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Cahiers d'outre-mer

L'élevage dans la zone tropicale


Paul Veyret

Citer ce document / Cite this document :

Veyret Paul. L'élevage dans la zone tropicale. In: Cahiers d'outre-mer. N° 17 - 5e année, Janvier-mars 1952. pp. 70-83;

doi : https://doi.org/10.3406/caoum.1952.1775

https://www.persee.fr/doc/caoum_0373-5834_1952_num_5_17_1775

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L'élevage dans la zone tropicale

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L'ÉLEVAGE DANS LA ZONE TROPICALE 71

L'hostilité du milieu naturel

Cette formule fait penser d'abord aux ennemis qui guettent les
animaux domestiques, et ils sont nombreux. Les fauves n'ont point
disparu, il s'en faut de beaucoup; ils sont particulièrement dépréda¬
teurs dans l'Inde et l'Indochine, pays de bétail abondant. Les parasites
de toutes sortes pullulent et jouent un rôle efficace dans la. transmis¬
sion des maladies. Celles-ci causent d'énormes ravages ou même inter¬
disent l'élevage. La peste bovine, la pasteurellose, le charbon, la tuber¬
culose, le paludisme sont plus ou moins répandus; la peste bovine
ferait périr annuellement un million de bovins en Chine. La piroplas-
mose ou fièvre du Texas, propagée par des tiques, a causé des rava¬
ges étendus. Les trypanosomiases, transmises par les 'diverses espèces
de Glossines, ferment à l'élevage des gros animaux la partie la plus
humide de l'Afrique, et même certaines régions de savanes, car les
Glossines ne se cantonnent pas toutes dans les forêts. On ne s'avance
donc pas beaucoup en disant qu'une redoutable insalubrité contribue à
expliquer l'infériorité de la zone tropicale par rapport à la zone tem¬
pérée en matière d'élevage.
Le climat agit directement par sa chaleur et son humidité. Les ani¬
maux souffrent de l'excès de chaleur : le mouton remplace sa laine par
des poils, les bovins se mettent à l'ombre au milieu du jour (quand
ils le peuvent), le buffle, dont la peau ne renferme pas assez de glandes
sudoripares5 se vautre dans l'eau. Les pluies violentes de la zone tro¬
picale et de mousson provoquent des refroidissements très cruels aux
jeunes animaux : au Cambodge, la mortalité parmi les veaux de l'année
atteint son taux le plus élevé — 10 % — d'août à octobre, pendant la
saison des grandes pluies et des tornades. Ces duretés météorologiques
nuisent probablement plus à l'élevage tropical que l'hiver aux élevages
tempérés.
Mais c'est bien entendu le problème de l'alimentation du bétail
qui, dans cette zone particulièrement, décide du cours de l'élevage, et
dans un sens très défavorable. Les animaux domestiques exigent de
grosses quantités d'une nourriture relativement grossière, saris doute,
mais pas trop et qui leur apporte tous les principes nutritifs dont ils
ont besoin, d'abord pour leur développement, ensuite pour assurer une
production appréciable de travail, de lait, de viande. Or ni les sols,
ni la végétation des régions tropicales ne leur sont, en général, favo¬
rables. On connaît la pauvreté de la plupart des sols, tropicaux, leurs
carences minérales de toutes sortes. La végétation qui s'y développe
présente les mêmes carences et elle ne peut pas fournir aux animaux
tous les éléments minéraux dont leur organisme a besoin. Le cycle
végétal aggrave encore les choses, car, le plus souvent, il est réglé par
l'alternance d'une saison humide et d'une saison sèche. On s'imagine
ce que signifie l'absence totale de pluies pendant plusieurs mois sous
72 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

un climat très chaud : les réserves d'eau se volatilisent rapidement,


la végétation herbacée se dessèche et se durcit au point de n'être plus
mangeable, la nourriture diminue en quantité et en qualité; la famine
accompagne la saison sèche. Les animaux dont la vie est esclave des
conditions climatiques — et nous verrons que les élevages pratiqués
par les indigènes n'ont, en général, pas d'autres fourrages que la végé¬
tation spontanée ni même de réserves constituées pendant la saison des
pluies — passent ainsi par des alternatives désastreuses. Quelles que
soient les nuances ou les variétés que l'on puisse discerner dans la vaste
zone des pays tropicaux — et il y en a assurément un grand nombre
— on peut néanmoins considérer comme un fait acquis que la végéta¬
tion qui s'y développe, même en excluant les forêts denses, tout à fait
hostiles, est une végétation peu favorable aux herbivores domestiques,
soit à cause de sa pauvreté en éléments nutritifs, soit parce qu'elle
durcit exagérément ou disparaît pendant une saison sèche plus ou
moins longue. La période durant laquelle ce fourrage possède sa valeur
maxima est courte : sous l'effet combiné de la chaleur et de l'humidité,
les sels que les racines puisent dans le sol traversent rapidement la
tige pour aller s'accumuler dans les graines. La plupart des espèces
sont des graminées grossières; les légumineuses, si utiles dans la zone
tempérée et méditerranéenne, font défaut.
Les conséquences de cette alimentation irrégulière ou de mauvaise
qualité sur le développement des animaux et sur leur production de
lait, de viande ou de travail ont été progressivement mises en lumière
par les zootechniciens européens. Les jeunes qui échappent à la mort
grandissent lentement, deviennent adultes plus tard que sous climat
tempéré, ont une taille moins élevée et un poids plus faible. La période
de lactation, très brève, ne dure qu'autant que la mère trouve une ali¬
mentation suffisante; la production laitière, dans les cas les plus favo¬
rables, reste très médiocre. La maigreur des animaux s'explique aisé¬
ment : durant les disettes, ils assimilent leur propre graisse, leurs pro¬
pres muscles (autophagie) et le retour de l'abondance relative répare
à peine ces pertes, parce que le plus souvent la végétation, plus abon¬
dante que nourrissante, apporte seulement la ration d'entretien et non
la suralimentation qu'exigerait l'engraissement. L'aptitude au travail
subit, forcément, une baisse, surtout en période de sous-alimentation.
Et ce n'est pas tout. Le rythme de la reproduction lui-même doit
s'accorder avec les conditions alimentaires, ainsi que l'ont montré les
pénétrantes études de M. Baradat au Cambodge. La fécondité des vaches
et des bufflesses, toujours médiocre, l'est d'autant plus que la nourri¬
ture est plus pauvre ou plus rare. « La proportion des saillies à résul¬
tat positif est beaucoup plus grande de février à mai, qui est la saison
de repousse de l'herbe après les feux de brousse ou sur les rizières en
chaume abreuvées des premières pluies ». La date des naissances se
plie très nettement, les statistiques le prouvent, à la distribution des
Les Cahiers d'Outre-Mer n° 17 Tome V Pl. VÏI

