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constituerait une contrefaçon sanctionnée par l’article L. 3345-2 du Code de la propriété
intellectuelle.

Ce titre a été publié pour la première fois aux États-Unis en avril 2021 par Disney Press, un
département de Buena Vista Books Inc, sous le titre Hello, Cruel Heart.

Direction : Catherine Saunier-Talec


Directeur éditorial : Antoine Béon
Responsable artistique : Pauline Ortlieb
Édition : Mona Chardin
Traduction : Maud Desurvire
Correction : Karine Elsener
Mise en pages intérieure : Noémie Fior (Nord Compo)
Couverture : Soyoung Kim, Yasmine Gulbay
Fabrication : Anne-Laure Soyez

ISBN : 978-2-01-715630-7
À Gig.
Merci pour la musique.
C’était génial.
— Toi, je te tiens, jubila une voix.
Estella, seize ans, se retourna et tomba nez à nez avec un des vigiles du
magasin Harrods, un type rougeaud à grosse moustache.
— Pardon ? répondit-elle, interloquée. Ne me touchez pas, je vous prie.
L’adolescente protesta assez fort pour que plusieurs têtes pivotent. Quand
un touriste brandit son appareil photo, le vigile entraîna Estella à l’écart,
loin des regards, en la tirant par la bandoulière de son sac. Et il faisait bien
car chez Harrods, le célèbre grand magasin londonien, il était très mal vu de
faire une scène. Surtout au cœur de l’été, alors que l’établissement grouillait
de touristes du monde entier.
— Ton sac, ordonna-t-il. Ouvre-le.
— Sûrement pas. Je vais prévenir votre chef !
— Ouvre-moi ce sac.
Estella soupira.

Il fallait bien le reconnaître, les choses avaient mal tourné.


Depuis un petit moment, Estella suivait consciencieusement une rousse
en fourreau rose, chignon crêpé en forme de cloche au sommet de la tête,
qui déambulait d’un comptoir à l’autre pour acheter du fromage, des petits
gâteaux hors de prix, des fruits confits et des noix marinées. Arrivée à la
poissonnerie, la cliente s’était mise à cuisiner le vendeur sur la fraîcheur de
ses produits. Au fond, la devise de Harrods était Omnia Omnibus Ubique :
« Tout, pour tous, partout » (mais ils auraient dû préciser « pour tous les
riches »). Le « tout » s’interprétait plutôt au sens propre : si vous en rêviez
– et que vous aviez les moyens de le payer –, Harrods vous le vendait.
Du satin et des fourrures ? Évidemment.
Des souliers, des manteaux et des chapeaux ? Naturellement.
Une voiture miniature ? Une véritable voiture ? Un avion ? Un yacht ?
Tous disponibles.
Un cercueil ? Un diadème ? Un lion ? Un lingot d’or ? Harrods se
débrouillerait.
Cependant, c’était surtout dans son vaste rayon d’alimentation que le
magasin prenait sa devise particulièrement au sérieux, rayon qui s’étendait
apparemment sur des kilomètres d’élégantes allées carrelées, et où
s’exposaient le nec plus ultra et la plus grande diversité de denrées
comestibles que l’Angleterre – et le reste du monde – avait à proposer. Là-
bas, la magistrale puanteur de l’étal du fromager côtoyait le sifflement des
couteaux aiguisés par le boucher et, au rayon confiseries, une débauche de
couleurs à faire pâlir un arc-en-ciel.
Et au milieu se tenait Estella en jupe et blazer verts, son uniforme de
lycéenne. Ses longs cheveux roux et raides bordés d’une frange étaient
coiffés selon une coupe à la mode inspirée par la plus célèbre rouquine de la
capitale : Jane Asher, la séduisante petite amie de Paul McCartney. Dans la
chaleur de ce vendredi après-midi, Estella profitait de la fraîcheur du rayon
fruits de mer où s’entassaient des poissons aux yeux vitreux sur un lit de
glace pilée. Tout était bon pour trouver un peu de répit.
— Elles sont fraîches, vos huîtres ? demanda la cliente élégamment vêtue
à l’homme derrière le comptoir.
— Tout à fait, madame, assura-t-il. Fraîches de ce matin.
La femme scruta les coquilles bosselées comme dans l’attente qu’elles le
confirment.
— Vous êtes sûr ?
— Absolument, madame.
Occupée à interroger les huîtres, son sac à main mollement pendu au
creux du coude, la femme ne prêtait nulle attention à la jeune fille près
d’elle. Le sac en question présentait un simple fermoir sur le dessus, de
ceux qu’on pouvait ouvrir d’un coup sec en un tour de main. Pour tous les
voleurs à la tire et les petits délinquants de la planète, ces modèles étaient
une véritable aubaine. Le poissonnier ne prêtait guère plus d’attention à
Estella, car, avec les mêmes cheveux roux flamboyants que ceux de cette
riche cliente, qui pouvait-elle être, sinon sa fille ?
D’une simplicité enfantine, ce tour fonctionnait à chaque fois.
Estella se rapprocha en douce en faisant mine de s’intéresser à un gros
homard qui gisait comme un malheureux sur la glace. Encore quelques
centimètres et…
Ce fut là qu’une horde de touristes fit son entrée.
— Par ici ! Par ici !
Une voix résonna jusque dans la halle.
— Par ici, mesdames et messieurs ! Attention, avancez, avancez, suivez-
moi.
Muni d’un fanion LES EXCURSIONS DU SWINGING LONDON, un homme guida un
groupe d’une cinquantaine de visiteurs à l’intérieur du magasin. Ils
s’émerveillèrent du cadre qui se déployait autour d’eux. Devant les
interminables rayons d’aliments, ils poussèrent des cris admiratifs en
multipliant les photos.
La cliente de la poissonnerie se retourna vivement, et son sac à main
suivit le mouvement, désormais coincé entre son corps et la vitrine,
inaccessible à Estella.
— Mon Dieu, s’agaça-t-elle en avisant les touristes. Quelle plaie, ces
gens. Pourquoi les laisse-t-on entrer ici ?
La question étant rhétorique, le poissonnier se garda bien d’y répondre.
Massés dans la halle alimentaire, les vacanciers s’imposaient en prenant
toute la place. Entre les robes tristes, les pantalons et les chemises encore
plus sinistres, leurs tenues de voyage étaient vraiment informes. Estella ne
put s’empêcher de s’en faire la remarque, c’était plus fort qu’elle. Dès
qu’une tenue passait sous son nez, elle l’analysait sous toutes les coutures,
coupe et style compris. La mode était chez elle une obsession, et elle la
décryptait à la vitesse d’une machine.
Car Estella confectionnait des habits. De très beaux habits. Sans doute les
plus beaux de toute la capitale – mais la capitale l’ignorait encore.
Certains touristes s’approchèrent du comptoir du poissonnier.
— Ça alors ! s’exclama un des messieurs avec un fort accent américain.
Visez-moi tous ces poissons !
Le groupe acquiesça dans un murmure enthousiaste, aussi stupéfait que
ravi de trouver du poisson sur un étal de poissonnerie. Ils ne s’en
remettraient jamais, pour sûr.
— Bon, je me contenterai d’huîtres fumées en boîte, trancha la femme
avant de s’éloigner d’un pas raide vers le rayon des conserves.
De plus en plus lasse, Estella lui emboîta le pas en soupirant. Comment
se faisait-il que les rousses, qui lui fournissaient une couverture idéale,
étaient toujours les femmes les plus exigeantes et les plus difficiles ? Ce
n’était sûrement pas qu’une question de couleur de cheveux.
Alors qu’elle la prenait en filature, un des touristes lui fit signe.
— Mademoiselle, vous voulez bien poser en photo avec mon épouse ?
demanda-t-il.
Estella aurait dû refuser. Elle était occupée. Cela faisait plus de vingt
minutes qu’elle filait sa cible, et elle touchait presque au but. Mais l’homme
semblait totalement sous son charme. Voilà, c’était ça, l’antidote à son
ennui : l’occasion de jouer un rôle. Celui de la fille charmante. Alors aux
oubliettes, le plan. Estella aimait vivre l’instant présent.
— Oh ! fit-elle. Mais oui ! Bien sûr !
— Mazette, cette cravate ! s’enthousiasma l’épouse en tapant presque des
mains alors qu’Estella se plaçait à côté d’elle.
— Les filles portent la cravate, par ici ?
— À l’école, oui, expliqua poliment Estella.
— Hé, vous voulez une photo avec la petite Anglaise ? s’empressa de
crier la femme à ses amies. Millie ! Jake ! Regardez ! Elle porte une
cravate !
Ce fut ainsi qu’Estella, mobilisée plusieurs minutes, perdit sa couverture
de rouquine mais gagna une cohorte d’admirateurs américains tapageurs et
effrontés. Petite Anglaise modèle, elle passa de l’un à l’autre en prenant la
pose, toujours avec le sourire.
Tout à coup, elle aperçut au loin une tête qui parcourait la foule des yeux,
à sa recherche. Ce visage rougeaud avec une grosse moustache, elle ne le
connaissait que trop.
Lorsque le regard de Rougeaud se braqua sur elle, elle comprit qu’il était
temps qu’elle prenne le large.
— Mince, affecta Estella. J’ai perdu ma mère. Il faut que je la retrouve.
— Bien sûr.
Le groupe de touristes lui fit au revoir de la main.
— Bonne journée !
Estella se fraya un chemin dans la foule. Au début, elle demanda
poliment pardon d’un ton calme en se dirigeant vers la sortie d’un bon pas.
Mais plus ça allait, plus elle devenait autoritaire et bousculait tout le monde
pour passer, sans s’excuser. Elle y était presque, l’imposante porte à double
battant de l’entrée du magasin n’était plus qu’à quelques mètres. Elle fonça
droit dessus et, une fois dehors, inspira à pleins poumons l’air lourd et
moite de Londres.
Ce fut alors qu’elle sentit quelqu’un la tirer en arrière par la bandoulière
de son sac. Elle était coincée.

— Ouvre-moi ce sac.
L’indignation d’Estella laissa place à une expression plus dure.
— Vous êtes hors de votre juridiction, signala-t-elle en laissant tomber
son ton faussement snob.
À présent, c’était un pur accent londonien, bien rude.
— La portion de trottoir sous l’auvent est encore la propriété d’Harrods,
argua le vigile. Mais si tu préfères, j’appelle la police. Ils sont nombreux à
patrouiller dans le coin. Tiens, regarde…
De sa main libre, il fouilla sa poche pour en sortir un sifflet, qu’il porta à
ses lèvres.
— C’est bon, céda Estella en ouvrant son sac avec agitation. Tenez.
Fouillez.
Le vigile plongea le bras à l’intérieur pour en sonder le contenu : un livre
en français et une trousse.
— Vide tes poches.
— J’ai des droits, je vous signale, objecta Estella en retournant quand
même ses poches.
Un bout de papier chiffonné en tomba. Le vigile se pencha pour le
ramasser.
— Tiens, tiens… C’est quoi, ça ? questionna-t-il en le dépliant.
J’aime les poulets, était-il écrit sur le papier.
Estella fit un grand sourire au vigile, qui devint rouge écrevisse.
— C’est vrai, j’admire beaucoup la police, assura- t-elle en reprenant son
intonation bourgeoise.
— Qu’est-ce que tu en as fait ? s’agaça-t-il. Je t’ai vue !
— Vous m’avez vue quoi ? Vieux cochon, reluquer des jeunes filles
comme moi.
— Je t’ai vue piquer le portefeuille de ce touriste, fulmina-t-il. Je suis sûr
de moi.
— Vous souffrez sûrement d’un coup de chaleur, supposa-t-elle en battant
des cils.
— File ! ordonna-t-il en rougissant de plus belle. Et si je te revois…
— Vous vous transformerez en fraise géante ? Vous sauterez de joie ?
Vous vous laisserez pousser des ailes et un bec ? Dites-moi donc. Que ferez-
vous ?
Le vigile porta de nouveau le sifflet à ses lèvres en guise d’avertissement,
alors Estella recula et prit ses jambes à son cou.
— Adieu, mon chéri ! lança-t-elle en lui soufflant un baiser. Je
n’oublierai jamais ce moment passé ensemble !
Quand elle eut disparu au loin, un touriste s’approcha, perplexe.
— Vous faites ça à tous les clients qui sortent du magasin ? demanda-t-il
au vigile. C’est une coutume anglaise ?
Estella se faufila dans Brompton Road et se mêla à une foule d’élèves
vêtus, comme elle, d’un uniforme vert émeraude assorti d’une cravate à
rayures vertes et or et d’un canotier. Par cette chaleur, la plupart avaient ôté
leur blazer, et elle en fit autant. Dans ses veines bouillonnait cette joie
légère et diffuse qu’elle éprouvait chaque fois qu’elle s’en tirait : plus elle
l’échappait belle, plus les sensations étaient fortes.
Devant elle passa un bus à impériale placardé d’une pub pour le nouvel
album des Beatles : Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Le groupe
avait adopté un nouveau style vestimentaire génial, composé d’uniformes
de parade militaire des années 1900 aux tons vert-jaune, fuchsia, bleu
électrique et rouge corail. En cet été 1967, la société était en pleine
mutation. Londres était devenue la ville la plus branchée du monde.
La presse la surnommait the Swinging London. Oubliées, les tenues grises
guindées. Finies, les mines sombres et la retenue civilisée. Terminés, les
contraintes et les silences dignes. C’était comme dans Le Magicien d’Oz,
quand le paysage en noir et blanc du Kansas laissait soudain place aux
couleurs saturées d’une nouvelle et étrange contrée. En matière de mode et
de musique, Londres occupait le devant de la scène, et le monde entier
voulait assister au spectacle. D’où l’affluence de touristes.
La ville débordait d’une vitalité indéniable qui se manifestait partout : de
la couleur des vêtements à celle des autobus et des arbres, dans l’odeur de la
terre retournée par la pluie, et à travers l’ambiance qui régnait au sein de ce
groupe d’élèves auquel s’était greffée Estella. Sans vraiment faire partie de
la bande, elle s’était jointe à eux ni vu ni connu et fut entraînée dans leurs
bousculades bruyantes en direction du parc. Comme ils la laissaient les
écouter, elle avait presque l’impression de comprendre leurs plaisanteries. Il
y avait des jours comme ça, où tout le monde était le bienvenu. La jeunesse
de Londres était une formidable force en mouvement et la vie était
merveilleuse.
Comme tous les jours à la sortie des cours, ces étudiants se rendaient à
Hyde Park. Ils allaient se détendre au bord de la Serpentine, cette petite
rivière qui le traversait, où, par une belle après-midi comme celle-ci, on
pouvait d’ordinaire louer des canots et se prélasser. Elle se posa sur la
pelouse, non pas parmi eux mais suffisamment près pour laisser penser
qu’elle était l’une des leurs.
Quelques instants plus tard, deux garçons de son âge, également en
uniforme, la rejoignirent. Le premier, grand et maigre, avait le menton
nettement en galoche et une tignasse brune bouclée. Le second, plus
costaud et rubicond, semblait très content de lui.
— C’te fois, j’ai bien cru que t’étais foutue, déclara Jasper, le plus grand
des deux. T’étais vraiment obligée de poser pour des photos ? Tu te prends
pour une vedette, ou quoi ?
— Je ne voulais pas décevoir ces touristes, se justifia Estella.
— C’était risqué. Il te collait au train.
— Je l’avais à l’œil, assura-t-elle. J’avais largement le temps de filer.
Horace attrapa sa besace pour la fouiller. Bien qu’elle eût semblé vide
aux yeux du vigile, à l’intérieur, une doublure invisible révéla plusieurs
articles, dont Horace fit l’inventaire.
— Six portefeuilles, compta-t-il, une montre, des chèques de voyage…
ça, aucune utilité… mais au moins cinquante livres.
— Ah, et j’oubliais… ajouta Estella.
Glissant la main dans la ceinture de sa jupe, elle leur présenta le mince
portefeuille de cuir tiré de la poche d’un touriste alors qu’elle sortait en
trombe de chez Harrods. Elle le lança à Horace, qui le vida avec
empressement.
— Il y a trente livres de plus dedans ! se réjouit-il.
Jasper étira son long corps sur la pelouse et leva son visage radieux vers
le soleil.
— J’adore la saison touristique. Ça va être un bon cru, cette année. Vive
le Swinging London !
— Si ça continue, s’emballa Horace, on pourra peut-être s’acheter une
voiture ! Imaginez un peu, une voiture !
— Et qu’est-ce que tu ferais d’une voiture ? railla Jasper. T’sais même
pas conduire.
— J’apprendrais. Je ferais des tours pour m’entraîner.
— Et tu finirais sûrement contre un poteau.
— Pas du tout, s’offusqua Horace. Je peux apprendre.
— Dites, vous m’avez apporté à manger, j’espère ? les coupa Estella.
Horace confirma en lui montrant un sac en kraft contenant des sandwichs
enveloppés de papier sulfurisé.
— Conserve de viande à la moutarde, annonça-t-il en lui en tendant un.
Supplément moutarde et double dose de poivre inclus.
Affamée, elle s’empressa de déballer son casse-croûte. Estella aimait les
aliments bien relevés, qu’elle tartinait de moutarde au point d’en avoir des
picotements dans le nez. Elle en mettait partout, des couches épaisses qui
auraient fait tousser et s’étrangler n’importe qui.
Jasper et Horace continuèrent à discuter de tout ce qu’ils s’achèteraient
avec les butins qu’ils étaient certains d’amasser cet été-là. Une voiture. Une
bonne télé. De nouvelles pompes. Estella mangea son sandwich de viande à
la moutarde en savourant la chaleur du soleil sur sa peau. Cette journée
avait été fructueuse. Des prises comme celle-ci leur permettaient de se
maintenir à flot. La saison touristique était toujours lucrative mais,
maintenant que Londres était la capitale la plus fréquentée du monde, ce
filon allait devenir encore plus juteux.
Autour d’eux, les étudiants s’amusaient, bavardaient et chahutaient
gentiment. L’un d’eux avait une radio portative qui diffusait le titre
« Everybody’s Sun » du groupe Electric Teacup. À en juger par les cris que
poussaient certaines des filles, Estella en déduisit qu’ils étaient connus, ou
du moins leur chanson. Les paroles étaient un peu sirupeuses – une histoire
de thé et de soleil pour tout le monde –, mais quelque chose dans cette
mélodie frappa son imagination. Derrière le joyeux tintamarre du piano, on
entendait résonner le son d’un orgue qui donnait une tonalité plus grave et
plus sombre au morceau. La ligne de basse fendait l’air de façon
envoûtante. En apparence inoffensive, cette chanson renfermait un sens
caché, une facette mystérieuse et espiègle, comme une blague d’initiés
destinée uniquement à ceux qui voulaient l’entendre.
— J’adore ce morceau ! s’écria une des élèves. Ils sont meilleurs que les
Stones.
— T’es dingue ! protesta une de ses copines.
— Pas du tout. Il chante bien mieux que Mick Jagger.
La bande de jeunes débattit des mérites de différents groupes de musique
sous le regard attentif mais discret d’Estella. Que feraient-ils ce soir-là ?
Certains rentreraient dans leurs belles maisons. D’autres partiraient en
week-end. D’autres encore, supposa-t-elle, passeraient la nuit à danser dans
l’une des nombreuses boîtes de nuit de la ville. Ils semblaient tous si bien
s’entendre. Deux d’entre eux chuchotaient, l’air absorbé, têtes collées l’une
contre l’autre. Alors que le soleil tapait sur son visage, Estella les observa.
Mais, au fond, qu’est-ce qu’elle en avait à faire de ces amoureux dont
l’histoire était sûrement vouée à l’échec et de toute cette jeunesse érudite ?
Rien du tout. La chaleur devait lui monter à la tête. Pour Estella, l’école
n’avait pas été une réussite.
En fait, c’était même là que tout avait commencé.

Estella n’y était pour rien. Vraiment. Jusqu’alors, presque tout ce qui
avait mal tourné dans sa vie était imputable à sa couleur de cheveux – la
vraie –, noir d’un côté, blanc de l’autre. Forcément, ça ne passait pas
inaperçu ; malheureusement, ce n’était pas de cette façon qu’elle espérait se
distinguer.
Estella était une visionnaire. Très franchement, un génie selon elle. À
l’école, on aurait dû remarquer son talent inouï et son immense créativité.
Au lieu de cela, on ne voyait en elle qu’une pauvre boursière à tête de
moufette.
Catherine, sa mère, avait beau lui avoir répété mille fois qu’elle avait les
mêmes droits que quiconque d’intégrer cette école huppée, ça ne changeait
rien. Dès qu’elle y mettait un pied, les persécutions commençaient.
Encore une fois, Estella n’y était pour rien.
Si on lui crachait dessus, son lot quotidien, il y avait forcément des
répercussions.
Si on lui collait sur le dos un mauvais tour joué à un professeur,
classique, cela l’obligeait à passer à l’action.
Si on la balançait dans la benne, la routine, il fallait bien qu’elle réagisse
– même si la poubelle en question lui avait permis de rencontrer son chien
Bandit, son plus fidèle compagnon à ce jour.
Estella avait réglé leur compte à ces petites brutes. Malgré les tentatives
de dissuasion de Catherine, elle avait soigneusement préparé sa vengeance.
Et elle l’avait savourée. Cet épisode avait néanmoins marqué la fin de son
parcours scolaire. Heureusement, la direction n’avait pas eu le temps de la
renvoyer car sa mère l’avait retirée de l’établissement – environ cinq
secondes avant son renvoi officiel, mais quand même, c’était important de
le préciser.
La vérité, c’était que, contrairement à Estella, Catherine l’avait senti
venir. Elle avait appris à coudre à sa fille dès son plus jeune âge. Au début,
elle l’encourageait à suivre des patrons et à découper selon les pointillés,
mais, très vite, il avait paru évident qu’Estella ne suivrait nul autre modèle
que les siens. Ses dessins étaient bien plus inventifs. Catherine avait
compris qu’elle allait devoir élargir son horizon pour lui donner une chance
de réussir dans la vie. Alors, quand le parcours scolaire d’Estella, aussi bref
qu’entaché d’esclandres, avait brusquement pris fin, sa mère avait décidé de
s’en remettre au destin et de profiter de cette occasion pour accepter
l’inévitable. Le talent d’Estella méritait de se déployer, et elle allait lui
donner sa chance.
Catherine avait empaqueté leurs affaires dans leur vieux tacot, et
ensemble, elles s’étaient mises en route pour Londres. Au moment de
quitter définitivement leur petite maison, Estella avait éprouvé une pointe
de tristesse mais qui s’était rapidement dissipée dès qu’elles s’étaient
trouvées sur l’autoroute et qu’Estella avait aperçu le premier panneau de
direction vers Londres. La capitale. Là où tout se passait. L’avenir. À cet
instant précis, un sentiment nouveau l’avait envahie, une montée
d’adrénaline pure qui lui avait donné l’impression d’être en apesanteur et de
planer au sommet des nuages. Avec sa mère, elles avaient échangé un
sourire, émues par la magie de ce moment, ne voyant dans la brume qu’une
féerie argentée, un brouillard scénique qui s’éclaircirait bientôt pour révéler
toutes les merveilles cachées au-delà. L’avenir leur appartenait.
Si seulement elles avaient roulé jusqu’à Londres sans s’arrêter, tout se
serait bien déroulé.
— Il faut que je fasse un arrêt en chemin, avait annoncé Catherine. Je
vais demander un coup de pouce à un ami pour qu’il nous aide à nous
mettre en selle.
— Quel ami ? avait demandé Estella.
Sa mère n’avait pas répondu immédiatement. Au lieu de cela, elle avait
roulé pour franchir un imposant portail. Sur ses grilles, Estella avait aperçu
un étrange symbole : des armoiries familiales représentant un dalmatien à
trois têtes, un peu comme le cerbère gardant l’entrée des Enfers, mais sous
les traits du fameux chien aux taches noires et blanches.
Étrange…
Estella avait vite oublié cette curiosité en découvrant l’imposante
demeure au bout de l’allée. Son envergure dépassait l’entendement. Jamais
elle n’oublierait cette vision du manoir de Hellman se détachant sur le ciel
nocturne. Les contours de la bâtisse étaient comme dentelés. Éclairée de
l’intérieur, chaque fenêtre luisait de façon presque irréelle. Des notes de
musique s’en échappaient et emplissaient l’atmosphère bordant la propriété.
D’autres voitures s’étaient garées en même temps que la leur, à cette
différence près qu’il s’agissait de modèles de luxe. Et les passagers qui en
descendaient étaient fort singuliers. Enfin, c’était peut-être des gens très
ordinaires, mais leurs costumes étaient tout à fait baroques. Quoi qu’il en
fût, Estella était restée muette d’admiration.
On se fût cru à la cour de Louis XVI. Les femmes, notamment,
arboraient de hautes perruques poudrées et d’énormes robes en mousseline
de soie et fourrure. Un vrai festival de couleurs ! Ici, du rose pétant avec
une traîne bleu ciel. Là, du violet cousu d’or. Et là encore, une alliance de
vert prairie et de jaune crème.
— Attends-moi dans la voiture, avait ordonné sa mère.
C’était tout ce qu’Estella avait à faire : attendre dans la voiture. Difficile
de faire plus simple. Et au départ, elle comptait bien obéir. Vraiment !
Hélas, le papillon nocturne est inéluctablement attiré par la flamme. C’est
une loi de la nature.
Il fallait qu’Estella voie ces robes de plus près. Elle en mourait d’envie ;
son corps tout entier réclamait un autre aperçu, même de loin. Alors elle
était sortie de la voiture, avec Bandit dans son sillage.
Entrer dans la maison ne posait pas de problème. Estella avait suivi des
serveurs qui déchargeaient une livraison et traversé en catimini une
imposante cuisine en plein branle-bas de combat. De toute façon, une enfant
de douze ans passait facilement inaperçue dans le monde des adultes. Sans
gros efforts, elle était transparente à leurs yeux.
De la cuisine, elle avait pu rejoindre le cœur de la maison – si toutefois
on pouvait appeler ça une « maison ». La plupart des maisons standard ne
disposaient pas d’une magnifique salle de bal au sol marbré ni d’escalier
majestueux. Elles n’avaient pas la place d’accueillir des défilés de mode et
de longs podiums sur lesquels des mannequins se pavanaient en présentant
les dernières créations de la saison. Alors qu’Estella, fascinée, assistait au
déroulement des événements, une femme à la tenue plus somptueuse encore
que toutes celles réunies dans la salle, visiblement un personnage plus
important que les autres, avait fait son entrée sur une balançoire abaissée
depuis le plafond.
— Qu’ils mangent de la brioche ! avait-elle clamé.
Elle s’était posée en douceur dans l’escalier, où l’attendaient trois
dalmatiens.
En effet, un énorme gâteau brioché trônait dans la salle, et tous les invités
poussaient des acclamations. Ce spectacle était si irrésistible qu’Estella en
avait momentanément oublié la consigne de sa mère et sa vie tout entière.
Et c’était à cet instant précis que les choses avaient dérapé.
Bandit n’y était pour rien, lui non plus. Comment aurait-il pu résister à
l’envie de prendre en chasse une robe entièrement ornée de petits-gris ? Un
besoin pressant comme celui-ci devait être assouvi.
Il avait bondi sur la passerelle du défilé et Estella avait dû s’élancer à sa
poursuite. Elle avait tenté de lui ordonner de revenir au pied, en vain. Pour
être honnête, ça l’amusait beaucoup de voir les mannequins faire des vols
planés et le personnel lui courir après. Et puis comment se retenir de
renverser un gâteau aussi gigantesque ?
Cela aurait sans doute été un des temps forts de sa jeune existence si,
dans la foulée, les féroces dalmatiens n’avaient pas foncé droit sur elle et
Bandit. Alors ils avaient pris la fuite dans le jardin et s’étaient réfugiés, à la
faveur de la nuit, derrière des buissons.
Bon, d’accord, elle aurait peut-être mieux fait d’obéir et d’attendre dans
la voiture.
C’était alors qu’elle avait été témoin d’une scène inexplicable : dehors, sa
mère avait une discussion visiblement un peu houleuse avec la superbe
femme de la balançoire. Toutes deux se tenaient au bord d’une falaise, sous
un ciel déchiré par la foudre. Au même moment, les dalmatiens avaient
réapparu, traversant la pelouse à toute allure. Mais ils ne s’étaient pas
dirigés vers Bandit et Estella. Cette fois, ils visaient la mère d’Estella et
cette femme.
La mince et gracieuse silhouette de Catherine basculant dans le vide était
la dernière image de sa mère qu’Estella gardait en mémoire.
D’instinct, elle avait compris qu’elle devait fuir. Elle avait traversé la
propriété à toutes jambes, talonnée par Bandit. Sur la route, un véhicule
approchait – elle devinait ses phares. Estella et Bandit avaient réussi à
grimper à l’arrière d’un camion.
Tout ce qu’elle se rappelait ensuite, c’était le tumulte de la circulation. En
jetant un œil par-dessous la bâche, elle avait compris qu’elle était arrivée à
Londres. Le camion passait devant Regent’s Park, un site qu’elle avait
montré à sa mère dans le guide qu’elle feuilletait en chemin ; alors, au feu
rouge suivant, Bandit et Estella étaient descendus d’un bond. Elle avait
marché jusqu’à une fontaine qui clapotait doucement. Ce bruit l’avait
apaisée et, comme elle se sentait encore très fatiguée, elle s’était étendue au
pied de la source et endormie.
Quand elle s’était réveillée, un petit chien avec un cache noir sur l’œil la
scrutait, la truffe tout près de son visage. Puis un grand gaillard s’était
approché. Estella avait vite refermé les yeux, pour faire semblant de dormir
encore. Elle avait senti le garçon s’arrêter devant elle.
— Salut, s’était-il annoncé.
Estella n’avait pas remué d’un cil.
— Alors, avait dit une autre voix, elle fait quoi ?
— Elle nous écoute, avait deviné le premier. Mais elle fait semblant de
dormir.
— Une flic en planque, tu crois ?
— M’a trop l’air d’avoir la trouille pour être flic.
Cette remarque avait agacé Estella.
— J’ai pas la trouille, avait-elle rétorqué en gardant les yeux fermés.
— En plus, avait ajouté le garçon, on dirait qu’elle a à peine douze ans,
donc elle n’a sûrement pas l’âge pour ça.
Cette fois, c’en était vraiment trop. Estella ne permettait pas qu’on la
traite de trouillarde ou qu’on souligne le fait qu’elle n’était encore qu’une
gamine. D’un bond, elle s’était levée pour tenir tête aux garçons.
L’inquiétude qu’avait suscitée chez eux ce mouvement brusque l’avait
ravie.
— N’approchez pas !
Bandit l’avait défendue d’un grognement. L’étrange toutou borgne, lui,
avait pris position devant ses maîtres.
— Bon, je vais l’emmener, avait décrété le second garçon.
Il s’était avancé vers Estella, mais elle lui avait aussitôt décoché un coup
de pied dans le ventre. Son compère s’était mis en garde, les mains levées.
— Écoute, mon chou, avait-il repris avec un accent londonien prononcé.
Tous les matins, les flics débarquent ici à huit heures, ça ne rate jamais.
Alors tu ferais bien de venir avec nous.
L’autre, qui se tenait encore le ventre, avait lancé un regard incrédule à
son copain.
— Pas question ! Rentre chez tes parents, petite.
— Elle a pas de parents, avait deviné le premier.
Pas de parents. Cette phrase avait résonné dans la tête d’Estella. Il avait
raison. Sa mère était morte, elle avait disparu derrière cette falaise – raison
pour laquelle Estella avait atterri ici.
Elle était seule… au monde, n’avait personne sur qui compter, hormis
Bandit, qui pressait son petit corps poilu contre ses tibias en flairant son
chagrin.
— Qu’est-ce que t’en sais ? s’était étonné le second.
— Je connais cet air.
La gentillesse et la perspicacité de ce garçon avaient bouleversé Estella.
Elle ne devait pas se mettre à pleurer. Pas question. Sinon elle ne pourrait
plus jamais s’arrêter.
C’était alors que la police avait débarqué.
— Huit heures moins cinq, avait constaté le grand. C’est de la triche !
Il s’était tourné vers Estella.
— Filons ! Suis-nous, vite !
C’était la première fois qu’Estella fuyait la police, mais sûrement pas la
dernière. Les deux garçons s’appelaient Jasper et Horace, et depuis ce jour,
le trio ne s’était jamais quitté. Ils étaient toujours fourrés ensemble. Jasper
et Horace étaient devenus plus que des amis pour Estella : ils formaient une
famille qui comblait autant que possible le vide maternel laissé dans son
cœur. Elle n’en demandait pas plus. Avec eux, elle était heureuse. À part sa
mère, personne de son ancienne vie ne lui manquait et elle n’avait vraiment
besoin de personne d’autre.
Vraiment.

