée.
Estella se retrouva coincée contre le bord de la scène, incapable de bouger.
Elle ne pouvait ni danser ni même se retourner ; tel un papillon sur un
panneau, elle était clouée dans sa beauté figée. La tête renversée en arrière,
Chris chantait à corps perdu tandis que le groupe jouait à fond, Peter
concentré sur sa guitare, sur ses partenaires et, plus rarement, sur
l’ensemble du public. Il ne parut pas remarquer qu’Estella était acculée
contre la scène. Il était trop habité par son rôle.
Estella avait choisi d’accorder sa tenue à une paire de souliers assez
délicats et dotés de petits talons. Tapant du pied en arrière, elle écrasa ce qui
était peut-être un pied nu, et une fille poussa un cri. Estella en profita pour
s’imposer et se frayer progressivement un chemin à contresens.
Enfin libérée de la scène, elle fut emportée par le mouvement naturel de
la foule qui vibrait d’extase. Elle se laissa faire, happée ici et là, et essaya
de danser, tantôt avec succès, tantôt en trébuchant. Elle avait déjà vu le
groupe jouer sur scène et emballer le public, mais cette fois, leurs fans
étaient déchaînés.
C’était ça, la célébrité.
Le joyeux délire que formait cette nuée frénétique et compacte de corps
en mouvement dura près d’une heure. Dérivant au gré du courant, prise
dans leur transe, Estella était désormais hors de vue de Peter. Les danseurs
se cognaient sans le vouloir ; la queue d’une tresse lui fouetta l’œil, et on lui
écrasa si souvent les pieds qu’elle ne les sentait même plus.
Soudain, le concert s’acheva aussi vite qu’il avait débuté, et Chris
remercia le public. Le groupe quitta la scène, et la foule s’assagit, refluant
vers le bar et les tables ou ondoyant avec indolence sur White Rabbit de
Jefferson Airplane. L’équipe technique commença à ranger les instruments.
Estella retourna au pied de la scène, à la recherche de Peter, mais elle n’était
pas seule dans cette quête : plusieurs groupies massées là tentaient d’établir
un contact avec les différents membres du groupe en criant leurs noms. Les
techniciens faisaient la sourde oreille. Finalement, Estella vit une main
surgir de l’ombre et la désigner, et un homme s’avança au bord de la scène
pour l’aider à grimper.
— Estella ? vérifia-t-il. Viens. Tu es attendue.
Toute fière, elle s’éclipsa derrière le décor, dans la pénombre des
coulisses, où l’accueillirent les bras de Peter.
Dix minutes plus tard, Estella était à bord d’un taxi, pour lequel elle avait
emprunté la petite monnaie qui traînait dans la maison. Elle portait une robe
toute simple, des petites bottes de caoutchouc rouges et un imperméable
d’un blanc immaculé.
En chemin, elle fit le point sur la situation. Le problème venait peut-être
du fait qu’elle n’avait pas expliqué à Magda et à Richard qu’elle avait
besoin d’un endroit où dormir ; c’était un impératif, pas une option. À
l’époque, elle avait seulement raconté que ses colocataires étaient pénibles.
Ils n’avaient jamais demandé plus d’explications. Mais s’ils savaient
qu’Estella n’avait nulle part où aller, ce ne serait pas la même histoire.
Estella lissa ses cheveux, un peu rassurée. Cependant, elle ne pouvait pas
leur faire sentir qu’elle était dans le besoin ; ça ne servirait à rien. Il fallait
qu’elle arrive à les convaincre.
À son arrivée, elle trouva les jumeaux attablés au même endroit que
d’habitude, en compagnie de Gogo et de Penelope. Estella se glissa sur un
coussin inoccupé. Penelope l’avisa derrière sa petite tasse de thé en
porcelaine.
— Tu es un peu mouillée, remarqua-t-elle.
— La pluie, sans doute, rétorqua Estella d’un ton cinglant involontaire.
Cette réplique fut mal reçue. Elle sentit sa présence assombrir
l’atmosphère autour de la table comme un vulgaire nuage gris.
— Oh, bonjour, dit Magda en l’observant d’un air presque perplexe,
comme si elle la reconnaissait vaguement mais sans réussir à la situer. Tu
t’en sors ? Tes bagages sont prêts ?
— Presque, mentit Estella.
Elle n’avait encore rien emballé. À vrai dire, l’intégralité de ses affaires
aurait tenu dans une seule des valises de Magda.
Gogo écarquilla les yeux.
— Tu viens avec nous au Maroc, Stelly ?
— Non, répondit Estella dans un sourire forcé, faisant mine d’être ravie.
Je reste ici. Tu sais, avec Peter. Et j’ai des modèles à terminer.
— Naturellement, acquiesça Penelope, avec une lueur désobligeante dans
le regard. Tu as sûrement du travail – notre Petite Nell1 à nous.
Ce déjeuner allait donc se passer plus mal encore que le dernier. Du sang-
froid. Surtout, ne pas le perdre. Estella fit mine de s’intéresser, voire de se
réjouir des projets de voyage du groupe. À les entendre, ils partaient tous.
Magda et Richard, ce soir. Gogo, ce week-end, et Penelope, la semaine
suivante. Ils bavardèrent nonchalamment, de l’aéroport d’Heathrow, de
louer des voitures à Marrakech, de demeures grandioses et de nuits à la
belle étoile. Plus le temps passait, plus Estella devenait invisible à leurs
yeux. Elle eut elle-même la sensation de s’effacer pour devenir aussi irréelle
que ce motif de ciel qui tapissait le sol.