La traite du lait à Djenné (Soudan).


Cliché G. Labi tie, I. F. A.N.
Les Cahiers d'Outre-Mer n° 1? Tome V Pl. VIII

Troupeau N'Dania, non sélectionné, à Téliinélé (Guinée).


Clichés Labitte, / /• .1 ..Y
l'élevage dans la zone tropicale 73

pluies, donc de la nourriture. « Il faut voir là, au travers de la domes¬


tication, une action de la nature pour guider les naissances jusqu'à
l'époque où, avec une nourriture abondante et aqueuse, les vaches
pourront produire le lait nécessaire au jeune ». Cette adaptation des
naissances aux saisons « s'est faite sans l'intervention de l'homme. Elle
est d'ailleurs précaire, car, dans les élevages bien conduits, où les ani¬
maux sont abrités des influences saisonnières par une amélioration de <
leur diététique, les mises bas tendent à s'échelonner en toutes saisons ».
Malgré cette adaptation, qui tend surtout à diminuer les dangers que
courent les jeunes animaux au cours de leur première année, la fécon¬
dation s'effectue mal : les chaleurs durent peu et les taureaux ne sont
pas assez bien nourris pour accomplir, durant ce temps assez bref,
tout le travail de fécondation. Ces carences d'ordre alimentaire sont
ainsi plus désastreuses, pour la reconstitution du cheptel, que les épi-
zooties.
La nature tropicale ne favorise donc pas l'élevage des animaux
domestiques et surtout pas celui des gros herbivores, bovins ou cheva¬
lins. Il y a lieu, évidemment, de nuancer un peu cette thèse générale.
En Afrique, les zones de forêt dense, dépourvues d'herbage et infestées
de trypanosomiases, ne peuvent guère élever que des chèvres, des
porcs, des animaux de basse-cour; les bovins de la côte de Guinée, dits
de la race des Lagunes, à qui une adaptation héréditaire permet de
résister aux maladies, ne sont guère plus gros que des chèvres. En
Asie et en Amérique, la forêt peut abriter aussi des bovidés, mais leur
nourriture est des plus médiocres. L'élevage est, au contraire, mieux à
sa place dans les immenses zones de forêt claire, de savane, de steppe
qui couvrent les plus grandes surfaces de la zone tropicale. Cependant,
si l'herbe n'y manque pas, nous savons que sa valeur nutritive est
rigoureusement esclave des pluies; elle peut donc alimenter un bétail
nombreux seulement quand elle est fraîche. Pour que le bétail puisse,
tant bien que mal, se nourrir toute l'année, on doit ménager le pâtu¬
rage en le chargeant modérément; c'est pourquoi, en Afrique tropicale,
on compte qu'il faut polir nourrir un bovin adulte à peu près autant
d'hectares que l'année comporte de mois secs.
Des circonstances locales ou régionales peuvent, naturellement,
adoucir ces conditions restrictives. Les zones régulièrement inondées,
comme la cuvette du Niger ou les rives du Mékong au Cambodge, sup¬
pléent à la défaillance des pluies par l'humidité qui imprègne le sol;
ce sont des lieux exceptionnellement favorables à l'élevage, et vers les¬
quels se dirigent souvent des troupeaux venant de fort loin. Les mon¬
tagnes tropicales forment une autre exception heureuse. Elles sont plus
saines (les trypanosomiases ne dépassent pas 1.000 mètres), la saison
chaude s'y supporte mieux, l'herbe y pousse moins vite et ne durcit
pas autant. Si le froid peut y être sensible à des organismes habitués à
l'atmosphère chaude des tropiques, elles sont néanmoins les meilleures
74 LES CAHIERS D' OUTRE-MER