— Si on amasse assez, on pourra même se payer une moto… bavassait


Horace.
Perdue dans la contemplation du couple sur la pelouse, Estella cligna des
yeux. Ils ne s’embrassaient pas mais discutaient. C’était mouvementé. En
un sens, ça semblait plus intime qu’un baiser. Que se racontaient-ils ? Que
disait-on à quelqu’un de qui on se tenait aussi près ? Quelle confidence,
quel secret…
— Hé !
Estella reçut une boulette de papier à l’arrière de la tête.
— T’es avec nous ? plaisanta Jasper. Tu veux rentrer ?
Estella fourra le dernier morceau de sandwich dans sa bouche et se leva.
Tête baissée, elle épousseta les saletés sur sa jupe en jetant furtivement un
dernier coup d’œil au couple. Ils ne réagirent pas. Un monstre aurait pu
surgir de la Serpentine, ils n’auraient sans doute rien vu.
— Viens ! cria Jasper.
Estella chassa le trouble qui l’avait subitement assaillie. Elle n’avait pas
de temps à perdre à espionner les autres en réfléchissant à leurs succès,
leurs amours, ou aux choix de vie qu’elle-même avait faits et qui la
distinguaient d’eux.
Cet été-là, les choses bougeaient à Londres, et elle comptait bien suivre
le mouvement.
Londres abritait plusieurs univers.
Il y avait les immeubles blanc d’albâtre bâtis en arcs de cercle autour de
Piccadilly, qui formaient ce carrefour bruyant et animé de publicités
criardes pour du savon, du maquillage et des spectacles.
Il y avait les palais et les parcs peuplés de canards, de cygnes et de
promeneurs qui profitaient du soleil.
Mais aussi les rangées de maisons de brique rouge orangé de Kensington.
Sans oublier le quartier aux rues tortueuses et couvertes de graviers de
Soho, où l’ambiance basculait d’un coup au travers de ses ruelles sombres,
théâtres d’étonnantes tragédies, et rebasculait tout aussi brusquement en
débouchant sur un musée tout à fait typique ou une rue bordée de boutiques
chics.
Et puis il y avait la zone où vivaient Estella, Jasper et Horace, qu’ils
surnommaient affectueusement « le Repaire » : plus de vingt ans
auparavant, ce quartier avait essuyé les bombardements de la guerre, mais il
n’avait jamais été reconstruit. L’immeuble qu’ils occupaient ne tenait plus
qu’à moitié debout ; soufflé par une bombe, un pan entier avait disparu en
laissant sur la partie restante l’empreinte étrange de son existence passée.
L’ancien agencement des pièces se distinguait par les fragments de peinture
et de tapisserie encore assemblés : un carré de rose, une bande de papier
peint velours fleuri, un bleu de Chine. Il perdurait les traces d’un escalier,
de drôles de zigzags qui reliaient les coins de cette singulière mosaïque. Peu
de gens souhaitant vivre dans un bâtiment éventré, celui-ci était resté
inoccupé et laissé à l’abandon. Il était devenu un repaire de squatteurs, de
vagabonds, et, grosso modo, de bons à rien. Jasper et Horace avaient fini
par en être et, au final, Estella aussi.
Par cette chaude après-midi d’été, les bons à rien en question
examinaient le butin du jour éparpillé sur leur table bancale. Chacun
s’octroya quelques billets et le reste fut versé au pot commun. Puis ils se
partagèrent les montres et autres biens, qui seraient refourgués à quelques
vendeurs de leur connaissance.
Après quoi il fut l’heure de se détendre un peu. Jasper s’approcha de la
platine.
— Je mets quoi ? demanda-t-il. Les Stones ? Les Beatles ?
La collection de disques du Repaire n’était pas bien grande. La plupart du
temps, ils écoutaient la radio. Ils possédaient toutefois trois albums de
choix.
— Les Beatles, trancha Estella en se dirigeant vers sa table de couture.
— On devrait choper le nouveau qui vient de sortir. C’est quoi le titre,
déjà ? Capitaine Betterave, un truc comme ça ?
— Sergent Poivre.
— Voilà. On devrait l’acheter. On a du pognon en rab.
Près de la machine à coudre d’Estella, le chihuahua borgne de Jasper et
Horace dormait dans un panier rempli d’étoffes.
— Bouge, ordonna-t-elle au roquet baptisé Clin d’œil.
Ce dernier n’avait pas le droit de dormir là, il le savait, mais chaque fois
que ses maîtres sortaient, il en profitait pour s’y glisser et piquer un
roupillon. Clin d’œil quitta le panier sans broncher et trottina tranquillement
jusqu’à sa couche, qui n’était qu’un autre tas de tissus et de vieilles fripes.
Au sein du Repaire, le coin le plus encombré était celui d’Estella. Hormis
un lit défoncé et une table de nuit, le mobilier était rare dans sa chambre.
Son espace de travail se composait de sa précieuse machine à coudre,
d’innombrables piles de tissus et de plusieurs mannequins de couture. Les
boutiques s’en débarrassaient plus souvent qu’on ne l’imaginait. Personne
ne voulait d’un mannequin à la tête bloquée en arrière suite à une tentative
mal avisée de le faire regarder de côté ou dont un bras se décrochait tout le
temps en glissant de la manche. Ces mannequins-là partaient au rebut et les
gens comme Estella se faisaient un plaisir de les récupérer dans les
poubelles. (Bien sûr, les rapporter chez elle était une autre paire de
manches. Ce type d’opération devait s’accomplir de nuit, étant donné que
c’était un peu louche de traîner ce qui ressemblait à un corps inerte dans un
immeuble abandonné. Ces mannequins n’étant pas tout à fait stables, elle
les avait consolidés à l’aide de corde et de cintres en fil de fer. Ce n’était
sans doute pas les conditions dans lesquelles travaillait Mary Quant1, mais
ça faisait quand même largement l’affaire.)
Avant de s’installer, Estella croisa son reflet dans le miroir.
— Il faut que je m’occupe de mes cheveux, constata-t-elle.
Elle partit dans la salle de bains et sortit de sous le lavabo une boîte de
teinture rouge. Toutes les deux à trois semaines, elle devait s’en appliquer,
sinon son noir et blanc naturel finissait par se voir. Personne ne devait
découvrir sa vraie couleur de cheveux, car le souvenir qu’elle laissait était
impérissable. Or, dans la branche professionnelle d’Estella, un tel effet
pouvait nuire à son image.
Son choix de devenir rousse avait été le fruit d’une mûre réflexion. À son
arrivée au Repaire, Horace lui avait offert deux boîtes de teinture qu’ils
avaient justement sous la main : une rouge et une jaune. Elle avait opté pour
la rouge. La transformation avait pris un peu de temps, car elle avait eu du
mal à obtenir la bonne nuance : la moitié blanche de sa tête ressortait rouge
vif, comme un bus à impériale, et la moitié noire, plus ou moins bordeaux.
Mais, comme dans tout ce qu’elle entreprenait, Estella s’était obstinée, et
elle était finalement parvenue à une nuance homogène de roux auburn – qui
somme toute, il était vrai, n’était pas pour lui déplaire.
Debout face au miroir de la salle de bains, elle pressa sur le tube pour
répartir le produit chimique puant dans ses cheveux, puis les massa des
racines aux pointes pour le faire pénétrer.
— Alors, à quoi on s’attaque demain ? interrogea Jasper en grimpant
avec sa guitare dans le hamac suspendu entre deux poutres. Le British
Museum ? Ça marche toujours le week-end. C’est bondé.
— Mais c’est rasoir, grommela Horace, déjà plongé dans une bande
dessinée Beano. Y a que des cailloux et des machins.
— T’en penses quoi, Stella ? relança Jasper.
— Bonne idée, le musée, acquiesça-t-elle en enveloppant ses cheveux
gluants dans un bonnet de caoutchouc. Mais ils annoncent un temps
splendide. On pourrait tenter Regent’s Park. Ou St. James. Et s’occuper des
touristes qui guettent la relève de la garde devant Buckingham.
— Ah, je ne dis jamais non à la foule du palais royal ! approuva Jasper.
Qu’est-ce que t’en dis, Horace ?
— Ouais, je préfère. Le parc et le palais. Au moins, on pourra manger
une glace.
La tête enturbannée, Estella retourna à sa table de couture et termina
d’ajouter des poches invisibles à de nouveaux déguisements. Après quoi
elle reprit l’un de ses modèles personnels, une robe qu’elle confectionnait
pour le simple plaisir de créer.
C’était un patchwork, au sens figuré du terme : non pas un édredon mais
une mosaïque d’éléments disparates. En fait, elle avait eu cette idée un jour
en remarquant, de loin, que leur façade d’immeuble avait des airs de jardin.
En réalisant qu’elle possédait quantité de bouts de tissus de toutes les
couleurs et de tous les motifs (Estella gardait tout coupon inutilisé, grand ou
petit, une habitude héritée de son enfance, quand elle ramassait les chutes
qui jonchaient le plancher de sa mère couturière pour inventer ses propres
assemblages), elle les avait étalés par terre sur une feuille avant de dessiner
le modèle d’une robe qui évoquait un enchevêtrement de fleurs écloses. De
loin, l’image serait nette, mais plus on l’observerait de près, plus ses
différents imprimés et motifs se révèleraient.
C’était un ouvrage minutieux et complexe auquel elle s’attelait depuis
des semaines, entre deux larcins. Elle touchait presque au but. Il ne restait
qu’une petite section qui n’était pas encore tout à fait au point, et ça
l’agaçait.
Heureusement pour cette robe, Estella n’était pas du genre à se
décourager à la première frustration.
Des heures plus tard, clignant des yeux, elle étira ses bras au-dessus de sa
tête, et ses vertèbres craquèrent de façon délicieuse. Peu à peu, le jour avait
cédé la place à la nuit. Jasper et Horace ronflaient déjà dans leurs lits.
Estella avait bien avancé, mais pas assez. Tant que ce n’était pas
impeccable, elle n’était jamais satisfaite. Elle se frotta les yeux en s’écartant
de sa machine.
— C’est l’heure de dîner, annonça-t-elle à Bandit.
Soulagé de pouvoir enfin quitter son poste près de la machine à coudre,
Bandit suivit Estella tandis qu’elle se traînait jusqu’à leur petite cuisine.
Elle remplit sa gamelle de pâtée pour chien. Sur la plaque chauffante, il y
avait des spaghettis à la bolognaise froids. Estella saisit la casserole,
saupoudra les nouilles collées et la sauce rouge grumeleuse d’une tonne de
poivre, et mangea son dîner tel quel, sans l’avoir réchauffé. Elle ou Bandit,
impossible de savoir lequel des deux eut le repas le plus savoureux.
Ensuite, elle partit dans la salle de bains et se fit couler un bain d’eau
tiède rouillée dans leur vieille baignoire. La tombée de la nuit ne les avait
pas soulagés des températures caniculaires de la journée et il régnait chez
eux une chaleur étouffante. Barboter dans cette eau tiède n’empêcha même
pas la sueur de continuer de couler dans son dos. Elle se lava en frottant du
mieux qu’elle put, puis enfila une chemise de nuit ample et se mit au lit.
Dans le Repaire, ce n’était jamais le noir complet. La grande baie ovale
était dépourvue de rideaux. Estella contempla le ciel étoilé et la lune
suspendue au-dessus de Londres. Elle n’avait pas sommeil. Sa pensée erra
et finit par revenir sur ces amoureux enlacés sur la pelouse. Qu’est-ce que
ça faisait d’être un couple, la moitié d’un tout ? Comment faisaient-ils pour
s’abandonner pleinement comme ça, prêts à partager leurs désirs et leurs
peurs les plus secrètes avec une autre personne ?
C’était qu’ils étaient normaux, eux, songea Estella. Ils allaient à l’école,
ils avaient une famille. Ils ne vivaient pas dans un squat avec des fripouilles
rencontrées dans la rue. Ils ne volaient pas à la tire pour gagner leur vie. Ils
poursuivraient une existence normale. La norme, un concept qu’Estella
méprisait, quoique, dans ce cas précis…
… la norme pouvait avoir du bon.
Elle secoua la tête énergiquement, puis fixa le plafond, poussa un soupir
et ralluma la lumière.
Nourrir ce type de pensées ne servait à rien. Elle tendit le bras pour
attraper un des nombreux livres qu’elle avait empruntés à la bibliothèque et
empilés au pied de son lit. Elle adorait aller là-bas, même si elle ne
comprenait pas trop le principe du lieu : on ne payait rien, les livres étaient
en libre-service. Il fallait juste une carte de membre, ce qui impliquait de
donner son nom – le vrai – et son adresse. Chose qu’Estella ne pouvait pas
faire, bien entendu. Alors, elle se servait en douce. Il arrivait même parfois
qu’elle rapporte les livres qu’elle avait lus et les range sur les étagères où
elle les avait trouvés. Parfois.
Elle ouvrit un volume sur l’industrie textile au dix-huitième siècle, puis
un autre contenant des dessins de fleurs.
Est-ce cela ton seul destin ?
Estella grimaça. Il fallait s’y attendre. Cruella.
Elle ne se rappelait plus trop à quel moment elle avait découvert son
existence. Au vu de sa façon d’empoigner ses jouets avec colère, quand elle
était enfant, et de taper du pied avant de partir à l’école, cette part d’ombre
avait sans doute toujours existé. C’était Cruella qui lui avait donné le
courage de se venger de ces petites brutes qui la persécutaient. Et c’était la
mère d’Estella qui avait identifié cette part sombre et lui avait attribué ce
surnom.
— Bien, que dis-tu à Cruella quand elle essaie de prendre le dessus sur
toi ? questionnait-elle.
— Merci de ta visite, récitait Estella, mais maintenant laisse-moi.
— Parfait. À présent, dis-lui au revoir.
— Au revoir, Cruella, concluait Estella.
Sauf que Cruella ne partait jamais bien loin. Elle gardait ses distances
mais la suivait partout, tout le temps. Estella entendait le bruit de ses pas
dans son dos.
À plus d’un égard, c’était Cruella qui avait maintenu Estella en vie à son
arrivée à Londres, seule et effrayée. Bien sûr, Horace et Jasper avaient joué
un grand rôle, eux aussi, mais c’était Cruella qui l’aidait à tenir le coup.
Cruella adorait piquer des sacs à main et des portefeuilles. Ça lui était égal
d’enfreindre la loi. Elle n’avait jamais d’états d’âme. Si elle avait besoin de
quelque chose, elle se servait sans pitié. Estella s’était endormie bien des
nuits en pleurant, mais Cruella, jamais. Elle gardait toujours la tête froide.
Elle surmontait tous les obstacles.
Il lui arrivait aussi de se montrer autoritaire et énervante. Comme ce soir,
par exemple.
D’un geste, Estella tenta de balayer sa question, mais Cruella réapparut
en suspens dans les airs. Estella avait seize ans désormais. Elle n’était pas
allée à l’école, mais elle possédait une intelligence naturelle et de l’instinct,
sans compter tous ces livres qu’elle dévorait. Elle s’éduquait très bien toute
seule. Certaines choses lui échappaient peut-être, mais elle en savait bien
assez. Il ne fallait pas s’en faire pour elle. Un génie comme elle n’avait pas
besoin d’un bout de papier pour prouver sa valeur.
Elle reporta son attention sur les dessins.
Est-ce cela ton seul destin ? Des déguisements, des nouilles froides et de
l’eau rouillée ?
Rebelote, la voix de Cruella bourdonna dans la tête d’Estella.
— Je ne compte pas vivre comme ça indéfiniment, justifia Estella à voix
haute, calmement. Je vais devenir créatrice de mode. Et pas n’importe
laquelle. Je serai célèbre.
À cette affirmation, Cruella la boucla. Estella reprit sa lecture.
C’est tout ?
— Quoi, c’est tout ? chuchota Estella. Qu’est-ce que je pourrais vouloir
d’autre ?
En réponse, l’image du couple sur la pelouse défila dans son esprit. Ainsi
que tout le groupe d’élèves qui riaient et bavardaient. Ils existaient en tant
qu’individus mais aussi en tant qu’ensemble. Ils formaient un cercle d’amis.
Mais elle aussi avait sa bande, raisonna Estella. Elle avait Horace, Jasper,
Clin d’œil et Bandit. Ils étaient tous là, réunis autour d’elle, ronflant comme
des sonneurs.
En définitive, c’est tout ? insista la voix de Cruella.
— Je sais pas… soupira Estella. On verra plus tard.
Plus tard, c’est peut-être maintenant.
— Oh ! Très profond, répliqua Estella avec une pointe de sarcasme, avant
de se rendre compte qu’elle parlait toute seule probablement parce qu’elle
n’avait personne d’autre à qui se confier.
Preuve que Cruella avait raison, en un sens. Cette dernière se tut, l’air
content d’avoir marqué ce point. Estella referma ses livres avec colère et
s’approcha de la baie. Un des meilleurs coins du Repaire, cette grande baie
vitrée ronde qui avait par miracle résisté à la guerre et à des décennies de
délabrement. C’était comme ça à Londres : bien des choses avaient été
durement éprouvées, par les assauts de la guerre, de la météo, ou par la
menace ultime et constante du temps, et pourtant, elles tenaient encore
debout, tels des milliers de magnifiques fragments d’histoire. Les vestiges
n’existaient que pour être découverts, vénérés, glorifiés. Tout comme
Estella. Elle avait survécu, elle continuerait de se battre, et le monde finirait
par entendre parler d’elle et par découvrir son talent.
Pour cela, une seule solution : travailler sans relâche. Elle allait créer ses
vêtements et, d’une façon ou d’une autre, ces créations la mèneraient à son
objectif.
Peu de gens remarquèrent l’adolescente pensive qui faisait lentement le
tour du magasin de tissus Liberty of London. Elle portait une jupe écossaise
grise qui lui arrivait sagement aux genoux, un cardigan couleur caca d’oie
boutonné jusqu’en haut et de gros godillots qui martelaient le sol de
crissements agressifs. Elle tenait, serré dans ses bras, un gros ouvrage
intitulé Encyclopédie des oiseaux anglais. Son apparence était étudiée, bien
sûr : ces couleurs et ces matières, Estella les avait choisies avec soin et
coupées de façon si informe que l’ensemble était totalement insipide. Elle
était tout aussi capable de créer et donner vie à des habits qui singularisaient
ceux qui les portaient que de concevoir des tenues qui effaçaient toute
personnalité. Transparente tel un fantôme, la complaisance incarnée, elle
déambulait dans le magasin sans que personne lui accorde la moindre
attention.
Il existait peu d’endroits qu’Estella tenait en aussi grande estime que le
rayon tissus de Liberty of London. Ce grand magasin à la façade Tudor était
à juste titre mondialement connu, et son architecture évoquait un édifice où
aurait pu habiter la famille royale plutôt qu’un commerce d’ameublement,
de vêtements et de bijoux.
Néanmoins, ce qui distinguait Liberty des autres enseignes, c’étaient ses
étoffes. Durant des décennies, ce magasin avait fabriqué certains des plus
beaux textiles du monde. Estella connaissait tous les motifs, classiques
comme modernes, et leurs déclinaisons d’une année à l’autre. Les fleuris
étaient d’une délicatesse inimaginable ; les imprimés Art nouveau, d’une
exquise complexité. La qualité des matériaux était incomparable, les
velours moelleux comme un tapis d’herbe, les soies d’un lustre chatoyant.
Le tissage des cotons était d’une telle finesse que leurs fibres semblaient
presque aériennes.
Ce jour-là, ayant pris congé des garçons pour l’après-midi dans
l’intention de s’offrir un petit cadeau, elle se promenait parmi ces trésors en
les observant d’un œil critique impitoyable. Elle voulait de la nouveauté,
quelque chose de revigorant et d’inspirant. Elle saurait ce qu’elle cherchait
en le voyant. Avançant à pas mesurés, elle prenait le temps de s’imprégner
et de réfléchir quand soudain…
Voilà ce qui lui fallait : un coton jaune Tana Lawn orné d’un motif très
travaillé de bourgeons roses et orange. Estella s’autorisa un petit sourire et
se laissa envahir par cette merveilleuse émotion qui la submergeait chaque
fois qu’elle repérait l’imprimé parfait.
C’était maintenant que ça se corsait.
Tout en faisant mine d’être absorbée par une exposition de nappes,
Estella frotta sa manche gauche comme si elle se grattait. En vérité, elle y
avait dissimulé une lame, fixée à son bras à l’aide d’un élastique, qu’elle fit
glisser jusque dans sa main. Après quoi elle tira le rouleau en tendant le
tissu sur quelques centimètres et effectua discrètement la première incision.
Elle aurait pu arracher le tissu ou en couper un pan irrégulier, mais jamais
elle ne se le permettrait. Elle avait trop de respect pour les tissus Liberty. Sa
découpe fut parfaitement droite. Même à l’aveugle, Estella était d’une
précision hors pair. Une fois cette première coupe réalisée, elle se pencha et
fit semblant de nouer son lacet. Et hop, nouvelle incision.
Un long ruban de tissu tomba sur le sol. Elle ouvrit sa grosse
encyclopédie, dont l’intérieur était creux. Le bout d’étoffe glissa dedans. Le
livre se referma. Et le couteau disparut dans la manche d’Estella.
En tout et pour tout, cette manœuvre lui prenait dix secondes.
Alors qu’elle s’attelait au morceau suivant, elle entendit une voix
féminine.
— Celui-là, Richard ! Celui-là ! Regarde.
Levant le nez, Estella aperçut non loin deux silhouettes postées face aux
étagères à tissus. L’une arborait une minijupe d’un ton orange éclatant qui
lui fit voir un peu trouble. Elle portait en outre un énorme chapeau de paille
mou marron qui contrebalançait l’élégant carré blond foncé effleurant sa
nuque, ainsi qu’un boa jaune crème.
En temps normal, cette jeune femme aurait détonné dans l’assistance
mais, en l’occurrence, elle rivalisait avec le blondinet à son côté, qui
arborait une couleur et une longueur de cheveux quasi identiques, et un
costume violet parfaitement ajusté, rehaussé d’une cravate multicolore à
larges rayures.
Outre leurs choix capillaires et vestimentaires pareillement audacieux,
tous deux avaient de grands yeux, des bouches pulpeuses, et des pommettes
hautes saillantes en arc de cercle. Ils faisaient pratiquement la même taille.
— Tu crois ? hésita le dénommé Richard.
— Oui, pour le rez-de-chaussée. Mais à l’étage, je verrais plus une
profusion de couleurs, non ? Comme si un arc-en-ciel se répandait dans
toute la pièce.
Le premier réflexe d’Estella fut de remarquer le petit sac à main en
Lucite qui pendait librement au bras de la fille ; elle n’arrêtait pas de le
poser et de s’en éloigner, visiblement persuadée que personne chez Liberty
ne le lui prendrait. Estella comprit que, où qu’elle fût, cette fille, à
l’évidence, ne s’inquiétait jamais qu’on lui dérobe son sac. Ces choses-là
n’arrivaient pas aux gens comme elle, et au pire, ça n’aurait pas
d’importance : un nouveau sac renfloué de billets aurait tôt fait de
remplacer celui-ci, alors pourquoi se tracasser ?
C’était le type de cible préféré d’Estella. Néanmoins, malgré son
irrésistible attirance pour ce ravissant modèle de sac – un petit coffret
transparent muni d’un arceau en plastique rouge en guise de poignée –, elle
constata que leur conversation l’interpellait davantage. Nonchalamment,
elle se mit à suivre le couple. Ils déambulaient dans les allées du magasin
comme on déambule entre les étals d’un marché de l’East End. On aurait dit
que, pour eux, s’offrir quelques étoffes parmi les plus raffinées et les plus
onéreuses de Londres n’était pas plus signifiant que d’acheter des patates.
Ce qui retenait surtout l’attention d’Estella, c’était leur goût, car il fallait
bien reconnaître qu’ils en avaient – pas autant qu’elle, certes. S’ils avaient
eu très mauvais goût, elle n’aurait pas eu de mal à piquer ce sac et à tracer
sa route. Mais ils étaient si près du but. La nuance de rose de ce crêpe de
Chine était presque la bonne. Ce velours fleuri était à ça de s’assortir à cette
soie brossée.
Ça la démangeait. Estella bataillait contre elle-même, tiraillée entre le sac
de la fille et leur quête de tissus. À l’intérieur du sac, elle distinguait sans
peine un portefeuille bourré de billets. Ce serait un jeu d’enfant. Mais ce fut
alors que Richard tendit le bras pour attraper un motif en plumes de paon
orange, et quelque chose en Estella se brisa net.
— Non ! s’entendit-elle objecter tout haut. Non, pas celui-ci.
Le tandem se retourna – si vite, concernant la fille, que ses imposantes
boucles d’oreilles cliquetèrent en lui heurtant la figure.
— Pardon ? dit celle-ci d’une voix snob à la limite du supportable, l’air
aussi las qu’offusqué.
— L’imprimé paon ne va pas avec celui que vous avez là, affirma Estella.
Elle s’approcha prudemment, comme on le ferait avec deux animaux
sauvages imprévisibles, et retira délicatement de la main de Richard
l’échantillon en question. Ce qu’il vous faut, c’est l’imprimé Ianthe, ici…
Elle leur fit signe de la suivre vers un rouleau de motif Art nouveau
abstrait et lumineux aux coloris vifs, rouges, bleus et dorés.
— Celui-ci conviendra pour des meubles – un canapé, par exemple, ou
des coussins de sol. Pour les fenêtres, il vous faut plutôt quelque chose
comme cette soie rose duchesse, qui peut se doubler, ou bien ce velours
pivoine d’époque, juste là…
Sans mot dire, ils la suivirent en écoutant attentivement tous ses conseils.
Estella leur exposa l’aspect luxueux de la soie brossée, la souplesse féline
du velours, la tenue empesée du lin. Mentalement, elle assembla les
éléments dans cette pièce qu’elle n’avait jamais vue, et réfléchit à la façon
dont la lumière pourrait traverser le tissage des potentielles tentures et se
poser sur les tissus d’ameublement pour créer un véritable cocon de
couleurs et de textures.
— Naturellement, pour celui-ci, il faudrait des pompons, ajouta Estella
en examinant le motif abstrait d’un enchevêtrement de plantes grimpantes.
Des pompons verts. Vous pourriez créer une ambiance assez végétale où
l’étoffe elle-même semblerait…
— Pardon, mais vous êtes qui ? finit par la couper Richard.
Estella sursauta, comme tirée d’un rêve. L’espace d’un instant, elle avait
oublié qui elle était. Sa jupe écossaise et ses chaussettes aux genoux. Le
gros bouquin d’ornithologie calé sous son bras. Les binocles sur son nez.
— Estella, se présenta-t-elle.
— Non, je veux dire : qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?
Pour le coup, ça allait être compliqué de répondre. Que dire ? Qu’elle
s’était déguisée pour venir voler des bouts de tissus et des boutons ? Un
voleur n’avouait pas ses intentions ; c’était la règle numéro un du larcin.
— Je suis venue voler du tissu, avoua-t-elle simplement.
Mais qu’est-ce qui lui prenait ?
Bonne question. Une intuition assez difficile à s’expliquer lui faisait
penser que cette réponse les amuserait, et surtout, Estella avait envie de
plaire à ces deux personnages hauts en couleur et raffinés.
S’ensuivit un long silence durant lequel beaucoup de choses auraient pu
arriver – entre autres, que ces deux parfaits inconnus appellent la sécurité en
leur criant d’appréhender Estella et son livre rempli d’articles volés pour
l’expédier en prison. Et cela aurait été mérité puisque, comme une idiote,
elle venait de se démasquer elle-même.
À mesure que les secondes s’étiraient, un frisson désagréable envahit
Estella, un besoin de plus en plus pressant de prendre la fuite, de dévaler
l’escalier parmi la clientèle tranquille de l’honorable magasin Liberty, de
sortir comme une flèche dans les rues de Londres, et ne plus jamais se
risquer à revenir ici.
— Je ne te crois pas, répliqua la fille en souriant.
Oubliant manifestement l’angoisse et les regrets qu’elle venait
d’éprouver, Estella eut une fois de plus une réaction étrange et spontanée,
régie non par la raison mais par son instinct premier. Le cœur battant à tout
rompre comme si elle venait de courir plusieurs kilomètres, elle entrouvrit
l’énorme livre et laissa apparaître son trésor de boutons et d’échantillons.
Qu’est-ce qu’elle fabriquait ?!
Alors, le tandem éclata d’un rire joyeux et carillonnant comme des
cloches d’église un dimanche matin.
— Je m’appelle Magda, se présenta la fille.
Elle agita une main manucurée vers le garçon à son côté.
— Lui, c’est Richard. Viens, on t’emmène à la Chenille Cosmique.
Ça alors… Estella ne s’attendait pas à un tel dénouement.
— Où ça ? bredouilla-t-elle.
Les deux marchaient déjà vers les ascenseurs en riant sous cape.
— Hé ! s’écria Estella. Et vos tissus ?
— Ils attendront ! lança Magda par-dessus son épaule. Viens !
Estella resta interdite au milieu du rayon. Un aveu inattendu et ces gens
voulaient maintenant l’emmener voir une chenille ? Étaient-ce des flics en
civil habillés en Technicolor qui se faisaient passer pour de fidèles clients
de Liberty ? La chenille était-il le nouveau terme à la mode pour désigner le
poste de police ?
Non. Aucun agent n’avait de pareils vêtements dans sa penderie ;
c’étaient des matières rares et de grande qualité, sûrement achetées sur
Kings Road. Estella n’avait encore jamais mis les pieds dans les hautes
sphères de la mode, d’où ces deux-là étaient manifestement issus. Et pour
cause : en principe, ces gens-là n’existaient que dans les magazines.
En arrivant à leur étage, l’ascenseur émit un tintement jovial.
— Tu viens ? lança Richard.
Estella les rattrapa au pas de course, ses grosses chaussures crissant de
protestation tout du long.
Dehors, le soleil tapait, et son front se mit à perler de sueur. Elle hasarda
un regard en coin à Magda et à Richard. Ils avaient l’air aussi détendus
physiquement que dans leurs interactions sociales. Visiblement, les riches
ne transpiraient pas. Peut-être payaient-ils des gens pour suer à leur place ?
Estella s’épongea le front à la dérobée en s’enguirlandant en silence :
Interdiction de transpirer, stop, arrête ça tout de suite.
Le tandem remonta le trottoir à grandes enjambées et avec assurance,
suivi de près par Estella. À quelques pas d’une Jaguar décapotable, ils
s’arrêtèrent. À l’image des deux personnages, c’était un modèle tape-à-
l’œil, couleur vert menthe.
— Monte, invita Richard en ouvrant la portière et en rabattant un siège
pour qu’Estella se tasse sur la minuscule banquette arrière.
— Vous entendez quoi par « m’emmener à la Chenille Cosmique » ?
interrogea-t-elle en grimpant, pas très gracieusement.
— Tu verras, la taquina Magda.
Estella n’eut pas le temps de les questionner davantage car Richard
appuya sur l’accélérateur et déboîta tout de go dans la circulation.
Richard était très bon ou très mauvais pilote, on ne savait pas trop. En
tout cas, il conduisait vite. Il grillait presque tous les feux et prenait ses
virages si serrés qu’Estella glissait sans cesse sur la banquette. De son côté,
Magda jouait avec les stations de radio, en quête de la chanson parfaite, et
changeait d’avis toutes les dix secondes. Le vent qui s’engouffrait par la
vitre ouverte agitait les pans de son boa, qui chatouillaient le nez d’Estella
et la faisaient éternuer.
Le trajet fut aussi terrifiant que grisant mais, heureusement, de courte
durée.
C’était le grand avantage d’avoir une voiture : on pouvait se rendre
directement d’un point A à un point B sans avoir à subir les méandres d’un
bus ou à marcher jusqu’au métro. Au volant, libre au conducteur d’explorer
la ville au gré de ses envies. C’était exaltant.
Arrivée à l’angle d’une rue dans Soho, la voiture s’arrêta dans un
crissement de pneus. Magda sauta d’un pas leste sur le trottoir, son boa
ébouriffé comme le plumage d’un drôle d’oiseau.
Ce fut là qu’Estella comprit ce qu’ils voulaient dire par « chenille. »
Le bâtiment devant lequel ils s’étaient garés se situait dans l’une des
artères commerçantes les plus illustres du quartier. Des briques aux fenêtres
en passant par l’auvent, toute la façade était peinte en blanc. Et sur cette
grande toile vierge figurait une fresque représentant la chenille fumeuse de
narguilé des Aventures d’Alice au pays des merveilles. Sur cette réplique
fidèle, la jeune héroïne, entourée de brins d’herbe haute, s’efforçait de voir
par-dessus le gros champignon vénéneux qui servait de siège au ver à soie.
Au dos de la créature se trouvait une inscription en lettres calligraphiées
orange : La Chenille Cosmique.
La fresque s’étalant sur toute la façade du bâtiment, l’entrée ne sautait
pas aux yeux. Mais, apparemment, Magda savait où aller : elle appuya sur
un bouton au pied du champignon et une porte s’ouvrit.
La décoration intérieure du bistrot était encore plus sophistiquée et
fantasmagorique. Pour commencer, chaque table était peinte aux couleurs
d’une amanite, et leur pied était si court que le plateau était à peine plus
haut que les genoux d’Estella. En guise de chaises, des coussins étaient
éparpillés sur le sol, dont le revêtement blanc immaculé parsemé de reflets
bleus donnait l’impression d’une traînée de nuages dans le ciel. En levant le
nez, Estella découvrit qu’à l’inverse, une fausse pelouse recouvrait le
plafond.
Magda et Richard s’affalèrent autour d’une table dans un angle et
invitèrent Estella à en faire autant. Elle tenta d’imiter leurs postures
nonchalantes sur les somptueux coussins mais, contrairement à eux, Estella
n’avait aucun mur auquel s’adosser. Ce fut donc à moitié accroupie de
travers qu’elle s’efforça de rester digne, agrippée au petit champignon entre
eux. Des quatre coins de la salle, elle sentit des regards se promener sur
elle. Les clients présents jaugeaient cette fille aux habits informes avec son
énorme bouquin d’ornithologie.
Elle n’avait rien à faire ici. Le message était clair. Son accoutrement était
ringard et, visiblement, ces gens n’en revenaient pas que Magda et Richard
aient amené une telle sauvageonne parmi eux. Tout le monde se comprenait
à demi-mot, d’un regard à la dérobée. La clientèle de ce restaurant était bien
trop raffinée pour la dévisager ouvertement. Mais ils avaient beau détourner
les yeux, Estella sentait la piètre opinion qu’ils avaient d’elle se glisser dans
son dos telle une colonie d’araignées. À leurs seules postures inclinées et
rigides, on devinait leur verdict.
— Choisis, suggéra Magda en faisant glisser le menu sur la table.
Il était rare qu’Estella fréquente des établissements proposant un menu.
La plupart du temps, elle mangeait chez elle avec Jasper et Horace. Leur
alimentation se résumait à des haricots blancs à la sauce tomate préparés sur
un réchaud à gaz et servis sur du pain plus ou moins bien grillé. Si l’envie
les prenait, ils allaient au café du coin manger des œufs au plat et des frites.
Estella ne connaissait même pas la plupart des aliments à la carte. Quiche
lorraine ? Demi-avocat ?
— Comme d’habitude, lança distraitement Richard au serveur qui s’était
approché de leur champignon.
— Comme eux, affirma Estella en reposant le menu.
Le serveur opina et se retira derrière un rideau de perles près du
champignon géant exposé au mur.
— Alors, entama Magda, d’où viens-tu ?
— Oh… bafouilla Estella. Du nord.
— Tu n’en as pas l’accent, fit remarquer Richard.
— Je suis arrivée ici quand j’avais douze ans.
— Pour les études ? s’enquit Magda.
— Non, l’école ne m’a pas trop réussi, avoua Estella.
— Et à moi donc… J’ai été renvoyée de l’abbaye de Wycombe et de
l’internat de Roedean. Richard s’en est à peine mieux sorti à Winchester. Je
me demande bien comment !
Richard haussa les épaules, avec l’air de sous-entendre que ces choses-là
ne s’expliquaient pas et qu’il valait mieux ne pas chercher à comprendre.
— Et vous, vous faites quoi dans la vie ? questionna à son tour Estella.
— Nous ? répéta Magda les yeux écarquillés, sa bouche rose nacrée
formant un rond parfait.
Elle éclata de rire en chœur avec Richard. Gênée, Estella eut un brusque
coup de chaud.
— En fait, reprit Magda, une fois calmée, en s’adossant de nouveau aux
coussins, nous dépensons ce que nos défunts parents bien-aimés nous ont
laissé.
À cet aveu, Estella sentit remonter une émotion familière. Voilà peut-être
ce qui l’avait attirée chez ces deux-là, et vice versa. Curieusement, les
orphelins se reconnaissaient entre eux. Ils savaient repérer cette assurance
durement gagnée, ce vernis d’indépendance affiché par nécessité, faute
d’avoir quelqu’un pour assurer leurs arrières. Après tout, c’était aussi
comme ça qu’elle avait rencontré Jasper et Horace.
— Vos parents sont morts ? Je partage votre peine. Ma mère…
— Il n’y a pas de quoi. Ça remonte à des siècles, coupa Magda. Un
accident de voiture lors d’un séjour en Grèce quand on était petits. On les a
à peine connus.
— Oh, c’est…
— Papa a fait fortune dans les confiseries, poursuivit Magda avec
détachement. La famille de maman était déjà riche : des magnats du BTP,
ou quelque chose de glauque de ce genre. Notre argent de poche était
administré par fidéicommis, et à nos dix-huit ans, au début de l’année, on a
touché le pactole. Désormais, notre tâche consiste à dépenser ce fric. Et
pour ça, nous sommes très doués.
— C’est ce qu’ils auraient souhaité, souligna Richard en souriant.
Muni de jolies tasses de thé en porcelaine, le serveur réapparut et mit un
terme à cette étape de la discussion. C’était sans doute mieux comme ça.
Estella refoula au plus profond d’elle-même, à leur place habituelle, les
souvenirs et les émotions qu’elle avait tout à coup eu très envie de leur
confier. Passer à autre chose, comme l’avaient fait Magda et Richard.
C’était la seule solution. Ne pas penser à sa mère qui lui apprenait à coudre.
Ne pas ressasser cette terrible soirée au manoir de Hellman, le spectacle
glaçant de sa disparition…
Du thé. Courage. Bois.
Estella voulut prendre sa tasse mais, bien que son contenu fumant
semblât avoir la consistance du thé, elle remarqua qu’il était vert. Perplexe,
elle arrêta son geste.
Magda eut un rire.
— Jamais bu de thé vert ? devina-t-elle en esquissant un sourire.
— Je…
— C’est délicieux. Goûte.
Du regard, Estella chercha sur la table le lait et le sucre qui
accompagnaient toujours le rituel du thé. En vain. Magda et Richard
buvaient le leur tel quel, alors elle en ferait autant. Timidement, elle porta la
tasse à ses lèvres. Ce n’était pas mauvais. Buvable, malgré ce petit goût
d’herbe. Les tasses étaient en porcelaine véritable, translucides et
dépareillées : un motif fleuri, une rose à bord doré et une de couleur bleu
danois. Curieusement, boire ce thé dans ce joli service d’origine lui donnait
meilleur goût.
Toutefois, Estella n’aurait pas été contre un peu de sucre et de lait.
Le repas fut servi dans des assiettes en porcelaine tout aussi désassorties.
Estella comprit au moins que le plat principal était un truc à base d’œufs. Il
y avait aussi une espèce de salade, chose qu’en général, elle laissait. Elle
attendit un moment, dans l’espoir qu’un flacon de ketchup apparaisse, mais,
visiblement, ce n’était pas le genre de la maison.
En temps normal, quand on lui mettait de la nourriture sous le nez,
Estella se jetait dessus, de peur que ça ne lui échappe (à sa décharge, cela
arrivait parfois, quand un aliment filait droit dans le gosier de Jasper ou
d’Horace… si ce n’était celui des chiens). En esquissant un geste pour
prendre sa fourchette, elle remarqua que Magda et Richard n’accordaient
pas un regard à leur assiette. Qu’attendaient-ils ? L’odeur d’œufs qui lui
chatouillait les narines faisait gargouiller son estomac. Pourquoi ne se
dépêchaient-ils pas de manger, tant que c’était encore chaud ? Bien que ça
lui coûtât, Estella laissa son plat refroidir sans y toucher et sirota son thé
pour tenter de réprimer les plaintes de son ventre vide.
Appuyés nonchalamment contre les coussins, Magda et Richard ne
semblaient, en apparence, rien regarder en particulier, cependant l’œil
exercé d’Estella remarqua qu’en réalité, ils épiaient toute la salle en douce,
de la même façon qu’elle observait les rayons d’Harrods. Ce qu’ils
guettaient, en revanche, Estella n’en avait pas la moindre idée. Au gré des
allées et venues des clients, tous d’une exquise élégance, Magda et Richard
bavardaient un peu avec eux. Estella était frappée par leur aisance ; parfois,
même s’ils ne les gratifiaient que d’un vague signe de la main ou d’un
sourire suffisant, chaque individu, chaque chose semblait quand même
graviter naturellement autour d’eux.
Estella pressentit qu’elle vivait là un moment décisif, une opportunité
qu’elle devait saisir et s’approprier. Ces jeunes gens étaient en vue ;
apparemment, les gens en vue ne se jetaient pas sur la nourriture. Les gens
en vue laissaient les autres venir à eux. Ils s’exprimaient ou se taisaient à
leur guise. Ils fréquentaient un royaume sur lequel Estella espérait un jour
régner en maître grâce à ses créations. Peut-être, comprit-elle, pourrait-elle
s’intégrer en suivant leur exemple et en apprenant les usages de cette cour.
En attendant, c’était surtout le silence, qui régnait, entre eux et leurs
assiettes pleines.
— Donc, tout à l’heure, vous disiez que vous aviez eu dix-huit ans ? finit
par relancer Estella. Vous êtes…
— Jumeaux, confirma Richard. Magda est plus vieille de deux minutes.
Magda remua ses sourcils parfaitement arqués.
— D’où ma grande sagesse.
Et Richard de ronchonner.
— Je suis une figure incontournable du milieu, vois-tu, ajouta sa sœur
comme si Estella avait demandé des précisions. Richard est écrivain. Il
travaille sur un roman.
— C’est plutôt un recueil de saynètes qui seront vaguement liées,
clarifia-t-il.
— Il n’en a pas écrit une ligne.
— Pas encore, rectifia-t-il. Pour l’heure, je rassemble de la matière en
puisant dans mon vécu et mes observations.
— Alors comme ça, tu es une voleuse ? enchaîna Magda en saisissant
enfin sa fourchette.
Soulagée, Estella attendit deux ou trois secondes avant de s’emparer de la
sienne.
— Il m’arrive de voler, nuança-elle.
D’un geste délicat, Magda prit une bouchée et mâcha pensivement.
— Quelle différence ? questionna-t-elle après avoir avalé.
Pour Estella, la réponse était toute trouvée. Voleuse était un terme
définitif qui résumait une personne dans sa totalité. Prendre aux autres ce
qui leur appartenait n’était pas dans sa nature ; ce n’était qu’un moyen de
subsister et de financer sa véritable vocation. Elle volait à manger ou de
quoi s’acheter à manger, et elle volait du tissu pour confectionner ses
vêtements. Et c’était vrai, de temps à autre, les garçons et elle volaient des
articles par-ci par-là pour embellir un peu le Repaire, mais c’était juste une
façon de rendre vivable le tas de ruines qu’ils occupaient. Les oiseaux
n’étaient pas considérés comme des voleurs au seul motif qu’ils prenaient
ce dont ils avaient besoin pour construire leurs nids, si ?
Donc oui, il arrivait à Estella de voler, mais non, elle n’était pas une
voleuse.
Dans sa tête, c’était d’une simplicité évidente, mais de là à exposer son
raisonnement à Magda et à Richard… Elle ne savait même pas par où
commencer. Comment trouver les mots pour expliquer la valeur de l’argent
à des gens qui n’en avaient jamais manqué ? Comment décrire la faim qui
la réveillait la nuit – une sensation quelquefois si douloureuse qu’elle en
tremblait ? À les voir manger du bout des dents, Estella sentait bien qu’ils
ne comprendraient pas.
Subitement, son moral en prit un petit coup. Parfois, c’était l’aspect le
plus cruel de la pauvreté : on se sentait rabaissé, presque honteux. Pourtant,
il n’y avait aucune raison. Ce n’était pas sa faute si elle était pauvre. Elle
n’en était pas moins un être humain à part entière. Néanmoins, cette crainte
insidieuse de l’humiliation était une réalité.
Heureusement pour Estella, Richard déroula le fil de la discussion.
— Pourquoi des bouts de tissu ? Ça ne doit pas valoir grand-chose. Car
j’imagine que… tu les revends ?
Il but dignement une gorgée de thé.
— Au marché noir ? Des méfaits commis dans l’East End avec des
complices aux surnoms fascinants ? Tony le Marteau ou Jim la Lame ?
Magda s’esclaffa.
— Tu es membre d’un gang ? s’exclama-t-elle. Oh, j’espère que oui !
— Non, démentit Estella. Je vole ces tissus… pour fabriquer des choses.
Je crée des vêtements.
Cette confidence arracha un rire incrédule à ses interlocuteurs, qui
résonna en cascade à travers la salle et attira l’attention des clients alanguis
aux tables voisines. Estella sentit son estomac se nouer.
Ça les fait rire ? Ils se moquent ? Inadmissible !
Va-t’en, Cruella.
Cruella n’avait cependant pas tort. Estella ne reculait face à aucun défi,
surtout quand il était question de mode. Si c’était un test de leur part, elle
l’emporterait haut la main. Elle allait éblouir ces blasés ; qu’ils
comprennent qu’elle était une styliste digne de respect avec laquelle il
faudrait compter.
— Bougez pas, je reviens, déclara-t-elle en reposant soigneusement sa
fourchette au bord de son assiette.
Surpris, les jumeaux la regardèrent quitter la table et le restaurant.
Il fallait vite qu’elle trouve de quoi provoquer un impact immédiat. Elle
balaya la rue du regard. À l’autre bout, un homme tenait un kiosque.
Des journaux.
Elle fonça jusqu’au marchand et fouilla sa poche pour en sortir le peu de
monnaie qu’elle contenait.
— Cinq Evening Standard ou ce que vous avez, je m’en fiche, réclama-t-
elle en lui fourrant les pièces dans la paume et ramassant vivement les
quotidiens.
Parmi toutes les ruelles qui quadrillaient Soho, Estella en choisit une trop
étroite pour les voitures, parfaite pour l’idée qu’elle avait en tête. Elle étala
les journaux à plat par terre. Il fallait qu’elle fasse simple. Elle avait déjà vu
des gens porter des robes de papier. Une forme trapèze toute bête.
Quoique, elle était capable de mieux.
Elle posa l’Encyclopédie des oiseaux anglais à ses pieds et passa en
revue les étoffes volées rangées à l’intérieur. Une forme se dessina dans son
esprit. Le papier était une matière facile à travailler ; après tout, c’était la
base de ses créations. Pour une fois, elle se contenterait de porter le patron.
Estella dégaina son couteau (au fond, c’était peut-être bien elle, Jim la
Lame !) et entailla les journaux. Les découpes les plus longues formèrent
les contours de base du modèle. Puis elle s’attela à la partie la plus délicate
de sa tâche, effectuant un cintrage ici et un rempli là, sans oublier de
marquer l’emplacement des attaches pour l’assemblage.
Tandis qu’elle s’affairait, un scooter déboula dans la ruelle.
— Hé ! cria le jeune pilote. Pousse-toi ! Je veux passer !
— Tu peux toujours attendre ! rétorqua Estella sans quitter des yeux son
ouvrage.
— Oh, mais t’as pas le droit de…
— Bouge ! Fais le tour !
Elle gratifia le garçon d’un geste grossier, auquel il répliqua de façon tout
aussi obscène avant de faire demi-tour et de repartir dans la rue principale.
En fouillant le contenu du livre, Estella trouva un ruban de bord-côte
bleu, volé un peu plus tôt dans la journée. Elle le coupa en deux et s’en
servit pour lacer les deux pans de la robe.
Rompue à l’art de se changer en vitesse dans divers recoins sombres et
déserts de la capitale, Estella ôta habilement son gilet et sa jupe, puis enfila
cette fragile tenue en papier par la tête. Pour une robe, ça faisait pas mal de
bruit, et ce n’était pas des plus confortables, mais quand même, ça lui allait
bien. Estella connaissait ses mensurations par cœur. Elle ajusta certains plis
et resserra le laçage sur les côtés.
Presque méconnaissable, elle refit son entrée dans La Chenille Cosmique.
Vêtue de sa nouvelle création, elle se sentait désormais sûre d’elle. Et ce fut
d’un œil bien différent que les clients l’avisèrent.
Cette fois, ils parurent intrigués. Impressionnés, même.
— Je le savais ! s’exclama Magda lorsque Estella revint tranquillement à
leur table, incapable de réprimer un sourire en coin. Elle est prodigieuse ! Je
te l’avais dit, Richard. Tu sais que j’ai un sixième sens pour ces choses-là.
Estella remarqua qu’on avait débarrassé son assiette. Elle avait à peine
avalé une bouchée. Ce fut un léger choc, mais rien de grave. Le plus
important, c’était cette robe improvisée. Grâce à ça, Estella avait gagné sa
journée.
— Quel surnom allons-nous lui donner ? demanda Magda à son frère.
Estée ? Stella ?
— Quid de Stellaire ? proposa Richard.
— Stellaire ! C’est parfait.
Le serveur apporta des coupes de glace, qu’il posa avec cérémonie
devant eux.
— Le parfum du jour est miel et gingembre en racine, s’extasia Magda.
Mon préféré !
Estella ne connaissait pas le gingembre, mais elle savait que le miel était
un régal, et de toute façon, une glace, c’était forcément bon, non ? Cette
fois, elle ne perdit pas de temps. Elle engloutit la sienne avec délice alors
que Richard et Magda n’avalèrent que quelques cuillerées et laissèrent
fondre le reste.
Subitement, la musique du restaurant changea, et Estella reconnut tout de
suite les premières notes de Everybody’s Sun – la chanson de ce groupe au
nom ridicule qui avait arraché des cris d’hystérie aux écolières de Hyde
Park l’autre jour. Ses paroles désormais familières l’enveloppèrent comme
un bain chaud :

Le soleil se couche sur la ville


Pour les Londoniens, bientôt la quille
On se lève pour le rituel du thé
Des haricots, des œufs et un bon café

Quand vient l’aube


Tout peut commencer
À l’heure du crépuscule
S’achève la journée
Chacun suit son étoile
Le ciel appartient à tout le monde

— J’adore ce morceau, commenta Estella.


— Tu aimes Electric Teacup ? s’étonna Magda.
Estella déglutit nerveusement. C’était grave ? Auquel cas, trop tard, car
elle était accro. Elle confirma d’un signe de tête.
— Tu as du goût, approuva Magda. Bientôt, ils feront fureur. D’ailleurs,
il y a une fête en leur honneur demain soir, pour la sortie de leur nouvel
album. Tu devrais venir.
— Venir à une fête ? répéta Estella en gloussant. En leur honneur ? Moi ?
Sa réaction déplacée tendit un peu l’atmosphère autour de la table.
— J’essaierai de trouver le temps de passer, se ressaisit-elle d’un ton
calme et détaché.
— Tiens.
Magda déchira un coin de sa robe en papier et griffonna dessus une
adresse au crayon.
— C’est dans Oakley Street, à deux pas de Kings Road.
— On ferait bien d’y aller, suggéra Richard en étouffant un bâillement.
D’un grand geste, Magda enroula son boa autour de son cou, puis les
jumeaux se dirigèrent droit vers la sortie. Plus d’une fois Estella était partie
d’un restaurant sans payer mais, visiblement, ici, le protocole était différent.
Le serveur les connaissait et, à l’évidence, ils ne manquaient pas d’argent.
Hésitant à s’en aller aussi, Estella lui fit signe. Devait-elle régler la note ?
Le serveur la vit suivre du regard le repli de Martha et Richard.
— Ils viennent ici presque tous les jours, chuchota-t-il en remarquant son
trouble. Alors on s’en tient à leur envoyer la facture une fois par mois.
Estella sentit ses joues s’empourprer.
— D’accord. Bien sûr. Je sais. Je cherchais juste mes…
Elle n’avait rien sur elle hormis son livre et ses habits roulés en boule,
qu’elle désigna de façon peu convaincante.
— Oh, ils sont là. Merci.
Dehors, le retour dans le Londres ordinaire lui fit un drôle d’effet. Le ciel
avait repris sa position habituelle. Après ce déjeuner haut en couleur, la
pierre grise de la ville, ses façades crème et ses grilles en fer forgé
revêtaient un charme désuet comme si ce n’étaient que des accessoires de
décor.
Richard était déjà au volant de son bolide tandis que Magda s’installait
côté passager.
— La soirée débute à vingt-et-une heures demain, lança-t-elle à Estella
par la vitre ouverte, mais personne n’y sera avant, au plus tôt, dix heures.
Fais-toi belle ! Montre-nous ton talent !
Sur ce, ils décollèrent, laissant Estella seule devant la chenille au
narguilé, encore sonnée par cette rencontre inespérée.
À son retour chez elle, Estella trouva Horace à moitié penché par la
fenêtre et Jasper, en équilibre sur un pied, qui maintenait au sol l’une des
deux branches d’une antenne de télévision tout en écartant la seconde de sa
jambe en l’air.
— Et là ? demanda ce dernier.
— Plus bas ! Non. L’autre. Encore. Non. Remonte.
— Laquelle ? s’agaça Jasper.
— Il faut remonter celle du bas et baisser celle du haut. Ah, Stella est
rentrée.
— Alléluia, soupira Jasper en reposant la jambe. Il y a du foot à la télé.
Occupe-toi de l’antenne. Horace va monter la garde par la fenêtre durant la
première mi-temps, au cas où la voiture-radar passerait, et je prendrai la
relève après.
Le trio avait dégoté ce poste de télévision dans une maison trop souvent
ouverte aux quatre vents. Or, comme chacun sait, si on laisse une fenêtre
ouverte, il se peut que la télé s’envole. Le problème, bien sûr, était qu’en
Angleterre, pour qu’une télévision fonctionne, il fallait payer la redevance.
La BBC ne plaisantait pas avec ça. Un camion de détection patrouillait
régulièrement dans leur quartier, à l’affût des signaux piratés. Dès que la
télévision était allumée, Jasper, Horace et Estella couraient le risque d’être
débusqués. Alors chaque fois qu’ils voulaient la regarder, un des locataires
du Repaire devait gérer l’antenne pour essayer de capter le signal du réseau
pendant qu’un autre faisait le guet et s’égosillait à la première camionnette
suspecte s’attardant dans les parages.
C’était fatigant et la réception était mauvaise, mais quand même : ils
avaient la télé.
— Pas ce soir, s’excusa Estella, un peu essoufflée en s’installant en hâte à
sa table de couture.
— Pourquoi ? s’étonna Horace.
— Je rêve ou tu as un journal sur le dos ? ajouta Jasper, lui aussi surpris.
— Tu ne rêves pas. Et je dois finir cette robe d’ici demain.
— Pourquoi ? questionna encore Jasper.
Estella n’avait jamais eu de secrets pour eux. Et pour cause, elle n’avait
jamais rien eu à cacher. Mais, bizarrement, elle n’avait pas très envie de
leur raconter son après-midi ni les opportunités qui l’attendaient si elle
jouait soigneusement sa prochaine carte.
Cependant, comme qu’elle n’avait pas d’autre explication à proposer, elle
se sentit obligée de leur dire la vérité.
— Je vais à une soirée.
— Une soirée ? répéta Jasper en grimpant dans le hamac. J’adore les
soirées. Où tu nous emmènes ?
— Euh… j’irai seule, clarifia Estella. On m’a invitée.
— Invitée ?
— Qui organise cette fête ? intervint Horace.
— Des gens que j’ai rencontrés, relata Estella en s’efforçant de garder un
ton détaché. Chez Liberty.
— Des cibles ? présuma Horace.
— Non, objecta Estella. Des gens.
— Des cibles, insista Jasper.
— Non.
Estella secoua la tête.
— Des gens sympas. Ils m’ont emmenée à la Chenille Cosmique…
— La quoi ? cafouilla Jasper. Stella, tu es sûre que ça va ?
— C’est un resto. J’ai mangé une omelette – enfin, je crois. Et ils m’ont
proposé d’aller à une fête, où j’ai envie de me rendre. Mais il me faut une
belle robe à mettre, donc…
Estella se tut et montra d’un geste sa machine à coudre.
Les garçons mirent un moment à imprimer, Horace toujours empêtré dans
ses antennes de télévision et Jasper oscillant dans le hamac comme un
pendule.
— C’est quoi, une omelette ? reprit Horace.
— Mais on va t’accompagner à cette fête, pas vrai ? insista Jasper. Y a
pas de raison que tu nous présentes pas ces gens sympas et leurs larfeuilles.
— Non, refusa Estella en se mordillant la lèvre, agacée. Bon… silence.
J’ai du travail.
Jasper et Horace se turent et la regardèrent guider les ciseaux dans le
tissu. Le son produit par cette infime entaille alors que les deux lames
séparaient les fibres résonna dans le Repaire. Difficile de se concentrer avec
ces deux-là sur son dos qui ne la lâchaient pas des yeux.
— Tu vas aller à cette fête sans nous ? résuma Horace.
Jasper et lui n’avaient pas l’air réellement vexés ; un peu lents à la
détente, pour l’heure, ils étaient surtout déroutés.
— C’est juste un truc de mode, abrégea-t-elle. C’est pour ça qu’il me faut
cette robe.
Tout de suite, les garçons se détendirent sensiblement.
— Fallait le dire plus tôt, lâcha Horace en reprenant son bricolage
d’antennes.
Ce n’était pas totalement faux. À la réflexion, c’était même la stricte
vérité, en fait. Cette soirée était une affaire de tendances, d’étoffes, de
mode. D’accord, elle était organisée en l’honneur d’un groupe – un groupe
célèbre, en plus – et, certes, Jasper et Horace seraient sans doute contents
d’assister à une fête en l’honneur d’un groupe célèbre. Néanmoins, il serait
surtout question de mode, de voir les tenues des invités et d’exhiber la
sienne. Donc ce n’était pas grave de ne pas les emmener. Vraiment.
Estella ouvrit son Encyclopédie des oiseaux anglais pour récupérer le
tissu volé cet après-midi-là chez Liberty. Elle examina et palpa l’étoffe.
Puis elle étudia le motif, son mouvement. De tête, elle traça une ligne
imaginaire en travers, en mémorisant cet imprimé, pour en ébaucher un plus
grand par-dessus. Tandis que Bandit se pelotonnait à ses pieds, elle apporta
les dernières touches à sa nouvelle création. Ce modèle de robe avait pris
forme dans son esprit il y avait déjà quelque temps et elle pensait le
peaufiner encore durant plusieurs semaines. Mais c’était maintenant qu’elle
en avait besoin. Alors ses doigts s’agitèrent de plus en plus vite, jusqu’à
n’être plus qu’un mouvement confus d’activité, son attention tout entière
concentrée sur sa tâche.

Le lendemain soir, alors que la nuit commençait à tomber, la robe fut


achevée.
Estella la souleva délicatement et partit l’essayer derrière le paravent.
Divine. Elle admira l’entrelacs de fleurs qu’elle avait créé en bas, les lianes
qui parcouraient ses bras et se finissaient en bourgeons roses et orange
autour de ses poignets. Lorsqu’elle s’avança face à Horace et Jasper, qui
essayaient encore de gérer l’antenne télé et la surveillance de la voiture-
radar, les garçons ne réagirent pas.
Elle s’éclaircit la voix.
— Superbe, commenta platement Jasper comme elle tournoyait sur elle-
même.
— On dirait… une vraie fille, ajouta Horace.
Estella comprit ce qu’il voulait dire.
— Bon, s’il y a de bonnes choses à manger, tu nous en rapportes, hein ?
Horace guetta sa réponse du coin de l’œil.
— Oui, évidemment. Comptez sur moi.
Estella termina de se préparer, brossa ses cheveux, testa plusieurs
coiffures – d’abord en chignon, ensuite lâchés, puis encore relevés –, avant
de finalement les lisser. Elle se maquilla en vitesse, soulignant ses yeux
d’un simple trait de khol noir. Après quoi elle recula, tourna d’un côté, puis
de l’autre, et contempla son reflet dans leur vieux miroir fêlé. Cette robe
était vraiment tout ce dont elle avait rêvé. Tout en restant fluide, elle
sculptait sa silhouette juste ce qu’il fallait. Et puis elle était courte mais pas
trop. N’importe qui pouvait créer du mini ; Estella voulait que l’ourlet de
cette robe se soulève au vent et oscille lorsqu’elle danserait.
Si elle dansait.
En sortant dans la douceur de la nuit, elle éprouva une pointe de
culpabilité, de partir sans ses fidèles amis.
Elle jeta un regard à leur immeuble fait de bric et de broc. À l’image de
son foyer, de sa robe et de sa vie…
Non.
Ce soir, il s’agissait de montrer son talent aux bonnes personnes.
L’objectif était simple : exploiter à fond une opportunité professionnelle.
Et, du reste, elle seule avait été invitée.