Alors qu’ils terminaient leur glace et leur thé, Estella s’arma de son plus
beau sourire à l’intention de Magda.
— Je peux te parler deux minutes ? demanda-t-elle sans se lever.
J’aimerais te dire au revoir.
Richard poussa un soupir d’impatience.
— Je vais chercher la voiture.
Une fois ce dernier et les autres partis, Estella se tourna vers Magda.
— Je crois, amorça-t-elle prudemment, que cet épisode chez Harrods
nous a toutes les deux contrariées. Mais je ne veux pas qu’on se quitte là-
dessus.
— Oh, non, ce n’était rien, assura Magda avec légèreté comme si c’était
elle qui avait le plus souffert de cette histoire.
Estella déglutit nerveusement pour refouler la colère qui montait
spontanément en elle.
— Bon, tant mieux. Ça me rassure. Du coup, je me demandais… si je
pourrais rester vivre chez vous ? Pour tenir la maison en votre absence ? Je
pourrais aider à la rénover et surveiller que les artisans font bien leur
travail ?
— Que tu es mignonne ! Mais non, Betty fera ça très bien toute seule.
— Et pour continuer à créer des habits pour vous, bien sûr, s’empressa
d’ajouter Estella. J’ai des tas de modèles à te proposer. Je pourrais m’y
atteler d’arrache-pied et vous préparer plein de jolies choses pour votre
retour.
D’un revers de la main, Magda balaya sa proposition comme on aurait
chassé une mouche.
— Je suis certaine que nous ferons des tas de belles acquisitions au cours
de notre voyage. Les gens rapportent toujours des merveilles du Maroc – et
sans parler de Paris, bien sûr…
— Le truc, coupa Estella, de plus en plus désespérée, c’est que je n’ai
nulle part où loger, en fait.
— Tu as un appartement, souligna Magda avec obligeance.
— Plus maintenant. Je ne peux pas y retourner. Je n’ai vraiment nulle
part où aller.
Magda cligna des yeux. Estella vit bien qu’elle essayait d’assimiler cette
notion. Dans l’univers de Magda, les points de chute ne manquaient jamais.
On avait l’embarras du choix de résidences secondaires. Et si l’une d’elles
n’était pas disponible pour X ou Y raison, il suffisait d’en choisir une autre.
Il y avait toujours une adresse de rechange. Sinon, il n’y avait qu’à louer
une villa ou aller à l’hôtel. Dans l’univers de Magda, on avait toujours un
endroit où dormir.
— Eh bien, ce n’est pas de chance, souffla cette dernière en remuant la
cuillère dans sa tasse vide, mais tu trouveras une solution, je n’en doute pas.
— Magda, je t’en prie, murmura Estella, qui s’en voulut en sentant ses
yeux s’embuer de larmes.
L’air las et un peu agacé, Magda inspira profondément, comme si toute
cette affaire la barbait au plus haut point.
— Écoute, Estella, nous nous sommes bien amusées, vraiment. Mais
nous évoluons dans des cercles différents, tu comprends. Nous ne venons
pas du même monde. Nous avons passé un bel été, mais à présent, mieux
vaut que nos chemins se séparent. Ce sera plus simple pour toi.
— Pour moi ? répéta Estella, incrédule.
— Oui, à l’évidence, dit rapidement Magda en jetant des regards autour
d’elle, gênée qu’Estella eût haussé le ton. Nous ne sommes pas faites pour
fréquenter les mêmes personnes. C’est dans notre éducation. Un jour ou
l’autre, je serai mariée, j’aurai des enfants et j’assisterai à des événements
mondains ; et toi, tu travailleras dans une boutique ou quelque chose
comme ça…
À mesure que Magda continuait de pérorer sur la vie palpitante de
bourgeoise qu’elle mènerait un jour, en comparaison du destin médiocre et
plébéien d’Estella, cette dernière sentit quelque chose déferler en elle. Ce
sentiment semblait remonter du cœur même de la terre et s’ouvrir un
chemin à coups de poings dans les entrailles de Londres à travers ses
tunnels, ses fondations et ses anciens charniers de pestiférés. Il fendit le sol
du restaurant, pénétra ses chaussures, parcourut ses jambes et monta en
flèche dans son dos pour rejaillir dans son esprit. La teinture rousse de ses
cheveux parut se dissiper d’un coup de baguette, et ses véritables boucles
transparaître.
Cruella était arrivée.
— Tu comprends, conclut Magda.
— Bien sûr, opina Estella en souriant si fort qu’elle en eut mal aux joues.
Sa voix était d’une douceur sirupeuse.
— Tu vas continuer à traîner avec ces imbéciles consanguins que sont tes
pairs, poursuivit-elle. Tu épouseras un aristocrate débile, je suppose – une
espèce de vieux schnoque ennuyeux comme la pluie qui devra supporter ton
extrême fadeur et ta banalité. Pendant ce temps, je travaillerai dans une
boutique, comme tu dis – une maison de haute couture, pour être précise. Je
créerai des œuvres d’art et lancerai des tendances après lesquelles tu seras
toujours en train de courir sans jamais vraiment réussir à suivre. J’imagine
que je te croiserai en train de trimballer tes vilains mioches dans Londres.
Car, bien sûr, tu dois préserver ta lignée, ma chère ! C’est vrai : les branches
de ton sale petit arbre généalogique ne sont pas bien longues, n’est-ce pas ?