zones pastorales de la région tropicale, mais elles ne sont pas toujours


exploitées.
On le voit, le large anneau de la zone tropicale n'est pas précisé¬
ment un paradis naturel pour le bétail. Il y peut vivre mais il lui est
difficile d'y donner des produits abondants parce qu'il y est mal et
irrégulièrement nourri, du moins lorsque sa nourriture provient uni¬
quement de la végétation spontanée. Or, et c'est là une autre différence
capitale avec la zone tempérée ; les éleveurs tropicaux n'ont à peu près
rien fait pour corriger, ou du moins atténuer, les insuffisances de la
végétation ou les carences du sol.
La médiocrité des élevages indigènes
L'attitude des indigènes — Africains, Malgaches, Hindous, Chinois
— devant l'élevage est pour nous, Européens, un objet de surprise,
voire de stupéfaction. Passe encore pour ceux qui s'abstiennent d'en
avoir, comme la plus grande partie des cultivateurs noirs : leur sys¬
tème agricole, la culture sur brûlis avec des instruments aratoires à
main, se passe à la fois du travail et de l'engrais animal. La position
des Chinois, surtout dans la zone des rizières, est aussi, à sa façon,
rationnelle : sur ces terres surpeuplées, où les hommes se nourrissent
à grand-peine, il n'y a pas de place pour la production de fourrages,
et surtout pas en vue de substituer, dans l'alimentation humaine, les
aliments d'origine animale à ceux que les plantes nous donnent direc¬
tement, D'après les calculs soigneux des théoriciens de l'alimentation,
l'élevage fournit, en effet, sensiblement moins de calories, à surface
égale, que la production végétale. Etant donné cet état de choses, les
Chinois peuvent tenir, comme animaux destinés à la consommation,
seulement ceux qui n'exigent point une production particulière de four¬
rage parce qu'ils se nourrissent de détritus, les porcs et les volailles.
Le point le plus délicat de leur système, c'est qu'ils utilisent des bovins
pour le labour des rizières sans avoir de quoi les nourrir de façon nor¬
male; la recherche de l'herbe pour les buffles est donc une espèce d'acro¬
batie permanente, qu'ont décrite les connaisseurs de l'Extrême-Orient.
On sait, en outre, que les Chinois ont le lait en horreur.
Hindous, Malgaches, éleveurs d'Afrique (Peuls, pasteurs de l'Afri¬
que orientale) peuvent être qualifiés d'éleveurs sentimentaux parce
que ce sont des sentiments et des croyances qui, surtout, règlent leur
attitude à i' égard des animaux domestiques. Le cas des Hindous est
le plus connu : les dogmes de la religion hindouiste interdisent de tuer
les êtres vivants, donc de consommer de la viande. Les bovins sont,
d'autre part, des animaux sacrés à un point tel que la bouse de vache
devient un encens. Les agriculteurs utilisent donc seulement le travail
et le lait des animaux. A Madagascar, les bovins ne sont pas divinisés,
mais ils servent d'intercesseurs auprès des dieux : avant que les Fran¬
çais n'interdisent ces gaspillages, les enterrements étaient l'occasion
L'ÉLEVAGE dans la zone tropicale 75

de véritables massacres, d'autant plus étendus que le mort était plus


puissant. Ainsi apparaît cette fonction sociale de l'élevage, signe de
richesse et symbole de puissance, qui s'affirme avec plus de force encore
chez ceux des Africains qui le pratiquent. Pour les Peuls de l'A.O.F.
et la plupart des pasteurs de l'Afrique Orientale, c'est, en effet, le nom¬
bre de têtes de bétail, bœufs surtout, qui fait la dignité et assure l'in¬
fluence d'un homme. Il faut donc se garder d'abattre puisque ce serait
se ruiner volontairement. Le lait, parfois le sang, sont les seuls profits
matériels que l'on attende du troupeau, dont ni le travail5 ni l'engrais
ne comptent.
Quels que soient les sentiments ou les croyances qui dominent la
psychologie de ces éleveurs, cette attitude entraîne partout les mêmes
conséquences, c'est-à-dire l'ignorance de la réalité et l'infériorité tech¬
nique. Le milieu naturel porte évidemment sa part de responsabilité,
mais celle des hommes paraît encore plus grande. Du moment que
l'élevage n'est pas orienté, par la recherche du profit, vers l'étude des
améliorations, il n'y a aucune chance que celles-ci surviennent sponta¬
nément. L'exemple des Chinois nous prouve clairement que, même en
zone tropicale, les éleveurs indigènes peuvent, quand ils ont de l'esprit
pratique, obtenir des perfectionnements intéressants; s'ils ne se sont
pas préoccupés des bovins, mal adaptés à leur civilisation rizicole, ils
ont découvert pour la volaille l'incubation artificielle, et ils ont obtenu
une race de porcs à squelette si fin qu'elle a été utilisée par les Anglais
pour l'amélioration de leur Yorkshire. Les autres éleveurs tropicaux
n'ont rien de semblable à verser au fond commun des techniques d'éle¬
vage. Leur souci à peu près unique est de nourrir le bétail; convenons
que la nature ne leur rend pas la tâche facile et qu'ils ont souvent du
mérite à y parvenir. Ceux qui pratiquent la vie pastorale savent jouer
des nuances régionales qui permettent de tourner une partie des ser¬
vitudes climatiques; les feux de brousse renouvellent les herbes; les
agriculteurs utilisent les jachères, les terrains vagues, les sous-produits
de la culture. Mais on a vite épuisé les compliments, tandis que l»a
liste des critiques s'allonge davantage. Si la constitution de réserves
pour les temps de sécheresse se révèle très souvent impossible à cause
de la mauvaise qualité de la végétation, elle a aussi contre elle la
paresse fondamentale des éleveurs; ils aiment justement dans l'élevage
l'absence de cet effort qui caractérise la vie du cultivateur. Il ne leur
est pas venu à l'idée d'établir une rotation des pâturages pour les ména-
ger ni de construire des abris sommaires pour mettre les animaux à
l'abri des grandes averses et de la grosse chaleur. Leurs notions sur
la sélection sont nulles ou fausses. Les Peuls sont furieux quand appa¬
raissent dans le troupeau des bêtes sans cornes, pourtant meilleures lai¬
tières, parce qu'ils ont une préférence, tout à fait irrationnelle, pour
les bêtes à longues cornes; ils gardent les vaches parce qu'ils sont
friands de lait, mais font disparaître les mâles. Ils n'ont, évidemment,
76 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

