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CHASQUI LE COURRIER DU PÉROU

12ème année, numéro 24 Bulletin Culturel du Ministère des Affaires Étrangères Décembre 2014

José Olaya. Lima, 20 mars 1828. Huile sur toile. 204 x 137 cm. Musée National d’Archéologie, d’Anthropologie et d’Histoire du Pérou, Ministère de la culture du Pérou, Lima.

GIL DE CASTRO/ LA RÉBELLION DE PUMACAHUA/ JULIO RAMÓN RIBEYRO


NATURE DE LA NATURE/ ÉVOCATION D’IQUITOS
Photo en haut : Musuk Nolte.

MÉDITATION SUR LE PAYSAGE PÉRUVIEN En bas : Leslie Searles.

NATURE
DE LA NATURE
La rencontre internationale sur le changement climatique à Lima est aussi une occasion propice pour chercher,
dans diverses expressions artistiques, de nouvelles approches de la relation que nous maintenons avec notre
environnement naturel. Une exposition photographique impressionnante sur quelques paysages du Pérou s’inscrit
dans cette perspective

Photo: Roberto Huarcaya.


ÂME DU PAYSAGE
INVENTAIRE NATUREL

L
es images du paysage resplendissent, inaccessibles et

L
pures comme une vision de fantaisie ; elles sont la La richesse naturelle du Pérou surprend et nous invite
fantaisie de la matière et se déploient sur une scène à la conserver. On a comptabilisé, par exemple, 2000
dont nous sommes séparés par un voile subtil mais infran- espèces de poissons, 395 de reptiles et 403 d’amphi-
chissable. biens. Il existe 182 espèces de plantes locales domestiquées,
quelques 3000 variétés de pommes de terre, 36 écotypes de

L maïs, 623 espèces de fruits, 15 de tomates et 5 espèces do-


a Conférence des Nations rer le développement durable à Et néanmoins, lointaines comme les étoiles, les images du
Unies sur le Changement l’échelle globale. En tant que paysage sont en nous. Elles sont notre propre éloignement, mestiquées de piment ; en plus de dizaines de variétés de ces
Climatique, connue président de la COP20 et am- et pour cela elles suscitent en nous, à côté du sentiment fruits piquants. On a enregistré 1200 plantes alimentaires,
comme COP20 [Conference phitryon de la conférence, le mélancolique de la distance, l’inexplicable impression mé- 1048 plantes médicinales et 1600 plantes ornementales. On
of parties], s’est tenue à Lima Pérou a déployé une série d’ef- taphysique que dans la zone enchantée de la contemplation, compte 462 espèces de mammifères, 1815 espèces d’oiseaux,
pendant les premiers jours de forts afin de garantir le succès les distances à la fois se maintiennent et s’effacent, et qu’en 4000 de papillons, 3000 d’orchidées. La superficie des fo-
décembre 2014. Environ douze de la rencontre. Deux facteurs rêts tropicales, une des plus importantes à échelle globale,
mille personnes étaient pré- ont facilité le rôle de média- même temps s’éloignent et se touchent les extrêmes dans
lesquels se polarise la vie de l’espace et de l’âme. fournit 15 milliards de tonnes de carbone. L’hippocampe,
sentes. La rencontre marque teur que dans ce cas il devait symbole de la résilience, promène encore sa svelte silhouette
une étape dans le long proces- aussi assumer: sa condition Mariano Iberico Rodríguez
sous les eaux de notre littoral.
sus de négociation qui devra se reconnue de pays très divers et Notes sur le paysage de la sierra, 1973.
terminer à Paris l’année pro- le caractère émergeant de son
chaine par l’approbation finale économie, qui le situe dans

Photo: Leslie Searles.


d’un accord climatique dont une situation intermédiaire
l’objectif central sera de limiter d’une expectative croissante et
le réchauffement de la planète, qui l’engage à introduire dans
augmenter la résilience, et assu- son agenda interne les thèmes

liés à la protection de l’environne-


ment.
Dans ce contexte, et entre autres
activités allusives, l’exposition Na-
ture de la nature, organisée par le
Centre Culturel Inca Garcilaso du
Ministère des Affaires Étrangères,
propose un retour symbolique à
l’origine, à une succession de pay-
sages emblématiques de notre pays,
où la présence de l’humain est à
peine contenue dans le regard qui
les enregistre. La tonalité propre de
l’exposition amène néanmoins à
évoquer la gestation de l’aventure
culturelle millénaire de l’espèce et de
ses divers peuples. Nature et culture,
habitant et paysage, confluence et
interférence, recommencent à nous
interpeler. Les défis du présent réap-
paraissent devant les tentations qui
guettent les différents paradis et pay-
sages, dont la continuité est requise
pour suivre le cours solidaire de la
vie. L’exposition réunit des œuvres
Photo: Nora Chiozza.

de photographes péruviens célèbres,


appartenant à des générations dis-
tinctes : Roberto Huarcaya, Nora
Chiozza, Leslie Searles, Musk Nolte,
Hans Stoll et Francisco Vigo.

CHASQUI 2 CHASQUI 3
PRÉSENCE ET PERMANENCE qui renouvellent ses significations
et offrent d´autres possibilités
d´interprétation. En tout cas,
le panorama actuel est encoura-
«Je pense parfois que la littérature
est pour moi seulement un alibi
que j´utilise pour échapper au
processus de la vie. Ce que j´ap-

DE JULIO RAMÓN RIBEYRO


geant. Un symptôme évident de pelle mes sacrifices (ne pas être
bonne santé est l´apparition, ces avocat, ni professeur universitaire,
dix dernières années, de nom- ni homme politique, ni agrégé
breuses lectures qui renouvellent culturel) sont peut-être des échecs
le regard sur Ribeyro. C´est un simulés, des impossibilités. Mon
Alonso Rabí do Carmo* hommage juste à l´auteur d´une
œuvre qui ne cache ni l´éton-
excuse : je suis écrivain. Mon rela-
tif succès dans ce domaine excuse
nement ni la douleur de son ma maladresse dans les autres.
créateur, une œuvre qui dans son J´ai toujours fui toute épreuve,
Julio Ramón Ribeyro est mort il y a vingt ans à Lima, la ville où il est né en 1929. Sa silhouette élancée et caractéristique, qui ensemble apparait comme l´une toute confrontation, toute respon-
passa de longues années à Paris, parait s´estomper dans la légende. Son œuvre narrative, où se distinguent des nouvelles et ses des plus intenses aventures vitales sabilité. Sauf celle de l´écriture».
et littéraires de notre tradition,
journaux intimes magistraux, grandit dans la ferveur de ceux qui le lisent et le découvrent. même si en apparence ces forces * Il a fait des études de littérature à l´Univer-
sité Nationale Majeure de San Marcos et à
sont contraires, comme il écrit l´Université du Colorado (Boulder, Etats
dans son journal le 11 mars 1965 : Unis).

L
Avec les écrivains Alfredo Bryce Echenique, Manuel Escorza, Juan Rulfo et deux amies à Paris, au milieu des
´un des messages fondamen- et dépourvue de grandes ambi- années 70.
taux que l´œuvre de Julio tions formelles comme celle que
Ramón Ribeyro laisse à ses Ribeyro a mise en pratique dans
lecteurs est que l´insignifiance, Proses apatrides (1975), Dichos de
l´échec et la défaite constituent Luder [Pensées de Luder] (1989), LE MÉTIER D´ÉCRIRE PROPOS POUR UN PRIX
des formes d´héroïsme. Nombre son journal intime monumental,