En te voyant, je me rappellerai cet été passé ensemble et ce moment où je
serai enfin parvenue à comprendre que la médiocrité est un fléau qu’il faut
éradiquer.
Magda resta muette. Bouche bée. Du bout du doigt, Estella souleva
doucement son menton pour lui fermer le clapet.
— Je te souhaite un merveilleux séjour au Maroc, ajouta-t-elle pour
enfoncer le clou.
Sur ce, elle se leva très dignement, grimaça un semblant de sourire
d’adieu et quitta le restaurant. Elle attendit d’être tout à fait sortie avant de
faire glisser de sa manche le petit carnet doré dérobé dans le sac à main de
Magda pendant qu’elle la descendait en flammes.
Il n’était plus question de retourner à Cheyne Walk. La pluie avait
redoublé. Elle dépouillait les arbres de leurs feuilles et laissait sur les
trottoirs une mosaïque glissante. Autour d’Estella, les passants pressaient le
pas, têtes baissées ou cachés sous des parapluies noirs. Estella ouvrit le sien
et s’élança péniblement face au vent en essayant de préserver autant que
possible sa coiffure et son maquillage.
Retournes-y. Malmène-la encore un peu. Fais-la souffrir.
— Laisse-moi, Cruella. J’ai à faire, maugréa Estella, impatiente d’en finir
avec cette journée de plus en plus sombre.
Deux rues plus loin, Estella s’arrêta sous l’auvent d’un disquaire et se mit
à compulser le petit carnet doré. Aucune mention d’un Peter. Frustrée, elle
poussa un grognement, puis réfléchit. Chris. C’était sûrement à son nom
que l’adresse était notée. Après tout, les quatre membres du groupe
partageaient le même appartement, mais c’était le chanteur le plus connu. À
quoi bon s’encombrer de Peter, si Magda pouvait se contenter de traiter
avec le dessus du panier ?
Le problème, c’était qu’Estella ne connaissait pas le nom de famille de
Chris. En revanche, elle savait comment le retrouver.
Elle se précipita à l’intérieur du magasin de disques et arracha un
exemplaire de l’album des Electric Teacup des mains d’un client.
— Hé ! protesta le type.
— Silence. Je cherche une info, siffla-t-elle en parcourant rapidement la
pochette pour y trouver le nom complet des membres du groupe.
Voilà. Chris Isherhall.
D’un geste brusque, elle redonna le vinyle au client mécontent, puis
éplucha la rubrique I du répertoire de Magda. Et de fait : Chris Isherhall,
Beak Street, Soho.
— Tellement prévisible, marmonna-t-elle tout bas.
Estella avait dépensé tout l’argent grappillé à Cheyne Walk pour sa
course en taxi ; elle devrait donc y aller à pied. Par chance, elle se trouvait
déjà dans Soho ; cependant, elle ne tarda pas à être désorientée par son
célèbre dédale de petites rues, de venelles, de recoins, de culs-de-sac et de
courbes. Elle dut s’arrêter plusieurs fois pour demander son chemin.
Comme la moitié des gens qu’elle interrogea l’envoya dans la mauvaise
direction, sans cesse elle revint sur ses pas et tourna en rond alors que la
pluie s’intensifiait et que son parapluie devenait pour ainsi dire inutile.
Toutefois, elle finit par arriver au pied d’un immeuble en brique brune dans
Beak Street.
Visiblement, le rez-de-chaussée abritait une librairie coquine. Une porte
blanche sans inscription permettait d’accéder au commerce, mais Estella ne
voyait pas comment atteindre les étages supérieurs. Elle allait devoir lancer
quelque chose contre la fenêtre.
Elle balança le petit répertoire, réussit à atteindre sa cible à la troisième
tentative et réceptionna le carnet à la volée.
— Ohé ! cria-t-elle.
La fenêtre au-dessus d’elle finit par s’ouvrir. La tête hirsute de Tom
apparut.
— Estella ? C’est toi ?
Il scruta avec scepticisme son corps menu trempé et chiffonné.
— Peter est là ? questionna Estella nerveusement.
— Peter ? Il est…
Tom se gratta la tête.
— Je crois qu’il a passé la nuit en studio. Pour travailler sur un truc. Il est
là-bas.
— Quel studio ? relança Estella en s’efforçant de ne pas perdre patience.
C’est où ?
— Le studio Dynamo. C’est dans St. Anne’s Court. À deux pas.
Il pointa vaguement du doigt la rue par laquelle elle venait d’arriver.
Estella inspira un grand coup, lui dit au revoir de la main et repartit en
courant dans cette direction. Le froid se faisait sentir à travers son imper en
vinyle et elle glissait constamment dans ses bottes.
À l’instar de celle dans laquelle se situait le Repaire, St. Anne’s Court
était une de ces rues de Londres qui avaient dégusté durant la guerre et qui
ne s’en étaient jamais totalement relevées. C’était davantage une ruelle
qu’une véritable rue. D’un côté, il y avait un bout de mur qui s’écroulait,
dernier vestige d’un immeuble en grande partie détruit par une bombe. De
l’autre, un restaurant chinois, une laverie et une petite porte pourvue d’un
panneau indiquant STUDIO DYNAMO. Elle l’ouvrit et pénétra dans un vestibule
où un homme aux joues couperosées et à la grosse moustache en bataille
lisait un exemplaire de L’Histoire du cricket, assis derrière un bureau.