pas l'idée de favoriser, par la sélection systématique, le développe¬


ment de ce caractère et ainsi d'améliorer les qualités laitières de la
race. La reproduction est d'ailleurs abandonnée aux hasards de la pro¬
miscuité. Le développement des jeunes souffre particulièrement de la
négligence ou de l'ignorance des éleveurs. On ne leur laisse qu'une
partie du lait maternel, si peu abondant cependant, parce que l'homme
en veut sa part pendant qu'il y en a. Ils ne sont guère protégés que
des fauves, et encore. Aussi l'homme a-t-il sa part de responsabilité
dans le faible taux de la reproduction, dans la forte mortalité des jeu¬
nes et dans la lenteur de leur croissance. On ne dira rien des ignoran¬
ces en matière d'hygiène et de médecine, car les hommes ne sont guère
mieux traités, à cet égard, que les bêtes. Quelquefois, les éleveurs ont
acquis empiriquement des habitudes utiles. Les Peuls, par exemple,
ont pour règle de ne pas laisser sur le même pâturage les bœufs plus
de sept jours, et les moutons plus de quatre jours, parce qu'ils ont
observé qu'un séjour plus prolongé déclenchait des maladies. L'expli¬
cation scientifique du fait est simple : le tube digestif des animaux
renferme des parasites en grandes quantités et leurs déjections ont
vite fait d'infester les pâturages; les moutons hébergent une faune par¬
ticulièrement abondante et virulente, ce qui oblige à les changer plus
souvent de place.
La pratique très répandue, et parfois à grande échelle, des vols
de bétail, n'est pas de nature à introduire des améliorations. En Afri¬
que et à Madagascar, elle constitue un sport hautement honorable, qui
passionne beaucoup plus les hommes que les soins prosaïques mais
utiles de l'élevage. Le fléau sévit aussi en Asie parmi des populations
agricoles. Au Cambodge, « dans les territoires proches des frontières où
ii est facile de dissimuler les animaux volés, les razzias de bétail pren¬
nent parfois l'allure d'entreprises étendues, englobant de nombreux
complices, sous la protection occulte des autorités communales. » (R.
Baradat).
Mal nourri, dépourvu de soins, nullement amélioré, le bétail des
élevages indigènes tropicaux rapporte très peu et l'on a pu, non sans
raison, ie considérer un peu comme un fléau. Les hardes faméliques de
l'Inde, qui pullulent démesurément entre deux famines, causent des
dommages considérables aux cultures, en particulier le bétail des tem¬
ples, doublement sacré. En Afrique et à Madagascar, où seul compte
le nombre des têtes, la surcharge pastorale est parfois effroyable. On a
pu citer en exemple la réserve des Kamba, au Kénya, capable de nour¬
rir à peu près 60.000 têtes de gros bétail et qui renfermait, en 1933,
190.000 bovins adultes, 57.000 veaux, 260.000 chèvres, 150.000 moutons.
Le pays était dévoré, la végétation ruinée, le sol voué à l'érosion et
le bétail chroniquement affamé. Les feux, allumés en fin de saison
sèche pour débarrasser les pâturages des herbes lignifiées et provoquer
l'éclosion de pousses vertes dès les premières pluies, sont aussi la cause
l'élevage dans la zone tropicale 77

de ravages irréparables comme la destruction des arbres et de l'humus


suivie du progrès de la latérite. On attribue aux pasteurs de graves res¬
ponsabilités dans l'évolution de Madagascar vers sa ruine.
Il n'y a donc pas de proportion entre le nombre des animaux —