E J
de ses personnages forment une La tentación del fracaso [La ten- crire, plus que de transmettre un savoir, permet d´accéder à un savoir. e voudrais vous rappeler quelques réflexions élaborées au long de ma vie
légion d´êtres petits et oubliés, tation de l´échec] (1992-1995), L´acte d´écrire nous permet d´appréhender une réalité qui jusqu´alors en relation avec mon activité littéraire. Chaque nouvelle que j´ai écrite a
habitant un monde hostile, un et Cartas a Juan Antonio [Lettres nous était présentée de façon incomplète, voilée, fugitive ou chaotique. été le fruit d´un accident spirituel, d´idées ou d´expériences qui m´ont
univers dont les règles de vie les à Juan Antonio] (1996-1998), la On connait et on comprend beaucoup de choses seulement lorsque nous les amusé, ému ou marqué. Leur dispersion et leur variété proviennent justement
maintiennent dans un état d´alié- correspondance avec son frère. écrivons. Parce qu´écrire c´est scruter à l´intérieur de nous-mêmes et du monde du fait que chaque nouvelle jalonne et symbolise parfois les alternatives de
nation et de marginalisation sans Quatre textes unis par un sens de avec un instrument beaucoup plus rigoureux que la pensée invisible: la pensée ma propre vie, le chemin elliptique d´une vie plutôt morose, différente et
fin. la fragmentation qui domine leur graphique, visuelle, réversible, implacable, des signes alphabétiques. vagabonde. Ecrites dans des bars, des hôtels, des bateaux, des pensions ou
Ribeyro, en bouleversant le écriture et qui alimente l´impos- Proses apatrides 55 des bureaux, chaque nouvelle a sa propre histoire et son propre destin, et les
sens de ces trajectoires vitales et sibilité de trouver, pour au moins regrouper dans un recueil est une tâche arbitraire. J´ai toujours pensé à la
en prenant parti pour celles-ci, les deux d´entre eux, Proses apatrides L´art du récit : sensibilité pour percevoir les significations des choses. Si je nouvelle et rarement au livre.
dignifie. Ces personnages ne sont et Dichos de Luder, une place dis: «L´homme du bar était un type chauve», je fais une observation puérile. Comme la nouvelle est un genre qui se transforme, les miennes repré-
pas exactement des anti-héros : ce stable dans la plus confortable et Mais je peux dire aussi: «Toutes les calvities sont malheureuses, mais il y en a sentent peut-être l’alternative d´un écrivain qui croyait encore aux genres
ne sont pas leurs contradictions ni conventionnelle classification des certaines qui inspirent une pitié profonde». Ce sont les calvities obtenues sans littéraires et aux histoires à raconter. En les écrivant dans la pauvreté ou dans
leurs ambiguïtés morales qui oc- genres littéraires. gloire, fruits de la routine et non du plaisir, comme celle de l´homme qui buvait la prospérité, dans mon pays ou hors de lui, en quelques heures ou après des
cupent le devant de la scène, sinon Cette décantation pour l´ hier une bière au Violon Gitan. En le regardant, je me disais: «Dans quelle années de corrections, j´ai seulement voulu qu´elles distraient, enseignent ou
leur fragilité et la réplique mise «écriture mineure» établit un pont succursale publique ce chrétien aura perdu ses cheveux!». Néanmoins, l´art du émeuvent. Et j´ai aussi voulu me faire plaisir à moi-même, car écrire, après
en marche par le narrateur des avec une attitude personnelle où récit réside peut-être dans la première formule. (7 mai 1959, La tentación del tout, n´est rien d’autre qu’inventer un auteur à la mesure de notre goût. (Ex-
nouvelles de La palabra del mudo l´autocritique féroce, le manque fracaso, 1993). trait du discours pour la réception du Prix de Littérature Latino-américaine
[La parole du muet], une réplique absolu de complaisance et un sens et des Caraïbes Juan Rulfo, 1994).
chargée d´empathie subtile, de particulier de l´autoflagellation
solidarité silencieuse. Il s´agit, en sont des faits de tous les jours.
Julio Ramón Ribeyro, Paris, 1986, photograhie de Carlos Domínguez.
tout cas, d´un héroïsme alterne: C´est ainsi que, par exemple, on
ses héros pourraient même avoir peut lire dans une des premières
capitulé, on ne leur nie pas pour pages de son journal, datée du 17
autant la compassion. août 1950: «Je suis inférieurement DÉCALOGUE DE LA NOUVELLE
La présence de ces vies mi- doté pour la lutte pour l´exis- (Barranco, 1994)
neures qui ont fait irruption sur tence». De cette façon, Ribeyro
la scène littéraire péruvienne en va configurer un espace propice 1. La nouvelle doit raconter une histoire. Il n´y a pas de nouvelle
1955 avec la publication de Charo- à l´autocritique, au jugement sans histoire. La nouvelle a été faite pour que le lecteur puisse à
gnards sans plumes ne passa pas ina- implacable sur le processus de son tour la raconter.
perçue. Et même si ces premiers sa propre écriture. En partie, on 2. L´histoire de la nouvelle peut être réelle ou inventée. Si elle est
récits pouvaient se lire sous l´op- doit surtout cet acte de sincérité réelle, elle doit paraitre inventée, et si elle est inventée, elle doit
tique d´un réalisme social dépuré Julio Ramón Ribeyro. Paris, photographie de Baldomero Pestana. radicale à La tentación del fracaso, paraitre réelle.
(non en vain on parle toujours du dont nombre de pages mettent à
souffle classique de la prose de Ri- l´épreuve son écriture et sa voca- 3. La nouvelle doit de préférence être brève, de telle façon qu´elle
beyro), son regard s´est dirigé aus- (1967) de Gabriel García Márquez Mais en plus il faudrait ajouter tion. puisse être lue d´une seule traite.
si vers ces individus marqués par et Conversation à la Cathédrale que le boom a laissé de côté D´un autre côté, on dirait que 4. L´histoire racontée dans la nouvelle doit amuser, émouvoir, intri-
le malheur et l´indifférence, qui (1969) de Mario Vargas Llosa. d´autres écrits, qui mèneraient les nouvelles de Ribeyro ont aussi guer ou surprendre, si elle réussit tout cela en même temps, tant
tout au long des quatre volumes D´un autre côté, les romans Julio Ramón Ribeyro vers un tourné le dos aux « nouveautés » mieux. Si elle ne réussit aucun de ces effets, elle n´existe pas en
de récits configurent la comédie de Ribeyro n´ont pas eu une chemin de décantation formelle du boom. Pendant de nombreuses tant que nouvelle.
humaine ‘ ribeyrienne ‘. acceptation enthousiaste. Même et intellectuelle. Le boom n´a années, ses nouvelles ont été erro-
On ne peut pas s´empêcher de si on ne peut pas les considérer pas admis ce que l´on pourrait nément qualifiées de «classiques», 5. Le style de la nouvelle doit être direct, simple, sans ornements ni
se demander pourquoi l´œuvre comme des échecs, il est vrai appeler un ensemble d´ «écrits ce qui a été à l´origine de cette digressions. Laissons cela à la poésie ou au roman.
de Ribeyro, qui a commencé à qu´ils n´ont pas suscité un en- mineurs», comme le carnet ‘camu- phrase équivoque qui situait Ri- 6. La nouvelle doit juste montrer, et non enseigner. Sinon il s´agirait
être écrite dans une période très thousiasme très transcendant. sien’, l´aphorisme, l´extrait, le beyro comme le «meilleur écrivain d´une morale.
proche des années qui ont vu Des trois romans qu´il a écrits texte à mi-chemin entre l´essai, la péruvien du XIXème siècle». Ce
surgir le boom de la littérature —Chronique de San Gabriel (1960), divagation autobiographique et le qui est vrai c’est que, considérées 7. La nouvelle admet toutes les techniques : le dialogue, le mono-
latino-américaine, n´a pas eu une Los geniecillos dominicales [Les registre de la quotidienneté dans aujourd’hui, beaucoup de ses logue, la narration pure et simple, l´épitre, le compte-rendu, le
plus grande diffusion. Plusieurs petits génies du dimanche] (1965) une perspective radicalement nouvelles réalistes, comme la cé- collage de textes d´autrui, etc. ; à condition que l´histoire ne se
arguments pourraient expliquer et Cambio de guardia [Changement intime. lèbre «Charognards sans plumes», dilue pas et que le lecteur puisse la réduire à son expression orale.
ce paradoxe. Premièrement, on de la garde] (1976)— le premier est Au rythme de ce refus, Julio le situaient en réalité au sommet 8. La nouvelle doit partir de situations dans lesquelles les personna-
ne peut pas nier que le boom fut, peut-être le plus remarquable: un Ramón Ribeyro a construit, en d´un discours plutôt moderne, à ges vivent un conflit qui les oblige à prendre une décision qui met
avant tout, un mouvement axé des seuls bildungsroman de notre même temps que l´édifice formé cause de ses profondes formula- en jeu leur destin.
sur le roman et que la nouvelle narrative, avec Les fleuves profonds par ses nouvelles, un petit voisi- tions critiques.
et d’autres genres eurent un im- (1965) de José María Arguedas et nage formé de textes qui parient Les futures études littéraires 9. Dans la nouvelle il ne doit pas y avoir de temps morts et rien ne
pact moins important, si on les País de Jauja [Pays de Jauja] (1993) sur l´hybride et la réflexion, sur devront certainement se passer doit être en trop. Chaque mot est absolument indispensable.
compare au succès du «roman d´Edgardo Rivera Martínez. des livres qui en plus de stimuler de nombreux présupposés ina- 10. La nouvelle doit aboutir nécessairement et inexorablement à un
total», parmi lesquels on trouve En comparaison avec ses l´incertitude de certains critiques, movibles au moment d´aborder seul dénouement, même s´il est surprenant. Si le lecteur n´accepte
La plus limpide région (1958) de romans, le corpus formé par ses se sont situés sans problèmes l´œuvre de Ribeyro, une œuvre pas le dénouement, la nouvelle a échoué.
Carlos Fuentes, Marelle (1963) de nouvelles atteint des moments de dans cette marge qu´occupe une qui bien qu’ayant traversé un
Julio Cortázar, Cent ans de solitude perfection difficiles à dépasser. littérature mineure, excentrique siècle, attend toujours des lectures

CHASQUI 4 CHASQUI 5
CÉSAR VALLEJO PAR STEPHEN M. HART LE PREMIER PEINTRE DE LA RÉPUBLIQUE
UNE BIOGRAPHIE INDISPENSABLE JOSÉ GIL DE CASTRO
Marco Martos*
Une étude complète sur la vie de l’un des poètes les plus importants du XXème siècle voit enfin le jour. Une exposition itinérante inaugurée au Museo de Arte de Lima* réunit l’œuvre de l’artiste dispersée dans des collections du
Pérou, de l’Argentine et du Chili. Ce gros effort permet de comprendre les apports décisifs de sa peinture à la définition de

L
a biographie est un genre lit- excessif, nous pouvons affirmer que l’imaginaire culturel de la région. Le catalogue est le premier volume de la Bibliothèque du Pérou/Collection Bicentenaire.
téraire aux destins différents. la qualité de sa poésie égale celle
Ainsi, dans le passé, quelques d´Eliot ou d´Apollinaire.
écrivains tels qu´Emil Ludwig ou Flaubert avait l´habitude de
Stefan Zweig ont principalement dire que la vie de n´importe quelle