Géographiquement, le quartier de Chelsea, où se situait Oakley Street,


n’était pas si éloigné de celui où vivait Estella : on y arrivait en deux trajets
de bus ou un parcours assez rapide en métro.
D’un point de vue social, en revanche, on se serait cru sur une autre
planète. Là-bas, pas d’étals de marché ni de vendeurs à la sauvette dans la
rue. Si des immeubles avaient été bombardés, on avait effectué les
réfections nécessaires en temps et en heure. Bon nombre des imposantes
demeures de Chelsea existaient depuis des siècles et avaient logé poètes,
scientifiques, écrivains et explorateurs. L’herbe y était plus verte, forcément
– déjà parce qu’il y en avait. La Tamise n’était qu’à deux pas. C’était ce
Londres-là que les touristes venaient visiter, avec ses gros taxis noirs
emblématiques et ses cabines téléphoniques rouge écarlate (bien sûr, ces
dernières jalonnaient aussi le quartier d’Estella, mais elles étaient dans un
état sordide, et leurs vitres recouvertes de publicités grivoises).
L’adresse qu’on lui avait fournie se situait dans une artère calme et
résidentielle, et Estella ne tarda pas à repérer le lieu des festivités. Derrière
les tentures multicolores d’une bâtisse sombre, elle devina que toutes les
lumières étaient allumées. Du rez-de-chaussée au toit, la structure entière
vibrait au rythme de la musique.
Sur le moment, plantée sur le trottoir devant la grille, Estella hésita à
repartir. « Imbécile », maugréa-t-elle. Rien ne la faisait fuir, à part un agent
de police de temps en temps. Encore moins les belles maisons. Elle prit une
grande inspiration pour se calmer. Elle allait pénétrer dans un univers
qu’elle convoitait et dont elle ne connaissait pas tous les codes. Cette
maison avait quelque chose à lui apprendre.
Estella frappa à la porte. Pas de réponse. Seules les pulsations de la
musique et le bruit de voix assourdies lui parvinrent. Elle appuya sur la
poignée et la porte n’offrit aucune résistance. En entrant, elle fut aussitôt
étourdie par un nuage d’encens qui enfumait toute l’atmosphère. Les yeux
larmoyants, elle toussa plusieurs fois avant de s’en extraire en avançant.
Le couloir était faiblement éclairé par un plafonnier en laiton aux
carreaux colorés qui projetaient de minces faisceaux violets et rouges. Il
était clair qu’il y avait foule au cœur de la maison, mais dans l’immédiat
personne en vue, excepté une fille en pantalon bouffant orange et dos-nu
assorti, une marguerite peinte sur la joue. Les yeux fermés de plaisir, elle
ondulait toute seule au milieu du couloir.
À l’évidence, Estella allait devoir s’aventurer un peu plus loin.
Lorsqu’elle tenta de se faufiler à côté du pantalon bouffant, la fille s’arrêta
brusquement de danser en la regardant avec de grands yeux ahuris.
— Poil de Carotte ! s’exclama-t-elle en se jetant sur Estella pour tâter ses
cheveux rouge cuivré. Bonsoir, Poil de Carotte, bonsoir. Poil de Carotte,
bonsoir.
— Euh, bonsoir, bredouilla Estella.
— Il y a une fête, tu sais, glissa la fille, avec un air de conspiration.
— Je sais. C’est pour ça que je suis venue.
— Moi, ça fait déjà un moment que je suis là.
L’inconnue se remit à onduler des bras en observant leurs mouvements,
comme fascinée.
— Peut-être même que je suis ici depuis toujours.
— D’accord. J’y vais, voulut esquiver Estella.
Mais la fille n’en avait pas fini et se rapprocha pour lui murmurer à
l’oreille :
— Je communique avec les fleurs.
Elle lui montra la marguerite sur sa joue.
— Très joli.
— Et les fleurs me parlent aussi, mais pas tout le temps. Les hortensias,
surtout. Cela dit, j’ai croisé une pivoine, l’autre jour, qui m’a confié un
secret.
Estella opina et essaya de s’éclipser.
— Les pivoines mauves sont les plus bavardes. Mais les bleues mentent
toujours.
— Je m’en souviendrai, acquiesça Estella.
Visiblement satisfaite d’avoir transmis cette information, la fille tourna
les talons et se mit à grimper l’escalier à quatre pattes.
Pas à pas, Estella chemina à travers des nuages d’encens toujours plus
épais et une lumière tamisée enfumée. Elle commença à croiser davantage
de monde, des gens vêtus de toutes sortes de velours, de soies et de
minirobes métallisées. Impossible de dire qui était le propriétaire des lieux.
L’endroit était très sombre, bondé et bruyant. Des grappes d’individus aux
looks tous très branchés étaient réunies dans des coins ou se prélassaient sur
des coussins. Découvrir de telles tenues dans la vitrine d’une boutique ou
sur une affiche publicitaire était une chose. Mais c’en était une tout autre de
les voir s’animer dans le milieu auquel elles étaient destinées. C’étaient ces
gens-là qui portaient la mode.
On se serait cru dans les pages d’un magazine. Il y avait une robe Ossie
Clark parfaitement ajustée et fluide comme l’eau. Et là, une Mary Quant,
courte et raide. Estella passa en revue tous les motifs et toutes les coupes
sans en perdre une miette. Quant au maquillage, elle n’avait jamais rien vu
de tel en vrai. Il y avait des fards à paupières jaune moutarde, des bijoux de
peau scintillants, des dessins insensés réalisés au Crayola et à l’eye-liner.
Autour du cou des fêtards, des boas de plumes, dans leurs cheveux, des
rubans argentés, et pour parer leurs pieds, des sabots extravagants et des
bottes à semelles compensées. C’était le pays des merveilles.
Tout ça était bien joli, néanmoins Estella n’était pas venue seulement
pour admirer les tenues des autres. L’important, c’était sa robe. Elle allait
lui ouvrir les portes de cet univers. Comme il se devait chez ces gens-là, les
réactions furent subtiles ; cependant, elle en vit certains approuver du
regard – autant sa robe que la silhouette qu’elle habillait. Ils n’esquissèrent
aucune remarque ni sourire mais s’écartèrent imperceptiblement à son
passage, acceptant tacitement Estella comme l’une des leurs. Elle s’enfonça
encore plus loin, traversant des pièces de moins en moins éclairées, jusqu’à
aboutir dans un espace presque plongé dans l’obscurité en raison de tous les
foulards dont on avait drapé les lampes.
Après plusieurs minutes à jouer des coudes dans la foule, Estella finit par
apercevoir Richard et Magda, étendus sur un canapé. Collé à cette dernière,
un garçon tripotait paresseusement les pointes des cheveux courts de la
jeune femme.
— Ma chériiiie, se pâma Magda en allongeant un bras gracieux, la main
mollement pendue, tel un gros bouton de fleur au bout d’une tige.
Étrangement, elle réussit à faire durer ces deux petits mots qui à eux
seuls traduisaient ses règles de vie : confiance, confort et certitude.
En bref, une vie de riche.
— Quelle robe ! s’extasia Magda. Une autre de tes créations ?
Estella hocha la tête.
— Viens t’asseoir !
Estella lambina gauchement en marge du groupe sans trop savoir où
s’installer. Malgré l’invitation de Magda à se joindre à leur petite bande,
personne ne bougea vraiment pour lui faire de la place sur le canapé. Elle
envisagea de s’asseoir sur l’accoudoir, mais une fille y était justement
accoudée et ne semblait pas disposée à se décaler. Ce n’était pas bien large,
de quoi y poser une fesse peut-être. Estella décida de tenter le coup en se
juchant au bord et recula imperceptiblement jusqu’à ce que sa voisine lui
cède un peu de terrain, l’air excédé.
— Lui, c’est Michael, présenta Magda en désignant le type qui jouait
avec ses cheveux.
Il paraissait totalement captivé. Magda lui agrippa le menton pour
l’embrasser.
Estella le salua d’un signe, mais Michael était manifestement trop
absorbé par les cheveux de Magda pour le lui rendre.
— J’ai croisé une fille dans le couloir qui affirmait pouvoir communiquer
avec les fleurs et qui est ensuite partie à quatre pattes dans l’escalier,
raconta Estella.
— Ah ! Ce devait être Gogo, supposa Magda en riant. Comme on dit, elle
travaille un peu du chapeau. Trop de soleil, peut-être.
Estella ne connaissait pas cette expression mais hocha quand même la
tête. Faire semblant quelque temps : c’était le seul moyen pour elle de tirer
son épingle du jeu et d’apprendre les usages du milieu. Acquiescer
régulièrement et prendre des notes. Cette façon qu’ils avaient tous de
prendre appui sur un coude, les pieds négligemment ramenés sous les
fesses. La proximité nonchalante avec laquelle ils s’affalaient les uns contre
les autres.
Michael se mit à mâchonner les pointes de Magda à son insu.
— Tout ça est un peu désolant, soupira-t-elle, énigmatique, en désignant
la pièce et les gens qui s’y trouvaient. Mais bon, ce n’est pas si mal.
Des présentations informelles suivirent. Il y avait Penelope, Roger, Jane,
Max et Felicity. On ne se donna pas vraiment la peine de préciser qui était
qui, chacun étant présenté d’un revers de poignet insouciant. Après quoi
Magda reprit leur conversation là où elle s’était arrêtée. Estella n’en
comprenait pas un traître mot.
— Il va y avoir une inauguration chez Révolution, annonça Magda. Pour
Apple.
— J’ai croisé le Clown, l’autre jour, devant chez monsieur Fish, intervint
la présumée Penelope.
— Ils s’occupent de Savile Row1, tu sais.
Estella s’efforça de ne pas laisser son visage trahir son extrême embarras.
De temps en temps, l’un ou l’autre se levait pour aller danser. Le reste du
temps, la petite bande se contentait de bavarder et de jeter de longs regards
placides à la foule qui les entourait. En matière de discussion, Estella
n’avait rien à offrir ; en revanche, les regards, elle savait faire.
Elle s’appliqua à afficher un air à la fois indifférent et absorbé, mais cette
odeur âcre d’encens qui semblait émaner de toutes parts lui irritait le nez et
la gorge, et elle eut bien du mal à maîtriser son expression. Elle réprima une
envie de tousser, mais la sécheresse de sa gorge était insupportable. En
regardant autour d’elle, elle constata que certaines personnes avaient un
verre à la main. Ces boissons venaient forcément de quelque part. Si Estella
ne se trouvait pas rapidement à boire, elle serait bientôt prise d’une toux
sèche incontrôlable. Elle renifla un peu fort. Visiblement, son nez se mettait
de la partie, mais éternuer au beau milieu de ces gens, ça n’était vraiment
pas envisageable.
— Excusez-moi, glissa-t-elle en se levant aussi calmement que possible.
Je crois que j’aperçois quelqu’un que je connais.
Non sans difficultés, Estella parvint à contenir l’éternuement qui couvait
en revenant sur ses pas et en inspectant chaque pièce jusqu’à aboutir dans
ce qui semblait être la cuisine.
Elle se réfugia à l’intérieur juste avant d’exploser. Elle n’avait jamais eu
une crise pareille : ce fut un concert d’éternuements à répétition. Une vraie
mitrailleuse. On aurait dit que son corps voulait rejeter l’encens le plus loin
possible de ses fosses nasales. Quand, enfin, elle se calma, Estella cligna
des yeux, un peu chancelante.
Alors des applaudissements se firent entendre.
Puis une voix lui parvint.
— C’était incroyable. Encore !
Quelqu’un apparut dans la pénombre de la pièce. Estella réussit à
distinguer une silhouette masculine, qui avait plus ou moins son âge. Au
pâle reflet de la fenêtre, elle constata qu’il portait sans doute la tenue la plus
insipide de toute l’assemblée : un simple pantalon marron sous un tee-shirt
écru. Il avait fait un semblant d’effort en nouant à son cou un foulard
marron aussi. Dommage, car, en y regardant de plus près, Estella le trouva
assez beau garçon. Son visage formait presque un cœur : il avait une
implantation de cheveux en V sur le front, une figure allongée et le menton
légèrement en pointe. Ses cheveux blond cendré grossièrement coupés
effleuraient son col.
Il tenait l’anse d’une bouilloire aussi fermement que possible, comme s’il
craignait qu’elle ne s’enfuie.
— Ne t’arrête pas pour moi, poursuivit-il en la reposant sur son socle.
J’aurais dû t’enregistrer. Ça pourrait me servir.
Sans le voir, Estella devina un sourire dans sa voix. Elle se redressa et vit
des verres empilés sur une table. Elle en prit un, s’approcha de l’évier, l’air
digne, et le remplit d’une eau tiède, qu’elle avala goulûment. Un filet coula
sur son menton.
— On avait soif, observa le garçon. Tu n’es pas habituée à cette
atmosphère ?
— Un peu trop d’encens, peut-être.
— Ça pue, déclara-t-il de but en blanc. Visiblement, ça plaît à la majorité
mais, personnellement, j’ai horreur de ça.
Lorsque la bouilloire siffla, il remplit sa tasse.
— Je te sers ? proposa-t-il.
— Non merci.
— Je suis le seul ici à boire du thé, ce soir, souligna-t-il. Il faut bien que
l’un de nous se dévoue, je suppose.
— Pourquoi ? s’étonna Estella.
Le garçon l’observa de biais, l’air de penser qu’elle était un peu lente
d’esprit.
— Parce que c’est nous, répéta-t-il.
— C’est-à-dire ?
— Eh bien, tout est dans le nom, avança-t-il, confus. Electric Teacup… ?
— Ah oui ! Le groupe. C’est vrai. Ils sont arrivés ?
— Moi, oui.
Estella mit encore quelques secondes à réaliser.
— Oh, bafouilla-t-elle avec embarras. Tu, euh… tu es un des…
— Tout à fait.
— Désolée.
Estella se sentit rougir. Elle aurait pu se renseigner sur ce groupe de
musiciens avant de se rendre à une fête donnée en leur honneur.
Loin d’être vexé, cependant, son interlocuteur lui adressa un sourire en
coin.
— Ne t’excuse pas, dit-il en agitant la ficelle d’un sachet de thé dans sa
tasse avant de le poser sur une assiette. Tu n’es pas censée connaître nos
têtes par cœur. Je crois que les autres sont en retard. Mais quand Chris va
débarquer, tu le sauras car ils vont tous devenir fous, ici. C’est le chanteur.
Il grimaça un sourire.
— La folie, je te dis. Tu verras.
— Mais qu’est-ce que tu fais seul ici ? questionna Estella. C’est ta soirée.
La fête est en votre honneur.
Le garçon fit « non » de la tête.
— Je sais même pas qui est notre hôte. On m’a dit de venir à cette
adresse, alors je suis venu. Ça faisait un moment que j’étais dans le salon à
écouter les conversations. Le truc, c’est que je comprends rien à ce que
racontent ces gens. Ça me gonflait. Alors j’ai décidé de me faire un thé.
Il farfouilla avec fracas pour trouver du sucre et du lait.
— Je suis le rasoir de la bande. Mais je suis fiable.
Il sourit d’un air narquois en se frappant le torse.
— Fiable comme les cloches de l’église St. Mary-le-Bow : c’est tout moi.
— Donc, tu n’aimes pas ce genre de soirée, reprit Estella.
— Non, c’est franchement l’angoisse. Je vais pas tarder à rentrer chez
moi, écouter de la musique et gratter un peu ma guitare. Mais on m’a
demandé de faire une apparition, alors en attendant les autres, je suis
coincé. Vu que tu te planques devant l’évier, j’en déduis que ce n’est pas
trop ton truc non plus. Comment as-tu atterri ici ?
— On m’a invitée, répondit simplement Estella. Alors je suis venue. Ce
n’est pas souvent que ça m’arrive.
— Quelle chance, ironisa-t-il. Comment tu t’appelles ?
— Estella.
— Peter. Ravi de faire ta connaissance.
Tout à coup, un raffut monstre retentit dans l’entrée, suivi
d’acclamations.
— Oh là, marmonna Peter. Ça doit être les autres qui arrivent. Chris est
sûrement parmi eux. Je te l’avais dit : quand il débarque, c’est le délire.
Le boucan se répandit dans le couloir, de grosses voix masculines
surtout, dont un rire à faire trembler les fenêtres.
— Peter ! lança quelqu’un à tue-tête. Pe-ter !
Peter poussa un soupir en s’écartant du comptoir.
— Je suis là !
Un type apparut dans l’embrasure. Même sous l’éclairage tamisé du
couloir, Estella remarqua ses traits séduisants, ses pommettes saillantes et sa
tignasse brune au mouvement souple. Sa voix rauque lui rappela aussitôt le
titre Everybody’s Sun : c’était à coup sûr le chanteur du groupe.
Un poing sur la hanche, il barrait le passage.
— Qu’est-ce que tu fais, planqué ici ?
— Je bois un thé, raconta Peter. Je bavarde. Je manigance même
quelques meurtres, si tu veux tout savoir.
— OK, bon, c’est l’heure des mondanités. Les gens ont envie de te
rencontrer. Sors de ta planque. Remue-toi.
Subitement, Chris sembla remarquer la présence d’Estella.
— Oh, désolé, ma jolie. On a besoin de lui. Allez, viens, Pete.
— J’arrive. Une minute.
— Sois prudente avec lui, glissa Chris à Estella d’un ton espiègle. Il va
t’attirer des ennuis.
Puis Chris se détacha de l’embrasure et disparut dans la fête.
— Je n’aurais peut-être pas dû parler de meurtres, si ? interrogea Peter,
l’air faussement inquiet. À chaque fois, c’est plus fort que moi. Bref, voilà
Chris. Il adore les pantalons moulants et, ce soir, dix personnes tomberont
amoureuses de lui. Mais il chante bien, alors on le garde. Faut que je file.
La scène m’appelle.
Alors qu’il allait quitter la pièce, Peter ramassa quelque chose sur le
comptoir, qu’il tendit à Estella. C’était l’album du groupe.
— Tiens, cadeau de la maison. J’espère que ça te plaira. Bonne
continuation.
Estella resta seule dans la cuisine un bon moment, le disque serré contre
elle.
Cette nuit-là, quand Estella rentra, les garçons dormaient déjà depuis
longtemps – Horace dans son lit, Jasper dans le hamac. Leurs ronflements
bourdonnent dans l’atmosphère caniculaire. Elle retira ses chaussures et
s’avança à pas de loup sur le plancher grinçant en s’arrêtant pour gratter
Clin d’œil entre les deux oreilles. À la lumière de l’opulence et des
extravagances dont elle venait d’être témoin, elle posa un regard neuf sur le
Repaire… et le tableau lui déplut fortement. L’odeur, aussi. L’endroit était
saturé de relents de moisi, de haricots et autres effluves encore moins
appétissants. Un profond sentiment de contrariété assaillit Estella, et empira
tandis qu’elle traversait la pièce en silence, chaussures à la main.
Lorsqu’elle atteignit son coin à elle, Bandit se leva pour l’accueillir et lui
tourna autour avec impatience. Il lui lécha les mains et les jambes, grimpa
sur le lit et sauta par terre. Il n’avait pas l’habitude que sa maîtresse sorte
seule si tard.
— Tout va bien, chuchota-t-elle en lui caressant les oreilles. J’étais à une
fête.
Il renifla activement ses cheveux et lui éternua à la figure.
Elle posa le disque sur son oreiller, puis ôta délicatement sa robe, qu’elle
suspendit près de la fenêtre pour l’aérer. Après une rapide toilette à l’eau
froide et rouillée, elle se glissa dans son lit mais gigota un bon moment
avant de finalement repousser les draps et de se tourner vers la baie vitrée,
songeant à sa soirée comme au sortir d’un rêve palpitant.
Et, en effet, entre cette étrange Gogo et sa rencontre inattendue avec
Peter dans une cuisine mal éclairée, cette soirée avait quelque chose
d’irréel. Peu après qu’Electric Teacup avait commencé à jouer, Magda et
Richard avaient pris congé, lâchant à Estella une nouvelle invitation à
déjeuner à la Chenille Cosmique.
— Tu nous montreras une autre de tes incroyables créations, avait lancé
Magda en lui envoyant un baiser.
Estella continua de se tourner et se retourner dans son lit. Dans cette
maison où avait eu lieu la soirée, les draps des lits devaient être soyeux,
pensa-t-elle. Du linge frais, lavé et repassé régulièrement. Estella avait
dégoté les siens sur un étal de marché. Le tissu grattait, il était peu épais et
déchiré par endroits. (Estella était parfaitement capable de fabriquer un
drap, mais une artiste comme elle ne sortait pas fils et ciseaux sans raison. Il
n’y avait rien de créatif dans la confection d’un drap ; ce n’était qu’un
vulgaire rectangle.)
Estella attrapa l’album et étudia sa pochette. Sur la photo au recto, les
quatre membres d’Electric Teacup posaient dans un jardin en faisant mine
de prendre le thé. Chris occupait une place de choix : assis au premier plan,
il tenait une tasse, le bras tendu vers l’objectif, comme une invitation
destinée à ses innombrables fans. Tout en pommettes et tignasse brune, il
était d’une beauté frappante. Peter, lui, dégageait plutôt une certaine
élégance. Debout derrière les autres, une tasse à la main, il esquissait un
petit sourire en coin.
Elle retourna la pochette, parcourut les titres et les notes au dos. Toutes
les chansons étaient attribuées à Peter Perceval. Musique et paroles. Et puis,
en jetant un coup d’œil à la liste des instruments pour savoir qui jouait quoi,
elle constata que, là encore, Peter assurait manifestement l’essentiel du
boulot : guitare, piano, orgue, mellotron, harmonica…
— Si c’est toi qui fais tout, s’étonna Estella tout haut en contemplant la
pochette, pourquoi ce n’est pas toi la star ?
Elle reposa le disque sur sa table de nuit bancale, puis fixa le plafond.
Tu nous montreras une autre de tes incroyables créations.
Sa robe avait fait sensation, ce soir. Bien sûr, elle en avait d’autres, mais
aucune à ses yeux ne pourrait convenir. Si elle voulait que Magda, Richard
et les autres la prennent au sérieux en tant que styliste, assez pour qu’elle
consolide sa place dans ce nouvel univers, elle allait devoir faire mieux.
Elle ferma les yeux et tenta de se remémorer tout ce qu’elle avait vu ce
soir – chaque tissu, couleur et texture. Fils métallisés, velours, foulards de
soie, plumes… autant de matériaux déjà vus et revus. Qu’avait-elle de
différent en stock ?
Qu’est-ce qui plairait à Peter ?
Cette question la prit totalement de court. Quelle importance, ce qui
plairait à Peter ? Ce n’était qu’un buveur de thé croisé en soirée. En plus,
elle n’avait aucune certitude de le revoir, encore moins à la Chenille
Cosmique.
Néanmoins, cette pensée lui apporta un début de réponse. Une création
insolite et ingénieuse, voilà ce qui plairait à Peter. Puisqu’ils s’étaient
rencontrés dans une cuisine, pourquoi ne pas imaginer une tenue en quelque
sorte inspirée par cette pièce ? Ou comment rendre le banal et l’ordinaire
spectaculaire et drôle…
L’idée lui apparut d’un coup, au moment où ses paupières
s’alourdissaient.

Quand Jasper et Horace émergèrent, le lendemain matin, Estella avait


déjà fait les boutiques. Quatre, précisément.
Une pyramide de conserves de haricots Heinz toutes désétiquetées trônait
en équilibre sur la table. Assise par terre près de sa machine à coudre,
Estella farfouillait dans l’un de ses nombreux paniers à étoffes et rubans.
Des dizaines d’étiquettes Heinz étaient éparpillées sur le sol, autour d’elle.
— Qu’est-ce que tu fais ? questionna Jasper en traînant ses gros pieds nus
sous son nez.
— Je vous ai rapporté des haricots, déclara-t-elle.
— Tout ça pour nous ? Pourquoi ?
Voilà. Elle trouva finalement ce qu’elle cherchait.
— Bingo, se réjouit-elle en brandissant comme un trophée deux cirés
transparents, extraits du fond d’une des paniers.
— Quoi ?
Puisque ses questions restaient sans réponses, Jasper renonça et partit
allumer la bouilloire.
— Comment s’est passée ta soirée ? s’enquit-il peu après.
— Quoi ?
Estella déchira les emballages et étala les cirés par terre.
— Oh. Bien.
— Des pistes intéressantes à suivre ?
— Comment ? Oui. Je t’expliquerai plus tard.
Horace se réveilla à son tour, en frottant ses yeux pleins de sommeil, et
scruta, ahuri, la pyramide rutilante de conserves sur la table.
— C’est quoi, tout ça ?
— Estella a rapporté des haricots, l’informa Jasper.
— Comment tu sais que ce sont des haricots ?
— Elle a retiré les étiquettes.
— Bah pourquoi ? s’étonna Horace.
Jasper haussa les épaules.
— Si on les range avec les autres conserves, comment on saura lesquelles
contiennent des haricots ? Hé, Stella, comment on…
— Parce que ce seront les conserves sans étiquettes, rétorqua sèchement
Estella, la bouche pleine d’épingles, en se traînant à quatre pattes sur les
cirés pour tracer des traits.
— Et si l’étiquette d’une autre conserve se décolle ?
— J’essaie de travailler, coupa-t-elle, exaspérée.
Jasper et Horace se regardèrent d’un air entendu. Quand Estella prenait
ce ton-là, mieux valait se faire tout petit.
Estella farfouilla jusqu’à mettre la main sur de grosses aiguilles adaptées
au travail du plastique. Elle passa une longue heure à transpirer sur sa
machine à coudre, mais lorsqu’elle releva la tête, son œuvre était prête : une
robe en plastique transparent bordée de poches intérieures. Ces poches-là
n’étaient pas destinées à cacher des marchandises volées ; elles étaient des
fourreaux pour les étiquettes de haricots. Une par une, Estella y glissa ces
dernières, en veillant à bien suivre le motif voulu, sous les regards
déconcertés de Jasper et d’Horace.
Enfin, elle passa derrière son paravent, puis en ressortit vêtue de sa
nouvelle création.
— Alors ? demanda-t-elle aux garçons.
— C’est une robe-haricot, commenta mollement Horace, soulignant
l’évidence.
— Mais ça vous inspire quoi ?
— Des haricots, répéta-t-il. Je pige pas.
— C’est de l’art, ronchonna Estella. Comme Andy Warhol et sa soupe de
tomate.
— Andy qui ? Quelle soupe ?
— Qu’est-ce que t’espères gagner, habillée comme ça ? hasarda Jasper,
en sécurité à l’autre bout de la pièce. Tu comptes braquer le marchand de
fruits et légumes ou un truc du genre ?
— Vous ne comprenez rien à la mode !
— Si tu le dis, Stella, concéda Jasper. Pour moi, ça ressemble à un paquet
d’étiquettes de haricots en conserve, mais c’est toi qui sais.
— Exactement, c’est moi qui sais, riposta Estella.
Elle souffla, agacée. Son temps était trop précieux pour expliquer la
mode à Jasper et à Horace. Un jour, elle avait passé presque une après-midi
à les convaincre que les chaussures se portaient assorties par paire, même si
on avait « deux modèles noirs, enfin, plus ou moins, celle-là est marron,
mais je mets du cirage noir dessus ».
Et puis la mode ne s’expliquait pas. Une création se reconnaissait au
premier coup d’œil. Ça allait de soi. Le succès des coupes en biais de
Vionnet ou le coup de génie de la robe homard d’Elsa Schiaparelli se
passaient d’explications. C’était une évidence, voilà tout.
— Bien, je sors, annonça Estella.
— Où tu vas, encore ? demanda Jasper.
— À un truc du même genre, répondit-elle, évasive.
— Bon, à un moment, il faudra nous expliquer l’idée. Tu seras rentrée à
temps pour qu’on aille faire un tour, hein ? C’est férié, ce week-end.
— Bien sûr, assura Estella sans vraiment lui prêter attention alors qu’elle
s’admirait dans le miroir fêlé et poussiéreux.
— Quelle heure ?
— Je sais pas… Disons quatre heures ?
Elle ne voulait pas paraître dédaigneuse et était certaine qu’ils le
savaient. Horace et Jasper faisaient tellement partie de son quotidien – et de
sa vie – qu’ils se comprenaient à demi-mot. En outre, cette nouvelle
entreprise dans laquelle elle se lançait était difficile à expliquer car les
garçons ne réfléchissaient qu’en termes de profit immédiat. Portefeuilles.
Montres. Manger. Les objectifs immatériels, les plans à long terme, ils ne
connaissaient pas. Ils laissaient ces réflexions stratégiques aux soins
d’Estella. C’était elle qui soumettait les tactiques, qui améliorait leurs
conditions de vie et qui anticipait le virage vers la prochaine destination. Ils
étaient attachants mais pas visionnaires pour un sou. Selon eux, ils vivraient
ensemble au Repaire jusqu’à la fin de leur vie. Et elle avait beau les adorer,
cette seule pensée la laissait sans voix.
Estella reporta son attention sur son reflet. Cette fois, elle arriverait
mieux préparée à la Chenille Cosmique. Elle peaufina son maquillage en
s’inspirant de détails remarqués durant la soirée de la veille. Sur ce plan,
elle était bien équipée puisque chaque fois qu’elle passait chez Woolworths,
elle piquait des cosmétiques par poignées. Un rapide trait d’eye-liner sur le
bord inférieur de la paupière. Un mélange de baumes rose et blanc sur les
lèvres. Un fard à paupières blanc rehaussé de bleu ciel. Sans oublier un peu
de poudre sur le haut des pommettes.
Une fois satisfaite, Estella inspecta une dernière fois sa robe haricot dans
le miroir, fit au revoir de la main à Jasper et à Horace, et partit pour Soho,
en direction de son nouvel eldorado.
Arrivée à la Chenille Cosmique avec presque une bonne demi-heure
d’avance, Estella préféra ne pas se montrer. Elle connaissait assez le milieu
de la mode pour savoir que la tendance était d’arriver en retard. Être en
avance, c’était ringard. On perdait d’office la partie.
Elle flâna dans la rue en remontant jusqu’à l’angle, puis revint sur ses
pas, et répéta ce manège jusqu’à être sûre d’avoir au moins un quart d’heure
de retard. Cet intermède lui permit de constater une chose : cette robe en
plastique lui tenait très chaud. Son dos et ses jambes dégoulinaient de sueur.
L’avantage de cette matière, en revanche : ça ne laissait pas de traces.
Quand elle vit la Jaguar de Magda et Richard se garer dans la rue, elle se
réfugia derrière une boîte à lettres, dont elle ne s’écarta qu’à l’arrivée d’une
passante qui venait y glisser un pli. Cette dernière sursauta en poussant un
cri à la vue de cette fille accroupie déguisée en boîte de haricots – on aurait
même dit un rayon entier. Comme si de rien n’était, Estella se releva et
partit à grandes enjambées vers la Chenille Cosmique. Après tout, Londres
vivait ses années folles. Rien d’étonnant à ce que des personnages
pittoresques surgissent de temps en temps de derrière des boîtes à lettres.
Elle attendit, pour faire son entrée, d’être certaine que Magda et Richard
s’étaient installés et les retrouva assis à la table qu’ils occupaient deux jours
plus tôt. À l’arrivée d’Estella, le visage de Magda se fendit d’un grand
sourire.
— Que c’est rigolo ! s’exclama-t-elle en la voyant. Vraiment original !
Elle donna un coup de coude à son frère.
— Tu as vu ça, Richard ?
Bien sûr qu’il avait vu ; il acquiesça distraitement sans lâcher le recueil
de poésie posé devant lui.
Magda se leva et tourna autour d’Estella pour admirer la robe haricot
sous toutes ses coutures.
— Très rigolo, répéta-t-elle. J’adore.
Estella s’autorisa un sourire peu impressionné, comme si on la couvrait
tout le temps de ce type de louanges, puis elle prit place près d’eux. Cette
fois, elle s’efforça de ne pas fixer les nuages au sol, la pelouse au plafond
ou les tenues des clients. Aie l’air blasé. Imitant Magda, elle inclina le
menton vers le haut – un port de reine. Voilà, parfait.
Ce jour-là, leur serveuse portait une minirobe droite blanche, simple et
élégante, cousue de toutes petites clochettes sur le bas qui tintaient contre
ses cuisses au gré de ses mouvements. Estella effectua un calcul de tête
express de la longueur exacte de cette robe : douze centimètres au-dessus
du genou. Coupe droite.
— La même chose ? présuma la serveuse.
— La même chose, confirma Magda.
— Pour moi aussi, enchérit Richard.
Estella n’hésita qu’un court instant.
— De même, affirma-t-elle.
La serveuse s’éloigna en tintant derrière le rideau de perles. Les haut-
parleurs diffusaient une musique douce et chacun se réinstalla
confortablement dans les coussins.
— Alors, qu’as-tu pensé de la soirée ? demanda Magda.
— C’était bien. Ça m’a beaucoup plu.
— Oui, plutôt réussie, n’est-ce pas ? Ce n’était pas trop assommant. Tout
le monde t’a trouvée rigolote. Une vraie boute-en-train.
Estella nota que Magda répétait souvent ce mot aujourd’hui. Elle ne
l’avait pas employé la veille. Que signifiait cette répétition ? Était-ce le
nouveau mot tendance ?
— Tu as discuté un bon moment avec Peter, releva-t-elle.
— Oh, on s’est rencontrés par hasard alors qu’il se préparait… un thé,
expliqua Estella un peu maladroitement, flattée et surprise que Magda l’eût
remarqué.
Magda sourit d’un air entendu.
— Il est pas mal, non ? De l’avis général, ils vont faire un carton, tu sais.
Des tasses de thé vert furent servies, et cette fois Estella ne parut pas le
moins du monde étonnée par sa couleur. Cette mixture ne vaudrait jamais
son thé traditionnel à elle, mais ce n’était pas si mauvais. Elle s’habituerait.
Une fois son recueil refermé, Richard se montra d’humeur bavarde.
— Je travaille sur un nouveau concept, raconta-t-il. Un genre de procédé
inspiré par Joyce, mais Burroughs me donne aussi matière à réflexion ;
donc mon véritable objectif est de combiner leurs techniques de base pour
n’en former qu’une, si tu vois ce que je veux dire.
Il avait la manie de faire traîner ses phrases et de se caresser le menton
comme s’il avait une barbe, ce qui n’était pas le cas.
— Quelle merveilleuse idée, approuva Magda.
Estella n’avait rien compris à son monologue, mais elle acquiesça quand
même.
La serveuse apporta ensuite le même repas que celui commandé deux
jours plus tôt. Magda et Richard picorèrent leur plat tout en décortiquant
chaque invité, chaque détail de la soirée de la veille. Qui sortait avec qui,
qui portait quoi, qui n’était pas venu.
— Je me disais que nous pourrions aller faire les boutiques, aujourd’hui,
proposa Magda alors qu’on les débarrassait.
La robe en plastique d’Estella couina sur le siège. À l’intérieur, on se
serait cru dans une forêt tropicale. Le plastique était une matière étouffante.
— Oh. Je ne sais pas trop… dit Estella. On m’attend…
Magda rejeta cette excuse d’un geste.
— Tu peux tout de même t’accorder une pause. Nous ne traînerons pas.
Tu as si bon goût, j’adorerais avoir tes conseils. N’as-tu pas envie que tout
le monde t’admire dans ta fabuleuse robe ?
Pour Estella, cette phrase était comme une formule magique. Exposer son
talent était son désir le plus cher. Au fond, elle n’avait pas besoin de rentrer
si tôt, se raisonna-t-elle. Des coups, ils pouvaient en faire tous les jours.
Jasper et Horace attendraient.
— Évidemment, se reprit-elle avec un sourire chaleureux. Allons voir ces
boutiques.
— Tiens, dit Richard en tendant les clés de voiture à sa sœur. Je vais
marcher. Je voudrais passer par la galerie d’art. Il y a un magnifique tableau
que j’aimerais m’offrir.
— Formidable, commenta Magda. Viens, Stellaire. En route.
On était bien mieux assis à l’avant de cette voiture. Tout en allumant la
radio à plein volume, Magda déboula dans la circulation en évitant de
justesse un scooter. Visiblement, en matière de conduite automobile comme
en bien d’autres, les jumeaux se ressemblaient beaucoup.
— Allons faire un tour dans Kings Road, suggéra Magda tandis qu’elles
remontaient la rue en trombe. Ou Carnaby Street ? Oui. Commençons par
là. Il ne me faut que deux ou trois choses.
Un piéton s’écarta d’un bond, rasé de près par la Jaguar, qui faillit
dégommer au passage toute une rangée de rétroviseurs. Magda jeta la
voiture, plus qu’elle ne la gara, à un emplacement qui semblait bien trop
étroit. Mais, curieusement, les lois de la physique se plièrent à sa volonté et
la Jaguar s’inséra dans l’espace. Pendant qu’elle retouchait son rouge à
lèvres rose pâle, Estella se remit de cette effrayante virée.
— C’est parti pour le shopping ! s’égosilla Magda.
À cette époque, Carnaby Street était l’épicentre londonien de la mode.
Tandis que Magda l’entraînait dans la rue, Estella observa sa démarche :
elle ne faisait pas exactement des bonds mais avançait à grandes et
élégantes enjambées, fièrement campée sur la plante des pieds, respirant la
confiance à chaque pas.
— Alors comme ça, amorça Estella en se dépêchant de la rattraper, ton
frère écrit un roman ?
— J’en doute, démentit Magda, avec un rire bref.
— Pourtant il a parlé d’un projet, non ?
— Je ne comprends rien à ce qu’il raconte. Je me contente de sourire et
d’acquiescer. À mon avis, lui-même ne sait pas ce qu’il fait, mais peu
importe, non ? Je suis convaincue qu’il est brillant. Nous avons un tas de
génies dans la famille. Bien, commençons par ici…
Du coin de l’œil, Estella repéra de l’autre côté de la rue un visage qu’elle
connaissait mais qu’elle n’identifia pas tout de suite. Elle tourna la tête pour
mieux voir. Le type en question tenait par la taille une brune aux cheveux
longs, vêtue de la minijupe blanche la plus « mini » qu’Estella eût vue de
toute sa vie.
C’était Michael, le mangeur de cheveux bizarre de la veille. Magda
tourna la tête à son tour et aperçut le couple.
— C’est Michael, là-bas ?
Une vive pointe de nervosité assaillit Estella. Que devait-elle faire ?
Éloigner Magda ? Traverser la rue pour mettre son poing dans la figure du
garçon ? Elle n’en avait aucune idée.
Magda sourit en le saluant d’un signe de tête. En réponse, Michael leva
une main, puis continua à lorgner les jambes interminables de la fille à son
bras.
Estella les observa tour à tour sans comprendre.
Magda éclata de rire.
— Si tu voyais ta tête !
— Mais… c’est ton mec ! lâcha spontanément Estella.
Magda sembla sincèrement confuse.
— On peut dire ça, oui. Quel est le problème ?
— C’est ton mec, répéta Estella.
— Jalousie et possessivité sont de vilains défauts, prêcha Magda comme
une évidence. Il a le droit de faire ce qui lui plaît, et vice versa. On n’est pas
de l’ancienne génération. Il ne faut pas faire de blocages sur ce genre de
choses.
Son ton était péremptoire, et Estella se sentit un peu bête. On aurait dit
que Magda venait de lui expliquer que le soleil se levait le matin.
— Hmm, évidemment, composa Estella en réprimant une toux.
— Mais de quelle planète viens-tu ? s’amusa Magda. Tu es vraiment
adorable.
Elle gratifia Estella d’un sourire condescendant.
— On a du boulot, avec toi !
Si n’importe qui d’autre lui avait fait cette remarque, Estella en serait
peut-être venue aux poings, mais il fallait bien reconnaître que Magda
n’avait pas tout à fait tort à son sujet.
— De toute façon, c’est Angie Walker-Weatherford à son bras, reprit
Magda en poursuivant leur chemin. Elle est pleine aux as, un mec différent
chaque soir, tout ça. D’une banalité. Toujours habillée en blanc – comme si
ça lui donnait un style, ça me fait bien rire. Je la traiterais bien de pauvre
fille, sauf qu’elle connaît les Ormsby-Gore, et je crois que sa sœur est amie
avec Jane Asher depuis le lycée.
Magda tapota sa coiffure.
— Petite conne, lâcha-t-elle abruptement. Mais si c’est comme ça qu’il a
envie de profiter de son temps libre, libre à lui. Bien, maintenant, allons
jeter un petit coup d’œil chez Granny…
Estella y consentit d’un bruit de gorge, espérant qu’elles en resteraient là.
D’instinct, elle aurait bien dit à Magda qu’elle la trouvait mesquine et
cruelle mais, ne sachant pas trop ce qui se faisait, elle se retint. Et puis que
connaissait- elle aux relations amoureuses ? Ce n’était pas comme si elle
avait déjà eu le moindre petit ami. Ni même une amie proche, du reste.
C’était peut-être simplement comme ça que les filles parlaient les unes des
autres.
Estella chassa son malaise et suivit Magda chez Granny Takes a Trip, la
boutique élitiste la plus illustre de la capitale anglaise. Comme celles de la
Chenille Cosmique, toutes les fenêtres étaient peintes, et sur la devanture,
une fresque humoristique pop art représentait une actrice des années 1930
tout en blondeur et lèvres pulpeuses. La majorité des boutiques usaient de
tous les ressorts pour appâter le chaland : pancartes, composition d’étalage,
tout le tralala. À l’inverse, on aurait dit que Granny Takes A Trip ne
cherchait même pas à avoir pignon sur rue.
D’ailleurs, c’était une boutique où Estella n’avait jamais osé mettre les
pieds. Pas par peur – elle n’avait rien à craindre d’eux. Mais par respect,
peut-être. Après tout, quand elle entrait dans un magasin, la plupart du
temps, c’était pour voler. Cette boutique était trop branchée et trop
fascinante pour ça.
À l’intérieur, l’espace était étroit, il faisait sombre et chaud. Les murs
bordeaux et les épaisses tentures n’arrangeaient rien, pas plus que les
portants de vêtements – de gros manteaux de fourrure, des pantalons en
velours et velours côtelé – qui prenaient toute la place. La musique braillait,
mais elle ne sortait pas de l’énorme phonographe qui trônait sur une table. Il
y avait de drôles de vieilleries un peu partout. C’était dingue.
Estella était sous le charme. Émerveillée, elle en devint presque ivre de
joie. Visiblement, Granny proposait des habits confectionnés à partir de
fabuleux imprimés Liberty. Et pas seulement pour les femmes : il y avait de
magnifiques vestes pour hommes, aux motifs très audacieux. Au fond de la
pièce se tenait un chevelu bouclé avec des lunettes rondes aux verres
teintés. Nonchalamment appuyé contre un meuble, il dispensait ses conseils
vestimentaires aux clients.
— Coucou, John ! lança Magda.
Il la salua d’un signe de tête en gardant les yeux rivés sur Estella.
— Où as-tu trouvé ça ? questionna-t-il en abaissant ses lunettes sur son
nez pour mieux voir sa robe.
— C’est une création personnelle, affirma fièrement Estella.
— C’est toi qui as créé cette robe ?
— Je viens de vous le dire.
Il remonta ses lunettes en pivotant vers Magda, l’air d’attendre une
explication.
— C’est moi qui l’ai repérée, raconta celle-ci en se penchant sur un
comptoir de foulards. Cette jeune fille n’est-elle pas prodigieuse ?
John n’était pas du genre à concéder d’emblée un tel compliment, mais à
son expression, Estella devina que c’était envisageable.
Elles passèrent presque une heure chez Granny, durant laquelle Magda
multiplia les essayages en tournoyant devant John et Estella, qui étaient
presque toujours d’accord sur les tenues qu’elle devait acheter. La jupe vert
bouteille, oui. Pour la robe noire ourlée de plumes, quelque chose clochait.
Leurs avis divergeaient à propos d’une robe bleu électrique, mais Estella eut
le dernier mot en convaincant Magda de ne pas la prendre. Magda dégota
encore deux boas et une demi-douzaine de carrés de soie, tout ça en une
séance éclair de shopping qui lui coûta plus que ce que gagnaient bien des
gens en une semaine.
Pour Estella, dépouiller cet endroit aurait été un jeu d’enfant. Il n’y avait
aucun autre vendeur ni chef de rayon. La boutique était si sombre et
encombrée qu’elle aurait pu déplumer un portant entier de vêtements sans
que personne en sache rien, même sans être équipée d’un de ses
déguisements spécifiques. Mais elle ne ferait pas ça à Granny, et encore
moins devant Magda. Sur le chemin de la sortie, ce fut presque une torture
pour elle de ne pas chiper discrètement un de ces ravissants foulards, mais
elle tint bon.
— Toi, tu as tapé dans l’œil de John ! s’enthousiasma Magda quand elles
ressortirent sous le soleil aveuglant. Granny, c’est du dernier cri. Un jour,
j’y ai croisé Anita. C’est ici qu’elle déniche toutes ses minijupes.
— Anita ?
— La petite amie de Keith, précisa Magda en levant légèrement les yeux
au ciel. Bon, il faut vraiment qu’on te mette à la page. Granny était un bon
début. Allez, viens. Rapportons tout ça à la maison.
Pour se rendre chez Magda et Richard, il fallait traverser toute la ville
jusqu’à Chelsea en longeant le fleuve. Durant le trajet, Estella se découvrit
plusieurs fois une certaine ferveur religieuse lorsqu’elles poussèrent un bus
hors de sa voie, grillèrent trois feux rouges et montèrent deux fois sur le
trottoir.
— Belle voiture, mais à conduire, c’est épouvantable ! pesta Magda par-
dessus la musique.
La petite rue dans laquelle elle finit par se garer (en un seul morceau,
Dieu merci) n’était pas anodine. Artère prestigieuse au bord de la Tamise,
Cheyne Walk arborait une ribambelle de grands portails en fer forgé et de
façades enrobées de lierre. Les voitures stationnées le long du trottoir
étaient pour la plupart des Jaguar et des Aston Martin, sans oublier une
imposante Rolls-Royce blanche.
Le tandem descendit de voiture, et Magda poussa la grille d’un hôtel
particulier couvert de glycine mauve, du rez-de-chaussée au troisième étage
de la maison, coiffée de combles.
— C’est… chez toi ? balbutia Estella.
— Absolument.
(Plutôt que « oui » ou « ouais », Magda employait très souvent ce
« absolument ». C’était l’une de ses longues formules un peu bourges.
Estella tenta de l’articuler silencieusement pour reproduire son intonation.
« Absô-luu-ment. » Elle s’entraînerait à la maison.)
— La maison entière ?
— Naturellement ! s’esclaffa Magda. C’est un endroit charmant. Mick et
Marianne habitent juste là.
Elle indiquait une autre demeure à quelques pas de là.
— On les croise régulièrement.
Elles pénétrèrent dans un vestibule frais et sombre. Face à elle, un
escalier sinueux desservait les paliers supérieurs, ornés de vitraux et de
tableaux recouvrant presque entièrement l’espace mural. Droit devant, dans
l’avancée entre cet escalier et le corridor menant au fond de la maison, se
dressait une imposante horloge de parquet, et à côté, une magistrale
structure en marbre, bois de rose, miroir et cuivre faisait office de console
où déposer chapeaux et paquets. Magda y posa ses sacs sans ménagement et
partit devant en passant sur la droite une porte à double battant donnant sur
le séjour. Tapissée de panneaux sombres, cette pièce comportait deux longs
canapés bas rouge carmin disposés face à face autour d’une table basse en
marbre. Le sol était jonché de coussins.
— Bet-ty ! héla Magda.
Une femme âgée d’une soixantaine d’années fit irruption dans la pièce.
Elle portait une robe grise sous un tablier blanc.
— Oui, mademoiselle Moresby-Plum ?
— Il fait une chaleur, dehors !
Magda s’éventa d’un geste théâtral.
— Si vous nous apportiez un rafraîchissement ? Une limonade pétillante,
par exemple ?
— Tout de suite, mademoiselle.
Estella s’efforça de ne pas rester littéralement bouche bée. Magda et
Richard avaient des domestiques. À domicile. Enfin, au moins une, en tout
cas, et c’était aussi bizarre qu’inouï.
— Je suis épuisée, gémit Magda en enlevant d’un coup de pied ses
petites sandales dorées. J’adore l’été, mais Londres est intenable par cette
chaleur. Nous avions envisagé de partir, mais cette saison s’annonce si
festive que nous allons devoir supporter cette fournaise avec le sourire.
Betty avait réapparu, munie d’un plateau en bois garni de deux limonades
gazeuses pleines de glaçons. Des glaçons. Estella, Horace et Jasper avaient
un frigo volé qu’on leur avait refourgué contre un billet de dix livres. Au
Repaire, le courant était au mieux capricieux, vu qu’ils détournaient le
réseau d’électricité des immeubles voisins : donc, en général, soit leur frigo
n’était pas très froid, soit il prenait feu.
Betty avait pris la liberté d’ajouter une assiette de petits gâteaux au
gingembre et de sablés. Estella planifia en secret de les barboter plus tard.
— Viens, j’ai une chose à te montrer, annonça Magda.
Estella, qui tendait le bras pour attraper son verre, s’empressa de le vider
de moitié avant de la suivre hors du salon. Magda avait commencé à gravir
l’escalier, lequel grinçait mais pas comme le plancher du Repaire. Là-bas, le
plancher semblait dire : « D’un instant à l’autre, je vais m’effondrer et
entraîner ta mort. » Ici, le grincement avait le timbre d’un ronronnement
harmonieux qui clamait : « Bienvenue à la maison, mes chères petites,
bienvenue ! »
L’escalier était encadré de portraits de personnages en tenues historiques.
Estella identifia les toilettes des dix-huitième et dix-neuvième siècles,
distinguant les époques. Dans l’ensemble, ces visages avaient tous le même
air, les mêmes traits anguleux et la même blondeur que Richard et Magda.
— Ce sont tes aïeuls ? s’enquit Estella au fil des marches.
— Ma chérie, susurra Magda avec un sourire espiègle, la lignée
Moresby-Plum remonte bien plus loin. Quelqu’un a rendu je ne sais quel
service à la reine Élisabeth Ire, et c’est là que tout a commencé. Mon oncle
est le ministre des Finances, je crois. Une fonction liée au budget, en tout
cas. La mission de mon cher oncle Philip auprès de la reine est terriblement
importante : correspondances, chasses à courre… À moins que ce ne soit en
rapport avec les navires. Comme tu peux le voir, cette maison est dans la
famille depuis une éternité.
Elle agita une main devant les portraits, qui les regardaient fixement.
— À la mort de nos parents, notre famille nous a envoyés à l’étranger,
vois-tu, alors nous avons vécu un temps avec notre oncle et un temps en
Suisse. Le plus souvent, cette demeure était fermée. Mais maintenant que
nous sommes majeurs, elle est toute à nous. C’est un endroit merveilleux.
Et ce sera une tanière parfaite pour accueillir des fêtes. Mais d’abord, nous
devons la redécorer. C’est notre mission de l’été. Ce sera sensass. Beaucoup
d’espaces où se poser. J’ai repéré une idée ravissante dans une vitrine : des
piles de matelas colorés simplement drapés de somptueux dessus-de-lit.
Tout le monde pourrait s’asseoir par terre et…
Elles avaient atteint le quatrième palier, qu’Estella supposa être le
grenier.
— Comme tu peux le constater, il y a beaucoup de travail, fit remarquer
Magda. Nos parents avaient une passion infinie pour les objets d’art
anciens.
Son ton se voulait léger mais, l’observant du coin de l’œil, Estella décela
une lueur inédite dans le regard de Magda : une pointe de tristesse. Malgré
leurs différences flagrantes, elles étaient toutes deux liées par quelque chose
d’intangible : la perte d’un être cher. En fin de compte, elles se
ressemblaient peut-être plus que ne le pensait Estella.
— Certains sont ravissants, d’autres hideux, poursuivit Magda,
totalement affranchie de cette vulnérabilité qu’Estella avait détectée
quelques secondes auparavant. Je les ai tous remisés là-haut. À mon avis,
certains pourraient servir, mais je ne sais par où commencer…
Elle ouvrit en grand une porte à double battant qui révéla une mansarde
tout en longueur, de l’avant de la maison jusqu’aux fenêtres donnant sur la
rue. Elle était remplie de bric-à-brac, un vrai petit cabinet de curiosités. Au
milieu de cet espace trônait une énorme table chargée de cartons et de
caisses. Au bord, des porcelaines étaient alignées en rangées régulières.
Sous cette table, d’autres coffres, plusieurs bustes et des tapis roulés. Et tout
autour, du mobilier : sofas, chaises, tables à abattant, jardinières, urnes,
statuettes, lampes, pendules. Il y avait tout juste la place de circuler au
milieu de ce bazar.
— Tu vois ce que je veux dire ? soupira Magda en levant les yeux au ciel.
Un cauchemar. Aucune idée de ce qu’il y a là-dedans, mais il y a sûrement
des choses qui méritent qu’on les conserve. Toi qui as l’œil, ça t’ennuierait
de fouiller un peu pour me donner ton avis ?
Si ça l’ennuyait ?! Estella eut toutes les peines du monde à réfréner son
envie de se jeter sur ces cartons comme une furie. Elle voyait d’ici que l’un
d’eux débordait de dentelles et de velours anciens. Un autre semblait
contenir du satin. Il y avait peut-être des vêtements aussi. Et si elle trouvait
des robes d’époque ou des fourrures ? Des visions défilèrent dans son
esprit : des robes du soir Worth, des drapés Vionnet, des mailles Patou, des
tailleurs Chanel…
— Avec plaisir, accepta Estella en gardant son sang-froid.
— Formidable. Je te laisse tranquille. J’ai un appel à passer. Tu n’as
qu’à…
Magda désigna l’ensemble du fatras d’un geste de la main.
— Je vais demander à Betty de te monter ton verre, ajouta-t-elle en
repartant à pas légers vers l’escalier.
Estella zigzagua avec précaution entre les cartons en avisant leur
contenu. L’un d’eux était chargé d’argenterie. Des ménagères. Des services
à thé. Ce ne serait pas compliqué d’en empocher une partie. Et encore,
plutôt qu’empocher, elle pourrait carrément remplir un sac, le faire glisser
par une fenêtre dans le jardin et le récupérer plus tard. Peut-être même
qu’ils la remercieraient de les débarrasser de certaines mochetés.
Non, se gronda Estella. Ils étaient amis, désormais. Non ? D’accord, ils
venaient tout juste de se rencontrer, mais ils l’avaient invitée et accueillie
chez eux. C’était ça, l’amitié, pas vrai ?
Elle n’en était pas tout à fait persuadée. En dehors de Jasper et d’Horace,
elle ne savait pas trop à quoi ressemblait l’amitié. Et puis Jasper et Horace
n’étaient pas des amis : c’étaient Jasper et Horace.
Estella se ressaisit en secouant la tête. Elle réfléchirait à tout ça plus tard.
Pour l’heure, il était temps d’examiner toutes ces merveilles qu’elle avait le
droit de toucher et de tenir dans ses mains. À première vue, pas de malles
pleines d’habits. Il y avait néanmoins quelques étoffes – des rideaux, des
nappes, des tentures. Une longue paire de magnifiques voilages en dentelle
retint son attention. Certainement faits main. Époque édouardienne, a priori.
Elle pourrait en faire de superbes manches. Et si elle les transformait en ciel
de lit ? La lumière filtrerait au travers, ce serait sublime.
Absorbée comme elle l’était, ce ne fut qu’en entendant quelqu’un
s’éclaircir la voix qu’Estella s’aperçut que la porte s’était rouverte et qu’elle
n’était plus seule. Elle leva les yeux, s’attendant à voir Betty et sa limonade
gazeuse.
Mais ce n’était pas Betty.
— Bonjour, s’annonça une voix masculine vaguement familière.
En regardant mieux, elle reconnut Peter dans l’embrasure. Appuyé contre
le chambranle, un sourire en demi-lune sur les lèvres, il était d’autant plus
beau en plein jour. Il portait encore une tenue assez fade – un autre pantalon
marron, assorti, celui-ci, à une chemise fleurie qu’une personne au goût
quelconque lui avait sans doute conseillée parce que c’était « dans le vent ».
— Ah, tiens.
Ce n’était pas une façon de répondre à un « bonjour », et Estella fut
aussitôt prise de regret. Il la regarda d’un air curieux, la tête inclinée.
— Tu es déguisée en boîte de haricots ?
À son ton, difficile de savoir ce qu’il pensait de sa robe, mais peu
importait. De l’assurance. Il fallait qu’Estella en déborde.
— Non, démentit-elle.
— Non ?
— Non. Je suis une multitude de boîtes de haricots.
Cette réplique lui valut un grand sourire. Peter se décolla du chambranle
et s’avança dans la pièce en considérant les piles d’objets poussiéreux.
— On dirait une vente de charité au palais, fit-il remarquer. Tu habites
ici, toi aussi ?
— Moi ? s’étonna-t-elle. Ici ?
Il sourit.
— C’est la question, oui.
— Non, je… C’est la première fois que je viens. Je donne un coup de
main. Magda m’a demandé de faire un peu le tri.
— Ça alors !
Il haussa un sourcil.
— C’est une première pour moi aussi. Magda m’a appelé pour me dire
qu’elle avait de vieux instruments qui pourraient m’intéresser. Et voilà
qu’on se retrouve. C’est tout de même bizarre.
Estella prit conscience qu’elle se cramponnait aux rideaux comme à un
filin. Elle s’intima de se détendre, en vain. Elle ne fit que les serrer plus
fort.
— Il y a une espèce de machine là-bas, confirma-t-elle en désignant de la
tête un objet en forme de piano calé dans un coin.
— Tiens donc. Voyons voir ça…
En quelques enjambées pleines d’aisance, Peter s’en approcha et tira la
couverture qui le couvrait à moitié pour révéler un instrument richement
orné à deux claviers.
— Bon sang.
— C’est quoi ? questionna Estella.
— Un clavecin.
Il testa deux ou trois touches, qui émirent des sons métalliques ignobles.
— Un clavecin désaccordé, corrigea Peter.
Il essaya d’autres touches, qui sonnèrent de plus en plus faux. Certaines
ne produisaient même aucune note.
— Dans cet état, je doute qu’il soit réparable, déplora-t-il. Dommage.
J’aurais adoré avoir clavecin. Autre chose ?
— Il me semble avoir vu un truc à cordes là-bas, hasarda Estella en lui
indiquant l’autre côté de la pièce.
Peter partit à l’opposé et ramassa un boîtier rectangulaire en bois traversé
de cordes.
— Alors, comment tu t’appelles, toi ? murmura-t-il en retournant
plusieurs fois l’objet pour l’examiner. Tu ressembles à un luth, mais tu es
trop carré pour en être un. En plus, tu as neuf cordes. Très étrange.
Écoutons un peu ce que tu nous joues.
Peter promena ses doigts sur le manche et pinça les cordes. Le bruit émis
parut correct aux oreilles d’Estella, mais lui n’eut pas l’air satisfait du
résultat. Sourcils froncés, il tripota les accords et recommença. Cette fois, la
sonorité fut plus cristalline et plus pleine.
— Comment tu as fait ça ? s’émerveilla Estella. Je croyais que tu ne
connaissais pas cet instrument.
Il haussa les épaules.
— Je confirme. J’ai joué au pif. Beaucoup d’instruments se ressemblent.
— Tu en joues combien ?
— Je sais pas, avoua-t-il en continuant de pincer distraitement les cordes.
— Comment ça, tu ne sais pas ?
— Disons que je ne vois pas les choses sous cet angle, expliqua-t-il.
Quand un instrument me plaît, je m’amuse avec, et parfois j’en tire
quelques notes. Je n’ai jamais été très doué pour apprendre autre chose,
mais j’arrive à jouer de la plupart des instruments qui me tombent sous la
main. Celui-ci en est un bon exemple.
Avec doigté, il improvisa un petit air.
— Comme moi avec le tissu, compara Estella. Je trouve toujours une
façon de m’en servir.
Peter s’interrompit et l’observa un long moment.
— Alors, d’après toi, c’est un hasard que nous ayons tous les deux été
invités ici le même jour ? l’interrogea-t-il.
— Sans doute pas, concéda Estella.
Peter sourit.
— Non. Moi, je crois qu’ils mijotent quelque chose.
Estella se rendit compte qu’elle bloquait sa respiration et se tenait le
ventre comme une bombe menaçant d’exploser si elle relâchait la pression.
Peter joua encore quelques notes sur l’étrange petit instrument en forme de
boîte. « Ting, ting, ting. »
Elle restait plantée là sans savoir quoi faire. Dis quelque chose.
N’importe quoi. Secoue-toi.
— J’ai regardé ton album, hier soir, rebondit Estella.
— Ah, c’est là que tu as commis une erreur. Tu es censée l’écouter.
— Je regardais le dos de la pochette, poursuivit Estella sans se démonter.
Et la liste des chansons. Ton nom figure après chaque titre. Et pareil pour
beaucoup d’instruments. Si c’est toi qui composes et qui joues presque tout,
comment se fait-il que ce soit Chris, la star ?
— Je ne suis que le guitariste. L’important, c’est le chanteur.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il occupe le devant de la scène.
— Je trouve ça injuste.
— Qui a dit que la vie était forcément juste ?
— Mais tu n’as pas envie de sortir de l’ombre ?
— Je veux qu’on m’écoute, nuança Peter. Mais m’exposer, je ne suis pas
sûr.
Pour Estella, ce n’était pas tout à fait logique. Si l’occasion se présentait,
elle choisirait sans hésiter de se faire connaître. Les seuls moments où elle
préférait passer inaperçue, c’était quand elle volait dans des magasins ou
faisait des poches mal protégées.
— On va passer à la télé dans quelques semaines, raconta-t-il. Pour le
coup, on risque de se faire remarquer.
— C’est vrai ?! Et quelle tenue tu vas porter ?
— Une tenue ? répéta Peter comme si c’était un mot étranger. Aucune
idée. La maison de disques nous a trouvé un appart, qu’on partage. On a
une pile de fringues dans laquelle tout le monde pioche, sauf Chris – il a
son vestiaire perso. Je me contente d’enfiler le premier truc que je trouve.
On fait tous à peu près le même gabarit.
En entendant ça, Estella eut presque envie de se boucher les oreilles.
— Non, non, protesta-t-elle. Je peux pas te laisser faire ça. Il te faut ta
propre tenue de scène. Un truc spécial.
— Quel genre ?
— Je ne sais pas… Je pourrais te créer quelque chose, proposa-t-elle. Un
vêtement unique, qui te démarquerait. Les spectateurs n’auraient d’yeux
que pour toi.
— C’est une bonne idée, ça ? s’inquiéta-t-il.
— Évidemment.
Peter se pencha en arrière et sourit.
— Voilà ce que je te propose… enchérit-il. Tu me crées une tenue de
scène, et moi, je t’écris une chanson.
Estella rougit avant d’accepter d’un hochement de tête. Elle allait
imaginer une tenue digne d’une star du rock, et tous ceux qui la verraient ne
parleraient que d’elle. De sa création.
— Il me faut du papier. Faut que je dessine.
— Bouge pas.
Peter ouvrit sa besace, dont il sortit un carnet et un crayon.
— J’en ai toujours sur moi, au cas où l’inspiration me viendrait.
— Tiens-toi comme si tu jouais de la guitare, ordonna-t-elle.
— Tu veux que je pose ?
Estella opina.
— Le vêtement doit suivre tes mouvements.
Peter gigota un peu et se mit en position, une hanche légèrement décalée
vers la droite. Il leva l’étrange petit instrument rectangulaire et le tint
comme une guitare.
— Ce machin est trop petit, fit-il remarquer. Mais en temps normal, j’ai
une main ici et l’autre là.
Du menton, il désigna tour à tour le haut d’un manche imaginaire et son
bassin.
Estella tourna autour de lui, évalua sa carrure et sa taille. Puis elle entama
une ébauche, et à chaque trait de crayon supplémentaire, la présence de
Peter l’intimida de moins en moins. Quand Estella se mettait à dessiner, elle
finissait souvent dans un état second, ne voyant plus que des couleurs et des
formes qui se bousculaient dans sa tête. Il lui faudrait des mesures
préliminaires, mais il y avait peu de chances pour que Magda et Richard
possèdent un outil aussi banal et pratique qu’un mètre ruban. Elle fouilla
dans les cartons jusqu’à ce qu’elle en trouve un substitut, sous la forme
d’un gros cordon de serrage.
— Tu fabriques un vêtement ou un canapé ? plaisanta Peter en tenant la
pose.
— Je vais faire une marque dessus, expliqua Estella. Ça fera office de
mètre.
Elle tendit le cordon contre le bras de Peter, de l’épaule au poignet. Sa
peau était chaude. Elle avait pris les mesures d’Horace et de Jasper à
maintes reprises, mais jamais cela ne lui avait fait cet effet. Elle sentit le
pouls de Peter dans sa main.
— Je n’ai jamais porté du sur-mesure, confia-t-il en la regardant.
Elle sentit son souffle sur sa joue.
— Tourne-toi, requit-elle d’une voix rauque. Il faut que je mesure ton
dos.
Elle tendit le cordon d’une épaule à l’autre, puis de sa nuque au creux de
ses reins. Ses pensées s’emmêlaient, et elle devait sans cesse se
reconcentrer.
— Il ne me manque plus qu’une mesure devant, l’informa-t-elle en se
penchant pour tendre le cordon de sa hanche à sa cheville.
Cette étape n’avait pris qu’une ou deux minutes, et pourtant Estella eut
l’impression qu’une journée, un mois, peut-être même une année entière
s’était écoulée. Le plastique de sa robe couina lorsqu’elle se redressa.
— Il faut que je file, annonça Peter après un long silence. J’ai une répète.
Mais j’imagine qu’on se reverra.
— J’imagine, répondit Estella.
— Voici mon numéro.
Il le griffonna au bord d’une page de son carnet.
— Pour conclure notre affaire, le moment venu.
Il glissa le morceau de papier dans la paume d’Estella et referma ses
doigts dessus.
— Je sais pas ce que c’est que ce machin, mais je l’emporte, ajouta-t-il
en calant sous son bras le petit instrument en forme de boîte. Tiens-moi au
courant, quand je pourrai venir chercher ma tenue.
Il partit vers la porte en faisant tinter son nouveau jouet.
— Au fait, j’adore les haricots à la sauce tomate ! lança-t-il par-dessus
son épaule, une fois dans l’embrasure. C’est mon plat préféré.
En redescendant l’escalier, avec un léger bourdonnement dans la tête,
Estella s’arrêta un instant pour regarder le vitrail du premier palier et
remettre de l’ordre dans ses pensées. Étendue à plat ventre sur un tapis du
salon, Magda l’attendait en feuilletant un magazine. Lorsque Estella arriva
au pied des marches, elle se redressa de côté.
— Alors ? demanda-t-elle en souriant. Est-ce que Peter a trouvé son
bonheur ?
Estella vint s’asseoir au bord du canapé.
— Tu l’as fait exprès.
— Hmm, j’avoue. J’ai été un peu vilaine. Comment ça s’est passé ?
Estella ne savait pas quoi répondre à cette question et était consciente que
son expression la trahissait. Magda se roula par terre en laissant entendre
son petit rire cristallin.
— C’est pas drôle.
Magda se remit en appui sur un coude.
— Au contraire. Vous aviez l’air de bien vous entendre à la soirée, alors
j’ai eu envie de vous donner un petit coup de pouce. Vous formeriez un joli
couple. Tu lui plais.
— N’importe quoi, soupira Estella avec dédain.
— Je t’assure ! Quand je l’ai appelé en glissant que tu étais ici, il a
interrompu je ne sais quelle activité sans intérêt et rappliqué illico. Une
belle star du rock à ton bras, pile ce qu’il te faut pour l’été. Ils font fureur.
Laisse tomber ton copain du moment et prends plutôt celui-ci.
— Je… Je ne… Je n’ai jamais…
Magda se figea, les yeux écarquillés par l’intérêt.
— Tu n’as jamais quoi ?
Estella rougit, elle ne savait plus où se mettre. Elle aurait voulu ramper
sous terre, disparaître là, entre les lattes du parquet.
— Tu n’as jamais eu de petit ami ? devina Magda, un sourire au coin des
lèvres. C’est interdit par le code des voleurs ?
— L’occasion ne s’est jamais présentée, se justifia Estella. Et je te
rappelle que je ne suis pas une voleuse. Je suis une styliste, qui vole de
temps en temps, nuance.
— Eh bien voilà, c’est parfait ! claironna Magda. Vous êtes deux artistes
qui auraient bien raison de passer du bon temps ensemble.
Elle tapa dans ses mains avec joie.
— Oh là là, je mise tant sur toi !
Estella ne sut pas quoi répondre. On ne lui avait jamais dit ça.
— Ne t’en fais pas, ajouta Magda plus calmement. Je serai là pour te
guider. C’est ce que font les amis, tu sais. Et puis ça me plaît, les défis.
Amies ? L’étaient-elles vraiment ? Pour de vrai ? Et un copain ? Tout
ça… cette vie qu’elle n’osait même pas envisager la veille encore s’offrait
aujourd’hui à Estella comme un étrange et somptueux banquet. Se lier
d’amitié avec les propriétaires d’une maison pareille ? Créer des vêtements
et sortir avec des stars du rock ?
Le souvenir des amoureux sur la pelouse du parc lui revint à l’esprit.
Peut-être qu’elle connaîtrait ça. Tout ceci pourrait devenir sa vie.
— Désormais, tu viendras tous les jours, décréta Magda. On va vivre un
été mémorable, tu verras !
En fin d’après-midi, alors qu’elle marchait vers l’arrêt de bus, Estella
sentit monter en elle toutes sortes d’émotions légères et inédites. Elle avait
l’impression de découvrir Londres pour la première fois de sa vie.
Comment se faisait-il qu’elle n’eût jamais remarqué la splendeur évidente
de cette ville ? Ce méli-mélo d’odeurs fortes, de fish and chips, de la bière
des pubs, de l’herbe moelleuse du parc et des arbres en fleurs. Autour
d’elle, les visages étaient tous bienveillants, et elle se montra chaleureuse
avec chaque passant qu’elle croisa. Tout l’émerveillait ; elle voulait en
profiter et le savourer indéfiniment.
Magda. Une amie.
Estella n’en avait jamais eu.
Il y avait bien eu cette camarade d’école plutôt sympa. Sans compter sa
rencontre avec Jasper et Horace à son arrivée à Londres ; mais plus que des
amis, ces deux-là incarnaient, disons, sa famille – une drôle de famille,
certes.
Et enfin, il y avait Peter. Son amoureux ? Rien qu’en prononçant le mot,
elle eut envie de glousser. Peter, avec son visage en cœur et son sourire de
guingois. Elle allait l’aider à accomplir pleinement son destin. C’était
désormais très clair dans son esprit : une tenue de scène et un léger
rafraîchissement de sa coupe de cheveux. Elle lui donnerait les outils dont il
avait besoin pour incarner tout ce qu’il était déjà et plus encore. Une star.
Et, en retour, ses créations pour Peter permettraient à Estella de se faire
connaître dans son propre milieu. Deux rêveurs devenus célèbres pour la
maestria avec laquelle ils exerçaient leurs arts respectifs. Deux artistes
réunis par leurs passions. C’était limpide.
Tu rêves, chuchota Cruella. C’est impossible. Des amis, une histoire
d’amour : ces choses-là sont réservées aux autres. Ce n’est pas pour toi.
Estella comprenait que Cruella fût un peu méfiante. Quel était le prix de
l’amitié ? Comme l’avait formulé Jasper : que pouvait-on espérer y
gagner ? L’existence qu’ils menaient ne favorisait pas les relations de
confiance avec les gens. Et une chose était sûre : Cruella ne se laissait
jamais attendrir.
Ce soir-là, cependant, Estella avait envie d’y croire et de n’écouter
qu’elle-même.
— Merci de ta visite, souffla Estella, mais à présent, laisse-moi.
Écoute-moi. Tu crois que tout ça t’est destiné ? Tu vis dans un taudis. Tu
n’as rien.
— Laisse-moi, répéta Estella.
Il finira par découvrir ta véritable nature et, le moment venu, qu’est-ce
que tu deviendras ?
— Au revoir, Cruella.