l'Inde possède, et de loin, le plus gros troupeau mondial de bovins —
et le produit qu'ils donnent, pas de proportion entre les ravages d'un
pâturage mal réglé et l'engrais que la terre en retire. Cet élevage n'est
pas rationnel et il est souvent dangereux. Les Européens qui ont occupé
ou qui occupent encore ces pays ont eu à étudier très sérieusement ces
problèmes.
L'action européenne.
L'intervention européenne n'a d'ailleurs pas accompli de miracles,
et elle ne le pouvait pas. C'est le lieu de rappeler que la nature tropi¬
cale, par la chaleur du climat, par le régime des pluies et par la gros¬
sièreté de la végétation, impose aux herbivores des conditions de vie
beaucoup plus rudes que dans nos pays tempérés. Ils s'y adaptent, assu¬
rément, mais aux dépens de la production de lait, de viande et de
travail. Pas plus que celui des hommes, l'organisme des animaux
n'accomplit le tour de force de produire sans recevoir : il n'est qu'un
transformateur d'énergie. Or, des obstacles de la taille de ceux qu'élève
le climat tropical ne sont pas tous surmontables, quelle que soit, par
ailleurs, la puissance matérielle et scientifique des Blancs. Ils le sont
d'autant moins que les éleveurs indigènes, dont les conceptions diffè¬
rent si radicalement des nôtres, n'étaient nullement préparés à recevoir
la bonne parole et à faire passer dans leurs habitudes ce qui, des tech¬
niques européennes, pouvait être adopté sans même agir contre le
milieu naturel. C'est une révolution psychologique qu'il faudrait aussi
accomplir : la tâche est bien plus difficile que l'éducation des agricul¬
teurs, puisque, outre les habitudes, elle heurte des religions et des
croyances aussi bien enracinées que la religion. Les résistances humai¬
nes se sont donc ajoutées aux difficultés physiques pour limiter très-
étroitement l'action colonisatrice en matière d'élevage.
Il faut penser aussi que par elle-même, la colonisation a introduit
des perturbations inattendues et que certains de ses résultats les plus
estimables ont provoqué des conséquences fâcheuses. C'est ainsi que
l'établissement de la paix5 le succès au moins relatif des mesures sani¬
taires ont eu pour conséquence immédiate le pullulement des troupeaux
alors que rien n'était fait pour assurer leur nourriture et que la men¬
talité indigène, demeurée inchangée, n'était pas prête à réagir correc¬
tement devant cette surcharge aggravée. On n'a pas saisi du premier
coup, semble-t-il, l'intrication si complexe des données physiques et
humaines, ou bien ceux qui en ont eu l'intuition étaient désarmés
devant tant de difficultés. Il ne faut pas s'étonner que l'on ait com¬
mencé par des solutions plus faciles mais à peu près vouées à l'échec.
78 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

On peut discerner, dans l'œuvre tentée par les colonisateurs, œuvre


à laquelle nous rendons, d'ailleurs, un hommage mérité, ses efforts
pour installer des élevages européens et ses essais pour améliorer les
élevages indigènes. Le premier point du programme, qui ne se heur¬
tait en somme qu'aux résistances naturelles, est celui qui a obtenu
les succès les plus nets; les résultats, quant au second, ne sont pas aussi
encourageants.
Les Européens avaient de bonnes raisons d'établir des élevages
dans leurs colonies tropicales, à commencer par les nécessités alimen¬
taires. La colonisation est antérieure à l'essor des transports frigorifi¬
ques et du lait condensé ou en poudre; il fallait donc trouver sur place
ou à proximité viande et lait, et les élevages indigènes n'y suffisaient
pas toujours. Il était de surcroît naturel que les colons fissent des ten¬
tatives pour développer à la colonie un genre d'activité avec lequel ils
étaient si familiers dans la métropole. Ajoutons, enfin, à la limite du
monde tropical, les efforts des industriels du textile pour développer la
production de la laine (exemples français à Madagascar). Les auteurs
de ces tentatives se sont trouvés devant un bétail indigène adapté mais
peu productif et comme pour eux la notion de rendement était capi-
talei ils ont essayé d'introduire les races métropolitaines plutôt que
d'entreprendre par la sélection, l'amélioration des moins mauvaises
races locales. C'est que la sélection, œuvre de longue haleine, paie
tardivement, tandis que l'on attend des entreprises coloniales un apport
aussi rapide -que possible. Mais alors on a constaté combien l'influence
du milieu était puissante : ou bien le bétail amélioré dépérissait, ou
bien il perdait les admirables facultés productrices acquises sous climat
tempéré. Il a fallu se convaincre d'une vérité gênante mais irréduc¬
tible : l'élevage tropical exige des animaux adaptés. Les éleveurs ont
dû s'ingénier à trouver des moyens pôïïr~tënir compte de cette néces¬
sité impérieuse et pourtant obtenir de leur bétail des rendements accep¬
tables. Je citerai pour mémoire, la solution extraordinaire des laiteries
anglaises de Singapour, dont je dois la connaissance à M. Garry, ancien
administrateur d'Indochine. Des vaches Holstein y sont abritées dans
des étables à air conditionné et nourries de fourrages importés. Il ne
s'agit plus d'élevage, mais d'usines à lait dont les vaches sont les machi¬
nes et le fourrage les matières premières. Un tel système, qui modifie
radicalement les données naturelles du problème, n'est sans doute pas
susceptible d'une grande extension.
Plus aptes que les indigènes à utiliser systématiquement les nuan¬
ces du climat, les Européens ont installé, quand c'était possible, leurs
élevages en altitude, pour soustraire les animaux à une bonne partie
des miasmes et à la chaleur excessive : ainsi, au Cameroun, au Katanga,
en Afrique Orientale, à Madagascar. C'est la solution qui les contraint
le moins à la lutte contre les éléments, et elle assure de bons résultats :
J. Despois nous signale l'exemple de la Société « La Pastorale » qui,
l'élevage dans la zone tropicale 79