— Je viens voir Peter Perceval, annonça Estella.
L’homme posa lentement le livre en le retournant sur son bureau.
— Connais pas, rétorqua-t-il, le regard inexpressif. Nom du groupe ?
— Electric Teacup.
L’homme mit à peu près trois mois pour enfiler des lunettes de lecture et
consulter l’écritoire à pince sous ses yeux.
— Et tu es ? reprit-il en observant Estella du sommet de sa monture.
— Une amie.
— Tiens donc. Ton nom ?
Il la toisa d’un air dubitatif.
— Estella.
Il examina encore son registre comme si c’était un texte sacré.
— J’ai pas d’Estella sur ma liste.
— Il n’est pas au courant de ma venue.
Estella prenait vraiment sur elle pour garder son calme.
— Bien.
L’homme reposa son écritoire.
— On n’entre pas ici comme dans un moulin, mon petit. On voit défiler
toutes sortes d’individus qui essaient d’entrer pour approcher les musicos.
Des filles, surtout. Elles ne manquent pas d’imagination. Il y en a même qui
tentent de passer par les fenêtres, c’est dire !
— C’est que je le connais, coupa Estella, qui aurait bien aimé trouver un
argument plus convaincant.
— Je veux bien te croire, ma p’tite, mais ton nom n’est pas sur la liste, là.
Liste qu’il frappa du doigt pour preuve.
— Pourriez-vous simplement le prévenir que je suis là ?
— Non, refusa-t-il en se balançant en arrière sur sa chaise. On les
interrompt pas pendant qu’ils bossent pour les avertir de chaque individu
qui débarque ici. Comme j’ai dit, ça défile toute la journée. Certains me
supplient en pleurant pour entrer. Du matin au soir. Tu es loin d’être la
première aujourd’hui. Tous les jours, du matin au soir, qu’ils viennent. Un
jour, les Beatles étaient là, fallait voir ça. Y en a encore qui se pointent à
leur recherche.
Estella comprit qu’elle avait affaire à une personne qui se délectait
d’annoncer les pires nouvelles et que cet homme comptait bien lui faire la
morale jusqu’à son dernier souffle. Elle envisagea de forcer le passage en
piquant un sprint dans le couloir. Elle n’aurait pas de mal à le distancer.
Mais ce n’était pas une bonne façon de faire son entrée.
— Dans ce cas, je vais l’attendre, céda-t-elle en suggérant que ça ne la
dérangeait pas.
— Ah, ben, non, tu vois, c’est interdit aussi. Si on laissait faire, je serais
envahi de filles. De toute façon, ce serait pas réglementaire en cas
d’incendie.
Il secoua la tête.
— Non, vraiment, je peux pas l’autoriser. Rien ne t’empêche d’attendre
dehors autant que tu veux. On est dans un pays libre et tutti quanti. Mais si
t’as rien à faire ici et que t’es pas sur la liste, il faut pas bloquer le passage,
donc…
— Ça va, j’ai compris, lâcha sèchement Estella en repartant.
Elle ressortit sous ce temps de chien. Les endroits où s’abriter n’étaient
pas nombreux. Une cabine téléphonique à proximité offrait une bonne vue
sur le studio. Estella attendit que la personne à l’intérieur abrège son
interminable appel, en cognant tout de même la vitre du plat de la main
pour qu’elle accélère un peu, la pluie ruisselant sur son ciré. Le type la
rembarra d’un geste grossier. Alors Estella frappa de plus belle jusqu’à ce
que, de guerre lasse, il raccroche.
— C’est une urgence ! justifia-t-elle lorsqu’il sortit.
Il secoua la tête sans rien dire.
Estella se réfugia dans la cabine et ferma la porte. Entre ses cheveux
trempés plaqués sur son front et sa robe qui lui collait aux jambes, elle ne
tarda pas à grelotter. Elle devait sans cesse essuyer la vitre recouverte de
condensation pour voir au-dehors et surveiller ce qui se passait du côté du
studio.
Quelques instants plus tard, elle vit Chris arriver à grands pas dans la rue,
sa crinière brune battant au vent.
— Ah, salut ! lança-t-elle, soulagée, en sortant comme un diable de la
cabine.
Le chanteur sursauta.
— Estella. Mais que… ?
— Je devais rejoindre Peter ici, dit-elle en souriant, comme si elle passait
une journée merveilleuse. Mais cet odieux monsieur à l’entrée refuse de me
laisser passer.
Chris parut un peu perplexe.
— Vous aviez rendez-vous ici ?
— Oui, oui. J’étais dans le coin, à la Chenille, et il m’a dit de passer
après mon déjeuner.
Chris marqua une pause, l’air de se creuser la tête pour comprendre un
truc, et finit par renoncer.
— D’accord. Pas de souci. Suis-moi. Tu vas attraper la mort, à rester
dehors.
Il lui offrit son bras, ce qu’elle trouva plutôt sympathique. Ensemble, ils
poussèrent la porte du studio, où l’homme à la moustache hérissée montait
la garde, avec son écritoire chérie.
— Salut, Mac ! lança joyeusement Chris. Je ramène une amie. Elle est
avec nous.
— Tu as bien raison, approuva l’homme jovialement, sans allusion à son
récent échange avec Estella. Studio quatre, comme d’habitude.