— J’ai une course à faire, aujourd’hui, annonça Estella le lendemain


matin, quand les garçons se levèrent et la rejoignirent tranquillement pour le
petit-déjeuner. Je dois acheter du tissu. Et il faut que l’un de vous fasse le
guet pour moi.
La veille, à son retour au Repaire, trop tendue pour dormir, Estella était
restée éveillée presque jusqu’à l’aube, à réfléchir en détail à la future tenue
de scène de Peter. Elle avait étudié de près tous ses livres d’emprunt
consacrés aux habits de cour avant de se concentrer sur son préféré : le gros
volume dédié au dix-huitième siècle. Pour commencer, elle avait en tête
quelque chose qu’aurait pu porter un courtisan français pour rendre visite à
Marie-Antoinette. Cette tenue se composerait d’abord d’un veston qui
tomberait pile sous les hanches, avec de larges poignets mousquetaires et un
col montant droit. Au début, elle envisagea de broder l’ensemble, mais ça
lui prendrait tout l’été. Peut-être juste un peu de broderie Crewel – cette
technique ancienne à base de laine, souvent utilisée en tapisserie – au
niveau des poignets du veston. C’était drôle, ce terme de couture qui
sonnait comme cruel…
Finalement, elle décida plutôt d’assembler plusieurs bouts de tissus pour
former un motif sophistiqué inspiré de celui de sa robe. Le bras droit serait
tissé d’une soie brune ruisselant d’une théière brodée dans le haut du dos.
Et dans le bas, une tasse de thé dont jailliraient des éclairs cousus de fils de
soie orange, bleus et jaunes. Avec cette veste, Estella allait donner vie aux
Electric Teacup.
D’ailleurs, elle pourrait développer ce thème en créant des pantalons
coordonnés. Il lui faudrait une chemise, aussi. Dans Carnaby Street,
beaucoup de types en portaient avec de larges cols dans des matières
fluides. Celle de Peter serait lacée devant, et Estella l’ornerait de fils d’or
cousus main. Ce serait magnifique. Une pièce unique en son genre. Mais
d’abord, il lui fallait les matériaux de base. Quelque chose d’une qualité
exceptionnelle et en quantité. Pas le choix, donc : elle devait retourner chez
Liberty.
Jasper attrapa dans la pile une des boîtes de haricots sans étiquette,
l’ouvrit et la vida dans une casserole.
— On joue quels rôles ? questionna-t-il.
Estella s’approcha de leur portant de déguisements et les passa en revue,
le front plissé et l’air concentré.
— Je crois que c’est une mission pour Edna et Fred, trancha-t-elle.
Jasper siffla entre ses dents.
— Tu sors la grosse artillerie ! J’irai chercher des souris une fois que
j’aurai mangé.
Edna et Fred étaient deux personnages réservés aux opérations spéciales
pour lesquelles les poches secrètes et doubles fonds ordinaires ne suffisaient
pas. Ils formaient un couple d’érudits dont le succès reposait sur deux
accessoires indispensables : un caleçon géant et des souris. Concernant le
premier, il ne s’agissait pas d’un sous-vêtement mais d’une longue culotte
bouffante resserrée aux chevilles par des élastiques. Pour bien la camoufler,
des vêtements amples par-dessus s’imposaient. Dans l’activité de
chapardage, cet accessoire, utilisé à bon escient, permettait d’accomplir de
sacrés exploits. Estella avait notamment volé plein de manteaux (même des
fourrures entassées, mais ça tenait assez chaud), une bouilloire, des tas de
provisions et quelques petits tapis aussi. Une fois, ils y avaient même glissé
un miroir – pas en pied, évidemment, mais quand même assez grand.
Elle commença à s’habiller en enfilant l’immense culotte, puis la longue
jupe qui allait la recouvrir. Jasper et Horace firent le tour du logis pour
déloger des souris – le plus efficace des accessoires localement disponibles.
— C’est bon, déclara Jasper en enfilant le costume en tweed tarabiscoté
de Fred avant de remplir les poches de son pantalon de petites boules de
poils agitées. En route !
— Grouille-toi, chuchota Jasper en sortant de l’ascenseur au rayon tissus
de Liberty. Je sens que la révolte gronde dans mon futal.
Estella observa du coin de l’œil son partenaire et constata que ses souris
gigotaient frénétiquement. Elle avait une idée précise de ce qu’elle
cherchait et sans tarder jeta son dévolu sur un velours indigo aux reflets
argentés.
— Maintenant, souffla-t-elle.
Jasper partit à l’autre bout du rayon, puis tira sur un cordon dans sa
poche, qui ouvrit une autre poche secrète, cousue plus bas, près de sa
cheville. Les souris se déversèrent sur sa chaussure. Il s’éloigna et laissa
œuvrer ces dernières.
Il ne fallut que quelques minutes pour qu’une des vendeuses du magasin
aperçoive la colonne de souris renfrognées cavalant sur le sol. Dès qu’elle
l’entendit hurler, Estella fit tomber le rouleau de velours par terre et
s’agenouilla à côté. Tandis que Jasper le tenait, elle se mit à le dévider et à
glisser l’étoffe par la ceinture de son énorme culotte, qu’elle bourra au fur et
à mesure. Encore et encore, jusqu’au fond. Des kilos de velours. Sa jupe
gonfla comme un ballon. Jasper aida Estella à se relever. Cette masse de
tissu entravait ses mouvements et la contraignit à marcher en canard.
— Des souris chez Liberty ! Quelle horreur ! fit-elle mine de s’indigner
alors qu’ils repartaient.
Quelques minutes plus tard, ils ressortaient dans la rue, Estella se
dandinant dans sa culotte bourrée de velours.
— On était obligés de jouer Edna et Fred par un temps pareille ?
grommela Jasper en desserrant son col.
— De quoi tu te plains ? C’est moi qui ai pour cent livres de velours dans
ma culotte.
— Et moi, j’ai une dizaine de morsures de souris sur la jambe, rétorqua
Jasper.
À la première occasion, Estella se réfugia dans une ruelle pour extraire
les mètres de tissu de sous sa jupe.
— Tiens, dit-elle en les remettant à Jasper. Garde-moi ça un moment.
J’en ai marre de marcher en canard, j’ai besoin de me dégourdir les jambes.
Tandis qu’ils se dirigeaient vers l’arrêt de bus, Estella imagina le plaisir
qu’elle éprouverait, à l’avenir, à se faire livrer son tissu. Penchée sur sa
table de création dans un atelier à son nom, elle siroterait un verre de vin
lorsque cette commande arriverait – un chargement monstre contenant plus
d’étoffes qu’elle ne pourrait jamais en utiliser. Estella se laissa absorber par
ce fantasme qu’elle nourrissait régulièrement, toujours à la nuit tombante,
quand les lumières de Londres scintillaient au-dehors. Une armée de
mannequins à son service porteraient ses créations en cours de réalisation.
Dans son fantasme, il y avait aussi des fourrures. Des montagnes de
fourrures. Des manteaux sublimes, aux coupes superbes et aux cols raffinés.
Son atelier était frais et bien éclairé. Ça sentait le jasmin. Et au fond,
cliquetait la petite musique des machines à coudre…
— Ces souris, c’était une bonne prise aussi, aujourd’hui, commenta
Jasper, tirant Estella de sa rêverie, tandis qu’il hissait l’énorme ballot à bord
du bus. Je crois que ça n’a jamais été aussi facile d’en trouver cinq d’un
coup ! Ça doit être dû à la chaleur.
Estella répondit par un grognement. Dans son atelier idéal, il n’y aurait
pas de souris. Ces bestioles seraient persona non grata.

Estella passa les jours suivants à dessiner, à jeter ses croquis et à en


refaire d’autres.
Les manches étaient trop larges. Il faut les fuseler un peu.
Comme ça, quand Peter gratterait sa guitare, le revers ne frotterait pas les
cordes.
Retire les boutons.
Couds les poignets jusqu’en bas.
Ce devait être la vingtième fois qu’elle recommençait son ouvrage quand
Jasper se pencha au-dessus de son établi et tapota dessus pour capter son
attention.
— Y a quelqu’un ?
Estella leva le nez de ses croquis. Une goutte de sueur coula sur son nez
et atterrit sur le bloc de feuilles.
— Bon, Stella, s’impatienta Jasper. Ça fait deux jours qu’on n’a rien fait.
— Je travaille, répliqua-t-elle en clignant des yeux.
Le nez collé au papier depuis des heures, il fallait que son regard se
réhabitue à une figure humaine.
— À quoi ça va servir ? C’est quel genre de déguisement ?
— C’en est pas un, objecta-t-elle en refermant brusquement son bloc.
C’est une de mes créations personnelles.
— Soit, mais il faut qu’on se remette en selle.
— C’est vrai, intervint Horace. Chaque jour passé enfermés ici est un
vrai gâchis. Ça grouille de touristes, dehors ! On pourrait se faire un paquet
d’oseille…
— Allez, insista Jasper en cognant l’épaule de la jeune fille avec
espièglerie. Viens profiter du soleil, Stella. Allons nous amuser un peu.
Il faisait en effet une chaleur étouffante. Le temps idéal pour un petit
larcin.
— D’accord, accepta-t-elle finalement. Allons faire un tour.
— Ah, je préfère ça ! s’égaya Jasper. D’quoi t’as envie ? Tirer des
portefeuilles dans Piccadilly ?
Estella avisa la pile de journaux qu’elle conservait au pied de sa table de
couture. Un titre retint son attention, une manière idéale de passer l’après-
midi à butiner tout en aiguisant sa culture de la mode. Elle ramassa le
journal.
— Et si on visait un peu plus haut ? proposa-t-elle en l’étalant par terre et
en pointant un article : EXPOSITION DE JEUNES CRÉATEURS À L’HÔTEL SAVOY.
— Voilà ! décida-t-elle en frappant la page du doigt. C’est là qu’on va
aller.
— Un défilé de mode ?
— Oui, mais au Savoy.
— Le Savoy, répéta Jasper.
— Quoi ? s’exclama Horace. Cet hôtel ultra chic ?
— Plus chic, tu meurs, confirma Estella.
— Qu’est-ce qu’on va faire à un défilé de mode ? maugréa Jasper.
— Réfléchissez : les clients de cet hôtel sont pleins aux as et laissent
toujours traîner leurs affaires – ils sont totalement insouciants.
Le trio partait toujours de ce principe fondamental concernant les riches :
ils négligeaient leurs biens, et une telle négligence induisait directement le
remplissage de leurs poches à eux. Forte des nouvelles amitiés qu’elle avait
scellées, Estella savait désormais que ce principe se vérifiait toujours.
— J’sais pas, hésita Horace. Autant viser un coin ordinaire et moins
surveillé. Un lieu bondé de touristes. C’est de l’argent facile.
— Mais imagine ce qu’on pourrait empocher au Savoy, argumenta
Estella. Un portefeuille là-bas en vaut cinq ou six ailleurs !
Horace réfléchit un instant.
— On pourrait faire le coup du ventre en vrac, j’imagine, finit-il par
acquiescer. Stella se pointe là-bas, elle fait son affaire et nous laisse
récupérer le butin.
Le coup du ventre en vrac ? Tout était dans le titre, pour ainsi dire : un
des complices assistait à un événement et dérobait au passage portefeuilles,
colifichets et montres en les fourrant dans de fausses poches. Puis,
brusquement, il s’agrippait le ventre et se précipitait aux toilettes en tenant
fermement sa prise. Personne ne posait de questions en voyant quelqu’un
courir au petit coin, plié en deux. Personne ne voulait savoir. Une fois à
l’abri, les portefeuilles et autres biens étaient planqués au fond de la
poubelle des toilettes, qu’un second complice venait ensuite vider. Et voilà.
Simple et efficace. Cette ruse fonctionnait quasiment à chaque fois.
— Si je comprends bien, le rôle du manche à balai, c’est pour moi ?
ronchonna Jasper. D’abord, Fred le faux mondain, maintenant la femme de
ménage… mais d’accord. Tant qu’on fait un coup.
— On peut encore se contenter du parc, proposa Horace. C’est moins
risqué et plus facile.
— Quel intérêt ? opposa Estella en s’efforçant de masquer son
agacement.
— Ne pas se faire choper ?
Elle sourit.
— Hmm, mais nettement moins drôle…
— Tu me fais peur quand tu souris comme ça, conclut Horace.
À son entrée dans le hall du Savoy, les semelles d’Estella produisirent un
cliquetis régulier sur le carrelage en damier noir et blanc. Alors que le reste
de la capitale cuisait sous un soleil de plomb, l’intérieur du palace était une
oasis d’ombre et de fraîcheur ; rien, pas même les éléments, ne pouvait
altérer le confort de ses clients. À l’instar d’Harrods, le Savoy était une de
ces institutions londoniennes qui semblaient prêtes à ne reculer devant
aucune extravagance pour satisfaire sa clientèle. Exemple : un prince indien
qui y séjournait récemment avait oublié dans son pays un effet personnel
d’une grande importance ; eh bien, au lieu de le lui faire expédier par
courrier ordinaire, ou tout autre mode de livraison, le Savoy avait dépêché
un coursier en Inde pour le récupérer. Même durant la guerre, alors que la
ville tremblait sous les bombardements, le Savoy s’était enorgueilli
d’assurer la continuité de son service d’exception. Pour leur sécurité, les
clients avaient parfois été contraints de dormir dans le hall mais dans des
conditions relativement confortables et en étant soignés aux petits oignons
par le personnel.
Tradition.
Discipline.
Assistance.
On était loin du Swinging London, ici. Lorsque des défilés de mode
devaient y avoir lieu – ce qui n’était pas étonnant –, c’était à la manière du
Savoy, car tout le gratin de la haute société londonienne – c’est-à-dire les
plus vieilles fortunes du pays, aux patronymes à rallonge – étudiait à la
loupe les modèles présentés.
Estella devait passer pour une jeune femme relativement dans le vent tout
en gardant l’apparence assez sérieuse de celle qui vient écrire un article sur
une exposition de jeunes créateurs. Une simple robe blanche. (Courte, mais
pas trop – elle lui arrivait presque aux genoux, en fait.) Des chaussettes
hautes. Une longue perruque blonde. Et, pour compléter l’ensemble, une
besace l’un de ses nombreux sacs transformés, dotée d’une doublure
pourvue d’une poche secrète. Pendu à son cou, un appareil photo que le trio
avait subtilisé à un touriste l’été dernier – sans pellicule à l’intérieur.
Horace jouerait le chasseur, c’est-à-dire un simple garçon de courses
feignant d’attendre dans le hall les ordres d’un client du Savoy. Ce serait lui
qui ferait le guet afin qu’Estella entre et sorte sans encombre, puis qui ferait
signe à Jasper de venir faire le ménage et vider la fameuse poubelle.
Jasper, alias le Manche à Balai, était parti devant. Assis sur l’un des
canapés capitonnés du hall, il faisait semblant de remplir la grille de mots
croisés du Sunday Times. Il ne leva les yeux qu’un court instant pour avoir
la confirmation de l’arrivée de ses complices.
Une pancarte sur un chevalet indiquait dans quel salon de réception se
tenait le défilé. Estella observa à la dérobée les jeunes femmes qui y
entraient et constata que l’écrasante majorité ne semblait pas du tout être à
la pointe de la mode. Parmi elles, les plus jeunes – la vingtaine, peut-être –
avaient, pour la plupart, un look similaire à celui d’Estella : jupes
classiques, chemisiers sobres, robes austères, colliers de perles et broches
d’une laideur franchement criminelle. Nombre d’entre elles étaient
accompagnées de leurs mères ou de leurs tantes, une génération plus
ancienne, en tailleurs Chanel, gants blancs et toques ou chapeaux à plumes.
Celles qui étaient tête nue arboraient une coiffure guindée, leurs cheveux
crêpés en forme de casque. Dans la file, cela sentait si fort l’eau de Cologne
que le papier peint en soie aurait pu se décoller des murs.
— Je viens pour le défilé des jeunes créateurs, annonça Estella à
l’homme qui gérait l’entrée.
Parée de son accent le plus snob, elle montra son appareil photo en guise
de preuve.
— Votre invitation, je vous prie ?
Estella fouilla dans sa poche. Elle n’en avait pas, bien sûr, mais l’idée
était de faire mine de la chercher, puis de retourner son sac à main, l’air de
plus en plus dépité.
— Je dois écrire un article pour le magazine Teen Pulse. Je… J’en ai
une… elle est là, quelque part… bredouilla-t-elle.
L’homme attendait patiemment.
— C’est mon premier reportage sur le terrain, gémit-elle en s’autorisant
une petite voix tremblotante. Oh non, on va me mettre à la porte ! Me
virer ! Il leur faut ces photos !
L’homme s’adoucit. Après tout, ce n’était pas un déjeuner avec la famille
royale.
— C’est bon, glissa-t-il en l’encourageant d’un sourire. Allez-y.
— Oh, merci, haleta Estella. Merci beaucoup ! Ma mère vous remercie
aussi !
Et elle se dépêcha d’entrer avant qu’il ne change d’avis.

Dans la salle de réception, le long d’un mur, une scène peu élevée avait
été montée devant une toile de fond pop art, composée de grands cercles
noirs, blancs et orange parsemés de pancartes de slogans en caractères gras :
LA MODE MAINTENANT, LES RAVAGES DE LA JEUNESSE, LIBÉRATION et MARIER
LES MAILLES.
— Marier les mailles ? grommela Estella tout bas. N’importe quoi…
Entre les tables dressées devant la scène, la fine fleur des serveurs
londoniens tournoyait avec la grâce de patineurs pour répartir des
présentoirs en porcelaine chargés de canapés à la salade de crabe, œuf et
concombre, et servir le thé dans des théières en argent. D’autres membres
du personnel suivirent, armés de plateaux de douceurs : des tranches de
gâteau de Battenberg, des scones, des meringues, des biscuits au citron et
des petits pains à la crème. La salle résonnait du tintement des cuillères
dans les tasses et de l’écho ouaté des conversations. Le décor tapageur de la
scène détonnait à tous points de vue avec l’ambiance mondaine et feutrée
qui prévalait dans l’assistance.
Ce spectacle était totalement déprimant. Comment osaient-ils appeler ça
un défilé de mode ?
Estella se posta dans un coin de la salle, près de la scène. De là, elle
pourrait sans difficulté passer en revue les dessus de tables. Ce rôle de
photographe était un habile subterfuge pour occuper la piste en
s’agenouillant tout près des invités, brandir son appareil photo à deux
mains, puis vite l’abaisser en feignant de modifier un réglage ou de changer
la pellicule. Ensuite, rien de plus simple que de glisser une main dans les
sacs posés, ouverts, à leurs pieds ou accrochés aux dossiers de leurs chaises.
Les enceintes se mirent à diffuser un air de jazz et l’éclairage se tamisa.
— Mesdames ! retentit une voix. Soyez les bienvenues à l’exposition de
ce jour, en présence des plus grands noms de la mode actuelle !
Estella fit craquer sa mâchoire.
Un tourbillon de lumières s’alluma au-dessus d’un cortège de
mannequins. Lentement, elles défilèrent en exécutant une étrange
chorégraphie pleine d’allant pour exhiber des ensembles de pulls et de jupes
assortis qui manquaient cruellement d’originalité.
— Voici les plus grandes tendances en matière de lainages ! poursuivit le
présentateur. Cela vous plaît, mesdames ?
— Mon Dieu, s’horrifia tout bas Estella.
Voilà justement ce que la vieille garde n’avait toujours pas l’air de
comprendre à propos de la mode actuelle à Londres : elle ne venait pas d’en
haut, des grandes maisons de couture, mais de gens comme elle, du climat
qui régnait dans la rue et dans les boîtes de nuit. Ce qu’on lui montrait là
n’en était qu’une pâle copie. Bien que criard, ce choix de couleurs était
totalement à côté de la plaque. Le pire, c’était quand les mannequins
présentaient d’un air nonchalant des pièces presque acceptables, comme ces
bottes sympas qui frôlaient la mention « avant-gardiste » ou ce chapeau à
peu près potable. C’était comme écouter quelqu’un jouer de la musique et
user vos nerfs en se trompant toutes les cinq notes. En voyant ces créations
défiler l’une après l’autre sur la piste, Estella sentit sa confiance grimper en
flèche, car elle se savait capable de faire bien mieux qu’eux tous réunis, les
yeux fermés.
Toutes ces jeunes nanties, avec leurs mères bien coiffées, marmonnaient
poliment en notant sur des petits carnets qu’on leur avait fournis lequel de
ces affreux tricots elles allaient commander.
Estella n’avait pas de pellicule pour prendre ces vêtements en photo, et
c’était tant mieux : elle rendait un fier service à l’histoire de la mode. Qu’ils
disparaissent et tombent dans l’oubli !
Maintenant, au boulot.
Estella repéra à proximité d’elle un sac à main apparemment bien garni,
ouvert par terre, près des tennis en cuir d’une dame. Elle s’agenouilla avec
son appareil et le fouilla d’une main en feignant de prendre des photos de
l’autre. Un second sac pendait au dossier d’une chaise tel un fruit bien mûr
sur une branche. Estella fit le tour, s’agenouilla et piocha à l’intérieur.
C’était presque trop facile. Sa besace se remplissait vite.
Alors qu’elle s’apprêtait à quitter le salon, elle remarqua un étui à
cigarettes en argent vraiment ravissant, abandonné à la vue de tous. La
tentation était trop belle. Le bras discrètement tendu, Estella le fit glisser de
la table dans sa main, puis reprit le chemin de la sortie. Au même moment,
une mannequin vêtue d’une tenue particulièrement hideuse fit irruption sur
la scène. Il n’en fallut pas plus pour qu’Estella se fige sur place. Le
spectacle dépassait l’entendement. C’était un ensemble coordonné,
composé d’un pull et d’une jupe moulante au jaune moutarde entrecoupé de
bleu pastel et de rose vif. À croire que le styliste s’était évertué à associer
dans une seule tenue toutes les nuances susceptibles de choquer l’œil
humain. Il fallait expédier cette horreur dans l’espace.
— Que faites-vous avec mon étui à cigarettes ?
Brutalement ramenée à la réalité, Estella s’aperçut qu’elle avait été si
distraite par cette faute de goût quasi illégale sur la scène qu’elle en avait
oublié son propre délit et omis de glisser l’étui dans sa besace. Sa
propriétaire – une femme d’un certain âge en tailleur Chanel violet qui
n’était pas sans rappeler un grain de raisin géant – la fixait d’un œil
accusateur.
— Oh, hum…
Estella sentit la panique l’envahir. Ressaisis-toi.
— Je suis navrée. J’ai cru que…
— Que quoi ? rétorqua la femme.
Bonne question.
— J’ai cru… que c’était le mien ?
Cette excuse sonna davantage comme une question et s’avéra peu
efficace pour apaiser la colère de madame raisin.
Leur échange commençait déjà à attirer l’attention des tables voisines.
Sur le podium, les mannequins continuaient leurs petits déhanchés, et la
plupart des spectatrices au premier rang suivaient encore le show.
Cependant, Estella vit rapidement les consciences s’éveiller dans la salle.
Quand un problème survenait, les gens préfaient en être informés et, en
l’occurrence, bon nombre des personnes présentes étaient sur le point de
découvrir que leurs porte-monnaies avaient disparu. Signe qu’il était temps
pour Estella de s’éclipser sans cérémonie.
— Je me sens mal, souffla-t-elle en portant une main à sa tête. Ça tourne.
Excusez-moi. Il faut que je trouve les toilettes.
Elle reposa l’étui sur la table et sortit d’un pas résolu. Dans son dos, elle
entendit des voix s’élever et, très vaguement, l’une d’elles évoquer un
porte-monnaie. Elle allongea le pas. Personne ne chercha à lui barrer la
route car personne ne savait quoi penser de la situation en cours. La
confusion était la meilleure alliée du voleur : quand les gens comprenaient
enfin ce qui s’était passé, il s’était déjà évanoui dans la nature.
Estella avait réussi à regagner le hall quand elle reconnut la voix de
l’homme qui l’avait laissée entrer sans invitation.
— Vous, là !
Deux mots qui, typiquement, poussaient tout voleur à s’enfuir.
Ce n’était pas toujours la meilleure conduite à adopter.
En fait, dans la grande majorité des cas, mieux valait ralentir. Faire la
sourde oreille. De plus, les établissements prestigieux comme le Savoy ne
tenaient pas à voir des scènes de courses-poursuites se dérouler dans leurs
halls. Toute la réputation du Savoy reposait sur la tranquillité et la
respectabilité du lieu, donc ce n’était pas ici que l’on risquait de croiser un
vulgaire voleur.
L’homme rattrapa Estella et se dressa face à elle.
— J’ai deux mots à vous dire.
— Je me sens mal, gémit-elle faiblement en tenant sa besace serrée
contre elle. Pouvez-vous m’indiquer les toilettes, s’il vous plaît ? C’est par
où ?
Dans sa fuite, elle s’était mise à transpirer, et sa peau luisante ajoutait à
son numéro de souffrante.
Une fois de plus : semer le doute. D’aucuns diraient que l’aversion du
Savoy pour les voleurs n’avait sûrement d’égale que son dégoût pour les
clients vomissant dans le hall.
— Suivez-moi, concéda l’homme d’un ton sévère.
Du coin de l’œil, Estella vit Horace, qui attendait en tenant un carton
vide, fabriqué pour ressembler à un colis à livrer. Elle inclina légèrement la
tête pour lui faire comprendre que tout allait bien. Si elle parvenait à
atteindre les toilettes, elle pourrait se délester de tout ce qu’elle cachait sur
elle.
Mais l’homme la conduisit dans une autre direction.
— Par ici. Nous avons des cabinets privés pour les cas de malaise.
— Oh, fit Estella en portant une main à sa bouche. Oh, non…
Chancelante, elle avança de quelques pas vers ce qu’elle savait être
l’emplacement des toilettes publiques. L’homme tendit le bras pour lui
porter assistance. Il allait l’accompagner jusqu’à son objectif, et Estella
réussir son coup. Elle aperçut Jasper en robe et perruque, qui rôdait, dans
l’attente de la rejoindre à l’intérieur.
Ce fut alors qu’Estella trébucha.
C’étaient des choses qui arrivaient, surtout quand on essayait de marcher
le dos voûté en se cramponnant à une besace remplie de sacs à main et de
divers objets de valeur. Et cela aurait pu rester sans conséquence, mais
l’employé de l’hôtel se hâta de la rattraper et, au lieu de l’agripper par
l’épaule, il accrocha par mégarde sa perruque et se retrouva avec un long
postiche blond dans la main.
À ce stade, Estella décida que prendre la fuite était la meilleure conduite
à adopter.
Elle fonça vers la sortie. Mais la sécurité l’encerclait déjà. Elle n’allait
pas pouvoir leur échapper.
— Voilà son complice ! hurla Jasper en prenant sa voix de femme de
ménage.
Des membres du personnel pivotèrent dans sa direction et aperçurent une
petite vieille avec un gros sac à tricot qui, en y regardant de plus près,
n’était peut-être pas celle qu’elle prétendait. Jasper détala dans la direction
opposée, au fin fond de l’hôtel. Décidant en un éclair où sa présence
s’avèrerait le plus utile, Horace choisit de le suivre.
Cette diversion offrit à Estella juste assez de champ libre pour forcer le
passage et sortir de l’hôtel. En cas d’urgence, leur point de ralliement était
les jardins de la reine Victoria près des quais, situés à une courte distance à
pied du Savoy mais assez loin pour leur permettre de se fondre à nouveau
dans la ville. Une fois là-bas, Estella courut droit aux toilettes publiques,
s’enferma dans une cabine, retira sa robe et la retourna entièrement. La
sobriété du blanc initial laissa place à un imprimé bleu et rouge tape-à-l’œil.
Du fond de sa besace, elle sortit un fin foulard rouge, qu’elle enroula vite
autour de sa tête avant de chausser sur son nez des lunettes de soleil. En
fouillant la besace, elle constata qu’elle avait réussi à dérober plus de deux
cents livres, ce qui suffirait à les maintenir à flot presque tout l’été. Les sacs
à main subtilisés dans la salle de réception lui avaient aussi permis
d’acquérir plusieurs cartes de crédit, un petit flacon de parfum au muguet,
deux rouges à lèvres, un miroir de poche très attrayant et un briquet en
argent, qu’elle avait directement rangés dans sa besace.
Après avoir vidé les sacs de leur contenu, Estella abandonna les
portefeuilles volés derrière le réservoir de la chasse d’eau, puis elle ressortit
de la cabine et appliqua sur sa bouche une couche de rouge à lèvres blanc.
Elle ôta ses chaussures et ressortit pieds nus sur la pelouse, où elle se laissa
choir.
Ce ne fut que dix minutes plus tard qu’Horace arriva en petites foulées,
tout rouge et hors d’haleine. Il s’écroula à côté d’elle.
— C’était moins une, haleta-t-il en se penchant pour reprendre son
souffle. J’te l’avais dit : on n’aurait pas dû aller là-bas. On aurait mieux fait
de… de s’en tenir au parc. Jasper…
— Où il est ?
— Il a pris l’ascenseur. Je voulais le suivre, mais les autres ont
commencé à me regarder de travers, alors je suis parti.
Estella se mordit la lèvre. Il était fort possible que Jasper fût en train de
remonter tranquillement les couloirs du Savoy tout en se dépouillant pièce
par pièce de son déguisement. À l’exemple de la robe d’Estella, son
déguisement de femme de ménage comportait une face cachée facilement
réversible en cas de pépin : un pantalon roulotté jusqu’aux genoux attaché
au fond de robe et, sous la jaquette en laine, une chemise d’homme. Quant à
ses chaussures de ville, elles étaient dissimulées dans son énorme sac de
tricot.
— Qu’est-ce qu’on fait, à ton avis ? s’inquiéta Horace.
— On attend, décida Estella. Si on ne le voit pas arriver bientôt, on ira
faire le tour des postes du quartier.