au Cameroun, obtient à la belle saison, 15 litres de lait par jour de


ses 5.000 vaches, métisses- de taureaux Montbéliard et de femelles-
zèbres de l'Adamaoua. La même solution montagnarde réussit aussi
parfaitement sur les hauts plateaux andins : un témoin oculaire très
qualifié nous a dit avoir vu autour de Quito et de Bogota de beaux
troupeaux de laitières Holstein élevées sur des prairies de bonne qualité
et fournissant du lait en quantité très satisfaisante. (Pl. IX.)
Cette solution montagnarde n'est pas possible partout, soit parce
que le relief fait défaut, soit parce que les montagnes comme celles
d'Indochine, sont malsaines tant qu'on n'a pas exécuté des travaux
hydrauliques pour extirper la malaria. Il est cependant possible de
maintenir le bétail européen dans les régions basses à condition de lui
préparer des abris contre la chaleur et de lui fournir une nourriture
appropriée. Les Anglais ont ainsi organisé dans l'Inde, autour des villes
où ils résidaient, des élevages de vaches laitières, pures ou croisées,
nourries par des prairies artificielles.
Vis-à-vis des carences minérales qui, par la végétation, se commu¬
niquent aux animaux, on ne peut guère concevoir une modification
du sol lui-même par adjonction d'engrais ou d'amendements : ces
produits seraient rapidement éliminés par la nature tropicale. Il faut
donc procéder indirectement, c'est-à-dire ajouter à la ration des bêtes
des doses assimilables de ces produits indispensables, par .exemple le
phosphore et le calcium. C'est un soin que les Européens peuvent pren¬
dre, mais non les indigènes, sinon exceptionnellement.
L'alimentation des animaux est conduite selon les techniques euro¬
péennes. Le pâturage de la végétation naturelle est réglé de façon à pro¬
fiter le plus aux animaux; la clôture permet de proportionner la charge
aux ressources, mais elle oblige aussi les animaux à ne rien négliger.
On peut, par un certain degré de piétinement, empêcher le développe¬
ment en hauteur des graminées, provoquer leur tallage, obtenir l'en¬
fouissement des graines dans le sol, sans aller toutefois jusqu'à un dur¬
cissement exagéré. La fauchaison, quand elle est possible, procure des
réserves alimentaires tout en améliorant la végétation naturelle. Quel¬
ques semis de bonnes graines fourragères produisent d'excellents effets.
Le maïs ou le sorgho fourrager, des légumineuses tropicales (pois de
vache, haricot velu), des doses de tourteaux complètent les rations de
saison sèche. L'ensilage des fourrages verts apporte une solution à la
difficulté que l'on éprouve pour faire sécher les fourrages durant la
saison des pluies. La pratique même des feux, lorsque la rotation des
parcelles à brûler est minutieusement réglée et que toutes précautions
sont prises pour éviter le développement de l'incendie, est regardée
comme acceptable et pratiquée par les éleveurs européens de toutes
nationalités. Une transposition tropicale des méthodes européennes a
donc été obtenue, mais par les Européens eux-mêmes ou sous leur direc¬
tion immédiate.
80 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

Cette amélioration de l'alimentation permet de ne pas se conten¬


ter des races indigènes à faible rendement; elle n'est pourtant pas suf¬
fisante pour assurer une exploitation convenable des races européennes
pures. Le plus souvent, ce sont les croisements à_demi-sang — taureau
importé, vache autochtone — qui donnent les meilleurs résultats; quand
on force sur le sang améliorant, l'adaptation diminue et avec elle la
production. Il n'est donc pas possible d'acclimater une race mixte; il
faut pratiquer un croisement continu, c'est-à-dire avoir recours aux
géniteurs d'importation, méthode coûteuse. Il serait encore plus ration¬
nel, sans doute, d'améliorer les races indigènes par la sélection, mais
la lenteur du procédé ne le recommande pas aux sociétés à fins com¬
merciales.
La portée de ces élevages pratiqués par les Européens, et pour eux,
reste très limitée. Ou bien ils mettent à profit les conditions les moins
défavorables de la zone tropicale, ou bien ils les adoucissent suffisam¬
ment pour que le bétail puisse vivre et produire à peu près normale¬
ment. Le but poursuivi est d'ailleurs modeste : ravitailler une popula¬
tion de colons. Sauf exceptions, la zone tropicale n'a pas accueilli, en
matière d'élevage, des entreprises comparables aux plantations qui ont
si profondément modifié l'agriculture des pays chauds.
Il faut pourtant tenir compte d'une exception de taille, l'Amérique
tropicale, qui en cela se distingue nettement de l'Afrique ou de l'Asie.
Les conditions naturelles y sont souvent plus propices à l'élevage à
cause de l'altitude, non seulement celle des Andes, mais aussi celle
des vastes plateaux qui se déploient vers 1.000 mètres ou plus, notam-
;