José Bernardo de Tagle y Portocarrero, marqués de Torre-Tagle y de Trujillo [José Bernardo de Tagle et Portocarrero, marquis de Torre-Tagle et de Trujillo]. Lima, 1822. Huile sur toile. 107 x 83,5 cm. Musée d’Histoire Naturelle, Ministère de la Culture, République
basé leurs écrits sur le pouvoir personne était intéressante, qu´il
des personnages. Napoléon ou suffisait de la regarder avec atten-
Catherine de Russie, Bismarck ou tion pour trouver des faits qui at-
Lincoln ont toujours attiré l´at- tirent l´attention; et, croyons-nous,
tention des lecteurs, quel que soit à plus forte raison s´il s´agit d´un
leur degré d´information préalable. poète exceptionnel. Huidobro,
Néanmoins, il y a eu des périodes, Neruda ou Borges ont des biogra-
pas très lointaines, dans le domaine phies depuis des décennies; mais
de la littérature, où les références Vallejo, jusqu´à aujourd´hui, n’en
biographiques sur les écrivains ont avait aucune. Stephen M. Hart
été anathématisées et considérées est devenu le premier biographe
juste bonnes pour un usage sco- littéraire de César Vallejo et il aura
laire. Les professeurs qui racontent ce mérite pour toujours. Avant
les détails de la vie des écrivains lui, nous avions une information
ont été censurés car on considérait partielle et parfois contradictoire
qu’ils avaient recours à cette ruse de plusieurs chercheurs. Ainsi, on
pour éviter l´analyse correcte et le trouve en premier lieu les textes
commentaire de leurs textes. Dans de ses amis, Juan Espejo, Ernesto
le schéma de la communication, More, Domingo Córdova ou Juan
pendant longtemps on nous a dit Larrea, qui ont écrit des pages
que la seule chose importante était mémorables. On connait aussi les
le texte en lui-même et que le reste écrits de Georgette Vallejo, passion-
n´était pas indispensable, leçon qui nés et polémiques, mais remplis
n’est qu’une distorsion de ce que d´amour envers le poète en plus de
les formalistes russes soutenaient. bénéficier d’une connaissance privi-
On doit surtout à Goerg Lukács légiée des sources. Ensuite apparait
le fait d´attirer l´attention sur les un deuxième groupe de chercheurs
faits sociaux dans la production de comme Luis Monguió, André
l´œuvre littéraire. Et n´oublions Coyné, Américo Ferrari, David So-
pas que Walter Benjamin a étudié brevilla, Ricardo Silva-Santisteban,
la poésie de Baudelaire en relation Julio Ortega, Ricardo González
avec le rythme de la vie de Paris. Vigil, Max Silva ou Jesús Cabel,
Et à partir de cette perspective qui en plus de pratiquer la critique
nous tenons à nouveau compte de littéraire présentent aussi certains
l´individu avec ses expériences, ses aspects biographiques. Ensuite, ou
passions, ses intérêts, ses conflits en même temps, commence ce que
qui, sans aucun doute, ont une l´on pourrait appeler la passion
répercussion dans les textes des pour Vallejo, dans tout le Pérou
écrivains. et dans de nombreux endroits
Plus récemment, à partir de éloignés de la patrie du poète. Et
Borges, qui se sentait plus fier de Vallejo avec sa femme, Georgette Philippart, à Paris. les questions se succèdent: Qui
ce qu´il avait lu que de ce qu´il est Rita? Que pensait Vallejo de
avait écrit, jusqu’aux théories de la Trotski, de Staline? Le marxisme
réception, on privilégie la rencontre ou sur Mallarmé. Et après ont suivi nous pourrons trouver quelques clés a effacé le christianisme initial
entre le lecteur et le texte littéraire. Kristeva, Lacan, Dolto, Bachelard. pour la lecture de sa Comédie. Nous du poète? Hart a écrit un livre
Néanmoins, l´auteur, dénoncé Alors, de façon catégorique, nous nous trompons sûrement, mais pas rigoureux et magnifique. Chaque
comme superflu, comme un leurre pouvons dire que dans le domaine complètement. Le grand nombre de information est confirmée par des
qui détourne l´attention sur ce qui des chercheurs on ne peut plus mé- florentins qui se trouvent dans les sources sûres ; mais son texte n´est
est secondaire, redevient un centre priser la biographie des auteurs, et cercles de l´enfer peut seulement pas un récit chronologique de la
d’intérêt depuis plusieurs points de si quelqu´un le faisait, il prendrait s´expliquer par l´animadversion vie de Vallejo, car il s´arrête sur les
vue. Le premier, sans doute, celui le risque de laisser dans l´ombre du poète envers ceux qui, tout en aspects les plus polémiques de sa
de la psychologie, que Freud a tra- des passages très intéressants, sur- étant de la même région, l´avaient vie comme les 112 jours de prison
vaillé avec courage dans ses textes tout dans la poésie. expulsé de sa ville natale. à Trujillo, son amour pour deux
théoriques et dans ses propres ana- Mais une chose est ce qui se passe Avec César Vallejo il se passe filles appelées Otilia, sa militance
lyses littéraires et psychanalytiques. dans le domaine universitaire, autre quelque chose de particulier qui politique marxiste, son errance pen-
L´analyste ou le lecteur font face chose est ce qui ce passe ailleurs. Les n´arrive avec aucun autre poète dant un certain temps dans les rues
au discours du patient, à sa libre lecteurs ordinaires, tout au long des hispano-américain: après sa mort de Paris sans domicile connu ; tout
association d’ idées ou au texte de siècles, ont toujours cru que la bio- son succès ne fait que s´accroitre. cela pour mieux illustrer certains
l´auteur avec une attention libre et graphie d´un auteur important était Il y a quarante ans, le critique extraits de sa poésie, de son théâtre

Argentine, Buenos Aires.


flottante, qui permet de découvrir digne d´intérêt. Nous connaissons Saúl Yurkievich le plaçait parmi ou de sa prose. Le livre se lit comme
et de préciser les altérations à la des détails de la vie de Cervantès ou les poètes fondateurs de la poésie un bon roman, d´une seule traite,
normalité du discours, pour isoler de Saint Jean de la Croix, parfois hispano-américaine, avec Borges, et comme pour les bons livres de
soit un symptôme, soit un recours même plus que de nos propres vies. Huidobro, Neruda et Paz. Depuis poésie, une fois la lecture terminée,
littéraire de valeur, qui n´est autre Nous croyons, sûrement à tort, que lors, la dévotion envers Vallejo on revient sur certaines pages pour
que l´essence de ce qui est différent si nous connaissons la vie de Dante n´a cessé de se multiplier dans le les savourer lentement, comme si
et finalement beau, incluant ce qui dans ses moindres détails —l´his- monde entier, à tel point qu´un on prenait une bière au café de La

L
est monstrueux ou excessif chez un toire des guelfes et des gibelins, des critique grec, Rigas Kappatos, qui Régence avec Vallejo en personne es révolutions pour l’indé- toujours le destin de l’Empire es- entières dans un processus qui in- Le portrait, imbu autant de vieilles
Rabelais ou un Sade. Et d´une côte blancs et des noirs du parti guelfe, a traduit toute la poésie de Vallejo parlant du Pérou. pendance sud-américaine pagnol en Amérique. Les guerres tégra fugacement les territoires des notions de prestige social que de
de Freud est née la psychocritique son dilemme d´assister ou non à dans sa langue, le considère le poète définissent un moment de commencées après la vacance du futures nations latino-américaines nouvelles idées sur l’héroïsme
de Charles Mauron, qui a donné de l´appel du Pape, la présence de Béa- le plus important de la modernité. * Ex- président de l´Académie Péruvienne de grandes transformations sociales trône espagnol en 1808 suppo- dans une cause commune, scellée individuel, deviendrait le genre
brillantes analyses sur Baudelaire trice Portinari dans la vie du poète— En tout cas, pour ne pas paraitre la Langue. et politiques qui changèrent pour sèrent le mouvement d’armées par le traité d’Ayacucho en 1824. essentiel de la culture visuelle de

CHASQUI 6 CHASQUI 7
Mariano Alejo Álvarez y su hijo Mariano [Mariano Alejo Álvarez et son fils Mariano]. Lima, 1834. Huile Bernardo O’Higgins. Santiago, 1820. Huile sur toile. 205  136,6 cm. Musée Historique National, Simón Bolívar. Lima, 1826-1830. Huile sur toile. 203  133 cm. Musée National d’Archéologie, Mariana Micaela de Echevarría Santiago y Ulloa, marquesa de Torre-Tagle [Mariana Micaela de Ramón Martínez de Luco y Caldera y su hijo José Fabián [Ramón Martínez de Luco et Caldera et son fils José
sur toile. 221  151 cm. Museo de Arte de Lima. Santiago. d’Anthropologie et d’Histoire du Pérou. Ministère de la Culture du Pérou, Lima. Echevarría Santiago et Ulloa, marquise de Torre-Tagle]. Lima, 1822. Huile sur toile. 203,8 Fabián]. Santiago, 1816. Huile sur toile. 106  81 cm. Musée National des Beaux-Arts, Santiago.
 127,5 cm. Ministère des Affaires Étrangères, Palais de Torre Tagle, Lima.

