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LES EUPHORBES CACTOIDES

DU MAROC
par

JEAN GATTEFOSSÉ
Ingénieur-chimiste et Botaniste.

O
UTRE l'intérêt qu'elles présentent Schmidt, du Moyen-Atlas, est une
au point de vue économique, plante médicinale connue depuis la
les Euphorbes cactoïdes du Maroc plus haute antiquité ; c'est elle qui a
méritent de retenir l'attention du fourni le nom du genre, dédié par
voyageur par la physionomie si par­ Dioscoride, selon Pline, à Euphorbus,
ticulière qu'elles donnent au paysage. médecin de Juba, roi de Mauritanie,
Leur port de cactée les rapproche qui en découvrit les propriétés. Plus
des Cereus ou Cierges de l'Amérique tard les anciens auteurs la confon­
du Sud; elles croissent en vastes colo­ dirent avec l'E. officinarum L., de
nies dans des régions arides, subdéser­ l'Afrique centrale, de l'Arabie et des
tiques, et reproduisent de l'autre côté Indes, dont l'extraction, les usages et
de l'océan Atlantique les paysages le commerce étaient parallèles.
étranges des grands déserts américains. C'est une plante à rameaux char- ·

Le Maroc offrira aux touristes, nus, quadrangulaires, aux angles gar­


lorsque leur parcours sera plus aisé, nis d'aréoles distantes, portant deux
deux régions très distinctes aux­ stipules épineuses. Elle ne dépasse
quelles les Euphorbes cactoïdes don­ pas 60 centimètres de hauteur, mais
nent un attrait particulier : le Sud forme de gros massifs qui, vus de
du Moyen-Atlas, de Beni-Mellal au loin, donnent l'impression, au flanc des
pays Glaoua, couvert d'Euphorbia collines, de grosses tortues d'un vert
resinijera, et l'Ouest de l' Anti-Atlas glauque.
jusqu'à l'Océan, à travers le Souss Sa gomme-résine, âcre et vésicante,
a }antique et l'Ifni, couvert d'Eu ­ constitue la drogue commercialisée
phorbia Beaumierana et d'Euphorbia. depuis l'antiquité ; les apothicaires
echinus. et herboristes de Marrakech la con­
Nous avons eu l'occasion de par­ naissent sous le nom de Phorbium
courir les formations d'Euphorbe et les négociants israélites de Mogador
résinifère en 1920, en compagnie de en ont toujours fait une exportation
M. E. Jahandiez, dans le pays N'Tifa plus ou moins importante, selon les
au Nord de Demnat et celles des besoins de la pharmacopée euro­
deux autres espèces en 1930, en péenne. C'est aujourd'hui un médi­
compagnie de M. Chauveau, de Moga­ cament désuet : mais cependant, du­
dor à Tiznit. rant les quelques années qui précé­
L' Euphorbia resinijera Berg et dèrent immédiatement la grande
540 LA TEHHE ET LA V IE

thésique e t contre la carie dentaire


du bétail. Plus communément, cette
gomme était s ubstitu é e à celle de
Thapsia, plus coüteuse; son pom·oir
vésicant est d'ailleurs fort supérieur
à celui de la gomme de Thapsia.
Ce commerce s'étant poursuivi sur
Hambourg et sur Kew-York pendant
les premières années de la guerre, la
légende locale y voyait un usage
belliqueux et l'orr parlait au l\Iaroc
des gaz asphyxiants, du caoutchouc
ou des enduits spéciaux pour la
conservation des aciers que l'indus­
trie devait en tirer. Que des essais
aient été faits pour en tirer un latex
élastique, cela reste possible ; mais
il est certain que l'aug mentation
momentanée de la consommation
européenne était due principalement
aux besoins vétérinaires de la cava­
lerie de guerre.
Les indigènes, principalement les
Berbères, l'utilisent en médecine
Cl. Gal.Ufot11é. humaine comme anesthésique, contre
Euphorbia Beaumierana ; sous les .-\rganiers.
les maux de dents; mais l'usage en est
fort restreint par les difiicultés de
guerre, l'Allemagne en importait un l'emploi. La gomme-résine conserve
fort contingent, sans doute utilisé en effet les propriétés caustiques du
dans l'art vétérinaire, comme anes- latex frais. Tout
comme l'Euphor­
bia canariensis,
c'est une plante
d a ng e r e u s e
«Lorsqu'elle arri­
va à Paris au Jar­
din des Plantes,
M. Houllet, le chef
des serres, la net­
toya e tl'épo usseta
avec un pinceau;
c e tte p o u s s ièr e
qui avait touché
l'euphorbe et qu'il
avait respirée lui
causa une inflam­
mation très vive
Steppe caractéristique à Euphorbes cactoïde>, Cl. Gatte/01Bé. de la bouche et
près de Tassila (Souss atlantique).
LES EUPHORBES f.ACTOÏDES DU MAROC