/ ment au Brésil. Surtout, la zone tropicale de l'Amérique a reçu un peu-


plement européen abondant, elle est mise en valeur, depuis plusieurs
;

siècles, par des Européens et leurs descendants, purs ou métissés. Cette


:

circonstance historique a permis la constitution, avec du bétail importé


:

d'Europe et selon une psychologie européenne, d'un élevage tropical


déjà plusieurs fois séculaire, exemple unique par l'ancienneté comme
par les dimensions. Son principal centre s'est fixé sur les plateaux
brésiliens de Minas et du Nord-Est; il a eu pour fonction essentielle de
ravitailler en viande les régions qui produisaient les richesses colonia¬
les, d'abord le liseré de monoculture sucrière de Bahia-Pernambouc,
ensuite les agglomérations de mineurs. Il a rempli et il remplit encore
cette mission; c'est donc un succès, mais un succès relatif. Il reste
exposé aux calamités naturelles, en particulier aux fameuses sécheres¬
ses du Nord-Est, dont les méritoires travaux de Vlnspectoria de Obras
contra as seccas n'ont pu atténuer les effets que localement. La dureté
des conditions naturelles lui interdit de se perfectionner au rythme des
autres élevages américains : les bovins fournissent peu de lait, une
viande dure; le meileur produit, les peaux (de chèvres en particulier),
ne suffit pas à valoriser l'élevage. Le progrès se localise dans les sec¬
teurs les plus accueillants, comme le Sud de Minas et l'Etat de Sao
Les Cahiers d'Outre-Mer n° 17 Tome V Pl. IX

Un élevage de montagne an Cameronn :


les installations de la Compagnie Pastorale an-dessus de Dseliang, à. 1.700 ni.

Séance de vaccination à la Compagnie Pastorale à Dschang.


Clichés Louis Papu
Les Cahiers d'Outre-Mer n° 17 Tome V Pl. X
L'ÉLEVAGE DANS LA ZONE TROPICALE 81

Paulo. Il suffit d'ailleurs, pour juger cet élevage tropical d'Amérique


Centrale et du Sud, de rappeler que, malgré ses mérites certains, il
reste bien inférieur à celui du Brésil méridional, de l'Uruguay, de
l'Argentine. (Pl. X.)
Hors d'Amérique, c'est en agissant sur l'élevage indigène, resté y
de beaucoup le plus nombreux, que la colonisation pouvait attendre
des résultats d'envergure. En fait, elle n'a pas obtenu5 dans l'ensem¬
ble, de modifications essentielles et il ne faut pas s'en étonner outre
mesure. Nous avons plus haut souligné combien les idées des indigènes
différaient des nôtres et combien leur attitude s'opposait à l'idée même
d'amélioration. Les éleveurs tropicaux les plus proches de nous par
la conception utilitaire de l'élevage, les Chinois, n'en échappent pas
pour autant aux contradictions puisqu'ils n'utilisent pas le lait et qu'ils
s'écartent des montagnes où pourrait se développer une activité pasto¬
rale qui trouverait dans les deltas des débouchés immenses. Les éle¬
vages régis par la religion ou par des sentiments sont, par définition,
presque immuables.
Il faut aussi prendre conscience de l'abîme qui sépare la technique
européenne des pratiques indigènes. La première repose sur une solide
base scientifique; elle a été complètement renouvelée par les travaux
des généticiens, des diététiciens, des agronomes, des chimistes, des bac-
tériologues, des vétérinaires. Si les éleveurs restent étrangers à ces
sciences elles-mêmes, ils sont assez instruits, dans les pays les plus
évolués, pour en accepter les applications et pour suivre les conseils
des spécialistes qui les mettent à leur portée. Ils ne sont pas sceptiques
sur la valeur de la science parce qu'ils ont trop d'occasions, dans tous les
domaines, de vérifier son efficacité pratique. Noirs, Blancs ou Jaunes,
les éleveurs tropicaux ignorent profondément notre science et notre
esprit scientifique mais sont fortement attachés à leurs habitudes : la
coutume est leur culture. Quand on connaît la difficulté avec laquelle
le progrès a pénétré à travers certaines campagnes européennes, on
mesure les obstacles qui s'opposent à sa diffusion parmi les indigènes
d'Afrique ou d'Asie. On est donc en présence d'élèves peu préparés à
écouter des éducateurs, qui ont eux-mêmes à donner un enseignement
des plus difficiles. L'action directe et rapide est limitée; l'influence euro¬
péenne ne peut se manifester qu'à la longue et apporter des correctifs
plutôt que des innovations.
Le point de départ dfe tout progrès sérieux, c'est toujours la solu¬
tion des problèmes d'alimentation : il sera illusoire de tenter l'amélio¬
ration des races tant qu'on ne pourra pas leur assurer une nourriture
régulière et de qualité suffisante. Même la lutte contre les maladies
reste subordonnée à l'alimentation : en A.O.F., on estime que 50 %
de la mortalité générale provient de la sous-alimentation ou des caren¬
ces. Nous avons évoqué plus haut les procédés par lesquels les éleveurs
européens résolvaient le problème pour leur propre compte : ils ne
LES CAHIERS D'OUTRE-MER 6
82 LES CAHIERS D'OUTRE-MER