l’époque. Dans ce contexte, José la Première Junte Nationale de année, Gil de Castro signait son
Gil de Castro Morales (Lima, Gouvernement de 1810, qui dernier portrait de Fernando
1785-1837), peintre péruvien éta- gouvernerait au nom du roi, bien VII et commençait la grande
bli entre Lima et Santiago, devien- que les circonstances condui- série de toiles consacrées à San
drait le portraitiste principal des raient ensuite à la recherche Martín, à son cercle d’officiers et
personnalités qui dirigèrent cette ouverte d’une autonomie et à aux personnalités proéminentes
transition fondatrice. l’indépendance du territoire du nouvel État indépendant du
On sait peu de choses sur ce chilien. S’il est possible que le Chili. Grâce à sa proximité de la
«portraitiste sans visage». Sur l’acte voyage du peintre ait répondu nouvelle classe politique, et en re-
de mariage de ses parents, Maria- aux expectatives concernant connaissance des services prêtés à
no Carbajal Castro figure comme les opportunités que le régime la cause, le peintre fut incorporé
marron libre et Maria Leocadia républicain pourrait lui ouvrir, comme capitaine des fusiliers du
Morales comme noire et esclave. ces possibilités seraient annulées bataillon des Infants de la Patrie,
Bien que sa mère ait obtenu sa li- peu de temps après son arrivée à compagnie qui convoqua les
berté un peu avant la naissance de Santiago avec la fin de la «Vieille afro-descendants de Santiago. Ce
Gil, son frère aîné passa son en- Patrie», après la bataille de Ran- serait une charge essentiellement
fance et son adolescence comme cagua en octobre 1814, quand honorifique, car on sait que Gil
esclave. Ainsi, bien qu’il soit né les troupes royalistes reprirent de Castro resta à Santiago et ne
libre, l’esclavage serait un stigmate le pouvoir au Chili. Étant l’un prit pas part aux campagnes ar-
familial dont le peintre ne pourra des peu nombreux peintres actifs mées des années suivantes.
pas complètement échapper. En- à Santiago, Gil gagna la place Vers juillet 1822, suivant le
core enfant, il dut entrer comme de portraitiste de prédilection chemin ouvert par l’Expédition
apprenti dans un atelier de Lima, des familles identifiées à la mo- Libératrice, le peintre rentre
très probablement celui de Pedro narchie espagnole. Ses images du à Lima. Ses liens étroits avec
Díaz (1770-1815), célèbre peintre roi, de l’aristocratie chilienne et San Martín, alors protecteur du
et portraitiste proche de la cour de quelques-uns des plus célèbres Pérou, lui permirent d’accéder
du vice-royaume. Il dut y assister fonctionnaires de l’administra- rapidement aux cercles patriotes
pendant plusieurs années, suivant tion coloniale, ne doit pas être de la capitale qui avait déclaré
le régime régulier d’enseignement comprise, néanmoins, comme l’indépendance un an avant. Il
des métiers. Comme cela était une prise de position politique. peint alors ce qu’on pourrait José de San Martín. Santiago, 1818. Huile sur toile, 111 x 83,5 cm. Musée Historique Carlota Caspe y Rodríguez. Santiago, 1816. Huile sur toile. 82,5 x 61,5 cm. Tucson Dolores Díaz Durán de Gómez. Santiago, 1814. Huile sur toile. 102,5 x 78,5 cm. Lorenzo del Valle y García. Lima, 2 octobre 1835, Huile sur toile. 106,5 x 82,6 cm.
courant dans le monde hispa- Le peintre avait peu d’options, considérer le premier portrait National, Ministère de la Culture, République Argentine, Buenos Aires. Museum of Art, Arizona. collection particulière, Santiago. Banco Central de Reserva del Perú, Lima.
nique, il s’initia probablement étant donné que le portrait fut, d’Etat du Pérou républicain, ce-
dans le genre religieux, avant de avant et après la révolution, un lui de José Bernardo de Tagle en
commencer à aider son maître genre nécessairement associé aux tant que délégué suprême, charge ment changée. Pour quelqu’un Au milieu de l’ambiance 1830 sa production est allée dans lequel tomba son nom. Le mais qu’elles permirent sans au-
dans l’exécution de portraits. plus hautes sphères du pouvoir. qu’il occupa pendant l’absence qui atteignit la célébrité en tant politique accidentée de la jeune en diminuant pendant qu’il es- peintre n’arriva pas à dépasser cun doute d’imaginer.
Nous savons que vers 1807 il Le 12 février 1817, après une temporaire de San Martín. Le que portraitiste sous la protec- république, Gil de Castro conti- sayait d’adapter sa peinture aux les limitations imposées par les
reçut quelques commandes im- traversée risquée des Andes, les séjour à Lima de Gil de Castro se tion du cercle de San Martín, nua son travail de portraitiste, nouvelles tendances esthétiques. hiérarchies rigides que la société * L’exposition restera à Lima du 22 octobre
portantes à Lima, mais on perd sa troupes d’exilés chiliens et de sol- verrait interrompu par la prise de l’ascension de Bolivar impliquait alternant images officielles et Tout indique que dans les der- républicaine, en opposition avec 2014 au 22 février 2015. Elle ira ensuite au
Musée National des Beaux-Arts de Santiago
trace peu de temps après. Il décla- dats des Provinces Unies du Río la ville par les royalistes au com- un échiquier complètement privées. Il peint alors son grand nières années il aurait commencé le discours égalitaire qu’elle voci- du Chili, d’avril à juin, et au Musée Histo-
ra plus tard avoir été «Capitaine de la Plata dirigées par José de San mencement de l’année 1824, ce nouveau. Néanmoins, le peintre tableau imaginaire de José Olaya, à être relégué face à l’apparition férait, hérita de l’ancien régime. rique National de Buenos Aires, de juillet
des Milices disciplinées de la Ville Martín vainquirent les royalistes qui l’obligea à se déplacer à San- réussit à s’établir rapidement l’un des rares portraits d’un per- d’une nouvelle sensibilité, surgie Les titres et les charges qu’il à octobre. Le catalogue José Gil de Castro,
de Trujillo, et intégré au Corps lors de la bataille de Chacabuco, tiago jusqu’à ce que la victoire comme le portraitiste de prédi- sonnage indigène qui se conserve avec l’arrivée d’œuvres et d’ar- plaça à côté de ses signatures pintor de libertadores [José Gil de Castro,
des Ingénieurs». scellant ainsi la fin définitive du patriote à Ayacucho scelle la fin lection du Libertador, créant les de cette période, dans lequel Gil tistes européens. Le modèle cos- ont permis d’assurer la mémoire peintre de libérateurs] (Lima, MALI, 2014,
Quand Gil de Castro passa vieil ordre. Santiago serait, dans de la guerre. Le retour définitif à images emblématiques du héros convertit le martyr péruvien en mopolite s’installa dans les plus de son nom, dans l’hypothèse 560 pages) a été édité sous la direction
de Natalia Majluf. L’exposition bénéficie
au Chili vers 1813, le territoire les années qui suivirent, le centre Lima pendant les premiers mois vénézuélien, dont les grands une sorte de «saint séculaire», hautes sphères de la société criolla d’une société sans différences, des auspices des Ministères des Affaires
était en guerre. La crise politique où conflueraient les principales de 1825 placerait Gil de Castro portraits en pied qui se trouvent habillé tout en blanc face au et la peinture cessa alors d’être cet idéal démocratique que les Étrangères du Pérou, de l’Argentine et du
surgie après la chute de Fernando forces de la cause de l’indépen- dans une situation complexe face aujourd’hui à Caracas, Lima et paysage de son Chorrillos natal. une profession plébéienne. Cela révolutions de l’indépendance Chili; et de l’appui de diverses entreprises et
VII en Espagne occasionnerait dance. Ainsi, pendant la même à une scène politique complète- Sucre. Tout au long de la décennie de permettrait d’expliquer l’oubli ne purent peut-être pas réaliser, institutions.

CHASQUI 8 CHASQUI 9
RÉTROSPECTIVE DE PIERO QUIJANO LA RÉPUBLIQUE DES POÈTES
VILLE EN MARCHE Cuerpo multiplicado Corps multiplié
Nicolás Tarnawiecki Chávez* No tengo límites Je n´ai pas de limites
Mi piel es una puerta abierta Ma peau est une porte ouverte
Vingt années de peinture de l’artiste sont réunies dans une exposition d’anthologie qui permet d’apprécier son Y mi cerebro una casa vacía Et mon cerveau, une maison vide
La punta de mis dedos toca fácilmente La pointe de mes doigts touche facilement
exploration singulière de la grande ville de Lima. El firmamento y el piso de madera Le firmament et le sol en bois
No tengo pies ni cabeza Je n´ai ni pieds ni tête
Bodegón con cafetera [Nature morte avec cafetière]. 2009, huile. Balconcillo. 1989, acrylique. Mis brazos y mis piernas Ce sont les bras et les jambes
Son los brazos y las piernas D´un animal qui éternue
De un animal que estornuda Et qui n´a pas de limites
Y que no tiene límites Si je jouis nous jouissons tous
Si gozo somos todos que gozamos Même s´ils ne jouissent pas tous
Aunque no todos gocen Si je pleure nous pleurons tous
Si lloro somos todos que lloramos Même s´ils ne pleurent pas tous
Aunque no todos lloren Si je m´assois sur une chaise
Si me siento en una silla Ce sont des milliers qui s´assoient
Son millares que se sientan Sur leurs chaises
En su silla Et si je fume une cigarette
Y si fumo un cigarrillo La fumée arrive jusqu´aux étoiles
El humo llega a las estrellas Le même film en couleurs
La misma película en colores Dans la même salle obscure
En la misma sala oscura Me réunit et me sépare de tous
Me reúne y me separa de todos Je suis un seul comme tous et comme tous
Soy uno solo como todos y como todos Je suis un seul
Soy uno sólo

Jorge Eduardo Eielson (Lima, 1924-Milan, 2006), non seulement occupe une place exceptionnelle parmi
les poètes ibéro-américains, il est aussi considéré un artiste plasticien innovateur. Au moment de fêter les
90 années de sa naissance, plusieurs rééditions de certaines de ses œuvres sont apparues, tels que Primera
muerte de María [Première mort de Marie] et El cuerpo de Giulia-no [Le corps de Giulia-non] (Lustra Editores)