La partie technique du studio était un endroit d’une surprenante banalité :
un couloir sans âme bordé de portes numérotées. Ils ouvrirent la numéro
quatre et pénétrèrent dans une cabine bourrée d’équipements, dont une
imposante console constellée de boutons, de manettes et de cadrans. Il y
avait une grande baie vitrée qui ne laissait rien voir d’autre que le plafond
d’une salle de l’autre côté.
En revanche, on entendait du son : une voix solitaire au timbre riche et
vibrant qui accompagnait la douce mélodie d’une guitare acoustique.
C’était une nouvelle chanson.
Estella essaya d’effacer le sourire idiot sur son visage, en vain. L’amour.
C’était le maître mot. Peter était amoureux d’elle, et elle de lui. L’amour.
Jusqu’à ce jour, ce mot lui était étranger. Elle ne l’avait jamais prononcé.
Jamais vraiment compris.
— Je crois que tu lui plais, glissa Chris en agitant ses épais sourcils d’un
air entendu. Deux chansons en moins de deux semaines. On doit battre un
record ! Viens, allons lui prêter un peu de voix.
Chris ouvrit une autre porte et fit signe à Estella de passer devant, puis ils
descendirent une volée de marches menant au principal espace
d’enregistrement : une vaste salle aux murs blancs ornés de longs rideaux
moutarde. Sur le sol en parquet, quelques tapis étaient disséminés ici et là.
Partout, des meubles de séparation formaient une dizaine de cloisons
bardées d’instruments, d’amplis, de sacs de lestage, de mousse d’isolation
phonique et de rouleaux de câbles métalliques. Au milieu de tout cet attirail
trônait Peter, avec sa guitare, assis sur un tabouret haut face à l’un de ces
petits box le long du mur. Un casque vert sur les oreilles, il ne les entendit
pas entrer. Il grattait des accords, envahi par la musique et, à l’évidence,
absorbé par sa nouvelle compo.
Chris se mit à chanter en chœur, en harmonie avec lui. Peter sursauta et
retira vivement ses écouteurs, manquant de lâcher sa guitare.
— Surprise, surprise ! rigola Chris. J’ai trouvé Estella dehors, mon pote.
Je l’ai fait entrer. Tu n’avais pas laissé son nom à l’accueil.
Peter inclina la tête, et une étrange expression parcourut son visage. Il se
pencha en contournant Chris pour voir où se tenait Estella.
— Stel ? Je…
— C’est magnifique, le coupa-t-elle.
— Quoi donc ?
— Cette chanson.
— Ah. Oui…
Il se gratta la tête un instant.
— Eh bien, elle n’est pas encore au point. Restent quelques détails à
régler.
— Non, je t’assure, insista Estella. Elle est parfaite comme ça.
Chris, qui regardait le mur du fond, se retourna vers Peter.
— Tu lui as fait visiter la régie ? demanda ce dernier sur un ton
étrangement protocolaire. Estella entendra bien mieux de là-haut.
— Euh, d’accord… acquiesça le chanteur du groupe, un brin hésitant.
Pas de problème. La régie. Viens, Stel. C’est là-haut que la magie opère.
Il glissa un bras sur ses épaules et la reconduisit dans l’autre sens.
Estella jeta à Peter un regard perplexe, qu’il ne vit pas… ou fit semblant
de ne pas voir. Quelque chose clochait. Chris et lui échangeaient des
œillades en douce. Elle se dégagea de l’étreinte de Chris pour s’approcher
de Peter.
— Qu’est-ce qui se passe, Peter…
C’est en avisant le box devant lui qu’elle s’aperçut qu’il y avait une autre
personne dans la pièce. Ce n’était pas face au mur, que Peter chantait, mais
face à quelqu’un. Pour quelqu’un.
Une fille.
En partie cachée par le box, la fille en question était assise sur un
coussin, adossée au mur, ses jambes longilignes étendues devant elle.
Estella l’avait déjà croisée quelque part, peut-être lors de la fête organisée à
Cheyne Walk, le soir de leur passage à la télé. Peut-être ailleurs ? Sa longue
crinière brune lui disait quelque chose.
— Oh ! fit Peter en feignant l’étonnement comme s’il venait, lui aussi, de
remarquer la présence de cette fille. Estella, je te présente Angie. Angie, tu
connais Estella ?
— Je crois qu’on s’est déjà vues, minauda Angie avec un petit sourire.
Angie Walker-Weatherford. C’était cette fille qu’Estella avait aperçue
dans la rue l’autre jour, au bras du petit ami intermittent de Magda et que
cette dernière avait joyeusement dénigrée.
Angie bâilla en levant haut les bras pour s’étirer, puis elle les baissa
devant elle, coudes vers l’extérieur, tout sourire.
— Quelle looongue journée, soupira-t-elle. Tu sais ce que c’est, avec les
artistes… Je crois que je vais aller me chercher un thé. Je reviens.
Elle se décolla du sol un tant soit peu lentement, dépliant ses membres un
à un comme dans un film au ralenti, puis quitta la pièce avec langueur. Peter
posa sa guitare et se mit à s’affairer avec son casque et ses câbles.
— Peter, je peux te parler ?
Il sursauta comme s’il n’avait pas vu qu’Estella se tenait devant lui.
— Euh… bien sûr. Viens.
Elle évita le regard de Chris et suivit Peter dans la régie, puis dans le
couloir.
— Il y a une kitchenette en bas, si tu veux manger un morceau, raconta
Peter en lui faisant signe de le suivre.
— Peter, dit-elle, les dents serrées, oublie la cuisine. Arrête. Il faut que je
te parle.