Une bonne heure plus tard, Jasper arriva au parc, débarrassé de sa tenue
de femme de ménage.
— On a bien cru qu’ils t’avaient pincé ! s’écria Horace.
— C’est le cas, raconta Jasper. Sauf que ce n’est pas un crime, de se
balader déguisé au Savoy. J’ai prétexté une farce d’étudiants. Ils ne m’ont
pas cru, mais je n’avais rien sur moi, donc ils n’avaient pas le droit de me
retenir. Ils m’ont flanqué à la porte en me déconseillant de revenir.
— C’était vraiment moins une, répéta Horace.
— Mais on a réussi, se réjouit Estella. Et on s’en tire avec tout ça !
Elle montra sa besace, pleine à craquer de petits cadeaux.
— Plus de deux cents livres ! Deux cents !
C’était une coquette somme. Une vraie fortune, même. Horace,
cependant, n’en démordait pas.
— Moins une, grommela-t-il encore, l’air mécontent. On aurait dû faire
simple. Aller au parc. On aurait trouvé de quoi refaire le plein, mangé une
glace, et roule ma poule.
— Horace n’a pas tort, acquiesça Jasper.
— Évidemment, que j’ai raison, bon sang !
— Où est passé votre goût du risque ? répliqua Estella. Allez. Avouez
que c’était d’enfer…
À en juger par leurs têtes, Jasper et Horace étaient loin d’avoir goûté
cette mésaventure, mais Estella refusa de céder. Ils ne comprenaient rien.
Cet été, leur chance allait tourner. Ses créations. Son avenir. Tout
commençait à se mettre en place. Parfois, pour parvenir à ses fins, il fallait
faire preuve d’audace. Sortir de sa zone de confort et prendre des risques
pour s’écarter du schéma habituel.
À cet instant précis, Estella entrevit un douloureux corollaire : si elle
suivait Jasper et Horace, et continuait à vivre selon leurs règles, sa vie ne
changerait jamais.
Après l’avoir échappé belle au Savoy, le trio décida de faire profil bas
durant quelques jours. Estella estima que c’était préférable ; il subsistait
entre eux une certaine tension quant à savoir qui était fautif dans cette
mésaventure (Jasper et Horace la tenaient pour responsable alors qu’Estella
voyait plus large) et si le jeu en valait vraiment la chandelle. Selon elle, un
petit délai de réflexion leur ferait du bien à tous.
Jasper et Horace n’ayant aucune envie de vivre ces longues journées
d’été enfermés dans l’étuve du Repaire, ils se risquaient à sortir avec leurs
bandes dessinées pour lambiner dans le parc. Estella passait souvent ses
après-midis avec Magda et Richard, qu’elle rejoignait à la Chenille avant
d’aller se prélasser chez eux. Désormais, elle y était une invitée
permanente, qui n’avait plus besoin de frapper avant d’entrer. Une fois
qu’on était intégré, c’était pour de bon, et si la porte était ouverte, on était le
bienvenu. C’était comme ça que fonctionnait le milieu londonien : on
passait sans transition d’un cercle à l’autre.
Le reste du temps, Estella se consacrait à la tenue de scène de Peter. La
date de son passage à la télévision approchait. D’ailleurs, Magda organisait
une soirée pour l’événement. Quand elle n’était pas de sortie avec ses
nouveaux amis, Estella s’affairait matin et soir à sa table de couture. Bandit
et Clin d’œil lui tenaient compagnie. Pièce par pièce, l’ensemble prenait
forme. Elle épinglait, cousait et habillait son mannequin, examinant avec
soin le moindre élément. L’endroit de la veste était prêt, ainsi que les
premiers détails du motif. Avant de pouvoir la terminer, il faudrait qu’elle
l’ajuste correctement sur Peter.
En clair, elle devait l’appeler. Pour une raison qu’elle ignorait, cette
perspective l’intimidait. Ils n’avaient pas le téléphone au Repaire, ce qui ne
leur avait jamais fait défaut puisque Estella n’avait jamais eu personne à
contacter. Comme elle n’avait pas revu Peter depuis leur échange chez
Magda, elle ne savait pas trop comment s’adresser à lui. Devait-elle prendre
un ton professionnel comme si elle appelait depuis un atelier de
confection ? Amical comme en soirée ? Dragueur ? Est-ce qu’au moins elle
savait faire du charme à un garçon ?
Énervée contre elle-même, de trop réfléchir à ce qui devait être un simple
coup de fil, Estella se rendit finalement d’un pas résolu à la cabine
téléphonique au coin de la rue ; elle s’enferma à l’intérieur et pinça la pièce
avant de l’insérer dans la fente et de composer le numéro que Peter lui avait
communiqué. La sonnerie retentit cinq fois.
— Allô ? cria quelqu’un en décrochant.
La voix était parasitée par de grosses vibrations musicales en fond
sonore.
— Peter ? cria à son tour Estella. C’est bien Peter à l’appareil ?
— Peter ?
— Oui, Peter !
— Attendez, attendez… Baisse un peu le volume, mec ! Baisse !
Mais personne ne baissa le volume.
— Peter ? répéta la personne à l’autre bout du fil.
— Oui, Peter, soupira Estella en s’appuyant contre la paroi de la cabine.
— Ah, Peter ! Attendez. Je vais le chercher.
Elle entendit le bruit sourd du combiné qu’on posait, des bribes de
conversation, puis la musique baissa complètement.
— Allô ?
Au son de sa voix, une bouffée de chaleur la parcourut.
— Salut, Peter. C’est Estella.
— Estella ! Mon costume est terminé ?
— Et ma chanson ? répliqua-t-elle en souriant.
— J’ignore si les muses de l’Antiquité étaient aussi exigeantes. De nos
jours, leur niveau laisse à désirer, tu peux me croire.
Estella fit entendre un rire.
— Avant de peaufiner les détails, je dois m’assurer que c’est à ta taille,
reprit-elle plus sérieusement. Il faut que tu l’essaies.
— Tu as de la chance, répondit Peter. Je suis libre. C’est quoi, ton
adresse ?
— Oh…
Elle comptait lui proposer de se retrouver chez Magda et Richard. Il ne
lui avait même pas traversé l’esprit qu’il voudrait venir chez elle.
— Je me disais qu’on pouvait se retrouver à Cheyne Walk ?
— Mais ce ne serait pas plus simple que je vienne à toi ? Tu vis bien à
Londres, non ?
— Si…
— OK. Alors donne-moi l’adresse.
— Mon appart est un peu… moche, avoua Estella en se sentant rougir.
Peter s’esclaffa, sans méchanceté.
— Et alors ? Tu crois que j’habite dans un palais, moi ? Qu’est-ce que
j’en ai à faire, de l’aspect de ton appart ? Allez, donne-moi l’adresse.
Estella prit le temps de réfléchir à cette tournure inattendue. Jasper et
Horace ne rentreraient que tard dans la soirée. Par un temps pareil, ils
aimaient bien faire un peu les fous dans le parc et piquer une tête dans le lac
à la nuit tombante, quand les promeneurs désertaient les lieux. Ça lui
laisserait le temps dont elle avait besoin avec Peter sans avoir à expliquer sa
présence à ses amis et inversement.
— Si je t’attendais à la station de métro de Camden Town et qu’on faisait
le reste du chemin à pied ensemble ? finit-elle par suggérer. C’est un peu
difficile à trouver.
— Entendu. Rendez-vous là-bas à quinze heures.
Estella rentra en vitesse pour se rendre présentable, ce qui nécessita six
essayages et quatre retouches de maquillage. Après quoi elle tenta de ranger
un peu, mais elle s’affaira surtout à faire fuir les souris les plus intrépides
par les brèches du lambris et à empiler des livres de façon stratégique
devant les plus grosses trouées. Elle arpenta la pièce, disposant le costume
de Peter d’abord sur une table, puis sur son lit, avant de le remettre
finalement sur le mannequin.
Elle quitta l’appartement avec une bonne heure d’avance pour rejoindre
la station de métro, située à seulement quelques minutes à pied, après les
berges de Regent’s Canal et au bout de Camden High Street. Camden
n’était pas un quartier aussi huppé que Chelsea, où vivaient Magda et
Richard. La rue était bordée de marchands de fruits et légumes et de
magasins de vêtements bon marché, ainsi que de nombreuses friperies.
Mais ce jour-là il faisait un temps splendide, et sous cette lumière éclatante,
tout paraissait plus beau.
Peter émergea de la station avec un peu de retard mais plus séduisant que
jamais. Il portait un simple tee-shirt blanc sur un pantalon marron clair, rien
d’extraordinaire. (Elle arrangerait ça plus tard.) À sa démarche, sa posture,
elle percevait le musicien en lui : le balancement de ses bras décrivait de
grandes courbes prolongées par ses doigts graciles, et ses mouvements
avaient quelque chose de cadencé, comme si Peter était à l’écoute de son
environnement et marchait en mesure avec lui.
— Re-bonjour, lança-t-il.
— Salut.
Ils prirent le temps de se jauger un instant, puis le visage de Peter
s’éclaira de ce sourire en coin qui mettait le cœur d’Estella en émoi.
— On y va ? proposa-t-il.
Ils se mirent en route, Estella ouvrant la voie dans Camden High Street,
puis au-delà du canal.
— Alors, prêt pour cette émission de télé ?
— Presque, confia-t-il. On va pouvoir jouer deux titres. Everybody’s Sun,
c’est sûr, puisque c’est le 45 tours. Mais on hésite encore pour le second.
L’album se vend bien, cela dit. Il est chez tous les disquaires. Il paraît que
John Lennon l’a écouté et que ça lui a beaucoup plu. J’ignore si c’est vrai…
— Bien sûr que c’est vrai. C’est un super album.
— Tant qu’il te plaît, c’est le principal, fredonna-t-il en souriant.
Quelques minutes plus tard, ils s’arrêtèrent devant la clôture d’un terrain
vague.
— On y est, annonça Estella.
Peter jeta un coup d’œil autour de lui.
— Où ça ?
— Chez moi.
La majorité des habitations possédaient une porte – ça allait de soi. Mais
pas le Repaire, car ce n’était pas un logement ni même une adresse. C’était
un abri, une planque, un refuge. D’où l’absence de numéro et de sonnette.
Et de façade, évidemment.
— C’est une palissade, fit remarquer Peter.
— Oui, il faut passer derrière, expliqua Estella en écartant l’une des
planches disjointes. Baisse la tête. Attention à ne pas accrocher ton tee-
shirt.
— Je reconnais que je ne m’attendais pas à ça, commenta Peter en se
glissant dans la trouée.
— Si tu aimes les surprises, tu ne vas pas être déçu, enchérit Estella.
Elle montra une fosse dans le sol, en partie recouverte de bardeaux, qui
laissaient deviner l’ancien escalier menant à ce qui était jadis le sous-sol de
l’immeuble. La bombe qui avait soufflé la moitié du bâtiment en avait aussi
détruit les trois premières marches.
— Mieux vaut t’accroupir pour descendre, prévint-elle en s’asseyant par
terre pour se glisser sur les marches. Et tiens-toi à la rampe.
Peter avisa le trou où l’attendait Estella. À tous les coups, il allait faire
demi-tour, supposa-t-elle. Aucune star du rock ne la suivrait au fond de ce
qui ressemblait littéralement à un terrier.
Mais, à sa surprise, il s’assit au bord et descendit d’un bond sur la
marche.
— Au point où j’en suis, s’amusa-t-il en haussant les épaules. Après
vous, Chapelier Fou !
Ce passage était plutôt sans danger, car les marches étaient en béton et
éclairées par un filet de lumière en amont. En bas, en revanche, il faisait,
pour ainsi dire, noir comme dans un four.
— Reste près de moi, conseilla Estella.
— Quel culot, plaisanta Peter.
Puis il glissa son bras sous le sien, et à son contact, elle faillit chavirer.
Estella avait parcouru ce sous-sol des milliers de fois, et la traversée de
cette galerie sombre et délabrée ne lui faisait ni chaud ni froid. Elle en
connaissait chaque lézarde, chaque pilier, chaque paroi. Elle guida Peter,
bien contente de cette obscurité – comme ça, il ne pouvait pas voir son
affolement.
Du calme. Avance. Ne t’arrête pas.
Tout au bout, un autre escalier apparut. Bétonnées comme les
précédentes, les premières marches ne présentaient aucun risque. Elles les
conduisirent au rez-de-chaussée de l’ancien immeuble. C’était à peine plus
éclairé, grâce à quelques rais de lumière qui filtraient à travers les fenêtres
condamnées. Peter lâcha Estella sans toutefois trop s’écarter.
— Et maintenant, où on va ? s’enquit-il.
— En haut.
L’escalier suivant était en bois. Quoique encore praticable, ses marches
n’étaient pas exactement à niveau.
— Ce passage est un peu délicat, prévint Estella. Suis-moi en posant bien
les pieds aux mêmes endroits.
Marche après marche, elle le guida jusqu’en haut en veillant à ce qu’il ne
passe pas au travers des lattes vermoulues. En se concentrant sur sa
sécurité, elle oublierait peut-être la réalité de ce qui était en train de se
passer : Peter ne s’était pas dégonflé, il était là, chez elle.
L’escalier n’en finissait pas.
— C’est encore haut ?
— On y est presque.
Ils finirent par atteindre le sommet, où une petite trappe donnait sur le
toit en pente douce. Estella l’ouvrit pour laisser apparaître le ciel bleu. À ce
stade, Peter, déconcerté, avait cessé de plaisanter sur ce parcours.
— Par ici.
Estella lui montra comment se glisser le long du toit. C’était simple : il
fallait descendre en crabe sur le derrière. Pas très élégant, mais il n’y avait
pas le choix. Peter se glissa prudemment à sa suite jusqu’à ce qu’il atteigne
l’ouverture où elle s’était arrêtée.
— Notre porte d’entrée, annonça Estella, les jambes ballantes au bord du
trou.
Il n’y avait que deux mètres cinquante de hauteur de chute, et pour se
réceptionner, un matelas sale.
— Fais comme moi ! lança Estella.
Elle sauta dans l’ouverture à pieds joints pour tomber droit. Vu les
mauvais traitements répétés qu’il avait subis, le matelas n’offrait plus guère
d’amortissement, mais Estella savait parfaitement doser son élan pour
atterrir debout. Au-dessus d’elle, Peter sembla hésiter. Après un temps de
réflexion, il se projeta à son tour mais de façon trop énergique. Il bascula en
avant et s’écrasa brutalement sur les genoux, puis sur la tête.
En le voyant prostré, à plat ventre sur le matelas, Estella retint son
souffle.
— Est-ce que… ?
Peter se retourna en éclatant de rire.
— Quoi qu’il arrive, ne parle pas de cet endroit aux autres snobs !
s’exclama-t-il. Ils voudront tous le même !
Il voulut se relever mais, entre-temps, Bandit, qui avait détecté la
présence d’un nouveau venu au Repaire, le cloua au sol d’un puissant tacle
et lui lécha la figure avec une brusque hospitalité.
— Je te présente Bandit, gloussa Estella.
Clin d’œil, qui avait profité de ce que l’appartement était désert pour
s’octroyer une longue sieste dans la boîte à couture d’Estella, scruta ce
visiteur de son œil valide en poussant un grognement plaintif.
— Clin d’œil… gronda Estella en guise d’avertissement.
Le petit roquet continua de grogner mais un ton en dessous. Estella
repoussa Bandit pour que Peter puisse se redresser. Une fois debout, il
s’essuya le visage d’un revers de main et s’épousseta, l’air frappé de
stupeur en découvrant le décor qui les entourait.
— Qu’on est bien chez soi, déclara Estella sur un ton insouciant qui
démentait sa soudaine gêne.
Lentement, Peter fit le tour du propriétaire, en commençant par la petite
cuisine sinistre, avec sa pile de boîtes de haricots désétiquetées, ses
casseroles cradingues, sa vaisselle disparate, son pain moisi qui, à
l’évidence, serait quand même mangé, et ses bouteilles de lait dont tentaient
de s’échapper des résidus verts et gris collés aux parois. Il observa ensuite
les murs et le vieux papier peint décollé qui révélait la brique en dessous ;
les poutres apparentes au-dessus d’eux qui soutenaient autrefois un
plafond ; la saleté ; les parapluies qui colmataient le toit par endroits ; les
crevasses sporadiques dans le plancher qui laissaient entrevoir
l’appartement de l’étage inférieur. Peter s’approcha de leur platine et
examina la collection de disques.
— Je vois qu’on est mélomane, ici, murmura-t-il. Quatre albums en tout
et pour tout. Ce n’est pas souvent que j’ai l’occasion d’affirmer que j’ai
fourni le quart d’une collection de disques.
— C’est que… on n’achète pas beaucoup… de musique.
Sans compter qu’un disque, c’était rigide, carré et facilement cassable,
donc pas très pratique à voler. Estella se garda néanmoins d’apporter cette
précision.
— Depuis combien de temps tu vis ici ?
— Depuis l’âge de douze ans.
— Et tes parents ?
— Je n’ai jamais connu mon père. Ma mère est morte.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Hormis Jasper et Horace, personne ne connaissait l’histoire personnelle
d’Estella.
— Ce n’est pas très gai.
— Non, ça, je m’en doute. Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— J’ai été renvoyée de l’école, commença Estella. Je m’attirais toujours
des ennuis. Ce n’était pas ma faute, ces problèmes scolaires. J’étais pauvre.
Différente. Les autres essayaient de me mettre des raclées. Je ripostais.
Mais, à chaque fois, c’était moi qui me faisais pincer. Alors ils ont fini par
me virer.
— Ça me rappelle des souvenirs, commenta Peter.
Estella hocha la tête.
— Ma mère m’a toujours soutenue. Elle était convaincue que mon avenir
était à Londres. Que je finirais par me faire un nom dans la mode. Par
devenir quelqu’un. Alors, après mon renvoi, elle a rempli le coffre de la
voiture et on s’est mises en route pour entamer une nouvelle vie. Mais…
Elle eut du mal à poursuivre.
— Il y a eu un accident, ajouta Estella. Et elle est morte.
— Et depuis tu vis seule ?
— Seule, non. Jasper et Horace habitent ici, eux aussi.
— C’est qui ?
— Ce sont… comme des frères. Ce sont eux qui m’ont trouvée à mon
arrivée à Londres. Après la mort de ma mère. Ils m’ont recueillie chez eux.
Peter parut surpris.
— Donc vous avez grandi ensemble ?
— En quelque sorte, acquiesça Estella.
— Qui s’occupait de toi quand tu tombais malade ?
— On veillait les uns sur les autres – et encore aujourd’hui, expliqua
Estella. Ça a été un peu compliqué quand on a tous eu la varicelle en même
temps, mais on s’est débrouillés.
— J’ai du mal à imaginer ce que tu as traversé, compatit Peter. Je suis
proche de ma mère. De mon père, moins. Pour lui, musicien n’est pas un
vrai métier. Mais ma mère est fan. C’est elle qui m’a appris à jouer du piano
et mis le pied à l’étrier. Elle m’oblige à l’appeler tous les deux jours. Elle
est ravie que je sois dans un groupe.
Tant mieux pour toi, songea amèrement Estella. Mais elle chassa cette
vilaine pensée aussi vite qu’elle lui était venue. Peter n’y était pour rien si
leurs situations respectives étaient si différentes. Dans la vie, certains
étaient chanceux, d’autres provoquaient leur chance. Comme Estella.
Comme s’il sentait son changement d’humeur, Peter essaya de changer
de sujet.
— Et ça, j’en déduis que c’est ton aile du château, présuma-t-il, attiré par
les portants de vêtements qui encombraient le coin d’Estella.
Elle le suivit en observant les objets sur lesquels se posait son regard : sa
machine à coudre, son lit… et puis le costume qui l’attendait sur le
mannequin à la tête désaxée. Les indices du travail acharné qu’avait
nécessité sa confection jonchaient le sol : des échantillons de tissus, des
croquis, des pages de journal épinglées ensemble pour construire les
patrons.
Peter s’approcha du mannequin pour tâter une manche de sa veste.
— C’est mon costume ?
— Oui.
Il resta muet quelques secondes, et finalement…
— Waouh.
Ce fut tout. Estella attendit qu’il développe mais, apparemment, Peter
n’avait rien d’autre à dire.
— C’est un « waouh » positif ou… ? avança-t-elle fébrilement.
— C’est… waouh. J’hallucine. C’est pour moi ?
Soulagée, Estella relâcha brusquement son souffle.
— Ça te plaît, si je comprends bien.
— Si ça me plaît ?
Peter se retourna face au soleil, et son visage baigné de lumière lui parut
encore plus beau.
— Évidemment ! Regarde ça ! Personne ne possède une veste pareille !
Pas même Mick Jagger, ni Jimi Hendrix, ni aucun autre d’entre eux.
— Essaie-la. Vas-y. Pour voir ce que ça donne.
Il retira avec précaution la veste du mannequin et l’enfila. Comme l’avait
espéré Estella, elle lui allait à la perfection : légèrement cintrée à la taille, et
les manches d’une longueur élégante sans être trop grandes.
— Il y a une chemise aussi, précisa-t-elle en sortant de son panier à
couture l’ouvrage en cours. J’ai utilisé de la dentelle ancienne pour les
détails du col. Il ne me reste plus qu’à la teindre.
Il tint la chemise à bout de bras et l’observa un bon moment.
— Tu as fabriqué ça pour moi, murmura-t-il, ébahi. Je n’ai jamais rien eu
d’aussi beau.
Estella haussa les épaules, troublée par ses compliments.
— Tu sais, continua Peter, si j’ai insisté pour venir, c’est parce que je
voulais voir où vivait une personne comme toi. Et à présent…
D’un geste, il enveloppa le désordre qui les entourait.
— Je comprends mieux. C’est logique.
— Ah oui ?
— Oui. Vu que tu es une fille à part, tu viens forcément d’un endroit
unique au monde.
Soudain, une lueur malicieuse passa dans son regard.
— Bref, on avait un accord. Je suis prêt à l’honorer.
— Mais la veste n’est pas terminée, fit remarquer Estella.
— Ma chanson non plus.
Il traversa le Repaire pour ramasser la guitare de Jasper, posée à sa place
habituelle, près du hamac.
— Il y a un joueur de guitare, ici, constata-t-il en la soulevant.
— C’est celle de Jasper.
Peter pinça quelques cordes.
— Elle est désaccordée mais tant pis, ça te donnera quand même une
idée.
Il prit place au bord du hamac et invita Estella à en faire autant. Elle
s’avança pour s’asseoir dans un fauteuil à proximité.
— Non, objecta-t-il. Viens là.
Il tapota la place à côté de lui.
Estella se releva pour se rapprocher et se cogna contre lui en s’installant
dans le hamac, qui s’affaissa sous leurs poids réunis. Ils se retrouvèrent
collés l’un à l’autre.
À son étonnement, Estella n’en ressentit aucune gêne.
Elle s’écarta juste assez pour laisser un peu de place à la guitare.
Peter entama un air entraînant, la voix joyeuse et claire.

Je suis tombé sur elle alors que je me préparais un thé


Même pas sûr qu’elle m’ait remarqué
Mais depuis que je connais ce drôle d’oiseau
Elle incarne pour moi la merveilleuse fille haricot

Dans la foule sa chevelure rousse flamboie


On ne sait jamais quelle tenue elle portera
Elle est tout droit sortie de mes rêves
Vêtue de sa seule tenue d’Ève
La merveilleuse fille haricot

Peter gratta encore quelques accords, puis laissa la mélodie s’estomper.


Estella sentit qu’il l’interrogeait du regard, mais, curieusement, elle ne
trouva pas les mots pour exprimer ce qu’elle ressentait.
— Ça rendra mieux quand on la jouera dans les bonnes conditions, assura
Peter, l’air contrit. Je l’ai composée au piano. Je vais ajouter un fond
d’orgue, aussi. Mais en gros, voilà. Ça te plaît ? Je sais que…
— Je ne suis pas rousse, l’interrompit Estella.
Peter la dévisagea.
— Comment ça ?
— Mes cheveux ne sont pas roux, reformula-t-elle. Au naturel, ils sont
noirs et blancs.
— C’est une façon détournée de dire que la chanson te déplaît ?
Il semblait perdu, presque blessé.
— Non, s’empressa-t-elle de le rassurer. Je… j’adore. Seulement…
— Qu’est-ce que tu entends par « noirs et blancs » ? C’est une
métaphore ?
— Non, répondit Estella en secouant la tête. Ils sont littéralement noirs et
blancs. Divisés pile au milieu. Noirs d’un côté, blancs de l’autre.
— Personne n’a des cheveux de cette couleur.
— Moi si, déplora-t-elle. C’est bien pour cette raison que je les teins.
— Si je comprends bien, tu as une drôle de crinière et tu vis dans une
tanière ! résuma-t-il avec amusement. Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus
tôt ? Ça m’aurait facilité l’écriture des paroles.
— Désolée.
— Bon, tu ne me laisses pas le choix, conclut-il en posant la guitare.
— J’ai gâché ta chanson ? grimaça Estella. Elle est magnifique. C’est
juste que…
Peter pivota vers elle et caressa doucement ses cheveux.
Personne n’avait jamais expliqué à Estella à quoi ressemblait un baiser.
Le plus fou, c’est qu’elle sut instinctivement quoi faire. Et les lèvres de
Peter étaient encore plus douces qu’elle ne l’avait imaginé. Elle sentit son
corps tout entier fondre et s’évaporer.
Ils s’enfoncèrent dans le hamac, qui se mit à osciller lentement. La
torpeur estivale les berça de son étreinte.
De temps en temps, Estella se laissait happer par ses souvenirs d’enfance
dans le nord du pays. Là-bas, contrairement aux flocons sales de Londres, la
neige tombait parfois en abondance. Assise à la fenêtre, elle dessinait ou
cousait. Le feu était allumé, et avec sa mère, elle buvait un thé
éventuellement accompagné d’un biscuit quand elles en avaient. Sa mère
chantait en même temps que la radio. Ces moments étaient doux, joyeux et
sécurisants.
Et c’était exactement ce qu’elle éprouvait à cet instant. Un sentiment de
sécurité. De bien-être. De bonheur. Là, dans les bras de Peter.
— Bonjour.
Estella se redressa d’un bond en s’écartant de Peter.
Jasper se tenait devant le hamac, les traits figés, l’air à la fois surpris et
méfiant. Estella était si absorbée par le baiser échangé avec Peter qu’elle
n’avait pas entendu les garçons rentrer. Elle lança un regard noir à Clin
d’œil et à Bandit : pour une fois qu’ils auraient dû aboyer !
— Hé, salut ! lança Peter, pas le moins du monde perturbé par l’arrivée
inopinée des garçons. Lequel est qui ?
— Qu’est-ce qui se passe ici ? questionna Horace en se penchant au-
dessus du hamac. C’est quoi, ça ? C’est qui, lui ?
Estella arrangea sa robe et ses cheveux, puis tenta de se relever aussi
dignement que possible avant de leur répondre.
— Je vous présente Peter. Peter, voici Jasper…
Elle désigna ce dernier, qui croisa les bras sur son torse, le regard braqué
sur la silhouette de Peter, peu enclin à se remuer.
— Et Horace.
Ahuri, celui-ci ne réagit pas.
— Peter, poursuivit Estella après un flottement, est un membre des
Electric Teacup.
— Des quoi ? bafouilla Horace.
— C’est un groupe de musiciens. Un groupe connu. Ce disque, là-bas.
Elle pointait du doigt l’album posé sur la petite table de la platine.
— Mais qu’est-ce qu’il fait ici ? demanda encore Horace.
— Bonne question, opina Jasper.
Sentant l’hostilité à peine voilée de son intonation, Peter finit par se
redresser lentement et sortir d’un bond plein d’aisance du hamac.
— Estella me montrait le costume qu’elle a créé pour moi, expliqua-t-il.
On en discutait, c’est tout.
Sans mot dire, Jasper se contenta de jeter un œil à sa guitare, par terre. Il
la ramassa ostensiblement pour la remettre à sa place.
— Bon, soupira Peter en leur lançant un regard. On m’attend en
répétition. Il faut que je file.
Il marqua une pause.
— Cela dit, je ne sais pas trop par où…
— Je te raccompagne, s’empressa d’intervenir Estella.
Ils entamèrent le parcours inverse, toujours guidés par elle. Sortir du
Repaire était légèrement plus compliqué que d’y entrer, car il fallait se
hisser le long d’une échelle pour escalader le toit. Il fallait être fou pour
vivre dans ce gourbi, songea Estella, tout à coup furieuse. D’autant que le
petit numéro de Jasper et d’Horace l’avait mise dans un tel embarras qu’elle
ne savait plus trop quoi dire.
— Eh bien, c’était quelque chose ! s’exclama Peter une fois qu’ils furent
ressortis dans les rues de Camden. Tes colocs n’avaient pas l’air ravis.
— C’est que… on ne parle pas trop de l’endroit où on vit, confia Estella
comme pour les excuser. Maintenant que tu l’as vu… Je suis vraiment
désolée.
— Ne le sois pas, souffla Peter en posant délicatement une main sur sa
joue. Je suis bien content d’avoir eu l’occasion de le voir au moins une fois.
Ça me permet de mieux te cerner tout en te rendant peut-être plus
mystérieuse encore à mes yeux.
Peter sourit.
— La prochaine fois, on se rejoindra ailleurs.
La prochaine fois. Donc il y en aurait une.
Il se pencha pour l’embrasser, sur le trottoir, à la vue du monde entier.
— Tiens-moi au courant, ma merveilleuse fille haricot.
— Compte sur moi, répondit Estella en le regardant s’éloigner en
direction du métro.
Puis elle repartit vers le bâtiment de bric et de broc qui lui servait de
maison.

À son retour, Horace était assis à table, et Jasper dans le hamac


fraîchement libéré. D’un pas nonchalant, Estella se dirigea vers sa table de
couture comme si de rien n’était.
Ce fut Jasper qui dégaina le premier.
— Bon, t’as rien à nous dire ?
— Non, répondit Estella, impassible. Pourquoi ?
— Tu l’as fait venir ici, Stella, bougonna alors Horace. Tu as amené un
inconnu chez nous.
— Il voulait voir où je vivais, justifia-t-elle en haussant les épaules, d’un
air de dire que ce n’était pas la fin du monde.
Le sujet était sérieux, bien sûr. Elle en était consciente. Mais si elle
dédramatisait, ça calmerait peut-être le jeu.
— Mais personne ne vient ici, insista Horace. C’est tout l’intérêt. C’est
notre planque !
— Et alors, qu’est-ce que ça change ? À qui voulez-vous qu’il en parle ?
— J’suis pas d’accord.
C’était la première fois qu’Estella entendait Jasper employer ce ton
cinglant.
— Ici, c’est chez nous, on y est en sécurité. Si on ne fait venir personne,
c’est parce que cet endroit est secret.
— C’était pas écrit dans le règlement, grommela Estella.
— Mais c’est évident ! Et toi, tu l’amènes ici sans même nous avoir
consultés.
Estella devina Cruella qui sortait de l’ombre. Alertée par ce ramdam,
celle-ci avait senti que sa présence était requise. Estella s’efforça de la tenir
à distance, mais Cruella s’invita de force dans le débat.
— J’ai pas besoin de votre permission pour inviter quelqu’un, riposta
Estella. Ni d’une autorisation pour le ramener sous mon propre toit. Plein
de choses ici ont été acquises grâce à moi. À mon talent. C’est moi qui
couds ces déguisements. Moi qui élabore les plans.
— Et au final, avec tes plans, on a bien failli se faire choper dans ce
palace, ronchonna Horace.
— Et puis à quoi tu joues, en fait ? enchérit Jasper. La rock star ? La
gosse de riches ? Ces gens n’en ont rien à faire, de toi.
— Ça, c’est clair, approuva Horace. Tu te crois meilleure que nous parce
que tu es amie avec des gens de la haute ?
— Non, opposa Estella. J’me crois pas meilleure, je le suis.
La pièce résonna d’un lourd silence.
— Dans ce cas, reprit Jasper sur un ton étrangement posé, qu’est-ce que
tu fais encore parmi nous ?
Estella voulut faire marche arrière pour se sortir de cette impasse. Cruella
avait dépassé les bornes et rien ne pouvait plus l’arrêter.
— Bonne question, rétorqua-t-elle malgré tout. Je serais peut-être mieux
ailleurs.
Elle eut un petit rire désobligeant.
— Cet endroit est un trou à rats. J’essaie de l’arranger, mais comment
voulez-vous que j’y arrive avec vous deux ? Vous êtes… crasseux. Et vous
sentez mauvais.
Ça suffit, Cruella. Arrête. Tu gâches tout. Ça va trop loin.
— N’importe quoi, on ne sent pas mauvais, bredouilla Horace.
— Donc tu suggères quoi ? la questionna Jasper. Tu veux partir, c’est ça ?
— Oui.
Non, Cruella. Arrête.
— Je vais aller prévenir mes amis, comme vous dites.
Le cœur battant, Estella ramassa de la monnaie et grimpa à l’échelle. Elle
retourna à la cabine au coin de la rue et décrocha le combiné d’une main
tremblante. Allait-elle vraiment faire ça ? Abandonner ces garçons qui
avaient été sa seule famille depuis ses douze ans et demander à des gens
qu’elle connaissait à peine si elle pouvait… emménager chez eux ?
Et pourquoi pas ? Ça se passait comme ça dans le Swinging London.
Estella prouverait à Jasper et à Horace qu’elle pouvait très bien se passer
d’eux. Elle retomberait sur ses pattes, loin d’eux, et ils ne pourraient
qu’assister à sa réussite.
Elle composa le numéro que Magda lui avait communiqué à leur
première rencontre et attendit, la gorge nouée. Dans la rue, un garçon passa
en poussant un charriot de bouteilles vides. C’était ça, la réalité de son
quotidien : des bâtiments délabrés et de vieilles bouteilles…
Magda finit par décrocher.
— Allô ?
Estella s’éclaircit la voix.
— C’est moi, Estella, annonça-t-elle. Je…
Elle déglutit, puis s’appliqua à garder un ton désinvolte.
— Mes colocataires sont odieux. J’aimerais tellement pouvoir
déménager.
— Stellaire ! Viens vivre ici ! s’exclama Magda. Ce sera si amusant !
C’est décidé, ne discute pas. On a plein de chambres. Viens vite, on
t’attend.
Estella fut submergée par le soulagement. Comme quoi Jasper avait tort
de croire que ces gens-là s’en fichaient, des filles comme elle. Estella
rebroussa lentement chemin, sans trop savoir si elle était prête à mettre sa
menace à exécution, mais consciente d’être trop orgueilleuse pour ne pas
aller jusqu’au bout.
À son retour, elle découvrit sur la table de l’argent réparti en trois petits
tas.
— Tu comptes toujours partir ? l’interrogea Jasper.
Elle n’avait qu’à s’excuser, et tout serait oublié. C’était aussi simple que
ça. Jasper et Horace connaissaient Cruella. Ils comprenaient. Dis que tu
regrettes. Allez.
— Oui, je m’en vais.
Ou pas.
— OK. Alors voilà ta part, déclara Jasper en poussant vers elle une des
piles.
Bandit scrutait Estella, la tête inclinée et l’air malheureux.
Elle se pencha pour lui frotter le museau.
— Reste ici avec Clin d’œil, lui souffla-t-elle en caressant son pelage
emmêlé. Je te rendrai visite, d’accord ?
Elle n’était jamais allée nulle part sans lui mais se doutait que Magda et
Richard n’accueilleraient pas à bras ouverts son compagnon à fourrure.
Surtout s’il n’était pas de pure race.

Estella décida d’utiliser la somme qu’elle venait de toucher en se payant


ce luxe presque inaccessible d’un taxi. De toute sa vie, même si un coup lui
avait rapporté gros et qu’elle pouvait se le permettre, c’était une dépense à
laquelle elle n’avait jamais pu se résoudre. Pour elle, cela revenait à jeter
l’argent par les fenêtres.
Cependant, elle ne pouvait pas se présenter à Cheyne Walk en sueur et
tout échevelée d’avoir traîné ses affaires depuis un arrêt de bus. Cet
arrangement devait s’orchestrer avec un certain degré de classe. Ne surtout
pas faire pitié ou triste mine. Dès son arrivée, elle ferait comme si elle était
chez elle.
Après une rapide course en taxi – d’un confort inouï –, Estella se dirigea
droit vers la porte de l’hôtel particulier, rejeta son boa en arrière d’un geste
assuré, et entra chez Magda et Richard d’un pas décidé. Elle porta ses
valises (vraiment miteuses) jusque dans le vestibule sombre et frais, où
résonnait le tic-tac caverneux de l’horloge de parquet. Du haut de leurs
portraits, depuis les murs de l’escalier, les ancêtres de la famille Moresby-
Plum baissaient leur nez en deux dimensions vers elle. Pauvresse,
semblaient-ils murmurer. Que fait une polissonne comme toi dans notre
demeure ?
— C’est toi, Stellaire ? lança Magda depuis le salon.
Estella posa ses bagages pour aller saluer son amie, qui était, comme à
son habitude, en train de feuilleter un magazine, étendue par terre sur des
coussins.
— Tu crois qu’on peut tirer quelque chose de cette robe ? la questionna
Magda.
Elle orienta le magazine de façon à lui montrer une minirobe jaune
imprimée de grands ronds blancs.
— Non, jugea Estella sans une once d’hésitation.
— C’est bien ce que je me disais. Tu as raison, elle est affreuse. Mais
j’aime bien le jaune. Betty !
Betty apparut dans l’embrasure de la porte.
— Oui, mademoiselle ?
— Préparez la chambre bleue pour Estella, voulez-vous ? Désormais, elle
vivra ici.
— Tout de suite, mademoiselle, obéit Betty en se retirant dans le
vestibule.
Estella lui adressa un sourire reconnaissant, que la domestique ne sembla
pas remarquer.
— Bien, décida Magda en s’arrachant aux coussins. Allons t’installer.

Située au troisième étage à l’arrière de la maison, la chambre bleue


surplombait le jardin tout en longueur. C’était peut-être l’aspect le plus
fascinant du cadre dans lequel évoluaient les jumeaux : ils possédaient un
jardin. Un terrain privé. Une pelouse. Rien qu’à eux. Au cœur de Londres.
C’était comme un parc à usage personnel. Grâce aux soins quotidiens
prodigués par leur jardinier, des sentiers fraîchement tondus coupaient en
deux cette étendue de verdure, et des massifs de roses et de fleurs de toutes
variétés embaumaient la chaleur estivale.
La pièce disposait de grandes fenêtres qui permettaient au soleil de
l’après-midi d’entrer à flots. À l’image du reste de la maison, il était clair
que la décoration remontait à un certain temps. Il y avait de gros meubles en
acajou protégés par des napperons en dentelle, et sous le lit à baldaquin, un
tapis d’Axminster. Quant au matelas, il n’avait pas été déniché dans la
rue mais acheté dans une belle boutique de luxe. Les draps étaient repassés.
Il n’y avait pas de garçons qui ronflaient de l’autre côté de la pièce, pas
d’effluve de haricots en train de cuire à quelques mètres, pas une goutte de
pluie traversant le toit, et aucune farandole de souris sur l’oreiller.
— C’est un peu exigu, et ce mobilier est monstrueux, s’excusa Magda,
mais j’espère que ça te conviendra.
Estella dut se retenir de glousser. Ça lui conviendrait très bien.
— Betty va te monter tes affaires.
— Oh non, je vais le faire, refusa Estella en esquissant un mouvement
vers la porte.
— Ne dis pas de bêtises. Tu as passé une journée atroce. Nous allons
arranger ça. Repose-toi, ou prends un bain peut-être, pour te rafraîchir ?
Quand tu seras prête, rejoins-moi en bas et nous discuterons des merveilles
que nous allons accomplir ensemble, maintenant que tu es toute à nous !
Après son départ, Estella s’affala sur le lit et contempla le baldaquin
couleur crème, puis la petite pendule en argent sur la table de nuit, les vases
et les vieilleries en porcelaine, les lampes en laiton. Tout était passé de
mode mais de qualité. C’étaient… des valeurs sûres.
Elle ferma les yeux et écouta le pépiement des oiseaux dehors. Avait-elle
réellement embrassé Peter quelques heures plus tôt ? Elle repensa à la
douceur de ses lèvres, à ses caresses, à la silhouette que formaient leurs
deux corps enlacés dans le va-et-vient du hamac.
Être embrassée par une étoile montante du rock et jouer à la poupée avec
les richissimes. Voilà : Estella s’imposait enfin. Elle avait toujours été
convaincue que sa place était à Londres, à la pointe de la mode, que les
opportunités pleuvraient et qu’elle pourrait y accomplir son destin. Elle
avait demandé à être admise dans ce milieu et le milieu lui avait ouvert
grand ses portes, signe qu’elle ne s’était pas trompée sur son propre compte.
Estella était un être à part. Une fille exceptionnelle.
Jasper, Horace, Clin d’œil et Bandit allaient-ils lui manquer… ?
Elle chassa cette question de son esprit. Il fallait qu’elle tourne la page
sans revenir en arrière ; si elle leur accordait encore la moindre attention,
jamais elle n’avancerait. Pour l’heure, elle ne devait pas quitter son objectif
des yeux.
Place à la nouvelle Estella de Cheyne Walk.
À la résidence des Moresby-Plum, les journées filaient telles des
créatures insaisissables.
Pour Estella, elles débutaient le plus souvent à midi, lorsqu’elle ne
pouvait plus ignorer le soleil qui inondait sa chambre, et que celui-ci la
tirait d’un sommeil paisible et profond, en général sans rêves. Alors elle
s’extirpait en douceur des jolis draps et remontait le couloir menant à la
salle de bains. Magda possédait quantité de savons et de sels de bain
précieux. Estella se glissait dans la baignoire et, parfois, Betty lui apportait
même une tasse de thé avec une tartine pour qu’elle puisse déjeuner tout en
faisant trempette.
La peau encore moite, Estella finissait par émerger et rejoindre les
jumeaux pour le rituel de l’habillage. Magda avait investi tout un débarras –
quoique exiguë, c’était quand même une pièce à part entière –, qu’elle avait
rempli de portants. On y trouvait des rangées de robes, de jupes, de
chemisiers, des piles de chapeaux et de ceintures enroulées, et même une
coiffeuse qui débordait de bijoux. La collection de vêtements de Richard
n’était pas moins impressionnante : des pantalons et des chemises
luxueuses, des foulards, des costumes de diverses couleurs et sortes de
rayures. Estella prodiguait ses conseils mode à la fratrie et, petit à petit, elle
découvrit que chaque fois qu’elle déconseillait un vêtement à Magda, son
amie le jetait de côté en déclarant : « Si tu le veux, je te le donne. » Ce fut
ainsi qu’Estella se constitua une nouvelle garde-robe conséquente. Ces
rebuts étaient en parfait état et, une fois modifiés à son goût, ils étaient
encore plus beaux.
Telle une troupe de cabaret, le trio descendait finalement l’escalier dans
les parures sélectionnées. Manifestement, Betty devait pressentir le moment
précis de leur arrivée, car un plateau de thé frais les attendait toujours dans
le séjour, accompagné de copieuses tranches de gâteau au citron qu’Estella
était la seule à manger. La domestique s’était, semble-t-il, prise d’affection
pour la petite nouvelle, peut-être parce que Estella terminait toujours
l’assiette qu’on lui servait et n’oubliait jamais de dire « s’il vous plaît » et
« merci ». Chaque fois qu’elle se retournait, Betty apparaissait avec une
autre coupelle en porcelaine garnie d’une part de gâteau, de biscuits ou d’un
petit sandwich. Elle avait même compris qu’Estella adorait rajouter du
poivre sur tout et en saupoudrait généreusement jambon, fromage et
pickles.
Une fois Magda, Richard et Estella revigorés et réhydratés, ils
s’entassaient dans la voiture et traversaient la ville en direction de Soho
jusqu’à la Chenille Cosmique.
Peu à peu, Estella se familiarisa davantage avec le cercle de relations qui
s’invitaient à tour de rôle à leur table. L’Honorable Georgette McNeil-
Jones-Whistler, alias Gogo, était fille de vicomte. Sa famille possédait un
château quelque part. (Elle n’avait jamais précisé où exactement et n’en
avait peut-être aucune idée.) Elle était vraiment gentille, mais Estella ne
tarda pas à se rendre compte qu’elle avait un peu les fils qui se touchaient.
Michael, le petit ami intermittent de Magda, était un narcissique qui passait
presque tous leurs déjeuners à rajuster son foulard ou à tenter d’admirer son
reflet au dos des cuillères. Étudiant à Cambridge, il passait l’été à Londres.
Il y avait aussi Penelope, qui avait toujours l’air de s’ennuyer à mourir.
Roger, qui avait embouti quatre voitures rien que cette année. Cat,
qu’Estella n’avait rencontrée qu’une fois et dont la famille était propriétaire
d’une chaîne de grands magasins. Pamela, qui s’était mariée à dix-huit ans à
peine ; son bébé, baptisé Thomasina Telescope, avait été confié aux soins de
nombreuses nounous dès sa venue au monde. Tous allaient et venaient en
coup de vent en agitant boas et foulards ; ils enchaînaient les déjeuners, les
rencontres, les boutiques, les salons, et gravitaient autour de Magda, de
Richard et depuis peu d’Estella, telles de petites lunes scintillantes en orbite
autour du soleil éclatant qu’ils formaient.
Après le déjeuner, ils allaient souvent faire les boutiques, un tour en
voiture ou une promenade dans le parc. Ils rentraient en début de soirée,
moment que choisissait Magda pour feuilleter des magazines ou rester
pendue des heures au téléphone. Richard s’isolait dans le salon pour lire des
livres, dont il levait le nez de temps en temps pour regarder par la fenêtre
d’un air morose. Épisodiquement, il empoignait un appareil photo et sortait
« prendre quelques images ». À son retour, un peu plus tard, il racontait que
ça manquait de lumière ou qu’il avait croisé untel ou untel. Un jour, il avait
acheté une voiture sur un coup de tête. Du peu qu’Estella savait, c’était ça,
les écrivains.
Avant de rentrer chez elle pour la soirée, Betty venait leur proposer une
dernière tournée de thé et de sandwichs. Ces journées estivales se
prolongeaient jusqu’à ce que le soleil fût totalement couché, vers neuf ou
dix heures du soir. Quand le crépuscule tombait enfin, chacun se retirait à
l’étage pour se changer et se pomponner. Ils remontaient en voiture pour se
rendre au restaurant. Jamais ils n’avaient à s’inquiéter de dîner seuls car
leur entourage fréquentait les mêmes établissements, et une immense tablée
se formait presque inévitablement, leur trio au centre de tout ce beau
monde.
Estella découvrit des plats dont elle ignorait totalement l’existence. Pour
la première fois de sa vie, elle prit un vrai repas grec, et fut transportée par
ses saveurs citronnées et ses aromates exotiques. La cuisine italienne aussi :
spaghettis bolognaise, non pas en conserve mais à l’huile d’olive onctueuse
et aux tomates fraîches. Sans oublier l’étrange paradoxe d’un mets français
étonnamment frugal mais nappé d’une sauce crémeuse à l’ail bien
nourrissante.
Au début, habituée à ne pas gâcher, car, jusqu’alors, elle ne savait jamais
quand l’occasion de manger se représenterait, Estella terminait toujours son
assiette sans en laisser une bouchée. Mais à mesure que ces repas
gastronomiques se répétèrent plusieurs fois par jour, elle se surprit à imiter
peu à peu les habitudes alimentaires de Magda et de Richard, picorant,
chipotant et se déclarant trop repue pour avaler un gramme de plus, alors
que son assiette était encore à moitié pleine.
Après le dîner, il était temps de sortir s’amuser. Des concerts avaient lieu
tous les soirs. Entre le Scotch of St. James, le Revolution, le Marquee, le
Bag O’ Nails, le Crom, le Speakeasy ou Blaises, il existait une multitude de
clubs, et la valse perpétuelle des spectacles à l’affiche leur offrait
l’embarras du choix. Peter les rejoignait parfois pour les festivités de fin de
soirée ; une main sur les hanches d’Estella, il lui murmurait à l’oreille et lui
volait des baisers dans l’ombre. Ces soirées-là étaient les plus magiques, car
dès qu’Estella le voyait fendre le tourbillon de danseurs en se dirigeant droit
vers elle, le temps s’arrêtait jusqu’à ce que Peter se volatilise à nouveau, si
bien qu’elle se demandait si elle n’avait pas rêvé. C’était comme ça dans
cette nouvelle vie : les choses survenaient en un éclair, aussi géniales
qu’éphémères.
Peu avant l’aube, leurs soirées s’achevaient enfin, quand Estella se
glissait dans les draps propres et frais de son lit, que Betty faisait tous les
jours. Aussitôt la tête posée sur l’oreiller de plumes d’oie, elle s’endormait
en se promettant de composer quelques croquis à la hâte à la première heure
le lendemain ; mais à son réveil, la matinée était déjà bien avancée, et la
même routine recommençait.

— Le Maroc, disait Magda un matin où Estella descendit tardivement.


Assise par terre dans une robe en soie, elle sirotait une tasse de thé en
parlant à Gogo, qui jouait avec un petit singe à remontoir déniché on ne
savait où.
— J’y suis allée, au Maroc, répondit Gogo en dodelinant. Un jour, alors
qu’on se rendait en Suisse. Mon père connaît le prince.
— Ça, c’est Monaco, mon chou.
— Ah oui. Monaco. Le Maroc, c’est en Afrique, c’est ça ?
— C’est ça, confirma Magda avec complaisance.
— J’adorerais y aller. Je crois que mon père a peut-être aussi une maison
là-bas. Est-ce qu’il a une maison là-bas ?
— Je l’ignore, mon chou.
— Oh, il a des maisons partout. Il faudra que je pense à le lui demander.
Gogo remonta le petit singe une nouvelle fois et sourit en le voyant
frapper ses petites cymbales l’une contre l’autre.
— Ils ont des lions, en Afrique, non ?
— Oui, répondit Estella en s’approchant derrière les filles pour se servir
une tasse de thé dans un service à fleurs ancien.
— J’ai eu un lion autrefois, enchaîna Gogo. Il s’appelait Lorenzo. Papa
l’avait acheté chez Harrods. Il vivait dans le jardin, mais, un jour, on a dû le
confier au zoo parce qu’il avait essayé de dévorer un voisin. Du moins,
c’est ce que maman a dit.
Elle agita ses tresses en secouant la tête.
— À mon avis, Lorenzo n’aurait jamais fait ça. J’étais triste comme tout,
mais à la place on m’a offert un nouveau cheval, ce qui est beaucoup mieux,
car un cheval, on peut le monter ; un lion, non. C’est plus difficile, en tout
cas. Les lions n’aiment pas trop ça.
Magda continua de tourner les pages de son magazine sans manifester la
moindre réaction au récit sans queue ni tête de Gogo.
— Au fait, intervint-elle à l’intention d’Estella. On a besoin de la maison,
aujourd’hui. Tu voudras bien aller faire un tour ?
Estella fut un peu ébranlée par ce changement de routine.
— On ne va pas à la Chenille ?
— Pas aujourd’hui.
— Pourquoi ? questionna Estella en s’efforçant de masquer son trouble.
— Tu verras, la taquina Magda avec un sourire malicieux. Reviens vers
dix-huit heures.
Estella se prépara, puis s’en alla, assaillie par un curieux sentiment
d’abandon. Cela faisait un moment qu’elle n’avait pas eu à s’occuper toute
seule. Elle se promena au hasard des rues, farfouilla dans les boutiques de
mode et sur les marchés en plein air, puis elle finit par se poser dans un parc
et sortit son carnet à croquis. À mesure qu’elle reprit des ébauches qui
prenaient la poussière depuis un bail dans les recoins de son esprit, une
sorte de catharsis s’opéra. À quand remontait la dernière fois qu’elle avait
vraiment pris le temps de dessiner de façon inspirée et audacieuse ? Tout
l’intérêt de fréquenter Magda et Richard était de faire avancer sa carrière
auprès de personnes bien placées, or Estella était forcée d’admettre qu’elle
avait un peu perdu de vue son objectif à long terme, car depuis son
emménagement chez eux, elle n’avait pas touché une seule aiguille. Elle se
jura de se remettre sérieusement à ses projets, quitte à rater une fête ou un
déjeuner.
À son retour à Cheyne Walk, ragaillardie et remotivée, elle trouva
Magda, qui l’attendait à l’entrée.
— Ferme les yeux, lui dit-elle.
— Pourquoi ?
— Allez, ne pose pas de questions !
Estella obéit. Elle sentit Magda la prendre par le bras et la conduire dans
la maison. Elles traversèrent le vestibule et passèrent devant le séjour. Elles
venaient de dépasser la cuisine quand Magda la fit pivoter vers la gauche
pour descendre un escalier qu’Estella était certaine, même les yeux fermés,
de n’avoir jamais emprunté.
À ce stade, elle entrouvrit les yeux, car Magda ne prenait guère de
précautions pour la guider, et ces marches étaient affreusement vétustes et
escarpées.
— Tu peux regarder !
Estella s’exécuta et découvrit un ancien sous-sol, sans doute autrefois
réservé aux domestiques, pourvu de placards encastrés et où seuls quelques
soupiraux laissaient entrer la lumière de la rue.
La pièce avait été réaménagée et regorgeait de matériel de couture. À
commencer par un modèle dernier cri de machine à coudre flambant neuve.
Au centre, on avait installé deux grandes tables pour l’étalage et la découpe
des tissus, autour desquelles s’empilaient sans fin des boîtes d’accessoires
tels qu’épingles, aiguilles, bobines de fils et bâtons de craie. Il y avait aussi
différents types de ciseaux rutilants. Et plusieurs lampes visiblement
d’époque avaient été apportées pour fournir tout l’éclairage nécessaire.
— Cette pièce était inoccupée, expliqua Magda. Alors je me suis dit que,
si tu restais vivre avec nous, il te fallait un espace de travail. Comme je n’y
connais rien en couture, j’ai appelé Harrods, et ils ont dépêché un charmant
monsieur qui a apporté tout ce dont tu auras besoin. Et comme je sais que tu
adores les étoffes Liberty, je les ai appelés, eux aussi, et j’en ai acheté
quelques-unes.
Elle fit pivoter Estella sur elle-même. Derrière elles se trouvait une
montagne de rouleaux. Estella s’approcha, médusée. Des soies, des
cotonnades, des velours… dans une multitude de motifs. Tout ça, rien que
pour elle.
— Je leur ai demandé de nous livrer une sélection, poursuivit Magda.
Pour que tu puisses te lancer. S’il t’en faut d’autres, ils te les apporteront ;
en attendant, tu peux piocher dans celles-ci.
Estella se retourna vers Magda, l’air totalement incrédule.
— C’est pour moi ?
Elle visualisa cet atelier fantastique dont elle avait toujours rêvé. La pièce
sous ses yeux s’en approchait beaucoup.
— Eh bien, tu es désormais la costumière officielle des Teacup, il me
semble ? Et j’espère qu’au passage tu voudras bien bricoler pour nous
quelques-unes de tes magnifiques créations ? Richard adore cette veste que
tu as créée pour Peter, et tu sais à quel point je suis fan de tes robes…
Estella sentit un sourire lui monter jusqu’aux oreilles. À croire que
Magda était avec elle dans le parc ce jour-là et qu’elle avait lu dans ses
pensées quand Estella s’était promis de se remettre au travail.
— Je… je ne sais pas quoi dire, balbutia Estella. Personne ne s’est jamais
autant démené pour moi.
— Voyons, ma chérie, ne sois pas bêtasse. C’était une bagatelle ! Tu n’as
qu’à me remercier en me concoctant une superbe tenue pour le concert des
Zookeepers demain soir.
Elle tourna les talons pour remonter l’escalier comme si elle ne venait
pas d’offrir à Estella le cadeau le plus extraordinaire de sa vie.
— Allons dîner. Je meurs de faim.
Et ce fut ainsi qu’en un claquement de doigts, Estella devint la styliste
attitrée de Cheyne Walk.
Il s’avéra que tout le monde s’intéressait à son travail. Gogo voulait une
robe ornée d’un col en plumes. Penelope lui commanda une cape. Michael,
une chemise. Bien sûr, il fallait aussi des tenues pour chaque membre des
Electric Teacup (Estella veilla néanmoins à ce que Peter soit toujours le plus
élégant). Magda et Richard avaient besoin d’être rééquipés de la tête aux
pieds. Bientôt, toute la fine fleur de la société londonienne sembla faire la
queue devant son atelier pour venir jouer les modèles. Les uns après les
autres, ils défilaient au sous-sol pour des prises de mesures et des
essayages. Ils portaient tout ce qu’elle créait, criaient son nom sur tous les
toits et lui fournissaient tout le matériel qu’elle désirait pour ses créations.
Très vite, au lieu de faire la grasse matinée et de traîner au restaurant ou
dans les boutiques, Estella prit l’habitude de s’installer à sa table de dessin
avant neuf heures, une tasse de thé à la main. Richard la conduisait chez
Liberty ou au marché d’antiquités de Chelsea pour acheter des étoffes et de
la dentelle, des boutons anciens et du ruban de soutache argentée. Elle
dégotait de vieux uniformes militaires, qu’elle rapportait pour les mettre en
pièces et les transformer. Son imagination était débridée et son talent ne
connaissait plus de limites.
Au fil de l’été, la pression s’accentua car tout le monde, dans Soho et
Chelsea, savait désormais qu’il existait une nouvelle styliste quelque part en
ville, une fille si exclusive qu’elle n’avait ni adresse, ni enseigne, ni
marque. Sa seule carte de visite, c’était ce style indéniablement
irrévérencieux et unique qui ornait les silhouettes de la jeunesse dorée
londonienne. Pour entrer en contact avec Estella, il fallait connaître
quelqu’un, et Magda et Richard la protégeaient farouchement.
Cependant, la seule date inscrite au calendrier, la seule échéance qui
comptait vraiment aux yeux d’Estella, c’était le passage imminent du
groupe à la télévision et l’achèvement du costume de Peter. Les autres
tenues, Estella pouvait presque les assembler les yeux fermés, mais à celle
de Peter elle accordait toute son attention. La théière cousue au dos de la
veste était un chef-d’œuvre de soie et de satin, et le dessin du thé,
astucieusement brodé le long des manches, de l’épaule au poignet. Jusqu’à
la veille de l’événement, elle fut occupée à poser les derniers points de
couture.
Le jour de l’émission, les préparatifs démarrèrent de bonne heure à
Cheyne Walk. Estella fut réveillée par des allées et venues dans la maison.
Magda avait tenu à organiser une « petite fête » en l’honneur du concert
télévisé des Electric Teacup, ce qui cimenterait le statut de styliste des stars
d’Estella.
Quand celle-ci se risqua à descendre, peu après dix heures, le vestibule
était déjà envahi de provisions qui bloquaient presque l’accès à l’escalier.
Stupéfaite, Estella se pencha par-dessus la rampe et tendit le cou pour
apprécier la situation. C’était comme si les halles alimentaires de Harrods
avaient été tout droit propulsées d’un canon par la porte d’entrée. Des
caisses de champagne. Des stocks de crevettes fraîches. Des sachets de
mini-saucisses du boucher. De grands cageots de fraises du marché. Des
gâteaux, du pain, des meules de stilton puant, des piles de bouteilles de
Coca-Cola, des bocaux de concombres et d’oignons au vinaigre, des ananas,
des huîtres, du bacon, des pruneaux, des œufs écossais, des meringues et de
gros bouquets de menthe et de bourrache.
Betty traînait une caisse de crevettes en direction de la cuisine quand
Estella apparut.
— Bonjour, mademoiselle Estella. Il faut juste que je range ces produits
dans le réfrigérateur, et je prépare votre thé.
— Laissez, je m’en occupe, la soulagea Estella.
Puisque le bas de l’escalier était impraticable, elle chevaucha la rampe et
rejoint la cuisine, où Betty s’était déjà attelée à disposer des pyramides de
verreries et des piles d’assiettes.
— On attend combien d’invités, ce soir ? s’enquit Estella alors que Betty
hissait la caisse de crevettes au bord de l’évier.
— D’après mademoiselle Moresby-Plum, une vingtaine. Mais on ne sait
jamais. Parfois, ils sont une centaine, ici.
Aux alentours de midi, quand Magda et Richard émergèrent à leur tour,
Estella avait déjà monté dans le séjour le costume de Peter et les autres
tenues du groupe, de crainte d’être coincée au sous-sol et que Peter ne soit
contraint de paraître sur scène dans son minable pantalon marron et sa
chemise blanche.
— Ah, parfait ! approuva Magda en arrivant d’un pas nonchalant, vêtue
d’une minirobe en crochet. Ma commande est arrivée. Betty, vous êtes
adorable et formidable. J’espère que cela ne vous donne pas trop de mal.
Betty venait de finir de tout nettoyer après qu’un bocal d’oignons au
vinaigre s’était accidentellement fracassé par terre et, vu sa tête à ce
moment-là, elle ne se trouvait ni adorable ni formidable. Elle avait surtout
l’air d’avoir besoin d’une douche fraîche et d’une sieste.
— Ne vous en faites pas, mademoiselle, assura-t-elle, essoufflée.
Magda prit le temps de se servir un thé, puis se dirigea tranquillement
vers le téléphone, son petit répertoire doré à la main.
— Les clés du royaume, souffla-t-elle à Estella en remuant les sourcils, le
carnet levé en l’air. Tous mes secrets. Il est temps de lancer les invitations.
Estella la dévisagea, sidérée. Magda avait commandé de quoi nourrir un
régiment mais n’avait manifestement informé personne qu’une fête aurait
lieu ce soir.
— Tu veux dire que personne n’est au courant ?
— Évidemment. Ça ne se fait pas, d’inviter à l’avance, expliqua Magda,
le nez froncé en une mimique horrifiée. Ce genre de soirée est censé
« s’improviser ».
Elle avisa les costumes qu’Estella avait soigneusement étendus sur les
canapés.
— C’est magnifique, Stellaire ! Quand viennent-ils les récupérer ?
— À seize heures, répondit Estella. Ils font la balance à dix-huit heures et
l’émission démarre en direct à vingt heures.
— Merveilleux ! Ça nous laisse le temps de manger un morceau avant de
nous atteler à la décoration.
Magda tapa dans ses mains.
— Cette soirée va faire sen-sa-tion !
Estella aidait Betty à dégager les dernières caisses de boissons du
vestibule tandis que Magda, épuisée par tous les coups de fil qu’elle avait
passés pour annoncer sa soirée, se reposait, étendue par terre dans le séjour,
lorsque, à seize heures trente, un combi Volkswagen coloré se gara devant
la maison. Les membres des Electric Teacup sautèrent du minibus et
remontèrent allègrement l’allée.
— Salut, salut !
Chris entra le premier, en chemise rose et pantalon à rayures vives.
— Il paraît que quelqu’un, ici, crée des costumes !
— Tu m’as fait un pantalon plus ajusté que le sien, j’espère ? glissa Peter
à Estella en guise de bonjour avant de se pencher pour l’embrasser.
— Par ici ! s’enthousiasma Magda. Venez voir ce qu’on vous a préparé !
Ce « on » insinuait vaguement que Magda avait participé au processus
créatif. Mais bon, Estella était de trop bonne humeur pour laisser cette
remarque la contrarier. Et puis, dans la mesure où elle avait fourni l’espace
de travail et les tissus, Magda avait peut-être un peu contribué, en effet.
En découvrant ce qu’Estella leur avait confectionné, les musiciens
restèrent muets un bon moment. Tom, le bassiste, enfila une chemise brune
en tissu Liberty au motif Art déco. Charlie, le batteur, reçut une veste noire
et or assortie d’un foulard doré. Chris eut droit à une chemise de satin vert
délibérément sobre mais tout de même taillée d’une main experte.
Quant à Peter, il fut bien sûr traité comme une star et se vit offrir un
costume de velours indigo composé, entre autres, d’une magnifique veste,
ornée au dos d’une théière brodée de satin. Les galons dorés et les
épaulettes qu’Estella lui avait ajoutés reflétaient la tendance du moment en
faveur des vêtements militaires d’époque.
— Eh bé ! s’exclama Chris en reculant pour admirer la tenue de son
partenaire de scène. J’en connais un qui a été favorisé.
Son ton contrarié et jaloux ravit Estella.