D
ans la peinture de Piero Qui- ; les congrès « Parole, couleur et matière dans l´œuvre de Jorge Eduardo Eielson » et le « Congrès des arts
jano (Lima, 1959) le souvenir – Hommage à Jorge Eduardo Eielson » ont été réalisés à Lima, organisés par la Maison de la Littérature
des années soixante-dix ou du Péruvienne et l´Université Scientifique du Sud, respectivement ; et aussi une exposition anthologique, «
début des années quatre-vingts est Le langage magique du nœud » dans la galerie Enlace, avec le soutien du Centre Jorge Eielson dirigé par
très présent, mais pas d’une manière Martha Canfield et dont le siège se trouve à Florence. Voir aussi : www.centroeielson.com
nostalgique sinon plutôt à partir
d’une reconnaissance d’aspects posi- sur les musiciens sont aussi chargés nages du monde de la musique et une oblige à porter notre attention sur
tifs de cette époque qui disparaissent de cette passion pour le souvenir et tentative de nous montrer un lieu de- des thèmes comme la cohabitation,
au début des années quatre-vingt-dix, pour un certain retour vers le passé puis lequel on puisse repenser notre la participation avec l’autre et le vivre
moment où l’artiste commence à ex-
poser son œuvre. La ville que Quija-
que nous n’avons pas tous vécu.
Dans cette anthologie de Piero
identité et les changements sociaux.
On a dit une fois à l’artiste que son
dans une ville au niveau de transfor-
mation accéléré. SONIDOS DEL PERÚ
no a peinte est une ville qui semblait Quijano, on peut voir une sélection œuvre était une « peinture citadine »
habitable, où les voitures circulaient, de son œuvre réalisée entre les années et on le disait sûrement parce qu’elle * Commissaire et critique d’art.
Musique afro et de la côte / Susana rimba). Ils sont accompagnés surtout flamenco, le mêlant aux instruments,
il y avait une industrie, etc…: c’était 1989 et 2009 qui reflètent 20 années représentait beaucoup d’images de L’exposition de Piero Quijano a eu lieu à Baca et Papá Roncón par les membres du groupe de Baca aux harmonies et aux formules de la
simplement une Lima différente, pas de production consacrées à l’explora- la ville, mais on peut penser aussi la galerie Luis Miró Quesada Garland de DE LA MISMA SANGRE et par de remarquables musiciens et musique criolla et afro-péruvienne. La
nécessairement meilleure. Elle parais- tion des images de la ville, de person- qu’elle est citadine parce qu’elle nous Miraflores. Octobre 2014. [DU MÊME SANG], chanteurs équatoriens. L’interaction guitare et le cajón [grande caisse en
sait, en outre, une ville accessible à instrumentale prolixe ne cache pas les bois] sont le support instrumental de
tous. L’architecture était à proximité Caras [Visages], 1995, acrylique. ECUADOR/PERÚ
[ÉQUATEUR / PÉROU] deux tendances du disque : d´un côté, base de cette production et articulent
de tout le monde, elle n’était pas pro- les arrangements faits pour Susana toutes les pistes. Le répertoire du
tégée derrière une sécurité excessive Ambassade de l´Équateur au Baca, d´une stylisation très moderne, disque inclut de la musique tradi-
ou en des lieux privés. Pérou, 2011, http://peru.embajada. emploient des harmonies du jazz et des tionnelle espagnole et péruvienne,
Quand nous voyons la peinture gob.ec
schémas formels occidentaux, comme des chansons de Chabuca Granda et
de Quijano nous pouvons la relier le font au Pérou les musiciens qui quelques-unes de Miki González. Les
au regret des grandes constructions Ce disque, édité par l´illustre Am- pratiquent l´afro et la fusion. D´un arrangements s´orientent clairement
architectoniques des espaces publics bassade de l´Équateur au Pérou, est autre côté, les chansons traditionnelles vers la fusion, le mélange et la jux-
du passé. Les peintures consacrées à le troisième d´une série qui inclut de équatoriennes, avec l´empreinte de taposition. Dans cette recherche et
la ville s’ajoutent de façon fragmen- la musique criolla (CD 1. «Romance Papá Rondón, ont une sonorité qui sa conséquente expérimentation for-
taire à notre souvenir et à notre image de nuestro destino» [Romance de notre rappelle le travail sur le terrain des melle et sonore, l´artiste défie le pu-
de Lima, et elles nous permettent de destin]), de la musique andine (CD musicologues, et mettent en évidence blic de réaliser un effort pour intégrer
penser aux transformations et aux 2. «Cerquita del corazón» [Tout près du les formes cycliques, le timbre des des éléments parfois très différents et
changements drastiques qui ont cœur]) et une sélection partielle de voix ancestrales et les instruments au- prend le risque de créer des pièces mu-
eu lieu en très peu d’années. Parmi musique afro et de la côte des deux tochtones, ainsi que les textures et les sicales dont l´unité ne tient parfois
d’autres images de la ville, nous pays (CD 3). Toute la série a été réa- nuances qui font indubitablement le qu´à un fil, celui de l´habitude et des
trouvons des voitures et des camions lisée par des musiciens péruviens et CHASQUI
lien avec leurs origines africaines, sauf expectatives du public. Presque toutes Bulletin culturel
anciens, des juke-box, des immeubles, équatoriens ensemble, tous ayant un pour l´Amorfino de la dernière chan- les pistes, néanmoins, ont un fort ac-
etc… dont le design est d’un intérêt long parcours en musique populaire son. Même s´il n´a pas la prétention cent andalou car le cante, le jaleo et les
MINISTĖRE DES AFFAIRES ĖTRANGÈRES
spécial pour l’artiste. Ces objets et traditionnelle. Pour ce disque, ont d´écrire une étude académique sur applaudissements sont omniprésents Sous-secrétariat de Politique Culturelle Etrangère
semblent avoir une vie à l’intérieur, participé Susana Baca, du Pérou (voix), le sujet, le livret inclut des faits et des dans ce disque. Les interprètes sont Jr. Ucayali 337, Lima 1, Pérou
qui rend manifeste le temps qui passe. et Papá Rondón, d´Équateur (ma- commentaires sur chaque piste, ce qui de célèbres chanteurs de flamenco Teléphone: (511) 204-2638
D’un autre côté, l’artiste peint aidera sans doute à mieux comprendre ainsi que des musiciens espagnols et
une autre de ses passions : la musique. le point de vue de cette importante péruviens, parmi lesquels se trouvent Courriel: boletinculturalchasqui@rree.gob.pe
Et, dans ses différentes peintures ou édition. Bandolero, Amalia Barbero, Tomasi- Web: www.rree.gob.pe/politicaexterior
portraits consacrés aux musiciens et to, Ernesto Hermosa, Marco Campos,
aux orchestres, nous voyons l’inten- Miki González Noel Marambio, entre autres. De cette Les auteurs sont responsables de leurs articles.
tion de refléter un autre monde ou LANDÓ POR BULERÍAS façon, ce disque réussit à projeter cette Ce bulletin est distribué gratuitement par les
la scène musicale. Comme dans les énergie vibrante et expansive qui a missions péruviennes à l’étranger.
peintures de la ville, dans les images (Play Music and Video, 2009,
www.playmusicvideo.com.pe) été une caractéristique constante de
de musiciens Quijano nous amène à l’auteur-interprète hispano-péruvien. Traduction:
un moment de l’histoire distinct de Cette production musicale a obtenu Nicolle Berthonnet
l’actuel, et une fois encore pas avec Miki González, musicien espagnol qui Soledad Cevallos
vit au Pérou, rétablit le lien avec une un Disque d´Or en 2011. Les pistes
l’intention de faire jouer la nostalgie ont été enregistrées à Lima et à Ma-
mais pour que nous remarquions partie fondamentale de l´âme anda- Impression:
louse et nous offre 14 pistes chargées drid pendant huit mois. Gráfica Esbelia Quijano S. R. L.
que c’était une époque différente.
En guise de métaphore, les tableaux du rythme incisif et débordant du (Abraham Padilla)

CHASQUI 10 CHASQUI 11
MATEO PUMACAHUA, CACIQUE DE CHINCHERO mité sans doute) qu’allaient jouer
les caciques s’il n’y avait plus de
tributs ni de mitas. Il est possible

ENTRE LA GRANDE RÉBELLION


qu’il ait eu l’intuition qu’avec ces
mesures libérales le leadership des
caciques et le poids de leur autori-
té arrivaient à leur fin. De là peut-

ET LA JUNTE DE CUSCO DE 1814 être son affirmation qu’il s’était


uni au mouvement des frères
Angulo pour «défendre ses droits».
La proposition de déstructurer
Scarlett O'Phelan* la propriété collective des terres
des communautés à faveur de la
propriété individuelle ne semble
pas avoir été discutée pendant
On commémore, dans l’ancienne capitale des incas, les deux cents ans du soulèvement d’un mouvement libertaire dirigé par sa gestion en tant que président
les frères Angulo, et dont le principal protagoniste fut le brigadier général Mateo Pumacahua. de l’Audience de Cusco, mais il
n’est pas exagéré de penser que si
cela avait été le cas, Pumacahua
l’aurait rejetée, la considérant
également préjudiciable. Ainsi,
Mateo Pumacahua donne l’image
d’une personne conservatrice, plus
proche de Fernando VII, qui, dès
qu’il récupéra le trône d’Espagne
en 1814, fit marche arrière en ce
qui concerne les mesures prises
dans les Cours de Cadix, annulant
la Constitution et, de ce fait, re-
mettant en vigueur tributs et mita.
Le printemps libéral avait duré à
peine six ans.
* Professeure principale de la Pontificia Uni-
versidad Católica del Perú et professeure de
l’Académie Diplomatique du Pérou.
1 David Garrett. Shadows of empire. The Indian
Nobility of Cusco, 1750-1825. Cambridge
University Press, 2005, p. 80.
2 Luz Peralta et Miguel Pinto. Matheo Puma-
Coricancha et Église de Santo Domingo, Cusco. Peru: Incidents of travel and exploration in the land of the Incas. Squier, E. George. New York, 1877. cahua, cacique de Chinchero. Séminaire d’His-
toire Rurale andine. Universidad Nacional
Mayor de San Marcos, Lima, 2003, p.179.
3 Ibid. p. 184.
où un métis présida une audience supprimait les seigneuries, et il ne la vie; il fut exécuté à Sicuani le 17 4 David Garrett. Shadows of Empire, p. 240.
à l’époque coloniale. faut pas oublier que les caciques mars 1815. Avec l’exécution du ca- 5 Luz Peralta et Miguel Pinto. Matheo Puma-
Néanmoins, comme on l’a étaient des ‘seigneurs naturels’. cique de Chinchero on fermait un cahua, pp. 185-187.
indiqué, l’action de Pumacahua On comprend alors que le cadre cycle dans lequel l’élite indigène 6 Scarlett O’Phelan Godoy. « Le mythe de
Bataille de Guaqui. Vue panoramique de la toile qui représente la bataille de Guaqui (détail). comme président intérimaire de référentiel dans lequel évoluait avait joué un rôle remarquable ‘l’indépendance accordée’. Les programmes
l’Audience de Cusco sera éphé- Pumacahua souffrait des modifica- dans le leadership des mouve- politiques au XVIIIème siècle et au début
du XIXème au Pérou et dans le Haut Pé-
mère. Dans la continuité de ses tions substantielles. Il a dû sentir ments insurgés quoique, il faut