sont guère susceptibles d'être appliqués par les Noirs, soit parce qu'ils
exigent des mises de fonds, soit à cause de la paresse et de l'indiffé¬
rence de tant d'indigènes. L'action colonisatrice se borne à des règle¬
ments sur les parcours des troupeaux ou sur les incendies pastoraux
et à des travaux d'hydraulique permettant d'utiliser en saison sèche
des pâturages dépourvus d'eau d'abreuvage. Dans certains cas, la mise
en défens pour un certain temps facilite la restauration naturelle d'une
végétation surmenée; elle est, bien entendu, gênante, incomprise et
impopulaire. Il faudrait, pour aboutir à des résultats d'envergure, trans¬
former la mentalité et le niveau technique des éleveurs indigènes :
tâches immenses, du moins à grande échelle.
La protection sanitaire du bétail paraît plus facilement réalisable
et de fait on a obtenu dans ce domaine, par vaccination surtout, des
résultats encourageants. Mais c'est une œuvre perpétuellement à repren¬
dre car chaque famine déclenche de nouvelles épidémies, ou la viru¬
lence de maladies en sommeil. C'est aussi une œuvre difficile et incom¬
plète parce que les indigènes, en général, ne facilitent pas l'action de
vétérinaires d'ailleurs trop peu nombreux pour intervenir immédiate¬
ment partout. La vaccine n'est pas comprise de l'indigène; à plus forte
raison n'en connaît-il pas les limites; il ne sait pas qu'elle doit être le
plus souvent préventive? qu'elle doit s'étendre à tous les animaux et
qu'elle les protège seulement pendant une période limitée. Trop sou¬
vent, des animaux vaccinés trop tard ou que le vaccin ne protège plus,
succombent, et les indigènes s'affermissent dans la conviction que
« cette manie de blanc » ne sert à rien. « La lutte antiseptique ne sup¬
porte pas l'inachevé. Elle est méthodique, ou bien elle est vouée à
l'échec » (R. Baradat). La contagion est d'ailleurs entretenue aussi par
les ruminants et porcins sauvages; son endémisme exigerait une dis¬
cipline sanitaire très sévère, reposant sur la collaboration totale des
indigènes : on est encore loin de compte. Les vétérinaires ont fait recu¬
ler la peste bovine et la piroplasmose, ils limitent les ravages de la
tuberculose, mais il ne s'agit que de succès partiels.
Etant donné cet état de choses, le perfectionnement des races de
bétail ne peut guère être entrepris. En tout cas il est inutile d'y employer
des géniteurs d'importation; des expériences de ce genre que l'on a
tentées en A.O.F. ont été des échecs absolus : ou bien les taureaux dis¬
tribués aux indigènes sont morts, ou bien il a fallu les ramener dans
les fermes-modèles pour les sauver. On né peut concevoir, pour les
élevages indigènes, qu'une seule voie : la sélection et le croisement des
races autochtones, adaptées à la rude existence qui est celle du bétail
tropical. Les Français d' A.O.F. et les Anglais de la Gold Coast s'effor¬
cent de répandre la race bovine N'Dama, qui paraît la mieux douée.
Des concours attirent l'attention des indigènes sur les plus belles têtes
de bétail. Pour améliorer la reproduction, le service zootechnique s'ef¬
force de castrer les mâles mal conformés; il élève dans ses fermes d'essai
l'élevage dans la zone tropicale 83

de bons représentants des races locales et il les prête libéralement aux


indigènes. En A.O.F., on a observé que ces tentatives réussissaient mieux
auprès des éleveurs sédentaires que des Peuls migrateurs. Il semble
possible d'obtenir du croisement de meilleurs résultats encore pour
les races de moutons et de chèvres.
Le bilan de l'influence coloniale sur l'élevage des pays tropicaux
est donc assez mince. Les exploitations dirigées par des Européens ont
prouvé qu'il était possible d'installer des élevages rémunérateurs à con¬
dition de fournir aux animaux quelques abris (contre la chaleur, contre
les pluies) et surtout une alimentation plus régulière, plus abondante
et de meilleure qualité que le pâturage de la végétation spontanée. Ces
conditions ne sont pas trop difficiles à remplir pour des Européens qui
disposent d'une formation technique, de capitaux5 de vastes concessions
territoriales bien situées. Il leur faut pourtant recourir, en règle géné¬
rale, à des animaux croisés, car la production du lait, de la viande
exige plus d'adaptation au milieu que n'en peuvent acquérir les ani¬
maux d'importation. Pour les indigènes, les idées et le? habitudes tra¬
ditionnelles l'emportent encore sur les exemples que les Européens ont
pu leur donner, et les vrais pasteurs, comme les Peuls, sont les moins
perméables à cette contagion. Une évolution vers l'amélioration n'est
pourtant pas exclue; elle sera sans doute désirée par les indigènes eux-
mêmes à mesure que leur vie deviendra plus tributaire de la monnaie,
à mesure que l'idée de profit fera des progrès chez eux. Elle sera aidée
par une intensification de l'action européenne, qui n'a pas encore donné
toute sa mesure : les Européens ont jusqu'ici apporté plus d'attention -
et consacré plus d'efforts au progrès de la culture qu'à la rénovation
de l'élevage. C'était une attitude conforme à leurs intérêts, sans doute,
mais conforme aussi aux données naturelles, puisque le monde tropi¬
cal est plus favorable, pour bien des raisons, à la croissance des plan¬
tes qu'au succès des animaux domestiques. Une exploitation plus ration¬
nelle de toutes les ressources mondiales devrait entraîner l'élevage tro¬
pical, à son tour, dans le sillage du progrès général.
Paul VEYRET.

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