Le salon se transforma rapidement en vestiaire. Sans se donner la peine de


demander à Magda ou Estella de sortir, les garçons se déshabillèrent, ne
gardant que leurs slips, et enfilèrent leurs nouveaux habits. Naturellement,
ce spectacle laissa Magda indifférente, mais Estella, toute rouge, fixait ses
genoux, en ne jetant peut-être qu’un coup d’œil ou deux à Peter, le temps
qu’ils soient tous rhabillés.
— Alors, on est comment ? demanda Chris en tournant fièrement sur lui-
même.
— Fabuleux, assura Magda. Tout simplement superbes.
Estella regarda les quatre musiciens poser comme des top-modèles et
sourire, l’air heureux. On aurait vraiment dit des stars.
Elle tourna autour d’eux pour examiner de près chaque tenue. Toutes les
mesures prises étaient justes, et ses choix de couleurs et de coupes
parfaitement adaptés à chaque personnalité. Elle effectua quelques ultimes
ajustements, rentrant un pan de chemise ici, redressant un col là. Chris avait
besoin d’une ceinture, alors Betty, qui avait déjà fort à faire, fut envoyée
dans la garde-robe de Richard pour en rapporter une sélection, qu’ils
passèrent en revue. Comme aucune n’était convaincante, Estella partit dans
le dressing de Magda et revint les bras chargés de ceintures et de foulards.
— Celle-ci, décida-t-elle en tendant au chanteur une large ceinture en
cuir marron. Et on va prendre ça aussi…
Elle enroula un des foulards en soie de Magda autour du cou du bassiste
en le nouant lâchement.
— Magnifique, approuva Magda.
Estella s’occupa de Peter en dernier pendant que le reste du groupe
s’éclipsait dans la cuisine pour manger un bout. Naturellement, la tenue de
Peter n’avait guère besoin d’être ajustée. Il l’avait déjà essayée et Estella en
avait vérifié chaque détail. Il ne lui restait plus qu’à arranger les lacets de la
chemise en veillant à ce que chaque pli soit bien en place. Elle s’avança
face à lui, les yeux et les mains affairés sur le tissu mais l’esprit troublé par
la chaleur qui émanait de son corps. Peter la regardait faire en lui caressant
les bras ; elle en eut des frissons.
— Ma merveilleuse fille haricot, murmura-t-il.
Sur le moment, dans ce salon faiblement éclairé, au milieu de toutes ces
ceintures, de tous ces foulards et vêtements abandonnés à leurs pieds, Peter
et Estella eurent le sentiment d’être seuls au monde. Tout ce qui comptait
pour elle se concentrait ici : ses créations et l’homme…
De sa vie ?
— Je vous y prends, tous les deux ! s’exclama Chris en faisant irruption
dans la pièce, armé d’un casse-croûte dans chaque main.
Il s’approcha vivement et avanca la tête entre celles de Peter et d’Estella.
— Je suis de la police, chuchota-t-il. Ceci est une rafle.
Peter sourit d’un air narquois et lui décocha un petit coup de pied, que
Chris esquiva d’un bond en arrière en agitant ses sandwichs.
— Je suis attaqué par notre guitariste ! La société part en lambeaux !
Le chanteur se laissa tomber à terre et se roula sur le tapis au milieu des
vêtements épars. Puis il lâcha ses sandwichs, qui finirent écrabouillés dans
le tas.
— Ton costume ! s’affola Estella en essayant de le relever.
— C’est l’heure ! On bouge ! annonça Charlie dans l’embrasure du salon.
Chris se releva prestement et s’épousseta en suivant les autres. Peter
tendit le bras pour effleurer la joue d’Estella.
— Si tu es devant ta télé, je le saurai, souffla-t-il.
— Bien sûr que j’y serai.
Il lui sourit longuement. Puis le groupe repartit, survolté, à bord de son
minibus.
— Bien ! s’exclama Magda en avisant le bazar dans le salon. On a du
pain sur la planche. Beeet-ty !
Accablée par ces préparatifs et luisante de sueur, Betty apparut dans
l’encadrement.
— Oui, mademoiselle ? répondit-elle, un peu hors d’haleine.
— Vous voulez bien remettre cette pièce en ordre ? Estella et moi ne
sommes vraiment pas en avance.
— Bien sûr, mademoiselle, obéit Betty, l’air décomposé.
— Je m’en occupe, offrit aussitôt Estella en commençant à ramasser les
vêtements par terre.
— Pas question, refusa Magda en l’attrapant par le bras. Il faut que tu te
prépares. Et moi aussi. Ce soir, nous devons être les plus belles. Allez, suis-
moi.
Estella laissa Magda l’entraîner dans l’escalier pendant que Betty effaçait
les dégâts du défilé improvisé.

S’ensuivirent deux heures de pomponnage intense. Magda et Estella se


retirèrent dans leur baignoire respective, celle d’Estella remplie d’une telle
quantité de sels parfumés qu’elle dansait presque sur l’eau. Elle se frotta
avec les brosses exfoliantes de Magda, qui lui décapèrent un peu la peau
mais la laissèrent propre et douce. Puis elle lava ses cheveux, qui avaient
sérieusement besoin d’être recolorés ; le noir et le blanc commençaient
presque à se voir. Ensuite elle enroula ses mèches sur de gros bigoudis,
qu’elle vaporisa d’eau de fleur d’oranger. Une fois ses cheveux séchés, elle
détacha les épaisses boucles ainsi obtenues.
Naturellement, la tenue était déjà choisie. Estella avait jeté son dévolu sur
une minirobe bleu vif – une de celles dont Magda ne voulait plus. Une
chance que son amie portât rarement plus de deux ou trois fois ses habits.
Quatre, éventuellement, si vraiment la pièce avait un style unique. À ce
stade, la garde-robe d’Estella s’était tellement agrandie qu’elle débordait de
la penderie de la chambre bleue et se répandait par terre, sur des chaises, et
jusque dans son atelier au sous-sol.
Cette robe – une ravissante trouvaille de chez Biba –, Estella l’avait
complètement désassemblée, retaillée et restructurée pour en réaliser une
nouvelle version, bien plus belle que l’originale. Par-dessus, elle ajouta une
cape en satin de son invention, aux reflets verts, roses, bleus et jaunes, qui
s’attachait aux épaules à l’aide de boutons. Quand Estella tournait, la cape
s’évasait autour d’elle et la transformait en toupie psychédélique. Côté
fards, elle avait imaginé un motif élaboré pour le regard, qu’elle comptait
appliquer à l’aide de petits bijoux de peau. Au dernier moment, cependant,
elle renonça à cette idée. Son maquillage, décida-t-elle, devait être réduit à
l’essentiel. Une touche de rouge sur ses pommettes et un soupçon de rose
pâle sur ses paupières. Un brin de mascara mais pas d’eye-liner. Un peu de
gloss pour faire ressortir ses lèvres.
Voilà, l’essentiel. Son visage presque au naturel.
— C’était une des miennes ? s’enquit Magda en la retrouvant dans le
couloir.
Elle pinça un pan de sa cape en la soulevant un peu.
— Décidément, tu as un vrai don, tu sais ?
Magda avait opté pour l’une des dernières créations d’Estella : une
combinaison-pantalon d’un rouge éclatant qu’aurait pu porter le personnage
d’Emma Peel dans la série Chapeau melon et bottes de cuir. Elle avait
ajouté une ceinture argentée taille basse, qui clochait un peu – une noire
aurait mieux convenu –, mais Estella ne releva pas. Ce soir, il fallait que ce
soit elle la plus éblouissante des deux.
— Tu t’es à peine maquillée, remarqua Magda. Pourquoi ?
— Comme ça. Je préférais.
Magda lui tourna le dos pour s’observer dans le miroir. Elle s’était fait
des yeux de biche en superposant des traits d’eye-liner noirs et blancs sur
un fard bleu-vert étiré jusqu’aux sourcils.
— Hum, murmura-t-elle.
Son ton était un peu étrange, comme si elle portait un jugement.
Mais elle se retourna en affichant un grand sourire.
— Peu importe ! On a à faire. Viens !
Une fois en bas, Magda s’affaira à allumer des bâtonnets d’encens un peu
partout pour diffuser dans la maison leur incontournable parfum. Estella,
qui se mit tout de suite à tousser et à éternuer, la suivit discrètement pour en
éteindre un sur deux, et même en jeter par les fenêtres ouvertes.
Gogo arriva la première, vêtue d’une minirobe saugrenue faite de petits
cercles de métal qui tintaient à chacun de ses mouvements.
— Oh ! fit-elle en entrant, et s’appropriant aussitôt un manteau
pelucheux pendu à un crochet près de la porte. J’espère que je ne suis pas
en retard. J’ai oublié qu’on était aujourd’hui.
— Tu es pile à l’heure, mon chou, la rassura Magda en la menant au
salon.
Gogo piocha une fraise dans un plat posé près de l’un des canapés et se
mit à la sucer en fixant l’écran noir du poste de télévision. Richard, qui
s’était absenté presque toute la journée, réapparut subitement dans le
costume vert forêt que lui avait confectionné Estella. Il faisait bien trop
chaud pour porter ça – la température de la journée n’avait pas baissé d’un
degré. Toutes les fenêtres et portes étaient grandes ouvertes, et très vite les
invités et les mouches affluèrent, ainsi que cette chatte rousse baptisée Lucy
par Estella, qui s’était un jour faufilée par la fenêtre de la cuisine et n’avait
pas tardé à élire domicile dans la maison, et qui se baladait à présent parmi
la foule sans hésiter à chaparder des bouts de jambon et de crevettes cuites.
À dix-huit heures trente, la maison, déserte une demi-heure plus tôt, était
pleine à craquer. Estella eut bien du mal à rejoindre le salon, et lorsqu’elle y
accéda enfin, il n’y avait plus une place où s’asseoir. Elle réussit toutefois à
se glisser dans la pièce, où elle tenta de se mêler aux conversations, mais
aucune n’était particulièrement engageante :
— … Tiens, d’après Mary Quant, le corset, c’est fini, mais,
manifestement, Angela n’est pas au courant…
— … En réalité, c’est à San Francisco que ça bouge, évidemment. On
comptait y aller, histoire de vivre un peu en marge quelque temps, mais on
devait d’abord passer à Ascot, alors…
— … C’est que j’aime tout le monde mais, sincèrement, certaines
personnes sont trop sinistres. Comment peut-on tomber amoureuse d’un
chauffeur de bus…
Le plus curieux, c’était qu’Estella avait déjà rencontré presque toutes les
personnes présentes, et au moins un tiers d’entre elles portaient une de ses
créations. Mais au lieu de les saluer, ce furent leurs tenues qu’elle accueillit
en silence. Salut, la mini rose sexy. Ravie de te revoir, le tailleur-pantalon
en veloutine festonnée. Comment vas-tu, le veston bleu canard à franges
argentées ?
Elle chercha Magda, mais son amie était introuvable. Alors elle quitta la
pièce et fit le tour de la maison en faisant sans cesse mine de rejoindre des
gens qui l’attendaient.
L’heure de l’émission approchait. Estella retourna dans le salon, où tous
les invités s’étaient entassés après que quelqu’un avait allumé la télévision.
Afin d’y voir quelque chose, elle finit par grimper sur une petite table au
fond de la pièce, et gigota nerveusement tandis que différents artistes se
succédaient à l’écran. Cette émission durait une heure, mais on ne savait
pas précisément à quel moment les Electric Teacup devaient se produire. En
fin de compte, ce furent eux qui la clôturèrent, donc après presque
cinquante minutes passées à faire le pied de grue perchée sur cette table,
Estella fit brusquement taire tout le monde.
— Chut ! Ça y est ! C’est l’heure ! hurla-t-elle quand le groupe fut enfin
annoncé.
Les voix s’estompèrent un peu, mais dès que la caméra s’orienta sur les
musiciens, le bruit redoubla sous les cris des fêtards. Le plateau de
l’émission se composait d’une série d’estrades et de gros plans de
spectateurs en train de danser. Peter se trouvait à droite, juste derrière Chris,
mais Estella ne pouvait que l’entrevoir, car la caméra suivait les
déplacements du chanteur. Les costumes rendaient bien à l’écran, et
lorsqu’ils entonnèrent Everybody’s Sun, Peter se retourna pour dévoiler le
dos de sa veste et ses somptueuses broderies.
Apercevant Estella au fond du salon, Magda la rejoignit sur son perchoir
et la prit nonchalamment par la taille. Sur le coup, Estella s’inquiéta du
risque que la table cède sous leurs poids, mais elle était trop captivée pour
vraiment s’en soucier. Tant pis, qu’elle s’écroule.
— C’est une star, chuchota Magda à son oreille. Une star !
Il était vrai que Peter se révéla comme jamais. Même s’il regardait
surtout sa guitare et ne jetait que de rares coups d’œil en direction des
caméras ou du public, son visage affichait un sourire en coin d’une
assurance frappante. Il était vraiment beau. Attirée par son aura, et peut-
être, dans une certaine mesure, par son fabuleux costume, la caméra
s’orienta de plus en plus souvent sur lui.
— C’est grâce à toi, affirma Magda en donnant un petit coup de coude à
Estella. Il va devenir une star. Une star, une star, une star !
Quand la chanson s’acheva, le public du plateau applaudit, tout comme
celui du salon.
— Nous aimerions jouer un nouveau morceau, annonça Chris. Cette
chanson s’intitule La Merveilleuse Fille haricot.
Estella en eut le souffle coupé. C’était pour elle. Sa chanson.
Peter permuta avec Chris et s’avança sur le devant de la scène. Dès qu’il
se mit à chanter, la caméra se braqua sur lui, et Estella sut que c’était elle
qu’il regardait.

À la fin de l’émission, les invités de Magda se déchaînèrent, et la fête


redoubla dans chaque recoin de la maison et jusque dans le jardin. Estella
faisait les cent pas d’une pièce à l’autre, en grignotant des chips et en
sirotant un Coca. À un moment ou à un autre, le groupe allait revenir. Mais
personne ne savait quand.
Elle croisa Gogo, qui s’était repliée au fond d’une pièce et tenait dans ses
bras le support d’un gros palmier en pot.
— Je comprends ta frustration, lui susurrait-elle. Moi aussi, je trouve que
tu serais mieux dehors. Je vais leur en parler.
Estella finit par entendre un cri de triomphe dans le jardin, qui annonça
l’arrivée du groupe. Elle se faufila dans la cuisine et sortit par la porte de
derrière. Les musiciens avaient dû s’introduire en douce par le jardin du
voisin et escalader le mur pour le plaisir.
Dehors, il devait y avoir une centaine de fêtards. Ils avaient pris les
coussins du salon et des canapés et paressaient dessus aux quatre coins de la
pelouse. Estella s’avança parmi cette multitude de gens, de bouteilles, de
verres vides, de queues de crevettes et de fraises jetées par terre.
— Nous voilà ! claironna Chris avant de faire une cabriole mal assurée
dans l’herbe.
Peter suivait et sourit en apercevant Estella. Sans la quitter des yeux, il
salua quelques personnes tout en se dirigeant vers elle.
— Re-bonjour, toi. Tu n’aurais pas, par hasard, regardé une émission
sympa, ce soir ?
— Non, répondit-elle en toute innocence. Je ne regarde pas la télé.
— Tu fais bien. Il paraît que ça bousille le cerveau. Bien, où est-ce qu’un
type assoiffé peut trouver à boire dans le coin ?
Quelqu’un qui passait par là matérialisa dans sa main une bouteille de
Coca-Cola.
— Pratique ! s’amusa-t-il. Bon, maintenant, je serais ravi de te raconter
mon ascension éclair vers la fortune et la gloire. Et je connais justement
l’endroit idéal.
Il glissa son bras sous celui d’Estella et l’entraîna vers un endroit isolé du
jardin, où ils se posèrent sur l’herbe.
Avant d’entamer toute conversation, ils se penchèrent en même temps
l’un vers l’autre. Attisé par l’effervescence de la soirée, leur baiser se fit de
plus en plus ardent. Ils tombèrent à la renverse sur le dos, blottis dans les
bras l’un de l’autre. Autour d’elle, Estella entendait le tumulte des
festivités, des rires et, de temps en temps, des invités qui les enjambaient
d’un bond.
Ils finirent par se redresser un peu, en appui sur les coudes, pour que
Peter se désaltère. Le rythme de la chanson Sgt. Pepper’s Lonely Hearts
Club Band des Beatles retentissait à travers le jardin.
— Eh bien, voilà une fête réussie, je crois. Qu’est-ce que tu en dis ?
La douceur du soir, le parfum des fleurs… Estella s’imprégna de tous les
détails de cette soirée. De peur que ça ne lui porte malheur, elle préféra ne
pas avouer tout haut qu’elle vivait effectivement un moment unique. Elle
voulait le savourer, le figer comme un papillon en plein vol. Elle embrassa
du regard la scène qui se déroulait sous ses yeux :
Chris, qui sautillait sur la pelouse comme un farfadet.
Gogo, qui traînait le pot du palmier pour lui rendre sa liberté.
Le rire carillonnant de Magda.
Richard, qui prenait des photos du sol.
Jasper et Horace, qui ramassaient des brassées de fromage et d’ananas
sur un plateau.
Quoi ?
Sous le choc, Estella se releva d’un bond.
— Où tu vas ? s’étonna Peter, qui n’avait pas repéré les anciens
colocataires d’Estella.
Ou alors il les avait aperçus mais ne les avait pas resitués, après le fiasco
de leur première rencontre.
Estella ferma un instant les yeux et imagina la même scène se
reproduisant avec Magda, Richard, Gogo, Penelope… et tous ses nouveaux
amis.
Non. Non, non, non, non, non. Pas ce soir. Pas maintenant.
— Je reviens tout de suite ! lança-t-elle joyeusement comme si tout allait
merveilleusement bien.
Jasper sourit en la voyant se précipiter vers eux.
— Qu’est-ce que vous fichez ici ? chuchota-t-elle d’un ton féroce.
— Apparemment, on s’amuse bien ici, constata placidement Jasper. La
porte était ouverte. Ça entre, ça sort.
— Et, comme par hasard, vous passiez devant ?
— On était sortis se promener, précisa Horace, la voix de la raison.
— Faire un petit tour, renchérit Jasper. Je te l’ai dit, la porte était ouverte.
Estella les scruta avec méfiance.
— À quoi vous jouez ?
Ils haussèrent les épaules.
— Difficile de résister à l’appel du fromage et de l’ananas, commenta
Horace en se resservant. C’est fameux !
— Vous deux, décréta Estella en baissant d’un ton, suivez-moi. Fissa.
Elle les attrapa chacun par une main et les tira à travers la foule jusque
dans la maison, puis dans les méandres du rez-de-chaussée. Au passage, les
deux compères se débrouillèrent pour chiper des bouteilles de Coca,
quelques poignées de crevettes et des œufs écossais.
Une fois qu’Estella eut réussi à les expulser jusque sur le trottoir, elle
croisa les bras et cloua les garçons d’un regard qui leur fit comprendre
qu’ils allaient passer un sale quart d’heure.
— Écoute, commença Jasper, on a juste envie de rencontrer tes nouveaux
amis. C’est tout. Découvrir un peu ce milieu branché du Swinging London.
Ainsi formulée, leur demande ne semblait pas excessive. Quel mal y
avait-il à ce qu’ils profitent un peu de la fête ? L’endroit était bondé. Horace
et Jasper avaient même fait un petit effort vestimentaire – Estella éprouva
une pointe de nostalgie inattendue en remarquant qu’ils portaient les
foulards qu’elle leur avait spécialement confectionnés. Ils y avaient mis du
leur.
Et ils lui avaient manqué.
Mais, alors qu’elle les observait une nouvelle fois, elle tressaillit.
Quelque chose clochait. Horace tenait sa manche serrée et Jasper avait les
coudes collés le long du corps.
— Qu’est-ce que vous avez fait ? murmura-t-elle d’un ton lourd de
soupçons.
— Nous ? s’étonna Jasper.
— Oui, vous. Qu’est-ce que vous avez piqué ?
— Ah !
Il plongea une main dans la doublure de sa veste.
— Pas grand-chose : trois portefeuilles et un machin en argent qui prenait
la poussière dans un coin.
— Vous avez volé des trucs ? résuma discrètement Estella. Ici ?
— Oh, allez, quoi ! Tu sais bien que ça leur manquera pas. On n’a pris
que les portefeuilles de ceux qui avaient l’air de buses.
— Que des buses, répéta Horace comme pour attester de leur bonne foi.
— Ces gens sont mes amis, riposta sèchement Estella.
— C’est nous, tes amis, opposa Jasper. Eux, là ? C’sont des crétins
pourris gâtés.
— Non, ce sont des gens chics. Ils sont élégants. Intéressants.
— J’ai vu une fille discuter avec un pot de plante.
Estella balaya cette remarque d’un geste.
— C’est Gogo, elle est comme ça.
— Et ils sont chics, tu dis ? relança Jasper d’un ton entendu. D’où sortent
toutes leurs tenues ? Je parie que tu y es pour quelque chose.
— Rends-moi ces portefeuilles, exigea Estella, la paume tendue.
— J’pige pas, Stella. Qu’est-ce que tu leur trouves de si particulier ?
C’est à cause de leur fric, c’est ça ? N’importe qui peut en avoir.
— Faux, et ce n’est même pas la raison – enfin, pas exactement. Donne-
moi ces portefeuilles. Dépêche.
— Tu peux toujours courir, la nargua Jasper en reculant. Je te les rendrai
pas avant qu’on ait retrouvé notre bonne vieille Estella. Ces gens font
ressortir ton côté Cruella. C’est dangereux.
— Je ne plaisante pas.
Jasper et Horace commencèrent à se faufiler entre les voitures stationnées
dans la rue et à se réfugier derrière des arbres. Ça les faisait rire, au
contraire d’Estella. Elle montra du doigt une grande silhouette qui
approchait sur le trottoir.
— Voilà un policier, avertit-elle. Je vous donne dix secondes pour
rappliquer, sinon je l’appelle.
— T’oserais pas, la défia Horace.
— Dix.
— Stella, arrête, quoi…
Le sourire de Jasper s’évanouit.
— Neuf.
— Je crois qu’elle est sérieuse, chuchota Horace.
— Huit.
— Allez, Stella…
Jasper la suppliait d’un regard qu’elle ne lui connaissait pas.
— Rentre à la maison.
— Sept.
— Jasper, viens…
— T’inquiète, Stella nous dénoncerait pas à un flic.
— Six.
— Je crois que si, bredouilla Horace.
— Jamais de la vie.
Le visage de Jasper se durcit. Une lueur traversa son regard.
— Cinq.
— Allez, mec.
Horace le tira par la manche.
— Elle s’est trouvé d’autres pigeons. Elle a plus besoin de nous,
maintenant.
Jasper croisa les bras sur son torse.
— Quatre, asséna Estella sans faiblir.
Son cœur battait pourtant à tout rompre.
— Bon, je m’tire, déclara Horace. Cruella s’est imposée. Je vois plus
Estella nulle part. Viens, Jasper. Grouille !
— Trois.
Jasper la sonda une dernière fois d’un regard implacable.
— Tu sais bien que ce sont pas tes amis.
Deux. Un.
— Police ! hurla Estella. Au voleur ! Arrêtez-le !
Les yeux écarquillés, Jasper la dévisagea, l’air profondément déçu. Puis
il décampa, Horace sur ses talons. Leurs deux silhouettes battirent en
retraite, laissant Estella seule dans Cheyne Walk.
Elle les suivit du regard. En réalité, elle bluffait. Ce n’était pas un
policier mais un simple type qui venait à la fête, coiffé d’un vieux casque
ridicule. Jasper et Horace n’auraient pas su faire la différence ; ils ne
risquaient pas de savoir que, pour s’amuser, quatre garçons dans le vent
avaient lancé la tendance des anciens uniformes militaires. Ils ne
connaissaient rien à la mode. Ce milieu n’était pas fait pour eux.
C’était son univers, et ce serait seule qu’Estella y ferait son entrée.
— Le ciel est un peu menaçant, aujourd’hui, commenta Betty le
lendemain matin, en essuyant les assiettes. À mon avis, on va avoir de
l’orage. Voulez-vous que je vous descende du thé ?
Estella avait beau adorer son atelier, les jours de grisaille comme celui-ci
rendaient son sous-sol assez sombre.
— Je vais travailler dans le salon, ce matin, indiqua-t-elle.
— Bien. Alors je vous l’apporte là-bas, mademoiselle.
Pour Estella et Betty, qui étaient les fourmis ouvrières de la maison, le
petit matin à Cheyne Walk était un moment particulièrement tranquille.
Betty écoutait la radio en faisant le repassage et le ménage au rez-de-
chaussée pendant qu’Estella confectionnait des habits. Ce jour-là, elle avait
d’ailleurs du pain sur la planche, ayant pris beaucoup de retard.
À vrai dire, ça devenait un peu pénible, à force. C’était à peine si Estella
avait encore le temps de dessiner de nouveaux modèles, car la majorité de
sa clientèle ne semblait convoiter que des créations déjà existantes. Il leur
fallait absolument « cette robe que Magda portait au Bag O’ Nails mais en
vert, ce serait possible ? » Son travail commençait à tenir davantage de la
corvée que de la créativité. Estella soupira en se rappelant les opportunités à
la clé ; depuis le succès du passage à la télé des Electric Teacup, elle n’avait
jamais été aussi sollicitée. Et, inspirants ou non, plus nombreux étaient les
jeunes ambitieux influents qui portaient ses modèles, mieux c’était.
Elle s’installa dans le salon avec son équipement. Lucy se coucha en
boule près d’elle ; perchée sur le dossier d’un des gros fauteuils, la chatte
avait pris l’habitude d’observer Estella pendant qu’elle cousait ou dessinait,
et lui imposait parfois des jeux de piste effrénés après avoir joué avec des
bobines de fils qui finissaient planquées dans le jardin.
Magda descendit peu après treize heures, vêtue d’un minishort et d’un
chemisier assorti, confectionnés par Estella. Elle se laissa tomber sur sa pile
de coussins et feuilleta le courrier que Betty avait posé sur la table basse.
Les Moresby-Plum employaient des gens pour régler toutes les factures et
les questions juridiques, mais, de temps en temps, quelqu’un avait l’audace
d’écrire directement à leur domicile, et ce désagrément extrême faisait
piquer des crises à Magda.
— Imbéciles, pesta-t-elle en agitant des enveloppes. J’ai dit aux avocats
que ça ne devait pas arriver ici, mais personne ne m’écoute.
Elle poussa un soupir.
— Je vais devoir les rappeler.
— C’est affreux, commenta Estella sans lever le nez de son travail,
puisque c’était la réaction qu’on attendait d’elle.
— Comme tu dis. Ça devient vraiment morose, en ce moment. J’ai
appelé Michael, ce matin, et il m’a pompé l’air. Toujours à me raconter ses
réflexions en temps réel et à me répéter qu’il tient à moi. Il faut toujours
qu’il complique les choses. Ça ne répondait pas chez Penelope – d’ailleurs,
je me demande bien où elle est. Il n’y a aucune fête prévue ce soir. Qu’est-
ce qu’on s’ennuie !
Magda rejeta le courrier sur la table en faisant la moue, puis étira ses
longues jambes en scrutant ses orteils.
— Que faisais-tu avant de venir vivre ici, Stellaire ? s’enquit-elle. Tu
avais forcément une vie trépidante, puisque tu ne traînais pas avec nous.
— Plus ou moins ce que je t’ai raconté, répondit Estella en essayant de se
concentrer sur un point de couture particulièrement délicat. On grappillait
des trucs. Je créais des vêtements. En gros, je grappillais des trucs pour
créer des vêtements.
— Que c’est romanesque, réagit rêveusement Magda. J’aimerais bien
être une grappilleuse. On appelle ça comme ça ? Une grappilleuse. Une
nana de l’East End avec un surnom du type Magda La Dingo ou quelque
chose de ce genre.
Estella ne se donna pas la peine de répliquer que, selon elle, le mot
grappilleuse n’existait pas ; ni qu’elle avait vécu dans un immeuble détruit
par les bombes à Camden et non dans l’East End ; ou encore, qu’elle n’avait
pas de surnom. Quand Magda était de cette humeur, ça ne servait à rien.
— Voilà ce qu’on devrait faire aujourd’hui ! On va aller grappiller !
Estella posa son ouvrage et fixa Magda, qui s’était subitement déridée.
— Ce n’est pas si simple, objecta Estella.
— Pourquoi ?
— Eh bien, il y a des astuces à connaître.
Magda acquiesça comme si c’était une évidence.
— Tu vas m’apprendre, alors. Quelqu’un a bien dû t’enseigner les
ficelles du métier, non ?
— Mais toi, rien ne t’oblige à voler, fit remarquer Estella.
Momentanément troublée, Magda pencha la tête de côté.
— Je sais bien. Mais ça a l’air tellement fascinant. C’étaient les
circonstances de notre rencontre, tu te souviens ? Tu volais chez Liberty.
Ici, tu évolues dans notre milieu. Maintenant, j’ai envie de découvrir le tien.
Allez. On va bien s’amuser.
Estella comprit que les dés étaient jetés. Maintenant que Magda avait cet
objectif en tête, elle ne pourrait plus l’en détourner. Il n’y avait
probablement rien de mal à cela, réfléchit-elle. Peter était en répétition tout
l’après-midi. Il allait pleuvoir. Et Estella avait bien besoin de mettre en
pause sa chaîne de production.
— D’accord, céda-t-elle en s’efforçant de paraître au moins aussi
enthousiaste que Magda.
Celle-ci battit des mains.
— Génial ! Par où on commence ?
— Par le salon, décida Estella en désignant la pièce d’un geste. D’abord,
on s’entraîne ici.
— Comme si on était à l’école des voleurs ? plaisanta Magda. Que c’est
amusant !
Voler. Amusant. Estella se retint de lever les yeux au ciel. Dire qu’elle
croyait que plus rien ne pouvait la surprendre dans ce milieu…
La première chose qu’Estella avait volée, dans sa vie, c’était une brique
de lait.
Le lait était un bon moyen de s’y mettre. Les laitiers déposaient les
bouteilles en verre sur les vérandas au petit matin, et personne ne
soupçonnait une gosse munie d’une bouteille de lait de préparer un mauvais
coup ; il suffisait de récupérer la bouteille avant son propriétaire. Et puis le
lait était un produit de première nécessité. Quand on commençait par une
denrée plutôt indispensable à sa survie, c’était bien plus facile ensuite de
gravir les échelons en volant d’autres choses tout aussi indispensables,
telles que de l’argent, des vêtements et des machines à coudre.
En l’occurrence, le défi était que la survie des Moresby-Plum ne
dépendait d’aucun larcin. Ils ne manquaient ni de nourriture, ni d’habits, ni
d’argent. Ce qui compliqua un peu la tâche à Estella dans l’explication des
règles de base : Se faire pincer n’est pas une option. On vole de la
nourriture pour manger. Des habits pour avoir un truc à se mettre sur le
dos. Et de l’argent pour pouvoir s’acheter de quoi manger et des habits à
porter. Ce n’était pas un jeu, mais il y avait toujours une part de risque et de
hasard. Et Estella était forcée d’avouer que rien ne lui faisait plus plaisir
que de viser toujours plus gros, de tenter l’impossible, de flirter avec le
danger et d’y échapper de justesse.
Elle partit chercher divers éléments dans la cuisine : des fourchettes et
des cuillères, une boîte à thé, un pot de confiture et une salière en forme de
chat. Elle rapporta ces objets dans le salon et les disposa sur l’étagère du
milieu d’une bibliothèque qui s’étirait sur tout un mur de la pièce. C’était la
méthode qu’avaient employée Jasper et Horace pour la former.
— Bien, commença-t-elle. Ce qui nous intéresse se trouve ici.
Elle désigna le pot de confiture de mûres.
— Ne le quitte pas des yeux, instruisit-elle Magda, en partant se
positionner à l’autre extrémité de la bibliothèque.
Elle longea l’étagère, touchant plusieurs objets, qu’elle examinait avant
de les reposer. Elle s’attarda sur la boîte à thé, qu’elle garda un peu plus
longtemps dans sa main, puis elle la reposa et s’éloigna nonchalamment.
— Et voilà !
Magda jeta un coup d’œil à l’endroit où se trouvait le pot de confiture.
Disparu. Estella plongea une main au fond d’un pardessus truqué, qu’elle
avait fabriqué un jour où elle était un peu nostalgique, et en sortit le pot de
confiture.
— Pourtant, je t’avais à l’œil ! s’écria Magda, incrédule. C’est ça que je
veux faire ! Apprends-moi !
Estella replaça le pot sur l’étagère et commença à reconstituer son
itinéraire.
— D’abord, va doucement, mais sans trop t’attarder sur chaque article,
expliqua-t-elle en en faisant la démonstration. Continue d’avancer, et une
fois que tu as trouvé l’objet de ta convoitise, concentre-toi sur un autre. Par
exemple, je veux la confiture, donc je me concentre sur le thé.
Elle reprit la boîte à thé.
— Assure-toi qu’on voie bien ce que tu as dans la main. C’est la clé.
Pendant ce temps, en bas…
Estella pivota un peu pour que Magda voie ce qu’elle faisait de sa main
gauche pendant qu’elle tenait le thé de la droite. Elle souleva le pot de
confiture de l’étagère en veillant à garder son manteau bien près du corps.
Et, en un clin d’œil, le pot se volatilisa.
Magda partit de son rire strident.
— Que c’est amusant ! Remontre-moi. Je veux y arriver. Laisse-moi
essayer.
Estella retira son manteau et le tendit à Magda, qui se leva d’un bond des
coussins. Imitant le parcours d’Estella, elle longea lentement la bibliothèque
en étudiant les objets disposés par Estella. Puis, d’un geste prompt et
décidé, elle pivota pour attraper la boîte à thé sur l’étagère.
— J’examine le thé, murmura-t-elle consciencieusement. Et de l’autre
main…
D’un agile coup de poignet, elle subtilisa le pot de confiture sur l’étagère
du bas.
— C’est inné, chez toi ! s’exclama Estella, impressionnée malgré elle.
Quelle grâce !
— Des années de danse classique, justifia Magda avec désinvolture.
C’était d’un ennui mortel, mais je savais que ça me servirait forcément un
jour. Dis-moi, d’ordinaire, où irais-tu si tu avais l’intention de voler quelque
chose aujourd’hui ?
— Dans un endroit animé, supposa Estella. Vu que c’est la saison
touristique, un magasin comme Harrods, où il y a foule et des articles
partout. Dans les grands commerces de ce type, ils prévoient toujours une
marge de vols. Ce n’est pas comme quand on vole dans une petite boutique
indépendante.
— Alors allons-y, décida Magda.
Estella jugea l’idée très mauvaise.
— Je croyais que tu voulais juste apprendre les ficelles ?
— Eh oui, mais tu vois : je me débrouille comme une cheffe ! Alors
pourquoi ne pas aller sur le terrain ? Allez, viens !
— Je ne t’ai montré qu’une technique de base. Ça ne s’apprend pas en un
claquement de doigts.
Ça prenait même beaucoup de temps, songea Estella. Il s’était écoulé des
semaines avant que Jasper et Horace ne l’intègrent dans le scénario d’un
casse qui ne tolérait aucune erreur.
— Ne sois pas rabat-joie, critiqua Magda d’un ton dédaigneux.
C’était la première fois que quelqu’un reprochait à Estella d’être trop
sérieuse, et, naturellement, cette remarque la vexa.
— Très bien, se rebiffa-t-elle. Allons chez Harrods.

D’abord, elles devaient se mettre en tenue.


Estella équipa Magda d’une simple robe droite bleue, dotée d’une poche
secrète. Comme ce vêtement était moins ample qu’un pardessus, elles
avaient passé en revue la gamme d’articles que Magda pourrait dérober :
une barre chocolatée serait l’idéal, ou bien une petite sélection de sachets de
thé Harrods. Ensuite, il lui fallait des accessoires : un grand chapeau, des
sandales argentées, plusieurs bracelets, un imposant collier. Estella devait
faire la paire avec elle, bien sûr, alors elle enfila une minijupe argentée
coordonnée à un chemisier bleu vaporeux. Une fois assurées que chapeaux,
sacs à main et souliers se mariaient bien ensemble, elles dégustèrent une
part de gâteau accompagnée d’un thé, Magda passa deux coups de fil, et
enfin, elles partirent pour le quartier de Knightsbridge à bord d’un gros taxi
– Richard avait pris la Jaguar et Magda n’avait pas envie de conduire la
Mini.
En remontant la rue, Estella posa un œil presque neuf sur le célèbre grand
magasin londonien. À la lumière du soleil, l’édifice était splendide, et ses
briques terracotta aux ornements Art nouveau ressemblaient à une matière
organique vivante.
Certes, songea-t-elle alors qu’un valet lui ouvrait la portière du taxi, elle
venait ici pour voler accompagnée d’une complice ayant les mêmes
intentions mais pas pour les mêmes raisons. Toutefois, Magda était aussi le
genre de cliente qu’Harrods était ravi d’accueillir. Elle était blindée. Pleine
aux as. Elle savait donc comment entrer dans une boutique avec l’air d’être
attendue, comme si on devait la remercier de franchir leur porte. Belles
jeunes femmes supposées issues de la haute société, elles incarnaient à elles
deux le Londres branché. Même si Magda se servait et partait sans payer, le
seul fait de l’accueillir au sein de leur établissement améliorait
automatiquement l’image d’Harrods.
— Un truc petit, n’oublie pas, souffla Estella comme elles se frayaient un
chemin dans les allées et remontaient rapidement la marée humaine. Un
article léger. Bon marché. Ordinaire. Pioche dans une pile où on ne
remarquera pas qu’il en manque un.
— Petit et léger. D’accord. Main droite, le thé, main gauche, la prise.
— Ne traîne pas. Et surtout, ne t’enfuis pas en courant.
Magda gloussa.
Maintenant qu’Estella était replongée dans son élément, elle commença à
se mettre dans l’ambiance. Ça faisait trop longtemps qu’elle n’avait rien
volé. Si elle n’y prenait pas garde, elle allait perdre la main. Les deux amies
s’enfoncèrent dans les rayons alimentaires. Inévitablement, la halle
grouillait d’un de ces innombrables groupes de touristes.
— Tiens, regarde, chuchota Estella à Magda.
Elle ôta son chapeau et l’agita devant elle comme un éventail.
— Il fait une chaleur, gémit-elle tout haut.
Ce faisant, elle tendit la main droite et délesta un badaud de sa montre.
Deux secondes plus tard, le bijou disparaissait dans son chapeau, qu’elle
replaça sur sa tête. Elle sourit à Magda, qui éclata de rire.
— De l’aplomb et du sang-froid, préconisa Estella.
Ce fut là qu’elle aperçut la tête de betterave poilue de son vieil ami le
vigile qui dodelinait parmi la foule. En temps normal, elle aurait déjà fait
demi-tour. Mais aujourd’hui, tout était différent.
— Éloigne-toi de moi, marmonna Estella.
Le regard de Magda, interloquée, oscilla entre elle et le vigile.
— Cet homme te scrute d’un air de te connaître.
— Ça, je te le confirme, il me connaît. Raison pour laquelle il va me
surveiller, et pas toi. Fais mine de ne pas me connaître. File. C’est
l’occasion ou jamais. Va chercher quelque chose.
Magda tourna timidement les talons et partit de son côté pendant
qu’Estella se dirigeait droit vers le vigile. En la voyant approcher, il plissa
les yeux avec suspicion.
— Je croyais t’avoir dit de ne pas remettre les pieds ici ?
— Je suis une simple cliente, monsieur, répondit-elle poliment et plus
fort que nécessaire. Pourquoi êtes-vous si méchant ? Maman, il y a un vilain
monsieur…
Elle jeta des regards éperdus autour d’elle, comme cherchant ses parents.
Des clients se retournèrent et dévisagèrent le vigile, qui rougit et recula en
fixant durement Estella. Elle rebroussa chemin lentement jusqu’à être à
bonne distance de lui, puis rejoignit tranquillement Magda, qui était figée,
l’air ébahi, devant un présentoir de confitures.
— Je l’ai fait ! chuchota-t-elle. Je l’ai fait ! Par contre, je n’ai pas réussi à
le glisser dans la poche intérieure, alors je l’ai mis juste là.
Elle montra à Estella le renflement dans la poche avant de sa robe. Au
lieu d’une barre chocolatée bien plate, Magda avait repris l’exemple de leur
entraînement : un objet bien gros, bien voyant.
— Non, non, réprouva Estella en s’efforçant de ne pas paniquer. Le pot
de confiture, ça va pas. C’est trop gros. Et il y a écrit « Harrods » sur
l’étiquette. Débarrasse-t’en. Vite. Repose-le.
Sentant peut-être le vent tourner en sa faveur, le vigile se rapprocha pas à
pas.
— Oh non !
Une lueur traversa le regard de Magda.
— Il vient par ici ! Il vient par ici !
— Repose-le, répéta Estella. Ce n’est pas du vol tant que ça ne sort pas
du magasin. Repose-le et on se contentera de partir.
Mais Magda ne reposa pas le pot et fit précisément ce qu’Estella lui avait
fortement déconseillé, pour ne pas dire interdit : elle prit la fuite. Elle
s’élança vers la sortie en bousculant les gens. Jurant intérieurement, Estella
se hâta de la rattraper, jouant des coudes dans la foule affairée qui gênait le
passage devant les portes. Elles atteignirent le sas d’entrée du grand
magasin.
— Magda…
À présent, l’expression de Magda ne traduisait plus aucun enthousiasme
ou plaisir. Elle avait l’air franchement effrayée. Elle fonça vers une porte
donnant sur la rue que tenait ouverte un des portiers d’Harrods en uniforme
vert. Estella essaya de rester en retrait pour temporiser mais, entraînée par
la foule, elle se retrouva à son tour poussée vers la sortie. Plantée sur le
trottoir, Magda était blême. Elle sortit le pot de sa poche et le fourra en
vitesse dans la main d’Estella.
— Débarrasse-t’en !
— Mais Magda, je…
Ce fut alors que le vigile lui mit le grappin dessus, et Estella se retrouva
plaquée à terre avec la propriété d’Harrods dans les mains : un pot de
confiture de citron vert.
L’espace d’un instant, la terre lui parut tourner au ralenti. Estella vit
Magda se sauver en jetant à peine un regard en arrière, un attroupement de
touristes désarçonnés et de grosses pognes autour de ses poignets. Elle
envisagea un dégagement, mais l’effort lui sembla vain.
Parfois, quand c’était foutu, c’était foutu.
— Ça faisait un moment que je l’avais dans le viseur, raconta le vigile au
policier, manifestement très content de lui.
Il remonta son pantalon en toisant Estella d’un œil mauvais.
Estella, le vigile et l’agent étaient réunis dans une petite pièce située
derrière un comptoir de la halle alimentaire. Le vigile flanqua le pot de
confiture de citron vert sur la table.
— Tout ceci est un malentendu, se défendit Estella d’un ton calme et
poli.
— Ce n’est pas la première fois que je la confronte, continua le vigile
comme si Estella n’existait pas. Une voleuse à la tire, celle-ci. J’ai failli la
pincer plusieurs fois.
Estella écarquilla les yeux.
— Enfin, pourquoi irais-je voler un pot de confiture ?
Tous considérèrent ledit pot sur la table. De son côté, la confiture de
citron vert ne broncha pas.
— Les gens volent tout et n’importe quoi, mademoiselle, répondit l’agent
de police, manifestement quelque peu dérouté.
Estella présentait et s’exprimait bien. Et voler de la confiture de citron
vert était vaguement absurde en effet, voire assez insignifiant, à la réflexion.
Pas vraiment le casse du siècle.
Sentant en lui un potentiel allié, Estella décida de forcer sa chance.
— Je comprends que ce monsieur ne s’applique qu’à accomplir son
devoir, développa-t-elle en s’adressant à l’aimable agent. Tous ces vols,
c’est épouvantable. Je suis venue faire des courses avec mon amie. Je pense
qu’elle a ramassé cette confiture machinalement. C’est quelqu’un de très
distrait. J’ignorais totalement qu’elle l’avait dans sa poche. Nous étions sur
le départ quand cet homme nous a cueillies par surprise. Mon amie a pris
conscience de ce qu’elle avait dans la main et elle a un peu paniqué. Elle
me l’a remis contre mon gré et s’est enfuie. Elle devait être terrifiée.
Grâce à ce baratin, Estella espérait édulcorer l’affaire. L’agent s’était
montré réceptif à l’accent qu’elle avait mis sur le terme « épouvantable ».
— J’ai failli t’attraper il y a quelques semaines, grogna le vigile.
— Je suis tout à fait navrée, assura Estella, mais je ne vois pas à quoi
vous faites référence. J’ai de quoi payer cette confiture. Tenez…
Elle fit mine d’ouvrir son sac à main – enfin, celui de Magda plutôt –, qui
était de très belle qualité. Tout chez Estella suggérait qu’elle n’était pas le
genre de personne qui viendrait chez Harrods dans l’intention de voler.
L’agent soupira.
— Ce n’est peut-être bien qu’une méprise, cette fois, laissa-t-il entendre
au vigile. Une farce entre gamines, peut-être ? Cette jeune femme me
semble assez repentante et je suis convaincu qu’elle ne commettra plus
jamais cette bêtise.
Estella confirma en hochant vivement la tête.
— Je vous dis que ça fait un moment j’essaie de la pincer, asséna le
vigile. Avant, elle était toujours en solo. Faut croire qu’elle a désormais une
complice.
Estella eut très envie de répliquer : « C’est vrai, j’ai une associée,
maintenant. On est membres d’une nouvelle bande organisée qui vise à
voler un par un tous les pots de confiture dans Londres. On joue sur le long
terme ! » Mais elle se retint et garda le silence en faisant juste trembler sa
lèvre inférieure.
— Quel âge avez-vous, mademoiselle ? l’interrogea l’agent.
Cette question était toujours délicate. Face à une mineure, ils risquaient
de vouloir contacter ses parents et de découvrir qu’elle n’en avait pas.
Majeure, ils pouvaient décider de la coffrer avec les adultes. Dans le cas
présent, Estella jugea qu’il était préférable de dire la vérité.
— Seize ans.
— Un coup de fil à ses parents règlera peut-être le problème, proposa
l’agent.
— Ils sont en vacances, improvisa Estella. Au Maroc. En attendant, c’est
la famille de mon amie qui m’héberge. Elle va avoir de gros ennuis. C’est
vraiment affreux pour elle !
Il était temps de jouer sur la corde sensible. Estella tenta de faire monter
quelques larmes à ses yeux, juste de quoi les embuer. Elle n’était pas assez
douée dans l’art de simuler la tristesse pour sortir le grand jeu et éclater en
sanglots. Mais, de toute façon, mieux valait qu’elle n’en rajoute pas.
Apparemment, ses yeux humides suffirent à faire douter l’agent.
Le vigile, en revanche, leva les yeux au ciel.
— Bon. Attendez-moi ici avec elle. Je vais vous montrer.
Estella n’aimait pas la tournure que prenaient les choses. Qu’est-ce qu’il
pouvait bien être parti chercher ? Elle patienta, profitant de cet intermède
pour nourrir la compassion de l’agent en se tamponnant ostensiblement les
yeux. Le vigile revint accompagné du responsable de la poissonnerie.
— Vous vous souvenez d’elle ? questionna-t-il ce dernier.
Le poissonnier observa Estella un instant. Elle renifla.
— Oui, ça me revient. Elle est venue il y a quelques semaines. C’est la
petite que vous avez chassée du magasin.
— Vous êtes sûr ? s’étonna l’agent.
— Oh que oui ! Une rousse pareille ! Je me souviens de toi, ma belle.
Le vigile se balança sur ses talons, l’air suffisant.
— C’est elle, je vous dis. Elle doit faire partie d’une bande, à présent. Et
elle avait de la marchandise volée.
Estella sentit son sang se figer dans ses veines. Cette fois, les larmes
montèrent plus facilement.
— Je ne comprends pas… Je suis venue faire des courses avec mon amie,
rien de plus !
— Non, c’est bien elle, confirma le poissonnier comme s’il se parlait à
lui-même. Durant la guerre, j’ai dû travailler un peu pour les services de
renseignements. Il a fallu que j’apprenne à mémoriser des visages pour ne
jamais les oublier.
En son for intérieur, Estella en douta, mais en apparence, elle continua de
feindre la détresse.
— Alors, c’est réglé, décida l’agent. Tu vas m’accompagner au poste. De
là, j’appellerai les parents de ton amie pour tirer cette histoire au clair. Tu
n’as pas l’intention de t’enfuir, n’est-ce pas ?
— Elle va se gêner, railla le vigile sur le ton de l’avertissement. Vous
feriez mieux de l’emmener dans l’une de nos camionnettes. Je vous en
appelle une.
Décidément, on trouvait de tout chez Harrods. Dans le cas présent, un
véhicule vert sapin orné du logo du célèbre magasin en lettres dorées servit
à livrer une voleuse de confiture de seize ans au poste de police.