L
rou (1730-1814)». Inge Buisson et autres.
a rébellion que dirigea le ca- Pumacahua d’ajouter le mot ‘inga’, la rébellion de Túpac Amaru, il la grande rébellion. En 1802, le gestes de générosité, dès qu’il assu- que combattre pour la restauration le reconnaître, tandis qu’en 1780 Problemas de la Formación del Estado y de la
cique de Tinta, José Gabriel à la fin de son nom1. Mais les Pu- n’aurait probablement pas atteint cacique de Chinchero n’hésite pas ma la charge, don Mateo refusa son de Fernando VII était la garantie Túpac Amaru fut le dirigeant abso- Nación en Hispanoamérica [Problèmes de la
Formation de l’État et de la Nation dans
Condorcanqui ou Túpac macahua n’étaient pas dépourvus les honneurs et les privilèges qu’il à faire une généreuse donation de salaire au profit de la lutte contre du retour à la période préalable lu de la grande rébellion, en 1814 l’Amérique hispanique]. Bonn, 1984, p. 69.
Amaru II, fut un mouvement de de parchemins et de lignage. Ainsi, obtint en devenant une pièce 200 pesos à la Couronne, pour les insurgés, et en décembre 1812 il aux Cours de Cadix et à la Consti- Pumacahua partagea la figuration 7 Scarlett O’Phelan Godoy. “Le mythe de
masses sans précédent, qui dé- Mateo Pumacahua commençait essentielle de l’armée royaliste qui soutenir la guerre de l’Espagne envoya une donation en faveur du tution. C’est probablement pour avec les frères Angulo, et de plus, l’indépendance accordée”, p. 87.
vasta le vice-royaume du Pérou, y son dossier de noblesse avec la fit plier le cacique rebelle. Sans contre l’Angleterre. En 1808, suite roi. Mais d’un autre côté, et confor- cela qu’il acceptera de se joindre dans ce dernier cas, il n’y eut pas de 8 Luz Peralta et Miguel Pinto. Matheo Puma-
compris le Haut Pérou, en 1780 et cédule royale de 1544, qui rendait perdre de temps, en mai 1782, Pu- à l’invasion napoléonienne de la mément à la position d’Abascal, il à la révolution menée en 1814 à présence significative de caciques à cahua, p.188.
1781, mettant en péril la stabilité légitimes les enfants naturels de macahua présenta les documents péninsule, Pumacahua sollicite retarda systématiquement l’appli- Cusco par les frères Angulo, qui des postes de décision politique et/
de l’Amérique du Sud. Elle dut Cristóbal Topa Inga, connu aussi qui accréditaient sa noblesse et sa 500 pesos, à faveur de la cérémonie cation de la Constitution de Cadix convainquirent intentionnelle- ou militaire, comme ce fut le cas
compter avec une forte opposition comme Paullo Inca. Cette même filiation, et le mois suivant un do- pour hisser l’étendard royal et jurer dans une intendance comme celle ment le cacique que Fernando VII en 1780. Pour les criollos [Espagnols
de la part des descendants des incas année, on donnait le blason cument fut délivré par Isidoro Paz, fidélité au roi Fernando VII, le roi de Cusco, où l’abolition du tribut était mort, «raison pour laquelle nés au Pérou] il était clair que dans
qui avaient été favorisés par la Cou- d’armes à Paullo Inca, en tant qui certifiait qu’on le reconnaissait captif ; quantité qui se verra éven- et de la mita [prestation en travail], [Pumacahua] s’était décidé à dé- la lutte pour l’indépendance ils
ronne tout au long du XVIIIème que fils de Huayna Cápac, dont gouverneur et cacique principal de tuellement réduite à 200 pesos. En promulguée par les Cours de fendre ses droits»6. Si pour veiller sur assumeraient le leadership central,
siècle et qui, par conséquent, main- les Pumacahua prétendaient des- la paroisse de Chinchero3. 1809 Mateo Pumacahua est déjà Cadix, pesait lourdement. Puma- ses intérêts il devait aider un mou- comptant sur l’appui et la colla-
tinrent une position clairement cendre. En 1557 Juan Pumacahua David Garrett a observé com- sergent royal et il est promu au cahua en arrivera même à rédiger vement qui comptait avec l’appui boration des caciques, et non l’in-
royaliste. Parmi eux se distin- demanda qu’on ouvre le dossier ment, après la grande rébellion, grade de colonel de milices. Il avait un rapport où il laisse entendre des constitutionalistes de Cusco, verse. Pumacahua lutta en faveur
guèrent les lignées Tito Atauchi de sa filiation de noblesse et, en Mateo Pumacahua se fit notable- donc réussi, grâce à ses manœuvres qu’il s’est vu forcé à accepter la de- c’était —selon son critère- une du roi pendant la grande rébellion,
et Sahuaraura, qui faisaient partie 1564, un arrêté royal l’exonérait, ment plus présent dans la produc- politiques et économiques, à péné- mande des indigènes de continuer meilleure option que l’inaction ou et il participa à la junte des Angulo
du groupe sélect d’indigènes ainsi que ses descendants, du paie- tion agraire régionale, louant des trer dans le cercle des 24 électeurs à payer les tributs5. En ce sens, les l’éloignement. De plus, il existe la parce qu’il crut que le roi était mort
nobles liés aux 24 électeurs de ment du tribut, privilège qui serait haciendas d’un côté, et en achetant de Cusco. En 1811 on lui donne intérêts des caciques de Cusco, possibilité que le cacique de Chin- et que, dans ce contexte, il lui cor-
Cusco, formant la crème de l’élite ratifié par le vice-roi Toledo. Et au d’autres, comme c’est le cas des ha- le titre de brigadier général pour -comme c’était le cas du cacique chero ait été enclin à confronter respondait de défendre ses droits
indigène de Cusco. Mais l’inter- XVIIème siècle, concrètement en ciendas Guaypu et Guayllabamba, son action militaire réussie lors de de Chinchero- coïncidèrent, pour l’autorité coloniale, dans la mesure : c’est-à-dire la position politique,
vention contre la grande rébellion 1660, on autorisait les ancêtres contiguës et situées toutes les deux la bataille de Guaqui, et le 24 sep- des raisons différentes, avec la ré- où, sans trop de contemplations, économique et sociale qu’il avait
favorisa aussi d’autres indigènes de Pumacahua à utiliser l’insigne à Chinchero. Mais quel était son tembre 1812, il arrive au sommet sistance du vice-roi Abascal face à on lui avait retiré la présidence de réussi à gagner pendant sa verti-
nobles d’un rang inférieur, leur royal de la mascapaicha2. intérêt à augmenter ses revenus et de sa carrière —selon les paramètres la dérogation des tributs. Et cette l’Audience de Cusco, pour mettre gineuse ascension militaire, et
permettant de gravir de façon ac- Mateo Pumacahua est né à en quoi pensait-il les investir? Son coloniaux— en assumant l’intérim résistance ne s’explique pas seule- à sa place le brigadier criollo don les postes d’importance qu’il
célérée des positions militaires et Chinchero, en 1740, deux ans après objectif fut d’assurer sa position de la Présidence de l’Audience de ment par l’entrée juteuse que de Martín Concha et Xara7. Déjà avait obtenus, dans la limite
politiques à l’intérieur du système la naissance de José Gabriel Túpac dans la société coloniale de Cusco. Cusco. Il ne sera jamais ratifié dans fait représentait la perception des en avril 1813, seulement six mois des paramètres coloniaux.
colonial. Dans ce dernier groupe se Amaru. Le 12 octobre 1770 il a été Démontrant catégoriquement sa la charge. Après que lui ait corres- tributs pour les Finances Royales. après avoir assumé la charge de Il ne semble pas que
trouvait le cacique de Chinchero, nommé cacique et gouverneur in- loyauté envers le roi, il dut pour pondu le rôle épineux de devoir Alors pourquoi le thème de président intérimaire, Pumacahua le sort encouru par les
don Mateo García Pumacahua. térimaire de Chinchero, alors qu’il cela financer des fêtes coûteuses appliquer la polémique Constitu- l’abolition des tributs inquiétait-il avait détecté l’aversion que beau- curés paroissiens avec
La lignée des Pumacahua ne fai- était âgé d’approximativement 30 —comme pour la montée sur le tion libérale de Cadix de 1812, on Pumacahua? Il faut reconnaître, coup avaient contre lui, pour le la suppression des
sait pas partie de l’élite des ‘capac’, ans. Au bout de presque trois ans, trône de Carlos IV en 1792— et ap- lui retira la présidence, nommant qu’en sa qualité de cacique, une fait d’être, entre autres choses, «de tributs ait inquiété
c’est-à-dire qu’elle n’appartenait le 13 août 1773, Pumacahua serait puyer les œuvres publiques locales, pour le poste Martín de Concha des fonctions principales qu’il réa- nature indienne»8. La participation Pumacahua; ce
pas à la noblesse inca du Centre de désigné capitaine de la Compagnie comme la construction de routes et et Xara, membre de l’aristocratie lisait était la perception du tribut de Mateo Pumacahua comme allié qui le préoccupait
Cusco, dont l’ascendance remon- des Indiens Nobles de la paroisse d’aqueducs, aux dépens du travail de Cusco. Il faut souligner que le de ses indigènes communautaires. des Angulo l’amena à faire partie c’était le rôle (li-
tait à Manco Cápac. Néanmoins, de Chinchero, promu plus tard au des indigènes de sa communauté4. poste atteint par Pumacahua, avec Si on supprimait le paiement du de la colonne militaire qui fut en-
en 1677 Francisco Pumacahua, rang de colonel de régiment, suite Sa carrière continuera en la nomination de président de tribut, on devrait redéfinir les voyée à Arequipa pour gagner cette Mateo Pumacahua cacique
cacique de Chinchero et père de au déclenchement de la grande ascension. En août 1784 on lui l’Audience de Cusco, récemment relations avec la communauté et, province à la junte de Cusco. Si au de Chinchero y su esposa
en calidad de donantes
Mateo, se maria avec Agustina Chi- rébellion. On a l’impression que donne une médaille d’or en re- installée, n’a pas de parallèle dans d’une certaine façon, les caciques début l’incursion fut victorieuse, [Mateo Pumacahua cacique
huantito, descendante de Huayna si ce n’avait pas été grâce à son ac- connaissance de sa loyauté et de l’histoire coloniale hispano-améri- perdaient leur raison d’être. Par le cacique décidera ensuite de se de Chinchero et son épouse
en qualité de donateurs]. Détail.
Cápac, ce qui permit à Mateo tion militaire réussie pour étouffer sa constance dans le contexte de caine: c’est le premier et unique cas ailleurs, la Constitution de Cadix rendre à Puno, ce qui lui coûtera Anonyme, fin du XVIIIème siècle.

CHASQUI 12 CHASQUI 13
LA PICANTERÍA D´AREQUIPA
Miguel Barreda*
Le Ministère de la Culture déclare Patrimoine Culturel une des institutions emblématiques
de la cuisine péruvienne.

L a récente décision du Ministère de


la Culture de déclarer la picantería
[sorte de bistro où l´on sert des
plats épicés] d´Arequipa Patrimoine
Culturel de la Nation a suscité beau-
coup d’applaudissements dans la «Ville
blanche », surnom donné à Arequipa,
et entraine aussi une nouvelle respon-
sabilité pour ceux qui l´encouragent
et la promeuvent. Cette déclaration si-
gnifie, d´une part, une reconnaissance
à toutes les femmes remplies d´imagi-
nation, travailleuses et généreuses: les
picanteras d´Arequipa. Les générations
actuelles et les anciennes, depuis la
moitié du XVIème siècle, ont initié un
processus de symbiose entre la tradition
culinaire andine —avec en tête la chicha
de guiñapo [boisson alcoolisée faite de
maïs noir]— et la tradition espagnole,
avec pour résultat, plusieurs siècles
après, la très variée et délicieuse cuisine
d´Arequipa, les picanterías en étant le
lieu emblématique de préparation et
de consommation. La déclaration fait
honneur à ces femmes et à leurs colla-
borateurs, qui ont su et savent encore
La chicha, de Víctor Martínez Málaga. Óleo, 1927.
déployer leur talent et leur volonté
pour offrir aux habitants d´Arequipa
et aux visiteurs une nourriture agréable
et saine.
De la même façon, la déclaration
oblige tous les secteurs concernés à
TÉMOIGNAGES DE QUELQUES CONVIVES
veiller sur la protection et le développe-

L
ment de ce patrimoine, en prenant soin e penseur et diplomate originaire aux chevaux bien décorés. La chichería a sieurs heures, jusqu´à ce qu’il prenne regroupent et semblent se styliser. Sur
aussi bien des produits utilisés que de d´Arequipa, Víctor Andrés Be- été l´expression de la sociabilité popu- le goût et l´arôme de la chicha [...]. En- les murs blancs, les guitares, immobiles
l´élaboration et des formes de consom- laúnde, laisse ce témoignage sur laire d´Arequipa. Elle a influencé les tretemps, des plats variés et savoureux jusqu´à maintenant, commencent à se
mation. La picantería d´Arequipa est Picantería, de Teodoro Núñez Ureta. Dessin, vers 1960. son expérience dans les picanterías, entre amourettes et même la politique. Nous ont été préparés dans la cuisine. Des balancer et à trembler, jusqu´à ce que
un espace particulier dans la culture la fin du XIXème siècle et le début du espérons qu´un historien national se plats typiques, où paraissent se réunir des mains nerveuses les décrochent.
culinaire péruvienne, où se mélangent jeudi: chuño, vendredi: chupe du ven- capacité pour des centaines XXème siècle: «Il y avait des chicherías chargera de reconstruire cette institu- tous les produits de la région, condi- On entend une voix, sereine au début,
les racines andines et espagnoles, mais dredi [soupe de poisson], samedi: rachi de convives en même temps. et des picanterías dans tous les quartiers tion d´Arequipa de façon détaillée et mentés avec toutes les épices et prési- qui devient ensuite une lamentation.
aussi les anciens savoirs et les produits ou bouillon blanc [soupe de tripes L’important est que dans les de la ville et principalement dans les artistique ». dés par l’image brillante, verte, rouge Une autre voix lui répond et alors, au
de la côte, des vallées inter-andines, d´agneau], dimanche: puchero [soupe deux cas la tradition subsiste et villages de la campagne. C´étaient des ou dorée du rocoto, le piment violent milieu du silence des assistants, se suc-