Cependant, la raison qui avait amené Estella ici commençait à lui
échapper un peu. Elle n’avait plus les idées très claires.
— Qu’est-ce qu’elle fait ici ? s’entendit-elle questionner.
— Qui, Angie ? Elle… Je travaillais un morceau que je lui jouais.
Ça, Estella l’avait compris, merci.
— Et toi, qu’est-ce que tu fais ici ? l’interrogea Peter à son tour.
— Je suis passée chez toi. Tu n’y étais pas.
— Chez moi ? Je ne savais pas que… Comment tu sais où… Mais
pourquoi ?
— Parce que je…
Parce qu’elle n’avait nulle part où loger. Parce que Magda et Richard
l’avaient manipulée et trahie. Et parce que Estella s’était aliéné les seuls
véritables amis qu’elle avait eus de toute sa vie.
— J’avais besoin de te parler.
Peter ne réagit pas, l’air soudain absorbé par la pendule au mur. Le tic-tac
de ses aiguilles résonna de plus en plus fort aux oreilles d’Estella. Ou bien
étaient-ce les battements de son cœur ?
— Angie… est-ce que… elle sort avec un membre du groupe ?
— J’avais juste besoin de faire écouter cette nouvelle compo à
quelqu’un, se justifia Peter en éludant la question d’Estella.
Qu’avait dit Magda déjà, à propos d’Angie ? « Toujours habillée en
blanc, comme si ça lui donnait un style ; ça me fait bien rire. »
Des cheveux noirs, une robe blanche.
L’amour en noir et blanc.
— Tu lui as écrit une chanson, résuma lentement Estella.
Peter haussa les épaules, les joues légèrement empourprées.
— Ben, oui. C’est mon métier. Je compose des chansons. Sur la vie, les
gens… Je suis musicien dans un groupe, Stel. C’est mon quotidien.
— Mais c’est pour elle que tu l’as composée. L’amour en noir et blanc.
— Écoute, Stel…
C’était tout ce qu’il avait à dire. Il voulut lui caresser la joue, mais elle
recula.
— Ça ne change rien à mes sentiments pour toi, je t’assure. Personne
n’est exclusif, pas vrai ? Tu restes ma merveilleuse fille haricot.
— Personne n’est exclusif ?
Une autre remarque de Magda lui revint en mémoire : « Jalousie et
possessivité sont de vilains défauts. » Mais Estella pensait que ce principe
concernait les autres et ne s’appliquait pas à sa relation avec Peter. Car ils
avaient partagé quelque chose de fort, tous les deux, non ? Et il avait bien
dit qu’ils étaient tous deux des êtres à part ?
Peter parlait toujours, mais ses paroles tombaient dans le vide.
— Ça ne change rien entre nous, on peut tout à fait continuer à vivre
notre histoire.
Sauf que si, ça changeait tout. À cet instant précis, une profonde brèche
s’ouvrit en Estella. On aurait dit que les murs de la pièce en tremblaient.
— Et la tournée ? demanda-t-elle. Tu pars pour l’Amérique ?
— Quoi, la tournée ?
Peter n’avait pas l’air de suivre.
— Je devais t’accompagner.
— Je n’ai jamais dit ça, se défendit-il.
— Tu m’as demandé si… si je voulais découvrir l’Amérique.
— C’est vrai, admit-il en ayant au moins la décence de paraître
embarrassé. Mais… c’était une question en l’air. Je n’ai jamais… Je suis
désolé que tu m’aies mal compris. Je n’ai pas la possibilité d’être
accompagné en tournée. La maison de disques nous l’interdit. Ça leur coûte
cher et…
— Mais tu disais que…
— J’étais sous le coup de l’excitation ! Je veux dire, bien sûr, on pourrait
se rejoindre à certaines étapes, si tu voulais venir, mais…
Estella devint glaciale. Son corps était raide, engourdi.
Même Cruella refuserait de faire face à un tel affront.
La porte du studio s’ouvrit et Chris passa la tête avant de s’approcher
prudemment.
— Hé, souffla-t-il. On va bientôt devoir s’y mettre. Les autres vont
arriver, et le créneau qu’on a réservé débute dans trente minutes. Il faut
installer le matos.
— Je viens, assura Peter.
Une fois Chris reparti, il se retourna vers Estella.
— Écoute, je t’appelle plus tard, d’accord ?
— Ne te fatigue pas.
Car, bien sûr, on ne pouvait la joindre nulle part. Non qu’elle aurait aimé
qu’il l’appelle. Mais quand même, elle pensait qu’il protesterait, voire qu’il
s’excuserait et tenterait de la récupérer. Au lieu de cela, Peter se contenta de
secouer la tête, d’un air déçu.
— Comme tu voudras.
Estella tourna les talons. Elle attendit de voir s’il allait la retenir par
l’épaule et la faire pivoter pour lui dire que c’était une grave erreur, qu’il
regrettait, qu’entre eux tout allait s’arranger, car il l’aimait, et qu’elle était
sa merveilleuse fille haricot…
Mais elle entendit le bruit de ses pas s’éloigner. Et d’autres approcher ;
soudain, Chris apparut devant elle, en appui contre le mur.
— Navré, ma belle. C’est typique de notre Peter. Il est très secret. Pour
composer autant de chansons, il faut bien qu’il trouve l’inspiration quelque
part. J’ai essayé de te prévenir le premier soir.
« Sois prudente avec lui. Il va t’attirer des ennuis. »
— J’ai cru que tu disais ça pour rire, murmura Estella sans relever la tête.