En dépit de sa situation précaire, Estella était intriguée.


Fait étonnant, c’était la première fois qu’elle allait si loin dans le
processus d’arrestation. Ce n’était pas la première fois qu’elle se faisait
repérer. La fuite, elle connaissait. Échapper à ceux qui tentaient de
l’empoigner, s’en sortir avec de belles paroles et des larmes factices, filer en
douce et disparaître au coin de la rue : tout ça, elle l’avait déjà fait. Mais
elle n’avait encore jamais eu à rester assise sur le banc d’un commissariat
pendant qu’une policière aux cheveux bruns tirés en un chignon bas austère
la scrutait derrière sa tasse de thé en remplissant un formulaire avec un
crayon mal taillé.
— Nom, prénom ?
— McCartney, Paulette.
— Bien tenté.
— Fairywagon, Gibbertine.
— Ça va durer encore longtemps, ce numéro ? soupira la policière,
visiblement plus lasse que vraiment irritée.
Estella haussa les épaules.
— Tu as été interpellée chez Harrods… pour le vol d’un pot de confiture
de citron vert. C’était quoi, une farce entre amis ? C’était censé être drôle ?
— Ce n’est pas moi qui l’ai volé, réfuta Estella.
Au fond, c’était la vérité.
— Reprenons. Nom ?
— Elizabeth Windsor.
La femme soupira encore en posant son crayon.
— Très bien, ma petite. Puisque c’est comme ça, tu ne me laisses pas
d’autre choix que de te placer en détention.
Quelques minutes plus tard, Estella se retrouva dans une cellule, un
espace exigu badigeonné de blanc de chaux, situé au fond du poste, qui
sentait le désinfectant et le vieux vomi. Un banc sommaire scellé au mur
constituait son seul mobilier. Estella s’assit et analysa la situation : l’attrait
de la nouveauté s’était un peu dissipé et un extrême mécontentement le
remplaçait. Magda avait forcément vu le vigile l’arrêter, et malgré cela, elle
avait fui, sans penser un instant qu’elle pouvait aider Estella à se sortir du
pétrin dans lequel elle l’avait fourrée.
Si les rôles avaient été inversés, Estella savait ce qu’elle aurait fait : elle
aurait guetté le retour de Magda et, si elle n’était pas revenue très vite, elle
se serait rendue au poste de police pour tenter de régler le problème.
Au début, même après être arrivée au poste sans entrevoir Magda ou
Richard, Estella avait cru à ce scénario. Elle nourrissait l’espoir qu’ils
viendraient quand même ; après tout, ils avaient largement assez de fric
pour payer une amende, et Magda se faisait sûrement du souci pour elle.
Les heures s’écoulèrent. Estella se pelotonna sur le banc et essaya de se
reposer un peu, mais l’éclairage la gênait, elle n’était ni fatiguée ni bien
installée, et surtout, elle commençait à avoir sacrément faim. À un moment
donné, elle supposa que la nuit avait dû tomber. De plus en plus bruyants et
ivres, de nouveaux arrivants furent enfermés dans des cellules voisines. Au
milieu de la nuit, plusieurs femmes atterrirent dans celle d’Estella. L’une
d’elles la secoua alors qu’elle venait de s’endormir.
— Pousse-toi. Je veux le banc.
Face à cette femme bien plus grande et visiblement peu commode,
Estella ne faisait pas le poids, et il lui sembla inutile de la provoquer. Elle se
leva pour se coucher sur le sol en béton et fixa son regard sur ses fines
crevasses en regrettant son lit douillet chez les Moresby-Plum. Ça ne valait
même pas les draps rêches et le sommier grinçant du Repaire.
Magda et Richard allaient bien finir par se pointer. Même s’ils ne
savaient pas où exactement Estella avait été emmenée, ils connaissaient du
monde, des avocats qui pouvaient gérer ça. Ils faisaient sans cesse appel à
eux pour qu’ils leur virent des fonds, règlent des factures ou résolvent des
problèmes. Ils allaient casquer pour la retrouver et s’assurer qu’il ne lui
arriverait rien – Estella en était persuadée.
Apaisée par cette perspective, elle finit par se rendormir, la joue écrasée à
même le sol ; de temps en temps, elle ouvrit un œil pour vérifier que
personne ne la menaçait.
Tôt dans la matinée, la porte de la cellule s’ouvrit, et Estella et ses
nouvelles codétenues furent emmenées. Consternée que Magda et Richard
ne se soient toujours pas présentés, Estella fut contrainte de s’asseoir face à
la policière de la veille, qui reprit son crayon mal taillé pour tenter de
remplir le même formulaire.
— Nom, prénom ?
— Belvédère, Belinda, affirma Estella.
L’agente n’eut pas l’air convaincue, mais, au moins, ce nom était
plausible, alors elle le nota.
— Âge ?
— Quel âge vous me donnez ?
— Arrête de faire la maligne. Allez : quel âge as-tu ?
Sans doute mieux valait-il se vieillir un peu, plutôt que l’inverse, qui
susciterait trop de questions.
— Dix-huit ans.
— Bien. Adresse ?
— J’en ai pas.
— Comment ça ?
— Je viens d’arriver en ville, mentit Estella.
— D’où ?
— De France.
La policière posa son crayon.
— Bon, suis-moi, Belinda. Il est temps d’aller voir le procureur.
Arrivée au tribunal, Estella, hagarde, prit place aux côtés d’autres voleurs
à la tire, de fêtards qui n’avaient pas encore dessoulé et des divers
énergumènes que les rives londoniennes rejetaient chaque jour à l’aube. Un
magistrat qui semblait avoir une centaine d’années monta à la tribune et
parcourut la liste qu’on lui avait remise.
— Belinda Belvédère ? appela-t-il.
Estella se leva.
— Vous êtes accusée d’avoir volé… un pot de confiture de citron vert au
magasin Harrods. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— C’est un malentendu, répéta Estella. Un accident. Je ne suis même pas
fan de la confiture de citron vert. À mon avis, personne n’aime ça.
— Ça, je veux bien vous l’accorder, acquiesça le procureur. C’est infect.
Je ne comprends même pas que ça se vende.
Il regarda plus attentivement le document sous ses yeux.
— Je lis ici que le vigile du magasin est convaincu que vous êtes une
voleuse régulière.
— Ce vigile se méprend.
— Oui, enfin, j’imagine qu’il connaît son métier. Mais puisque vous avez
passé une nuit en prison, j’estime que cela suffira pour un pot de confiture.
Tâchez cependant de ne pas recomparaître ici, car je serai moins indulgent.
Et, sur ces bonnes paroles, Estella fut relâchée sous le soleil de Londres.

Peu après treize heures, elle regagna enfin Cheyne Walk, épuisée et
affamée. Comme elle n’avait pas d’argent sur elle pour se payer à manger
ou un ticket de transport, plutôt que de courir le risque d’être ramenée
devant le juge pour un vol de petit pain ou de quelques pièces pour prendre
le métro, elle avait décidé de rentrer à pied. Ses sandales – une paire
empruntée à Magda –, légèrement trop petites, lui avaient laminé les pieds à
chaque pas avant qu’elle ne se résigne à les ôter et à poursuivre pieds nus.
En chemin, Estella avait cogité sur cet excès de fureur et ce sentiment de
trahison qu’elle avait ressentis une fois le danger immédiat évité et qui
menaçaient maintenant de déborder. Comment se faisait-il que Magda et
Richard ne soient pas venus la chercher ? Comment avaient-ils pu la laisser
croupir toute une nuit en prison alors qu’à l’origine, Magda était la
responsable de tout ce désastre ? Il y avait forcément une explication.
Peut-être l’un d’eux était-il tombé gravement malade. Oui, ça devait être
ça : une intoxication alimentaire dans l’un de leurs restaurants chics – sans
doute celui qui ne servait que des plats crus. Estella avait pressé le pas ; en
arrivant à Cheyne Walk, elle allait trouver Betty dans tous ses états, la tête
dans les mains et les larmes aux yeux, qui lui raconterait que Magda avait
passé la nuit à l’hôpital, que Richard était à son chevet et que, depuis
qu’elle avait repris connaissance, elle n’avait cessé de réclamer Estella.
Mais, à son arrivée, Estella ne vit pas Betty. Ni elle ni personne, en fait.
La porte d’entrée était fermée et elle n’en avait pas la clé. Elle frappa
plusieurs fois, en vain. Pas de réponse. Elle envisagea d’attendre sur le
perron, mais elle avait trop faim pour ça.
Alors elle partit à la Chenille Cosmique, certaine de les trouver là-bas.
En entrant dans le restaurant, Estella avisa Magda et Richard, en
compagnie de Gogo et de Penelope, qui riaient aux éclats. Le disque qui
passait ne dérailla pas, néanmoins un silence net s’abattit sur les
conversations lorsque Estella s’avança vers leur table. Une serveuse se
figea, l’air circonspect, puis se retira derrière le rideau de perles. Estella
perçut un rire étouffé dans son dos. Elle savait de quoi elle avait l’air, avec
ses pieds nus, sa tête hirsute et ses habits sales. Mais elle se redressa quand
même, rejeta ses cheveux en arrière et s’approcha d’un pas décidé du
champignon qui servait de table à Magda et Richard.
— Je meurs de faim, déclara-t-elle en s’asseyant avec eux.
Magda s’écarta imperceptiblement. Richard la toisa de la tête aux pieds,
puis reporta son attention sur le livre de poche posé sur la table. Quant à
Penelope, elle donna l’impression de vouloir s’engouffrer dans son sac à
main.
Seule Gogo réagit, en posant sur Estella ses grands yeux innocents.
— Pourquoi tu es dans cet état, Stelly ?
À quelques tables de là, quelqu’un marmonna une réponse. Estella
distingua un mot : « empeste ».
— J’ai passé la nuit au poste, répondit-elle, avec un sourire, en redressant
la tête comme si cette soirée avait été une énorme bringue.
Gogo eut l’air perdue.
— Ah bon ? Mais pourquoi ? Tu aimes ça, dormir au poste ? C’est une
nouvelle tendance ?
Elle se tourna vers Magda.
— On devrait essayer, tu crois ?
— Non, mon chou, réfuta Magda, le regard fuyant.
— Mais alors pourquoi Stelly l’a fait ?
— Estella a volé quelque chose chez Harrods, intervint Richard sans
lever le nez de son livre.
Pardon ?
Était-ce ce que Magda avait raconté ? Estella fixa cette dernière, soudain
prise d’intérêt pour ses ongles.
— Je n’ai rien fait, clarifia Estella d’une voix tendue qu’elle fut incapable
de maîtriser. C’est Magda, mais…
— Oh, c’était juste pour blaguer et ça a mal tourné ! se dédouana
vertement Magda.
— En effet. Et cette blague m’a valu de passer la nuit au poste.
— Oui, bon, c’est réglé, maintenant. Nous discutions du Maroc. Il faut
absolument que je voie la maison des Getty. Tu sais, c’est là-bas que le
couple Keith-Anita s’est formé. Elle y est partie au bras de Brian, mais c’est
avec Keith qu’elle est revenue…
La serveuse réapparut et dévisagea Estella, toujours déconcertée par sa
dégaine.
— Comme d’habitude, annonça dignement Estella.
Elle lissa ses cheveux et sentit sa propre odeur au passage. Cette
personne attablée plus loin n’avait pas tort : c’était vrai qu’elle puait. De
sous son trait exagéré d’eye-liner noir, Penelope lui glissa un regard, la
bouche tordue par un maigre sourire. Une lueur incendiaire dans les yeux,
Estella la fixa sans détour jusqu’à ce que Penelope replonge le nez dans les
tréfonds de son sac.
Peu après, une omelette arriva, et Estella dut faire appel à toute sa retenue
pour ne pas se jeter dessus et l’engloutir à mains nues. Mais à peine eut-elle
attaqué que la conversation retomba à plat. Magda bâilla, la bouche grande
ouverte.
— Il est temps de partir, je crois. Allons faire un tour dans Carnaby. J’ai
repéré une ravissante petite veste…
Le groupe se leva en rassemblant ses affaires.
Ahurie, Estella s’interrompit, une pleine fourchette d’omelette
parfaitement cuite devant sa bouche.
— Vous partez ?
— Ça fait des heures qu’on est là, expliqua Penelope.
— Je peux te parler deux minutes ? glissa Estella en retenant Magda par
le bras alors qu’elle emboîtait le pas aux autres.
Magda se rassit à contrecœur.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lâcha-t-elle froidement.
— Je viens d’arriver, et vous, vous partez ?
— C’est que tu ne peux pas débarquer ici dans cette tenue.
Estella était la première gênée par son apparence, et cette critique lui fit
l’effet d’une gifle.
— Je sors d’une nuit au poste, je te rappelle.
— Et alors ? rétorqua Magda. Ce n’est tout de même pas ma faute.
— Pardon ? Tu as volé un pot de confiture, que tu m’as ensuite fourré
dans les mains, avant de te sauver lâchement.
— Je présumais que tu saurais quoi faire.
— Je t’avais dit quoi faire : rien de volumineux. Et surtout : ne pas
prendre la fuite.
— Puisque tu es si méchante…
— Je me suis fait choper par ta faute.
— Je ne comprends rien à ton jargon, s’agaça Magda.
— En clair, je me suis fait arrêter à ta place.
— Mais que voulais-tu que je fasse ? glapit Magda d’un ton las.
Estella eut envie de hurler.
— Déjà, que tu n’aies pas cette attitude à mon arrivée ici.
Magda haussa les épaules.
— C’est toi, la voleuse. Bon, tu ferais bien d’aller prendre un bain et de
te changer. On va faire les boutiques. Tiens.
Elle fourra la clé de la maison dans la paume d’Estella.
— Inutile de me rendre ces habits, ajouta Magda en quittant la table. Je
doute que l’odeur parte au lavage.

Après avoir fini son omelette avec toute la dignité qu’elle avait pu
afficher, Estella retourna une fois de plus à Cheyne Walk, toujours pieds nus
– de toute façon, à ce stade, le mal était déjà fait, et ses plantes de pieds
criblées d’ampoules. Cette douleur était presque une bénédiction : elle
détournait Estella de sa rage.
À l’intérieur de la maison, il faisait frais et sombre, et l’atmosphère
embaumait encore des encens de la veille. Betty, qui, entre-temps, avait dû
rentrer d’une course, passa la tête dans le couloir depuis la cuisine.
— Ah ! Vous voilà, mademoiselle Estella.
Elle, au moins, ne sembla pas décontenancée par son apparence. Cela dit,
Betty avait dû tellement en voir, dans cette maison, que plus rien ne
l’étonnait. Elle pensa sûrement que la crasse était du dernier chic.
— Avez-vous envie d’une tasse de thé ?
— Ça ira, la remercia Estella en se traînant dans l’escalier.
Elle monta les marches grinçantes sous les regards de la famille
Moresby-Plum, retirant en chemin sa minijupe et son chemisier. Elle les
renifla, recula la tête, de dégoût, et les jeta par-dessus la rampe. Ils
atterrirent sur un buste en dessous.
Estella se fit couler un bain dans la plus grande salle de bains, celle qui
abritait la somptueuse baignoire à pieds de griffon. Elle jeta rageusement
dans l’eau de grosses poignées de sels parfumés de Magda, qui emplirent la
pièce d’un nuage de vapeur à la rose et au jasmin, et embuèrent les miroirs.
L’eau était brûlante, mais Estella s’immergea quand même et savoura cette
sensation cuisante. Elle attrapa un gant exfoliant et se frotta fébrilement
jusqu’à ce que toute trace de la nuit passée ait disparu.
Toute trace physique, du moins.
Magda lui avait fait porter le chapeau et l’avait tournée en ridicule en lui
faisant, en plus, comprendre qu’elle sentait mauvais ?
Estella marina un bon moment, laissant l’eau refroidir avant d’en vider
une partie pour à nouveau remplir la baignoire d’eau chaude, presque à ras
bord, et tant pis si ça débordait. Puis elle entendit ses hôtes rentrer. Elle
attendit sans bouger, guettant le pas de Magda dans l’escalier. Elle allait
venir s’excuser. Forcément.
Sauf que personne ne monta, et bientôt, Estella entendit de la musique.
Sgt. Pepper démarra, le volume à fond. Les voix de John, Paul, George et
Ringo s’élevèrent jusqu’à la salle de bains. Les paroles de Lucy in the Sky
with Diamonds se réverbérèrent sur le carrelage, invitant Estella à
s’imaginer à bord d’un bateau sur une rivière, sur fond de mandariniers et
de cieux couleur marmelade.
Sans marmelade pour moi, merci. Elle n’en mangerait plus jamais.
Estella infusa longuement dans l’eau tiède, mais au bout d’un moment,
elle commença à avoir froid et sa peau devint affreusement fripée. Elle
sortit de l’eau sans se donner la peine de vider la baignoire et s’appliqua
volontiers à laisser des empreintes de pieds mouillés dans le couloir. Une
fois dans sa chambre, elle claqua la porte, puis se glissa dans son lit sous les
draps moelleux, qu’elle remonta jusque sous son nez. Ça, c’était vraiment
un plaisir qu’elle chérissait dans cette maison : le linge sentait toujours la
fleur d’oranger.
Elle était vraiment épuisée. Lessivée par la nuit qu’elle avait passée et
contrariée par la tournure que prenait cette journée. Une sieste la détendrait
peut-être, et à son réveil, tout s’éclaircirait comme au sortir d’un mauvais
rêve.
Sous la lumière qui filtrait subtilement à travers le rideau, peu à peu ses
yeux se fermèrent, sans même qu’elle s’en rende compte. Et elle ne se
réveilla que tard dans l’après-midi.
Rien n’avait changé sauf le disque : ils avaient mis celui des Electric
Teacup.
Dormir avait quelque peu requinqué Estella. Elle se sentait mieux
disposée envers Magda ; une fille comme elle était peut-être totalement
incapable de comprendre l’effet que ça faisait de passer une nuit en prison.
Et il fallait dire qu’en acculant Magda, au restaurant, Estella y était allée un
peu fort. En parlant d’exagérer, qu’est-ce qui lui avait pris de débarquer
dans cette tenue et cette puanteur dans un établissement pareil ?
Estella avait mal agi, mais elle allait se rattraper. Elle avait la belle vie,
ici, alors elle n’allait pas tout gâcher à cause d’un pot de confiture. Elle
allait descendre en se montrant sous son meilleur jour, resplendissante
comme jamais. Elle rappellerait à Richard et à Magda que leur chère
Stellaire faisait pratiquement partie de la famille. Il n’en faudrait pas plus
pour revenir dans leurs bonnes grâces.
Estella fouilla parmi ses créations en cours. À première vue, rien ne
convenait ; rien de tout ça n’était assez éblouissant ou élégant. Elle avait
confectionné des robes à partir de papier journal, d’étiquettes de boîtes de
haricots et de plastique. Ce soir, une tenue raffinée s’imposait, dans une
étoffe noble qui lui siérait à merveille.
Quid de ces voilages en dentelle, au grenier, ceux qu’elle avait envisagé
de transformer en ciel de lit ? Elle grimpa en vitesse au dernier étage,
ignorant les regards figés des Moresby-Plum, et se rua sur les cartons de
tissus pour en sortir les fameux voilages. De retour dans sa chambre, elle
constata avec joie que cette dentelle se passait de couture. Elle s’en
enveloppa la tête et les épaules, et assembla les pans au creux de son cou à
l’aide d’une épingle. Pour la dissimuler et couronner l’ensemble, elle ouvrit
sa fenêtre et dans le treillage cueillit une rose, qu’elle glissa facilement dans
la parure.
Simple. Sublime. Subtil. Cette capuche faisait ressortir sa chevelure
rousse fraîchement lavée en l’encadrant avec élégance, et le drapé de la
cape, qui lui arrivait aux chevilles, contrastait avec la robe courte qu’elle
avait enfilée dessous. Telle une héroïne de Jane Austen dans les rues de
Londres.
C’était parfait.
Certaine de l’effet que produirait sa tenue, Estella descendit
majestueusement l’escalier, presque grisée d’avance par les exclamations
enthousiastes de Magda et les signes de tête approbateurs de Richard.
Comme d’habitude, Magda était au téléphone quand Estella apparut dans
l’embrasure du salon.
— Tout le gratin y sera, bavardait-elle. J’ai appris par Marianne qu’on y
trouvait parfois le meilleur…
Comme Estella entrait, Magda s’interrompit.
— Je te rappelle plus tard, abrégea-t-elle en raccrochant.
— Vous êtes là depuis longtemps ? s’enquit Estella comme si elle n’avait
pas perçu le martèlement de la musique durant ces dernières heures. Je ne
vous ai pas entendus rentrer.
— Oh oui, ça fait des heures. Stellaire ! Tu es superbe ! la complimenta
Magda d’un air enjoué comme l’avait espéré Estella.
Malgré cela, quelque chose dans son intonation la fit tiquer.
— Je sais, plaisanta néanmoins Estella.
— Ce sont les voilages du grenier ?
— Ceux qui étaient dans un carton, oui. Je me suis dit qu’ils feraient une
belle cape.
— C’est divin, apprécia Magda plus froidement. Nous avons demandé à
Betty de te monter un plateau. Tu semblais exténuée, ma pauvre.
Estella agita la main comme si manger était le cadet de ses soucis.
— Ça ira, mais merci, déclina-t-elle d’un ton tout aussi distant.
Si Magda voulait jouer la froideur, Estella se montrerait glaciale.
— Je vais voir Electric Teacup sur la scène du Silver Circus. Vous voulez
venir ?
Replié avec un bouquin à l’autre bout du salon, Richard était à moitié
planqué sous une pile de coussins colorés. Il jeta un regard dans sa
direction.
— Non. Je ne pense pas. On va rester ici ce soir, recevoir quelques amis.
Estella interrogea Magda du regard.
— En effet, confirma la jumelle avec un vague sourire. Va savoir
pourquoi, je suis épuisée, aujourd’hui. Tu as gardé la clé que je t’ai donnée
tout à l’heure, j’imagine ?
Estella sourit avec raideur.
— Bien sûr. J’entrerai sans frapper.
— Comme toujours, non ? ironisa Magda en reprenant le combiné du
téléphone.
Estella estima que c’était aussi bien, et même préférable, d’aller seule au
Silver Circus. Elle n’avait pas besoin des jumeaux et encore moins d’une
garde rapprochée ; elle serait avec le groupe et Peter.
Cette boîte de nuit collait parfaitement à son humeur : il n’y avait pas
meilleur endroit pour s’évader et se lâcher que le Silver Circus. C’était l’un
des plus petits clubs de la capitale, et ses gérants étaient d’autant plus
sélectifs à l’entrée. Via un étroit passage entre une boutique et un restaurant,
près de Piccadilly, la clientèle accédait à une porte peinte à l’effigie d’un
clown. De là, on descendait dans un sous-sol exigu presque entièrement
tapissé d’aluminium, où tournoyaient des spots de lumière orange, bleus et
verts en projetant des motifs déformés sur les murs et le plafond. Les clients
se détendaient sur des banquettes de cirque disposées en rond. Au loin, la
silhouette d’un Monsieur Loyal dominait la piste de danse, au-dessus de
laquelle virevoltaient des cerceaux et où, de temps à autre, un acrobate
faisait irruption en équilibre sur un ballon ou en jonglant avec des anneaux
enflammés.
Estella descendit fièrement les marches multicolores en laissant sa cape
de dentelle traîner librement dans son sillage. Elle se sentait comme une
reine, et quand cette sensation vous prend, les autres réagissent parfois en
conséquence. À son passage, la foule sembla s’écarter comme par magie
pour lui permettre de traverser la piste jusqu’au pied de la scène. Le groupe
en première partie venait de terminer son set et les techniciens se mirent à
installer la batterie des Electric Teacup.
Avant de connaître Magda et Richard, Estella n’était jamais allée en boîte
de nuit. La musique, ce n’était pas son truc. Et, à vrai dire, ça ne l’était
guère plus aujourd’hui, mais désormais, elle connaissait mieux ce milieu.
Ces clubs étaient le lieu de vrais défilés de mode. C’était l’endroit idéal
pour voir et être vu. Et si un groupe jouait sur scène, c’était encore mieux.
Il y avait du temps à tuer avant que les Teacup entament leur concert,
alors, en attendant leur set, Estella se déhancha au son des Beatles, des Who
et des Rolling Stones. Peu après, les projecteurs sur scène s’allumèrent, et
ce fut un soulagement, car elle commençait à s’ennuyer un peu et à avoir la
tête qui tournait.
La troupe arriva avec Chris en tête, vêtu du pantalon le plus moulant
qu’il eût porté jusqu’alors et d’une chemise d’un rouge flamboyant. À son
tour, Peter sortit des coulisses. Il ne portait pas une création d’Estella mais
avait opté pour une tenue qu’elle lui avait suggéré d’acheter : un costume
Lord John bicolore, bleu saphir et violet. Naturellement, ça ne valait pas un
modèle de la créatrice ; néanmoins, cela suffisait à lui attirer les regards. Il
s’avança sur le devant de la scène. C’en était fini de se cacher derrière
Chris.
Estella se rapprocha en vitesse pour se poster à ses pieds, et Peter sourit
en lui adressant un clin d’œil à peine voilé. Quelques secondes plus tard, il
entama les premières notes d’Everybody’s Sun. Un son étrange qui tenait
plus du sifflement euphorique que de la clameur parcourut la foule, qui,
soudain, se pressa vers la scène. Ces gens qui avaient été si faciles à
dompter quelques instants plus tôt formaient à présent une horde agitée.
Estella se retrouva coincée contre le bord de la scène, incapable de bouger.
Elle ne pouvait ni danser ni même se retourner ; tel un papillon sur un
panneau, elle était clouée dans sa beauté figée. La tête renversée en arrière,
Chris chantait à corps perdu tandis que le groupe jouait à fond, Peter
concentré sur sa guitare, sur ses partenaires et, plus rarement, sur
l’ensemble du public. Il ne parut pas remarquer qu’Estella était acculée
contre la scène. Il était trop habité par son rôle.
Estella avait choisi d’accorder sa tenue à une paire de souliers assez
délicats et dotés de petits talons. Tapant du pied en arrière, elle écrasa ce qui
était peut-être un pied nu, et une fille poussa un cri. Estella en profita pour
s’imposer et se frayer progressivement un chemin à contresens.
Enfin libérée de la scène, elle fut emportée par le mouvement naturel de
la foule qui vibrait d’extase. Elle se laissa faire, happée ici et là, et essaya
de danser, tantôt avec succès, tantôt en trébuchant. Elle avait déjà vu le
groupe jouer sur scène et emballer le public, mais cette fois, leurs fans
étaient déchaînés.
C’était ça, la célébrité.
Le joyeux délire que formait cette nuée frénétique et compacte de corps
en mouvement dura près d’une heure. Dérivant au gré du courant, prise
dans leur transe, Estella était désormais hors de vue de Peter. Les danseurs
se cognaient sans le vouloir ; la queue d’une tresse lui fouetta l’œil, et on lui
écrasa si souvent les pieds qu’elle ne les sentait même plus.
Soudain, le concert s’acheva aussi vite qu’il avait débuté, et Chris
remercia le public. Le groupe quitta la scène, et la foule s’assagit, refluant
vers le bar et les tables ou ondoyant avec indolence sur White Rabbit de
Jefferson Airplane. L’équipe technique commença à ranger les instruments.
Estella retourna au pied de la scène, à la recherche de Peter, mais elle n’était
pas seule dans cette quête : plusieurs groupies massées là tentaient d’établir
un contact avec les différents membres du groupe en criant leurs noms. Les
techniciens faisaient la sourde oreille. Finalement, Estella vit une main
surgir de l’ombre et la désigner, et un homme s’avança au bord de la scène
pour l’aider à grimper.
— Estella ? vérifia-t-il. Viens. Tu es attendue.
Toute fière, elle s’éclipsa derrière le décor, dans la pénombre des
coulisses, où l’accueillirent les bras de Peter.

— Où étais-tu hier soir ? l’interrogea-t-il en l’escortant dans les entrailles


du club.
Estella ne s’attendait pas à ce que les coulisses ne soient qu’un petit
espace réduit et crasseux aux murs recouverts de tags, où des fils et des
câbles traînaient partout, tout comme des restes de sandwichs et des
gobelets vides.
— En prison, soupira-t-elle en se blottissant contre lui.
Peter laissa échapper un rire de surprise.
— Mais bien sûr. Viens. Il faut qu’on remballe.
Sur scène, ils étaient peut-être des vedettes mais, en coulisses, les quatre
musiciens devaient tout de même ranger derrière eux. Guitares, grosse
caisse, amplis : il fallut tout transbahuter jusqu’à une ruelle où les attendait
le combi Volkswagen grossièrement peint de volutes rouges et orange.
Malgré la montagne de matériel, ils réussirent à tout y caser.
Chris avait enlevé sa tenue de scène trempée de sueur pour enfiler une
chemise à fleurs propre sous un gros manteau bordeaux à poils longs.
— Par ici, mesdames et messieurs, par ici ! lança-t-il au groupe en les
invitant à grimper à l’arrière du minibus.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’étonna Estella en montant à bord, la tête
baissée pour éviter de se cogner dans l’encadrement.
— C’est la pleine lune, expliqua Peter en se tournant vers elle, une lueur
malicieuse dans le regard. On part à l’aventure.
Cette annonce lui fit un petit choc. Estella était déjà partie à l’aventure la
veille et ça avait mal tourné. Mais bon… là, elle était avec Peter. Son Peter.
Sans compter toute la bande, plus deux filles qu’elle ne connaissait pas mais
qui, visiblement, sortaient avec Chris et Charlie, le batteur, tous entassés
dans ce véhicule bien trop petit pour accueillir sept personnes et un tas
d’instruments.
Elle s’installa sur les genoux de Peter, qui la tint par la taille. Tom, le
bassiste, prit le volant.
— C’est parti ! cria-t-il en démarrant.
Il manœuvra laborieusement le levier de vitesses, et le véhicule s’ébranla
lentement en gémissant sous le poids de ses occupants. Il prit peu à peu de
la vitesse en remontant la ruelle et s’engagea alors sur la route principale.
— Où est-ce qu’on va ? s’enquit Estella.
— À Stonehenge.
— Stonehenge ?
— Ouais. Un gros cercle de pierres, précisa Peter. On peut pas le rater !
C’est le plus grand monument mégalithique du coin.
Estella lui donna un petit coup de coude.
— Je connais ! s’indigna-t-elle en levant les yeux au ciel, même si, en
vérité, elle ne savait pas grand-chose sur ce site, où elle n’avait jamais mis
les pieds.
En résumé, c’était un cercle de mégalithes, quel que fût ce qu’on
entendait par là. Des gros cailloux, en somme.
— Mais… c’est loin, non ?
— À peine deux heures de route, assura Chris en pivotant sur la
banquette devant eux.
À l’avant, Tom alluma la radio, et la musique se répandit dans le minibus
tandis que la petite troupe quittait Londres à vive allure. Le volume était
beaucoup trop fort pour qu’on pût discuter. Alors Estella se blottit contre
Peter, qui la serra plus fort en donnant de la voix au morceau. Le vent
s’engouffrait par les vitres ouvertes.
De toute évidence, le pilote roulait un peu à l’aveuglette. Chris chantait et
riait comme un fou, coinçant parfois un lampe torche entre ses dents pour
consulter une carte qui s’agitait dans le courant d’air. Manifestement perdus
aux abords de Twickenham, ils firent plusieurs fois le tour de la ville, ce qui
amena le groupe de noctambules à scander « En-core-Twi-cken-ham ! »
pendant qu’ils tournaient en rond. Près du château de Hampton Court, ils
firent une halte pour que certains garçons puissent se soulager, et Chris
exécuta une danse devant les grilles à l’intention du fantôme d’Henri VIII.
Le réservoir d’essence était presque vide mais, par miracle, ils trouvèrent
une station-service ouverte la nuit près de Basingstoke, ce qui fut prétexte à
une autre danse.
Cette étrange expédition ne tarda pas à devenir le voyage le plus long
qu’Estella n’eût jamais entrepris. Au fil de cette autoroute, c’était toute
l’Angleterre qui défilait. Malgré l’obscurité nocturne, elle observait le
paysage et parvint à distinguer successivement des façades de pubs, des
silhouettes de maisons et d’arbres, mais aussi de grandes étendues de
verdure – par myriades. Estella avait oublié que le monde pouvait être aussi
vaste.
Plusieurs consultations de la carte semblèrent indiquer qu’ils avaient
dévié de leur cap depuis un bout de temps, mais la trajectoire fut finalement
rectifiée. Chris se pencha par la fenêtre en montrant du doigt Andover, ce
qui déclencha un nouveau chant scandé qui, en anglais, suivait une certaine
logique : « Andover Andover Andover1 ! » Ensuite les villes se
clairsemèrent et le minibus se retrouva encadré de grandes prairies qui
s’étiraient en pente douce. La pleine lune répandait sa lumière sur terre, et
bientôt ils aperçurent les immenses pierres dressées au centre du plateau de
Salisbury. Une vive effervescence envahit le minibus. Tom se gara sur le
bas-côté et coupa le moteur. On ouvrit la portière coulissante et la troupe
itinérante des Electric Teacup sortit en masse pour gambader dans le pré.
— Nous sommes des druides ! hurla Chris, les bras tendus vers le ciel.
Il détala vers Stonehenge en battant l’air de son gros manteau pelucheux.
Estella contempla le ciel et resta en retrait. À Londres, même à la faveur
de la nuit, le clair de lune était voilé par le mélange de brouillard et de
fumée qui accablait la ville. Ici, la voûte céleste était complètement
dégagée. L’astre était bas sur l’horizon, et c’était la première fois qu’elle le
voyait si rond et si luisant. Il éclairait la plaine de reflets vert-bleu
translucides, et elle devinait d’ici l’ombre blanche des nuages qui passaient
devant.
Stonehenge. Elle en avait vu des photos dans des livres, guère
impressionnantes : ce n’étaient que de vieilles pierres, dont certaines,
plantées à la verticale, étaient surmontées d’autres, à l’horizontale, tels des
linteaux. Maintenant qu’Estella était sur place, sous ce clair de lune
mystique, elle comprenait mieux pourquoi ce site exerçait une telle
fascination. Il dégageait une grande solitude et une pure sobriété. Les
immenses menhirs formaient un cercle discontinu d’une parfaite
imperfection. La structure s’inscrivait dans quelque chose d’éternel, en
communion avec l’au-delà. C’était le domaine des magiciens et des
mystères anciens.
Il faisait froid et, sous sa fine cape de dentelle, Estella frissonna ; ça
suffisait pour un club bondé mais certainement pas dans un endroit pareil.
— Tiens, dit Peter en glissant sa veste sur ses épaules.
Puis il lui prit la main et tous deux rejoignirent lentement le groupe, qui
était presque arrivé aux pierres.
— Tout à l’heure, quand tu as parlé de prison, qu’est-ce que tu voulais
dire ?
Ils pouvaient enfin discuter sans entendre le sifflement incessant du vent
s’engouffrant par les fenêtres du minibus.
Estella haussa les épaules.
— Exactement ce que j’ai dit : j’ai passé la nuit en prison.
— Tu as finalement été rattrapée par L’Attaque du grand train, hein ?
— Magda voulait apprendre à voler dans les magasins. Je l’ai emmenée
chez Harrods. Ça a mal tourné. Elle a piqué un pot de confiture de citron
vert, qu’elle m’a laissé dans les mains quand le vigile est arrivé. Je me suis
fait pincer. Et j’ai passé la nuit dans une cellule.
Peter s’esclaffa si fort que son rire résonna dans la plaine.
— Mais d’où tu sors ? s’étonna-t-il, incrédule. Tu es vraiment un
phénomène.
— Une vraie magicienne, confirma Estella en souriant.
La réaction de Peter lui fit presque oublier le sol froid et fissuré de la
cellule. En comparaison de la soirée féerique qu’elle était en train de vivre,
toute cette histoire d’arrestation lui parut soudain lointaine et imaginaire, à
se demander si elle avait vraiment eu lieu.
— Comment tu t’en es sortie, alors ? Magda et Richard ont envoyé leurs
avocats ?
— Non, déplora Estella.
Ça, elle ne l’avait pas rêvé. Cette désillusion était bien réelle.
— Personne n’est venu.
Au regard oblique que lui lança Peter, elle s’empressa de les disculper
malgré elle.
— J’ai réussi à embobiner le procureur. Au final, ce n’était qu’un pot de
confiture.
— Quand même, objecta Peter en secouant la tête, d’un air de
désapprouver. On ne plante pas ses amis comme ça. Je serais venu te
chercher. Tu aurais dû m’appeler.
Estella se sentait réchauffée, à présent. Cette chaleur venue de l’intérieur
irradia tout son être.
— Je ne les connais pas très bien, ajouta Peter, et je sais que vous êtes
amis. Mais je n’ai jamais eu beaucoup de sympathie pour les gens de la
haute.
Estella sembla perplexe.
— J’ai supposé qu’ils te connaissaient déjà, avant mon arrivée ?
— Non. Ils connaissent Chris. Et, à mon avis, c’est juste parce que,
depuis qu’on est en quelque sorte connus, Chris a rencontré un tas de
snobinards. Tu n’imagines pas le nombre d’aristos et de richards qui
débarquent à ta porte dès que tu as un peu de succès. J’ignorais qu’il existait
autant de gens avec des noms à particule dans ce pays.
Peter la regarda droit dans les yeux.
— Ils ne comprennent pas les gens comme toi et moi. Et ce n’est
sûrement pas près de changer.
Estella acquiesça, le temps de digérer cette remarque, puis posa la tête
contre son épaule en observant le cadre naturel autour d’eux. Un constat
s’imposait sur ce lieu : le silence. Estella n’avait jamais connu un tel calme,
ce silence majestueux et séculaire qui règne à la campagne. Ils étaient seuls
au monde. Les autres vadrouillaient au loin, tandis qu’au milieu de ce
paysage assourdi, Peter et Estella ne faisaient qu’un.
Peter serra sa main plus fort.
— Bref. Je voulais te dire : on a eu du nouveau, aujourd’hui. C’est la
raison de cette petite escapade. On a un truc à fêter. Notre passage à la télé,
l’autre soir… ça a été un gros succès. La maison de disques nous envoie en
tournée. Vingt dates à travers l’Angleterre.
Un grand sourire éclairait son visage.
— Et cinq de plus en Écosse. Et ils envisagent de nous envoyer aussi aux
États-Unis pour deux semaines.
Il laissa échapper un petit cri de joie.
— C’est dingue, non ? L’Amérique !
— Tu… tu t’en vas ? hoqueta Estella en s’efforçant de garder un ton
léger même si cette nouvelle l’ébranlait.
— Non. Enfin, si. Par définition. Mais pour faire le tour du pays, c’est
tout. Et puis tu n’as pas toujours rêvé de découvrir l’Amérique ?
— L’Amérique ?
— Oui, tu sais : New York, la Californie et tout le reste…
Estella l’interrogea du regard dans l’obscurité.
— Tu veux que je t’accompagne ?
— Eh bien, il faut qu’on y réfléchisse, souffla Peter dans un sourire.
Il se pencha pour l’embrasser. C’était un baiser tendre, adapté au
contexte. Néanmoins, lorsque sa bouche effleura la sienne, Estella fut
parcourue d’un agréable frisson.
Estella en Amérique. Il fallait reconnaître que ça sonnait drôlement bien.

— La cérémonie doit commencer ! annonça Chris au loin.


Son gros manteau rouge pelucheux se détachait nettement sur la lune.
Il avait pris position au sommet d’une des pierres, qui s’était effondrée de la
structure, comme si c’était sa tribune personnelle.
— Qu’est-ce qu’il fabrique, encore ? marmonna Peter, amusé.
Estella et lui s’installèrent avec les autres, en appui sur les coudes, face
au chanteur. Après ce que Peter venait de lui annoncer, Estella avait encore
la tête en ébullition, mais ils devraient patienter un peu avant d’en
rediscuter.
Chris arpentait son rocher, les bras tendus vers le ciel.
— Nous sommes venus en ce sanctuaire pour solliciter le soutien des
anciens tout au long de notre prochain voyage !
C’était dans des moments comme celui-ci que l’on comprenait clairement
pourquoi il était à la tête du groupe : entre son jeu théâtral et sa présence
physique, il avait un sacré sens de la mise en scène.
— Nous en appelons à vous, sorciers et sorcières qui habitez ces lieux, à
toi, roi Arthur, à toi, Gandalf, à toi, Beowulf, et à toi Bilbon Sacquet, et…
Il marqua une pause.
— Euh, à qui d’autre encore ?
— Winnie l’Ourson, lança une des filles.
— Exact ! À toi, Winnie l’Ourson, et à Tigrou, aussi ! Nous en appelons
aussi à…
— Sherlock Holmes, proposa Tom.
— Bien vu ! Nous en appelons à toi, Sherlock Holmes, ainsi qu’à
Ebenezer Scrooge, à James bond et à la reine d’Angleterre – longue vie à
elle.
Il effectua une gracieuse révérence, que les autres imitèrent par des
moulinets de la main en restant étendus dans l’herbe.
Chris continua.
— Nous invoquons ces esprits pour qu’ils nous aident à cheminer
jusqu’au top du top de la pop, à gravir les sommets de la gloire sans tomber
dans les abîmes de la folie, à gagner un paquet de pognon, à régner en tête
des hit-parades et à conquérir les cœurs. Ce soir, devant Stonehenge, nous
brandissons cette lumière en offrande !
Chris palpa ses poches un instant.
— Vous auriez un briquet ? demanda-t-il de sa voix habituelle.
Quelqu’un lui lança une boîte d’allumettes. Chris sauta du menhir pour la
ramasser, puis remonta dessus à tâtons et gratta une minuscule allumette
face à l’obscurité.
— Voilà ! reprit-il. Nous vous offrons cette glorieuse flamme ! Ce
puissant flambeau ! Nous, les Electric Teacup, faisons appel à vous, nos
aînés ! Qu’en dites-vous ?
— Descends de là, p’tit con ! répliqua Tom d’une voix comique. On
essaie de reposer en paix, ici.
— Je comprends, mon vieux, s’inclina Chris, avec un air solennel, les
mains levées en signe d’apaisement.
L’allumette s’éteignit. Il ronchonna.
— Oh, fait chier. On a perdu notre flambeau et j’ai réveillé un ancien.
Tant pis ! Nous invoquons Stonehenge et la lune ! Aidez-nous à devenir les
premiers ! Et maintenant, tous en chœur : les premiers ! Les premiers !
— Les premiers ! Les premiers ! claironna la petite bande.
Estella se mit de la partie.
— Les premiers ! Les premiers ! Les premiers !
Le cri de ralliement se poursuivit jusqu’à ce que Chris se retourne et
glisse malencontreusement du rocher, arrachant à sa troupe des
acclamations.
— Ça fera l’affaire, conclut-il d’un air goguenard, affalé dans l’herbe. À
présent, faites ce que vous voulez.
— Je ne vais pas me faire prier, approuva Peter en se jetant sur Estella
pour l’embrasser.
Le lendemain, Estella se réveilla tard dans sa chambre, chez Magda et
Richard. Dehors, le ciel était gris et menaçant. Elle s’étira et repoussa les
couvertures. Elle portait encore sa robe de la veille, et sa cape en dentelle
gisait en tas par terre.
Les événements lui revinrent à l’esprit. Après la cérémonie de Chris, les
Electric Teacup et leur troupe s’étaient finalement entassés dans le minibus
peu avant l’aube. Le trajet du retour avait été plus calme et plus paisible que
celui de l’aller. Presque tout le monde s’était endormi, y compris Tom, sans
doute – ils avaient été secoués lorsque le véhicule avait fait une embardée et
s’était redressé de justesse.
Pelotonnée dans les bras de Peter, Estella avait somnolé par
intermittence. À un moment, elle avait ouvert les yeux, le regard trouble,
pour voir l’Angleterre matinale défiler derrière les vitres. De coquettes
petites maisons bordées de jardins en fleurs. Des pubs et des échoppes de
style Tudor aux ornementations noires et blanches. Des passants poussant
des landaus ou sur le chemin du travail. À la campagne, les villages
disposaient d’espaces verts, de terrains de cricket et de bancs surmontés de
majestueuses horloges qui servaient de principaux points de repère. Ensuite,
elle avait dû se rendormir profondément, car elle n’était revenue à elle que
lorsqu’ils s’étaient garés dans Cheyne Walk. D’un pas trébuchant, elle était
entrée et directement montée se coucher.
Estella attrapa la petite pendule en argent sur sa table de nuit. Il était
presque quatorze heures. En allant faire sa toilette, elle croisa Betty, qui
portait une pile de vêtements pliés.
— Oh, vous voilà, mademoiselle Estella ! s’égaya la domestique. Je n’ai
pas voulu vous réveiller. Je vous apporte une théière. Vous serez du
voyage ?
— Quel voyage ?
— Avec mademoiselle et monsieur Moresby-Plum ?
— À la Chenille ? Non. Pas aujourd’hui.
Betty sembla un peu perplexe mais sourit tout de même.
— Bien, je vous rapporte ce thé. Je le laisserai devant la porte de la salle
de bains.
Estella commença à remplir la baignoire et regarda oisivement l’eau
monter. Cette cuve était en faïence de Delft, au motif bleu et blanc. Avant
ce jour, elle n’avait jamais vraiment pris le temps d’examiner le décor peint
sur l’émail. Il représentait un moulin à vent dans un pré parsemé de fleurs.
Jusqu’à la veille, ce paysage lui aurait semblé tout droit sorti d’un conte de
fées. Mais entretemps, Estella avait vu ces champs et ces fleurs. Elle avait
dévalé ces prairies à l’aube. Elle avait été admise au sein de l’étrange
collectif des Electric Teacup. Tout cet univers fantaisiste était à sa portée,
même ce joli moulin dessiné sur la baignoire.
Le bruit sourd et mat d’un objet lourd traîné dans l’escalier la tira
brusquement de ses rêveries. Un second fracas s’ensuivit. Puis un troisième.
Estella ferma le robinet, jeta un coup d’œil dans le couloir et vit Betty tirer
avec effort une grosse valise marche après marche en bataillant sous son
poids.
Intriguée, Estella enfila sa robe de chambre et la suivit. En descendant,
elle constata que le vestibule était rempli de valises. Devant le miroir de
l’entrée, Magda essayait un imposant chapeau marron à bords mous.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Estella.
— Ah, bonjour ! la salua Magda en se retournant, l’air radieux. Est-ce
que ce chapeau va avec cette robe ? J’ai un doute.
— Non, trancha d’instinct Estella.
Même confuse, elle était capable d’analyser des problèmes
vestimentaires.
— Mets plutôt le noir, ajouta-t-elle. C’est quoi, tout ça ?
— Oh, fit Magda en changeant de chapeau. Nous partons pour le Maroc.
Marianne a appelé, vois-tu, et toute une fine équipe se rend là-bas. Les
Stones y seront, alors on ne peut pas manquer ça, tu comprends. Nous en
avions parlé, je crois ? C’est prévu de longue date, tu sais. Marrakech est
très courue. Presque tout le monde est déjà sur place.
Elle inclina le chapeau dans un sens, puis dans l’autre, pour trouver le
bon angle.
— Vous partez… maintenant ? s’étonna Estella.
Magda gloussa.
— Non, voyons, ne sois pas ridicule.
Elle fit une moue face au miroir.
— Nous ne partons que ce soir.
— Ah.
Estella s’assit lourdement sur les marches et tenta de faire le point dans
sa tête.
— Bon. Et vous partez combien de temps ? Une semaine ?
— Un peu plus. Trois mois ? Peut-être six ? D’abord le Maroc, et ensuite
nous ferons peut-être un saut dans le sud de la France. Nous serons de
retour au printemps, j’imagine. Nous ne tiendrons pas, l’hiver ici. C’est bien
trop sinistre.
Magda pivota pour la regarder.
— Tu penses que tes valises seront prêtes d’ici ce soir ? Nous partons à
dix-huit heures.
— Mes valises ?
— Eh bien, oui. Il est temps de refaire la décoration de cette maison. Tu
vas devoir trouver un autre logement.
Betty arriva de la cuisine avec une tasse de thé, qu’elle remit à Estella à
travers les barreaux de la rampe d’escalier.
— Voulez-vous emporter aussi votre mallette de produits de beauté,
mademoiselle Moresby-Plum ? s’enquit la domestique.
— Hmm, oui, pourquoi pas, murmura Magda, déjà ailleurs. Et une autre
boîte à chapeau. J’emporte ceux-là également.
— Entendu.
Estella réfléchissait à toute vitesse. Comment pouvaient-ils partir comme
ça… du jour au lendemain ? Au Maroc ? Maintenant ? Et la laisser à la
rue ? Elle s’efforça de garder son sang-froid et calma sa main tremblante, le
temps de boire une gorgée de thé.
Réfléchis. Allez. Que pouvait-elle dire ?
Richard émergea du salon. En voyant Estella assise sur les marches, il
lança un regard éloquent à sa sœur.
— Nous devrions nous mettre en route pour la Chenille, suggéra-t-il.
Sinon Gogo va attendre.
— Tu as raison, approuva Magda. Allons-y.
D’un geste vif, elle ôta le chapeau de sa tête et se retourna.
— Pose la clé sur la table en partant. On se sera vraiment bien amusées.
Sur ces mots, Magda s’en alla, laissant Estella seule dans l’escalier avec
son thé.