L
des hautes montagnes et de la puna de de viandes, lards et légumes], avec cer- acquiert plus de force, enrichie
l´altiplano, pour produire une cuisine taines variantes, ses plats pimentés du depuis 2013 par un rendez-vous lieux de conversation et de bien man- ´écrivain liménien Aurelio Miró et tentant. On ne conçoit pas la chicha cèdent les paroles de lamentation, de
originale et personnelle. Protéger le soir et autres plats emblématiques. La annuel sur la Place d´Armes de ger; des repas et des gueuletons étaient Quesada parcourt Arequipa au sans les ‘plats piquants’ ni les ‘plats plainte, d´amour et de passion du yara-
littoral particulièrement riche de la ré- picantería est, par excellence, un lieu dé- la ville, le premier vendredi du réalisés avec des plats typiques préparés début des années trente et laisse, piquants’ sans l´ancienne boisson, à ví. On dirait que grâce à la conjuration
gion, les champs, les oliviers, les fleuves mocratique, où se retrouvent toutes les mois d´août. Cette célébration avec du piment ou avec le décoratif et lui aussi, dans La ceremonia de las chi- tel point qu´on connait ce genre d´é- des cordes, l´esprit de Melgar est venu
qui fournissent les merveilleuses cre- classes sociales, rurales et urbaines, qui renouvelle la passion de la ville jubilatoire rocoto [piment rouge très pi- cherías [La cérémonie des chicherías], ce tablissements indistinctement comme nous accompagner. Presque personne
vettes, les vallées andines, les lacs et les partagent autour de ses longues tables pour les épices, au cours de la quant], le summum des excitants [...]. témoignage: «Accompagné de quelques des chicherías ou des picanterías [...]. Peu ne le nomme, mais tout le monde sent
terres de l´altiplano, d´où proviennent les délicieux repas, et développent leurs Fête de la Chicha, qui met à La sociabilité au moment des repas se amis, j´ai parcouru quelques chicherías, à peu, l´ambiance s´anime. De nou- la présence du poète romantique et
les ingrédients de cette cuisine, est pour relations sociales en cultivant une série l´honneur cette boisson ances- manifestait par l´échange obligé de aussi bien dans divers quartiers d´Are- veaux convives arrivent et pendant que vaillant, amoureux de sa patrie et de sa
cette raison une tâche incontournable. de pratiques culturelles significatives. trale et les plats emblématiques bouchées entre amis et compères ou quipa qu´à Yanahuara, toujours at- les libations se succèdent, les grands dame, et on a l´impression de le voir
La picantería d´Arequipa n´est Dans la picantería, à côté des dans une ambiance d´affirma- les libations dans un seul grand verre trayante. Partout plats surgissent surgir, à ce moment trouble de la nuit,
certainement pas seulement un lieu chupes et des plats épicés, cohabitent tion des valeurs culturelles de
pour la préparation et la consomma- la musique et la poésie populaire, les la région. continuellement rempli, inépuisable. on retrouve la et défilent dans avec sa cravate au nœud haut placé,
tion d´une cuisine vigoureuse, d´une conversations et les conspirations cir- Il est vrai que parfois les locaux étaient même ambiance une proportion son front ample et le cœur illuminé».
grande variété et aux caractéristiques culent et se tissent aussi des histoires étroits, sombres et sans ventilation; il y chaleureuse, la cérémonieuse. Et

L
* Cinéaste et coordinateur général de
particulières, comme la présence d´amour, des amitiés et des fraternités. la Société des Picanterías d´Arequipa. avait des tables blanches, primitives, et sensation de voilà qu´arrivent ´essayiste de Cusco, Uriel
Pour plus d´information, voir aussi:
fondamentale de la chicha de guiñapo Dans l´Arequipa du XIXème siècle il y www.sociedadpicanteradearequipa.pe des bancs rustiques ; les chaises étaient quelque chose de les crevettes à García, signalait de son côté:
(maïs noir germé et fermenté), la avait, entre les picanterías et les chicherías rares. Quelques picanterías avaient profond, la même l’étouffée, les «Avec plus d´efficacité que la
succession de plats différents suivant [lieux où se vend la chicha], près de des tonnelles formées de branches et joie païenne qui cochons d´Inde scolastique universitaire, la picantería
les jours (lundi: chaque [soupe faite à deux mille établissements. Dans l’Are- Galerie de picanteras célèbres. À
droite, Juana Palomino et filles, La des gloriettes dans les petits jardins se cache derrière chactados [frits forge le peuple et lui donne une vigueur
base d´agneau, blé, pomme de terre et quipa actuelle, on en trouve moins Palomino. En bas, de gauche à droite, ou dans les vergers où pouvaient se les murs bas et le dans beaucoup nationale. C´est une plate-forme pour
autres ingrédients], mardi: chairo [soupe d´une centaine, certaines encore Lucila Salas de Ballón, La Lucila;
réaliser des bals créoles ou indigènes, sol rustique des d´huile sous sa poésie et pour l´expression de sa
faite de plusieurs variétés de pommes bigarrées et avec les caractéristiques Elisa Barbachán Chávez, La Capitana;
de terre et de maïs], mercredi: chochoca pittoresques de la vie rurale, d´autres Laura Salas Rojas, La Cau-cau; Josefa les yaravíes alternant avec les huaynos. pièces étroites une pierre], les pensée, même pour la science pratique
Cano, La Josefa. De nombreuses chicherías n´étaient pas [...]. Devant torrejas de lacayote du chaman et de l´agriculteur, de l´ar-
[soupe faite de maïs sec et viande], avec un service plus soigné et une
seulement fréquentées par le peuple; le sourire de Rocotos, de Ricardo Córdova, 1990, Acuarela. [sortes de petites tisan et du maçon. Dans ses entrailles la
des petits propriétaires, des employés sagesse d´une omelettes de cale- protestation du peuple spolié s´est tou-
et des professionnels étaient des habi- «commère» ou basse], le poisson jours endurcie. Ce peuple qui en 1780
tués des chicherías les plus renommées, «faiseuse», on m´explique un soir la frais à la sauce piquante (le llatán), la se leva contre le corrégidor, peu avant
pour profiter de l´ambiance bon en- difficile élaboration de la chicha. On matasca [sorte de ragoût de viande et Túpac Amaru. Celui qui a suivi Puma-
fant, des plats typiques et de leur goût me parle d´abord du «huiñapo», maïs pomme de terre], la ocopa [pomme cahua et Melgar, en 1814 ; celui qui a
pour la chicha et ensuite, au moment germé dans les «poyos», des puits peu de terre avec une sauce au fromage et été fidèle à tous les caciques [...]. De ses
bien choisi, de l´efficacité digestive du profonds faits à côté d´un canal d´ir- huacatay], le riz jaune à la viande, le fécondes entrailles populaires, en plus,
pisco, qui était pour nous la splendide rigation afin de les pourvoir en eau. foie d´agneau, le timpu [sorte de pot est sorti le muletier ou le globe-trotteur
eau de vie ramenée de Majes ou de Ensuite, on retire le maïs, on l’étend au feu], le fromage liga liga [...]. Le d´Arequipa, pour qui tous les chemins
Vítor, ou bien fabriquée à Arequipa». au soleil pour qu´il sèche et après on répertoire est si vaste et les plats sont d´Amérique étaient connus [...]. Son
Lors des excursions à la campagne, l’amène au moulin pour en faire de la si fortement épicés, qu´il est nécessaire yaraví émouvait les villages et les che-
à pied ou à cheval, les picanterías farine. C´est sous cette forme (en réali- d´avoir recours à la liqueur d´anis, mins, et sa façon particulière de parler
étaient le seul moyen de prendre une té, plus que moulu, trituré) que le maïs généralement un seul verre, pour espagnol s´incrustait dans le langage
collation ou de se reposer. A mon arrive dans les chicherías pour une nou- continuer par une brève escale à l´eau populaire de toutes les contrées. Et en
époque il y en avait de très connues, velle étape, celle des grandes poêles où de vie et revenir ensuite à la chicha tant qu´homme transhumant, il avait
comme celles de Alto del Río de Pau- il bout pendant huit ou dix heures. Au triomphante. l´esprit plus libre et plus docile pour
carparta ou quelques-unes de Tiabaya. bout de ce temps, on le met dans des Tout à coup, quand l´ambiance assimiler d´autres habitudes. De nou-
Ces chicherías étaient en quelque sorte seaux et il est tamisé avec une «seisuna» s´est bien réchauffée, une rumeur velles habitudes qui, quand le muletier
des lieux démocratiques où se retrou- (toile rustique et épaisse) pour ensuite étrange commence à se faire sentir. revenait à la picantería de son quartier
vaient de modestes villageois avec des finir dans les jarres [...].Dans les jarres La nuit est arrivée et dans la lumière natal, renouvelaient l´atmosphère rou-
visiteurs venus d´Arequipa, cavaliers le liquide de maïs repose pendant plu- hésitante des salons les silhouettes se tinière de l´ambiance sociale».

CHASQUI 14 CHASQUI 15
IQUITOS, RÉALITÉ ET RÊVE
Jorge Nájar*
Constituée en 1864, la ville principale de l’Amazonie péruvienne commémore 150 ans d’activité
croissante. Évocation et mémoire d’un visiteur assidu.

Puerto de Iquitos [Port d’Iquitos], d’Otto Michael. 1898. Aquarelle sur papier. Collection Musée Naval du Pérou.