Chris l’observait en ayant manifestement pitié d’elle.
— Je suis convaincu que tu lui plais vraiment, Stel. Tu as duré plus
longtemps que les autres. Mais tu te porteras sûrement mieux sans lui. Tu as
un immense talent. Il a peut-être besoin de toi mais, pour être franc, tu n’as
pas besoin de lui.
Il lui donna une brève tape sur l’épaule, puis repartit au fond du couloir.
Estella entendit la porte du studio se refermer.
Mac le moustachu l’avisa tandis qu’elle passait devant lui, l’air hébété.
Apparemment, il avait tout entendu.
— Ces musiciens, confia-t-il. Ils n’en valent pas la peine, ma p’tite. Je le
constate tous les jours, de mon bureau. Du matin au soir.
Elle voulut réagir mais fut incapable de trouver les mots.
— Mieux vaut te dégoter un bon petit gars issu d’un autre horizon. Un
laitier peut-être, quelque chose de ce genre. Oublie ces musiciens. Tu n’en
tireras rien, crois-moi. Tous les jours, je le vois. Tous les jours. De sales
crapules, tous autant qu’ils sont.
Estella chemina jusqu’à Regent’s Park. Avec cet orage, l’endroit était
désert, alors elle prit place au bord de cette fontaine qu’elle connaissait bien
et laissa la pluie ruisseler sur ses yeux et sa peau. Pour cette nuit, elle
n’avait qu’à trouver refuge dans le jardin de quelqu’un, en attendant de
décider de la suite. Ou bien dormir sous un pont ou à l’abri d’un de ces
murs bombardés dans St. Anne’s Court.
Tout à coup, elle vit approcher deux individus. L’un était trapu ; l’autre,
une grande perche. Ils tenaient de guingois des parapluies à moitié cassés.
Estella eut l’impression de reconnaître ces silhouettes indistinctes. Elle se
frotta énergiquement les yeux tout en étant consciente que ce geste étalerait
d’autant plus sur son visage les traînées de maquillage qui avait déjà coulé.
C’était bien lui : Jasper. Et à son côté, Horace.
— J’en étais sûr, marmonna Jasper en s’approchant.
D’abord, trop abasourdie, Estella ne sut pas comment réagir.
— Comment vous avez deviné que j’étais ici ? finit-elle par leur
demander.
— Eh bien, vois-tu, expliqua Jasper, les rumeurs circulent vite. On a
entendu dire que tu t’étais fait pincer chez Harrods.
— Une histoire de confiote de citron vert, précisa Horace, le nez froncé.
Quel choix dégoûtant. On ne t’a donc rien appris ?
— Alors on a enquêté un peu dans les postes du quartier. Un indic nous a
dit qu’on t’avait relâchée. Du coup, on est allés faire un tour du côté de ta
belle baraque. Pour surveiller. Et on a vu ces gens chez qui tu crèches faire
leurs valises.
— C’est fini, j’habite plus là-bas.
— Ça, on l’a compris, à voir cette blondinette qui balançait tes affaires
par la fenêtre, intervint Horace.
— Où est-ce qu’ils partaient comme ça ? On n’aurait pas dit qu’ils
déménageaient, ils avaient un tas de bagages.
— Ils vont au Maroc.
— C’est quoi, ça ?
— Un pays, soupira Estella. En Afrique.
— Ça a l’air loin.
— Oui.
— J’en déduis que tu n’y vas pas, supposa Jasper.
— Non.
Il hocha la tête.
— Je m’en doutais. C’est pour ça qu’on a suivi notre bon sens, reprit-il.
Ça nous a intrigués. On est de vrais détectives, maintenant. C’était
carrément imprudent de leur part, de laisser la porte d’entrée grande ouverte
pendant qu’ils déplaçaient tous leurs machins. Faut faire gaffe. Il y a toutes
sortes de rôdeurs dans le quartier. Alors on est entrés. Cette fille était dans
tous ses états parce que, d’après elle, tu avais été méchante, et maintenant
elle trouvait plus son répertoire, et c’était sûrement toi qui lui avais volé.
Elle raconte ça au téléphone en hurlant, elle explique qu’elle doit
absolument te retrouver pour le récupérer, parce qu’il contient plein
d’informations importantes. On l’entend parler d’un studio dans St. Anne’s
Court. C’est à l’autre bout de la ville pour nous…
— À l’opposé, confirma Horace.
— Mais on y va, et à notre arrivée, qui c’est qu’on voit ? Ce type avec
qui tu traînais, et il est…
À ce passage du récit, la voix de Jasper s’estompa.
— Avec une autre fille, termina Estella à sa place.
Constatant que son nez coulait, elle l’essuya d’un revers de main. Est-ce
qu’elle pleurait ? Impossible à dire, vu l’orage.
— Oui, une autre fille, répéta Jasper d’une voix plus douce.
— Pas jolie, souligna Horace.
— En les filant un peu, on les a entendus dire que tu étais partie. Que tu
les avais surpris ensemble. Un type les a rejoints, il leur a passé un savon en
disant que ton copain aurait dû te traiter mieux que ça. À ce stade, on
commence à voir le tableau. Tu vis plus dans cette belle baraque, et ce gars
t’a fait une crasse.
Jasper écarta les mains.
— Une fois qu’on a eu pigé, on est venus ici.
— Pourquoi ici ?
— Parce que c’est toujours ton refuge quand ça va pas.