On avait coutume de dire que l’Angleterre connaissait un bel été, digne


de ce nom, environ deux semaines par an. Cette année-là n’avait pas été
avare de grands ciels bleus et de longues journées ensoleillées. Mais la
météo avait décidé qu’il était maintenant temps de rétablir ses paramètres
habituels : humide, maussade, variable. Le ciel était gris ardoise et les
températures avaient chuté. Pour l’heure, le temps était encore sec, mais, à
l’odeur caractéristique qui régnait dans l’atmosphère, on devinait les
grosses averses à venir.
Estella contempla la grisaille par la fenêtre du quatrième étage de la
maison de Cheyne Walk. Elle s’était isolée là-haut pendant que Betty était
affairée à plier des habits et à les ranger dans des valises au rez-de-
chaussée. Elle était seule au milieu de ce grenier rempli d’antiquités qui
dormaient là depuis des lustres et dont personne ne s’était jamais
préoccupé.
Elle avait connu pires situations, bien entendu. Ça, ce n’était rien. Rien
du tout. Mais elle avait été prise de court ; il fallait donc simplement qu’elle
réfléchisse.
Retourner au Repaire était inenvisageable. De ce côté-là, elle avait tout
gâché. Si elle se pointait là-bas maintenant, Jasper et Horace la
flanqueraient dehors.
Son regard se posa sur le fouillis d’instruments rares et précieux. Un
déclic se fit dans son esprit.
Peter. La tournée. Estella en Amérique.
Mais bien sûr ! Il lui avait proposé de l’accompagner. Certes, il était un
peu tôt pour s’engager, mais Peter serait sûrement d’accord pour l’héberger.
Estella se rua sur le téléphone du couloir, à l’étage, et composa son numéro,
mais la ligne sonnait occupée. Elle réessaya plusieurs fois, sans plus de
succès.
Et maintenant ? Elle pouvait toujours rappeler tout l’après-midi, mais
elle allait perdre du temps. C’était maintenant qu’elle avait besoin de parler
à Peter. Problème : elle ignorait son adresse.
Magda devait la connaître. Elle savait où tout le monde habitait. C’était
sûrement noté dans son fichu carnet doré qui contenait tant de secrets.
Estella descendit en vitesse dans l’entrée, où se trouvaient les bagages.
Magda et Richard partaient avec quantité de valises, onze au total, sans
compter les petits sacs d’effets personnels, les boîtes à chapeaux et les
mallettes de maquillage. Le carnet de Magda se cachait forcément dans l’un
d’eux. Estella tendit l’oreille pour essayer de localiser Betty dans la maison,
afin de ne pas être surprise en train de fouiner. À en croire les grincements
du parquet, elle était dans l’une des chambres à l’étage. Estella ouvrit un par
un les bagages, et fouilla parmi des robes et des dizaines de foulards en
soie, de paires de bas, de boas, seize paires de chaussures, des lunettes de
soleil et des chapeaux, et la totalité de la mallette remplie d’ombres à
paupières et de rouges à lèvres.
Rien.
Une fois de plus, elle composa le numéro de Peter sur le téléphone du
rez-de-chaussée. Toujours occupé.
— Raccroche ce satané téléphone ! pesta-t-elle en reposant brutalement
le combiné.
Il fallait qu’elle mette la main sur ce répertoire, et vite. Magda devait
l’avoir sur elle, dans son sac à main. Par conséquent, Estella se mit en route
pour la Chenille, vraisemblablement pour la dernière fois.

Dix minutes plus tard, Estella était à bord d’un taxi, pour lequel elle avait
emprunté la petite monnaie qui traînait dans la maison. Elle portait une robe
toute simple, des petites bottes de caoutchouc rouges et un imperméable
d’un blanc immaculé.
En chemin, elle fit le point sur la situation. Le problème venait peut-être
du fait qu’elle n’avait pas expliqué à Magda et à Richard qu’elle avait
besoin d’un endroit où dormir ; c’était un impératif, pas une option. À
l’époque, elle avait seulement raconté que ses colocataires étaient pénibles.
Ils n’avaient jamais demandé plus d’explications. Mais s’ils savaient
qu’Estella n’avait nulle part où aller, ce ne serait pas la même histoire.
Estella lissa ses cheveux, un peu rassurée. Cependant, elle ne pouvait pas
leur faire sentir qu’elle était dans le besoin ; ça ne servirait à rien. Il fallait
qu’elle arrive à les convaincre.
À son arrivée, elle trouva les jumeaux attablés au même endroit que
d’habitude, en compagnie de Gogo et de Penelope. Estella se glissa sur un
coussin inoccupé. Penelope l’avisa derrière sa petite tasse de thé en
porcelaine.
— Tu es un peu mouillée, remarqua-t-elle.
— La pluie, sans doute, rétorqua Estella d’un ton cinglant involontaire.
Cette réplique fut mal reçue. Elle sentit sa présence assombrir
l’atmosphère autour de la table comme un vulgaire nuage gris.
— Oh, bonjour, dit Magda en l’observant d’un air presque perplexe,
comme si elle la reconnaissait vaguement mais sans réussir à la situer. Tu
t’en sors ? Tes bagages sont prêts ?
— Presque, mentit Estella.
Elle n’avait encore rien emballé. À vrai dire, l’intégralité de ses affaires
aurait tenu dans une seule des valises de Magda.
Gogo écarquilla les yeux.
— Tu viens avec nous au Maroc, Stelly ?
— Non, répondit Estella dans un sourire forcé, faisant mine d’être ravie.
Je reste ici. Tu sais, avec Peter. Et j’ai des modèles à terminer.
— Naturellement, acquiesça Penelope, avec une lueur désobligeante dans
le regard. Tu as sûrement du travail – notre Petite Nell1 à nous.
Ce déjeuner allait donc se passer plus mal encore que le dernier. Du sang-
froid. Surtout, ne pas le perdre. Estella fit mine de s’intéresser, voire de se
réjouir des projets de voyage du groupe. À les entendre, ils partaient tous.
Magda et Richard, ce soir. Gogo, ce week-end, et Penelope, la semaine
suivante. Ils bavardèrent nonchalamment, de l’aéroport d’Heathrow, de
louer des voitures à Marrakech, de demeures grandioses et de nuits à la
belle étoile. Plus le temps passait, plus Estella devenait invisible à leurs
yeux. Elle eut elle-même la sensation de s’effacer pour devenir aussi irréelle
que ce motif de ciel qui tapissait le sol.
Alors qu’ils terminaient leur glace et leur thé, Estella s’arma de son plus
beau sourire à l’intention de Magda.
— Je peux te parler deux minutes ? demanda-t-elle sans se lever.
J’aimerais te dire au revoir.
Richard poussa un soupir d’impatience.
— Je vais chercher la voiture.
Une fois ce dernier et les autres partis, Estella se tourna vers Magda.
— Je crois, amorça-t-elle prudemment, que cet épisode chez Harrods
nous a toutes les deux contrariées. Mais je ne veux pas qu’on se quitte là-
dessus.
— Oh, non, ce n’était rien, assura Magda avec légèreté comme si c’était
elle qui avait le plus souffert de cette histoire.
Estella déglutit nerveusement pour refouler la colère qui montait
spontanément en elle.
— Bon, tant mieux. Ça me rassure. Du coup, je me demandais… si je
pourrais rester vivre chez vous ? Pour tenir la maison en votre absence ? Je
pourrais aider à la rénover et surveiller que les artisans font bien leur
travail ?
— Que tu es mignonne ! Mais non, Betty fera ça très bien toute seule.
— Et pour continuer à créer des habits pour vous, bien sûr, s’empressa
d’ajouter Estella. J’ai des tas de modèles à te proposer. Je pourrais m’y
atteler d’arrache-pied et vous préparer plein de jolies choses pour votre
retour.
D’un revers de la main, Magda balaya sa proposition comme on aurait
chassé une mouche.
— Je suis certaine que nous ferons des tas de belles acquisitions au cours
de notre voyage. Les gens rapportent toujours des merveilles du Maroc – et
sans parler de Paris, bien sûr…
— Le truc, coupa Estella, de plus en plus désespérée, c’est que je n’ai
nulle part où loger, en fait.
— Tu as un appartement, souligna Magda avec obligeance.
— Plus maintenant. Je ne peux pas y retourner. Je n’ai vraiment nulle
part où aller.
Magda cligna des yeux. Estella vit bien qu’elle essayait d’assimiler cette
notion. Dans l’univers de Magda, les points de chute ne manquaient jamais.
On avait l’embarras du choix de résidences secondaires. Et si l’une d’elles
n’était pas disponible pour X ou Y raison, il suffisait d’en choisir une autre.
Il y avait toujours une adresse de rechange. Sinon, il n’y avait qu’à louer
une villa ou aller à l’hôtel. Dans l’univers de Magda, on avait toujours un
endroit où dormir.
— Eh bien, ce n’est pas de chance, souffla cette dernière en remuant la
cuillère dans sa tasse vide, mais tu trouveras une solution, je n’en doute pas.
— Magda, je t’en prie, murmura Estella, qui s’en voulut en sentant ses
yeux s’embuer de larmes.
L’air las et un peu agacé, Magda inspira profondément, comme si toute
cette affaire la barbait au plus haut point.
— Écoute, Estella, nous nous sommes bien amusées, vraiment. Mais
nous évoluons dans des cercles différents, tu comprends. Nous ne venons
pas du même monde. Nous avons passé un bel été, mais à présent, mieux
vaut que nos chemins se séparent. Ce sera plus simple pour toi.
— Pour moi ? répéta Estella, incrédule.
— Oui, à l’évidence, dit rapidement Magda en jetant des regards autour
d’elle, gênée qu’Estella eût haussé le ton. Nous ne sommes pas faites pour
fréquenter les mêmes personnes. C’est dans notre éducation. Un jour ou
l’autre, je serai mariée, j’aurai des enfants et j’assisterai à des événements
mondains ; et toi, tu travailleras dans une boutique ou quelque chose
comme ça…
À mesure que Magda continuait de pérorer sur la vie palpitante de
bourgeoise qu’elle mènerait un jour, en comparaison du destin médiocre et
plébéien d’Estella, cette dernière sentit quelque chose déferler en elle. Ce
sentiment semblait remonter du cœur même de la terre et s’ouvrir un
chemin à coups de poings dans les entrailles de Londres à travers ses
tunnels, ses fondations et ses anciens charniers de pestiférés. Il fendit le sol
du restaurant, pénétra ses chaussures, parcourut ses jambes et monta en
flèche dans son dos pour rejaillir dans son esprit. La teinture rousse de ses
cheveux parut se dissiper d’un coup de baguette, et ses véritables boucles
transparaître.
Cruella était arrivée.
— Tu comprends, conclut Magda.
— Bien sûr, opina Estella en souriant si fort qu’elle en eut mal aux joues.
Sa voix était d’une douceur sirupeuse.
— Tu vas continuer à traîner avec ces imbéciles consanguins que sont tes
pairs, poursuivit-elle. Tu épouseras un aristocrate débile, je suppose – une
espèce de vieux schnoque ennuyeux comme la pluie qui devra supporter ton
extrême fadeur et ta banalité. Pendant ce temps, je travaillerai dans une
boutique, comme tu dis – une maison de haute couture, pour être précise. Je
créerai des œuvres d’art et lancerai des tendances après lesquelles tu seras
toujours en train de courir sans jamais vraiment réussir à suivre. J’imagine
que je te croiserai en train de trimballer tes vilains mioches dans Londres.
Car, bien sûr, tu dois préserver ta lignée, ma chère ! C’est vrai : les branches
de ton sale petit arbre généalogique ne sont pas bien longues, n’est-ce pas ?
En te voyant, je me rappellerai cet été passé ensemble et ce moment où je
serai enfin parvenue à comprendre que la médiocrité est un fléau qu’il faut
éradiquer.
Magda resta muette. Bouche bée. Du bout du doigt, Estella souleva
doucement son menton pour lui fermer le clapet.
— Je te souhaite un merveilleux séjour au Maroc, ajouta-t-elle pour
enfoncer le clou.
Sur ce, elle se leva très dignement, grimaça un semblant de sourire
d’adieu et quitta le restaurant. Elle attendit d’être tout à fait sortie avant de
faire glisser de sa manche le petit carnet doré dérobé dans le sac à main de
Magda pendant qu’elle la descendait en flammes.
Il n’était plus question de retourner à Cheyne Walk. La pluie avait
redoublé. Elle dépouillait les arbres de leurs feuilles et laissait sur les
trottoirs une mosaïque glissante. Autour d’Estella, les passants pressaient le
pas, têtes baissées ou cachés sous des parapluies noirs. Estella ouvrit le sien
et s’élança péniblement face au vent en essayant de préserver autant que
possible sa coiffure et son maquillage.
Retournes-y. Malmène-la encore un peu. Fais-la souffrir.
— Laisse-moi, Cruella. J’ai à faire, maugréa Estella, impatiente d’en finir
avec cette journée de plus en plus sombre.
Deux rues plus loin, Estella s’arrêta sous l’auvent d’un disquaire et se mit
à compulser le petit carnet doré. Aucune mention d’un Peter. Frustrée, elle
poussa un grognement, puis réfléchit. Chris. C’était sûrement à son nom
que l’adresse était notée. Après tout, les quatre membres du groupe
partageaient le même appartement, mais c’était le chanteur le plus connu. À
quoi bon s’encombrer de Peter, si Magda pouvait se contenter de traiter
avec le dessus du panier ?
Le problème, c’était qu’Estella ne connaissait pas le nom de famille de
Chris. En revanche, elle savait comment le retrouver.
Elle se précipita à l’intérieur du magasin de disques et arracha un
exemplaire de l’album des Electric Teacup des mains d’un client.
— Hé ! protesta le type.
— Silence. Je cherche une info, siffla-t-elle en parcourant rapidement la
pochette pour y trouver le nom complet des membres du groupe.
Voilà. Chris Isherhall.
D’un geste brusque, elle redonna le vinyle au client mécontent, puis
éplucha la rubrique I du répertoire de Magda. Et de fait : Chris Isherhall,
Beak Street, Soho.
— Tellement prévisible, marmonna-t-elle tout bas.
Estella avait dépensé tout l’argent grappillé à Cheyne Walk pour sa
course en taxi ; elle devrait donc y aller à pied. Par chance, elle se trouvait
déjà dans Soho ; cependant, elle ne tarda pas à être désorientée par son
célèbre dédale de petites rues, de venelles, de recoins, de culs-de-sac et de
courbes. Elle dut s’arrêter plusieurs fois pour demander son chemin.
Comme la moitié des gens qu’elle interrogea l’envoya dans la mauvaise
direction, sans cesse elle revint sur ses pas et tourna en rond alors que la
pluie s’intensifiait et que son parapluie devenait pour ainsi dire inutile.
Toutefois, elle finit par arriver au pied d’un immeuble en brique brune dans
Beak Street.
Visiblement, le rez-de-chaussée abritait une librairie coquine. Une porte
blanche sans inscription permettait d’accéder au commerce, mais Estella ne
voyait pas comment atteindre les étages supérieurs. Elle allait devoir lancer
quelque chose contre la fenêtre.
Elle balança le petit répertoire, réussit à atteindre sa cible à la troisième
tentative et réceptionna le carnet à la volée.
— Ohé ! cria-t-elle.
La fenêtre au-dessus d’elle finit par s’ouvrir. La tête hirsute de Tom
apparut.
— Estella ? C’est toi ?
Il scruta avec scepticisme son corps menu trempé et chiffonné.
— Peter est là ? questionna Estella nerveusement.
— Peter ? Il est…
Tom se gratta la tête.
— Je crois qu’il a passé la nuit en studio. Pour travailler sur un truc. Il est
là-bas.
— Quel studio ? relança Estella en s’efforçant de ne pas perdre patience.
C’est où ?
— Le studio Dynamo. C’est dans St. Anne’s Court. À deux pas.
Il pointa vaguement du doigt la rue par laquelle elle venait d’arriver.
Estella inspira un grand coup, lui dit au revoir de la main et repartit en
courant dans cette direction. Le froid se faisait sentir à travers son imper en
vinyle et elle glissait constamment dans ses bottes.
À l’instar de celle dans laquelle se situait le Repaire, St. Anne’s Court
était une de ces rues de Londres qui avaient dégusté durant la guerre et qui
ne s’en étaient jamais totalement relevées. C’était davantage une ruelle
qu’une véritable rue. D’un côté, il y avait un bout de mur qui s’écroulait,
dernier vestige d’un immeuble en grande partie détruit par une bombe. De
l’autre, un restaurant chinois, une laverie et une petite porte pourvue d’un
panneau indiquant STUDIO DYNAMO. Elle l’ouvrit et pénétra dans un vestibule
où un homme aux joues couperosées et à la grosse moustache en bataille
lisait un exemplaire de L’Histoire du cricket, assis derrière un bureau.
— Je viens voir Peter Perceval, annonça Estella.
L’homme posa lentement le livre en le retournant sur son bureau.
— Connais pas, rétorqua-t-il, le regard inexpressif. Nom du groupe ?
— Electric Teacup.
L’homme mit à peu près trois mois pour enfiler des lunettes de lecture et
consulter l’écritoire à pince sous ses yeux.
— Et tu es ? reprit-il en observant Estella du sommet de sa monture.
— Une amie.
— Tiens donc. Ton nom ?
Il la toisa d’un air dubitatif.
— Estella.
Il examina encore son registre comme si c’était un texte sacré.
— J’ai pas d’Estella sur ma liste.
— Il n’est pas au courant de ma venue.
Estella prenait vraiment sur elle pour garder son calme.
— Bien.
L’homme reposa son écritoire.
— On n’entre pas ici comme dans un moulin, mon petit. On voit défiler
toutes sortes d’individus qui essaient d’entrer pour approcher les musicos.
Des filles, surtout. Elles ne manquent pas d’imagination. Il y en a même qui
tentent de passer par les fenêtres, c’est dire !
— C’est que je le connais, coupa Estella, qui aurait bien aimé trouver un
argument plus convaincant.
— Je veux bien te croire, ma p’tite, mais ton nom n’est pas sur la liste, là.
Liste qu’il frappa du doigt pour preuve.
— Pourriez-vous simplement le prévenir que je suis là ?
— Non, refusa-t-il en se balançant en arrière sur sa chaise. On les
interrompt pas pendant qu’ils bossent pour les avertir de chaque individu
qui débarque ici. Comme j’ai dit, ça défile toute la journée. Certains me
supplient en pleurant pour entrer. Du matin au soir. Tu es loin d’être la
première aujourd’hui. Tous les jours, du matin au soir, qu’ils viennent. Un
jour, les Beatles étaient là, fallait voir ça. Y en a encore qui se pointent à
leur recherche.
Estella comprit qu’elle avait affaire à une personne qui se délectait
d’annoncer les pires nouvelles et que cet homme comptait bien lui faire la
morale jusqu’à son dernier souffle. Elle envisagea de forcer le passage en
piquant un sprint dans le couloir. Elle n’aurait pas de mal à le distancer.
Mais ce n’était pas une bonne façon de faire son entrée.
— Dans ce cas, je vais l’attendre, céda-t-elle en suggérant que ça ne la
dérangeait pas.
— Ah, ben, non, tu vois, c’est interdit aussi. Si on laissait faire, je serais
envahi de filles. De toute façon, ce serait pas réglementaire en cas
d’incendie.
Il secoua la tête.
— Non, vraiment, je peux pas l’autoriser. Rien ne t’empêche d’attendre
dehors autant que tu veux. On est dans un pays libre et tutti quanti. Mais si
t’as rien à faire ici et que t’es pas sur la liste, il faut pas bloquer le passage,
donc…
— Ça va, j’ai compris, lâcha sèchement Estella en repartant.
Elle ressortit sous ce temps de chien. Les endroits où s’abriter n’étaient
pas nombreux. Une cabine téléphonique à proximité offrait une bonne vue
sur le studio. Estella attendit que la personne à l’intérieur abrège son
interminable appel, en cognant tout de même la vitre du plat de la main
pour qu’elle accélère un peu, la pluie ruisselant sur son ciré. Le type la
rembarra d’un geste grossier. Alors Estella frappa de plus belle jusqu’à ce
que, de guerre lasse, il raccroche.
— C’est une urgence ! justifia-t-elle lorsqu’il sortit.
Il secoua la tête sans rien dire.
Estella se réfugia dans la cabine et ferma la porte. Entre ses cheveux
trempés plaqués sur son front et sa robe qui lui collait aux jambes, elle ne
tarda pas à grelotter. Elle devait sans cesse essuyer la vitre recouverte de
condensation pour voir au-dehors et surveiller ce qui se passait du côté du
studio.
Quelques instants plus tard, elle vit Chris arriver à grands pas dans la rue,
sa crinière brune battant au vent.
— Ah, salut ! lança-t-elle, soulagée, en sortant comme un diable de la
cabine.
Le chanteur sursauta.
— Estella. Mais que… ?
— Je devais rejoindre Peter ici, dit-elle en souriant, comme si elle passait
une journée merveilleuse. Mais cet odieux monsieur à l’entrée refuse de me
laisser passer.
Chris parut un peu perplexe.
— Vous aviez rendez-vous ici ?
— Oui, oui. J’étais dans le coin, à la Chenille, et il m’a dit de passer
après mon déjeuner.
Chris marqua une pause, l’air de se creuser la tête pour comprendre un
truc, et finit par renoncer.
— D’accord. Pas de souci. Suis-moi. Tu vas attraper la mort, à rester
dehors.
Il lui offrit son bras, ce qu’elle trouva plutôt sympathique. Ensemble, ils
poussèrent la porte du studio, où l’homme à la moustache hérissée montait
la garde, avec son écritoire chérie.
— Salut, Mac ! lança joyeusement Chris. Je ramène une amie. Elle est
avec nous.
— Tu as bien raison, approuva l’homme jovialement, sans allusion à son
récent échange avec Estella. Studio quatre, comme d’habitude.
La partie technique du studio était un endroit d’une surprenante banalité :
un couloir sans âme bordé de portes numérotées. Ils ouvrirent la numéro
quatre et pénétrèrent dans une cabine bourrée d’équipements, dont une
imposante console constellée de boutons, de manettes et de cadrans. Il y
avait une grande baie vitrée qui ne laissait rien voir d’autre que le plafond
d’une salle de l’autre côté.
En revanche, on entendait du son : une voix solitaire au timbre riche et
vibrant qui accompagnait la douce mélodie d’une guitare acoustique.
C’était une nouvelle chanson.

Alors que la couleur est partout


Et le présent éclatant
J’imaginais l’amour comme un arc-en-ciel
Mais il se révèle en noir et blanc

— Il est toujours à composer, commenta Chris d’un ton empreint de


dédain mêlé d’admiration. Un homme très occupé, notre Peter. Elle sonne
bien, celle-là, non ? Ça m’a tout l’air d’un futur titre. Qu’est-ce que t’en
penses ?
C’était un morceau délicat, qui dégageait une émotion à l’état brut et
sincère. L’amour se révélait en noir et blanc. Machinalement, Estella se
passa une main dans les cheveux. En dehors de Jasper et d’Horace, un seul
être sur terre savait qu’au naturel ils étaient noirs et blancs.
C’était évident. Ce moment précis était l’aboutissement de tout ce qu’elle
avait enduré jusqu’ici. Même Magda et Richard, malgré la laideur de leurs
petites personnes, avaient joué un rôle, car, indirectement, ils l’avaient
amenée à rencontrer Peter.
Estella était désormais en sécurité. Son corps entier se détendit.
Peter continua de chanter, et sa voix de résonner doucement dans les
enceintes.

Je n’ai pas besoin de la boîte entière de couleurs


Pour peindre ton portrait
Comme des mots sur une page
Qui témoignent des faits…
L’amour se révèle en noir et blanc

Estella essaya d’effacer le sourire idiot sur son visage, en vain. L’amour.
C’était le maître mot. Peter était amoureux d’elle, et elle de lui. L’amour.
Jusqu’à ce jour, ce mot lui était étranger. Elle ne l’avait jamais prononcé.
Jamais vraiment compris.
— Je crois que tu lui plais, glissa Chris en agitant ses épais sourcils d’un
air entendu. Deux chansons en moins de deux semaines. On doit battre un
record ! Viens, allons lui prêter un peu de voix.
Chris ouvrit une autre porte et fit signe à Estella de passer devant, puis ils
descendirent une volée de marches menant au principal espace
d’enregistrement : une vaste salle aux murs blancs ornés de longs rideaux
moutarde. Sur le sol en parquet, quelques tapis étaient disséminés ici et là.
Partout, des meubles de séparation formaient une dizaine de cloisons
bardées d’instruments, d’amplis, de sacs de lestage, de mousse d’isolation
phonique et de rouleaux de câbles métalliques. Au milieu de tout cet attirail
trônait Peter, avec sa guitare, assis sur un tabouret haut face à l’un de ces
petits box le long du mur. Un casque vert sur les oreilles, il ne les entendit
pas entrer. Il grattait des accords, envahi par la musique et, à l’évidence,
absorbé par sa nouvelle compo.
Chris se mit à chanter en chœur, en harmonie avec lui. Peter sursauta et
retira vivement ses écouteurs, manquant de lâcher sa guitare.
— Surprise, surprise ! rigola Chris. J’ai trouvé Estella dehors, mon pote.
Je l’ai fait entrer. Tu n’avais pas laissé son nom à l’accueil.
Peter inclina la tête, et une étrange expression parcourut son visage. Il se
pencha en contournant Chris pour voir où se tenait Estella.
— Stel ? Je…
— C’est magnifique, le coupa-t-elle.
— Quoi donc ?
— Cette chanson.
— Ah. Oui…
Il se gratta la tête un instant.
— Eh bien, elle n’est pas encore au point. Restent quelques détails à
régler.
— Non, je t’assure, insista Estella. Elle est parfaite comme ça.
Chris, qui regardait le mur du fond, se retourna vers Peter.
— Tu lui as fait visiter la régie ? demanda ce dernier sur un ton
étrangement protocolaire. Estella entendra bien mieux de là-haut.
— Euh, d’accord… acquiesça le chanteur du groupe, un brin hésitant.
Pas de problème. La régie. Viens, Stel. C’est là-haut que la magie opère.
Il glissa un bras sur ses épaules et la reconduisit dans l’autre sens.
Estella jeta à Peter un regard perplexe, qu’il ne vit pas… ou fit semblant
de ne pas voir. Quelque chose clochait. Chris et lui échangeaient des
œillades en douce. Elle se dégagea de l’étreinte de Chris pour s’approcher
de Peter.
— Qu’est-ce qui se passe, Peter…
C’est en avisant le box devant lui qu’elle s’aperçut qu’il y avait une autre
personne dans la pièce. Ce n’était pas face au mur, que Peter chantait, mais
face à quelqu’un. Pour quelqu’un.
Une fille.
En partie cachée par le box, la fille en question était assise sur un
coussin, adossée au mur, ses jambes longilignes étendues devant elle.
Estella l’avait déjà croisée quelque part, peut-être lors de la fête organisée à
Cheyne Walk, le soir de leur passage à la télé. Peut-être ailleurs ? Sa longue
crinière brune lui disait quelque chose.
— Oh ! fit Peter en feignant l’étonnement comme s’il venait, lui aussi, de
remarquer la présence de cette fille. Estella, je te présente Angie. Angie, tu
connais Estella ?
— Je crois qu’on s’est déjà vues, minauda Angie avec un petit sourire.
Angie Walker-Weatherford. C’était cette fille qu’Estella avait aperçue
dans la rue l’autre jour, au bras du petit ami intermittent de Magda et que
cette dernière avait joyeusement dénigrée.
Angie bâilla en levant haut les bras pour s’étirer, puis elle les baissa
devant elle, coudes vers l’extérieur, tout sourire.
— Quelle looongue journée, soupira-t-elle. Tu sais ce que c’est, avec les
artistes… Je crois que je vais aller me chercher un thé. Je reviens.
Elle se décolla du sol un tant soit peu lentement, dépliant ses membres un
à un comme dans un film au ralenti, puis quitta la pièce avec langueur. Peter
posa sa guitare et se mit à s’affairer avec son casque et ses câbles.
— Peter, je peux te parler ?
Il sursauta comme s’il n’avait pas vu qu’Estella se tenait devant lui.
— Euh… bien sûr. Viens.
Elle évita le regard de Chris et suivit Peter dans la régie, puis dans le
couloir.
— Il y a une kitchenette en bas, si tu veux manger un morceau, raconta
Peter en lui faisant signe de le suivre.
— Peter, dit-elle, les dents serrées, oublie la cuisine. Arrête. Il faut que je
te parle.
Cependant, la raison qui avait amené Estella ici commençait à lui
échapper un peu. Elle n’avait plus les idées très claires.
— Qu’est-ce qu’elle fait ici ? s’entendit-elle questionner.
— Qui, Angie ? Elle… Je travaillais un morceau que je lui jouais.
Ça, Estella l’avait compris, merci.
— Et toi, qu’est-ce que tu fais ici ? l’interrogea Peter à son tour.
— Je suis passée chez toi. Tu n’y étais pas.
— Chez moi ? Je ne savais pas que… Comment tu sais où… Mais
pourquoi ?
— Parce que je…
Parce qu’elle n’avait nulle part où loger. Parce que Magda et Richard
l’avaient manipulée et trahie. Et parce que Estella s’était aliéné les seuls
véritables amis qu’elle avait eus de toute sa vie.
— J’avais besoin de te parler.
Peter ne réagit pas, l’air soudain absorbé par la pendule au mur. Le tic-tac
de ses aiguilles résonna de plus en plus fort aux oreilles d’Estella. Ou bien
étaient-ce les battements de son cœur ?
— Angie… est-ce que… elle sort avec un membre du groupe ?
— J’avais juste besoin de faire écouter cette nouvelle compo à
quelqu’un, se justifia Peter en éludant la question d’Estella.
Qu’avait dit Magda déjà, à propos d’Angie ? « Toujours habillée en
blanc, comme si ça lui donnait un style ; ça me fait bien rire. »
Des cheveux noirs, une robe blanche.
L’amour en noir et blanc.
— Tu lui as écrit une chanson, résuma lentement Estella.
Peter haussa les épaules, les joues légèrement empourprées.
— Ben, oui. C’est mon métier. Je compose des chansons. Sur la vie, les
gens… Je suis musicien dans un groupe, Stel. C’est mon quotidien.
— Mais c’est pour elle que tu l’as composée. L’amour en noir et blanc.
— Écoute, Stel…
C’était tout ce qu’il avait à dire. Il voulut lui caresser la joue, mais elle
recula.
— Ça ne change rien à mes sentiments pour toi, je t’assure. Personne
n’est exclusif, pas vrai ? Tu restes ma merveilleuse fille haricot.
— Personne n’est exclusif ?
Une autre remarque de Magda lui revint en mémoire : « Jalousie et
possessivité sont de vilains défauts. » Mais Estella pensait que ce principe
concernait les autres et ne s’appliquait pas à sa relation avec Peter. Car ils
avaient partagé quelque chose de fort, tous les deux, non ? Et il avait bien
dit qu’ils étaient tous deux des êtres à part ?
Peter parlait toujours, mais ses paroles tombaient dans le vide.
— Ça ne change rien entre nous, on peut tout à fait continuer à vivre
notre histoire.
Sauf que si, ça changeait tout. À cet instant précis, une profonde brèche
s’ouvrit en Estella. On aurait dit que les murs de la pièce en tremblaient.
— Et la tournée ? demanda-t-elle. Tu pars pour l’Amérique ?
— Quoi, la tournée ?
Peter n’avait pas l’air de suivre.
— Je devais t’accompagner.
— Je n’ai jamais dit ça, se défendit-il.
— Tu m’as demandé si… si je voulais découvrir l’Amérique.
— C’est vrai, admit-il en ayant au moins la décence de paraître
embarrassé. Mais… c’était une question en l’air. Je n’ai jamais… Je suis
désolé que tu m’aies mal compris. Je n’ai pas la possibilité d’être
accompagné en tournée. La maison de disques nous l’interdit. Ça leur coûte
cher et…
— Mais tu disais que…
— J’étais sous le coup de l’excitation ! Je veux dire, bien sûr, on pourrait
se rejoindre à certaines étapes, si tu voulais venir, mais…
Estella devint glaciale. Son corps était raide, engourdi.
Même Cruella refuserait de faire face à un tel affront.
La porte du studio s’ouvrit et Chris passa la tête avant de s’approcher
prudemment.
— Hé, souffla-t-il. On va bientôt devoir s’y mettre. Les autres vont
arriver, et le créneau qu’on a réservé débute dans trente minutes. Il faut
installer le matos.
— Je viens, assura Peter.
Une fois Chris reparti, il se retourna vers Estella.
— Écoute, je t’appelle plus tard, d’accord ?
— Ne te fatigue pas.
Car, bien sûr, on ne pouvait la joindre nulle part. Non qu’elle aurait aimé
qu’il l’appelle. Mais quand même, elle pensait qu’il protesterait, voire qu’il
s’excuserait et tenterait de la récupérer. Au lieu de cela, Peter se contenta de
secouer la tête, d’un air déçu.
— Comme tu voudras.
Estella tourna les talons. Elle attendit de voir s’il allait la retenir par
l’épaule et la faire pivoter pour lui dire que c’était une grave erreur, qu’il
regrettait, qu’entre eux tout allait s’arranger, car il l’aimait, et qu’elle était
sa merveilleuse fille haricot…
Mais elle entendit le bruit de ses pas s’éloigner. Et d’autres approcher ;
soudain, Chris apparut devant elle, en appui contre le mur.
— Navré, ma belle. C’est typique de notre Peter. Il est très secret. Pour
composer autant de chansons, il faut bien qu’il trouve l’inspiration quelque
part. J’ai essayé de te prévenir le premier soir.
« Sois prudente avec lui. Il va t’attirer des ennuis. »
— J’ai cru que tu disais ça pour rire, murmura Estella sans relever la tête.
Chris l’observait en ayant manifestement pitié d’elle.
— Je suis convaincu que tu lui plais vraiment, Stel. Tu as duré plus
longtemps que les autres. Mais tu te porteras sûrement mieux sans lui. Tu as
un immense talent. Il a peut-être besoin de toi mais, pour être franc, tu n’as
pas besoin de lui.
Il lui donna une brève tape sur l’épaule, puis repartit au fond du couloir.
Estella entendit la porte du studio se refermer.
Mac le moustachu l’avisa tandis qu’elle passait devant lui, l’air hébété.
Apparemment, il avait tout entendu.
— Ces musiciens, confia-t-il. Ils n’en valent pas la peine, ma p’tite. Je le
constate tous les jours, de mon bureau. Du matin au soir.
Elle voulut réagir mais fut incapable de trouver les mots.
— Mieux vaut te dégoter un bon petit gars issu d’un autre horizon. Un
laitier peut-être, quelque chose de ce genre. Oublie ces musiciens. Tu n’en
tireras rien, crois-moi. Tous les jours, je le vois. Tous les jours. De sales
crapules, tous autant qu’ils sont.

La mère d’Estella était morte un soir de pluie.


Il y avait du tonnerre et des éclairs. Un orage sinistre dans toute sa
splendeur. Estella se souvenait du ciel déchiré par la foudre au-dessus du
vieux manoir où avait lieu la superbe réception.
Elle pensait que cette soirée avait été la plus triste de sa vie, mais celle
qu’elle vivait à présent, seule sous cette pluie crépusculaire, la suivait de
près. Anesthésiée, Estella erra dans les rues sous une pluie battante qui
trempa ses habits, ses cheveux et ses bottes. Cette chaleur qui s’était
allumée en elle, cette lueur d’amour, n’était plus qu’un tas de cendres. Elle
fouilla tous les recoins de son esprit et démolit chaque souvenir dans lequel
apparaissait Peter.
La scène de la cuisine, à la fête : réduite en miettes.
Leur première vraie discussion, dans le grenier de chez Magda et
Richard : pulvérisée.
Le moment où ses longs doigts fuselés avaient fait résonner cet
instrument ancien. Évanoui.
Leur premier baiser, chez elle, danser jusqu’à l’aube à Stonehenge, courir
à travers champs. Tout ça, elle devait l’oublier.
Estella ne versa pas une larme. Elle s’endurcit. Elle se débattit de force
avec ces souvenirs, elle s’y confronta de nouveau, les laissa glisser sur elle
et les détruisit l’un après l’autre. Et elle devint plus forte à chaque étape.
De Peter, ses pensées dévièrent sur Richard et Magda, qui prenaient et
jetaient les gens comme tout ce qu’ils possédaient – vêtements, maisons,
objets. Estella leur avait été utile un temps. L’attrait de la nouveauté,
comme un animal de foire.
Estella n’avait jamais été rien de plus, à leurs yeux : un accessoire.
Comment avait-elle pu les laisser faire ? Pourquoi avait-elle été aussi
aveugle ?
Devenue insensible à l’humidité, elle ne s’écartait plus quand les voitures
passaient en trombe en l’aspergeant d’eau sale et froide. Au contraire, elle
laissait faire pour s’imprégner du chaos et de la noirceur de ce Londres
cruel. Après ça, rien ne pourrait plus l’anéantir.
J’ai essayé de t’avertir, se manifesta Cruella pour la seconde fois de la
journée. Tout cela n’était pas pour toi. L’amour. L’amitié. Ce sont des
notions idiotes, inventées par des gens médiocres. Les puissants et les
génies naviguent en solitaires. Ils ne se fient à rien ni à personne d’autre
qu’eux-mêmes.
Pour une fois, Estella ne la chassa pas et la laissa parler.
À partir de maintenant, je prends la relève. Ce sera toi et moi contre le
reste du monde. Tu pourrais aller loin, devenir quelqu’un que ces abrutis
huppés ne seront jamais. Fais-moi confiance. Je ne t’ai jamais menti. J’ai
toujours agi dans ton intérêt. Regarde ce qui arrive quand tu ne m’écoutes
pas…
— D’accord, Cruella, abdiqua Estella à voix haute. Tu as gagné.

Estella chemina jusqu’à Regent’s Park. Avec cet orage, l’endroit était
désert, alors elle prit place au bord de cette fontaine qu’elle connaissait bien
et laissa la pluie ruisseler sur ses yeux et sa peau. Pour cette nuit, elle
n’avait qu’à trouver refuge dans le jardin de quelqu’un, en attendant de
décider de la suite. Ou bien dormir sous un pont ou à l’abri d’un de ces
murs bombardés dans St. Anne’s Court.
Tout à coup, elle vit approcher deux individus. L’un était trapu ; l’autre,
une grande perche. Ils tenaient de guingois des parapluies à moitié cassés.
Estella eut l’impression de reconnaître ces silhouettes indistinctes. Elle se
frotta énergiquement les yeux tout en étant consciente que ce geste étalerait
d’autant plus sur son visage les traînées de maquillage qui avait déjà coulé.
C’était bien lui : Jasper. Et à son côté, Horace.
— J’en étais sûr, marmonna Jasper en s’approchant.
D’abord, trop abasourdie, Estella ne sut pas comment réagir.
— Comment vous avez deviné que j’étais ici ? finit-elle par leur
demander.
— Eh bien, vois-tu, expliqua Jasper, les rumeurs circulent vite. On a
entendu dire que tu t’étais fait pincer chez Harrods.
— Une histoire de confiote de citron vert, précisa Horace, le nez froncé.
Quel choix dégoûtant. On ne t’a donc rien appris ?
— Alors on a enquêté un peu dans les postes du quartier. Un indic nous a
dit qu’on t’avait relâchée. Du coup, on est allés faire un tour du côté de ta
belle baraque. Pour surveiller. Et on a vu ces gens chez qui tu crèches faire
leurs valises.
— C’est fini, j’habite plus là-bas.
— Ça, on l’a compris, à voir cette blondinette qui balançait tes affaires
par la fenêtre, intervint Horace.
— Où est-ce qu’ils partaient comme ça ? On n’aurait pas dit qu’ils
déménageaient, ils avaient un tas de bagages.
— Ils vont au Maroc.
— C’est quoi, ça ?
— Un pays, soupira Estella. En Afrique.
— Ça a l’air loin.
— Oui.
— J’en déduis que tu n’y vas pas, supposa Jasper.
— Non.
Il hocha la tête.
— Je m’en doutais. C’est pour ça qu’on a suivi notre bon sens, reprit-il.
Ça nous a intrigués. On est de vrais détectives, maintenant. C’était
carrément imprudent de leur part, de laisser la porte d’entrée grande ouverte
pendant qu’ils déplaçaient tous leurs machins. Faut faire gaffe. Il y a toutes
sortes de rôdeurs dans le quartier. Alors on est entrés. Cette fille était dans
tous ses états parce que, d’après elle, tu avais été méchante, et maintenant
elle trouvait plus son répertoire, et c’était sûrement toi qui lui avais volé.
Elle raconte ça au téléphone en hurlant, elle explique qu’elle doit
absolument te retrouver pour le récupérer, parce qu’il contient plein
d’informations importantes. On l’entend parler d’un studio dans St. Anne’s
Court. C’est à l’autre bout de la ville pour nous…
— À l’opposé, confirma Horace.
— Mais on y va, et à notre arrivée, qui c’est qu’on voit ? Ce type avec
qui tu traînais, et il est…
À ce passage du récit, la voix de Jasper s’estompa.
— Avec une autre fille, termina Estella à sa place.
Constatant que son nez coulait, elle l’essuya d’un revers de main. Est-ce
qu’elle pleurait ? Impossible à dire, vu l’orage.
— Oui, une autre fille, répéta Jasper d’une voix plus douce.
— Pas jolie, souligna Horace.
— En les filant un peu, on les a entendus dire que tu étais partie. Que tu
les avais surpris ensemble. Un type les a rejoints, il leur a passé un savon en
disant que ton copain aurait dû te traiter mieux que ça. À ce stade, on
commence à voir le tableau. Tu vis plus dans cette belle baraque, et ce gars
t’a fait une crasse.
Jasper écarta les mains.
— Une fois qu’on a eu pigé, on est venus ici.
— Pourquoi ici ?
— Parce que c’est toujours ton refuge quand ça va pas.
Estella n’y avait jamais songé, mais c’était vrai. D’instinct, ses pas la
menaient ici, dans ce lieu qui avait incarné tant d’espoirs lorsqu’elle avait
entamé avec sa mère ce voyage fatal pour Londres. C’était aussi le lieu de
sa première rencontre avec Jasper et Horace.
— Ils se sont servis de moi, confessa-t-elle d’un ton amer. Pour faire joli
chez eux et leur créer des habits. Tous autant qu’ils sont. Ils m’ont
manipulée.
— On a essayé de te le faire comprendre, fit remarquer Horace.
Estella garda la tête basse.
— Pardon, finit-elle par s’excuser.
Un long silence s’ensuivit.
— Pas grave, ça arrive, tempéra finalement Jasper. De toute façon, c’était
pas toi. C’était Cruella.
— Mais je suis Cruella. Elle, c’est moi.
— Pas pour nous. Et dans tous les cas, ça nous est égal.
Estella écouta les gouttes de pluie se poser à la surface de l’eau dans la
fontaine. Ce clapotement était mélodieux, apaisant. La pluie avait un peu
faibli et laissé place à quelque chose de presque doux et purifiant.
— Ça te dirait, de rentrer à la maison ? proposa Jasper.
Estella tourna lentement la tête vers lui, l’air sidéré. Comment pouvaient-
ils souhaiter son retour, après qu’elle leur en avait fait tant baver et après le
comportement qu’elle avait eu vis-à-vis d’eux ?
L’explication est simple : Jasper et Horace sont ta famille.
Les propos de Cruella lui paraissaient de plus en plus sensés.
— Allez, viens, insista Jasper. C’était qu’une dispute. Clin d’œil et
Bandit n’arrêtent pas de tourner en rond. Ça te dit ou pas ?
— Oui, acquiesça Estella. Je voudrais rentrer à la maison.
Jasper se redressa et lui tendit la main pour l’aider à se relever. Mais
même si ce geste la toucha, il ne fallait pas pousser. Estella se releva
comme une grande et refoula ses émotions. Jasper et Horace, d’accord,
mais dorénavant, il n’y aurait personne d’autre dans sa vie. Finis, les Magda
et les Richard qui profitaient d’elle. Quant à un nouveau Peter, alors ça,
c’était hors de question. Plus personne ne la briserait en mille morceaux.
Jamais.
Horace et Jasper lui firent une place sous leurs parapluies bousillés, et le
trio regagna la sortie du parc.
— Dans tout ça, il y a quand même une bonne nouvelle, relança Horace.
J’ai dégoté la bagnole de mes rêves.
— C’est vrai ?
Horace lui montra un trousseau de clés.
— En fin de compte, il sait conduire, plaisanta Jasper, l’air assez
impressionné.
— J’ai appris en regardant la télé et en lisant des bouquins. C’est pas
sorcier.
— Et où est-ce que tu l’as trouvée ?
Ce fut alors qu’Estella repéra le minibus bleu des Electric Teacup, garé
au bord du trottoir. Enfin, garé, pas exactement. Il était fourré en diagonale
sur une place de stationnement, à deux doigts d’une boîte à lettres.
— Ils étaient tous si occupés à bavarder, expliqua Jasper. On les a
simplement délestés de leurs clés. Suffit d’un bon petit coup de peinture,
qu’on change la plaque… et il sera comme neuf en un rien de temps.
Il fit coulisser la portière pour laisser voir tous les instruments de Peter
encore à l’intérieur.
— Jolies guitares, jubila Jasper. Ça tombe bien, j’ai très envie de
travailler mon jeu. À mon avis, je pourrais faire carrière dans la musique. Il
y a un clavier, aussi. Chouette matos.
Estella monta à bord avec ses amis et résista à une furieuse envie de rire.
À nouveau réunis, ils étaient à l’abri des intempéries.
— Ça m’arrange, que vous ayez déniché ce minibus, déclara-t-elle. On
va en avoir besoin pour tout le bazar qu’on va transporter.
— Quel bazar ? s’étonna Jasper en se retournant sur le siège côté
passager.
— À l’heure qu’il est, ils doivent être en route pour l’aéroport, glissa
Estella avec un sourire diabolique. Magda et Richard. On va cambrioler leur
maison et la dépouiller du sol au plafond. Et quand on en aura terminé avec
eux…
Elle leva le petit carnet doré de Magda, que le déluge de la journée avait
humidifié mais qui restait tout à fait exploitable. Jasper eut un sourire
jusqu’aux oreilles.
Horace démarra en faisant grincer les vitesses, puis ils s’éloignèrent dans
la nuit, sous la pluie londonienne.
Merci à Elana Cohen, mon éditrice, qui a rendu ce projet possible alors
même qu’une pandémie mondiale se propageait. Et comme toujours, merci
à Kate Schafer Testerman, mon agente.
Table des matières

Couverture

Page de titre

Page de Copyright

Chapitre un - Tout, pour tous, partout

Chapitre deux - La tragique soirée

Chapitre trois - Rouge ou jaune

Chapitre quatre - La fille la plus quelconque de Londres

Chapitre cinq - La chenille

Chapitre six - Le garçon dans la cuisine

Chapitre sept - La séance de shopping

Chapitre huit - La famille Moresby-Plum

Chapitre neuf - Des sentiments inédits

Chapitre dix - Entre les mailles

Chapitre onze - La merveilleuse fille haricot

Chapitre douze - Un changement est vite arrivé


Chapitre treize - La styliste secrète de Cheyne Walk

Chapitre quatorze - La fantastique soirée

Chapitre quinze - La déconfiture

Chapitre seize - Prise au piège

Chapitre dix-sept - Stonehenge

Chapitre dix-huit - Un réveil brutal

Chapitre dix-neuf - L’amour en noir et blanc

Chapitre vingt - Hello, Cruella

Remerciements
Notes
1. Célèbre couturière britannique de l’époque, ayant donné naissance à la minijupe (N.d.T.).
Notes
1. Rue de Londres célèbre pour ses tailleurs de luxe.
Notes
1. Le nom de cette ville anglaise contient l’expression and over, qui signifie littéralement « encore
et encore », ndt.
Notes
1. Personnage du roman Le Magasin d’antiquités de Charles Dickens, une orpheline au destin
misérable dont la mort tragique reste l’un des événements les plus célèbres de la fiction anglaise, ndt.

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