E
n parcourant les rues d’Iquitos, on La plus grande partie du patrimoine ac- chargements colorés. Parfois il s’agissait de bibliothèque proviennent de donations
comprend que les centres historiques tuel fut construit pendant ces années de produits de la campagne, des fruits savou- de prêtres, d’historiens, d’ethnologues na-
des villes sont déterminés par la géo- prospérité, et la ville fut dotée des services reux des arbres; d’autres fois c’étaient des tionaux et étrangers, de journalistes et de
graphie et l’histoire. Et, bien sûr, par ceux publics de base: éclairage électrique et train poissons du fleuve, attrapés dans les filets chroniqueurs. Joaquín García est en même
qui les ont conçus et ceux qui les habitent. urbain en 1905; l’installation de la Cour qui ensuite étaient mis à sécher sur des temps éditeur de Monumenta Amazónica,
Le centre historique d’Iquitos est unique Supérieure en 1907 et de l’Église Matrice en pieux dans le fossé. À l’intérieur du marché, projet éditorial qui comprend les séries:
dans l’architecture du Pérou, très différent, 1919, entre autres. La transformation, grâce le même observateur a assisté à l’étalage de conquistadors, missionnaires, agents gou-
par exemple, de ceux de Lima, Cusco, à l’investissement public et privé, engendra tout ce chargement. Sur des tables étaient vernementaux, scientifiques et voyageurs,
Arequipa, Trujillo ou Ayacucho. À Iquitos un essor sans précédent. Les principales exhibés des morceaux de «viande de la caucheros et témoignages indigènes, toute
les bâtiments historiques ont réussi à créer maisons exportatrices se développèrent, forêt» encore sanglante. Sur d’autres c’était l’histoire amazonienne depuis le XVIème
un design curieux, mélange de nostalgie et comme celles de Julio C. Arana, Luis Felipe du ‘paiche’ [poisson des fleuves amazoniens] siècle jusqu’au XXème. Et à Iquitos réside
d’influences lointaines avec les matériaux Morey et Cecilio Hernández, de même que frais à côté des gamitanas [poissons origi- aussi l’anthropologue Alberto Chirif, dont
locaux. Une bonne représentation en est la les réseaux commerciaux d’autres caucheros naires de l’Amazonie] et des tortues. Parmi l’œuvre jouit d’une renommée méritée.
Casa Cohen, située au coin du quatrième [personnes qui récoltent ou travaillent le les plats typiques se démarquait une «soupe La ville n’est reliée au reste du pays
bloc de la rue Próspero et le premier de caoutchouc] non moins importants. vibrante et tentante de cacahouète dans un que par voie aérienne ou fluviale. La Route
Morona. Ou la Casa Morey du Malecón Ta- La fièvre du caoutchouc dura quarante bouillon de poule»5. Miró Quesada a une Interprovinciale Iquitos-Nauta la relie avec
rapaca. De somptueux azulejos recouvrent ans en tout. Pendant cette courte période vision globale et ne parle pas seulement cette localité, établie en 1830 par ordre du
les façades, non seulement de ces maisons, arrivèrent aussi quelques familles de d’un secteur de la population parce que, sous-préfet de Moyobamba, Damián Najar.
mais aussi, dans d’autres bâtiments, celles commerçants d’origine européenne, des précisément, Iquitos est plus que l’oppo- Cette ville est située près de la confluence
des grandes demeures d’antan. asiatiques, des arabes et des juifs. Nombre sition entre les patrons du caoutchouc et des fleuves Marañón et Ucayali. On peut
Bien que la ville n’ait pas été précisé- de ces familles s’établirent dans la localité et leurs travailleurs. Iquitos est beaucoup plus parcourir la route jusqu’à Nauta et de là
ment fondée pendant la vice-royauté, les étaient présentes, par la suite, quand se pro- que l’héritage de quelques fortunes qui se aller en canoë jusqu’à la confluence des
missionnaires jésuites s'installèrent aux duisit la renaissance de l’exploitation caout- sont diluées au cours des années. rivières qui alimentent l’Amazone. Et la
alentours pour établir leurs reducciones choutière et en 1942, quand Hank Kelly, Lors de l’une de mes escapades à nuit, au retour, on peut couronner le tout
[regroupements forcés d’Indiens dans des consul étasunien à Iquitos, commença à Iquitos, j’ai connu Mario Vargas Llosa et avec un substantiel inchicapi de motelo [soupe
villages]. En 1831, quand le scientifique préparer son voyage pour s’installer dans Carmen Balcells. Si ma mémoire ne me de tortue]. Tout au long de cette route il y
allemand Eduard Poeppig descendit vers cette ville. Selon son témoignage, ne furent trompe pas, c’était en 1970. Le poète Javier a beaucoup de communautés actuellement
l’Amazone par la voie du Huallaga et du pas rares les «experts en affaires de la jungle Dávila Durand nous présenta dans la Mai- impliquées dans des projets de dévelop-
Marañón, il écrivit: «Dans l’après-midi du qui se réunissaient à l’heure du thé dans le son de Fer de la Place d’Armes, dégustant pement durable. Et sont créés des centres
13 août, nous arrivons à Iquitos, le village Salon Bolívar», à Lima, et qui lui recom- des glaces d’aguaje [Palmier-bâche aux fruits d’attraction touristique basés sur les pro-
le plus petit de cette région. Une ouverture mandèrent d’emmener «de la nourriture comestibles]. Avec Vargas Llosa et Carmen duits naturels et le respect du paysage, une
étroite dans la jungle épaisse de la rive en boîte pour un an»3; traduction évidente Balcells était aussi arrivé de Barcelone un autre façon de comprendre et de pratiquer
permet à peine de distinguer son empla- de l’opinion que beaucoup d’ «experts» jeune couple qui voulait expérimenter la ruralité, une autre manière de reconnaître
cement»1. Trente ans plus tard, Antonio de la métropole avaient sur la nourriture l’ayahuasca [plante hallucinogène]. Nous l’apport des anciens tullpas au milieu de la
Raimondi signala que le village d’Iquitos amazonienne. Néanmoins, l’expérience avons loué les services d’un peke-peke [sorte complexité de nos jours. Pour beaucoup
comptait quelques 400 âmes, la plupart du fonctionnaire étasunien à Iquitos nous de barque] et nous sommes allés à l’oratoire de péruviens amazoniens nés au milieu du
indigènes de l’ethnie Iquito. En réalité, «la éclaire pas mal sur la vie quotidienne. Il d’un guérisseur riverain. Bien que plusieurs XXème siècle, Iquitos était notre capitale
ville ne fut jamais officiellement fondée, était logé dans le Grand Hôtel Malecón Pa- décennies se soient écoulées, je suis resté administrative, culturelle, financière. Elle
mais on considère que 1864 fut l’année lace, propriété d’un juif maltais qui était, en marqué par cette aventure, surtout par le l’était, et elle continue de l’être, avec tous
de sa constitution, quand arrivèrent les même temps, consul de Chine. «Le Grand retour de chez le guérisseur jusqu’aux pre- ses charmes et ses rêves accoudés au Ma-
quatre bateaux que le président Castilla fit Hôtel Malecón Palace eut un jour une salle miers secours pour la voyageuse hallucinée. lecón ou au quartier bruyant et coloré de
construire en Angleterre»2. à manger. Quand je suis arrivé, elle était À Iquitos il y a aussi beaucoup de ta- Belén, face au mythique fleuve Amazone.
L’expansion de la ville commença avec encore là, mais déserte… Heureusement bleaux de César Calvo de Araujo. Au siège
la construction de la base navale et du chan- il y avait don Martín, propriétaire du res- du Ministère de la Culture, sur le malecón * Poète, narrateur et traducteur. Il est né à Pucallpa
tier naval, et l’organisation des explorations taurant Unión, qui était considéré comme Tarapaca, on trouve cette toile impression- et réside à Paris. Il a passé une partie de son en-
pour impulser la navigation fluviale. À la un bienfaiteur public. Sans lui, beaucoup nante de corps d’indigènes pratiquement fance à Iquitos, ville où il revient régulièrement.
En 2013 parut sa Poesía reunida [Poésie réunie].
même époque, la jeunesse des anciens vil- de célibataires sans foyer, moi y compris, nus à côté d’un missionnaire. Calvo de
lages de la haute jungle afflua vers Iquitos à serions morts de faim… Don Martín ne Araujo (Yurimaguas, 1914-Lima, en 1979) 1 Poeppig, Eduard. Viaje al Perú y al rio amazonas
1827-1832 [Voyage au Pérou et sur le fleuve
la recherche de la fortune rapide rêvée que, préparait pas beaucoup de repas, et quand fut le premier peintre amazonien à offrir Amazone 1827-1832]. CETA (Centre d’Études
apparemment, procurait l’exploitation du c’était fini, il n’y en avait plus…Néanmoins, une proposition claire pour capter le tro- Théologiques de l’Amazonie), Iquitos, 2003.
caoutchouc. Ils venaient de Moyobamba, bien que tout ait été vendu, on pouvait se pical et l’exotique et le combiner avec la 2 Chirif, Alberto. Julio C. Arana: cauchero del
Rioja, Tarapoto, Lamas et autres villages procurer une portion de porc avec du ma- peinture. À Iquitos travaille l’augustinien Putumayo [Julio C. Arana; cauchero du Putu-
amazoniens. Mes grands-parents firent par- nioc frit (la pomme de terre de la jungle), Joaquín García, l’homme qui a peut-être mayo], http://elcomercio.pe/edicionimpresa/
tie de cette vague. Parallèlement, depuis la du riz et des haricots»4. le plus œuvré pour la récupération de la html/2007-09-14.
capitale du pays, l’intérêt des gouvernants Néanmoins, à la même époque, quand mémoire amazonienne. Il a érigé au centre 3 Kelly, Hank et Dot. Memorias de un cónsul americano
s’était concentré sur Iquitos. Aurelio Miró Quesada visita la ville, il ne d´ Iquitos une des bibliothèques spéciali- en Iquitos 1943-1944 [Mémoires d’un consul améri-
Le 9 novembre 1897, par disposition de put arrêter de regarder, depuis le malecón, sées les plus grandes d’Amérique Latine. cain à Iquitos 1943-1944]. CETA. Iquitos, 2012.
Nicolás de Piérola, la ville d’Iquitos devint l’arrivée des canoës pleins des produits qui Elle possède environ 30 000 volumes, dans 4 Kelly, Hank et Dot. Memorias de un cónsul americano
la capitale du département de Loreto. Bien allaient être mis en vente sur de longues lesquels est recueilli le legs de multiples en Iquitos 1943-1944 [Mémoires d’un consul améri-
cain à Iquitos 1943-1944]. CETA. Iquitos, 2012.
sûr, ce changement de statut s’inscrivait tables. Par le fossé qui montait jusqu’à la cultures et d’infinis savoirs ancestraux.
5 Miró Quesada, Aurelio. Op. cit.
dans un mouvement beaucoup plus large. ville, les vendeurs avançaient avec leurs Un grand nombre de documents de cette

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