Estella n’y avait jamais songé, mais c’était vrai. D’instinct, ses pas la
menaient ici, dans ce lieu qui avait incarné tant d’espoirs lorsqu’elle avait
entamé avec sa mère ce voyage fatal pour Londres. C’était aussi le lieu de
sa première rencontre avec Jasper et Horace.
— Ils se sont servis de moi, confessa-t-elle d’un ton amer. Pour faire joli
chez eux et leur créer des habits. Tous autant qu’ils sont. Ils m’ont
manipulée.
— On a essayé de te le faire comprendre, fit remarquer Horace.
Estella garda la tête basse.
— Pardon, finit-elle par s’excuser.
Un long silence s’ensuivit.
— Pas grave, ça arrive, tempéra finalement Jasper. De toute façon, c’était
pas toi. C’était Cruella.
— Mais je suis Cruella. Elle, c’est moi.
— Pas pour nous. Et dans tous les cas, ça nous est égal.
Estella écouta les gouttes de pluie se poser à la surface de l’eau dans la
fontaine. Ce clapotement était mélodieux, apaisant. La pluie avait un peu
faibli et laissé place à quelque chose de presque doux et purifiant.
— Ça te dirait, de rentrer à la maison ? proposa Jasper.
Estella tourna lentement la tête vers lui, l’air sidéré. Comment pouvaient-
ils souhaiter son retour, après qu’elle leur en avait fait tant baver et après le
comportement qu’elle avait eu vis-à-vis d’eux ?
L’explication est simple : Jasper et Horace sont ta famille.
Les propos de Cruella lui paraissaient de plus en plus sensés.
— Allez, viens, insista Jasper. C’était qu’une dispute. Clin d’œil et
Bandit n’arrêtent pas de tourner en rond. Ça te dit ou pas ?
— Oui, acquiesça Estella. Je voudrais rentrer à la maison.
Jasper se redressa et lui tendit la main pour l’aider à se relever. Mais
même si ce geste la toucha, il ne fallait pas pousser. Estella se releva
comme une grande et refoula ses émotions. Jasper et Horace, d’accord,
mais dorénavant, il n’y aurait personne d’autre dans sa vie. Finis, les Magda
et les Richard qui profitaient d’elle. Quant à un nouveau Peter, alors ça,
c’était hors de question. Plus personne ne la briserait en mille morceaux.
Jamais.
Horace et Jasper lui firent une place sous leurs parapluies bousillés, et le
trio regagna la sortie du parc.
— Dans tout ça, il y a quand même une bonne nouvelle, relança Horace.
J’ai dégoté la bagnole de mes rêves.
— C’est vrai ?
Horace lui montra un trousseau de clés.
— En fin de compte, il sait conduire, plaisanta Jasper, l’air assez
impressionné.
— J’ai appris en regardant la télé et en lisant des bouquins. C’est pas
sorcier.
— Et où est-ce que tu l’as trouvée ?
Ce fut alors qu’Estella repéra le minibus bleu des Electric Teacup, garé
au bord du trottoir. Enfin, garé, pas exactement. Il était fourré en diagonale
sur une place de stationnement, à deux doigts d’une boîte à lettres.
— Ils étaient tous si occupés à bavarder, expliqua Jasper. On les a
simplement délestés de leurs clés. Suffit d’un bon petit coup de peinture,
qu’on change la plaque… et il sera comme neuf en un rien de temps.
Il fit coulisser la portière pour laisser voir tous les instruments de Peter
encore à l’intérieur.
— Jolies guitares, jubila Jasper. Ça tombe bien, j’ai très envie de
travailler mon jeu. À mon avis, je pourrais faire carrière dans la musique. Il
y a un clavier, aussi. Chouette matos.
Estella monta à bord avec ses amis et résista à une furieuse envie de rire.
À nouveau réunis, ils étaient à l’abri des intempéries.
— Ça m’arrange, que vous ayez déniché ce minibus, déclara-t-elle. On
va en avoir besoin pour tout le bazar qu’on va transporter.
— Quel bazar ? s’étonna Jasper en se retournant sur le siège côté
passager.
— À l’heure qu’il est, ils doivent être en route pour l’aéroport, glissa
Estella avec un sourire diabolique. Magda et Richard. On va cambrioler leur
maison et la dépouiller du sol au plafond. Et quand on en aura terminé avec
eux…
Elle leva le petit carnet doré de Magda, que le déluge de la journée avait
humidifié mais qui restait tout à fait exploitable. Jasper eut un sourire
jusqu’aux oreilles.
Horace démarra en faisant grincer les vitesses, puis ils s’éloignèrent dans
la nuit, sous la pluie londonienne.
Merci à Elana Cohen, mon éditrice, qui a rendu ce projet possible alors
même qu’une pandémie mondiale se propageait. Et comme toujours, merci
à Kate Schafer Testerman, mon agente.
Table des matières
Couverture
Page de titre
Page de Copyright
Remerciements
Notes
1. Célèbre couturière britannique de l’époque, ayant donné naissance à la minijupe (N.d.T.).
Notes
1. Rue de Londres célèbre pour ses tailleurs de luxe.
Notes
1. Le nom de cette ville anglaise contient l’expression and over, qui signifie littéralement « encore
et encore », ndt.
Notes
1. Personnage du roman Le Magasin d’antiquités de Charles Dickens, une orpheline au destin
misérable dont la mort tragique reste l’un des événements les plus célèbres de la fiction anglaise, ndt.