du pharynx dont il souffrit très


sérieusement. >>

Lorsque les berbères du Moyen­


Atlas incisent la plante au couteau
pour donner issue au liquide corro­
sif très abondant qu'elle renferme et
qui, se desséchant au soleil, consti­
tuera la gomme Phorbium, les acci­
dents sont fréquents et les poussières
notamment provoquent de graves
conjonctivites. Aussi ne se livrent-ils
à ce travail qu'avec répugnance et
seulement lorsque les marchands de
Mogador font connaître des propo­
sitions avantageuses ; cette récolte
est donc plutôt périodique, les années
de ramassage fournissant des quan­
tités supérieures aux besoins de plu­
sieurs années. Actuellement l'expor­
tation de la gomme d'euphorbe a
pratiquement cessé.
Les abeilles butinent sur l'Euphor­
bia resi ni/era un miel abondant,
lui-même toxique; ce miel est consi­
t;i. fiUl,,J<>H�.
déré par les indigènes comme un
Euphorbia Httl11miera11a (à droite)
médicament spécifique de la blen­
el Kleinia antephorbi11m (à gnuche), dans
norragie. II figure encore dans la
la forêt d'Arganiers, près d'Agadlr.
formule de « purges sahariennes >>

usitées à Marra-
kech et qui pro-
voquent souvent
de s accidents
graves.
L ' Eup horbia
Beaumi e r ana
H oock f. et C osson
est une plante
littorale; elle oc­
cupe clans les fa ­
laises qui limitent
le Grand-Atlas,
jusqu 'au niveau
de la mer, les
mèmes places que
l' Euphorbia cana­
riensi s à Ténériffe
et à la Grancle­ Cl. A . ./t1h1tr11lin.
Ca n a r i e. Ce t t e Euphorbia resinifera. Beni-Mellal.
542 LA TERRE ET LA VIE

plante atteint 2 mètres de hauteur ; Lotus, de Thuyas, de Lavandes,


ses tiges obovales, plus charnues vers etc.
l'extrémité, portent des rameaux Au contraire, l'Euphorbia echinus
inégaux présentant de 8 à 10 angles , se plaît uniquement dans les terres
à sillons profonds entre les côtes ; les dénudées au sud de l'oued Souss et
épines des angles sont droites ou sur les rochers arides de l'Anti-Atlas.
légèrement recourbées ; les glandes de On ne connaît pas encore sa limite
! involucre sont d'un rouge intense.
' vers le Sud, mais il est probable qu'elle
atteint l'oued Dra et le
Rio de Oro.
L'Eu p hor b ia echinus
Hoock f. et Cosson atteint
un mètre de ha u teur ; ses
rameaux ont six angles
régulièrement et restent
fortement serrés les uns
contre les autres; les sillons
entre les côtes sont larges
et peu pr o fonds . Les
glandes de l'involucre sont
d'un pourpre vineux. Ces
caractères permettent de
la disting u e r aisément de
l'Euphorbia Beaumierana,
avec laquelle elle est en
mélange dans les p laines
désertiques de l ou ed Massa
'

au nord de Tiznit.
Ces deux Euphorbes pos­
sèdent égale m ent un latex
caustique, mais, contraire­
ment à ce qui a été p u blié
parfois, elles ne donnent
Cl. GalU/oué. pas lieu à l'extraction d'une
Euphorbia echinus, près de l'oued Massa (Souss atlantique). gomme-résine . Les indi­
gènes de ces régions n'en
On la rencontre à partir de l' Assif tirent aucune drogue, mais connaissent
Aït Ameur, à mi-route entre Mogador bien le danger de leur ma n ip u lation Ils .

et A gadir ; dans cette dernière ville, attribuent aux poussières que le vent
elle occupe tous les contreforts des violent déplace avec le sable en été,
collines et abonde entre la vieille dans les formations d' Euphorbe s cac­
Kasbah et la moderne cité. On la toïdes, la production d'eczémas, de
trouve encore plus au sud dans l'en­ plaies cutanées et surtout de con­
clave espagnole d'Ifni. jonctivites graves, conduisant à la
L'Euphorbia Beaumierana ne .croît cécité. Mais on trouve le remède à
pas seulement dans les régions arides, côté du mal ; en effet les Berbères
mais encore sous la forêt d'Arganiers, chleuhs attribuent au suc d'une
parmi les sous-bois de Jujubiers composée cactoïde qui croît en mé-
LES EUPHORBES CACTOÏDES DU MAROC 543

lange avec les Euphorbes, le Kleinia cryptogames, lichens et champignons


anlephorbium D. C., le pouvoir de dont l'étude présente un grand attrait
guérir rapidement les maux ainsi pour les botanistes.
causés. Ils appelent les Euphorbes : Les zones à Euphorbes cactoïdes
« tikiout » et le Kleinia : « ansel ». sont au Maroc de caractère assez
L'hygrométrie de l' a t m o s p h è r e varié, mais l'association Euplwrbia
semble jouer u n rôle primordial dans Beaumierana, Euphorbia echinus et
la croissance des Euphorbes cac­ Kleinia anlephorbium que nous avons
toïdes ; ces plantes croissent dans observée à Tassila et à l'oued Massa,
des régions arides où les pluies sont se développe sur un sol désertique,
rares ou parfois nulles, mais où l'at­ parfaitement sec, dans une région
mosphère reste humide, soit à cause d'humidité élevée et constante. Cette
de la proximité de !'Océan,, soit à végétation étrange est caractéris­
cause de la barrière constituée par tique de
· ces conditions con ­
l' Atlas. Aussi sont-elles couvertes de trastées.

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